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COLLECTION :
GENIE
DU
CHRISTIANISME
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BEAUTÉS
DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
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IMPRIMERIE LE NORMAT^T, RDE T>E SEINE, IS° 8.
GENIE
DU
CHRISTIANISME,
ou
BEAUTÉS
DE LA RELIGION CHRÉTIENNE ;
PAR M. LE V^E DE CHATEAUBRIAND. -
chose admiraLle ! la religion chre'lienne, qui ne itctnble
avoir d'objet que la fc'licité de l'autre vie, fait l'ncore
notre bonheur dans celle-ci.
MoNTBSQuiiiu , Esp. des Lois ,\tv. isxir ,ch. 3.
TOME QUATRIÈME.
PARIS.
LE NORMANT, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
RDE DE SEINE, k" 8, PRES LE PO^T DES ARTS.
MDCCCXXIII.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arclnive.org/details/genieducliris182304cliat
GENIE
DU CHRISTIANISME.
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE PREMIER.
ÉGLISES, ORNEMENS, CHANTS, PRIÈRES,
SOLENNITÉS, elC.
VVVVVVVVVVVVvVVVVVVVVVVVVV%\i^fVVV\VV\fVVVVVVVVVVVVVVVVXVVVVVVV\avVVVV\V/V\VVXVV\VVV
CHAPITRE PREMIER.
Des Cloches.
L'histoire d'Alala nous ramène naturelle-
ment au culte chrétien dont nous venons de
voir quelques cérémonies au milieu des dé-
serts. Ce sujet est pour le moins aussi riche que
celui des trois premières parties , avec les-
quelles il forme un tout complet.
4,
a GÉNIE
Or, puisque nous allons entrer dans le
temple , parlons premièrement de la cloche qui
nous y appelle.
C'étoit d'abord, ce nous semble, une chose
assez merveilleuse d'avoir trouvé le moyen, par
un seul coup de marteau, de faire naître, à la
même minute , un même sentiment dans mille
cœurs divers , et d'avoir forcé les venls et les
nuages à se charger des pensées des hommes.
Ensuite , considérée comme harmonie , la
cloche a indubitablement une beauté de la
première sorte : celle que les artistes appel-
lent le grand. Le bruit de la foudre esl sublime,
et ce n'est que par sa grandeur ; il en est ainsi
des vents , des mers , des volcans , des cata-
ractes, de la voix de tout un peuple.
Avec quel plaisir Pythagorc , qui prêtoit
l'oreille au marteau du forgeron, n'eût-il point
écouté le bruit de nos cloches, la veille d'une
solennité de l'Eglise! L'âme peut être attendrie
par les accords d'une lyre, mais elle ne sera
pas saisie d'enthousiasme , comme lorsque la
foudre des combats la réveille, ou qu'une
pesante sonnerie proclame dans la région
des nuées les triomphes du Dieu des batailles.
Et pourtant ce n'étoit pas là le caractère le
DU CHRISTIANISME. 3
plus remarquable du son des cloches ; ce son
avoit une foule de relations secrètes avec nous.
Combien de fois, dans le calme des nuits, les
lintemens d'une agonie , semblables aux lentes
pulsations d'un cœur expirant, n'ont-ils point
surpris l'oreille d'une épouse adultère ! Com-
bien de fois ne sont-ils point parvenus jusqu'à
l'athée, qui, dans sa veille impie, osoit peut-
être écrire qu'il n'y a point de Dieu ! La plume
échappe de sa main ; il écoute avec effroi le
glas de la mort, qui semble lui dire : Est-ce
quil ii'y a point de Dieu? Oh î que de pareils
bruits n'effrayèrent - ils le sommeil de nos
tyrans! Etrange religion, qui, au seul coup
d'un airain magique , peut changer en tour-
mens les plaisirs , ébranler l'athée , et faire
tomber le poignard des mains de l'assassin !
Des sentimcns plus doux s'attachoient aussi
au bruit des cloches. Lorsqu'avec le chant de
l'alouette , vers le temps de la coupe des blés ,
on entend oit, au lever de l'aurore , les petites
sonneries de nos hameaux, on eût dit que
l'ange des moissons, pour réveiller les labou-
reurs, soupiroit, sur quelque instrument des
Hébreux , l'histoire de Séphora ou de Noémi.
Il nous semble que , si nous étions po'étes ,
I.
4 GENIE
nous ne dédaignerions point cette cloche agitée
par les fantômes ^ dans la vieille chapelle de
la forêt, ni celle qu'une religieuse frayeur
balançoit dans nos campagnes , pour écarter
le tonnerre, ni celle qu'on sonnoit la nuit,
dans certains ports de mer, pour diriger le
pilote à travers les écueils. Les carillons des
cloches, au milieu de nos fêtes, sembloient
augmenter l'allégresse publique ; dans des cala-
mités , au contraire , ces mêmes bruits deve-
noient terribles. Les cheveux dressent encore
sur la tête , au souvenir de ces jours de meurtre
et de feu, retentissant des clameurs du tocsin.
Qui de nous a perdu la mémoire de ces hurle-
mens , de ces cris aigus entrecoupés de silences,
durant lesquels on distinguoit de rares coups
de fusil, quelque voix lamentable et solitaire ,
et surtout le bourdonnement de la cloche
d'alarme , ou le son de l'horloge qui frappoit
tranquillement l'heure écoulée ?
Mais, dans une société bien ordonnée, le
bruit du tocsin , rappelant une idée de secours,
frappoit Tame de pitié et de terreur, et faisoit
couler ainsi les deux sources des sensations
tragiques.
Tels sont à peu près les sentimens que fai-
DU CHRISTIANISME. 5
soient naître les sonneries de nos temples;
sentimens d'autant plus beaux , qu'il s'y mcloit
un souvenir du ciel. Si les cloches eussent été
attachées à tout autre monument qu'à des
églises, elles auroient perdu leur sympathie
morale avec nos cœurs. C'étoit Dieu même
qui commandoit à l'ange des victoires de
lancer les awléesqui publioient nos triomphes,
ou à l'ange de la mort de sonner le départ de
l'àme qui venoit de remonter à lui. Ainsi , par
mille voix secrètes , une société chrétienne
correspondoit avec la divinité , et ses institu-
tions alloient se perdre mystérieusement à la
source de tout mystère.
Laissons donc les cloches rassembler les
fidèles ; car la voix de l'homme n'est pas assez
pure pour convoquer au pied des autels le
repentir, l'innocence et le malheur. Chez les
Sauvages de l'Amérique , lorsque des sup-
plians se présentent à la porte d'une cabane ,
c'est l'enfant du lieu qui introduit ces infor-
tunés au foyer de son père : si les cloches
nous étoient interdites , il faudroit choisir un
enfant pour nous appeler à la maison du
Seigneur.
6 GÊNIK
VVVvVVVVVVVVtVVV'VVVVVVVVV\\rVVVVVVVVW^ArV\'%^VVVMftVVVVVVVVVVVVVVV\/\^VVVVVVV^
CHAPITRE IL
Du Vêtement des Prêtres et des Ornemens de l'Eglise.
On ne cesse de se récrier sur les institutions
de l'antiquité , et l'on ne veut pas s'apercevoir
que le culte évangélique est le seul débris de
cette antiquité qui soit parvenu Jusqu'à nous ;
tout, dans FEglise , retrace ces temps éloignés
dont les hommes ont depuis long-temps quitté
les rivages , et où ils aiment encore à égarer
leurs pensées. Si l'on fixe les yeux sur le prêtre
chrétien , à l'instant on est transporté dans la
patrie de Numa, de Lycurgue ou de Zo-
roastre. La tiare nous montre le Mède errant
sur les débris de Suze et d'Ecbatane ; Vaube ^
dont le nom latin rappelle et le lever du jour
et la blancheur virginale, offre de douces con-
sonnanccs avec les idées religieuses ; toujours
un majestueux souvenir ou une agréable har-
monie s'attache aux tissus de nos autels.
• Et ces autels chrétiens, modelés comme des
DU CHRISTIANISME. 7
tombeaux antiques, et ces images du soleil
vivant renfermées dans nos tahcrnacles , ont-
ils quelque chose qui blesse les yeux ou qui
choque le goût? Nos calices avoient cherché
leurs noms parmi les plantes, et le lis leur
avoit prêté sa forme ; gracieuse concordance
entre l'Agneau et les fleurs.
Comme la marque la plus directe de la foi,
la croix est aussi l'objet le plus ridicule à de
certains yeux. Les Romains s'en ctoient mo-
qués, ainsi que les nouveaux ennemis du chris-
tianisme; etTcrtullien leur avoit montré qu'ils
cmployoient eux-mêmes ce signe dans leurs
faisceaux d'armes. L'attitude que la croix fait
prendre au Fils de l'Homme , est sublime :
l'affaissement du corps et la tête penchée font
un contraste divin avec les bras étendus vers
le ciel. Au reste , la nature n'a pas été aussi
délicate que les incrédules ; elle n'a pas craint
de mouler la croix dans une multitude de ses
ouvrages : il y a une famille entière de fleurs
qui appartient à cette forme , et cette famille
se distingue par une inclination à la solitude ;
la main du Tout-Puissant a aussi placé l'éten-
dard de notre salut parmi les soleils.
L'urne qui renferraoit les parfums imitoit
8 GÉNIE
la forme d'une navette; des feux et d'odo-
rantes vapeurs flottoient dans un vase à l'ex-
trémité d'une longue chaîne : là se voyoient
les candélabres de bronze doré , ou\Tage d'un
Gafieri ou d'un Vassé , et images des chande-
liers mystiques du Roi-pocte ; ici , les vertus
cardinales , assises, soutenoient le lutrin trian-
gulaire; des lyres accompagnoient ses faces,
un globe terrestre le couronnoit , et un aigle
d'airain, surmontant ces belles allégories,
sembloit, sur ses ailes déployées, emporter
nos prières vers les cieux. Partout se présen-
toient et des chaires légèrement suspendues,
et des vases surmontés de flammes , et des
balcons , et de hautes torchères , et des ba-
lustres en marbre , et des stalles sculptées par
les Charpentier et les Dugoulon, et des lam-
padaires arrondis parles Ballin ; et des Saints-
Sacremens de vermeil , dessinés par les Ber-
trand et les Cotte. Quelquefois les débris des
temples des dieux du mensonge servoient à
décorer le temple du vrai Dieu; les bénitiers
de Saint-Sulpice étoient deux urnes sépul-
crales apportées d'Alexandrie : les bassins ,
les patènes , les eaux lustrales rappeloient les
sacrifices antiques ; et toujours venoient se
DU CHRISTIANISME. 9
mcler , sans se confondre, les souvenirs de la
Grèce et d'Isra'êl.
Enfin , les lampes et les fleurs qui dccoroienl
nos églises servoient à perpétuer la mémoire
de ces temps de persécution , où les fidèles
se rassembloicnt pour prier dans les tombeaux.
On croyoitvoir ces premiers chrétiens allumer
furtivement leur flambeau sous des arches fu-
nèbres , et les jeunes filles apporter des fleurs,
pour parer l'autel des catacombes : un pasteur,
éclatant d'indigence et de bonnes œuvres,
consacroit ces dons au Seigneur. C'étoit alors
le véritable règne de Jésus-Christ , le Dieu des
petits et des misérables; son autel étoit pauvre
comme ses serviteurs. Maissi les calices eïoïent
de bois , \q?> prêtres étoicnt (Tory comme parle
saint Boniface ; et jamais on n'a vu tant de
vertus évangéliques, que dans ces âges, où,
pour bénir le Dieu de la lumière et de la vie,
il falloit se cacher dans la nuit et dans la mort.
GÉNIE
^^\ VVV V V^ VVV VX-V V\VVVV v^'VVVV VVV ^^«A/VVVVV vVV V«V WVVVVV k^fV VVV \\^ vVVVVV MAf VVV VVV VVV ^\)^
CHAPITRE IIL
Des Chants et des Prières,
On reproche au culte catholique d'employer,,
dans ses chants etses prières , une langue étran-
gère au peuple , comme si l'on préchoit en
latin, et que l'office ne fût pas traduit dans
tous les livres d'église. D'ailleurs, si la reli'
gion , aussi mobile que les hommes , eût
changé d'idiome avec eux , comment aurions-
nous connu les ouvrages de l'antiquité ? Telle
est l'inconséquence de notre humeur , que
nous blâmons ces mêmes coutumes auxquelles
nous sommes redevables d'une partie de nos
sciences et de nos plaisirs.
Mais, à ne considérer l'usage de l'Eglise
Romaine que sous ses rapports immédiats ,
nous ne voyons pas ce que la langue de Vir-
gile, conservée dans notre culte (et même en
certains temps et en certains lieux la langue
cl'Homère) peut avoir de si déplaisant. Nous
croyions qu'une langue antique et mysté-
DU CHRISTIANISME. ii
rieuse, une langue qui ne varie plus avec les
siècles, convenoit assez bien au culte de
l'Etre éternel , incompréhensible , immuable.
Et puisque le sentiment de nos maux nous
force d'élever vers le Roi des rois une voix
suppliante, n'est-il pas naturel qu'on lui parle
dans le plus bel idiome de la terre , et dans
celui-là même dont se servoicnt les nations
prosternées pour adresser leurs prières aux
Césars ?
De plus , et c'est une chose remarquable ,
les oraisons en langue latine semblent redou-
bler le sentiment religieux de la foule. Ne
seroit-ce point un effet naturel de notre pen-
chant au secret ? Dans le tumulte de ses
pensées et des misères qui assiègent sa vie,
l'homme , en prononçant des mots peu fami-
liers ou même inconnus , croit demander les
choses qui lui manquent , et qu'il ignore ; le
.vague de sa prière en fait le charme , et son
âme inquiète , qui sait peu ce qu'elle désire ,
aime à former des vœux aussi mystérieux que
ses besoins.
Il reste donc à ex miner ce qu'on appelle
la harharle des cantiques saints.
On con\'ient assez g<'néralement que , dans
la GÉNIK
le genre lyrique , les Hébreux sont supérieurs
aux autres peuples de l'antiquité : ainsi l'Eglise
qui chante tous les jours les psaumes et les
leçons des prophètes, a donc premièrement
un très-beau fonds de cantiques. On ne devine
pas trop , par exemple , ce que ceux-ci peu-
vent avoir de ridicule ou de barbare.
* N'espërons plus, mon âme, aux promesses du monde, etc. (i)
« Qu'aux accens de ma voix la ferre se rt-veille, etc. »
« J'aî vu mes tristes journées
» De'cliner vers leur penchant , etc. (2). »
L'Eglise trouve une autre source de chants-
dans les évangiles et dans les cpîtres des
apôtres. Racine, en imitant ces proses (3),
a pensé , comme Malherbe et Rousseau ,
qu'elles étoient dignes de sa Muse. Saint Chry-
sostôme, saint Grégoire, saint Ambroise ,
saint Thomas d'Aquin , Coffin , Santeuil , ont
réveillé la lyre grecque et latine dans les
tombeaux d'Alcée et d'Horace. Vigilante à
louer le Seigneur, la religion mêle au matin
ses concerts à ceux de l'aurore .
(i) Malh. Livre I, ode 3«.
(2) Rouss. Livre I, odes 3"= et lo^
(3) Voyez le cantique lire de saint Paul.
DU CHRISTIANISME. i3
Splendor paternœ gloria t etc.
Source ineffable de lumière ,
Verbe, en qui l'Eternel contemple sa beauté,
Astre , dont le soleil n'est que l'ombre grossière.
Sacré jour, dont le jour emprunte sa clarté ,
Lève-toi , soleil adorable , etc.
Avec le soleil couchant l'Eglise chante
encore (i):
Caîi Deus sanctissîme.
Grand Dieu, qui fais briller sur la voûte étoiléc
Ton trône glorieux,
Et d'une blancbeur vive à la pourpre mêlée.
Peins le cintre des cieux.
Cette musique d'Israël, sur la lyre de
Racine, ne laisse pas d'avoir quelque charme :
on croit moins entendre un son réel^ que cette
voix intérieure et mélodieuse qui , selon Pla-
ton, réveille au matin les hommes ëpris de la
vertu , en chaniani de toute sa force dans
leurs cœurs.
Mais, sans avoir recours à ces hymnes,
les prières les plus communes de l'Eglise sont
admirables; il n'y a que l'habitude de les
répéter dès notre enfance qui nous puisse
empêcher d'en sentir la beauté. Tout reten-
liroit d'acclamations , si l'on trouvoit dans
(i) Voyez la note A à la fin du volume.
i4 GÉNIE
Platon ou dans Senèquc une profession de
foi aussi simple , aussi pure , aussi claire que
celle-ci :
« Je crois en un seul Dieu , père tout-puis-
sant, créateur du ciel et de la terre, et de
toutes les choses visibles et invisibles. »
L'oraison dominicale est l'ouvrage d'un
Dieu qui connoissoit tous nos besoins : qu'on
en pèse bien les paroles.
« ISofîx Père qui es aux deux » ;
Reconnoissance d'un Dieu unique.
« Que ion nom soit sanctifié » ;
Culte qu'on doit à la divinité; vanité des
choses du monde ; Dieu seul mérite d'être
sanctifié.
ce Que ton règne nous arrive » ;
Immortalité de Fâme.
(c Que ta çolonté soit faite sur la terre
comme au ciel » ;
Mot sublime , qui comprend les attributs de
la divinité : sainte résignation qui embrasse
l'ordre physique et moral de l'univers.
« Donne -nous aujourd'hui notre pain
quotidien » ;
Comme cela est touchant et philosophique !
DU CHRISTIANISME. i5
Quel est le seul besoin réel de l'homme ? un
peu de pain ; encore il ne lui faut qxi'aujour-
iThui {hocliè); car demain exislera-t-il ?
« Et pardonne-nous nos ojjfènses , comme
nous les pardonnons à ceux qui nous ont
offensés » ;
C'est la morale et la charité en deux mots.
« ISe nous Icdsse point succomber à la ten-
tation ; mais délivre-nous du mal » ;
Voilà le cœur humain tout entier ; voilà
l'homme et sa foiblesse ! Qu'il ne demande
point des forces pour vaincre ; qu'il ne prie
que pour n'être point attaqué, que pour ne
point souffrir. Celui qui a créé l'homme
pouvoit seul le connoître aussi bien.
Nous ne parlerons point de la salutation
angélique , véritablement pleine de grâce , ni
de cette confession que le chrétien fait chaque
jour aux pieds de l'Eternel. Jamais les lois ne
remplaceront la moralité d'une telle coutume.
Songe-t-on quel frein c'est pour l'homme que
cet aveu pénible qu'il renouvelle matin et
soir : J'ai péché par mes pensées^ par mes
paroles^ par mes œuvres? Pythagore avoit
recommandé une pareille confession à ses
disciples : il étoit réservé au christianisme de
ï6 GÉNIE
réaliser ces songes de vertu , que révoient les
sages de Rome et d'Athènes.
En effet , le christianisme est à la fois une
sorte de secte philosophique , et une antique
législation. De là lui viennent les abstinences,
les jeûnes, les veilles, dont on retrouve dos
traces dans les anciennes républiques , et que
pratiquoient les écoles savantes de l'Inde, de
l'Egypte et de la Grèce : plus on examine le
fond de la question, plus on est convaincu
que la plupart des insultes, prodiguées au culte
chrétien , retombent sur l'antiquité. Mais reve-
nons aux prières.
Les actes de foi, d'espérance, de charité,
de contrition , disposoient encore le cteur à
la vertu : les oraisons des cérémonies chré-
tiennes, relatives à des objets civils ou reli-
gieux, ou même à de simples accidens de la
vie, présentoient des convenances parfaites ,
des sentimens élevés , de grands souvenirs ,
et un style à la fois simple et magnifique. A
la messe des noces, le prêtre lisoit l'épître
de saint Paul : Mes Frères , que les femmes
soient soumises à leurs maris comme au
Seigneur ; et à l'évangile : « En ce temps-là^
les Pharisiens s' approchèrent de Jésus pour
DU CHRISTIANISME. 17
h tenter, et lui dirent : Est-il permis à un
homme de quitter sa femme P //
leur répondit : Il est écrit que l'homme quit-
tera son père et sa mère, et s attachera à sa
femme. »
A la bénédiction nuptiale, le célébrant,
après avoir répété les paroles que Dieu même
prononça sur Adam et sur Eve : Crescite et
multiplie ami ni , ajoutoit :
« O Dieu , unissez , s'il vous plaît , les
esprits de ces époux, et versez dans leurs
cœurs une sincère amitié. Regardez d'uii œil
favorable votre servante Faites que son
joug soit un joug d'amour et de paix; faites
que , chaste et fidèle , elle suive toujours
l'exemple des femmes fortes ; qu'elle se rende
aimable à son mari comme Rachel , qu'elle
soit sage comme Rebccca ; qu'elle jouisse
d'une longue vie , et qu'elle soit fidèle comme
Sara qu'elle obtienne une heureuse fécon-
dité ; qu'elle mène une vie pure et irrépro-
chable , afin d'arriver au repos des Saints et
au royaume du ciel: faites , Seigneur, qu'ils
voient tous deux les enfans de leurs enfans
jusqu'à la troisième et quatrième génération, et
qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse. »
4.
i8 GÉNIE
A la cérémonie des relevai/les^ on chantoit
le psaume Nisi Dominas : « Si l'Eternel ne
bâlit la maison , c'est en vain que travaillent
ceux qui la bâtissent. »
Au commencement du carême , à la céré-
monie de la cornminalion , ou de la dénon-
ciation de la colère céleste , on prononç.oit
ces malédictions du Deuléronome :
« Maudit celui qui a méprisé son père et
sa mère.
» Maudit celui qui égare l'aveugle en che-
min , etc. »
Dans la visite aux malades , le prêtre disoit
en entrant :
Paix à cette maison et à ceux qui V habitent .
Puis au chevet du lit de l'infirme :
« Père de miséricorde , conserve et retiens
ce malade dans le corps de ton Eglise , comme
un de ses membres. Aie égard à sa contrition ,
reçois ses larmes, soulage ses douleurs. »
Ensuite il lisoit le psaume In te , Domine :
« Seigneur , je me suis retiré vers loi , délivre-
moi par ta justice. »
Quand on se rappelle que c'étoit presque
toujours des misérables que le prêtre alloit
visiter ainsi, sur la paille où ils étoicnt cou-
DU CHRISTIANISME. 19
chés , combien ces oraisons chrétiennes parois-
sent encore plus divines !
Tout le monde connoît les belles prières
des Agonisans. On y lit d'abord l'oraison
Proficiscere : Sortez de ce monde ^ ârne
chrétienne ; ensuite cet endroit de la Passion :
En ce temps-là , Jésus étant sorti , s'' en alla à
la montagne des Oliviers ^ etc.; puis le psaume
Miserere met; puis cette lecture de l'Apoca-
lypse : En ces jours- là fai vu des morts ^
grands et petits , qui comparurent devant le
trône , etc. ; enfin , la vision d'Ezéchiel' : La
main du Seigneur fut sur moi^ et wl ayant
mené dehors par l'esprit du Seigneur^ elle
me laissa au milieu d'une campagne qui étoit
couverte d'ossemens. Alors le Seigneur me dit:
Prophétise à l'esprit; fils de F homme ^ dis à
l'esprit : Prenez des Quatre-J^ ents , et soudez
sur ces morts afin qu'ils revivent ^ etc.
Pour les incendies, pour les pestes, pour
les guerres, il y avoit des prières marquées.
Nous nous souviendrons toute notre vie d'a-
voir entendu lire , pendant un naufrage où
nous nous trouvions nous-méme engagé , le
psaume Confitemini Domino : « Confessez le
Seigneur, parce qu'il est bon »
ao GÉNIE
« Il commande, et le souffle de la tempête
s'est élevé , et les vagues se sont amoncelées...
Alors les mariniers crient vers le Seigneur,
dans leur détresse , et il les tire de danger.
» Il arrête la tourmente , et la change en
calme , et les flots de la mer s'apaisent. »
Vers le temps de Pâques , Jéréniie se réveil-
loit dans la poudre de Sion pour pleurer le
Fils de l'Homme. L'Eglise empruntoit ce qu'il
y a de plus beau et de plus triste dans les Pères
et dans la Bible , afin d'en composer les chants
de cette Semaine consacrée au plus grand des
mystères , qui est aussi la plus grande des
douleurs. Il n'y avoit pas jusqu'aux litanies
qui n'eussent des cris ou des élans admirables ;
témoin ces versets des litanies de laProiidence:
« Providence de Dieu , consolation de l'âme pMerine.
M Providence de Dieu , espérance du pécheur dé-
laissé.
» Providence de Dieu , calme dans les tempêtes.
» Providence de Dieu , repos du cœur, etc.
» Ayez pitié de nous. »
Enfin nos cantiques gaulois , lesnoëls même
de nos aïeux, avoient aussi leur mérite; on y
sentoit la naïveté , et comme la fraîcheur de
la foi. Pourquoi dans nos missions de cam-
DU CHRISTIANISME. ai
pagne sesentoit-on attendri , lorsque des labou-
reurs venoient à chanter au salut :
« Adorous tous , ô mystère ineffable !
» Un Dieu caché, etc. ?»
C'est qu'il y avoit dans ces voix champêtres
un accent irrésistible de vérité et de convie-
lion. Les noels qui peignoient les scènes rus-
tiques, avoienl un tour plein de grâce dans la
bouche de la paysanne. Lorsque le bruit du
fuseau accompagnoit ses chants, que ses en-
fans , appuyés sur ses genoux , écoutoient avec
une grande attention l'histoire de l'enfant-
Jésus et de sa crèche , on auroit en vain cherché
des airs plus doux , et une religion plus con-
venable à une mère.
ao GÉNIE
« Il commande, et le souffle de la tempête
s'est élevé , et les vagues se sont amoncelées...
Alors les mariniers crient vers le Seigneur,
dans leur détresse , et il les tire de danger.
» Il arrête la tourmente, et la change en
calme , et les flots de la mer s'apaisent. »
Vers le temps de Pâques , Jérémie se réveil-
loit dans la poudre de Sion pour pleurer le
Fils de l'Homme. L'Eglise empruntoit ce qu'il
y a de plus beau et de plus triste dans les Pères
et dans la Bible , afm d'en composer les chants
de cette Semaine consacrée au plus grand des
mystères , qui est aussi la plus grande des
douleurs. Il n'y avoit pas jusqu'aux Utanics
qui n'eussent des cris ou des élans admirables;
témoin ces versets des litanies de laProcidence:
« Providence de Dieu , consolation de l'ânie pèlerine.
» Providence de Dieu , espérance du pécheur dé-
laissé.
» Providence de Dieu , calme dans les tempêtes.
» Providence de Dieu, repos du cœur, etc.
» Ajez pitié de nous. »
Enfin nos cantiques gaulois , les no'éls même
de nos aïeux, avoient aussi leur mérite; on y
sentoit la naïveté , et comme la fraîcheur de
la foi. Pourquoi dans nos missions de cam-
DU CHRISTIANISME. ai
pagne sesentoit-on atlendi i , lorsque des labou-
reurs vcnoient à chanter au salut :
« Adorons tous , ô inystèrt: ineffable !
» Un Dieu caché, etc. ?«
C'est qu'il y avoit dans ces voix champêtres
un accent irrésistible de vérité et de convic-
tion. Les noëls qui peignoient les scènes rus-
tiques, avoientun tour plein de grâce dans la
bouche de la paysanne. Lorsque le bruit du
fuseau accompagnoit ses chants, que ses en-
fans , appuyés sur ses genoux , écoutoient avec
une grande attention l'histoire de l'enfant-
Jésus et de sa crèche , on auroit en vain cherché
des airs plus doux , et une religion plus con-
venable à une mère.
24 GÉNIE
On sait maintenant, par expérience, que
le cinq est un jour trop près, et le dix un jour
trop loin pour le repos. La terreur qui pou-
voit tout en France, n'a jamais pu forcer le
paysan à remplir la décade , parce qu'il y
a impuissance dans les forces humaines, et
même , comme on l'a remarqué , dans les
forces des animaux. Le bœuf ne peut labourer
neuf jours de suite ; au bout du sixième , ses
mugissemens semblent demander les heures
marquées par le Créateur pour le repos général
de la nature (i).
Le dimanche réunissoit deux grands avan-
tages : c'étoit à la fois un jour de plaisir et de
religion. Il faut sans doute que l'homme se
délasse de ses travaux, mais comme il ne peut
être atteint dans ses loisirs par la loi civile ,
le soustraire en ce moment à la loi religieuse,
c'est le délivrer de tout frein , c'est le replonger
dans l'état de nature, et lâcher une espèce de
sauvage au milieu de la société. Pour prévenir
ce danger , les anciens même avoient fait aussi
(i) Les paysans disoient : « Nos bœufs connoisscnl le
dimanche , al ne veulent pas travailler ce jour-là. »
DU CHRISTIANISME. 25
du jour de repos un jour religieux ; et le chris-
tianisme avoit consacre' cet exemple.
Cependant cette journée de la bénédiction
de la terre , cette journée du repos de Jéhovah,
choqua les esprits d'une Convention qui avoit
fait alliance avec la mort , parce qu 'elle étoit
digne cVune telle société {i). Après six mille ans
d'un consentement universel, après soixante
siècles d'Hozannah , la sagesse des Danton ,
levant la léle, osa juger mauvais l'ouvrage
que l'Elernel avoit trouvé bon. Elle crut
qu'en nous replongeant dans le chaos, elle
pourroit substituer la tradition de ses ruines
et de ses ténèbres, à celle de la naissance de
la lumière et de l'ordre des mondes ; elle
voulut séparer le peuple français des autres
peuples , et en faire , comme les Juifs , une
caste ennemie du genre humain : un dixième
jour , auquel s'attachoit pour tout honneur la
mémoire de Roberspierre, vint remplacer cet
antique sabbath , lié au souvenir du berceau
des temps, ce jour sanctifié par la religion de
nos pères, chômé par cent millions de chré-
(i) Sap. cap. I , V. 16.
26 GÉNIE
tiens sur la surface du globe, fêté par les
saints et les milices célestes, et, pour ainsi
dire , garde par Dieu même dans les siècles
de l'Eternité.
DU CHRISTIANISME. 27
vvv v\^ vvvvvv «/v% vvt VVV VVV VVX VVV VVV VV\' \ VV VVVVVVV V% VVV VV\ VVV VVV VVV VV\ VVVVVV V^ VV\ «.vv
CHAPITRE V.
Explication de ta Messe.
Il y a un argument si simple et si naturel ,
en faveur des cérémonies de la messe , que
Ton ne conçoit pas comment il est échappé
aux catholiques dans leurs disputes avec les
protestans. Qu'est-ce qui constitue le culte dans
une religion quelconque? C'est le sacrifice.
Une religion qui n'a pas de sacrifice, n'a pas
de culte proprement dit. Cette vérité est in-
contestable, puisque chez les divers peuples
de la terre les cérémonies religieuses sont nées
du sacrifice , et que ce n'est pas le saciificc
qui est sorti des cérémonies religieuses. D'où
il faut conclure que le seul peuple chrétien qui
ait un culte , est celui qui conserve une immo-
lation.
Le principe étant reconnu , on s'attachera
peut-être à combattre la forme. Si l'objection
se réduit à ces termes , il n'est pas difficile de
28 GÉNIE
prouver que la messe est le plus beau , le plus
mystérieux et le plus divin des sacrifices.
Une tradition universelle nous apprend que
la créature s'est jadis rendue coupable envers
le Créateur. Toutes les nations ont cherché à
apaiser le ciel ; toutes ont cru qu'il fatloit une
victime; toutes en ont été si persuadées, qu'elles
ont commencé par offrir l'homme lui-même
en holocauste : c'est le Sauvage qui eut d'abord
recours à ce terrible sacrifice , comme étant
plus près , par sa nature , de la sentence origi-
nelle , qui demandoit la mort de l'homme.
Aux victimes humaines on substitua dans la
suite le sang des animaux ; mais dans les grandes
calamités on revenoit à la première coutume ;
des oracles revendiquoient les enfans mêmes
des rois : la fille de Jephté , Isaac , Iphigénie ,
furent réclamés par le ciel ; Curtius et Codrus
se dévouèrent pour Rome et Athènes.
Cependant le sacrifice humain dut s'abolir
le premier, parce qu'il appartenoit à l'état
de nature, où l'homme est presque tout phy-
sique ; on continua long-temps à immoler des
animaux : mais quand la société commença à
Aicillir, quand on vint à réfléchir sur l'ordre
des choses divines, on s'aperçut de l'insuifi-
DU CHRISTIANISME. a.j
sance du sacrifice matériel ; on comprit que
le sang des boucs et des génisses ne pouvoit
racheter un être intelligent et capable de
vertu. On chercha donc une Hostie plus digne
de la nature humaine. Déjà les philosophes
enseignoient que les dieux ne se laissent point
toucher par des hécatombes , et qu'ils n'accep-
tent que l'offrande d'un cœur humilié : Jésus-
Chrisl confirma ces notions vagues de la rai-
son. L'Agneau mystique , dévoué pour le salut
universel , remplaça le premier-né des brebis;
et, à l'immolation de Vhommc physique , fut à
jamais substituée l'immolation des passions ,
ou le sacrifice de l'homme rnoral.
Plus on approfondira le christianisme , plus
on verra qu'il n'est que le développement des
lumières naturelles, et le résultat nécessaire
de la vieillesse de la société. Qui pourroit au-
jourd'hui souffrir le sang infect des animaux
autour d'un autel, et croire que la dépouille
d'un bœuf rend le ciel favorable à nos prières?
Mais l'on conçoit fort bien qu'une victime
spirituelle , offerte chaque jour pour les péchés
des hommes, peut être agréable au Seigneur.
Toutefois , pour la conservation du culte
extérieur, il falloit un signe, symbole de la
3o GÉNIE
victime morale. Jcsus-Christ, avant de quitter
la terre , pourvut à la grossièreté de nos sens,
qui ne peuvent se passer de l'objet mate'riel : il
institua l'Eucharistie , où , sous les espèces
visibles du pain et du vin, il cacha l'offrande
invisible de son sang et de nos cœurs. Telle
est l'explication du sacrifice chrétien ; expli-
cation qui ne blesse ni le bon sens, ni la phi-
losophie ; et si le lecteur veut la méditer un
moment , peut-être lui ouvrira-t-elle quelques
nouvelles vues sur les saints abîmes de nos
mystères.
DU CHRISTIANISME. 3i
1\\ 1\X %VV V VV V\\ VVX- V\^ V V\ \\^ V%^ V VV VVV VVV \-VV VVVA/X^ wvv vvv *%% vv\ vvv vvv\vv vvvvvv\ v\ vxv
CHAPITRE VI.
Cérémonies et Prières de la Alesse
Il ne reste donc plus qu'à Justifier les rites
du sacrifice (i). Or, supposons que la messe
soit une cérémonie antique , dont on trouve
les prières et la description dans les jeux sécu-
laires d'Horace, ou dans quelques tragédies
grecques : comme nous ferions admirer ce
dialogue qui ouvre le sacrifice chrétien !
^. Je m approcherai de F autel de Dieu.
^. Du Dieu qui réjouit ma jeunesse.
^. Faites luire votre lumière et votre vérité';
elles m'ont conduit dans vos tabernacles et
sur votre montagne sainte.
]^. Je rn approcherai de V autel de Dieu^ du
Dieu qui réjouit ma jeunesse.
^. Je chanterai vos louanges sur la harpe .,
ô Seigneur.^ mais , mon âme, d'oii vient ta
tristesse , et poujY/uoi me troubles-tu F
ÇT. Espérez en Dieu., etc.
Ce dialogue est un véritable poëme lyrique
(i) Voyei la note B à la fin du volume.
32 GÉNIE
entre le prêtre et le catéchumène : le premier,
plein de jours et d'expérience, gémit sur la
misère de l'homme, pour lequel il va offrir le
sacrifice; le second, rempli d'espoir et de
jeunesse , chante la victime par qui il sera
racheté.
Vient ensuite le Conjitcor^ prière admi-
rable par sa moralité. Le prêtre implore la
miséricorde du Tout-Puissant pour le peuple
et pour lui-même.
Le dialogue recommence.
^. Seigneur ^écoutez ma prière l
Yf. Et que mes cris s^ élèvent jusqu''à vous.
Alors le sacrificateur monte à l'autel , s'in-
cline, et baise avec respect la pierre qui,
dans les anciens jours , cachoit les os des
martyrs.
Souvenir des catacombes.
En ce moment le prêtre est saisi d'un feu
divin : comme les prophètes d'Israël , il en-
tonne le cantique chanté par les anges sur le
berceau du Sauveur, et dont Ezéchiel enten-
dit une partie dans la nue.
« Gloire à Dieu dans les hauteurs du ciel ,
et paix aux hommes de bonne volonté sur la
terre ! Nous vous louons , nous vous bénissons,
DU CHRISTIANISME. 33
nous vous adorons , Roi du ciel , dans votre
gloire immense ! etc. »
L'épître succède au cantique. L'ami du
Rédempteur du monde , Jean , fait entendre
des paroles pleines de douceur, ou le sublime
Paul , insultant à la mort , découvre les mys-
tères de Dieu. PrcL à lire une leçon de l'Evan-
gile , le prêtre s'arrête, et supplie l'Eternel
de purifier ses lèvres avec le charbon de feu
dont il toucha les lèvres d'Isaïe. Alors les
paroles de Jcsus-Christ retentissent dans l'as-
semblée : c'est le jugement sur la femme adul-
tère , c'est le Samaritain versant le baume dans
les plaies du voyageur, ce sont les petits enfans
bénis dans leur innocence.
Que peuvent faire le prêtre et l'assemblée,
après avoir entendu de telles paroles ? Dé-
clarer sans doute qu'ils croient fermement à
l'existence d'un Dieu qui laissa de tels exem-
ples à la terre. Le symbole de la foi est donc
chanté en triomphe. La philosophie qui se
pique d'applaudir aux grandes choses , auroit
dû remarquer que c'est la première fois que
tout un peuple a professé publiquement le
dogme de l'unité d'un Dieu : Credo in unum
Deum.
4. • 3
34 GÉNIE
Cependant le sacrificateur prépare l'hostie
pour lui ^ pour les m'ans^ pour les morts. Il
présente le calice : « Seigneur, nous vous
offrons la coupe de noire salut. » Il bénit le
pain et le vin. « Prenez, Dieu éternel^ bé-
nissez ce sacrifice. » Il lave ses mains.
« Je laverai mes mains entre les innocens. . . .
Oh! ne me faites point finir mes jours parmi
ceux qui aiment le sang. »
Souvenir des persécutions.
Tout étant préparé , le célébrant se tourne
vers le peuple, et dit :
« Priez ^ mes frères. »
Le peuple répond :
« Que le Seigneur reçoive de vos mains ce
sacrifice. »
Le prêtre reste un moment en silence;
puis tout à coup , annonçant l'éternité , Per
omnia secula seculorum , il s'écrie :
« Elevez vos cœurs! »
Et mille voix répondent :
« Hahemus ad Dominum : Nous les élevons
vers le Seigneur. »
La préface est chantée sur l'antique mé-
lopée ou récitatif de la tragédie grecque ; les
Dominations , les Puissances , les Vertus , les
DU CHRISTIANISME. 35
Anges et les Séraphins sont invités à descendre
avec la grande victime , et à répéter, avec le
chœur des fidèles , le triple Sanctus et YHo-
zannah éternel.
Enfin l'on touche au moment redoutable.
Le canon où la loi éternelle est gravée , vient
de s'ouvrir: la consécration s'achève par les
paroles mêmes de Jésus-Christ. « Seigneur^
dit le prêtre, en s'inclinant profondément,
que V hostie sainte vous soit agréable comme
les dons d'Abel le Juste ^ comme le sacrifice
d'' Abraham noire patriarche ^ comme celui de
voire grand-prêire Melchisedech. Nous vous
supplions d ordonner que ces dons soient
portés à voire autel sublime par les mains
de votre ange^ en présence de votre didne
majesté l »
A ces mots le mystère s'accomplit, l'Agneau
descend pour être immolé :
« O moment solennel ! ce peuple prosterné.
Ce temple dont la mousse a couvert les portiques ,
Ses vieux murs , son jour sombre et ses vitraux gothiques,
Cette lampe d'airain , qui dans l'antiquité.
Symbole du soleil et de l'éternîté ,
Luit devant le Très-haut , jour et nuit suspendue ;
La majesté d'un Dieu parmi nous descendue ,
Les pleurs , les vœux , l'encens qui monte vers l'autel ,
Et de jeunes beautés, qui sous l'œil maternel
3.
36 GENIE
Adoucissent encor par leur voîx innocente
De la religion la pompe attendrissante ;
Cet orgue qui se tait, ce silence pieux ,
L'invisible union de la terre et des cieux,
Tout enflamme, agrandit , émeut l'homme sensible :
Il croit avoir franchi ce monde inaccessible ,
Où sur des harpes d'or l'immortel Séraphin ,
Aux pieds de Jéhovah , chante l'hymne sans fin.
Alors de toutes parts un Dieu se fait entendre ;
Il se cache au savant, se révèle au cœur tendre :
II doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir (i). »
(i) Le jour des Morts , par SI. de Fontanes. La Harpe a dit que ce sont là
vingt des plus beaux vers de la langue française; nous ajouterons qu'ils peignent
avec la dernière exactitude le sacrifice chrétien.
DU CHRISTIANISME. 87
VVVVVVVVVV«^VVVV\^VV\VVVV\/VVV\IV\«VVVVVVVVVVVVWVV\^VVVV«VVVVVVVVV%VVVVVV^^
CHAWTRE VIL
La Fête-Dieu.
Il n'en est pas des fêtes chrétiennes comme
des cérémonies du paganisme ; on n'y traîne
pas en triomphe un hœuf-dieu, un houe sacré ;
on n'est pas ohligé, sous peine d'étré mis en
pièces , d'adorer un chat ou un crocodile , ou
de se rouler ivre dans les rues, en commettant
toutes sortes d'ahominations , pour Vénus,
Flore ou Bacchus : dans nos solennités, tout
est essentiellement moral. Si l'Eglise en a seu-
lement hanni les danses (i), c'est qu'elle sait
comhien de passions se cachent sous ce plaisir
en apparence innocent. Le Dieu des chrétiens
ne demande que les élans du cœur , et les mou-
(i) Elles sont cependant en usage dans quelques pays ,
comme dans l'Amérique méridionale, parce que parmi
les Sauvages chrétiens il règne encore une grande inno-
cence.
38 GÉNIE
vemens égaux d'une âme que règle le paisible
concert des vertus. Et quelle est , par exemple ,
la solennité païenne qu'on peut opposer à la
fête où nous célébrons le nom du Seigneur (i) ?
Aussitôt que l'aurore a annoncé la fètc du
Roi du monde , les maisons se couvrent de
tapisseries de laine et de soie, les rues se
jonchent de fleurs , et les cloches appellent au
temple la troupe des fidèles. Le signal est
donné : tout s'ébranle , et la pompe commence
à défiler.
On voit paroître d'abord les corps qui com-
posent la société des peuples. Leurs épaules
sont chargées de l'image des protecteurs de
leurs tribus , et quelquefois des reliques de ces
hommes qui, nés dans une classe inférieure,
ont mérité d'être adorés des rois pour leurs
vertus : sublime leçon que la religion chré-
tienne a seule donnée à la terre.
Après ces groupes populaires, on voit s'éle-
ver l'étendard de Jésus-Christ , qui n'est plus
un signe de douleur, mais une marque de
joie. A pas lents s'avance sur deux files une
longue suite de ces époux de la solitude , de
;
(i) Voyez la note C à la fm du volume.
DU CHRISTIANISME. %
CCS enfans du torrent et du rocher, dont Tan-
tique vêtement retrace à la mémoire d'autres
mœurs et d'autres siècles. Le clergé séculier
vient après ces Solitaires: quelquefois des pré-
lats , revêtus de la pourpre romaine, pro-
longent encore la chaîne religieuse. Enfin le
pontife de la fêle apparoît seul dans le loin-
tain. Ses mains soutiennent la radieuse Eucha-
ristie, qui se montre sous un dais à l'extré-
mité de la pompe , comme on voit quelque-
fois le soleil briller sous un nuage d'or , au bout
d'une avenue illuminée de ses feux.
Cependant des groupes d'adolescensmarchent
entre les rangs de la procession: les uns pré-
sentent les corbeilles de fleurs, les autres les
vases des parfums. Au signal répété par le
maître des pompes , les choristes se retournent
vers l'image du soleil éternel , et font voler des
roses effeuillées sur son passage. Des lévites,
en tuniques blanches , balancent l'encensoir
devant le Très-Haut. Alors des chants s'élèvent
le long des lignes saintes : le bruit des cloches
et le roulement des canons annoncent que le
Tout-Puissant a franchi le seuil de son temple.
Par intervalles, les voix et les instrumens se
taisent , et un silence aussi majestueux que celui
4o GÉNIE
des grandes mers{\) dans un jour de calme,
règne parmi cette multitude recueillie : on
n'entend plus que ses pas mesurés sur les pavés
retentissans.
Mais où va-t-il ce Dieu redoutable, dont
les puissances de la terre proclament ainsi la
majesté? Il va se reposer sous des tentes de
lin, sous des arches de feuillages, qui lui pré-
sentent , comme au jour de l'ancienne alliance ,
des temples innocens et des retraites cham-
pêtres. Les humbles de cœur , les pauvres , les
enfans le précèdent ; les juges , les guerriers , les
potentats le suivent. Il marche entre ia simpli-
cité et la grandeur , comme en ce mois qu'il a
choisi pour sa fêle , il se montre aux hommes
entre la saison des fleurs et celle des foudres.
Les fenêtres et les murs de la cité sont
bordés d'habitans dont le cœur s'épanouit à
cette fête du Dieu de la patrie : le nouveau-né
tend ses bras au Jésus de la montagne, et le
vieillard, penché vers la tombe , se sent tout à
coup délivré de ses craintes; il ne sait quelle
assurance de vie le remplit de joie à la vue du
Dieu vivant.
(i) Bib. Sacr.
DU CHRISTIANISME. 4i
Les solennités du christianisme sont coor-
données d'une manière admirable aux scènes
de la nature. La fête du Créateur arrive au
moment où la terre et le ciel déclarent sa puis-
sance, où les bois et les champs fourmillent
de générations nouvelles : tout est uni par les
plus doux liens ; il n'y a pas une seule plante
veuve dans les campagnes.
La chute des feuilles, au contraire, amène
la fête des Morts, pour l'homme qui tombe
comme les feuilles des bois.
Au printemps, l'Eglise déploie dans nos
hameaux une autre pompe. La Fête-Dieu
convient aux splendeurs des cours , les Roga-
tions aux naïvetés du village. L'homme rus-
tique sent avec joie son âme s'ouvrir aux in-
fluences de la religion , et sa glèbe aux rosées
du ciel : heureux celui qui portera des mois-
sons utiles, et dont le cœur humble s'inclinera
sous ses propres vertus , comme le chaume
sous le grain dont il est chargé !
4a GÉNIE
«vvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv»vvvvvvvvvvvvvvtvvvvvvvvvvv«
CHAPITRE VIIL
Des Rogations.
Les cloches du hameau se font entendre ,
les villageois quittent leurs travaux : le vigneron
descend de la colline , le laboureur accourt de
la plaine , le bûcheron sort de la forêt ; les
mères , fermant leurs cabanes , arrivent avec
leurs enfans , et les Jeunes filles laissent leurs
fuseaux, leurs brebis et les fontaines pour assis-
ter à la fête.
On s'assemble dans le cimetière de la pa-
roisse , sur les tombes verdoyantes des aïeux.
Bientôt on voit paroître tout le clergé destiné
à la cérémonie : c'est un vieux pasteur qui
n'est connu que sous le nom de curé^ et ce
nom vénérable dans lequel est venu se perdre
le sien, indique moins le ministre du temple,
que le père laborieux du troupeau. Il sort de
sa retraite, bâtie auprès de la demeure des
morts dont il surveille la cendre. Il est établi
dans son presbytère comme une garde avaacée
DU CHRISTIANISME. 43
aux frontières de la vie , pour recevoir ceux
qui entrent et ceux qui sortent de ce royaume
des douleurs. Un puits, des peupliers, une
vigne autour de sa fenêtre , quelques colombes
composent Fhéritage de ce Roi des sacrifices.
Cependant l'apôtre de l'Evangile, revêtu
d'un simple surplis , assemble ses ouailles
devant la grande porte de l'église ; il leur fait
un discours, fort beau sans doute, à en juger
par les larmes de l'assistance. On lui entend
souvent répeter : Mes enfans , mes chers en-
fans^ et c'est là tout le secret de l'éloquence
du Chrysostôme champêtre.
Après l'exhortation , l'assemblée commence
à marcher en chantant : « ï^ous sortirez avec
plaisir^ et vous serez, reçu avec joie; les collines
bondiront et vous entendront avec joie. » L'éten-
dard des saints, antique bannière des temps
chevaleresques, ouvre la carrière au troupeau
qui suit péle-méle avec son pasteur. On entre
dans des chemins ombragés et coupés profon-
dément par la roue des chars rustiques ; on
franchit de hautes barrières, formées d'un
seul tronc de chêne ; on voyage le long d'une
haie d'aubépine où bourdonne l'abeille , et où
sifflent les bouvreuils et les merles. Les arbres
i{4 GÉNIE
sont couverts de leurs fleurs , ou parés d'un
naissant feuillage. Les bois, les vallons, les
rivières , les rochers entendent tour à tour les
hymnes des laboureurs. Etonnés de ces can-
tiques, les hôtes des champs sortent des blés
nouveaux, et s'arrêtent à quelque distance,
pourvoir passer la pompe villageoise.
La procession rentre enfin au hameau. Cha-
cun retourne à son ouvrage : la religion n'a
pas voulu que le jour où l'on demande à Dieu
les biens de la terre, fût un jour d'oisiveté.
Avec quelle espérance on enfonce le soc dans
le sillon , après avoir imploré celui qui dirige
le soleil , et qui garde dans ses trésors les vents
du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever
un jour si saintement commencé, les anciens
du village viennent, à l'entrée de la nuit,
converser avec le curé , qui prend son repas
du soir sous les peupliers de sa cour. La lune
répand alors les dernières harmonies sur cette
fête que ramènent chaque année le mois le
plus doux, et le cours de l'astre le plus mysté-
rieux. On croit entendre de toutes parts les
blés germer dans la terre, et les plantes croître
et se développer : des voix inconnues s'élèvent
dans le silence des bois , comme le chœur des
DU CHRISTIANISME. 45
anges champêtres dont on a imploré le secours;
et les soupirs du rossignol parviennent à
l'oreille des vieillards, assis non loin des tom-
beaux.
46 GÉNIE
VWW^ i/WVW WVVWWVWVWVVW WV vWVWVWVWtVWWX WVV\f\ivWVVVWVVWVWVW wvvw
CHAPITRE IX.
DE QUELQUES FETES CHRÉTIENNES.
Les Rois, Noël, etc.
Ceux qui n'^ont jamais reporté leurs cœurs
vers ces temps de foi, où un acte de religion
étoit une fête de famille , et qui méprisent des
plaisirs qui n*ont pour eux que leur innocence ;
ceux-là, sans mentir , sont bien à plaindre. Du
moins , en nous privant de ces simples amu-
semens, nous donneront-ils quelque chose?
Hélas ! ils l'ont essayé. La Convention eut ses
jours sacrés : alors la famine étoit appelée
sainte, elVHozaimah étoit changé dans le cri
de vUe la mort! Chose étrange ! des hommes
puissans, parlant au nom de l'égalité et des
passions, n'ont jamais pu fonder une fête, et
le saint le plus obscur qui n'avoit jamais prêché
que pauvreté, obéissance, renoncement aux
biens de la terre , avoit sa solennité au mo-
ment même où la pratique de son culte expo-
DU CHKISTlAÎNlSME. 47
soit la vie. Apprenons par là que toute fètc
qui se rallie à la religion et à la mémoire des
bienfaits, est la seule qui soit durable. Il ne
suffit pas de dire aux bommcs rejcuissez-vous ^
pour qu'ils se rcjouisscnl. On ne crée pas des
jours de plaisir comme des jours de deuil, et
Ton ne commande pas les ris aussi facilement
qu'on peut faire couler les larmes.
Tandis que la statue de Marat remplaçoit
celle de saint Vincent de Paul, tandis qu'on
célébroit ces pompes dont les anniversaires
seront marqués dans nos fasles comme des
jours d'éternelle douleur, quelque pieuse fa-
mille cbômoit en secret une fcte chrétienne,
et la religion inèloit encore un peu de joie à
tant de tristesse. Les cœurs simples ne se rap-
pellent point sans attendrissement ces heures
d'épanchement , où les familles se rassem-
bloient autour des gâteaux qui rctraçoient les
présens des Mages. L'aïeul, retiré pendant
le reste de l'année au fond de son apparte-
ment, reparoissoit dans ce jour comme la divi-
nité du foyer paternel. Ses petits-enfans , qui
depuis long-temps ne revoient que la fête
attendue, entouroient ses genoux, etlcrajeu-
nissoient de leur jeunesse. Les fronts respi^
48 ' GÉNIE
roient la gaieté ; les cœurs e'toient épanouis:
la salle du festin étoit merveilleusement dé-
corée, et chacun prenoit un vêtement nou-
veau. Au choc des verres , aux éclats de la joie ,
on tiroit au sort ces royautés , qui ne coûtoient
nisoupirs , ni larmes : on se passoit ces sceptres,
qui ne pesoient point dans la main de celui
qui les portoit. Souvent une fraude , qui redou-
bloit l'allégresse des sujets , et n'excitoit que
les plaintes de la souveraine , faisoit tomber
la fortune à la fdle du lieu , et au fils du voisin ,
dernièrement arrivé de l'armée. Les jeunes
gens rougissoient, embarrassés qu'ils étoient
de leur couronne ; les mères sourioient, et
l'aïeul vidoit sa coupe à la nouvelle reine.
Or , le curé présent à la fête recevoit , pour
la distribuer avec d'autres secours , cette pre-
mière part appelée la part des pauçres. Des
jeux de l'ancien temps , un bal , dont quelque
vieux serviteur étoit le premier musicien , pro-
longeoient les plaisirs, et la maison entière,
nourrices, enfans, fermiers, domestiques et
maîtres dansoient ensemble la ronde antique.
Ces scènes se répétoient dans toute la chré-
tienté, depuis le palais jusqu'à la chaumière ;
il n'y avoit point de laboureur qui ne trouvât
DU CHRISTIANISME. 49
moyen d'accomplir ce jour-là le souhait du
Béarnais. Et quelle succession de jours heu-
reux! ISoël, le premier jour de l'An, la fête
des Mages, les plaisirs qui précèdent la péni-
tence ! En ce temps-là les fermiers renouve-
loient leur bail, les ouvriers recevoient leur
paiement: c'étoit le moment des mariages,
des présens, des charités, des visites : le client
voyoit le juge, le juge le client : les corps de
métiers, les confréries, les prévôtés, les cours
de justice, les universités, les mairies, s'as-
sembloient selon des usages gaulois et de
vieilles cérémonies ; l'infirme et le pauvre
étoicnt soulagés. L'obligation où l'on éloitde
recevoir son voisin à cette époque, faisoit
qu'on vivoit bien avec lui le reste de l'année ,
et par ce moyen la paix et l'union régnoient
dans la société.
On ne peut douter que ces institutions
ne servissent puissamment au maintien des
mœurs , en entretenant la cordialité et l'amour
entre les parens. Nous sommes déjà bien loin
de ces temps où une femme , à la mort de son
mari , venoit trouver son fils aîné , lui remet-
toit les clefs , et lui rendoit les comptes de la
maison, comme au chef de la famille. Nous
4. 4
5o GENIE
n'avons plus cette liautc idée de la dignité de
l'homme , que nous inspiroit le christianisme.
Les mères et les enfans aiment mieux tout
devoir aux articles d'un contrat , que de se fier
aux sentimens de la nature, et la loi est mise
partout à la place des mœurs.
Ces fêtes chrétiennes avoient d'autant plus
de charmes, qu'elles existoient de toute anti-
quité, et l'on trouvoit avec plaisir, en remon-
tant dans le passé, que nos aïeux s'étoient
réjouis à la même époque que nous. Ces fêtes
étant d'ailleurs très-multipliées , il en résultoit
encore que , malgré les chagrins de la vie , la
rehgion avoit trouvé moyen de donner de race
en race, à des millions d'infortunés, quelques
momens de bonheur.
Dans la nuit de la naissance du Messie , les
troupes d'enfans qui adoroient la crèche, les
églises illuminées et parées de fleurs , le peuple
qui se pressoit autour du berceau de son Dieu ,
les chrétiens qui, dans une chapelle retirée,
faisoient leur paix avec le ciel , les alléluia
joyeux , le bruit de l'orgue et des cloches ,
offroient une pompe pleine d'innocence et de
majesté.
Immédiatement après le dernier jour de
DU CHRISTIANISME. $i
folie , trop souvent marque' par nos excès ,
venoit la ce'rëmonie des Cendres, comme la
mort le lendemain des plaisirs. « O homme!
disoit le prêtre , souviens-toi que tu es pous-
sière , et que tu retourneras en poussière. »
L'officier qui se tenoit auprès des rois de Perse
pour leur rappeler qu'ils étoient mortels, ou
le soldat romain qui abaissoit l'orgueil du
triomphateur, ne donnoit pas de plus puis-
santes leçons.
Un volume ne suffiroil pas pour peindre
en détail les seules cérémonies de la Semaine-
Sainte ; on sait de quelle magnificence elles
étoient dans la capitale du monde chrétien :
aussi nous n'entreprendrons point de les dé-
crire. Nous laissons aux peintres et aux po'etes
le soin de représenter dignement ce clergé en
deuil , ces autels , ces temples voilés , cette
musique sublime , ces voix célestes chantant
les douleurs de Jérémie, cette Passion mêlée
d'incompréhensibles mystères , ce saint sé-
pulcre environné d'un peuple abattu , ce pon-
tife lavant les pieds des pauvres , ces ténèbres,
ces silences entrecoupés de bruits formidables,
ce cri de victoire échappé tout à coup du tom-
beau, enfin ce Dieu qui ouvre la route du ciel
4.
5a GÉNIE
aux âmes délivrées, et laisse aux chrétiens sur
la terre , avec une religion divine , d'intaris-
sables espérances.
DU CHRISTIANISME. 53
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CHAPITRE X.
FUNÉRAILLES.
Pompes funèbres des Grands.
Si Ton se rappelle ce que nous avons dit dans
la première partie de cet ouvrage, sur le der-
nier sacrement des chrétiens , on conviendra
d'abord qu'il y a dans cette seule cérémonie
plus de véritables beautés que dans tout ce
que nous connoissons du culte des morts , chez
les anciens. Ensuite la religion chrétienne ,
n'envisageant dans l'homme que ses fins divines,
a multiplié les honneurs autour du tombeau ;
elle a varié les pompes funèbres selon le rang
et les destinées de la victime. Par ce moyen ,
elle a rendu plus douce à chacun cette dure ,
mais salutaire pensée de la mort, dont elle
s'est plu à nourrir notre âme ; ainsi la colombe
amollit dans son bec le froment qu'elle pré-
sente à ses petits.
A-t-elle à s'occuper des funérailles de quelque
54 GÉNIE
puissance de la terre , ne craignez pas qu'elle
manque de grandeur. Plus l'objet pleure aura
été malheureux , plus elle étalera de pompe
autour de son cercueil , plus ses leçons seront
éloquentes : elle seule pourra mesurer la hau-
teur et la chute, et dire ces sommets et ces
abîmes, d'où tombent et où disparoissent les
rois.
Quand donc l'urne des douleurs a été ou-
verte , et qu'elle s'est remplie des larmes des
monarques et des reines ; quand de grandes
cendres et de grands malheurs ont englouti
leurs doubles vanités dans un étroit cercueil ,
la religion assemble les fidèles dans quelque
temple. Les voûtes de l'église, les autels , les
colonnes, les saints se retirent sous des voiles
funèbres. Au milieu de la nef s'élève un cer-
cueil environné de flambeaux. La messe des
funérailles s'est célébrée aux pieds de celui
qui n'est point né , et qui ne mourra point :
maintenant tout est muet. Debout dans la
chaire de vérité , un prêtre , seul vêtu de blanc
au milieu du deuil général , le front chauve ,
la figure pâle , les yeux fermés , les mains
croisées sur la poitrine , est recueilli dans les
profondeurs de Dieu ; tout à coup ses yeux
DU CHRISTIANISME. 55
s'ouvrent, ses mains se déploient, et ces mots
tombent de ses lèvres :
« Celui qui règne dans les cicux , et de qui
relèvent tous les empires, à qui seul appar-
tient la gloire , la majesté et l'indépendance ,
est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi
aux rois , et de leur donner, quand il lui plaît,
de grandes et de terribles leçons : soit qu'il
élève les trônes , soit qu'il les abaisse , soit
qu'il communique sa puissance aux princes,
soit qu'il la relire à lui-même, et ne leur laisse
que leur propre foiblesse,il leur apprend leurs
devoirs d'une manière souveraine et digne de
lui(i).......
» Chrétiens , que la mémoire d'une grande
reine , fille , femme , mère de rois si puissans ,
et souveraine de trois royaumes , appelle à
cette triste cérémonie , ce discours vous fera
paroître un de ces exemples redoutables qui
étalent aux yeux du monde sa vanité tout en-
tière. Vous verrez dans une seule vie toutes
les extrémités des choses humaines : la félicité
sans bornes aussi bien que les misères ; une
longue et pénible jouissance d'une des plus
(i) Bossuel, Orais. fun. de la Reine de la Gr. Bret.
56 GÉNIE
belles couronnes de l'univers. Tout ce que
peut donner de plus glorieux la naissance et
la grandeur accumulées sur une tête qui en-
suite est exposée à tous les outrages de la for-
tune ; la rébellion, long-temps retenue, à la
fin toute maîtresse ; nul frein à la licence ; les
lois abolies ; la majesté violée par des atten-
tats jusqu'alors inconnus ; un trône indigne-
ment renversé voilà les enseignemens que
Dieu donne aux rois. »
Souvenirs d'un grand siècle, d'une princesse
infortunée , et d'une révolution mémorable ,
oh ! combien la religion vous a rendus tou-
chans et sublimes , en vous transmettant à la
postérité !
DU CHRISTIANISME. 67
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CHAPITRE XI.
Funérailles du Guerrier, Convois des Riches, Coutumes, etc.
Une noble simplicité prcsidoit aux obsèques
du guerrier chrétien. Lorsqu'on croyoit encore
à quelque chose, on aimoit à voir un aumô-
nier dans une tente ouverte, près d'un champ
de bataille , célébrer une messe des morts sur
un autel formé de tambours. G'étoit un assez
beau spectacle de voir le Dieu des armées
descendre, à la voix d'un prêtre, sur les tentes
d'un camp français, tandis que de vieux sol-
dats , qui avoient tant de fois bravé la mort ,
tomboient à genoux devant un cercueil, un
autel et un ministre de paix. Aux roulemens
des tambours drapés, aux salves interrompues
du canon, des grenadiers portoient le corps
de leur vaillant capitaine à la tombe qu'ils
avoient creusée pour lui avec leurs baïon-
nettes. Au sortir de ces funérailles , on n'al-
loit point courir pour des trépieds , pour de
doubles coupes, pour des peaux de lion aux
58 GÉNIE
ongles d'or, mais on s'empressoit de chercher,
au milieu des combats, des jeux funèbres et
une arène plus glorieuse ; et, si l'on n'immo-
loit point une génisse noire aux mânes du
héros , du moins on répandoit en son honneur
un sang moins stérile , celui des ennemis de
la patrie.
Parlerons-nous de ces enterremens faits à
la lueur des flambeaux dans nos villes, de ces
chapelles ardentes, de ces chars tendus de noir,
de ces chevaux parés de plumes et de drape-
ries, de ce silence interrompu par les versets
de l'hymne de la colère, Dies irœ ?
La religion conduisoit à ces convois des
grands, de pauvres orphelins sous la livrée
pareille de l'infortune : par là elle faisoit sen-
tir à des enfans qui n'avoient point de père ,
quelque chose de la piété filiale ; elle mon-
troit en même temps à l'extrême misère , ce
que c'est que des biens qui viennent se perdre
au cercueil, et elle enseignoit au riche qu'il
n'y a point de plus puissante médiation au-
près de Dieu, que celle de l'innocence et de
l'adversité.
Un usage particulier avoit lieu au décès des
prêtres : on les enterroit le visage découvert ;
DU CHRISTIANISME. 5<j
le peuple croyoit lire sur les traits de son
pasteur l'arrêt du souverain juge, et recon-
noître les joies du prédestiné à travers l'ombre
d'une sainte mort, comme, dans les voiles
d'une nuit pure , on découvre les splendeurs
du ciel.
La même coutume s'observoit dans les cou-
vens. Nous avons vu une jeune religieuse ainsi
couchée dans sa bière. Son front se confon-
doit , par sa pâleur, avec le bandeau de lin
dont il étoit à demi couvert ; une couronne
de roses blanches étoit sur sa tête , et un
flambeau brûloit entre ses mains : les grâces
et la paix du cœur ne sauvent point de la
mort , et l'on voit se faner les lis , malgré la
candeur de leur sein , et la tranquillité des
vallées qu'ils habitent.
Au reste , la simplicité des funérailles étoit
réservée au nourricier, comme au défenseur
de la patrie. Quatre villageois, précédés du
curé , transportoient sur leurs épaules l'homme
des champs au tombeau de ses pères. Si quel-
ques laboureurs rencontroient le convoi dans
les campagnes, ils suspendoient leurs travaux ,
découvroient leurs têtes , et honoroient d'un
signe de croix leur compagnon décédé. On
Go GÉNIE
voyoit de loin ce mort rustique voyager au
milieu des blés jaunissans, qu'il avoit peut-
être semés. Le cercueil , couvert d'un drap
mortuaire , se balançoit comme un pavot noir
au-dessus des fromens d'or, et des fleurs de
pourpre et d'azur. Des enfans , une veuve
éplorée formoient tout le cortège. En passant
devant la croix du chemin , ou la sainte du
rocher^ on se délassoit un moment : on posoit
la bière sur la borne d'un héritage ; on invo-
quoit la Notre-Dame champêtre , au pied de
laquelle le laboureur décédé avoit tant de fois
prié pour une bonne mort , ou pour une ré-
colte abondante. G'étoit là qu'il mettoit ses
bœufs à l'ombre , au milieu du jour ; c'étoit
là qu'il prenoit son repas de lait et de pain
bis , au chant des cigales et des alouettes. Que
bien différent d'alors, il s'y repose aujour-
d'hui! Mais du moins les sillons ne seront
plus arrosés de ses sueurs ; du moins son sein
paternel a perdu ses sollicitudes; et, par ce
même chemin où les jours de fêtes il se ren-
doit à l'église , il marche maintenant au tom-
beau, entre les touchans monumens de sa vie,
des enfans vertueux et d'innocentes moissons.
DU CIIPaSTIANlSME. 6i
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CHAPITRE XII.
Des Prières pour les Morts.
Chez les anciens, le cadavre du pauvre ou
de l'esclave ctoit abandonné presque sans
honneurs ; parmi nous , le ministre des autels
est obligé de veiller au cercueil du villageois,
comme au catafalque du monarque. L'indi-
gent de l'Evangile , en exhalant son dernier
soupir, devient soudain ( chose sublime ! ) un
être auguste et sacré. A peine le mendiant,
qui languissoit à nos portes, objet de nos dé-
goûts et de nos mépris, a-t-il quitté cette
vie , que la religion nous force à nous incliner
devant lui. Elle nous rappelle à une égalité
formidable , ou plutôt elle nous commande de
respecter un juste racheté du sang de Jésus-
Christ, et qui, d'une condition obscure et mi-
sérable , vient de monter à un trône céleste ;
c'est ainsi que le grand nom de chrétien met
tout de niveau dans la mort ; et l'orgueil du
plus puissant potentat ne peut arracher à la
C2 GÉNIE
religion d'autre prière, que celle-là même
qu'elle offre pour le dernier manant de la cité.
Mais qu'elles sont admirables ces prières !
Tantôt ce sont des cris de douleur, tantôt des
cris d'espérance : la mort se plaint, se réjouit,
tremble , se rassure , gémit et supplie.
Eœibit spiritus ejus , etc.
« Le jour qu'ils ont rendu l'esprit , ils re-
tournent à leur terre originelle , et toutes
leurs vaines pensées périssent (i). »
Delicta juventidis meœ , etc.
« O mon Dieu , ne vous souvenez ni des
fautes de ma jeunesse , ni de mes igno-
rances (2) ! »
Les plaintes du Roi -prophète sont entre-
coupées par les soupirs du saint Arabe.
« O Dieu, cessez de m'affliger, puisque
raies jours ne sont que néant! Qu'est-ce que
rhommc pour mériter tant d'égards , et pour
que vous y attachiez votre cœur ?. . . . »
« Lorsque vous me chercherez le matin ,
vous ne me trouverez plus (3). »
(i) Office des Morts, ps. i54.
(2) Ibid. ps. 24.
(3) Ibid. V^ leç.
DU CHRISTIANISME. 63
« La vie m'est ennuyeuse ; je m'abandonne
aux plaintes et aux regrets.... Seigneur, vos
jours sont-ils comme les jours des mortels ,
et vos années éternelles comme les années
passagères de l'homme (i)? >>
« Pourquoi , Seigneur, détournez-vous votre
visage , et me traitez-vous comme votre en-
nemi.'' Devez-vous déployer toute votre puis-
sance contre une feuille que le vent emporte,
et poursuivre une feuille séchée (2)? »
« L'homme né de la femme vit peu de
temps , et il est rempli de beaucoup de mi-
sère ; il fuit comme une ombre qui ne demeure
jamais dans un même état. »
« Mes années coulent avec rapidité, et je
marche par une voie par laquelle je ne revien-
drai jamais (3). »
« Mes jours sont passés , toutes mes pen-
sées sont évanouies , toutes les espérances de
mon cœur dissipées.... Je dis au sépulcre :
Vous serez mon père ; et aux vers : Vous serez
ma mère et mes sœurs. » •
(i) Office des Morts, 1^ leç.
(2) lôid. IV^ leç.
(3) Uid. Vile leç.
G4 GÉNIE
De temps en temps le dialogue du Prêtre
et du Chœur interrompt la suite des cantiques.
Le Prêtre. « Mes jours se sont évanouis
comme la fumée ; mes os sont tombés en
poudre. »
Le Chœur. « Mes jours ont décliné comme
l'ombre. »
Le Prêtre. « Qu'est-ce que la vie ? Une pe-
tite vapeur. »
Le Chœur. « Mes jours ont décliné comme
l'ombre. »
Le Prêtre. « Les morts sont endormis dans
la poudre. »
Le Chœur. « Ils se réveilleront, les uns dans
l'éternelle gloire, les autres dans l'opprobre,
pour y demeurer à jamais. »
Le Prêtre. « Ils ressusciteront tous , mais
non pas tous comme ils étoient. »
Le Chœur. « Ils se réveilleront. »
A la Communion de la Messe , le Prêtre
dit:
« Heureux ceux qui meurent dans le Sei-
gneur ; ils se reposent des à présent de leurs
travaux, car leurs bonnes œuvres les suivent. »
Au lever du cercueil , on entonne le psaume
des douleurs et des espérances. « Seigneur, je
DU CHRISTIANISME. 65
cric vers vous du fond de l'abîme; que mes
cris parviennent jusqu'à vous. »
En portant le corps, on recommence le
dialogue : qui dorniiunt ; « Ils dorment dans
la poudre , — ils se réveilleront. j>
Si c'est pour un prêtre , on ajoute : « Une
victime a été immolée avec joie dans le taber-
nacle du Seigneur. »
En descendant le cercueil dans la fosse :
« Nous rendons la terre à la terre , la cendre
à la cendre , la poudre à la poudre. »
Enfin , au moment où l'on jette la terre sur
la bière, le Prêtre s'écrie , dans les paroles
de l'Apocalypse: Une voix d en-haut fut en-
tendue^ quidisoit : Bienheureux sont les mo/is !
Et cependant ces superbes prières n'étoient
pas les seules que l'Eglise offrît pour les tré-
passés : de même qu'elle avoit des voiles sans
taches et des couronnes de fleurs pour le cer-
cueil de l'enfant , de même elle avoit des orai-
sons analogues à l'âge et au sexe de la victime.
Si quatre vierges, vêtues de lin et parées de
feuillages , apportoient la dépouille d'une de
leurs compagnes, dans une nef tendue de ri-
deaux blancs, le Prêtre récitoit îi haute voix,
sur cette jeune cendre, une hymne à la vir-
4. 5
66 GÉNIE
ginité. Tantôt c'étoit VAçe^ rnaris Stella^ can-
tique où il règne une grande fraîcheur, et où
rheure de la mort est représentée comme
Taccomplissement de l'espérance ; tantôt c'é-
toient des images tendres et poétiques , em-
pruntées de l'Ecriture : Elle a passé comme
Vherhe des champs ; ce m.atin elle jleurissoil
dans toute sa grâce , le soir nous t avons vue
séchée. N'est-ce pas là la fleur qui languit
touchée par le tranchant de la charrue; le
pavot qui penche sa tête abattue par une pluie
dorage? Pluvia citm forte gravantur.
Et quelle oraison funèbre le pasteur pro-
nonçoit-il sur l'enfant décédé , dont une mère
en pleurs lui présentoit le petit cercueil ? Il
entonnoit l'hymne que les trois enfans hé-
breux chantoient dans la fournaise , et que
l'Eglise répète le dimanche au lever du Jour :
(^ue tout bénisse les œiwres du Seigneur ! La
religion bénit Dieu d'avoir couronné l'enfant
par la mort , d'avoir délivré ce jeune ange des
chagrins de la vie. Elle invite la nature à se
réjouir autour du tombeau de l'innocence : ce
ne sont point des cris de douleur, ce sont des
cris d'allégresse qu'elle fait entendre. C'est
dans le même esprit qu'elle chante encore le
DU CHRISTIANISME. 67
Laudate^ pueri^ Dominum^ qui finit par celte
strophe : Qui habitarefacit sterilem in domo :
rnatremfiliorumlœtantem. « Le Seigneur qui
rend féconde une maison stérile , et qui fait
que la mcre se réjouit dans ses fils. » Quel
cantique pour des parens affligés ! L'Eglise
leur montre l'enfant qu'ils viennent de perdre ,
vivant au bienheureux séjour, et leur promet
d'autres enfans sur la terre !
Enfin, non satisfaite d'avoir donné cette
attention à chaque cercueil , la religion a cou-
ronné les choses de l'autre vie par une céré-
monie générale, oij elle réunit la mémoire
des innombrables habitans du sépulcre (i);
vaste communauté de morts , où le grand est
couché auprès du petit ; république de par-
faite égalité , où l'on n'entre point sans ôter
son casque ou sa couronne, pour passer par
la porte abaissée du tombeau. Dans ce jour
solennel où l'on célèbre les funérailles de la
famille entière d'Adam , l'àme mêle ses tribu-
lations pour les anciens morts , aux peines
qu'elle ressent pour ses amis nouvellement
perdus. Le chagrin prend , par cette union ,
(i) Voyez la note D à la fin du volume.
m GÉNIE
quelque chose desouverainementbeau, comme
une moderne douleur prend le caractère an-
tique , quand celui qui l'exprime a nourri son
génie des vieilles tragédies d'Homère. La re-
ligion seule étoit capable d'élargir assez le
cœur de l'homme, pour qu'il pût contenir des
soupirs et des amours , égaux en nombre à la
multitude des morts qu'il avoit à honorer.
DU CHRISTIANISME. 69
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE SECOND.
TOMBEAUX.
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CHAPITRE PREMIER.
TOMBEAUX ANTIQUES.
L'Egypte.
Ees derniers devoirs qu'on rend aux hommes
seroient bien tristes , s'ils étoient dépouilles
des signes de la religion. La religion a pris
naissance aux tombeaux , et les tombeaux ne
peuvent se passer d'elle : il est beau que le
cri de l'espérance s'élève du fond du cer-
cueil , et que le prêtre du Dieu vivant escorte
au monument la cendre de l'homme ; c'est
70 GENIE
en quelque sorte T immortalité qui marche à
la léte de la mort.
Des funérailles nous passons aux tombeaux
qui tiennent une si grande place dans l'his-
toire des hommes. Afin de mieux apprécier le
culte dont on les honore chez les chrétiens ,
voyons dans quel état ils ont subsisté chez les
peuples idolâtres.
Il existe un pays sur la terre qui doit une
partie de sa célébrité à ses tombeaux. Deux
fois attirés par la beauté des ruines et des
souvenirs , les Français ont tourné leurs pas
vers cette contrée : ce peuple de saint Louis
est travaillé intérieurement d'une certaine
grandeur qui le force à se mêler, dans tous
les coins du globe, aux choses grandes comme
lui-même. Cependant est-il certain que des
momies soient des objets fort dignes de notre
curiosité ? On diroit que l'ancienne Egypte
ait craint que la postérité ignorât un jour ce
que c'étoit que la mort, et qu'elle ait voulu,
à travers les temps , lui faire parvenir des
échantillons de cadavres.
Vous ne pouvez faire un pas dans cette
terre sans rencontrer un monument. Voyez-
vous un obélisque , c'est un tombeau; les dé-
DU CHRISTIANISME. 71
bris d'une colonne , c'est un tombeau ; une
cave souterraine , c'est encore un tombeau.
Et lorsque la lune, se levant derrière la grande
pyramide , vient à paroître sur le sommet de
ce sépulcre immense , vous croyez apercevoir
le phare même de la mort , et errer vérita-
blement sur le rivage où jadis le nautonier des
enfers passoit les ombres.
72 GENIE
CHAPITRE IL
Les Grecs et les Romains.
Chez les Grecs et les Romains , les morts
ordinaires reposoient à l'entrée des villes, le
long des chemins publics, apparemment parce
que les tombeaux sont les vrais monumcns du
voyageur ; on ensevelissoit souvent les morts
fameux au bord de la mer.
Ces espèces de signaux funèbres qui annon-
çoient de loin le rivage et Técueil au naviga-
teur, étoient pour lui sans doute un sujet de
réflexions bien sérieuses. Oh ! que la mer de-
voit lui paroître un élément sur et fidèle ,
auprès de cette terre où l'orage avoit brisé
tant de hautes fortunes , englouti tant d'il-
lustres vies! Près de la cité d'Alexandre on
apercevoit le petit monceau de sable élevé
par la» piété d'un affranchi et d'im vieux sol-
dat aux mânes du grand Pompée ; non loin
des ruines de Carthage , on découvroit sur un
rocher la statue armée consacrée à la mémoire
DU CHRISTIANISME. 78
de Caton ; sur les côtes de Tltalie, le mausolée
(le Scipion marquoit le lieu où ce grand homme
mourut dans Texil ; et la tombe de Cicéron
indiquoit la place où le père de la patrie fut
indignement massacré.
Mais , tandis que la fatale Rome érigeoit
sur le rivage de la mer ces témoignages de son
injustice, la Grèce, consolant l'humanité,
plaçoit au bord des mêmes flots de plus rians
souvenirs. Les disciples de Platon et de Py-
thagore , en voguant vers la terre d'Egypte où
ils alloient s'instruire touchant les dieux, pas-
soient devant l'île d'Io, à la vue du tombeau
d'Homère. Il étoit naturel que le chantre
d'Achille reposât sous la protection de Thétis ;
on pouvoit supposer que l'ombre du poe'le se
plaisoit encore à raconter les malheurs d'Ilion
aux Néréides, vu que , dans les douces nuits
de l'Ionie, elle disputoit aux sirènes le prix
des concerts,
74 GÉNIE
vV'^vwvWVVVWV%l'VVV\WVVWVWv^W«tA'VVWVWWVVW''V\ VWWVM'U
CHAPITRE IlL
TOMBEAUX MODERNES.
La Chine et la Turquie.
Les Chinois ont irne coutume touchante ;:
ils enterrent leurs proches dans leurs jardins.
Il est assez doux d'entendre dans les bois la
voix des ombres de ses pères , et d'avoir tou-
jours quelques souvenirs au désert.
A l'autre extrémité de l'Asie , les Turcs
ont à peu près le même usage. Le détroit de&
Dardanelles présente un spectacle bien phi-
losophique : d'un côté s'élèvent les promon-
toires de l'Europe avec toutes ses ruines ; de
l'autre , les côtes de l'Asie , bordées de cime-
tières islamistes. Que de mœurs diverses ont
animé ces rivages ! Que de peuples y sont en-
sevelis , depuis les jours où la lyre d'Orphée
y rassembla des Sauvages , jusqu'aux jours qui
ont rendu ces contrées à la barbarie ! Pélaoges,
Hellènes , Grecs, Méoniens, peuples d'Ilus ^
DU CHRISTIANISME. jS
(le Sarpédon , d'Ence, habitans de Tlda, du
Tmolus, du Mcandrc et du Pactole, sujets de
Mithridale , esclaves des Césars romains, Van-
dales , hordes de Goths, de Huns , de Francs,
d'Arabes , vous avez; tous sur ces bords étalé
le culte des tombeaux , et en cela seul vos
mœurs ont été pareilles. La mort , se jouant
à son gré des choses et des destinées humaines,
a prêté le catafalque d'un empereur romain
à la dépouille d'un Tartare , et , dans le tom-
beau d'un Platon , logé les cendres d'un Mollah,
70 GENIE
VVVVVV v*'VVVV\XV^VVVVV»\\lV\%V\/VVVVV\'V\VV\^/V^XVv\'VVVVVV%VVVVVV^^VVVVVVVVVVVVVV^VV^
CHAPITRE IV.
La Calédonie, ou l'ancienne Er,osse.
Quatre pierres couvertes de mousse mar-
quentsurles bruyères delà Calédonie, la tombe
des guerriers de Fingal. Oscar et Matvinaont
passé, mais rien n'est changé dans leur soli-
taire patrie. Le montagnard écossais se plaît
encore à redire les chants de ses ancêtres ; il
est encore brave , sensible , généreux ; ses
mœurs modernes sont comme le souvenir de
ses mœurs antiques : ce n'est plus, qu'on nous
pardonne l'image , ce n'est plus la main du
Barde même qu'on entend sur la harpe : c'est
ce frémissement des cordes , produit par le
toucher d'une Ombre , lorsque la nuit , dans
une salle déserte, elle annonçoit la mort d'un
héros.
Carril accornpanied his voice. The music
was Ukc ihe memory oj joys ihat arc pasl ,
pleasant , and mournjiil to the soûl. The
ghosts of tieparted Bnrds heard il frorn SU-
DU CHRISTIANISME. 77
morcLS side , soft sounds spread along the
wood and the silent valley ofnight rejoice. So
ivhfji he sits in the silence ofnoon^ in the vnUey
of his breeze^ the humming of the mountain's
bec cornes to Ossians ear : the gale droivns it
often in its cours ; but the pleasant sound re-
turns again. « Carril accompagnoit sa voix.
Leur musique , pleine de douceur et de tris-
tesse, ressembloit au souvenir des joies qui ne
sont plus. Les ombres des Bardes décèdes
l'entendirent sur les flancs de Slimora. De
foibles sons se prolongèrent le long des bois,
et les vallées silencieuses de la nuit se rejoui-
rent. Ainsi , pendant le silence du midi, lors-
qu'Ossian est assis dans la vallc'e de ses brises ,
le murmure de l'abeille de la montagne par-
vient à son oreille : souvent le zéphyr, dans sa
course , emporte (i) le son léger, mais bientôt
il revient encore. »
(l) Drowns^ Noje.
78 GÉNIE
VVV V\ V VVV VVV VVVvVb VVV VVV VVV VVV V%\> V\^ VVV VV\ %<VV VVV V«^ VVV VVV VVV VV\ VVV VVV V\'\' vvv vvv « -vv
CHAPITRE V.
Otaïti.
L'homme ici -bas ressemble à l'aveugle
Ossian , assis sur les tombeaux des rois de
Morven : quelque part qu'il étende sa main
dans l'ombre, il touche les cendres de ses
pères.
Lorsque les navigateurs pénétrèrent pour
la première fois dans l'Océan Pacifique, ils
virent se dérouler au loin des flots que ca-
ressent éternellement des brises embaumées.
Bientôt, du sein de l'immensité , s'élevèrent
des îles inconnues. Des bosquets de palmiers,
mêlés à de grands arbres qu'on eût pris pour
de hautes fougères, couvroient les côtes, et
descendoient jusqu'au bord de la mer en am-
phithéâtre ; les cimes bleues des montagnes
couronnoient majestueusement ces forêts. Ces
îles , environnées d'un cercle de coraux, sem-
bloient se balancer comme des vaisseaux à
l'ancre dans un port , au milieu des eaux les
DU CHRISTIANISME. 79
plus Iranquillcs : Tingénicusc antiquité auroit
cru que Vénus avoit noué sa ceinture autoiu*
de ces nouvelles Cythères, pour les défendre
des orages.
Sous ces ombrages ignorés , la nature avoit
placé un peuple beau comme le ciel qui l'a-
voit vu naître : les Otaïtiens portoient pour
vêtement une draperie d'écorce de figuier; ils
habitoient sous des toits de feuilles de mû-
rier , soutenus par des piliers de bois odo-
rant , et ils faisoient voler sur les ondes de
doubles canots aux voiles de jonc , aux bande-
roles de fleurs et de plumes. Il y avoit des
danses et des sociétés consacrées aux plaisirs ;
les chansons et les drames de l'amour n'é-
toient point inconnus sur ces bords. Tout s'y
ressentoit de la mollesse de la vie , et un jour
plein de calme , et une nuit dont rien ne trou-
bloit le silence. Se coucher près des ruisseaux,
disputer de paresse avec leurs ondes , mar-
cher avec des chapeaux et des manteaux de
feuillages , c'éLoit toute l'existence des tran-
quilles Sauvages d'Otaïti. Les soins qui, chez
les autres hommes , occupent leurs pénibles
journées, étoient ignorés de ces insulaires;
en errant à travers les bois , ils trouvoient le
8o GÉNIE
lait et le pain suspendus aux branches des
arbres.
Telle apparut Otaïti à Willis , à Cook et à
Bougainville. Mais, en approchant de ses ri-
vages , ils distinguèrent quelques monumens
des arts , qui se marioient à ceux de la nature :
c'étoient les poteaux des Moraï. Vanité des
plaisirs des hommes ! Le premier pavillon
qu'on découvre sur ces rives enchantées , est
celui de la mort , qui flotte au-dessus de toutes
les félicités humaines.
Donc ne pensons pas que ces lieux où l'on
ne trouve , au premier coup d'œil , qu'une
vie insensée, soient étrangers à ces sentimens
graves , nécessaires à tous les hommes. Les
Otaïtiens, comme les autres peuples, ont des
rites religieux et des cérémonies funèbres ;
ils ont surtout attaché une grande pensée de
mystère à la mort. Lorsqu'on porte un ca-
davre au Moraï , tout le monde fuit sur son
passage ; le maître de la pompe murmure
alors quelques mots à l'oreille du décédé.
Arrivé au lieu du repos , on ne descend point
le corps dans la terre , mais on le suspend
dans un berceau qu'on recouvre d'un canot
renversé, symbole du naufrage de la vie. Quel-
DU CHRISTIANISME. 8i
quclbis une femme vient gémir auprès du
Moraï ; elle s'assied les pieds dans la mer,
la tête baissée , et ses cheveux retombant sur
son visage : les vagues accompagnent le chant
de sa douleur, et sa voix monte vers le Tout-
Puissant, avec la voix du tombeau et celle de
rOccan Pacifique.
8i GENIE
VVVVV\VV%IVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\,VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVVV vv
CHAPITRE VI.
Tombeaux Chrétiens.
En parlant du sépulcre dans notre religion ,
le ton s'élève, et la voix se fortifie : on sent
que c'est là le vrai tombeau de l'homme. Le
monument de l'idolâtre ne vous entretient
que du passé ; celui du chrétien ne vous parle
que de l'avenir. Le christianisme a toujours
fait en tout le mieux possible ; jamais il n'a eu
de ces demi-conceptions, si fréquentes dans
les autres cultes. Ainsi, par rapport aux sé-
pultures, négligeant les idées intermédiaires,
qui tiennent aux accidcns et aux lieux , il s'est
distinguédes autres religions par une coutume
sublime : il a placé la cendre des fidèles à
l'ombre des temples du Seigneur, et déposé
les morts dans le sein du Dieu vivant.
Lycurgue n'avoit pas craint d'établir les
tombeaux au milieu de Lacédémone ; il avoit
pensé , comme notre religion , que la cendre
des pères , loin d'abréger les jours des fds ,
prolonge en effet leur existence , en leur
DU CHRISTIANISME. 83
enseignant la modération et la vertu, qui con-
duisent les hommes à une heureuse vieillesse.
Les raisons humaines qu'on a opposées à ces
raisons divines , sont bien loin d'être convain-
canles. Meurt- on moins en France que dans
le reste de l'Europe , où les cimetières sont
encore dans les villes?
Lorsqu'autrefois parmi nous on sépara les
tombeaux des églises , le peuple qui n'est pas
si prudent que les beaux-esprits, qui ri'a pas
les mêmes raisons de craindre le bout de la
vie , le peuple s'opposa à l'abandon des an-
tiques sépultures Et qu'avoienl en effet les
modernes cimetières , qui pût le disputer aux
anciens? Où éloient leurs lierres, leurs ifs,
leurs gazons nourris depuis tant de siècles des
biens de la tombe? pouvoient-ils montrer les
os sacrés des aïeux, le temple, la maison du
médecin spirituel , enfin cet appareil de re-
ligion , qui promettoit , qui assuroit même
une renaissance très-prochaine? Au lieu de ces
cimetières fréquentés, cji nous assigna dans
quelque faubourg un enclos solitaire aban-
donné des vivans et des souvenirs, et où la
mort , privée de tout signe d'espérance, sem-
bloit devoir être éternelle.
6.
84 GÉNIE
Qu'on nous en croie : c'est lorsqu'on vient
à toucher à ces bases fondamentales de l'édi-
fice , que les royaumes trop remues s'écrou-
lent (i). Encore si l'on s'étoit contenté de
changer simplement le lieu des sépultures !
mais , non satisfait de cette première atteinte
portée aux mœurs , on fouilla les cendres de
nos pères, on enleva leurs restes, comme le
manant enlève dans son tombereau les boues
et les ordures de nos cités.
Il fut réservé à notre siècle de voir ce qu'on
regardoit comme le plus grand malheur chez les
anciens, ce qui étoit le dernier supplice dont
on punissoit les scélérats , nous entendons la
dispersion des cendres ; de voir, disons-nous,
cette dispersion applaudie comme le chef-
d'œuvre de la philosophie. Et oii étoit donc le
crime de nos aïeux , pour traiter ainsi leurs
restes , sinon d'avoir mis au jour des fils tels
(i) Les anciens auroient cru un Etat renverse , si l'on
eût violé fasiie des morts. On connoît les belles lois de
l'Egjpte sur les sépultures. Les lois de Solon séparoient
le violateur des tombeaux de la communion du temple,
et fabandonnoient aux furies. Les InstiUites de Justinien
rèj^lent jusqu'aux legs, riiérilage, la vente et le radial
d'un sépulcre , etc.
DU CHRISTIANISMK. 85
que nous ! Mais écoutez la fin de tout ceci , et
voyez rénormilé de la sagesse humaine : dans
quelques villes de la France , on bâlit des
cachols sur remplacement des cimetières ; on
éleva les prisons des hommes sur le champ
où Dieu avoit décrété la fm de tout esclavage;
on édifia des lieux de douleurs, pour rem-
placer les demeures où toutes les peines
viennent finir ; enfin, il ne resta qu'une res-
semblance, à la vérité effroyable, entre ces
prisons et ces cimetières , c'est que là s'exer-
cèrent les jugemens iniques des hommes , là
où Dieu avoit prononcé les arrêts de son
inviolable justice (i).
(i) Nous passons sous silence les abominations com-
mises pendant les jours révolutionnaires. 11 n'y a point
d'animal domestique, qui, chez une nation étrangère un
peu civilisée , ne fût inhumé avec plus de décence que le
corps dun citoyen français. On sait comment les enterre-
mens sVxécutoient , et comment, pour quelques deniers,
on faisoit jeter un père , une mère ou une épouse à la
voirie. Encore ces morts sacrés n'y étoient-ils pas en
sûreté ; car il y avoit des hommes qui faisoient métier de
dérober le linceul ,1e cercueil, ou les cheveux du cadavre.
11 ne faut rapporter toutes ces choses qu'à un conseil de
Pieu; c'étoit une suite de la première violation sous la
86 GENIE
*\^VV\VVVVVVVVVVVVVVVwVVVV%lA'V\V\VV\iVV^VVV'X^AA(V\/VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VV\V\'VV^
CHAPITRE vil.
Cimetières de campagne.
Les anciens n'ont point eu de lieux de
sépulture plus agréables que nos cimetières
de campagne : des prairies , des champs , des
eaux , des bois , une riante perspective ma-
rioient leurs simples images avec les tombeaux
des laboureurs. On aimoit à voir le gros if
qui ne végétoit plus que par son écorce, les
pommiers du presbytère , le haut gazon , les
peupliers , Tormeau des morts , et les buis ,
et les petites croix de consolation et de grâce.
Au milieu des paisibles monumens , le temple
villageois élevoit sa tour surmontée de l'em-
blème rustique de la vigilance. On n'enten-
doit dans ces lieux que le chant du rouge-
monarchie. Il est bien à désirer qu'on rende au cercueil
les signes de religion dont on Ta privé, et surtout qu'on
ne fasse plus garder les cimetières par des chiens. Tel est
l'excès de la misère où Thomme tombe, quand il perd la
vue de Dieu, que, n'osant plus se confier à l'homme,
dont rien ne lui garantit la foi, il se voit réduit à placer
ses cendres sous la protection des animaux.
DU CHRISTIANISME. «7
gorge , et le l)ruit des brebis qui broutoicnt
l'herbe de la tombe de leur ancien pasteur.
Les senliers qui traversoient Tenclos bénit,
aboulissoient à l'église, ou à la maison du
curé: ils étoient tracés par le pauvre et le pè-
lerin , qui alloient prier le Dieu des miracles,
ou demander le pain de l'aumône à l'homme
de l'Evangile ; l'indifférent ou le riche ne
passoit point sur ces tombeaux.
On y lisoit pour toute épitrjj)he : GiilUaume
ou Paul , né en telle année ^ rnort en telle autre.
Sur quelques uns il n'y avoit pas même de
nom. Le laboureur chrétien repose oublié
dans la mort , comme ces végétaux utiles au
milieu desquels il a vécu ; la nature ne grave
pas le nom des chênes sur leurs troncs abat-
tus dans les forets.
Cependant, en errant un jour dans un ci-
metière de campagne , nous aperçûmes une
cpitaphe latine sur une pierre, qui annonçoit
le tombeau d'un enfant. Surpris de cette
magnificence , nous nous en approchâmes ,
pour connoître l'érudition du curé du village ;
nous lûmes ces mots de lEvangiie :
« Sinitc paivulos venire ad me. »
Laibscz, les petits cnfans venir à moi.
88 GÉNIE
Les cimetières de la Suisse sont quelquefois
placés sur des rochers (i) , d'où ils comman-
dent les lacs, les précipices et les vallées. Le
chamois et l'aigle y fixent leur demeure, et la
mort croît sur ces sites escarpés , comme ces
plantes alpines dont la racine est plongée
dans des glaces éternelles. Après son trépas,
le paysan de Glaris ou de Saint-Gall est trans-
porté sur ces hauts lieux par son pasteur. Le
convoi a pour pompe funèbre la pompe de la
nature , et pour musique , sur les croupes des
Alpes, ces airs bucoliques qui rappellent au
Suisse exilé son père , sa mère , ses sœurs , et
les belemens des troupeaux de sa montagne.
L'Italie présente au voyageur ses cata-
combes, ou rhumble monument d'un martyr
dans les jardins de Mécène et de Lucullus.
L'Angleterre a ses morts vêtus de laine , et
ses tombeaux semés de réséda. Dans ces ci-
metières d'Albion , nos yeux attendris ont
quelquefois rencontré un nom français , au
milieu des épitaphcs étrangères : revenons aux
tombeaux de la patrie.
(i) Voyez la note E à la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. 89
1\VVYVVVVVVVV%>VVV1VV\'\'VVVVVVVVV*VVVVVVV^A.VVVVVVWVVVVV\X\VVVVVV\VV\VVVVV'VV\V\'VVVV
CHyVPlTRE Vlll.
• Tombeaux dans les Eglises.
Rappelez-vous un moment les vieux mo-
naslcros , ou les catlicdrales golliiqucs Icllcs
qu'elles cxistoienl autrefois ; parcourez ces
ailes du chœur, ces cliaj)elles, ces nefs, ces
cloîtres paves par la mort, ces sanctuaires
remplis de sépulcres. Dans ce labyrinthe de
tombeaux , quels sont ceux qui vous frappent
davantage ? Sont-cc ces monumens miodernes,
charges de figures allégoriques, qui écrasent
de leurs marbres glacés des cendres moins
glacées qu'elles^ Vains simulacres qui semblent
partager la double léthargie du cercueil où ils
sont assis, et des cœurs mondains qui les ont
fait élever ! A peine y jetez-vous un coup d'œil :
mais vous vous arrêtez devant ce tombeau
poudreux , sur lequel est couchée la figure
gothique de quelque évéque revêtu de ses
habits pontificaux, les mains jointes, les yeux
fermés : vous vous arrêtez devant ce monu-
go GÉNIE
ment, où un abbé soulevé sur le coude, et la
tcte appuyée sur la main, semble rêver à la
mort. Le sommeil du prélat et l'attitude du
prêtre ont quelque chose de mystérieux : le
premier paroît profondément occupé de ce
qu'il voit dans ses rêves de la tombe ; le second ,
comme un homme en voyage, n'a pas voulu
se coucher entièrement, tant le moment où il
se doit relever est proche !
Et quelle est cette grande dame qui repose ici
près de son époux ? L'un et l'autre sont habillés
dans toute la pompe gauloise ; un coussin sup-
porte leurs têtes, et leurs têtes semblent si
appesanties par les pavots de la mort, qu'elles
ont fait fléchir cet oreiller de pierre : heureux
si ces deux époux n'ont point eu de confidences
pénibles à se faire sur le lit de leur hymen
funèbre ! Au fond de cette chapelle retirée ,
voici quatre écuyers de marbre, bardés de fer,
armés de toutes pièces, les mains jointes, et à
genoux aux quatre coins de l'entablement d'un
tombeau. Est-ce toi , Bayard qui rendois la
rançon aux vierges , pour les marier à leurs
amans? Est-ce toi, Beaumanoir qui buvois
Ion sang dans le combat des Trente ? Est-ce
quelque autre chevalier (|ui sommeille ici :' Ces
J)U CmUSTlANlSxME. fji
ccuycrs semblent prier avec ferveur, car ces
vaillans hommes, antique honneur du nom
français, tout guerriers qu'ils ctoicnt, n'en
craignoient pas moins Dieu du fond du cœur;
c'éloil en criant : Monijoye et Saint DcnU ,
qu'ils arrachoicnt la France aux Anglais , et
faisoientdes miracles de vaillance pour TEglise,
leur dame et leur roi. N'y a-t-il donc rien de
merveilleux dans ces temps des Roland, des
Godefroi , des sires de Coucy et de Joinvîlle ;
dans ces lemps des INIaures des Sarrasins , des
royaumes de Jérusalem et de Chypre ; dans
ces temps où l'Orient et l'Asie cchangeoient
d'armes et de mœurs avec l'Europe et l'Occi-
dent ; dans ces temps oia Thibaut chantoit, où
les troubadours se mèloient aux armes , les
danses à la religion , et les tournois aux sièges
et aux batailles (i) ?
(i) On a sans doute de grandes obligations à l'artiste
qui a rassemblé les débris de nos anciens sépulcres; mais
quant aux effets de ces monumens , on sent trop qu'ils sont
détruits. Resserrés dans un petit espace , divisés par
siècles, privés de leurs harmonies avec l'antiquité des
temples et du culte chrétien, ne servant plus qu'à This-
loire de l'art , et non à celle des mœurs et de la religion ;
n ayant pas même gardé leur poussière , ils ne disent plus
92 GÉNIE
Sans doute ils cloienl merveilleux ces temps,
mais ils sont passés. La religion avoit averti
les chevaliers de cette vanité des choses hu-
maines , lorsqu'à la suite d'une longue énu-
mération de titres pompeux : Haut et puissant
Seigneur^ messire Anne de Montmorency ^
connétable de France ^ etc. etc. etc. , elle avoit
ajouté , priez pour lui^ pauvres pécheurs. C'est
tout le néant (i).
Quant aux sépultures souterraines, elles
rien ni à rimagination ni au cœur. Quand des hommes
abominables eurent l'idée de violer l'asile des morts, et
de disperser leurs cendres pour effacer le souvenir du
passé, la chose , tout horrible qu'elle est, pouvoit avoir,
aux jeux de la folie humaine, une certaine mauvaise
grandeur; mais c'étoit prendre l'engagement de boule-
verser le monde , de ne pas laisser en France pierre sur
pierre, et de parvenir, au travers des ruines, à des ins-
titutions inconnues. Se plonger dans ces excès pour rester
dans des routes communes , et pour ne montrer qu'ineptie
et absurdité, c'est avoir les fureurs du crime sans en
avoir la puissance. Qu'est-il arrivé à ces spoliateurs des
tombeaux ? qu'ils sont tombés dans les gouffres qu'ils
avoient ouverts, et que leurs cadavres sont restés comme
en gage à la mort, pour ceux qu'ils lui avoient dérobés.
(i) Jolmson, dans son Traité des Epilaphes ^ elle ce
simple mot de la religion comme sublime.
DU CnmSTIANlSME. 93
ctoicnl généralement réservées aux rois et aux
religieux. Lorsqu'on vouloit se nourrir de
sérieuses et d'utiles pensées , il falloit des-
cendre dans les caveaux des couvens , et con-
templer ces solitaires endormis, qui n'étoient
pas plus calmes dans leurs demeures funèbres,
qu'ils ne l'avoient été sur la terre. Que votre
sommeil soit profond sous ces voûtes, hommes
de paix , qui aviez partagé votre héritage
mortel à vos frères , et qui , comme le héros
de la Grèce, partant pour la conquête d'un
autre univers , ne vous étiez réservé que l'espé-
rance !
94
GENIE
«.•^^ VVV VX'V kV^ VVV WVV VV V VVV VVV VVi \>VV VV\ VVV V V\ VVV VVV V V\' VVV tVV VV\ VV\' VVV VVV VV> VVV V>/V i^^
CHAPITRE IX.
Saint Denis.
On voyoit autrefois , près de Paris , des
sépultures, fameuses entre les sépultures des
hommes. Les étrangers veiioient en foule visiter
les merveilles de Saint-Denis. Ils y puisoient
une profonde vénération pour la France , et
s'en retournoient en disant en dedans d'eux-
mêmes, comme saint Grégoire : Ce royaume
est réellement le plus grand parmi les nations»
Mais il s'est élevé un vent de la Colère , autour
de l'édifice de la Mort ; les flots des peuples
ont éié poussés sur lui, et les hommes étonnés
se demandent encore : Comment le Temple
d'A]M3iON a disparu sous les sables des déserts?
L'abbaye gothique où se rassembloient ces
grands vassaux de la mort, ne manquoit point
de gloire : ies richesses de la France étoient
à ses portes ; la Seine passoit à l'extrémité de
sa plaine; cent endroits célèbres remplissoient,
à quelque distance , tous les sites de beaux
noms , tous les champs de beaux souvenirs ; la
ville d'Henri IV et de Louis-le-Grand étoit
DU CIIUiSTlAMSMK. .,5
assise dans le voisinage; et la sépiillure royale
de Saint-Denis se trouvoit au centre de notre
puissance et de notre luxe, comme un trésor
où Ton déposoit les débris du temps, et la
surabondance des grandeurs du royaume de
France.
C'est là que venoient tour à tour s'engloutir
les rois de la France. Un d'entre eux, et tou-
jours le dernier descendu dans ces abîmes , res-
toit sur les degrés du souterrain , comme pour
inviter sa postérité à descendre. Cependant
Louis XI\ a vainement attendu ses deux dei -
niers fils : l'un s'est précipité au fond de la
voûte , en laissant son ancêtre sur le seuil ;
l'autre , ainsi qu'Œdipe, a disparu dans une
tempête. Chose digne de méditation ! le pre-
mier monarque , que les envoyés de la Justice
divine rencontrèrent , fut ce Louis si fameux
par l'obéissance que les nations lui portoient.
Il étoit encore tout entier dans son cercueil. En
vain , pour défendre son trône , il parut se lever
avec la majesté de son siècle , et une arrière-
garde de huit siècles de rois ; en vain, son geste
menaçant épouvanta les ennemis des moris,
lorsque , précipité dans une fosse commune , il
tomba sur le sein de Marie de Médicis : tout fut
96 GÉiNIE
détruit. Dieu , dans Teflusion de sa colère ,
avoit jure' par lui-même de châtier la France :
ne cherchons point sur la terre les causes de
pareils cvcncmens ; elles sont plus haut.
Des le temps de Bossuet, dans le souterrain
de ces princes anéantis^ on pouvoit à peine
déposer Madame Henriette : « tant les rangs
y sont pressés^ s'écriele plus éloquent des ora-
teurs , tant la mort est prompte à remplir ces
places ! » En présence des âges , dont les flots
écoulés semhlent gronder encore dans ces pro-
fondeurs, les esprits sont abattus par le poids
des pensées qui les oppressent. L'âme entière
frémit en contemplant tant de néant et tant
de grandeur. Lorsqu'on cherche une expres-
sion assez magnifique, pour peindre ce qu'il y
a de plus élevé, l'autre moitié de l'objet solli-
cite le terme le plus bas , pour exprimer ce
qu'il y a de plus vil. Ici, les ombres des vieilles
voûtes s'abaissent, pour se confondre avec les
ombres des vieux tombeaux ; là, des grilles de
fer entourent inutilement ces bières , et ne
peuvent défendre la mort des empressemens
dos hommes. Ecoutez le sourd travail du
ver du sépulcre , qui semble fdcr, dans ces cer-
cueils, ks indestructibles réseaux de la mort .'
DU CHRISTIAISISME. 97
Tout annonce qu'on esl descendu à l'empire
des ruines; et, à je ne sais quelle odeur de
vétusté répandue sous ces arches funèbres, on
croiroit, pour ainsi dire, respirer la poussière
des temps passés.
Lecleurs chrétiens, pardonnez aux larmes
qui coulent de nos yeux , en errant au milieu
de cette famille de saint Louis et de Clovis.
Si tout à coup, jetant à l'écart le drap mor-
tuaire qui les couvre , ces monarques alloient
se dresser dans leurs sépulcres , et fixer sur
nous leurs regards, à la lueur de cette lampe !...
Oui, nous les voyons tous se lever à demi,
ces spectres des rois ; nous distinguons leur
race , nous les reconnoissons , nous osons
interroger ces majestés du tombeau. Hé bien,
peuple royal de fantômes, dites-le-nous : vou-
driez-vous revivre maintenant au prix d'une
couronne ? le trône vous tente-t-il encore?....
Mais d'où vient ce profond silence ? d'où vient
que vous êtes tous muets sous ces voûtes ? Vous
secouez vos têtes royales, d'où tombe un nuage
de poussière ; vos yeux se referment , et vous
vous recouchez lentement dans vos cercueils !
Ah ! si nous avions interrogé ces morts
champêtres, dont naguère nous visitions les
4- 7
98 GÉNIE
cendres , ils auroient percé le gazon de leurs
tombeaux ; et , sortant du sein de la terre ,
comme des vapeurs brillantes, ils nous auroient
répondu : « Si Dieu l'ordonne ainsi, pourquoi
refuserions-nous de revivre ? Pourquoi ne pas-
serions-nous pas encore des jours résignés
dans nos chaumières? Noire boyau n'étoitpas
si pesant que vous le pensez; nos sueurs même
avoient leurs charmes, lorsqu'elles étoient
essuyées par une tendre épouse , ou bénies par
la religion. »
Mais où nous entraîne la description de ces
tombeaux déjà effacés de la terre ? Elles ne
sont plus ces sépultures ! Les petits enfans se
sont joués avec les os des puissans monarques :
Saint-Denis est désert; l'oiseau l'a pris pour
passage , Thcrbe croît sur ses autels brisés ;
et , au lieu du cantique de la mort, qui reten-
tissoit sous ses dômes , on n'entend plus que
les gouttes de pluie qui tombent par son toit
découvert , la chute de quelque pierre qui se
détache de ses murs en ruines, ou le son de son
horloge , qui va roulant dans les tombeaux
vides et les souterrains dévastés (i).
(i) Voyet. la noie F à la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. 99
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE TROISIÈME.
VUE GÉNÉRALE DU CLERGÉ.
VVVVV*%V\VVVVVVWA'VVVVVV«*VVVVVVVV*VVV\WVVV»%V**\**VVVVVVVVVVVVVV«IV»V«VVVW*VVV
CHAPITRE PREMIER.
De Jesus-Christ et de sa vie.
V ERS le temps de l'apparition du Rédempteur
sur la terre, les nations étoient dans l'attente
de quelque personnage fameux. «Une ancienne
et constante opinion, dit Suétone, étoit répan-
due dans rOrient, qu'un homme s'éleveroitde
la Judée, et obtiendroitTempire universel (i).»
(i) Percrehiierat Oriente toto oetus et constans opïnio,
esse infatis , ut eo tenipore Judω projecd reiumpotirentur.
Suet. in Vespas.
7-
loo GÉNIE
Tacite raconte le même fait, presque dans les
mêmes mots. Selon cet historien, « la plupart
des Juifs étoient convaincus, d'après un oracle
conservé dansles anciens livres de leurs prêtres,
que dans ce temps-là (le temps de Vespasien)
l'Orient prévaudroit , et que quelqu'un , sorti
de Judée, régneroit sur le monde (i).
Josephe, parlant de la ruine de Jérusalem,
rapporte que les Juifs furent principalement
poussés à la révolte contre les Romains , par
une obscure (2) prophétie, qui leur annonçoit
que, vers cette époque , un homme séleveroit
parmi eux , et soum.ettroit ï univers (3).
Le Nouveau-Testament offre aussi des traces
de cette espérance répandue dans Isra'dl : la
foule qui court au désert demande à saint Jean-
Baptiste, s'il est le grand Messie^ le Christ de
Dieu^ depuis long-temps attendu ; les disciples
d'Emaiis sont saisis de tristesse , lorsqu'ils
(i) Pluribus persuasio inerat antiquis sacerdotum Utteris
continens , eo ipso tempore fore , ut valesceret Oriens , pro-
fectiqueJudωreruTnpotire.JHur. Tacit. Hist. iib. V.
(2) ku.'fi^okoz , applicable à plusieurs personnes ; et voilà
pourquoi les liisloriens latins raltribuèrent à Vespasien.
(3) Joseph, de Bell Jndaic. paf^. i 288.
DU CHUISTIANISME. loi
reconnoissent que Jean nesl pasVhomTne qui
doit racheter Israël. Les soixante-dix semaines
de Daniel , ou les quatre cent quatre-vingt-dix
ans, depuis la reconstruction du temple, étoient
accomplis. Enfin Origène, après avoir rap-
porté ces traditions des Juifs, ajoute « qu'un
grand nombre d'entre eux avouèrent Jésus-
Christ pour le libérateur promis par les pro-
phètes (i). »
Cependant le ciel prépare les voies du Fils
de l'Homme, Les nations long-temps désunies
de mœurs , de gouvernement , de langage ,
entretenoient des inimitiés héréditaires ; tout
à coup le bruit des armes cesse , et les peuples,
réconciliés ou vaincus, ^^ennent se perdre dans
le peuple romain.
D'un côté , la religion et lès mœurs sont
parvenues à ce degré de corruption qui pro-
duit de force un changement dans les affaires
humaines ; de l'autre , les dogmes de l'unité
d'un Dieu et de l'immortalité de l'âme com-
mencent à se répandre (2) : ainsi les chemins
(i) Kat 7r£7rt(75xsvat «ùtov eivat tov TrpofYizcvvo^svov.
On^.cont. Cels. p. 127.
(3) Voyez la note G à la fin du volume.
I02 GÉNIE
s'ouvrent à la doctrine évangclique, qu'une
langue universelle va servir à propager.
Cet Empire romain se compose de nations ,
les unes sauvages , les autres policées , la plu-
part infiniment malheureuses : la simplicité du
Christ, pour les premières, ses vertus morales,
pour les secondes ; pour toutes, sa miséricorde
et sa charité sont des moyens de salut que le
ciel ménage. Etxes moyens sont si efficaces,
que, deux siècles après le Messie, Tertullien
disoit aux juges de Ptome : « Nous ne sommes
que d'hier, et nous remplissons tout, vos cités,
vos îles , vos forteresses , vos colonies , vos
tribus , vos décuries , vos conseils , le palais ,
le sénat, le Forum ; nous ne vous laissons que
vos temples. « Solci relinqulrnus ienipla (i).
A la grandeur des préparations naturelles,
s'unit l'éclat des prodiges : les vrais oracles ,
depuis long-temps muets dans Jérusalem ,
recouvrent la voix , et les fausses sibylles se
taisent. Une nouvelle étoile se montre dans
l'Orient, Gabriel descend vers Marie, et un
chœur d'esprits bienheureux chante au haut
du ciel , pendant la nuit : Gloire à Dieu; paix
(i) TertuU. Apologet. cap. "àj.
DU CHUISTIANISME. io3
aux hommes ! Tout à coup le bruit se re'pand
que le Sauveur a vu le jour dans la Judée : il
n'est pointnë dans la pourpre, mais dans l'asile
de l'indigence ; il n'a point été annoncé aux
grands et aux superbes, mais les anges l'ont
révélé aux petits et aux simples ; il n'a pas réuni
autour de son berceau les heureux du monde ,
mais les infortunés ; et , par ce premier acte
de sa vie , il s'est déclaré de préférence le Dieu
des misérables.
Arrêtons-nous ici, pour faire une réflexion.
Nous voyons , depuis le commencement des
siècles , les rois , les héros , les hommes écla-
tans devenir les dieux des nations. Mais voici
que le fds d'un charpentier, dans un petit coin
de la Judée , est un modèle de douleurs et de
misère : il est flétri publiquement par un sup-
plice ; il choisit ses disciples dans les rangs les
moins élevés de la société ; il ne prêche que
sacrifices, que renoncement aux pompes du
monde, au plaisir, au pouvoir; il préfère
l'esclave au maître , le pauvre au riche , le
lépreux à l'homme sain ; tout ce qui pleure ,
tout ce qui a des plaies , tout ce qui est aban-
donné du monde, fait ses délices : la puissance,
la fortune et le bonheur sont au contraire
io4 GÉNIE
menacés par lui. Il renverse les notions com-
munes de la morale ; il établit des relations
nouvelles entre les hommes, un nouveau droit
des gens , une nouvelle foi publique : il élève
ainsi sa divinité, triomphe de la religion des
Césars, s'assied sur leur trône , et parvient à
subjuguer la terre. Non , quand la voix du
monde entier s'éleveroit contre Jésus-Christ,
quand toutes les lumières de la philosophie
se réuniroient contre ses dogmes, jamais on
ne nous persuadera qu'une religion , fondée
surune pareille base, soit unereligionhumaine.
Celui qui a pu faire adorer une croix ^ celui qui
a offert pour objet de culte aux hommes Vhu-
rnanité souffrante^ la vertu persécutée., celui-là,
nous le jurons , ne sauroit être qu'un Dieu.
Jésus-Christ apparoît au milieu des hommes,
plein de grâce et de vérité ; l'autorité et la
douceur de sa parole entraînent. Il vient pour
être le plus malheureux des mortels, et tous es
prodiges sont pour les misérables. iS^^ miracles,
dit Bossue t , tiennent plus de la bonté que de
la puissance. Pour inculquer ses préceptes , il
choisit l'apologue ou la parabole , qui se grave
aisément dans l'esprit des peuples. C'est en
marchant dans les campagnes, qu'il donne ses
DU CHRISTIANISME. io5
leçons. En voyant les fleurs d'un champ, il
exhorte ses disciples à espérer dans la Provi-
dence , qui supporte les foibles plantes , et
nourrit les petits oiseaux ; en apercevant les
fruits de la terre, il instruit à juger de l'homme
par ses œuvres. On lui apporte un enfant, et il
recommande l'innocence ; se trouvant au milieu
des bergers , il se donne à lui-même le titre de
pasteur des âmes^ et se représente rappor-
tant sur ses épaules la brebis égarée. Au prin-
temps, il s'assied sur une montagne, et tire
des objets environnans de quoi instruire la
foule assise à ses pieds. Du spectacle même de
cette foule pauvre et malheureuse , il fait
naître ses béatitudes : bienheureux ceux qui
pleurent; bienheureux ceux qui ont faim et
soif^ etc. Ceux qui observent ses préceptes,
et ceux qui les méprisent, sont comparés à
deux hommes qui bâtissent deux maisons, l'une
sur un roc, l'autre sur un sable mouvant : selon
quelques interprètes, il monlroit, en parlant
ainsi, un hameau florissant sur une colline,
et au bas de celte colline, des cabanes détruites
par une inondation (i). Quand il demande de
(i) Fortin, on the iruth of ihe christ relig. pag. 1:18.
ïo6 GÉNIE
l'eau à la femme de Samarie , il lui peint sa
doctrine sous la belle image d'une source
d'eau vive.
Les plus violens ennemis de Jésus-Christ
n'ont jamais osé attaquer sa personne. Celse,
Julien, Volusien (i) avouent ses miracles, et
Porphyre raconte que les oracles même des
païens Tappeloient un homme illustre par sa
piété (2). Tibère avoit voulu le mettre au
rang des Dieux (3) ; selon Lampridius, Adrien
lui avoit élevé des temples , et Alexandre-
Sévère le révéroit avec les images des âmes
saintes, entre Orphée et Abraham (4). Pline a
rendu un illustre témoignage à l'innocence de
ces premiers chrétiens , qui suivoient de près
les exemples du Rédempteur. Il n'y a point
de philosophes de l'antiquité à qui l'on n'ait
reproché quelques vices : les patriarches même
ont eu des foiblesses ; le Christ seul est sans
taches : c'est la plus brillante copie de cette
(i) Orig. cont. Cels. I, 11 , Jul. Ap. Cyril, lib. VI ,.
Aug. ep. 3, 4-1 tom. II.
(2) Euseb. dem. IIl , ev. 3.
(3) Tert. Apologet.
(4) Lamp. in Alex. Sev. cap. ^ ei 31.
DU CHRISTIANISME. 107
beauté souveraine qui réside sur le trône des
deux. Pur et sacré comme le tabernacle du
Seigneur, ne respirant que l'amour de Dieu
et des hommes , infiniment "Supérieur à la vaine
gloire du monde , il poursuivoit, à travers les
douleurs , la grande affaire de notre salut ,
forçant les hommes , par l'ascendant de ses
vertus , à embrasser sa doctrine , et à imiter
une vie qu'ils étoient contraints d'admirer (i).
Son caractère éloit aimable , oui-ert et
tendre; sa charité sans bornes. L'Apôtre nous
en donne une idée en deux mots : // alloit
faisant le bien. Sa résignation à la volonté de
Dieu éclate dans tous les momens de sa vie ;
il aimoit , il connoissoit l'amitié : l'homme
qu'il tira du tombeau, Lazare, étoitson ami ;
ce fut pour le plus grand sentiment de la vie
qu'il fit son plus grand miracle. L'amour delà
patrie trouva chez lui un modèle : « Jérusalem !
Jérusalem ! s'écrioit-ii en pensant au jugement
qui menaçoit cette cité coupable, j'ai voulu
rassembler tes enjans , comm,e la poule ras-
semble ses poussins sous ses ailes ; mais tu ne
Vas pas voulu ! » Du haut d'une colline ,
(i) Voyez la note H à la fin du volume.
io8 GÉNIE
jetant les yeux sur cette ville condamnée pour
SCS crimes , à une horrible destruction, il ne
put retenirses larmes : Ilvitlacité^ ditrApôtre»
et il pleura ! Sa tftlerance ne fut pas moins
remarquable , quand ses disciples le prièrent
de faire descendre le feu sur un village de
Samaritains , qui lui avoit refusé l'hospitalité ;
il répondit avec indignation : f'^ous ne sa(ez,
pas ce que vous demandez.!
Si le Fils de l'Homme étoit sorti du cie!
avec toute sa force, il eût eu sans doute peu
de peine à pratiquer tant de vertus , à sup-
porter tant de maux ; mais c'est ici la gloire
du mystère : le Christ ressentoit des douleurs;
son cœur se brisoit comme celui d'un homme ;
il ne donna jamais aucun signe de colère que
contre la dureté de l'âme et l'insensibilité. Il
répétoit éternellement : Aimez-vous les uns
les autres. Mon père^ s'écrioit- il sous le fer
des bourreaux , pardonnez.- leur, car ils ne
savent ce qu'ils fout. Prêt à quitter ses dis-
ciples bien-aimés, il fondit tout à coup en-
larmes; il ressentit les terreurs du tombeau^
et les angoisses de la croix : une sueur de sang,
coula le long de ses joues divines ; il se plai-
gnit que son père l'avoit abandonné. Lorscjue
DU CHRISTIANISME. 109
l'ange lui présenta le calice, il dit : O mon Pèrel
fais que ce calice passe loin de moi; cependant.,
si je dois le boire., que ta volonté soit faite.
Ce fut alors que ce mot , où respire la subli-
mité de la douleur, échappa à sa bouche : Mon
âme est tristejusquàla mort. Ah ! si la morale
la plus pure et le cœur le plus tendre, si une
vie passée à combattre l'erreur et à soulager
les maux des hommes, sont les attributs de la
divinité, qui peut nier celle de Jésus-Christ?
Modèle de toutes vertus , l'amitié le voit
endormi dans le sein de saint Jean , ou léguant
sa mère à ce disciple ; la charité l'admire dans
le jugement de la femme adultère : partout la
pitié le trouve bénissant les pleurs de l'infor-
tuné ; dans son amour pour les enfans , son
innocence et sa candeur se décèlent; la force
de son âme brille au milieu des tourmens de
la croix, et son dernier soupir est un soupir
de miséricorde.
iio GÉNIE
>V>VVVVVtVVVVV»VVV»»\»^l<>>i|>(>VVV<<>%»<»»»>i>V»»W>fcV»»V^VWVVVVVV>»VVVVVV\VVVVV>^VV
CHAPITRE IL
CLERGÉ SÉCULIER.
Hiérarchie.
Le Christ , ayant laissé ses enseignemens à
ses disciples, monta sur leTabor, et disparut.
Dès ce moment, l'Eglise subsiste dans les
apôtres : elle s'établit à la fois chez les Juifs
et chez les Gentils. Saint Pierre , dans une
seuleprédication, convertit cinq mille hommes
à Jérusalem, et saint Paul reçoit sa mission
pour les nations infidèles. Bientôt le prince
des apôtres jette dans la capitale de l'Empire
romain les fondemens de la puissance ecclé-
siastique (i). Les premiers Césars régnoient
encore , et déjà circuloit au pied de leur trône,
dans la foule, le prêtre inconnu qui devoit les
remplacer au Capitole. La hiérarchie com-
mence ; Lin succède à Pierre , Clément à Lin :
cette chaîne de pontifes, héritiers de Tauto-
(i) Voyez la note 1 à la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. m
rite apostolique, ne s'interrompt plus pendant
dix-huit siècles , et nous unit à Jcsus-Christ (i).
Avec la dignité épiscopale, on voit s'établir,
dès le principe , les deux autres grandes divi-
sions de la hiérarchie, le sacerdoce et le dicL-
conat. Saint Ignace exhorte les Magnésiens à
agir en uinié avec leur évêque qui tient la place
de Jésus-Christ , leurs prêtres qui représentent
les apôtres^ et leurs diacres qui sont chargés
du soin des autels (2). Pic, Clément d'Alexan-
drie , Origène et Tertullicn confirment ces
degrés (3).
Quoiqu'il ne soit fait mention , pour la pre-
mière fois, des métropolitains ou des arche-
vêques , qu'au concile de Nicée, néanmoins ce
concile parle de cette dignité, comme d'un de-
gré hiérarchique établi depuis long-temps (4).
Saint Athanase (5) et saint Augustin (6) citent
(i) Voyez la note K à la fin du volume.
(2) Ignat. Ep. ad Magnes, n. 6.
(3) Pius, ep. II. Clem. Alex. Strom. lib. VI, p. 667.
Orig. Hom. II, in num. Hom. in can//c.Ter tull. de mo-
nogam. c. 11. De; Fuga^ 4-i- ^<^ Baptismo, c. 17.
(4) Conc. Nicen. can. 6.
(5) Athan. de Sentent. Dionys. L I , p. 552.
(6) Aug. breivs Collât, tert. die. cap. 16.
112 GÉNIE
des métropolitains existans avant la date de
cette assemblée. Dès le second siècle, Lyon
est qualifié, dans les actes civils , de ville
métropolitaine, et saint Iiénée qui en étoit
CA éque , gouvernoit toute l'Eglise (7rapo;çtov)
gallicane (i).
Quelques auteurs ont pensé que les arche-
vêques même sont d'institution apostolique (2);
en effet , Eusèbe et saint Chrysostôme disent
que Tite, évêque , avoit la surintendance des
évèques de Crète (3).
Les opinions varient sur l'origine du pa-
triarchat : Baronius , de Marca et Richerius
la font remonter aux apôtres ; ma^s il paroît
néanmoins qu'il ne fut établi dans l'Eglise que
vers l'an 385 , quatre ans après le concile gé-
néral de Constantinople.
Le nom de cardinal se donnoit d'abord
indistinctement aux premiers titulaires des
(i) Euseb. H. E. lib. V, cap. 28. De TroLpa^Lov^ nous
avons fait paroisse.
(2) Usher. de Orig. Efdsc. et Meirop. Beoereg. cod.
can. vind. lib. II, cap. 6, n. 12. Jlamm. Pief. io Titus
i Dissert. 4 cont. Blonde! , cap. 5.
(3) Euseb. H. E. lib. m, c. 4- Chrjs. Hom. I. in Tit.
DU CHRISTIANISME. ii3
églises (i). Gomme ces chefs du clergé étoient
ordinairement des hommes distingués par leur
science et leur vertu, les papes les consultoient
dans les affaires délicates; ils devinrent peu à
peu le conseil permanent du Saint-Siège,
et le droit d'élire le souverain pontife passa
dans leur sein , quand la communion des
fidèles devint' trop nombreuse pour être as-
semblée.
Les mêmes causes qui avoient donné- nais-
sance aux cardinaux près des papes, produi-
sirent les chanoines près des é vêques : c'étoit un
certain nombre de prêtres qui composoient la
cour épiscopale. Les affaires du diocèse aug-
mentant, les membres duSynode furent obligés
de se partager le travail. Les uns furent appe-
lés vicaires, les autres grands-vicaires, etc.,
selon Tétenduedeleurcharge. Le conseil entier
prit le nom de chapitre , et les conseillers celui
de chanoines ^ qui ne veut dire qu'administra-
teur canonique.
De simples prêtres, et même des laïques ,
nommés par les évêques à la direction d'une
communauté religieuse, furent la source de
(i) Héricourt, Loii ectA de Franc, p. 2o5.
L. 8
ii4 GÉNIE
Tordre des abbés. Nous verrons combien les
abbayes furent utiles aux lettres , à l'agri-
culture , et en général à la civilisation de
l'Europe.
Les paroisses se formèrent à l'époque où
les ordres principaux du clergé se subdivi-
sèrent. Les cvêchés étant devenus trop vastes,
pour que les prêtres de la métropole pussent
porter les secours spirituels et temporels aux
extrémités du diocèse , on éleva des églises
dans les campagnes. Les ministres attachés à
ces temples champêtres ont pris long-temps
après le nom de curé , peut-être du latin cura^
qui signifie soins ^ fatigue. Le nom du moins
n'est pas orgueilleux, et on auroit dû le leur
pardonner, puisqu'ils en remplissoient si bien
les conditions (i).
Outre ces églises paroissiales , on bâtit
encore des chapelles sur le tombeau des mar-
tyrs et des solitaires. Ces temples particuliers
s'appeloient niarlyrium ou rncrnoria; et, par
une idée encore plus douce et plus philoso-
(i) S. Athanase, dans sa seconde apolof^ie , dit (jue de
son temps il y avoit déjà dix églises paroissiales établies
dans le Maréotis , qui relevoit du diocèse d'Alexandrie.
DU CHRISTIANISME. ii5
phique, on les nommoil aussi cimetières ^ d'un
mot grec qui signif.e sommeil (i).
Enfin , les bénéfices séculiers durent leur
origine aux agapes , ou repas des premiers
chrétiens. Chaque fidèle apportoit quelques
aumônes pour l'entretien de Tévêque , du
prêtre et du diacre , et pour le soulagement
des malades et des étrangers (2). Des hommes
riches , des princes , des villes entières , don-
nèrent dans la suite des terres à TEglisef , pour
remplacer ces aumônes incertaines. Ces biens
partagés en divers lots, par le conseil des
supérieurs ecclésiastiques , prirent le nom de
prébende, de canonicat, de commande, de
bénéfices-cures, de bénéfices-manuels, simples,
claustraux , selon les degrés hiérarchiques de
l'administrateur aux soins duquel ils furent
confiés (3).
Quant aux fidèles en général, le corps des
chrétiens primitifs se distinguoit en Trto-Toj,
croyons ou fidèles , et -/.ar£xoyf*e«o« » catéchu-
mènes (4). Le privilège des croyans étoit d'être
(i) Fleury, Hist. eccl.
(2) S. Just. Apol.
(3) Héric. Lois eccl. p. 2o4-i3.
(4) Eus. Demonst. Evang. iib. VII , cap. 2.
8.
ii6 GÉNIE
reçus à la sainte table , d'assister aux prières
de TEglise , et de prononcer l'oraison domi-
nicale (i), que saint Augustin appelle par celte
raison oratio Jididiurn^ et saint Chrysoslôme
zvyri TTtffTov. Les catécliumènes ne pouvoient
assister à toutes les cérémonies , et l'on ne
traitoit des mystères devant eux qu'en para-
boles obscures (2).
Le nom de laïque fut inventé pour distin-
guer l'homme qui n'étoit pas engagé dans les
ordres du corps général du clergé. Le titre de
clerc se forma en même temps : laïci et >«),/3pxoç
se lisent à chaque page des anciens auteurs.
On se servoit de la dénomination à^ ecclésias-
tique^ tantôt en parlant des chrétiens en oppo-
sition aux Gentils (3), tantôt en désignant le
clergé , par rapport au reste des fidèles. Enfin ,
le titre de catholique , ou d'universelle , fut
attribué à TEglisedèssa naissance. Eusèbe, Clé-
ment d'Alexandrie et saint Ignace en portent
(i) Conslit. Apost. lib. VIII , cap. 8 et 12.
(2) Théodor. Epit. div. dogm. cap. 2.1^. Aug. Serm. ad
Neophytos , in append. lom. X. p. 845.
(3) Eus. lib. IV, cap. 7; lib. V, cap. 27. Cyril, ca-
tech. i5, n. 4-
DU CHRISTIANISME. 117
témoignage (ij. Poleimon , le juge, ayant
demandé à Pionos , martyr, de quelle Eglise
il étoit, le confesseur répondit : De F Eglise
catholique ; car Jésus- Christ n'en connaît
point d'autre (2).
N'oublions pas, dans le développement de
cette hiérarchie, que saint Jérôme compare à
celle des anges ; n'oublions pas les voies par où
la chrétienté signaloit sa sagesse et sa force ,
nous voulons dire les conciles et les persécu-
tions. « Piappelez en votre mémoire, dit La
Bruyère, rappelez ce grand et premier con-
cile, où les Pères qui le composoient étoient
remarquables chacun par quelques membres
mutilés , ou par les cicatrices qui leur étoient
restées des fureurs de la persécution : ils sem-
bloient tenir de leurs plaies le droit de s'as-
seoir dans cette assemblée générale de toute
PEglise. »
Déplorable esprit de parti! Voltaire, qui
montre souvent l'horreur du sang et l'amour
de rhumanité, cherche à persuader qu'il y eut
(i) Euseb. lib. IV, cap. i5. Clem. Alex. Strom. lib. VII.
Ignat. cap. ad Sinym. n. 8.
(2) Act. Pion. ap. Bar. an. 254 ■> n. 9.
ii8 GÉNIE
peu de martyrs dans l'Eglise primitive (i);
et, comme s'il n'eût jamais lu les historiens
romains, il va presque jusqu'à nier cette pre-
mière persécution dont Tacite nous a fait
une si affreuse peinture. L'auteur de Zaïre,
qui connoissoit la puissance du malheur, a
craint qu'on ne se laissât toucher par le ta-
bleau des souffrances des chrétiens ; il a voulu
leur arracher cette couronne de martyre
qui les rendoit intéressans aux cœurs sen-
sibles , et leur ravir jusqu'au charme de leurs
pleurs.
Ainsi, nous avons tracé le tableau de la
'hiérarchie apostolique ; joignez -y le clergé
régulier, dont nous allons bientôt nous entre-
tenir, et vous aurez l'Eglise entière de Jésus-
Christ. Nous osons l'avancer : aucune autre
religion sur la terre n'a offert un pareil sys-
tème de bienfaits , de prudence et de pré-
voyance , de force et de douceur , de lois
morales et de lois religieuses. Rien n'est plus
sagement ordonné que ces cercles qui, partant
du dernier chantre de village, s'élèvent jus-
(i) Dans son Essai sur /es ]\Iœws. Voyez h no\e h a là
fin du volume.
DU CHUISTIAMSME. 119
qu'au trône pontifical qu'ils supportent, et qui
les couronne. L'Eglise ainsi, par ses diff'érens
degrés, touchoit à nos divers besoins : arts,
lettres, sciences, législation, politique, ins-
titutions littéraires, civiles et religieuses , fon-
dations pour l'humanité , tous ces magnifiques
bienfaits nous arrivoient par les rangs supé-
rieurs de la hiérarchie, tandis que les détails
de la charité et de la morale étoient répandus
par les degrés inférieurs , chez les dernières
classes du peuple. Si jadis l'Eglise fut pauvre,
depuis le dernier échelon jusqu'au premier,
c'est que la chrétienté ctoit indigente comme
elle. Mais on ne sauroit exiger que le clergé
fût demeuré pauvre , quand l'opulence crois-
soit autour de lui. Il auroit alors perdu toute
considération, et certaines classes de la société
avec lesquelles il n'auroit pu vivre , se fussent
soustraites à son autorité moialc. Le chef de
l'Eglise étoit prince, pour pouvoir parler aux
princes; les évéques, marchant de pair avec
les grands, osoient les instruire de leurs devoirs;
les prêtres séculiers et réguliers , au-dessus des
nécessités de la vie, se méloient aux riches dont
ils épuroient les mœurs, et le simple curé se
rapprochoit des pauvres, qu'il étoit destiné à
I20 GENIE
soulager par ses bienfaits , et à consoler par
son exemple.
Ce n'est pas que le plus indigent des prêtres
ne pût aussi instruire les grands du monde , et
les rappeler à la vertu; mais il ne pouvoit ni
les suivre dans les habitudes de leur vie, comme
le haut clergé, ni leur tenir un langage qu'ils
eussent parfaitement entendu. La considéra-
tion même dont ils jouissoicnt, venoit en partie
des ordres supérieurs de l'Eglise. Il convient
d'ailleurs a de grands peuples d'avoir un culte
honorable , et des autels oii l'infortuné puisse
trouver des secours.
Au reste , il n'y a rien d'aussi beau dans
l'histoire des institutions civiles et religieuses,
que ce qui concerne l'autorité , les devoirs et
l'investiture du prélat, parmi les Chrétiens.
On y voit la parfaite image du pasteur des
peuples et du ministre des autels. Aucune
classe d'hommes n'a plus honoré l'humanité
que celle des évêques , et Ton ne pourroit
trouver ailleurs plus de vertus, de grandeur
et de génie.
Le chef apostolique dcvoit être sans défaut
de corps, et pareil au prêtre sans tache, que
Platon dépeint dans ses Lois. Choisi dans
DU CHRISTIANISME. 121
l'assemblée du peuple, il étoit peut-être le seul
magistrat légal qui exislat dans les temps bar-
bares. Comme cette place entraînoit une res-
ponsabilité immense, tant dans cette vie que
dans l'autre, elle étoit loin d'être briguée. Les
Basile et les Ambroise fuyoient au désert ,
dans la crainte d'être élevés à une dignité dont
les devoirs effrayoient même leurs vertus.
Non seulement l'évêque étoit obligé de
remplir ses fonctions religieuses, comme d'en-
seigner la morale , d'administrer les sacre-
mens, d'ordonner les prêtres, mais encore
le poids des lois civiles et des débats poli-
tiques retomboit sur lui. G'étoit un prince à
apaiser, une guerre à détourner, une ville à
défendre. L'évêque de Paris , au neuvième
siècle , en sauvant par son courage la capitale
de la France , empêcha peut-être la France
entière de passer sous le joug des Nor-
mands.
u On étoit si convaincu, dit d'Héricourt,
que l'obligation de recevoir les étrangers étoit
un devoir dans l'épiscopat , que saint Grégoire
voulut, avant de consacrer Florentinus, évêque
d'Ancône , qu'on exprimât si c'étoit- par im-
puissance ou par avarice qu'il n'avoit point
122 GÉISIE
exerce jusqu'alors l'hospitalité envers les
e'trangers (i). »
On vouloit que l'évcque haït le péché, et
non le pécheur (2) ; qu'il supportât le foible,
qu'il eût un cœur de père pour les pauvres (3).
Il devoit néanmoins garder quelque mesure
dans ses dons , et ne point entretenir de pro-
fession dangereuse ou inutile , comme les bala-
dins et les chasseurs (4) : véritable loi politique,
qui frappoit d'un côté le vice dominant des
Romains , et de l'autre la passion des Barbares.
Si révéque avoit desparens dans le besoin,
il lui étoit permis de les préférer à des étran-
gers, mais non pas de les enrichir : « Car , dit
le canon , c'est leur état d'indigence , et non
les liens du sang qu'il doit regarder en pareil
cas (5). »
Faut-il s'étonner qu'avec tant de vertus, les
évéqucs obtinssent la vénération des peuples?
On courboit la tète sous leur bénédiction ; on
(i) Lois eccL de Fr. p. 751.
(2) Id. ih. can. Odio.
(3) Id. loc. cit.
(4-) id. ih. can. Don. (fui venatori/jus.
(b) Id. ib. pag. 7^2, can. Est probunda.
DU CHRISTIANISME. laS
chantoit Hozannah devant eux ; on les appe-
\oit /rès-saints , très-cher s à Dieu ^ et ces titres
étoicntd'autantplus magnifiques, qu'ilsctoient
justement acquis.
Quand les nations se civilisèrent , les évé-
ques, plus circonscrits dans leurs devoirs reli-
gieux, jouirent du bien qu'ils avoient fait aux
hommes, et cherchèrent à leur en faire en-
core , en s'appliquant plus particulièrement
au maintien de la morale , aux œuvres de
charilc et au progrès des lettres. Leurs palais
devinrent le centre de la politesse et des arts.
Appelés par leurs souverains au ministère
public, et revêtus des premières dignités de
l'Eghse , ils y déployèrent des talens qui firent
l'admiration de l'Europe. Jusque dans ces
derniers temps , lesévéques de France ont été
des exemples de modération et de lumière.
On pourroit sans doute citer quelques excep-
tions : mais, tant que les hommes seront sen-
sibles à la vertu , on se souviendra que plus de
soixante évêques catholiques ont erré fugitifs
chez des peuples protestans, et qu'en dépit
dés préjugés religieux, et des préventions qui
s'attachent à l'infortune, ils se sont attiré le
respect et la vénération de ces peuples ; on se
124 GÉNIE
souviendra que le disciple de Luther et de
Calvin est venu entendre le prélat romain
exilé, prêcher, dans quelque retraite obscure,
Tamourde l'humanitéet lepardondes offenses;
on se souviendra enfin que tant de nouveaux
Cyprien , persécutés pour leur religion , que
tant de courageux Chrysostôme se sont dé-
pouillés du titre qui faisoit leurs combats et
leur gloire, sur un simple mot du chef de
l'Eglise ; heureux de sacrifier , avec leur f)ros-
périté première , l'éclat de douze ans de mal-
heur à la paix de leur troupeau.
Quant au clergé inférieur, c'étoit à lui
qu'on étoit redevable de ce reste de bonnes
mœurs que l'on trouvoit encore dans les villes
et dans les campagnes. Le paysan sans religion
est une bête féroce ; il n'a aucun frein d'édu-
cation ni de respect humain : une vie pénible
a aigri son caractère ; la propriété lui a enlevé
l'innocence du Sauvage ; il est timide , gros-
sier, défiant, avare, ingrat surtout. Mais, par
un miracle frappant , cet homme naturelle-
ment pervers , devient excellent dans les mains
de la religion. Autant il étoit lâche , autant il
est brave; son penchant à trahir se change en
une fidélité à toute épreuve , son ingratitude en
DU CHRISTIATSISME. 125
un dévouement sans bornes, sa défiance en une
confiance absolue. Comparez ces paysans im-
pics , profanant les églises , dévastant les pro-
priétés , brillant à petit feu les femmes, les
enfans et les piètres ; comparez-les aux Ven-
déens, défendant le culte de leurs pères, et
seuls libres, quand la France étoit abattue
sous le joug de la terreur ; comparez-les , et
voyez la différence que la religion peut mettre
entre les hommes.
On a pu reprocher aux curés des préjugés
d'état ou d'ignorance; mais, après tout, la
simplicité du cœur, la sainteté de la >'ic, la
pauvreté évangélique , la charité de Jésus-
Christ, en faisoient un des ordres les plus
respectables de la nation. On en a vu plu-
sieurs qui sembloient moins des hommes que
des esprits bienfaisans descendus sur la terre
pour soulager les misérables. Souvent ils se
refusèrent le pain pour nourrir le nécessiteux,
et se dépouillèrent de leurs habits pour en
couvrir l'indigent. Qui oseroit reprocher à de
tels hommes quelque sévérité d'opinion? Qui
de nous, superbes philantropes , voudroit,
durant les rigueurs de l'hiver , être réveillé au
milieu de la nuit, pour aller administrer, au
liG GÉNIE
loin , dans les campagnes , le moribond expi-
rant sur la paille ? Qui de nous voudroit avoir
sans cesse le cœur brisé du spectacle d'une
misère qu'on ne peut secourir, se voir envi-
ronné d'une famille dont les joues hâves et
les yeux creux annoncent l'ardeur de la faim
et de tous les besoins ? Consentirions-nous à
suivre les curés de Paris , ces anges d'huma-
nité , dans le séjour du crime et de la douleur,
pour consoler le vice sous les formes les plus
dégoûtantes , pour verser l'espérance dans un
cœur désespéré? Qui de nous enfin voudroit
se séquestrer du monde des heureux, pour
vivre éternellement parmi les souffrances , et
ne recevoir, en mourant, pour tant de bien-
faits, que l'ingratitude du pauvre et la calom-
nie du riche ?
DU CHRISTIANISME. 127
CHAPITRE HT.
CLERGÉ RÉGULIER.
Origine de la Vie monastique.
S'il est vrai , comme on pourroit le croire ,
qu'une chose soit poétiquement belle , en
raison de l'antiquité de son origine, il faut
convenir que la vie monastique a quelques
droits à notre admiration. Elle remonte aux
premiers âges du monde. Le prophète Elie ,
fuyant la corruption d'Israël , se retira le long
du Jourdain, où il vécut d'herbes et déracines,
avec quelques disciples. Sans avoir besoin de
fouiller plus avant dans l'hisloirc , cette source
des ordres religieux nous semble assez mer-
veilleuse. Que n'eussent point dit les poètes
de la Grèce , s'ils avoient trouvé pour fonda-
teur des collèges sacrés, un homme ravi au
ciel dans un char de feu , et qui doit reparoître
sur la terre au jour de la consommation des
siècles ?
128 GÉNIE
De là, la vie monastique , par un héritage
admirable , descend à travers les prophètes et
saint Jean-Baptiste, jusqu'à Je'sus-Christ qui
se dcroboit souvent au monde pour aller
prier sur les montagnes. Bientôt les The'ra-
peutes (i), embrassant les |ferfections de la
retraite , offrirent , près du lac Mœris en
Egypte , les premiers modèles des monastères
chrétiens. Pmfm, sous Paul , Antoine et Pa-
côme , paroissent ces saints de la Thébaïde,
qui remplirent le Garmel et le Liban des chefs-
d'œuvre de la pénitence. Une voix de gloire et
de merveille s'éleva du fond des plus affreuses
solitudes. Des musiques divines se méloient
au bruit des cascades et des sources ; les séra-
phins visitoient l'anachorète du rocher, ou
enlevoient son âme brillante sur les nues; les
lions servoicnt de messagers au solitaire , et
les corbeaux lui apportoient la manne céleste.
Les cités jalouses virent tomber leur réputation
(i) Yoltaire se moque d'Eusèbe, qui prend ^ dit-il, les
Thérapeutes pour des nioiiies chiéllens. Eusèbe étoit plus
près de ces moines que Voltaire, et certainement plus
versé que lui dans les antiquités chrétiennes. Montfaucon ,
Fleurj, Héricourt, Helyot , et une foule d'autres savans,
se sont rangés à l'opinion de l'évêque de Césarée.
DU CHRISTIANISME. i2rj
antique : ce fut le temps de la renommée <ln
désert.
Marchant ainsi d'enchantement en enchan-
tement , dans rétablissement de la vie reli-
gieuse , nous trouvons une seconde sorte d'ori-
gines que nous appellerons /o<:«/^5, c'est-à-dire,
certaines fondations particulières d'ordres et
de couvens : ces origines ne sont ni moins
curieuses ni moins agréables que les premières.
Aux portes mêmes de Jésusalem on voit un
monastère bâti sur l'emplacement de la maison
de Pilale; au mont Sinaï, le couvent de la
Transfigura fi on marque le lieu où Jéhovah
dicta ses lois aux Hébreux , et plus loin s'élève
un autre couvent sur la montagne où Jésus-
Christ disparut de la terre.
Et que de choses admirables l'Occident ne
nous montre-t-il pas à son tour dans les fon-
dations des communautés , monumens de nos
antiquités gauloises, lieux consacrés par d'in-
téressantes aventures, ou par des actes d'hu-
manité! L'histoire, les passions du cœur, la
bienfaisance se disputent l'origine de nos
monastères. Dans cette gorge des Pyrénées ,
voilà l'hôpital de Roncevaux , que Charle-
magnc bâtit à l'endroit même où la fleur des
4. 9
i3o GÉNIE
chevaliers, Roland , termina ses hauts faits :
un asile de paix et de secours marque digne-
ment le tombeau du preux qui défendit l'or-
phelin , et mourut pour sa patrie. Aux plaines
de Bovines , devant ce petit temple du Sei-
gneur , j'apprends à mépriser les arcs de
triomphe des Marius et des Césars ; je con-
temple avec orgueil ce couvent qui vit un roi
français proposer la couronne au plus digne.
Mais aimez-vous les souvenirs d'une autre
sorte ? Une femme d'Albion , surprise par un
sommeil mystérieux , croit voir en songe la
lune se pencher vers elle ; bientôt il lui naît
une fille , chaste et triste comme le flambeau
des nuits, et qui, fondant un monastère,
devient l'astre charmant de la solitude.
On nous accuseroitde chercher à surprendre
l'oreille par de doux sons, si nous rappelions
ces couvens à! Aqua-Bclla , de Bel-Monte de
Vallombreusey ou de la Colombe^ ainsi nommé
à cause de son fondateur, colombe céleste
qui vivoit dans les bois. La Trappe et le
Paraclet gardoient le nom et le souvenir de
Comminges et d'Héloïse. Demandez à ce
paysan de l'antique Neustrie quel est ce mo-
nastère qu'on aperçoit au sommet de la col-
DU CHRISTIANISME. i3i
line ? Il vous répondra : « C'est le Prieuré
des deuœ Amans: un jeune gentilhomme étant
devenu amoureux d'une jeune damoiselle , fille
du châtelain de Malmain , ce seigneur consentit
à accorder sa fille à ce pauvre gentilhomme ,
s'il la pouvoit porter jusqu'au haut du mont.
Il accepta le marché , et chargé de sa dame ,
il monta tout au sommet de la colline; mais
il mourut de fatigue en y arrivant : sa pré-
tendue trépassa bientôt par grand déplaisir;
les parens les enterrèrent ensemble dans ce
lieu , et ils y firent le prieuré que vous voyez. »
Enfin, les cœurs tendres auront dans les
origines de nos couvens de quoi se satisfaire,
comme l'antiquaire et le poêle. Voyez ces
retraites de la Charité^ des Pèlerins^ du
Bieîi-Mourir^ des Enterreurs de Morts; des
Insensés^ des Orphelins; tâchez, si vous le
pouvez , de trouver dans le long catalogue
des misères humaines, une seule infirmité de
l'âme ou du corps pour qui la religion n'ait
pas fondé son lieu de soulagement ou son
hospice !
Au reste , les persécutions des Romains
contribuèrent d'abord à peupler les solitudes;
ensuite , les Barbares s'étant précipités sur
.9-
i32 GÉNIE
l'empire , et ayant brise tous les liens de la
société , il ne resta aux hommes que Dieu
pour espérance, et les déserts pour refuges.
Des congrégations d'infortunés se formèrent
dans les forets et dans les lieux les plus inac-
cessibles. Les plaines fertiles étoient en proie
à des Sauvages qui ne savoient pas les culti-
ver , tandis que sur les crêtes arides des monts,
habitoit un autre monde , qui , dans ces roches
escarpées , avoit sauvé, , comme d'un second
déluge , les restes des arts et de la civilisation.
Mais de même que les fontaines découlent des
lieux élevés pour fertiliser les vallées , ainsi les
premiers anachorètes descendirent peu à peu
de leurs hauteurs , pour porter aux Barbares
la parole de Dieu et les douceurs de la vie.
On dira peut-être que , les causes qui don-
nèrent naissance à la vie monastique n'exis-
tant plus parmi nous , les couvens étoient
devenus des retraites inutiles. Et quand donc
ces causes ont-elles cessé ? N'y a-t-il plus d'or-
phelins, d'infirmes , de voyageurs, de pauvres,
d'infortunés ? Ah ! lorsque les maux des siècles
barbares se sont évanouis , la société si habile
à tourmenter les âmes , et si ingénieuse en
douleur, a bien su faire naîtrq mille autres
DU CHRISTIANISME. i33
raisons d'adversité , qui nous jettent dans la
solitude ! Que de passions trompées , que de
sentimens trahis, que de dégoûts amers nous
entraînent chaque jour hors du monde ! C*étoit
une chose fort belle que ces maisons religieuses
où l'on trouvoit une retraite assurée contre les
coups de la fortune et les orages de son
propre cœur. Une orpheline abandonnée de
la société , à cet âge où de cruelles séductions
sourient à la beauté et à Tinnocence, savoit
du moins qu'il y avoit un asile où l'on ne se
feroit pas un jeu de la tromper. Comme il
étoit doux pour cette pauvre étrangère sans
parens , d'entendre retentir le nom de sœur
à ses oreilles ! Quelle nombreuse et paisible
famille la religion ne venoit-elle pas de lui
rendre ! un père céleste lui ouvroit sa maison,
et la recevoit dans ses bras.
C'est une philosophie bien barbare et une
politique bien cruelle , que celles-là qui veu-
lent obliger l'infortuné à vivre au milieu du
monde. Des hommes ont été assez peu délicats ,
pour mettre en commun leurs voluptés ; mais
l'adversité a un plus noble égoïsme : elle se
cache toujours pour jouir de ses plaisirs , qui
sont ses larmes. S'il est des lieux pour la santé
i34 GÉNIE
du corps, ah! permettez à la religion d'en
avoir aussi pour la santé de l'âme ; elle qui
est bien plus sujette aux maladies, et dont les
infirmités sont bien plus douloureuses , bien
plus longues, et bien plus difficiles à guérir.
Des gens se sont avisés de vouloir qu'on
élevât des retraites nationales pour ceux qni
pleurent. Certes, ces philosophes sont pro-
fonds dans la connoissance de la nature, et
les choses du cœur humain leur ont été révé-
lées ! C'est-à-dire qu'ils veulent confier le
malheur à la pitié des hommes , et mettre les
chagrins sous la protection de ceux qui les
causent. Il faut une charité plus magnifique
que la nôtre pour soulager l'indigence d'une
âme infortunée ; Dieu seul est assez riche
pour lui faire l'aumône.
On a prétendu rendre un grand service aux
religieux et aux religieuses, en les forçant de
quitter leurs retraites : qu'en est-il advenu ?
Les femmes qui ont pu trouver un asile dans
des monastères étrangers , s'y sont réfugiées ;
d'autres se sont réunies pour former entr'elles
des monastères au milieu du monde ; plusieurs
enfin sont mortes de chagrin ; et ces Trappistes
si à plaindre , au lieu de profiter des charmes
DU CHRISTIANISME. i35
de la liberté et de la vie, ont été continuer
leurs macérations dans les bruyères de l'An-
gleterre et dans les déserts de la Russie.
11 ne faut pas croire que nous soyons tous
également nés pour manier le boyau ou le
mousquet, et qu'il n'y ait point d'homme
d'une délicatesse particulière , qui soit formé
pour le labeur de la pensée, comme un autre
pour le travail des mains. N'en doutons point,
nous avons au fond du cœur mille raisons de
solitude : quelques uns y sont entraînés par une
pensée tournée à la contemplation ; d'autres,
par une certaine pudeur craintive , qui fait
qu'ils aiment à habiter en eux-mêmes ; enfin ,
il est des âmes trop excellentes , qui cherchent
en vain dans la nature les autres âmes aux-
quelles elles sont faites pour s'unir, et qui
semblent condamnées à une sorte de virginité
morale ou de veuvage éternel.
C'étoit surtout pour ces âmes solitaires que
la religion avoit élevé ses retraites.
i3G GÉNIE
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CHAPITRE IV.
Des Constitutions monastiques.
On doit sentir que ce n'est pas l'histoire
particulière des ordres religieux que nous
écrivons, mais seulement leur histoire morale.
Ainsi , sans parler de saint Antoine , père
des cénobites , de saint Paul , premier des
anachorètes, de sainte Synclétique, fonda-
trice des monastères de filles ; sans nous
arrêter à l'ordre de saint Augustin , qui com-
prend les chapitres connus sous le nom de
régidiers ; à celui de saint Basile , adopté par
les religieux et les religieuses d'Orient ; à la
règle de saint Benoît , qui réunit la plus
grande partie des monastères occidentaux ; à
celle de saint François, pratiquée par les
ordres mendians , nous confondrons tous les
religieux dans un tableau général , où nous
tâcherons de peindre leurs costumes , leurs
usages, leurs mœurs, leur vie active ou con-
DU CHKISTIANISME. là-j
tcmplativc , et les services sans nombre qu'ils
ont rendus à la société.
Cependant nous ne pouvons nous empêcher
de faire une observation. Il y a des personnes
qui méprisent, soit par ignorance, soit par
préjugés , ces constitutions sous lesquelles un
grand nombre de cénobites ont vécu depuis
plusieurs siècles. Ce mépris n'est rien moins
que philosophique , et surtout dans un temps
où l'on se pique de connoître et d'étudier les
hommes. Tout religieux qui , au moyen d'une
haire et d'un sac, est parvenu à rassembler
sous ses lois plusieurs milliers de disciples ,
n'est point un homme ordinaire ; et les res-
sorts qu'il a mis en usage, l'esprit qui do-
mine dans ses institutions , valent bien la peine
d'être examinés.
Il est digne de remarque , sans doute , que
de toutes ces règles monastiques, les plus
rigides ont été les mieux observées : les Char-
treux ont donné au monde l'unique exemple
d'une congrégation qui a existé sept cents
ans , sans avoir besoin de réforme. Ce qui
prouve que, plus le législateur combat les
penchans nattirels , plus il assure la durée
de son ouvrage. Ceux au contraire qui pré-
i38 GENIE
tendent élever des sociétés , en employant
les passions comme matériaux de l'édifice ,
ressemblent à ces architectes qui bâtissent des
palais avec cette sorte de pierre qui se fond à
l'impression de l'air.
Les ordres religieux n'ont été, sous beau-
coup de rapports, que des sectes philoso-
phiques assez semblables à celles des Grecs.
Les moines étoient appelés philosophes dans
les premiers temps ; ils en portoient la robe
et enimitoientles mœurs. Quelques uns même
avoient choisi pour seule règle le manuel
d'Epictète. Saint Basile établit le premier les
vœux de pauvreté ^ de chasteté çX d'obéissance.
Cette loi est profonde , et, si l'on y réfléchit,
on verra que le génie de Lycurgue est ren-
fermé dans ces trois préceptes.
Dans la règle de saint Benoît tout est pres-
crit, jusqu'aux plus petits détails de la vie : lit,
nourriture , promenade , conversation , prière.
On donnoit aux foibles des travaux plus déli-
cats ; aux robustes de plus pénibles : en un mot,
la plupart de ces lois religieuses décèlent une
connoissance incroyable dans l'art de gouver-
ner les hommes. Platon n'a fait que rêver des
républiques, sans pouvoir rien exécuter : saint
DU CHRISTIANISME. • 189
Augustin, saint Basile, saint Benoît ont été
de véritables législateurs , et les patriarches
de plusieurs grands peuples. ^
On a beaucoup déclamé, dans ces derniers
temps , contre la perpétuité des vœux ; mais
il n'est peut-être pas impossible de trouver
en sa faveur des raisons puisées dans la na-
ture des choses, et dans les besoins même
de notre âme.
L'homme est surtout malheureux par son
inconstance et par l'usage de ce libre arbitre ,
qui fait à la fois sa gloire et ses maux, et qui
fera sa condamnation. Il flotte de sentiment
en sentiment, dépensée en pensée ; ses amours
ont la mobilité de ses opinions, et ses opi-
nions lui échappent comme ses amours. Cette
inquiétude le plonge dans une misère dont il
ne peut sortir , que quand une force supérieure
l'attache à un seul objet. On le voit alors
porter avec joie sa chaîne ; car l'homme infi-
dèle hait pourtant l'infidélité. Ainsi , par
exemple , l'artisan est plus heureux que le
riche désoccupé , parce qu'il est soumis à un
travail impérieux, qui ferme autour de lui
toutes les voies du désir ou de l'inconstance.
La même soumission à la puissance fait le
i4o GÉNIE
bien-être des enfans , et la loi qui défend le
divorce, a moins d'inconvéniens pour la paix
des familles, que la loi qui le permet.
Les anciens législateurs avoient reconnu
cette nécessité d'imposer un joug à l'homme.
Les républiques de Lycurgue et de Minos
n'étoient en effet que des espèces de com-
munautés, où Ton étoit engagé , en naissant ,
par des vœux perpétuels. Le citoyen y étoit
condamné à une existence uniforme et mono-
tone. Il étoit assujéti à des règles fatigantes ,
qui s'étendoient jusque sur ses repas et ses
loisirs ; il ne pouvoit disposer ni des heures
de sa journée , ni des âges de sa vie : on lui
dcmandoit un sacrifice rigoureux de ses goûts ;
il falloit qu'il aimât, qu'il pensât, qu'il agît
d'après la loi : en un mot , on lui avoit retiré
sa volonté, pour le rendre heureux.
Le vœu perpétuel, c'est-à-dire la soumis-
sion à une règle inviolable , loin de nous
plonger dans l'infortune , est donc au con-
traire une disposition favorable au bonheur ,
surtout quand ce vœu n'a d'autre but que de
nous défendre contre les illusions du monde ,
comme dans les ordres monastiques. Les
passions ne se soulèvent guère dans notre
nu CHRISTIANISME. i4i
sein avant noire quatrième lustre ; à qua-
lante ans , elles sont déjà éteintes ou dé-
trompées : ainsi le serment indissoluble nous
prive tout au plus de quelques années de
désirs , pour faire ensuite la paix de notre
vie , pour nous arracher aux regrets ou au
remords , le reste de nos jours. Or , si vous
mettez en balance les maux qui naissent des
passions, avec le peu de momcns de joie
qu'elles vous donnent , vous verrez que le vœu
perpétuel est encore un grand bien , même
dans les plus beaux instans de la jeunesse.
Supposons d'ailleurs qu'une religieuse pût
sortir de son cloître à volonté , nous deman-
dons si cette femme seroit heureuse ? Quelques
années de retraite auroient renouvelé pour
elle la face de la société. Au spectacle du
monde, si nous détournons un moment la
tête , les décorations changent , les palais
s'évanouissent ; et, lorsque nous reportons les
yeux sur la scène , nous n'apercevons plus
que des déserts et des acteurs inconnus.
On verroit incessamment la folie du siècle
entrer par caprice dans les couvens , et en
sortir par caprice. Les cœurs agités ne seroient
plus assez long-temps auprès des cœurs pai-
42 GÉNIE
siblcs pour prendre quelque chose de leur
repos, et les âmes sereines auroienl bientôt
perdu leur calme , dans le commerce des
âmes troublées. Au lieu de promener en
silence leurs chagrins passés dans les abris
du cloître , les malheureux iroient se racon-
tant leurs naufrages, ets'excitant peut-être à
braver encore les écueils. Femme du monde,
femme de la solitude , l'infidèle épouse de
Jésus-Christ ne seroit propre ni à la solitude
ni au monde : ce flux et reflux des passions ,
ces vœux tour à tour rompus et formés , ban-
niroient des monastères la paix, la subordi-
nation , la décence : ces retraites sacrées , loin
d'offrir un port assuré à nos inquiétudes , ne
seroient plus que des lieux où nous viendrions
pleurer un moment l'inconstance des autres,
et méditer nous - mêmes des inconstances
nouvelles.
Mais ce qui rend le vœu perpétuel de la
religion bien supérieur à l'espèce de vœu
politique du Spartiate et du Cretois, c'est
qu'il vient de nous-mêmes ; qu'il ne nous
est imposé p^ personne , et qu'il présente
au cœur une compensation pour ces amours
terrestres que l'on sacrifie. 11 n'y a rien que
DU CHRISTIANISME. 1^3
de grand dans cette alliance d'une âme im-
mortelle avec le principe éternel ; ce sont
deux natures qui se conviennent et qui s'unis-
sent. Il est sublime de voir l'homme né libre ,
chercher en vain son bonheur dans sa volonté ,
puis, fatigué de ne rien trouver ici-bas qui
soit digne de lui , se jurer d'aimer à jamais
l'Etre-Supréme , et se créer , comme Dieu ,
dans son propre serment , une TSécessité.
i44 GÉNIE
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CHAPITRE V.
TABLEAU DES MŒURS ET DE LA VIE RELIGIEUSE.
Moines Cophtes, Maronites, etc.
Venons maintenant au tableau de la vie
religieuse , et posons d'abord un principe.
Partout où se trouve beaucoup de mystère,
de solitude, de contemplation, de silence,
beaucoup de pensées de Dieu , beaucoup de
choses vénérables dans les costumes , les usages
et les mœurs , là se doit trouver une abon-
dance de toutes les sortes de beautés. Si celte
observation est juste , on va voir qu'elle s'ap-
plique merveilleusement au sujet que nous
traitons.
Remontons encore aux solitaires de la
Thcbaïde. Ils habitoient des cellules appelées
laures^ et portoient , comme leur fondateur
Paul , des robes de feuilles de palmier ;
d'autres étoient vêtus de cilices tissus de poil
de gazelle ; quelques uns , comme le solitaire
DU CHKISTIANISME. ./,5
Zenon, jeloient seulement sur leurs épaules
la dépouille des bêtes sauvages ; et Tanacho-
rcte Séraphion marchoit enveloppé du linceul
qui devoit le couatît dans la tombe. Les reli-
gieux Maronites , dans les solitudes du Liban ,
les ermites ÎSestoriens , répandus le long du
Tigre, ceux d'Abyssinie , aux cataractes du
Nil et sur les rivages de la mer Piouge , tous
enfin mènent une vie aussi extraordinaire que
les déserts où ils l'ont cacbée. Le moine Côpbte,
en entrant dans son monastère , renonce aux
plaisirs, consume son temps en travail, en
jeûnes , en prières et à la pratique de l'hospi-
talité. Il couche sur la dure , dort à peine quel-
ques instans , se relève , et , sous le beau fir-
mament d'Egypte , fait entendre sa voix parmi
les débris de Tlièbes et de Memphis. Tantôt
l'écho des pyramides redit aux ombres des
Pharaon les cantiques de cet enfant de la
famille de Joseph ; tantôt ce pieux solitaire
chante au matin les louanges du vrai soleil,
au même lieu oii des statues harmonieuses
soupiroient le réveil de l'aurore. C'est là qu'il
cherche l'Européen égaré à la poursuite de ces
ruines fameuses ; c'est là que le sauvant de
l'Arabe, il l'enlève dans sa tour, et prodigue
4- lo
i46 GÉNIE
à cet inconnu la nourriture qu'il se refuse à
lui-même. Les savans vont bien visiter les
débris de l'Egypte; mais d'où vient que,
comme les moines chrétiens, objets de leur
mépris , ils ne vont pas s'établir dans ces mers
de sable, au milieu de toutes les privations,
pour donner un verre d'eau au voyageur , et
l'arracher au cimeterre du Bédouin ?
Dieu des chrétiens , quelles choses n'as-tu
point faites! Partout oii Ton tourne les yeux ,
on ne voit que les monumens de tes bienfaits.
Dans les quatre parties du monde , la religion
a distribué ses milices et placé ses vedettes
pour l'humanité. Le moine Maronite appelle,
par le claquement de deux planches suspen-
dues à la cime d'un arbre, l'étranger que la
nuit a surpris dans les précipices du Liban ;
ce pauvre et ignorant artiste n'a pas de plus
riche moyen de se faire entendre : le moine
Abyssinien vous attend dans ce bois , au mi-
lieu des tigres : le missionnaire Américain
veille à votre conservation dans ses immenses
forets. Jeté par un naufrage sur des côtes in-
connues , tout à coup vous apercevez une croix
sur un rocher. Malheur à vous, si ce signe de
salul ne fait pas couler vos larmes! Vous êtes
DU CHRISTIANISME. 147
en pays d'amis; ici sont des chrétiens. Voas
êtes Français, il estvrai, etilssontEspagnols,
Allemands, Anglais peut-être ! Et qu'importe!
n'êtes-vous pas de la grande famille de Jésus-
Christ? Ces étrangers vous reconnoîtront pour
frère , c'est vous qu'ils invitent par cette croix ;
ils ne vous ont jamais vu, et cependant ils
pleurent de joie , en vous voyant sauvé du
désert.
Mais le voyageur des Alpes n'est qu'au mi-
lieu de sa course. La nuit approche , les neiges
tomhent; seul , tremblant, égaré, il fait quel-
ques pas , et se perd sans retour. C'en est
fait, la nuit est venue : arrêté au bord d'un
précipice, il n'ose ni avancer, ni retourner
en arrière. Bientôt le froid le pénètre , ses
membres s'engourdissent , un funeste sommeil
cherche ses yeux ; ses dernières pensées sont
pour ses eafans et son épouse ! Mais n'est-ce
pas le son d'une cloche qui frappe son oreille
à travers le murmure de la tempête , ou bien
est-ce \e g/as de la mort, que son imagination
effrayée croit ouïr au milieu des vents ? Non :
ce sont des sons réels, mais inutiles! car les
pieds de ce voyageur refusent maintenant de
le porter Un autre bruit se fait
10.
i48 GÉNIE
entendre ; un chien jappe sur les neiges , il
approche, il arrive, il hurle de joie : un soli-
taire le suit.
Ce n'étoit donc pas assez d'avoir mille fois
exposé sa vie pour sauver des hommes, et de
s'être établi pour jamais au fond des plus
affreuses solitudes ? Il falloit encore que les
animaux même apprissent à devenir l'instru-
ment de ces œuvres sublimes , qu'ils s'em-
brasassent , pour ainsi dire , de l'ardente cha-
rité de leurs maîtres , et que leurs cris sur le
sommet des Alpes proclamassent aux échos
les miracles de notre religion.
Qu'on ne dise pas que l'humanité seule
puisse conduire a de tels actes ; car d'où
vient qu'on ne trouve rien de pareil dans
cette belle antiquité , pourtant si sensible? On
parle de la philantropie ! c'est la religion
chrétienne qui est seule philantrope par
excellence. Immense et sublime idée qui fait
du chrétien de la Chine un ami du chrétien
de la France , du sauvage néophyte un frère
du moine Egyptien ! Nous ne sommes plus
étrangers sur la terre , nous ne pouvons plus
nous y égarer. Jésus-Christ nous a rendu
riiéritage que le péché d'Adam nous avoit
DU CHRISTIANISME. 1^9
ravi. Chrétien! il n'est plus d'océan ou de
déserts inconnus pour toi ; tu trouveras par-
tout la langue de tes aïeux et la cabane de ton
père!
i5o GENIE
VVV.VV\*VkV\\VVaVVW»*VVVVVVVVV»»V\VVVVVVV»VVVVVVVV\iVVVUVV\\VVVVVVVVVVVV\VVVv'
CHAPITRE VI.
SUITE DU PRECEDENT.
Trappistes, Chartreux, Sœurs de Sainte-Claire , Pères delà
Re'demption , Missionnaires, Filles de la Charité', etc.
Telles sont les mœurs et les coutumes de
quelques uns des ordres religieux de la vie
contemplative; mais ces choses néanmoins
ne sont si belles , que parce qu'elles sont
unies aux méditations et aux prières : ôtez le
nom et la présence de Dieu de tout cela , et
le charme est presque détruit.
Voulez-vous maintenant vous transporter
à la Trappe , et contempler ces moines vêtus
d'un sac, qui bêchent leurs tombes? Voulez-
vous les voir errer comme des ombres dans
cette grande forêt de Mortagne, et au bord
de cet étang solitaire "? Le silence marche à
leurs côtés , ou s'ils se parlent quand ils se
rencontrent, c'est pour se dire seulement:
Frères^ il faut mourir. Ces ordres rigoureux
du christianisme étoient des écoles de morale
DU CHRISTIAÎSISME. i5i
en action , instituées au milieu des plaisirs du
siècle : ils offroient sans cesse des modèles de
pénitence et de grands exemples de la misère
humaine , aux yeux du vice et de la prospérité.
Quel spectacle que celui du Trappiste
mourant ! quelle sorte de haute philosophie !
quel avertissement pour les hommes! Etendu
sur un peu de paille et de cendre , dans le
sanctuaire de l'église , ses frères rangés en
silence autour de lui, il les appelle à la vertu,
tandis que la cloche funèhre sonne ses der-
nières agonies. Ce sont ordinairement les
vivans qui engagent l'infirme à quitter coura-
geusement la vie; mais ici, c'est une chose
plus sublime , c'est le mourant qui parle de
la mort. Aux portes de l'éternité , il la doit
mieux connoître qu'un autre ; et , d'une voix
qui résonne déjà entre des ossemens , il appelle
avec autorité ses compagnons , ses supérieurs
même à la pénitence. Qui ne frémiroit, en
voyant ce religieux qui vécut d'une manière
si sainte, douter encore de son salut à l'ap-
proche du passage terrible ? Le christianisme
a tiré du fond du sépulcre toutes les mora-
lités qu'il renferme. C'est par la mort que la
morale est entrée dans la vie : si l'homme ,
i52 GÉNIE
tel qu'il est aujourd'hui après sa chute , fût
demeuré immortel , peut-être n'eùt-il jamais
connu la vertu (i).
Ainsi s'offrent de toutes parts dans la reli-
gion les scènes les plus instructives ou les plus
attachantes : là, de saints muets , comme un
peuple enchanté par un filtre, accomplissent
sans paroles les travaux des moissons et des
vendanges : ici , les filles de Claire foulent de
leurs pieds nus les tombes glacées de leur
cloître. Ne croyez pas toutefois qu'elles soient
malheureuses au milieu de leurs austérités;
leurs cœurs sont purs, et leurs yeux tournés
vers le ciel, en signe de désir et d'espérance.
Une robe de laine grise est préférable à des
habits somptueux, achetés au prix des vertus;
le pain de la charité est plus sain que celui de
la prostitution. Eh! de combien de chagrins
ce simple voile baissé entre ces filles et le
monde, ne les sépare-t-il pas!
En vérité , nous sentons qu'il nous faudroit
un tout autre talent que le nôtre , pour nous
tirer dignement des objets qui se présentent
à nos yeux. Le plus bel éloge que nous pour-
(l) Voyez la noie M h la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. i53
rions faire de la vie monastique, seroit de
présenter le catalogue des travaux auxquels
elle s'est consacrée. La religion , laissant à
notre cœur le soin de nos joies, ne s'est
occupée, comme une tendre mère, que du
soulagement de nos douleurs; mais, dans
celle œuvre immense et difficile , elle a appelé
tous ses fils et toutes ses filles à son secours.
Aux uns , elle a confié le soin de nos maladies ,
comme à cette multitude de religieux et de
religieuses, d voues au service des hôpitaux;
aux autres , elle a délégué les pauvres, comme
aux Sœurs de la Charité. Le Père de la Rédemp-
tion s'embarque à Marseille ; où va-t-il seul
ainsi avec son bréviaire et son bâton ? Ce con-
quérant marche à la délivrance de Ihumanité,
et les armées qui l'accompagnent sont invi-
sibles. La bourse de la charité à la main, il court
affronter la peste, le martyre et l'esclavage. Il
aborde le Dey d'Alger, il lui parle au nom de
ce Roi céleste dont il est l'ambassadeur. Le
Barbare s'étonne à la vue de cet Européen, qui
ose, seul, à travers les mers et les orages,
venir lui redemander des captifs: dompté par
une force inconnue, il accepte l'or qu'on lui
présente; et l'héroïque libérateur, satisfait
j54 Génie
d'avoir rendu des malheureux à leur patrie,
obscur et ignore, reprend humblement à pied
le chemin de son monastère.
Partout c'est le même spectacle : le mission-
naire qui part pour la Chine , rencontre au
port le missionnaire qui revient , glorieux et
mutilé, du Canada; la sœur-grise court admi-
nistrer rindigent dans sa chaumière , le Père
capucin vole à l'incendie , le frère Hospitalier
lave les pieds du voyageur » le frère du Bieii-
Mourir console l'aganisant sur sa couche , le
frère Entenxur porte le corps du pauvre
décédé , la sœur de la Charité monte au sep-
tième étage pour prodiguer l'or, le vêtement
et l'espérance ; ces filles , si justement appelées
Filles-Dieu^ portent et reportent ça et là les
bouillons, la charpie , les remèdes ; la fille du
Bon-Pasteur tend les bras à la fille prostituée ,
et lui crie : Je ne suis point venue pour appeler
les justes, mais les pécheurs ! l'orphelin trouve
lin père ^ Tinsensé un médecin, l'ignorant un
instructeur. Tous ces ouvriers en œuvres cé-
lestes, se précipitent, vs'animent les uns les
autres. Cependant la religion attentive , et
tenant une couronne immortelle , leur cric :
•< Courage, mesenfans! courage ! hàtez-vous^
DU CHRISTIANISME. i55
soyez plus prompts que les maux dans la car-
rière de la vie ! méritez cette couronne que je
vous prépare ; elle vous mettra vous-mêmes
à l'abri de tous maux et de tous besoins. »
Au milieu de tant de tableaux , qui méri-
teroient chacun des volumes de détails et de
louanges, sur quelle scène particulière arrê-
terons-nous nos regards ? Nous avons déjà
parlé de ces hôtelleries , que la religion a
placées dans es solitudes des quatre parties
du monde, fixons donc à présent les yeux sur
des objets d'une autre sorte.
Il y a des gens pour qui le seul nom de
capucin est un objet de risée. Quoi qu'il en
soit, un religieux de l'ordre de saint François
étoit souvent un personnage noble et simple.
Qui de nous n'a vu un couple de ceshommes
vénérables, voyageant dans les campagnes,
ordinairement vers la fête des Morts , à l'ap-
proche de l'hiver, au temps de la quête des
vignes P Ils s'en alloient, demandant l'hospi-
talité dans les vieux châteaux sur leur route. A
l'entrée de la nuit, les deux pèlerins arrivoient
chez le châtelain solitaire : ils montoient un
antique perron , mettoient leurs longs bâtons
et leurs besaces derrière la porte , frappoient
i5ti GENIE
au portique sonore , et demandoient Thospi-
talitc. Si le maître refusoit ces hôtes du
Seigneur, iJs faisoient un profond salut, se
retiroient en silence , reprenoient leurs be-
saces et leurs bâtons, et, secouant la pous-
sière de leurs sandales , ils s'en alloient ,
à travers la nuit , chercher la cabane du labou-
reur. Si,, au contraire , ils étoient reçus , après
qu'on leur avoit donné à laver , à la façon des
temps de Jacob et d'Homère , ils venoient
s'asseoir au foyer hospitalier. Gomme aux
siècles antiques , afin de se rendre les maîtres
favorables ( et parce que , comme Jésus-Christ,
ils aimoient aussi les enfans ) , ils commen-
çoient par caresser ceux de la maison ; ils
leur présentoient des reliques et des images.
Les enfans qui s'étoient d'abord enfuis tout
effrayés , bientôt attirés par ces merveilles ,
se familiarisoient jusqu'à se jouer entre les
genoux des^bons religieux. Le père et la mère,
avec un sourire d'attendrissement , regardoient
ces scènes naïves , et l'intéressant contraste de
la gracieuse jeunesse de leurs enfans , et de la
vieillesse chenue de leurs hôtes.
Or, la pluie et le coup de vent des morts
baltoicnt au-dehors les bois dépouillés , les
DU CHRISTIANISME. iS;
cheminées , les créneaux du château gothique ;
la chouette crioil sur ses faîtes. Auprès d'un
large foyer, la famille se meltoit à tahle : le
repas étoit cordial , et les manières affec-
tueuses. La jeune demoiselle du lieu interro-
geoit timidement ses hôtes , qui louoient gra-
vement sa beauté et sa modestie. Les bons Pères
cntretenoient la famille par leurs agréai )les
propos : ils racontoient quelque histoire bien
touchante ; car ils avoient toujours appris des
choses remarquables dans leurs missions loin-
taines , chez les Sauvages de l'Amérique , ou
chez les peuples de la Tartarie. A la longue
barbe de ces Pères , à leur robe de Tanlique
Orient, à la manière dont ils étoient venus
demander l'hospilalilé, on se rappeloit ces
temps où les Thaïes et les Anacharsis voya-
geoient ainsi dans l'Asie et dans la Grèce.
Après le souper du château , la dame appe-
loit ses serviteurs, et l'on invitoitun des Pères
à faire en commun la prière accoutumée ; en-
suite les deux religieux se retiroient à leur
couche, en souhaitant toutes sortes de pros-
pérités à leurs hôtes. Le lendemain on cher-
choit les vieux voyageurs , mais ils s'étoient
évanouis , comme ces saintes apparitions qui
i58 GÉNIE
visitent quelquefois Thomme de bien dans sa
demeure.
Etoit-il quelque chose qui pût briser l'âme,
quelque commission dont les hommes , enne-
mis des larmes, n'osassent se charger, de peur
de compromettre leurs plaisirs , c'étoit aux
enfans du cloître qu'elle étoit aussitôt dévolue,
et surtout aux Pères de l'ordre de saint Fran-
çois; on supposoit que des hommes qui s'é-
toient voués à la misère , dévoient être natu-
rellement les hérauts du malheur. L'un étoit
obligé d'aller porter à une famille la nouvelle
de la perte de sa fortune ; l'autre de lui ap-
prendre le trépas d'un fils unique. Le grand
Bourdaloue remplit lui-même ce triste de-
voir : il se présentoit en silence à la porte du
père , croisoit les mains sur sa poitrine , s'in-
clinoit profondément , et se retiroit muet ,
comme la mort dont il étoit l'interprète.
Croit-on qu'il y eût beaucoup de plaisirs
( nous entendons de ces plaisirs à la façon du
monde ) , croit-on qu'il fût fort doux pour un
Cordelier, un Carme, un Franciscain , d'aller,
au milieu des prisons, annoncer la sentence
au criminel , l'écouter, le consoler, et avoir,
pendant des journées entières , l'ame trans-
Ar Fir.
Quel Jn)nn<nir, nuel prolit revenait -il aces momcs
cle lanl île sacrifiées, sinon la dérision àw momie, e*^
les injures uieme <les prisouniors qu'ils eonsolaioui
K P. JMForUaim'
DU CHRISTIANISME. 159
percée des scènes les plus déchirantes ? On a
vu , dans ces actes de dévouement , la sueur
tomber à grosses gouttes du front de ces
compalissans religieux , et mouiller ce froc
qu'elle a pour toujours rendu sacré, en dépit
des sarcasmes de la philosophie. Et pourtant
quel honneur , quel profit revenoit-il à ces
moines de tant de sacrifices, sinon la dérision
du monde, et les injures même des prison-
niers qu'ils consoloient! Mais du moins les
hommes , tout ingrats qu'ils sont , a voient con-
fessé leur nullité dans ces grandes rencontres
de la vie , puisqu'ils les avoient abandonnées
à la religion , seul véritable secours au der-
nier degré du malheur. O apôtre de Jésus-
Christ, de quelles catastrophes n'étiez- vous
point témoin , vous qui , près du bourreau ,
ne craigniez point de vous couvrir du sang des
misérables , et qui étiez leur dernier ami !
Voici un des plus hauts spectacles de la terre :
aux deux coins de cet échafaud , les deux jus-
tices sont en présence , la Justice humaine et
la Justice divine : l'une , implacable et appuyée
sur un glaive , est accompagnée du désespoir ;
l'autre , tenant un voile trempé de pleurs , se
montre entre la pitié et l'espérance : l'une a
i6o GENIE
pour ministre un homme de sang^ , l'autre un
homme de paix : Tune condamne , l'autre
at>sout : innocente ou coupable , la première
dit à la victime : « Meurs! » La seconde lui
crie : « Fils de l'innocence ou du repentir,
montez au Ciel! ^>
DU CHRISTIANISME. i6i
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE QUATRIÈME.
MISSIONS.
WV tA^ VWVWVW VWWV t/WW^ VW VW WVVW W% \iVVVV\V\l\WV VWVW VWWV\lVWWVWVMiVW
CHAPITRE PREMIER.
Idée générale des Missions.
Voici encore une de ces grandes et nouvelles
idées qui n'appartiennent qu'à la religion chré-
tienne. Les cultes idolâtres ont ignoré l'en-
thousiasme divin qui anime l'apôtre de l'E-
vangile. Les anciens philosophes eux-mêmes
n'ont jamais quitté les avenues d'Académus
cl les délices d'Athènes , pour aller, au gré
d'une impulsion sublime , humaniser le Sau-
4.
i6:i GÉNIE
vage , instruire l'ignorant, guérir le malade ,
vêtir le pauvre , et semer la concorde et la
paix parmi des nations ennemies : c'est ce
que les religieux chrétiens ont fait et font
encore tous les jours. Les mers , les orages ,
les glaces du pôle , les feux du tropique , rien
ne les arrête : ils vivent avec l'Esquimaux dans
son outre de peau de vache marine ; ils se
nourrissent d'huile de baleine avec le Groen-
landais; avec le Tartare ou l'Iroquois, ils par-
courent la solitude ; ils montent sur le dro-
madaire de l'Arabe , ou suivent le Caffre
errant dans ses déserts embrasés ; le Chinois ,
le Japonais, l'Indien sont devenus leurs néo-
phytes ; il n'est point d'île ou d'écueil dans
l'Océan , qui ait pu échapper à leur zèle; et,
comme autrefois les royaumes manquoient à
l'ambition d'Alexandre , la terre manque à
leur charité.
Lorsque l'Europe régénérée n'offrit plus aux
prédicateurs de la foi qu'une famille de frères,
ils tournèrent les yeux vers les régions, où des
âmes languissoient encore dans les ténèbres
de l'idolâtrie. Ils furent touchés de compas-
sion , en voyant cette dégradation de l'homme ;
ils se sentirent pressés du désir de verser leur
DU CHRISTIANISiME. i63
sang pour le salut de ces étrangers. Il falloit
percer des forêts profondes, franchir des ma-
rais impraticables, traverser des fleuves dan-
gereux , gravir des rochers inaccessibles ; il
falloit affronter des nations cruelles , supersti-
tieuses et jalouses ; il falloit surmonter dans
les unes l'ignorance de la barbarie, dans les
autres les préjugés de la civilisation : tant
d'obstacles ne purent les arrêter. Ceux qui ne
croient plus à la religion de leurs pères , con-
^dendront du moins que si le missionnaire est
fermement persuadé qu'il n'y a de salut que
dans la religion chrétienne , l'acte par lequel
il se condamne à des maux inouïs pour sauver
un idolâtre, est au-dessus des plus grands dé-
vouemens.
Qu'un homme, à la vue de tout un peuple ,
sous les yeux de ses parens et de ses amis,
s'expose à la mort pour sa patrie , il échange
quelques jours de vie pour des siècles de gloire ;
il illustre sa famille , et l'élève aux richesses
et aux honneurs. Mais le missionnaire dont
la vie se consume au fond des bois , qui meurt
d'une mort affreuse , sans spectateurs , sans
applaudissemens , sans avantages pour les
siens, obscur, méprisé, traité de fou, d'ab-
1 1.
,G4 GÉNIE
surde , de fanatique , et tout cela pour donner
un bonheur éternel à un Sauvage inconnu
De quel nom faut -il appeler cette mort, ce
sacrifice ?
Diverses congrégations religieuses se con-
sacroient aux missions : les Dominicains ,
Tordre de saint François , les Jésuites et les
prêtres des Missions étrangères.
Il y avoit quatre sortes de missions.
Les missions du Levant , qui comprenoient
l'Archipel , Constantinople, la Syrie , TArmé-
nie, la Crimée , l'Ethiopie , la Perse et l'E-
gypte.
Les missions de V Amérique , commençant
à la baie d'Hudson , et remontant par le Ca-
nada , la Louisiane, la Californie, les Antilles
et la Guiane, jusqu'aux fameuses réductions ^
ou peuplades du Paraguay.
Les missions de l'Inde , qui renfermoient
rindostan, la presqu'île en-deçà et au-delà du
Gange , et qui s'étendoient jusqu'à Manille et
aux Nouvelles-Philippines.
Enfin , les missions de la Chine , auxquelles
se joignoient celles de Tong-King , de la Go-
chinchine et du Japon.
On comptoit de plus quelques églises en
DU CHRISTIANISME. iB5
Island et chez les Nègres de TAfrique , mais
elles n'étoicnt pas régulièrement suivies. Des
ministres presbytériens ont tenté dernière-
ment de prêcher TEvangile à Otaïti.
Lorsque les Jésuites firent paroître la cor-
respondance connue sous le nom de L>ettres
édifiantes ^ elle fut citée et recherchée par tous
les auteurs. On s'appuyoit de son autorité , et
les faits qu'elle contenoit passoient pour indu-
bitables. Mais bientôt la mode vint de décrier
ce qu'onavoit admiré. Ceslettresétoientécrites
par des prêtres chrétiens : pouvoient-elles va-
loir quelque chose ? On ne rougit pas de pré-
férer, ou plutôt de feindre de préférer aux
voyages des Dutertre et des Charlevoix , ceux
d'un baron de la Hontan, ignorant et men-
teur. Des savans , qui avoient été à la tête des
premiers tribunaux de la Chine , qui avoient
passé trente et quarante années à la cour même
des empereurs , qui parloient et écrivoient la
langue du pays, qui fréqucntoient les petits ,
qui vivoient familièrement avec les grands ,
qui avoient parcouru , vu et étudié en détail
les provinces , les mœurs , la religion et les
lois de ce vaste empire ; ces savans , dont les
travaux nombreux ont enrichi les Mémoires de
i68 GÉNIE
mandarin et lettré ; chez l'Iroquois , il se fai-
soit chasseur et sauvage.
Presque toutes les missions françaises furent
e'tabliesparColbertet Louvois, qui comprirent
de quelle ressource elles seroient pour les arts,
les sciences et le commerce. Les Pères Fonte-
nay , Tachard , Gerbillon , Le Comte , Bou-
vet et Visdelou furent envoyés aux Indes par
Louis XIV : ils étoient mathématiciens , et le
Roi les fit recevoir de l'Académie des Sciences
avant leur départ.
Le Père Brédevent , connu par sa disser-
tation physico- mathématique , mourut mal-
heureusement en parcourant l'Ethiopie; mais
on a joui d'une partie de ses travaux : le Père
Sicard visita l'Egypte avec des dessinateurs
queluiavoit fournis M. de Maurepas. Il acheva
un grand ouvrage , sous le titre de Description
de r Egypte ancienne et moderne. Ce manus-
crit précieux , déposé à la maison professe
des Jésuites, fut dérobé , sans qu'on en ait ja-
mais pu découvrir aucune trace. Personne sans
doute ne pouvoit mieux nous faire connoîtrc
la Perse et le fameux Thamas Koulikan , que
le moine Bazin , qui fut le premier médecin
de ce conquérant, et le suivit dans ses cxpé-
DU CHRISTIAMSME. »Gc,
ditions. Le Père Cœur-doux nous donna des
renseignemens sur les toiles et les teintures
indiennes. La Chine nous fut connue comme
la France ; nous eûmes les manuscrits origi-
naux et les traductions de son histoire ; nous
eûmes des herhiers chinois , des geographies,
des mathématiques chinoises ; et , pour qu'il
ne manquât rien à la singularité de cette
mission, le Père Ricci écrivit des livres de
morale dans la langue de Confucius, et passe
encore pour un auteur élégant à Pékin.
Si la Chine nous est aujourd'hui fenmée ,
si nous ne disputons pas aux Anglais l'empire
des Indes , ce n'est pas la faute des Jésuites,
qui ont été sur le point de nous ouvrir ces
belles régions. « Ils avoient réussi en Amé-
rique , dit Yoltaire , en enseignant à des Sau-
vages les arts nécessaires ; ils réussirent à la
Chine , en enseignant les arts les plus relevés
à une nation spirituelle (i). »
L'utilité dont ils étoient à leur patrie , dans
les Echelles duLevant, n'est pas moins avé-
rée. En veut-on une preuve authentique?
(i) Essai sur les Missions chrétiennes ^ chap, ig5.
I70 GENIE
Voici un certificat dont les signatures sont
assez belles.
Brevet du Roi
« Aujourd'hui, septième de juin mil six cent
soixante-dix-neuf, le Roi étant à Saint - Ger-
main-en-Laye , voulant gratifier et favorable-
ment traiter les Pères Jésuites Français, mis-
sionnaires au Levant , en considération de
leur zèle pour la religion , et des avantages
que ses sujets , qui résident et qui ti'ajiquent
dans toutes les Echelles^ reçoivent de leurs
instructions^ Sa Majesté les a retenus et retient
pour ses chapelains dans l'église et chapelle
consulaire de la ville d'Alep en Syrie , etc. »
Signé LOUIS.
Et plus bas , COLBERT (l).
C'est à ces mêmes missionnaires que nous
devons l'amour que les Sauvages portent en-
core au nom français dans les forets de l'Amé-
rique. Un mouchoir blanc suffit pour passer
en sûreté à travers les hordes ennemies , et
pour recevoir partout l'hospitalité. C'étoicnt
(i) Lettres édi'f. XGin. l ^ p. 12g, édit. de 1780.
DU CHRISTIANISME. 17.
les Jésuites du Canada et de la Louisiane ,
qui avoient dirigé Findusti ie des colons vers
la culture , et découvert de nouveaux objets de
commerce pour les teintures et les remèdes.
En naturalisant sur notre sol des insectes ,
des oiseaux et des arbres étrangers (i) , ils
ont ajouté des richesses à nos manufactures ,
des délicatesses à nos tables , et des ombrages
à nos bois.
Ce sont eux qui ont écrit les annales élé-
gantes ou naïves de nos colonies. Quelle excel-
lente histoire que celle des Antilles par le Père
Du Tertre, ou celle delà Nouvelle-France par
Charlevoix ! Les ouvrages de ces hommes
pieux sont pleins de toutes sortes de sciences:
dissertations savantes, peintures de mœurs,
pians d'amélioration pour nos étabiisscmcns,
objets utiles , réflexions morales , aventures
intéressantes , tout s'y trouve ; l'histoire d'un
acacia ou d'un saule de la Chine s'y mêle à
l'histoire d'un grand empereur réduit à se
poignarder ; et le récit de la conversion d'un
Pariah, à un traité sur les mathématiques des
Brames. Le style de ces relations, quelquefois
(i) f^u)c'z la noie N à la fia du volume.
I70 GÉNIE
Voici un certificat dont les signatures sont
assez belles.
Brevet du Roi
« Aujourd'hui, septième de juin mil six cent
soixante-dix-neuf, le Pioi étant à Saint -Ger-
main-en-Laye , voulant gratifier et favorable-
ment traiter les Pères Jésuites Français, mis-
sionnaires au Levant , en considération de
leur zèle pour la religion , et des avantages
que ses sujets , qui résident et qui trafiquent
dans toutes les Echelles^ reçoivent de leurs
instructions^ Sa Majesté les a retenus et retient
pour ses chapelains dans l'église et chapelle
consulaire de la ville d'Alep en Syrie , etc. »
Signé LOUIS.
Et plus bas ^ COLBERT (l).
C'est à ces mêmes missionnaires que nous
devons l'amour que les Sauvages portent en-
core au nom français dans les forêts de l'Amé-
rique. Un mouchoir blanc suffit pour passer
en sûreté à travers les hordes ennemies , et
pour recevoir partout l'hospitalité. C'étoicnt
(i) Lettres éd!f.\o\\\.\ ^ p. 129, édlt. de 1780.
DU CHRISTIANISME. 17 r
les Jésuites du Canada et de la Louisiane ,
qui avoient dirigé l'industrie des colons vers
la culture , et découvert de nouveaux objets de
commerce pour les teintures et les remèdes.
En naturalisant sur notre sol des insectes,
des oiseaux et des arbres étrangers (i) , ils
ont ajouté des richesses à nos manufactures ,
des délicatesses à nos tables , et des ombrages
à nos bois.
Ce sont eux qui ont écrit les annales élé-
gantes ou naïves de nos colonies. Quelle excel-
lente histoire que celle des Antilles par le Père
Du Tertre, ou celle delà Nouvelle-France par
Charlevoix ! Les ouvrages de ces hommes
pieux sont pleins de toutes sortes de sciences:
dissertations savantes, peintures de mœurs,
plans d'amélioration pour nos établisscmens,
objets utiles , réflexions morales , aventures
intéressantes , tout s'y trouve ; l'histoire d'un
acacia ou d'un saule de la Chine s'y mêle à
l'histoire d'un grand empereur réduit à se
poignarder ; et le récit de la conversion d'un
Pariah , à un traité sur les mathématiques des
Brames. Le style de ces relations, quelquefois
(i) Fuyez la noie N à la fin du volume.
172 GÉNIE
sublime, est souvent admirable par sa simpli-
cité. Enfin , les missions fournissoient chaque
année à l'astronomie , et surtout à la géogra-
phie , de nouvelles lumières. Un Jésuite ren-
contra en Tar tarie une femme Huronne qu'il
avoit connue au Canada : il conclut de cette
étrange aventure , que le continent de l'Amé-
rique se rapproche au nord-ouest du conti-
nent de l'Asie , et il devina ainsi l'existence
du détroit, qui, long-temps après, a fait la
gloire de Beringh et de Gook. Une grande
partie du Canada , et toute la Louisiane ,
avoientété découvertes par nos missionnaires.
En appelant au christianisme les Sauvages de
l'Acadie , ils nous avoient livré ces côtes où
s'enrichissoit notre commerce , et se for-
moient nos marins : telle est une foible partie
des services que ces hommes , aujourd'hui si
méprisés, savoicnt rendre à leur pays.
DU CHRISTIANISME. 173
VWVWVW fcVVVVVVVVV VVVVV VVVVVVl-VVXV^ VVVV\\rVVV"wVVV^WVVVVVV\A^VVVVVVVW/VVVVVVV\A %vw
CHAPITRE II.
Missions du Levant.
Chaque mission avoit un caractère qui lui
étoit propre , et un genre de souffrances par-
ticulier. Celles (lu Levant prcsentoient un
spectacle bien philosophique. Combien elle
ctoit puissante cette voix chrétienne qui s'é-
levoit des tombeaux d'Argos et des ruines de
Sparte et d'Athènes ! Dans les îles de Naxos
et de Salamine d'où partoient ces brillantes
théories qui charmoientetenivroientla Grèce,
un pauvre prêtre catholique , déguisé en Turc,
se jette dans un esquif, aborde à quelque mé-
chant réduit pratiqué sous des tronçons de
colonnes , console sur la paille le descendant
des vainqueurs de Xerxès , distribue des au-
mônes au nom de Jésus-Christ , et , faisant le
bien comme on fait le mal , en se cachant
dans l'ombre , retourne secrètement au désert.
Le savant qui va mesurer les restes de l'an-
tiquité , dans les solitudes de l'Afrique et de
,74 GÉNIE
l'Asie , a sans cloute des droits à notre admi-
ration ; mais nous voyons une chose encore
plus admirable et plus belle : c'est quelque
Bossuet inconnu , expliquant la parole des
prophètes , sur les débris de Tyr et de Ba-
bylone.
Dieu permettoit que les moissons fussent
abondantes dans un sol si riche ; une pareille
poussière ne pouvoit être stérile. « Nous sor-
tîmes de Serpho , dit le Père Xavier , plus
consolés que je ne puis vous l'exprimer ici ,
le peuple nous comblant de bénédictions , et
remerciant Dieu mille fois de nous avoir ins-
piré le dessein de venir les chercher au milieu
de leurs rochers (i). »
Les montagnes du Liban, comme les sables
de la Thébaïde, étoient témoins du dévoue-
ment des missionnaires. Ils ont une grâce
infinie à rehausser les plus petites circons-
tances. S'ils décrivent les cèdres du Liban ,
ils vous parlent de quatre autels de pierre ,
qui se voient au pied de ces arbres , et oii les
moines Maronites célèbrent une messe solen-
nelle le jour de la Transfiguration; on croit
(i) Lettres éd. lom. I, p. i5.
DU CHRISTIANISME. 176
entendre les accens religieux, qui se mêlent
au murmure de ces bois chantés parSalomon
et Jércmie , et au fracas des torrcns qui
tombent des montagnes.
Parlent -ils de la vallée où coule le fleuve
saint ^ ils disent: « Ces rochers renferment
de profondes grottes qui él oient autrefois
autant de cellules d'un grand nombre de so-
litaires qui avoient choisi ces retraites pour
être les seuls témoins sur terre de la rigueur
de leur pénitence. Ce sont les larmes de ces
saints pénitens, qui ont donné au fleuve dont
nous venons de parler le nom de fleuve saint.
Sa source est dans les montagnes du Liban.
La vue de ces grottes et de ce fleuve, dans cet
affreux désert, inspire de la componction,
de l'amour pour la pénitence, et de la com-
passion pour ces âmes sensuelles et mondaines,
qui préfèrent quelques jours de joie et de plai-
sir à une éternité bienheureuse (i). »
Gela nous semble parfait , et comme style
et comme sentiment.
Ces missionnaires avoient un instinct mer-
veilleux pour suivre l'infortune à la trace , et
(i) Lettres éd. tom. I , p. 285.
176 GÉNIE
la forcer, pour ainsi dire, jusque dans son
dernier gîte. Les bagnes et les galères pesti-
férées n'avoient pu échapper à leur charité ;
écoutons parler le Père Tarillon dans sa lettre
à M. de Ponlchar train :
« Les services que nous rendons à ces pauvres
gens (les esclaves chrétiens au bagne de Gons-
tantinople ) , consistent à les entretenir dans
la crainte de Dieu et dans la foi , à leur pro-
curer des soulagemensde la charité des fidèles,
à les assister dans leurs maladies , et enfin à
leur aider à bien mourir. Si tout cela de-
mande beaucoup de sujétion et de peine , je
puis assurer que Dieu y attache en récom-
pense de grandes consolations
» Dans les temps de peste , comme il faut
être à portée de secourir ceux qui sont frap-
pés , et que nous n'avons ici que quatre ou
cinq missionnaires , notre usage est qu'il n'y
ait qu'un seul Père qui entre au bagne , et qui
y demeure tout le temps que la maladie dure.
Celui qui en obtient la permission du supé-
rieur, s'y dispose pendant quelques jours de
retraite, et prend congé de ses frères, comme
s'il devoitbicntôt mourir. Quelquefois il y con-
DU CHRISTIANISME. 177
somme son sacrifice, et quelquefois il échappe
au danger (i). »
Le Père Jacques Cachod écrit au Père Ta-
rillon :
M Maintenant je me suis mis au-dessus de
toutes les craintes que donnent les maladies
contagieuses ; et , s'il plaît à Dieu , je ne mour-
rai pas de ce mal, après les hasards que je viens
de courir. Je sors dû bagne , où j'ai donné
les derniers sacremens à quatre-vingt-six per-
sonnes Durant le jour, je n'étois, ce me
semble , étonné de rien ; il n'y avoit que la
nuit, pendant le peu de sommeil qu'on me
laissoit prendre , que je me sentois l'esprit
tout rempli d'idées effrayantes. Le plus grand
péril que j'aie couru , et que je courrai peut-
être de ma vie , a été à fond de cale d'une sul-
tane de quatre-vingt-deux canons. Les esclaves,
de concert avec les gardiens , m'y avoient fait
entrer sur le soir pour les confesser toute la
nuit, et leur dire la messe de grand matin.
Nous fumes enfermés à doubles cadenas ,
comme c'est la coutume. De cinquante -deux
esclaves que je confessai , douze étoient
(i) Lettres éd. tom I, p. 19 et 21.
4- 12
178 GÉNIE
malades , et trois moururent avant que je
fusse sorti. Jugez quel air je pou vois respirer
dans ce lieu renfermé, et sans la moindre
ouverture ! Dieu qui, par sa bonté, m'a sauvé
de ce pas-là , me sauvera de bien d'autres ( i). »>
Un homme qui s'enferme volontairement
dans un bagne en temps de peste ; qui avoue
ingénument ses terreurs , et qui pourtant les
surmonte par charité ; qui s'introduit ensuite
à prix d'argent, comme pour goûter des plai-
sirs illicites , à fond de cale d'un vaisseau de
guerre , afin d'assister des esclaves pestiférés ;
avouons-le , un tel homme ne suit pas une
impulsion naturelle : il y a quelque chose ici
de plus que X humanité ; les missionnaires en
conviennent , et ils ne prennent pas sur eux
le mérite de ces œuvres sublimes : « C'est
Dieu qui nous donne cette force , répètent-ils
souvent , nous n'y avons aucune part. »
Un jeune missionnaire , non encore aguerri
contre les dangers , comme ces vieux chefs
tout chargés de fatigues et de palmes évangé-
liques , est étonné d'avoir échappé au premier
péril ; il craint qu'il n'y ait de sa faute : il en
(i) Lettres éd. tom. 1 , p. 23.
DU CHRISTIANIS3IE. 179
paroît humilié. Après avoir fait à son supé-
rieur le récit d'une peste , où souvent il avoit
été obligé de coller son oreille sur la bouche
des malades , pour entendre leurs paroles
mourantes j il ajoute: « Je n'ai pas mérité,
mon révérend Père, que Dieu ait bien voulu
recevoir le sacrifice de ma Aie,que je lui
avois offert. Je vous demande donc vos prières
pour obtenir de Dieu qu'il oublie mes péchés,
et qu'il me fasse la grâce de mourir pour lui. »
C'est ainsi que le Père Bouchet écrit des
Indes : « Notre mission est plus florissante que
jamais ; nous avons eu quatre grandes persé-
cutions cette année. »
C'est ce même Père Bouchet qui a envoyé
enEuropeles tables des Brames, dontM.Bailly
s'est servi dans son Histoire de l'Astronomie.
La société anglaise de Calcutta n'a jusqu'à pré-
sent fait paroître aucun monumentdessciences
indiennes , que nos missionnaires n'eussent
découvert ou indiqué ; et cependant les sa-
vans anglais , souverains de plusieurs grands
royaumes, favorisés par tous les secours de
l'art et de la puissance, devroient avoir bien
d'autres moyens de succès , qu'un pau\Te
Jésuite seul errant et persécuté. « Pour peu
i8o GÉNIE
que nous parussions librement en public, écrit
le Père Royer, il seroit aisé de nous recon-
noître à l'air et à la couleur du visage. Ainsi ,
pour ne point susciter de persécution plus
grande à la religion , il faut se résoudre à
demeurer caché le plus qu'on peut. Je passe
les jours entiers , ou enfermé dans un bateau,
d'oij je ne sors que la nuit, pour visiter les
villages qui sont proches des rivières, ou retiré
dans quelque maison éloignée (i). »
Le bateau de ce religieux étoit tout son
observatoire ; mais on est bien riche et bien
habile quand on a la charité.
Ci") Lettres éd. tom. 1, p. 8.
DU CHRISTIAINISME. i8i
I.VV vvv VVV vvv VVV VXX VVV «VV VVV VV\ VVW\ \\ \ VV VXV ^ V\ \ \ V VVV V VVV ^vv\ vvvwv^ vw vwv^wvw vw
CHAPITRE III.
Missions de la Chine.
Deux religieux de l'ordre de saint Fran-
çois , l'un Polonais , et l'autre Français de
nation , furent les premiers Européens qui
pénétrèrent à la Chine , vers le milieu du
douzième siècle. Marc Paole , Vénitien , et
Nicolas et Matthieu Paole , de la même fa-
mille, y firent ensuite deux voyages. Les Por-
tugais , ayant découvert la route des Indes ,
s'établirent à Macao , et le Père Piicci , de la
compagnie de Jésus , résolut de s'ouvrir cet
empire du Cathai , dont on racontoit tant de
merveilles. Il s'appliqua d'abord à l'étude de
la langue chinoise , l'une des plus difficiles
du monde. Son ardeur surmonta tous les
obstacles ; et , après bien des dangers et plu-
sieurs refus , il obtint des magistrats chinois ,
en 1682, la permission de s'établir à Choua-
chen.
i8s. GÉNIE
Ricci, élève de Gluvius, et lui-même trcs-
habile en mathématiques, se fit, à l'aide de
celte science , des protecteurs parmi les man-
darins. Il quitta rhabit des bonzes, et prit
celui des lettrés. Il donnoit des leçons de géo-
métrie, où il mêloit avec art les leçons plus
précieuses de la morale chrétienne. Il passa
successivement à Chouachen , Nemchem, Pé-
kin , Nankin ; tantôt maltraité , tantôt reçu
avec joie; opposant aux revers une patience
invincible , et ne perdant jamais l'espérance
de faire fructifier la parole de Jésus -Christ.
Enfin, l'Empereur lui-même, charmé des
vertus et des connoissances du missionnaire ,
lui permit de résider dans la capitale , et lui
accorda , ainsi qu'aux compagnons de ses tra-
vaux, plusieurs privilèges. Les Jésuites mirent
une grande discrétion dans leur conduite , et
montrèrent une connoissance profonde du
cœur humain. Ils respectèrent les usages des
Chinois, et s'y conformèrent en tout ce qui
ne blessoitpas les lois évangéliques. Ils furent
traversés de tous côtés. « Bientôt la jalousie,
dit Voltaire, corrompit les fruits de leur sa-
gesse , et cet esprit d'inquiétude et de conten-
tion , attaché en Europe aux connoissances
DU CHRISTIANISME. i83
et aux talens , renversa les plus j^rands des-
seins (i). »
Pvicci suffisoit à tout. Il répondoit aux accu-
sations de ses ennemis en Europe , il reilloit
aux églises naissantes de la Chine. Il donnoit
des leçons de mathématiques, il écrivoit en
chinois des livres de controverse contre les
lettrés qui l'attaquoient , il cultivoit l'amitié
de l'Empereur, et se ménageoit à la cour, où
sa politesse le faisoit aimer des grands. Tant
de fatigues abrégèrent ses jours. Il termina à
Pékin une vie de cinquante-sept années , dont
la moitié avoit été consumée dans les travaux
de l'apostolat.
Après la mort du Père Ricci , sa mission
fut interrompue par les révolutions qui arri-
vèrent à la Chine. Mais lorsque l'empereur
Tartare Cun-chi monta sur le trône, il nomma
le Père Adam Schall président du tribunal des
mathématiques. Cun-chi mourut, et pendant
la minorité de son fils Cang-hi , la religion
chrétienne fut exposée à de nouvelles persé-
cutions.
A la majorité de l'Empereur, le calendrier
(i) Essai sur les Mizurs^ ch. igS.
i84 GÉNIE
se trouvant dans une grande confusion , il fal-
lut rappeler les missionnaires. Le jeune prince
s'attacha au Père Verbiest, successeur du Père
Schall. Il fit examiner le christianisme par le
tribunal des Etats de l'empire , et minuta de
sa propre main le mémoire des Jésuites. Les
juges , après un mûr examen , déclarèrent que
la religion chrétienne étoit bonne , qu'elle ne
contenoit rien de contraire à la pureté des
mœurs et à la prospérité des empires.
Il étoit digne des disciples de Gonfucius, de
prononcer une pareille sentence en faveur de
la loi de Jésus-Christ. Peu de temps après ce
décret , le Père Verbiest appela de Paris ces
savans Jésuites, qui ont porté l'honneur du
nom français jusqu'au centre de l'Asie.
Le Jésuite qui partoit pour la Chine , s'ar-
moit du télescope et du compas. Il paroissoit
à la cour de Pékin avec l'urbanité de la cour
de Louis XÏV, et environné du cortège des
sciences et des arts. Déroulant des cartes ,
tournant des globes , traçant des sphères , il
apprenoit aux mandarins étonnés , et le véri-
table cours des astres , et le véritable nom de
celui qui les dirige dans leurs orbites. 11 ne
dissipoit les erreurs de la physique que pour
DU CHRISTIANISME. i85
attaquer celles de la morale ; il replaçoit dans
le cœur, comme dans son véritable siège , la
simplicité qu'il bannissoit de l'esprit ; inspi-
rant à la fois , par ses mœurs et son savoir,
une profonde vénération pour son Dieu , et
une haute estime pour sa patrie.
Il étoit beau pour la France , de voir ses
simples religieux régler à la Chine les fastes
d'un grand empire. On se proposoit des ques-
tions , de Pékin à Paris : la chronologie , l'as-
tronomie , l'histoire naturelle , fournissoient
des sujets de discussions curieuses et savantes.
Les livres chinois étoient traduits en français,
les français en chinois. Le Père Parcnnin, dans
sa lettre adressée à Fontenelle , écrivoit à l'A-
cadémie des Sciences :
« Messieurs ,
» Vous serez peut-être surpris que je vous
envoie de si loin un traité d'anatomie , un
cours de médecine , et des questions de phy-
sique écrites en une langue qui sans doute vous
est inconnue ; mais votre surprise cessera ,
quand vous verrez que ce sont vos propres
i86 GENIE
ouvrages que je vous envoie habillés à la tar-
tarc (i). »
11 faut lire d'un bout à l'autre cette lettre ,
où respirent ce ton de politesse et ce style des
honnêtes gens, presque oubliés de nos jours.
« Le Jésuite nommé Parennin , dit Voltaire ,
homme célèbre par ses connoissances , et par
la sagesse de son caractère , qui parloit très-
bien le chinois et le lartare... C'est lui qui est
principalement connu parmi nous, par les ré-
ponses sages et instructives sur les sciences
de la Chine , aux difficultés savantes d'un de
nos meilleurs philosophes (2). »
En 171 1 , l'empereur de la Chine donna
aux Jésuites trois inscriptions qu'il avoit com-
posées lui-même , pour une église qu'ils fai-
soient élever à Pékin. Celle du frontispice
portoit :
« Au vrai principe de toute chose. »
Sur l'une des deux colonnes du péristyle ,
on lisoit :
« Il est infiniment bon et infiniment juste ,
(1) Lettres éd. tom. XIX, p. 257.
(2) Siècle de Louis XI V^ chap. 3g.
DU CHRISTIANISME. 187
il éclaire , il soutient , il i rgle tout avec une
suprême autorité et avec une souveraine jus-
tice. »
La dernière colonne étoit couverte de ces
mots :
« 11 n'a point eu de commencemenl ,
il n'aura point de fin : il a produit toutes
choses dès le commencement ; c'est lui qui
les gouverne et qui en est le vc'ritable Sei-
gneur. »
Quiconque s'intéresse à la gloire de son
pays, ne peut s'empêcher d'être vivement ému,
en voyant de pauvres missionnaires français
donner de pareilles idées de Dieu au chef de
plusieurs millions d'hommes ; quel noble usage
de la religion !
Le peuple , les mandarins , les lettrés , em-
brassoient en foule la nouvelle doctrine : les
cérémonies du culte avoient surtout un succès
prodigieux. « Avant la communion , dit le
Père Prémare cité par le Père Fouquet, Je
prononçai tout haut les actes qu'on fait faire
en approchant de ce divin sacrement. Quoique
la langue chinoise ne soit pas féconde en affec-
tion du cœur, cela eut beaucoup de succès
Je remarquai , sur les visages de ces bons
i88 GÉNIE
chrétiens , une dévotion que je n'avois pas
encore vue (i). »
« Loukang , ajoute le même missionnaire ,
m'avoit donné du goût pour les missions de
la campagne. Je sortis de la bourgade, et je
trouvai tous ces pauvres gens qui travailloient
de côté et d'autre ; j'en abordai un d'entre
eux , qui me parut avoir la physionomie heu-
reuse, et je lui parlai de Dieu. Il me parut
content de ce que je disois, et m'invita, par
honneur, à aller dans la salle des ancêtres.
C'est la plus belle maison de la bourgade ;
elle est commune à tous les habitans, parce
que, s'étant fait depuis long -temps une cou-
tume de ne point s'allier hors de leur pays, ils
sont tous parens aujourd'hui, et ont les mêmes
aïeux. Ce fut donc là que plusieurs , quittant
leur travail, accoururent pour entendre la
sainte doctrine (2). »
N'est ce pas là une scène de l'Odyssée , ou
plutôt de la Bible ?
Un empire , dont les mœurs inaltérables
(1) Lettres éd. lom. XVII, p. i^Q*
(2) Lettres éd. tom. XVII. p. i52 et suiv. Voyez la
note O à la fin du volume.
DU CH1\ISTIAMSME. 18»,
usoient depuis deux mille ans le temps, les
révolutions et les conquêtes, cet empire change
à la voix d'un moine chrélien, parti seul du
fond de l'Europe. Les préjugés les plus enra-
cinés, les usages les plus antiques, une croyance
religieuse consacrée par les siècles , tout cela
tombe et s'évanouit au seul nom du Dieu de
l'Evangile. Au moment même où nous écri-
vons , au moment où le christianisme est per-
sécuté en Europe , il se propage à la Chine.
Ce feu qu'on avoit cru éteint s'est ranime ,
comme il arrive toujours après les persécu-
tions. Lorsqu'on massacroit le clergé en
France , et qu'on le dépouilloit de ses biens
et de ses honneurs , les ordinations secrètes
étoient sans nombre ; les évcques proscrits
furent souvent obligés de refuser la prêtrise à
des jeunes gens qui vouloient voler au mar-
tyre. Cela prouve , pour la millième fois ,
combien ceux qui onl cru anéantir le chris-
tianisme , en allumant les bûchers , ont mé-
connu son esprit. Au contraire des choses
humaines , dont la nature est de périr dans
les tourmens, la véritable religion s'accroît
dans l'adversité : Dieu l'a marquée du morne
sceau que la vertu.
igo GÉNIE
«»*vv<»VVV\'V>\'VV'V\VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVWVWWVVVXVWVW»WWVWVWVW*W
CHAPITRE IV.
MISSIO^S DU PARAGUAY.
Conversion des Sauvages (i).
Tandis que le christianisme brilloit au
milieu des adorateurs de Fo-hi , que d'autres
missiomiaires Fannonçoicnt aux nobles Japo-
nais , ou le portoient à la cour des sultans , on
le vit se glisser, pour ainsi dire , jusque dans
les nids des forêts du Paraguay, afin d'appri-
voiser ces nations indiennes qui vivoient ,
comme des oiseaux , sur les branches des
arbres. C'est pourtant un culte bien étrange
que celui-là qui réunit, quand il lui plaît, les
forces politiques aux forces morales, et qui
(i) Voyez, pour les deux chapitres suivans, les hui-
tième et neuvième volumes des Lettres édifiantes; V His-
toire du Paraguay^ par Charlevoix , in-4-°, édit. I744»
Lozano; Historia de la compania de Jésus, en la priwin-
ciadel Paiaguay , fol. 2 vol. Mad. I753; Muratori, //
Crisiianesinio fdice ; el Montesquieu, Espr, des Lois.
DU CHRISTIANISME. 191
crée, par surabondance de moyens, des gou-
vernemens aussi sages que ceux de Minos et
de Lycurgue. L'Europe ne posse'doit encore
que des constitutions barbares, formées par
le temps et le hasard , et la religion chrétienne
faisoit revivre au Nouveau-Monde les miracles
des législations antiques. Les hordes errantes
des Sauvages du Paraguay se fixoient, et une
république évangélique sortoit, à la parole
de Dieu, du plus profond des déserts.
Et quels étoient les grands génies qui rcpro-
duisoientces merveilles? De simples Jésuites,
souvent traversés dans leurs desseins par
l'avarice de leurs compatriotes.
C'étoit une coutume généralement adoptée
dans FAmérique espagnole , de réduire les
Indiens en commande , et de les sacrifier aux
travaux des mines. En vain le clergé séculier
et régulier avoit réclamé contre cet usage aussi
impolitique que barbare. Les tribunaux du
Mexique et du Pérou, la cour de Madrid, reten-
tissoient des plaintes des missionnaires (i).
« Nous ne prétendons pas , disoient-ils aux
(i) Roberison, HUtoire de V. Amérique.
192 GÉNIE
colons, nous opposer au profit que vous pouvez
faire avec les Indiens par des voies légitimes ;
mais vous savez que l'intention du roi n'a
jamais été que vous les regardiez comme des
esclaves, et que la loi de Dieu vous le défend....
Nous ne croyons pas qu'il soit permis d'atten-
ter à leur liberté , à laquelle ils ont un droit
naturel , que rien n'autorise à leur con-
tester (i). »
Il restoit encore, au pied des Cordilières,
vers le côté qui regarde l'Atlantique , entre
V Orénoque et Rio de la Plata^ un pays rempli
de Sauvages, où les Espagnols n'avoient point
porté la dévastation. Ce fut dans ces forêts
que les missionnaires entreprirent de former
une république chrétienne, et de donner du
moins à un petit nombre d'Indiens le bonheur
qu'ils n'avoient pu procurer à tous.
Us commencèrent par obtenir de la cour
d'Espagne la liberté des Sauvages qu'ils par-
viendroient à réunir. A cette nouvelle , les
colons se soulevèrent; ce ne fut qu'à force
d'esprit et d'adresse que les Jésuites surprirent,
pour ainsi dire, la permission de verser leur
(i) Charlevoix, Ilist. du Paraguay ^1. II, p. 260127.
DU CHRISTIANISME. 193
sang dans les déserts du Nouveau -Monde.
Enfin, ayant triomphe de la cupidité' et de la
malice humaine, méditant un des plus nobles
desseinsqu'ait jamais conçusun cœur d'homme,
ils s'embarquèrent pour Rio de la Plata.
C'est dans ce fleuve que vient se perdre
l'autre fleuve qui a donné son nom au pays et
aux missions dont nous retraçons l'histoire.
Paraguay^ dans la langue des Sauvages, signi-
fie le fleuve couronné^ parce qu'il prend sa
source dans le lac Xarayès, qui lui sert comme
de couronne. Avant d'aller grossir Rio de la
Plata ^ il reçoit les eaux du Parama et de
VUraguay. Des forcis qui renferment dans
leur sein d'autres forets tombées de vieillesse,
des marais et des plaines entièrement inondées
dans la saison des pluies, des montagnes qui
élèvent des déserts sur des déserts , forment
une partie des régions que le Paraguay d^TYOSQ.
Le gibier de toute espèce y abonde , ainsi que
les tigres et les ours. Les bois sont remplis
d'abeilles , qui font une cire fort blanche , et
un miel très-parfumé. On y voit des oiseaux
d'un plumage éclatant , et qui ressemblent à
de grandes fleurs rouges et bleues, sur la ver-
dure des arbres. Un missionnaire français,
4. i3
194 GENIE
qui s'étoit égaré dans ces solitudes, en fait la
peinture suivante :
« Je continuai ma route , sans savoir à quel
terme elle devoit aboutir, et sans qu'il y eût
personne qui pût me l'enseigner. Je trouvois
quelquefois, au milieu de ces bois, des endroits
enchantés. Tout ce que l'étude et l'industrie
des hommes ont pu imaginer pour rendre un
lieu agréable , n'approche point de ce que la
simple nature y avoit rassemblé de beautés.
» Ces lieux charmans me rappelèrent les
idées que j'avois eues autrefois , en lisant les
vies des anciens solitaires de la Thébaïde : il
me vint en pensée de passer le reste de mes
jours dans ces forêts où la Providence m'avoit
conduit , pour y vaquer uniquement à l'affaire
de mon salut, loin de tout commerce avec les
hommes ; mais, comme je n'étois pas le maître
de ma destinée , et que les ordres du Seigneur
m'étoient certainement marqués par ceux de
mes supérieurs , je rejetai cette pensée comme
une illusion (i). »
Les Indiens que l'on rencontroit dans ces
retraites ne leur ressembloient que par le côté
(i) Lettres éd. tom. VIII, p. 38 1.
DU CHRISTIANISME. igS
affreux. Race indolente, stupide et féroce,
elle montroit dans toute sa laideur l'homme
primitif de'gradé par sa chute. Rien ne prouve
davantage la dégéncration de la nature hu-
maine, que la petitesse du Sauvage dans la
grandeur du désert.
Arrivés à Buenos- Ayres , les missionnaires
remontèrent i?/o deAaPlata^ et, entrant dans
les eaux du Paraguay^ se dispersèrent dans
les bois. Les anciennes relations nous les repré-
sentent un bréviaire sous le bras gauche , une
grande croix à la main droite , et sans autre
provision que leur confiance en Dieu. Ils nous
les peignent se faisant jour à travers les forêts,
marchant dans des terres marécageuses où ils
avoient de l'eau jusqu'à la ceinture , gravissant
des roches escarpées, et furetant dans les
antres et les précipices , au risque d'y trouver
des serpens et des bètes féroces , au lieu des
hommes qu'ils y cherchoient.
Plusieurs d'entre eux y moururent de faim et
de fatigues ; d'autres furent massacrés et dé-
vorés par les Sauvages. Le Père Lizardi fut
trouvé percé de flèches sur un rocher; son
corps étoit à demi déchiré par les oiseaux de
proie , et son bréviaire étoit ouvert auprès de
i3.
198 GÉNIE
Ainsi la religion chrétienne réalisoit dans
les forets de l'Amérique ce que la fable raconte
des Amphion et des Orphée : réflexion si natu-
relle , qu'elle s'est présentée même aux mis-
sionnaires (i); tant il est certain qu'on ne dit
ici que la vérité, en ayant l'air de raconter
une fiction.
(i) CharleYoix.
.V'f / 7/A
l.a l\(.Mni;ion C^lirctioniio rcalisail clans lesiorcts
(^c 1 i\mcrinue,ce nue ]<\ iaoLo raconled Orpliee .
HT. JMFantainc.
DU CHRISTIANISME. 199
^^VWVWWVWVWVWVVWVWWVWVVW WVVX'VVWVWVW VVVVWWVVW\WVWV\V\^WVV\'W
CHAPITRE V.
SUITE DES MISSIONS DU PARAGUAT.
République chrétienne. Bonheur des Indiens.
Les premiers Sauvages qui se rassemblèrent
à la voix des Jésuites furent les Guaranis^
peuples répandus sur les bords du Parana-
pané^ du Pirapé et de VUragiiay. Ils compo-
sèrent une bourgade , sous la direction des
Pères Maceta et Cataldino ^ dont il est juste
de conserver les noms parmi ceux des bienfai-
teurs des hommes. Cette bourgade fut appelée
Lorette ; et dans la suite , à mesure que les
églises indiennes s'élevèrent, elles furent com-
prises sous le nom général de Réductions. On
en compta jusqu'à trente en peu d'années, et
elles formèrent entre elles cette république
chrétienne , qui sembloit un reste de l'anti-
quité, découvert au Nouveau -Monde. Elles
ont confirmé sous nos yeux cette vérité connue
de Rome et de la Grèce , que c'est avec la reli-
gion, et non avec des principes abstraits de
20O GÉNIE
philosophie , qu'on civilise les hommes , et
qu'on fonde les empires.
Chaque bourgade étoit gouvernée par deux
missionnaires, qui dirigeoientles affaires spi-
rituelles et temporelles des petites républiques.
Aucun étranger ne pouvoit y demeurer plus de
trois jours; et, pour éviter toute intimité qui
eût pu corrompre les mœurs des nouveaux
Chrétiens , il étoit défendu d'apprendre à
parler la langue espagnole ; mais les néo-
phytes savoient la lire et l'écrire correc-
tement.
Dans chaque i?<?Jt/c//o/2 il y avoit deux écoles :
l'une pour les premiers élémens des lettres,
l'autre pour la danse et la musique. Ce dernier
art , qui servoit aussi de fondement aux lois
des anciennes républiques , étoit particulière-
ment cultivé par les GuaranU '■ ils savoient
faire eux-mêmes des orgues , des harpes , des
flûtes , des guitares , et nos instrumens guer-
riers.
Dès qu'un enfant avoit atteint l'âge de sept
ans, les deux Pteligieux étudioient son carac-
tère. S'il paroissoit propre aux emplois méca-
niques , on le fixoit dans un des ateliers de la
Réduction , et dans celui-là même où son incli-
DU CHRISTIANISME. aoi
nation le portoit. Il dcvenoit orfèvre, doreur,
horloger, serrurier, charpentier, menuisier,
tisserand , fondeur. Ces ateliers avoient eu
pour premiers instituteurs les Jésuites eux-
mêmes ; ces Pères avoient appris exprès les
arts utiles , pour les enseigner à leurs Indiens,
sans être obligés de recourir à des étrangers.
Les jeunes gens qui préféroicnt l'agricul-
ture, étoient enrôlés dans la tribu des labou-
reurs , et ceux qui retenoient quelque humeur
vagabonde de leur première vie erroient avec
les troupeaux.
Les femmes travailloient séparées des
hommes , dans l'intérieur de leurs ménages.
Au commencement de chaque semaine on leur
distribuoit une certaine quantité de laine et de
coton , qu'elles dévoient rendre le samedi au
soir, toute prête à être mise en œuvre; elles
s'employoient aussi à des soins champêtres,
qui occupoient leurs loisirs , sans surpasser
leurs forces.
Il n'y avoit point de marchés publics dans
les bourgades : à certains jours fixes, on don-
noit à chaque famille les choses nécessaires à
la vie. Un des deux missionnaires veilloit à ce
que les parts fussent proportionnéesau nombre
203 GENIE
d'individus qui se trouvoient dans chaque
cabane.
Les travaux comme nçoient et cessoient au
son de la cloche. Elle se faisoit enlendre au
premier rayon de l'aurore. Aussitôt les enfans
s'assembloient à l'église, où leur concert mati-
nal duroit, comme celui des petits oiseaux,
jusqu'au lever du soleil. Les hommes et les
femmes assistoient ensuite à la messe , d'où
ils se rendoient à leurs travaux. Au baisser du
jour, la cloche rappeloit les nouveaux citoyens
à l'autel, et l'on chantoit la prière du soir, à
deux parties , et en grande musique.
La terre étoit divisée en plusieurs lots, et
chaque famille cultivoit un de ces lots pour ses
besoins. Il y avoit en outre un champ public
appelé la Possession de Dieu (i). Les fruits
de ces terres communales étoient destinés à
suppléer aux mauvaises récoltes , et à entre-
tenir les veuves, les orphelins et les infirmes :
ils servoient encore de fonds pour la guerre.
S'il restoit quelque chose du trésor public au
(i) Montesquieu s'est trompé quand il a cru qu'il j
avoit communauté de biens au Paraguay ; on voit ici ce
qui l'a jeté dans l'erreur.
DU CHRISTIANISME. 2o3
bout de l'année, on appliquoit ce superflu aux
dépenses du culte, et à la décharge du tribut
de reçu d'or, que chaque famille payoit au
roi d'Espagne (i).
Un cacique ou chef de guerre , un corre-
gidor pour l'administration de la justice , des
regidors et des alcades pour la police et la
direction des travaux publics , formoient le
corps militaire , civil et politique des Heduc-
tions. Ces magistrats étoient nommés par
l'assemblée générale des citoyens ; mais il
paroît qu'on ne pouvoit choisir qu'entre les
sujets proposés par les missionnaires : c'étoit
une loi empruntée du sénat et dupeupleromain.
Il y avoit en outre un chef nominé fiscal ^
espèce de censeur public, élu par les vieil-
lards. Il tenoit un registre des hommes en âge
de porter les armes. Un Tenicuie veilloit sur
les enfans ; il les conduisoit à l'église , et les
accompagnoit aux écoles, en tenant une longue
baguette à la main : il rendoit compte aux
missionnaires des observations qu'il avoit
(2) Charlevoix , Hist. du Parag. Montesquieu a évalué
c e tribut à un cinquième des biens.
2o{ GÉNIE
faites sur les mœurs , le caractère, les qualités
et les défauts de ses élèves.
Enfin la bourgade étoit divisée en plusieurs
quartiers, et chaque quartier avoit un surveil-
lant. Comme les Indiens sont naturellement
indolens et sans prévoyance, un chef d'agri-
culture étoit chargé de visiter les charrues, et
d'obliger les chefs de famille à ensemencer
leurs terres.
En cas d'infraction aux lois, la première
faute étoit punie par une réprimande secrète
des missionnaires ; la seconde , par une péni-
tence publique à la porte de l'église, comme
chez les premiers fidèles; la troisième, parla
peine du fouet. Mais, pendant un siècle et demi
qu'a duré cette république, on trouve à peine
un exemple d'un Indien qui ait mérité ce der-
nier châtiment. « Toutes leurs fautes sont des
fautes d'enfans , dit le Père Charlevoix ; ils le
sont toute leur vie en bien des choses , et ils en
ont d'ailleurs toutes les bonnes qualités. »
Les paresseux étoient condamnés à cultiver
une plus grande portion du champ commun ;
ainsi une sage économie avoit fait tourner les
défauts même de ces hommes innoccns au
profit de la prospérité publique.
DU CHRISTIANISME. aoS
On àvoit soin de marier les jeunes gens de
bonne heure pour éviter le libertinage. Les
femmes qui n'avoient point d'enfans se reti-
roient, pendant Tabsence de leurs maris, à
une maison particulière , appelée Maison du
Refuge. Les deux sexes etoient à peu près sé-
parés, comme dans les républiques grecques;
ils avoient des bancs distincts à l'église , et
des portes différentes par où ils sortoient sans
se confondre.
Tout étoit réglé, jusqu'à l'habillement, qui
convenoit à la modestie sans nuire aux grâces.
Les femmes portoient une tunique blanche ,
rattachée par une ceinture; leurs bras et leurs
jambes étoient nus ; elles laissoient flotter
leur chevelure , qui leur servoit de voile.
Les hommes étoient vêtus comme les anciens
Castillans. Lorsqu'ils alloient au travail, ils
couvroient ce noble habit d'un sarrau de toile
blanche. Ceux qui s'étoient distingués par des
traits de courage ou de vertu, portoient un
sarrau couleur de pourpre.
Les Espagnols , et surtout les Portugais du
Brésil , faisoient des courses sur les terres de
lâRepiihlique chrétienne^ etenlevoient souvent
des malheureux qu'ils réduisoient en servitude.
2o6 GENIE
Résolus de mettre fin à ce brigandage , les
Jésuites, à force d'habileté, obtinrent de la
cour de Madrid, la permission d'armer leurs
néophytes. Ils se procurèrent des matières
premières, établirent des fonderies de canon,
des manufactures de poudre , et dressèrent à
la guerre ceux qu'on ne vouloit pas laisser en
paix. Une milice régulière s'assembla tous les
lundis , pour manœuvrer et passer la revue
devant un cacique : il y avoit des prix pour
les archers, les porte-lances, les frondeurs,
les artilleurs , les mousquetaires. Quand les
Portugais revinrent, au lieu de quelques labou-
reurs timides et dispersés , ils trouvèrent des
bataillons qui les taillèrent en pièces , et les
chassèrent jusqu'au pied de leurs forts. On
remarqua que la nouvelle troupe ne reculoit
jamais, et qu'elle se rallioit, sans confusion,
sous le feu de l'ennemi. Elle avoit même une
telle ardeur, qu'elle s'emportoit dans ses exer-
cices militaires, et l'on étoit souvent obligé
de les interrompre , de peur de quelque
malheur.
On voyoit ainsi au Paraguay un Etat qui
n'avoit ni les dangers d'une constitution toute
guerrière, comme celle des Lacédémonicns ,
DU CHRISTIANISME. 1107
ni les inconvcniens d'une société toute paci-
fique , comme la fraternité des Quakers. Le
problème politique étoit résolu : l'agriculture
qui fonde, et les armes qui conservent, se
trouvoient réunies. Les Guaranis ctoient cul-
tivateurs sans avoir d'esclaves, et guerriers
sans être féroces; immenses et sublimes avan-
tages qu'ils dévoient à la religion chrétienne ,
et dont n'avoient pu jouir, sous le polythéisme,
ni les Grecs ni les Romains.
Ce sage milieu étoit partout observé : la
République chrétienne n'étoit point absolu-
ment agricole , ni tout- à-fait tournée à la
guerre, ni privée entièrement des lettres et du
commerce ; elle avoit un peu de tout, mais
surtout des fètcs en abondance. Elle n'étoit ni
morose comme Sparte , ni fri\ole comme
Athènes ; le citoyen n'étoit ni accablé par le
travail, ni enchanté par le plaisir. Enfin les
missionnaires, en bornant la foule aux pre-
mières nécessités de la vie, avoient su distin-
guer dans le. troupeau les cnfans que la nature
avoit marqués pour de plus hautes destinées.
Ils avoient , ainsi que le conseille Platon , mis
à part ceux qui annonçoient du génie, afin de
les initier dans les sciences et les lettres. Ces
2o8 GÉNIE
enfans choisis s'appeloient la Congrégation :
ils étoient élevés dans une espèce de séminaire,
et soumis à la rigidité du silence , de la retraite
et des études des disciples de Pythagore. Il
régnoit entre eux une si grande émulation,
que la seule menace d'être renvoyé aux écoles
communes jetoit un élève dans le désespoir.
C'étoitde cette troupe excellente que dévoient
sortir un jour les prêtres , les magistrats et
les héros de la patrie.
Les bourgades des Réductions occupoient
un assez grand terrain , généralement au bord
d'un fleuve et sur un beau site. Les maisons
étoient uniformes , à un seul étage , et bâties
en pierres; les rues étoient larges et tirées au
cordeau. Au centre de la bourgade se trouvoit
la place publique, formée par l'église , la
maison des Pères , l'arsenal , le grenier com-
mun, la maison de refuge, et l'hospice pour
les étrangers. Les églises étoient fort belles et
fort ornées ; des tableaux , séparés par des
festons de verdure naturelle, couvroient les
murs. Les jours de fêtes on répandoit des eaux
de senteur dans la nef, et le sanctuaire étoit
jonché de fleurs de lianes effeuillées.
Le cimetière , placé derrière le temple, for-
DU CaUISTlANISME. liog
moit un quarré long , environné de murs à
hauteur d'appui ; une allée de palmiers et de
cyprès régnoit tout autour, et il ctoit coupé
dans sa longueur par d'autres allées de citron-
niers et d'orangers : celle du milieu condui-
soit à une chapelle , où l'on célébroit, tous les
lundis , une messe pour les morts.
Des avenues des plus beaux et des plus
grands arbres parloient de l'extrémité des
rues du hameau, et alloicnt aboutir à d'autres
chapelles bâties dans la campagne , et que l'on
voyoit en perspective : ces monumens religieux
servoient de termes aux processions les jours
de grandes solennités.
Le dimanche , après la messe , on faisoit les
fiançailles et les mariages ; et le soir, on bapti-
soit les catéchumènes et les en fans.
Ces baptêmes se faisoient, comme dans la
primitive Eglise, par les trois immersions, les
chants et le vêtement de lin.
Les principales fêtes de la religion s'annon-
çoient par une pompe extraordinaire. La veille
on allumoit des feux de joie , les rues étoicnt
illuminées, et les enfans dansoientsur la place
publique. Le lendemain , à la pointe du jour,
la milice paroissoil en armes. Le cacique de
4. 14
2IO GENIE
guerre qui la pre'cédoit étoit monté sur un
cheval superbe, etmarchoit sous un dais, que
deux cavaliers portoient à ses côtés. A midi ,
après l'office divin, on faisoit un festin aux
étrangers , s'il s'en trouvoit quelques uns dans
la république, et l'on avoit permission de boire
un peu de vin. Le soir, il y avoit des courses de
bagues , oii les deux Pères assistoienl pour dis-
tribuer les prix aux vainqueurs ; à l'entrée de
la nuit , ils donnoient le signal de la retraite ,
et les familles, heureuses et paisibles, alloient
goûter les douceurs du sommeil.
Au centre de ces forets sauvages, au milieu
de ce petit peuple antique, la fête du Saint-
Sacrement présentoit surtout un spectacle
extraordinaire. Les Jésuites y avoient intro-
duit les danses, à la manière des Grecs , parce
qu'il n'y avoit rien à craindre pour les mœurs
chez des Chrétiefcs d'une si grande innocence.
Nous ne changerons rien à la description que
le Père Charlevoix en a faite.
« J'ai dit qu'on ne voyoit rien de précieux
à cette fête ; toutes les beautés de la simple
nature sont ménagées avec une variété qui la
représente dans son lustre : elle y est même ,
si j'ose ainsi parler, toute vivante ; car sur les
DU CHRISTIANISME. 211
fleurs et les branches des arbres , qui com-
posent les arcs de triomphe sous lesquels le
Saint-Sacrement passe, on voit voltiger des
oiseaux de toutes les couleurs , qui sont atta-
chés par les pattes à des fils si longs, qu'ils
paroissent avoir toute leur liberté , et être
venus d'eux-mêmes pour mêler leur gazouille-
ment au chant des musiciens et de tout le
peuple, et bénir, à leur manière, celui dont
la providence ne leur manque jamais
» D'espace en espace on voit des tigres et
des lions bien enchaînés, afm qu'ils ne troublent
point la fête , et de très-beaux poissons qui se
jouent dans de grands bassins remplis d'eau;
en un mot, toutes les espèces de créatures
vivantes y assistent, comme par dé[)utalion ,
pour y rendre hommage à l'Homme- Dieu
dans son auguste sacrement.
» On fait entrer aussi dans cette décoration
toutes les choses dont on se régale dans les
grandes réjouissances, les prémices de toutes
les récoltes pour les offrir au Seigneur, et le
grain qu'on doit semer, afm qu'il donne sa
bénédiction. Le chant des oiseaux, le rugisse-
ment des lions, le frémissement des tigres,
14.
2 12 GÉNIE
tout s'y fait entendre sans confusion, et forme
un concert unique
» Dès que le Saint -Sacre ment est rentré
dans l'église, on présente aux missionnaires
toutes les choses comestibles qui ont été expo-
sées sur son passage. Ils en font porter aux
malades tout ce qu'il y a de meilleur ; le reste
est partagé à tous les habitans de la bour-
gade. Le soir, on tire un feu d'artifice, ce qui
se pratique dans toutes les grandes solennités,
et au jour des réjouissances publiques. »
Avec un gouvernement si paternel et si
analogue au génie simple et pompeux du Sau-
vage, il ne faut pas s'étonner que les nouveaux
chrétiens fussent les plus purs et les plus heu-
reux des hommes. Le changement de leurs
mœurs étoit un miracle opéré à la vue du
I^ouveau-Monde. Cet esprit de cruauté et de
vengeance , cet abandon aux viceslesplus gros-
siers, qui caractérisent les hordes indiennes ,
s'étoient transformés en un esprit de douceur,
de patience et de chasteté. On jugera de leurs
vertus par l'expression naïve de l'évéque de
Buenos- Ayr es . « Sire , écrivoit-il à Philippe V,
dans ces peuplades nombreuses, composées
DU CnRISTIANISiVn:. aiS
d'Indiens, naturellement portés à toutes sortes
de vices , il règne une si grande innocence ,
que je ne crois pas qu'il s'y commette un seul
pèche mortel. »
Chez ces Sauvages chrétiens , on ne voyoit
ni procès ni querelles ; le tien et le mien n'y
étoient pas même connus : car, ainsi que l'ob-
serve Charlevoix , c'est n'avoir rien à soi que
d'être toujours disposé à partager le peu qu'on
a avec ceux qui sont dans le besoin. Abondam-
ment pourvus des choses nécessaires à la vie ;
gouvernés par les mêmes hommes qui les
avoient tirés de la barbarie , et qu'ils rcgar-
doient, à juste titre, comme des espèces de
divinités ; jouissant dans leurs familles et dans
leur patrie des plus doux sentimcns de la na-
ture ; connoissant les avantages de la vie civile,
sans avoir quitté le désert , et les charmes de
la société , sans avoir perdu ceux de la soli-
tude , ces Indiens se pouvoient vanter de jouir
d'un bonheur qui n'avoit point eu d'exemple
sur la terre. L'hospitalité , l'amitié , la justice
et les tendres vertus , découloient naturelle-
ment de leurs cœurs , à la parole de la reli-
gion , comme des oliviers laissent tomber
leurs fruits mûrs au souffle des brises. Mura-
2I/+ GÉiNIE
tori a peint d'un seul mot cette république
chrétienne , en intitulant la description qu'il
en a faite : // Crlstlanesimo felice.
Il nous semble qu'on n'a qu'un désir en
lisant cette histoire, c'est celui de passer les
mers, et d'aller, loin des troubles et des ré-
volutions, chercher une vie obscure dans les
cabanes de ces Sauvages , et un paisible tom-
beau sous les palmiers de leurs cimetières.
Mais ni les déserts ne sont assez profonds ,
ni les mers assez vastes , pour dérober l'homme
aux douleurs qui le poursuivent. Toutes les
fois qu'on fait le tableau de la félicité d'un
peuple , il faut toujours en venir à la catas-
trophe ; au milieu des peintures les plus
riantes , le cœur de l'écrivain est serré par
cette réflexion qui se présente sans cesse :
Tout cela n existe plus. Les missions du
Paraguay sont détruites ; les Sauvages , ras-
semblés avec tant de fatigues , sont errans de
nouveau dans les bois, ou plongés vivans dans
les entrailles de la terre. On a applaudi à la
destruction d'un des plus beaux ouvrages qui
fût sorti de la main des hommes. G'étoit une
création du christianisme, une moisson en-
graissée du sang des apôtres ; elle ne méritoit
DU CHRISTIANISME. 2i5
que haine et mépris ! Cependant, alors même
que nous triomphions , en voyant des Indiens
retomber au Nouveau-Monde dans la servi-
tude, tout retentissoit en Europe du bruit de
notre philantropieetde notre amour de liberté.
Ces honteuses variations de la nature humaine,
selon qu'elle est agitée de passions contraires,
flétrissent l'âme , et rendroient méchant , si on
y arrctoil trop long-temps les yeux. Disons
donc plutôt que nous sommes foibles, que les
voies de Dieu sont profondes, et qu'il se plaît
à exercer ses serviteurs. Tandis que nous gé-
missons ici , les simples chrétiens du Paraguay^
maintenant ensevelis dans les mines du Potose,
adorent sans doute la main qui les a frappés ;
et, par des souffrances patiemment supportées,
ils acquièrent une place dans cette république
des saints, qui est à l'abri des persécutions des
hommes.
2i6 GENIE
V\\fVXVw\%VV>^XV\VVvV\l\'VVV*%V»VV\.VVV\'\'VVVVVVV\,VVVVVVV%VVVVVVVVVi'VVVVVVVVVVV WIVVV
CHAPITRE \I.
Missions de la Guiane.
Si ces missions étonnent par leurs gran-
deurs , il en est d'autres qui, pour être plus
ignorées, n'en sont pas moins touchantes.
C'est souvent dans la cabane obscure , et sur
la tombe du pauvre , que le Roi des Rois aime
à déployer les richesses de sa grâce et de ses
miracles. En remontant vers le Nord , depuis
le Paraguay jusqu'au fond du Canada , on ren-
controit une foule de petites missions , où le
néophyte ne s'étoit pas civilisé pour s'attacher
à l'apôtre , mais où l'apôtre s'étoit fait Sau-
vage pour suivre le néophyte. Les religieux
Français étoient à latête de ces églises errantes ,
dont les périls et la mobilité sembloient être
faits pour notre courage et notre génie.
Le père Creuïlli , Jésuite , fonda les mis-
sions de Cayenne, Ce qu'il fit pour le soulage-
ment des Nègres et des Sauvages , paroi t au-
dessus de rhumanité. Les Pères Lombard et
DU CHRISTIANISME. 217
Ramctte , marchant âur les traces de ce saint
liomme , s'enfoncèrent dans les marais de la
Guianc. Ils se rendirent aimables aux Indiens
G alibis^ à force de se dévouer à leurs dou-
leurs, et parvinrent à obtenir d'eux quelques
enfans , qu'ils élevèrent dans la religion chré-
tienne. De retour dans leurs forêts, ces jeunes
enfans civilisés prêchèrent l'Evangile à leurs
vieux parens sauvages, qui se laissèrent aisé-
ment toucher par l'éloquence de ces nouveaux
missionnaires. Les catéchumènes se rassem-
blèrent dans un lieu appelé Kouroii ^ où le
Père Lombard avoit bâti une case avec deux
Nègres. La bourgade augmentant tous les
jours , on résolut d'avoir une église. Mais
comment payer Tarchitecte , charpentier de
Cayenne, qui demandoit quinze cents francs
pour les frais de l'entreprise ! Le mission-
naire et ses néophytes, riches en vertus,
étoient d'ailleurs les plus pauvres des hommes.
La foi et la charité sont ingénieuses : les Galibls
s'engagèrent à creuser sept pirogues , que le
charpentier accepta sur le pied de deux cents
livres chacune. Pour compléter le reste de la
somme, les femmes filèrent autant de coton
qu'il en falloit pour faire huit hamacs. Vin4:;t
2i8 GÉNIE
autres Sauvages se firent esclaves volontaires
d'un colon, pendant que ses deux Nègres,
qu'il consenlit à prêter , furent occupés à scier
les planches du toit de l'édifice. Ainsi tout fut
arrangé, et Dieu eut un temple au désert.
Celui qui de toute éternité a préparé les
voies des choses , vient de découvrir sur ces
bords un de ces desseins qui échappent dans
leur principe à la sagacité des hommes , et
dont on ne pénètre la profondeur qu'à l'ins-
tant même où ils s'accomplissent. Quand le
Père Lombard jetoit , il y a plus d'un siècle »
les fondemens de sa mission chez les Galibis ,
il ne savoit pas qu'il ne faisoit que disposer
des Sauvages à recevoir un jour des martyrs
de la foi, et qu'il préparoit les déserts d'une
nouvelle Théhaïde à la rehgion persécutée.
Quel sujet de réflexions! Billaud de Varenne
et Pichegru, le tyran et la victime dans la
même case à Synnamary ; l'extrémité de la
misère n'ayant pas même uni les cœurs ; des
haines immortelles vivant parmi les com-
pagnons des mêmes fers , et les cris de
quelques infortunés prêts à se déchirer se
mêlant aux rugisscmcns des tigres dans les
forêts du Nouveau-Monde!
DU CHRISTIANISME. 219
Voyez , au milieu de ce trouble des passions ,
le calme et la sérénité évangéliques des con-
fesseurs de Jésus-Christ jetés chez les néo-
phytes de la Guyane , et trouvant parmi des
Barbares chrétiens la pitié que leur refusoient
des Français ; de pauvres religieuses hospita-
lières, qui semblent ne s'être exilées dans un
climat destructeur, que pour attendre un
Collot-d'Herbois sur son lit de mort , et lui
prodiguer les soins de la charité chrétienne ;
ces saintes femmes, confondant Tinnoccnt et
le coupable , dans leur amour de l'humanité ,
versant des pleurs sur tous , priant Dieu de
secourir, et les persécuteurs de son nom, et
les martyrs de son culte : quelle leçon! quel
tableau ! que les hommes sont malheureux! et
que la religion est belle !
2.20 GENIE
^VVltVv'\A'VVVl\\VVVVVVv\^fVVVVVVV\'VVV\-VV\VVVVV\VVVVVVVVVVVVVV\fVVV\.\'VV%'VVVVv\V\^
CHAPITRE VIL
Missions des Antilles.
L'ÉTABLISSEMENT de nos colonies aux
Antilles ou Ant-Iles , ainsi nommées , parce
qu'on les rencontre les premières, à l'entrée
du golfe Mexicain , ne remonte qu'à l'an 1627,
époque à laquelle M. d'Enambuc bâlit un fort,
et laissa quelques familles sur l'île Saint-
Christophe.
C'étoit alors l'usage de donner des mission-
naires pour curés aux établissemens loin-
tains , afin que la religion partageât , en
quelque sorte , cet esprit d'intrépidité et d'a-
venture qui distinguoit les premiers cher-
cheurs de fortune au Nouveau- M onde. Les
Frères Prêcheurs^ de la congrégation de Saint-
Louis , les Pères Carmes , les Capucins et le*
Jésuites se consacrèrent à Tinstruction des
Caraïbes et des Nègres, et à tous les travaux
qu'exigeoient nos colonies naissantes de Saint-
Christophe , de la Guadeloupe , de la Marti-
nique et de Saint-Domingue.
DU CHRISTIANISME. aai
On ne connoît encore aujourd'hui rien de
plus satisfaisant et de plus complet sur les
Antilles , que l'Histoire du Père Dutertre ,
missionnaire de la congrégation de Saint-
Louis.
« Les Caraïbes, dit-il , sont grands rêveurs ;
ils portent sur leur visage une physionomie
triste et mélancolique ; ils passent des demi-
journées entières, assis sur la pointe d'un
roc, ou sur la rive, les yeux fixés en terre,
ou sur la mer, sans dire un seul mot
Ils sont d'un naturel bénin, doux, affable et
compatissant , bien souvent même jusqu'aux
larmes , aux maux de nos Français , n'étant
cruels qu'à leurs ennemis jurés.
» Les mères aiment tendrement leurs
cnfans , et sont toujours en alarme pour
détourner tout ce qui peut leur arriver de
funeste ; elles les tiennent presque toujours
pendus à leurs mamelles même la nuit, et
c'est une merveille, que, couchant dans des
lits suspendus , qui sont fort incommodes ,
elles n'en étouffent jamais aucun Dans
tous les voyages qu'elles font, soit sur mer,
soit sur terre, elles les portent avec elles,
222 GÉNIE
sous leurs bras, dans un petit lit de coton ,
qu'elles ont enécharpe , lié par-dessus l'épaule,
afin d'avoir toujours devant leurs yeux l'objet
de leurs soucis (i). »
On croit lire un morceau de Plutarque ,
traduit par Amyot.
Naturellement enclin à voir les objets sous
un rapport simple et tendre , le Père Dutertre
ne peut manquer d'être fort touchant, quand
il parle des Nègres. Cependant il ne les repré-
sente point, à la manière des philantropes,
comme les plus vertueux des hommes ; mais
il y a une sensibilité , une bonhomie , une
raison admirable dans la peinture qu'il fait
de leurs sentimens.
« L'on a vu, dit-il, à la Guadeloupe une
jeune Négresse si persuadée de la misère de
sa condition, que son maître ne put jamais la
faire consentir à se marier au Nègre qu'il lui
présentoit
Elle attendit que le Père (« V autel) lui de-
mandât si elle vouloit un tel pour son mari :
car pour lors elle répondit avec une fermeté qui
nous étonna : Non , mon père , je ne veux ni
(i) Jlist. des Ant. tom. 11, p. SyS.
DU CHRISTIANISME. 2a3
de celui-là, ni même d'aucun autre; je me
contente d'être misérable en ma personne ,
sans mettre des enfans an monde , qui seroient
peut-cUe plus malheureux que moi, et dont
les peines me seroient beaucoup plus sensibles
que les miennes propres. Elle est aussi tou-
jours constamment demeurée dans son état de
fille , et on l'appcloit ordinairement la Piicclle
des lies. »
Le bon Père continue à peindre les mœurs
des Nègres , à décrire leurs petits ménages , à
faire aimer leur tendresse pour leurs enfans :
il entremêle son récit de sentences de Sénè-
que qui parle de la simplicité des cabanes où
vivoient les peuples de l'àgc d'or; puis il cite
Platon, ou plutôt Homère , qui dit que les
Dieux ôtent à l'esclave une moitié de sa vertu :
Dlmidiurn mentis Jupiter il lis aiifert; il com-
pare le Caraïbe sauvage dans la liberté au
Nègre sauvage dans la servitude, et il montre
combien le christianisme aide au dernier à
supporter ses maux.
La mode du siècle a été d'accuser les prêtres
d'aimer Tesclavage , et de favoriser l'oppres-
sion parmi les hommes; il est pourtant cer-
tain que personne n'a élevé la voix avec autant
a A GÉME
de courage et de force en faveur des esclaves ,
des petits et des pauvres, que les e'crivains
ecclésiastiques. Ils ont constamment soutenu
que la liberté est un droit imprescriptible du
chrétien. Le colon protestant , convaincu de
cette vérité , pour arranger sa cupidité et sa
conscience , ne baptisoit ses Nègres qu'à
Varticle de la mort, souvent même, dans la
crainte qu'ils ne revinssent de leur maladie ,
et qu'ils ne réclamassent ensuite , comme
chrétiens^ leur liberté, il les laissoit mourir
dans l'idolâtrie (i):la religion se montre ici
aussi belle que l'avarice paroît hideuse.
Le ton sensible et religieux dontles mission-
naires parloient des Nègres de nos colonies ,
cioit le seul qui s'accordât avec la raison et
rhumanité. Il rendoit les maîtres plus pitoya-
bles , et les esclaves plus vertueux ; il servoit
la cause du genre humain sans nuire à la patrie ,
et sans bouleverser l'ordre et les propriétés.
Avec de grands mots on a tout perdu : on a
éteint jusqu'à la pitié ; car qui oseroit encore
plaider la cause des noirs , après les crimes
qu'ils ont commis? Tant nous avons fait de
^i) Hlst. (les A lit. lom. 11, p. 5o3.
DU CHRISTIANISME. auS
mal ! tant nous avons perdu les plus belles
causes et les plus belles choses!
Quant à Thistoirc naturelle, le Pcre Dutertre
vous montre quelquefois tout un animal d'un
seul trait; il appelle roiscau-mouche une
fleur céleste; c'est le vers du Père Commire
sur le papillon :
Florent putarcs nare per lîquidum œlhcra ■
« Les plumes du flambant ou du flamant,
dit-il ailleurs, sont de couleur incarnai: et,
quandilvole à l'opposite du soleil, ilparoîttout
flamboyant comme un brandon de feu (i). »
Buffon n'a pas mieux peint le vol d'un
oiseau, que l'historien des Antilles:" Cet
oiseau {laji'éga/e) a beaucoup de peine à se
lever de dessus les branches ; mais quand il
a une fois pris son vol, on lui voit fendre
l'air d'un vol paisible, tenantses ailes étendues
sans presque les remuer, ni se fatiguer aucu-
nement. Si quelquefois la pesanteur de la
pluie , ou rimpétuosilé des vents l'impor-
tune , pour lors il brave les nues , se guindé
dans la moyenne région de l'air, et se de'robe
a la vue des hommes (2). »
(i) Ilisi. des Ani. lom. II, p. 268.
(2) Id. p. 269.
4. i5
226 GÉNIE
Il représente la femelle du colibri , faisant
son nid.
« Elle carde , s'il faut ainsi
dire , tout le coton que lui apporte le mâle ,
et le remue quasi poil à poil avec son bec et
ses petits pieds ; puis elle forme son nid , qui
n'est pas plus grand que la moitié de la coque
d'un œuf de pigeon. A mesure qu'elle élève
le petit édifice, elle fait mille petits tours,
polissant avec sa gorge la bordure du nid , et
le dedans avec sa queue.
»
Je n'ai jamais pu remarquer
en quoi consiste la becquée que la mère leur
apporte , sinon qu'elle leur donne la langue
à sucer , que je crois être tout emmiellée du
suc qu'elle tire des fleurs. »
Si la perfection dans l'art de peindre con-
siste à donner une idée précise des objets , en
les offrant toutefois sous un jour agréable,
le missionnaire des Antilles a atteint celte
perfection.
DU CHRISTIANISME. 227
VM^VVVVVVfcVVV\VVV\V'VVVVVVVV«'V«V\'A vvvv\vvvvvv%vvvvvvvv\ vv^vvvv\^vv\vv\v«\v\vvvvvvvv
CHAPITRE VllI.
Missions de la Nouvelle- France.
Nous ne nous arrêterons point aux mis-
sions de la Californie, parce qu'elles n'offrent
aucun caraclcre particulier , ni à celles de la
Louisiane , qui se confondent avec ces terribles
missions du Canada, où l'intrépidité des
apôtres de Jésus-Christ a paru dans toute sa
gloire.
Lorsque les Français , sous la conduite de
Champelain , remontèrent le fleuve Saint-
Laurent, ils trouvèrent les forets du Canada
habitées par des Sauvages bien différens de
ceux qu'on avoit découverts jusqu'alors au
Nouveau - Monde. C'étoient des hommes
robustes , courageux , fiers de leur indépen-
dance, capables de raisonnement et de calcul,
n'étant étonnés ni des mœurs des Européens ,
ni de leurs armes (1), et qui, loin de nous
(1) Dans le premier combat de Champelain contre les
i5.
228 GÉNIE
admirer, comme les innocens Caraïbes , n'a-
voient pour nos usages que du dégoût et du
mépris.
Trois nations se partageoient l'empire du
désert : l'Algonquine , la plus ancienne et la
première de toutes, mais qui, s'étant attiré
la haine , par sa puissance , étoit prête à suc-
comber sous les armes des deux autres; la
Huronne, qui fut notre alliée, et l'Iroquoise
notre ennemie.
Ces peuples n'étoient point vagabonds ; ils
avoient des établissemens fixes , des gouver-
nemens réguliers. Nous avons eu nous-mêmes
occasion d'observer, chez les Indiens du Nou-
veau-Monde, toutes les formes de constitutions
des peuples civilisés ; ainsi les Natchez, à la
Louisiane , offroient le despotisme dans l'état
de nature , les Creecks de la Floride la mo-
narchie , et les Iroqnois au Canada le gou-
vernement républicain.
Ces derniers et les Hurons représentoient
encore les Spartiates et les Athéniens , dans la
Iroquois, ceux-ci soutinrent le feu des Français, sans
donner d'abord le moindre si^ne de frayeur ou d'étonne-
ment.
DU CHRISTIANISME. 22,j
condition sauvage : les Hurons , spiriluels, gais,
légers , dissimulés toutefois, braves, éioquens,
gouvernés par des femmes; abusant de la for-
tune , et soutenant mal les revers, ayant plus
d'honneur que d'amour de la patrie : les Iro-
quois séparés en cantons que dirigeoient des
vieillards, ambitieux, politiques, taciturnes,
sévères, dévorés du désir de dominer, capables
des plus grands vices et des plus grandes ver-
tus, sacrifiant tout à la patrie , les plus féroces
et les plus intrépides des hommes.
Aussitôt que les Français et les Anglais
parurent sur ces rivages , par un instinct na-
turel , les Hurons s'attachèrent aux premiers ;
les Iroquois se donnèrent aux seconds, mais
sans les aimer ; ils ne s'en servoient que pour
se procurer des armes. Quand leurs nouveaux
alliés devenoient trop puissans , ils les aban-
donnoient ; ils s'unissoient à eux de nouveau ,
quand les Français obtenoient la victoire. On
vitainsi un petit troupeau de Sauvages se ména-
ger entre deux grandes nations civilisées, cher-
cher à détruire l'une par l'autre, toucher sou-
vent au moment d'accomplir ce dessein , et
d'élre à la fois le maître et le libérateur de
cette partie du Nouveau- Monde.
23o GÉNIE
Tels furent les peuples que nos mission-
naires entreprirent de nous concilier par la
religion. Si la France vit son empire s'étendre
en Amérique , par-delà les rives du Mescha-
cebé , si elle conserva si long-temps le Canada
contre les Iroqaois et les Anglais unis, elle
dut presque tous ses succès aux Jésuites. Ce
furent eux qui sauvèrent la colonie au berceau,
en plaçant pour boulevart, devant elle, un
village de Hurons et d'iroquois chrétiens , en
prévenant des coalitions générales d'Indiens ,
en négociant des traités de paix , en allant
seuls s'exposer à la fureur des Iroquois, pour
traverser les desseins des Anglais. Les gou-
verneurs de la Nouvelle-Angleterre ne cessent
dans leurs dépêches de peindre nos mission-
naires comme leurs plus dangereux ennemis :
« Us déconcertent, disent-ils, les projels de
» la puissance Britannique ; ils découvrent
» ses secrets , et lui enlèvent le cœur et les
» armes des Sauvages . »
La mauvaise administration du Canada , les
fausses démarches des commandans , une poli-
tique étroite ou oppressive , meltoient souvent
plus d'entraves aux bonnes intentions des
Jésuites , que l'opposition de l'ennemi. Pré-
DU CHKISTIAMSME. 2.61
sentoicnl-ils les plans les mieux concertés pour
la prospérité de la colonie , on les louoit de
leur zèle , et l'on suivoit d autres avis. Mais
aussitôt que les affaires devenoient difficiles,
on recouroit à ces mêmes hommes , qu'on
avoit si dédaigneusement repoussés. On ne
balançoit point à les employer dans des négo-
ciations dangereuses, sans être arrêté par la
considération du péril aucjuel on lesexposoit:
l'histoire de la ISouvelle-France en offre un
exemple remarquable.
La guerre étoit allumée enlre les Français
et les Iroquois : ceux-ci avoicnt l'avantage; ils
s'élcient avancés jusque sous les murs de
Québec, massacrant et dévorant les habitans
des campagnes. Le Père Lamberville étoit
en ce moment même missionnaire chez les
Iroquois. Quoique sans cesse exposé à être
brûlé vif par les vainqueurs, il n'avoit pas
voulu se retirer , dans Tespoir de les ramener
à des mesures pacifiques , et de sauver les
restes de la colonie ; les vieillards l'aimoient,
et l'avoient protégé contre les guerriers.
Sur ces entrefaites il reçoit une lettre du
gouverneur du Canada , qui le supplie d'en-
gager les Sauvages à envoyer des ambassa-
232 GÉNIE
deurs au fort Calarocouy, pour traiter de la
paix. Le missionnaire court chez les anciens,
et fait tant, par ses remontrances et ses prières,
qu'il les décide à accepter la trêve, et à dé-
puter leurs principaux chefs. Ces chefs , en
arrivant au rendez-vous, sont arrêtés, mis
aux fers, et envoyés en France aux galères.
Le Père Lamberville avoit ignoré le dessein
secret du commandant, et il avoit agi de si
bonne foi qu'il étoit demeuré au milieu des
Sauvages. Quand il apprit ce qui étoit arrivé ,
il se crut perdu. Les anciens le firent appeler ;
il les trouva assemblés au conseil, le visage
sévère et l'air menaçant. Un d'entr'eux lui
raconta avec indignation la trahison du gou-
verneur ; puis il ajouta :
« On ne sauroit disconvenir que toutes
sortes de raisons ne nous autorisent à te
traiter en ennemi; mais nous ne pouvons
nous y résoudre. Nous te connoissons trop
pour n'être pas persuadés que ton cœur n'a
point de part à la trahison que tu nous as
faite, et nous ne sommes pas assez injustes
pour te punir d'un crime dont nous te croyons
innocent, et que tu détestes , sans doute , au-
tant que nous; il n'est pourtant pas à
DU CHRISTIANISME. 233
propos que tu restes ici : tout le monde ne
t'y rendroit peut-être pas la même justice ;
et, quand une fois notre jeunesse aura chanté
la guerre, elle ne verra plus en toi qu'un
perfide qui a livré nos chefs à un dur et rude
esclavage , et elle n'écoutera plus que sa
fureur , à laquelle nous ne serions plus les
maîtres de te soustraire (i). »
Après ce discours, on contraignit le mis-
sionnaire de partir , et on lui donna des guides
qui le conduisirent par des routes détournées
au-delà de la frontière. Louis XIV fit relâcher
les Indiens , aussitôt qu'il eut appris la manière
dont on les avoit arrêtés. Le chef qui avoit
harangué le Père Lamberville se convertit peu
de temps après, et se retira à Québec. Sa
conduite , en cette occasion , fut le premier
fruit des vertus du christianisme, qui com-
mençoient à germer dans son cœur.
Mais aussi quels hommes que les Brébœuf,
les Lallemant, les Jogues, qui réchauffèrent
de leur sang les sillons glacés de la Nouvelle-
France ! J'ai rencontré moi-même un de ces
(i) Charlevolx , Hist. Je la Koui>. Fiance ^ f/j-4-',
tum. 1 , liv. XI , p. 5i I.
a34 GENIE
apôtres, au milieu des soliludes américaines.
Un malin que je cheminois lentement dans les
forêts, j'aperçus, venant à moi, un grand
vieillard à barbe blanche, vêtu d'une longue
robe, lisant attentivement dans un livre, et
marchant appuyé sur un bâton ; il étoit tout
illuminé par un rayon de l'aurore , qui tom-
boit sur lui à travers le feuillage des arbres :
on eût cru voir Thermosiris, sortant du bois
sacré des Muses , dans les déserts de la Haute-
Egypte. G'étoit un missionnaire de la Loui-
siane ; il revenoit de la Nouvelle-Orléans , et
retournoit aux Illinois où il dirigeoit un petit
troupeau de Français et de Sauvages chrétiens.
Il m'accompagna pendant plusieurs jours :
quelque diligent que je fusse au matin, je
trouvois toujours le vieux voyageur levé avant
moi , et disant son bréviaire , en se promenant
dans la forêt. Ce saint homme avoit beaucoup
souffert ; il racontoit bien les peines de sa
vie ; il en parloit sans aigreur, et surtout sans
plaisir, mais avec sérénité: je n'ai point vu
un sourire plus paisible que le sien. Il ci toit
agréablement et souvent des vers de Virgile
et même d'Homcrc , qu'il appliquoit aux
belles scènes qui se succédoient sous nos
DU CHRISTIANISME. 235
yeux , ou aux pensées qui nous occupoient.
11 me parut avoir des connoissances en tous
genres, qu'il laissoit à peine apercevoir sous
sa simplicité évangélique ; comme ses prédé-
cesseurs les apôtres, sachant tout, il avoit
l'air de tout ignorer. Nous eûmes un jour
une conversation sur la révolution française,
et nous trouvâmes quelque charme à causer
des troubles des hommes, dans les lieux les
plus tranquilles. Nous étions assis dans une
vallée, au bord d'un fleuve dont nous ne
savions point le nom, et qui, depuis nombre
de siècles, rafraîchissoit de ses eaux cette rive
inconnue. J'en fis faire la remarque au vieil-
lard qui s'attendrit ; les larmes lui vinrent aux
yeux , à cette image d'une vie ignorée sacri-
fiée dans les déserts à d'obscurs bienfaits.
Le Père Charlevoix nous décrit ainsi un des
missionnaires du Canada :
« Le Père Daniel étoit trop près de Québec
pour n'y pas faire un tour avant de reprendre
le chemin de sa mission
Il arriva au port dans un canot, l'aviron à la
main , accompagné de trois ou quatre Sau-
vages , les pieds nus, épuisé de force, une
:>36 GÉNIE
chemise pourrie , et une soutane toute déchirée
sur son corps décharné; mais avec un visage
content et charmé de la vie qu'il menoit, et
inspirant par son air et par ses discours l'envie
d'aller partager avec lui des croix auxquelles
le Seigneur attachoit tant d'onction (i). »
Yoilà de ces joies et de ces larmes, telles
que Jésus-Christ les a véritablement promises
à ses élus.
Ecoutons encore l'historien de la Nouvelle-
France :
« Rien n'étoit plus apostolique que la vie
qu'ils menoient (les missionnaires chez les
Hurons). Tous leurs momens étoient comptés
par quelque action héroïque , par des conver-
sions ou par des souffrances qu'ils regardoient
comme de vrais dédommagemens, lorsque
leurs travaux n'avoient pas produit tout le
fruit dont ils s'étoient flattés. Depuis quatre
heures du matin qu'ils se levoient, lorsqu'ils
n'étoient pas en course, jusqu'à huit, ils de-
meuroient ordinairement renfermés : c'étoit
le temps de la prière , et le seul qu'ils eussent
(i) Charlevoix, Hisl. de la Noui>. Fiance, in-/^" ,
tom. I, liv. V, p. 2 00.
DU CHRISTIANISME. sSj
fie libre pour leur exercice de piclc. A huit
heures , chacun alloit où son devoir l'appeloit ;
les uns visitoient les malades ; les autres sui-
voient dans les campagnes ceux qui travail-
loient à cultiver la terre ; d'autres se trans-
portoient dans les bourgades voisines , qui
étoient destituées de pasteurs. Ces causes pro-
duisoient plusieurs bons effets ; car , en pre-
mier lieu , il ne mouroit point, ou il mouroit
bien peu d'enfans sans baptême ; des adultes
même qui avoient refusé de se faire inscrire
tandis qu'ils étoient en santé , se rendoient dès
qu'ils étoient malades ; ils ne pouvoient tenir
contre l'industrieuse et constante charité de
leurs médecins (i). »
Si l'on trouvoit de pareilles descriptions
dans le Télémaque, on se récrieroit sur le
goût simple et touchant de ces choses : on
loueroit avec transport la fiction du poëte ,
et l'on est insensible à la vérité présentée avec
les mêmes attraits.
Ce n'étoit là que les moindres travaux de
ces hommes évangéliques : tantôt ils suivoient
(i) Charlevoix, Hist. fie la Nouo. France , in - ^^ ,
lom. I, liv. V, p. 2 17.
-3S GÉNIE
le Sauvage dans des chasses qui duroient plu-
sieurs années , et pendant lesquelles ils se
trouvoient obliges de manger jusqu'à leur
vêtement ; tantôt ils étoient exposes aux
caprices de ces Indiens , qui , comme des
cnfans, ne savent jamais résister à un mou-
vement de leur imagination ou de leurs désirs.
Mais les missionnaires s'estimoient récom-
pensés de leurs peines, s'ils avoient , durant
leurs longues souffrances, acquis une âme à
Dieu, ouvert le ciel à un enfant, soulagé un
malade , essuyé les pleurs d'un infortuné. Nous
avons déjà vu que la patrie n'avoit point de
citoyens plus fidèles ; Fhonneur d'être Français
leur valut souvent la persécution et la mort :
les Sauvages les reconnoissoient pour être de
~la chair blanche de Québec , à l'intrépidité
avec laquelle ils supportoient les plus affreux
supplices.
Le ciel , touché de leurs vertus , accorda à
plusieurs d'entr'eux cette palme qu'ils avoient
tant désirée , et qui les a fait monter au rang
des premiers apôtres. La bourgade Huronne
où le Père Daniel (i) étoit missionnaire , fut
(i) Le même dont Charlevoix nous a fait le portrait.
DU CHRISTIANISME. 289
surprise par les Iroqiiois, au malin du 4 de
juillet 1648 ; les jeunes guerriersétoientabsens.
Le Jésuite, dans ce moment même , disoit la
messe à ses néophytes. Il n'eut que le temps
d'achever la consécration , et de courir à l'en-
droit d'où parloient les cris. Une scène lamen-
table s'offrit à ses yeux : femmes, enfans, vieil-
lards gisoient ])éle-mcle expirans. Tout ce qui
vivoit encore tombe à ses pieds, et lui demande
le baptême. Le Père trempe unvoile dans l'eau,
et le secouant sur la foule à genoux , procure
la vie des cieux à ceux qu'il ne pouvoit arra-
cher à la mort temporelle. Il se ressouvint
alors d'avoir laissé dans les cabanes quelques
malades qui n'avoient point encore reçu le
sceau du christianisme ; il y vole, les met au
nombre des rachetés, retourne à la chapelle,
cache les vases sacrés, donne une absolution
générale aux Hurons qui s'étoient réfugiés à
l'autel , les presse de fuir , et pour leur en
laisser le temps , marche à la rencontre des
ennemis. A la vue de ce prêtre qui s'avançoit
seul contre une armée , les Barbares étonnés
s'arrêtent , et reculent quelques pas ; n'osant
approcher du saint, ils le percent de loin avec
leurs flèches, « Il en étoit tout hérissé , dit
24o GÉNIE
Charlevoix, qu'il parloit encore avec une
action surprenante , tantôt à Dieu à qui il
offroit son sang pour le troupeau, tantôt à
ses meurtriers qu'il menaçoit de la colère du
ciel, en les assurant néanmoins qu'ils trou-
veroient toujours le Seigneur disposé à les
recevoir en grâce , s'ils avoient recours à sa
clémence (i). » Il meurt, et sauve une partie
de ses néophytes , en arrêtant ainsi les Iroquois
autour de lui.
Le Père Garnier montra le même héroïsme
dans une autre bourgade : il éloit tout jeune
encore, et s'étoit arraché nouvellement aux
pleurs de sa famille, pour sauver des âmes dans
les forêts du Canada. Atteint de deux balles
sur le champ de carnage , il est renversé sans
connoissance : un Iroquois, le croyant mort,
le dépouille. Quelque ternps après, le Père re-
vient de son évanouissement ; il soulève la tête,
et voit à quelque distance unHuron quirendoit
le dernier soupir. L'apôtre fait un effort pour
aller absoudre le catéchumène ; il se traîne ,
il retombe : un Barbare l'aperçoit, accourt,
et lui fend les entrailles de deux coups de
(i) llist. de la Noiw. France , t. I, llv. VJI , p. 286.
DU CHRISTIANISME. ^.41
hache : « Il expire, dit encore Charlevoix,
dans l'exercice, et pour ainsi dire dans le
sein même de la charilé (i). «
Enfin le Père Brébœuf, oncle du poëte
du même nom , fut brûlé avec ces tourmens
horribles que les Iroquois faisoient subir à
leurs prisonniers.
w Ce Père, que vingt années de travaux,
les plus capables de faire mourir tous les
sentimensnalurels, un caractère d'esprit d'une
fermeté à l'épreuve de tout, une vertu nourrie
dans la vue toujours prochaine d'une mort
cruelle , et portée jusqu'à en faire Fobjet de
ses vœux les plus ardens, prévenu d'ailleurs,
par plus d'un avertissement céleste, que ses
vœux seroient exaucés, se rioit également des
menaces et des tortures; mais la vue de ses
chers néophytes , cruellement traités à ses
yeux, répandoit une grande amertume sur la
joie qu'il rcssentoit de voir ses espérances
accomplies
» Les Iroquois connurent bien d'abord qu'ils
auroient affaire à un homme à qui ils n'au-
(i) Hist. de la Nouq. France , 1. 1 , liv. VII , p. agS.
4. 16
242 GÉNIE
roient pas le plaisir de voir échapper la
moindre foiblesse , et comme s'ils eussent
appréhendé qu'il ne communiquât aux autres
son intrépidité , ils le séparèrent , après quel-
que temps , de la troupe des prisonniers , le
firent monter seul sur un échafaud , et s'achar-
nèrent de telle sorte sur lui, qu'ils paroissoient
hors d'eux-mêmes , de rage et de désespoir.
» Tout cela n'empêchoit point le serviteur
de Dieu de parler d'une voix fortt , tantôt
aux Hurons qui ne le voyoient plus , mais qui
pouvoient encore l'entendre , tantôt à ses
bourreaux qu'il exhortoit à craindre la colère
du ciel, s'ils continuoient à persécuter les
adorateurs du vrai Dieu. Cette liberté étonna
les Barbares; ilsvoulurent lui imposer silence ,
et, n'en pouvant venir à bout, ils lui coupèrent
la lèvre inférieure et l'extrémité du nez, lui
appliquèrent par tout le corps des torches
allumées, lui brûlèrent les gencives , etc. (i )• ^>
On tourmentoit auprès du Père Brébœuf
un autre missionnaire nommé le Père Lalle-
mant, et qui ne faisoit que d'entrer dans la
(i) Charievoix, 1. 1, liv. YII, p. 292.
DU CHRISTIANISME. 243
carrière évangclique. La douleur lui arrachoit
quelquefois des cris involontaires ; il deman-
doit de la force au vieil apôtre , qui , ne pouvant
plus parler, lui faisoit de douces inclinations
de tcte, et sourioit avec ses lèvres mutilées,
pour encourager le jeune martyr : les fumées
des deux bûchers montoient ensemble vers le
ciel , et affligeoient et rcjouissoient les anges.
On fit un collier de haches ardentes au Père
Brcbœuf; on lui coupa des lambeaux de
chair que l'on dévora à ses yeux , en lui disant
que la chair des Français étoit excellente (i) ;
puis , continuant ces railleries : « Tu nous
assurois tout à Theure , crioientles Barbares,
que plus on souffre sur la terre , plus on est
heureux dans le ciel ; c'est par amitié pour
toi , que nous nous étudions à augmenter tes
souffrances (2). »
Lorsqu'on portoit dans Paris des cœurs
de prêtres au bout des piques, on chantoit :
Ah ! il nest point de fêle , quand le cœur
nen est pas.
Enfin , après avoir souffert plusieurs autres
(i) Hist. de la Nouv. Fiance , p. 298 et u.g^
(2) Ib. id. p. 294.
16.
244 GÉNIE
tourmens que nous n'oserions transcrire , le
Père Brébœuf rendit l'esprit, et son âme
s'envola au séjour de celui qui guérit toutes
les plaies de ses serviteurs.
C'étoit en 1649 ^^^ ^^^ choses se passoient
en Canada , c'est-à-dire au moment de la plus
grande prospérité de la France, et pendant
les fêtes de Louis XIV : tout triomphoit alors,
le missionnaire et le soldat.
Ceux pour qui un prêtre est un objet de
haine et de risée, se réjouiront de ces tour-
mens des confesseurs de la foi. Les sages,
avec un esprit de prudence et de modération ,
diront qu'après tout les missionnaires étoient
victimes de leur fanatisme ; ils demanderont ,
avec une pitié superbe , ce que ces moines
allaient faire dans les déserts de rAméricjue ?
A la vérité , nous convenons qu'ils n'alloicnt
pas, sur un plan de savans , tenter de grandes
découvertes philosophiques; ils obéissoient
seulement à ce Maître qui leur avoit dit :
« Allez et enseignez. » Docete omnes génies;
et sur la foi de ce commandement , avec une
simplicité extrême , ils quittoient les délices
de la patrie, pour aller, au prix de leur
sang, révéler à un Barbare qu'ils n'avoient
DU CHRISTIANISME. 245
jamais vu — Quoi? rien, selon le
monde , presque rien : L' existence de Dieu
et r immortalité' de rdm.e : Docete omnes
GENTES !
^46 GÉNIE
VVVVVVV\'^VVVVVVVVVVVVVVVlVVVVVVV\VVV\AfXVVVVVVt^AiVVVvVVVVVVVVVVVVVVVVVV\'VVVV^'VVVVV
CHAPITRE IX.
Fin des Missions.
Ainsi nous avons indiqué les voies que
suivoient les différentes missions : voies de
simplicité, voies de science , voies de légis-
lation, voies d'héroïsme. Il nous semble que
c'étoit un juste sujet d'orgueil pour l'Europe ,
et surtout pour la France, qui fournissoit le
plus grand nombre de missionnaires , de voir
tous les ans sortir de son sein des hommes
qui alloient faire éclater les miracles des arts,
des lois , de l'humanité et du courage , dans
les quatre parties de la terre. De là provenoit
la haute idée que les étrangers se formoient
de notre nation, et du Dieu qu'on y adoroit.
Les peuples les plus éloignés vouloient entrer
en liaison avec nous ; Fambassadeur du Sau-
vage de l'Occident rencontroit à notre cour
l'ambassadeur des nations de l'Aurore. Nous
ne nous piquons pas du don de prophétie ;
mais on se peut tenir assuré , et l'expérience
DU CHRISTIANISME. 2^7
le prouvera, que jamais dessavans, dépêche's
aux pays lointains , avec les instrumens et les
plans d'une académie, ne feront ce qu'un
pau\Te moine , parti à pied de son couvent ,
exécutoit seul avec son chapelet et son bré-
viaire.
GÉNIE DU CHRISTIANISME. 2^9
QUATRIEME PARTIE.
CULTE.
LIVRE CINQUIÈME.
ORDRES MILITAIRES OU CHEVALERIE.
vvvvvvvvxvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvi\vvvvvvvvvvv\vvvvwvw
CHAPITRE PREMIER.
Chevaliers de Malte.
Il n'y a pas un beau souvenir , pas une belle
institution dans les siècles modernes , que le
christianisme ne réclame. Les seuls temps
poétiques de notre histoire , les temps chevale-
resques lui appartiennent encore : la vraie
religion aie singulier mérite d'avoir créé parmi
nous rage de la féerie et desenchantemens.
M. de Sainte-Palaye semble vouloir séparer
la chevalerie militaire de la chevalerie reli-
aSo GÉNIE
gieuse, et tout invite, au contraire, a les
confondre. Il ne croit pas qu'on puisse faire
remonter l'institution de la première au-delà
du onzième siècle (i); or, c'est précisé-
ment l'époque des croisades qui donna nais-
sance aux Hospitaliers , aux Templiers et à
Tordre Teutonique (2). La loi formelle par
laquelle la chevalerie militaire s'engageoit à
défendre la foi , la ressemblance de ses céré-
monies avec celles des sacremens de l'Eglise ,
ses jeûnes , ses ablutions , ses confessions , ses
prières , ses engagemens monastiques (3) ,
montrent suffisamment que tous les chevaliers
avoient la même origine religieuse. Enfin , le
vœu de célibat qui paroît établir une diffé-
rence essentielle entre des héros chastes et
des guerriers qui ne parlent que d'amour ,
n'est pas une chose qui doive arrêter; car ce
vœu n'étoit pas général dans les ordres mili-
taires chrétiens .les chevaliers deSaint-Jacques-
(i) 3ïém. sur Pane. Cheo. tom. 1 , 2= part . p. 66.
(2) Hén. Hisl. de Fr., t. I, p. 167. Fleurj, Hist.
ecclés.^ t. XIV, p. 38; ; t. XV, p. 604.. Helyol, Hist. des
Ordres rcîig. t. IIÏ , p. 74 , i4.3.
(3) Salnle-Paîaje , loc. cit. et la note 1 1.
DU CHRISTIANISME. aSi
de-l'Epce, enEspagne. pouvoientscmarier(i),
et dans l'ordre de Malte , on n'est obligé de
renoncer au lien conjugal , qu'en passant aux
dignités de Tordre, ou en entrant en jouis-
sance de ses bénéfices.
D' après Tabbé Giustiniani, ou sur le témoi-
gnage plus certain, mais moins agréable, du
Frère Hclyot, on trouve trente ordres reli-
gieux militaires : neuf sous la règle de saint
Basile , quatorze sous celle de saint Augustin ,
et sept attachés à l'institut de saint Benoît.
Nous ne parlerons que des principaux, à
savoir : les Hospitaliers, ou chevaliers de
Malte en Orient, les Teuloniques à l'Occi-
dent et au Nord , et les chevaliers de Cala-
trave (en y comprenant ceux d'Alcantara
et de Saint-Jacques-de-l'Epée ) au midi de
l'Europe.
Si les historiens sont exacts, on peut compter
encore plus de vingt-huit autres ordres mili-
taires , qui , n'étant point soumis à des règles
particulières , ne sont considérés que comme
d'illustres confiéries religieuses : tels sont ces
(i) Fleurj, HisL ecclés. t. XV, liv. LXXII, p. 4.06,
édit. 17 19, in-4.".
252 GÉNIE
chevaliers du Lion , du Croissant , du Dragon ,
de l'Aigle-Blanche , du Lys, du Fer-d'Or, et
ces chevalières de la Hache , dont les noms
rappellent les Roland , les Roger , les Renaud,
les Glorinde, les Bradaraante , et les prodiges
de la Table ronde.
Quelques marchands d'Amalfi , dans le
royaume de Naples, obtiennent de Romen-
sor , calife d'Egypte , la permission de bâtir
une église latine à Jérusalem; ils y ajoutent
un hôpital pour y recevoir les étrangers et les
pèlerins : Gérard de Provence le gouverne. Les
croisades commencent. Godefroy de Bouillon
arrive , il donne quelques terres aux nouveaux
Hospitaliers. Boyant-Roger succède à Gérard,
Raymond-DupuyàRoger.Dupuy prend le titre
de grand-maître , divise les Hospitaliers en
chevaliers , pour assurer les chemins aux pèle-
rins et pour combattre les infidèles , on chape-
lains ^ consacrés au service des autels, et en
Frères seivans, qui dévoient aussi prendre les
armes,
L'Italie , l'Espagne , la France , l'Angle-
terre, l'Allemagne et la Grèce, qui, tour à
tour ou toutes ensemble , viennent aborder
aux rivages de la Syrie, sont soutenues par
DU CHRISTIANISME. :i53
les braves Hospitaliers. Mais la fortune change
sans changer la valeur : Saladin reprend Jéru-
salem. Acre , ou Ptolémaïdc est bientôt le
seul port qui reste aux croisés en Palestine.
On y voit réunis le roi de Jérusalem et de
Chypre , le roi de Naples et de Sicile , le roi
d'Arménie, le prince d'Antioche, le comte
de Jaffa , le patriarche de Jérusalem , les
chevaliers du Saint-Sépulcre , le légat du pape,
le comte de Tripoli , le prince de Galilée, les
Templiers , les Hospitaliers , les chevaliers
Teutoniques , ceux de Saint-Lazare, les Véni-
tiens, les Génois, les Pisans, les Florentins,
le prince deTarcnte et le duc d'Athènes. Tous
ces princes , tous ces peuples, tous ces ordres
ont leur quartier séparé , où ils vivent indé-
pendans les uns des autres : « En sorte, dit
l'abbé Fleury , qu'il y avoit cinquante-huit
tribunaux qui jugeoient à mort (i). »
Le trouble ne tarda pas à se mettre parmi
tant d'hommes de mœurs et d'intérêts divers.
On en vient aux mains dans la vilje. Charles
d'Anjou, et Hugues III, roi de Chypre, pré-
tendant tous deux au royaume de Jérusalem,
(i) Ilisi. ecclés.
254 GENIE
augmentent encore la confusion. Le soudan
Mélec-Messor profite de ces querelles intes-
tines , et s'avance avec une puissante arme'e ,
dans le dessein d'arracher aux croisés leur
dernier refuge. Il est empoisonné par un de
ses émirs , en sortant d'Egypte ; mais , avant
d'expirer, il fait jurer à son fils de ne point
donner de sépulture aux cendres paternelles,
qu'il n'ait fait tomber Ptolémaïde.
Mélec-Séraph exécute la dernière volonté
de son père : Acre est assiégée et emportée
d'assaut, le 1 8 de mai 1291. Des religieuses
donnèrent alors un exemple effrayant de la
chasteté chrétienne : elles se mutilèrent le
visage , et furent trouvées dans cet état par
les infidèles qui en eurent horreur, et les
massacrèrent.
Après la réduction de Ptolémaïde , les
Hospitaliers se retirèrent dans l'île de Chypre ,
où ils demeurèrent dix-huit ans. Pthodes ré-
voltée contre Andronique , empereur d'O-
rient , appelle les Sarrasins dans ses murs.
Villaret, grand-maître des Hospitaliers , ob-
tient d'Andronique l'investiture de l'île , en
cas qu'il puisse la soustraire au joug des Maho-
métans. Ses chevaliers se couvrent de peaux
DU CHRISTIANISME. aSS
de brebis, et, se traînant sur les mains au
milieu d'un troupeau , ils se glissent dans la
ville pendant un épais brouillard, se saisissent
d'une des portes , égorgent la garde, et intro-
duisent dans les murs le reste de Tarmée
chré tienne.
Quatre fois les Turcs essaient de reprendre
l'île de Rliodes sur les chevaliers, et quatre
fois ils sont repoussés. Au troisième effort, le
siège de la ville dura cinq ans , et au quatrième,
Mahomet battit les murs avec seize canons,
d'un calibre tel qu'on n'en avoit point encore
vu en Europe.
Ces mêmes chevaliers , à peine échappes à
la puissance Ottomane , en devinrent les pro-
tecteurs. Un prince Zizime, fils de ce Maho-
met II qui naguère foudroyoit les remparts de
Rhodes , implore le secours des chevaliers
contre Bajazet son frère , qui l'avoit dépouillé
de son héritage. Bajazet qui craignoit une
guerre civile , se hâte de faire la paix avec
l'Ordre , et consent à lui payer une certaine
somme tous les ans , pour lapension de Zizime.
On vit alors , par un de ces jeux si communs
de la fortune , un puissant empereur desTurcs,
tributaire de quelques Hospitaliers chrétiens.
256 GÉNIE
Enfin, sous le grand-maître Villiers-de-
rile-Adam, Soliman s'empare de Rhodes ,
après avoir perdu cent mille hommes devant
ses murs. Les chevaliers se retirent à Malte,,
que leur abandonne Charles- Quint. Ils y sont
attaque's de nouveau par les Turcs; mais leur
courage les délivre , et ils restent paisibles
possesseurs de Tile , sous le nom de laquelle
ils sont encore connus aujourd'hui (i).
(i) Vert. Hist. des Cliev. de Malle; Fleury, Hist.
ecclés. Giustiniaiii , Ist. cron. d^eW or. degli Ord. millt.
Heljot, Hist. des Ordres relig. t. III.
DU CHRISTIANISME. aSy
vvvvvvvvvvvvvv*vvvvv*vvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\*v**vwwvvw*v*»
CHAPITRE 11.
Ordre Teutonique.
A l'autre extrémité de l'Europe , la che-
valerie religieuse jetoit les fondemens de ces
Etats , qui sont devenus de puissans royaumes.
L'ordre Teutonique avoit pris naissance
pendant le premier siège d'Acre par les chré-
tiens , vers l'an 1 190. Dans la suite , le duc de
Massovie et de Pologne l'appela à la défense
de sesEtats contre les incursions des Prussiens.
Ceux-ci étoient des peuples barhares , qui sor-
toient de temps en temps de leurs forets, pour
ravager les contrées voisines. Ils avoient réduit
la province de Culm en une affreuse solitude ,
et n'avoient laissé debout sur la Yistule , que
le seul château de Plotzko. Les chevaliers
Teutoniques, pénétrant peu à peu dans les bois
de la Prusse , y bâtirent des forteresses. Les
Warmiens, les Barthes , les Natangues subi-
rent tour à tour le joug , et la niivigation des
mers du Nord fut assurée.
4. 17
258 GÉNIE
Les chevaliers de Porte-glaive , qui de leur
côté avoient travaillé à la conquête des pays
septentrionaux, en se réunissant aux chevaliers
Teutoniques, leur donnèrent une puissance
vraiment royale. Les progrès de l'Ordre furent
cependant retardés par la division qui régna
long-temps entre les chevaliers et les évêques
de Livonic ; mais enfin , tout le nord de l'Eu-
rope s'étant soumis , Albert , marquis de Bran-
debourg, embrassa la doctrine de Luther,
chassa les chevaliers de leurs gouvernemens ,
et se rendit seul maître de la Prusse , qui prit
alors le nom de Prusse ducale. Ce nouveau
duché fut érigé en royaume en 1701 , sous
l'aïeul du grand Frédéric.
Les restes de l'ordre Teu tonique subsistent
encore en Allemagne, et c'est le prince Charles
qui en est grand-maître aujourd'hui (i).
(1) Slioonbcck, Ortl. milit. Giustinian. Ist. delf or. rro-
nol. degh Ord. milit. Heljot, Hist. des Ord. relig. t. III.
Fieury , Hisf. eccl.
DU CHRISTIANISME. 289
W*^*^'WVWVVWVWVVV*\Aa'WVV\ VWWWWWV «WWVWWWWVWVWWWWWVVVW^A'VVW
CHAPITRE m.
Chevaliers de Calatrave , et de Saint-Jacques-de-l'Épëe ,
en Espagne.
La chevalerie faisoit au centre de l'Europe
les mêmes progrès qu'aux deux extrémités de
cette partie du monde.
Vers l'an 11 47» Alphonse-le-Batailleur ,
roi de Castille , enlève aux Maures la place
de Calatrave en Andalousie. Huit ans après,
les Maures se préparent à la reprendre sur
dom Sanche , successeur d'Alphonse. Dom
Sanche, effrayé de ce dessein, fait publier
qu'il donne la place à quiconque voudra la
défendre. Personne n'ose se présenter, hors
un bénédictin de l'ordre de Cîleaux, dom
Didaoe Vilasquès , et Raymond, son abbé.
Ils se jettent dans Calatrave avec les paysans
et les familles qui dépendoiejit de leur monas-
tère deFitero : ils font prendre les armes aux
Frères convers, et fortifient la ville menacée.
Les Maures, étantinformésdeces préparatifs,
ï7-
:i6o GÉNIE
renoncent à leur entreprise : la place demeure
à Tabbé Raymond, et les Frères convers se
changent en chevaliers du nom de Calatrma.
Ces nouveaux chevaliers firent dans lasuile
plusieurs conquêtes sur les Maures de Valence
et de Jaën : Favera, Maella, Macalon, Valde-
tormo, laFresueda, Yalderohbes, Galenda,
Aqua-vi^a , Ozpipa , tombèrent tour à tour
entre leurs mains. Mais TOrdre reçut un échec
irre'parable à la bataille d'Arlarcos, que les
Maures d'Afrique gagnèrent en ngS, sur le
roi de Castille. Les chevaliers de Calalrave y
périrent presque tous , avec ceux d'Alcanlara
et de Saint-Jacques-de-l'Epée.
Nous n'entrerons dans aucun détail tou-
chant ces derniers , qui eurent aussi pour
but de combattre les Maures , et de pro-
téger les voyageurs contre les incursions des
infidèles (i).
Il suffit de jeter les yeux sur l'histoire , à
l'époque de l'institution de la chevalerie reli-
gieuse , pour reconnoîtrelesimportans services
qu'elle a rendus à la société. L'ordre de Malte,
(i) Shonnberk, Giustiniaiii , Helyot, Flcurv et Ma-
n'ana.
DU CHRISTIANISME. 261
en Orient, a protégé le commerce et la navi-
gation renaissante , et a été , pendant plus
d'un siècle , le seul boulevart qui empêchât
les Turcs de se précipiter sur l'Italie ; dans
le Nord, l'ordre Teutonique , en subjuguant
les peuples errans sur les bords de la Baltique,
a éteint le foyer de ces terribles éruptions qui
ont tant de fois désolé l'Europe : il a donné
le temps à la civilisation de faire des progrès ,
et de perfectionner ces nouvelles armes qui
nous mettent pour jamais à l'abri des Alaric
et des Attila.
Ceci ne paroîtra point une vaine conjecture,
si l'on observe que les courses des Normands
n'ont cessé que vers le dixième siècle , et que
les chevaliers Teutoniques , à leur arrivée dans
le Nord , trouvèrent une population réparée ,
et d'innombrables Barbares, qui s'étoient déjà
débordés autour d'eux. Les Turcs descendant
de l'Orient, les Livoniens, les Prussiens, les
Poméraniens , arrivant de l'Occident et du
Septentrion , auroient renouvelé dans l'Eu-
rope, à peine reposée, les scènes des Huns
et des Goths.
Les chevaliers Teutoniques rendirent même
un double service à l'humanité ; car, en domp-
262 GÉNIE
tant des sauvages , ils les contraignirent de
s'attacher à la culture , et d'embrasser la vie
sociale. Chrisbourg , Bartenstein , Wissem-
bourg, Wesel , Brumberg, Thorn , la plu-
part des villes de la Prusse , de la Gourlande
et de la Sémigalie , furent fondées par cet
Ordre militaire religieux ; et tandis qu'il
peut se vanter d'avoir assuré l'existence des
peuples de la France et de l'Angleterre , il
peut aussi se glorifier d'avoir civilisé le nord
de la Germanie.
Un autre ennemi étoit encore peut-être plus
dangereux que les Turcs et les Prussiens ,
parce qu'il se trouvoit au centre même de
l'Europe : les Maures ont été plusieurs fois
sur le point d'asservir la chrétienté. Et , quoi-
que ce peuple paroisse avoir eu dans ses
mœurs plus d'élégance que les autres Bar-
bares , il avoit toutefois dans sa religion , qui
admettoit la polygamie etl'esclavage, dans son
tempérament despotique et jaloux, il avoit,
disons-nous, un obstacle invincible aux lu-
mières et au bonheur de l'humanité.
Les ordres militaires de l'Espagne , en com-
battant ces infidèles, ont donc, ainsi que
l'ordre Teutonique et celui de Saint-Jean-de-
DU^ CHRISTIANISME. tiiïS
Jciiisalt'in , prévenu de Irès-grands malheurs.
Les chevaliers chrétiens remplacèrent en Eu-
rope les troupes soldées , et furent une espèce
de milice régulière , qui se transportoit où le
danger étoit le plus pressant. Les rois et les
barons , obliges de licencier leurs vassaux , au
bout de quelques mois de service , avoient été
souvent surpris par les Barbares : ce que Tex-
périence et le génie des temps n'avoient pu
faire, la religion l'exécuta; elle associa des
hommes qui jurèrent , au nom de Dieu , de
verser leur sang pour la patrie : les chemins
devinrent libres, les provinces furent purgées
des brigands qui les infestoient , et les ennemis
du dehors trouvèrent une digue à leurs ravages.
On a blâmé les chevaliers d'avoir été cher-
cher les infidèles jusque dans leurs foyers. Mais
on n'observe pas que ce n'étoit , après tout ,
que de justes représailles contre des peuples
qui avoient attaqué les premiers des peuples
chrétiens : les Maures , que Charles Martel
extermina , justifient les croisades. Les dis-
ciples du Coran sont-ils demeurés tranquilles
dans les déserts de l'Arabie, et n'ont- ils pas
porté leur loi et leurs ravages jusqu'aux mu-
railles de Delhi, et jusqu'aux remparts de
â6< GÉNIE
Vienner? Il falloit peut-être attendre que le
repaire de ces bêtes féroces se fût rempli de
nouveau , et parce qu'on a marché contre elles
sous la bannière de la religion, l'entreprise
n'ctoit ni juste ni nécessaire ! Tout étoit bon ,
Teutatès, Odin, Allah, pourvu qu'on n'eût
pas Jésus -Christ !
DU CHRISTIANISME. 266
V\VVVVVVV\V\VVVVVVVVVVVV^VVVVVVVVVVVVVVV^VVVVV«VVVVVVVVVVWVVWWVWW\WVVW iW
CHAPITRE IV.
Vie et Mœurs des Chevaliers.
Les sujets qui parlent le plus à Fimagination
ne sont pas les plus faciles à peindre; soil
qu'ils aient dans leur ensemble un certain
vague plus charmant que les descriptions qu'on
en peut faire , soit que Tesprit du lecteur aille
toujours au-delà de vos tableaux. Le seul mot
àechevalerie^ leseul nom à'' un'iWxisivc chevalier
est proprement une merveille , que les détails
les plus interessans ne peuvent surpasser ; tout
est là-dedans, depuis les fables de l'Arioste ,
jusqu'aux exploits des véritables paladins, de-
puis les palais d'Alcine et d'Armide , jusqu'aux
tourelles de Cœuvre et d'Anet.
11 n'est guère possible de parler, même
historiquement, de la chevalerie, sans avoir
recours aux Troubadours qui l'ont chantée ,
comme on s'appuie de l'autorité d'Homère en
ce qui concerne les anciens héros : c'est ce que
les critiques les plus sévères ont reconnu.
2(i6 GENIE
Mais alors on a l'air de ne s'occuper que de
fictions. Nous sommes accoutumés à une vérité
si stérile , que tout ce qui n'a pas la même
sécheresse , nous paroît mensonge : comme ces
peuples nés dans les glaces du pôle , nous pré-
férons nos tristes déserts à ces champs où
La terra molle , et lieta , et dilettosa
Simili a se gliabitator, produce (i).
L'éducation du chevalier commençoit à l'âge
de sept ans (2). Duguesclin, encore enfant,
s'amusoit, dans les avenues du château de son
père, à représenter des sièges et des combats
avec de petits paysans de son âge. On le
voyoit courir dans les bois , lutter contre les
vents, sauter de larges fossés, escalader les
ormes et les chênes , et déjà montrer dans
les landes de la Bretagne, le héros quidevoit
sauver la France (3).
Bientôt on passoit à l'office de page ou de
damoiseau ^ dans le château de quelque baron.
C'étoit là qu'on prenoit les premières leçons
sur la foi gardée à Dieu et aux dames (4). Sou-
(i") Tass. cant. 1, oct. 62.
(2) Sainte-Palaye, t. I, prem. part.
(3) Vie de Duguesclin.
(4) Sainte -Palaye, 1. 1, pag. 7.
DU ClilllSTIANlSME. -^^-j
vent le jeune page y commençoit , pour la fille
du seigneur, une de ces durables tendresses
que des miracles de vaillance dévoient immor-
taliser. De vastes architectures gothiques , de
vieilles forêts, de grands étangs solitaires,
nourrissoient, par leur aspect romanesque,
ces passions que rien ne pouvoit détruire, et
qui devenoient des espèces de sort ou d'en-
chantement.
Excité par l'amour au courage , le page pour-
suivoit les mâles exercices qui lui ouvroient
la route de l'honneur. Sur un coursier in-
dompté, il lançoit, dans l'épaisseur des bois ,
les bétes sauvages, ou , rappelant le faucon du
haut des cieux , il forçoit le tyran des airs à
venir, timide et soumis, se poser sur sa main
assurée. Tantôt, comme Achille enfant, il fai-
soit voler des chevaux sur la plaine , s'élan-
çant de l'un à l'autre, d'un saul franchissant
leur croupe , ous'asseyantsurleurdos ; tantôt
il montoit tout armé jusqu'au haut d'une trem-
blante échelle , et se croyoit déjà sur la brèche ,
criant : Montjoye et saint Denis (i) ! Dans la
cour de son baron , il recevoit les instructions
(i) Sainte-Palaye , t. II, part. II.
:i6S GENIE
et les exemples propres à former sa vie. Là
se rendoient sans cesse des chevaliers connus
ou inconnus , qui s'étoient voués à des aven-
tures périlleuses , qui revenoient seuls des
royaumes du Gathay , des confins de l'Asie ,
et de tous ces lieux incroyables où ils redres^-
soient les torts , et combattoient les infidèles,
« On veoit, dit Froissard, parlant de la
maison du duc de Foy , on veoit en la salle,
en la chambre , en la cour , chevaliers et
écuyers d'honneur aller et marcher , et les
oyoit-on parler d'armes et d'amour : tout
honneur étoit là-dedans trouvé, toute nou-
velle , de quelque pays ne de quelque royaume
que ce fust , là-dedans on y apprenoit ; car
de tous pays, pour la vaillance du seigneur ,
elles y venoient. »
Au sortir de page , on devenoit écuyer, et
la religion présidoit toujours à ces change-
mens. De puissans parrains ou de belles mar-
raines promettoient à l'autel , pour le héros
futur , religion , fidélité et amour. Le service
de l'écuyer consistoit , en paix , à trancher à
table , à servir lui - même les viandes , comme
les guerriers d'Homère , à donner à laver aux
convives. Les plus grands seigneurs ne rougis-
DU CHRISTIANISME. 269
soient point de remplir ces offices. « A une
tal)le devant le roi, dit le sire de Joinvillc ,
mangcoit le roi de Navarre, qui moult étoit
paré et aourné de drap d'or en cotle et man-
tel, la ceinture , le fermaii et chapel d'or fin,
devant lequel je tranchois. »
L'écuyer suivoit \^ chevalier à la guerre,
portoit sa lance, et son heaume élevé sur le
pommeau de la selle, et condiiisoit ses che-
vaux , en les tenant par la droite. « Quand il
entra dans la forest , il rencontra quatre
écuyers, qui menoient quatre blancs destriers
en dextre. » Son devoir , dans les duels et les
batailles, étoit de fournir des armes à son
chevalier , de le relever quand il étoit abatlu ,
de lui donner un cheval frais, de parer les
coups qu'on lui portoit, mais sans pouvoir
combattre lui-même.
Enfin , lorsqu'il ne manquoit plus rien aux
qualités du poursuivant d''armes , il étoit ad-
mis aux honneurs de la chevalerie. Les lices
d'un tournoi , un champ de bataille , le fossé
d'un château, la brèche d'une tour, étoit sou-
ventle théâtre honorable oùse conféroit l'ordre
des vaillans et des preux. Dans le tumulte
d'une mêlée, de braves écuyers tomboient aux
270 GENIE
genoux du roi ou du général qui les créoit
chevaliers , en leur frappant sur l'épaule trois
coups du plat de son épée. Lorsque Bayard
eut conféré la chevalerie à François I" :
« Tu es bienheureuse , dit-il en s'adressant à
son épée, d'avoir aujourd'hui, à un si beau
et si puissant roi , donné l'ordre de la cheva-
lerie; certes, ma bonne espée , vous serez
comme reliques gardée, et sur toute autre
honorée. » Et puis, ajoute l'historien, « fit
deux saults ; et après remit au fourreau son
espée. »
A peine le nouveau chevalier jouissoit-il de
toutes ses armes, qu'il brûloit de se distinguer
par quelques faits éclatans. Il alloit par monts
et par voua;, cherchant périls et aventures ; il
traversoitd'antiques forêts, de vavStesbruyères,
de profondes solitudes. Vers le soir il s'appro-
rjioit d'un château dont il apercevoit les tours
solitaires ; ilespéroit achever dans ce lieu quel-
que terrible fait d'armes. Déjà il baissoit sa
visière , et se recommandoit à la dame de ses
pensées , lorsque le son d'un corse faisoit en-
tendre. Sur les faîtes du château s'élevoit un
heaume, enseigne éclatante de la demeure
d'un chevalier hospitalier. LcsponLs-lcvis s'a-s.
DU CHRISTIANISME. 271
baissoiont, et Tavcnturcux voyageur entroit
dans ce manoir écarté. S'il vouloit rester in-
connu , il couvroit son écu d'une housse ^ ou
d'un voile vert^ ou d'une guimpe plusjinc (jue
Jleurs-dc-tys. Les dames et les damoiselles
s'empressoient de le désarmer, de lui donner
de riches liahils, de lui ser>âr des vins pré-
cieux dans des vases de cristal. Qiiehiuefois il
Irouvoit son hôlc dans la joie : « Le seigneur
Amanieu des Escas, au sortir de table , élant
l'hiver auprès d'un bon feu , dans la salle bien
jonchée ou tapissée de nattes , ayant autour
de lui ses escuyers , s'entrctenoit avec eux
d'armes et d'amour , car tout dans sa maison ,
jusqu'aux derniers rur/efs , se mèloil d'ai-
mer (i). »
Ces fêtes des châteaux avoient toujours
quelque chose d'énigmalique ; c'étoit le festin
de la licorne , le vœu du paon, ou du faisan.
On y voyoit des convives non moins mysté-
rieux, les chevaliers du Cygne, de l'Ecu-
Blanc, de la Lance-d'Or , du Silence; guer-
riers qui n'étoient connus que par les devises
(i) Sainte-Palaye.
272 GÉNIE
de leurs boucliers, et par les pénitences aux-
quelles ils s'étoient soumis (i).
Des Troubadours, ornés des plumes du
paon, entroient dans la salle vers la fin de la
fête , et chantoient des lays d'amour :
Armes, amours, déduit, joie et plaisance,
Espoir , désir , souvenir , hardement ,
Jeunesse, aussi manière et contenance.
Humble regard, trait amoureusement,
Gents corps, jolis, parez très-richement;
Avisez bien cette saison nouvelle,
Le jour de may , cette grand' feste et belle ,
Qui par le Roy se fait à Saint-Denys ;
A bien jouter , gardez votre querelle ,
Et vous serez honorez et chéris.
Le principe du métier des armes chevale-
resques , étoit
« Grand bruit au champ, et grand' joie au logis. »
Bruits es chans , et joie à Vostel.
Mais le chevalier arrivé au château , n'y
trouvoit pas toujours des fêtes; c'étoit quel-
quefois l'habitation d'une piteuse dame qui
gémissoit dans les fers d'un jaloux : Le hiau
sire^ nohle^ courtois et preux , à qui l'on avoit
refusé l'entrée du manoir , passoit la nuit au
pied d'une tour d'où il entendoit les soupirs
(i) Hist. du maréchal de Boucirault.
DU CHRISTIANISME. ^73
de quelque Gabrielle qui appeloit en vain le
valeureux Couci. Le chevalier , aussi tendre
que brave, juroit par sa durandal et son
aquilaiiL , sa fidèle épée et son coursier rapide,
de défier en combat singulier le félon qui
lourmentoit la beauté contre toute loi d'hon-
neur et de chevalerie.
S'il étoit reçu dans ces sombres forteresses ,
c'étoit alors qu'il avoit besoin de tout son
grand cœur. Des varlcls silencieux, aux re-
gards farouches , l'introduisoient, par de lon-
gues galeries à peine éclairées , dans la chambre
solitaire qu'on lui deslinoit. C'étoit quelque
donjon qui gardoit le souvenir d'une fameuse
histoire ; on l'appeloit la chambre du roi
Richard^ ou de la dame des Sept Tours. Le
plafond en étoit marqueté de vieilles armoiries
peintes, et les murs couverts de tapisseries à
grands personnages , qui sembloient suivre des
yeux le chevalier , et qui servoient à cacher
des portes secrètes. Vers minuit, on enlen-
doit un bruit léger , les tapisseries s'agitoienl ,
la lampe du paladin s'éteignoit , un cercueil
s'élevoit auprès de sa couche.
La lance et la masse d'armes étant inutiles
contre les morts , le chevalier avoit recours
4. 18
274 CxÉNIE
à des vœux de pèlerinage. Délivré par la
faveur divine, il ne manquoit point d'aller
consulter l'ermite du rocher qui lui disoit :
« Si tu avois autant de possession comme en
avoit le roi Alexandre , et de sens comme le
sage Salomon , et de chevalerie comme le
preux Hecteur de Troye ; seul orgueil s'il
régnoit en toi , détruiroit tout (i). »
Le bon chevalier comprenoitpar ces paroles
que les visions qu'il avoit eues n'étoient que
la punition de ses fautes , et il travailloit à se
rendre sans peur et sans reproche.
Ainsi chevauchant , il mettoit à fm , par
cent coups de lance , toutes ces aventures
chantées par nos poètes , et recordées dans
nos chroniques. Il délivroit des princesses
retenues dans des grottes , punissoit des mé-
créans , secouroit les orphelins et les veuves^
et se défendoit à la fois de la perfidie des
nains, et de la force des géans. Conservateur
des mœurs comme protecteur des foibles,
quand il passoit devant le château d'une dame
de mauvaise renommée , il faisoit aux portes
(i) Sainte -Palaye.
DU CHRISTIANISME. 275
une note d'infamie (i). Si, au contraire, la
dame de céans avoit bonne grâce et vertu , il
lui crioit : « Ma bonne amie , ou ma bonne
dame , ou damoiselle , je prie à Dieu que en
ce bien et en cet honneur , il vous veuille main-
tenir au nombre des bonnes, car bien devez
être louée et honorée. »
L'honneur de ces chevaliers alloit quelque-
fois jusqu'à cet excès de vertu qu'on admire
et qu'on déteste dans les premiers Romains.
Quand la reine Marguerite , femme de saint
Louis , apprit à Damiette , où elle étoit près
d'accouch-er , la défaite de l'armée chrétienne,
et la prise du roi son époux, « elle fitwuidier
hors toute sa chambre , dit Joinville , fors que
le chevalier (un chevalier âgé de quatre-vingts
ans), et s'agenoilla devant li, et li requist un
don : et le chevalier li otria par son serement :
et elle li dit : Je vous demande , Jist-elle , par
lafoy que vous m avez, baillée , que se les Sar-
razins prennent ceste ville , que vous me copcz
la tête avant quils me preignent. Et le che-
valier respondit ; Soies certeinne que je le
ferai volontiers ^ car je Cavoie jà bien enpensé
(i) Du Cange , gloss.
18.
276 GENIE
que cous occiraie avant qu'ils nous eussent
prlns (i). »
Les entreprises solitaires servoient au che-
valier comme d'échelons pour arriver au plus
haut degré de gloire. Averti par les ménes-
triers, des tournois qui se préparoient au
gentil pays de France, il se rendoil aussitôt
au rendez-vous des hraves. Déjà les lices sont
préparées; déjà les dames, placées sur des
échafauds élevés en forme de tours , cherchent
des yeux les guerriers parés de leurs couleurs.
Des Troubadours vont chantant :
Servans d'amour, regardez doulcement
Aux eschafaux anges de paradis ,
Lors jousterez fort et joyeusement ,
Et vous serez honorez et che'ris.
Tout à coup un cri s'élève : « Honneur aux
fils des Preuoc! » Les fanfares sonnent, les
barrières s'abaissent. Cent chevalierss'élancent
des deux extrémités de la lice , et se rencontrent
au milieu. Les lances volent en éclats ; front
contre front , les chevaux se heurtent, et tom-
bent. Heureux le héros qui, ménageant ses
coups , et ne frappant en loyal chevalier que
(i) Joinville, édit. de Capperonnier, p. 84.
DU CHRISTIANISME. 277
de la ceinture à l'c'paule , a renversé , sans le
blesser , son adversaire ! Tous les cœurs sont
à lui , toutes les dames veulent lui envoyer de
nouvelles faveurs , pour orner ses armes. Ce-
pendant des hérauts crient au chevalier :
Souviens-ioi de qui tu es fils, et neforli'gne
pas f Joutes, castilles , pas d'armes , combats
à la foule , font tour à tour briller la vaillance,
la force et l'adresse des combattans. Mille cris,
mêlés au fracas des armes, montent jusqu'aux
cieux. Chaque dame encourage son chevalier,
et lui jette un bracelet , une boucle de cheveux ,
une ccharpc. Un Sargine, jusqu'alors éloigné
du champ de la gloire, mais transformé en
héros par l'amour , un brave inconnu , qui a
combattu sans armes et sans vctemens , et
qu'on distingue âsa camise sanglante Çi) , sont
proclamés vainqueurs de la joute ; ils reçoivent
un baiser de leur dame , et Ton crie : « L'amour
des dames , la mort des héraux (2) , louenge et
priz aux chevaliers. »
C'étoit dans ces fêtes qu'on voyoit briller
(i) vSainte-Palaje , Hisi. de Trois Chevaliers et deîCha-
nise.
(2) Héros.
278 GÉNIE
la vaillance ou la courtoisie de La Tremouille ,
de Boucicault , de Bayard , de qui les hauts
faits ont rendu probables les exploits desPerce-
forest , des Lancelot et des Gandifer. Il en
coûtoit cher aux chevaliers étrangers , pour
oser s'attaquer aux chevaliers de France. Pen-
dant les guerres du règne de Charles VI ,
Sampi et Boucicault soutinrent seuls les défis
que les vainqueurs leur portoient de toutes
parts ; et, joignant la générosité à la valeur,
ils rendoient les chevaux et les armes aux témé-
raires qui les avoient appelés en champ-clos.
Le roi vouloit empêcher ses chevaliers de
relever le gant ^ et de ressentir ces insultes
particulières. Mais ils lui dirent : « Sire, l'hon-
neur de la France est si naturellement cher à
ses enfans , que si le diable lui-même sortoit
de l'enfer pour un défi de valeur , il se trou-
veroit des gens pour le combattre. »
« Et en ce temps aussi , dit un historien ,
étoient chevaliers d'Espagne et de Portugal ,
dont trois de Portugal bien renommés de
chevalerie, prindrent, par je ne sais quelle
folle entreprise , champ de bataille encontre
trois chevaliers de France ; mais , en bonne
vérité de Dieu, ils ne mirent pas tant 4g
DU ClliaSTlAxMSME. 279
temps à aller de la porte Saint-Martin à la
porte Saint- Antoine à cheval, que les Por-
lii^allois ne fussent déconfits par les trois
François (i). »
Les seuls champions qui pussent tenir devant
les chevaliers de France , étoient les chevaliers
d'Angleterre. Et ils avoient de plus pour eux
la fortune, car nous nous déchirions alors de
nos propres mains. La bataille de Poitiers , si
funeste à la France , fut encore honorable à
la chevalerie. Le prince Noir, qui ne voulut
jamais, par respect, s'asseoira la table du
roi Jean, son prisonnier, lui dit : « Il m'est
advis que avez grand raison de vous élics-
ser, combien que la journée ne soit tour-
née à votre gré ; car vous avez aujourd'huy
conquis le haut nom de prouesse , et avez
passé aujourd'huy tous les mieux faisans de
votre côté : je ne le die raie , cher sire , pour
vous louer; car tous ceux de nostre partie qui
ont veu les uns et les autres, se sont par
pleine conscience à ce accordez , et vous en
donnent le prix et chapelet. »
Le chevalier de Ribaumont, dans une action
(l) Journal de Paris, sous Cliarles VI et VII.
28o GENIE
qui se passoit aux portes de Calais , abattit
deux fois à ses genoux Edouard III , roi
d'Angleterre ; mais le monarque , se relevant
toujours , força enfin Ribaumont à lui rendre
son épée. Les Anglais étant demeurés vain-
queurs , rentrèrent dans la ville avec leurs
prisonniers. Edouard, accompagné du prince
de Galles , donna un grand repas aux cheva-
liers Français; et, s'approchant de Ribau-
mont , il lui dit : « Vous êtes le chevalier au
monde que je visse oncques plus vaillamment
assaillir ses ennemis. Adonc print le roi son
chapelet qu'il portoit sur son chef (qui étoit
bon et riche ) , et le mit sur le chef de mon-
seigneur Eustache , et dit : Monseigneur Eus-
tache, je vous donne ce chapelet pour le
mieux combattant de la journée. Je sais que
vous êtes gay et amoureux, et que volontiers
vous trouverez entre dames et damoiselles , si
dites partout où vous irez que je le vous ai
donné. Si vous quitte votre prison , et vous en
pouvez partir demain s'il vous plaist (i). »
Jeanne d'Arc ranima l'esprit de la cheva-
lerie en France ; on prétend que son bras
(i) Froiss.
DU CHRISTIANISME. :iSi
étoit armé de la {dîneuse Joyeuse de Charle-
magne, qu'elle aToit retrouvée dans l'église
deSainte-Calherine-de-Fierbois, enTouraine.
Si donc nous fûmes quelquefois abandonnes
de la fortune , le courage ne nous manqua
jamais. Henri IV , à la bataille d'Ivry , crioit
à ses gens qui plioient : « Tournez la tête , si
ce n'est pour combattre , du moins pour me
voir mourir. » Nos guerriers ont toujours pu
dire dans leur défaite , ce mot qui fut inspiré
par le génie de la nation , au dernier chevalier
Français à Pavie : « Tout est perdu , fors
l'honneur. »
Tant de vertus et de vaillance méritoient
bien d'être honorées. Si le héros recevoit la
mort dans les champs de la patrie , la cheva-
lerie en deuil lui faisoit d'illustres funérailles;
s'il succomboit, au contraire , dans des entre-
prises lointaines, s'il ne lui restoit aucun
frère d'armes , aucun écuyer , pour prendre
soin de sa sépulture , le ciel lui envoyoit
pour l'ensevelir quelqu'un de ces solitaires ,
qui habitoient alors dans les déserts , et qui
Su'l Libano spesso , e su'l Carmelo
In aéra magion fan dimoranza.
C'est ce qui a fourni au Tasse son épisode
-8a GÉNIE
de Suenon : tous les jours un solitaire de la
Thébaïde , ou un ermite du Liban , recueilloit
les cendres de quelque chevalier massacré
par les infidèles; le chantre de Solyme ne fait
que prêter à la vérité le langage des Muses.
« Soudain de ce beau globe, ou de ce soleil
de la nuit, je vis descendre un rayon qui ,
s'allongeant comme un trait d'or , vint toucher
le corps du héros
» Le guerrier n'étoit point prosterné dans
la poudre ; mais de même qu'autrefois tous
ses désirs tendoient aux régions étoilées , son
visage éloit tourné vers le ciel , comme le lieu
de son unique espérance. Sa main droite étoit
fermée, son bras raccourci; il serroit le fer,
dans l'attitude d'un homme qui va frapper ;
son autre main, d'une manière humble et
pieuse, reposoit sur sa poitrine, et sembloit
demander pardon à Dieu
» Bientôt un nouveau miracle vient attirer
mes regards.
» Dans l'endroit où mon maître gisoit
étendu , s'élève tout à coup un grand sépulcre ,
DU CHRISTIANISME. 283
qui , sortant du sein de la terre , embrasse le
corps du jeune prince , et se referme sur lui....
Une courte inscription rappelle au voyageur
le nom et les vertus du héros. Je ne pouvois
arracher mes yeux de ce monument, et je
contemplois tour à tour, et les caractères , et
le marbre funèbre.
» Ici, dit le vieillard, le corps de ton général
reposera auprès de ses fidèles amis , tandis que
leurs âmes heureuses jouiront , en s'aimant
dans les cicux , d'une gloire et d'un bonheur
éternel (i). »
Mais le chevalier, qui avoit formé dans sa
jeunesse ces liens héroïques qui ne se brisoient
pas même avec la vie , n' avoit point à craindre
de mourir seul dans les déserts : au défaut des
miracles du ciel , ceux de l'amitié le sui voient.
Constamment accompagné de son frère d'ar-
mes ^ il trouvoit en lui des mains guerrières,
pour creuser sa tombe , et un bras pour le
venger. Ces unions étoient confirmées par les
plus redoutables sermens : quelquefois les deux
amis se faisoient tirer du sang , et le mêloient
dans la même coupe ; ils portoient pour gage
(i) Jer.lih. cant. VIII.
284 GÉNIE
de leur foi mutuelle , ou un cœur d'or, ou une
chaîne, ou un anneau. L'amour, pourtant si
cher aux chevaliers , n'avoit , dans ces occa-
sions , que le second droit sur leurs âmes , et
l'on secouroit son ami de préférence à sa
maîtresse.
Une chose néanmoins pouvoit dissoudre ces
nœuds, c'étoit l'inimitié des patries. Deux
frères d'armes , de diverses nations, cessoient
d'être unis, dès que leurs pays ne l'étoient
plus. Hue de Carvalay , chevalier Anglais ,
avoit été l'ami de Bertrand Duguesclin : lors-
que le prince Noir eut déclaré la guerre au
roi Henri de Castille, Hue fut obligé de se
séparer de Bertrand ; il vint lui faire ses adieux,
et lui dit :
« Gentil sire , il nous convient de partir.
Nous avons été ensemble par bonne com-
pagnie, et avons toujours eu du vôtre à nôtre
(de l'argent en commun), si pense bien que
j'ai plus reçu que vous ; et pour ce vous prie
que nous en comptions ensemble.... — Si, dit
Bertrand, ce n'est qu'un sermon, je n'ai point
pensé à ce compte il n'y a que du bien à
faire : raison donne que vous suiviez votre
maître. Ainsi , le doit faire tout preudhommc :
DU CHRISTIANISME. ^85
bonne amour fist l'amour de nous, et aussi en
sera la départie , dont me poise qu'il convient
qu'elle soit. Lors le baisa Bertrand et tous ses
compagnons aussi : moult fut piteuse la dé-
partie (i). »
Ce désintéressement des chevaliers , cette
élévation d'âme , qui mérita à quelques uns
le glorieux nom de sans reproche , couron-
nera le tableau de leurs vertus chrétiennes.
Ce même Duguesclin, la fleur et l'honneur de
la chevalerie , étant prisonnier du prince Noir ,
égala la magnanimité de Porus , entre les mains
d'Alexandre. Le prince l'ayant rendu maître
de sa rançon , Bertrand la porta à une somme
excessive, w Où prendrez- vous tout cet or?
dit le héros Anglais étonné. Chez mes amis ,
repartit le fier connétable ; il n'y a pas de
Jileresse en France , qui ne filât sa quenouille
pour me tirer de vos mains. »
La reine d'Angleterre , touchée des vertus
de Duguesclin , fiit la première à donner une
grosse somme, pour hâter la liberté du plus
redoutable ennemi de sa patrie. « Ah ! Madame,
s'écria le chevalier Breton , en se jetant à ses
(i) Vie de Bertrand Dug.
286 GÉNIE
pieds , j'avois cru jusqu'ici estre le plus laid
homme de France ; mais je commence à n'a-
voir pas si mauvaise opinion de moi , puisque
les dames me font de tels présens. »
DU CHRISTIANISME. 287
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE SIXIEME.
SERVICES RENDUS A LA SOCIÉTÉ PAR LE CLERGÉ ET
LA RELIGION CHRÉTIENNE, EN GÉNÉRAL,
«\^h'VV«^VVVVVVVVVVV\VvVV\«iVVVV\^%'VVVVM>VM^A/VVVVVV\VV\VVVVV\VVVVVVVVVVVVV'\'VVVV\\V
. CHAPITRE PREMIER.
Immensité des bienfaits du Christianisme (i).
Ce ne seroit rien connoître que de connoître
vaguement les bienfaits du christianisme : c'est
(i) Voyez pour toute celte partie, Héljot, Hisi. des
Ordres relig. et milil. 8 vol. in-4°; Hermant, Etab. des
Ordres rel.; Bonnani, Cotai, omn. Ord. relig.; Giusti-
niani , Mennehius et Shoonberk , dans leur Hist. des Ord.
milit. ; Saint- Foix , Essai sur Pans ; Vie de Saint- Vincent-
de-Paul; Vies des Pères du Désert; S. Basyle , Oper. Lo-
bineau, Hist. de Bretagne.
o88 GÉNIE
le détail de ces bienfaits , c'est Tart avec lequel
la religion a varié ses dons, répandu ses se-
cours, distribué ses trésors, ses remèdes, ses
lumières , c'est ce détail , c'est cet art qu'il
faut pénétrer. Jusqu'aux délicatesses des sen-
limens , jusqu'aux amours-propres , jusqu'aux
foiblesses , la religion a tout ménagé , en sou-
lageant tout. Pour nous, qui depuis quelques
années , nous occupons de ces recherches ,
tant de traits de charité , tant de fondations
admirables , tant d'inconcevables sacrifices sont
passés sous nos yeux , que nous croyons qu'il y
a dans ce seul mérite du christianisme de quoi
expier tous les crimes des hommes ; culte cé-
leste , qui nous force d'aimer cette triste hu-
manité qui le calomnie.
Ce que nous allons citer est bien peu de
chose , et nous pourrions remplir plusieurs
volumes de ce que nous rejetons ; nous ne
sommes pas même sûrs d'avoir choisi ce qu'il
y a de plus frappant : mais dans l'impossi-
bilité de tout décrire , et de juger qui l'em-
porte en vertu parmi un si grand nombre
d'œuvres charitables , nous recueillons, pres-
qu'au hasard , ce que nous donnons ici.
Pour se faire d'abord une idée de l'immen-
DU CHRISTIANISME. 289
site des bienfaits de la religion , il faut se re-
présenter la chrétienté comme une vaste répu-
blique, oi^i tout ce que nous rapportons d'une
partie , se passe en même temps dans une
autre. Ainsi, quand nous parlerons des hôpi-
taux , des missions , des collèges de la France ,
il faut aussi se figurer les hôpitaux, les mis-
sions, les collèges de l'Italie, de l'Espagne,
de l'Allemagne , de la Russie , de l'Angle-
terre, de l'Amérique, de l'Afrique et de l'A-
sie; il faut voir deux cents millions d'hommes
au moins, chez qui se pratiquent les mêmes
vertus , et se font les mêmes sacrifices ; il faut
se ressouvejîir qu'il y a dix-huit cents ans que
ces vertus existent, et que les mêmes actes de
charité se répètent: calculez maintenant, si
votre esprit ne s'y perd , le nombre d'indiA'i-
dus soulagés et éclairés par le christianisme ,
chez tant de nations , et pendant une aussi
longue suite de siècles !
4.
ago GÉNIE
WVVWWt «WVVk VW WV VWVMrVWVWVWVWVM VV\ WVVWVWVMWVVWVWVVW vn WVkWWVW
CHAPITRE II.
Hôpitaux.
La charité , vertu absolument chrétienne ,
et inconnue des anciens , a pris naissance dans
Jésus-Christ ; c'est la vertu qui le distingua
principalement du reste des mortels, et qui
fut en lui le sceau de la rénovation de la nature
humaine. Ce fut par la charité , à l'exemple de
leur divin maître , que les apôtres gagnèrent
si rapidement les cœurs, et séduisirent sainte-
ment les hommes.
Les premiers fidèles , instruits dans cette
grande vertu, mettoient en commun quelques
deniers pour secourir les nécessiteux , les ma-
lades et les voyageurs : ainsi commencèrent les
hôpitaux. Devenue plus opulente, l'Eglise
fonda, pour nos maux, des établissemens
dignes d'elle. Dès ce moment, les œuvres de
miséricorde n'eurent plus de retenue : il y eut
comme un débordement de la charité sur les
misérables, jusqu'alors abandonnés sans se-
DU CHRISTIANISME. 291
cours, par les heureux du monde. On deman-
dera peut-être comment faisoient les anciens,
qui n'avoient point d'hôpitaux? Ils avoient,
pour se défaire des pauvres et des infortunes,
deux moyens que les chre'tiens n'ont pas ; l'in-
fanticide et l'esclavage.
Les maîadrics ou léproseries de Saint-
Lazare , semblent avoir clc en Orient les
premières maisons de refuge. On y recevoit
ces lépreux qui , renonces de leurs proches ,
languissoient aux carrefours des cités, en
horreur à tous les hommes. Ces hôpitaux
étoient desservis par des religieux de Tordre
de Saint-Basile.
Nous avons dit un mot des Trinitaires , ou
des Pères de la Rédemption des captifs. Saint*
Pierre de Nolasque en Espagne imita saint
Jean de Matha en France. On ne peut lire
sans attendrissement les règles austères de ces
ordres. Par leur première constitution , les
Trinitaires ne pouvoient manger que des légu-
mes et du laitage. Et pourquoi cette vie rigou-
reuse? Parce que plus ces Pères se privoient
des nécessités de la vie , plus il restoit de
trésors à prodiguer aux Barbares ; parce que,
s'il falloit des victimes à la colère céleste , on
19-
292 GÉNIE
espéroit que le Tout -Puissant recevroit les
expiations de ces religieux , en c'change des
maux dont ils délivroient les prisonniers.
L'ordre de la Merci donna plusieurs sainls
au monde. Saint Pierre Pascal, évéque de
Jae'n , après avoir employé ses revenus au
rachat des captifs et au soulagement des
pauvres , passa chez les Turcs , oii il fut chargé
de fers. Le clergé et le peuple de son Eglise
lui envoyèrent une somme d'argent pour sa
rançon. « Le Saint, dit Hélyot, la reçut avec
beaucou pde reconnoissance ; mais, au lieu de
l'employer à se procurer la liberté , il en racheta
quantité de femmes et d'enfans, dont la foi-
blesse lui faisoit craindre qu'ils n'abandonnas-
sent la religion chrétienne , et il demeura tou-
jours entre les mains de ces Barbares , qui
lui procurèrent la couronne du martyre ,
en i3oo. »
Il se forma aussi dans cet ordre une congré-
gation de femmes, qui se dévouoient au soula-
gement des pauvres étrangères. Une des fon-
datrices de ce tiers-ordre , étoit une grande
dame de Barcelonne , qui distribua son bien
aux malheureux : son nom de famille s'est
perdu; elle n'est plus connue aujoud'hui que
DU CHRISTIANISME. 2<)3
par le nom de Marie du secours, que les
pauvres lui avoicnt donné.
L'ordre des Religieuses pénitentes , en Alle-
magne et en France , retiroit du vice de mal-
heureuses fdles exposées à périr dans la misère,
après avoir vécu dans le désordre. G'étoit une
chose tout-à-fait divine , de voir la religion ,
surmontantses dégoûts par un excès de charité,
exiger jusqu'aux preuves du vice, de peur
qu'on ne trompât ses institutions , et que Tin-
nocence , sous la forme du repentir , n'usurpât
une retraite qui n'étoit pas établie pour elle.
« Vous savez , dit Jehan Simon , évcque de
Paris, dans les constitutions de cet Ordre,
qu'aucunes sont venues à nous qui étoient
vierges , à la suggestion de leurs mères et
parens qui ne demandoient qu'à s'en défaire ;
ordonnons que si aucune vouloit entrer en
votre congrégation, ellesoitinterrogée....etc. »
Les noms les plus doux et les plus miséri-
cordieux servoient à couvrir les erreurs passées
de ces pécheresses. On les appeloit les filles du
JBon-Pastcur ^ ou Ics^lles de la Magdeleine ,
pour désigner leur retour au bercail , et le
pardon qui les attendoit. Elles ne pronon-
çoient que des vœux simples ; on tâchoit même
294 GÉNIE
de les marier quand elles le désiroient , et on
leur assuroit une petite dot. Afin qu'ell s
n'eussent que des idées de pureté autour
d'elles, elles étoient vêtues de blanc, d'où
on les nommoit aussi Filles blanches. Dans
quelques villes on leur mettoit une couronne
sur la tête, et l'on chantoit : J^eni, sponsa
Chrisii^ « venez, épouse du Christ. » Ces
contrastes étoient touchans , et cette délica-
tesse bien digne d'une religion qui sait secourir
sans offenser, et ménager les foiblesses du
cœur humain , tout en l'arrachant à ses vices.
A l'hôpital du Saint-Esprit , à Piome , il est
défendu de suivre les personnes qui déposent
les orphelins à la porte du Père-Universel.
11 y a dans la société des malheureux qu'on
n'aperçoi t pas , parce que , descendus de parens
honnêtes , mais indigens , ils sont obligés de
garder les dehors de l'aisance , dans les priva-
tions de la pauvreté : il n'y a guère de situation
plus cruelle ; le cœur est blessé de toutes parts ,
et pour peu qu'on ait l'âme élevée , la vie n'est
qu'une longue souffrance. Que deviendront
les malheureuses demoiselles , nées dans de
telles familles ? Iront-elles chez des parens
riches et hautains se soumettre à toutes sortes
DU CHRISTIANISME. 2y5
de mépris , ou embrasseront-cUes des nréticrs
que les préjugés sociaux et leur délicatesse
naturelle leur défendent ? La religion a trouvé
le remède. Notre-Dame de Miséricorde ouvre
à ces femmes sensibles ses pieuses et respec-
tables solitudes. Il y a quelques années que
nous n'aurions osé parler de Saint-Cyr , car
il étoit alors convenu que de pauvres filles
nobles ne méritoient ni asile ni pitié.
Dieu a différentes voies pour appeler à lui
ses serviteurs. Le capitaine Caraffasollicitoit,
à Naples , la récompense des services mili-
taires qu'il avoit rendus à la couronne d'Es-
pagne. Un jour, comme il se rendoit au pa-
lais , il entre par hasard dans l'église d'un
monastère. Une jeune religieuse chantoit; il
fut touché jusqu'aux larmes de la douceur de
sa voix : il jugea que le service de Dieu doit
être plein de délices, puisqu'il donne de tels
accens à ceux qui lui ont consacré leurs jours.
Il retourne à l'instant chez lui , jette au feu
ses certificats de service, se coupe les che-
veux , embrasse la vie monastique , et fonde
l'ordre des Ouvriers Pieux ^ qui s'occupe en
général du soulagement des infirmités hu-
maines. Cet ordre fit d'abord peu de progrès,
2c,6 GÉNIE
parce que, dans une peste qui survint à
Naplcs , les religieux moururent tous en assis-
tant les pestiférc's , à l'exception de deux
prêtres et de trois clercs.
Pierre de Bétancourt, Frère de l'ordre de
Saint-François, étant à Guatimala, ville et
province de FAmérique espagnole , fut touché
du sort des esclaves qui n'avoient aucun lieu
de refuge pendant leurs maladies. Ayantobtenu
par aumône le don d'une chétive maison , où
iltenoit auparavant une écolepour les pauvres,
il bâtit lui-même une espèce d'infirmerie , qu'il
recouvrit de paille , dans le dessein d'y retirer
les esclaves qui manquoient d'abri. Il ne tarda
pas à rencontrer une femme nègre , estropiée ,
abandonnée par son maître. Aussitôt le saint
religieux charge l'esclave sur ses épaules, et,
tout glorieux de son fardeau , il le porte à cette
méchante cabane, qu'il appeloit son hôpital.
11 alloit courant toute la ville, afin d'obtenir
quelques secours pour sa Négresse. Elle ne
survécut pas long-temps à tant de charité ; mais
en répandant ses dernières larmes, elle pro-
met à son gardien des récompenses célestes ,
qu'il a sans doute obtenues.
Plusieurs riches , attendris par ses vertus ,
DU CHRISTUNISME. ^27
donnèrent des fonds à Bétancourt, qui vit la
chaumière de la femme nègre se changer en
un liôpital magnifuiuc. Ce religieux mourut
jeune ; l'amour de l'humanité avoit consume
son cœur. Aussitôt que le bruit de son trépas
se fut répandu, les pauvres et les esclaves se
précipilèrentà l'hôpital, pour voir encore une
fois leur bienfaiteur. Ils baisoient ses pieds,
ils coupoient des morceaux de ses habits , ils
l'eussent déchiré pour en emporter quelques
reliques , si l'on n'eût mis des gardes à son
cercueil : on eût cru que c'étoit le corps d'un
tyran qu'on défendoit contre la haine des
peuples , et c'étoit un pauvre moine qu'on
déroboit à leur amour.
L'ordre du Frère Bétancourt se répandit
après lui ; l'Amérique entière se couvrit de
ses hôpitaux, desservis par des religieux qui
prirent le nom de Bet/iléémites. Telle étoit la
formule de leurs vœux : « Moi Frère je fais
vœu de pauvreté, de chasteté et d'hospitalité,
e t m'oblige de servin les p auvres convalescens ,
encore bien quils soient infidèles et attaqués
de maladies contagieuses (i). »
(i) Héljot, lom. III, p. 366.
298 GÉNIE
Si la religion nous a attendus sur le sommet
des montagnes , elle est aussi descendue dans
les entrailles de la terre , loin de la lumière
du jour, afm d'y chercher les infortunés. Les
Frères Bethléémites ont des espèces d'hôpi-
taux , jusqu'au fond des mines du Pe'rou et
du Mexique. Le christianisme s'est efforcé de
réparer au Nouveau-Monde les maux que les
hommes y ont faits, et dont on l'a si injuste-
ment accusé d'être l'auteur. Le docteur Ro-
bertson, Anglais, protestant, etméme ministre
presbytérien , a pleinement justifié sur ce point
l'Eglise Romaine : « C'est avec plus d'injustice
encore, dit-il, que beaucoup d'écrivains ont
attribué à l'esprit d'intolérance de la religion
romaine la destruction des Américains, et ont
accusé les ecclésiastiques espagnols d'avoir
excité leurs compatriotes à massacrer ces
peuples innocens, comme des idolâtres et
des ennemis de Dieu. Les premiers mission-
naires , quoique simples et sans lettres , étoient
des hommes pieux ; ils épousèrent de bonne
heure la cause des Indiens , et défendirent ce
peuple contre les calomnies dont s'efforcèrent
de le noircir les conquérans qui le rcprésen-
toient comme incapable de se former jamais
DU CHRISTIANISME. agg
à la vie sociale, et de comi)rcndre les prin-
cipes de la religion , et comme une espèce im-
parfaite d'hommes que la nature avoitmarqucc
du sceau de la servitude. Ce que j'ai dit du
zèle constant des missionnaires espagnols,
pour la défense et la protection du troupeau
commis à leurs soins, les montre sous un
point de vue digne de leurs fonctions ; ils
furent des ministres de paix pour les Indiens,
et s'efforcèrent toujours d'arracher la verge
de fer des mains de leurs oppresseurs. C'est
à leur puissante médiation que les Américains
durent tous les règlcmens qui tendoient à
adoucir la rigueur de leur sort. Les Indiens
regardent encore les ecclésiastiques, tant sécu-
liers que réguliers , dans les établissemens
espagnols, comme leurs défenseurs naturels,
et c'est à eux qu'ils ont recours pour re-
pousser les exactions et les violences aux-
quelles ils sont encore exposés (i). »
Le passage est formel, et d'autant plus
décisif, qu'avant d'en venir à cette conclu-
sion , le ministre protestant fournit les preuves
(i) Hist. de Vyîmér. tom. IV , liv. YIII , p. 1 4.2-3, trad.
franc, édit. in-8°, 1780.
3oo GÉNIE
qui ont déterminé son opinion. Il cite les plai-
doyers des Dominicains pour les Caraïbes,
car ce n'étoit pas Las-Gasas seul qui prenoit
leur défense; c'étoit son ordre entier, et le
reste des ecclésiastiques espagnols. Le doc-
teur anglais joint à cela les bulles des papes ,
les ordonnances des rois , accordées à la solli-
cilalion du clergé , pour adoucir le sort des
Américains , et mettre un frein à la cruauté
des colons.
Au reste, le silence que la philosophie a
gardé sur ce passage de Robertson est bien
remarquable. On cite tout de cet auteur ,
hors le fait qui présente sous un jour nouveau
la conquête de l'Amérique , et qui détruit une
des plus atroces calomnies dont l'histoire se
soit rendue coupable. Les sophistes ont voulu
rejeter sur la religion un crime que non seule-
ment la religion n'a pas commis , mais dont
elle a eu horreur : c'est ainsi que les tyrans
ont souvent accusé leur victime (i).
(i) Voyez la note P à la fin du volume.
On trouvera le morceau de Robertson tout entier à la
fin de ce volume, ainsi qu'une explication sur le mas-
sacre d'Irlande et sur la Saint- Barthélémy ; le passage de
DU CHRfSTIANlSME. 3oi
VVV VVV 1 V\ V\V \«V V VV \AA. VVW VVV VVV W«% VXtV VVV VVX VVV V\\ V\&r \%V^\% VVV VV\ V\> V\\ VVV VVV V\\ VMT
CHAPITRE m.
Hôtel-Dieu. Sœurs-Grises.
Nous venons à ce monument où la religion
a voulu , comme d'un seul coup , et sous un
seul point de vue , montrer qu'il n'y a point
de souffrances humaines qu'elle n'ose envisa-
ger , ni de misère au-dessus de son amour,
La fondation de l'Hôtel-Dieu remonte à
saint Landry , huitième évéque de Paris. Les
balimens en furent successivement augmentes
par le chapitre de Notre-Dame , propriétaire
l'écrivain anglais étoit trop long pour être inséré ici. Il ne
laisse rien à désirer, et il fait tomber les bras d'étonnement
à ceux qui n'ont pas été accoutumés aux déclamations des
philosophes sur les massacres du Nouveau-Monde. Il ne
s'agit pas de savoir si des monstres ont fait brûler des
hommes en l'honneur des douze apôtres; mais si c'est la
religion qui a provoqué ces horreurs , ou si c'est elle qui
les a dénoncées à l'exécration de la postérité. Un seul
prêtre osa justifier les Espagnols; il faut voir, dans Ro-
bertson, comme il fut traité par le clergé, et quels cris
d'indignation il excita.
3o2 GÉNIE
de rhôpital , par saint Louis , par le chance-
lier Duprat , et par Henri IV ; en sorte qu'on
peut dire que cette retraite de tous les maux
s'élargissoit à mesure que les maux se multi-
plioient, et que la charité croissoit à l'e'gal
des douleurs.
L'hôpital étoit desservi dans le principe
par des religieux et des religieuses , sous la
règle de saint Augustin ; mais depuis long-
temps les religieuses seules y sont restées.
« Le cardinal de Vitry , dit Hclyot, a voulu
sans doute parler des religieuses de FHôtel-
Dieu , lorsqu'il dit qu'il y en avoit qui, se
faisant violence , souffroient avec joie et sans
répugnance l'aspect hideux de toutes les mi-
sères humaines , et qu'il lui semhloit qu'aucun
genre de pénitence ne pouvoit être comparé
à cette espèce de martyre.
» Il n'y a personne , continue l'auteur que
nous citons, qui, en voyant les religieuses
de riIôtel-Dieu , non seulement panser, net-
toyer les malades , faire leurs lits , mais en-
core , au plus fort de l'hiver , casser la glace
de la rivière qui passe au milieu de cet hôpi-
tal , et y entrer jusqu'à la moitié du corps pour
laver leurs linges pleins d'.ordurcs et de vile-
DU CIÎRÎSIIAÎSISMË. 3o3
nies, ne les regarde comme autant de saintes
victimes qui , par un excès d'amour et de cha-
rité pour secourir leur prochain, courent vo-
lontiers à la mort qu'elles affrontent, pour ainsi
dire , au milieu de tant de puanteur et d'in-
feclion causées par le grand nombre des ma-
lades. »
Nous ne doutons point des vertus qu'inspire
la philosophie ; mais elles seront encore bien
plus frappantes pour le vulgaire, ces vertus,
quand la philosophie nous aura montré de
pareils dévouemens. Et cependant la naïveté
de ia peinture d'Hélyot est loin de donner une
idée complète des sacrifices de ces femmes
chrétiennes : cet historien ne parle ni de l'a-
bandon des plaisirs de la vie , ni de la perte
de la jeunesse et de la beauté, ni du renon-
cement à une famille , à un époux , à l'espoir
d'une postérité ; il ne parle point de tous les
sacrifices du cœur, des plus doux sentimens
de l'àme étouffés, hors la pitié qui, au milieu de
tant de douleurs, devient un tourment de plus.
Eh bien! nous avons vu les malades, les
mourans près de passer, se soulever sur leurs
couches, et faisant un dernier effort, accabler
d'injures les femmes angéliques qui les ser-
3o4. GÉNIE
voient. Et pourquoi? parce qu'elles étoient
chrétiennes ! Eh ! malheureux ! qui yous ser-
viroit , si ce n'étoit des chrétiennes ! D'autres
filles semblables à celles-ci , et qui méritoient
des autels , ont été publiquement fouettées ,
nous ne déguiserons point le mot. Après un
pareil retour pour tant de bienfaits , qui eût
voulu encore retourner auprès des misérables?
Qui? elles! ces femmes! elles-mêmes! Elles
ont volé au premier signal ; ou plutôt elles
n'ont jamais quitté leur poste. Voyez ici réu-
nies la nature humaine religieuse, et la nature
humaine impie , et jugez-les.
La sœur-grise ne renfermoit pas toujours
ses vertus , ainsi que les filles de l'Hôtel-Dieu ,
dans rintérieur d'un lieu pestiféré ; elle les
répandoit au dehors, comme un parfum dans
les campagnes; elle alloit chercher le culti-
vateur infirme dans sa chaumière. Qu'il étoit
touchant de voir une femme , jeune, belle , et
compatissante, exercer, au nom de Dieu, près
de l'homme rustique , la profession du mé-
decin! On nous montroit dernièrement, près
d'un moulin , sous des saules , dans une prairie,
une petite maison qu'avoicnt occupée trois
sœurs-grises. G'étoit de cet asile champêtre
DU CHRISTIAISISME. 3o5
qu'elles partoient à toutes les heures de la
nuit et du jour, pour secourir les laboureurs.
On rcmarquoit en elles , comme dans toutes
leurs sœurs , cet air de propreté et de conlen-
tement, qui annonce que le corps et Tâme
sont également exempts de souillures ; elles
étoient pleines de douceur, mais toutefois sans
manquer de fermeté pour soutenir la \ue des
maux, et pour se faire obéir des malades.
Elles excelloient à rétablir les membres brisés
par des chutes, ou par ces accidens si com-
muns chez les paysans. Mais ce qui étoit d'un
prix inestimable , c'est que la sœur-grise ne
manquoit pas de dire un mot de Dieu à l'o-
reille du nourricier de la patrie , et que jamais
la morale ne trouva de formes plus divines ,
pour se glisser dans le cœur humain.
Tandis que ces filles hospitalières élonnoient
par leur charité ceux même qui étoient accou-
tumés à ces actes sublimes , il se passoit dans
Paris d'autres merveilles : de grandes dames
s'exiloient de la ville et de la cour , et par-
toient pour le Canada. Elles alloient sans doute
acquérir des habitations, réparer une fortune
délabrée , et jeter les fondemens d'une vaste
propriété.? Ce n'étoit «pas là leur but : elles
4« 20
8o6 GÉNIE
alloient, au milieu des forets et des guerres
sanglantes , fonder des hôpitaux pour des
Sauvages ennemis.
En Europe , nous tirons le canon en signe
d'allégresse, pour annoncer la destruction de
plusieurs milliers d'hommes : mais dans les
ctablissemens nouveaux et lointains ; où l'on
est plus près du malheur et de la nature , on
ne se réjouit que de ce qui mérite en effet
des bénédictions , c'est-à-dire des actes de
bienfaisance et d'humanité. Trois pauvres
hospitalières , conduites par madame de la
Peltrie , descendent sur les rives Canadiennes,
et voilà toute la colonie troublée de joie. « Le
jour de l'arrivée de personnes si ardemment
désirées, dit Charlevoix, fut pour toute la
ville un jour de fête ; tous les travaux cessèrent,
et les boutiques furent fermées. Le gouverneur
reçut les héroïnes sur le rivage à la tête de ses
troupes, qui étoient sous les armes, et au
bruit du canon; après les premiers compli-
mcns , il les mena , au milieu des acclamations
du peuple , à l'église , où le Te Deum fut
chanté
» Ces saintes fdles, de leur côté, et leur
généreuse conductrice, voulurent, dans le
DU CHRISTIANISME. 807
premier transport de leur joie , baiser une
terre, après laquelle elles a voient si long-temps
soupiré , qu'elles se promettoicnt bien d'ar-
roser de leurs sueurs, et qu'elles ne déses-
péroient pas même de teindre de leur sang.
Les Français , mêlés avec les Sauvages , les
Infidèles même confondus avec les Chrétiens,
ne se lassoient point , et continuèrent plu-
sieurs jours à faire tout retentir de leurs cris
d'allégresse , et donnèrent mille bénédictions
à celui qui seul peut inspirer tant de force et
de courage aux personnes les plus foibles. A
la vue des cabanes sauvages où Ton mena les
religieuses le lendemain de leur arrivée, elles
se trouvèrent saisies d'un nouveau transport
de joie : la pauvreté et la malpropreté qui y
régnoient, ne les rebutèrent point, et des
objets si capables de ralentir leur zèle , ne le
rendirent que plus vif: elles témoignèrent une
grande impatience d'entrer dans l'exercice de
leurs fonctions.
» Madame de laPeltrie , qui n'avoit jamais
désiré d'être riche , et qui s'étoit fait pauvre
d'un si bon cœur pour Jésus-Christ, ne s'é-
pargnoit en rien pour le salut des âmes. Son
zèle la porta même à cultiver la terre de ses
20.
3o8 GÉNIE
propres mains , pour avoir de quoi soulager
les pauvres néophytes. Elle se dépouilla en
peu de jours de ce qu'elle avoit réservé pour
son usage, jusqu'à se réduire à manquer du
nécessaire , pour vêtir les enfans qu'on lui
présentoit presque nus; et toute sa vie qui
fut assez longue , ne fut qu'un tissu d'actions
les plus héroïques de la charité (i). »
Trouve-t-on dans l'histoire ancienne rien
qui soit aussi touchant , rien qui fasse couler
des larmes d'attendrissement aussi douces ,
aussi pures?
(i) Hist. de la Nouv. France^ liv. V, p. 207 , 1. 1 , in-4°.
DU CHRISTIANISME. 809
VVVVV*VV»V»/*VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VWWV»VVVVWVWVV«A(VWVWVVWVW
CHAPITRE IV.
Enfans-Trouvés , Dames de la Charité' , Traits de bienfaisance.
Il faut maintenant écouter un moment
saint Justin le philosophe. Dans sa première
apologie , adressée à l'empereur , il parle
ainsi :
« On expose les enfans sous votre empire.
Des personnes élèvent ensuite ces enfans pour
les prostituer. On ne rencontre par toutes les
nations que des enfans destinés aux plus exé-
crables usages , et qu'on nourrit comme des
troupeaux de bétes ; vous levez un tribut sur
ces enfans et toutefois ceux qui abusent
de ces petits innocens, outre le crime qu'ils
commettent envers Dieu, peuvent par hasard
abuser de leurs propres enfans Pour nous
autres Chrétiens , détestant ces horreurs ,
nous ne nous marions que pour élever notre
famille , ou nous renonçons au mariage pour
vivre dans la chasteté (i). »
(i) S. Justini. Oper. 1742, p. 6oet6i.
3io GÉNIE
Voilà donc les hôpitaux que le polythéisme
élevoit aux orphelins. O vénérable Vincent
de Paul , où étois-tu ? où étois-tu , pour dire
aux dames de Rome , comme à ces pieuses
Françaises qui t'assistoient dans tes œuvres :
<c Or sus , mesdames , voyez si vous voulez
délaisser à votre tour ces petits innocens,
dont vous êtes devenues les mères selon la
grâce , après qu'ils ont été abandonnés par
leur mère selon la nature ? » Mais c'est en
vain que nous demandons V homme de misé-
ricorde à des cultes idolâtres.
Le siècle a pardonné le christianisme à
saint Vincent de Paul ; on a vu la philosophie
pleurer à son histoire. On sait que gardien de
troupeaux, puis esclave à Tunis, il devint un
prêtre illustre par sa science et par ses œuvres;
on sait qu'il est le fondateur de l'hôpital des
Enfans-Trouvés , de celui des Pauvres -Vieil-
lards, de l'hôpital des Galériens de Marseille ,
du collège des prêtres de la Mission, des
Confréries de Charité dans les paroisses , des
Compagnies de Dames pour le service de
l'Hôtel-Dieu, des Filles de la Charité, ser-
vantes des malades, et enfin des retraites
pour ceux qui désirent choisir un état de vie,
DU CHRlSTlAiNlSIME. 3ii
et qui ne sont pas encore déterminés. Où la
charité va-l-elle prendre toutes ses institu-
tions , toute sa prévoyance ?
Saint Vincent de Paul fut puissamment
secondé par M'" Legras , qui , de concert avec
lui , établit les Sœurs de la Charité. Elle eut
aussi la direction de l'hôpital du nom de
Jésus , qui , d'abord fondé pour quarante
pauvres, a été l'origine de l'hôpital général
de Paris. Pour emblème , et pour récompense
d'une vie consumée dans les travaux les plus
pénibles , M"^ Legras demanda qu'on mît sur
son tombeau une petite croix avec ces mots :
Spes mea. Sa volonté fut faite.
Ainsi de pieuses familles se disputoient ,
au nom du Christ, le plaisir de faire du bien
aux hommes. La femme du chancelier de
France et M"'" Fouquet étoient de la congré-
gation des Dames de la Charité. Elles avoient
chacune leur jour pour aller instruire et ex-
horter les malades, leur parler des choses
nécessaires au salut d'une manière touchante
et familière. D'autres dames recevoient les
aumônes, d'autres avoient 5oin du linge, des
meubles des pauvres, etc. Un auteur dit que
plus de sept cents calvinistes rentrèrent dans
3 12 GENIE
le sein de l'Eglise romaine , parce qu'ils re-
connurent la vérité de sa doctrine dans les
productions dune charité si ardente et si
étendue. Saintes dames de Miramion, de
Chantai, de la Peltrie, de Lamoignon, vos
œuvres ont été pacifiques! Les pauvres ont
accompagné vos cercueils ; ils les ont arrachés
à ceux qui les portoient, pour les porter
eux-mêmes ; vos funérailles retentissoient de
leurs gémissemens , et l'on eût cru que tous
les cœurs bienfaisans étoient passés sur la
terre, parce que vous veniez de mourir.
Terminons par une remarque essentielle
cet article des institutions du christianisme ,
en faveur de l'humanité souffrante (i). On
dit que , sur le mont Saint-Bernard , un air
trop vif use les ressorts de la respiration, et
qu'on y vit rarement plus de dix ans : ainsi,
le moine qui s'enferme dans l'hospice, peut
calculer à peu près le nombre des jours qu'il
restera sur la terre ; tout ce qu'il gagne au
service ingrat des hommes, c'est de connoîtrc
le moment de la mort, qui est caché au reste
des humains. On assure que presque toutes les
(i) Voyez la note Q ;\ la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. 3i3
filles de l'Hôtel-Dieu ont habituellement une
petite fièvre qui les consume, et qui provient
de l'atmosphère corrompue où elles vivent :
les religieux qui habitent les mines du Nou-
veau-Monde , au fond desquelles ils ont établi
des hospices dans une nuit éternelle , pour les
infortunés Indiens , ces religieux abrègent aussi
leur existence ; ils sont empoisonnés par la va-
peur métallique : enfin les Pères qui s'enfer-
ment dans les bagnes pestiférés de Constanti-
nople , se dévouent au martyre le plus prompt.
Le lecteur nous le pardonnera si nous sup-
primons ici les réflexions ; nous avouons notre
incapacité à trouver des louanges dignes de
telles œuvres : des pleurs et de l'admiration
sont tout ce qui nous reste. Qu'ils sont à
plaindre ceux qui veulent détruire la religion ,
et qui ne goûtent pas la douceur des fruits de
l'Evangile ! « Le stoïcisme ne nous a donné
qu'un Epictète , dit Voltaire , et la philosophie
chrétienne forme des milliers d'Epictète, qui
ne savent pas qu'ils le sont, et dont la vertu est
poussée jusqu'à ignorer leur vertu même (i).
(i) Corresp. gén. t. III, p. 222.
3i4 GENIE
«V^WVK'M/WVWVWVVVVVMlVWVWVWWVWVl'WVWWV VWVW«V\VWWVVWVWWV VWWV jW
CHAPITRE V.
ÉDUCATION.
Ëcoles, Collèges, Universités, Bénédictins et Jésuites.
Consacrer sa vie à soulager nos douleurs,
est le premier des bienfaits; le second est de
nous éclairer. Ce sont encore des prêtres
superstitieux ^ qui nous ont guéris de notre
ignorance , et qui , depuis dix siècles , se sont
ensevelis dans la poussière des écoles, pour
nous tirer de la barbarie. Ils ne craignoient
pas la lumière, puisqu'ils nous en ouvroient
les sources ; ils ne songeoient qu'à nous faire
partager ces clartés, qu'ils avoient recueil-
lies, au péril de leurs jours, dans les débris
de Rome et de la Grèce.
Le Bénédictin qui savoit tout, le Jésuite
qui connoissoit la science et le monde , TOra-
torien, le docteur de l'Université, méritent
peut-être moins notre reconnoissance , que
ces humbles Frères qui s'étoient consacrés
à l'enseignement gratuit des pauvres. « Les
DU CHRISTIAISISME. 3i5
clercs réguliers des écoles pieuses s'obligeoient
à montrer, par charité, à lire^ à écrire au
petit peuple , en commençant par T'a , b , c ,
à compter ^ à calculer^ et même à tenir les
livres chez les marchands et dans les bureaux.
Ils enseignent encore, non seulement la rhé-
torique et les langues latine et grecque ; mais
dans les villes , ils tiennent aussi des écoles
de philosophie et de théologie scolaslique et
morale, de mathématiques, de fortifications
et de géométrie Lorsque les écoliers sor-
tent de classe , ils vont par bandes chez leurs
parens, où ils sont conduits par un religieux,
de peur qu'ils ne s'amusent par les rues à jouer
et à perdre leur temps (i). »
La naïveté du style fait toujours grand
plaisir; mais quand elle s'unit, pour ainsi
dire , à la naïveté des bienfaits , elle devient
aussi admirable qu'attendrissante.
Après ces premières écoles fondées par la
charité chrétienne , nous trouvons les congré-
gations savantes, vouées aux lettres et à l'édu-
cation de la jeunesse par des articles exprès de
leur institut. Tels sont les religieux de saint
(i) HéJyot, t. IV, p. 307.
:3i6 GÉNIE
Basile , en Espagne , qui n'ont pas moins de
quatre collégespar province. Ilsenpossédoient
un à Soissons, en France , et un autre à Paris :
c'étoit le collège de Beauvais, fondé par le
cardinal Jean de Dorman. Dès le neuvième
siècle, Tours, Gorbeil , Fontenelle, Fuldes,
Saint- Gall, Saint - Denis , Saint-Germain
d'Auxerre, Ferrière , Aniane, et en Italie , le
Mont-Cassin, étoient des écoles fameuses (i).
Les clercs de la vie commune , aux Pays-Bas ,
s'occupoientde la collation des originaux dans
les bibliothèques, et du rétablissementdu texte
des manuscrits.
Toutes les universités de l'Europe ont été
établies, ou par des princes religieux, ou par
des évéques , ou par des prêtres , et toutes ont
été dirigées par des ordres chrétiens. Cette
fameuse Université de Paris , d'où la lumière
s'est répandue sur l'Europe moderne , étoit
composée de quatre facultés. Son origine
remontoit jusqu'à Charlemagne , jusqu'à ces
temps où , luttant seul contre la barbarie , le
moine Alcuin vouloit faire de la France une
(i) Fleury, llisl. ecd. t. X, liv. XLV[, p. 34.
JJU CHRISTIANISME. 317
Athènes chrétienne (i). C'est là qu'avoicnt
enseigné Budé , Casaubon , Grenan , RoUin ,
Coffin , Lebeau ; c'est là que s'étoient formés
Abailard , Amyot, de Thou, Boileau. En
Angleterre, Cambridge a vu Newton sortir
de son sein, et Oxford présente, avec les
noms de Bacon et de Thomas Morus, sa
bibliothèque Persane, ses manuscrits d'Ho-
mère, ses marbres d'Arundel, et ses édi-
tions des classiques; Glascow et Edimbourg,
en Ecosse ; Lcipsick, Jena , Tubingue , en
Allemagne ; Leyde , Utrecht et Louvain , aux
Pays-Bas ; Gandie , Alcala et Salamanque , en
Espagne : tous ces foyers des lumières attes-
tent les immenses travaux du christianisme.
Mais deux ordres ont particulièrement cultivé
les lettres , les Bénédictins et les Jésuites.
L'an 540 de notre ère , saint Benoît jeta
au Mont-Cassin , en Italie , les fondemens de
l'ordre célèbre qui devoit, par une triple
gloire , convertir l'Europe , défricher ses dé-
serts, et rallumer dans son sein le flambeau
des sciences (2).
(i) Fleurj , Hist. eccl. t. X, liv. XLV, p. Sa.
(2) L'Angleterre , la Frise et l' Allemagne reconnois-
3i8 GÉNIE
Les Bënédiclins , et surtout ceux de la con-
grégation de Saint-Maur , établie en France
vers Tan 543, nous ont donné ces hommes
dont le savoir est devenu proverbial , et qui
ont retrouvé , avec des peines infinies , les
manuscrits antiques ensevelis dans la poudre
des monastères. Leur entreprise littéraire , la
plus effrayante (car l'on peut parler ainsi),
c'est l'édition complète des Pères de TEglise.
S'il est si difficile de faire imprimer un seul
volume correctement dans sa propre langue ,
qu'on juge ce que c'est qu'une révision entière
des Pères Grecs et Latins , qui forment plus
de cent cinquante volumes in-folio : l'imagi-
nation peut à peine embrasser ces travaux
énormes. Rappeler Ruinart, Lobineau, Cal-
met, Tassin, Lami , d'Achery , Martène ,
Mabillon , Montfaucon , c'est rappeler des
prodiges de science.
On ne peut s'empêcher de regretter ces
corps enseignans , uniquement occupés de
recherches littéraires et de l'éducation de la
sent, pour leurs apôtres, S. Augustin de Canlorbérj ,
S. Willibord et S. Boniface , tous trois sortis de l'institut
de S. Benoît.
DU CHRISTIANISME. 3iy
jeunesse. Après une révolution qui a relâché
les liens de la morale et interrompu le cours
• des études , une société , à la fois religieuse
et savante , porteroit un remède assuré à la
source de nos maux. Dans les autres formes
d'institut , il ne peut y avoir ce travail régu-
lier, cette laborieuse application au même
sujet, qui régnent parmi des solitaires , et
qui , continués sans interruption pendant
plusieurs siècles, finissent par enfanter des
miracles.
Les Bénédictins étoient des savans, et les
Jésuites des gens de lettres : les uns et les autres
furent à la société religieuse ce qu'étoient au
monde deux illustres académies.
L'ordre des Jésuites étoit divisé en trois
degrés, écoliers approuvés^ coadjuteurs for-
més^ et prufès. Le postulant étoil d'abord
éprouvé par dix ans de noviciat , pendant les-
quels on exerçoit sa mémoire , sans lui per-
mettre de s'attacher à aucune étude particu-
lière : c'étoit pour connoître où le portoitson
génie. Au bout de ce temps , il servoit les
malades pendant un mois , dans un hôpital ,
et faisoit un pèlerinage à pied , en demandant
l'aumône : par là on prétendoit l'accoutumer
■6'j.o GÉNIE
au spectacle des douleurs humaines , et le pré-
parer aux fatigues des missions.
Il achevoit alors de fortes ou de brillantes
études. N'avoit-il que les grâces de la société ,
et cette vie élégante qui plaît au monde , on
le mettoit en vue dans la capitale , on le pous-
soit à la cour et chez les grands. Possédoit-il
le génie de la solitude , on le retenoit dans les
bibliothèques et dans l'intérieur de la com-
pagnie. S'il s'annonçoit comme orateur, la
chaire s'ouvroit à son éloquence ; s'il avoit
l'esprit clair , juste et patient , il devenoit pro-
fesseur dans les collèges ; s'il étoit ardent, intré-
pide, plein de zèle et de foi, il alloit mourir
sous le fer du Mahométan ou du Sauvage ; en-
fin, s'il montroit des talens propres à gou-
verner les hommes , le Paraguay l'appeloit dans
ses forêts , ou l'ordre à la tcte de ses maisons.
Le général de la compagnie résidoit à Rome.
Les Pères provinciaux en Europe , étoient
obligés de correspondre avec lui une fois par
mois. Les chefs des Missions étrangères lui écri-
voient toutes les fois que les vaisseaux ou les
caravanes traversoient les solitudes du monde.
Il y avoit en outre , pour les cas pressans , des
missionnaires qui se rend oient de Pékin à
DU CHRISTIAÎSISME. 3ui
Rome , de Rome en Perse , en Turquie , en
Ethiopie , au Paraguay , ou dans quelque au Ire
partie de la terre.
L'Europe savante a fait une perte irrépa-
rable dans les Jésuites. L'éducation ne s'est
jamaisbienrelevée depuis leur chute. Ils étoient
singulièrement agréables à la jeunesse ; leurs
manières polies ôtoient à leurs leçons ce ton
pédantesquc qui rebute l'enfance. Comme la plu-
part de leurs professeurs étoient des hommes
de lettres recherchés dans le monde , les jeunes
gens ne se croyoient avec eux que dans une
illustre académie. Ils avoient su établir entre
leurs écoliers de différentes fortunes, une
sorte de patronage qui tournoit au profit des
sciences. Ces liens formés dans l'âge où le
cœur s'ouvre aux sentimens généreux , ne se
brisoient plus dans la suite, et établissoicnt ,
entre le prince et l'homme de lettres, ces an-
tiques et nobles amitiés qui vivoient entre
les Scipion et les Lélius.
Ils inénageoient encore ces vénérables rela-
tions de disciples et de maître , si chères aux
écoles de Platon et de Pythagore. Ils s'enor-
gueillissoicnt du grand homme dont ils avoient
préparé le génie, et réclamoient une partie de
4. 21
32 2 GENIE
sa gloire. YqUairc, dédiant sa Mérope au Pcre
Poi ée , et l'appelant son cher maître , est une
de CCS chosesaimables que Téducation moderne
ne présente plus. Naturalistes, chimistes, bo-
tanistes, mathématiciens , mécaniciens , astro-
nomes , po'êtes , historiens , traducteurs , anti-
quaires , journalistes , il n'y a pas une branche
des sciences que les Jésuites n'aient cultivée
avec éclat. Bourdaloue rappeloit l'éloquence
romaine , Brumoy introduisoit la France au
théâtre des Grecs , Gresset marchoit sur les
traces de Molière ; Lecomte , Parennin , Ghar-
levoix, Ducerceau,Sanadon, Du Halde,Noe'l,
Bouhours , Daniel , Tournemine , Maimbourg .
Larue , Jouvency , Rapin , Vanière , Commire,
Sirmond , Bougeant, Petau , ont laissé des
noms qui ne sont pas sans honneur. Que peut-
on reprocher aux Jésuites ? un peu d'ambition
si naturelle au génie. « Il sera toujours beau,
dit Montesquieu , en parlant de ces Pères ,
de gouverner les hommes , en les rendant
heureux. » Pesez la masse .du bien que les Jé-
suites ont fait ; souvenez-vous des écrivains
célèbres que leur corps a donnés à la France ,
ou de ceux qui se sont formés dans leurs
écoles ; rappelez-vous les royaumes entiers
DU CHRISTIANISME. Sa?
qu'ils ont conquis à notre commerce parleur
habileté, leurs sueurs et leur sang; repassez
dans votre mémoire les miracles de leurs mis-
sions au Canada, au Paraguay, à la Chine, et
vous verrez que le peu de mal dont on les
accuse , ne balance pas un moment les ser-
vices qu'ils ont rendus à la société.
21.
3-4 GÉNIE
WV V\^WVVWWVX'\^VV\ W\'%^'V\^XVVVV\^VVVWVVV\^k^WVW\i WV^A'VWVWWWWWVWVWV
CHAPITRE Yl.
Papes fit Cour tic Rome. Découvertes modernes, etc.
Avant de passer aux services que l'Eglise
a rendus à l'agriculture , rappelons ce que les
papes ont fait pour les sciences et les beaux-
arts. Tandis que les ordres religieux travail-
loient dans toute l'Europe à l'éducation de la
jeunesse , à la découverte des manuscrits , à
l'explication de l'antiquité, les pontifes ro-
mains , prodiguant aux savans les récompenses
et jusqu'aux honneurs du sacerdoce, étoient
le principe de ce mouvement général vers les
lumières. Certes , c'est une grande gloire pour
l'Eglise , qu'un pape ait donné son nom
au siècle qui commence l'ère de l'Europe
civilisée , et qui , s'élevant du milieu des ruines
de la Grèce , emprunta ses clartés du siècle
d'Alexandre, pour les réfléchir sur le siècle
de Louis.
Ceux qui représentent le christianisme
comme arrêtant le progrès des lumières ,
contredisent manifestement les témoignages
DU CIlPvlSTIAÎSlSME. 325
historiques. Partout la civilisation a marché
sur les pas de l'Evangile , au contraire des
religions de Mahomet , de Brama et de Con-
fucius , qui ont borne les progrès de la société' ,
et forcé l'homme à vieillir dans son enfance.
Piome chrétienne étoit comme un grand
port, qui recueilloit tous les débris des nau-
frages des arts. Constantinople tombe sous le
joug des Turcs; aussitôt l'Eglise ouvre mille
retraites honorables aux illustres fugitifs de
Byzance et d'Athènes. L'imprimerie, pros-
crite en France , trouve une retraite en Italie.
Des cardinaux épuisentleurs fortunes à fouiller
les ruines de la Grèce , et à acquérir des ma-
nuscrits. Le siècle de Léon X avoit paru si
beau au savant abbé Barthélemi , qu'il l'avoit
d'abord préféré à celui de Périclès, pour sujet
de son grand ouvrage : c'étoi^t dans l'Italie
chrétienne qu'il prétendoit conduire un mo-
derne Anacharsis.
« A Rome, dit -il, mon voyageur voit
Michel-Ange, élevant la coupole de Saint-
Pierre; Raphaël, peignant les galeries du
Vatican ; Sadolct et Bembe , depuis cardi-
naux , remplissant alors , auprès de Léon X ,
la place de secrétaires ; le ïrissin , donnant
3:i6 GÉNIE
la première représentation de Sophonisbc,
première tragédie composée par un moderne ;
Béroald, bibliothécaire du Vatican, s'occu-
pant à publier les Annales de Tacite, qu'on
venoit de découvrir en Westphalic , et que
Léon X avoit acquises poiîi^ la somme de cinq
cents ducats d'or; le même pape , proposant
des places aux savans de toutes les nations
qui viendroient résider dans ses Etats, et des
récompenses distinguées à ceux qui lui appor-
teroient des manuscrits inconnus Partout
s'organisoient des universités, des collèges,
des imprimeries pour toutes sortes de langues
et de sciences , des bibliothèques sans cesse
enrichies des ouvrages qu'on y publioit , et des
manuscrits nouvellement apportés des pays où
l'ignorance avoit conservé son empire. Les
académies se multiplioient tellement , qu'à
Ferrare on en comptoit dix à douze ; à Bo-
logne, environ quatorze; à Sienne, seize.
Elles avoient pour objetles sciences , les belles-
lettres, les langues, l'histoire, les arts. Dans
deux de ces académies , dont l'une étoit sim-
plement dévouée à Platon , et l'autre à son
disciple Aristole, étoient discutées les opi-
nions de Tan, ienne philosophie , ctpressenlies
DU CimiSTlANISAiE. 3^;
celles (Je la philosophie moderne. A Bologne ,
ainsi qu'à Venise, une de ces sociétés veilloit
sur l'imprimerie, sur la beauté du papier , la
fonte des caractères, la correction des épreu-
ves, et sur tout ce qui pouvoit contribuer à
la perfection des éditions nouvelles
Dans chaque Etat , les capitales , et même des
villes moins considérables , étoient extrême-
ment avides d'instruction et de gloire : elles
offroient presque toutes aux astronomes des
observatoires, aux anatomistes des amphi-
théâtres, aux naturalistes des Jardins de plantes,
à tous les gens de lettres des collections de
livres , de médailles et de monumens antiques ;
à tous les genres de connoissances, des mar-
ques éclatantes de considération, de rccon-
noissance et de respect
Les progrès des arts favorisoient le goût des
spectacles et de la magnificence. L'étude de
l'histoire et des monumens des Grecs et des
Piomains inspiroit des idées de décence , d'en-
semble et de perfcclion qu'on n'avoit point
eues jusqu'alors. Julien de Médicis, frèie de
Léon X , ayant été proclamé citoyen romain ,
celte proclamation fut accompagnée de jeux
publics; et, sur un vaste théàirc construit ex-
3i8 GÉNIE
près dans la place duGapitole , on représenta,
pendant deux jours , une comédie de Plante ,
dont la musique et l'appareil extraordinaire
excitèrent une admiration générale. »
Les successeurs de Léon X ne laissèrent
point s'éteindre cette noble ardeur pour les
travaux du génie. Les évéques pacifiques de
Rome rassembloient dans leur villa les pré-
cieux débris des âges. Dans les palais des
Borglièse et des Farnèse , le voyageur admi-
roit les chefs-d'œuvre de Praxitèle et de Phi-
dias; c'étoient des papes qui achetoient au
poids de l'or les statues de l'Hercule et de
l' Apollon ; c'étoient des papes qui, pour con-
server les ruines trop insultées de l'antiquité,
les couvroient du manteau de la religion. Qui
n'admirera la pieuse industrie de ce pontife
qui plaça des images chrétiennes sur les beaux
débris des Thermes de Dioclétien? Le Pan-
théon n'existeroit plus s'il n'eût été consacré
parle culte des Apôtres, et la colonne Trajane
ne seroit pas debout, si la statue de saint
Pierre ne l'eût couronnée.
Cet esprit conservateur se faisoit remarquer
dans tous les ordres de l'Eglise. Tandis que
les dépouilles qui ornoient le Vatican , sur-
DU CHRISTIANISME. 829
passoient les richesses des anciens temples ,
de pauvres religieux protégeoient , dans l'en-
ceinte de leurs monastères, les ruines des
maisons de Tibur et de Tusculum, et pro-
menoientl'e'tranger dans les jardins deCicéron
et d'Horace. Un chartreux vous montroit le
laurier qui croît sur la tombe de Virgile , et
un pape couronnoit le Tasse au Capitole.
Ainsi, depuis quinze cents ans, l'Eglise
protégeoit les sciences et les arts ; son zèle ne
s'ctoit ralenti à aucune époque. Si , dans le
huitième siècle , le moine Alcuin enseigne la
grammaire à Gharlemagne , dans le dix-hui-
tième un autre moine industrieux et patient (i)
trouve un moyen de dérouler les manuscrits
d'Herculanum : si , en 740, Grégoire de Tours
décrit les antiquités des Gaules, en 1754 le
chanoine Mazzochi explique les tables législa-
tives d'Héraclée. La plupart des découvertes
qui ont changé le système du monde civilisé,
ont été faites par des membres de l'Eglise.
L'invention de la poudre à canon , et peut-
être celle du télescope , sont dues au moine
Ptoger Bacon ; d'autres attribuent la décou-
(1) Barthelem. Voyages en liai
33o GÉNIE
verte de la poudre au moine allemand Bcr-
tliold Schwartz ; les bombes ont été inventées
par Galen , évèque de Munster ; le diacre
Flavio de Gioia , Napolitain , a trouvé la bous-
sole ; le moine Dcspina , les lunettes; et
Pacific us , archidiacre de Vérone, ou le pape
Silvestre II , Tliorloge à roues. Que de savans ,
dont nous avons déjà nommé un grand nombre
dans le cours de cet ouvrage , ont illustré les
cloîtres , ou ajouté de la considération aux
chaires éminentes de l'Eglise ! Que d'écri-
• vains célèbres ! que d'hommes de lettres dis-
tingués ! que d'illustres voyageurs ! que de
mathématiciens, de naturalistes , de chimistes,
d'astronomes, d'antiquaires! que d'orateurs
fameux! que d'hommes d'Etat renommés !
Parler de Suger , de Ximcnès , d'Albéroni ,
de Pxichelieu, de Mazarin, de Fleury, n'est-
ce pas rappeler à la fois les plus grands mi-
nistres et les plus grandes choses de l'Europe
moderne ? >
Au moment même où nous traçons ce rapide
tableau des bienfaits de l'Eglise , l'Italie en
deuil rend un témoignage touchant d'amour
et de rcconnoissance à la dépouille mortelle
de Pic VI. La capilalc du monde chrétien
DU CHRISTIANISME. 33 1
attend le cercueil du pontife infortuné, qui,
par des travaux dignes d'Auguste et de Marc-
Aurcle , a desséché des marais infects, re-
trouvé le chemin des consuls Romains , et
réparé les aqueducs des premiers monarques
de Rome. Pour dernier trait de cet amour
des arts , si naturel aux chefs de l'Eglise , le
successeur de Pie VI, en même temps qu'il
rend la paix aux fidèles , trouve encore , dans
sa noble indigence , des moyens de rem-
placer, par de nouvelles statues, les chefs-
d'œuvre que Rome , tutrice des beaux-arls ,
a cédés à Thériticre d'Athènes.
Après tout, les progrès des lettres étoient
inséparables des progrès de la religion , puis-
que c'étoit dans la langue d'Homère et de
Virgile que les Pères expliquoient les prin-
cipes de la foi : le sang des martyrs, qui fut
la semence des chrétiens, fit croître aussi le
laurier de l'orateur et du po'éte.
Rome chrétienne a été pour le monde mo-
derne ce que Rome païenne fuL pour le
monde antique, le lien universel ; cette capi-
tale des nalions remplit toutes les conditions
de sa destinée , et semble véritablement la
ville éteriielle. Il ^iendra peul-èlre un temps
332 GÉNIE
où l'on trouvera que c'étoit pourtant une
grande idée , une magnifique institution que
celle du trône pontifical. Le père spirituel ,
placé au milieu des peuples , unissoit en-
semble les diverses parties de la chrétienté.
Quel beau rôle que celui d'un pape vraiment
animé de l'esprit apostolique ! Pasteur général
du troupeau, il peut, ou contenir les fidèles
dans le devoir , ou les défendre de l'oppres-
sion. Ses Etats , assez grands pour lui donner
l'indépendance , trop petits pour qu'on ait
rien à craindre de ses efforts , ne lui laissent
que la puissance de l'opinion ; puissance admi-
rable, quand elle n'embrasse dans son em-
pire que des œuvres de paix, de bienfaisance
et de charité !
Le mal passager que quelques mauvais papes
ont fait, a disparu avec eux; mais nous res-
sentons encore tous les jours l'influence des
biens immenses et inestimables que le monde
entier doit à la cour de Rome. Cette cour s'est
presque toujours montrée supérieure à son
siècle. Elle avoit des idées de législation, de
droit public, elle connoissoit les beaux-arts,
les sciences , la politesse ; lorsque tout étoit
plongé dans les ténèbres des institutions go-
DU CHRISTIANISME. 333
thiques : elle ne se réservoit pas exclusivement
la lumière, elle la répandoit sur tous; elle
faisoit tomber les barrières que les préjugés
élèvent entre les nations : elle cherchoit à
adoucir nos mœurs , à nous tirer de notre
ignorance, à nous arracher à nos coutumes
grossières ou féroces. Les papes , parmi nos
ancêtres , furent des missionnaires des arts ,
envoyés à des Barbares , des législateurs chez
des Sauvages. « Le règne seul de Charlemagne ,
» dit Voltaire , eut une lueur de politesse ,
» qui fut probablement le fruit du voyage de
» Rome. »
C'est donc une chose assez généralement
reconnue, que l'Europe doit au Saint-Siège
sa civilisation, une partie de ses meilleures
lois, et presque toutes ses sciences et ses arts.
Les souverains pontifes vont maintenant cher-
cher d'autres moyens d'être utiles aux hommes :
une nouvelle carrière les attend , et nous avons
des présages qu'ils la rempliront avec gloire.
Rome est remontée à cette pauvreté évangé-
liquc qui faisoit tout son trésor dans les anciens
jours. Par une conformité remarquable , il y
a des Gentils à convertir , des peuples à rap-
peler à l'unité , des haines à éteindre , des
334 GÉNIE
larmes à essuyer, des plaies à fermer, et qui
demandent tous les baumes de la religion. Si
Rome comprend bien sa position , jamais elle
n'a eu devant elle de plus grandes espérances
et de plus brillantes destinées. Nous disons des
espérances , car nous comptons les tribulations
au nombre des désirs de l'Eglise de Jésus-
Christ. Le monde dégénéré appelle une se-
conde prédication de l'Evangile ; le christia-
nisme se renouvelle , et sort victorieux du plus
terrible des assauts que l'enfer lui ait encore
livrés. Qui sait si ce que nous avons pris pour
la chute de l'Eglise n'est pas sa réédification !
Elle périssoit dans la richesse et dans le repos;
elle ne se souvf noit plus de la croix : la croix
a reparu, elle sera sauvée.
DU CIIUISTIANISME. 335
VVVvVVVVV*VVVV\VVVVVVVVV\.\\VVVVVVV\.VV\'VVVV*iVVVVVVVVVV*VVV%\VvVVVV\fcVVVVVVV\^vVVVV^
CHAPITRE VIL
Agriculture.
C'est au clergé séculier et régulier que nous
(levons encore le renouvellement de l'agri-
culture en Europe , comme nous lui devons
la fondation des collèges et des hôpitaux. Dé-
frichemens des terres , ouvertures des che-
mins , agrandissemens des hameaux et des
villes , établissemens des messageries et des
auberges , arts et métiers , manufactures, com-
merce intérieur et extérieur, lois civiles et
politiques ; tout enfm nous vient originaire-
ment de TEglise. Nos pères étoient des bar-
bares à qui le christianisme étoit obligé d'en-
seigner jusqu'à l'art de se nourrir.
La plupart des concessions faites aux mo-
nastères dans les premiers siècles de l'Eglise ,
étoient des terres vagues , que les moines
cultivoient de leurs propres mains. Des forets
sauvages, des marais impraticables, dévastes
landes , furent la source de ces richesses que
nous avons tant reprochées au clergé.
GÉNIE
Tandis que les chanoines Prémontrés labou-
roicnt les solitudes de la Pologne et une por-
tion de la forêt de Coucy en France , les Béné-
dictins fertilisoient nos bruyères. Molesme,
Golan et Gîteaux , qui se couvrent aujourd'hui
de vignes et de moissons, étoient des lieux
semés de ronces et d'épines , où les premiers
religieux habitoient sous des huttes de feuil-
lages, comme les Américains au milieu de leurs
défrichemens.
Saint Bernard et ses disciples fécondèrent
les vallées stériles que leur abandonna Thi-
baut, comte de Champagne. Fontevrault fut
une véritable colonie , établie par Robert
d'Arbrissel , dans un pays désert, sur les
confins de l'Anjou et de la Bretagne. Des
familles entières cherchèrent un asile sous la
direction de ces Bénédictins : il s'y forma des
monastères de veuves , de filles , de laïques ,
d'infirmes et de vieux soldats. Tous devinrent
cultivateurs , à l'exemple des Pères , qui abat-
toient eux-mêmes les arbres, guidoient la
charrue, semoient les grains , et couronnoient
cette partie de la France de ces belles mois-
sons qu'elle n'avoit point encore portées.
La colonie fut bientôt obligée de verser au
DU CHRISTIANISME. 337
dehors une partie de ses habitans , et de céder
à d'autres solitudes le superflu de ses mains
laborieuses. Raoul de laFutaye, compagnon
de Robert, s'établit dans la forêt du Nid-du-
Merle , et Vital , autre bénédictin , dans les
bois de Savigny. La foret de l'Orges , dans le
diocèse d'Angers , Chaufournois , aujourd'hui
Chantenois , en Touraine , Bellay dans la
même province, la Puie en Poitou, l'En-
cloître dans la forêt de Gironde, Gaisne à
quelques lieues de Loudun , Luçon dans les
bois du même nom , la Lande dans les landes
de Garnache, la Magdeleine sur la Loire,
Boubon en Limousin, Cadouin enPérigord,
enfin Haule-Bruyère près de Paris , furent au-
tant de colonies de Fontevrault , et qui , pour
la plupart , d'incultes qu'elles étoient , se chan-
gèrent en opulentes campagnes.
Nous fatiguerions le lecteur , si nous entre-
prenions de nommer tous les sillons que la
charrue desBénédictins a tracés dans IcsGaiiles
sauvages. Maurecourt, Longpré, Fontaine, le
Charme, Colinance , Foici, Bellomer , Cou-
sanie, Sauvement, les Epines, Eube, Vanas-
sel , Pons , Charles , Vairville , et cent autres
lieux dans la Bretagne , l'Anjou , le Berry ,
4. 22
338 GENIE
l'Auvergne , la Gascogne , le Languedoc , la
Guyenne, attestent leurs immenses travaux.
Saint Colomban fit fleurir le désert de Vauge ,
des filles bénédictines même , à l'exemple des
Pères de leur ordre , se consacrèrent à la cul-
ture ; celles de Montreuil-les-Dames « s'occu-
poient , dit Hermann , à coudre , à filer , et à
défricher les épines de la foret , à l'imitation de
Laon et de tous les religieux de Clairvaux(i).»
En Espagne , les Bénédictins déployèrent la
même activité. Ils achetèrent des terres en
friche au bord du Tage , près de Tolède , et
ils y fondèrent le couvent de Venghalia , après
avoir planté en vignes et en orangers tout le
pays d'alentour.
Le Mont-Cassin , en Italie, n'étoit qu'une
profonde solitude : lorsque saint Benoît s'y
retira, le pays changea de face en peu de
temps , et l'abbaye nouvelle devint si opulente
par ses travaux , qu'elle fut en état de se dé-
fendre , en I oSy , contre les Normands qui
lui firent la guerre.
Saint Boniface , avec les religieux de son
ordre , commença toutes les cultures dans les
(i) De Miracul. \ih. \ll , cap. 17.
DU CHRISTIANISME. 339
quatre évéchés de Bavière. Les Bénédictins de
Fulde défrichèrent entre la Hesse, la Fran-
conie et la Thuringe , un terrain du diamètre
de huit mille pas géométriques , ce qui d'on-
noit vingt-quatre mille pas , ou seize lieues de
circonférence; ils comptèrent bientôt jusqu'à
dix-huit mille métairies , tant en Bavière qu'en
Souabe : les moines de Saint -Benoît -Poli-
ronne , près de Mantoue , employoient au
labourage plus de trois mille paires de bœufs.
Remarquons en outre , que la règle presque
générale qui interdisoit l'usage de la viande
aux ordres monastiques , vint sans doute , en
premier lieu , d'un principe d'économie rurale.
Les sociétés religieuses étant alors fort multi-
pliées , tant d'hommes qui ne vivoient que de
poissons , d'œufs , de lait et de légumes , durent
favoriser singulièrement la propagation des
races de bestiaux. Ainsi nos campagnes, au-
jourd'hui si florissantes , sont en partie rede-
vables de leurs moissons et de leurs troupeaux
au travail des moines et à leur frugalité.
De plus , l'exemple qui est souvent peu de
chose en morale , parce que les passions en
détruisent les bons effets , exerce une grande
puissance sur le côté matériel de la vie. Le
22.
34o GÉNIE
spectacle de plusieurs milliers de religieux
cultivant la terre , mina peu à peu ces préjugés
barbares , qui attachoient le mépris à l'art qui
nourrit les hommes. Le paysan apprit , dans
les monastères , à retourner la glèbe , et à
fertiliser le sillon. Le baron commença à cher-
cher dans son champ des trésors plus certains
que ceux qu'il se procuroit par les armes. Les
moines furent donc réellement les pères de l'a-
griculture , et comme laboureurs eux-mêmes ,
et comme les premiers maîtres de nos labou-
reurs.
Ils n'avoient point perdu de nos jours ce
génie utile. Les plus belles cultures , les pay-
sans les plus riches, les mieux nourris et les
moins vexés, les équipages champêtres les
plus parfaits, les troupeaux les plus gras,
les fermes les mieux entretenues se trouvoient
dans les abbayes. Ce n'étoit pas là, ce nous
semble , un sujet de reproches à faire au
clergé.
DU CHRISTIAISISME. 3/,i
VV\VVVVVVVVVV%>VVvVVVVVV^vvVt^'VV\iVvVVVVVV\^fVVV^^fVVVVVVV\'VVVVVV\^VVV\V\VVVVVV\AA'V\^
CHAPITRE VIII.
Villes et Villages, Ponts, grands Chemins .etc.
Mais si le clergé a défriche l'Europe sau-
vage , il a aussi multiplié nos hameaux, accru
et embelli nos villes. Divers quartiers de
Paris , tels que ceux de Sainte-Geneviève et
de Saint- Germain-l'Auxerrois , se sont élevés
en partie aux frais des abbayes du même
nom (i). En général , partout où il se trou-
voit un monastère, là se formoit un village :
\di Chaise-Dieu ^ Abbcçille^ et plusieurs autres
lieux portent encore dans leurs noms la mar-
que de leur origine. La ville de Saint-Sauveur,
au pied duMont-Cassin, en Italie, et les bourgs
environnans, sont l'ouvrage des religieux de
saint Benoît. A Fulde, à Maycnce , dans tous
les Cercles ecclésiastiques de l'Allemagne, en
Prusse , en Pologne , en Suisse , en Espagne ,
en Angleterre , une foule de cités ont eu , pour
(i) Hist. de la ^>ille de Paris.
342 GÉNIE
fondateurs , des ordres monastiques ou mili-
taires. Les villes qui sont sorties le plus tôt de
Ja barbarie , sont celles mêmes qui ont e'té
soumises à des princes ecclésiastiques. L'Eu-
rope doit la moitié de ses monumens et de ses
fondations utiles , à la munificence des cardi-
naux , des abbés et des évêques.
Mais on dira peut-être que ces travaux n'at-
testent que la richesse immense de l'Eglise.
Nous savons qu'on cherche toujours à atté-
nuer les services : l'homme hait la reconnois-
sance. Le clergé a trouvé des terres incultes ;
il y a fait croître des moissons. Devenu opu-
lent par son propre travail , il a appliqué ses
revenus à des monumens publics. Quand vous
lui reprochez des biens si nobles , et dans leur
emploi et dans leur source, vous l'accusez à
la fois du crime de deux bienfaits.
L'Europe entière n'avoit ni chemins ni
auberges; ses forêts étoient remplies de voleurs
et d'assassins : ses lois étoient impuissantes ,
ou plutôt il n'y avoit point de lois ; la religion
seule , comme une grande colonne élevée au
milieu des ruines gothiques , offroit des abris,
et un point de communication aux hommes.
Sous la seconde race de nos rois , la France
DU CHRISTIANISME. 343
étant tombée dans l'anarchie la plus profonde ,
les voyageurs étoient surtout arrêtés , dé-
pouillés et massacrés aux passages des rivières.
Des moines habiles et courageux entreprirent
de remédier à ces maux. Ils formèrent entre
eux une compagnie, sous le nom à^ Hospita-
liers pontifes ou faiseurs de ponts. Ils s'obli-
geoient, par leur institut , à prêter main-forte
aux voyageurs , à réparer les chemins publics ,
à construire des ponts , et à loger les étrangers
dans des hospices qu'ils élevèrent au bord des
rivières. Ils se fixèrent d'abord sur la Durance ,
dans un endroit dangereux, appelé Maupas
ou Mauvais-pas , et qui , grâce à ces généreux
moines , prit bientôt le nom de Bon-pas^ qu'il
porte encore aujourJlmi. C'est cet ordre qui
a bâti le pont du Rhône , à Avignon. On sait
que les messageries et les postes, perfection-
nées par Louis XI , furent d'abord établies par
l'Université de Paris.
Surunc rude et haute montagne du Rouergue,
couverte de neige et de brouillards pendant
huit mois de l'année , on aperçoit un monas-
tère , bâti vers l'an 1120, parAlard, vicomte
de Flandres. Ce seigneur, revenant d'un pèle-
rinage , fut attaqué dans ce lieu pardes voleurs ;
344 GÉNIE
il fit vœu , s'il se sauvoit de leurs mains , de
fonder dans ce désert un hôpital pour les voya-
geurs , et de chasser les brigands de la mon-
tagne. Etant échappé au péril, il fut fidèle à
ses engagemens , et l'hôpital d'Albrac ou d'Au-
brac s'éleva in loco horrorisetvastœ soliiudinis,
comme le porte l'acte de fondation. Alard y
établit des prêtres pour le service de l'Eglise,
des chevaliers hospitaliers pour escorter les
voyageurs , et des dames de qualité pour laver
les pieds des pèlerins, faire leurs lits, et
prendre soin de leurs vêtemens.
Dans les siècles de barbarie , les pèlerinages
étoient fort utiles; ce principe religieux , qui
attiroit les hommes hors de leurs foyers , ser-
voit puissamment au progrès de la civilisation
et des lumières.Dansl'année du grand jubilé (i),
on ne reçut pas moins de quatre cent quarante-
mille cinq cents étrangers à l'hôpital de Saint-
Philippe-de-Néri , à Rome ; chacun d'eux fut
nourri, logé et défrayé entièrement pendant
trois jours.
Il n'y avoit point de pèlerin qui ne revînt
dans son village avec quelque préjugé de moins
(i) En 1600.
DU CHRISTlAlSISxME. 345
et quelque idée de plus. Tout se balance dans
les siècles : certaines classes riches de la société
voyagent peut-être à présent plus qu'autrefois ;
mais, d'une autre part, le paysan est plus
sédentaire. La guerre l'appel oit sous la ban-
nière de son seigneur, et la religion dans les
pays lointains. Si nous pouvions revoir un de
ces anciens vassaux que nous nous représen-
tons comme une espèce d'esclave stupide, peut-
être serions-nous surpris de lui trouver plus de
bon sens et d'instruction, qu'au paysan libre
d'aujourd'hui.
Avant de partir pour les royaumes étran-
gers, le voyageur s'adressoit à son évêque,
qui lui donnoit une lettre apostolique , avec
laquelle il passoit en sûreté dans toute la
chrétienté. La forme de ces lettres varioit
selon le rang et la profession du porteur ,
d'oii on les ap^e\ohJo7ma/œ. Ainsi , la reli-
gion n'étoit occupée qu'à renouer les fils
sociaux , que la barbarie rompoit sans cesse.
En général, les monastères étoient des
hôtelleries où les étrangers trouvoient en pas-
sant le vivre et le couvert. Cette hospitalité,
qu'on admire chez les anciens , et dont on voit
encore les restes en Orient, étoit en honneur
3^6 GÉNIE
chez nos religieux : plusieurs d'entr'eux , sous
le nom ^hospitaliers , se consacrèrent parti-
culièrement à cette vertu touchante. Elle se
manifestoit, comme aux jours d'Abraham,
dans toute sa beauté antique , par le lavement
des pieds , la flamme du foyer et les douceurs
du repas et de la couche. Si le voyageur étoit
pauvre , on lui donnoit des habits , des vivres,
et quelque argent pour se rendre à un autre
monastère, où il recevoit les mêmes secours.
Les dames montées sur leurpalefroi , les preux
cherchant aventures , les rois égarés à lâchasse,
frappoient au milieu de la nuit , à la porte des
vieilles abbayes, et venoient partager l'hospi-
talité qu'on donnoit à l'obscur pèlerin. Quel-
quefois deux chevaliers ennemis s'y rencon-
Iroient ensemble , et se faisoient joyeuse récep-
tion , jusqu'au lever du soleil où , le fer à la
main , ils maintenoient l'un contre l'autre la
supériorité de leurs dames et de leurs patries.
Boucicault , au retour de la croisade de Prusse,
logeant dans un monastère avec plusieurs che-
valiers anglais, soutintseulcontretous, qu'un
chevalier écossais, attaqué par eux dans les
bois, avoit été traîtreusement mis à mort.
Dans ces hôtelleries de la religion , on croyoit
DU CHRISTIAMSME. 347
faire beaucoup d'honneur à un prince, quand
on lui proposoit de rendre quelques soins aux
pauvres qui s'y trouvoient par hasard avec lui.
Le cardinal de Bourbon, revenant de conduire
l'inforlunée Elisabeth en Espagne, s'arrêta à
l'hôpital de Roncevaux , dans les Pyrénées; il
servit à table trois cents pèlerins, et donna à
chacun d'eux trois réaux, pour continuer leur
voyage. Le Poussin est un des derniers voya-
geurs qui ait profité de cette coutume chré-
tienne ; il alloit, à Rome, de monastère en
monastère , peignant des tableaux d'autel pour
prix de l'hospilalilé qu'il recevoit, et renou-
velant ainsi chez les peintres l'aventure d'Ho-
mère.
348 GÉNIE
WVW^WVWVWVWVWWWVWWV VWWVVV\VWVVWVWVV\VV\lV\/VVWVWWVWVVWWVWVVV^
CHAPITRE IX.
Arts et Métiers, Commerce.
Rien n'est plus contraire à la vérité histo-
rique , que de se représenter les premiers
moines comme des hommes oisifs, quivivoient
dans l'abondance aux dépens des superstitions
humaines. D'abord celte abondance n'étoit
rien moins que réelle. L'ordre , par ses tra-
vaux, pouvoit être devenu riche, mais il est
certain que le religieux vivoit très-durement.
Toutes ces délicatesses du cloître , si exagérées,
se réduisoient, même de nos jours, à une
étroite cellule , des pratiques désagréables ,
et une table fort simple , pour ne rien dire de
plus. Ensuite , il est très-faux que les moines
ne fussent que de pieux fainéans ; quand leurs
nombreux hospices , leurs collèges , leurs
bibliothèques , leurs cultures , et tous les
autres services dont nous avons parlé, n'au-
roient pas suffi pour occuper leurs loisirs , ils
avoient encore trouvé bien d'autres manières
DU CHRISTIANISME. 349
d'être utiles ; ils se consacroient aux arts méca-
niques, et étendoient le commerce au dehors
et au dedans de l'Europe.
La congrégation du Tiers-Ordre de Saint-
François, appelée des Bons-Fieux^ faisoit
des draps et des galons, en même temps
qu'elle montroit à lire aux enfans des pauvres ,
et qu'elle prenoit soin des malades. La com-
pagnie des Pauç>res Frères cordonniers et tail-
leurs étoit instituée dans le même esprit. Le
couvent des Hiéronymites, en Espagne, avoit
dans son sein plusieurs manufactures. La plu-
part des premiers religieux étoient maçons ,
aussi bien que laboureurs. Les Bénédictins
bâtissoient leurs maisons de leurs propres
mains , comme on le voit par l'histoire des
couvens du Mont-Gassin , de ceux de Fonte-
vrault, et de plusieurs autres.
Quant au commerce intérieur, beaucoup
de foires et de marchés appartenoient aux
abbayes, et avoient été établis par elles. La
célèbre foire du Landyt^ à Saint-Denis , de-
voit sa naissance à l'Université de Paris. Les
religieuses fdoient une grande partie des toiles
de l'Europe. Les bières de Flandres , et la
plupart des vins fins de l'Archipel, de la
35u GENIE
Hongrie , de l'Italie , de la France et de l'Es-
pagne , étoientfails par les congrégations reli-
gieuses ; l'exportation et l'importation des
grains, soit pour l'étranger, soit pour les
armées , dépendoient encore en partie des
grands propriétairesecclésiastiques.Les églises
faisoient valoir le parchemin , la cire , le lin , la
soie, les marbres, l'orfèvrerie, les manufac-
tures en laines, les tapisseries et les matières
premières d'or et d'argent; elles seules, dans
les temps barbares , procuroient quelque tra-
vail aux artistes, qu'elles faisoient venir exprès
de l'Italie et jusque du fond de la Grèce. Les
religieux eux-m^êmes cultivoient les beaux-
arts , et éloient les peintres , les sculpteurs et
les architecLes de l'âge gothique. Si leurs ou-
vrages nous paroissent grossiers aujourd'hui,
n'oublions pas qu'ils forment l'anneau où les
siècles antiques viennent se rattacher aux siècles
modernes , que, sans eux , la chaîne de la tra-
dition des lettres et des arts eût été totale-
ment interrompue : il ne faut pas que la délica-
tesse de notre goût nous mène à l'ingratitude.
A l'exception de cette petite partie duNord ,
comprise dans la ligne des villes Anséatiques,
le commerce extérieur se faisoit autrefois par
DU CHRISTIANISME. 35 1
la Méditerranée. Les Grecs et les Arabes nous
apportoient les marchandises de l'Orient ,
qu'ils chargeoient à Alexandrie. Mais les croi-
sades firent passer entre les mains des Francs
cette source de richesse. « Les conquêtes des
croisés , dit l'abbé FJeury , leur assurèrent la
liberté du commerce pour les marchandises
de la Grèce, de Syrie et d'Egypte, et par
conséquent pour celles des Indes, qui ne ve-
noient point encore en Europe par d'autres
routes (i). »
Le docteur Robertson , dans son excellent
ouvrage sur le commerce des anciens et des
modernes aux Indes orientales , confirme ,
par les détails les plus curieux, ce qu'avance
ici l'abbé Fleury. Gènes, Venise , Pise , Flo-
rence et Marseille durent leurs richesses et
leur puissance à ces entreprises d'un zèle exa-
géré , que le véritable esprit du christianisme
a condamnées depuis long-temps (2). Mais
enfin on ne peut se dissimuler que la marine
et le commerce moderne ne soient nés de ces
fameuses expéditions. Ce qu'il y eut de bon en
(i) riist. ercl.X. XVIII, sixièm e dise. p. 20.
(2) Vid. Fleury, loc. cit.
352 GÉNIE
elles, appartient à la religion, le reste aux
passions humaines. D'ailleurs , si les croisés
ont eu tort de vouloir arracher l'Egypte et la
Syrie aux Sarrazins , ne gémissons donc plus
quand nous voyons ces belles contrées en proie
à ces Turcs , qui semblent arrêter la peste et
la barbarie sur la patrie de Phidias et d'Euri-
pide. Quel mal y auroit-il si l'Egypte étoit de-
puis saint Louis une colonie de la France , et
si les descendans des chevaliers Français
régnoient à Constantinople , à Athènes, à
Damas, à Tripoli, à Garthage, à Tyr, à
Jérusalem ?
Au reste , quand le christianisme a marché
seul aux expéditions lointaines , on a pu juger
que les désordres des croisades n'étoient pas
venus de lui , mais de l'emportement des
hommes. Nos missionnaires nous ont ouvert
des sources de commerce, pour lesquelles ils
n'ont versé de sang que le leur , dont à la
vérité ils ont été prodigues. Nous renvoyons
le lecteur à ce que nous avons dit sur ce sujet
au livre des Missions.
DU CIlRISTlANISiME. 353
VVk vv\\VV\'VV%v\\WVVVVMA VWVVVV Mn VVVVVV VV\ VVVVVVVVV VVVVVt. VV\ VI VVM vw vwwt «v\ «w
CHAPITRE X.
Des Lois civiles et criminelles.
Reciiekcher quelle a c'ié rinfluence du
rliristianisme sur les lois et sur les gouver-
nemens, comnie nous l'avons fait pour la mo-
rale et pour la poésie , seroit le sujet d'un fort
bel ouvrage. Nous indiquerons seulement la
route , et nous offrirons quelques résultats ,
afin d'additionner la somme des bienfaits de
la religion.
Il suffit d'ouvrir au hasard les conciles, le
droit c.inonique, les bulles et les rescrits de
la cour de Rome , pour se convaincre que nos
anciennes lois recueillies dans les Capitulaires
de Charlemagne, dans les formules de Mar-
culfe, dans les ordonnancesdesroisdeFrance,
ontemprunté une foule ôe règlemens à FEglise,
ou plutôt qu'elles ont été rédigées en partie
par de savans prêtres, ou des assemblées
d'ecclésiastiques.
De temps immémorial, les évêques et les
4. 23
354 GÉNIK
métropolitains ont eu des droits assez consi-
dérables en matière civile. Ils étoient chargés
de la promulgation des ordonnances impé-
riales, relatives à la tranquillité publique ; on
les prenoit pour arbitres dans les procès :
c'étoient des espèces de juges de paix naturels
que la religion avoit donnés aux hommes. Les
empereurs chrétiens , trouvant cette coutume
établie , la jugèrent si salutaire (i), qu'ils la
confirmèrent par des articles de leurs codes.
Chaque gradué , depuis le sous-diacre jus-
qu'au souverain pontife , exerçoit une petite
juridiction, de sorte que l'esprit religieux
agissoit par mille points et de mille manières
sur les lois. Mais cette influence étoit-elle
favorable ou dangereuse aux citoyens ? Nous
croyons qu'elle étoit favorable.
D'abord, dans tout ce qui s'appelle admi-
nistra/ion , la sagesse du clergé a constam-
ment été reconnue , même des écrivains les
plus opposés au christianisme (2). Lorsqu'un
Etat est tranquille , les hommes ne font pas
(i) Eus. de vit. Cunst. lib. IV, cap. 27 ; Sozom, iib. I,
cap. 9; Cod. Justin, lib. I, tit. IV, leg. 7.
(2) Voyez Vollairc, dum ï Essai sur /es Mœurs.
DU CHRISTIANISME. 355
le mal pour le seul plaisir de le faire. Quel
intérêt un concile pouvoit-il avoir à porter
une loi inique , touchant l'ordre des succes-
sions, ou les conditions d'un mariage? ou
pourquoi un officiai, ou un simple prêtre,
admis à prononcer sur un point de droit,
auroit-il prévariqué ? S'il est vrai que l'édu-
cation et les principes qui nous sont inculques
dans la jeunesse influent sur notre caractère ,
des ministres de l'Evangile dévoient être ,
en ge'néral , guidés par un conseil de douceur
et d'impartialité; mettons, si l'on veut, une
restriction, et disons , dans tout ce qui ne re-
gardoit pas , ou leur ordre , ou leurs per-
sonnes. D'ailleurs l'esprit de corps, qui peut
être mauvais dans l'ensemble, est toujours
bon dans la partie. Il est à présumer qu'un
membre d'une grande société religieuse se
distinguera plutôt par sa droiture, dans une
place civile , que par ses prévarications , ne
fût-ce que pour la gloire de son ordre , et le
joug que cet ordre lui impose.
De plus, les conciles étoient composés de
prélats de tous les pays , et partant ils avoient
l'immense avantage d'être comme étrangers
aux peuples pour lesquels ils faisoient des lois.
23.
356 GÉNIE
Ces haines , ces amours , ces préjugés feuda-
taires qui accompagnent ordinairementle légis-
lateur , éloient inconnus aux pères des con-
ciles. Un éveque français avoit assez de lu-
mières touchant sa patrie, pour comhaltre un
canon qui en blessoit les mœurs, mais il n'a-
voit pas assez de pouvoir sur des prélats ita-
liens, espagnols, anglais, pour leur faire
adopter un règlement injuste ; libre dans le
bien, sa position le bornoit dans le mal. C'est
Machiavel , ce nous semble , qui propose de
faire rédiger la constitution d'un Etat par un
étranger. Mais cet étranger pourroit être , ou
gagné par intérêt , ou ignorant du génie de la
nation dont il fixeroit le gouvernement; deux
grands inconvéniens que le concile n'avoitpas,
puisqu'il étoità la fois au-dessus de la corrup-
tion par ses richesses, et instruit des incli-
nations particulières des royaumes, par les
divers membres qui le composoient.
L'Eglise , prenant toujours la morale pour
base , de préférence à la politique (comme on
le voit par les questions de rapt, de divorce ,
d'adultère), ses ordonnances dévoient avoir
un fond naturel de rectitude et d'universalité.
En effet, la plupart des canons ne sont point
DU CHRISTIANISME. SSy
relatifs à telle ou telle contre'e ; ils compren-
nent toute la chrétienté. La charité , le par-
don des offenses formant tout le christianisme,
et étant spécialement recommandés dans le
sacerdoce , l'action de ce caractère sacré sur
les mœurs doit participer de ces vertus. L'his-
toire nous offre sans cesse le prêtre priant
pour le malheureux, demandant grâce pour le
coupable, ou intercédant pour l'innocent. Le
droit d'asile dans les églises , tout abusif qu'il
pouvoitétre , estnéanmoins une grandepreuve
de la tolérance que l'esprit religieux avoit in-
troduite dans la justice criminelle. Les Domi-
nicains furent animés par cette pitié évangé-
lique , lorsqu'ils dénoncèrent avec tant de
force les cruautés des Espagnols dans le jSou-
veau-Monde. Enfm , comme notre code a été
formé dans des temps de barbarie , le prêtre
étant le seul homme qui eût alors quelques
lettres , il ne pouvoit porter dans les lois
qu'une influence heureuse , et des lumières
qui manquoient au reste des citoyens.
On trouve un bel exemple de l'esprit de jus-
tice que le christianisme tendoit à introduire
dans nos tribunaux. Saint Ambroise observe,
que si, en matière criminelle , les évéques sont
358 GÉNIE
obligés par leur caractère d'implorer la clé-
mence du magistral, ils ne doivent jamais
intervenir dans les causes civiles qui ne sont
pas portées à leur propre juridiction : « Car,
dit-Il, vous ne pouvez solliciter pour une des
parties , sans nuire à l'autre , et vous rendre
peut-être coupable d'une grande injustice (i). »
Admirable esprit de la religion !
La modération de saint Chrysostôme n'est
pas moins remarquable : « Dieu, dit ce grand
Saint, a permis à un homme de renvoyer sa
femme pour cause d'adultère , mais non pas
pour cause d'iiiolâtne (2). » Selon le droit
romain, les infâmes ne pouvoient être juges;
saint Ambroise et saint Grégoire poussent
encore plus loin cette belle loi , car ils ne
çeulent pas que ceux qui ont commis de
grandes fautes , demeurent juges , de peur
qirds ne se condamnent eux-mêmes en con-
damnant les autres (3).
En matière criminelle , le prélat se récusoit,
parce que la religion a horreur du sang. Saint
(i) Ambros. de Offic. lib. lU , cap. 3.
\'2.) In. cap. Isaï. 3.
(3) Héricourt, Lois eccL p. 760. Ouest. V11I^
DU CHRISTIANISME. 35^
Augustin obtint par ses prières la vie des
Circumcellions , convaincus d'avoir assassine
desprélres catholiques. Le concile deSardique
fait même une loi aux éveques d'interposer
leur médiation dans les sentences d'exil et de
bannissement (i). Ainsi, le malheureux devoit
à cette charité chrétienne non seulement la
vie, mais, ce qui est bien plus précieux en-
core , la douceur de respirer son air natal.
Ces autres dispositions de notre jurispru-
dence criminelle , sont tirées du droit cano-
nique : «< i". On ne doit point condamner un
absent, qui peut avoir des moyens légitimes
de défense. 2°. L'accusateur et le juge ne })cu-
vent servir de témoins. 3". Les grands crimi-
nels ne peuvent être accusateurs (2). 4**. En
quelque dignité qu'une personne soit consti-
tuée , sa seule déposition ne peut suffire pour
condamner un accusé (3). »
On peut voir dans Héricourt la suite de ces
lois , qui confirment ce que nous avons avancé,
savoir , que nous devons les meilleures dispo-
(i) Conc. Sard. Can. 17.
{2) Cet admirable canon n'éloit pas suivi dans nos lois.
(3) Hér. /oc. cil et seif.
36o GÉNIE
sitions de noire code civil et criminel au droit
canonique. Ce droit est en général beaucoup
plus doux que nos lois , et nous avons repoussé
sur plusieurs points son indulgence chrétienne.
Par exemple, le septième concile de Garlhage
décide que quand il y a plusieurs chefs d'accu-
sation , si l'accusateur ne peut prouver le pre-
mier chef, il ne doit point être admis à la
preuve des autres ; nos coutumes en ont or-
donné autrement.
Cette grande obligation que notre système
civil doit aux règlemens du christianisme ,
est une chose très-grave, très-peu observée,
et pourtant très-digne de l'être (i).
Enfin les juridictions seigneuriales , sous la
féodalité, furent de nécessité moins vexatoircs
dans la dépendance des abbayes et des préla-
tures, que sous le ressort d'un comte ou d'un
baron. Le seigneur ecclésiastique étoit tenu à
de certaines vertus que le guerrier ne se
croyoit pas obligé de pratiquer. Les abbés
cessèrent promptement de marchera l'armée,
et leurs vassaux devinrent de paisibles labou-
(i) Moulesquieu et le docleur l\oL)erl60ii eu oui dil
quelques mots.
DU CHRISTIANISME. 3Gr
reurs. Saint Benoît d'Aniane , réformateur
des Bénédictins, en France , recevoit les terres
qu'on lui offroit; mais il ne vouloit point
accepter les serfs; il leur rendoit sur-le-champ
la liberté (i):cet exemple de magnanimité,
au milieu du dixième siècle , est bien frappant ,
et c'est un rnoine qui l'a donné.
(0 Héljot.
362 GENIE
VVVt.VV\'V\VVVVVVVVVVVVV^VVVVVVVVVVVVVVVVVV\^VVVVVVVVVVVVM'VVVVVVV\^\V\\VVVV\'VvV\V\V
CHAPITRE XI.
Politique et Gouvernement.
L\ coutume qui accordoil le premier rang
au clergé dans les assemblées des nations mo-
dernes , tenoit au grand principe religieux que
l'antiquité entière regardoit comme le fonde-
ment de l'existence politique. « Je ne sais,
dit Cicéron, si anéantir la piété envers les
dieux, ce ne seroit point aussi anéantir la
bonne foi, la société du genre humain, et la
plus excellente des vertus, la justice (i). »
Haiid scio an^ pietate achersiis deos siihlalâ^
jidesetiam^ et socielas humani generis , etiina
excellcntissima çirlus ^justilia^ tollatur.
Puisqu'on avoit cru jusqu'à nos jours que la
religion est la base de la société civile , ne
faisons pas un crime à nos pères d'avoir pensé
comme Platon , Aristote , Cicéron , Plutarque,
et d'avoir mis l'autel et ses ministres au degré
le plus éminent de l'ordre social.
(i) De Nul. Deur. 1,2.
DU CHRISTIAxMSME. 3G3
Mais si personne ne nous conteste sur ce
point l'influence de l'Eglise dans le corps poli-
tique , on soutiendra peut-être que celle in-
fluence a été funesie au bonheur public et à la
lil)erté. Nous ne ferons qu'une réflexion sur
ce vaste et profond sujet : remontons un ins-
tant aux principes généraux d'où il faut tou-
jours partir quand on veut atteindre à quelque
vérité .
La nature , au moral et au physique , semble
n'employer qu'un seul moyen de création ;
c'est de mêler , pour produire , la force à la
douceur. Son énergie paroît résider dans la
loi générale des contrastes. Si elle joint la
violence à la violence , ou la foiblessc à la
foiblesse, loin de former quelque chose, elle
détruit par excès ou par défaut. Toutes les
législations de l'antiquité offrent ce système
d'opposition, qui enfante le corps politique.
Cette vérité une fois reconnue , il faut cher-
cher les points d'opposition : il nous semble
que les deux principaux résident , l'un dans les
mœurs du peuple , l'autre dans les institutions
à donner à ce peuple. S'il est d'un caractère
timide et foibîe , que saconslitutionsoithardie
et robuste ; s'il est fier , impétueux , incoiis-
364 GÉNIE
tant, que son gouvernement soit doux, mo-
déré, invariable. Ainsi, la théocratie ne fut
pas bonne aux Egyptiens; elle les asservit
sans leur donner les vertus qui leur man-
quoient : c'étoit une nation pacifique ; il lui
falloit des institutions militaires.
L'influence sacerdotale , au contraire, pro-
duisit à Rome des effets admirables : cette
reine du monde dut sa grandeur à Numa, qui
sut placer la religion au premier rang chez
un peuple de guerriers : qui ne craint pas les
hommes , doit craindre les dieux.
Ce que nous venons de dire du Romain
s'applique au Français. 11 n'a pas besoin d'être
excité , mais d'être retenu. On parle du danger
de la théocratie ; mais chez quelle nation belli-
queuse un prêtre a-t-il conduit l'homme à la
servitude?
C'est donc de ce grand principe général
qu'il faut partir, pour considérer Tinfluence
du clergé dans notre ancienne constitution ,
et non pas de quelques détails particuliers ,
locaux et accidentels. Toutes ces déclama-
tions contre la richesse de l'Eglise, contre
son and:>ition , sont de petites vues d'un sujet
immense ; c'est considérer à peine la surface
DU CHRISTIANISME. 365
des objets, et ne pas jeter un coup cVœil
ferme dans leurs profondeurs. Le christia-
nisme étoit, dans notre corps politique,
comme ces instrumens religieux dont les
Spartiates se servoient dans les batailles ,
moins pour animer le soldat, que pour mo-
dérer son ardeur.
Si l'on consulte l'histoire de nos états-
gcnéraux, on verra que le cierge a toujours
rempli ce beau rôle de modérateur. Il calmoit, .
il adoucissoit les esprits ; il prévenoit les réso-
lutions extrêmes. L'Eglise avoit seule de l'ins-
truction et de l'expérience , quand des barons
hautains et d'ignorantes communes ne con-
noissoient que les factions et une obéissance
absolue; elle seule, par l'habitude des synodes
et des conciles, savoit parler et délibérer;
elle seule avoit de la dignité, lorsque tout en
manquoit autour d'elle. Nous la voyons tour
à tour s'opposer aux excès du peuple, pré-
senter de libres remontrances aux rois, et
braver la colère des nobles. La supériorité
de ses lumières, son génie conciliant, sa
mission de paix , la nature même de ses inté-
réls, dévoient lui donner en politique des
idées généreuses, qui manquoient aux deux
366 GÉNIE
autres ordres. Placée entre ceux-ci , elle avoit
tout à craindre des grands, et rien des com-
munes, dont elle dcvenoit , par cette seule
raison, le défenseur naturel. Aussi la voit-on,
dans les momens de troubles , voter de préfé-
rence avec les dernières. La chose la plus véné-
rable qu'offroient nos anciens états-généraux ,
étoit ce banc de vieux évéques qui, la mitre
en tête et la crosse à la main , plaidoient tour
à tour la cause du peuple contre les grands,
et celle du souverain contre des seigneurs
factieux.
Ces prélats furent souvent la victime de leur
dévouement. La haine des nobles contre le
clergé fut si grande au commencement du
treizième siècle, que saint Dominique se vit
contraint de prêcher une espèce de croisade,
pour arracher les biens de l'Eglise aux barons,
qui les avoient envahis. Plusieurs évêqucs
furent massacrés par les nobles, ou empri-
sonnés par la cour. Ils subissoient tour à tour
les vengeances monarchiques , aristocratiques
et populaires.
Si vous voulez considérer plus en grand
rinfluence du christianisme sur l'existence poli-
tique des peuples de l'iiiurope , vous verrez
DU CIlRrSTIANISMF. 36;
qu'il prcveiioil les famines , et sauvoit nos
ancêtres (le leurs propres fureurs, en procla-
mant ces paix , appele'es paix de Dieu ^ pen-
dant lesquelles on recueilloit les moissons et
les vendanges. Danslescommotionspubliques,
souvent les papes se montrèrent comme de
très-grands princes. Ce sont eux qui , en re'-
veillant les rois, sonnant l'alarme et faisant
des ligues , ont empêché l'Occident de devenir
la proie des Turcs. Ce seul service rendu au
monde par l'Eglise méritcroit des autels.
Des hommes indignes du nom de chrétiens
égorgeoicnl les peuples du Nouveau-Monde,
et la cour de Rome fulminoit des bulles pour
prévenir ces atrocités (i). L'esclavage étoit
reconnu légitime, et l'Egtise ne reconnoissoit
point d'esclaves (2) parmi ses enfans. Les
excès même de la cour de Rome ont _servi
à répandre les principes généraux du droit
des peuples. Lorsque les papes mettoient les
royaumes en interdit , lorsqu'ils forçoienl les
empereurs à venir rendre compte de leur
(i) La fameuse bulle de Paul III.
(2) Le décret de Constanlin, qui déclare libre lout
escicive qui embrasse le christianisme.
368 GÉNIE
conduite au Saint-Siège , ils s'arrogeoient sans
doute un pouvoir qu'ils n'avoient pas ; mais ,
en blessant la majesté du trône, ils faisoient
peut-être du bien à Thumanité. Les rois deve-
noient plus circonspects; ils sentoient qu'ils
avoient un frein , et le peuple une égide. Les
rescrits des pontifes ne manquoient jamais de
mêler la voix des nations et l'intérêt général
des hommes aux plaintes particulières. « //
7201/5 est venu des rapports que Philippe ,
Ferdinand ^ Henri opprimoit son peuple^ etc. »
Tel étoit , à peu près , le début de tous ces arrêts
de la cour de Rome.
S'il existoit au milieu de l'Europe un tri-
bunal qui jugeât , au nom de Dieu , les nations
et les monarques, et qui prévînt les guerres
et les révolutions , ce tribunal seroit le chef-
d'œuvre de la politique , et le dernier degré
de la perfection sociale : les papes, par l'in-
fluence qu'ils exerçoient sur le monde chré-
tien, ont été au moment de réaliser ce beau
songe.
Montesquieu a fort bien prouvé que le chris-
tianisme est opposé d'esprit et de conseil au
pouvoir arbitraire, et que ses principes font
plus que r/wnneur dans les rnonarclues , la
DU CHKISTIANIS.AIE. 3Gt)
vertu dans les républiques ^ et la crainte dans
les Etats despotiques. N'existe-t-il pas d'ail-
leurs des re'publiqiies chrétiennes , qui parois-
sent même plus attachées à leur religion que
les monarchies? N est-ce pas encore sous la
loi évangélique que s'est formé ce gouverne-
ment, dont l'excellence paroissoit telle au
plus grave des historiens, qu'il le croyoit
impraticable pour les hommes? « Dans toutes
les nations, dit Tacite, c'est le peuple, ou les
nobles , ou un seul qui gouvernent ; une forme
de gouvernement qui se composeroit à la
fois des trois autres, est une brillante chi-
mère, etc. (i) M
Tacite ne pouvoit pas deviner que cette
espèce de miracle s'accompliroit un jour
chez des Sauvages dont il nous a laissé l'his-
toire (2). Les passions, sous le polythéisme ,
auroient bientôt renversé un gouvernement
qui ne se conserve que par la justesse des
contre-poids. Le phénomène de son existence
éloit réservé à une religion qui, en mainte-
nant l'équilibre moral le plus parfait, permet
(i) Tac.^wn. llb. IV,33.
(2) In. i>U. Jgn'c.
4- 24
370 GÉNIE
d'établir la plus parfaite balance politique.
Montesquieu a vu le principe du gouverne-
ment anglais dans les forêts de la Germanie :
il étoit peut-être plus simple de le découvrir
dans la division des trois ordres ; division
connue de toutes les grandes monarchies de
l'Europe moderne. L'Angleterre a commencé,
comme la France et l'Espagne, par ses étals-
généraux : l'Espagne passa à une monarchie
absolue , la France à une monarchie tempérée,
et l'Angleterre à une monarchie mixte. Ce
qu'il y a de remarquable , c'est que les cortès
de la première jouissoient de plusieurs privi-
lèges que n'avoient pas les états-généraux de
la seconde et les parlemens de la troisième ,
et que le peuple le plus libre est tombé sous
le gouvernement le plus absolu. D'une autre
part, les Anglais, qui étoient presque réduits
en servitude, se rapprochèrent de l'indépen-
dance, et les Français, qui n'étoient ni très-
libres, ni très-asservis , demeurèrent à peu
près au même point.
Enfin, ce fut une grande et féconde idée
politique que cette division des trois ordres.
Totalement ignorée des anciens, elle a pro-
duit chez les modernes le système représen-
DU CHRISTIANISME. 871
talif , qu'on peut mellre au nombre de ces
trois ou quatre découvertes, qui ont créé un
autre univers. Et qu'il soit encore dit à la
gloire de notre religion, que le système re-
présentatif découle en partie des institutions
ecclésiastiques , d'abord parce que l'Eglise en
offrit la première image dans ses conciles,
composés du Souverain Pontife, àes prélats et
des députés du bas-clergé , et ensuite parce
que les prêtres chrétiens ne s'élant pas séparés
de l'Etat , ont donné naissance à un nouvel
ordre de citoyens, qui, par sa réunion aux
deux autres, a entraîné la représentation du
corps politique.
Nous ne devons pas négliger une remarque
qui vient à l'appui des faits précédens , et qui
prouve que le génie évangélique est éminem-
ment favorable à la liberté. La religion chré-
tienne établit en dogme l'égalité morale, la
seule qu'on puisse prêcher sans bouleverser
le monde. Le polythéisme cherchoit-il à Piome
à persuader au patricien qu'il n'étoit pas d'une
poussière plus noble que le plébéien ? Quel
pontife eût osé faire retentir de telles paroles
aux oreilles de Néron et de Tibère? On eût
bientôt vu le corps du lévite imprudent exposé
24.
372 GÉNIE
aux gémonies. C'est cependant de telles leçon»
que les potentats chrétiens reçoivent tons
les jours dans cette chaire , si justement
appelée la chaire de vérité.
En général, le christianisme est surtout ad-
mirable , pour avoir converti V homme phy-
sique en r homme moral. Tous les grands
principes de Rome et de la Grèce , l'égalité,
la liberté , se trouvent dans notre religion ,
mais appliqués à l'âme et au génie , et consi-
dérés sous des rapports sublimes.
Les conseils de TEvangile forment le véri-
table philosophe , et ses préceptes le véritable
citoyen. Il n'y a pas un petit peuple chrétien
chea lequel il ne soit plus doux de vivre , que
chez le peuple antique le plus fameux , excepté
Athènes qui fut charmante , mais horriblement
injuste. Il y a une paix intérieure dans les
nations modernes , un exercice continuel des
plus tranquilles vertus , qu'on ne vit point
régner au bord de l'Ilissus et du Tibre. Si la
république de Brutus ou la monarchie d'Au-
guste sortoit tout à coup de la poudre, nous
aurions horreur de la vie romaine. Il ne faut
que se représenter les jeux de la déesse Flore ,
et cette boucherie continuelle des gladiateurs ,
DU CHRISTIANISME. S73
pour sentir Tcnorme différence que l'Evan-
gile a mise entre nous et les païens; le der-
nier des chrétiens , honnête homme , est plus
moral que le premier des philosophes de
l'antiquité.
M Enfin, dit Montesquieu, nous devons au
christianisme , et dans le gouvernement un
certain droit politique, et dans la guerre un
certain droit des gens que la nature humaine
ne sauroit assez reconnoître.
» C'est ce droit qui fait que, parmi nous,
la victoire laisse aux peuples vaincus, ces
grandes choses, la vie , la liberté, les lois, les
biens , et toujours la religion , quand on ne
s'aveugle pas soi-même (i). »
Ajoutons , pour couronner tant de bienfaits ,
un bienfait qui devroit être écrit en lettres
d'or dans les annales de la philosophie :
l'abolition de l'esclavage.
(i) Esprit des Loîs^ liv. XXIV, ch. 3.
374 GÉNIE
vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvwwvw»vwvmv\^>vwwvv«vwvvwww/wi'vwwvw
CHAPITRE XII.
Récapitulation générale.
Ce n'est pas sans éprouver une sorte de
crainte, que nous touchons à la fin de notre
ouvrage. Les graves idées qui nous l'ont fait
entreprendre , la dangereuse ambition que
nous avons eue de déterminer, autant qu'il
dépendoit de nous, la question sur le chris-
tianisme , toutes ces considérations nous alar-
ment. Il est difficile de découvrir jusqu'à quel
point Dieu approuve que des hommesprennent
dans leurs débiles mains la cause de son éter-
nité, se fassent les avocats du Créateur au
tribunal de la créature , et cherchent à justi-
fier , par des raisons humaines , ces conseils
qui ont donné naissance à l'univers. Ce n'est
donc qu'avec une défiance extrême , trop mo-
tivée par l'insuffisance de nos talens , que nous
offrons ici la récapitulation générale de cet
ouvrage.
DU CHRISTIANISME. Z-]h
Toute religion a des mystères; toute la
nature est un secret.
Les mystères ehrétiens sont les plus beaux
possit)Ies : ils sont l'archétype du système de
riiomme et du monde.
Les sacremens sont une législation morale ,
et des tableaux pleins de poésie.
La foi est une force, la charité un amour,
l'ispcrancc toute une félicite, ou , comme parle
la religion , toute une vertu.
Les lois de Dieu sont le code le plus par-
fait de la jusîicc naturelle.
La chute de notre premier père est une
tradition universelle.
On peut en trouver une preuve nouvelle
dans la constitution de l'homme moral, qui
contredit la constitution générale des êtres.
La défense de toucher au fruit de science
est un commandement sublime , et le seul qui
fut digne de Dieu.
Toutes les prétendues preuves de l'anti-
quité de la terre peuvent être combattues.
Dogme de l'existence de Dieu, démontré
par les merveilles de l'univers ; dessein visible
de la Providence dans les instincts des ani-
maux ; enchantement de la nature.
3-6 GÉNIE
La seule morale prouve l'immortalité de
l'âme. L'homme désire le bonheur, et il est
le seul être qui ne puisse l'obtenir : il y a donc
une félicité au-delà de la vie ; car on ne désire
point ce qui n'est pas.
Le système de l'athéisme n'est fondé que
sur des exceptions : ce n'est point le corps qui
agit sur l'âme , c'est l'âme qui agit sur le corps.
L'homme ne suit point les règles générales de
la matière ; il diminue où l'animal augmente.
L'athéisme n'est bon à personne , ni à l'in-
fortuné auquel il ravit l'espérance , ni à l'heu-
reux dont il dessèche le bonheur , ni au soldat
qu'il rend timide , ni à la femme dont il flétrit
la beauté et la tendresse , ni à la mère qui peut
perdre son fils , ni aux chefs des hommes ,
qui n'ont pas de plus sûr garant de la fidélité
des peuples que la religion.
Les châlimens et les récompenses que le
christianisme dénonce ou promet dans une
autre vie , s'accordent avec la raison et la
nature de l'âme.
En poésie , les caractères sont plus beaux
et les passions plus énergiques sous la religion
chrétienne, qu'ils ne l'étoient sous le poly-
théisme. Celui-ci ne présentoit point de partie
DU CHRISTIAINISME. 877
dramatique 5 point de combats des penchans
naturels et des vertus.
La mythologie rapetissoit la nature , et les
anciens , par cette raison , n'avoient point de
poésie descriptive. Le christianisme rend au
désert, et ses tableaux , et ses soliludes.
Le rncrçeilleux chrétien peut soutenir le
parallèle avec le merveilleux de la fable. Les
anciens fondent leur poésie sur Homère, et
les chrétiens sur la Bible : et les beautés de
la Bible surpassent les beautés d'Homère.
C'est au christianisme que les beaux-arts
doivent leur renaissance et leur perfection.
En philosophie , il ne s'oppose à aucune
vérité naturelle. S'il a quelquefois combattu
les sciences, il a suivi l'esprit de son siècle,
et l'opinion des plus grands législateurs de
l'antiquité.
En histoire , nous fussions demeurés infé-
rieurs aux anciens , sans le caractère nouve au
d'images, de réflexions et de pensées, qu'a
fait naître la religion chrétienne. L'éloquence
moderne fournit la même observation.
Restes des beaux-arts , solitudes des monas-
tères , charmes des ruines , gracieuses dévo-
tions du peuple, harmonie du cœur, de la
378 GÉNIE
religion et des déserts , c'est ce qui conduit
à l'examen du culte.
Partout , dans le culte chrétien , la pompe
et la majesté sont unies aux intentions mo-
rales , aux prières touchantes ou suhlimes. Le
sépulcre vit et s'anime dans notre religion :
depuis le laboureur qui repose au cimetière
champêtre , Jusqu'au roi couché à Saint-Denis ,
tout dort dans une poussière poétique ; Job et
David, appuyés sur le tombeau du chrétien,
chantent tour à tour la mort aux portes de
l'éternité.
Nous venons de voir ce que les hommes
doivent au clergé séculier et régulier , aux
institutions, au génie du christianisme.
Si Shoonbcck , Bonnani , Giustiniani et
Hélyot avoient mis plus d'ordre dans leurs
laborieuses recherches, nous pourrions donner
ici le catalogue complet des services rendus
par la religion à l'humanité. Nous commence-
rions par faire la liste des calamités qui acca-
blent l'àme ou le corps de l'homme , et nous
placerions sous chaque douleur l'ordre chré-
tien qui se dévoue au soulagement de cette
douleur. Ce n'est point une exagération ; un
homme peut penser telle misère qu'il voudra ^
DU CHRISTIANISME. 879
et il y a mille contre un que la religion a
deviné sa pensée , et préparé le remède.
Voici ce que nous avons trouvé après un calcul
aussi exact que nous l'avons pu faire.
On compte à peu près sur la surface de
l'Europe chrétienne 4,3oo villes et villages.
Sur ces 4»3oo villes et villages, 3,294 sont
de la première , de la seconde , de la troisième
et de la quatrième grandeur.
En accordant un hôpital à chacune de ces
3,294 villes (calcul au-dessous de la vérité),
vous aurez 3,294 hôpitaujf , presque tous ins-
titués par le génie du christianisme , dotés sur
les biens de l'Eglise, et desservis par des
ordres religieux.
Prenant une moyenne proportionnelle, et
donnant seulement loc^ lits à chacun de ces
hôpitaux, ou , si Ton veut, 5o lits pour deux
malades, vous verrez que la religion, indé-
pendamment de la foule immense de pauvres
qu'elle nourrit , soulage et entretient par jour ,
depuis plus de mille ans , environ 329,400
hommes.
Sur un relevé des collèges et des univer-
sités , on trouve à peu près les mêmes calculs,
et l'on peut admettre hardiment qu'elle en-
38o GÉNIE
scigne au moins 3oo,ooo jeunes gens dans les
divers Etats de la chrétienté (ij.
Nous ne faisons point entrer ici en ligne de
compte , les hôpitaux et les collèges chrétiens
dans les trois autres parties du monde , ni
l'éducation des filles par les religieuses.
Maintenant il faut ajouter à ces résultats le
dictionnaire des hommes célèbres , sortis du
sein de l'Eglise , et qui forment à peu près les
deux tiers des grands hommes des siècles mo-
dernes : il faut dire , comme nous l'avons
montré, que le renouvellement des sciences,
des arts et des lettres est du à l'Eglise , que la
plupart des grandes découvertes modernes,
telles que la poudre à canon , l'horloge , les
lunettes, la boussole , et en politique le sys-
tème représentatif, lui appartiennent ; que
l'agriculture , le commerce , les lois et le gou-
vernement lui ont des obligations immenses ;
que ses missions ont porté les sciences et les
arts chez des peuples civilisés, et les lois chez
des peuples sauvages ; que sa chevalerie a puis-
(i) On a mis sous les yeux du lecteur les bases de
tous ces calculs, que l'on a laissés exprès infiniment au-
dessous de la vérité.
Voyei la note R à la un du volume.
DU CHRISTIANISME. 38 1
samment contribué à sauver l'Europe d'une
invasion de nouveaux Barbares ; que le genre
humain lui doit
Le culte d'un seul Dieu ;
Le dogme plus fixe de l'existence de cet Etre
suprême ;
La doctrine moins vague et plus certaine de
l'immortalité de Tâme, ainsi que celle des
peines et des récompenses dans une autre
vie;
Une plusgrande humanité chez les hommes;
Une vertu tout entière , et qui vaut seule
toutes les autres, la charité;
Un droit politique et un droit des gens ,
inconnus des peuples antiques , et, par-dessus
tout cela , l'abolition de l'esclavage.
Qui ne seroit pas convaincu de la beauté et
de la grandeur du christianisme ? Qui n'est
écrasé par cette effrayante masse de bienfaits ?
382 GENIE
VVWVVWV WWV% VW %^JWWW\\A^'VWV\^ VW VV\ Wi VVVV\i\ VWWV VW W\ VV\ VW'VW«'\^ WVt'W
CHAPITRE XIII ET DERNIER.
Quel seroit aujourd'hui l'ëlat de la société , si le Chrislianisrae
n'eût point paru sur la terre? — Conjectures.— Conclusion.
Nous terminerons cet ouvrage par l'examen
de rimportante question qui fait le titre de
ce dernier chapitre : en tâchant de découvrir
ce que nous serions probablement aujourd'hui
si le christianisme n'eût pas paru sur la terre ,
nous apprendrons à mieux apprécier ce que
nous devons à cette religion divine.
Auguste parvint à l'empire par des crimes ,
et régna sous la forme des vertus. Il succédoit
à un conquérant ; et , pour se distinguer , il
fut tranquille. Ne pouvant être un grand
homme , il voulut être un prince heureux. Il
donna beaucoup de repos à ses sujets : un
immense foyer de corruption s'assoupit; ce
calme fut appelé prospérité. Auguste eut le
génie des circonstances : c'est celui qui re-
cueille les fruits que le véritable génie a pré-
parés ; il le suit, et ne l'accompagne pas
toujours.
DU CHRISTIANISME. 3<SS
Tibère méprisa trop les hommes, et sur-
tout leur fit trop voir ce mépris. Le seul sen-
timent dans lequel il mit de la franchise, étoit
le seul où il eût dû dissimuler ; mais c'étoit
un cri de Joie qu'il ne pouvoit s'empêcher de
pousser , en trouvant le peuple et le sénat
romain au-dessous même de la bassesse de
son propre cœur.
Lorsqu'on vit ce peuple-roi se prosterner
devant Claude , et adorer le fils d'Enobarbus,
on put juger qu'on Tavoit honoré, en gardant
avec lui quelque mesure. Rome aima Néron.
Long-temps après la mort de ce tyran , ses
fantômes faisoient tressaillir l'empire de joie
et d'espérance. C'est ici qu'il faut s'arrêter,
pour contempler les mœurs romaines. Ni
Titus, ni Antonin, ni Marc-Aurcle ne purent
en changer le fond : un Dieu seul le pouvoit.
Le peuple romain fut toujours un peuple
horrible : on ne tombe point dans les vices
qu'il fit éclater sous ses maîtres , sans une
certaine perversité naturelle , et quelque dé-
faut de naissance dans le cœur. Athènes cor-
rompue ne fut jamais exécrable : dans les fers
elle ne songea qu'à jouir. Elle trouva que ses
vainqueurs ne lui avoient pas tout ôté, puis-
38^; GÉNIE
qu'ils lui avoient laissé le temple des Muses.
Quand Rome eut des vertus , ce furent des
vertus contrenature.LepremierBrutus égorge
ses fils, et le second assassine son père. 11 y a
des vertus de position qu'on prend trop faci-
lement pour des vertus générales , et qui ne
sont que des résultats locaux. Rome libre fut
d'abord frugale , parce qu'elle étoit pauvre ;
courageuse , parce que ses institutions lui
mettoient le fer à la main , et qu'elle sortoit
d'une caverne de brigands. Elle étoit d'ailleurs
féroce, injuste, avare, luxurieuse : elle n'eut
de beau que son génie ; son caractère fut
odieux.
Les décemvirs la foulent aux [lieds. Marius
verse a volonté le sang des nobles, et Sylla ,
celui du peuple : pour dernière insuUe, il
abjure publiquement la dictature. Les con-
jurés de Catilina s'engagent à massacrer leurs
propres pères (i) , et se font un jeu de ren-
verser cette majesté romaine , que Jugurtha
se propose d'acheter (2). Viennent les trium-
(i) Sed filii familiarum , quorum ex nohilîtaie maxuma
pars erat^ parentes interficerenf. Sallust. in Catil. XLIV,
(2) Sallust. ï'n Bell. Jugurth.
DU CHRISTIANISME. 385
virs et leurs proscriptions : Auguste ordonne
au père et au fils de s'entre-tuer (i), et le père
et le fils s'entre-luent. Le sénat se montre trop
vil , même pour Tibère (2). Le dieu-Néron a
des temples. Sans parler de ces délateurs ,
sortis des premières familles patriciennes ;
sans montrer les chefs d'une même conju-
ration , se dénonçant et s'égorgeant les uns et
les autres (3) ; sans représenter des philosophes
discourant sur la vertu , au milieu des débau-
ches de Néron ; Sénèque excusant un parri-
cide , Burrhus (4) le louant et le pleurant à la
fois; sans rechercher sous Galba, Vitellius,
Domitien , Commode , ces actes de lâcheté
qu'on a lus cent fois, et qui étonnent toujours,
un seul trait nous peindra l'infamie romaine :
Plautien, ministre de Sévère, en mariant sa
fille au fils aîné de l'empereur , fit mutiler
(i) Suet. in Aug. et Amm. Alex.
^) Tacit. Ann.
(3) Id. ibidAiKXV, 56,57.
(4.) Id. ibid. lib. XIV, i5. Papinien, jurisconsulte et
préfet du prétoire, qui ne se piquoit pas de philosophie,
répondit à Caracalla qui lui ordonnoit de justifier le
meurtre de son frère Géta : « 11 est plus aisé de com-
mettre un parricide que de le justifier, w Hist. Aug.
4. 25
38G GÉNIE
cent Romains libres, dont quelques uns étoient
mariés et pères de famille : « Afin, dit l'histo-
rien, que sa fille eût à sa suite des eunuques
dignes d'une reine d'Orient (i). »
A cette lâcheté de caractère joignez une
épouvantable corruption de mœurs. Le grave
Caton vient pour assister aux prostitutions des
jeux de Flore. Sa femme Marcia étant en-
ceinte , il la cède àHortensius ; quelque temps
après jHortensius meurt, etayantlaisséMarcia
héritière de tous ses biens, Caton la reprend ,
au préjudice du fils d'Hortensius. Cicéron se
sépare de Terentia , pour épouser Publia sa
pupille. Sénèque nous apprend qu'il y avoit
des femmes qui ne comptoient plus leurs
années par consuls, mais par le nombre de
leurs maris (2) ; Tibère invente les sccllarii
et les spintriœ; Néron épouse publiquement
l'affranchi Pythagore (3) , el Héliogabale cé-
lèbre ses noces avec Hiéroclès (4).
Ce fut ce même Néron , déjà tant de ^is
(i) Dion. lib. LXXVI , p. 1271.
(2) De Benefic. III, 16.
(3) Tac. ^««. XV, 3;.
(4) Dion. lib. LXXIX, p. i363. Hist. Aug. p. 10.
DU CHKISTIAMSME. 38;
cité , qui institua les fétcs Juvénales. Les che-
valiers, les sénateurs et les femmes du pre-
mier rang étoient obligés de monter sur le
théâtre , à l'exemple de l'empereur , et de
chanter des chansons dissolues , en copiant les
gestes des histrions (i). Pour le repas de Ti-
gellin, sur l'étang d'Agrippa, on avoit bâti
des maisons au bord du lac, où les plus
illustres Romaines étoient placées vis-à-vis
de courtisanes toutes nues. A Tentrée de la
nuit, tout fut illuminé (2), afin que les dé-
bauches eussent un sens de plus et un voile de
moins.
La mort faisoit une partie essentielle de ces
divertissemcns antiques. Elle étoit là pour
contraste et pour rehaussement des plaisirs
de la vie. Afin d'égayer les repas, on faisoit
venir des gladiateurs , avec des courtisanes et
des joueurs de flûte. En sortant des bras d'un
infâme, on alloit voir une béte féroce boire
du sang humain : de la vue d'une prostitution ,
on passoit au spectacle des convulsions d'un
homme expirant. Quel peuple que celui-là,
(i) Tacit. Ann. XI , i5.
(2) Id. XV, 37.
25.
388 GÉNIE
qui avoit placé T opprobre à la naissance et
à la mort, et élevé sur un théâtre les deux
grands mystères de la nature , pour déshonorer
d'un seul coup tout l'ouvrage de Dieu!
Les esclaves qui travailloient à la terre ,
avoient constamment les fers aux pieds : pour
toute nourriture , on leur donnoit un peu de
pain , d'eau et de sel ; la nuit , on les renfer-
moit dans des souterrains qui ne recevoient
d'air que par une lucarne pratiquée à la voûte
de ces cachots. Il y avoit une loi qui défen-
doil de tuer les lions d'Afrique , réservés pour
les spectacles de Rome. Un paysan qui eût dis-
puté sa \ie contre un de ces animaux , eût été
sévèrement puni (i). Quand un malheureux
périssoit dans l'arène , déchiré par une pan-
thère ou percé par les bois d'un cerf, cer-
tains malades couroient se baigner dans son
sang , et le recevoir sur leurs lèvres avides (2).
Caligula souhaitoit que le peuple romain n'eût
qu'une seule tète , pour l'abattre d'un seul
coup (3). Ce même empereur, en attendant
(i) Cod. Theod. tom. VI , p. 92.
(2) Tert. Apologet.
(3) Suet. m Vit.
DU CHRISTIANISME. 38.,
les jeux du Cirque , nourrissoit les lions de
chair humaine, et Néron fut sur le point de
faire manger des hommes tout vivans à un
Egyptien connu par sa voracité (i). Titus,
pour célébrer la fête de son père Vcspasien,
donna trois mille Juifs à dévorer auxljètes(2).
On conseilloit à Tibère de faire mourir un de
ses anciens amis, qui languissoit en prison :
« Je ne me suis pas réconcilié avec lui » ,
répondit le tyran , par un mot qui respire
tout le génie de Pxome. C'étoit une chose
assez ordinaire qu'on égorgeât cinq mille ,
six mille , dix mille , vingt mille personnes
de tout rang, de tout sexe et de tout âge,
sur un soupçon de l'empereur (3) ; et les
parens des victimes ornoient leurs maisons
de feuillages, baisoient les mains du dieu^
et assistoient à ses fêtes. La fille de Séjan ,
âgée de neuf ans, qui disoit qu'elle ne le
feroitplus , et qui demandoit qu'0/2 lui donnât
le fouet [Jj^ , lorsqu'on la conduisoit en prison,
(i) Suet. in Caligul. et Ner.
(2) Josephe, de Bell. Judaic. lib. VII.
(3) Tacit. ^o«.lib. XV ; Dion lib. LXXVII , p. 1290;
Herodien. lib. IV, p. i5o.
(4) Tacit. Ann. , V , g.
Sgo GÉNIE
fut violée par le bourreau, avant d'être étran-
gle'eparlui:tant ces vertueux Romains avoient
de respect pour les lois! On vit sous Claude
(et Tacite le rapporte comme un beau spec-
tacle) (i) , dix-neuf mille hommes s'égorger
sur le lac Fucin , pour l'amusement de la popu-
lace romaine : avant d'en venir aux mains , les
combattanss aluèrent l'empereur : ^t^^, impe-
rator y morituri te saluiant. « César, ceux
qui vont mourir te saluent! « mot aussi lâche
qu'il est touchant. ;
C'est l'extinction absolue du sens moral ,
qui donnoit aux Romains cette facilité de
mourir qu'on a si follement admirée. Les
suicides sont toujours communs chez les
peuples corrompus. L'homme réduit à l'ins-
tinct de la brute meurt indifféremment comme
elle. Nous ne parlerons point des autres vices
des Romains , de l'infanticide autorisé par une
loi de Romulus, et confirmé par celle des
Douze Tables, de l'avarice sordide de ce peuple
fameux. Scaptius avoit prêté quelques fonds
au sénat de Salamine. Le sénat n'ayant pu le
rembourser au terme fixé , Scaptius le tint si
(i) Tacil. Aiin. lil). XII , 50.
DU CHRISTIANISME. Sgi
long-temps assiégé par des cavaliers , que
plusieurs sénateurs moururent de faim. Le
stoïque E^rutus, ayant quelque affaire com-
mune avec ce concussionnaire, s'intéresse pour
lui auprès de Cicéron , qui ne peut s'empêcher
d'en être indigné (i).
Si donc les Romains tombèrent dans la ser-
vitude , ils ne durent s'en prendre qu'à leurs
mœurs. C'est la bassesse qui produit d'abord
la tyrannie, et, par une juste réaction, la
tyrannie prolonge ensuite la bassesse. Ne nous
plaignons plus de l'état actuel de la société ;
le peuple moderne le plus corrompu est un
peuple de sages, auprès des nations païennes.
Quand on supposeroit un instant que l'ordre
politique des anciens fut plus beau que le nôtre ,
leur ordre moral n'approcha jamais de celui
que le christianisme a fait naître parmi nous.
Et comme , enfin , la morale est en dernier
lieu la base de toute institution sociale , jamais
nous n'arriverons à la dépravation de l'anti-
quité, tandis que nous serons chrétiens.
Lorsque les liens politiques furent brisés à
(i) L'intérêt de la somme étolt de quatre pour cent
par mois. Vîd. Cicer. Epist. ad Atlic. lib. VI , epist. 2.
392 GÉNIE
Rome et dans la Grèce , quel frein resla-t-il
aux hommes ? Le culte de tant de di^4nités in-
fâmes pouvoit-il maintenir des mœurs que les
lois ne soutenoient plus? Loin de remédier à
la corruption , il en devint un des agens les
plus puissans. Par un excès de misère , qui fait
frémir, l'idée de Texistence des dieux, qui
nourrit la vertu chez les hommes , entretenoit
les vices parmi les païens , et sembloit éter-
niser le crime, en lui donnant un principe
d'éternelle durée.
Des traditions nous sont restées de la mé-
chanceté des hommes , et des catastrophes
terribles qui n'ont Jamais manqué de suivre la
corruption des mœurs. Ne seroit-il pas pos-
sible que Dieu eût combiné l'ordre physique
et moral de l'univers , de manière qu'un boule-
versement dans le dernier entraînât des chan-
gemens nécessaires dans l'autre , et que les
grands crimes amenassent naturellement les
grandes révolutions ? La pensée agit sur le
corps d'une manière inexplicable ; Fhommc
est peut-être la pensée du grand corps de
l'univers.Cela simplifieroit beaucoup la nature,
et agrandiroit prodigieusement la sphère de
l'homme : ce seroit aussi une clef pour l'cxpli-
DU CHRISTIANISME. 3r,3
calion des miracles , qui rentreroient dans le
cours ordinaire des choses. Que les déluges ,
les embrasemens, le renversement des Etats,
eussent leurs causes secrètes dans les vices de
l'homme; que le crime et le châtiment fussent
les deux poids moteurs , placés dans les deux
bassins de la balance morale et physique du
monde, la correspondance seroit belle, et ne
feroit qu'un tout d'une création qui semble
double au premier coup d'œil.
Il se peut donc faire que la corruption de
Tempire romain ait attiré du fond de leurs
déserts les Barbares qui , sans connoître la
mission qu'ils avoient de détruire , s'étoient
appelés par instinct, le fléau de Dieu (i).
Que fut devenu le monde , si la grande arche
du christianisme n'eût sauvé les restes du
genre humain de ce nouveau déluge .^ Quelle
chance restoit-il à la postérité ? Où les lumières
se fussent-elles conservées ?
Les prêtres du polythéisme ne formoient
point un corps d'hommes lettrés , hors en
Perse et en Egypte ; mais les mages et les
prêtres égyptiens , qui d'ailleurs ne commu-
(i) Voyez la note S à la fin du volume.
394 GÉNIE
niquoient point leurs sciences au vulgaire,
n'existoient déjà plus en corps , lors de l'in-
vasion des Barbares. Quant aux sec les philo-
sophiques d'Athènes et d'Alexandrie , elles
se renfermoient presqu'entièrement dans ces
deux villes, et consistoient tout au plus en
quelques centaines de rhéteurs , qui eussent
été égorgés avec le reste des citoyens.
Point d'esprit de prosélytisme chez les
anciens; aucune ardeur pour enseigner; point
de retraite au désert , pour y vivre avec Dieu ,
et pour y sauver les sciences. Quel pontife de
Jupiter eût marché au-devant d'Attila pour
l'arrêter? Quel lévite eût persuadé à un Alaric
de retirer ses troupes de Rome ? Les Barbares
qui entroient dans l'empire , étoient déjà à
demi chrétiens ; mais voyons-les marcher sous
Ja bannière sanglante du dieu de la Scandi-
navie ou des Tartares , ne rencontrant sur leur
route, ni une force d'opinion religieuse qui
les oblige à respecter quelque chose , ni un
fonds de mœurs qui commence à se renou-
veler chez les Romains par le christianisme :
n'en doutons point, ils eussent tout détruit.
Ce fut même le projet d' Alaric : « Je sens en
moi , disoit ce roi barbare , quelque chose qui
DU CHRISTIANISME. 895
me porte à brûler Rome. » C'est un homme
monté sur des ruines , et qui paroîtgigantesque.
Des différens peuples qui envahirent l'em-
pire , les Goths semblent avoir eu le génie le
moins dévastateur. Théodoric vainqueur d'O-
doacre fut un grand prince ; mais il étoit chré-
tien, mais Boëce , son premier ministre , étoit
un homme de lettres chrétien : cela trompe
toutes les conjectures. Qu'eussent fait les Goths
idolâtres ? Ils auroient sans doute tout renversé
comme les autres Barbares. D'ailleurs , ils se
corrompirenttrès-vite ; et si , aulieude vénérer
Jésus-Christ, ils s'étoient mis à adorer Priape,
Vénus et Bacchus , quel effroyable mélange
ne fût-il point résulté de la religion sanglante
d'Odin , et des fables dissolues de la Grèce ?
Le polythéisme étoit si peu propre à con-
server quelque chose, qu'il tomboit lai-même
en ruines de toutes parts, et que Maximin
voulut lui faire prendre les formes chrétiennes
pour le soutenir. Ce César établit dans chaque
province un lévite qui correspondoit à l'évéque ,
un grand-prêtre qui représcntoit le métropo-
litain (i). Julien fonda des couvens de païens ,
(i) Eus. Hb. VIII, cap. i4; lib. IX, cap. 2-8.
396 GÉNIE
et fit prêcher les ministres de Baal dans leurs
temples. Cet échafaudage , imité du christia-
nisme , se brisa bientôt, parce qu'il n'étoit
pas soutenu par un esprit de vertu , et ne
s'appuyoit pas sur les mœurs.
La seule classe des vaincus respectée par
les Barbares fut celle des prêtres et des reli-
gieux. Les monastères devinrent autant de
foyers oii le feu sacré des arts se conserva avec
la langue grecque et la langue latine. Les pre-
miers citoyens de Rome et d'Athènes , s'étant
réfugiés dans le sacerdoce chrétien , évitèrent
ainsi la mort ou l'esclavage auquel ils eussent
été condamnés avec le reste du peuple.
On peut Juger de l'abîme où nous serions
plongés aujourd'hui , si les Barbares avoient
surpris le monde sous le polythéisme , par
l'état actuel des nations où le christianisme
s'est éteint. Nous serions tous des esclaves
turcs , ou quelque chose de pis encore ; car le
mahométisme a du moins un fonds de morale
qu'il tient de la religion chrétienne, dont il
n'est, après tout, qu'une secte très-éloignée.
Mais , de même que le premier Isma'ël fut
ennemi de l'antique Jacob, le second est le
persécuteur de la nouvelle.
DU CHRISTIANISME. 8(^7
Il est donc très-probable que , sans le chris-
tianisme , le naufrage de la société et des lu-
mières eût été total. On ne peut calculer com-
bien de siècles eussent été nécessaires au genre
humain, pour sortir de l'ignorance et de la
barbarie corrompue dans lesquelles il se fut
trouvé enseveli. Il ne falloit rien moins qu'un
corps immense de solitaires répandus dans les
trois parties du globe, et travaillant de con-
cert à la même fin , pour conserver ces étin-
celles qui ont rallumé , chez les modernes , le
flambeau des sciences. Encore une fois, au-
cun ordre politique , philosophique ou reli-
gieux du paganisme n'eût pu rendre ce service
inappréciable , au défaut de la religion chré-
tienne. Les écrits des anciens , se trouvant dis-
persés dans les monastères , échappèrent en
partie aux ravages des Goths. Enfin , le poly-
théisme n'étoitpoint, comme le christianisme,
une espèce de religion lettrée^ si nous osons
nous exprimer ainsi , parce qu'il ne joignoit
point, comme lui, la métaphysique et la
morale aux dogmes religieux. La nécessité où
les prêtres chrétiens se trouvèrent de publier
eux-mêmes des livres , soit pour propager la
foi , soit pour combattre l'hérésie, a puissam-
3tj8 GÉNIE
nientser\i à la conservation et à la renaissance
des lumières.
Dans toutes les hypothèses imaginables , on
trouve toujours que l'Evangile a prévenu la
destruction de la société ; car, en supposant
qu'il n'eût point paru sur la terre , et que d'un
autre côté les Barbares fussent demeurés dans
leurs forêts, le monde romain, pourrissant
dans ses mœurs , étoit menacé d'une disso-
lution épouvantable.
Les esclaves se fussent-ils soulevés? Mais ils
étoient aussi pervers que leurs maîtres, ils
partageoient les mêmes plaisirs et la même
honte, ils avoient la même religion, et cette
religion passionnée détruisoit toute espérance
de changement dans les prmcipes moraux. Les
lumières n'avançoient plus, elles reculoient;
les arts tomboient en décadence. La philo-
sophie ne servoitqu'à répandre une sorte d'im-
piété qui , sans conduire à la destruction des
idoles , produisoit les crimes et les malheurs
de l'athéisme dans les grands , en laissant aux
petits ceux de la superstition. Le genre humain
avoit-il fait des progrès , parce que Néron ne
croyoit plus aux dieux du Capitole (i), et
(i) Tacit. Jnn. lih. XIV;Suet. in Net: Religionum
DU CHaiSTIANISME. 3^9
qu'il souilloit par mépris les statues des dieux ?
Tacite prétend qu'il y avoit encore des
mœurs au fond des provinces (i) ; mais ces
provinces commençoient à devenir chré-
tiennes (2), et nous raisonnons dans la sup-
position que le christianisme n'eût pas été
connu, et que les Barbares ne fussent pas
sortis de leurs déserts. Quant aux armées
romaines, qui vraisemblablement auroient
démembré Tempire , les soldats en étoient
aussi corrompus que le reste des citoyens , et
l'eussent été bien davantage, s'ils n'avoient
été recrutés par les Goths et les Germains.
Tout ce que l'on peut conjecturer , c'est
qu'après de longues guerres civiles , et un sou-
Icvementgénéralqui eût duré plusieurs siècles,
usquequaque contemptor prccter unius deœ. Syriœ. Hanc
mox ita sprent^ ut urînâ contaminaret.
(1) Tacit. Ann. lib. XVI , 5.
(2) Dionys et Ignat, Epist. ap. Eus. IV, 28 ; Chrys. Op.
tom. VII , p. 658 et 810 , edit. Savii. ; Plin. Epist. X , Lu-
cien, in Alexandro ^ c. 25. Pline, dans sa fameuse lettre
ici citée, et que nous avons insérée dans le premier
volume , pag. 34.4-» se plaint que les temples sont déserts ,
qu'on ne trouve plus d'acheteurs pour les victimes sa-
crées, etc. etc.
4oo GÉNIE
la race humaine se fût trouvée réduite à quel-
ques hommes errans sur des ruines. Mais que
d'années n'eût-il point fallu à ce nouvel arbre
des peuples pour étendre ses rameaux sur tant
de débris ! Combien de temps les sciences
oubliées ou perdues n'eussent-elles point mis
à renaître , et dans quel état d'enfance la
société ne seroit-elle pointencore aujourd'hui ?
De même que le christianisme a sauvé la
société d'une destruction totale , en conver-
tissant les Barbares , et en recueillant les débris
de la civilisation et des arts , de même il eût
sauvé le monde romain de sa propre corrup-
tion, si ce monde n'eût point succombé sous
des armes étrangères : une religion seule peut
renouveler un peuple dans ses sources. Déjà
celle du Christ rétablissoit toutes les bases
morales. Les anciens admettoient l'infanti-
cide, et la dissolution du lien du mariage
qui n'est, en effet, que le premier lien so-
cial ; leur probité et leur justice étoient rela-
tives à la patrie , elles ne passoient pas les
limites de leurs pays. Les peuples en corps
avoient d'autres principes que le citoyen en
particulier. La pudeur et l'humanité n'étoient
pas mises au rang des vertus. La classe la plus
DU CHRISTIANISME. 4oi
nombreuse étoitesclave ; les sociétés flottoient
éternellement entre l'anarchie populaire et le
despotisme : voilà les maux auxquels le chris-
tianisme apportoit un remède certain , comme
il l'a prouvé , en délivrant de ces maux les
sociétés modernes. L'excès même des pre-
mières austérités des chrétiens étoit néces-
saire : il falloit qu'il y eût des martyrs de la
chasteté , quand il y avoit des prostitutions
publiques ; des pénitens couverts de cendre et
de cilice , quand la loi autorisoit les plus
grands crimes contre les mœurs ; des héros
de la charité , quand il y avoit des monstres
de barbarie; enfin, pour arracher tout un
peuple corrompu aux vils combats du cirque
et de l'arène, il falloit que la religion eut,
pour ainsi dire, ses athlètes et ses spectacles
dans les déserts de la Thébaïde.
Jésus-Chrigt peut donc , en toute vérité ,
être appelé , dans le sens matériel , le Sauveur
du monde , comme il l'est dans le sens spiri-
tuel. Son passage sur la terre est , même hu-
mainement parlant, le plus grand événement
qui soit jamais arrivé chez les hommes , puis-
que c'est à partir de la prédication de l'Evan-
gile, que la face du monde a été renouvelée.
4. 26
4o2 GÉNIE
Le moment de la venue du Fils de l'homme
est bien remarquable : un peu plus tôt, sa
morale n'e'toit pas absolument nécessaire; les
peuples se soutenoient encore par leurs an-
ciennes lois : un peu plus tard , ce divin Messie
n'eût paru qu'après le naufrage de la société.
Nous nous piquons de philosophie dans ce
siècle ; mais certes , la légèreté avec laquelle
nous traitons les institutions chrétiennes ,
n'est rien moins que philosophique. L'Evan-
gile , sous tous les rapports, a changé les
hommes ; il leur a fait faire un pas immense
vers la perfection. Considérez-le comme une
grande institution religieuse en qui la race
humaine a été régénérée , alors toutes les
petites objections , toutes les chicanes de l'im-
piété disparoissent. Il est certain que les
nations païennes étoient dans une espèce d'en-
fance morale, par rapport à ce que nous
sommes aujourd'hui : de beaux traits de jus-
tice échappés à quelques peuples anciens ne
détruisent pas cette vérité , et n'altèrent pas
le fond des choses. Le christianisme nous a in-
dubitablement apporté de nouvelles lumières :
c'est le culte qui convient à un peuple mûri
par le temps ; c'est , si nous osons parler
DU CHRISTIANISME. 4o3
ainsi , la religion naturelle à l'âge présent du
monde , comme le règne des figures convenoit
au berceau d'Israël. Au ciel, elle n'a placé
qu'un Dieu ; sur la terre , elle a aboli l'escla-
vage. D'une autre part , si vous regardez ses
mystères, ainsi que nous l'avons fait , comme
l'archétype des lois de la nature, il n'y aura
en cela rien d'affligeant pour un grand esprit:
les vérités du christianisme , loin de demander
la soumission de la raison , en réclament, au
contraire, l'exercice le plus sublime.
Cette remarque est si juste ; la religion chré-
tienne , qu'on a voulu faire passer pour la
religion des Barbares , est si bien le culte des
philosophes , qu'on peut dire que Platon l'a voit
presque devinée. Non seulement la morale ,
mais encore la doctrine du disciple de Socrale ,
a des rapports frappans avec celle de l'Evan-
gile. Dacier la résume ainsi :
« Platon prouve que le Verbe a arrangé et
rendu visible cet univers ; que la connoissance
de ce Verbe fait mener ici-bas une vie heu-
reuse , et procure la félicité après la mort.
» Que l'âme est immortelle ; que les morts
ressusciteront; qu'il y aura un dernier juge-
ment des bons et des méchans, où l'on ne
26.
4o4 GÉNIE
paroîlra qu'avec ses vertus ou ses vices, qui
seront la cause du bonheur ou du malheur
éternel,
« Enfin, ajoute le savant traducteur, Platon
avoit une idée si grande et si vraie de la souve-
raine justice, et il connoissoit si parfaitement
la corruption des hommes, qu'il a fait voir
que si un homme souverainement juste venoit
sur la terre , il trouveroit tant d'opposition
dans le monde , qu'il seroit mis en prison ,
bafoué, fouetté, et enfin crucifié par ceux
qui , étant pleins d'injustice , passeroient ce-
pendant pour justes (i). »
Les détracteurs du christianisme sont dans
une position dont il leur est difficile de ne
pas reconnoître la fausseté : s'ils prétendent
que la religion du Christ est un culte formé
par des Goths et des Vandales , on leur prouve
aisément que les écoles de la Grèce ont eu des
notions assez distinctes des dogmes chrétiens ;
s'ils soutiennent, au contraire, que la doctrine
cyaLn^éiiquen^eslqiielàdoclrine phi/osophique
des anciens, pourquoi donc ces philosophes la
rejettent-ils? Ceux même qui ne voient dans
(i) Dacier, Discours sur Platon, p. 22.
DU CHKISTIANISME. 4o5
le christianisme que d'antiques allégories du
ciel , des planètes , des signes , etc. , ne dé-
truisent pas la grandeur de cette religion : il
en résulteroit toujours qu'elle seroit profonde
et magnifique dans ses mystères, antique et
sacrée dans ses traditions , lesquelles , par
cette nouvelle route , iroient encore se perdre
au berceau du monde. Chose étrange , sans
doute, que toutes les interprétations de l'in-
crédulité ne puissent parvenir à donner quel-
que chose de petit ou de médiocre au chris-
tianisme.
Quant à la morale évangélique , tout le
monde convient de sa beauté ; plus elle sera
connue et pratiquée , plus les hommes seront
éclairés sur leur bonheur et leurs véritables
intérêts. La science politique est extrêmement
bornée : le dernier degré de perfection où
elle puisse atteindre est le système repré-
sentatif, né, comme nous l'avons montré,
du christianisme ; mais une religion dont les
préceptes sont un code de morale et de vertu ,
est une institution qui peut suppléer à tout , et
devenir, entre les mains des saints et des
sages, un moyen universel de félicité. Peut-
être un jour , les diverses formes de gouver-
4o6 GÉNIE
nement, hors le despotisme, paroîtront-ellcs
indifTérenles , et l'on s'en tiendra aux simples
lois morales et religieuses , qui sont le fonds
permanent des sociéte's et le ve'ritable gouver-
nement des hommes.
Ceux qui raisonnent sur l'antiquité , et qui
voudroient nous ramener à ses institutions,
oublient toujours que l'ordre social n'est plus ,
ni ne peut être le même. Au défaut d'une
grande puissance morale , une grande force
co'ércilive est du moins nécessaire parmi les
hommes. Dans les républiques de l'antiquité,
la foule, comme on le sait, étoit esclave;
l'homme qui laboure la terre appartenoit à
un autre homme ; il y avoit des peuples^ il
n'y avoit point de nations.
Le polythéisme , religion imparfaite de
toutes les manières , pouvoit donc convenir
à cet état imparfait de la société , parce que
chaque maître étoit une espèce de magistrat
absolu , dont le despotisme terrible contenoit
l'esclave dans le devoir, etsuppléoit, par des
fers , à ce qui manquoit à la force morale reli-
gieuse : le paganisme, n'ayantpas assezd'excel-
Icncc pour rendre le pauvre vertueux, étoit
obligé de lelaisser traiter comme un malfaiteur.
DU CfU\ISTlANlSME. 407
Mais dans l'ordre présent des choses ,
pourrez-vous réprimer une masse énorme de
paysans libres et éloignés de l'œil du magis-
trat; pourrez-vous dans les faubourgs d'une
grande capitale , prévenir les crimes d'une
populace indépendante , sans une religion qui
prêche les devoirs et la vertu à toutes les
conditions de la vie? Détruisez le culte évan-
gélique, et il vous faudra dans chaque village
une police , des prisons et des bourreaux. Si
jamais, par un retour inouï, les autels des
dieux passionnés du paganisme se relevoient
chez les peuples modernes, si dans un ordre
de société oii la servitude est abolie, on alloit
adorer Mercure le çoletir et Vénus la prosti-
tuée^ c'en seroit fait du genre humain.
Et c'est ici la grande erreur de ceux qui
louent le polythéisme d'avoir séparé les forces
morales des forces religieuses , et qui blâment
en même temps le christianisme d'avoir suivi
un système opposé, lis ne s'aperçoivent pas
que le paganisme s'adressoit à un immense
troupeau d'esclaves , que par conséquent il
devoit craindre d'éclairer la race humaine,
qu'il devoit tout donner aux sens , et ne rien
faire pour l'éducation de l'âme : le christia-
4o8 GÉNIE
nisme, au contraire, qui vouloit détruire la
servitude , dut révéler aux hommes la dignité
de leur nature , et leur enseigner les dogme s
de la raison et de la vertu. On peut dire que
le culte évangélique est le culte d'un peuple
libre , par cela seul qu'il unit la morale à la
religion.
Il est temps enfin de s'effrayer sur l'état
où nous avons vécu depuis quelques années.
Qu'on songe à la race qui s'élève dans nos
villes et dans nos campagnes , à tous ces enfans
qui , nés pendant la révolution , n'ont jamais
entendu parler ni de Dieu , ni de l'immortalité
de leur âme , ni des peines ou des récompenses
qui les attendent dans une autre vie ; qu'on
songe à ce que peut devenir une pareille géné-
ration , si l'on ne se hâte d'appliquer le remède
sur la plaie : déjà se manifestent les symp-
tômes les plus alarmans , et l'âge de l'inno-
cence a été souillé de plusieurs crimes (i).
Que la philosophie, qui ne peut après toutpé-
nétrer chez le pauvre , se contente d'habiter
(i) Les papiers publics retentissent des crimes commis
par de petits malheureux de onze ou douze ans. Il faut
que le danger soit bien grave , puisque les paysans eux-
mêmes se plaignent des vices de leurs enfans.
Ï)U CHRISTIANISME. 409
les salons du riche, et qu'elle laisse au moins
les chaumières à la religion; ou plutôt que,
mieuxdirigéeetplusdignedeson nom, elle fasse
tomber elle-même les barrières qu'elle avoit
voulu élever entre l'homme et son créateur.
Appuyons nos dernières conclusions sur
des autorités qui ne seront pas suspectes à la
philosophie.
« Un peu de philosophie , dit Bacon ,
éloigne de la religion , et beaucoup de philo-
sophie y ramène : personne ne nie qu'il y ait
un Dieu, si ce n'est celui à qui il importe
qu'il n'y en ait point. »
Selon Montesquieu , « dire que la religion
n'est pas un motif réprimant, parce qu'elle
ne réprime pas toujours , c'est dire que les
lois civiles ne sont pas un motif réprimant
non plus La question n'est pas de savoir
s'il vaudroit mieux qu'un certain homme, ou
qu'un certain peuple n'eut point de religion ,
que d'abuser de celle qu'il a ; mais de savoir
quel est le moindre mal, que l'on abuse quel-
quefois de la religion , ou qu'il n'y en ait
point du tout parmi les hommes (i). »
(i) JNIontesq. Esprit des Lois^ liv. XXIV, ch, 2.
4io GÉNIE
« L'histoire de Sabbacon , dit rhommc
célèbre que nous continuons de citer , est
-admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut
en songe , et lui ordonna de faire mourir
tous les prêlres de l'Egypte ; il jugea que les
dieux n'avoient plus pour agréable qu'il
régnât, puisqu'ils lui ordonnoient des choses
si contraires à leur volonté ordinaire , et il
se retira en Ethiopie (i). »
Enfin , s'écrie J. J. Rousseau : « Fuyez ceux
qui, sous prétexte d'expliquer la nature,
sèment dans le cœur des hommes de déso-
lantes doctrines, et dont le scepticisme appa-
rent est cent fois plus affirmatif et plus dog-
matique que le ton décidé de leurs adver-
saires. Sous le hautain prétexte qu'eux seuls
sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous
soumettent impérieusement à leurs décisions
tranchantes, et prétendent nous donner , pour
les vrais principes des choses , les inintelli-
gibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur ima-
gination. Du reste, renversant, détruisant,
foulant aux pieds tout ce que les hommes res-
pectent , ils ôtent aux affligés la dernière
(i) Montesq. Esprit des Lois^ liv. XXIV, ch. 4.
DU CHRISTIANISME. 4ii
consolation de leur misère, aux puissans et
aux riches le seul frein de leurs passions ; ils
arrachent au fond des cœurs le remOrds du
crime, Tespoir de la vertu , et se vantent en-
core d'être les bienfaiteurs du genre humain.
Jamais , disent-ils , la vérité n'est nuisible aux
hommes : je le crois comme eux ; et c'est , à
mon avis , une grande preuve que ce qu'ils
enseignent n'est pas la vérité.
» Un des sophismes les plus familiers au
parti philosophiste , est d'opposer un peuple
supposé de bons philosophes , à un peuple de
mauvais chrétiens : comme si un peuple de
vrais philosophes étoit plus facile à faire qu'un
peuple devrais chrétiens. Je ne sais si, parmi
les individus, l'un est plus facile à trouver que
l'autre; mais je sais bien que, dès qu'il est
question de peuple , il en faut supposer qui
abuseront de la philosophie sans religion ,
comme les nôtres abusent de la religion sans
philosophie ; et cela me paroît changer beau-
coup l'état de la question.
» D'ailleurs , il est aisé d'étaler de belles
maximes dans des livres ; mais la question est
de savoir si elles tiennent bien à la doctrine ,
si elles en découlent nécessairement ; et c'est
4i2 GÉNIE
ce qui n'a point paru jusqu'ici. Reste à savoir
encore si la philosophie, à son aise et sur le
trône, commandcroit bien à la gloriole, à
l'inlérêt, à l'ambition, aux petites passions
de l'homme , et sicllepratlqueroît cette huma-
nité si douce quelle nous vante In plume à la
main,
» Pae les principes, la philosophie ne
peut faire aucun bien, que la religion
ne le fasse encore mieux ; et la religion
en fait beaucoup que la philosophie ne
sauroit faire.
» Nos gouvernemens modernes doivent
incontestablement au christianisme leur plus
solide autorité , et leurs révolutions moins
fréquentes : il les a rendus eux-mêmes moins
sanguinaires ; cela se prouve par le fait , en
les comparant aux gouvernemens anciens. La
religion , mieux connue , écartant le fana-
tisme , a donné plus de douceur aux mœurs
chrétiennes. Ce changement n'est point Vou-
vragc des lettres; car, partout où elles ont
brille , Thumanilé n'en a pas été plus res-
peclée ; les cruautés des Athéniens , des Egyp-
DU CHRISTIAN ISME. 4i3
tiens , des empereurs de Rome , des Chinois ,
en font foi. Que d'œuvres de miséricorde sont
l'ouvrage de l'Evangile ! »
Pour nous, nous sommes convaincus que le
christianisme sortira triomphant de l'épreuve
terrible qui vient de le purifier; ce qui nous le
persuade, c'est qu'il soutient parfaitement
l'examen de la raison , et que plus on le sonde»
plus on y trouve de profondeur. Ses mystères
expliquent l'homme et la nature ; ses œuvres
appuient ses préceptes ; sa charité , sous mille
formes , a remplacé la cruauté des anciens ; il
n'a rien perdu des pompes antiques , et son
culte satisfait davantage le cœur et la pensée ;
nous lui devons tout, lettres, sciences, agri-
culture , beaux-arts : il joint la morale à la reli-
gion , etl'homme à Dieu : Jésus-Christ , sauveur
de l'homme moral , l'est encore de l'homme
physique ; il est arrivé comme un grand évé-
nement heureux pour contre-balancer le dé-
luge des Barbares, et la corruption générale
des mœurs. Quand on nieroit même au chris-
tianisme ses preuves surnaturelles , il resteroit
encore dans la sublimité de sa morale , dans
l'immensité de ses bienfaits, dans la beauté de
ses pompes , de quoi prouver suffisamment
4i4 GÉNIE
qui est le culte le plus divin et le plus pur
que jamais les hommes aient pratiqué.
<f A ceux qui ont de la répugnance pour la
religion , dit Pascal , il faut commencer par
leur montrer qu'elle n'est point contraire à la
raison; ensuite qu'elle est vénérable et en
donner respect ; après , la rendre aimable , et
faire souhaiter qu'elle fût vraie ; et puis mon-
trer, par des preuves incontestables qu'elle
est vraie ; faire voir son antiquité et sa sain-
teté par sa grandeur et son élévation. »
Telle est la route que ce grand homme avoit
tracée, et que nous avons essayé de suivre.
Nous n'avons pas employé les argumens ordi-
naires des apologistes du christianisme , mais
un autre enchaînemcn t de preuves nous amène
toutefois à la même conclusion ; elle sera le
résultat de cet ouvrage :
Le christianisme est parfait , les hommes
sont imparfaits.
Or , une conséquence parfaite ne peut sortir
d'un principe imparfait.
Le christianisme n'est donc pas venu des
hommes.
S'il n'est pas venu des hommes , il ne peut
être venu que de Dieu.
DU CHRISTIANISME. 41 5
S'il est venu de Dieu , les hommes n'ont pu
le connoîtrc que par révélation.
Donc le christianisme est une religion
révélée.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
M^ VVV v\ Vv VV %%rV VV\ V\^ V\,V WVV VV\ M<V V\VVVV vVV«^A/\\>V V^MAA/ VV% VVV VVV V\V V V \ «VV V'^
NOTES
ET ÉCLAIRCISSEMENS.
Note A, page i3.
Les Offices ont emprunte leurs noms de la division du
jour chez les Romains.
La première partie du jour s'appeloit Pnma; la seconde,
Tertia ; la troisième, Sexta; la quatrième, Nona , parce
qu'elles commencèrent à la première , la troisième , la
sixième et la neuvième heure. La première veiUe s'appe-
loit Vespera , soir.
Note B, page 3i.
« Autrefois je dîsois la Messe avec la légèreté qu'on
met à la longue aux choses les plus graves , quand on les
fait trop souvent. Depuis mes nouveaux principes, je la
célèbre avec plus de vénération : je me pénètre de la ma-
jesté de l'Etre-Suprême , de sa présence , de l'insuffisance
de l'esprit humain , qui conçoit si peu ce qui se rapporte
à son auteur. En songeant que je lui porte les vœux du
peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous
les rits ; je récite attentivement, je m'applique à n'omettre
4. 27
4i8 r^TES
jamais ni le moindre mot, ni la moindre cérémonie. Quand
j'approche du moment, de la consécration, je me recueille
pour la faire avec toutes les dispositions qu'exigent
l'Eglise, et la grandeur du sacrement; je tâche d'anéantir
ma raison devant la suprême intelligence. Je me dis : Qui
es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce
avec respect les mots sacramentaux , et je donne à leur
effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu'il en soit
de ce mystère inconcevable , je ne crains pas qu'au jour
du jugement , je sois puni pour l'avoir jamais profané dans
mon cœur. »
Rousseau^ Emile ^ iom. III.
Note C, page 38.
« Les absurdes rigoristes en religion ne connoissent
pas l'effet des cérémonies extérieures sur le peuple. Ils
n'ont jamais vu notre adoration de la croix le Vendredi-
Saint , l'enthousiasme de la multitude à la procession de la
Fête-Dieu; enthousiasme qui me gagne moi-même quel-
quefois. Je n'ai vu jamais cette longue file de prêtres en
habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs
aubes blanches, ceints de leurs larges ceintures bleues,
et jetant des fleurs devant le Saint-Sacrement; cette foule
qui les précède et qui les suit dans un silence religieux ;
tant d'hommes, le front prosterné contre la terre : je n'ai
jamais entendu ce chant grave et pathétique , entonné par
les prêtres, et répondu affectueusement par une infinité
de voix d'hommes, de femmes, de jeunes filles et d'enfans,
sans que mes entrailles ne s'en soient émues, n'en aient
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 419
tressailli , et que les larmes ne m'en soient venues aux
yeux, U j a là-dedans je ne sais quoi de sombre, de mélan-
colique. J'ai connu un peintre protestant qui avoit fait un
long séjour à Rome , et qui convenoit qu'il n'avoit jamais
vu le souverain pontife officier dans Saint*-Pierre , au milieu
des cardinaux et de toute la prélature romaine , sans
devenir catholique
Supprimez tous les symboles sensibles, et le reste se ré-
duira bientôt à un galimatias métapliysique , qui prendra
autant de formes et de tournures bizarres qu'il y aura de
têtes. »
Diderot, Essais sur la Peinture.
Note D, page 67.
Les Feralia des anciens Romains différoient de noire
jour des morts, en ce qu'elles ne se célébroient qu'à la
mémoire des citoyens morts dans l'année. Elles commen-
çoient le 18 du mois de février, et duroient onze jours
consécutifs. Pendant tout ce temps, les mariages étoient
interdits, les sacrifices suspendus, les statues des dieux
voilées, et les temples fermés. Nos services anniversaires,
ceux du septième, du neuvième et du quarantième jour,
nous viennent des Romains, qui les tenoient eux-mêmes
des Grecs. Ceux-ci avoient èvaytffpiaTa les obsèques et les
offrandes qu'on faisoit pour les âmes aux dieux infernaux ;
vEx^ffta les funérailles; rap;^vîp,aTa les enterremens; ewara
la neuvaine ; ensuite les Triacades et Triacondates , le
trentième jour,
27.
420 NOTES
Les Latins avoient Justa , Exequiiz , Inferia, , Paren-
tationes^ Nooendalia^ Denicali'a , Febma ^ Feralia.
Quand le mourant éloit près d'expirer, son ami , ou son
plus proche parent, posoit sa bouche sur la sienne pour
recueillir son dernier soupir ; ensuite le corps étoit livré
aux Pollincteurs^ aux Libilinaires ^ aux Vespilles ^ aux
Désignateurs chargés de le laver, de l'embaumer, de le
porter au sépulcre ou au bûcher avec les cérémonies
accoutumées. Les pontifes et les prêtres marchoient de-
vant le convoi, où l'on portoit les tableaux des ancêtres
du mort , des couronnes et des trophées. Deux chœurs ,
l'un chantant des airs vifs et gais , Tautre des airs lents et
tristes , précédoient la pompe. Les anciens philosophes se
figuroient que l'âme (qu'ils disoient n'être qu'une harmo-
nie) remontoît au bruit de ces concerts funèbres dans
l'Oljmpe, pour y jouir de la mélodie des cieux, dont
elle éloil une émanation. (Vid. Macrobe sur le Songe de
Scipion. ) Le carps étoît déposé au sépulcre , ou dans
l'urne funéraire , et l'on prononçoit sur lui le dernier
adieu. V aie , vale , imle. Nos te ordine quo Nulura per-
miserit sequemur !
Note E, page 88.
f< Au-dessus de Brig, la vallée se transforme en un
étroit et inabordable précipice dont le Rhône occupe et
ravage le fond. La route s'élève sur les montagnes septen-
trionales , et l'on s'enfonce dans la plus sauvage des soli-
tudes ; les Alpes n'offrent rien de plus lugubre. On
marche deux heures sans rencontrer la moindre trace
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 421
d'habitations, le long d'un sentier dangereux, ombragé
par de sombres forêts , et suspendu sur un précipice dont
la vue ne saurolt pénétrer l'obscure profondeur. Ce pas-
sage est célèbre par des meurtres, et plusieurs têtes expo-
sées sur des piques étoient, lorsque je le traversai, la
digne décoration de son affreux paysage. On atteint enfin
le village de Lav^ situé dans le lieu le plus désert et le
plus écarté de cette contrée. Le sol sur lequel il est bâti
penche rapidement vers le précipice du fond, duquel
s'élève le sourd mugissement du Rhône. Sur l'autre bord
de cet abîme, on volt un hameau dans une situation
pareille ; les deux églises sont opposées l'une à l'autre ;
et du cimetière de l'une, j'entendois successivement les
chants des deux paroisses qui sembloient se répondre. Que
ceux qui connoissent la triste et grave harmonie des can-
tiques allemands , les imaginent chantés dans ce lieu ,
accompagnés par le murmure éloigné du torrent et le fré-
missement des sapins. »
( Lettres sur la Suisse , dt Williams Coxe , tom. IL Note
de M. Ramond.')
Note F, page 98.
Monumens détruits dans l'abhaye de Saint-Denis j
les 6^ 7 et S août 1793.
Nous donnerons ici au lecteur des notes bien pré-
cieuses sur les exhumations de Saint-Denis : elles ont été
prises par un religieux de cette abbaye , témoin oculaire
de ces exhumations.
422 NOTES
SITUATION DES TOMBEAUX.
Dans le sanctuaire du côté de répître.
Le tombeau du roi Dagobert I*^"", mort en 638, et les^
deux statues de pierre de liais, Tune couchée, l'autre en
pied , et celle de la reine Nantilde , sa femme , en pied.
On a été obligé de briser la statue couchée de Dagobert,
parce qu'elle faisoit partie du massif du tombeau et du
mur : on a conservé le reste du tombeau , qui représente
la vision d'un ermite , au sujet de ce que l'on dit être
arrivé à l'âme de Dagobert après sa mort , parce que ce
morceau de sculpture peut servir à l'histoire de l'art et à
celle de l'esprit humain.
Dans la croisée du chœur ^ du câté de Vépître^ le long
des grilles.
Le tombeau de Clovis II, fils de Dagobert, mort en
662. Ce tombeau étoit de pierre de liais.
Celui de Charles Martel, père de Pépin , mort en 74 1»
Il étoit en pierre. Celui de Pépin son fils, premier roi de
la deuxième race , mort en 768. A côté , celui de Berthc
ou Bertrade , sa femme , morte en 788.
Du côté de F évangile , le long des grilles.
Le tombeau de Carloman, fils de Pépin, et frère de
Charlcmagne , mort en 771; et celui d'Hermentrude,
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 423
femme de Charles-le-Chauve , à côté, laquelle mourut
en 869. Ces deux tombeaux en pierre.
Du côté de Vépître.
Le tombeau de Louis III, fils de Louis-le-Bcgue, mort
en 882 ; et celui de Carloman , frère de Louis III , mort
en 884. L'un et l'autre en pierre.
Du côté de V évangile.
Le tombeau d'Eudes-le-Grand, oncle de Hugues Capet,
mort en 899 ; et celui de Hugues Capet, mort en io33.
Celui de Henri I, mort en 1060; de Louis VI, dit le
Gros , mort en 1137 ; et celui de Philippe , fils aîné de
Louis-le-Gros , couronné du vivant de son père, mort
en I i3i.
Celui de Constance de Castille , seconde femme de
Louis VII, dit le jeune , morte en iiSg.
Tous ces monumens étoient en pierre , et avoient été
construits sous le règne de saint Louis, au treizième
siècle. Ils contenoient chacun deux petits cercueils de
pierre , d'environ trois pieds de long , recouverts d'une
pierre en d'os d'âne , où étoient renfermées les cendres
de ces princes et princesses.
Tous les monumens qui suivoient étoient de marbre, à
l'exception de deux qu'on aura soin de remarquer : ils
avoient été construits dans le siècle où ont vécu les per-
sonnages dont ils contenoient les cendres.
4^4 NOTES
Dans la croisée du chœur ^ du côté de Vépître.
Le tombeau de Philippe-le-Hardi , mort en i285, et
celui d'Isabelle d'Aragon , sa femme, morte en 1272. Ces
deux tombeaux étoient creux, et contenoient chacun un
coffre de plomb, d'environ trois pieds de long, sur huit
pouces de haut. Ils renfermoient les cendres de ces deux
époux.
Celui de Philippe IV, dit le Bel, mort en i3i4..
Côté de V évangile.
Louis X, dit le Hutin , mort en i3i6 , et celui de son
fils posthume (Jean, que la plupart des historiens ne
comptent pas au nombre des rois de France), mort la
même année que son père, et quatre jours après sa nais-
sance , pendant lequel temps il porta le titre de roi.
Aux pieds de Louis-le-Hutin, Jeanne, reine de Navarre,
sa fille, morte en iS^g.
Dans le sanctuaire , du côté de T évangile.
Philippe V, dit le Long, mort le 3 janvier i32i , avec
le cœur de sa femme, Jeanne de Bourgogne, morte le
21 janvier i329 ; Charles IV, dit le Bel, mort en i327,
et Jeanne d'Evreux , sa femme , morte en iSyo.
Chapelle de Notre-Bame-la-Blanclie ^ du côté de Vépître.
Blanche, fille de Charles-le-Bel, duchesse d'Orléans,
ET ÉCLAIRCISSKMENS. 4"
morte en iSga, et Marie sa sœur, morte en i34i ; pl"s
bas, deux effigies de ces deux princesses, en pierre,
adossées aux piliers de l'entrée de la chapelle.
Dans le sanctuaire de cette chapelle^ côté de l'éoan^le.
Philippe de Valois , mort en i35i , et Jeanne de Bour-
gogne , sa première femme , morte en i34.8.
Blanche de Navarre , sa deuxième femme , morte en
i3g8. Jeanne, fille de Philippe de Valois et de Blanche,
morte en i373 ; plus bas, deux effigies en pierre, de
Blanche et de Jeanne , adossées aux piliers du bas de
ladite chapelle.
Chapelle de saint Jean-Baptiste , dite des Charles.
Charles V, surnommé le Sage, mort en i38o, et Jeanne
de Bourbon , sa femme, morte en i3y8.
Charles VI, mort en 1422 , et Isabeau de Bavière , sa
femme , morte en i4-35.
Charles VII, mort en i^^i 1 et Marie d'Anjou, sa
femme , morte en i4.63.
Revenus dans le sajictuaire, du côté du maitre-autel ,
côté de l'évangile, le roi Jean, mort en Angleterre , pri-
sonnier, en i364..
Au bas du sanctuaire et des degrés, du côté de l'évan-
gile , le massif du monument de Charles VllI , mort en
14.98, dont l'effigie et les quatre anges,» qui étoient aux
quatre coins, avoient été retirés en 1792 , a été démoli le
8 août 1793.
426 NOTES
Dans la chapelle de Notre-Dame-îa-Blanche étoient
les deux effigies, en marbre blanc , de Henri II , mort en
iSSg, et de Catherine de Médicis , sa femme, morte en
iSBg ; l'un et l'autre revêtus de leurs habits royaux, cou-
chés sur un lit recouvert de lames de cuivre doré , aux
chiffres de l'un et de l'autre , et ornés de fleurs de lis»
Dans la chapelle des Charles , le tombeau de Bertrand-
Duguesclin , mort en i38o.
Nota. Ce tombeau , qui n'avoit pas été compris dans le
décret , avoit été détruit par les ouvriers le 7 août ; mais
on a rapporté son effigie dans la chapelle de Turenne , en
attendant qu'il fût transporté à sa destination.
Nota. Les cendres des rois et reines , renfermées dans
les cercueils de pierre ou de plomb des tombeaux creux ,
mentionnés ci-dessus , ont été déposées , comme il a été
dit ci-devant , dans l'endroit où avoit été érigée la tour
des Valois , attenant à la croisée de l'église , du côté du
septentrion , servant alors de cimetière. Ce magnifique
monument avoit été détruit en 1 7 1 9.
L'on n'a trouvé que très-peu de chose dans les cercueils
des tombeaux creux ; il y avoit un peu de fil d'or faux
dans celui de Pépin. Chaque cercueil contenoit la simple
inscription du nom , sur une lame de plomb , et la plupart
de ces lames étoient fort endommagées par la rouille.
Ces inscriptions , ainsi que les coffres de plomb de
Philippe-le- Hardi et d'Isabelle d'Aragon, ont été irans-
^rtés à l'Hôtel-de-Ville , et ensuite à la fonte. Ce qu'on
a trouvé de plus remarquable est le sceau d'argent , de
forme ogive , de Constance de Castille , deuxième femme
de Louis VII, dit le Jeune, morte en ii6o : il pèse trois
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 427
onces et demie ; on l'a déposé à la municipalité pour être
remis au cabinet des antiques de la Bibliothèque du Roi.
Le nombre des monumens détruits du 6 au 8 août 1 798 ,
au soir, qu'on a fini la destruction, monte à cinquante et
un : ainsi , en trois jours , on a détruit l'ouvrage de douze
siècles.
P. S. Le tombeau du maréchal de Turenne , qui avoit
été conservé intact , fut démoli en avril 1 796 , et trans-
porté aux Petits- Augustins, au faubourg Saint-Germain,
à Paris , où l'on rassemble tous les monumens qui méritent
d'être conservés pour les arts.
L'église , qui étoit toute couverte en plomb , ne fut
découverte, et le plomb porté à Paris, qu'en 1795, mais
le 6 septembre 1796, on a apporté de la tuile et de l'ar-
doise de Paris, pour, dit- on, la recouvrir, afin de con-
server ce magnifique monument.
Les superbes grilles de fer, faites en 1702, par un
nommé Pierre Denys, très-habile serrurier, ont été dépo-
sées et transportées à la Bibliothèque du collège Mazarin,
à Paris, en juillet 1796.
Ce même serrurier avoit fait de pareilles grilles pour
l'abbaye de Chelles , lorsque ^I""* d'Orléans en étoit
abbesse.
4^8 NOTES
Extraction des corps des rois ^ reines^ princes et princesses^
ainsi que des autres grands personnages qui étaient
enterrés dans l'église de l'abbaye de Saint-Denis en-
France , faite eu octobre lyqS.
Le samedi, 12 octobre I/QS, on a ouvert te caveau
des Bourbons , du côté des chapelles souterraines , et on-
a commencé par en tirer le cercueil du roi Henri IV,.
mort le i4- mai 16 10, âgé de cinquante-sept ans.
Rejnarques. Son corps s'est trouvé bien conservé, et
les traits du visage parfaitement reconnoissables. Il est
resté dans le passage des chapelles basses , enveloppé de
son suaire , également bien conservé. Chacun a eu la
liberté de le voir jusqu'au lundi matin i^, qu'on Ta porté
dans le chœur , au bas des marches du sanctuaire , 011 il
est resté jusqu'à deux heures après midi , qu'on l'a déposé
dans le cimetière dit des Valois , ainsi qu'il a été ci-devant
dit, dans une grande fosse creusée dans le bas dudit cime-»
tière à droite , du côté du nord.
Le lundi i4- octobre lygS.
Ce jour, après le diner des ouvriers, vers les trois
heures après midi , on continua l'extraction des autres,
cercueils des Bourbons.
Celui de Louis XIII, mort en i64.3, âgé de quarante-
deux ans.
Celui de Louis XIV, mort en I7i5, âgé de soixante-
dix -sept ans.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 429
De Marie de Médicis, deuxième femme de Henri IV,
morte en i64-2 , âgée de soixante-huit ans.
D'Anne d'Autriche , femme de Louis XIII, morte en
1666 , âgée de soixante-quatre ans.
De Marie - Thérèse , infante d'Espagne , épouse de
Louis XIV, morte en i683, âgée de quarante-cinq ans.
De Louis , dauphin, fJs de Louis XIV , mort en 1 71 1 ,
âgé de près de cinquante ans.
Remarques. Quelques uns de ces corps étoient bien
conservés , surtout celui de Louis XIII , reconnoissable
à sa moustache ; Louis XIV l'étoit aussi par ses grands
traits , mais il étoit noir comme de l'encre. Les autres
corps , et surtout celui du grand dauphin , étoient en
putréfaction liquide.
Le mardi i5 octobre i jgS.
Vers les sept heures du matin, on a repris et continué
l'extraction des cercueils des Bourbons par celui de Marie
Leczinska, princesse de Pologne, épouse de Louis XV,
morte en 1708, âgée de soixante-cinq ans.
Celui de Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière ,
épouse de Louis grand dauphin , morte en 1690, âgée
de trente ans.
De Louis , duc de Bourgogne , fils de Louis grand dau-
phin , mort en 1 7 1 2 , âgé de trente ans.
De Marie-Adélaïde de Savoie , épouse de Louis , duc
de Bourgogne, morte en 17 12, âgée de vingt-six ans.
De Louis , duc de Bretagne , premier fils de Louis , duc
de Bourgogne , mort en 1705, âgé de neuf mois et dix-
neuf jours.
4oo ISOTES
De Louis , duc de Bretagne , second fils du duc de
Bourgogne, mort en 17 12, âgé de six ans.
De Marie-Thérèse d'Espagne , première femme de
Louis dauphin, fils de Louis XV, morte en 1746, âgée
de vingt ans.
De Xavier de France , duc d'Aquitaine , second fils de
Louis dauphin, mort le 22 février lyS^, âgé de cinq
mois etdemi.
De Marie-Zéphirine de France , fille de Louis dauphin ,
morte le 27 avril 1748, âgée de vingt et un mois.
De N. duc d'Anjou , fils de Louis XV, mort le 7 avril
1733 , âgé de deux ans sept mois trois jours.
On a aussi retiré du caveau les cœurs de Louis dau-
phin, fils de Louis XV, mort à Fontainebleau, le 20 dé-
cembre 1 765 , et de Marie -Josephe de Saxe , son épouse,
morte le i3 mars 1767.
Nota. Leurs corps avoient été enterrés dans l'église ca-
thédrale de Sens, ainsi qu'ils l'avoient demandé.
Remarques. Le plomb en figure de cœur a été mis de
côté, et ce qu'il contenoit a été porté au cimetière, et
jeté dans la fosse commune , avec tous les cadavres des
Bourbons. Les cœurs des Bourbons étoient recouverts
d'autres de vermeil ou argent doré , et surmontés chacun
d'une couronne aussi d'argent doré. Les cœurs d'argent
et leurs couronnes ont été déposés à la municipalité, et
le plomb a été remis aux commissaires aux plombs.
Ensuite on alla prendre les autres cercueils à mesure
qu'ils se présentoient à droite et à gauche.
Le premier fut celui d'Anne-Henriette de France , fille
ET ÉCLAIKClSSExMENS. 481
de Louis XV, morte le 10 février lySa, âgée de vingt-
quatre ans cinq mois vingt- sept jours.
De Louise-Marie de France , fille de Louis XV, morte
le 27 février 1783 , âgée de quatre ans et demi.
De Louise-Elisabeth de France, fille de Louis XV,
mariée au duc de Parme, morte à Versailles, le 6 dé-
cembre 1 759 , âgée de trente-deux ans trois mois et vingt-
deux jours.
De Louis-Joseph- Xavier de France, duc de Bourgogne,
fils de Louis dauphin , frère aîné de Louis XVI , mort le
22 mars 1761 , âgé de neuf à dix ans.
De N. d'Orléans, second fils de Henri IV, mort en
161 1 , âgé de quatre ans.
De Marie de Bourbon de Montpensier, première
femme de Gaston , fils de Henri IV, morte en 1627 , âgée
de vingt-deux ans.
De Gaston Jean -Baptiste , duc d'Orléans , fils de
Henri IV, mort en 1660, âgé de cinquante-deux ans.
De Marie-Louise d'Orléans , duchesse de Montpensier,
fille de Gaston et de Marie de Bourbon, morte en iGgS,
âgée de soixante -six ans.
De Marguerite de Lorraine , seconde femme de Gaston,
morte le 3 avril 1672 , âgée de cinquante-huit ans.
De Jean Gaston d'Orléans , fils de Gaston Jean-Baptisie
et de Marguerite de Lorraine, mort le 10 août i652 , à
l'âge de deux ans.
De Marie- Anne d'Orléans, fille de Gaston et de Mar-
guerite de Lorraine, morte le 17 àoiU i656, à l'âge de
quatre ans.
Nota. Rien n'a été remarquable dans l'extraction des
432 NOTES
cercueils faite dans la journée du mardi i5 octobre 1798 :
la plupart de ces corps étoient en putréfaction ; il en sor-
loit une vapeur noire et épaisse d'une odeur infecte ,
qu'on chassoit à force de vinaigre et de poudre qu'on eut
la précaution de brûler , ce qui n'empêcha pas les ouvriers
de gagner des dévoiemens et des fièvres, qui n'ont pas eu
de mauvaises suites.
Le mercredi 16 octobre 1798.
Vers les sept heures du malin on a continué l'extraction
des corps et cercueils du caveau des Bourbons. On a
commencé par celui de Henriette-Marie de France , fille
de Henri IV, et épouse de l'infortuné Charles P% roi
d'Angleterre , morte en 1669 , âgée de soixante ans; et on
a continué par celui de Henriette -Anne Stuart, fille dudit
Charles 1", et première femme de MONSIEUR, frère
unique de Louis XIV, morte en 1670, âgée de vingt-six
ans.
De Philippe d'Orléans, dit MONSIEUR, frère unique
de Louis XIV, mort en 1701 , âgé de soixante et un ans.
D'Elisabeth - Charlotte de Bavière, seconde femme de
Monsieur, morte en 1722 , âgée de soixanie-dix ans.
De Charles duc de Berri , petit-fils de Louis XIV, mort
en 1714? âgé de vingt-huit ans.
De Marie-Louise-Elisabeth d'Orléans, fille du duc
régent du royaume , épouse de Charles , duc de Berri ,
morte en 17 19, âgée de vingt-quatre ans.
De Philippe d'Orléans, petit-fils de France, régent du
royaume sous la minorité de Louis XV, mort le jeudi
2 décembre 1728, âgé de quarante-neuf ans.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4^3
D'Anne-Elisabeih de France, fille aînée de Louis XIV,
morte le 3o décembre 1662, laquelle n'a vécu que qua-
rante-deux jours.
De Marie-Anne de France, seconde fille de Louis XIV,
morte le 28 décembre 1664 , âgée de quarante et un jours.
De Philippe, duc d'Anjou, fils de Louis XIV, mort le
lo juillet 1671 , âgé de trois ans.
De Louis, duc d'Anjou, frère du précédent, mort le
4- novembre 1672 , lequel n'a vécu que quatre mois et
dix-sept jours.
De Marie - Thérèse de France , troisième fille de
Louis XIV, morte le i" mars 1672 , âgée de cinq ans.
De Philippe-Charles d'Orléans, fils de MONSIEUR,
mort le 8 décembre 16G6, âgé de deux ans six mois.
De N. fille de MONSIEUR, morte en naissant , en i665.
D'Alexandre-Louis d'Orléans, duc de Valois, fils de
Monsieur, mort le i5 mars 1676, âgé de trois ans.
De Charles de Berri , duc d'Alençon , fils du duc de
Berri , mort le 16 avril 17 18, âgé de vingt et un jours.
De N. de Berri, fille du duc de Berri , morte en nais-
sant, le 21 juillet 1711.
De Marie -Louise -Elisabeth, fille du duc de Berri,
morte en 1714-7 douze heures après sa naissance.
De Sophie de France, sixième fille de Louis XV, et
tante de Louis XVI, morte le 5 mars 1782, âgée de qua-
rante-sept ans sept mois et quatre jours.
De N. de France , dite d'Angoulême , fille du comte
d'Artois, frère de Louis XVI, morte le 23 juin 1783, âgée
de cinq mois et seize jours.
De Mademoiselle, fille du comte d'Artois, frère de
4. 28
43/, KOÏES
Louis XVI , morte le 23 juin 1788, âgée de sept ans trois
mois un jour.
De Sophie-Hélène de France , fille de Louis XVI ,
morte le ig juin 1787, âgée de onze mois dix jours.
De Louis- Joseph-Xavier, dauphin, fils de Louis XVI,
mort à Meudon , le 4- juin 1789, âgé de sept ans sept mois
et treize jours.
Suùfî du mercredi 16 octobre 1793.
A onze heures du matin, dans le moment où la reine
Marie-Antoinette d'Autriche , femme de Louis XVI , eut
la tête tranchée , on enleva le cercueil de Louis XV, mort
le 10 mai 1774-7 âgé de soixante-quatre ans.
lirmarques. Il étoit à Tentrée du caveau , sur un banc
ou massif de pierre , élevé à la hauteur d'environ deux
pieds, au côté droit, en entrant, dans une espèce de
niche pratiquée dans l'épaisseur du mur; c'étolt là qu'étoit
déposé le corps du dernier roi, en attendant que son suc-
cesseur vînt pour le remplacer, et alors on le portoit à
son rang dans le caveau.
On n'a ouvert le cercueil de Louis XV que dans le cime-
tière , sur le bord de la fosse. Le corps, retiré du cercueil
de plomb , bien enveloppé de linges et de bandelettes ,
paroissoit tout entier et bien conservé ; mais dégagé de
tout ce qui l'enveloppoit , il n'offroit pas la figure d'un
cadavre; tout le corps tomba en putréfaction, et il en
sortit une odeur si infecte , qu'il ne fut pas possible de
rester présent : on brûla de la poudre , on tira plusieurs
coups de fusil pour purifier l'air. On le jeta bien vite dans
ET ÉCLAmCISSEMENS. 435
la fosse, sur un lit de chaux vive, et on le couvrit encore
de terre et de chaux.
Autre remarque. Les entrailles des princes et princesses
étoient aussi dans le caveau, dans des seaux de plomb
déposés sous les tréteaux de fer qui portoient leurs cer^
cueils : on les porta au cimetière ; on jeta les entrailles
dans la fosse commune. Les seaux de plomb furent mis de
côté, pour être portés , comme tous les autres, à la fon-
derie qu'on venoit d'établir dans le cimetière même , pour
fondre le plomb à mesure qu'on en trouvoit.
Vers les trois heures après midi , on a ouvert , dans la
chapelle dite des Charles, le caveau de Charles V, mort
en i38o, âgé de quarante-deux ans, et celui de Jeanne
de Bourbon, son épouse, moite en iSjS, âgée de qua-
rante ans.
Charles de France , mort enfant en i386, âgé de trois
mois, étoit inhumé aux pieds du roi Charles V, son aïeul.
Ses petits os, tout -à- fait desséchés, étoient dans un cer-
cueil de plomb. Sa tombe en cuivre étoit sous le marche-
pied de l'autel.
Isabelle de France, fille de Charles V, morte quelques
jours après sa mère ; Jeanne de Bourbon , morte en iSyS,
âgée de cinq ans; et Jeanne de France, sa sœur, morte
en i366, âgée de six mois et quatorze jours, étoient
inhumées dans la même chapelle , à côté de leurs père et
mère. On ne trouva que leurs os sans cercueils de plomb ;
mais quelques planches de bois pourri.
Remarques. On a trouvé dans le cercueil de Charles V
une couronne de vermeil bien conservée , une main de
justice d'argent , et un sceptre de cinq pieds de long, sur-
28.
43(î NOTES
monté de feuilles d'acantife d'argent, bien doré, dont l'or
avoit conservé tout son éclat.
Dans le cercueil de Jeanne de Bourbon, son épouse,
on a trouvé un reste de couronne, un anneau d'or, les
débris de bracelets ou chaînons, un fuseau ou quenouille
de bois doré , à demi pourri , des souliers de forme fort
pointue , en partie consommés , brodés en or et en argent.
Les corps de Charles V et de Jeanne de Bourbon sa
femme, de Charles VI et de sa femme, de Charles VII
et de sa femme , retirés de leurs cercueils, ont été portés
dans la fosse des Bourbons ; après quoi , cette fosse a été
couverte de terre , et on en a fait une autre à gauche de
celle des Bourbons dans le fond du cimetière , où on a
déposé les autres corps trouvés dans l'église.
Le jeudi , 17 octobre 1793, du matin, on a fouillé dans
le tombeau de Charles VI, mort en 14.22, âgé de cin-
quante-quatre ans, et dans celui d'Isabeau de Bavière, sa
femme, morte en i4-35; on n'a trouvé dans leurs cer-
cueils que des ossemens desséchés : leur caveau avoit été
enfoncé lors de la démolition du mois d'août dernier. On
mil en pièces et en morceaux leurs belles statues de
marbre , et on pilla ce qui pouvoit être précieux dans
leurs cercueils.
Le tombeau de Charles VII, mort en i4-6ii âgé de
cinquante-neuf ans, et celui de Marie d'Anjou, sa femme,
morte en i4.63, avoient aussi été enfoncés et pillés. On
n'a trouvé dans leurs cercueils qu'un reste de couronne
et de sceptre d'argent doré.
Remarques. Une singularité de l'embaumement du corps
ET ÉCLAIUCISSEMENS. 4^7
de Charles Yll, c'est qu'on y avoit parsemé du vif-argent,
qui avoit conservé toute sa fluidité. On a observé la même
singularité dans quelques autres embaumemens de corps
du quatorzième et du quinzième siècle.
Le même jour, 17 octobre 1793, l'après-dîner , dans
la chapelle Saint- Hippolyte , on a fait l'extraction de deux
cercueils de plomb , de Blanche de Navarre , seconde
femme de Philippe de Valois, morte en iSgi , et de
Jeanne de France, leur fille, morte en 1371, âgée de
vingt ans. On n'a pas trouvé la têle de cette dernière ; elle
a été vraisemblablement dérobée il y a quelques années ,
lors d'une réparation faite à l'ouverture du caveau.
On a ensuite fait l'ouverture du caveau de Henri II ,
qui étoit fort petit : on en tira d'abord deux cœurs, un
gros, et l'autre moindre : on ne sait de qui ils viennent ,
étant sans inscriptions; ensuite quatre cercueils, 1" celui
de Marguerite de France, femme de Henri IV, morte le
27 mai 16 15, âgée de soixante-deux ans; 2" celui de
François , duc d'Alençon , quatrième fils de Henri II ,
mort en i584 , âgé de trente ans ; 3° celui de François II ,
qui n'a régné qu'un an et demi , et qui mourut le 5 dé-
cembre l56o, âgé de dix-sept ans; 4" d'une fille de
Charles IX, nommée Elisabeth de France, morte le 2 avril
iSyS, âgée de six ans.
Avant la nuit , on a ouvert le caveau de Charles VIII ,
mort en 1498, âgé de vingt-huit ans. Son cercueil de
plomb étoit posé sur des tréteaux ou barres de fer : on
n'a trouvé que des os presque desséchés.
Le vendredi, 18 octobre 1793, vers les sept heures du
matin , on a continué 1 extraction des cercueils du caveau
438 NOTES
de Henri II, et on en a tiré quatre grands cercueils : celui
de Henri II , mort le lo juillet i559, âgé de quarante ans
et quelques mois; de Catherine de Médicis, sa femme,
morte le 5 janvier iSSg, âgée de soixante-dix ans; de
Charles IX, mort en iSy/^, âgé de vingt-quatre ans; de
Henri III, mort le 2 août iSSg, âgé de trente-huit ans.
Celui de Louis, duc d'Orléans, second fils de Henri II,
mort au berceau.
De Jeanne de France et de Victoire de France , toutes
deux filles de Henri II, mortes en bas âge.
Remarques. Ces cercueils étoient posés les uns sur les
autres sur trois lignes : au premier rang, à main gauche
en entrant, étoient les cercueils de Henri II , de Catherine
de Médicis, sa femme, et de Louis d'Orléans, leur second
fils : le cercueil de Henri II étoit posé sur des barres de
fer, et les deux autres sur celui de Henri II.
Au second rang , au milieu du caveau , étoient quatre
autres cercueils placés les uns sur les autres, et les deux
cœurs , ci-dessus mentionnés , étoient posés dessus.
Au troisième rang, à main droite, du côté du chœur,
se trouvoient quatre cercueils ; celui de Charles IX ,
porté sur des barres de fer, en portoit un grand (celui de
Henri III) et deux petits.
Dessous les tréteaux ou barres de fer, étoient posés les
cercueils de plomb. Il y avoit beaucoup d'ossemens ; ce
sont probablement des ossemens trouvés dans cet endroit,
lorsqu'en 1719 on a fouillé pour faire le nouveau caveau
des Valois, qui étoit avant construit dans l'endroit même
où on a déposé les restes des princes et princesses, au fur
et à mesure qu'on en a découvert.
ET ÉCLAIRCISSEMEXS. 4^9
Le même jour, 18 octobre lyQ^, on est descendu dans
le caveau de Louis XII, mort en i5i5, àgë de cinquante-
trois ans. Anne de Bretagne , son épouse , morte en 1 5 1 4- >
âgée de trente-sept ans, étoit dans le même caveau, à côté
de lui : on a trouvé sur leurs cercueils deux couronnes de
cuivre doré.
Dans le chœur, sous la croisée septentrionale, on a
ouvert le tombeau de Jeanne de France , reine de Na-
varre, liUe de Louis X, dit le Hutin , morte en i349,
âgée de trente-huit ans. Elle étoit enterrée aux pieds de son
père, sans caveau : une pierre creuse, tapissée de plomb
intérieurement, et couverte d'une autre pierre toute plate,
renfermoit ses ossemens ; on n'a trouvé dans son cercueil
qu'une couronne de cuivre doré.
Louis X, dit le Hutin, n'avoit pas non plus de cercueil
de plomb, ni de caveau : une pierre creuse, en forme
d auge, tapissée en dedans de lames de plomb, renfermoit
ses os desséchés, avec un reste de sceptre et de couronne
de cuivre rongé par la rouille ; il étoit mort en i3i6, âgé
de près de vingt-sept ans.
Le petit roi Jean , son fils posthume , étoit à côté de son
père, dans une petite tombe ou auge de pierre, revêtue
de plomb, n'ayant vécu que quatre jours.
Près du tombeau de Louis X, étoit enterré, dans un
simple cercueil de pierre, Hugues, dit le Grand, conte
de Paris, mort engSô, père de Hugues Capet, chef de la
race des Capétiens. On n'a trouvé que ses os presque en
poussière.
On a été ensuite au milieu du chœur découvrir la fosse
de Charles- ie-Chauve, mort en 877, âgé de cinquante-
44o NOTES
quatre ans. On n'a trouvé, bien avant dans la terre, qu'une
espèce d'auge en pierre , dans laquelle étoit un petit coffre
qui contenoit le reste de ses cendres. Il étoit mort de
poison en-deça du Mont-Cénis , sur les confins de la Sa-
voie, dans une chaumière du village de Brios, à son retour
de Rome. Son corps fut mis en dépôt au prieuré de Man-
tui, du diocèse de Dijon, d'où il fut transporté sept ans
' après à Saint-Denis.
Le samedi, 19 octobre lygS, la sépulture de Philippe,
comte de Boulogne, fils de Philippe -Auguste , mort en
1223 , n'a rien donné de remarquable sinon la place de la
tête du prince , creusée dans son cercueil de pierre.
Nous remarquerons la même chose pour celui de Da-
gobert.
Le cercueil de pierre , en forme d'auge , d'Alphonse
de Poitiers, frère de saint Louis, mort en 1271, ne con-
tenoit que des cendres : ses cheveux étoient bien con-
servés; mais ce qui peut être remarquable , c'est que le des-
sous de la pierre qui couvroit son cercueil étoit tacheté,
coloré et veiné de jaune et de blanc comme du marbre :
les exhalaisons fortes du cadavre ont pu produire cet effet.
Le corps de Philippe- Auguste, mort en I223, étoit
entièrement consommé : la pierre taillée en dos d'âne qui
couvroit le cercueil de pierre "étoit arrondie du côté de la
tête.
Le corps de Louis VIII, père de saint Louis, mort
le 8 novembre 1226, âgé de quarante ans , s'est trouvé aussi
presque consommé. Sur la pierre qui couvroit son cercueil
étoit sculptée une croix en demi-relief : on n'y a trouvé
qu'un reste de sceptre de bois pourri ; son diadème , qui
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 44»
n^étoit qu'une bande d'étoffe tissue en or, avec une
grande calotte d'une étoffe satinée, assez bien corlservée.
Le corps avoit été enveloppé dans un drap ou suaire tissu
d'or; on en trouva encore des morceaux assez bien con-
servés.
Remarques. Son corps ainsi enseveli avoit été recousu
dans un cuir fort épais qui étoit bien conservé.
Il est le seul que nous ayons trouvé enveloppé dans un
cuir. Il est vraisemblable qu'on ne l'a fait pour lui que
pour que son cadavre n'exhalât pas au-dehors de mauvaise
odeur dans le transport qu'on en fit de Montpensier en
Auvergne, où il mourut à son retour de la guerre contre
les Albigeois.
On fouilla au milieu du chœur, au bas des marches du
sanctuaire, sous une tombe de cuivre, pour trouver le
corps de Marguerite de Provence , femme de saint Louis ,
morte en lagS. On creusa bien avant en terre sans rien
trouver : enfin on découvrit , à gauche de la place où. éloit
sa tombe, une auge de pierre remplie de gravats, parmi
lesquels étoient une rotule et deux petits os.
Dans la chapelle de Notre -Dame -la- Blanche , on a
ouvert le caveau de Marie de France , fille de Charles IV ,
dit le Bel, morte en i34-i, et de Blanche, sa sœur,
duchesse d'Orléans, morte en i3g2. Le caveau éloit rem-
pli de décombres, sans corps et sans cercueils.
En continuant la fouille dans le chœur, on a trouvé, à
côté du tombeau de Louis VIII , celui où avoit été déposé
saint Louis, mort en 1270. Il étoit plus court et moins
large que les autres, les ossemens eu avoient été retirés
lors de sa canonisation en 1297.
44^ NOTES
Nota. La raison pour laquelle son cercueil étoit moins
large et moins long que les autres, c'est que, suivant les
historiens, ses chairs furent portées en Sicile : ainsi on n'a
apporté à Saint-Denis que les os , pour lesquels il a fallu
un cercueil moins grand que pour le corps entier.
On a ensuite dicarrelé le haut du chœur pour décou-
vrir les autres cercueils cachés sous terre. On a trouvé
celui de Philippe-le-Bel , mort en ioi4-, âgé de quarante-
six ans. Ce cercueil étoil de pierre et recouA^ert d'une
large dalle. Il n'y avoit pas d'autres cercueils que la pierre
creusée en forme d'auge , et plus large à la tête qu'aux
pieds, et tapissée en dedans d'une lame de plomb, et une
forte et large lame aussi de plomb , scellée sur les barres
de fer qui fermoient le tombeau. Le squelette étoit tout
entier : on a trouvé un anneau d'or, un sceptre de cuivre
doré, de cinq pieds de long, terminé par une touffe de
feuillage, sur laquelle étoit représenté un oiseau aussi de
cuivre doré.
Le soir, à la lumière, on a ouvert le tombeau de
pierre du i-oi Dagobert, mort en 638. Il avoit plus de six
pieds de long : la pierre étoit creusée pour recevoir la tête
qui étoit séparée du corps. On a trouvé un coffre de bois
d'environ deux pieds de long, garni en dedans de plomb
qui renfermoit les os de ce prince et ceux de Nanthilde,
sa femme, morte en 642. Les ossemens étoient envelop-
pés dans une touffe de soie, séparés les uns des autres
par une planche intermédiaire, qui partageoit le coffre
en deux parties. Sur un des côtés de ce coffre étoit une
lame de plomb, avec cette inscription :
llic jacel corpus Da^ulerti.
ET ÉCLAIUCISSEMENS. 44^
Sur l'autre côté, une lame de plomb portolt :
Hîc jacet corpus Nanthildis.
On n'a pas trouvé la tête de la reine Nanthilde. Il est
probable qu'elle sera restée dans l'endroit de sa première
sépulture , lorsque saint Louis les fit retirer pour les pla-
cer dans le tombeau qu'il leur fit élever dans le lieu où il
se voit aujourd'hui.
Dimanche 2.0 octobre 1793.
On a travaillé à détacher le plomb qui couvroil le dedans
du tombeau de pierre de Philippe-le-Bel. On a refouillé
auprès de la sépulture de saint Louis, dans l'espérance
d'y trouver le corps de Marp;uerite de Provence, sa
femme : on n'a rien trouvé qu'une auge de pierre sans
couverture, remplie de terre et de gravats.
Dans cet endroit devoit être aussi le corps de Jean
Tristan, comte de Nevers, fils de saint Louis, mort
en 1270, quelques jours avant son père , près de Carthage
en Afrique.
Dans la chapelle dite des Charles, on a relire le cer-
cueil de plomb de Bertrand-Duguesclin, mort en i38o. Son
squelette étoit tout entier, la tête bien conservée, les os
bien propres et tout-à-fait desséchés. Auprès de lui étoit
le tombeau de Bureau de la Rivière, mort en i4oo. Il
n'avoit guère que trois pieds de long ; on en a retiré le
cercueil de plomb.
A^rès bien des recherches, on a trouvé l'entrée du
caveau de François I'^'', mort en i54-7 ' ^8^ ^^ cinquante-
deux ans.
444 NOTES
Ce caveau étoit grand et bien voûté ; il contenoil six
corps renfermés dans des cercueils de plomb , posés sur
des bari'es de fer : celui de François 1'='^ ; celui de Louise
de Savoie, sa mère, morte en i53i; de Claudine de
France, sa femme, morte en i524, âgée de vingt-cinq
ans; de François, dauphin, mort en i536, âgé de dix-
neuf ans; de Charles, son frère, duc d'Orléans, mort en
i544? âgé de vingt- trois ans; et celui de Charlotte, sa
sœur, morle en i524, âgée de huit ans.
Tous ces corps étoient en pourriture et en putréfaction
liquide , et exhaloient une odeur insupportable ; une eau
noire couloit à travers leurs cercueils de plomb dans le
transport qu'on en fit au cimetière.
On a repris la fouille dans la croisée méridionale du
chœur; on a trouvé une auge ou tombe de pierre rem-
plie de gravats. C'étoit le tombeau de Pierre Beaucaire ,
chambellan de saint Louis, mort en 1270.
Sur le soir, on a trouvé, près la grille du côté du midi ,
le tombeau de Mathieu de Vendôme, abbé de Sainl-
Denis , et régent du royaume sous saint Louis et sous
son fils Pliilippe-le-Hardi; il n'avoit point de cercueil,
m de pierre , ni de plomb ; il avoit été mis en terre dans
un cercueil de bois, dont on trouva encore des morceaux
de planches pourries. Le corps étoit entièrement con-
sommé : on n'a trouvé que le haut de sa crosse de cuivre
doré et quelques lambeaux de riche étoffe, ce qui marque
qu'il avoit été enseveli avec ses plus riches ornemens
d'abbé. Il étoit mort en 1286, le 5 septembre, au com-
mencement du règne de Philippe-lc- Bel.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4(5
Le lundi 21 octobre 1793.
Au milieu de la croisée du chœur, on a levé le marbre
qui couvroit le petit caveau oIj on avoit déposé , au mois
d'août 1791 , les ossemens et cendres de six princes et
une princesse de la famille de saint Louis, transférés en
cette église de Tabbaye de Rojaumont, où ils étoient en-
terrés; les cendres et ossemens ont été retirés de leurs
coffres ou cercueils de plomb, et portés au cimetière
dans la seconde fosse commune , où Philippe-Auguste ,
Louis VIII, François P"", et toute la famille avoicnl été
portés.
Dans l'après-midi, on a commencé à fouiller dans le
sanctuaire , à côté du grand-autel, à gauche , pour trouver
les cercueils de Philippe-le-Long , mort en 1822; de
Charles IV, dit le Bel, mort en iSsS; de Jeanne d'Evreux,
troisième femme de Charles IV, morte en iSjo.de Philippe
de Valois, morte en i35o, âgé de cinquante -sept ans;
de Jeanne de P>ourgogne , femme de Philippe de Valois,
morte en i34.8, et celui du roi Jean, mort en i3G4.
Le mardi 22 octobre 1793.
Dans la chapelle des Charles, le long du mur de l'esca-
lier qui conduit au chevet, on a trouvé deux cercueils
l'un sur l'autre; celui de dessus, de pierre carrée, ren-
fermoit le corps d'Arnaud Guillem de Barbazan, mort
en i43i, premier chambellan de Charles VII. Celui de
dessous, couvert de lames de plomb, contenoit le corps
de Louis de Sancerre , connétable sous Charles VI , mort
IJfi NOTES
en i4-02, âgé de soixante ans; sa tête étoit encore garnie
de cheveux longs et partagés en deux cadenettes bien
tressées.
On a levé ensuite la pierre perpendiculaire qui cou-
vroit les tombeaux en pierre de l'abbé Suger et de l'abbé
Troon, le premier, mort en ii5i, et le second en 1221 :
on n'y a trouvé que des os presqu'en poussière.
On a continué la fouille dans le sanctuaire , du côté de
l'évangile, et on a découvert, bien avant en terre, une
grande pierre plate quicouvroit les tombeaux de Philippe-
le-Long, et des autres.
On s'en tint là, et, pour finir la journée, on alla, dans
la chapelle dite du Lépreux, lever la tombe de Sédille
de Sainte-Croix , morte en i38o, femme de Jean Pastou-
relle, conseiller du roi Charles V : on n'a trouvé que des
ossemens consommés.
Le mercredi 2.3 octobre 1 7g3.
On a repris, du matin, le travail qu'on avoit laissé la
veille, pour la découverte des tombeaux du sanctuaire.
On trouva d'abord celui de Philippe de Valois, qui
éloit de pierre, tapissé intérieurement de plomb, fermé
par une forte lame de même métal , soudée sur des barres
de fer, le tout recouvert d'une longue et large pierre
plate : on a trouvé une couronne et un sceptre surmonté
d'un oiseau de cuivre doré.
Plus près de l'autel, on a trouvé le tombeau de
Jeanne de Bourgogne , première femme de Philippe de
Valois; on y a trouvé son anneau d'argent, un reste de
quenouille ou fuseau, et des os desséchés.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4^7
Le jeudi 2^ octobre.
A gauche de Philippe de Valois étoit Charles-le-Bel.
Son tombeau étoit construit comme celui de Philippe de
Valois; on y a trouvé une couronne d'argent doré, un
sceptre de cuivre doré, haut de près de sept pieds, un
anneau d'argent , un reste de main de justice , un bâton de
bois d'ébène , un oreiller de plomb pour reposer la tête :
le corps étoit desséché.
Le vendredi 2 5 octolre.
Le tombeau de Jeanne d'Evreux avoit été remué , la
tombe étoit brisée en trois morceaux , et la lame de plomb
qui fermoit le cercueil étoit détachée ; on ne trouva que
des os desséchés sans la lête; on ne fit pas d'information;
il y avoit néanmoins apparence qu'on étoit venu, dans la
nuit précédente, dépouiller ce tombeau.
Au milieu, on trouva le tombeau en pierre de Phi-
lippe-le-Long ; son squelette étoit bien conservé, avec
une couronne d'argent doré , enrichie de pierreries, une
agrafe de son manteau en losange, avec une autre plus
petite, aussi d'argent, partie de sa ceinture d'étoffe sati-
née, avec une boucle d'argent doré, et un sceptre de
cuivre doré. Au pied de son cercueil étoit un petit caveau
où étoit le cœur de Jeanne de Bourgogne , femme de Phi-
lippe de Valois, renfermé dans une cassette de bois pres-
que pourri : l'inscription étoit sur une lame de cuivre.
On a aussi découvert le tombeau du roi Jean , mort
en 1 364 en Angleterre, âgé de cinquante-six ans; on y a
trouvé une couronne , un sceptre fort haut , mais brisé ;
448 JNOTES
une main de justice, le tout d'argent doré. 6on squelette
étoit entier. Quelques jours après les ouvriers avec le com-
missaire aux plombs ont été au couvent des Carmélites
faire l'extraction du cercueil de madame Louise de France,
fille de Louis XV% morte le 23 décembre 1787, âgée de
cinquante ans et environ six mois. Ils Tont apporté dans
le cimetière, et le corps a été déposé dans la fosse com-
mune; il étoit tout entier, mais en pleine putréfaction;
ses habits de Carmélite et oient très-bien conservés.
Dans la nuit du 1 1 au 12 septembre 1793, par ordre
du département, en présence du commissaire du district
et de la municipalité de Saint-Denis, on a enlevé du trésor
tout ce qui y étoit, châsses, reliques, etc. : tout a été
mis dans de grandes caisses de bois, ainsi que tous les
riches omemens de Téglise, et le tout est parti dans des
chariots pour la Convention, en grand appareil et grand
cortège de la garde des habiîans de la ville , le i3 ; vers les
dix heures du matin.
Svpplément.
Le 18 janvier 1794? le tombeau de François V^ étant
démoli , il fut aisé d'ouvrir celui de Marguerite , comtesse
de Flandres, fille de Philippe-le-Long, et femme de Louis,
comte de Flandres, morte en i382 , âgée de soixante-six
ans; elle étoit dans un caveau assez bien construit, son
cercueil de plomb étoit posé sur des barres de fer; on
nV trouva que des os bien conservés, et quelques restes
de planches de bois de châtaignier. Mais on n'a pas trouvé
la sépulture du cardinal de Retz, dit le coadjuteur, mort
en 1679, âgé de soixante-six ans; non plus que celle
de plusieurs autres grands personnages.
ET ÉCLAÏRCISSEMENS. 449
Note G, page loi.
Chapitre De Jésus- Christ^ et de sa vie.
« A MOINS qu'il ne plaise à Dieu de vous envoyer quel-
» qu'un pour vous instruire de sa part , n'espérez pas de
» réussir jamais dans le dessein de réformer les mœurs des
» hommes. » ( Platon , apologie deSocrate. )
Le même philosophe , après avoir prouvé que la piété
est la chose du monde la plus désirable, ajoute : Biais
qui sera en état de V enseigner si Dieu ne lui sert de
guide F (Dialogue intitulé Epinomis. ) ( Note de l'Edit. )
Note H, page 107.
Lisez , dans la seconde partie du Discours sur f Histoire
universelle^ l'admirable morceau sur Jésus- Christ et sa
doctrine. ( Note de CEdit. )
Note I, page iio.
Le docteur Robertson a rendu justice à Voltaire , en
disant que cet homme universel n'a pas été un historien
aussi infidèle qu'on le pense généralement. Nous croyons
comme lui que Voltaire n'a pas toujours cité faux; mais
il est certain qu'il a beaucoup omis, car nous n'ose-
rions dire beaucoup ignoré. Il a donné de plus aux
passages originaux un tour particulier, pour leur faire
dire tout autre chose qu'ils ne disent en effet. C'est le
moyen d êlre tout à la fois exact et merveilleusement infi-
dèle. Dans ses deux admirables histoires de Louis XIV
et de Charles XII , Voltaire n'a pas eu besoin d'avoir
4. 29
45o NOTES
recours à ce moyen; mais dans son histoire générale , qui
n'est qu'une longue injure au christianisme, il s'est cru
permis d'employer toutes sortes d'annes contre lennemi.
Tantôt il nie formellement, tantôt il affirme du ton posi-
tif; ensuite il mutile et défigure les faits. 11 avance sans
hésiter, qu'iV n'y eut aucune hiérarchie pendant près de
cent ans parmi les chrétiens. Il ne donne aucun garant de
celte étrange assertion; il se contente de dire : il est
reconnu^ fon rit aujourd'hui. L'auteuçde l'Jî^^a/pouvoit
rire, c'est sa coutume; mais quand on écrit avec le des-
sein formel de renverser la religion de son pays par ses
bases historiques, il faudroit peut-être produire des
titres, et épargner les noms d^ idiots, d'esclaves , digrio-
rans et de fanatiques , à ceux qui se contentent de rappor-
ter exactement les faits à la page où ils les ont lus.
Selon cet auteur, on n'a sur la succession de saint
Pierre que la Wste frauduleuse d'un livre apocryphe , inti-
tulé le Pontificat de Damase (i). Or il nous reste un traité
de saint Irénée sur les hérésies, où le Père de l'Eglise gal-
licane donne en entier la succession des papes, depuis les
apôtres {2). Il en compte douze jusqu'à son temps. On
place l'année de la naissance de saint Irénée environ 120
ans après Jésus-Christ. Il avoit été disciple de Papias et
de saint Polycarpe, eux-mêmes disciples de saint Jean
l'Evangéliste. il étoit donc témoin presque oculaire des
premiers papes. Il nomme saint Lin après saint Pierre , et
nous apprend que c'est de ce même Lin que parle saint
(1) Essai sur les M. des N. chap. VilL
(2) Lib. 3 , cap. 3.
ET ÉCLAIRGSSIEMENS. 45 1
Paul dans son épître à Timothée (i). Comment Voltaire,
ou ceux qui l'aidoient dans son travail, n'ont -ils pas
craint ( s'ils n'ont pas ignoré) cette foudroyante autorité ?
Si l'on en croit V Essai sur les Moeurs , on n'auroit jamais
entendu parler de Lin : et voilà que ce premier succes-
seur du chef de l'Eglise est nommé par les apôtres eux-
mêmes ! Au reste, que la suprématie de ce premier
évêquede la chrétienté ait toujours été reconnue , quoique
non prononcée par les conciles , c'est encore ce qu'il est
facile de prouver. Sous le pape Clément III , successeur
des apôtres, il y eut une grande division dans l'Eglise de
Corinthe; le Saint-Siège écrivit une puissante lettre, dit
saint Irénée, pour ramener la paix, et son autorité fut
reconnue (2). Saint Cjprien déclare l'unité de l'Eglise et
la primauté de saint Pierre en paroles non équivoques :
Svper unum Petm'Tn œdificat Ecclesiam suam , imam cathe-
dram constituit , etuniiatis ejusdem originem ah uno inci-
fjientem , suâ auctoritate dispusuit (3). Dès le cinquième
siècle , 4oo ans avant que le titre de Pape fût exclusive-
ment attribué au souverain pontife , on étoit d'opinron
que les conciles généraux même dévoient être confirmés
par l'évêque de Rome (4). Tous les évêques des Gaules
reconnoissoient cette suprématie, et en alléguoient pour
raison que l'esprit apostolique continuoit à émaner du
Saint-Siège (5). La sentence du pape sur Théodorel , vers
(i) Lib. 3 , cap. 4) V. 21.
(2) Iren. de Hœres. lib. 3, cap. 3.
(3) De unit. Eccles. cathol.
(4) S. Léo, ep. 8g, ad Marcian. Aug.p. SoSjBog.
(5) Id. Epist. ad Léo. 288.
45a NOTES
le même temps, ftit reçue de tous les fidèles, etTonappe-
loit du jugement des conciles provinciaux à la cour de
Rome (i).
C'est donc plutôt une dispute de mots que de faits , que
tout ce qui concerne l'autorité de la chaire de saint Pierre.
On sait fort bien que les évêques primitifs se sont appelés
Papes ^ comme encore Patriarches, Paler Patrum, Epis-
copus Episcoporum , Angélus Episcvpus. Qu'importe le
nom, si la suprématie existoitr* On peut faire quelque
chicane , vu Téloignement des temps ; mais les nombreuses
autorités, que nous avons citées, sans compter celles qu'il
nous seroit aisé d'y ajouter encore, contenteront tout
homme qui n'aura pas pris parti contre les vérités histo-
riques de l'Eglise.
Note K, page m.
Fragment du Sermon de Bossuet sur l'unité de l'Eglise ,
prononcé à l'ouverture de l'assemblée du clergé de 1682.
Nous trouverons dans l'Evangile que Jésus - Christ ,
voulant commencer le mystère de l'unité dans son Eglise ,
parmi tous les disciples en choisit douze; mais que, vou-
lant consommer le mystère de l'unité dans la même Eglise ,
parmi les douze il en choisit un Qu'on ne dise point ,
qu'on ne pense point que ce ministère de saint Pierre finisse
avec lui : ce qui doit servir de soutien à une Eglise éter-
nelle ne peut jamais avoir de fin. Pierre vivra dans ses suc-
(i) S. Léo, Epist. 95, ^. 3ii; Ep. \o , ad Episcop. Gall.
p. ai? ; Ep. ^Oyp. a5i.
ET ECLAIRCISSEMENS. 453
cesseurs; Pierre parlera toujours clans sa chaire; c'est ce
que disent les Pères ; c'est ce que confirment six cent
trente ëvêques au concile de Calcédoine.
.... Et qui ne sait ce qu'a chanté le grand saint Pros-
per il y a plus de douze cents ans : Rome^ le siège de
Pierre , devenue sous ce titre h chef de V ordre pastoral dans
tout funioers ^ s^ assujettit par la religion ce qu'elle n'a pu
subjuguer par les armes ? Que volontiers nous répétons ce
sacré cantique d'un Père de l'Eglise gallicane ! C'est le
cantique de la paix, où dans la grandeur de Rome l'unité
de toute l'Eglise est célébrée.
Jésus-Christ poursuit son dessein, et après avoir
dit à Pierre, éternel prédicateur de la foi : Tu es Pierre ,
et sur cette pierre Je bâtirai mon Eglise , il ajoute, et Je te
donnerai les clejs du royaume des deux. Toi qui as la pré-
rogative de la prédication de la/bz , tu auras aussi les clefs
qui désignent l'autorité du Gouvernement. Ce que tu lieras
sur hi terre sera lié dans le ciel , et ce que tu délieras sur la
terre sera délié dans le ciel. Tout est soumis à ces clefs :
tout, mes frères, rois et peuples, pasteurs et troupeaux.
Nous le publions avec joie; car nous aimons l'unité, et
nous tenons à gloire notre obéissance. C'est à Pierre qu'il
est ordonné premièrement d^ aimer plus que tous les autres
apôtres, et ensuite de paître et gouverner tout, et les
agneaux et les hr-ebis ^ et les petits et les mères, et les pas-
teurs même : pasteurs à l'égard des peuples, et brebis à
l'égard de Pierre, ils honorent en lui Jésus - Christ..,.
{Note de l'Edit.)
454 NOTES
Note L, page n8.
Il va presque jusqu'à nier les persécutions sous Néron.
Il avance qu'aucun des Césars n'inquiéta les chrétiens jus-
qu'à Domitien. « Il étoit aussi injuste, dit-il, d'imputer
cet accident (l'incendie de Rome) au christianisme qu'à
l'empereur (Néron); ni lui, ni les chrétiens, ni les juifs,
n'avoient aucun intérêt à brûler Rome ; mais il falloit
apaiser le peuple qui se soulevoit contre des étrangers
également haïs des Romains et des Juifs. On abandonna
quelques infortunés à la oengeance publique. (Quelle ven-
geance , s'ils n'étoient pas coupables!) Il semble qu'on n'au-
roit pas du compter parmi les persécutions faites à leur
foi , cette violence passagère. Elle n'avoit rien de commun
avec leur religion quon ne connoissoit pas (nous allons
entendre Tacite) , et que les Romains confondoient avec le
judaïsme, protégé par les lois autant que méprisé (i). »
Voilà peut-être un des passages historique s les plus étranges
qui soient jamais échappés à la plume d'un auteur.
Voltaire n'avoit-il jamais lu ni Suétone, ni Tacite? Il
nie Texistence ou l'authenticité des inscriptions trouvées
en Espagne, oùNéron est remercié d' avoir aboli dans la
piooince une superstition nouoelle. Quant à l'existence de
ces inscriptions, on en voit une à Oxford : Neroni Claud.
Cais. Aug. Max. ob Provinc. latronib. et His qui novam
generi hum. Superstition, inculcab. purgat. Et pour ce qui
regarde l'inscription elle-même, on ne volt pas pourquoi
(i) Essai sur les Mœurs , chap- VIII.
ET ÉCLAmClSSEMENS. ^bS
Voltaire doute que celte nouvelle superstition soit la reli-
gion chrétienne. Ce sont les propres paroles de Suétone :
Afjlicti suppliciis christiani, gerius hominuin superstitionis
nov(£ ac maleficœ (i).
I^e passage de Tacite va nous apprendre maintenant
quelle fut cette violence passagère, exercée très-sciem-
ment, non sur les Juifs, mais sur les chrétiens.
« Pour détruire les bruits, Néron chercha des cou-
pables, et fit souffrir les plus cruelles tortures h des mal-
heureux abhorrés pour leurs infamies, qu'on appeloit vul-
gairement chrétiens. Le Christ, qui leur donna son nom,
avoit été condamné au supplice, sous Tibère, par le pro-
curateur Ponce-Pilate , ce qui réprima pour un moment
cette exécrable superstition. Mais bientôt le torrent se
déborda de nouveau, non seulement dans la Judée, où il
avoit pris sa source, mais jusque dans Rome même oi!i
viennent enfin se rendre et se grossir tous les égouts de
l'univers. On commença par se saisirde ceux qui s'avouèrent
chrétiens ; et ensuite , sur leurs dépositions, d'une multi-
tude immense qui fut moins convaincue d'avoir incendié
Rome que de haïr le genre humain ; et à leur supplice ,
on ajoutoit la dérision : on les enveloppoit de peaux de
bêtes, pour les faire dévorer par les chiens; on les atta—
choit en croix, ou l'on enduisoit leurs corps de résine ,
et l'on s'en servoit la nuit pour s'éclairer. Néron avoit cédé
ses propres jardins pour ce spectacle , et dans le même
temps il donnoit des jeux au cirque, se mêlant parmi le
peuple en habit de cocher, ou conduisant les chars.
(i) Sue t. in Nero.
456 NOTES
Aussi , quoique coupables et dignes des derniers supplices,
on se sentoit ému de compassion pour ces victimes , qui
sembloient immolées moins au bien public qu'aux passe-
temps d'un barbare (i). »
Les mouvemens de compassion dont Tacite semble saisi
à la fin de ce tableau, contrastent bien tristement avec un
auteur chrétien , qui cherche à affoiblir la pitié pour les
victimes. On voit que Tacite désigne nettement les chré-
tiens; il ne les confond point avec les juifs, puisqu'il
raconte leur origine , et que d'ailleurs , en parlant du siège
de Jérusalem, il fait, dans un autre endroit, l'histoire
des Hébreux et de la religion de Moïse. On devine pour-
tant ce qui a fait avancer à Voltaire que les Romains
croyoient persécuter des juifs en persécutant les fidèles.
C'est sans doute cette phrase : moins convaincus d'avoir
incendié Rome que de haïr le genre humain , que l'auteur
de l'Essai a interprétée des juifs , et non des chrétiens. Or,
il ne s'est pas aperçu qu'il faisoit l'éloge de ces derniers,
tout en les voulant priver de la pitié du lecteur. Mais
quoiqu'il ne puisse appliquer réellement les paroles de
Tacite aux fidèles, dont la religion est au contraire une
espèce de philanthropie , il auroit dû remarquer que le
refus que les chrétiens faisoient de sacrifier aux idoles, et
d'assister aux abominables jeux du cirque , pour voir des
hommes s'égorger, ou déchirés par des bêles, les faisoit
passer pour être les ennemis des dieux et des hommes.
Quant aux crimes odieux qu'on reprochoit aux premiers
(i) Tacîl. Ann. libr. XV, 44. trad. de M. Dureau-Delamalle,
a< ëdit. tom. III, agi.
ET ECLAIRCISSEMENS. 4^7
fidèles , comme de manger des enfans et de boire leur sang ,
on voit facilement ce qui avoit pu donner lieu à de pareils
bruits. Le sang mystique du Fils de l'homme, qu'on buvoit
dans le vin de 1 Eucharistie; l'enfant qui s'immole, la chair
de l'agneau, toutes ces figures dont les païens avoient
entendu parler confusément, jointes aux assemblées mys-
térieuses des fidèles, firent aisément supposer des rites
abominables. Pline, Marc- Aurèle , Sévère , eltant d'autres
illustres païens, ont si souvent rendu justice aux mœurs des
chrétiens primitifs, que les paroles de Tacite ne sont ici d'au-
cun poids. C'est une grande gloire pour les chrétiens, dit
Bossuet , d'avoir eu pour premier persécuteur le persécu-
teur du genre humain. L'article de Voltaire nous fait faire
un triste retour sur cet esprit de parti qui divise tous les
hommes, et étouffe chez eux les sentimens naturels. Que
le ciel nous préserve de ces horribles haines d'opinion,
puisqu'elles rendent si injuste!
Note M, page iSa.
M. DE C...., obligé de fuir pendant la terreur avec un
de ses frères , entra dans l'armée de Condé ; après y avoir
servi honorablement jusqu'à la paix , il se résolut de
quitter le monde. Il passa en Espagne , se retira dans un
couvent de Trappistes, y prit l'habit de l'ordre , et mourut
peu de temps après avoir prononcé ses vœux : il avoit
écrit plusieurs lettres à sa famille et à ses amis, pendant
son voyage en Espagne et son noviciat chez les Trappistes.
Ce sont ces lettres que l'on donne ici. On n'a rien voulu
y changer ; on y verra une peinture fidèle de la vie de ces
458 NOIES
religieux , dont les mœurs ne sont déjà plus pour nous
que des traditions historiques. Dans ces feuilles écrites
sans art , il règne souvent une grande élévation de senti-
mens, et toujours une naïveté, d'autant plus précieuse,
qu'elle appartient au génie français, et qu'elle se perd de
plus en plus parmi nous. Le sujet de ces lettres se lie au
souvenir de tous nos malheurs : elles représentent un
jeune et brave Français chassé de sa famille par la révo-
lution , et s'immolaut dans la solitude , victime volontaire
offerte à l'Eternel, pour racheter les maux et les impiétés
de la pairie : ainsi, saint Jérôme au fond de sa grotte,
tàchoit , en versant des torrens de larmes , et en élevant
ses mains vers le ciel , de retarder la chute de l'empire
romain. Cette correspondance offre donc une petite his-
toire complète, qui a son commencement, son milieu et
sa fin. Je ne doute point que si on la publioit comme un
simple roman , elle n'eût le glus grand succès. Cependant
elle ne renferme aucune aventure : c'est un homme qui
s'entretient avec ses amis , et qui leur rend compte de ses
pensées. Oij donc est le charme de ces lettres ? Dans la
religion. Nouvelle preuve qui vient à l'appui des prin-'
cipes que j'ai essayé d'établir dans mon ouvrage.
A. MM, deB.... ses compagnons d'émigration^
à Barcelonne.
i5 mars 1799"
Mon dernier voyage, mes chers amis (c'est celui de
Madrid), a été très-agréable. J'ai passé à Aranjuez oij
étoit la famille royale. J'ai resté cinq jours à Madrid,
ET ÉCLAlKCISSEiMENS. 4^9
autant à Sarragosse , où j'ai eu l'avantage de visiter Notre-
Dame du Pilar. J'ai eu plus de plaisir à parcourir l'Es-
pagne , que je n'en avois eu à parcourir les autres pays.
On a l'avantage d'y voyager à meilleur marche que nulle
part que je connoisse. Je n'ai rien perdu de mes effets,
quoique je sois très-peu soigneux : on trouve ici beaucoup
de braves gens qui savent exercer la charité. On épargne
beaucoup en portant avec soi un sac qu'on remplit chaque
soir de paille , pour se coucher ; mais je n'ai plus de goût
à parler de tout cela. J'ai dit adieu aux montagnes et aux
lieux champêtres. J'ai renoncé à tous mes plans de voyage
sur la terre , pour commencer celui de l'éternité. Me voici
depuis neuf jours à la Trappe de Sainte -Suzanne, où
j'ai résolu, avec la grâce de Dieu, de finir mes jours. J'ai
moins de mérite qu'un autre à soufTrir les peines du
corps , vu l'habitude que je m'en étois faite , pai' èpîc.u-
rélsme.
On ne mène pas ici une vie de fainéans ; on se lève à
une heure et demie du matin, on prie Dieu , ou on fait
des lectures pieuses jusqu'à cinq ; puis commence le tra-
vail , qui ne cesse que vers les quatre heures et demie du
soir, qu'on rompt le jeûne : je parle pour les frères con-
vers dont je fais nombre ; les pères, qui travaillent aussi
beaucoup , quittent les champs aux heures marquées ,
pour se rendre au chœur, où ils chantent l'office de la
Sainte-Vierge, l'office ordinaire, et celui des morts. Nous
autres frères , nous interrompons aussi notre travail , pour
faire nos prières par intervalles , ce qui s'exécute sur le
lieu. On ne passe guère une demi-heure , sans que l'ancien
frappe des mains pour nous avertir d'élever nos pensées
46o NOTES
vers le ciel, ce qui adoucit beaucoup toutes les peines;
on se ressouvient qu'on travaille pour un maître qui ne
nous fera pas attendre notre salaire au temps marqué.
J'ai vu mourir un de nos Pères. Ah ! si vous saviez
quelle consolation on a dans ce moment de la mort ! Quel
jour de triomphe ! Notre révérend Père abbé demanda à
l'agonisant : « Hé bien, êtes- vous fâché maintenant
d'aooir un peu souffert ? » Je vous avoue , à ma honte , que
je me suis senti quelquefois envie de mourir, comme ces
soldais lâches qui désirent leur congé avant le temps.
Sainte-Marie Egyptienne fit quarante ans pénitence ; elle
éloit moins coupable que moi , et il j a mille ans qu'elle
se repose dans la gloire.
Priez pour moi , mes chers amis , afin que nous puis-
sions nous retrouver au grand jour.
Faites savoir, je vous prie, au cher Hippolyle et à
mes sœurs le parti que j'ai pris. Je leur écrirai dans six
semaines, et ils peuvent m' écrire à l'adresse que je vous
donnerai.
Nous sommes ici soixante ' dix , tant Espagnols que
Français, et cependant la maison est très-pauvre, voilà
pourquoi je veux faire venir les Hoo livres. D'ailleurs ,
quoiqu'avec la grâce de Dieu, j'espère persister dans ma
résolution, j'ai un an pour sortir.
Vous pouvez donc écrire au révérend Père abbé de la
Trappe de Sainte-Suzanne , par Alcaniz à Maëlla , pour
le frère Charles CL.
(Vous aurez soin de mettre en tête de la lettre Espana^
et après Maëlla, en Aragon.')
ET ECLAIRCISSEMENS. 46"
Lettre écrite à ses frères et sœurs en France.
Première semaine de Pâques, 1799-
Me voici à Sainte-Suzanne depuis le premier lundi de
carême; c'est un couvent de Trappistes, où je compte
finir mes jours : j'ai déjà éprouvé tout ce qu'il j a de
plus austère dans le cours de l'année. On ne se lève jamais
plus tard qu'à une heure et demie du matin ; au premier
coup de cloche on se rend à rés;lise ; les frères convers,
dont je fais nombre sous le nom Fr. J. Climaque, sortent
à deux heures et demie pour aller étudier les psaumes ou
faire quelqu'autre lecture spirituelle ; à quatre heures «
on rentre à l'é^^lise jusqu'à cinq heures, que com-
mence le travail. On s'occupe dans un atelier jusqu'au
jour; alors on prend une pioche large et une étroite,
puis on va en ordre travailler, ce qui dure quelquefois
jusqu'à trois heures de l'après-midi. On se rapproche
ensuite du couvent, oii Ton reprend le travail dans Tale-
lier, en attendant quatre heures et un quart, heure à
laquelle sonne le diner. En se levant de table , on va pro-
ressionnellement à l'église, en récitant le Miserere; l'on
en sort en chantant le Be profiindis , et l'on retourne au
travail dans l'atelier. Là on carde , on file , on fait du drap,
et autres choses, chacun selon son talent. Tout ce dont
nous nous servons doit se faire dans la maison par les
mains des frères, autant que cela est possible; chacun
doit gagner sa vie à la sueur de son front , faisant profes-
sion d'être pauvre, et de n'être à charge à personne,
^fîa NOTES
donnanî. au contraire Thospitalité à gens de tout ^tat qui
viennent nous voir; cependant nous n'avons que deux
attelages de mules, et environ deux cents brebis et quel-
ques chèvres qui vont paître dans les montagnes arides qui
nous environnent. Ce ne peut être que par les soins d'une
providence particulière , que soixante-dix personnes vivent
avec si peu de chose , sans compter une foule d'étrangers
qui viennent de toutes parts , et auxquels on donne du
pain blanc, et tout ce que nous pouvons leur donner en
maigre , apprêté à l'huile ou au beurre , dont nous ne
faisons pas usage. Notre pain , s'il est de froment, ne doit
avoir passé qu'une fois par le crible , et la farine doit être
employée comme elle sort du moulin. Comme je suis
maladroit pour filer dans l'atelier , je trie les fèves ou
lentilles de nos repas. Le riz ne se trie pas de même , et
tout se mange sans autre accommodage que cuit à l'eau et
au sel.
A cinq heures trois quarts, on va au cloître lire ou
prier Dieu jusqu'à six heures. Il se fait une lecture que
tout le monde écoute. La lecture finie , les Pères entrent
à l'église pour dire complies. Le Père-maître, qui est un
ancien moine de Sept -Fonds, distribue le travail aux
frères, à mesure qu'ils entrent dans l'église; après com-
plies, on sonne une cloche qui réunit tout le monde,
pour chanter Sahe Regina^ ce qui dure un quart d'heure.
Le chant en est très-beau , et cela seul délasse de tous les
travaux de la journée; vient ensuite un demi - quart
d'heure d'adoration. A sept heures un quart , on dit le
Suh tuum pmsidium ; cela fait , tous les individus de la
maison vont se prosterner à la file dans le cloître , et là.
ET ÉCLAIR CISSEMENS. /,b3
couchés sur la terre , comme le roi David , ils disent le
Miserere dans un grand silence : cette dernière cérémonie
me paroît sublime ; 1 homme ne me semble jamais mieux
à sa place, que lorsqu'il s'humilie devant son auteur.
Enfin , le révérend Père abbé se lève , et placé sur la porte
de l'église, il donne l'eau bénite à tous sans exception,
jusqu'au dernier des novices. Arrivés au dortoir, on se
met à genoux aux pieds de son lit , jusqu'à ce qu'on
entende une petite cloche, qui est le signal pour se cou-
cher, ce qui se fait à sept heures et demie.
Il y a ensuite une infinité de petites contradictions,
qui , venant sans cesse à la rencontre des habitudes ,
inquiètent dans les premiers jours. On ne doit jamais, par
exemple , s'appuyer si on est assis , ni s'asseoir si on est
fatigué , pour le seul fait de se reposer : c'est que l'homme
est né pour travailler dans ce monde , et qu'il ne doit
attendre de repos qu'arrivé au terme de son pèlerinage. On
perd ainsi toute propriété sur son corps : si l'on se blesse
d'une manière un peu grave , il faut s'aller accuser à
genoux , tout comme lorsqu'on brise un vase de terre , et
cela sans parler; il suffit de montrer le sang qui coule,
ou les fragmens de la chose brisée. Puis il y a le chapitre
des fautes : on doit s'accuser à haute voix des fautes pure-
ment matérielles ; en outre , il y a souvent quelque frère
qui vous proclame , en dénonçant des fautes que vous
avez commises par ignorance ou autrement. Je serois
trop long, si je disois tout le reste.
A la vérité, le temps du carême est ce qu'il y a de
plus austère ; hors de là je crois qu'on ne dîne jamais plus
tard que deux heures : j'ai commencé par ce temps de
464 NOTES
pénitence; j'ai fait comme les coureurs, qui s'exercent
d'abord avec des souliers de plomb. 11 me semble main-
tenant que nous menons une vie de Sybarites, et en
vérité nous pouvons dire : Hélas ! que nous faisons peu
de chose en comparaison de ce qu'ont fait les saints !
Quand je pense aux entreprises des aventuriers amé-
ricains , à leur passage de la mer Atlantique à la mer
du Sud, à travers l'isthme de Panama, et ce qu'ils ont
du souffrir pour se faire un chemin à travers les arbres
et les ronces , qui n'avoient cessé de s'entrelacer depuis
l'orio;ine du monde , à ce qu'ils ont éprouvé dans ces
vallées désertes sous les feux de l'équateur, passant de
là tout à coup sur des glaciers, et tout cela par le seul
désir de s'emparer de l'or des Indiens ; en considérant
tous ces vains efforts pour des biens trompeurs , et
sachant d'ailleurs qtie l'espérance de ceux qui travaillent
pour Dieu ne sera pas frustrée , on doit s'écrier : Hélas !
que nous faisons ici-bas peu de chose pour le ciel !
Nous sentons tous cette vérité, et il y a sûrement des
frères qui embrasseroient toute espèce de pénitence ; mais
on ne peut pas faire la moindre austérité sans une per-
mission expresse , et elle est rarement accordée , parce
qu'étant pauvres, il faut conserver ses forces pour tra-
vailler. Si quelquefois appuyé debout contre un mur, je
sommeille , il y a bientôt quelque frère charitable qui me
tire de ce sommeil ; je crois l'entendre me dire : « Tu te
reposeras à la maison paternelle , in domum œteinitatis. »
Pendant ce travail, soit au champ, soit à la maison, de
temps à autre le plus ancien frappe des mains , et alors
dans un grand silence pendant cinq ou six minutes, chacun
ET ECLAIRCISSEMENS. 4^5
peut porter ses regards vers le ciel ; cela suffit, pour
adoucir le froid de l'hiver et les chaleurs de Tété. Il faut
en être témoin pour se faire une idée du contentement ,
de la jubilation de tout le monde ; rien ne prouve mieux
le bonheur de cette vie , que ce qu'ont fait les Trappistes
pour se réunir après leur expulsion de France, et la
quantité de couvens de cet ordre qui se sont formés
jusque dans le Canada. Ici nous sommes environ soixanle-
dix, et on refuse tous les jours des gens qui demandent à
être reçus. Certes, j'ai eu assez de peine pour y panenir,
mais heureusement je suis venu ici sans avoir écrit ^
comme on le fait ordinairement, ne connoissanl personne ,
me confiant en la protection de la Sainte-Vierge, à qui je
m'étois adressé avant de partir de Cordoue : je ne me
suis pas rebuté du premier refus, parce que je sais bien
qu'après tout le révérend Père abbé n'est pas le vrai
maître; aussi, après quelques jours, il entra dans ma
chambre, et, après m'avoir embrassé, il me dit : Désormais
regardez-moi comme votre frère ; je me ferois conscience
de renvoyer quelqu'un qui se sauve du monde pour venir
ici travailler à son salut.
En effet, par la grâce de Dieu, c'est le seul motif qui
m'a pressé de prendre ce parti. J'y étois résolu environ
trois mois avant de sortir de France ; mais où , et comment
parvenir à ce que je désirois? Je n'en savois rien. Il n'y
a que quatre pas de Rarcelonne ici , mais les chemins les
plus courts ne sont pas toujours ceux de la Providence ;
il entroit apparemment dans les desseins de Dieu que
j'allasse d'abord à Cordoue, à travers un des plus beaux
pays de la nature , les royaumes de Valence , de Murcie ,
4. 3o
46C NOTES
de Grenade : je n'ai jamais rien vu de plus charmant que
TAndalousie. Plus j'avançois , plus je sentois augmenter le
désir de voir d'autres contrées , d'autres pays. Ayant ren-
contré aux environs de Tarragone un officier suisse, que
j'avois connu dans le Valais, il me porta mon sac sur son
cheval, et nous fîmes journée ensemble. Je ne sais com-
ment, étant venu à parler de la Val-Sainte ^ et comment
ces pauvres Pères avoient été obligés de passer en Russie,
l'officier me dit qu'ils avoient formé une colonie en Ara-
gon ; aussitôt je me résolus de tourner mes pas vers ce
côté , et je commençai ce long chemin que j'ai fait seul , de
nuit et de jour, à travers les montagnes qui se pressent
avant d'arriver à Tortone •, on y fait souvent cinq ou six
lieues sans rencontrer personne ; et l'on voit çà et là une
multitude de croix, qui annoncent la triste fin de quelque
voyageur.
Les pays que je voyois, soit sauvages ou rians, me don-
noient des idées agréables, ou me jetoient dans une de
ces mélancolies qui plaisent par les différens sentimens
qui viennent s'y associer. Je ne crois pas avoir jamais fait
de voyage avec plus de confiance , ni avec plus de plaisir;
je n'ai trouvé que des gens honnêtes, bons et charitables.
Il n'y a rien de plus gai qu'une auberge espagnole , par la
foule de gens qui s'y rencontrent. Je suspendois mon sac
à un clou, sans le moindre souci : le prix du pain et de la
viande étant fixé, les pauvres voyageurs comme moi ne
peuvent pas être trompés ; d'ailleurs, je n'ai jamais ren-
contré de peuple moins intéressé ; les servantes refusoient
opiniâtrement de recevoir ma petite rétribution, et sou-
vent des voituriers ont porté mon sac pendant plusieurs
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 467
jours, sans vouloir rien accepter. Enfin j'estime extrême-
ment ce peuple, qui s'estime lui-même , qui ne va pas
servir chez les autres nations, et qui a conservé un carac-
tère vraiment original. On parle beaucoup du libertinage
qui règne ici ; je crois qu'il y en a moins qu'en notre pays.
Et puis, que de braves gens ! Il n'y auroit pas moins de
martyrs ici qu'en France , s'il étoit possible d y détruire la
religion. Je doute qu'on l'entreprenne encore ; il faut
auparavant que le libertinage de l'esprit passe au cœur; et
les Espagnols sont bien loin de là. Les grands suivent la
religion comme les petits; et, quoiqu'ils soient très-fiers,
à l'église il y a une égalité parfaite : la duchesse s'y assied
par terre auprès de sa servante. L'église est ordinairement
le plus bel édifice du lieu. Elle est tenue très-proprement ;
le pavé en est couvert de nattes, au moins dans l'Anda-
lousie. Les lampes qui brûlent jour et nuit y sont par
milliers. Dans une petite chapelle de la Sainte-Vierge, il y
a quelquefois jusqu à dix à onze lampes allumées. Quoi-
qu'il y ait une quantité immense de ruches d'abeilles, qu'on
abandonne au milieu des montagnes les plus désertes , on
tire de la cire de France , de l'Afrique et de l'Amérique.
Voilà déjà une forte digression. J'ai écrit le détail de
mes voyages aux B. et aux Bo. Je ne sais si ces derniers ont
reçûmes lettres; je leur avois marqué de vous les faire pas-
ser, si c' étoit possible ; cela vous auroit peut-être amusés.
J'arrivai un jour dans une campagne déserte , à une
porte superbe, seul reste d'une grande ville, et qui ne
peut être qu'un ouvrage des Romains : le grand chemin
moderne passe dessous. Je m'arrêtai à considérer cette
porte qui est sûrement là depuis deux mille ans. Il me
3o.
468 NOTES
vint dans la pensëe que cette ville avoit été habitée par des
gens qui, à la fleur de leur âge, vojoient la mort comme
une chose très-éloignée, ou n'y pensoient pas du tout;
qu'il y avoit sûrement eu dans cette ville des partis, et des
hommes acharnés les uns contre les autres^ et voilà que
depuis des siècles leurs cendres s'élèvent confondues dans
un même tourbillon. J'ai vu aussi Morviédo, où étoit
bâtie Sagonte , et, réfléchissant sur la vanité du temps, je
n'ai plus songé qu'à l'éternité. Qu'est-ce que cela me fera
dans vingt ou trente ans , qu'on m'ait dépouillé de ma for-
tune à Toccasion d'une persécution contre les chrétiens ?
Saint Paul, ermite, ayant été dénoncé par son beau-
frère , se retira dans un désert , abandonnant à son dénon-
ciateur de très-grandes richesses ; mais , comme dit saint
Jérôme, qui n'aimeroit mieux aujourd'hui avoir porté la
pauvre tunique de Paul , avec ses mérites , que la pourpre
des rois avec leurs peines et leurs tourmens? Toutes ces
réflexions réunies me déterminèrent à venir sans délai me
réfugier ici , renonçant à tout projet de course ultérieure,
espérant, si j'ai le bonheur d'aller au ciel, après avoir fait
pénitence, de voir de là toutes les régions de la terre.
Je n'ai pas encore souffert le plus petit mal d'estomac ,
ni éprouvé d'autres peines qu'un peu de froid le matin,
en allant au champ. Cependant l'avant-dernier vendredi
du carême , je fus commandé pour aller nettoyer l'étable
des brebis : après avoir fait depuis le point du jour jusque
vers les deux heures et demie un travail très-rude, je
pensois à me rapprocher du couvent , lorsqu'on m'envoya
à la montagne chercher de l'herbe ; je ne fus de retour
qu'à quatre heures un quart, pour rompre le jeûne : j'eu»
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 469
une hémorragie assez forte le soir, et puis tous les matins
à mon ordinaire. Perdant plus qu'une nourriture peu subs-
tantielle ne pouvoit réparer, j'allois tous les jours m'af-
foiblissant, lorsqu'enfinPàques est venu : depuis ce temps,
on dine à onze heures et demie, on fait une bonne colla-
tion à six , on travaille aussi beaucoup moins , de sorte que
je me suis remis sur-le-champ. Le jour de Pâques, nous
eûmes pour diner, une bouillie de farine de maïs , du riz
au lait, et des noix pour dessert. L'archevêque d'Auch,
qui étoit venu donner les ordres à plusieurs de nos Pères,
dîna au réfectoire. Le soir nous eûmes du raisiné et des
raisins secs. Nous pouvons manger du laitage de nos bre-
bis jusqu'à la Pentecôte. Quant à la quantité de nourri-
ture, il ne m'est jamais arrivé de finir tout ce qu'on me
donne. Je crois être celui de la communauté qui mange
le plus doucement. Pour tout le reste, je suis très-content
d'être ici ; la règle est sévère , mais les supérieurs sont la
eharité même. On accuse notre R. Père d'être trop bon ;
je ne trouve pas que ce soit un défaut , ou c'est celui des
saints. 11 n'a d'autre privilège que de se lever plus tôt et de
se coucher plus tard. C'est toujours le hasard qui place
son écuelle devant lui : un lit comme les autres, deux
planches réunies et un coussin de paille , pas plus de
chambre que moi. Il n'a qu'un parloir, oi!i ceux qui ont
quelque peine soit de l'âme ou du corps vont chercher
une consolation, et on la trouve. Une chose que m'avoit
dite en arrivant le Père qui reçoit les étrangers, je
réprouve déjà : sans jamais se parler, on est plein d'ami-
tié les uns pour les autres; si quelqu'un se relâche, on a
du chagrin, on prie pour lui, on l'avertit avec la plus
4 70 NOTES
grande douceur; et, si on est forcé de le renvoyer, ou qu'il
veuille s'en aller lui-même, on lui rend tout ce qu'il a
apporté, ne retenant pas une obole pour sa nourriture ou
ses habits, et on fait tout ce qu'on peut pour qu'il s'en
aille content. Lorsque le père, la mère, ou quelque frère
d'un religieux meurt, si la famille a soin d'écrire au révé-
rend Père, toute la communauté prie pour le défunt, mais
personne ne sait qui cela regarde en propre : ainsi , cher
frère , lorsque le bon Dieu vous appellera à lui , que cela
vous soit une consolation dans ces derniers momens.
Ce qui me détermine à rester ici d'une manière déci-
sive, c'est qu'il ne faut pas de vocation particulière pour
y vivre ; ce n'est pas comme dans les autres couvens ; nous
sommes, à proprement parler, des laboureurs qui vivent
du travail de leurs mains, réunis, comme dans les premiers
siècles de l'Eglise , pour servir Dieu dans un esprit de dia-
rité , suivant le précepte de notre Sauveur, qui dit au jeune
homme : Abandonnez tout pour me suii>re^ sans lui deman-
der s'il avoit la vocation. Une autre chose qui suffiroit
pour me déterminer, c'est que notre maison est sous la
protection particulière de la Vierge. Dès que nous entrons
à l'église, on récite YA<?e Maria , prosterné contre terre ,
le front appuyé sur le revers de la main. La Sainte-Vierge
est au maître-autel, peinte entre deux anges, et les y^ux
élevés vers le ciel; je n'ai jamais rien vu de représenté
si noblement : cet autel avoit été couvert tout le carême ;
quel plaisir nous ressentîmes tous le Samedi-Saint au soir
au Sahe ^ Regina , lorsque le voile fut levé, et toute
l'église illuminée! Je suis persuadé que l'archevêque
d'Auch partagea notre joie; j'avois reçu sa bénédiction.
ET ÉCLAIKClSSÎiMEJNS. 471
Certainement, après tout ce que je vous ai dit , je ne
désire rien tant que de mourir ici, et cela bientôt, pour
ne pas augmenter le nombre de mes fautes. Mais si on
me renvojoit par défaut de santé ( mes hémorragies pou-
vant me faire traîner une vie foible et inutile , là où Ton
aime les gens qui travaillent ), je prendrois le parti que
j'avois toujours eu en vue, depuis quatorze ou quinze
ans; c'est d'acheter une petite maison et un champ, et
de vivre là à la sueur de mon front, tous les hommes y
étant condamnés : je me 6xerai en Espagne, ne pouvant
pas revenir en France, sans inquiéter mes amis. D'ail-
leurs, dans ce pajs-ci, on donne du terrain à très-bon
marché, et mille écus sufûroient, je pense, à mon éta-
blissement. Je tirerai toujours un grand profit d'être venu
ici apprendre à faire pénitence, et à ne compter pour
rien un corps destiné à devenir incessamment poussière,
pour sauver mon âme qui est éternelle.
Au reste , ni l'habit , ni la maison ne rend vertueux :
les mauvais anges péchèrent dans le sein de Dieu même,
et Adam dans le paradis terrestre. Je sens bien que je n en
vaux pas davantage, pour être dans cette sainte congré-
gation : en théorie, je désire souffrir, parce que notre
Sauveur nous a montré le chemin des souffrances comme
l'unique pour conduire à la gloire ; mais en pratique, lors-
que j'ai froid, je cherche le soleil, et si j'ai trop chaud , je
me réfugie à l'ombre. Envoyez-moi mon extrait de baptême
d'ici au 19 mars. Je compte vous écrire encore une autre
fois , dans trois mois : on peut le faire toute Tannée du novi-
ciat. Adieu , mes chers frères ; adieu à tous mes amis , par-
tinilièremcnt à Zi., àC. rt àFlo. : ceux-là sont de la famille.
47^ JNOTES
p. S. l\ y a. près de quarante jours que ma lettre est
commencée, et je sens de plus en plus combien grande a
été la miséricorde du Seigneur envers moi, en me tirant
de la voie large pour me conduire ici. Quand, après avoir
lu la Vie de sainte Marie d'Egypte, je me déterminai à
suivre le parti que j'ai pris, ma résolution étoit ferme;
mais je ne savois pas encore à quoi je m'engageois. Au-
jourd'hui je le sais, et je vois bien quune pareille-grâce
n'a pu m'être acquise qu'au prix du sang de celui qui
nous a rachetés tous , et qui ne cherche que le salut du
pécheur.... J'ai fait une aumône de trois cents livres à la
maison de la Trappe , au nom de mes trois soeurs et de
mes trois frères : ce me sera une grande consolation, si
je persévère, comme je l'espère , d'entendre tant de braves
gens prier pour ma famille; si je m'en vais, ce qu'à Dieu
ne plaise , ilmei'este encore trois cents livres, montre, etc..
Adieu, chers frères, chères sœurs. Ne vous souvenez
plus de moi que dans vos prières; car je suis mort pour
vous, et je désire ne plus vous revoir qu'au jour de la
résurrection. Soyez charitables, faites du bien à ceux
même qui ont cherché à vous nuire, car l'aumône est
comme un second baptême qui efface les péchés, et un
moyen presque infaillible de mériter le ciel. Ainsi , dé-
pouillez-vous en faveur des pauvres : c'est en faveur de
Jésus-Christ que vous vous dépouillerez , et il aura pitié
de vous. Puissiez-vous être persuadés de ce que je tous.
disl Adieu. 2 juin 1799.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 47^
Billet inséré dans la même lettre pour sa nièce ^ âgée de
sept ans ^ qui restait auprès de sa grand'nière muternelle
pendant V émigration de son père.
Chère T..., embrasse tout le monde à F... de ma part,
bien des deux bras, et porte tout ton cœur sur tes lèvres,
afin que tu puisses remplir cette commission selon mes
désirs. Je t'envoie une image de Noire-Dame de la
Trappe : va la placer à la chapelle ; ne manque pas d'aller
dire tous les jours un A<^e^ Maria, devant cette image.
Quand tu sauras le Salve ^ Regina^ tu lé réciteras bien
dévotement, et tu gagneras quatre-vingts jours d'indul-
gence pour chaque fois. Comme j'ai appris que ton oncle
aîné étoit marié, dans le cas qu'il reste àL. , je t'en envoie
deux, pour que tu lui en donnes une, en le priant de la
mettre aujsi à la chapelle. Je suis persuadé qu'on suivra chez
lui le bel exemple que sa mère donne chaque jour à F. Tu
lui diras: C'est ainsi, cher oncle, que vous attirerez sur vous
et vos enfans les bénédictions du ciel, et après avoir joui
de toute prospérité dans ce monde , vous serez comblé d'un
bonheur étemel dans l'autre. Après cela embrasse-le bien
tendrement, et ta mission sera finie. Adieu, chère T...,
permets-moi de t'embrasser , quoiqu'avec une barbe d'en-
viron deux mois; elle ne t'atteindra pas. Adieu encore,
chère T..., sois bien pieuse, et tu es assurée de ne point
périr.
474 NOTES
Fragment dfune lettre du mois d'avril i8oo , à son frère ^
compagnon d'' émigration.
Je ne suis plus au courant de ce qui se passe. Ce ne
m'est pas une privation : la pièce est trop lonj^ue pour
espérer d'en voir la fin ; la mort elle-même baissera bien-
tôt la toile pour nous. Ah! mon frère, puissions-nous
avoir le bonheur d'entrer au ciell Que de choses ne ver-
rons-nous pas alors! Espérons en celui qui a pris sur lui
les péchés du monde, et qui par sa mort nous donna la
vie S'il me reste quelque chose , je désire qu'on fasse
bâtir une chapelle dédiée à Notre-Dame des sept Dou-
leurs , dans l'arrondissement de la maison paternelle ,
selon le projet que nous en fîmes sur la route de Mu-
nich. Vous vous rappelez le plaisir que nous avions, après
avoir traversé des pajs protestans, de trouver enfin le
signe du salut , le seul espoir du pécheur. Sitôt que la
police ne s'y opposera plus, hàtea-TOUs de faire élever
des croix, pour la consolation des voyageurs, avec des
sièges pour les gens fatigués , et une inscription comme
en Bavière : Ihr mîiden rufien sie aus , « vous qui êtes
fatigués, reposez-vous. » Qu'il soit fondé douze messes
par an, le premier samedi de chaque mois, pour le repos
de l'àme de mon père, et puis pour toute la famille.
J'étois dans l'usage de faire dire une messe tous les mois
pour mon père : en attendant que la chapelle se fasse ,
je prie M.... (son fr^e, prêtre ) de remplir mon engage-
meirt.
ET ÉCLAIRClSSF.MEiNS. 47^
Billet à ses sœurs , Joint à une autre l élire a son frère.
Ma lettre auroitdù être partie depuis quelque temps; je
crains qu'elle ne trouve plus mon frère en R. Nous
sommes à cueillir des olives par un vent du nord très-
froid ; ce qui fait un peu souffrir. Je suis devenu très-frileux,
ce que j'attribue à la laine que j'ai sur la peau. La veille
de la Pentecôte , je ne pus réchauffer mes pieds de tout
le jour, quoique nous portions tous des chaussons de
molleton; je sens aussi quelquefois froid à la tête, mal-
f;ré mes deux capuchons. Du reste, mes hémorragies ont
beaucoup diminué, et j'ai repris mes forces.... Plus on
souffre pour Dieu, plus on est heureux par l'opinion
de gagner le ciel, et on se réjouit en pensant que la vie
de l'homme est comme la fleur des champs. Bientôt nous
ne serons plus, chères sœurs, et nos neveux sauront à
peine que nous avons existé. Voici un des grands avan-
tages de la vie religieuse ; c'est que tout ce qui annonce
la dissolution prochaine et le tombeau, cause autant de
joie qu'on est attristé dans le monde par tout ce qui en
rappelle le souvenir. Ne soyez pas gens du monde , et que
la certitude de la mort vous console au milieu de toutes
les peines qui pourroient vous sunenir. C'est là le port
de tous les vrais serviteurs de Dieu; c'est là qu'ils entre-
ront dans la joie de leur Seigneur. Ecoutez donc cette
voix qui crie du ciel : Heureux ceux (jui meurent dans le
Seigneur! Chère Rosalie, et toi, cher filleul, puisque
nous ne devons plus nous revoir dans ce monde , tâchons
de nous retrouver dans l'autre.
6 décembre- iSoo.
47^' NOTES
Fragment d'une lettre à ses sœurs, du i^'' février 1801.
Je vais vous donner, mes chères sœurs, une idée de la
maison où je dois probablement finir mes jours. En iGoS,
les Français , ajant pénétré en Aragon , prirent le château
Maëlla, et vinrent à l'abbaye de Sainte-Suzanne, qu'ils
saccagèrent. Ce couvent, abandonné depuis plus d'un
siècle, tomboit en ruine, lorsque dom Jérosime d'Alcan-
tara, notre abbé, y est arrivé avec cinq ou six autres
pauvres religieux. Les aumônes sont venues de toutes
parts : les gens du peuple , n'ayant pas d'autre chose à
donner, ont prêté leurs bras, et bientôt la maison a été
assez bien réparée pour des hommes qui doivent vivre
dans une entière abnégation d'eux-mêmes. Il n'y a pas
de mendiant en Espagne qui se nourrisse aussi mal, et
qui ne soit mieux pour ce qui regarde le bien-être du
corps; cependant on y est heureux par l'espérance, et il
n'y en a pas un qui voulût changer son état contre un
empire. Dans ce monde , la mort qui se hâte vient con-
fondre l'empereur et le moine : chacun s'en va n'empor-
tant que ses œuvres; alors on est bienaise d'avoir semé
au milieu des larmes; le mal est passé, la joie lui succède
pour l'éternité. Je regarde comme une grande grâce
d'être arrivé assez à temps pour avoir part aux travaux et
aux peines qui suivent un nou-vel établissement...
J'ai gardé les brebis, avec une vingtaine de chèvres; le
maître berger voulut un jour me quitter pour aller cher-
cher quelques agneaux*: je ne sais si je revois au premier
âge du monde, lorsque tout étoit commun : dus cris qui
Tcnoienl de loin me firent apercevoir que mon troupeau
ET ÉCLAIRCISSEMEiNS. 477
«toit clans les vignes; je criai aussi, je lançai des pierres,
les chèvres gagnèrent un coteau voisin, et le reste suivit.
Le berger, voyant cette belle conduite, me demanda ;
Si in mi tiera era pastor (i) ? J'ai été depuis garder les
moutons avec un petit frère de quinze ou seize ans; il a
une figure douce , telle que devoit être celle du bon Abel.
Il me laissa errer de coteau en coteau ; je le menai à près
d'une lieue du couvent.
En Espagne, les seigneurs font de grandes aumônes.
On a augmenté noire labourage, de manière que, quoi-
que nous soyons très-nombreux, je crois qu'en bien tra-
vaillant, nous pourrons vivre sans secours d'étrangers,
sans compter la foule de curieux et de pauvres que nous
hébergeons. Je vous donne tous ces détails pour vous faire
voir combien le bon Dieu a béni cet établissement : c'est
ce que nous faisoit remarquer dernièrement notre abbë
qui est Français, quoique sa famille soit originaire d'Es-
pagne.
Fragment d'une lettre à ses sœurs, du lo mars 1801.
Que vous êtes heureuses, m'es chères sœurs, de voir
les églises se rouvrir : profitez- en, soyez reconnoissantes
réjouissez- vous en Dieu qui ne cesse de vous protéger....
Mon parti est bien pris , me voici fixé jusqu'à la mort ; je
souffre quelquefois, mais cette chère espérance que le
bon Dieu a mise dans mon âme vient tous les soirs adou-
cir mes peines ; et lorsque je me rappelle la promesse que
(i) Si j'élois berger dans mon pays ?
^78 NOTES
fit notre Sauveur à saint Piene pour tous ceux qui renon-
ceront aux biens de ce inonde pour le suivre : d'oij me
vient ce bonheur, me dis-je, que j'ai été appelé à suivre
un si grand maître , qui donne le ciel pour un peu de
terre? Quelquefois le souvenir des péchés de ma vie passée
m'inquiète ; je sens bien que je n'ai encore rien fait pour
satisfaire à une si grande dette, puis je me tranquillise en
lisant cette belle méditation de saint Augustin : « Le sou-
» venir de mes iniquités pourroit me faire désespérer si
» le Verbe de Dieu ne se fût fait chair, el n'eût habité
. » parmi nous; mais maintenant je n'ose plus désespérer,
» parce que si, lorsque nous étions ennemis, nous avons
M été réconciliés , etc. etc. » 11 est impossible de ne pas
reprendre courage. Procurez - vous ce livre de Médi-
tations , Soliloques et Manuel de saint Augustin. Toute
personne qui sert Dieu ne peut lire qu'avec transport ces
belles peintures de la Jérusalem céleste. Quel puissant
aiguillon pour s'animer à faire quelque chose pour notre
Sauveur, qui, par sa mort , nous mérite une si belle vie !
Lisez le Traité de V amour de Dieu de saint François de
Sales ; c'est un des livres qui m'ont fait le plus de plaisir
en ma vie , quoique je l'aie lu en espagnol.
Fragment d^une lettre à ses frères, samedi de Pâques i8o t.
Après demain, mes chers frères, je ferai ma profes-
sion.... Je suis étonné de me trouver si fort un dernier
jour de carême. C'est bien différent du premier où je fis
un dur apprentissage. Les commencemens d'une chose
nouvelle sont d'ordinaire pénibles, parce qu'on n'en sent
ET ECLAIRCISSEMENS. 479
pas tous les rapports; ensuite peu à peu Thabitude semble
changer la nature des choses, et on est étonné de faire
avec facilité ce qui avoit coûté d'abord tant de peine : c'est
ce qui m'arrive. Vous avez dû être étonnés que j'aie
embrassé un état qui m'enchaîne, moi qui ai toujours
aimé l'indépendance , cette liberté de courir et de m'agiter.
Depuis quelques années, quoique j'eusse une existence
aussi agréable que ma position me le pût permettre, je
me sentois inquiet, j'avois quelquefois du dégoût pour la
vie. Enfin, en lisant la Vie de sainte Marie d'Egypte , je
me sentis touché de la consolalion qu'on trouve lorsqu'on
se voue entièrement au service de Dieu, de manière que
je pris dès lors la ferme résolution d'embrasser l'état dans
lequel je suis à la veille d'entrer sans retour.... Vous me
parlez de vos affaires. Souvenez- vous que vous êtes frères,
tous bons chrétiens. Vous n'appréciez pas assez ce titre,
si vous avez besoin d'un tiers pour vous arranger sur vos
intérêts respectifs. Ne refroidissez pas l'amitié par des
comptes : entre frères tout doit se faire par un à peu près.
Que les plus riches aident aux plus pauvres. Qu'il est doux
de s'aimer entre frères, et de se réunir pour parler de la
vie future et de Dieu qui est lui - même la parfaite cha-
rité!.... Prions la sainte Vierge, prions-la, cette bonne
mère , qu'elle nous réunisse tous au ciel, avec mon père ,
ma mère : mes sœurs qui y sont déjà , et qui prient de leur
côté. Nous ne sommes pas comme les païens, qui, à la
mort de leurs proches, se désolent. Pour nous, réjouis-
sons-nous dans le Seigneur, qui ne nous sépare que pour
peu de temps. Adieu , mes frères , adieu ; priez pour moi.
48o NOTES
Fragment d'une lettre à sa belle - saur ^ du jour
de Pâques 1801.
A la veille de me vouer entièrement au silence, ma
très-chère sœur, je viens vous faire mes derniers adieux.
En quittant Paris, vous fûtes la seule que je pus embras-
ser Je ne sais pas où sont mes oncles : si par hasard ils
sont à votre portée, renouvelez-leur tous les sentimens
d'un neveu qui ne pourra plus traverser les monts.
S'il plaît au bon Dieu, j'aurai demain le bonheur de
faire mes vœux , ainsi qu'un jeune prêtre français qui a un
air bien distingué : sa figure et sa voix portent l'empreinte
de la piété.
Ma lettre ne devant partir que samedi , ma profession
faite, j'y ajouterai une croix comme on en met sur la tombe
des morts.
Adieu encore, ma sœur et mes frères; ne cessons de
prier notre Sauveur qu'il veuille bien nous réunir à son
côté droit au grand jour de la résurrection.
f
La famille avoit demandé un certificat de profession pour
obtenir le bienfait de l'amnistie , accordé par le premier
consul. EUe espéroit que la mort civile du Trappiste seroit
considérée comme ayant le même effet que la mort natu-
relle. La lettre qui suit, écrite par un religieux de la
Trappe , dispensa de faire cette nouvelle demande à la
bienfaisance du gouvernement.
ET ÉCLAmCISSFMENS. 48r
Lettre du Pète... à la famille....
GLOIRE A DIEU.
Au Monastère de |.Sainte-Siizanne de >'. D. de la Trappe,
le 28 du mois d'août de 1803,
Monsieur,
Nous vous envoyons, comme vous le demandez, un
certificat de la profession de Monsieur votre frère , dans
ce monastère , légalisé par notre notaire royal : nous y en
ajoutons un autre qui vous surprendra, et ne laissera pas
de vous affliger, en vous apprenant que Monsieur votre
frère mourut neuf mois après sa profession , et que le bon
Dieu le retira de ce misérable monde, pour le couronner
dans le ciel. Les sentimens de religion, dont vous êles
pénétré, Monsieur, me donnent tout lieu d'espérer que
AOfre première tristesse sera bientôt convertie en une vraie
joie, quand vous saurez quelque circonstance de la vie
sainte de Monsieur votre frère , et de la mort précieuse
qu'il a faite. Non , Monsieur , ne doutez pas un instant que
Dieu ne lui ait fait miséricorde , et qu'il ne Tait reçu dans
le sein de sa gloire : ainsi, ne pleurez point sa mort , maig
enviez plutôt son heureux sort , et priez-le d'être votre
protecteur auprès du Seigneur pour vous obtenir le même
bonheur. Monsieur voire frère vint dans ce monastère
après avoir parcouru une partie de l'Espagne : il se pré-
senta à rhôtellerie , et déclara son désir d'entrer parmi
nous. La pauvreté de la maison , et le grand nombre de
religieux qui la composoient , ne nous permettoienl guère
4. 3i
/^^2. TSOTES
de recevoir de nouveaux sujets; on lui fit beaucoup de dif-
ficultés pour l'admettre , et on finit par lui dire qu'on ne
pouvoit pas le recevoir. Mais la main de Dieu , qui Tavoit
conduit , le soutint dans toutes ces épreuves , et lui donna le
courage de tout vaincre par sa patience et sa persévérance à
demander son admission. Enfin , notre R. Père abbé , qui est
plein de bonté et de tendresse, voyant sa constance , lui dit
qu'il le recevoit pour Frère convers. Monsieur votre frère,
qui ne cherchoit que Dieu et le salut de son âme , accepta la
condition, et de suite entra aux exercices de la commu-
nauté. Il a été l'exemple et l'édification de tous dans la
maison. Son humilité étoit grande et profonde, son obéis-
sance prompte , docile et aveugle, embrassant tous les com-
mandemens avec joie et avec une soumission d'enfant. Sa
patience étoit à toute épreuve , et sa charité à l'égard de ses
frères , tendre , constante et ardente. 11 a pratiqué les autres
vertus dans le même degré de perfection; la pauvreté éloit
son amie particulière ; il vivoit dans un dépouillement
entier de toute chose : aussi le bon Dieu , qui vojoit la
bonne disposition de son cœur, couronna bientôt ses ver-
tus, et écouta les désirs ardens qu'il avoit de mourir,
pour ne plus l'offenser, disoit-il, et jouir plus tôt de sa
divine présence. Il fut attaqué d'une hjdropisie , qui lui fit
souffrir , pendant environ quatre mois , tout ce que celte
maladie a de plus douloureux et de plus cruel ; mais
avec quelle patience et quelle résignation à la sainte
volonté de Dieu, n'a-t-il pas souffert tous ses maux! H
vojoit venir sa fin avec un grand contentement et une paix
d'âme profonde. Il ne cessoit de témoigner sa reconnois-
sance au Seigneur de l'avoir conduit dans cette maison de
ET ÉCLAmcissi:>ii:Ns. 483
pénitence , où il avoit trouvé tant de moyens de satisfaire
à sa divine justice , pour tous ses péchés, et pour se pré-
parer à recevoir ses miséricordes , dans lesquelles il avoit
une pleine confiance. Je me rappelle qu'étant couché sur
la cendre et la paille , sur laquelle il consomma son sacri-
fice , il prenoit la main de noire R. Père abbé, avec un
amour qui atlendrissoit toute la communauté, qui étoit
présente. Que mon bonheur est grand, disoit-il! vous
êles Fauteur de mon salut, vous m'avez ouvert les portes
du monastère , et par cela même celles du ciel; sans vous
je meserois perdu misérablement dans le monde , je prierai
le bon Dieu de récompenser votre grande charité à mon
égard. Il reçut tous les sacremens au milieu de Téglise ,
selon l'usage de notre ordre : quelques jours avant sa mort,
il demanda pardon aux Frères de tout ce qui avoit pu les
olTenser dans sa conduite , et les pria de lui obtenir une
sainte mort par le secours de leurs prières.
ïTvous aimoit tous bien tendrement , il parloit souvent
de vous tous à son père-maître : celui-ci , le veillant la
nuit qu'il mourut, le vit un instant avant d'entrer dans
l'agonie, plus recueilli qu'à l'ordinaire, et lui demandant
s'il alloit plus mal : Mes momens s'avancent, dit-il; je
viens de prier pour tous mes frères et sœurs , qui m'aiment
beaucoup, ajouta-t-il : et bientôt après, nous le remîmes
sur la paille et la cendre , où , après six heures d'une agonie
paisible et tranquille, il remit son âme entre les mains
de Jésus-Christ , le 4- de janvier de la présente année. Unis-
sons-nous ensemble, Monsieur, pour bénir Dieu, et le
remercier des miséricordes dont il a usé à l'égard de Mon-
sieur votre frère; et prions-le sans cesse de nous accor-
3i.
484 NOTES
der les mêmes grâces, afin de nous unir à lui, dans le
ciel, pour l'adorer éternellement avec ses anges. Amen ,
amen , amen.
NoteN, page 171.
Deux moines, sous le règne de Justinien , apportèrent
du Serinde des vers à soie à Consfantinople.Les dindes, et
plusieurs arbres et arbustes étrangers, naturalisés en
Europe , sont dus à des missionnaires , etc.
^NOTE O , page 188. Missions de la Chine.
Lord Mackartnej, malgré ses préjugés religieux et na-
tionaux , rend un témoignage bien remarquable en faveur
de nos missionnaires.
« Les missionnaires partagent avec zèle un soin si rem-
» pli d'humanité ( celui de recueillir les enfans exposés
» après leur naissance ). Ils se hâtent de baptiser ceux qui
» conservent le moindre signe de vie, afin, comme ils le
» disent , de sauver l'âme de ces êtres innocens. Un de
» ces pieux ecclésiastiques , qui n'avoit nul penchant à
» exagérer le mal , avoua qu'à Pékin on exposoit chaque
» année environ deux mille enfans , dont un grand nombre
» périssoit. Les missionnaires prennent soin de tous ceux
» qu'ils peuvent conserver à la vie. Ils les élèvent dans les
» principes rigoureux et fervens du christianisme , et
» quelques uns de ces disciples se rendent ensuite utiles à
» leur religion , en travaillant à y convertir leurs compa-
» triotes.
» Les conversions s'opèrent ordinairement parmi les
» pauvres, qui, dans tous les pays, composent la classe
ET ÉCLAUICISSEMENS. 485
» la plus nombreuse. Les charités que les missionnaires
» font , autant qu'ils peuvent, préviennent en faveur de la
» doctrine qu'ils prêchent. Quelques Chinois ne se con-
» forment peut-être qu'en apparence à cette doctrine,
» à cause des bienfaits qu'elle leur vaut ; mais leurs enfans
M deviennent des chrétiens sincères. D ailleurs, on a
» toujours plus d'accès auprès des pauvres; et Ils sont
» plus touchés du zèle désintéressé des étrangers qui
j> viennent du bout de la terre pour les sauver.
M C'est un spectacle singulier, en effet, pour toutes
ji les classes des spectateurs , que de voir des hommes ,
» animés par des motifs différens de ceux de la plupart
î> des actions humaines, quittant pour jamais leur patrie
» et leurs amis, et se consacrant pour le reste de leur vie
» au soin de travailler à changer le dogme d'un peuple
» qu'ils n'ont jamais vu. En poursuivant leurs desseins,
» Ils courent toute sorte de risques, ils souffrent toute
» espèce de persécutions^ et renoncent à tous les agré-
1» mens. Mais à force d'adresse, de talent, de persévé-
M rance , d'humilité , d'application à des éludes étrangères
» à leur première éducation, et en cultivant des arts entiè-
3> rement nouveaux pour eux, ils parsiennent à se faire
» connoitre et protéger. Ils triomphent du malheur d'être
» étrangers dans un pays où la plupart des étrangers sont
» proscrits , et où c'est un crime que d'avoir abandonné le
» tombeau de ses pères. Ils obtiennent enfin des établls-
» semens nécessaires à la propagation de leur foi , sans
» employer leur influence à se procurer aucun avantage
M personnel.
» Des missionnaires de différentes nations ont eu laper-
486 NOTES
» mission de bâtir à Pékin quatre couvens , avec des
■ églises qui y sont jointes. Il y en a même quelqu'un
n dans les limites du palais impérial. Ils ont des terres dans
» le voisinage de la ville ; et on assure que les Jésuites ont
» possédé, dans la cité et dans les faubourgs, plusieurs
» maisons dont le revenu servoit seulement à favoriser
u l'objet de la mission. Ils ont souvent , par des actes cha-
» ritables, fait des prosélytes et secouru des malheureux. >>
( Voyage dans l'intérieur de la Chine et en Tartarie ,faii
dans les années ij-jn, i-j^Zet i-jg/f.^ par lord Marfcartney^
ambassadeur du roi d'Angleterre auprès de r empereur de
la Chine , tome II , page 383.) ( Note de PEditeur. )
Note P, page 3oo.
Nous prions le lecteur de lire avec attention ce fameux
passage du docteur anglais.
Premier Fragment.
m Du moment qu'on envoya en Amérique des ecclésias-
tiques pour instruire et convertir les naturels, ils suppo-
sèrent que la rigueur avec laquelle on traitoit ce peuple
rendoit leur ministère presque inutile. Les missionnaires,
se conformant à l'esprit de douceur de la religion qu'ils
venoient annoncer, s'élevèrent aussitôt contre les maximes
de leurs compatriotes à l'égard des Indiens, et condam-
nèrent les repaiiimientos., ou ces distributions par les-
quelles on les livroit en esclaves à leurs conquérans,
comme des actes aussi contraires à l'équité naturelle et aux
préceptes du christianisme qu'à la saine politique. Les
Dominicains, à qui l'instruction des Américains fut d'abord
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4»7
confiée, furent les plus ardens à attaquer ces distributions.
En i5i I , Montesino, un de leur* plus célèbres prédica-
teurs , déclama contre cet usage dans la grande église de
Saint-Domingue , avec toute l'impétuosité d'une élo-
quence populaire. Don Diego Colomb, les principaux
officiers de la colonie , et tous les laïques qui avoient
entendu ce sermon, se plaignirent du moine à ses supé-
rieurs; mais ceux-ci, loin de le condamner, approuvèrent
sa doctrine comme également pieuse et convenable aux
circonstances.
» Les Dominicains , sans égard pour ces considérations
de politique et d'intérêt personnel, ne voulurent se relâ-
cher en rien de la sévérité de leur doctrine , et refusèrent
même d'absoudre et d'admettre à la communion ceux de
leurs compatriotes qui tenoient des Indiens en servi-
tude (i). Les deux parties s'adressèrent au roi pour avoir
sa décision sur un objet de si grande importance. Ferdi-
nand nomma une commission de son conseil privé, à
laquelle il joignit quelques uns des plus habiles juriscon-
sultes et théologiens, pour entendre les députés d'Hispa-
niola, chargés de défendre leurs opinions respectives^
Après une longue discussion, la partie spéculative de la
controverse fut décidée en faveur des Dominicains , et les
Indiens furent déclarés un peuple libre , fait pour jouir de
tous les droits naturels de l'homme ; mais , malgré cette dé-
cision , les repartimienlos continuèrent de se faire dans la
même forme qu'auparavant (2). Comme le jugement de la
(1) Oviedo , lil/. II, cap,^,pag. qy.
(2) Herrera, decad, i, lib. FUI, cap. 12 j lié. IX, cap. 5.
488 NOTES
commission reconnoissoit le principe sur lequel les Domi-
nicains fondoient leur opinion , il éloit peu propre à les
convaincre et à les réduire au silence. Enfin, pour rétablir la
tranquillité dans la colonie alarmée par les remontrances et
les censures de ces religieux, Ferdinandpublia undécret de
son conseil privé, duquel 11 résultoit qu'après un mùr examen
de la bulle apostolique et des autres titres qui assuroient
les droits de la couronne de Castille sur ces possessions dans
le Nouveau-Monde, la servitude des Indiens étoit auto-
risée par les lois divines et humaines ; qu'à moins qu'ils ne
fussent soumis à l'autorité des Espagnols, et forcés de
résider sous leur inspection, il seroit impossible de les
arracher à lidolàtrle, et de les instruire dans les principes
de la foi chrétienne ; qu'on ne devoit plus avoir aucun
scrupule sur la légitimité des repartimientos ^ attendu que
le roi et son conseil en prenolentle risque sur leur cons-
cience ; qu'en conséquence les Dominicains et les moines
des autres ordres dévoient s interdire à l'avenir les invec-
tives que l'excès d'un zèle charitable , mais peu éclairé,
leur avoit fait proférer contre cet usage (i\
» Ferdinand, voulant faire connoitre clairement l'in-
tention oii il étoit de faire exécuter ce décret , accorda de
nouvelles concessions d'Indiens à plusieurs de ses cour-
tisans (2). Mais , afin de ne pas paroître oublier entièrement
les droits de rhumanité, il publia un édit par l«quel II
tâcha de pourvoir à ce que les Indiens fussent traités dou-
cement sous le joug auquel il les assujetissoit; il régla la
(1) Herrera , dccad. i, lib. IX, cap. \!^.
(2) Voyez la Nuic XXV. ( U;ins lloberbou, I, SSy. )
ET ÉCLAIUCISSEMENS. ^89
nature du travail qu'ils seroient obligés de faire; il pres-^
crivit la manière dont ils dévoient être vêtus et nourris,
et fit des règlemens relatifs à leur instruction dans les prin-
cipes du christianisme (i).
» Mais les Dominicains, qui jugeoient de l'avenir par
la connoissance qu'ils avoient du passé, sentirent bientôt
l'insuffisance de ces précautions, et prétendirent que tant
que les individus auroient intérêt de traiter les Indiens
avec rigueur, aucun règlement public ne pourroit rendre
leur servitude douce, ni même tolérable. Ils jugèrent qu'il
scroit inutile de consumer leur temps et leurs forces à
essayer de communiquer les vérités sublimes de l'Evangile
à des hommes dont l'àme étoit abattue et l'esprit affoibli
par l'oppression. Quelques uns de ces missionnaires, décou-
ragés , demandèrent à leurs supérieurs la permission de
passer sur le continent, pour y remplir lobjet de leur
mission parmi ceux des Indiens qui n'étolent pas encore
corrompus par l'exemple des Espagnols, ni prévenus par
leurs cruautés contre les dogmes du christianisme. Ceux
qui restèrent à Ilispaniola continuèrent de faire des
remontrances avec une fermeté décente contre la servi-
tude des Indiens.
Les opérations violentes d'Albuquerque , qui venoil
d'être chargé du partage des Indiens, rallumèrent le zèle
des Dominicains contre les repartimieiitos , et suscitèrent
à ce peuple opprimé un avocat doué du courage, des
talens et de l'activité nécessaires pour défendre une cause
si désespérée. Cet homme zélé fut Barthelemi de Las
(1) Ilcrieia , dccud, i, lib. lA , cap. \!\.
490 NOTES
Casas , natif de Séville , et l'un des ecclésiastiques qui
accompagnèrent Colomb au second voyage des Espagnols ,
lorsqu'on voulut commencer un établissement dans Tile
d'Hispaniola. 11 avoit adopté de bonne heure l'opinion
dominante parmi ses confrères les Dominicains, qui regar-
doient comme une injustice de réduire les Indiens en ser-
vitude; et, pour montrer sa sincérité et sa conviction, il
avoit renoncé à la portion d'Indiens qui lui étoit échue
lors du partage qu'on en avoit fait entre les conquérans,
et avoit déclaré qu'il pleureroit toujours la faute dont il
s' étoit rendu coupable en exerçant pendant un moment ,
sur ses frères, cette domination impie (i). Dès lors il fut
le patron déclaré des Indiens , et par son courage à les
défendre, aussi bien que par le respect qu'inspiroient ses
lalens et son caractère , il eut souvent le bonheur d'arrêter
les excès de ses compatriotes. 11 s'éleva vivement contre
les opérations d'Albuquerque ; et, s'apercevant bientôt que
l'intérêt du gouverneur le rendoît sourd à toutes les solli-
citations , il n'abandonna pas pour cela la malheureuse
nation dont il avoit épousé la cause. Il partit pour l'Es-
pagne avec la ferme espérance qu'il ouvriroit les yeux et
toucheroit le cœur de Ferdinand , en lui faisant le tableau
de l'oppression que souffroient ses nouveaux sujets (2).
» Il obtint facilement une audience du roi, dont la
(i) Fr. Aug. Davila Padilla, hist. de la Fundaclon de la
Provincîa de S. Jago en Mexico , pag. 3o3 , 3o4- Heirera ,
decad. i, lib. X, cap. 12.
(2) Heirera, decad. i, l'ib. X, cap. 12; decad. 2, liô. /,
cap. a. Davila Padilla, hist. pug. 3o4-
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 491
santé étoil fort affoiblie. Il mil sous ses yeux , avec autant
(le liberté que d'éloquence , les effets funestes des repar-
timientos dans le Nouveau-Monde , lui reprochant avec
courage d'avoir autorisé ces mesures impies, qui avoient
porté la misère et la destruction sur une race nombreuse
d'hommes innocens que la Providence avoit confiés à ses
soins. Ferdinand , dont l'esprit étoit affoibli par la mala-
die, fut vivement frappé de ce reproche d'impiété, qu'il
auroit méprisé dans d'autres circonstances. Il écouta le
discours de Las Casas avec les marques d'un grand repen-
tir, et promit de s'occuper sérieusement des moyens de
réparer les maux dont on se plaignoit. Mais la mort l'em-
pêcha d'exécuter cette résolution. Charles d'Autriche, à
qui la couronne d'Espagne passoit, faisoit alors sa rési-
dence dans ses Etats des Pays-Bas. Las Casas, avec son
ardeur accoutumée , se préparoit à partir pour la Flandre ,
dans la vue de prévenir le jeune monarque, lorsque le
cardinal Ximenès, devenu régent de Castille, lui ordonna
de renoncer à ce voyage, et lui promit d'écouter lui-
même ses plaintes.
» Le cardinal pesa la matière avec l'attention que méri-
toit son importance ; et comme son esprit ardent aimoit
les projets les plus hardis et peu communs, celui qu'il
adopta très-promptement étonna les ministres espagnols
accoutumés aux lenteurs et aux formalités de l'administra-
tion. Sans égard ni aux droits que réclamoit Don Diego
Colomb, ni aux règles établies par le feu roi, il se déter-
mina à envoyer en Amérique trois surintendans de toutes
les colonies, avec l'autorité suffisante pour décider en
dernier ressort la grande question de la liberté des Indiens,
492 NOTES
après qu'ils auroient examiné sur les lieux toutes les cir-
constances. Le choix de ces surintendans étolt délicat.
Tous les laïques, tant ceux qui étoient établis en Amé-
rique que ceux qui avoient été consultés comme membres
de Tadmlnistration de ce département , avoient déclaré
leur opinion , et pensoient que les Espagnols ne pouvoient
conserver leur établissement au Nouveau-Monde , à moins
qu'on ne leur permit de retenir les Indiens dans la servi-
tude. Xlmenès crut donc qu il ne pouvoit compter sur
leur impartialité, et se délermina à donner sa confiance à
des ecclésiastiques. Mais comme, d'un autre côté, les Domi-
nicains et les Franciscains avoient adopté des sentlmens
contraires , il exclut ces deux ordres religieux. Il fit tom-
ber son choix sur les moines appelés Hiéronjmites, com-
munauté peu nombreuse en Espagne , mais qui y jouissoit
d une grande considération. D'après le conseil de leur
général, et de concert avec Las Casas, il choisit parmi
eux trois sujets qu'il juge adlgnes de cet important emploi.
Il leur associa Zuazo , jurisconsulte , d'une probité dis-
tinguée, auquel il donna tout pouvoir de régler l'admi-
nistration de la justice dans les colonies. Las Casas fut
chargé de les accompagner, avec le titre de protecteur
des Indiens (i).
Confier un pouvoir assez étendu pour changer en un
moment tout le système du gouvernement du Nouveau-
Monde , à quatre personnes que leur état et leur condi-
tion n'appelolent pas à de si hauts emplois, parut à Zapata
et aux autres ministres du dernier roi , une démarche si
(i) Ilcnera, dccad, 2, lib. II, cap 3.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 49^
extraordinaire et si dangereuse, qu'ils refusèrent d'expé-
dier les ordres nécessaires pour l'exécution : mais Xime-
nès n'étoit pas disposé à souffrir patiemment qu'on mit
aucun obstacle à ses projets. Il envoya chercher les
ministres, leur parla d'un ton si haut, et les effraya telle-
ment, qu'ils obéirent sur-le-champ (i). Les surinten-
dans, leur associé Zuazo et Las Casas mirent à la voile
pour Saint-Domingue. A leur arrivée, le premier usage
qu'ils firent de leur autorité , fut de mettre en liberté tous
les Indiens qui avoient été donnés aux courtisans espa-
gnols et à toute personne non résidant en Amérique. Cet
acte de vigueur , joint à ce qu'on avoit appris d'Espagne
sur l'objet de leur commission , répandit une alarme géné-
rale. Les colons conclurent qu'on alloit leur enlever en
un moment tous les bras avec lesquels ils conduisoient leurs
travaux , et que leur ruine étoit inévitable. Mais les Pères
de Saint-Jérome se conduisirent avec tant de précaution
et de prudence , que les craintes furent bientôt dissipées.
» Ils montrèrent dans toute leur administration une
connoissance du monde et des affaires qu'on n'acquiert
guère dans le cloître , et une modération et une douceur
encore plus rares parmi des hommes accoutumés à l'aus-
térité d'une vie monastique. Ils écoutèrent tout le monde,
ils comparèrent les informations qu'ils avoient recueil-
lies, et, après une mûre délibération, ils demeurèrent
persuadés que l'état de la colonie rendoit impraticable le
plan de Las Casas, vers lequel penchoit le cardinal. Ils se
convainquirent que les Espagnols établis en Amérique
(1) Herrera, decad. 2 , lib. II , cap. 6.
49^, NOTES
eloienl en trop petit nombre pour pouvoir exploiter les
mines déjà ouvertes , et cultiver le pays ; que pour ces
deux genres de travaux, ils ne pouvoient se passer des
Indiens ; que si on leur ôtoit ce secours , il faudroit aban-
donner les conquêtes, ou au moins perdre tous les avan-
tages qu'on en retireroit ; qu'il n'y avoit aucun motif
assez puissant pour faire surmonter aux Indiens rendus
libres leur aversion naturelle pour toute espèce de travail ,
et qu'il falloit l'autorité d'un maître pour les y forcer; que
si on ne les tenoit pas sous une discipline toujours vigi-
lante , leur indolence et leur indifférence naturelles ne
leur permettrolent jamais de recevoir l'instruction chré-
tienne, ni d'observer les pratiques de la religion. D'après
tous ces motifs, ils trouvèrent nécessaire de tolérer les
repartimîentos et l'esclavage des Américains. Ils s'effor-
cèrent en même temps de prévenir les funestes effets
de cette tolérance, et d'assurer aux Indiens le meilleur
Iraltement qu'on pût concilier avec l'état de servitude.
Pour cela ils renouvelèrent les premiers règlemens , y en
ajoutèrent de nouveaux, ne négligèrent aucune des pré-
cautions qui pouvoient diminuer la pesanteur du joug :
enfin ils employèrent leur autorité, leur exemple et leurs
exhortations à inspirer à leurs compatriotes des sentlmens
d'équité et de douceur pour ces Indiens , dont l'industrie
leur étoit nécessaire. Zuazo , dans son déparlement ,
seconda les efforts des surlntendans. Il réforma les cours de
justice, dans la vue de rendre leurs décisions plus équi-
tables et plus promptes, et fit divers règlemens pour
mettre sur un meilleur pied la police intérieure de la colo-
nie. Tous les Espagnols du Nouveau-Monde témol-
ET ÉCL^IRCISSEMENS. 495
gnèrent leur satisfaction de la conduite de Zuazo et de ses
associés, et admirèrent la hardiesse de Ximenès, qui
s'étoit écarté si fort des routes ordinaires dans la forma-
lion de son plan, et sa sagacité dans le choix des per-
sonnes à qui il avoit donné sa confiance , et qui s'en
étoient rendues dignes par leur sagesse , leur modération
et leur désintéressement (i).
M Las Casas seul étoit mécontent. Les considérations
qui avoient déterminé les surintendans ne faisoient aucune
impression sur lui. Le parti qu'ils prenoient de conformer
leurs règlemens à l'état de la colonie lui paroissoit l'ou-
vrage d'une politique mondaine et timide , qui consacroit
une injustice parce qu'elle étoit avantageuse. Il prélendoit
que les Indiens étoient libres par le droit de nature, et,
comme leur protecteur , il sommoit les surintendans de
ne pas les dépouiller du privilège commun de 1 humanité.
Les surintendans reçurent ses remontrances les plus âpres
sans émotion , et sans s'écarter en rien de leur plan. Les
colons espagnols ne furent pas si modérés à son égard ,
et il fut souvent en danger d'être mis en pièces pour la
fermeté avec laquelle il insistoit sur une demande qui
leur étoit si odieuse. Las Casas, pour se mettre à l'abri
de leur fureur, fut obligé de chercher un asjle dans un
couvent ; et , voyant que tous ses efforts en Amérique
étoient sans effet, il partit pour l'Europe avec la ferme
résolution de ne pas abandonner la défense d'un peuple
qu'il regardoit comme victime d'une cruelle oppression (2).
(i) Herrera, decad. 2, lib. II, cap. i5. Remesal , hist. gén.
lié. II, cap. i4, i5 , 16.
(2J Herrera, decad. 2, ib. II , cap. 16.
496 NOTES
» S'il eût trouvé dans Ximenès la même vin;neur d'es-
prit que ce ministre mettoit ordinairement aux affaires, il
eût été vraisemblablement fort mal reçu. Mais le cardinal
étoit atteint d'une maladie mortelle , et se préparoit à
remettre l'autorité dans les mains du jeune roi, qu'on
attendoit de jour en jour des Pays-Bas. Charles arriva,
prit possession du gouvernement, et, par la mort de
Ximenès, perdit un ministre qui auroit mérité sa confiance
par sa droiture et ses talens. Beaucoup de seigneurs
flamands avoient accompagné leur souverain en Espagne.
L'attachement naturel de Charles pour ses compatriotes
l'engageoit à les consulter sur toutes les affaires de son
nouveau royaume; et ces étrangers montrèrent un empres-
sement indiscret à se mêler de tout, et à s'emparer de
presque toutes les parties de l'administration (i). La
direction des affaires d'Amérique étoit un objet trop
séduisant pour leur échapper. Las Casas remarqua leur
crédit naissant. Quoique les hommes à projets soient com-
munément trop ardens pour se conduire avec beaucoup
d'adresse, celui-ci étoit doué de celte activité infatigable
qui réussit quelquefois mieux que l'esprit le plus délié. 11
fit sa cour aux Flamands avec beaucoup d'assiduité. Il mit
sous leurs yeux l'absurdité de toutes les maximes adop-
tées jusque-là dans le gouvernement de l'Amérique, et
particulièrement les vices des dispositions faites par Xime-
nès. La mémoire de Ferdinand étoit odieuse aux Fla-
mands. La vertu et les talens de Ximenès avoient été pour
eux des motifs de jalousie. Ils désiroient vivement de
( 1 ) Histoire de Charles V .
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 497
trouver des prétextes plausibles pour condamner les
mesures du ministre et du défunt monarque, et pour
décrier la politique de l'un et de l'autre. Les amis de Don
Diego Colomb, aussi bien que les courtisans espagnols
qui avoient eu à se plaindre de l'administration du cardi-
nal, se joignirent à Las Casas pour désapprouver la com-
mission des surintcndans en Amérique. Cette union de
tant de passions et d'intérêts divers devint si puissante,
que les Hiéronymites et Zuazo furent rappelés. Rodrigue
de Figueroa , jurisconsulte estimé, fut nommé premier
juge de l'île, et reçut des instructions nouvelles d'après
les instances de Las Casas , pour examiner encore avec la
plus grande attention la question importante élevée entre
cet ecclésiastique et les colons , relativement à la manière
dont on devoit traiter les Indiens. Il étoit autorisé, en
attendant , à faire tout ce qui seroit possible pour soulager
leurs maux et prévenir leur entière destruction (i).
» Ce fut tout ce que le zèle de Las Casas put obtenir
alors en faveur des Indiens. L'impossibilité de faire faire
aux colonies aucun progrès, à moins que les colons espa-
gnols ne pussent forcer les Américains au travail, éloit
une objection insurmontable à l'exécution de son plan
de liberté. Pour écarter cet obstacle. Las Casas proposa
d'acheter, dans les établissemens des Portugais à la côte
d'Afrique, un nombre suffisant de noirs, et de les trans-
porter en Amérique , où on les emploiroit comme esclaves
au travail des mines et à la culture du sol. Les premiers
(1) Herrera, dccad. u, liû. Il, cap. i6, 19. 21 j liJt. III ^
cap. 7, 8.
4. 32
498 NOTES
avantages que les Portugais avoient retirés de leurs décou-
\ertes en Afrique , leur avoient été jjrocurés par la vente
des esclaves. Plusieurs circonstances concouroient à faire
revivre cet odieux commerce , aboli depuis long-temps en
Europe, et aussi contraire aux sentimens de l'humanité
qu'aux principes de la religion. Dès Tan i5o3, on avoit
envoyé en Amérique un petit nombre d'esclaves nègres (i).
En i5ii, Ferdinand avoit permis qu'on y en portât en
plus grande quanîité (2). On trouva que cette espèce
d'hommes étoit plus robuste que les Américains , plus
capable de résister à une grande fatigue , et plus patiente
sous le joug de la servitude. On calculoit que le travail d'un
noir équivaloil à celui de quatre Américains {?»). Le car-
dinal Ximenès avoit été pressé de permettre et d'encou-
rager ce commerce, proposition qu'il avoit rejelée avec
fermelé, parce qu'il avoit senti combien il étoit injuste de
réduire une race d'hommes en esclavage , en délibérant
sur les moj^ens de rendre la liberté à une autre (4). Mais
Las Casas, inconséquent comme le sont les esprits qui se
portent avec une impétuosité opiniâtre vers une opinion
favorite , étoit incapable de faire cette réflexion. Pendant
qu'il combattoit avec tant de chaleur pour la liberté des
habitans du Nouveau-Monde, il travailloit à rendre
esclaves ceux d'une autre partie ; et , dans la chaleur de son
zèle pour sauver les Américains du joiig, il prononçoit
(i) lierre ra , decad. i, lib. }■% cop. 12.
(2) Jd. ibid. lié. y III, cap. 9.
(3) Id ibid. lil>. IX fi op. 5.
(4) Id. de Cad 2/' .*.//, cap. 8.
ET ÉCLAtRCISSEMENS. 499
sans scrupule qu'il ctoit juste et utile d'en imposer un
plus pesant encore sur les Africains. Malheureusement
pour ces derniers , le plan de Las Casas fut adopté.
Charles accorda à un de ses courtisans flamands le privilège
exclusif d'importer en Amérique quatre mille noirs. Celui-
ci vendit son privilège pour vingt-cinq mille ducals à des
marchands génois, qui les premiers établirent avec une
forme régulière en Afrique et en Amérique ce commerce
d'hommes, qui a reçu depuis de si grands accroisse-
mens (i).
» Mais les marchands génois, conduisant leurs opéra-
tions avec l'avidité ordinaire aux monopoleurs, deman-
dèrent bientôt des prix si exorbitans des noirs qu'ils por-
toient à Hispaniola, qu'on y en vendit trop peu pour
améliorer l'état de la colonie. Las Casas, dont le zèle étoit
aussi inventif qu'infatigable, eut recours à un autre
expédient pour soulager les Indiens. 11 avoit observé que
le plus grand nombre de ceux qui jusque-là s'étoient
établis en Amérique, étoient des soldats ou des matelots
employés à la découverte ou à la conquête de ces régions,
des fils de familles nobles, attirés par l'espoir de s'enri-
chir promptoment , ou des aventuriers sans ressource ,
et forcés d'abandonner leur patrie par leurs crimes ou
leur indigence. A la place de ces hommes avides, sans
mœurs, incapables de l'industrie persévérante et de l'éco-
nomie nécessaire dans l'établissement d'une colonie , il
proposa d'envoyer à Hispaniola et dans les aulres îles, un
nombre suffisant de cultivateurs et d'artisans , à qui on
(i) Herreia , dcrad. i , lib. II , rap. 20.
32.
5oo NOTES
donneroit des cncouragemens pour s'y transporter; per-
suadé que de tels hommes , accoutumés à la fatigue ,
seroient en état de soutenir des travaux dont les Améri-
cains étoient incapables par la foiblesse de leur constitu-
tion , et que bientôt ils deviendroient eux-mêmes par la
culture , de riches et d'utiles citoyens. Mais quoiqu'on eût
grand besoin d'une nouvelle recrue d'habitans à Hispa-
niola, où la petite vérole venoit de se répandre et d'em-
porter un nombre considérable d'Indiens, ce projet,
quoique favorisé par les ministres flamands, fut traversé
par i'évêque de Burgos, que Las Casas trouvoit toujours
en son chemin (i).
» Las Casas commença alors à désespérer de faire
aucun bien aux Indiens dans les établissemens déjà for-
més. Le mal étoit trop invétéré pour céder aux remèdes.
Mais on faisoit tous les jours des découvertes nouvelles
dans le continent, qui donnoient de hautes idées de sa
population et de son étendue. Dans toutes ces régions,
il n'y avoit encore qu'une seule colonie très-foible , et si
l'on en exceptoit un petit espace sur l'isthme de Darien,
les naturels étoient maîtres de tout le pays. C'étoit là un
champ nouveau et plus étendu pour le zèle et 1 humanité
de Las Casas , qui se flattoit de pouvoir empêcher qu'on
n'y introduisit le pernicieux système d'administration
qu'il n'avoit pu détruire dans des lieux où il étoit déjà
tout établi. Plein de ces espérances, il sollicita une con-
cession de la paitie qui s'étend le long de la côte, depuis
le golfe de Paria jusqu'à la frontière occidentale de celte
(i) llcricra, dccad. 3, lib. II, cap. 21.
ET ÉCLAIKCISSEMENS. 5oj
province, aujourd'hui connue sous le nom de Sainte-
Marlhe. Il proposa d'y établir une colonie formée de cul-
tivateurs , d'artisans et d'ecclésiastiques. Il s"'en^agea à civi-
liser, dans l'espace de deux ans, dix mille Indiens, et à
les instruire assez bien dans les arts utiles pour pouvoir
tirer de leurs travaux et de leur industrie un revenu de
quinze mille ducats au profit de la couronne. Il promettoit
aussi qu'en dix ans sa colonie auroit fait assez Je progrès
pour rendre au gouvernement soixante mille ducats par
an. Il stipula qu'aucun navigateur ou soldat ne pourroit s'y
établir, et qu'aucun Espagnol n'y mctlroit les pieds sans
sa permission. Il alla même jusqu'à vouloir que les gens
qu'il emmèneroit eussent un habillement particulier ,
différent de celui des Espagnols, afin que les Indiens de
ces districts ne les crussent pas de la même race d'hommes
qui avoient apporté tant de calamités à l'Amérique (i).
Par ce plan , dont je ne donne qu'une légère esquisse, il
paroît clairement que les idées de Las Casas sur la manière
de civiliser et de traiter les Indiens étoient fort semblables
à celles que les Jésuites ont suivies depuis dans leurs
grandes entreprises sur l'autre partie du même continent.
Las Casas supposoit que les Européens , employant l'as-
cendant que leur donnoient une intelligence supérieure et
de plus grands progrès dans les sciences et les arts , pour-
roient conduire par degrés l'esprit des Américains à goûter
ces moyens de bonheur dont ils étoient dépourvus, leur
faire cultiver les arts de l'homme en société, et les rendre
capables de jouir des avantages delà vie civile.
(i) Herrera , decai/.^, liù. IV^ cap. 2.
5o2 NOTES
» L'évêque de Burgos et le conseil des Indes regar-
dèrent le plan de Las Casas non- seulement comme chimé-
rique, mais comme extrêmement dangereux. Ils pensoient
que l'esprit des Américains étoit naturellement si borné,
et leur indolence si excessive, qu'on ne réussiroit jamais
à les instruire , ni à leur faire faire aucun progrès. Ils pré-
tendoient qu'il seroit fort imprudent de donner une auto-
rité si grande sur un pays de mille milles de côtes , à un
enthousiaste visionnaire et présomptueux , étranger aux
affaires, et sans connoissance de Tari du gouvernement.
Las Casas , qui s'attendoit bien à cette résistance , ne se
découragea pas. Il eut recours encore aux Flamands , qui
favorisèrent ses vues auprès de Charles V avec beaucoup
de zèle, précisément parce que les ministres espagnols les
avoient rejetées. Ils déterminèrent le monarque , qui
venoit d'être élevé à l'empire, à renvoyer l'examen de
cette affaire à un certain nombre de membres de son con-
seil privé ; et , comme Las Casas récusoit tous les membres
du conseil des Indes, comme prévenus et intéressés, tous
furent exclus. La décision des juges choisis à la recom-
mandation des Flamands , fut entièrement conforme aux
sentimens de ces derniers. On approuva beaucoup le nou-
veau plan, et l'on donna des ordres pour le mettre à exé-
cution, mais en restreignant le territoire accordé à Las
Casas à trois cents milles le long de la côte de Cumana,
d'où il lui seroit libre de s'étendre dans les parties inté-
rieures du pays (i).
(i) Gomera , hist. gcn. cap. 77. Ilenera, dccad. 2, lib- IV ,
cap. 3. Oviedo , lib, XIX, cap. 5.
ET ÉCLAIKCISSEMENS. bo3
r> Cette décision trouva des censeurs. Presque tous
ceux qui avoient été en Amérique lablàmoient, et soute-
noient leur opinion avec tant de confiance, et par des
raisons si plausibles , qu'on crut devoir s'arrêter et exa-
miner de nouveau la question avec plus de soin. Charles
lui-même , quoiqu'accoufumê dans sa jeunesse à suivre
les sentimens de ses ministres avec une déférence et une
soumission qui n'annonçoient pas la vigueur et la fermeté
d'esprit qu'il montra dans un âge plus mûr , commença à
soupçonner que la chaleur que les Flamands meltoient
dans toutes les affaires relatives à l'Amérique , avoit pour
principe quelque motif dont il devoit se défier; il déclara
qu'il étoit déterminé à approfondir lui-même la question
agitée depuis si long-temps sur le caractère des Améri-
cains, et sur la manière la plus convenable de les traiter.
Il se présenta bientôt une circonstance qui rendoit cette
discussion plus facile. Quevedo , évêque du Darien , qui
avoit accompagné Pedrarias sur le continent en i5i3,
venoit de prendre terre à Barcelonne , où la cour faisoit sa
résidence. On sut bientôt que ses sentimens étoient diffé-
rens de ceux de Las (^asas, et Charles imagina assez natu-
rellement qu'en écoutant et en comparant les raisons de
deux personnages respectables, qui, par un long séjour
en Amérique , avoient eu le temps nécessaire pour observer
les mgeurs du peuple qu'il s'agissoit de faire connoilre ,
il seroit en élat de découvrir lequel des deux avoit formé
son opinion avec plus de justesse et de discernement.
On désigna pour cet examen un jour fixe et une
audience solennelle. L'empereur parut avec une pompe
extraordinaire , et se plaça sur un trône dans la grande
5o4 NOTES
salle de son palais. Ses courtisans Tenvironnoient. Don
Diego Colomb, amiral des Indes , fut appelé. L'évêque du
Darien fut interpellé de dire le premier son avis. Son
discours ne fut pas long. Il commença par déplorer les
malheurs de l'Amérique et la destruction d'un si grand
nombre de ses habitans , qu'il reconnut être en partie l'effet
de l'excessive dureté et de l'imprudence des Espagnols ;
mais il déclara que tous les habitans du Nouveau-Monde
qu'il avoit observés , soit dans le continent , soit dans les
îles , lui avoient paru une espèce d'hommes destinés à la
servitude par l'infériorité de leur intelligence et de leurs
talens naturels ; et qu'il seroit impossible de les instruire ,
ni de leur faire faire aucun progrès vers la civilisation, si
on ne les tenoit pas sous l'autorité continuelle d'un
maître. Las Casas s'étendit davantage , et défendit son sen-
timent avec plus de chaleur. Il s'éleva avec indignation
contre l'idée qu'il y eût aucune race d'hommes nés pour
la servitude , et attaqua cette opinion comme irréligieuse
et inhumaine. Il assura que les Américains ne manquoient
pas d'intelligence; qu'elle n'avoit besoin que d'être culti-
vée, et qu'ils étoient capables d'apprendre les principes
de la religion, et de se former à l'industrie et aux arts de
la vie sociale ; que leur douceur et leur timidité naturelle
les rendant soumis et dociles , on pouvoit les conduire et
les former , pourvu qu'on ne les traitât pas durement. Il
protesta que, dans le plan qu'il avoit proposé, ses vues
étoient pures et désintéressées, et que, qiielques avantages
qui dussent revenir de leur exécution à la couronne de
Castille , il n'avoit jamais demandé et ne demanderoit
jamais aucune récompense de ses travaux.
ET ÉCLArRClSSEMENS. 5o5
» Charles , après avoir entendu les deux plaidoyers et
consulté ses ministres , ne se crut pas encore assez bien
instruit pour prendre une résolution générale relativement
à la condition des Américains ; mais comme il avoit une
entière confiance en la probité de Las Casas, et que
l'évêque du Darien lui-même convenoit que Taffaire étoit
assez importante pour qu'on pût essayer le plan proposé,
il céda à Las Casas , par des lettres-patentes, la partie de
la côte de Cumana dont nous avons fait mention plus
haut , avec tout pouvoir d'y établir une colonie d'après le
plan qu'il avoit proposé (i).
» Las Casas pressa les préparatifs de son voyage avec
son ardeur accoutumée ; mais soit par son inexpérience
dans ce genre d'affaires, soit par l'opposition secrète de
la noblesse espagnole, qui craignoit que l'émigration de
tant de personnes ne leur enlevât un grand nombre
d'hommes industrieux et utiles, occupés de la culture de
leurs terres , il ne put déterminer qu'environ deux cents
cultivateurs ou artisans à l'accompagner à Cumana.
M Rien cependant ne put amortir son zèle. Il mit à la
voile avec cette petite troupe , à peine suffisante pour
prendre possession du vaste territoire qu'on lui accordoit ,
et avec laquelle il étoit impossible de réussir à en civiliser
les habitans. Le premier endroit où il toucha fut l'île de
Porto-Rico. J^ il eut connoissance d'un nouvel obstacle
à Texéculion de son plan , plus difficile à surmonter qu'au-
(i) Heirera, Jecad. 2, lib. IV, cap. 3. 1^ . 5. Argensola ,
Annales de Aragon, 74, 97- Bcniesnl , fiisl. gen. lib. //,
cap. 19, 20.
5o6 jNOTES
cun de ceux qu'il eût, rencontrés jusqu'alors. Lorsqu'il
avoit quitté l'Amérique en iSiy, les Espagnols n'avoient
presqu' aucun commerce avec le continent, si Ton excepte
les pays voisins du golfe de Darien. Mais tous les genres
de travaux s'affoiblissant de jour en jour à Hispaniola par
îa destruction rapide des naturels du pays , les Espagnols
manquoient de bras pour continuer les entreprises déjà
formées, et ce besoin les avoit fait recourir à tous les
expédiens qu'ils pouvoient imaginer pour y suppléer. On
teur avoit porté beaucoup de nègres ; mais le prix en éloit
monté si haut , que la plupart des colons ne pouvoient y
atteindre. Pour se procurer des esclaves à meilleur mar-
ché , quelques uns d'entre eux armèrent des vaisseaux , et
se mirent à croiser le long des côtes du continent. Dans
les lieux où ils étoient inférieurs en force , ils commer-
çoient avec les naturels , et leur donnoient des quincail-
leries d'Europe pour les plaques d'or qui servoient d'or-
nemens à ces peuples ; mais partout où ils pouvoient sur-
prendre les Indiens, ou l'emporter sur eux à force
ouverte , ils les enlevoient et les vendoient à Hispa-
niola (i). Cette piraterie étoit accompagnée des plus
grandes atrocités. Le nom espagnol devint en horreur sur
tout le continent. Dès qu'un vaisseau paroissoit, les habi-
tans fujoient dans les bois, ou couroient au rivage en
armes pour repousser ces cruels ennemis de leur tranquil-
lité. Quelquefois ils forçoient les Espagnols à se retirer
avec précipitation, ou ils leur coupoient la retraite. Dans
la violence de leur ressentiment, ils massacrèrent deux
(i) Ilerrera , Jccaii. 3, Hb. II, cap. 3.
ET ÉCLAmCISSEMENS. 607
missionnaires Dominicains, que le zèle avoit portés à
s'ëtablir dans la province de Cumana (1). Le meurtre de
ces personnes révérées pour la sainteté de leur vie excita
la plus vive indignation parmi les colons d'Hispaniola,
qui, au milieu de la licence de leurs mœurs et de la
cruauté de leurs actions , étoient pleins d'un zèle ardent
pour la religion, et d'un respect superstitieux pour ses
ministres : ils résolurent de punir ce crime d'une manière
qui pût servir d'exemple , non seulement sur ceux qui
l'avoient commis , mais sur toute la nation entière. Pour
l'exécution de ce projet, ils donnèrent le commandement
de cinq vaisseaux et de trois cents hommes à Diego
Ocampo , avec ordre de détruire par le fer et par le feu
tout le pays de Cumana , et d'en faire les habltans esclaves
pour être transportés à Hispaniola. Las Casas trouva à
Porfo-Rico cette escadre faisant voile vers le continent,
et Ocampo ayant refusé de différer son voyage , il com-
prit qu'il lui seroit impossible de tenter l'exécution de son
plan de paix, dans un pays qui alloit être le théâtre de la
guerre et de la désolation (2).
» Dans l'espérance d'apporter quelque remède auxsuites
funestes de ce malheureux incident, il s'embarqua pour
Saint-Domingue, laissant ceux qui l'avoient suivi can-
tonnés parmi les colons de Porto-Rico. Plusieurs circons-
tances concoururent à le faire recevoir fort mal à Hispa-
niola. En travaillant à soulager les Indiens, il avoit censuré
la conduite de ses compatriotes, les colons d'Hispaniola,
(i) Oviedo , hist- 116. XIX, cap. 3.
(2) Herrera, decad- 2, lib. IX, cap. 8 , g.
5o8 NOTES
avec tant de sévérité, qu'il leur étoit devenu universelle-
ment odieux. Ils regardoient le succès do sa tentative
comme devant entraîner leur ruine. Us attendoient de
grandes recrues de Cumana , et ces espérances s'évanouis-
soient, si Las Casas parveiioit à y établir sa colonie.
Fif^ueroa , en conséquence d'un plan formé en Espagne
pour déterminer le degré d'intelligence et de docilité des
Indiens, avoit fait une expérience qui paroissoit décisive
contre le système de Las Casas. Il en avoit rassemblé à
Hispaniola un assez grand nombre, et les avoit établis
dans deux villages, leur laissant une entière liberté,
et les abandonnant à leur propre conduite : mais ces
Indiens, accoutumés à un genre de vie extrêmement
différent, hors d'état de prendre en si peu de temps de
nouvelles habitudes , et d'ailleurs découragés par leur mal-
heur particulier et par celui de leur patrie, se donnèrent
si peu de peine pour cultiver le terrain qu'on leur avoit
donné, parurent si incapables des soins et de la pré-
voyance nécessaires pour fournir à leurs propres besoins ,
et si éloignés de tout ordre et de tout travail régulier, que
les Espagnols en conclurent qu'il étoit impossible de les
former à mener une vie sociale, et qu'il falloit les regar-
der comme des enfans qui avoient besoin d'être conti-
nuellement sous la tutelle des Européens, si supérieurs à
eux en sagesse et en sagacité (i).
» Malgré la réunion de toutes ces circonstances , qui
armoient si fortement contre ses mesures ceux même à
qui il s'adressoit pour les mettre à exécution. Las Casas,
(i) Ilerrera, dicad. 2, lib. A', cap. 5.
ET ÉCT.AITxCISSEMENS. 609
par son activité et sa persévérance , par quelques condes-
cendances et beaucoup de menaces , obtint à la fin un petit
corps de troupes pour protéger sa colonie au premier
moment de son établissement. Mais à son retour à Porto-
Piico, il trouva que les maladies lui avoient déjà enlevé
beaucoup de ses f!;ons ; et les autres, ayant trouvé
quelque occupation dans l'Ile, refusèrent de le suivre.
Cependant, avec ce qui lui restoit de monde, il fit voile
vers Cumana. Ocampo avoit exécuté sa commission dans
cette province avec tant de barbarie , il avoit massacré ou
envoyé en esclavage à Hispaniola un si ^rand nombre d'In-
diens , que tout ce qui restoit de ces malheureux s'ét oit enfui
dans les bois , et que l'établissement formé à Tolède , se
trouvant dans un pays désert, touchoit à sa destruction.
Ce fut cependant en ce même endroit que Las Casas fut
obligé de placer le chef-lieu de sa colonie. Abandonné,
et par les troupes qu'on lui avoit données pour le proté-
ger , et par le détachement d'Ocampo , qui avoit prévu les
calamités auxquelles il devoit s'attendre dans un poste si
misérable, il prit les précautions qu'il jugea les meilleures
pour la sùretéet la subsistance de ses colons; mais, comme
elles étoient encore bien insuffisantes, il retourna à His-
paniola solliciter des secours plus puissans, afin de sauver
des hommes que leur confiance en lui avoit engagés à cou-
rir de si grands dangers. Bientôt après son départ, les
naturels du pays, ayant reconnu la foiblesse des Espagnols,
s'assemblèrent secrètement , les attaquèrent avec la furii.»
naturelle à des hommes rcduils au désespoir par les bar-
baries qu'on avoit exercées contre eux , en firent périr un
grand nombre , et forcèrent le reste à se retirer à l'ile de
5io NOTES
Cubagua. Le petite colonie qui étoit établie pour la
pêche des perles, partagea la terreur panique dont les
fugitifs étoient saisis , et abandonna Tile. Enfin , il ne resta
pas un seul Espagnol dans aucune partie du continent , ou
des îles adjacentes depuis le golfe de Paria jusqu'aux
confins du Darien. Accablé par cette succession de
désastres, et voyant l'issue malheureuse de tous ses
grands projets, Las Casas n'osa plus se montrer ; il s'en-
ferma dans le couvent des Dominicains à Saint-Domingue ,
et prit bientôt après l'habit de cet ordre (i). »
» Quoique la destruction de la colonie de Cumana ne
soit arrivée que l'an iSai , je n'ai pas voulu interrompre
le récit des négociations de Las Casas depuis leur origine
jusqu'à leur issue. Son système fut l'objet d'une longue
et sérieuse discussion ; et quoique ses tentatives en faveur
des Américains opprimés n'aient pas été suivies du succès
qu'il s'en promettoit (sans doute avec trop de confiance ) ,
soit par son imprudence , soit par la haine active de ses
ennemis, elles donnèrent lieu à divers règlemens qui
furent de quelque utilité à ces malheureuses nations. »
{Hist.d'Jmér.,\i\.m.)
Second Fragment.
« Il alloit (Cortez) détruire leurs autels et renverser
leurs idoles avec la même violence qu'à Zempoalla, si le
(i) Herrera, decad. 2, Itb. X, cap. 5; dccad. 3, lili- II ,
cap. 3,4, 5. Oviedo , hist. llb. XIX, cap. 5. Goraera, cap. 77.
Davila Padilla , Vib. I , cap. 97. Remcsal , h st. gen. lib II
cap. 22 , 23.
ET ÉCLAIRCÏSSEMENS. 5n
Père Jiarthelemi d'Olmedo, aumônier de l'armée, n'avolt
arrêté l'impétuosité de son zèle. Le religieux lui repré-
senta l'imprudence d'une telle démarche dans une grande
ville remplie d'un peuple également superstitieux et guer-
rier, avec lequel les Espagnols venoientde s'allier. Il déclara
que ce qui s'étoit fait à Zempoalla lui avoit toujours paru
injuste", que la religion ne devoit pas être prêchée le fer
à la main, ni les infidèles convertis par la violence; qu'il
fîiUoit employer d'autres armes pour cette conquête:
l'instruction qui éclaire les esprits, et les bons exemples
qui captivent les cœurs ; que ce n'étoit que par <;es
moyens qu'on pouvoit engager les hommes à renoncer
à leurs erreurs , et embrasser la vérité. — Au seizième
siècle, dans un temps où les droits de la conscience
étoient si mal connus de tout le monde chrétien, oij le
nom de tolérance étoit même ignoré , on est étonné de
trouver un moine espagnol au nombre des premiers
défenseurs de la liberté religieuse , et des premiers îm-
probateurs de la persécution. Les remontrances de cet
ecclésiastique , aussi vertueux que sage , firent impression
sur l'esprit de Cortez. Il laissa les Tascalans continuer
l'exercice libre de leur religion, en exigeant seulement
qu'ils renonçassent à sacrifier des victimes humaines. »
Histoire d'Amérique^ liv. V.
Robertson , après avoir prouvé que la dépopulation de
l'Amérique ne peut être attribuée à la politique du gou-
vernement espagnol , passe à ce morceau que nous avons
cité dans le texte :
« C'est avec plus (ï injustice encore que beaucoup d'écn-
5i2 NOTES
imins ont attribué à l'esprit d'intolérance de la religion
romainp la destruction des Américains , etc. »
Et enfin ailleurs, en parlant des Indiens, il dit :
« Quoique Paul lll, par sa fameuse bulle donnée en lôSj,
ait déclaré les Indiens créatures raisonnables, ayant droit
à tous les privilèges du christianisme, néanmoins, après
deux siècles , durant lesquels ils ont été membres de
l'Eglise, ils ont fait si peu de progrès, qu'à peine en
trouve-t-on quelques uns qui aient une portion d'intel-
ligence suffisante pour être regardés comme dignes de par-
ticiper à rEucharistie. D'après cette idée de leur incapa-
cité et de leur ignorance en matière de religion, lorsque
le zèle de Philippe lui fit établir l'inquisition en Amérique,
en i570 , les Indiens furent déclarés exempts de la juri-
diction de ce sévère tribunal , et ils sont demeurés soumis
à l'inspection de leurs évêques diocésains. » Tome V ,
page 2o5.
Si l'on pèse avec attention et impartialité tous les faits
avancés par le docteur presbytérien ^ si l'on se rappelle en
même temps les nombreux hôpitaux fondés parles Indiens
du Nouveau- Monde, les admirables missions du Para-
guay, etc., on sera convaincu qu'il n'y a jamaiseu de plus
atroce calomnie (jue celle qui attribue à la religion chré-
tienne la destruction des habitans du Nouveau-Monde.
Massacre d^ Irlande.
Des inimitiés nationales, bien plus encore que des
haines religieuses, produisirent on iG4-i le fameux mas-
sacre d'Irlande. Depuis long-temps opprimes par les
Anglais , d(>|)Ouillés de leurs terres, tourmentés dans leurs
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 5i3
mœurs , leurs habitudes et leur religion, réduits presque
à la condition d'esclaves par des maîtres hautains et tyran-
niques , les Irlandais , poussés au désespoir , eurent enfin
recours à la vengeance ; ils ne furent pas même les agres-
seurs dans cette horrible tragédie , et on avoit commencé
à les égorger avant qu'ils se déterminassent à répandre le sang.
M. Millon , dans ses Recherches sur l'Irlande (^impri-
mées à la suite du Voyage d'Arthur Young ) , a recueilli
des faits intéressans qu'il sera bon de mettre ici sous les
jeux du lecteur.
Quelques Irlandais s'étant soulevés par une suite de ce
système d'oppression qui pesoit sur leur malheureuse
patrie , le conseil anglais d'Irlande envoie des troupes
contre eux avec ordre de les exterminer.
« Les officiers , dit Castelhaven ( dont M. Millon cite
ici les propres paroles ), les officiers et les soldats^ peu
attentifs à distinguer les rebelles sujets , tuèrent indistinc-
tement ^ dans bien des endroits^ hommes^ femmes et
enfans ; ce procédé irrita les rebelles , et les porta à com-
mettre les mêmes cruautés sur les Anglais (i). D'après le
passage du comte Castelhaven , il paroît que les Anglais
avoient commencé la scène par ordre de leur chef, et que
le crime des Irlandais étoit d'avoir suivi un exemple
barbare (2).
M Je ne puis croire^ ajoute Castelhaven, qu'il y ait eu
alors en Irlande , hors des villes murées , la dixième partie
(i) Which procédure exasperated the rebels, and induced
them to commit the like cruelties upon the English.
(2) Ma-Geoghegan.
4. 33
5i4 NOTES
des sujets britanniques rapportés par le chevalier Temple
et autres écri\?ains^ comme massacrés par les Irlandais. Il
est clair que cet auteur répète jusqu'à deux ou trois fois ,
en divers endroits^ les mêmes personnes avec les mêmes cir-
constances, et qu il fait mention de quelques centaines
d'individus , comme massacrés alors , qui ont vécu encore
plusieurs années après , et quelques uns jusqu'à notre
temps : il est donc juste que , malgré les clameurs mal fon-
dées de certaines personnes , qui s^ écrient contre les Irlan-
dais , sans dire un mot de la rébellion fomentée chez eux ,
je rende justice à la nation irlandaise., et que je déclare
queleschefo de cette nation n'eurent jamais intention d'au-
toriser les cruautés qu on y avait exercées.
» L'exemple des Ecossais qui s'étoient insurgés fut en
partie cause de la révolte des Irlandais déjà mécontens;
ils se vojoient à la veille d'être forcés , ou de renoncer
à leur religion, ou d'abandonner leur patrie : une pétition
des protestans d'Irlande, signée de plusieurs milliers d'entre
eux, et adressée au parlement d'Angleterre, justifioit
leur crainte ; on se vantoit déjà publiquement qu'avant
un an il n'y auroit pas un seul papiste en Irlande. Cette
adresse produisit son effet en Angleterre : Charles I^"" ayant
remis , par une condescendance forcée , les affaires d'Ir-
lande entre les mains du parlement, cette assemblée fit
une ordonnance qui tendoit à l'extirpation totale des
Irlandais, et déclara qu'elle ne consentiroit jamais à aucune
tolérance de la religion papiste en Irlande, ni dans aucun
autre des Etats britanniques. I.e même parlement ordonna
ensuite qu'on assignât à des aventuriers anglais , moyen-
nant une certaine somme d'argent, deux millions cinq
KT ÉCLAIRCISSEMEISS. 5i5
cent mille acres de terres profitables en Irlande , non com-
pris les marais, les bois et les montagnes stériles, et cela
dans le temps où les propriétaires de terre engagés dans la
révolte étoient en très-petit nombre. Il falloit donc, pour
satisfaire l'engagement pris avec ces aventuriers, dépossé-
der une infinité d'honnêtes gens qui n'avoient jamais trou-
blé la tranquillité publique.
» Les Irlandais, principalement ceux d'Ulster, n'a-
voient pas oublié l'injuste confiscation de six comtés faite
sur eux , il n'y avoit pas encore quarante ans; ils regar-
doient les propriétaires actuels comme des usurpateurs;
et , leur douleur ayant dégénéré en vengeance , ils se sai-
sirent des maisons, des troupeaux et des effets de ces nou-
veaux venus, et les beaux édifices et les habitations com-
modes que ces colons avoient fait construire sur les terres
de ces propriétaires furent ou rasés ou consumés par le
feu (i). »
Telles furent les premières hostilités commises par les
Irlandais sur les Anglais ; il n'étoit pas encore question de
massacre : les Anglais , dit Ma-Geoghegan , furent les
premiers agresseurs; leur exemple fut suivi trop exacte-
ment par les catholiques de l'Ulster, et la contagion se
répandit bientôt par tout le royaume ; il ne s'agissoit pas
d'une querelle particulière , c'étoit une antipathie et une
haine nationale entre les deux peuples, savoir, les Irlan-
dais catholiques et les Anglais protestans
Voilà l'origine de cette malheureuse guerre qui coûta tant
de sang , voilà les causes du soulèvement des Irlandais
(i) Ma-Geoghegan.
33.
5i6 NOTES
en 1641, lequel fut suivi d'un horrible massacre. Ma-
Geoghegan assure une chose certaine , qu'il y eut six fois
plus de catholiques que de protestans massacrés dans cette
occasion, 1° parce que les premiers étoient dispersésdans
les campagnes, et par conséquent exposés à la furie d'un
ennemi impitoyable , au lieu que les derniers demeuroient
pour la plupart dans des villes murées et dans des châteaux
qui les mirent à couvert de la fureur d'une populace
effrénée ; et ceux d'enti''eux qui habitoient dans les cam-
pagnes, se retirèrent au premier bruit, dans les villes et
places fortes, où ils restèrent pendant la guerre; quel-
ques uns retournèrent en Angleterre ou en Ecosse, de sorte
qu'il n'en périt que fort peu , excepté ceux qui avoient
été exposés à la première furie des révoltés ; les garnisons
anglaises, sur ces entrefaites, massacrèrent les gens de la
campagne sans distinction d'âge ni de sexe; 2° le nombre
des catholiques exécutés à mort par les Cromwelliens
pour cause de massacre, fut si petit, qu'il étoit impos-
sible qu'ils eussent pu tuer un si prodigieux nombre de
prolestans (i).
« L'Irlande ayant été réduite , il y fut établi une haute
cour de justice pour la recherche des meurtres commis
sur les protestans , dans le cours de la guerre. On ne put
convaincre d'y avoir eu part que cent quarante catho-
liques , la plupart du bas peuple , quoique leurs ennemis
fussent leurs juges, et qu'on eût suborné des témoins
pour les trouver coupables; et des cent quarante, plu-
sieurs protestèrent de leur innocence , étant près àe périr.
(i) Ireland's Case.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. Siy
S'il eût été question de faire les mêmes recherches contre
les protestans, et d'admettre les preuves juridiques des
catholiques, il est incontestable que sur dix parlementaires
d'Irlande , neufauroient été trouvés coupables devant un
tribunal équitable (i). »
( Recherches sur l'Irlande, par M. Millon , 2 oolumes
<le la traduction du Voyage d^ Arthur Young en Irlande. )
Ainsi l'on voit que les passions des hommes , des haines
et des intérêts souvent très- étrangers à la religion , ont
produit les énormités sanglantes qu'on a rejetées sur un
culte qui ne prêche que la paix et l'humanité. Que dirolt
la philosophie , si on l'accusoit aujourd'hui d'avoir élevé
, les échafauds de Robespierre ? N'est-ce pas en emprun-
tant son langage qu'on a égorgé tant de victimes innocentes,
comme on a pu abuser du nom de la religion pour com-
mettre des crimes? Combien ne peut-on pas reprocher
d'actes de cruauté et d'intolérance à ces mêmes protestans
qui se vantent de pratiquer seuls la philosophie du chris-
tianisme? Les lois contre les catholiques d'Irlande, appe-
lées lois de découverte (^Laivs of discovery), égalent en
oppression, et surpassent en immoralité tout ce qu'on a
jamais reproché à l'Eglise romaine.
Par ces lois ,
1°. Tout le corps des catholiques romains est entière-
ment désarmé.
2". Ils sont déclarés incapables d'acquérir des terres.
3**. Les substitutions sont annulées , et elles sont parta-
gées également entre les enfans.
(1) Ireland's Case.
5i8 NOTES
4.°. Si un enfant abjure la religion catholique, il hérite
de tout le bien, quoiqu'il soit le plus jeune.
5°. Si le fils abjure sa religion, le père n'a aucun pou-
voir sur son propre bien , mais il perçoit une pension sur
ce bien qui passe à son fils.
6". Aucun catholique ne peut faire un bail pour plus
de trente -un ans.
7°. Si la rente d'un catholique est moins des deux tiers
de la valeur du bien, le dénonciateur aura le profit du bail.
8". Les prêtres qui célébreront la messe seront dépor-
tés ; et s'ils reviennent , pendus.
9°. Si un catholique possède un cheval valant plus de cinq
livres sterling , il sera confisqué au profit du dénonciateur*
10". Par une disposition du lord Hardwick, les catho-
liques sont déclarés incapables de prêter de l'argent à
hypothèque (i).
Il est bien remarquable que cette loi ne fut portée que
cinq ou six ans après la mort du roi Guillaume , c'est-à-
dire lorsque tous les troubles d'Irlande étoient apaisés,
et lorsque l'Angleterre étoit à son plus haut point de
lumière , de civilisation et de prospérité.
Il ne faut pas croire que , même dans ces temps de fer-
mentation, où les meilleurs esprits sont quelquefois
entraînés dans des excès, il ne faut pas croire que les
vrais catholiques approuvassent les fureurs du parti qui
se servoit de leur nom. La Saint-Barthélemi trouva des
larmes , même à la cour de Médicis , même dans la couche
de Charles IX.
(i) Voyage d'Arthur Young.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 5if)
« J'ai ouï raconter , dit Brantôme , qu'au massacre de
la Saint-Barlhélemi , la reine Isabelle n'en sachant rien ,
ni même senti le moindre vent du monde , s'en alla cou-
cher à sa mode accoustumée , et ne s'estant esveillée qu'au
matin , on lui dit à son réveil le beau mystère qui se jouoit :
llélas! dit-elle , le roy mon mari le sait-il? Oui, Madame,
répondit-on ; c'est lui-même qui le fait faire. O mon
Dieu! s'écria-t-elle , qu'est cecy, et quels conseillers
sont ceux-là qui lui ont donné tels advis ? Mon Dieu , je
te supplie et te requiers de luy vouloir pardonner; car si
tu n'en as pitié, j'ai grand'peur que cette offense ne lui
soit pas pardonnée; et soudain demanda ses Heures et se
mit en oraison, et à prier Dieu la larme à l'œil. Que Ton
considère , je vous prie , la bonté et la sagesse de cette
reyne, de n'approuver point une telle fesle, ni le jeu qui
s'y célébra; encore qu'elle eust grand sujet de désirer la
totale extermination, et de M. l'Amiral, et de tous ceux
de sa religion ; d'autant qu'ils étoient contraires du tout à
la sienne , qu'elle adoroit et honoroit plus que toute
chose au monde ; et de l'autre coté qu'elle voyoit com-
bien il troubloit Testât du roy son seigneur et mari. »
Mémoires de Brantôme ^ tom. II,,
Edition de Leyde, MCXCIX.
Note Q, page 3 12.
u Le sommet du Saint-Gothard est une plate-forme de
granit, nu, entouré de quelques rochers médiocrement
élevés , de formes très-irrégulières , qui arrêtent la vue en
tous sens, et la bornent à la plus affreuse des solitudes.
520 NOTES
Trois petits lacs et le triste hospice des Capucins inter-
rompent seuls runiformité de ce désert, ci!» l'on ne trouve
pas la moindre trace de végétation; c'est une chose nou-
velle et surprenante pour un habitant de la plaine , que le
silence absolu qui règne sur cette plate-forme : on n'en-
tend pas le moindre murmure; le vent qui traverse les
cieux ne rencontre point ici un feuillage ; seulement lors-
qu'il est impétueux , il gémit d'une manière lugubre
contre les pointes de rochers qui le divisent. Ce seroit en
vain qu'en gravissant les sommets abordables qui envi-
ronnent ce désert , on espéroroit se transporter par la vue
dans des contrées habitables : on ne voit au-dessous de
soi qu'un chaos de rochers et de torrens : on ne distingue
au loin que des pointes arides et couvertes déneiges éter-
nelles , perçant le nuage qui flotte sur les vallées , et qui
les couvre d'un voile souvent impénétrable ; rien de ce qui
existe au-delà ne parvient aux regards, excepté un ciel
d'un bleu noir, qui, descendant bien au-dessus de l'ho-
rizon, termine de tous côtés le tableau, et semble être
une mer immense qui environne cet amas de montagnes.
» Les malheureux capucins qui habitent l'hospice sont
pendant neuf mois de Tannée ensevelis sous des neiges,
qui souvent, dans l'espace d'une nuit, s'élèvent à la hau-
teur de leur toit, et bouchent toutes les entrées du cou-
vent. Alors il faut se frayer un passage par les fenêtres
supérieures qui servent de portes. On juge que le froid et
la faim sont des fléaux auxquels ils sont fréquemment
exposés , et que , s'il existe des cénobites qui aient droit
aux aumônes, ce sont ceux-là. »
ET ÉCLAIRCISSEMENS. Sai
Note de la traduction des lettres de Coxe sur la Suisse,
par M. Ramond.
Les hôpitaux militaires viennent originairement des
bénédictins. Chaque couvent de cet ordre nourrissoit un
ancien soldat, et lui donnoit une retraite pour le reste de
ses jours. Louis XIV, en réunissant ces diverses fonda-
tions en une seule, en forma T Hôtel des Invalides. Ainsi,
c'est encore la religion de paix , qui a fondé Tasile de nos
vieux guerriers.
Note R , page 38o.
Il est très-difficile de donner un relevé exact des col-
lèges et des hôpitaux , parce que les différentes statis-
tiques sont très-incomplètes, et les géographies omettent
une foule de détails : les unes donnent la population d'un
Etat sans donner le nombre des villes; les autres comptent
les paroisses , et oublient les cités. Les cartes surchargées
de noms de lieu, multiplient les bourgs , les châteaux , les
villages. Le grand travail sur les provinces de la France ,
commencé sous Louis XIV, n'a point malheureusement
été achevé. Les cartes de Cassini , qui seroient d'un
grand secours , sont aussi demeurées incomplètes.
Les histoires particulières des provinces négligent en
général la statistique, pour parler des anciennes guerres
des barons , des droits de telle ville et de tel bourg. A peine
trouvez-vous quelques fondations perdues dans un fatras
de choses inutiles. Les historiens ecclésiastiques, à leur
'our, se circonscrivent dans leur sujet, et passent rapide-
522 NOTES
ment sur les faits d'un intérêt général. Quoi qu'il en soit ,
au milieu de cette confusion , nous avons tâché de saisir
quelques résultats dont nous allons mettre les tableaux
sous les yeux des lecteurs.
ET ÉCLAIRCISSEMENS.
523
Extrait de la partie ecclésiastique de la Statistique
de M. de Beaufort.
i8 Archevêchés.
1 17 Evècliés.
II Evêques pour les mis-
sions, etc.
16 Chefs d'Ordres ou
Corigre'gations.
366000 Ecclésiastiques.
3449*^ Paroisses.
4644 Annexes,
boo Chapitres et Collé-
giales
36 Académies.
24 Universités.
ÉTATS HÉRÉDIT. D'AUTRICHE.
5 Archevêchés.
i5 Evêchés.
6 Universités.
6 Collèges.
GRAND-DOCHÉ DE TOSCANE.
3 Archevêchés.
2 Evêchés.
a Universités
RUSSIE.
3o Archevêchés et Evê-
chés grecs.
68000 Ecclésiastiques.
i83i9 Paroisses-Cathédrales
4. Universités.
ESPAGNE.
8 Archevêchés.
5i Evêchés.
117 Eglises.
19683 Paroisses.
27 Universités.
ANGLETERRE.
2 Archevêchés.
25 Evêchés.
584 Paroisses.
4 Archevêchés.
19 Evêchés.
44 Doyennés
2293 Paroisses.
i3 Synodes.
98 Presbytères.
988 Paroisses.
4 Chapitres.
2 Couvens d'hommes ,
dont un luthérien.
I Evèque cUholique.
I Cathédrale.
6 Universités.
PORTUGAL.
1 Patriarche.
5 Archevêques.
19 Evêques.
3343 Paroisses.
2 Universités.
LES DEUX-SICILES. — NAPLES.
23 Archevêchés.
145 Evêchés.
SICILE.
3 Archevêchés.
4 Universités.
Les couvens sont tenus d'a-
voir des écoles gratuites.
52,i
NOTES
SARDAICNE.
3 Archevêchés.
26 Evêchés.
5o Abbayes.
3 Unîversite's.
ÉTAT ECCLÉSIASTIQUE.
3 Archevêcliés.
5 Evêchés.
I Archevêché.
î4 Evêchés.
2538 Paroisses.
i38i Paslorats.
3 Universités.
10 Collèges.
DANEMARCK.
12 Evêchés.
a Universités.
a Archevêchés.
6 Evêchés.
4 Universités.
I Patriarchat.
4 Archevêques.
3i Evêques.
1 Université à Padoue.
HOLLANDE.
6 Universités et plu-
sieurs sociétés litté-
raires , beaucoup de
monastères catholi-
ques des deux s xes.
4 Evêques suffragans de
l'archevêque de Be-
sançon.
I Université à Bâie.
PALATINAT DE BaYIÈRE.
Plusieurs Académies.
I Archevêché.
4 Evêchés.
a Universités.
1 Académ. des Sciences.
SAXE.
I Chapitre catholique.
3 Couvens de filles.
3 Universités.
5 Collèges presbyté-
riens.
I Académ. des Sclenc.
HANOVRE.
780 Paroisses luthérienn.
14 Communautés.
I Collégiale catholique.
I Couvent et plusieurs
autres églises.
L'Université de Got-
tingue.
WURTEMBERG.
Le Consistoire luthérien-
i4 Prelalures ou abbayes-
1 Université et plusieurs
collèges.
LANDGRAVIATDEHESSE-CASSEL.
2 Universités.
I Académ des Sciences.
On voit qu'il n'est pas question .des hôpitaux et des
fondations de chanté dans ce tableau. Le mot de collège
ET ÉCLAIRCISSEMENS. ôaS
y est employé vaguement et dans un sens collectif. On
sent bien, par exemple, qu'il y a plus de six collèges
dans les Etats hëréditaires d'Autriche , et que l'auteur a
voulu désigner seulement des espèces d'Universités infé-
rieures à celles qui portent ordinairement ce nom.
En faisant le dépouillement de l'ouvrage du Frère Hé-
Ijot , nous avons trouvé le résultat suivant pour les chefs-
lieux d'hôpitaux en Europe :
Religieux de Saint- Antoine de Viennois.
Chefs-lieux d'hôpitaux.
En France 5
En Italie 4
En Allemagne 4-
Religieux non réformés de cet ordre »
Hôpitaux inconnus »
Chanoines réguliers de P Hôpital de Roncevaux.
Roncevaux i
Ortie I
Plusieurs hôpitaux dépendans, inconnus >»
Ordre du Saint-Esprit de Montpellier.
Rome 2
Bergerac i
Troyes i
Plusieurs inconnus »»
ïQ
5^6 NOTES
Chefs-lieux d'hôpitaux.
de l'autre part. ... ig
Religieux Porte-Croix.
Mon asfères-Hopitaux.
En Italie 200
En France 7
En Allemagne 9
En Bohême ii>
Chanoines et Chanoinesses de S. Jacques de VEpée.
En Espagne 20
Religieuses Hospitalières^ ordre de Saint- Augustin.
Hôtel-Dieu à Paris i
Saint-Louis i
Moulins I
Frères de la Charité de Saint- Jean de Dieu,
Espagne et Italie 18
France ^4
Religieuses Hospitalières de la Charité de N. D.
France 12
Religieuses Hospitalières de Loches.
France 18
Italie I ^
357
Eï ÉCLAIRCISSEMENS. 627
Chefs-lieux d'hôpitaux.
ci-contre. . . . 867
Religieuses Hospitalières de T Ordre de SainU Jean-de-
Jérusalem en France,
Beaulieu i
Sieux I
Dames de la Charité ^ fondées par S. Vincent de Paul.
France , Pologne et Pays-Bas 280
Dirigent de plus à Paris l'hôpital du Nom- de-
Jésus , devenu rhôpital-général i
Les deux maisons des Enfans-Trouvés 2
Le séminaire vis-à-vis de Saint- Lazare »
L'Hôtel des Invalides i
Les Incurables 1
Les Petites-Maisons i
Filles Hospitalières de Sainte-Marthe en France.
Beaune i
Châlons \
Dijon I
Langres i
Plusieurs autres en Bourgogne , inconnus »
Chanoinesses Hospitalières en France.
Sainte-Catherine , à Paris i
Saint-Gervais , ibid i
65 1
528 NOTES
Chefs- lieux d'hôpitaux.
de V autre paru. . . .G5i
Filles- Dieu,
Paris , rue Saint-Denis i
Orléans i
Filles Hospitalières en France.
Beauvais i
Noyon i
Abbeville. i
Amiens i
Pontoise i
Cambrai 3
Menin i
Tiers- Ordre de Saint-François les Bons-Fieux.
Armentières i
Lille I
Dunkerque i
Bergue i
Ypres I
Sœurs-Grises.
Chefs-lieux d'hôpilaux aS
Bnigelettes et Frères- Infirmiers ., Minimes en Espagne.
Burgos I
Guadalaxara i
69a
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 629
Chefs-lieux d'hôpitaux.
ci- contre 692
Murcie , Nazara
Belmonte
Tolède
Talavera
Pampelune
Saragosse
Valladolid
Médina del Campo
Lisbonne
Evora
Malines , en Flandre
Filles Hospitalières de S. Thomas-de- Villeneuoe ,
en France.
En Bretagne 1 3
A Paris I
Filles de Saint-Joseph.
Bellej
Lyon
Grenoble
Embrun
Gap
Sisteron
Viviers
Uzës
726
4. 34
53o NOTES
Chefs-lieux d'iiôpilaux.
de l'autre part 726
Filles de Miramion.
Paris 3
Total des hôpitaux dans les chefs-lieux d'hô-
pitaux 72g
Pour se convaincre qu'Hélyot ne parle ici que des
chefs-lieux des Hôpitaux desservis par les différens ordres
monastiques, il suffit de remarquer qu'aucune capitale,
excepté Paris , n'est nommée dans ce tableau , et qu'il y
a telle métropole qui contient jusqu'à vingt et trente hos-
pices. Ces maisons centrales des ordres hospitaliers ont
étendu des branches autour d'elles , et ces branches ne
sont indiquées dans la plupart des auteurs que par des etc.
Il est presque impossible de rien dire de certain sur le
nombre des collèges en Europe : les auteurs en parlent à
peine. On voit seulement que les religieux de Saint-Basile
en Espagne n'ont pas moins de quatre collèges par pro-
vince; que toutes les congrégations bénédictines ensei-
gnoient; que les provinces des Jésuites embrassoient toute
l'Europe; que les Universités avoient des multitudes
d'écoles et de collèges dépendans, etc. ; et quand , d'après
les statistiques des divers temps, nous avons avancé que
le christianisme enseignoit 3oo,ooo élèves , nous sommes
certainement restés au-dessous de la vérité.
C'est d'après le calcul suivant , tiré des diverses géo-
graphies , et en particulier de celle de Guthrie , que nous
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 53i
avons donné Ssg^ "villes en Europe , en accordant à
chacune de ces villes un hôpital.
Villes.
Norvs^ège 20
Danemarck propre 3i
Suède ^5
Russie d'Europe 83
Ecosse I o3
Angleterre 552
Irlande 3g
Espagne 208
Portugal 5 1
Piémont. . . .« 3j
République Italique 4-^
République de Saint-Marin l
Etats Vénitiens et duché de Parme 23
République Ligurienne i5
République de 2
Toscane 22
Etats de l'Eglise 36
Rojaume de Naples 60
Royaume de Sicile 17
Corse et autres îles 21
France , en y comprenant son nouveau territoire. 960
Prusse 3o
Pologne 4-0
Hongrie 67
3536
34.
53a NOTES
Villes.
de Vautre part. . . 2S3G
Transylvanie 8
Gallicie 1 6
République Helvétique gi
Allemagne 64-3
3294
Note S, page SgS.
C est cette corruption de V empire romain qui a attiré du
fond de leurs déserts les Barbares., qui., sans connoilre la
mission quils a<}oient de détruire .^ s'' étaient appelés par
instinct le fléau de Dieu.
Salvien, prêtre de Marseille (i), qu'on a appelé le
Jérémie du cinquième siècle., écrivit ses livres de la Provi-
dence (2) , pour prouver à ses contemporains qu'ils
avoient tort d'accuser le ciel, et qu'ils mérit oient tous les
malheurs dont ils étoient accablés.
« Quel châtiment, dit-il, ne mérile pas le corps de
» l'empire, dont une partie outrage Dieu par le débor-
(i) Il paroît certain, d'après les lettres qui jious restent de
Salvien , qu'il étoit de Trêves, et d'une des premières familles
de cette ville. A l'e'poque de l'invasion des Barbares, il alla
s'établir à l'autre extrémité des Gaules avec sa femme Paladie
et sa fille Auspiciole : il se fixa à Marseille où il perdit son
épouse, et se fit prêtre. Saint-Hilaire d'Arles, son contempo-
rain, le qualifioit è^ homme excellent , et de très-heureux senitcur
de Jésus-Christ.
(a) De Gubematione Dei et de justo Dcî prœsentique judicio.
ET ECLAIKCISSEMENS. 633
» dément de ses mœurs et l'autre joint l'erreur aux plus
» honteux excès?
» Pour ce qui est des mœurs, pouvons-nous le dispu-
» ter aux Goths et aux Vandales? Et, pour commencer par
» la reine des vertus, la charité, tous les Barbares, au
» moins de la même nation, s'aiment réciproquement ; au
n lieu que les Romains s'entre-déchirent Aussi voit-
» on tous les jours des sujets de l'empire aller chercher
» chez les Barbares un asile contre l'inhumanité des
i> Romains. Malgré la différence de mœurs, la diversité
» du langage, et, si j'ose le dire, malgré l'odeur infecte
» qu'exhalent le corps et les habits de ces peuples étran-
» gers(i), ils prennent le parti de vivre avec eux, et de
» se soumettre à leur domination, plutôt que de se voir
» continuellement exposésaux injustes et tjranniques vio-
j) lencesde leurs compatriotes.
» Nous ne gardons aucune des lois de l'équité,
i> et nous trouvons mauvais que Dieu nous rende justice.
» En quel pays du monde voit-on des désordres pareils
j> à ceux qui régnent aujourd'hui parmi les Romains?
w Les Francs ne donnent pas dans ces excès ; les Huns
n en ignorent la pratique ; il ne se passe rien de semblable
» ni chez les Vandales, ni chez les Goths Que dire
» davantage ? les richesses d'autrefois nous ont échappé
( i ) £/ quam^'is au Ms ad çuos corfugiunt dtscrepent rltu ,
discrepent linguâ , ipso etiam , ut if a dicam , corporum atque
indaciarum barbarlcarum fœtore disseali'ant , malunt tamen in
barharis pâli cultum diss'imilem quam in Romanis injustitiam
s œ vient cm. (De Gub. Dei, lib. V.)
534 NOTES
» des mains ; et , réduits à la dernière misère , nous ne
» pensons qu'à de vains amusemens. La pauvreté range
» enfin les prodigues à la raison , et corrige les débau-
» chés : mais pour nous, nous sommes des prodigues et
» des débauchés d'une espèce toute particulière •, la disette
» n'empêche pas nos désordres.
» Qui le croiroit ? Carthage est investie , déjà
» les Barbares en battent les murailles ; on n'entend autour
» de cette malheureuse ville que le bruit des armes, et,
1» durant ce temps-là, des habitans de Carthage sont au
» Cirque tout occupés à goûter le plaisir insensé de voir
» s'entr' égorger des athlètes en fureur; d'autres sont au
j> théâtre, et là ils se repaissent d'infamies. Tandis qu'on
» égorge leurs concitoyens hors de la ville , ils se livrent
» au-dedans à la dissolution.... Le bruit des combattans
» et les applaudissemens du Cirque , les tristes accens des
» mourans et les clameurs insensées des spectateurs se
» mêlent ensemble; et dans cette étrange confusion, à
» peine peut-on distinguer les cris lugubres des malheu-
» reuses victimes qu'on immole sur le champ de bataille,
j> d'avec les huées dont le reste du peuple fait retentir les
M amphithéâtres. N'est-ce pas là forcer Dieu, et le con-
» traindre à punir? Peut-être ce Dieu de bonté vouloit-il
» suspendre l'effet de sa juste indignation , et Carthage lui
» a fait violence pour l'obliger à la perdre sans ressource.
» Mais à quoi bon chercher si loin des exemples ?
» n'avons-nous pas vu , dans les Gaules , presque tous les
i) hommes les plus élevés en dignité devenir, par 1 adver-
» silé, pires qu'ils n'étoient auparavant? N'ai-je pas vu
» moi-même la noblesse la plus distinguée de Trêves ,
ET ECLAIRCISSEMENS. Ô55
» quoique ruinée de fond en comble, dans un ëtat plus
» déplorable par rapport aux mœurs que par rapport aux
» biens de la vie? Car il leur restoit encore quelque chose
» des débris de leur fortune , au lieu qu'il ne leur res-
w toit plus rien des mœurs chrétiennes (i).
» N'est-ce pas la destinée des peuples soumis à
» l'empire romain, de périr plutôt que de se corriger? Il
» faut qu'ils cessent d'être pour cesser d'être vicieux. En
» faut-il d'autres preuves que l'exemple de la capitale
» des Gaules (2)? ruinée jusqu'à trois fois de fond en
» comble, n'est-elle pas plus débordée que jamais? J'ai
j> vu moi-même , pénétré dhorreur , la terre jonchée de
» corps morts. J'ai vu les cadavres nus, déchirés , exposés
» aux oiseaux et aux chiens : l'air en éloit infecté , et la
n mort s'exhaloit pour ainsi dire de la mort même. Qu'ar-
» riva-t-il pourtant? ô prodige de folie , et qui pour»
j) roit se Timaginer ! une partie de la noblesse , sauvée
( 1 ) Sdi/ qu'iJ ego loçuor de longe positis et quasi in alla orbe
suimotis , cùm sciam eticm in solo patrlo atque in civitaiibus
Gallicanis omnes fere prœcelsiores viras calamitalibus suis /ados
fuisse pej'ores ? Vidi siquidcm ego ipse Treveros domi nobiles ,
dignitate sublimes , licet jam spoliatos atque vastatos , minus
tamen eiersos rcLus fuisse quàm mari bus. Quamris etiam depo—
pulatis jam attjue nudatis aliquid supererat de suistantid , ni/iil
tamen de disciplina. ( De Gub. Dei , lib. VI ., in-8° éd. tert. cum
notis Baluz. p. iSg. )
(2) Trêves. Cette ville e'toit alors la re'sidence du préfet des
Gaules , et les empereurs y faisoient leur se'jour ordinaire
quand ils s'arrêtoient dans les provinces en-deçà du Rhin et
des Ali>es.
636 NOTES
» des ruines de Trêves, pour remédier au mal, demanda
n aux empereurs d'y rétablir les jeux du Cirque
» .... Pense-t-on au Cirque , quand on est menacé
» de la servitude? ne songe-l-on qu'à rire, quand on
» n'attend que le coup de la mort?
» Ne diroit-on pas que tous les sujets de l'empire ont
1) mangé de cette espèce de puison qui fait rire et qui
» tue? Ils vont rendre l'àme, et ils rient! Aussi nos ris
» sont-ils partout suivis de larmes , et nous sentons des à
3) présent la vérité de ces paroles du Sauveur : Malheur
» à vous qui riei^ car vous pleurerez ! » ( Luc , 6 , 25. )
( De la Providence ^ liv. 5 , 6 e^ 7. )
Le cardinal Bellarmin fait remarquer que le zèle de
Salvien pour la réformalion des mœurs lui avoit fait trop
généraliser la peinture qu'il fait des vices de son siècle.
Tillemont fait une observation semblable : il dit que la
corruption ne pouvoit pas être si universelle dans un
temps où il y avoit encore tant de saints évêques. Le livre
de Salvien parut en 4-39. Douze ans auparavant, saint
Augustin avoit publié, sur le même sujet, son grand
ouvrage de la Cité Je Dieu , qu'il avoit commencé en 4-i3 ,
après la prise de Rome par Alaric. \ la profondeur des
pensées, à la parfaite justesse des vues, on reconnoitdans
ce livre le plus beau génie de l'antiquité chrétienne.
Les païens attribuoient les malheurs de l'empire à
l'abandon du culte des dieux, et les chrétiens foibles ou
corrompus enprenoient occasion d'accuser la Providence.
Saint Augustin remplit le double objet de répondre aux
reproches des uns, d'éclairer et de consoler les autres. Il
ET ÉCLAIRCISSEMENS. BSy
montre aux païens, en parcourant l'histoire depuis la
ruine de Troie, que les anciens empires, comme ceux
des Assyriens et des Egyptiens, avoient péri, quoiqu'ils
n'eussent pas c essé d'être fidèles au culte des dieux ; il rap-
pelle particulièrement aux Romains ce que leurs pères
avoient souffert lors de l'incendie de Rome par les Gau-
lois , pendant la seconde guerre Punique , et surtout du
temps des proscriptions de Marius et de Sylla. Il fait voir
que ce dernier avoit été bien plus cruel que les Golhs ;
que ceux-ci avoient du moins épargné tous ceux qui
s' étoient réfugiés dans les basiliques des apôtres et les tom-
beaux des martyrs, protection qu'on n'avoit jamais vue,
dans toute l'anliquilé , procurée par les temples des dieux ;
et qu'ainsi, en accusant la religion chrétienne, ils se ren-
doient encore coupables d'ingratitude. Il leur dit ensuite
que leur perte avoit pour principe la corruption de leurs
moeurs, dont il fait remonter l'époque à la construction
du premier amphithéâtre, que Scipion Nasica voulut en
vain empêcher; corruption que S^llusle a peinte avec
tant de force, et qui faisoit dire à Cicéron, dans son
traité de la République (i), écrit soixante ans avant J. C,
qu'/7 comptait VEtat de Rome pour déjà ruiné ^ par la chute
des anciennes mœurs.
Saint Augustin dit aux chrétiens que les gens de bien
commettent toujours beaucoup de fautes ici-bas qui
méritent des punitions temporelles ; mais que les vrais dis-
ciples de Jésus-Christ ne regardoient pas comme des
maux la perte des biens, l'exil, la captivité, ni la mort
(i) Fragment conserve dans la Cité de Dieu, liv. II, ch. 21 =
538 NOTES ET ÉCr.ATRCISSEMENS.
même, et qu'ils n'espéroient le bonheur que dans la cité
du ciel , qui est leur véritable patrie.
Cet ouvrage n'est que le développement de la fameuse
lettre que le saint docteur avoit écrite , lors de la prise de
Rome, au tribun Marcellin, secrétaire impérial en
Afrique. Peu de temps après, ce même Marcellin fut
calomnieusement accusé d'êlre entré dans une conspira-
tion contre l'empereur, et il fut condamné à perdre la
léte, ainsi que son frère Appringius. Comme ils éloient
ensemble en prison, Appringius dit un jour à Marcellin :
« Si je souffre ceci pour mes péchés, vous dont je con-
» nois la vie si chrétienne , comment l'avez-vous mérité ?
» — Quand ma vie, dit Marcellin, seroit telle que vous
» le dites , croyez-vous que Dieu me fasse une petite
» grâce , de punir ici mes péchés, et de ne les pas réserver
» au jugement futur {i)l » ( Note de l'Editeur. )
(i) Parpumne f înçuit , mihi existimas con/crri dii>inilùs benefi-
ciam ( si tamen hoc testimomum tuum de vit à mcâ verum est ) ut
çuod pat l'or , eliamsi usçue ad effusionem sanguinis patiar, ibi
pcccata mea puniantur , nec mihi ad futurum judicium reser—
ventur? (S. Aug. ad Cœcilianum , ep. i5i.)
FIN DES NOTES DU QUATRIEME VOLUME.
TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS DANS CE VOLUME.
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE PREMIER.
EGLISES, ORNEMENS, CHAKTS, PRIÈRES, SOLENNITÉS, elC.
Chapitre I. Des Cloches Pag. i
Chapitre II. Du Vêlement des prêtres et des Or-
nemens de l'Eglise. 6
Chapitre III. Des Chants et des Prières lo
Chapitre IV. Des Solennite's de l'Eglise. Du Dimanche, aa
Chapitre V. Explication de la blesse 27
Chapitre VI. Ce're'monies et Prières de la Messe 3i
Chapitre VII. La Fête-Dieu Sy
Chapitre VIII. Les Rogations 4^
CHAFlxaB IX. De quelques Fêtes chre'tiennes. Les Rois,
Noël , etc 46
Chapitre X. Fune'railles. Pompes funèbres des Grands, 53
Chapitre XI. Fune'railles du Guerrier, Convois des
Riches, Coutumes, etc Sy
Chapitre XII. Des Prières pour les Morts 61
54o
TABLE
LIVRE SECOND.
TOBIBEAUX.
Chapitre I. Tombeaux antiques. L'Egypte 69
Chapitre II. Les Grecs et les Romains 7a
Chapitre III. Tombeaux modernes. La Chine et la
Turquie y4
Chapitre IV. La Cale'donie, ou l'ancienne Ecosse. .. . 76
Chapitre V. Otaïti 78
Chapitre VI. Tombeaux chre'liens 82
Chapitre VII. Cimetières de campagne 86
Chapitre VIII. Tombeaux dans les Eglises 89
Chapitre IX. Saint-Denis g4
LIVRE TROISIÈME.
vue générale du clergé.
Chapitre I. De Je'sus-Christ et de sa vie 99
Chapitre II. Clergé séculier. Hiérarchie 110
Chapitre III. Clergé régulier. Origine de la vie mo-
nastique 127
Chapitre IV. Des Constitutions monastiques i36
Chapitre V. Tableau des mœurs et de la vie religieuse.
IMoines, Copbtes, Maronites, etc., i44
Chapitre VI. Suite du précédent. Trappistes, Char-
treux, Sœurs de Sainte-Claire, Pères
de la Rédemption , Missionnaires,
Dames de la Charité, etc i5o
DES CHAPITRES.
54»
LIVRE QUATRIÈME.
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Chapitre
I. Idée générale des Missions iSi
II. Missions du Levant 17?
III. Missions de la Chine i8i
IV. Missions du Paraguay. Conversion des
Sauvages 190
V. Suile des Missions du Paraguay. Répu-
l>lique chrétienne. Bonheur des In-
diens 199
VI. Missions de la Guiane ai6
VII. Missions des Antilles 220
VIII. Missions de la Nouvelle-France 227
IX. Fin des Missions 246
LIVRE CINQUIÈME.
ORDRES militaires , OU CHEVALERIE.
I. Chevaliers de Malte 2^9
II. Ordre Teutonique 267
III. Chevaliers de Calatrave et de Saint-Jac-
ques-de-l'Epée, en Espagne aSg
IV. Vie et Mœurs des Chevaliers 265
LIVRE SIXIEME.
SERVICES RENDUS A LA SOCIÉTÉ PAR LE CLERGÉ ET LA BELIGIOII
CHRÉTIENNE , EN GÉNÉRAL.
Chapitre I. Immensité des biçnfaits du Christianisme. 287
Chapitre II. Hôpitaux 290
Chapitre III. Hôtel-Dieu. Sœurs-Grises 3oi
542 TABLE DES CHAPITRES.
Chapitre IV, Enfans-Trouvës. Dames de la Charité.
Traits de bienfaisance 3oq
CbaFITEE V. Education. Ecoles. Colle'ges. Univer-
sités. Bénédictins et Jésuites 3i4
Chapitre VI. Papes et Cour de Rome. Découvertes
modernes , etc 824
Chapitre VII. Agriculture » 335
Chapitre VIII. Villes et Villages, Ponts, Grands Che-
mins, etc 34t
Chapitre IX. Arts et Métiers , Commerce 348
Chapitre X. Des Lois civiles et criminelles 353
Chapitre XI. Politique et Gouvernement 36a
Chapitre XII. Récapitulation générale 374
Chapitre XIII et dernier. Quelseroit aujourd'hui l'état
de la Société , si le Christianisme n'eût
point paru sur la terre? — Conjec-
tures — Conclusion 383
Notes et Eclaircissemens 4' 7
riN DK LA TABLE DU QUATRIEME VOLUME.
p ■