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Full text of "Génie du christianisme ; ou Beautés de la religion chretienne."

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COLLECTION  : 


GENIE 

DU 

CHRISTIANISME 

.  on 

BEAUTÉS 
DE  LA  RELIGION  CHRÉTIENNE. 


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IMPRIMERIE   LE  NORMAT^T,   RDE  T>E  SEINE,  IS°  8. 


GENIE 

DU 


CHRISTIANISME, 

ou 

BEAUTÉS 
DE  LA  RELIGION   CHRÉTIENNE  ; 

PAR  M.  LE  V^E  DE  CHATEAUBRIAND.      - 


chose  admiraLle  !  la  religion  chre'lienne,  qui  ne  itctnble 
avoir  d'objet  que  la  fc'licité  de  l'autre  vie,  fait  l'ncore 
notre  bonheur  dans  celle-ci. 

MoNTBSQuiiiu  ,  Esp.  des  Lois  ,\tv.  isxir  ,ch.  3. 


TOME  QUATRIÈME. 


PARIS. 

LE  NORMANT,    IMPRIMEUR-LIBRAIRE, 

RDE    DE    SEINE,    k"    8,    PRES    LE   PO^T    DES    ARTS. 

MDCCCXXIII. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arclnive.org/details/genieducliris182304cliat 


GENIE 

DU  CHRISTIANISME. 

QUATRIÈME  PARTIE. 

CULTE. 

LIVRE  PREMIER. 

ÉGLISES,     ORNEMENS,     CHANTS,     PRIÈRES, 
SOLENNITÉS,    elC. 

VVVVVVVVVVVVvVVVVVVVVVVVVV%\i^fVVV\VV\fVVVVVVVVVVVVVVVVXVVVVVVV\avVVVV\V/V\VVXVV\VVV 

CHAPITRE  PREMIER. 

Des  Cloches. 

L'histoire  d'Alala  nous  ramène  naturelle- 
ment au  culte  chrétien  dont  nous  venons  de 
voir  quelques  cérémonies  au  milieu  des  dé- 
serts. Ce  sujet  est  pour  le  moins  aussi  riche  que 
celui  des  trois  premières  parties ,  avec  les- 
quelles il  forme  un  tout  complet. 

4, 


a  GÉNIE 

Or,  puisque  nous  allons  entrer  dans  le 
temple ,  parlons  premièrement  de  la  cloche  qui 
nous  y  appelle. 

C'étoit  d'abord,  ce  nous  semble,  une  chose 
assez  merveilleuse  d'avoir  trouvé  le  moyen,  par 
un  seul  coup  de  marteau,  de  faire  naître,  à  la 
même  minute  ,  un  même  sentiment  dans  mille 
cœurs  divers ,  et  d'avoir  forcé  les  venls  et  les 
nuages  à  se  charger  des  pensées  des  hommes. 
Ensuite ,  considérée  comme  harmonie ,  la 
cloche  a  indubitablement  une  beauté  de  la 
première  sorte  :  celle  que  les  artistes  appel- 
lent le  grand.  Le  bruit  de  la  foudre  esl  sublime, 
et  ce  n'est  que  par  sa  grandeur  ;  il  en  est  ainsi 
des  vents ,  des  mers  ,  des  volcans ,  des  cata- 
ractes, de  la  voix  de  tout  un  peuple. 

Avec  quel  plaisir  Pythagorc  ,  qui  prêtoit 
l'oreille  au  marteau  du  forgeron,  n'eût-il  point 
écouté  le  bruit  de  nos  cloches,  la  veille  d'une 
solennité  de  l'Eglise!  L'âme  peut  être  attendrie 
par  les  accords  d'une  lyre,  mais  elle  ne  sera 
pas  saisie  d'enthousiasme  ,  comme  lorsque  la 
foudre  des  combats  la  réveille,  ou  qu'une 
pesante  sonnerie  proclame  dans  la  région 
des  nuées  les  triomphes  du  Dieu  des  batailles. 

Et  pourtant  ce  n'étoit  pas  là  le  caractère  le 


DU  CHRISTIANISME.  3 

plus  remarquable  du  son  des  cloches  ;  ce  son 
avoit  une  foule  de  relations  secrètes  avec  nous. 
Combien  de  fois,  dans  le  calme  des  nuits,  les 
lintemens  d'une  agonie ,  semblables  aux  lentes 
pulsations  d'un  cœur  expirant,  n'ont-ils  point 
surpris  l'oreille  d'une  épouse  adultère  !  Com- 
bien de  fois  ne  sont-ils  point  parvenus  jusqu'à 
l'athée,  qui, dans  sa  veille  impie,  osoit  peut- 
être  écrire  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu  !  La  plume 
échappe  de  sa  main  ;  il  écoute  avec  effroi  le 
glas  de  la  mort,  qui  semble  lui  dire  :  Est-ce 
quil  ii'y  a  point  de  Dieu?  Oh  î  que  de  pareils 
bruits  n'effrayèrent  -  ils  le  sommeil  de  nos 
tyrans!  Etrange  religion,  qui,  au  seul  coup 
d'un  airain  magique ,  peut  changer  en  tour- 
mens  les  plaisirs ,  ébranler  l'athée  ,  et  faire 
tomber  le  poignard  des  mains  de  l'assassin  ! 
Des  sentimcns  plus  doux  s'attachoient  aussi 
au  bruit  des  cloches.  Lorsqu'avec  le  chant  de 
l'alouette  ,  vers  le  temps  de  la  coupe  des  blés , 
on  entend  oit,  au  lever  de  l'aurore  ,  les  petites 
sonneries  de  nos  hameaux,  on  eût  dit  que 
l'ange  des  moissons,  pour  réveiller  les  labou- 
reurs, soupiroit,  sur  quelque  instrument  des 
Hébreux  ,  l'histoire  de  Séphora  ou  de  Noémi. 
Il  nous  semble  que ,  si  nous  étions  po'étes , 

I. 


4  GENIE 

nous  ne  dédaignerions  point  cette  cloche  agitée 
par  les  fantômes  ^  dans  la  vieille  chapelle  de 
la  forêt,  ni  celle  qu'une  religieuse  frayeur 
balançoit  dans  nos  campagnes ,  pour  écarter 
le  tonnerre,  ni  celle  qu'on  sonnoit  la  nuit, 
dans  certains  ports  de  mer,  pour  diriger  le 
pilote  à  travers  les  écueils.  Les  carillons  des 
cloches,  au  milieu  de  nos  fêtes,  sembloient 
augmenter  l'allégresse  publique  ;  dans  des  cala- 
mités ,  au  contraire ,  ces  mêmes  bruits  deve- 
noient  terribles.  Les  cheveux  dressent  encore 
sur  la  tête ,  au  souvenir  de  ces  jours  de  meurtre 
et  de  feu,  retentissant  des  clameurs  du  tocsin. 
Qui  de  nous  a  perdu  la  mémoire  de  ces  hurle- 
mens ,  de  ces  cris  aigus  entrecoupés  de  silences, 
durant  lesquels  on  distinguoit  de  rares  coups 
de  fusil,  quelque  voix  lamentable  et  solitaire , 
et  surtout  le  bourdonnement  de  la  cloche 
d'alarme ,  ou  le  son  de  l'horloge  qui  frappoit 
tranquillement  l'heure  écoulée  ? 

Mais,  dans  une  société  bien  ordonnée,  le 
bruit  du  tocsin ,  rappelant  une  idée  de  secours, 
frappoit  Tame  de  pitié  et  de  terreur,  et  faisoit 
couler  ainsi  les  deux  sources  des  sensations 
tragiques. 

Tels  sont  à  peu  près  les  sentimens  que  fai- 


DU  CHRISTIANISME.  5 

soient  naître  les  sonneries  de  nos  temples; 
sentimens  d'autant  plus  beaux ,  qu'il  s'y  mcloit 
un  souvenir  du  ciel.  Si  les  cloches  eussent  été 
attachées  à  tout  autre  monument  qu'à  des 
églises,  elles  auroient  perdu  leur  sympathie 
morale  avec  nos  cœurs.  C'étoit  Dieu  même 
qui  commandoit  à  l'ange  des  victoires  de 
lancer  les  awléesqui  publioient  nos  triomphes, 
ou  à  l'ange  de  la  mort  de  sonner  le  départ  de 
l'àme  qui  venoit  de  remonter  à  lui.  Ainsi ,  par 
mille  voix  secrètes ,  une  société  chrétienne 
correspondoit  avec  la  divinité ,  et  ses  institu- 
tions alloient  se  perdre  mystérieusement  à  la 
source  de  tout  mystère. 

Laissons  donc  les  cloches  rassembler  les 
fidèles  ;  car  la  voix  de  l'homme  n'est  pas  assez 
pure  pour  convoquer  au  pied  des  autels  le 
repentir,  l'innocence  et  le  malheur.  Chez  les 
Sauvages  de  l'Amérique ,  lorsque  des  sup- 
plians  se  présentent  à  la  porte  d'une  cabane , 
c'est  l'enfant  du  lieu  qui  introduit  ces  infor- 
tunés au  foyer  de  son  père  :  si  les  cloches 
nous  étoient  interdites ,  il  faudroit  choisir  un 
enfant  pour  nous  appeler  à  la  maison  du 
Seigneur. 


6  GÊNIK 

VVVvVVVVVVVVtVVV'VVVVVVVVV\\rVVVVVVVVW^ArV\'%^VVVMftVVVVVVVVVVVVVVV\/\^VVVVVVV^ 

CHAPITRE  IL 

Du  Vêtement  des  Prêtres  et  des  Ornemens  de  l'Eglise. 

On  ne  cesse  de  se  récrier  sur  les  institutions 
de  l'antiquité  ,  et  l'on  ne  veut  pas  s'apercevoir 
que  le  culte  évangélique  est  le  seul  débris  de 
cette  antiquité  qui  soit  parvenu  Jusqu'à  nous  ; 
tout,  dans  FEglise ,  retrace  ces  temps  éloignés 
dont  les  hommes  ont  depuis  long-temps  quitté 
les  rivages ,  et  où  ils  aiment  encore  à  égarer 
leurs  pensées.  Si  l'on  fixe  les  yeux  sur  le  prêtre 
chrétien ,  à  l'instant  on  est  transporté  dans  la 
patrie  de  Numa,  de  Lycurgue  ou  de  Zo- 
roastre.  La  tiare  nous  montre  le  Mède  errant 
sur  les  débris  de  Suze  et  d'Ecbatane  ;  Vaube  ^ 
dont  le  nom  latin  rappelle  et  le  lever  du  jour 
et  la  blancheur  virginale,  offre  de  douces  con- 
sonnanccs  avec  les  idées  religieuses  ;  toujours 
un  majestueux  souvenir  ou  une  agréable  har- 
monie s'attache  aux  tissus  de  nos  autels. 
•  Et  ces  autels  chrétiens,  modelés  comme  des 


DU  CHRISTIANISME.  7 

tombeaux  antiques,  et  ces  images  du  soleil 
vivant  renfermées  dans  nos  tahcrnacles  ,  ont- 
ils  quelque  chose  qui  blesse  les  yeux  ou  qui 
choque  le  goût?  Nos  calices  avoient  cherché 
leurs  noms  parmi  les  plantes,  et  le  lis  leur 
avoit  prêté  sa  forme  ;  gracieuse  concordance 
entre  l'Agneau  et  les  fleurs. 

Comme  la  marque  la  plus  directe  de  la  foi, 
la  croix  est  aussi  l'objet  le  plus  ridicule  à  de 
certains  yeux.  Les  Romains  s'en  ctoient  mo- 
qués, ainsi  que  les  nouveaux  ennemis  du  chris- 
tianisme; etTcrtullien  leur  avoit  montré  qu'ils 
cmployoient  eux-mêmes  ce  signe  dans  leurs 
faisceaux  d'armes.  L'attitude  que  la  croix  fait 
prendre  au  Fils  de  l'Homme  ,  est  sublime  : 
l'affaissement  du  corps  et  la  tête  penchée  font 
un  contraste  divin  avec  les  bras  étendus  vers 
le  ciel.  Au  reste  ,  la  nature  n'a  pas  été  aussi 
délicate  que  les  incrédules  ;  elle  n'a  pas  craint 
de  mouler  la  croix  dans  une  multitude  de  ses 
ouvrages  :  il  y  a  une  famille  entière  de  fleurs 
qui  appartient  à  cette  forme ,  et  cette  famille 
se  distingue  par  une  inclination  à  la  solitude  ; 
la  main  du  Tout-Puissant  a  aussi  placé  l'éten- 
dard de  notre  salut  parmi  les  soleils. 

L'urne  qui  renferraoit  les  parfums  imitoit 


8  GÉNIE 

la  forme  d'une  navette;  des  feux  et  d'odo- 
rantes vapeurs  flottoient  dans  un  vase  à  l'ex- 
trémité d'une  longue  chaîne  :  là  se  voyoient 
les  candélabres  de  bronze  doré ,  ou\Tage  d'un 
Gafieri  ou  d'un  Vassé  ,  et  images  des  chande- 
liers mystiques  du  Roi-pocte  ;  ici ,  les  vertus 
cardinales  ,  assises,  soutenoient  le  lutrin  trian- 
gulaire; des  lyres  accompagnoient  ses  faces, 
un  globe  terrestre  le  couronnoit ,  et  un  aigle 
d'airain,  surmontant  ces  belles  allégories, 
sembloit,  sur  ses  ailes  déployées,  emporter 
nos  prières  vers  les  cieux.  Partout  se  présen- 
toient  et  des  chaires  légèrement  suspendues, 
et  des  vases  surmontés  de  flammes ,  et  des 
balcons ,  et  de  hautes  torchères ,  et  des  ba- 
lustres  en  marbre  ,  et  des  stalles  sculptées  par 
les  Charpentier  et  les  Dugoulon,  et  des  lam- 
padaires arrondis  parles  Ballin  ;  et  des  Saints- 
Sacremens  de  vermeil ,  dessinés  par  les  Ber- 
trand et  les  Cotte.  Quelquefois  les  débris  des 
temples  des  dieux  du  mensonge  servoient  à 
décorer  le  temple  du  vrai  Dieu;  les  bénitiers 
de  Saint-Sulpice  étoient  deux  urnes  sépul- 
crales apportées  d'Alexandrie  :  les  bassins  , 
les  patènes  ,  les  eaux  lustrales  rappeloient  les 
sacrifices   antiques  ;  et  toujours    venoient  se 


DU  CHRISTIANISME.  9 

mcler ,  sans  se  confondre,  les  souvenirs  de  la 
Grèce  et  d'Isra'êl. 

Enfin ,  les  lampes  et  les  fleurs  qui  dccoroienl 
nos  églises  servoient  à  perpétuer  la  mémoire 
de  ces  temps  de  persécution ,  où  les  fidèles 
se  rassembloicnt  pour  prier  dans  les  tombeaux. 
On  croyoitvoir  ces  premiers  chrétiens  allumer 
furtivement  leur  flambeau  sous  des  arches  fu- 
nèbres ,  et  les  jeunes  filles  apporter  des  fleurs, 
pour  parer  l'autel  des  catacombes  :  un  pasteur, 
éclatant  d'indigence  et  de  bonnes  œuvres, 
consacroit  ces  dons  au  Seigneur.  C'étoit  alors 
le  véritable  règne  de  Jésus-Christ ,  le  Dieu  des 
petits  et  des  misérables;  son  autel  étoit  pauvre 
comme  ses  serviteurs.  Maissi  les  calices  eïoïent 
de  bois  ,  \q?> prêtres  étoicnt  (Tory  comme  parle 
saint  Boniface  ;  et  jamais  on  n'a  vu  tant  de 
vertus  évangéliques,  que  dans  ces  âges,  où, 
pour  bénir  le  Dieu  de  la  lumière  et  de  la  vie, 
il  falloit  se  cacher  dans  la  nuit  et  dans  la  mort. 


GÉNIE 


^^\  VVV  V  V^  VVV  VX-V  V\VVVV  v^'VVVV  VVV  ^^«A/VVVVV  vVV  V«V  WVVVVV  k^fV  VVV  \\^  vVVVVV  MAf  VVV  VVV  VVV  ^\)^ 


CHAPITRE  IIL 


Des  Chants  et  des  Prières, 


On  reproche  au  culte  catholique  d'employer,, 
dans  ses  chants  etses  prières  ,  une  langue  étran- 
gère au  peuple ,  comme  si  l'on  préchoit  en 
latin,  et  que  l'office  ne  fût  pas  traduit  dans 
tous  les  livres  d'église.  D'ailleurs,  si  la  reli' 
gion ,  aussi  mobile  que  les  hommes ,  eût 
changé  d'idiome  avec  eux  ,  comment  aurions- 
nous  connu  les  ouvrages  de  l'antiquité  ?  Telle 
est  l'inconséquence  de  notre  humeur ,  que 
nous  blâmons  ces  mêmes  coutumes  auxquelles 
nous  sommes  redevables  d'une  partie  de  nos 
sciences  et  de  nos  plaisirs. 

Mais,  à  ne  considérer  l'usage  de  l'Eglise 
Romaine  que  sous  ses  rapports  immédiats  , 
nous  ne  voyons  pas  ce  que  la  langue  de  Vir- 
gile, conservée  dans  notre  culte  (et  même  en 
certains  temps  et  en  certains  lieux  la  langue 
cl'Homère)  peut  avoir  de  si  déplaisant.  Nous 
croyions  qu'une    langue    antique    et    mysté- 


DU  CHRISTIANISME.  ii 

rieuse,  une  langue  qui  ne  varie  plus  avec  les 
siècles,  convenoit  assez  bien  au  culte  de 
l'Etre  éternel ,  incompréhensible  ,  immuable. 
Et  puisque  le  sentiment  de  nos  maux  nous 
force  d'élever  vers  le  Roi  des  rois  une  voix 
suppliante,  n'est-il  pas  naturel  qu'on  lui  parle 
dans  le  plus  bel  idiome  de  la  terre ,  et  dans 
celui-là  même  dont  se  servoicnt  les  nations 
prosternées  pour  adresser  leurs  prières  aux 
Césars  ? 

De  plus  ,  et  c'est  une  chose  remarquable  , 
les  oraisons  en  langue  latine  semblent  redou- 
bler le  sentiment  religieux  de  la  foule.  Ne 
seroit-ce  point  un  effet  naturel  de  notre  pen- 
chant au  secret  ?  Dans  le  tumulte  de  ses 
pensées  et  des  misères  qui  assiègent  sa  vie, 
l'homme  ,  en  prononçant  des  mots  peu  fami- 
liers ou  même  inconnus ,  croit  demander  les 
choses  qui  lui  manquent ,  et  qu'il  ignore  ;  le 
.vague  de  sa  prière  en  fait  le  charme ,  et  son 
âme  inquiète  ,  qui  sait  peu  ce  qu'elle  désire  , 
aime  à  former  des  vœux  aussi  mystérieux  que 
ses  besoins. 

Il  reste  donc  à  ex  miner  ce  qu'on  appelle 
la  harharle  des  cantiques  saints. 

On  con\'ient  assez  g<'néralement  que ,  dans 


la  GÉNIK 

le  genre  lyrique  ,  les  Hébreux  sont  supérieurs 
aux  autres  peuples  de  l'antiquité  :  ainsi  l'Eglise 
qui  chante  tous  les  jours  les  psaumes  et  les 
leçons  des  prophètes,  a  donc  premièrement 
un  très-beau  fonds  de  cantiques.  On  ne  devine 
pas  trop ,  par  exemple  ,  ce  que  ceux-ci  peu- 
vent avoir  de  ridicule  ou  de  barbare. 

*  N'espërons  plus,  mon  âme,  aux  promesses  du  monde,  etc.  (i) 
«  Qu'aux  accens  de  ma  voix  la  ferre  se  rt-veille,  etc.  » 

«  J'aî  vu  mes  tristes  journées 

»  De'cliner  vers  leur  penchant ,  etc.  (2).  » 

L'Eglise  trouve  une  autre  source  de  chants- 
dans  les  évangiles  et  dans  les  cpîtres  des 
apôtres.  Racine,  en  imitant  ces  proses  (3), 
a  pensé ,  comme  Malherbe  et  Rousseau  , 
qu'elles  étoient  dignes  de  sa  Muse.  Saint  Chry- 
sostôme,  saint  Grégoire,  saint  Ambroise  , 
saint  Thomas  d'Aquin  ,  Coffin  ,  Santeuil ,  ont 
réveillé  la  lyre  grecque  et  latine  dans  les 
tombeaux  d'Alcée  et  d'Horace.  Vigilante  à 
louer  le  Seigneur,  la  religion  mêle  au  matin 
ses  concerts  à  ceux  de  l'aurore . 

(i)  Malh.  Livre  I,  ode  3«. 

(2)  Rouss.  Livre  I,  odes  3"=  et  lo^ 

(3)  Voyez  le  cantique  lire  de  saint   Paul. 


DU  CHRISTIANISME.  i3 

Splendor paternœ  gloria  t  etc. 

Source  ineffable  de  lumière , 
Verbe,  en  qui  l'Eternel  contemple  sa  beauté, 
Astre  ,  dont  le  soleil  n'est  que  l'ombre  grossière. 
Sacré  jour,  dont  le  jour  emprunte  sa  clarté  , 
Lève-toi ,  soleil  adorable ,  etc. 

Avec  le  soleil  couchant  l'Eglise  chante 
encore  (i): 

Caîi  Deus  sanctissîme. 

Grand  Dieu,  qui  fais  briller  sur  la  voûte  étoiléc 

Ton  trône  glorieux, 
Et  d'une  blancbeur  vive  à  la  pourpre  mêlée. 

Peins  le  cintre  des  cieux. 

Cette  musique  d'Israël,  sur  la  lyre  de 
Racine,  ne  laisse  pas  d'avoir  quelque  charme  : 
on  croit  moins  entendre  un  son  réel^  que  cette 
voix  intérieure  et  mélodieuse  qui ,  selon  Pla- 
ton, réveille  au  matin  les  hommes  ëpris  de  la 
vertu ,  en  chaniani  de  toute  sa  force  dans 
leurs  cœurs. 

Mais,  sans  avoir  recours  à  ces  hymnes, 
les  prières  les  plus  communes  de  l'Eglise  sont 
admirables;  il  n'y  a  que  l'habitude  de  les 
répéter  dès  notre  enfance  qui  nous  puisse 
empêcher  d'en  sentir  la  beauté.  Tout  reten- 
liroit  d'acclamations ,  si  l'on  trouvoit  dans 

(i)    Voyez  la  note  A  à  la  fin  du  volume. 


i4  GÉNIE 

Platon  ou  dans  Senèquc  une  profession  de 
foi  aussi  simple  ,  aussi  pure  ,  aussi  claire  que 
celle-ci  : 

«  Je  crois  en  un  seul  Dieu ,  père  tout-puis- 
sant, créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  et  de 
toutes  les  choses  visibles  et  invisibles.  » 

L'oraison  dominicale  est  l'ouvrage  d'un 
Dieu  qui  connoissoit  tous  nos  besoins  :  qu'on 
en  pèse  bien  les  paroles. 

«  ISofîx  Père  qui  es  aux  deux  »  ; 
Reconnoissance  d'un  Dieu  unique. 

«   Que  ion  nom  soit  sanctifié  »  ; 
Culte  qu'on  doit  à  la  divinité;    vanité  des 
choses  du  monde  ;   Dieu  seul   mérite  d'être 
sanctifié. 

ce   Que  ton  règne  nous  arrive  »  ; 
Immortalité  de  Fâme. 

(c  Que  ta  çolonté  soit  faite  sur  la  terre 
comme  au  ciel  »  ; 

Mot  sublime ,  qui  comprend  les  attributs  de 
la  divinité  :  sainte  résignation  qui  embrasse 
l'ordre  physique  et  moral  de  l'univers. 

«   Donne -nous  aujourd'hui   notre  pain 
quotidien  »  ; 
Comme  cela  est  touchant  et  philosophique  ! 


DU  CHRISTIANISME.  i5 

Quel  est  le  seul  besoin  réel  de  l'homme  ?  un 
peu  de  pain  ;  encore  il  ne  lui  faut  qxi'aujour- 
iThui  {hocliè);  car  demain  exislera-t-il  ? 

«   Et  pardonne-nous  nos  ojjfènses ,  comme 
nous   les  pardonnons  à  ceux   qui  nous   ont 
offensés  »  ; 
C'est  la  morale  et  la  charité  en  deux  mots. 

«  ISe  nous  Icdsse  point  succomber  à  la  ten- 
tation ;  mais  délivre-nous  du  mal  »  ; 
Voilà  le  cœur  humain  tout  entier  ;  voilà 
l'homme  et  sa  foiblesse  !  Qu'il  ne  demande 
point  des  forces  pour  vaincre  ;  qu'il  ne  prie 
que  pour  n'être  point  attaqué,  que  pour  ne 
point  souffrir.  Celui  qui  a  créé  l'homme 
pouvoit  seul  le  connoître  aussi  bien. 

Nous  ne  parlerons  point  de  la  salutation 
angélique  ,  véritablement  pleine  de  grâce  ,  ni 
de  cette  confession  que  le  chrétien  fait  chaque 
jour  aux  pieds  de  l'Eternel.  Jamais  les  lois  ne 
remplaceront  la  moralité  d'une  telle  coutume. 
Songe-t-on  quel  frein  c'est  pour  l'homme  que 
cet  aveu  pénible  qu'il  renouvelle  matin  et 
soir  :  J'ai  péché  par  mes  pensées^  par  mes 
paroles^  par  mes  œuvres?  Pythagore  avoit 
recommandé  une  pareille  confession  à  ses 
disciples  :  il  étoit  réservé  au  christianisme  de 


ï6  GÉNIE 

réaliser  ces  songes  de  vertu  ,  que  révoient  les 

sages  de  Rome  et  d'Athènes. 

En  effet ,  le  christianisme  est  à  la  fois  une 
sorte  de  secte  philosophique ,  et  une  antique 
législation.  De  là  lui  viennent  les  abstinences, 
les  jeûnes,  les  veilles,  dont  on  retrouve  dos 
traces  dans  les  anciennes  républiques  ,  et  que 
pratiquoient  les  écoles  savantes  de  l'Inde,  de 
l'Egypte  et  de  la  Grèce  :  plus  on  examine  le 
fond  de  la  question,  plus  on  est  convaincu 
que  la  plupart  des  insultes,  prodiguées  au  culte 
chrétien ,  retombent  sur  l'antiquité.  Mais  reve- 
nons aux  prières. 

Les  actes  de  foi,  d'espérance,  de  charité, 
de  contrition  ,  disposoient  encore  le  cteur  à 
la  vertu  :  les  oraisons  des  cérémonies  chré- 
tiennes, relatives  à  des  objets  civils  ou  reli- 
gieux, ou  même  à  de  simples  accidens  de  la 
vie,  présentoient  des  convenances  parfaites  , 
des  sentimens  élevés ,  de  grands  souvenirs  , 
et  un  style  à  la  fois  simple  et  magnifique.  A 
la  messe  des  noces,  le  prêtre  lisoit  l'épître 
de  saint  Paul  :  Mes  Frères  ,  que  les  femmes 
soient  soumises  à  leurs  maris  comme  au 
Seigneur  ;  et  à  l'évangile  :  «  En  ce  temps-là^ 
les  Pharisiens  s' approchèrent  de  Jésus  pour 


DU  CHRISTIANISME.  17 

h  tenter,   et  lui  dirent  :  Est-il  permis  à  un 

homme  de  quitter  sa  femme  P // 

leur  répondit  :  Il  est  écrit  que  l'homme  quit- 
tera son  père  et  sa  mère,  et  s  attachera  à  sa 
femme.  » 

A  la  bénédiction  nuptiale,  le  célébrant, 
après  avoir  répété  les  paroles  que  Dieu  même 
prononça  sur  Adam  et  sur  Eve  :  Crescite  et 
multiplie  ami  ni ,    ajoutoit  : 

«  O  Dieu ,  unissez ,  s'il  vous  plaît ,  les 
esprits  de  ces  époux,  et  versez  dans  leurs 
cœurs  une  sincère  amitié.  Regardez  d'uii  œil 

favorable  votre  servante Faites  que  son 

joug  soit  un  joug  d'amour  et  de  paix;  faites 
que ,  chaste  et  fidèle ,  elle  suive  toujours 
l'exemple  des  femmes  fortes  ;  qu'elle  se  rende 
aimable  à  son  mari  comme  Rachel ,  qu'elle 
soit  sage  comme  Rebccca  ;  qu'elle  jouisse 
d'une  longue  vie  ,  et  qu'elle  soit  fidèle  comme 
Sara qu'elle  obtienne  une  heureuse  fécon- 
dité ;  qu'elle  mène  une  vie  pure  et  irrépro- 
chable ,  afin  d'arriver  au  repos  des  Saints  et 
au  royaume  du  ciel:  faites  ,  Seigneur,  qu'ils 
voient  tous  deux  les  enfans  de  leurs  enfans 
jusqu'à  la  troisième  et  quatrième  génération,  et 
qu'ils  parviennent  à  une  heureuse  vieillesse.  » 

4. 


i8  GÉNIE 

A  la  cérémonie  des  relevai/les^  on  chantoit 
le  psaume  Nisi  Dominas  :  «  Si  l'Eternel  ne 
bâlit  la  maison  ,  c'est  en  vain  que  travaillent 
ceux  qui  la  bâtissent.  » 

Au  commencement  du  carême ,  à  la  céré- 
monie de  la  cornminalion ,  ou  de  la  dénon- 
ciation de  la  colère  céleste  ,  on  prononç.oit 
ces  malédictions  du  Deuléronome  : 

«  Maudit  celui  qui  a  méprisé  son  père  et 
sa  mère. 

»  Maudit  celui  qui  égare  l'aveugle  en  che- 
min ,  etc.   » 

Dans  la  visite  aux  malades ,  le  prêtre  disoit 
en  entrant  : 

Paix  à  cette  maison  et  à  ceux  qui  V habitent . 
Puis  au  chevet  du  lit  de  l'infirme  : 

«  Père  de  miséricorde  ,  conserve  et  retiens 
ce  malade  dans  le  corps  de  ton  Eglise  ,  comme 
un  de  ses  membres.  Aie  égard  à  sa  contrition , 
reçois  ses  larmes,  soulage  ses  douleurs.   » 

Ensuite  il  lisoit  le  psaume  In  te  ,  Domine  : 
«  Seigneur ,  je  me  suis  retiré  vers  loi ,  délivre- 
moi  par  ta  justice.    » 

Quand  on  se  rappelle  que  c'étoit  presque 
toujours  des  misérables  que  le  prêtre  alloit 
visiter  ainsi,  sur  la  paille  où  ils  étoicnt  cou- 


DU   CHRISTIANISME.  19 

chés ,  combien  ces  oraisons  chrétiennes  parois- 
sent  encore  plus  divines  ! 

Tout  le  monde  connoît  les  belles  prières 
des  Agonisans.  On  y  lit  d'abord  l'oraison 
Proficiscere  :  Sortez  de  ce  monde  ^  ârne 
chrétienne  ;  ensuite  cet  endroit  de  la  Passion  : 
En  ce  temps-là ,  Jésus  étant  sorti ,  s'' en  alla  à 
la  montagne  des  Oliviers  ^  etc.;  puis  le  psaume 
Miserere  met;  puis  cette  lecture  de  l'Apoca- 
lypse :  En  ces  jours- là  fai  vu  des  morts  ^ 
grands  et  petits ,  qui  comparurent  devant  le 
trône  ,  etc.  ;  enfin  ,  la  vision  d'Ezéchiel'  :  La 
main  du  Seigneur  fut  sur  moi^  et  wl  ayant 
mené  dehors  par  l'esprit  du  Seigneur^  elle 
me  laissa  au  milieu  d'une  campagne  qui  étoit 
couverte  d'ossemens.  Alors  le  Seigneur  me  dit: 
Prophétise  à  l'esprit;  fils  de  F  homme  ^  dis  à 
l'esprit  :  Prenez  des  Quatre-J^ ents ,  et  soudez 
sur  ces  morts  afin  qu'ils  revivent ^  etc. 

Pour  les  incendies,  pour  les  pestes,  pour 
les  guerres,  il  y  avoit  des  prières  marquées. 
Nous  nous  souviendrons  toute  notre  vie  d'a- 
voir entendu  lire ,  pendant  un  naufrage  où 
nous  nous  trouvions  nous-méme  engagé ,  le 
psaume  Confitemini  Domino  :  «  Confessez  le 
Seigneur,  parce  qu'il  est  bon  » 


ao  GÉNIE 

«  Il  commande,  et  le  souffle  de  la  tempête 
s'est  élevé  ,  et  les  vagues  se  sont  amoncelées... 
Alors  les  mariniers  crient  vers  le  Seigneur, 
dans  leur  détresse ,  et  il  les  tire  de  danger. 

»  Il  arrête  la  tourmente ,  et  la  change  en 
calme  ,  et  les  flots  de  la  mer  s'apaisent.  » 

Vers  le  temps  de  Pâques  ,  Jéréniie  se  réveil- 
loit  dans  la  poudre  de  Sion  pour  pleurer  le 
Fils  de  l'Homme.  L'Eglise  empruntoit  ce  qu'il 
y  a  de  plus  beau  et  de  plus  triste  dans  les  Pères 
et  dans  la  Bible ,  afin  d'en  composer  les  chants 
de  cette  Semaine  consacrée  au  plus  grand  des 
mystères ,  qui  est  aussi  la  plus  grande  des 
douleurs.  Il  n'y  avoit  pas  jusqu'aux  litanies 
qui  n'eussent  des  cris  ou  des  élans  admirables  ; 
témoin  ces  versets  des  litanies  de  laProiidence: 

«  Providence  de  Dieu  ,  consolation  de  l'âme  pMerine. 
M  Providence  de  Dieu ,    espérance    du    pécheur    dé- 
laissé. 

»  Providence  de  Dieu ,  calme  dans  les  tempêtes. 
»  Providence  de  Dieu ,  repos  du  cœur,  etc. 
»    Ayez  pitié  de  nous.  » 

Enfin  nos  cantiques  gaulois  ,  lesnoëls  même 
de  nos  aïeux,  avoient  aussi  leur  mérite;  on  y 
sentoit  la  naïveté  ,  et  comme  la  fraîcheur  de 
la  foi.  Pourquoi  dans  nos  missions  de  cam- 


DU  CHRISTIANISME.  ai 

pagne  sesentoit-on  attendri ,  lorsque  des  labou- 
reurs venoient  à  chanter  au  salut  : 

«  Adorous  tous  ,  ô  mystère  ineffable  ! 
»  Un  Dieu  caché,  etc.    ?» 

C'est  qu'il  y  avoit  dans  ces  voix  champêtres 
un  accent  irrésistible  de  vérité  et  de  convie- 
lion.  Les  noels  qui  peignoient  les  scènes  rus- 
tiques, avoienl  un  tour  plein  de  grâce  dans  la 
bouche  de  la  paysanne.  Lorsque  le  bruit  du 
fuseau  accompagnoit  ses  chants,  que  ses  en- 
fans  ,  appuyés  sur  ses  genoux ,  écoutoient  avec 
une  grande  attention  l'histoire  de  l'enfant- 
Jésus  et  de  sa  crèche ,  on  auroit  en  vain  cherché 
des  airs  plus  doux  ,  et  une  religion  plus  con- 
venable à  une  mère. 


ao  GÉNIE 

«  Il  commande,  et  le  souffle  de  la  tempête 
s'est  élevé  ,  et  les  vagues  se  sont  amoncelées... 
Alors  les  mariniers  crient  vers  le  Seigneur, 
dans  leur  détresse ,  et  il  les  tire  de  danger. 

»  Il  arrête  la  tourmente,  et  la  change  en 
calme  ,  et  les  flots  de  la  mer  s'apaisent.  » 

Vers  le  temps  de  Pâques  ,  Jérémie  se  réveil- 
loit  dans  la  poudre  de  Sion  pour  pleurer  le 
Fils  de  l'Homme.  L'Eglise  empruntoit  ce  qu'il 
y  a  de  plus  beau  et  de  plus  triste  dans  les  Pères 
et  dans  la  Bible ,  afm  d'en  composer  les  chants 
de  cette  Semaine  consacrée  au  plus  grand  des 
mystères ,  qui  est  aussi  la  plus  grande  des 
douleurs.  Il  n'y  avoit  pas  jusqu'aux  Utanics 
qui  n'eussent  des  cris  ou  des  élans  admirables; 
témoin  ces  versets  des  litanies  de  laProcidence: 

«   Providence  de  Dieu  ,  consolation  de  l'ânie  pèlerine. 
»  Providence  de   Dieu ,    espérance    du    pécheur    dé- 
laissé. 

»   Providence  de  Dieu ,  calme  dans  les  tempêtes. 
»  Providence  de  Dieu,  repos  du  cœur,  etc. 
»    Ajez  pitié  de  nous.  » 

Enfin  nos  cantiques  gaulois  ,  les  no'éls  même 
de  nos  aïeux,  avoient  aussi  leur  mérite;  on  y 
sentoit  la  naïveté ,  et  comme  la  fraîcheur  de 
la  foi.  Pourquoi  dans  nos  missions  de  cam- 


DU  CHRISTIANISME.  ai 

pagne  sesentoit-on  atlendi  i ,  lorsque  des  labou- 
reurs vcnoient  à  chanter  au  salut  : 

«  Adorons  tous  ,  ô  inystèrt:  ineffable  ! 
»  Un  Dieu  caché,  etc.    ?« 

C'est  qu'il  y  avoit  dans  ces  voix  champêtres 
un  accent  irrésistible  de  vérité  et  de  convic- 
tion. Les  noëls  qui  peignoient  les  scènes  rus- 
tiques, avoientun  tour  plein  de  grâce  dans  la 
bouche  de  la  paysanne.  Lorsque  le  bruit  du 
fuseau  accompagnoit  ses  chants,  que  ses  en- 
fans  ,  appuyés  sur  ses  genoux ,  écoutoient  avec 
une  grande  attention  l'histoire  de  l'enfant- 
Jésus  et  de  sa  crèche ,  on  auroit  en  vain  cherché 
des  airs  plus  doux  ,  et  une  religion  plus  con- 
venable à  une  mère. 


24  GÉNIE 

On  sait  maintenant,  par  expérience,  que 
le  cinq  est  un  jour  trop  près,  et  le  dix  un  jour 
trop  loin  pour  le  repos.  La  terreur  qui  pou- 
voit  tout  en  France,  n'a  jamais  pu  forcer  le 
paysan  à  remplir  la  décade ,  parce  qu'il  y 
a  impuissance  dans  les  forces  humaines,  et 
même ,  comme  on  l'a  remarqué ,  dans  les 
forces  des  animaux.  Le  bœuf  ne  peut  labourer 
neuf  jours  de  suite  ;  au  bout  du  sixième  ,  ses 
mugissemens  semblent  demander  les  heures 
marquées  par  le  Créateur  pour  le  repos  général 
de  la  nature  (i). 

Le  dimanche  réunissoit  deux  grands  avan- 
tages :  c'étoit  à  la  fois  un  jour  de  plaisir  et  de 
religion.  Il  faut  sans  doute  que  l'homme  se 
délasse  de  ses  travaux,  mais  comme  il  ne  peut 
être  atteint  dans  ses  loisirs  par  la  loi  civile , 
le  soustraire  en  ce  moment  à  la  loi  religieuse, 
c'est  le  délivrer  de  tout  frein  ,  c'est  le  replonger 
dans  l'état  de  nature,  et  lâcher  une  espèce  de 
sauvage  au  milieu  de  la  société.  Pour  prévenir 
ce  danger  ,  les  anciens  même  avoient  fait  aussi 


(i)  Les  paysans  disoient  :  «  Nos  bœufs  connoisscnl  le 
dimanche  ,  al  ne  veulent  pas  travailler  ce  jour-là.  » 


DU  CHRISTIANISME.  25 

du  jour  de  repos  un  jour  religieux  ;  et  le  chris- 
tianisme avoit  consacre'  cet  exemple. 

Cependant  cette  journée  de  la  bénédiction 
de  la  terre ,  cette  journée  du  repos  de  Jéhovah, 
choqua  les  esprits  d'une  Convention  qui  avoit 
fait  alliance  avec  la  mort ,  parce  qu  'elle  étoit 
digne  cVune  telle  société {i).  Après  six  mille  ans 
d'un  consentement  universel,  après  soixante 
siècles  d'Hozannah ,  la  sagesse  des  Danton  , 
levant  la  léle,  osa  juger  mauvais  l'ouvrage 
que  l'Elernel    avoit   trouvé  bon.    Elle   crut 
qu'en  nous  replongeant  dans  le  chaos,  elle 
pourroit  substituer  la  tradition  de  ses  ruines 
et  de  ses  ténèbres,  à  celle  de  la  naissance  de 
la  lumière  et  de   l'ordre   des  mondes  ;   elle 
voulut  séparer  le  peuple  français  des  autres 
peuples ,  et  en  faire ,  comme  les  Juifs  ,  une 
caste  ennemie  du  genre  humain  :  un  dixième 
jour  ,  auquel  s'attachoit  pour  tout  honneur  la 
mémoire  de  Roberspierre,  vint  remplacer  cet 
antique  sabbath ,  lié  au  souvenir  du  berceau 
des  temps,  ce  jour  sanctifié  par  la  religion  de 
nos  pères,  chômé  par  cent  millions  de  chré- 


(i)  Sap.  cap.  I  ,  V.  16. 


26  GÉNIE 

tiens  sur  la  surface  du  globe,  fêté  par  les 
saints  et  les  milices  célestes,  et,  pour  ainsi 
dire ,  garde  par  Dieu  même  dans  les  siècles 
de  l'Eternité. 


DU  CHRISTIANISME.  27 

vvv  v\^  vvvvvv  «/v%  vvt  VVV  VVV  VVX  VVV  VVV  VV\' \  VV  VVVVVVV  V%  VVV  VV\  VVV  VVV  VVV  VV\  VVVVVV  V^  VV\  «.vv 

CHAPITRE  V. 

Explication  de  ta  Messe. 

Il  y  a  un  argument  si  simple  et  si  naturel , 
en  faveur  des  cérémonies  de  la  messe ,  que 
Ton  ne  conçoit  pas  comment  il  est  échappé 
aux  catholiques  dans  leurs  disputes  avec  les 
protestans.  Qu'est-ce  qui  constitue  le  culte  dans 
une  religion  quelconque?  C'est  le  sacrifice. 
Une  religion  qui  n'a  pas  de  sacrifice,  n'a  pas 
de  culte  proprement  dit.  Cette  vérité  est  in- 
contestable, puisque  chez  les  divers  peuples 
de  la  terre  les  cérémonies  religieuses  sont  nées 
du  sacrifice  ,  et  que  ce  n'est  pas  le  saciificc 
qui  est  sorti  des  cérémonies  religieuses.  D'où 
il  faut  conclure  que  le  seul  peuple  chrétien  qui 
ait  un  culte  ,  est  celui  qui  conserve  une  immo- 
lation. 

Le  principe  étant  reconnu  ,  on  s'attachera 
peut-être  à  combattre  la  forme.  Si  l'objection 
se  réduit  à  ces  termes ,  il  n'est  pas  difficile  de 


28  GÉNIE 

prouver  que  la  messe  est  le  plus  beau  ,  le  plus 
mystérieux  et  le  plus  divin  des  sacrifices. 

Une  tradition  universelle  nous  apprend  que 
la  créature  s'est  jadis  rendue  coupable  envers 
le  Créateur.  Toutes  les  nations  ont  cherché  à 
apaiser  le  ciel  ;  toutes  ont  cru  qu'il  fatloit  une 
victime;  toutes  en  ont  été  si  persuadées,  qu'elles 
ont  commencé  par  offrir  l'homme  lui-même 
en  holocauste  :  c'est  le  Sauvage  qui  eut  d'abord 
recours  à  ce  terrible  sacrifice ,  comme  étant 
plus  près  ,  par  sa  nature  ,  de  la  sentence  origi- 
nelle ,  qui  demandoit  la  mort  de   l'homme. 

Aux  victimes  humaines  on  substitua  dans  la 
suite  le  sang  des  animaux  ;  mais  dans  les  grandes 
calamités  on  revenoit  à  la  première  coutume  ; 
des  oracles  revendiquoient  les  enfans  mêmes 
des  rois  :  la  fille  de  Jephté  ,  Isaac ,  Iphigénie  , 
furent  réclamés  par  le  ciel  ;  Curtius  et  Codrus 
se  dévouèrent  pour  Rome  et  Athènes. 

Cependant  le  sacrifice  humain  dut  s'abolir 
le  premier,  parce  qu'il  appartenoit  à  l'état 
de  nature,  où  l'homme  est  presque  tout  phy- 
sique ;  on  continua  long-temps  à  immoler  des 
animaux  :  mais  quand  la  société  commença  à 
Aicillir,  quand  on  vint  à  réfléchir  sur  l'ordre 
des  choses  divines,  on  s'aperçut  de  l'insuifi- 


DU  CHRISTIANISME.  a.j 

sance  du  sacrifice  matériel  ;  on  comprit  que 
le  sang  des  boucs  et  des  génisses  ne  pouvoit 
racheter  un  être  intelligent  et  capable  de 
vertu.  On  chercha  donc  une  Hostie  plus  digne 
de  la  nature  humaine.  Déjà  les  philosophes 
enseignoient  que  les  dieux  ne  se  laissent  point 
toucher  par  des  hécatombes  ,  et  qu'ils  n'accep- 
tent que  l'offrande  d'un  cœur  humilié  :  Jésus- 
Chrisl  confirma  ces  notions  vagues  de  la  rai- 
son. L'Agneau  mystique ,  dévoué  pour  le  salut 
universel ,  remplaça  le  premier-né  des  brebis; 
et,  à  l'immolation  de  Vhommc  physique ,  fut  à 
jamais  substituée  l'immolation  des  passions  , 
ou  le  sacrifice  de  l'homme  rnoral. 

Plus  on  approfondira  le  christianisme ,  plus 
on  verra  qu'il  n'est  que  le  développement  des 
lumières  naturelles,  et  le  résultat  nécessaire 
de  la  vieillesse  de  la  société.  Qui  pourroit  au- 
jourd'hui souffrir  le  sang  infect  des  animaux 
autour  d'un  autel,  et  croire  que  la  dépouille 
d'un  bœuf  rend  le  ciel  favorable  à  nos  prières? 
Mais  l'on  conçoit  fort  bien  qu'une  victime 
spirituelle ,  offerte  chaque  jour  pour  les  péchés 
des  hommes,  peut  être  agréable  au  Seigneur. 

Toutefois ,  pour  la  conservation  du  culte 
extérieur,  il  falloit  un  signe,  symbole  de  la 


3o  GÉNIE 

victime  morale.  Jcsus-Christ,  avant  de  quitter 
la  terre  ,  pourvut  à  la  grossièreté  de  nos  sens, 
qui  ne  peuvent  se  passer  de  l'objet  mate'riel  :  il 
institua  l'Eucharistie ,  où ,  sous  les  espèces 
visibles  du  pain  et  du  vin,  il  cacha  l'offrande 
invisible  de  son  sang  et  de  nos  cœurs.  Telle 
est  l'explication  du  sacrifice  chrétien  ;  expli- 
cation qui  ne  blesse  ni  le  bon  sens,  ni  la  phi- 
losophie ;  et  si  le  lecteur  veut  la  méditer  un 
moment ,  peut-être  lui  ouvrira-t-elle  quelques 
nouvelles  vues  sur  les  saints  abîmes  de  nos 
mystères. 


DU  CHRISTIANISME.  3i 

1\\  1\X  %VV  V VV  V\\  VVX- V\^  V V\  \\^  V%^  V VV  VVV  VVV  \-VV  VVVA/X^  wvv  vvv  *%%  vv\  vvv  vvv\vv  vvvvvv\  v\  vxv 

CHAPITRE  VI. 

Cérémonies  et  Prières  de  la  Alesse 

Il  ne  reste  donc  plus  qu'à  Justifier  les  rites 
du  sacrifice  (i).  Or,  supposons  que  la  messe 
soit  une  cérémonie  antique ,  dont  on  trouve 
les  prières  et  la  description  dans  les  jeux  sécu- 
laires d'Horace,  ou  dans  quelques  tragédies 
grecques  :  comme  nous  ferions  admirer  ce 
dialogue  qui  ouvre  le  sacrifice  chrétien  ! 

^.   Je  m  approcherai  de  F  autel  de  Dieu. 

^.  Du  Dieu  qui  réjouit  ma  jeunesse. 

^.  Faites  luire  votre  lumière  et  votre  vérité'; 
elles  m'ont  conduit  dans  vos  tabernacles  et 
sur  votre  montagne  sainte. 

]^.  Je  rn  approcherai  de  V autel  de  Dieu^  du 
Dieu  qui  réjouit  ma  jeunesse. 

^.  Je  chanterai  vos  louanges  sur  la  harpe ., 
ô  Seigneur.^  mais  ,  mon  âme,  d'oii  vient  ta 
tristesse ,  et  poujY/uoi  me  troubles-tu  F 

ÇT.  Espérez  en  Dieu.,  etc. 

Ce  dialogue  est  un  véritable  poëme  lyrique 

(i)    Voyei  la  note  B  à  la  fin  du  volume. 


32  GÉNIE 

entre  le  prêtre  et  le  catéchumène  :  le  premier, 

plein  de  jours  et  d'expérience,   gémit  sur  la 

misère  de  l'homme,  pour  lequel  il  va  offrir  le 

sacrifice;   le  second,  rempli  d'espoir  et  de 

jeunesse ,    chante  la  victime  par  qui  il  sera 

racheté. 

Vient  ensuite  le  Conjitcor^  prière  admi- 
rable par  sa  moralité.  Le  prêtre  implore  la 
miséricorde  du  Tout-Puissant  pour  le  peuple 
et  pour  lui-même. 

Le  dialogue  recommence. 

^.  Seigneur  ^écoutez  ma  prière  l 

Yf.  Et  que  mes  cris  s^ élèvent  jusqu''à  vous. 

Alors  le  sacrificateur  monte  à  l'autel ,  s'in- 
cline, et  baise  avec  respect  la  pierre  qui, 
dans  les  anciens  jours ,  cachoit  les  os  des 
martyrs. 

Souvenir  des  catacombes. 

En  ce  moment  le  prêtre  est  saisi  d'un  feu 
divin  :  comme  les  prophètes  d'Israël ,  il  en- 
tonne le  cantique  chanté  par  les  anges  sur  le 
berceau  du  Sauveur,  et  dont  Ezéchiel  enten- 
dit une  partie  dans  la  nue. 

«  Gloire  à  Dieu  dans  les  hauteurs  du  ciel , 
et  paix  aux  hommes  de  bonne  volonté  sur  la 
terre  !  Nous  vous  louons ,  nous  vous  bénissons, 


DU  CHRISTIANISME.  33 

nous  vous  adorons ,  Roi  du  ciel ,   dans  votre 
gloire  immense  !  etc.   » 

L'épître  succède  au  cantique.  L'ami  du 
Rédempteur  du  monde  ,  Jean  ,  fait  entendre 
des  paroles  pleines  de  douceur,  ou  le  sublime 
Paul ,  insultant  à  la  mort ,  découvre  les  mys- 
tères de  Dieu.  PrcL  à  lire  une  leçon  de  l'Evan- 
gile ,  le  prêtre  s'arrête,  et  supplie  l'Eternel 
de  purifier  ses  lèvres  avec  le  charbon  de  feu 
dont  il  toucha  les  lèvres  d'Isaïe.  Alors  les 
paroles  de  Jcsus-Christ  retentissent  dans  l'as- 
semblée :  c'est  le  jugement  sur  la  femme  adul- 
tère ,  c'est  le  Samaritain  versant  le  baume  dans 
les  plaies  du  voyageur,  ce  sont  les  petits  enfans 
bénis  dans  leur  innocence. 

Que  peuvent  faire  le  prêtre  et  l'assemblée, 
après  avoir  entendu  de  telles  paroles  ?  Dé- 
clarer sans  doute  qu'ils  croient  fermement  à 
l'existence  d'un  Dieu  qui  laissa  de  tels  exem- 
ples à  la  terre.  Le  symbole  de  la  foi  est  donc 
chanté  en  triomphe.  La  philosophie  qui  se 
pique  d'applaudir  aux  grandes  choses ,  auroit 
dû  remarquer  que  c'est  la  première  fois  que 
tout  un  peuple  a  professé  publiquement  le 
dogme  de  l'unité  d'un  Dieu  :  Credo  in  unum 
Deum. 

4.  •  3 


34  GÉNIE 

Cependant  le  sacrificateur  prépare  l'hostie 
pour  lui  ^  pour  les  m'ans^  pour  les  morts.  Il 
présente  le  calice  :  «  Seigneur,  nous  vous 
offrons  la  coupe  de  noire  salut.  »  Il  bénit  le 
pain  et  le  vin.  «  Prenez,  Dieu  éternel^  bé- 
nissez ce  sacrifice.  »  Il  lave  ses  mains. 

«  Je  laverai  mes  mains  entre  les  innocens. . . . 
Oh!  ne  me  faites  point  finir  mes  jours  parmi 
ceux  qui  aiment  le  sang.   » 

Souvenir  des  persécutions. 

Tout  étant  préparé ,  le  célébrant  se  tourne 
vers  le  peuple,  et  dit  : 

«  Priez  ^  mes  frères.  » 

Le  peuple  répond  : 

«  Que  le  Seigneur  reçoive  de  vos  mains  ce 
sacrifice.  » 

Le  prêtre  reste  un  moment  en  silence; 
puis  tout  à  coup  ,  annonçant  l'éternité  ,  Per 
omnia  secula  seculorum ,  il  s'écrie  : 

«  Elevez  vos  cœurs!  » 

Et  mille  voix  répondent  : 

«  Hahemus  ad  Dominum  :  Nous  les  élevons 
vers  le  Seigneur.  » 

La  préface  est  chantée  sur  l'antique  mé- 
lopée ou  récitatif  de  la  tragédie  grecque  ;  les 
Dominations ,  les  Puissances ,  les  Vertus  ,  les 


DU  CHRISTIANISME.  35 

Anges  et  les  Séraphins  sont  invités  à  descendre 
avec  la  grande  victime  ,  et  à  répéter,  avec  le 
chœur  des  fidèles ,  le  triple  Sanctus  et  YHo- 
zannah  éternel. 

Enfin  l'on  touche  au  moment  redoutable. 
Le  canon  où  la  loi  éternelle  est  gravée ,  vient 
de  s'ouvrir:  la  consécration  s'achève  par  les 
paroles  mêmes  de  Jésus-Christ.  «  Seigneur^ 
dit  le  prêtre,  en  s'inclinant  profondément, 
que  V hostie  sainte  vous  soit  agréable  comme 
les  dons  d'Abel  le  Juste ^  comme  le  sacrifice 
d''  Abraham  noire  patriarche  ^  comme  celui  de 
voire  grand-prêire  Melchisedech.  Nous  vous 
supplions  d  ordonner  que  ces  dons  soient 
portés  à  voire  autel  sublime  par  les  mains 
de  votre  ange^  en  présence  de  votre  didne 
majesté  l  » 

A  ces  mots  le  mystère  s'accomplit,  l'Agneau 
descend  pour  être  immolé  : 

«  O  moment  solennel  !  ce  peuple  prosterné. 

Ce  temple  dont  la  mousse  a  couvert  les  portiques  , 

Ses  vieux  murs  ,  son  jour  sombre  et  ses  vitraux  gothiques, 

Cette  lampe  d'airain ,  qui  dans  l'antiquité. 

Symbole  du  soleil  et  de  l'éternîté , 

Luit  devant  le  Très-haut ,  jour  et  nuit  suspendue  ; 

La  majesté  d'un  Dieu  parmi  nous  descendue  , 

Les  pleurs ,  les  vœux  ,  l'encens  qui  monte  vers  l'autel , 

Et  de  jeunes  beautés,  qui  sous  l'œil  maternel 

3. 


36  GENIE 

Adoucissent  encor  par  leur  voîx  innocente 

De  la  religion  la  pompe  attendrissante  ; 

Cet  orgue  qui  se  tait,  ce  silence  pieux , 

L'invisible  union  de  la  terre  et  des  cieux, 

Tout  enflamme,  agrandit ,  émeut  l'homme  sensible  : 

Il  croit  avoir  franchi  ce  monde  inaccessible  , 

Où  sur  des  harpes  d'or  l'immortel  Séraphin , 

Aux  pieds  de  Jéhovah  ,  chante  l'hymne  sans  fin. 

Alors  de  toutes  parts  un  Dieu  se  fait  entendre  ; 

Il  se  cache  au  savant,  se  révèle  au  cœur  tendre  : 

II  doit  moins  se  prouver  qu'il  ne  doit  se  sentir  (i).  » 


(i)  Le  jour  des  Morts ,  par  SI.  de  Fontanes.  La  Harpe  a  dit  que  ce  sont  là 
vingt  des  plus  beaux  vers  de  la  langue  française;  nous  ajouterons  qu'ils  peignent 
avec  la  dernière  exactitude  le  sacrifice  chrétien. 


DU  CHRISTIANISME.  87 

VVVVVVVVVV«^VVVV\^VV\VVVV\/VVV\IV\«VVVVVVVVVVVVWVV\^VVVV«VVVVVVVVV%VVVVVV^^ 

CHAWTRE  VIL 

La  Fête-Dieu. 

Il  n'en  est  pas  des  fêtes  chrétiennes  comme 
des  cérémonies  du  paganisme  ;  on  n'y  traîne 
pas  en  triomphe  un  hœuf-dieu,  un  houe  sacré  ; 
on  n'est  pas  ohligé,  sous  peine  d'étré  mis  en 
pièces ,  d'adorer  un  chat  ou  un  crocodile ,  ou 
de  se  rouler  ivre  dans  les  rues,  en  commettant 
toutes  sortes  d'ahominations ,  pour  Vénus, 
Flore  ou  Bacchus  :  dans  nos  solennités,  tout 
est  essentiellement  moral.  Si  l'Eglise  en  a  seu- 
lement hanni  les  danses (i),  c'est  qu'elle  sait 
comhien  de  passions  se  cachent  sous  ce  plaisir 
en  apparence  innocent.  Le  Dieu  des  chrétiens 
ne  demande  que  les  élans  du  cœur ,  et  les  mou- 


(i)  Elles  sont  cependant  en  usage  dans  quelques  pays , 
comme  dans  l'Amérique  méridionale,  parce  que  parmi 
les  Sauvages  chrétiens  il  règne  encore  une  grande  inno- 
cence. 


38  GÉNIE 

vemens  égaux  d'une  âme  que  règle  le  paisible 
concert  des  vertus.  Et  quelle  est ,  par  exemple , 
la  solennité  païenne  qu'on  peut  opposer  à  la 
fête  où  nous  célébrons  le  nom  du  Seigneur  (i)  ? 

Aussitôt  que  l'aurore  a  annoncé  la  fètc  du 
Roi  du  monde ,  les  maisons  se  couvrent  de 
tapisseries  de  laine  et  de  soie,  les  rues  se 
jonchent  de  fleurs ,  et  les  cloches  appellent  au 
temple  la  troupe  des  fidèles.  Le  signal  est 
donné  :  tout  s'ébranle  ,  et  la  pompe  commence 
à  défiler. 

On  voit  paroître  d'abord  les  corps  qui  com- 
posent la  société  des  peuples.  Leurs  épaules 
sont  chargées  de  l'image  des  protecteurs  de 
leurs  tribus  ,  et  quelquefois  des  reliques  de  ces 
hommes  qui,  nés  dans  une  classe  inférieure, 
ont  mérité  d'être  adorés  des  rois  pour  leurs 
vertus  :  sublime  leçon  que  la  religion  chré- 
tienne a  seule  donnée  à  la  terre. 

Après  ces  groupes  populaires,  on  voit  s'éle- 
ver l'étendard  de  Jésus-Christ ,  qui  n'est  plus 
un  signe  de  douleur,  mais  une  marque  de 
joie.  A  pas  lents  s'avance  sur  deux  files  une 
longue  suite  de  ces  époux  de  la  solitude ,  de 

; 

(i)    Voyez  la  note  C  à  la  fm  du  volume. 


DU  CHRISTIANISME.  % 

CCS  enfans  du  torrent  et  du  rocher,  dont  Tan- 
tique  vêtement  retrace  à  la  mémoire  d'autres 
mœurs  et  d'autres  siècles.  Le  clergé  séculier 
vient  après  ces  Solitaires:  quelquefois  des  pré- 
lats ,  revêtus  de  la  pourpre  romaine,  pro- 
longent encore  la  chaîne  religieuse.  Enfin  le 
pontife  de  la  fêle  apparoît  seul  dans  le  loin- 
tain. Ses  mains  soutiennent  la  radieuse  Eucha- 
ristie, qui  se  montre  sous  un  dais  à  l'extré- 
mité de  la  pompe ,  comme  on  voit  quelque- 
fois le  soleil  briller  sous  un  nuage  d'or ,  au  bout 
d'une  avenue  illuminée  de  ses  feux. 

Cependant  des  groupes  d'adolescensmarchent 
entre  les  rangs  de  la  procession:  les  uns  pré- 
sentent les  corbeilles  de  fleurs,  les  autres  les 
vases  des  parfums.  Au  signal  répété  par  le 
maître  des  pompes ,  les  choristes  se  retournent 
vers  l'image  du  soleil  éternel ,  et  font  voler  des 
roses  effeuillées  sur  son  passage.  Des  lévites, 
en  tuniques  blanches ,  balancent  l'encensoir 
devant  le  Très-Haut.  Alors  des  chants  s'élèvent 
le  long  des  lignes  saintes  :  le  bruit  des  cloches 
et  le  roulement  des  canons  annoncent  que  le 
Tout-Puissant  a  franchi  le  seuil  de  son  temple. 
Par  intervalles,  les  voix  et  les  instrumens  se 
taisent ,  et  un  silence  aussi  majestueux  que  celui 


4o  GÉNIE 

des  grandes  mers{\)  dans  un  jour  de  calme, 
règne  parmi  cette  multitude  recueillie  :  on 
n'entend  plus  que  ses  pas  mesurés  sur  les  pavés 
retentissans. 

Mais  où  va-t-il  ce  Dieu  redoutable,  dont 
les  puissances  de  la  terre  proclament  ainsi  la 
majesté?  Il  va  se  reposer  sous  des  tentes  de 
lin,  sous  des  arches  de  feuillages,  qui  lui  pré- 
sentent ,  comme  au  jour  de  l'ancienne  alliance , 
des  temples  innocens  et  des  retraites  cham- 
pêtres. Les  humbles  de  cœur ,  les  pauvres ,  les 
enfans  le  précèdent  ;  les  juges ,  les  guerriers ,  les 
potentats  le  suivent.  Il  marche  entre  ia  simpli- 
cité et  la  grandeur ,  comme  en  ce  mois  qu'il  a 
choisi  pour  sa  fêle ,  il  se  montre  aux  hommes 
entre  la  saison  des  fleurs  et  celle  des  foudres. 

Les  fenêtres  et  les  murs  de  la  cité  sont 
bordés  d'habitans  dont  le  cœur  s'épanouit  à 
cette  fête  du  Dieu  de  la  patrie  :  le  nouveau-né 
tend  ses  bras  au  Jésus  de  la  montagne,  et  le 
vieillard,  penché  vers  la  tombe ,  se  sent  tout  à 
coup  délivré  de  ses  craintes;  il  ne  sait  quelle 
assurance  de  vie  le  remplit  de  joie  à  la  vue  du 
Dieu  vivant. 

(i)  Bib.  Sacr. 


DU  CHRISTIANISME.  4i 

Les  solennités  du  christianisme  sont  coor- 
données d'une  manière  admirable  aux  scènes 
de  la  nature.  La  fête  du  Créateur  arrive  au 
moment  où  la  terre  et  le  ciel  déclarent  sa  puis- 
sance, où  les  bois  et  les  champs  fourmillent 
de  générations  nouvelles  :  tout  est  uni  par  les 
plus  doux  liens  ;  il  n'y  a  pas  une  seule  plante 
veuve  dans  les  campagnes. 

La  chute  des  feuilles,  au  contraire,  amène 
la  fête  des  Morts,  pour  l'homme  qui  tombe 
comme  les  feuilles  des  bois. 

Au  printemps,  l'Eglise  déploie  dans  nos 
hameaux  une  autre  pompe.  La  Fête-Dieu 
convient  aux  splendeurs  des  cours ,  les  Roga- 
tions aux  naïvetés  du  village.  L'homme  rus- 
tique sent  avec  joie  son  âme  s'ouvrir  aux  in- 
fluences de  la  religion ,  et  sa  glèbe  aux  rosées 
du  ciel  :  heureux  celui  qui  portera  des  mois- 
sons utiles,  et  dont  le  cœur  humble  s'inclinera 
sous  ses  propres  vertus ,  comme  le  chaume 
sous  le  grain  dont  il  est  chargé  ! 


4a  GÉNIE 

«vvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv»vvvvvvvvvvvvvvtvvvvvvvvvvv« 

CHAPITRE  VIIL 

Des  Rogations. 

Les  cloches  du  hameau  se  font  entendre , 
les  villageois  quittent  leurs  travaux  :  le  vigneron 
descend  de  la  colline ,  le  laboureur  accourt  de 
la  plaine ,  le  bûcheron  sort  de  la  forêt  ;  les 
mères ,  fermant  leurs  cabanes ,  arrivent  avec 
leurs  enfans ,  et  les  Jeunes  filles  laissent  leurs 
fuseaux,  leurs  brebis  et  les  fontaines  pour  assis- 
ter à  la  fête. 

On  s'assemble  dans  le  cimetière  de  la  pa- 
roisse ,  sur  les  tombes  verdoyantes  des  aïeux. 
Bientôt  on  voit  paroître  tout  le  clergé  destiné 
à  la  cérémonie  :  c'est  un  vieux  pasteur  qui 
n'est  connu  que  sous  le  nom  de  curé^  et  ce 
nom  vénérable  dans  lequel  est  venu  se  perdre 
le  sien,  indique  moins  le  ministre  du  temple, 
que  le  père  laborieux  du  troupeau.  Il  sort  de 
sa  retraite,  bâtie  auprès  de  la  demeure  des 
morts  dont  il  surveille  la  cendre.  Il  est  établi 
dans  son  presbytère  comme  une  garde  avaacée 


DU  CHRISTIANISME.  43 

aux  frontières  de  la  vie ,  pour  recevoir  ceux 
qui  entrent  et  ceux  qui  sortent  de  ce  royaume 
des  douleurs.  Un  puits,  des  peupliers,  une 
vigne  autour  de  sa  fenêtre ,  quelques  colombes 
composent  Fhéritage  de  ce  Roi  des  sacrifices. 

Cependant  l'apôtre  de  l'Evangile,  revêtu 
d'un  simple  surplis  ,  assemble  ses  ouailles 
devant  la  grande  porte  de  l'église  ;  il  leur  fait 
un  discours,  fort  beau  sans  doute,  à  en  juger 
par  les  larmes  de  l'assistance.  On  lui  entend 
souvent  répeter  :  Mes  enfans  ,  mes  chers  en- 
fans^  et  c'est  là  tout  le  secret  de  l'éloquence 
du  Chrysostôme  champêtre. 

Après  l'exhortation ,  l'assemblée  commence 
à  marcher  en  chantant  :  «  ï^ous  sortirez  avec 
plaisir^  et  vous  serez,  reçu  avec  joie;  les  collines 
bondiront  et  vous  entendront  avec  joie.  »  L'éten- 
dard des  saints,  antique  bannière  des  temps 
chevaleresques,  ouvre  la  carrière  au  troupeau 
qui  suit  péle-méle  avec  son  pasteur.  On  entre 
dans  des  chemins  ombragés  et  coupés  profon- 
dément par  la  roue  des  chars  rustiques  ;  on 
franchit  de  hautes  barrières,  formées  d'un 
seul  tronc  de  chêne  ;  on  voyage  le  long  d'une 
haie  d'aubépine  où  bourdonne  l'abeille ,  et  où 
sifflent  les  bouvreuils  et  les  merles.  Les  arbres 


i{4  GÉNIE 

sont  couverts  de  leurs  fleurs ,  ou  parés  d'un 
naissant  feuillage.  Les  bois,  les  vallons,  les 
rivières ,  les  rochers  entendent  tour  à  tour  les 
hymnes  des  laboureurs.  Etonnés  de  ces  can- 
tiques, les  hôtes  des  champs  sortent  des  blés 
nouveaux,  et  s'arrêtent  à  quelque  distance, 
pourvoir  passer  la  pompe  villageoise. 

La  procession  rentre  enfin  au  hameau.  Cha- 
cun retourne  à  son  ouvrage  :  la  religion  n'a 
pas  voulu  que  le  jour  où  l'on  demande  à  Dieu 
les  biens  de  la  terre,  fût  un  jour  d'oisiveté. 
Avec  quelle  espérance  on  enfonce  le  soc  dans 
le  sillon ,  après  avoir  imploré  celui  qui  dirige 
le  soleil ,  et  qui  garde  dans  ses  trésors  les  vents 
du  midi  et  les  tièdes  ondées  !  Pour  bien  achever 
un  jour  si  saintement  commencé,  les  anciens 
du  village  viennent,  à  l'entrée  de  la  nuit, 
converser  avec  le  curé ,  qui  prend  son  repas 
du  soir  sous  les  peupliers  de  sa  cour.  La  lune 
répand  alors  les  dernières  harmonies  sur  cette 
fête  que  ramènent  chaque  année  le  mois  le 
plus  doux,  et  le  cours  de  l'astre  le  plus  mysté- 
rieux. On  croit  entendre  de  toutes  parts  les 
blés  germer  dans  la  terre,  et  les  plantes  croître 
et  se  développer  :  des  voix  inconnues  s'élèvent 
dans  le  silence  des  bois ,  comme  le  chœur  des 


DU  CHRISTIANISME.  45 

anges  champêtres  dont  on  a  imploré  le  secours; 
et  les  soupirs  du  rossignol  parviennent  à 
l'oreille  des  vieillards,  assis  non  loin  des  tom- 
beaux. 


46  GÉNIE 

VWW^  i/WVW WVVWWVWVWVVW  WV vWVWVWVWtVWWX  WVV\f\ivWVVVWVVWVWVW wvvw 

CHAPITRE  IX. 

DE    QUELQUES   FETES    CHRÉTIENNES. 

Les  Rois,  Noël,  etc. 

Ceux  qui  n'^ont  jamais  reporté  leurs  cœurs 
vers  ces  temps  de  foi,  où  un  acte  de  religion 
étoit  une  fête  de  famille ,  et  qui  méprisent  des 
plaisirs  qui  n*ont  pour  eux  que  leur  innocence  ; 
ceux-là,  sans  mentir ,  sont  bien  à  plaindre.  Du 
moins ,  en  nous  privant  de  ces  simples  amu- 
semens,  nous  donneront-ils  quelque  chose? 
Hélas  !  ils  l'ont  essayé.  La  Convention  eut  ses 
jours  sacrés  :  alors   la  famine  étoit  appelée 
sainte,  elVHozaimah  étoit  changé  dans  le  cri 
de  vUe  la  mort!  Chose  étrange  !  des  hommes 
puissans,  parlant  au  nom  de  l'égalité  et  des 
passions,  n'ont  jamais  pu  fonder  une  fête,  et 
le  saint  le  plus  obscur  qui  n'avoit  jamais  prêché 
que  pauvreté,  obéissance,  renoncement  aux 
biens  de  la  terre ,  avoit  sa  solennité  au  mo- 
ment même  où  la  pratique  de  son  culte  expo- 


DU  CHKISTlAÎNlSME.  47 

soit  la  vie.  Apprenons  par  là  que  toute  fètc 
qui  se  rallie  à  la  religion  et  à  la  mémoire  des 
bienfaits,  est  la  seule  qui  soit  durable.  Il  ne 
suffit  pas  de  dire  aux  bommcs  rejcuissez-vous  ^ 
pour  qu'ils  se  rcjouisscnl.  On  ne  crée  pas  des 
jours  de  plaisir  comme  des  jours  de  deuil,  et 
Ton  ne  commande  pas  les  ris  aussi  facilement 
qu'on  peut  faire  couler  les  larmes. 

Tandis  que  la  statue  de  Marat  remplaçoit 
celle  de  saint  Vincent  de  Paul,  tandis  qu'on 
célébroit  ces  pompes  dont  les  anniversaires 
seront  marqués  dans  nos  fasles  comme  des 
jours  d'éternelle  douleur,  quelque  pieuse  fa- 
mille cbômoit  en  secret  une  fcte  chrétienne, 
et  la  religion  inèloit  encore  un  peu  de  joie  à 
tant  de  tristesse.  Les  cœurs  simples  ne  se  rap- 
pellent point  sans  attendrissement  ces  heures 
d'épanchement ,  où  les  familles  se  rassem- 
bloient  autour  des  gâteaux  qui  rctraçoient  les 
présens  des  Mages.  L'aïeul,  retiré  pendant 
le  reste  de  l'année  au  fond  de  son  apparte- 
ment, reparoissoit  dans  ce  jour  comme  la  divi- 
nité du  foyer  paternel.  Ses  petits-enfans  ,  qui 
depuis  long-temps  ne  revoient  que  la  fête 
attendue,  entouroient  ses  genoux,  etlcrajeu- 
nissoient  de  leur  jeunesse.  Les  fronts  respi^ 


48  '  GÉNIE 

roient  la  gaieté  ;  les  cœurs  e'toient  épanouis: 
la  salle  du  festin  étoit  merveilleusement  dé- 
corée, et  chacun  prenoit  un  vêtement  nou- 
veau. Au  choc  des  verres ,  aux  éclats  de  la  joie , 
on  tiroit  au  sort  ces  royautés ,  qui  ne  coûtoient 
nisoupirs ,  ni  larmes  :  on  se  passoit  ces  sceptres, 
qui  ne  pesoient  point  dans  la  main  de  celui 
qui  les  portoit.  Souvent  une  fraude ,  qui  redou- 
bloit  l'allégresse  des  sujets ,  et  n'excitoit  que 
les  plaintes  de  la  souveraine ,  faisoit  tomber 
la  fortune  à  la  fdle  du  lieu ,  et  au  fils  du  voisin , 
dernièrement  arrivé  de  l'armée.  Les  jeunes 
gens  rougissoient,  embarrassés  qu'ils  étoient 
de  leur  couronne  ;  les  mères  sourioient,  et 
l'aïeul  vidoit  sa  coupe  à  la  nouvelle  reine. 

Or ,  le  curé  présent  à  la  fête  recevoit ,  pour 
la  distribuer  avec  d'autres  secours  ,  cette  pre- 
mière part  appelée  la  part  des  pauçres.  Des 
jeux  de  l'ancien  temps ,  un  bal ,  dont  quelque 
vieux  serviteur  étoit  le  premier  musicien ,  pro- 
longeoient  les  plaisirs,  et  la  maison  entière, 
nourrices,  enfans,  fermiers,  domestiques  et 
maîtres  dansoient  ensemble  la  ronde  antique. 

Ces  scènes  se  répétoient  dans  toute  la  chré- 
tienté, depuis  le  palais  jusqu'à  la  chaumière  ; 
il  n'y  avoit  point  de  laboureur  qui  ne  trouvât 


DU  CHRISTIANISME.  49 

moyen  d'accomplir  ce  jour-là  le  souhait  du 
Béarnais.  Et  quelle  succession  de  jours  heu- 
reux! ISoël,  le  premier  jour  de  l'An,  la  fête 
des  Mages,  les  plaisirs  qui  précèdent  la  péni- 
tence !  En  ce  temps-là  les  fermiers  renouve- 
loient  leur  bail,  les  ouvriers  recevoient  leur 
paiement:  c'étoit  le  moment  des  mariages, 
des  présens,  des  charités,  des  visites  :  le  client 
voyoit  le  juge,  le  juge  le  client  :  les  corps  de 
métiers,  les  confréries,  les  prévôtés,  les  cours 
de  justice,  les  universités,  les  mairies,  s'as- 
sembloient  selon  des  usages  gaulois  et  de 
vieilles  cérémonies  ;  l'infirme  et  le  pauvre 
étoicnt  soulagés.  L'obligation  où  l'on  éloitde 
recevoir  son  voisin  à  cette  époque,  faisoit 
qu'on  vivoit  bien  avec  lui  le  reste  de  l'année , 
et  par  ce  moyen  la  paix  et  l'union  régnoient 
dans  la  société. 

On  ne  peut  douter  que  ces  institutions 
ne  servissent  puissamment  au  maintien  des 
mœurs  ,  en  entretenant  la  cordialité  et  l'amour 
entre  les  parens.  Nous  sommes  déjà  bien  loin 
de  ces  temps  où  une  femme  ,  à  la  mort  de  son 
mari ,  venoit  trouver  son  fils  aîné ,  lui  remet- 
toit  les  clefs  ,  et  lui  rendoit  les  comptes  de  la 
maison,  comme  au  chef  de  la  famille.  Nous 

4.  4 


5o  GENIE 

n'avons  plus  cette  liautc  idée  de  la  dignité  de 
l'homme  ,  que  nous  inspiroit  le  christianisme. 
Les  mères  et  les  enfans  aiment  mieux  tout 
devoir  aux  articles  d'un  contrat ,  que  de  se  fier 
aux  sentimens  de  la  nature,  et  la  loi  est  mise 
partout  à  la  place  des  mœurs. 

Ces  fêtes  chrétiennes  avoient  d'autant  plus 
de  charmes,  qu'elles existoient  de  toute  anti- 
quité, et  l'on trouvoit  avec  plaisir,  en  remon- 
tant dans  le  passé,  que  nos  aïeux  s'étoient 
réjouis  à  la  même  époque  que  nous.  Ces  fêtes 
étant  d'ailleurs  très-multipliées ,  il  en  résultoit 
encore  que ,  malgré  les  chagrins  de  la  vie ,  la 
rehgion  avoit  trouvé  moyen  de  donner  de  race 
en  race,  à  des  millions  d'infortunés,  quelques 
momens  de  bonheur. 

Dans  la  nuit  de  la  naissance  du  Messie  ,  les 
troupes  d'enfans  qui  adoroient  la  crèche,  les 
églises  illuminées  et  parées  de  fleurs ,  le  peuple 
qui  se  pressoit  autour  du  berceau  de  son  Dieu , 
les  chrétiens  qui,  dans  une  chapelle  retirée, 
faisoient  leur  paix  avec  le  ciel ,  les  alléluia 
joyeux ,  le  bruit  de  l'orgue  et  des  cloches , 
offroient  une  pompe  pleine  d'innocence  et  de 
majesté. 

Immédiatement  après  le  dernier  jour  de 


DU  CHRISTIANISME.  $i 

folie ,  trop  souvent  marque'  par  nos  excès  , 
venoit  la  ce'rëmonie  des  Cendres,  comme  la 
mort  le  lendemain  des  plaisirs.  «  O  homme! 
disoit  le  prêtre  ,  souviens-toi  que  tu  es  pous- 
sière ,  et  que  tu  retourneras  en  poussière.  » 
L'officier  qui  se  tenoit  auprès  des  rois  de  Perse 
pour  leur  rappeler  qu'ils  étoient  mortels,  ou 
le  soldat  romain  qui  abaissoit  l'orgueil  du 
triomphateur,  ne  donnoit  pas  de  plus  puis- 
santes leçons. 

Un  volume  ne  suffiroil  pas  pour  peindre 
en  détail  les  seules  cérémonies  de  la  Semaine- 
Sainte  ;  on  sait  de  quelle  magnificence  elles 
étoient  dans  la  capitale  du  monde  chrétien  : 
aussi  nous  n'entreprendrons  point  de  les  dé- 
crire. Nous  laissons  aux  peintres  et  aux  po'etes 
le  soin  de  représenter  dignement  ce  clergé  en 
deuil ,  ces  autels ,  ces  temples  voilés ,  cette 
musique  sublime  ,  ces  voix  célestes  chantant 
les  douleurs  de  Jérémie,  cette  Passion  mêlée 
d'incompréhensibles  mystères ,  ce  saint  sé- 
pulcre environné  d'un  peuple  abattu ,  ce  pon- 
tife lavant  les  pieds  des  pauvres  ,  ces  ténèbres, 
ces  silences  entrecoupés  de  bruits  formidables, 
ce  cri  de  victoire  échappé  tout  à  coup  du  tom- 
beau, enfin  ce  Dieu  qui  ouvre  la  route  du  ciel 

4. 


5a  GÉNIE 

aux  âmes  délivrées,  et  laisse  aux  chrétiens  sur 
la  terre ,  avec  une  religion  divine ,  d'intaris- 
sables espérances. 


DU  CHRISTIANISME.  53 

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CHAPITRE  X. 

FUNÉRAILLES. 
Pompes  funèbres  des  Grands. 

Si  Ton  se  rappelle  ce  que  nous  avons  dit  dans 
la  première  partie  de  cet  ouvrage,  sur  le  der- 
nier sacrement  des  chrétiens ,  on  conviendra 
d'abord  qu'il  y  a  dans  cette  seule  cérémonie 
plus  de  véritables  beautés  que  dans  tout  ce 
que  nous  connoissons  du  culte  des  morts ,  chez 
les  anciens.  Ensuite  la  religion  chrétienne , 
n'envisageant  dans  l'homme  que  ses  fins  divines, 
a  multiplié  les  honneurs  autour  du  tombeau  ; 
elle  a  varié  les  pompes  funèbres  selon  le  rang 
et  les  destinées  de  la  victime.  Par  ce  moyen  , 
elle  a  rendu  plus  douce  à  chacun  cette  dure , 
mais  salutaire  pensée  de  la  mort,  dont  elle 
s'est  plu  à  nourrir  notre  âme  ;  ainsi  la  colombe 
amollit  dans  son  bec  le  froment  qu'elle  pré- 
sente à  ses  petits. 

A-t-elle  à  s'occuper  des  funérailles  de  quelque 


54  GÉNIE 

puissance  de  la  terre  ,  ne  craignez  pas  qu'elle 
manque  de  grandeur.  Plus  l'objet  pleure  aura 
été  malheureux ,  plus  elle  étalera  de  pompe 
autour  de  son  cercueil ,  plus  ses  leçons  seront 
éloquentes  :  elle  seule  pourra  mesurer  la  hau- 
teur et  la  chute,  et  dire  ces  sommets  et  ces 
abîmes,  d'où  tombent  et  où  disparoissent  les 
rois. 

Quand  donc  l'urne  des  douleurs  a  été  ou- 
verte ,  et  qu'elle  s'est  remplie  des  larmes  des 
monarques  et  des  reines  ;  quand  de  grandes 
cendres  et  de  grands  malheurs  ont  englouti 
leurs  doubles  vanités  dans  un  étroit  cercueil , 
la  religion  assemble  les  fidèles  dans  quelque 
temple.  Les  voûtes  de  l'église,  les  autels  ,  les 
colonnes,  les  saints  se  retirent  sous  des  voiles 
funèbres.  Au  milieu  de  la  nef  s'élève  un  cer- 
cueil environné  de  flambeaux.  La  messe  des 
funérailles  s'est  célébrée  aux  pieds  de  celui 
qui  n'est  point  né  ,  et  qui  ne  mourra  point  : 
maintenant  tout  est  muet.  Debout  dans  la 
chaire  de  vérité ,  un  prêtre ,  seul  vêtu  de  blanc 
au  milieu  du  deuil  général ,  le  front  chauve  , 
la  figure  pâle ,  les  yeux  fermés ,  les  mains 
croisées  sur  la  poitrine ,  est  recueilli  dans  les 
profondeurs  de  Dieu  ;  tout  à  coup  ses  yeux 


DU  CHRISTIANISME.  55 

s'ouvrent,  ses  mains  se  déploient,  et  ces  mots 
tombent  de  ses  lèvres  : 

«  Celui  qui  règne  dans  les  cicux  ,  et  de  qui 
relèvent  tous  les  empires,  à  qui  seul  appar- 
tient la  gloire  ,  la  majesté  et  l'indépendance  , 
est  aussi  le  seul  qui  se  glorifie  de  faire  la  loi 
aux  rois  ,  et  de  leur  donner,  quand  il  lui  plaît, 
de  grandes  et  de  terribles  leçons  :  soit  qu'il 
élève  les  trônes  ,  soit  qu'il  les  abaisse  ,  soit 
qu'il  communique  sa  puissance  aux  princes, 
soit  qu'il  la  relire  à  lui-même,  et  ne  leur  laisse 
que  leur  propre  foiblesse,il  leur  apprend  leurs 
devoirs  d'une  manière  souveraine  et  digne  de 
lui(i)....... 

»  Chrétiens ,  que  la  mémoire  d'une  grande 
reine  ,  fille  ,  femme  ,  mère  de  rois  si  puissans  , 
et  souveraine  de  trois  royaumes  ,  appelle  à 
cette  triste  cérémonie ,  ce  discours  vous  fera 
paroître  un  de  ces  exemples  redoutables  qui 
étalent  aux  yeux  du  monde  sa  vanité  tout  en- 
tière. Vous  verrez  dans  une  seule  vie  toutes 
les  extrémités  des  choses  humaines  :  la  félicité 
sans  bornes  aussi  bien  que  les  misères  ;  une 
longue  et  pénible  jouissance  d'une   des  plus 

(i)  Bossuel,  Orais.  fun.  de  la  Reine  de  la  Gr.  Bret. 


56  GÉNIE 

belles  couronnes  de  l'univers.  Tout  ce  que 
peut  donner  de  plus  glorieux  la  naissance  et 
la  grandeur  accumulées  sur  une  tête  qui  en- 
suite est  exposée  à  tous  les  outrages  de  la  for- 
tune ;  la  rébellion,  long-temps  retenue,  à  la 
fin  toute  maîtresse  ;  nul  frein  à  la  licence  ;  les 
lois  abolies  ;  la  majesté  violée  par  des  atten- 
tats jusqu'alors  inconnus  ;  un  trône  indigne- 
ment renversé voilà  les  enseignemens  que 

Dieu  donne  aux  rois.  » 

Souvenirs  d'un  grand  siècle,  d'une  princesse 
infortunée ,  et  d'une  révolution  mémorable  , 
oh  !  combien  la  religion  vous  a  rendus  tou- 
chans  et  sublimes  ,  en  vous  transmettant  à  la 
postérité  ! 


DU  CHRISTIANISME.  67 

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CHAPITRE  XI. 

Funérailles  du  Guerrier,  Convois  des  Riches,  Coutumes,  etc. 

Une  noble  simplicité  prcsidoit  aux  obsèques 
du  guerrier  chrétien.  Lorsqu'on  croyoit  encore 
à  quelque  chose,  on  aimoit  à  voir  un  aumô- 
nier dans  une  tente  ouverte,  près  d'un  champ 
de  bataille  ,  célébrer  une  messe  des  morts  sur 
un  autel  formé  de  tambours.  G'étoit  un  assez 
beau  spectacle  de  voir  le  Dieu  des  armées 
descendre,  à  la  voix  d'un  prêtre,  sur  les  tentes 
d'un  camp  français,  tandis  que  de  vieux  sol- 
dats ,  qui  avoient  tant  de  fois  bravé  la  mort , 
tomboient  à  genoux  devant  un  cercueil,  un 
autel  et  un  ministre  de  paix.  Aux  roulemens 
des  tambours  drapés,  aux  salves  interrompues 
du  canon,  des  grenadiers  portoient  le  corps 
de  leur  vaillant  capitaine  à  la  tombe  qu'ils 
avoient  creusée  pour  lui  avec  leurs  baïon- 
nettes. Au  sortir  de  ces  funérailles  ,  on  n'al- 
loit  point  courir  pour  des  trépieds  ,  pour  de 
doubles  coupes,  pour  des  peaux  de  lion  aux 


58  GÉNIE 

ongles  d'or,  mais  on  s'empressoit  de  chercher, 
au  milieu  des  combats,  des  jeux  funèbres  et 
une  arène  plus  glorieuse  ;  et,  si  l'on  n'immo- 
loit  point  une  génisse  noire  aux  mânes  du 
héros ,  du  moins  on  répandoit  en  son  honneur 
un  sang  moins  stérile  ,  celui  des  ennemis  de 
la  patrie. 

Parlerons-nous  de  ces  enterremens  faits  à 
la  lueur  des  flambeaux  dans  nos  villes,  de  ces 
chapelles  ardentes,  de  ces  chars  tendus  de  noir, 
de  ces  chevaux  parés  de  plumes  et  de  drape- 
ries, de  ce  silence  interrompu  par  les  versets 
de  l'hymne  de  la  colère,  Dies  irœ  ? 

La  religion  conduisoit  à  ces  convois  des 
grands,  de  pauvres  orphelins  sous  la  livrée 
pareille  de  l'infortune  :  par  là  elle  faisoit  sen- 
tir à  des  enfans  qui  n'avoient  point  de  père  , 
quelque  chose  de  la  piété  filiale  ;  elle  mon- 
troit  en  même  temps  à  l'extrême  misère ,  ce 
que  c'est  que  des  biens  qui  viennent  se  perdre 
au  cercueil,  et  elle  enseignoit  au  riche  qu'il 
n'y  a  point  de  plus  puissante  médiation  au- 
près de  Dieu,  que  celle  de  l'innocence  et  de 
l'adversité. 

Un  usage  particulier  avoit  lieu  au  décès  des 
prêtres  :  on  les  enterroit  le  visage  découvert  ; 


DU  CHRISTIANISME.  5<j 

le  peuple  croyoit  lire  sur  les  traits  de  son 
pasteur  l'arrêt  du  souverain  juge,  et  recon- 
noître  les  joies  du  prédestiné  à  travers  l'ombre 
d'une  sainte  mort,  comme,  dans  les  voiles 
d'une  nuit  pure  ,  on  découvre  les  splendeurs 
du  ciel. 

La  même  coutume  s'observoit  dans  les  cou- 
vens.  Nous  avons  vu  une  jeune  religieuse  ainsi 
couchée  dans  sa  bière.  Son  front  se  confon- 
doit ,  par  sa  pâleur,  avec  le  bandeau  de  lin 
dont  il  étoit  à  demi  couvert  ;  une  couronne 
de  roses  blanches  étoit  sur  sa  tête ,  et  un 
flambeau  brûloit  entre  ses  mains  :  les  grâces 
et  la  paix  du  cœur  ne  sauvent  point  de  la 
mort ,  et  l'on  voit  se  faner  les  lis  ,  malgré  la 
candeur  de  leur  sein ,  et  la  tranquillité  des 
vallées  qu'ils  habitent. 

Au  reste  ,  la  simplicité  des  funérailles  étoit 
réservée  au  nourricier,  comme  au  défenseur 
de  la  patrie.  Quatre  villageois,  précédés  du 
curé ,  transportoient  sur  leurs  épaules  l'homme 
des  champs  au  tombeau  de  ses  pères.  Si  quel- 
ques laboureurs  rencontroient  le  convoi  dans 
les  campagnes,  ils  suspendoient  leurs  travaux , 
découvroient  leurs  têtes  ,  et  honoroient  d'un 
signe  de  croix  leur  compagnon  décédé.    On 


Go  GÉNIE 

voyoit  de  loin  ce  mort  rustique  voyager  au 
milieu  des  blés  jaunissans,  qu'il  avoit  peut- 
être  semés.  Le  cercueil ,  couvert  d'un  drap 
mortuaire  ,  se  balançoit  comme  un  pavot  noir 
au-dessus  des  fromens  d'or,  et  des  fleurs  de 
pourpre  et  d'azur.  Des  enfans  ,  une  veuve 
éplorée  formoient  tout  le  cortège.  En  passant 
devant  la  croix  du  chemin ,  ou  la  sainte  du 
rocher^  on  se  délassoit  un  moment  :  on  posoit 
la  bière  sur  la  borne  d'un  héritage  ;  on  invo- 
quoit  la  Notre-Dame  champêtre ,  au  pied  de 
laquelle  le  laboureur  décédé  avoit  tant  de  fois 
prié  pour  une  bonne  mort ,  ou  pour  une  ré- 
colte abondante.  G'étoit  là  qu'il  mettoit  ses 
bœufs  à  l'ombre  ,  au  milieu  du  jour  ;  c'étoit 
là  qu'il  prenoit  son  repas  de  lait  et  de  pain 
bis  ,  au  chant  des  cigales  et  des  alouettes.  Que 
bien  différent  d'alors,  il  s'y  repose  aujour- 
d'hui! Mais  du  moins  les  sillons  ne  seront 
plus  arrosés  de  ses  sueurs  ;  du  moins  son  sein 
paternel  a  perdu  ses  sollicitudes;  et,  par  ce 
même  chemin  où  les  jours  de  fêtes  il  se  ren- 
doit  à  l'église  ,  il  marche  maintenant  au  tom- 
beau, entre  les  touchans  monumens  de  sa  vie, 
des  enfans  vertueux  et  d'innocentes  moissons. 


DU  CIIPaSTIANlSME.  6i 

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CHAPITRE  XII. 

Des  Prières  pour  les  Morts. 

Chez  les  anciens,  le  cadavre  du  pauvre  ou 
de  l'esclave  ctoit  abandonné  presque  sans 
honneurs  ;  parmi  nous  ,  le  ministre  des  autels 
est  obligé  de  veiller  au  cercueil  du  villageois, 
comme  au  catafalque  du  monarque.  L'indi- 
gent de  l'Evangile  ,  en  exhalant  son  dernier 
soupir,  devient  soudain  (  chose  sublime  !  )  un 
être  auguste  et  sacré.  A  peine  le  mendiant, 
qui  languissoit  à  nos  portes,  objet  de  nos  dé- 
goûts et  de  nos  mépris,  a-t-il  quitté  cette 
vie  ,  que  la  religion  nous  force  à  nous  incliner 
devant  lui.  Elle  nous  rappelle  à  une  égalité 
formidable ,  ou  plutôt  elle  nous  commande  de 
respecter  un  juste  racheté  du  sang  de  Jésus- 
Christ,  et  qui,  d'une  condition  obscure  et  mi- 
sérable ,  vient  de  monter  à  un  trône  céleste  ; 
c'est  ainsi  que  le  grand  nom  de  chrétien  met 
tout  de  niveau  dans  la  mort  ;  et  l'orgueil  du 
plus  puissant  potentat  ne  peut  arracher  à  la 


C2  GÉNIE 

religion  d'autre  prière,  que   celle-là   même 

qu'elle  offre  pour  le  dernier  manant  de  la  cité. 

Mais  qu'elles  sont  admirables  ces  prières  ! 
Tantôt  ce  sont  des  cris  de  douleur,  tantôt  des 
cris  d'espérance  :  la  mort  se  plaint,  se  réjouit, 
tremble ,  se  rassure  ,  gémit  et  supplie. 

Eœibit  spiritus  ejus  ,  etc. 

«  Le  jour  qu'ils  ont  rendu  l'esprit ,  ils  re- 
tournent à  leur  terre  originelle  ,  et  toutes 
leurs  vaines  pensées  périssent  (i).  » 

Delicta  juventidis  meœ ,  etc. 

«  O  mon  Dieu  ,  ne  vous  souvenez  ni  des 
fautes  de  ma  jeunesse  ,  ni  de  mes  igno- 
rances (2)  !  » 

Les  plaintes  du  Roi -prophète  sont  entre- 
coupées par  les  soupirs  du  saint  Arabe. 

«  O  Dieu,  cessez  de  m'affliger,  puisque 
raies  jours  ne  sont  que  néant!  Qu'est-ce  que 
rhommc  pour  mériter  tant  d'égards  ,  et  pour 
que  vous  y  attachiez  votre  cœur  ?. . . .  » 

«  Lorsque  vous  me  chercherez  le  matin  , 
vous  ne  me  trouverez  plus  (3).  » 

(i)  Office  des  Morts,  ps.  i54. 

(2)  Ibid.  ps.  24. 

(3)  Ibid.  V^  leç. 


DU  CHRISTIANISME.  63 

«  La  vie  m'est  ennuyeuse  ;  je  m'abandonne 
aux  plaintes  et  aux  regrets....  Seigneur,  vos 
jours  sont-ils  comme  les  jours  des  mortels  , 
et  vos  années  éternelles  comme  les  années 
passagères  de  l'homme  (i)?  >> 

«  Pourquoi ,  Seigneur,  détournez-vous  votre 
visage  ,  et  me  traitez-vous  comme  votre  en- 
nemi.'' Devez-vous  déployer  toute  votre  puis- 
sance contre  une  feuille  que  le  vent  emporte, 
et  poursuivre  une  feuille  séchée  (2)?  » 

«  L'homme  né  de  la  femme  vit  peu  de 
temps ,  et  il  est  rempli  de  beaucoup  de  mi- 
sère ;  il  fuit  comme  une  ombre  qui  ne  demeure 
jamais  dans  un  même  état.  » 

«  Mes  années  coulent  avec  rapidité,  et  je 
marche  par  une  voie  par  laquelle  je  ne  revien- 
drai jamais  (3).  » 

«  Mes  jours  sont  passés ,  toutes  mes  pen- 
sées sont  évanouies  ,  toutes  les  espérances  de 
mon  cœur  dissipées....  Je  dis  au  sépulcre  : 
Vous  serez  mon  père  ;  et  aux  vers  :  Vous  serez 
ma  mère  et  mes  sœurs.  »  • 


(i)  Office  des  Morts,  1^  leç. 

(2)  lôid.  IV^  leç. 

(3)  Uid.  Vile  leç. 


G4  GÉNIE 

De  temps  en  temps  le  dialogue  du  Prêtre 
et  du  Chœur  interrompt  la  suite  des  cantiques. 

Le  Prêtre.  «  Mes  jours  se  sont  évanouis 
comme  la  fumée  ;  mes  os  sont  tombés  en 
poudre.  » 

Le  Chœur.  «  Mes  jours  ont  décliné  comme 
l'ombre.  » 

Le  Prêtre.  «  Qu'est-ce  que  la  vie  ?  Une  pe- 
tite vapeur.  » 

Le  Chœur.  «  Mes  jours  ont  décliné  comme 
l'ombre.  » 

Le  Prêtre.  «  Les  morts  sont  endormis  dans 
la  poudre.  » 

Le  Chœur.  «  Ils  se  réveilleront,  les  uns  dans 
l'éternelle  gloire,  les  autres  dans  l'opprobre, 
pour  y  demeurer  à  jamais.  » 

Le  Prêtre.  «  Ils  ressusciteront  tous ,  mais 
non  pas  tous  comme  ils  étoient.  » 

Le  Chœur.  «  Ils  se  réveilleront.  » 

A  la  Communion  de  la  Messe ,  le  Prêtre 
dit: 

«  Heureux  ceux  qui  meurent  dans  le  Sei- 
gneur ;  ils  se  reposent  des  à  présent  de  leurs 
travaux,  car  leurs  bonnes  œuvres  les  suivent.  » 

Au  lever  du  cercueil ,  on  entonne  le  psaume 
des  douleurs  et  des  espérances.  «  Seigneur,  je 


DU  CHRISTIANISME.  65 

cric  vers  vous  du  fond  de  l'abîme;  que  mes 
cris  parviennent  jusqu'à  vous.  » 

En  portant  le  corps,  on  recommence  le 
dialogue  :  qui  dorniiunt  ;  «  Ils  dorment  dans 
la  poudre  ,  —  ils  se  réveilleront.  j> 

Si  c'est  pour  un  prêtre ,  on  ajoute  :  «  Une 
victime  a  été  immolée  avec  joie  dans  le  taber- 
nacle du  Seigneur.  » 

En  descendant  le  cercueil  dans  la  fosse  : 
«  Nous  rendons  la  terre  à  la  terre  ,  la  cendre 
à  la  cendre  ,  la  poudre  à  la  poudre.  » 

Enfin  ,  au  moment  où  l'on  jette  la  terre  sur 
la  bière,  le  Prêtre  s'écrie  ,  dans  les  paroles 
de  l'Apocalypse:  Une  voix  d  en-haut  fut  en- 
tendue^ quidisoit  :  Bienheureux  sont  les  mo/is  ! 

Et  cependant  ces  superbes  prières  n'étoient 
pas  les  seules  que  l'Eglise  offrît  pour  les  tré- 
passés :  de  même  qu'elle  avoit  des  voiles  sans 
taches  et  des  couronnes  de  fleurs  pour  le  cer- 
cueil de  l'enfant ,  de  même  elle  avoit  des  orai- 
sons analogues  à  l'âge  et  au  sexe  de  la  victime. 
Si  quatre  vierges,  vêtues  de  lin  et  parées  de 
feuillages ,  apportoient  la  dépouille  d'une  de 
leurs  compagnes,  dans  une  nef  tendue  de  ri- 
deaux blancs,  le  Prêtre  récitoit  îi  haute  voix, 
sur  cette  jeune  cendre,  une  hymne  à  la  vir- 

4.  5 


66  GÉNIE 

ginité.  Tantôt  c'étoit  VAçe^  rnaris  Stella^  can- 
tique où  il  règne  une  grande  fraîcheur,  et  où 
rheure  de  la  mort  est  représentée  comme 
Taccomplissement  de  l'espérance  ;  tantôt  c'é- 
toient  des  images  tendres  et  poétiques  ,  em- 
pruntées de  l'Ecriture  :  Elle  a  passé  comme 
Vherhe  des  champs  ;  ce  m.atin  elle  jleurissoil 
dans  toute  sa  grâce ,  le  soir  nous  t avons  vue 
séchée.  N'est-ce  pas  là  la  fleur  qui  languit 
touchée  par  le  tranchant  de  la  charrue;  le 
pavot  qui  penche  sa  tête  abattue  par  une  pluie 
dorage?  Pluvia  citm  forte  gravantur. 

Et  quelle  oraison  funèbre  le  pasteur  pro- 
nonçoit-il  sur  l'enfant  décédé ,  dont  une  mère 
en  pleurs  lui  présentoit  le  petit  cercueil  ?  Il 
entonnoit  l'hymne  que  les  trois  enfans  hé- 
breux chantoient  dans  la  fournaise  ,  et  que 
l'Eglise  répète  le  dimanche  au  lever  du  Jour  : 
(^ue  tout  bénisse  les  œiwres  du  Seigneur  !  La 
religion  bénit  Dieu  d'avoir  couronné  l'enfant 
par  la  mort ,  d'avoir  délivré  ce  jeune  ange  des 
chagrins  de  la  vie.  Elle  invite  la  nature  à  se 
réjouir  autour  du  tombeau  de  l'innocence  :  ce 
ne  sont  point  des  cris  de  douleur,  ce  sont  des 
cris  d'allégresse  qu'elle  fait  entendre.  C'est 
dans  le  même  esprit  qu'elle  chante  encore  le 


DU  CHRISTIANISME.  67 

Laudate^  pueri^  Dominum^  qui  finit  par  celte 
strophe  :  Qui  habitarefacit  sterilem  in  domo  : 
rnatremfiliorumlœtantem.  «  Le  Seigneur  qui 
rend  féconde  une  maison  stérile ,  et  qui  fait 
que  la  mcre  se  réjouit  dans  ses  fils.  »  Quel 
cantique  pour  des  parens  affligés  !  L'Eglise 
leur  montre  l'enfant  qu'ils  viennent  de  perdre , 
vivant  au  bienheureux  séjour,  et  leur  promet 
d'autres  enfans  sur  la  terre  ! 

Enfin,  non  satisfaite  d'avoir  donné  cette 
attention  à  chaque  cercueil  ,  la  religion  a  cou- 
ronné les  choses  de  l'autre  vie  par  une  céré- 
monie générale,  oij  elle  réunit  la  mémoire 
des  innombrables  habitans  du  sépulcre  (i); 
vaste  communauté  de  morts ,  où  le  grand  est 
couché  auprès  du  petit  ;  république  de  par- 
faite égalité  ,  où  l'on  n'entre  point  sans  ôter 
son  casque  ou  sa  couronne,  pour  passer  par 
la  porte  abaissée  du  tombeau.  Dans  ce  jour 
solennel  où  l'on  célèbre  les  funérailles  de  la 
famille  entière  d'Adam ,  l'àme  mêle  ses  tribu- 
lations pour  les  anciens  morts ,  aux  peines 
qu'elle  ressent  pour  ses  amis  nouvellement 
perdus.  Le  chagrin  prend ,  par  cette  union  , 

(i)    Voyez  la  note  D  à  la  fin  du  volume. 


m  GÉNIE 

quelque  chose  desouverainementbeau,  comme 
une  moderne  douleur  prend  le  caractère  an- 
tique ,  quand  celui  qui  l'exprime  a  nourri  son 
génie  des  vieilles  tragédies  d'Homère.  La  re- 
ligion seule  étoit  capable  d'élargir  assez  le 
cœur  de  l'homme,  pour  qu'il  pût  contenir  des 
soupirs  et  des  amours ,  égaux  en  nombre  à  la 
multitude  des  morts  qu'il  avoit  à  honorer. 


DU  CHRISTIANISME.  69 

QUATRIÈME  PARTIE. 

CULTE. 

LIVRE  SECOND. 

TOMBEAUX. 

%\\  k  VV\  V\  VVV  VVV  VVVVVVVVV  VVV  V  WVVV^Af  M'V  vvv  vvvvvv%vv  VVVVV\  \XV  V\\  v%%  V\%  VVVV\\  VV%  VVV\VV 

CHAPITRE  PREMIER. 

TOMBEAUX    ANTIQUES. 

L'Egypte. 

Ees  derniers  devoirs  qu'on  rend  aux  hommes 
seroient  bien  tristes ,  s'ils  étoient  dépouilles 
des  signes  de  la  religion.  La  religion  a  pris 
naissance  aux  tombeaux ,  et  les  tombeaux  ne 
peuvent  se  passer  d'elle  :  il  est  beau  que  le 
cri  de  l'espérance  s'élève  du  fond  du  cer- 
cueil ,  et  que  le  prêtre  du  Dieu  vivant  escorte 
au  monument  la  cendre  de  l'homme  ;  c'est 


70  GENIE 

en  quelque  sorte  T immortalité  qui  marche  à 
la  léte  de  la  mort. 

Des  funérailles  nous  passons  aux  tombeaux 
qui  tiennent  une  si  grande  place  dans  l'his- 
toire des  hommes.  Afin  de  mieux  apprécier  le 
culte  dont  on  les  honore  chez  les  chrétiens  , 
voyons  dans  quel  état  ils  ont  subsisté  chez  les 
peuples  idolâtres. 

Il  existe  un  pays  sur  la  terre  qui  doit  une 
partie  de  sa  célébrité  à  ses  tombeaux.  Deux 
fois  attirés  par  la  beauté  des  ruines  et  des 
souvenirs ,  les  Français  ont  tourné  leurs  pas 
vers  cette  contrée  :  ce  peuple  de  saint  Louis 
est  travaillé  intérieurement  d'une  certaine 
grandeur  qui  le  force  à  se  mêler,  dans  tous 
les  coins  du  globe,  aux  choses  grandes  comme 
lui-même.  Cependant  est-il  certain  que  des 
momies  soient  des  objets  fort  dignes  de  notre 
curiosité  ?  On  diroit  que  l'ancienne  Egypte 
ait  craint  que  la  postérité  ignorât  un  jour  ce 
que  c'étoit  que  la  mort,  et  qu'elle  ait  voulu, 
à  travers  les  temps ,  lui  faire  parvenir  des 
échantillons  de  cadavres. 

Vous  ne  pouvez  faire  un  pas  dans  cette 
terre  sans  rencontrer  un  monument.  Voyez- 
vous  un  obélisque  ,  c'est  un  tombeau;  les  dé- 


DU  CHRISTIANISME.  71 

bris  d'une  colonne ,  c'est  un  tombeau  ;  une 
cave  souterraine ,  c'est  encore  un  tombeau. 
Et  lorsque  la  lune,  se  levant  derrière  la  grande 
pyramide  ,  vient  à  paroître  sur  le  sommet  de 
ce  sépulcre  immense ,  vous  croyez  apercevoir 
le  phare  même  de  la  mort ,  et  errer  vérita- 
blement sur  le  rivage  où  jadis  le  nautonier  des 
enfers  passoit  les  ombres. 


72  GENIE 

CHAPITRE  IL 

Les  Grecs  et  les  Romains. 

Chez  les  Grecs  et  les  Romains ,  les  morts 
ordinaires  reposoient  à  l'entrée  des  villes,  le 
long  des  chemins  publics,  apparemment  parce 
que  les  tombeaux  sont  les  vrais  monumcns  du 
voyageur  ;  on  ensevelissoit  souvent  les  morts 
fameux  au  bord  de  la  mer. 

Ces  espèces  de  signaux  funèbres  qui  annon- 
çoient  de  loin  le  rivage  et  Técueil  au  naviga- 
teur, étoient  pour  lui  sans  doute  un  sujet  de 
réflexions  bien  sérieuses.  Oh  !  que  la  mer  de- 
voit  lui  paroître  un  élément  sur  et  fidèle  , 
auprès  de  cette  terre  où  l'orage  avoit  brisé 
tant  de  hautes  fortunes  ,  englouti  tant  d'il- 
lustres vies!  Près  de  la  cité  d'Alexandre  on 
apercevoit  le  petit  monceau  de  sable  élevé 
par  la»  piété  d'un  affranchi  et  d'im  vieux  sol- 
dat aux  mânes  du  grand  Pompée  ;  non  loin 
des  ruines  de  Carthage  ,  on  découvroit  sur  un 
rocher  la  statue  armée  consacrée  à  la  mémoire 


DU  CHRISTIANISME.  78 

de  Caton  ;  sur  les  côtes  de  Tltalie,  le  mausolée 
(le  Scipion  marquoit  le  lieu  où  ce  grand  homme 
mourut  dans  Texil  ;  et  la  tombe  de  Cicéron 
indiquoit  la  place  où  le  père  de  la  patrie  fut 
indignement  massacré. 

Mais ,  tandis  que  la  fatale  Rome  érigeoit 
sur  le  rivage  de  la  mer  ces  témoignages  de  son 
injustice,  la  Grèce,  consolant  l'humanité, 
plaçoit  au  bord  des  mêmes  flots  de  plus  rians 
souvenirs.  Les  disciples  de  Platon  et  de  Py- 
thagore  ,  en  voguant  vers  la  terre  d'Egypte  où 
ils  alloient  s'instruire  touchant  les  dieux,  pas- 
soient  devant  l'île  d'Io,  à  la  vue  du  tombeau 
d'Homère.  Il  étoit  naturel  que  le  chantre 
d'Achille  reposât  sous  la  protection  de  Thétis  ; 
on  pouvoit  supposer  que  l'ombre  du  poe'le  se 
plaisoit  encore  à  raconter  les  malheurs  d'Ilion 
aux  Néréides,  vu  que ,  dans  les  douces  nuits 
de  l'Ionie,  elle  disputoit  aux  sirènes  le  prix 
des  concerts, 


74  GÉNIE 


vV'^vwvWVVVWV%l'VVV\WVVWVWv^W«tA'VVWVWWVVW''V\  VWWVM'U 


CHAPITRE  IlL 


TOMBEAUX    MODERNES. 


La  Chine  et  la  Turquie. 


Les  Chinois  ont  irne  coutume  touchante  ;: 
ils  enterrent  leurs  proches  dans  leurs  jardins. 
Il  est  assez  doux  d'entendre  dans  les  bois  la 
voix  des  ombres  de  ses  pères ,  et  d'avoir  tou- 
jours quelques  souvenirs  au  désert. 

A  l'autre  extrémité  de  l'Asie  ,  les  Turcs 
ont  à  peu  près  le  même  usage.  Le  détroit  de& 
Dardanelles  présente  un  spectacle  bien  phi- 
losophique :  d'un  côté  s'élèvent  les  promon- 
toires de  l'Europe  avec  toutes  ses  ruines  ;  de 
l'autre ,  les  côtes  de  l'Asie ,  bordées  de  cime- 
tières islamistes.  Que  de  mœurs  diverses  ont 
animé  ces  rivages  !  Que  de  peuples  y  sont  en- 
sevelis ,  depuis  les  jours  où  la  lyre  d'Orphée 
y  rassembla  des  Sauvages ,  jusqu'aux  jours  qui 
ont  rendu  ces  contrées  à  la  barbarie  !  Pélaoges, 
Hellènes  ,  Grecs,  Méoniens,  peuples  d'Ilus  ^ 


DU  CHRISTIANISME.  jS 

(le  Sarpédon ,  d'Ence,  habitans  de  Tlda,  du 
Tmolus,  du  Mcandrc  et  du  Pactole,  sujets  de 
Mithridale ,  esclaves  des  Césars  romains,  Van- 
dales ,  hordes  de  Goths,  de  Huns ,  de  Francs, 
d'Arabes ,  vous  avez;  tous  sur  ces  bords  étalé 
le  culte  des  tombeaux ,  et  en  cela  seul  vos 
mœurs  ont  été  pareilles.  La  mort ,  se  jouant 
à  son  gré  des  choses  et  des  destinées  humaines, 
a  prêté  le  catafalque  d'un  empereur  romain 
à  la  dépouille  d'un  Tartare ,  et ,  dans  le  tom- 
beau d'un  Platon ,  logé  les  cendres  d'un  Mollah, 


70  GENIE 

VVVVVV  v*'VVVV\XV^VVVVV»\\lV\%V\/VVVVV\'V\VV\^/V^XVv\'VVVVVV%VVVVVV^^VVVVVVVVVVVVVV^VV^ 

CHAPITRE  IV. 

La  Calédonie,  ou  l'ancienne   Er,osse. 

Quatre  pierres  couvertes  de  mousse  mar- 
quentsurles  bruyères  delà  Calédonie,  la  tombe 
des  guerriers  de  Fingal.  Oscar  et  Matvinaont 
passé,  mais  rien  n'est  changé  dans  leur  soli- 
taire patrie.  Le  montagnard  écossais  se  plaît 
encore  à  redire  les  chants  de  ses  ancêtres  ;  il 
est  encore  brave  ,  sensible  ,  généreux  ;  ses 
mœurs  modernes  sont  comme  le  souvenir  de 
ses  mœurs  antiques  :  ce  n'est  plus,  qu'on  nous 
pardonne  l'image  ,  ce  n'est  plus  la  main  du 
Barde  même  qu'on  entend  sur  la  harpe  :  c'est 
ce  frémissement  des  cordes  ,  produit  par  le 
toucher  d'une  Ombre  ,  lorsque  la  nuit ,  dans 
une  salle  déserte,  elle  annonçoit  la  mort  d'un 
héros. 

Carril  accornpanied  his  voice.  The  music 
was  Ukc  ihe  memory  oj  joys  ihat  arc  pasl  , 
pleasant  ,  and  mournjiil  to  the  soûl.  The 
ghosts  of  tieparted  Bnrds  heard  il  frorn  SU- 


DU  CHRISTIANISME.  77 

morcLS  side ,  soft  sounds  spread  along  the 
wood  and  the  silent  valley  ofnight  rejoice.  So 
ivhfji  he  sits  in  the  silence  ofnoon^  in  the  vnUey 
of  his  breeze^  the  humming  of  the  mountain's 
bec  cornes  to  Ossians  ear  :  the  gale  droivns  it 
often  in  its  cours  ;  but  the  pleasant  sound  re- 
turns  again.  «  Carril  accompagnoit  sa  voix. 
Leur  musique  ,  pleine  de  douceur  et  de  tris- 
tesse, ressembloit  au  souvenir  des  joies  qui  ne 
sont  plus.  Les  ombres  des  Bardes  décèdes 
l'entendirent  sur  les  flancs  de  Slimora.  De 
foibles  sons  se  prolongèrent  le  long  des  bois, 
et  les  vallées  silencieuses  de  la  nuit  se  rejoui- 
rent. Ainsi ,  pendant  le  silence  du  midi,  lors- 
qu'Ossian  est  assis  dans  la  vallc'e  de  ses  brises , 
le  murmure  de  l'abeille  de  la  montagne  par- 
vient à  son  oreille  :  souvent  le  zéphyr,  dans  sa 
course ,  emporte  (i)  le  son  léger,  mais  bientôt 
il  revient  encore.  » 


(l)  Drowns^  Noje. 


78  GÉNIE 


VVV  V\  V  VVV  VVV  VVVvVb  VVV  VVV  VVV  VVV  V%\>  V\^  VVV  VV\  %<VV  VVV  V«^  VVV  VVV  VVV  VV\  VVV  VVV  V\'\' vvv  vvv  « -vv 

CHAPITRE  V. 

Otaïti. 

L'homme  ici -bas  ressemble  à  l'aveugle 
Ossian ,  assis  sur  les  tombeaux  des  rois  de 
Morven  :  quelque  part  qu'il  étende  sa  main 
dans  l'ombre,  il  touche  les  cendres  de  ses 
pères. 

Lorsque  les  navigateurs  pénétrèrent  pour 
la  première  fois  dans  l'Océan  Pacifique,  ils 
virent  se  dérouler  au  loin  des  flots  que  ca- 
ressent éternellement  des  brises  embaumées. 
Bientôt,  du  sein  de  l'immensité  ,  s'élevèrent 
des  îles  inconnues.  Des  bosquets  de  palmiers, 
mêlés  à  de  grands  arbres  qu'on  eût  pris  pour 
de  hautes  fougères,  couvroient  les  côtes,  et 
descendoient  jusqu'au  bord  de  la  mer  en  am- 
phithéâtre ;  les  cimes  bleues  des  montagnes 
couronnoient  majestueusement  ces  forêts.  Ces 
îles  ,  environnées  d'un  cercle  de  coraux,  sem- 
bloient  se  balancer  comme  des  vaisseaux  à 
l'ancre  dans  un  port ,  au  milieu  des  eaux  les 


DU  CHRISTIANISME.  79 

plus  Iranquillcs  :  Tingénicusc  antiquité  auroit 
cru  que  Vénus  avoit  noué  sa  ceinture  autoiu* 
de  ces  nouvelles  Cythères,  pour  les  défendre 
des  orages. 

Sous  ces  ombrages  ignorés  ,  la  nature  avoit 
placé  un  peuple  beau  comme  le  ciel  qui  l'a- 
voit  vu  naître  :  les  Otaïtiens  portoient  pour 
vêtement  une  draperie  d'écorce  de  figuier;  ils 
habitoient  sous  des  toits  de  feuilles  de  mû- 
rier ,  soutenus  par  des  piliers  de  bois  odo- 
rant ,  et  ils  faisoient  voler  sur  les  ondes  de 
doubles  canots  aux  voiles  de  jonc  ,  aux  bande- 
roles de  fleurs  et  de  plumes.  Il  y  avoit  des 
danses  et  des  sociétés  consacrées  aux  plaisirs  ; 
les  chansons  et  les  drames  de  l'amour  n'é- 
toient  point  inconnus  sur  ces  bords.  Tout  s'y 
ressentoit  de  la  mollesse  de  la  vie  ,  et  un  jour 
plein  de  calme ,  et  une  nuit  dont  rien  ne  trou- 
bloit  le  silence.  Se  coucher  près  des  ruisseaux, 
disputer  de  paresse  avec  leurs  ondes ,  mar- 
cher avec  des  chapeaux  et  des  manteaux  de 
feuillages ,  c'éLoit  toute  l'existence  des  tran- 
quilles Sauvages  d'Otaïti.  Les  soins  qui,  chez 
les  autres  hommes ,  occupent  leurs  pénibles 
journées,  étoient  ignorés  de  ces  insulaires; 
en  errant  à  travers  les  bois  ,  ils  trouvoient  le 


8o  GÉNIE 

lait  et  le  pain  suspendus  aux  branches  des 
arbres. 

Telle  apparut  Otaïti  à  Willis ,  à  Cook  et  à 
Bougainville.  Mais,  en  approchant  de  ses  ri- 
vages ,  ils  distinguèrent  quelques  monumens 
des  arts ,  qui  se  marioient  à  ceux  de  la  nature  : 
c'étoient  les  poteaux  des  Moraï.  Vanité  des 
plaisirs  des  hommes  !  Le  premier  pavillon 
qu'on  découvre  sur  ces  rives  enchantées  ,  est 
celui  de  la  mort ,  qui  flotte  au-dessus  de  toutes 
les  félicités  humaines. 

Donc  ne  pensons  pas  que  ces  lieux  où  l'on 
ne  trouve  ,  au  premier  coup  d'œil ,  qu'une 
vie  insensée,  soient  étrangers  à  ces  sentimens 
graves  ,  nécessaires  à  tous  les  hommes.  Les 
Otaïtiens,  comme  les  autres  peuples,  ont  des 
rites  religieux  et  des  cérémonies  funèbres  ; 
ils  ont  surtout  attaché  une  grande  pensée  de 
mystère  à  la  mort.  Lorsqu'on  porte  un  ca- 
davre au  Moraï ,  tout  le  monde  fuit  sur  son 
passage  ;  le  maître  de  la  pompe  murmure 
alors  quelques  mots  à  l'oreille  du  décédé. 
Arrivé  au  lieu  du  repos  ,  on  ne  descend  point 
le  corps  dans  la  terre ,  mais  on  le  suspend 
dans  un  berceau  qu'on  recouvre  d'un  canot 
renversé,  symbole  du  naufrage  de  la  vie.  Quel- 


DU  CHRISTIANISME.  8i 

quclbis  une  femme  vient  gémir  auprès  du 
Moraï  ;  elle  s'assied  les  pieds  dans  la  mer, 
la  tête  baissée ,  et  ses  cheveux  retombant  sur 
son  visage  :  les  vagues  accompagnent  le  chant 
de  sa  douleur,  et  sa  voix  monte  vers  le  Tout- 
Puissant,  avec  la  voix  du  tombeau  et  celle  de 
rOccan  Pacifique. 


8i  GENIE 

VVVVV\VV%IVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\,VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVVV   vv 

CHAPITRE  VI. 

Tombeaux  Chrétiens. 

En  parlant  du  sépulcre  dans  notre  religion , 
le  ton  s'élève,  et  la  voix  se  fortifie  :  on  sent 
que  c'est  là  le  vrai  tombeau  de  l'homme.  Le 
monument  de  l'idolâtre  ne  vous  entretient 
que  du  passé  ;  celui  du  chrétien  ne  vous  parle 
que  de  l'avenir.  Le  christianisme  a  toujours 
fait  en  tout  le  mieux  possible  ;  jamais  il  n'a  eu 
de  ces  demi-conceptions,  si  fréquentes  dans 
les  autres  cultes.  Ainsi,  par  rapport  aux  sé- 
pultures, négligeant  les  idées  intermédiaires, 
qui  tiennent  aux  accidcns  et  aux  lieux  ,  il  s'est 
distinguédes  autres  religions  par  une  coutume 
sublime  :  il  a  placé  la  cendre  des  fidèles  à 
l'ombre  des  temples  du  Seigneur,  et  déposé 
les  morts  dans  le  sein  du  Dieu  vivant. 

Lycurgue  n'avoit  pas  craint  d'établir  les 
tombeaux  au  milieu  de  Lacédémone  ;  il  avoit 
pensé  ,  comme  notre  religion  ,  que  la  cendre 
des  pères  ,  loin  d'abréger  les  jours  des  fds  , 
prolonge    en    effet   leur   existence  ,   en   leur 


DU  CHRISTIANISME.  83 

enseignant  la  modération  et  la  vertu,  qui  con- 
duisent les  hommes  à  une  heureuse  vieillesse. 
Les  raisons  humaines  qu'on  a  opposées  à  ces 
raisons  divines  ,  sont  bien  loin  d'être  convain- 
canles.  Meurt- on  moins  en  France  que  dans 
le  reste  de  l'Europe  ,  où  les  cimetières  sont 
encore  dans  les  villes? 

Lorsqu'autrefois  parmi  nous  on  sépara  les 
tombeaux  des  églises  ,  le  peuple  qui  n'est  pas 
si  prudent  que  les  beaux-esprits,  qui  ri'a  pas 
les  mêmes  raisons  de  craindre  le  bout  de  la 
vie ,  le  peuple  s'opposa  à  l'abandon  des  an- 
tiques sépultures  Et  qu'avoienl  en  effet  les 
modernes  cimetières  ,  qui  pût  le  disputer  aux 
anciens?  Où  éloient  leurs  lierres,  leurs  ifs, 
leurs  gazons  nourris  depuis  tant  de  siècles  des 
biens  de  la  tombe?  pouvoient-ils  montrer  les 
os  sacrés  des  aïeux,  le  temple,  la  maison  du 
médecin  spirituel ,  enfin  cet  appareil  de  re- 
ligion ,  qui  promettoit ,  qui  assuroit  même 
une  renaissance  très-prochaine?  Au  lieu  de  ces 
cimetières  fréquentés,  cji  nous  assigna  dans 
quelque  faubourg  un  enclos  solitaire  aban- 
donné des  vivans  et  des  souvenirs,  et  où  la 
mort ,  privée  de  tout  signe  d'espérance,  sem- 
bloit  devoir  être  éternelle. 

6. 


84  GÉNIE 

Qu'on  nous  en  croie  :  c'est  lorsqu'on  vient 
à  toucher  à  ces  bases  fondamentales  de  l'édi- 
fice ,  que  les  royaumes  trop  remues  s'écrou- 
lent (i).  Encore  si  l'on  s'étoit  contenté  de 
changer  simplement  le  lieu  des  sépultures  ! 
mais ,  non  satisfait  de  cette  première  atteinte 
portée  aux  mœurs  ,  on  fouilla  les  cendres  de 
nos  pères,  on  enleva  leurs  restes,  comme  le 
manant  enlève  dans  son  tombereau  les  boues 
et  les  ordures  de  nos  cités. 

Il  fut  réservé  à  notre  siècle  de  voir  ce  qu'on 
regardoit  comme  le  plus  grand  malheur  chez  les 
anciens,  ce  qui  étoit  le  dernier  supplice  dont 
on  punissoit  les  scélérats  ,  nous  entendons  la 
dispersion  des  cendres  ;  de  voir,  disons-nous, 
cette  dispersion  applaudie  comme  le  chef- 
d'œuvre  de  la  philosophie.  Et  oii  étoit  donc  le 
crime  de  nos  aïeux  ,  pour  traiter  ainsi  leurs 
restes  ,  sinon  d'avoir  mis  au  jour  des  fils  tels 


(i)  Les  anciens  auroient  cru  un  Etat  renverse  ,  si  l'on 
eût  violé  fasiie  des  morts.  On  connoît  les  belles  lois  de 
l'Egjpte  sur  les  sépultures.  Les  lois  de  Solon  séparoient 
le  violateur  des  tombeaux  de  la  communion  du  temple, 
et  fabandonnoient  aux  furies.  Les  InstiUites  de  Justinien 
rèj^lent  jusqu'aux  legs,  riiérilage,  la  vente  et  le  radial 
d'un  sépulcre  ,  etc. 


DU  CHRISTIANISMK.  85 

que  nous  !  Mais  écoutez  la  fin  de  tout  ceci ,  et 
voyez  rénormilé  de  la  sagesse  humaine  :  dans 
quelques  villes  de  la  France  ,  on  bâlit  des 
cachols  sur  remplacement  des  cimetières  ;  on 
éleva  les  prisons  des  hommes  sur  le  champ 
où  Dieu  avoit  décrété  la  fm  de  tout  esclavage; 
on  édifia  des  lieux  de  douleurs,  pour  rem- 
placer les  demeures  où  toutes  les  peines 
viennent  finir  ;  enfin,  il  ne  resta  qu'une  res- 
semblance, à  la  vérité  effroyable,  entre  ces 
prisons  et  ces  cimetières  ,  c'est  que  là  s'exer- 
cèrent les  jugemens  iniques  des  hommes ,  là 
où  Dieu  avoit  prononcé  les  arrêts  de  son 
inviolable  justice  (i). 


(i)  Nous  passons  sous  silence  les  abominations  com- 
mises pendant  les  jours  révolutionnaires.  11  n'y  a  point 
d'animal  domestique,  qui,  chez  une  nation  étrangère  un 
peu  civilisée ,  ne  fût  inhumé  avec  plus  de  décence  que  le 
corps  dun  citoyen  français.  On  sait  comment  les  enterre- 
mens  sVxécutoient ,  et  comment,  pour  quelques  deniers, 
on  faisoit  jeter  un  père ,  une  mère  ou  une  épouse  à  la 
voirie.  Encore  ces  morts  sacrés  n'y  étoient-ils  pas  en 
sûreté  ;  car  il  y  avoit  des  hommes  qui  faisoient  métier  de 
dérober  le  linceul  ,1e  cercueil,  ou  les  cheveux  du  cadavre. 
11  ne  faut  rapporter  toutes  ces  choses  qu'à  un  conseil  de 
Pieu;  c'étoit  une  suite  de  la  première  violation  sous  la 


86  GENIE 


*\^VV\VVVVVVVVVVVVVVVwVVVV%lA'V\V\VV\iVV^VVV'X^AA(V\/VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VV\V\'VV^ 

CHAPITRE  vil. 

Cimetières  de  campagne. 

Les  anciens  n'ont  point  eu  de  lieux  de 
sépulture  plus  agréables  que  nos  cimetières 
de  campagne  :  des  prairies  ,  des  champs  ,  des 
eaux  ,  des  bois  ,  une  riante  perspective  ma- 
rioient  leurs  simples  images  avec  les  tombeaux 
des  laboureurs.  On  aimoit  à  voir  le  gros  if 
qui  ne  végétoit  plus  que  par  son  écorce,  les 
pommiers  du  presbytère  ,  le  haut  gazon ,  les 
peupliers ,  Tormeau  des  morts  ,  et  les  buis  , 
et  les  petites  croix  de  consolation  et  de  grâce. 
Au  milieu  des  paisibles  monumens ,  le  temple 
villageois  élevoit  sa  tour  surmontée  de  l'em- 
blème rustique  de  la  vigilance.  On  n'enten- 
doit  dans  ces  lieux  que  le  chant  du  rouge- 
monarchie.  Il  est  bien  à  désirer  qu'on  rende  au  cercueil 
les  signes  de  religion  dont  on  Ta  privé,  et  surtout  qu'on 
ne  fasse  plus  garder  les  cimetières  par  des  chiens.  Tel  est 
l'excès  de  la  misère  où  Thomme  tombe,  quand  il  perd  la 
vue  de  Dieu,  que,  n'osant  plus  se  confier  à  l'homme, 
dont  rien  ne  lui  garantit  la  foi,  il  se  voit  réduit  à  placer 
ses  cendres  sous  la  protection  des  animaux. 


DU  CHRISTIANISME.  «7 

gorge  ,  et  le  l)ruit  des  brebis  qui  broutoicnt 
l'herbe  de  la  tombe  de  leur  ancien  pasteur. 

Les  senliers  qui  traversoient  Tenclos  bénit, 
aboulissoient  à  l'église,  ou  à  la  maison  du 
curé:  ils  étoient  tracés  par  le  pauvre  et  le  pè- 
lerin ,  qui  alloient  prier  le  Dieu  des  miracles, 
ou  demander  le  pain  de  l'aumône  à  l'homme 
de  l'Evangile  ;  l'indifférent  ou  le  riche  ne 
passoit  point  sur  ces  tombeaux. 

On  y  lisoit  pour  toute  épitrjj)he  :  GiilUaume 
ou  Paul ,  né  en  telle  année  ^  rnort  en  telle  autre. 
Sur  quelques  uns  il  n'y  avoit  pas  même  de 
nom.  Le  laboureur  chrétien  repose  oublié 
dans  la  mort ,  comme  ces  végétaux  utiles  au 
milieu  desquels  il  a  vécu  ;  la  nature  ne  grave 
pas  le  nom  des  chênes  sur  leurs  troncs  abat- 
tus dans  les  forets. 

Cependant,  en  errant  un  jour  dans  un  ci- 
metière de  campagne  ,  nous  aperçûmes  une 
cpitaphe  latine  sur  une  pierre,  qui  annonçoit 
le  tombeau  d'un  enfant.  Surpris  de  cette 
magnificence  ,  nous  nous  en  approchâmes  , 
pour  connoître  l'érudition  du  curé  du  village  ; 
nous  lûmes  ces  mots  de  lEvangiie  : 

«   Sinitc  paivulos  venire  ad  me.  » 

Laibscz,  les  petits  cnfans  venir  à  moi. 


88  GÉNIE 

Les  cimetières  de  la  Suisse  sont  quelquefois 
placés  sur  des  rochers  (i)  ,  d'où  ils  comman- 
dent les  lacs,  les  précipices  et  les  vallées.  Le 
chamois  et  l'aigle  y  fixent  leur  demeure,  et  la 
mort  croît  sur  ces  sites  escarpés  ,  comme  ces 
plantes  alpines  dont  la  racine  est  plongée 
dans  des  glaces  éternelles.  Après  son  trépas, 
le  paysan  de  Glaris  ou  de  Saint-Gall  est  trans- 
porté sur  ces  hauts  lieux  par  son  pasteur.  Le 
convoi  a  pour  pompe  funèbre  la  pompe  de  la 
nature  ,  et  pour  musique ,  sur  les  croupes  des 
Alpes,  ces  airs  bucoliques  qui  rappellent  au 
Suisse  exilé  son  père ,  sa  mère  ,  ses  sœurs  ,  et 
les  belemens  des  troupeaux  de  sa  montagne. 

L'Italie  présente  au  voyageur  ses  cata- 
combes, ou  rhumble  monument  d'un  martyr 
dans  les  jardins  de  Mécène  et  de  Lucullus. 
L'Angleterre  a  ses  morts  vêtus  de  laine  ,  et 
ses  tombeaux  semés  de  réséda.  Dans  ces  ci- 
metières d'Albion ,  nos  yeux  attendris  ont 
quelquefois  rencontré  un  nom  français  ,  au 
milieu  des  épitaphcs  étrangères  :  revenons  aux 
tombeaux  de  la  patrie. 

(i)    Voyez  la  note  E  à  la  fin  du  volume. 


DU  CHRISTIANISME.  89 

1\VVYVVVVVVVV%>VVV1VV\'\'VVVVVVVVV*VVVVVVV^A.VVVVVVWVVVVV\X\VVVVVV\VV\VVVVV'VV\V\'VVVV 

CHyVPlTRE  Vlll. 

•    Tombeaux  dans  les  Eglises. 

Rappelez-vous  un  moment  les  vieux  mo- 
naslcros ,  ou  les  catlicdrales  golliiqucs  Icllcs 
qu'elles  cxistoienl  autrefois  ;  parcourez  ces 
ailes  du  chœur,  ces  cliaj)elles,  ces  nefs,  ces 
cloîtres  paves  par  la  mort,  ces  sanctuaires 
remplis  de  sépulcres.  Dans  ce  labyrinthe  de 
tombeaux  ,  quels  sont  ceux  qui  vous  frappent 
davantage  ?  Sont-cc  ces  monumens  miodernes, 
charges  de  figures  allégoriques,  qui  écrasent 
de  leurs  marbres  glacés  des  cendres  moins 
glacées  qu'elles^  Vains  simulacres  qui  semblent 
partager  la  double  léthargie  du  cercueil  où  ils 
sont  assis,  et  des  cœurs  mondains  qui  les  ont 
fait  élever  !  A  peine  y  jetez-vous  un  coup  d'œil  : 
mais  vous  vous  arrêtez  devant  ce  tombeau 
poudreux  ,  sur  lequel  est  couchée  la  figure 
gothique  de  quelque  évéque  revêtu  de  ses 
habits  pontificaux,  les  mains  jointes,  les  yeux 
fermés  :   vous  vous  arrêtez  devant  ce  monu- 


go  GÉNIE 

ment,  où  un  abbé  soulevé  sur  le  coude,  et  la 
tcte  appuyée  sur  la  main,  semble  rêver  à  la 
mort.  Le  sommeil  du  prélat  et  l'attitude  du 
prêtre  ont  quelque  chose  de  mystérieux  :  le 
premier  paroît  profondément  occupé  de  ce 
qu'il  voit  dans  ses  rêves  de  la  tombe  ;  le  second , 
comme  un  homme  en  voyage,  n'a  pas  voulu 
se  coucher  entièrement,  tant  le  moment  où  il 
se  doit  relever  est  proche  ! 

Et  quelle  est  cette  grande  dame  qui  repose  ici 
près  de  son  époux  ?  L'un  et  l'autre  sont  habillés 
dans  toute  la  pompe  gauloise  ;  un  coussin  sup- 
porte leurs  têtes,  et  leurs  têtes  semblent  si 
appesanties  par  les  pavots  de  la  mort,  qu'elles 
ont  fait  fléchir  cet  oreiller  de  pierre  :  heureux 
si  ces  deux  époux  n'ont  point  eu  de  confidences 
pénibles  à  se  faire  sur  le  lit  de  leur  hymen 
funèbre  !  Au  fond  de  cette  chapelle  retirée  , 
voici  quatre  écuyers  de  marbre,  bardés  de  fer, 
armés  de  toutes  pièces,  les  mains  jointes,  et  à 
genoux  aux  quatre  coins  de  l'entablement  d'un 
tombeau.  Est-ce  toi ,  Bayard  qui  rendois  la 
rançon  aux  vierges ,  pour  les  marier  à  leurs 
amans?  Est-ce  toi,  Beaumanoir  qui  buvois 
Ion  sang  dans  le  combat  des  Trente  ?  Est-ce 
quelque  autre  chevalier  (|ui  sommeille  ici  :'  Ces 


J)U  CmUSTlANlSxME.  fji 

ccuycrs  semblent  prier  avec  ferveur,  car  ces 
vaillans  hommes,  antique  honneur  du  nom 
français,  tout  guerriers  qu'ils  ctoicnt,  n'en 
craignoient  pas  moins  Dieu  du  fond  du  cœur; 
c'éloil  en  criant  :  Monijoye  et  Saint  DcnU  , 
qu'ils  arrachoicnt  la  France  aux  Anglais  ,  et 
faisoientdes  miracles  de  vaillance  pour  TEglise, 
leur  dame  et  leur  roi.  N'y  a-t-il  donc  rien  de 
merveilleux  dans  ces  temps  des  Roland,  des 
Godefroi ,  des  sires  de  Coucy  et  de  Joinvîlle  ; 
dans  ces  lemps  des  INIaures  des  Sarrasins  ,  des 
royaumes  de  Jérusalem  et  de  Chypre  ;  dans 
ces  temps  où  l'Orient  et  l'Asie  cchangeoient 
d'armes  et  de  mœurs  avec  l'Europe  et  l'Occi- 
dent ;  dans  ces  temps  oia  Thibaut  chantoit,  où 
les  troubadours  se  mèloient  aux  armes  ,  les 
danses  à  la  religion  ,  et  les  tournois  aux  sièges 
et  aux  batailles  (i)  ? 

(i)  On  a  sans  doute  de  grandes  obligations  à  l'artiste 
qui  a  rassemblé  les  débris  de  nos  anciens  sépulcres;  mais 
quant  aux  effets  de  ces  monumens ,  on  sent  trop  qu'ils  sont 
détruits.  Resserrés  dans  un  petit  espace ,  divisés  par 
siècles,  privés  de  leurs  harmonies  avec  l'antiquité  des 
temples  et  du  culte  chrétien,  ne  servant  plus  qu'à  This- 
loire  de  l'art ,  et  non  à  celle  des  mœurs  et  de  la  religion  ; 
n  ayant  pas  même  gardé  leur  poussière  ,  ils  ne  disent  plus 


92  GÉNIE 

Sans  doute  ils  cloienl  merveilleux  ces  temps, 
mais  ils  sont  passés.  La  religion  avoit  averti 
les  chevaliers  de  cette  vanité  des  choses  hu- 
maines ,  lorsqu'à  la  suite  d'une  longue  énu- 
mération  de  titres  pompeux  :  Haut  et  puissant 
Seigneur^  messire  Anne  de  Montmorency ^ 
connétable  de  France  ^  etc.  etc.  etc. ,  elle  avoit 
ajouté ,  priez  pour  lui^  pauvres  pécheurs.  C'est 
tout  le  néant  (i). 

Quant  aux  sépultures  souterraines,  elles 

rien  ni  à  rimagination  ni  au  cœur.  Quand  des  hommes 
abominables  eurent  l'idée  de  violer  l'asile  des  morts,  et 
de  disperser  leurs  cendres  pour  effacer  le  souvenir  du 
passé,  la  chose  ,  tout  horrible  qu'elle  est,  pouvoit  avoir, 
aux  jeux  de  la  folie  humaine,  une  certaine  mauvaise 
grandeur;  mais  c'étoit  prendre  l'engagement  de  boule- 
verser le  monde ,  de  ne  pas  laisser  en  France  pierre  sur 
pierre,  et  de  parvenir,  au  travers  des  ruines,  à  des  ins- 
titutions inconnues.  Se  plonger  dans  ces  excès  pour  rester 
dans  des  routes  communes ,  et  pour  ne  montrer  qu'ineptie 
et  absurdité,  c'est  avoir  les  fureurs  du  crime  sans  en 
avoir  la  puissance.  Qu'est-il  arrivé  à  ces  spoliateurs  des 
tombeaux  ?  qu'ils  sont  tombés  dans  les  gouffres  qu'ils 
avoient  ouverts,  et  que  leurs  cadavres  sont  restés  comme 
en  gage  à  la  mort,  pour  ceux  qu'ils  lui  avoient  dérobés. 

(i)  Jolmson,  dans  son  Traité  des  Epilaphes ^  elle  ce 
simple  mot  de  la  religion  comme  sublime. 


DU  CnmSTIANlSME.  93 

ctoicnl  généralement  réservées  aux  rois  et  aux 
religieux.  Lorsqu'on  vouloit  se  nourrir  de 
sérieuses  et  d'utiles  pensées ,  il  falloit  des- 
cendre dans  les  caveaux  des  couvens ,  et  con- 
templer ces  solitaires  endormis,  qui  n'étoient 
pas  plus  calmes  dans  leurs  demeures  funèbres, 
qu'ils  ne  l'avoient  été  sur  la  terre.  Que  votre 
sommeil  soit  profond  sous  ces  voûtes,  hommes 
de  paix  ,  qui  aviez  partagé  votre  héritage 
mortel  à  vos  frères ,  et  qui ,  comme  le  héros 
de  la  Grèce,  partant  pour  la  conquête  d'un 
autre  univers ,  ne  vous  étiez  réservé  que  l'espé- 
rance ! 


94 


GENIE 


«.•^^  VVV  VX'V  kV^  VVV  WVV  VV  V  VVV  VVV  VVi  \>VV  VV\  VVV  V  V\  VVV  VVV  V  V\' VVV  tVV  VV\  VV\' VVV  VVV  VV>  VVV  V>/V  i^^ 


CHAPITRE  IX. 


Saint  Denis. 


On  voyoit  autrefois ,  près  de  Paris ,  des 
sépultures,  fameuses  entre  les  sépultures  des 
hommes. Les  étrangers  veiioient  en  foule  visiter 
les  merveilles  de  Saint-Denis.  Ils  y  puisoient 
une  profonde  vénération  pour  la  France ,  et 
s'en  retournoient  en  disant  en  dedans  d'eux- 
mêmes,  comme  saint  Grégoire  :  Ce  royaume 
est  réellement  le  plus  grand  parmi  les  nations» 
Mais  il  s'est  élevé  un  vent  de  la  Colère ,  autour 
de  l'édifice  de  la  Mort  ;  les  flots  des  peuples 
ont  éié  poussés  sur  lui,  et  les  hommes  étonnés 
se  demandent  encore  :  Comment  le  Temple 
d'A]M3iON  a  disparu  sous  les  sables  des  déserts? 

L'abbaye  gothique  où  se  rassembloient  ces 
grands  vassaux  de  la  mort,  ne  manquoit  point 
de  gloire  :  ies  richesses  de  la  France  étoient 
à  ses  portes  ;  la  Seine  passoit  à  l'extrémité  de 
sa  plaine;  cent  endroits  célèbres  remplissoient, 
à  quelque  distance  ,  tous  les  sites  de  beaux 
noms ,  tous  les  champs  de  beaux  souvenirs  ;  la 
ville  d'Henri  IV  et  de  Louis-le-Grand  étoit 


DU  CIIUiSTlAMSMK.  .,5 

assise  dans  le  voisinage;  et  la  sépiillure  royale 
de  Saint-Denis  se  trouvoit  au  centre  de  notre 
puissance  et  de  notre  luxe,  comme  un  trésor 
où  Ton  déposoit  les  débris  du  temps,  et  la 
surabondance  des  grandeurs  du  royaume  de 
France. 

C'est  là  que  venoient  tour  à  tour  s'engloutir 
les  rois  de  la  France.  Un  d'entre  eux,  et  tou- 
jours le  dernier  descendu  dans  ces  abîmes ,  res- 
toit  sur  les  degrés  du  souterrain  ,  comme  pour 
inviter  sa  postérité  à  descendre.  Cependant 
Louis  XI\  a  vainement  attendu  ses  deux  dei - 
niers  fils  :  l'un  s'est  précipité  au  fond  de  la 
voûte  ,  en  laissant  son  ancêtre  sur  le  seuil  ; 
l'autre  ,  ainsi  qu'Œdipe,  a  disparu  dans  une 
tempête.  Chose  digne  de  méditation  !  le  pre- 
mier monarque  ,  que  les  envoyés  de  la  Justice 
divine  rencontrèrent ,  fut  ce  Louis  si  fameux 
par  l'obéissance  que  les  nations  lui  portoient. 
Il  étoit  encore  tout  entier  dans  son  cercueil.  En 
vain ,  pour  défendre  son  trône ,  il  parut  se  lever 
avec  la  majesté  de  son  siècle  ,  et  une  arrière- 
garde  de  huit  siècles  de  rois  ;  en  vain,  son  geste 
menaçant  épouvanta  les  ennemis  des  moris, 
lorsque ,  précipité  dans  une  fosse  commune ,  il 
tomba  sur  le  sein  de  Marie  de  Médicis  :  tout  fut 


96  GÉiNIE 

détruit.  Dieu ,  dans  Teflusion  de  sa  colère , 
avoit  jure'  par  lui-même  de  châtier  la  France  : 
ne  cherchons  point  sur  la  terre  les  causes  de 
pareils  cvcncmens  ;  elles  sont  plus  haut. 

Des  le  temps  de  Bossuet,  dans  le  souterrain 
de  ces  princes  anéantis^  on  pouvoit  à  peine 
déposer  Madame  Henriette  :  «  tant  les  rangs 
y  sont  pressés^  s'écriele  plus  éloquent  des  ora- 
teurs ,  tant  la  mort  est  prompte  à  remplir  ces 
places  !  »  En  présence  des  âges ,  dont  les  flots 
écoulés  semhlent  gronder  encore  dans  ces  pro- 
fondeurs, les  esprits  sont  abattus  par  le  poids 
des  pensées  qui  les  oppressent.  L'âme  entière 
frémit  en  contemplant  tant  de  néant  et  tant 
de  grandeur.  Lorsqu'on  cherche  une  expres- 
sion assez  magnifique,  pour  peindre  ce  qu'il  y 
a  de  plus  élevé,  l'autre  moitié  de  l'objet  solli- 
cite le  terme  le  plus  bas ,  pour  exprimer  ce 
qu'il  y  a  de  plus  vil.  Ici,  les  ombres  des  vieilles 
voûtes  s'abaissent,  pour  se  confondre  avec  les 
ombres  des  vieux  tombeaux  ;  là,  des  grilles  de 
fer  entourent  inutilement  ces  bières ,  et  ne 
peuvent  défendre  la  mort  des  empressemens 
dos  hommes.  Ecoutez  le  sourd  travail  du 
ver  du  sépulcre  ,  qui  semble  fdcr,  dans  ces  cer- 
cueils, ks  indestructibles  réseaux  de  la  mort .' 


DU  CHRISTIAISISME.  97 

Tout  annonce  qu'on  esl  descendu  à  l'empire 
des  ruines;  et,  à  je  ne  sais  quelle  odeur  de 
vétusté  répandue  sous  ces  arches  funèbres,  on 
croiroit,  pour  ainsi  dire,  respirer  la  poussière 
des  temps  passés. 

Lecleurs  chrétiens,  pardonnez  aux  larmes 
qui  coulent  de  nos  yeux ,  en  errant  au  milieu 
de  cette  famille  de  saint  Louis  et  de  Clovis. 
Si  tout  à  coup,  jetant  à  l'écart  le  drap  mor- 
tuaire qui  les  couvre  ,  ces  monarques  alloient 
se  dresser  dans  leurs  sépulcres ,  et  fixer  sur 
nous  leurs  regards,  à  la  lueur  de  cette  lampe  !... 
Oui,  nous  les  voyons  tous  se  lever  à  demi, 
ces  spectres  des  rois  ;  nous  distinguons  leur 
race  ,  nous  les  reconnoissons ,  nous  osons 
interroger  ces  majestés  du  tombeau.  Hé  bien, 
peuple  royal  de  fantômes,  dites-le-nous  :  vou- 
driez-vous  revivre  maintenant  au  prix  d'une 
couronne  ?  le  trône  vous  tente-t-il  encore?.... 
Mais  d'où  vient  ce  profond  silence  ?  d'où  vient 
que  vous  êtes  tous  muets  sous  ces  voûtes  ?  Vous 
secouez  vos  têtes  royales,  d'où  tombe  un  nuage 
de  poussière  ;  vos  yeux  se  referment ,  et  vous 
vous  recouchez  lentement  dans  vos  cercueils  ! 

Ah  !  si   nous   avions   interrogé  ces  morts 
champêtres,  dont  naguère  nous  visitions  les 

4-  7 


98  GÉNIE 

cendres ,  ils  auroient  percé  le  gazon  de  leurs 
tombeaux  ;  et ,  sortant  du  sein  de  la  terre , 
comme  des  vapeurs  brillantes,  ils  nous  auroient 
répondu  :  «  Si  Dieu  l'ordonne  ainsi,  pourquoi 
refuserions-nous  de  revivre  ?  Pourquoi  ne  pas- 
serions-nous pas  encore  des  jours  résignés 
dans  nos  chaumières? Noire  boyau  n'étoitpas 
si  pesant  que  vous  le  pensez;  nos  sueurs  même 
avoient  leurs  charmes,  lorsqu'elles  étoient 
essuyées  par  une  tendre  épouse  ,  ou  bénies  par 
la  religion.  » 

Mais  où  nous  entraîne  la  description  de  ces 
tombeaux  déjà  effacés  de  la  terre  ?  Elles  ne 
sont  plus  ces  sépultures  !  Les  petits  enfans  se 
sont  joués  avec  les  os  des  puissans  monarques  : 
Saint-Denis  est  désert;  l'oiseau  l'a  pris  pour 
passage ,  Thcrbe  croît  sur  ses  autels  brisés  ; 
et ,  au  lieu  du  cantique  de  la  mort,  qui  reten- 
tissoit  sous  ses  dômes ,  on  n'entend  plus  que 
les  gouttes  de  pluie  qui  tombent  par  son  toit 
découvert ,  la  chute  de  quelque  pierre  qui  se 
détache  de  ses  murs  en  ruines,  ou  le  son  de  son 
horloge  ,  qui  va  roulant  dans  les  tombeaux 
vides  et  les  souterrains  dévastés  (i). 

(i)    Voyet.  la  noie  F  à  la  fin  du  volume. 


DU  CHRISTIANISME.  99 


QUATRIÈME  PARTIE. 

CULTE. 


LIVRE  TROISIÈME. 

VUE    GÉNÉRALE    DU    CLERGÉ. 

VVVVV*%V\VVVVVVWA'VVVVVV«*VVVVVVVV*VVV\WVVV»%V**\**VVVVVVVVVVVVVV«IV»V«VVVW*VVV 

CHAPITRE  PREMIER. 

De  Jesus-Christ  et  de  sa  vie. 

V  ERS  le  temps  de  l'apparition  du  Rédempteur 
sur  la  terre,  les  nations  étoient  dans  l'attente 
de  quelque  personnage  fameux.  «Une  ancienne 
et  constante  opinion,  dit  Suétone,  étoit  répan- 
due dans  rOrient,  qu'un  homme  s'éleveroitde 
la  Judée,  et  obtiendroitTempire  universel  (i).» 

(i)  Percrehiierat  Oriente  toto  oetus  et  constans  opïnio, 
esse  infatis ,  ut  eo  tenipore  Judω  projecd  reiumpotirentur. 
Suet.  in  Vespas. 

7- 


loo  GÉNIE 

Tacite  raconte  le  même  fait,  presque  dans  les 
mêmes  mots.  Selon  cet  historien,  «  la  plupart 
des  Juifs  étoient  convaincus,  d'après  un  oracle 
conservé  dansles  anciens  livres  de  leurs  prêtres, 
que  dans  ce  temps-là  (le  temps  de  Vespasien) 
l'Orient  prévaudroit ,  et  que  quelqu'un  ,  sorti 
de  Judée,  régneroit  sur  le  monde  (i). 

Josephe,  parlant  de  la  ruine  de  Jérusalem, 
rapporte  que  les  Juifs  furent  principalement 
poussés  à  la  révolte  contre  les  Romains ,  par 
une  obscure  (2)  prophétie,  qui  leur  annonçoit 
que,  vers  cette  époque  ,  un  homme  séleveroit 
parmi  eux ,  et  soum.ettroit  ï univers  (3). 

Le  Nouveau-Testament  offre  aussi  des  traces 
de  cette  espérance  répandue  dans  Isra'dl  :  la 
foule  qui  court  au  désert  demande  à  saint  Jean- 
Baptiste,  s'il  est  le  grand  Messie^  le  Christ  de 
Dieu^  depuis  long-temps  attendu  ;  les  disciples 
d'Emaiis  sont  saisis  de  tristesse  ,  lorsqu'ils 


(i)  Pluribus  persuasio  inerat  antiquis  sacerdotum  Utteris 
continens  ,  eo  ipso  tempore  fore ,  ut  valesceret  Oriens ,  pro- 
fectiqueJudωreruTnpotire.JHur.  Tacit.  Hist.  iib.  V. 

(2)  ku.'fi^okoz ,  applicable  à  plusieurs  personnes  ;  et  voilà 
pourquoi  les  liisloriens  latins  raltribuèrent  à  Vespasien. 

(3)  Joseph,  de  Bell  Jndaic.  paf^.  i  288. 


DU  CHUISTIANISME.  loi 

reconnoissent  que  Jean  nesl  pasVhomTne  qui 
doit  racheter  Israël.  Les  soixante-dix  semaines 
de  Daniel ,  ou  les  quatre  cent  quatre-vingt-dix 
ans,  depuis  la  reconstruction  du  temple,  étoient 
accomplis.  Enfin  Origène,  après  avoir  rap- 
porté ces  traditions  des  Juifs,  ajoute  «  qu'un 
grand  nombre  d'entre  eux  avouèrent  Jésus- 
Christ  pour  le  libérateur  promis  par  les  pro- 
phètes (i).  » 

Cependant  le  ciel  prépare  les  voies  du  Fils 
de  l'Homme,  Les  nations  long-temps  désunies 
de  mœurs  ,  de  gouvernement ,  de  langage  , 
entretenoient  des  inimitiés  héréditaires  ;  tout 
à  coup  le  bruit  des  armes  cesse ,  et  les  peuples, 
réconciliés  ou  vaincus,  ^^ennent  se  perdre  dans 
le  peuple  romain. 

D'un  côté  ,  la  religion  et  lès  mœurs  sont 
parvenues  à  ce  degré  de  corruption  qui  pro- 
duit de  force  un  changement  dans  les  affaires 
humaines  ;  de  l'autre ,  les  dogmes  de  l'unité 
d'un  Dieu  et  de  l'immortalité  de  l'âme  com- 
mencent à  se  répandre  (2)  :  ainsi  les  chemins 

(i)   Kat  7r£7rt(75xsvat  «ùtov  eivat  tov  TrpofYizcvvo^svov. 

On^.cont.  Cels.  p.  127. 
(3)  Voyez  la  note  G  à  la  fin  du  volume. 


I02  GÉNIE 

s'ouvrent  à  la  doctrine  évangclique,  qu'une 

langue  universelle  va  servir  à  propager. 

Cet  Empire  romain  se  compose  de  nations , 
les  unes  sauvages  ,  les  autres  policées ,  la  plu- 
part infiniment  malheureuses  :  la  simplicité  du 
Christ,  pour  les  premières,  ses  vertus  morales, 
pour  les  secondes  ;  pour  toutes,  sa  miséricorde 
et  sa  charité  sont  des  moyens  de  salut  que  le 
ciel  ménage.  Etxes  moyens  sont  si  efficaces, 
que,  deux  siècles  après  le  Messie,  Tertullien 
disoit  aux  juges  de  Ptome  :  «  Nous  ne  sommes 
que  d'hier,  et  nous  remplissons  tout,  vos  cités, 
vos  îles ,  vos  forteresses ,  vos  colonies ,  vos 
tribus ,  vos  décuries ,  vos  conseils ,  le  palais  , 
le  sénat,  le  Forum  ;  nous  ne  vous  laissons  que 
vos  temples.  «  Solci  relinqulrnus  ienipla  (i). 

A  la  grandeur  des  préparations  naturelles, 
s'unit  l'éclat  des  prodiges  :  les  vrais  oracles , 
depuis  long-temps  muets  dans  Jérusalem  , 
recouvrent  la  voix  ,  et  les  fausses  sibylles  se 
taisent.  Une  nouvelle  étoile  se  montre  dans 
l'Orient,  Gabriel  descend  vers  Marie,  et  un 
chœur  d'esprits  bienheureux  chante  au  haut 
du  ciel ,  pendant  la  nuit  :  Gloire  à  Dieu;  paix 


(i)  TertuU.  Apologet.  cap.  "àj. 


DU  CHUISTIANISME.  io3 

aux  hommes  !  Tout  à  coup  le  bruit  se  re'pand 
que  le  Sauveur  a  vu  le  jour  dans  la  Judée  :  il 
n'est  pointnë  dans  la  pourpre,  mais  dans  l'asile 
de  l'indigence  ;  il  n'a  point  été  annoncé  aux 
grands  et  aux  superbes,  mais  les  anges  l'ont 
révélé  aux  petits  et  aux  simples  ;  il  n'a  pas  réuni 
autour  de  son  berceau  les  heureux  du  monde  , 
mais  les  infortunés  ;  et ,  par  ce  premier  acte 
de  sa  vie  ,  il  s'est  déclaré  de  préférence  le  Dieu 
des  misérables. 

Arrêtons-nous  ici,  pour  faire  une  réflexion. 
Nous  voyons ,  depuis  le  commencement  des 
siècles ,  les  rois ,  les  héros ,  les  hommes  écla- 
tans  devenir  les  dieux  des  nations.  Mais  voici 
que  le  fds  d'un  charpentier,  dans  un  petit  coin 
de  la  Judée  ,  est  un  modèle  de  douleurs  et  de 
misère  :  il  est  flétri  publiquement  par  un  sup- 
plice ;  il  choisit  ses  disciples  dans  les  rangs  les 
moins  élevés  de  la  société  ;  il  ne  prêche  que 
sacrifices,  que  renoncement  aux  pompes  du 
monde,  au  plaisir,  au  pouvoir;  il  préfère 
l'esclave  au  maître  ,  le  pauvre  au  riche ,  le 
lépreux  à  l'homme  sain  ;  tout  ce  qui  pleure , 
tout  ce  qui  a  des  plaies ,  tout  ce  qui  est  aban- 
donné du  monde,  fait  ses  délices  :  la  puissance, 
la  fortune  et  le  bonheur  sont  au  contraire 


io4  GÉNIE 

menacés  par  lui.  Il  renverse  les  notions  com- 
munes de  la  morale  ;  il  établit  des  relations 
nouvelles  entre  les  hommes,  un  nouveau  droit 
des  gens ,  une  nouvelle  foi  publique  :  il  élève 
ainsi  sa  divinité,  triomphe  de  la  religion  des 
Césars,  s'assied  sur  leur  trône  ,  et  parvient  à 
subjuguer  la  terre.  Non ,  quand  la  voix  du 
monde  entier  s'éleveroit  contre  Jésus-Christ, 
quand  toutes  les  lumières  de  la  philosophie 
se  réuniroient  contre  ses  dogmes,  jamais  on 
ne  nous  persuadera  qu'une  religion ,  fondée 
surune  pareille  base,  soit  unereligionhumaine. 
Celui  qui  a  pu  faire  adorer  une  croix ^  celui  qui 
a  offert  pour  objet  de  culte  aux  hommes  Vhu- 
rnanité souffrante^  la  vertu  persécutée.,  celui-là, 
nous  le  jurons ,  ne  sauroit  être  qu'un  Dieu. 

Jésus-Christ  apparoît  au  milieu  des  hommes, 
plein  de  grâce  et  de  vérité  ;  l'autorité  et  la 
douceur  de  sa  parole  entraînent.  Il  vient  pour 
être  le  plus  malheureux  des  mortels,  et  tous  es 
prodiges  sont  pour  les  misérables.  iS^^  miracles, 
dit  Bossue t ,  tiennent  plus  de  la  bonté  que  de 
la  puissance.  Pour  inculquer  ses  préceptes  ,  il 
choisit  l'apologue  ou  la  parabole  ,  qui  se  grave 
aisément  dans  l'esprit  des  peuples.  C'est  en 
marchant  dans  les  campagnes,  qu'il  donne  ses 


DU  CHRISTIANISME.  io5 

leçons.  En  voyant  les  fleurs  d'un  champ,  il 
exhorte  ses  disciples  à  espérer  dans  la  Provi- 
dence ,  qui  supporte  les  foibles  plantes ,  et 
nourrit  les  petits  oiseaux  ;  en  apercevant  les 
fruits  de  la  terre,  il  instruit  à  juger  de  l'homme 
par  ses  œuvres.  On  lui  apporte  un  enfant,  et  il 
recommande  l'innocence  ;  se  trouvant  au  milieu 
des  bergers ,  il  se  donne  à  lui-même  le  titre  de 
pasteur  des  âmes^  et  se  représente  rappor- 
tant sur  ses  épaules  la  brebis  égarée.  Au  prin- 
temps, il  s'assied  sur  une  montagne,  et  tire 
des  objets  environnans  de  quoi  instruire  la 
foule  assise  à  ses  pieds.  Du  spectacle  même  de 
cette  foule  pauvre  et  malheureuse  ,  il  fait 
naître  ses  béatitudes  :  bienheureux  ceux  qui 
pleurent;  bienheureux  ceux  qui  ont  faim  et 
soif^  etc.  Ceux  qui  observent  ses  préceptes, 
et  ceux  qui  les  méprisent,  sont  comparés  à 
deux  hommes  qui  bâtissent  deux  maisons,  l'une 
sur  un  roc,  l'autre  sur  un  sable  mouvant  :  selon 
quelques  interprètes,  il  monlroit,  en  parlant 
ainsi,  un  hameau  florissant  sur  une  colline, 
et  au  bas  de  celte  colline,  des  cabanes  détruites 
par  une  inondation  (i).  Quand  il  demande  de 

(i)  Fortin,  on  the  iruth  of  ihe  christ relig.  pag.  1:18. 


ïo6  GÉNIE 

l'eau  à  la  femme  de  Samarie ,  il  lui  peint  sa 
doctrine  sous  la  belle  image  d'une  source 
d'eau  vive. 

Les  plus  violens  ennemis  de  Jésus-Christ 
n'ont  jamais  osé  attaquer  sa  personne.  Celse, 
Julien,  Volusien  (i)  avouent  ses  miracles,  et 
Porphyre  raconte  que  les  oracles  même  des 
païens  Tappeloient  un  homme  illustre  par  sa 
piété  (2).  Tibère  avoit  voulu  le  mettre  au 
rang  des  Dieux  (3)  ;  selon  Lampridius,  Adrien 
lui  avoit  élevé  des  temples  ,  et  Alexandre- 
Sévère  le  révéroit  avec  les  images  des  âmes 
saintes,  entre  Orphée  et  Abraham  (4).  Pline  a 
rendu  un  illustre  témoignage  à  l'innocence  de 
ces  premiers  chrétiens  ,  qui  suivoient  de  près 
les  exemples  du  Rédempteur.  Il  n'y  a  point 
de  philosophes  de  l'antiquité  à  qui  l'on  n'ait 
reproché  quelques  vices  :  les  patriarches  même 
ont  eu  des  foiblesses  ;  le  Christ  seul  est  sans 
taches  :  c'est  la  plus  brillante  copie  de  cette 


(i)  Orig.  cont.  Cels.  I,  11  ,  Jul.  Ap.    Cyril,  lib.   VI  ,. 
Aug.  ep.  3,  4-1  tom.  II. 

(2)  Euseb.  dem.  IIl ,  ev.  3. 

(3)  Tert.  Apologet. 

(4)  Lamp.  in  Alex.  Sev.  cap.  ^  ei  31. 


DU  CHRISTIANISME.  107 

beauté  souveraine  qui  réside  sur  le  trône  des 
deux.  Pur  et  sacré  comme  le  tabernacle  du 
Seigneur,  ne  respirant  que  l'amour  de  Dieu 
et  des  hommes ,  infiniment  "Supérieur  à  la  vaine 
gloire  du  monde  ,  il  poursuivoit,  à  travers  les 
douleurs  ,  la  grande  affaire  de  notre  salut , 
forçant  les  hommes ,  par  l'ascendant  de  ses 
vertus ,  à  embrasser  sa  doctrine ,  et  à  imiter 
une  vie  qu'ils  étoient  contraints  d'admirer  (i). 
Son  caractère  éloit  aimable ,  oui-ert  et 
tendre;  sa  charité  sans  bornes.  L'Apôtre  nous 
en  donne  une  idée  en  deux  mots  :  //  alloit 
faisant  le  bien.  Sa  résignation  à  la  volonté  de 
Dieu  éclate  dans  tous  les  momens  de  sa  vie  ; 
il  aimoit ,  il  connoissoit  l'amitié  :  l'homme 
qu'il  tira  du  tombeau,  Lazare,  étoitson  ami  ; 
ce  fut  pour  le  plus  grand  sentiment  de  la  vie 
qu'il  fit  son  plus  grand  miracle.  L'amour  delà 
patrie  trouva  chez  lui  un  modèle  :  «  Jérusalem  ! 
Jérusalem  !  s'écrioit-ii  en  pensant  au  jugement 
qui  menaçoit  cette  cité  coupable,  j'ai  voulu 
rassembler  tes  enjans ,  comm,e  la  poule  ras- 
semble ses  poussins  sous  ses  ailes  ;  mais  tu  ne 
Vas  pas  voulu  !  »   Du    haut  d'une   colline  , 

(i)    Voyez  la  note  H  à  la  fin  du  volume. 


io8  GÉNIE 

jetant  les  yeux  sur  cette  ville  condamnée  pour 
SCS  crimes  ,  à  une  horrible  destruction,  il  ne 
put  retenirses  larmes  :  Ilvitlacité^  ditrApôtre» 
et  il  pleura  !  Sa  tftlerance  ne  fut  pas  moins 
remarquable ,  quand  ses  disciples  le  prièrent 
de  faire  descendre  le  feu  sur  un  village  de 
Samaritains  ,  qui  lui  avoit  refusé  l'hospitalité  ; 
il  répondit  avec  indignation  :  f'^ous  ne  sa(ez, 
pas  ce  que  vous  demandez.! 

Si  le  Fils  de  l'Homme  étoit  sorti  du  cie! 
avec  toute  sa  force,  il  eût  eu  sans  doute  peu 
de  peine  à  pratiquer  tant  de  vertus  ,  à  sup- 
porter tant  de  maux  ;  mais  c'est  ici  la  gloire 
du  mystère  :  le  Christ  ressentoit  des  douleurs; 
son  cœur  se  brisoit  comme  celui  d'un  homme  ; 
il  ne  donna  jamais  aucun  signe  de  colère  que 
contre  la  dureté  de  l'âme  et  l'insensibilité.  Il 
répétoit  éternellement  :  Aimez-vous  les  uns 
les  autres.  Mon  père^  s'écrioit-  il  sous  le  fer 
des  bourreaux ,  pardonnez.-  leur,  car  ils  ne 
savent  ce  qu'ils  fout.  Prêt  à  quitter  ses  dis- 
ciples bien-aimés,  il  fondit  tout  à  coup  en- 
larmes;  il  ressentit  les  terreurs  du  tombeau^ 
et  les  angoisses  de  la  croix  :  une  sueur  de  sang, 
coula  le  long  de  ses  joues  divines  ;  il  se  plai- 
gnit que  son  père  l'avoit  abandonné.  Lorscjue 


DU  CHRISTIANISME.  109 

l'ange  lui  présenta  le  calice,  il  dit  :  O  mon  Pèrel 
fais  que  ce  calice  passe  loin  de  moi;  cependant., 
si  je  dois  le  boire.,  que  ta  volonté  soit  faite. 
Ce  fut  alors  que  ce  mot ,  où  respire  la  subli- 
mité de  la  douleur,  échappa  à  sa  bouche  :  Mon 
âme  est  tristejusquàla  mort.  Ah  !  si  la  morale 
la  plus  pure  et  le  cœur  le  plus  tendre,  si  une 
vie  passée  à  combattre  l'erreur  et  à  soulager 
les  maux  des  hommes,  sont  les  attributs  de  la 
divinité,  qui  peut  nier  celle  de  Jésus-Christ? 
Modèle  de  toutes  vertus ,  l'amitié  le  voit 
endormi  dans  le  sein  de  saint  Jean ,  ou  léguant 
sa  mère  à  ce  disciple  ;  la  charité  l'admire  dans 
le  jugement  de  la  femme  adultère  :  partout  la 
pitié  le  trouve  bénissant  les  pleurs  de  l'infor- 
tuné ;  dans  son  amour  pour  les  enfans ,  son 
innocence  et  sa  candeur  se  décèlent;  la  force 
de  son  âme  brille  au  milieu  des  tourmens  de 
la  croix,  et  son  dernier  soupir  est  un  soupir 
de  miséricorde. 


iio  GÉNIE 

>V>VVVVVtVVVVV»VVV»»\»^l<>>i|>(>VVV<<>%»<»»»>i>V»»W>fcV»»V^VWVVVVVV>»VVVVVV\VVVVV>^VV 

CHAPITRE  IL 

CLERGÉ    SÉCULIER. 
Hiérarchie. 

Le  Christ ,  ayant  laissé  ses  enseignemens  à 
ses  disciples,  monta  sur  leTabor,  et  disparut. 
Dès  ce  moment,  l'Eglise  subsiste  dans  les 
apôtres  :  elle  s'établit  à  la  fois  chez  les  Juifs 
et  chez  les  Gentils.  Saint  Pierre  ,  dans  une 
seuleprédication,  convertit  cinq  mille  hommes 
à  Jérusalem,  et  saint  Paul  reçoit  sa  mission 
pour  les  nations  infidèles.  Bientôt  le  prince 
des  apôtres  jette  dans  la  capitale  de  l'Empire 
romain  les  fondemens  de  la  puissance  ecclé- 
siastique (i).  Les  premiers  Césars  régnoient 
encore ,  et  déjà  circuloit  au  pied  de  leur  trône, 
dans  la  foule,  le  prêtre  inconnu  qui  devoit  les 
remplacer  au  Capitole.  La  hiérarchie  com- 
mence ;  Lin  succède  à  Pierre ,  Clément  à  Lin  : 
cette  chaîne  de  pontifes,  héritiers  de  Tauto- 

(i)    Voyez  la  note  1  à  la  fin  du  volume. 


DU  CHRISTIANISME.  m 

rite  apostolique,  ne  s'interrompt  plus  pendant 
dix-huit  siècles ,  et  nous  unit  à  Jcsus-Christ  (i). 

Avec  la  dignité  épiscopale,  on  voit  s'établir, 
dès  le  principe ,  les  deux  autres  grandes  divi- 
sions de  la  hiérarchie,  le  sacerdoce  et  le  dicL- 
conat.  Saint  Ignace  exhorte  les  Magnésiens  à 
agir  en  uinié  avec  leur  évêque  qui  tient  la  place 
de  Jésus-Christ ,  leurs  prêtres  qui  représentent 
les  apôtres^  et  leurs  diacres  qui  sont  chargés 
du  soin  des  autels  (2).  Pic,  Clément  d'Alexan- 
drie ,  Origène  et  Tertullicn  confirment  ces 
degrés  (3). 

Quoiqu'il  ne  soit  fait  mention ,  pour  la  pre- 
mière fois,  des  métropolitains  ou  des  arche- 
vêques ,  qu'au  concile  de  Nicée,  néanmoins  ce 
concile  parle  de  cette  dignité,  comme  d'un  de- 
gré hiérarchique  établi  depuis  long-temps  (4). 
Saint  Athanase  (5)  et  saint  Augustin  (6)  citent 

(i)    Voyez  la  note  K  à  la  fin  du  volume. 

(2)  Ignat.  Ep.  ad  Magnes,  n.  6. 

(3)  Pius,  ep.  II.  Clem.  Alex.  Strom.  lib.  VI,  p.  667. 
Orig.  Hom.  II,  in  num.  Hom.  in  can//c.Ter  tull.  de  mo- 
nogam.  c.  11.  De;  Fuga^  4-i-  ^<^  Baptismo,  c.  17. 

(4)  Conc.  Nicen.  can.  6. 

(5)  Athan.  de  Sentent.  Dionys.  L  I ,  p.  552. 

(6)  Aug.  breivs  Collât,  tert.  die.  cap.  16. 


112  GÉNIE 

des  métropolitains  existans  avant  la  date  de 
cette  assemblée.  Dès  le  second  siècle,  Lyon 
est  qualifié,  dans  les  actes  civils ,  de  ville 
métropolitaine,  et  saint  Iiénée  qui  en  étoit 
CA  éque ,  gouvernoit  toute  l'Eglise  (7rapo;çtov) 
gallicane  (i). 

Quelques  auteurs  ont  pensé  que  les  arche- 
vêques même  sont  d'institution  apostolique  (2); 
en  effet ,  Eusèbe  et  saint  Chrysostôme  disent 
que  Tite,  évêque ,  avoit  la  surintendance  des 
évèques  de  Crète  (3). 

Les  opinions  varient  sur  l'origine  du  pa- 
triarchat  :  Baronius ,  de  Marca  et  Richerius 
la  font  remonter  aux  apôtres  ;  ma^s  il  paroît 
néanmoins  qu'il  ne  fut  établi  dans  l'Eglise  que 
vers  l'an  385 ,  quatre  ans  après  le  concile  gé- 
néral de  Constantinople. 

Le  nom  de  cardinal  se  donnoit  d'abord 
indistinctement  aux  premiers  titulaires  des 


(i)  Euseb.  H.  E.  lib.  V,  cap.  28.  De  TroLpa^Lov^  nous 
avons  fait  paroisse. 

(2)  Usher.  de  Orig.  Efdsc.  et  Meirop.  Beoereg.  cod. 
can.  vind.  lib.  II,  cap.  6,  n.  12.  Jlamm.  Pief.  io  Titus 
i  Dissert.  4  cont.  Blonde! ,  cap.  5. 

(3)  Euseb.  H.  E.  lib.  m,  c.  4-  Chrjs.  Hom.  I.  in  Tit. 


DU  CHRISTIANISME.  ii3 

églises  (i).  Gomme  ces  chefs  du  clergé  étoient 
ordinairement  des  hommes  distingués  par  leur 
science  et  leur  vertu,  les  papes  les  consultoient 
dans  les  affaires  délicates;  ils  devinrent  peu  à 
peu  le  conseil  permanent  du  Saint-Siège, 
et  le  droit  d'élire  le  souverain  pontife  passa 
dans  leur  sein ,  quand  la  communion  des 
fidèles  devint' trop  nombreuse  pour  être  as- 
semblée. 

Les  mêmes  causes  qui  avoient  donné-  nais- 
sance aux  cardinaux  près  des  papes,  produi- 
sirent les  chanoines  près  des  é vêques  :  c'étoit  un 
certain  nombre  de  prêtres  qui  composoient  la 
cour  épiscopale.  Les  affaires  du  diocèse  aug- 
mentant, les  membres  duSynode  furent  obligés 
de  se  partager  le  travail.  Les  uns  furent  appe- 
lés vicaires,  les  autres  grands-vicaires,  etc., 
selon  Tétenduedeleurcharge.  Le  conseil  entier 
prit  le  nom  de  chapitre ,  et  les  conseillers  celui 
de  chanoines  ^  qui  ne  veut  dire  qu'administra- 
teur canonique. 

De  simples  prêtres,  et  même  des  laïques  , 
nommés  par  les  évêques  à  la  direction  d'une 
communauté  religieuse,  furent  la  source  de 

(i)  Héricourt,  Loii  ectA  de  Franc,  p.  2o5. 

L.  8 


ii4  GÉNIE 

Tordre  des  abbés.  Nous  verrons  combien  les 
abbayes  furent  utiles  aux  lettres ,  à  l'agri- 
culture ,  et  en  général  à  la  civilisation  de 
l'Europe. 

Les  paroisses  se  formèrent  à  l'époque  où 
les  ordres  principaux  du  clergé  se  subdivi- 
sèrent. Les  cvêchés  étant  devenus  trop  vastes, 
pour  que  les  prêtres  de  la  métropole  pussent 
porter  les  secours  spirituels  et  temporels  aux 
extrémités  du  diocèse  ,  on  éleva  des  églises 
dans  les  campagnes.  Les  ministres  attachés  à 
ces  temples  champêtres  ont  pris  long-temps 
après  le  nom  de  curé ,  peut-être  du  latin  cura^ 
qui  signifie  soins  ^  fatigue.  Le  nom  du  moins 
n'est  pas  orgueilleux,  et  on  auroit  dû  le  leur 
pardonner,  puisqu'ils  en  remplissoient  si  bien 
les  conditions  (i). 

Outre  ces  églises  paroissiales ,  on  bâtit 
encore  des  chapelles  sur  le  tombeau  des  mar- 
tyrs et  des  solitaires.  Ces  temples  particuliers 
s'appeloient  niarlyrium  ou  rncrnoria;  et,  par 
une  idée  encore  plus  douce  et  plus  philoso- 

(i)  S.  Athanase,  dans  sa  seconde  apolof^ie ,  dit  (jue  de 
son  temps  il  y  avoit  déjà  dix  églises  paroissiales  établies 
dans  le  Maréotis  ,  qui  relevoit  du  diocèse  d'Alexandrie. 


DU  CHRISTIANISME.  ii5 

phique,  on  les  nommoil  aussi  cimetières  ^  d'un 
mot  grec  qui  signif.e  sommeil  (i). 

Enfin  ,  les  bénéfices  séculiers  durent  leur 
origine  aux  agapes ,  ou  repas  des  premiers 
chrétiens.  Chaque  fidèle  apportoit  quelques 
aumônes  pour  l'entretien  de  Tévêque  ,  du 
prêtre  et  du  diacre  ,  et  pour  le  soulagement 
des  malades  et  des  étrangers  (2).  Des  hommes 
riches  ,  des  princes  ,  des  villes  entières ,  don- 
nèrent dans  la  suite  des  terres  à  TEglisef ,  pour 
remplacer  ces  aumônes  incertaines.  Ces  biens 
partagés  en  divers  lots,  par  le  conseil  des 
supérieurs  ecclésiastiques ,  prirent  le  nom  de 
prébende,  de  canonicat,  de  commande,  de 
bénéfices-cures,  de  bénéfices-manuels,  simples, 
claustraux ,  selon  les  degrés  hiérarchiques  de 
l'administrateur  aux  soins  duquel  ils  furent 
confiés  (3). 

Quant  aux  fidèles  en  général,  le  corps  des 
chrétiens  primitifs  se  distinguoit  en  Trto-Toj, 
croyons  ou  fidèles ,  et  -/.ar£xoyf*e«o«  »  catéchu- 
mènes (4).  Le  privilège  des  croyans  étoit  d'être 

(i)  Fleury,  Hist.  eccl. 

(2)  S.  Just.  Apol. 

(3)  Héric.  Lois  eccl.  p.  2o4-i3. 

(4)  Eus.  Demonst.  Evang.  iib.  VII ,  cap.  2. 

8. 


ii6  GÉNIE 

reçus  à  la  sainte  table ,  d'assister  aux  prières 
de  TEglise ,  et  de  prononcer  l'oraison  domi- 
nicale (i),  que  saint  Augustin  appelle  par  celte 
raison  oratio  Jididiurn^  et  saint  Chrysoslôme 
zvyri  TTtffTov.  Les  catécliumènes  ne  pouvoient 
assister  à  toutes  les  cérémonies ,  et  l'on  ne 
traitoit  des  mystères  devant  eux  qu'en  para- 
boles obscures  (2). 

Le  nom  de  laïque  fut  inventé  pour  distin- 
guer l'homme  qui  n'étoit  pas  engagé  dans  les 
ordres  du  corps  général  du  clergé.  Le  titre  de 
clerc  se  forma  en  même  temps  :  laïci  et  >«),/3pxoç 
se  lisent  à  chaque  page  des  anciens  auteurs. 
On  se  servoit  de  la  dénomination  à^ ecclésias- 
tique^ tantôt  en  parlant  des  chrétiens  en  oppo- 
sition aux  Gentils  (3),  tantôt  en  désignant  le 
clergé ,  par  rapport  au  reste  des  fidèles.  Enfin , 
le  titre  de  catholique ,  ou  d'universelle ,  fut 
attribué  à TEglisedèssa  naissance. Eusèbe,  Clé- 
ment d'Alexandrie  et  saint  Ignace  en  portent 

(i)  Conslit.  Apost.  lib.  VIII ,  cap.  8  et  12. 

(2)  Théodor.  Epit.  div.  dogm.  cap.  2.1^.  Aug.  Serm.  ad 
Neophytos ,  in  append.  lom.  X.  p.  845. 

(3)  Eus.  lib.  IV,  cap.  7;  lib.  V,  cap.  27.  Cyril,  ca- 
tech.  i5,  n.  4- 


DU  CHRISTIANISME.  117 

témoignage  (ij.  Poleimon  ,  le  juge,  ayant 
demandé  à  Pionos  ,  martyr,  de  quelle  Eglise 
il  étoit,  le  confesseur  répondit  :  De  F  Eglise 
catholique  ;  car  Jésus-  Christ  n'en  connaît 
point  d'autre  (2). 

N'oublions  pas,  dans  le  développement  de 
cette  hiérarchie,  que  saint  Jérôme  compare  à 
celle  des  anges  ;  n'oublions  pas  les  voies  par  où 
la  chrétienté  signaloit  sa  sagesse  et  sa  force , 
nous  voulons  dire  les  conciles  et  les  persécu- 
tions. «  Piappelez  en  votre  mémoire,  dit  La 
Bruyère,  rappelez  ce  grand  et  premier  con- 
cile,  où  les  Pères  qui  le  composoient  étoient 
remarquables  chacun  par  quelques  membres 
mutilés  ,  ou  par  les  cicatrices  qui  leur  étoient 
restées  des  fureurs  de  la  persécution  :  ils  sem- 
bloient  tenir  de  leurs  plaies  le  droit  de  s'as- 
seoir dans  cette  assemblée  générale  de  toute 
PEglise.  » 

Déplorable  esprit  de  parti!  Voltaire,  qui 
montre  souvent  l'horreur  du  sang  et  l'amour 
de  rhumanité,  cherche  à  persuader  qu'il  y  eut 

(i)  Euseb.  lib.  IV,  cap.  i5.  Clem.  Alex.  Strom.  lib.  VII. 
Ignat.  cap.  ad  Sinym.  n.  8. 

(2)  Act.  Pion.  ap.  Bar.  an.  254  ■>  n.  9. 


ii8  GÉNIE 

peu  de  martyrs  dans  l'Eglise  primitive  (i); 
et,  comme  s'il  n'eût  jamais  lu  les  historiens 
romains,  il  va  presque  jusqu'à  nier  cette  pre- 
mière persécution  dont  Tacite  nous  a  fait 
une  si  affreuse  peinture.  L'auteur  de  Zaïre, 
qui  connoissoit  la  puissance  du  malheur,  a 
craint  qu'on  ne  se  laissât  toucher  par  le  ta- 
bleau des  souffrances  des  chrétiens  ;  il  a  voulu 
leur  arracher  cette  couronne  de  martyre 
qui  les  rendoit  intéressans  aux  cœurs  sen- 
sibles ,  et  leur  ravir  jusqu'au  charme  de  leurs 
pleurs. 

Ainsi,  nous  avons  tracé  le  tableau  de  la 
'hiérarchie  apostolique  ;  joignez -y  le  clergé 
régulier,  dont  nous  allons  bientôt  nous  entre- 
tenir, et  vous  aurez  l'Eglise  entière  de  Jésus- 
Christ.  Nous  osons  l'avancer  :  aucune  autre 
religion  sur  la  terre  n'a  offert  un  pareil  sys- 
tème de  bienfaits ,  de  prudence  et  de  pré- 
voyance ,  de  force  et  de  douceur ,  de  lois 
morales  et  de  lois  religieuses.  Rien  n'est  plus 
sagement  ordonné  que  ces  cercles  qui,  partant 
du  dernier  chantre  de  village,  s'élèvent  jus- 

(i)  Dans  son  Essai  sur /es  ]\Iœws.  Voyez  h  no\e  h  a  là 
fin  du  volume. 


DU  CHUISTIAMSME.  119 

qu'au  trône  pontifical  qu'ils  supportent,  et  qui 
les  couronne.  L'Eglise  ainsi,  par  ses  diff'érens 
degrés,  touchoit  à  nos  divers  besoins  :  arts, 
lettres,  sciences,  législation,  politique,  ins- 
titutions littéraires,  civiles  et  religieuses  ,  fon- 
dations pour  l'humanité ,  tous  ces  magnifiques 
bienfaits  nous  arrivoient  par  les  rangs  supé- 
rieurs de  la  hiérarchie,  tandis  que  les  détails 
de  la  charité  et  de  la  morale  étoient  répandus 
par  les  degrés  inférieurs  ,  chez  les  dernières 
classes  du  peuple.  Si  jadis  l'Eglise  fut  pauvre, 
depuis  le  dernier  échelon  jusqu'au  premier, 
c'est  que  la  chrétienté  ctoit  indigente  comme 
elle.  Mais  on  ne  sauroit  exiger  que  le  clergé 
fût  demeuré  pauvre ,  quand  l'opulence  crois- 
soit  autour  de  lui.  Il  auroit  alors  perdu  toute 
considération,  et  certaines  classes  de  la  société 
avec  lesquelles  il  n'auroit  pu  vivre  ,  se  fussent 
soustraites  à  son  autorité  moialc.  Le  chef  de 
l'Eglise  étoit  prince,  pour  pouvoir  parler  aux 
princes;  les  évéques,  marchant  de  pair  avec 
les  grands,  osoient  les  instruire  de  leurs  devoirs; 
les  prêtres  séculiers  et  réguliers ,  au-dessus  des 
nécessités  de  la  vie,  se  méloient  aux  riches  dont 
ils  épuroient  les  mœurs,  et  le  simple  curé  se 
rapprochoit  des  pauvres,  qu'il  étoit  destiné  à 


I20  GENIE 

soulager  par  ses  bienfaits  ,  et  à  consoler  par 
son  exemple. 

Ce  n'est  pas  que  le  plus  indigent  des  prêtres 
ne  pût  aussi  instruire  les  grands  du  monde ,  et 
les  rappeler  à  la  vertu;  mais  il  ne  pouvoit  ni 
les  suivre  dans  les  habitudes  de  leur  vie,  comme 
le  haut  clergé,  ni  leur  tenir  un  langage  qu'ils 
eussent  parfaitement  entendu.  La  considéra- 
tion même  dont  ils  jouissoicnt,  venoit  en  partie 
des  ordres  supérieurs  de  l'Eglise.  Il  convient 
d'ailleurs  a  de  grands  peuples  d'avoir  un  culte 
honorable ,  et  des  autels  oii  l'infortuné  puisse 
trouver  des  secours. 

Au  reste ,  il  n'y  a  rien  d'aussi  beau  dans 
l'histoire  des  institutions  civiles  et  religieuses, 
que  ce  qui  concerne  l'autorité ,  les  devoirs  et 
l'investiture  du  prélat,  parmi  les  Chrétiens. 
On  y  voit  la  parfaite  image  du  pasteur  des 
peuples  et  du  ministre  des  autels.  Aucune 
classe  d'hommes  n'a  plus  honoré  l'humanité 
que  celle  des  évêques ,  et  Ton  ne  pourroit 
trouver  ailleurs  plus  de  vertus,  de  grandeur 
et  de  génie. 

Le  chef  apostolique  dcvoit  être  sans  défaut 
de  corps,  et  pareil  au  prêtre  sans  tache,  que 
Platon  dépeint  dans   ses  Lois.    Choisi  dans 


DU  CHRISTIANISME.  121 

l'assemblée  du  peuple,  il  étoit  peut-être  le  seul 
magistrat  légal  qui  exislat  dans  les  temps  bar- 
bares. Comme  cette  place  entraînoit  une  res- 
ponsabilité immense,  tant  dans  cette  vie  que 
dans  l'autre,  elle  étoit  loin  d'être  briguée.  Les 
Basile  et  les  Ambroise  fuyoient  au  désert , 
dans  la  crainte  d'être  élevés  à  une  dignité  dont 
les  devoirs  effrayoient  même  leurs  vertus. 

Non  seulement  l'évêque  étoit  obligé  de 
remplir  ses  fonctions  religieuses,  comme  d'en- 
seigner la  morale  ,  d'administrer  les  sacre- 
mens,  d'ordonner  les  prêtres,  mais  encore 
le  poids  des  lois  civiles  et  des  débats  poli- 
tiques retomboit  sur  lui.  G'étoit  un  prince  à 
apaiser,  une  guerre  à  détourner,  une  ville  à 
défendre.  L'évêque  de  Paris  ,  au  neuvième 
siècle ,  en  sauvant  par  son  courage  la  capitale 
de  la  France ,  empêcha  peut-être  la  France 
entière  de  passer  sous  le  joug  des  Nor- 
mands. 

u  On  étoit  si  convaincu,  dit  d'Héricourt, 
que  l'obligation  de  recevoir  les  étrangers  étoit 
un  devoir  dans  l'épiscopat ,  que  saint  Grégoire 
voulut,  avant  de  consacrer  Florentinus,  évêque 
d'Ancône  ,  qu'on  exprimât  si  c'étoit-  par  im- 
puissance ou  par  avarice  qu'il  n'avoit  point 


122  GÉISIE 

exerce  jusqu'alors  l'hospitalité  envers  les 
e'trangers  (i).  » 

On  vouloit  que  l'évcque  haït  le  péché,  et 
non  le  pécheur  (2)  ;  qu'il  supportât  le  foible, 
qu'il  eût  un  cœur  de  père  pour  les  pauvres  (3). 
Il  devoit  néanmoins  garder  quelque  mesure 
dans  ses  dons ,  et  ne  point  entretenir  de  pro- 
fession dangereuse  ou  inutile ,  comme  les  bala- 
dins et  les  chasseurs  (4)  :  véritable  loi  politique, 
qui  frappoit  d'un  côté  le  vice  dominant  des 
Romains ,  et  de  l'autre  la  passion  des  Barbares. 

Si  révéque  avoit  desparens  dans  le  besoin, 
il  lui  étoit  permis  de  les  préférer  à  des  étran- 
gers, mais  non  pas  de  les  enrichir  :  «  Car  ,  dit 
le  canon ,  c'est  leur  état  d'indigence ,  et  non 
les  liens  du  sang  qu'il  doit  regarder  en  pareil 
cas  (5).  » 

Faut-il  s'étonner  qu'avec  tant  de  vertus,  les 
évéqucs  obtinssent  la  vénération  des  peuples? 
On  courboit  la  tète  sous  leur  bénédiction  ;  on 


(i)  Lois  eccL  de  Fr.  p.  751. 

(2)  Id.  ih.  can.  Odio. 

(3)  Id.  loc.  cit. 

(4-)    id.  ih.  can.  Don.  (fui  venatori/jus. 
(b)  Id.  ib.  pag.  7^2,  can.  Est probunda. 


DU  CHRISTIANISME.  laS 

chantoit  Hozannah  devant  eux  ;  on  les  appe- 
\oit /rès-saints ,  très-cher  s  à  Dieu  ^  et  ces  titres 
étoicntd'autantplus  magnifiques,  qu'ilsctoient 
justement  acquis. 

Quand  les  nations  se  civilisèrent ,  les  évé- 
ques,  plus  circonscrits  dans  leurs  devoirs  reli- 
gieux, jouirent  du  bien  qu'ils  avoient  fait  aux 
hommes,  et  cherchèrent  à  leur  en  faire  en- 
core ,  en  s'appliquant  plus  particulièrement 
au  maintien  de  la  morale  ,  aux  œuvres  de 
charilc  et  au  progrès  des  lettres.  Leurs  palais 
devinrent  le  centre  de  la  politesse  et  des  arts. 
Appelés  par  leurs  souverains  au  ministère 
public,  et  revêtus  des  premières  dignités  de 
l'Eghse ,  ils  y  déployèrent  des  talens  qui  firent 
l'admiration  de  l'Europe.  Jusque  dans  ces 
derniers  temps  ,  lesévéques  de  France  ont  été 
des  exemples  de  modération  et  de  lumière. 
On  pourroit  sans  doute  citer  quelques  excep- 
tions :  mais,  tant  que  les  hommes  seront  sen- 
sibles à  la  vertu ,  on  se  souviendra  que  plus  de 
soixante  évêques  catholiques  ont  erré  fugitifs 
chez  des  peuples  protestans,  et  qu'en  dépit 
dés  préjugés  religieux,  et  des  préventions  qui 
s'attachent  à  l'infortune,  ils  se  sont  attiré  le 
respect  et  la  vénération  de  ces  peuples  ;  on  se 


124  GÉNIE 

souviendra  que  le  disciple  de  Luther  et  de 
Calvin  est  venu  entendre  le  prélat  romain 
exilé,  prêcher,  dans  quelque  retraite  obscure, 
Tamourde  l'humanitéet  lepardondes  offenses; 
on  se  souviendra  enfin  que  tant  de  nouveaux 
Cyprien  ,  persécutés  pour  leur  religion  ,  que 
tant  de  courageux  Chrysostôme  se  sont  dé- 
pouillés du  titre  qui  faisoit  leurs  combats  et 
leur  gloire,  sur  un  simple  mot  du  chef  de 
l'Eglise  ;  heureux  de  sacrifier  ,  avec  leur  f)ros- 
périté  première ,  l'éclat  de  douze  ans  de  mal- 
heur à  la  paix  de  leur  troupeau. 

Quant  au  clergé  inférieur,  c'étoit  à  lui 
qu'on  étoit  redevable  de  ce  reste  de  bonnes 
mœurs  que  l'on  trouvoit  encore  dans  les  villes 
et  dans  les  campagnes.  Le  paysan  sans  religion 
est  une  bête  féroce  ;  il  n'a  aucun  frein  d'édu- 
cation ni  de  respect  humain  :  une  vie  pénible 
a  aigri  son  caractère  ;  la  propriété  lui  a  enlevé 
l'innocence  du  Sauvage  ;  il  est  timide  ,  gros- 
sier, défiant,  avare,  ingrat  surtout.  Mais,  par 
un  miracle  frappant ,  cet  homme  naturelle- 
ment pervers  ,  devient  excellent  dans  les  mains 
de  la  religion.  Autant  il  étoit  lâche  ,  autant  il 
est  brave;  son  penchant  à  trahir  se  change  en 
une  fidélité  à  toute  épreuve ,  son  ingratitude  en 


DU  CHRISTIATSISME.  125 

un  dévouement  sans  bornes,  sa  défiance  en  une 
confiance  absolue.  Comparez  ces  paysans  im- 
pics ,  profanant  les  églises  ,  dévastant  les  pro- 
priétés ,  brillant  à  petit  feu  les  femmes,  les 
enfans  et  les  piètres  ;  comparez-les  aux  Ven- 
déens, défendant  le  culte  de  leurs  pères,  et 
seuls  libres,  quand  la  France  étoit  abattue 
sous  le  joug  de  la  terreur  ;  comparez-les ,  et 
voyez  la  différence  que  la  religion  peut  mettre 
entre  les  hommes. 

On  a  pu  reprocher  aux  curés  des  préjugés 
d'état  ou  d'ignorance;  mais,  après  tout,  la 
simplicité  du  cœur,  la  sainteté  de  la  >'ic,  la 
pauvreté  évangélique ,  la  charité  de  Jésus- 
Christ,  en  faisoient  un  des  ordres  les  plus 
respectables  de  la  nation.  On  en  a  vu  plu- 
sieurs qui  sembloient  moins  des  hommes  que 
des  esprits  bienfaisans  descendus  sur  la  terre 
pour  soulager  les  misérables.  Souvent  ils  se 
refusèrent  le  pain  pour  nourrir  le  nécessiteux, 
et  se  dépouillèrent  de  leurs  habits  pour  en 
couvrir  l'indigent.  Qui  oseroit  reprocher  à  de 
tels  hommes  quelque  sévérité  d'opinion?  Qui 
de  nous,  superbes  philantropes  ,  voudroit, 
durant  les  rigueurs  de  l'hiver  ,  être  réveillé  au 
milieu  de  la  nuit,  pour  aller  administrer,  au 


liG  GÉNIE 

loin ,  dans  les  campagnes ,  le  moribond  expi- 
rant sur  la  paille  ?  Qui  de  nous  voudroit  avoir 
sans  cesse  le  cœur  brisé  du  spectacle  d'une 
misère  qu'on  ne  peut  secourir,  se  voir  envi- 
ronné d'une  famille  dont  les  joues  hâves  et 
les  yeux  creux  annoncent  l'ardeur  de  la  faim 
et  de  tous  les  besoins  ?  Consentirions-nous  à 
suivre  les  curés  de  Paris  ,  ces  anges  d'huma- 
nité ,  dans  le  séjour  du  crime  et  de  la  douleur, 
pour  consoler  le  vice  sous  les  formes  les  plus 
dégoûtantes  ,  pour  verser  l'espérance  dans  un 
cœur  désespéré?  Qui  de  nous  enfin  voudroit 
se  séquestrer  du  monde  des  heureux,  pour 
vivre  éternellement  parmi  les  souffrances  ,  et 
ne  recevoir,  en  mourant,  pour  tant  de  bien- 
faits, que  l'ingratitude  du  pauvre  et  la  calom- 
nie du  riche  ? 


DU  CHRISTIANISME.  127 

CHAPITRE  HT. 

CLERGÉ    RÉGULIER. 
Origine  de  la  Vie  monastique. 

S'il  est  vrai ,  comme  on  pourroit  le  croire , 
qu'une  chose  soit  poétiquement  belle  ,  en 
raison  de  l'antiquité  de  son  origine,  il  faut 
convenir  que  la  vie  monastique  a  quelques 
droits  à  notre  admiration.  Elle  remonte  aux 
premiers  âges  du  monde.  Le  prophète  Elie , 
fuyant  la  corruption  d'Israël ,  se  retira  le  long 
du  Jourdain,  où  il  vécut  d'herbes  et  déracines, 
avec  quelques  disciples.  Sans  avoir  besoin  de 
fouiller  plus  avant  dans  l'hisloirc  ,  cette  source 
des  ordres  religieux  nous  semble  assez  mer- 
veilleuse. Que  n'eussent  point  dit  les  poètes 
de  la  Grèce  ,  s'ils  avoient  trouvé  pour  fonda- 
teur des  collèges  sacrés,  un  homme  ravi  au 
ciel  dans  un  char  de  feu ,  et  qui  doit  reparoître 
sur  la  terre  au  jour  de  la  consommation  des 
siècles  ? 


128  GÉNIE 

De  là,  la  vie  monastique  ,  par  un  héritage 
admirable  ,  descend  à  travers  les  prophètes  et 
saint  Jean-Baptiste,  jusqu'à  Je'sus-Christ  qui 
se  dcroboit  souvent  au  monde  pour  aller 
prier  sur  les  montagnes.  Bientôt  les  The'ra- 
peutes  (i),  embrassant  les  |ferfections  de  la 
retraite  ,  offrirent ,  près  du  lac  Mœris  en 
Egypte  ,  les  premiers  modèles  des  monastères 
chrétiens.  Pmfm,  sous  Paul ,  Antoine  et  Pa- 
côme  ,  paroissent  ces  saints  de  la  Thébaïde, 
qui  remplirent  le  Garmel  et  le  Liban  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  pénitence.  Une  voix  de  gloire  et 
de  merveille  s'éleva  du  fond  des  plus  affreuses 
solitudes.  Des  musiques  divines  se  méloient 
au  bruit  des  cascades  et  des  sources  ;  les  séra- 
phins visitoient  l'anachorète  du  rocher,  ou 
enlevoient  son  âme  brillante  sur  les  nues;  les 
lions  servoicnt  de  messagers  au  solitaire  ,  et 
les  corbeaux  lui  apportoient  la  manne  céleste. 
Les  cités  jalouses  virent  tomber  leur  réputation 

(i)  Yoltaire  se  moque  d'Eusèbe,  qui  prend  ^  dit-il,  les 
Thérapeutes  pour  des  nioiiies  chiéllens.  Eusèbe  étoit  plus 
près  de  ces  moines  que  Voltaire,  et  certainement  plus 
versé  que  lui  dans  les  antiquités  chrétiennes.  Montfaucon , 
Fleurj,  Héricourt,  Helyot ,  et  une  foule  d'autres  savans, 
se  sont  rangés  à  l'opinion  de  l'évêque  de  Césarée. 


DU  CHRISTIANISME.  i2rj 

antique  :  ce  fut  le  temps  de  la  renommée  <ln 
désert. 

Marchant  ainsi  d'enchantement  en  enchan- 
tement ,  dans  rétablissement  de  la  vie  reli- 
gieuse ,  nous  trouvons  une  seconde  sorte  d'ori- 
gines que  nous  appellerons /o<:«/^5,  c'est-à-dire, 
certaines  fondations  particulières  d'ordres  et 
de  couvens  :  ces  origines  ne  sont  ni  moins 
curieuses  ni  moins  agréables  que  les  premières. 
Aux  portes  mêmes  de  Jésusalem  on  voit  un 
monastère  bâti  sur  l'emplacement  de  la  maison 
de  Pilale;  au  mont  Sinaï,  le  couvent  de  la 
Transfigura  fi  on  marque  le  lieu  où  Jéhovah 
dicta  ses  lois  aux  Hébreux  ,  et  plus  loin  s'élève 
un  autre  couvent  sur  la  montagne  où  Jésus- 
Christ  disparut  de  la  terre. 

Et  que  de  choses  admirables  l'Occident  ne 
nous  montre-t-il  pas  à  son  tour  dans  les  fon- 
dations des  communautés  ,  monumens  de  nos 
antiquités  gauloises,  lieux  consacrés  par  d'in- 
téressantes aventures,  ou  par  des  actes  d'hu- 
manité! L'histoire,  les  passions  du  cœur,  la 
bienfaisance  se  disputent  l'origine  de  nos 
monastères.  Dans  cette  gorge  des  Pyrénées  , 
voilà  l'hôpital  de  Roncevaux  ,  que  Charle- 
magnc  bâtit  à  l'endroit  même  où  la  fleur  des 

4.  9 


i3o  GÉNIE 

chevaliers,  Roland  ,  termina  ses  hauts  faits  : 
un  asile  de  paix  et  de  secours  marque  digne- 
ment le  tombeau  du  preux  qui  défendit  l'or- 
phelin ,  et  mourut  pour  sa  patrie.  Aux  plaines 
de  Bovines ,  devant  ce  petit  temple  du  Sei- 
gneur ,  j'apprends  à  mépriser  les  arcs  de 
triomphe  des  Marius  et  des  Césars  ;  je  con- 
temple avec  orgueil  ce  couvent  qui  vit  un  roi 
français  proposer  la  couronne  au  plus  digne. 
Mais  aimez-vous  les  souvenirs  d'une  autre 
sorte  ?  Une  femme  d'Albion  ,  surprise  par  un 
sommeil  mystérieux ,  croit  voir  en  songe  la 
lune  se  pencher  vers  elle  ;  bientôt  il  lui  naît 
une  fille ,  chaste  et  triste  comme  le  flambeau 
des  nuits,  et  qui,  fondant  un  monastère, 
devient  l'astre  charmant  de  la  solitude. 

On  nous  accuseroitde  chercher  à  surprendre 
l'oreille  par  de  doux  sons,  si  nous  rappelions 
ces  couvens  à! Aqua-Bclla  ,  de  Bel-Monte  de 
Vallombreusey  ou  de  la  Colombe^  ainsi  nommé 
à  cause  de  son  fondateur,  colombe  céleste 
qui  vivoit  dans  les  bois.  La  Trappe  et  le 
Paraclet  gardoient  le  nom  et  le  souvenir  de 
Comminges  et  d'Héloïse.  Demandez  à  ce 
paysan  de  l'antique  Neustrie  quel  est  ce  mo- 
nastère qu'on  aperçoit  au  sommet  de  la  col- 


DU   CHRISTIANISME.  i3i 

line  ?  Il  vous  répondra  :  «  C'est  le  Prieuré 
des  deuœ  Amans: un  jeune  gentilhomme  étant 
devenu  amoureux  d'une  jeune  damoiselle  ,  fille 
du  châtelain  de  Malmain ,  ce  seigneur  consentit 
à  accorder  sa  fille  à  ce  pauvre  gentilhomme  , 
s'il  la  pouvoit  porter  jusqu'au  haut  du  mont. 
Il  accepta  le  marché ,  et  chargé  de  sa  dame , 
il  monta  tout  au  sommet  de  la  colline;  mais 
il  mourut  de  fatigue  en  y  arrivant  :  sa  pré- 
tendue trépassa  bientôt  par  grand  déplaisir; 
les  parens  les  enterrèrent  ensemble  dans  ce 
lieu ,  et  ils  y  firent  le  prieuré  que  vous  voyez.  » 

Enfin,  les  cœurs  tendres  auront  dans  les 
origines  de  nos  couvens  de  quoi  se  satisfaire, 
comme  l'antiquaire  et  le  poêle.  Voyez  ces 
retraites  de  la  Charité^  des  Pèlerins^  du 
Bieîi-Mourir^  des  Enterreurs  de  Morts;  des 
Insensés^  des  Orphelins;  tâchez,  si  vous  le 
pouvez ,  de  trouver  dans  le  long  catalogue 
des  misères  humaines,  une  seule  infirmité  de 
l'âme  ou  du  corps  pour  qui  la  religion  n'ait 
pas  fondé  son  lieu  de  soulagement  ou  son 
hospice  ! 

Au  reste ,  les  persécutions  des  Romains 
contribuèrent  d'abord  à  peupler  les  solitudes; 
ensuite  ,   les  Barbares  s'étant  précipités  sur 

.9- 


i32  GÉNIE 

l'empire ,  et  ayant  brise  tous  les  liens  de  la 
société ,  il  ne  resta  aux  hommes  que  Dieu 
pour  espérance,  et  les  déserts  pour  refuges. 
Des  congrégations  d'infortunés  se  formèrent 
dans  les  forets  et  dans  les  lieux  les  plus  inac- 
cessibles. Les  plaines  fertiles  étoient  en  proie 
à  des  Sauvages  qui  ne  savoient  pas  les  culti- 
ver ,  tandis  que  sur  les  crêtes  arides  des  monts, 
habitoit  un  autre  monde ,  qui ,  dans  ces  roches 
escarpées  ,  avoit  sauvé, ,  comme  d'un  second 
déluge ,  les  restes  des  arts  et  de  la  civilisation. 
Mais  de  même  que  les  fontaines  découlent  des 
lieux  élevés  pour  fertiliser  les  vallées ,  ainsi  les 
premiers  anachorètes  descendirent  peu  à  peu 
de  leurs  hauteurs ,  pour  porter  aux  Barbares 
la  parole  de  Dieu  et  les  douceurs  de  la  vie. 

On  dira  peut-être  que  ,  les  causes  qui  don- 
nèrent naissance  à  la  vie  monastique  n'exis- 
tant plus  parmi  nous ,  les  couvens  étoient 
devenus  des  retraites  inutiles.  Et  quand  donc 
ces  causes  ont-elles  cessé  ?  N'y  a-t-il  plus  d'or- 
phelins, d'infirmes ,  de  voyageurs,  de  pauvres, 
d'infortunés  ?  Ah  !  lorsque  les  maux  des  siècles 
barbares  se  sont  évanouis ,  la  société  si  habile 
à  tourmenter  les  âmes ,  et  si  ingénieuse  en 
douleur,  a  bien  su  faire  naîtrq  mille  autres 


DU  CHRISTIANISME.  i33 

raisons  d'adversité ,  qui  nous  jettent  dans  la 
solitude  !  Que  de  passions  trompées ,  que  de 
sentimens  trahis,  que  de  dégoûts  amers  nous 
entraînent  chaque  jour  hors  du  monde  !  C*étoit 
une  chose  fort  belle  que  ces  maisons  religieuses 
où  l'on  trouvoit  une  retraite  assurée  contre  les 
coups  de  la  fortune  et  les  orages  de  son 
propre  cœur.  Une  orpheline  abandonnée  de 
la  société  ,  à  cet  âge  où  de  cruelles  séductions 
sourient  à  la  beauté  et  à  Tinnocence,  savoit 
du  moins  qu'il  y  avoit  un  asile  où  l'on  ne  se 
feroit  pas  un  jeu  de  la  tromper.  Comme  il 
étoit  doux  pour  cette  pauvre  étrangère  sans 
parens ,  d'entendre  retentir  le  nom  de  sœur 
à  ses  oreilles  !  Quelle  nombreuse  et  paisible 
famille  la  religion  ne  venoit-elle  pas  de  lui 
rendre  !  un  père  céleste  lui  ouvroit  sa  maison, 
et  la  recevoit  dans  ses  bras. 

C'est  une  philosophie  bien  barbare  et  une 
politique  bien  cruelle ,  que  celles-là  qui  veu- 
lent obliger  l'infortuné  à  vivre  au  milieu  du 
monde.  Des  hommes  ont  été  assez  peu  délicats , 
pour  mettre  en  commun  leurs  voluptés  ;  mais 
l'adversité  a  un  plus  noble  égoïsme  :  elle  se 
cache  toujours  pour  jouir  de  ses  plaisirs ,  qui 
sont  ses  larmes.  S'il  est  des  lieux  pour  la  santé 


i34  GÉNIE 

du  corps,  ah!  permettez  à  la  religion  d'en 
avoir  aussi  pour  la  santé  de  l'âme  ;  elle  qui 
est  bien  plus  sujette  aux  maladies,  et  dont  les 
infirmités  sont  bien  plus  douloureuses ,  bien 
plus  longues,  et  bien  plus  difficiles  à  guérir. 

Des  gens  se  sont  avisés  de  vouloir  qu'on 
élevât  des  retraites  nationales  pour  ceux  qni 
pleurent.  Certes,  ces  philosophes  sont  pro- 
fonds dans  la  connoissance  de  la  nature,  et 
les  choses  du  cœur  humain  leur  ont  été  révé- 
lées !  C'est-à-dire  qu'ils  veulent  confier  le 
malheur  à  la  pitié  des  hommes  ,  et  mettre  les 
chagrins  sous  la  protection  de  ceux  qui  les 
causent.  Il  faut  une  charité  plus  magnifique 
que  la  nôtre  pour  soulager  l'indigence  d'une 
âme  infortunée  ;  Dieu  seul  est  assez  riche 
pour  lui  faire  l'aumône. 

On  a  prétendu  rendre  un  grand  service  aux 
religieux  et  aux  religieuses,  en  les  forçant  de 
quitter  leurs  retraites  :  qu'en  est-il  advenu  ? 
Les  femmes  qui  ont  pu  trouver  un  asile  dans 
des  monastères  étrangers  ,  s'y  sont  réfugiées  ; 
d'autres  se  sont  réunies  pour  former  entr'elles 
des  monastères  au  milieu  du  monde  ;  plusieurs 
enfin  sont  mortes  de  chagrin  ;  et  ces  Trappistes 
si  à  plaindre ,  au  lieu  de  profiter  des  charmes 


DU  CHRISTIANISME.  i35 

de  la  liberté  et  de  la  vie,  ont  été  continuer 
leurs  macérations  dans  les  bruyères  de  l'An- 
gleterre et  dans  les  déserts  de  la  Russie. 

11  ne  faut  pas  croire  que  nous  soyons  tous 
également  nés  pour  manier  le  boyau  ou  le 
mousquet,  et  qu'il  n'y  ait  point  d'homme 
d'une  délicatesse  particulière  ,  qui  soit  formé 
pour  le  labeur  de  la  pensée,  comme  un  autre 
pour  le  travail  des  mains.  N'en  doutons  point, 
nous  avons  au  fond  du  cœur  mille  raisons  de 
solitude  :  quelques  uns  y  sont  entraînés  par  une 
pensée  tournée  à  la  contemplation  ;  d'autres, 
par  une  certaine  pudeur  craintive  ,  qui  fait 
qu'ils  aiment  à  habiter  en  eux-mêmes  ;  enfin  , 
il  est  des  âmes  trop  excellentes ,  qui  cherchent 
en  vain  dans  la  nature  les  autres  âmes  aux- 
quelles elles  sont  faites  pour  s'unir,  et  qui 
semblent  condamnées  à  une  sorte  de  virginité 
morale  ou  de  veuvage  éternel. 

C'étoit  surtout  pour  ces  âmes  solitaires  que 
la  religion  avoit  élevé  ses  retraites. 


i3G  GÉNIE 


VVVVVVV\'VVVVVVVVVVWV%VV'\VVVVVVVVVVWVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\I\^'VVVVVV>IVV\VVVVWV%^ 

CHAPITRE  IV. 

Des  Constitutions  monastiques. 

On  doit  sentir  que  ce  n'est  pas  l'histoire 
particulière  des  ordres  religieux  que  nous 
écrivons,  mais  seulement  leur  histoire  morale. 

Ainsi ,  sans  parler  de  saint  Antoine  ,  père 
des  cénobites ,  de  saint  Paul ,  premier  des 
anachorètes,  de  sainte  Synclétique,  fonda- 
trice des  monastères  de  filles  ;  sans  nous 
arrêter  à  l'ordre  de  saint  Augustin  ,  qui  com- 
prend les  chapitres  connus  sous  le  nom  de 
régidiers  ;  à  celui  de  saint  Basile  ,  adopté  par 
les  religieux  et  les  religieuses  d'Orient  ;  à  la 
règle  de  saint  Benoît ,  qui  réunit  la  plus 
grande  partie  des  monastères  occidentaux  ;  à 
celle  de  saint  François,  pratiquée  par  les 
ordres  mendians ,  nous  confondrons  tous  les 
religieux  dans  un  tableau  général ,  où  nous 
tâcherons  de  peindre  leurs  costumes ,  leurs 
usages,  leurs  mœurs,  leur  vie  active  ou  con- 


DU  CHKISTIANISME.  là-j 

tcmplativc ,  et  les  services  sans  nombre  qu'ils 
ont  rendus  à  la  société. 

Cependant  nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
de  faire  une  observation.  Il  y  a  des  personnes 
qui  méprisent,  soit  par  ignorance,  soit  par 
préjugés  ,  ces  constitutions  sous  lesquelles  un 
grand  nombre  de  cénobites  ont  vécu  depuis 
plusieurs  siècles.  Ce  mépris  n'est  rien  moins 
que  philosophique ,  et  surtout  dans  un  temps 
où  l'on  se  pique  de  connoître  et  d'étudier  les 
hommes.  Tout  religieux  qui ,  au  moyen  d'une 
haire  et  d'un  sac,  est  parvenu  à  rassembler 
sous  ses  lois  plusieurs  milliers  de  disciples  , 
n'est  point  un  homme  ordinaire  ;  et  les  res- 
sorts qu'il  a  mis  en  usage,  l'esprit  qui  do- 
mine dans  ses  institutions ,  valent  bien  la  peine 
d'être  examinés. 

Il  est  digne  de  remarque ,  sans  doute ,  que 
de  toutes  ces  règles  monastiques,  les  plus 
rigides  ont  été  les  mieux  observées  :  les  Char- 
treux ont  donné  au  monde  l'unique  exemple 
d'une  congrégation  qui  a  existé  sept  cents 
ans ,  sans  avoir  besoin  de  réforme.  Ce  qui 
prouve  que,  plus  le  législateur  combat  les 
penchans  nattirels ,  plus  il  assure  la  durée 
de  son  ouvrage.  Ceux  au  contraire  qui  pré- 


i38  GENIE 

tendent  élever  des  sociétés ,  en  employant 
les  passions  comme  matériaux  de  l'édifice  , 
ressemblent  à  ces  architectes  qui  bâtissent  des 
palais  avec  cette  sorte  de  pierre  qui  se  fond  à 
l'impression  de  l'air. 

Les  ordres  religieux  n'ont  été,  sous  beau- 
coup de  rapports,  que  des  sectes  philoso- 
phiques assez  semblables  à  celles  des  Grecs. 
Les  moines  étoient  appelés  philosophes  dans 
les  premiers  temps  ;  ils  en  portoient  la  robe 
et  enimitoientles  mœurs.  Quelques  uns  même 
avoient  choisi  pour  seule  règle  le  manuel 
d'Epictète.  Saint  Basile  établit  le  premier  les 
vœux  de  pauvreté ^  de  chasteté  çX  d'obéissance. 
Cette  loi  est  profonde  ,  et,  si  l'on  y  réfléchit, 
on  verra  que  le  génie  de  Lycurgue  est  ren- 
fermé dans  ces  trois  préceptes. 

Dans  la  règle  de  saint  Benoît  tout  est  pres- 
crit, jusqu'aux  plus  petits  détails  de  la  vie  :  lit, 
nourriture ,  promenade ,  conversation ,  prière. 
On  donnoit  aux  foibles  des  travaux  plus  déli- 
cats ;  aux  robustes  de  plus  pénibles  :  en  un  mot, 
la  plupart  de  ces  lois  religieuses  décèlent  une 
connoissance  incroyable  dans  l'art  de  gouver- 
ner les  hommes.  Platon  n'a  fait  que  rêver  des 
républiques,  sans  pouvoir  rien  exécuter  :  saint 


DU  CHRISTIANISME.  •  189 
Augustin,  saint  Basile,  saint  Benoît  ont  été 
de  véritables  législateurs ,  et  les  patriarches 
de  plusieurs  grands  peuples.  ^ 

On  a  beaucoup  déclamé,  dans  ces  derniers 
temps ,  contre  la  perpétuité  des  vœux  ;  mais 
il  n'est  peut-être  pas  impossible  de  trouver 
en  sa  faveur  des  raisons  puisées  dans  la  na- 
ture des  choses,  et  dans  les  besoins  même 
de  notre  âme. 

L'homme  est  surtout  malheureux  par  son 
inconstance  et  par  l'usage  de  ce  libre  arbitre  , 
qui  fait  à  la  fois  sa  gloire  et  ses  maux,  et  qui 
fera  sa  condamnation.   Il  flotte  de  sentiment 
en  sentiment,  dépensée  en  pensée  ;  ses  amours 
ont  la  mobilité  de  ses  opinions,  et  ses  opi- 
nions lui  échappent  comme  ses  amours.  Cette 
inquiétude  le  plonge  dans  une  misère  dont  il 
ne  peut  sortir ,  que  quand  une  force  supérieure 
l'attache  à  un  seul   objet.   On    le  voit  alors 
porter  avec  joie  sa  chaîne  ;  car  l'homme  infi- 
dèle   hait  pourtant   l'infidélité.    Ainsi ,   par 
exemple ,   l'artisan  est  plus  heureux  que  le 
riche  désoccupé ,  parce  qu'il  est  soumis  à  un 
travail  impérieux,   qui  ferme  autour  de  lui 
toutes  les  voies  du  désir  ou  de  l'inconstance. 
La  même  soumission  à  la  puissance  fait  le 


i4o  GÉNIE 

bien-être  des  enfans  ,  et  la  loi  qui  défend  le 
divorce,  a  moins  d'inconvéniens  pour  la  paix 
des  familles,  que  la  loi  qui  le  permet. 

Les  anciens  législateurs  avoient  reconnu 
cette  nécessité  d'imposer  un  joug  à  l'homme. 
Les  républiques  de  Lycurgue  et  de  Minos 
n'étoient  en  effet  que  des  espèces  de  com- 
munautés, où  Ton  étoit  engagé ,  en  naissant , 
par  des  vœux  perpétuels.  Le  citoyen  y  étoit 
condamné  à  une  existence  uniforme  et  mono- 
tone. Il  étoit  assujéti  à  des  règles  fatigantes  , 
qui  s'étendoient  jusque  sur  ses  repas  et  ses 
loisirs  ;  il  ne  pouvoit  disposer  ni  des  heures 
de  sa  journée ,  ni  des  âges  de  sa  vie  :  on  lui 
dcmandoit  un  sacrifice  rigoureux  de  ses  goûts  ; 
il  falloit  qu'il  aimât,  qu'il  pensât,  qu'il  agît 
d'après  la  loi  :  en  un  mot ,  on  lui  avoit  retiré 
sa  volonté,  pour  le  rendre  heureux. 

Le  vœu  perpétuel,  c'est-à-dire  la  soumis- 
sion à  une  règle  inviolable ,  loin  de  nous 
plonger  dans  l'infortune ,  est  donc  au  con- 
traire une  disposition  favorable  au  bonheur , 
surtout  quand  ce  vœu  n'a  d'autre  but  que  de 
nous  défendre  contre  les  illusions  du  monde  , 
comme  dans  les  ordres  monastiques.  Les 
passions  ne  se  soulèvent   guère  dans    notre 


nu  CHRISTIANISME.  i4i 

sein  avant  noire  quatrième  lustre  ;  à  qua- 
lante  ans ,  elles  sont  déjà  éteintes  ou  dé- 
trompées :  ainsi  le  serment  indissoluble  nous 
prive  tout  au  plus  de  quelques  années  de 
désirs ,  pour  faire  ensuite  la  paix  de  notre 
vie ,  pour  nous  arracher  aux  regrets  ou  au 
remords  ,  le  reste  de  nos  jours.  Or  ,  si  vous 
mettez  en  balance  les  maux  qui  naissent  des 
passions,  avec  le  peu  de  momcns  de  joie 
qu'elles  vous  donnent ,  vous  verrez  que  le  vœu 
perpétuel  est  encore  un  grand  bien ,  même 
dans  les  plus  beaux  instans  de  la  jeunesse. 

Supposons  d'ailleurs  qu'une  religieuse  pût 
sortir  de  son  cloître  à  volonté  ,  nous  deman- 
dons si  cette  femme  seroit  heureuse  ?  Quelques 
années  de  retraite  auroient  renouvelé  pour 
elle  la  face  de  la  société.  Au  spectacle  du 
monde,  si  nous  détournons  un  moment  la 
tête ,  les  décorations  changent  ,  les  palais 
s'évanouissent  ;  et,  lorsque  nous  reportons  les 
yeux  sur  la  scène ,  nous  n'apercevons  plus 
que  des  déserts  et  des  acteurs  inconnus. 

On  verroit  incessamment  la  folie  du  siècle 
entrer  par  caprice  dans  les  couvens  ,  et  en 
sortir  par  caprice.  Les  cœurs  agités  ne  seroient 
plus  assez  long-temps  auprès  des  cœurs  pai- 


42  GÉNIE 

siblcs  pour  prendre  quelque  chose  de  leur 
repos,  et  les  âmes  sereines  auroienl  bientôt 
perdu  leur  calme ,  dans  le  commerce  des 
âmes  troublées.  Au  lieu  de  promener  en 
silence  leurs  chagrins  passés  dans  les  abris 
du  cloître  ,  les  malheureux  iroient  se  racon- 
tant leurs  naufrages,  ets'excitant  peut-être  à 
braver  encore  les  écueils.  Femme  du  monde, 
femme  de  la  solitude ,  l'infidèle  épouse  de 
Jésus-Christ  ne  seroit  propre  ni  à  la  solitude 
ni  au  monde  :  ce  flux  et  reflux  des  passions , 
ces  vœux  tour  à  tour  rompus  et  formés ,  ban- 
niroient  des  monastères  la  paix,  la  subordi- 
nation ,  la  décence  :  ces  retraites  sacrées ,  loin 
d'offrir  un  port  assuré  à  nos  inquiétudes ,  ne 
seroient  plus  que  des  lieux  où  nous  viendrions 
pleurer  un  moment  l'inconstance  des  autres, 
et  méditer  nous  -  mêmes  des  inconstances 
nouvelles. 

Mais  ce  qui  rend  le  vœu  perpétuel  de  la 
religion  bien  supérieur  à  l'espèce  de  vœu 
politique  du  Spartiate  et  du  Cretois,  c'est 
qu'il  vient  de  nous-mêmes  ;  qu'il  ne  nous 
est  imposé  p^  personne ,  et  qu'il  présente 
au  cœur  une  compensation  pour  ces  amours 
terrestres  que  l'on  sacrifie.  11  n'y  a  rien  que 


DU  CHRISTIANISME.  1^3 

de  grand  dans  cette  alliance  d'une  âme  im- 
mortelle avec  le  principe  éternel  ;  ce  sont 
deux  natures  qui  se  conviennent  et  qui  s'unis- 
sent. Il  est  sublime  de  voir  l'homme  né  libre  , 
chercher  en  vain  son  bonheur  dans  sa  volonté , 
puis,  fatigué  de  ne  rien  trouver  ici-bas  qui 
soit  digne  de  lui ,  se  jurer  d'aimer  à  jamais 
l'Etre-Supréme  ,  et  se  créer  ,  comme  Dieu  , 
dans  son  propre  serment ,   une  TSécessité. 


i44  GÉNIE 


\\^%/VVV\lVV\\%A'\VVVVVVVVVVVV\'VVVVVVWVWW\VVVWVW\*V\\\WVWV\'VVVVW%\ 

CHAPITRE  V. 

TABLEAU    DES    MŒURS    ET    DE    LA    VIE    RELIGIEUSE. 
Moines  Cophtes,  Maronites,  etc. 

Venons  maintenant  au  tableau  de  la  vie 
religieuse ,  et  posons  d'abord  un  principe. 
Partout  où  se  trouve  beaucoup  de  mystère, 
de  solitude,  de  contemplation,  de  silence, 
beaucoup  de  pensées  de  Dieu  ,  beaucoup  de 
choses  vénérables  dans  les  costumes ,  les  usages 
et  les  mœurs ,  là  se  doit  trouver  une  abon- 
dance de  toutes  les  sortes  de  beautés.  Si  celte 
observation  est  juste  ,  on  va  voir  qu'elle  s'ap- 
plique merveilleusement  au  sujet  que  nous 
traitons. 

Remontons  encore  aux  solitaires  de  la 
Thcbaïde.  Ils  habitoient  des  cellules  appelées 
laures^  et  portoient ,  comme  leur  fondateur 
Paul  ,  des  robes  de  feuilles  de  palmier  ; 
d'autres  étoient  vêtus  de  cilices  tissus  de  poil 
de  gazelle  ;  quelques  uns  ,  comme  le  solitaire 


DU  CHKISTIANISME.  ./,5 

Zenon,  jeloient  seulement  sur  leurs  épaules 
la  dépouille  des  bêtes  sauvages  ;  et  Tanacho- 
rcte  Séraphion  marchoit  enveloppé  du  linceul 
qui  devoit  le  couatît  dans  la  tombe.  Les  reli- 
gieux Maronites ,  dans  les  solitudes  du  Liban  , 
les  ermites  ÎSestoriens  ,  répandus  le  long  du 
Tigre,  ceux  d'Abyssinie ,  aux  cataractes  du 
Nil  et  sur  les  rivages  de  la  mer  Piouge  ,  tous 
enfin  mènent  une  vie  aussi  extraordinaire  que 
les  déserts  où  ils  l'ont  cacbée.  Le  moine  Côpbte, 
en  entrant  dans  son  monastère  ,  renonce  aux 
plaisirs,  consume  son  temps  en  travail,  en 
jeûnes  ,  en  prières  et  à  la  pratique  de  l'hospi- 
talité. Il  couche  sur  la  dure ,  dort  à  peine  quel- 
ques instans  ,  se  relève  ,  et ,  sous  le  beau  fir- 
mament d'Egypte ,  fait  entendre  sa  voix  parmi 
les  débris  de  Tlièbes  et  de  Memphis.  Tantôt 
l'écho  des  pyramides  redit  aux  ombres  des 
Pharaon  les  cantiques  de  cet  enfant  de  la 
famille  de  Joseph  ;  tantôt  ce  pieux  solitaire 
chante  au  matin  les  louanges  du  vrai  soleil, 
au  même  lieu  oii  des  statues  harmonieuses 
soupiroient  le  réveil  de  l'aurore.  C'est  là  qu'il 
cherche  l'Européen  égaré  à  la  poursuite  de  ces 
ruines  fameuses  ;  c'est  là  que  le  sauvant  de 
l'Arabe,  il  l'enlève  dans  sa  tour,  et  prodigue 
4-  lo 


i46  GÉNIE 

à  cet  inconnu  la  nourriture  qu'il  se  refuse  à 
lui-même.  Les  savans  vont  bien  visiter  les 
débris  de  l'Egypte;  mais  d'où  vient  que, 
comme  les  moines  chrétiens,  objets  de  leur 
mépris  ,  ils  ne  vont  pas  s'établir  dans  ces  mers 
de  sable,  au  milieu  de  toutes  les  privations, 
pour  donner  un  verre  d'eau  au  voyageur ,  et 
l'arracher  au  cimeterre  du  Bédouin  ? 

Dieu  des  chrétiens  ,  quelles  choses  n'as-tu 
point  faites!  Partout  oii  Ton  tourne  les  yeux , 
on  ne  voit  que  les  monumens  de  tes  bienfaits. 
Dans  les  quatre  parties  du  monde ,  la  religion 
a  distribué  ses  milices  et  placé  ses  vedettes 
pour  l'humanité.  Le  moine  Maronite  appelle, 
par  le  claquement  de  deux  planches  suspen- 
dues à  la  cime  d'un  arbre,  l'étranger  que  la 
nuit  a  surpris  dans  les  précipices  du  Liban  ; 
ce  pauvre  et  ignorant  artiste  n'a  pas  de  plus 
riche  moyen  de  se  faire  entendre  :  le  moine 
Abyssinien  vous  attend  dans  ce  bois ,  au  mi- 
lieu des  tigres  :  le  missionnaire  Américain 
veille  à  votre  conservation  dans  ses  immenses 
forets.  Jeté  par  un  naufrage  sur  des  côtes  in- 
connues ,  tout  à  coup  vous  apercevez  une  croix 
sur  un  rocher.  Malheur  à  vous,  si  ce  signe  de 
salul  ne  fait  pas  couler  vos  larmes!  Vous  êtes 


DU  CHRISTIANISME.  147 

en  pays  d'amis;  ici  sont  des  chrétiens.  Voas 
êtes  Français,  il  estvrai,  etilssontEspagnols, 
Allemands,  Anglais  peut-être  !  Et  qu'importe! 
n'êtes-vous  pas  de  la  grande  famille  de  Jésus- 
Christ?  Ces  étrangers  vous  reconnoîtront  pour 
frère ,  c'est  vous  qu'ils  invitent  par  cette  croix  ; 
ils  ne  vous  ont  jamais  vu,  et  cependant  ils 
pleurent  de  joie ,  en  vous  voyant  sauvé  du 
désert. 

Mais  le  voyageur  des  Alpes  n'est  qu'au  mi- 
lieu de  sa  course.  La  nuit  approche ,  les  neiges 
tomhent;  seul  ,  tremblant,  égaré,  il  fait  quel- 
ques pas ,  et  se  perd  sans  retour.  C'en  est 
fait,  la  nuit  est  venue  :  arrêté  au  bord  d'un 
précipice,  il  n'ose  ni  avancer,  ni  retourner 
en  arrière.  Bientôt  le  froid  le  pénètre  ,  ses 
membres  s'engourdissent ,  un  funeste  sommeil 
cherche  ses  yeux  ;  ses  dernières  pensées  sont 
pour  ses  eafans  et  son  épouse  !  Mais  n'est-ce 
pas  le  son  d'une  cloche  qui  frappe  son  oreille 
à  travers  le  murmure  de  la  tempête ,  ou  bien 
est-ce  \e  g/as  de  la  mort,  que  son  imagination 
effrayée  croit  ouïr  au  milieu  des  vents  ?  Non  : 
ce  sont  des  sons  réels,  mais  inutiles!  car  les 
pieds  de  ce  voyageur  refusent  maintenant  de 

le  porter Un  autre  bruit  se  fait 

10. 


i48  GÉNIE 

entendre  ;  un  chien  jappe  sur  les  neiges ,  il 
approche,  il  arrive,  il  hurle  de  joie  :  un  soli- 
taire le  suit. 

Ce  n'étoit  donc  pas  assez  d'avoir  mille  fois 
exposé  sa  vie  pour  sauver  des  hommes,  et  de 
s'être  établi  pour  jamais  au  fond  des  plus 
affreuses  solitudes  ?  Il  falloit  encore  que  les 
animaux  même  apprissent  à  devenir  l'instru- 
ment de  ces  œuvres  sublimes  ,  qu'ils  s'em- 
brasassent ,  pour  ainsi  dire  ,  de  l'ardente  cha- 
rité de  leurs  maîtres  ,  et  que  leurs  cris  sur  le 
sommet  des  Alpes  proclamassent  aux  échos 
les  miracles  de  notre  religion. 

Qu'on  ne  dise  pas  que  l'humanité  seule 
puisse  conduire  a  de  tels  actes  ;  car  d'où 
vient  qu'on  ne  trouve  rien  de  pareil  dans 
cette  belle  antiquité  ,  pourtant  si  sensible?  On 
parle  de  la  philantropie  !  c'est  la  religion 
chrétienne  qui  est  seule  philantrope  par 
excellence.  Immense  et  sublime  idée  qui  fait 
du  chrétien  de  la  Chine  un  ami  du  chrétien 
de  la  France ,  du  sauvage  néophyte  un  frère 
du  moine  Egyptien  !  Nous  ne  sommes  plus 
étrangers  sur  la  terre ,  nous  ne  pouvons  plus 
nous  y  égarer.  Jésus-Christ  nous  a  rendu 
riiéritage  que  le   péché  d'Adam    nous  avoit 


DU   CHRISTIANISME.  1^9 

ravi.  Chrétien!  il  n'est  plus  d'océan  ou  de 
déserts  inconnus  pour  toi  ;  tu  trouveras  par- 
tout la  langue  de  tes  aïeux  et  la  cabane  de  ton 


père! 


i5o  GENIE 


VVV.VV\*VkV\\VVaVVW»*VVVVVVVVV»»V\VVVVVVV»VVVVVVVV\iVVVUVV\\VVVVVVVVVVVV\VVVv' 


CHAPITRE  VI. 


SUITE    DU    PRECEDENT. 


Trappistes,  Chartreux,  Sœurs  de  Sainte-Claire ,  Pères  delà 
Re'demption  ,  Missionnaires,  Filles  de  la  Charité',  etc. 

Telles  sont  les  mœurs  et  les  coutumes  de 
quelques  uns  des  ordres  religieux  de  la  vie 
contemplative;  mais  ces  choses  néanmoins 
ne  sont  si  belles ,  que  parce  qu'elles  sont 
unies  aux  méditations  et  aux  prières  :  ôtez  le 
nom  et  la  présence  de  Dieu  de  tout  cela ,  et 
le  charme  est  presque  détruit. 

Voulez-vous  maintenant  vous  transporter 
à  la  Trappe  ,  et  contempler  ces  moines  vêtus 
d'un  sac,  qui  bêchent  leurs  tombes?  Voulez- 
vous  les  voir  errer  comme  des  ombres  dans 
cette  grande  forêt  de  Mortagne,  et  au  bord 
de  cet  étang  solitaire  "?  Le  silence  marche  à 
leurs  côtés ,  ou  s'ils  se  parlent  quand  ils  se 
rencontrent,  c'est  pour  se  dire  seulement: 
Frères^  il  faut  mourir.  Ces  ordres  rigoureux 
du  christianisme  étoient  des  écoles  de  morale 


DU  CHRISTIAÎSISME.  i5i 

en  action  ,  instituées  au  milieu  des  plaisirs  du 
siècle  :  ils  offroient  sans  cesse  des  modèles  de 
pénitence  et  de  grands  exemples  de  la  misère 
humaine ,  aux  yeux  du  vice  et  de  la  prospérité. 
Quel  spectacle  que  celui  du  Trappiste 
mourant  !  quelle  sorte  de  haute  philosophie  ! 
quel  avertissement  pour  les  hommes!  Etendu 
sur  un  peu  de  paille  et  de  cendre ,  dans  le 
sanctuaire  de  l'église ,  ses  frères  rangés  en 
silence  autour  de  lui,  il  les  appelle  à  la  vertu, 
tandis  que  la  cloche  funèhre  sonne  ses  der- 
nières agonies.  Ce  sont  ordinairement  les 
vivans  qui  engagent  l'infirme  à  quitter  coura- 
geusement la  vie;  mais  ici,  c'est  une  chose 
plus  sublime  ,  c'est  le  mourant  qui  parle  de 
la  mort.  Aux  portes  de  l'éternité ,  il  la  doit 
mieux  connoître  qu'un  autre  ;  et ,  d'une  voix 
qui  résonne  déjà  entre  des  ossemens ,  il  appelle 
avec  autorité  ses  compagnons  ,  ses  supérieurs 
même  à  la  pénitence.  Qui  ne  frémiroit,  en 
voyant  ce  religieux  qui  vécut  d'une  manière 
si  sainte,  douter  encore  de  son  salut  à  l'ap- 
proche du  passage  terrible  ?  Le  christianisme 
a  tiré  du  fond  du  sépulcre  toutes  les  mora- 
lités qu'il  renferme.  C'est  par  la  mort  que  la 
morale  est  entrée  dans  la  vie  :  si  l'homme  , 


i52  GÉNIE 

tel  qu'il  est  aujourd'hui  après  sa  chute ,  fût 
demeuré  immortel ,  peut-être  n'eùt-il  jamais 
connu  la  vertu  (i). 

Ainsi  s'offrent  de  toutes  parts  dans  la  reli- 
gion les  scènes  les  plus  instructives  ou  les  plus 
attachantes  :  là,  de  saints  muets  ,  comme  un 
peuple  enchanté  par  un  filtre,  accomplissent 
sans  paroles  les  travaux  des  moissons  et  des 
vendanges  :  ici ,  les  filles  de  Claire  foulent  de 
leurs  pieds  nus  les  tombes  glacées  de  leur 
cloître.  Ne  croyez  pas  toutefois  qu'elles  soient 
malheureuses  au  milieu  de  leurs  austérités; 
leurs  cœurs  sont  purs,  et  leurs  yeux  tournés 
vers  le  ciel,  en  signe  de  désir  et  d'espérance. 
Une  robe  de  laine  grise  est  préférable  à  des 
habits  somptueux,  achetés  au  prix  des  vertus; 
le  pain  de  la  charité  est  plus  sain  que  celui  de 
la  prostitution.  Eh!  de  combien  de  chagrins 
ce  simple  voile  baissé  entre  ces  filles  et  le 
monde,  ne  les  sépare-t-il  pas! 

En  vérité  ,  nous  sentons  qu'il  nous  faudroit 
un  tout  autre  talent  que  le  nôtre ,  pour  nous 
tirer  dignement  des  objets  qui  se  présentent 
à  nos  yeux.  Le  plus  bel  éloge  que  nous  pour- 

(l)    Voyez  la  noie  M  h  la  fin  du  volume. 


DU  CHRISTIANISME.  i53 

rions  faire  de  la  vie  monastique,  seroit  de 
présenter  le  catalogue  des  travaux  auxquels 
elle  s'est  consacrée.  La  religion ,  laissant  à 
notre  cœur  le  soin  de  nos  joies,  ne  s'est 
occupée,  comme  une  tendre  mère,  que  du 
soulagement  de  nos  douleurs;  mais,  dans 
celle  œuvre  immense  et  difficile  ,  elle  a  appelé 
tous  ses  fils  et  toutes  ses  filles  à  son  secours. 
Aux  uns ,  elle  a  confié  le  soin  de  nos  maladies , 
comme  à  cette  multitude  de  religieux  et  de 
religieuses,  d  voues  au  service  des  hôpitaux; 
aux  autres ,  elle  a  délégué  les  pauvres,  comme 
aux  Sœurs  de  la  Charité.  Le  Père  de  la  Rédemp- 
tion s'embarque  à  Marseille  ;  où  va-t-il  seul 
ainsi  avec  son  bréviaire  et  son  bâton  ?  Ce  con- 
quérant marche  à  la  délivrance  de  Ihumanité, 
et  les  armées  qui  l'accompagnent  sont  invi- 
sibles. La  bourse  de  la  charité  à  la  main,  il  court 
affronter  la  peste,  le  martyre  et  l'esclavage.  Il 
aborde  le  Dey  d'Alger,  il  lui  parle  au  nom  de 
ce  Roi  céleste  dont  il  est  l'ambassadeur.  Le 
Barbare  s'étonne  à  la  vue  de  cet  Européen,  qui 
ose,  seul,  à  travers  les  mers  et  les  orages, 
venir  lui  redemander  des  captifs:  dompté  par 
une  force  inconnue,  il  accepte  l'or  qu'on  lui 
présente;  et  l'héroïque    libérateur,    satisfait 


j54  Génie 

d'avoir  rendu  des  malheureux  à  leur  patrie, 
obscur  et  ignore,  reprend  humblement  à  pied 
le  chemin  de  son  monastère. 

Partout  c'est  le  même  spectacle  :  le  mission- 
naire qui  part  pour  la  Chine ,  rencontre  au 
port  le  missionnaire  qui  revient ,  glorieux  et 
mutilé,  du  Canada;  la  sœur-grise  court  admi- 
nistrer rindigent  dans  sa  chaumière  ,  le  Père 
capucin  vole  à  l'incendie  ,  le  frère  Hospitalier 
lave  les  pieds  du  voyageur  »  le  frère  du  Bieii- 
Mourir  console  l'aganisant  sur  sa  couche ,  le 
frère  Entenxur  porte  le  corps  du  pauvre 
décédé  ,  la  sœur  de  la  Charité  monte  au  sep- 
tième étage  pour  prodiguer  l'or,  le  vêtement 
et  l'espérance  ;  ces  filles ,  si  justement  appelées 
Filles-Dieu^  portent  et  reportent  ça  et  là  les 
bouillons,  la  charpie  ,  les  remèdes  ;  la  fille  du 
Bon-Pasteur  tend  les  bras  à  la  fille  prostituée  , 
et  lui  crie  :  Je  ne  suis  point  venue  pour  appeler 
les  justes,  mais  les  pécheurs  !  l'orphelin  trouve 
lin  père  ^  Tinsensé  un  médecin,  l'ignorant  un 
instructeur.  Tous  ces  ouvriers  en  œuvres  cé- 
lestes, se  précipitent,  vs'animent  les  uns  les 
autres.  Cependant  la  religion  attentive ,  et 
tenant  une  couronne  immortelle  ,  leur  cric  : 
•<  Courage,  mesenfans!  courage  !  hàtez-vous^ 


DU  CHRISTIANISME.  i55 

soyez  plus  prompts  que  les  maux  dans  la  car- 
rière de  la  vie  !  méritez  cette  couronne  que  je 
vous  prépare  ;  elle  vous  mettra  vous-mêmes 
à  l'abri  de  tous  maux  et  de  tous  besoins.  » 

Au  milieu  de  tant  de  tableaux ,  qui  méri- 
teroient  chacun  des  volumes  de  détails  et  de 
louanges,  sur  quelle  scène  particulière  arrê- 
terons-nous nos  regards  ?  Nous  avons  déjà 
parlé  de  ces  hôtelleries ,  que  la  religion  a 
placées  dans  es  solitudes  des  quatre  parties 
du  monde,  fixons  donc  à  présent  les  yeux  sur 
des  objets  d'une  autre  sorte. 

Il  y  a  des  gens  pour  qui  le  seul  nom  de 
capucin  est  un  objet  de  risée.  Quoi  qu'il  en 
soit,  un  religieux  de  l'ordre  de  saint  François 
étoit  souvent  un  personnage  noble  et  simple. 

Qui  de  nous  n'a  vu  un  couple  de  ceshommes 
vénérables,  voyageant  dans  les  campagnes, 
ordinairement  vers  la  fête  des  Morts  ,  à  l'ap- 
proche de  l'hiver,  au  temps  de  la  quête  des 
vignes  P  Ils  s'en  alloient,  demandant  l'hospi- 
talité dans  les  vieux  châteaux  sur  leur  route.  A 
l'entrée  de  la  nuit,  les  deux  pèlerins  arrivoient 
chez  le  châtelain  solitaire  :  ils  montoient  un 
antique  perron  ,  mettoient  leurs  longs  bâtons 
et  leurs  besaces  derrière  la  porte  ,  frappoient 


i5ti  GENIE 

au  portique  sonore  ,  et  demandoient  Thospi- 
talitc.  Si  le  maître  refusoit  ces  hôtes  du 
Seigneur,  iJs  faisoient  un  profond  salut,  se 
retiroient  en  silence ,  reprenoient  leurs  be- 
saces et  leurs  bâtons,  et,  secouant  la  pous- 
sière de  leurs  sandales ,  ils  s'en  alloient , 
à  travers  la  nuit ,  chercher  la  cabane  du  labou- 
reur. Si,,  au  contraire  ,  ils  étoient  reçus ,  après 
qu'on  leur  avoit  donné  à  laver  ,  à  la  façon  des 
temps  de  Jacob  et  d'Homère ,  ils  venoient 
s'asseoir  au  foyer  hospitalier.  Gomme  aux 
siècles  antiques ,  afin  de  se  rendre  les  maîtres 
favorables  (  et  parce  que ,  comme  Jésus-Christ, 
ils  aimoient  aussi  les  enfans  ) ,  ils  commen- 
çoient  par  caresser  ceux  de  la  maison  ;  ils 
leur  présentoient  des  reliques  et  des  images. 
Les  enfans  qui  s'étoient  d'abord  enfuis  tout 
effrayés ,  bientôt  attirés  par  ces  merveilles , 
se  familiarisoient  jusqu'à  se  jouer  entre  les 
genoux  des^bons  religieux.  Le  père  et  la  mère, 
avec  un  sourire  d'attendrissement ,  regardoient 
ces  scènes  naïves ,  et  l'intéressant  contraste  de 
la  gracieuse  jeunesse  de  leurs  enfans ,  et  de  la 
vieillesse  chenue  de  leurs  hôtes. 

Or,  la  pluie  et  le  coup  de  vent  des  morts 
baltoicnt  au-dehors  les  bois  dépouillés ,  les 


DU  CHRISTIANISME.  iS; 

cheminées  ,  les  créneaux  du  château  gothique  ; 
la  chouette  crioil  sur  ses  faîtes.  Auprès  d'un 
large  foyer,  la  famille  se  meltoit  à  tahle  :  le 
repas  étoit  cordial ,  et  les  manières  affec- 
tueuses. La  jeune  demoiselle  du  lieu  interro- 
geoit  timidement  ses  hôtes  ,  qui  louoient  gra- 
vement sa  beauté  et  sa  modestie.  Les  bons  Pères 
cntretenoient  la  famille  par  leurs  agréai )les 
propos  :  ils  racontoient  quelque  histoire  bien 
touchante  ;  car  ils  avoient  toujours  appris  des 
choses  remarquables  dans  leurs  missions  loin- 
taines ,  chez  les  Sauvages  de  l'Amérique ,  ou 
chez  les  peuples  de  la  Tartarie.  A  la  longue 
barbe  de  ces  Pères  ,  à  leur  robe  de  Tanlique 
Orient,  à  la  manière  dont  ils  étoient  venus 
demander  l'hospilalilé,  on  se  rappeloit  ces 
temps  où  les  Thaïes  et  les  Anacharsis  voya- 
geoient  ainsi  dans  l'Asie  et  dans  la  Grèce. 

Après  le  souper  du  château ,  la  dame  appe- 
loit ses  serviteurs,  et  l'on  invitoitun  des  Pères 
à  faire  en  commun  la  prière  accoutumée  ;  en- 
suite les  deux  religieux  se  retiroient  à  leur 
couche,  en  souhaitant  toutes  sortes  de  pros- 
pérités à  leurs  hôtes.  Le  lendemain  on  cher- 
choit  les  vieux  voyageurs  ,  mais  ils  s'étoient 
évanouis  ,  comme  ces  saintes  apparitions  qui 


i58  GÉNIE 

visitent  quelquefois  Thomme  de  bien  dans  sa 

demeure. 

Etoit-il  quelque  chose  qui  pût  briser  l'âme, 
quelque  commission  dont  les  hommes  ,  enne- 
mis des  larmes,  n'osassent  se  charger,  de  peur 
de  compromettre  leurs  plaisirs  ,  c'étoit  aux 
enfans  du  cloître  qu'elle  étoit  aussitôt  dévolue, 
et  surtout  aux  Pères  de  l'ordre  de  saint  Fran- 
çois; on  supposoit  que  des  hommes  qui  s'é- 
toient  voués  à  la  misère  ,  dévoient  être  natu- 
rellement les  hérauts  du  malheur.  L'un  étoit 
obligé  d'aller  porter  à  une  famille  la  nouvelle 
de  la  perte  de  sa  fortune  ;  l'autre  de  lui  ap- 
prendre le  trépas  d'un  fils  unique.  Le  grand 
Bourdaloue  remplit  lui-même  ce  triste  de- 
voir :  il  se  présentoit  en  silence  à  la  porte  du 
père  ,  croisoit  les  mains  sur  sa  poitrine ,  s'in- 
clinoit  profondément ,  et  se  retiroit  muet , 
comme  la  mort  dont  il  étoit  l'interprète. 

Croit-on  qu'il  y  eût  beaucoup  de  plaisirs 
(  nous  entendons  de  ces  plaisirs  à  la  façon  du 
monde  )  ,  croit-on  qu'il  fût  fort  doux  pour  un 
Cordelier,  un  Carme,  un  Franciscain ,  d'aller, 
au  milieu  des  prisons,  annoncer  la  sentence 
au  criminel ,  l'écouter,  le  consoler,  et  avoir, 
pendant  des  journées  entières  ,  l'ame  trans- 


Ar  Fir. 


Quel  Jn)nn<nir,  nuel  prolit  revenait -il  aces  momcs 
cle  lanl  île  sacrifiées,  sinon  la  dérision  àw  momie, e*^ 
les  injures   uieme     <les  prisouniors  qu'ils  eonsolaioui 


K  P.    JMForUaim' 


DU  CHRISTIANISME.  159 

percée  des  scènes  les  plus  déchirantes  ?  On  a 
vu ,  dans  ces  actes  de  dévouement ,  la  sueur 
tomber    à  grosses   gouttes  du   front  de   ces 
compalissans  religieux ,  et  mouiller  ce  froc 
qu'elle  a  pour  toujours  rendu  sacré,  en  dépit 
des  sarcasmes  de  la  philosophie.  Et  pourtant 
quel  honneur ,  quel  profit  revenoit-il  à   ces 
moines  de  tant  de  sacrifices,  sinon  la  dérision 
du  monde,  et  les  injures  même  des  prison- 
niers qu'ils  consoloient!  Mais  du  moins  les 
hommes  ,  tout  ingrats  qu'ils  sont ,  a  voient  con- 
fessé leur  nullité  dans  ces  grandes  rencontres 
de  la  vie  ,  puisqu'ils  les  avoient  abandonnées 
à  la  religion  ,  seul  véritable  secours  au  der- 
nier degré  du  malheur.  O  apôtre  de  Jésus- 
Christ,  de  quelles  catastrophes  n'étiez- vous 
point  témoin ,  vous  qui ,  près  du  bourreau  , 
ne  craigniez  point  de  vous  couvrir  du  sang  des 
misérables  ,    et  qui  étiez  leur   dernier  ami  ! 
Voici  un  des  plus  hauts  spectacles  de  la  terre  : 
aux  deux  coins  de  cet  échafaud ,  les  deux  jus- 
tices sont  en  présence  ,  la  Justice  humaine  et 
la  Justice  divine  :  l'une ,  implacable  et  appuyée 
sur  un  glaive  ,  est  accompagnée  du  désespoir  ; 
l'autre ,  tenant  un  voile  trempé  de  pleurs ,  se 
montre  entre  la  pitié  et  l'espérance  :  l'une  a 


i6o  GENIE 

pour  ministre  un  homme  de  sang^ ,  l'autre  un 
homme  de  paix  :  Tune  condamne  ,  l'autre 
at>sout  :  innocente  ou  coupable ,  la  première 
dit  à  la  victime  :  «  Meurs!  »  La  seconde  lui 
crie  :  «  Fils  de  l'innocence  ou  du  repentir, 
montez  au  Ciel!  ^> 


DU  CHRISTIANISME.  i6i 


QUATRIÈME  PARTIE. 


CULTE. 


LIVRE    QUATRIÈME. 

MISSIONS. 

WV  tA^  VWVWVW  VWWV  t/WW^  VW  VW  WVVW  W%  \iVVVV\V\l\WV  VWVW  VWWV\lVWWVWVMiVW 

CHAPITRE  PREMIER. 

Idée  générale  des  Missions. 

Voici  encore  une  de  ces  grandes  et  nouvelles 
idées  qui  n'appartiennent  qu'à  la  religion  chré- 
tienne. Les  cultes  idolâtres  ont  ignoré  l'en- 
thousiasme divin  qui  anime  l'apôtre  de  l'E- 
vangile. Les  anciens  philosophes  eux-mêmes 
n'ont  jamais  quitté  les  avenues  d'Académus 
cl  les  délices  d'Athènes  ,  pour  aller,  au  gré 
d'une  impulsion  sublime  ,  humaniser  le  Sau- 
4. 


i6:i  GÉNIE 

vage  ,  instruire  l'ignorant,  guérir  le  malade  , 
vêtir  le  pauvre  ,  et  semer  la  concorde  et  la 
paix  parmi  des  nations  ennemies  :  c'est  ce 
que  les  religieux  chrétiens  ont  fait  et  font 
encore  tous  les  jours.  Les  mers ,  les  orages  , 
les  glaces  du  pôle  ,  les  feux  du  tropique  ,  rien 
ne  les  arrête  :  ils  vivent  avec  l'Esquimaux  dans 
son  outre  de  peau  de  vache  marine  ;  ils  se 
nourrissent  d'huile  de  baleine  avec  le  Groen- 
landais;  avec  le  Tartare  ou  l'Iroquois,  ils  par- 
courent la  solitude  ;  ils  montent  sur  le  dro- 
madaire de  l'Arabe  ,  ou  suivent  le  Caffre 
errant  dans  ses  déserts  embrasés  ;  le  Chinois  , 
le  Japonais,  l'Indien  sont  devenus  leurs  néo- 
phytes ;  il  n'est  point  d'île  ou  d'écueil  dans 
l'Océan  ,  qui  ait  pu  échapper  à  leur  zèle;  et, 
comme  autrefois  les  royaumes  manquoient  à 
l'ambition  d'Alexandre  ,  la  terre  manque  à 
leur  charité. 

Lorsque  l'Europe  régénérée  n'offrit  plus  aux 
prédicateurs  de  la  foi  qu'une  famille  de  frères, 
ils  tournèrent  les  yeux  vers  les  régions,  où  des 
âmes  languissoient  encore  dans  les  ténèbres 
de  l'idolâtrie.  Ils  furent  touchés  de  compas- 
sion ,  en  voyant  cette  dégradation  de  l'homme  ; 
ils  se  sentirent  pressés  du  désir  de  verser  leur 


DU   CHRISTIANISiME.  i63 

sang  pour  le  salut  de  ces  étrangers.  Il  falloit 
percer  des  forêts  profondes,  franchir  des  ma- 
rais impraticables,  traverser  des  fleuves  dan- 
gereux ,  gravir  des  rochers  inaccessibles  ;  il 
falloit  affronter  des  nations  cruelles ,  supersti- 
tieuses et  jalouses  ;  il  falloit  surmonter  dans 
les  unes  l'ignorance  de  la  barbarie,  dans  les 
autres  les  préjugés  de  la  civilisation  :  tant 
d'obstacles  ne  purent  les  arrêter.  Ceux  qui  ne 
croient  plus  à  la  religion  de  leurs  pères  ,  con- 
^dendront  du  moins  que  si  le  missionnaire  est 
fermement  persuadé  qu'il  n'y  a  de  salut  que 
dans  la  religion  chrétienne  ,  l'acte  par  lequel 
il  se  condamne  à  des  maux  inouïs  pour  sauver 
un  idolâtre,  est  au-dessus  des  plus  grands  dé- 
vouemens. 

Qu'un  homme,  à  la  vue  de  tout  un  peuple  , 
sous  les  yeux  de  ses  parens  et  de  ses  amis, 
s'expose  à  la  mort  pour  sa  patrie ,  il  échange 
quelques  jours  de  vie  pour  des  siècles  de  gloire  ; 
il  illustre  sa  famille  ,  et  l'élève  aux  richesses 
et  aux  honneurs.  Mais  le  missionnaire  dont 
la  vie  se  consume  au  fond  des  bois ,  qui  meurt 
d'une  mort  affreuse ,  sans  spectateurs ,  sans 
applaudissemens  ,  sans  avantages  pour  les 
siens,  obscur,   méprisé,  traité  de  fou,   d'ab- 

1 1. 


,G4  GÉNIE 

surde  ,  de  fanatique  ,  et  tout  cela  pour  donner 

un  bonheur  éternel  à  un  Sauvage  inconnu 

De  quel  nom  faut -il  appeler  cette  mort,  ce 
sacrifice  ? 

Diverses  congrégations  religieuses  se  con- 
sacroient  aux  missions  :  les  Dominicains , 
Tordre  de  saint  François  ,  les  Jésuites  et  les 
prêtres  des  Missions  étrangères. 

Il  y  avoit  quatre  sortes  de  missions. 

Les  missions  du  Levant ,  qui  comprenoient 
l'Archipel ,  Constantinople,  la  Syrie  ,  TArmé- 
nie,  la  Crimée  ,  l'Ethiopie  ,  la  Perse  et  l'E- 

gypte. 

Les  missions  de  V  Amérique ,  commençant 
à  la  baie  d'Hudson ,  et  remontant  par  le  Ca- 
nada ,  la  Louisiane,  la  Californie,  les  Antilles 
et  la  Guiane,  jusqu'aux  fameuses  réductions  ^ 
ou  peuplades  du  Paraguay. 

Les  missions  de  l'Inde ,  qui  renfermoient 
rindostan,  la  presqu'île  en-deçà  et  au-delà  du 
Gange  ,  et  qui  s'étendoient  jusqu'à  Manille  et 
aux  Nouvelles-Philippines. 

Enfin ,  les  missions  de  la  Chine ,  auxquelles 
se  joignoient  celles  de  Tong-King ,  de  la  Go- 
chinchine  et  du  Japon. 

On  comptoit  de  plus  quelques  églises  en 


DU  CHRISTIANISME.  iB5 

Island  et  chez  les  Nègres  de  TAfrique ,  mais 
elles  n'étoicnt  pas  régulièrement  suivies.  Des 
ministres  presbytériens  ont  tenté  dernière- 
ment de  prêcher  TEvangile  à  Otaïti. 

Lorsque  les  Jésuites  firent  paroître  la  cor- 
respondance connue  sous  le  nom  de  L>ettres 
édifiantes  ^  elle  fut  citée  et  recherchée  par  tous 
les  auteurs.  On  s'appuyoit  de  son  autorité ,  et 
les  faits  qu'elle  contenoit  passoient  pour  indu- 
bitables. Mais  bientôt  la  mode  vint  de  décrier 
ce  qu'onavoit  admiré. Ceslettresétoientécrites 
par  des  prêtres  chrétiens  :  pouvoient-elles  va- 
loir quelque  chose  ?  On  ne  rougit  pas  de  pré- 
férer, ou  plutôt  de  feindre  de  préférer  aux 
voyages  des  Dutertre  et  des  Charlevoix  ,  ceux 
d'un  baron  de  la  Hontan,  ignorant  et  men- 
teur. Des  savans ,  qui  avoient  été  à  la  tête  des 
premiers  tribunaux  de  la  Chine  ,  qui  avoient 
passé  trente  et  quarante  années  à  la  cour  même 
des  empereurs  ,  qui  parloient  et  écrivoient  la 
langue  du  pays,  qui  fréqucntoient  les  petits  , 
qui  vivoient  familièrement  avec  les  grands , 
qui  avoient  parcouru ,  vu  et  étudié  en  détail 
les  provinces ,  les  mœurs ,  la  religion  et  les 
lois  de  ce  vaste  empire  ;  ces  savans  ,  dont  les 
travaux  nombreux  ont  enrichi  les  Mémoires  de 


i68  GÉNIE 

mandarin  et  lettré  ;  chez  l'Iroquois  ,  il  se  fai- 
soit  chasseur  et  sauvage. 

Presque  toutes  les  missions  françaises  furent 
e'tabliesparColbertet  Louvois,  qui  comprirent 
de  quelle  ressource  elles  seroient  pour  les  arts, 
les  sciences  et  le  commerce.  Les  Pères  Fonte- 
nay  ,  Tachard  ,  Gerbillon  ,  Le  Comte ,  Bou- 
vet et  Visdelou  furent  envoyés  aux  Indes  par 
Louis  XIV  :  ils  étoient  mathématiciens  ,  et  le 
Roi  les  fit  recevoir  de  l'Académie  des  Sciences 
avant  leur  départ. 

Le  Père  Brédevent ,  connu  par  sa  disser- 
tation physico- mathématique  ,  mourut  mal- 
heureusement en  parcourant  l'Ethiopie;  mais 
on  a  joui  d'une  partie  de  ses  travaux  :  le  Père 
Sicard  visita  l'Egypte  avec  des  dessinateurs 
queluiavoit  fournis  M.  de  Maurepas.  Il  acheva 
un  grand  ouvrage ,  sous  le  titre  de  Description 
de  r Egypte  ancienne  et  moderne.  Ce  manus- 
crit précieux  ,  déposé  à  la  maison  professe 
des  Jésuites,  fut  dérobé  ,  sans  qu'on  en  ait  ja- 
mais pu  découvrir  aucune  trace.  Personne  sans 
doute  ne  pouvoit  mieux  nous  faire  connoîtrc 
la  Perse  et  le  fameux  Thamas  Koulikan  ,  que 
le  moine  Bazin  ,  qui  fut  le  premier  médecin 
de  ce  conquérant,  et  le  suivit  dans  ses  cxpé- 


DU  CHRISTIAMSME.  »Gc, 

ditions.  Le  Père  Cœur-doux  nous  donna  des 
renseignemens  sur  les  toiles  et  les  teintures 
indiennes.  La  Chine  nous  fut  connue  comme 
la  France  ;  nous  eûmes  les  manuscrits  origi- 
naux et  les  traductions  de  son  histoire  ;  nous 
eûmes  des  herhiers  chinois  ,  des  geographies, 
des  mathématiques  chinoises  ;  et ,  pour  qu'il 
ne  manquât  rien  à  la  singularité  de  cette 
mission,  le  Père  Ricci  écrivit  des  livres  de 
morale  dans  la  langue  de  Confucius,  et  passe 
encore  pour  un  auteur  élégant  à  Pékin. 

Si  la  Chine  nous  est  aujourd'hui  fenmée , 
si  nous  ne  disputons  pas  aux  Anglais  l'empire 
des  Indes  ,  ce  n'est  pas  la  faute  des  Jésuites, 
qui  ont  été  sur  le  point  de  nous  ouvrir  ces 
belles  régions.  «  Ils  avoient  réussi  en  Amé- 
rique ,  dit  Yoltaire  ,  en  enseignant  à  des  Sau- 
vages les  arts  nécessaires  ;  ils  réussirent  à  la 
Chine  ,  en  enseignant  les  arts  les  plus  relevés 
à  une  nation  spirituelle  (i).   » 

L'utilité  dont  ils  étoient  à  leur  patrie  ,  dans 
les  Echelles  duLevant,  n'est  pas  moins  avé- 
rée.  En   veut-on  une   preuve    authentique? 


(i)   Essai  sur  les  Missions  chrétiennes  ^  chap,  ig5. 


I70  GENIE 

Voici  un   certificat  dont  les  signatures  sont 

assez  belles. 

Brevet  du  Roi 

«  Aujourd'hui,  septième  de  juin  mil  six  cent 
soixante-dix-neuf,  le  Roi  étant  à  Saint  -  Ger- 
main-en-Laye  ,  voulant  gratifier  et  favorable- 
ment traiter  les  Pères  Jésuites  Français,  mis- 
sionnaires au  Levant ,  en  considération  de 
leur  zèle  pour  la  religion ,  et  des  avantages 
que  ses  sujets  ,  qui  résident  et  qui  ti'ajiquent 
dans  toutes  les  Echelles^  reçoivent  de  leurs 
instructions^  Sa  Majesté  les  a  retenus  et  retient 
pour  ses  chapelains  dans  l'église  et  chapelle 
consulaire  de  la  ville  d'Alep  en  Syrie  ,  etc.  » 

Signé  LOUIS. 

Et    plus  bas  ,    COLBERT  (l). 

C'est  à  ces  mêmes  missionnaires  que  nous 
devons  l'amour  que  les  Sauvages  portent  en- 
core au  nom  français  dans  les  forets  de  l'Amé- 
rique. Un  mouchoir  blanc  suffit  pour  passer 
en  sûreté  à  travers  les  hordes  ennemies ,  et 
pour  recevoir  partout  l'hospitalité.  C'étoicnt 

(i)  Lettres  édi'f.  XGin.  l  ^  p.  12g,  édit.  de  1780. 


DU  CHRISTIANISME.  17. 

les  Jésuites  du  Canada  et  de  la  Louisiane  , 
qui  avoient  dirigé  Findusti  ie  des  colons  vers 
la  culture ,  et  découvert  de  nouveaux  objets  de 
commerce  pour  les  teintures  et  les  remèdes. 
En  naturalisant  sur  notre  sol  des  insectes , 
des  oiseaux  et  des  arbres  étrangers  (i)  ,  ils 
ont  ajouté  des  richesses  à  nos  manufactures  , 
des  délicatesses  à  nos  tables ,  et  des  ombrages 
à  nos  bois. 

Ce  sont  eux  qui  ont  écrit  les  annales  élé- 
gantes ou  naïves  de  nos  colonies.  Quelle  excel- 
lente histoire  que  celle  des  Antilles  par  le  Père 
Du  Tertre,  ou  celle  delà  Nouvelle-France  par 
Charlevoix  !  Les  ouvrages  de  ces  hommes 
pieux  sont  pleins  de  toutes  sortes  de  sciences: 
dissertations  savantes,  peintures  de  mœurs, 
pians  d'amélioration  pour  nos  étabiisscmcns, 
objets  utiles  ,  réflexions  morales  ,  aventures 
intéressantes  ,  tout  s'y  trouve  ;  l'histoire  d'un 
acacia  ou  d'un  saule  de  la  Chine  s'y  mêle  à 
l'histoire  d'un  grand  empereur  réduit  à  se 
poignarder  ;  et  le  récit  de  la  conversion  d'un 
Pariah,  à  un  traité  sur  les  mathématiques  des 
Brames.  Le  style  de  ces  relations,  quelquefois 

(i)    f^u)c'z  la  noie  N  à  la  fia  du  volume. 


I70  GÉNIE 

Voici  un   certificat  dont  les  signatures  sont 

assez  belles. 

Brevet  du  Roi 

«  Aujourd'hui,  septième  de  juin  mil  six  cent 
soixante-dix-neuf,  le  Pioi  étant  à  Saint -Ger- 
main-en-Laye  ,  voulant  gratifier  et  favorable- 
ment traiter  les  Pères  Jésuites  Français,  mis- 
sionnaires au  Levant ,  en  considération  de 
leur  zèle  pour  la  religion  ,  et  des  avantages 
que  ses  sujets ,  qui  résident  et  qui  trafiquent 
dans  toutes  les  Echelles^  reçoivent  de  leurs 
instructions^  Sa  Majesté  les  a  retenus  et  retient 
pour  ses  chapelains  dans  l'église  et  chapelle 
consulaire  de  la  ville  d'Alep  en  Syrie  ,  etc.  » 

Signé  LOUIS. 

Et    plus  bas  ^    COLBERT  (l). 

C'est  à  ces  mêmes  missionnaires  que  nous 
devons  l'amour  que  les  Sauvages  portent  en- 
core au  nom  français  dans  les  forêts  de  l'Amé- 
rique. Un  mouchoir  blanc  suffit  pour  passer 
en  sûreté  à  travers  les  hordes  ennemies ,  et 
pour  recevoir  partout  l'hospitalité.  C'étoicnt 

(i)  Lettres  éd!f.\o\\\.\  ^  p.  129,  édlt.  de  1780. 


DU  CHRISTIANISME.  17  r 

les  Jésuites  du  Canada  et  de  la  Louisiane  , 
qui  avoient  dirigé  l'industrie  des  colons  vers 
la  culture ,  et  découvert  de  nouveaux  objets  de 
commerce  pour  les  teintures  et  les  remèdes. 
En  naturalisant  sur  notre  sol  des  insectes, 
des  oiseaux  et  des  arbres  étrangers  (i)  ,  ils 
ont  ajouté  des  richesses  à  nos  manufactures  , 
des  délicatesses  à  nos  tables ,  et  des  ombrages 
à  nos  bois. 

Ce  sont  eux  qui  ont  écrit  les  annales  élé- 
gantes ou  naïves  de  nos  colonies.  Quelle  excel- 
lente histoire  que  celle  des  Antilles  par  le  Père 
Du  Tertre,  ou  celle  delà  Nouvelle-France  par 
Charlevoix  !  Les  ouvrages  de  ces  hommes 
pieux  sont  pleins  de  toutes  sortes  de  sciences: 
dissertations  savantes,  peintures  de  mœurs, 
plans  d'amélioration  pour  nos  établisscmens, 
objets  utiles  ,  réflexions  morales  ,  aventures 
intéressantes  ,  tout  s'y  trouve  ;  l'histoire  d'un 
acacia  ou  d'un  saule  de  la  Chine  s'y  mêle  à 
l'histoire  d'un  grand  empereur  réduit  à  se 
poignarder  ;  et  le  récit  de  la  conversion  d'un 
Pariah ,  à  un  traité  sur  les  mathématiques  des 
Brames.  Le  style  de  ces  relations,  quelquefois 

(i)    Fuyez  la  noie  N  à  la  fin  du  volume. 


172  GÉNIE 

sublime,  est  souvent  admirable  par  sa  simpli- 
cité. Enfin  ,  les  missions  fournissoient  chaque 
année  à  l'astronomie  ,  et  surtout  à  la  géogra- 
phie ,  de  nouvelles  lumières.  Un  Jésuite  ren- 
contra en  Tar tarie  une  femme  Huronne  qu'il 
avoit  connue  au  Canada  :  il  conclut  de  cette 
étrange  aventure  ,  que  le  continent  de  l'Amé- 
rique se  rapproche  au  nord-ouest  du  conti- 
nent de  l'Asie  ,  et  il  devina  ainsi  l'existence 
du  détroit,  qui,  long-temps  après,  a  fait  la 
gloire  de  Beringh  et  de  Gook.  Une  grande 
partie  du  Canada ,  et  toute  la  Louisiane , 
avoientété  découvertes  par  nos  missionnaires. 
En  appelant  au  christianisme  les  Sauvages  de 
l'Acadie ,  ils  nous  avoient  livré  ces  côtes  où 
s'enrichissoit  notre  commerce ,  et  se  for- 
moient  nos  marins  :  telle  est  une  foible  partie 
des  services  que  ces  hommes ,  aujourd'hui  si 
méprisés,  savoicnt  rendre  à  leur  pays. 


DU  CHRISTIANISME.  173 


VWVWVW  fcVVVVVVVVV  VVVVV  VVVVVVl-VVXV^  VVVV\\rVVV"wVVV^WVVVVVV\A^VVVVVVVW/VVVVVVV\A  %vw 


CHAPITRE  II. 


Missions  du  Levant. 


Chaque  mission  avoit  un  caractère  qui  lui 
étoit  propre  ,  et  un  genre  de  souffrances  par- 
ticulier. Celles  (lu  Levant  prcsentoient  un 
spectacle  bien  philosophique.  Combien  elle 
ctoit  puissante  cette  voix  chrétienne  qui  s'é- 
levoit  des  tombeaux  d'Argos  et  des  ruines  de 
Sparte  et  d'Athènes  !  Dans  les  îles  de  Naxos 
et  de  Salamine  d'où  partoient  ces  brillantes 
théories  qui  charmoientetenivroientla  Grèce, 
un  pauvre  prêtre  catholique  ,  déguisé  en  Turc, 
se  jette  dans  un  esquif,  aborde  à  quelque  mé- 
chant réduit  pratiqué  sous  des  tronçons  de 
colonnes  ,  console  sur  la  paille  le  descendant 
des  vainqueurs  de  Xerxès  ,  distribue  des  au- 
mônes au  nom  de  Jésus-Christ ,  et ,  faisant  le 
bien  comme  on  fait  le  mal ,  en  se  cachant 
dans  l'ombre ,  retourne  secrètement  au  désert. 

Le  savant  qui  va  mesurer  les  restes  de  l'an- 
tiquité ,  dans  les  solitudes  de  l'Afrique  et  de 


,74  GÉNIE 

l'Asie  ,  a  sans  cloute  des  droits  à  notre  admi- 
ration ;  mais  nous  voyons  une  chose  encore 
plus  admirable  et  plus  belle  :  c'est  quelque 
Bossuet  inconnu ,  expliquant  la  parole  des 
prophètes  ,  sur  les  débris  de  Tyr  et  de  Ba- 
bylone. 

Dieu  permettoit  que  les  moissons  fussent 
abondantes  dans  un  sol  si  riche  ;  une  pareille 
poussière  ne  pouvoit  être  stérile.  «  Nous  sor- 
tîmes de  Serpho  ,  dit  le  Père  Xavier ,  plus 
consolés  que  je  ne  puis  vous  l'exprimer  ici , 
le  peuple  nous  comblant  de  bénédictions  ,  et 
remerciant  Dieu  mille  fois  de  nous  avoir  ins- 
piré le  dessein  de  venir  les  chercher  au  milieu 
de  leurs  rochers  (i).  » 

Les  montagnes  du  Liban,  comme  les  sables 
de  la  Thébaïde,  étoient  témoins  du  dévoue- 
ment des  missionnaires.  Ils  ont  une  grâce 
infinie  à  rehausser  les  plus  petites  circons- 
tances. S'ils  décrivent  les  cèdres  du  Liban  , 
ils  vous  parlent  de  quatre  autels  de  pierre , 
qui  se  voient  au  pied  de  ces  arbres ,  et  oii  les 
moines  Maronites  célèbrent  une  messe  solen- 
nelle le  jour  de  la  Transfiguration;  on  croit 

(i)  Lettres  éd.  lom.  I,  p.  i5. 


DU  CHRISTIANISME.  176 

entendre  les  accens  religieux,  qui  se  mêlent 
au  murmure  de  ces  bois  chantés  parSalomon 
et  Jércmie ,  et  au  fracas  des  torrcns  qui 
tombent  des  montagnes. 

Parlent -ils  de  la  vallée  où  coule  le  fleuve 
saint  ^  ils  disent:  «  Ces  rochers  renferment 
de  profondes  grottes  qui  él oient  autrefois 
autant  de  cellules  d'un  grand  nombre  de  so- 
litaires qui  avoient  choisi  ces  retraites  pour 
être  les  seuls  témoins  sur  terre  de  la  rigueur 
de  leur  pénitence.  Ce  sont  les  larmes  de  ces 
saints  pénitens,  qui  ont  donné  au  fleuve  dont 
nous  venons  de  parler  le  nom  de  fleuve  saint. 
Sa  source  est  dans  les  montagnes  du  Liban. 
La  vue  de  ces  grottes  et  de  ce  fleuve,  dans  cet 
affreux  désert,  inspire  de  la  componction, 
de  l'amour  pour  la  pénitence,  et  de  la  com- 
passion pour  ces  âmes  sensuelles  et  mondaines, 
qui  préfèrent  quelques  jours  de  joie  et  de  plai- 
sir à  une  éternité  bienheureuse  (i).  » 

Gela  nous  semble  parfait ,  et  comme  style 
et  comme  sentiment. 

Ces  missionnaires  avoient  un  instinct  mer- 
veilleux pour  suivre  l'infortune  à  la  trace  ,  et 

(i)  Lettres  éd.  tom.  I ,  p.  285. 


176  GÉNIE 

la  forcer,  pour  ainsi  dire,  jusque  dans  son 
dernier  gîte.  Les  bagnes  et  les  galères  pesti- 
férées n'avoient  pu  échapper  à  leur  charité  ; 
écoutons  parler  le  Père  Tarillon  dans  sa  lettre 
à  M.  de  Ponlchar train  : 

«  Les  services  que  nous  rendons  à  ces  pauvres 
gens  (les  esclaves  chrétiens  au  bagne  de  Gons- 
tantinople  )  ,  consistent  à  les  entretenir  dans 
la  crainte  de  Dieu  et  dans  la  foi ,  à  leur  pro- 
curer des  soulagemensde  la  charité  des  fidèles, 
à  les  assister  dans  leurs  maladies ,  et  enfin  à 
leur  aider  à  bien  mourir.  Si  tout  cela  de- 
mande beaucoup  de  sujétion  et  de  peine  ,  je 
puis  assurer  que  Dieu  y  attache  en  récom- 
pense de  grandes  consolations 

»  Dans  les  temps  de  peste  ,  comme  il  faut 
être  à  portée  de  secourir  ceux  qui  sont  frap- 
pés ,  et  que  nous  n'avons  ici  que  quatre  ou 
cinq  missionnaires  ,  notre  usage  est  qu'il  n'y 
ait  qu'un  seul  Père  qui  entre  au  bagne  ,  et  qui 
y  demeure  tout  le  temps  que  la  maladie  dure. 
Celui  qui  en  obtient  la  permission  du  supé- 
rieur, s'y  dispose  pendant  quelques  jours  de 
retraite,  et  prend  congé  de  ses  frères,  comme 
s'il  devoitbicntôt  mourir.  Quelquefois  il  y  con- 


DU  CHRISTIANISME.  177 

somme  son  sacrifice,  et  quelquefois  il  échappe 
au  danger  (i).  » 

Le  Père  Jacques  Cachod  écrit  au  Père  Ta- 
rillon  : 

M  Maintenant  je  me  suis  mis  au-dessus  de 
toutes  les  craintes  que  donnent  les  maladies 
contagieuses  ;  et ,  s'il  plaît  à  Dieu ,  je  ne  mour- 
rai pas  de  ce  mal,  après  les  hasards  que  je  viens 
de  courir.  Je  sors  dû  bagne  ,  où  j'ai  donné 
les  derniers  sacremens  à  quatre-vingt-six  per- 
sonnes   Durant  le  jour,  je  n'étois,  ce  me 

semble ,  étonné  de  rien  ;  il  n'y  avoit  que  la 
nuit,  pendant  le  peu  de  sommeil  qu'on  me 
laissoit  prendre  ,  que  je  me  sentois  l'esprit 
tout  rempli  d'idées  effrayantes.  Le  plus  grand 
péril  que  j'aie  couru  ,  et  que  je  courrai  peut- 
être  de  ma  vie ,  a  été  à  fond  de  cale  d'une  sul- 
tane de  quatre-vingt-deux  canons.  Les  esclaves, 
de  concert  avec  les  gardiens ,  m'y  avoient  fait 
entrer  sur  le  soir  pour  les  confesser  toute  la 
nuit,  et  leur  dire  la  messe  de  grand  matin. 
Nous  fumes  enfermés  à  doubles  cadenas  , 
comme  c'est  la  coutume.  De  cinquante -deux 
esclaves    que    je    confessai ,    douze     étoient 

(i)  Lettres  éd.  tom  I,  p.  19  et  21. 

4-  12 


178  GÉNIE 

malades ,  et  trois  moururent  avant  que  je 
fusse  sorti.  Jugez  quel  air  je  pou  vois  respirer 
dans  ce  lieu  renfermé,  et  sans  la  moindre 
ouverture  !  Dieu  qui,  par  sa  bonté,  m'a  sauvé 
de  ce  pas-là ,  me  sauvera  de  bien  d'autres  (  i).  »> 
Un  homme  qui  s'enferme  volontairement 
dans  un  bagne  en  temps  de  peste  ;  qui  avoue 
ingénument  ses  terreurs ,  et  qui  pourtant  les 
surmonte  par  charité  ;  qui  s'introduit  ensuite 
à  prix  d'argent,  comme  pour  goûter  des  plai- 
sirs illicites ,  à  fond  de  cale  d'un  vaisseau  de 
guerre  ,  afin  d'assister  des  esclaves  pestiférés  ; 
avouons-le  ,  un  tel  homme  ne  suit  pas  une 
impulsion  naturelle  :  il  y  a  quelque  chose  ici 
de  plus  que  X humanité  ;  les  missionnaires  en 
conviennent ,  et  ils  ne  prennent  pas  sur  eux 
le  mérite  de  ces  œuvres  sublimes  :  «  C'est 
Dieu  qui  nous  donne  cette  force  ,  répètent-ils 
souvent ,  nous  n'y  avons  aucune  part.  » 

Un  jeune  missionnaire ,  non  encore  aguerri 
contre  les  dangers ,  comme  ces  vieux  chefs 
tout  chargés  de  fatigues  et  de  palmes  évangé- 
liques  ,  est  étonné  d'avoir  échappé  au  premier 
péril  ;  il  craint  qu'il  n'y  ait  de  sa  faute  :  il  en 

(i)   Lettres  éd.  tom.  1 ,  p.  23. 


DU  CHRISTIANIS3IE.  179 

paroît  humilié.  Après  avoir  fait  à  son  supé- 
rieur le  récit  d'une  peste  ,  où  souvent  il  avoit 
été  obligé  de  coller  son  oreille  sur  la  bouche 
des  malades  ,  pour  entendre  leurs  paroles 
mourantes j  il  ajoute:  «  Je  n'ai  pas  mérité, 
mon  révérend  Père,  que  Dieu  ait  bien  voulu 
recevoir  le  sacrifice  de  ma  Aie,que  je  lui 
avois  offert.  Je  vous  demande  donc  vos  prières 
pour  obtenir  de  Dieu  qu'il  oublie  mes  péchés, 
et  qu'il  me  fasse  la  grâce  de  mourir  pour  lui.  » 
C'est  ainsi  que  le  Père  Bouchet  écrit  des 
Indes  :  «  Notre  mission  est  plus  florissante  que 
jamais  ;  nous  avons  eu  quatre  grandes  persé- 
cutions cette  année.  » 

C'est  ce  même  Père  Bouchet  qui  a  envoyé 
enEuropeles  tables  des  Brames,  dontM.Bailly 
s'est  servi  dans  son  Histoire  de  l'Astronomie. 
La  société  anglaise  de  Calcutta  n'a  jusqu'à  pré- 
sent fait  paroître  aucun monumentdessciences 
indiennes  ,  que  nos  missionnaires  n'eussent 
découvert  ou  indiqué  ;  et  cependant  les  sa- 
vans  anglais ,  souverains  de  plusieurs  grands 
royaumes,  favorisés  par  tous  les  secours  de 
l'art  et  de  la  puissance,  devroient  avoir  bien 
d'autres  moyens  de  succès  ,  qu'un  pau\Te 
Jésuite  seul  errant  et  persécuté.  «  Pour  peu 


i8o  GÉNIE 

que  nous  parussions  librement  en  public,  écrit 
le  Père  Royer,  il  seroit  aisé  de  nous  recon- 
noître  à  l'air  et  à  la  couleur  du  visage.  Ainsi , 
pour  ne  point  susciter  de  persécution  plus 
grande  à  la  religion  ,  il  faut  se  résoudre  à 
demeurer  caché  le  plus  qu'on  peut.  Je  passe 
les  jours  entiers  ,  ou  enfermé  dans  un  bateau, 
d'oij  je  ne  sors  que  la  nuit,  pour  visiter  les 
villages  qui  sont  proches  des  rivières,  ou  retiré 
dans  quelque  maison  éloignée  (i).  » 

Le  bateau  de  ce  religieux  étoit  tout  son 
observatoire  ;  mais  on  est  bien  riche  et  bien 
habile  quand  on  a  la  charité. 

Ci")   Lettres  éd.  tom.  1,  p.  8. 


DU  CHRISTIAINISME.  i8i 


I.VV vvv VVV vvv VVV VXX  VVV  «VV  VVV VV\  VVW\ \\  \ VV VXV ^ V\  \ \ V VVV V VVV ^vv\ vvvwv^ vw vwv^wvw vw 


CHAPITRE  III. 


Missions  de  la  Chine. 


Deux  religieux  de  l'ordre  de  saint  Fran- 
çois ,  l'un  Polonais ,  et  l'autre  Français  de 
nation  ,  furent  les  premiers  Européens  qui 
pénétrèrent  à  la  Chine  ,  vers  le  milieu  du 
douzième  siècle.  Marc  Paole  ,  Vénitien  ,  et 
Nicolas  et  Matthieu  Paole ,  de  la  même  fa- 
mille, y  firent  ensuite  deux  voyages.  Les  Por- 
tugais ,  ayant  découvert  la  route  des  Indes  , 
s'établirent  à  Macao  ,  et  le  Père  Piicci ,  de  la 
compagnie  de  Jésus  ,  résolut  de  s'ouvrir  cet 
empire  du  Cathai ,  dont  on  racontoit  tant  de 
merveilles.  Il  s'appliqua  d'abord  à  l'étude  de 
la  langue  chinoise  ,  l'une  des  plus  difficiles 
du  monde.  Son  ardeur  surmonta  tous  les 
obstacles  ;  et ,  après  bien  des  dangers  et  plu- 
sieurs refus  ,  il  obtint  des  magistrats  chinois , 
en  1682,  la  permission  de  s'établir  à  Choua- 
chen. 


i8s.  GÉNIE 

Ricci,  élève  de  Gluvius,  et  lui-même  trcs- 
habile  en  mathématiques,  se  fit,  à  l'aide  de 
celte  science  ,  des  protecteurs  parmi  les  man- 
darins. Il  quitta  rhabit  des  bonzes,  et  prit 
celui  des  lettrés.  Il  donnoit  des  leçons  de  géo- 
métrie, où  il  mêloit  avec  art  les  leçons  plus 
précieuses  de  la  morale  chrétienne.  Il  passa 
successivement  à  Chouachen  ,  Nemchem,  Pé- 
kin ,  Nankin  ;  tantôt  maltraité ,  tantôt  reçu 
avec  joie;  opposant  aux  revers  une  patience 
invincible ,  et  ne  perdant  jamais  l'espérance 
de  faire  fructifier  la  parole  de  Jésus -Christ. 
Enfin,  l'Empereur  lui-même,  charmé  des 
vertus  et  des  connoissances  du  missionnaire  , 
lui  permit  de  résider  dans  la  capitale ,  et  lui 
accorda  ,  ainsi  qu'aux  compagnons  de  ses  tra- 
vaux, plusieurs  privilèges.  Les  Jésuites  mirent 
une  grande  discrétion  dans  leur  conduite  ,  et 
montrèrent  une  connoissance  profonde  du 
cœur  humain.  Ils  respectèrent  les  usages  des 
Chinois,  et  s'y  conformèrent  en  tout  ce  qui 
ne  blessoitpas  les  lois  évangéliques.  Ils  furent 
traversés  de  tous  côtés.  «  Bientôt  la  jalousie, 
dit  Voltaire,  corrompit  les  fruits  de  leur  sa- 
gesse ,  et  cet  esprit  d'inquiétude  et  de  conten- 
tion ,  attaché  en  Europe  aux  connoissances 


DU  CHRISTIANISME.  i83 

et  aux  talens ,  renversa  les  plus  j^rands  des- 
seins (i).  » 

Pvicci  suffisoit  à  tout.  Il  répondoit  aux  accu- 
sations de  ses  ennemis  en  Europe  ,  il  reilloit 
aux  églises  naissantes  de  la  Chine.  Il  donnoit 
des  leçons  de  mathématiques,  il  écrivoit  en 
chinois  des  livres  de  controverse  contre  les 
lettrés  qui  l'attaquoient ,  il  cultivoit  l'amitié 
de  l'Empereur,  et  se  ménageoit  à  la  cour,  où 
sa  politesse  le  faisoit  aimer  des  grands.  Tant 
de  fatigues  abrégèrent  ses  jours.  Il  termina  à 
Pékin  une  vie  de  cinquante-sept  années ,  dont 
la  moitié  avoit  été  consumée  dans  les  travaux 
de  l'apostolat. 

Après  la  mort  du  Père  Ricci ,  sa  mission 
fut  interrompue  par  les  révolutions  qui  arri- 
vèrent à  la  Chine.  Mais  lorsque  l'empereur 
Tartare  Cun-chi  monta  sur  le  trône,  il  nomma 
le  Père  Adam  Schall  président  du  tribunal  des 
mathématiques.  Cun-chi  mourut,  et  pendant 
la  minorité  de  son  fils  Cang-hi ,  la  religion 
chrétienne  fut  exposée  à  de  nouvelles  persé- 
cutions. 

A  la  majorité  de  l'Empereur,  le  calendrier 

(i)  Essai  sur  les  Mizurs^  ch.  igS. 


i84  GÉNIE 

se  trouvant  dans  une  grande  confusion  ,  il  fal- 
lut rappeler  les  missionnaires.  Le  jeune  prince 
s'attacha  au  Père  Verbiest,  successeur  du  Père 
Schall.  Il  fit  examiner  le  christianisme  par  le 
tribunal  des  Etats  de  l'empire ,  et  minuta  de 
sa  propre  main  le  mémoire  des  Jésuites.  Les 
juges ,  après  un  mûr  examen ,  déclarèrent  que 
la  religion  chrétienne  étoit  bonne  ,  qu'elle  ne 
contenoit  rien  de  contraire  à  la  pureté  des 
mœurs  et  à  la  prospérité  des  empires. 

Il  étoit  digne  des  disciples  de  Gonfucius,  de 
prononcer  une  pareille  sentence  en  faveur  de 
la  loi  de  Jésus-Christ.  Peu  de  temps  après  ce 
décret ,  le  Père  Verbiest  appela  de  Paris  ces 
savans  Jésuites,  qui  ont  porté  l'honneur  du 
nom  français  jusqu'au  centre  de  l'Asie. 

Le  Jésuite  qui  partoit  pour  la  Chine ,  s'ar- 
moit  du  télescope  et  du  compas.  Il  paroissoit 
à  la  cour  de  Pékin  avec  l'urbanité  de  la  cour 
de  Louis  XÏV,  et  environné  du  cortège  des 
sciences  et  des  arts.  Déroulant  des  cartes  , 
tournant  des  globes  ,  traçant  des  sphères ,  il 
apprenoit  aux  mandarins  étonnés  ,  et  le  véri- 
table cours  des  astres ,  et  le  véritable  nom  de 
celui  qui  les  dirige  dans  leurs  orbites.  11  ne 
dissipoit  les  erreurs  de  la  physique  que  pour 


DU  CHRISTIANISME.  i85 

attaquer  celles  de  la  morale  ;  il  replaçoit  dans 
le  cœur,  comme  dans  son  véritable  siège  ,  la 
simplicité  qu'il  bannissoit  de  l'esprit  ;  inspi- 
rant à  la  fois ,  par  ses  mœurs  et  son  savoir, 
une  profonde  vénération  pour  son  Dieu ,  et 
une  haute  estime  pour  sa  patrie. 

Il  étoit  beau  pour  la  France  ,  de  voir  ses 
simples  religieux  régler  à  la  Chine  les  fastes 
d'un  grand  empire.  On  se  proposoit  des  ques- 
tions ,  de  Pékin  à  Paris  :  la  chronologie ,  l'as- 
tronomie ,  l'histoire  naturelle  ,  fournissoient 
des  sujets  de  discussions  curieuses  et  savantes. 
Les  livres  chinois  étoient  traduits  en  français, 
les  français  en  chinois.  Le  Père  Parcnnin,  dans 
sa  lettre  adressée  à  Fontenelle  ,  écrivoit  à  l'A- 
cadémie des  Sciences  : 

«  Messieurs  , 

»  Vous  serez  peut-être  surpris  que  je  vous 
envoie  de  si  loin  un  traité  d'anatomie ,  un 
cours  de  médecine ,  et  des  questions  de  phy- 
sique écrites  en  une  langue  qui  sans  doute  vous 
est  inconnue  ;  mais  votre  surprise  cessera  , 
quand  vous  verrez  que  ce  sont  vos  propres 


i86  GENIE 

ouvrages  que  je  vous  envoie  habillés  à  la  tar- 
tarc  (i).  » 

11  faut  lire  d'un  bout  à  l'autre  cette  lettre  , 
où  respirent  ce  ton  de  politesse  et  ce  style  des 
honnêtes  gens,  presque  oubliés  de  nos  jours. 
«  Le  Jésuite  nommé  Parennin  ,  dit  Voltaire  , 
homme  célèbre  par  ses  connoissances  ,  et  par 
la  sagesse  de  son  caractère ,  qui  parloit  très- 
bien  le  chinois  et  le  lartare...  C'est  lui  qui  est 
principalement  connu  parmi  nous,  par  les  ré- 
ponses sages  et  instructives  sur  les  sciences 
de  la  Chine  ,  aux  difficultés  savantes  d'un  de 
nos  meilleurs  philosophes  (2).  » 

En  171 1  ,  l'empereur  de  la  Chine  donna 
aux  Jésuites  trois  inscriptions  qu'il  avoit  com- 
posées lui-même  ,  pour  une  église  qu'ils  fai- 
soient  élever  à  Pékin.  Celle  du  frontispice 
portoit  : 

«  Au  vrai  principe  de  toute  chose.  » 

Sur  l'une  des  deux  colonnes  du  péristyle  , 
on  lisoit  : 

«  Il  est  infiniment  bon  et  infiniment  juste  , 

(1)  Lettres  éd.  tom.  XIX,  p.  257. 

(2)  Siècle  de  Louis  XI V^  chap.  3g. 


DU  CHRISTIANISME.  187 

il  éclaire  ,  il  soutient  ,  il  i  rgle  tout  avec  une 
suprême  autorité  et  avec  une  souveraine  jus- 
tice. » 

La  dernière  colonne  étoit  couverte  de  ces 
mots  : 

«  11  n'a  point  eu  de  commencemenl  , 
il  n'aura  point  de  fin  :  il  a  produit  toutes 
choses  dès  le  commencement  ;  c'est  lui  qui 
les  gouverne  et  qui  en  est  le  vc'ritable  Sei- 
gneur. » 

Quiconque  s'intéresse  à  la  gloire  de  son 
pays,  ne  peut  s'empêcher  d'être  vivement  ému, 
en  voyant  de  pauvres  missionnaires  français 
donner  de  pareilles  idées  de  Dieu  au  chef  de 
plusieurs  millions  d'hommes  ;  quel  noble  usage 
de  la  religion  ! 

Le  peuple ,  les  mandarins ,  les  lettrés ,  em- 
brassoient  en  foule  la  nouvelle  doctrine  :  les 
cérémonies  du  culte  avoient  surtout  un  succès 
prodigieux.  «  Avant  la  communion  ,  dit  le 
Père  Prémare  cité  par  le  Père  Fouquet,  Je 
prononçai  tout  haut  les  actes  qu'on  fait  faire 
en  approchant  de  ce  divin  sacrement.  Quoique 
la  langue  chinoise  ne  soit  pas  féconde  en  affec- 
tion du  cœur,  cela  eut  beaucoup  de  succès 

Je  remarquai ,  sur  les  visages  de   ces   bons 


i88  GÉNIE 

chrétiens  ,  une  dévotion    que  je   n'avois   pas 

encore  vue  (i).   » 

«  Loukang  ,  ajoute  le  même  missionnaire  , 
m'avoit  donné  du  goût  pour  les  missions  de 
la  campagne.  Je  sortis  de  la  bourgade,  et  je 
trouvai  tous  ces  pauvres  gens  qui  travailloient 
de  côté  et  d'autre  ;  j'en  abordai  un  d'entre 
eux  ,  qui  me  parut  avoir  la  physionomie  heu- 
reuse, et  je  lui  parlai  de  Dieu.  Il  me  parut 
content  de  ce  que  je  disois,  et  m'invita,  par 
honneur,  à  aller  dans  la  salle  des  ancêtres. 
C'est  la  plus  belle  maison  de  la  bourgade  ; 
elle  est  commune  à  tous  les  habitans,  parce 
que,  s'étant  fait  depuis  long -temps  une  cou- 
tume de  ne  point  s'allier  hors  de  leur  pays,  ils 
sont  tous  parens  aujourd'hui,  et  ont  les  mêmes 
aïeux.  Ce  fut  donc  là  que  plusieurs ,  quittant 
leur  travail,  accoururent  pour  entendre  la 
sainte  doctrine  (2).  » 

N'est  ce  pas  là  une  scène  de  l'Odyssée  ,  ou 
plutôt  de  la  Bible  ? 

Un   empire  ,  dont  les  mœurs  inaltérables 

(1)  Lettres  éd.  lom.  XVII,  p.  i^Q* 

(2)  Lettres  éd.  tom.  XVII.  p.  i52  et  suiv.  Voyez  la 
note  O  à  la  fin  du  volume. 


DU  CH1\ISTIAMSME.  18», 

usoient  depuis  deux  mille  ans  le  temps,  les 
révolutions  et  les  conquêtes,  cet  empire  change 
à  la  voix  d'un  moine  chrélien,  parti  seul  du 
fond  de  l'Europe.  Les  préjugés  les  plus  enra- 
cinés, les  usages  les  plus  antiques,  une  croyance 
religieuse  consacrée  par  les  siècles  ,  tout  cela 
tombe  et  s'évanouit  au  seul  nom  du  Dieu  de 
l'Evangile.  Au  moment  même  où  nous  écri- 
vons ,  au  moment  où  le  christianisme  est  per- 
sécuté en  Europe  ,  il  se  propage  à  la  Chine. 
Ce  feu  qu'on  avoit  cru  éteint  s'est  ranime  , 
comme  il  arrive  toujours  après  les  persécu- 
tions. Lorsqu'on  massacroit  le  clergé  en 
France  ,  et  qu'on  le  dépouilloit  de  ses  biens 
et  de  ses  honneurs ,  les  ordinations  secrètes 
étoient  sans  nombre  ;  les  évcques  proscrits 
furent  souvent  obligés  de  refuser  la  prêtrise  à 
des  jeunes  gens  qui  vouloient  voler  au  mar- 
tyre. Cela  prouve  ,  pour  la  millième  fois  , 
combien  ceux  qui  onl  cru  anéantir  le  chris- 
tianisme ,  en  allumant  les  bûchers ,  ont  mé- 
connu son  esprit.  Au  contraire  des  choses 
humaines  ,  dont  la  nature  est  de  périr  dans 
les  tourmens,  la  véritable  religion  s'accroît 
dans  l'adversité  :  Dieu  l'a  marquée  du  morne 
sceau  que  la  vertu. 


igo  GÉNIE 

«»*vv<»VVV\'V>\'VV'V\VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVWVWWVVVXVWVW»WWVWVWVW*W 

CHAPITRE  IV. 

MISSIO^S    DU    PARAGUAY. 

Conversion  des  Sauvages  (i). 

Tandis  que  le  christianisme  brilloit  au 
milieu  des  adorateurs  de  Fo-hi ,  que  d'autres 
missiomiaires  Fannonçoicnt  aux  nobles  Japo- 
nais ,  ou  le  portoient  à  la  cour  des  sultans ,  on 
le  vit  se  glisser,  pour  ainsi  dire ,  jusque  dans 
les  nids  des  forêts  du  Paraguay,  afin  d'appri- 
voiser ces  nations  indiennes  qui  vivoient , 
comme  des  oiseaux  ,  sur  les  branches  des 
arbres.  C'est  pourtant  un  culte  bien  étrange 
que  celui-là  qui  réunit,  quand  il  lui  plaît,  les 
forces  politiques  aux  forces  morales,  et  qui 

(i)  Voyez,  pour  les  deux  chapitres  suivans,  les  hui- 
tième et  neuvième  volumes  des  Lettres  édifiantes;  V His- 
toire du  Paraguay^  par  Charlevoix ,  in-4-°,  édit.  I744» 
Lozano;  Historia  de  la  compania  de  Jésus,  en  la  priwin- 
ciadel  Paiaguay ,  fol.  2  vol.  Mad.  I753;  Muratori,  // 
Crisiianesinio fdice ;  el  Montesquieu,  Espr,  des  Lois. 


DU  CHRISTIANISME.  191 

crée,  par  surabondance  de  moyens,  des  gou- 
vernemens  aussi  sages  que  ceux  de  Minos  et 
de  Lycurgue.  L'Europe  ne  posse'doit  encore 
que  des  constitutions  barbares,  formées  par 
le  temps  et  le  hasard ,  et  la  religion  chrétienne 
faisoit  revivre  au  Nouveau-Monde  les  miracles 
des  législations  antiques.  Les  hordes  errantes 
des  Sauvages  du  Paraguay  se  fixoient,  et  une 
république  évangélique  sortoit,  à  la  parole 
de  Dieu,  du  plus  profond  des  déserts. 

Et  quels  étoient  les  grands  génies  qui  rcpro- 
duisoientces  merveilles?  De  simples  Jésuites, 
souvent  traversés  dans  leurs  desseins  par 
l'avarice  de  leurs  compatriotes. 

C'étoit  une  coutume  généralement  adoptée 
dans  FAmérique  espagnole  ,  de  réduire  les 
Indiens  en  commande ,  et  de  les  sacrifier  aux 
travaux  des  mines.  En  vain  le  clergé  séculier 
et  régulier  avoit  réclamé  contre  cet  usage  aussi 
impolitique  que  barbare.  Les  tribunaux  du 
Mexique  et  du  Pérou,  la  cour  de  Madrid,  reten- 
tissoient  des  plaintes  des  missionnaires  (i). 
«  Nous  ne  prétendons  pas  ,   disoient-ils  aux 


(i)   Roberison,  HUtoire  de  V. Amérique. 


192  GÉNIE 

colons,  nous  opposer  au  profit  que  vous  pouvez 
faire  avec  les  Indiens  par  des  voies  légitimes  ; 
mais  vous  savez  que  l'intention  du  roi  n'a 
jamais  été  que  vous  les  regardiez  comme  des 
esclaves,  et  que  la  loi  de  Dieu  vous  le  défend.... 
Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  permis  d'atten- 
ter à  leur  liberté ,  à  laquelle  ils  ont  un  droit 
naturel  ,  que  rien  n'autorise  à  leur  con- 
tester (i).  » 

Il  restoit  encore,  au  pied  des  Cordilières, 
vers  le  côté  qui  regarde  l'Atlantique ,  entre 
V  Orénoque  et  Rio  de  la  Plata^  un  pays  rempli 
de  Sauvages,  où  les  Espagnols  n'avoient  point 
porté  la  dévastation.  Ce  fut  dans  ces  forêts 
que  les  missionnaires  entreprirent  de  former 
une  république  chrétienne,  et  de  donner  du 
moins  à  un  petit  nombre  d'Indiens  le  bonheur 
qu'ils  n'avoient  pu  procurer  à  tous. 

Us  commencèrent  par  obtenir  de  la  cour 
d'Espagne  la  liberté  des  Sauvages  qu'ils  par- 
viendroient  à  réunir.  A  cette  nouvelle ,  les 
colons  se  soulevèrent;  ce  ne  fut  qu'à  force 
d'esprit  et  d'adresse  que  les  Jésuites  surprirent, 
pour  ainsi  dire,  la  permission  de  verser  leur 

(i)  Charlevoix,  Ilist.  du  Paraguay  ^1.  II,  p.  260127. 


DU  CHRISTIANISME.  193 

sang  dans  les  déserts  du  Nouveau -Monde. 
Enfin,  ayant  triomphe  de  la  cupidité'  et  de  la 
malice  humaine,  méditant  un  des  plus  nobles 
desseinsqu'ait  jamais  conçusun  cœur  d'homme, 
ils  s'embarquèrent  pour  Rio  de  la  Plata. 

C'est  dans  ce  fleuve  que  vient  se  perdre 
l'autre  fleuve  qui  a  donné  son  nom  au  pays  et 
aux  missions  dont  nous  retraçons  l'histoire. 
Paraguay^  dans  la  langue  des  Sauvages,  signi- 
fie le  fleuve  couronné^  parce  qu'il  prend  sa 
source  dans  le  lac  Xarayès,  qui  lui  sert  comme 
de  couronne.  Avant  d'aller  grossir  Rio  de  la 
Plata  ^  il  reçoit  les  eaux  du  Parama  et  de 
VUraguay.  Des  forcis  qui  renferment  dans 
leur  sein  d'autres  forets  tombées  de  vieillesse, 
des  marais  et  des  plaines  entièrement  inondées 
dans  la  saison  des  pluies,  des  montagnes  qui 
élèvent  des  déserts  sur  des  déserts  ,  forment 
une  partie  des  régions  que  le  Paraguay  d^TYOSQ. 
Le  gibier  de  toute  espèce  y  abonde ,  ainsi  que 
les  tigres  et  les  ours.  Les  bois  sont  remplis 
d'abeilles ,  qui  font  une  cire  fort  blanche  ,  et 
un  miel  très-parfumé.  On  y  voit  des  oiseaux 
d'un  plumage  éclatant ,  et  qui  ressemblent  à 
de  grandes  fleurs  rouges  et  bleues,  sur  la  ver- 
dure des  arbres.  Un  missionnaire  français, 

4.  i3 


194  GENIE 

qui  s'étoit  égaré  dans  ces  solitudes,  en  fait  la 

peinture  suivante  : 

«  Je  continuai  ma  route  ,  sans  savoir  à  quel 
terme  elle  devoit  aboutir,  et  sans  qu'il  y  eût 
personne  qui  pût  me  l'enseigner.  Je  trouvois 
quelquefois,  au  milieu  de  ces  bois,  des  endroits 
enchantés.  Tout  ce  que  l'étude  et  l'industrie 
des  hommes  ont  pu  imaginer  pour  rendre  un 
lieu  agréable ,  n'approche  point  de  ce  que  la 
simple  nature  y  avoit  rassemblé  de  beautés. 

»  Ces  lieux  charmans  me  rappelèrent  les 
idées  que  j'avois  eues  autrefois  ,  en  lisant  les 
vies  des  anciens  solitaires  de  la  Thébaïde  :  il 
me  vint  en  pensée  de  passer  le  reste  de  mes 
jours  dans  ces  forêts  où  la  Providence  m'avoit 
conduit ,  pour  y  vaquer  uniquement  à  l'affaire 
de  mon  salut,  loin  de  tout  commerce  avec  les 
hommes  ;  mais,  comme  je  n'étois  pas  le  maître 
de  ma  destinée ,  et  que  les  ordres  du  Seigneur 
m'étoient  certainement  marqués  par  ceux  de 
mes  supérieurs ,  je  rejetai  cette  pensée  comme 
une  illusion  (i).  » 

Les  Indiens  que  l'on  rencontroit  dans  ces 
retraites  ne  leur  ressembloient  que  par  le  côté 

(i)  Lettres  éd.  tom.  VIII,  p.  38 1. 


DU  CHRISTIANISME.  igS 

affreux.  Race  indolente,  stupide  et  féroce, 
elle  montroit  dans  toute  sa  laideur  l'homme 
primitif  de'gradé  par  sa  chute.  Rien  ne  prouve 
davantage  la  dégéncration  de  la  nature  hu- 
maine, que  la  petitesse  du  Sauvage  dans  la 
grandeur  du  désert. 

Arrivés  à  Buenos- Ayres ,  les  missionnaires 
remontèrent i?/o  deAaPlata^  et,  entrant  dans 
les  eaux  du  Paraguay^  se  dispersèrent  dans 
les  bois.  Les  anciennes  relations  nous  les  repré- 
sentent un  bréviaire  sous  le  bras  gauche  ,  une 
grande  croix  à  la  main  droite ,  et  sans  autre 
provision  que  leur  confiance  en  Dieu.  Ils  nous 
les  peignent  se  faisant  jour  à  travers  les  forêts, 
marchant  dans  des  terres  marécageuses  où  ils 
avoient  de  l'eau  jusqu'à  la  ceinture ,  gravissant 
des  roches  escarpées,  et  furetant  dans  les 
antres  et  les  précipices ,  au  risque  d'y  trouver 
des  serpens  et  des  bètes  féroces ,  au  lieu  des 
hommes  qu'ils  y  cherchoient. 

Plusieurs  d'entre  eux  y  moururent  de  faim  et 
de  fatigues  ;  d'autres  furent  massacrés  et  dé- 
vorés par  les  Sauvages.  Le  Père  Lizardi  fut 
trouvé  percé  de  flèches  sur  un  rocher;  son 
corps  étoit  à  demi  déchiré  par  les  oiseaux  de 
proie ,  et  son  bréviaire  étoit  ouvert  auprès  de 

i3. 


198  GÉNIE 

Ainsi  la  religion  chrétienne  réalisoit  dans 
les  forets  de  l'Amérique  ce  que  la  fable  raconte 
des  Amphion  et  des  Orphée  :  réflexion  si  natu- 
relle ,  qu'elle  s'est  présentée  même  aux  mis- 
sionnaires (i);  tant  il  est  certain  qu'on  ne  dit 
ici  que  la  vérité,  en  ayant  l'air  de  raconter 
une  fiction. 

(i)  CharleYoix. 


.V'f  / 7/A 


l.a  l\(.Mni;ion   C^lirctioniio  rcalisail   clans  lesiorcts 
(^c  1  i\mcrinue,ce  nue  ]<\  iaoLo  raconled  Orpliee . 


HT.      JMFantainc. 


DU  CHRISTIANISME.  199 

^^VWVWWVWVWVWVVWVWWVWVVW WVVX'VVWVWVW  VVVVWWVVW\WVWV\V\^WVV\'W 

CHAPITRE  V. 

SUITE    DES   MISSIONS  DU   PARAGUAT. 
République  chrétienne.  Bonheur  des  Indiens. 

Les  premiers  Sauvages  qui  se  rassemblèrent 
à  la  voix  des  Jésuites  furent  les  Guaranis^ 
peuples  répandus  sur  les  bords  du  Parana- 
pané^  du  Pirapé  et  de  VUragiiay.  Ils  compo- 
sèrent une  bourgade  ,  sous  la  direction  des 
Pères  Maceta  et  Cataldino  ^  dont  il  est  juste 
de  conserver  les  noms  parmi  ceux  des  bienfai- 
teurs des  hommes.  Cette  bourgade  fut  appelée 
Lorette  ;  et  dans  la  suite  ,  à  mesure  que  les 
églises  indiennes  s'élevèrent,  elles  furent  com- 
prises sous  le  nom  général  de  Réductions.  On 
en  compta  jusqu'à  trente  en  peu  d'années,  et 
elles  formèrent  entre  elles  cette  république 
chrétienne ,  qui  sembloit  un  reste  de  l'anti- 
quité,  découvert  au  Nouveau -Monde.  Elles 
ont  confirmé  sous  nos  yeux  cette  vérité  connue 
de  Rome  et  de  la  Grèce  ,  que  c'est  avec  la  reli- 
gion, et  non  avec  des  principes  abstraits  de 


20O  GÉNIE 

philosophie  ,   qu'on  civilise  les  hommes ,   et 

qu'on  fonde  les  empires. 

Chaque  bourgade  étoit  gouvernée  par  deux 
missionnaires,  qui  dirigeoientles  affaires  spi- 
rituelles et  temporelles  des  petites  républiques. 
Aucun  étranger  ne  pouvoit  y  demeurer  plus  de 
trois  jours;  et,  pour  éviter  toute  intimité  qui 
eût  pu  corrompre  les  mœurs  des  nouveaux 
Chrétiens ,  il  étoit  défendu  d'apprendre  à 
parler  la  langue  espagnole  ;  mais  les  néo- 
phytes savoient  la  lire  et  l'écrire  correc- 
tement. 

Dans  chaque  i?<?Jt/c//o/2  il  y  avoit  deux  écoles  : 
l'une  pour  les  premiers  élémens  des  lettres, 
l'autre  pour  la  danse  et  la  musique.  Ce  dernier 
art ,  qui  servoit  aussi  de  fondement  aux  lois 
des  anciennes  républiques ,  étoit  particulière- 
ment cultivé  par  les  GuaranU  '■  ils  savoient 
faire  eux-mêmes  des  orgues  ,  des  harpes ,  des 
flûtes ,  des  guitares  ,  et  nos  instrumens  guer- 
riers. 

Dès  qu'un  enfant  avoit  atteint  l'âge  de  sept 
ans,  les  deux  Pteligieux  étudioient  son  carac- 
tère. S'il  paroissoit  propre  aux  emplois  méca- 
niques ,  on  le  fixoit  dans  un  des  ateliers  de  la 
Réduction ,  et  dans  celui-là  même  où  son  incli- 


DU  CHRISTIANISME.  aoi 

nation  le  portoit.  Il  dcvenoit  orfèvre,  doreur, 
horloger,  serrurier,  charpentier,  menuisier, 
tisserand  ,  fondeur.  Ces  ateliers  avoient  eu 
pour  premiers  instituteurs  les  Jésuites  eux- 
mêmes  ;  ces  Pères  avoient  appris  exprès  les 
arts  utiles ,  pour  les  enseigner  à  leurs  Indiens, 
sans  être  obligés  de  recourir  à  des  étrangers. 

Les  jeunes  gens  qui  préféroicnt  l'agricul- 
ture, étoient  enrôlés  dans  la  tribu  des  labou- 
reurs ,  et  ceux  qui  retenoient  quelque  humeur 
vagabonde  de  leur  première  vie  erroient  avec 
les  troupeaux. 

Les  femmes  travailloient  séparées  des 
hommes ,  dans  l'intérieur  de  leurs  ménages. 
Au  commencement  de  chaque  semaine  on  leur 
distribuoit  une  certaine  quantité  de  laine  et  de 
coton  ,  qu'elles  dévoient  rendre  le  samedi  au 
soir,  toute  prête  à  être  mise  en  œuvre;  elles 
s'employoient  aussi  à  des  soins  champêtres, 
qui  occupoient  leurs  loisirs ,  sans  surpasser 
leurs  forces. 

Il  n'y  avoit  point  de  marchés  publics  dans 
les  bourgades  :  à  certains  jours  fixes,  on  don- 
noit  à  chaque  famille  les  choses  nécessaires  à 
la  vie.  Un  des  deux  missionnaires  veilloit  à  ce 
que  les  parts  fussent  proportionnéesau  nombre 


203  GENIE 

d'individus  qui  se  trouvoient  dans  chaque 
cabane. 

Les  travaux  comme nçoient  et  cessoient  au 
son  de  la  cloche.  Elle  se  faisoit  enlendre  au 
premier  rayon  de  l'aurore.  Aussitôt  les  enfans 
s'assembloient  à  l'église,  où  leur  concert  mati- 
nal duroit,  comme  celui  des  petits  oiseaux, 
jusqu'au  lever  du  soleil.  Les  hommes  et  les 
femmes  assistoient  ensuite  à  la  messe  ,  d'où 
ils  se  rendoient  à  leurs  travaux.  Au  baisser  du 
jour,  la  cloche  rappeloit  les  nouveaux  citoyens 
à  l'autel,  et  l'on  chantoit  la  prière  du  soir,  à 
deux  parties ,  et  en  grande  musique. 

La  terre  étoit  divisée  en  plusieurs  lots,  et 
chaque  famille  cultivoit  un  de  ces  lots  pour  ses 
besoins.  Il  y  avoit  en  outre  un  champ  public 
appelé  la  Possession  de  Dieu  (i).  Les  fruits 
de  ces  terres  communales  étoient  destinés  à 
suppléer  aux  mauvaises  récoltes ,  et  à  entre- 
tenir les  veuves,  les  orphelins  et  les  infirmes  : 
ils  servoient  encore  de  fonds  pour  la  guerre. 
S'il  restoit  quelque  chose  du  trésor  public  au 

(i)  Montesquieu  s'est  trompé  quand  il  a  cru  qu'il  j 
avoit  communauté  de  biens  au  Paraguay  ;  on  voit  ici  ce 
qui  l'a  jeté  dans  l'erreur. 


DU  CHRISTIANISME.  2o3 

bout  de  l'année,  on  appliquoit  ce  superflu  aux 
dépenses  du  culte,  et  à  la  décharge  du  tribut 
de  reçu  d'or,  que  chaque  famille  payoit  au 
roi  d'Espagne  (i). 

Un  cacique  ou  chef  de  guerre ,  un  corre- 
gidor  pour  l'administration  de  la  justice ,  des 
regidors  et  des  alcades  pour  la  police  et  la 
direction  des  travaux  publics ,  formoient  le 
corps  militaire ,  civil  et  politique  des  Heduc- 
tions.  Ces  magistrats  étoient  nommés  par 
l'assemblée  générale  des  citoyens  ;  mais  il 
paroît  qu'on  ne  pouvoit  choisir  qu'entre  les 
sujets  proposés  par  les  missionnaires  :  c'étoit 
une  loi  empruntée  du  sénat  et  dupeupleromain. 
Il  y  avoit  en  outre  un  chef  nominé  fiscal ^ 
espèce  de  censeur  public,  élu  par  les  vieil- 
lards. Il  tenoit  un  registre  des  hommes  en  âge 
de  porter  les  armes.  Un  Tenicuie  veilloit  sur 
les  enfans  ;  il  les  conduisoit  à  l'église ,  et  les 
accompagnoit  aux  écoles,  en  tenant  une  longue 
baguette  à  la  main  :  il  rendoit  compte  aux 
missionnaires   des    observations    qu'il    avoit 


(2)  Charlevoix  ,  Hist.  du  Parag.  Montesquieu  a  évalué 
c  e  tribut  à  un  cinquième  des  biens. 


2o{  GÉNIE 

faites  sur  les  mœurs  ,  le  caractère,  les  qualités 

et  les  défauts  de  ses  élèves. 

Enfin  la  bourgade  étoit  divisée  en  plusieurs 
quartiers,  et  chaque  quartier  avoit  un  surveil- 
lant. Comme  les  Indiens  sont  naturellement 
indolens  et  sans  prévoyance,  un  chef  d'agri- 
culture étoit  chargé  de  visiter  les  charrues,  et 
d'obliger  les  chefs  de  famille  à  ensemencer 
leurs  terres. 

En  cas  d'infraction  aux  lois,  la  première 
faute  étoit  punie  par  une  réprimande  secrète 
des  missionnaires  ;  la  seconde  ,  par  une  péni- 
tence publique  à  la  porte  de  l'église,  comme 
chez  les  premiers  fidèles;  la  troisième,  parla 
peine  du  fouet.  Mais,  pendant  un  siècle  et  demi 
qu'a  duré  cette  république,  on  trouve  à  peine 
un  exemple  d'un  Indien  qui  ait  mérité  ce  der- 
nier châtiment.  «  Toutes  leurs  fautes  sont  des 
fautes  d'enfans  ,  dit  le  Père  Charlevoix  ;  ils  le 
sont  toute  leur  vie  en  bien  des  choses ,  et  ils  en 
ont  d'ailleurs  toutes  les  bonnes  qualités.  » 

Les  paresseux  étoient  condamnés  à  cultiver 
une  plus  grande  portion  du  champ  commun  ; 
ainsi  une  sage  économie  avoit  fait  tourner  les 
défauts  même  de  ces  hommes  innoccns  au 
profit  de  la  prospérité  publique. 


DU  CHRISTIANISME.  aoS 

On  àvoit  soin  de  marier  les  jeunes  gens  de 
bonne  heure  pour  éviter  le  libertinage.  Les 
femmes  qui  n'avoient  point  d'enfans  se  reti- 
roient,  pendant  Tabsence  de  leurs  maris,  à 
une  maison  particulière  ,  appelée  Maison  du 
Refuge.  Les  deux  sexes  etoient  à  peu  près  sé- 
parés, comme  dans  les  républiques  grecques; 
ils  avoient  des  bancs  distincts  à  l'église ,  et 
des  portes  différentes  par  où  ils  sortoient  sans 
se  confondre. 

Tout  étoit  réglé,  jusqu'à  l'habillement,  qui 
convenoit  à  la  modestie  sans  nuire  aux  grâces. 
Les  femmes  portoient  une  tunique  blanche , 
rattachée  par  une  ceinture;  leurs  bras  et  leurs 
jambes  étoient  nus  ;  elles  laissoient  flotter 
leur  chevelure ,  qui  leur  servoit  de  voile. 

Les  hommes  étoient  vêtus  comme  les  anciens 
Castillans.  Lorsqu'ils  alloient  au  travail,  ils 
couvroient  ce  noble  habit  d'un  sarrau  de  toile 
blanche.  Ceux  qui  s'étoient  distingués  par  des 
traits  de  courage  ou  de  vertu,  portoient  un 
sarrau  couleur  de  pourpre. 

Les  Espagnols  ,  et  surtout  les  Portugais  du 
Brésil ,  faisoient  des  courses  sur  les  terres  de 
lâRepiihlique  chrétienne^  etenlevoient  souvent 
des  malheureux  qu'ils  réduisoient  en  servitude. 


2o6  GENIE 

Résolus  de  mettre  fin  à  ce  brigandage  ,  les 
Jésuites,  à  force  d'habileté,  obtinrent  de  la 
cour  de  Madrid,  la  permission  d'armer  leurs 
néophytes.  Ils  se  procurèrent  des  matières 
premières,  établirent  des  fonderies  de  canon, 
des  manufactures  de  poudre  ,  et  dressèrent  à 
la  guerre  ceux  qu'on  ne  vouloit  pas  laisser  en 
paix.  Une  milice  régulière  s'assembla  tous  les 
lundis ,   pour  manœuvrer  et  passer  la  revue 
devant  un  cacique  :  il  y  avoit  des  prix  pour 
les  archers,  les  porte-lances,  les  frondeurs, 
les  artilleurs ,  les  mousquetaires.  Quand  les 
Portugais  revinrent,  au  lieu  de  quelques  labou- 
reurs timides  et  dispersés ,  ils  trouvèrent  des 
bataillons  qui  les  taillèrent  en  pièces ,  et  les 
chassèrent  jusqu'au  pied  de  leurs  forts.  On 
remarqua  que  la  nouvelle  troupe  ne  reculoit 
jamais,  et  qu'elle  se  rallioit,  sans  confusion, 
sous  le  feu  de  l'ennemi.  Elle  avoit  même  une 
telle  ardeur,  qu'elle  s'emportoit  dans  ses  exer- 
cices militaires,  et  l'on  étoit  souvent  obligé 
de    les    interrompre  ,    de  peur   de    quelque 
malheur. 

On  voyoit  ainsi  au  Paraguay  un  Etat  qui 
n'avoit  ni  les  dangers  d'une  constitution  toute 
guerrière,  comme  celle  des  Lacédémonicns  , 


DU  CHRISTIANISME.  1107 

ni  les  inconvcniens  d'une  société  toute  paci- 
fique ,  comme  la  fraternité  des  Quakers.  Le 
problème  politique  étoit  résolu  :  l'agriculture 
qui  fonde,  et  les  armes  qui  conservent,  se 
trouvoient  réunies.  Les  Guaranis  ctoient  cul- 
tivateurs sans  avoir  d'esclaves,  et  guerriers 
sans  être  féroces;  immenses  et  sublimes  avan- 
tages qu'ils  dévoient  à  la  religion  chrétienne  , 
et  dont  n'avoient  pu  jouir,  sous  le  polythéisme, 
ni  les  Grecs  ni  les  Romains. 

Ce  sage  milieu  étoit  partout  observé  :  la 
République  chrétienne  n'étoit  point  absolu- 
ment agricole  ,  ni  tout- à-fait  tournée  à  la 
guerre,  ni  privée  entièrement  des  lettres  et  du 
commerce  ;  elle  avoit  un  peu  de  tout,  mais 
surtout  des  fètcs  en  abondance.  Elle  n'étoit  ni 
morose  comme  Sparte  ,  ni  fri\ole  comme 
Athènes  ;  le  citoyen  n'étoit  ni  accablé  par  le 
travail,  ni  enchanté  par  le  plaisir.  Enfin  les 
missionnaires,  en  bornant  la  foule  aux  pre- 
mières nécessités  de  la  vie,  avoient  su  distin- 
guer dans  le. troupeau  les  cnfans  que  la  nature 
avoit  marqués  pour  de  plus  hautes  destinées. 
Ils  avoient ,  ainsi  que  le  conseille  Platon ,  mis 
à  part  ceux  qui  annonçoient du  génie,  afin  de 
les  initier  dans  les  sciences  et  les  lettres.  Ces 


2o8  GÉNIE 

enfans  choisis  s'appeloient  la  Congrégation  : 
ils  étoient  élevés  dans  une  espèce  de  séminaire, 
et  soumis  à  la  rigidité  du  silence ,  de  la  retraite 
et  des  études  des  disciples  de  Pythagore.  Il 
régnoit  entre  eux  une  si  grande  émulation, 
que  la  seule  menace  d'être  renvoyé  aux  écoles 
communes  jetoit  un  élève  dans  le  désespoir. 
C'étoitde  cette  troupe  excellente  que  dévoient 
sortir  un  jour  les  prêtres ,  les  magistrats  et 
les  héros  de  la  patrie. 

Les  bourgades  des  Réductions  occupoient 
un  assez  grand  terrain ,  généralement  au  bord 
d'un  fleuve  et  sur  un  beau  site.  Les  maisons 
étoient  uniformes ,  à  un  seul  étage ,  et  bâties 
en  pierres;  les  rues  étoient  larges  et  tirées  au 
cordeau.  Au  centre  de  la  bourgade  se  trouvoit 
la  place  publique,  formée  par  l'église  ,  la 
maison  des  Pères ,  l'arsenal ,  le  grenier  com- 
mun, la  maison  de  refuge,  et  l'hospice  pour 
les  étrangers.  Les  églises  étoient  fort  belles  et 
fort  ornées  ;  des  tableaux  ,  séparés  par  des 
festons  de  verdure  naturelle,  couvroient  les 
murs.  Les  jours  de  fêtes  on  répandoit  des  eaux 
de  senteur  dans  la  nef,  et  le  sanctuaire  étoit 
jonché  de  fleurs  de  lianes  effeuillées. 

Le  cimetière  ,  placé  derrière  le  temple,  for- 


DU  CaUISTlANISME.  liog 

moit  un  quarré  long ,  environné  de  murs  à 
hauteur  d'appui  ;  une  allée  de  palmiers  et  de 
cyprès  régnoit  tout  autour,  et  il  ctoit  coupé 
dans  sa  longueur  par  d'autres  allées  de  citron- 
niers et  d'orangers  :  celle  du  milieu  condui- 
soit  à  une  chapelle ,  où  l'on  célébroit,  tous  les 
lundis ,  une  messe  pour  les  morts. 

Des  avenues  des  plus  beaux  et  des  plus 
grands  arbres  parloient  de  l'extrémité  des 
rues  du  hameau,  et  alloicnt  aboutir  à  d'autres 
chapelles  bâties  dans  la  campagne ,  et  que  l'on 
voyoit  en  perspective  :  ces  monumens  religieux 
servoient  de  termes  aux  processions  les  jours 
de  grandes  solennités. 

Le  dimanche ,  après  la  messe ,  on  faisoit  les 
fiançailles  et  les  mariages  ;  et  le  soir,  on  bapti- 
soit  les  catéchumènes  et  les  en  fans. 

Ces  baptêmes  se  faisoient,  comme  dans  la 
primitive  Eglise,  par  les  trois  immersions,  les 
chants  et  le  vêtement  de  lin. 

Les  principales  fêtes  de  la  religion  s'annon- 
çoient  par  une  pompe  extraordinaire.  La  veille 
on  allumoit  des  feux  de  joie ,  les  rues  étoicnt 
illuminées,  et  les  enfans  dansoientsur  la  place 
publique.  Le  lendemain ,  à  la  pointe  du  jour, 
la  milice  paroissoil  en  armes.  Le  cacique  de 

4.  14 


2IO  GENIE 

guerre  qui  la  pre'cédoit  étoit  monté  sur  un 
cheval  superbe,  etmarchoit  sous  un  dais,  que 
deux  cavaliers  portoient  à  ses  côtés.  A  midi , 
après  l'office  divin,  on  faisoit  un  festin  aux 
étrangers ,  s'il  s'en  trouvoit  quelques  uns  dans 
la  république,  et  l'on  avoit  permission  de  boire 
un  peu  de  vin.  Le  soir,  il  y  avoit  des  courses  de 
bagues ,  oii  les  deux  Pères  assistoienl  pour  dis- 
tribuer les  prix  aux  vainqueurs  ;  à  l'entrée  de 
la  nuit ,  ils  donnoient  le  signal  de  la  retraite  , 
et  les  familles,  heureuses  et  paisibles,  alloient 
goûter  les  douceurs  du  sommeil. 

Au  centre  de  ces  forets  sauvages,  au  milieu 
de  ce  petit  peuple  antique,  la  fête  du  Saint- 
Sacrement  présentoit  surtout  un  spectacle 
extraordinaire.  Les  Jésuites  y  avoient  intro- 
duit les  danses,  à  la  manière  des  Grecs ,  parce 
qu'il  n'y  avoit  rien  à  craindre  pour  les  mœurs 
chez  des  Chrétiefcs  d'une  si  grande  innocence. 
Nous  ne  changerons  rien  à  la  description  que 
le  Père  Charlevoix  en  a  faite. 

«  J'ai  dit  qu'on  ne  voyoit  rien  de  précieux 
à  cette  fête  ;  toutes  les  beautés  de  la  simple 
nature  sont  ménagées  avec  une  variété  qui  la 
représente  dans  son  lustre  :  elle  y  est  même , 
si  j'ose  ainsi  parler,  toute  vivante  ;  car  sur  les 


DU  CHRISTIANISME.  211 

fleurs  et  les  branches  des  arbres ,  qui  com- 
posent les  arcs  de  triomphe  sous  lesquels  le 
Saint-Sacrement  passe,  on  voit  voltiger  des 
oiseaux  de  toutes  les  couleurs  ,  qui  sont  atta- 
chés par  les  pattes  à  des  fils  si  longs,  qu'ils 
paroissent  avoir  toute  leur  liberté  ,  et  être 
venus  d'eux-mêmes  pour  mêler  leur  gazouille- 
ment au  chant  des  musiciens  et  de  tout  le 
peuple,  et  bénir,  à  leur  manière,  celui  dont 
la  providence  ne  leur  manque  jamais 

»  D'espace  en  espace  on  voit  des  tigres  et 
des  lions  bien  enchaînés,  afm  qu'ils  ne  troublent 
point  la  fête  ,  et  de  très-beaux  poissons  qui  se 
jouent  dans  de  grands  bassins  remplis  d'eau; 
en  un  mot,  toutes  les  espèces  de  créatures 
vivantes  y  assistent,  comme  par  dé[)utalion  , 
pour  y  rendre  hommage  à  l'Homme- Dieu 
dans  son  auguste  sacrement. 

»  On  fait  entrer  aussi  dans  cette  décoration 
toutes  les  choses  dont  on  se  régale  dans  les 
grandes  réjouissances,  les  prémices  de  toutes 
les  récoltes  pour  les  offrir  au  Seigneur,  et  le 
grain  qu'on  doit  semer,  afm  qu'il  donne  sa 
bénédiction.  Le  chant  des  oiseaux,  le  rugisse- 
ment des  lions,  le  frémissement  des  tigres, 

14. 


2  12  GÉNIE 

tout  s'y  fait  entendre  sans  confusion,  et  forme 

un  concert  unique 

»  Dès  que  le  Saint -Sacre  ment  est  rentré 
dans  l'église,  on  présente  aux  missionnaires 
toutes  les  choses  comestibles  qui  ont  été  expo- 
sées sur  son  passage.  Ils  en  font  porter  aux 
malades  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  ;  le  reste 
est  partagé  à  tous  les  habitans  de  la  bour- 
gade. Le  soir,  on  tire  un  feu  d'artifice,  ce  qui 
se  pratique  dans  toutes  les  grandes  solennités, 
et  au  jour  des  réjouissances  publiques.  » 

Avec  un  gouvernement  si  paternel  et  si 
analogue  au  génie  simple  et  pompeux  du  Sau- 
vage, il  ne  faut  pas  s'étonner  que  les  nouveaux 
chrétiens  fussent  les  plus  purs  et  les  plus  heu- 
reux des  hommes.  Le  changement  de  leurs 
mœurs  étoit  un  miracle  opéré  à  la  vue  du 
I^ouveau-Monde.  Cet  esprit  de  cruauté  et  de 
vengeance  ,  cet  abandon  aux  viceslesplus  gros- 
siers, qui  caractérisent  les  hordes  indiennes  , 
s'étoient  transformés  en  un  esprit  de  douceur, 
de  patience  et  de  chasteté.  On  jugera  de  leurs 
vertus  par  l'expression  naïve  de  l'évéque  de 
Buenos- Ayr es .  «  Sire ,  écrivoit-il  à  Philippe  V, 
dans   ces  peuplades  nombreuses,  composées 


DU  CnRISTIANISiVn:.  aiS 

d'Indiens,  naturellement  portés  à  toutes  sortes 
de  vices ,  il  règne  une  si  grande  innocence , 
que  je  ne  crois  pas  qu'il  s'y  commette  un  seul 
pèche  mortel.  » 

Chez  ces  Sauvages  chrétiens  ,  on  ne  voyoit 
ni  procès  ni  querelles  ;  le  tien  et  le  mien  n'y 
étoient  pas  même  connus  :  car,  ainsi  que  l'ob- 
serve Charlevoix ,  c'est  n'avoir  rien  à  soi  que 
d'être  toujours  disposé  à  partager  le  peu  qu'on 
a  avec  ceux  qui  sont  dans  le  besoin.  Abondam- 
ment pourvus  des  choses  nécessaires  à  la  vie  ; 
gouvernés   par  les   mêmes  hommes   qui  les 
avoient  tirés  de  la  barbarie ,  et  qu'ils  rcgar- 
doient,  à  juste  titre,  comme  des  espèces  de 
divinités  ;  jouissant  dans  leurs  familles  et  dans 
leur  patrie  des  plus  doux  sentimcns  de  la  na- 
ture ;  connoissant  les  avantages  de  la  vie  civile, 
sans  avoir  quitté  le  désert ,  et  les  charmes  de 
la  société ,  sans  avoir  perdu  ceux  de  la   soli- 
tude ,  ces  Indiens  se  pouvoient  vanter  de  jouir 
d'un  bonheur  qui  n'avoit  point  eu  d'exemple 
sur  la  terre.  L'hospitalité ,  l'amitié  ,  la  justice 
et  les  tendres  vertus ,  découloient  naturelle- 
ment de  leurs  cœurs ,  à  la  parole  de  la  reli- 
gion ,   comme   des   oliviers  laissent  tomber 
leurs  fruits  mûrs  au  souffle  des  brises.  Mura- 


2I/+  GÉiNIE 

tori  a  peint  d'un  seul  mot  cette  république 
chrétienne  ,  en  intitulant  la  description  qu'il 
en  a  faite  :  //  Crlstlanesimo  felice. 

Il  nous  semble  qu'on  n'a  qu'un  désir  en 
lisant  cette  histoire,  c'est  celui  de  passer  les 
mers,  et  d'aller,  loin  des  troubles  et  des  ré- 
volutions, chercher  une  vie  obscure  dans  les 
cabanes  de  ces  Sauvages  ,  et  un  paisible  tom- 
beau sous  les  palmiers  de  leurs  cimetières. 
Mais  ni  les  déserts  ne  sont  assez  profonds  , 
ni  les  mers  assez  vastes  ,  pour  dérober  l'homme 
aux  douleurs  qui  le  poursuivent.  Toutes  les 
fois  qu'on  fait  le  tableau  de  la  félicité  d'un 
peuple ,  il  faut  toujours  en  venir  à  la  catas- 
trophe ;  au  milieu  des  peintures  les  plus 
riantes  ,  le  cœur  de  l'écrivain  est  serré  par 
cette  réflexion  qui  se  présente  sans  cesse  : 
Tout  cela  n  existe  plus.  Les  missions  du 
Paraguay  sont  détruites  ;  les  Sauvages  ,  ras- 
semblés avec  tant  de  fatigues  ,  sont  errans  de 
nouveau  dans  les  bois,  ou  plongés  vivans  dans 
les  entrailles  de  la  terre.  On  a  applaudi  à  la 
destruction  d'un  des  plus  beaux  ouvrages  qui 
fût  sorti  de  la  main  des  hommes.  G'étoit  une 
création  du  christianisme,  une  moisson  en- 
graissée du  sang  des  apôtres  ;  elle  ne  méritoit 


DU  CHRISTIANISME.  2i5 

que  haine  et  mépris  !  Cependant,  alors  même 
que  nous  triomphions  ,  en  voyant  des  Indiens 
retomber  au  Nouveau-Monde  dans  la  servi- 
tude, tout  retentissoit  en  Europe  du  bruit  de 
notre  philantropieetde  notre  amour  de  liberté. 
Ces  honteuses  variations  de  la  nature  humaine, 
selon  qu'elle  est  agitée  de  passions  contraires, 
flétrissent  l'âme ,  et  rendroient  méchant ,  si  on 
y  arrctoil  trop  long-temps  les  yeux.  Disons 
donc  plutôt  que  nous  sommes  foibles,  que  les 
voies  de  Dieu  sont  profondes,  et  qu'il  se  plaît 
à  exercer  ses  serviteurs.  Tandis  que  nous  gé- 
missons ici ,  les  simples  chrétiens  du  Paraguay^ 
maintenant  ensevelis  dans  les  mines  du  Potose, 
adorent  sans  doute  la  main  qui  les  a  frappés  ; 
et,  par  des  souffrances  patiemment  supportées, 
ils  acquièrent  une  place  dans  cette  république 
des  saints,  qui  est  à  l'abri  des  persécutions  des 
hommes. 


2i6  GENIE 


V\\fVXVw\%VV>^XV\VVvV\l\'VVV*%V»VV\.VVV\'\'VVVVVVV\,VVVVVVV%VVVVVVVVVi'VVVVVVVVVVV    WIVVV 


CHAPITRE  \I. 


Missions  de  la  Guiane. 


Si  ces  missions  étonnent  par  leurs  gran- 
deurs ,  il  en  est  d'autres  qui,  pour  être  plus 
ignorées,  n'en  sont  pas  moins  touchantes. 
C'est  souvent  dans  la  cabane  obscure  ,  et  sur 
la  tombe  du  pauvre  ,  que  le  Roi  des  Rois  aime 
à  déployer  les  richesses  de  sa  grâce  et  de  ses 
miracles.  En  remontant  vers  le  Nord  ,  depuis 
le  Paraguay  jusqu'au  fond  du  Canada  ,  on  ren- 
controit  une  foule  de  petites  missions ,  où  le 
néophyte  ne  s'étoit  pas  civilisé  pour  s'attacher 
à  l'apôtre ,  mais  où  l'apôtre  s'étoit  fait  Sau- 
vage pour  suivre  le  néophyte.  Les  religieux 
Français  étoient  à  latête  de  ces  églises  errantes , 
dont  les  périls  et  la  mobilité  sembloient  être 
faits  pour  notre  courage  et  notre  génie. 

Le  père  Creuïlli ,  Jésuite ,  fonda  les  mis- 
sions de  Cayenne,  Ce  qu'il  fit  pour  le  soulage- 
ment des  Nègres  et  des  Sauvages  ,  paroi t  au- 
dessus  de  rhumanité.  Les  Pères  Lombard  et 


DU  CHRISTIANISME.  217 

Ramctte ,  marchant  âur  les  traces  de  ce  saint 
liomme ,  s'enfoncèrent  dans  les  marais  de  la 
Guianc.  Ils  se  rendirent  aimables  aux  Indiens 
G  alibis^  à  force  de  se  dévouer  à  leurs  dou- 
leurs, et  parvinrent  à  obtenir  d'eux  quelques 
enfans ,  qu'ils  élevèrent  dans  la  religion  chré- 
tienne. De  retour  dans  leurs  forêts,  ces  jeunes 
enfans  civilisés  prêchèrent  l'Evangile  à  leurs 
vieux  parens  sauvages,  qui  se  laissèrent  aisé- 
ment toucher  par  l'éloquence  de  ces  nouveaux 
missionnaires.  Les  catéchumènes  se  rassem- 
blèrent dans  un  lieu  appelé  Kouroii  ^  où  le 
Père  Lombard  avoit  bâti  une  case  avec  deux 
Nègres.  La  bourgade  augmentant  tous  les 
jours ,  on  résolut  d'avoir  une  église.  Mais 
comment  payer  Tarchitecte  ,  charpentier  de 
Cayenne,  qui  demandoit  quinze  cents  francs 
pour  les  frais  de  l'entreprise  !  Le  mission- 
naire et  ses  néophytes,  riches  en  vertus, 
étoient  d'ailleurs  les  plus  pauvres  des  hommes. 
La  foi  et  la  charité  sont  ingénieuses  :  les  Galibls 
s'engagèrent  à  creuser  sept  pirogues  ,  que  le 
charpentier  accepta  sur  le  pied  de  deux  cents 
livres  chacune.  Pour  compléter  le  reste  de  la 
somme,  les  femmes  filèrent  autant  de  coton 
qu'il  en  falloit  pour  faire  huit  hamacs.  Vin4:;t 


2i8  GÉNIE 

autres  Sauvages  se  firent  esclaves  volontaires 
d'un  colon,  pendant  que  ses  deux  Nègres, 
qu'il  consenlit  à  prêter ,  furent  occupés  à  scier 
les  planches  du  toit  de  l'édifice.  Ainsi  tout  fut 
arrangé,  et  Dieu  eut  un  temple  au  désert. 

Celui  qui  de  toute  éternité  a  préparé  les 
voies  des  choses  ,  vient  de  découvrir  sur  ces 
bords  un  de  ces  desseins  qui  échappent  dans 
leur  principe  à  la  sagacité  des  hommes ,  et 
dont  on  ne  pénètre  la  profondeur  qu'à  l'ins- 
tant même  où  ils  s'accomplissent.  Quand  le 
Père  Lombard  jetoit ,  il  y  a  plus  d'un  siècle  » 
les  fondemens  de  sa  mission  chez  les  Galibis , 
il  ne  savoit  pas  qu'il  ne  faisoit  que  disposer 
des  Sauvages  à  recevoir  un  jour  des  martyrs 
de  la  foi,  et  qu'il  préparoit  les  déserts  d'une 
nouvelle  Théhaïde  à  la  rehgion  persécutée. 
Quel  sujet  de  réflexions!  Billaud  de  Varenne 
et  Pichegru,  le  tyran  et  la  victime  dans  la 
même  case  à  Synnamary  ;  l'extrémité  de  la 
misère  n'ayant  pas  même  uni  les  cœurs  ;  des 
haines  immortelles  vivant  parmi  les  com- 
pagnons des  mêmes  fers ,  et  les  cris  de 
quelques  infortunés  prêts  à  se  déchirer  se 
mêlant  aux  rugisscmcns  des  tigres  dans  les 
forêts  du  Nouveau-Monde! 


DU  CHRISTIANISME.  219 

Voyez ,  au  milieu  de  ce  trouble  des  passions , 
le  calme  et  la  sérénité  évangéliques  des  con- 
fesseurs de  Jésus-Christ  jetés  chez  les  néo- 
phytes de  la  Guyane ,  et  trouvant  parmi  des 
Barbares  chrétiens  la  pitié  que  leur  refusoient 
des  Français  ;  de  pauvres  religieuses  hospita- 
lières, qui  semblent  ne  s'être  exilées  dans  un 
climat  destructeur,  que  pour  attendre  un 
Collot-d'Herbois  sur  son  lit  de  mort ,  et  lui 
prodiguer  les  soins  de  la  charité  chrétienne  ; 
ces  saintes  femmes,  confondant  Tinnoccnt  et 
le  coupable  ,  dans  leur  amour  de  l'humanité  , 
versant  des  pleurs  sur  tous ,  priant  Dieu  de 
secourir,  et  les  persécuteurs  de  son  nom,  et 
les  martyrs  de  son  culte  :  quelle  leçon!  quel 
tableau  !  que  les  hommes  sont  malheureux!  et 
que  la  religion  est  belle  ! 


2.20  GENIE 

^VVltVv'\A'VVVl\\VVVVVVv\^fVVVVVVV\'VVV\-VV\VVVVV\VVVVVVVVVVVVVV\fVVV\.\'VV%'VVVVv\V\^ 

CHAPITRE  VIL 

Missions  des  Antilles. 

L'ÉTABLISSEMENT  de  nos  colonies  aux 
Antilles  ou  Ant-Iles  ,  ainsi  nommées ,  parce 
qu'on  les  rencontre  les  premières,  à  l'entrée 
du  golfe  Mexicain  ,  ne  remonte  qu'à  l'an  1627, 
époque  à  laquelle  M.  d'Enambuc  bâlit  un  fort, 
et  laissa  quelques  familles  sur  l'île  Saint- 
Christophe. 

C'étoit  alors  l'usage  de  donner  des  mission- 
naires pour  curés  aux  établissemens  loin- 
tains ,  afin  que  la  religion  partageât ,  en 
quelque  sorte  ,  cet  esprit  d'intrépidité  et  d'a- 
venture qui  distinguoit  les  premiers  cher- 
cheurs de  fortune  au  Nouveau- M  onde.  Les 
Frères  Prêcheurs^  de  la  congrégation  de  Saint- 
Louis  ,  les  Pères  Carmes  ,  les  Capucins  et  le* 
Jésuites  se  consacrèrent  à  Tinstruction  des 
Caraïbes  et  des  Nègres,  et  à  tous  les  travaux 
qu'exigeoient  nos  colonies  naissantes  de  Saint- 
Christophe  ,  de  la  Guadeloupe  ,  de  la  Marti- 
nique et  de  Saint-Domingue. 


DU  CHRISTIANISME.  aai 

On  ne  connoît  encore  aujourd'hui  rien  de 
plus  satisfaisant  et  de  plus  complet  sur  les 
Antilles ,  que  l'Histoire  du  Père  Dutertre  , 
missionnaire  de  la  congrégation  de  Saint- 
Louis. 

«  Les  Caraïbes,  dit-il ,  sont  grands  rêveurs  ; 
ils  portent  sur  leur  visage  une  physionomie 
triste  et  mélancolique  ;  ils  passent  des  demi- 
journées  entières,  assis  sur  la  pointe  d'un 
roc,  ou  sur  la  rive,  les  yeux  fixés  en  terre, 
ou  sur  la  mer,  sans  dire  un  seul  mot 

Ils  sont  d'un  naturel  bénin,  doux,  affable  et 
compatissant ,  bien  souvent  même  jusqu'aux 
larmes  ,  aux  maux  de  nos  Français  ,  n'étant 
cruels  qu'à  leurs  ennemis  jurés. 

»  Les  mères  aiment  tendrement  leurs 
cnfans ,  et  sont  toujours  en  alarme  pour 
détourner  tout  ce  qui  peut  leur  arriver  de 
funeste  ;  elles  les  tiennent  presque  toujours 
pendus  à  leurs  mamelles  même  la  nuit,  et 
c'est  une  merveille,  que,  couchant  dans  des 
lits  suspendus ,  qui  sont  fort  incommodes , 

elles  n'en    étouffent  jamais  aucun Dans 

tous  les  voyages  qu'elles  font,  soit  sur  mer, 
soit  sur  terre,  elles  les  portent  avec  elles, 


222  GÉNIE 

sous  leurs  bras,  dans  un  petit  lit  de  coton  , 
qu'elles  ont  enécharpe ,  lié  par-dessus  l'épaule, 
afin  d'avoir  toujours  devant  leurs  yeux  l'objet 
de  leurs  soucis  (i).  » 

On  croit  lire  un  morceau  de  Plutarque , 
traduit  par  Amyot. 

Naturellement  enclin  à  voir  les  objets  sous 
un  rapport  simple  et  tendre  ,  le  Père  Dutertre 
ne  peut  manquer  d'être  fort  touchant,  quand 
il  parle  des  Nègres.  Cependant  il  ne  les  repré- 
sente point,  à  la  manière  des  philantropes, 
comme  les  plus  vertueux  des  hommes  ;  mais 
il  y  a  une  sensibilité ,  une  bonhomie ,  une 
raison  admirable  dans  la  peinture  qu'il  fait 
de  leurs  sentimens. 

«  L'on  a  vu,  dit-il,  à  la  Guadeloupe  une 
jeune  Négresse  si  persuadée  de  la  misère  de 
sa  condition,  que  son  maître  ne  put  jamais  la 
faire  consentir  à  se  marier  au  Nègre  qu'il  lui 

présentoit 

Elle  attendit  que  le  Père  («  V autel)  lui  de- 
mandât si  elle  vouloit  un  tel  pour  son  mari  : 
car  pour  lors  elle  répondit  avec  une  fermeté  qui 
nous  étonna  :  Non ,  mon  père ,  je  ne  veux  ni 

(i)   Jlist.  des  Ant.  tom.   11,  p.  SyS. 


DU  CHRISTIANISME.  2a3 

de  celui-là,  ni  même  d'aucun  autre;  je  me 
contente  d'être  misérable  en  ma  personne  , 
sans  mettre  des  enfans  an  monde ,  qui  seroient 
peut-cUe  plus  malheureux  que  moi,  et  dont 
les  peines  me  seroient  beaucoup  plus  sensibles 
que  les  miennes  propres.  Elle  est  aussi  tou- 
jours constamment  demeurée  dans  son  état  de 
fille  ,  et  on  l'appcloit  ordinairement  la  Piicclle 
des  lies.    » 

Le  bon  Père  continue  à  peindre  les  mœurs 
des  Nègres  ,  à  décrire  leurs  petits  ménages  ,  à 
faire  aimer  leur  tendresse  pour  leurs  enfans  : 
il  entremêle  son  récit  de  sentences  de  Sénè- 
que  qui  parle  de  la  simplicité  des  cabanes  où 
vivoient  les  peuples  de  l'àgc  d'or;  puis  il  cite 
Platon,  ou  plutôt  Homère  ,  qui  dit  que  les 
Dieux  ôtent  à  l'esclave  une  moitié  de  sa  vertu  : 
Dlmidiurn  mentis  Jupiter  il  lis  aiifert;  il  com- 
pare le  Caraïbe  sauvage  dans  la  liberté  au 
Nègre  sauvage  dans  la  servitude,  et  il  montre 
combien  le  christianisme  aide  au  dernier  à 
supporter  ses  maux. 

La  mode  du  siècle  a  été  d'accuser  les  prêtres 
d'aimer  Tesclavage ,  et  de  favoriser  l'oppres- 
sion parmi  les  hommes;  il  est  pourtant  cer- 
tain que  personne  n'a  élevé  la  voix  avec  autant 


a  A  GÉME 

de  courage  et  de  force  en  faveur  des  esclaves , 
des  petits  et  des  pauvres,  que  les  e'crivains 
ecclésiastiques.  Ils  ont  constamment  soutenu 
que  la  liberté  est  un  droit  imprescriptible  du 
chrétien.  Le  colon  protestant ,  convaincu  de 
cette  vérité ,  pour  arranger  sa  cupidité  et  sa 
conscience ,  ne  baptisoit  ses  Nègres  qu'à 
Varticle  de  la  mort,  souvent  même,  dans  la 
crainte  qu'ils  ne  revinssent  de  leur  maladie , 
et  qu'ils  ne  réclamassent  ensuite ,  comme 
chrétiens^  leur  liberté,  il  les  laissoit  mourir 
dans  l'idolâtrie  (i):la  religion  se  montre  ici 
aussi  belle  que  l'avarice  paroît  hideuse. 

Le  ton  sensible  et  religieux  dontles  mission- 
naires parloient  des  Nègres  de  nos  colonies  , 
cioit  le  seul  qui  s'accordât  avec  la  raison  et 
rhumanité.  Il  rendoit  les  maîtres  plus  pitoya- 
bles ,  et  les  esclaves  plus  vertueux  ;  il  servoit 
la  cause  du  genre  humain  sans  nuire  à  la  patrie  , 
et  sans  bouleverser  l'ordre  et  les  propriétés. 
Avec  de  grands  mots  on  a  tout  perdu  :  on  a 
éteint  jusqu'à  la  pitié  ;  car  qui  oseroit  encore 
plaider  la  cause  des  noirs ,  après  les  crimes 
qu'ils  ont  commis?  Tant  nous  avons  fait  de 

^i)  Hlst.  (les  A  lit.  lom.  11,  p.  5o3. 


DU  CHRISTIANISME.  auS 

mal  !   tant  nous  avons  perdu   les  plus  belles 
causes  et  les  plus  belles  choses! 

Quant  à  Thistoirc  naturelle,  le  Pcre  Dutertre 
vous  montre  quelquefois  tout  un  animal  d'un 
seul  trait;  il  appelle  roiscau-mouche  une 
fleur  céleste;  c'est  le  vers  du  Père  Commire 
sur  le  papillon  : 

Florent  putarcs  nare  per  lîquidum  œlhcra  ■ 

«  Les  plumes  du  flambant  ou  du  flamant, 
dit-il  ailleurs,  sont  de  couleur  incarnai:  et, 
quandilvole  à  l'opposite  du  soleil,  ilparoîttout 
flamboyant  comme  un  brandon  de  feu  (i).  » 

Buffon  n'a  pas  mieux  peint  le  vol  d'un 
oiseau,  que  l'historien  des  Antilles:"  Cet 
oiseau  {laji'éga/e)  a  beaucoup  de  peine  à  se 
lever  de  dessus  les  branches  ;  mais  quand  il 
a  une  fois  pris  son  vol,  on  lui  voit  fendre 
l'air  d'un  vol  paisible,  tenantses  ailes  étendues 
sans  presque  les  remuer,  ni  se  fatiguer  aucu- 
nement. Si  quelquefois  la  pesanteur  de  la 
pluie ,  ou  rimpétuosilé  des  vents  l'impor- 
tune ,  pour  lors  il  brave  les  nues ,  se  guindé 
dans  la  moyenne  région  de  l'air,  et  se  de'robe 
a  la  vue  des  hommes  (2).  » 

(i)   Ilisi.  des  Ani.  lom.  II,  p.  268. 
(2)  Id.  p.  269. 

4.  i5 


226  GÉNIE 

Il  représente  la  femelle  du  colibri ,  faisant 
son  nid. 

« Elle  carde  ,  s'il  faut  ainsi 

dire ,  tout  le  coton  que  lui  apporte  le  mâle , 
et  le  remue  quasi  poil  à  poil  avec  son  bec  et 
ses  petits  pieds  ;  puis  elle  forme  son  nid  ,  qui 
n'est  pas  plus  grand  que  la  moitié  de  la  coque 
d'un  œuf  de  pigeon.  A  mesure  qu'elle  élève 
le  petit  édifice,  elle  fait  mille  petits  tours, 
polissant  avec  sa  gorge  la  bordure  du  nid ,  et 
le  dedans  avec  sa  queue. 

» 

Je  n'ai  jamais  pu  remarquer 

en  quoi  consiste  la  becquée  que  la  mère  leur 
apporte  ,  sinon  qu'elle  leur  donne  la  langue 
à  sucer ,  que  je  crois  être  tout  emmiellée  du 
suc  qu'elle  tire  des  fleurs.  » 

Si  la  perfection  dans  l'art  de  peindre  con- 
siste à  donner  une  idée  précise  des  objets ,  en 
les  offrant  toutefois  sous  un  jour  agréable, 
le  missionnaire  des  Antilles  a  atteint  celte 
perfection. 


DU  CHRISTIANISME.  227 

VM^VVVVVVfcVVV\VVV\V'VVVVVVVV«'V«V\'A  vvvv\vvvvvv%vvvvvvvv\  vv^vvvv\^vv\vv\v«\v\vvvvvvvv 

CHAPITRE  VllI. 

Missions  de  la  Nouvelle- France. 

Nous  ne  nous  arrêterons  point  aux  mis- 
sions de  la  Californie,  parce  qu'elles  n'offrent 
aucun  caraclcre  particulier  ,  ni  à  celles  de  la 
Louisiane ,  qui  se  confondent  avec  ces  terribles 
missions  du  Canada,  où  l'intrépidité  des 
apôtres  de  Jésus-Christ  a  paru  dans  toute  sa 
gloire. 

Lorsque  les  Français ,  sous  la  conduite  de 
Champelain  ,  remontèrent  le  fleuve  Saint- 
Laurent,  ils  trouvèrent  les  forets  du  Canada 
habitées  par  des  Sauvages  bien  différens  de 
ceux  qu'on  avoit  découverts  jusqu'alors  au 
Nouveau  -  Monde.  C'étoient  des  hommes 
robustes  ,  courageux  ,  fiers  de  leur  indépen- 
dance, capables  de  raisonnement  et  de  calcul, 
n'étant  étonnés  ni  des  mœurs  des  Européens  , 
ni  de  leurs  armes  (1),  et  qui,  loin  de  nous 

(1)  Dans  le  premier  combat  de  Champelain  contre  les 

i5. 


228  GÉNIE 

admirer,  comme  les  innocens  Caraïbes ,  n'a- 
voient  pour  nos  usages  que  du  dégoût  et  du 
mépris. 

Trois  nations  se  partageoient  l'empire  du 
désert  :  l'Algonquine  ,  la  plus  ancienne  et  la 
première  de  toutes,  mais  qui,  s'étant  attiré 
la  haine  ,  par  sa  puissance  ,  étoit  prête  à  suc- 
comber sous  les  armes  des  deux  autres;  la 
Huronne,  qui  fut  notre  alliée,  et  l'Iroquoise 
notre  ennemie. 

Ces  peuples  n'étoient  point  vagabonds  ;  ils 
avoient  des  établissemens  fixes ,  des  gouver- 
nemens  réguliers.  Nous  avons  eu  nous-mêmes 
occasion  d'observer,  chez  les  Indiens  du  Nou- 
veau-Monde,  toutes  les  formes  de  constitutions 
des  peuples  civilisés  ;  ainsi  les  Natchez,  à  la 
Louisiane ,  offroient  le  despotisme  dans  l'état 
de  nature ,  les  Creecks  de  la  Floride  la  mo- 
narchie ,  et  les  Iroqnois  au  Canada  le  gou- 
vernement républicain. 

Ces  derniers  et  les  Hurons  représentoient 
encore  les  Spartiates  et  les  Athéniens ,  dans  la 

Iroquois,  ceux-ci  soutinrent  le  feu  des  Français,  sans 
donner  d'abord  le  moindre  si^ne  de  frayeur  ou  d'étonne- 
ment. 


DU  CHRISTIANISME.  22,j 

condition  sauvage  :  les  Hurons ,  spiriluels,  gais, 
légers ,  dissimulés  toutefois,  braves,  éioquens, 
gouvernés  par  des  femmes;  abusant  de  la  for- 
tune ,  et  soutenant  mal  les  revers,  ayant  plus 
d'honneur  que  d'amour  de  la  patrie  :  les  Iro- 
quois  séparés  en  cantons  que  dirigeoient  des 
vieillards,  ambitieux,  politiques,  taciturnes, 
sévères,  dévorés  du  désir  de  dominer,  capables 
des  plus  grands  vices  et  des  plus  grandes  ver- 
tus, sacrifiant  tout  à  la  patrie  ,  les  plus  féroces 
et  les  plus  intrépides  des  hommes. 

Aussitôt  que  les  Français  et  les  Anglais 
parurent  sur  ces  rivages  ,  par  un  instinct  na- 
turel ,  les  Hurons  s'attachèrent  aux  premiers  ; 
les  Iroquois  se  donnèrent  aux  seconds,  mais 
sans  les  aimer  ;  ils  ne  s'en  servoient  que  pour 
se  procurer  des  armes.  Quand  leurs  nouveaux 
alliés  devenoient  trop  puissans  ,  ils  les  aban- 
donnoient  ;  ils  s'unissoient  à  eux  de  nouveau  , 
quand  les  Français  obtenoient  la  victoire.  On 
vitainsi  un  petit  troupeau  de  Sauvages  se  ména- 
ger entre  deux  grandes  nations  civilisées,  cher- 
cher à  détruire  l'une  par  l'autre,  toucher  sou- 
vent au  moment  d'accomplir  ce  dessein ,  et 
d'élre  à  la  fois  le  maître  et  le  libérateur  de 
cette  partie  du  Nouveau- Monde. 


23o  GÉNIE 

Tels  furent  les  peuples  que  nos  mission- 
naires entreprirent  de  nous  concilier  par  la 
religion.  Si  la  France  vit  son  empire  s'étendre 
en  Amérique  ,  par-delà  les  rives  du  Mescha- 
cebé  ,  si  elle  conserva  si  long-temps  le  Canada 
contre  les  Iroqaois  et  les  Anglais  unis,  elle 
dut  presque  tous  ses  succès  aux  Jésuites.  Ce 
furent  eux  qui  sauvèrent  la  colonie  au  berceau, 
en  plaçant  pour  boulevart,  devant  elle,  un 
village  de  Hurons  et  d'iroquois  chrétiens  ,  en 
prévenant  des  coalitions  générales  d'Indiens  , 
en  négociant  des  traités  de  paix  ,  en  allant 
seuls  s'exposer  à  la  fureur  des  Iroquois,  pour 
traverser  les  desseins  des  Anglais.  Les  gou- 
verneurs de  la  Nouvelle-Angleterre  ne  cessent 
dans  leurs  dépêches  de  peindre  nos  mission- 
naires comme  leurs  plus  dangereux  ennemis  : 
«  Us  déconcertent,  disent-ils,  les  projels  de 
»  la  puissance  Britannique  ;  ils  découvrent 
»  ses  secrets ,  et  lui  enlèvent  le  cœur  et  les 
»  armes  des  Sauvages .  » 

La  mauvaise  administration  du  Canada  ,  les 
fausses  démarches  des  commandans ,  une  poli- 
tique étroite  ou  oppressive ,  meltoient  souvent 
plus  d'entraves  aux  bonnes  intentions  des 
Jésuites  ,  que  l'opposition  de  l'ennemi.  Pré- 


DU  CHKISTIAMSME.  2.61 

sentoicnl-ils  les  plans  les  mieux  concertés  pour 
la  prospérité  de  la  colonie  ,  on  les  louoit  de 
leur  zèle  ,  et  l'on  suivoit  d  autres  avis.  Mais 
aussitôt  que  les  affaires  devenoient  difficiles, 
on  recouroit  à  ces  mêmes  hommes  ,  qu'on 
avoit  si  dédaigneusement  repoussés.  On  ne 
balançoit  point  à  les  employer  dans  des  négo- 
ciations dangereuses,  sans  être  arrêté  par  la 
considération  du  péril  aucjuel  on  lesexposoit: 
l'histoire  de  la  ISouvelle-France  en  offre  un 
exemple  remarquable. 

La  guerre  étoit  allumée  enlre  les  Français 
et  les  Iroquois  :  ceux-ci avoicnt  l'avantage;  ils 
s'élcient  avancés  jusque  sous  les  murs  de 
Québec,  massacrant  et  dévorant  les  habitans 
des  campagnes.  Le  Père  Lamberville  étoit 
en  ce  moment  même  missionnaire  chez  les 
Iroquois.  Quoique  sans  cesse  exposé  à  être 
brûlé  vif  par  les  vainqueurs,  il  n'avoit  pas 
voulu  se  retirer ,  dans  Tespoir  de  les  ramener 
à  des  mesures  pacifiques  ,  et  de  sauver  les 
restes  de  la  colonie  ;  les  vieillards  l'aimoient, 
et  l'avoient  protégé  contre  les  guerriers. 

Sur  ces  entrefaites  il  reçoit  une  lettre  du 
gouverneur  du  Canada  ,  qui  le  supplie  d'en- 
gager les  Sauvages  à  envoyer  des  ambassa- 


232  GÉNIE 

deurs  au  fort  Calarocouy,  pour  traiter  de  la 
paix.  Le  missionnaire  court  chez  les  anciens, 
et  fait  tant,  par  ses  remontrances  et  ses  prières, 
qu'il  les  décide  à  accepter  la  trêve,  et  à  dé- 
puter leurs  principaux  chefs.  Ces  chefs ,  en 
arrivant  au  rendez-vous,  sont  arrêtés,  mis 
aux  fers,  et  envoyés  en  France  aux  galères. 

Le  Père  Lamberville  avoit  ignoré  le  dessein 
secret  du  commandant,  et  il  avoit  agi  de  si 
bonne  foi  qu'il  étoit  demeuré  au  milieu  des 
Sauvages.  Quand  il  apprit  ce  qui  étoit  arrivé  , 
il  se  crut  perdu.  Les  anciens  le  firent  appeler  ; 
il  les  trouva  assemblés  au  conseil,  le  visage 
sévère  et  l'air  menaçant.  Un  d'entr'eux  lui 
raconta  avec  indignation  la  trahison  du  gou- 
verneur ;  puis  il  ajouta  : 

«  On  ne  sauroit  disconvenir  que  toutes 
sortes  de  raisons  ne  nous  autorisent  à  te 
traiter  en  ennemi;  mais  nous  ne  pouvons 
nous  y  résoudre.  Nous  te  connoissons  trop 
pour  n'être  pas  persuadés  que  ton  cœur  n'a 
point  de  part  à  la  trahison  que  tu  nous  as 
faite,  et  nous  ne  sommes  pas  assez  injustes 
pour  te  punir  d'un  crime  dont  nous  te  croyons 
innocent,  et  que  tu  détestes  ,  sans  doute  ,  au- 
tant que  nous; il  n'est  pourtant  pas  à 


DU  CHRISTIANISME.  233 

propos  que  tu  restes  ici  :  tout  le  monde  ne 
t'y  rendroit  peut-être  pas  la  même  justice  ; 
et,  quand  une  fois  notre  jeunesse  aura  chanté 
la  guerre,  elle  ne  verra  plus  en  toi  qu'un 
perfide  qui  a  livré  nos  chefs  à  un  dur  et  rude 
esclavage ,  et  elle  n'écoutera  plus  que  sa 
fureur  ,  à  laquelle  nous  ne  serions  plus  les 
maîtres  de  te  soustraire   (i).  » 

Après  ce  discours,  on  contraignit  le  mis- 
sionnaire de  partir ,  et  on  lui  donna  des  guides 
qui  le  conduisirent  par  des  routes  détournées 
au-delà  de  la  frontière.  Louis  XIV  fit  relâcher 
les  Indiens ,  aussitôt  qu'il  eut  appris  la  manière 
dont  on  les  avoit  arrêtés.  Le  chef  qui  avoit 
harangué  le  Père  Lamberville  se  convertit  peu 
de  temps  après,  et  se  retira  à  Québec.  Sa 
conduite  ,  en  cette  occasion  ,  fut  le  premier 
fruit  des  vertus  du  christianisme,  qui  com- 
mençoient  à  germer  dans  son  cœur. 

Mais  aussi  quels  hommes  que  les  Brébœuf, 
les  Lallemant,  les  Jogues,  qui  réchauffèrent 
de  leur  sang  les  sillons  glacés  de  la  Nouvelle- 
France  !  J'ai  rencontré  moi-même  un  de  ces 

(i)  Charlevolx ,  Hist.  Je  la  Koui>.  Fiance ^  f/j-4-', 
tum.  1 ,  liv.  XI ,  p.  5i  I. 


a34  GENIE 

apôtres,  au  milieu  des  soliludes  américaines. 
Un  malin  que  je  cheminois  lentement  dans  les 
forêts,  j'aperçus,  venant  à  moi,  un  grand 
vieillard  à  barbe  blanche,  vêtu  d'une  longue 
robe,  lisant  attentivement  dans  un  livre,  et 
marchant  appuyé  sur  un  bâton  ;  il  étoit  tout 
illuminé  par  un  rayon  de  l'aurore  ,  qui  tom- 
boit  sur  lui  à  travers  le  feuillage  des  arbres  : 
on  eût  cru  voir  Thermosiris,  sortant  du  bois 
sacré  des  Muses ,  dans  les  déserts  de  la  Haute- 
Egypte.  G'étoit  un  missionnaire  de  la  Loui- 
siane ;  il  revenoit  de  la  Nouvelle-Orléans  ,  et 
retournoit  aux  Illinois  où  il  dirigeoit  un  petit 
troupeau  de  Français  et  de  Sauvages  chrétiens. 
Il  m'accompagna  pendant  plusieurs  jours  : 
quelque  diligent  que  je  fusse  au  matin,  je 
trouvois  toujours  le  vieux  voyageur  levé  avant 
moi ,  et  disant  son  bréviaire  ,  en  se  promenant 
dans  la  forêt.  Ce  saint  homme  avoit  beaucoup 
souffert  ;  il  racontoit  bien  les  peines  de  sa 
vie  ;  il  en  parloit  sans  aigreur,  et  surtout  sans 
plaisir,  mais  avec  sérénité:  je  n'ai  point  vu 
un  sourire  plus  paisible  que  le  sien.  Il  ci  toit 
agréablement  et  souvent  des  vers  de  Virgile 
et  même  d'Homcrc ,  qu'il  appliquoit  aux 
belles   scènes    qui    se  succédoient    sous   nos 


DU  CHRISTIANISME.  235 

yeux  ,  ou  aux  pensées  qui  nous  occupoient. 
11  me  parut  avoir  des  connoissances  en  tous 
genres,  qu'il  laissoit  à  peine  apercevoir  sous 
sa  simplicité  évangélique  ;  comme  ses  prédé- 
cesseurs les  apôtres,  sachant  tout,  il  avoit 
l'air  de  tout  ignorer.  Nous  eûmes  un  jour 
une  conversation  sur  la  révolution  française, 
et  nous  trouvâmes  quelque  charme  à  causer 
des  troubles  des  hommes,  dans  les  lieux  les 
plus  tranquilles.  Nous  étions  assis  dans  une 
vallée,  au  bord  d'un  fleuve  dont  nous  ne 
savions  point  le  nom,  et  qui,  depuis  nombre 
de  siècles,  rafraîchissoit  de  ses  eaux  cette  rive 
inconnue.  J'en  fis  faire  la  remarque  au  vieil- 
lard qui  s'attendrit  ;  les  larmes  lui  vinrent  aux 
yeux  ,  à  cette  image  d'une  vie  ignorée  sacri- 
fiée dans  les  déserts  à  d'obscurs  bienfaits. 

Le  Père  Charlevoix  nous  décrit  ainsi  un  des 
missionnaires  du  Canada  : 

«  Le  Père  Daniel  étoit  trop  près  de  Québec 
pour  n'y  pas  faire  un  tour  avant  de  reprendre 
le  chemin  de  sa  mission 

Il  arriva  au  port  dans  un  canot,  l'aviron  à  la 
main ,  accompagné  de  trois  ou  quatre  Sau- 
vages ,  les  pieds  nus,  épuisé  de  force,   une 


:>36  GÉNIE 

chemise  pourrie ,  et  une  soutane  toute  déchirée 
sur  son  corps  décharné;  mais  avec  un  visage 
content  et  charmé  de  la  vie  qu'il  menoit,  et 
inspirant  par  son  air  et  par  ses  discours  l'envie 
d'aller  partager  avec  lui  des  croix  auxquelles 
le  Seigneur  attachoit  tant  d'onction  (i).  » 

Yoilà  de  ces  joies  et  de  ces  larmes,  telles 
que  Jésus-Christ  les  a  véritablement  promises 
à  ses  élus. 

Ecoutons  encore  l'historien  de  la  Nouvelle- 
France  : 

«  Rien  n'étoit  plus  apostolique  que  la  vie 
qu'ils  menoient  (les  missionnaires  chez  les 
Hurons).  Tous  leurs  momens  étoient  comptés 
par  quelque  action  héroïque  ,  par  des  conver- 
sions ou  par  des  souffrances  qu'ils  regardoient 
comme  de  vrais  dédommagemens,  lorsque 
leurs  travaux  n'avoient  pas  produit  tout  le 
fruit  dont  ils  s'étoient  flattés.  Depuis  quatre 
heures  du  matin  qu'ils  se  levoient,  lorsqu'ils 
n'étoient  pas  en  course,  jusqu'à  huit,  ils  de- 
meuroient  ordinairement  renfermés  :  c'étoit 
le  temps  de  la  prière  ,  et  le  seul  qu'ils  eussent 

(i)  Charlevoix,  Hisl.  de  la  Noui>.  Fiance,  in-/^" , 
tom.  I,  liv.  V,  p.  2  00. 


DU  CHRISTIANISME.  sSj 

fie  libre  pour  leur  exercice  de  piclc.  A  huit 
heures ,  chacun  alloit  où  son  devoir  l'appeloit  ; 
les  uns  visitoient  les  malades  ;  les  autres  sui- 
voient  dans  les  campagnes  ceux  qui  travail- 
loient  à  cultiver  la  terre  ;  d'autres  se  trans- 
portoient  dans  les  bourgades  voisines  ,  qui 
étoient  destituées  de  pasteurs.  Ces  causes  pro- 
duisoient  plusieurs  bons  effets  ;  car  ,  en  pre- 
mier lieu  ,  il  ne  mouroit  point,  ou  il  mouroit 
bien  peu  d'enfans  sans  baptême  ;  des  adultes 
même  qui  avoient  refusé  de  se  faire  inscrire 
tandis  qu'ils  étoient  en  santé ,  se  rendoient  dès 
qu'ils  étoient  malades  ;  ils  ne  pouvoient  tenir 
contre  l'industrieuse  et  constante  charité  de 
leurs  médecins  (i).  » 

Si  l'on  trouvoit  de  pareilles  descriptions 
dans  le  Télémaque,  on  se  récrieroit  sur  le 
goût  simple  et  touchant  de  ces  choses  :  on 
loueroit  avec  transport  la  fiction  du  poëte , 
et  l'on  est  insensible  à  la  vérité  présentée  avec 
les  mêmes  attraits. 

Ce  n'étoit  là  que  les  moindres  travaux  de 
ces  hommes  évangéliques  :  tantôt  ils  suivoient 

(i)  Charlevoix,  Hist.  fie  la  Nouo.  France ,  in  -  ^^ , 
lom.  I,  liv.  V,  p.  2  17. 


-3S  GÉNIE 

le  Sauvage  dans  des  chasses  qui  duroient  plu- 
sieurs années ,  et  pendant  lesquelles  ils  se 
trouvoient  obliges  de  manger  jusqu'à  leur 
vêtement  ;  tantôt  ils  étoient  exposes  aux 
caprices  de  ces  Indiens ,  qui ,  comme  des 
cnfans,  ne  savent  jamais  résister  à  un  mou- 
vement de  leur  imagination  ou  de  leurs  désirs. 
Mais  les  missionnaires  s'estimoient  récom- 
pensés de  leurs  peines,  s'ils  avoient ,  durant 
leurs  longues  souffrances,  acquis  une  âme  à 
Dieu,  ouvert  le  ciel  à  un  enfant,  soulagé  un 
malade ,  essuyé  les  pleurs  d'un  infortuné.  Nous 
avons  déjà  vu  que  la  patrie  n'avoit  point  de 
citoyens  plus  fidèles  ;  Fhonneur  d'être  Français 
leur  valut  souvent  la  persécution  et  la  mort  : 
les  Sauvages  les  reconnoissoient  pour  être  de 
~la  chair  blanche  de  Québec  ,  à  l'intrépidité 
avec  laquelle  ils  supportoient  les  plus  affreux 
supplices. 

Le  ciel ,  touché  de  leurs  vertus ,  accorda  à 
plusieurs  d'entr'eux  cette  palme  qu'ils  avoient 
tant  désirée  ,  et  qui  les  a  fait  monter  au  rang 
des  premiers  apôtres.  La  bourgade  Huronne 
où  le  Père  Daniel  (i)  étoit  missionnaire  ,  fut 

(i)  Le  même  dont  Charlevoix   nous  a  fait  le  portrait. 


DU  CHRISTIANISME.  289 

surprise  par  les  Iroqiiois,  au  malin  du  4  de 
juillet  1648  ;  les  jeunes  guerriersétoientabsens. 
Le  Jésuite,  dans  ce  moment  même  ,  disoit  la 
messe  à  ses  néophytes.  Il  n'eut  que  le  temps 
d'achever  la  consécration  ,  et  de  courir  à  l'en- 
droit d'où  parloient  les  cris.  Une  scène  lamen- 
table s'offrit  à  ses  yeux  :  femmes,  enfans,  vieil- 
lards gisoient  ])éle-mcle  expirans.  Tout  ce  qui 
vivoit  encore  tombe  à  ses  pieds,  et  lui  demande 
le  baptême.  Le  Père  trempe  unvoile  dans  l'eau, 
et  le  secouant  sur  la  foule  à  genoux  ,  procure 
la  vie  des  cieux  à  ceux  qu'il  ne  pouvoit  arra- 
cher à  la  mort  temporelle.  Il  se  ressouvint 
alors  d'avoir  laissé  dans  les  cabanes  quelques 
malades  qui  n'avoient  point  encore  reçu  le 
sceau  du  christianisme  ;  il  y  vole,  les  met  au 
nombre  des  rachetés,  retourne  à  la  chapelle, 
cache  les  vases  sacrés,  donne  une  absolution 
générale  aux  Hurons  qui  s'étoient  réfugiés  à 
l'autel ,  les  presse  de  fuir ,  et  pour  leur  en 
laisser  le  temps ,  marche  à  la  rencontre  des 
ennemis.  A  la  vue  de  ce  prêtre  qui  s'avançoit 
seul  contre  une  armée ,  les  Barbares  étonnés 
s'arrêtent ,  et  reculent  quelques  pas  ;  n'osant 
approcher  du  saint,  ils  le  percent  de  loin  avec 
leurs  flèches,  «  Il  en  étoit  tout  hérissé  ,   dit 


24o  GÉNIE 

Charlevoix,  qu'il  parloit  encore  avec  une 
action  surprenante  ,  tantôt  à  Dieu  à  qui  il 
offroit  son  sang  pour  le  troupeau,  tantôt  à 
ses  meurtriers  qu'il  menaçoit  de  la  colère  du 
ciel,  en  les  assurant  néanmoins  qu'ils  trou- 
veroient  toujours  le  Seigneur  disposé  à  les 
recevoir  en  grâce  ,  s'ils  avoient  recours  à  sa 
clémence  (i).  »  Il  meurt,  et  sauve  une  partie 
de  ses  néophytes  ,  en  arrêtant  ainsi  les  Iroquois 
autour  de  lui. 

Le  Père  Garnier  montra  le  même  héroïsme 
dans  une  autre  bourgade  :  il  éloit  tout  jeune 
encore,  et  s'étoit  arraché  nouvellement  aux 
pleurs  de  sa  famille,  pour  sauver  des  âmes  dans 
les  forêts  du  Canada.  Atteint  de  deux  balles 
sur  le  champ  de  carnage ,  il  est  renversé  sans 
connoissance  :  un  Iroquois,  le  croyant  mort, 
le  dépouille.  Quelque  ternps  après,  le  Père  re- 
vient de  son  évanouissement  ;  il  soulève  la  tête, 
et  voit  à  quelque  distance  unHuron  quirendoit 
le  dernier  soupir.  L'apôtre  fait  un  effort  pour 
aller  absoudre  le  catéchumène  ;  il  se  traîne , 
il  retombe  :  un  Barbare  l'aperçoit,  accourt, 
et  lui  fend  les  entrailles  de  deux  coups  de 

(i)  llist.  de  la  Noiw.  France ,  t.  I,  llv.  VJI ,  p.  286. 


DU  CHRISTIANISME.  ^.41 

hache  :  «  Il  expire,  dit  encore  Charlevoix, 
dans  l'exercice,  et  pour  ainsi  dire  dans  le 
sein  même  de  la  charilé  (i).  « 

Enfin  le  Père  Brébœuf,  oncle  du  poëte 
du  même  nom ,  fut  brûlé  avec  ces  tourmens 
horribles  que  les  Iroquois  faisoient  subir  à 
leurs  prisonniers. 

w  Ce  Père,  que  vingt  années  de  travaux, 
les  plus  capables  de  faire  mourir  tous  les 
sentimensnalurels,  un  caractère  d'esprit  d'une 
fermeté  à  l'épreuve  de  tout,  une  vertu  nourrie 
dans  la  vue  toujours  prochaine  d'une  mort 
cruelle  ,  et  portée  jusqu'à  en  faire  Fobjet  de 
ses  vœux  les  plus  ardens,  prévenu  d'ailleurs, 
par  plus  d'un  avertissement  céleste,  que  ses 
vœux  seroient  exaucés,  se  rioit  également  des 
menaces  et  des  tortures;  mais  la  vue  de  ses 
chers  néophytes ,  cruellement  traités  à  ses 
yeux,  répandoit  une  grande  amertume  sur  la 
joie  qu'il  rcssentoit  de  voir  ses  espérances 
accomplies 

»  Les  Iroquois  connurent  bien  d'abord  qu'ils 
auroient  affaire  à  un  homme  à  qui  ils  n'au- 

(i)  Hist.  de  la  Nouq.  France ,  1. 1 ,  liv.  VII  ,  p.  agS. 
4.  16 


242  GÉNIE 

roient  pas  le  plaisir  de  voir  échapper  la 
moindre  foiblesse ,  et  comme  s'ils  eussent 
appréhendé  qu'il  ne  communiquât  aux  autres 
son  intrépidité  ,  ils  le  séparèrent ,  après  quel- 
que temps ,  de  la  troupe  des  prisonniers ,  le 
firent  monter  seul  sur  un  échafaud ,  et  s'achar- 
nèrent de  telle  sorte  sur  lui,  qu'ils  paroissoient 
hors  d'eux-mêmes  ,  de  rage  et  de  désespoir. 

»  Tout  cela  n'empêchoit  point  le  serviteur 
de  Dieu  de  parler  d'une  voix  fortt ,  tantôt 
aux  Hurons  qui  ne  le  voyoient  plus ,  mais  qui 
pouvoient  encore  l'entendre ,  tantôt  à  ses 
bourreaux  qu'il  exhortoit  à  craindre  la  colère 
du  ciel,  s'ils  continuoient  à  persécuter  les 
adorateurs  du  vrai  Dieu.  Cette  liberté  étonna 
les  Barbares;  ilsvoulurent  lui  imposer  silence  , 
et,  n'en  pouvant  venir  à  bout,  ils  lui  coupèrent 
la  lèvre  inférieure  et  l'extrémité  du  nez,  lui 
appliquèrent  par  tout  le  corps  des  torches 
allumées,  lui  brûlèrent  les  gencives ,  etc.  (i  )•  ^> 

On  tourmentoit  auprès  du  Père  Brébœuf 
un  autre  missionnaire  nommé  le  Père  Lalle- 
mant,  et  qui  ne  faisoit  que  d'entrer  dans  la 


(i)  Charievoix,  1. 1,  liv.  YII,  p.  292. 


DU  CHRISTIANISME.  243 

carrière  évangclique.  La  douleur  lui  arrachoit 
quelquefois  des  cris  involontaires  ;  il  deman- 
doit  de  la  force  au  vieil  apôtre ,  qui ,  ne  pouvant 
plus  parler,  lui  faisoit  de  douces  inclinations 
de  tcte,  et  sourioit  avec  ses  lèvres  mutilées, 
pour  encourager  le  jeune  martyr  :  les  fumées 
des  deux  bûchers  montoient  ensemble  vers  le 
ciel ,  et  affligeoient  et  rcjouissoient  les  anges. 
On  fit  un  collier  de  haches  ardentes  au  Père 
Brcbœuf;  on  lui  coupa  des  lambeaux  de 
chair  que  l'on  dévora  à  ses  yeux ,  en  lui  disant 
que  la  chair  des  Français  étoit  excellente  (i)  ; 
puis ,  continuant  ces  railleries  :  «  Tu  nous 
assurois  tout  à  Theure  ,  crioientles  Barbares, 
que  plus  on  souffre  sur  la  terre  ,  plus  on  est 
heureux  dans  le  ciel  ;  c'est  par  amitié  pour 
toi ,  que  nous  nous  étudions  à  augmenter  tes 
souffrances  (2).  » 

Lorsqu'on  portoit  dans  Paris  des  cœurs 
de  prêtres  au  bout  des  piques,  on  chantoit  : 
Ah  !  il  nest  point  de  fêle ,  quand  le  cœur 
nen  est  pas. 

Enfin  ,  après  avoir  souffert  plusieurs  autres 

(i)  Hist.  de  la  Nouv.  Fiance ,  p.  298  et  u.g^ 
(2)  Ib.  id.  p.  294. 

16. 


244  GÉNIE 

tourmens  que  nous  n'oserions  transcrire ,  le 
Père  Brébœuf  rendit  l'esprit,  et  son  âme 
s'envola  au  séjour  de  celui  qui  guérit  toutes 
les  plaies  de  ses  serviteurs. 

C'étoit  en  1649  ^^^  ^^^  choses  se  passoient 
en  Canada ,  c'est-à-dire  au  moment  de  la  plus 
grande  prospérité  de  la  France,  et  pendant 
les  fêtes  de  Louis  XIV  :  tout  triomphoit  alors, 
le  missionnaire  et  le  soldat. 

Ceux  pour  qui  un  prêtre  est  un  objet  de 
haine  et  de  risée,  se  réjouiront  de  ces  tour- 
mens des  confesseurs  de  la  foi.  Les  sages, 
avec  un  esprit  de  prudence  et  de  modération , 
diront  qu'après  tout  les  missionnaires  étoient 
victimes  de  leur  fanatisme  ;  ils  demanderont , 
avec  une  pitié  superbe ,  ce  que  ces  moines 
allaient  faire  dans  les  déserts  de  rAméricjue  ? 
A  la  vérité  ,  nous  convenons  qu'ils  n'alloicnt 
pas,  sur  un  plan  de  savans  ,  tenter  de  grandes 
découvertes  philosophiques;  ils  obéissoient 
seulement  à  ce  Maître  qui  leur  avoit  dit  : 
«  Allez  et  enseignez.  »  Docete  omnes  génies; 
et  sur  la  foi  de  ce  commandement ,  avec  une 
simplicité  extrême ,  ils  quittoient  les  délices 
de  la  patrie,  pour  aller,  au  prix  de  leur 
sang,  révéler  à  un  Barbare  qu'ils  n'avoient 


DU  CHRISTIANISME.  245 

jamais  vu —  Quoi?  rien,  selon  le 

monde  ,  presque  rien  :  L' existence  de  Dieu 
et  r immortalité'  de  rdm.e  :  Docete   omnes 

GENTES  ! 


^46  GÉNIE 

VVVVVVV\'^VVVVVVVVVVVVVVVlVVVVVVV\VVV\AfXVVVVVVt^AiVVVvVVVVVVVVVVVVVVVVVV\'VVVV^'VVVVV 

CHAPITRE  IX. 

Fin  des   Missions. 

Ainsi  nous  avons  indiqué  les  voies  que 
suivoient  les  différentes  missions  :  voies  de 
simplicité,  voies  de  science  ,  voies  de  légis- 
lation, voies  d'héroïsme.  Il  nous  semble  que 
c'étoit  un  juste  sujet  d'orgueil  pour  l'Europe , 
et  surtout  pour  la  France,  qui  fournissoit  le 
plus  grand  nombre  de  missionnaires  ,  de  voir 
tous  les  ans  sortir  de  son  sein  des  hommes 
qui  alloient  faire  éclater  les  miracles  des  arts, 
des  lois ,  de  l'humanité  et  du  courage ,  dans 
les  quatre  parties  de  la  terre.  De  là  provenoit 
la  haute  idée  que  les  étrangers  se  formoient 
de  notre  nation,  et  du  Dieu  qu'on  y  adoroit. 
Les  peuples  les  plus  éloignés  vouloient  entrer 
en  liaison  avec  nous  ;  Fambassadeur  du  Sau- 
vage de  l'Occident  rencontroit  à  notre  cour 
l'ambassadeur  des  nations  de  l'Aurore.  Nous 
ne  nous  piquons  pas  du  don  de  prophétie  ; 
mais  on  se  peut  tenir  assuré ,  et  l'expérience 


DU  CHRISTIANISME.  2^7 

le  prouvera,  que  jamais  dessavans,  dépêche's 
aux  pays  lointains  ,  avec  les  instrumens  et  les 
plans  d'une  académie,  ne  feront  ce  qu'un 
pau\Te  moine ,  parti  à  pied  de  son  couvent , 
exécutoit  seul  avec  son  chapelet  et  son  bré- 
viaire. 


GÉNIE  DU  CHRISTIANISME.         2^9 


QUATRIEME  PARTIE. 

CULTE. 

LIVRE  CINQUIÈME. 

ORDRES   MILITAIRES    OU    CHEVALERIE. 
vvvvvvvvxvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvi\vvvvvvvvvvv\vvvvwvw 

CHAPITRE  PREMIER. 

Chevaliers  de  Malte. 

Il  n'y  a  pas  un  beau  souvenir ,  pas  une  belle 
institution  dans  les  siècles  modernes ,  que  le 
christianisme  ne  réclame.  Les  seuls  temps 
poétiques  de  notre  histoire ,  les  temps  chevale- 
resques lui  appartiennent  encore  :  la  vraie 
religion  aie  singulier  mérite  d'avoir  créé  parmi 
nous  rage  de  la  féerie  et  desenchantemens. 

M.  de  Sainte-Palaye  semble  vouloir  séparer 
la  chevalerie  militaire  de  la  chevalerie  reli- 


aSo  GÉNIE 

gieuse,  et  tout  invite,  au  contraire,  a  les 
confondre.  Il  ne  croit  pas  qu'on  puisse  faire 
remonter  l'institution  de  la  première  au-delà 
du  onzième  siècle  (i);  or,  c'est  précisé- 
ment l'époque  des  croisades  qui  donna  nais- 
sance aux  Hospitaliers ,  aux  Templiers  et  à 
Tordre  Teutonique  (2).  La  loi  formelle  par 
laquelle  la  chevalerie  militaire  s'engageoit  à 
défendre  la  foi ,  la  ressemblance  de  ses  céré- 
monies avec  celles  des  sacremens  de  l'Eglise , 
ses  jeûnes ,  ses  ablutions  ,  ses  confessions ,  ses 
prières ,  ses  engagemens  monastiques  (3) , 
montrent  suffisamment  que  tous  les  chevaliers 
avoient  la  même  origine  religieuse.  Enfin  ,  le 
vœu  de  célibat  qui  paroît  établir  une  diffé- 
rence essentielle  entre  des  héros  chastes  et 
des  guerriers  qui  ne  parlent  que  d'amour , 
n'est  pas  une  chose  qui  doive  arrêter;  car  ce 
vœu  n'étoit  pas  général  dans  les  ordres  mili- 
taires chrétiens  .les  chevaliers  deSaint-Jacques- 


(i)  3ïém.  sur  Pane.  Cheo.  tom.  1 ,  2=  part .  p.  66. 

(2)  Hén.  Hisl.  de  Fr.,   t.  I,   p.    167.  Fleurj,  Hist. 
ecclés.^  t.  XIV,  p.  38;  ;  t.  XV,  p.  604..  Helyol,  Hist.  des 

Ordres  rcîig.  t.  IIÏ  ,  p.  74  ,  i4.3. 

(3)  Salnle-Paîaje  ,  loc.  cit.  et  la  note  1 1. 


DU  CHRISTIANISME.  aSi 

de-l'Epce,  enEspagne.  pouvoientscmarier(i), 
et  dans  l'ordre  de  Malte ,  on  n'est  obligé  de 
renoncer  au  lien  conjugal ,  qu'en  passant  aux 
dignités  de  Tordre,  ou  en  entrant  en  jouis- 
sance de  ses  bénéfices. 

D' après  Tabbé  Giustiniani,  ou  sur  le  témoi- 
gnage plus  certain,  mais  moins  agréable,  du 
Frère  Hclyot,  on  trouve  trente  ordres  reli- 
gieux militaires  :  neuf  sous  la  règle  de  saint 
Basile ,  quatorze  sous  celle  de  saint  Augustin , 
et  sept  attachés  à  l'institut  de  saint  Benoît. 
Nous  ne  parlerons  que  des  principaux,  à 
savoir  :  les  Hospitaliers,  ou  chevaliers  de 
Malte  en  Orient,  les  Teuloniques  à  l'Occi- 
dent et  au  Nord ,  et  les  chevaliers  de  Cala- 
trave  (en  y  comprenant  ceux  d'Alcantara 
et  de  Saint-Jacques-de-l'Epée  )  au  midi  de 
l'Europe. 

Si  les  historiens  sont  exacts,  on  peut  compter 
encore  plus  de  vingt-huit  autres  ordres  mili- 
taires ,  qui ,  n'étant  point  soumis  à  des  règles 
particulières  ,  ne  sont  considérés  que  comme 
d'illustres  confiéries  religieuses  :  tels  sont  ces 

(i)  Fleurj,  HisL  ecclés.  t.  XV,  liv.  LXXII,  p.  4.06, 
édit.  17 19,  in-4.". 


252  GÉNIE 

chevaliers  du  Lion ,  du  Croissant ,  du  Dragon , 
de  l'Aigle-Blanche  ,  du  Lys,  du  Fer-d'Or,  et 
ces  chevalières  de  la  Hache  ,  dont  les  noms 
rappellent  les  Roland ,  les  Roger ,  les  Renaud, 
les  Glorinde,  les  Bradaraante  ,  et  les  prodiges 
de  la  Table  ronde. 

Quelques  marchands  d'Amalfi ,  dans  le 
royaume  de  Naples,  obtiennent  de  Romen- 
sor  ,  calife  d'Egypte  ,  la  permission  de  bâtir 
une  église  latine  à  Jérusalem;  ils  y  ajoutent 
un  hôpital  pour  y  recevoir  les  étrangers  et  les 
pèlerins  :  Gérard  de  Provence  le  gouverne.  Les 
croisades  commencent.  Godefroy  de  Bouillon 
arrive  ,  il  donne  quelques  terres  aux  nouveaux 
Hospitaliers.  Boyant-Roger  succède  à  Gérard, 
Raymond-DupuyàRoger.Dupuy  prend  le  titre 
de  grand-maître ,  divise  les  Hospitaliers  en 
chevaliers ,  pour  assurer  les  chemins  aux  pèle- 
rins et  pour  combattre  les  infidèles ,  on  chape- 
lains ^  consacrés  au  service  des  autels,  et  en 
Frères  seivans,  qui  dévoient  aussi  prendre  les 
armes, 

L'Italie  ,  l'Espagne  ,  la  France  ,  l'Angle- 
terre, l'Allemagne  et  la  Grèce,  qui,  tour  à 
tour  ou  toutes  ensemble ,  viennent  aborder 
aux  rivages  de  la  Syrie,  sont  soutenues  par 


DU  CHRISTIANISME.  :i53 

les  braves  Hospitaliers.  Mais  la  fortune  change 
sans  changer  la  valeur  :  Saladin  reprend  Jéru- 
salem. Acre  ,    ou   Ptolémaïdc  est  bientôt  le 
seul  port  qui  reste  aux  croisés  en  Palestine. 
On  y  voit  réunis  le  roi  de  Jérusalem  et  de 
Chypre  ,  le  roi  de  Naples  et  de  Sicile  ,  le  roi 
d'Arménie,  le  prince  d'Antioche,   le  comte 
de  Jaffa ,    le   patriarche   de   Jérusalem ,    les 
chevaliers  du  Saint-Sépulcre ,  le  légat  du  pape, 
le  comte  de  Tripoli ,  le  prince  de  Galilée,  les 
Templiers ,  les  Hospitaliers ,   les   chevaliers 
Teutoniques  ,  ceux  de  Saint-Lazare,  les  Véni- 
tiens, les  Génois,   les  Pisans,  les  Florentins, 
le  prince  deTarcnte  et  le  duc  d'Athènes.  Tous 
ces  princes  ,  tous  ces  peuples,  tous  ces  ordres 
ont  leur  quartier  séparé ,  où  ils  vivent  indé- 
pendans  les  uns  des  autres  :  «  En  sorte,   dit 
l'abbé  Fleury  ,   qu'il  y  avoit    cinquante-huit 
tribunaux  qui  jugeoient  à  mort  (i).  » 

Le  trouble  ne  tarda  pas  à  se  mettre  parmi 
tant  d'hommes  de  mœurs  et  d'intérêts  divers. 
On  en  vient  aux  mains  dans  la  vilje.  Charles 
d'Anjou,  et  Hugues  III,  roi  de  Chypre,  pré- 
tendant tous  deux  au  royaume  de  Jérusalem, 

(i)  Ilisi.  ecclés. 


254  GENIE 

augmentent  encore  la  confusion.  Le  soudan 
Mélec-Messor  profite  de  ces  querelles  intes- 
tines ,  et  s'avance  avec  une  puissante  arme'e  , 
dans  le  dessein  d'arracher  aux  croisés  leur 
dernier  refuge.  Il  est  empoisonné  par  un  de 
ses  émirs ,  en  sortant  d'Egypte  ;  mais ,  avant 
d'expirer,  il  fait  jurer  à  son  fils  de  ne  point 
donner  de  sépulture  aux  cendres  paternelles, 
qu'il  n'ait  fait  tomber  Ptolémaïde. 

Mélec-Séraph  exécute  la  dernière  volonté 
de  son  père  :  Acre  est  assiégée  et  emportée 
d'assaut,  le  1 8  de  mai  1291.  Des  religieuses 
donnèrent  alors  un  exemple  effrayant  de  la 
chasteté  chrétienne  :  elles  se  mutilèrent  le 
visage ,  et  furent  trouvées  dans  cet  état  par 
les  infidèles  qui  en  eurent  horreur,  et  les 
massacrèrent. 

Après  la  réduction  de  Ptolémaïde ,  les 
Hospitaliers  se  retirèrent  dans  l'île  de  Chypre , 
où  ils  demeurèrent  dix-huit  ans.  Pthodes  ré- 
voltée contre  Andronique ,  empereur  d'O- 
rient ,  appelle  les  Sarrasins  dans  ses  murs. 
Villaret,  grand-maître  des  Hospitaliers  ,  ob- 
tient d'Andronique  l'investiture  de  l'île ,  en 
cas  qu'il  puisse  la  soustraire  au  joug  des  Maho- 
métans.  Ses  chevaliers  se  couvrent  de  peaux 


DU  CHRISTIANISME.  aSS 

de  brebis,  et,  se  traînant  sur  les  mains  au 
milieu  d'un  troupeau  ,  ils  se  glissent  dans  la 
ville  pendant  un  épais  brouillard,  se  saisissent 
d'une  des  portes ,  égorgent  la  garde,  et  intro- 
duisent dans  les  murs  le  reste  de  Tarmée 
chré  tienne. 

Quatre  fois  les  Turcs  essaient  de  reprendre 
l'île  de  Rliodes  sur  les  chevaliers,  et  quatre 
fois  ils  sont  repoussés.  Au  troisième  effort,  le 
siège  de  la  ville  dura  cinq  ans  ,  et  au  quatrième, 
Mahomet  battit  les  murs  avec  seize  canons, 
d'un  calibre  tel  qu'on  n'en  avoit  point  encore 
vu  en  Europe. 

Ces  mêmes  chevaliers  ,  à  peine  échappes  à 
la  puissance  Ottomane  ,  en  devinrent  les  pro- 
tecteurs. Un  prince  Zizime,  fils  de  ce  Maho- 
met II  qui  naguère  foudroyoit  les  remparts  de 
Rhodes ,  implore  le  secours  des  chevaliers 
contre  Bajazet  son  frère  ,  qui  l'avoit  dépouillé 
de  son  héritage.  Bajazet  qui  craignoit  une 
guerre  civile ,  se  hâte  de  faire  la  paix  avec 
l'Ordre  ,  et  consent  à  lui  payer  une  certaine 
somme  tous  les  ans  ,  pour  lapension  de  Zizime. 
On  vit  alors ,  par  un  de  ces  jeux  si  communs 
de  la  fortune ,  un  puissant  empereur  desTurcs, 
tributaire  de  quelques  Hospitaliers  chrétiens. 


256  GÉNIE 

Enfin,  sous  le  grand-maître  Villiers-de- 
rile-Adam,  Soliman  s'empare  de  Rhodes , 
après  avoir  perdu  cent  mille  hommes  devant 
ses  murs.  Les  chevaliers  se  retirent  à  Malte,, 
que  leur  abandonne  Charles- Quint.  Ils  y  sont 
attaque's  de  nouveau  par  les  Turcs;  mais  leur 
courage  les  délivre  ,  et  ils  restent  paisibles 
possesseurs  de  Tile ,  sous  le  nom  de  laquelle 
ils  sont  encore  connus  aujourd'hui  (i). 

(i)  Vert.  Hist.  des  Cliev.  de  Malle;  Fleury,  Hist. 
ecclés.  Giustiniaiii ,  Ist.  cron.  d^eW  or.  degli  Ord.  millt. 
Heljot,  Hist.  des  Ordres  relig.  t.  III. 


DU  CHRISTIANISME.  aSy 

vvvvvvvvvvvvvv*vvvvv*vvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\*v**vwwvvw*v*» 

CHAPITRE  11. 

Ordre  Teutonique. 

A  l'autre  extrémité  de  l'Europe  ,  la  che- 
valerie religieuse  jetoit  les  fondemens  de  ces 
Etats ,  qui  sont  devenus  de  puissans  royaumes. 

L'ordre  Teutonique  avoit  pris  naissance 
pendant  le  premier  siège  d'Acre  par  les  chré- 
tiens ,  vers  l'an  1 190.  Dans  la  suite ,  le  duc  de 
Massovie  et  de  Pologne  l'appela  à  la  défense 
de  sesEtats  contre  les  incursions  des  Prussiens. 
Ceux-ci  étoient  des  peuples  barhares ,  qui  sor- 
toient  de  temps  en  temps  de  leurs  forets,  pour 
ravager  les  contrées  voisines.  Ils  avoient  réduit 
la  province  de  Culm  en  une  affreuse  solitude , 
et  n'avoient  laissé  debout  sur  la  Yistule ,  que 
le  seul  château  de  Plotzko.  Les  chevaliers 
Teutoniques,  pénétrant  peu  à  peu  dans  les  bois 
de  la  Prusse ,  y  bâtirent  des  forteresses.  Les 
Warmiens,  les  Barthes ,  les  Natangues  subi- 
rent tour  à  tour  le  joug ,  et  la  niivigation  des 
mers  du  Nord  fut  assurée. 

4.  17 


258  GÉNIE 

Les  chevaliers  de  Porte-glaive ,  qui  de  leur 
côté  avoient  travaillé  à  la  conquête  des  pays 
septentrionaux,  en  se  réunissant  aux  chevaliers 
Teutoniques,  leur  donnèrent  une  puissance 
vraiment  royale.  Les  progrès  de  l'Ordre  furent 
cependant  retardés  par  la  division  qui  régna 
long-temps  entre  les  chevaliers  et  les  évêques 
de  Livonic  ;  mais  enfin ,  tout  le  nord  de  l'Eu- 
rope s'étant  soumis  ,  Albert ,  marquis  de  Bran- 
debourg, embrassa  la  doctrine  de  Luther, 
chassa  les  chevaliers  de  leurs  gouvernemens , 
et  se  rendit  seul  maître  de  la  Prusse ,  qui  prit 
alors  le  nom  de  Prusse  ducale.  Ce  nouveau 
duché  fut  érigé  en  royaume  en  1701  ,  sous 
l'aïeul  du  grand  Frédéric. 

Les  restes  de  l'ordre  Teu tonique  subsistent 
encore  en  Allemagne,  et  c'est  le  prince  Charles 
qui  en  est  grand-maître  aujourd'hui  (i). 

(1)  Slioonbcck,  Ortl.  milit.  Giustinian.  Ist.  delf  or.  rro- 
nol.  degh  Ord.  milit.  Heljot,  Hist.  des  Ord.  relig.  t.  III. 
Fieury ,  Hisf.  eccl. 


DU  CHRISTIANISME.  289 

W*^*^'WVWVVWVWVVV*\Aa'WVV\ VWWWWWV  «WWVWWWWVWVWWWWWVVVW^A'VVW 

CHAPITRE  m. 

Chevaliers  de  Calatrave  ,  et  de  Saint-Jacques-de-l'Épëe  , 
en  Espagne. 

La  chevalerie  faisoit  au  centre  de  l'Europe 
les  mêmes  progrès  qu'aux  deux  extrémités  de 
cette  partie  du  monde. 

Vers  l'an  11 47»  Alphonse-le-Batailleur , 
roi  de  Castille ,  enlève  aux  Maures  la  place 
de  Calatrave  en  Andalousie.  Huit  ans  après, 
les  Maures  se  préparent  à  la  reprendre  sur 
dom  Sanche ,  successeur  d'Alphonse.  Dom 
Sanche,  effrayé  de  ce  dessein,  fait  publier 
qu'il  donne  la  place  à  quiconque  voudra  la 
défendre.  Personne  n'ose  se  présenter,  hors 
un  bénédictin  de  l'ordre  de  Cîleaux,  dom 
Didaoe  Vilasquès ,  et  Raymond,  son  abbé. 
Ils  se  jettent  dans  Calatrave  avec  les  paysans 
et  les  familles  qui  dépendoiejit  de  leur  monas- 
tère deFitero  :  ils  font  prendre  les  armes  aux 
Frères  convers,  et  fortifient  la  ville  menacée. 
Les  Maures,  étantinformésdeces  préparatifs, 

ï7- 


:i6o  GÉNIE 

renoncent  à  leur  entreprise  :  la  place  demeure 
à  Tabbé  Raymond,  et  les  Frères  convers  se 
changent  en  chevaliers  du  nom  de  Calatrma. 

Ces  nouveaux  chevaliers  firent  dans  lasuile 
plusieurs  conquêtes  sur  les  Maures  de  Valence 
et  de  Jaën  :  Favera,  Maella,  Macalon,  Valde- 
tormo,  laFresueda,  Yalderohbes,  Galenda, 
Aqua-vi^a  ,  Ozpipa  ,  tombèrent  tour  à  tour 
entre  leurs  mains.  Mais  TOrdre  reçut  un  échec 
irre'parable  à  la  bataille  d'Arlarcos,  que  les 
Maures  d'Afrique  gagnèrent  en  ngS,  sur  le 
roi  de  Castille.  Les  chevaliers  de  Calalrave  y 
périrent  presque  tous  ,  avec  ceux  d'Alcanlara 
et  de  Saint-Jacques-de-l'Epée. 

Nous  n'entrerons  dans  aucun  détail  tou- 
chant ces  derniers ,  qui  eurent  aussi  pour 
but  de  combattre  les  Maures ,  et  de  pro- 
téger les  voyageurs  contre  les  incursions  des 
infidèles  (i). 

Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  l'histoire ,  à 
l'époque  de  l'institution  de  la  chevalerie  reli- 
gieuse ,  pour  reconnoîtrelesimportans  services 
qu'elle  a  rendus  à  la  société.  L'ordre  de  Malte, 

(i)  Shonnberk,  Giustiniaiii ,  Helyot,  Flcurv  et  Ma- 
n'ana. 


DU  CHRISTIANISME.  261 

en  Orient,  a  protégé  le  commerce  et  la  navi- 
gation renaissante ,  et  a  été ,  pendant  plus 
d'un  siècle ,  le  seul  boulevart  qui  empêchât 
les  Turcs  de  se  précipiter  sur  l'Italie  ;  dans 
le  Nord,  l'ordre  Teutonique  ,  en  subjuguant 
les  peuples  errans  sur  les  bords  de  la  Baltique, 
a  éteint  le  foyer  de  ces  terribles  éruptions  qui 
ont  tant  de  fois  désolé  l'Europe  :  il  a  donné 
le  temps  à  la  civilisation  de  faire  des  progrès  , 
et  de  perfectionner  ces  nouvelles  armes  qui 
nous  mettent  pour  jamais  à  l'abri  des  Alaric 
et  des  Attila. 

Ceci  ne  paroîtra  point  une  vaine  conjecture, 
si  l'on  observe  que  les  courses  des  Normands 
n'ont  cessé  que  vers  le  dixième  siècle  ,  et  que 
les  chevaliers  Teutoniques ,  à  leur  arrivée  dans 
le  Nord  ,  trouvèrent  une  population  réparée , 
et  d'innombrables  Barbares,  qui s'étoient déjà 
débordés  autour  d'eux.  Les  Turcs  descendant 
de  l'Orient,  les  Livoniens,  les  Prussiens,  les 
Poméraniens ,  arrivant  de  l'Occident  et  du 
Septentrion  ,  auroient  renouvelé  dans  l'Eu- 
rope, à  peine  reposée,  les  scènes  des  Huns 
et  des  Goths. 

Les  chevaliers  Teutoniques  rendirent  même 
un  double  service  à  l'humanité  ;  car,  en  domp- 


262  GÉNIE 

tant  des  sauvages ,  ils  les  contraignirent  de 
s'attacher  à  la  culture  ,  et  d'embrasser  la  vie 
sociale.  Chrisbourg  ,  Bartenstein  ,  Wissem- 
bourg,  Wesel ,  Brumberg,  Thorn  ,  la  plu- 
part des  villes  de  la  Prusse  ,  de  la  Gourlande 
et  de  la  Sémigalie  ,  furent  fondées  par  cet 
Ordre  militaire  religieux  ;  et  tandis  qu'il 
peut  se  vanter  d'avoir  assuré  l'existence  des 
peuples  de  la  France  et  de  l'Angleterre ,  il 
peut  aussi  se  glorifier  d'avoir  civilisé  le  nord 
de  la  Germanie. 

Un  autre  ennemi  étoit  encore  peut-être  plus 
dangereux  que  les  Turcs  et  les  Prussiens  , 
parce  qu'il  se  trouvoit  au  centre  même  de 
l'Europe  :  les  Maures  ont  été  plusieurs  fois 
sur  le  point  d'asservir  la  chrétienté.  Et ,  quoi- 
que ce  peuple  paroisse  avoir  eu  dans  ses 
mœurs  plus  d'élégance  que  les  autres  Bar- 
bares ,  il  avoit  toutefois  dans  sa  religion  ,  qui 
admettoit  la  polygamie  etl'esclavage,  dans  son 
tempérament  despotique  et  jaloux,  il  avoit, 
disons-nous,  un  obstacle  invincible  aux  lu- 
mières et  au  bonheur  de  l'humanité. 

Les  ordres  militaires  de  l'Espagne  ,  en  com- 
battant ces  infidèles,  ont  donc,  ainsi  que 
l'ordre  Teutonique  et  celui  de  Saint-Jean-de- 


DU^  CHRISTIANISME.  tiiïS 

Jciiisalt'in  ,  prévenu  de  Irès-grands  malheurs. 
Les  chevaliers  chrétiens  remplacèrent  en  Eu- 
rope les  troupes  soldées  ,  et  furent  une  espèce 
de  milice  régulière ,  qui  se  transportoit  où  le 
danger  étoit  le  plus  pressant.  Les  rois  et  les 
barons ,  obliges  de  licencier  leurs  vassaux ,  au 
bout  de  quelques  mois  de  service ,  avoient  été 
souvent  surpris  par  les  Barbares  :  ce  que  Tex- 
périence  et  le  génie  des  temps  n'avoient  pu 
faire,  la  religion  l'exécuta;  elle  associa  des 
hommes  qui  jurèrent ,  au  nom  de  Dieu  ,  de 
verser  leur  sang  pour  la  patrie  :  les  chemins 
devinrent  libres,  les  provinces  furent  purgées 
des  brigands  qui  les  infestoient ,  et  les  ennemis 
du  dehors  trouvèrent  une  digue  à  leurs  ravages. 
On  a  blâmé  les  chevaliers  d'avoir  été  cher- 
cher les  infidèles  jusque  dans  leurs  foyers.  Mais 
on  n'observe  pas  que  ce  n'étoit ,  après  tout , 
que  de  justes  représailles  contre  des  peuples 
qui  avoient  attaqué  les  premiers  des  peuples 
chrétiens  :  les  Maures ,  que  Charles  Martel 
extermina ,  justifient  les  croisades.  Les  dis- 
ciples du  Coran  sont-ils  demeurés  tranquilles 
dans  les  déserts  de  l'Arabie,  et  n'ont- ils  pas 
porté  leur  loi  et  leurs  ravages  jusqu'aux  mu- 
railles de  Delhi,   et  jusqu'aux  remparts  de 


â6<  GÉNIE 

Vienner?  Il  falloit  peut-être  attendre  que  le 
repaire  de  ces  bêtes  féroces  se  fût  rempli  de 
nouveau  ,  et  parce  qu'on  a  marché  contre  elles 
sous  la  bannière  de  la  religion,  l'entreprise 
n'ctoit  ni  juste  ni  nécessaire  !  Tout  étoit  bon , 
Teutatès,  Odin,  Allah,  pourvu  qu'on  n'eût 
pas  Jésus -Christ  ! 


DU  CHRISTIANISME.  266 


V\VVVVVVV\V\VVVVVVVVVVVV^VVVVVVVVVVVVVVV^VVVVV«VVVVVVVVVVWVVWWVWW\WVVW  iW 


CHAPITRE  IV. 


Vie  et  Mœurs  des  Chevaliers. 


Les  sujets  qui  parlent  le  plus  à  Fimagination 
ne  sont  pas  les  plus  faciles  à  peindre;  soil 
qu'ils  aient  dans  leur  ensemble  un  certain 
vague  plus  charmant  que  les  descriptions  qu'on 
en  peut  faire ,  soit  que  Tesprit  du  lecteur  aille 
toujours  au-delà  de  vos  tableaux.  Le  seul  mot 
àechevalerie^  leseul  nom  à'' un'iWxisivc chevalier 
est  proprement  une  merveille  ,  que  les  détails 
les  plus  interessans  ne  peuvent  surpasser  ;  tout 
est  là-dedans,  depuis  les  fables  de  l'Arioste  , 
jusqu'aux  exploits  des  véritables  paladins,  de- 
puis les  palais  d'Alcine  et  d'Armide ,  jusqu'aux 
tourelles  de  Cœuvre  et  d'Anet. 

11  n'est  guère  possible  de  parler,  même 
historiquement,  de  la  chevalerie,  sans  avoir 
recours  aux  Troubadours  qui  l'ont  chantée , 
comme  on  s'appuie  de  l'autorité  d'Homère  en 
ce  qui  concerne  les  anciens  héros  :  c'est  ce  que 
les  critiques  les  plus  sévères   ont  reconnu. 


2(i6  GENIE 

Mais  alors  on  a  l'air  de  ne  s'occuper  que  de 
fictions.  Nous  sommes  accoutumés  à  une  vérité 
si  stérile ,  que  tout  ce  qui  n'a  pas  la  même 
sécheresse ,  nous  paroît  mensonge  :  comme  ces 
peuples  nés  dans  les  glaces  du  pôle  ,  nous  pré- 
férons nos  tristes  déserts  à  ces  champs  où 

La  terra  molle  ,  et  lieta  ,  et  dilettosa 
Simili  a  se  gliabitator,   produce  (i). 

L'éducation  du  chevalier  commençoit  à  l'âge 
de  sept  ans  (2).  Duguesclin,  encore  enfant, 
s'amusoit,  dans  les  avenues  du  château  de  son 
père,  à  représenter  des  sièges  et  des  combats 
avec  de  petits  paysans  de  son  âge.  On  le 
voyoit  courir  dans  les  bois ,  lutter  contre  les 
vents,  sauter  de  larges  fossés,  escalader  les 
ormes  et  les  chênes ,  et  déjà  montrer  dans 
les  landes  de  la  Bretagne,  le  héros  quidevoit 
sauver  la  France  (3). 

Bientôt  on  passoit  à  l'office  de  page  ou  de 
damoiseau ^  dans  le  château  de  quelque  baron. 
C'étoit  là  qu'on  prenoit  les  premières  leçons 
sur  la  foi  gardée  à  Dieu  et  aux  dames  (4).  Sou- 

(i")  Tass.  cant.  1,  oct.  62. 

(2)  Sainte-Palaye,  t.  I,  prem.  part. 

(3)  Vie  de  Duguesclin. 

(4)  Sainte -Palaye,  1. 1,  pag.  7. 


DU  ClilllSTIANlSME.  -^^-j 

vent  le  jeune  page  y  commençoit ,  pour  la  fille 
du  seigneur,  une  de  ces  durables  tendresses 
que  des  miracles  de  vaillance  dévoient  immor- 
taliser. De  vastes  architectures  gothiques  ,  de 
vieilles  forêts,  de  grands  étangs  solitaires, 
nourrissoient,  par  leur  aspect  romanesque, 
ces  passions  que  rien  ne  pouvoit  détruire,  et 
qui  devenoient  des  espèces  de  sort  ou  d'en- 
chantement. 

Excité  par  l'amour  au  courage ,  le  page  pour- 
suivoit  les  mâles  exercices  qui  lui  ouvroient 
la  route  de  l'honneur.  Sur  un  coursier  in- 
dompté, il  lançoit,  dans  l'épaisseur  des  bois  , 
les  bétes  sauvages,  ou  ,  rappelant  le  faucon  du 
haut  des  cieux ,  il  forçoit  le  tyran  des  airs  à 
venir,  timide  et  soumis,  se  poser  sur  sa  main 
assurée.  Tantôt,  comme  Achille  enfant,  il  fai- 
soit  voler  des  chevaux  sur  la  plaine  ,  s'élan- 
çant  de  l'un  à  l'autre,  d'un  saul  franchissant 
leur  croupe  ,  ous'asseyantsurleurdos  ;  tantôt 
il  montoit  tout  armé  jusqu'au  haut  d'une  trem- 
blante échelle ,  et  se  croyoit  déjà  sur  la  brèche , 
criant  :  Montjoye  et  saint  Denis  (i)  !  Dans  la 
cour  de  son  baron  ,  il  recevoit  les  instructions 


(i)  Sainte-Palaye  ,  t.  II,  part.  II. 


:i6S  GENIE 

et  les  exemples  propres  à  former  sa  vie.  Là 
se  rendoient  sans  cesse  des  chevaliers  connus 
ou  inconnus ,  qui  s'étoient  voués  à  des  aven- 
tures périlleuses ,  qui  revenoient  seuls  des 
royaumes  du  Gathay  ,  des  confins  de  l'Asie , 
et  de  tous  ces  lieux  incroyables  où  ils  redres^- 
soient  les  torts  ,  et  combattoient  les  infidèles, 
«  On  veoit,  dit  Froissard,  parlant  de  la 
maison  du  duc  de  Foy ,  on  veoit  en  la  salle, 
en  la  chambre ,  en  la  cour ,  chevaliers  et 
écuyers  d'honneur  aller  et  marcher ,  et  les 
oyoit-on  parler  d'armes  et  d'amour  :  tout 
honneur  étoit  là-dedans  trouvé,  toute  nou- 
velle ,  de  quelque  pays  ne  de  quelque  royaume 
que  ce  fust ,  là-dedans  on  y  apprenoit  ;  car 
de  tous  pays,  pour  la  vaillance  du  seigneur  , 
elles  y  venoient.    » 

Au  sortir  de  page  ,  on  devenoit  écuyer,  et 
la  religion  présidoit  toujours  à  ces  change- 
mens.  De  puissans  parrains  ou  de  belles  mar- 
raines promettoient  à  l'autel ,  pour  le  héros 
futur ,  religion  ,  fidélité  et  amour.  Le  service 
de  l'écuyer  consistoit ,  en  paix ,  à  trancher  à 
table ,  à  servir  lui  -  même  les  viandes ,  comme 
les  guerriers  d'Homère ,  à  donner  à  laver  aux 
convives.  Les  plus  grands  seigneurs  ne  rougis- 


DU  CHRISTIANISME.  269 

soient  point  de  remplir  ces  offices.  «  A  une 
tal)le  devant  le  roi,  dit  le  sire  de  Joinvillc , 
mangcoit  le  roi  de  Navarre,  qui  moult  étoit 
paré  et  aourné  de  drap  d'or  en  cotle  et  man- 
tel,  la  ceinture  ,  le  fermaii  et  chapel  d'or  fin, 
devant  lequel  je  tranchois.  » 

L'écuyer  suivoit  \^  chevalier  à  la  guerre, 
portoit  sa  lance,  et  son  heaume  élevé  sur  le 
pommeau  de  la  selle,  et  condiiisoit  ses  che- 
vaux ,  en  les  tenant  par  la  droite.  «  Quand  il 
entra  dans  la  forest ,  il  rencontra  quatre 
écuyers,  qui  menoient  quatre  blancs  destriers 
en  dextre.  »  Son  devoir ,  dans  les  duels  et  les 
batailles,  étoit  de  fournir  des  armes  à  son 
chevalier ,  de  le  relever  quand  il  étoit  abatlu  , 
de  lui  donner  un  cheval  frais,  de  parer  les 
coups  qu'on  lui  portoit,  mais  sans  pouvoir 
combattre  lui-même. 

Enfin ,  lorsqu'il  ne  manquoit  plus  rien  aux 
qualités  du  poursuivant  d''armes ,  il  étoit  ad- 
mis aux  honneurs  de  la  chevalerie.  Les  lices 
d'un  tournoi ,  un  champ  de  bataille ,  le  fossé 
d'un  château,  la  brèche  d'une  tour,  étoit  sou- 
ventle  théâtre  honorable  oùse  conféroit  l'ordre 
des  vaillans  et  des  preux.  Dans  le  tumulte 
d'une  mêlée,  de  braves  écuyers  tomboient  aux 


270  GENIE 

genoux  du  roi  ou  du  général  qui  les  créoit 
chevaliers  ,  en  leur  frappant  sur  l'épaule  trois 
coups  du  plat  de  son  épée.  Lorsque  Bayard 
eut  conféré  la  chevalerie  à  François  I"  : 
«  Tu  es  bienheureuse ,  dit-il  en  s'adressant  à 
son  épée,  d'avoir  aujourd'hui,  à  un  si  beau 
et  si  puissant  roi ,  donné  l'ordre  de  la  cheva- 
lerie; certes,  ma  bonne  espée ,  vous  serez 
comme  reliques  gardée,  et  sur  toute  autre 
honorée.  »  Et  puis,  ajoute  l'historien,  «  fit 
deux  saults  ;  et  après  remit  au  fourreau  son 
espée.  » 

A  peine  le  nouveau  chevalier  jouissoit-il  de 
toutes  ses  armes,  qu'il  brûloit  de  se  distinguer 
par  quelques  faits  éclatans.  Il  alloit  par  monts 
et  par  voua;,  cherchant  périls  et  aventures  ;  il 
traversoitd'antiques  forêts,  de  vavStesbruyères, 
de  profondes  solitudes.  Vers  le  soir  il  s'appro- 
rjioit  d'un  château  dont  il  apercevoit  les  tours 
solitaires  ;  ilespéroit  achever  dans  ce  lieu  quel- 
que terrible  fait  d'armes.  Déjà  il  baissoit  sa 
visière  ,  et  se  recommandoit  à  la  dame  de  ses 
pensées ,  lorsque  le  son  d'un  corse  faisoit  en- 
tendre. Sur  les  faîtes  du  château  s'élevoit  un 
heaume,  enseigne  éclatante  de  la  demeure 
d'un  chevalier  hospitalier.  LcsponLs-lcvis  s'a-s. 


DU  CHRISTIANISME.  271 

baissoiont,  et  Tavcnturcux  voyageur  entroit 
dans  ce  manoir  écarté.  S'il  vouloit  rester  in- 
connu ,  il  couvroit  son  écu  d'une  housse  ^  ou 
d'un  voile  vert^  ou  d'une  guimpe  plusjinc  (jue 
Jleurs-dc-tys.  Les  dames  et  les  damoiselles 
s'empressoient  de  le  désarmer,  de  lui  donner 
de  riches  liahils,  de  lui  ser>âr  des  vins  pré- 
cieux dans  des  vases  de  cristal.  Qiiehiuefois  il 
Irouvoit  son  hôlc  dans  la  joie  :  «  Le  seigneur 
Amanieu  des  Escas,  au  sortir  de  table  ,  élant 
l'hiver  auprès  d'un  bon  feu  ,  dans  la  salle  bien 
jonchée  ou  tapissée  de  nattes ,  ayant  autour 
de  lui  ses  escuyers ,  s'entrctenoit  avec  eux 
d'armes  et  d'amour ,  car  tout  dans  sa  maison , 
jusqu'aux  derniers  rur/efs ,  se  mèloil  d'ai- 
mer (i).  » 

Ces  fêtes  des  châteaux  avoient  toujours 
quelque  chose  d'énigmalique  ;  c'étoit  le  festin 
de  la  licorne  ,  le  vœu  du  paon,  ou  du  faisan. 
On  y  voyoit  des  convives  non  moins  mysté- 
rieux,  les  chevaliers  du  Cygne,  de  l'Ecu- 
Blanc,  de  la  Lance-d'Or ,  du  Silence;  guer- 
riers qui  n'étoient  connus  que  par  les  devises 


(i)  Sainte-Palaye. 


272  GÉNIE 

de  leurs  boucliers,  et  par  les  pénitences  aux- 
quelles ils  s'étoient  soumis  (i). 

Des  Troubadours,  ornés  des  plumes  du 
paon,  entroient  dans  la  salle  vers  la  fin  de  la 
fête ,  et  chantoient  des  lays  d'amour  : 

Armes,  amours,  déduit,  joie  et  plaisance, 
Espoir  ,  désir  ,  souvenir ,  hardement , 
Jeunesse,  aussi  manière  et  contenance. 
Humble  regard,  trait  amoureusement, 
Gents  corps,  jolis,  parez  très-richement; 
Avisez  bien  cette  saison  nouvelle, 
Le  jour  de  may ,  cette  grand'  feste  et  belle  , 
Qui  par  le  Roy  se  fait  à  Saint-Denys  ; 
A  bien  jouter  ,  gardez  votre  querelle  , 
Et  vous  serez  honorez  et  chéris. 

Le  principe  du  métier  des  armes  chevale- 
resques ,   étoit 

«   Grand  bruit  au  champ,  et  grand'  joie  au  logis.  » 
Bruits  es  chans ,  et  joie  à  Vostel. 

Mais  le  chevalier  arrivé  au  château ,  n'y 
trouvoit  pas  toujours  des  fêtes;  c'étoit  quel- 
quefois l'habitation  d'une  piteuse  dame  qui 
gémissoit  dans  les  fers  d'un  jaloux  :  Le  hiau 
sire^  nohle^  courtois  et  preux ,  à  qui  l'on  avoit 
refusé  l'entrée  du  manoir ,  passoit  la  nuit  au 
pied  d'une  tour  d'où  il  entendoit  les  soupirs 

(i)   Hist.  du  maréchal  de  Boucirault. 


DU  CHRISTIANISME.  ^73 

de  quelque  Gabrielle  qui  appeloit  en  vain  le 
valeureux  Couci.  Le  chevalier ,  aussi  tendre 
que  brave,  juroit  par  sa  durandal  et  son 
aquilaiiL ,  sa  fidèle  épée  et  son  coursier  rapide, 
de  défier  en  combat  singulier  le  félon  qui 
lourmentoit  la  beauté  contre  toute  loi  d'hon- 
neur et  de  chevalerie. 

S'il  étoit  reçu  dans  ces  sombres  forteresses , 
c'étoit  alors  qu'il  avoit  besoin  de  tout  son 
grand  cœur.  Des  varlcls  silencieux,  aux  re- 
gards farouches ,  l'introduisoient,  par  de  lon- 
gues galeries  à  peine  éclairées ,  dans  la  chambre 
solitaire  qu'on  lui  deslinoit.  C'étoit  quelque 
donjon  qui  gardoit  le  souvenir  d'une  fameuse 
histoire  ;  on  l'appeloit  la  chambre  du  roi 
Richard^  ou  de  la  dame  des  Sept  Tours.  Le 
plafond  en  étoit  marqueté  de  vieilles  armoiries 
peintes,  et  les  murs  couverts  de  tapisseries  à 
grands  personnages  ,  qui  sembloient  suivre  des 
yeux  le  chevalier ,  et  qui  servoient  à  cacher 
des  portes  secrètes.  Vers  minuit,  on  enlen- 
doit  un  bruit  léger ,  les  tapisseries  s'agitoienl , 
la  lampe  du  paladin  s'éteignoit ,  un  cercueil 
s'élevoit  auprès  de  sa  couche. 

La  lance  et  la  masse  d'armes  étant  inutiles 
contre  les  morts ,  le  chevalier  avoit  recours 

4.  18 


274  CxÉNIE 

à  des  vœux  de  pèlerinage.  Délivré  par  la 
faveur  divine,  il  ne  manquoit  point  d'aller 
consulter  l'ermite  du  rocher  qui  lui  disoit  : 
«  Si  tu  avois  autant  de  possession  comme  en 
avoit  le  roi  Alexandre ,  et  de  sens  comme  le 
sage  Salomon  ,  et  de  chevalerie  comme  le 
preux  Hecteur  de  Troye  ;  seul  orgueil  s'il 
régnoit  en  toi ,  détruiroit  tout  (i).  » 

Le  bon  chevalier  comprenoitpar  ces  paroles 
que  les  visions  qu'il  avoit  eues  n'étoient  que 
la  punition  de  ses  fautes  ,  et  il  travailloit  à  se 
rendre  sans  peur  et  sans  reproche. 

Ainsi  chevauchant ,  il  mettoit  à  fm ,  par 
cent  coups  de  lance ,  toutes  ces  aventures 
chantées  par  nos  poètes  ,  et  recordées  dans 
nos  chroniques.  Il  délivroit  des  princesses 
retenues  dans  des  grottes ,  punissoit  des  mé- 
créans  ,  secouroit  les  orphelins  et  les  veuves^ 
et  se  défendoit  à  la  fois  de  la  perfidie  des 
nains,  et  de  la  force  des  géans.  Conservateur 
des  mœurs  comme  protecteur  des  foibles, 
quand  il  passoit  devant  le  château  d'une  dame 
de  mauvaise  renommée ,  il  faisoit  aux  portes 


(i)  Sainte -Palaye. 


DU  CHRISTIANISME.  275 

une  note  d'infamie  (i).  Si,  au  contraire,  la 
dame  de  céans  avoit  bonne  grâce  et  vertu  ,  il 
lui  crioit  :  «  Ma  bonne  amie ,  ou  ma  bonne 
dame  ,  ou  damoiselle  ,  je  prie  à  Dieu  que  en 
ce  bien  et  en  cet  honneur ,  il  vous  veuille  main- 
tenir au  nombre  des  bonnes,  car  bien  devez 
être  louée  et  honorée.  » 

L'honneur  de  ces  chevaliers  alloit  quelque- 
fois jusqu'à  cet  excès  de  vertu  qu'on  admire 
et  qu'on  déteste  dans  les  premiers  Romains. 
Quand  la  reine  Marguerite ,  femme  de  saint 
Louis ,  apprit  à  Damiette ,  où  elle  étoit  près 
d'accouch-er  ,  la  défaite  de  l'armée  chrétienne, 
et  la  prise  du  roi  son  époux,  «  elle  fitwuidier 
hors  toute  sa  chambre  ,  dit  Joinville ,  fors  que 
le  chevalier  (un  chevalier  âgé  de  quatre-vingts 
ans),  et  s'agenoilla  devant  li,  et  li  requist  un 
don  :  et  le  chevalier  li  otria  par  son  serement  : 
et  elle  li  dit  :  Je  vous  demande ,  Jist-elle ,  par 
lafoy  que  vous  m  avez,  baillée ,  que  se  les  Sar- 
razins  prennent  ceste  ville  ,  que  vous  me  copcz 
la  tête  avant  quils  me  preignent.  Et  le  che- 
valier respondit  ;  Soies  certeinne  que  je  le 
ferai  volontiers  ^  car  je  Cavoie  jà  bien  enpensé 


(i)  Du  Cange  ,  gloss. 

18. 


276  GENIE 

que  cous  occiraie  avant  qu'ils  nous  eussent 

prlns  (i).  » 

Les  entreprises  solitaires  servoient  au  che- 
valier comme  d'échelons  pour  arriver  au  plus 
haut  degré  de  gloire.  Averti  par  les  ménes- 
triers,  des  tournois  qui  se  préparoient  au 
gentil  pays  de  France,  il  se  rendoil  aussitôt 
au  rendez-vous  des  hraves.  Déjà  les  lices  sont 
préparées;  déjà  les  dames,  placées  sur  des 
échafauds  élevés  en  forme  de  tours ,  cherchent 
des  yeux  les  guerriers  parés  de  leurs  couleurs. 
Des  Troubadours  vont  chantant  : 

Servans  d'amour,  regardez  doulcement 
Aux  eschafaux  anges  de  paradis , 
Lors  jousterez  fort  et  joyeusement , 
Et  vous  serez  honorez  et  che'ris. 

Tout  à  coup  un  cri  s'élève  :  «  Honneur  aux 
fils  des  Preuoc!  »  Les  fanfares  sonnent,  les 
barrières  s'abaissent.  Cent  chevalierss'élancent 
des  deux  extrémités  de  la  lice ,  et  se  rencontrent 
au  milieu.  Les  lances  volent  en  éclats  ;  front 
contre  front ,  les  chevaux  se  heurtent,  et  tom- 
bent. Heureux  le  héros  qui,  ménageant  ses 
coups ,  et  ne  frappant  en  loyal  chevalier  que 

(i)  Joinville,  édit.  de  Capperonnier,  p.  84. 


DU  CHRISTIANISME.  277 

de  la  ceinture  à  l'c'paule ,  a  renversé  ,  sans  le 
blesser ,  son  adversaire  !  Tous  les  cœurs  sont 
à  lui ,  toutes  les  dames  veulent  lui  envoyer  de 
nouvelles  faveurs ,  pour  orner  ses  armes.  Ce- 
pendant des  hérauts  crient  au  chevalier  : 
Souviens-ioi  de  qui  tu  es  fils,  et  neforli'gne 
pas f  Joutes,  castilles ,  pas  d'armes ,  combats 
à  la  foule ,  font  tour  à  tour  briller  la  vaillance, 
la  force  et  l'adresse  des combattans. Mille  cris, 
mêlés  au  fracas  des  armes,  montent  jusqu'aux 
cieux.  Chaque  dame  encourage  son  chevalier, 
et  lui  jette  un  bracelet ,  une  boucle  de  cheveux , 
une  ccharpc.  Un  Sargine,  jusqu'alors  éloigné 
du  champ  de  la  gloire,  mais  transformé  en 
héros  par  l'amour ,  un  brave  inconnu  ,  qui  a 
combattu  sans  armes  et  sans  vctemens ,  et 
qu'on  distingue  âsa  camise sanglante Çi) ,  sont 
proclamés  vainqueurs  de  la  joute  ;  ils  reçoivent 
un  baiser  de  leur  dame ,  et  Ton  crie  :  «  L'amour 
des  dames  ,  la  mort  des  héraux  (2) ,  louenge  et 
priz  aux  chevaliers.  » 

C'étoit  dans  ces  fêtes  qu'on  voyoit  briller 

(i)  vSainte-Palaje  ,  Hisi.  de  Trois  Chevaliers  et  deîCha- 
nise. 

(2)  Héros. 


278  GÉNIE 

la  vaillance  ou  la  courtoisie  de  La  Tremouille , 
de  Boucicault ,  de  Bayard ,  de  qui  les  hauts 
faits  ont  rendu  probables  les  exploits  desPerce- 
forest ,  des  Lancelot  et  des  Gandifer.  Il  en 
coûtoit  cher  aux  chevaliers  étrangers ,  pour 
oser  s'attaquer  aux  chevaliers  de  France.  Pen- 
dant les  guerres  du  règne  de  Charles  VI , 
Sampi  et  Boucicault  soutinrent  seuls  les  défis 
que  les  vainqueurs  leur  portoient  de  toutes 
parts  ;  et,  joignant  la  générosité  à  la  valeur, 
ils  rendoient  les  chevaux  et  les  armes  aux  témé- 
raires qui  les  avoient  appelés  en  champ-clos. 

Le  roi  vouloit  empêcher  ses  chevaliers  de 
relever  le  gant  ^  et  de  ressentir  ces  insultes 
particulières.  Mais  ils  lui  dirent  :  «  Sire,  l'hon- 
neur de  la  France  est  si  naturellement  cher  à 
ses  enfans ,  que  si  le  diable  lui-même  sortoit 
de  l'enfer  pour  un  défi  de  valeur ,  il  se  trou- 
veroit  des  gens  pour  le  combattre.   » 

«  Et  en  ce  temps  aussi ,  dit  un  historien  , 
étoient  chevaliers  d'Espagne  et  de  Portugal , 
dont  trois  de  Portugal  bien  renommés  de 
chevalerie,  prindrent,  par  je  ne  sais  quelle 
folle  entreprise ,  champ  de  bataille  encontre 
trois  chevaliers  de  France  ;  mais ,  en  bonne 
vérité  de  Dieu,  ils    ne   mirent   pas    tant  4g 


DU  ClliaSTlAxMSME.  279 

temps  à  aller  de  la  porte  Saint-Martin  à  la 
porte  Saint- Antoine  à  cheval,  que  les  Por- 
lii^allois  ne  fussent  déconfits  par  les  trois 
François  (i).  » 

Les  seuls  champions  qui  pussent  tenir  devant 
les  chevaliers  de  France  ,  étoient  les  chevaliers 
d'Angleterre.  Et  ils  avoient  de  plus  pour  eux 
la  fortune,  car  nous  nous  déchirions  alors  de 
nos  propres  mains.  La  bataille  de  Poitiers  ,  si 
funeste  à  la  France ,  fut  encore  honorable  à 
la  chevalerie.  Le  prince  Noir,  qui  ne  voulut 
jamais,  par  respect,  s'asseoira  la  table  du 
roi  Jean,  son  prisonnier,  lui  dit  :  «  Il  m'est 
advis  que  avez  grand  raison  de  vous  élics- 
ser,  combien  que  la  journée  ne  soit  tour- 
née à  votre  gré  ;  car  vous  avez  aujourd'huy 
conquis  le  haut  nom  de  prouesse  ,  et  avez 
passé  aujourd'huy  tous  les  mieux  faisans  de 
votre  côté  :  je  ne  le  die  raie  ,  cher  sire ,  pour 
vous  louer;  car  tous  ceux  de  nostre  partie  qui 
ont  veu  les  uns  et  les  autres,  se  sont  par 
pleine  conscience  à  ce  accordez ,  et  vous  en 
donnent  le  prix  et  chapelet.   » 

Le  chevalier  de  Ribaumont,  dans  une  action 


(l)  Journal  de  Paris,  sous  Cliarles  VI  et  VII. 


28o  GENIE 

qui  se  passoit  aux  portes  de  Calais  ,  abattit 
deux  fois  à  ses  genoux  Edouard  III ,  roi 
d'Angleterre  ;  mais  le  monarque ,  se  relevant 
toujours ,  força  enfin  Ribaumont  à  lui  rendre 
son  épée.  Les  Anglais  étant  demeurés  vain- 
queurs ,  rentrèrent  dans  la  ville  avec  leurs 
prisonniers.  Edouard,  accompagné  du  prince 
de  Galles ,  donna  un  grand  repas  aux  cheva- 
liers Français;  et,  s'approchant  de  Ribau- 
mont ,  il  lui  dit  :  «  Vous  êtes  le  chevalier  au 
monde  que  je  visse  oncques  plus  vaillamment 
assaillir  ses  ennemis.  Adonc  print  le  roi  son 
chapelet  qu'il  portoit  sur  son  chef  (qui  étoit 
bon  et  riche  )  ,  et  le  mit  sur  le  chef  de  mon- 
seigneur Eustache  ,  et  dit  :  Monseigneur  Eus- 
tache,  je  vous  donne  ce  chapelet  pour  le 
mieux  combattant  de  la  journée.  Je  sais  que 
vous  êtes  gay  et  amoureux,  et  que  volontiers 
vous  trouverez  entre  dames  et  damoiselles ,  si 
dites  partout  où  vous  irez  que  je  le  vous  ai 
donné.  Si  vous  quitte  votre  prison ,  et  vous  en 
pouvez  partir  demain  s'il  vous  plaist  (i).   » 

Jeanne  d'Arc  ranima  l'esprit  de  la  cheva- 
lerie en  France  ;    on  prétend   que  son  bras 

(i)  Froiss. 


DU  CHRISTIANISME.  :iSi 

étoit  armé  de  la  {dîneuse  Joyeuse  de  Charle- 
magne,  qu'elle  aToit  retrouvée  dans  l'église 
deSainte-Calherine-de-Fierbois,  enTouraine. 

Si  donc  nous  fûmes  quelquefois  abandonnes 
de  la  fortune  ,  le  courage  ne  nous  manqua 
jamais.  Henri  IV  ,  à  la  bataille  d'Ivry  ,  crioit 
à  ses  gens  qui  plioient  :  «  Tournez  la  tête  ,  si 
ce  n'est  pour  combattre  ,  du  moins  pour  me 
voir  mourir.  »  Nos  guerriers  ont  toujours  pu 
dire  dans  leur  défaite  ,  ce  mot  qui  fut  inspiré 
par  le  génie  de  la  nation  ,  au  dernier  chevalier 
Français  à  Pavie  :  «  Tout  est  perdu ,  fors 
l'honneur.  » 

Tant  de  vertus  et  de  vaillance  méritoient 
bien  d'être  honorées.  Si  le  héros  recevoit  la 
mort  dans  les  champs  de  la  patrie ,  la  cheva- 
lerie en  deuil  lui  faisoit  d'illustres  funérailles; 
s'il  succomboit,  au  contraire  ,  dans  des  entre- 
prises lointaines,  s'il  ne  lui  restoit  aucun 
frère  d'armes ,  aucun  écuyer  ,  pour  prendre 
soin  de  sa  sépulture ,  le  ciel  lui  envoyoit 
pour  l'ensevelir  quelqu'un  de  ces  solitaires  , 
qui  habitoient  alors  dans  les  déserts ,    et   qui 

Su'l  Libano  spesso ,  e  su'l  Carmelo 

In  aéra  magion  fan  dimoranza. 

C'est  ce  qui  a  fourni  au  Tasse  son  épisode 


-8a  GÉNIE 

de  Suenon  :  tous  les  jours  un  solitaire  de  la 
Thébaïde ,  ou  un  ermite  du  Liban ,  recueilloit 
les  cendres  de  quelque  chevalier  massacré 
par  les  infidèles;  le  chantre  de  Solyme  ne  fait 
que  prêter  à  la  vérité  le  langage  des  Muses. 

«  Soudain  de  ce  beau  globe,  ou  de  ce  soleil 
de  la  nuit,  je  vis  descendre  un  rayon  qui , 
s'allongeant  comme  un  trait  d'or ,  vint  toucher 
le  corps  du  héros 

»  Le  guerrier  n'étoit  point  prosterné  dans 
la  poudre  ;  mais  de  même  qu'autrefois  tous 
ses  désirs  tendoient  aux  régions  étoilées ,  son 
visage  éloit  tourné  vers  le  ciel ,  comme  le  lieu 
de  son  unique  espérance.  Sa  main  droite  étoit 
fermée,  son  bras  raccourci;  il  serroit  le  fer, 
dans  l'attitude  d'un  homme  qui  va  frapper  ; 
son  autre  main,  d'une  manière  humble  et 
pieuse,  reposoit  sur  sa  poitrine,  et  sembloit 
demander  pardon  à  Dieu 


»  Bientôt  un  nouveau  miracle  vient  attirer 
mes  regards. 

»  Dans  l'endroit   où    mon   maître  gisoit 
étendu ,  s'élève  tout  à  coup  un  grand  sépulcre , 


DU  CHRISTIANISME.  283 

qui ,  sortant  du  sein  de  la  terre ,  embrasse  le 
corps  du  jeune  prince ,  et  se  referme  sur  lui.... 
Une  courte  inscription  rappelle  au  voyageur 
le  nom  et  les  vertus  du  héros.  Je  ne  pouvois 
arracher  mes  yeux  de  ce  monument,  et  je 
contemplois  tour  à  tour,  et  les  caractères ,  et 
le  marbre  funèbre. 

»  Ici,  dit  le  vieillard,  le  corps  de  ton  général 
reposera  auprès  de  ses  fidèles  amis ,  tandis  que 
leurs  âmes  heureuses  jouiront ,  en  s'aimant 
dans  les  cicux ,  d'une  gloire  et  d'un  bonheur 
éternel  (i).  » 

Mais  le  chevalier,  qui  avoit  formé  dans  sa 
jeunesse  ces  liens  héroïques  qui  ne  se  brisoient 
pas  même  avec  la  vie  ,  n' avoit  point  à  craindre 
de  mourir  seul  dans  les  déserts  :  au  défaut  des 
miracles  du  ciel ,  ceux  de  l'amitié  le  sui voient. 
Constamment  accompagné  de  son  frère  d'ar- 
mes ^  il  trouvoit  en  lui  des  mains  guerrières, 
pour  creuser  sa  tombe ,  et  un  bras  pour  le 
venger.  Ces  unions  étoient  confirmées  par  les 
plus  redoutables  sermens  :  quelquefois  les  deux 
amis  se  faisoient  tirer  du  sang ,  et  le  mêloient 
dans  la  même  coupe  ;  ils  portoient  pour  gage 

(i)  Jer.lih.  cant.  VIII. 


284  GÉNIE 

de  leur  foi  mutuelle ,  ou  un  cœur  d'or,  ou  une 
chaîne,  ou  un  anneau.  L'amour,  pourtant  si 
cher  aux  chevaliers ,  n'avoit ,  dans  ces  occa- 
sions ,  que  le  second  droit  sur  leurs  âmes  ,  et 
l'on  secouroit  son  ami  de  préférence  à  sa 
maîtresse. 

Une  chose  néanmoins  pouvoit  dissoudre  ces 
nœuds,  c'étoit  l'inimitié  des  patries.  Deux 
frères  d'armes ,  de  diverses  nations,  cessoient 
d'être  unis,  dès  que  leurs  pays  ne  l'étoient 
plus.  Hue  de  Carvalay ,  chevalier  Anglais  , 
avoit  été  l'ami  de  Bertrand  Duguesclin  :  lors- 
que le  prince  Noir  eut  déclaré  la  guerre  au 
roi  Henri  de  Castille,  Hue  fut  obligé  de  se 
séparer  de  Bertrand  ;  il  vint  lui  faire  ses  adieux, 
et  lui  dit  : 

«  Gentil  sire ,  il  nous  convient  de  partir. 
Nous  avons  été  ensemble  par  bonne  com- 
pagnie, et  avons  toujours  eu  du  vôtre  à  nôtre 
(de  l'argent  en  commun),  si  pense  bien  que 
j'ai  plus  reçu  que  vous  ;  et  pour  ce  vous  prie 
que  nous  en  comptions  ensemble....  —  Si,  dit 
Bertrand,  ce  n'est  qu'un  sermon,  je  n'ai  point 

pensé  à  ce  compte il  n'y  a  que  du  bien  à 

faire  :  raison  donne  que  vous  suiviez  votre 
maître.  Ainsi ,  le  doit  faire  tout  preudhommc  : 


DU  CHRISTIANISME.  ^85 

bonne  amour  fist  l'amour  de  nous,  et  aussi  en 
sera  la  départie ,  dont  me  poise  qu'il  convient 
qu'elle  soit.  Lors  le  baisa  Bertrand  et  tous  ses 
compagnons  aussi  :  moult  fut  piteuse  la  dé- 
partie (i).  » 

Ce  désintéressement  des  chevaliers ,  cette 
élévation  d'âme ,  qui  mérita  à  quelques  uns 
le  glorieux  nom  de  sans  reproche ,  couron- 
nera le  tableau  de  leurs  vertus  chrétiennes. 
Ce  même  Duguesclin,  la  fleur  et  l'honneur  de 
la  chevalerie ,  étant  prisonnier  du  prince  Noir , 
égala  la  magnanimité  de  Porus ,  entre  les  mains 
d'Alexandre.  Le  prince  l'ayant  rendu  maître 
de  sa  rançon ,  Bertrand  la  porta  à  une  somme 
excessive,  w  Où  prendrez- vous  tout  cet  or? 
dit  le  héros  Anglais  étonné.  Chez  mes  amis  , 
repartit  le  fier  connétable  ;  il  n'y  a  pas  de 
Jileresse  en  France ,  qui  ne  filât  sa  quenouille 
pour  me  tirer  de  vos  mains.   » 

La  reine  d'Angleterre ,  touchée  des  vertus 
de  Duguesclin ,  fiit  la  première  à  donner  une 
grosse  somme,  pour  hâter  la  liberté  du  plus 
redoutable  ennemi  de  sa  patrie.  «  Ah  !  Madame, 
s'écria  le  chevalier  Breton ,  en  se  jetant  à  ses 

(i)   Vie  de  Bertrand  Dug. 


286  GÉNIE 

pieds ,  j'avois  cru  jusqu'ici  estre  le  plus  laid 
homme  de  France  ;  mais  je  commence  à  n'a- 
voir pas  si  mauvaise  opinion  de  moi ,  puisque 
les  dames  me  font  de  tels  présens.  » 


DU  CHRISTIANISME.  287 

QUATRIÈME  PARTIE. 

CULTE. 


LIVRE  SIXIEME. 

SERVICES   RENDUS    A    LA   SOCIÉTÉ  PAR  LE    CLERGÉ    ET 
LA    RELIGION    CHRÉTIENNE,    EN    GÉNÉRAL, 

«\^h'VV«^VVVVVVVVVVV\VvVV\«iVVVV\^%'VVVVM>VM^A/VVVVVV\VV\VVVVV\VVVVVVVVVVVVV'\'VVVV\\V 

.      CHAPITRE  PREMIER. 

Immensité  des  bienfaits  du  Christianisme  (i). 

Ce  ne  seroit  rien  connoître  que  de  connoître 
vaguement  les  bienfaits  du  christianisme  :  c'est 

(i)  Voyez  pour  toute  celte  partie,  Héljot,  Hisi.  des 
Ordres  relig.  et  milil.  8  vol.  in-4°;  Hermant,  Etab.  des 
Ordres  rel.;  Bonnani,  Cotai,  omn.  Ord.  relig.;  Giusti- 
niani ,  Mennehius  et  Shoonberk ,  dans  leur  Hist.  des  Ord. 
milit.  ;  Saint- Foix ,  Essai  sur  Pans  ;  Vie  de  Saint-  Vincent- 
de-Paul;  Vies  des  Pères  du  Désert;  S.  Basyle  ,  Oper.  Lo- 
bineau,  Hist.  de  Bretagne. 


o88  GÉNIE 

le  détail  de  ces  bienfaits  ,  c'est  Tart  avec  lequel 
la  religion  a  varié  ses  dons,  répandu  ses  se- 
cours, distribué  ses  trésors,  ses  remèdes,  ses 
lumières ,  c'est  ce  détail ,  c'est  cet  art  qu'il 
faut  pénétrer.  Jusqu'aux  délicatesses  des  sen- 
limens ,  jusqu'aux  amours-propres  ,  jusqu'aux 
foiblesses  ,  la  religion  a  tout  ménagé  ,  en  sou- 
lageant tout.  Pour  nous,  qui  depuis  quelques 
années ,  nous  occupons  de  ces  recherches , 
tant  de  traits  de  charité ,  tant  de  fondations 
admirables ,  tant  d'inconcevables  sacrifices  sont 
passés  sous  nos  yeux ,  que  nous  croyons  qu'il  y 
a  dans  ce  seul  mérite  du  christianisme  de  quoi 
expier  tous  les  crimes  des  hommes  ;  culte  cé- 
leste ,  qui  nous  force  d'aimer  cette  triste  hu- 
manité qui  le  calomnie. 

Ce  que  nous  allons  citer  est  bien  peu  de 
chose ,  et  nous  pourrions  remplir  plusieurs 
volumes  de  ce  que  nous  rejetons  ;  nous  ne 
sommes  pas  même  sûrs  d'avoir  choisi  ce  qu'il 
y  a  de  plus  frappant  :  mais  dans  l'impossi- 
bilité de  tout  décrire ,  et  de  juger  qui  l'em- 
porte en  vertu  parmi  un  si  grand  nombre 
d'œuvres  charitables  ,  nous  recueillons,  pres- 
qu'au  hasard  ,  ce  que  nous  donnons  ici. 

Pour  se  faire  d'abord  une  idée  de  l'immen- 


DU  CHRISTIANISME.  289 

site  des  bienfaits  de  la  religion  ,  il  faut  se  re- 
présenter la  chrétienté  comme  une  vaste  répu- 
blique, oi^i  tout  ce  que  nous  rapportons  d'une 
partie ,  se  passe  en  même  temps  dans  une 
autre.  Ainsi,  quand  nous  parlerons  des  hôpi- 
taux ,  des  missions ,  des  collèges  de  la  France  , 
il  faut  aussi  se  figurer  les  hôpitaux,  les  mis- 
sions,  les  collèges  de  l'Italie,  de  l'Espagne, 
de  l'Allemagne  ,  de  la  Russie  ,  de  l'Angle- 
terre, de  l'Amérique,  de  l'Afrique  et  de  l'A- 
sie; il  faut  voir  deux  cents  millions  d'hommes 
au  moins,  chez  qui  se  pratiquent  les  mêmes 
vertus  ,  et  se  font  les  mêmes  sacrifices  ;  il  faut 
se  ressouvejîir  qu'il  y  a  dix-huit  cents  ans  que 
ces  vertus  existent,  et  que  les  mêmes  actes  de 
charité  se  répètent:  calculez  maintenant,  si 
votre  esprit  ne  s'y  perd  ,  le  nombre  d'indiA'i- 
dus  soulagés  et  éclairés  par  le  christianisme  , 
chez  tant  de  nations ,  et  pendant  une  aussi 
longue  suite  de  siècles  ! 


4. 


ago  GÉNIE 

WVVWWt  «WVVk  VW  WV  VWVMrVWVWVWVWVM  VV\  WVVWVWVMWVVWVWVVW  vn  WVkWWVW 

CHAPITRE  II. 

Hôpitaux. 

La  charité ,  vertu  absolument  chrétienne  , 
et  inconnue  des  anciens ,  a  pris  naissance  dans 
Jésus-Christ  ;  c'est  la  vertu  qui  le  distingua 
principalement  du  reste  des  mortels,  et  qui 
fut  en  lui  le  sceau  de  la  rénovation  de  la  nature 
humaine.  Ce  fut  par  la  charité ,  à  l'exemple  de 
leur  divin  maître ,  que  les  apôtres  gagnèrent 
si  rapidement  les  cœurs,  et  séduisirent  sainte- 
ment les  hommes. 

Les  premiers  fidèles ,  instruits  dans  cette 
grande  vertu,  mettoient  en  commun  quelques 
deniers  pour  secourir  les  nécessiteux ,  les  ma- 
lades et  les  voyageurs  :  ainsi  commencèrent  les 
hôpitaux.  Devenue  plus  opulente,  l'Eglise 
fonda,  pour  nos  maux,  des  établissemens 
dignes  d'elle.  Dès  ce  moment,  les  œuvres  de 
miséricorde  n'eurent  plus  de  retenue  :  il  y  eut 
comme  un  débordement  de  la  charité  sur  les 
misérables,  jusqu'alors  abandonnés  sans  se- 


DU  CHRISTIANISME.  291 

cours,  par  les  heureux  du  monde.  On  deman- 
dera peut-être  comment  faisoient  les  anciens, 
qui  n'avoient  point  d'hôpitaux?  Ils  avoient, 
pour  se  défaire  des  pauvres  et  des  infortunes, 
deux  moyens  que  les  chre'tiens  n'ont  pas  ;  l'in- 
fanticide et  l'esclavage. 

Les  maîadrics  ou  léproseries  de  Saint- 
Lazare  ,  semblent  avoir  clc  en  Orient  les 
premières  maisons  de  refuge.  On  y  recevoit 
ces  lépreux  qui ,  renonces  de  leurs  proches  , 
languissoient  aux  carrefours  des  cités,  en 
horreur  à  tous  les  hommes.  Ces  hôpitaux 
étoient  desservis  par  des  religieux  de  Tordre 
de  Saint-Basile. 

Nous  avons  dit  un  mot  des  Trinitaires ,  ou 
des  Pères  de  la  Rédemption  des  captifs.  Saint* 
Pierre  de  Nolasque  en  Espagne  imita  saint 
Jean  de  Matha  en  France.  On  ne  peut  lire 
sans  attendrissement  les  règles  austères  de  ces 
ordres.  Par  leur  première  constitution ,  les 
Trinitaires  ne  pouvoient  manger  que  des  légu- 
mes et  du  laitage.  Et  pourquoi  cette  vie  rigou- 
reuse? Parce  que  plus  ces  Pères  se  privoient 
des  nécessités  de  la  vie ,  plus  il  restoit  de 
trésors  à  prodiguer  aux  Barbares  ;  parce  que, 
s'il  falloit  des  victimes  à  la  colère  céleste  ,  on 

19- 


292  GÉNIE 

espéroit  que  le  Tout -Puissant  recevroit  les 
expiations  de  ces  religieux ,  en  c'change  des 
maux  dont  ils  délivroient  les  prisonniers. 

L'ordre  de  la  Merci  donna  plusieurs  sainls 
au  monde.  Saint  Pierre  Pascal,  évéque  de 
Jae'n ,  après  avoir  employé  ses  revenus  au 
rachat  des  captifs  et  au  soulagement  des 
pauvres  ,  passa  chez  les  Turcs  ,  oii  il  fut  chargé 
de  fers.  Le  clergé  et  le  peuple  de  son  Eglise 
lui  envoyèrent  une  somme  d'argent  pour  sa 
rançon.  «  Le  Saint,  dit  Hélyot,  la  reçut  avec 
beaucou  pde  reconnoissance  ;  mais,  au  lieu  de 
l'employer  à  se  procurer  la  liberté ,  il  en  racheta 
quantité  de  femmes  et  d'enfans,  dont  la  foi- 
blesse  lui  faisoit  craindre  qu'ils  n'abandonnas- 
sent la  religion  chrétienne  ,  et  il  demeura  tou- 
jours entre  les  mains  de  ces  Barbares ,  qui 
lui  procurèrent  la  couronne  du  martyre  , 
en  i3oo.  » 

Il  se  forma  aussi  dans  cet  ordre  une  congré- 
gation de  femmes,  qui  se  dévouoient  au  soula- 
gement des  pauvres  étrangères.  Une  des  fon- 
datrices de  ce  tiers-ordre ,  étoit  une  grande 
dame  de  Barcelonne  ,  qui  distribua  son  bien 
aux  malheureux  :  son  nom  de  famille  s'est 
perdu;  elle  n'est  plus  connue  aujoud'hui  que 


DU  CHRISTIANISME.  2<)3 

par  le  nom  de  Marie  du  secours,  que  les 
pauvres  lui  avoicnt  donné. 

L'ordre  des  Religieuses  pénitentes ,  en  Alle- 
magne et  en  France ,  retiroit  du  vice  de  mal- 
heureuses fdles  exposées  à  périr  dans  la  misère, 
après  avoir  vécu  dans  le  désordre.  G'étoit  une 
chose  tout-à-fait  divine ,  de  voir  la  religion , 
surmontantses  dégoûts  par  un  excès  de  charité, 
exiger  jusqu'aux  preuves  du  vice,  de  peur 
qu'on  ne  trompât  ses  institutions  ,  et  que  Tin- 
nocence ,  sous  la  forme  du  repentir ,  n'usurpât 
une  retraite  qui  n'étoit  pas  établie  pour  elle. 
«  Vous  savez ,  dit  Jehan  Simon ,  évcque  de 
Paris,  dans  les  constitutions  de  cet  Ordre, 
qu'aucunes   sont  venues  à   nous  qui  étoient 

vierges ,  à  la  suggestion  de  leurs  mères  et 

parens  qui  ne  demandoient  qu'à  s'en  défaire  ; 
ordonnons  que  si  aucune  vouloit  entrer  en 
votre  congrégation,  ellesoitinterrogée....etc.  » 

Les  noms  les  plus  doux  et  les  plus  miséri- 
cordieux servoient  à  couvrir  les  erreurs  passées 
de  ces  pécheresses.  On  les  appeloit  les  filles  du 
JBon-Pastcur  ^  ou  Ics^lles  de  la  Magdeleine , 
pour  désigner  leur  retour  au  bercail ,  et  le 
pardon  qui  les  attendoit.  Elles  ne  pronon- 
çoient  que  des  vœux  simples  ;  on  tâchoit  même 


294  GÉNIE 

de  les  marier  quand  elles  le  désiroient ,  et  on 
leur  assuroit  une  petite  dot.  Afin  qu'ell  s 
n'eussent  que  des  idées  de  pureté  autour 
d'elles,  elles  étoient  vêtues  de  blanc,  d'où 
on  les  nommoit  aussi  Filles  blanches.  Dans 
quelques  villes  on  leur  mettoit  une  couronne 
sur  la  tête,  et  l'on  chantoit  :  J^eni,  sponsa 
Chrisii^  «  venez,  épouse  du  Christ.  »  Ces 
contrastes  étoient  touchans ,  et  cette  délica- 
tesse bien  digne  d'une  religion  qui  sait  secourir 
sans  offenser,  et  ménager  les  foiblesses  du 
cœur  humain  ,  tout  en  l'arrachant  à  ses  vices. 
A  l'hôpital  du  Saint-Esprit ,  à  Piome ,  il  est 
défendu  de  suivre  les  personnes  qui  déposent 
les  orphelins  à  la  porte  du  Père-Universel. 

11  y  a  dans  la  société  des  malheureux  qu'on 
n'aperçoi  t  pas ,  parce  que ,  descendus  de  parens 
honnêtes ,  mais  indigens ,  ils  sont  obligés  de 
garder  les  dehors  de  l'aisance ,  dans  les  priva- 
tions de  la  pauvreté  :  il  n'y  a  guère  de  situation 
plus  cruelle  ;  le  cœur  est  blessé  de  toutes  parts , 
et  pour  peu  qu'on  ait  l'âme  élevée  ,  la  vie  n'est 
qu'une  longue  souffrance.  Que  deviendront 
les  malheureuses  demoiselles ,  nées  dans  de 
telles  familles  ?  Iront-elles  chez  des  parens 
riches  et  hautains  se  soumettre  à  toutes  sortes 


DU  CHRISTIANISME.  2y5 

de  mépris ,  ou  embrasseront-cUes  des  nréticrs 
que  les  préjugés  sociaux  et  leur  délicatesse 
naturelle  leur  défendent  ?  La  religion  a  trouvé 
le  remède.  Notre-Dame  de  Miséricorde  ouvre 
à  ces  femmes  sensibles  ses  pieuses  et  respec- 
tables solitudes.  Il  y  a  quelques  années  que 
nous  n'aurions  osé  parler  de  Saint-Cyr ,  car 
il  étoit  alors  convenu  que  de  pauvres  filles 
nobles  ne  méritoient  ni  asile  ni  pitié. 

Dieu  a  différentes  voies  pour  appeler  à  lui 
ses  serviteurs.  Le  capitaine  Caraffasollicitoit, 
à  Naples  ,  la  récompense  des  services  mili- 
taires qu'il  avoit  rendus  à  la  couronne  d'Es- 
pagne. Un  jour,  comme  il  se  rendoit  au  pa- 
lais ,  il  entre  par  hasard  dans  l'église  d'un 
monastère.  Une  jeune  religieuse  chantoit;  il 
fut  touché  jusqu'aux  larmes  de  la  douceur  de 
sa  voix  :  il  jugea  que  le  service  de  Dieu  doit 
être  plein  de  délices,  puisqu'il  donne  de  tels 
accens  à  ceux  qui  lui  ont  consacré  leurs  jours. 
Il  retourne  à  l'instant  chez  lui ,  jette  au  feu 
ses  certificats  de  service,  se  coupe  les  che- 
veux ,  embrasse  la  vie  monastique  ,  et  fonde 
l'ordre  des  Ouvriers  Pieux  ^  qui  s'occupe  en 
général  du  soulagement  des  infirmités  hu- 
maines. Cet  ordre  fit  d'abord  peu  de  progrès, 


2c,6  GÉNIE 

parce  que,  dans  une  peste  qui  survint  à 
Naplcs  ,  les  religieux  moururent  tous  en  assis- 
tant les  pestiférc's  ,  à  l'exception  de  deux 
prêtres   et  de  trois  clercs. 

Pierre  de  Bétancourt,  Frère  de  l'ordre  de 
Saint-François,  étant  à  Guatimala,  ville  et 
province  de  FAmérique  espagnole  ,  fut  touché 
du  sort  des  esclaves  qui  n'avoient  aucun  lieu 
de  refuge  pendant  leurs  maladies.  Ayantobtenu 
par  aumône  le  don  d'une  chétive  maison ,  où 
iltenoit  auparavant  une  écolepour  les  pauvres, 
il  bâtit  lui-même  une  espèce  d'infirmerie  ,  qu'il 
recouvrit  de  paille  ,  dans  le  dessein  d'y  retirer 
les  esclaves  qui  manquoient  d'abri.  Il  ne  tarda 
pas  à  rencontrer  une  femme  nègre  ,  estropiée , 
abandonnée  par  son  maître.  Aussitôt  le  saint 
religieux  charge  l'esclave  sur  ses  épaules,  et, 
tout  glorieux  de  son  fardeau  ,  il  le  porte  à  cette 
méchante  cabane,  qu'il  appeloit  son  hôpital. 
11  alloit  courant  toute  la  ville,  afin  d'obtenir 
quelques  secours  pour  sa  Négresse.  Elle  ne 
survécut  pas  long-temps  à  tant  de  charité  ;  mais 
en  répandant  ses  dernières  larmes,  elle  pro- 
met à  son  gardien  des  récompenses  célestes  , 
qu'il  a  sans  doute  obtenues. 

Plusieurs  riches ,  attendris  par  ses  vertus  , 


DU  CHRISTUNISME.  ^27 

donnèrent  des  fonds  à  Bétancourt,  qui  vit  la 
chaumière  de  la  femme  nègre  se  changer  en 
un  liôpital  magnifuiuc.  Ce  religieux  mourut 
jeune  ;  l'amour  de  l'humanité  avoit  consume 
son  cœur.  Aussitôt  que  le  bruit  de  son  trépas 
se  fut  répandu,  les  pauvres  et  les  esclaves  se 
précipilèrentà  l'hôpital,  pour  voir  encore  une 
fois  leur  bienfaiteur.  Ils  baisoient  ses  pieds, 
ils  coupoient  des  morceaux  de  ses  habits  ,  ils 
l'eussent  déchiré  pour  en  emporter  quelques 
reliques ,  si  l'on  n'eût  mis  des  gardes  à  son 
cercueil  :  on  eût  cru  que  c'étoit  le  corps  d'un 
tyran  qu'on  défendoit  contre  la  haine  des 
peuples  ,  et  c'étoit  un  pauvre  moine  qu'on 
déroboit  à  leur  amour. 

L'ordre  du  Frère  Bétancourt  se  répandit 
après  lui  ;  l'Amérique  entière  se  couvrit  de 
ses  hôpitaux,  desservis  par  des  religieux  qui 
prirent  le  nom  de  Bet/iléémites.  Telle  étoit  la 

formule  de  leurs  vœux  :  «  Moi  Frère je  fais 

vœu  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'hospitalité, 
e t  m'oblige  de  servin  les  p auvres  convalescens , 
encore  bien  quils  soient  infidèles  et  attaqués 
de  maladies  contagieuses  (i).   » 

(i)  Héljot,  lom.  III,  p.  366. 


298  GÉNIE 

Si  la  religion  nous  a  attendus  sur  le  sommet 
des  montagnes ,  elle  est  aussi  descendue  dans 
les  entrailles  de  la  terre ,  loin  de  la  lumière 
du  jour,  afm  d'y  chercher  les  infortunés.  Les 
Frères  Bethléémites  ont  des  espèces  d'hôpi- 
taux ,  jusqu'au  fond  des  mines  du  Pe'rou  et 
du  Mexique.  Le  christianisme  s'est  efforcé  de 
réparer  au  Nouveau-Monde  les  maux  que  les 
hommes  y  ont  faits,  et  dont  on  l'a  si  injuste- 
ment accusé  d'être  l'auteur.   Le  docteur  Ro- 
bertson,  Anglais, protestant, etméme ministre 
presbytérien  ,  a  pleinement  justifié  sur  ce  point 
l'Eglise  Romaine  :  «  C'est  avec  plus  d'injustice 
encore,  dit-il,  que  beaucoup  d'écrivains  ont 
attribué  à  l'esprit  d'intolérance  de  la  religion 
romaine  la  destruction  des  Américains,  et  ont 
accusé   les  ecclésiastiques    espagnols  d'avoir 
excité    leurs   compatriotes    à   massacrer    ces 
peuples   innocens,   comme   des   idolâtres  et 
des  ennemis  de  Dieu.  Les  premiers  mission- 
naires ,  quoique  simples  et  sans  lettres ,  étoient 
des  hommes  pieux  ;  ils  épousèrent  de  bonne 
heure  la  cause  des  Indiens  ,  et  défendirent  ce 
peuple  contre  les  calomnies  dont  s'efforcèrent 
de  le  noircir  les  conquérans  qui  le  rcprésen- 
toient  comme  incapable  de  se  former  jamais 


DU    CHRISTIANISME.  agg 

à  la  vie  sociale,  et  de  comi)rcndre  les  prin- 
cipes de  la  religion  ,  et  comme  une  espèce  im- 
parfaite d'hommes  que  la  nature  avoitmarqucc 
du  sceau  de  la  servitude.  Ce  que  j'ai  dit  du 
zèle  constant  des  missionnaires  espagnols, 
pour  la  défense  et  la  protection  du  troupeau 
commis  à  leurs  soins,  les  montre  sous  un 
point  de  vue  digne  de  leurs  fonctions  ;  ils 
furent  des  ministres  de  paix  pour  les  Indiens, 
et  s'efforcèrent  toujours  d'arracher  la  verge 
de  fer  des  mains  de  leurs  oppresseurs.  C'est 
à  leur  puissante  médiation  que  les  Américains 
durent  tous  les  règlcmens  qui  tendoient  à 
adoucir  la  rigueur  de  leur  sort.  Les  Indiens 
regardent  encore  les  ecclésiastiques,  tant  sécu- 
liers que  réguliers  ,  dans  les  établissemens 
espagnols,  comme  leurs  défenseurs  naturels, 
et  c'est  à  eux  qu'ils  ont  recours  pour  re- 
pousser les  exactions  et  les  violences  aux- 
quelles ils  sont  encore  exposés  (i).  » 

Le  passage  est  formel,  et  d'autant  plus 
décisif,  qu'avant  d'en  venir  à  cette  conclu- 
sion ,  le  ministre  protestant  fournit  les  preuves 

(i)  Hist.  de  Vyîmér.  tom.  IV ,  liv.  YIII ,  p.  1 4.2-3,  trad. 
franc,  édit.  in-8°,  1780. 


3oo  GÉNIE 

qui  ont  déterminé  son  opinion.  Il  cite  les  plai- 
doyers des  Dominicains  pour  les  Caraïbes, 
car  ce  n'étoit  pas  Las-Gasas  seul  qui  prenoit 
leur  défense;  c'étoit  son  ordre  entier,  et  le 
reste  des  ecclésiastiques  espagnols.  Le  doc- 
teur anglais  joint  à  cela  les  bulles  des  papes , 
les  ordonnances  des  rois ,  accordées  à  la  solli- 
cilalion  du  clergé ,  pour  adoucir  le  sort  des 
Américains ,  et  mettre  un  frein  à  la  cruauté 
des  colons. 

Au  reste,  le  silence  que  la  philosophie  a 
gardé  sur  ce  passage  de  Robertson  est  bien 
remarquable.  On  cite  tout  de  cet  auteur , 
hors  le  fait  qui  présente  sous  un  jour  nouveau 
la  conquête  de  l'Amérique  ,  et  qui  détruit  une 
des  plus  atroces  calomnies  dont  l'histoire  se 
soit  rendue  coupable.  Les  sophistes  ont  voulu 
rejeter  sur  la  religion  un  crime  que  non  seule- 
ment la  religion  n'a  pas  commis  ,  mais  dont 
elle  a  eu  horreur  :  c'est  ainsi  que  les  tyrans 
ont  souvent  accusé  leur  victime  (i). 

(i)    Voyez  la  note  P  à  la  fin  du  volume. 

On  trouvera  le  morceau  de  Robertson  tout  entier  à  la 
fin  de  ce  volume,  ainsi  qu'une  explication  sur  le  mas- 
sacre d'Irlande  et  sur  la  Saint-  Barthélémy  ;  le  passage  de 


DU  CHRfSTIANlSME.  3oi 

VVV  VVV 1  V\  V\V  \«V  V VV  \AA.  VVW  VVV  VVV  W«%  VXtV  VVV  VVX  VVV  V\\  V\&r  \%V^\%  VVV  VV\  V\>  V\\  VVV VVV  V\\  VMT 

CHAPITRE  m. 

Hôtel-Dieu.  Sœurs-Grises. 

Nous  venons  à  ce  monument  où  la  religion 
a  voulu ,  comme  d'un  seul  coup  ,  et  sous  un 
seul  point  de  vue ,  montrer  qu'il  n'y  a  point 
de  souffrances  humaines  qu'elle  n'ose  envisa- 
ger ,  ni  de  misère  au-dessus  de  son  amour, 

La  fondation  de  l'Hôtel-Dieu  remonte  à 
saint  Landry  ,  huitième  évéque  de  Paris.  Les 
balimens  en  furent  successivement  augmentes 
par  le  chapitre  de  Notre-Dame  ,  propriétaire 

l'écrivain  anglais  étoit  trop  long  pour  être  inséré  ici.  Il  ne 
laisse  rien  à  désirer,  et  il  fait  tomber  les  bras  d'étonnement 
à  ceux  qui  n'ont  pas  été  accoutumés  aux  déclamations  des 
philosophes  sur  les  massacres  du  Nouveau-Monde.  Il  ne 
s'agit  pas  de  savoir  si  des  monstres  ont  fait  brûler  des 
hommes  en  l'honneur  des  douze  apôtres;  mais  si  c'est  la 
religion  qui  a  provoqué  ces  horreurs  ,  ou  si  c'est  elle  qui 
les  a  dénoncées  à  l'exécration  de  la  postérité.  Un  seul 
prêtre  osa  justifier  les  Espagnols;  il  faut  voir,  dans  Ro- 
bertson,  comme  il  fut  traité  par  le  clergé,  et  quels  cris 
d'indignation  il  excita. 


3o2  GÉNIE 

de  rhôpital ,  par  saint  Louis  ,  par  le  chance- 
lier Duprat ,  et  par  Henri  IV  ;  en  sorte  qu'on 
peut  dire  que  cette  retraite  de  tous  les  maux 
s'élargissoit  à  mesure  que  les  maux  se  multi- 
plioient,  et  que  la  charité  croissoit  à  l'e'gal 
des  douleurs. 

L'hôpital  étoit  desservi  dans  le  principe 
par  des  religieux  et  des  religieuses ,  sous  la 
règle  de  saint  Augustin  ;  mais  depuis  long- 
temps les  religieuses  seules  y  sont  restées. 
«  Le  cardinal  de  Vitry  ,  dit  Hclyot,  a  voulu 
sans  doute  parler  des  religieuses  de  FHôtel- 
Dieu  ,  lorsqu'il  dit  qu'il  y  en  avoit  qui,  se 
faisant  violence  ,  souffroient  avec  joie  et  sans 
répugnance  l'aspect  hideux  de  toutes  les  mi- 
sères humaines  ,  et  qu'il  lui  semhloit  qu'aucun 
genre  de  pénitence  ne  pouvoit  être  comparé 
à  cette  espèce  de  martyre. 

»  Il  n'y  a  personne ,  continue  l'auteur  que 
nous  citons,  qui,  en  voyant  les  religieuses 
de  riIôtel-Dieu ,  non  seulement  panser,  net- 
toyer les  malades  ,  faire  leurs  lits  ,  mais  en- 
core ,  au  plus  fort  de  l'hiver  ,  casser  la  glace 
de  la  rivière  qui  passe  au  milieu  de  cet  hôpi- 
tal ,  et  y  entrer  jusqu'à  la  moitié  du  corps  pour 
laver  leurs  linges  pleins  d'.ordurcs  et  de  vile- 


DU  CIÎRÎSIIAÎSISMË.  3o3 

nies,  ne  les  regarde  comme  autant  de  saintes 
victimes  qui ,  par  un  excès  d'amour  et  de  cha- 
rité pour  secourir  leur  prochain,  courent  vo- 
lontiers à  la  mort  qu'elles  affrontent,  pour  ainsi 
dire ,  au  milieu  de  tant  de  puanteur  et  d'in- 
feclion  causées  par  le  grand  nombre  des  ma- 
lades. » 

Nous  ne  doutons  point  des  vertus  qu'inspire 
la  philosophie  ;  mais  elles  seront  encore  bien 
plus  frappantes  pour  le  vulgaire,  ces  vertus, 
quand  la  philosophie  nous  aura  montré  de 
pareils  dévouemens.  Et  cependant  la  naïveté 
de  ia  peinture  d'Hélyot  est  loin  de  donner  une 
idée  complète  des  sacrifices  de  ces  femmes 
chrétiennes  :  cet  historien  ne  parle  ni  de  l'a- 
bandon des  plaisirs  de  la  vie  ,  ni  de  la  perte 
de  la  jeunesse  et  de  la  beauté,  ni  du  renon- 
cement à  une  famille  ,  à  un  époux  ,  à  l'espoir 
d'une  postérité  ;  il  ne  parle  point  de  tous  les 
sacrifices  du  cœur,  des  plus  doux  sentimens 
de  l'àme  étouffés,  hors  la  pitié  qui,  au  milieu  de 
tant  de  douleurs,  devient  un  tourment  de  plus. 

Eh  bien!  nous  avons  vu  les  malades,  les 
mourans  près  de  passer,  se  soulever  sur  leurs 
couches,  et  faisant  un  dernier  effort,  accabler 
d'injures  les  femmes  angéliques  qui  les  ser- 


3o4.  GÉNIE 

voient.  Et  pourquoi?  parce  qu'elles  étoient 
chrétiennes  !  Eh  !  malheureux  !  qui  yous  ser- 
viroit ,  si  ce  n'étoit  des  chrétiennes  !  D'autres 
filles  semblables  à  celles-ci ,  et  qui  méritoient 
des  autels ,  ont  été  publiquement  fouettées  , 
nous  ne  déguiserons  point  le  mot.  Après  un 
pareil  retour  pour  tant  de  bienfaits ,  qui  eût 
voulu  encore  retourner  auprès  des  misérables? 
Qui?  elles!  ces  femmes!  elles-mêmes!  Elles 
ont  volé  au  premier  signal  ;  ou  plutôt  elles 
n'ont  jamais  quitté  leur  poste.  Voyez  ici  réu- 
nies la  nature  humaine  religieuse,  et  la  nature 
humaine  impie ,  et  jugez-les. 

La  sœur-grise  ne  renfermoit  pas  toujours 
ses  vertus ,  ainsi  que  les  filles  de  l'Hôtel-Dieu , 
dans  rintérieur  d'un  lieu  pestiféré  ;  elle  les 
répandoit  au  dehors,  comme  un  parfum  dans 
les  campagnes;  elle  alloit  chercher  le  culti- 
vateur infirme  dans  sa  chaumière.  Qu'il  étoit 
touchant  de  voir  une  femme ,  jeune,  belle  ,  et 
compatissante,  exercer,  au  nom  de  Dieu,  près 
de  l'homme  rustique ,  la  profession  du  mé- 
decin! On  nous  montroit dernièrement,  près 
d'un  moulin ,  sous  des  saules ,  dans  une  prairie, 
une  petite  maison  qu'avoicnt  occupée  trois 
sœurs-grises.  G'étoit  de  cet  asile  champêtre 


DU  CHRISTIAISISME.  3o5 

qu'elles  partoient  à  toutes  les  heures  de  la 
nuit  et  du  jour,  pour  secourir  les  laboureurs. 
On  rcmarquoit  en  elles ,  comme  dans  toutes 
leurs  sœurs ,  cet  air  de  propreté  et  de  conlen- 
tement,  qui  annonce  que  le  corps  et  Tâme 
sont  également  exempts  de  souillures  ;  elles 
étoient  pleines  de  douceur,  mais  toutefois  sans 
manquer  de  fermeté  pour  soutenir  la  \ue  des 
maux,  et  pour  se  faire  obéir  des  malades. 
Elles  excelloient  à  rétablir  les  membres  brisés 
par  des  chutes,  ou  par  ces  accidens  si  com- 
muns chez  les  paysans.  Mais  ce  qui  étoit  d'un 
prix  inestimable ,  c'est  que  la  sœur-grise  ne 
manquoit  pas  de  dire  un  mot  de  Dieu  à  l'o- 
reille du  nourricier  de  la  patrie ,  et  que  jamais 
la  morale  ne  trouva  de  formes  plus  divines  , 
pour  se  glisser  dans  le  cœur  humain. 

Tandis  que  ces  filles  hospitalières  élonnoient 
par  leur  charité  ceux  même  qui  étoient  accou- 
tumés à  ces  actes  sublimes ,  il  se  passoit  dans 
Paris  d'autres  merveilles  :  de  grandes  dames 
s'exiloient  de  la  ville  et  de  la  cour ,  et  par- 
toient pour  le  Canada.  Elles  alloient  sans  doute 
acquérir  des  habitations,  réparer  une  fortune 
délabrée ,  et  jeter  les  fondemens  d'une  vaste 
propriété.?  Ce  n'étoit  «pas  là  leur  but  :  elles 

4«  20 


8o6  GÉNIE 

alloient,  au  milieu  des  forets  et  des  guerres 
sanglantes ,  fonder  des  hôpitaux  pour  des 
Sauvages  ennemis. 

En  Europe  ,  nous  tirons  le  canon  en  signe 
d'allégresse,  pour  annoncer  la  destruction  de 
plusieurs  milliers  d'hommes  :  mais  dans  les 
ctablissemens  nouveaux  et  lointains  ;  où  l'on 
est  plus  près  du  malheur  et  de  la  nature  ,  on 
ne  se  réjouit  que  de  ce  qui  mérite  en  effet 
des  bénédictions ,  c'est-à-dire  des  actes  de 
bienfaisance  et  d'humanité.  Trois  pauvres 
hospitalières  ,  conduites  par  madame  de  la 
Peltrie ,  descendent  sur  les  rives  Canadiennes, 
et  voilà  toute  la  colonie  troublée  de  joie.  «  Le 
jour  de  l'arrivée  de  personnes  si  ardemment 
désirées,  dit  Charlevoix,  fut  pour  toute  la 
ville  un  jour  de  fête  ;  tous  les  travaux  cessèrent, 
et  les  boutiques  furent  fermées.  Le  gouverneur 
reçut  les  héroïnes  sur  le  rivage  à  la  tête  de  ses 
troupes,  qui  étoient  sous  les  armes,  et  au 
bruit  du  canon;  après  les  premiers  compli- 
mcns ,  il  les  mena ,  au  milieu  des  acclamations 
du  peuple ,  à  l'église ,  où  le  Te  Deum  fut 
chanté 

»  Ces  saintes  fdles,  de  leur  côté,  et  leur 
généreuse  conductrice,    voulurent,    dans   le 


DU  CHRISTIANISME.  807 

premier  transport  de  leur  joie ,  baiser  une 
terre,  après  laquelle  elles  a  voient  si  long-temps 
soupiré ,  qu'elles  se  promettoicnt  bien  d'ar- 
roser de  leurs  sueurs,  et  qu'elles  ne  déses- 
péroient  pas  même  de  teindre  de  leur  sang. 
Les  Français ,  mêlés  avec  les  Sauvages  ,  les 
Infidèles  même  confondus  avec  les  Chrétiens, 
ne  se  lassoient  point ,  et  continuèrent  plu- 
sieurs jours  à  faire  tout  retentir  de  leurs  cris 
d'allégresse ,  et  donnèrent  mille  bénédictions 
à  celui  qui  seul  peut  inspirer  tant  de  force  et 
de  courage  aux  personnes  les  plus  foibles.  A 
la  vue  des  cabanes  sauvages  où  Ton  mena  les 
religieuses  le  lendemain  de  leur  arrivée,  elles 
se  trouvèrent  saisies  d'un  nouveau  transport 
de  joie  :  la  pauvreté  et  la  malpropreté  qui  y 
régnoient,  ne  les  rebutèrent  point,  et  des 
objets  si  capables  de  ralentir  leur  zèle  ,  ne  le 
rendirent  que  plus  vif:  elles  témoignèrent  une 
grande  impatience  d'entrer  dans  l'exercice  de 
leurs  fonctions. 

»  Madame  de  laPeltrie  ,  qui  n'avoit  jamais 
désiré  d'être  riche  ,  et  qui  s'étoit  fait  pauvre 
d'un  si  bon  cœur  pour  Jésus-Christ,  ne  s'é- 
pargnoit  en  rien  pour  le  salut  des  âmes.  Son 
zèle  la  porta  même  à  cultiver  la  terre  de  ses 

20. 


3o8  GÉNIE 

propres  mains ,  pour  avoir  de  quoi  soulager 
les  pauvres  néophytes.  Elle  se  dépouilla  en 
peu  de  jours  de  ce  qu'elle  avoit  réservé  pour 
son  usage,  jusqu'à  se  réduire  à  manquer  du 
nécessaire  ,  pour  vêtir  les  enfans  qu'on  lui 
présentoit  presque  nus;  et  toute  sa  vie  qui 
fut  assez  longue  ,  ne  fut  qu'un  tissu  d'actions 
les  plus  héroïques  de  la  charité  (i).  » 

Trouve-t-on  dans  l'histoire  ancienne  rien 
qui  soit  aussi  touchant ,  rien  qui  fasse  couler 
des  larmes  d'attendrissement  aussi  douces , 
aussi  pures? 

(i)  Hist.  de  la  Nouv.  France^  liv.  V,  p.  207  , 1. 1 ,  in-4°. 


DU  CHRISTIANISME.  809 

VVVVV*VV»V»/*VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VWWV»VVVVWVWVV«A(VWVWVVWVW 

CHAPITRE  IV. 

Enfans-Trouvés ,  Dames  de  la  Charité' ,  Traits  de  bienfaisance. 

Il  faut  maintenant  écouter  un  moment 
saint  Justin  le  philosophe.  Dans  sa  première 
apologie  ,  adressée  à  l'empereur ,  il  parle 
ainsi  : 

«  On  expose  les  enfans  sous  votre  empire. 
Des  personnes  élèvent  ensuite  ces  enfans  pour 
les  prostituer.  On  ne  rencontre  par  toutes  les 
nations  que  des  enfans  destinés  aux  plus  exé- 
crables usages ,  et  qu'on  nourrit  comme  des 
troupeaux  de  bétes  ;  vous  levez  un  tribut  sur 

ces  enfans et  toutefois  ceux  qui  abusent 

de  ces  petits  innocens,  outre  le  crime  qu'ils 
commettent  envers  Dieu,  peuvent  par  hasard 

abuser  de  leurs  propres  enfans Pour  nous 

autres  Chrétiens ,  détestant  ces  horreurs , 
nous  ne  nous  marions  que  pour  élever  notre 
famille  ,  ou  nous  renonçons  au  mariage  pour 
vivre  dans  la  chasteté  (i).  » 

(i)  S.  Justini.  Oper.  1742,  p.  6oet6i. 


3io  GÉNIE 

Voilà  donc  les  hôpitaux  que  le  polythéisme 
élevoit  aux  orphelins.  O  vénérable  Vincent 
de  Paul ,  où  étois-tu  ?  où  étois-tu ,  pour  dire 
aux  dames  de  Rome ,  comme  à  ces  pieuses 
Françaises  qui  t'assistoient  dans  tes  œuvres  : 
<c  Or  sus  ,  mesdames  ,  voyez  si  vous  voulez 
délaisser  à  votre  tour  ces  petits  innocens, 
dont  vous  êtes  devenues  les  mères  selon  la 
grâce ,  après  qu'ils  ont  été  abandonnés  par 
leur  mère  selon  la  nature  ?  »  Mais  c'est  en 
vain  que  nous  demandons  V homme  de  misé- 
ricorde à  des  cultes  idolâtres. 

Le  siècle  a  pardonné  le  christianisme  à 
saint  Vincent  de  Paul  ;  on  a  vu  la  philosophie 
pleurer  à  son  histoire.  On  sait  que  gardien  de 
troupeaux,  puis  esclave  à  Tunis,  il  devint  un 
prêtre  illustre  par  sa  science  et  par  ses  œuvres; 
on  sait  qu'il  est  le  fondateur  de  l'hôpital  des 
Enfans-Trouvés  ,  de  celui  des  Pauvres  -Vieil- 
lards, de  l'hôpital  des  Galériens  de  Marseille , 
du  collège  des  prêtres  de  la  Mission,  des 
Confréries  de  Charité  dans  les  paroisses ,  des 
Compagnies  de  Dames  pour  le  service  de 
l'Hôtel-Dieu,  des  Filles  de  la  Charité,  ser- 
vantes des  malades,  et  enfin  des  retraites 
pour  ceux  qui  désirent  choisir  un  état  de  vie, 


DU  CHRlSTlAiNlSIME.  3ii 

et  qui  ne  sont  pas  encore  déterminés.  Où  la 
charité  va-l-elle  prendre  toutes  ses  institu- 
tions ,  toute  sa  prévoyance  ? 

Saint  Vincent  de  Paul  fut  puissamment 
secondé  par  M'"  Legras  ,  qui ,  de  concert  avec 
lui ,  établit  les  Sœurs  de  la  Charité.  Elle  eut 
aussi  la  direction  de  l'hôpital  du  nom  de 
Jésus ,  qui ,  d'abord  fondé  pour  quarante 
pauvres,  a  été  l'origine  de  l'hôpital  général 
de  Paris.  Pour  emblème ,  et  pour  récompense 
d'une  vie  consumée  dans  les  travaux  les  plus 
pénibles ,  M"^  Legras  demanda  qu'on  mît  sur 
son  tombeau  une  petite  croix  avec  ces  mots  : 
Spes  mea.  Sa  volonté  fut  faite. 

Ainsi  de  pieuses  familles  se  disputoient , 
au  nom  du  Christ,  le  plaisir  de  faire  du  bien 
aux  hommes.  La  femme  du  chancelier  de 
France  et  M"'"  Fouquet  étoient  de  la  congré- 
gation des  Dames  de  la  Charité.  Elles  avoient 
chacune  leur  jour  pour  aller  instruire  et  ex- 
horter les  malades,  leur  parler  des  choses 
nécessaires  au  salut  d'une  manière  touchante 
et  familière.  D'autres  dames  recevoient  les 
aumônes,  d'autres  avoient 5oin  du  linge,  des 
meubles  des  pauvres,  etc.  Un  auteur  dit  que 
plus  de  sept  cents  calvinistes  rentrèrent  dans 


3 12  GENIE 

le  sein  de  l'Eglise  romaine ,  parce  qu'ils  re- 
connurent la  vérité  de  sa  doctrine  dans  les 
productions  dune  charité  si  ardente  et  si 
étendue.  Saintes  dames  de  Miramion,  de 
Chantai,  de  la  Peltrie,  de  Lamoignon,  vos 
œuvres  ont  été  pacifiques!  Les  pauvres  ont 
accompagné  vos  cercueils  ;  ils  les  ont  arrachés 
à  ceux  qui  les  portoient,  pour  les  porter 
eux-mêmes  ;  vos  funérailles  retentissoient  de 
leurs  gémissemens ,  et  l'on  eût  cru  que  tous 
les  cœurs  bienfaisans  étoient  passés  sur  la 
terre,  parce  que  vous  veniez  de  mourir. 

Terminons  par  une  remarque  essentielle 
cet  article  des  institutions  du  christianisme , 
en  faveur  de  l'humanité  souffrante  (i).  On 
dit  que ,  sur  le  mont  Saint-Bernard  ,  un  air 
trop  vif  use  les  ressorts  de  la  respiration,  et 
qu'on  y  vit  rarement  plus  de  dix  ans  :  ainsi, 
le  moine  qui  s'enferme  dans  l'hospice,  peut 
calculer  à  peu  près  le  nombre  des  jours  qu'il 
restera  sur  la  terre  ;  tout  ce  qu'il  gagne  au 
service  ingrat  des  hommes,  c'est  de  connoîtrc 
le  moment  de  la  mort,  qui  est  caché  au  reste 
des  humains.  On  assure  que  presque  toutes  les 

(i)    Voyez  la  note  Q  ;\  la  fin  du  volume. 


DU  CHRISTIANISME.  3i3 

filles  de  l'Hôtel-Dieu  ont  habituellement  une 
petite  fièvre  qui  les  consume,  et  qui  provient 
de  l'atmosphère  corrompue  où  elles  vivent  : 
les  religieux  qui  habitent  les  mines  du  Nou- 
veau-Monde ,  au  fond  desquelles  ils  ont  établi 
des  hospices  dans  une  nuit  éternelle ,  pour  les 
infortunés  Indiens ,  ces  religieux  abrègent  aussi 
leur  existence  ;  ils  sont  empoisonnés  par  la  va- 
peur métallique  :  enfin  les  Pères  qui  s'enfer- 
ment dans  les  bagnes  pestiférés  de  Constanti- 
nople  ,  se  dévouent  au  martyre  le  plus  prompt. 
Le  lecteur  nous  le  pardonnera  si  nous  sup- 
primons ici  les  réflexions  ;  nous  avouons  notre 
incapacité  à  trouver  des  louanges  dignes  de 
telles  œuvres  :  des  pleurs  et  de  l'admiration 
sont  tout  ce  qui  nous  reste.  Qu'ils  sont  à 
plaindre  ceux  qui  veulent  détruire  la  religion  , 
et  qui  ne  goûtent  pas  la  douceur  des  fruits  de 
l'Evangile  !  «  Le  stoïcisme  ne  nous  a  donné 
qu'un  Epictète ,  dit  Voltaire  ,  et  la  philosophie 
chrétienne  forme  des  milliers  d'Epictète,  qui 
ne  savent  pas  qu'ils  le  sont,  et  dont  la  vertu  est 
poussée  jusqu'à  ignorer  leur  vertu  même  (i). 

(i)  Corresp.  gén.  t.  III,  p.  222. 


3i4  GENIE 

«V^WVK'M/WVWVWVVVVVMlVWVWVWWVWVl'WVWWV VWVW«V\VWWVVWVWWV VWWV  jW 

CHAPITRE  V. 

ÉDUCATION. 
Ëcoles,  Collèges,  Universités,  Bénédictins  et  Jésuites. 

Consacrer  sa  vie  à  soulager  nos  douleurs, 
est  le  premier  des  bienfaits;  le  second  est  de 
nous  éclairer.  Ce  sont  encore  des  prêtres 
superstitieux  ^  qui  nous  ont  guéris  de  notre 
ignorance  ,  et  qui ,  depuis  dix  siècles  ,  se  sont 
ensevelis  dans  la  poussière  des  écoles,  pour 
nous  tirer  de  la  barbarie.  Ils  ne  craignoient 
pas  la  lumière,  puisqu'ils  nous  en  ouvroient 
les  sources  ;  ils  ne  songeoient  qu'à  nous  faire 
partager  ces  clartés,  qu'ils  avoient  recueil- 
lies, au  péril  de  leurs  jours,  dans  les  débris 
de  Rome  et  de  la  Grèce. 

Le  Bénédictin  qui  savoit  tout,  le  Jésuite 
qui  connoissoit  la  science  et  le  monde  ,  TOra- 
torien,  le  docteur  de  l'Université,  méritent 
peut-être  moins  notre  reconnoissance  ,  que 
ces  humbles  Frères  qui  s'étoient  consacrés 
à  l'enseignement  gratuit  des  pauvres.  «  Les 


DU  CHRISTIAISISME.  3i5 

clercs  réguliers  des  écoles  pieuses  s'obligeoient 
à  montrer,  par  charité,  à  lire^  à  écrire  au 
petit  peuple ,  en  commençant  par  T'a ,  b  ,  c , 
à  compter ^  à  calculer^  et  même  à  tenir  les 
livres  chez  les  marchands  et  dans  les  bureaux. 
Ils  enseignent  encore,  non  seulement  la  rhé- 
torique et  les  langues  latine  et  grecque  ;  mais 
dans  les  villes ,  ils  tiennent  aussi  des  écoles 
de  philosophie  et  de  théologie  scolaslique  et 
morale,  de  mathématiques,  de  fortifications 
et  de  géométrie Lorsque  les  écoliers  sor- 
tent de  classe ,  ils  vont  par  bandes  chez  leurs 
parens,  où  ils  sont  conduits  par  un  religieux, 
de  peur  qu'ils  ne  s'amusent  par  les  rues  à  jouer 
et  à  perdre  leur  temps  (i).  » 

La  naïveté  du  style  fait  toujours  grand 
plaisir;  mais  quand  elle  s'unit,  pour  ainsi 
dire  ,  à  la  naïveté  des  bienfaits ,  elle  devient 
aussi  admirable  qu'attendrissante. 

Après  ces  premières  écoles  fondées  par  la 
charité  chrétienne ,  nous  trouvons  les  congré- 
gations savantes,  vouées  aux  lettres  et  à  l'édu- 
cation de  la  jeunesse  par  des  articles  exprès  de 
leur  institut.  Tels  sont  les  religieux  de  saint 

(i)  HéJyot,  t.  IV,  p.  307. 


:3i6  GÉNIE 

Basile  ,  en  Espagne ,  qui  n'ont  pas  moins  de 
quatre  collégespar province.  Ilsenpossédoient 
un  à  Soissons,  en  France  ,  et  un  autre  à  Paris  : 
c'étoit  le  collège  de  Beauvais,  fondé  par  le 
cardinal  Jean  de  Dorman.  Dès  le  neuvième 
siècle,  Tours,  Gorbeil ,  Fontenelle,  Fuldes, 
Saint- Gall,  Saint  -  Denis  ,  Saint-Germain 
d'Auxerre,  Ferrière  ,  Aniane,  et  en  Italie  ,  le 
Mont-Cassin,  étoient  des  écoles  fameuses  (i). 
Les  clercs  de  la  vie  commune ,  aux  Pays-Bas  , 
s'occupoientde  la  collation  des  originaux  dans 
les  bibliothèques,  et  du  rétablissementdu  texte 
des  manuscrits. 

Toutes  les  universités  de  l'Europe  ont  été 
établies,  ou  par  des  princes  religieux,  ou  par 
des  évéques  ,  ou  par  des  prêtres ,  et  toutes  ont 
été  dirigées  par  des  ordres  chrétiens.  Cette 
fameuse  Université  de  Paris  ,  d'où  la  lumière 
s'est  répandue  sur  l'Europe  moderne ,  étoit 
composée  de  quatre  facultés.  Son  origine 
remontoit  jusqu'à  Charlemagne ,  jusqu'à  ces 
temps  où  ,  luttant  seul  contre  la  barbarie  ,  le 
moine  Alcuin  vouloit  faire  de  la  France  une 


(i)  Fleury,  llisl.  ecd.  t.  X,  liv.  XLV[,  p.  34. 


JJU  CHRISTIANISME.  317 

Athènes  chrétienne  (i).  C'est  là  qu'avoicnt 
enseigné  Budé ,  Casaubon  ,  Grenan  ,  RoUin , 
Coffin  ,  Lebeau  ;  c'est  là  que  s'étoient  formés 
Abailard ,  Amyot,  de  Thou,  Boileau.  En 
Angleterre,  Cambridge  a  vu  Newton  sortir 
de  son  sein,  et  Oxford  présente,  avec  les 
noms  de  Bacon  et  de  Thomas  Morus,  sa 
bibliothèque  Persane,  ses  manuscrits  d'Ho- 
mère, ses  marbres  d'Arundel,  et  ses  édi- 
tions des  classiques;  Glascow  et  Edimbourg, 
en  Ecosse  ;  Lcipsick,  Jena  ,  Tubingue  ,  en 
Allemagne  ;  Leyde  ,  Utrecht  et  Louvain  ,  aux 
Pays-Bas  ;  Gandie ,  Alcala  et  Salamanque  ,  en 
Espagne  :  tous  ces  foyers  des  lumières  attes- 
tent les  immenses  travaux  du  christianisme. 
Mais  deux  ordres  ont  particulièrement  cultivé 
les  lettres  ,  les  Bénédictins  et  les  Jésuites. 

L'an  540  de  notre  ère ,  saint  Benoît  jeta 
au  Mont-Cassin  ,  en  Italie ,  les  fondemens  de 
l'ordre  célèbre  qui  devoit,  par  une  triple 
gloire  ,  convertir  l'Europe ,  défricher  ses  dé- 
serts, et  rallumer  dans  son  sein  le  flambeau 
des  sciences  (2). 


(i)  Fleurj ,  Hist.  eccl.  t.  X,  liv.  XLV,  p.  Sa. 

(2)  L'Angleterre ,  la  Frise  et  l' Allemagne  reconnois- 


3i8  GÉNIE 

Les  Bënédiclins  ,  et  surtout  ceux  de  la  con- 
grégation de  Saint-Maur ,  établie  en  France 
vers  Tan  543,  nous  ont  donné  ces  hommes 
dont  le  savoir  est  devenu  proverbial ,  et  qui 
ont  retrouvé ,  avec  des  peines  infinies ,  les 
manuscrits  antiques  ensevelis  dans  la  poudre 
des  monastères.  Leur  entreprise  littéraire  ,  la 
plus  effrayante  (car  l'on  peut  parler  ainsi), 
c'est  l'édition  complète  des  Pères  de  TEglise. 
S'il  est  si  difficile  de  faire  imprimer  un  seul 
volume  correctement  dans  sa  propre  langue  , 
qu'on  juge  ce  que  c'est  qu'une  révision  entière 
des  Pères  Grecs  et  Latins  ,  qui  forment  plus 
de  cent  cinquante  volumes  in-folio  :  l'imagi- 
nation peut  à  peine  embrasser  ces  travaux 
énormes.  Rappeler  Ruinart,  Lobineau,  Cal- 
met,  Tassin,  Lami ,  d'Achery ,  Martène  , 
Mabillon ,  Montfaucon  ,  c'est  rappeler  des 
prodiges  de  science. 

On  ne  peut  s'empêcher  de  regretter  ces 
corps  enseignans ,  uniquement  occupés  de 
recherches  littéraires  et  de  l'éducation  de  la 

sent,  pour  leurs  apôtres,  S.  Augustin  de  Canlorbérj , 
S.  Willibord  et  S.  Boniface ,  tous  trois  sortis  de  l'institut 
de  S.  Benoît. 


DU  CHRISTIANISME.  3iy 

jeunesse.  Après  une  révolution  qui  a  relâché 
les  liens  de  la  morale  et  interrompu  le  cours 
•  des  études ,  une  société  ,  à  la  fois  religieuse 
et  savante ,  porteroit  un  remède  assuré  à  la 
source  de  nos  maux.  Dans  les  autres  formes 
d'institut ,  il  ne  peut  y  avoir  ce  travail  régu- 
lier, cette  laborieuse  application  au  même 
sujet,  qui  régnent  parmi  des  solitaires ,  et 
qui ,  continués  sans  interruption  pendant 
plusieurs  siècles,  finissent  par  enfanter  des 
miracles. 

Les  Bénédictins  étoient  des  savans,  et  les 
Jésuites  des  gens  de  lettres  :  les  uns  et  les  autres 
furent  à  la  société  religieuse  ce  qu'étoient  au 
monde  deux  illustres  académies. 

L'ordre  des  Jésuites  étoit  divisé  en  trois 
degrés,  écoliers  approuvés^  coadjuteurs  for- 
més^ et  prufès.  Le  postulant  étoil  d'abord 
éprouvé  par  dix  ans  de  noviciat ,  pendant  les- 
quels on  exerçoit  sa  mémoire ,  sans  lui  per- 
mettre de  s'attacher  à  aucune  étude  particu- 
lière :  c'étoit  pour  connoître  où  le  portoitson 
génie.  Au  bout  de  ce  temps ,  il  servoit  les 
malades  pendant  un  mois  ,  dans  un  hôpital , 
et  faisoit  un  pèlerinage  à  pied  ,  en  demandant 
l'aumône  :  par  là  on  prétendoit  l'accoutumer 


■6'j.o  GÉNIE 

au  spectacle  des  douleurs  humaines  ,  et  le  pré- 
parer aux  fatigues  des  missions. 

Il  achevoit  alors  de  fortes  ou  de  brillantes 
études.  N'avoit-il  que  les  grâces  de  la  société  , 
et  cette  vie  élégante  qui  plaît  au  monde ,  on 
le  mettoit  en  vue  dans  la  capitale  ,  on  le  pous- 
soit  à  la  cour  et  chez  les  grands.  Possédoit-il 
le  génie  de  la  solitude  ,  on  le  retenoit  dans  les 
bibliothèques  et  dans  l'intérieur  de  la  com- 
pagnie. S'il  s'annonçoit  comme  orateur,  la 
chaire  s'ouvroit  à  son  éloquence  ;  s'il  avoit 
l'esprit  clair ,  juste  et  patient ,  il  devenoit  pro- 
fesseur dans  les  collèges  ;  s'il  étoit  ardent,  intré- 
pide, plein  de  zèle  et  de  foi,  il  alloit  mourir 
sous  le  fer  du  Mahométan  ou  du  Sauvage  ;  en- 
fin, s'il  montroit  des  talens  propres  à  gou- 
verner les  hommes ,  le  Paraguay  l'appeloit  dans 
ses  forêts ,  ou  l'ordre  à  la  tcte  de  ses  maisons. 
Le  général  de  la  compagnie  résidoit  à  Rome. 
Les  Pères  provinciaux  en  Europe  ,  étoient 
obligés  de  correspondre  avec  lui  une  fois  par 
mois.  Les  chefs  des  Missions  étrangères  lui  écri- 
voient  toutes  les  fois  que  les  vaisseaux  ou  les 
caravanes  traversoient  les  solitudes  du  monde. 
Il  y  avoit  en  outre  ,  pour  les  cas  pressans ,  des 
missionnaires   qui  se  rend  oient  de  Pékin   à 


DU  CHRISTIAÎSISME.  3ui 

Rome  ,  de  Rome  en  Perse ,  en  Turquie  ,  en 
Ethiopie  ,  au  Paraguay ,  ou  dans  quelque  au  Ire 
partie  de  la  terre. 

L'Europe  savante  a  fait  une  perte  irrépa- 
rable dans  les  Jésuites.  L'éducation  ne  s'est 
jamaisbienrelevée  depuis  leur  chute.  Ils  étoient 
singulièrement  agréables  à  la  jeunesse  ;  leurs 
manières  polies  ôtoient  à  leurs  leçons  ce  ton 
pédantesquc  qui  rebute  l'enfance. Comme  la  plu- 
part de  leurs  professeurs  étoient  des  hommes 
de  lettres  recherchés  dans  le  monde ,  les  jeunes 
gens  ne  se  croyoient  avec  eux  que  dans  une 
illustre  académie.  Ils  avoient  su  établir  entre 
leurs  écoliers  de  différentes  fortunes,  une 
sorte  de  patronage  qui  tournoit  au  profit  des 
sciences.  Ces  liens  formés  dans  l'âge  où  le 
cœur  s'ouvre  aux  sentimens  généreux ,  ne  se 
brisoient  plus  dans  la  suite,  et  établissoicnt , 
entre  le  prince  et  l'homme  de  lettres,  ces  an- 
tiques et  nobles  amitiés  qui  vivoient  entre 
les  Scipion  et  les  Lélius. 

Ils  inénageoient  encore  ces  vénérables  rela- 
tions de  disciples  et  de  maître  ,  si  chères  aux 
écoles  de  Platon  et  de  Pythagore.  Ils  s'enor- 
gueillissoicnt  du  grand  homme  dont  ils  avoient 
préparé  le  génie,  et  réclamoient  une  partie  de 

4.  21 


32  2  GENIE 

sa  gloire.  YqUairc,  dédiant  sa  Mérope  au  Pcre 
Poi  ée  ,  et  l'appelant  son  cher  maître ,  est  une 
de  CCS  chosesaimables  que  Téducation  moderne 
ne  présente  plus.  Naturalistes,  chimistes,  bo- 
tanistes, mathématiciens ,  mécaniciens  ,  astro- 
nomes ,  po'êtes  ,  historiens  ,  traducteurs ,  anti- 
quaires ,  journalistes ,  il  n'y  a  pas  une  branche 
des  sciences  que  les  Jésuites  n'aient  cultivée 
avec  éclat.  Bourdaloue  rappeloit  l'éloquence 
romaine  ,  Brumoy  introduisoit  la  France  au 
théâtre  des  Grecs ,  Gresset  marchoit  sur  les 
traces  de  Molière  ;  Lecomte  ,  Parennin ,  Ghar- 
levoix,  Ducerceau,Sanadon,  Du  Halde,Noe'l, 
Bouhours ,  Daniel ,  Tournemine ,  Maimbourg . 
Larue  ,  Jouvency ,  Rapin ,  Vanière ,  Commire, 
Sirmond ,  Bougeant,  Petau  ,  ont  laissé  des 
noms  qui  ne  sont  pas  sans  honneur.  Que  peut- 
on  reprocher  aux  Jésuites  ?  un  peu  d'ambition 
si  naturelle  au  génie.  «  Il  sera  toujours  beau, 
dit  Montesquieu ,  en  parlant  de  ces  Pères  , 
de  gouverner  les  hommes ,  en  les  rendant 
heureux.  »  Pesez  la  masse  .du  bien  que  les  Jé- 
suites ont  fait  ;  souvenez-vous  des  écrivains 
célèbres  que  leur  corps  a  donnés  à  la  France , 
ou  de  ceux  qui  se  sont  formés  dans  leurs 
écoles  ;   rappelez-vous   les   royaumes  entiers 


DU  CHRISTIANISME.  Sa? 

qu'ils  ont  conquis  à  notre  commerce  parleur 
habileté,  leurs  sueurs  et  leur  sang;  repassez 
dans  votre  mémoire  les  miracles  de  leurs  mis- 
sions au  Canada,  au  Paraguay,  à  la  Chine,  et 
vous  verrez  que  le  peu  de  mal  dont  on  les 
accuse ,  ne  balance  pas  un  moment  les  ser- 
vices qu'ils  ont  rendus  à  la  société. 


21. 


3-4  GÉNIE 

WV  V\^WVVWWVX'\^VV\  W\'%^'V\^XVVVV\^VVVWVVV\^k^WVW\i  WV^A'VWVWWWWWVWVWV 

CHAPITRE  Yl. 

Papes  fit  Cour  tic  Rome.  Découvertes  modernes,  etc. 

Avant  de  passer  aux  services  que  l'Eglise 
a  rendus  à  l'agriculture  ,  rappelons  ce  que  les 
papes  ont  fait  pour  les  sciences  et  les  beaux- 
arts.  Tandis  que  les  ordres  religieux  travail- 
loient  dans  toute  l'Europe  à  l'éducation  de  la 
jeunesse  ,  à  la  découverte  des  manuscrits  ,  à 
l'explication  de  l'antiquité,  les  pontifes  ro- 
mains ,  prodiguant  aux  savans  les  récompenses 
et  jusqu'aux  honneurs  du  sacerdoce,  étoient 
le  principe  de  ce  mouvement  général  vers  les 
lumières.  Certes ,  c'est  une  grande  gloire  pour 
l'Eglise ,  qu'un  pape  ait  donné  son  nom 
au  siècle  qui  commence  l'ère  de  l'Europe 
civilisée ,  et  qui ,  s'élevant  du  milieu  des  ruines 
de  la  Grèce  ,  emprunta  ses  clartés  du  siècle 
d'Alexandre,  pour  les  réfléchir  sur  le  siècle 
de  Louis. 

Ceux  qui  représentent  le  christianisme 
comme  arrêtant  le  progrès  des  lumières , 
contredisent  manifestement  les  témoignages 


DU  CIlPvlSTIAÎSlSME.  325 

historiques.  Partout  la  civilisation  a  marché 
sur  les  pas  de  l'Evangile ,  au  contraire  des 
religions  de  Mahomet ,  de  Brama  et  de  Con- 
fucius  ,  qui  ont  borne  les  progrès  de  la  société' , 
et  forcé  l'homme  à  vieillir  dans  son  enfance. 
Piome  chrétienne  étoit  comme  un  grand 
port,  qui  recueilloit  tous  les  débris  des  nau- 
frages des  arts.  Constantinople  tombe  sous  le 
joug  des  Turcs;  aussitôt  l'Eglise  ouvre  mille 
retraites  honorables  aux  illustres  fugitifs  de 
Byzance  et  d'Athènes.  L'imprimerie,  pros- 
crite en  France  ,  trouve  une  retraite  en  Italie. 
Des  cardinaux  épuisentleurs fortunes  à  fouiller 
les  ruines  de  la  Grèce ,  et  à  acquérir  des  ma- 
nuscrits. Le  siècle  de  Léon  X  avoit  paru  si 
beau  au  savant  abbé  Barthélemi ,  qu'il  l'avoit 
d'abord  préféré  à  celui  de  Périclès,  pour  sujet 
de  son  grand  ouvrage  :  c'étoi^t  dans  l'Italie 
chrétienne  qu'il  prétendoit  conduire  un  mo- 
derne Anacharsis. 

«  A  Rome,  dit -il,  mon  voyageur  voit 
Michel-Ange,  élevant  la  coupole  de  Saint- 
Pierre;  Raphaël,  peignant  les  galeries  du 
Vatican  ;  Sadolct  et  Bembe  ,  depuis  cardi- 
naux ,  remplissant  alors  ,  auprès  de  Léon  X , 
la  place  de  secrétaires  ;  le  ïrissin ,  donnant 


3:i6  GÉNIE 

la  première  représentation  de  Sophonisbc, 
première  tragédie  composée  par  un  moderne  ; 
Béroald,  bibliothécaire  du  Vatican,  s'occu- 
pant  à  publier  les  Annales  de  Tacite,  qu'on 
venoit  de  découvrir  en  Westphalic ,  et  que 
Léon  X  avoit  acquises  poiîi^  la  somme  de  cinq 
cents  ducats  d'or;  le  même  pape  ,  proposant 
des  places  aux  savans  de  toutes  les  nations 
qui  viendroient  résider  dans  ses  Etats,  et  des 
récompenses  distinguées  à  ceux  qui  lui  appor- 

teroient  des  manuscrits  inconnus Partout 

s'organisoient  des  universités,  des  collèges, 
des  imprimeries  pour  toutes  sortes  de  langues 
et  de  sciences ,  des  bibliothèques  sans  cesse 
enrichies  des  ouvrages  qu'on  y  publioit ,  et  des 
manuscrits  nouvellement  apportés  des  pays  où 
l'ignorance  avoit  conservé  son  empire.  Les 
académies  se  multiplioient  tellement ,  qu'à 
Ferrare  on  en  comptoit  dix  à  douze  ;  à  Bo- 
logne,  environ  quatorze;  à  Sienne,  seize. 
Elles  avoient  pour  objetles sciences  ,  les  belles- 
lettres,  les  langues,  l'histoire,  les  arts.  Dans 
deux  de  ces  académies ,  dont  l'une  étoit  sim- 
plement dévouée  à  Platon  ,  et  l'autre  à  son 
disciple  Aristole,  étoient  discutées  les  opi- 
nions de  Tan,  ienne  philosophie  ,  ctpressenlies 


DU  CimiSTlANISAiE.  3^; 

celles  (Je  la  philosophie  moderne.  A  Bologne , 
ainsi  qu'à  Venise,  une  de  ces  sociétés  veilloit 
sur  l'imprimerie,  sur  la  beauté  du  papier  ,  la 
fonte  des  caractères,  la  correction  des  épreu- 
ves, et  sur  tout  ce  qui  pouvoit  contribuer  à 

la  perfection   des   éditions  nouvelles 

Dans  chaque  Etat ,  les  capitales ,  et  même  des 
villes  moins  considérables  ,  étoient  extrême- 
ment avides  d'instruction  et  de  gloire  :  elles 
offroient  presque  toutes  aux  astronomes  des 
observatoires,  aux  anatomistes  des  amphi- 
théâtres, aux  naturalistes  des  Jardins  de  plantes, 
à  tous  les  gens  de  lettres  des  collections  de 
livres ,  de  médailles  et  de  monumens  antiques  ; 
à  tous  les  genres  de  connoissances,  des  mar- 
ques éclatantes  de   considération,  de  rccon- 

noissance  et  de  respect 

Les  progrès  des  arts  favorisoient  le  goût  des 
spectacles  et  de  la  magnificence.  L'étude  de 
l'histoire  et  des  monumens  des  Grecs  et  des 
Piomains  inspiroit  des  idées  de  décence  ,  d'en- 
semble et  de  perfcclion  qu'on  n'avoit  point 
eues  jusqu'alors.  Julien  de  Médicis,  frèie  de 
Léon  X  ,  ayant  été  proclamé  citoyen  romain  , 
celte  proclamation  fut  accompagnée  de  jeux 
publics;  et,  sur  un  vaste  théàirc  construit  ex- 


3i8  GÉNIE 

près  dans  la  place  duGapitole ,  on  représenta, 
pendant  deux  jours  ,  une  comédie  de  Plante  , 
dont  la  musique  et  l'appareil  extraordinaire 
excitèrent  une  admiration  générale.  » 

Les  successeurs  de  Léon  X  ne  laissèrent 
point  s'éteindre  cette  noble  ardeur  pour  les 
travaux  du  génie.  Les  évéques  pacifiques  de 
Rome  rassembloient  dans  leur  villa  les  pré- 
cieux débris  des  âges.  Dans  les  palais  des 
Borglièse  et  des  Farnèse  ,  le  voyageur  admi- 
roit  les  chefs-d'œuvre  de  Praxitèle  et  de  Phi- 
dias; c'étoient  des  papes  qui  achetoient  au 
poids  de  l'or  les  statues  de  l'Hercule  et  de 
l' Apollon  ;  c'étoient  des  papes  qui,  pour  con- 
server les  ruines  trop  insultées  de  l'antiquité, 
les  couvroient  du  manteau  de  la  religion.  Qui 
n'admirera  la  pieuse  industrie  de  ce  pontife 
qui  plaça  des  images  chrétiennes  sur  les  beaux 
débris  des  Thermes  de  Dioclétien?  Le  Pan- 
théon n'existeroit  plus  s'il  n'eût  été  consacré 
parle  culte  des  Apôtres,  et  la  colonne  Trajane 
ne  seroit  pas  debout,  si  la  statue  de  saint 
Pierre  ne  l'eût  couronnée. 

Cet  esprit  conservateur  se  faisoit  remarquer 
dans  tous  les  ordres  de  l'Eglise.  Tandis  que 
les  dépouilles  qui  ornoient  le  Vatican ,  sur- 


DU  CHRISTIANISME.  829 

passoient  les  richesses  des  anciens  temples , 
de  pauvres  religieux  protégeoient ,  dans  l'en- 
ceinte de  leurs  monastères,  les  ruines  des 
maisons  de  Tibur  et  de  Tusculum,  et  pro- 
menoientl'e'tranger  dans  les  jardins  deCicéron 
et  d'Horace.  Un  chartreux  vous  montroit  le 
laurier  qui  croît  sur  la  tombe  de  Virgile  ,  et 
un  pape  couronnoit  le  Tasse  au  Capitole. 

Ainsi,  depuis  quinze  cents  ans,  l'Eglise 
protégeoit  les  sciences  et  les  arts  ;  son  zèle  ne 
s'ctoit  ralenti  à  aucune  époque.  Si ,  dans  le 
huitième  siècle  ,  le  moine  Alcuin  enseigne  la 
grammaire  à  Gharlemagne ,  dans  le  dix-hui- 
tième un  autre  moine  industrieux  et  patient  (i) 
trouve  un  moyen  de  dérouler  les  manuscrits 
d'Herculanum  :  si ,  en  740,  Grégoire  de  Tours 
décrit  les  antiquités  des  Gaules,  en  1754  le 
chanoine  Mazzochi  explique  les  tables  législa- 
tives d'Héraclée.  La  plupart  des  découvertes 
qui  ont  changé  le  système  du  monde  civilisé, 
ont  été  faites  par  des  membres  de  l'Eglise. 
L'invention  de  la  poudre  à  canon ,  et  peut- 
être  celle  du  télescope  ,  sont  dues  au  moine 
Ptoger  Bacon  ;  d'autres  attribuent  la  décou- 

(1)  Barthelem.  Voyages  en  liai 


33o  GÉNIE 

verte  de  la  poudre  au  moine  allemand  Bcr- 
tliold  Schwartz  ;  les  bombes  ont  été  inventées 
par  Galen ,  évèque  de  Munster  ;  le  diacre 
Flavio  de  Gioia  ,  Napolitain  ,  a  trouvé  la  bous- 
sole ;  le  moine  Dcspina ,  les  lunettes;  et 
Pacific  us  ,  archidiacre  de  Vérone,  ou  le  pape 
Silvestre  II ,  Tliorloge  à  roues.  Que  de  savans , 
dont  nous  avons  déjà  nommé  un  grand  nombre 
dans  le  cours  de  cet  ouvrage ,  ont  illustré  les 
cloîtres  ,  ou  ajouté  de  la  considération  aux 
chaires  éminentes  de  l'Eglise  !  Que  d'écri- 
•  vains  célèbres  !  que  d'hommes  de  lettres  dis- 
tingués !  que  d'illustres  voyageurs  !  que  de 
mathématiciens,  de  naturalistes  ,  de  chimistes, 
d'astronomes,  d'antiquaires!  que  d'orateurs 
fameux!  que  d'hommes  d'Etat  renommés  ! 
Parler  de  Suger  ,  de  Ximcnès  ,  d'Albéroni  , 
de  Pxichelieu,  de  Mazarin,  de  Fleury,  n'est- 
ce  pas  rappeler  à  la  fois  les  plus  grands  mi- 
nistres et  les  plus  grandes  choses  de  l'Europe 
moderne  ?     > 

Au  moment  même  où  nous  traçons  ce  rapide 
tableau  des  bienfaits  de  l'Eglise  ,  l'Italie  en 
deuil  rend  un  témoignage  touchant  d'amour 
et  de  rcconnoissance  à  la  dépouille  mortelle 
de  Pic   VI.    La   capilalc    du   monde   chrétien 


DU  CHRISTIANISME.  33 1 

attend  le  cercueil  du  pontife  infortuné,  qui, 
par  des  travaux  dignes  d'Auguste  et  de  Marc- 
Aurcle ,  a  desséché  des  marais  infects,  re- 
trouvé le  chemin  des  consuls  Romains  ,  et 
réparé  les  aqueducs  des  premiers  monarques 
de  Rome.  Pour  dernier  trait  de  cet  amour 
des  arts ,  si  naturel  aux  chefs  de  l'Eglise  ,  le 
successeur  de  Pie  VI,  en  même  temps  qu'il 
rend  la  paix  aux  fidèles  ,  trouve  encore  ,  dans 
sa  noble  indigence  ,  des  moyens  de  rem- 
placer, par  de  nouvelles  statues,  les  chefs- 
d'œuvre  que  Rome  ,  tutrice  des  beaux-arls  , 
a  cédés  à  Thériticre  d'Athènes. 

Après  tout,  les  progrès  des  lettres  étoient 
inséparables  des  progrès  de  la  religion ,  puis- 
que c'étoit  dans  la  langue  d'Homère  et  de 
Virgile  que  les  Pères  expliquoient  les  prin- 
cipes de  la  foi  :  le  sang  des  martyrs,  qui  fut 
la  semence  des  chrétiens,  fit  croître  aussi  le 
laurier  de  l'orateur  et  du  po'éte. 

Rome  chrétienne  a  été  pour  le  monde  mo- 
derne ce  que  Rome  païenne  fuL  pour  le 
monde  antique,  le  lien  universel  ;  cette  capi- 
tale des  nalions  remplit  toutes  les  conditions 
de  sa  destinée  ,  et  semble  véritablement  la 
ville  éteriielle.  Il  ^iendra  peul-èlre  un  temps 


332  GÉNIE 

où  l'on  trouvera  que  c'étoit  pourtant  une 
grande  idée ,  une  magnifique  institution  que 
celle  du  trône  pontifical.  Le  père  spirituel , 
placé  au  milieu  des  peuples  ,  unissoit  en- 
semble les  diverses  parties  de  la  chrétienté. 
Quel  beau  rôle  que  celui  d'un  pape  vraiment 
animé  de  l'esprit  apostolique  !  Pasteur  général 
du  troupeau,  il  peut,  ou  contenir  les  fidèles 
dans  le  devoir ,  ou  les  défendre  de  l'oppres- 
sion. Ses  Etats  ,  assez  grands  pour  lui  donner 
l'indépendance ,  trop  petits  pour  qu'on  ait 
rien  à  craindre  de  ses  efforts  ,  ne  lui  laissent 
que  la  puissance  de  l'opinion  ;  puissance  admi- 
rable, quand  elle  n'embrasse  dans  son  em- 
pire que  des  œuvres  de  paix,  de  bienfaisance 
et  de  charité  ! 

Le  mal  passager  que  quelques  mauvais  papes 
ont  fait,  a  disparu  avec  eux;  mais  nous  res- 
sentons encore  tous  les  jours  l'influence  des 
biens  immenses  et  inestimables  que  le  monde 
entier  doit  à  la  cour  de  Rome.  Cette  cour  s'est 
presque  toujours  montrée  supérieure  à  son 
siècle.  Elle  avoit  des  idées  de  législation,  de 
droit  public,  elle  connoissoit  les  beaux-arts, 
les  sciences ,  la  politesse  ;  lorsque  tout  étoit 
plongé  dans  les  ténèbres  des  institutions  go- 


DU  CHRISTIANISME.  333 

thiques  :  elle  ne  se  réservoit  pas  exclusivement 
la  lumière,  elle  la  répandoit  sur  tous;  elle 
faisoit  tomber  les  barrières  que  les  préjugés 
élèvent  entre  les  nations  :  elle  cherchoit  à 
adoucir  nos  mœurs ,  à  nous  tirer  de  notre 
ignorance,  à  nous  arracher  à  nos  coutumes 
grossières  ou  féroces.  Les  papes ,  parmi  nos 
ancêtres ,  furent  des  missionnaires  des  arts , 
envoyés  à  des  Barbares  ,  des  législateurs  chez 
des  Sauvages.  «  Le  règne  seul  de  Charlemagne  , 
»  dit  Voltaire ,  eut  une  lueur  de  politesse  , 
»  qui  fut  probablement  le  fruit  du  voyage  de 
»  Rome.  » 

C'est  donc  une  chose  assez  généralement 
reconnue,  que  l'Europe  doit  au  Saint-Siège 
sa  civilisation,  une  partie  de  ses  meilleures 
lois,  et  presque  toutes  ses  sciences  et  ses  arts. 
Les  souverains  pontifes  vont  maintenant  cher- 
cher d'autres  moyens  d'être  utiles  aux  hommes  : 
une  nouvelle  carrière  les  attend ,  et  nous  avons 
des  présages  qu'ils  la  rempliront  avec  gloire. 
Rome  est  remontée  à  cette  pauvreté  évangé- 
liquc  qui  faisoit  tout  son  trésor  dans  les  anciens 
jours.  Par  une  conformité  remarquable ,  il  y 
a  des  Gentils  à  convertir  ,  des  peuples  à  rap- 
peler à  l'unité ,  des  haines  à  éteindre ,   des 


334  GÉNIE 

larmes  à  essuyer,  des  plaies  à  fermer,  et  qui 
demandent  tous  les  baumes  de  la  religion.  Si 
Rome  comprend  bien  sa  position  ,  jamais  elle 
n'a  eu  devant  elle  de  plus  grandes  espérances 
et  de  plus  brillantes  destinées.  Nous  disons  des 
espérances ,  car  nous  comptons  les  tribulations 
au  nombre  des  désirs  de  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ.  Le  monde  dégénéré  appelle  une  se- 
conde prédication  de  l'Evangile  ;  le  christia- 
nisme se  renouvelle ,  et  sort  victorieux  du  plus 
terrible  des  assauts  que  l'enfer  lui  ait  encore 
livrés.  Qui  sait  si  ce  que  nous  avons  pris  pour 
la  chute  de  l'Eglise  n'est  pas  sa  réédification  ! 
Elle  périssoit  dans  la  richesse  et  dans  le  repos; 
elle  ne  se  souvf  noit  plus  de  la  croix  :  la  croix 
a  reparu,  elle  sera  sauvée. 


DU  CIIUISTIANISME.  335 

VVVvVVVVV*VVVV\VVVVVVVVV\.\\VVVVVVV\.VV\'VVVV*iVVVVVVVVVV*VVV%\VvVVVV\fcVVVVVVV\^vVVVV^ 

CHAPITRE  VIL 

Agriculture. 

C'est  au  clergé  séculier  et  régulier  que  nous 
(levons  encore  le  renouvellement  de  l'agri- 
culture en  Europe ,  comme  nous  lui  devons 
la  fondation  des  collèges  et  des  hôpitaux.  Dé- 
frichemens  des  terres ,  ouvertures  des  che- 
mins ,  agrandissemens  des  hameaux  et  des 
villes  ,  établissemens  des  messageries  et  des 
auberges  ,  arts  et  métiers  ,  manufactures,  com- 
merce intérieur  et  extérieur,  lois  civiles  et 
politiques  ;  tout  enfm  nous  vient  originaire- 
ment de  TEglise.  Nos  pères  étoient  des  bar- 
bares à  qui  le  christianisme  étoit  obligé  d'en- 
seigner jusqu'à  l'art  de  se  nourrir. 

La  plupart  des  concessions  faites  aux  mo- 
nastères dans  les  premiers  siècles  de  l'Eglise  , 
étoient  des  terres  vagues  ,  que  les  moines 
cultivoient  de  leurs  propres  mains.  Des  forets 
sauvages,  des  marais  impraticables,  dévastes 
landes ,  furent  la  source  de  ces  richesses  que 
nous  avons  tant  reprochées  au  clergé. 


GÉNIE 

Tandis  que  les  chanoines  Prémontrés  labou- 
roicnt  les  solitudes  de  la  Pologne  et  une  por- 
tion de  la  forêt  de  Coucy  en  France ,  les  Béné- 
dictins fertilisoient  nos  bruyères.  Molesme, 
Golan  et  Gîteaux ,  qui  se  couvrent  aujourd'hui 
de  vignes  et  de  moissons,  étoient  des  lieux 
semés  de  ronces  et  d'épines  ,  où  les  premiers 
religieux  habitoient  sous  des  huttes  de  feuil- 
lages, comme  les  Américains  au  milieu  de  leurs 
défrichemens. 

Saint  Bernard  et  ses  disciples  fécondèrent 
les  vallées  stériles  que  leur  abandonna  Thi- 
baut, comte  de  Champagne.  Fontevrault  fut 
une  véritable  colonie ,  établie  par  Robert 
d'Arbrissel ,  dans  un  pays  désert,  sur  les 
confins  de  l'Anjou  et  de  la  Bretagne.  Des 
familles  entières  cherchèrent  un  asile  sous  la 
direction  de  ces  Bénédictins  :  il  s'y  forma  des 
monastères  de  veuves ,  de  filles ,  de  laïques  , 
d'infirmes  et  de  vieux  soldats.  Tous  devinrent 
cultivateurs ,  à  l'exemple  des  Pères ,  qui  abat- 
toient  eux-mêmes  les  arbres,  guidoient  la 
charrue,  semoient  les  grains  ,  et  couronnoient 
cette  partie  de  la  France  de  ces  belles  mois- 
sons qu'elle  n'avoit  point  encore  portées. 

La  colonie  fut  bientôt  obligée  de  verser  au 


DU  CHRISTIANISME.  337 

dehors  une  partie  de  ses  habitans ,  et  de  céder 
à  d'autres  solitudes  le  superflu  de  ses  mains 
laborieuses.  Raoul  de  laFutaye,  compagnon 
de  Robert,  s'établit  dans  la  forêt  du  Nid-du- 
Merle ,  et  Vital ,  autre  bénédictin ,  dans  les 
bois  de  Savigny.  La  foret  de  l'Orges ,  dans  le 
diocèse  d'Angers ,  Chaufournois ,  aujourd'hui 
Chantenois ,  en  Touraine ,  Bellay  dans  la 
même  province,  la  Puie  en  Poitou,  l'En- 
cloître  dans  la  forêt  de  Gironde,  Gaisne  à 
quelques  lieues  de  Loudun ,  Luçon  dans  les 
bois  du  même  nom  ,  la  Lande  dans  les  landes 
de  Garnache,  la  Magdeleine  sur  la  Loire, 
Boubon  en  Limousin,  Cadouin  enPérigord, 
enfin  Haule-Bruyère  près  de  Paris  ,  furent  au- 
tant de  colonies  de  Fontevrault ,  et  qui ,  pour 
la  plupart ,  d'incultes  qu'elles  étoient ,  se  chan- 
gèrent en  opulentes  campagnes. 

Nous  fatiguerions  le  lecteur ,  si  nous  entre- 
prenions de  nommer  tous  les  sillons  que  la 
charrue  desBénédictins  a  tracés  dans  IcsGaiiles 
sauvages. Maurecourt,  Longpré,  Fontaine,  le 
Charme,  Colinance  ,  Foici,  Bellomer  ,  Cou- 
sanie,  Sauvement,  les  Epines,  Eube,  Vanas- 
sel ,  Pons ,  Charles ,  Vairville ,  et  cent  autres 
lieux  dans  la  Bretagne ,  l'Anjou ,  le  Berry  , 

4.  22 


338  GENIE 

l'Auvergne ,  la  Gascogne ,  le  Languedoc  ,  la 
Guyenne,  attestent  leurs  immenses  travaux. 
Saint  Colomban  fit  fleurir  le  désert  de  Vauge , 
des  filles  bénédictines  même  ,  à  l'exemple  des 
Pères  de  leur  ordre  ,  se  consacrèrent  à  la  cul- 
ture ;  celles  de  Montreuil-les-Dames  «  s'occu- 
poient ,  dit  Hermann  ,  à  coudre ,  à  filer ,  et  à 
défricher  les  épines  de  la  foret ,  à  l'imitation  de 
Laon  et  de  tous  les  religieux  de  Clairvaux(i).» 

En  Espagne  ,  les  Bénédictins  déployèrent  la 
même  activité.  Ils  achetèrent  des  terres  en 
friche  au  bord  du  Tage ,  près  de  Tolède ,  et 
ils  y  fondèrent  le  couvent  de  Venghalia ,  après 
avoir  planté  en  vignes  et  en  orangers  tout  le 
pays  d'alentour. 

Le  Mont-Cassin ,  en  Italie,  n'étoit  qu'une 
profonde  solitude  :  lorsque  saint  Benoît  s'y 
retira,  le  pays  changea  de  face  en  peu  de 
temps ,  et  l'abbaye  nouvelle  devint  si  opulente 
par  ses  travaux ,  qu'elle  fut  en  état  de  se  dé- 
fendre ,  en  I  oSy  ,  contre  les  Normands  qui 
lui  firent  la  guerre. 

Saint  Boniface  ,  avec  les  religieux  de  son 
ordre ,  commença  toutes  les  cultures  dans  les 

(i)  De  Miracul.  \ih.  \ll ,  cap.  17. 


DU  CHRISTIANISME.  339 

quatre  évéchés  de  Bavière.  Les  Bénédictins  de 
Fulde  défrichèrent  entre  la  Hesse,   la  Fran- 
conie  et  la  Thuringe ,  un  terrain  du  diamètre 
de  huit  mille  pas  géométriques ,  ce  qui  d'on- 
noit  vingt-quatre  mille  pas  ,  ou  seize  lieues  de 
circonférence;  ils  comptèrent  bientôt  jusqu'à 
dix-huit  mille  métairies ,  tant  en  Bavière  qu'en 
Souabe  :  les  moines  de  Saint -Benoît -Poli- 
ronne ,  près  de  Mantoue ,  employoient   au 
labourage  plus  de  trois  mille  paires  de  bœufs. 
Remarquons  en  outre ,  que  la  règle  presque 
générale  qui  interdisoit  l'usage  de  la  viande 
aux  ordres  monastiques  ,  vint  sans  doute  ,  en 
premier  lieu ,  d'un  principe  d'économie  rurale. 
Les  sociétés  religieuses  étant  alors  fort  multi- 
pliées ,  tant  d'hommes  qui  ne  vivoient  que  de 
poissons ,  d'œufs ,  de  lait  et  de  légumes ,  durent 
favoriser  singulièrement  la  propagation  des 
races  de  bestiaux.  Ainsi  nos  campagnes,  au- 
jourd'hui si  florissantes  ,  sont  en  partie  rede- 
vables de  leurs  moissons  et  de  leurs  troupeaux 
au  travail  des  moines  et  à  leur  frugalité. 

De  plus ,  l'exemple  qui  est  souvent  peu  de 
chose  en  morale ,  parce  que  les  passions  en 
détruisent  les  bons  effets ,  exerce  une  grande 
puissance  sur  le  côté  matériel  de  la  vie.  Le 

22. 


34o  GÉNIE 

spectacle  de  plusieurs  milliers  de  religieux 
cultivant  la  terre  ,  mina  peu  à  peu  ces  préjugés 
barbares  ,  qui  attachoient  le  mépris  à  l'art  qui 
nourrit  les  hommes.  Le  paysan  apprit ,  dans 
les  monastères  ,  à  retourner  la  glèbe  ,  et  à 
fertiliser  le  sillon.  Le  baron  commença  à  cher- 
cher dans  son  champ  des  trésors  plus  certains 
que  ceux  qu'il  se  procuroit  par  les  armes.  Les 
moines  furent  donc  réellement  les  pères  de  l'a- 
griculture ,  et  comme  laboureurs  eux-mêmes  , 
et  comme  les  premiers  maîtres  de  nos  labou- 
reurs. 

Ils  n'avoient  point  perdu  de  nos  jours  ce 
génie  utile.  Les  plus  belles  cultures  ,  les  pay- 
sans les  plus  riches,  les  mieux  nourris  et  les 
moins  vexés,  les  équipages  champêtres  les 
plus  parfaits,  les  troupeaux  les  plus  gras, 
les  fermes  les  mieux  entretenues  se  trouvoient 
dans  les  abbayes.  Ce  n'étoit  pas  là,  ce  nous 
semble ,  un  sujet  de  reproches  à  faire  au 
clergé. 


DU  CHRISTIAISISME.  3/,i 

VV\VVVVVVVVVV%>VVvVVVVVV^vvVt^'VV\iVvVVVVVV\^fVVV^^fVVVVVVV\'VVVVVV\^VVV\V\VVVVVV\AA'V\^ 

CHAPITRE  VIII. 

Villes  et  Villages,  Ponts,  grands  Chemins  .etc. 

Mais  si  le  clergé  a  défriche  l'Europe  sau- 
vage ,  il  a  aussi  multiplié  nos  hameaux,  accru 
et  embelli  nos  villes.  Divers  quartiers  de 
Paris  ,  tels  que  ceux  de  Sainte-Geneviève  et 
de  Saint- Germain-l'Auxerrois  ,  se  sont  élevés 
en  partie  aux  frais  des  abbayes  du  même 
nom  (i).  En  général ,  partout  où  il  se  trou- 
voit  un  monastère,  là  se  formoit  un  village  : 
\di  Chaise-Dieu  ^  Abbcçille^  et  plusieurs  autres 
lieux  portent  encore  dans  leurs  noms  la  mar- 
que de  leur  origine.  La  ville  de  Saint-Sauveur, 
au  pied  duMont-Cassin,  en  Italie,  et  les  bourgs 
environnans,  sont  l'ouvrage  des  religieux  de 
saint  Benoît.  A  Fulde,  à  Maycnce  ,  dans  tous 
les  Cercles  ecclésiastiques  de  l'Allemagne,  en 
Prusse ,  en  Pologne ,  en  Suisse ,  en  Espagne  , 
en  Angleterre ,  une  foule  de  cités  ont  eu ,  pour 

(i)  Hist.  de  la  ^>ille  de  Paris. 


342  GÉNIE 

fondateurs ,  des  ordres  monastiques  ou  mili- 
taires. Les  villes  qui  sont  sorties  le  plus  tôt  de 
Ja  barbarie  ,  sont  celles  mêmes  qui  ont  e'té 
soumises  à  des  princes  ecclésiastiques.  L'Eu- 
rope doit  la  moitié  de  ses  monumens  et  de  ses 
fondations  utiles ,  à  la  munificence  des  cardi- 
naux ,  des  abbés  et  des  évêques. 

Mais  on  dira  peut-être  que  ces  travaux  n'at- 
testent que  la  richesse  immense  de  l'Eglise. 

Nous  savons  qu'on  cherche  toujours  à  atté- 
nuer les  services  :  l'homme  hait  la  reconnois- 
sance.  Le  clergé  a  trouvé  des  terres  incultes  ; 
il  y  a  fait  croître  des  moissons.  Devenu  opu- 
lent par  son  propre  travail ,  il  a  appliqué  ses 
revenus  à  des  monumens  publics.  Quand  vous 
lui  reprochez  des  biens  si  nobles ,  et  dans  leur 
emploi  et  dans  leur  source,  vous  l'accusez  à 
la  fois  du  crime  de  deux  bienfaits. 

L'Europe  entière  n'avoit  ni  chemins  ni 
auberges;  ses  forêts  étoient  remplies  de  voleurs 
et  d'assassins  :  ses  lois  étoient  impuissantes  , 
ou  plutôt  il  n'y  avoit  point  de  lois  ;  la  religion 
seule ,  comme  une  grande  colonne  élevée  au 
milieu  des  ruines  gothiques  ,  offroit  des  abris, 
et  un  point  de  communication  aux  hommes. 

Sous  la  seconde  race  de  nos  rois ,  la  France 


DU  CHRISTIANISME.  343 

étant  tombée  dans  l'anarchie  la  plus  profonde , 
les  voyageurs  étoient  surtout  arrêtés ,  dé- 
pouillés et  massacrés  aux  passages  des  rivières. 
Des  moines  habiles  et  courageux  entreprirent 
de  remédier  à  ces  maux.  Ils  formèrent  entre 
eux  une  compagnie,  sous  le  nom  à^ Hospita- 
liers pontifes  ou  faiseurs  de  ponts.  Ils  s'obli- 
geoient,  par  leur  institut ,  à  prêter  main-forte 
aux  voyageurs ,  à  réparer  les  chemins  publics , 
à  construire  des  ponts ,  et  à  loger  les  étrangers 
dans  des  hospices  qu'ils  élevèrent  au  bord  des 
rivières.  Ils  se  fixèrent  d'abord  sur  la  Durance  , 
dans  un  endroit  dangereux,  appelé  Maupas 
ou  Mauvais-pas  ,  et  qui ,  grâce  à  ces  généreux 
moines ,  prit  bientôt  le  nom  de  Bon-pas^  qu'il 
porte  encore  aujourJlmi.  C'est  cet  ordre  qui 
a  bâti  le  pont  du  Rhône  ,  à  Avignon.  On  sait 
que  les  messageries  et  les  postes,  perfection- 
nées par  Louis  XI ,  furent  d'abord  établies  par 
l'Université  de  Paris. 

Surunc  rude  et  haute  montagne  du  Rouergue, 
couverte  de  neige  et  de  brouillards  pendant 
huit  mois  de  l'année ,  on  aperçoit  un  monas- 
tère ,  bâti  vers  l'an  1120,  parAlard,  vicomte 
de  Flandres.  Ce  seigneur,  revenant  d'un  pèle- 
rinage ,  fut  attaqué  dans  ce  lieu  pardes  voleurs  ; 


344  GÉNIE 

il  fit  vœu ,  s'il  se  sauvoit  de  leurs  mains ,  de 
fonder  dans  ce  désert  un  hôpital  pour  les  voya- 
geurs ,  et  de  chasser  les  brigands  de  la  mon- 
tagne. Etant  échappé  au  péril,  il  fut  fidèle  à 
ses  engagemens ,  et  l'hôpital  d'Albrac  ou  d'Au- 
brac  s'éleva  in  loco  horrorisetvastœ  soliiudinis, 
comme  le  porte  l'acte  de  fondation.  Alard  y 
établit  des  prêtres  pour  le  service  de  l'Eglise, 
des  chevaliers  hospitaliers  pour  escorter  les 
voyageurs  ,  et  des  dames  de  qualité  pour  laver 
les  pieds  des  pèlerins,  faire  leurs  lits,  et 
prendre  soin  de  leurs  vêtemens. 

Dans  les  siècles  de  barbarie ,  les  pèlerinages 
étoient  fort  utiles;  ce  principe  religieux  ,  qui 
attiroit  les  hommes  hors  de  leurs  foyers ,  ser- 
voit  puissamment  au  progrès  de  la  civilisation 
et  des  lumières.Dansl'année  du  grand  jubilé  (i), 
on  ne  reçut  pas  moins  de  quatre  cent  quarante- 
mille  cinq  cents  étrangers  à  l'hôpital  de  Saint- 
Philippe-de-Néri ,  à  Rome  ;  chacun  d'eux  fut 
nourri,  logé  et  défrayé  entièrement  pendant 
trois  jours. 

Il  n'y  avoit  point  de  pèlerin  qui  ne  revînt 
dans  son  village  avec  quelque  préjugé  de  moins 

(i)  En  1600. 


DU  CHRISTlAlSISxME.  345 

et  quelque  idée  de  plus.  Tout  se  balance  dans 
les  siècles  :  certaines  classes  riches  de  la  société 
voyagent  peut-être  à  présent  plus  qu'autrefois  ; 
mais,  d'une  autre  part,  le  paysan  est  plus 
sédentaire.  La  guerre  l'appel  oit  sous  la  ban- 
nière de  son  seigneur,  et  la  religion  dans  les 
pays  lointains.  Si  nous  pouvions  revoir  un  de 
ces  anciens  vassaux  que  nous  nous  représen- 
tons comme  une  espèce  d'esclave  stupide,  peut- 
être  serions-nous  surpris  de  lui  trouver  plus  de 
bon  sens  et  d'instruction,  qu'au  paysan  libre 
d'aujourd'hui. 

Avant  de  partir  pour  les  royaumes  étran- 
gers, le  voyageur  s'adressoit  à  son  évêque, 
qui  lui  donnoit  une  lettre  apostolique  ,  avec 
laquelle  il  passoit  en  sûreté  dans  toute  la 
chrétienté.  La  forme  de  ces  lettres  varioit 
selon  le  rang  et  la  profession  du  porteur , 
d'oii  on  les  ap^e\ohJo7ma/œ.  Ainsi ,  la  reli- 
gion n'étoit  occupée  qu'à  renouer  les  fils 
sociaux ,  que  la  barbarie  rompoit  sans  cesse. 
En  général,  les  monastères  étoient  des 
hôtelleries  où  les  étrangers  trouvoient  en  pas- 
sant le  vivre  et  le  couvert.  Cette  hospitalité, 
qu'on  admire  chez  les  anciens  ,  et  dont  on  voit 
encore  les  restes  en  Orient,  étoit  en  honneur 


3^6  GÉNIE 

chez  nos  religieux  :  plusieurs  d'entr'eux  ,  sous 
le  nom  ^hospitaliers ,  se  consacrèrent  parti- 
culièrement à  cette  vertu  touchante.  Elle  se 
manifestoit,  comme   aux  jours  d'Abraham, 
dans  toute  sa  beauté  antique  ,  par  le  lavement 
des  pieds  ,  la  flamme  du  foyer  et  les  douceurs 
du  repas  et  de  la  couche.  Si  le  voyageur  étoit 
pauvre  ,  on  lui  donnoit  des  habits  ,  des  vivres, 
et  quelque  argent  pour  se  rendre  à  un  autre 
monastère,  où  il  recevoit  les  mêmes  secours. 
Les  dames  montées  sur  leurpalefroi ,  les  preux 
cherchant  aventures ,  les  rois  égarés  à  lâchasse, 
frappoient  au  milieu  de  la  nuit ,  à  la  porte  des 
vieilles  abbayes,  et  venoient  partager  l'hospi- 
talité qu'on  donnoit  à  l'obscur  pèlerin.  Quel- 
quefois deux  chevaliers  ennemis  s'y  rencon- 
Iroient  ensemble ,  et  se  faisoient  joyeuse  récep- 
tion ,  jusqu'au  lever  du  soleil  où ,  le  fer  à  la 
main  ,  ils  maintenoient  l'un  contre  l'autre  la 
supériorité  de  leurs  dames  et  de  leurs  patries. 
Boucicault ,  au  retour  de  la  croisade  de  Prusse, 
logeant  dans  un  monastère  avec  plusieurs  che- 
valiers anglais,  soutintseulcontretous,  qu'un 
chevalier  écossais,  attaqué  par  eux  dans  les 
bois,  avoit  été  traîtreusement  mis  à  mort. 
Dans  ces  hôtelleries  de  la  religion ,  on  croyoit 


DU  CHRISTIAMSME.  347 

faire  beaucoup  d'honneur  à  un  prince,  quand 
on  lui  proposoit  de  rendre  quelques  soins  aux 
pauvres  qui  s'y  trouvoient  par  hasard  avec  lui. 
Le  cardinal  de  Bourbon,  revenant  de  conduire 
l'inforlunée  Elisabeth  en  Espagne,  s'arrêta  à 
l'hôpital  de  Roncevaux  ,  dans  les  Pyrénées;  il 
servit  à  table  trois  cents  pèlerins,  et  donna  à 
chacun  d'eux  trois  réaux,  pour  continuer  leur 
voyage.  Le  Poussin  est  un  des  derniers  voya- 
geurs qui  ait  profité  de  cette  coutume  chré- 
tienne ;  il  alloit,  à  Rome,  de  monastère  en 
monastère ,  peignant  des  tableaux  d'autel  pour 
prix  de  l'hospilalilé  qu'il  recevoit,  et  renou- 
velant ainsi  chez  les  peintres  l'aventure  d'Ho- 
mère. 


348  GÉNIE 

WVW^WVWVWVWVWWWVWWV  VWWVVV\VWVVWVWVV\VV\lV\/VVWVWWVWVVWWVWVVV^ 

CHAPITRE  IX. 

Arts  et  Métiers,  Commerce. 

Rien  n'est  plus  contraire  à  la  vérité  histo- 
rique ,  que  de  se  représenter  les  premiers 
moines  comme  des  hommes  oisifs,  quivivoient 
dans  l'abondance  aux  dépens  des  superstitions 
humaines.  D'abord  celte  abondance  n'étoit 
rien  moins  que  réelle.  L'ordre  ,  par  ses  tra- 
vaux,  pouvoit  être  devenu  riche,  mais  il  est 
certain  que  le  religieux  vivoit  très-durement. 
Toutes  ces  délicatesses  du  cloître ,  si  exagérées, 
se  réduisoient,  même  de  nos  jours,  à  une 
étroite  cellule  ,  des  pratiques  désagréables , 
et  une  table  fort  simple ,  pour  ne  rien  dire  de 
plus.  Ensuite ,  il  est  très-faux  que  les  moines 
ne  fussent  que  de  pieux  fainéans  ;  quand  leurs 
nombreux  hospices  ,  leurs  collèges ,  leurs 
bibliothèques ,  leurs  cultures ,  et  tous  les 
autres  services  dont  nous  avons  parlé,  n'au- 
roient  pas  suffi  pour  occuper  leurs  loisirs ,  ils 
avoient  encore  trouvé  bien  d'autres  manières 


DU  CHRISTIANISME.  349 

d'être  utiles  ;  ils  se  consacroient  aux  arts  méca- 
niques, et  étendoient  le  commerce  au  dehors 
et  au  dedans  de  l'Europe. 

La  congrégation  du  Tiers-Ordre  de  Saint- 
François,  appelée  des  Bons-Fieux^  faisoit 
des  draps  et  des  galons,  en  même  temps 
qu'elle  montroit  à  lire  aux  enfans  des  pauvres , 
et  qu'elle  prenoit  soin  des  malades.  La  com- 
pagnie des  Pauç>res Frères  cordonniers  et  tail- 
leurs étoit  instituée  dans  le  même  esprit.  Le 
couvent  des  Hiéronymites,  en  Espagne,  avoit 
dans  son  sein  plusieurs  manufactures.  La  plu- 
part des  premiers  religieux  étoient  maçons , 
aussi  bien  que  laboureurs.  Les  Bénédictins 
bâtissoient  leurs  maisons  de  leurs  propres 
mains ,  comme  on  le  voit  par  l'histoire  des 
couvens  du  Mont-Gassin  ,  de  ceux  de  Fonte- 
vrault,  et  de  plusieurs  autres. 

Quant  au  commerce  intérieur,  beaucoup 
de  foires  et  de  marchés  appartenoient  aux 
abbayes,  et  avoient  été  établis  par  elles.  La 
célèbre  foire  du  Landyt^  à  Saint-Denis  ,  de- 
voit  sa  naissance  à  l'Université  de  Paris.  Les 
religieuses  fdoient  une  grande  partie  des  toiles 
de  l'Europe.  Les  bières  de  Flandres ,  et  la 
plupart    des  vins   fins   de   l'Archipel,    de  la 


35u  GENIE 

Hongrie  ,  de  l'Italie ,  de  la  France  et  de  l'Es- 
pagne ,  étoientfails  par  les  congrégations  reli- 
gieuses ;  l'exportation  et  l'importation  des 
grains,  soit  pour  l'étranger,  soit  pour  les 
armées ,  dépendoient  encore  en  partie  des 
grands  propriétairesecclésiastiques.Les  églises 
faisoient  valoir  le  parchemin ,  la  cire ,  le  lin ,  la 
soie,  les  marbres,  l'orfèvrerie,  les  manufac- 
tures en  laines,  les  tapisseries  et  les  matières 
premières  d'or  et  d'argent;  elles  seules,  dans 
les  temps  barbares  ,  procuroient  quelque  tra- 
vail aux  artistes,  qu'elles  faisoient  venir  exprès 
de  l'Italie  et  jusque  du  fond  de  la  Grèce.  Les 
religieux  eux-m^êmes  cultivoient  les  beaux- 
arts  ,  et  éloient  les  peintres  ,  les  sculpteurs  et 
les  architecLes  de  l'âge  gothique.  Si  leurs  ou- 
vrages nous  paroissent  grossiers  aujourd'hui, 
n'oublions  pas  qu'ils  forment  l'anneau  où  les 
siècles  antiques  viennent  se  rattacher  aux  siècles 
modernes  ,  que,  sans  eux ,  la  chaîne  de  la  tra- 
dition des  lettres  et  des  arts  eût  été  totale- 
ment interrompue  :  il  ne  faut  pas  que  la  délica- 
tesse de  notre  goût  nous  mène  à  l'ingratitude. 
A  l'exception  de  cette  petite  partie  duNord , 
comprise  dans  la  ligne  des  villes  Anséatiques, 
le  commerce  extérieur  se  faisoit  autrefois  par 


DU  CHRISTIANISME.  35 1 

la  Méditerranée.  Les  Grecs  et  les  Arabes  nous 
apportoient  les  marchandises  de  l'Orient , 
qu'ils  chargeoient  à  Alexandrie.  Mais  les  croi- 
sades firent  passer  entre  les  mains  des  Francs 
cette  source  de  richesse.  «  Les  conquêtes  des 
croisés  ,  dit  l'abbé  FJeury  ,  leur  assurèrent  la 
liberté  du  commerce  pour  les  marchandises 
de  la  Grèce,  de  Syrie  et  d'Egypte,  et  par 
conséquent  pour  celles  des  Indes,  qui  ne  ve- 
noient  point  encore  en  Europe  par  d'autres 
routes  (i).  » 

Le  docteur  Robertson ,  dans  son  excellent 
ouvrage  sur  le  commerce  des  anciens  et  des 
modernes  aux  Indes  orientales ,  confirme , 
par  les  détails  les  plus  curieux,  ce  qu'avance 
ici  l'abbé  Fleury.  Gènes,  Venise  ,  Pise  ,  Flo- 
rence et  Marseille  durent  leurs  richesses  et 
leur  puissance  à  ces  entreprises  d'un  zèle  exa- 
géré ,  que  le  véritable  esprit  du  christianisme 
a  condamnées  depuis  long-temps  (2).  Mais 
enfin  on  ne  peut  se  dissimuler  que  la  marine 
et  le  commerce  moderne  ne  soient  nés  de  ces 
fameuses  expéditions.  Ce  qu'il  y  eut  de  bon  en 

(i)   riist.  ercl.X.  XVIII,  sixièm  e  dise.  p. 20. 
(2)    Vid.  Fleury,  loc.  cit. 


352  GÉNIE 

elles,  appartient  à  la  religion,  le  reste  aux 
passions  humaines.  D'ailleurs ,  si  les  croisés 
ont  eu  tort  de  vouloir  arracher  l'Egypte  et  la 
Syrie  aux  Sarrazins  ,  ne  gémissons  donc  plus 
quand  nous  voyons  ces  belles  contrées  en  proie 
à  ces  Turcs ,  qui  semblent  arrêter  la  peste  et 
la  barbarie  sur  la  patrie  de  Phidias  et  d'Euri- 
pide. Quel  mal  y  auroit-il  si  l'Egypte  étoit  de- 
puis saint  Louis  une  colonie  de  la  France ,  et 
si  les  descendans  des  chevaliers  Français 
régnoient  à  Constantinople ,  à  Athènes,  à 
Damas,  à  Tripoli,  à  Garthage,  à  Tyr,  à 
Jérusalem  ? 

Au  reste  ,  quand  le  christianisme  a  marché 
seul  aux  expéditions  lointaines ,  on  a  pu  juger 
que  les  désordres  des  croisades  n'étoient  pas 
venus  de  lui ,  mais  de  l'emportement  des 
hommes.  Nos  missionnaires  nous  ont  ouvert 
des  sources  de  commerce,  pour  lesquelles  ils 
n'ont  versé  de  sang  que  le  leur ,  dont  à  la 
vérité  ils  ont  été  prodigues.  Nous  renvoyons 
le  lecteur  à  ce  que  nous  avons  dit  sur  ce  sujet 
au  livre  des  Missions. 


DU  CIlRISTlANISiME.  353 

VVk  vv\\VV\'VV%v\\WVVVVMA  VWVVVV  Mn  VVVVVV  VV\  VVVVVVVVV  VVVVVt.  VV\  VI VVM  vw  vwwt  «v\  «w 

CHAPITRE  X. 

Des  Lois  civiles  et  criminelles. 

Reciiekcher  quelle  a  c'ié  rinfluence  du 
rliristianisme  sur  les  lois  et  sur  les  gouver- 
nemens,  comnie  nous  l'avons  fait  pour  la  mo- 
rale et  pour  la  poésie ,  seroit  le  sujet  d'un  fort 
bel  ouvrage.  Nous  indiquerons  seulement  la 
route  ,  et  nous  offrirons  quelques  résultats  , 
afin  d'additionner  la  somme  des  bienfaits  de 
la  religion. 

Il  suffit  d'ouvrir  au  hasard  les  conciles,  le 
droit  c.inonique,  les  bulles  et  les  rescrits  de 
la  cour  de  Rome ,  pour  se  convaincre  que  nos 
anciennes  lois  recueillies  dans  les  Capitulaires 
de  Charlemagne,  dans  les  formules  de  Mar- 
culfe,  dans  les  ordonnancesdesroisdeFrance, 
ontemprunté  une  foule  ôe  règlemens  à  FEglise, 
ou  plutôt  qu'elles  ont  été  rédigées  en  partie 
par  de  savans  prêtres,  ou  des  assemblées 
d'ecclésiastiques. 

De  temps  immémorial,  les  évêques  et  les 

4.  23 


354  GÉNIK 

métropolitains  ont  eu  des  droits  assez  consi- 
dérables en  matière  civile.  Ils  étoient  chargés 
de  la  promulgation  des  ordonnances  impé- 
riales, relatives  à  la  tranquillité  publique  ;  on 
les  prenoit  pour  arbitres  dans  les  procès  : 
c'étoient  des  espèces  de  juges  de  paix  naturels 
que  la  religion  avoit  donnés  aux  hommes.  Les 
empereurs  chrétiens ,  trouvant  cette  coutume 
établie  ,  la  jugèrent  si  salutaire  (i),  qu'ils  la 
confirmèrent  par  des  articles  de  leurs  codes. 
Chaque  gradué ,  depuis  le  sous-diacre  jus- 
qu'au souverain  pontife ,  exerçoit  une  petite 
juridiction,  de  sorte  que  l'esprit  religieux 
agissoit  par  mille  points  et  de  mille  manières 
sur  les  lois.  Mais  cette  influence  étoit-elle 
favorable  ou  dangereuse  aux  citoyens  ?  Nous 
croyons  qu'elle  étoit  favorable. 

D'abord,  dans  tout  ce  qui  s'appelle  admi- 
nistra/ion ,  la  sagesse  du  clergé  a  constam- 
ment été  reconnue  ,  même  des  écrivains  les 
plus  opposés  au  christianisme  (2).  Lorsqu'un 
Etat  est  tranquille  ,  les  hommes  ne  font  pas 


(i)  Eus.  de  vit.  Cunst.  lib.  IV,  cap.  27  ;  Sozom,  iib.  I, 
cap.  9;  Cod.  Justin,  lib.  I,  tit.  IV,  leg.  7. 

(2)  Voyez  Vollairc,  dum  ï Essai  sur /es  Mœurs. 


DU  CHRISTIANISME.  355 

le  mal  pour  le  seul  plaisir  de  le  faire.  Quel 
intérêt  un  concile  pouvoit-il  avoir  à  porter 
une  loi  inique ,  touchant  l'ordre  des  succes- 
sions, ou  les  conditions  d'un  mariage?  ou 
pourquoi  un  officiai,  ou  un  simple  prêtre, 
admis  à  prononcer  sur  un  point  de  droit, 
auroit-il  prévariqué  ?  S'il  est  vrai  que  l'édu- 
cation et  les  principes  qui  nous  sont  inculques 
dans  la  jeunesse  influent  sur  notre  caractère , 
des  ministres  de  l'Evangile  dévoient  être , 
en  ge'néral ,  guidés  par  un  conseil  de  douceur 
et  d'impartialité;  mettons,  si  l'on  veut,  une 
restriction,  et  disons  ,  dans  tout  ce  qui  ne  re- 
gardoit  pas  ,  ou  leur  ordre ,  ou  leurs  per- 
sonnes. D'ailleurs  l'esprit  de  corps,  qui  peut 
être  mauvais  dans  l'ensemble,  est  toujours 
bon  dans  la  partie.  Il  est  à  présumer  qu'un 
membre  d'une  grande  société  religieuse  se 
distinguera  plutôt  par  sa  droiture,  dans  une 
place  civile  ,  que  par  ses  prévarications ,  ne 
fût-ce  que  pour  la  gloire  de  son  ordre ,  et  le 
joug  que  cet  ordre  lui  impose. 

De  plus,  les  conciles  étoient  composés  de 
prélats  de  tous  les  pays ,  et  partant  ils  avoient 
l'immense  avantage  d'être  comme  étrangers 
aux  peuples  pour  lesquels  ils  faisoient  des  lois. 

23. 


356  GÉNIE 

Ces  haines ,  ces  amours ,  ces  préjugés  feuda- 
taires  qui  accompagnent  ordinairementle  légis- 
lateur ,  éloient  inconnus  aux  pères  des  con- 
ciles. Un  éveque  français  avoit  assez  de  lu- 
mières touchant  sa  patrie,  pour  comhaltre  un 
canon  qui  en  blessoit  les  mœurs,  mais  il  n'a- 
voit  pas  assez  de  pouvoir  sur  des  prélats  ita- 
liens, espagnols,  anglais,  pour  leur  faire 
adopter  un  règlement  injuste  ;  libre  dans  le 
bien,  sa  position  le  bornoit  dans  le  mal.  C'est 
Machiavel ,  ce  nous  semble  ,  qui  propose  de 
faire  rédiger  la  constitution  d'un  Etat  par  un 
étranger.  Mais  cet  étranger  pourroit  être  ,  ou 
gagné  par  intérêt ,  ou  ignorant  du  génie  de  la 
nation  dont  il  fixeroit  le  gouvernement;  deux 
grands  inconvéniens  que  le  concile  n'avoitpas, 
puisqu'il  étoità  la  fois  au-dessus  de  la  corrup- 
tion par  ses  richesses,  et  instruit  des  incli- 
nations particulières  des  royaumes,  par  les 
divers  membres  qui  le  composoient. 

L'Eglise ,  prenant  toujours  la  morale  pour 
base  ,  de  préférence  à  la  politique  (comme  on 
le  voit  par  les  questions  de  rapt,  de  divorce , 
d'adultère),  ses  ordonnances  dévoient  avoir 
un  fond  naturel  de  rectitude  et  d'universalité. 
En  effet,  la  plupart  des  canons  ne  sont  point 


DU  CHRISTIANISME.  SSy 

relatifs  à  telle  ou  telle  contre'e  ;  ils  compren- 
nent toute  la  chrétienté.  La  charité  ,  le  par- 
don des  offenses  formant  tout  le  christianisme, 
et  étant  spécialement  recommandés  dans  le 
sacerdoce ,  l'action  de  ce  caractère  sacré  sur 
les  mœurs  doit  participer  de  ces  vertus.  L'his- 
toire nous  offre  sans  cesse  le  prêtre  priant 
pour  le  malheureux,  demandant  grâce  pour  le 
coupable,  ou  intercédant  pour  l'innocent.  Le 
droit  d'asile  dans  les  églises  ,  tout  abusif  qu'il 
pouvoitétre ,  estnéanmoins  une  grandepreuve 
de  la  tolérance  que  l'esprit  religieux  avoit  in- 
troduite dans  la  justice  criminelle.  Les  Domi- 
nicains furent  animés  par  cette  pitié  évangé- 
lique ,  lorsqu'ils  dénoncèrent  avec  tant  de 
force  les  cruautés  des  Espagnols  dans  le  jSou- 
veau-Monde.  Enfm ,  comme  notre  code  a  été 
formé  dans  des  temps  de  barbarie ,  le  prêtre 
étant  le  seul  homme  qui  eût  alors  quelques 
lettres ,  il  ne  pouvoit  porter  dans  les  lois 
qu'une  influence  heureuse ,  et  des  lumières 
qui  manquoient  au  reste  des  citoyens. 

On  trouve  un  bel  exemple  de  l'esprit  de  jus- 
tice que  le  christianisme  tendoit  à  introduire 
dans  nos  tribunaux.  Saint  Ambroise  observe, 
que  si,  en  matière  criminelle ,  les  évéques  sont 


358  GÉNIE 

obligés  par  leur  caractère  d'implorer  la  clé- 
mence du  magistral,  ils  ne  doivent  jamais 
intervenir  dans  les  causes  civiles  qui  ne  sont 
pas  portées  à  leur  propre  juridiction  :  «  Car, 
dit-Il,  vous  ne  pouvez  solliciter  pour  une  des 
parties  ,  sans  nuire  à  l'autre ,  et  vous  rendre 
peut-être  coupable  d'une  grande  injustice  (i).  » 

Admirable  esprit  de  la  religion  ! 

La  modération  de  saint  Chrysostôme  n'est 
pas  moins  remarquable  :  «  Dieu,  dit  ce  grand 
Saint,  a  permis  à  un  homme  de  renvoyer  sa 
femme  pour  cause  d'adultère  ,  mais  non  pas 
pour  cause  d'iiiolâtne  (2).  »  Selon  le  droit 
romain,  les  infâmes  ne  pouvoient  être  juges; 
saint  Ambroise  et  saint  Grégoire  poussent 
encore  plus  loin  cette  belle  loi ,  car  ils  ne 
çeulent  pas  que  ceux  qui  ont  commis  de 
grandes  fautes ,  demeurent  juges ,  de  peur 
qirds  ne  se  condamnent  eux-mêmes  en  con- 
damnant les  autres  (3). 

En  matière  criminelle ,  le  prélat  se  récusoit, 
parce  que  la  religion  a  horreur  du  sang.  Saint 


(i)  Ambros.  de  Offic.  lib.  lU ,  cap.  3. 

\'2.)   In.  cap.  Isaï.  3. 

(3)  Héricourt,  Lois  eccL  p.  760.  Ouest.  V11I^ 


DU  CHRISTIANISME.  35^ 

Augustin  obtint  par  ses  prières  la  vie  des 
Circumcellions  ,  convaincus  d'avoir  assassine 
desprélres  catholiques.  Le  concile  deSardique 
fait  même  une  loi  aux  éveques  d'interposer 
leur  médiation  dans  les  sentences  d'exil  et  de 
bannissement  (i).  Ainsi,  le  malheureux devoit 
à  cette  charité  chrétienne  non  seulement  la 
vie,  mais,  ce  qui  est  bien  plus  précieux  en- 
core ,  la  douceur  de  respirer  son  air  natal. 

Ces  autres  dispositions  de  notre  jurispru- 
dence criminelle  ,  sont  tirées  du  droit  cano- 
nique :  «<  i".  On  ne  doit  point  condamner  un 
absent,  qui  peut  avoir  des  moyens  légitimes 
de  défense.  2°.  L'accusateur  et  le  juge  ne  })cu- 
vent  servir  de  témoins.  3".  Les  grands  crimi- 
nels ne  peuvent  être  accusateurs  (2).  4**.  En 
quelque  dignité  qu'une  personne  soit  consti- 
tuée ,  sa  seule  déposition  ne  peut  suffire  pour 
condamner  un  accusé  (3).  » 

On  peut  voir  dans  Héricourt  la  suite  de  ces 
lois ,  qui  confirment  ce  que  nous  avons  avancé, 
savoir ,  que  nous  devons  les  meilleures  dispo- 

(i)  Conc.  Sard.  Can.  17. 

{2)  Cet  admirable  canon  n'éloit  pas  suivi  dans  nos  lois. 

(3)  Hér.  /oc.  cil  et  seif. 


36o  GÉNIE 

sitions  de  noire  code  civil  et  criminel  au  droit 
canonique.  Ce  droit  est  en  général  beaucoup 
plus  doux  que  nos  lois ,  et  nous  avons  repoussé 
sur  plusieurs  points  son  indulgence  chrétienne. 
Par  exemple,  le  septième  concile  de  Garlhage 
décide  que  quand  il  y  a  plusieurs  chefs  d'accu- 
sation ,  si  l'accusateur  ne  peut  prouver  le  pre- 
mier chef,  il  ne  doit  point  être  admis  à  la 
preuve  des  autres  ;  nos  coutumes  en  ont  or- 
donné autrement. 

Cette  grande  obligation  que  notre  système 
civil  doit  aux  règlemens  du  christianisme  , 
est  une  chose  très-grave,  très-peu  observée, 
et  pourtant  très-digne  de  l'être  (i). 

Enfin  les  juridictions  seigneuriales  ,  sous  la 
féodalité,  furent  de  nécessité  moins  vexatoircs 
dans  la  dépendance  des  abbayes  et  des  préla- 
tures,  que  sous  le  ressort  d'un  comte  ou  d'un 
baron.  Le  seigneur  ecclésiastique  étoit  tenu  à 
de  certaines  vertus  que  le  guerrier  ne  se 
croyoit  pas  obligé  de  pratiquer.  Les  abbés 
cessèrent  promptement  de  marchera  l'armée, 
et  leurs  vassaux  devinrent  de  paisibles  labou- 

(i)  Moulesquieu  et  le  docleur  l\oL)erl60ii  eu  oui  dil 
quelques  mots. 


DU  CHRISTIANISME.  3Gr 

reurs.  Saint  Benoît  d'Aniane ,  réformateur 
des  Bénédictins,  en  France  ,  recevoit  les  terres 
qu'on  lui  offroit;  mais  il  ne  vouloit  point 
accepter  les  serfs;  il  leur  rendoit  sur-le-champ 
la  liberté  (i):cet  exemple  de  magnanimité, 
au  milieu  du  dixième  siècle ,  est  bien  frappant , 
et  c'est  un  rnoine  qui  l'a  donné. 

(0  Héljot. 


362  GENIE 

VVVt.VV\'V\VVVVVVVVVVVVV^VVVVVVVVVVVVVVVVVV\^VVVVVVVVVVVVM'VVVVVVV\^\V\\VVVV\'VvV\V\V 

CHAPITRE  XI. 

Politique  et  Gouvernement. 

L\  coutume  qui  accordoil  le  premier  rang 
au  clergé  dans  les  assemblées  des  nations  mo- 
dernes ,  tenoit  au  grand  principe  religieux  que 
l'antiquité  entière  regardoit  comme  le  fonde- 
ment de  l'existence  politique.  «  Je  ne  sais, 
dit  Cicéron,  si  anéantir  la  piété  envers  les 
dieux,  ce  ne  seroit  point  aussi  anéantir  la 
bonne  foi,  la  société  du  genre  humain,  et  la 
plus  excellente  des  vertus,  la  justice  (i).  » 
Haiid  scio  an^  pietate  achersiis  deos  siihlalâ^ 
jidesetiam^  et  socielas  humani generis  ,  etiina 
excellcntissima  çirlus  ^justilia^  tollatur. 

Puisqu'on  avoit  cru  jusqu'à  nos  jours  que  la 
religion  est  la  base  de  la  société  civile ,  ne 
faisons  pas  un  crime  à  nos  pères  d'avoir  pensé 
comme  Platon  ,  Aristote  ,  Cicéron  ,  Plutarque, 
et  d'avoir  mis  l'autel  et  ses  ministres  au  degré 
le  plus  éminent  de  l'ordre  social. 

(i)  De  Nul.  Deur.  1,2. 


DU  CHRISTIAxMSME.  3G3 

Mais  si  personne  ne  nous  conteste  sur  ce 
point  l'influence  de  l'Eglise  dans  le  corps  poli- 
tique ,  on  soutiendra  peut-être  que  celle  in- 
fluence a  été  funesie  au  bonheur  public  et  à  la 
lil)erté.  Nous  ne  ferons  qu'une  réflexion  sur 
ce  vaste  et  profond  sujet  :  remontons  un  ins- 
tant aux  principes  généraux  d'où  il  faut  tou- 
jours partir  quand  on  veut  atteindre  à  quelque 
vérité . 

La  nature ,  au  moral  et  au  physique ,  semble 
n'employer  qu'un  seul  moyen  de  création  ; 
c'est  de  mêler  ,  pour  produire  ,  la  force  à  la 
douceur.  Son  énergie  paroît  résider  dans  la 
loi  générale  des  contrastes.  Si  elle  joint  la 
violence  à  la  violence  ,  ou  la  foiblessc  à  la 
foiblesse,  loin  de  former  quelque  chose,  elle 
détruit  par  excès  ou  par  défaut.  Toutes  les 
législations  de  l'antiquité  offrent  ce  système 
d'opposition,  qui  enfante  le  corps  politique. 
Cette  vérité  une  fois  reconnue  ,  il  faut  cher- 
cher les  points  d'opposition  :  il  nous  semble 
que  les  deux  principaux  résident ,  l'un  dans  les 
mœurs  du  peuple  ,  l'autre  dans  les  institutions 
à  donner  à  ce  peuple.  S'il  est  d'un  caractère 
timide  et  foibîe  ,  que  saconslitutionsoithardie 
et  robuste  ;   s'il  est  fier  ,  impétueux  ,  incoiis- 


364  GÉNIE 

tant,  que  son  gouvernement  soit  doux,  mo- 
déré, invariable.  Ainsi,  la  théocratie  ne  fut 
pas  bonne  aux  Egyptiens;  elle  les  asservit 
sans  leur  donner  les  vertus  qui  leur  man- 
quoient  :  c'étoit  une  nation  pacifique  ;  il  lui 
falloit  des  institutions  militaires. 

L'influence  sacerdotale  ,  au  contraire,  pro- 
duisit à  Rome  des  effets  admirables  :  cette 
reine  du  monde  dut  sa  grandeur  à  Numa,  qui 
sut  placer  la  religion  au  premier  rang  chez 
un  peuple  de  guerriers  :  qui  ne  craint  pas  les 
hommes ,  doit  craindre  les  dieux. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  du  Romain 
s'applique  au  Français.  11  n'a  pas  besoin  d'être 
excité ,  mais  d'être  retenu.  On  parle  du  danger 
de  la  théocratie  ;  mais  chez  quelle  nation  belli- 
queuse un  prêtre  a-t-il  conduit  l'homme  à  la 
servitude? 

C'est  donc  de  ce  grand  principe  général 
qu'il  faut  partir,  pour  considérer  Tinfluence 
du  clergé  dans  notre  ancienne  constitution  , 
et  non  pas  de  quelques  détails  particuliers , 
locaux  et  accidentels.  Toutes  ces  déclama- 
tions contre  la  richesse  de  l'Eglise,  contre 
son  and:>ition  ,  sont  de  petites  vues  d'un  sujet 
immense  ;  c'est  considérer  à  peine  la  surface 


DU  CHRISTIANISME.  365 

des  objets,  et  ne  pas  jeter  un  coup  cVœil 
ferme  dans  leurs  profondeurs.  Le  christia- 
nisme étoit,  dans  notre  corps  politique, 
comme  ces  instrumens  religieux  dont  les 
Spartiates  se  servoient  dans  les  batailles , 
moins  pour  animer  le  soldat,  que  pour  mo- 
dérer son  ardeur. 

Si  l'on  consulte  l'histoire  de  nos  états- 
gcnéraux,  on  verra  que  le  cierge  a  toujours 
rempli  ce  beau  rôle  de  modérateur.  Il  calmoit,  . 
il  adoucissoit  les  esprits  ;  il  prévenoit  les  réso- 
lutions extrêmes.  L'Eglise  avoit  seule  de  l'ins- 
truction et  de  l'expérience  ,  quand  des  barons 
hautains  et  d'ignorantes  communes  ne  con- 
noissoient  que  les  factions  et  une  obéissance 
absolue;  elle  seule,  par  l'habitude  des  synodes 
et  des  conciles,  savoit  parler  et  délibérer; 
elle  seule  avoit  de  la  dignité,  lorsque  tout  en 
manquoit  autour  d'elle.  Nous  la  voyons  tour 
à  tour  s'opposer  aux  excès  du  peuple,  pré- 
senter de  libres  remontrances  aux  rois,  et 
braver  la  colère  des  nobles.  La  supériorité 
de  ses  lumières,  son  génie  conciliant,  sa 
mission  de  paix  ,  la  nature  même  de  ses  inté- 
réls,  dévoient  lui  donner  en  politique  des 
idées  généreuses,   qui  manquoient  aux  deux 


366  GÉNIE 

autres  ordres.  Placée  entre  ceux-ci ,  elle  avoit 
tout  à  craindre  des  grands,  et  rien  des  com- 
munes, dont  elle  dcvenoit ,  par  cette  seule 
raison,  le  défenseur  naturel.  Aussi  la  voit-on, 
dans  les  momens  de  troubles  ,  voter  de  préfé- 
rence avec  les  dernières.  La  chose  la  plus  véné- 
rable qu'offroient  nos  anciens  états-généraux , 
étoit  ce  banc  de  vieux  évéques  qui,  la  mitre 
en  tête  et  la  crosse  à  la  main  ,  plaidoient  tour 
à  tour  la  cause  du  peuple  contre  les  grands, 
et  celle  du  souverain  contre  des  seigneurs 
factieux. 

Ces  prélats  furent  souvent  la  victime  de  leur 
dévouement.  La  haine  des  nobles  contre  le 
clergé  fut  si  grande  au  commencement  du 
treizième  siècle,  que  saint  Dominique  se  vit 
contraint  de  prêcher  une  espèce  de  croisade, 
pour  arracher  les  biens  de  l'Eglise  aux  barons, 
qui  les  avoient  envahis.  Plusieurs  évêqucs 
furent  massacrés  par  les  nobles,  ou  empri- 
sonnés par  la  cour.  Ils  subissoient  tour  à  tour 
les  vengeances  monarchiques ,  aristocratiques 
et  populaires. 

Si  vous  voulez  considérer  plus  en  grand 
rinfluence  du  christianisme  sur  l'existence  poli- 
tique des  peuples  de  l'iiiurope  ,   vous  verrez 


DU  CIlRrSTIANISMF.  36; 

qu'il  prcveiioil  les  famines ,  et  sauvoit  nos 
ancêtres  (le  leurs  propres  fureurs,  en  procla- 
mant ces  paix  ,  appele'es  paix  de  Dieu  ^  pen- 
dant lesquelles  on  recueilloit  les  moissons  et 
les  vendanges.  Danslescommotionspubliques, 
souvent  les  papes  se  montrèrent  comme  de 
très-grands  princes.  Ce  sont  eux  qui ,  en  re'- 
veillant  les  rois,  sonnant  l'alarme  et  faisant 
des  ligues ,  ont  empêché  l'Occident  de  devenir 
la  proie  des  Turcs.  Ce  seul  service  rendu  au 
monde  par  l'Eglise  méritcroit  des  autels. 

Des  hommes  indignes  du  nom  de  chrétiens 
égorgeoicnl  les  peuples  du  Nouveau-Monde, 
et  la  cour  de  Rome  fulminoit  des  bulles  pour 
prévenir  ces  atrocités  (i).  L'esclavage  étoit 
reconnu  légitime,  et  l'Egtise  ne  reconnoissoit 
point  d'esclaves  (2)  parmi  ses  enfans.  Les 
excès  même  de  la  cour  de  Rome  ont  _servi 
à  répandre  les  principes  généraux  du  droit 
des  peuples.  Lorsque  les  papes  mettoient  les 
royaumes  en  interdit ,  lorsqu'ils  forçoienl  les 
empereurs  à  venir  rendre    compte   de    leur 

(i)  La  fameuse  bulle  de  Paul  III. 

(2)  Le  décret  de  Constanlin,  qui  déclare  libre  lout 
escicive  qui  embrasse  le  christianisme. 


368  GÉNIE 

conduite  au  Saint-Siège ,  ils  s'arrogeoient  sans 
doute  un  pouvoir  qu'ils  n'avoient  pas  ;  mais  , 
en  blessant  la  majesté  du  trône,  ils  faisoient 
peut-être  du  bien  à  Thumanité.  Les  rois  deve- 
noient  plus  circonspects;  ils  sentoient  qu'ils 
avoient  un  frein ,  et  le  peuple  une  égide.  Les 
rescrits  des  pontifes  ne  manquoient  jamais  de 
mêler  la  voix  des  nations  et  l'intérêt  général 
des  hommes  aux  plaintes  particulières.  «  // 
7201/5  est  venu  des  rapports  que  Philippe , 
Ferdinand  ^  Henri  opprimoit  son  peuple^  etc.  » 
Tel  étoit ,  à  peu  près ,  le  début  de  tous  ces  arrêts 
de  la  cour  de  Rome. 

S'il  existoit  au  milieu  de  l'Europe  un  tri- 
bunal qui  jugeât ,  au  nom  de  Dieu  ,  les  nations 
et  les  monarques,  et  qui  prévînt  les  guerres 
et  les  révolutions  ,  ce  tribunal  seroit  le  chef- 
d'œuvre  de  la  politique  ,  et  le  dernier  degré 
de  la  perfection  sociale  :  les  papes,  par  l'in- 
fluence qu'ils  exerçoient  sur  le  monde  chré- 
tien,  ont  été  au  moment  de  réaliser  ce  beau 
songe. 

Montesquieu  a  fort  bien  prouvé  que  le  chris- 
tianisme est  opposé  d'esprit  et  de  conseil  au 
pouvoir  arbitraire,  et  que  ses  principes  font 
plus  que  r/wnneur  dans  les  rnonarclues  ,    la 


DU  CHKISTIANIS.AIE.  3Gt) 

vertu  dans  les  républiques  ^  et  la  crainte  dans 
les  Etats  despotiques.  N'existe-t-il  pas  d'ail- 
leurs des  re'publiqiies  chrétiennes ,  qui  parois- 
sent  même  plus  attachées  à  leur  religion  que 
les  monarchies?  N  est-ce  pas  encore  sous  la 
loi  évangélique  que  s'est  formé  ce  gouverne- 
ment, dont  l'excellence  paroissoit  telle  au 
plus  grave  des  historiens,  qu'il  le  croyoit 
impraticable  pour  les  hommes?  «  Dans  toutes 
les  nations,  dit  Tacite,  c'est  le  peuple,  ou  les 
nobles  ,  ou  un  seul  qui  gouvernent  ;  une  forme 
de  gouvernement  qui  se  composeroit  à  la 
fois  des  trois  autres,  est  une  brillante  chi- 
mère, etc.  (i)   M 

Tacite  ne  pouvoit  pas  deviner  que  cette 
espèce  de  miracle  s'accompliroit  un  jour 
chez  des  Sauvages  dont  il  nous  a  laissé  l'his- 
toire (2).  Les  passions,  sous  le  polythéisme  , 
auroient  bientôt  renversé  un  gouvernement 
qui  ne  se  conserve  que  par  la  justesse  des 
contre-poids.  Le  phénomène  de  son  existence 
éloit  réservé  à  une  religion  qui,  en  mainte- 
nant l'équilibre  moral  le  plus  parfait,  permet 

(i)  Tac.^wn.  llb.  IV,33. 
(2)  In.  i>U.  Jgn'c. 

4-  24 


370  GÉNIE 

d'établir  la  plus  parfaite  balance  politique. 
Montesquieu  a  vu  le  principe  du  gouverne- 
ment anglais  dans  les  forêts  de  la  Germanie  : 
il  étoit  peut-être  plus  simple  de  le  découvrir 
dans  la  division  des  trois  ordres  ;  division 
connue  de  toutes  les  grandes  monarchies  de 
l'Europe  moderne.  L'Angleterre  a  commencé, 
comme  la  France  et  l'Espagne,  par  ses  étals- 
généraux  :  l'Espagne  passa  à  une  monarchie 
absolue ,  la  France  à  une  monarchie  tempérée, 
et  l'Angleterre  à  une  monarchie  mixte.  Ce 
qu'il  y  a  de  remarquable ,  c'est  que  les  cortès 
de  la  première  jouissoient  de  plusieurs  privi- 
lèges que  n'avoient  pas  les  états-généraux  de 
la  seconde  et  les  parlemens  de  la  troisième  , 
et  que  le  peuple  le  plus  libre  est  tombé  sous 
le  gouvernement  le  plus  absolu.  D'une  autre 
part,  les  Anglais,  qui  étoient  presque  réduits 
en  servitude,  se  rapprochèrent  de  l'indépen- 
dance, et  les  Français,  qui  n'étoient  ni  très- 
libres,  ni  très-asservis ,  demeurèrent  à  peu 
près  au  même  point. 

Enfin,  ce  fut  une  grande  et  féconde  idée 
politique  que  cette  division  des  trois  ordres. 
Totalement  ignorée  des  anciens,  elle  a  pro- 
duit chez  les  modernes  le  système  représen- 


DU  CHRISTIANISME.  871 

talif ,  qu'on  peut  mellre  au  nombre  de  ces 
trois  ou  quatre  découvertes,  qui  ont  créé  un 
autre  univers.  Et  qu'il  soit  encore  dit  à  la 
gloire  de  notre  religion,  que  le  système  re- 
présentatif découle  en  partie  des  institutions 
ecclésiastiques  ,  d'abord  parce  que  l'Eglise  en 
offrit  la  première  image  dans  ses  conciles, 
composés  du  Souverain  Pontife,  àes prélats  et 
des  députés  du  bas-clergé ,  et  ensuite  parce 
que  les  prêtres  chrétiens  ne  s'élant  pas  séparés 
de  l'Etat ,  ont  donné  naissance  à  un  nouvel 
ordre  de  citoyens,  qui,  par  sa  réunion  aux 
deux  autres,  a  entraîné  la  représentation  du 
corps  politique. 

Nous  ne  devons  pas  négliger  une  remarque 
qui  vient  à  l'appui  des  faits  précédens  ,  et  qui 
prouve  que  le  génie  évangélique  est  éminem- 
ment favorable  à  la  liberté.  La  religion  chré- 
tienne établit  en  dogme  l'égalité  morale,  la 
seule  qu'on  puisse  prêcher  sans  bouleverser 
le  monde.  Le  polythéisme  cherchoit-il  à  Piome 
à  persuader  au  patricien  qu'il  n'étoit  pas  d'une 
poussière  plus  noble  que  le  plébéien  ?  Quel 
pontife  eût  osé  faire  retentir  de  telles  paroles 
aux  oreilles  de  Néron  et  de  Tibère?  On  eût 
bientôt  vu  le  corps  du  lévite  imprudent  exposé 

24. 


372  GÉNIE 

aux  gémonies.  C'est  cependant  de  telles  leçon» 
que  les  potentats  chrétiens  reçoivent  tons 
les  jours  dans  cette  chaire  ,  si  justement 
appelée  la  chaire  de  vérité. 

En  général,  le  christianisme  est  surtout  ad- 
mirable ,  pour  avoir  converti  V homme  phy- 
sique en  r homme  moral.  Tous  les  grands 
principes  de  Rome  et  de  la  Grèce  ,  l'égalité, 
la  liberté ,  se  trouvent  dans  notre  religion , 
mais  appliqués  à  l'âme  et  au  génie ,  et  consi- 
dérés sous  des   rapports  sublimes. 

Les  conseils  de  TEvangile  forment  le  véri- 
table philosophe  ,  et  ses  préceptes  le  véritable 
citoyen.  Il  n'y  a  pas  un  petit  peuple  chrétien 
chea  lequel  il  ne  soit  plus  doux  de  vivre ,  que 
chez  le  peuple  antique  le  plus  fameux ,  excepté 
Athènes  qui  fut  charmante  ,  mais  horriblement 
injuste.  Il  y  a  une  paix  intérieure  dans  les 
nations  modernes  ,  un  exercice  continuel  des 
plus  tranquilles  vertus  ,  qu'on  ne  vit  point 
régner  au  bord  de  l'Ilissus  et  du  Tibre.  Si  la 
république  de  Brutus  ou  la  monarchie  d'Au- 
guste sortoit  tout  à  coup  de  la  poudre,  nous 
aurions  horreur  de  la  vie  romaine.  Il  ne  faut 
que  se  représenter  les  jeux  de  la  déesse  Flore  , 
et  cette  boucherie  continuelle  des  gladiateurs , 


DU  CHRISTIANISME.  S73 

pour  sentir  Tcnorme  différence  que  l'Evan- 
gile a  mise  entre  nous  et  les  païens;  le  der- 
nier des  chrétiens  ,  honnête  homme  ,  est  plus 
moral  que  le  premier  des  philosophes  de 
l'antiquité. 

M  Enfin,  dit  Montesquieu,  nous  devons  au 
christianisme ,  et  dans  le  gouvernement  un 
certain  droit  politique,  et  dans  la  guerre  un 
certain  droit  des  gens  que  la  nature  humaine 
ne  sauroit  assez  reconnoître. 

»  C'est  ce  droit  qui  fait  que,  parmi  nous, 
la  victoire  laisse  aux  peuples  vaincus,  ces 
grandes  choses,  la  vie  ,  la  liberté,  les  lois,  les 
biens ,  et  toujours  la  religion  ,  quand  on  ne 
s'aveugle  pas  soi-même  (i).  » 

Ajoutons  ,  pour  couronner  tant  de  bienfaits , 
un  bienfait  qui  devroit  être  écrit  en  lettres 
d'or  dans  les  annales  de  la  philosophie  : 

l'abolition  de  l'esclavage. 

(i)  Esprit  des  Loîs^  liv.  XXIV,  ch.  3. 


374  GÉNIE 

vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvwwvw»vwvmv\^>vwwvv«vwvvwww/wi'vwwvw 

CHAPITRE  XII. 

Récapitulation  générale. 

Ce  n'est  pas  sans  éprouver  une  sorte  de 
crainte,  que  nous  touchons  à  la  fin  de  notre 
ouvrage.  Les  graves  idées  qui  nous  l'ont  fait 
entreprendre ,  la  dangereuse  ambition  que 
nous  avons  eue  de  déterminer,  autant  qu'il 
dépendoit  de  nous,  la  question  sur  le  chris- 
tianisme ,  toutes  ces  considérations  nous  alar- 
ment. Il  est  difficile  de  découvrir  jusqu'à  quel 
point  Dieu  approuve  que  des  hommesprennent 
dans  leurs  débiles  mains  la  cause  de  son  éter- 
nité, se  fassent  les  avocats  du  Créateur  au 
tribunal  de  la  créature  ,  et  cherchent  à  justi- 
fier ,  par  des  raisons  humaines ,  ces  conseils 
qui  ont  donné  naissance  à  l'univers.  Ce  n'est 
donc  qu'avec  une  défiance  extrême ,  trop  mo- 
tivée par  l'insuffisance  de  nos  talens ,  que  nous 
offrons  ici  la  récapitulation  générale  de  cet 
ouvrage. 


DU  CHRISTIANISME.  Z-]h 

Toute  religion  a  des  mystères;  toute  la 
nature  est  un  secret. 

Les  mystères  ehrétiens  sont  les  plus  beaux 
possit)Ies  :  ils  sont  l'archétype  du  système  de 
riiomme  et  du  monde. 

Les  sacremens  sont  une  législation  morale , 
et  des  tableaux  pleins  de  poésie. 

La  foi  est  une  force,  la  charité  un  amour, 
l'ispcrancc  toute  une  félicite,  ou  ,  comme  parle 
la  religion  ,  toute  une  vertu. 

Les  lois  de  Dieu  sont  le  code  le  plus  par- 
fait de  la  jusîicc  naturelle. 

La  chute  de  notre  premier  père  est  une 
tradition  universelle. 

On  peut  en  trouver  une  preuve  nouvelle 
dans  la  constitution  de  l'homme  moral,  qui 
contredit  la  constitution  générale  des  êtres. 

La  défense  de  toucher  au  fruit  de  science 
est  un  commandement  sublime ,  et  le  seul  qui 
fut  digne  de  Dieu. 

Toutes  les  prétendues  preuves  de  l'anti- 
quité de  la  terre  peuvent  être  combattues. 

Dogme  de  l'existence  de  Dieu,  démontré 
par  les  merveilles  de  l'univers  ;  dessein  visible 
de  la  Providence  dans  les  instincts  des  ani- 
maux ;  enchantement  de  la  nature. 


3-6  GÉNIE 

La  seule  morale  prouve  l'immortalité  de 
l'âme.  L'homme  désire  le  bonheur,  et  il  est 
le  seul  être  qui  ne  puisse  l'obtenir  :  il  y  a  donc 
une  félicité  au-delà  de  la  vie  ;  car  on  ne  désire 
point  ce  qui  n'est  pas. 

Le  système  de  l'athéisme  n'est  fondé  que 
sur  des  exceptions  :  ce  n'est  point  le  corps  qui 
agit  sur  l'âme  ,  c'est  l'âme  qui  agit  sur  le  corps. 
L'homme  ne  suit  point  les  règles  générales  de 
la  matière  ;  il  diminue  où  l'animal  augmente. 

L'athéisme  n'est  bon  à  personne  ,  ni  à  l'in- 
fortuné auquel  il  ravit  l'espérance  ,  ni  à  l'heu- 
reux dont  il  dessèche  le  bonheur  ,  ni  au  soldat 
qu'il  rend  timide  ,  ni  à  la  femme  dont  il  flétrit 
la  beauté  et  la  tendresse  ,  ni  à  la  mère  qui  peut 
perdre  son  fils ,  ni  aux  chefs  des  hommes , 
qui  n'ont  pas  de  plus  sûr  garant  de  la  fidélité 
des  peuples  que  la  religion. 

Les  châlimens  et  les  récompenses  que  le 
christianisme  dénonce  ou  promet  dans  une 
autre  vie ,  s'accordent  avec  la  raison  et  la 
nature  de  l'âme. 

En  poésie  ,  les  caractères  sont  plus  beaux 
et  les  passions  plus  énergiques  sous  la  religion 
chrétienne,  qu'ils  ne  l'étoient  sous  le  poly- 
théisme. Celui-ci  ne  présentoit  point  de  partie 


DU  CHRISTIAINISME.  877 

dramatique  5  point  de  combats  des  penchans 
naturels  et  des  vertus. 

La  mythologie  rapetissoit  la  nature  ,  et  les 
anciens  ,  par  cette  raison  ,  n'avoient  point  de 
poésie  descriptive.  Le  christianisme  rend  au 
désert,  et  ses  tableaux  ,  et  ses  soliludes. 

Le  rncrçeilleux  chrétien  peut  soutenir  le 
parallèle  avec  le  merveilleux  de  la  fable.  Les 
anciens  fondent  leur  poésie  sur  Homère,  et 
les  chrétiens  sur  la  Bible  :  et  les  beautés  de 
la  Bible  surpassent  les  beautés  d'Homère. 

C'est  au  christianisme  que  les  beaux-arts 
doivent  leur  renaissance  et  leur  perfection. 

En  philosophie ,  il  ne  s'oppose  à  aucune 
vérité  naturelle.  S'il  a  quelquefois  combattu 
les  sciences,  il  a  suivi  l'esprit  de  son  siècle, 
et  l'opinion  des  plus  grands  législateurs  de 
l'antiquité. 

En  histoire ,  nous  fussions  demeurés  infé- 
rieurs aux  anciens  ,  sans  le  caractère  nouve  au 
d'images,  de  réflexions  et  de  pensées,  qu'a 
fait  naître  la  religion  chrétienne.  L'éloquence 
moderne  fournit  la  même  observation. 

Restes  des  beaux-arts ,  solitudes  des  monas- 
tères ,  charmes  des  ruines ,  gracieuses  dévo- 
tions du  peuple,  harmonie  du  cœur,    de   la 


378  GÉNIE 

religion  et  des  déserts ,  c'est  ce  qui  conduit 
à  l'examen  du  culte. 

Partout ,  dans  le  culte  chrétien  ,  la  pompe 
et  la  majesté  sont  unies  aux  intentions  mo- 
rales ,  aux  prières  touchantes  ou  suhlimes.  Le 
sépulcre  vit  et  s'anime  dans  notre  religion  : 
depuis  le  laboureur  qui  repose  au  cimetière 
champêtre  ,  Jusqu'au  roi  couché  à  Saint-Denis , 
tout  dort  dans  une  poussière  poétique  ;  Job  et 
David,  appuyés  sur  le  tombeau  du  chrétien, 
chantent  tour  à  tour  la  mort  aux  portes  de 
l'éternité. 

Nous  venons  de  voir  ce  que  les  hommes 
doivent  au  clergé  séculier  et  régulier ,  aux 
institutions,  au  génie  du  christianisme. 

Si  Shoonbcck  ,  Bonnani ,  Giustiniani  et 
Hélyot  avoient  mis  plus  d'ordre  dans  leurs 
laborieuses  recherches,  nous  pourrions  donner 
ici  le  catalogue  complet  des  services  rendus 
par  la  religion  à  l'humanité.  Nous  commence- 
rions par  faire  la  liste  des  calamités  qui  acca- 
blent l'àme  ou  le  corps  de  l'homme ,  et  nous 
placerions  sous  chaque  douleur  l'ordre  chré- 
tien qui  se  dévoue  au  soulagement  de  cette 
douleur.  Ce  n'est  point  une  exagération  ;  un 
homme  peut  penser  telle  misère  qu'il  voudra  ^ 


DU  CHRISTIANISME.  879 

et  il  y  a  mille  contre  un  que  la  religion  a 
deviné  sa  pensée ,  et  préparé  le  remède. 
Voici  ce  que  nous  avons  trouvé  après  un  calcul 
aussi  exact  que  nous  l'avons  pu  faire. 

On  compte  à  peu  près  sur  la  surface  de 
l'Europe  chrétienne  4,3oo  villes  et  villages. 

Sur  ces  4»3oo  villes  et  villages,  3,294  sont 
de  la  première ,  de  la  seconde  ,  de  la  troisième 
et  de  la  quatrième  grandeur. 

En  accordant  un  hôpital  à  chacune  de  ces 
3,294  villes  (calcul  au-dessous  de  la  vérité), 
vous  aurez  3,294  hôpitaujf ,  presque  tous  ins- 
titués par  le  génie  du  christianisme  ,  dotés  sur 
les  biens  de  l'Eglise,  et  desservis  par  des 
ordres  religieux. 

Prenant  une  moyenne  proportionnelle,  et 
donnant  seulement  loc^  lits  à  chacun  de  ces 
hôpitaux,  ou  ,  si  Ton  veut,  5o  lits  pour  deux 
malades,  vous  verrez  que  la  religion,  indé- 
pendamment de  la  foule  immense  de  pauvres 
qu'elle  nourrit ,  soulage  et  entretient  par  jour , 
depuis  plus  de  mille  ans ,  environ  329,400 
hommes. 

Sur  un  relevé  des  collèges  et  des  univer- 
sités ,  on  trouve  à  peu  près  les  mêmes  calculs, 
et  l'on  peut  admettre  hardiment  qu'elle  en- 


38o  GÉNIE 

scigne  au  moins  3oo,ooo  jeunes  gens  dans  les 
divers  Etats  de  la  chrétienté  (ij. 

Nous  ne  faisons  point  entrer  ici  en  ligne  de 
compte ,  les  hôpitaux  et  les  collèges  chrétiens 
dans  les  trois  autres  parties  du  monde ,  ni 
l'éducation  des  filles  par  les  religieuses. 

Maintenant  il  faut  ajouter  à  ces  résultats  le 
dictionnaire  des  hommes  célèbres ,  sortis  du 
sein  de  l'Eglise  ,  et  qui  forment  à  peu  près  les 
deux  tiers  des  grands  hommes  des  siècles  mo- 
dernes :  il  faut  dire ,  comme  nous  l'avons 
montré,  que  le  renouvellement  des  sciences, 
des  arts  et  des  lettres  est  du  à  l'Eglise  ,  que  la 
plupart  des  grandes  découvertes  modernes, 
telles  que  la  poudre  à  canon  ,  l'horloge  ,  les 
lunettes,  la  boussole  ,  et  en  politique  le  sys- 
tème représentatif,  lui  appartiennent  ;  que 
l'agriculture  ,  le  commerce ,  les  lois  et  le  gou- 
vernement lui  ont  des  obligations  immenses  ; 
que  ses  missions  ont  porté  les  sciences  et  les 
arts  chez  des  peuples  civilisés,  et  les  lois  chez 
des  peuples  sauvages  ;  que  sa  chevalerie  a  puis- 

(i)  On  a  mis  sous  les  yeux  du  lecteur  les  bases  de 
tous  ces  calculs,  que  l'on  a  laissés  exprès  infiniment  au- 
dessous  de  la  vérité. 

Voyei  la  note  R  à  la  un  du  volume. 


DU  CHRISTIANISME.  38 1 

samment  contribué  à  sauver  l'Europe  d'une 
invasion  de  nouveaux  Barbares  ;  que  le  genre 
humain  lui  doit 

Le  culte  d'un  seul  Dieu  ; 

Le  dogme  plus  fixe  de  l'existence  de  cet  Etre 
suprême  ; 

La  doctrine  moins  vague  et  plus  certaine  de 
l'immortalité  de  Tâme,  ainsi  que  celle  des 
peines  et  des  récompenses  dans  une  autre 
vie; 

Une  plusgrande  humanité  chez  les  hommes; 

Une  vertu  tout  entière ,  et  qui  vaut  seule 
toutes  les  autres,  la  charité; 

Un  droit  politique  et  un  droit  des  gens , 
inconnus  des  peuples  antiques ,  et,  par-dessus 
tout  cela  ,  l'abolition  de  l'esclavage. 

Qui  ne  seroit  pas  convaincu  de  la  beauté  et 
de  la  grandeur  du  christianisme  ?  Qui  n'est 
écrasé  par  cette  effrayante  masse  de  bienfaits  ? 


382  GENIE 

VVWVVWV  WWV%  VW %^JWWW\\A^'VWV\^  VW  VV\  Wi VVVV\i\  VWWV  VW W\  VV\  VW'VW«'\^  WVt'W 

CHAPITRE   XIII    ET  DERNIER. 

Quel  seroit  aujourd'hui  l'ëlat  de  la  société  ,  si  le  Chrislianisrae 
n'eût  point  paru  sur  la  terre? — Conjectures.— Conclusion. 

Nous  terminerons  cet  ouvrage  par  l'examen 
de  rimportante  question  qui  fait  le  titre  de 
ce  dernier  chapitre  :  en  tâchant  de  découvrir 
ce  que  nous  serions  probablement  aujourd'hui 
si  le  christianisme  n'eût  pas  paru  sur  la  terre  , 
nous  apprendrons  à  mieux  apprécier  ce  que 
nous  devons  à  cette  religion  divine. 

Auguste  parvint  à  l'empire  par  des  crimes , 
et  régna  sous  la  forme  des  vertus.  Il  succédoit 
à  un  conquérant  ;  et ,  pour  se  distinguer ,  il 
fut  tranquille.  Ne  pouvant  être  un  grand 
homme  ,  il  voulut  être  un  prince  heureux.  Il 
donna  beaucoup  de  repos  à  ses  sujets  :  un 
immense  foyer  de  corruption  s'assoupit;  ce 
calme  fut  appelé  prospérité.  Auguste  eut  le 
génie  des  circonstances  :  c'est  celui  qui  re- 
cueille les  fruits  que  le  véritable  génie  a  pré- 
parés ;  il  le  suit,  et  ne  l'accompagne  pas 
toujours. 


DU   CHRISTIANISME.  3<SS 

Tibère  méprisa  trop  les  hommes,  et  sur- 
tout leur  fit  trop  voir  ce  mépris.  Le  seul  sen- 
timent dans  lequel  il  mit  de  la  franchise,  étoit 
le  seul  où  il  eût  dû  dissimuler  ;  mais  c'étoit 
un  cri  de  Joie  qu'il  ne  pouvoit  s'empêcher  de 
pousser ,  en  trouvant  le  peuple  et  le  sénat 
romain  au-dessous  même  de  la  bassesse  de 
son  propre  cœur. 

Lorsqu'on  vit  ce  peuple-roi  se  prosterner 
devant  Claude  ,  et  adorer  le  fils  d'Enobarbus, 
on  put  juger  qu'on  Tavoit  honoré,  en  gardant 
avec  lui  quelque  mesure.  Rome  aima  Néron. 
Long-temps  après  la  mort  de  ce  tyran ,  ses 
fantômes  faisoient  tressaillir  l'empire  de  joie 
et  d'espérance.  C'est  ici  qu'il  faut  s'arrêter, 
pour  contempler  les   mœurs   romaines.   Ni 
Titus,  ni  Antonin,  ni  Marc-Aurcle  ne  purent 
en  changer  le  fond  :  un  Dieu  seul  le  pouvoit. 
Le  peuple  romain  fut  toujours  un  peuple 
horrible  :  on  ne  tombe  point  dans  les  vices 
qu'il  fit  éclater  sous   ses  maîtres ,  sans   une 
certaine  perversité  naturelle  ,  et  quelque  dé- 
faut de  naissance  dans  le  cœur.  Athènes  cor- 
rompue ne  fut  jamais  exécrable  :  dans  les  fers 
elle  ne  songea  qu'à  jouir.  Elle  trouva  que  ses 
vainqueurs  ne  lui  avoient  pas  tout  ôté,  puis- 


38^;  GÉNIE 

qu'ils  lui  avoient  laissé  le  temple  des  Muses. 

Quand  Rome  eut  des  vertus ,  ce  furent  des 
vertus  contrenature.LepremierBrutus  égorge 
ses  fils,  et  le  second  assassine  son  père.  11  y  a 
des  vertus  de  position  qu'on  prend  trop  faci- 
lement pour  des  vertus  générales ,  et  qui  ne 
sont  que  des  résultats  locaux.  Rome  libre  fut 
d'abord  frugale ,  parce  qu'elle  étoit  pauvre  ; 
courageuse ,  parce  que  ses  institutions  lui 
mettoient  le  fer  à  la  main  ,  et  qu'elle  sortoit 
d'une  caverne  de  brigands.  Elle  étoit  d'ailleurs 
féroce,  injuste,  avare,  luxurieuse  :  elle  n'eut 
de  beau  que  son  génie  ;  son  caractère  fut 
odieux. 

Les  décemvirs  la  foulent  aux  [lieds.  Marius 
verse  a  volonté  le  sang  des  nobles,  et  Sylla , 
celui  du  peuple  :  pour  dernière  insuUe,  il 
abjure  publiquement  la  dictature.  Les  con- 
jurés de  Catilina  s'engagent  à  massacrer  leurs 
propres  pères  (i)  ,  et  se  font  un  jeu  de  ren- 
verser cette  majesté  romaine ,  que  Jugurtha 
se  propose  d'acheter  (2).  Viennent  les  trium- 

(i)  Sed  filii familiarum ,  quorum  ex  nohilîtaie  maxuma 
pars  erat^  parentes  interficerenf.  Sallust.  in  Catil.  XLIV, 
(2)  Sallust.  ï'n  Bell.  Jugurth. 


DU  CHRISTIANISME.  385 

virs  et  leurs  proscriptions  :  Auguste  ordonne 
au  père  et  au  fils  de  s'entre-tuer  (i),  et  le  père 
et  le  fils  s'entre-luent.  Le  sénat  se  montre  trop 
vil ,  même  pour  Tibère  (2).  Le  dieu-Néron  a 
des  temples.  Sans  parler  de  ces  délateurs  , 
sortis  des  premières  familles  patriciennes  ; 
sans  montrer  les  chefs  d'une  même  conju- 
ration ,  se  dénonçant  et  s'égorgeant  les  uns  et 
les  autres  (3)  ;  sans  représenter  des  philosophes 
discourant  sur  la  vertu ,  au  milieu  des  débau- 
ches de  Néron  ;  Sénèque  excusant  un  parri- 
cide ,  Burrhus  (4)  le  louant  et  le  pleurant  à  la 
fois;  sans  rechercher  sous  Galba,  Vitellius, 
Domitien ,  Commode ,  ces  actes  de  lâcheté 
qu'on  a  lus  cent  fois,  et  qui  étonnent  toujours, 
un  seul  trait  nous  peindra  l'infamie  romaine  : 
Plautien,  ministre  de  Sévère,  en  mariant  sa 
fille  au  fils  aîné   de  l'empereur ,  fit  mutiler 

(i)  Suet.  in  Aug.  et  Amm.  Alex. 
^)   Tacit.  Ann. 

(3)  Id.  ibidAiKXV,  56,57. 

(4.)  Id.  ibid.  lib.  XIV,  i5.  Papinien,  jurisconsulte  et 
préfet  du  prétoire,  qui  ne  se  piquoit  pas  de  philosophie, 
répondit  à  Caracalla  qui  lui  ordonnoit  de  justifier  le 
meurtre  de  son  frère  Géta  :  «  11  est  plus  aisé  de  com- 
mettre un  parricide  que  de  le  justifier,  w  Hist.  Aug. 

4.  25 


38G  GÉNIE 

cent  Romains  libres,  dont  quelques  uns  étoient 
mariés  et  pères  de  famille  :  «  Afin,  dit  l'histo- 
rien, que  sa  fille  eût  à  sa  suite  des  eunuques 
dignes  d'une  reine  d'Orient  (i).  » 

A  cette  lâcheté  de  caractère  joignez  une 
épouvantable  corruption  de  mœurs.  Le  grave 
Caton  vient  pour  assister  aux  prostitutions  des 
jeux  de  Flore.  Sa  femme  Marcia  étant  en- 
ceinte ,  il  la  cède  àHortensius  ;  quelque  temps 
après  jHortensius meurt,  etayantlaisséMarcia 
héritière  de  tous  ses  biens,  Caton  la  reprend , 
au  préjudice  du  fils  d'Hortensius.  Cicéron  se 
sépare  de  Terentia ,  pour  épouser  Publia  sa 
pupille.  Sénèque  nous  apprend  qu'il  y  avoit 
des  femmes  qui  ne  comptoient  plus  leurs 
années  par  consuls,  mais  par  le  nombre  de 
leurs  maris  (2)  ;  Tibère  invente  les  sccllarii 
et  les  spintriœ;  Néron  épouse  publiquement 
l'affranchi  Pythagore  (3) ,  el  Héliogabale  cé- 
lèbre ses  noces  avec  Hiéroclès  (4). 

Ce  fut  ce  même  Néron ,  déjà  tant  de  ^is 

(i)  Dion.  lib.  LXXVI ,  p.  1271. 

(2)  De  Benefic.  III,  16. 

(3)  Tac.  ^««.  XV,  3;. 

(4)  Dion.  lib.  LXXIX,  p.  i363.  Hist.  Aug.  p.  10. 


DU  CHKISTIAMSME.  38; 

cité  ,  qui  institua  les  fétcs  Juvénales.  Les  che- 
valiers, les  sénateurs  et  les  femmes  du  pre- 
mier rang  étoient  obligés  de  monter  sur  le 
théâtre  ,  à  l'exemple  de  l'empereur ,  et  de 
chanter  des  chansons  dissolues  ,  en  copiant  les 
gestes  des  histrions  (i).  Pour  le  repas  de  Ti- 
gellin,  sur  l'étang  d'Agrippa,  on  avoit  bâti 
des  maisons  au  bord  du  lac,  où  les  plus 
illustres  Romaines  étoient  placées  vis-à-vis 
de  courtisanes  toutes  nues.  A  Tentrée  de  la 
nuit,  tout  fut  illuminé  (2),  afin  que  les  dé- 
bauches eussent  un  sens  de  plus  et  un  voile  de 
moins. 

La  mort  faisoit  une  partie  essentielle  de  ces 
divertissemcns  antiques.  Elle  étoit  là  pour 
contraste  et  pour  rehaussement  des  plaisirs 
de  la  vie.  Afin  d'égayer  les  repas,  on  faisoit 
venir  des  gladiateurs  ,  avec  des  courtisanes  et 
des  joueurs  de  flûte.  En  sortant  des  bras  d'un 
infâme,  on  alloit  voir  une  béte  féroce  boire 
du  sang  humain  :  de  la  vue  d'une  prostitution  , 
on  passoit  au  spectacle  des  convulsions  d'un 
homme  expirant.   Quel  peuple  que  celui-là, 

(i)  Tacit.  Ann.  XI    ,  i5. 
(2)  Id.  XV,  37. 

25. 


388  GÉNIE 

qui  avoit  placé  T opprobre  à  la  naissance  et 
à  la  mort,  et  élevé  sur  un  théâtre  les  deux 
grands  mystères  de  la  nature  ,  pour  déshonorer 
d'un  seul  coup  tout  l'ouvrage  de  Dieu! 

Les  esclaves  qui  travailloient  à  la  terre  , 
avoient  constamment  les  fers  aux  pieds  :  pour 
toute  nourriture  ,  on  leur  donnoit  un  peu  de 
pain  ,  d'eau  et  de  sel  ;  la  nuit ,  on  les  renfer- 
moit  dans  des  souterrains  qui  ne  recevoient 
d'air  que  par  une  lucarne  pratiquée  à  la  voûte 
de  ces  cachots.  Il  y  avoit  une  loi  qui  défen- 
doil  de  tuer  les  lions  d'Afrique  ,  réservés  pour 
les  spectacles  de  Rome.  Un  paysan  qui  eût  dis- 
puté sa  \ie  contre  un  de  ces  animaux ,  eût  été 
sévèrement  puni  (i).  Quand  un  malheureux 
périssoit  dans  l'arène  ,  déchiré  par  une  pan- 
thère ou  percé  par  les  bois  d'un  cerf,  cer- 
tains malades  couroient  se  baigner  dans  son 
sang ,  et  le  recevoir  sur  leurs  lèvres  avides (2). 
Caligula  souhaitoit  que  le  peuple  romain  n'eût 
qu'une  seule  tète ,  pour  l'abattre  d'un  seul 
coup  (3).  Ce  même  empereur,  en  attendant 

(i)  Cod.  Theod.  tom.  VI ,  p.  92. 

(2)  Tert.  Apologet. 

(3)  Suet.  m  Vit. 


DU  CHRISTIANISME.  38., 

les  jeux  du  Cirque  ,  nourrissoit  les  lions  de 
chair  humaine,  et  Néron  fut  sur  le  point  de 
faire  manger  des  hommes  tout  vivans  à  un 
Egyptien  connu  par  sa  voracité  (i).  Titus, 
pour  célébrer  la  fête  de  son  père  Vcspasien, 
donna  trois  mille  Juifs  à  dévorer  auxljètes(2). 
On  conseilloit  à  Tibère  de  faire  mourir  un  de 
ses  anciens  amis,  qui  languissoit  en  prison  : 
«  Je  ne  me  suis  pas  réconcilié  avec  lui  » , 
répondit  le  tyran ,  par  un  mot  qui  respire 
tout  le  génie  de  Pxome.  C'étoit  une  chose 
assez  ordinaire  qu'on  égorgeât  cinq  mille  , 
six  mille ,  dix  mille ,  vingt  mille  personnes 
de  tout  rang,  de  tout  sexe  et  de  tout  âge, 
sur  un  soupçon  de  l'empereur  (3)  ;  et  les 
parens  des  victimes  ornoient  leurs  maisons 
de  feuillages,  baisoient  les  mains  du  dieu^ 
et  assistoient  à  ses  fêtes.  La  fille  de  Séjan  , 
âgée  de  neuf  ans,  qui  disoit  qu'elle  ne  le 
feroitplus  ,  et  qui  demandoit  qu'0/2  lui  donnât 
le  fouet  [Jj^  ,  lorsqu'on  la  conduisoit  en  prison, 

(i)  Suet.  in  Caligul.  et  Ner. 

(2)  Josephe,  de  Bell.  Judaic.  lib.  VII. 

(3)  Tacit.  ^o«.lib.  XV  ;  Dion  lib.  LXXVII ,  p.  1290; 
Herodien.  lib.  IV,  p.   i5o. 

(4)  Tacit.  Ann. ,  V  ,  g. 


Sgo  GÉNIE 

fut  violée  par  le  bourreau,  avant  d'être  étran- 
gle'eparlui:tant  ces  vertueux  Romains  avoient 
de  respect  pour  les  lois!  On  vit  sous  Claude 
(et  Tacite  le  rapporte  comme  un  beau  spec- 
tacle) (i)  ,  dix-neuf  mille  hommes  s'égorger 
sur  le  lac  Fucin  ,  pour  l'amusement  de  la  popu- 
lace romaine  :  avant  d'en  venir  aux  mains ,  les 
combattanss  aluèrent  l'empereur  :  ^t^^,  impe- 
rator y  morituri  te  saluiant.  «  César,  ceux 
qui  vont  mourir  te  saluent!  «  mot  aussi  lâche 
qu'il  est  touchant.  ; 

C'est  l'extinction  absolue  du  sens  moral , 
qui  donnoit  aux  Romains  cette  facilité  de 
mourir  qu'on  a  si  follement  admirée.  Les 
suicides  sont  toujours  communs  chez  les 
peuples  corrompus.  L'homme  réduit  à  l'ins- 
tinct de  la  brute  meurt  indifféremment  comme 
elle.  Nous  ne  parlerons  point  des  autres  vices 
des  Romains  ,  de  l'infanticide  autorisé  par  une 
loi  de  Romulus,  et  confirmé  par  celle  des 
Douze  Tables,  de  l'avarice  sordide  de  ce  peuple 
fameux.  Scaptius  avoit  prêté  quelques  fonds 
au  sénat  de  Salamine.  Le  sénat  n'ayant  pu  le 
rembourser  au  terme  fixé ,  Scaptius  le  tint  si 

(i)   Tacil.  Aiin.  lil).  XII  ,  50. 


DU  CHRISTIANISME.  Sgi 

long-temps  assiégé  par  des  cavaliers  ,  que 
plusieurs  sénateurs  moururent  de  faim.  Le 
stoïque  E^rutus,  ayant  quelque  affaire  com- 
mune avec  ce  concussionnaire,  s'intéresse  pour 
lui  auprès  de  Cicéron  ,  qui  ne  peut  s'empêcher 
d'en  être  indigné  (i). 

Si  donc  les  Romains  tombèrent  dans  la  ser- 
vitude ,  ils  ne  durent  s'en  prendre  qu'à  leurs 
mœurs.  C'est  la  bassesse  qui  produit  d'abord 
la  tyrannie,  et,  par  une  juste  réaction,  la 
tyrannie  prolonge  ensuite  la  bassesse.  Ne  nous 
plaignons  plus  de  l'état  actuel  de  la  société  ; 
le  peuple  moderne  le  plus  corrompu  est  un 
peuple  de  sages,  auprès  des  nations  païennes. 

Quand  on  supposeroit  un  instant  que  l'ordre 
politique  des  anciens  fut  plus  beau  que  le  nôtre  , 
leur  ordre  moral  n'approcha  jamais  de  celui 
que  le  christianisme  a  fait  naître  parmi  nous. 
Et  comme ,  enfin ,  la  morale  est  en  dernier 
lieu  la  base  de  toute  institution  sociale ,  jamais 
nous  n'arriverons  à  la  dépravation  de  l'anti- 
quité,  tandis  que  nous  serons  chrétiens. 

Lorsque  les  liens  politiques  furent  brisés  à 

(i)  L'intérêt  de  la  somme  étolt  de  quatre  pour  cent 
par  mois.  Vîd.  Cicer.  Epist.  ad  Atlic.  lib.  VI  ,  epist.  2. 


392  GÉNIE 

Rome  et  dans  la  Grèce ,  quel  frein  resla-t-il 
aux  hommes  ?  Le  culte  de  tant  de  di^4nités  in- 
fâmes pouvoit-il  maintenir  des  mœurs  que  les 
lois  ne  soutenoient  plus?  Loin  de  remédier  à 
la  corruption ,  il  en  devint  un  des  agens  les 
plus  puissans.  Par  un  excès  de  misère  ,  qui  fait 
frémir,  l'idée  de  Texistence  des  dieux,  qui 
nourrit  la  vertu  chez  les  hommes ,  entretenoit 
les  vices  parmi  les  païens ,  et  sembloit  éter- 
niser le  crime,  en  lui  donnant  un  principe 
d'éternelle  durée. 

Des  traditions  nous  sont  restées  de  la  mé- 
chanceté des  hommes ,  et  des  catastrophes 
terribles  qui  n'ont  Jamais  manqué  de  suivre  la 
corruption  des  mœurs.  Ne  seroit-il  pas  pos- 
sible que  Dieu  eût  combiné  l'ordre  physique 
et  moral  de  l'univers ,  de  manière  qu'un  boule- 
versement dans  le  dernier  entraînât  des  chan- 
gemens  nécessaires  dans  l'autre ,  et  que  les 
grands  crimes  amenassent  naturellement  les 
grandes  révolutions  ?  La  pensée  agit  sur  le 
corps  d'une  manière  inexplicable  ;  Fhommc 
est  peut-être  la  pensée  du  grand  corps  de 
l'univers.Cela  simplifieroit  beaucoup  la  nature, 
et  agrandiroit  prodigieusement  la  sphère  de 
l'homme  :  ce  seroit  aussi  une  clef  pour  l'cxpli- 


DU  CHRISTIANISME.  3r,3 

calion  des  miracles ,  qui  rentreroient  dans  le 
cours  ordinaire  des  choses.  Que  les  déluges , 
les  embrasemens,  le  renversement  des  Etats, 
eussent  leurs  causes  secrètes  dans  les  vices  de 
l'homme;  que  le  crime  et  le  châtiment  fussent 
les  deux  poids  moteurs ,  placés  dans  les  deux 
bassins  de  la  balance  morale  et  physique  du 
monde,  la  correspondance  seroit  belle,  et  ne 
feroit  qu'un  tout  d'une  création  qui  semble 
double  au  premier  coup  d'œil. 

Il  se  peut  donc  faire  que  la  corruption  de 
Tempire  romain  ait  attiré  du  fond  de  leurs 
déserts  les  Barbares  qui ,  sans  connoître  la 
mission  qu'ils  avoient  de  détruire ,  s'étoient 
appelés  par  instinct,  le  fléau  de  Dieu  (i). 
Que  fut  devenu  le  monde  ,  si  la  grande  arche 
du  christianisme  n'eût  sauvé  les  restes  du 
genre  humain  de  ce  nouveau  déluge  .^  Quelle 
chance  restoit-il  à  la  postérité  ?  Où  les  lumières 
se  fussent-elles  conservées  ? 

Les  prêtres  du  polythéisme  ne  formoient 
point  un  corps  d'hommes  lettrés  ,  hors  en 
Perse  et  en  Egypte  ;  mais  les  mages  et  les 
prêtres  égyptiens ,   qui  d'ailleurs  ne  commu- 

(i)    Voyez  la  note  S  à  la  fin  du  volume. 


394  GÉNIE 

niquoient  point  leurs  sciences  au  vulgaire, 
n'existoient  déjà  plus  en  corps ,  lors  de  l'in- 
vasion des  Barbares.  Quant  aux  sec  les  philo- 
sophiques d'Athènes  et  d'Alexandrie  ,  elles 
se  renfermoient  presqu'entièrement  dans  ces 
deux  villes,  et  consistoient  tout  au  plus  en 
quelques  centaines  de  rhéteurs  ,  qui  eussent 
été  égorgés  avec  le  reste  des  citoyens. 

Point  d'esprit  de  prosélytisme  chez  les 
anciens;  aucune  ardeur  pour  enseigner;  point 
de  retraite  au  désert ,  pour  y  vivre  avec  Dieu  , 
et  pour  y  sauver  les  sciences.  Quel  pontife  de 
Jupiter  eût  marché  au-devant  d'Attila  pour 
l'arrêter?  Quel  lévite  eût  persuadé  à  un  Alaric 
de  retirer  ses  troupes  de  Rome  ?  Les  Barbares 
qui  entroient  dans  l'empire  ,  étoient  déjà  à 
demi  chrétiens  ;  mais  voyons-les  marcher  sous 
Ja  bannière  sanglante  du  dieu  de  la  Scandi- 
navie ou  des  Tartares ,  ne  rencontrant  sur  leur 
route,  ni  une  force  d'opinion  religieuse  qui 
les  oblige  à  respecter  quelque  chose ,  ni  un 
fonds  de  mœurs  qui  commence  à  se  renou- 
veler chez  les  Romains  par  le  christianisme  : 
n'en  doutons  point,  ils  eussent  tout  détruit. 
Ce  fut  même  le  projet  d' Alaric  :  «  Je  sens  en 
moi ,  disoit  ce  roi  barbare  ,  quelque  chose  qui 


DU  CHRISTIANISME.  895 

me  porte  à  brûler  Rome.  »  C'est  un  homme 
monté  sur  des  ruines ,  et  qui  paroîtgigantesque. 

Des  différens  peuples  qui  envahirent  l'em- 
pire ,  les  Goths  semblent  avoir  eu  le  génie  le 
moins  dévastateur.  Théodoric  vainqueur  d'O- 
doacre  fut  un  grand  prince  ;  mais  il  étoit  chré- 
tien, mais  Boëce  ,  son  premier  ministre  ,  étoit 
un  homme  de  lettres  chrétien  :  cela  trompe 
toutes  les  conjectures.  Qu'eussent  fait  les  Goths 
idolâtres  ?  Ils  auroient  sans  doute  tout  renversé 
comme  les  autres  Barbares.  D'ailleurs  ,  ils  se 
corrompirenttrès-vite  ;  et  si ,  aulieude  vénérer 
Jésus-Christ,  ils  s'étoient  mis  à  adorer  Priape, 
Vénus  et  Bacchus  ,  quel  effroyable  mélange 
ne  fût-il  point  résulté  de  la  religion  sanglante 
d'Odin ,  et  des  fables  dissolues  de  la  Grèce  ? 

Le  polythéisme  étoit  si  peu  propre  à  con- 
server quelque  chose,  qu'il  tomboit lai-même 
en  ruines  de  toutes  parts,  et  que  Maximin 
voulut  lui  faire  prendre  les  formes  chrétiennes 
pour  le  soutenir.  Ce  César  établit  dans  chaque 
province  un  lévite  qui  correspondoit  à  l'évéque , 
un  grand-prêtre  qui  représcntoit  le  métropo- 
litain (i).  Julien  fonda  des  couvens  de  païens , 

(i)  Eus.  Hb.  VIII,  cap.  i4;  lib.  IX,  cap.  2-8. 


396  GÉNIE 

et  fit  prêcher  les  ministres  de  Baal  dans  leurs 
temples.  Cet  échafaudage  ,  imité  du  christia- 
nisme ,  se  brisa  bientôt,  parce  qu'il  n'étoit 
pas  soutenu  par  un  esprit  de  vertu ,  et  ne 
s'appuyoit  pas  sur  les  mœurs. 

La  seule  classe  des  vaincus  respectée  par 
les  Barbares  fut  celle  des  prêtres  et  des  reli- 
gieux. Les  monastères  devinrent  autant  de 
foyers  oii  le  feu  sacré  des  arts  se  conserva  avec 
la  langue  grecque  et  la  langue  latine.  Les  pre- 
miers citoyens  de  Rome  et  d'Athènes  ,  s'étant 
réfugiés  dans  le  sacerdoce  chrétien ,  évitèrent 
ainsi  la  mort  ou  l'esclavage  auquel  ils  eussent 
été  condamnés  avec  le  reste  du  peuple. 

On  peut  Juger  de  l'abîme  où  nous  serions 
plongés  aujourd'hui ,  si  les  Barbares  avoient 
surpris  le  monde  sous  le  polythéisme ,  par 
l'état  actuel  des  nations  où  le  christianisme 
s'est  éteint.  Nous  serions  tous  des  esclaves 
turcs ,  ou  quelque  chose  de  pis  encore  ;  car  le 
mahométisme  a  du  moins  un  fonds  de  morale 
qu'il  tient  de  la  religion  chrétienne,  dont  il 
n'est,  après  tout,  qu'une  secte  très-éloignée. 
Mais  ,  de  même  que  le  premier  Isma'ël  fut 
ennemi  de  l'antique  Jacob,  le  second  est  le 
persécuteur  de  la  nouvelle. 


DU  CHRISTIANISME.  8(^7 

Il  est  donc  très-probable  que  ,  sans  le  chris- 
tianisme ,  le  naufrage  de  la  société  et  des  lu- 
mières eût  été  total.  On  ne  peut  calculer  com- 
bien de  siècles  eussent  été  nécessaires  au  genre 
humain,  pour  sortir  de  l'ignorance  et  de  la 
barbarie  corrompue  dans  lesquelles  il  se  fut 
trouvé  enseveli.  Il  ne  falloit  rien  moins  qu'un 
corps  immense  de  solitaires  répandus  dans  les 
trois  parties  du  globe,  et  travaillant  de  con- 
cert à  la  même  fin ,  pour  conserver  ces  étin- 
celles qui  ont  rallumé ,  chez  les  modernes ,  le 
flambeau  des  sciences.  Encore  une  fois,  au- 
cun ordre  politique ,  philosophique  ou  reli- 
gieux du  paganisme  n'eût  pu  rendre  ce  service 
inappréciable ,  au  défaut  de  la  religion  chré- 
tienne. Les  écrits  des  anciens ,  se  trouvant  dis- 
persés dans  les  monastères ,  échappèrent  en 
partie  aux  ravages  des  Goths.  Enfin  ,  le  poly- 
théisme n'étoitpoint,  comme  le  christianisme, 
une  espèce  de  religion  lettrée^  si  nous  osons 
nous  exprimer  ainsi ,  parce  qu'il  ne  joignoit 
point,  comme  lui,  la  métaphysique  et  la 
morale  aux  dogmes  religieux.  La  nécessité  où 
les  prêtres  chrétiens  se  trouvèrent  de  publier 
eux-mêmes  des  livres  ,  soit  pour  propager  la 
foi ,  soit  pour  combattre  l'hérésie,  a  puissam- 


3tj8  GÉNIE 

nientser\i  à  la  conservation  et  à  la  renaissance 
des  lumières. 

Dans  toutes  les  hypothèses  imaginables  ,  on 
trouve  toujours  que  l'Evangile  a  prévenu  la 
destruction  de  la  société  ;  car,  en  supposant 
qu'il  n'eût  point  paru  sur  la  terre ,  et  que  d'un 
autre  côté  les  Barbares  fussent  demeurés  dans 
leurs  forêts,  le  monde  romain,  pourrissant 
dans  ses  mœurs ,  étoit  menacé  d'une  disso- 
lution épouvantable. 

Les  esclaves  se  fussent-ils  soulevés?  Mais  ils 
étoient  aussi  pervers  que  leurs  maîtres,  ils 
partageoient  les  mêmes  plaisirs  et  la  même 
honte,  ils  avoient  la  même  religion,  et  cette 
religion  passionnée  détruisoit  toute  espérance 
de  changement  dans  les  prmcipes  moraux.  Les 
lumières  n'avançoient  plus,  elles  reculoient; 
les  arts  tomboient  en  décadence.  La  philo- 
sophie ne  servoitqu'à  répandre  une  sorte  d'im- 
piété qui ,  sans  conduire  à  la  destruction  des 
idoles ,  produisoit  les  crimes  et  les  malheurs 
de  l'athéisme  dans  les  grands ,  en  laissant  aux 
petits  ceux  de  la  superstition.  Le  genre  humain 
avoit-il  fait  des  progrès ,  parce  que  Néron  ne 
croyoit  plus  aux  dieux   du   Capitole  (i),  et 

(i)  Tacit.    Jnn.  lih.  XIV;Suet.   in   Net:   Religionum 


DU  CHaiSTIANISME.  3^9 

qu'il  souilloit  par  mépris  les  statues  des  dieux  ? 
Tacite  prétend  qu'il  y  avoit  encore  des 
mœurs  au  fond  des  provinces  (i)  ;  mais  ces 
provinces  commençoient  à  devenir  chré- 
tiennes (2),  et  nous  raisonnons  dans  la  sup- 
position que  le  christianisme  n'eût  pas  été 
connu,  et  que  les  Barbares  ne  fussent  pas 
sortis  de  leurs  déserts.  Quant  aux  armées 
romaines,  qui  vraisemblablement  auroient 
démembré  Tempire ,  les  soldats  en  étoient 
aussi  corrompus  que  le  reste  des  citoyens ,  et 
l'eussent  été  bien  davantage,  s'ils  n'avoient 
été  recrutés  par  les  Goths  et  les  Germains. 
Tout  ce  que  l'on  peut  conjecturer ,  c'est 
qu'après  de  longues  guerres  civiles  ,  et  un  sou- 
Icvementgénéralqui  eût  duré  plusieurs  siècles, 

usquequaque  contemptor  prccter  unius  deœ.  Syriœ.  Hanc 
mox  ita  sprent^  ut  urînâ  contaminaret. 

(1)  Tacit.  Ann.  lib.  XVI ,  5. 

(2)  Dionys  et  Ignat,  Epist.  ap.  Eus.  IV,  28  ;  Chrys.  Op. 
tom.  VII ,  p.  658  et  810 ,  edit.  Savii.  ;  Plin.  Epist.  X  ,  Lu- 
cien, in  Alexandro ^  c.  25.  Pline,  dans  sa  fameuse  lettre 
ici  citée,  et  que  nous  avons  insérée  dans  le  premier 
volume ,  pag.  34.4-»  se  plaint  que  les  temples  sont  déserts  , 
qu'on  ne  trouve  plus  d'acheteurs  pour  les  victimes  sa- 
crées, etc.  etc. 


4oo  GÉNIE 

la  race  humaine  se  fût  trouvée  réduite  à  quel- 
ques hommes  errans  sur  des  ruines.  Mais  que 
d'années  n'eût-il  point  fallu  à  ce  nouvel  arbre 
des  peuples  pour  étendre  ses  rameaux  sur  tant 
de  débris  !  Combien  de  temps  les  sciences 
oubliées  ou  perdues  n'eussent-elles  point  mis 
à  renaître ,  et  dans  quel  état  d'enfance  la 
société  ne  seroit-elle  pointencore  aujourd'hui  ? 
De  même  que  le  christianisme  a  sauvé  la 
société  d'une  destruction  totale ,  en  conver- 
tissant les  Barbares ,  et  en  recueillant  les  débris 
de  la  civilisation  et  des  arts ,  de  même  il  eût 
sauvé  le  monde  romain  de  sa  propre  corrup- 
tion, si  ce  monde  n'eût  point  succombé  sous 
des  armes  étrangères  :  une  religion  seule  peut 
renouveler  un  peuple  dans  ses  sources.  Déjà 
celle  du  Christ  rétablissoit  toutes  les  bases 
morales.  Les  anciens  admettoient  l'infanti- 
cide, et  la  dissolution  du  lien  du  mariage 
qui  n'est,  en  effet,  que  le  premier  lien  so- 
cial ;  leur  probité  et  leur  justice  étoient  rela- 
tives à  la  patrie ,  elles  ne  passoient  pas  les 
limites  de  leurs  pays.  Les  peuples  en  corps 
avoient  d'autres  principes  que  le  citoyen  en 
particulier.  La  pudeur  et  l'humanité  n'étoient 
pas  mises  au  rang  des  vertus.  La  classe  la  plus 


DU  CHRISTIANISME.  4oi 

nombreuse  étoitesclave  ;  les  sociétés  flottoient 
éternellement  entre  l'anarchie  populaire  et  le 
despotisme  :  voilà  les  maux  auxquels  le  chris- 
tianisme apportoit  un  remède  certain ,  comme 
il  l'a  prouvé  ,  en  délivrant  de  ces  maux  les 
sociétés  modernes.  L'excès  même  des  pre- 
mières austérités  des  chrétiens  étoit  néces- 
saire :  il  falloit  qu'il  y  eût  des  martyrs  de  la 
chasteté ,  quand  il  y  avoit  des  prostitutions 
publiques  ;  des  pénitens  couverts  de  cendre  et 
de  cilice ,  quand  la  loi  autorisoit  les  plus 
grands  crimes  contre  les  mœurs  ;  des  héros 
de  la  charité ,  quand  il  y  avoit  des  monstres 
de  barbarie;  enfin,  pour  arracher  tout  un 
peuple  corrompu  aux  vils  combats  du  cirque 
et  de  l'arène,  il  falloit  que  la  religion  eut, 
pour  ainsi  dire,  ses  athlètes  et  ses  spectacles 
dans  les  déserts  de  la  Thébaïde. 

Jésus-Chrigt  peut  donc ,  en  toute  vérité , 
être  appelé ,  dans  le  sens  matériel ,  le  Sauveur 
du  monde  ,  comme  il  l'est  dans  le  sens  spiri- 
tuel. Son  passage  sur  la  terre  est ,  même  hu- 
mainement parlant,  le  plus  grand  événement 
qui  soit  jamais  arrivé  chez  les  hommes ,  puis- 
que c'est  à  partir  de  la  prédication  de  l'Evan- 
gile, que  la  face  du  monde  a  été  renouvelée. 

4.  26 


4o2  GÉNIE 

Le  moment  de  la  venue  du  Fils  de  l'homme 
est  bien  remarquable  :  un  peu  plus  tôt,  sa 
morale  n'e'toit  pas  absolument  nécessaire;  les 
peuples  se  soutenoient  encore  par  leurs  an- 
ciennes lois  :  un  peu  plus  tard ,  ce  divin  Messie 
n'eût  paru  qu'après  le  naufrage  de  la  société. 
Nous  nous  piquons  de  philosophie  dans  ce 
siècle  ;  mais  certes ,  la  légèreté  avec  laquelle 
nous  traitons  les  institutions  chrétiennes , 
n'est  rien  moins  que  philosophique.  L'Evan- 
gile ,  sous  tous  les  rapports,  a  changé  les 
hommes  ;  il  leur  a  fait  faire  un  pas  immense 
vers  la  perfection.  Considérez-le  comme  une 
grande  institution  religieuse  en  qui  la  race 
humaine  a  été  régénérée ,  alors  toutes  les 
petites  objections  ,  toutes  les  chicanes  de  l'im- 
piété disparoissent.  Il  est  certain  que  les 
nations  païennes  étoient  dans  une  espèce  d'en- 
fance morale,  par  rapport  à  ce  que  nous 
sommes  aujourd'hui  :  de  beaux  traits  de  jus- 
tice échappés  à  quelques  peuples  anciens  ne 
détruisent  pas  cette  vérité ,  et  n'altèrent  pas 
le  fond  des  choses.  Le  christianisme  nous  a  in- 
dubitablement apporté  de  nouvelles  lumières  : 
c'est  le  culte  qui  convient  à  un  peuple  mûri 
par   le  temps  ;    c'est ,  si  nous  osons   parler 


DU  CHRISTIANISME.  4o3 

ainsi ,  la  religion  naturelle  à  l'âge  présent  du 
monde  ,  comme  le  règne  des  figures  convenoit 
au  berceau  d'Israël.  Au  ciel,  elle  n'a  placé 
qu'un  Dieu  ;  sur  la  terre  ,  elle  a  aboli  l'escla- 
vage. D'une  autre  part ,  si  vous  regardez  ses 
mystères,  ainsi  que  nous  l'avons  fait ,  comme 
l'archétype  des  lois  de  la  nature,  il  n'y  aura 
en  cela  rien  d'affligeant  pour  un  grand  esprit: 
les  vérités  du  christianisme ,  loin  de  demander 
la  soumission  de  la  raison  ,  en  réclament,  au 
contraire,  l'exercice  le  plus  sublime. 

Cette  remarque  est  si  juste  ;  la  religion  chré- 
tienne ,  qu'on  a  voulu  faire  passer  pour  la 
religion  des  Barbares  ,  est  si  bien  le  culte  des 
philosophes ,  qu'on  peut  dire  que  Platon  l'a  voit 
presque  devinée.  Non  seulement  la  morale  , 
mais  encore  la  doctrine  du  disciple  de  Socrale , 
a  des  rapports  frappans  avec  celle  de  l'Evan- 
gile. Dacier  la  résume  ainsi  : 

«  Platon  prouve  que  le  Verbe  a  arrangé  et 
rendu  visible  cet  univers  ;  que  la  connoissance 
de  ce  Verbe  fait  mener  ici-bas  une  vie  heu- 
reuse ,  et  procure  la  félicité  après  la  mort. 

»  Que  l'âme  est  immortelle  ;  que  les  morts 
ressusciteront;  qu'il  y  aura  un  dernier  juge- 
ment des  bons  et  des  méchans,  où  l'on  ne 

26. 


4o4  GÉNIE 

paroîlra  qu'avec  ses  vertus  ou  ses  vices,  qui 

seront  la  cause  du  bonheur  ou  du  malheur 

éternel, 

«  Enfin,  ajoute  le  savant  traducteur,  Platon 
avoit  une  idée  si  grande  et  si  vraie  de  la  souve- 
raine justice,  et  il  connoissoit  si  parfaitement 
la  corruption  des  hommes,  qu'il  a  fait  voir 
que  si  un  homme  souverainement  juste  venoit 
sur  la  terre  ,  il  trouveroit  tant  d'opposition 
dans  le  monde ,  qu'il  seroit  mis  en  prison , 
bafoué,  fouetté,  et  enfin  crucifié  par  ceux 
qui ,  étant  pleins  d'injustice  ,  passeroient  ce- 
pendant pour  justes  (i).  » 

Les  détracteurs  du  christianisme  sont  dans 
une  position  dont  il  leur  est  difficile  de  ne 
pas  reconnoître  la  fausseté  :  s'ils  prétendent 
que  la  religion  du  Christ  est  un  culte  formé 
par  des  Goths  et  des  Vandales ,  on  leur  prouve 
aisément  que  les  écoles  de  la  Grèce  ont  eu  des 
notions  assez  distinctes  des  dogmes  chrétiens  ; 
s'ils  soutiennent,  au  contraire,  que  la  doctrine 
cyaLn^éiiquen^eslqiielàdoclrine  phi/osophique 
des  anciens,  pourquoi  donc  ces  philosophes  la 
rejettent-ils?  Ceux  même  qui  ne  voient  dans 


(i)  Dacier,  Discours  sur  Platon,  p.  22. 


DU  CHKISTIANISME.  4o5 

le  christianisme  que  d'antiques  allégories  du 
ciel ,  des  planètes  ,  des  signes ,  etc. ,  ne  dé- 
truisent pas  la  grandeur  de  cette  religion  :  il 
en  résulteroit  toujours  qu'elle  seroit  profonde 
et  magnifique  dans  ses  mystères,  antique  et 
sacrée  dans  ses  traditions ,  lesquelles ,  par 
cette  nouvelle  route  ,  iroient  encore  se  perdre 
au  berceau  du  monde.  Chose  étrange ,  sans 
doute,  que  toutes  les  interprétations  de  l'in- 
crédulité ne  puissent  parvenir  à  donner  quel- 
que chose  de  petit  ou  de  médiocre  au  chris- 
tianisme. 

Quant  à  la  morale  évangélique ,  tout  le 
monde  convient  de  sa  beauté  ;  plus  elle  sera 
connue  et  pratiquée  ,  plus  les  hommes  seront 
éclairés  sur  leur  bonheur  et  leurs  véritables 
intérêts.  La  science  politique  est  extrêmement 
bornée  :  le  dernier  degré  de  perfection  où 
elle  puisse  atteindre  est  le  système  repré- 
sentatif, né,  comme  nous  l'avons  montré, 
du  christianisme  ;  mais  une  religion  dont  les 
préceptes  sont  un  code  de  morale  et  de  vertu , 
est  une  institution  qui  peut  suppléer  à  tout ,  et 
devenir,  entre  les  mains  des  saints  et  des 
sages,  un  moyen  universel  de  félicité.  Peut- 
être  un  jour ,  les  diverses  formes  de  gouver- 


4o6  GÉNIE 

nement,  hors  le  despotisme,  paroîtront-ellcs 
indifTérenles ,  et  l'on  s'en  tiendra  aux  simples 
lois  morales  et  religieuses ,  qui  sont  le  fonds 
permanent  des  sociéte's  et  le  ve'ritable  gouver- 
nement des  hommes. 

Ceux  qui  raisonnent  sur  l'antiquité ,  et  qui 
voudroient  nous  ramener  à  ses  institutions, 
oublient  toujours  que  l'ordre  social  n'est  plus , 
ni  ne  peut  être  le  même.  Au  défaut  d'une 
grande  puissance  morale ,  une  grande  force 
co'ércilive  est  du  moins  nécessaire  parmi  les 
hommes.  Dans  les  républiques  de  l'antiquité, 
la  foule,  comme  on  le  sait,  étoit  esclave; 
l'homme  qui  laboure  la  terre  appartenoit  à 
un  autre  homme  ;  il  y  avoit  des  peuples^  il 
n'y  avoit  point  de  nations. 

Le  polythéisme ,  religion  imparfaite  de 
toutes  les  manières  ,  pouvoit  donc  convenir 
à  cet  état  imparfait  de  la  société  ,  parce  que 
chaque  maître  étoit  une  espèce  de  magistrat 
absolu ,  dont  le  despotisme  terrible  contenoit 
l'esclave  dans  le  devoir,  etsuppléoit,  par  des 
fers  ,  à  ce  qui  manquoit  à  la  force  morale  reli- 
gieuse :  le  paganisme,  n'ayantpas  assezd'excel- 
Icncc  pour  rendre  le  pauvre  vertueux,  étoit 
obligé  de  lelaisser  traiter  comme  un  malfaiteur. 


DU  CfU\ISTlANlSME.  407 

Mais  dans  l'ordre  présent  des  choses , 
pourrez-vous  réprimer  une  masse  énorme  de 
paysans  libres  et  éloignés  de  l'œil  du  magis- 
trat; pourrez-vous  dans  les  faubourgs  d'une 
grande  capitale ,  prévenir  les  crimes  d'une 
populace  indépendante  ,  sans  une  religion  qui 
prêche  les  devoirs  et  la  vertu  à  toutes  les 
conditions  de  la  vie?  Détruisez  le  culte  évan- 
gélique,  et  il  vous  faudra  dans  chaque  village 
une  police  ,  des  prisons  et  des  bourreaux.  Si 
jamais,  par  un  retour  inouï,  les  autels  des 
dieux  passionnés  du  paganisme  se  relevoient 
chez  les  peuples  modernes,  si  dans  un  ordre 
de  société  oii  la  servitude  est  abolie,  on  alloit 
adorer  Mercure  le  çoletir  et  Vénus  la  prosti- 
tuée^ c'en  seroit  fait  du  genre  humain. 

Et  c'est  ici  la  grande  erreur  de  ceux  qui 
louent  le  polythéisme  d'avoir  séparé  les  forces 
morales  des  forces  religieuses  ,  et  qui  blâment 
en  même  temps  le  christianisme  d'avoir  suivi 
un  système  opposé,  lis  ne  s'aperçoivent  pas 
que  le  paganisme  s'adressoit  à  un  immense 
troupeau  d'esclaves  ,  que  par  conséquent  il 
devoit  craindre  d'éclairer  la  race  humaine, 
qu'il  devoit  tout  donner  aux  sens  ,  et  ne  rien 
faire  pour  l'éducation  de  l'âme  :  le  christia- 


4o8  GÉNIE 

nisme,  au  contraire,  qui  vouloit  détruire  la 
servitude  ,  dut  révéler  aux  hommes  la  dignité 
de  leur  nature  ,  et  leur  enseigner  les  dogme  s 
de  la  raison  et  de  la  vertu.  On  peut  dire  que 
le  culte  évangélique  est  le  culte  d'un  peuple 
libre ,  par  cela  seul  qu'il  unit  la  morale  à  la 
religion. 

Il  est  temps  enfin  de  s'effrayer  sur  l'état 
où  nous  avons  vécu  depuis  quelques  années. 
Qu'on  songe  à  la  race  qui  s'élève  dans  nos 
villes  et  dans  nos  campagnes ,  à  tous  ces  enfans 
qui ,  nés  pendant  la  révolution  ,  n'ont  jamais 
entendu  parler  ni  de  Dieu  ,  ni  de  l'immortalité 
de  leur  âme  ,  ni  des  peines  ou  des  récompenses 
qui  les  attendent  dans  une  autre  vie  ;  qu'on 
songe  à  ce  que  peut  devenir  une  pareille  géné- 
ration ,  si  l'on  ne  se  hâte  d'appliquer  le  remède 
sur  la  plaie  :  déjà  se  manifestent  les  symp- 
tômes les  plus  alarmans ,  et  l'âge  de  l'inno- 
cence a  été  souillé  de  plusieurs  crimes  (i). 
Que  la  philosophie,  qui  ne  peut  après  toutpé- 
nétrer  chez  le  pauvre ,  se  contente  d'habiter 

(i)  Les  papiers  publics  retentissent  des  crimes  commis 
par  de  petits  malheureux  de  onze  ou  douze  ans.  Il  faut 
que  le  danger  soit  bien  grave ,  puisque  les  paysans  eux- 
mêmes  se  plaignent  des  vices  de  leurs  enfans. 


Ï)U  CHRISTIANISME.  409 

les  salons  du  riche,  et  qu'elle  laisse  au  moins 
les  chaumières  à  la  religion;  ou  plutôt  que, 
mieuxdirigéeetplusdignedeson  nom, elle  fasse 
tomber  elle-même  les  barrières  qu'elle  avoit 
voulu  élever  entre  l'homme  et  son  créateur. 
Appuyons  nos  dernières  conclusions  sur 
des  autorités  qui  ne  seront  pas  suspectes  à  la 
philosophie. 

«  Un  peu  de  philosophie ,  dit  Bacon , 
éloigne  de  la  religion ,  et  beaucoup  de  philo- 
sophie y  ramène  :  personne  ne  nie  qu'il  y  ait 
un  Dieu,  si  ce  n'est  celui  à  qui  il  importe 
qu'il  n'y  en  ait  point.    » 

Selon  Montesquieu ,  «  dire  que  la  religion 
n'est  pas  un  motif  réprimant,  parce  qu'elle 
ne  réprime  pas  toujours ,  c'est  dire  que  les 
lois  civiles  ne  sont  pas  un  motif  réprimant 

non  plus La  question  n'est  pas  de  savoir 

s'il  vaudroit  mieux  qu'un  certain  homme,  ou 
qu'un  certain  peuple  n'eut  point  de  religion  , 
que  d'abuser  de  celle  qu'il  a  ;  mais  de  savoir 
quel  est  le  moindre  mal,  que  l'on  abuse  quel- 
quefois de  la  religion ,  ou  qu'il  n'y  en  ait 
point  du  tout  parmi  les  hommes  (i).  » 

(i)  JNIontesq.  Esprit  des  Lois^  liv.  XXIV,  ch,  2. 


4io  GÉNIE 

«  L'histoire  de  Sabbacon  ,  dit  rhommc 
célèbre  que  nous  continuons  de  citer  ,  est 
-admirable.  Le  dieu  de  Thèbes  lui  apparut 
en  songe ,  et  lui  ordonna  de  faire  mourir 
tous  les  prêlres  de  l'Egypte  ;  il  jugea  que  les 
dieux  n'avoient  plus  pour  agréable  qu'il 
régnât,  puisqu'ils  lui  ordonnoient  des  choses 
si  contraires  à  leur  volonté  ordinaire  ,  et  il 
se  retira  en  Ethiopie  (i).    » 

Enfin  ,  s'écrie  J.  J.  Rousseau  :  «  Fuyez  ceux 
qui,  sous  prétexte  d'expliquer  la  nature, 
sèment  dans  le  cœur  des  hommes  de  déso- 
lantes doctrines,  et  dont  le  scepticisme  appa- 
rent est  cent  fois  plus  affirmatif  et  plus  dog- 
matique que  le  ton  décidé  de  leurs  adver- 
saires. Sous  le  hautain  prétexte  qu'eux  seuls 
sont  éclairés,  vrais,  de  bonne  foi,  ils  nous 
soumettent  impérieusement  à  leurs  décisions 
tranchantes,  et  prétendent  nous  donner ,  pour 
les  vrais  principes  des  choses ,  les  inintelli- 
gibles systèmes  qu'ils  ont  bâtis  dans  leur  ima- 
gination. Du  reste,  renversant,  détruisant, 
foulant  aux  pieds  tout  ce  que  les  hommes  res- 
pectent ,    ils    ôtent  aux    affligés   la  dernière 

(i)  Montesq.  Esprit  des  Lois^  liv.  XXIV,  ch.  4. 


DU  CHRISTIANISME.  4ii 

consolation  de  leur  misère,  aux  puissans  et 
aux  riches  le  seul  frein  de  leurs  passions  ;  ils 
arrachent  au  fond  des  cœurs  le  remOrds  du 
crime,  Tespoir  de  la  vertu ,  et  se  vantent  en- 
core d'être  les  bienfaiteurs  du  genre  humain. 
Jamais ,  disent-ils ,  la  vérité  n'est  nuisible  aux 
hommes  :  je  le  crois  comme  eux  ;  et  c'est ,  à 
mon  avis ,  une  grande  preuve  que  ce  qu'ils 
enseignent  n'est  pas  la  vérité. 

»  Un  des  sophismes  les  plus  familiers  au 
parti  philosophiste  ,  est  d'opposer  un  peuple 
supposé  de  bons  philosophes  ,  à  un  peuple  de 
mauvais  chrétiens  :  comme  si  un  peuple  de 
vrais  philosophes  étoit  plus  facile  à  faire  qu'un 
peuple  devrais  chrétiens.  Je  ne  sais  si,  parmi 
les  individus,  l'un  est  plus  facile  à  trouver  que 
l'autre;  mais  je  sais  bien  que,  dès  qu'il  est 
question  de  peuple  ,  il  en  faut  supposer  qui 
abuseront  de  la  philosophie  sans  religion , 
comme  les  nôtres  abusent  de  la  religion  sans 
philosophie  ;  et  cela  me  paroît  changer  beau- 
coup l'état  de  la  question. 

»  D'ailleurs  ,  il  est  aisé  d'étaler  de  belles 
maximes  dans  des  livres  ;  mais  la  question  est 
de  savoir  si  elles  tiennent  bien  à  la  doctrine  , 
si  elles  en  découlent  nécessairement  ;  et  c'est 


4i2  GÉNIE 

ce  qui  n'a  point  paru  jusqu'ici.  Reste  à  savoir 
encore  si  la  philosophie,  à  son  aise  et  sur  le 
trône,  commandcroit  bien  à  la  gloriole,  à 
l'inlérêt,  à  l'ambition,  aux  petites  passions 
de  l'homme ,  et  sicllepratlqueroît  cette  huma- 
nité si  douce  quelle  nous  vante  In  plume  à  la 
main, 

»  Pae  les  principes,  la  philosophie  ne 
peut  faire  aucun  bien,  que  la  religion 
ne  le  fasse  encore  mieux  ;  et  la  religion 
en  fait  beaucoup  que  la  philosophie  ne 
sauroit  faire. 

»  Nos  gouvernemens  modernes  doivent 
incontestablement  au  christianisme  leur  plus 
solide  autorité  ,  et  leurs  révolutions  moins 
fréquentes  :  il  les  a  rendus  eux-mêmes  moins 
sanguinaires  ;  cela  se  prouve  par  le  fait ,  en 
les  comparant  aux  gouvernemens  anciens.  La 
religion ,  mieux  connue ,  écartant  le  fana- 
tisme ,  a  donné  plus  de  douceur  aux  mœurs 
chrétiennes.  Ce  changement  n'est  point  Vou- 
vragc  des  lettres;  car,  partout  où  elles  ont 
brille  ,  Thumanilé  n'en  a  pas  été  plus  res- 
peclée  ;  les  cruautés  des  Athéniens  ,  des  Egyp- 


DU  CHRISTIAN ISME.  4i3 

tiens ,  des  empereurs  de  Rome ,  des  Chinois  , 
en  font  foi.  Que  d'œuvres  de  miséricorde  sont 
l'ouvrage  de  l'Evangile  !  » 

Pour  nous,  nous  sommes  convaincus  que  le 
christianisme  sortira  triomphant  de  l'épreuve 
terrible  qui  vient  de  le  purifier;  ce  qui  nous  le 
persuade,  c'est  qu'il  soutient  parfaitement 
l'examen  de  la  raison ,  et  que  plus  on  le  sonde» 
plus  on  y  trouve  de  profondeur.  Ses  mystères 
expliquent  l'homme  et  la  nature  ;  ses  œuvres 
appuient  ses  préceptes  ;  sa  charité ,  sous  mille 
formes  ,  a  remplacé  la  cruauté  des  anciens  ;  il 
n'a  rien  perdu  des  pompes  antiques ,  et  son 
culte  satisfait  davantage  le  cœur  et  la  pensée  ; 
nous  lui  devons  tout,  lettres,  sciences,  agri- 
culture ,  beaux-arts  :  il  joint  la  morale  à  la  reli- 
gion ,  etl'homme  à  Dieu  :  Jésus-Christ ,  sauveur 
de  l'homme  moral ,  l'est  encore  de  l'homme 
physique  ;  il  est  arrivé  comme  un  grand  évé- 
nement heureux  pour  contre-balancer  le  dé- 
luge des  Barbares,  et  la  corruption  générale 
des  mœurs.  Quand  on  nieroit  même  au  chris- 
tianisme ses  preuves  surnaturelles ,  il  resteroit 
encore  dans  la  sublimité  de  sa  morale  ,  dans 
l'immensité  de  ses  bienfaits,  dans  la  beauté  de 
ses  pompes ,  de  quoi  prouver  suffisamment 


4i4  GÉNIE 

qui  est  le  culte  le  plus  divin  et  le  plus  pur 
que  jamais  les  hommes  aient  pratiqué. 

<f  A  ceux  qui  ont  de  la  répugnance  pour  la 
religion  ,  dit  Pascal ,  il  faut  commencer  par 
leur  montrer  qu'elle  n'est  point  contraire  à  la 
raison;  ensuite  qu'elle  est  vénérable  et  en 
donner  respect  ;  après  ,  la  rendre  aimable  ,  et 
faire  souhaiter  qu'elle  fût  vraie  ;  et  puis  mon- 
trer, par  des  preuves  incontestables  qu'elle 
est  vraie  ;  faire  voir  son  antiquité  et  sa  sain- 
teté par  sa  grandeur  et  son  élévation.  » 

Telle  est  la  route  que  ce  grand  homme  avoit 
tracée,  et  que  nous  avons  essayé  de  suivre. 
Nous  n'avons  pas  employé  les  argumens  ordi- 
naires des  apologistes  du  christianisme  ,  mais 
un  autre  enchaînemcn  t  de  preuves  nous  amène 
toutefois  à  la  même  conclusion  ;  elle  sera  le 
résultat  de  cet  ouvrage  : 

Le  christianisme  est  parfait ,  les  hommes 
sont  imparfaits. 

Or ,  une  conséquence  parfaite  ne  peut  sortir 
d'un  principe  imparfait. 

Le  christianisme  n'est  donc  pas  venu  des 
hommes. 

S'il  n'est  pas  venu  des  hommes  ,  il  ne  peut 
être  venu  que  de  Dieu. 


DU  CHRISTIANISME.  41 5 

S'il  est  venu  de  Dieu  ,  les  hommes  n'ont  pu 
le  connoîtrc  que  par  révélation. 

Donc  le  christianisme  est  une  religion 
révélée. 


FIN    DU   QUATRIÈME   VOLUME. 


M^  VVV  v\  Vv  VV  %%rV  VV\  V\^  V\,V  WVV  VV\  M<V  V\VVVV  vVV«^A/\\>V  V^MAA/ VV%  VVV  VVV  V\V  V  V  \  «VV  V'^ 

NOTES 

ET  ÉCLAIRCISSEMENS. 


Note  A,  page  i3. 

Les  Offices  ont  emprunte  leurs  noms  de  la  division  du 
jour  chez  les  Romains. 

La  première  partie  du  jour  s'appeloit  Pnma;  la  seconde, 
Tertia  ;  la  troisième,  Sexta;  la  quatrième,  Nona  ,  parce 
qu'elles  commencèrent  à  la  première ,  la  troisième  ,  la 
sixième  et  la  neuvième  heure.  La  première  veiUe  s'appe- 
loit Vespera  ,  soir. 

Note  B,  page  3i. 

«  Autrefois  je  dîsois  la  Messe  avec  la  légèreté  qu'on 
met  à  la  longue  aux  choses  les  plus  graves ,  quand  on  les 
fait  trop  souvent.  Depuis  mes  nouveaux  principes,  je  la 
célèbre  avec  plus  de  vénération  :  je  me  pénètre  de  la  ma- 
jesté de  l'Etre-Suprême ,  de  sa  présence ,  de  l'insuffisance 
de  l'esprit  humain ,  qui  conçoit  si  peu  ce  qui  se  rapporte 
à  son  auteur.  En  songeant  que  je  lui  porte  les  vœux  du 
peuple  sous  une  forme  prescrite,  je  suis  avec  soin  tous 
les  rits  ;  je  récite  attentivement,  je  m'applique  à  n'omettre 
4.  27 


4i8  r^TES 

jamais  ni  le  moindre  mot,  ni  la  moindre  cérémonie.  Quand 

j'approche  du  moment,  de  la  consécration,  je  me  recueille 

pour   la  faire    avec   toutes    les    dispositions    qu'exigent 

l'Eglise,  et  la  grandeur  du  sacrement;  je  tâche  d'anéantir 

ma  raison  devant  la  suprême  intelligence.  Je  me  dis  :  Qui 

es-tu  pour  mesurer  la  puissance  infinie?  Je  prononce 

avec  respect  les  mots  sacramentaux ,   et  je  donne  à  leur 

effet  toute  la  foi  qui  dépend  de  moi.  Quoi  qu'il  en  soit 

de  ce  mystère  inconcevable  ,  je  ne  crains  pas  qu'au  jour 

du  jugement ,  je  sois  puni  pour  l'avoir  jamais  profané  dans 

mon  cœur.  » 

Rousseau^  Emile ^  iom.  III. 

Note  C,  page  38. 

«  Les  absurdes  rigoristes  en  religion  ne  connoissent 
pas  l'effet  des  cérémonies  extérieures  sur  le  peuple.  Ils 
n'ont  jamais  vu  notre  adoration  de  la  croix  le  Vendredi- 
Saint  ,  l'enthousiasme  de  la  multitude  à  la  procession  de  la 
Fête-Dieu;  enthousiasme  qui  me  gagne  moi-même  quel- 
quefois. Je  n'ai  vu  jamais  cette  longue  file  de  prêtres  en 
habits  sacerdotaux,  ces  jeunes  acolytes  vêtus  de  leurs 
aubes  blanches,  ceints  de  leurs  larges  ceintures  bleues, 
et  jetant  des  fleurs  devant  le  Saint-Sacrement;  cette  foule 
qui  les  précède  et  qui  les  suit  dans  un  silence  religieux  ; 
tant  d'hommes,  le  front  prosterné  contre  la  terre  :  je  n'ai 
jamais  entendu  ce  chant  grave  et  pathétique  ,  entonné  par 
les  prêtres,  et  répondu  affectueusement  par  une  infinité 
de  voix  d'hommes,  de  femmes,  de  jeunes  filles  et  d'enfans, 
sans  que  mes  entrailles  ne  s'en  soient  émues,  n'en  aient 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  419 

tressailli ,  et  que  les  larmes  ne  m'en  soient  venues  aux 
yeux,  U  j  a  là-dedans  je  ne  sais  quoi  de  sombre,  de  mélan- 
colique. J'ai  connu  un  peintre  protestant  qui  avoit  fait  un 
long  séjour  à  Rome  ,  et  qui  convenoit  qu'il  n'avoit  jamais 
vu  le  souverain  pontife  officier  dans  Saint*-Pierre ,  au  milieu 
des  cardinaux  et  de  toute  la  prélature  romaine  ,  sans 
devenir  catholique 

Supprimez  tous  les  symboles  sensibles,  et  le  reste  se  ré- 
duira bientôt  à  un  galimatias  métapliysique ,  qui  prendra 
autant  de  formes  et  de  tournures  bizarres  qu'il  y  aura  de 
têtes.  » 

Diderot,  Essais  sur  la  Peinture. 

Note  D,  page  67. 

Les  Feralia  des  anciens  Romains  différoient  de  noire 
jour  des  morts,  en  ce  qu'elles  ne  se  célébroient  qu'à  la 
mémoire  des  citoyens  morts  dans  l'année.  Elles  commen- 
çoient  le  18  du  mois  de  février,  et  duroient  onze  jours 
consécutifs.  Pendant  tout  ce  temps,  les  mariages  étoient 
interdits,  les  sacrifices  suspendus,  les  statues  des  dieux 
voilées,  et  les  temples  fermés.  Nos  services  anniversaires, 
ceux  du  septième,  du  neuvième  et  du  quarantième  jour, 
nous  viennent  des  Romains,  qui  les  tenoient  eux-mêmes 
des  Grecs.  Ceux-ci  avoient  èvaytffpiaTa  les  obsèques  et  les 
offrandes  qu'on  faisoit  pour  les  âmes  aux  dieux  infernaux  ; 
vEx^ffta  les  funérailles;  rap;^vîp,aTa  les  enterremens;  ewara 
la  neuvaine  ;  ensuite  les  Triacades  et  Triacondates ,  le 
trentième  jour, 

27. 


420  NOTES 

Les  Latins  avoient  Justa  ,  Exequiiz  ,  Inferia, ,  Paren- 
tationes^  Nooendalia^  Denicali'a  ,  Febma  ^  Feralia. 

Quand  le  mourant  éloit  près  d'expirer,  son  ami ,  ou  son 
plus  proche  parent,  posoit  sa  bouche  sur  la  sienne  pour 
recueillir  son  dernier  soupir  ;  ensuite  le  corps  étoit  livré 
aux  Pollincteurs^  aux  Libilinaires  ^  aux  Vespilles  ^  aux 
Désignateurs  chargés  de  le  laver,  de  l'embaumer,  de  le 
porter  au  sépulcre  ou  au  bûcher  avec  les  cérémonies 
accoutumées.  Les  pontifes  et  les  prêtres  marchoient  de- 
vant le  convoi,  où  l'on  portoit  les  tableaux  des  ancêtres 
du  mort ,  des  couronnes  et  des  trophées.  Deux  chœurs , 
l'un  chantant  des  airs  vifs  et  gais ,  Tautre  des  airs  lents  et 
tristes ,  précédoient  la  pompe.  Les  anciens  philosophes  se 
figuroient  que  l'âme  (qu'ils  disoient  n'être  qu'une  harmo- 
nie) remontoît  au  bruit  de  ces  concerts  funèbres  dans 
l'Oljmpe,  pour  y  jouir  de  la  mélodie  des  cieux,  dont 
elle  éloil  une  émanation.  (Vid.  Macrobe  sur  le  Songe  de 
Scipion.  )  Le  carps  étoît  déposé  au  sépulcre ,  ou  dans 
l'urne  funéraire ,  et  l'on  prononçoit  sur  lui  le  dernier 
adieu.  V aie ,  vale  ,  imle.  Nos  te  ordine  quo  Nulura  per- 
miserit  sequemur  ! 

Note  E,  page  88. 

f<  Au-dessus  de  Brig,  la  vallée  se  transforme  en  un 
étroit  et  inabordable  précipice  dont  le  Rhône  occupe  et 
ravage  le  fond.  La  route  s'élève  sur  les  montagnes  septen- 
trionales ,  et  l'on  s'enfonce  dans  la  plus  sauvage  des  soli- 
tudes ;  les  Alpes  n'offrent  rien  de  plus  lugubre.  On 
marche  deux  heures   sans  rencontrer  la  moindre  trace 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  421 

d'habitations,  le  long  d'un  sentier  dangereux,  ombragé 
par  de  sombres  forêts ,  et  suspendu  sur  un  précipice  dont 
la  vue  ne  saurolt  pénétrer  l'obscure  profondeur.  Ce  pas- 
sage est  célèbre  par  des  meurtres,  et  plusieurs  têtes  expo- 
sées sur  des  piques  étoient,  lorsque  je  le  traversai,  la 
digne  décoration  de  son  affreux  paysage.  On  atteint  enfin 
le  village  de  Lav^  situé  dans  le  lieu  le  plus  désert  et  le 
plus  écarté  de  cette  contrée.  Le  sol  sur  lequel  il  est  bâti 
penche  rapidement  vers  le  précipice  du  fond,  duquel 
s'élève  le  sourd  mugissement  du  Rhône.  Sur  l'autre  bord 
de  cet  abîme,  on  volt  un  hameau  dans  une  situation 
pareille  ;  les  deux  églises  sont  opposées  l'une  à  l'autre  ; 
et  du  cimetière  de  l'une,  j'entendois  successivement  les 
chants  des  deux  paroisses  qui  sembloient  se  répondre.  Que 
ceux  qui  connoissent  la  triste  et  grave  harmonie  des  can- 
tiques allemands ,  les  imaginent  chantés  dans  ce  lieu , 
accompagnés  par  le  murmure  éloigné  du  torrent  et  le  fré- 
missement des  sapins.  » 

(  Lettres  sur  la  Suisse ,  dt  Williams  Coxe ,  tom.  IL  Note 
de  M.  Ramond.') 

Note  F,  page  98. 

Monumens  détruits  dans  l'abhaye  de  Saint-Denis  j 
les  6^  7  et  S  août  1793. 

Nous  donnerons  ici  au  lecteur  des  notes  bien  pré- 
cieuses sur  les  exhumations  de  Saint-Denis  :  elles  ont  été 
prises  par  un  religieux  de  cette  abbaye  ,  témoin  oculaire 
de  ces  exhumations. 


422  NOTES 

SITUATION  DES  TOMBEAUX. 

Dans  le  sanctuaire  du  côté  de  répître. 

Le  tombeau  du  roi  Dagobert  I*^"",  mort  en  638,  et  les^ 
deux  statues  de  pierre  de  liais,  Tune  couchée,  l'autre  en 
pied ,  et  celle  de  la  reine  Nantilde  ,  sa  femme ,  en  pied. 

On  a  été  obligé  de  briser  la  statue  couchée  de  Dagobert, 
parce  qu'elle  faisoit  partie  du  massif  du  tombeau  et  du 
mur  :  on  a  conservé  le  reste  du  tombeau  ,  qui  représente 
la  vision  d'un  ermite ,  au  sujet  de  ce  que  l'on  dit  être 
arrivé  à  l'âme  de  Dagobert  après  sa  mort ,  parce  que  ce 
morceau  de  sculpture  peut  servir  à  l'histoire  de  l'art  et  à 
celle  de  l'esprit  humain. 

Dans  la  croisée  du  chœur ^  du  câté  de  Vépître^  le  long 
des  grilles. 

Le  tombeau  de  Clovis  II,  fils  de  Dagobert,  mort  en 
662.  Ce  tombeau  étoit  de  pierre  de  liais. 

Celui  de  Charles  Martel,  père  de  Pépin ,  mort  en  74 1» 
Il  étoit  en  pierre.  Celui  de  Pépin  son  fils,  premier  roi  de 
la  deuxième  race  ,  mort  en  768.  A  côté  ,  celui  de  Berthc 
ou  Bertrade ,  sa  femme ,  morte  en  788. 

Du  côté  de  F  évangile  ,  le  long  des  grilles. 

Le  tombeau  de  Carloman,  fils  de  Pépin,  et  frère  de 
Charlcmagne  ,  mort   en  771;   et   celui  d'Hermentrude, 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  423 

femme  de  Charles-le-Chauve ,  à  côté,  laquelle  mourut 
en  869.  Ces  deux  tombeaux  en  pierre. 

Du  côté  de  Vépître. 

Le  tombeau  de  Louis  III,  fils  de  Louis-le-Bcgue,  mort 
en  882  ;  et  celui  de  Carloman ,  frère  de  Louis  III ,  mort 
en  884.  L'un  et  l'autre  en  pierre. 

Du  côté  de  V évangile. 

Le  tombeau  d'Eudes-le-Grand,  oncle  de  Hugues  Capet, 
mort  en  899  ;  et  celui  de  Hugues  Capet,  mort  en  io33. 

Celui  de  Henri  I,  mort  en  1060;  de  Louis  VI,  dit  le 
Gros ,  mort  en  1137  ;  et  celui  de  Philippe  ,  fils  aîné  de 
Louis-le-Gros ,  couronné  du  vivant  de  son  père,  mort 
en  I  i3i. 

Celui  de  Constance  de  Castille ,  seconde  femme  de 
Louis  VII,  dit  le  jeune  ,  morte  en  iiSg. 

Tous  ces  monumens  étoient  en  pierre  ,  et  avoient  été 
construits  sous  le  règne  de  saint  Louis,  au  treizième 
siècle.  Ils  contenoient  chacun  deux  petits  cercueils  de 
pierre ,  d'environ  trois  pieds  de  long ,  recouverts  d'une 
pierre  en  d'os  d'âne ,  où  étoient  renfermées  les  cendres 
de  ces  princes  et  princesses. 

Tous  les  monumens  qui  suivoient  étoient  de  marbre,  à 
l'exception  de  deux  qu'on  aura  soin  de  remarquer  :  ils 
avoient  été  construits  dans  le  siècle  où  ont  vécu  les  per- 
sonnages dont  ils  contenoient  les  cendres. 


4^4  NOTES 

Dans  la  croisée  du  chœur  ^  du  côté  de  Vépître. 

Le  tombeau  de  Philippe-le-Hardi ,  mort  en  i285,  et 
celui  d'Isabelle  d'Aragon ,  sa  femme,  morte  en  1272.  Ces 
deux  tombeaux  étoient  creux,  et  contenoient  chacun  un 
coffre  de  plomb,  d'environ  trois  pieds  de  long,  sur  huit 
pouces  de  haut.  Ils  renfermoient  les  cendres  de  ces  deux 
époux. 

Celui  de  Philippe  IV,  dit  le  Bel,  mort  en  i3i4.. 

Côté  de  V évangile. 

Louis  X,  dit  le  Hutin  ,  mort  en  i3i6  ,  et  celui  de  son 
fils  posthume  (Jean,  que  la  plupart  des  historiens  ne 
comptent  pas  au  nombre  des  rois  de  France),  mort  la 
même  année  que  son  père,  et  quatre  jours  après  sa  nais- 
sance ,  pendant  lequel  temps  il  porta  le  titre  de  roi. 

Aux  pieds  de  Louis-le-Hutin,  Jeanne,  reine  de  Navarre, 
sa  fille,  morte  en  iS^g. 

Dans  le  sanctuaire ,  du  côté  de  T évangile. 

Philippe  V,  dit  le  Long,  mort  le  3  janvier  i32i  ,  avec 
le  cœur  de  sa  femme,  Jeanne  de  Bourgogne,  morte  le 
21  janvier  i329  ;  Charles  IV,  dit  le  Bel,  mort  en  i327, 
et  Jeanne  d'Evreux  ,  sa  femme  ,  morte  en  iSyo. 

Chapelle  de  Notre-Bame-la-Blanclie  ^  du  côté  de  Vépître. 
Blanche,  fille  de  Charles-le-Bel,  duchesse  d'Orléans, 


ET  ÉCLAIRCISSKMENS.  4" 

morte  en  iSga,  et  Marie  sa  sœur,  morte  en  i34i  ;  pl"s 
bas,  deux  effigies  de  ces  deux  princesses,  en  pierre, 
adossées  aux  piliers  de  l'entrée  de  la  chapelle. 

Dans  le  sanctuaire  de  cette  chapelle^  côté  de  l'éoan^le. 

Philippe  de  Valois  ,  mort  en  i35i ,  et  Jeanne  de  Bour- 
gogne ,  sa  première  femme  ,  morte  en  i34.8. 

Blanche  de  Navarre ,  sa  deuxième  femme  ,  morte  en 
i3g8.  Jeanne,  fille  de  Philippe  de  Valois  et  de  Blanche, 
morte  en  i373  ;  plus  bas,  deux  effigies  en  pierre,  de 
Blanche  et  de  Jeanne  ,  adossées  aux  piliers  du  bas  de 
ladite  chapelle. 

Chapelle  de  saint  Jean-Baptiste ,  dite  des  Charles. 

Charles  V,  surnommé  le  Sage,  mort  en  i38o,  et  Jeanne 
de  Bourbon  ,  sa  femme,  morte  en  i3y8. 

Charles  VI,  mort  en  1422  ,  et  Isabeau  de  Bavière  ,  sa 
femme  ,  morte  en  i4-35. 

Charles  VII,  mort  en  i^^i  1  et  Marie  d'Anjou,  sa 
femme  ,  morte  en  i4.63. 

Revenus  dans  le  sajictuaire,  du  côté  du  maitre-autel , 
côté  de  l'évangile,  le  roi  Jean,  mort  en  Angleterre  ,  pri- 
sonnier, en  i364.. 

Au  bas  du  sanctuaire  et  des  degrés,  du  côté  de  l'évan- 
gile ,  le  massif  du  monument  de  Charles  VllI ,  mort  en 
14.98,  dont  l'effigie  et  les  quatre  anges,»  qui  étoient  aux 
quatre  coins,  avoient  été  retirés  en  1792  ,  a  été  démoli  le 
8  août  1793. 


426  NOTES 

Dans  la  chapelle  de  Notre-Dame-îa-Blanche  étoient 
les  deux  effigies,  en  marbre  blanc ,  de  Henri  II ,  mort  en 
iSSg,  et  de  Catherine  de  Médicis ,  sa  femme,  morte  en 
iSBg  ;  l'un  et  l'autre  revêtus  de  leurs  habits  royaux,  cou- 
chés sur  un  lit  recouvert  de  lames  de  cuivre  doré ,  aux 
chiffres  de  l'un  et  de  l'autre ,  et  ornés  de  fleurs  de  lis» 
Dans  la  chapelle  des  Charles ,  le  tombeau  de  Bertrand- 
Duguesclin  ,  mort  en  i38o. 

Nota.  Ce  tombeau ,  qui  n'avoit  pas  été  compris  dans  le 
décret ,  avoit  été  détruit  par  les  ouvriers  le  7  août  ;  mais 
on  a  rapporté  son  effigie  dans  la  chapelle  de  Turenne ,  en 
attendant  qu'il  fût  transporté  à  sa  destination. 

Nota.  Les  cendres  des  rois  et  reines ,  renfermées  dans 
les  cercueils  de  pierre  ou  de  plomb  des  tombeaux  creux  , 
mentionnés  ci-dessus ,  ont  été  déposées ,  comme  il  a  été 
dit  ci-devant ,  dans  l'endroit  où  avoit  été  érigée  la  tour 
des  Valois ,  attenant  à  la  croisée  de  l'église  ,  du  côté  du 
septentrion ,  servant  alors  de  cimetière.  Ce  magnifique 
monument  avoit  été  détruit  en  1 7 1 9. 

L'on  n'a  trouvé  que  très-peu  de  chose  dans  les  cercueils 
des  tombeaux  creux  ;  il  y  avoit  un  peu  de  fil  d'or  faux 
dans  celui  de  Pépin.  Chaque  cercueil  contenoit  la  simple 
inscription  du  nom  ,  sur  une  lame  de  plomb ,  et  la  plupart 
de  ces  lames  étoient  fort  endommagées  par  la  rouille. 

Ces  inscriptions ,  ainsi  que  les  coffres  de  plomb  de 
Philippe-le- Hardi  et  d'Isabelle  d'Aragon,  ont  été  irans- 
^rtés  à  l'Hôtel-de-Ville  ,  et  ensuite  à  la  fonte.  Ce  qu'on 
a  trouvé  de  plus  remarquable  est  le  sceau  d'argent ,  de 
forme  ogive ,  de  Constance  de  Castille ,  deuxième  femme 
de  Louis  VII,  dit  le  Jeune,  morte  en  ii6o  :  il  pèse  trois 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  427 

onces  et  demie  ;  on  l'a  déposé  à  la  municipalité  pour  être 
remis  au  cabinet  des  antiques  de  la  Bibliothèque  du  Roi. 

Le  nombre  des  monumens  détruits  du  6  au  8  août  1 798 , 
au  soir,  qu'on  a  fini  la  destruction,  monte  à  cinquante  et 
un  :  ainsi ,  en  trois  jours ,  on  a  détruit  l'ouvrage  de  douze 
siècles. 

P.  S.  Le  tombeau  du  maréchal  de  Turenne ,  qui  avoit 
été  conservé  intact ,  fut  démoli  en  avril  1 796 ,  et  trans- 
porté aux  Petits- Augustins,  au  faubourg  Saint-Germain, 
à  Paris  ,  où  l'on  rassemble  tous  les  monumens  qui  méritent 
d'être  conservés  pour  les  arts. 

L'église ,  qui  étoit  toute  couverte  en  plomb ,  ne  fut 
découverte,  et  le  plomb  porté  à  Paris,  qu'en  1795,  mais 
le  6  septembre  1796,  on  a  apporté  de  la  tuile  et  de  l'ar- 
doise de  Paris,  pour,  dit- on,  la  recouvrir,  afin  de  con- 
server ce  magnifique  monument. 

Les  superbes  grilles  de  fer,  faites  en  1702,  par  un 
nommé  Pierre  Denys,  très-habile  serrurier,  ont  été  dépo- 
sées et  transportées  à  la  Bibliothèque  du  collège  Mazarin, 
à  Paris,  en  juillet  1796. 

Ce  même  serrurier  avoit  fait  de  pareilles  grilles  pour 
l'abbaye  de  Chelles  ,  lorsque  ^I""*  d'Orléans  en  étoit 
abbesse. 


4^8  NOTES 

Extraction  des  corps  des  rois  ^  reines^  princes  et  princesses^ 
ainsi  que  des  autres  grands  personnages  qui  étaient 
enterrés  dans  l'église  de  l'abbaye  de  Saint-Denis  en- 
France ,  faite  eu  octobre  lyqS. 

Le  samedi,  12  octobre  I/QS,  on  a  ouvert  te  caveau 
des  Bourbons ,  du  côté  des  chapelles  souterraines ,  et  on- 
a  commencé  par  en  tirer  le  cercueil  du  roi  Henri  IV,. 
mort  le  i4-  mai  16 10,  âgé  de  cinquante-sept  ans. 

Rejnarques.  Son  corps  s'est  trouvé  bien  conservé,  et 
les  traits  du  visage  parfaitement  reconnoissables.  Il  est 
resté  dans  le  passage  des  chapelles  basses ,  enveloppé  de 
son  suaire ,  également  bien  conservé.  Chacun  a  eu  la 
liberté  de  le  voir  jusqu'au  lundi  matin  i^,  qu'on  Ta  porté 
dans  le  chœur ,  au  bas  des  marches  du  sanctuaire  ,  011  il 
est  resté  jusqu'à  deux  heures  après  midi ,  qu'on  l'a  déposé 
dans  le  cimetière  dit  des  Valois ,  ainsi  qu'il  a  été  ci-devant 
dit,  dans  une  grande  fosse  creusée  dans  le  bas  dudit  cime-» 
tière  à  droite ,  du  côté  du  nord. 

Le  lundi  i4-  octobre  lygS. 

Ce  jour,  après  le  diner  des  ouvriers,  vers  les  trois 
heures  après  midi ,  on  continua  l'extraction  des  autres, 
cercueils  des  Bourbons. 

Celui  de  Louis  XIII,  mort  en  i64.3,  âgé  de  quarante- 
deux  ans. 

Celui  de  Louis  XIV,  mort  en  I7i5,  âgé  de  soixante- 
dix -sept  ans. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  429 

De  Marie  de  Médicis,  deuxième  femme  de  Henri  IV, 
morte  en  i64-2  ,  âgée  de  soixante-huit  ans. 

D'Anne  d'Autriche  ,  femme  de  Louis  XIII,  morte  en 
1666  ,  âgée  de  soixante-quatre  ans. 

De  Marie  -  Thérèse  ,  infante  d'Espagne  ,  épouse  de 
Louis  XIV,  morte  en  i683,  âgée  de  quarante-cinq  ans. 

De  Louis ,  dauphin,  fJs  de  Louis  XIV  ,  mort  en  1 71 1 , 
âgé  de  près  de  cinquante  ans. 

Remarques.  Quelques  uns  de  ces  corps  étoient  bien 
conservés ,  surtout  celui  de  Louis  XIII ,  reconnoissable 
à  sa  moustache  ;  Louis  XIV  l'étoit  aussi  par  ses  grands 
traits ,  mais  il  étoit  noir  comme  de  l'encre.  Les  autres 
corps ,  et  surtout  celui  du  grand  dauphin ,  étoient  en 
putréfaction  liquide. 

Le  mardi  i5  octobre  i  jgS. 

Vers  les  sept  heures  du  matin,  on  a  repris  et  continué 
l'extraction  des  cercueils  des  Bourbons  par  celui  de  Marie 
Leczinska,  princesse  de  Pologne,  épouse  de  Louis  XV, 
morte  en  1708,  âgée  de  soixante-cinq  ans. 

Celui  de  Marie-Anne-Christine-Victoire  de  Bavière  , 
épouse  de  Louis  grand  dauphin  ,  morte  en  1690,  âgée 
de  trente  ans. 

De  Louis  ,  duc  de  Bourgogne ,  fils  de  Louis  grand  dau- 
phin ,  mort  en  1 7 1 2  ,  âgé  de  trente  ans. 

De  Marie-Adélaïde  de  Savoie ,  épouse  de  Louis ,  duc 
de  Bourgogne,  morte  en  17 12,  âgée  de  vingt-six  ans. 

De  Louis  ,  duc  de  Bretagne ,  premier  fils  de  Louis ,  duc 
de  Bourgogne  ,  mort  en  1705,  âgé  de  neuf  mois  et  dix- 
neuf  jours. 


4oo  ISOTES 

De  Louis ,  duc  de  Bretagne  ,  second  fils  du  duc  de 
Bourgogne,  mort  en  17 12,  âgé  de  six  ans. 

De  Marie-Thérèse  d'Espagne  ,  première  femme  de 
Louis  dauphin,  fils  de  Louis  XV,  morte  en  1746,  âgée 
de  vingt  ans. 

De  Xavier  de  France  ,  duc  d'Aquitaine  ,  second  fils  de 
Louis  dauphin,  mort  le  22  février  lyS^,  âgé  de  cinq 
mois   etdemi. 

De  Marie-Zéphirine  de  France ,  fille  de  Louis  dauphin  , 
morte  le  27  avril  1748,  âgée  de  vingt  et  un  mois. 

De  N.  duc  d'Anjou ,  fils  de  Louis  XV,  mort  le  7  avril 
1733  ,  âgé  de  deux  ans  sept  mois  trois  jours. 

On  a  aussi  retiré  du  caveau  les  cœurs  de  Louis  dau- 
phin, fils  de  Louis  XV,  mort  à  Fontainebleau,  le  20  dé- 
cembre 1 765  ,  et  de  Marie -Josephe  de  Saxe ,  son  épouse, 
morte  le  i3  mars  1767. 

Nota.  Leurs  corps  avoient  été  enterrés  dans  l'église  ca- 
thédrale de  Sens,  ainsi  qu'ils  l'avoient  demandé. 

Remarques.  Le  plomb  en  figure  de  cœur  a  été  mis  de 
côté,  et  ce  qu'il  contenoit  a  été  porté  au  cimetière,  et 
jeté  dans  la  fosse  commune ,  avec  tous  les  cadavres  des 
Bourbons.  Les  cœurs  des  Bourbons  étoient  recouverts 
d'autres  de  vermeil  ou  argent  doré ,  et  surmontés  chacun 
d'une  couronne  aussi  d'argent  doré.  Les  cœurs  d'argent 
et  leurs  couronnes  ont  été  déposés  à  la  municipalité,  et 
le  plomb  a  été  remis  aux  commissaires  aux  plombs. 

Ensuite  on  alla  prendre  les  autres  cercueils  à  mesure 
qu'ils  se  présentoient  à  droite  et  à  gauche. 

Le  premier  fut  celui  d'Anne-Henriette  de  France  ,  fille 


ET  ÉCLAIKClSSExMENS.  481 

de  Louis  XV,  morte  le  10  février  lySa,  âgée  de  vingt- 
quatre  ans  cinq  mois  vingt- sept  jours. 

De  Louise-Marie  de  France  ,  fille  de  Louis  XV,  morte 
le  27  février  1783  ,  âgée  de  quatre  ans  et  demi. 

De  Louise-Elisabeth  de  France,  fille  de  Louis  XV, 
mariée  au  duc  de  Parme,  morte  à  Versailles,  le  6  dé- 
cembre 1 759 ,  âgée  de  trente-deux  ans  trois  mois  et  vingt- 
deux  jours. 

De  Louis-Joseph- Xavier  de  France,  duc  de  Bourgogne, 
fils  de  Louis  dauphin  ,  frère  aîné  de  Louis  XVI ,  mort  le 
22  mars  1761  ,  âgé  de  neuf  à  dix  ans. 

De  N.  d'Orléans,  second  fils  de  Henri  IV,  mort  en 
161 1 ,  âgé  de  quatre  ans. 

De  Marie  de  Bourbon  de  Montpensier,  première 
femme  de  Gaston  ,  fils  de  Henri  IV,  morte  en  1627  ,  âgée 
de  vingt-deux  ans. 

De  Gaston  Jean -Baptiste  ,  duc  d'Orléans  ,  fils  de 
Henri  IV,  mort  en  1660,  âgé  de  cinquante-deux  ans. 

De  Marie-Louise  d'Orléans  ,  duchesse  de  Montpensier, 
fille  de  Gaston  et  de  Marie  de  Bourbon,  morte  en  iGgS, 
âgée  de  soixante -six  ans. 

De  Marguerite  de  Lorraine ,  seconde  femme  de  Gaston, 
morte  le  3  avril  1672  ,  âgée  de  cinquante-huit  ans. 

De  Jean  Gaston  d'Orléans  ,  fils  de  Gaston  Jean-Baptisie 
et  de  Marguerite  de  Lorraine,  mort  le  10  août  i652  ,  à 
l'âge  de  deux  ans. 

De  Marie- Anne  d'Orléans,  fille  de  Gaston  et  de  Mar- 
guerite de  Lorraine,  morte  le  17  àoiU  i656,  à  l'âge  de 
quatre  ans. 

Nota.  Rien  n'a  été  remarquable  dans  l'extraction  des 


432  NOTES 

cercueils  faite  dans  la  journée  du  mardi  i5  octobre  1798  : 
la  plupart  de  ces  corps  étoient  en  putréfaction  ;  il  en  sor- 
loit  une  vapeur  noire  et  épaisse  d'une  odeur  infecte  , 
qu'on  chassoit  à  force  de  vinaigre  et  de  poudre  qu'on  eut 
la  précaution  de  brûler ,  ce  qui  n'empêcha  pas  les  ouvriers 
de  gagner  des  dévoiemens  et  des  fièvres,  qui  n'ont  pas  eu 
de  mauvaises  suites. 

Le  mercredi  16  octobre  1798. 

Vers  les  sept  heures  du  malin  on  a  continué  l'extraction 
des  corps  et  cercueils  du  caveau  des  Bourbons.  On  a 
commencé  par  celui  de  Henriette-Marie  de  France ,  fille 
de  Henri  IV,  et  épouse  de  l'infortuné  Charles  P%  roi 
d'Angleterre  ,  morte  en  1669 ,  âgée  de  soixante  ans;  et  on 
a  continué  par  celui  de  Henriette -Anne  Stuart,  fille  dudit 
Charles  1",  et  première  femme  de  MONSIEUR,  frère 
unique  de  Louis  XIV,  morte  en  1670,  âgée  de  vingt-six 
ans. 

De  Philippe  d'Orléans,  dit  MONSIEUR,  frère  unique 
de  Louis  XIV,  mort  en  1701  ,  âgé  de  soixante  et  un  ans. 

D'Elisabeth  -  Charlotte  de  Bavière,  seconde  femme  de 
Monsieur,  morte  en  1722  ,  âgée  de  soixanie-dix  ans. 

De  Charles  duc  de  Berri ,  petit-fils  de  Louis  XIV,  mort 
en  1714?  âgé  de  vingt-huit  ans. 

De  Marie-Louise-Elisabeth  d'Orléans,  fille  du  duc 
régent  du  royaume ,  épouse  de  Charles ,  duc  de  Berri , 
morte  en  17 19,  âgée  de  vingt-quatre  ans. 

De  Philippe  d'Orléans,  petit-fils  de  France,  régent  du 
royaume  sous  la  minorité  de  Louis  XV,  mort  le  jeudi 
2  décembre  1728,  âgé  de  quarante-neuf  ans. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  4^3 

D'Anne-Elisabeih  de  France,  fille  aînée  de  Louis  XIV, 
morte  le  3o  décembre  1662,  laquelle  n'a  vécu  que  qua- 
rante-deux jours. 

De  Marie-Anne  de  France,  seconde  fille  de  Louis  XIV, 
morte  le  28  décembre  1664 ,  âgée  de  quarante  et  un  jours. 

De  Philippe,  duc  d'Anjou,  fils  de  Louis  XIV,  mort  le 
lo  juillet  1671 ,  âgé  de  trois  ans. 

De  Louis,  duc  d'Anjou,  frère  du  précédent,  mort  le 
4-  novembre  1672  ,  lequel  n'a  vécu  que  quatre  mois  et 
dix-sept  jours. 

De  Marie  -  Thérèse  de  France  ,  troisième  fille  de 
Louis  XIV,  morte  le  i"  mars  1672 ,  âgée  de  cinq  ans. 

De  Philippe-Charles  d'Orléans,  fils  de  MONSIEUR, 
mort  le  8  décembre  16G6,  âgé  de  deux  ans  six  mois. 

De  N.  fille  de  MONSIEUR,  morte  en  naissant ,  en  i665. 

D'Alexandre-Louis  d'Orléans,  duc  de  Valois,  fils  de 
Monsieur,  mort  le  i5  mars  1676,  âgé  de  trois  ans. 

De  Charles  de  Berri ,  duc  d'Alençon ,  fils  du  duc  de 
Berri ,  mort  le  16  avril  17  18,  âgé  de  vingt  et  un  jours. 

De  N.  de  Berri,  fille  du  duc  de  Berri ,  morte  en  nais- 
sant,  le  21  juillet  1711. 

De  Marie -Louise -Elisabeth,  fille  du  duc  de  Berri, 
morte  en  1714-7  douze  heures  après  sa  naissance. 

De  Sophie  de  France,  sixième  fille  de  Louis  XV,  et 
tante  de  Louis  XVI,  morte  le  5  mars  1782,  âgée  de  qua- 
rante-sept ans  sept  mois  et  quatre  jours. 

De  N.  de  France ,  dite  d'Angoulême  ,  fille  du  comte 
d'Artois,  frère  de  Louis  XVI,  morte  le  23  juin  1783,  âgée 
de  cinq  mois  et  seize  jours. 

De  Mademoiselle,  fille  du  comte  d'Artois,  frère  de 

4.  28 


43/,  KOÏES 

Louis  XVI ,  morte  le  23  juin  1788,  âgée  de  sept  ans  trois 
mois  un  jour. 

De  Sophie-Hélène  de  France  ,  fille  de  Louis  XVI  , 
morte  le  ig  juin  1787,  âgée  de  onze  mois  dix  jours. 

De  Louis- Joseph-Xavier,  dauphin,  fils  de  Louis  XVI, 
mort  à  Meudon ,  le  4- juin  1789,  âgé  de  sept  ans  sept  mois 
et  treize  jours. 

Suùfî  du  mercredi  16  octobre  1793. 

A  onze  heures  du  matin,  dans  le  moment  où  la  reine 
Marie-Antoinette  d'Autriche  ,  femme  de  Louis  XVI ,  eut 
la  tête  tranchée  ,  on  enleva  le  cercueil  de  Louis  XV,  mort 
le  10  mai  1774-7  âgé  de  soixante-quatre  ans. 

lirmarques.  Il  étoit  à  Tentrée  du  caveau ,  sur  un  banc 
ou  massif  de  pierre ,  élevé  à  la  hauteur  d'environ  deux 
pieds,  au  côté  droit,  en  entrant,  dans  une  espèce  de 
niche  pratiquée  dans  l'épaisseur  du  mur;  c'étolt  là  qu'étoit 
déposé  le  corps  du  dernier  roi,  en  attendant  que  son  suc- 
cesseur vînt  pour  le  remplacer,  et  alors  on  le  portoit  à 
son  rang  dans  le  caveau. 

On  n'a  ouvert  le  cercueil  de  Louis  XV  que  dans  le  cime- 
tière ,  sur  le  bord  de  la  fosse.  Le  corps,  retiré  du  cercueil 
de  plomb  ,  bien  enveloppé  de  linges  et  de  bandelettes  , 
paroissoit  tout  entier  et  bien  conservé  ;  mais  dégagé  de 
tout  ce  qui  l'enveloppoit ,  il  n'offroit  pas  la  figure  d'un 
cadavre;  tout  le  corps  tomba  en  putréfaction,  et  il  en 
sortit  une  odeur  si  infecte ,  qu'il  ne  fut  pas  possible  de 
rester  présent  :  on  brûla  de  la  poudre ,  on  tira  plusieurs 
coups  de  fusil  pour  purifier  l'air.  On  le  jeta  bien  vite  dans 


ET  ÉCLAmCISSEMENS.  435 

la  fosse,  sur  un  lit  de  chaux  vive,  et  on  le  couvrit  encore 
de  terre  et  de  chaux. 

Autre  remarque.  Les  entrailles  des  princes  et  princesses 
étoient  aussi  dans  le  caveau,  dans  des  seaux  de  plomb 
déposés  sous  les  tréteaux  de  fer  qui  portoient  leurs  cer^ 
cueils  :  on  les  porta  au  cimetière  ;  on  jeta  les  entrailles 
dans  la  fosse  commune.  Les  seaux  de  plomb  furent  mis  de 
côté,  pour  être  portés ,  comme  tous  les  autres,  à  la  fon- 
derie qu'on  venoit  d'établir  dans  le  cimetière  même  ,  pour 
fondre  le  plomb  à  mesure  qu'on  en  trouvoit. 

Vers  les  trois  heures  après  midi ,  on  a  ouvert ,  dans  la 
chapelle  dite  des  Charles,  le  caveau  de  Charles  V,  mort 
en  i38o,  âgé  de  quarante-deux  ans,  et  celui  de  Jeanne 
de  Bourbon,  son  épouse,  moite  en  iSjS,  âgée  de  qua- 
rante ans. 

Charles  de  France  ,  mort  enfant  en  i386,  âgé  de  trois 
mois,  étoit  inhumé  aux  pieds  du  roi  Charles  V,  son  aïeul. 
Ses  petits  os,  tout -à- fait  desséchés,  étoient  dans  un  cer- 
cueil de  plomb.  Sa  tombe  en  cuivre  étoit  sous  le  marche- 
pied de  l'autel. 

Isabelle  de  France,  fille  de  Charles  V,  morte  quelques 
jours  après  sa  mère  ;  Jeanne  de  Bourbon  ,  morte  en  iSyS, 
âgée  de  cinq  ans;  et  Jeanne  de  France,  sa  sœur,  morte 
en  i366,  âgée  de  six  mois  et  quatorze  jours,  étoient 
inhumées  dans  la  même  chapelle  ,  à  côté  de  leurs  père  et 
mère.  On  ne  trouva  que  leurs  os  sans  cercueils  de  plomb  ; 
mais  quelques  planches  de  bois  pourri. 

Remarques.  On  a  trouvé  dans  le  cercueil  de  Charles  V 
une  couronne  de  vermeil  bien  conservée  ,  une  main  de 
justice  d'argent ,  et  un  sceptre  de  cinq  pieds  de  long,  sur- 

28. 


43(î  NOTES 

monté  de  feuilles  d'acantife  d'argent,  bien  doré,  dont  l'or 
avoit  conservé  tout  son  éclat. 

Dans  le  cercueil  de  Jeanne  de  Bourbon,  son  épouse, 
on  a  trouvé  un  reste  de  couronne,  un  anneau  d'or,  les 
débris  de  bracelets  ou  chaînons,  un  fuseau  ou  quenouille 
de  bois  doré ,  à  demi  pourri  ,  des  souliers  de  forme  fort 
pointue  ,  en  partie  consommés  ,  brodés  en  or  et  en  argent. 

Les  corps  de  Charles  V  et  de  Jeanne  de  Bourbon  sa 
femme,  de  Charles  VI  et  de  sa  femme,  de  Charles  VII 
et  de  sa  femme  ,  retirés  de  leurs  cercueils,  ont  été  portés 
dans  la  fosse  des  Bourbons  ;  après  quoi ,  cette  fosse  a  été 
couverte  de  terre  ,  et  on  en  a  fait  une  autre  à  gauche  de 
celle  des  Bourbons  dans  le  fond  du  cimetière ,  où  on  a 
déposé  les  autres  corps  trouvés  dans  l'église. 

Le  jeudi ,  17  octobre  1793,  du  matin,  on  a  fouillé  dans 
le  tombeau  de  Charles  VI,  mort  en  14.22,  âgé  de  cin- 
quante-quatre ans,  et  dans  celui  d'Isabeau  de  Bavière,  sa 
femme,  morte  en  i4-35;  on  n'a  trouvé  dans  leurs  cer- 
cueils que  des  ossemens  desséchés  :  leur  caveau  avoit  été 
enfoncé  lors  de  la  démolition  du  mois  d'août  dernier.  On 
mil  en  pièces  et  en  morceaux  leurs  belles  statues  de 
marbre  ,  et  on  pilla  ce  qui  pouvoit  être  précieux  dans 
leurs  cercueils. 

Le  tombeau  de  Charles  VII,  mort  en  i4-6ii  âgé  de 
cinquante-neuf  ans,  et  celui  de  Marie  d'Anjou,  sa  femme, 
morte  en  i4.63,  avoient  aussi  été  enfoncés  et  pillés.  On 
n'a  trouvé  dans  leurs  cercueils  qu'un  reste  de  couronne 
et  de  sceptre  d'argent  doré. 

Remarques.  Une  singularité  de  l'embaumement  du  corps 


ET  ÉCLAIUCISSEMENS.  4^7 

de  Charles  Yll,  c'est  qu'on  y  avoit  parsemé  du  vif-argent, 
qui  avoit  conservé  toute  sa  fluidité.  On  a  observé  la  même 
singularité  dans  quelques  autres  embaumemens  de  corps 
du  quatorzième  et  du  quinzième  siècle. 

Le  même  jour,  17  octobre  1793,  l'après-dîner ,  dans 
la  chapelle  Saint- Hippolyte ,  on  a  fait  l'extraction  de  deux 
cercueils  de  plomb ,  de  Blanche  de  Navarre ,  seconde 
femme  de  Philippe  de  Valois,  morte  en  iSgi  ,  et  de 
Jeanne  de  France,  leur  fille,  morte  en  1371,  âgée  de 
vingt  ans.  On  n'a  pas  trouvé  la  têle  de  cette  dernière  ;  elle 
a  été  vraisemblablement  dérobée  il  y  a  quelques  années , 
lors  d'une  réparation  faite  à  l'ouverture  du  caveau. 

On  a  ensuite  fait  l'ouverture  du  caveau  de  Henri  II , 
qui  étoit  fort  petit  :  on  en  tira  d'abord  deux  cœurs,  un 
gros,  et  l'autre  moindre  :  on  ne  sait  de  qui  ils  viennent , 
étant  sans  inscriptions;  ensuite  quatre  cercueils,  1"  celui 
de  Marguerite  de  France,  femme  de  Henri  IV,  morte  le 
27  mai  16 15,  âgée  de  soixante-deux  ans;  2"  celui  de 
François  ,  duc  d'Alençon ,  quatrième  fils  de  Henri  II , 
mort  en  i584  ,  âgé  de  trente  ans  ;  3°  celui  de  François  II , 
qui  n'a  régné  qu'un  an  et  demi ,  et  qui  mourut  le  5  dé- 
cembre l56o,  âgé  de  dix-sept  ans;  4"  d'une  fille  de 
Charles  IX,  nommée  Elisabeth  de  France,  morte  le  2  avril 
iSyS,  âgée  de  six  ans. 

Avant  la  nuit ,  on  a  ouvert  le  caveau  de  Charles  VIII , 
mort  en  1498,  âgé  de  vingt-huit  ans.  Son  cercueil  de 
plomb  étoit  posé  sur  des  tréteaux  ou  barres  de  fer  :  on 
n'a  trouvé  que  des  os  presque  desséchés. 

Le  vendredi,  18  octobre  1793,  vers  les  sept  heures  du 
matin  ,  on  a  continué  1  extraction  des  cercueils  du  caveau 


438  NOTES 

de  Henri  II,  et  on  en  a  tiré  quatre  grands  cercueils  :  celui 
de  Henri  II ,  mort  le  lo  juillet  i559,  âgé  de  quarante  ans 
et  quelques  mois;  de  Catherine  de  Médicis,  sa  femme, 
morte  le  5  janvier  iSSg,  âgée  de  soixante-dix  ans;  de 
Charles  IX,  mort  en  iSy/^,  âgé  de  vingt-quatre  ans;  de 
Henri  III,  mort  le  2  août  iSSg,  âgé  de  trente-huit  ans. 

Celui  de  Louis,  duc  d'Orléans,  second  fils  de  Henri  II, 
mort  au  berceau. 

De  Jeanne  de  France  et  de  Victoire  de  France ,  toutes 
deux  filles  de  Henri  II,  mortes  en  bas  âge. 

Remarques.  Ces  cercueils  étoient  posés  les  uns  sur  les 
autres  sur  trois  lignes  :  au  premier  rang,  à  main  gauche 
en  entrant,  étoient  les  cercueils  de  Henri  II ,  de  Catherine 
de  Médicis,  sa  femme,  et  de  Louis  d'Orléans,  leur  second 
fils  :  le  cercueil  de  Henri  II  étoit  posé  sur  des  barres  de 
fer,  et  les  deux  autres  sur  celui  de  Henri  II. 

Au  second  rang ,  au  milieu  du  caveau  ,  étoient  quatre 
autres  cercueils  placés  les  uns  sur  les  autres,  et  les  deux 
cœurs ,  ci-dessus  mentionnés  ,  étoient  posés  dessus. 

Au  troisième  rang,  à  main  droite,  du  côté  du  chœur, 
se  trouvoient  quatre  cercueils  ;  celui  de  Charles  IX , 
porté  sur  des  barres  de  fer,  en  portoit  un  grand  (celui  de 
Henri  III)  et  deux  petits. 

Dessous  les  tréteaux  ou  barres  de  fer,  étoient  posés  les 
cercueils  de  plomb.  Il  y  avoit  beaucoup  d'ossemens  ;  ce 
sont  probablement  des  ossemens  trouvés  dans  cet  endroit, 
lorsqu'en  1719  on  a  fouillé  pour  faire  le  nouveau  caveau 
des  Valois,  qui  étoit  avant  construit  dans  l'endroit  même 
où  on  a  déposé  les  restes  des  princes  et  princesses,  au  fur 
et  à  mesure  qu'on  en  a  découvert. 


ET  ÉCLAIRCISSEMEXS.  4^9 

Le  même  jour,  18  octobre  lyQ^,  on  est  descendu  dans 
le  caveau  de  Louis  XII,  mort  en  i5i5,  àgë  de  cinquante- 
trois  ans.  Anne  de  Bretagne ,  son  épouse ,  morte  en  1 5 1 4-  > 
âgée  de  trente-sept  ans,  étoit  dans  le  même  caveau,  à  côté 
de  lui  :  on  a  trouvé  sur  leurs  cercueils  deux  couronnes  de 
cuivre  doré. 

Dans  le  chœur,  sous  la  croisée  septentrionale,  on  a 
ouvert  le  tombeau  de  Jeanne  de  France ,  reine  de  Na- 
varre, liUe  de  Louis  X,  dit  le  Hutin ,  morte  en  i349, 
âgée  de  trente-huit  ans.  Elle  étoit  enterrée  aux  pieds  de  son 
père,  sans  caveau  :  une  pierre  creuse,  tapissée  de  plomb 
intérieurement,  et  couverte  d'une  autre  pierre  toute  plate, 
renfermoit  ses  ossemens  ;  on  n'a  trouvé  dans  son  cercueil 
qu'une  couronne  de  cuivre  doré. 

Louis  X,  dit  le  Hutin,  n'avoit  pas  non  plus  de  cercueil 
de  plomb,  ni  de  caveau  :  une  pierre  creuse,  en  forme 
d  auge,  tapissée  en  dedans  de  lames  de  plomb,  renfermoit 
ses  os  desséchés,  avec  un  reste  de  sceptre  et  de  couronne 
de  cuivre  rongé  par  la  rouille  ;  il  étoit  mort  en  i3i6,  âgé 
de  près  de  vingt-sept  ans. 

Le  petit  roi  Jean ,  son  fils  posthume  ,  étoit  à  côté  de  son 
père,  dans  une  petite  tombe  ou  auge  de  pierre,  revêtue 
de  plomb,  n'ayant  vécu  que  quatre  jours. 

Près  du  tombeau  de  Louis  X,  étoit  enterré,  dans  un 
simple  cercueil  de  pierre,  Hugues,  dit  le  Grand,  conte 
de  Paris,  mort  engSô,  père  de  Hugues  Capet,  chef  de  la 
race  des  Capétiens.  On  n'a  trouvé  que  ses  os  presque  en 
poussière. 

On  a  été  ensuite  au  milieu  du  chœur  découvrir  la  fosse 
de  Charles- ie-Chauve,  mort  en  877,  âgé  de  cinquante- 


44o  NOTES 

quatre  ans.  On  n'a  trouvé,  bien  avant  dans  la  terre,  qu'une 
espèce  d'auge  en  pierre ,  dans  laquelle  étoit  un  petit  coffre 
qui  contenoit  le  reste  de  ses  cendres.  Il  étoit  mort  de 
poison  en-deça  du  Mont-Cénis ,  sur  les  confins  de  la  Sa- 
voie, dans  une  chaumière  du  village  de  Brios,  à  son  retour 
de  Rome.  Son  corps  fut  mis  en  dépôt  au  prieuré  de  Man- 
tui,  du  diocèse  de  Dijon,  d'où  il  fut  transporté  sept  ans 
'  après  à  Saint-Denis. 

Le  samedi,  19  octobre  lygS,  la  sépulture  de  Philippe, 
comte  de  Boulogne,  fils  de  Philippe -Auguste ,  mort  en 
1223  ,  n'a  rien  donné  de  remarquable  sinon  la  place  de  la 
tête  du  prince ,  creusée  dans  son  cercueil  de  pierre. 

Nous  remarquerons  la  même  chose  pour  celui  de  Da- 
gobert. 

Le  cercueil  de  pierre ,  en  forme  d'auge ,  d'Alphonse 
de  Poitiers,  frère  de  saint  Louis,  mort  en  1271,  ne  con- 
tenoit que  des  cendres  :  ses  cheveux  étoient  bien  con- 
servés; mais  ce  qui  peut  être  remarquable  ,  c'est  que  le  des- 
sous de  la  pierre  qui  couvroit  son  cercueil  étoit  tacheté, 
coloré  et  veiné  de  jaune  et  de  blanc  comme  du  marbre  : 
les  exhalaisons  fortes  du  cadavre  ont  pu  produire  cet  effet. 

Le  corps  de  Philippe- Auguste,  mort  en  I223,  étoit 
entièrement  consommé  :  la  pierre  taillée  en  dos  d'âne  qui 
couvroit  le  cercueil  de  pierre  "étoit  arrondie  du  côté  de  la 
tête. 

Le  corps  de  Louis  VIII,  père  de  saint  Louis,  mort 
le  8  novembre  1226,  âgé  de  quarante  ans  ,  s'est  trouvé  aussi 
presque  consommé.  Sur  la  pierre  qui  couvroit  son  cercueil 
étoit  sculptée  une  croix  en  demi-relief  :  on  n'y  a  trouvé 
qu'un  reste  de  sceptre  de  bois  pourri  ;  son  diadème ,  qui 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  44» 

n^étoit  qu'une  bande  d'étoffe  tissue  en  or,  avec  une 
grande  calotte  d'une  étoffe  satinée,  assez  bien  corlservée. 
Le  corps  avoit  été  enveloppé  dans  un  drap  ou  suaire  tissu 
d'or;  on  en  trouva  encore  des  morceaux  assez  bien  con- 
servés. 

Remarques.  Son  corps  ainsi  enseveli  avoit  été  recousu 
dans  un  cuir  fort  épais  qui  étoit  bien  conservé. 

Il  est  le  seul  que  nous  ayons  trouvé  enveloppé  dans  un 
cuir.  Il  est  vraisemblable  qu'on  ne  l'a  fait  pour  lui  que 
pour  que  son  cadavre  n'exhalât  pas  au-dehors  de  mauvaise 
odeur  dans  le  transport  qu'on  en  fit  de  Montpensier  en 
Auvergne,  où  il  mourut  à  son  retour  de  la  guerre  contre 
les  Albigeois. 

On  fouilla  au  milieu  du  chœur,  au  bas  des  marches  du 
sanctuaire,  sous  une  tombe  de  cuivre,  pour  trouver  le 
corps  de  Marguerite  de  Provence  ,  femme  de  saint  Louis , 
morte  en  lagS.  On  creusa  bien  avant  en  terre  sans  rien 
trouver  :  enfin  on  découvrit ,  à  gauche  de  la  place  où.  éloit 
sa  tombe,  une  auge  de  pierre  remplie  de  gravats,  parmi 
lesquels  étoient  une  rotule  et  deux  petits  os. 

Dans  la  chapelle  de  Notre -Dame -la- Blanche  ,  on  a 
ouvert  le  caveau  de  Marie  de  France ,  fille  de  Charles  IV  , 
dit  le  Bel,  morte  en  i34-i,  et  de  Blanche,  sa  sœur, 
duchesse  d'Orléans,  morte  en  i3g2.  Le  caveau  éloit  rem- 
pli de  décombres,  sans  corps  et  sans  cercueils. 

En  continuant  la  fouille  dans  le  chœur,  on  a  trouvé,  à 
côté  du  tombeau  de  Louis  VIII ,  celui  où  avoit  été  déposé 
saint  Louis,  mort  en  1270.  Il  étoit  plus  court  et  moins 
large  que  les  autres,  les  ossemens  eu  avoient  été  retirés 
lors  de  sa  canonisation  en  1297. 


44^  NOTES 

Nota.  La  raison  pour  laquelle  son  cercueil  étoit  moins 
large  et  moins  long  que  les  autres,  c'est  que,  suivant  les 
historiens,  ses  chairs  furent  portées  en  Sicile  :  ainsi  on  n'a 
apporté  à  Saint-Denis  que  les  os ,  pour  lesquels  il  a  fallu 
un  cercueil  moins  grand  que  pour  le  corps  entier. 

On  a  ensuite  dicarrelé  le  haut  du  chœur  pour  décou- 
vrir les  autres  cercueils  cachés  sous  terre.  On  a  trouvé 
celui  de  Philippe-le-Bel ,  mort  en  ioi4-,  âgé  de  quarante- 
six  ans.  Ce  cercueil  étoil  de  pierre  et  recouA^ert  d'une 
large  dalle.  Il  n'y  avoit  pas  d'autres  cercueils  que  la  pierre 
creusée  en  forme  d'auge ,  et  plus  large  à  la  tête  qu'aux 
pieds,  et  tapissée  en  dedans  d'une  lame  de  plomb,  et  une 
forte  et  large  lame  aussi  de  plomb ,  scellée  sur  les  barres 
de  fer  qui  fermoient  le  tombeau.  Le  squelette  étoit  tout 
entier  :  on  a  trouvé  un  anneau  d'or,  un  sceptre  de  cuivre 
doré,  de  cinq  pieds  de  long,  terminé  par  une  touffe  de 
feuillage,  sur  laquelle  étoit  représenté  un  oiseau  aussi  de 
cuivre  doré. 

Le  soir,  à  la  lumière,  on  a  ouvert  le  tombeau  de 
pierre  du  i-oi  Dagobert,  mort  en  638.  Il  avoit  plus  de  six 
pieds  de  long  :  la  pierre  étoit  creusée  pour  recevoir  la  tête 
qui  étoit  séparée  du  corps.  On  a  trouvé  un  coffre  de  bois 
d'environ  deux  pieds  de  long,  garni  en  dedans  de  plomb 
qui  renfermoit  les  os  de  ce  prince  et  ceux  de  Nanthilde, 
sa  femme,  morte  en  642.  Les  ossemens  étoient  envelop- 
pés dans  une  touffe  de  soie,  séparés  les  uns  des  autres 
par  une  planche  intermédiaire,  qui  partageoit  le  coffre 
en  deux  parties.  Sur  un  des  côtés  de  ce  coffre  étoit  une 
lame  de  plomb,  avec  cette  inscription  : 

llic  jacel  corpus  Da^ulerti. 


ET  ÉCLAIUCISSEMENS.  44^ 

Sur  l'autre  côté,  une  lame  de  plomb  portolt  : 

Hîc  jacet  corpus  Nanthildis. 

On  n'a  pas  trouvé  la  tête  de  la  reine  Nanthilde.  Il  est 
probable  qu'elle  sera  restée  dans  l'endroit  de  sa  première 
sépulture  ,  lorsque  saint  Louis  les  fit  retirer  pour  les  pla- 
cer dans  le  tombeau  qu'il  leur  fit  élever  dans  le  lieu  où  il 
se  voit  aujourd'hui. 

Dimanche  2.0  octobre  1793. 

On  a  travaillé  à  détacher  le  plomb  qui  couvroil  le  dedans 
du  tombeau  de  pierre  de  Philippe-le-Bel.  On  a  refouillé 
auprès  de  la  sépulture  de  saint  Louis,  dans  l'espérance 
d'y  trouver  le  corps  de  Marp;uerite  de  Provence,  sa 
femme  :  on  n'a  rien  trouvé  qu'une  auge  de  pierre  sans 
couverture,  remplie  de  terre  et  de  gravats. 

Dans  cet  endroit  devoit  être  aussi  le  corps  de  Jean 
Tristan,  comte  de  Nevers,  fils  de  saint  Louis,  mort 
en  1270,  quelques  jours  avant  son  père  ,  près  de  Carthage 
en  Afrique. 

Dans  la  chapelle  dite  des  Charles,  on  a  relire  le  cer- 
cueil de  plomb  de  Bertrand-Duguesclin,  mort  en  i38o.  Son 
squelette  étoit  tout  entier,  la  tête  bien  conservée,  les  os 
bien  propres  et  tout-à-fait  desséchés.  Auprès  de  lui  étoit 
le  tombeau  de  Bureau  de  la  Rivière,  mort  en  i4oo.  Il 
n'avoit  guère  que  trois  pieds  de  long  ;  on  en  a  retiré  le 
cercueil  de  plomb. 

A^rès  bien  des  recherches,  on  a  trouvé  l'entrée  du 
caveau  de  François  I'^'',  mort  en  i54-7  '  ^8^  ^^  cinquante- 
deux  ans. 


444  NOTES 

Ce  caveau  étoit  grand  et  bien  voûté  ;  il  contenoil  six 
corps  renfermés  dans  des  cercueils  de  plomb ,  posés  sur 
des  bari'es  de  fer  :  celui  de  François  1'='^  ;  celui  de  Louise 
de  Savoie,  sa  mère,  morte  en  i53i;  de  Claudine  de 
France,  sa  femme,  morte  en  i524,  âgée  de  vingt-cinq 
ans;  de  François,  dauphin,  mort  en  i536,  âgé  de  dix- 
neuf  ans;  de  Charles,  son  frère,  duc  d'Orléans,  mort  en 
i544?  âgé  de  vingt- trois  ans;  et  celui  de  Charlotte,  sa 
sœur,  morle  en  i524,  âgée  de  huit  ans. 

Tous  ces  corps  étoient  en  pourriture  et  en  putréfaction 
liquide  ,  et  exhaloient  une  odeur  insupportable  ;  une  eau 
noire  couloit  à  travers  leurs  cercueils  de  plomb  dans  le 
transport  qu'on  en  fit  au  cimetière. 

On  a  repris  la  fouille  dans  la  croisée  méridionale  du 
chœur;  on  a  trouvé  une  auge  ou  tombe  de  pierre  rem- 
plie de  gravats.  C'étoit  le  tombeau  de  Pierre  Beaucaire , 
chambellan  de  saint  Louis,  mort  en  1270. 

Sur  le  soir,  on  a  trouvé,  près  la  grille  du  côté  du  midi , 
le  tombeau  de  Mathieu  de  Vendôme,  abbé  de  Sainl- 
Denis  ,  et  régent  du  royaume  sous  saint  Louis  et  sous 
son  fils  Pliilippe-le-Hardi;  il  n'avoit  point  de  cercueil, 
m  de  pierre ,  ni  de  plomb  ;  il  avoit  été  mis  en  terre  dans 
un  cercueil  de  bois,  dont  on  trouva  encore  des  morceaux 
de  planches  pourries.  Le  corps  étoit  entièrement  con- 
sommé :  on  n'a  trouvé  que  le  haut  de  sa  crosse  de  cuivre 
doré  et  quelques  lambeaux  de  riche  étoffe,  ce  qui  marque 
qu'il  avoit  été  enseveli  avec  ses  plus  riches  ornemens 
d'abbé.  Il  étoit  mort  en  1286,  le  5  septembre,  au  com- 
mencement du  règne  de  Philippe-lc-  Bel. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  4(5 

Le  lundi  21   octobre  1793. 

Au  milieu  de  la  croisée  du  chœur,  on  a  levé  le  marbre 
qui  couvroit  le  petit  caveau  oIj  on  avoit  déposé ,  au  mois 
d'août  1791 ,  les  ossemens  et  cendres  de  six  princes  et 
une  princesse  de  la  famille  de  saint  Louis,  transférés  en 
cette  église  de  Tabbaye  de  Rojaumont,  où  ils  étoient  en- 
terrés; les  cendres  et  ossemens  ont  été  retirés  de  leurs 
coffres  ou  cercueils  de  plomb,  et  portés  au  cimetière 
dans  la  seconde  fosse  commune ,  où  Philippe-Auguste , 
Louis  VIII,  François  P"",  et  toute  la  famille  avoicnl  été 
portés. 

Dans  l'après-midi,  on  a  commencé  à  fouiller  dans  le 
sanctuaire  ,  à  côté  du  grand-autel,  à  gauche  ,  pour  trouver 
les  cercueils  de  Philippe-le-Long ,  mort  en  1822;  de 
Charles  IV, dit  le  Bel,  mort  en  iSsS;  de  Jeanne  d'Evreux, 
troisième  femme  de  Charles  IV, morte  en  iSjo.de  Philippe 
de  Valois,  morte  en  i35o,  âgé  de  cinquante -sept  ans; 
de  Jeanne  de  P>ourgogne ,  femme  de  Philippe  de  Valois, 
morte  en  i34.8,  et  celui  du  roi  Jean,  mort  en  i3G4. 

Le  mardi  22  octobre  1793. 

Dans  la  chapelle  des  Charles,  le  long  du  mur  de  l'esca- 
lier qui  conduit  au  chevet,  on  a  trouvé  deux  cercueils 
l'un  sur  l'autre;  celui  de  dessus,  de  pierre  carrée,  ren- 
fermoit  le  corps  d'Arnaud  Guillem  de  Barbazan,  mort 
en  i43i,  premier  chambellan  de  Charles  VII.  Celui  de 
dessous,  couvert  de  lames  de  plomb,  contenoit  le  corps 
de  Louis  de  Sancerre  ,  connétable  sous  Charles  VI ,  mort 


IJfi  NOTES 

en  i4-02,  âgé  de  soixante  ans;  sa  tête  étoit  encore  garnie 

de  cheveux   longs  et   partagés  en  deux  cadenettes  bien 

tressées. 

On  a  levé  ensuite  la  pierre  perpendiculaire  qui  cou- 
vroit  les  tombeaux  en  pierre  de  l'abbé  Suger  et  de  l'abbé 
Troon,  le  premier,  mort  en  ii5i,  et  le  second  en  1221  : 
on  n'y  a  trouvé  que  des  os  presqu'en  poussière. 

On  a  continué  la  fouille  dans  le  sanctuaire  ,  du  côté  de 
l'évangile,  et  on  a  découvert,  bien  avant  en  terre,  une 
grande  pierre  plate  quicouvroit  les  tombeaux  de  Philippe- 
le-Long,  et  des  autres. 

On  s'en  tint  là,  et,  pour  finir  la  journée,  on  alla,  dans 
la  chapelle  dite  du  Lépreux,  lever  la  tombe  de  Sédille 
de  Sainte-Croix  ,  morte  en  i38o,  femme  de  Jean  Pastou- 
relle, conseiller  du  roi  Charles  V  :  on  n'a  trouvé  que  des 
ossemens  consommés. 

Le  mercredi  2.3  octobre  1  7g3. 

On  a  repris,  du  matin,  le  travail  qu'on  avoit  laissé  la 
veille,  pour  la  découverte  des  tombeaux  du  sanctuaire. 
On  trouva  d'abord  celui  de  Philippe  de  Valois,  qui 
éloit  de  pierre,  tapissé  intérieurement  de  plomb,  fermé 
par  une  forte  lame  de  même  métal ,  soudée  sur  des  barres 
de  fer,  le  tout  recouvert  d'une  longue  et  large  pierre 
plate  :  on  a  trouvé  une  couronne  et  un  sceptre  surmonté 
d'un  oiseau  de  cuivre  doré. 

Plus  près  de  l'autel,  on  a  trouvé  le  tombeau  de 
Jeanne  de  Bourgogne  ,  première  femme  de  Philippe  de 
Valois;  on  y  a  trouvé  son  anneau  d'argent,  un  reste  de 
quenouille  ou  fuseau,  et  des  os  desséchés. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  4^7 

Le  jeudi  2^  octobre. 

A  gauche  de  Philippe  de  Valois  étoit  Charles-le-Bel. 
Son  tombeau  étoit  construit  comme  celui  de  Philippe  de 
Valois;  on  y  a  trouvé  une  couronne  d'argent  doré,  un 
sceptre  de  cuivre  doré,  haut  de  près  de  sept  pieds,  un 
anneau  d'argent ,  un  reste  de  main  de  justice  ,  un  bâton  de 
bois  d'ébène ,  un  oreiller  de  plomb  pour  reposer  la  tête  : 
le  corps  étoit  desséché. 

Le  vendredi  2  5  octolre. 

Le  tombeau  de  Jeanne  d'Evreux  avoit  été  remué ,  la 
tombe  étoit  brisée  en  trois  morceaux ,  et  la  lame  de  plomb 
qui  fermoit  le  cercueil  étoit  détachée  ;  on  ne  trouva  que 
des  os  desséchés  sans  la  lête;  on  ne  fit  pas  d'information; 
il  y  avoit  néanmoins  apparence  qu'on  étoit  venu,  dans  la 
nuit  précédente,  dépouiller  ce  tombeau. 

Au  milieu,  on  trouva  le  tombeau  en  pierre  de  Phi- 
lippe-le-Long  ;  son  squelette  étoit  bien  conservé,  avec 
une  couronne  d'argent  doré  ,  enrichie  de  pierreries,  une 
agrafe  de  son  manteau  en  losange,  avec  une  autre  plus 
petite,  aussi  d'argent,  partie  de  sa  ceinture  d'étoffe  sati- 
née, avec  une  boucle  d'argent  doré,  et  un  sceptre  de 
cuivre  doré.  Au  pied  de  son  cercueil  étoit  un  petit  caveau 
où  étoit  le  cœur  de  Jeanne  de  Bourgogne ,  femme  de  Phi- 
lippe de  Valois,  renfermé  dans  une  cassette  de  bois  pres- 
que pourri  :  l'inscription  étoit  sur  une  lame  de  cuivre. 

On  a  aussi  découvert  le  tombeau  du  roi  Jean ,  mort 
en  1 364  en  Angleterre,  âgé  de  cinquante-six  ans;  on  y  a 
trouvé  une  couronne ,  un  sceptre  fort  haut ,  mais  brisé  ; 


448  JNOTES 

une  main  de  justice,  le  tout  d'argent  doré. 6on  squelette 
étoit  entier.  Quelques  jours  après  les  ouvriers  avec  le  com- 
missaire aux  plombs  ont  été  au  couvent  des  Carmélites 
faire  l'extraction  du  cercueil  de  madame  Louise  de  France, 
fille  de  Louis  XV%  morte  le  23  décembre  1787,  âgée  de 
cinquante  ans  et  environ  six  mois.  Ils  Tont  apporté  dans 
le  cimetière,  et  le  corps  a  été  déposé  dans  la  fosse  com- 
mune; il  étoit  tout  entier,  mais  en  pleine  putréfaction; 
ses  habits  de  Carmélite  et  oient  très-bien  conservés. 

Dans  la  nuit  du  1 1  au  12  septembre  1793,  par  ordre 
du  département,  en  présence  du  commissaire  du  district 
et  de  la  municipalité  de  Saint-Denis,  on  a  enlevé  du  trésor 
tout  ce  qui  y  étoit,  châsses,  reliques,  etc.  :  tout  a  été 
mis  dans  de  grandes  caisses  de  bois,  ainsi  que  tous  les 
riches  omemens  de  Téglise,  et  le  tout  est  parti  dans  des 
chariots  pour  la  Convention,  en  grand  appareil  et  grand 
cortège  de  la  garde  des  habiîans  de  la  ville ,  le  i3  ;  vers  les 
dix  heures  du  matin. 

Svpplément. 

Le  18  janvier  1794?  le  tombeau  de  François  V^  étant 
démoli ,  il  fut  aisé  d'ouvrir  celui  de  Marguerite  ,  comtesse 
de  Flandres,  fille  de  Philippe-le-Long,  et  femme  de  Louis, 
comte  de  Flandres,  morte  en  i382  ,  âgée  de  soixante-six 
ans;  elle  étoit  dans  un  caveau  assez  bien  construit,  son 
cercueil  de  plomb  étoit  posé  sur  des  barres  de  fer;  on 
nV  trouva  que  des  os  bien  conservés,  et  quelques  restes 
de  planches  de  bois  de  châtaignier.  Mais  on  n'a  pas  trouvé 
la  sépulture  du  cardinal  de  Retz,  dit  le  coadjuteur,  mort 
en  1679,  âgé  de  soixante-six  ans;  non  plus  que  celle 
de  plusieurs  autres  grands  personnages. 


ET  ÉCLAÏRCISSEMENS.  449 

Note  G,  page  loi. 
Chapitre  De  Jésus- Christ^  et  de  sa  vie. 

«  A  MOINS  qu'il  ne  plaise  à  Dieu  de  vous  envoyer  quel- 
»  qu'un  pour  vous  instruire  de  sa  part ,  n'espérez  pas  de 
»  réussir  jamais  dans  le  dessein  de  réformer  les  mœurs  des 
»  hommes.  »  (  Platon  ,  apologie  deSocrate.  ) 

Le  même  philosophe ,  après  avoir  prouvé  que  la  piété 
est  la  chose  du  monde  la  plus  désirable,  ajoute  :  Biais 
qui  sera  en  état  de  V enseigner  si  Dieu  ne  lui  sert  de 
guide  F  (Dialogue  intitulé  Epinomis.  )  (  Note  de  l'Edit.  ) 

Note  H,  page  107. 

Lisez ,  dans  la  seconde  partie  du  Discours  sur  f  Histoire 
universelle^  l'admirable  morceau  sur  Jésus- Christ  et  sa 
doctrine.  (  Note  de  CEdit.  ) 

Note  I,  page  iio. 

Le  docteur  Robertson  a  rendu  justice  à  Voltaire ,  en 
disant  que  cet  homme  universel  n'a  pas  été  un  historien 
aussi  infidèle  qu'on  le  pense  généralement.  Nous  croyons 
comme  lui  que  Voltaire  n'a  pas  toujours  cité  faux;  mais 
il  est  certain  qu'il  a  beaucoup  omis,  car  nous  n'ose- 
rions dire  beaucoup  ignoré.  Il  a  donné  de  plus  aux 
passages  originaux  un  tour  particulier,  pour  leur  faire 
dire  tout  autre  chose  qu'ils  ne  disent  en  effet.  C'est  le 
moyen  d  êlre  tout  à  la  fois  exact  et  merveilleusement  infi- 
dèle. Dans  ses  deux  admirables  histoires  de  Louis  XIV 
et  de  Charles  XII  ,  Voltaire  n'a  pas  eu  besoin  d'avoir 
4.  29 


45o  NOTES 

recours  à  ce  moyen;  mais  dans  son  histoire  générale  ,  qui 
n'est  qu'une  longue  injure  au  christianisme,  il  s'est  cru 
permis  d'employer  toutes  sortes  d'annes  contre  lennemi. 
Tantôt  il  nie  formellement,  tantôt  il  affirme  du  ton  posi- 
tif; ensuite  il  mutile  et  défigure  les  faits.  11  avance  sans 
hésiter,  qu'iV  n'y  eut  aucune  hiérarchie  pendant  près  de 
cent  ans  parmi  les  chrétiens.  Il  ne  donne  aucun  garant  de 
celte  étrange  assertion;  il  se  contente  de  dire  :  il  est 
reconnu^  fon  rit  aujourd'hui.  L'auteuçde  l'Jî^^a/pouvoit 
rire,  c'est  sa  coutume;  mais  quand  on  écrit  avec  le  des- 
sein formel  de  renverser  la  religion  de  son  pays  par  ses 
bases  historiques,  il  faudroit  peut-être  produire  des 
titres,  et  épargner  les  noms  d^ idiots,  d'esclaves ,  digrio- 
rans  et  de  fanatiques  ,  à  ceux  qui  se  contentent  de  rappor- 
ter exactement  les  faits  à  la  page  où  ils  les  ont  lus. 

Selon  cet  auteur,  on  n'a  sur  la  succession  de  saint 
Pierre  que  la  Wste  frauduleuse  d'un  livre  apocryphe ,  inti- 
tulé le  Pontificat  de  Damase  (i).  Or  il  nous  reste  un  traité 
de  saint  Irénée  sur  les  hérésies,  où  le  Père  de  l'Eglise  gal- 
licane donne  en  entier  la  succession  des  papes,  depuis  les 
apôtres  {2).  Il  en  compte  douze  jusqu'à  son  temps.  On 
place  l'année  de  la  naissance  de  saint  Irénée  environ  120 
ans  après  Jésus-Christ.  Il  avoit  été  disciple  de  Papias  et 
de  saint  Polycarpe,  eux-mêmes  disciples  de  saint  Jean 
l'Evangéliste.  il  étoit  donc  témoin  presque  oculaire  des 
premiers  papes.  Il  nomme  saint  Lin  après  saint  Pierre ,  et 
nous  apprend  que  c'est  de  ce  même  Lin  que  parle  saint 

(1)  Essai  sur  les  M.  des  N.  chap.  VilL 

(2)  Lib.  3 ,  cap.  3. 


ET  ÉCLAIRGSSIEMENS.  45 1 

Paul  dans  son  épître  à  Timothée  (i).  Comment  Voltaire, 
ou  ceux  qui  l'aidoient  dans  son  travail,  n'ont -ils  pas 
craint  (  s'ils  n'ont  pas  ignoré)  cette  foudroyante  autorité  ? 
Si  l'on  en  croit  V Essai  sur  les  Moeurs  ,  on  n'auroit  jamais 
entendu  parler  de  Lin  :  et  voilà  que  ce  premier  succes- 
seur du  chef  de  l'Eglise  est  nommé  par  les  apôtres  eux- 
mêmes  !  Au  reste,  que  la  suprématie  de  ce  premier 
évêquede  la  chrétienté  ait  toujours  été  reconnue  ,  quoique 
non  prononcée  par  les  conciles ,  c'est  encore  ce  qu'il  est 
facile  de  prouver.  Sous  le  pape  Clément  III ,  successeur 
des  apôtres,  il  y  eut  une  grande  division  dans  l'Eglise  de 
Corinthe;  le  Saint-Siège  écrivit  une  puissante  lettre,  dit 
saint  Irénée,  pour  ramener  la  paix,  et  son  autorité  fut 
reconnue  (2).  Saint  Cjprien  déclare  l'unité  de  l'Eglise  et 
la  primauté  de  saint  Pierre  en  paroles  non  équivoques  : 
Svper  unum  Petm'Tn  œdificat  Ecclesiam  suam  ,  imam  cathe- 
dram  constituit ,  etuniiatis  ejusdem  originem  ah  uno  inci- 
fjientem  ,  suâ  auctoritate  dispusuit  (3).  Dès  le  cinquième 
siècle ,  4oo  ans  avant  que  le  titre  de  Pape  fût  exclusive- 
ment attribué  au  souverain  pontife ,  on  étoit  d'opinron 
que  les  conciles  généraux  même  dévoient  être  confirmés 
par  l'évêque  de  Rome  (4).  Tous  les  évêques  des  Gaules 
reconnoissoient  cette  suprématie,  et  en  alléguoient  pour 
raison  que  l'esprit  apostolique  continuoit  à  émaner  du 
Saint-Siège  (5).  La  sentence  du  pape  sur  Théodorel ,  vers 

(i)  Lib.  3  ,  cap.  4)  V.  21. 

(2)  Iren.  de  Hœres.  lib.  3,  cap.  3. 

(3)  De  unit.  Eccles.  cathol. 

(4)  S.  Léo,  ep.  8g,  ad Marcian.  Aug.p.  SoSjBog. 

(5)  Id.  Epist.  ad  Léo.  288. 


45a  NOTES 

le  même  temps,  ftit reçue  de  tous  les  fidèles,  etTonappe- 
loit  du  jugement  des  conciles  provinciaux  à  la  cour  de 
Rome  (i). 

C'est  donc  plutôt  une  dispute  de  mots  que  de  faits ,  que 
tout  ce  qui  concerne  l'autorité  de  la  chaire  de  saint  Pierre. 
On  sait  fort  bien  que  les  évêques  primitifs  se  sont  appelés 
Papes ^  comme  encore  Patriarches,  Paler  Patrum,  Epis- 
copus  Episcoporum ,  Angélus  Episcvpus.  Qu'importe  le 
nom,  si  la  suprématie  existoitr*  On  peut  faire  quelque 
chicane ,  vu  Téloignement  des  temps  ;  mais  les  nombreuses 
autorités,  que  nous  avons  citées,  sans  compter  celles  qu'il 
nous  seroit  aisé  d'y  ajouter  encore,  contenteront  tout 
homme  qui  n'aura  pas  pris  parti  contre  les  vérités  histo- 
riques de  l'Eglise. 

Note  K,  page  m. 

Fragment  du  Sermon  de  Bossuet  sur  l'unité  de  l'Eglise , 
prononcé  à  l'ouverture  de  l'assemblée  du  clergé  de  1682. 

Nous  trouverons  dans  l'Evangile  que  Jésus  -  Christ , 
voulant  commencer  le  mystère  de  l'unité  dans  son  Eglise , 
parmi  tous  les  disciples  en  choisit  douze;  mais  que,  vou- 
lant consommer  le  mystère  de  l'unité  dans  la  même  Eglise , 

parmi  les  douze  il  en  choisit  un Qu'on  ne  dise  point , 

qu'on  ne  pense  point  que  ce  ministère  de  saint  Pierre  finisse 
avec  lui  :  ce  qui  doit  servir  de  soutien  à  une  Eglise  éter- 
nelle ne  peut  jamais  avoir  de  fin.  Pierre  vivra  dans  ses  suc- 

(i)  S.  Léo,  Epist.  95,  ^.  3ii;  Ep.  \o ,  ad  Episcop.  Gall. 
p.  ai?  ;  Ep.  ^Oyp.  a5i. 


ET  ECLAIRCISSEMENS.  453 

cesseurs;  Pierre  parlera  toujours  clans  sa  chaire;  c'est  ce 
que  disent  les  Pères  ;  c'est  ce  que  confirment  six  cent 
trente  ëvêques  au  concile  de  Calcédoine. 

....  Et  qui  ne  sait  ce  qu'a  chanté  le  grand  saint  Pros- 
per  il  y  a  plus  de  douze  cents  ans  :  Rome^  le  siège  de 
Pierre ,  devenue  sous  ce  titre  h  chef  de  V  ordre  pastoral  dans 
tout  funioers  ^  s^ assujettit  par  la  religion  ce  qu'elle  n'a  pu 
subjuguer  par  les  armes  ?  Que  volontiers  nous  répétons  ce 
sacré  cantique  d'un  Père  de  l'Eglise  gallicane  !  C'est  le 
cantique  de  la  paix,  où  dans  la  grandeur  de  Rome  l'unité 
de  toute  l'Eglise  est  célébrée. 

Jésus-Christ  poursuit  son  dessein,  et  après  avoir 

dit  à  Pierre,  éternel  prédicateur  de  la  foi  :  Tu  es  Pierre  , 
et  sur  cette  pierre  Je  bâtirai  mon  Eglise  ,  il  ajoute,  et  Je  te 
donnerai  les  clejs  du  royaume  des  deux.  Toi  qui  as  la  pré- 
rogative de  la  prédication  de  la/bz ,  tu  auras  aussi  les  clefs 
qui  désignent  l'autorité  du  Gouvernement.  Ce  que  tu  lieras 
sur  hi  terre  sera  lié  dans  le  ciel ,  et  ce  que  tu  délieras  sur  la 
terre  sera  délié  dans  le  ciel.  Tout  est  soumis  à  ces  clefs  : 
tout,  mes  frères,  rois  et  peuples,  pasteurs  et  troupeaux. 
Nous  le  publions  avec  joie;  car  nous  aimons  l'unité,  et 
nous  tenons  à  gloire  notre  obéissance.  C'est  à  Pierre  qu'il 
est  ordonné  premièrement  d^ aimer  plus  que  tous  les  autres 
apôtres,  et  ensuite  de  paître  et  gouverner  tout,  et  les 
agneaux  et  les  hr-ebis ^  et  les  petits  et  les  mères,  et  les  pas- 
teurs même  :  pasteurs  à  l'égard  des  peuples,  et  brebis  à 
l'égard  de  Pierre,  ils  honorent  en  lui  Jésus  -  Christ..,. 
{Note  de  l'Edit.) 


454  NOTES 

Note  L,  page  n8. 

Il  va  presque  jusqu'à  nier  les  persécutions  sous  Néron. 
Il  avance  qu'aucun  des  Césars  n'inquiéta  les  chrétiens  jus- 
qu'à Domitien.  «  Il  étoit  aussi  injuste,  dit-il,  d'imputer 
cet  accident  (l'incendie  de  Rome)  au  christianisme  qu'à 
l'empereur  (Néron);  ni  lui,  ni  les  chrétiens,  ni  les  juifs, 
n'avoient  aucun  intérêt  à  brûler  Rome  ;  mais  il  falloit 
apaiser  le  peuple  qui  se  soulevoit  contre  des  étrangers 
également  haïs  des  Romains  et  des  Juifs.  On  abandonna 
quelques  infortunés  à  la  oengeance  publique.  (Quelle  ven- 
geance ,  s'ils  n'étoient  pas  coupables!)  Il  semble  qu'on  n'au- 
roit  pas  du  compter  parmi  les  persécutions  faites  à  leur 
foi ,  cette  violence  passagère.  Elle  n'avoit  rien  de  commun 
avec  leur  religion  quon  ne  connoissoit  pas  (nous  allons 
entendre  Tacite) ,  et  que  les  Romains  confondoient  avec  le 
judaïsme,  protégé  par  les  lois  autant  que  méprisé  (i).  » 
Voilà  peut-être  un  des  passages  historique  s  les  plus  étranges 
qui  soient  jamais  échappés  à  la  plume  d'un  auteur. 

Voltaire  n'avoit-il  jamais  lu  ni  Suétone,  ni  Tacite?  Il 
nie  Texistence  ou  l'authenticité  des  inscriptions  trouvées 
en  Espagne,  oùNéron  est  remercié  d' avoir  aboli  dans  la 
piooince  une  superstition  nouoelle.  Quant  à  l'existence  de 
ces  inscriptions,  on  en  voit  une  à  Oxford  :  Neroni  Claud. 
Cais.  Aug.  Max.  ob  Provinc.  latronib.  et  His  qui  novam 
generi  hum.  Superstition,  inculcab.  purgat.  Et  pour  ce  qui 
regarde  l'inscription  elle-même,  on  ne  volt  pas  pourquoi 

(i)  Essai  sur  les  Mœurs  ,  chap-  VIII. 


ET  ÉCLAmClSSEMENS.  ^bS 

Voltaire  doute  que  celte  nouvelle  superstition  soit  la  reli- 
gion chrétienne.  Ce  sont  les  propres  paroles  de  Suétone  : 
Afjlicti  suppliciis  christiani,  gerius  hominuin  superstitionis 
nov(£  ac  maleficœ  (i). 

I^e  passage  de  Tacite  va  nous  apprendre  maintenant 
quelle  fut  cette  violence  passagère,  exercée  très-sciem- 
ment, non  sur  les  Juifs,  mais  sur  les  chrétiens. 

«  Pour  détruire  les  bruits,  Néron  chercha  des  cou- 
pables, et  fit  souffrir  les  plus  cruelles  tortures  h  des  mal- 
heureux abhorrés  pour  leurs  infamies,  qu'on  appeloit  vul- 
gairement chrétiens.  Le  Christ,  qui  leur  donna  son  nom, 
avoit  été  condamné  au  supplice,  sous  Tibère,  par  le  pro- 
curateur Ponce-Pilate  ,  ce  qui  réprima  pour  un  moment 
cette  exécrable  superstition.  Mais  bientôt  le  torrent  se 
déborda  de  nouveau,  non  seulement  dans  la  Judée,  où  il 
avoit  pris  sa  source,  mais  jusque  dans  Rome  même  oi!i 
viennent  enfin  se  rendre  et  se  grossir  tous  les  égouts  de 
l'univers.  On  commença  par  se  saisirde  ceux  qui  s'avouèrent 
chrétiens  ;  et  ensuite ,  sur  leurs  dépositions,  d'une  multi- 
tude immense  qui  fut  moins  convaincue  d'avoir  incendié 
Rome  que  de  haïr  le  genre  humain  ;  et  à  leur  supplice , 
on  ajoutoit  la  dérision  :  on  les  enveloppoit  de  peaux  de 
bêtes,  pour  les  faire  dévorer  par  les  chiens;  on  les  atta— 
choit  en  croix,  ou  l'on  enduisoit  leurs  corps  de  résine  , 
et  l'on  s'en  servoit  la  nuit  pour  s'éclairer.  Néron  avoit  cédé 
ses  propres  jardins  pour  ce  spectacle  ,  et  dans  le  même 
temps  il  donnoit  des  jeux  au  cirque,  se  mêlant  parmi  le 
peuple   en  habit   de  cocher,    ou   conduisant  les  chars. 

(i)  Sue  t.  in  Nero. 


456  NOTES 

Aussi ,  quoique  coupables  et  dignes  des  derniers  supplices, 
on  se  sentoit  ému  de  compassion  pour  ces  victimes ,  qui 
sembloient  immolées  moins  au  bien  public  qu'aux  passe- 
temps  d'un  barbare  (i).  » 

Les  mouvemens  de  compassion  dont  Tacite  semble  saisi 
à  la  fin  de  ce  tableau,  contrastent  bien  tristement  avec  un 
auteur  chrétien ,  qui  cherche  à  affoiblir  la  pitié  pour  les 
victimes.  On  voit  que  Tacite  désigne  nettement  les  chré- 
tiens; il  ne  les  confond  point  avec  les  juifs,  puisqu'il 
raconte  leur  origine  ,  et  que  d'ailleurs  ,  en  parlant  du  siège 
de  Jérusalem,  il  fait,  dans  un  autre  endroit,  l'histoire 
des  Hébreux  et  de  la  religion  de  Moïse.  On  devine  pour- 
tant ce  qui  a  fait  avancer  à  Voltaire  que  les  Romains 
croyoient  persécuter  des  juifs  en  persécutant  les  fidèles. 
C'est  sans  doute  cette  phrase  :  moins  convaincus  d'avoir 
incendié  Rome  que  de  haïr  le  genre  humain  ,  que  l'auteur 
de  l'Essai  a  interprétée  des  juifs  ,  et  non  des  chrétiens.  Or, 
il  ne  s'est  pas  aperçu  qu'il  faisoit  l'éloge  de  ces  derniers, 
tout  en  les  voulant  priver  de  la  pitié  du  lecteur.  Mais 
quoiqu'il  ne  puisse  appliquer  réellement  les  paroles  de 
Tacite  aux  fidèles,  dont  la  religion  est  au  contraire  une 
espèce  de  philanthropie ,  il  auroit  dû  remarquer  que  le 
refus  que  les  chrétiens  faisoient  de  sacrifier  aux  idoles,  et 
d'assister  aux  abominables  jeux  du  cirque ,  pour  voir  des 
hommes  s'égorger,  ou  déchirés  par  des  bêles,  les  faisoit 
passer  pour  être  les  ennemis  des  dieux  et  des  hommes. 
Quant  aux  crimes  odieux  qu'on  reprochoit  aux  premiers 

(i)  Tacîl.  Ann.  libr.  XV,  44.  trad.  de  M.  Dureau-Delamalle, 
a<  ëdit.  tom.  III,  agi. 


ET  ECLAIRCISSEMENS.  4^7 

fidèles ,  comme  de  manger  des  enfans  et  de  boire  leur  sang , 
on  voit  facilement  ce  qui  avoit  pu  donner  lieu  à  de  pareils 
bruits.  Le  sang  mystique  du  Fils  de  l'homme,  qu'on  buvoit 
dans  le  vin  de  1  Eucharistie;  l'enfant  qui  s'immole,  la  chair 
de  l'agneau,  toutes  ces  figures  dont  les  païens  avoient 
entendu  parler  confusément,  jointes  aux  assemblées  mys- 
térieuses des  fidèles,  firent  aisément  supposer  des  rites 
abominables.  Pline,  Marc- Aurèle ,  Sévère ,  eltant  d'autres 
illustres  païens,  ont  si  souvent  rendu  justice  aux  mœurs  des 
chrétiens  primitifs,  que  les  paroles  de  Tacite  ne  sont  ici  d'au- 
cun poids.  C'est  une  grande  gloire  pour  les  chrétiens,  dit 
Bossuet ,  d'avoir  eu  pour  premier  persécuteur  le  persécu- 
teur du  genre  humain.  L'article  de  Voltaire  nous  fait  faire 
un  triste  retour  sur  cet  esprit  de  parti  qui  divise  tous  les 
hommes,  et  étouffe  chez  eux  les  sentimens  naturels.  Que 
le  ciel  nous  préserve  de  ces  horribles  haines  d'opinion, 
puisqu'elles  rendent  si  injuste! 

Note  M,  page  iSa. 

M.  DE  C....,  obligé  de  fuir  pendant  la  terreur  avec  un 
de  ses  frères ,  entra  dans  l'armée  de  Condé  ;  après  y  avoir 
servi  honorablement  jusqu'à  la  paix  ,  il  se  résolut  de 
quitter  le  monde.  Il  passa  en  Espagne ,  se  retira  dans  un 
couvent  de  Trappistes,  y  prit  l'habit  de  l'ordre ,  et  mourut 
peu  de  temps  après  avoir  prononcé  ses  vœux  :  il  avoit 
écrit  plusieurs  lettres  à  sa  famille  et  à  ses  amis,  pendant 
son  voyage  en  Espagne  et  son  noviciat  chez  les  Trappistes. 
Ce  sont  ces  lettres  que  l'on  donne  ici.  On  n'a  rien  voulu 
y  changer  ;  on  y  verra  une  peinture  fidèle  de  la  vie  de  ces 


458  NOIES 

religieux ,  dont  les  mœurs  ne  sont  déjà  plus  pour  nous 
que  des  traditions  historiques.  Dans  ces  feuilles  écrites 
sans  art ,  il  règne  souvent  une  grande  élévation  de  senti- 
mens,  et  toujours  une  naïveté,  d'autant  plus  précieuse, 
qu'elle  appartient  au  génie  français,  et  qu'elle  se  perd  de 
plus  en  plus  parmi  nous.  Le  sujet  de  ces  lettres  se  lie  au 
souvenir  de  tous  nos  malheurs  :  elles  représentent  un 
jeune  et  brave  Français  chassé  de  sa  famille  par  la  révo- 
lution ,  et  s'immolaut  dans  la  solitude ,  victime  volontaire 
offerte  à  l'Eternel,  pour  racheter  les  maux  et  les  impiétés 
de  la  pairie  :  ainsi,  saint  Jérôme  au  fond  de  sa  grotte, 
tàchoit ,  en  versant  des  torrens  de  larmes ,  et  en  élevant 
ses  mains  vers  le  ciel ,  de  retarder  la  chute  de  l'empire 
romain.  Cette  correspondance  offre  donc  une  petite  his- 
toire complète,  qui  a  son  commencement,  son  milieu  et 
sa  fin.  Je  ne  doute  point  que  si  on  la  publioit  comme  un 
simple  roman ,  elle  n'eût  le  glus  grand  succès.  Cependant 
elle  ne  renferme  aucune  aventure  :  c'est  un  homme  qui 
s'entretient  avec  ses  amis ,  et  qui  leur  rend  compte  de  ses 
pensées.  Oij  donc  est  le  charme  de  ces  lettres  ?  Dans  la 
religion.  Nouvelle  preuve  qui  vient  à  l'appui  des  prin-' 
cipes  que  j'ai  essayé  d'établir  dans  mon  ouvrage. 

A.  MM,  deB....  ses  compagnons  d'émigration^ 
à  Barcelonne. 

i5  mars  1799" 

Mon  dernier  voyage,  mes  chers  amis  (c'est  celui  de 
Madrid),  a  été  très-agréable.  J'ai  passé  à  Aranjuez  oij 
étoit  la  famille   royale.  J'ai  resté  cinq  jours  à  Madrid, 


ET  ÉCLAlKCISSEiMENS.  4^9 

autant  à  Sarragosse ,  où  j'ai  eu  l'avantage  de  visiter  Notre- 
Dame  du  Pilar.  J'ai  eu  plus  de  plaisir  à  parcourir  l'Es- 
pagne ,  que  je  n'en  avois  eu  à  parcourir  les  autres  pays. 
On  a  l'avantage  d'y  voyager  à  meilleur  marche  que  nulle 
part  que  je  connoisse.  Je  n'ai  rien  perdu  de  mes  effets, 
quoique  je  sois  très-peu  soigneux  :  on  trouve  ici  beaucoup 
de  braves  gens  qui  savent  exercer  la  charité.  On  épargne 
beaucoup  en  portant  avec  soi  un  sac  qu'on  remplit  chaque 
soir  de  paille  ,  pour  se  coucher  ;  mais  je  n'ai  plus  de  goût 
à  parler  de  tout  cela.  J'ai  dit  adieu  aux  montagnes  et  aux 
lieux  champêtres.  J'ai  renoncé  à  tous  mes  plans  de  voyage 
sur  la  terre  ,  pour  commencer  celui  de  l'éternité.  Me  voici 
depuis  neuf  jours  à  la  Trappe  de  Sainte -Suzanne,  où 
j'ai  résolu,  avec  la  grâce  de  Dieu,  de  finir  mes  jours.  J'ai 
moins  de  mérite  qu'un  autre  à  soufTrir  les  peines  du 
corps ,  vu  l'habitude  que  je  m'en  étois  faite ,  pai'  èpîc.u- 
rélsme. 

On  ne  mène  pas  ici  une  vie  de  fainéans  ;  on  se  lève  à 
une  heure  et  demie  du  matin,  on  prie  Dieu  ,  ou  on  fait 
des  lectures  pieuses  jusqu'à  cinq  ;  puis  commence  le  tra- 
vail ,  qui  ne  cesse  que  vers  les  quatre  heures  et  demie  du 
soir,  qu'on  rompt  le  jeûne  :  je  parle  pour  les  frères  con- 
vers  dont  je  fais  nombre  ;  les  pères,  qui  travaillent  aussi 
beaucoup ,  quittent  les  champs  aux  heures  marquées , 
pour  se  rendre  au  chœur,  où  ils  chantent  l'office  de  la 
Sainte-Vierge,  l'office  ordinaire,  et  celui  des  morts.  Nous 
autres  frères ,  nous  interrompons  aussi  notre  travail ,  pour 
faire  nos  prières  par  intervalles ,  ce  qui  s'exécute  sur  le 
lieu.  On  ne  passe  guère  une  demi-heure  ,  sans  que  l'ancien 
frappe  des  mains  pour  nous  avertir  d'élever  nos  pensées 


46o  NOTES 

vers  le  ciel,  ce  qui  adoucit  beaucoup  toutes  les  peines; 
on  se  ressouvient  qu'on  travaille  pour  un  maître  qui  ne 
nous  fera  pas  attendre  notre  salaire  au  temps  marqué. 

J'ai  vu  mourir  un  de  nos  Pères.  Ah  !  si  vous  saviez 
quelle  consolation  on  a  dans  ce  moment  de  la  mort  !  Quel 
jour  de  triomphe  !  Notre  révérend  Père  abbé  demanda  à 
l'agonisant  :  «  Hé  bien,  êtes- vous  fâché  maintenant 
d'aooir  un  peu  souffert  ?  »  Je  vous  avoue ,  à  ma  honte  ,  que 
je  me  suis  senti  quelquefois  envie  de  mourir,  comme  ces 
soldais  lâches  qui  désirent  leur  congé  avant  le  temps. 
Sainte-Marie  Egyptienne  fit  quarante  ans  pénitence  ;  elle 
éloit  moins  coupable  que  moi ,  et  il  j  a  mille  ans  qu'elle 
se  repose  dans  la  gloire. 

Priez  pour  moi ,  mes  chers  amis ,  afin  que  nous  puis- 
sions nous  retrouver  au  grand  jour. 

Faites  savoir,  je  vous  prie,  au  cher  Hippolyle  et  à 
mes  sœurs  le  parti  que  j'ai  pris.  Je  leur  écrirai  dans  six 
semaines,  et  ils  peuvent  m' écrire  à  l'adresse  que  je  vous 
donnerai. 

Nous  sommes  ici  soixante  '  dix ,  tant  Espagnols  que 
Français,  et  cependant  la  maison  est  très-pauvre,  voilà 
pourquoi  je  veux  faire  venir  les  Hoo  livres.  D'ailleurs  , 
quoiqu'avec  la  grâce  de  Dieu,  j'espère  persister  dans  ma 
résolution,  j'ai  un  an  pour  sortir. 

Vous  pouvez  donc  écrire  au  révérend  Père  abbé  de  la 
Trappe  de  Sainte-Suzanne ,  par  Alcaniz  à  Maëlla ,  pour 
le  frère  Charles  CL. 

(Vous  aurez  soin  de  mettre  en  tête  de  la  lettre  Espana^ 
et  après  Maëlla,  en  Aragon.') 


ET  ECLAIRCISSEMENS.  46" 

Lettre  écrite  à  ses  frères  et  sœurs  en  France. 

Première  semaine  de  Pâques,  1799- 

Me  voici  à  Sainte-Suzanne  depuis  le  premier  lundi  de 
carême;  c'est  un  couvent  de  Trappistes,  où  je  compte 
finir  mes  jours  :  j'ai  déjà  éprouvé  tout  ce  qu'il  j  a  de 
plus  austère  dans  le  cours  de  l'année.  On  ne  se  lève  jamais 
plus  tard  qu'à  une  heure  et  demie  du  matin  ;  au  premier 
coup  de  cloche  on  se  rend  à  rés;lise  ;  les  frères  convers, 
dont  je  fais  nombre  sous  le  nom  Fr.  J.  Climaque,  sortent 
à  deux  heures  et  demie  pour  aller  étudier  les  psaumes  ou 
faire  quelqu'autre  lecture  spirituelle  ;  à  quatre  heures  « 
on  rentre  à  l'é^^lise  jusqu'à  cinq  heures,  que  com- 
mence le  travail.  On  s'occupe  dans  un  atelier  jusqu'au 
jour;  alors  on  prend  une  pioche  large  et  une  étroite, 
puis  on  va  en  ordre  travailler,  ce  qui  dure  quelquefois 
jusqu'à  trois  heures  de  l'après-midi.  On  se  rapproche 
ensuite  du  couvent,  oii  Ton  reprend  le  travail  dans  Tale- 
lier,  en  attendant  quatre  heures  et  un  quart,  heure  à 
laquelle  sonne  le  diner.  En  se  levant  de  table ,  on  va  pro- 
ressionnellement  à  l'église,  en  récitant  le  Miserere;  l'on 
en  sort  en  chantant  le  Be  profiindis ,  et  l'on  retourne  au 
travail  dans  l'atelier.  Là  on  carde ,  on  file ,  on  fait  du  drap, 
et  autres  choses,  chacun  selon  son  talent.  Tout  ce  dont 
nous  nous  servons  doit  se  faire  dans  la  maison  par  les 
mains  des  frères,  autant  que  cela  est  possible;  chacun 
doit  gagner  sa  vie  à  la  sueur  de  son  front ,  faisant  profes- 
sion d'être  pauvre,  et  de  n'être  à  charge  à  personne, 


^fîa  NOTES 

donnanî.  au  contraire  Thospitalité  à  gens  de  tout  ^tat  qui 
viennent  nous  voir;  cependant  nous  n'avons  que  deux 
attelages  de  mules,  et  environ  deux  cents  brebis  et  quel- 
ques chèvres  qui  vont  paître  dans  les  montagnes  arides  qui 
nous  environnent.  Ce  ne  peut  être  que  par  les  soins  d'une 
providence  particulière ,  que  soixante-dix  personnes  vivent 
avec  si  peu  de  chose ,  sans  compter  une  foule  d'étrangers 
qui  viennent  de  toutes  parts ,  et  auxquels  on  donne  du 
pain  blanc,  et  tout  ce  que  nous  pouvons  leur  donner  en 
maigre ,  apprêté  à  l'huile  ou  au  beurre ,  dont  nous  ne 
faisons  pas  usage.  Notre  pain ,  s'il  est  de  froment,  ne  doit 
avoir  passé  qu'une  fois  par  le  crible ,  et  la  farine  doit  être 
employée  comme  elle  sort  du  moulin.  Comme  je  suis 
maladroit  pour  filer  dans  l'atelier ,  je  trie  les  fèves  ou 
lentilles  de  nos  repas.  Le  riz  ne  se  trie  pas  de  même ,  et 
tout  se  mange  sans  autre  accommodage  que  cuit  à  l'eau  et 
au  sel. 

A  cinq  heures  trois  quarts,  on  va  au  cloître  lire  ou 
prier  Dieu  jusqu'à  six  heures.  Il  se  fait  une  lecture  que 
tout  le  monde  écoute.  La  lecture  finie ,  les  Pères  entrent 
à  l'église  pour  dire  complies.  Le  Père-maître,  qui  est  un 
ancien  moine  de  Sept -Fonds,  distribue  le  travail  aux 
frères,  à  mesure  qu'ils  entrent  dans  l'église;  après  com- 
plies, on  sonne  une  cloche  qui  réunit  tout  le  monde, 
pour  chanter  Sahe  Regina^  ce  qui  dure  un  quart  d'heure. 
Le  chant  en  est  très-beau ,  et  cela  seul  délasse  de  tous  les 
travaux  de  la  journée;  vient  ensuite  un  demi  -  quart 
d'heure  d'adoration.  A  sept  heures  un  quart ,  on  dit  le 
Suh  tuum  pmsidium  ;  cela  fait ,  tous  les  individus  de  la 
maison  vont  se  prosterner  à  la  file  dans  le  cloître ,  et  là. 


ET  ÉCLAIR CISSEMENS.  /,b3 

couchés  sur  la  terre ,  comme  le  roi  David ,  ils  disent  le 
Miserere  dans  un  grand  silence  :  cette  dernière  cérémonie 
me  paroît  sublime  ;  1  homme  ne  me  semble  jamais  mieux 
à  sa  place,  que  lorsqu'il  s'humilie  devant  son  auteur. 
Enfin  ,  le  révérend  Père  abbé  se  lève  ,  et  placé  sur  la  porte 
de  l'église,  il  donne  l'eau  bénite  à  tous  sans  exception, 
jusqu'au  dernier  des  novices.  Arrivés  au  dortoir,  on  se 
met  à  genoux  aux  pieds  de  son  lit ,  jusqu'à  ce  qu'on 
entende  une  petite  cloche,  qui  est  le  signal  pour  se  cou- 
cher, ce  qui  se  fait  à  sept  heures  et  demie. 

Il  y  a  ensuite  une  infinité  de  petites  contradictions, 
qui ,  venant  sans  cesse  à  la  rencontre  des  habitudes  , 
inquiètent  dans  les  premiers  jours.  On  ne  doit  jamais,  par 
exemple  ,  s'appuyer  si  on  est  assis ,  ni  s'asseoir  si  on  est 
fatigué ,  pour  le  seul  fait  de  se  reposer  :  c'est  que  l'homme 
est  né  pour  travailler  dans  ce  monde ,  et  qu'il  ne  doit 
attendre  de  repos  qu'arrivé  au  terme  de  son  pèlerinage.  On 
perd  ainsi  toute  propriété  sur  son  corps  :  si  l'on  se  blesse 
d'une  manière  un  peu  grave  ,  il  faut  s'aller  accuser  à 
genoux  ,  tout  comme  lorsqu'on  brise  un  vase  de  terre  ,  et 
cela  sans  parler;  il  suffit  de  montrer  le  sang  qui  coule, 
ou  les  fragmens  de  la  chose  brisée.  Puis  il  y  a  le  chapitre 
des  fautes  :  on  doit  s'accuser  à  haute  voix  des  fautes  pure- 
ment matérielles  ;  en  outre ,  il  y  a  souvent  quelque  frère 
qui  vous  proclame ,  en  dénonçant  des  fautes  que  vous 
avez  commises  par  ignorance  ou  autrement.  Je  serois 
trop   long,  si  je  disois  tout  le  reste. 

A  la  vérité,  le  temps  du  carême  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  austère  ;  hors  de  là  je  crois  qu'on  ne  dîne  jamais  plus 
tard  que  deux  heures  :  j'ai   commencé  par  ce  temps  de 


464  NOTES 

pénitence;  j'ai  fait  comme  les  coureurs,  qui  s'exercent 
d'abord  avec  des  souliers  de  plomb.  11  me  semble  main- 
tenant que  nous  menons  une  vie  de  Sybarites,  et  en 
vérité  nous  pouvons  dire  :  Hélas  !  que  nous  faisons  peu 
de  chose  en  comparaison  de  ce  qu'ont  fait  les  saints  ! 
Quand  je  pense  aux  entreprises  des  aventuriers  amé- 
ricains ,  à  leur  passage  de  la  mer  Atlantique  à  la  mer 
du  Sud,  à  travers  l'isthme  de  Panama,  et  ce  qu'ils  ont 
du  souffrir  pour  se  faire  un  chemin  à  travers  les  arbres 
et  les  ronces ,  qui  n'avoient  cessé  de  s'entrelacer  depuis 
l'orio;ine  du  monde  ,  à  ce  qu'ils  ont  éprouvé  dans  ces 
vallées  désertes  sous  les  feux  de  l'équateur,  passant  de 
là  tout  à  coup  sur  des  glaciers,  et  tout  cela  par  le  seul 
désir  de  s'emparer  de  l'or  des  Indiens  ;  en  considérant 
tous  ces  vains  efforts  pour  des  biens  trompeurs ,  et 
sachant  d'ailleurs  qtie  l'espérance  de  ceux  qui  travaillent 
pour  Dieu  ne  sera  pas  frustrée ,  on  doit  s'écrier  :  Hélas  ! 
que  nous  faisons  ici-bas  peu  de  chose  pour  le  ciel  ! 

Nous  sentons  tous  cette  vérité,  et  il  y  a  sûrement  des 
frères  qui  embrasseroient  toute  espèce  de  pénitence  ;  mais 
on  ne  peut  pas  faire  la  moindre  austérité  sans  une  per- 
mission expresse ,  et  elle  est  rarement  accordée ,  parce 
qu'étant  pauvres,  il  faut  conserver  ses  forces  pour  tra- 
vailler. Si  quelquefois  appuyé  debout  contre  un  mur,  je 
sommeille ,  il  y  a  bientôt  quelque  frère  charitable  qui  me 
tire  de  ce  sommeil  ;  je  crois  l'entendre  me  dire  :  «  Tu  te 
reposeras  à  la  maison  paternelle ,  in  domum  œteinitatis.  » 
Pendant  ce  travail,  soit  au  champ,  soit  à  la  maison,  de 
temps  à  autre  le  plus  ancien  frappe  des  mains ,  et  alors 
dans  un  grand  silence  pendant  cinq  ou  six  minutes,  chacun 


ET  ECLAIRCISSEMENS.  4^5 

peut  porter  ses  regards  vers   le  ciel  ;    cela   suffit,   pour 
adoucir  le  froid  de  l'hiver  et  les  chaleurs  de  Tété.  Il  faut 
en  être  témoin  pour  se  faire  une  idée  du  contentement , 
de  la  jubilation  de  tout  le  monde  ;  rien  ne  prouve  mieux 
le  bonheur  de  cette  vie  ,  que  ce  qu'ont  fait  les  Trappistes 
pour  se   réunir  après   leur  expulsion  de  France,   et  la 
quantité  de  couvens  de  cet  ordre  qui  se   sont    formés 
jusque  dans  le  Canada.  Ici  nous  sommes  environ  soixanle- 
dix,  et  on  refuse  tous  les  jours  des  gens  qui  demandent  à 
être  reçus.  Certes,  j'ai  eu  assez  de  peine  pour  y  panenir, 
mais   heureusement   je  suis  venu   ici  sans  avoir   écrit  ^ 
comme  on  le  fait  ordinairement,  ne  connoissanl  personne , 
me  confiant  en  la  protection  de  la  Sainte-Vierge,  à  qui  je 
m'étois  adressé   avant  de  partir  de  Cordoue  :  je  ne  me 
suis  pas  rebuté  du  premier  refus,  parce  que  je  sais  bien 
qu'après   tout   le  révérend  Père  abbé   n'est   pas  le   vrai 
maître;   aussi,  après   quelques  jours,  il  entra  dans  ma 
chambre,  et,  après  m'avoir  embrassé,  il  me  dit  :  Désormais 
regardez-moi  comme  votre  frère  ;  je  me  ferois  conscience 
de  renvoyer  quelqu'un  qui  se  sauve  du  monde  pour  venir 
ici  travailler  à  son  salut. 

En  effet,  par  la  grâce  de  Dieu,  c'est  le  seul  motif  qui 
m'a  pressé  de  prendre  ce  parti.  J'y  étois  résolu  environ 
trois  mois  avant  de  sortir  de  France  ;  mais  où  ,  et  comment 
parvenir  à  ce  que  je  désirois?  Je  n'en  savois  rien.  Il  n'y 
a  que  quatre  pas  de  Rarcelonne  ici ,  mais  les  chemins  les 
plus  courts  ne  sont  pas  toujours  ceux  de  la  Providence  ; 
il  entroit  apparemment  dans  les  desseins  de  Dieu  que 
j'allasse  d'abord  à  Cordoue,  à  travers  un  des  plus  beaux 
pays  de  la  nature  ,  les  royaumes  de  Valence  ,  de  Murcie  , 

4.  3o 


46C  NOTES 

de  Grenade  :  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  plus  charmant  que 
TAndalousie.  Plus  j'avançois ,  plus  je  sentois  augmenter  le 
désir  de  voir  d'autres  contrées ,  d'autres  pays.  Ayant  ren- 
contré aux  environs  de  Tarragone  un  officier  suisse,  que 
j'avois  connu  dans  le  Valais,  il  me  porta  mon  sac  sur  son 
cheval,  et  nous  fîmes  journée  ensemble.  Je  ne  sais  com- 
ment, étant  venu  à  parler  de  la  Val-Sainte  ^  et  comment 
ces  pauvres  Pères  avoient  été  obligés  de  passer  en  Russie, 
l'officier  me  dit  qu'ils  avoient  formé  une  colonie  en  Ara- 
gon ;  aussitôt  je  me  résolus  de  tourner  mes  pas  vers  ce 
côté ,  et  je  commençai  ce  long  chemin  que  j'ai  fait  seul ,  de 
nuit  et  de  jour,  à  travers  les  montagnes  qui  se  pressent 
avant  d'arriver  à  Tortone  •,  on  y  fait  souvent  cinq  ou  six 
lieues  sans  rencontrer  personne  ;  et  l'on  voit  çà  et  là  une 
multitude  de  croix,  qui  annoncent  la  triste  fin  de  quelque 
voyageur. 

Les  pays  que  je  voyois,  soit  sauvages  ou  rians,  me  don- 
noient  des  idées  agréables,  ou  me  jetoient  dans  une  de 
ces  mélancolies  qui  plaisent  par  les  différens  sentimens 
qui  viennent  s'y  associer.  Je  ne  crois  pas  avoir  jamais  fait 
de  voyage  avec  plus  de  confiance ,  ni  avec  plus  de  plaisir; 
je  n'ai  trouvé  que  des  gens  honnêtes,  bons  et  charitables. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  gai  qu'une  auberge  espagnole ,  par  la 
foule  de  gens  qui  s'y  rencontrent.  Je  suspendois  mon  sac 
à  un  clou,  sans  le  moindre  souci  :  le  prix  du  pain  et  de  la 
viande  étant  fixé,  les  pauvres  voyageurs  comme  moi  ne 
peuvent  pas  être  trompés  ;  d'ailleurs,  je  n'ai  jamais  ren- 
contré de  peuple  moins  intéressé  ;  les  servantes  refusoient 
opiniâtrement  de  recevoir  ma  petite  rétribution,  et  sou- 
vent des  voituriers  ont  porté  mon  sac  pendant  plusieurs 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  467 

jours,  sans  vouloir  rien  accepter.  Enfin  j'estime  extrême- 
ment ce  peuple,  qui  s'estime  lui-même ,  qui  ne  va  pas 
servir  chez  les  autres  nations,  et  qui  a  conservé  un  carac- 
tère vraiment  original.  On  parle  beaucoup  du  libertinage 
qui  règne  ici  ;  je  crois  qu'il  y  en  a  moins  qu'en  notre  pays. 
Et  puis,  que  de  braves  gens  !  Il  n'y  auroit  pas  moins  de 
martyrs  ici  qu'en  France  ,  s'il  étoit  possible  d  y  détruire  la 
religion.  Je  doute  qu'on  l'entreprenne  encore  ;  il  faut 
auparavant  que  le  libertinage  de  l'esprit  passe  au  cœur;  et 
les  Espagnols  sont  bien  loin  de  là.  Les  grands  suivent  la 
religion  comme  les  petits;  et,  quoiqu'ils  soient  très-fiers, 
à  l'église  il  y  a  une  égalité  parfaite  :  la  duchesse  s'y  assied 
par  terre  auprès  de  sa  servante.  L'église  est  ordinairement 
le  plus  bel  édifice  du  lieu.  Elle  est  tenue  très-proprement  ; 
le  pavé  en  est  couvert  de  nattes,  au  moins  dans  l'Anda- 
lousie. Les  lampes  qui  brûlent  jour  et  nuit  y  sont  par 
milliers.  Dans  une  petite  chapelle  de  la  Sainte-Vierge,  il  y 
a  quelquefois  jusqu  à  dix  à  onze  lampes  allumées.  Quoi- 
qu'il y  ait  une  quantité  immense  de  ruches  d'abeilles,  qu'on 
abandonne  au  milieu  des  montagnes  les  plus  désertes ,  on 
tire  de  la  cire  de  France ,  de  l'Afrique  et  de  l'Amérique. 

Voilà  déjà  une  forte  digression.  J'ai  écrit  le  détail  de 
mes  voyages  aux  B.  et  aux  Bo.  Je  ne  sais  si  ces  derniers  ont 
reçûmes  lettres;  je  leur  avois  marqué  de  vous  les  faire  pas- 
ser, si  c' étoit  possible  ;  cela  vous  auroit  peut-être  amusés. 

J'arrivai  un  jour  dans  une  campagne  déserte ,  à  une 
porte  superbe,  seul  reste  d'une  grande  ville,  et  qui  ne 
peut  être  qu'un  ouvrage  des  Romains  :  le  grand  chemin 
moderne  passe  dessous.  Je  m'arrêtai  à  considérer  cette 
porte  qui  est  sûrement  là  depuis  deux  mille  ans.  Il  me 

3o. 


468  NOTES 

vint  dans  la  pensëe  que  cette  ville  avoit  été  habitée  par  des 
gens  qui,  à  la  fleur  de  leur  âge,  vojoient  la  mort  comme 
une  chose  très-éloignée,  ou  n'y  pensoient  pas  du  tout; 
qu'il  y  avoit  sûrement  eu  dans  cette  ville  des  partis,  et  des 
hommes  acharnés  les  uns  contre  les  autres^  et  voilà  que 
depuis  des  siècles  leurs  cendres  s'élèvent  confondues  dans 
un  même  tourbillon.  J'ai  vu  aussi  Morviédo,  où  étoit 
bâtie  Sagonte  ,  et,  réfléchissant  sur  la  vanité  du  temps,  je 
n'ai  plus  songé  qu'à  l'éternité.  Qu'est-ce  que  cela  me  fera 
dans  vingt  ou  trente  ans  ,  qu'on  m'ait  dépouillé  de  ma  for- 
tune à  Toccasion  d'une  persécution  contre  les  chrétiens  ? 
Saint  Paul,  ermite,  ayant  été  dénoncé  par  son  beau- 
frère  ,  se  retira  dans  un  désert ,  abandonnant  à  son  dénon- 
ciateur de  très-grandes  richesses  ;  mais ,  comme  dit  saint 
Jérôme,  qui  n'aimeroit  mieux  aujourd'hui  avoir  porté  la 
pauvre  tunique  de  Paul ,  avec  ses  mérites ,  que  la  pourpre 
des  rois  avec  leurs  peines  et  leurs  tourmens?  Toutes  ces 
réflexions  réunies  me  déterminèrent  à  venir  sans  délai  me 
réfugier  ici ,  renonçant  à  tout  projet  de  course  ultérieure, 
espérant,  si  j'ai  le  bonheur  d'aller  au  ciel,  après  avoir  fait 
pénitence,  de  voir  de  là  toutes  les  régions  de  la  terre. 

Je  n'ai  pas  encore  souffert  le  plus  petit  mal  d'estomac , 
ni  éprouvé  d'autres  peines  qu'un  peu  de  froid  le  matin, 
en  allant  au  champ.  Cependant  l'avant-dernier  vendredi 
du  carême  ,  je  fus  commandé  pour  aller  nettoyer  l'étable 
des  brebis  :  après  avoir  fait  depuis  le  point  du  jour  jusque 
vers  les  deux  heures  et  demie  un  travail  très-rude,  je 
pensois  à  me  rapprocher  du  couvent ,  lorsqu'on  m'envoya 
à  la  montagne  chercher  de  l'herbe  ;  je  ne  fus  de  retour 
qu'à  quatre  heures  un  quart,  pour  rompre  le  jeûne  :  j'eu» 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  469 

une  hémorragie  assez  forte  le  soir,  et  puis  tous  les  matins 
à  mon  ordinaire.  Perdant  plus  qu'une  nourriture  peu  subs- 
tantielle ne  pouvoit  réparer,  j'allois  tous  les  jours  m'af- 
foiblissant,  lorsqu'enfinPàques  est  venu  :  depuis  ce  temps, 
on  dine  à  onze  heures  et  demie,  on  fait  une  bonne  colla- 
tion à  six ,  on  travaille  aussi  beaucoup  moins ,  de  sorte  que 
je  me  suis  remis  sur-le-champ.  Le  jour  de  Pâques,  nous 
eûmes  pour  diner,  une  bouillie  de  farine  de  maïs  ,  du  riz 
au  lait,  et  des  noix  pour  dessert.  L'archevêque  d'Auch, 
qui  étoit  venu  donner  les  ordres  à  plusieurs  de  nos  Pères, 
dîna  au  réfectoire.  Le  soir  nous  eûmes  du  raisiné  et  des 
raisins  secs.  Nous  pouvons  manger  du  laitage  de  nos  bre- 
bis jusqu'à  la  Pentecôte.  Quant  à  la  quantité  de  nourri- 
ture, il  ne  m'est  jamais  arrivé  de  finir  tout  ce  qu'on  me 
donne.  Je  crois  être  celui  de  la  communauté  qui  mange 
le  plus  doucement.  Pour  tout  le  reste,  je  suis  très-content 
d'être  ici  ;   la  règle  est  sévère ,  mais  les  supérieurs  sont  la 
eharité  même.  On  accuse  notre  R.  Père  d'être  trop  bon  ; 
je  ne  trouve  pas  que  ce  soit  un  défaut ,  ou  c'est  celui  des 
saints.  11  n'a  d'autre  privilège  que  de  se  lever  plus  tôt  et  de 
se  coucher  plus  tard.  C'est  toujours  le  hasard  qui  place 
son  écuelle  devant  lui  :  un  lit  comme  les  autres,  deux 
planches  réunies  et  un  coussin  de  paille ,   pas  plus  de 
chambre  que  moi.  Il  n'a  qu'un  parloir,  oi!i  ceux  qui  ont 
quelque  peine  soit  de  l'âme  ou  du  corps  vont  chercher 
une  consolation,  et  on  la  trouve.  Une  chose  que  m'avoit 
dite  en   arrivant    le  Père    qui   reçoit    les    étrangers,    je 
réprouve  déjà  :  sans  jamais  se  parler,  on  est  plein  d'ami- 
tié les  uns  pour  les  autres;  si  quelqu'un  se  relâche,  on  a 
du  chagrin,  on  prie  pour  lui,  on  l'avertit  avec  la  plus 


4  70  NOTES 

grande  douceur;  et,  si  on  est  forcé  de  le  renvoyer,  ou  qu'il 
veuille  s'en  aller  lui-même,  on  lui  rend  tout  ce  qu'il  a 
apporté,  ne  retenant  pas  une  obole  pour  sa  nourriture  ou 
ses  habits,  et  on  fait  tout  ce  qu'on  peut  pour  qu'il  s'en 
aille  content.  Lorsque  le  père,  la  mère,  ou  quelque  frère 
d'un  religieux  meurt,  si  la  famille  a  soin  d'écrire  au  révé- 
rend Père,  toute  la  communauté  prie  pour  le  défunt,  mais 
personne  ne  sait  qui  cela  regarde  en  propre  :  ainsi ,  cher 
frère ,  lorsque  le  bon  Dieu  vous  appellera  à  lui ,  que  cela 
vous  soit  une  consolation  dans  ces  derniers  momens. 

Ce  qui  me  détermine  à  rester  ici  d'une  manière  déci- 
sive, c'est  qu'il  ne  faut  pas  de  vocation  particulière  pour 
y  vivre  ;  ce  n'est  pas  comme  dans  les  autres  couvens  ;  nous 
sommes,  à  proprement  parler,  des  laboureurs  qui  vivent 
du  travail  de  leurs  mains,  réunis,  comme  dans  les  premiers 
siècles  de  l'Eglise ,  pour  servir  Dieu  dans  un  esprit  de  dia- 
rité ,  suivant  le  précepte  de  notre  Sauveur,  qui  dit  au  jeune 
homme  :  Abandonnez  tout  pour  me  suii>re^  sans  lui  deman- 
der s'il  avoit  la  vocation.  Une  autre  chose  qui  suffiroit 
pour  me  déterminer,  c'est  que  notre  maison  est  sous  la 
protection  particulière  de  la  Vierge.  Dès  que  nous  entrons 
à  l'église,  on  récite  YA<?e  Maria  ,  prosterné  contre  terre  , 
le  front  appuyé  sur  le  revers  de  la  main.  La  Sainte-Vierge 
est  au  maître-autel,  peinte  entre  deux  anges,  et  les  y^ux 
élevés  vers  le  ciel;  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  représenté 
si  noblement  :  cet  autel  avoit  été  couvert  tout  le  carême  ; 
quel  plaisir  nous  ressentîmes  tous  le  Samedi-Saint  au  soir 
au  Sahe ^  Regina ,  lorsque  le  voile  fut  levé,  et  toute 
l'église  illuminée!  Je  suis  persuadé  que  l'archevêque 
d'Auch  partagea  notre  joie;  j'avois  reçu  sa  bénédiction. 


ET  ÉCLAIKClSSÎiMEJNS.  471 

Certainement,  après  tout  ce  que  je  vous  ai  dit ,  je  ne 
désire  rien  tant  que  de  mourir  ici,  et  cela  bientôt,  pour 
ne  pas  augmenter  le  nombre  de  mes  fautes.  Mais  si  on 
me  renvojoit  par  défaut  de  santé  (  mes  hémorragies  pou- 
vant me  faire  traîner  une  vie  foible  et  inutile ,  là  où  Ton 
aime  les  gens  qui  travaillent  ),  je  prendrois  le  parti  que 
j'avois  toujours  eu  en  vue,  depuis  quatorze  ou  quinze 
ans;  c'est  d'acheter  une  petite  maison  et  un  champ,  et 
de  vivre  là  à  la  sueur  de  mon  front,  tous  les  hommes  y 
étant  condamnés  :  je  me  6xerai  en  Espagne,  ne  pouvant 
pas  revenir  en  France,  sans  inquiéter  mes  amis.  D'ail- 
leurs, dans  ce  pajs-ci,  on  donne  du  terrain  à  très-bon 
marché,  et  mille  écus  sufûroient,  je  pense,  à  mon  éta- 
blissement. Je  tirerai  toujours  un  grand  profit  d'être  venu 
ici  apprendre  à  faire  pénitence,  et  à  ne  compter  pour 
rien  un  corps  destiné  à  devenir  incessamment  poussière, 
pour  sauver  mon  âme  qui  est  éternelle. 

Au  reste ,  ni  l'habit ,  ni  la  maison  ne  rend  vertueux  : 
les  mauvais  anges  péchèrent  dans  le  sein  de  Dieu  même, 
et  Adam  dans  le  paradis  terrestre.  Je  sens  bien  que  je  n  en 
vaux  pas  davantage,  pour  être  dans  cette  sainte  congré- 
gation :  en  théorie,  je  désire  souffrir,  parce  que  notre 
Sauveur  nous  a  montré  le  chemin  des  souffrances  comme 
l'unique  pour  conduire  à  la  gloire  ;  mais  en  pratique,  lors- 
que j'ai  froid,  je  cherche  le  soleil,  et  si  j'ai  trop  chaud  ,  je 
me  réfugie  à  l'ombre.  Envoyez-moi  mon  extrait  de  baptême 
d'ici  au  19  mars.  Je  compte  vous  écrire  encore  une  autre 
fois ,  dans  trois  mois  :  on  peut  le  faire  toute  Tannée  du  novi- 
ciat. Adieu ,  mes  chers  frères  ;  adieu  à  tous  mes  amis ,  par- 
tinilièremcnt  à  Zi.,  àC.  rt  àFlo.  :  ceux-là  sont  de  la  famille. 


47^  JNOTES 

p.  S.  l\  y  a.  près  de  quarante  jours  que  ma  lettre  est 
commencée,  et  je  sens  de  plus  en  plus  combien  grande  a 
été  la  miséricorde  du  Seigneur  envers  moi,  en  me  tirant 
de  la  voie  large  pour  me  conduire  ici.  Quand,  après  avoir 
lu  la  Vie  de  sainte  Marie  d'Egypte,  je  me  déterminai  à 
suivre  le  parti  que  j'ai  pris,  ma  résolution  étoit  ferme; 
mais  je  ne  savois  pas  encore  à  quoi  je  m'engageois.  Au- 
jourd'hui je  le  sais,  et  je  vois  bien  quune  pareille-grâce 
n'a  pu  m'être  acquise  qu'au  prix  du  sang  de  celui  qui 
nous  a  rachetés  tous ,  et  qui  ne  cherche  que  le  salut  du 
pécheur....  J'ai  fait  une  aumône  de  trois  cents  livres  à  la 
maison  de  la  Trappe ,  au  nom  de  mes  trois  soeurs  et  de 
mes  trois  frères  :  ce  me  sera  une  grande  consolation,  si 
je  persévère,  comme  je  l'espère  ,  d'entendre  tant  de  braves 
gens  prier  pour  ma  famille;  si  je  m'en  vais,  ce  qu'à  Dieu 
ne  plaise  ,  ilmei'este  encore  trois  cents  livres,  montre,  etc.. 
Adieu,  chers  frères,  chères  sœurs.  Ne  vous  souvenez 
plus  de  moi  que  dans  vos  prières;  car  je  suis  mort  pour 
vous,  et  je  désire  ne  plus  vous  revoir  qu'au  jour  de  la 
résurrection.  Soyez  charitables,  faites  du  bien  à  ceux 
même  qui  ont  cherché  à  vous  nuire,  car  l'aumône  est 
comme  un  second  baptême  qui  efface  les  péchés,  et  un 
moyen  presque  infaillible  de  mériter  le  ciel.  Ainsi ,  dé- 
pouillez-vous en  faveur  des  pauvres  :  c'est  en  faveur  de 
Jésus-Christ  que  vous  vous  dépouillerez ,  et  il  aura  pitié 
de  vous.  Puissiez-vous  être  persuadés  de  ce  que  je  tous. 
disl  Adieu.  2  juin  1799. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  47^ 

Billet  inséré  dans  la  même  lettre  pour  sa  nièce  ^  âgée  de 
sept  ans  ^  qui  restait  auprès  de  sa  grand'nière  muternelle 
pendant  V émigration  de  son  père. 

Chère  T...,  embrasse  tout  le  monde  à  F...  de  ma  part, 
bien  des  deux  bras,  et  porte  tout  ton  cœur  sur  tes  lèvres, 
afin  que  tu  puisses  remplir  cette  commission  selon  mes 
désirs.  Je  t'envoie  une  image  de  Noire-Dame  de  la 
Trappe  :  va  la  placer  à  la  chapelle  ;  ne  manque  pas  d'aller 
dire  tous  les  jours  un  A<^e^  Maria,  devant  cette  image. 
Quand  tu  sauras  le  Salve  ^  Regina^  tu  lé  réciteras  bien 
dévotement,  et  tu  gagneras  quatre-vingts  jours  d'indul- 
gence pour  chaque  fois.  Comme  j'ai  appris  que  ton  oncle 
aîné  étoit  marié,  dans  le  cas  qu'il  reste  àL. ,  je  t'en  envoie 
deux,  pour  que  tu  lui  en  donnes  une,  en  le  priant  de  la 
mettre  aujsi  à  la  chapelle.  Je  suis  persuadé  qu'on  suivra  chez 
lui  le  bel  exemple  que  sa  mère  donne  chaque  jour  à  F.  Tu 
lui  diras:  C'est  ainsi,  cher  oncle,  que  vous  attirerez  sur  vous 
et  vos  enfans  les  bénédictions  du  ciel,  et  après  avoir  joui 
de  toute  prospérité  dans  ce  monde ,  vous  serez  comblé  d'un 
bonheur  étemel  dans  l'autre.  Après  cela  embrasse-le  bien 
tendrement,  et  ta  mission  sera  finie.  Adieu,  chère  T..., 
permets-moi  de  t'embrasser  ,  quoiqu'avec  une  barbe  d'en- 
viron deux  mois;  elle  ne  t'atteindra  pas.  Adieu  encore, 
chère  T...,  sois  bien  pieuse,  et  tu  es  assurée  de  ne  point 
périr. 


474  NOTES 

Fragment  dfune  lettre  du  mois  d'avril  i8oo  ,  à  son  frère  ^ 
compagnon  d'' émigration. 

Je  ne  suis  plus  au  courant  de  ce  qui  se  passe.  Ce  ne 
m'est  pas  une  privation  :  la  pièce  est  trop  lonj^ue  pour 
espérer  d'en  voir  la  fin  ;  la  mort  elle-même  baissera  bien- 
tôt la  toile  pour  nous.  Ah!  mon  frère,  puissions-nous 
avoir  le  bonheur  d'entrer  au  ciell  Que  de  choses  ne  ver- 
rons-nous pas  alors!  Espérons  en  celui  qui  a  pris  sur  lui 
les  péchés  du  monde,  et  qui  par  sa  mort  nous  donna  la 

vie S'il  me  reste  quelque  chose  ,  je  désire  qu'on  fasse 

bâtir  une  chapelle  dédiée  à  Notre-Dame  des  sept  Dou- 
leurs ,  dans  l'arrondissement  de  la  maison  paternelle , 
selon  le  projet  que  nous  en  fîmes  sur  la  route  de  Mu- 
nich. Vous  vous  rappelez  le  plaisir  que  nous  avions,  après 
avoir  traversé  des  pajs  protestans,  de  trouver  enfin  le 
signe  du  salut ,  le  seul  espoir  du  pécheur.  Sitôt  que  la 
police  ne  s'y  opposera  plus,  hàtea-TOUs  de  faire  élever 
des  croix,  pour  la  consolation  des  voyageurs,  avec  des 
sièges  pour  les  gens  fatigués  ,  et  une  inscription  comme 
en  Bavière  :  Ihr  mîiden  rufien  sie  aus ,  «  vous  qui  êtes 
fatigués,  reposez-vous.  »  Qu'il  soit  fondé  douze  messes 
par  an,  le  premier  samedi  de  chaque  mois,  pour  le  repos 
de  l'àme  de  mon  père,  et  puis  pour  toute  la  famille. 
J'étois  dans  l'usage  de  faire  dire  une  messe  tous  les  mois 
pour  mon  père  :  en  attendant  que  la  chapelle  se  fasse , 
je  prie  M....  (son  fr^e,  prêtre  )  de  remplir  mon  engage- 
meirt. 


ET  ÉCLAIRClSSF.MEiNS.  47^ 

Billet  à  ses  sœurs ,  Joint  à  une  autre  l élire  a  son  frère. 

Ma  lettre  auroitdù  être  partie  depuis  quelque  temps;  je 
crains  qu'elle  ne  trouve  plus  mon  frère  en  R.  Nous 
sommes  à  cueillir  des  olives  par  un  vent  du  nord  très- 
froid  ;  ce  qui  fait  un  peu  souffrir.  Je  suis  devenu  très-frileux, 
ce  que  j'attribue  à  la  laine  que  j'ai  sur  la  peau.  La  veille 
de  la  Pentecôte ,  je  ne  pus  réchauffer  mes  pieds  de  tout 
le  jour,  quoique  nous  portions  tous  des  chaussons  de 
molleton;  je  sens  aussi  quelquefois  froid  à  la  tête,  mal- 
f;ré  mes  deux  capuchons.  Du  reste,  mes  hémorragies  ont 
beaucoup  diminué,  et  j'ai  repris  mes  forces....  Plus  on 
souffre  pour  Dieu,  plus  on  est  heureux  par  l'opinion 
de  gagner  le  ciel,  et  on  se  réjouit  en  pensant  que  la  vie 
de  l'homme  est  comme  la  fleur  des  champs.  Bientôt  nous 
ne  serons  plus,  chères  sœurs,  et  nos  neveux  sauront  à 
peine  que  nous  avons  existé.  Voici  un  des  grands  avan- 
tages de  la  vie  religieuse  ;  c'est  que  tout  ce  qui  annonce 
la  dissolution  prochaine  et  le  tombeau,  cause  autant  de 
joie  qu'on  est  attristé  dans  le  monde  par  tout  ce  qui  en 
rappelle  le  souvenir.  Ne  soyez  pas  gens  du  monde ,  et  que 
la  certitude  de  la  mort  vous  console  au  milieu  de  toutes 
les  peines  qui  pourroient  vous  sunenir.  C'est  là  le  port 
de  tous  les  vrais  serviteurs  de  Dieu;  c'est  là  qu'ils  entre- 
ront dans  la  joie  de  leur  Seigneur.  Ecoutez  donc  cette 
voix  qui  crie  du  ciel  :  Heureux  ceux  (jui  meurent  dans  le 
Seigneur!  Chère  Rosalie,  et  toi,  cher  filleul,  puisque 
nous  ne  devons  plus  nous  revoir  dans  ce  monde ,  tâchons 
de  nous  retrouver  dans  l'autre. 

6  décembre-  iSoo. 


47^'  NOTES 

Fragment  d'une  lettre  à  ses  sœurs,  du  i^'' février  1801. 

Je  vais  vous  donner,  mes  chères  sœurs,  une  idée  de  la 
maison  où  je  dois  probablement  finir  mes  jours.  En  iGoS, 
les  Français ,  ajant  pénétré  en  Aragon ,  prirent  le  château 
Maëlla,  et  vinrent  à  l'abbaye  de  Sainte-Suzanne,  qu'ils 
saccagèrent.  Ce  couvent,  abandonné  depuis  plus  d'un 
siècle,  tomboit  en  ruine,  lorsque  dom  Jérosime  d'Alcan- 
tara,  notre  abbé,  y  est  arrivé  avec  cinq  ou  six  autres 
pauvres  religieux.  Les  aumônes  sont  venues  de  toutes 
parts  :  les  gens  du  peuple ,  n'ayant  pas  d'autre  chose  à 
donner,  ont  prêté  leurs  bras,  et  bientôt  la  maison  a  été 
assez  bien  réparée  pour  des  hommes  qui  doivent  vivre 
dans  une  entière  abnégation  d'eux-mêmes.  Il  n'y  a  pas 
de  mendiant  en  Espagne  qui  se  nourrisse  aussi  mal,  et 
qui  ne  soit  mieux  pour  ce  qui  regarde  le  bien-être  du 
corps;  cependant  on  y  est  heureux  par  l'espérance,  et  il 
n'y  en  a  pas  un  qui  voulût  changer  son  état  contre  un 
empire.  Dans  ce  monde ,  la  mort  qui  se  hâte  vient  con- 
fondre l'empereur  et  le  moine  :  chacun  s'en  va  n'empor- 
tant que  ses  œuvres;  alors  on  est  bienaise  d'avoir  semé 
au  milieu  des  larmes;  le  mal  est  passé,  la  joie  lui  succède 
pour  l'éternité.  Je  regarde  comme  une  grande  grâce 
d'être  arrivé  assez  à  temps  pour  avoir  part  aux  travaux  et 
aux  peines  qui  suivent  un  nou-vel  établissement... 

J'ai  gardé  les  brebis,  avec  une  vingtaine  de  chèvres;  le 
maître  berger  voulut  un  jour  me  quitter  pour  aller  cher- 
cher quelques  agneaux*:  je  ne  sais  si  je  revois  au  premier 
âge  du  monde,  lorsque  tout  étoit  commun  :  dus  cris  qui 
Tcnoienl  de  loin  me  firent  apercevoir  que  mon  troupeau 


ET  ÉCLAIRCISSEMEiNS.  477 

«toit  clans  les  vignes;  je  criai  aussi,  je  lançai  des  pierres, 
les  chèvres  gagnèrent  un  coteau  voisin,  et  le  reste  suivit. 
Le  berger,  voyant  cette  belle  conduite,  me  demanda  ; 
Si  in  mi  tiera  era  pastor  (i)  ?  J'ai  été  depuis  garder  les 
moutons  avec  un  petit  frère  de  quinze  ou  seize  ans;  il  a 
une  figure  douce  ,  telle  que  devoit  être  celle  du  bon  Abel. 
Il  me  laissa  errer  de  coteau  en  coteau  ;  je  le  menai  à  près 
d'une  lieue  du  couvent. 

En  Espagne,  les  seigneurs  font  de  grandes  aumônes. 
On  a  augmenté  noire  labourage,  de  manière  que,  quoi- 
que nous  soyons  très-nombreux,  je  crois  qu'en  bien  tra- 
vaillant, nous  pourrons  vivre  sans  secours  d'étrangers, 
sans  compter  la  foule  de  curieux  et  de  pauvres  que  nous 
hébergeons.  Je  vous  donne  tous  ces  détails  pour  vous  faire 
voir  combien  le  bon  Dieu  a  béni  cet  établissement  :  c'est 
ce  que  nous  faisoit  remarquer  dernièrement  notre  abbë 
qui  est  Français,  quoique  sa  famille  soit  originaire  d'Es- 
pagne. 

Fragment  d'une  lettre  à  ses  sœurs,  du  lo  mars  1801. 

Que  vous  êtes  heureuses,  m'es  chères  sœurs,  de  voir 
les  églises  se  rouvrir  :  profitez- en,  soyez  reconnoissantes 
réjouissez- vous  en  Dieu  qui  ne  cesse  de  vous  protéger.... 
Mon  parti  est  bien  pris  ,  me  voici  fixé  jusqu'à  la  mort  ;  je 
souffre  quelquefois,  mais  cette  chère  espérance  que  le 
bon  Dieu  a  mise  dans  mon  âme  vient  tous  les  soirs  adou- 
cir mes  peines  ;  et  lorsque  je  me  rappelle  la  promesse  que 


(i)  Si  j'élois  berger  dans  mon  pays  ? 


^78  NOTES 

fit  notre  Sauveur  à  saint  Piene  pour  tous  ceux  qui  renon- 
ceront aux  biens  de  ce  inonde  pour  le  suivre  :  d'oij  me 
vient  ce  bonheur,  me  dis-je,  que  j'ai  été  appelé  à  suivre 
un  si  grand  maître ,  qui  donne  le  ciel  pour  un  peu  de 
terre?  Quelquefois  le  souvenir  des  péchés  de  ma  vie  passée 
m'inquiète  ;  je  sens  bien  que  je  n'ai  encore  rien  fait  pour 
satisfaire  à  une  si  grande  dette,  puis  je  me  tranquillise  en 
lisant  cette  belle  méditation  de  saint  Augustin  :  «  Le  sou- 
»  venir  de  mes  iniquités  pourroit  me  faire  désespérer  si 
»  le  Verbe  de  Dieu  ne  se  fût  fait  chair,  el  n'eût  habité 
.  »  parmi  nous;  mais  maintenant  je  n'ose  plus  désespérer, 
»  parce  que  si,  lorsque  nous  étions  ennemis,  nous  avons 
M  été  réconciliés ,  etc.  etc.  »  11  est  impossible  de  ne  pas 
reprendre  courage.  Procurez  -  vous  ce  livre  de  Médi- 
tations ,  Soliloques  et  Manuel  de  saint  Augustin.  Toute 
personne  qui  sert  Dieu  ne  peut  lire  qu'avec  transport  ces 
belles  peintures  de  la  Jérusalem  céleste.  Quel  puissant 
aiguillon  pour  s'animer  à  faire  quelque  chose  pour  notre 
Sauveur,  qui,  par  sa  mort ,  nous  mérite  une  si  belle  vie  ! 
Lisez  le  Traité  de  V amour  de  Dieu  de  saint  François  de 
Sales  ;  c'est  un  des  livres  qui  m'ont  fait  le  plus  de  plaisir 
en  ma  vie ,  quoique  je  l'aie  lu  en  espagnol. 

Fragment  d^une  lettre  à  ses  frères,  samedi  de  Pâques  i8o  t. 

Après  demain,  mes  chers  frères,  je  ferai  ma  profes- 
sion.... Je  suis  étonné  de  me  trouver  si  fort  un  dernier 
jour  de  carême.  C'est  bien  différent  du  premier  où  je  fis 
un  dur  apprentissage.  Les  commencemens  d'une  chose 
nouvelle  sont  d'ordinaire  pénibles,  parce  qu'on  n'en  sent 


ET  ECLAIRCISSEMENS.  479 

pas  tous  les  rapports;  ensuite  peu  à  peu  Thabitude  semble 
changer  la  nature  des  choses,  et  on  est  étonné  de  faire 
avec  facilité  ce  qui  avoit  coûté  d'abord  tant  de  peine  :  c'est 
ce  qui  m'arrive.  Vous  avez  dû  être  étonnés  que  j'aie 
embrassé  un  état  qui  m'enchaîne,  moi  qui  ai  toujours 
aimé  l'indépendance ,  cette  liberté  de  courir  et  de  m'agiter. 
Depuis  quelques  années,  quoique  j'eusse  une  existence 
aussi  agréable  que  ma  position  me  le  pût  permettre,  je 
me  sentois  inquiet,  j'avois  quelquefois  du  dégoût  pour  la 
vie.  Enfin,  en  lisant  la  Vie  de  sainte  Marie  d'Egypte  ,  je 
me  sentis  touché  de  la  consolalion  qu'on  trouve  lorsqu'on 
se  voue  entièrement  au  service  de  Dieu,  de  manière  que 
je  pris  dès  lors  la  ferme  résolution  d'embrasser  l'état  dans 
lequel  je  suis  à  la  veille  d'entrer  sans  retour....  Vous  me 
parlez  de  vos  affaires.  Souvenez- vous  que  vous  êtes  frères, 
tous  bons  chrétiens.  Vous  n'appréciez  pas  assez  ce  titre, 
si  vous  avez  besoin  d'un  tiers  pour  vous  arranger  sur  vos 
intérêts  respectifs.  Ne  refroidissez  pas  l'amitié  par  des 
comptes  :  entre  frères  tout  doit  se  faire  par  un  à  peu  près. 
Que  les  plus  riches  aident  aux  plus  pauvres.  Qu'il  est  doux 
de  s'aimer  entre  frères,  et  de  se  réunir  pour  parler  de  la 
vie  future  et  de  Dieu  qui  est  lui  -  même  la  parfaite  cha- 
rité!.... Prions  la  sainte  Vierge,  prions-la,  cette  bonne 
mère ,  qu'elle  nous  réunisse  tous  au  ciel,  avec  mon  père , 
ma  mère  :  mes  sœurs  qui  y  sont  déjà  ,  et  qui  prient  de  leur 
côté.  Nous  ne  sommes  pas  comme  les  païens,  qui,  à  la 
mort  de  leurs  proches,  se  désolent.  Pour  nous,  réjouis- 
sons-nous dans  le  Seigneur,  qui  ne  nous  sépare  que  pour 
peu  de  temps.  Adieu  ,  mes  frères  ,  adieu  ;  priez  pour  moi. 


48o  NOTES 

Fragment  d'une  lettre  à  sa  belle  -  saur  ^  du  jour 
de  Pâques  1801. 

A  la  veille  de  me  vouer  entièrement  au  silence,  ma 
très-chère  sœur,  je  viens  vous  faire  mes  derniers  adieux. 
En  quittant  Paris,  vous  fûtes  la  seule  que  je  pus  embras- 
ser  Je  ne  sais  pas  où  sont  mes  oncles  :  si  par  hasard  ils 

sont  à  votre  portée,  renouvelez-leur  tous  les  sentimens 
d'un  neveu  qui  ne  pourra  plus  traverser  les  monts. 

S'il  plaît  au  bon  Dieu,  j'aurai  demain  le  bonheur  de 
faire  mes  vœux ,  ainsi  qu'un  jeune  prêtre  français  qui  a  un 
air  bien  distingué  :  sa  figure  et  sa  voix  portent  l'empreinte 
de  la  piété. 

Ma  lettre  ne  devant  partir  que  samedi ,  ma  profession 
faite,  j'y  ajouterai  une  croix  comme  on  en  met  sur  la  tombe 
des  morts. 

Adieu  encore,  ma  sœur  et  mes  frères;  ne  cessons  de 
prier  notre  Sauveur  qu'il  veuille  bien  nous  réunir  à  son 
côté  droit  au  grand  jour  de  la  résurrection. 

f 
La  famille  avoit  demandé  un  certificat  de  profession  pour 

obtenir  le  bienfait  de  l'amnistie ,  accordé  par  le  premier 
consul. EUe  espéroit  que  la  mort  civile  du  Trappiste  seroit 
considérée  comme  ayant  le  même  effet  que  la  mort  natu- 
relle. La  lettre  qui  suit,  écrite  par  un  religieux  de  la 
Trappe ,  dispensa  de  faire  cette  nouvelle  demande  à  la 
bienfaisance  du  gouvernement. 


ET  ÉCLAmCISSFMENS.  48r 

Lettre  du  Pète...  à  la  famille.... 
GLOIRE  A  DIEU. 

Au  Monastère  de  |.Sainte-Siizanne  de  >'.  D.  de  la  Trappe, 
le  28  du  mois  d'août  de  1803, 

Monsieur, 

Nous  vous  envoyons,  comme  vous  le  demandez,  un 
certificat  de  la  profession  de  Monsieur  votre  frère  ,  dans 
ce  monastère ,  légalisé  par  notre  notaire  royal  :  nous  y  en 
ajoutons  un  autre  qui  vous  surprendra,  et  ne  laissera  pas 
de  vous  affliger,  en  vous  apprenant  que  Monsieur  votre 
frère  mourut  neuf  mois  après  sa  profession  ,  et  que  le  bon 
Dieu  le  retira  de  ce  misérable  monde,  pour  le  couronner 
dans  le  ciel.  Les  sentimens  de  religion,  dont  vous  êles 
pénétré,  Monsieur,  me  donnent  tout  lieu  d'espérer  que 
AOfre  première  tristesse  sera  bientôt  convertie  en  une  vraie 
joie,  quand  vous  saurez  quelque  circonstance  de  la  vie 
sainte  de  Monsieur  votre  frère  ,  et  de  la  mort  précieuse 
qu'il  a  faite.  Non ,  Monsieur ,  ne  doutez  pas  un  instant  que 
Dieu  ne  lui  ait  fait  miséricorde  ,  et  qu'il  ne  Tait  reçu  dans 
le  sein  de  sa  gloire  :  ainsi,  ne  pleurez  point  sa  mort ,  maig 
enviez  plutôt  son  heureux  sort ,  et  priez-le  d'être  votre 
protecteur  auprès  du  Seigneur  pour  vous  obtenir  le  même 
bonheur.  Monsieur  voire  frère  vint  dans  ce  monastère 
après  avoir  parcouru  une  partie  de  l'Espagne  :  il  se  pré- 
senta à  rhôtellerie ,  et  déclara  son  désir  d'entrer  parmi 
nous.  La  pauvreté  de  la  maison ,  et  le  grand  nombre  de 
religieux  qui  la  composoient ,  ne  nous  permettoienl  guère 

4.  3i 


/^^2.  TSOTES 

de  recevoir  de  nouveaux  sujets;  on  lui  fit  beaucoup  de  dif- 
ficultés pour  l'admettre  ,  et  on  finit  par  lui  dire  qu'on  ne 
pouvoit  pas  le  recevoir.  Mais  la  main  de  Dieu ,  qui  Tavoit 
conduit ,  le  soutint  dans  toutes  ces  épreuves ,  et  lui  donna  le 
courage  de  tout  vaincre  par  sa  patience  et  sa  persévérance  à 
demander  son  admission.  Enfin ,  notre  R.  Père  abbé ,  qui  est 
plein  de  bonté  et  de  tendresse,  voyant  sa  constance ,  lui  dit 
qu'il  le  recevoit  pour  Frère  convers.  Monsieur  votre  frère, 
qui  ne  cherchoit  que  Dieu  et  le  salut  de  son  âme  ,  accepta  la 
condition,  et  de  suite  entra  aux  exercices  de  la  commu- 
nauté. Il  a  été  l'exemple  et  l'édification  de  tous  dans  la 
maison.  Son  humilité  étoit  grande  et  profonde,  son  obéis- 
sance prompte  ,  docile  et  aveugle,  embrassant  tous  les  com- 
mandemens  avec  joie  et  avec  une  soumission  d'enfant.  Sa 
patience  étoit  à  toute  épreuve ,  et  sa  charité  à  l'égard  de  ses 
frères ,  tendre  ,  constante  et  ardente.  11  a  pratiqué  les  autres 
vertus  dans  le  même  degré  de  perfection;  la  pauvreté  éloit 
son  amie  particulière  ;  il  vivoit  dans  un  dépouillement 
entier  de  toute  chose  :  aussi  le  bon  Dieu ,  qui  vojoit  la 
bonne  disposition  de  son  cœur,  couronna  bientôt  ses  ver- 
tus, et  écouta  les  désirs  ardens  qu'il  avoit  de  mourir, 
pour  ne  plus  l'offenser,  disoit-il,  et  jouir  plus  tôt  de  sa 
divine  présence.  Il  fut  attaqué  d'une  hjdropisie  ,  qui  lui  fit 
souffrir ,  pendant  environ  quatre  mois ,  tout  ce  que  celte 
maladie  a  de  plus  douloureux  et  de  plus  cruel  ;  mais 
avec  quelle  patience  et  quelle  résignation  à  la  sainte 
volonté  de  Dieu,  n'a-t-il  pas  souffert  tous  ses  maux!  H 
vojoit  venir  sa  fin  avec  un  grand  contentement  et  une  paix 
d'âme  profonde.  Il  ne  cessoit  de  témoigner  sa  reconnois- 
sance  au  Seigneur  de  l'avoir  conduit  dans  cette  maison  de 


ET  ÉCLAmcissi:>ii:Ns.  483 

pénitence ,  où  il  avoit  trouvé  tant  de  moyens  de  satisfaire 
à  sa  divine  justice  ,  pour  tous  ses  péchés,  et  pour  se  pré- 
parer à  recevoir  ses  miséricordes ,  dans  lesquelles  il  avoit 
une  pleine  confiance.  Je  me  rappelle  qu'étant  couché  sur 
la  cendre  et  la  paille  ,  sur  laquelle  il  consomma  son  sacri- 
fice ,  il  prenoit  la  main  de  noire  R.  Père  abbé,  avec  un 
amour  qui  atlendrissoit  toute  la  communauté,  qui  étoit 
présente.  Que  mon  bonheur  est  grand,  disoit-il!  vous 
êles  Fauteur  de  mon  salut,  vous  m'avez  ouvert  les  portes 
du  monastère  ,  et  par  cela  même  celles  du  ciel;  sans  vous 
je  meserois  perdu  misérablement  dans  le  monde ,  je  prierai 
le  bon  Dieu  de  récompenser  votre  grande  charité  à  mon 
égard.  Il  reçut  tous  les  sacremens  au  milieu  de  Téglise , 
selon  l'usage  de  notre  ordre  :  quelques  jours  avant  sa  mort, 
il  demanda  pardon  aux  Frères  de  tout  ce  qui  avoit  pu  les 
olTenser  dans  sa  conduite  ,  et  les  pria  de  lui  obtenir  une 
sainte  mort  par  le  secours  de  leurs  prières. 

ïTvous  aimoit  tous  bien  tendrement ,  il  parloit  souvent 
de  vous  tous  à  son  père-maître  :  celui-ci ,  le  veillant  la 
nuit  qu'il  mourut,  le  vit  un  instant  avant  d'entrer  dans 
l'agonie,  plus  recueilli  qu'à  l'ordinaire,  et  lui  demandant 
s'il  alloit  plus  mal  :  Mes  momens  s'avancent,  dit-il;  je 
viens  de  prier  pour  tous  mes  frères  et  sœurs ,  qui  m'aiment 
beaucoup,  ajouta-t-il  :  et  bientôt  après,  nous  le  remîmes 
sur  la  paille  et  la  cendre ,  où ,  après  six  heures  d'une  agonie 
paisible  et  tranquille,  il  remit  son  âme  entre  les  mains 
de  Jésus-Christ ,  le  4-  de  janvier  de  la  présente  année.  Unis- 
sons-nous ensemble,  Monsieur,  pour  bénir  Dieu,  et  le 
remercier  des  miséricordes  dont  il  a  usé  à  l'égard  de  Mon- 
sieur votre  frère;  et  prions-le  sans  cesse  de  nous  accor- 

3i. 


484  NOTES 

der  les  mêmes  grâces,  afin  de  nous  unir  à  lui,  dans  le 
ciel,  pour  l'adorer  éternellement  avec  ses  anges.  Amen  , 
amen ,  amen. 

NoteN,  page  171. 

Deux  moines,  sous  le  règne  de  Justinien  ,  apportèrent 
du  Serinde  des  vers  à  soie  à  Consfantinople.Les  dindes,  et 
plusieurs  arbres  et  arbustes  étrangers,  naturalisés  en 
Europe ,  sont  dus  à  des  missionnaires  ,  etc. 

^NOTE  O ,  page  188.  Missions  de  la  Chine. 

Lord  Mackartnej,  malgré  ses  préjugés  religieux  et  na- 
tionaux ,  rend  un  témoignage  bien  remarquable  en  faveur 
de  nos  missionnaires. 

«  Les  missionnaires  partagent  avec  zèle  un  soin  si  rem- 
»  pli  d'humanité  (  celui  de  recueillir  les  enfans  exposés 
»  après  leur  naissance  ).  Ils  se  hâtent  de  baptiser  ceux  qui 
»  conservent  le  moindre  signe  de  vie,  afin,  comme  ils  le 
»  disent ,  de  sauver  l'âme  de  ces  êtres  innocens.  Un  de 
»  ces  pieux  ecclésiastiques ,  qui  n'avoit  nul  penchant  à 
»  exagérer  le  mal ,  avoua  qu'à  Pékin  on  exposoit  chaque 
»  année  environ  deux  mille  enfans ,  dont  un  grand  nombre 
»  périssoit.  Les  missionnaires  prennent  soin  de  tous  ceux 
»  qu'ils  peuvent  conserver  à  la  vie.  Ils  les  élèvent  dans  les 
»  principes  rigoureux  et  fervens  du  christianisme ,  et 
»  quelques  uns  de  ces  disciples  se  rendent  ensuite  utiles  à 
»  leur  religion  ,  en  travaillant  à  y  convertir  leurs  compa- 
»  triotes. 

»  Les  conversions  s'opèrent   ordinairement  parmi  les 
»   pauvres,  qui,  dans  tous  les  pays,  composent  la  classe 


ET  ÉCLAUICISSEMENS.  485 

»  la  plus  nombreuse.  Les  charités  que  les  missionnaires 
»  font ,  autant  qu'ils  peuvent,  préviennent  en  faveur  de  la 
»  doctrine  qu'ils  prêchent.  Quelques  Chinois  ne  se  con- 
»  forment  peut-être  qu'en  apparence  à  cette  doctrine, 
»  à  cause  des  bienfaits  qu'elle  leur  vaut  ;  mais  leurs  enfans 
M  deviennent  des  chrétiens  sincères.  D  ailleurs,  on  a 
»  toujours  plus  d'accès  auprès  des  pauvres;  et  Ils  sont 
»  plus  touchés  du  zèle  désintéressé  des  étrangers  qui 
j>   viennent  du  bout  de  la  terre  pour  les  sauver. 

M  C'est  un  spectacle  singulier,  en  effet,  pour  toutes 
ji  les  classes  des  spectateurs ,  que  de  voir  des  hommes , 
»  animés  par  des  motifs  différens  de  ceux  de  la  plupart 
î>  des  actions  humaines,  quittant  pour  jamais  leur  patrie 
»  et  leurs  amis,  et  se  consacrant  pour  le  reste  de  leur  vie 
»  au  soin  de  travailler  à  changer  le  dogme  d'un  peuple 
»  qu'ils  n'ont  jamais  vu.  En  poursuivant  leurs  desseins, 
»  Ils  courent  toute  sorte  de  risques,  ils  souffrent  toute 
»  espèce  de  persécutions^  et  renoncent  à  tous  les  agré- 
1»  mens.  Mais  à  force  d'adresse,  de  talent,  de  persévé- 
M  rance ,  d'humilité ,  d'application  à  des  éludes  étrangères 
»  à  leur  première  éducation,  et  en  cultivant  des  arts  entiè- 
3>  rement  nouveaux  pour  eux,  ils  parsiennent  à  se  faire 
»  connoitre  et  protéger.  Ils  triomphent  du  malheur  d'être 
»  étrangers  dans  un  pays  où  la  plupart  des  étrangers  sont 
»  proscrits ,  et  où  c'est  un  crime  que  d'avoir  abandonné  le 
»  tombeau  de  ses  pères.  Ils  obtiennent  enfin  des  établls- 
»  semens  nécessaires  à  la  propagation  de  leur  foi ,  sans 
»  employer  leur  influence  à  se  procurer  aucun  avantage 
M  personnel. 

»   Des  missionnaires  de  différentes  nations  ont  eu  laper- 


486  NOTES 

»  mission  de  bâtir  à  Pékin  quatre  couvens ,  avec  des 
■  églises  qui  y  sont  jointes.  Il  y  en  a  même  quelqu'un 
n  dans  les  limites  du  palais  impérial.  Ils  ont  des  terres  dans 
»  le  voisinage  de  la  ville  ;  et  on  assure  que  les  Jésuites  ont 
»  possédé,  dans  la  cité  et  dans  les  faubourgs,  plusieurs 
»  maisons  dont  le  revenu  servoit  seulement  à  favoriser 
u  l'objet  de  la  mission.  Ils  ont  souvent ,  par  des  actes  cha- 
»  ritables,  fait  des  prosélytes  et  secouru  des  malheureux.  >> 
(  Voyage  dans  l'intérieur  de  la  Chine  et  en  Tartarie  ,faii 
dans  les  années  ij-jn,  i-j^Zet  i-jg/f.^  par  lord Marfcartney^ 
ambassadeur  du  roi  d'Angleterre  auprès  de  r empereur  de 
la  Chine  ,  tome  II ,  page  383.)        (  Note  de  PEditeur.  ) 

Note  P,  page  3oo. 

Nous  prions  le  lecteur  de  lire  avec  attention  ce  fameux 
passage  du  docteur  anglais. 

Premier  Fragment. 

m  Du  moment  qu'on  envoya  en  Amérique  des  ecclésias- 
tiques pour  instruire  et  convertir  les  naturels,  ils  suppo- 
sèrent que  la  rigueur  avec  laquelle  on  traitoit  ce  peuple 
rendoit  leur  ministère  presque  inutile.  Les  missionnaires, 
se  conformant  à  l'esprit  de  douceur  de  la  religion  qu'ils 
venoient  annoncer,  s'élevèrent  aussitôt  contre  les  maximes 
de  leurs  compatriotes  à  l'égard  des  Indiens,  et  condam- 
nèrent les  repaiiimientos.,  ou  ces  distributions  par  les- 
quelles on  les  livroit  en  esclaves  à  leurs  conquérans, 
comme  des  actes  aussi  contraires  à  l'équité  naturelle  et  aux 
préceptes  du  christianisme  qu'à  la  saine  politique.  Les 
Dominicains,  à  qui  l'instruction  des  Américains  fut  d'abord 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  4»7 

confiée,  furent  les  plus  ardens  à  attaquer  ces  distributions. 
En  i5i  I  ,  Montesino,  un  de  leur*  plus  célèbres  prédica- 
teurs ,  déclama  contre  cet  usage  dans  la  grande  église  de 
Saint-Domingue ,  avec  toute  l'impétuosité  d'une  élo- 
quence populaire.  Don  Diego  Colomb,  les  principaux 
officiers  de  la  colonie ,  et  tous  les  laïques  qui  avoient 
entendu  ce  sermon,  se  plaignirent  du  moine  à  ses  supé- 
rieurs; mais  ceux-ci,  loin  de  le  condamner,  approuvèrent 
sa  doctrine  comme  également  pieuse  et  convenable  aux 
circonstances. 

»  Les  Dominicains ,  sans  égard  pour  ces  considérations 
de  politique  et  d'intérêt  personnel,  ne  voulurent  se  relâ- 
cher en  rien  de  la  sévérité  de  leur  doctrine ,  et  refusèrent 
même  d'absoudre  et  d'admettre  à  la  communion  ceux  de 
leurs  compatriotes  qui  tenoient  des  Indiens  en  servi- 
tude (i).  Les  deux  parties  s'adressèrent  au  roi  pour  avoir 
sa  décision  sur  un  objet  de  si  grande  importance.  Ferdi- 
nand nomma  une  commission  de  son  conseil  privé,  à 
laquelle  il  joignit  quelques  uns  des  plus  habiles  juriscon- 
sultes et  théologiens,  pour  entendre  les  députés  d'Hispa- 
niola,  chargés  de  défendre  leurs  opinions  respectives^ 
Après  une  longue  discussion,  la  partie  spéculative  de  la 
controverse  fut  décidée  en  faveur  des  Dominicains  ,  et  les 
Indiens  furent  déclarés  un  peuple  libre  ,  fait  pour  jouir  de 
tous  les  droits  naturels  de  l'homme  ;  mais ,  malgré  cette  dé- 
cision ,  les  repartimienlos  continuèrent  de  se  faire  dans  la 
même  forme  qu'auparavant  (2).  Comme  le  jugement  de  la 

(1)  Oviedo  ,  lil/.  II,  cap,^,pag.  qy. 

(2)  Herrera,  decad,  i,  lib.  FUI,  cap.  12 j  lié.  IX,  cap.  5. 


488  NOTES 

commission  reconnoissoit  le  principe  sur  lequel  les  Domi- 
nicains fondoient  leur  opinion ,  il  éloit  peu  propre  à  les 
convaincre  et  à  les  réduire  au  silence.  Enfin,  pour  rétablir  la 
tranquillité  dans  la  colonie  alarmée  par  les  remontrances  et 
les  censures  de  ces  religieux,  Ferdinandpublia  undécret  de 
son  conseil  privé,  duquel  11  résultoit  qu'après  un  mùr  examen 
de  la  bulle  apostolique  et  des  autres  titres  qui  assuroient 
les  droits  de  la  couronne  de  Castille  sur  ces  possessions  dans 
le  Nouveau-Monde,  la  servitude  des  Indiens  étoit  auto- 
risée par  les  lois  divines  et  humaines  ;  qu'à  moins  qu'ils  ne 
fussent   soumis  à  l'autorité  des  Espagnols,   et   forcés  de 
résider  sous  leur  inspection,   il  seroit  impossible  de  les 
arracher  à  lidolàtrle,  et  de  les  instruire  dans  les  principes 
de  la  foi  chrétienne  ;  qu'on  ne  devoit  plus  avoir  aucun 
scrupule  sur  la  légitimité  des  repartimientos ^  attendu  que 
le  roi  et  son  conseil  en  prenolentle  risque  sur  leur  cons- 
cience ;  qu'en  conséquence  les  Dominicains  et  les  moines 
des  autres  ordres  dévoient  s  interdire  à  l'avenir  les  invec- 
tives que  l'excès  d'un  zèle  charitable  ,  mais  peu  éclairé, 
leur  avoit  fait  proférer  contre  cet  usage  (i\ 

»  Ferdinand,  voulant  faire  connoitre  clairement  l'in- 
tention oii  il  étoit  de  faire  exécuter  ce  décret ,  accorda  de 
nouvelles  concessions  d'Indiens  à  plusieurs  de  ses  cour- 
tisans (2).  Mais ,  afin  de  ne  pas  paroître  oublier  entièrement 
les  droits  de  rhumanité,  il  publia  un  édit  par  l«quel  II 
tâcha  de  pourvoir  à  ce  que  les  Indiens  fussent  traités  dou- 
cement sous  le  joug  auquel  il  les  assujetissoit;  il  régla  la 

(1)  Herrera  ,  dccad.  i,  lib.  IX,  cap.  \!^. 

(2)  Voyez  la  Nuic  XXV.  (  U;ins  lloberbou,  I,  SSy.  ) 


ET  ÉCLAIUCISSEMENS.  ^89 

nature  du  travail  qu'ils  seroient  obligés  de  faire;  il  pres-^ 
crivit  la  manière  dont  ils  dévoient  être  vêtus  et  nourris, 
et  fit  des  règlemens  relatifs  à  leur  instruction  dans  les  prin- 
cipes du  christianisme  (i). 

»  Mais  les  Dominicains,  qui  jugeoient  de  l'avenir  par 
la  connoissance  qu'ils  avoient  du  passé,  sentirent  bientôt 
l'insuffisance  de  ces  précautions,  et  prétendirent  que  tant 
que  les  individus  auroient  intérêt  de  traiter  les  Indiens 
avec  rigueur,  aucun  règlement  public  ne  pourroit  rendre 
leur  servitude  douce,  ni  même  tolérable.  Ils  jugèrent  qu'il 
scroit  inutile  de  consumer  leur  temps  et  leurs  forces  à 
essayer  de  communiquer  les  vérités  sublimes  de  l'Evangile 
à  des  hommes  dont  l'àme  étoit  abattue  et  l'esprit  affoibli 
par  l'oppression.  Quelques  uns  de  ces  missionnaires,  décou- 
ragés ,  demandèrent  à  leurs  supérieurs  la  permission  de 
passer  sur  le  continent,  pour  y  remplir  lobjet  de  leur 
mission  parmi  ceux  des  Indiens  qui  n'étolent  pas  encore 
corrompus  par  l'exemple  des  Espagnols,  ni  prévenus  par 
leurs  cruautés  contre  les  dogmes  du  christianisme.  Ceux 
qui  restèrent  à  Ilispaniola  continuèrent  de  faire  des 
remontrances  avec  une  fermeté  décente  contre  la  servi- 
tude des  Indiens. 

Les  opérations  violentes  d'Albuquerque ,  qui  venoil 
d'être  chargé  du  partage  des  Indiens,  rallumèrent  le  zèle 
des  Dominicains  contre  les  repartimieiitos  ,  et  suscitèrent 
à  ce  peuple  opprimé  un  avocat  doué  du  courage,  des 
talens  et  de  l'activité  nécessaires  pour  défendre  une  cause 
si   désespérée.   Cet   homme   zélé  fut  Barthelemi  de  Las 

(1)    Ilcrieia  ,  dccud,  i,  lib.  lA ,  cap.  \!\. 


490  NOTES 

Casas ,  natif  de  Séville ,  et  l'un  des  ecclésiastiques  qui 
accompagnèrent  Colomb  au  second  voyage  des  Espagnols , 
lorsqu'on  voulut  commencer  un  établissement  dans  Tile 
d'Hispaniola.  11  avoit  adopté  de  bonne  heure  l'opinion 
dominante  parmi  ses  confrères  les  Dominicains,  qui  regar- 
doient  comme  une  injustice  de  réduire  les  Indiens  en  ser- 
vitude; et,  pour  montrer  sa  sincérité  et  sa  conviction,  il 
avoit  renoncé  à  la  portion  d'Indiens  qui  lui  étoit  échue 
lors  du  partage  qu'on  en  avoit  fait  entre  les  conquérans, 
et  avoit  déclaré  qu'il  pleureroit  toujours  la  faute  dont  il 
s' étoit  rendu  coupable  en  exerçant  pendant  un  moment , 
sur  ses  frères,  cette  domination  impie  (i).  Dès  lors  il  fut 
le  patron  déclaré  des  Indiens ,  et  par  son  courage  à  les 
défendre,  aussi  bien  que  par  le  respect  qu'inspiroient  ses 
lalens  et  son  caractère ,  il  eut  souvent  le  bonheur  d'arrêter 
les  excès  de  ses  compatriotes.  11  s'éleva  vivement  contre 
les  opérations  d'Albuquerque  ;  et,  s'apercevant  bientôt  que 
l'intérêt  du  gouverneur  le  rendoît  sourd  à  toutes  les  solli- 
citations ,  il  n'abandonna  pas  pour  cela  la  malheureuse 
nation  dont  il  avoit  épousé  la  cause.  Il  partit  pour  l'Es- 
pagne avec  la  ferme  espérance  qu'il  ouvriroit  les  yeux  et 
toucheroit  le  cœur  de  Ferdinand ,  en  lui  faisant  le  tableau 
de  l'oppression  que  souffroient  ses  nouveaux  sujets  (2). 
»  Il  obtint  facilement   une  audience  du  roi,  dont  la 


(i)  Fr.  Aug.  Davila  Padilla,  hist.  de  la  Fundaclon  de  la 
Provincîa  de  S.  Jago  en  Mexico  ,  pag.  3o3  ,  3o4-  Heirera  , 
decad.  i,  lib.  X,  cap.  12. 

(2)  Heirera,  decad.  i,  l'ib.  X,  cap.  12;  decad.  2,  liô.  /, 
cap.  a.  Davila  Padilla,  hist.  pug.  3o4- 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  491 

santé  étoil  fort  affoiblie.  Il  mil  sous  ses  yeux  ,  avec  autant 
(le  liberté  que  d'éloquence ,  les  effets  funestes  des  repar- 
timientos  dans  le  Nouveau-Monde ,  lui  reprochant  avec 
courage  d'avoir  autorisé  ces  mesures  impies,  qui  avoient 
porté  la  misère  et  la  destruction  sur  une  race  nombreuse 
d'hommes  innocens  que  la  Providence  avoit  confiés  à  ses 
soins.  Ferdinand ,  dont  l'esprit  étoit  affoibli  par  la  mala- 
die,  fut  vivement  frappé  de  ce  reproche  d'impiété,  qu'il 
auroit  méprisé  dans  d'autres  circonstances.  Il  écouta  le 
discours  de  Las  Casas  avec  les  marques  d'un  grand  repen- 
tir, et  promit  de  s'occuper  sérieusement  des  moyens  de 
réparer  les  maux  dont  on  se  plaignoit.  Mais  la  mort  l'em- 
pêcha d'exécuter  cette  résolution.  Charles  d'Autriche,  à 
qui  la  couronne  d'Espagne  passoit,  faisoit  alors  sa  rési- 
dence dans  ses  Etats  des  Pays-Bas.  Las  Casas,  avec  son 
ardeur  accoutumée ,  se  préparoit  à  partir  pour  la  Flandre , 
dans  la  vue  de  prévenir  le  jeune  monarque,  lorsque  le 
cardinal  Ximenès,  devenu  régent  de  Castille,  lui  ordonna 
de  renoncer  à  ce  voyage,  et  lui  promit  d'écouter  lui- 
même  ses  plaintes. 

»  Le  cardinal  pesa  la  matière  avec  l'attention  que  méri- 
toit  son  importance  ;  et  comme  son  esprit  ardent  aimoit 
les  projets  les  plus  hardis  et  peu  communs,  celui  qu'il 
adopta  très-promptement  étonna  les  ministres  espagnols 
accoutumés  aux  lenteurs  et  aux  formalités  de  l'administra- 
tion. Sans  égard  ni  aux  droits  que  réclamoit  Don  Diego 
Colomb,  ni  aux  règles  établies  par  le  feu  roi,  il  se  déter- 
mina à  envoyer  en  Amérique  trois  surintendans  de  toutes 
les  colonies,  avec  l'autorité  suffisante  pour  décider  en 
dernier  ressort  la  grande  question  de  la  liberté  des  Indiens, 


492  NOTES 

après  qu'ils  auroient  examiné  sur  les  lieux  toutes  les  cir- 
constances. Le  choix  de  ces  surintendans  étolt  délicat. 
Tous  les  laïques,  tant  ceux  qui  étoient  établis  en  Amé- 
rique que  ceux  qui  avoient  été  consultés  comme  membres 
de  Tadmlnistration  de  ce  département ,  avoient  déclaré 
leur  opinion  ,  et  pensoient  que  les  Espagnols  ne  pouvoient 
conserver  leur  établissement  au  Nouveau-Monde  ,  à  moins 
qu'on  ne  leur  permit  de  retenir  les  Indiens  dans  la  servi- 
tude.  Xlmenès  crut  donc  qu  il  ne  pouvoit  compter  sur 
leur  impartialité,  et  se  délermina  à  donner  sa  confiance  à 
des  ecclésiastiques.  Mais  comme,  d'un  autre  côté,  les  Domi- 
nicains et  les  Franciscains  avoient  adopté  des  sentlmens 
contraires ,  il  exclut  ces  deux  ordres  religieux.  Il  fit  tom- 
ber son  choix  sur  les  moines  appelés  Hiéronjmites,  com- 
munauté peu  nombreuse  en  Espagne  ,  mais  qui  y  jouissoit 
d  une  grande  considération.  D'après  le  conseil  de  leur 
général,  et  de  concert  avec  Las  Casas,  il  choisit  parmi 
eux  trois  sujets  qu'il  juge  adlgnes  de  cet  important  emploi. 
Il  leur  associa  Zuazo  ,  jurisconsulte ,  d'une  probité  dis- 
tinguée, auquel  il  donna  tout  pouvoir  de  régler  l'admi- 
nistration de  la  justice  dans  les  colonies.  Las  Casas  fut 
chargé  de  les  accompagner,  avec  le  titre  de  protecteur 
des  Indiens  (i). 

Confier  un  pouvoir  assez  étendu  pour  changer  en  un 
moment  tout  le  système  du  gouvernement  du  Nouveau- 
Monde  ,  à  quatre  personnes  que  leur  état  et  leur  condi- 
tion n'appelolent  pas  à  de  si  hauts  emplois,  parut  à  Zapata 
et  aux  autres  ministres  du  dernier  roi  ,  une  démarche  si 

(i)  Ilcnera,  dccad,  2,  lib.  II,  cap    3. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  49^ 

extraordinaire  et  si  dangereuse,  qu'ils  refusèrent  d'expé- 
dier les  ordres  nécessaires  pour  l'exécution  :  mais  Xime- 
nès  n'étoit  pas  disposé  à  souffrir  patiemment  qu'on  mit 
aucun  obstacle  à  ses  projets.  Il  envoya  chercher  les 
ministres,  leur  parla  d'un  ton  si  haut,  et  les  effraya  telle- 
ment, qu'ils  obéirent  sur-le-champ  (i).  Les  surinten- 
dans,  leur  associé  Zuazo  et  Las  Casas  mirent  à  la  voile 
pour  Saint-Domingue.  A  leur  arrivée,  le  premier  usage 
qu'ils  firent  de  leur  autorité  ,  fut  de  mettre  en  liberté  tous 
les  Indiens  qui  avoient  été  donnés  aux  courtisans  espa- 
gnols et  à  toute  personne  non  résidant  en  Amérique.  Cet 
acte  de  vigueur ,  joint  à  ce  qu'on  avoit  appris  d'Espagne 
sur  l'objet  de  leur  commission  ,  répandit  une  alarme  géné- 
rale. Les  colons  conclurent  qu'on  alloit  leur  enlever  en 
un  moment  tous  les  bras  avec  lesquels  ils  conduisoient  leurs 
travaux ,  et  que  leur  ruine  étoit  inévitable.  Mais  les  Pères 
de  Saint-Jérome  se  conduisirent  avec  tant  de  précaution 
et  de  prudence  ,  que  les  craintes  furent  bientôt  dissipées. 
»  Ils  montrèrent  dans  toute  leur  administration  une 
connoissance  du  monde  et  des  affaires  qu'on  n'acquiert 
guère  dans  le  cloître  ,  et  une  modération  et  une  douceur 
encore  plus  rares  parmi  des  hommes  accoutumés  à  l'aus- 
térité d'une  vie  monastique.  Ils  écoutèrent  tout  le  monde, 
ils  comparèrent  les  informations  qu'ils  avoient  recueil- 
lies, et,  après  une  mûre  délibération,  ils  demeurèrent 
persuadés  que  l'état  de  la  colonie  rendoit  impraticable  le 
plan  de  Las  Casas,  vers  lequel  penchoit  le  cardinal.  Ils  se 
convainquirent  que   les  Espagnols  établis    en  Amérique 

(1)   Herrera,  decad.  2  ,  lib.  II ,  cap.  6. 


49^,  NOTES 

eloienl  en  trop  petit  nombre  pour  pouvoir  exploiter  les 
mines  déjà  ouvertes ,  et  cultiver  le  pays  ;  que  pour  ces 
deux  genres  de  travaux,  ils  ne  pouvoient  se  passer  des 
Indiens  ;  que  si  on  leur  ôtoit  ce  secours ,  il  faudroit  aban- 
donner les  conquêtes,  ou  au  moins  perdre  tous  les  avan- 
tages qu'on  en  retireroit  ;  qu'il  n'y  avoit  aucun  motif 
assez  puissant  pour  faire  surmonter  aux  Indiens  rendus 
libres  leur  aversion  naturelle  pour  toute  espèce  de  travail , 
et  qu'il  falloit  l'autorité  d'un  maître  pour  les  y  forcer;  que 
si  on  ne  les  tenoit  pas  sous  une  discipline  toujours  vigi- 
lante ,  leur  indolence  et  leur  indifférence  naturelles  ne 
leur  permettrolent  jamais  de  recevoir  l'instruction  chré- 
tienne, ni  d'observer  les  pratiques  de  la  religion.  D'après 
tous  ces  motifs,  ils  trouvèrent  nécessaire  de  tolérer  les 
repartimîentos  et  l'esclavage  des  Américains.  Ils  s'effor- 
cèrent en  même  temps  de  prévenir  les  funestes  effets 
de  cette  tolérance,  et  d'assurer  aux  Indiens  le  meilleur 
Iraltement  qu'on  pût  concilier  avec  l'état  de  servitude. 
Pour  cela  ils  renouvelèrent  les  premiers  règlemens ,  y  en 
ajoutèrent  de  nouveaux,  ne  négligèrent  aucune  des  pré- 
cautions qui  pouvoient  diminuer  la  pesanteur  du  joug  : 
enfin  ils  employèrent  leur  autorité,  leur  exemple  et  leurs 
exhortations  à  inspirer  à  leurs  compatriotes  des  sentlmens 
d'équité  et  de  douceur  pour  ces  Indiens ,  dont  l'industrie 
leur  étoit  nécessaire.  Zuazo ,  dans  son  déparlement , 
seconda  les  efforts  des  surlntendans.  Il  réforma  les  cours  de 
justice,  dans  la  vue  de  rendre  leurs  décisions  plus  équi- 
tables et  plus  promptes,  et  fit  divers  règlemens  pour 
mettre  sur  un  meilleur  pied  la  police  intérieure  de  la  colo- 
nie.  Tous    les   Espagnols   du    Nouveau-Monde   témol- 


ET  ÉCL^IRCISSEMENS.  495 

gnèrent  leur  satisfaction  de  la  conduite  de  Zuazo  et  de  ses 
associés,  et  admirèrent  la  hardiesse  de  Ximenès,  qui 
s'étoit  écarté  si  fort  des  routes  ordinaires  dans  la  forma- 
lion  de  son  plan,  et  sa  sagacité  dans  le  choix  des  per- 
sonnes à  qui  il  avoit  donné  sa  confiance ,  et  qui  s'en 
étoient  rendues  dignes  par  leur  sagesse  ,  leur  modération 
et  leur  désintéressement  (i). 

M  Las  Casas  seul  étoit  mécontent.  Les  considérations 
qui  avoient  déterminé  les  surintendans  ne  faisoient  aucune 
impression  sur  lui.  Le  parti  qu'ils  prenoient  de  conformer 
leurs  règlemens  à  l'état  de  la  colonie  lui  paroissoit  l'ou- 
vrage d'une  politique  mondaine  et  timide  ,  qui  consacroit 
une  injustice  parce  qu'elle  étoit  avantageuse.  Il  prélendoit 
que  les  Indiens  étoient  libres  par  le  droit  de  nature,  et, 
comme  leur  protecteur ,  il  sommoit  les  surintendans  de 
ne  pas  les  dépouiller  du  privilège  commun  de  1  humanité. 
Les  surintendans  reçurent  ses  remontrances  les  plus  âpres 
sans  émotion ,  et  sans  s'écarter  en  rien  de  leur  plan.  Les 
colons  espagnols  ne  furent  pas  si  modérés  à  son  égard , 
et  il  fut  souvent  en  danger  d'être  mis  en  pièces  pour  la 
fermeté  avec  laquelle  il  insistoit  sur  une  demande  qui 
leur  étoit  si  odieuse.  Las  Casas,  pour  se  mettre  à  l'abri 
de  leur  fureur,  fut  obligé  de  chercher  un  asjle  dans  un 
couvent  ;  et ,  voyant  que  tous  ses  efforts  en  Amérique 
étoient  sans  effet,  il  partit  pour  l'Europe  avec  la  ferme 
résolution  de  ne  pas  abandonner  la  défense  d'un  peuple 
qu'il  regardoit  comme  victime  d'une  cruelle  oppression  (2). 

(i)  Herrera,  decad.  2,  lib.  II,  cap.  i5.  Remesal ,  hist.  gén. 
lié.  II,  cap.  i4,  i5  ,  16. 

(2J   Herrera,  decad.  2,  ib.  II ,  cap.    16. 


496  NOTES 

»  S'il  eût  trouvé  dans  Ximenès  la  même  vin;neur  d'es- 
prit que  ce  ministre  mettoit  ordinairement  aux  affaires,  il 
eût  été  vraisemblablement  fort  mal  reçu.  Mais  le  cardinal 
étoit  atteint  d'une  maladie  mortelle ,  et  se  préparoit  à 
remettre  l'autorité  dans  les  mains  du  jeune  roi,  qu'on 
attendoit  de  jour  en  jour  des  Pays-Bas.  Charles  arriva, 
prit  possession  du  gouvernement,  et,  par  la  mort  de 
Ximenès,  perdit  un  ministre  qui  auroit  mérité  sa  confiance 
par  sa  droiture  et  ses  talens.  Beaucoup  de  seigneurs 
flamands  avoient  accompagné  leur  souverain  en  Espagne. 
L'attachement  naturel  de  Charles  pour  ses  compatriotes 
l'engageoit  à  les  consulter  sur  toutes  les  affaires  de  son 
nouveau  royaume;  et  ces  étrangers  montrèrent  un  empres- 
sement indiscret  à  se  mêler  de  tout,  et  à  s'emparer  de 
presque  toutes  les  parties  de  l'administration  (i).  La 
direction  des  affaires  d'Amérique  étoit  un  objet  trop 
séduisant  pour  leur  échapper.  Las  Casas  remarqua  leur 
crédit  naissant.  Quoique  les  hommes  à  projets  soient  com- 
munément trop  ardens  pour  se  conduire  avec  beaucoup 
d'adresse,  celui-ci  étoit  doué  de  celte  activité  infatigable 
qui  réussit  quelquefois  mieux  que  l'esprit  le  plus  délié.  11 
fit  sa  cour  aux  Flamands  avec  beaucoup  d'assiduité.  Il  mit 
sous  leurs  yeux  l'absurdité  de  toutes  les  maximes  adop- 
tées jusque-là  dans  le  gouvernement  de  l'Amérique,  et 
particulièrement  les  vices  des  dispositions  faites  par  Xime- 
nès. La  mémoire  de  Ferdinand  étoit  odieuse  aux  Fla- 
mands. La  vertu  et  les  talens  de  Ximenès  avoient  été  pour 
eux    des  motifs  de  jalousie.  Ils  désiroient   vivement  de 

(  1  )  Histoire  de  Charles  V . 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  497 

trouver  des  prétextes  plausibles  pour  condamner  les 
mesures  du  ministre  et  du  défunt  monarque,  et  pour 
décrier  la  politique  de  l'un  et  de  l'autre.  Les  amis  de  Don 
Diego  Colomb,  aussi  bien  que  les  courtisans  espagnols 
qui  avoient  eu  à  se  plaindre  de  l'administration  du  cardi- 
nal, se  joignirent  à  Las  Casas  pour  désapprouver  la  com- 
mission des  surintcndans  en  Amérique.  Cette  union  de 
tant  de  passions  et  d'intérêts  divers  devint  si  puissante, 
que  les  Hiéronymites  et  Zuazo  furent  rappelés.  Rodrigue 
de  Figueroa ,  jurisconsulte  estimé,  fut  nommé  premier 
juge  de  l'île,  et  reçut  des  instructions  nouvelles  d'après 
les  instances  de  Las  Casas ,  pour  examiner  encore  avec  la 
plus  grande  attention  la  question  importante  élevée  entre 
cet  ecclésiastique  et  les  colons ,  relativement  à  la  manière 
dont  on  devoit  traiter  les  Indiens.  Il  étoit  autorisé,  en 
attendant ,  à  faire  tout  ce  qui  seroit  possible  pour  soulager 
leurs  maux  et  prévenir  leur  entière  destruction  (i). 

»  Ce  fut  tout  ce  que  le  zèle  de  Las  Casas  put  obtenir 
alors  en  faveur  des  Indiens.  L'impossibilité  de  faire  faire 
aux  colonies  aucun  progrès,  à  moins  que  les  colons  espa- 
gnols ne  pussent  forcer  les  Américains  au  travail,  éloit 
une  objection  insurmontable  à  l'exécution  de  son  plan 
de  liberté.  Pour  écarter  cet  obstacle.  Las  Casas  proposa 
d'acheter,  dans  les  établissemens  des  Portugais  à  la  côte 
d'Afrique,  un  nombre  suffisant  de  noirs,  et  de  les  trans- 
porter en  Amérique  ,  où  on  les  emploiroit  comme  esclaves 
au  travail  des  mines  et  à  la  culture  du  sol.  Les  premiers 

(1)  Herrera,  dccad.  u,  liû.  Il,  cap.  i6,  19.  21  j  liJt.  III ^ 
cap.  7,  8. 

4.  32 


498  NOTES 

avantages  que  les  Portugais  avoient  retirés  de  leurs  décou- 
\ertes  en  Afrique  ,  leur  avoient  été  jjrocurés  par  la  vente 
des  esclaves.  Plusieurs  circonstances  concouroient  à  faire 
revivre  cet  odieux  commerce  ,  aboli  depuis  long-temps  en 
Europe,  et  aussi  contraire  aux  sentimens  de  l'humanité 
qu'aux  principes  de  la  religion.  Dès  Tan  i5o3,  on  avoit 
envoyé  en  Amérique  un  petit  nombre  d'esclaves  nègres  (i). 
En  i5ii,  Ferdinand  avoit  permis  qu'on  y  en  portât  en 
plus  grande  quanîité  (2).  On  trouva  que  cette  espèce 
d'hommes  étoit  plus  robuste  que  les  Américains ,  plus 
capable  de  résister  à  une  grande  fatigue ,  et  plus  patiente 
sous  le  joug  de  la  servitude.  On  calculoit  que  le  travail  d'un 
noir  équivaloil  à  celui  de  quatre  Américains  {?»).  Le  car- 
dinal Ximenès  avoit  été  pressé  de  permettre  et  d'encou- 
rager ce  commerce,  proposition  qu'il  avoit  rejelée  avec 
fermelé,  parce  qu'il  avoit  senti  combien  il  étoit  injuste  de 
réduire  une  race  d'hommes  en  esclavage ,  en  délibérant 
sur  les  moj^ens  de  rendre  la  liberté  à  une  autre  (4).  Mais 
Las  Casas,  inconséquent  comme  le  sont  les  esprits  qui  se 
portent  avec  une  impétuosité  opiniâtre  vers  une  opinion 
favorite ,  étoit  incapable  de  faire  cette  réflexion.  Pendant 
qu'il  combattoit  avec  tant  de  chaleur  pour  la  liberté  des 
habitans  du  Nouveau-Monde,  il  travailloit  à  rendre 
esclaves  ceux  d'une  autre  partie  ;  et ,  dans  la  chaleur  de  son 
zèle  pour  sauver  les  Américains  du  joiig,  il  prononçoit 


(i)  lierre ra ,  decad.  i,  lib.  }■%  cop.  12. 

(2)  Jd.  ibid.  lié.  y III,  cap.   9. 

(3)  Id  ibid.  lil>.  IX fi  op.  5. 

(4)  Id.  de  Cad  2/'  .*.//,  cap.  8. 


ET  ÉCLAtRCISSEMENS.  499 

sans  scrupule  qu'il  ctoit  juste  et  utile  d'en  imposer  un 
plus  pesant  encore  sur  les  Africains.  Malheureusement 
pour  ces  derniers ,  le  plan  de  Las  Casas  fut  adopté. 
Charles  accorda  à  un  de  ses  courtisans  flamands  le  privilège 
exclusif  d'importer  en  Amérique  quatre  mille  noirs.  Celui- 
ci  vendit  son  privilège  pour  vingt-cinq  mille  ducals  à  des 
marchands  génois,  qui  les  premiers  établirent  avec  une 
forme  régulière  en  Afrique  et  en  Amérique  ce  commerce 
d'hommes,  qui  a  reçu  depuis  de  si  grands  accroisse- 
mens  (i). 

»  Mais  les  marchands  génois,  conduisant  leurs  opéra- 
tions avec  l'avidité  ordinaire  aux  monopoleurs,  deman- 
dèrent bientôt  des  prix  si  exorbitans  des  noirs  qu'ils  por- 
toient  à  Hispaniola,  qu'on  y  en  vendit  trop  peu  pour 
améliorer  l'état  de  la  colonie.  Las  Casas,  dont  le  zèle  étoit 
aussi  inventif  qu'infatigable,  eut  recours  à  un  autre 
expédient  pour  soulager  les  Indiens.  11  avoit  observé  que 
le  plus  grand  nombre  de  ceux  qui  jusque-là  s'étoient 
établis  en  Amérique,  étoient  des  soldats  ou  des  matelots 
employés  à  la  découverte  ou  à  la  conquête  de  ces  régions, 
des  fils  de  familles  nobles,  attirés  par  l'espoir  de  s'enri- 
chir promptoment ,  ou  des  aventuriers  sans  ressource , 
et  forcés  d'abandonner  leur  patrie  par  leurs  crimes  ou 
leur  indigence.  A  la  place  de  ces  hommes  avides,  sans 
mœurs,  incapables  de  l'industrie  persévérante  et  de  l'éco- 
nomie nécessaire  dans  l'établissement  d'une  colonie ,  il 
proposa  d'envoyer  à  Hispaniola  et  dans  les  aulres  îles,  un 
nombre  suffisant  de  cultivateurs  et  d'artisans ,  à  qui  on 


(i)   Herreia  ,  dcrad.   i  ,  lib.  II ,  rap.  20. 


32. 


5oo  NOTES 

donneroit  des  cncouragemens  pour  s'y  transporter;  per- 
suadé que  de  tels  hommes ,  accoutumés  à  la  fatigue , 
seroient  en  état  de  soutenir  des  travaux  dont  les  Améri- 
cains étoient  incapables  par  la  foiblesse  de  leur  constitu- 
tion ,  et  que  bientôt  ils  deviendroient  eux-mêmes  par  la 
culture  ,  de  riches  et  d'utiles  citoyens.  Mais  quoiqu'on  eût 
grand  besoin  d'une  nouvelle  recrue  d'habitans  à  Hispa- 
niola,  où  la  petite  vérole  venoit  de  se  répandre  et  d'em- 
porter un  nombre  considérable  d'Indiens,  ce  projet, 
quoique  favorisé  par  les  ministres  flamands,  fut  traversé 
par  i'évêque  de  Burgos,  que  Las  Casas  trouvoit  toujours 
en  son  chemin  (i). 

»  Las  Casas  commença  alors  à  désespérer  de  faire 
aucun  bien  aux  Indiens  dans  les  établissemens  déjà  for- 
més. Le  mal  étoit  trop  invétéré  pour  céder  aux  remèdes. 
Mais  on  faisoit  tous  les  jours  des  découvertes  nouvelles 
dans  le  continent,  qui  donnoient  de  hautes  idées  de  sa 
population  et  de  son  étendue.  Dans  toutes  ces  régions, 
il  n'y  avoit  encore  qu'une  seule  colonie  très-foible  ,  et  si 
l'on  en  exceptoit  un  petit  espace  sur  l'isthme  de  Darien, 
les  naturels  étoient  maîtres  de  tout  le  pays.  C'étoit  là  un 
champ  nouveau  et  plus  étendu  pour  le  zèle  et  1  humanité 
de  Las  Casas ,  qui  se  flattoit  de  pouvoir  empêcher  qu'on 
n'y  introduisit  le  pernicieux  système  d'administration 
qu'il  n'avoit  pu  détruire  dans  des  lieux  où  il  étoit  déjà 
tout  établi.  Plein  de  ces  espérances,  il  sollicita  une  con- 
cession de  la  paitie  qui  s'étend  le  long  de  la  côte,  depuis 
le  golfe  de  Paria  jusqu'à  la  frontière  occidentale  de  celte 

(i)    llcricra,  dccad.  3,  lib.  II,  cap.  21. 


ET  ÉCLAIKCISSEMENS.  5oj 

province,  aujourd'hui  connue  sous  le  nom  de  Sainte- 
Marlhe.  Il  proposa  d'y  établir  une  colonie  formée  de  cul- 
tivateurs ,  d'artisans  et  d'ecclésiastiques.  Il  s"'en^agea  à  civi- 
liser, dans  l'espace  de  deux  ans,  dix  mille  Indiens,  et  à 
les  instruire  assez  bien  dans  les  arts  utiles  pour  pouvoir 
tirer  de  leurs  travaux  et  de  leur  industrie  un  revenu  de 
quinze  mille  ducats  au  profit  de  la  couronne.  Il  promettoit 
aussi  qu'en  dix  ans  sa  colonie  auroit  fait  assez  Je  progrès 
pour  rendre  au  gouvernement  soixante  mille  ducats  par 
an.  Il  stipula  qu'aucun  navigateur  ou  soldat  ne  pourroit  s'y 
établir,  et  qu'aucun  Espagnol  n'y  mctlroit  les  pieds  sans 
sa  permission.  Il  alla  même  jusqu'à  vouloir  que  les  gens 
qu'il  emmèneroit  eussent  un  habillement  particulier , 
différent  de  celui  des  Espagnols,  afin  que  les  Indiens  de 
ces  districts  ne  les  crussent  pas  de  la  même  race  d'hommes 
qui  avoient  apporté  tant  de  calamités  à  l'Amérique  (i). 
Par  ce  plan  ,  dont  je  ne  donne  qu'une  légère  esquisse,  il 
paroît  clairement  que  les  idées  de  Las  Casas  sur  la  manière 
de  civiliser  et  de  traiter  les  Indiens  étoient  fort  semblables 
à  celles  que  les  Jésuites  ont  suivies  depuis  dans  leurs 
grandes  entreprises  sur  l'autre  partie  du  même  continent. 
Las  Casas  supposoit  que  les  Européens ,  employant  l'as- 
cendant que  leur  donnoient  une  intelligence  supérieure  et 
de  plus  grands  progrès  dans  les  sciences  et  les  arts ,  pour- 
roient  conduire  par  degrés  l'esprit  des  Américains  à  goûter 
ces  moyens  de  bonheur  dont  ils  étoient  dépourvus,  leur 
faire  cultiver  les  arts  de  l'homme  en  société,  et  les  rendre 
capables  de  jouir  des  avantages  delà  vie  civile. 

(i)  Herrera ,  decai/.^,  liù.  IV^  cap.  2. 


5o2  NOTES 

»  L'évêque  de  Burgos  et  le  conseil  des  Indes  regar- 
dèrent le  plan  de  Las  Casas  non- seulement  comme  chimé- 
rique, mais  comme  extrêmement  dangereux.  Ils  pensoient 
que  l'esprit  des  Américains  étoit  naturellement  si  borné, 
et  leur  indolence  si  excessive,  qu'on  ne  réussiroit  jamais 
à  les  instruire ,  ni  à  leur  faire  faire  aucun  progrès.  Ils  pré- 
tendoient  qu'il  seroit  fort  imprudent  de  donner  une  auto- 
rité si  grande  sur  un  pays  de  mille  milles  de  côtes ,  à  un 
enthousiaste  visionnaire  et  présomptueux ,  étranger  aux 
affaires,  et  sans  connoissance  de  Tari  du  gouvernement. 
Las  Casas ,  qui  s'attendoit  bien  à  cette  résistance ,  ne  se 
découragea  pas.  Il  eut  recours  encore  aux  Flamands  ,  qui 
favorisèrent  ses  vues  auprès  de  Charles  V  avec  beaucoup 
de  zèle,  précisément  parce  que  les  ministres  espagnols  les 
avoient  rejetées.  Ils  déterminèrent  le  monarque ,  qui 
venoit  d'être  élevé  à  l'empire,  à  renvoyer  l'examen  de 
cette  affaire  à  un  certain  nombre  de  membres  de  son  con- 
seil privé  ;  et ,  comme  Las  Casas  récusoit  tous  les  membres 
du  conseil  des  Indes,  comme  prévenus  et  intéressés,  tous 
furent  exclus.  La  décision  des  juges  choisis  à  la  recom- 
mandation des  Flamands ,  fut  entièrement  conforme  aux 
sentimens  de  ces  derniers.  On  approuva  beaucoup  le  nou- 
veau plan,  et  l'on  donna  des  ordres  pour  le  mettre  à  exé- 
cution, mais  en  restreignant  le  territoire  accordé  à  Las 
Casas  à  trois  cents  milles  le  long  de  la  côte  de  Cumana, 
d'où  il  lui  seroit  libre  de  s'étendre  dans  les  parties  inté- 
rieures du  pays  (i). 

(i)  Gomera ,  hist.  gcn.  cap.  77.  Ilenera,  dccad.  2,  lib-  IV , 
cap.  3.  Oviedo ,  lib,  XIX,  cap.  5. 


ET  ÉCLAIKCISSEMENS.  bo3 

r>  Cette  décision  trouva  des  censeurs.  Presque  tous 
ceux  qui  avoient  été  en  Amérique  lablàmoient,  et  soute- 
noient  leur  opinion  avec  tant  de  confiance,  et  par  des 
raisons  si  plausibles ,  qu'on  crut  devoir  s'arrêter  et  exa- 
miner de  nouveau  la  question  avec  plus  de  soin.  Charles 
lui-même  ,  quoiqu'accoufumê  dans  sa  jeunesse  à  suivre 
les  sentimens  de  ses  ministres  avec  une  déférence  et  une 
soumission  qui  n'annonçoient  pas  la  vigueur  et  la  fermeté 
d'esprit  qu'il  montra  dans  un  âge  plus  mûr ,  commença  à 
soupçonner  que  la  chaleur  que  les  Flamands  meltoient 
dans  toutes  les  affaires  relatives  à  l'Amérique ,  avoit  pour 
principe  quelque  motif  dont  il  devoit  se  défier;  il  déclara 
qu'il  étoit  déterminé  à  approfondir  lui-même  la  question 
agitée  depuis  si  long-temps  sur  le  caractère  des  Améri- 
cains, et  sur  la  manière  la  plus  convenable  de  les  traiter. 
Il  se  présenta  bientôt  une  circonstance  qui  rendoit  cette 
discussion  plus  facile.  Quevedo ,  évêque  du  Darien ,  qui 
avoit  accompagné  Pedrarias  sur  le  continent  en  i5i3, 
venoit  de  prendre  terre  à  Barcelonne  ,  où  la  cour  faisoit  sa 
résidence.  On  sut  bientôt  que  ses  sentimens  étoient  diffé- 
rens  de  ceux  de  Las  (^asas,  et  Charles  imagina  assez  natu- 
rellement qu'en  écoutant  et  en  comparant  les  raisons  de 
deux  personnages  respectables,  qui,  par  un  long  séjour 
en  Amérique ,  avoient  eu  le  temps  nécessaire  pour  observer 
les  mgeurs  du  peuple  qu'il  s'agissoit  de  faire  connoilre , 
il  seroit  en  élat  de  découvrir  lequel  des  deux  avoit  formé 
son  opinion  avec  plus  de  justesse  et  de  discernement. 

On  désigna  pour  cet  examen  un  jour  fixe  et  une 
audience  solennelle.  L'empereur  parut  avec  une  pompe 
extraordinaire  ,  et  se  plaça  sur  un  trône  dans  la  grande 


5o4  NOTES 

salle  de  son  palais.  Ses  courtisans  Tenvironnoient.  Don 
Diego  Colomb,  amiral  des  Indes  ,  fut  appelé.  L'évêque  du 
Darien  fut  interpellé  de  dire  le  premier  son  avis.  Son 
discours  ne  fut  pas  long.  Il  commença  par  déplorer  les 
malheurs  de  l'Amérique  et  la  destruction  d'un  si  grand 
nombre  de  ses  habitans ,  qu'il  reconnut  être  en  partie  l'effet 
de  l'excessive  dureté  et  de  l'imprudence  des  Espagnols  ; 
mais  il  déclara  que  tous  les  habitans  du  Nouveau-Monde 
qu'il  avoit  observés  ,  soit  dans  le  continent ,  soit  dans  les 
îles ,  lui  avoient  paru  une  espèce  d'hommes  destinés  à  la 
servitude  par  l'infériorité  de  leur  intelligence  et  de  leurs 
talens  naturels  ;  et  qu'il  seroit  impossible  de  les  instruire , 
ni  de  leur  faire  faire  aucun  progrès  vers  la  civilisation,  si 
on  ne  les  tenoit  pas  sous  l'autorité  continuelle  d'un 
maître.  Las  Casas  s'étendit  davantage ,  et  défendit  son  sen- 
timent avec  plus  de  chaleur.  Il  s'éleva  avec  indignation 
contre  l'idée  qu'il  y  eût  aucune  race  d'hommes  nés  pour 
la  servitude  ,  et  attaqua  cette  opinion  comme  irréligieuse 
et  inhumaine.  Il  assura  que  les  Américains  ne  manquoient 
pas  d'intelligence;  qu'elle  n'avoit  besoin  que  d'être  culti- 
vée, et  qu'ils  étoient  capables  d'apprendre  les  principes 
de  la  religion,  et  de  se  former  à  l'industrie  et  aux  arts  de 
la  vie  sociale  ;  que  leur  douceur  et  leur  timidité  naturelle 
les  rendant  soumis  et  dociles ,  on  pouvoit  les  conduire  et 
les  former ,  pourvu  qu'on  ne  les  traitât  pas  durement.  Il 
protesta  que,  dans  le  plan  qu'il  avoit  proposé,  ses  vues 
étoient  pures  et  désintéressées,  et  que,  qiielques  avantages 
qui  dussent  revenir  de  leur  exécution  à  la  couronne  de 
Castille ,  il  n'avoit  jamais  demandé  et  ne  demanderoit 
jamais  aucune  récompense  de  ses  travaux. 


ET  ÉCLArRClSSEMENS.  5o5 

»  Charles ,  après  avoir  entendu  les  deux  plaidoyers  et 
consulté  ses  ministres ,  ne  se  crut  pas  encore  assez  bien 
instruit  pour  prendre  une  résolution  générale  relativement 
à  la  condition  des  Américains  ;  mais  comme  il  avoit  une 
entière  confiance  en  la  probité  de  Las  Casas,  et  que 
l'évêque  du  Darien  lui-même  convenoit  que  Taffaire  étoit 
assez  importante  pour  qu'on  pût  essayer  le  plan  proposé, 
il  céda  à  Las  Casas  ,  par  des  lettres-patentes,  la  partie  de 
la  côte  de  Cumana  dont  nous  avons  fait  mention  plus 
haut ,  avec  tout  pouvoir  d'y  établir  une  colonie  d'après  le 
plan  qu'il  avoit  proposé  (i). 

»  Las  Casas  pressa  les  préparatifs  de  son  voyage  avec 
son  ardeur  accoutumée  ;  mais  soit  par  son  inexpérience 
dans  ce  genre  d'affaires,  soit  par  l'opposition  secrète  de 
la  noblesse  espagnole,  qui  craignoit  que  l'émigration  de 
tant  de  personnes  ne  leur  enlevât  un  grand  nombre 
d'hommes  industrieux  et  utiles,  occupés  de  la  culture  de 
leurs  terres ,  il  ne  put  déterminer  qu'environ  deux  cents 
cultivateurs  ou  artisans  à  l'accompagner  à  Cumana. 

M  Rien  cependant  ne  put  amortir  son  zèle.  Il  mit  à  la 
voile  avec  cette  petite  troupe ,  à  peine  suffisante  pour 
prendre  possession  du  vaste  territoire  qu'on  lui  accordoit , 
et  avec  laquelle  il  étoit  impossible  de  réussir  à  en  civiliser 
les  habitans.  Le  premier  endroit  où  il  toucha  fut  l'île  de 
Porto-Rico.  J^  il  eut  connoissance  d'un  nouvel  obstacle 
à  Texéculion  de  son  plan  ,  plus  difficile  à  surmonter  qu'au- 

(i)  Heirera,  Jecad.  2,  lib.  IV,  cap.  3.  1^ .  5.  Argensola  , 
Annales  de  Aragon,  74,  97-  Bcniesnl  ,  fiisl.  gen.  lib.  //, 
cap.  19,  20. 


5o6  jNOTES 

cun  de  ceux  qu'il  eût,  rencontrés  jusqu'alors.  Lorsqu'il 
avoit  quitté  l'Amérique  en  iSiy,  les  Espagnols  n'avoient 
presqu' aucun  commerce  avec  le  continent,  si  Ton  excepte 
les  pays  voisins  du  golfe  de  Darien.  Mais  tous  les  genres 
de  travaux  s'affoiblissant  de  jour  en  jour  à  Hispaniola  par 
îa  destruction  rapide  des  naturels  du  pays ,  les  Espagnols 
manquoient  de  bras  pour  continuer  les  entreprises  déjà 
formées,  et  ce  besoin  les  avoit  fait  recourir  à  tous  les 
expédiens  qu'ils  pouvoient  imaginer  pour  y  suppléer.  On 
teur  avoit  porté  beaucoup  de  nègres  ;  mais  le  prix  en  éloit 
monté  si  haut ,  que  la  plupart  des  colons  ne  pouvoient  y 
atteindre.  Pour  se  procurer  des  esclaves  à  meilleur  mar- 
ché ,  quelques  uns  d'entre  eux  armèrent  des  vaisseaux ,  et 
se  mirent  à  croiser  le  long  des  côtes  du  continent.  Dans 
les  lieux  où  ils  étoient  inférieurs  en  force ,  ils  commer- 
çoient  avec  les  naturels ,  et  leur  donnoient  des  quincail- 
leries d'Europe  pour  les  plaques  d'or  qui  servoient  d'or- 
nemens  à  ces  peuples  ;  mais  partout  où  ils  pouvoient  sur- 
prendre les  Indiens,  ou  l'emporter  sur  eux  à  force 
ouverte ,  ils  les  enlevoient  et  les  vendoient  à  Hispa- 
niola (i).  Cette  piraterie  étoit  accompagnée  des  plus 
grandes  atrocités.  Le  nom  espagnol  devint  en  horreur  sur 
tout  le  continent.  Dès  qu'un  vaisseau  paroissoit,  les  habi- 
tans  fujoient  dans  les  bois,  ou  couroient  au  rivage  en 
armes  pour  repousser  ces  cruels  ennemis  de  leur  tranquil- 
lité. Quelquefois  ils  forçoient  les  Espagnols  à  se  retirer 
avec  précipitation,  ou  ils  leur  coupoient  la  retraite.  Dans 
la  violence   de  leur  ressentiment,  ils  massacrèrent  deux 

(i)   Ilerrera  ,  Jccaii.  3,  Hb.  II,  cap.  3. 


ET  ÉCLAmCISSEMENS.  607 

missionnaires  Dominicains,  que  le  zèle  avoit  portés  à 
s'ëtablir  dans  la  province  de  Cumana  (1).  Le  meurtre  de 
ces  personnes  révérées  pour  la  sainteté  de  leur  vie  excita 
la  plus  vive  indignation  parmi  les  colons  d'Hispaniola, 
qui,  au  milieu  de  la  licence  de  leurs  mœurs  et  de  la 
cruauté  de  leurs  actions ,  étoient  pleins  d'un  zèle  ardent 
pour  la  religion,  et  d'un  respect  superstitieux  pour  ses 
ministres  :  ils  résolurent  de  punir  ce  crime  d'une  manière 
qui  pût  servir  d'exemple ,  non  seulement  sur  ceux  qui 
l'avoient  commis ,  mais  sur  toute  la  nation  entière.  Pour 
l'exécution  de  ce  projet,  ils  donnèrent  le  commandement 
de  cinq  vaisseaux  et  de  trois  cents  hommes  à  Diego 
Ocampo ,  avec  ordre  de  détruire  par  le  fer  et  par  le  feu 
tout  le  pays  de  Cumana  ,  et  d'en  faire  les  habltans  esclaves 
pour  être  transportés  à  Hispaniola.  Las  Casas  trouva  à 
Porfo-Rico  cette  escadre  faisant  voile  vers  le  continent, 
et  Ocampo  ayant  refusé  de  différer  son  voyage ,  il  com- 
prit qu'il  lui  seroit  impossible  de  tenter  l'exécution  de  son 
plan  de  paix,  dans  un  pays  qui  alloit  être  le  théâtre  de  la 
guerre  et  de  la  désolation  (2). 

»  Dans  l'espérance  d'apporter  quelque  remède  auxsuites 
funestes  de  ce  malheureux  incident,  il  s'embarqua  pour 
Saint-Domingue,  laissant  ceux  qui  l'avoient  suivi  can- 
tonnés parmi  les  colons  de  Porto-Rico.  Plusieurs  circons- 
tances concoururent  à  le  faire  recevoir  fort  mal  à  Hispa- 
niola. En  travaillant  à  soulager  les  Indiens,  il  avoit  censuré 
la  conduite  de  ses  compatriotes,  les  colons  d'Hispaniola, 

(i)   Oviedo ,  hist-  116.  XIX,  cap.  3. 

(2)  Herrera,  decad-  2,  lib.  IX,  cap.  8  ,  g. 


5o8  NOTES 

avec  tant  de  sévérité,  qu'il  leur  étoit  devenu  universelle- 
ment odieux.  Ils  regardoient  le  succès  do  sa  tentative 
comme  devant  entraîner  leur  ruine.  Us  attendoient  de 
grandes  recrues  de  Cumana ,  et  ces  espérances  s'évanouis- 
soient,  si  Las  Casas  parveiioit  à  y  établir  sa  colonie. 
Fif^ueroa ,  en  conséquence  d'un  plan  formé  en  Espagne 
pour  déterminer  le  degré  d'intelligence  et  de  docilité  des 
Indiens,  avoit  fait  une  expérience  qui  paroissoit  décisive 
contre  le  système  de  Las  Casas.  Il  en  avoit  rassemblé  à 
Hispaniola  un  assez  grand  nombre,  et  les  avoit  établis 
dans  deux  villages,  leur  laissant  une  entière  liberté, 
et  les  abandonnant  à  leur  propre  conduite  :  mais  ces 
Indiens,  accoutumés  à  un  genre  de  vie  extrêmement 
différent,  hors  d'état  de  prendre  en  si  peu  de  temps  de 
nouvelles  habitudes ,  et  d'ailleurs  découragés  par  leur  mal- 
heur particulier  et  par  celui  de  leur  patrie,  se  donnèrent 
si  peu  de  peine  pour  cultiver  le  terrain  qu'on  leur  avoit 
donné,  parurent  si  incapables  des  soins  et  de  la  pré- 
voyance nécessaires  pour  fournir  à  leurs  propres  besoins , 
et  si  éloignés  de  tout  ordre  et  de  tout  travail  régulier,  que 
les  Espagnols  en  conclurent  qu'il  étoit  impossible  de  les 
former  à  mener  une  vie  sociale,  et  qu'il  falloit  les  regar- 
der comme  des  enfans  qui  avoient  besoin  d'être  conti- 
nuellement sous  la  tutelle  des  Européens,  si  supérieurs  à 
eux  en  sagesse  et  en  sagacité  (i). 

»  Malgré  la  réunion  de  toutes  ces  circonstances ,  qui 
armoient  si  fortement  contre  ses  mesures  ceux  même  à 
qui  il  s'adressoit  pour  les  mettre  à  exécution.  Las  Casas, 

(i)  Ilerrera,  dicad.  2,  lib.  A',  cap.  5. 


ET  ÉCT.AITxCISSEMENS.  609 

par  son  activité  et  sa  persévérance ,  par  quelques  condes- 
cendances et  beaucoup  de  menaces ,  obtint  à  la  fin  un  petit 
corps  de  troupes  pour  protéger  sa  colonie  au  premier 
moment  de  son  établissement.  Mais  à  son  retour  à  Porto- 
Piico,  il  trouva  que  les  maladies  lui  avoient  déjà  enlevé 
beaucoup  de  ses  f!;ons  ;  et  les  autres,  ayant  trouvé 
quelque  occupation  dans  l'Ile,  refusèrent  de  le  suivre. 
Cependant,  avec  ce  qui  lui  restoit  de  monde,  il  fit  voile 
vers  Cumana.  Ocampo  avoit  exécuté  sa  commission  dans 
cette  province  avec  tant  de  barbarie ,  il  avoit  massacré  ou 
envoyé  en  esclavage  à  Hispaniola  un  si  ^rand  nombre  d'In- 
diens ,  que  tout  ce  qui  restoit  de  ces  malheureux  s'ét  oit  enfui 
dans  les  bois  ,  et  que  l'établissement  formé  à  Tolède  ,  se 
trouvant  dans  un  pays  désert,  touchoit  à  sa  destruction. 
Ce  fut  cependant  en  ce  même  endroit  que  Las  Casas  fut 
obligé  de  placer  le  chef-lieu  de  sa  colonie.  Abandonné, 
et  par  les  troupes  qu'on  lui  avoit  données  pour  le  proté- 
ger ,  et  par  le  détachement  d'Ocampo ,  qui  avoit  prévu  les 
calamités  auxquelles  il  devoit  s'attendre  dans  un  poste  si 
misérable,  il  prit  les  précautions  qu'il  jugea  les  meilleures 
pour  la  sùretéet  la  subsistance  de  ses  colons;  mais,  comme 
elles  étoient  encore  bien  insuffisantes,  il  retourna  à  His- 
paniola solliciter  des  secours  plus  puissans,  afin  de  sauver 
des  hommes  que  leur  confiance  en  lui  avoit  engagés  à  cou- 
rir de  si  grands  dangers.  Bientôt  après  son  départ,  les 
naturels  du  pays,  ayant  reconnu  la  foiblesse  des  Espagnols, 
s'assemblèrent  secrètement ,  les  attaquèrent  avec  la  furii.» 
naturelle  à  des  hommes  rcduils  au  désespoir  par  les  bar- 
baries qu'on  avoit  exercées  contre  eux  ,  en  firent  périr  un 
grand  nombre  ,  et  forcèrent  le  reste  à  se  retirer  à  l'ile  de 


5io  NOTES 

Cubagua.  Le  petite  colonie  qui  étoit  établie  pour  la 
pêche  des  perles,  partagea  la  terreur  panique  dont  les 
fugitifs  étoient  saisis ,  et  abandonna  Tile.  Enfin ,  il  ne  resta 
pas  un  seul  Espagnol  dans  aucune  partie  du  continent ,  ou 
des  îles  adjacentes  depuis  le  golfe  de  Paria  jusqu'aux 
confins  du  Darien.  Accablé  par  cette  succession  de 
désastres,  et  voyant  l'issue  malheureuse  de  tous  ses 
grands  projets,  Las  Casas  n'osa  plus  se  montrer  ;  il  s'en- 
ferma dans  le  couvent  des  Dominicains  à  Saint-Domingue , 
et  prit  bientôt  après  l'habit  de  cet  ordre  (i).  » 

»  Quoique  la  destruction  de  la  colonie  de  Cumana  ne 
soit  arrivée  que  l'an  iSai  ,  je  n'ai  pas  voulu  interrompre 
le  récit  des  négociations  de  Las  Casas  depuis  leur  origine 
jusqu'à  leur  issue.  Son  système  fut  l'objet  d'une  longue 
et  sérieuse  discussion  ;  et  quoique  ses  tentatives  en  faveur 
des  Américains  opprimés  n'aient  pas  été  suivies  du  succès 
qu'il  s'en  promettoit  (sans  doute  avec  trop  de  confiance  ) , 
soit  par  son  imprudence ,  soit  par  la  haine  active  de  ses 
ennemis,  elles  donnèrent  lieu  à  divers  règlemens  qui 
furent  de  quelque  utilité  à  ces  malheureuses  nations.  » 
{Hist.d'Jmér.,\i\.m.) 

Second  Fragment. 

«  Il  alloit  (Cortez)  détruire  leurs  autels  et  renverser 
leurs  idoles  avec  la  même  violence  qu'à  Zempoalla,  si  le 


(i)   Herrera,  decad.  2,   Itb.  X,    cap.  5;    dccad.  3,  lili-  II , 
cap.  3,4,  5.  Oviedo  ,  hist.  llb.  XIX,  cap.  5.  Goraera,  cap.  77. 
Davila  Padilla ,  Vib.  I ,  cap.  97.    Remcsal  ,  h  st.  gen.   lib     II 
cap.  22  ,  23. 


ET  ÉCLAIRCÏSSEMENS.  5n 

Père  Jiarthelemi  d'Olmedo,  aumônier  de  l'armée,  n'avolt 
arrêté  l'impétuosité  de  son  zèle.  Le  religieux  lui  repré- 
senta l'imprudence  d'une  telle  démarche  dans  une  grande 
ville  remplie  d'un  peuple  également  superstitieux  et  guer- 
rier, avec  lequel  les  Espagnols  venoientde  s'allier.  Il  déclara 
que  ce  qui  s'étoit  fait  à  Zempoalla  lui  avoit  toujours  paru 
injuste",  que  la  religion  ne  devoit  pas  être  prêchée  le  fer 
à  la  main,  ni  les  infidèles  convertis  par  la  violence;  qu'il 
fîiUoit  employer  d'autres  armes  pour  cette  conquête: 
l'instruction  qui  éclaire  les  esprits,  et  les  bons  exemples 
qui  captivent  les  cœurs  ;  que  ce  n'étoit  que  par  <;es 
moyens  qu'on  pouvoit  engager  les  hommes  à  renoncer 
à  leurs  erreurs ,  et  embrasser  la  vérité.  —  Au  seizième 
siècle,  dans  un  temps  où  les  droits  de  la  conscience 
étoient  si  mal  connus  de  tout  le  monde  chrétien,  oij  le 
nom  de  tolérance  étoit  même  ignoré ,  on  est  étonné  de 
trouver  un  moine  espagnol  au  nombre  des  premiers 
défenseurs  de  la  liberté  religieuse ,  et  des  premiers  îm- 
probateurs  de  la  persécution.  Les  remontrances  de  cet 
ecclésiastique ,  aussi  vertueux  que  sage  ,  firent  impression 
sur  l'esprit  de  Cortez.  Il  laissa  les  Tascalans  continuer 
l'exercice  libre  de  leur  religion,  en  exigeant  seulement 
qu'ils  renonçassent  à  sacrifier  des  victimes  humaines.  » 

Histoire  d'Amérique^  liv.  V. 

Robertson ,  après  avoir  prouvé  que  la  dépopulation  de 
l'Amérique  ne  peut  être  attribuée  à  la  politique  du  gou- 
vernement espagnol ,  passe  à  ce  morceau  que  nous  avons 
cité  dans  le  texte  : 

«  C'est  avec  plus  (ï  injustice  encore  que  beaucoup  d'écn- 


5i2  NOTES 

imins  ont  attribué  à  l'esprit  d'intolérance  de  la  religion 
romainp  la  destruction  des  Américains ,  etc.  » 

Et  enfin  ailleurs,  en  parlant  des  Indiens,  il  dit  : 
«  Quoique  Paul  lll,  par  sa  fameuse  bulle  donnée  en  lôSj, 
ait  déclaré  les  Indiens  créatures  raisonnables,  ayant  droit 
à  tous  les  privilèges  du  christianisme,  néanmoins,  après 
deux  siècles ,  durant  lesquels  ils  ont  été  membres  de 
l'Eglise,  ils  ont  fait  si  peu  de  progrès,  qu'à  peine  en 
trouve-t-on  quelques  uns  qui  aient  une  portion  d'intel- 
ligence suffisante  pour  être  regardés  comme  dignes  de  par- 
ticiper à  rEucharistie.  D'après  cette  idée  de  leur  incapa- 
cité et  de  leur  ignorance  en  matière  de  religion,  lorsque 
le  zèle  de  Philippe  lui  fit  établir  l'inquisition  en  Amérique, 
en  i570  ,  les  Indiens  furent  déclarés  exempts  de  la  juri- 
diction de  ce  sévère  tribunal ,  et  ils  sont  demeurés  soumis 
à  l'inspection  de  leurs  évêques  diocésains.  »  Tome  V , 
page  2o5. 

Si  l'on  pèse  avec  attention  et  impartialité  tous  les  faits 
avancés  par  le  docteur  presbytérien  ^  si  l'on  se  rappelle  en 
même  temps  les  nombreux  hôpitaux  fondés  parles  Indiens 
du  Nouveau- Monde,  les  admirables  missions  du  Para- 
guay, etc.,  on  sera  convaincu  qu'il  n'y  a  jamaiseu  de  plus 
atroce  calomnie  (jue  celle  qui  attribue  à  la  religion  chré- 
tienne la  destruction  des  habitans  du  Nouveau-Monde. 

Massacre  d^ Irlande. 

Des  inimitiés  nationales,  bien  plus  encore  que  des 
haines  religieuses,  produisirent  on  iG4-i  le  fameux  mas- 
sacre d'Irlande.  Depuis  long-temps  opprimes  par  les 
Anglais  ,  d(>|)Ouillés  de  leurs  terres,  tourmentés  dans  leurs 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  5i3 

mœurs ,  leurs  habitudes  et  leur  religion,  réduits  presque 
à  la  condition  d'esclaves  par  des  maîtres  hautains  et  tyran- 
niques  ,  les  Irlandais ,  poussés  au  désespoir ,  eurent  enfin 
recours  à  la  vengeance  ;  ils  ne  furent  pas  même  les  agres- 
seurs dans  cette  horrible  tragédie ,  et  on  avoit  commencé 
à  les  égorger  avant  qu'ils  se  déterminassent  à  répandre  le  sang. 
M.  Millon  ,  dans  ses  Recherches  sur  l'Irlande  (^impri- 
mées à  la  suite  du  Voyage  d'Arthur  Young  ) ,  a  recueilli 
des  faits  intéressans  qu'il  sera  bon  de  mettre  ici  sous  les 
jeux  du  lecteur. 

Quelques  Irlandais  s'étant  soulevés  par  une  suite  de  ce 
système  d'oppression  qui  pesoit  sur  leur  malheureuse 
patrie ,  le  conseil  anglais  d'Irlande  envoie  des  troupes 
contre  eux  avec  ordre  de  les  exterminer. 

«  Les  officiers ,  dit  Castelhaven  (  dont  M.  Millon  cite 
ici  les  propres  paroles  ),  les  officiers  et  les  soldats^  peu 
attentifs  à  distinguer  les  rebelles  sujets ,  tuèrent  indistinc- 
tement ^  dans  bien  des  endroits^  hommes^  femmes  et 
enfans  ;  ce  procédé  irrita  les  rebelles  ,  et  les  porta  à  com- 
mettre les  mêmes  cruautés  sur  les  Anglais  (i).  D'après  le 
passage  du  comte  Castelhaven ,  il  paroît  que  les  Anglais 
avoient  commencé  la  scène  par  ordre  de  leur  chef,  et  que 
le  crime  des  Irlandais  étoit  d'avoir  suivi  un  exemple 
barbare  (2). 

M  Je  ne  puis  croire^  ajoute  Castelhaven,  qu'il  y  ait  eu 
alors  en  Irlande ,  hors  des  villes  murées ,  la  dixième  partie 

(i)  Which  procédure  exasperated  the  rebels,  and  induced 
them  to  commit  the  like  cruelties  upon  the  English. 
(2)  Ma-Geoghegan. 

4.  33 


5i4  NOTES 

des  sujets  britanniques  rapportés  par  le  chevalier  Temple 
et  autres  écri\?ains^  comme  massacrés  par  les  Irlandais.  Il 
est  clair  que  cet  auteur  répète  jusqu'à  deux  ou  trois  fois  , 
en  divers  endroits^  les  mêmes  personnes  avec  les  mêmes  cir- 
constances,  et  qu  il  fait  mention  de  quelques  centaines 
d'individus ,  comme  massacrés  alors ,  qui  ont  vécu  encore 
plusieurs  années  après ,  et  quelques  uns  jusqu'à  notre 
temps  :  il  est  donc  juste  que  ,  malgré  les  clameurs  mal  fon- 
dées de  certaines  personnes ,  qui  s^ écrient  contre  les  Irlan- 
dais ,  sans  dire  un  mot  de  la  rébellion  fomentée  chez  eux  , 
je  rende  justice  à  la  nation  irlandaise.,  et  que  je  déclare 
queleschefo  de  cette  nation  n'eurent  jamais  intention  d'au- 
toriser les  cruautés  qu  on  y  avait  exercées. 

»  L'exemple  des  Ecossais  qui  s'étoient  insurgés  fut  en 
partie  cause  de  la  révolte  des  Irlandais  déjà  mécontens; 
ils  se  vojoient  à  la  veille  d'être  forcés ,  ou  de  renoncer 
à  leur  religion,  ou  d'abandonner  leur  patrie  :  une  pétition 
des  protestans  d'Irlande,  signée  de  plusieurs  milliers  d'entre 
eux,  et  adressée  au  parlement  d'Angleterre,  justifioit 
leur  crainte  ;  on  se  vantoit  déjà  publiquement  qu'avant 
un  an  il  n'y  auroit  pas  un  seul  papiste  en  Irlande.  Cette 
adresse  produisit  son  effet  en  Angleterre  :  Charles  I^""  ayant 
remis ,  par  une  condescendance  forcée ,  les  affaires  d'Ir- 
lande entre  les  mains  du  parlement,  cette  assemblée  fit 
une  ordonnance  qui  tendoit  à  l'extirpation  totale  des 
Irlandais,  et  déclara  qu'elle  ne  consentiroit  jamais  à  aucune 
tolérance  de  la  religion  papiste  en  Irlande,  ni  dans  aucun 
autre  des  Etats  britanniques.  I.e  même  parlement  ordonna 
ensuite  qu'on  assignât  à  des  aventuriers  anglais ,  moyen- 
nant une  certaine  somme  d'argent,  deux   millions  cinq 


KT  ÉCLAIRCISSEMEISS.  5i5 

cent  mille  acres  de  terres  profitables  en  Irlande  ,  non  com- 
pris les  marais,  les  bois  et  les  montagnes  stériles,  et  cela 
dans  le  temps  où  les  propriétaires  de  terre  engagés  dans  la 
révolte  étoient  en  très-petit  nombre.  Il falloit  donc,  pour 
satisfaire  l'engagement  pris  avec  ces  aventuriers,  dépossé- 
der une  infinité  d'honnêtes  gens  qui  n'avoient  jamais  trou- 
blé la  tranquillité  publique. 

»  Les  Irlandais,  principalement  ceux  d'Ulster,  n'a- 
voient  pas  oublié  l'injuste  confiscation  de  six  comtés  faite 
sur  eux  ,  il  n'y  avoit  pas  encore  quarante  ans;  ils  regar- 
doient  les  propriétaires  actuels  comme  des  usurpateurs; 
et ,  leur  douleur  ayant  dégénéré  en  vengeance  ,  ils  se  sai- 
sirent des  maisons,  des  troupeaux  et  des  effets  de  ces  nou- 
veaux venus,  et  les  beaux  édifices  et  les  habitations  com- 
modes que  ces  colons  avoient  fait  construire  sur  les  terres 
de  ces  propriétaires  furent  ou  rasés  ou  consumés  par  le 
feu  (i).  » 

Telles  furent  les  premières  hostilités  commises  par  les 
Irlandais  sur  les  Anglais  ;  il  n'étoit  pas  encore  question  de 
massacre  :  les  Anglais ,  dit  Ma-Geoghegan ,  furent  les 
premiers  agresseurs;  leur  exemple  fut  suivi  trop  exacte- 
ment par  les  catholiques  de  l'Ulster,  et  la  contagion  se 
répandit  bientôt  par  tout  le  royaume  ;  il  ne  s'agissoit  pas 
d'une  querelle  particulière  ,  c'étoit  une  antipathie  et  une 
haine  nationale  entre  les  deux  peuples,  savoir,  les  Irlan- 
dais catholiques  et  les  Anglais  protestans 

Voilà  l'origine  de  cette  malheureuse  guerre  qui  coûta  tant 
de  sang ,   voilà  les  causes  du  soulèvement  des  Irlandais 

(i)  Ma-Geoghegan. 

33. 


5i6  NOTES 

en  1641,  lequel  fut  suivi  d'un  horrible  massacre.  Ma- 
Geoghegan  assure  une  chose  certaine ,  qu'il  y  eut  six  fois 
plus  de  catholiques  que  de  protestans  massacrés  dans  cette 
occasion,  1°  parce  que  les  premiers  étoient  dispersésdans 
les  campagnes,  et  par  conséquent  exposés  à  la  furie  d'un 
ennemi  impitoyable ,  au  lieu  que  les  derniers  demeuroient 
pour  la  plupart  dans  des  villes  murées  et  dans  des  châteaux 
qui  les  mirent  à  couvert  de  la  fureur  d'une  populace 
effrénée  ;  et  ceux  d'enti''eux  qui  habitoient  dans  les  cam- 
pagnes, se  retirèrent  au  premier  bruit,  dans  les  villes  et 
places  fortes,  où  ils  restèrent  pendant  la  guerre;  quel- 
ques uns  retournèrent  en  Angleterre  ou  en  Ecosse,  de  sorte 
qu'il  n'en  périt  que  fort  peu ,  excepté  ceux  qui  avoient 
été  exposés  à  la  première  furie  des  révoltés  ;  les  garnisons 
anglaises,  sur  ces  entrefaites,  massacrèrent  les  gens  de  la 
campagne  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe;  2°  le  nombre 
des  catholiques  exécutés  à  mort  par  les  Cromwelliens 
pour  cause  de  massacre,  fut  si  petit,  qu'il  étoit  impos- 
sible qu'ils  eussent  pu  tuer  un  si  prodigieux  nombre  de 
prolestans  (i). 

«  L'Irlande  ayant  été  réduite ,  il  y  fut  établi  une  haute 
cour  de  justice  pour  la  recherche  des  meurtres  commis 
sur  les  protestans ,  dans  le  cours  de  la  guerre.  On  ne  put 
convaincre  d'y  avoir  eu  part  que  cent  quarante  catho- 
liques ,  la  plupart  du  bas  peuple  ,  quoique  leurs  ennemis 
fussent  leurs  juges,  et  qu'on  eût  suborné  des  témoins 
pour  les  trouver  coupables;  et  des  cent  quarante,  plu- 
sieurs protestèrent  de  leur  innocence ,  étant  près  àe  périr. 

(i)  Ireland's  Case. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  Siy 

S'il  eût  été  question  de  faire  les  mêmes  recherches  contre 
les  protestans,  et  d'admettre  les  preuves  juridiques  des 
catholiques,  il  est  incontestable  que  sur  dix  parlementaires 
d'Irlande  ,  neufauroient  été  trouvés  coupables  devant  un 
tribunal  équitable  (i).  » 

(  Recherches  sur  l'Irlande,  par  M.  Millon  ,  2  oolumes 
<le  la  traduction  du  Voyage  d^ Arthur  Young  en  Irlande.  ) 

Ainsi  l'on  voit  que  les  passions  des  hommes  ,  des  haines 
et  des  intérêts  souvent  très- étrangers  à  la  religion ,  ont 
produit  les  énormités  sanglantes  qu'on  a  rejetées  sur  un 
culte  qui  ne  prêche  que  la  paix  et  l'humanité.  Que  dirolt 
la  philosophie ,  si  on  l'accusoit  aujourd'hui  d'avoir  élevé 
,  les  échafauds  de  Robespierre  ?  N'est-ce  pas  en  emprun- 
tant son  langage  qu'on  a  égorgé  tant  de  victimes  innocentes, 
comme  on  a  pu  abuser  du  nom  de  la  religion  pour  com- 
mettre des  crimes?  Combien  ne  peut-on  pas  reprocher 
d'actes  de  cruauté  et  d'intolérance  à  ces  mêmes  protestans 
qui  se  vantent  de  pratiquer  seuls  la  philosophie  du  chris- 
tianisme? Les  lois  contre  les  catholiques  d'Irlande,  appe- 
lées lois  de  découverte  (^Laivs  of  discovery),  égalent  en 
oppression,  et  surpassent  en  immoralité  tout  ce  qu'on  a 
jamais  reproché  à  l'Eglise  romaine. 

Par  ces  lois , 

1°.  Tout  le  corps  des  catholiques  romains  est  entière- 
ment désarmé. 

2".  Ils  sont  déclarés  incapables  d'acquérir  des  terres. 

3**.  Les  substitutions  sont  annulées ,  et  elles  sont  parta- 
gées également  entre  les  enfans. 

(1)  Ireland's  Case. 


5i8  NOTES 

4.°.  Si  un  enfant  abjure  la  religion  catholique,  il  hérite 
de  tout  le  bien,  quoiqu'il  soit  le  plus  jeune. 

5°.  Si  le  fils  abjure  sa  religion,  le  père  n'a  aucun  pou- 
voir sur  son  propre  bien  ,  mais  il  perçoit  une  pension  sur 
ce  bien  qui  passe  à  son  fils. 

6".  Aucun  catholique  ne  peut  faire  un  bail  pour  plus 
de  trente -un  ans. 

7°.  Si  la  rente  d'un  catholique  est  moins  des  deux  tiers 
de  la  valeur  du  bien,  le  dénonciateur  aura  le  profit  du  bail. 

8".  Les  prêtres  qui  célébreront  la  messe  seront  dépor- 
tés ;  et  s'ils  reviennent ,  pendus. 

9°.  Si  un  catholique  possède  un  cheval  valant  plus  de  cinq 
livres  sterling ,  il  sera  confisqué  au  profit  du  dénonciateur* 

10".  Par  une  disposition  du  lord  Hardwick,  les  catho- 
liques sont  déclarés  incapables  de  prêter  de  l'argent  à 
hypothèque  (i). 

Il  est  bien  remarquable  que  cette  loi  ne  fut  portée  que 
cinq  ou  six  ans  après  la  mort  du  roi  Guillaume  ,  c'est-à- 
dire  lorsque  tous  les  troubles  d'Irlande  étoient  apaisés, 
et  lorsque  l'Angleterre  étoit  à  son  plus  haut  point  de 
lumière ,  de  civilisation  et  de  prospérité. 

Il  ne  faut  pas  croire  que ,  même  dans  ces  temps  de  fer- 
mentation, où  les  meilleurs  esprits  sont  quelquefois 
entraînés  dans  des  excès,  il  ne  faut  pas  croire  que  les 
vrais  catholiques  approuvassent  les  fureurs  du  parti  qui 
se  servoit  de  leur  nom.  La  Saint-Barthélemi  trouva  des 
larmes ,  même  à  la  cour  de  Médicis  ,  même  dans  la  couche 
de  Charles  IX. 

(i)  Voyage  d'Arthur  Young. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  5if) 

«  J'ai  ouï  raconter ,  dit  Brantôme ,  qu'au  massacre  de 
la  Saint-Barlhélemi ,  la  reine  Isabelle  n'en  sachant  rien , 
ni  même  senti  le  moindre  vent  du  monde ,  s'en  alla  cou- 
cher à  sa  mode  accoustumée ,  et  ne  s'estant  esveillée  qu'au 
matin ,  on  lui  dit  à  son  réveil  le  beau  mystère  qui  se  jouoit  : 
llélas!  dit-elle ,  le  roy  mon  mari  le  sait-il?  Oui,  Madame, 
répondit-on  ;  c'est  lui-même  qui  le  fait  faire.  O  mon 
Dieu!  s'écria-t-elle ,  qu'est  cecy,  et  quels  conseillers 
sont  ceux-là  qui  lui  ont  donné  tels  advis  ?  Mon  Dieu ,  je 
te  supplie  et  te  requiers  de  luy  vouloir  pardonner;  car  si 
tu  n'en  as  pitié,  j'ai  grand'peur  que  cette  offense  ne  lui 
soit  pas  pardonnée;  et  soudain  demanda  ses  Heures  et  se 
mit  en  oraison,  et  à  prier  Dieu  la  larme  à  l'œil.  Que  Ton 
considère ,  je  vous  prie ,  la  bonté  et  la  sagesse  de  cette 
reyne,  de  n'approuver  point  une  telle  fesle,  ni  le  jeu  qui 
s'y  célébra;  encore  qu'elle  eust  grand  sujet  de  désirer  la 
totale  extermination,  et  de  M.  l'Amiral,  et  de  tous  ceux 
de  sa  religion  ;  d'autant  qu'ils  étoient  contraires  du  tout  à 
la  sienne ,  qu'elle  adoroit  et  honoroit  plus  que  toute 
chose  au  monde  ;  et  de  l'autre  coté  qu'elle  voyoit  com- 
bien il  troubloit  Testât  du  roy  son  seigneur  et  mari.  » 
Mémoires  de  Brantôme  ^  tom.  II,, 
Edition  de  Leyde,  MCXCIX. 

Note  Q,  page  3 12. 

u  Le  sommet  du  Saint-Gothard  est  une  plate-forme  de 
granit,  nu,  entouré  de  quelques  rochers  médiocrement 
élevés ,  de  formes  très-irrégulières ,  qui  arrêtent  la  vue  en 
tous  sens,  et  la  bornent  à  la  plus  affreuse  des  solitudes. 


520  NOTES 

Trois  petits  lacs  et  le  triste  hospice  des  Capucins  inter- 
rompent seuls  runiformité  de  ce  désert,  ci!»  l'on  ne  trouve 
pas  la  moindre  trace  de  végétation;  c'est  une  chose  nou- 
velle et  surprenante  pour  un  habitant  de  la  plaine ,  que  le 
silence  absolu  qui  règne  sur  cette  plate-forme  :  on  n'en- 
tend pas  le  moindre  murmure;  le  vent  qui  traverse  les 
cieux  ne  rencontre  point  ici  un  feuillage  ;  seulement  lors- 
qu'il   est  impétueux  ,    il    gémit   d'une   manière    lugubre 
contre  les  pointes  de  rochers  qui  le  divisent.  Ce  seroit  en 
vain  qu'en  gravissant  les  sommets  abordables  qui  envi- 
ronnent ce  désert ,  on  espéroroit  se  transporter  par  la  vue 
dans  des  contrées  habitables  :  on  ne  voit  au-dessous  de 
soi  qu'un  chaos  de  rochers  et  de  torrens  :  on  ne  distingue 
au  loin  que  des  pointes  arides  et  couvertes  déneiges  éter- 
nelles ,  perçant  le  nuage  qui  flotte  sur  les  vallées ,  et  qui 
les  couvre  d'un  voile  souvent  impénétrable  ;  rien  de  ce  qui 
existe  au-delà  ne  parvient  aux  regards,  excepté  un  ciel 
d'un  bleu  noir,  qui,  descendant  bien  au-dessus  de  l'ho- 
rizon, termine  de  tous  côtés  le  tableau,  et  semble   être 
une  mer  immense  qui  environne  cet  amas  de  montagnes. 

»  Les  malheureux  capucins  qui  habitent  l'hospice  sont 
pendant  neuf  mois  de  Tannée  ensevelis  sous  des  neiges, 
qui  souvent,  dans  l'espace  d'une  nuit,  s'élèvent  à  la  hau- 
teur de  leur  toit,  et  bouchent  toutes  les  entrées  du  cou- 
vent. Alors  il  faut  se  frayer  un  passage  par  les  fenêtres 
supérieures  qui  servent  de  portes.  On  juge  que  le  froid  et 
la  faim  sont  des  fléaux  auxquels  ils  sont  fréquemment 
exposés ,  et  que ,  s'il  existe  des  cénobites  qui  aient  droit 
aux  aumônes,  ce  sont  ceux-là.  » 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  Sai 

Note  de  la  traduction  des  lettres  de  Coxe  sur  la  Suisse, 
par  M.  Ramond. 

Les  hôpitaux  militaires  viennent  originairement  des 
bénédictins.  Chaque  couvent  de  cet  ordre  nourrissoit  un 
ancien  soldat,  et  lui  donnoit  une  retraite  pour  le  reste  de 
ses  jours.  Louis  XIV,  en  réunissant  ces  diverses  fonda- 
tions en  une  seule,  en  forma  T  Hôtel  des  Invalides.  Ainsi, 
c'est  encore  la  religion  de  paix  ,  qui  a  fondé  Tasile  de  nos 
vieux  guerriers. 

Note  R  ,  page  38o. 

Il  est  très-difficile  de  donner  un  relevé  exact  des  col- 
lèges et  des  hôpitaux ,  parce  que  les  différentes  statis- 
tiques sont  très-incomplètes,  et  les  géographies  omettent 
une  foule  de  détails  :  les  unes  donnent  la  population  d'un 
Etat  sans  donner  le  nombre  des  villes;  les  autres  comptent 
les  paroisses ,  et  oublient  les  cités.  Les  cartes  surchargées 
de  noms  de  lieu,  multiplient  les  bourgs ,  les  châteaux  ,  les 
villages.  Le  grand  travail  sur  les  provinces  de  la  France , 
commencé  sous  Louis  XIV,  n'a  point  malheureusement 
été  achevé.  Les  cartes  de  Cassini ,  qui  seroient  d'un 
grand  secours ,  sont  aussi  demeurées  incomplètes. 

Les  histoires  particulières  des  provinces  négligent  en 
général  la  statistique,  pour  parler  des  anciennes  guerres 
des  barons ,  des  droits  de  telle  ville  et  de  tel  bourg.  A  peine 
trouvez-vous  quelques  fondations  perdues  dans  un  fatras 
de  choses  inutiles.  Les  historiens  ecclésiastiques,  à  leur 
'our,  se  circonscrivent  dans  leur  sujet,  et  passent  rapide- 


522  NOTES 

ment  sur  les  faits  d'un  intérêt  général.  Quoi  qu'il  en  soit , 
au  milieu  de  cette  confusion ,  nous  avons  tâché  de  saisir 
quelques  résultats  dont  nous  allons  mettre  les  tableaux 
sous  les  yeux  des  lecteurs. 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS. 


523 


Extrait  de  la  partie  ecclésiastique  de  la  Statistique 
de  M.  de  Beaufort. 


i8  Archevêchés. 

1 17  Evècliés. 
II   Evêques  pour  les  mis- 
sions, etc. 
16  Chefs     d'Ordres     ou 
Corigre'gations. 
366000  Ecclésiastiques. 
3449*^  Paroisses. 
4644   Annexes, 
boo  Chapitres    et    Collé- 
giales 
36  Académies. 
24  Universités. 

ÉTATS  HÉRÉDIT.  D'AUTRICHE. 

5  Archevêchés. 
i5  Evêchés. 

6  Universités. 
6  Collèges. 

GRAND-DOCHÉ    DE  TOSCANE. 

3  Archevêchés. 
2  Evêchés. 
a  Universités 

RUSSIE. 

3o  Archevêchés  et  Evê- 
chés grecs. 
68000  Ecclésiastiques. 
i83i9  Paroisses-Cathédrales 
4.  Universités. 

ESPAGNE. 

8  Archevêchés. 
5i  Evêchés. 
117  Eglises. 
19683  Paroisses. 
27  Universités. 


ANGLETERRE. 

2  Archevêchés. 
25  Evêchés. 
584  Paroisses. 


4  Archevêchés. 
19  Evêchés. 
44  Doyennés 
2293  Paroisses. 


i3  Synodes. 
98  Presbytères. 
988  Paroisses. 


4  Chapitres. 

2  Couvens    d'hommes , 

dont  un  luthérien. 
I    Evèque  cUholique. 
I    Cathédrale. 
6  Universités. 

PORTUGAL. 

1  Patriarche. 

5  Archevêques. 
19  Evêques. 

3343  Paroisses. 

2  Universités. 

LES   DEUX-SICILES.  —  NAPLES. 

23  Archevêchés. 
145  Evêchés. 

SICILE. 

3  Archevêchés. 

4  Universités. 

Les  couvens  sont  tenus  d'a- 
voir des  écoles  gratuites. 


52,i 


NOTES 


SARDAICNE. 

3  Archevêchés. 

26  Evêchés. 

5o  Abbayes. 

3  Unîversite's. 

ÉTAT  ECCLÉSIASTIQUE. 

3  Archevêcliés. 
5  Evêchés. 


I  Archevêché. 
î4  Evêchés. 
2538  Paroisses. 
i38i  Paslorats. 
3  Universités. 
10  Collèges. 

DANEMARCK. 

12  Evêchés. 
a  Universités. 


a  Archevêchés. 
6  Evêchés. 
4  Universités. 


I  Patriarchat. 
4  Archevêques. 
3i   Evêques. 
1   Université  à  Padoue. 

HOLLANDE. 

6  Universités  et  plu- 
sieurs sociétés  litté- 
raires ,  beaucoup  de 
monastères  catholi- 
ques des  deux  s  xes. 


4  Evêques  suffragans  de 
l'archevêque  de  Be- 
sançon. 

I  Université  à  Bâie. 

PALATINAT    DE    BaYIÈRE. 

Plusieurs  Académies. 
I   Archevêché. 

4  Evêchés. 

a  Universités. 

1  Académ.  des  Sciences. 

SAXE. 

I   Chapitre  catholique. 
3  Couvens  de  filles. 
3  Universités. 

5  Collèges       presbyté- 

riens. 
I  Académ.  des  Sclenc. 

HANOVRE. 

780  Paroisses  luthérienn. 
14  Communautés. 
I   Collégiale  catholique. 
I    Couvent  et  plusieurs 
autres  églises. 
L'Université  de  Got- 
tingue. 

WURTEMBERG. 

Le  Consistoire  luthérien- 
i4  Prelalures  ou  abbayes- 

1  Université  et  plusieurs 

collèges. 

LANDGRAVIATDEHESSE-CASSEL. 

2  Universités. 

I  Académ  des  Sciences. 


On  voit  qu'il  n'est  pas  question  .des  hôpitaux  et   des 
fondations  de  chanté  dans  ce  tableau.  Le  mot  de  collège 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  ôaS 

y  est  employé  vaguement  et  dans  un  sens  collectif.  On 
sent  bien,  par  exemple,  qu'il  y  a  plus  de  six  collèges 
dans  les  Etats  hëréditaires  d'Autriche ,  et  que  l'auteur  a 
voulu  désigner  seulement  des  espèces  d'Universités  infé- 
rieures à  celles  qui  portent  ordinairement  ce  nom. 

En  faisant  le  dépouillement  de  l'ouvrage  du  Frère  Hé- 
Ijot ,  nous  avons  trouvé  le  résultat  suivant  pour  les  chefs- 
lieux  d'hôpitaux  en  Europe  : 

Religieux  de  Saint- Antoine  de  Viennois. 

Chefs-lieux  d'hôpitaux. 

En  France 5 

En  Italie 4 

En  Allemagne 4- 

Religieux  non  réformés  de  cet  ordre » 

Hôpitaux  inconnus » 

Chanoines  réguliers  de  P Hôpital  de  Roncevaux. 

Roncevaux i 

Ortie I 

Plusieurs  hôpitaux  dépendans,  inconnus >» 

Ordre  du  Saint-Esprit  de  Montpellier. 

Rome 2 

Bergerac i 

Troyes i 

Plusieurs   inconnus »» 


ïQ 


5^6  NOTES 

Chefs-lieux  d'hôpitaux. 
de  l'autre  part. ...    ig 

Religieux  Porte-Croix. 

Mon  asfères-Hopitaux. 

En  Italie 200 

En  France 7 

En  Allemagne 9 

En  Bohême ii> 

Chanoines  et  Chanoinesses  de  S.  Jacques  de  VEpée. 
En  Espagne 20 

Religieuses  Hospitalières^  ordre  de  Saint- Augustin. 

Hôtel-Dieu  à  Paris i 

Saint-Louis i 

Moulins I 

Frères  de  la  Charité  de  Saint- Jean  de  Dieu, 

Espagne  et  Italie 18 

France ^4 

Religieuses  Hospitalières  de  la  Charité  de  N.  D. 

France 12 

Religieuses  Hospitalières  de  Loches. 

France 18 

Italie I  ^ 


357 


Eï  ÉCLAIRCISSEMENS.  627 

Chefs-lieux  d'hôpitaux. 
ci-contre. . . .    867 

Religieuses  Hospitalières  de  T  Ordre  de  SainU  Jean-de- 
Jérusalem  en  France, 

Beaulieu i 

Sieux I 

Dames  de  la  Charité  ^  fondées  par  S.   Vincent  de  Paul. 

France  ,  Pologne  et  Pays-Bas 280 

Dirigent   de  plus  à   Paris   l'hôpital    du   Nom- de- 
Jésus  ,  devenu  rhôpital-général i 

Les  deux  maisons  des  Enfans-Trouvés 2 

Le  séminaire  vis-à-vis  de  Saint- Lazare » 

L'Hôtel  des  Invalides i 

Les  Incurables 1 

Les  Petites-Maisons i 

Filles  Hospitalières  de  Sainte-Marthe  en  France. 

Beaune i 

Châlons \ 

Dijon I 

Langres i 

Plusieurs  autres  en  Bourgogne ,  inconnus » 

Chanoinesses  Hospitalières  en  France. 

Sainte-Catherine ,  à  Paris i 

Saint-Gervais ,  ibid i 


65 1 


528  NOTES 

Chefs- lieux  d'hôpitaux. 
de  V  autre  paru.  .  .  .G5i 

Filles- Dieu, 

Paris ,  rue  Saint-Denis i 

Orléans i 

Filles  Hospitalières  en  France. 

Beauvais i 

Noyon i 

Abbeville. i 

Amiens i 

Pontoise i 

Cambrai 3 

Menin i 

Tiers-  Ordre  de  Saint-François  les  Bons-Fieux. 

Armentières i 

Lille I 

Dunkerque i 

Bergue i 

Ypres I 

Sœurs-Grises. 

Chefs-lieux  d'hôpilaux aS 

Bnigelettes  et  Frères- Infirmiers .,  Minimes  en  Espagne. 

Burgos I 

Guadalaxara i 


69a 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  629 

Chefs-lieux  d'hôpitaux. 

ci- contre 692 

Murcie  ,  Nazara 

Belmonte 

Tolède 

Talavera 

Pampelune 

Saragosse 

Valladolid 

Médina  del  Campo 

Lisbonne 

Evora 

Malines  ,  en  Flandre 

Filles  Hospitalières  de  S.  Thomas-de-  Villeneuoe , 
en  France. 

En  Bretagne 1 3 

A  Paris I 

Filles  de  Saint-Joseph. 

Bellej 

Lyon 

Grenoble 

Embrun 

Gap 

Sisteron 

Viviers 

Uzës 

726 

4.  34 


53o  NOTES 

Chefs-lieux  d'iiôpilaux. 
de  l'autre  part 726 

Filles  de  Miramion. 
Paris 3 

Total  des  hôpitaux  dans  les  chefs-lieux  d'hô- 
pitaux      72g 

Pour  se  convaincre  qu'Hélyot  ne  parle  ici  que  des 
chefs-lieux  des  Hôpitaux  desservis  par  les  différens  ordres 
monastiques,  il  suffit  de  remarquer  qu'aucune  capitale, 
excepté  Paris ,  n'est  nommée  dans  ce  tableau ,  et  qu'il  y 
a  telle  métropole  qui  contient  jusqu'à  vingt  et  trente  hos- 
pices. Ces  maisons  centrales  des  ordres  hospitaliers  ont 
étendu  des  branches  autour  d'elles ,  et  ces  branches  ne 
sont  indiquées  dans  la  plupart  des  auteurs  que  par  des  etc. 

Il  est  presque  impossible  de  rien  dire  de  certain  sur  le 
nombre  des  collèges  en  Europe  :  les  auteurs  en  parlent  à 
peine.  On  voit  seulement  que  les  religieux  de  Saint-Basile 
en  Espagne  n'ont  pas  moins  de  quatre  collèges  par  pro- 
vince; que  toutes  les  congrégations  bénédictines  ensei- 
gnoient;  que  les  provinces  des  Jésuites  embrassoient  toute 
l'Europe;  que  les  Universités  avoient  des  multitudes 
d'écoles  et  de  collèges  dépendans,  etc.  ;  et  quand  ,  d'après 
les  statistiques  des  divers  temps,  nous  avons  avancé  que 
le  christianisme  enseignoit  3oo,ooo  élèves  ,  nous  sommes 
certainement  restés  au-dessous  de  la  vérité. 

C'est  d'après  le  calcul  suivant ,  tiré  des  diverses  géo- 
graphies ,  et  en  particulier  de  celle  de  Guthrie ,  que  nous 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  53i 

avons  donné   Ssg^    "villes  en   Europe ,  en  accordant   à 
chacune  de  ces  villes  un  hôpital. 

Villes. 

Norvs^ège 20 

Danemarck  propre 3i 

Suède ^5 

Russie  d'Europe 83 

Ecosse I  o3 

Angleterre 552 

Irlande 3g 

Espagne 208 

Portugal 5 1 

Piémont. .  .  .« 3j 

République    Italique 4-^ 

République  de  Saint-Marin l 

Etats  Vénitiens  et  duché  de  Parme 23 

République  Ligurienne i5 

République  de 2 

Toscane 22 

Etats  de  l'Eglise 36 

Rojaume  de  Naples 60 

Royaume  de  Sicile 17 

Corse  et  autres  îles 21 

France ,  en  y  comprenant  son  nouveau  territoire.  960 

Prusse 3o 

Pologne 4-0 

Hongrie 67 

3536 
34. 


53a  NOTES 

Villes. 
de  Vautre  part.  . .   2S3G 

Transylvanie 8 

Gallicie 1 6 

République  Helvétique gi 

Allemagne 64-3 

3294 

Note  S,  page  SgS. 

C est  cette  corruption  de  V empire  romain  qui  a  attiré  du 
fond  de  leurs  déserts  les  Barbares.,  qui.,  sans  connoilre  la 
mission  quils  a<}oient  de  détruire .^  s'' étaient  appelés  par 
instinct  le  fléau  de  Dieu. 

Salvien,  prêtre  de  Marseille  (i),  qu'on  a  appelé  le 
Jérémie  du  cinquième  siècle.,  écrivit  ses  livres  de  la  Provi- 
dence (2) ,  pour  prouver  à  ses  contemporains  qu'ils 
avoient  tort  d'accuser  le  ciel,  et  qu'ils  mérit oient  tous  les 
malheurs  dont  ils  étoient  accablés. 

«  Quel  châtiment,  dit-il,  ne  mérile  pas  le  corps  de 
»  l'empire,  dont  une  partie  outrage  Dieu  par  le  débor- 

(i)  Il  paroît  certain,  d'après  les  lettres  qui  jious  restent  de 
Salvien  ,  qu'il  étoit  de  Trêves,  et  d'une  des  premières  familles 
de  cette  ville.  A  l'e'poque  de  l'invasion  des  Barbares,  il  alla 
s'établir  à  l'autre  extrémité  des  Gaules  avec  sa  femme  Paladie 
et  sa  fille  Auspiciole  :  il  se  fixa  à  Marseille  où  il  perdit  son 
épouse,  et  se  fit  prêtre.  Saint-Hilaire  d'Arles,  son  contempo- 
rain, le  qualifioit  è^ homme  excellent ,  et  de  très-heureux  senitcur 
de  Jésus-Christ. 

(a)  De  Gubematione  Dei  et  de  justo  Dcî  prœsentique  judicio. 


ET  ECLAIKCISSEMENS.  633 

»  dément  de  ses  mœurs  et  l'autre  joint  l'erreur  aux  plus 
»   honteux  excès? 

»  Pour  ce  qui  est  des  mœurs,  pouvons-nous  le  dispu- 
»  ter  aux  Goths  et  aux  Vandales?  Et,  pour  commencer  par 
»  la  reine  des  vertus,  la  charité,  tous  les  Barbares,  au 
»  moins  de  la  même  nation,  s'aiment  réciproquement  ;  au 

n  lieu  que  les  Romains  s'entre-déchirent Aussi  voit- 

»  on  tous  les  jours  des  sujets  de  l'empire  aller  chercher 
»  chez  les  Barbares  un  asile  contre  l'inhumanité  des 
i>  Romains.  Malgré  la  différence  de  mœurs,  la  diversité 
»  du  langage,  et,  si  j'ose  le  dire,  malgré  l'odeur  infecte 
»  qu'exhalent  le  corps  et  les  habits  de  ces  peuples  étran- 
»  gers(i),  ils  prennent  le  parti  de  vivre  avec  eux,  et  de 
»  se  soumettre  à  leur  domination,  plutôt  que  de  se  voir 
»  continuellement  exposésaux  injustes  et  tjranniques  vio- 
j)  lencesde  leurs  compatriotes. 

»    Nous  ne  gardons  aucune  des  lois  de  l'équité, 

i>  et  nous  trouvons  mauvais  que  Dieu  nous  rende  justice. 
»  En  quel  pays  du  monde  voit-on  des  désordres  pareils 
j>  à  ceux  qui  régnent  aujourd'hui  parmi  les  Romains? 
w  Les  Francs  ne  donnent  pas  dans  ces  excès  ;  les  Huns 
n  en  ignorent  la  pratique  ;  il  ne  se  passe  rien  de  semblable 

»  ni  chez  les  Vandales,  ni  chez  les  Goths Que  dire 

»  davantage  ?  les  richesses  d'autrefois  nous  ont  échappé 


(  i  )  £/  quam^'is  au  Ms  ad  çuos  corfugiunt  dtscrepent  rltu  , 
discrepent  linguâ ,  ipso  etiam  ,  ut  if  a  dicam ,  corporum  atque 
indaciarum  barbarlcarum  fœtore  disseali'ant ,  malunt  tamen  in 
barharis  pâli  cultum  diss'imilem  quam  in  Romanis  injustitiam 
s  œ  vient  cm.  (De  Gub.  Dei,  lib.  V.) 


534  NOTES 

»  des  mains  ;  et ,  réduits  à  la  dernière  misère ,  nous  ne 

»  pensons  qu'à  de  vains  amusemens.  La  pauvreté  range 

»  enfin  les  prodigues  à  la  raison ,  et  corrige  les  débau- 

»  chés  :  mais  pour  nous,  nous  sommes  des  prodigues  et 

»  des  débauchés  d'une  espèce  toute  particulière  •,  la  disette 

»  n'empêche  pas  nos  désordres. 

» Qui  le  croiroit  ?  Carthage  est  investie ,   déjà 

»  les  Barbares  en  battent  les  murailles  ;  on  n'entend  autour 

»  de  cette  malheureuse  ville  que  le  bruit  des  armes,  et, 

1»  durant  ce  temps-là,  des  habitans  de  Carthage  sont  au 

»  Cirque  tout  occupés  à  goûter  le  plaisir  insensé  de  voir 

»  s'entr' égorger  des  athlètes  en  fureur;  d'autres  sont  au 

j>  théâtre,  et  là  ils  se  repaissent  d'infamies.  Tandis  qu'on 

»  égorge  leurs  concitoyens  hors  de  la  ville  ,  ils  se  livrent 

»  au-dedans  à  la  dissolution....  Le  bruit  des  combattans 

»  et  les  applaudissemens  du  Cirque  ,  les  tristes  accens  des 

»  mourans  et  les  clameurs  insensées  des  spectateurs  se 

»  mêlent  ensemble;    et  dans  cette  étrange  confusion,  à 

»  peine  peut-on  distinguer  les  cris  lugubres  des  malheu- 

»  reuses  victimes  qu'on  immole  sur  le  champ  de  bataille, 

j>  d'avec  les  huées  dont  le  reste  du  peuple  fait  retentir  les 

M  amphithéâtres.  N'est-ce  pas  là  forcer  Dieu,  et  le  con- 

»  traindre  à  punir?  Peut-être  ce  Dieu  de  bonté  vouloit-il 

»  suspendre  l'effet  de  sa  juste  indignation ,  et  Carthage  lui 

»  a  fait  violence  pour  l'obliger  à  la  perdre  sans  ressource. 

»   Mais  à   quoi  bon  chercher  si  loin    des  exemples  ? 

»  n'avons-nous  pas  vu ,  dans  les  Gaules  ,  presque  tous  les 

i)  hommes  les  plus  élevés  en  dignité  devenir,  par  1  adver- 

»  silé,  pires  qu'ils  n'étoient  auparavant?  N'ai-je  pas  vu 

»  moi-même   la  noblesse  la  plus  distinguée  de  Trêves  , 


ET  ECLAIRCISSEMENS.  Ô55 

»  quoique  ruinée  de  fond  en  comble,  dans  un  ëtat  plus 
»  déplorable  par  rapport  aux  mœurs  que  par  rapport  aux 
»  biens  de  la  vie?  Car  il  leur  restoit  encore  quelque  chose 
»  des  débris  de  leur  fortune ,  au  lieu  qu'il  ne  leur  res- 
w  toit  plus  rien  des  mœurs  chrétiennes  (i). 

» N'est-ce  pas  la  destinée  des  peuples  soumis  à 

»  l'empire  romain,  de  périr  plutôt  que  de  se  corriger?  Il 
»  faut  qu'ils  cessent  d'être  pour  cesser  d'être  vicieux.  En 
»  faut-il  d'autres  preuves  que  l'exemple  de  la  capitale 
»  des  Gaules  (2)?  ruinée  jusqu'à  trois  fois  de  fond  en 
»  comble,  n'est-elle  pas  plus  débordée  que  jamais?  J'ai 
j>  vu  moi-même  ,  pénétré  dhorreur ,  la  terre  jonchée  de 
»  corps  morts.  J'ai  vu  les  cadavres  nus,  déchirés ,  exposés 
»  aux  oiseaux  et  aux  chiens  :  l'air  en  éloit  infecté ,  et  la 
n  mort  s'exhaloit  pour  ainsi  dire  de  la  mort  même.  Qu'ar- 
»  riva-t-il  pourtant?  ô  prodige  de  folie  ,  et  qui  pour» 
j)  roit  se  Timaginer  !  une  partie  de  la  noblesse ,   sauvée 


( 1 )  Sdi/  qu'iJ  ego  loçuor  de  longe positis  et  quasi  in  alla  orbe 
suimotis  ,  cùm  sciam  eticm  in  solo  patrlo  atque  in  civitaiibus 
Gallicanis  omnes  fere  prœcelsiores  viras  calamitalibus  suis  /ados 
fuisse  pej'ores  ?  Vidi  siquidcm  ego  ipse  Treveros  domi  nobiles , 
dignitate  sublimes ,  licet  jam  spoliatos  atque  vastatos ,  minus 
tamen  eiersos  rcLus  fuisse  quàm  mari  bus.  Quamris  etiam  depo— 
pulatis  jam  attjue  nudatis  aliquid  supererat  de  suistantid ,  ni/iil 
tamen  de  disciplina.  (  De  Gub.  Dei ,  lib.  VI .,  in-8°  éd.  tert.  cum 
notis  Baluz.  p.  iSg.  ) 

(2)  Trêves.  Cette  ville  e'toit  alors  la  re'sidence  du  préfet  des 
Gaules  ,  et  les  empereurs  y  faisoient  leur  se'jour  ordinaire 
quand  ils  s'arrêtoient  dans  les  provinces  en-deçà  du  Rhin  et 
des  Ali>es. 


636  NOTES 

»  des  ruines  de  Trêves,  pour  remédier  au  mal,  demanda 

n  aux  empereurs  d'y  rétablir  les  jeux  du  Cirque 

»  ....  Pense-t-on  au  Cirque ,  quand  on  est  menacé 
»  de  la   servitude?  ne  songe-l-on  qu'à  rire,  quand  on 

»  n'attend  que  le  coup  de  la  mort? 

»  Ne  diroit-on  pas  que  tous  les  sujets  de  l'empire  ont 
1)  mangé  de  cette  espèce  de  puison  qui  fait  rire  et  qui 
»  tue?  Ils  vont  rendre  l'àme,  et  ils  rient!  Aussi  nos  ris 
»  sont-ils  partout  suivis  de  larmes  ,  et  nous  sentons  des  à 
3)  présent  la  vérité  de  ces  paroles  du  Sauveur  :  Malheur 
»  à  vous  qui  riei^  car  vous  pleurerez  !  »  (  Luc ,  6 ,  25.  ) 
(  De  la  Providence ^  liv.  5 ,  6  e^  7.  ) 

Le  cardinal  Bellarmin  fait  remarquer  que  le  zèle  de 
Salvien  pour  la  réformalion  des  mœurs  lui  avoit  fait  trop 
généraliser  la  peinture  qu'il  fait  des  vices  de  son  siècle. 
Tillemont  fait  une  observation  semblable  :  il  dit  que  la 
corruption  ne  pouvoit  pas  être  si  universelle  dans  un 
temps  où  il  y  avoit  encore  tant  de  saints  évêques.  Le  livre 
de  Salvien  parut  en  4-39.  Douze  ans  auparavant,  saint 
Augustin  avoit  publié,  sur  le  même  sujet,  son  grand 
ouvrage  de  la  Cité  Je  Dieu  ,  qu'il  avoit  commencé  en  4-i3 , 
après  la  prise  de  Rome  par  Alaric.  \  la  profondeur  des 
pensées,  à  la  parfaite  justesse  des  vues,  on  reconnoitdans 
ce  livre  le  plus  beau  génie  de  l'antiquité  chrétienne. 

Les  païens  attribuoient  les  malheurs  de  l'empire  à 
l'abandon  du  culte  des  dieux,  et  les  chrétiens  foibles  ou 
corrompus  enprenoient  occasion  d'accuser  la  Providence. 
Saint  Augustin  remplit  le  double  objet  de  répondre  aux 
reproches  des  uns,  d'éclairer  et  de  consoler  les  autres.  Il 


ET  ÉCLAIRCISSEMENS.  BSy 

montre  aux  païens,  en  parcourant  l'histoire  depuis  la 
ruine  de  Troie,  que  les  anciens  empires,  comme  ceux 
des  Assyriens  et  des  Egyptiens,  avoient  péri,  quoiqu'ils 
n'eussent  pas  c  essé  d'être  fidèles  au  culte  des  dieux  ;  il  rap- 
pelle particulièrement  aux  Romains  ce  que  leurs  pères 
avoient  souffert  lors  de  l'incendie  de  Rome  par  les  Gau- 
lois ,  pendant  la  seconde  guerre  Punique ,  et  surtout  du 
temps  des  proscriptions  de  Marius  et  de  Sylla.  Il  fait  voir 
que  ce  dernier  avoit  été  bien  plus  cruel  que  les  Golhs  ; 
que  ceux-ci  avoient  du  moins  épargné  tous  ceux  qui 
s' étoient  réfugiés  dans  les  basiliques  des  apôtres  et  les  tom- 
beaux des  martyrs,  protection  qu'on  n'avoit  jamais  vue, 
dans  toute  l'anliquilé ,  procurée  par  les  temples  des  dieux  ; 
et  qu'ainsi,  en  accusant  la  religion  chrétienne,  ils  se  ren- 
doient  encore  coupables  d'ingratitude.  Il  leur  dit  ensuite 
que  leur  perte  avoit  pour  principe  la  corruption  de  leurs 
moeurs,  dont  il  fait  remonter  l'époque  à  la  construction 
du  premier  amphithéâtre,  que  Scipion  Nasica  voulut  en 
vain  empêcher;  corruption  que  S^llusle  a  peinte  avec 
tant  de  force,  et  qui  faisoit  dire  à  Cicéron,  dans  son 
traité  de  la  République  (i),  écrit  soixante  ans  avant  J.  C, 
qu'/7  comptait  VEtat  de  Rome  pour  déjà  ruiné ^  par  la  chute 
des  anciennes  mœurs. 

Saint  Augustin  dit  aux  chrétiens  que  les  gens  de  bien 
commettent  toujours  beaucoup  de  fautes  ici-bas  qui 
méritent  des  punitions  temporelles  ;  mais  que  les  vrais  dis- 
ciples de  Jésus-Christ  ne  regardoient  pas  comme  des 
maux  la  perte  des  biens,  l'exil,  la  captivité,  ni  la  mort 

(i)   Fragment  conserve  dans  la  Cité  de  Dieu,  liv.  II,  ch.  21  = 


538      NOTES  ET  ÉCr.ATRCISSEMENS. 

même,  et  qu'ils  n'espéroient  le  bonheur  que  dans  la  cité 
du  ciel ,  qui  est  leur  véritable  patrie. 

Cet  ouvrage  n'est  que  le  développement  de  la  fameuse 
lettre  que  le  saint  docteur  avoit  écrite ,  lors  de  la  prise  de 
Rome,  au  tribun  Marcellin,  secrétaire  impérial  en 
Afrique.  Peu  de  temps  après,  ce  même  Marcellin  fut 
calomnieusement  accusé  d'êlre  entré  dans  une  conspira- 
tion contre  l'empereur,  et  il  fut  condamné  à  perdre  la 
léte,  ainsi  que  son  frère  Appringius.  Comme  ils  éloient 
ensemble  en  prison,  Appringius  dit  un  jour  à  Marcellin  : 
«  Si  je  souffre  ceci  pour  mes  péchés,  vous  dont  je  con- 
»  nois  la  vie  si  chrétienne ,  comment  l'avez-vous  mérité  ? 
»  — Quand  ma  vie,  dit  Marcellin,  seroit  telle  que  vous 
»  le  dites ,  croyez-vous  que  Dieu  me  fasse  une  petite 
»  grâce ,  de  punir  ici  mes  péchés,  et  de  ne  les  pas  réserver 
»  au  jugement  futur  {i)l  »  (  Note  de  l'Editeur.  ) 

(i)  Parpumne  f  înçuit ,  mihi  existimas  con/crri  dii>inilùs  benefi- 
ciam  (  si  tamen  hoc  testimomum  tuum  de  vit  à  mcâ  verum  est  )  ut 
çuod  pat  l'or ,  eliamsi  usçue  ad  effusionem  sanguinis  patiar,  ibi 
pcccata  mea  puniantur ,  nec  mihi  ad  futurum  judicium  reser— 
ventur?  (S.  Aug.  ad  Cœcilianum ,  ep.  i5i.) 


FIN    DES   NOTES    DU    QUATRIEME   VOLUME. 


TABLE  DES  CHAPITRES 

CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 
QUATRIÈME  PARTIE. 

CULTE. 


LIVRE  PREMIER. 

EGLISES,    ORNEMENS,    CHAKTS,    PRIÈRES,    SOLENNITÉS,   elC. 

Chapitre  I.         Des  Cloches Pag.  i 

Chapitre  II.         Du  Vêlement  des   prêtres    et  des    Or- 

nemens  de  l'Eglise. 6 

Chapitre  III.       Des  Chants  et  des  Prières lo 

Chapitre  IV.       Des  Solennite's  de  l'Eglise.  Du  Dimanche,  aa 

Chapitre  V.         Explication  de  la  blesse 27 

Chapitre  VI.       Ce're'monies  et  Prières  de  la  Messe 3i 

Chapitre  VII.     La  Fête-Dieu Sy 

Chapitre  VIII.  Les   Rogations 4^ 

CHAFlxaB  IX.       De  quelques  Fêtes chre'tiennes. Les  Rois, 

Noël ,  etc 46 

Chapitre  X.         Fune'railles.  Pompes  funèbres  des  Grands,  53 
Chapitre  XI.       Fune'railles    du  Guerrier,  Convois   des 

Riches,  Coutumes,  etc Sy 

Chapitre  XII.     Des  Prières  pour  les  Morts 61 


54o 


TABLE 


LIVRE  SECOND. 


TOBIBEAUX. 


Chapitre  I.         Tombeaux  antiques.  L'Egypte 69 

Chapitre  II.        Les  Grecs   et  les  Romains 7a 

Chapitre  III.      Tombeaux  modernes.   La    Chine    et    la 

Turquie y4 

Chapitre  IV.      La  Cale'donie,  ou  l'ancienne  Ecosse. .. .  76 

Chapitre  V.         Otaïti 78 

Chapitre  VI.      Tombeaux    chre'liens 82 

Chapitre  VII.     Cimetières  de  campagne 86 

Chapitre  VIII.  Tombeaux  dans  les  Eglises 89 

Chapitre  IX.       Saint-Denis g4 

LIVRE  TROISIÈME. 


vue  générale  du  clergé. 


Chapitre  I.  De  Je'sus-Christ  et  de  sa  vie 99 

Chapitre  II.        Clergé  séculier.   Hiérarchie 110 

Chapitre  III.       Clergé  régulier.  Origine  de  la  vie  mo- 
nastique     127 

Chapitre  IV.       Des   Constitutions  monastiques i36 

Chapitre  V.         Tableau  des  mœurs  et  de  la  vie  religieuse. 

IMoines,  Copbtes,  Maronites,  etc.,    i44 
Chapitre  VI.       Suite  du  précédent.   Trappistes,    Char- 
treux, Sœurs  de  Sainte-Claire,  Pères 
de    la    Rédemption  ,     Missionnaires, 
Dames  de  la  Charité,  etc i5o 


DES  CHAPITRES. 


54» 


LIVRE  QUATRIÈME. 


Chapitre 
Chapitre 
Chapitre 
Chapitre 

Chapitre 


Chapitre 
Chapitre 
Chapitre 
Chapitre 


Chapitre 
Chapitre 
Chapitre 

Chapitre 


I.  Idée  générale  des  Missions iSi 

II.  Missions  du  Levant 17? 

III.  Missions  de  la  Chine i8i 

IV.  Missions   du  Paraguay.    Conversion  des 

Sauvages 190 

V.  Suile  des  Missions  du  Paraguay.  Répu- 

l>lique  chrétienne.  Bonheur  des  In- 
diens     199 

VI.  Missions  de  la  Guiane ai6 

VII.  Missions  des  Antilles 220 

VIII.  Missions  de  la  Nouvelle-France 227 

IX.  Fin  des  Missions 246 

LIVRE  CINQUIÈME. 

ORDRES    militaires  ,    OU    CHEVALERIE. 

I.  Chevaliers  de  Malte 2^9 

II.  Ordre  Teutonique 267 

III.  Chevaliers  de  Calatrave  et  de  Saint-Jac- 

ques-de-l'Epée,  en  Espagne aSg 

IV.  Vie  et  Mœurs  des  Chevaliers   265 


LIVRE  SIXIEME. 

SERVICES   RENDUS  A  LA  SOCIÉTÉ  PAR  LE  CLERGÉ   ET   LA    BELIGIOII 

CHRÉTIENNE  ,    EN    GÉNÉRAL. 


Chapitre  I.  Immensité  des  biçnfaits  du  Christianisme.  287 

Chapitre  II.        Hôpitaux 290 

Chapitre  III.      Hôtel-Dieu.  Sœurs-Grises 3oi 


542  TABLE  DES  CHAPITRES. 

Chapitre  IV,       Enfans-Trouvës.   Dames  de  la  Charité. 

Traits  de  bienfaisance 3oq 

CbaFITEE  V.  Education.  Ecoles.  Colle'ges.  Univer- 
sités. Bénédictins  et  Jésuites 3i4 

Chapitre  VI.       Papes   et  Cour  de  Rome.  Découvertes 

modernes ,  etc 824 

Chapitre  VII.     Agriculture » 335 

Chapitre  VIII.  Villes  et  Villages,  Ponts,  Grands  Che- 
mins, etc 34t 

Chapitre  IX.      Arts  et  Métiers  ,  Commerce 348 

Chapitre  X.        Des  Lois  civiles  et  criminelles 353 

Chapitre  XI.       Politique  et  Gouvernement 36a 

Chapitre  XII.     Récapitulation  générale 374 

Chapitre  XIII  et  dernier.  Quelseroit  aujourd'hui  l'état 
de  la  Société  ,  si  le  Christianisme  n'eût 
point  paru  sur  la  terre? — Conjec- 
tures —  Conclusion 383 

Notes  et  Eclaircissemens 4' 7 


riN    DK   LA   TABLE    DU   QUATRIEME   VOLUME. 


p  ■