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GÉOGRAPHIE
DE STRABON
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IMPRIMERIE GSNËRALE DE CH. LâHURË
Rue de Fleonis, 9, à Paris
GEOGRAPHIE
DE STRABCKN^
TRADUCTION NOUVELLE
^ ^
PAR AMEDEË TARDIËU
SOCS-BIBLIOTHÉCAIRE DE L*1NSTITUT
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DE L HACHETTE ET G"
BODLBVABD SAnrr-OEBMAIN, H* 77
1867
Tons droits réservés
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AYERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.
Tout le monde connaît la traduction française de la Géogn-
p/bte de Strabon, commencée par La Porte du Theil el Ganj et
achevée par Letronne, et tout le monde sans doute s*étonnera
que quelqu'un ait eu l'idée de recommencer un travaO si con-
sciencieusement fait et que recommandaient de tels noms. Nous
pourrions invoquer la cherté et la rareté du livre, son format
peu commode et l'absence de tables qui le rend à peu près inu-
tile pour les recherches ; nous pourrions dire surtout que depuis
l'époque de la publication du dernier volume (1819), le texte
de Strabon a subi d'importants changements et a été sensible-
ment amélioré, de sorte ou'en maint endroit Tancienne traduc-
tion ne correspond plus aux éditions grecques dont on se sert
d'ordinaire. Mais ce n'est pas là en réalité ce qui nous a décidé
à entreprendre une tâche si longue et si pénible. Il nous a
semblé que si, aujourd'hui, après les corrections et restitu-
tions de Groskurd, de Kramer et de Piccolos, après les Ftndt-
eiœ StrahoniaruB de Meineke et surtout après cet incomparable
Index varis lectionis qui accompagne l'édition de M. Gh. MÛl-
1er, la philologie et la paléographie, en ce qui concerne le
texte de Strabon, avaient dit leur dernier mot, le commentaire
géographique et historique de ce précieux texte était encore à
faire, et que la meilleure préparation à une entreprise de cette
nature était une traduction nouvelle faite avec autant de soin
que pourrait l'être la traduction de l'un des chefs-d'oNivre clas-
âqaes. Notre traduction, n'est donc, on le voit, dans notre
vin AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.
pensée, que le commencement d'un travail de très-lon^e ha-
leine, dont nous ne pouvons encore indiquer au juste ni la
forme ni les dimensions. Telle qu'elle est pourtant, la nouvelle
traduction de Strabon pourra former un tout complet. Elle
paraîtra en trois volumes que nous avons coupés à dessein de
la même façon que l'est l'édition grecque de M. Meineke, pour
faciliter la comparaison du texte et de la traduction. Au bas des
pages se trouvent les notes philologiques indispensables et les
renvois à cet Index varia leotionis de M. Mûller qui a été la
véritable base de notre travail ; enfin le troisième volume sera
terminé par une table des matières unique» mais aussi ample
et aussi exacte que possible.
Nous avons à cœur, en finissant, de remercier hautement
M. le docteur Roulin, bibliothécaire de l'Institut et membre de
l'Académie des sciences, de ses excellents conseils qui nous ont
permis dans beaucoup de passages difficiles de donner à notre
traduction plus de rigueur et de précision.
GÉOGRAPHIE
DE
STRABON
LIVRE PREMIER.
Que la science géographique n'est pas étrangère à la philosophie. —
Qu'Homère partout dans ses poëines a donné la preuve de con-
naissances géographiques. — Que les anciens traités de géogra-
phie fourmillent de lacunes, d'incohérences, d'erreurs, de mensonges
et de contradictions. — Preuves et démonstrations à l'appui de
ce jugement de l'auteur. — Tableau sommaire représentant eu
raccourci la disposition générale de la terre habitée. — Hypo-
thèses et observations positives tendant à établir qu'en beaucoup de
lieux la terre et la mer se sont réciproquement déplacées et substituées
l'une à l'autre.
CHAPITRE PREMIER.
1. La géographie, que nous nous proposons d'étudier dans
le présent ouvrage, nous paraît être autant qu'aucune autre
science du domaine du philosophe ; et plus d'un fait nous
autorise à penser de la sorte : celui-ci d'abord, que les pre-
miers auteurs qui osèrent traiter de la géographie étaient
précisément des philosophes, Homère, Anaximandre de
Miiet et son compatriote Hécatée, comme Eratosthène en
fait déjà la remarque ; puis Démocrite, Eudoxe, Dicéarque,
£|jhore et maint autre avec eux; jplus récemment enfin
GÉOGR. pi: STRABON. F. — 1
2 GEOGRAPHIE DE STRADON.
Ératosthène, Polybe, Posidonius, philosophes aussi tous
trois. Ea second lieu, la multiplicité de connaissances,
indispensable à qui veut mener à bien une pareille œuvre,
est le partage uniquement de celui qui embrasse dans sa
contemplation les choses divines et humaines, c'est-à-dire
Tobjet même de la philosophie. Enfin, la variété d'applica-
tions dont est susceptible la géographie, qui peut servir à la
fois aux besoins dts peuples et aux intéiêlsdes chefs, et qui
tend à nous faire mieux connaître le ciel d'abord, puis
toutes les richesses de la terre et des mers, aussi bien les
animaux que les plantes, les fruits, et les autres produc-
tions propres à chaque contrée, cette variété, dirons-nous,
implique encore dans le géographe ce même esprit philo-
sophique, habitué à méditer sur le grand art de vivre et
d*être heureux.
2, Mais reprenons, point par point, ce qui vient d'êtredit,
pour aller plus encore au fond des choses. Et d'abord, mon-
trons que c'est à bon droit qu'à l'imitation 'de nos prédéces-
seurs, d'Hipparque notamment, nous avons présenté Ho-
mère comme le fondateur même de la science géographique.
Homère, en effet, n'a pas surpassé seulement en mérite
poétique les auteurs anciens et modeu'nes, il leur est supé-
rieur encore, on peut dire, par son expérience des condi-
tions pratiques de la vie des peuples , et c'est à cause de
cette expérience même que, non content de s intéresser à
Thisioire des faits eldd chercher à en recueillir le plus grand
nombre possible pour en tiansmetlre ensuite le récit à la
postérité, il y a joint l'étude de la géographie, tant l'étude
partielle des localités que l'élude générale des mers et de la
terre habitée. Aurait- il pu, sans cela, atteindre, comme il
Vsi, fait, aux limites mêmes du globe et en parcourir dans
ses vers la circonférence tout entière?
3. Il commence par nous représenter la terre telle
qu'elle est, en effet, enveloppée de tous côtés et baignée par
rOcéan ; puis, dcs diverses contrées qu'elle renferme, il dé-
sigoe les unes parleurs vrais noms et nous laisse reconnaître
les autres à certaines indications détournées : 'ainsi, tandis
LIVRE I. 3
qu'il Domme expressément la Libye, rÉthiopie, les Sido-
nienB elles Erembes (les mêmes apparemment que les Ara-
bes Troglodytes), il se contente de désigner indirectement
les pays de l'Orient et de l'Occident par celle circonstance
que rOcéan les baigne. Car c'est du sein de l'Océan, soi-
Tant lui, que le soleil se lève et au sein de l'Océan qu'il se
couche et les autres astres pareillement :
f Déjà le soleil, sorti à peine du sein de TOcéan aux eaux
t calmes et profondes, éclairait les campagnes de sçs premiers
t rayons • ; »
et ailleurs :
f Déjà au sein de TOcéan a disparu l'étînce^ant Arimbean du
t soleil, attirant après soi sur la terre le sombre voile de la
cnuit*; 1
ailleurs encore il nous montre les astres c sortant de l'Océan
« où ils se sont baignés '. »
4. Au tableau qu'il fait maintenant de la félicité des peu-
ples occidentaux, et de l'incomparable pureté de l'air qu'ils
respirent, il est aisé de voir qu'il avait ouï parler des ri-
chesses de ïlbérie, de ces richesses qui, api es avoir tenté
snccessivemenl Hercule et les Phéniciens , lesquels même,
à cette occasion, occupèrent la plus grande partie du pays,
provoquèrent en dernier lieu la conquête romaine. C'est
bien, en effet, de l'Ibérie que souffle le zéphyr et du côté de
llbérie pareillement qu'Homère aplacé le « Champ Êlyséen,
c où les dieux, nous dit-il, doivent conduire Ménélas * : »
c Quant à vous, Ménélas, les immortels vous conduiront vers
< le Champ Êlyséen, aux bornes mêmes de la terre : c'est là que
c siège le blond Rhadamanthe, là aussi que les humains goûtent
< la vie la {^lus facile, à Tabri de la neige, dt^s frimas et de la
c pluie, et que du sein de rOcéan s'élève sans cesse le souffle
€ harmonieux du zéphyr, i
1. Bom., 7/iad«, VIT, 421. Voy. snr cette citation d'Homère et les dcnx
snivantes rol)Sôrvation fort joste de M. Meineke : Vindtciarum Strabonian.
litttj p. 1.-2. Hom., Hiade, VIII, 485, — 3. Id. Ibid,, V, 6* —.V Id^
Oiy99te, IV, 563.
^ GEOGRAPHIE DE STRABON.
5. Ajoutons que les îles des Bienheureux sont situées à
l'extrémité occidentale de la Maurusie, à la rencontre de la-
quelle semble s'avancer en quelque sorte l'extrémité cor-
respondante de ribérie : or^ si l'on réputait lesdites îles
Fortunées y cela n'a pu tenir qu'à leur proximité d'une con-
trée aussi réellement fortunée que l'était j'ibérie.
6. D'autres indications d'Homère nous montrent les
Éthiopiens aussi habitant aux derniers confins de la terre,
sur les bords mêmes de TOcéan; je dis « aux derniers con-
« fins de la terre » d'après le vers suivant*,
c Les Éthiopiens , qui vivent partagés en deux nations aux
c derniers confins de la terre, >
dans lequel l'expression « partagés en deux nations » est
elle-même parfaitement exacte, comme nous le démontre-
rons par la suite; et si j'ajoute « sur les bords mêmes deVO-
« cèan^ > c'est d'après cet autre passage * :
a Car Jupiter s'en fut hier vers l'Océan pour visiter les ver-
a tueux Éthiopiens et prendre part à leur banquet. »
Voici maintenant comme il donne à entendre que l'extré-
mité septentrionale ou arctique de la terre est également
bordée par l'Océan. Il dit en parlant de l'Ourse ' :
« Seule elle est dispensée de plonger au sein de TOcéan, w
mais c'est qu'il emploie le nom de l'Ourse et aussi celui
du Chariot pour désigner le cercle arctique : autrement,
eût-il dit, alors que tant d'autres étoiles accomplissent
aussi leur révolution dans la même partie du ciel toujours
visible pour nous, que l'Ourse seule est exempte de plonger
dans l'Océan? On a donc tort de le taxer, comme on a fait,
d'ignorance, pour n'avoir connu, soi-disant, qu'une seule
Ourse au lieu de deux. Il n'est pas probable, en effet, que,
de son temps, la seconde Ourse fût déjà rangée au nonîbre
des constellations, et ce n'est sans doute qu'après que les
1, Hom , Odysaée, I, 23. — 2. Id., Iliade, I, 423. — 8. Id., Kiarf«, XVIU,
489. Cf. Odyssée, V, 275*
LIVRE 1. 5
Phéniciens Teurent observé et s'en furent servis pour la
navigation que cet astf^risme aura pass^: chez les Grecs ^
comme on voit que la Chevelure de Bérénice eiCanope n'ont
reçu les noms qu'elles portent que d'hier seulement^ et
que, de l'aveu d' A ratus^ tant de constellations attendent en-
core les leurs. U s'ensuit aussi que Gratès n*a pas eu rai-
son de vouloir ici corriger le texte et de lire : « OÎo; S', seul^
t le cercle arctique est dispensé de plonger au sein de TO-
« céan » [an lieu de oiri 5*, seule l Ourse]; car la leçon qu'il
rejette n'était nullement à rejeter. Heraclite, lui, est plus dans
le vrai, et nous semble, si l'on 'peut dire, plus homérique,
lorsque, comme Homère, il emploie le nom de l'Ourse pour
désigner le cercle arctique : « L'Ourse, dit-il, limite com-
« mune de l'Orient et de l'Occident; l'Ourse, à l'opposile de
« laquelle souffle Jupiter- Se rein. > Car c'est bien le cercle
arctique, et non pas l'Ourse elle-même, qui marque propre-
ment la limite du couchant et du levant. Mais, si Homère,
sous le nom de l'Ourse, constellation qu'il appelle aussi le
Chariot y et qu'il nous montre dans le ciel poursuivant en
quelque sorte et guettant Orion ^, a entendu désigner le cer-
cle arctique, sous le nom d'Océan il a dû certainement en-
tendre l'horizon, au-dessus et au-dessous duquel nous
voyons, dans ses vers, se lever et se coucher les astres; et,
comme il dit que l'Ourse achève sa révolution dans le même
lieu sans se coucher dans l'Océan, il faut qu'il ait su que le
cercle arctique passe par le point le plus septentrional de
l'horizon. Ajustons maintenant les paroles du poêle aux
explications qui précèdent : comme le nom d'Océan éveille
en nous l'idée correspondante d'horizon, d'horizon terrestre,
et que le cercle arctique (qu'il désigne par le nom à'Arctos
ou d'Ourse) n'est autre que le cercle qui, au jugement de
nos sens, passe par le point le plus septentrional de la terre
habitée, il demeure établi que, dans la pensée d'Homère, ce
côté-lk de la terre devait être aassi baigné par l'Océan. H
n*est pas jusqu'aux populations arctiques qu'Homère ne con-
1. Phénom.. 145. — 2. Hom., Odi/S5c>, Y, 274,
6 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
DÛt parfaitement ; il ne les mentionne pas, à vrai dire, no-
minativement (ce qui se conçoit, du reste, puisque, même
aujourd'hui, il n'existe pas encore pour elles de dénomina-
tion générale), mais il est aisé de les reconuaitre à la pein«
ture qu'il fait de leur genre de vie, quaud il les qualifie de
Nomades, de fiers Hippemolges^ de tribus Galactophages et
Abiennes^.
7. Il s'y prend encore d'autre façon pour nous donner
à entendre que l'Océan entoure circulairement la terre ; il
mettra par exemple dans la Louche de Junon les paroles
suiviantes ^ :
€ Car je veux aller visiter les bornes de la terre féconde et
« rOcéan, père des dieux, 9
ce qui revient à dire que l'Océan confine à toutes les
extrémités de la terre ; or on sait que lesdites extrémités fi-
gurent proprement un cercle. Dans VHoplopée^ aussi, il fait
de rOcéan la bordure circulaire du bouclier d'Achille. Ajou-
tons comme une nouvelle preuve de la curiosité scientifique
qui possédait Homère, que le double phénomène du flux et
du reflux de TOcéan ne lui était pas demeuré inconnu, té-
moin l'expression suivante *, « l'Océan aux flots rétrogrades »
et ce passage [à propos de Gharybde] ' :
c Trois fois par jour elle vomit, et trois fois elle ravale ses
c ondes. »
Il est vrai qu'il eût fallu dire ici deux fois au lieu de trois;
mais, que la différence tienne à une erreur d'observation ou
à une erreur de copie, toujours est-il que le but du poëte
était bien de décrire le phénomène en question. L'épithète
< au courant paisible ^ » semble aussi une image exacte de
la marée montante, qui, de fait, a l'allure plutôt douce
qu'impétueuse. Posidonius, de son côté, croit voir dans ce
1. Hom., Iliate, XIII, 5 et 6. — 2. Id., Tlintle, XIV, 200-201. — 3. Id. Ibid.,
XVIII, 607.— 4. Id., lliadCj 399. — 5. M., Odyssée, XII, 105.— 6. Id., Iliade,
VII, 422.
LIVRE I. 7
que dit Homère de rochers alteroativement couverts et dé-
couverts et dans le nom de fleuve qu'il prête k TOcëan ^
une double allusion aux phénomèoes des marces : passe
pour la première raison, mais la seconde n'a pas de sens,
car jamais le mouvement de la marée montante n'a ressem-
blé au courant d'un fleuve, et celui du reflux bien moins
encore. L'explication de Gratès a quelque chose de plus
plausible : suivant lui, les qualifications de courant profond,
die courant rétrograde, voire même celle de fleuve, désignent
bien, dans Humère, l'Océan tout entier, mais ce même nom
de fleuve et celui de courant fluvial ne désignent plus
qu'une partie de TOcéan, et de l'Océan pris dans le sens
restreint, non dan3 le sens étendu^ quand le poète vient à
dire:
c Une fois le vaisseau sorti du courant du fleuve Océan pour
c entrer au sein de la vaste mer. >
Ici, en effet, il s'agit, non pas de la totalité de TOcéan,
mais d'un courant fluvial au sein de l'Océan, autrement dit
d'une portion quelconque de 1 Océan, que Gratès se repré-
sente comme une espèce d'estuaire ou de golfe se prolon-
geant, à partir du tropique d'hiver, dans la direction du
pôle austral. De la sorte, en quittant ledit fleuve, un vais-
seau aura pu se trouver encore en plein Océan ; s'agit-il, au
contraire, de la totalité de l'Océan, on ne conçoit plus qu'a-
près en être une fois sorti le vaisseau s'y retrouve encore.
Homère dit bien, à la vérité,
c Quand sorti du courant du fleuve^ il fut entré au sein de la
« mer, i
laais la mer ici ne saurait s'entendre que de l'Océan lui-
ntème. Il demeure donc avéré que le passage, inter-
prété «utrement que nous ne le faisons, reviendrait à ceci,
c qu'un vaisseau est sorti de l'Océan pour entrer dans l'O-
1. Voy. entre «atres passages, Iliade, XIV, 245. — 2. Hom., Odyssée,
XU, 1.
8 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
« céan. > La question, pourtant, demanderait une plus
ample discussion.
8. Au surplus, que la terre habitée soit une île, la
chose ressort tout d'abord du témoignante de nos sens , du
témoignage de l'expérience . Car partout où il a été donné
aux hommes d'atteindre les extrémités mêmes de la terre,
ils ont trouvé la mer, celle précisément que nous nommons
Océariy et, pour les parties oii le fait n'a pu être vérifié di-
rectement par les sens, le raisonnement l'a établi de même.
Les périples* exécutés, soit autour du côté oriental de la
terre, qui est celui qu'habitent les Indiens, soit autour du
côté occidental, qui est celui qu'occupent les Ibères et les
Maurusiens, ont été poussés loin, tant au nord qu'au midi,
et l'espace qui demeure eDCore fermé à nos vaisseaux, faute
de relations établies entre nos marins et ceux qui exécutent
en gens contraire des périples analogues, cet espace, di-
sons-nous, est peu considérable, à en juger par les distan-
ces parallèles que nos vaisseaux ont déjà parcourues. Cela
étant, il n'est guère vraisemblable que l'Océan Atlantique
puisse être divisé en deux meirs distinctes par des isthmes
aussi étroits qui intercepteraient la circumnavigation, et
il paraît beaucoup plus probable que ledit Océan est un
et continu; d'autant que ceux qui, ayant entrepris le péri-
ple de la terre, sont revenus sur leur^ traces, ne l'ont point
fait^ de leur aveu même, pour s'être vu barrer et intercepter
le passage par quelque continent, mais uniquement à cause
du manque de vivres et par peur de la solitude , la mer
demeurant toujours aussi libre devant eux. Cette manière
de voir s'accorde mieux aussi avec le double phénomène
du flux et du reflux de l'Océan, car partout les change-
ments qu'il éprouve, notamment ceux qui consistent à
élever et k abaiss'^r le niveau de ses eaux, ont un caractère
uniforme ou n'offrent que d'imperceptibles dilTérences,
comme cela se conçoit de mouvements produits au sein de
la même mer et en vertu d'une seule et même cause.
9. Restent les objections d'Hipparque, mais elles ne
sauraient convaincre personne : elles consistent à dire que
UVRE I. 9
le régime de TOcëan n'est pas, sur tous les points, parfai-
tement semblable à lui-même, et que, cela fût-il accordé, il
n'en résulterait pas nécessairement que la mer Atlantique
dût former un seul courant circulaire et continu. Ajoutons
que, pour nier cette uniformité parfaite du régime de l'O-
céan, il s'appuie sur le témoignage de Séleucus de Baby-
lonel Pour plus de détails sur TOcéan et sur le phénomène
des miarées, nous renverrons, nous, à Posidonius et à Athé-
DodorOy qui nous paraissent avoir convenablement appro-
fondi la question, nous bornant à dire présentement que le
système que nous défendons répond mieux à l'uniformité
constatée des phénomènes océaniques, et que, plus la masse
d'eau répandue autour de la terre sera considérable, plus il
sera aisé de concevoir comment les vapeurs qui s'en déga-
gent suffisent à alimenter les corps célestes.
10. Mais, si Homère a exactement connu et décrit les
extrémités et la bordure circulaire de la terre, il n'a pas
moins bien connu et décrit la mer Intérieure. Les pays qui
entourent cette mer, à partir des colonnes d'Hercule, sont,
comme on sait, la Libye, l'Egypte et la Phénicie, et plus
loin la côte qui avoisine Gypre ; puis viennent les Solymes,
les Lyciens, les Cariens, et le littoral compris entre Mycale
et la Troade, avec les îles adjacentes : or, tous ces lieux,
le poëte les a mentionnés en termes exprès, comme il a
parlé aussi et des contrées ultérieures qui bordent la Pro-
pontide et des côtes de l'Euxin jusqu'à la Colchide et de l'ex-
pédition de Jason. Il connaissait, en outre, le Bosphore Gim-
mérien, et naturellement les Gimmériens eux-mêmes : on
ne s'expliquerait pas, en effet, comment il eût pu connaître
le nom des Gimmériens et ignorer leur existence, l'existence
d'un peuple, qui, de son vivant ou peu de temps avant lui,
avait, depuis le Bosphore, couru et ravagé tout le pays in-
termédiaire jusqu'à rionie? Mais non, il les connaissait, et
ce qui le prouve, c'est qu'il a fait allusion à la nature bru-
'meuse du climat de leur pays :
ff Un voile, dit-il, un voile de vapeurs et de nuages les en<
10 GÉOGRAPHIE DE STBABON.
c veloppe ; Téclat du soleil ne resplendit jamais pour eux, et
c la funeste nuit plane toujours au-dessus de leurs têtes*, i
Il connaissait pareillement Tlster (du moins nomme-t-il
les Mysiens, nation thracique, riveraine de ce fleuve) et
aussi tout le littoral à partir de Tlster, autrement dit la
Thrace jusqu'au Pénée, puisqu'il mentionne les Pseoniens et
qu'il signale TAthos, TAxius et les îles situées vis-à-vis.
Quant au littoral de la Grèce, prolongement de celui de
la Thrace, il a été décrit par lui en entier jusqu'aux frontiè-
res de la Thesprotie. Il connaissait enfin l'extrémité de l'I-
talie, à en juger par la mention qu'il a faite de Temesa et
des Sicèles, et l'extrémité de l'Ibérie, ainsi que la richesse
et la prospérité des peuples qui l'occupaient, et dont nous
parlions tout à l'heure. Si maintenant, dans l'intervalle, se
laissent apercevoir quelques lacunes, on peut les lui par-
donner, le géographe de profession lui-même omettant sou-
vent bien des détails. U est excusable aussi et ne mérite
aucun blâme s'il a cru devoir mêler, çà et là, quelques cir-
constances fabuleuses à ses récits, d'ailleurs tout historiques
et didactiques, car il n'est pas vrai, comme le prétend
Êratosthène, que tout poëte vise uniquement à plaire et
jamais à instruire : tout au contraire, ceux qui ont traité le
plus pertinemment les questions de poétique proclament la
poésie une sorte de philosophie primitive. Mais nous réfu-
terons plus longuement ce jugement d'Ératosthène, quand
nous aurons, plus loin, à reparler du poète.
1 1 . Pour le moment, ce qui a été dit doit suffire à éta-
blir qu'Homère a été bien réellement le père de la géogra-
phie. Quant aux successeurs qu'il a eus dans celte science,
c'étaient, comme chacun sait, des hommes d'un mérite émi-
nent et familiarisés avec les études philosophiques : les
deux qu'Ératosthène nomme immédiatement après lui
sont Anaximandre, qui fut le disciple et le compatriote de
Thaïes, et Hécatée de Milet. Êratosthène ajoute qu'Anaxi-.
mandre publia la première Carte géographique, et qu'il reste
1. Hom., Odyssée^ XI, 15 et 19.
LIVRE I. 11
d'Hécaléeun Traité de géographie, dont l'authenticité ressort,
suivant lui, de l'ensemble des œuvres de cet auteur*.
12. Maiutenant, que Tétude de la g<'»ographie exige une
grande variété de connaissances, beaucoup Tout dit avant
nous; Hipparque notamment, dans sa Critique de la Géogra-
phie d'Ératostliène, fait remarquer très-judicieusement que
la connaissance de la géographie, si utile à la fois au simple
particulier et à Térudit de profession, ne saurait absolu-
ment s'acquérir sans quelques notions préliminaires d'astro-
nomie et sans la pratique des règles du calcnl des éclipses.
Gommentjnger, par exemple, si Alexandrie d'Egypte est plus
septentrionale ou plus méridionale que Babyloue et de com-
bien elle peut Têtre, sans recourir à la méthode des climats?
De même, comment savoir exactement si tel pays est plus
avancé vers l'orient et tel autre vers l'occident, autrement
que par la comparaison des éclipses du soleil et de celles de
la lune? Ainsi s'explique Hipparque à cet égard.
13. En général, quiconque se propose de décrire les
caractères propres de telle ou telle contrée a essentielle-
ment besoin de recourir à l'astronomie et à la géométrie,
pour bien en déterminer la configuration, l'étendue, les
distances relatives, le climat ou la situation géographique, la
température, et, en un mot, toutes les conditions atmosphé-
riques. Puisqu'il n'est pas de maçon bâtissant une maison
ni d'architecte édifiant une ville, qui ne tiennent compte
préalablement de toutes ces circonstances, à plus forte raison
le philosophe, qui embrasse dans ses études la terre habitée
tout entière, y aura-t-il égard. Et, de fait, la chose Ini im-
porte pli;s qu'à personne. Car si, pour une étendue de pays
restreinte, la situation au nord et la situation au midi
n'impliquent qu'une légère différence, rapportés à la cir-
conférence totale de la terre habitée, le nord comprendra
jusqu'aux derniers confins de la Scythie et de la Celtique,
et le midi jusqu'aux extrémités les plus reculées de l'Éthio-
1. 00, OQfmine M Charles Mûller propose de traduire : « de la comparaison
avec l'autre ouvrage de cet auteur. » C'est à savoir ses Généalogies. Voy.
Strab, Geogr. lAdex vaiise Uclionis, p. 940, au bas de la 2« colonne.
â
12 GÉOGRAPHIE DE STRABON,
pie, ce qui implique des différeuces énormes. De même il ne
saurait être indifférent d'habiter chez les Indiens ou parmi
les Ibères, peuples que nous savons être, à l'extrême orient
et à l'extrême occident, en quelque sorte les antipodes l'un
de l'autre.
14. Comme tous ces faits maintenant tirent leur principe
du mouvement du soleil et des autres astres, et aussi de la
tendance centripète des corps, nous voilà forcés d'élever nos
regards vers le ciel, pour observer les apparences qu'en
chaque contrée il nous découvre, apparences qui varient ex-
trêmement, reproduisant ainsi la diversité même des lieux
d'observation. Gomment donc prétendre représenter avec
exactitude et expliquer convenablement ces différences res-
pectives dans la nature et l'aspect des lieux, si Ton n'a pas
le moins du monde égard à cet ordre de phénomènes ? Il ne
nous est pas possible, à vrai dire, vu le caractère spécial de
notre ouvrage, qui doit être avant tout politique^ de les ap-
profondir tous; au moins convient-il que nous en exposions
ici ce qui peut être à la portée de l'homme mêlé à la vie
politique.
15. Mais celui qui a pu déjà élever si haut sa pensée ne
reculera pas devant une description complète de la terre : il
serait plaisant, en effet, qu'après avoir, dans son désir de
mieux décrire la partie habitée de la terre, osé toucher aux
choses célestes et s'en être servi dans ses démonstrations, il
dédaignât de rechercher quelles peuvent être l'étendue et la
constitution de la sphère terrestre elle-même, dont la terre
habitée n'est qu'une partie, quelle place elle occupe dans
l'univers, si elle n'est habitée que dans une seule de ses
parties, celle que nous occupons, ou si elle l'est dans d'autres
encore, et, dans ce cas, combien l'on en compte, quelles
peuvent être aussi l'étendue et la nature de sa portion inha-
bitée et finalement la raison d'un pareil abandon. Il s'en-
suit donc qu'il existe une certaine corrélation entre les
études astronomiques et géométriques d'une part et la géo-
graphie, telle que nous l'avons définie, de l'autre, puisque
cette science relie ensemble les phénomènes terrestres et
LIVhE I. 13
célestes, devenus en quelque sorte des domaines limitrophes,
et qu'elle comble l'immense intervalle
c Qui de la terre s'étend jusqu'aux cieux*. »
16. Allons plus loin et à cette masse déjà si grande de
connaissances indispensables ajoutons Thistoire de la terre
elle-même, autrement dit la connaissance des animaux et
des plantes et, engénéral, de toutes les productions, utiles ou
non, de la terre et des mers, et notre thèse, croyons-nous,
en deviendra plus évidente encore. Que cette connaissance
de la terre, en effet, soit d'une grande utilité pour qui a su
l'acquérir, la chose ressort et du témoignage de l'antiquité
et du simple raisonnement : les poètes ne nous repré-
sententp-ils point toujours comme les plus sages ceux d'entre
leurs héros qui ont voyagé et erré par toute la terre? A
leurs yeux c'est toujours un grand titre de gloire d'avoir
< visité beaucoup de cités et observé les mœurs de beaucoup
d'hommes '. > Ainsi Nestor se vante d'avoir vécu parmi les
Lapithes et d'être venu, pour répondre à leur appel,
< Du fond de sa lointaine patrie : ces peuples l'avaient de-
ce mandé et désigné par son nom* ; s
Ménélas, pareillement:
f Après avoir erré, dit-il, dans Cypre, en Pbénicie, et chez
« les Egyptiens, je visitai tour à tour les Éthiopiens, les Si-
« doniens et les Ërembes, puis la Libye, où je vis le front des
c agneaux armé de cornes'*.
Puis il ajoute conmie un trait caractéristique de ce der-
nier pays :
« Car trois fois, dans le cours d'une année , les brebis y
< mettent bas. i
A propos de Thèbes, maintenant, de la Thèbes d'Egypte,
il dira :
1. Hom., lliadej VIII, 16. —2. Id., Odyssée, i, 3. —3. Id., Iliade. I, 270.—
4. Id., Odijssée, IV, «3.
14 GÉOGRAPftIE DE STRABON.
c C'est le lieu où la terre, au sein fertile, donne les plus
« riches moissons * ; »
ou bien encore :
« Thèbes, la ville aux cent portes, dont chacune peut livrer
c passage à deux cents guerriers avec leurs chevaux et leurs
c chars *. d
Or, tous ces détails descriptifs sont autant de préparations
excellentes à la sagesse, en ce qu'ils nous font bien connaître
la nature d'un pays et les différents caractères des animaux
et des plantes qu'il renferme, voire la nature de la mer et
de ses productions, à nous qui sommes en queflque sorte am-
phibies et pour le moins autant habitants de la mer que de
la terre ferme. Et c'est par allusion, sans doute, à tout ce
qu'Hercule dans ses voyages avait vu et appris qu'Homère
rappelle
c Connaisseur et expert en belles œuvres *. »
Ainsi le témoignage de l'antiquité et le raisonnement s'ac-
cordent pour confirmer ce que nous disions en commençant.
Mais il est une autre considération qui nous parait plus
encore que le reste militer en faveur de notre thèse pré-
sente, c'est que la g»^ographie répond surtout aux besoins
de la vie politique. Où s'exerce, en effet, Tactiviié humaine,
si ce n'est sur cette terre, sur cette mer, que nous habitons
et qui offrent à b fuis de petits théâtres aux petites actions,
de grands théâtres aux grandes, le théâtre des plus grandes
se confondant ainsi avec les limites mêmes de la terre en-
tière ou de que ce nous appelons proprement la terre ha-
bitée , et les plus grands capitaines étant ceux qui par-
viennent à dominer sur la plus grande étendue de terre
et de mer, et à réunir cités et nations en un seul et même
empire, en im seul et même corps politique ? Il est donc
1. cf. nom., Odiiftée, IV,"329. M. Cramer voit dans cette citation nne glose
mar<ûtiale insérée indûment dans le texte et M. Meméke l'a r^etée en note. —
•> nom., Iliadej I. 3B3. — 3. Id., Ody.-s.j XXI, U6,
LIVRE I. 15
évident que la géographie, considérée dans son ensemble,
exerce une influence directe sur la conduite des chefs
d'État par la distribution qu'elle fait des continents et des
merjs, tant au dedans qu'en dehors des limites de la terre
habitée , cette distribution étant faite naturellement en vue
de ceux qui ont le plus d'intérêt h savoir si les choses sont
de telle façon ou de telle autre et si telle contrée est déjà
connue ou encore inexplorée. On conçoit, en effet, que ces
dxefs s'acquitteront mieux du détail de leur admioislration,
connaissant l'étendue et la situation exacte du pays et toutes
les variétés de climat et de sol qu'il peut présenter. Mais,
maintenant, comme ces princes ont leurs Etals situés en
diverses parties de la terre, et que leurs premières entre-
prises, leurs premières conquêtes partent de divers foyers
et de centres différents, il ne leur est pas possible, non plus
qu'aux géographes, de connaître également bien tous les
pays de la terre ; et leurs connaissances aux uns et aux autres
seront nécessairement susceptibles de plus et de moins. La
terre habitée tout entière fût-elle rangée sous la même do-
mination, sous le même gouveruement, il serait difficile
encore que toutes les parties en fassent connues au même
degré : dans ce cas-là même, on connaîtrait mieux que le
reste les parties les plus proches de soi, d'autant que ce sont
celles-là sur lesquelles il importe de répandre le plus de
lumière, afin de les faire bien connaître, puisque, par leur
position, elles sont plus à portée d'être utiles. Dès là riea
d'étonnant que telle chorographie convînt mieux aux In-
diens, telle autre aux Éthiopiens, telle autre encore aux
Grecs et aux Romains. Quel intérêt, en effet, pourrait avoir
le géographe indien à décrire la Béotie comme le fait Ho-
mère, qui nomme
« Et les peuples d'Hyria et ceux de la pierreuse Aulis , ceux
« de Schœne et de Scôle *. »
Pour nous autres, à la bonne heure, la chose a de l'im-
1. //tade, II, 496.
16 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
portance. En revanche, une description si détaillée de Tlnde
n'aurait plus d^ntérêt pour nous : Tutilité n'y serait point,
Futilité, qui est proprement la juste et vraie mesure dans
ce genre d'études.
17. Ce que nous avons dit [de l'utilité de la géogra-
phie] se vérifie même dans les petites opérations, à la chasse
par exemple, car on chassera mieux connaissant la disposi-
tion et rétendue de la forêt; et, -en général, quiconque con*
naît les lieux s'entendra mieux qu'un autre à choisir un
campement, à disposer une embuscade, à diriger une marche.
Mais dans les grandes opérations l'évidence de notre as-
sertion devient plus éclatante encore, d'autant qu'alors on
est plus chèrement récompensé d'avoir su, plus chèrement
puni d'avoir ignoré. Ainsi la flotte d'Agamemnon se trompe,
ravage la Mysie pour la Troade et se voit réduite à une re-
traite honteuse. Ainsi les Perses et les Libyens, pour avoir
cru reconnaître dans des passes libres et ouvertes des dé-»
troits sans issue, s'exposent aux plus grands périls, et laissent
derrière eux, comme trophées de leur ignorance, les Perses,
le tombeau de Salganée près de TEuripe de Ghalcis, de
cet infortuné Salganée immolé par eux comme un traître
pour avoir, soi-disant, mené perdre leur flotte des rivages
Maliens tout au fond de i'Ëuripe ; les Libyens le monu-
ment de Pélore, mort viôlime d'une semblable erreur. La
même cause encore, lors de l'expédition de Xerxès, remplit
la Grèce de débris de naufrages, et longtemps auparavant
l'émigration des iEoliens et celle des Ioniens avaient offert le
spectacle de maints désastres pareils , tous occasionnés par
l'ignorance. D'autre part, que de victoires dans lesquelles le
vainqueur doit tout son succès à la connaissance des lieux ! Au
défilé des Thermopyles,par exemple, n'est-ce pas Éphialte
qui, en indiquant aux Perses ce sentier dans la montagne'
leur livre Léonidas et introduit en deçà des Pyles l'armée
barbare ? Mais sans remonter si haut, je trouve une preuve
suffisante de ce que j avance soit dans la récente campagne
des Romains contre les Parthes, soit dans leurs expéditions
contre les Germains et les Celles, où l'on voit ces barbares
LIVRE I. 17
.retranchés au fond de leurs marais, de leurs forêts de chênes
et de leurs solitudes impénétrables, combattre en s'aidantde
leur connaissance des lieux contre un ennemi qui les ignore,
le trompant sur les distances, lui fermant les passages et in-
terceptant ses convois de vivres et ses autres approvisionne-
ments.
18. La géographie, avons-nous dit, a rapport surtout aux
opérations et aux besoins des chefs d'État. A la vérité , la
- morale et la philosophie politique ont aussi pour principal
objet de régler la conduite des chefs, et ce qui le prouve,
c'est que nous distinguons les différentes sociétés ou asso-
ciations politiques d'après la forme de leurs gouvernements :
le gouvernement pouvant être ou monarchique (nous appe-
lons cette même forme quelquefois royauté)^ ou aristocra-
tique, ou en troisième lieu démocratique , nous reconnais-
sons aussi trois espèces d'associations politiques, auxquelles
nous donnons justement les mêmes noms, par la raison
qu'elles tirent de leurs gouvernements respectifs le principe
même de leur existence et comme leur caractère spécifique;
en effet, la loi diffère suivant quelle émane de l'autorité
d'un roi ou de l'autorité d'un sénat ou de celle du peuple,
et la loi « comme on sait, est le type même et le moule qui
donne la forme à une société, tellement qu'on a pu définir
quelquefois le droit « l'intérêt du plus fort. » La philoso-
phie politique s'adresse donc principalement aux princes ;
mais si la géographie, qui, elle aussi, s'adresse surtout aux
princes , répond de plus à un de leurs besoins de chaque
jour, ne pourrait-on pas dire que cette circonstance consti-
tue en sa faveur une sorte de supériorité sur l'autre science ,
supériorité, nous l'avouons , purement pratique ?
19. Ce qui n'empêche pas que la géographie n'ait aussi
son côté spéculatif ou théorique qu'on aurait tort de dédai-
gner, en ce qu'il touche à la fois à la technique, à la mathé-
matique, à la physique, à l'histoire, voire même à la mytho-
logie. Or la mythologie n'a assurément rien de pratique.
Un récit tel que celui des erreurs d'Ulysse, de Ménéias ou
de Jason n'est pas de nature à développer beaucoup ctUo
Gl-OGR. DE STRABON. I. 2
18 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
prudence éclairée que recherche avant tout l'homme prati-
que, à moins qu*on n'y ait mêlé çà et là telle moralité utile
inspirée par les aventures inséparables de semblables voya-
ges, mais il ménagera tout au moins une jouissance dé&*
cate à ceux que le hasard conduit dans les lieux ainsi illus-
trés par la Fable, et Tesprit le plus pratique ne laisse pas
que d'être sensible à 1 éclat et à l'agrément de pareils sou-
venirs : seulement, il ne s'y arrête pas longtemps, car il est
naturel qu'il accorde plus d'attention aux choses utiles. Na-
turellement aussi le géographe s'occupera plus de celles-ci
que des autres et, procédant pour l'histoire et les mathé-
matiques, comme il a fait pour la mythologie, ce sera tou-
jours la partie la plus utile et la mieux avérée qu'il en
extraira de préférence.
20. Mais c'est surtout, on Ta vu, de la géométrie et de
l'astronomie que le géographe paraît avoir besbin pour Tob-
jet qu'il se propose. Et de fait, comment en serait-il autre-
ment? Comment le géographe pourrait-il bien comprendre,
sans recourir aux méthodes que fournissent ces deux scien-
ces, toutes les questions de configuration, de climat y d'é-
tendue et autres semblables? Toutefois, comme les géo-
mètres et les astronomes exposent ailleurs tout au long les
moyens de mesurer la terre entière, nous devrons, nous,
dans le présent ouvrage, supposer et admettre comme vrai
ce qu'ils ont démontré dans les leurs; supposer, par exem-
ple, la sphéricité du monde, celle aussi de la surface ter-
restre et avant tout la tendance centripète des corps. Et,
comme ces faits sont à la portée de nos seus ou rentrent
dans la catégorie des notions communes, il nous suffira, si
même la chose en vaut la peine, d'en donner l'explication la
plus brève et la plus sommaire. Ainsi, en ce qui concerne
la sphéricité de la terre, nous rappellerons simplement ou
la preuve indirecte qui se tire de l'impulsion centripète en
général et de la tendance de chaque corps en particulier vers
son centre de gravité, ou la preuve directe et immédiate ré-
sultant des phénomènes qu'on observe sur la mer et dans le
ciel, et dont le témoignage de nos sens et les simples no-
LIVRE I. 19
tibns vulgaires snffîseDt à constater la réalité. Il est évident,
par exemple, que la courbure de la mer empêche seule le
navigateur d'apercevoir au loin les lumières placées à la hau-
teur ordinaire de Toeil, et qui n*ont besoin que d'être un
peu haussées pour devenir visibles, même à une distance
plus grande, de même que Toeil n'a besoin que de regarder
de plus haut pour découvrir ce qui auparavant lui demeurait
caché. Homère déjà en avait fait la remarque, car tel est le
sens de ce vers :
c Une fois soulevé par la vague immense, il put porter très-
c lom sa vue perçante '. %
On sait aussi que, plus un vaisseau approche de la terre,
plus chacune des parties de la côte se dessine nettement aux
yeux des passagers, et que ce qui leur paraissait bas en com-
mençant va s'élevant sans cesse devant eux. La révolution ou
marche circulaire des corps célestes est de même rendue ma-
nifeste par diverses expériences, notamment au moyen du
gnomon, qu'il suffit d'observer une fois pour concevoir aus-
sitôt que, si les racines de la terre se prolongeaient à l'in-
fini, la susdite révolution ne saurait avoir lieu. Quant à la
théorie, des climats, elle est exposée en détail dans des
traités spéciaux sur les oeJcèses ou positions géographiques.
21. Mais encore une fois, pour le moment, nous n'a-
vons besoin d'emprunter à ces différentes sciences qu'mi
petit nombre de notions, et de notions élémentaires, à l'u-
sage surtout du politique et du capitaine. Car s'il importe,
d'une part, qu'ils ne demeurent ni l'un ni l'autre tellement
étrangers à l'astronomie et à la géographie, que, se trou-
vant transportés dans des lieux où les phénomènes célestes
les plus familiers au vulgaire viendraient à se produire avec
quelques légères anomalies, ils perdent tout à coup la tête
et s'écrient dans leur trouble :
« Allons, amis, puisque nous ignorons et le côté du couchant
c et le côté de l'aurore, et le point oi!i le soleil, ce flambeau
1. Odyssée, Y. :0Z,
20 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
« des mortels, descend au-dessous de la terre et le point d*<
« il remonte et s'élève au-dessus *, i
d'autre part , ils n'ont que faire d'approfondir ces ë
jusqu'à savoir quels sont, pour chaque lieu de la terre, et
astres qui se lèvent, et les astres qui se couchent ense
et ceux qui passent ensemble au méridien ; quels sont et
hauteur correspondante du pôle et le point zénithal, et
d'autres circonstances du même genre qui, suivant les chan-
gements d'horizon et de cercle arctique, viennent à changer
aussi, soit seulement en apparence, soit en réalité. De cet
faits, les uns pourront être négligés complètement par
Thomme d'État et Thomme de guerre, à moins qu'ils m
veuillent en faire un objet de pure spéculation phUosophi*
que, les autres devront être admis de confiance, quand biea
même les causes leur en demeureraient cachées : car cette
recherche des causes appartient au seul philosophe de pro»
fession, le politique n'ayant pas assez de loisir pour s'y Ii«
vrer, si ce n'est par exception. Il ne faudrait pas ponrtanîC
que celui qui prétendra lire ce traité fût assez novice ou
assez nonchalant pour n'avoir jamais jeté les yeux sur une
sphère, ni regardé les cercles qui y sont tracés parallèlement,
perpendiculairement ou obliquement les uns aux autres^ et
la position respective des tropiques, de Téquateur et du zo-
diaque, ce cercle que suit le soleil dans sa révolution, dé-
terminant de la sorte les différences des climats et des vents.
Car il suffit qu'on comprenne tant bien que mal ces premiers
éléments de la science et ce qui est relatif aux changements
d'horizon et de cercle arctique, et en général tout ce qui
sert d'introduction aux mathématiques proprement dites,
pour être à même de suivre ce que nous exposons ici*. Mais
si l'on ignore ce que c'est qu'une ligne, droite ou courbe, ce
que c'est qu'un cercle, une surface, sphérique ou plane, et
que l'on ne soit pas en état de reconnaître dans le ciel les
sept étoiles delà Grande-Ourse, ou telle autre constellation
I. nom., O'ItfsséCf X, t90. —2. Nous avons suivi ici le texte de M.Meineke :
LIVRE I. 21
aussi connue, on n'a que faire, provisoirement du mdîns,
d'un traité tel que le nôtre, et Ton doit, au préalable, se fa-
miliariser avè« des notions, sans lesquelles il n'y a pas d'é-
tudes géographiques possibles. — Voilà pourquoi les auteurs
de Portulans et de Périples ne font qu'un travail inutile,
quand ils négligent d'ajouter à leurs descriptions ce qui, en
fait d'éléments mathématiques et astronomiques, s'y ratta-
che nécessairement ^
22. En somme, il faut que le présent traité s'adresse à
.tout le monde, à la fois aux poUtiqiies et aux simples parti-
culiers, comme notre précédente composition historique. Lk
aussi nous employions cette qualiGcation de politique, pour
désigner, par opposition à l'homme complètement illettré ,
celui qui a parcouru le cercle entier des études composant ce
qu'on appelle d'ordinaire l'éducation libérale et philosophi-
que. Car celui-là seul, disions-nous, peut blâmer et louer à
propos et discerner dans l'histoire les événements vraiment
dignes de mémoire, qui a médité sur les grandes questions
de 'O&rtu et de sagesse et sur les différents systèmes qui s'y
rapportent.
23. Ayant donc publié déjà des Mémoires historiques,
utiles, nous le supposons du moins, aux progrès de la philo-
sophie morale et politique, nous avons voulu les compléter
par la présente composition : conçue sur le même plan, elle
s'adresse aux mêmes hommes, à ceux surtout qui occupent
les hautes positions. Et de même que, dans notre premier
ouvrage, nous n'avons mentionné que les faits relatifs aux
hommes et aux vies illustres, omettant à dessein tout ce qui
pouvait être petit et obscur, ici aussi nous avons dû négliger
les petits faits, les- faits trop peu marquants, pour insister
davantage sur les belles et grandes choses, qui se trouvent
réunir à la fois l'utile, l'intéressant et l'agréable. Dans les
statues colossales y on ne recherche pas l'exactitude minu-
1. A l'exemple de M. Meineke et sur Tindication donnée par Coray, nous
avons transporté ici toute cette pbrase« qui se trouve haoituellement placée à
la fin du chapitre suivant, mais qui n'est peut-être bien aussi qu'une glose
marginale introduite indûment dans le texte de Strabon.
.)
glographie de strabon.
tieus'e des détails, on accorde plutôt son attention à l'en-
semble, au bon effet de l'ensemble : même jugement à ap-
pliquer ici. Car notre ouvrage est aussi. Ton peut dire, nn
monument colossal, qui reproduit uniquement les grands
traits et les effets d'ensemble, sauf le cas où tel pelit détaï'
nous aura paru de nature à intéresser à la fois Térudit et
rbomme pratique. En voilà assez pour établir k quel point
il est sérieux et digne de l'attention des philosophes.
CHAPITRE IL
1 . SI, après que tant d'autres ont traité cefi matières, nous
entreprenons de les traiter à notre tour, qu'on attende pour
nous eu blâmer que nous ayons été convaincu de n'avoir fait
que répéter dans les mêmes termes tout ce qu'ils avaient dît
avant nous. Il nous a semblé, en effet, que, malgré Thabi-
leté avec laquelle nos prédécesseurs avaient traité, cenx-cî
telle partie, ceux-là telle autre, ils avaient laissé dans le
reste encore beaucoup à faire, et que, si peu que nous pns-
sioas ajoutera leur travail, ce peu suffirait encore à justifier
notre entreprise. Or, la génération présente a vu ses con-
naissances géographiques s'étendre sensiblement avec les
progrès de la domination des Romains et desParthes, comme
déjà, au dire d'Êratosthène, les g^^nérations postérieures à
Alexandre avaient vu les leurs s'accroître beaucoup par le
fait de ses conquêtes. Alexandre, en effet, nous a révélé en
quelque sorte une grande partie de l'Asie, et, dans le nord
de l'Europe, tout le jmvs jusqu'à l'Ister : les Romains à leur
tour nous ont révéié tout roccident de ITurope jusqu'à
l'Âlbis, flenve qui partage en deux la Germanie, sans comp.
ter k région qui s'étend an delà de Tlser jusqu'au fleuve
Tyras. Quant à la contrée ultérieure jusqu'aux frontières
de» Maeoles ei à )a partie du littoral qui aboutit à la Col-
cUd», c'est par Mithridate Eupator et par ses lieutenants
^M nmis les ceocmaissons. Enfin, grèce aux Parihes THvr-
LIVRE I. 23
c$sàQ, la Bactriane et la portion de la Scythie qui s'ëtend •
au-dassus de ces deux contrées nous sont mieux connues
qu'elles ne l'étaient de nos prédécesseurs : n'y eût-il que
cela, nous aurions donc, on le voit, quelque chose à dire de
plus qu*eux. Mais c'est ce qu'on verra mieux encore par les
ccitû}UjBS que nous dirigeons contre- eux, non pas tant contre
les plus anciens que contre ceux qui sont venus après Éra-
tosthène et contre Ératosthène lui-même, et cela à dessein
et par la raison que leur grande supériorité de lumières sur
le commun des hommes doit rendre d'autant plus difficile
pour les générations futures la réfutation des erreurs qu'ils
ont pu commettre. Si, du reste, nous nous voyons forcé de
contredire parfois les autorités mêmes que nous avons choi-
sies pour nos guides habituels, qu'on nous le pardonne. Ce
n'est pas, en effet, chez nous un parti pris à Tavance de con-
tredire tous les géographes sans exception qui nous ont pré-
cédé; il en est beaucoup au contraire que nous comptons
négliger absolument comme nous ayant paru des guides
trop peu sûrs, et nous réservons nos critiques pour ceux que
nous savons être habituellement exacts. Disputer en règle
contre toute espèce d'adversaires, ce serait en vérité perdre
sa peine; mais contre un Ératosthène, un Posidonius, un
Hipparque, un Polybe et autres noms pareils, il y a quelque
chose de glorieux à le faire.
2. Nous commencerons par Eratosthène Pexamen en
question, mettant toujours en regard de nos jugements les
critiques qu'Hipparque a dirigées contre lui. Ératosthène ne
mérite assurément pas qu'on le traite aussi cavalièrement
que l'a fait Polémon, qui prétend démontrer qu'il n'avait
même pas visité Athènes ; mais il ne mérite pas non plus la
confiance aveugle que quelques-uns ont en lui, malgré ce
grandi nombre de maîtres soi-disant excellents dont il aurait
été le disciple» Il a écrit ceci : « Jamais peut-être on n'avait
vu fleurir dans une même enceinte, dans une seule et même
cité, autant de philosophes éminents qu on en comptait alors
autour d'Arcésilaùs et d'Ariston. » — Soit, mais à mon sens
cela ne suffit point, et l'important était de savoir discerner^
24 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
dans le nombre le meilleur guide à suivre. C'est Arcésilaûs,
on le voit^ et Ariston qu'il met en tête des philosophes de
son temps; il préconise beaucoup aussi Apelle et Bion,
Bion, qui le premier, pour nous servir de son expression,
« para la philosophie de la robe à fleurs des courtisanes »,
mais de qui, aussi, à Ten croire, on eût pu dire souvent
avec le pcéte * :
c Que de beautés mâles sous ces guenilles 1 9
Or ces seules appréciations suffisent à montrer son peu de
jugement. Gomment lui, qui fut à Athènes le disciple de
Zéiioa de Gitium, il ne mentionne pas un seul de ceux qui
continuèrent l'enseignement du maître, et il vient nous
nommer, comme ayant toute la vogue de son temps, les ri-
vaux mêmes et les ennemis de Zénon^ de qui il ne reste pas
aujourd'hui apparence d'école! Son traité des Biens j ses
Déclamations^ ses autres ouvrages du même genre achèvent
du reste , de nous montrer quelle a été sa vraie tendance
philosophique : il a tenu comme qui dirait le milieu entre
le philosophe décidé et celui qui, n'osant s engager résolu-
ment dans la carrière, s'en tient uniquement à l'apparence
ou ne voit dans la philosophie qu'une diversion agréable ou
instructive au cercle habituel de ses études, sans compter
que, jusque dans ces autres études, nous le retrouvons en
quelque sorte toujours le même. Mais laissons cela, ne
touchons présentement qu'aux points sur lesquels sa Géogra-
phie peut être rectifiée, et, pour commencer, reprenons la
question réservée par nous tout à l'heure.
3. Est-il vrai, comme le prétend Ératosthène, que le
poëte vise uniquement à récréer l'esprit et nullement à l'in-
struire? Les Anciens définissaient, au contraire, la poésie
une sorte de philosophie primitive, qui nous introduit dès
l'enfance dans la science de la vie et nous instruit par la
voie du plaisir de tout ce qui est relatif aux mœurs, aux
passions et aux actions de l'homme ; notre école aujourd'hui
1, Odyssée, XVUI, 74.
LIVRE I. 25
va même plus loin : elle proclame que le sage seul est poète.
De là aussi cet usage pratiqué par les différents gouverne-
ments de la Grèce de faire commencer la première éduca-
tion des enfants par la poésie, considérée apparemment non
comjpae un simple moyen de divertissement, mais bien comme
une école de sagesse. Ajoutons que les musiciens eux-mêmes,
ceux qui enseignent soit à chanter au son des instruments
soit à jouer de la lyre ou de la flûte, revendiquent ce mérite
pour leur art et s'intitulent « précepteurs et correcteurs des
c mœurs , > et que ce n*est pas là une opinion exclusive-
ment pythagoricienne, qu'Aristoxène l'a émise également,
et qu'Homère déjà qualifie les aèdes de c sophronistes ou
c d'instituteurs », notamment ce gardien de Clytemnestre,
c A qui Atride, en partant pour Troie, avait longuement re-
<t commandé sa femme et confié le soin de veiller sur elle *. j
On sait, en effet, qu'Égisthe ne réussit à triompher
de la vertu de la reine qu'après avoir
c Conduit l'aède , pour Ty abandonner, sur les riyages d'une
« lie déserte...: voulant alors ce que voulait son amant, Gly-
c temnestre suivit Égisthe jusque dans sa maison*. >
Eratosthène d'ailleurs se contredit ici lui-même : avant
d'émettre la proposition en question, quelques lignes à peine
plus haut, et tout au début de son Traité de géographie^ il
avait solennellement déclaré que, dès la plus haute antiquité,
tous les hommes ont eu à cœur de publier leurs connais-
sances géographiques ; qu'Homère, par exemple, a inséré
dans ses vers tout ce qu'il avait pu apprendre des Éthiopiens,,
de l'Egypte et de la Libye, entrant même, à propos de la
Grèce et des pays voisins, dans des détails presque trop mi-
nutieux, puisqu'il va jusqu'à rappeler et les « innombrables
« pigeons de Thisbé ' » et les « gazons d'Haliarte * » et la
<c situation extrême d'Anthedon ^ » et celle de lilée « aux
» sources du Géphise' », et qu'en général il évite de laisser
1. Hom., Odyssée, III, 267. — 2. Id., Ibid., 270. — 3. Iliade, II, 502. —
4. lbid„ soi. — 5. Ibid., 508. — 6. Ibid., 523.
26 GEOGRAPHIE DE STRABON.
échapper fût-ce une épithète inutile. — Or, je le demande,
celui qui agit de la sorte vise-t-il plutôt à amuser qu'à in-
struire? — Ici peut-être, répondroot les partisans d'Epa-
ûsthène, Homère songe à instruire; en revanche tout ce qui
n'est pas propremeut du domaine des sens a été peuplé par
}ui, comme par les autres poêles , de monstres imaginaires,
semblables à ceux de la Fable. — Soit ; mais alors il eût
fallu dire que tout poëte compose tantôt uniquement en vue
de Tagrément, tantôt aussi en vue de l'iostruction de ses
lecteurs ; et c'est ce que ne fait pas Eratosthène, qui accuse
Homère d'avoir cherché partout et toujours à amuser, ja-
mais à instruire. Il va plus loin, et, pour corroborer son
dire^ demande ce que pourraient ajouter au mérite du poëte
cette connaissance exacte d'une iofinite de lieux et toutes
ces notions de stratégie, d'agriculture, de rhétorique et
d'autres sciences encore que qaelques-UDS ont prétendu at-
tribuer à Homère. — En prêtant ainsi à Homère la science
universelle, on peut paraître, nous l'avouons, entraîné par
un excès de zèle, et, comme le dit Hipparque, autant vau-
drait faire honneur à ïirésiéné atlique des poires, des
pommes dont elle est chargée, mais qu'elle ne peut pro-
duire, que de revendiquer pour Homère la conuaissance de
toutes les sciences, et de tous les arts sans exception. Sur
ce point-là donc, ô Eratoslhène, tu as peut-être raison; mais
à coup sûr tu te trompes quand, non content de refuser à
Homère autant d'érudition, tu prétends réduire la poésie à
n'être qu'une vieille conteuse de fables, qu'on laisse libre
d'imaginer tout ce qui peut lui sembler bon à divertir les
esprits. N'y a-t-il donc rien, en effet, dans l'audilion des
poètes qui puisse nous portera la vertu? Toutes ces no-
tions, par exemple, de géographie, d'art militaire, d'agri-
culture et de rhétorique , que cette audition tout au moins
nous procure, ne peuvent-elles rien pour ce but suprême?
4. Homère pourtant prête toutes ces connaissances à
Ulysse, c'est-à-dire à celui de ses héros qu'il se. plaît à dé-
corer de toutes les vertus. C'est à lui, en effet, que s'applique
ce vers :
LIVRE I. 27
ff H avait visité de nombreiises cités et observé les mcBurs de
c beaucoup d'hommes ' ; »
et cet autre passage :
c 11 possédait toutes les ressources de la ruse et celles de la
c prudence *. i
C'est lui iqn'il nomme toujours le < destmctecr des villes >,
lui encore qui réussit à prendre Qion
c Par la force de ses conseils, de sa parole et de sa trompeuse
a: adresse.... i
c Qu'il consente à me suivre , » s'écrie aussi Piomède , en
parlant de lui, c et nous reviendrons tous deux, fût-ce du mi-
c lieu des flammes^ »
Ce qui n'empêche point qn'Ulysse ne se vante ailleurs de
ses connaissances agricoles et de sa dextérité comme faucheur,
c Qu'on me donne dans ce champ une faux à la lame recour-
c bée et à toi la pareille *, >
comme laboureur aussi,
c Et tu verras si je sais creuser un long et droit sillon^. »
Et notez qu'Homère n'est point seul à penser de la sorte;
tons les esprits éclairés, invoquant son témoignage, ont re->
connu la justesse de cette thèse, que rien ne contribue au-
tant à donner la sagesse qu'une semblable expérience des
choses pratiques de la vie.
5. Quant à la rhétorique, qu'est-elle en somme? La sa^
gesse appliquée h. la parole. Eh bien ! Tout le long du poème
également ce g^enre de sagesse brille chez Ulysse, témoin
la scène de YÉpreuve^y et celle des Prières"^ et celle de
YAmbassade^ oîi le poète fait dire à Anténor en parlant de
lui:
« liais quand on entendait cette voix puissante sortir de sa
i. Hom., Odussée , T, 3. — 2. Id., îliade, UI, 202. — 3 Id., Tliadej X, 246.
— 4.1d., Odysfée, XVIII, 368. —5. Id., ibH., 375 — 6. Il s'agit du II* livre
de Vlliade. — 7. Ce titre s'appliquait quelquefois dans l'antiquité aa JX« lirre
de VlliaA. — 8. Casaubon a reconnu sous ce titre la députation de Ménélas
28 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
c poitrine et que de ses lèvres les paroles tombaient abondantes
c et pressées, comme les neiges d'hiver, nul mortel alors n'au-
rait pu disputer à Ulysse la palme de Téloquence *. »
Comment supposer maintenant que le poète qui a le ta-
lent de mettre les autres en scène, les faisant parler avec
éloquence, commander les armées avec habileté, déployer
en un mot tous les genres de mérite, ne soit lui-même qu'un
de ces bavards, un de ces charlatans experts uniquement à
duper le peuple par leurs jongleries et à flatter leur audi-
toire, mais incapables de lui rien apprendre d'utile? Le vrai
mérite du poëte, nous le demandons, ne consiste-t-il pas à
faire de ses vers l'imitation, même de la vie humaine? Eh
bien ! Gomment l'imitera-t-il, s'il n'a ni jugement ni expé-
rience des choses de la vie ? A nos yeux, d'ailleurs, le mérite
des poètes ne saurait être de même nature que celui des ou-
vriers qui travaillent le bois ou les métaux : le mérite He
ceux-ci n'implique dans leur caractère rien d'élevé ni d'au-
guste, mais le mérite du poëte est inséparable de celui de
l'homme même, tellement qu'il est absolument impossible
de devenir bon poëte, si l'on n'est au préalable homme de
bien.
6. Prétendre donc enlever au poète jusqu'à la rhétorique,
autrement dit l'art oratoire, en vérité c'est se rire de nous.
Y a-t-il, en effet, de plus grand mérite pour l'orateur que
celui du style? Et pour le poète également? Or, qui a ja-
mais surpassé Homère pour la beauté du style? — Sans
doute, dira-t-on; mais le style qui convient au poëte diffère
du style qui convient à l'orateur* — Diffère , oui , mais
comme une espèce diffère d'une autre espèce du même
genre, comme dans la poésie même la forme tragique dif-
fère de la forme comique, et dans la prose la forme histo-
rique de la forme judiciaire. Nierez-vous donc que le lan-
gage constitue un genre, divisé eh deux espèces distinctes ,
le langage mesuré et le langage prosaïque, ou si c'est que
et dUlysse, à Troie, pour réclamer Hélène, rappelée incidemment dans le
1I1« livre de Vlliade^ 2o5 et suiv.— 1. Hom.,//taj«, III, 221.
LIVRE I. 29
VOUS admettez qae le langage absolament parlant puisse
former un genre, mais non pas le langage, le style, l'élo-
quence oratoire? Eh bien! Moi j*irai plus loin, je dirai que
l'espèce de langage appelé prose, la prose ornée s'entend,
n'est qu'une imitation du langage poétique. La première de
beaucoup., la forme poétique parut dans le monde et y fit
fortune; plus tard, dans leurs Histoires, les Gadmus, les
Phérécyde, les Hécatée l'imitèrent encore, et, si ce n'est
qu'ils en brisèrent le mètre, ils retinrent d'ailleurs tous les
caractères distinctifs de la poésie; mais leurs successeurs,
en retranchant au fur et à mesure quelqu'un de ces traits
distinctifs, amenèrent la prose, descendue en quelque sorte
des hauteurs qu'elle avait occupées jusque-là, à la forme que
nous lui voyons aujourd'hui. C'est comme si Ton disait que
la comédie, née du sein même de la tragédie, a quitté les
hautes régions que celle-ci habite pour se ravaler jusqu'au
ton de ce que nous nommons actuellement le langage pro-
saïque ou discours familier. Le mot chanter mis par les an-
ciens au lieu et place du mot dire est une preuve de plus de
ce fait, que la vraie source, le vrai principe du style orné ou
style oratoire a été la poésie. En effet, dans les représenta-
lions publiques, la poésie se produisait toujours accompagnée
de chant : c'était là Yode, autrement dit le langage modulé,
d'où sont venus les noms de rhaps-odie, de trag-édie, de
com-édie; et comme, dans le principe, le mot dire s'enten-
dait uniquement de la diction poétique , et que celle-ci était
accompagnée d'ode ou de chant , le mot chanter se trouva
être pour les anciens synonyme de dire. Puis, l'une de ces
deux expressions ayant été, par abus, appliquée à la prose
elle-même, l'abus finit par s'étendre également à l'autre.
Enfin le nom seul de discours pédestre, employé pour dési-
gner la prose ou le langage affranchi de. tout mètre , suffirait
à nous lamontrer descendue en quelque sorte d'un lieu élevé,
et de son char, si l'on peut dire, ayant mis pied à terre,
7. Il n'est pas exact non plus de prétendre, comme Ta
fait Eratoslhène, qu'Homère n'a décrit en détail que ce qui
était près de lui et ce qui se trouvait en Grèce ; il a décrit
30 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de même les contrées JointaÎDes. Il a apporté aussi un soin
particulier, plus de soin même qu'aucun des poètes, ses
successeurs, dans Temploi de la fable, ne visant pas en tout
et toujours au prodigieux, mais sachant mêler, sous forme
d'allégories, de fictions ou d*apologues, des leçons utiles à ses
récits, notamment à celui des Erreurs d'Ulysse : sur ce point-
là encore Ératosthène s'est donc grossièrement trompé,
puisqu'il n'a pas craint de qualifier de « sornettes » les com-
mentaires sur l'Odyssée y et \ Odyssée elle-même. Mais la
question vaut la peine d'être traitée plus au long.
8. Et d'abord notons que les poètes n'ont pas été seuls
à admettre les fables : longtemps, bien longtemps même
avant les poètes, les chefs d'État et les législateurs en avaient
fait usage, en raison do l'utilité qu'elles présentent, et pour
répondre à une disposition naturelle de l'être ou « animal
pensant. » Car l'homme est avide de savoir^ et son apoiour
des fables est comme un premier indice de ce penchant. De
là vient aussi, qu'en général, les fables sont les premières
leçons qu'entendent les enfants et ce qu'on leur propose
comme premiers sujets d'entretien. Et la cause de ce choix c'est
que la fable, qui ne représente pas ce qui existe, mais autre
chose que ce qui existe, leur révèle en quelque sorte un
monde nouveau. Or, on aime toujours le nouveau, l'in-
connu ; c'est même là ce qui rend avide de savoir, et, quand
à la nouveauté s'ajoutent l'étonnant et le merveilleux, le
plaisir est doublé, le plaisir, qui est comme le philtre de
la science. Pour commencer, il y a donc nécessité d'user de
semblables appâts : mais, avec le pi*ogrès de l'âge, quand
le jugement s'est fortifié, et que l'esprit n'a plus besoin
d'être flatté, c'est à la connaissance du monde réel qu'il faut
racheminer. Ajoutons que tout ignorant, tout homme sans
instruction n'est lui-même, à proprement parler, qu'un
enfant, aimant les fables comme un enfant les aime ; l'homme
même qui n'a reçu qu'une instruction médiocre en est là
«dssi jusqu'à un certain point : car chez lui, non plus, la
Minin n'a pas acquis toute sa force, sans compter qu'elle
nibit encore l'influence d'une habitude d'enfance. Mais,
LIVRE I. 31
comme à côté du merveilleux qui fait plaisir, nous avons le
merveilleux qui fait peur, il y a lieu de se servir de l'une
et de l'autre forme avec les enfants, voire même avea les
adultes. En conséquecce, nous racontons aux enfants les
fables agréables pour les tourner au bien, les fables ef-
fipayantes pour les détourner du mal : Lamia, par exemple,
Gorgo, Éphialle et Mormolyce sont autant de mythes de la
dernière espèce. Quant au peuple de nos grandes villes,
nous le voyons aussi, sensible à l'agrément des fables, se
laisser entraîner au bien par l'audition de récits, comme
ceux qu'ont faits les poètes des exploits fabuleux des héros,
des travaux , par exemple, d'un Hercule ou d'un Thésée et
des honneurs décernés par les dieux à leur courage, voire
même, à la rigueur, rien que par la vue de peintures, de
statues ou de bas-reliefs représentant quelque épisode sem-
blable tiré de la fable. D'autre part, il suffit, pour qu'il se
détourne avec horreur du mal, que, par l'audition de cer-
tains récits ou le spectacle de certaines figures monstrueu-
ses, il perçoive la notion de châtiments, de terreurs, de
menaces envoyés par les dieux, ou qu'il se persuade qu'il y
a eu dans le monde des hommes frappés de la sorte. C'est
qu'en effet il est impossible que la foule des femmes et la
vile multitude se laissent guider par le pur langage de la
philosophie et gagner ainsi à la piété, à la justice, à la bonne
foi; pour les amener à ces vertus, il faut recourir encore
à la superstition. Mais sans l'emploi des mythes et du
merveilleux, comment développer la superstition? Qu'est-ce
en effet que la foudre, l'égide, le trident, les torches, les
dragons, les ihyrses, toutes ces armes des diaux, et en gé-
néral tout cet appareil de l'antique théologie, si ce n'est
de pures fables, dont les chefs ou fondateurs d'États se
sont servis, comme on se sert des masques de théâtre , pour
effrayer les âmes faibles. L'esprit des mythes poétiques étant
ce que nous venons de dire et pouvant en somme exercer une
heureuse influence sur les conditions de la vie sociale et po-
litique, et profiter même à la connaissance de la réalité his-
torique, on conçoit que les Anciens aient conservé, pour
32 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
l'appliquer aux générations adultes, renseignement de l'en-
fance , et vu dans la poésie une école de sagesse propre à
tous les âges. Plus tard, il est vrai, parurent Thistoire et la
philosophie dans sa forme actuelle ; mais la philosophie et
rhistoire ne s'adressent qu'au petit nombre , tandis que la
poésie, d'une utilité plus générale, attire encore la foule
dans les théâtres , et la poésie d*Homère infiniment plus
qu'aucune autre. D'ailleurs, les premiers historiens et les
premiers philosophes, ceux qu'on nomme les philosophes''
physiciens, avaient été eux-mêmes des mythographes.
9. Par la raison maintenant qu'il rapportait les fables
k un but moral et instructif, Homère a dû* faire et a fait
dans ses récits la part très-grande à la vérité. Assurément
c il y a mêlé le mensonge » ; mais, tandis que la vérité est
le fond sur lequel il bâtit, le mensonge n'est pour lui qu'un
moyen de séduire et d'entraîner les masses.
a Et de même que la main de l'artiste ajoute à l'argent
« l'éclat d'une bordure d'or *, »
de même aux scènes vraies de l'histoire Homère allie la
fable, comme un attrait, comme une parure de plus ajoutée
à sa parole, sans cesser pour cela de viser au même but
que l'historien ou que tout autre narrateur d'événements
réels. C'est ainsi qu'ayant pris pour sujet un fait historique,
la Guerre de Troie, il Ta embelli de ses mythes poétiques,
et les Erreurs d'Ulysse pareillement. Mais élever sur une
base complètement chimérique elle-même tout un vain
. amas de prodiges et de fictions, le procédé n'eût pas été
homérique, sans compter que le mensonge (la chose tombe
sous le sens) paraît moins incroyable, quand on y mêle dans
une certaine mesure la pure vérité. Polybe ne dit pas autre
chose dans le passage oîi il disserte en règle sur les Erreurs
d'Ulysse; et Homère lui-même le donne à entendre dans ce
passage :
c Ulysse mêlait souvent à ses discours des mensonges
1. lîora., OJf^'s.vtV, Ylj Q32.
LIVRE I. 33
<r comme ceux-ci qu^on pouvait prendre pour la yérîté
« même '; »
Car, notez que le poète a dit souvent , et non pas toujours y
cequi eût ôté aux mensonges du héroscet air de vérité. Ho-
mère a donc tiré de l'histoire le fond même de ses poèmes.
L'histoire en effet nous montre un prince du nom d'iEole
régnant sur ce groupe d'îles dont Lipara est le centre ; elle
signale aussi aux environs de l'Etna et de Leontium certains
peuples inhospitaliers du nom de Gyclopes et de Lsestrygons,
et explique même par cette circonstance conunent le détroit
était alors inaccessible à la navigation ; elle ajoute que
Gharybde et Scylla étaient deux repaires de pirates. Ainsi
des autres peuples mentionnés par Homère : nous les retrou-
vons tous dans l'histoire établis en telle ou telle contrée de
la terre. Il savait, par exemple, que les Cimmériens habi-
taient aux environs du Bosphore cimmérique une région
boréale et brumeuse, c'en fut assez pour que, par une li-
cence heureuse et pour les besoins de la fable qu'il voulait
mêler aux Erreurs d* Ulysse, il transportât ce peuple dans une
contrée ténébreuse, au seuil même de Tenfer. Nul doute,
du reste, qu'il ne connût les Cimmériens, puisque, d'après
les calculs des chronographes, l'invasion cimmérienne a pré-
cédé de pau l'époque où il vivait, si même elle ne lui est
contemporaine.
10. Il connaissait pareillement et la situation de la Gol-
chide et le fait de la navigation de Jason à iEa, et, en gé-
néral, tout ce que la fable et l'histoire rapportent des en-
chantements de Gircé et de Médée et de leurs autres traits
de ressemblance: à l'aide maintenant de ces données, et
sans tenir compte de l'énorme distance qui séparait les deux
enchanteresses, puisque Tune habitait au fond du Pont, et
l'autre en Italie, il imagina entre elles un lien d'étroite
parenté, et osa les transporter toutes deux hors des mers
intérieures, en plein Océan. Peut-être bien aussi Jason,
dans ses Erreurs y s'était-il écarté jusqu'en Itahe ; car on
1. Hom y Odyssée j XIX, 203.
GÉOGR. DE STRABON. I. — 3
34 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
iribiitre aujourd'hui encore aux abords des monts Gérau-
niens, dans les parages d'Adria, dans le golfe Posidoniate
et dans les îles qui bordent la Tyrrhénie, certains vestiges
du passage des Argonautes. L'existence des Gyanées^ ces
roches qu'on nomme quelquefois les Symplégades y et qui
rendent si difficile le passage du détroit de Byzance, était
une donnée de plus dont Homère sut tirer bon parti. De la
sorte, et par suite du rapprochement naturel qu'on établit
entre son île djEea et la ville d'iEa, entre ses Planctie et les
roches Symplégades, la navigation de Jason à travers les
Planctae acquit de la vraisemblance, comme le rapproche-
ment avec ce qu'on savait de Gharybde et de Scylla rendit
plus vraisemblable l'épisode « du passage d'Ulysse entre
les deux rochers. » En somme, on se représentait de son
temps la mer Pontique comme un autre Océan, et quicon-
que naviguait dans ces parages semblait s'être autant écarté
que s'il se fût avancé par delà les colonnes d'Hercule ; elle
était réputée, en effet, la plus grande de nos mers et, par
excellence, on l'appelait le Pont, le Pont pro'prement dity
comme on appelle Homère le poète. Il se pourrait même que
ce fût là le motif qui engagea Homère à transporter dans
rOcéan les scènes dont le Pont avait été le théâtre, ce dépla-
cement lui ayant paru devoir être, en raison de l'opinion
régnante, plus aisément accueilli du public. Je croirais vo-
lontiers aussi que la position des Solymes aux confins de la
Lycie et de la Pisidie, sur les sommets les plus élevés du
Taurus, jointe à cette circonstance, que les populations com-
prises en dedans du Taurus, et surtout les populations du
Pont, voyaient en eux les gardiens et les maîtres des princi-
paux passages de cette grande chaîne du côté du midi, est ce
qui l'a induit à déplacer de même celte nation et à la trans-
porter sur les bords de l'Océan , situation extrême , analo-
gue jusqu'à un certain point à celle qu'elle occupait réelle-
ment. Voici du reste le passage en question , il s'agit d'Ulysse
errant sur son frêle esquif :
t Cependant le puissant Neptune revient de chez les Éthio-
LIVRE !• 35
« piens; du haut des monts Solymes, il découvre au loin le
d héros*. »
Peut-être enfin Homère a-t-il emprunté à l'histoire des
Scythes l'idée de son mythe des Cy dopes à un œil, les Scy-
thes-Arimaspes, qu'Aristée de Proconnèse a le premier fait
connaître dans son poëme des ArimaspieSy passant aussi
pour n'avoir qu'un œil.
1 1 . Gela posé, examinons ce que veulent dire ceux qui
ont prétendu qu'il fallait chercher dans les parages de la
Sicile ou de Tltalie le théâtre attribué par Homère aux er-
reurs d'Dlysse. La chose en effet peut s'entendre de deux
laçons, bien ou mal : bien, si Ton conçoit qu'Homère, sé-
rieusement convaincu de la réalité des courses d'Ulysse dans
ces parages, a accepté cette donnée comme vraie historique-
ment, mais Ta traitée avec la libre imagination d'un poëte
(et l'on est d'autant pius autorisé à croire que c'est là ce
qu'a fait Homère qu'aujourd'hui encore on retrouve, non
seulement en Italie, mais jusqu'aux derniers confins de
ribérie, les traces du passage d'Ulysse et de celui de maint
autre héros); mal, si y on veut voir de l'histoire dans de
pures fictions, sans reconnaître, ce qui pourtant saute aux
yeux, qu'en parlant comme il fait de l'Océan, de l'Enfer,
des Bœufs du Soleil, du séjour d'Ulysse et des métamor-
phoses de ses compagnons, dans le palais des déesses, de la
stature colossale des Gy dopes et des Lœstrygons, de la figure
monstrueuse de Scylla, des distances énormes parcourue
par le vaisseau d'Ulyssç et de mainte autre circonstance
analogue, Homère emploie à dessein le merveilleux poéti-
que. Or, suivant nous , l'homme qui peut méconnaître à
ce point les procédés du poëte ne mérite pas même qu'on,
le réfute, car il n'eût pas fait pis en affirmant que le
retour d'Ulysse dans Ithaque, le massacre des prétendants
et le combat du héros contre les Ithaciens hors de l'enceinte
de la ville se sont réellement passés comme le raconte
Homère ; et d'autre part il nous paraît souverainement in-
1. ilom., OfJyfsc'p, V, 2:2.
36 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
juste qu'on vienne chercher querelle à ceux qui entendent
le poëte ainsi qu'il faut l'entendre.
12. G est pourtant là ce que fait Ératosthène en con-
damnant l'un et l'autre modes d'interprétation, mais dan s les
deux cas il a tort : tort dans le second cas; en ce qu'il prend
la peine de réfuter longuement des mensonges notoires et
qui ne méritaient pas même un mot de réfutation ; tort dans
le premier cas en ce qu'il traite toute poésie de bavardage
frivole , qu'il dénie aux connaissances techniques ou géogra-
phiques toute efficacité pour former les âmes à la vertu, et
que, distinguant les fables en deux classes, suivant qu'elles
se rattachent à un théâtre réel, comme Ilion, l'Ida ou le
Pélion, ou à un théâtre imaginaire, comme le séjour des
Gorgones ou celui de Géryon, il n'hésite pas à ranger
dans cette deuxième catégorie le théâtre des erreurs d'U-
lysse, prenant même à partie ceux qui le tiennent pour un
emplacement réel et nullement fictif, et concluant de leur
désîiccord sur tel ou tel point secondaire que ce sont
d'effrontés menteurs : c'est ainsi qu'il triomphe de ce qu'on
place les Sirènes tantôt sur le Pelorias, tantôt sur les Siré-
nusses, à plus de 2000 stades de là, tandis qu'à l'entendre
le nom de Sirènes désigne ce rocher à triple pointe qui se •
pare le golfe de Gumes du golfe Posidoniate. Mais d'abord
ledit rocher n'a pas trois pointes, il n'offre même pas à
proprement parler de pointe élevée ou de promontoire, car
la côte entre Surrentum et le détroit de Caprées décrit une
espèce de coude allongé et étroit, avec le temple des Sirènes
sur l'un des deux versants et au pied de l'autre versant, c'est-
à-dire du versant du golfe Posidoniate, trois îlots déserts et
rocheux, qui sont ce qu'on nomme proprement les Sirènes,
tandis que sur le bord même du détroit s'élève un Athe^
nœuon ou temple de Minerve qui donne son nom au coude
tout entier.
13. Ajoutons qu'il ne faut pas, sous prétexte que, dans
la description de certains lieux,, différents auteurs ne se se-
ront pas accordés de tout point, se tant hâter de rejeter
comme fausse la description entière : dans certains cas
LIVRE I- 37
même, il y aurait là uoe raison de plus pourcroire k Texacii-
tude de Tensemble. Dacsl e cas présent, notamment, étant
cherché si les erreurs d 'Ulysse ont eu réellement pour
théâtre les parages de la Sicile et de l'Italie et si le séjour
attribué aux Sirènes s'y trouve réellement quelque part,
celui qui les 'place sur le Pelorias est loin sans doute de
s'accorder avec celui qui les place aux Sirénusses, mais ni
l'un ni l'autre ne diffèrent d'opinibn par rapport à ce
troisième qui nous les montre dans les parages de la Sicile
et de l'Italie : ils rendent même l'assertion de celui-ci plus
probable, par la raison que, sans désigner le même lieu,
ils ne sont pas sortis non plus des parages de la Sicile et de
l'Italie. Que si quelqu'un maintenant ajoute que le tombeau
de Parthénopé, l'une des Sirènes, se voit à Neapolis, cette
nouvelle circonstance ne rend-elle pas la chose eucore plus
croyable, bien quen nommant Neapolis on ait fait inter-
venir une troisième localité ? Qu^on rappelle enfin que Nea-
polis est située précisément dans ce golfe qu'Ératosthène
nomme le golfe Gyméen et qui est formé par les Sirénusses, et
nous voilà persuadé plus fermement encore que ce sont
bien là les lieux qu'habitaient les Sirènes. Assurément nous
ne croyons pas que le poète ait sur chaque détail de ce
genre pris des informations exactes , l'exactitude est même
le moindre mérite que nous exigions de lui, nous ne
saurions néanmoins supposer un seul instant qu'il ait pu
composer son poème, sans rien savoir de positif sur les
erreurs d'Ulysse et sans rechercher où et comment elles
avaient eu lieu.
14. Tel n'est pas cependant l'avis d'Ératosthène : Hé-
siode, oui, à l'en croire, aurait été parfaitement instruit et
convaiDcu de la réalité des courses d'Ulysse dans les pa-
rsges de la Sicile et de l'Italie, et la preuve qu'il en donne,
c'est qu'au lieu de s'en tenir à la nomenclature homérique
il a mentionné de plus et l'Etna, et Ortygie, cet îlot situé en
avant de Syracuse, et la Tyrrhénie; mais, pour Homère,
Ératosthène ne veut pas admettre qu'il ait pu connaître, lui
aussi, ces noms et qu'il ait jamais eu la pensée d'assigner des
38 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
lieux connus pour théâtre aux erreurs du héros. Eh quoi!
Si la Tyrrhénie et TEtna sont des lieux connus de tous,
est-ce donc que le Scyllaeum et Gharybde, Gircœum et les
Sirénusses soient des lieux complètement ignorés? Ou bien
Ératosthène prétend-il que le frivole bavardage des poètes
était au-dessous de la majesté d'Hésiode, et qu'il a été ré-
servé à lui seul de suivre toujours les traditions reçues, tan-
dis que le lot d'Homère a été de chanter étourdiment au
gré de sa laugue indiscrète ? Mais, indépendamment de ce
que nous avons déjà dit du caractère particulier aux mythes
homériques, le grand nombre d'historiens qui ont célébré
les mêmes faits, joint à la persistance des mêmes traditions
dans les localités en question, ne prouve-t-il pas abondam-
ment que ce ne sont pas là des fictions de poètes ou d'his-
toriens, mais bien les vestiges réels de personnages et d'évé-
nements; des temps passés?
15. Polybe, qui, lui aussi, a disserté sur le fait des er-
reurs d'Ulysse, a bien mieux su interpréter la pensée d'Ho-
mère : « iÊole, nous dit-il, indiquait d'une voix prophéti-
« que les moyens de franchir les parages du détroit rendus
€ si dangereux par le va-et-vient perpétuel des marées, de
€ là ce surnom d'arbitre ou de dispensateur des vents, et ce
« titre de roi que l'admiration des peuples lui a décerné.
« De même Danaiis, pour avoir révélé le gisement des
« sources d'Argos, et Atrée, pour avoir enseigné que la ré~
« volution du soleil se fait en sens contraire du mouvement
<r du ciel, tous deux en raison de cette faculté de prédire
« l'avenir et d'interpréter la volonté des dieux, se sont vus
« décorer du titre de rois. De même encore, maints prêtres
« égyptiens, chaldéens ou mages, en raison de leur supé-
« riorité dans telle ou telle branche de la science, ont ob-
<c tenu de nos ancêtres commandements et dignités : de
c même enfin, chacun de nos dieux doit les honneurs qu'on
« lui rend à ce qu'il est réputé l'inventeur de quelqu'un de
<jc nos arts utiles. » Gela dit en façon de préambule, Polybe
nie formellement qu'on puisse entendre dans le sens mythi-
que soit le personnage d'yole,, en particulier, soit l'en-
LIVRE I. 39
semble de l'Odyssée : quelqaes détails fabuleux sans im-
portance ont bien pu, ajoute-t-il, y trouver place, comme
dass le poème de la guerre d'Ilion, mais pour tout le reste
le récit que fait le poète des événements, dont les parages de
la Sicile ont été le théâtre, ne diffère pas de celui des autres
historiens, qui ont rapporté les traditions des différentes
localités de Tltalie et de la Sicile. Polybe n'applaudit pas
non plus à l'étrange boutade d'Ératosthène s'écriant :
c Le théâtre des erreurs d'Ulysse! Vous le trouverez le jour
< où vous aurez trouvé aussi l'ouvrier corroyeur qui a cousu
« rouTRE DES Vents, j
Loin de là, il nous montre comment le portrait qu'Ho-
mère a fait de Scylla s'applique exactement aux circon-
stances de la pèche des galéotes, telle qu'elle se fait autour
da Scyllœum :
c Sans cesse bondissant autour de son rocher, le monstre
c poursuit dauphins et chiens marins; et la proie, même plus
c grosse, n^ échappe point à sa rage *, »
Effectivement les thons, réunis en tpoupe, après avoir
longe la côte de l'Italie, s'engagent dans le détroit ,
mais écartés de la côte de Sicile [par la force des courants],
ils rencontrent des animaux* de plus grande taille, tels que
dauphins, chiens marins et autres cétacés , et deviennent
ainsi la proie dont s'engraissent les galéotes, que Polybe
nous dit s'appeler aussi espadons et chiem marins. Car ce
qui se produit là, dans le détroity^ comme aussi dans le Nil
et dans les autres fleuves à l'époque des grandes crues, res*
semble tout à fait à ce qui arrive dans les forêts incendiées :
les bêtes menacées se rassemblent pour fuir le feu et l'eau
et deviennent la proie d'animaux plus forts.
16. Polybe ne s'en tient pas là et nous décrit tout au
long la pèche des galéotes, telle qu'elle se fait aux abords
du ScyllaBum, On place un homme en vigie, qui doit don-
1. Hom., Odyssée, XII. 95.
40 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ner le signal à la fois pour tous les pécheurs arrêtés au
mouillage et montés sur de petites barques hirèmes, deux
sur chaque : tandis que l'un conduit la barque, l'autre, de-
bout sur la proue, tient en main un harpon. La vigie si-
gnale l'apparition du galéote, qui s'avance d'ordinaire un
bon tiers du corps hors de l'eau. La barque le joint et le
pêcheur, une fois à portée de sa proie, la frappe de son
nai^pon, puis le lui arrache du corps, moins le fer qui est
fait en forme de hameçon, et fixé exprès très-mollement à
la hampe. On lâche alors à l'animal blessé le long câble
attaché au harpon, jusqu'à ce qu'il se soit épuisé à se dé^
battre et à fuir ; puis on le tire à terre ou bien on le re-
cueille dans Ja barque, s'il n'est pas de dimensions énor-
mes. Le harpon tomberait à la mer qu'il ne serait point
perdu pour cela, vu qu'on a soin de le faire de bois de chêne
et de bois de sapin, pour que, si la partie en £hêne plonge
entraînée par son poids, le reste demeure hors de l'eau et
se laisse aisément reprendre. Il n'est pas rare que le ra-
meur soit blessé à travers la barque, tant est longue l'épée
des galéotes, tant cette pêche par l'énergique résistance de
l'animal rappelle le^ dangers de la chasse au sanglier ! « De
« tels faits, ajoute Polybe, permettent de conclure, à ce
c qu'il semble, que ce sont bien les parages de la Sicile
H qu'Homère a entendu assigner pour théâtre aux erreurs
€ d'Ulysse, puisqu'il attribue à Scylla poursuivant sa proie
« les habitudes mêmes des pêcheurs du Scyllseum ; et la
c même conclusion se peut tirer des détails qu'il donne au
« sujet de Gharybde, vu l'analogie qu'ils présentent avec les
< phénomènes qu'on observe dans le détroit. » Quant à
avoir dans le vers déjà cité ^,
c Trois fois elle le rejette, etc. »
dit trois fois au lieu de deuXy ce n'est là, suivant Polybe,
qu'une erreur sans importance soit de copie, soit d'observa-
tion.
l. Hom., Odyssée, XII, 105.
LIVRE I. 41
17. t Ce qui se voit à Méninx, poursuit-il, s'accorde
« aussi le mieux du monde avec ce qu'Homère a raconté
« des Lotophages, » et, si par hasard quelques circonstan-
ces ne se rapportent point, il veut qu'on s'en prenne soit anx
changements que le temps a pu produire, soit aux défauts
de renseignements précis, soit même k la licence poétique ^
laquelle consiste à employer tour h tour Yhistoirey la dia-
thèse et la fable. De ces trois éléments différents, Tun, This-
toire, a la vérité pour fin et intervient dans le Catalogue des
vaisseaux^ par exemple, quand le poë te rappelle le caractère
propre à chaque lieu, le sol pierreux de telle ville, V extrême
éloignement de telle autre, les nuées de colombes que nourrit
celle-ci, la proximité où celle-là est de la mer; le second
élément, la diathèse, a pour fin principale de produire de
Teffet sur les âmes, et intervient par exemple dans les pein-
tures de combats; quant k la fable, son objet, comme on
sait, est de plaire et de surprendre. < Mais toujours la fie-
c tion , dit Polybe, et rien que la fiction, mauvais moyen
« pour persuader, procédé anti-homérique ! » Car la poé-
sie d'Homère, tout le monde en convient, est une œuvre
philosophique f bien différente par conséquent de ce que la
juge Ératosthène, quand il défend d'appliquer k la poésie
en général le critérium de la raison, c'est-à-dire le sens
commun et d'y chercher aucune notion d'histoire positive.
Polybe trouve aussi que le vers suivant,
c Dès là et durant neuf jours je me sentis emporté par des
« vents contraires *, » ,
est plus facile à admettre, si on Tenlend d'un faible trajet
(car un vent défavorable ne vous pousse jamais directe-
ment au but), que si l'on veut y voir Ulysse emporté en
plein Océan, comme il aurait pu l'être par des vents favo-
rables soufflant sans interruption. « Encore, ajoute Polybe,
en supposant que la distance de Malées aux Colonnes d'Her-
cule (distance évaluée par lui précédemment à 22500 sta-
1. Hom., Odystée, IX, 82.
42 GÉOGRAPHIE DE STRA60N.
des) ait été parcourue dans les neuf jours avec une vitesse
égale, le trajet de chaque jour se trouverait -il avoir été
de 2500 stades. Or, qui a jamais vu que de la Lycie ou de
Rhodes, on soit venu en deux jours à Alexandrie ? Et pour-
tant la distance entre ces deux points n'excède pas 4000 sta-
des. » Enfin, auprès^de ceux qui demandent comment il se
peut faire qu'Ulysse ait abordé trois fois en Sicile, sans
avoir passé une seule fois par le détroit, il excuse Homère
en rappelant que les navigateurs modernes eux-mêmes ont
toujours évité avec soin de tenir cette route.
18. Ainsi s'exprime Polybe, et en général il a raison.
Mais quand il révoque en doute le fait de la navigation
d'Ulysse hors des limites de la mer intérieure et en plein
Océan, et qu'il entreprend de ramener la distance par-
courue dans les neuf jours à une évaluation rigoureuse et
à des mesures précises, il atteint lui-même en vérité aux
dernières limites de l'inconséquence. Il cite bien à l'appui
de sa thèse certains vers d'Homère, celui-ci par exemple,
c Dès là et durant neuf jours je me sentis emporté par les
« vents pernicieux * , i
mais, d'un autre côté, il en dissimule d'importants comme
celui-ci,
c Quand le navire eut quitté le courant du fleuve Océan* , 2>
comme celui-ci encore,
« Dans rîle d'Ogygie , surnommée le nombril ou le centre
c de la mer*, »
comme cette autre circonstance que dans ladite île précisé-
ment habite la fille d'Atlas, et comme ces vers relatifs aux
Phéaciens ,
a Nous vivons isolés au sein de la mer immense, et, perdus
c aux derniers confins de la terre, nous n'avons de commerce
o: avec aucun des mortels*, »
1. Hom., Odyssée, IX, 82. — 2. Id., Odyssée^ XII, 1. — 3. Cf. Iliade, I, 50.
•^ ké Id., Odyssée, y l, 20k.
LIVBE I. 43
tous passages, pourtant, dans lesquels le théâtre de la fic-
tion est évidemment la mer Atlantique. Or, en les dissimu-
lant, comme il fait, Polybe supprime ou étouffe propre-
ment l'évidence, en quoi, certes, il a tort. En revanche, il
a pleinement raison de faire des parages de Tltalie et de
la Sicile le théâtre* principal des erreurs d'Ulysse et [la
nomenclature géographique desdits parages] est là pour
confirmer son opinion. Peut-on admettre, en effet, que
Tunique autorité d'un poète, d'un historien, quel qu'il
soit, ait pu persuader aux habitants de Neapolis de se dire
possesseurs du tombeau de la sirène Parthénopé, à ceux
de Gymé, de Dicaearchie et du Vésuve de consacrer chez
eux les noms du Pyriphlégéthon, du lac Achérusien, du
necyomanteum de TAorne, voire même les noms de Baïus .
et de Misène,deux des compagnons d'Ulysse? Même ob-
servation pour ce qui est des Sirénusses, du détroit de
Sicile, de Gharybde, de Scylla et d'iEole, mythes poétiques
qu'il ne faut assurément pas examiner dans la grande
rigueur, mais qu'il ne faudrait pas non plus laisser tout à
fait de côté, comme on ferait de pures fictions, n'ayant ni
racines ni fondements, et dénuées absolument de vérité^et
de ce genre d'utilité propre à l'histoire.
19. Eratosthène, du reste, Eratosthène lui-même, sem-
ble avoir entrevu quelque chose décela, à en juger par les
paroles suivantes : « On peut supposer, dit-il, que le poète
« a voulu faire de la région de l'Occident le théâtre des
« erreurs d'Ulysse ; si maintenant il s'est écarté de la réair
<c lité, c'est que, d'une part, il manquait de renseignements
« précis,' et que, d'autre part , il n'entrait pas dans son plan
« de représenter les choses purement et simplement comme
c elles sont, mais de tout exagérer dans le sens de la ter-
« reur et du merveilleux. » Oui, c'est cela qu'a fait Ho-
mère et Erastothène l'a bien compris; il a mal compris
seulement le but que se proposait notre poëte en agissant
ainsi : il ne s'agissait pas en effet pour lui d'un jeu frivole,
mais d'un but sérieux et utile. Sur ce point-là donc Eratos-
thène mérite d'être blâmé, ainsi que pour avoir ditqu'Ho-
44 GÉOGRAPHIE DS STRAEON.
raère avait placé de préférence dans les coctrées lointaines
le théâtre de ses fictions, à canse. des facilités que IVloi-
gnement prête au mensonge. Car ]g nombre des fictions
lointaines, dans Homère, n'est quasi rien au prix du grand
nombre de fictions dont la Grèce ei les pays voisins sont le
théâtre et qui se rapportent, soit aux travaux d'Hercule et
de Thésée, soit aux traditions de la Crète, de la Sicile et
des autres îles, du Cithéron, de THélicon, du Parnasse,
du Pélion, de l'Attique tout entière et du Péloponnèse.
Jamais personne non plus ne s'est avisé de préjuger, d'a-
près les mythes employés par les poètes, Tignorance des
poètes eux-mêmes. 11 y a plus : comme, dans les mythes
poétiques, tout n'est pas fiction, et que le plus souvent
(cela est vrai surtout d'Homère) les poètes rie font qu'a-
jouter des fables à une tradition historique, quiconque
soumet 1q3 anciens mythes poétiques à la critique n'a pas à
rechercher si ces fictions accessoires elles-mêmes ont eu et
ont encore quelque fondement réel, la question pour lui
n'est point là, et c'est plutôt sur les lieux, sur les person-
nages qui ont inspiré ces fictions des poètes, qu'il doit cher-
cher à connaître la vérité : il recherchera, par exemple, si
le fait des erreurs d'Ulysse est vrai historiquement et quel
en a été le théâtre.
20. En général, Eratosthène a le tort de confondre les
œuvres d'Homère dans la même catégorie que celles des
autres poêles, sans vouloir lui reconnaître de supériorité
d'aucune sorte, même sous le rapport de l'exactitude géo-
graphique, qui est ce qui nous occupe présentement. Et,
pourtant, n'y eût-il que cela, il suffirait encore de parcourir
le Triptolcme de Sophocle ou le prologue des Bacchantes
d'Euripide et de mettre en regard le soin qu'apporte Ho-
mère aux descriptions du même genre pour sentir aussitôt
la supériorité ou tout au moins la différence : partout où
il y a besoin d'ordre dans l'énumération des lieux, Homère
observe rigoureusement cet ordre géographique, et cela non
pas seulement pour la Grèce, mais même pour les pays les
plus éloignés,
LIVRE I. 45
Œ Et déjà, dans leur rage, ils voulaient entasser Ossa sur
« Olympe, et Pélion sur Ossa, Pélion aux cimes ombragées et
« perpétuellement agitées par le vent *, »
et ailleurs,
c Cependant Junon s'est élancée ; elle quitte les sommets de
« l'Olympe, foule le sol de la Piérie et de la riante ^malhie ,
c et atteint dans sa course les montagnes neigeuses des Tbra-
c ces, nourrisseurs de chevaux; puis, du haut de l'Athos, se
a: précipite au sein de la mer *. »
Dans le Catalogue aussi, il énumère suivant leur ordre
non pas les villes, la chose n'était point nécessaire, mais
bien les peuples. Il procède de même pour les nations
lointaines :
<r Après avoir erré longtemps en Cypre, en Phénicîe et jus-
c ques en Egypte, je visitai encore les terres des Éthiopiens,
(T celles des Sidoniens et des Ërembes et finalement la Libye
a tout entière*. »
Hipparque, du reste, avait déjà fait cette remarque. Les
deux tragiques, au contraire, dans les occasions où l'ordre
géographique était le plus de rigueur, quand il s'agissait,
par exemple, pour l'un, de faire dire à Bacchus le nom de
tous les peuples qu'il avait visités, et, pour l'autre, de met-
tre dans la bouche de Triptolème Ténumération des diil'é-
rentes parties de la terre ensemencées par ses mains, ne se
sont pas fait faute et de rapprocher les contrées les plus
distantes et d'en séparer d'autres tout à fait contiguês :
c Quittant alors les champs aurifères de la Lydie, et traversant
€ les plaines de la Phrygie et celles de la Perse, que frappent sans
<r cesse les rayons du soleil, je visitai tour à tour et Tenceint^
<r deBactres et la froide Médie et Theureuse Arabie*. »
Même défaut d'ordre dans l'énumération de Triptolème.
Ce n'est pas tout : par la manière dont Homère parle des
climats et des vents, on peut juger encore de l'étendue de
t. Hom., Odyssée.m, 315. — 2. Id., Iliade, XIV, 225. — 3. Id., Odyssée^
IV, 83. — 4. Eurip., Bacch., v. 13.
46 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ses connaissances géographiques; car il lui arrive très-
souvent de joindre cette double indication à ses descriptions
topographiques :
a Ithaque, la basse Ithaque, est en même temps de toutes
c ces lies celle qui est située le plus haut dans la mer vers le
c sombre couchant; les autres, au contraire, s^écartent du côté
c de Taurore et du soleil levant ' ; i>
et ailleurs :
c II s'y trouve deux portes : Tune s'ouvre au vent du nord,
€ l'autre au vent du midi *; j
ou bien encore :
€ Soit qu'ils volent à droite du côté de l'aurore et du soleil
c levant, soit qu'ils gagnent à gauche la région du sombre
c occident'. :»
L'ignorance sur ce point est même, aux yeux d'Homère,
le signe de la suprême confusion :
« Amis, puisque nous ignorons et le côté du couchant et le
c côté de l'aurore, et le côté de la nuit et le côté du soleil *. >
Dans un autre passage, maintenant, et avec toute raison,
Homère avait dit :
€ Et Borée et Zéphyr, tous deux soufflant de la Thrace ^.... »
Eratosthène pourtant s'y trompe encore et nous dénonce
le poète comme s'il eût dit, absolument parlant, que le
Zéphyr souffle de la Thrace ; mais, loin de parler en thèse
générale, le poëte ne fait allusion ici qu'au cas où l'un et
l'autre vents viennent à se rencontrer dans la mer de
Thrace (laquelle est, comme on sait, une partie del'iEgée),
aux environs du golfe Mêlas. La Thrace, effectivement,
vers les confins de la Macédoine, se détourne vers le sud
et s'avance en forme de pointe ou de promontoire dans la
1. Hom., Odyssée, IK, 25.— 2. Id., Ibid,, XIII, 109.— 3. Hom,, lliadey XII,
239. — 4. Id., Odyssée^ X, 190. — 5. Id., Iliade, IX, 5 .
LIVRE I. 47
mer, d'où vient que pour Thasos, Lemnos, Imbros, Sa-
mothrace et en général pour tous ces parages, les Zéphyrs
paraissent souffler de la Thrace même, comme ils semblent,
pour TAttique, souffler des roches Scironides, ce qui a fait
quelquefois appeler Scirânes les Zéphyrs et surtout les Ar-
gestes. C'est ce que n'a point vu Eratosthène (bien qu'il en
ait peut-être entrevu quelque ohose, puisque lui-même si-
gnale cette brusque déviation, dont je parle, de la côte de
Thrace vers le sud), et, partant de l'idée que l'expression
d'Homère a un sens général, il vous le traite d'ignorant,
lui rappelant que le Zéphyr souffle du couchant et de
ribérie et que la Thrace ne se prolonge point jusqu'à la
hauteur de cette dernière contrée. Mais se peut-il, nous
le demandons, qu'Homère ait ignoré que le Zéphyr souf-
fle du couchant? Lui qui, dans des vers comme ceux-ci,
assigne exactement à ce vent le rang qui lui appartient :
c Ensemble se précipitent et l'Eurus et le Notus et le malin
« Zéphyr, et Borée lui-même *. *
Se peut-il qu'il ait ignoré que la Thrace ne dépasse point
les monts de laPœonie et de laThessalie,lui qui connaissait
et qui a expressément nommé dans leur ordre, après les
Thraces, tous les peuples du Uttoral et ceux de l'intérieur,
à savoir, d'une part, cette fraction de la nation Magnète,
puis les Maliens et les différents peuples de la Grèce jus-
qu'aux Thesprotes, et, d'autre part, les Dolopes, limitro-
phes des Pœoniens, et les Selles de Dodone, jusqu'à TAche-
loûs, sans plus faire mention des Thraces passé ces limites T
— En revanche, il est bien vrai, [comme le dit Eratosthène],
qu'Homère a un penchant marqué à toujours nommer de
préférence la mer la plus voisine de sa patrie et qu'il con-
naissait le mieux; en voici un exemple :
c Déjà l'assemblée s'agitait pareille aux longues vagues de
c la mer Icarienne *. :»
1. Hom., Odyssée, V, 295. — 1. Id., Iliade, II, li*.
48 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
21. Suivant certains auteurs, il n*y aurait que deux
vents principaux, Borée (le vent du Nord) et Notus (le vent
du Sud) ; quant aux autres vents, à savoir Eurus^ qui souffle
^ du levant d'été (N.-E.), Apéliote y qui souffle du levant
d'hiver (S.-E.), Zep/iyr, qui souffle du couchant d'été (N.-O.)
Vet ArgestBy qui souffle du couchant d'hiver (N.-E.), ils ne
. ('différeraient de ces deux vents principaux que parce que,
comme on le voit, ils s'écartent légèrement de leur direc-
tion. Pour réduire ainsi le nombre des vents à deux seu-
lement, ces auteurs s'appuient du témoignage de Thrasyalcès
et de celui d'Homère lui-même, qu'ils nous montrent ratta-
chant dans ses vers l'Argeste au Notus,
« De l'Argeste-Notus * , * .
et le Zéphyr à Borée :
« Borée et Zéphyr, tout deux soufflant de la Thrace ". »
Mais Posidonius, de son côté, affirme qu'aucun des maî-
• très, qui font autorité dans la matière, ni Aristote, ni Ti-
mosthène, niBion, l'astrologue, n'ont jamais rien enseigné
de pareil au sujet des vents, qu'ils nomment, eux, Cœcias^
le vent qui souffle du levant d'élé, et Libs, le vent diamétra-
lement opposé, celui par conséquent qui souffle du couchant
d'hiver, Eurus, celui qui souffle du levant d'hiver etArgestc,
celui qui souffle à Topposite, enfin Apéllote et Zéphyr les
vents intermédiaires (le vent d'est et le vent d'ouest), que
. dans le Zéphyr malin d'Homère, maintenant, il faut recon-
naître notre Argeste, et dans son doux et harmonieux Zéphyr
notre Zéphyr proprement dit, comme il faut reconnaître
dans son Argeste-Notus notre Leuconolus, ainsi nommé de ce
qu'il forme seulemeut quelques légers nuages et par oppo-
sition au Notus proprement dit, lequel est toujours accom-
pagné au contraire de nuages sombres et épais. Dans les
vers suivants, par exemple :
1. Hom , Iliade, XI, 306, — 2^ H., ibid., IX, 5.
LIVRE I. 49
« De môme, quand le Zéphyr, sous les coups de ses irrésis-
c tibles tourbillons, dissipe les Nuages d'Argeste-Notus*, jd
Homère, au dire de Posidonius, veut parler du malin
Zéphyr^ qui disperse en effet les faibles nuages amassés par
le Leuconotus, et c'est à titre d'épilhète seulement qu'il a
Joint le nom dArgeste à celui du Notus.
Telles sont les corrections ou rectifications, qui nous ont
paru devoir être faites à ce que dit Ératosthène au com-
mencement du I*' livre de sa Géographie.
22. Mais, persistant dans ses préventions, Ératosthène
accuse plus loin Homère d avoir ignoré que le Nil a plus
d'une bouche, il veut même qu'il n'ait point connu ce nom
de Nil y qu'Hésiode, lui, connaissait, puisqu'il Ta cité.
Qu'Homère ait ignoré ce nom, soit : \l est assez vraisem-
blable que de son temps on ne s'en servait pas encore. On
pourrait de même admettra qu'il n'a point connu l'existence
des différentes bouches du fleuve, s'il était vraisemblable
que de son temps ces bouches fussent encore inexplorées et
que peu de personnes seulement fussent instruites qu'il y
en avait plus d'une. Si, au contraire, de son temps déjà,
comme de nos jours, la plus connue, la plus surprenante
des merveilles de TÉgyple, celle qui méritait le plus d'être
observée et décrite, était le fleuve lui-même, avec le double
phénomène de ses crues et de ses bouches multiples, com-
ment supposer que ceux, dont les récits avaient fait connaître
au poète et le fleuve ^Ëgyptus et la contrée de même nom,
et Thèbes d'Egypte et l'Ile de Pharos, eussent eux-mêmes
ignoré le fait en question, ou que, lé connaissant, ils eus-
sent négligé de lui en parler, si ce n'est en raison de cette
notoriété même? Quand on songe d'ailleurs qu'Homèrô
lui-même a parlé de l'Ethiopie, des Sidoniens et des Erem-
bes, de la mer Extérieure et de la division des Éthiopiens en
deux corps de nation, on s'explique encore bien moins com-
ment il aurait pu ne rien savoir de choses beaucoup pins
I. Hom., //tVKfe,XI, 305.
6£0GR. DE STRABON. I 4
50 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
proches, de choses universellement connues. Qu'il n'en ait
rien dit, peu importe : le silence n'est point signe d'igno-
rance (Homère n'a point parlé davantage du lieu de sa nais-
sance ni de mainte autre circonstance qu'assurément il con-
naissait) : la cause en est bien plutôt qu'il aura jugé hors
de propos de rappeler des faits trop connus à des gens qu'il
savait déjà instruits.
23. Cette autre imputation d'ignorance qu'on élève parfois
contre Homère au sujet de Pharos, et pour l'avoir qualifiée
d'?/e pélagienne (comme qui dirait île de la haute mer),
n'est pas mieux fondée. Peut-être, même y a-t-il lieu de
voir dans cette circonstance la preuve qu'Homère n'a rien
ignoré des particularités que nous signalions tout à l'heure
au sujet de l'Egypte. Jugez-en plutôt. Ceux qui aiment à
narrer leurs voyages sont tous volontiers hâbleurs : Méné-
las était du nombre. Ayant remonté jusqu'au pays des
Éthiopiens , il avait naturellemeht entendu parler des crues
du Nil et savait aussi comment les atterrissements du fleuve
ajoutent sans cesse à l'étendue de l'Egypte ; il savait no-
tamment ce que, par suite de ces dépôts successifs, le conti-
nent avait déjà gagné sur le canal situé en avant des bou-
ches du fleuve, circonstance qui a donné lieu à ce mot si
juste d'Hérodote, que l'Egypte tout entière est un présent
du Nil, ou sinon l'Egypte tout entière, du moins la région
qui s'étend au-dessous du Delta et qu'on nomme la Basse-
Egypte. Mais on avait dû lui dire en même temps que l'île
de Pharos se trouvait primitivement en pleine mer. Or,
c'en était assez pour qu'il imaginât, par un mensonge gra-
tuit, et, bien qu'il n'en fût plus ainsi de son temps, de repré-
senter cette île toujours aussi éloignée des côtes d'Egypte
qu'elle avait pu l'être dans l'origine. — Oui, mais qui fait
mentir Ménélas de la sorte? Le poëte. Le poète n'ignorait
donc, à ce qu'il semble, ni le phénomène de^ crues du Nil,
ni cette autre circonstance qu'il compte plusieurs bouches.
24, Même erreur de prétendre qu'Homère a ignoré
l'existence de l'isthme qui sépare la mer d'Egypte du golfe
Arabique et qu'il a menti grossièrement en représentant
LIVRE I. 51
« Les Éthiopiens, aux derniers confins de la terre, partagés
« en deux nations*. :»
L'expression d'Homère est aucontraire parfaitement juste,
et c'est à tort que les modernes Tont critiquée; loin d'avoir,
ainsi qu'ils le prétendent, ignoré l'existence de cet isthme,
Homère, je ne crains pas de Taffirmer, en avait pleine con-
naissance; je dis plus, il a, dans le passage en question,
désigné l'isthme en termes exprès, et ce sont les grammai-
riens mêmes, à commencer par Aristarque et Gratès, ces
coryphées de la critique, qui n'ont point su comprendre le
sens de ses paroles. Voici déjà qui le prouve : pour complé-
ter le sens de ce vers,
a Les Éthiopiens, qui habitent aux derniers confins de la
terre, partagés en deux nations, »
Homère en ajoute un autre, sur le texte duquel Aristarque
et Gratès ne s'accordent même point, Aristarque voulant
qu'on écrive
Oî MÈN SuffojAEVou *rirepiovoç, oi a' àvCovxoç,
« L'une au couchant, l'autre au levant, v
et Gratès proposant de lire
^HmÈn 8u<ro{i£Voy *r7cepiovo;, ôa' àviovxo;,
c A la fois au couchant et au Tevant, >
sans que, du reste, pour leurs thèses respectives, il importe
le moins du monde qu'on adopte une leçon plutôt que
l'autre. Voici en effet quelles sont ces thèses : affectant,
comme toujours, de raisonner en mathématicien, Gratès
coiimience par poser en principe que la zone torride est oc-
cupée par l'Océan et se trouve bornée de part et d'autre par
la zone tempérée, tant la portion que nous habitons que la
portion qui se trouve dans l'hémisphère opposé ; puis, s'ap-
puyant sur ce que le nom à* Éthiopiens désigne pour nous
toutes les populations méridionales, répandues le long de
i. nom. j Odyssée, t, 22»
62 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
rOcéaD, et qui semblent former la bordure extrême de la
terre habitée, il coDclut que, par analogie, on doit conce-
voir au delà de TOcéan l'existence d'autres Éthiopiens, oc-
cupant par rapport aux différents peuples de cette seconde
zone tempérée et sur les bords dudit Océan la même si-
tuation extrême. Et de la sorte, ajoute-t-il, il y a bien effec-
tivement deux nations d'Éthiopiens séparées Tune de l'autre
par rOcéan. Pour expliquer maintenant l'addition de ce
second vers ,
c A la fois au couchant et au levant, »
il fait remarquer que , comme le zodiaque céleste est tou-
jours directement placé au-dessus du zodiaque terrestre, et
que celui-ci, dans son obliquité, ne dépasse jamais Tune ou
l'autre Ethiopie, il faut nécessairement aussi concevoir que
le soleil accomplit sa révolution tout entière dans l'inter-
valle céleste correspondant aux mêmes limites, s'y levant
et s'y couchant en difiérents points e{ avec des apparences
diverses pour les différents peuples. Telle est l'explication
que propose Gratès, et qu'il juge la plus conforme aux
principes astronomiques; mais il aurait pu dire plus sim-
plement, sans abandonner pour cela sa thèse sur le fait
même de la division des Éthiopiens en deux nations, que
les Éthiopiens s'étendent du levant au couchant, et habitent
tout le long de l'Océan sur i'un et l'autre rivages. Et alors
qu'importe, pour le sens, qu'on lise le vers en question tel
que Gratès le donne, ou comme l'écrit Aristarque^
« L'une au couchant, l'autre au levant, >
ce qui revient bien à dire que les Éthiopiens habitent tant
au couchant qu'au levant des deux côtés de l'Océan? Aris-
tarque, lui, rejette l'explication de Gratès et veut que cette
division en deux nations distinctes se soit, dans la pensée
d'Homère, appliquée uniquement aux Éthiopiens de notre
hémisphère, à ceux-là même, qui, pour nous autres Grecs,
représentent l'extrémité méridionale de la terre; et comme
en fait cette division n'existe pas, qu'il n'y a point là deux
LIVRE I. 53
Ethiopies, Tune occidentale, Tautre orientale, mais bien une
seule située au midi par rapport à la Grèce et contiguë à
rÉgypte, il en conclut que, sur ce point comme sur tant
d'autres, signalés par Apollodore dans le second livre de
son Commentaire sur le catalogue des vaisseaux, Homère a
ignoré la vérité, et, par ignorance, substitué à la géographie
réelle une géographie fantastique.
25. Pour répondre à Cratès, il faudrait s'engager dans
une discussion fort longue, qui n'aurait peut-être pas grand
rapport avec l'objet qui nous occupe. Quant à Arislarque,
s'il mérite qu'on le loue d'abord pour avoir rejeté l'hypo-
thèse de Cratès, laquelle en effet prête à mille objections, et
pour avoir entrevu qu'il s'agissait, dans le passage d'Ho-
mère, de notre Ethiopie et non point d'une autre, sur le
reste, en revanche, il nous paraît, lui aussi, dontfer prise
à la critique. Premièrement, il n'avait que faire de disserter
si minutieusement sur la leçon à adopter, l'une et l'autre
leçons pouvant également bien s'ajuster à son sens. Y a-t-il,
en eôet, la moindre différence à^ dire : « On compte dans
notre hémisphère deux nations d'Ethiopiens, Vune à Vorient^
Vautre à r occident y » ou ceci : « On compte dans notre
hémisphère deux nations d'Éthiopiens, car il y a de ces
Éthiopiens tant à V orient qu*à l' occident? » En second lieu,
l'opinion qu'il soutient repose sur certains faits matériel-
lement faux. Supposons avec lui que le poëte a effective-
ment ignoré l'existence de l'isthme et que c'est bien des
Éthiopiens limitrophes de TÉgypte qu'il a voulu parler dans
ce vers,
c Les Éthiopiens divisés en deux nations, >
ne le sont-ils pas en efiet? Et est-ce vraiment par ignorance
que le poëte s'est exprimé ainsi ? L'Egypte et les Égyptiens,
depuis le Delta jusqu'à Syène, ne sont-ils pas divisés, par-
tagés en deux par le Nil,
c Ceux-ci au couchant, ceux-là au levant? s
Et rÉgypte est-elle autre chose que la vallée même du
54 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
fleuve, autrement dit le terrain inondé par ses eaux ? Ne
s'étend-elle point des deux côtés du Nil, au levant et au
couchant ? Mais TÉthiopie , à son tour, est le prolonge-
ment direct de TÉgypte, elle offre avec ce pays de grandes
analogies et par sa situation relativement au cours du Nil
et par la disposition générale des lieux: comme TÉgypte,
elle est étroite, longue et sujette à des inondations périodi-
ques, et tout l'espace situé en dehors de la limite des débor-
dements du fleuve, tant sur la rive orientale que sur la rive
occidentale, n'y est de même qu'un désert aride, presque
partout inhabitable : cela étant, pourquoi donc ne serait-
elle pas, elle aussi, divisée en deux régions distinctes? Le
Nil, par la longueur de son cours, lequel s'étend à plus de
mille stades au midi, et par la largeur de son lit, capable
d'enserrer des îles peuplées de plusieurs milliers d'hommes,
comme voilà Méroé, la plus grande de toutes, Méroé, rési-
dence des rois d'Ethiopie et métropole de la contrée, le Nil,
dis-je, a pu paraître à ceux qui veulent à toute force sé-
parer l'Asie de la Libye une ligne de démarcation suffi-
sante, et il n'aurait pas suffi à partager en deux l'Ethiopie !
Quelle est pourtant la principale objection de ceux qui
s'élèvent contre cette délimitation des deiix continents par
le fleuve ? Que l'Egypte et l'Ethiopie se trouvent par là en
quelque sorte démembrées et divisées en deux parties, l'une
libyque et l'autre asiatique , inconvénient trèsgrand en
effet, et qu'on ne peut éviter qu'en renonçant tout à fait à
délimiter les deux continents, ou en leur cherchant une autre
ligne de démarcation que le fleuve.
26. En dehors de ces expKcations, du reste, on pourrait
concevoir encore d'autre façon la division de l'Ethiopie en
deux parties. Tous les navigateurs qui ont, dans l'Océan,
longé les côtes de la Libye, soit à partir de la mer Erythrée,
soit à partir des colonnes d'Hercule, après s'être avancés
plus ou moins loin, se sont trouvés arrêtés par différents
obstacles et ont dû rétrograder, ce qui a donné, lieu de
croire, en général, que le passage était intercepté par un
isthme, bien que la mer Atlantique, surtout dans sa partie
LIVRE I. 55
australe, ne forme qu'un seul et même courant continu.
Mais tous s'étaient accordés à appeler Ethiopie les points
ou contrées extrêmes, terme da leur navigation, et à les
faire connaître sous cette dénomination. Qu'y aurait-il donc
de déraisonnable à admettre qu'Homère, sur la foi de sem-
blables récits, a cru devoir partager les Éthiopiens en deux
groupes, Tun oriental, l'autre occidental^ en attendant qu'on
sût s'ils occupaient aussi ou n'occupaient point tout l'espace
intermédiaire ? Éphore, enfin, rapporte une autre tradition
fort ancienne, qu'on peut supposer sans invraisemblance
avoir été connue d'Homère: suivant cette tradition, qui
avait cours, dit-il, parmi les Tartessiens, les Éthiopiens
auraient poussé leurs incursions dans Tintérieur de l'Afrique
jusqu'au Dyris [ou Atlas] ^ et y auraient laissé une partie des
kurs, tandis que le reste se serait répandu tout le long du
littoral; or Éphore conjecture que c'est le fait de cette sé-
paration qui a suggéré à Homère l'expression suivante :
(c Les Éthiopiens divisés en deux nations aux extrémités de
« la terre. a>
27. Voilà déjà ce qu'on pourrait répondre à Aris-
tarque et à ses partisans ; mais il y a maint autre argument
plus plausible encore à faire valoir, pour achever de dé-
charger le poëte de l'imputation de grossière ignorance
qui pèse sur lui. Ainsi, en me reportant aux opinions des
anciens Grecs, en voyant comment ils comprenaient tout ce
qu'ils connaissaient de peuples septentrionapx sous le seul
et même nom de Scythes, ou sous celui de nomades qu'em-
ploie Homère, et comment plus tard, avec le progrès des
découvertes dans l'Occident, ils adoptèrent aussi pour cette
partie de la tçrre des dénominations générales, soit les
noms simple» de Celtes et d'IbèreSy soit les noms mixtes de
Celtibères et de Celtoscythes, étant réduits par ignorance à
ranger ainsi sous une seule et même dénornination des peu-
1. Nous avons cru pouvoir traduire ce passage d'après la correction si. heu-
reuse de M. Ch. Muller de^û^toK en aûçîwç. Voy. son Itidex varix lectioniSy
p. 942, col. 3, 1. 2 et suiv. Cf. Hase, Journal des Savants^ 1858, p. GS'Q.
56 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
pies séparés et distincts, je crois pouvoir affirmer que le nom
d^Éthiopie désignait de même pour eux toute la région mé-
ridionale de la terre baignée par l'Océan. Et voici qui le
prouve. C'est d'abord un passage du Promélhée déchaîné
d'Eschyle * :
a [Là tu verras] l'Erythrée rouler ses flots sacrés sur
«r un sable rougi, et s'étendre non loin de TOcéan, ce lac aux
« reflets d'airain, ce lac, source de richesses pour TÉthiopien,
« où le soleil, qui voit toute chose, vient plonger sans cesse
« son corps immortel et par les chaudes ablutions d'une eau
« doucement pénétrante retremper l'ardeur de ses coursiers
« fatigués. 9
Gomme c'est, en effet, dans toute la longueur du climat
méridional que TOcéan rend au soleil le service dont parle
le poëte et se trouve avoir par rapport à l'astre du jour la
position indiquée dans ces vers, on peut en conclure, ce
semble, qu'Eschyle croyait les Éthiopiens répandus réelle-
ment sur toute la longueur du climat méridional. On lit
maintenant dans le Phaéthon d'Euripide que Clymène avait
été donnée à Mérops,
a Mérops, souverain maître de cette terre que, du haut de
a son rapide quadrige, le soleil levant frappe d'abord de ses
c feux dorés : ses noirs voisins rappellent Pétincelante étable
€ où se reposent les coursiers de Taurore et du soleil ^. b
Dans le présent passage, à la vérité, le poêle attribue
t réiincelante étable » en commun aux coursiers de l'Au-
rore et à ceux du Soleil ; mais dans tout ce qui suit il se
borne k dire qu'elle est placée non loin du palais de Mérops.
Or, cette donnée gi^ographique, parla façon du moins dont
elle est liée à l'ensemble du drame, ne salirait s'entendre
exclusivement de notre Ethiopie, limitrophe *de TÉgypte,
et elle nous paraît embrasser plutôt toute l'étendue des côtes
de l'Océan, d'une extrémité à l'autre du climat méridional.
1. cf. Ahrens : jEschylifragmmta^^zxis, Didot, 184S),p. 190-19Î.
2. Cf. W^agner : fiurtpicft* /-ra^merKa (Paris, Didot, 1846), p. 801.
Y
LIVRE I. 57
28. Éphore explique aussi dans le même sens l'opinion
des anciens au sujet de l'Ethiopie. Voici en effet ce qu'on
lit dans sa Description de VEurope, « Supposons le ciel et
la terre divisés en quatre régions : les Indiens occuperont
celle d'où souffle Tapéliote ; les Éthiopiens, celle d'où
souffle le notus ; les Celles, la région du couchant ; et les
Scythes, la région boréale. » A quoi il ajoute que l'Ethiopie
et la Scylhie sont plus étendues que les deux autres régions,
rÉthiopie se prolongeant depuis le levant d'hiver jusqu'à
l'extrême occident, et la Scythie se trouvant située juste à
Topposite. Qu'Homère, maintenant, ait partagé ces idées,
la chose ressort clairement et de la position qu'il assigne à
Ithaque,
« Vers la sombre région (autrement dit vers le Nord), tan-
c dis que les autres îl» s s'écartent davantage vers I'auhore et
« LE soleil *, »
(expression qui, pour lui. désigno tout le côté méridional
de la terre), et de cet autre passage,
a Soit qu'ils volent à droite du côté de Vaurore et du soleil.
« soit qu'ils gagnent à gauche la région ténébreuse du ciel*, >
et de celui-ci encore,
« Allons, amis, puisque nous ignorons et le côté de la nuit
c et le côté de Taurore, et le point de l'horizon où le soleil, ce
c flambeau des humains, descend au-dessous de la terre et le
« point d'où son char remonte et s'élève au-dessus ', »
tous passages, du reste, sur lesquels nous revenons vlans
notre description d'Ithaque pour les mieux éclaircir. tion-
séquemment, dans ce vers, .
« Car Jupiter s'en fut hier vers l'Océan pour visiter les ver-
c tueux Éthiopiens * , i
il nous faut généraliser le sens et entendre que l'Océan se
1. Hom., OdysséSy IX, îî5. — a. Id., Iliade. XII 239. — 3. Id., Odyssée,
X, 190 -- 4. Id. iUade, 1, 423.
68 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
déploie sur toute la longueur du climat méridional et TÉ-
thiopie pareillement, puisque, sur quelque point dudit cli-
mat que vous arrêtiez votre pensée, c'est toujours sur TOcéan
et sur TÉthiopie que vous tombez. C'est dans un sens géné-
ral aussi que le poëte a dit ailleurs,
« Mais il fut aperçu de Neptune , qui revenant alors des
« rivages de l'Ethiopie, du haut des monts Solymes, le décou-
« vrit au loin *, »
cette double expression « des rivages de TÉthiopie , du haut
des nionts Solymes » étant l'équivalent de celle-ci « des ré-
gions du Midi » ; car ce n'est point des Solymes de Pisidie
qiie le poëte parle ici, mais d'un peuple imaginaire, avons-
nous dit, portant le même nom, et qu'il suppose placé par
rapport à l'esquif siir lequel erre son héros et par rapport
aux peuples situés au sud de ce point (lesquels ne sauraient
être que ses Éthiopiens) juste dans la même position où
les Solymes de Pisidie se trouvaient être par rapport au
•Pont et à l'Ethiopie proprement dite, sise au-dessus de
rÉgypte. Ce qu'Homère enfin dit des grues doit être pris
également en thèse générale :
c Fuyant l'hiver et les pluies torrentielles, elles s'envolent
c en criant vers les rivages de l'Océan, et leuro cris annoncent
c à la nation des Pygmées et la guerre et le trépas *. »
Car ce n'est pas en Grèce seulement qu'on voit ainsi les
grues émigrer vers le Midi ; les choses ne se passent pas
autrement en Italie, en Ibérie, aux environs de la mer Cas-
pienne et dans la Bactriane. Mais, comme* il est constant
que l'Océan règne tout le long du littoral méridional, et
que les grues se portent sur tous les points de l'Océan in-
différemment pour y chercher un abri contre les frimas, il
faut admettre en même temps que, dans la pensée d'Ho-
mère, les Pygmées étaient répandus sur toute la longueur
de ses rivages. Que si,, maintenant, il a plu aux modernes
1. Hom. Odyssée, V, 282. — 2. Id , Iliade, III, 4.
LIVRE I. 59
de restreindre le nom d'Éthiopiens aux seuls voisins de
TEgypte et de circonscrire dans les mêmes limites la tradi-
tion relative aux Pygmées, ceci ne saurait réagir sur les
opinions des Anciens : les noms à^Achéens et d'Argiens ne
désignent plus aujourd'hui pour nous la totalité des peuples
ayant pris part naguère à l'expédition contre Ilion, mais
il est avéré qu'Homère leur prêtait cette signification. *0r
c'est à peu près là ce que je dis, quand, pour expliquer
le partage que fait Homère des Éthiopiens en deux na-
tions, je prétends qu'il faut entendre ce nom de l'ensem-
ble des populations répandues depuis^ le levant jusqu'au
couchant, le long des rivages de l'Océan. En effet, du mo-
ment qu'on l'entend de la sorte, il saute aux yeux que les
Éthiopiens, se trouvent naturellement partagés en deux
groupes par le golfe Arabique, lequel se peut comparer à
un grand arc de méridien, à le voir s'étendre, semblable à
un fleuve, sur une longueur de près de quinze mille stades
et sur une largeur dont le maximum n'excède point mille
stades, avec cet autre avantage à ajouter à celui de son
extrême longueur, que le fond dudit golfe n'est séparé de
la mer de Péluse que par un trajet de trois à quatre jour-
nées de marche à travers l'isthme. Les mieux avisés d'entre
ceux qui prétendent séparer rigoureusement l'Asie de la
Libye ont bien reconnu cet avantage, et, dans leurs essais de
délimitation, ils ont préféré le golfe au Nil, comme offrant
une ligne de démarcation plus convenable à établir entre
les deux continents, puisque le golfe s'étend presque d'une
mer à l'autre, tandis que le Nil, à la grande distance où il
est encore de TOcéan, ne saurait séparer qu'imparfaitement
l'Asie de la Libye. Eh bien ! J'en suis convaincu pour ma
part, Homère concevait, lui aussi, toute la région méridio-
nale de la terre partagée en deux par le golfe Arabique ; seule-
' ment, si cela est, comment admettre qu'il ait pu ignorer l'exis-
tence de l'isthme que forme ce golfe avec la mer d'Egypte ?
29. Il serait en effet de la dernière invraisemblance,
qu'instruit, comme il Tétait, de la situation exacte de Thèbes,
de la Thèbes d'Egypte, laquelle est distante des bords de
GO GÉOGRAPHIE DE STRABON.
notre mer de 5000 stades* ou peu s'en faut, Homère n'eût
connu ni le fond du golfe Arabique, ni Texistenee de
l'isthme qui le prolonge et qui se trouve n'avoir en largeur
que raille stades tout au plus. Et ce qui devra paraître plus
invraisemblable encore, c'est qu'Homère ait pu savoir que
le Nil perlait le nom, le nom même d'une contrée aussi
vaste que Test l'Egypte, sans en avoir deviné la cause, vu
que le mot d'Hérodote *, que l'Egypte est un présent du
fleuve et qu'elle avait dû à ce titre recevoir le nom du
fleuve lui-înême, sejqble devoir s'offrir tout naturellement à
l'esprit de chacun. Quelles sont d'ailleurs, entre toutes les
particularités d'un pays, les particularités les plus univer-
sellement connues? Celles-là toujours qui offrent en soi
quelque chose d'étrange et qui se trouvent en outre placées
de façon à frapper tous les regards. Or le double phénomène
des crues du Nil et de ses atterrissements est précisément
dans ce cas. Et de même que le voyageur, qui aborde en
Egypte, apprend avant tout à connaître la nature du Nil, les
indigènes n'ayant rien à dire qui puisse étonner davantage
un étranger et lui donner une plus haute idée de leur pays
(car il suffît d'être instruit du régime de ce fleuve pour con-
cevoir aussitôt ce que peut être la contrée tout entière qu'il
arrose), de même, loin de l'Egypte et dans les récits qui
nous viennent de ce pays, le nom du Nil est encore le pre-
mier qui frappe notre oreille. Ajoutez à ce qui précède la
curiosité du poète et son amour des voyages attestés par tous
ses biographes et directement par maints passages ou allu-
sions de ses poèmes : que de preuves réunies pour établir
qu'Homère a toujours bien su et bien dit ce qui était à
dire et que ce sont uniquement les faits notoires qu'il a tus
ou indiqués par de simples épithètes!
30. N'est-il pas étrange après cela de voir des Égyptiens,
des Syriens (les mêmes contre qui nous disputons présente-
1 .Lisez 4000 d'après la correction probable de Gossellin et de Groskard
ratifiée par M. Ch. Muller : Syène en effet, d'après Strabon lui-même, n'est
qu A 5000 stades de la mer et de Syène à Thèbes U y a plus de looo stades.—
îi. II, 5t
LIVRE I. 61
ment), qui n'entendent même pas Homère dans ce qu'il dit
des choses de leur pays, et que notre discussion vient de
convaincre d'ignorance, oser traiter Homère d'ignorant!
D'abord, règle générale, le silence n*est point une preuve
d'ignorance : Homère n*a rien dit des courants contraires de
TEuripe, ni du défilé des Thermopyles ni de mainte autre
curiosité de la Grèce connue de tont le monde, et assuré-
ment ce n'est point par ignorance. Mais ce qui est plus
fort, il lui arrive quelquefois de parler des choses sans que
ces sonrds de parti pris le daignent entendre, auquel cas
naturellement toute la faute est à eux. Chacun sait qu'Ho-
mère, sons le nom à! enfants du ciel, désigne non-seule-
ment les torrents, mais encore tous les autres cours d'eau,
et cela apparemment parce qu'il savait que tous sont gros-
sis par les pluies. Mais toute qualiGcation générale appli-
quée à ce qui est hors ligne devient par cela même qua-
lification particulière : l'épithète enfant du ciel notamment
ne saurait avoir la même valeur, attribuée au torrent ou
bien au fleuve ordinaire qui ne tarit jamais. Or, dans le
cas présent, il y a, si l'on peut dire, double degré de su-
périorité; et, de même qu'il existe des hyperboles d'hy-
perholes, celles-ci par exemple, < être plus léger que
« J'ombre d'un liège ; » — « être plus timide qu'un lièvre
« phrygien ; >• — avoir moins de terré (il s'agit d'un champ)
« qu'une épître laconienne [n'a de mots] ; » de même, appli-
quée au Nil, la qualification à! enfant du ciel semble un su-
perlatif ajouté au superlatif. Car, si le torrent déjà a nlus
de droit que les autres cours d'eau à cette qualification
i'enfant du ciel, le Nil y a plus de droit encore que tous
les torrents, quels qu'ils soient, les surpassant tous tellement
par le volume et la durée de ses crues. Et, comme nous
avons d'ailleurs victorieusement démontré qu'Homère n'igno-
rait aucune des particularités du régime de ce fleuve, s'il lui
a appliqué l'épithète en question, ce ne peut être que dans
le sens que nous venons de dire. Voici maintenant une par-
ticularité, celle d'avoir plusieurs bouches ou embouchures,
qui se trouvait être commune à une infinité de fleuves, Ho-
62 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
mère ne Ta point jugée digne d*être signalée, à. des gens
surtout qu'il savait déjà instruits du fait. Mais Alcée lui-
même n'en a point parlé davantage, et cependant, s'il faut
l'en croire, il avait fait, lui, le voyage d'Egypte. Quant au
phénomène des atterrissements du Nil, lequel pourrait déjà
se déduire du seul fait des crues du fleuve, la mention s'en
trouve implicitement contenue dans ce que dit le poëte de
rile de Pharos. Qu'un informateur quelconque, que la com-
mune renommée, pour mieux dire, ait pu représenter à
Homère Tile de Pharos comme étant encore aussi éloignée du
continent qu'il le marque, à savoir d'une journée de navi-
gation tout entière, la chose est inadmissible, le mensonge
aurait été par trop flagrant. En revanche, il était tout simple
que des renseignements sur la nature des crues du Nil et
de ses atterrissements fussent plus vagues, plus généraux ;
or, de tels renseignements Homère aura pu conclure que
rtle, à l'époque où Ménélas la visitait, se trouvait plus
éloignée de la terre ferme qu'elle ne l'était de son temps , et,
pour donner à cette circonstance une couleur fabuleuse, il
aura pris sur lui de faire la distance plus grande encore.
Mais l'emploi des fables, avons-nous dit, ne saurait être
considéré comme un indice d'ignorance : ainsi, ni la fable
de Prêtée, ni le mythe des Pygmées, ni ces prodigieux
effets attribués aux breuvages magiques, ni tant d'autres
fictions analogues n'accusent l'ignorance géographique ou
historique du poëte, et si elles prouvent quelque chose c'est
uniquement l'envie de plaire et d'amuser. — « Comment
se fait-il pourtant, dira-t-on, qu'Homère ait pu parler de
l'aiguade de Pharos, quand il est avéré que Pharos manque
d'eau? ».
c Là s'ouvre un port, excellent mouillage, d*où les vais-
c seaux rapides s'élancent à la mer chargés de Teau limpide
<t des sources profondes*. »
D'abord, répondrong-nous, il ne serait pas impossible
il Hdm. , Odyssée, IV, 358.
LIVRE I. 63
qu'avec le temps Taiguade de l'île se fût tarie ; en second
lieu Homère ne dit pas formellement qu'on tirât Peau des
sources mêmes de Phares, mais seulement que le charge-
ment des navires se faisait en ce lieu à cause de l'excellence
de son port ; et il était facile apparemment d'aller puiser
l'eau sur la côte vis-à-vis. Ajoutons que par cette façon de
s'exprimer le poêle semble en quelque sorte avouer que,
lorsqu'il a fait ailleurs de Phares une île de pleine mer, il
n'a point dit vrai, mais qu'il a amplifié et exagéré à la façon
des poètes.
3 1 . Du reste, comme tout ce récit des erreurs de Ménélas,
dans Homère, semble au premier abord donner raison à
ceux qui lui reprochent d'avoir absolument ignoré la géo-
graphie de ces contrées, le mieux que nous ayons à faire
est de commencer par exposer une à une les critiques que
ce récit a soulevées, pour les soumettre ensuite elles-mêmes
à un examen sérieux et pour rendre ainsi la justification du
poète plus complète et plus claire. Ménélas dit à Télémaque,
en l'entendant s'extasier sur la somptuosité de sa royale
demeure :
a Oui, mais pour rapporter tous ces trésors, j'ai dû beau-
c coup souiTrir et longtemps errer sur mes vaisseaux ; et
« quand, après huit ans, je revins dans ma patrie, j'avais par-
€ couru Cypre, la Phénicie, TÉgypte, et visité tour à tour
f les Éthiopiens, les Sidoniens et les Érembes, et la Libye tout
f entière *. »
Or, on se demande d'abord quels sont ces Éthiopiens, chez
qui Ménélas put se rendre ainsi d'Egypte en naviguant?
Car, il n'y a point d'Éthiopiens sur les rivages de notre
mer, et, d'autre part, les vaisseaux de Ménélas n'auraient
jamais pu franchir les cataractes du Nil. Quels sont aussi
ces Sidoniens? Ce ne sont pas ceux de Phénicie assurément :
le poète n'avait que faire, ayant préalablement nommé
le genre, de mentionner en outre l'espèce. Qui sont enfin
1. Hom., OcIv»3ée,IV, 81.
64 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ces Érembes, dont le nom paraît là pour la première fois?
Chacune de ces questions a donné lieu à un grand nombre
de solutions différentes que le grammairien Aristonic, de
nos jours, a, dans son Commentaire mr les erreurs de
MénélaSy relatées tout au long. Nous nous bornerons, nous,
à les reproduire ici en abrégé. U y a d'abord certains au-
teurs qui veulent que ce soit par mer que Ménélas a
gagné rÉthiopie : parmi ceux-là même, les uns introduisent
l'idée d'un périple, que Ménélas aurait exécuté en faisant
le tour par Gadira jusqu'aux rivages de Tlnde, et cela sans
doute pour essayer de proportionner la longueur du trajet
à la durée si prolongée de l'absence du héros, absence que
Ménélas lui-même dit avoir été de huit années ; suivant
d'autres, les vaisseaux du héros auraient franchi directe-
ment l'isthme attenant au golfe Arabique ; d'autres enfin les
font passer par quelqu'un des canaux [dérivés du Nil]. Or,
.d'une part, le périple que Gratès introduit ici, n'est nulle-
ment nécessaire, non qu'il soit d'une exécution impossible
(les erreurs mêmes d'Ulysse n'offrent pas d'impossibilité
absolue)» mais parce qu'il n'ajoute rien à la vraisemblance
des hypothèses mathématiques de cet auteur et n'explique
pas davantage la longue durée des erreurs de Ménélas : il
dut y avoir en effet, pour retenir si longtemps le héros
éloigné de ses foyers, et des retards involontaires occa-
sionnés par les difdcultés mêmes de la navigation, puisque
Ménélas avoue n'avoir sauvé que cinq vaisseaux sur soixante,
et des retards volontaires utilisés au profit de son avarice.
Nestor ne dit-il point :
t C'est ainsi qu'en parcourant les mers Ménélas entassait
c sur ses vaisseaux tant d'or et tant d'objets précieux *? :»
[Et Ménélas lui-même ne rappelle-t-il point tout ce qu'il
avait amassé de richesses]
« En parcourant Cypre, la Phénicie, TÉgypte*? »
1. Hom., Odyssée^ Ul, 301. — 2. Id., ibid.^ IV, 8S.
LIVRE I. 65
Quant à ce passage direct à travers l'isthme ou par un
des canaux dérivés du Nil, si le poëte en eût parlé, personne
à coup sûr n'y eût vu autre chose qu'une fiction poétique ;
mais il n'en a dit mot, et ne serait-ce pas alors introduire
gratuitement et contre toute vraisemblance une nouvelle
difficulté dans le débat que de l'invoquer? Je dis contre
toute vraisemblance, puisqu'avant la guerre de Troie au-
cun de ces canaux n'existait encore : Sésostris qui passe
pour avoir entrepris d'en creuser un, avait de lui-même
renoncé à son projet, présumant le niveau de la mer par
trop élevé. Et pour ce qui est de l'isthme même, on ne voit
pas qu'il ait pu être navigable davantage. Ératosthène, qui
suppose le contraire, se trompe évidemment : il conjecture
que l'ouverture du détroit des colonnes d'Hercule n'avait pas
encore eu lieu, de telle sorte que la mer intérieure, privée
de toute communication avec la mer extérieure, couvrait
alors l'isthme entier, lequel se trouvait être d'un niveau
sensiblement inférieur au sien , mais qu'une fois la rupture
de la barrière effectuée, le niveau de ladite mer s'étant natu-
rellement abaissé, ses eaux laissèrent à découvert tout le
terrain aux environs du mont Casius et de Péluse jusqu'à
la mer Erythrée. Mais quelle autorité avons -nous qui
nous atteste qu'avant l'expédition des Grecs contre Ilion
l'ouverture du détroit n'avait pas encore eu lieu? —
Dira-t-on par hasard que , si Homère, pour faire entrer
Ulysse dans l'Océan du côté de l'occident, a supposé le dé-
troit déjà ouvert, en faisant d'autre part naviguer Ménélas
d'Egypte en Ethiopie, il avait dû le supposer fermé encore?
— On oublie qu'il fait dire aussi par Prêtée à Ménélas,. à
Ménélas lui-même :
« Les dieux te conduiront vers les Champs Élyséens à l'ex-
t trémité de la terre •. »
Or, de quelle extrémité peut-il être ici question, si ce n'est
de l'extrémité occidentale de la terre, de quelque lieu ex-
1. Homère, Odyssée j IV, 563.
GÉOGB. DE STRABON. I. — 5
66 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
trême situé de ce côté, comme le prouve la mention du
zéphyr, placée à dessein par le poëte dans les vers qui
suivent :
0 Toujours du sein de TOcéan s'élève le souffle haxmonieux
c du zéphyr *. »
Il faut en convenir, tout ce système d'Eratosthène n'est qu'un
tissu d'énigmes.
32. D'ailleurs, s'il est vrai qu'Homère d'une ou d'au-
tre façon ait été instruit qu'anciennement la mer cou-
vrait de ses eaux Fisthme tout entier, ce serait une raison
de plus pour nous de croire à cette division des Éthiopiens
en deux corps de nation, puisque, dans ce cas-là, la ligne de
démarcation aurait été représentée par un bras de mer
aussi considéraLle. Quelles richesses, en outre, Ménélas eût-
il pu rapporter de chez les Ethiopiens de la mer extérieure
et des bords de l'Océan? Quand Télémaque s'extasie sur la
somptuosité de son palais, que distingue-t-il dans cette
quantité infinie d'objets précieux?
« L'or, rélectre, et l'argent, et l'ivoire*. :d
Or, de ces différentes substances, aucune, si ce n'est l'ivoire,
n'abonde chez ces peuples, extrêmement pauvres pour la
plupart, et tous encore nomades. - — Soit, dira-t-on; mais
près de là était l'Arabie et tout le pays jusqu'à l'Inde ,
l'Arabie, qui, seule entre toutes les contrées de la terre, a
reçu le nom d*Heureuse, et l'Inde, qui sans porter expres-
sément le même nom, n'en est pas moins réputée et représen-
tée aussi comme une très-heureuse contrée. — A quoi nous
répondrons à notre tour qu'Homère n*a point connu l'Inde,
car autrement il n'eût point manqué d'en parler ; et, en ce
qui concerne l'Arabie, V Arabie heureuse, comme on l'ap-
pelle aujourd'hui, tout en convenant qu'ill'a connue, nous
ferons remarquer que, de son temps, elle était loin d'être
riche encore, qu'elle manquait même du nécessaire et n'é-
1 Homère, OiysséefTV, 567. — 2. Id.j Odyssée^ IV, 73.
LIVRE I. 67
tait guère peuplée que de sceneïes. Quant au canton, qui pro-
duisait les parfums ou aromates, et d'où est venu ce nomd'a-
romatophorej étendu plus tard à l'Arabie entière à cause
de la rareté de cette denrée et du prix qu'on y attache en nos
contrées, il n'en formait que la moindre partie. Aujourd'hui,
à la vérité, les Arabes ne manquent de rien ; l'activité, le dé-
veloppement de leur commerce les enrichit sans cesse, mais
dans ce temps-là en était-il déjà ainsi ? La chose est peu pro-
bable. Si le commerce des aromates, d'ailleurs, suffisait à en-
richir un marchand, un simple chamelier, ce qu'il fallait à
l'avide Ménélas, c'étaient ou les profits de la guerre, ou les
présents de rois et de chefs ayant le moyen et en même
temps la volonté de donner à proportion de l'illustration
de sa race et de la gloire de son nom ; et, comme en effet les
Égyptiens, voire même ceux des Éthiopiens et des Arabes
qui confinent à l'Egypte, possédaient déjà un certain degré
de civilisation et pouvaient avoir entendu quelque chose du
retentissement de la gloire des Atrides, surtout après Theu-
reuse issue de la guerre de Troie , Ménélas avait tout lieu
d'espérer en leur munificence. Qu'on se rappelle ce que dit
Homère à propos de cette fameuse cuirasse d'Agamemnon ;
« Ginyras la lui avait donnée naguère, comme gage d'hospi-
o; talité ; car le grand renom du héros avait pénétré jusqu'à
« Cypre *. j
Ajoutons que Ménélas, dans ses longues erreurs, avait
passé la plus grande partie du temps dans les parages de
la Phénicie, de la Syrie, de l'Egypte et de la Libye ainsi
que dans les eaux de Cypre, sur les côtes en un mot et
parmi les îles de notre mer intérieure, tous pays en effet où
il lui était facile soit d'obtenir de ces précieux gages d'hos-
pitalité, soit de s'enrichir par la violence et la piraterie aux
dépens surtout des anciens alliés des Troyens , tandis que
les populations barbares, les populations lointaines des
bords de la mer extérieure n'auraient guère pu offrir au hé-
l. Homère, Iliade^ XI, 20.
68 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ros une perspective semblable. Cela étant, quand le poète
nous dit que Ménélas était venu jusqu'en Ethiopie, [le mieux
n'est-il point d'entendre que ce héros n'avait pas pénétré au
cœur même du pays], mais qu'il s'était contenté d'en toucher
la frontière du côté de l'Egypte? D'autant qu'il n'est pas im-
possible que cette frontière fût alors plus rapprochée de
Thèbes qu'elle ne Test aujourd'hui, bien que la fron-
tière actuelle en soit déjà assez rapprochée, puisqu'elle
passe près de Syène et de Philœ, la première de ces deux
villes, Syène, appartenant à l'Egypte, et l'autre, Philae,
ayant une population mixte d'Ethiopiens et d'Égyptiens.
Or, une fois arrivé à Thèbes, Ménélas aura bien pu, surtout
à la faveur de l'hospitalité royale, atteindre ces premières
limites de l'Ethiopie, voire même les dépasser un peu : cette
supposition n'a rien qui choque la raison. C'est ainsi qu'U-
lysse dit être venu dans le pays des Cyclopes, pour s'être
avancé seulement depuis la mer jusqu'à l'antre de Poly-
phème, situé, comme il le marque lui-même, tout à l'entrée
du pays; pour l'-^olie et le pays des Lœstrygons la même
chose. En général, il lui suffît d'avoir un jour abordé en tel .
ou tel point d'un pays pour dire qu'il l'a visité. Voilà donc
comment Ménélas sera venu en Ethiopie ; en Libye pareille-
ment, il lui aura suffi de toucher à quelques points de la
côte, comme est ce port voisin d'Ardanie, au-dessus de Pa-
rœtonium, qui a retenu le nom de Ménélas»
33. Si maintenant, après avoir nommé les Phéniciens,
Homère mentionne aussi les Sidoniens, dont la ville était
proprement la métropole ou capitale de la Phénicie, il ne
fait en cela qu'user une fois de plus d'une figure de mots
qui lui était familière, témoin ce vers :
c 11 guide jusqu'aux vaisseaux les Troyens et Hector ' ; ■
et ceux-ci :
c Les fils du magnanime OEneus n'étaient plus au nombre
1. Hom., Iliade j XIIT, i.
LIVRE I. 69
(T des vivants; lui-même n'existait plus; et Méléagre, le héros
(( à la blonde chevelure, était mort *; d
celui-ci encore :
« Il vint jusqu'à I'Ida et jusqu'au Gargare*; »
et ce de rniei' passage :
c Les habitants de l'Eubée, de Chalcis et d'Ërétrie '. >
Sapho, du reste, a dit aussi
« Soit que tu aies pour patrie Cypre , Paphos, ou Pa-
« NORME. 1
Toutefois, Homère a dû avoir quelque autre raison encore
pour que, dans une énumé ration générale comme celle-là,
et après avoir nommé la Phénicie, il ait ajouté la mention
particulière de Sidon. S'il n'eût voulu qu'énùmérer dans
leur ordre les différents pays où Ménélas avait été, il pou-
vait se borner à lui faire dire :
c Ayant parcouru tour à tour Cypre, la Phénicie, l'Égypte, je
« passai jusqu'en Ethiopie, i
Mais pour qu'on sût que le séjour du héros chez les Sido-
niens avait été de longue durée, il était bon que leur nom
revînt souvent, soit directement dans les souvenirs de Mé-
nélas, soit indirectement dans les récils du poëte. Et voilà,
pourquoi celui-ci ne manque pas une occasioa de vanter les
richesses et Tindustrie des Sidoniens, pourquoi il rappelle
l'hospitalité donnée par eux plus anciennement* à Hélène en
compagnie de son ravisseur, pourquoi encore il nous montre
les appartements de Paris tout remplis de précieux ouvragei^
lidoniens,
c On y voyait étalés les riches tissus aux mille couleurs,
c ouvrage des femmes sidoniennes, que le divin Paris avait
ê
U Hom., Iliade^ II, 641. — 2. Id., ifcid., VIU, 47. — S. Id , ibid, H, 536»
70 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
c naguère ramenées de Sidon, sur le même vaisseau qui em-
ce portait Hélène * ; »
et le palais de Ménélas également, car ce héros dit à Télé-
maque :
« Je veux te donner cette coupe ciselée ; elle est d'argent
d massif, Tor en couronne les lèvres; c'est l'œuvre de Vulcain;
ff elle me fut ojGferte en présent par l'illustre roi des Sidoniens,
c lorsque, regagnant ma patrie, je m'arrêtai sous son toit hos
« pitalier*. 2> .
Et nul doute qu'ici l'expression « c'est Vœuvre de Vulcain »
ne doive être prise dans un sens figuré, comme une hyper-
bole analogue à ce qu'on dit tous les jours des belles choses,
qu'elles sont l'œuvre de Minerve, l'œuvre des Grâces et des
Muses ; c'est qu'en effet les Sidoniens étaient de très-habi-
les artistes, le poëte le dit formellement dans le passage où
il parle de la beauté du vase qu'Eunée avait donné pour
racheter Lycaon :
<r II n'était rien sur la terre qu'il n'effaçât par sa beauté ;
c les Sidoniens avaient mis tout leur art à le décorer et des
a marchands phéniciens l'avaient apporté sur leur vaisseau '. >
34. Sur les Érembes maintenant que n'a-t-on point dit !
Mais de toutes les opinions émises la plus vraisemblable
est celle qui veut que sous ce nom le poëte ait désigné les
Arabes. Zenon, notre Zenon, va plus loin, et corrigeant le
texte d'Homère, il lit le vers ainsi :
c Tour à tour je visitai Ëthiopiens, Sidoniens, Arabes [au
« lieu à: Érembes]. »
Il n'est pas nécesèaire pourtant de changer cette leçon, qui
est assurément fort ancienne ; mieux vaut croire que c'est le
nom lui-même qui a éprouvé quelqu'une de ces altérations
si fréquentes, si communes dans toutes les langues; et c'est
1. Hom., Jiade, VI, 289. — 2. Id., Odyssée, IV, 615. Cf. t6id., XV, 115. —
3. Hom., //tadCjXXIlI, 742.
LIVRE I. 71
précisément ce que certains grammairiens cherchent à met-
tre en lumière par la comparaison des lettres dans l'une et
dans l'autre forme. Pour nous, nous serions tenté de préfé-
rer, comme plus sûr encore, le procédé de Posidonius, qui,
même dans le cas présent, a cru devoir consulter la parenté
et l'affinité primordiale des peuples pour retrouver Tétymo-
logie du nom. Il est constant, en efiTet, que les nations ar-
ménienne, syrienne, arabe ont entre elles beaucoup de cette
affinité et comme un air de famille qui se manifeste dans
leurs langues, leurs genres de vie et leurs caractères physi-
ques, là surtout où elles se trouvent être proches voisines, en
Mésopotamie par exemple, pays dont la population appartient
précisément à ces trois nations et où naturellement la res-
semblance entre elles éclate davantage. Car, en admettant
même que, par le fait des climats ou de la position géogra-
phique, il y ait quelque différence sensible des populations
plus septentrionales aux populations méridionales et des unes
et des autres aux populations intermédiaires, les caractères
communs ne laissent pas que de prédominer. Ajoutons que les
Assyriens et les Ariens offrent avec ces mêmes peuples, aussi
bien qu'entre eux, une grande ressemblance. Eh bien 1 De
cette ressemblance entre les peuples, Posidonius conclut la
ressemblance des noms eux-mêmes. Or, il est de fait que
les peuples, que nous appelons Syriens^ portent en syriaque
le nom d'ArammœenSy et qu'il y a de la ressemblance entre
ce nom et ceux à^ArménienSy d'Arabes et à'Érembes, ce der-
nier nom n'étant peut-être bien qu'une épithète ou qualifi-
cation particulière dont se servaient les anciens Grecs pour
désigner les Arabes, comme le sens étymologique du mot
semblerait le donner à entendre. On s'accorde en effet géné-
ralement à dériver l'étymologie du mot d'Érembes des mots
eîç div Epav lp.êa(vetv (pénétrer ^ habiter sous terre). Seule-
ment, avec le temps on aura à cette dénomination d'Érem-
bes substitué la traduction plus claire de Troglodytes^ nom
qui désigne, comme on sait, la partie de la nation arabe
établie sur le côté du golfe arabique attenant à l'Egypte et
à l'Ethiopie. Ce sont donc ces Arabes, suivant toute vrai-
r2 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
semblance, que le poëte a voulu désigner sous le nom
d'Érembes et ce qu'il dit du voyage de Ménélas en leur
pays doit s'entendre sans doute comme ce qu'il dit du voyage
d'Ethiopie, caries Érembes, ainsi que les Ethiopiens, étaient
proches voisins de la Thébaïde. Ajoutons qu'en rappelant
ce voyage et celui d'Ethiopie le héros ne pouvait avoir en
vue les avantages commerciaux ou les riches présents qu'il
en avait retirés (ces profits ayant été apparemment peu de
chose), mais uniquement la longueur et le prestige même
du voyage, car c'était alors une gloire réeUe d'avoir pénétré
aussi loin, témoin ce vers :
c II a de beaucoup d'hommes visité les cités et observé les
0 mœurs ' ; »
et ceux-ci encore :
« Mais j'ai dû beaucoup souffrir et longtemps errer sur mes
« vaisseaux pour rapporter tous ces trésors *. »
Hésiode, il est vrai , dans son Catalogue^ mentionne une
certaine
c Fille d'Arabus, fils lui-même dil bienfaisant Hermès et de
« Thronia, fille du roi Belus *. >
Stésichore la nomme également, mais s'il est permis d'in-
férer de ce double témoignage que, du temps de ces poètes,
la contrée en question avait déjà reçu en mémoire d'Arabas
le nom d'ilra&ie, il peut bien se faire aussi que du temps
des héros il n'en fût pas encore de même.
35. Quant à ceux qui ont imaginé de faire des Érembes
soit une tribu particulière de la nation éthiopienne, soit
une tribu de Géphènes, voire en troisième lieu une tribu de
Pygmées, sans parler de mille autres fictions du même genre,
s'ils nous paraissent mériter moins de confiance, c'est qu'in-
dépendamment du peu de vraisemblance qu'offre la chose
en soi ils font là une sorte de confusion de l'histoire et de
1. Hom., Odyssée, I, 3.-2. Id., tôti., IV, 81. — 3. Cf. Besiodi fragmenta
(éd. Lehrs, Paris, 1840), n» 32.
LIVRE I. 73
la &ble. Nous retrouvons cette même confusion chez ceux
qui, voulant faire de l'Océan extérieur le théâtre des erreurs
de Ménélas, placent les Sidoniens et naturellement aussi les
Phéniciens sur les bords de la mer Persique ou sur tel
autre rivage de l'Océan. A vrai dire, la façon dont ces
auteurs se contredisent entre etÙL n'entre pas pour peu
de chose dans l'incrédulité qu'ils rencontrent. Tandis que
les uns, en effet, regardent les Sidoniens de notre mer in-
térieure comme une colonie des Sidoniens de l'Océan ,
aîoutant, qui plus est, que le nom de Phéniciens leur est
venu de la couleur rouge des eaux de la mer extérieure, les
autres affirment précisément l'inverse. Il en est aussi qui
transportent l'Ethiopie dans notre Phénicie et font de Jopé
le théâtre des aventures d'Andromède, non qu'ils ignorent
la véritable situation des lieux en question, mais ils préten-
dent user des licences du genre mythique, comme ont fait
Hésiode et tant d'autres que cite Apollodore. Seulement, en
comparant aux fictions d'Homère les fictions de ces auteurs,
Apollodore ne sait pas tenir la balance égale. Citant, par
exemple, comme terme de comparaison, ce qu'Homère ra-
conte et du Pont et de l'Egypte, il en tire contre le poëte
une accusation en règle d'ignorance : suivant lui , le poëte
a vooJu dire la vérité, mais, loin de la dire, il a, faute de
savoir, donné le faux pour le vrai. Or, nous le demandons,
jamais personne se serait-il avisé d'accuser Hésiode d'igno-
rance, pour avoir parlé d'Hémicynes, de Macrocéphales et
de Pygmées^j quand Homère a pu user impunément de
fictions semblables, et entre autres précisément de ce
même mythe des Pygmées, quand en outre AIcman nous
parle de Stéganopodes et iEschyle de Cynocéphales, de
SUmophthalmes et de Monommates*, quand surtout nous
tolérons tant d'ouvrages en prose, écrits soi-disant dans
le genre historique, et qui contiennent, sans que leurs au-
teurs l'avouent, tant de mythes véritables. C'est qu'en effet
1. Hesiodi fragmenta (éd. Lehrs), n* 42. — 2. Cf. Àeschyli fragmenta (éd.
Ahrens, Paris, 1843 j, n» 77.
74 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
il saute aux yeux d'abord que c'est de propos délibéré et
nullement par ignorance historique que les auteurs de ces
ouvrages ont entremêlé de fables leurs récits, imaginant
ainsi Timpossible afin de flatter le goût du public pour le
merveilleux. Seulement, ce qui peut faire croire à leur
ignorance, c'est qu'en général, et pour trouver plus aisé-
ment créance, ils ont choisi de préférence comme théâtre
de leurs fictions les parties de la terre les plus mystérieuses
et les plus ignorées. Au moins Théopompe a-t-Û la bonne
foi d'avouer ce qui en est : il déclare hautement qu'il mê-
lera plus d'une fois la fable à l'histoire, mieux seulement
que n'ont su le faire Hérodote, Gtésias, HeUanicus et les
différents historiens qui ont écrit sur l'Inde.
36. Pour ce qui est, maintenant, des phénomènes de l'O-
céan, il est bien vrai, [comme le marque Ératosthène],
qu'Homère les a décrits sous la forme d'un mythe, car, en
thèse générale, c'est là la forme que tout poète doit cher-
cher à donner à sa pensée, et, dans le cas présent, c'est évi-
demment le double phénomène du flux et du reflux qui lui
a suggéré l'idée de sa fable de Gharybde ; mais cela ne veut
point dire que cette fable en elle-même ait été créée de
toutes pièces par l'imagination d'Homère; loin de là, Ejo-
mère n'a fait qu'arranger et mettre en œuvre certaines no-
tions positives concernant le détroit de Sicile. Que si, main-
tenant, il a parlé de trois reflux au lieu de deux pour les
vingt-quatre heures,
« Car TROIS FOIS par jour elle vomit l'onde amère, et trois
« FOIS la ravale *, *
voici, à ce qu'il semble, ce qu'on pourrait dire pour le jus-
tifier : d'abord, il n'y a pas à supposer un instant que ce
soit par ignorance du phénomène lui-même que le poète
s'est exprimé de la sorte, mais il faillait qu'il ménageât un
effet tragique, un effet de terreur : Gircé ayant besoin de
terrifier le héros pour le détourner plus sûrement de son
1. Hom., Odyssée, XII, 105.
LIVRE I. 75
fatal projet^ on conçoit qu'elle appelle le mensonge à son
aide. Que dit-elle, en effet, dans le passage en question?
c Trois fois par jour Charybde vomit Ponde amère et trois
a fois elle la ravale avec un brait terrible. Ëvite alors, évite de
€ te trouver à sa portée au moment du reflux : autrement
s Neptune lui-même ne pourrait te soustraire à la mort. »
Et pourtant Ulysse assiste sans périr à ce terrible reflux;
lui-mênie raconte la scène en ces termes :
« Et voilà que le monstre engloutit de nouveau Tonde
€ amère. Mais moi, me suspendant aux branches élevées d'un
c figuier sauvage, comme la chauve-souris, j'y demeurai atta-
« ché *. »
Il attend de la sorte que les débris de son vaisseau repa-
raissent, les saisit au passage et se sauve; et par le fait
Circé se trouve avoir menti. Mais Tayant fait mentir sur un
point, Homère a bien pu la faire mentir sur un autre, et
dans ce vers,
« Car trois fois par jour elle vomit, >
lui faire dire exprès trois fois au lieu de deux; d'autant qu'il
existe dans le langage ordinaire une hyperbole toute pa-
reille, c trois fois heureux et trois fois malheureux, » dont
tout le monde se sert, et qu'Homère lui-même a souvent
employée, dans ce vers-ci par exemple,
« Trois fois heureux les Grecs "; ©
dans cet autre également,
c Nuit charmante et.Taoïs fois désirée ', •
et dans cet autre encore,
t [Fendue] en trois et quatre*. »
Peut-être d'ailleurs serait-on fondé à voir dans l'heure
1. Hom., Odyssée, XII, 107.— 2. Id., ibid., V, 306. — 3. Eom.,Iliadej VIII,
488.— I.Id.,t6t(i.,III,363.
76 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
marquée par )e héros comme un moyen adroit du poëte
pour laisser au moins pressentir la vérité. Car il est certain
que le double reflux dans l'espace d'un jour et d'une nuit
ferait mieux comprendre que le reflux triple comment les
débris du naufrage ont pu rester si longtemps engloutis et
reparaître si tard, au gré du héros toujours cramponné
aux branches de son figuier :
c: Aux rameaux du figuier sans relâche attaché, j'attendais
c que le monstre revomît le mât et la carène ; mais ce moment
« tarda longtemps au gré de mon impatience : ce fut à Fheure
<r où, pressé par la faim, le juge se lève et quitte l'assemblée,
c après avoir entre les citoyens aux prises décidé maints pro-
cr ces, à cette heure seulement que du sein de Gharybde ces
c précieux débris reparurent à mes yeux *. j
Toutes ces circonstances effectivement indiquent un laps
de temps considérable, celle-ci surtout, c que déjà le soir
étendait son voile sur la terre, » sans compter que le poëte,
au lieu de dire simplement et d'une manière générale
X à l'heure où le juge se lève, » a ajouté , < ayant décidé
maints procès, » ce qui implique une heure encore plus
avancée. Enfin, Homère n'aurait offert au héros naufragé
qu'un moyen de salut bien peu vraisemblable, si, avant qu'il
eût eu le temps d'être emporté au loin, un nouveau reflux
eût pu tout à coup le ramener en arrière.
37. Âpollodore, à son tour, en partisan décidé d'Ératos-
thène, reproche à Gallimaque d'avoir nommé, lui, un gram-
mairien consommé, d'avoir nommé, dis-je, contrairement à
la donnée homérique, qui consiste à transporter dans l'Océan
le théâtre des Erreurs d'Ulysse, Gaudos et Corcyre parmi
les lieux où le héros aborda. Mais de deux choses l'une :
. ou les Erreurs d'Ulysse n'ont eu lieu nulle part et ne sont
de tout point qu'une fiction d'Homère, auquel cas le re-
proche est légitime ; ou bien, elles ont eu lieu réellement,
seulement en d'autres parages, et alors il faudrait le dire
1. Hom., Odyssée^ XII, 437.
LIVRE I. 77
nettement, en précisant surtout quels sont ces parages, pour
que la prétendue erreur pût être rectifiée. Or, comme on
ne saurait dire avec vraisemblance, nous l'avons démontré
plus haut, que tout ici est pure fiction, et que d'autre part
on ne désigne aucune localité qui paraisse répondre mieux \
[que Gaudos et Corcyre] aux descriptions du poète, Galli- '
maque nous semble devoir être renvoyé de la plainte. 1
38. Démétrius de Scepsis n'a pas raison davantage dans
ses critiques, et, qui plus est, on pourrait s'en prendre
a lui souvent des erreurs qu*a commises Apollodore. Ainsi,
en voulant réfuter certaine assertion de Néanthès de Cy-
zique, qui avait signalé comme un des incidents de la
navigation des Argonautes vers le Phase (navigation attes-
tée et par Homère et par maint autre écrivain) l'érection
de ces temples ou autels de la Mère Idëenne qui se voient
près de Cyzique, Démétrius s'emporte psqu'à nier qu'Ho-
mère ait même eu connaissance de cette expédition de
Jason vers le Phase. Or, en niant cela, Démétrius fait plus
que de contredire le témoignage formel d'Homère, il se
contredit lui-même, car il a lui-même raconté, [d'après Ho-
mère apparemment], comment Achille, après avoir dévasté
Lesbos et tant d'autres lieux, épargna Lemnos et les lies
voisines, à cause de la parenté qui l'unissait à Jason et au fils
de Jason, Euneôs, alors maître de Lemnos. Quoi donc! Le
poète aurait su qu'Achille et Jason étaient parents, compa-
triotes ou simplement voisins, qu'en un mot un lien quel-
conque existait entre eux (lien du reste se réduisant à ceci,
que tous deux se trouvaient être Thessaliens de nation,
mais originaires l'un d'Iolcos, l'autre de la Phthiotide-
Achœide), et il aurait cependant ignoré comment Jason, bien
que Thessalien et natif d'Iolcos, en était venu à ne laisser
de postérité nulle part en Thessalie, notamment à lolcos,
et avait placé son fils sur le trône de Lemnos 1 II aurait connu
Pélias et les Péliades, notamment la plus belle d'entre elles,
ainsi que son fils,
« Eumélus^ né des amours d'Admète et d'Alceste, d'Alceste,
78 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
c la plus belle entre toutes les femmes, comme elle était déjà
c la plus belle entre les filles de Pélias '; >
et pas une des aventures, j'entends des aventures authen-
tiques de Jason, d'Argo et des Argonautes, ne serait par-
venue à sa connaissance; si bien qu'il ne faudrait voir dans
la navigation de Jason au sein de l'Océan, après sa sépara-
tion d'avec iEétès, qu'une pure fiction de l'imagination du
poète sans le moindre fondement historique I
39. Non ; et puisque tout le monde convient que la pre-
mière partie de l'expédition des Argonautes, leur départ
pour le Phase, sur l'ordre de Pélias, leur retour, leur prise
de possession chemin faisant de telle et telle île, sont des
faits dont on peut admettre l'authenticité, nous ne voyons
pas, en vérité, pourquoi la seconde partie de leur voyage,
devenu pour eux comme pour Ulysse et pour Ménélas une
suite d^ erreurs sans fin, serait accueillie avec plus d'incré-
dulité, quand ces erreurs sont attestées de même et par des
monuments encore debout aujourd'hui, et par la mention
formelle d'Homère, La ville d'iEa, par exemple, se voit en-
core sur les bords du Phase, personne ne doute qu'iEétès
n'ait réellement régné en Golchide , son nom même est de-
meuré pour le pays une sorte de nom national, on parle
toujours de la magicienne Médée, et les richesses que la
Golchide tire actuellement de ses mines d'or, d'argent et de
fer, laissent assez deviner quel a dû être le vrai motif de
l'expédition des Argonautes, le même apparemment qui
avait, dès auparavant, pous&é Phrixus vers les rives dû Phase,
n existe en outre des monuments de l'une et de l'autre expé-
dition, témoin ce Phrixeum^ qui s'élève sur la frontière
même de la Golchide et de l'Ibérie, et cette foule de Jaso-
niumy qu'on trouve répandus partout en Arménie, en Médie
et dans les pays environnants. De même, autour de Sinope
et sur toute cette côte, dans la Propontide aussi, dans THel-
lespont, et jusque dans les eaux de Lemnos, on signale maint
1. Hom., Iliade y II, 7(4.
LIVRE I. 79
vestige dn passage de Jason et de celui de Phrixus ; on re-
tronve, qui plus est, les traces de Jason et des Golkhes en-
voyés à sa poursuite en Crète, en Italie, dans l'Adriatique
même, ce que rappelle, en partie du moins Gallimaque,
quand il nomme
c Et le temple d'^glète et Pile d'Anaphé, proche voisine de
c Théra, cette noble fille de Lacédémone S i
dans l'élégie dont voici le début,
c Je dirai d'abord comment du séjour d'^étès le Cytéen
« une troupe de héros put à travers les mers regagner les ri-
(c vages de l'antique Hasmonie, ;»
et qu'il ajoute à propos de ces Golkhes ou Golchidiens :
c  peine entrés dans la mer dlUyrie, ils suspendent le
c mouvement de leurs rames; et non loin de la pierre qui re-
« couvre la dépouille de la blonde Harmonie, ils fondent une
« humble cité ; c'est pour le Grec la ville des Proscrits,
c mais, d'un mot de leur langue, ils Tout nommée Pol£ *, i
Enfin, suivant certains auteurs, Jason aurait remonté la
plus grande partie du cours de l'Ister ; mais d'autres se
Jboment à le faire pénétrer par cette voie jusqu'à l'Adria-
tique^ et, si le8 premiers ont montré qu'ils ignoraient com-
plètement la géographie de ces contrées, ceux-ci, du moins,
en supposant l'existence d'un second fleuve Ister, qui sorti*
rait du grand Ister pour aller se jeter dans l'Adriatique,
n'ont pas avancé quelque chose de tout à fait invraisem-
blable et absurde.
40. Or, ce sont des données de ce genre que le poète a
eues à sa disposition et qu'il a mises en œuvre, tantôt sui-
vant rigoureusement l'histoire, et tantôt ajoutant à l'histoire
les fictions de son imagination, conformément à la méthode
générale des poètes et à la sienne en particulier : il suit
l'histoire par exemple , quand il nomme ^étès, qu'il parle
l. cf. Callimachi fragmenta a R. Bentleio collecta (éd. Ernesti, Lugd. Batav.,
1761) u» Il 3. — 2. Cf. iotd., n« 104.
80 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de Jason et du navire Argo, qu'il crée son Mea. à l'image
de la réelle JEsl, qu'il place Euneôs sur le trône de Lemnos
et fait de cette île une alliée d'Achille , tout comme il fait
une autre Médée de la magicienne Circé,
s
cr Propre sœur de rhomicide iEétès *. »
Au contraire, il ajoute et mêle la fiction à l'histoire,
quand il transporte . en plein Océan le théâtre des erreurs
qui suivirent l'expédition de Golchide ; car l'expression
c Argo, nom chéri, nom connu de tous les mortels', i
très-juste quand on admet la précédente distinction et qu'on
conçoit l'expédition du navire Argo dirigée dans le principe
vers des lieux connus et abondamment peuplés, ne se com-
prend plus, sij comme l'affirme Démétrius de Scepsis fl'a-^
près l'autorité de Mimnerme, lequel plaçait la résidence
d'iEétès sur les bords mêmes de l'Océan, c'est dans la mer
extérieure et vers les derniers confins de l'Orient que Jason
se vit de prime abord envoyé par Pélias pour chercher la
Toison d'or : l'expédition ainsi dirigée vers des lieux incon-
nus, ignorés, devient invraisemblable, sans compter qu'une
navigation, comme celle-là, dans des parages absolument
déserts et inhabités, et qui nous semblent aujourd'hui en-
core le dernier degré de l'éloignement, n'était paà de nature
à procurer grand'gloire ni « à intéresser tous les cœurs'. »
1. Hom., Odyssée^ X, 137. — 2. Id., ibid., XII, 70. — 3. A l'exemple de
M. Meineke, nous croyons pouvoir rejeter en note les vers suivants, qui parais-
sent bien les mêmes que citait Démétrius d'après Mimnerme, mais qu'on
s'accorde à considérer comme une docte interpolation faite au texte de Strabon
« Océan. »
Et plus loin :
« La ville d'^cétès, où reposent étendus sur leur lit d'or, et près des bords
« de l'Océan que visita naguère le divin Jason, les rayons du soleil à la course
« rapide. »
•s
UVRE I. 81
CHAPITRE m.
1. Un autre tort d'Ératosthène est de citer trop souvent,
soit qu'il les réfute, soit qu'il accepte leur témoignage et qu'il
s'en serve, des écrivains qui ne méritent au fond que l'oubli,
un Bamaste, par exemple, et ses pareils, tous gens que,
même pour ce qu'il y a de vrai dans leurs livres, on ne de-
vrait jamais ni citer ni croire. Les seuls témoignages, en
effet, qui puissent faire autorité, sont ceux d'écrivains re-
conimandables, habituellement exacts, ou qui, s'il leur
arrive parfois de passer les choses sous silence ou d'en parler
trop brièvement, ne cherchent du moins jamais à tromper.
Mais^le témoignage de Damaste l Autant vaudrait citer celui
du Bergéen [ou celui du Messénien*] Evhémère et de tant
d'autres comme lui, dont Ératosthène tout le premier dé-
nonce et raille le bavardage frivole. Lui-même nous fait con-
naître un des sots contes que ce Damaste a débités, quand
il nous le montre faisart un lac du golfe Arabique, et racon-
tant conmie quolDiotime, fils de Strombichos, à la tête
d'une ambassade athénienne, avait pu, en remontant le
Gjdnus depm's la Cilicie jusqu'au Choaspe, fleuve qui passe
à Suses, atteindre cette ville en quarante jours : il tenait lé
fait soi-disant de Diotime en personne, et là-dessus il s'exta-
siait que le Gydnus pût ainsi couper et l'Euphrate et le Tigre
pour aller se jeter dans le Choaspe I
2. Mais cette critique n'est pas la seule qu'on puisse
adresser ici à Ératosthène: on peut lui reprocher encore
d'avoir, en parlant des différentes mers, présenté conmie
encore inexplorés de son temps des parages qui, au con-
traire, avaient été déjà visités et décrits avec une minutieuse
exactitude ; d'avoir aussi, lui qui nous engage à ne pas ac-
cepter trop aisément la première autorité venue, et qui nous
déduit tout au long les motifs d'une pareille défiance en
1. Voy. Meineke : Vindiciarum Strabonaniarum liber, p. 5.
GÉOGR. DE STRABON. I. ~ 6
82 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
citant comme exemple tout ce qui se débite de fables sur le
Pont et TAdriatique, d'avoir, dis-je, plus d'une fois lui-
même accepté de confiance le témoignage du premier venu.
N'admet-il pas ainsi, sur la foi d'autrui, que le golfe d'Issus
représente le point le plus oriental de notre mer, quand
Dioscurias, au fond du Pont-Euxin, est d'après lui-même,
d'après le Stadiasme, qu'il a lui-même dressé et calculé,
de près de trois mille stades plus avancé vers l'est? Et dans
sa description de la partie septentrionale ou partie extrême
de l'Adriatique n*admel-il pas également toutes les fables
imaginables ? Ne se montre-t-il pas tout aussi crédule pour
ce qu'on a pu dire de la région située au delà des colonnes
d'Hercule, signalant dans ces parages lointains une île Cerné
et mainte autre terre, qui ne se retrouvent plus aujourd'hui
nulle part , comme on le verra, quand nous en reparlerons
dans la suite? Autre critique : après avoir dit en certain
endroit que, dès les temps les plus anciens, les hommes
naviguaient, soit comme pirates, soit comme marchands,
non pas il est vrai en pleine mer, mais le long des côtes, té-
moin Jason, que nous voyons à un nuDment donné qiiitter ses
vaisseaux et des rivages de la Golchide s'en aller guerroyer
au fond de l'Arménie et de la Médie, il nie plus loin que
jamais les anciens aient osé naviguer dans TEuxin ni longer
les côtes de la Libye, de la Syrie et de la Gilicie. Or, si par
le nom à' anciens Eratosthène a entendu désigner des géné-
rations antérieures à tous nos souvenirs, dans ce cas-là vrai-
ment je me soucie assez peu de savoir si les anciens ont
navigué ou non et de dire d'une façon plutôt que de Tautre ;
mais a-t-il voulu parler de générations dont nous ayons
gardé mémoire chacun alors dira sans hésiter que les an-
ciens, tout au contraire, paraisseut avoir accompli et parterre
et par mer de plus longs voyages que les modernes, s'il faut
s'en rapporter du moins à oe que la tradition nous apprend
de Bacchus, d'Hercule, de Jason lui-même et aussi des hé-
ros qu'Homère a chantés, tels qu'Ulysse et Ménélas. D y a
lieu de croire également que Pirithoùs et Thésée avaient
accompli quelque lointaine et pénible expédition, pour que
LIVRE I. 83
la tradition leur ait attribué l'honneur d'avoir visité Ylladès
ou sombre empire, et les'Dioscures aussi, pour qu'ils aient
mérité d'être appelés les Gardiens de la mer et les Sauveurs
du marin. Tout le monde connaît en outre la thalassocratie
de Minos et le grand périple des Phéniciens qui, peu de
temps après la guerre de Troie, franchirent les colonnes
d'Hercule, en explorèrent les abords et la côte de Libye
jns€[u'à moitié environ de sa longueur, fondant partout des
villes sur leur passage. Et le Troyen Ênée, et Anténor, et
tant d'autres héros que Tissue de la guerre de Troie dispersa
par toute la terre, peut-on raisonnablement ne pas les com-
prendre au nombre des anciens ? Il était arrivé aux Grecs,
aussi bien qu'aux barbares, par suite de la prolongation des
hostilités , de perdre et ce qu'ils possédaient chez eux et ce
que la guerre elle-même leur avait rapporté , si bien qu'a-
près la chute d'Ilion les vainqueurs avaient dû par dénû-
ment se tourner vers la piraterie, et plus encore que les
vainqueurs ceux des vaincus que la guerre avait épargnés.
De Ik le grand nombre de villes fondées, dit-on, par ceux-ci
BUT tout le littoral et parfois même dans l'intérieur des terres
situées par delàla Grèce.
3. Autre chose encore : de l'exposé des progrès faits
dans la connaissance de la terre habitée postérieurement à
Alexandre et de son vivant déjà, Ératosthène passe à la
discussion scientifique de la figure de la terre, mais non
plus seulement de la terre habitée^ ce qui eût été pourtant
plus rationnel dans un traité dont la terre habitée était l'objet
spécial: la figure qu'il entreprend de décrire embrasse la
terre entière. Nous ne voulons pas dire que ce côté général
de la question dût être absolument négligé', mais il fallait
ne le traiter qu'en son lieu et place. Ératosthène nous mon-
tre donc la terre, la terre entière, affectant la forme d'une
sphère, non pas à vrai dire d'une sphère faite au tour : il
constate que sa surface présente mainte inégalité sensible.
Mais à ce propos il allègue la quantité infinie d'altérations
partielles que ladite figure éprouve par le fait des eaux, du
feu, des tremblements ou secousses intérieures, des exha-
84 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
laisons de vapeurs et d'autres causes analogues. Or, ici en-
core, il méconnaît Tordre logique , car la forme sphéroïdale
pour la terre entière résulte de la constitution même de
l'univers, et les changements partiels qu'il cite ne sauraient
altérer en rien la figure générale de la terre, de si imper-
ceptibles accidents disparaissant naturellement dans une si
grande masse : tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de modifier
dans sa disposition telle ou telle partie de notre terre habi-
tée^ les différentes causes qui les produisent étant toujours
purement locales.
4. [Relativement à ces changements], une question se
présente, qui a, suivant lui, particulièrement exercé la saga-
cité des philosophes, c'est comment il se peut faire qu'à
deux et trois mille stades de la mer, dans l'intérieur même
des terres, on rencontre en maints endroits quantité de
coquilles, de valves, de chéramides, ainsi que des lacs d'eau
saumâtre, notamment aux environs du temple d'Âmmon et
sur toute la route qui y mène, laquelle n'a pas moins de
trois mille stades de longueur, c IL y a là en effet, dit*il,
comme un immense dépôt de coquilles ; le sel aujourd'hui
encore s'y trouve en abondance et l'eau de la mer elle-
même à l'état de sources jaillissantes; on y rencontre en
outre force débris d'embarcations ayant évidemment tenu
la mer, mais que les gens du pays prétendent avoir été vomis
là par quelque fissure ou déchirement du sol, et jusqu'à de
petites stèles surmontées de figures de dauphins et portant
l'inscription suivante: des théores de cyrène. » Puis à ce
propos il cite, et même avec éloge, l'opinion émise par Stra-
ton, le philosophe physicien , ainsi que celle de Xanthus de
Lydie. Xanthus, lui, rappelait qu'au temps d'Artaxerxès
une grande sécheresse était survenue, qui avait tari les fleu-
ves, les lacs et les puits, qu'en maints endroits, tous situés
fort avant dans les terres, et par conséquent bien loin de
la mer, il avait pu observer de ses yeux des gisements de
pierres ayant la forme de coquillages ou portant l'empreinte
de pétoncles et de chéramideSy ainsi que des lacs d'eau sau-
mâtre, en pleine Arménie, chez les Matiènes et dans la basse
UVRE I. 85
Phrygie, et de ces différents faits il concluait que la mer
avait dû se trouver naguère à la place où sont aujourd'hui
ces plaines. Quant à Straton, qui, au jugement d'Ératos-
thène avait poussé plus loin encore l'explication ou setiologie
du phénomène, il commençait par émettre le doute que
rauxin eût eu primitivement cette ouverture près de By-
zance : suivant lui, c'étaient les eaux des fleuves, ses tribu-
taires, qui avaient forcé le passage et ouvert cette commu-
nication de TEuxin avec la JPropontide et THellespont ; puis
le même effet s'était produit dans notre mer : là aussi le
passage entre les colonnes d'Hercule avait été frayé violem-
ment, le tribut des fleuves ayant grossi la mer outre mesure,
et, par suite de l'écoulement des eaux, toutes les parties
basses de ladite mer étaient restées découvertes, ce que
Straton expliquait en faisant remarquer, d'abord, que le
fond de la mer extérieure et celui de la mer intérieure n'ont
pas le même niveau, et, en second lieu, qu'il existe présente-
ment encore une espèce de chaîne ou de bande sous-marine,
s'étendant des côtes d'Europe à celles de Libye, comme pour
prouver qu'anciennement les deux mers ne faisaient point un
seul et même bassin. H ajoutait que le Pont est tout parsemé
de haS'fondSy et que les mers de Crète, de Sicile et de Sar-
daigne, au contraire, sont extrêmement profondes, et il attri-
buait cette différence au grand nombre et à l'importance
des fleuves qui débouchent précisément du nord et de l'est
et envasent les parages du Pont, tandis que les autres mers
n'ont rien qui altère leur profondeur. La même cause, à
l'entendre, expliquait comment les eaux dans la mer de
Pont sont moins salées qu'ailleurs et comment s'est formé
le courant qui les emporte dans le sens naturellement de
la pente ou inclinaison du fond. Il lui semblait même qu'avec
le temps ces atterrissements des fleuves, ses tributaires, de-
vaient finir par combler le Pont tout entier. « Car déjà,
dit-il, sur la rive gauche, près de Salmydessus notamment,
et des points que les marins désignent sous le nom de Sté^
ihéj dans le voisinage de Tlster et du désert de Scythie,
cette mer tend à se convertir en bas-fonds marécageux. » Il
86 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
pouvait se faire aussi, suivant lui, que le temple d'Ammon
s'élevât primitivement sur le bord de la mer et que l'écou-
lement ou le retrait de celle-ci l'eût rejeté dans l'intérieur
des terres, là où nous le voyons actuellement. Straton con-
jecturait même à ce propos que l'oracle d'Ammon n'avait
dû qu'à sa situation maritime d'être devenu si célèbre et si
universellement connu : « Autrement disait-il, et avec l'ex-
trême éloignement où se trouve ce temple aujourd'hui de
la mer, comment concevoir raisonnablement le degré d'il-
lustration et de gloire attachées à son nom? » L'Egypte, elle
aussi, avait dû être primitivement couverte par la mer jus-
qu'aux marais qui bordent aujourd'hui Péluse, le mont Ga-
sius et le lac Sirbonis , et la preuve qu'il en donnait, c'est
que, de son temps encore, quand on creusait dans les sa-
lines naturelles qui se trouvent en Egypte, le fond des ex-
cavations était toujours sablonneux et rempli de débris de
coquilles, comme si effectivement cette contrée eût été na-
guère couverte par la mer et qu'il fallût voir dans tout le
canton du Gasius et dans celui des Gerrhes d'anciens bas-
fonds contigus par le fait au golfe Érythréen et que la mer,
en se retirant, aurait découverts, n'y laissant subsister que
le lac Sirbonis, lequel même, avec le temps, aurait aussi
rompu ses digues et commencé à dégénérer en marais. De
même enfin les bords du lac Mœris, par leur aspect, lui
rappelaient plutôt les côtes' d'une mer que les rives d'un
fleuve. Or, que la mer ait anciennement et pendant des pé-
riodes plus ou moins longues couvert, puis laissé à sec en se
retirant une bonne partie des continents, le fait en soi n'a
rien d'inadmissible. On peut admettre également que toute
la partie de la surface terrestre aujourd'hui encore cachée
sous les mers présente des inégalités de relief ou de niveau
ni plus ni moins, en vérité, que la partie aujourd'hui dé-
couverte et que nous habitons, et qu'elle se trouve, comme
celle-ci, sujette à tous les changements, à tantes les révo-
lutions signalées par Ératosthène. Et, cela étant, an ne voit
pas qu'il y ait, dans le raisonnement de Xanthus du moins,
rien d^absurde à relever.
LIVRE I. 87
5. En revanche, ne pourrait-on pas objecter à Straton
que, libre de choisir entre beaucoup de causes réelles, il a
négligé celles-ci pour en invoquer de chimériques? La pre-
mière, en effet, qu'il reconnaisse, c*est que le lit de la mer
intérieure et celui de la mer extérieure ne sont point de
Diyeau et partant que les deux mers n'ont pas la même
profondeur. Or, si la mer s'élève, puis s'abaisse, si elle
inonde certains lieux et qu'ensuite elle s'en retire, cela ne
tient pas à ce que ses différents fonds sont les uns plus
bas, les autres plus élevés, mais à ce que les mêmes fonds
tantôt s'élèvent et tantôt s'abaissent, et à ce que la mer en
même temps se soulève ou s'affaisse aussi, puisque, une
fois soulevée, elle déborde nécessairement, et que baissant
ensuite elle rentre naturellement dans son lit primitif. Au-
trement, il faudrait que tout accroissement subit de la mer
donnât lieu à une inondation, qu'il y en eût une, par exem-
ple, à chaque marée ou à chaque crue des fleuves, ses tri-
butaires, la masse de ses eaux éprouvant dans le premier
cas un déplacement total, et, dans le second, une augmen-
tation de volume. Mais ces augmentations [causées par les
crues des fleuves] ne sont ni fréquentes ni subites, et,
quant aux marées, elles ne durent guère, leur mouvement
d'ailleurs est réglé, et l'on né voit pas, dans notre mer, non
plus qu'ailleurs, qu'elles causent des inondations. Reste
donc à s'en prendre à la nature même du fond, soit du fond
sous-marin, soit du fond temporairement submergé, mais
plutôt du fond sous-marin, parce qu'il est plus mobile et
qu'en général ce qui est humide est sujet à éprouver des
changements plus rapides , comme offrant moins de résis-
tance à l'action des vents, cause première de tous ces chan-
gements. Mais, je le répète, ce qui produit l'effet en ques-
tion, c'est que les mêmes fonds tantôt s'élèvent et tantôt
s affaissent, et non pas que les différends fonds sont les uns
plus élevés, les autres moins. Que si, maintenant, Straton
s'y est laissé tromper, c'est qu'il croyait apparemment que
ce qui arrive pour les fleuves se produit aussi dans la mer,
à savoir que le courant qu'on y observe dépend aussi de
88 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
rélévation du point de départ. Sans quoi il n'eût pas attri-
bué le courant du détroit de Byzance à la disposition du
fond, cpii se trouve plus élevé, suivant lui, dans TEuxin que
dans la Propontide et dans la mer qui lui fait suite, et cela,
soi-disant, parce que le limon, que charrient les fleuves,
comble peu à peu le lit de TEuxin, et qu'à mesure qu'il
convertit cette mer en bas-fond il précipite ses eaux plus
violemment vers les mers extérieures. Sans compter que,
comme il applique ou transporte le même raisonnement à
notre mer, prise dans son ensemble, et comparée à cette
autre mer qu'on nomme extérieure [par rapport à elle], et
qu'il conclut l'exhaussement du fond de la Méditerranée
au-dessus du fond de la mer Atlantique de cette circon-
stance que la Méditerranée reçoit un grand nombre de tri-
butaires et une quantité proportionnelle de limon, il fau-
drait, ce semble, qu'on eût observé qu'aux Colonnes d'Hercule
et près de Galpé le courant est absolument le même qu'au-
près de Byzance. Mais je ne veux pas insister sur cet argu-
ment, car on ne manquerait pas de me dire que le même
courant effectivement se produit aux colonnes d'Hercule,
seulement qu'il s'y perd dans le mouvement en sens con-
traire du flux et du reflux et échappe ainsi à l'observation.
6. En revanche, je demanderai si rien n'empêchait, avant
l'ouverture du détroit de Byzance, que le fond de TEuxin,
alors plus bas apparemment que celui de la Propontide et
de la mer qui y fait suite, ne s'exhaussât par le fait des
atterrissements des fleuves, soit que l'Euxin formât déjà
une mer proprement dite ou simplement un lac plus grand
que le Mœotis. Que si l'on m'accorde ce premier point, je
poserai une autre question : je demanderai s'il n'est pas
probable qu'entre les deux surfaces adjacentes du Pont-
Eaxin et de la Propontide les choses se sont passées de la
façon suivante , que , tant que le niveau a été le même,
rè]uilibre parfait des eaux et l'égalité de pression ont
rendu impossible toute irruption violente d'un bassin dans
l'antre; mais qu'une fois le niveau exhaussé dans le bassin
intérieur la barrière a été forcée et le trop-plein des eaux
LIVRE I. 89
dudit bassin expulse hors de son sein, après cpioi la mer
extérieure s'est trouvée ne plus former avec ce bassin inté-
rieur qu'un seul et même courant et a pris naturellement
son niveau, tandis que ce bassin lui-même (que ses eaux
fussent auparavant déjà celles d'une mer proprement dite
ou encore celles d'un lac) devenait, par le fait de son mé-
lange avec les eaux de la mer et à cause de la prédomi-
nance naturelle de celles-ci, devenait mer à son tour? Et si
Ton m'accorde ce second point comme le premier, n'est-ce
pas la preuve que rien n'aurait pu empêcher le courant ac-
tuel de se former et qu'il ne provient par conséquent ni de
l'élévation^ relative ni de la pente ou inclinaison du fond,
comme le prétendait Straton?
7. Appliquons maintenant le même raisonnement à l'en*
semble de notre mer et à la mer extérieure et n'attribuons
plus aux fonds mêmes et à leur inclinaison, mais bien au tri-
but des fleuves, la cause du cour^mt ou écoulement en ques-
tion. Rien n'empêcherait, à la rigueur, et comme le veulent
Straton et Ératosthène, dans le cas même où toute notre
mer n'aurait été primitivement qu'un lac, rien n'empêche-
rait que, grossi par les fleuves, ses tributaires, ledit lac
n'eût fini par déborder et par faire irruption à travers le
détroit des colonnes d'Hercule, comme du haut d'une cata-
racte, dans la mer extérieure, qui, grossie à son tour et
accrue incessamment par ses eaux, en serait venue par la
suite des temps à ne plus former avec lui qu'un seul et
même courant, une seule et même surface, lui communi-
quant en revanche, et par l'effet d'une prépondérance toute
naturelle, sa propre qualité de mer. En revanche, il est
absolument contraire aux principes de la physique d'assi-
miler la mer aux fleuves , ceux-ci coulant suivant la pente
de leur lit, tandis que la mer, elle, n'a point de pente. Les
détroits, qui plus est, n'ont point un courant uniforme, et
c'est là une circonstance qui ne saurait tenir à l'exhausse-
ment du fond de la mer par suite des atterrissemeuts des
fleuves. Ces atterrissemeuts, en efiet, ne se produisent qu'aux
bouches des fleuves, témoin les Stéthé aux bouches de
90 GÉOGRAPHIE DE STRAfiON.
rister, le désert des Scythes et les terrains de SalmydesEns,
que d'antres torrents du reste conconrent à former ; té-
moin encore la côle de Golchlde, terrain sablonneux, bas
et mou, aux bouches du Phase, et, dans le voisinage des
bouches du Thermodon et de l'Iris, tout le territoire de
Thémiscyre, autrement dit la plaine des Amazones, ainsi
que la plus grande partie de la Sidène, pour ne point parler
d'autres allavions fluviales. Car tous les fleuves, i l'imitation
du Nil, tendent à combler le bras de mer situé en avant de
leur embouchure, plus ou moins vite saulemeat : moins
vite, quand leurs eaux ne charrient qu'une faible ^quantité
de limon; plus vite, quand ils ont un long parcours, que
le sol du pays qu'ils traversent est naturellement mou et
qu'ils se grossissent d'un grand nombre de torrents, ce qui
est le cas, par exemple, du Pyrame , lequel a, comme on
sait, considérablement accru le territoire de la Oilicie et a
donné lieu à ce fameux oracle :
I Les générations qui verront ces choses verront aussi le
t Pyrame au cours impétueux, à force d'avoir reculé les li-
( mites dn continent , atteindre enfin les bords sacrés de
■ Cypre '. »
Le fleuve Pyrame, en effet, devient navigable en pleine
Gataonie et, pour entrer en Gilicie, s'ouvre un passage à
travers les gorges du Tanms ; après quoi 11 va se jeter dans
le détroit qui fait face et à la côte de Gilicie et à celle de
Cypre.
8. Une circonstance, maintenant, empêche que le limon
ainsi charrié par les fleuves ne soit emporté tout d'abord an
seÏB de la pleine mer : c'est que !a mer, dans le mouvement
de va-el-vient qui lui est propre, h repousse toujours en
arrière. La mer, en effet, ressemble aux créatures animées,
et, comme celles-ci ne vivent qu'en aspirant et en expirant
sans cesse l'air atmosphérique, de méms la mer, par un
moavement alternatif, semble eans cesse arrachée, pois reo-
due à elle-même. Ponr s'en convaincre, on n'a qu'à se tenir
snr le rivage à l'hem'e duÛol: dans le même moment, votu
voyez la mer vons baigner les |ùeds, les laisser à sec, pois
les baigner encore et ainsi de soite sans intermption. Mais
avec ce monvement oscillatoire le flot ne laisse pas qne d'a-
vancer, et, même qnand il est le pins pûsible, il acquiert en
avançant une force plus grande, qui lui permet de rejeter
sur le rivage tous les corps étrangers :
c Bn sein de la mer il eipnlse les algnes, dont l'amas bien-
■ t&t jonche au loin le rivage '. i
A vrai dire, par un fort vent de mer, l'eSet est pins sensi-
ble, mais il se produit également par les temps de calnu
et avec les vents de terre : même qnand il a le vent con-
traire, le Ilot n'en continue pas moins à se porter vers la
terre, parce qu'il obéit en cela à un certain mouvement, in-
hérent à la nature même de la mer. C'est là du reste l'effet
que le poète a décrit dans le passage suivant,
c Le flot se reconrbe, et, couronnant restrémité du rivage,
■ rejette an loin l'écmne salée*, *
ainsi que dans cet antre vers,
■ Les rivages retentissent des eSorls de la mer vomissaat
( son écume '. >
9. I^ 2ot, dans son mouvement propressif, acquiert donc
la força suffisante pour expulser hors de son sein tont corps
étranger, et l'on appelle proprement épuration de la mer
cet effort par lequel elle jette & la côte les cadavres et les dé-
bris, quelsqu'ils soient, des narires naufragés. En revanche,
dans son mouvement de retraite, la mer n'a plus assez de
fotce pour que les cadavres, le bois, voire ce qu'il y a de
pins iJger, le liège, rejetés sur le rivage par ce premier ef-
fort da Qot, soient, par nn effort contraire, remportés au
i. Bom., Iliade, IS, T. - 2. Id., Ibii ., IV, 415. — î. Id., ibid., XVU,
r- - ■t-S.liiheki ■ va, non satis Trais^mblance. flanj celte double ÛMtiOB,
»*S(W iularjiolaUon Yoj, Vlndic. Sirabmian. tibiT, p. t.
S2 GÉOGRAPHIE DE SIRABOX.
larf^e, même des parties du rivage les moins recalées où
le fiot aura atteint'. Ëh bien! Le limon des fleuves et les
eaux qui ec soot chargées se IrouveDt repousses absolu-
ment de la mËme façon par le flot, sans compter que leur
propre poids contribue encore à les précipiter plus vite con-
tre la terre, au pied de laquelle ils se déposent avant d'avoir
pn atteindre le large, parce qu'à une faible distance au delà
de son embonchure le courant d'un fleuve perd toute sa
force. Et c'est ce qui fait qu'un jour la mer peut se trouver
comblée tout entière ^ partir de ses rivages, pour peu qu'elle
continue à recevoir ainsi sans interruption les alluvions des
fleuves : dsiis ce cas là, en effet, rien ne pourrait empêcher
un tel résultat de se produire, supposions-nooa le Ponl plus
profond encore que la mer de Sardaigne, qui, avec les mille
orgjes que lui prête Posidonius, passe pour la mer la plus
profonde qu'on ait mesurée jusqu'ici.
10, On peut donc, en somme, se montrer moins empressé
qu'Ératosthène d'adopter l'eiplicati on de Straton; et peut-
être vaudrait-il mieux rattacher le phénomène en question
ànn ordre de faits plus sensibles, du genre de ceux, si l'on
peut dire, auxquels nous assistons tous les jours. Les inon-
dations, par exemple, les tremblements de terre , les érup-
tions, les soulèvements du sol sous-marin, d'une part, et
d'autre part les affaissements ou éboulements subits sont an-
tant de causes qui peuvent avoir également pour effet les unes
d'exhausser, les autres d'abaisser le niveau de la mer. Et
comme on ne s'expliquerait point que ces sortes de soulève-
ments fussent possibles pour des masses on matières volca-
niques et pour de petites Ues, saiu l'âtre anssi pour des Ues
de grande étendue, posriblas ponr 1m Uai ea général, sans
l'être aussi pour les cOd^^^^^^H^^^^fea admettre
la possibilité des glw^^^^^^^^^^^HE^îssemântB;
d'autant mieux que la'traamo^BTlfiï^anton'B entiers et de
villes, comme voilà Kura, Bizoné et plusieurs autres, qui an-
r, U Mireetion propowln
m pw M. (
raient été abîmées et complètement englouties ù la suite de
tremblements de terre. Ajoutons qu'on n'est pas plus auto-
risé à voir dans la Sicile un fragment délacbé de l'iialie
qu'une masse soulevée par les feux de l'Etna, et qu'il en est
de même pour les iles des Lipariens et les Pilbécugses.
1 1 . N'est-il pas diverlissanl, maintenant, de voir Ératos-
thène,un mathématicien, refuser de ratifier le principe
posé par Ârchimëde dans son traité des Corps portés sur
un fluide , à savoir que ■ k surface de tout liquide ^ l'état
■ de repos affecte la forme d'une sphËre ayant même centre
E qne la terre, > proposition admise pourtant par quiconque
3 la moindre notion des malfaématiques? Lui, tout en re-
connaissant qne notre mer intérieure est une et continue,
nie que ses eaux soient de niveau, même sur des points
trës-rapprochés les uns des autres. Et qui appelle-t-il en
garantie d'une si grossière erreur? Des architectes, bien que
les mathématiciens aient toujours proclamé l'architecture.
partie intégrante des mathématiques. Il raconte à ce propos
comment Bêmélrius, ajant entrepris de couper l'isthme da
Péloponnèse pour ouvrir une route nouvelle ^ la navigation,
en fnt empêché par ses architectes qui, après avoir bien tout
mesuré et relevé, vinrent lui déclarer que le niveau de la mer
dans Je golfe de Corinthe se trouvait surpasser le niveau de
la mer & Genchrëes et que, s'il coupait l'isthme intermédiaire,
les eaux du golfe de Gorinthe faisant irruption dans tout le
détroit d'Ëgine, Ëgine elle-même et les îles voisines se-
raient submergées, sans que la navigation d'ailleurs retir&t
nn grand profit du nouveau passage. Or, cette inégalité de
nivean est, suivant Eratosthëne, ce qui explique le courant
des euripes en général, et en parlicuher celui du détroit de
Sicile.dont ilcompareleseffetsàceuxdu flux et du reflux de
l'Océan, * Deux fois en effet, dit-il , dans l'espace d'un jour
et d'une nuit , ce courant change de direction, tont comme
les eaux de rO[:éan montent et baissent deux fois dans le
même espace da temps, il correspond an ffux de l'Océan,
niand de la mer Tyrrhénienne il se porte vers celle de Si-
\j et, comme on dirait alors qu'il passe d'un niveau plus
94 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
élevé à un niveau plus bas, on le désigne sons le nqm de
courant descendant , et ce qui constitue la correspondance
en question, c'est qu'il prend et quitte cette direction juste
aux mêmes heures où commence et cesse le flnx, la pre-
nant au lever et au coucher de la lune pour la quitter avec
le passage soit supérieur soit inférieur de cet astre au mé-
ridien ; il correspond au reflux, maintenant, quand il suit la
direction contraire, dite courant remontant^ laquelle com-
mence, ainsi que le reflux, avec l'un ou l'autre des passages
de la lune au méridien, pour finir quand cet astre atteint
Tun ou l'autre des points où il se lève et se couche. »
12. La question du flux et du reflux de T Océan a été
traitée tout au long par Posidonius et par Âthénodore. Pour
ce qui est des courants alternatifs des détroits, autre ques-
tion qui demande à être traitée plus scientifiquement que
nous ne pouvons le faire dans le présent ouvrage, il nous
suffira de dire qu'il n'y a rien d'uniforme dans la manière
dont ces courants se comportent au sein des différents dé-
troits, à en juger du moins par l'apparence : autrement,
comment expliquer que, dans l'espace d'un jour, le courant
du détroit de Sicile, ainsi que le marque Ératosthène, change
deux fois de direction et celui de l'euripe de Ghalcis sept
fois, tandis que le courant du détroit deByzance n^en change
pas du tout et poursuit invariablement sa marche de la mer
de Pont vers la Propontide, sauf de temps à autre quelques
interruptions, pendant lesquelles, au dire d'Hipparque, il
demeurerait complètement stationnaire? Du reste, fût-il
uniforme, ce phénomène ne saurait encore avoir pour cause
la prétendue inégalité qu'indique Ératosthèno dans le ni-
ireau des mers situées de l'un et de l'autre côté du détroit,
inégalité qui n'existerait même pas dans les fleuves, sans
leurs cataractes. Encore les fleuves à cataractes n'ont-ils pas
de courant alternatif, mais bien un courant constant dirigé
vers le fond le plus bas, et cela uniquement parce que leur
lit est en pente et que leur surface est inclinée. On voit donc
que pour les détroits il n'y a plus non-seulement de courant
alternatif, mais de suspension et de stagnation possible, du
LIVRE I. 95
moment qu'on admet qu'ils poissent faire communiquer deux
mers de niveaux différents, Tune plus élevée, l'autre plus
basse. Peut-on bien dire, maintenant, que la surface de la
mer soit inclinée, surtout avec Thypothèse généralement ad-
mise de la sphéricité des quatre corps dits élémentaires? Car
autre chose est la terre , qui , par suite de sa constitution
solide, peut offrir k sa surface des cavités et des saillies per-
manentes, autre chose est l'eau, qui, mise en mouvement
par son seul poids , se répand également à la surface de la
terre et y prend effectivement son niveau suivant la loi
marquée par Archimède.
13. Ératosthène revient ensuite sur ce qu'il a déjà dit au
sujet d'Ammon et deTÉgypte, il ajoute qu'à en juger par
les apparences la mer a dû couvrir anciennement les envi-
rons même du mont Gasius, tout le canton actuel des Ger-
ihes formant alors une suite de bas- fonds, qui joignaient le
grand golfe de la mer Erythrée, jusqu'au moment où, l'autre
mer s' étant comme qui dirait resserrée, lesdits bas-fonds lu-
rent laissés à découvert. Mais cette^ expression que a les bas-
fonds joignaient le golfe de la mer Erythrée » est amphibolo-
gique, puisque le mot joindre donne à la fois l'idée de la
simple proximité et celle de la contiguité même , c'est-à-
dire^ quand il est question d'eaux, l'idée d'un confluent ou de
la réum'on de deux courants en un seul. Pour moi, le vrai
sens de l'expression est que ces bas-fonds s'étendaient jusque
dans le voisinage de la mer Erythrée, quand le détroit des
Colonnes se trouvait encore fermé , mais qu'une fois ce dé-
troit ouvert, ils commencèrent à se retirer, le niveau de
notre mer ayant naturellement baissé par suite de l'écoule-
ment de ses eaux à travers le détroit des Colonnes. Hippar-
que, lui, entend le mot joindre dans le sens d'un confluent
véritable, qui se serait opéré entre notre mer, grossie et dé-
bordée, et la mer Erythrée, et partant de Jà il se demande
pourquoi notre* mer, du moment qu'elle se déplaçait par le
£ait de l'écoulement de ses eaux à travers le détroit, ne dé-
plaçait pas du même coup et n'entraînait pas à sa suite la
mer Erythrée désormais confondue avec elle, comment il a
96 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
pu îie faire au contraire que TÉrythrée ait conservé son
même niveau sans baisser. « Car, ajoute-t-il, de Taveu
même d'Éralosthène, toute la mer extérieure ne forme qu'un
X seul et même courant, ou en d'autres termes la mer Hespé-
. rienne ou occidentale et la mer Erythrée ne font qu'une, ce
qui implique comme conséquence forcée une hauteur de
niveau égale à la fois dans la mer située par delà les Co-
lonnes d'Hercule, dans l'Erythrée et aussi dans notre mer
intérieure du moment qu'elle se trouve réunie avec TÉry-
thrée en un courant continu. »
14. Malheureusement Ératosthène peut répondre à cela
qu'il n'a jamais rien dit de pareil, qu'il n'a jamais parlé d'un
confluent véritable entre notre mer grossie du tribut des fleu-
ves et la mer Erythrée, qu'il a parlé seulement d'une proximité
plus grande entre ces deux mers ; que, d'ailleurs, parce qu'une
mer est une et continue, il ne s'ensuit pas qu'elle ait partout
même hauteur et même niveau, témoin notre mer intérieure,
qui n'est assurément pas la même au Léchée qu'à Genchrées.
Et notez qu'Hipparque pressentait déjà l'objection dans le
traité qu'il a composé contre Ératosthène. Mais alors, dirons-
nous, puisqu'il sait si bien à quoi s'en tenir sur la vraie pen-
sée de son adversaire, qu'il le prenne donc sur ses propres
allégations au lieu d'établir ainsi en thèse générale que qui-
conque fait une seule et même mer de toute la mer extérieure
admet implicitement pour ladite mer un seul et même niveau
partout.
15. Quand Hipparque, maintenant, déclare fausse l'in-
scription des théores cyrénéens trouvée sur ces figures de
dauphins, la raison qu'il allègue ne nous semble guère con-
vaincante : à l'entendre , bien que la fondation de Cyrène ap-
partienne aux temps proprement historiques , nul historien
n'a constaté la présence à aucune époque du temple d'Âmmon
sur le bord même de la mer. Qu'importe cependant qu'au-
cun historien n'ait mentionné le fait, si des indices certains,
et, entre autres, Téreclion votive de ces dauphins et l'in-
scription commémorative d'une théorie cyrénéenne, nous
donnent lieu de conjecturer qu'il y eut un temps où le temple
UVRE I. 97
occupait effectivement une situation maritime. Antre chose :
Hipparque admet qne le fond de la mer en se soulevant a
pu du même coup soulever la mer elle-même, assez pour
qu'elle couvrit tout le pays intermédiaire jusqu'au temple,
c'est-à-dire nn espace de plus de 3000 stades ; mais ailleurs
il refuse d'admettre que la mer ait jamais pu s'exhausser
assez pour que l'Ile de Pharos tout entière et une bonne
partie de l'Egypte aient été cachées sous ses eaux, comme si
le degré d'exhaussement [qu'il accordait tout à l'heure]
n'eût pas suffi de reste pour que ces lieux-là aussi fussent
complètement submei^és. — < S'il était vrai, dit-il encore,
que notre mer, avant l'ouverture du détroit des Colonnes
d'Hercule, eût été par l'effet du tribut des fleuves aussi fort
grossie que le prétend Ëratosthène, il faudrait aussi qu'avant
la rupture dudit détroit la Libye tout entière, avec la plus
grande partie de l'Europe et de l'Asie, eussent disparu com-
plètement sous les eaux; le Pont lui-même, ajoute-t-il, se
serait par cpelques points réuni à l'Adriatique, pnisqiie
rister, k son point de départ dans la région du Pont, se di-
vise en deux bras, et que, par suite d'une disposition particu-
lière des lieux, il se déverse à la fois dans l'une et daus l'autre
mers. > — Mais d'abord, l'Ister n'a pas sa source dans la ré-
gion pontique, il part d'un point tout opposé situé dans les
montagnes au-dessus de l'Adriatique ; en second lieu, il no
se déverse pas à la fois dans l'une et dans l'autre mers, mai»
seulement dans le Pont, et il ne se bifurque qu'à son em-
bouchure même. Hipparque a donc reproduit là une erreur
commune à quelques-uns de ses prédécesseurs, lesquels
supposaient l'existence d'un fleuve, portant ce même nom
d'Ister, qui se serait jeté dans l'Adriatique après s'être sé-
paré de l'autre Ister, qui aurait même donné à toute cette
partie de son bassin la dénomination d'Istrie et que Jason
aurait descendu tout entier lors de son retour de Colchide.
1 6. Du reste, pour qu'on ne s'étonne plus autant de ces
sortes de changements ou de révolutions, causes, avons-
nous dit, de déluges et de cataclysmes du genre de ceux
dont il a été question ci-dessus pour la Sicile, les îles d'iEole
GÉOGB. DE SIRABON. I. — 7
98 • GÉOGRAPHIE DE STRABON.
et les Pithécusses, il convient de dter encore plusieurs
faits analogues qui se produisent actuellement même ou
qui se sont produits anciennement en des lieux différents de
ceux-là. Tant d'exemples de même nature, mis à la fois sous
les yeux du public, ne peuvent manquer en effet de mettre
un terme au mélange de surprise et d'effroi qu'il éprouve.
Actuellement, tout fait insolite le trouble et met en évidence
rignorance profonde où il est encore des phénomènes natu-
rels et des conditions générales de la vie; il se troublera par
exemple au récit du phénomène observé naguère dans les pa-
rages des îles Théra et Thérasia, situées toutes deux dans ce
bras de mer qui sépare la Crète de la Gyrénaïque, dont le
cheWieu, Gyrène, a même Tune d'elles, Théra, pour mé-
tropole, ou de tel autre phénomène observé dans des condi-
tions toutes pareilles soit en Egypte, soit dans mainte localité
de la Grèce. Entre Théra et Thérasia on vit jaillir du sein des
flots, quatre jours durant', si bien que la mer bouillait à
gros bouillons et que toute sa surface en paraissait embra-
sée , des flammes, dont l'effort, comparable à celui d'un le-
vier, souleva peu à peu hors de l'abîme une île toute for-
mée de matières ignées, et qui pouvait bien mesurer douze
stades de circuit. L'éruption une fois calmée, les Rhodiens
(c'était le temps où leur marine dominait dans ces parages)
s'aventurèrent les premiers sur cette terre nouvelle et y
construisirent même un temple en l'honneur de Neptune
Asphalien. En Phénicie, d'autre part, Posidonius nous
signale certain tremblement de terre, à la suite duquel une
des villes au-dessus de Sidon fut engloutie tout entière, tan-
dis que Sidon elle-même avait les deux tiers de ses maisons
renversées, mais heureusement pas toutes à là lois, de sorte
qu'on n'eut pas une grande perte d'hommes à déplorer. Les
mêmes secousses, relativement assez faibles, furent ressenties
dans toute la Syrie et s'étendirent même à plusieurs des Gy-
clades et jusqu'en Eubée : on vit là les eaux d'Aréthuse (il
s'agit d'une des fontaines de Ghalcis) tarir tout à coup, puis
recommencer à sourdre quelques jours après, mais par unt
Quverture différente, et tout ce temps-là le sol ne cessa de
UVRE I. V^9
trembler snr un point on snr nn antre, puis il finit par
s'entr'onvrir et vomit dans la plaine de Lélante nn torrent
de boue enflammée.
17. n existe plus d'un recueil de faits de ce genre ; mais
cdui de Démétrius de Scepsis nous suffira amplement, pour
peu que nous sachions y puiser avec discernement. Or, à
propos de ces vers d'Homère :
c Ils atteignirent tous deux les limpides fontaines d'où
f s'échappe par une double source l'impétueux Scamandre :
c des deux sources, Tune est chaude, l'autre jaillit, en été,
f aussi froide que la grêle *. >
Démétrius nie qu'il y ait lieu de s'étonner si aujour-
d'hui, tandis que la source d'eau froide subsiste encore,
celle d'eau chaude a disparu. « La cause en est, dit-il,
que l'eau chaude naturellement s*épuise et se perd. » Et,
partant de là, il rappelle ce que Démodés, dans ses His-
toires, a dit des terribles tremblements de terre ressentis an-
dennement en Lydie, en lonie et jusqu'en Troade, les-
quels engloutirent des villages entiers, bouleversèrent le
mont Sipyle (c'était du temps du roi Tantale)..., conver-
tirent de simples marécages en lacs et submergèrent Troie
sous les eaux de la mer. Par une cause analogue l'île de
PharoSy la Pharos d'Egypte, située naguère en pleine mer,
n'est plus aujourd'hui à proprement parler qu'une pres-
quHe, et Tyr et Glazomènes pareillement^ Noas-même enfin,
lors de notre voyage à Alexandrie, en Egypte, nous avons
vu la mer, aux environs de Péluse et du mont Casius, se sou-
lever tout à coup, inonder ses rivages et faire de la mon-
tagne une île, si bien qu'on allait en bateau sur la route qui
passe au pied du Gasius et mène en Phénicie. H n'y au-
rait done rien d'étonnant, cp'im jour l'isthme, qui sépare la
mer d'Egypte de la mer Erythrée, vint, en se rompant
ou en s'affiussant, à se changer en détroit et à mettre
ainsi en communication directe les deux mers intérieure
1. Hom., /Itode, XXII, 1(7.
100 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
et extérieure, comme il est arrivé pour le détroit des Co-
lonnes d'Hercule. Nous avons bien déjà, au début de notre
livre, touché quelques mots des phénomènes de ce genre,
mais il convient de réunir le tout ensemble pour que les
esprits fortifiés ainsi contre le doute croient dorénavant à
certaines œuvres de la nature et aux changements de toute
sorte que celle-ci opère à la surface du globe.
18. Si ce qu'on dit est vrai, le Pirée, dans le principe,
aurait été aussi une île, et de cette situation par-delà le
rivage (Tuspav ttjÇ axi9i<;) lui serait venu le nom qu'il porte
encore. Leucade, au contraire, qui formait primitivement une
presqu'île, un promontoire, ne serait devenue une île que
parce que les Corinthiens coupèrent Fislhme dudit promon-
toire : on prétend, en effet, que c'est Leucade que désignent
ces paroles de Laërt(
IQ :
ce Tel que j'étais, quand j'escaladai les forts remparts de
« Nérite, promontoire d'Épire [autrement dit de terre ferme *] . »
•
U y a donc eu ici une coupure pratiquée de main d'homme,
c'est-à-dire l'inverse de ce que la main de l'homme à fait
ailleurs, en élevant des môles ou en jetant des ponts comme
celui qui relie aujourd'hui au continent l'île située en avant
de Syracuse, et qui a remplacé l'ancien môle, dont parle
Ibycus, fait de cailloux ramassés au hasard, ou à'eclectes^
pour nous servir de l'expression même du poète. On cite
encore le fait de ces deux villes, Bura et Hélice, qui dispa-
rurent un jour en s'abîmant l'une dans les entrailles de la
terre, et l'autre au sein des flots, et, par opposition, cet autre
fait survenu dans le voisinage de Méthone, au fond du
golfe Hermionique, d'une montagne de sept stades de hau-
teur*, qui surgit brusquement à la suite d'une éruption
ignée : inaccessible tout le jour à cause de son extrême cha-
leur et de l'odeur de soufre qu'elle exhalait, elle répandait,
au contraire, la nuit, une odeur agréable ^, et, avec de vives
1. Hom., Odyssée, XXIV, 376. — 2. Voy. C. Mûller : Index varias lectianit,
p. 944, col. 2, 1. 3. — 3. Eùû^tç. Ce mot a été retranché du texte de Strabon par
Ccray et M. Meineke; et à juste titre, suivant M. Mûller.
LIVRE I. 101
clartés qui rayonnaient an loin, nne chaleur tellement intense
que la mer jnsqtf'à une distance de cinq stades bouillait
à gros bouillons, et qu'à vingt stades ses eaux étaient encore
troubles et agitées, sans compter que tout cet espace inter-
médiaire demeura comme comblé de fragments de rochers
aussi hauts qpie des tours. Ailleurs, c'est le lac Copaïs qui
engloutit Amé et Midée, deux villes que le poète a nommées
dans son Catalogue des vaisseaux :
€ £t ceux qui habitaient Arné aux riches vignobles et ceux
c qui occupaient Midée '. i
Tout porte à croire aussi que le lac Bistonis et celui qu'on
nomme aujourd'hui l'Aphnitis submergèrent jadis diffé-
rentes villes attribuées par les uns à la Thrace, mais par
les autres au pays des Trèrcs, par la raison sans doute que
ce peuple a longtemps vécu mêlé aux Thraces. Nommons
encore Artemita, qui, après avoir fait partie notoirement
des lies Échinades, s'est rattachée au continent, comme ont
fait de leur côté, et par suite des atterrissements du fleuve
sur ce point, certains îlots du groupe voisin de TAchéloùs,
et comme, au dire [d'Hérodote*], les derniers îlots du
même groupe tendent chaque jour à le faire. L'.^tolie
compte pareillement plusieurs caps ou promontoires, qui
ont commencé par être des îles. D'autre part, dans l'île ac-
tuelle d'Asteiia on aurait peine aujourd'hui à reconnaître
YAsUris d'Homère,
c Cette île rocheuse, au milieu de la mer, cette petite Asté-
tt rie, avec son double port, abri sûr ouvert aux vaisseaux ', i
car aujourd'hui elle n'offre pas même un bon ancrage. Et
l'on ne retrouve pas davantage à Ithaque Y Antre et le
Nymphèe, tels que le poète les a décrits. Mais ne vaut-il pas
mieux, je le répète, croire à un changement opéré par la
nature que d'accuser le poète d'avoir ignoré ou altéré volon-
i. Hom. , //tWe, II, 507- — 2. A l'exemple de Coray et de M. Meineke, noos
avoiiB remplacé ici le nom d'Hésiode par celai d'Hérodote. Cf. Hérodote, II, lu.
^ 3. Hom. OJyBiée, rv, 844.
102 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
tairement l'état réel des lieux en vue du merveilleux. Du
reste, la chose' est incertaine, et je l'abandonne comme telle
au libre examen de chacun.
19. Antissa aussi était primitivement une île, Myrsile le
dit positivement, et d'ailleurs, Lesbos en ce temps-là s'ap-
pelant Issa, on n'avait pu donner ce nom i' Antissa qii'à
une île située vis-à-vis : aujourd'hui Antissa est une des
villes de Lesbos. Quelques auteurs vont plus loin, ils affir-
ment que Lesbos n'est elle-même qu'un fragment arraché
de rida, tout comme Prochyta et Pithécusse ont pu être
arrachées du cap Misènes , et Gaprées de T Athenaeum, tout
comme la Sicile a pu être arrachée du territoire de Rhegium
et rOssa de l'Olympe. Sur d'autres points, il s'est produit
des changements analogues : ainsi naguère, en Arcadie, le
Ladon a suspendu son cours ; en Médie, la ville de Rhages,
s'il faut en croire Duris, a reçu le nom qu'elle porte en
souvenir d'un tremblement de terre, à la suite duquel, le
sol s'étant déchiré (6aYeï(ja) aux environs des Pyles Cas-
piennes , un grand nombre de villes et de bourgades furent
détruites, en même temps que le cours de plusieurs rivières
s'en trouvait plus ou moins changé. Touchant TEubée aussi,
que dit Ion dans son drame satyrique à'Omphale^^
« Les flots de l'étroit Euripe ont séparé la terre Eubéenne de
« la Béotie , en s'ouvrant un passage à travers les rochers
a avancés du rivage. »
•
20. Démétrius de Callatis, à son tour, dans le relevé qu'il
a fait de tous les tremblements de terre ressentis ancienne-
ment sur les divers points de la Grèce, nous apprend qu'une
portion notable des îles Lichades et du Cenœum fut en-
gloutie, et que les sources chaudes d'iEdepse et des Ther-
mopyles, après s'être arrêtées trois jours durant, recom-
mencèrent à couler, mais que celles d'^Edepse dans l'inter-
valle avaient changé d' ouvertures ou d'issues; qu'à Echines,
à Phalares, à Héraclée de Trachis, il y eut aussi un nombre
1. cf. lonis fragmenta (éd. Frid. Gail. Wagner. Paris, I8iô), n» il.
LIVRE I. 103
considérable de maisons renversées ; que Phalares même
fut en quelque sorte rasée tout entière jtisqu'au niveau du
sol; qu'un même désastre eut lieu à Lamia et à Larisse ;
que Scarphée se vit arrachée de ses fondements et n'eut pas
moins de dix-sept cents de ses habitants noyés; qu'à Thro-
nium il périt aussi moitié et plus de ce nombre* : les flots,
débordés, s'étaient partagés en trois torrents, dont l'un s'é-
tait porté sur Scarphée et sur Thronium, l'autre vers les
Thermopyles, et le troisième à travers la plaine jusqu'à
Daphnùs en Phocide ; puis les sources des fleuves avaient
tari pendant quelques jours, le Sperchius avait changé de
cours transformant les routes en canaux navigables; le
Boagrius avait quitté son ancien lit et envahi une autre
vallée ; Alopé, Cynûs, Opûs avaient eu plusieurs de leurs
quartiers gravement endommagés; la citadelle d'Œum, qui
domine cette dernière ville, s'était écroulée, ainsi qu'une
partie de l'enceinte d'Élatée; de plus, à Alpône, en pleine
célébration des Thesmophories, vingt-cinq jeunes filles, qni
étaient montées au haut d'une des tours du port pour mieux
jouir du coup d'œil, avaient été entraînées dans la ruine de
l'édifice et précipitées à la mer. Eu fin, l'on rapporte que l'île
d'AtaJante, près de l'Eubée, s'ouvrit juste par le milieu et
livra passage aux vaisseaux, qu'en certains endroits l'inon-
dation y couvrit la plaine jusqu'à une distance de vingt sta-
des, et qu'une trirème y fut enlevée du chantier où elle était
et lancée par-dessus le rempart.
21. Ce n'est pas tout : aux changements qui précèdent,
certains auteurs ont ajouté ceux qu'ont produits les migra-
tions des peuples, dans l'intention apparemment de déve-
lopper en nous encore davantage cette athaumastie ou insen-
sibÛité parfaite, que Démocrite et en général tous les phi-
losophes préconisent comme Taccompagnement ordinaire
d'une âme intrépide, imperturbable et sereine. Parmi ces
migrations, ils citent tout d'abord celles des Ibériens de
l'Occident vers les régions situées au-dessus du Pont et de
la Golchide, où leurs possessions se trouvent séparées de
l'Arménie par l'Araxe, au dire d'Apollodore, mais plutôt par
104 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
le Cyru&et parlesraonts Moschiques* ; celles deè Égyptiens
vers l'Ethiopie et la Colchide ; celles des Énètes des rivages
de la Paphlagonie aux bords de TAdrialique ; ou bien encore
les migrations ^es Hellènes, Ioniens, Dorions, Achéens,
iEoliens; celles des iEnianes, aujourd'hui limitrophes de
l'iEtolie, mais qui, primitivement, habitaient aux environs
de Dotium et au pied de TOssa, en compagnie des Per-
rhèbes, sans oublier celles des Perrhèbes eux-mêmes, qui,
eux aussi, avaient quitté leur demeure première. Le présent
ouvrage aussi est plein d'exemples de migrations sembla-
bles : il en est bien assurément, dans le nombre, que tout
le monde connaît ; mais l'histoire des migrations des Ga-
riens, des Trères , des Teucriens et des Galates, non plus
que riiistoire des expéditions lointaines des conquérants,
tels que Madys le Scythe , Théarco l'Éthiopien et Gobus le
Trère, ou de celles des rois d'Egypte Sésostris et Psammi-
tichus, et des rois de Perse, depuis Cyrus jusqu'à Xerxès,
n'est pas au même degré tombée dans le domaine public.
Les Cimmériens, qu'on désigne quelquefois sous ce même
nom de Trères (sinon toute la nation, an moins Tune de
ses tribus), ont également à plusieurs reprises envahi les
provinces qui s'étendent à la droite du Pont, soit la Paphla-
gonie soit même la Phrygie, l'une de leurs incursions en ce
dernier pays coïncidant précisément avec l'époque où le roi
Midas mit fin, dit-on, à ses jours en buvant du sang de
taureau. Lygdamis, à la tête de ses bandes, pénétra, qui plus
est, jusqu'en Lydie et en lonie, où il prit Sardes, et alla
mourir en Gilicie. Les Gimmériens et les Trères avaient re-
nouvelé plus d'une fois leurs incursions dans ces pays,
quand les Trères et leur roi Gobus en furent, dit-on, défini-
tivement expulsés par les armes du roi scythe Madys. Du
reste, si nous avons rappelé ici tous ces faits, ce n'est que
parce qu'ils peuvent servir à l'histoire générale de la terre.
22. Reprenons maintenant la suite de notre discours au
1. Voy. ce que dit M. Ch. Muller {Index varix lectionis, p. 944, col. 2, 1. 48) à
propos de ce passage qu'il considère comme une glose marginale indûment in>
âéree dans le texte même de Strabon.
%
LIVRE I. 105
point où cette digression l'a interrompu. Hérodote ayant
nié quelque part qu'il existe sur la terre des Hyperboréens,
par la raison qu'il ne s'y trouve point d'Hypernotiens^ Éra-
tosthène juge l'argument risible et le compare au sophisme
qui consisterait à nier qu'il y ait dans le monde des epi-
chœrekakiy c'est-à-dire des gens heureux du mal d'autrui,
par la raison qu'on n'y connaît point i'epichœragathi ou de
gens heureux du bonheur des autres, < sans compter, ajoute-
t-il, qu'il n'est rien moins que prouvé qu'il n'existe pas
réellement des Hypemoiiens^ témoin l'Ethiopie où le notus
ne souffle pas, tandis qu'il souffle dans les contrées situées
plus bas '. » — Mais ne serait-il pas étrange, quand les vents
soufflent sous tous les climats^ quand partout le vent qui
vient du midi est appelé notusy qu'il y eût une position sur
la terre où ces conditions ne se vérifiassent pas? Non, la
vérité est que l'Ethiopie, et, avec l'Ethiopie, toute la con-
trée située au-dessus jusqu'à l'équateur, doivent ressentir
également le souffle de notre notus. Le vrai reproche à faire
a Hérodote était donc d'avoir supposé que le nom d'Hyper-
horéens pût désigner des peuples chez qui Borée ne souffle
point; car, si les poètes avaient employé là une qualification
un peu trop mythique, il appartenait à leurs commentateurs
d'en démêler ie vrai sens et de comprendre que ce nom
d' Hyperboréens ne pouvait signifier autre chose que les na-
tions les plus boréales^ le pôle étant proprement la limite
des nations boréales, tout comme l'équateur est la limite des
nations notiennes ou australes, et cette double limite étant la
même pour les vents.
23. Ératosthène prend ensuite à partie les auteurs qui,
soit sous forme de fables, soit sous forme d'histoires, ont
rapporté des faits notoirement imaginaires et impossibles,
et qui, pour cette raison, ne méritent pas même d'être men-
tionnés: mais à ce compte, lui, tout le premier, aurait
dû s'abstenir de mêler à un sujet tel que le sien la cri-
tique en règle de véritables sornettes.
I. Voy. la note de M. Ch. Mûller {Index variae lectionis, p. 945, col. 1, 1. 5.)
106 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Voilà da reste tout ce que comprend la première série
de ses Mémoires,
CHAPITRE IV.
1. Dans la seconde série, après avoir procédé en quel-
que sorte à une révision de toute la géographie, Êratos-
thène expose sur cette science ses vues ou opinions parti-
culières ; mais celles-ci peuvent à leur tour avoir besoin
qu'on les rectifie, au moins sur certains points, et c'est ce
que nous essayerons de faire à Toccasion. Ce qu'il dit en
commençant de la nécessité d'introduire dans la géographie
les hypothèses reçues en mathématique et en physique est
juste, et il a raison de poser en fait que, si la terre, comme
l'univers lui-même, a réellement la forme sphérique, la partie
habitée de la terre figurera aussi un cercle ; sur mainte
autre proposition semblable, il a raison également. En re-
vanche, ce qu'il dit de la grandeur de la terre est contesté
par les géographes venus après lui, et la mesure qu'il en a
donnée n'a pas été généralement ratifiée, bien qu'Hipparque,
dans le travail où il note les apparences célestes pour chaque
lieu, se soit servi des distances mêmes mesurées par Ératos-
thène sur le méridien de Méroé, d'Alexandrie et du Borys-
thène, en déclarant qu'elles différaient peu de la vérité. Dans
une autre question aussi (celle de la figure de la terre,
qu'Ératosthène aborde ensuite), à voir les développements
sans fin où il entre pour démontrer que la terre, y com-
pris l'élément liquide, et de même que le ciel, afTecte la
lorme sphérique, on peut trouver, ce semble, qu'il s'est
lout à fait écarté de son sujet, car il lui suffisait de toucher
quelques mots d'une question aussi générale.
2. De là passant à la détermination de la largeur de la
terre habitée, il compte à partir de Méroé, et sur le méridien
même de cette ville, 10 000 stades jusqu'à Alexandrie, de ce
point-là maintenant jusqu'à l'Hellespont environ 8100 stades,
oOOO encore jusqu'au Borysthène, enfin jusqu'au parallèle
LIVRE I. 107
de Thulé, terre que Pylhéas place à 6 journées de naviga-
tion au N. de la Bretagne et dans le voisinage même de la
mer Glaciale, quelque chose encore comme 1 1 500 stades ;
ajoatons nous-même à ces nombres, pour la région située
au-dessus de Mëroé, et de façon à y comprendre llle des
Égyptiens, la région Cinnamomifère et la Taprobane, 3400
stades, et la largeur totale sera, on le voit, de 38 000 stades.
3. Nous lui concéderons volontiers les autres distances
sur lesquelles on s'accorde assez généralement , mais quel
homme sensé pourra lui passer le nombre de stades qu'il
indique pour la distance du Borysthène au parallèle de
Thulé ? Le seul auteur, en effet, qui parle de Thulé est
Pythéas, que tout le monde connaît pour le plus menteur
dds hommes. Les autres voyageurs qui ont visité la Bretagne
et lemé ne disent mot de Thulé, bien qu'ils mentionnent
différentes petites îles, groupées autour de laBretagne. D'au-
tre part, la Bretagne, dont la longueur, égale à peu de chose
près k celle de la Celtique, laquelle lui fait face et par ses
extrémités correspondantes aux siennes la détermine exacte-
ment, ne dépasse pas 5000 stades (dans les deux pays, en
effet, les points extrêmes à l'orient et à Toccident sont situés
juste vis-à-vis, et ceux de Test, k savoir le Gantium et l'em-
bouchure du Rhin, se trouvent même tellement rapprochés
qu'ils sont en vue l'un de l'autre), la Bretagne, dis-je,
aurait, au rapport de Pythéas, 20000 stades de longueur
et la distance du Gantium à la côte de Geltique serait de plu-
sieurs journées de navigation. Sur les Ostimii pareillement,
et sur les contrées qui s'étendent au delà du Rhin et jusqu'à
la Scythie, Pythéas n'a publié que des renseignements con-
trouvés. Or, quiconque ment à ce point touchant des lieux
connus n'a guère pu dire la vérité en parlant de contrées ab-
solument ignorées.
4. Ajoutons que le parallèle qui coupe le Borysthène
doit être le même que celui qui passe par la Bretagne, au
jugement du moins d'Hipparque et d'autres auteurs, dont la
conjecture se fonde sur l'identité du parallèle de Byzance et
de celui de Massalia, identité résultant de ce fait que le
108 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
rapport deTombre au gnomon qu'Êratoslhène [d'après Py-
théas] indique pour Massalia Hipparque dit rg,voir trouvé
exactement pareil à Byzance dans des circonstances de
temps homonymes. Or, de Massalia au centre de la Bre-
tagne il n*y a pas plus de 5000 stades ; avançons encore
au delà de* ce point d'une distance de 4000 stades au plus
(ce qui nous porte à peu près à la hauteur d'Ierné), nous
nous trouverons là sous un climat à peine habitable ; et plus
loin par conséquent, c'est-à-dire dans ces parages où Éra-
toslhène relègue Thulé, le climat sera absolument inhabi-
table pour rhomme. Quelles sont maintenant les données ou
simplement les idées préconçues d'après lesquelles il a porté
ainsi à 1 1 500 stades la distance entre le parallèle de Thulé
et celui du Boryslhène, c'est ce que je n'aperçois pas.
5. Mais, s'étant trompé sur la largeur ie la terre habitée,
Ératosthène devait forcément aussi se fourvoyer dans l'es-
timation qu'il a faite de sa longueur : une longueur double
au moins de la largeur pour la partie connue de notre terre,
telles sont, en effet, les dimensions admises et par les géo-
graphes modernes et par les plus éclairés d'entre les géo-
graphes anciens. J'ajoute que ces dimensions se prennent
d'ordinaire depuis l'extrémité de l'Inde jusqu'à celle de
l'Ibérie, pour la longueur, et pour la largeur, depuis le pa*
rallèle de l'Ethiopie jusqu'à celui d'Ierné. Au lieu de cela,
ayant pris la largeur en question^ entre l'extrémité de
l'Ethiopie et le parallèle de Thulé, Ératosthène a dû éten-
dre outre mesure la longueur, pour que cette dimension
restât toujours plus grande que le double de la largeur mar-
quée. Il compte déjà, rien que pour l'Inde, 16 000 stades de
longueur jusqu'à l'Indus, et notez qu'il n'a mesuré cette
contrée que dans sa partie la plus étroite et sans comprendre
dans son calcul ces promontoires ou pointes extrêmes qui
prolongent le continent indien et qui lui eussent donné
3000 stades de plus ; de Tlndus maintenant aux Pyles Cas-
piennes il compte 14000 stades; plus 10000 jusqu'à l'Eu-
phrate; 5000 de l'Euphrate au Nil; 1300 en plus jusqu'à
la bouche Canopique; de là à Garthage 13 500 ; et jus-
LIVRE I. • 109
qu'aux Colonnes d'Hercule, 8000 stades au minimum, en
tout 70800 stades. Mais à ce qui précède il croit qu'on doit
ajouter encore toute cette courbe que décrit la côte d'Europe,
passé les Colonnes d'Hercule, juste en face de Tlbérie et
dans la direction du couchant (laquelle courbe ne mesure pas
moins de 3000 stades) et qui plus est les différents caps ou
promontoires qui prolongent cette côte, et parmi lesquels on
distingue le Cabœum dans le pays des Ostimii, avec les îles
circonvoisines, avec Uxisamé , notamment, qui se trouve la
plus reculée de tout le groupe, sa distance de la côte étant,
au dire de Pythéas, de trois journées de navigation : effec-
tivement, il a compris dans son calcul les dernières terres sus-
nommées, à savoir les différents caps ie cette côte, tout le
territoire des Ostimii , et l'île d'Uxisamé avec les autres îles
du même groupe, bien qu'elles ne pussent en aucune manière
contribuer à la longueur cherchée, puisque, situées comme
elles sont bien plus au nord, elles dépendent de la Celtique et
non de Tlbérie, si même elles existent et ne sont pas plutôt à
considérer comme de pures inventions de Pythéas. Ce n'est
pas tout, aux di&érentes longueurs partielles qu'il indique
il a dû ajouter encore 2000 stades du côté de l'ouest, et
autant du côté de Test, pour conserver la proportion admise
et empêcher que la largeur ne surpassât la moitié de la lon-
gueur.^
6. Ératosthène entre ensuite dans de nouveaux dévelop-
pements pour nous convaincre que les lois générales de la
physique veulent qu'on fasse toujours plus grand l'inter-
valle entre le levant et le couchant , et il en conclut que
lesdites lois de la physique s'accordent avec ses précédents
calculs pour prouver que la plus grande dimension de notre
terre habitée, autrement dit sa longiieur, doit être prise du
levant au couchant. [Tel est le cas d'ailleurs, ajoute-t-il, de
notre zone elle-même, c'est aussi dans ce sens qu'elle est le
plus étendue], et, ses deux extrémités se rejoignant, elle forme
ce que les mathématiciens appellent le cercle, si bien qu'on
pourrait aller sur mer depuis l'Ibérie jusqu'à l'Inde en sui-
vant toujours le même parallèle, n'était l'immensité de l'At-
110 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
lantique, qui représente le complément de la distance indi-
quée ci-dessus, c'est-à-dire plus du tiers du cercle total, le
parallèle d'Athènes, sur lequel nous avons pris le précédent
stadiasme entre Tlnde et Tlbérie, ne mesurant pas tout à fait
200 000 stades. » Mais ici encore Ératosthène s'est trompé ;
car ce qui est vrai mathématiquement parlant et de la zone
tempérée tout entière, de cette zone qui est la nôtre, et
dont notre terre habitée n'est qu'une partie, peut ne pas Têtre
de la terre habitée prise isolément. Qu'appelons-nous en effet
terre habitée? Uniquement cette portion de la terre que nous
habitons et qu'à ce titre nous connaissons. Or il se peut faire
que dans la même zone tempérée il y ait deux terres habitées,
plus même, surtout à proximité de ce parallèle, qui, passant
par Athènes, coupe toute la mer Atlantique. Ératosthène re-
prend alors sa démonstration de la sphéricité de la terre, et,
comme il insiste sur ses mêmes arguments, nous pourrions,
nous, répéter aussi nos mêmes critiques, le blâmant surtout
de ce qu'il ne cesse d'attaquer Homère sur les mêmes choses.
7. A propos, maintenant, des continents^ après avoir
rappelé combien d'opinions différentes les géographes ont
émises sur cette question, et comment la division des uns
à l'aide de fleuves, tels que le Nil et le Tanaïs, fait des
continents autant d'îles, tandis que la division des autres
au moyen d*isthmçs, soit de Tisthme qui sépare la Cas-
pienne, de la mer du Pont, soit de cet autre isthme qui se
trouve resserré entre la mer Erythrée et TEcregma, réduit
les continents à l'état de presqu'îles ou de péninsules, Era-
tosthène ajoute qu'il n'est nullement frappé pour sa part
de l'utilité pratique d'une pareille recherche , et qu'il ne
saurait y voir qu'un de ces sujets de dispute si chers à l'é-
cole de Démocrite. « ÏBn effet, dit-il, quand il n'y a point
de limites exactement marquées, comme c'est le cas pour
Colyttus et pour Mélité, que ne séparent ni stèles, ni mur
d'enceinte, on peut bien dire vaguement, ceci est Colyttus et
ceci Mélité^ mais l'on ne peut point préciser le lieu où passe
en réalité la ligne de démarcation commune, et voilà comme
entre voisins il y a eu souvent contestation au sujet de telle
uvRE I. m
ou telle localité, au sujet de Thyrées, par exemple entre les
Argienset les Lacédémoniens, et au sujet d'Oropos entre les
Athéniens et les Béotiens. D'ailleurs, continue-t-il, en distin-
guant trois continents, les Grecs n'avaient pas en vue l'en-
semble de la terre habitée, mais seulement la partie qu'eux-
mêmes en occupaient et celle qui lui fait face, et qui, occupée
alors par les Cariens, l'est aujourd'hui par les Ioniens et les
populations limitrophes des Ioniens ; et ce n'est qu'avec le
temps, c[uand ils eurent poussé plus avant, quand ils eurent
acquis la connaissance d'un plus grand nombre de Ueux,
qu'ils généralisèrent ainsi leur division primitive. » —
Halte-là! dirons-nous à notre tour (et en commençant par
la fin nous n'entendons pas disputer à la façon de Démo-
crite, mais bien à la façon d'Êratosthène lui-même), voulez-
vous dire que les premiers qui imaginèrent cette division
des trois continents étaient les mêmes qui s'étaient proposé
de tracer une simple ligne de démarcation entre leurs pos-
sessions et celles des Garions situées vis-à-vis? Ou bien,
entendez-vous (et ceci en effet nous paraît plus probable)
qu'après ces Grecs qui n'avaient envisagé pour leur opéra-
tion que la Grèce et la Carie, avec une faible portion peut-
être des pays qui y touchent, sans penser ni à TEurope, ni
à l'Asie, non plus qu'à la Libye, il en vint d'autres qui, em-
brassant, autant du moins que la chose était possible, tout
l'ensemble de la terre habitée, proposèrent cette nou-
velle division en trois parties ? — Soit, mais dans ce cas-là
comment admettre que la première division ne portait
pas déjà sur la terre habitée? Gomment concevoir qu'à
aucun moment on ait pu déterminer trois parties et désigner
chacune de ces parties sous le nom de continent^ sans avoir
conçu, au préalable, l'idée nette du tout qu'il s'agissait de
partager? Ou, si l'on veut absolument que, sans prétendre
embrasser la terre habitée dans son ensenible, les auteurs
de cette division se soient proposé uniquement d'en par'
loger une des parties ^ que ne nous dit-on dans quelle
partie de la terre habitée ils avaient entendu ranger l'Asie,
l'Europe, ou ce qu'ils comprenaient sous la dénomination
112 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
générale de continent ? La bévue, on le voit, est un peu
forte.
8. En voici une autre pourtant qui est plus forte encore : on
commence par déclarer qu'on ne voit pas bien l'utilité pra-
tique que peut offrir la recherche des limites, on cite à ce pro-
pos l'exemple de Colyttus et de Mélité, puis on fait tout à
coup volte-face, et Ton dit juste le contraire : et en effet, si les
guerres au sujet de Thyrées et d'Oropos sont nées de l'igno-
rance où Ton était des limites, c'est qu'il n'y a rien appa-
remment qui soit d'une utilité plus pratique que de déli-
miter exactement les territoires qui se touchent. — Mais
peut-être a-t-on voulu dire simplement que si, pour de
petites localités, voire même pour chaque État pris isolé-
ment, une délimitation rigoureuse paraît offrir de l'utilité,
celle des continents est absolument superflue ? — « Non,
répondrons- nous encore, celle-ci pas plus que les autres ,
les continents eux-mêmes pouvant devenir un spjet de
contestation, entre deux conquérants par exemple, qui, pos-
sédant l'un l'Asie et Tautre la Libye, se disputeraient l'E-
gypte, la basse Egypte s'entend. » Du reste, sans insister
autrement sur un cas aussi rare, disons qu'il importe, ab-
solument parlant, d'établir de grandes divisions, qui, en
servant à la délimitation exacte des continents, puissent
encore au besoin s'étendre à l'ensemble de la torre habitée,
et que, pour une opération de ce genre, il n'y a pas k s'inquié-
ter si, en séparant les continents par des fleuves, on laisse
quelques parties de la limite indéterminées : [c'est là en effet
un inconvénient inévitable,] les fleuves ne remontant pas
jusqu'à rOcéan, e1 ne pouvant par conséquent enfermer
et envelopper les continents comme ils feraient des îles.
9. Pour terminer maintenant la présente série de ses
Mémoires y Ératosthèue rappelle que certains auteurs ont pro-
posé une autre division du genre humain en deux groupes ,
à savoir les Grecs et les Barbares ; mais, loin de l'adopter,
il la compare à ce conseil donné naguère à Alexandre par
quelques-uns de ses courtisans, de traiter tous les peuples
grecs en amis et en ennemis tous les peuples barbares, et
I
LIVRE I. 113
érige en principe que la seule division possible à établir
entre les hommes est celle qui a pour hase le bien et le
mal ; < voyez, dit-il, même parmi les peuples grecs, beau-
coup sont mauvais^ tandis que parmi les Barbares, sans
parler des Grecs et des Romains, ces peuples si admira-
blement constitués, on en compte plus d'un, le peuple in-
dien par exemple et le peuple arien, dont les mœurs sont
polies et civilisées. Alexandre du reste l'entendait bien de
cette façon, aussi ne tint -il aucun compte de l'avis qu'on
lui donnait, et on le vit partout et toujours accueillir les
hommes de mérite quels qu'ils fussent et les combler de ses
faveurs. » — Mais qu'ont donc fait, dirons-nous à noire
tour, ceux qui prétendaient diviser le genre humain en
deux groupes, comprenant l'un les peuples dignes de mé-
pris, et Tautre les peuples dignes de louange , si ce n'est re-
connaître qu'il est des hommes chez qui domine, avec le
respect des lois, le goût des lettres et de la civilisation,
tandis qu'il en est d'autres chez qui dominent les pen-
chants contraires? De sorte qu'-A lexandre, loin de négliger
l'avis qui lui était donné, et loin d'en prendre le contre-
pied, l'avait par le fait goûté et approuvé jusqu'à y con-
former même toute sa conduite, n'en ayant considéré appa-
remment que l'intention.
FIN DU PREMIER LIVRE.
OÉOCP, DE STRABON. I. — &
LIVRE IL
Dans son second livre, Strabon cite textuellement un certain nombre
de passages d'Êratosthène, qn'il soumet ensuite à un examen cri-
tique^ relevant tout ce qui lui paraît inexact dans les assertions, les
divisions ou les descriptions de cet auteur. Il rappelle aussi et
discute de la môme façon mainte opinion d'Hipparque, puis ter-
mine par un exposé abrégé et en quelque sorte synoptique de son
propre ouvrage, autrement dit de la science géographique tout
enlière.
CHAPITRE PREMIER.
1. Dans le troisième livre de sa Géographie, ÊTaLtosthëney
dressant la carte de la' terre habitée, divise celle-ci en deux de
louest à l'est par une ligne, parallèle à la ligne équinoxiale :
les extrémités qu'il donne à cette ligne sont, à l'ouest, les
Colonnes d'Hercule, et, à Test, les promontoires et contre-
forts extrêmes de la chaîne qui forme le côté septentrional
de rinde ; puis, à partir des Colonnes d'Hercule, il la mène
par le détroit de Sicile et les caps méridionaux du Pélo-
ponnèse et de l'Attique jusqu'à l'ile de Rhodes et au golfe
d'Issus. Jusque-là, comme il le marque lui-même, la ligne
en question n'a fait que traverser la mer et longer les con-
tinents qui la bordent, parce qu'effectivement notre mer
intérieure s'étend ainsi toute en longueur jusqu'à la Cilicie;
mais à partir de ce point il lui fait suivre toute la chaîne
du Taurus jusqu'à l'Inde, et cela sans dévier, car le Taurus
qui est, selon lui, le prolongement direct de la mer que nous
voyons commencer aux Colonnes d'Hercule, divise l'Asie
LIVRE II. 115
tout entière dans le sens de sa longueur en deux parties^
Tune boréale, l'autre australe, et se trouve de la sorte, et
comme la mer elle-même, laquelle s'étend, avons-nous dit,
des Colonnes d'Hercule au point où commencent ses pre-
mières pentes, situé sous le parallèle d'Athènes *.
2. Gela posé, Ératosthène propose une rectification à l'an-
•cienne carte géographique ; il trouve que sur cette carte,
* toute la partie orientale de la chaîne dô montagnes s'écar-
tant beaucoup vers le nord, l'Inde est entraînée naturelle-
ment dans la môme direction et devient plus septentrionale
qu'elle ne Test en réalité. Or, voici ce qu'il allègue d'abord
k l'appui de son opinion. « Beaucoup d'auteurs, dit-il,
raisonnant d'après l'analogie des conditions atmosphéri-
ques et des apparences célestes, conviennent que l'extrémité
la plus méridionale de l'Inde se trouve juste à la même
hauteur que Méroé : mais, de la pointe la plus méridionale
à l'extrémité la plus septentrionale de l'Inde, laquelle touche
à la chaîne du Caucase, Patrocle, qui est l'auteur lé plus
digne de foi à cause du haut rang qu'il occupait et des
connaissances spéciales qu'il avait en géographie, compte
15000 stades; d'autre part, la distance de Méroé au pa-
rallèle d'Athènes mesure à peu près le même nombre de
stades; il s'ensuit donc que la partie septentrionale de
l'Inde contigué au Caucase aboutit aussi à ce même cercle. »
3. A ce premier argument Ératoslhène en joint un autre
que voici : il fait remarquer que la distance mesurée depuis
le golfe d'Issus [au sud], jusqu'à la mer du Pont au nord,
en un point voisin d'Amisus ou de Sinope, est à peu près de
3000 stades, ce qui est juste la largeur attribuée à la chaîne
de montagnes. « Si maintenant, dit-il, à partir d'Amisus,
on se dirige au levant équinoxial, on rencontre d'abord la
Golchide, puis le col qui débouche sur la mer Hyrcanienne,
et la route qui y fait suite et mène par Bactres jusque chez
les Scythes, en laissant les montagnes à droite. La même
ligne, maintenant, à l'ouest d'Amisus, traverse la Propontide
1. Nous avons, d'après rbeoreuse correction de Kraraer, lu partout ^i 'aC7;vûv.
ao lieu de ^là e'.vfiiy.
116 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
et rHellespont. Or, de Méroé jusqu'à rHellespont, il y a au
plus 18 000 stades, juste autant qu'on en compte depuis le
côté méridional de l'Inde jusqu'à la Baciriane, quant aux
15000 stades formant l'étendue de l'Inde proprement dite
on en ajoute 3000 pour la largeur de la chaîne de mon-
tagnes. »
4. Mais Hipparque combat l'assertion d'Ératosthène, et ,
cela en attaquant ses autorités : il nie par exemple que Pa-
trocle mérite aucune confiance, lorsqu'il a contre lui le
double témoignage de Déimaque et de Mégasthène, les-
quels prétendent, d'accord en cela avec le tracé des anciennes
cartes, que la largeur de l'Inde calculée à partir de la mer
australe varie, suivant les points où on la prend, entre 20
et 30000 stades : il lui paraît inadmissible qu'il faille
ajouter loi au seul Patrocle, .sans tenir compte de témoi-
gnages si formellement contraires au sien, et qu'on doive
corriger les anciennes cartes d'après cette autorité unique,
au lieu de laisser jusqu'à plus ample et plus sûr informé
les choses comme elles étaient.
5. A mon tour, je trouve que ce jugement d'Hipparque
prête à plus d'une rectification. Et d'abord, quand il est
i:otoire qu'Ératosthène a consulté maintes autorités diffé-
rentes, comment prétendre que Patrocle soit la seule dont
îi s'est servi ? Que fait-on à ce compte du témoignage de
rinform^lcur, qui a dû lui apprendre que l'extrémité méri-
dionale de l'Inde correspondait juste à Méroé, du témoi-
gnage de cet autre informateur qui lui aura fourni la mesure
de la distance de Méroé au parallèle d'Athènes, de cet
autre encore qui lui aura fait connaître la vraie largeur
de la chaîne de montagnes, et comme elle égale l'intervalle
qui sépare la Cilicie d'Amisus, de ceux enfin qui lui auront
appris comment la roule qui, parlant d'Amisus traverse la
Oolchide et THyrcanie, et mène jusqu'en Bactriane et plus
loin même jusque chez les peuples des bords de la mer
Orientale, se dirige en droite ligne au plein levant équi-
noxial, le long et à la gauche ^les montagnes, tandis qu'au
vC.uchant la même ligne prolongée coupe la Propontide et
LIVRE U. 1J7
THelIespont ? Gar^ si Ératostbène admet comme vraies ces
différentes doBnées, c'est apparemment sur la foi de voya-
geurs qui avaient été sur les lieux et qu'il avait pu consuller
tout à son aise, ayant rencontré sans doute leurs relations
parmi les trésors de cette bibliothèque qu'il avait à sa dis*
position, et dont Hipparque lui-même a vanté la richesse-
6. Mais à ne prendre de tous ces auteurs que le seulPa-
trocle , manque-t-il donc de bons garants qui puissent dé*
fendre son témoignage? N'a-t-il pas pour lui et l'estime des-
princes qui l'avaient investi â'un si haut emploi, et le grand
nombre des auteurs qui l'ont cru et suivi, et le peu de poids
de ceux qui l'ont contredit et qu'Hipparque nous nomme,
puisque chaque démenti adressé à ses contradicteurs devient
une preuve de sa bonne foi? Nous ne voyons même pas,
quant à nous qu'il y ait lieu de douter de sa parole,
quand il nous dit que dans l'Inde les soldats et compagnons
d'Alexandre n'avaient vu les choses qu'en courant, et
qu Alexandre seul avait pu se renseigner plus exactement,
grâce k des descriptions composées exprès pour lui par
les gens connaissant le mieux le pays^ et qu'il nous affirme
avoir eu conmiunication de ces précieux documents par
une laveur spéciale du trésorier Xénoclès.
7. Hipparque, à la vérité, ajoute dans son second livre
qu'Ératosthène a tout le premier contribué à infirmer lauto-
rité de Patrocle , puisque, sur la question de savoir quelle
longueur attribuer au côté septentrional de l'Inde, alors qu'il
avait à choisir entre le nombre de 16 000 stades proposé par
Mégaslbène et celui de 15000 que Patrocle indique, il n'a
voulu, à cause de leur désaccord, s'en rapporter ni à l'un ni
à l'autre, et qu'il a mieux aimé se décider d'après un troi-
sième témoignage et adopter l'indication d'un stadiasme ano-
nyme qu'il avait entre les mains. « Or, poursuit Hippar-
que, s'il a suffi d'un désaccord comme celui-là, où il s'agis-
sait seulement dune différence de 1000 stades, pour
empêcher qu'on ne crût Patrocle, à plus forte raison doit-
on douter de ce qu'il dit, quand la différence s* élève à
8000 stades, et qu' en outre c'est contre le témoignage formel
118 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de deux auteurs, s'accordant Tun et l'autre à attribuer à
rinde une largeur de 20 000 stades, qu'il a réduit cette lar-
geur à 12 000. »
8. Mais à cela nous répondrons qu'Ératosthène n*a pas con-
damné Patrocle sur le seul fait de son désaccord avec Mégas-
thène et qu'il avait dû préalablement comparer son dire avec
le témoignage concordant et véridique de l'auteur du sta
diasme en question. Or, y a-t-il lieu de s'étonner qu'un témoi
gnage, d'ailleurs digne de confiance, soit effacé par un autr
encore plus digne de foi, et que nous abandonnions en cer
tains cas telle autorité que nous avons suivie dans d'autres,
quand nous trouvons ailleurs un élément de certitude pks
grande? Sans compter qu'il y a quelque chose de ridicule h
croire que, plus le désaccord est grand, plus la défiance doit
être grande aussi ; le contraire même paraît plus vrai, et i l
semble qu'un léger désaccord autorise toujours plus le
soupçon d'erreur : sur un détail de mince importance, non-
seulement le premier venu, mais celui-lk même qui est plus
éclairé que les autres, a plus de chance de se tromper,
tandis que sur une question importante, où le premier
venu se trompera aisément, l'homme instruit risquera
beaucoup moins de le faire et devra trouver plus facilement
créance.
9. Nous ferons remarquer d'autre part que, s'il est vrai,
en thèse générale , que les auteurs ayant écrit sur l'Inde
n'ont fait la plupart du temps que mentir, Déimaque les
surpasse tous à cet égard, et que Mégasthène vient tout de
suite après lui. Chez Onésicrite, ainsi que chez Néàrque et les
autres historiens du même temps, on sentait déjà les pre-
miers bégayements du mensonge * : nous l'avons vu, de reste,
en écrivant l'histoire d'Alexandre. Mais c'est de Déimaqne
et de Mégasthène sans comparaison qu'il importe de se dé-
fier le plus. Ce sont eux, en effet, qui ont parlé des Enoto-
cèteSy des Astomes, des Arrhines^ des Monophthalmes y
1. Coray ponctuait différerament la phrase, ce qui change quelque peu le
sens : Totoûxot rapa^'tXXilJovTeç. 'h5») 8i xal i^nïv, etc, au lieu de icoça^jftUlÇovreç tiSr,.
Kal i^jxTv S' ûitKÎfÇev etC.
LIVRE U. 119
des MacroscèleSf des Opisthodactyles ] eux aussi, qui ont
renouvelé la fable homérique du combat des grues et des
pygmées en parlant d'hommes hauts de trois spithames;
eux encore, qui ont fait mention de ces fourmis chercheuses
ou fouilleuses d'ovj de ces Pans sphénocéphalcs et de ces
serpents capables d*avaler cerfs et bœufs avec leurs cornes ;
sans compter qu'à ce sujet ils se trdtent l'un l'autre à qui
mieux mieux de menteur, comme Ératosthène en fait lui-
même la remarque. Ils avaient été envoyés l'un et Tautre
en qualité d'ambassadeurs à Palimbothra, Mégasthène au-
près de Sandrocottus, et Déimaque auprès de son fils Âlli-
trochade^ et voilà pourtant les relations qu'ils nous ont
laissées de leur voyage I Quelle raison a pu les pousser à
écrire de telles choses? On n'en sait rien. Toujours est-ii
que Patrocle ne leur ressemble pas le moins^ du monde, et
qu'en général aucun des auteurs cités par Ératosthène ne
mérite une semblable défiance.
10. {Ici une longvs lacum, qui a résisté jusqu'à ce jour
à tovLS les essais de restitution^) .... Or, si le méridien
qu'on a fait passer par Rhodes et Byzance s'est trouvé juste,
celui qu'on prétend faire passer par la Gilicie et par Amisus
se trouvera juste également, le parallélisme des deux lignes
résultant de maintes observations, qui n'ont pu constater
ni dans l'une ni dans l'autre la moindre tendance à coïncider.
11. Ce qui -prouve maintenant que le trajet par mer
d'Âmisus en Colcbide se lait bien réellement dans la direc-
tion du levant équinoxial, c'est que partout, sur cette ligne,
on observe mêmes vents, mêmes saisons, mêmes produc-
tions, mêmes levers du soleil. On vérifie pareillement que
telle est bien la direction du col qui débouche sur la mer
Caspienne et de la route de Bactres qui y fait suite. C'est
qu'Ù n'est pas rare en effet que l'évidence et l'accord una-
nime des voyageurs méritent plus de créance que Tindication
des instruments. Cela est si vrai,qu'Hipparque lui-même^,
1. Voy. cependant celui de Groskurd. — 2. Nous avons traduit d'après la
correction a&T6« 6 'Imoaexoc proposée par Coray et Mèiueke, au lieu de la letjon
0 rVciç "l.
120 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
qui nous affirme que la ligne tirée depuis les Colonnes
<l*Hercule jusqu'en Gilicie est droite et se dirige au levant
équiïioxial, n'a pas relevé cette ligne tout entière à Taide
d'instruments et par les procédés géométriques, mais qu'il a
dû, pour toute la partie comprise entre les Colonnes d'Her-
cule et le détroit de Sicile, s'en rapporter aux témoignages
des navigateurs. Aussi a-t-il tort de prétendre que, du mo-
ment que nous ne pouvons pas dire quel est le rapport du
jour le plus long au jour le plus court et le rapport de
Tombre au gnomon pour toute la chaîne de montagnes qui
court depuis la Cilicie jusqu'à Tlnde, nous ne pouvons pas
dire non plus que cette chaîne soit plutôt parallèle qu'o-
blique, et qu'en conséquence nous devons maintenir sans
correction l'obliquité telle que les anciennes cartes nous la
présentent *. Car, en premier lieu, ne pas pouvoir dire une
c/i05e, c'est proprement 5'a65ienir de V affirmer; et s'abstenir ^
c'est n'incliner ni d'un côté ni de l'autre ; or vouloir, comme
fait Hipparque, qu'on laisse les choses dans l'état où les
anciens nous les ont présentées, n'est-ce pas incliner d'un
côté plutôt que de Vautre? Hipparque eût été plus consé-
quent en nous dissuadant absolument de toute étude géo-
graphique, puisqu'en effet sur la situation exacte des
autres chaînes de montagnes et notamment des Alpes, des
Pyrénées, des montagnes de la Thrace, de Tlllyrie et de la
Germanie, nous n'avons rien de plus précisr à dire ; mais,
qui voudra jamais croire que les anciens méritent plus de
foi que les modernes, après toutes les erreurs qu'ils ont
commises dans leurs cartes géographiques, et qu'Ëratos-
thène a relevées à si juste titre, sans qu'Hipparque ait pu y
trouver à redire.
12. En second lieu, toute la suite du raisonnement
d'Hipparque est remplie de grandes difficultés. Voyez en
effet si, sans vouloir rien changer à cette donnée, que les
extrémités méridionales de l'Inde correspondent à la région
de Méroé, non plus qu'à celle-ci, que la distance de Méroé
1. Kramer lit ici r.a^i/yjai. an lieu de ^epii///jfft, nous avons traduit d'après
celte correction.
LIVRE U. 121
au détroit de Byzance est de 1 8 000 stades, on porte à
30000 stades la distance de Tlnde mérldioDale aux mon-
tagnes, voyez, dis-je, quel enchaînement d'absurdités en
résulte. Et d'abord, si le parallèle de Byzance est le même
que celui deMassalia (ainsi qu Hipparque l'affirme sur la foi
de Pythéas), et le méridieii de Byzance le même que, celui
du Borysthène, ce qu'Hipparqne admet aussi, en même
temps qu'il admet une distance de 3700 stades entre By-
zance et le Borysthène, on devra retrouver cette même dis-
tance entre Massalia et le parallèle du Borysthène, lequel
se confondra alors avec celui de la Celtique Parocéanitidey
puisqu'un trajet de 3700 stades nous conduit effectivement
jusqu'aux bords de T Océan.
13. D'autre part, puisque nous savons que la Cinnamô-
mophore est la dernière terre habitée au midi, et que, d'a-
près Hipparque lui-même, le parallèle de cette contrée mar-
que aussi le commencement de la zone tempérée et habitable
et se trouve éloigné de l'équateur de 8800 stades environ,
puisque, en même temps, Hipparque place le parallèle du
Borysthène à une distance de 34 000 stades de l'équateur, .
c'est donc 25200 stades qui resteront, pour exprimer la
distance comprise entrer le parallèle qui sépare la zone tor-
ride de la zone tempérée et le parallèle du Borysthène et
de la Celtique Parocéanitide. Mais actuellement le point le
plus avancé que la navigation atteigne au nord de la Gel-
tique est lemé, qui se trouve située par delà la Bretagne,
et que le froid rend déjà si difficilement habitable que les
contrées situées encore plus loin passent pour être absolu-
ment inhabitées. Et comme, généralement, on place lerné
à 5000 stades au plus au nord de la Celtique, c'est 30 000.
stades ou même un peu plus de 30000 stades qu'on trou-
vera pour la largeur totale de la terre habitée.
14. A présent, transportons-nous à l'opposite de la Cin-
namômophore en suivant dans la direction de l'est toujours
le même parallèle, nous atteignons ainsi les parages de la
Taprobane. On croit fermement que la Taprobane est une
grande île située en pleine mer, au midi et en avant de
122 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
rinde, qu'elle s'étend, qui plus est, en longueur dans la di-
rection de rÉthiopie sur un espace de plus de 5000 stades,
et qu'elle envoie sur les marchés de Tlnde une quantité, con-
sidérable d'ivoire, d'écaillé et d'autres objets d'échange. Or,
prêtons-lui une largeur proportionnée à sa longueur : cela,
joint à l'espace qui la sépare de l'Inde , ne saurait faire
moins de 3000 stades, ce qui est juste la distance qu'on cal-
cule depuis la limite extrême de la terre habitée jusqu'à
Méroé, s'il est vrai que les extrémités de Tlnde correspon-*
dent exactement à l'île de Méroé : peut-être même un nom-
bre plus fort serait-il plus près de la vérité. Ajoutons ensuite
ces 3000 stades aux 30 000 que suppute Déimaque jusqu'au
col qui donne accès chez les Bactriens et les Sogdiens, et
voilà ces peuples rejetés en dehors de la zone habitable et
tempérée l Mais personne osera-t-il avancer rien de pareil
après tous les récits qu'on a faits et qu'on fait encore de
l'heureux climat et de la fertilité merveilleuse, non-seule-
ment de l'Inde septentrionale, mais de l'Hyrcanie elle-même,
de TArie et des contrées qui suivent, telles que la Mar- '
giane et la Bacti iane ? Car toutes ces contrées, bien qu'elles
appartiennent au versant septentrional du Taurus, et que
la Bactriane touche même au col par où l'on entre dans
l'Inde, toutes, dis-je, jouissent d'un si heureux climat, qu'on
ne saurait rien concevoir qui diffère davantage de la nature
des contrées inhabitables. En Hyrcanie, par exemple, si c«
qu'on dit est vrai, tel cep de vigne donne jusqu'à un métrètc
de vin, tel figuier jusqu'à soixante médimnes de figues,
le grain tombé des épis suffit à faire lever une seconde
moisson, les abeilles font leurs ruches dans les arbres,
.et le miel découle des feuilles. En Médie, dans le canton
de Maliane, en Arménie , dans ceux de Sacasène et d'A-
raxène, les mêmes faits se produisent, sans être aussi sur-
prenants, puisque ces cantons sont plus méridionaux'
que l'Hyrcanie, et qu'ils jouissent d'ailleurs d'un climat
exceptionnel relativement au reste des pays auxquels ils
appartiennent. En Hyrcanie, la chose est donc autrement
merveilleuse. Dans la Margiane, aussi, l'on assure qu'il
LIVRE II. 123
n est pas rare de trouver des ceps de vigne tellement gros,
que deux hommes auraient peine à en embrasser le pied, et
que leurs grappes ont jusqu'à deux coudées de long. L'Arie,
qui passe pour posséder également tous ces mêmes avan-
tages, semble^ en outre, supérieure aux provinces voisines
par la qualité de ses vignobles, car les vins s'y conservent
jusqu'à la troisième génération, et cela dans des vases
qu'on n'a pas enduits de poix. Enfin Ton nous dit que dans
la Bactriane, laquelle confine à l'Arie, tout vient, tout ab-
solument, excepté Tolivior.
15. Qu'il y ait maintenant dans toutes ces contrées des
parties froides, j'entends les parties élevées et montagneuses,
il n'y a rien là qui doive nous étonner, car dans les dimaU
méridionaux les montagnes, et en général toutes les terres
élevées sont froides, celles-là même qui sont unies comme
des plaines. Dans laCappadoce, par exemple, dont la partie
voisine de TEuxin est plus septentrionale de beaucoup que
la partie qui borde le Taurus, l'immense plaine de Baga-
dania, située entre le mont Argée et le Taurus, produit à
peine çà et là quelques arbres fruitiers, bien qu'elle soit
de 3000 stades plus m'éridionale que la mer de Pont ,
tandis que les faubourgs de Sinope, d'Amisus et de Phana-
rée ne sont proprement que vergers et plantations d'oli-
viers. Ajoutons que TOxus, qui forme la limite entre la Bac-
triane et la Sogdiane, passe pour être d'une navigation si
facile, que les marchandises de l'Inde, transportées par cette
voie, descendent sans peine jusqu'en Hyrcanie, d'où elles
se répandent ensuite, au moyen des fleuves, dans toutes les
contrées environnantes jusqu'au Pont.
16. Trouverait-on, je le demande, une aussi riche naturo
sur les rives du Borysthène et dans la partie de la Geltiqn»»
qui borde l'Océan? Mais la vigne n'y vient seulement pas ( u
du moins elle n'y donne pas de fruit, et, là où elle en donne ,
à savoir plus au midi, sur les bords de notre mer intérieure
et du Bosphore, les raisins sont petits, et il faut, l'hiver,
enterrer les ceps. Il y a plus, la glace dans ces pays s'amasse
en telle quantité, notamment à l'entrée du lac Mœotis, qu'on
124 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
a VU tel lieutenant de Mitbrîdate, à la même place, oii du-
rant l'hiver, il avait battu les Barbares dans un combat de
cavalerie, remporter l'été, après la débâcle des glaces, une
victoire navale et sur les mêmes ennemis. Ératosthène cite
même à ce propos certaine inscription relevée dans le tem-
ple d'Esculape à Panticapée sur une aiguière d'airain que la
glace avait fait éclater :
a Si quelque mortel se refuse à croire ce qui arrive en nos
contrées, qu'il jette les yeux sur cette aiguière et il ne doutera
plus; ce n'est pas comme une riche et pieuse offrande, mais
comme un témoignage irrécusable de la rigueur de nos frimas
que le prêtre Stratios Ta exposée ici. »
Or, s'il nous est déjà interdit de comparer le climat dn
Bosphore et le climat, plus tempéré pourtant, d'Amisus et
de Sinope à celui des contrées que nous énumérions tout h
Theure, à plus forte raison ne sanrions-nous établir de
comparaison entre ces mêmes contrées et les régions du
Boryslhène et de l'extrême Celtique, puisque des pays,
qu'on s'accorde à placer h 3700 .stades au midi du Borys-
thène et de la Celtique, atteindraient encore à peine à la
hauteur d'Amisus, de Sinope, de Byzance et de Massalia.
17. Qu'on s'obstine cependant à adopter les calculs de
Déimaque et qu'à ses 30 000 stades on ajoute tout le trajet
qui reste encore à franchir jusqu'à la Taprobane et aux fron-
tières de la zone torride, trajet qu'on ne peut guère évaluer
à moins de 4000 stades, et Bactres et l'Arie se trouvent aus-
sitôt reléguées à 34000 stades de la zone torride, c'est-à-dire
à la même distance où le Borysthène, suivant Hipparque, se
trouve de Téquateur. En d'autres termes, Bactres et l'Arie
sont transportées à 8800 stades au nord du Borysthène et
de la Celtique , tout comme l'équateur est à 880O stades
au sud du cercle qui sépare la zone torride de la zone tem-
pérée et qui n'est autre, avons-nous dit^ que le parallèle de
1. Voy. p. 194 (note 4) da tome !•' de la traduction française (in-40) les raisons
qui ont porté Bréquigny à supprimer le mot 'Iv^u^ç qai dans tous les Mss. suit
le mot Kiyva|x.w{tof ôpou.
LIVRE IT. 125
la Cisnaniômopbore. Et tandis que nous avons démontré
qu'au-dessus de la Celtique, dans cet espace de 5000 stades
au plus qui s'étend jusqu'à lerné, le climat était à peine sup-
portable pour l'homme, il résulterait du calcul de Déima-
que qu'il existe sur un parallèle de :>8C0 stades plus sep-
tentrional que lerné une contrée parfaitement habitable. A
ce compte aussi, Bactres serait plus septentrionale, et de
beaucoup, que l'entrée de la mer Caspierne ou Hyrca-
nienne, laquelle entrée, placée comme elle est à 6000 stades
de distance du fond de ladite mer et des montagnes de l'Ar-
ménie et de la Médie, paraît être pourtant le point le plus
septentrional de toute cette côte qu'on peut ranger ensuite
sans interruption jusqu'à rinde, ainsi que le marque expres-
sément Patrocle, longtemps gouverneur de toutes ces pro-
vinces. Notez en outre que la Bactriane s'étend bien encore
de 1000 stades vers le nord et qu'au delà les Scythes occu-
pent une contrée plus vaste encore de beaucoup, qui même
ne se termine qu'à la mer boréale, et dans laquelle ces peu-
ples, s'ils vivent en nomades, trouvent du moins à vivre.
Mais, nous le demandons, comment la chose sera-t-elle pos-
sible, si Bactres elle-même se trouve rejetée en dehors de la
zone habitable? Cette distance du Caucase à la mer boréale,
eu passant par Bactres, peut être évaluée à un peu plus de
4000 stades. Qu'on ajoute ces 4000 stades au nombre de
stades calculé depuis lerné dans la direction du nord, ce sera
donc en tout et indépendamment du stadiasme propre
d'Ierné une étendue de 7800 stades qu'on aura prise sur la
zone ou région inhabitée. Mais négligeât-on les 4000 stades,
la partie de la Bactriane contiguë au Caucase se trouverait
encore de 3800 stades plus septentrionale que lerné et plus
septentrionale que la Celtique et le Borysthène de 8800 stades.
18. Hipparque nous dit maintenant qu'à la hauteur du
Borysthène et de la Celtique le crépuscule règne du cou-
chant au levant pendant toute la durée des nuits d'été, et
que le soleil, lors du solstice d'hiver, s'y élève au plus de
9 coudées ; qu'à 6300 stades de Massalia (c'est-à-dire, à l'en
croire, encore dans les limites de la Cehique, mais déjà en
126 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
pleine Bretagne, suivant nons, et à 2500 stades au nord de
la Celtique) le phénomène est beaucoup plus sensible ; que
\hj pendant les jours d^hiver^ la hauteur du soleil est de
6 coudées; qu'elle est de k coudées à 9100 stades de Mas-
salia et de moins de trois dans les pays situés encore au delà.
Or, d'après notre calcul, cette région ultérieure devrait se
trouver plus septentrionale de beaucoup que lemé elle-
même. MaisHipparque, sur la foi de Pythéas, la place seu-
lement au nord^ de la Bretagne, et comme il ajoute que le
plus lonp jouryestde dix-neuf heures équinoxiales, tandis
qu'il est de dix-huit heures seulement aux lieux où la hau-
teur du soleil est de 6 coudées, c'est-à-dire dans les pays
qu'il place à 9100 stades de Massalia, il s'ensuivrait que ces
derniers pays sont plus méridionaux que les parties les plus
méridionales de la Bretagne. C'est donc sous le même paral-
lèle que la Bactriane caucasienne ou sous un parallèle appro-
chant qu'il convient de chercher la position en question,
puisqu'il résulte, avons-nous dit, de l'estimation de Déima-
que que la partie de la Bactriane contigaë au Caucase est
de 3800 stades plus septentrionale que lerné. Ajoutons
enfin ces 3800 stades au nombre de stades qui représente
la distance entre Massalia et lemé, et nous aurons ainsi
12500 stades pour la distance totale. Mais qui a jamais ob-
servé dans ces régions, j'entends aux environs de Bactres,
une durée pareille des jours les plus longs et une pareille
hauteur méridienne du soleil lors du solstice d'hiver, tous
phénomènes- pourtant qui, par leur nature, doivent frap-
per les regards même de Tignorant, et qui, n'ayant au-
cun besoin de preuve ou de démonstration mathématique,
devraient se trouver relatés dans la plupart des descriptions
soit anciennes, soit modernes, qui nous ont été laissées de
l'empire Perse? Gomment concilier aussi ce que nous avons
dit plus haut de la fertilité de ces contrées avec de sembla-
bles phénomènes ou apparences célestes? On voit donc par
1. Lo sens exige absolument qu'on lise ici xa-:à -zà àpx-nxdtx&^a au lieu de
n.t. vr,-i,!,-.o7 que portent tous les ISIss.
LIVRE U. 127
ce qui précède que le raisonnement d'Hipparqne^ tout spé-
cieux qu'il puisse être, est précisément Topposé d'une vraie
démonstration : oubliant en effet que la question ne peut ja-
mais avoir la valeur d'une preuve, il n'a fait en somme que
démontrer la question par la question elle-même.
19. [Même défaut de logique dans la critique qu'il fait]
de cet autre passage, où, voulant montrer à quel point Déi-
maque était ignorant et peu au fait des questions de cette
nature, Ératosthène a rappelé comment il plaçait l'Inde entre
réquinoxe d'automne et le tropique d'hiver et comment,
choqué de l'assertion de Mégasthène, que Ton voit dans le
sud de rinde les deux Ourses se coucher et les ombres por-
ter alternativement en sens contraires, il soutenait, lui,
qu'il n'y a pas dans toute l'étendue de l'Inde un seul lieu où
se produise l'un ou l'autre de ces deux phénomènes. « Sur
ces deux points, disait Ératosthène , Déimaque s'est trompé
grossièrement. Il s'est trompé d'abord en croyant que, sous
le rapport de la distance aux tropiques , il peut y avoir la
moindre différence entre l'équinoxe d'automne et l'équinoxe
du printemps, puisque les levers du soleil et le cercle décrit
par cet astre sont absolument les mêmes à l'une et à l'autre
équinoxes. De plus, comme la distance du tropique terrestre
à J'équateur, qui sont les deux cercles entre lesquels Déi-
maque place rinde, a été réduite par une estimation plus
exacte bien au-dessous de 20 000 stades, il se trouve, par le
fait, avoir raisonné contre lui-même et tout en notre faveur ;
il est impossible, en effet, avec les 20 ou 30 000 stades de
largeur qu'il attribue à l'Inde, qu'elle tombe jamais entre
lesdites limites , tandis qu'elle y peut tomber avec les di-
mensions que nous lui prêtons. Mais il s'est trompé encore
et non moins grossièrement en prétendant que nulle part
dans l'Inde on n'observe le coucher des deux Ourses , non
plus que le renversement des ombres, puisqu'on s'avançant
à 5000 stades d'Alexandrie on commence déjà à observer
ce double phénomène. » Or, Hipparque critique encore
toute cette argumentation d'Ératosthène, mais sans plus de
fondement, avons-nous dit ; car en premier lieu il a tort de
128 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
vouloir que Déimaque ait parlé du tropique d*élé, quand il
a formellement spécifié le tropique d'hiver * ; et tort en se-
cond lieu de penser qu'il soit absolument interdit dans une
question de [géographie] mathématique d'user du témoi-
gnage d'un homme étranger à l'astronomie, comme si Éra-
tosthène, en citant ici Déimaque, avait entendu le désigner
pour son autorité principale, et qu'il eût fait autre chose
qu'user d'un procédé que tout le monde emploie avec les in-
terlocuteurs peu sérieux : n'est-ce pas , en effet , Pun des
meilleurs moyens de réfuter un contradicteur frivole que
de lui démontrer que son dire, quel qu'il soit, nous donne
raison contre lui-même ?
20. Jusqu'ici, c'est en supposant l'exactitude de ce qui a
été dit tant de fois et de ce qu'on croit généralement, à sa-
voir que l'extrémité méridionale de l'Inde est située juste
à la hauteur de Méroé, que nous avons démontré l'absurdité
des conséquences du système d'flipparque. Mais comme
Hipparque, qui n'y avait fait encore nulle objection, refuse
dans son second livre d'admettre la susdite hypothèse, il
nous faut voir aussi comment il raisonne à ce sujet. Voici
ce qu'il dit en propres termes : « Dans les cas où une dis-
tance considérable sépare deux points du globe situés sous
le même parallèle à l'opposite l'un de l'autre, il n'y a pas
d'autre moyen de vérifier s'ils sont effectivement sous le
même parallèle que d'arriver à comparer ensemble leurs
climats ou positions respectives. Or, si le climat de Méroé
se trouve suffisamment déterminé (et il Test par cette cir-
constance , que rapporte Philon dans la Relation du voyage
qu'il exécuta par mer en Ethiopie, à savoir que, quarante-
cinq jours avant le solstice d'été, on y a le soleil au zénith,
ainsi que par le rapport de l'ombre au gnomon que le mémo
auteur dit y avoir été observé tant àTépoque du solstice qu'à
celle de Téquinoxe, sans compter que l'opinion d'Ératos-
thène sur ce point se rapproche autant que possible de celle
f . On s'accorde à louer la correction proposée ici par Penzel «vr? (au lieu de
LIVRE II. 129
de Pliilon), en revanche, personne, pas même Ératos-
thèse, n'a détermine le vrai climat de l'Iode. Seulement
s'il est vrai, ainsi qu'on le croit sur la foi de Néarque,
qu'on y assiste au coucher des deux Ourses, il devient
impossible que Méroé et rextrémité de l'Inde soient si-
tuées sons le même parallèle. » — De deux choses
Tune pourtant : ou bien Ératosthène a ratifié ce que diffé-
rents auteurs avaient dit de celte circonstance qu'on voit
dans rinde les deux Ourses se coucher, et alors comment
BUpparque a-t-il pu dire que personne, et Ératosthène pas
plus que les autres, n'avait rien publié sur le climat de
llnde, car cette circonstance du coucher des Ourses se rap-
porte bien, j'imagine, au climat; ou bien il est faux qu'Éra-
tosthène ait confirmé le dire des autres sur ce point, et alors
pourquoi ne l'avoir pas mis hors de cause? En fait Éra-
tosthène ne l'a pas confirmé positivement, et, s'il a taxé
Déimaque d'ignorance, pour avoir prétendu, contrairement .
au témoignage de Mégasthène, qu'il n'y a. pas un lieu dans
rinde entière, d'où l'on puisse assister au coucher des deux
Ourses et où l'on observe le renversement alternatif des
ombres, c'est qu'il avait lieu de soupçonner un double men-
songe dans une assertion, dont la première partie (j'entends
celle-^i que l'on ne voit nulle part dans l'Inde les ombres
tomber alternativement en sens contraires) se trouvait être de
l'aveu de tous, et est, de l'aveu même d'Hipparque, un men-
songe notoire: car,siHipparque ne veut pas que l'extrémité
méridionale de l'Inde corresponde juste à Méroé, au moins
paraît-il admettre qu'elle est plus méridionale que Syène.
21. Dans ce qui suit maintenant, Hipparque revient en-
core sur les mêmes questions, mais ou il ne fait que répéter
ce que nous venons de réfuter, ou bien il s'appuie sur des
données ou propositions fausses, ou bien encore il introduit
des conséquences inexactes. Ainsi, de ce qu'Ératosthène
compte depuis Babylone jusqu'à Thapsaqùe 4800 stades et de
làvers le nord, jusqu'aux moDts d'Arménie, [2] 100 stades,
il ne résulte pas nécessairement qu'en suivant le méridien
même de Babylone on trouvera encore plus c!3 6000 stades
CÉOGR. DE STRABOrï. I. — 9
130 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
entre cette ville et les monts d'Arménie : loin de dire en eôet
que de Thapsaque k ces montagnes il y ait 2000 stades*,
Eratosthène signale dans Imtervalle certain espace qui n'a
pu être encore mesuré. Or, Targument qu'on tire d'une
donnée fausse n'offre plus rien de concluant. D'autre part,
Eratosthène n'a jamais dit que Thapsaque fût situé à plus
de 4500 stades au nord de Babylone.
22. Plus loin, Hipparque, qui continue à plaider la cause
des anciennes cartes, citera encore inexactement Eratos-
thène au sujet de sa troisième sphragide ou section de la
terre habitée, s'arrangeant ainsi avec une sorte de com-
plaisance des propositions plus faciles k réfuter. On sait
qu'Ératosthène, après avoir au préalable établi certaines
données touchant la direction du Taurus et de la mer inté-
rieure depuis les Colonnes d'Hercule et avoir, conformément
k ces données, et au moyen d'une première ligne, divisé la
terre habitée en deux parties , Tune boréale et Tautre^aus-
trale, essaye de diviser encore chacune de ces parties en
autant de sections, ou, pour parler comme lui, en autant
de sphragides que la nature des lieux le comporte. Or,
l'Inde forme la première sphragide de la partie australe et
l'Ariane la seconde, et, comme l'une et l'autre de ces con-
trées comportent une délimitation facile, Eratosthène a pu
en donner exactement la longueur et la largeur et jusqu'à
un certain point la figure géométrique. Ainsi il prête à
l'Inde la forme rhomboïdale, parce qu'effectivement, de ses
côtés, deux soiit baignés par la mer du sud et la mer orien-
tale, sans être découpés par ces mers en golfes profonds, et
que ses deux autres côtés sont limités, l'un par la chaîne de
montagnes et l'autre par le fleuve, qui achèvent de lui don-
ner ime orme, à peu de chose près, rectiligoe. Quant à
l'Ariane, il fait remarquer que trois de ses côtés représen-
tent assez exactement les trois côtés d'un parallélogramme,
mais qu'en revacche la limite occidentale ne saurait être dé-
terminée aussi rigoureusement, vu que de ce côté les popula-
1. Ai<T)riXl(i>v au lieu de nllta^ que portent les Mss. : conjecture de Casaubon.
LIVRE II. 131
lions limitrophes sont comme enchevêtrées les unes dans les
aatreSy ce qui n'empêche pas qu'il n'ait cherché à la figu-
rer par une ligne qu'il fait partir des Pyles Gaspiennes,
pour la mener jusqu'à Textrémitéde la Karmanie adjacente
au golfe Persique, et qu'il n'appelle cette ligne le côté occi-
dental de l'Ariane, par opposition au côté oriental que
forme l'Indus. Mais il ne dit pas que ces deux côtés soient
parallèles. Il ne le dit pas même des deux autres côtés que
forment la chaîne de montagnes et la mer, et se contente
de les appeler l'un le côté nord, l'autre le côté sud.
23. Eratusthène ne nous a donc donné de cette seconde
sphragide qu'une ébauche déjà un peu grossière, mais celle
qu'il donne de la troisième l'est bien autrement et pour plus
d'une raison. La première raison, nous l'avons déjà indi-
quée, c'est qu'il n'a pu déterminer assez rigoureusement le
côté compris entre les Pyles Gaspiennes et la Karmanie, le-
quel est commun à la troisième et à la seconde sphragide;
une autre raison, c'est que, comme le golfe Persique en-
tame profondément le côté méridional de cette sphragide
(circonstance du reste qu'Ératosthène signale tout le pre-
mier), il s'est vu forcé de prendre comme ligne droite la
route qui part de Babylone et s'en va par Suse et Persépolis
jusqu'aux frontières de la Karmanie et de la Perse, la seule
route de toute celte région qui pût lui offrir un stadiasme
rigoureusement levé (le développement total de cette route
est d'un peu plus de 9000 stades). Puis il a appelé ladite
ligne le côté méridional de sa figure, mais sans dire qu'elle
fât parallèle au côté septentrional. Il saute aux yeux main-
tenant que l'Euphrate, dont il s*est servi pour déterminer
le côté occidental, ne forme pas davantage une ligne droite :
on voit, en effet, ce fleuve à la sortie des montagnes couler
au niidi^ puis tourner à Test, et de nouveau se diriger au
midi jusqu'à son embouchure dans la mer. Mais Ératos-
ihène indique lui-même cette obliquité du cours du fleuve,
quand il compare la forme de la Mésopotamie, cette contrée
qu'enferment en se rejoignant le Tigre et TEuphrate, à
celle d'une galère garnie de ses rames : telle est l'image dont
132 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
il se sert. Ajoutons que le côté occidental, ainsi déterminé
par le cours de TEuphrate, n a pas été mesuré dans toute
son étendue, notamment entre Thapsaque et TArmënie, et
qu'Ératosthène avoue lui-même l'impossibilité où il s'est
trouvé d'estimer la longueur de toute la partie adjacente à
l'Arménie et aux montagnes du nord, faute de mesures cer-
taines. Tels sont lès différents motifs qui Tout empêché,
comme il le dit lui-même, de donner de cette troisième
sphragide autre chose qu'une esquisse, combinée tant bien
que mal d'après une foule de stadiasmes, dont la pluparten-
core étaient anonymes. 11 y aurait donc déjà de l'injustice à
Hipparque d'argumenter en géomètre contre une simple es-
quisse, qui, telle qu'elle est, a droit encore à notre recon-
naissance en ce qu'elle nous donne tout au moins une idée
approximative de la nature des lieux ; mais que, dans^ces
conditions-là, il n'observe pas même les données d'Ératos-
thène et qu'il fasse porter ses démonstrations géométriques
sur des données purement imaginaires, c'est montrer par
trop, en vérité, toute la jalousie qui l'anime.
24. Or, c'est en esquissant ainsi à grands traits sa troi-
sième sphragide qu'Ératosthène a compté depuis les Pyles
Gaspiennes jusqu'à l'Euphrate une distance de 10 000 stades,
qu'il décompose maintenant de la façon suivante, en se
réglant sur les stadiasmes partiels qu'il avait pu se procurer,
si ce n'est qu'il procède ici dans l'ordre inverse et prend son
point de départ de l'Euphrate, du passage de l'Euphrate à
Thapsaque : de ce point-là jusqu'au Tigre, en l'endroit oîi
Alexandre franchit ce fleuve, il marque [2400 stades]; puis,
se portant en avant par Gaugamèles et le Lycus , par Arbè-
les et par Ecbatane, c'est-à-dire par la route même que
suivit Darius dans sa fuite depuis le champ de bataille de
Gaugamèles jusqu'aux Pyles Gaspiennes, il réussit à par-
faire ses 1 0 000 stades, l'excédant qu'il trouve n'étant que
de 300 stades. Voilà donc comment Èratosthène s'y est pris
pour mesurer le côté septentrional de sa figure; mais, en
suivant cette marche, il n'a pas entendu présenter ledit côté
comme parallèle à la chaîne de montagnes, non plus qu'à la
LIVRE II. 133
ligne menée par les colonnes d'Hercule, par Athènes et par
Rhodes, car il savait que, si Thapsaque se trouve à une
grande distance des montagnes, la route, qui va de Tha-
psaque aux Pyles Caspiennes, finit par rencontrer ladite
chame de montagnes, les Pyles Caspiennes marquant ain^i
l'extrémité septentrionale de la limite en question.
25. Le côté nord ainsi représenté, Ératosthène poursuit
en ces termes : « pour ce qui est du côté méridional, im-
possible de liii faire suivre la mer, vu l'espèce de pointe
que le golfe Persique forme de ce côté dans les terres; mais
nous avons la route qui part de Babylone, et qui s'en va par
Suse et Persénoiis aboutir aux confins de la Perse et de la
Karmanie, présentant une longueur de 9200 stades. » Il fait
donc de cette route le côté méridional de sa figure, mais
sans dire encore le moins du monde que le côté sud soit
parallèle au côté nord. Il explique même la différence de
longueujr des deux lignes prises par lui comme côtés septen-
trional et méridional par cette circonstance que TEuphrate,
après avoir coulé jusqu'en un certain point de son cours
droit au midi, incline ensuite sensiblement vers Test.
26. Des deux limites transversales, maintenant, Ératos-
thène décrit d'abord celle de l'O., mais il le fait de telle
sorte qu'on peut se demander en vérité comment il Ta conçue
au juste et si dans sa pensée elle formait une seule ligne ou
deux lignes difiérentes. Car, s'il compte à partir du passage
de Thapsaque et le long de TEuphrate jusqu'à Babylone
4800 stades et 3000* stades de là aux bouches de l'Euphrate
et à la ville de Térédon, il avoue qu'au N. de Thapsaque
il n'y a eu de mesuré que la partie qui s'étend jusqu'aux
Pyles d'Arménie et qui peut bien être de 11 00 stades, mais
que Vautre partie, laquelle traverse la Gordyène ^ et l'Ar-
ménie, ne l'a pas été et manque par conséquent dans son
calcul. Passant ensuite au côté oriental, il estime que, dans
i. Voy. p. 196 {Index varix lectionis) de son édition de Strabon les raisons
qoe donne M- Ch. Mûller pour repousser l'addiiion x^iaxtoiou^ après Tpt<rxi^iouç
proposée par Gossellin et ratifiée par Groskurd. — 2, ropSualwv au lieu de
roprjvaittv, heureuse correction de La Porte du Theil.
134 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
la portion qui part de la mer Erythrée et traverse toute la
Perse dans la direction de la Médie, c'est-à-dire dans la di-
rection du nord, ce côté n'a pas moins de 8000 stades et
qu'il dépasserait même 9000 stades si on le faisait partir
des promontoires les plus avancés, mais que, dans la por-
tion restante , laquelle court à travers la Paraetacène et la
Médie jusqu'aux Pyles Gaspiennes, il ne mesure guère que
3000 stades. Il ajoute que le Tigre et TEuphrate, qui cou-
lent au S. l'un et l'autre au sortir de l'Arménie, décrivent à
eux deux, passé les montagnes de la Grordyène, un vaste
cercle autour de la contrée spacieuse appelée Mésopotamie,
après quoi ils tournent au levant d'hiver et au midi, l'Eu-
phrate surtout, qui, se rapprochant de plus en plus du Tigre,
vers le mur de Sémiramis et à la hauteur du village d'Opis,
passe à 200 stades tout au plus de ce village, traverse en-
suite Babylone et va se jeter dans le golfe Persique. « De
là, dit-il, pour la Mésopotamie et la Babylonie, une confi-
guration particulière , qui rappelle la forme d'une galère
munie de ses rames. » Tel est l'ensemble du passage d'Ëra-
tosthène.
27. Dans le tracé de sa troisième sphragide Ératosthène
a bien commis quelques erreurs, que nous exanunerons
plus loin, mais ce ne sont pas du tout celles qu'Hipparque
lui reproche. Voyons ce que dit Hipparque. Dans l'inten-
tion de fortifier encore la proposition établie par lui dès en
commençant, à savoir qu'il n'y a pas lieu de déplacer
rinde, pour la reporter davantage vers le S., ainsi que le
veut Ératosthène, il prétend tirer la preuve évidente de ce
fait des assertions mêmes de celui-ci. « Ainsi, dit-il, après
avoir donné pour limite septentrionale à sa troisième section
une ligne de 10000 stades comprise entre les Pyles Gas-
piennes et TEuphrate, Ératosthène ajoute que le côté méri-
dional compris entre Babylone et les frontières de la Ear-
manie n'a guère plus de 9000 stades; que le côté du
couchant, maintenant, qui présente entre Thapsaque et Ba-
bylone, le long de l'Euphrate, un développement de 4800
stades, plus 3000 stades entre Babylone et les bouches du
LIVRE II. 135
fleave, a été au N. de Thapsaque mesuré encore sur un es-
pace de 1100 stades environ, mais ne l'a plus été au delà.
Or, ajoute Hipp arque, si le côté nord de la troisième sec- ^
tien est de 10 000 stades environ, quand le côté qui lui est
parallèle, c'est-à-dire la droite menée de Babylone au côté
du levant, n'est évalué qu'à un peu plus de 9000 stades, il
est évident que Babylone se trouve plus avancée vers Test
que le passage de î'Euphrate à Thapsaque d'un peu plus
de 1000 stades. »
28. Oui assurément, dirons-nous, si les Pyles Gaspiennes
d'une part et d'autre part la frontière de la Karmanie et de
la Perse se trouvaient situées exactement sous le même mé-
ridien et que les lignes dirigées sur Thapsaque et sur Baby-
lone fussent deux perpendiculaires abaissées de ce même
méridien, assurément il en serait ainsi. Car on n'aurait qu'à
prolonger jusqu'à la rencontre da méridien de Thapsaque
la ligne qui aboutit à Babylone, pour qu'elle devînt sensi-
blement égale ou peu s'en faut à la ligne qui joint les Pyles
Gaspiennes et Thapsaque, et de la sorte en eâet Babylone
se trouverait plus orientale que Thapsaque de tout ce que
la ligne tirée des Pyles Gaspiennes à Thapsaque a de plus
en longueur que celle qui va de la frontière de Karmanie à
Babylone. Mais Ératosthène n'a pas dit que la ligne, qui
forme le côté occidental de l'Ariane, s'étendît dans le sens
même du méridien ; il n'a pas dit davantage de la ligne tirée
des Pyles Gaspiennes à Thapsaque qu'elle fût perpendicu-
laire au méridien des Pyles Gaspiennes ; de la ligne que dé-
crit la chaîne de montagnes, à la bonne heure : or la ligne
dirigée sur Thapsaque part du même point que la ligne
formée par la chaîne de montagnes et fait un angle avec
celle-ci. Ératosthène n'a pas dit non plus que la ligne qui
joint la frontière de Karmanie et Babylone fût parallèle à la
ligne qu'il mène sur Thapsaque. Mais lui fût-elle paral-
lèle f du moment que celle-ci n'est pas perpendiculaire au
méridien des Pyles Gaspiennes, Hipparque ne saurait s'en
prévaloir davantage dans la conclusion de son raisonnement.
29. Ce n'est pas tout pourtant, et, après avoir pris lesdites
136 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
propositions comme autant de points acquis à la discussion,
après avoir cru démontrer de la sorte qu'Ératosthène lui-
même avait fait Babylone plus orientale que Thapsaque d'un
peu plus de 1000 stades, Hipparque s'est forgé encore un
nouveau lemme pour la suite de sa démonstration. « Qu'on
imagine , dit-il , une droite menée depuis Thapsaque dans
la direction du midi jusqu*à la rencontre d'une perpendicu-
laire abaissée de Babylone, il en résultera un triangle rec-
tangle composé d'abord de la ligne qui joint Thapsaque et
Babylone, en second lieu de la perpendiculaire abaissée de
Babylone sur le méridien de Thapsaque et finalement du
méridien même de Thapsaque. » De la première ligne com-
prise entre Thapsaque et Babylone et longue, suivant lui,
de 4800 stades, il fait l'hypoténuse du triangle. Il donne
ensuite à la perpendiculaire abaissée de Babylone sur le
méridien de Thapsaque un peu plus de 1000 stades, juste
autant que ce que la ligne menée jusqu'à Thapsaque a de
plus en longueur que la ligne qui s'arrête à Babylone ; et
de ces longueurs il conclut pour le côté restant, c'est-k-dire
pour l'autre côté de l'angle, droit, une longueur sensiblement
plus grande que celle de la perpendiculaire en question.
Puis il ajoute à ce même côté la ligne qu'Ératosthène mène
depuis Thapsaque dans la direction du nord jusqu'aux mon-
tagnes d'Arménie. Mais Ératosthène avait eu soin de dire
que ladite ligne n'avait été mesurée que dans une portion
de son parcours, sur un espace de 1 1 00 stades environ , et
qu'il en avait négligé le reste dans son calcul faute de me-
sure positive. Hipparque, lui, suppose à cette dernière por-
tion de la ligne une longueur de 1 000 stades au moins, ce
qui donne pour les deux ensemble 2100 stades. Or, en ajou-
tant ces 2100 stades à la longueur du côte de son triangle
qui est opposé à l'hypoténuse et qui a été mené jusqu'à la
rencontre de la perpendiculaire abaissée de Babylone, il
obtient par le fait une distance de plusieurs milliers de
stades depuis les monts d'Arménie et le parallèle d'Athè-
nes jusqu'à la susdite perpendiculaire menée depuis Baby-
lone , laquelle se confond avec le parallèle de Babylone.
%
LIVRE II. 137
D'autre part, cependant, il établit qu'en prenant pour me-
sure du méridien entier le nombre de stades fixé par Éra-
tosthène, on ne trouve pas plus de 2400 slades pour la
distance du parallèle d'Athènes à celui de Babylone et que
par conséquent les montagnes d'Arménie et la chaîne du
Taums ne sauraient être placées sur le même parallèle
qu'Athènes, comme le veut Ératosthène, mais qu'elles doi-
vent être, d'après les données mêmes de celui-ci, reculées
vers le nord de plusieurs milliers de stades. Or ici, indé-
pendamment de ce qu'il s'est servi, pour la construction de
son triangle, de propositions dont nous avons démontré la
fausseté, Hipparque prend encore pour une donnée de la
question ce qui n'en est pas une, à savoir que l'hypoténuse
de son triangle, autrement dit la droite qui joint Thapsaque
et Babylone a 4800 slades de longueur. Car Ératosthène dit
formellement que celte longueur est celle de la route qui
suit le cours de l'Euphrate, et il fait remarquer en même
temps que la Mésopotamie, y compris la Babylonie, forme
nn vaste cercle dont la circonférence est décrite par l'Eu-
phrate et le Tigre, mais principalement par l'Eaphrate, de
sorte que la droite tirée entre Thapsaque et Babylone ne
saurait en aucune façon longer l'Euphrate, ni mesurer à
beaucoup près un si grand nombre de stades. Voilà donc le
raisonnement d'Hipparque détruit. D'autant qu'on a montré
plus haut comment il était impossible que deux lignes don-
nées pour se diriger à partir des Pyles Gaspiennes, l'une
sur Thapsaque, l'autre sur tel point de la chaîne des monts
d'Arménie situé à l'opposite de Thapsaque et à une dis-
lance de cette ville qu'Hipparque lui même fait de 2100
stades au moins, fussent parallèles soit entre elles, soit
avec la ligne menée par Babylone , c'est-à-dire avec le côté
méridional delà sphragide d'Ératosthène. Faute de pouvoir
indiquer la mesure exacte de la route qpii borde les monta-
gnes, qu'a fait Eratosthène ? Il nous a donné à la place la
mesure de la route comprise entre Thapsaque et les Pyles
Gaspiennes, mais en ayant soin d'ajouter qu'il ne la donnait
que comme un à peu près. 11 lui importait peu d'ailleurs, d»i
138 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
moment qu'il ne voulait qu'indiquer la longueur de la contrée
qui succède à l'Ariane et s'étend jusqu'à l'Euphrate, de me-
surer une ligne plutôt que l'autre. Qu'Hipparque néanmoins
ait affecté de croire qu'Ératosthène avait voulu parler là de
lignes parallèles, autant valait lui dire qu'il le trouvait aussi
ignorant qu'un écolier. Des critiques aussi puériles ne mé-
ritent pas qu'on s'y arrête.
30. Voici en revanche ce qu'on pourrait sérieusement
reprocher à Ératosthène. De même qu'en anatomie on dis-
tingue la division par membres de la simple division , de
la division grossière en parties prises au hasard, la division
par membres procédant d'après la délimitation naturelle
des parties et suivant leurs articulations et leurs principaux
contours, ainsi qu'Homère le dit dans ce vers,
c Ayant divisé la victime membre à membre *,
tandis que l'autre méthode n'offre rien de pareil , et de
même que l'on emploie Tune oul'autre méthode en son lieu,
suivant la circonstance et le besoin, de même en géographie,
oti il nous faut procéder aussi à la division complète des par-
ties, nous devons imiter la dissection par membres plutôt que
la division en parties prises au hasard, car c'est ainsi seule-
ment que nous pourrons obtenir ces traits ou caractères dis-
tinctifs et ces délimitations rigoureuses, dont le géographe a
surtout besoin. Or, pour qu'une contrée soit bien délimitée,
il faut autant que possible qu'elle le soit à l'aide des fleu-
ves, des montagnes ou de la mer, à l'aide encore de la
nationalité une ou multiple de ses habitants, à l'aide enfin ,
si faire se peut, d'une détermination exacte de son éten-
due et de sa figure. Dans tous les cas, une simple indica-
tion à grands traits suffira , sans qu'il faille chercher la
précision géométrique. S'agit-il de l'étendue, il suffira d'in-
diquer le maximum de la longueur et de la largeur, de dire,
par exemple, au sujet de la terre habitée, qu'elle a en Ion-
1. Hom., Oîyssée, IX, 291.; Iliade^ XXIV, 4o9. M. Meineke voit dans cette
citation une glose marginale, et comme telle il Ta rejetée en note dans son
édition. Cf. Yindity, Strabon, liber, p. 8.
LIVRE n. 139
g^enr 70000 stades, et en largeur un peu moins de la moi-
tié de sa longueur; s'agit-il de la configuration , il suffira
de la comparer soit à une figure géométrique quelconque,
comme quand on dit que la Sicile a la forme d'un triangle,
soit à telle autre image généralement connue, comme quand
on compare l'ibérie à une peau de bœuf et le Péloponnèse
à une feuille de platane. Et plus sera grande la région à
partager, plus aussi la division à grands traits se trouvera
être dé mise.
31. Gela posé, on voit que la division de la terre habitée
en deux parties au moyen de la chaîne du Taurus et de la
mer jusqu'aux Colonnes d'Hercule est bonne. Dans la por-
tion australe de la terre, la délimitation de l'Inde, au moyen
de lignes de différente nature, est bonne également : bornée
en effet à la fois par une chaîne de montagnes, par im fleuve,
par une mer ; désignée , qui plus est , par un nom unique,
ce qui implique l'unité de nation, l'Inde peut être en outre
qualifiée exactement de quadrilatère rhomboïde. L'Ariane,
moins complètement circonscrite, par la raison que son côté
occidental ne se dégage pas nettement d'autres lignes, se
tronve pourtant encore suffisamment déterminée par trois
de ses côtés, qui forment autant de lignes droites, et par le
nom qu'elle porte, lequel se trouve être celui d'une seule et
même nation. £n revanche, la troisième sphragide, à la
façon du moins dont Ératosthène l'a délimitée, demeure
parfaitement indéterminée ^ : le côté qui lui est conunun
avec l'Ariane risque d'être confondu avec d'autres lignes,
ainsi que nous l'avons déjà dit, et le côté méridional a été
tracé le plus négligemment du monde : car, au lien de
fermer et de border la sphragide, il la traverse par le mi-
lieu, laissant ainsi au midi une bonne partie des terres qui
en dépendent , sans compter qu'il n'en représente pas toute
la longueur, puisque le côté nord est sensiblement plus long.
L'Euphrate n'en saurait former non plus le côté occidental.
1 . VouB traduisoni d'après lacorreetion proposée par Spengel ovt« «i««(>i9«iioa
au lien de ovim.
140 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
couIât-il même en ligne droite, puisque les extrémités de
son cours ne se trouvent pas sous le même méridien , telle-
ment qu'on se demande pourquoi Ëratosthène en a fait
plutôt le côté occidental que le côté méridional de sa figure.
Quand on pense, en outre, au peu d'espace qui lui restait à
franchir pour atteindre la mer de Syrie et de Gilicie, on ne
peut s'expliquer qu'il n'ait pas reculé jusque-là les bornes de
sa sphragide, d'autant mieux qu'on qualifie toujours de prin-
ces syrien? Sémiramis et Ninus qui avaient, comme on sait,
pour capitales et pour lieux de résidence, Sémiramis, la ville
de Babylone, et Ninus, la ville de Ninive, souvent appelée la
métropole générale de la Syrie ; ajoutez que , de nos jours
encore, sur les deux rives de l'Euphrate les populations par-
lent une seule et même langue, et qu'il n'est nullement rai-
sonnable de couper en deux par une ligne de démarcation
arbitraire une nation aussi connue que celle-là, qui se trouvé
avoir de la sorte telles de ses parties rejetées parmi des
nationalités étrangères. De plus, Ératosthène ne pourrait pas
dire que les dimensions déjà excessives de sa sphragide
l'ont forcé à agir comme il a fait, puisque, prolongée même
jusqu'à la mer, et augmentée de tout le pays qui s'étend
jusqu'aux confins de l'Arabie Heureuse et de l'Egypte , elle
n'égalerait pas encore l'Inde, ni même l'Ariane. Il eût
donc beaucoup mieux valu s'avancer jusque-là et donner
pour côté méridional à la troisième sphragide, ainsi aug-
mentée de tout le pays jusqu'à la mer de Syrie, au lieu de
la limite que trace Ératosthène, au lieu d'une simple ligne
droite, le littoral lui-même, à partir de la Karmanie, c'est-
à-dire tout le littoral qu'on longe à droite en entrant dans le
golfe Persique jusqu'aux bouches de l'Euphrate ; puis, à
partir de là, ledit côté aurait rejoint la. frontière commune à
la Mésène et à la Babylonie, laquelle marque en même
temps le commencement de l'isthme qui sépare l'Arabie
Heureuse du roste du continent ; il aurait ensuite traversé
l'isthme et se serait prolongé jusqu'au fond du golfe Ara-
bique, jusqu'à Péluse, voire même jusqu'à la bouche Ga-
nopique du Nil. Tel eût pu ô!re le côté méridional de la
LIVRE U. 141
troisième sphragide, et, quant au côté occidental restant, il
eût été formé par cet autre littoral compris entre la bouche
Ganopique et la Gilicie.
32. La quatrième sphragide se serait composée alors et de
l'Arabie Heureuse et du golfe Arabique, de TÊgypte tout
entière et de TËthiopie , et elle aurait été bornée dans le
sens de sa longueur par deux méridiens, passant l'un parle
point le plus occidental, l'autre par le point le plus oriental
de ladite sphragide, et dans le sens de sa largeur par deux
parallèles passant Tun par le point le plus septentrional,
Taulre par le point le plus méridional. Car c'est ainsi qu'il
faut déterminer l'étendue des figures irrégulières, dont on
ne peut mesurer exactement la longueur ni la largeur sur
les côtés mêmes. Mais ici il y a à l'aire une observation gé-
nérale, c'est que la longueur et la largeur ne peuvent plus
s'entendre de la même façon, suivant qu'il s'agit du tout ou
de la partie : s'agit-il du tout, on appellera longueur la plus
grande, largeur la moins grande des deux dimensions;
s'agit-il de la partie, sans tenir compte de la grandeur
relative des deux dimensions, on appellera longueur celle
des deux qui se trouvera être parallèle à la longueur totale,
la dimension prise comme largeur fût- elle plus grande que
ceiJe qu'on aurait prise pour exprimer la longueur. £t,
comme la terre s'étend en longueur du levant au couchant,
et en largeur du nord au sud, et que sa longueur est repré-
sentée par une ligne parallèle à l'équateur, tandis que sa
largeur se compte sur le méridien même, dans le cas où l'on
considère seulement des parties de la terre, il faut repré-
senter les dimensions de longueur et de largeur desdites
parties par des h'gnes qui soient parallèles les unes à la lon-
gueur, les autres à la largeur totale de la terre. De la sorte,
en effet, on arrivera à exprimer plus exactement l'étendue
de la terre entière, ainsi que la disposition et la figure
de toutes ses parties, puisque la simple comparaison suffira
ensuite à montrer ce qu'elles ont de plus ou de moins les
nnes que les autres.
33. Éraiosihène cependant, après avoir mesuré la Ion-
142 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
gueur totale de la terre habitée, suivant une ligne qu'il sup-
pose droite et qu'il fait passer par les Colonnes d'Hercule,
les Pyles Gaspiennes et le Caucase, prend la longueur de sa
troisième sphragide sur une ligne qu'il mène entre les
Pyles Caspiennes et Thapsaque, et la longueur de la qua-
trième sur une ligne qui, menée par Thapsaque et Héroo-
polis jusqu'au pays compris entre les bouches du Nil, doit
aboutir aux environs de Canope et d'Alexandrie, puisque
c'est là que se trouve la dernière des bouches du fleuve,
dite Canopique ou Héracléotique. Or, qu'il place bout à bout
ces longueurs partielles, de manière à en former une seule
et même ligne droite, ou qu'il fasse faire à ses deux lignes
un angle à Thapsaque, toujours est-il qu'il ne les a prises
ni Tune ni l'autre parallèles à la longueur totale de la terre,
la chose ressort clairement de ses paroles. Comment trace-
t-il en effet, cette longueur totale de la terre habitée ? A
l'aide de la chaîne du Taurus et de la mer qui, jusqu'aux
Colonnes d'Hercule, en forme le prolongement direct, et
suivant une ligne qu'il fait passer par le Caucase, par Rho-
des et par Athènes. De Rhodes à Alexandrie maintenant,
et en suivant le méridien qui passe par ces deux villes, il
compte à peu de chose près 4000 stades : telle sera donc,
d'après lui, la distance qui sépare le parallèle de Rhodes de
celui d'Alexandrie. Mais le parallèle d'Héroopolis est
comme qui dirait le même que celui d'Alexandrie (dans le
fait il est un peu plus méridional) : par conséquent la ligne,
droite ou brisée, qui viendra rencontrer le parallèle de
cette ville et celui de Rhodes et des Pyles Caspiennes, ne
pourra être en aucune façon parallèle à l'une ou l'autre de ces
deux lignes. Ici donc les longueurs ont été mal prises. Celles
des sections de l'hémisphère boréal ne l'ont pas été mieux.
34. Mais avant de le montrer, revenons à Hipparque et
voyons ce qu'il dit maintenant : continuant à raisonner d'a-
près les données qu'il se forge à lui-même, il affecte de
réfuter géométriquement ce qu'Ératosthène n'a présenté
que comme une esquisse à grands traits. Ainsi, à l'entendre,
il résulterait des distances indiquées par Ératosthène, à sa-
LIVRE II. . 143
voir d'une première distance de 6700 stades, comptée entre
Babylone et les Pyles Gaspiennes, et d'une autre de plus de
9000 stades, marquée entre Babylone et la frontière de
Karmanie et de Perse, et prise sur une ligne menée droit
au levant équinoxial, perpendiculairement à ce côté commun
de la deuxième et delà troisième sphragide, il résulterait,
dis-je, un triangle rectangle ayant son angle droit à la fron-
tière de Karmanie, mais son hypoténuse moindre que l'un
des deux côtés de l'angle droit, d'où il suit que la Perse
aurait dû être comprise dans la deuxième sphragide. A cela
il a été déjà répondu que, du moment qu'Ératosthène n'a-
vait pas mesuré la distance de Babylone à la Karmanie sur
un parallèle, ni pris dans le sens même du méridien la droite
qui forme la ligne de démarcation des deux sphragides,
Hipparque n'articulait proprement rien de sérieux contre
lui. Hippargue n'a pas eu plus raison dans ce qui suit. Ainsi,
sur ce qu'Eratosthène avait marqué entre les Pyles Gas-
piennes et Babylone le nombre de stades que nous avons
dit, puis 4900 stades entre les Pyles Gaspiennes et Suse,
et 3400 stades entre Suse et Babylone , Hipparque , par-
tant toujours d'hypothèses à lui, a joint ces trois points en-
semble, les Pyles, Suse et Babylone, et composé de la sorte
un triangle soi-disant obtusangle, ayant son angle obtus à
Suse et ses divers côtés de la longueur même marquée par
Ératosthène; puis, de cette construction ildéduit que le mé-
ridien des Pyles Gaspiennes devra nécessairement couper le
parallèle de Babylone et de Suse plus de 4400 stades à
l'ouest du point où le même parallèle est coupé par la droite
qui va des Pyles Gaspiennes à la frontière die la Karmanie
et de la Perse , que la même ligne , passant par les Pyles
Gaspiennes et la frontière de Karmanie et Perse, fera avec
le méridien des Pyles Gaspiennes à peu près un demi-angle
droit, inclinant ainsi entre le midi et le levant équinoxial,
qu'enfin le cours de l'Indus lui sera parallèle et devra, par
conséquent, au lieu de tendre droit au midi à sa sortie des
montagnes, comme le marque Ératosthène, se diriger aussi
entre le midi et le levant équinoxial, ainsi qu'il est figuré
144 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
sur les anciennes cartes. Mais, comment accorderions-nous
à Hipparque que le triangle qu'il vient de former de la sorte
est obtusangle, quand nous n'accordons pas que le triangle
qui le contient soit rectangle? Gomment lui accorderions-
nous que la droite qui joint Babylone à Suse, et qui forme,
d'après lui, l'un des côtés de l'angle obtus, se dirige dans le
sens même d'un parallèle , quand nous ne l'accordons pas
pour la ligne totale prolongée jusqu'à la Karmanie? Gom-
ment lui accorderions-nous enfin que la ligne menée des
Pyles Gaspiennes aux confins de la Karmanie est parallèle
au cours de l'Indus? Sans toutes ces conditions pourtant,
son raisonnement tombe à faux. Hipparque prétendait en
outre que, comme Ératosthène avait prêté à l'Inde la forme
rhomboïdale, et que le côté oriental de celte sphragide s'é-
tend beaucoup dans Test, vu qu'il se trouvo là prolongé en-
core de tout un promontoire fort saillant qui, se dirigeant en
même temps au sud , dépasse tout le reste du littoral de ce
côté, il devait en être de même pour le côté que borde Tlndus.
35 . Dans tout ceci Hipparque argumente en géomètre, sans
doute; mais son raisonnement n'en est pas plus convaincant.
Car il semble s'être condamné lui-même et avoir voulu jus-
tifier Ératosthène, en ajoutant ce qui suit, « que l'erreur
d'Eratosthène eût été pardonnable, s'il se fût agi seulement
de faibles distances, mais que, comme les distances sur les-
quelles elle porte sont de plusieurs milliers de stades, on ne
sauvait la lui passer, après qu'il a déclaré surtout qu'une
simple distance de 400 stades suffisait à mettre entre deux
parallèles, entre le parallèle d'Athènes et celui de Rhodes,
par exemple, une différence sensible. » Les jugements de nos
sens, en effet, ne sont pas tous de même nature^ ils com-
portent, suivant les cas, une latitude plus ou moins grande,
une latitude plus grande, quand, pour juger des climats ou
de la situation respective des lieux, nous consultons seule-
ment le témoignage de nos yeux, la nature des productions
ou la différence de température, une latitude moins grande,
quand nous employons les mstruments de gnomonique et
de dioptriquo. Aussi conçoit-on que les parallèles d'Athènes,
LIVRE ir. 145
de Rhodes et de Carie, pris à l'aide da gnomon, aient pu
présenter entre eux des différences semibles, malgré la
faible distance qui les sépare. Mais quand un géographe,
dans un espace pouvant avoir une largeur de 30 000 stades
et nne longueur de 70 000 représentée par une chaîne de
montagnes de 40000 stades et une mer de 30000, tire une
ligne du couchant au levant équinoxial et détermine des
deux côtés de cette ligne une région méridionale et une
région septentrionale, qu'il partage à leur tour en carreaux
et en sphragideSy rendons-nous bien compte du sens qu'il
prête à chacun des termes qu'il emploie et de ce qu'il en-
tend au juste par côtés nord et sud, côtés est et ouest de sa
figure : que si maintenant il laisse passer, sans y faire at-
tention, quelque erreur un peu trop forte, qu'il en porte la
peine (rien de plus juste); mais reconnaissons, en même
temps, qu'il serait tout aussi répréhensible de n'avoir pas
négligé les erreurs minimes. Eh bienl Dans le cas présent,
Ératosthène n'a encouru ni l'un ni l'autre de ces reproches ;
car la grande latitude qu'il s'est donnée en opérant em-
pêche qu'il ne tombe sous le coup d'une argumentation
géométrique, et Hipparque, qui prétend l'y soumettre, ne
le fait qu'en substituant à ses données celles qu*il lui a plu
de ioTger à sa convenance.
36. Touchant la quatrième section ou sphragîde, les cri-
tiques d'Hippa«que sont beaucoup mieux fondées, quoiqu'il
s'y mêle encore trop de cet amour de la chicane et de cette
persistance à s'appuyer toujours sur les mêmes hypothèses
on sur des hypothèses presque identiques. Il a raison, par
exemple, de reprocher à Ératosthène d'avoir pris pour
représenter la longueur de cette section la ligne comprise
entre Thapsaque et l'Egypte, ce qui équivaut à prendre pour
longueur d'un parallélogramme son diamètre, car Thap-
saque et la côte d'Egypte ne se trouvent point sur le même
parallèle, mais sur des parallèles fort éloignés l'un de l'au-
tre, et, entre ces deux parallèles, la ligne, qui va depuis Thap-
saque jusqu'à l'Egypte , se prolonge obliquement en façon
de diagonale. Mais quand il s'étonne qu'Ératosthène ait osé
GÉOGR. DE STRABON. I. — 10
146 GÉOGRAPHIE DB STRABON.
réduire à 6000 stades la distance de Pélnse à Thapsaque,
alors qu'elle est de .plus de 8000, il a tort à son tour. Il pose
en lait d'abord, après démonstration, que le parallèle de
Péluse est de 2500 stades plus méridional que celui de
Babylone, puis, croyant citer exactement Êratoslhène, il lui
fait dire que le parallèle de Thapsaque est de 4800 stades
plus septentrional que celui de Babylone, et c'est ainsi qu'il
pariait cette somme de plus de 8000 stades. Mais où a-t-il
vu dans Ératosthène que la distance était aussi considérable
entre le parallèle de Babylone^ et celui de T'hapsaque, ceci
reste un problème pour moi. Ératosthène a bien dit que de
Thapsaque à Babylone la distance était de 4800 stades,
mais il n'a pas dit que cette distance fût prise d'un parallèle
à l'autre, et cela par une bonne raison, c'est que nulle part
il ne place ces deux villes sous le même méridien. Gela est
si vrai qu'Hipparque lui-même a établi ailleurs que du sys-
tème d'Eratosthène il résultait que Babylone se trouvait plus
avancée que Thapsaque vers l'est de 2000 stades et plus*.
Nous aussi nous avons cité telle allégation d'Ératosthène, de
laquelle le même fait semblait résulter, celle-ci notamment,
que le Tigre et TEuphrale décrivent un cercle autour de la
Mésopotamie et de la Babylonie et que c'est le cours de
TEuphrate qui forme la plus grande partie de la courbe,
puisqu'après avoir coulé du N. au S. il tourne au levant,
pour se diriger de nouveau au midi. Or, si cette première
direction du N. au S. peut à la rigueur coïncider avec
celle du méridien, ce coude vers TE. pour atteindre
Babylone implique une déviation par rapport à la direction
du méridien, en même temps que la courbe décrite exclut
toute idée de ligne droite. De plus, en nous disant que la
distance de Thapsaque à Babylone était de 4800 stades,
Ératosthène a ajouté comme à dessein a prise le long de
rEuphratôy » pour éviter précisément qu'on n'entendît ce
qu'il avait dit d'un chemin en ligne directe et d'une mesure
1. Comme M. Ch. Mûller, nous ne voyons pas qu'il y ait lien d'admettre ici
la correction de Groskurd [oO] it^tioviv ^ x^^s fta lieu de «Xiieny i SwxCkloi^
LIVRE n. 147
rigoiureTise de Tintervalle des denx parallèles. Mais, du mo-
ment que nous refusons d'accorder à Hip parque ce premier
point, ce qu'il prétend démontrer ensuite tombe de soi-
' même, à savoir que dans le triangle rectangle, formé en
^joignant les deux points de Péluse et de Tbapsaque au
point d'intersection du méridien de Tbapsaque et du paral-
lèle' de Péluse, l'un des côtés de Tangle droit, celui qui
est tracé dans le sens même du méridien, est plus grand que
l'hypoténuse, autrement dit que la droite tirée de Tbapsaque
à Péluse. Et la proposition qui tient à celle-là tombe éga-
lement d'elle-même, puisqu'elle découle de données que
nous n'accordons pas davantage. Ératostbène , en effet, n'a
donné nulle part le nombre de 4800 stades pour être la dis-
tance de Babylone aux Pyles Caspiennes, et, comme nous
l'ayons prouvé, c'est de données tout autres que celles d'É-
ratostbène qu'Hipp arque a tiré cette conclusion ; il voulait
infirmer ce qu'avait dit Ératostbène, il a supposé alors que
la distance entre Babylone et la ligne menée par Ératos-
thène des Pyles Cla>piennes aux confins de laKarmanie était
de plus de 9000 stades, et a pu démontrer de la sorte ce qu'il
voulait.
37. Non, ce n'était pas là ce qu'il y avait à reprendre
chez Ératostbène; il fallait montrer comment toutes les
grandeurs et figures, si largement qu'on les traite, doivent
être pourtant susceptibles d'une mesure quelconque, et
comment on peut dans certains cas accorder plus de lati-
tude que dans d'autres. Et, en effet, étant donnée une lar-
geur de 3000 stades comme celle qui est attribuée ici et à
la chaîne de montagnes qui court au levant équiooxial et à
la mer qui se prolonge jusqu'aux Colonnes d Hercule, on
vous laissera plus aisément assimiler à une droite unique
les différentes lignes que vous aurez menées dans ledit in«-
tervalle parallèlement à la direction soit des montagnes,
soit de la mer, qu'on ne vous le laissera faire pour des sé-
cantes; s'agit-il seulement de sécantes, on l'admettra plus
f . Pen^el, Groskard, Meiaeke, Muller s'accordent à intervertir ici les inotsic?^-
«Wt^Xou et |i.£Tr,'^GçivoO,
148 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
aisément de sécantes internes que de sécantes externes,
plus aisément de lignes qui, dans leur divergence, ne seront
pas sorties desdites limites, que de celles qui en seront sor-
ties, plus aisément enfin de lignes plus longues que de
lignes plus courtes, les inégalités de longueur et les diffé-
Vences de figures ayant ainsi plus de chance de ne pas être
aperçues. Supposons donc pour la chaîne entière du Taurus
et pour la mer qui se prolonge jusqu'aux Colonnes d'Her-
oule une largeur constante de 3000 stades, nous pouvons
imaginer un vaste parallélogramme inscrivant à la fois et
la chaîne de montagnes et la mer tout entière. Que si main-
tenant nous le partageons, dans le sens de sa longueur, en
plusieurs parallélogrammes et que nous prenions, avec le dia-
mètre du parallélogramme total, ceux des parallélogrammes
partiels, le diamètre du parallélogramme total, plutôt que la
isomme des diamètres des parallélogrammes partiels, pourra
^tre considéré comme l'équivalent, le parallèle et l'égal* du
côté qui représente la longueur même de la figure. Et moins
le parallélogramme partiel sera grand, plus ceci sera vrai,
puisque l'obliquité du diamètre et son infériorité de lon-
gueur se trahissent moins dans les figures de grande di-
mension, ce qui permet même quelquefois d'en prendre le
diamètre pour la longueur. Pour peu cependant qu'on
exagérât l'obliquité du diamètre jusqu'à lui faire dépasser
soit l'un et l'autre côté de la figure, soit seulement
l'un de ses côtés, il n'en serait plus de même. Tel est, je le
répète, le genre de mesure à appliquer aux espaces déli-
mités à grands traits. Or, quand Ératosthène fait partir d'un
même point, à savoir des Pyles Caspiennes, 1" une ligne
qui est censée suivre toujours le même parallèle le long
de la chaîne de montagnes et à travers la mer jusqu'aux
Colonnes d'Hercule, 2° une autre ligne qui, s'écartant tout
4'abord beaucoup des montagnes, se dirige sur Thapsaque,
1 . Kramer a vu dans les mots itaçdUti\*ç xi xa\ ia^ une glose marginale, et
Memeke les a absolument bannis du texte, M. Millier blâme avec raison cette
hardiesse, et propose seulement de lire xa\ aii^ Xoyid>*lij au lieu de î afrni- Mais
la leçon des Mss nous parait encore préférable.
LIVRE II. Ikb
puis se continue à partir de Thapsaque par une nouvelle
droite assez étendue pour atteindre jusqu'à l'Egypte, et
qu'il prétend enfin mesurer la longueur totale de la figure
par la longueur même de cette seconde ligne, n Vt-il pas
l'air de voiâoir mesurer par le diamètre la longueur de son
quadrilatère ? Et, si au lieu du diamètre il prend une ligne
brisée, a'aggrave-t-il pas encore sa faute ? Eli bien ! L'on ne
peut voir qu'une ligue brisée dans celle qu'il mène des Pyles
Gaspiennes par Thapsaque jusqu'au Nil. Voilà ce qu'on
pouvait reprocher à Ëratosthène.
38. Ce qu'il y aurait maintenant à dire à Hipparque
c'est qu'à la critique des opinions d'Eratosthène il était tenu
de joindre une rectification telle quelle de ses erreurs, ainsi
que nous procédons nous-même. Mais tout ce qu'il fait,
quand parfois il y pense, c'est de nous renvoyer invaria-
blement aux anciennes cartes géographiques, lesquelles
auraient pourtant, infiniment plus que la carte d'Eratos-
thène, besoin d'être rectifiées. Suit une nouvelle objection
qui pèche toujours par le même vice, puisqu'ici encere Hip-
parque s'appuie [pour condamner Ératoslhène] sur une
proposition qui, ainsi que nous le lui reprochions tout à
l'heure, ne Tésulte pas le moins du monde de données pro-
pres à Ëratosthène, à savoir que, si Babylone se trouve
plus avancée vers l'est que Thapsaque, la différence n'est pas
de plus de 1000 stades*. Cela étant, et quand il résulterait
maintenant de telle ou telle allégation d'Eratosthène qu*il
faisait Babylone plus orientale que Thapsaque de plus de
2400 stades, comme il est avéré que le plus court trajet entre
Thapsaque et le point du Tigre, où Alexandre franchit c&
fleuve, est de 2400 stades, et que TEuphrate et le Tigre^
tout le temps qu'ils enveloppent la Mésopotamie, coulent
directement vers l'E., pour tourner ensuite au midi, et sa
1. Aalîea de où T:>.elo(nv ^ yj-V^oiq cra^lot;, que Spengel avait déjà proposé do
changer en fiupû «Xtloaiv, M. Menieke propose de lire où [i:oUo>] Kkiioaiv. Mais ici
encore le changement nous parait propre plutôt à contrarier qu'à faciliter Tin-
telligence de ce passage difficile. Hii parque avait intérêt à réduire le plus pos*
sihle la distance entre les deux méridiens de Thapsaque et de Babylone pour
que la prétendue contradiction d'Eratosthène en parût d'autant plus forte.
160 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
rapprocher l'un de l'autre, ainsi que de Babylone, nous ne
voyons pas que le raisonnement offre en soi rien d'absurde.
39. Même injustice dans le chef d'accusation qui fait
suite à celui-ci et qui consiste à prétendre que la distance
entre Thapsaque et les Pyles Gaspiennes, qu'Ératosthène a
faite de 10 000 stades, mais sans dire qu'elle eût été mesu-
rée en ligne directe (car une droite entre ces deux points eût
été infiniment plus courte), a été prise par lui bel et bien
en ligne droite. Voici du reste quelle est la marche dû
raisonnement d'Hipparque : il pose en fait d'abord que,
de l'aveu même d'Ératosthène, le méridien de la bouche
Ganopique n'est pas différent de celui des Cyanées et se
trouve éloigné du méridien de Thapsaque de 6300 stades ;
que les Cyanées, maintenant, sont à 6600 stades du mont
Gaspius, lequel domine le col par où Ton descend de la
Golchide aux rivages de la mer Gaspienne, si bien qu'à
300 stades près le méridien des Gyanées est également dis-
tant et de Thapsaque et du mont Gaspius ; qu'on peut alors
considérer Thapsaque et le mont Gaspius comme situés
sous le même méridien. « Mais, ajoute-t-il, si l'on peut
conclure de là que les Pyles Gaspiennes se trouvent à la
même distance de Thapsaque et du Gaspius, il s'ensuit
aussi que cette distance ne saurait mesurer à beaucoup près
les 10 000 stades que marque Ératosthène entre les Pyles
Gaspiennes et Thapsaque : une ligne droite, en effet, tirée en-
tre ces deux points serait bien loin d'atteindre à 10000 stades
deloDgueur, et ce n'est donc que d'un trajet en ligne courbe
que Ton peut entendre les 10000 stades qu'Ératosthène a
attribués au trajet direct des Pyles Gaspiennes à Thapsa-
que. * A notre tour nous répondrons à Hipparque qu'É-
ratosthène, conformément aux habitudes géograpÛques, ne
se pique point d'une rigueur, d'une exactitude parfaites
dans le choix des droites, voire même des méridiens et
des parallèles qu'il emploie, tandis que lui le juge avec
toute la sévérité du géomètre, comme il pourrait le faire si
Ëratosthène eût tracé toutes ses lignes au moyen d'instru-
ments. Et pourtant Hipparque lui-même ne s'est pas tou-
■ka^i^aMMa^^M
UVRE n. 151
jours senri d'instrnments, il lui est arriTé souvent d'user de
conjectures pour mener les perpendiculaires et les parallèles
dont il avait besoin. Sur ce point-là donc déjà Hipparque
a tort; il a tort en outre de ne pas reproduire exactement
les distances, teles qu'Ératosthène les indique et de faire
porter ses critiques non point sur les nombres mêmes
d'Ératosthène, mais sur ceux qu'il lui a plu d'imaginer.
Ainsi, premier exemple, tandis qu'Ératosthène compte de-
puis l'entrée du Pont-Euxin jusqu'au Phase 8000 stades,
plus 600 stades du Phase à Dioscurias et de Dioscurias au
col du Gaspius cinq journées de marche, c'est-à-dire
1000 stades d'après l'évaluation même d'Hipparque, en tout,
au calcul d'Ératosthène, 9600 stades, Hipparque, lui, re-
tranche une partie de cette somme et ne compte plus que
5600 stades depuis les Cyanées jusqu'au Phase, plus
1000 stades de là au Gaspiui?. Mais, alors, ce n'est plus
d'après Ératosthène, c'est d'après Hipparque que le mont
Gaspius et Thapsaque se trouvent situés quasi sous le même
méndien. D'ailleurs, supposons qu'Ératosthène lui-même
l'ait entendu ainsi, s'ensuivra-t-il pour cela que la ligne
tirée par lui du mont Gaspius aux Pyles Gaspiennes doive
être juste aussi longue que celle qui joint Thapsaque au
même point?
40. Dans son second livre, Hipparque, après être re-
venu encore sur cette idée de la séparation de la terre
habitée en deux parties par la chaîne du Taurus, idée sur
laquelle nous nous sommes, nous, bien suffisamment étendu,
Hipparque passe à la partie boréale de la terre habitée. Il
expose ensuite tout ce qu'Ératosthène a dit des contrées qui
font suite au Pont, notamment des trois grands promon-
toires de l'Europe, de celui du Péloponnèse, de celui de
lltalie, et de celui de la Ligystique, lesquels s'avancent du
nord au sud et interceptent entre leurs côtés les golfes
Adriatique et Tyrrhéuique, puis, une fois les choses exposées
ainsi dans leur généralité, il les reprend et les réfute en
détail, mais, comme toujours, plutôt en géomètre qu'en géo-
graphe. Ici, du reste, les erreurs commises et par Ératos-
JJ-_ _ ~ ■■ - .-^.»>^
152 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
thène et parTimosthène, l'auteur d*une Description des ports,
qu'Ëratosthèoe loue d'une façon tout exceptionnelle, bien
qu'on les trouve souvent tous deux en désaccord ensemble,
ces erreurs, dis- je, sont en si grand nombre que je n'ai cru
ntile d'examiner en règle ni ce qu'ils ont dit l'un et l'autre,
leurs allégations étant si fort éloignées de la réalité, ni hs
critiques qu'en fait Hipparque, d'autant que celui-ci passe
sous silence une partie de leurs erreurs et qu'au lieu de
rectifier les autres il se borne à noter les mensonges ou
les contradictions. A la rigueur, on eût pu reprocher en- '
core à Ératosthène d'avoir réduit à trois le nombre des
grands promontoires d'Europe, en prenant pour un seul celui
dont fait partie le Péloponnèse, bien qu'il se scinde, si l'on
peut dire, en plusieurs, puisque le Sunium est un pro-
montoire au même titre que la pointe de Laconie, qu'il
n'est guère moins méridional que le cap Malées et qu'il
forme un golfe considérable, et puisque de son côté la Cher-
sonèse de Thrace forme, en s'avançant à la rencontre du Sii-
nium, le golfe Mêlas, d'abord, et les différents goUes de
Macédoine à la suite. Mais pourquoi recourir à cet autre
argument, quand l'évaluation manifestement erronée qu'Éra-
tosthène donne ici de la plupart des distances suffit à attester
la complète ignorance où il était relativement à la géographie
de ces contrées, ignorance telle qu'il n'est plus besoin d'en
donner la preuve géométrique, mais qu'elle saute aux yeux
d'abord et se trahit en quelque sorte d'elle-même ? Ainsi, le
trajet d'Épidamne au golfe Thermaïque est de plus de 2000
stades, Ératosthène le réduit à 900; il porte au contraire à
plus de 13000 celui d'Alexandrie à Carthage, qui n'excède
pas 9000 stades, s'il est vrai, comme Ératosthène lui-même
le dit, que la Carie et Rhodes soient sur le même méridien
qu'Alexandrie et le détroit de Sicile sur le même méridien
que Carthage : or, tout le monde s'accorde à penser que
la traversée de Carie au détroit de Sicile n'est pas de plus de
9000 stades. A la rigueur, quand il s'agit d'intervalles
considérables, il peut être permis d'identifier deux méri-
diens, dont le plus occidental se trouverait placé par rapport
mtm^m^mmm^mmi^u*^.
LIVRE U. 153
an plus orienlal à la même distance où Carthage se trouve
à Tonest du détroit de Sicile, mais une différence de 3000
[lu. 4000^] stades constitue une erreur par trop sensible. En
plaçant enfin, comme il Ta fait, Rome sur le même méri-
dien que Carthage, Rome située tellement plus à l'ouest,
Ératosthène a achevé de montrer que rien n'égalait son igno-
rance touchant la géographie de ces contrées et naturellement
aussi de celles qui suivent jusqu'aux Colonnes d'Hercule.
41 . Hipparque, qui écrivait non pas un traité de géo^ra-
plue, mais simplement un examen de la géographie d'£ra-
tosthène, n'avait, à vrai dire, que de la critique à faire et de
la critique de détail ; mais nous, nous avons cru devoir don-
ner un exposé complet de toutes les questions traitées par
Ératosthène, aussi bien de celles qu'il a résolues d'une ma-
nière satisfaisante que de celles dans lesquelles il s^est four-
voyé, en insistant pourtant davantage sur celles-ci; s'est-il
trompé, nous le rectifions; a-t-il vu juste, nous le défendons
contre les attaques d'Hipparque, prenant même Hipparque
à partie, quand il se laisse emporter trop loin par son amour
de la chicane. Bans le cas présent, cependant, tout en re -
connaissant à quel point Eratosthène divague et combien
sont fondées les critiques d'Hipparque, nous n'avons pas cru
qu'il y eût lieu de rectifier ses erreurs, autrement qu'en
exposant à leur place dans le cours de notre géographie les
choses comme elles sont. Du moment, en effet, que les er-
reurs s'enchaînent et se multiplient à ce point, le mieux est
d'en parler le plus rarement possible et de la manière la
plus générale. Nous n'en parlerons donc qu'en décrivant une
à une les différentes parties de la terre habitée. Notons ce-
pendant dès à présent que Timosthène et Ératosthène et ceux
qui les ont précédés ignoraient complètement la géographie
de ribérie et de la Celtique et mille fois plus encore celle de
la Germanie et de la Bretagne, celle du pays des Gètes et
du pays des Bastames. Nous pourrions même dire qu'ils
n'étaient pas plus avancés dans la connaissance de l'Italie,
1. D*après la • correction de Bréquigny, ratifiée par Gossellin et tous les
éditeurs qui ont suivi.
154 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de TÀdriatique, du Pont et des régions septentrionales^ mais
ce serait peut-être tomber à notre tour dans la chicane. Car,
puisque Ératosthène nous prévient qu'il a dû, pour les con-
trées lointaines, tirer toutes les distances qu*il indique de diffé-
rents auteurs, puisqu'il n*affirme rien en son propre nom, et
qu'il dit les choses tout comme il les a reçues, se bornant à
ajouter de temps à autre que le stadiasme dont il parle se
rapproche ou s'écarte de la ligne droite^ on ne peut pas en
vérité soumettre des*mesures aussi peu concordantes que
celles-là à une critique rigoureuse, comme Ta fait Hipparque
et pour les passages cités plus haut et pour ceux où Eratos-
thène a marqué les distances de THyrcanie à la Bactrlane et
aux pays ultérieurs et les distances de la Golchide à la mer
Hyrcanienne. Gomment concevoir, en effet, qu'on l'attaque
sur la géographie de ces contrées lointaines aussi sévèrement
qu'on le ferait sur la description du littoral de TEpire ^ ou
de toute autre contrée aussi connue; sans compter, ainsi que
nous Tavons déjà dit, qu'il faudrait procéder à ces sortes
d'examen, non pas à la façon des géomètres, mais bien
plutôt à celle des géographes? — Le second Mémoire d'Hip-
parque smldi Géographie d'Ératosthène se termine par quel-
ques critiques relatives à sa description de l'Ethiopie, puis
il annonce que le troisième Mémoire^ plus spécialement ma-
thématique, ne laissera pas que de traiter ausd de géographie
dans une certaine mesure. Malgré cette déclaration, sa criti-
que dans ce livre nous a paru aussi étrangère que possible à
la géographie, et trop exclusivement mathématique. Ajou-
tons pourtant qu'Ératosthène a bien pu tout le premier l'in-
duire à agir de la sorte, car il s'engage souvent dans des
raisonnements plus scientifiques que son sujet ne le comr
porte, et, dans ces digressions-là, il lui arrive d'énoncer non
seulement des propositions inexactes, mais aussi de gros-
l. Voy. sur le sens des mots^iittioûriç «apa^ita, Meineke : Vindiciarum StrabO'
niammum liber, p. 9. Mais l'objection de M. MûUer, que Strabon ne s^est jamais
servi du mot aicei^iû-cK; pour déâgner le littoral de TAsie Mineure, nous a paru
sans réplique. La côte dÉpire, placée en face de Brindes, était d'ailleurs un
terme de comparaison on ne peut mieux choisi, pour donner & deslecteors soit
grecs, soit romains, ridée de parages \Âen connus.
%
LIVRE II. 155
sières errears, si bien qu'on peut dire qu'il est mathématicien
avec les géographes et géographe avec les mathématiciens,
offrant ainsi double prise à la critique. Celle que fait Hip-
parque dans ce troisième livre des opinions d'Ératosthène et
de Timosthène est d'ailleurs si juste que nous nous sommes
cra dispensé de les examiner à notre tour et de rien ajouter
à ce qu'Sipparque en avait dit.
CHAPITRE IL
1. Voyons maintenant ce que dit Posidonius dans sa Des-^
cription de VOcéan. Gomme cet auteur paraît avoir traité
son sujet surtout au point de vue de lagéographie^ tantôt de
la géographie proprement dite, tantôt de la géographie plus
spécialement mathématique, on ne trouvera point étrange
que nous nous soyons proposé d'examiner aussi quelques-unes
de ses opinions soit ici même, soit dans le courant de notre
ouvrage, au fur et à mesure que Toccasion s*en présentera,
sans vouloir pourtant donner à notre examen un dévelop-
pement démesuré. Une première question éminemment
géographique, est celle qu'aborde Posidonius quand il sup-
pose la sphéricité de la terre et du monde et qu'il admet
comme une des conséquences légitimes de cette hypothèse
la division de la terre en cinq zones.
2. C'est à Parménide qu'il attribue la première idée de
cette division en cinq zones^ mais il ajoute que ce philosophe
prétait par le fait à la zone torride une largeur double de
celle qu'elle a réellement, en lui faisant dépasser les tropi*
ques de manière à ce qu'elle empiétât de part et d'autre
sur les zones tempérées. Posidonius rappelle ensuite com-
ment Aristote donnait le nom de zone torride à la région
comprise strictement entre les tropiques et celai de zones
tempérées aux deux régions comprises entre les tropiques*
et les cercles arctiques. Mais il condamne ce second sys-
1* Voy. Kramer sor la transposition des mots tAf iï (itTaEù xAv t^oicwAv.
155 GÉOGRAPHIE DE STKABON.
tème comme le premier et en fait il a raison. Suivant lui,
le nom de zone torride ne s'applique qu'à la région que la
chaleur rend inhabitable; or, dans la région comprise
entropies tropiques, la partie inhabitable ne représente
qu'un peu plus de la moitié de la largeur totale, à en ju-
ger par rétendue du pays que les Éthiopiens habitent
au-dessus de l'Egypte : l'équateur, en effet, divise exac-
tement par la moitié tout l'intervalle des tropiques, et, si
Ton compte depuis Syène, limite du tropique d'été, jusqu'à
Méroé, 5000 stades, plus 3000 jusqu'au parallèle de laCin-
namômophore, seuil de la zone torride, 8000 stades en tout
pour un espace d'ailleurs facile à mesurer, puisqu'on le
parcourt à volonté et par mer et par terre, le reste, jusqu'à
l'équateur s'entend, se trouve être, d'après l'évaluation que
donne Ératosthène de Tétendue totale de la terre, de 8800
stades, d'où il suit que l'intervalle des tropiques, par rap-
port à la largeur de la zone torride, sera comme 16000 [lis,
16800] est à 8800. Et adopiât-on dé toutes les évaluations
récemment faites celle qui réduit le plus l'étendue de la terre,
celle de Posidonius, par exemple, qui la fait de 180 000
stades, tout au plus trouverait-on que la zone torride équi-
vaut à la moitié ou à un peu plus de la moitié de l'intervalle
des tropiques, maison ne trouverait jamais qu'elle pût être
égale à cet intervalle et se confondre pleinement avec lui. En
outre, ajoute Posidonius, comment peut-on faire des cercles
arctiques, qui n'existent point pour tous les climats et qui ne
sont point partout les mêmes, les bornes ou limites des
zones tempérées, lesquelles sont immuables? Cette circon-
stance, à vrai dire, que les cercles arctiques n'existent pas
pour tous les climats, n'a pas grande valeur comme objec-
tion, puisqu'ils existent nécessairement pour tous les habi-
tants des zones tempérées et que ces zones qui plus est ne
sont dites tempérées que par rapport à ces cercles. L'autre
circonstance, en revanche, qu'ils ne sont pas partout les
mêmeset qu'ils sont sujets à varier est im argument excellent.
3. Pour ce qui est du nom.bre des zones, Posidonius con-
vient qu'au point de vue astronomique il est indispensable
LIVRE II. 157
d'en compter cinq : deux zones périscîennes s'étendant sous
les pôles et jusqu'aux pay« pour lesquels les tropiques tien»
nent lieu de cercles arctiques ; deux zones hétérosciennes à la
suite de celles-là, s'étendant jusqu'aux pays placés sous
les tropiques ; enfin une zone amphiscienney comprise entre
les tropiques mêmes. Mais, au point de vue ethnograpbi-
que, il tait intervenir deux zones de plus, deux zones
étroites^ placées sous les tropiques mêmes, qui les partagent
chacune par la moitié, et exposées tous les ans, pendant une
quinzainede jours environ, aux rayons verticaux du soleil.
A l'entendre, le caractère distinctif de ces deux zones est
d'être aussi sèches, aussi sablonneuses que possible et de ne
produire que du silphium et un peu de grain, d'une espèce
semblable au froment, mais tout grillé parle soleil. « Gomme
en effet, dit-il, il n'y a pas de montagnes dans le voisinage
de ces contrées, les nuages n'ont rien qui les arrête dans leur
course et les fasse se résoudre en pluies ; on n'y trouve pas
davantage de grands fleuves qui les traversent et les arro-
sent, aussi n'y rencontre-t-on que des races aux poils frisés,
aux cornes torses, aux lèvres proéminentes, et au nez épaté,
les extrémités des membres s'y recroquevillant, pour ainsi
dire, par Teffet de la chaleur. Là aussi habitent les popula-
tions ichthyophages. Et ce qui prouve, ajoute Posidonius, que
ce sont bien là des caractères particuliers à ces zones, c'est
qu'au sud le climat redevient plus tempéré et le sol plus
fertile et mieux arrosé. »
CHAPITRE m.
1 . Polybe, lui, compte six zones : deux qui s'étendent
jusque sous les cercles arctiques, deux autres qui forment
l'intervalle des cercles arctiques aux tropiques, deux enfin qui
sont placées entre les tropiques et l'équateur . Mais la division
en cinq zones a l'avantage, suivant moi, d'être à la fois phy-
sique et géographique. Ce qui en fait une division physique,
c'est qu'elle correspond et aux apparences du ciel et h la
158 ' GÉOGRAPHIE DE STRABON.
température atmosphérique : elle correspond aux apparen-
ces du ciel, car, en même temps qu'elle détermine si exac-
tement sur la terre les régions périscienne^ [hétéroscîenm *]
etamphiscienne, elle indique, au moins d'une façon générale,
les changements d'aspect les plus tranchés que présente le
ciel à Tobservation astronomique. Elle correspond tout aussi
bien à la température atmosphérique, car, déterminée ^ar
rapport au soleil, la température de l'atmosphère offre trois
états différents, trois états génériques et capables de modi-
fier sensiblement la constitution des animaux, des plantes et
de tout ce qui vit à Tair et dans l'air, à savoir l'excès,
le manque et la moyenne de chaleur. Or, chacun de ces
états de la température reçoit de la division en cinq
zones la détermination qui lui est propre : les deux zones
froides, qui se trouvent avoir l'une et l'autre la même tem-
pérature, impliquent le manque absolu de chaleur; aux
deux zones tempérées, qui admettent également une seule
et même température, correspond l'état de chaleur moyenne ;
et quanf à l'état restant, il correspond naturellement à la
dernière £onQ ou zone torride. Il est évident maintenant que
cette division en cinq zones est également bonne, géogra-
phiquement parlant. Que se propose, en effet, le géogra-
phe? De déterminer dans Tune des deux zones tempérées
rétendue exacte de la portion que nous habitons. Or, si au
couchant et au levant, c'est la mer qui limite la demeure ou
habitation des hommes, ce qui la limite au midi et au nord
c'est proprement l'étal de Tatmosphère, qui, tempérée dans la
., région moyenne et partout également favorable aux animaux
ainsi qu'aux plantes, n'offre plus qu'intempérie aux deux ex-
trémités, par un effet de Texcèsou dumanque de chaleur. Eh
bien 1 La division de la terre en cinq zones était indispensable
^ pour répondre à ces trois états différents de l'atmosphère,
que suppose d'ailleurs et qu'implique déjà la séparation de
la sphère terrestre par Téqualeur en deux hémisphères,
l'un boréal^ qui est celui dans lequel nous sommes^ et
1 Restitution très-probable de Groskurd.
LIVRE n. 159
l'antre Austral, puisqne les parties voisines de Tëquateur et
comprises dans la zone torride sont rendues inhabitables par
Tezcès de la chaleur, que les régions polaires le sont par
l'excès du froid et que les parties intermédiaires sont seules
tempérées et seules habitables. Qaand Posidonius, mainte-
aant, distingue en plus deux zones tropicales^ ce n'est pas à
proprement parler une addition qu'il fait aux cinq autres^
car ces zones tropicales ne répondent pas comme celles-ci à
des différences physiques; il semblerait plutôt qu'elles cor-
respondaient, dans sa pensée, à des différences de races et
que Posidonius avait voulu, entre la zone éthiopique d'une
part, et la zone scythique et celtique d'autre part, distinguer
une troisième zone intermédiaire.
2. Pour en revenir à Polybe, son premier tort a été de
déterminer une partie de ses zones au moyen des cercles
arctiques, d'en placer deux sous ces cercles mêmes et deux
autres entre ces cercles et les tropiques, car, ainsi que nous
l'avons dit plus haut, on ne saurait limiter à l'aide de signes
sujets k se déplacer des zones fixes et immuables. Il n'aurait
pas dû non plus faire des tropiques les limites de la zone
torride : nous en avons dit plus haut la raison. En revanche,
quand il a partagé en deux la zone torride, il a obéi, croyons-
nous, à une idée fort juste en soi, la même qui nous a fait
adopter à nous aussi pour la terre entière la division com-
mode en deux hémisphères, l'un boréal, et l'autre austral par
rapport à l'équateur. Car il est évident que la zone torride se
trouve ainsi du même coup partagée en deux, ce qui produit
alors une sorte de symétrie tout à fait séduisante pour l'es-
prit, puisque chacun de ces deux hémisphères comprend de
la sorte trois zones complètes et que celles de l'un sont sem-
blables àcelles de l'autre chacune à chacune. Mais, si la divi-
sion de la terre en ce sens admet aisément les six zoneS| la
division en sens contraire ne l'admet plus : du moment, en
effet, que c'est à l'aide d'un cercle passant par les pôles qu'on
partage endeux la terre, il n'y a plus de raison plausible
pour diviser en six zones l'hémisphère oriental et l'hémi-
sphère occidental ainsi obtenus, et, dans ce cas-là encore, la
160 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
division en cinq zones suffit, l'analogie parfaite des deux sec-
tions de la zone torride, que sépare Pëquateur, et leur conti-
guïté rendant absolument inutile et superflu le dédoublement
de ladite zone. Sans doute les zones tempérées et froides sont
de leur natureraussi respectivement identiques,maisaùmoins
ne sont-elles pascontiguês chacuue à chacune. On voit donc
que de toute manière, pour qui conçoit la terre partagée en
hémisphères dans un sens ou dans Tautre, la division en cinq
zones suffit parfaitement. Que si maintenant, comme le pré-
tendait Ératosthène et comme Polybe l'admet, il existe sous •
réquateur même une région tempérée (région, qui plus est,
fort élevée, au dire de Polybe, et sujette par conséquent aux
pluies, les nuages quiviennent du nord poussés par les vents
étésiens s'y amoncelant autour des principaux sommets), il
eût beaucoup mieux valu faire de cette ré^rion, si étroite qu'elle
fût, une troisième zone tempérée, que d'introduire ces zones
tropicales, d'autant que l'assertion d'Ératosthèneet de Polybe
semble confirmée par cette autre observation de Posidonius
qu'en cette région la marche du soleil s'accélère, tant sa mar-
che oblique [suivant le plan de l'écliptique] que sa révolution
diurne du levant au couchant , le mouvement de rotation le
plus rapide étant, à durée égale, celui du cerclç le plus grand.
3. En revanche, Posidonius attaque Polybe sur l'extrême
élévation qu'il prête à la région équaloriale. « II ne saurait y
avoir, dit-il, d'élévation sensible sur une surface sphérique,
toute sphère étant plane de sa nature. D'ailleurs la région
équatoriale n'est nullement montagneuse; on se la représen-
terait plutôt comme une plaine de niveau, ou peu s'en faut,
avec la surface de la mer; et pour ce qui est des pluies qui gros-
sissent le Nil, elles proviennent uniquement de l'existence des
montagnes d'Ethiopie. » Mais si Posidonius s'exprime ici de
la sorte, dans d'autres passages il admet l'opinion contraire,
et soupçonne qu'il pourrait bien y avoir sous l'équateur même
des montagnes qui, en attirant les nuages des deux côtés
opposés, autrement dit des deux zones tempérées, provo-
queraient les pluies, contradiction manifeste comme on voit,
sans compter que, du moment qu'il admet l'existence de mon-
LIVRE II. loi
tagnes sons Téquâteur, une contradiction nonvelle semble
snrgir aussitôt. Puisque l'Océan , en efiet, au dire des
mêmes auteurs, forme un seul courant continu , comment
font-ils pour y placer des montagnes au beau milieu ? A
moins pourtant que, sous le nom de montagnes, ils n'aient
entendu désigner un certain nombre d'îles. Mais cette ques-
tion sort du domaine de la géographie proprement dite, et
peut-être ferons-nous bien d'en laisser l'examen à qui se
sera proposé d'écrire un nouveau Traité de VOcéan,
4. Au sujet maintenant des prétendus voyages exécutés
naguère autour de la Libye, voici ce qu'on peut reprocher à
Posidonius : après avoir rappelé qu'Hérodote croyait à une
circumnavigation de ce genre accomplie par certains émis-
saires de Darius {lis. Necos], et qu'Héraclide de Pont, dans
un de ses dialogues y introdaisait à la cour de Gélon un mage
qui prétendait avoir fait le même voyage, il a soin d'ajouter
que ces traditions ne lui paraissent pas suffisamment avé-
rées; et plus loin pourtant lui-même nous raconte com-
ment, sous le règne d'Évergète II, on vit arriver en
Egypte un certain Eudoxe de Gyzique, député en qualité de
tkéore et de spondophore aux jeux coréens, et comment cet
Eudoxe, admis à l'honneur de conférer avec le roi et ses mi-
nistres, s'enquit tout d'abord des moyens de remonter le Nil»
en homme avide de connaître les curiosités du pays, mais qui
étaitdéjà remarquablement instruit à cet égard. Or, il se trouva
que, dans le même temps, les gardes-côtes du golfe Arabi-
que amenèrent au roi un Indien, qu'ils disaient avoir re-
cueilli seul et à demi mort sur un navire échoué, sans pou-
voir expliquer d'ailleurs qui il était ni d'où il venait, faute
d'entendre un mot de sa langue. L'Indien fut alors remis aux
mains de maîtres, qui durent lui apprendre le grec. Aussitôt
qu'il le sut, il raconta qu'il était parti de l'Inde, qu'il avait fait
fausse route, et qu'il venait de voir ses compagnons jusqu'au
dernier mourir de faim quand il avait été recueilli sur la côte
d'Egypte. Puis, voulant reconnaître les bons soins dont il
avait été l'objet, il s'offrit, au cas oii le roi se proposerait
d'envoyer une expédition dans l'Inde, à lui servir de guide.
GéOOB. DE STaABON. I. — 11
162 GÉOGRAPHIE DE STBABON.
Eudoze fat de cette expédition. Parti avec force présents, il
rapporta en échange un plein chargement de parfums et
de pierres dn pins grand prix, soit de ces pierres que les
fleuves charrient mêlées à de simples cailloux, soit de celles
qu'on extrait du sein de la terre, sortes de concrétions
aqueuses analogues à nos cristaux; mais il se vit déçu dans
ses espérances, car Evergète retint pour lui le chargement
tout entier. À la mort de ce prince, Gléopatre, sa veuve, qui
l'avait remplacé sur le trône, fit repartir Eudoxe pour l'Inde
avec de plus grands moyens d'action. Gomme il revenait de
ce second voyage, les vents le portèrent vers la côte qui s'é-
tend au-dessus de l'Ethiopie ; il y aborda successivement en
différents points et sut se concilier l'esprit des indigènes
en partageant avec eux son blé, son vin, ses figues, toutes
denrées quïls n'avaient point, moyennant quoi il se fit in-
diquer des aiguades, fournir des pilotes, et même dicter
un certain nombre de mots de la langue du pays à l'effet d'en
dresser des listes. Il put aussi se procurer un éperon de na-
vire en bois, portant une figure de cheval sculptée, qu'on
lui donna pour un débris échappé au naufrage d'un vais-
seau venu de l'Occident, et qu'il emporta avec lui quand
il reprit la mer pour effectuer son retour. Il arriva sain et
sauf en Egypte , mais Gléopatre n'y régnait plus. C'était
son fils, par qui Eudoxe se vit dépouUlé une fois encore
de tous ses trésors : à vrai dire, il avait été convaincu lui-
même de détournements considérables. Cependant il porta
son précieux éperon sur le quai ou marché du port, et là,
l'ayant fait voir à tous les patrons de navire qu'il rencontrait,
il apprit que c'était un débris de bâtiment gadirite, que chez
les Gadirites, indépendamment des grands navires, que frè-
t sut les riches n^ociants de la viUe, il y a des embarcations
plus petites, que les pauvres gens seuls équipent, qu'on
jiomme hippes ou ch&oaux à cause de l'effigie qui orne leurs
proues, et qui vont faire la pêche sur les côtes de Maurusie
jusqu'au Lixus; quelques patrons de navire reconnurent
même cet éperon pour celui d'une embarcation semblable
qui avait fait partie d'une petite escadre, qu'on savait s'être
LIVRE n. 163
aventurée trop au delà du Lixus et qui avait dû infaillible-
ment périr. C'en fut assez pour qu'Eudoxe conclût que le
périple de la Libye était possible. Là-dessus, il regagna sa
patrie, mit tout son bien sur un navire et repartit pour un
nouveau voyage. Il toucha d'abord à Dicœarchia, puis à
Massalia et longea ensuite tout le littoral jusqu'à Gadira :
comme il faisait, partout où il passait, annoncer à son de
trompe son entreprise, il ramassa de la sorte assez d'argent
pour pouvoir fréter, outre un grand navire, deux transports
semblables à des brigantins ou embarcations de pirates; il
y embarqua de jeunes esclaves bons musiciens*, des méde-
cins, des artisans de toute espèce, puis il mit à la voUe pour
l'Lide et cingla d'abord en haute mer, favorisé par des vents
d'ouest constants. Malheureusement, la mer fatiguait ses
compagnons^ et il dut se rapprocher de terre; il le fit, mais à
contre-cœur, car il connaissait les dangers du flux et du
reflux. Effectivement ce qu'il craignait arriva : son vaisseau
toucha, assez doucement toutefois pour ne pas être mis en
pièces du choc, ce qui laissa le temps de sauver les mar-
chandises et de les transporter à terre, ainsi qu'une bonne
partie de la carcasse même du bâtiment. Ce bois lui servit
à faire construire im troisième transport, à peu près de la
force d'un pentécontore, après quoi, reprenant la mer, il pour-
suivit sa navigation, jusqu'à ce qu'il eût rencontré des popu-
lations dont la langue contenait les mêmes mots qu'il avait
déjà recueillis dans ses listes. Il en conclut naturellement
qu'elles étaient de même race que ces premiers Éthiopiens
et que leur pays devait toucher aux Etats du roi Bogus;
et alors, sans plus chercher à atteindre l'Inde, il rétro-
grada. Dans ce voyage de retour, seulement, il remarqua
une Ue déserte qui paraissait bien pourvue d'eau et de bois
et il en releva exactement la position. Arrivé sain et sauf
en Maurusie, il vendit ses transports, puis s'étant rendu
par terre auprès du roi Bogus, il l'engagea à renouveler à
ses frais la même expédition. Mais les amis du roi, contre«
i. Sur ce détail voyez la remarque de Meineke, Ftndtc. Stro&on., p. 10.
164 GÉOGRAPHlfc: DE STBABON.
carrant ses efforts, surent faire peur à Bogus des entreprises
qui pourraient être dirigées contre ses États, une fois qu'il en
aurait ainsi montré le chemin à des étrangers aventureux et
entreprenants. On parut cependant vouloir tenter l'expédi-
tion et lui en offrir le commandement, mais Eudoxe sut qu'en
secret on avait comploté de le déposer dans une ile déserte.
Il s'enfuit alors sur le territoire romain et de là ayant passé
en Ibérie, il y équipa de nouveau un slrongyle et un penté-
contore, comptant avec l'un de ces bâtiments tenir la haute
mer, tandis qu'il reconnaîtrait la côte avec l'autre. Il embar-
qua sur ces vaisseaux force instruments d'agriculture et des
graines en quantité, engagea de bons constructeurs et re-
commença la même expédition, se proposant, en cas de re-
tard, d'hiverner dans l'île, dont il avait relevé naguère la
position, d'y semer son grain, et d'achever son voyage, une
fois la moisson faite, tel qu'il l'avait conçu dans l'origine.
5. « Ici s'arrête, nous dit Posidonius, ce que j'ai pu ap-
prendre des aventures d'Eudoxe ; de ses aventures ultérieu-
res sans doute on saurait quelque chose à Gadira et en Ibé-
rie, maïs ce que j'ai raconté suffît à démontrer que l'Océan
décrit un cercle autour de la terre habitée ,
< L'Océan, qu^aucun lien terrestre n'enserre, et qui s'étend
< à l'inûni, loin de tout mélange impur '. »
Il faut bien le dire, tout est prodigieux dans ce récit de
Posidonius, à commencer par ceci, qu'après avoir refusé de
croire à l'authenticité du voyage de circumnavigation de ce
mage, dont parle Héraclide, et de cet autre voyage des émis-
saires de Darius [lis. Necos*] rapporté dans Hérodote, il ait
pu nous donner à son tour comme authentique un conte à la
façon du Bergéen, qu'il avait, sinon inventé lui-même, du
moins recueilli avec trop de crédulité de la bouche d'insignes
jmposteurs. Quelle apparence y a-t-il, en effet, qu'il soit arrivé
1. D'après une première conjecture de M. Bergk, M. Meineke a cru devoir recon-
naître dans ces deux vers un fragment de^ l'/^ermé* d'Eratosthène. Voy. Vindic,
Strabon» p. 10-11. — 2. Cette erreur de nom revenant ici pour la seconde
fois, et dans des conditions différentes, a porté M. Millier à douter s'il convenait
de rimputer h. Posidonius plutôt qu'4 Strabon lui-même.
LIVRE II. 165
à cet Indien une aussî tragique aventure? Le golfe Arabique,
on le sait, est aussi resserré que le lit d'un fleuve et s'étend,
sur une longueur de 15000 stades environ, jusqu'au canal
encore plus étroit qui lui sert d'entrée ; il n'est donc pas vrai-
semblable que les Indiens naviguant hors de ce golfe aient
pu y pénétrer par mégarde : le peu de largeur de l'entrée les
eût infailliblement avertis qu'ils faisaient fausse route. Y
avaient-ils, au contraire, pénétré sciemment et volontaire-
ment: impossible alors de prétexter soit une erreur de route,
soit un caprice des vents. Comment admettre aussi que ces
Indiens se soient tous laissés mourir de faim, un seul ex-
cepté? Comment le survivant suffit-il à diriger lui seul un
bâtiment qui n'élait pas apparemment des plus petits, puis-
qu'il avait été de force à résistera de si longues traversées?
Gomment admettre aussi que le même Indien ait pu appren-
dre notre langue en si peu de temps et l'apprendre assez
bien pour être en état de persuader lui-même au roi qu'il
était capable de conduire l'expédition? Peut-on supposer
d'ailleurs Evergète réduit à une telle pénurie de pilotes pour
l'exploration d'une mer et de parages qui étaient connus
déjà depuis longtemps? Et ce spondophore, ce théore cyzicé-
nien, comment concevoir qu'il ait quitté sa patrie avec l'in-
tention arrêtée d'avance d'entreprendre par mer le voyage de
l'Inde, et qu'on lui ait confié [en Egypte] une mission de cette
importance ? Comment concevoir qu'après qu'on l'eut, à son
retour, et contre son attente, dépouillé de sa riche cargaison,
en le chargeant qui plus est d'une accusation infamante, on
l'investit cependant du commandement d'une nouvelle mis-
sion, pourvue de présents plus riches encore que la première ?
Et quand, au retour de ce second voyage, il fut jeté hors de
sa route sur les côtes d'Ethiopie, qu'avait-il donc besoin de
dresser ces vocabulaires éthiopiens? Qu'avait-il besoin de re-
chercher, à propos de cet éperon de bateau-pêcheur, de quel
point de l'horizon ledit bateau avait été jeté à la côte? Le
renseignement que le navire auquel avait appartenu ce dé-
bris venait de l'occident ne prouvait rien en somme, puisque
lui-même venait de l'ouest, lorsque, dans son voyage de re -
166 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
tour, il avait abordé chez ces Éthiopiens. D'un autre côté^
après son retour à Alexandrie, cpiand on l'eut bien et dûment
convaincu de détournements considérables, comment ne le
punit-on point, comment le laissa-t-on circuler librement
parmi tous ces patrons de navires, les interrogeant, et leur
montrant l'éperon qu'il avait rapporté? Celui de ces patrons,
maintenant, qui reconnaît ledit éperon n'est-il pas admirable
d'assurance? Et Eudoxe plus admirable encore de se laisser
persuader comme il fait et de s'en retourner dans sa patrie,
sur une présomption pareille, pour y procéder à une émigra-
tion en règle vers ces régions perdues au delà des Colonnes
d'Hercule ? D'autant que personne n'avait la faculté de sor-
tir sans une passe du port d'Alexandrie (l'homme qui avait
détourné les fonds de l'État moins que tout autre apparem-
ment), et qu'il n'y avait pas à songer à fuir par mer, sans
être aperçu, vu la forte garde qui occupait et qui occupe en-
core aujourd'hui l'entrée du port et les autres issues de la
ville, comme nous avons pu nous en assurer par nous-même
durant le long séjour que nous avons fait à Alexandrie,
bien qu'on se soit beaucoup relâché de l'ancienne rigueur,
depuis que les Romains sont les maîtres du pays, car sous
les Ptolémées la garde de la ville était bien autrement
sévère. N'insistons pas pourtant, voilà notre homme rendu à
Gadira, il y équipe une flotte royale, il part ; le vaisseau qui
le portait.se brise, comment comprendre que, sur une côte
complètement déserte, il ait pu se faire construire un troi-
sième transport? Et, quand il a. repris la mer, qu'il a abordé
chez les Éthiopiens occidentaux et reconnu que leur langue
était la même que celle des Éthiopiens orientaux, est-il vrai-
semblable qu'un ardent et curieux voyageur comme lui n'ait
pas éprouvé le désir de poursuivre son exploration jusqu'au
bout, alors surtout qu'il pouvait penser n'avoir plus que peu
d'espaces inconnus à franchir? Au lieu de cela, il renonce
à naviguer pour son propre compte, et ne rêve plus qu'une
exploration faite au nom et aux frais de Bogus I On peut se
demander aussi par quels moyens il a eu connaissance du
complot secret dirigé contre lui, et ce qu'eût gagné d'ailleurs
LIVRE n. 167
le roi Bogus à faire disparaître un homme, qu'il pouvait si
bien congédier autrement? Mais, soit, il est instruit du com-
plot; comment réussit-il à prendre les devants et à se réfugier
en lieu sûr? Chacune de ces circonstances en soi n'est jpas
assurément impossible, mais ce sont toutes conjonctures au
moins bien difficiles, si difficiles même qu'on ne conçoit pas
qu'on s'en puisse tirer à moins d'un rare bonheur. Eudoxe
pourtant, tombé de périls en périls, échappe à tous heureu-
sement. On ne s'explique pas enfin qu'après s'être sauvé de
la cour du roi Bogus, il ose encore entreprendre un nouveau
voyage le long des côtes de la Libye, et cela avec un attirail
suffisant pour coloniser une île déserte ? Tout cela, il faut en
convenir, ne diffère guère des mensonges des Py théas , des
Evhémère et des Antiphane. Mais au moins à eux on les
passe, comme à des charlatans de profession, tandis qu'à
un dialecticien, à un philosophe, je dirais volontiers au
prince des philosophes, on ne saurait les passer. Blâmons
donc ici Posidonius sans réserve.
6. En revanche, nous ne pouvons qu'approuver ce qu'il
dit des soulèvements et des affaissements du sol et en général
de tous les changements produits soit par les tremblements
de terre, soit par ces causes analogues, que nous avons nous-
même énumérées plus haut. Nous approuvons aussi qu'il
ait, à l'appui de sa thèse, cité ce que dit Platon de l'Atlantide,
que la tradition relative à cette Ûe pourrait bien ne pas être
une pure fiction, les prêtres égyptiens qu'interrogeait Solon
lui ayant certifié qu'il existait anciennement une île de ce
nom, mais que cette île avait disparu, bien qu'elle eût l'é-
tendue d'un continent. En homme sensé, Posidonius juge
qu'il vaut mieux s'exprimer de la sorte que de dire de l'At-
lantide ce qu'on a dit du mur des Achéens dont il est question
dans Homère, « celui qui Va évoqué Vaura fait disparaître. ^^
Une autre conjecture plausible de Posidonius, c'est que la mi-
gration des Gimbres et des peuples de même race qu'ils avaient
entraînés à leur suite avait été provoquée [uniquement parleur
1. Restitution proposée par Coray et agréée par MM. Meineke et MQller.
168 GÉOGRAPHIE DE &TR&BON.
ardeur poar la piraterie]* et noii par un débordement subit de
la mer. II soupçonne aussi que la louguenr delà terre Habitée
est de 70 000 s, et représente la moitié dn cercle total sur le-
quel elleestprise, etil en cosclat qu'on vaisseau qui, à partir
du coucliant ou de l'extrême occideiit, parcourrait, avecrËorus
en poupe, juste lamêmedistanceatteindraitle rivage del'Iude.
7. Posidonius s'attaque ensuite k ceux qui ont imaginé
)e mode actuel de division ou de délimitation des continents,
il les blâme de ne pas avoir employé simplement nu cer-
tain nombre de cercles parallèles à l'éqnatenr, qui, en pré-
sentant la terre habitée sons la forme de bandes ou de
zones, auraient montré les changements, les diUérences
qu'apporte chez les animanx et chez les plantes d'une part,
dans la température d'autre part , la proximiié soit de la ré-
gion froide, soit de la région torride, mais, cela dit, il se ré -
tracte,il fait comme l'accusateur qui renonce à suivra et se met
à approuver) a division actuelle, appliquant ainsi k cette ques-
tion le procédé d'école qui consiste à parler tour & tour dans
nn sens, puis dans l'autre, pour n'arriver à rien en somme.
Les différences, en eiïet, dont il parle, non plus que les diffé-
rences entre peuples d'une même race, entre dialectes d'une
même langue, ne sauraient être ainsi déterminées à priori,
c'est le hasard, ce sont les circonstances qui en décident :
généralement, tous les arts, tous les talents, toutes les aptitu-
des, pour peu qu'il y ait eu un premier initiateur, fleurissent
n'importe sous quel climat, bien que le climat par lui-même
ne laisse pas d'avoir encore une certaine inflneuce, et, s'il y a
dans le caractère des penples telles dispositions qui peuvent
tenir à la nature des lienx qu'ils habitent, il y en a d'autres
«assiqnî proviennent uniquement daThabitade etdel'exer-
cicB ; ce n'est pas la nature, par exemple, qui a donné le goût
dnlettreBauxAthéniens, et qui l'a refusé aux Lacédémoniens
«t AUX Thébtîns, voisins encore pins proches des Athéniens,
en ceik BBaorément l'éducation, l'habitude ont plus fait ; ce
i s'est pu la nature de leur paya non plus, mais bien l'étude
I fit la pratiqnt qui ont fait des Babyloniens et des %yp-
EtieDS ou ptnples philosophes. H ea est de même des qualités
LIVRE II. 169
des chevaux, des bœufs et des autres animaux, elles ne tien-
nent pas uniquement à la nature des lieux, mais dépendent
aussi des habitudes ou exercices qu'on leur impose. Posido-
nius malheureusement coufond tout cela. Dans le passage,
maintenant, où il approuve la division actuelle des continents,
il invoque à Tappui de sa thèse la différence que présentent
les Éthiopiens de l'Inde par rapport aux Éthiopiens de la
Libye, les premiers étant plus vigoureux que les seconds,
et moins consumés par la sécheresse de Tair; il voit même
dans cette différence le principe de la division qu'Homère
a faite des Éthiopiens en deux corps de nation,
c Ceux du soleil couchant, ceux du soleil levant ; »
•
car Cratès avec son idée d'une seconde terre habitée, à
laquelle Homère évidemment n'a jamais pu songer, Cratès
n'est à ses yeux que l'esclave aveugle d'une hypothèse, et
le vrai changement à faire au texte du poète était celui-ci :
a Et ceux que le soleil visite quand il s'éloigne, »
autrement dit quand il opère sa déclinaison par rapport au
méridien.
8. Mais d'abord, dirons-nous, dans le voisinage même de
rÉgypte, les Éthiopiens vivent bien partagés en deux nations,
puisque les uns habitent l'Asie et les autres la Libye, et pour-
tant ils ne présentent entre eux aucune différence sensible. En
second lieu, si Homère a divisé comme il a fait les Éthiopiens,
cela ne tient en aucune façon à ce qu'il savait de la constitution
physique des Indiens, car, suivant toute apparence, il ne
connaissait même pas leur existence, le fabuleux récit d'En-
doxe prouvant au moins ceci qu'Évergète lui-même en était
encore à ignorer l'Inde et la route que les vaisseaux doivent
suivre pour s'y rendre. Ce qui l'aura décidé c'est donc bien
plutôt cette division naturelle dont nous parlions plus haut.
Dans le même passage, maintenant, nous nous expliquions
sur la leçon proposée par Cratès, nous montrions comment
il importait peu d'écrire le vers d'une façon plutôt que d'une
170 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
antre. Posidonins croit pourtant que la chose importe, mais
c'est à la condition qu'on lira le vers ainsi conçu :
« *HiJièv dtmpxoft^ov. »
« Et ceux que le soleil visite quand il s'éloigne. 9
Or, nous le demandons, quelle différence y a-t-il, pour
le sens, entre cette nouvelle leçon et la leçon que proposait
Cratès^ ^fxiv SoaoïjLévou,
c Et ceux que le soleil visite quand il se couche ? »
Tout le segment compris entre le méridien et le couchant
n'a-t-il pas reçu lui-même en effet le nom de couchant,
comme la demi-circonférence de Thorizon qui y correspond ;
et n'est-ce pas là ce que veut dire Aratus quand il parle du point
c Où le couchant et le levant confondent leurs extrémités? j>
D'ailleurs, si la leçon de Gratès gagnait à être corrigée de
la sorte, pourquoi n'avoir pas étendu la correction à la leçon
d'Aristarque ? — Pour le moment, nous n'adresserons pas
d'autres critiques à Posidonius : les occasions en effet ne
nous manqueront pas, dans le cours de notre ouvrage, de
relever comme il convient ce qu'il a pu commettre encore
d'erreurs, au point de vue du moins de la géographie ; car,
pour celles de ses erreurs qui seraient plutôt du domaine
de la physique, nous les examinerons dans d'autres ouvra-
ges, si même nous ne les négligeons tout à fait, par la raison
que Posidonius abuse des discussions œtiologiques et de la
méthode aristotélicienne, qu'on évite au contraire dans notre
école, par respect pour la nature mystérieuse et impénétra-
ble des causes.
CHAPITRE IV.
l . Passons àPolybe : dans saiChorographiede FEurope, Po-
lybe déclare qu'il laissera de côté les anciens, mais qu'il exa-
minera avec soin tout ce qu'ont écrit leurs critiques, et, pour
préciser, il nomme Dicéarque, ainsi qu'Ératosthène, le der-
nier auteur qui ait composé un traité en règle de géographie,
LIVRE U. 171
etPythéas, « ce Pythéas, dit-il, qu'on s'étonne en vérité de voir
faire tant de dupes avec des mensonges aussi grossiers que
ceux-ci, par exemple, qu'il aurait parcouruà pied * la Bretagne
tout entière, et que le périmètre de cette île est de 40 000 sta-
des, sans compter ce qu'il débite encore au sujet de Thulé et de
cette autre région, où Ton ne rencontre plus la terre propre-
ment dite, ni la mer, ni l'air, mais à leur place un composé
de ces divers éléments, semblable au poumon marin, et dans
lequel, soi-disant, la terre, la mer, bref tous les éléments sont
tenus en suspension et comme réunis à l'aide d'un lien com-
mun, sans qu'il soit possible à l'homme d'y poser le pied, ni
d'y naviguer. « Et notez, ajoute Polybe, que cette matière
semblable au poumon marin, Pythéas dit l'avoir vue de ses
yeux, tandis qu'il avoue n'avoir parlé de tout le reste que sur
ouï-dire I Puis à ce premier conte, il ajoute celui-^i qu'une
fois revenu de ses voyages il parcourut encore en Europe
tout le littoral de l'océan depuis Gadira jusqu'au Tanaïs. »
2. Or, au jugement de Polybe, il est déjà incroyable
qu'un simple particulier, notoirement pauvre, ait trouvé les
moyens de parcourir, soit par mer, soit par terre, de si
énormes distances; mais ce qui ne l'est pas moins, c'est
qu'Ératosthène, après avoir émis absolument les mêmes
doutes, ait accepté pourtant le témoignage de Pythéas en
ce qui concerne la Bretagne, Gadira et l'Ibérie. « N'eût-il
pas mieux valu cent fois, dit Polybe, croire au récit du
Messénien? Celui-ci du moins ne s'est vanté que d'une seule
découverte, de sa navigation à l'îla de Panchaia, tandis que
l'autre prétend avoir atteint aux limites mêmes du monde et
avoir exploré toute la région septentrionale de l'Europe,
allégation qu'on ne croirait même pas sortant de la bouche
d'Hermès '. Que fait cependant Ëratosthène ? Il traite Évhé-
mère de Bergéen, et croit Pythéas, oui, Pythéas, que Dicéar-
que lui-même n'a pas cru I » — « Que Dicéarque lui-même
1. 'En6a56v. La leçon des Mss. liAeatiJv a inspiré à M. Redslob, auteur d'une
monographie récente sur Thulé {Thule : die phônizischen Handelswege^etc.
Leipzig, 1855) une étrange idée que M. MÛller, dans son Index variss tecUon>s
fp. 948), relève comme il convient. — 2. M. Meineke, frappé de ce que cette
expression a dlnsolite, soupçonne encore en cet endroit une allusion ingé-
nieuse de Strabon au poème d'Hermès d'Ératosthène.
172 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ri a pas cru, » plaisante remarque en vérité I Comme si
Ératosthène était tenu de se régler sur un auteur contre qui
Polybe tout le premier ne cesse de diriger ses critiques ! H
est bien vrai, maintenant, qu'Ératosthène ignorait la géo-
graphie des parties occidentale et septentrionale de l'Eu-
rope, sons-même l'avons démontré plus haut. Mais cette
ignorance chez lui et chez Dicéarque est excusable, puisque
ni l'un ni l'autre n'avaient visité ces contrées ; ne serait-elle
pas inexcusable au contraire si nous la rencontrions chez
Polybe et chez Posidonius? Eh bien! Polybe, qui traite
d'erreurs et de préjugés populaires tout ce que ces auteurs
nous ont rapporté au sujet des distances non-seulement dans
ces pays lointains, mais dans bien d'autres pays encore, n'a
pas su se préserver lui-même de toute erreur dans les criti-
ques qu'il leur adresse. Ainsi Dicéarque compte à partir du
Péloponnèse 10000 stades jusqu'aux Colonnes d'Hercule et
plus de 10 000 stades jusqu'au fond de l'Adriatique, et
comme, suivant lui, entre le Péloponoèse et les Colonnes
d'Hercule, la première partie du trajet jusqu'au détroit de
Sicile est de 3000 stades, c'est, on le voit, 7000 stades qui
restent pour la distance du détroit de Sicile aux Colonnes
d'Hercule, Que dit Polybe à ce propos? Il passe condamna-
tion sur ce nombre de 3000 stades, exact ou non , attribué
à la première partie du trajet, mais il nie absolument que le
reste puisse être de 7000 stades, qu'on le mesure en longeant
la côte ou en coupant la mer par le milieu. Suivant lui, en
effet, la côte forme exactement un angle obtus, dont l'un des
côtés se termine au détroit de Sicile, tandis que l'autre se
^iprolonge jusqu'aux Colonnes d'Hercule, le sommet de l'angle
Ise trouvant placé à Narbonne, de sorte que l'on peut conce-
voir un triangle ayant pour base la droite tirée à travers la
mer et pour côtés les côtés mêmes de l'angle en question, le
côté compris entre le détroit de Sicile et Narbonne mesurant
plus de 11 200 stades et Tautre un peu moins de 8000. « A
vrai dire, ajoute Polybe, il paraît constantque la plus grande
distance entre l'Europe et la Libye, laquelle se mesure à tra-
vers la mer Tyrrhénienne, n'excède pas 3000 stades et qu'elle
UVRE II. 173
pourrait même être réduite encore, si on la mesurait à tra-
vers la mer de Sardaigne. Mais soit, de ce côté-là même por-
tons à 3000 stades la distance en question, ilnousfaut main-
tenant prélever sur cette longueur 2000 stades pour la pro-
fondeur du golfe de Narbonne, autrement dit pour la per-
pendiculaire abaissée du sommet sur la base du triangle
obtusangle; or, d'après ces données, il est évident qu'un enfant
saurait calculer que la longueur totale de la côte comprise
entre le détroit de Sicile et les Colonnes d'Hercule doit dé-
passer à peu près de 500 stades la droite qui coupe transver-
salement la mer. Et, si à cette longueur on ajoute les 3000 s.
représentant la distance du Péloponnèse audétroitde Sicile, la
somme ainsi obtenue, qui sera précisément la longueur totale
de la droite en question, dépassera, on le voit, de plus du
double le nombre de stades que Dicéarque lui assigne. Et il
faudrait pourtant, d'après son calcul, faire la distance du Pé-
loponnèse au fond de l'Adriatique encore plus grande ! »
3. « Mais, ami Polybe, pourrait-on bien lui dire, si, sur
ce dernier point, l'expérience a mis hors de doute le men-
songe ou l'erreur de Dicéarque, en vérifiant l'exactitude des
distances que tu as indiquées, à savoir 700 stades du Pélo-
ponnèse à Leucade, autant de Leucade à Gorcyre, autant
encore de Gorcyre aux monts Gérauniens, lesquels sont si-
tués à la hauteur de l'Iapygie, du côté droit de l'Adriati-
que^, et enfin 6150 stades pour la côte d'Illyrie à partir
des monts Gérauniens, sur le premier point Dicéarque n'est
plus seul à s'être aussi grossièrement trompé, et, si le calcul,
par lequel il réduit à 7000 stades la distance ejfXre le détroit
de Sicile et les Colonnes d'Hercule, est évidemment faux,
celui auquel tu arrives par ta prétendue démonstration n'est
assurément pas plus juste. On convient en effet générale-
ment que le trajet direct par mer entre le détroit de Sicile
et les Colonnes d'Hercule est de 12 000 stades, et il est aisé
de voir que cette estimation s'accorde on ne peut mieux avec
1. Les mots iv itliS. et lom^iav ont embarrassé tons les éditeurs. Nous avons
traduit sans vouloir toucher au texte, mais sans nous faire illusion sur la
valeur de notre traduction. Cf. Mûller, Index var, kctionii, p. 948.
174 GÉOGRAPHIE DE STRABONI
celle qu*on a faite de la longueur totale de la terre habitée,
laquelle mesure, dit-on, 70 000 stades, car toute la portion
occidentale de ladite longueur, comprise entre le golfe d'Is-
sus et Textrémité la plus occidentale de Flbérie, représente
à peu de chose près 30 000 stades, et voici comme on forme
ce nombre : 5000 stades depuis le golfe d'Issus jusqu'à Tile
de Rhodes, 1000 stades de là au cap Salmonium [ou Samo-
nium], extrémité orientale de la Crète, 2000 stades et plus
pour la longueur de la Crète jusqu'au Kriou-Métôpon; de
ce point au Pachynum en Sicile 4500 stades, et plus de
1000 stades du Pachynum au détroit de Sicile; enfin,
pour le trajet du détroit de Sicile aux Colonnes d'Hercule
12000 stades^ et environ 3000 du détroit des Colonnes à
l'extrémité même du promontoire Sacré d'Ibérie. J'ajou-
terai que Polybe n'a pas mieux su mesurer sa perpendicu-
laire : comme, en effet, Narbonne est située sur le même
parallèle à peu près que Massalia, et celle-ci, à ce que
croit Hipparque lui-même, sur le même parallèle que
Byzance , comme, d'autre part, la ligne qui coupe transversa-
lement la mer est prise suivant le parallèle qui passe par
le détroit de Sicile et par Rhodes, et qu'entre les villes de
Rhodes et de Byzance, qui sont censées être l'une et l'autre
sur le même méridien, on compte environ 5000 stades,
la perpendiculaire en question devrait en mesurer autant.
D'autre part, à la vérité, l'on prétend que le plus long trajet
d'Europe en Libye, en traversant directement cette mer
depuis le fond du golfe Galatique ,, est de 5000 stades,
mais il est évident qu*on se trompe ou bien il faut que la
Libye en cette partie s'avance assez dans la direction du
nord pour atteindre au parallèle des Colonnes d'Hercule.
Une autre erreur de Polybe, c'est d'avoir fait aboutir ladite
perpendiculaire près de la Sardaigne, car la traversée en
question ne se fait pas dans les parages mêmes de la Sar-
daigne, mais beaucoup plus à l'O., en dehors et de la
mer de Sardaigne et de la mer Ligystique elle-même.
1. 12000 au Uenaftt8<KH>qne marquent les Mm.: restitotioii de Cramer.
LIVRE U. 175
Enfin, Polybe a exagéré la longueur des côtes, bien que dans
une proportion moindre,
4. Plus loin, c'est Ératosthène qu'il prétend corriger :
mais, s'il le corrige quelquefois avec bonheur, d'autres fois
aussi il se trompe plus grossièrement que lui. Ainsi, d'Itha-
que à Gorcyre Eratosthène avait compté 300 stades, Polybe
en compte plus de 900; d'Épidamne à Thessalonique, Éra-
tosthène avait réduit la distance & 900 stades, Polybe la
porte à 2000, et dans les deux cas il a raison. Mais quand
Ératosthène compte jusqu'aux Colonnes d'Hercule depuis
Massalia 7000 stades et 6000 depuis le mont Pyréné , et
lui plus de 9000 stades à partir de Massalia et presque 8000
à partir du mont Pyréné, à coup sûr il fait pis que n'a
fait Ératosthène et celui-ci a plus approché de la vérité.
On convient en effet aujourd'hui qu'abstraction faite des
accidents ou inégalités des chemins la longueur totale de
ribérie, du mont Pyréné au côté occidental, n'excède pas
6000 stades. Suivant Polybe, cependant, le cours du Tage à
lui seul aurait une longueur de 8000 stades depuis sa source
jusqu'à son embouchure, non compris les détours bien en-
tendu (autrement le procédé ne serait pas géographique),
8000 stades, disons-nous, rien qu'en ligne droite et bien
que ses sources soient encore à plus de 1000 stades de dis-
tance du mont Pyréné. En revanche, Polybe a raison de dire
qu'Ératosthène ignorait la géographie de llbérie et qu'il
s'est contredit souvent en parlant de cette contrée : après
nous avoir montré, par exemple, toute la côte de Tlbérie, sur
la mer extérieure, et jusqu'à Gadira, habitée par les Galates,
lesquels occupent effectivement toute la partie occidentale
de l'Europe jusqu'à Gadira, Ératosthène oubUe ce qu'il a
dit et ne fait plus mention des Galates nulle part dans sa
description des côtes de l'Ibérie.
5. Ailleurs Polybe expose comme quoi la longueur de
l'Europe est moindre que la longueur de la Libye et celle
de l'Asie réunies, et, ici encore, la manière dont il compare
entre elles ces longueurs est fautive : « Le détroit des Colonnes
d'Hercule, nous dit*il, s'ouvre au couchant équinoxial, tan-
176 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
dis que le Tanaïs coule du levant d'été , TEurope se trou-
vera donc moins longue que les deux autres contrées prises
ensemble de tout l'intervalle qui sépare le levant d'été du
levant équinoxial, TAsie occupant toute la portion du demi-
cercle boréal qui regarde le levant équinoxial. » Or, sans
compter que Polybe fait là le pédant sur une question bien
claire en somme, il a commis une grossière erreur en pré-
tendant que le Tanaïs coule du levant d'été : tous ceux en
effet qui connaissent les lieux affirment qu'il vient du nord
se jeter dans le Mœotis, de telle sorte que l'embouchure du
fleuve, l'entrée duMaeotis et le fleuve lui-même, dans la par-
tie de son cours du moins qui est connue, se trouvent situés
sur le même méridien.
6. Quelques auteurs à la vérité ont prétendu que le Tanaïs
prenait sa source dans le voisinage de Tlster et coulait de l'oc-
cident, mais il n'y a pas à tenir compte de leur opinion : ils
n'avaient pas réfléchi apparemment que, dans l'intervalle, de
grands fleuves, tels que le Tyras, le Borysthène et THypanis,
s'écoulent vers le Pont, en suivant, le Tyras, une direction
parallèle au cours de l'Ister, et les deux autres une direction
parallèle au cours du Tanaïs. Ajoutons que, comme les sources
du Tyras, non plus que celles duBorysthène et deTHypanis,
n'ont pas été relevées à l'heure qu'il est, on doit être moins
renseigné encore sur la contrée située plus au nord, et qu'ainsi
prétendre conduire le Tanaïs à travers cette contrée jusqu'au
MaBOtis,enluifaisant décrire un coudepour qu'il puisse attein-
dre l'extrémité N. E . dudit lac ou étang, où il est notoire qu'il
se jette, n'est autre chose qu'une fiction, une hypothèse faite
à plaisir i On a supposé encore, tout aussi gratuitement, du
reste, que le Tanaïs coulait d'abord au nord, puis traversait le
Caucase, et se détournait ensuite dans la direction du Mœotis.
Mais jamais personne n'avait dit que le Tanaïs vînt du levant :
s'il en était ainsi, en effet, nos meilleurs géographes n'au-
raient point avancé que sa direction est contraire et en
quelque sorte diamétralement . opposée à celle du Nil,
comme si les deux fleuves se trouvaient sur un seul et même
méridien ou sur des méridiens irès-proches.
LIVRE n. 177
7. De plus, comme la longueur delà terre habitée se me-
«ure toujours suivant une ligne parallèle à Téquateur, parce
que c'est effectivement dans le sens de Téquateur que la
terre a le plus d'étendue, la longueur de chacun des conti-
nents qui la composent s'entend naturellement de même de
l'intervalle de deux méridiens, et j'ajouterai qu'on emploie
habituellement comme mesures de longueur des stadiasmes
que nous autres voyageurs nous dressons, soit en parcou-
rant ces longueurs elles-mêmes, soit en suivant par terre
ou par mer des routes qui leur soient parallèles. Ici ce-
pendant Polybe renonce au procédé habituel, et, introdui-
sant une nouvelle méthode, il imagine de prendre comme
mesure de longueur, [au lieu de l'intervalle de deux méri-
diens], l'intervalle compris entre le levant d'été et le levant
équinoxial, autrement dit un arc ou une portion quelconque
du demi-cercle septentrional. Mais, quand il s'agit de me-
surer des grandeurs fixes et invariables, jamais personne
n'emploie des règles ou des mesures qui soient variables
de leur nature, jamais personne ne rapporte à des points
de repère sujets à se déplacer ce qui de soi est stable et
exempt de tout changement. Eh bien ! La longueur d'un
continent est immuable, elle est toujours la même absolu-
ment parlant, tandis que le levant et le couchant équinoxial,
le levant et le couchant, soit d'hiver soit d'été, sont des
points qui d'eux-mêmes et absolument parlant ne sont pas
et qui n'existent que par rapport à nous : pour peu, en effet,
que nous nous déplacions sur la terre, nous voyons se dé-
placer en même temps le levant et le coi\phant équinoxial,
le levant et le couchant solsticial, tandis que la longueur des
continents demeure la même. Qu'on prenne donc le Nil et le
Tanaïs comme limites, la chose se conçoit à merveille, mais
prendre le levantd'été et le levant équinoxial, ceci est nouveau.
8. Au sujet, maintenant, des différentes presqu'îles ou
promontoires que projette l'Europe, Polybe s'est montré
plus exact qu'Eratosthène, sans l'être pourtant encore suf-
fisamment. Ératosthèno, comme on sait, en distinguait
trois : l"" la péninsule qui aboutit aux Colonnes d'Herculo cl
GÉOGR. DE STIÎAnON. T. — • Ti
178 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
qui contient Tlbérie; 2* celle qui s'étend jusqu'au détroit de
Sicile et qui contient l'Italie ; 3° enfin celle qui se termine
à Malées et qui comprend soi-disant tous les peuples ré-
pandus entre PAdriatique, le Pont-Euxin et le Tanaïs. Po-
lybe, lui, indique aussi les deux premières presqu'îles,
sans y rien changer, mais dans la troisième, qu'il fait
aboutir à Malées et à Sunium, il ne comprend plus que
la Hellade tout entière, avec TlUyrie et une partie de
la Thrace; puis il fait un quatrième promontoire de la
Chersonèse de Thrace , autrement dit de la presqu'île que
borde le détroit resserré entre Sestos et Abydos et qu'occu-
pent les Thraces, et un cinquième de cette autre presqu'île
qui avoisine le Bosphore Gimmérien et l'entrée du Mœotis.
Nous admettrons, nous, volontiers les deux premiers pro-
montoires qui sont en effet bien nettement délimités par les
deux grands golfes qui les bordent, se trouvant compris le
premier entre le golfe où se trouve Gadira, lequel s'étend
de Galpé au Gap Sacré, et la mer qui se prolonge des Golonnes
d'Hercule à la Sicile, et le second entre cette même mer
et l'Adriatique, bien qu'on puisse objecter à la rigueur
que la Japygie, par la manière dont elle avance, fait
plutôt de l'Italie un double promontoire; mais les au-
tres, dont la forme irrégulière et découpée saute encore
plus aux yeux, demanderaient à être divisés différem-
ment. Naturellement aussi, la division en six parties que
Polybe propose pour l'Europe, prêterait aux mêmes criti-
ques, puisqu'elle dérive du nombre de promontoires que
Polybe considère. Mais nous rectifierons en temps et lieu
comme «il convient cette double erreur de Polybe, ainsi
que les autres erreurs de détail qu'il a pu commettre sur
tel ou tel point de la géographie de l'Europe et du littoral
de la Libye; pour le moment, nous n'ajouterons rien aux
critiques que nous avons déjà adressées aux géographes nos
prédécesseurs, ce que nous avons cité de leurs erreurs nous
paraissant suffire à prouver que nous étions bien en droit
de traiter à notre tour un sujet qui prête encore à tant
de rectifications et d'additions.
UVRE II. 179
CHAPITRE V.
i
â
I 1. De l'examen critique que nous venons de faire de ces
anciens géographes, passons maintenant, pour tenir notre
promesse, à l'exposé de nos propres opinions. Ici encore
nous commencerons par déclarer que quiconque entre-
prend de décrire en détail les différentes contrées de la terre
doit emprunter à la physique et à la science mathématique
un certain nombre d'axiomes, pour s'en inspirer et s'en
autoriser dans toute la suite de son ouvrage. S'il est vrai,
disions-nous aussi plus haut, que jamais maçon ni archi-
tecte n'auraient pu bâtir convenablement soit une maison,
soit une ville, s'ils ne se fussent rendu compte au préalable
du climat et de l'exposition, de la configuration, de l'éten-
due du terrain, de la température et des autres conditions
de ce genre, à plus forte raison est-ce vrai de celui qui en-
treprend de décrire toute la terre habitée. Le dessin, en
effet, où l'on représente sur une seule et même surface plane
ribérie, l'Inde et toutes les contrées intermédiaires, et où
le couchant néanmoins, le levant et le midi, sont censés dé-
terminés pour tous les lieux de la terre à la fois, un tel des-
sin peut bien faciliter l'étude de la géographie, mais c'est
à la condition qu'on se sera fait au préalable une idée nette
de la disposition et du mouvement du ciel et qu'on aura
compris une fois pour toutes qu'en réalité la surface de la
terre est sphérique et qu'on ne la suppose plane que pour
les yeux ; autrement il ne peut donner que de fausses notions
géographiques. Le voyageur qui traverse une plaine im-
mense, celle de la Babylonie par exemple, ou quinavigue loin
des côtes, n'ayant devant lui, derrière lui, à sa droite, à sa
gauche, qu'une même surface plane, peut ne rien soupçon-
ner des changements qui affectent l'aspect du ciel, ainsi
que le mouvement et la position du soleil et des autres
astres par rapport à nous ; mais le géographe, lui, ne peut
s'en tenir à cette apparente uniformité. Le navigateur en
180 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
pleine mer, le voyageur au milieu du désert se guide donc
d'après ces phénomènes vulgaires, sur lesquels se règlent
aussi dans k vie habituelle l'homme du peuple et l'homme
d'État, sans rien entendre ni Tun ni l'autre à l'astronomie
et sans se douter de l'extrême diversité des phénomènes cé-
lestes. L'homme d'État, notamment, voit tous les jours le
soleil qui se lève, passe au méridien et se couche , sans
chercher à deviner les causes du phénomène, car, pour ce qui
l'occupe, il n'a que faire de les connattre, non plus que de
savoir si^ dans le moment où il parle, le plan sur lequel il
se trouve est ou non parallèle à celui de son interlo-
cuteur, ou, si par hasard il y arrête sa pensée, vous le
voyez, dans une question purement mathématique, adopter
l'explication des gens du pays, chaque pays, sur ces ma-
tières-là même, ayant ses préjugés à luL Mais le géographe
n'écrit pas pour l'habitant de telle ou telle localité, il n'é-
crit pas davantage pour le politique^ qui, comme celui dont
nous venons de parler, fait profession de mépriser tout ce
qui est proprement du domaine des mathématiques, car
autant vaudrait s'adresser au moissonneur ou au simple fos-
soyeur, il écrit pour celui-là seulement qui a pu arriver à
se convaincre que la terre prise dans son ensemble est bien
réellement telle que les mathématiciens nous la représentent
et qui a compris tout ce qui découle de cette première hypo-
thèse ; il veut que ses disciples se soient bien pénétrés de ces
principes mathématiques avant de porter leur vue plus loin,
et il a raison, car il ne leur dira rien qui n'en soit une consé-
quence directe, et le moyen le plus sûr pour eux de profiter
de son enseignement, c'est de l'entendre avec un esprit ma-
thématique; le géographe, encore une fois, ne s'adresse
pas à ceux qui sont dans une autre disposition d'esprit.
2. Il faut en effet que la géographie emprunte ses prin-
-cipes fondamentaux à la géométrie, qui, pour procéder à la
mesure de la terre, s'appuie elle-même sur l'astronomie,
comme celle-ci à son tour s'appuie sur la physique. Quant
à la physique, elle représente ce que nous appelons une
-Arétéj une de ces sciences par excellence, qui ne reposent
LIVRE II. 181
point sur des hypothèses étrangères, mais qui dépendent
d'elles seules et contiennent en elles-mêmes leurs principes
et tous les éléments de leurs démonstrations. Or, au nombre
des vérités que la physique démontre, figurent celles-ci :
« que le monde et le ciel sont de forme sphérique ; que les
corps pesants sont attirés vers le centre du monde ; qu'au-
tour du même point et sous la forme d'une sphère ayant
même centre que le ciel, la terre demeure immobile sur son
axe, lequel, en se prolongeant, se trouve avoir aussi traversé
le ciel par le milieu ; que le ciel, lui, est emporté autour de
la terre et de son axe par un mouvement d'orient en occi-
dent, qui, se communiquant aussi aux étoiles fixes, les
entraîne avec la même vitesse que le ciel lui-même ; —
que, dans ce mouvement, les étoiles fixes décrivent dei»
cercles parallèles, dont les plus connus so^t l'équateur, les
deux tropiques, les deux cercles arctiques, et les planètes
des cercles obliques compris dans les limites du zodiaque.»
L'astronomie, maintenant, adopte en tout ou en partie ces
principes de la physique et en fait son point de départ pour
traiter ensuite théoriquement des mouvements des astres,
de leurs révolutions, de leurs éclipses, de leurs grandeurs
et de leurs distances respectives et de mainte autre question
analogue; à son tour, le géomètre, pour mesurer l'éten-
due de la terre, se sert des lois posées par la physique et
l'astronomie ; enfin le géographe emploie les données de la
géométrie.
3. C'est ainsi que l'hypothèse des cinq zones célestes en-
traîne nécessairement celle de cinq zones terrestres ou in-
férieures, portant les mêmes noms que les zones supé-
rieures: nous avons donné plus haut les motifs de cette
division par zones. Pour limiter, maintenant, lesdites zones,
on peut concevoir certains cercles tracés des deux côtés de
l'équateur et parallèlement à l'équateur, deux déjà qui in-
terceptent la zone torride, et deux autres à la suite qui dé-
terminent les zones tempérées par rapport à la zone torride
et les zones glaciales par rapport aux zones tempérées. Sous
chacun des cercles célestes se trouve, avec le même nom. la
i
182 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
cercle terrestre correspondant, et, de même, à une zone cé-
leste correspond une zone terrestre. On définit les zones
tempérées celles qui peuvent être habitées ; quant aux
autres, elles sont rendues inhabitables, Tune par l'excès de la
chaleur^ les autres par l'excès du froid. On procède de même
à regard des tropiques et des cercles arctiques, dans les
contrées pour lesquelles il existe des cercles arctiques,
c'est-à-dire qu'on suppose sur la terre et au-dessous des
tropiques et des cercles arctiques célestes des cercles corres-|.
pondants et portant les mêmes noms. Et, conmie l'équateur
céleste divise tout le ciel en deux parties égales, il faut né-
cessairement que l'équateur terrestre partage la terre de
même façon : on distingue donc, pour la terre comme pour
le ciel, un hémisphère boréal et un hémisphère austral, et
par suite aussi, dans la zone torride, que le même cercle
partage également par la moitié, une partie boréale et une
partie australe. Quant aux zones tempérées, il va de soi
qu'elles seront appelées Tune boréale, l'autre australe, sui-
vant l'hémisphère auquel elles appartiennent. Or, l'hémi-
sphère boréal étant celui des deux qui contient la zone tempé-
rée, dans laquelle, en tournant le dos au levant et en regar-
dant le couchant, on a le pôle à droite et l'équateur à gauche,
ou bien encore celui dans lequel, en regardant au midi, on
a le couchant à droite et le levant à gauche, l'hémisphère
austral sera naturellement celui où l'inverse a lieu. Il s'en-
suit que nous sommes, nous, dans l'un des deux hémi-
sphères, dans l'hémisphère boréal s'entend, et que nous ne
pouvons être dans l'un et dans l'autre à la fois, puisq n'entre
deux se trouve l'Océan, ainsi que le marque Homère
c Uy a dans le milieu de grands fleuves, l'Océan d'abord, »
et, avec l'Océan, toute la zone torride. On ne voit pas, en
effet, qu'il y ait d'Océan coupant par le milieu notre terre
habitée, ni qu'elle contienne, avec une région torride, une
autre région dont les climats seraient juste l'opposite et
l'inverse des climats de la zone tempérée boréale.
I
LIVRE II. 183
4. Telles sont les données que le géomètre emprunte à
l'astronomie, mais ce n'est pas tout, il peut s'aider encore
de la gnomonique et des autres méthodes que l'astronomie
enseigne et d'après lesquelles on peut, pour chaque lieu,
trouver le cercle parallèle à l'équateur et le cercle per-
pendiculaire k celui-là et passant parles pôles, et entrepren-
dre ainsi de mesurer toute la terre : il parcourt, à cet effet,
la partie habitable et déduit proportionnellement l'étendue
de ce qui reste des intervalles [célestes] correspondants. U
trouve de la sorte la distance de l'équateur au pôle, autre-
ment dit la mesure du quart du plus grand cercle terrestre ;
puis, cette mesure trouvée, il la multiplie par 4, ce qui lui
donne la circonférence même de la terre. A son tour, et à
l'exemple du géomètre qui a tiré ses principes de l'astro-
nomie, et de l'astronome qui a tiré les siens de la physique,
le géographe prendra son point de départ dans la géo-
métrie, et, acceptant de confiance ses démonstrations, il
exposera d'abord quelle est l'étendue de notre terre habitéCy
quelle en est la forme, la nature, et dans quel rapport elle
est avec l'ensemble de la terre (car c'est là proprement ,
l'objet de la géographie) ; après quoi, il prendra une à une
les diverses parties de la terre et de la mer et en dira tout
ce qu'il y a à dire, relevant en même temps ce que les an-
ciens ont avancé d'inexact, ceux-là surtout qui, comme géo-
graphes, font le plus autorité.
5. Admettons donc en premier lieu que la terre et la mer
prises ensemble affectent la forme d'une sphère, la terre
étant censée de niveau avec la surface des hautes mers, puis-
que les saillies du relief terrestre disparaissent en quelque
sorte dans l'immense étendue de la terre et doivent être
comptées pour peu de chose, si ce n'est même pour rien.
Non que nous prétendions pour cela attribuer à la terre et
à la mer prises ensemble la sphéricité parfaite d'une de ces
figures qui sortent du tour, ou de celles que le. géomètre
conçoit par la pensée, ce que nous voulons dire seulement
ç^est que la forme de la terre est sensiblement, grossière-
ment sphérique. Imaginons maintenant ladite sphère par»
184 GÉOGRAPHIE DE SIRABON.
tagée en cinq zones et un premier cercle, Téqualcur, tracé
à sa surface, puis un second cercle parallèle au pramier et
servant de limite à la zone ou région froide de rhémisphèro
boréal, enfin un troisième cercle qui, passant parles pôles,
coupe les deux autres à angles droits : Thémisphère boréal
contiendra naturellement deux quarts de sphère déterminés
par la double intersection de Téquateur et du cercle qui
passe par les pôles. Eh bien I Sur chacun de ces quarts de
sphère prenons par la pensée un quadrilatère qui aura pour
côté septentrional la moitié de ce cercle parallèle à Téqua-
teur et voisin du pôle, pour côté méridional la moitié de
réquateur, et pour ses autres côtés deux segments égaux et
opposés entre eux du cercle qui passe par les pôles, c'est
dans Tun de ces deux quadrilatères et n'importe dans lequel,
à ce qu'il semble, que devrac être placée, suivant nous, notre
terre habitée ; ajoutons qu'elle y figurera proprement une
île, puisque la mer Tentoure de tous côtés : du moins,
est-ce ainsi, nous l'avons dit plus haut, que Tobservation
et le raisonnement nous la représentent. Mais on dé-
clinera peut-être l'autorité du raisonnement en pareille
matière, disons alors qu'il revient au même, géographique-
ment parlant, de faire de la terre habitée une île ou de s'en
tenir à ce que l'expérience a vérifié, c'est à savoir qu'en
partant soit du levant, soit du couchant, des deux côtés en
un mot, le périple de la terre habitée est possible, à cela
près de quelques espaces non encore explorés, et que l'on
peul; supposer indifféremment bornés par la mer ou par la
zone inhabitable. C'est qu'en effet le géographe se pro-
pose uniquement de décrire les parties connues de la
terre habitée et qu'il en néglige les parties inconnues ni
plus ni moins que ce qui se trouve en dehors de ses limites.
Gela étant, il suffira de joindre par une ligne droite les
points extrêmes, où des deux côtés l'on est parvenu en lon-
geant le littoral, pour compléter la figure de notre préten-
due île.
6. Mais la voilà placée dans le quadrilatère, il faut main-
tenant que nous nous rendions compte de son étendue, du
LIVRE II. 185
son étendue apparente : à cet effet, retranchons notre hé«
misphère de l'étendue totale de la terre, puis de notre hé-
misphère retranchons la moitié, et de cette moitié encore le
quadrilatère où nous plaçons notre terre habitée. Par une
opération analogue, et en raisonnant toujours conformément
aux apparences, nous devrons concevoir également ce que
peut être la figure de Tîle en question. Gomme, en effet, la
portion de l'hémisphère septentrional comprise entre l'équa-
teur et ce parallèle voisin du pôle a la forme d'un peson de
fuseau, et que le cercle qui passe par le pôle, en môme
temps qu'il coupe eu deux l'hémisphère, coupe aussi ledit pe-
son et en fait un double quadrilatère, celui des deux quadri-
latères sur lequel est répandu l'Océan équivaudra apparem-
ment à la moitié de la surface du peson, et la terre habitée,
placée comme une île au sein de l'Océan, avec une superfi-
cie moindre que la moitié du quadrilatère, se trouvera avoir
la forme d'une chlamyde. Ceci ressort à la fois et de la géo-
métrie et de l'étendue si considérable de la mer qui, en en-
veloppant notre terre habitée, a couvert au couchant comme
au levant l'extrémité des continents et les a réduits à la
forme tronquée, écourtée* d'une figure qui, en conservant
sa plus grande largeur, n'aurait plus que le tiers de sa lon-
gueur. Dans le sens de sa longueur, en effet, la terre ha-
bitée n'a que 70 000 stades et se trouve limitée, on peut dire
complètement, par une mer que son immensité et sa solitude
rendent infranchissable, tandis que, dans le sens de sa lar-
geur, elle mesure moins de 30 000 stades et a pour borne la
double région que l'excès de la chaleur d'un côté, l'excès du
froid de l'autre rendent inhabitable. Or, puisque la partie
du quadrilatère que l'excès de la chaleur rend inhabitable
mesure à elle seule comme largeur 8800 stades, et comme
maximum de longueur 126 000 stades, autrement dit la
moitié de la circonférence de l'éqnateur, on voit que ce qui
reste dans ledit quadrilatère [en dehors de la terre habitée]
devra surpasser celle-ci en étendue \
1. Malgré rautorité de M. MûUer {Index var. lect.^p. 948, col. 2), nous avons
cru devoir maintenir ici la leçon des Mss. (itiou^ov. — 2. Voy. Mûller, ibid»
186 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
7. Hipparqae, de son côté, dit à peu près la même chose.
Admettant, en e£fet, pour la terre entière les dimensions
qu'Ératosthène propose, il veut qu'on en tire par voie de
soustraction pore et simple les dimensions de la terre habi-
tée, d'autant qu'avec cette façon de mesurer la terre ha-
bitée les apparences célestes pour chaque lieu ne sont pas,
^lit-il, sensiblement différentes de celles qu'ont trouvées cer-
tains géographes plus modernes en opérant autrement. Or,
la circonférence de l'équateur étant, selon Ératosthène, de
252 000 stades, le quart de ladite circonférence devra être
de 63 000 stades, et telle sera aussi la distance de l'équateur
au pôle, puisque cette distance équivaut à 15 des 60 degrés
que contient l'équateur. De l'équateur, maintenant, au tro-
pique d'été l'on compte 4 de ces degrés ; mais le tropique
d'été coïncide avec le parallèle de Syène : on sait, en effet,
que les distances ou intervalles des différents lieux de la
terre se déduisent des apparences célestes correspondantes
comme de mesures positives, et l'on reconnaît, par exemple,
qu^ Syène doit se trouver sous le tropique d*été à cette
circonstance qu'à l'époque du solstice d'été le gnomon à
midi n'y projette point d'ombre. D'autre part, le méridien
de Syène se confond en quelque sorte avec le cours du Nil
de Méroé à Alexandrie, c'est-à-dire sur un espace de 10 000
stades environ, et, comme Syène se trouve située juste à
moitié de la distance, c'est 5000 stades, on le voit, qui la sé-
parent de Méroé. Mais à 3000 stades en ligne directe au S.
de Méroé le pays devient inhabitable par l'excès de la cha-
leur, le parallèle de cette région torride, identique d'ailleurs
avec le parallèle de la Ginnamômophore, devra donc être
considéré comme formant au midi la limite et le seuil de
notre terre habitée. Cela étant, si aux 5000 stades qui sépa-
rent Syène de Méroé on ajoute ces 3000 stades, on aura 8000
stades en tout pour la distance de Syène aux confins mêmes
de la terre habitée, et 1 6 800 stades pour la distance du même
point à l'équateur (car c'est ce que valent les 4 degrés ou
4/60" de l'équateur, à 4200 stades par chaque 60» ou degré),
8800 stades restant ainsi pour exprimer la distance des limi-
LIVRE II. 187
tes de la terre habitée à l'équateur, et 21 800 stades repré-
sentant la distance d'Alexandrie au même cercle. On con-
vient maintenant généralement que le trajet d'Alexandrie à
Rhodes est le prolongement direct du Nil, et que depuis
Rhodes on suit encore la même direction le long des côtes
de la Carie et de Tlonie jusqu'à la Troade, plus loin même
jusqu'à Byzance et jusqu'au Borysthène. On n'a donc plus
qu'à rechercher au delà du Borysthène, et toujours dans le
prolongement direct de cette ligne, en s'aidant des distances
connues et déjà parcourues par la navigation, jusqu'à quel
point de ce côté notre terre est habitable, et quelle est vers
le nord la limite de la terre habitée. Or, au delà du Borys-
thène, le dernier peuple scythe que nous connaissions est le
peuple Roxolan. Mais ce peuple, plus septentrional que les
Sauromates et que ceux des Scythes qui habitent au-dessus du
Mœotis jusqu'aux frontières des Scythes orientaux, est plus
méridional que les dernières populations connues au delà de
la Bretagne, bien que, passé les limites de son territoire,
la terre soit déjà inhabitable à cause du froid.
8. Pythéas, à la vérité, recule la limite extrême de la
terre habitée jusqu'à une contrée plus septentrionale en-
core que les dernières terres faisant partie de la Bretagne,
contrée qui porterait le nom de T/mUy et pour les habi-
tants de laquelle le tropique d'été tiendrait lieu de cercle
arctique. Mais j'ai beau chercher, je ne vois pas qu'aucun
autre voyageur ait mentionné une îl& du nom de Thulé, et
reculé les limites de la terre habitable jusqu'au climat^ pour
lequel le tropique d'été fait office de cercle arctique. Aussi
ai-je idée qu'il faut reporter bien au midi la limite septen-
trionale de notre terre habitée, et, comme nos explorations
modernes ne peuvent signaler aucune terre au delà dierné,
île située à une faible distance au N. de la Bretagne, et dont
les habitants complètement sauvages mènent déjà la vie la
plus misérable à cause, du froid, je suis assez tenté d'y
placer la limite en question. S'il était vrai, en outre, que le
parallèle de Byzance fût à peu près le même que calai
de Massalia, comme ledit Hipparque sur la foi de Pythéas,
188 GEOGRAPHIE DE STRABON.
*
et sur ce qu'il aurait trouvé à Byzance le même rapport
de rombre au gnomon que Pythéas disait avoir observé
à Massalia, le parallèle du Borysthèné étant d'ailleurs
éloigné de celui de Byzance de 3800 stades, on voit que,
d'après la distance de Massalia k la Bretagne, le parallèle
du Borysthèné devrait tomber quelque part en Bretagne.
Mais ce Pythéas, qui partout et toujours a cherché à trom-
per son monde, a certainement encore menti ici. Ainsi Ton
convient généralement que la ligne qui, partant des Colon-
nes d'Hercule, se dirige sur le détroit de Sicile, sur Athè-
nes et sur Rhodes, suit sans dévier le même parallèle ; on
convient également que la partie de cette ligne comprise
entre les Colonnes d'Hercule et le détroit de Sicile coupe la
mer à peu près par le milieu; et, comme le plus long trajet
de la Celtique en Libye part, au dire des navigateurs, du
golfe Galatique et mesure 5000 stades, ce qui représente
précisément la plus grande largeur de la mer intérieure, on
voit que la ligne en question devra se trouver à 2500 stades
du fond du golfe et à moins de 2500 stades de Massalia,
qufcse trouve être plus méridionale que le fond du golfe.
Mais d'autre part, la distance de Rhodes à Byzance est de
4900 stades environ, le parallèle de Byzance doit donc être
beaucoup plus septentrional que celui de Massalia. Mainte-
nant, si la distance de Massalia à la Bretagne nous repré-
sente à la rigueur l'équivalent de la distance de Byzance
au Borysthèné, on ne sait plus quelle peut être la distance
du parallèle du Borysthèné à celui d'Ierné, on ne sait pas
davantage si au delà d'Ierné se trouvent encore d'autres
terres habitables, sans qu'il y ait du reste, nous l'avons dit
plus haut, grand intérêt à le chercher, car il suffit pour la
science que l'on suppose, comme on a fait pour le midi, où
l'on a cru pouvoir, non pas rigoureusement il est vrai, mais
d'une façon au moins approximative, placer la limite de la
terre habitable à 3000 stades au-dessus de Méroé, que Ton
suppose, dis-je, du côté du nord également, la limite placée à
300O stades au-dessus de la Bretagne où à un peu plus de
3000 stades, à 4000 par exemple. Ajoutons qu'au point de
LIVRE U. 1S9
vue politique il n'y aurait également aucun avantage à con-
naître ces contrées lointaines avec leurs habitants, surtout si
ce sont encore des îles, qui, faute de communication facile, ne
pourraient rien pour nous soit en bien soit en mal. Gela est
si vrai que les Romains, qui pouvaient prendre possession
de la Bretagne, ont dédaigné de le faire, sentant bien qu'il
n'y avait, d'une part, rien à redouter pour eux, rien absolu-
ment, de peuples comme les Bretons, trop faibles évidemment
pour oser jamais franchir le détroit et nous venir attaquer,
et rien k gagner, d'autre part, à l'occupation d'un pays comme
le leur. Et il semble effectivement que les droits que notre
commerce prélève actuellement sur ces peuples nous rap-
portent plus que ne ferait un tribut régulier, diminué natu-
rellement des frais d'entretien de l'armée qui serait chargée
de garder l'île et de faire rentrer l'impôt; sans compter que
l'occupation eût été plus improductive encore si elle se fût
étendue à toutes les îles qui peuvent entourer la Bretagne.
9. Si donc à la distance de Rhodes au Borysthène nous
ajoutons 4000 stades pour la distance du Borysthène à la
limite septentrionale de la terre habitée, nous obtenons une
somme de 12 700 stades, et, comme de Rhodes à la limite
méridionale il y a 16 600 stades, la terre habitée, on le voit,
mesurera en tout, du S. au N., dans le sens de sa largeur,
un peu moins de 30 000 stades. Dans le sens de sa lon-
gueur, maintenant, c'est-à-dire du couchant au levant, de
l'extrémité de l'Ibérie à celle de l'Inde, on lui donne 70 000
stades, qui ont été mesurés en partie à l'aide des itinéraires,
en partie à l'aide des lignes de navigation , et le rapport de la
circonférence des parallèles à celle de l'équateur prouve que
cette longueur est bien réellement comprise dans le quadri-
latère en question. Ainsi la terre habitée a en longueur plus
du double de sa largeur. Nous disons, en outre, qu'elle a la
forme à peu près d'une chlamyde, parce qu'en la parcou-
rant, comme nous faisons, en détail, on remarque un rétré-
cissement considérable de sa largeur aux deux extrémités,
surtout à l'extrémité occidentale. - -j^
10. Jusqu'à présent c'est sur une surface sphérique que
190 GJÎOGRAPHIE DE STRABOr?.
nous avons entendu prendre le quadrilatère où nous plaçons
la terre habitée, et quiconque veut avoir une reproduction
de la terre habitée aussi exacte que peut Têtre une figure
faite de main d'ouvrier, doit, en effet, se construire une
sphère, comme voilà celle de Gratès, et prendre sur cette
sphère le quadrilatère en question pour y inscrire la carte de
la terre habitée ; il faut seulement que cette sphère soit grande
pour que la portion que nous en considérons et qui, par rap-
port au reste, représente une fraction de si peu d'étendue,
puisse recevoir sans confusion tous les détails qu'il importe
d'y retracer et offre à l'œil une image suffisamment exacte.
Quand on peut se procurer une sphère de grande dimen-
sion, une sphère dont le diamètre n'ait pas moins de dix
pieds, il n'y a pas à chercher mieux ; mais, si l'on ne peut
s'en procurer une qui soit juste de cette dimension ou
qui du moins en approche beaucoup, il faut alors inscrire
sa carte géographique sur une surface plane, de sept pieds
au moins. Il est, en effet, assez indifférent qu'en place des
cercles, [parallèles et méridiens] , qui nous servent à détermi-
ner sur la sphère les climats^ les directions des vents et en
général à distinguer les différentes parties de la terre et à
leur assigner leur vraie position géographique et astrono-
mique, nous tracions des lignes droites (lignes parallèles
en place des cercles perpendiculaires à l'équateur, hgnes
perpendiculaires en place des cercles perpendiculaires aux
parallèles), la pensée pouvant toujours aisément trans-
porter à une si^'face circulaire et sphérique les figures et les
dimensions que les yeux voient représentées sur une surface
plane. Par une raison analogue, nous dirons qu'on peut
remplacer aussi les cercles obliques par des droites obli-
ques. En revanche, si, sur la sphère, tous les méridiens om
cercles passant par le pôle convergent vers un seul et
même point, sur une surface plane, il n^y aurait aucun
avantage à ce que les petites droites, ou droites représentant
leg^ircles méridiens, conservassent encore cette disposi-
tioiWonvergente : dans beaucoup de cas, d'abord, elle n'est
pas nécessaire, et, de plus, quand on a transporté sur une
LIVRE n. 191
surface plane et figuré par des lignes droites des circonfé-
rences de cercles convergents, Tesprit ne se représente pas
la convergence aussi nettement qu'il fait la périphérie ou
courbure circulaire»
11. Gela étant, nous supposerons, dans toute la descrip-
tion qui va suivre, la carte de la terre tracée sur une surface
plane. Quant à la description elle-même, nous remprunte-
rons en partie au souvenir de nos propres voyages sur terre et
sur mer, en partie aux informations orales et aux relations
écrites qui nous ont paru mériter créance. Or, nos voyages
se sont étendus, du côté du couchant, de l'Arménie aux riva-
ges de la Tyrrhénie qui font face à la Sardaigne, et, du côté
du midi, des Lords de TEuxin aux frontières de l'Ethiopie.
Et, certes, parmi les différents auteurs qui ont traité de la
géographie on n'en trouverait pas un seul qui eût parcouru
beaucoup plus de pays que nous dans nos voyages entre les
limites marquées ci- dessus. Ceux-là, en effet, qui ont poussé
plus loin que nous dans la direction de l'occident, n'ont pas
exploré une aussi grande étendue des contrées de l'orient ;
d'autres, au contraire, ont pénétré moins avant du côté de
l'occident : nous en pourrions dire autant pour le midi et pour
le nord. Toutefois, à le bien prendre, nous n'avons fait le plus
souvent, nos prédécesseurs et nous-même, que combiner les
différentes notions que nous recueillions de la bouche des
indigènes sur la figure, l'étendue, et en général sur tout ce
qui constitue la nature et le caractère d'un pays, conmie
l'intelligence combine les différentes idées d'après le témoi-
gnage des sens. C'est en combinant, on le sait, ce que nos
sens nous révèlent de la forme, de la couleur et du volume
de la pomme, de son odeur, de sa douceur au toucher et
de sa saveur au goût, que notre pensée se forme l'idée
d'une pomme, et, s'agit-il de figures de grande dimen.
sion, ce sont nos sens qui en perçoivent d'abord les parties,
puis, d'après leur témoignage, notre pensée en recompose
l'ensemble. Eh bien! De même, dans notre ardeur djjj^
vestigation, nous consultons, comme nous ferions nos sSÊf,
ceux qui ont vu tels ou tels lieux^ parcouru telles ou telles
192 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
parties de la terre, et en combinant leurs témoignages, nous
parvenons à reproduire dans un seul et même tableau l'as-
pect générai de la terre habitée. N'est-ce pas ainsi que les
généraux arrivent aussi à tout faire eux-mêmes, sans pou-
voir être pourtant prései^ts partout, et même en agissant le
plus souvent par les autres, n'est-ce pas en ajoutant foi
aux paroles de leurs émissaires, et en conformant les ordres
qu'ik expédient aux rapports que ceux-ci leur ont faits?
Prétendre en effet qu'on ne peut savoir les choses qu'en les
voyant de ses yeux, ce serait vouloir priver le jugement du
secours de l'ouïe. Or l'ouïe est un sens bien supérieur à la
vue comme moyen d'information.
12. Notre principal avantage aujourd'hui, c'est de pou-
voir parler plus pertinemment de la Bretagne, de la Ger-
manie, des pays en deçà et au delà de l'Ister, des Gètes,
des Tyrigètes, des Bastames, comme aussi des peuples du
Caucase, des Albaniens et des Ibères par exemple. Nous
devons en outre à ApoUodore d'Artémite, l'historien de la
guerre Parthique, des informations beaucoup plus précises
que tout ce qui avait été publié auparavant sur THyrcanie
qtla Bactriane. Puis l'expédition toute récente de l'armée
romaine dans l'Arabie Heureuse, sous les ordres d'^lius
Gallus, notre camarade et ami, et les voyages des marchands
d'Alexandrie, qui commencent à expédier vers l'Inde par la
voie du Nil et du golfe Arabique de véritables flottes, nous
ont fait connaître ici ces deux contrées infiniment mieux qu'on
ne les connaissait naguère : du temps que Gallus était préfet
d'Egypte, je vins le rejoindre, et, ayant remonté le fleuve
avec lui jusqu'à Syène et aux frontières de l'Ethiopie, je
recueillis ce renseignement positif qu'il partait actuellement
120 vaisseaux de Myoshormos pour l'Inde, quand autrefois,
sous les Plolémées, on ne comptait qu'un très-petit nombre
de marchands qui osassent entreprendre une pareille traver-
sée et faire le commerce avec cette contrée.
^■É. Ce que nous avons donc à faire en premier, et ce qui
^IBuissi le plus essentiel au point de vue pratique comme au
point de vue théorique, c'est d'essayer de déterminer le plus
LIVRE II. I î>3
simplement possible la figure et l'étendue des pays qui doi-
vent trouver place sur la carte de la terre habitée. Quanta
disserter en règle sur l'ensemble de la terre, ou même seu-
lement sur la totalité du peson de fuseau compris dans la
zone qui est la nôtre, quant à chercher, par exemple, si ledit
peson est habité aussi dans l'autre quart de sphère, ceci est
du domaine d'une autre science. Dans ce cas-là, en effet,
les habitants de cette autre partie du peson ne pouvant man-
quer d'être différents de ceux de lapartieque nous occupons,
il faudrait supposer, ce qui d'ailleurs est vraisemblable,
l'existence d'une seconde terre habitée. Or, c'est la nôtre
uniquement que nous avons à décrire.
1 4. Gela posé, nous dirons que la forme de notre terre ha-
bitée est celle d une chlamyde ; que sa plus grande largeur
est représentée par une ligne, qui suit le cours même du Nil
et qui part du parallèle de la Ginnamômophore et de l'île
des Exilés d'Egypte pour aboutir au parallèle d'Iemé, tan-
dis que sa longueur est représentée par une autre ligne,
perpendiculaire à celle-là, qui, partant de l'occident, passe
par les Colonnes d'Hercule et le détroit de Sicile, atteint
Rhodes et le golfe d'Issus, pour suivre alors d'un bout à l'autre
la chaîne dn Taurus, laquelle coupe l'Asie tout entière, et
va finir à la mer Orientale entre l'Inde - et le pays que les
Scythes occupent au-dessus de la Bactriane. Il faut donc
concevoir un parallélogramme dans lequel on aura inscrit ia
chlamyde en question de telle sorte que la plus grande lon-
gueur et la plus grande largeur de chacune des deux figures
se correspondent et soient égales chacune à chacune, et
cette chlamyde sera proprement la figure de la terre habi-
tée. Mais nous avons déjà dit que, dans le sens de sa lar-
geur, la terre habitée était limitée par des côtés parallèles
formant la séparation supérieure et la séparation inférieure
entre la région habitable et la région inhabitée, et que ces
côtés étaient, au nord, le parallèle d'Iemé, et, au midi,
vers la zone torride, le parallèle de la Ginnamômoph^^^
or, prolongeons ces côtés parallèles au levant et au cbacBÊÊr
jusqu'aux extrémités correspondantes de la terre, ils for-
GÉOGR. DE STRABON. I. — 13
1§4 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ment, on le voit, avec les lignes qui unissent lesdites extré-
mités, un parallélogramme. Nul doute maintenant que notre
terre habitée ne se trouve bien réellement inscrite dans ce
parallélogramme, puisque ni sa plus grande largeur, ni sa
plus grande longueur n'en dépassent les côtés ; nul doute
aussi que sa forme ne soit exactement celle d une chlamyde,
puisque, dans le sens de sa longueur, ses deux extrémités
se terminent, comme on dit, en façon de queue de rat, la
mer lui retranchant là de part et d'autre ime portion notable
de sa largeur, ainsi qu'il appert des rapports des navigateurs,
qui, par Test et par l'ouest, ont entrepris le périple de la
terre. Du côté de Test, en effet, quels sont les points extrêmes
qu'ils nous signalent? L'île de Taprobane d'abord, qui, bien
que située plus au midi que l'Inde, et à une assez grande
distance encore du continent, ne laisse pas que d'être assez
peuplée et doit, à en juger par l'analogie de son climat avec
celui de Tile des Égyptiens et de la Ginnamômophore, se
trouver juste à la même hauteur que ces deux contrées, et,
avec rile de Taprobane, l'entrée de la mer Hyrcanienne,
qui, plus septentrionale que l'extrême Scythie, laquelle fait
suite à rinde, paraît cependant 1 être moins que lerné . Même
disposition maintenant à l'extrême occident par delà des Go -
tonnes d'Hercule. Le promontoire Sacré dlbérie, qui ter-
mine, on le sait, de ce côté la terre habitée, doit se trouver
à peu près sur la ligne qui passe par Gadira, les Golonnes
d'Hercule, le détroit de Sicile et Rhodes, d'après ce qu'on
rapporte de la concordance parfaite des horloges et de la
direction identique des vents périodiques en ces différents
lieux, ainsi que de Tégalité dans la durée des plus longs
jours et des plus longues nuits, cette durée y étant de qua-
torze heures équinoxiales et demie, sans compter que, de la
côte voisine de Gadira, on a plus d'une fois observé [les
Cabires, constellation Uès-rapprochée de Ganope\] Posido-
MÊÊ^l^Tlliitl^^^ (P: 1«) «w quoi M. Meinekc a appuyé cette
col. 1.) * Ka»«eo« ooT^aç. (Voy. IMex varim itctionù. p. 949,
LIVRE II. 195
nius notamment nous raconte que, se trouvant dans une ville
de ces contrées, distante de 400 stades de Gadira, il observa
du haut d'une des maisons les plus élevées de la ville une
étoile, dans laquelle il crut reconnaître Canope elle-même,
se fondant en cela sur le témoignage de tous les navigateurs
qui se sont avancés quelque peu au sud de Tlbérie et qui
conviennent unanimement de Tavoir observée, ainsi que sur
les observations faites à Gnide, où Eudoxe, du haut dun
observatoire, qui n'était guère plus élevé que les autres
maisons de la ville, reconnut positivement Canope : or, ajoute
•Posidonius, la viÛe de Gnide est située sur le climat de
Rhodes, qui se trouve être en même temps celui de Gadira
et de toute la côte voisine.
15. Eh bien! Qu'à partir du promontoire Sacré on navigue
vers le sud, on ne tarda pas à atteindre la Libye et Ton voit
cette contrée, dont les terres les plus occidentales dépassent
même quelque peu le méridien de Gadira, se détourner
ensuite brusquement au sud-est, et former un étroit promon-
toire, mais pour s'élargir ensuite par degrés jusqu'au point où
commence le pays des Éthiopiens Occidentaux, lequel limite
au S. la Province Carthaginoise, et touche au parallèle de la
Ginnamômophore. Et il en est de même si Ton navigue dans
la direction opposée à partir du promontoire Sacré : après
avoir, en effet, couru droit au nord jusqu'au pays des Arta-
bres, avec la Lusitanie à sa droite, on voit la côte tourner au
plein levant, de manière à former un angle obtus au point
où le mont Pyréné vient finir dans l'Océan, point auquel
correspond dans le nord l'extrémité occidentah) de la Bre-
tagne, tout comme au pays des Artabres correspondent les
lies Gassitérides, situées en pleine mer, à peu près sous le
climat de la Bretagne. On voit donc à quel point les extrémi-
tés de la terre habitée, prise dans le sens de sa longueur, se
trouvent rétrédes par la mer qui l'environne.
16. Mais, avec cette forme générale qu'affecte la terre ha-
bitée, ce qu'il y a de mieux à faire, ce semble, c'est^d^
prendre deux droites se coupant perpendiculairement, ^iP
en figureront Tune la plus grande longueur, l'autre la plus
196 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
grande largeur : la première de ces lignes sera choisie parmi
les parallèles, la seconde parmi les lignes méridiennes. Puis,
à l'aide d'autres lignes que Ton concevra respectivement pa-
rallèles à l'une ou à l'autre de ces deux premières lignes, on
achèvera de diviser la terre et la portion de mer que nous
fréquentons. De cette manière etparladifférence de longueur
des lignes, aussi bien des lignes parallèles que des lignes
méridiennes, on se rendra mieux compte de la forme que
nous avons prêtée à la terre habitée ; on distinguera mieux
aussi le climat ou la position respective de chaque lieu tant
au levant qu'au couchant, tant au nord qu'au midi. Natu-
rellement les droites dont nous parlons devront passer par
des lieux connus. Déjà nous avons déterminé les deux pre-
mières, les deux du milieu, qui représentent, avons-nous
dit, l'une la longueur, l'autre la largeur de la terre ha-
bitée ; or, il sera facile de connaître les autres, à l'aide de
celles-là : car, en prenant ces deux lignes pour premiers
jalons, si l'on peut dire, on pourra toujours calculer* le
parallèle d'un lieu et déterminer les autres éléments de sa
position géographique et astronomique.
17. Rien maintenant ne contribue plus à donner à la
terre habitée la figure qu'elle a que la mer, en dessinant,
comme elle fait, ses contours au moyen des golfes, des bas-
sins, des détroits, des isthmes, des presqu'îles, et des promon-
toires qu'elle forme sur ses côtes. Ajoutons que, dans une
certaine mesure, les fleuves et les montagnes concourent au
même but, en ce qu'ils ont servi à distinguer les continents
et les nations qui les habitent et à indiquer pour les villes
les emplacements les plus favorables, fournissant ainsi au
géographe ces formes et ces détails de toute nature dont il
parsème ses caries chorégraphiques. N'oublions pas non plus
cette multitude d'îles dispersées en pleine mer et sur tout le
littoral de la terre habitée. H peut se faire en outre que les
lieux possèdent certaines vertus ou certains vices, certains
1 M-.ïWûller propose de lire, au lieu de <r.v,)a6|*te«, a'A\iy6if.tia. eo sewu quo
ttV'ni^^'rv'i Z'^'J'"''- ^ ^** ^ "eus que nouk avons ctoUé ft rendre par
LIVRE II. 197
avantages ou certains inconvénients, les uns naturels, les
autres artificiels : or, le géographe mentionnera les premiers,
ceux qui sont naturels et par cela même permanents, [quitte à
négliger] les autres, qui, ajoutés par la main des hommes,
sont sujets à changer. Encore en est-il parmi ces derniers qui
persistent davantage, ceux-là il devra les faire connaître égale-
ment. Il en est même qui, à défaut d'une longue durée, ont
eu une notoriété, une célébrité telle, que la postérité, sur leur
renommée,afîni par faire de dispositions artificielles, qui ne
sont plus, quelque chose d'inhérent à la nature des lieux, il
est clair que ces dispositions-là encore devront être rappe-
lées. Bien qu'on puisse dire en effet de beaucoup de villes ce
que Démosthène* disait d'Olynthe et des villes environ-
nantes, qu'elles avaient si complètement disparu que le
voyageur sur les lieux pourrait douter qu'elles eussent jamais
existé, néanmoins, on aime encore à visiter ces lieux et
tous ceux, en général, où Ton peut espérer de retrouver
quelques vestiges de ces travaux naguère si vantés, ainsi que
les tombeaux des grands hommes. Nous citons enfin dans
notre livre des lois et des institutions depuis longtemps abo-
lies, trouvant à le faire la même utilité qu'à rappeler les évé-
nements mêmes de l'histoire, vu que les lois et les institutions
offrent aussi de'bons exemples à suivre et de mauvais exem-
ples à éviter.
18. Mais reprenons où nous l'avons laissée cette pre-
mière esquisse de la terre habitée ^.Entourée d'eau, comme
olle est, de tous côtés, notre terre habitée offre différents gol-
fes ou enfoncements qui s'ouvrent sur cette mer extérieure,
c'est-à-dire sur TOcéan mêmie. Dans le nombre on en dis-
tingue quatre d'une très-grande étendue : celui du nord
a reçu le nom de mer Caspienne, on l'appelle quelquefois
aussi mer Hyrcanienne; le second et le troisième, appelés
golfe Persique et golfe Arabique, sont formés par la mer du
sud et se trouvent situés juste à Vopposite, l'un, de la mer
Caspienne, l'autre de la mer du Pont; quant au quatriènHII
1. Philipp,, III, p. 117.— 2. Icicommence le célèbre fragment da Mb. da Vati-
can (n» 17 j; intitulé: tûvoLt; Twv x4\i:wvTî,ç xaO'i^'^Sç olxo-J^iiviiç.
198 GEOGRAPHIE DE STRABON.
qui surpasse de beaucoup les autres en étendue, il est re-
présenté par la mer Intérieure, que nous nommons habi-
tuellement Noire mer, laquelle commence à TO. au détroit
des Colonnes d'Hercule et se prolonge vers TE. avec une lar-
geur variable pour se partager à la fin en deux golfes ou bas-
sins distincts, l'un à gauche qui est le Pont-Euxin, l'autre à
droite qui comprend lui-même la mer d'Egypte, la mer de
Pamphylie et le golfe d'Issus. Les embouchures de ces dif-
férents golfes formés par la mer Extérieure sont extrême-
ment étroites, surtout celle du golfe Arabique et celle de
la mer Intérieure, laquelle avoisine les Colonnes d'Her-
cule ; celles des deux autres le sont comparativement moins.
Les terres, maintenant, qui enserrent ces grands golfes
se divisent, avons-nous dit, en trois parties : de ces trois
parties, l'Europe est celle dont la forme est le plus irrégu-
lière, et la Libye celle dont la forme l'est le moins; quant
à l'Asie, on peut dire qu'à cet égard elle tient le milieu entre
les deux autres. Du reste, dans toutes trois, cette forme plus
ou moins irrégulière provient du littoral de la mer Intérieure,
car les côtes de la mer Extérieure, à l'exception des golfes
dont nous avons parlé, sont droites et unies et figurent,
on l'a vu, les bords d^une chlamyde, à quelques petites dif-
férences près dont il n'y a pas à tenir compte, les petits
détails comme ceux-là disparaissant naturellement dans
une si grande étendue. Mais le géographe ne se borne pas
dans ses recherches à déterminer la figure et l'étendue des
lieux, il doit aussi, nous l'avons dit plus haut, en fixer la
position relative : or, à cet égard-là pareillement [à l'égard
des positions géographiques et astronomiques], le littoral de
la mer Intérieure offre plus de variété que celui de la mer
Extérieure. Ajoutez qu'on le connaît davantage, que la tempé-
rature en est plus douce et qu'il s'y trouve un plus grand
nombre de cités et de nations policées, que nous, désirons
tous, qui plus est, connaître les lieux où règne le plus d'acti-
vité, où les formes de gouvernement sont le plus variées et les
arts le plus florissants, où se trouve en un mot réuni tout ce
qui contribue le plus à éclairer les hommes, et qu'enfin nos
V
LIVRE II. 199
besoins nous conduisent naturellement vers les contrées,
avec lesquelles nous pouvons espérer de nouer des relations
de commerce et de société, c'est-à-dire vers les grands centres
de population ou mieux vers les principaux foyers de civilisa-
tion. Sous tous ces rapports, disons-le encore, notre mer
Intérieure a une grande supériorité ; et Ton ne s'étonnera
pas que nous ayons commencé par ses rivages notre des-
cription de la terre habitée.
19. Ainsi que nous l'avons marqué plus haut, on entre
dans le golfe qui forme la mer Intérieure par le détroit
d*Hercule, lequel n'a, dit-on, dans sa partie la plus res-
serrée, que 70 stades environ. Mais, quand on a dépassé ce
canal, long de 120 stades, on voit les deux rivages s'écarter
considérablement, celui de gauche plus encore que l'autre,
et le golfe prendre l'aspect d'une grande mer. Bordé du côté
droit par le littoral de la Libye jusqu'à Garthage, il l'est du
côté opposé par le littoral de l'Ibérie, auquel succèdent la
côte de la Celtique, avec les villes de Narbonne et de Massa-
lia, la côte de la Ligystique et enfin la côte d'Italie jusqu'au
détroit de Sicile. C'est en effet la Sicile qui, avec ses deux
détroits, forme le côté oriental de ce premier bassin.
Le détroit placé entre la Sicile et l'Italie a 7 stades seule-
ment de largeur, l'autre qui se trouve entre la Sicile et
Garthage a 1 500 stades. On sait que la ligne tirée depuis les
Colonnes d'Hercule jusqu'à cet Heptastade ou détroit de 7
stades, es' une portion de la ligne plus grande menée jusqu'à
Rhodes e au Taurus et qu'elle coupe le bassin en question à
peu près par le milieu ; or, on lui prête un développement
de 12000 stades : ces 12 000 stades représenteront donc
la longueur du bassin. Quant à la largeur dudit bassin,
elle mesure, là où elle est la plus grande, c'est-à-dire d'un
point du golfe Calatique situé entre Massalia et Narbonne
à un point de la côte de Libye situé juste vis-à-vis, elle
mesure, disons-nous, à peu près 5000 stades. Toute la
partie du bassin qui borde la Libye a reçu le nom de
mer Libyque, quant à celle qui borde la côte opposée, elle
s'appelle ici mer d'Ibérie, ailleurs mer Ligystique, plus loin
200 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
mer Sardonîenne ou de Sardaigne, et enfin mer Tyrrh(5-
nienne jusqu'à la Sicile. D y a beaucoup d'îles répandues
le long de la côte de la mer Tyrrhénienne jusqu'à la Li-
gystique ou Ligurie: Sardo et Cyrnos sont les plus consi-
dérables, après la Sicile toutefois, qui de toutes nos îles est
la plus étendue, comme elle est déjà 'la plus fertile. U y a du
reste une grande différence de celles-là aux autres, soit aux
îles situées en pleine mer, comme voilà Pandàtaria* et Pon-
tia^, soit à celles qui bordent le littoral, j'entends iEthalia^
Planasia, Pithecussa, Prochyté, CaprisB, Leucosia* et autres
semblables. De l'autre côté de la Ligystique et tout le long
du rivage jusqu'aux Colonnes d'Hercule, on ne compte que
peu d'îles : de ce petit nombre font partie les Gymnesiae et
Ebysus'^. U n'y en a pas beaucoup non plus dans les pa-
rages de la Libye et de la Sicile, mais les plus remarquables
sont Cossura, iÊgimuros et les îles dites des Liparéens, ou,
comme on les appelle quelquefois, les îles d'iEole.
20. Passé la Sicile et le double détroit qui la borde, on
voit s'ouvrir d'autres bassins qui font suite au premier,
Tun s'étend en avant de la région des Syrtes et de la
Cyrénaïque et comprend les Syrtes elles-mêmes, l'autre
est l'ancienne mer Ausonienne, appelée aujourd'hui merde
Sicile, qui du reste communique avec le précédent bassin et
en forme même la continuation. On appelle mer de Libye le
bassin qui se déploie en avant de la région des Syrtes et de
la Cyrénaïque ; il finit là où commence la mer d'Egypte.
Des deux Syrtes, la plus petite a environ 1600 stades de
circuit : les îles Meninx et Cercina, situées des deux côtés
de l'ouverture, en commandent l'entrée. Quant à la grande
Syrte, Eratosihène lui attribue 500 stades de circonférence
et 1800 stades de profondeur depuis les Hespérides jusqu'à
Automala et à la frontière qui sépare la Cyrénaïque de
JirSÎ'i^'^t^qu^r^^^^^^^ Meineke propce de lire Pan^
ques Mss. - 4. /-tTcaiio dans anp?«"^ >^ Pantia.^ 3. AlhaiiaAz.m quel-
3ouble leçon de Gymneifmiau s^nauZl^ ^^5' T * Certains Mss. donnent la
que Bysvs pourrait bien être la Si P- ®* ?? ^î'*"*- ^' ^^^^^er incline à croire
rar. lect. p. 949, col. i) ^°^® véritable du dernier de ces noms(/ndex
LIVRE II. 201
toute cette partie de la Libye ; mais, suivant d'autres au-
teurs, elle n'aurait que 4000 stades de tour et 1 500 stades de
profondeur, 1500 stades, juste la largeur de l'ouverture.
La mer de Sicile, maintenant, baigne les côtes orientales
de la Sicile et de l'Italie, celles dltalie depuis Rhegium
jusqu'à Locres, celles de Sicile depuis le territoire de Mes-
sine jusqu'à Syracuse et auPachynum. Au levant, elle se
prolonge jusqu'à la pointe de Tîle de Crète, baigne et en-
toure la plus grande partie du Péloponnèse et forme le golfe
de Corinthe; au nord, elle atteint le promontoire lapygien
et l'entrée du golfe dlonie et s'avance au S. de l'Épire jus-
qu'au golfe Ambracique et à la côte qui y fait suite et qui avec
le Péloponnèse dessine le golfe de Corinthe. Le golfe d'Ionie,
lui, n'est qu'une portion de ce bassin appelé aujourd'hui
l'Adrias ou Adriatique, qui, bordé à droite par la côte dll-
lyrie et à gauche par celle d'Italie jusqu'à la ville d'Aquilée,
laquelle est située au fond d'un dernier golfe, s'avance étroit
et allongé dans une direction nord-ouest : la longueur de ce
bassin est de 6000 stades et sa plus grande largeur de 1200.
En fait d'îles, on y remarque un premier groupe considé-
rable répandu le long de la côte d'Illyrie et qui comprend
les îles Apsyrlides, Cyrictica* et Liburnides, puis Issa et
Tragurium, Melœna-Corcyra ou Corcyre-la-Noire ^ , et enfin
Pharos; et, sur la côte d'Italie, un autre groupe compre-
nant les îles dites de Diomède. La mer de Sicile passe pour
avoir, du Pachynum à l'île de Crète, 4500 stades et autant
jusqu'au Ténare en Laconie; moins de 3000' maintenant
du promontoire lapygien au fond du golfe de Corinthe, mais
plus de 4000 du même promontoire à la côte de Libye. Ses
principales îles sont Corcyre et les Sy botes sur la côte d'É-
pire, puis, dans les parages qui précèdent l'entrée du golfe
de Corinthe, Céphallénie, Ithaque, Zacynthe et les Échinades.
21. A la mer de Sicile succèdent la mer de Crète, la mer
Saronique et celle de Myrtos. Cette dernière, comprise entre
1. Certains Mss. donnent la leçon Ceryctica. — 2. Melinna se lit dans qnel>
ques Mss. — 3. Voy. ce que dit M. MûUer {Index var, lect.y p. 949, col. 1) sur
ce nombre de 3000 stades.
202 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
la Crète, TArgie ou Argolide et TAtlique, mesure dans sa
plus grande largeur, à partir de l 'Attique, environ 1 2C 0 stades ,
et un peu moins du double en longueur. Les îles qu'on y
rencontre sont Cythère, Galaurie, iEgine, Salamine et
déjà une partie des Cyclades. A la suite de la mer de Myr-
tes, on rencontre la mer Egée avec le golfe Mêlas et
THellespont, puis la mer Icarienne et la mer Garpathienne,
celle-ci s'étendant jusqu'aux parages des îles de Rhodes
et de Crète*, et jusqu'aux premières terres du continent
d'Asie.... En fait d'îles, ces mers renferment, avec le reste
des Cyclades, les Sporades, et toutes les îles du littoral
de la Carie, de Tlonie et de TiEolide jusqu'à la Troade,
telles que Cos, Samos, Chios, Lesbos et Tenedos; celles
aussi du littoral de la Hellade jusqu'à la Macédoine et à
la partie de la Thrace qui y confine, à savoir l'Eubée,
Scyros, Peparethos, Lemnos, Thasos, Imbros et Samo-
thrace et maintes autres encore, que nous ferons connaître
en leur lieu et place dans la suite de ce traité. Cette par-
tie de la mer Intérieure mesure en longueur 4000 stades
environ, plutôt plus que moins, et en largeur à peu près
2000 stades, et se trouve enfermée entre les côtes d'Asie que
nous venons d'indiquer, la côte de Grèce qu'on range du S.
au N. depuis Sunium jusqu'au golfe Thermœen et les rivages
des golfes de Macédoine jusqu'à la Chersonèse de Thrace.
22. Le long de celle-ci s'étend le détroit des sept sta-
des, dit de Sestos et d'Abydos^ par lequel la mer Egée
et 1 Hellespont communiquent avec une autre mer plus
septentrionale, nommée la Propontide, qui communique
elle-même avec le Pont-Euxin. Quant au Pont-Euxin, il
forme en quelque sorte deux mers distinctes ; on voit, en
effet, se détacher de la côte septentrionale ou côte d'Europe
et de la côte opposée ou côte d'Asie deux caps ou promon-
toires, qui, en s'avançant à la rencontre l'un de l'autre vers
le centre du Pont, resserrent le passage et forment ainsi
1. M. Mûller {Index var. lect., p. 949, col. 2) croit trouver dans une grossière
erreur de Denys le Périégète l'explication et le principe de l'interpolation du
nom de l'île de Cypre dans cet endroit de la Géographie de Stral^on.
^
LIVRE II. 203
deux grands bassins. Le promontoire de la côte d'Europe
s'appelle Criou-Metdpon et celui de la côte d'Asie Caramhis,
ils sont distants l'un de l'autre do 2500 stades environ*.
Le bassin occidental a en longueur, de Byzance aux bouches
du Borysthène, 3800 stades et 2000 stades en laideur*; il
contient l'île Leucé. Le bassin oriental est de forme oblon-
gue et se termine par le golfe étroit et profond de Dioscu-
rias : il a 5000 stades de longueur, si ce n'est un peu plus,
et 3000 stades environ de largeur. Quant au périmètre total
du Pont-Euxin, il est de 25 000 stades. Quelques auteurs ep
comparent la forme à celle d'un arc scythe tendu, la corde
de l'arc se trouvant figurée par celle des côtes du Pont-
Euxin, qui s'étend à droite et qui n'offre dans tout son par-
cours, depuis l'entrée même de la mer jusqu'à l'enfonce--
ment de Dioscurias, à l'exception toutefois de la pointe de
Garambis, que des rentrants et des saillies sans importance,
ce qui permet effectivement de l'assimiler à une ligne droite,
tandis que la côte opposée avec sa double courbure, la cour-
bure supérieure plus arrondie et la courbure inférieure plus
surbaissée, reproduit assez exactement la corne de l'arc, et
dessine deux golfes, dont le plus occidental est en effet
sensiblement plus arrondi que l'autre.
23. Au-dessus et au nord du bassin oriental s'étend le lac
Maeotis, qui a 9000 stades de tour, peut-être même un peu
plus, et qui se déverse dans le Pont par le Bosphore Cimmé-
rien, comme le Pont lui-même se déverse dans la Propon-
tide par le Bosphore de Thrace : on appelle ainsi le détroit,
large de 4 stades, qui lui sert d'entrée près de Byzance. La
Propontide , elle, passe pour avoir 1 500 stades de longueur de
la Troade à Byzance, et à peu près autant de largeur : on y re-
marque l'île de Cyzique et autour d'elle plusieurs autres îlots.
24. Voilà ce qu'est la mer Egée et jusqu'où elle s'étend
l.Voy.jdans son Index var. iec^,p 949, col. 2. les raisons excellentes, suivant
nous, que donne M. MûUer pour ne pas réduirp à isoo stades la distance des
deux promontoires, malgré l'autorité de Bochart, de Gossellin, de Groskurd
et de Meineke. — 2. M. Mûller pense que Strabon avait écrit ici 2800 et oue la
répétition du même nombre de centaines dans la même ligne a donne lieu
à Vomission.
2G4 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
vers le nord. A partir de Rhodes maintenant, commence cet
autre bassin qui comprend, outre la mer d'Egypte, les mers
de Pamphylie et d'Issus ; il s'étend dans la direction du le-
vant jusqu'à Issus en Cilicie, sur un espacé de 5000 stades,
le long des côtes de la Lycie, de la Pamphylie et du littoral
entier de la Cilicie ; puis, à partir de là, la Syrie, la Phé-
nicie et l'Egypte jusqu'à Alexandrie l'enferment au midi et
au couchant. L'île de Gypre se trouve à la fois dans le golfe
d'Issus et dans la mer de Pamphylie , et confine à la mer
d'Egypte. De Rhodes à Alexandrie , le trajet direct par le
vent du nord est de 4000 stades environ ; la distance est
doublée quand on suit les côtes. Mais, au dire d'Êratosthène,
l'évaluation que font les marins de cette traversée est tout
arbitraire, les uns lui donnant l'étendue que nous' venons
de dire et les autres la portant hardiment à 5000 stades,
tandis que lui, par des observations sciothériques ou gno-
moniques, n'y trouvait que 3750* stades. Or, toute la partie
de cette mer qui borde la Cilicie et la Pamphylie, tout le
côté droit du Pont-Euxin, avec la Proponlide, et tout le lit-
toral correspondant jusqu'à la Pamphylie dessinent par le
fait une grande presqu'île, dont l'isthme, très-large, va
de Tarse sur la mer de Cilicie à Amisus sur le Pont et à
Thémiscyre, cette grande plaine dite des Amazones; car le
pays qui s'étend en dedans de cette ligne j vsqu'à la Carie et
à rionie, autrement dit le pays en deçà de l'Halys, se trouve
complètement entouré par la mer Egée et les autres mers
ou bassins dont nous avons parlé, et qui prolongent la mer
Egée des deux côtés. Ajoutons que le nom d'Asie, qui ap-
partient au continent tout entier, désigne aussi en particu-
lier cette presqu'île.
25. En somme, le point le plus méridional de notre mer
Intérieure est le fond de la Grande Syrte et le plus méridio-
nal, après celui-là, Alexandrie d'Egypte, avec les bouches du
Nil; quant au point le plus septentrional, c'est l'embou-
chure du Borysthène qui le représente, à moins qu'on n'a-
joute à notre mer le lac Maeotis (et ce lac peut bien être,
en effet, considéré comme une de ses dépendances), auquel
N
LIVRE II. 205
cas le point le plus septentrional sera représenté par l'em-
bouchure du Tanaïs. Le point le plus occidental, mainte-
nant, est le détroit des Colonnes d'Hercule, et le plus orien-
tal le fond de ce golfe de Dioscurias, dont il a été question
plus haut ; car évidemment Ératosthène se trompe quand il
nous donne pour extrémité orientale de notre mer le golfe
d'Issus, ledit golfe étant situé sur le méridien d'Amisus et
de la plaine de Thémiscyre, ou tout au plus sur celui de la
Sidène, autre grande plaine qui s'étend jusqu'à Phamacia,
et le trajet qui reste à faire à l'E. de ce méridien pour
atteindre Dioscurias étant encore de plus de 3000 stades,
comme on le verra plus clairement, quand nous en serons
à décrire toute cette contrée en détail. Telle est doUc l'idée
qu'il faut se faire de notre mer Intérieure.
26. Mais nous devons aussi esquisser à grands traits les
différentes terres qui lui servent de ceinture, et pour cela
naturellement partir du même point que pour la description
de la mer elle-même. Or, en entrant dans le détroit des
Colonnes d'Hercule, on se trouve avoir à droite la côte de
Libye, qui s'étend ainsi jusqu'au Nil, et à gauche, en face
de la Libye, la côte d'Europe, laquelle s'étend jusqu'au Ta-
naïs, pour se terminer, comme la Libye, à la frontière d'Asie.
Seulement c'est par l'Europe que nous devrons commen-
cer, vu sa forme pittoresque et les conditions éminemment
favorables dans lesquelles la nature l'a placée pour le déve-
loppement moral et social de ses habitants, conditions qui
lui ont permis de faire participer les autres continents à ses
propres avantages. L'Europe, en effet, est tout entière habi-
table, à l'exception d'une faible portion de son étendue, où
le froid empêche qu'on n'habite : cette partie inhabitable est
située dans le voisinage des populations hamaxèques des
bords du Tanaïs, du Mœotis et du Borysthène. U y ai bien
encore, dans la partie habitable, quelques cantons froids et
montagneux, dont les habitants semblent condamnés par la
nature à mener toujours l'existence la plus misérable, mais,
grâce à une sage administration, ces lieux-là même, ces
lieux affreux, vrais repaires de brigands, semblent .s'être
206 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
adoucis. C'est ainsi que les Grecs ont réussi à faire des
montagnes et des rocbers où ils étaient confinés un beau et
agréable séjour, grâce à leur administration prévoyante, à
leur goût pour les arts et k leur parfaite entente de toutes
les conditions de la vie matérielle. Les Romains , de leur
côté, après avoir incorporé à leur empire maintes nations
restées jusque-là sauvages par le fait des pays qu'elles oc-
cupaient et que leur âpreté naturelle, leur manque de
ports, la rigueur de leur climat ou telle autre cause ren-
dait presque inhabitables, sont parvenus à les tirer de leur
isolement, à les mettre en rapport les unes avec les autres
et à ployer les plus barbares aux habitudes de la vie sociale.
Mais, dans le reste de la partie habitable, là où le sol de
l'Europe est uni et son climat tempéré, la nature semble
avoir tout fait pour hâter les progrès de la civilisation.
Gomme il arrive, en effet, que, dans les contrées riantes et
fertiles, les populations sont toujours d'humeur pacifique,
tandis qu'elles sont belliqueuses et énergiques dans les con-
trées plus pauvres , il s'établit entre les unes et les autres
un échange de mutuels services, les secondes prêtant le se-
cours de leurs armes aux premières qui les aident à leur
tour des productions de leur sol, des travaux de leurs ar-
tistes et des leçons de leurs philosophes. En revanche, on
conçoit tout le mal qu'elles peuvent se faire pour peu qu'elles
cessent de s'entr'aider ainsi, l'avantage, dans le cas d'un
conflit, devant être, à ce qu'il semble, du côté de ces po-
pulations toujours armées et toujours prêtes à user de
violence, à moins pourtant qu'elles ne succombent sous
le nombre. Eh bien! A cet égard là encore, l'Europe a reçu
de la nature de grands avantages : comme elle est en effet
toute parsemée de montagnes et de plaines, partout les po-
pulations agricoles et civilisées y vivent côte-à-côte avec les
populations guerrières, et les premières, j'entends celles
qui ont le caractère pacifique , étant les plus nombreuses,
la paix a fini par y prévaloir universellement, d'autant
qu'on peut dire que les conquêtes successives des Grecs, des
Macédoniens et des Romains n ont fait elles-mêmes que la
LIVRE II. 207
servir et la propager. Il s'ensuit aussi qu'en cas de guerre
] 'Europe est en état de se suffire à elle-même, puisqu'à côté
d'une population nombreuse de cultivateurs et de citadins
elle compte beaucoup de soldats exercés. Un autre de ses avan«
tages, c'est qu'elle tire de son sol les produits les meilleurs
et les plus nécessaires à la vie et de ses mines les métaux
les plus utiles ; restent donc les parfums et les pierres pré-
cieuses qu'elle est obligée de tirer du dehors, mais ce sont
là des biens dont on peut être privé sans mener pour cela
une existence plus misérable que ne l'est en somme celle des
peuples qui en regorgent. Ajoutons enfin qu'elle nourrit une
irès-grande quantité de bétail et fort peu de bêtes féroces et
nous aurons achevé de donner de la nature de ce continent
une idée générale.
27. Prenons maintenant une à une ses différentes parties.
La première qui se présente en commençant par l'occident
est ribérie : cette contrée a la forme à peu près d'une peau
de bœuf, dont on supposerait la partie antérieure ou cervi-
cale tournée vers la Celtique, c'est-à-dire, vers l'est, de ma-
nière à pouvoir y découper celui des côtés de l'Ibérie que
détermine le mont Pyréné *. Des trois autres côtés, l'Ibérie
est entourée par la mer, à savoir au midi par notre mer
Intérieure jusqu'aux Colonnes d'Hercule, ailleurs par la mer
Atlantique, jusqu'à l'extrémité septentrionale du mont Py-
réné. Sa plus grande longueur est de 6000 stades environ
et sa plus grande largeur de 5000.
28. Vient ensuite la Celtique, qui s'étend à l'est jusqu'au
cours du Rhin et qui se trouve avoir pour côté ou pour limite
septentrionale tout le Détroit Britannique, Tile de Bretagne
décrivant de l'autre côté du détroit une ligne parallèle juste
de même longueur que la côte delà Celtique, c'est-à-dire ime
ligne de 500 stades environ, et pour côté oriental le cours du
Bbin, lequel est parallèle à la chaîne du mont Pyréné. Quant
1. Yoy. dans VIndex var. lectionis de Tédition Mûller (p. 9S0, c<^. 1) les
différentes restitutions qui ont été proposées de ce passage. Nous avoDS
'' I aduit en combinant celles de Coray et de M. Piccolos : -roûxoiç Ev à«;xi(fcycTai
-ùv it^eupûv, à^f.^6^tvovv^x,n. Cf. Melneke : Vindic. iHrabon^f p. 12.
208 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
à son côté méridional, il est représenté en partie par la chaîne
des Alpes, depuis les bords du Rhin , en partie par notre
mer elle-même, là où elle forme ce golfe profond appelé le
golfe Galatique, sur les rivages duquel s'élèvent les villes si
célèbres de Massalia et de Narbonne. Juste en face de ce
golfe, sur la côte opposée de la Celtique, s'en ouvre un autre,
appelé de même Golfe Galatique, mais qui est tourné vers le
nord, vers la côte de Bretagne. C'est entre ces golfes que la
Celtique se trouve avoir le moins de largeur, car elle se
rétrécit là jusqu'à ne plus former qu'un isthme ayant moins
de 3000, et plus de 2000 stades. Une longue arête mon-
tagneuse, perpendiculaire à la chaîne du mont Pyréné et
appelée le mont Cemmène , traverse cet isthme et vient
finir juste dans les plaines du centre de la Celtique. Quant
aux Alpes, qui sont des montagnes extrêmement élevées,
elles décrivent une circonférence de cercle, dont la partie
convexe est tournée vers ces plaines de la Celtique et vers
la chaîne du mont Cemmène, tandis que la partie concave
regarde la Ligystique et l'Italie. On y compte un grand
nombre de peuples, tous Celtes, à l'exception des Ligyens :
encore ceux-ci, bien qu'étant de race différente, se rappro-
chent-ils beaucoup des Celtes par leur manière de vivre. La
partie des Alpes qu'ils habitent est contiguë aux Apennins ;
mais ils occupent en outre une partie de cette dernière
chaîne, laquelle traverse l'Italie du nord au sud dans toute
sa longueur pour ne se terminer qu'au détroit de Sicile.
29. L'ItaUe, elle, s'ouvre par de grandes plaines, qui,
du pied des Alpes, s'étendent jusqu'au fond de l'Adria-
tique et aux pays qui l'avoisinent ; mais, dans la partie qui
fait suite à ces plaines, elle forme un promontoire étroit,
une espèce de presqu'île allongée, que la chaîne de l'Apen-
nin traverse, avons-nous dit, d'une extrémité à l'autre,
offrant ainsi une longueur de 7000 stades environ, avec une
largeur singulièrement variable. Les mers qui dessinent
la Péninsule Italique sont, d'une part, la mer Tyrrhé-
nienne , laquelle commence où finit la mer Ligystique, et,
d'autre part, la mer Ausonienne, avecl'Adrias ou Adriatique.
LIVRE n. 209
30. Passd l'Italie et la Celtique, commence la partie orien-
tale de l'Europe, qui se trouve coupée en deux par le cours
de rister. Ce fleuve coule de Touest à Test jusqu'au Pont-
Euxin en laissant à gauche toute la Germanie, laquelle
part du Rhin, tout le pays des Gètes et celui des Tyrégètes,
des Bastarnes et des Sauromates qui se nroloDge jusqu'au
Tanaïs et au lac Mseotis, et à droite la Thrace tout entière
avec rillyrie et le reste de la Grèce, qui termine l'Europe
de ce côté. — Nousavons déjà nommé la plupart des îles qui
bordent l'Europe, les principales sont, en dehors des Co-
lonnes d'Hercule, Gadira, les Cassitérides et les îles Bri-
tanniques, et, en dedans des Colonnes , les Gymnesiae , les
petites îles des Phéniciens, des Massaliotes et des Lygiens,
puis les îles d'Italie jusqu'aux îles d'^Eole et à la Sicile et
enfin celles qui bordent l'Épire et les côtes do Grècejusqu'à
la Macédoine et à la Chersonèse de Thrace.
31. Au delà du Tanaïs et du lac Mœotis, on entre dans
la région Cis-Taunçue, et, au delà de celle-ci, dans la région
TranS'Taurique, GommeV Asie est, en effet, divisée en deux
par la chaîne du Taurus, laquelle s'étend depuis les pro-
montoires les plus avancés de la Pamphylie jusqu'à la
partie de la mer Orientale qui baigne l'Inde et la Scythie
voisine de l'Inde, les Grecs ont appelé région Cis-Taurique
la portion septentrionale du continent asiatique, et région
TranS'Taurique la portion méridionale. Cela étant, on voit
que les pays qui font suite au lac Mœotis et au Tanaïs de-
vront appartenir à l'Asie Cis-Taurique. Or, de ces pays, le
premier qui se présente est celui qui se trouve compris entre
la mer Caspienne et le Pont-Euxin : il se termiue d'une part
au Tanaïs et à l'Océan, tant à la partie extérieure de l'Océan
qu'à celle qui forme la mer Hyrcanienne , et d'autre part
à IHsthmey c'est-à-dire à la h'gne qui représente le trajet le
plus court entre le fond du Pont-Euxin et la mer Caspienne.
Puis viennent (toujours dans la région Cis-Taurique) les
pays qui s'étendent au-dessus de * la mer Hyrcanienne
jusqu'à la mer de Tlnde et à la partie de la Scythie atte*
nante à cette mer et jusqu'au mont Imaûs. Une portion de
GÉOGR. DE STRACO.V. I. — 14
210 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ces pays est habitée par les Maeotes^ et les différents peu-
ples répandus dans l'intervalle de la mer Hyrcanienne et
du Pont jusqu'au Caucase et aux frontières de l'Albanie et
de ribérie, à savoir les Sauromates, les Scythes, les Achaeens,
les Zyges et les Héniokhes ; une autre portion des contrées
situées au-dessus de la mer Hyrcanienne, je veux dire celle
qui est immédiatement au nord de l'Inde, appartient aux
Scythes, aux Hyrcaniens, aux Parthyéens, aux Bactriens et
aux Sogdiens. Au midi, maintenant, de la mer Hyrcanienne
(d'une partie du moins de cette mer) et de Tisihme entier
qui la sépare du Pont, on trouve, avec la portion la plus con-
sidérable de l'Arménie, la Colchide et toute la Cappadoce,
laquelle se prolonge à la rigueur jusqu'au Pont et aux fron-
tières des tribus Tibaraniques , puis la contrée dite en
deçà de VHalys, laquelle renferme: 1*, sur les bords
mêmes du Pont et de la Propontide, la Paphlagonie, la
BitLynie et la Mysie ; 2° la Phrygie Hellespontiaque, y
compris la Troade ; 3°, le long de la mer Egée et de cette
autre mer qui en est la continuation, l'iEolide , Tlonie, la
Carie, la Lycie -, 4° enfin, dans l'intérieur, la Phrygie, avec
la Gallo-Grèce ou Galatie et TÉpictète, qui font toutes deux
partie de la Phrygie, puis la Lycaonie et la Lydie.
32. Aux populations de la Cis-Taurique proprement dite
succèdent celles qui habitent la montagne même, comme
oilà les Paropamisades, les montagnards de la Partliyène,
de la Médie, de l'Arménie, de la Gilicie et ceux de la Ly-
caonie [lis. Cataoniey et de la Pisidie. Mais tout de suite
après les populations de la montagne commence la région
TranS'Taurique. On y entre par l'Inde, la plus grande
et la plus riche de toutes les contrées de l'Asie, qui se ter-
mine, d'une part, à la mer Orientale, et, de l'autre, à la
partie méridionale de l'Atlantique. De ce côté, Tlnde a de-
vant elle une île aussi étendue, pour le moins, que la Bre-
1. D'après la remarque de Gossellin, approuvée par Coray, on s'accorde à
retrancher ici le nom des lauçonâTai qui, dans tous les Mss. et dans toutes les
éditions antérieures, suit immédiatement celui des M»otes.— 2. D'après la con-
jecture de siebenkees universellement admise aujourd'hui.
LIVRE II. 211
tagne, Tlle de Taprobane. Après Tlnde, en se dirigeant à
l'ouest, avec les montagnes à sa droite, on rencontre un vaste
pays à peine habitable, tant le sol en est pauvre et stérile, et
dont la population, composée d'ailleurs d'éléments hété-
""rogènes, est entièrement barbare : ce pays est TArie. Il
s'étend depuis le pied des montagnes jusqu'à la Gédrosie et
à la Carmanie. Suivent, dans la partie maritime, la Perse,
la SusianeetlaBabylonie,qui s'étendent toutes trois jusqu'à
la mer Persique, avec d'autres territoires plus petits groupé»
autour de leurs frontières ; puis [ dans la partie monta-
gneuse], soit au pied, soit au cœur même des montagnes, la
Parthyène, la Médie, l'Arménie, avec les pays qui y tou-
chent, et la Mésopotamie. A la Mésopotamie inaintenant
. succèdent les pays en deçà de TEuphrate, à savoir : l'A-
rabie heureuse tout entière, qui se trouve complètement
isolée entre le golfe Arabique et le golfe Persique , puis
la contrée occupée par les Scénites et les Phylarques, les-
quels s'étendent jusqu'à l'Euphrate et à la Syrie. Enfin,
au delà du golfe Arabique, le pays jusqu'au NU est habité
par les populations éthiopiennes et arabes; puis à celles-ci
succèdent les Égyptiens, suivis eux-mêmes des Syriens, des
GiUciens, de ceux notamment qui occupent la Cilicie-Tra-
chée , et en dernier lieu des Pamphyliens.
33. La Libye, qui fait suite à l'Asie, tient à l'Egypte et à
l'Ethiopie. L'une de ses côtes, celle qui nous fatit face, décrit
depuis Alexandrie, où elle commence, presque jusqu'aux
Colonnes d'Hercule, une ligne droite, interrompue seulement
soit par les Syrtes et quelques autres enfoncements moins
considérables, soit par les saillies des caps qui forment ces
différents golfes. Mais la côte qui borde l'Océan, après
avoir suivi jusqu'à une certaine distance de l'Ethiopie une
direction parallèle à celle de la première, se rapproche sen-
siblement du nord, réduisant ainsi la largeur du continent
jusqu'à ne plus former qu'un promontoire, dont l'extrémité,
terminée en pointe, tombe un peu au delà des Colonnes
d'Hercule, ce qui donne à la Libye fe forme d'un trapèze.
On s'accorde à dire, et M. Pison, ancien préfet de cette
212 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
province, nous a confirmé le fait, que l'aspect de la Libye
•est proprement celui d'tme peau de panthère. Ce qui la fait
parattre ainsi toute tachetée, c'est le grand nombre d'oasis
qui s'y trouvent (les Égyptiens appellent ainsi les divers
centres de population que les sables arides du désert entou-
rent de tous côtés). Mais ce n'est pas tout, et la Libye
offre encore cette particularité d'être divisée en trois zones
distinctes, à savoir : le long de notre mer une première
2one d'une extrême fertilité dans la plus grande partie de
son étendue, mais surtout dans la Cyrénaïque et dans tout
le territoire dépendant de Carthage jusqu'à la Maurusie et
aux Colonnes d'Hercule ; puis, le long de l'Océan, une autre
région passablement fertile ; enfin une zone intermédiaire
tout à fait stérile, qui ne produit rien que le silphium et qui
n'est guère composée que de déserts âpres et sablonneux.
On trouve, du reste, la même nature de terrain dans toute
la partie de l'Asie située sous ce même parallèle, c'est-à-dire
dans rÉthiopie, la Troglodytique, l'Arabie et la côte de Gé-
-drosie occupée par les Ichthyophages. Des peuples, main-
tenant, qui habitent la Libye, la plupart nous sont encore
inconnus, car il est rare que des armées ou même des voya-
geurs étrangers parcourent cette contrée, et, d'autre part,
on voit très-peu d'indigènes venir de si loin visiter nos
pays, sans compter que ceux qui y viennent mentent géné-
ralement ou ne disent pas tout ce qu'ils savent. Voici pour-
tant ce qui paraît résulter de leurs informations. Ils nomment
Ëthiopiens les peuples les plus méridionaux de la Libye ,
<jaramantes, Pharusiens * et Nigrites ceux qui habitent au-
-dessous de l'Ethiopie, et Gœtules, les peuples placés au-
dessous des précédents. Puis viennent, dans le voisinage ou
•sur le bord même de la mer : 1®, du côté de l'Egypte, les
Marmarides, qui s'étendent jusqu'à la Cyrénaïque ; 2°, au-
dessus de la Cyrénaïque et des Syrtes, les PsylIes,lesNasa-
mons, quelques tribus aussi de Gœtules, les Sintes*, et
1. Arusiens, dans quelques Msi. — a. Voy. Index var. îect., p. 950, col. 2j
la longue note, dans laquelle M. MûUer défend contre l'opinion de Kramer^ qui
avait cru devoir remplacer ce ncm par celui des Athystes, la leçon des Mss.
LIVRE 11. 213
enfin les Byzaciens, qui vont jusqu'à la Carchédonie ou
province Carthaginoise. Au delà de ce pays, qui a une éten-
due considérable, commence le territoire des Nomades [ou
Nunudes], nation dont les tribus les plus connues portent
les noms de Masyliéens et de Masaesyliens. Puis viennent
les Maurusiens, les plus reculés de tous ces peuples. De
Carthage aux Colonnes d'Hercule , le pays est générale-
ment riche et fertile , mais déjà infesté de bêtes féroces ,
comme tout l'intérieur de la Libye. On peut même croire
que le nom de NomadeSy que porte une partie de ces peu-
ples, leur est venu de ce que anciennement la multitude
des bêtes féroces les avait mis' dans l'impossibilité absolue
de cultiver leurs terres. Aujourd'hui, sans cesser d'être
d'excellents chasseurs (d'autant que les Romains contri-
buent singulièrement à entretenir leur adresse par cette
fureur de thériomachies), ces peuples ont acquis en agricul-
ture la même supériorité qu'ils avaient déjà dans l'art de
la chasse. — Nous n'en dirons pas davantage au sujet des
continents.
34. Il nous reste à parler des climats; mais, comme
pour ce qui précède, nous ne ferons ici que tracer une
esquisse générale, en partant des deux lignes que nous
avons appelées lignes premières ou élémentaires j c'est-à-dire
de la ligne qui représente la plus grande longueur de la
terre habitée et de celle qui en figure la plus grande largeur,
et plutôt encore de celle-ci que de l'autre. L'astronome,
lui, est tenu d'entrer à ce sujet dans de plus longs dévelop-
pements, et de procéder comme a fait Hipparque, qui nous
dit avoir dressé par écrit des tables donnant pour tous les
les lieux de la terre situés dans le quart de sphère dont
nous occupons Une partie et compris par conséquent dans
l'intervalle de Téquateur au pôle boréal, les différents chan-
gements que présente l'aspect du ciel. Mais le géographe
n'a pas à s'inquiéter de ce qui se trouve en dehors de notre
terre habitée; même dans les limites de celle-ci, il n'a
pas à faire le relevé complet de toutes les différences que
peut offrir l'aspect ou l'apparence du del, car cette muîti-
214 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
plicité de détails, et surtout de détails de ce genre, ne pourrait
qu'embarrasser rhommQ du monde, l'homme pratique, pour
qui il écrit. Il nous suffira donc d'exposer les plus mar-
quantes à la fois et les plus simples des difiérences qu'Hip-
parque a indiquées, en admettant, comme lui, pour reten-
due totale de la terre, la mesure de 252 000 stades, proposée
par Ératosthène. Car, avec cette mesure, le désaccord qu
pourra exister entre les apparences célestes et Pétendu:
réelle des intervalles terrestres correspondants ne sera ja
mais bien considérable. Qu'on suppose le plus grand cercle
de la terre partagé en 360 sections, chacune de ces sec-
tions sera, on le voit, de 700 stades. Eh bien ! C'est cette
mesure de 700 stades dont s'est servi Hipparque pour
prendre les distances ou intervalles sur le [premier] méri-
dien, que nous avons dit être celui de Méroé. Lui part de
i'équateur même et note au fur et à mesure toutes les posi-
tions qui se succèdent de 700 stades en 700 stades sur le
méridien en question, essayant pour chacune de déterminer
l'état correspondant du ciel. Mais nous, nous n'avons pas à
partir d'aussi loin, car s'il est vrai, comme quelques auteurs
le pensent, que la région de Téquateur soit elle-même habi-
table, il faut y voir en quelque sorte une seconde terre habi'
tèe, s'étendant comme une bande étroite dans la partie de
la terre que l'excès de la chaleur rend inhabitable et la cou-
pant juste par le milieu, sans dépendre de notre terre habi-
tée; or, on sait que le géographe n'envisage rien en dehors
de la terre que nous habitons et qui se trouve avoir pour
limites, au midi, le parallèle de la Cinnamômophore, et, au
nord celui d'Ierné. Il y a plus, entre ces limites mêmes,
si nous ne perdons pas de vue ce que doit être une des-
cription proprement géographique, nous n'avons pas à énu-
mérer toutes-les positions qui se succèlent aux intervalles
marqués ci-dessus , non plus qu'à noter toutes les appa-
rences célestes correspondantes. Seulement, à l'imitation
d'Hipparque, c'est par le midi que nous commencerons
l'exposé qui va suivre.
35. Suivant Hipparque, la position des peuples placés
LIVRE II. 215
SOUS le parallèle de la Cinnamômophore , c'est-à-dire à
3000 stades au S. de Méroé et à 8800 stades au N. de Té-
quateur, représente à très-peu de chose près le milieu de
rintervalle compris entre Téquateur et le tropique d'été,
lequel passe par Syène, puisque cette ville est à 5000 stades
de Méroé. Ces mêmes peuples sont les premiers pour qui
la Petite-Ourse se trouve comprise tout entière dans le
cercle arctique et demeure toujours visible, l'étoile la plus
méridionale de la constellation, l'étoile brillante qui ter-
mine la queue, étant placée sur la circonférence même du
cercle arctique, de manière à raser l'horizon . Le golfe Ara-
bique, maintenant, qui s'étend à TE. du méridien de
Méroé et qui lui est on peut dire parallèle, débouche dans
la mer Extérieure à la hauteur juste de la Cinnamômo-
phore ou de la contrée où Ton chassait anciennement l'élé-
phant. Il s'ensuit que le parallèle de la Cinnamômophore
doit tomber d'un côté un peu au S. de la Taprobane ou sur
la pointe méridionale de cette île et du côté opposé dans
le sud tout à fait de la Libye.
36. A Méroé et àPtolémaïs Troglody tique, le plus long
jour est de treize heures équinoxiales, la position de ces deux
villes nous représente donc à la rigueur le milieu de la dis-
tance entre l'équateur et le parallèle d'Alexandrie, la diffé-
rence en plus du côté de l'équateur n'étant que de
1800 stades. Le parallèle de Méroé qui, à gauche, tra-
verse des contrées inconnues, passe à droite par l'extré-
mité de rinde. A Syène et à Bérénice (j'entends la Béré-
nice du golfe Arabique et de la Troglody tique), on se trouve
avoir, lors du solstice d'été, le soleil au zénith ; en outre le
plus long jour y est de treize heures équinoxiales et demie, et
la Grande-Ourse elle-même s'y montre comprise à peu près
tout entière dans le cercle arctique, car il ne reste en de-
hors que les cuisses, l'extrémité de la queue et l'une des
étoiles du carré. Quant au parallèle de Syène, d'un côté il
coupe le pays des Ichthyophages en Gédrosie et de l'autre il
passe à 5000 stades ou peu s'en faut dans le sud de
Cyrène.
216 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
37. Pour tous les lieux situés entre le tropique et l'équa-
teur, les ombres tombent alternativement au nord et au
midi, tandis que, pour les lieux situés à partir de Syène en
dehors du tropique d'été, l'ombre méridienne tombe inva-
riablement dans la direction du nord. Les habitants des pre-
miers sont dits amphisciens^ ceux des autres hètéroscicns .
Ce n'est pas là du reste le seul caractère distinctif de la ré-
gion tropicale, en parlant des zones, nous en avons signalé
un autre, qui consiste en ce que son sol sablonneux et sec
ne produit que le silphium, tandis que les contrées plus
méridionales sont abondamment arrosées et d'une grande
fertilité.
38. Pour les habitants des pays situés à 4000 stades en-
viron au sud du parallèle d'Alexandrie et de Gyrène, le
plus long jour est de 14 heures équinoxiales ; en même
temps ils ont Ârcturus au zénith, l'étoile seulement décline
un peu au sud. Gomme à Alexandrie, maintenant, au temps
de Téquinoxe, le rapport de l'ombre au gnomon est celui
de 3^ à 5, les lieux en question doivent se trouver à 1300 sta-
des* au sud de Garthage, car à Garthage le rapport de l'om-
bre au gnomon, observé aussi le jour de l'équinoxe, est celui
de 7 à 11. Quant au parallèle d'Alexandrie, il passe d'un
côté par Gyrène, puis à 900 stades dans le sud de Garthage
et coupe en se prolongeant la Maurusie par le milieu, pour
traverser de l'autre côté successivement l'Egypte, la Gœlé-
syrie, la Syrie supérieure', Babylone [ou plutôt la Ba-
bylonie*], la Susiade, la Perside, la Karmanie, la Haute-
Gédrosie et finalement l'Inde.
39. A Ptolémaïs de Phénicie, à Sidon, à Tyr, le plus
long jour est de 14 heures équinoxiales un quart : ces villes
1. Voy. la remarque de GosseUin, p. 372 du t. I"' de la traduction française
(m-4°), note 5. — *à. M. Millier, après Grosknrd, rejette la correction de
1400 stades (au lieu de l3oo) proposée par GosseUin et admise par Coray, tout
en reconnaissant que le nombre de i4i)u serait plus exact. Ces corrections ont
le grand inconvénient de prêter à Strabon une rigueur qu'il n'avait pas et ne
voulait pas même avoir — 3. Voy. Index var, Uct., j). 951. col. ly l'excel-
lente remarque de M. MûUer sur rextension que les anciens géographes prê-
taient à cette double dénomination. — 4. Bien que le nom Bac?u).iv, comme
le rappelle M. MûUer, ne désigne pas uniquement la ville et s'emploie fré-
quemment pour désiguer la contrée même.
\
LIVRE II. 217
sont de 1600 stades environ plus septentrionales qu'Alex-
andrie, et de 700 stades environ plus septentrionales que
Carthage. Dans le Péloponnèse, au centre de l'île de Rho-
des, à Xanthe de Lycie ou un peu au sud de cette ville, à
400 stades au sud de Syracuse, le plus long jour est. de
14 heures équinoxiales et demie : ces différents lieux se
trouvent à 3640 stades d'Alexandrie et [à 2740 stades envi-
ron de Carthage* ], et le parallèle sous lequel ils sont situés
coupe, au dire d'Eratosthène, la Carie, la Lycaonie, la Ca-
taonie, la Médie, les Pyles Caspiennes et la partie de l'Inde
voisine du Caucase.
40. A Alexandria Troas, à Amphipolis, à ApoUonie, en
Épire, et en Italie, dans les lieux qui se trouvent à la fois
plus méridionaux que Rome et plus septentrionaux que
Neapolis, le plus long jour est de 15 heures équinoxiales,
et le parallèle passant par ces différents lieux est de 7000 sta-
des environ plus septentrional que le parallèle d'Alexandrie
d'Egypte (ce qui le met à plus de 28 800 stades de distance
de réquateur), plus septentrional aussi de 3400 stades que le
parallèle de Rhodes ; d'autre part, il se trouve de 1500 sta-
des plus méridional que Byzance, Nicée et Massalia, et un
peu plus méridional que le parallèle même de Lysimachia,
lequel doit passer, suivant Ératosthène, par la Mysie, la
Paphlagonie, les environs de Sinope, l'Hyrcanie et Bactres.
41. A Byzance, le plus long jour est de 15 heures équi-
noxiales un quart, et le rapport de l'ombre au gnomon, à
l'époque du solstice d'été, comme 42 — 1/5 est à 120; quant
au parallèle passant par cette ville, il est à 4900 stades de
distance de celui qui coupe Rhodes par le milieu, et à
30 300 stades du cercle de Téquateur. Entrons maintenant
dans le Pont-Euxin et avançons-nous de 1400 stades dans
la direction du nord , la durée du plus long jour est là
de 15 heures équinoxiales et demie, et nous nous trou-
vons juste à égale distance du pôle et de Téquateur, avec
le cercle arctique au zénith , lequel cercle nous paraît con-
1. Restitution probable de Groskurd.
218 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
tenir à la fois et l'étoile du cou de Cassiopée, et l'étoile un
peu plus septentrionale qui forme le coude du bras droit
de Persée.
42. A 3800 stades environ au nord de Byzance, le plus
long jour étant de 16 heures équinoxiales, Cassiopée natu-
rellement paraît se mouvoir tout entière dans le cercle arc-
tique. On est là à la hauteur [des bouches] du Borysthène
et des parties méridionales du Mœotis et à 34 100 stades
de distance de Téquateur. De plus la partie de Thorizon qui
regarde le nord se montre pendant Tété des nuits entières
éclairée de lueurs crépusculaires qui embrassent tout l'in-
tervalle du couchant au levant, car, le tropique d'été étant
distant de l'horizon de la moitié et de la douzième partie
d'un signe, le soleil, à minuit, se trouve naturellement à la
même distance au-dessous de Thorizon et l'on sait que dans
nos pays, quand le soleil atteint cette distance par rapport
à l'horizon, il éclaire, soit avant son lever, soit après son
coucher, d'une lueur crépusculaire respectivement la partie
orientale et la partie occidentale du ciel. Du reste, sous le
parallèle dont nous parlons, l'élévation du soleil au-dessus
de l'horizon, durant l'hiver, est au plus de neuf coudées.
Ëratosthène, maintenant, calcule que ledit parallèle est à
23 000 stades de distance de celui de Méroé, 23 000 stades,
guère plus, puisque la première partie du trajet par l'Hel-
lespont est déj i de 18 000 stades et que le reste jusqu'à
Tembouchure] du Borysthène mesure 5000 stades. Plus
oin, dans les pays situés à 6300 stades de Byzance et passé
l'extrémité septentrionale du Mœotis, le soleil, en hiver,
s'élève au plus de 6 coudées et le plus long jour est de
17 heures équinoxiales.
43. Pour" ce qui est des contrées ultérieures, lequelles
touchent déjà pour ainsi dire à la partie de la terre que le
froid rend inhabitable, le géographe n'a que faire de s'en
occuper. Que si l'on veut pourtant s'instruire de là nature
de ces climats, comme de maint autre détail astronomique
qu'Hipparque a fait connaître, mais qui ne serait qu'un
vain luxe dans un traité comme le nôtre, et que nous
LIVRE II. 219
avons dû négliger pour cette raison , on devra recourir à
Hipparque lui-même. Ce serait également charger notre
ouvrage d'un détail superflu que de reproduire tout ce que
Posidonius a publié au sujet des Périsciens, des Amphiscîens
et des Hétérosciens, Nous devrons pourtant nous-même en
toucher quelques mots, en dire assez du moins pour que nos
lecteurs se fassent une idée claire de ces dénominations,
et puissent distinguer dans la théorie de Posidonius la partie
utile et la partie inutile au géographe. Il s'agit là d'ombres
solaires, et comme le soleil, au jugement de nos sens,
se meut dans un cercle parallèle à la révolution diurne du
monde, on conçoit que les peuples pour lesquels se produit,
à chaque révolution du monde, la succession d'un jour et
d'une nuit, par suite de la position alternative du soleil au-
dessus et au-dessous de Thorizon, doivent être ou Amphi-
scîens ou Hétérosciens: amphisciens, quand après avoir vu,
pendant une partie de l'année, l'ombre méridienne tomber
au nord, parce que le soleil frappe alors du midi le gno-
mon élevé perpendiculairement sur une surface plane, ils la
voient, le reste de Tannée, tomber dans une direction con-
traire, parce que le soleil frappe alors le gnomon du côté
opposé (ce qui n'arrive que pour les habitants de la zone
comprise entre les tropiques) ; hétérosciens, quand ils voient
Tombre méridienne tomber ou toujours au nord (comme
c'est le cas pour nous), ou toujours au midi (comme il ar-
rive aux habitants de l'autre zone tempérée et en général à
tous les peuples qui voient le cercle arctique plus petit que
le tropique) . Mais, avec les premiers peuples qui voient le
cercle arctique de même grandeur ou plus grand que le
tropique, commence la région dite des PériscienSy laquelle
s'étend jusqu'au pôle : comme, en effet, pour cette partie de
la terre, le soleil, pendant toute la durée de la révolution
diurne du monde, se meut au-dessus de l'horizon, il est
évident que l'ombre y doit décrire un cercle entier autour
du gnomon. Delà cette dénomination de pemcierw proposée
par Posidonius : quant aux pays qu'elle désigne, ils n'exis-
tent pas, à proprement parler, pour le* géographe ; car.
220 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ainsi que nous l'avons dit en réfutant Pythéas, le froid les
rend absolument inhabitables. Nous n'avons même pas,
d'après cela, à nousoccuper de l'étendue que peut avoir cette
région inhabitable, qu'il nous suffise d'avoir précédemment
établi que la distance entre l'équateur et le tropique est
de 4 soixantièmes du grand cercle de la terre, ce qui place
toute contrée ayant le tropique pour cercle arctique sous le
cercle que le pôle du zodiaque décrit dans la révolution
diurne du monde.
PIN DU DEUXIÈME LIVRE.
"\
LIVRE III.
CHAPITRE PREMIER.
Cette première esquisse de la géographie une fois tracée,
nous devons la faire suivre d'une description détaillée des
différentes parties de la terre habitée : tel est le plan effecti-
vement que nous avons annoncé en commençant et jusqu'à
présent, ce semble, la manière dont nous avions divisé
notre sujet s'est trouvée bonne. Naturellement, ici encore,
comme dans la première partie de notre ouvrage, et pour
les mêmes motifs, l'Europe avec les pays qui en dépendent
sera notre point de départ.
2. Le premier pays de l'Europe à l'occident, nous l'avons
déjà dit, est Tlbérie. Cette contrée, dans la plus grande
partie de son étendue, est à peine habitable; on n'y rencon-
tre, en effet, presque partout que des montagnes, des forêts
et des plaines au sol maigre et léger, arrosées qui plus est de
façon irrégulière. La région septentrionale, qui a déjà le
double inconvénient d'un sol très- âpre et d'un climat extrê-
mement froid, doit enoore à sa situation le long de l'Océan
d'être absolument privée de relations et de conmiunications
avec les autres contrées, aussi n'imagine-t-on pas de séjour
plus misérable. Telle est la nature de cette partie de l'Ibé-
rie ; en revanche, la partie méridionale presque tout entière
est riche et fertile, surtout ce qui se trouve placé en dehors
des Colonnes d'Hercule. C'est ce que nous ferons voir en
222 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
présentant la chorographie du pays. Mais auparavant, dé-
terminons-en la forme et retendue.
3. Libelle ressemble tout à fait à une peau de bœuf,
qu'on aurait déployée dans le sens de sa longueur de l'X).
à TE. (la partie antérieure tournée du côté de l'E.), et
dans le sens de sa largeur du N. au S. Elle a 6000 stades de
longueur, mais sa largeur qui, là où elle est la plus grande,
mesure 5000 stades^ tombe en certains endroits beaucoup
au-dessous de 3000, notamment aux abords du Mont Py-
réné, qui en représente le côté oriental. Cette montagne,
en effet, s'étend du S. au N. en forme de chaîne continue
et sépare la Celtique de l'Ibérie. Or, la Celtique se trouve
être, ainsi que Tlbérie, de largeur variable, et, comme c'est
dans la partie où elles se rapprochent le plus du Mont Py-
réné que Tune et l'autre contrée présentent le moins de
largeur des bords de la mer Intérieure à ceux de l'Océan,
elles offrent dans la même partie l'une et l'autre, et du côté
de rOcéan comme du côté de la mer Intérieure, de grands
golfes ou enfoncements. Seulement, les golfes celtiques, ou,
comme on les appelle aussi, les golfes galatiques, ont plus de
profondeur, et Tisthme de la Celtique est comparativement
plus étroit que celui de l'Ibérie. Le Mont Pyréné forme
donc le côté oriental de l'Ibérie. Quant au côté méridional,
il est déterminé en partie par la mer Intérieure , depuis le
Mont Pyréné jusqu'aux Colonnes d'Hercule, en partie par
la mer Extérieure jusqu'au promontoire Sacré, puis le
troisième côté ou côté occidental s'étend à peu près pa-
rallèlement au Mont Pyréné , depuis le promontoire Sacré
jusqu'à la pointe du pays des Artabres, connue sous le
nom de cap Nerium; enfin, le quatrième côté part de ce
cap et va aboutir à l'extrémité septentrionale du Mont
Pyréné.
4. Pour décrire maintenant le pays en détail, nous re-
prendrons du promontoire Sacré. Ce cap marque l'extrémité
occidentale non-seulement de l'Europe, mais de la terre
habitée tout entière. Car, si la terre habitée finit au eouchant
avec les deux continents d'Europe et de Libye, avec Tlbé-
\
LIVRE m. 223
rie, extrémité cTe l'Europe, et avec la Maurusie, première
terre de la Libye, la côte dlbérie au promontoire Sacré se
trouve dépasser la côte opposée de 1500 stades environ.
De là le nom de Cuneus, sous lequel on désigne toute la
contrée attenante audit promontoire et qui, en latin, si-
gnifie un coin. Quant au promontoire même ou à la partie
de la côte qui avance dans la mer , Ârtémidore, qui nous dit
avoir été sur les lieux, en compare la forme à celle d un na-
vire; quelque chose même, suivant lui, ajoute à la ressem-
blance, c'est la proximité de trois îlots placés de telle sorte,
que l'un figure l'éperon, tandis que les deux autres, avec
le double port passablement grand qu'ils renferment, figu-
rent les épotides du navire. Le même auteur nie formelle-
ment l'existence sur le promontoire Sacré d'un temple ou
d'un autel quelconque dédié soit à Hercule, soit à telle autre
divinité, et il traite Éphore de menteur pour avoir avancé le
fait. Les seuls monuments qu'il y vit étaient des groupes
épars de trois ou quatre pierres, que les visiteurs, pour
obéir à une coutume locale, tournent dans un sens, puis
dans l'autre*, après avoir fait au-dessus certaines libations* ;
quant à des sacrifices en règle, il n'est pas permis d'en
faire en ce lieu, non plus qu'il n'est permis de le visiter la
nuit, les dieux, à ce qu'on croit, s'y donnant alors rendez-
vous. En conséquence, les visiteurs sont tenus de passer la
nuit dans un bourg voisin et d'attendre le jour pour se ren-
dre au cap Sacré, en ayant soin d'emporter de l'eau avec
eux, vu que Teau y manque absolument.
5. Gomme il est, à la rigueur, possible que les choses se
passent de la sorte, il nous faut bien admettre cette partie du
récit d' Artémidore, mais ce qui suit n'est évidemment qu'un
tissu de fables et de superstitions populaires, et alors il de-
1. Noos avons la ici ^fza<n^i<ftafiai avec M. MÛUer; la symétrie de la phrase
rend cette leçon en effet plus probable que celle des Mss. (texafiptaOai. Reste à
expliquer maintenant le sens d'un pareil usage. — 2. 2icovSoicowi<rancvwv au lieu
de 4»tu^oit'.iij<ro|iiévttv, correction de Coray, ratifiée par MM. Meineke et Millier et
rendue probable par cette circonstance qui termine le passage, qu'il fallait se
munir d'eau quand on visitait le promontoire Sacré. Voy. Meineke, Vtnd,
Strabon. Hier, p. i4. \
224 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
vient impossible d'ajouter foi à son témoignage, c Les gens
du peuple, nous dit Posidonius, sont généralement persuadés,
que, dans les contrées qui bordent TOcéan, le soleil paraît
à son coucher plus grand qu'il ne paraît ailleurs, et qu'il
s*7 couche avec un bruit strident, comme si la mer sifflait
en éteignant les feux de l'astre qui se plonge dans son sein ',
or c'est là une grossière erreur et c'en est une autre de
prétendre que, dans ces mêmes contrées , la nuit succède
brusquement au coucher du soleil. Non, ajoule-t-il, la
nuit n*y arrive pas brusquement, seulement elle suit de
très-près le coucher du soleil, et ceci s'observe également
sur le bord des autres grandes mers. Dans les pays où le
soleil se couche derrière de hautes montagnes, ce qu'on
appelle la lumière diffuse prolonge la durée du jour da-
vantage après le coucher de l'astre ; ici naturellement cette
prolongation n'a pas lieu, cependant l'obscurité ne s'y fait
point tout d*un coup, non plus que dans les grandes plai-
nes. Pour ce qui est maintenant de l'augmentation appa-
rente du volume du soleil , laquelle s'observe en pleine
mer, aussi bien au moment du lever qu'au moment du
coucher, elle tient à ce qu'il se dégage plus de vapeurs
de l'élément liquide : or, ces vapeurs sont comme des
[verres]* que les rayons visuels ne traversent qu'en se
brisant, et qui ne transmettent à l'œil que des images
grossies, par une illusion analogue à celle qui nous fait
paraître de couleur rougeâtre soit le soleil, soit la lune,
quand nous les voyons se lever ou se coucher à travers
un nuage sec et léger. » Posidonius nous apprend com-
ment il put constater par lui-même le peu de fondement
de l'opinion populaire : pendant trente jours, il résida
à Gadira et observa avec soin chaque coucher du so-
1. M. Meineke voit une glose dans les mots *ià Ta ijMciicceiv dç tôv puSov. Mais
si, toutes les fois que le texte de Strabon contient une explication redondante
ou superflue, onl'ecarte de cette façon, ne risque-t-onpas d'altérergravement
la manière de Tauteur, en le faisant plus concis et plus rigoureux qu'il n'était.
— 2. Al ùdXwv au lieu de 4l aùXûv, excellente conjecture de Vossius. Voy. ses
notes sur Pomp. RIcIa (I, 18), rapprochées du passage des Questions naiurclw^
<ic Sénr^que, \. c.
LIVRE ni. 225
leil. Qu'affirme pourtant Artémidore ? Qu'en cette contrée
le soleil paraît à son coucher cent fois plus gros qu'ail-
leurs, et que la nuit y vient brusquement. On s'aperçoit,
du reste, aisément, pour peu que l'on fasse attention à
ses paroles, qu'il n'avait pas observé lui-même ce double
phénomène du haut du promontoire Sacré, car lui-même
constate que personne ne peut mettre le pied sur ledit
promontoire pendant la nuit, et, comme la nuit y succède
brusquement au jour, on ne pourrait même pas, on le voit,
profiter pour s'y rendre du coucher du soleil. Impossible
aussi qu'il ait rien vu de pareil d'un autre point du littoral
de rOcéan, car Gadira est situé sur l'Océan, et nous au-
rions alors le témoignage formel de Posidonius et de plu-
sieurs autres voyageurs à opposer au sien.
6. La partie du littoral adjacente au promontoire Sacré
forme le commencement du côté occidental deTIbérie jus-
qu'à l'embouchure du Tage, et le commencement du côté
méridional jusqu'à un autre fleuve appelé Ânas, jusqu'à son
embouchure s'entend. Ces deux cours d'eau viennent du le-
vant ; mais le premier, le Tage, beaucoup plus considé-
rable que l'autre, coule droit au couchant jusqu'à son em -
bouchure, tandis que l'Ânas tourne au midi, formant ainsi,
avec le Tage, une mésopotamie, dont la population, composée
en majeure partie de Celtici'^ compte aussi quelques tribus
lusitaniennes, que les Romains y ont transplantées naguère
de la rive opposée du Tage. Il s'y trouve en outre, dans la
partie haute, des Garpétans, .des Orétans et des Yettons en
grand nombre.Tout ce pays-là est déjà passablement fertile ,
mais celui qui lui fait suite au midi et à Test ne le cède
à pas une des plus riches contrées de la terre habitée
pour l'excellence des produits qu'on y retire soit de la
terre soit de la mer. Ge pays est celui qu'arrose le Bœtis,
autre grand fleuve, dont la source est voisine de celle de
l'Anas et du Tage, et qui par l'importance de son cours
tient le milieu en quelque sorte entre ces deux fleuves :
i. Ka-cixol aa Ueo de Kt^^oi, conjecture de Casaubon ratifiée par Coray.
GÉOGR. DE STRABON. I. — 15
226 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
le Bseiîs fait toutefois comme TAnas^ il coule d'abord au
couchant, puis tourne au midi et s'en va déboucher dans
là mer axix mêmes rivages que ce fleuve. Du nom du fleuve
qui l'arrose ladite contrée a été appelée Bsetique; elle
s'appelle aussi Turdétanie d'un des noms des populations
qui l'habitent. Ces populations, en effet, portent deux noms :
celui de Turdétans et celui de Turdules ; suivant les uns ,
ces deux noms auraient toujours désigné un seul et même
peuple, mais suivant les autres (et Polybe est du nombre de
ces derniers, puisque, à l'entendre , les Turdétans avaient
pour voisins au nord les Turdules) , ils désignaient d'abord
des peuples différents. En tout cas, aujourd'hui, toute dis-
tinction entre ces peuples a disparu. Comparés aux autres
Ibères, les Turdétans sont réputés les plus savants, ils ont
une littérature, des histoires ou annales des anciens temps,
des poèmes et des lois en vers qui datent, à ce qu'ils pré-
tendent, de six mille ans^ ; mais les autres nations ibères
ont aussi leur littérature , disons mieux leurs littératures,
-puisqu'elles ne parlent pas toutes la même langue. Celte
contrée sise en deçà de l'Ânas, se prolonge à Test jusqu'à
rOrétanie et a pour borne au midi la portion du littoral:
comprise entre les bouches de l'Anas et les Colonnes d^Her-
cule. Du reste il est nécessaire que nous la décrivions plus
au long, ainsi que les lieux qui l'environnent, afin de ne rien
omettre de ce qui peut contribuer à faire connaître tous
les avantages , toutes les richesses dont la nature Ta dotée.
7. Entre la partie du littoral ibérien, oîi sont situées les
embouchures du Bœtis et de l'Anas, et l'extrémité de la
Maurusie, une irruption de la mer Atlantique a formé le
détroit des Colonnes d'Hercule, qui fait communiquer au-
jourd'hui la mer Intérieure avec la mer Extérieure. Or,*
près dtf là, chez les Ibères Bastames (les mêmes qu'on
i. Malgré la triple autorité de Paulmier de Grentemesnil et de MM. Meioeke
et Millier, nous avons maintenu ici la leçon des Mss. ixfiv au lieu de i%6v. Des
poèmes de 6 ooo vers passe encore, mais des codes de lois aussi longs, le fait
est au moins singulier. A coup sûr, il l'est plus que la prétention des Tur-
détans de faire remonter leur civilisation à une si haute antiquité. Les mots «5«
f avi, d'ailleurs , indiquent évidemment une assertion qui ne pouvait être
vériiiée.
UTRE III. 227
nomme aussi Bastnles), s'élève le mont Calpé qui^ sans
avoir nn grand circuit à sa base, s'élève en forme de pic à
une telle hauteur, qu'on le prend de loin pour une île.
Quand on va pour sortir de notre mer Intérieure et pour
entrer dans la mer Extérieure, on a cette montagne tout de
suite à droite, puis un peu plus loin, à quarante stades, on
' aperçoit Carteia *, ville considérable et d'origine ancienne,
connue pour avoir été n§,guère Tune des stations navales
des Ibères. Quelques auteurs en attribuent la fondation à
Hercule, et Timosthène, qui est du nombre, ajoute qu'elle
s'appelait primitivement Héraclée , et qu'on peut juger de
ce qu'elle était naguère par le grand mur d'enceinte et les
belles cales qu'on y voit encore.
8. Vient ensuite Menlaria, remarquable par ses établis-
sements à saler le poisson, et plus loin la ville et le fleuve
de Selon. C'est à Belon qu'on s'embarque habituellement
pour passer à Tingis enMaurusie; il s'y trouve aussi des
comptoirs ou entrepôts de commerce et des établissements
de salaison. Tingis avait naguère pour voisine une ville
nommée Zélis, mais les Romains transportèrent cette ville
sur la rive opposée du détroit, après l'avoir augmentée d'une
partie de la population de Tingis, puis, y ayant envoyé, pour
l'accroître encore, une colonie de citoyens romains , ils la
nommèrent Julia loza*. Suit maintenant l'île de Gadira,
qu'un étroit canal sépare de la Turdétanie, et qui est éloi-
gnée de Galpé de 750 stades environ, d'autres disent de 800.
Cette île, que rien d'ailleurs ne distinguait des autres, a vu,
grâce à l'intrépidité de ses habitants comme hommes de mer
et à leur attachement pour les Romains, sa fortune en tout
genre prendre un tel essor que, malgré sa situation à l'extré-
mité même de la terre habitée^ son nom a fini par effacer
1 . Cartda au lien de Calpé, que portent les Mas., correction proposée par Ca-
sanbon et généralement admise aujourd'hui. Voy. d'ailleurs fAûner^ Index vci-
rix lect., p. 951, col. 1, 1. 60. — 2. U est étrange que ce soient les Romains qui
aient donne à la ville ce nom phénicien. Strabon s'est mal expliqué, il aura voulu
dire Julia Transductay en pnénicien Joza, puisqu'il est constant aujourd'hui
que les deux noms ont le même sens. (Voy. Movers, Phœn., t. II, p. 63i);
ou bien il faut suppléer deux mots dans son texte et croire h une lacune.
2£8 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
celui des autres îles. Nous y reviendrons^ du reste, quand
nous en serons à décrire l'ensemble des îles deTIbérie.
9. Le port de Ménesthée, qui succède à Gadira, est lui-
même suivi de l'œstuaire d'Âsta et de Nabrissa. On nomme
œstuaires certains enfoncements que la mer remplit à la
marée haute^ et par lesquels on peut remonter, comme par
la voie des fleuves, jusque dans l'intérieur des terres et'
jusqu'aux villes qui en bordent le fond. Immédiatement
après cet œstuaire , on rencontre la double embouchure
du Bœlis. L'île comprise entre les deux branches du fleuve
intercepte sur la côte une étendue de 100 stades, sui-
vant les uns, une étendue plus grande encore, suivant
lès autres. C'est là quelque part que se trouve l'Oracle
de Ménesthée , là aussi que s'élève la Tour de Cœpion%
ouvrage merveilleux construit sur un rocher que les flots
battent de tous côtés, et destiné, ainsi que le Phare d'A-
lexandrie, à prévenir la perte des navires : comme en efii^
les atterrissements du fleuve produisent sans cesse sur ce
point de nouveaux bas-fonds et que les approches de cette
côte sont toutes semées d'écueils et de dangers, il était né-
cessaire d'y élever un signal capable d'être aperçu de loin.
De cette tour part celle des branches du Bœtis qui mène
à la ville d'Ebura et au temple de la déesse Phosphore ou
Lucifère, autrement dite Lux dubia*. Plus loin sur la côte
on voit s'ouvrir d'autres œstuaires , après quoi l'on atteint
le fleuve Ânas, qui a aussi double embouchure, et qu'on
peut remonter indifféremment par l'une ou par l'autre de
ses branches; enfin, à l'extrémité de la côte, à une distance
de moins de 2000 stades de Gradira, est le promontoire Sa-
cré. D'autres comptent depuis le promontoire Sacré jusqu'à
rembouchure de l'Anas 60 milles, 1 00 milles de là à l'embou-
chure du Bœtis, et de cette embouchure à Gadira^ 70 milles.
DroDose i; ^îeSinipr lo^'*'' ^''^ ^*''«"«» par allusion à Vénus. - 3. M. MûUer
pîè? Varron rPlTnP^^^^^ en mUles romains d'à-
près varron (Plme, IV, 55). Voy. Index varix lècL. p. 951, col. 2, llg. 14.
^
LIVRE III. 229
CHAPITRE IL
Au-dessus de la côte que nous venons de décrire et qui
se trouve située en deçà de TAnas, s'étend la Turdétanie
ou contrée arrosée par le Bœtis. La Turdétanie a pour limi-
tes, k rO. et au N., le cours de TAnas ; k TE., une portion
détachée du territoire carpétan et toute l'Orétanie, enfin, au
S., cette bande étroite de littoral comprise entre Calpé et
Gadira, qu'occupe une partie de la nation bastétane, puis la
mer elle-même jusqu'à l'Anas. Encore peut-on rattacher à
la Turdétanie les Bastétans, dont nous venons de parler,
ainsi que les Geltici ^ d'au delà de TAnas et mainte autre
population limitrophe. L'étendue de cette contrée, tant en
longaeur qu'en largeur, ne dépasse pas 2000 stades, et ce-
pendant les villes y sont extrêmement nombreuses : on en
compte, dit-on, jusqu'à 200. Les plus connues naturelle-
ment à cause de leurs relations de commerce sont les
villes des rives du fleuve et des œstuaires, ainsi que les villes
du littoral. Mais il en est deux dans le nombre qui se sont
singulièrement accrues en gloire et en puissance, à savoir
Gorduba, fondation de Marcellus, et la cité des Gaditans,
celle-ci par ses entreprises maritimes et son attache nient à
Talliance romaine, celle-là par la fertilité et l'étendue de
son territoire, et aussi par sa situation sur le Bœtis , qui
n'a pas peu contribué en effet à sa prospérité, sans compter
que sa population primitive, composée de Bomains et d'in-
digènes, n'avait compris que des hommes de choix, car c'é-
tait la première colonie que les Romains envoyaient dans le
pays. Après cette ville et Gadira, il faut citer encore, comme
ayant jouid'un certain renom, Hispalis, autre colonie romaine,
dont l'importance commerciale subsiste même aujourd'hui,
mais qui s'est vu récemment éclipser par [Asidigis]^,
1. Restitution de Grosknrd, ratifiée par M. Mûller. — 2.Voy. Index varJect.,
p. 951, col. 2, 1. 33, les raisons sur lesquelles M. MUllerse fonde poursubsti-
tuer cette leçon ingénieuse à la leçon des Mss. et, pour retrouver VAsido quœ
î^VR-tPflŒ M STRABON.
*'*■ .^ jusque-là, humble et de peu d'apparence,
.u4*«i ^'^^ 1. rtfi-evoir dans ses murs une colonie d*an-
,.giii> '^'^""^^ que nous venons de nommer succèdent Italica
i ^^*!^'*1^ Itoelis même, Astigis* moins près du fleuve,
^ '^ il*a/cott , puis, dans les environs du champ de ba-
^^^'^^ t'ai détruite l'armée des fils de Pompée, Munda,
*^i,^ Ilrson, Tuccis, Ulia", ^gua*, toutes peu éloi-
-fl^ST^ Corduba. Munda est en quelque sorte la métro -
^ do canton, elle est située à 1400 stades^ de Garteia,
^Jcneus se réfugia après sa défaite, mais pour s'y embar-
quer aussitôt et gagner de là un autre point de la côte dé-
fyoia par de hautes montagnes, dans lesquelles il se jeta,
et ne tarda pas à trouver la mort. Quant à son frère Sextus,
après s'être sauvé de Gorduba et avoir guerroyé quelque
temps encore en Ibérie , il réussit à soulever la Sicile, mais
il s'en vit chasser également, et, ayant passé en Asie, il finit
par tomber aux mains des lieutenants d'Antoine, et, sur un
ordre d'eux, subit le dernier supplice à Midœum*. Dans le
pays des'Geltici, maintenant, la ville la plus connue est
Gonistorgis^; de même, la plus coimue de celles qui bordent
les lagunes ou œstuaires est Asta, où les Gaditans^ tiennent
habituellement leurs assemblées, parce qu'elle n'est pas à
plus de 100 stades au-dessus du port de leur ile.
3. Les rives du Bœtis sont de toute la contrée la partie
la plus peuplée : ce fleuve peut être remonté jusqu'à une
Caesariana de Pline, la Xerex Sidonia du moyen-âge^ la XirsM de la Profitera
d'aujourd'hui dans cette colonie de Bxtis si complètement ignorée, dont on
lit le nom dans tontes les éditiont de Strabon. — i. Astiçis, an lieu de la
leçon des Mss. Astinas ou Âstenas , restitution da Kramer d après Ptolémee et
Plme. — 2. Correction de Groskurd d'après une conjecture de Casaubon, au
lieu de la leçon des Mss. Atetna, — 3. Voy. Blliller : Indea> varix lect., p. 951,
col. 2, 1. 59. — 4. Peut-être Esgua ; voy. Casaubon. — 5. Voy. Index varix
leci., p. 951, col. 2, 1. 66 et Index nominum rtrumqne, art Munda j les excel-
lentes raisons que donne M. Millier pour défendre le nombre de UOO stades
que donne le Ms. 1397 de la Bibl. de Paris. — 6. Midaum, ville de la Phry-
gie Epictète au lieu de Milet^ que donnent tons les Mss. Correction faite par
Kramer d'après Lachmann.— 7. Kom corrigé d'après Apçien (VI, 57) par tous
les récents éditeurs de Strabon. La leçon des Mss. était Conistorsis. —8. Au
lieu de la leçon Tur détans des anciennes éditions, correction de Kramer d'a-
près la leçon des Mss. ol Touv^ft^navol, qall faut peut-être traduire, avec M.Hûl-
1er, en celle-ci ol zh vCv faj.
LIVRE m. 231
distance de 1200 stades environ de la mer, c'est-à-dire jus-
qu'à Corduba, et même un peu plus haut; les campagnes
qui le bordent sont cultivées avec an soin extrême, ainsi
que les petites îles qu'il renferme ; et, pour comble d'agré-
ment, la vue s'y repose partout sur des bois et des planta-
tions de toute sorte admirablement entretenues. Les trans-
ports d'un fort tonnage peuvent remonter jusqu'à Hispalis,
c'est-à-dire l'espace de 500 stades ou peu s'en faut, et les
navires plus faibles encore plus haut, jusqu'à Ilipa ; mais,
pour atteindre Corduba, il faut se servir de barques, de ces
barques de rivière qui, faites anciennement d'un seul tronc
d'arbre, le sont aujourd'hui de plusieurs pièces assemblées.
Au-dessus de Corduba, vers Gastlon *, le fleuve cesse d'être
navigable. Plusieurs rangées de montagnes parallèles
entre elles suivent sa rive septentrionale, en s'en rappro-
chant tantôt plus, tantôt moins : elles contiennent beau-
coup de gîtes métallifères.- L'argent notamment est très-
abondant aux environs d'Ilipa et de Sisapon, du Nouveau
comme du Vieux-Sisapôn ; près de Gotines*, on trouve de
l'or associé au cuivre. On a donc ces montagnes à gauche
quand on remonte le fleuve. A droite, maintenant, s'é-
tend une plaine élevée, très-vaste et très-fertile, couverte
de beaux arbres et riohe en pâturages. L'Anas, comme le
BaBtis, peut être remonté, mais il ne peut l'être par des
navires d'un aussi fort tonnage, ni aussi avant. Sa rive sep-
tentrionale est également bordée de montagnes qui con*
tiennent des gîtes métallifères, et se prolongent jusqu'au
Tage. La nature des terrains métallifères^ on le sait, est
d'être âpre et stérile, tel est en effet l'aspect que présente le
pays aux abords de la Garpétanie, et plus encore vers la
frontière de la Geltibérie. Tel est aussi l'aspect de la Bœ-
1. M. Mûller pféfère ponr ce nom la forme de Ccatalon admise par Coray •*
la leçon des Mss. est Ciaston, et plus bas on trouve par deux fois la leçon
Castaon. La forme Castlon qu*en a tirée Kramer n'en est-elle pas un peu plus
rapprochée? — 2. Peut-être faut- il lire Comtantia. nom que porte eneore
aujourd'hui une petite localité située à sept ou huit lieues d'Almsuien (le Si-
sapon de Strabon) •* M. Mûller incline à adopter cette com'ecture de la Porte
du Theil. Voy. Vlfuiex nomHium rerumque de son édition aa mot Cotinse.
232 GÉOGRAPHIE DE STRÂBON.
turie, dont les plaines sèches et arides bordent le cours de
TAnas.
4. La Turdétanie, au contraire, jouit d'une merveilleuse
fertilité, non-seulement tout y vient et en grande abondance,
mais ces avantages naturels sont en quelque sorte doublés
par les facilités qu'elle a pour Texportation de ses produits.
Le superflu de ses récoltes, en effet, se vend et s'enlève aisé- -
ment vu le grand nombre de bâtiments de commerce qui la
sillonnent grâce à ses beaux fleuves et à la disposition de ses
œstuaires, lesquels ressemblent, avons-nous dit , à des fleu-
ves, et peuvent être, comme ceux-ci, remontés depuis la
mer non-seulement par les petites embarcations , mais mêmie
par de grands bâtiments, et peuvent l'être jusqu'aux villes
de rintérieur. On sait qu'au-dessus de la côte comprise
entre le Promontoire Sacré et les Colonnes d'Hercule tout
le pays n'est k proprement parler qu'une plaine : or^ cette
plaine sur beaucoup de points est entamée par des combes
ou ravins, qui, semblables à des vallées de moyenne gran-
deur, ou tout au moins aux lits encaissés des fleuves, par-
tent de la mer et pénètrent dans l'intérieur des terres à
plusieurs centaines de stades de distance, et, comme, k la
marée haute, les eaux de la mer y font irruption et les rem-
plissent, les embarcations peuvent les remonter ni plus ni
moios qu'ils remontent les fleuves, voire même plus faci-
lement, car la navigation y ressemble à la descente d'une
rivière, nul obstacle ne la gêne et le mouvement ascendant de
la marée la favorise comme pourrait le faire le courant de
la rivière. Ajoutons que sur cette côte le flot a plus de force
qu'ailleurs : poussé en effet des espaces libres et ouverts
de la mer Extérieure vers Tétroit canal que la Maurusie
forme en s'avançant à la rencontre de Tlbérie, le flot re-
bondit en quelque sorte et pénètre aisément les parties peu
résistantes de la côte. Quelques-unes de ces combes ou tran-
chées naturelles se vident complètement avec le reflux,
d'autres ne sont jamais entièrement à sec. Il y en a aussi
qui contiennent des îles. Tel est l'aspect particulier que
donnent aiWisestuaires compris entre le Promontoire Sacré et
LIVRE III. 233
les Colonnes d*HercuIe l'élévation et la force exceptionnelles
des marées. Sans doute, cette élévation procure certains
avantages à la navigation : elle est cause, par e^mple, que
ces œstuaires sont ici et plus nombreux et plus étendus,
ce qui permet aux bâtiments de commerce, sur certains
points, de remonter par cette voie jusqu'à 8[00*] stades
dans rintérieur, et le pays, rendu en quelque sorte navi-
gable dans tous les sens, offre ainsi à l'importation comme
à l'exportation des marchandises de grandes facilités. Mais
il en résulte aussi des inconvénients graves : ainsi, dans les
fleuves, la navigation, soit en montant soit en descendant,
est rendue extrêmement dangereuse par cette force du flot
et par la résistance plus grande qu'il oppose au courant;
dans les œstuaires, an contraire, c'est le reflux qui est parr
ticulièrement à craindre ; comme son mouvement a en effet
une rapidité proportionnée à celle du flot, il n'est pas rare de
voir des bâtiments, surpris par cette rapidité du reflux, de-
meurer k sec. Il est arrivé aussi que des bestiaux, en passant
dans les îles qui bordent les rivages de ces œstuaires, aient
été engloutis, ou que, se voyant cernés dans ces îles, ils
aient tenté de revenir et se soient noyés dans le trajet. Les
gens du pays cependant prétendent que les vaches, pour avoir
souvent observé le fait, attendent maintenant que la mer se
soit tout à fait retirée avant d'essayer de regagner la côte.
5. Après s'être familiarisées avec la nature des lieux
et avoir reconnu que les œstuaires pouvaient servir aux
mêi!nes usages que les fleuves, les populations bâtirent sur
leurs bords, comme sur les rives des fleuves, des villes et des
établissements de tout genre : ainsi furent fondées Asta et
Nabrissa, Onoba, [Os]sonoba ^, Mœnoba et maintes autres
villes encore. On a en outre sur différents points la res-
source de canaux qui ont été creusés par suite des progrès
de la circulation et de la multiplicité des transports à effec-
tuer tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. A défaut de canaux,
on utilise même les confluents ou communications tempo -
1. Conjecture de Groskùrd.— 2. Restitntion de Vossias d'après Pomponius
Mêla.
t34 GltOGRAPHIB DB STRABON.
rtires qui a'étaUissent entre les fleuves et les aestnaires,
Ion des gnndes cnies et des débordements, quand les
isthmes qui les séparent habitaellement • sont couverts
par les eaux et rendus navigables^ les bâtiments pas-
sant alors directement des fleuves dans les lagunes et
des lagunes dans les fleuves. Tout le commerce de cette
contrée sa fait avec l'Italie et avec Rome : or, jusqu'aux
Colonnes d'Hercule (si Ton excepte toutefois le passage du
détroit qui offre quelque difficulté) , les conditions de la
navigation sont bonnes ; celles de la traversée de notre mer
Intérieure le sont également. A la hauteur, en eflet, où se
tiennent les bâtiments, la mer, surtout au large, est habi*»
tnellement calme, ce qui est un grand avantage pour les
lourds transports du commerce, sans compter que les vents
du large sont réguliers. Enfin, la paix dont on jouit aujour-
d'hui, grftee à la destruction des pirates, ajoute encore à la
sûreté de la navigation. Il y a pourtant un inconvénient
dans cette traversée d'Ibérie, et Posidonius le signale pour
l'avoir éprouvé, c*est qu'en ces parages jusqu'au golfe de
Sardaignè les eurusy ou vents d'est, sont des vents étésiens :
ainsi s'explique qu'il ait mis trois mois pour atteindre 11-
talie, et encore à grand'peine, après s'être vu à plusieurs
reprises jeté hors de sa route et ballotté des îles Gymnesiœ
aux côtes de la Sardaignè , et de ces iles aux côtes de la
Libye qui leur font face.
6. On exporte de la Turdétanie du blé, du vin en grande
quantité, beaucoup d'huile aussi, et qui plus est, de Thuile
excellente ; puis de la cire, du miel, de la poix, beaucoup
de graine de kermès et du cinabre, qui vaut pour la quaUté
la terre ' de Sinope. En outre, les Turdétans n'emploient
Kmr leurs constructions navales que des bois de leur pays.
n autre avantage, c'est qu'ils ont chez eux du sel fossile et
beaucoup de rivières aux eaux salées ; de là cette grande
I. Voy. M. Mttller, Index var. lect , p. «52, coL 1, 1. 49 et Meineke. Vindic,
StrcUfon. liber, p. 15. Noos avons traduit ce passage, sur le texte de Mei-
Y«Co;*iva«.— 3. Meineke supprime le mot 77,4 et sous-entend viAtou. cf. Vindic.
Strab. lib., p. 16.
\
LIVRE m. 235
quantité de salaisons, d'aussi bonne qualité pour le moins
que celles du Pont, qu'on tire non-seulement de leur pays,
mais de tout le reste de la côte située en dehors des Colon-
nes d'Hercule. U nous venait aussi anciennement beaucoup
de leurs tissus, de leurs étoffes. Aujourd'hui leurs laines
elles-mêmes sont plus demandées que les laines coraxien-
nés * : il est de fait qu'il n'y a rien de plus beau, et Ton s'expli-
que en les voyant qu'un bélier rejHroducteur de Turdétaoie
se paye un talent. La même supériorité se remarque dans
les tissus légers que fabriquent les Salaciètes'. Ajoutcn»
que TabondaDce du bétail de* toute espèce et du gibier est
quelque chose de prodigieux en ce pays. Quant aux animaux
nuisibles, ils y sont rares, et Ton ne peut guère donner ce
nom qu'à une espèce particulière de petits lièvres, dits lé^
bérideSy qui se terrent et gâtent en effet les arbres et las
plantes en rongeant leurs racines. Ce fléau, commun du
reste à pVesque toute Tlbérie , étend ses ravages jusqu'à
Massalia et infeste même les îles. C'est au point qu'on ra«
conte que les habitants des îles Gymnesiœ députèrent naguère
à Rome pour demander qu'on leur assignât d'autres terres;
sous prétexte qu'ils étaient chassés de leurs îles par ces anw
maux destructeurs devenus si nombreux, qu'il n'y avait plus
à songer à leur résister. Peut-être bien faut-il, quand le fléaa
dépasse ainsi ses proportions habituelles ', et qu'il se dé*
chaîne avec la violence de la peste ^, semblable à ces invasions
de serpents et de rats qui ont affligé certains pays, peut-être
bien faut-il recourir à ce moyen extrême; mais en temps eir-
dinaire on emploie pour le combattre divers genres de chasse^
notamment la chasse au chat sauvage* Cet animal, originaire
de la Libye, est dressé tout exprès ; après l'avoir muselé, 00
le lâche dans le terrier du lièvre, s'Û l'attrape, il le traîne
^ 1. Voy. Meîneke, t&td., p. 16, et Mûller, Index uor. lect., p. 952, col. i,
lig. 54. — 2. Cf. Pline, VIII, 73.2: et quam (lanam) Salacia scutulato textu
commendat in Liuitania. Ce aétail précis nous fait préférer la forme Sala-
cietifi admise par Groskurd à la leçon Saltietae des Mss. et à la correetioii
iSai^i^t7a? proposée par Kramer et agréée par Meineke, voire même à Tinaé-
niease coi^eetnre de Mûller ScUpesUx ou Salpita, quoique les mots m hà-
sitania ne se rapportent pas tout à fait. — 8. ini«ov««v^v , au lieu de v^^tfMv,
correction très-probable de Piceolos. — 4. <^« &i ttvt loi|ux| , au lien de
çWpov i. T. X., correction de Kramer.
236 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
dehors avec ses griffes, antrement il le force à fuir et à re>
paraître à la surface de la terre, où les chasseurs qui guet-
tent sa sortie le prennent aisément. Ce qui peut du reste
donner l'idée de Timportance des exportations de la Tur-
détanie, c'est le fort tonnage et le grand nombre des bâti-
ments turdétans : de tous les bâtiments de commerce, en
effet, que Ton voit, soit k Dicœarchie, soit dans le port
d'Ostie, arsenal maritime de Rome, les plus gros viennent
de la Turdétanie et leur nombre n*est guère inférieur k
icelui des bâtiments qui viennent de Libye ^
7. Mais si riche que soit l'intérieur de la Turdétanie par
les productions de son sol, on peut dire que le littoral n'a rien
à lui envier par les richesses qu'il tire de la mer. En général,
les différentes espèces d'huîtres et de coquillages qu'on re-
cueille sur les côtes de la mer Extérieure dépassent, tant pour
la quantité que pour la grosseur , les proportions ordinai-
res; ici la disproportion est encore plus forte, ce qui tient
vraisemblablement à l'élévation exceptionnelle des .marées
sur ce point ; car on conçoit que, plus exercés * par la violence
des flots, ces animaux pullulent et grossissent davantage. Il
en est de même, au reste, pour les différentes espèces de cé-
tacés, pour les orques, les baleines et pour les souffleurs: on
sait que le nom de ces derniers vient de ce que, quand ils souf-
flent ou respirent, ils semblent à qui les voit de loin lancer en
l'air une colonue de vapeui*. Les congrrs acquièrent égale-
ment dans ces parages un développement monstrueux et dé-
passent infiniment en grosseur ceux de nos côtes, tel est le cas
aussi des murènes et en général de tous les poissons de même
espè:e. Les buccins et les murex qu'on ramasse près de Gar-
teia ont, à ce qu'on prétend, une contenance de dix cotyles,
et, plus près de la mer Extérieure, il n'est pas rare dépêcher
des murènes et des congres pesant plus de quatre-vingts
1. voy. Meineke, Vind, Strab., p. 14, sur le mot UroUar^aaioiriç qui suit et
que Casaubon avait déjà dénoncé comme une glose évidente : « bellissimum
epiph(ynema, dit Meineke, quo rem a Slrabone tn majus auctam esse byzan-
tinus magistellus indicare voluit. » — 2. Meineke a rendu la leçon pjivafflav
indubitable par son heureuse citation de Galien (éd. Kuhn, vol. VI, p. 709)
RBTà Y*P (T.wrKjXtjv xal àx'j(Aoya (OâXaTcav) xcifuv i^ 9&pÇ "^iwean tôv I^Oûmv Sot» *9X
\
LIVRE m. 237
mines, des poulpesdu poids d'un talent, des calmars de deux
coudées de long et le reste à Tavenant. On a remarqué aussi
que les thons, qui des différents points du littoral de la mer
Extérieure' affluent vers cette côte, sont singulièrement gros
et gras : cela tient à ce qu'ils trouvent à s'y nourrir du gland
d'un chêne qui croît au fond de la mer, et qui, bas et écrasé
de sa nature , n'en porte pas moins de très-gros fruits. Cet
arbre* croît du reste avec la même abondance dans l'intérieur
des terres enibérie, et il a cela de particulier que ses racines
n'ont pas moins de profondeur que celles du chêne ordi-
naire quand il a atteint sa pleine croissance , et qu'en même
temps son tronc est moins élevé que celui du chêne nain.
Or, telle est Tabondance des fruits de ce chêne sous-marin,
qu'une fois l'époque de la maturité venue on voit tout le ri-
vage, en dedans comme en dehors des Colonnes d'Hercule,
couvert de glands que le flux y a rejetés. Notons seulement
qu'en deçà du détroit le gland va toujours diminuant de
grosseur. Suivant Polybe, la mer porte ces glands des rivages
de ribérie à ceuxduLatium; mais il se pourrait, ajoute-t-il,
que cette espèce de chêne crût aussi en Sardaigne et dans les
îles voisines. Les thons, de leur côté, à mesure qu'ils se
rapprochent du détroit des Colonnes en venant de la mer
Extérieure, maigrissent sensiblement, faute de rencontrer
dans ces parages la même abondance de nourriture. C'est
ce qui fait dire encore à Polybe qu'on pourrait donner au
thon le nom de cochon marin ^, à voir comme cet animal
est friand de gland et quelle propriété merveilleuse a le
gland de l'engraisser. Ou a remarqué enfin, suivant lui,
que, quand le gland foisonne, les thons foisonnent aussi.
cise,
ou
d'ane grossière erreur botanique, j'entends la confusion du Fucus vesiculôaûs
AYecVIlex major. Yoy. BotanischeErlâuterungenzu Strabons Geo^rap/ite, etc.,
JEin Versuch von D' Ernst H. F. Meyer (KSnigsberg, 1852, in-8»), p 3-6.
2. Après «voir hésité entre l'ingénieuse restitution de M. Piccolos Tivai xc
icapaicXvjjiov ût tb Çûov et celle de M. Mûller cIkcIv tc itapcîvai OaXetmov etc. f nous
nous sommes décidé pour celle-ci qui a le grand avantage de reproduire cette
pensée de Polybe « qu'on ne se tromperait guère en appelant le thon un cochon
de mer. » Cf. Polybe, dans Athénée, 1. VU, c. xiv.
S38 GÉOGRAPHIE DU STRABON.
8. Qu'à tant de richesses, maîntenaût, dont la Tardé*
tanie est pourvue, la nature ait encore ajouté la richesse
minérale, ce n'est pas là, disons-le, un mince sujet d'étonne-
ment, mais bien un fait insolite qu'on ne saurait trop admi*
rer. Car, si toutes les parties de l'Ibérie abondent en mines,
toutes n'ont pas en même temps une fertiUté égale, une égale
richesse de productions, elles sont même moins fertiles
à proportion qu'elles sont plus riches en mines, et il est
très-rare qu'un pays possède au même degré l'un et l'autre
avantages, trè&-rare aussi que, dans les limites étroites d'un
même canton, les différentes espèces de métaux se trouvent
réunies. La Turdétanie cependant, comme aussi le pays qui
y touche, jouit de ce double privilège et à un degré tel qu'il
n'y a pas d'expression admirative qui ne demeure bien
au-dessous de la réalité. Nulle part, jusqu'à ce jour, on n'a
trouvé l'or, l'argent, le cuivre, et le fer à l'état natif dans
de telles conditions d'abondance et de pureté. Pour ce qui
est de l'or, on ne l'y extrait pas seulement des mîoes, mais
aussi du lit des rivières au moyen de la drague. Il y a en
effet une espèce de sable aurifère que charrient les torrents
et les fleuves, mais qui se trouve également dans maints en-
droits dépourvus d'eau : seulement, dans ces endroits, l'or
échappe à la vue, tandis qu'aux lieux arrosés d'eau vive on
voit de prime abord reluire la paillette d'or. Au surplus, dans
ce cas-là, on n'a qu'à faire apporter de l'eau et à en inonder
ces terrains secs et arides, pour qu'aussitôt l'or reluise aux
yeux. Gela fait, soit eu creusant des puits, soit par tout autre
moyen, on se procure le sable aurifère, on le lave ensuite et
l'or est mis à nu. Actuellement les lavages cfor sont plus
nombreux dans le pays que les mines d'or proprement dites.
A entendre les Galates ou Gaulois, leurs mines du mont
Cemmène et celles qu'ils possèdent au pied du mont Pyréné,
sont bien supérieures à celles d'Ibérie ; mais de fait les mé-
taux d'Ibérie sont généralement préférés. Il arrive quelque-
fois, dit-on, qu'on rencontre parmi les paillettes d'or,
ce qu'on appelle des pales, c'est-à-dire des pépites du
poids d'une demi-livre et qui ont à peine besoin d'être
UYBE m. 239
purifiées. On parle aussi de pépites plus petites et de forme
mamelonnée qu'on trouve en fendant la roche. Ces pépites
soumises à une première cuisson et purifiées au moyen
d'un mélange de terre alumineuse donnent une scorie qui
n'est autre chose que ïeîectrum. Cette scorie d'or mêlé d'ar-
gent est cuite de nouveau, l'argent dors est brûlé et l'or
seul demeure : l'or est eu effet de sa nature fusible [et mou^
tandis que l'argent a quelque chose de résistant*] et de
lUhoîde ou de terreux. C'est ce qui explique que le feu de
paille convienne mieux pour faire fondre l'or ; car cette
flamme , un peu molle, est proportionnée en quelque
sorte à la nature tendre et fusible de l'or, tandis qu'il se
perd beaucoup de substance avec un feu de charbon, qui,
plus fort et plus acre, liquéfie trop le métal et le vaporise. —
Pour l'exploitation des rivières à paillettes, on se sert de la
drague, et le sable qu'elle extrait est lavé près de là dans
des auges ou sébiles, ou bien Ton creuse un puits sur la
rive, et la terre qu'on en retire est soumise au lavage. On
donne en général ici une grande élévation aux fourneaux
à argent, pour que la fumée, qui se dégage du minerai et
qui de sa nature est lourde et délétère, se dissipe plus aisé-
ment en s'échappant plus haut dans l'air. Quant aux mines
de cuivre qu'on exploite dans le pays, elles portent, quelques-
xmes du moins, le nom même qu'on donne aux mines d^oTy
et les gens du pays en concluent qu'effectivement dans les
anciens temps on extrayait de l'or de ces mines.
9. Posidonius célèbre l'abondance et la supériorité des mé-
taux de l'Ibérie et, dans ce passage, non-seulement il ne s'ab-
stient pas des figures de rhétorique qui lui sont familières,
mais il se laisse aller, on peut dire, à toutes les hyperboles du
lyrisme. Écoutez-le : il croit ce que raconte la fable, qu'ancien-
nement, après un vaste embrasement des forêts, la terre, pré-
i. Noas avons traduit d'après la restitution proposée par M. Mûller tv8uixwoç
fèif 6 Cxpyer&ç xal ttxzuA^, 6 h i^fi^q àvzi] tuico« xal Xie(!i$i)(;, mais sans la crolro
encore définitive. C'est là un de ces passages qui ne pourraient être élucidés et
restaurés que par un ingénieur des mines qui aurait spécialement étudié les
procédés et les notions xpétallurgiques des anciens, et qui serait en même
temps un philologue exercé. Voy. Mûller, Index, var. kct., p. 993, col. 2, aa
bas de la page.
240 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
cieux composé d'argent et d'or, fut liquéfiée^ et vomit ces mé-
taux à sasurface, il le crpit^ c d'autant qu'aujourd'hui encore,
chaque montagne, chaque colline de Tlbérie semble un
amas de matières à monnayer préparé des mains mêmes
de la prodigue Fortune. En somme, ajoute-t^il', qui voit
ces lieux peut croire qu*il a sous les yeux le trésor intaris-
\ sable de la nature ou Tinépuisable réserve d'un souverain.
\ Cette terre en effet (c'est toujours lui qui parle) n'est pas
riche seulement par ce qu'elle montre, elle Test plus encore
par ce qu'elle cache, et Ton peut dire en vérité que pour les
Ibères ce n'est pas le Dieu des enfers, mais bien le Dieu des
richesses, que ce n'est pas Pluton, mais bien Plutus qui oc-
cupe les profondeurs souterraines. » Voilà dans quel lan-
gage fleuri Posidonius a parlé des mines de Vlbérie, comme
si lui aussi avait à son service une mine inépuisable de
mots et d'images ^ Plus loin, voulant donner l'idée du zèle
des mineurs turdétans, il rappelle le mot du Phaléréen sur
les mines d'argent de PÂttique : « à voir ces hommes creuser
lu terre avec autant à! ardeur^ ne dirait-onpas qu'ils espè'
rent en extraire Pluton lui-même? » A cette ardeur il com-
pare l'industrie et l'activité que déploient les Turdétans soit
pour creuser leurs profondes et sinueuses syringes^ soit pour
épuiser à l'aide de la limace égyptienne Teau des fleuves sou-
terrains qui de temps à autre leur barrent le passage. Seu-
lement, le travail des mineurs turdétans est autrement ré-
compensé ' que ne l'est celui des mineurs de l'Âttique. Tandis
que ceux-ci, en effet, semblent réaliser la fameuse énigme :
< Ils n*ont pas eu ce qu'ils comptaient avoir et ont perdu ce
qu'ils avaient\ » les Turdétans, eux, retirent d'énormes
profits de leurs mines : dans celles de cuivre, par exemple,
le cuivre pur représente le quart de la masse de terre
extraite et il est telle mine d'argent qui rapporte à son pro-
1. M. MUlIer a bien raison de dire qu'en sobstitnant ici icXodtu à )<ivw m. Mei-
neke fait disparaître toute la beauté, disons mieux, tout le joli du passage,
venerem loci pessundat, cf. Meineke : Vind. Stràb.f p. 18. ~ 2. Ta i' a«Xov au
lieu de tàv Mlov^ correction très-heureuse de M. MÛUer. Cf. Meineke. Vind.
Strab., p. 21. — 8. Voy. dans Vind, Stràb» (p, 31), la manière dont M. Mei-
neke discute tout ce passage difficile.
LIVRE lU. 241
priétaire en trois jours la valeur d'un talent euboïque. Pour
ce qui est de l'étain, Posidonius nie qu'on le recueille à la
surface du sol, ainsi que les historiens se plaisent à le
répéter, et, suivant lui , c'est uniquement des mines qu'on
l'extrait, ce sont des mines d'étain,'par exemple, qui se
trouvent dans le pays de ces Barbares au-dessus de la Lu-
sitanie et dans les îles Gassitérides , ainsi que dans les
autres îles Britanniques, d'où Massalia tire aussi beaucoup
d'étain. Lui-même pourtant nous signale chez les Ârtabres,
à l'extrémité nord-ouest de la Lusitanie^ la présence super-
ficielle de minerais d'argent , d'étain et d'or blanc ou d'or
mêlé d'argent; il ajoute que le sable des rivières en est
aussi chargé et que , pour l'extraire , les femmes ratissent
soigneusement ce sable et le lavent ensuite dans des espèces
de sas ou de tamis tressés à la façon des paniers ^ Ici s'ar-
rête ce qu'a dit Posidonius des mines de Tlbérie..
10. Polybe, à son tour, nous parle, en décrivant Garthage-
la-Neuve, de mines d'argent, très-considérables, situées à
20 stades environ de cette ville et mesurant 400 stades de
circuit : ces mines, qui occupaient de son temps, et cela
tout le long de l'année, une population de 40 000 ouvriers,
rapportaient à la République romaine 25 000 drachmes par
jour. Sans entrer dans tous les détails métallurgiques que
donne Polybe (ce qui nous mènerait trop loin), ngus rappel-
lerons seulement ce qu'il dit de la pépite argentifère que
roulent les eaux des rivières : après Tavoir pilée, on la passait
au crible sur l'eau ; le sédiment était pilé de nouveau et lavé
encore à grande eau; puis l'on recommençait à piler le sé-
diment de la seconde opération et ainsi de suite ; enfin, à
la cinquième, on faisait fondre le sédiment, le plomb se sé-
parait sous l'action de la chaleur et dégageait en même
temps l'aident complètement purifié. Les mines d'argent
des environs de Garthage-Ia-Neuve sont aujourd%uî encore
en pleine exploitation ; mais, comme toutes les autres mines
d'argent situées eulbérie, elles ont cessé d'appartenir k l'État
1. Elç >ti«m|v. — Voy. MûUer, Index var. lect., p. 953, col. 1, 1. 70. Cf.
Meiaeke, Vind. Strab,, p. 22.
GÉOGR. DE STRA60N. I.— 16
242 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ponr passer aux mains de particuliers ; les mines d'or senles
sont demeurées ponr la plupart propriétés de TÉtat. Nons
ajouterons qu'il existe à Gastlon et en d'autres lieux des
mines de plomb d'une nature particulière, dont les filons
cachés à une grande profondeur contiennent aussi de Tar-
gent, en trop petite quantité toutefois pour qu'il y ait profit à
le séparer du plomb par l'affinage.
11. Enfin, non loin de Gastlon, s'élève une montagne (la
même d'où Ton fait descendre le Bœtis) qui a reçu le nom
de mont Argyrûs à cause des mines d'argent qui s'y trouvent.
Polybe fait venir le Baetis comme l'Anas de la Celtibérie,
bien que ces deux fleuves soient séparés l'un de l'autre par
un intervalle de 900 stades environ, mais c'est que, par
suite de l'accroissement de leur puissance, les Geltibères
avaient fini par étendre leur nom de proche en proche à
tout le pays environnant. Anciennement, à ce qu'il semble,
on désignait le Bœtis sous le nom de Tartessos, et Gadira,
avec le groupe d'iles qui l'avoisinent, sous le nom à!Erythea ,
et l'on explique ainsi comment Stésichore, en parlant du pas-
teur Géryon, a pu dire qu'il était né *;
« Presque en face de Tillustre Erythie, non loin des sources
profondes du Tartesse, de ce fleuve à tête d'argent, né dans les
sombres entrailles d'un rocher. »
On croit* aussi que, comme le Bœtis a une double embou-
chure et qu*il laisse un grand espace de terrain entre ses
deux branches, les anciens avaient bâti là dans l'intervalle
une ville nommée Tartessos ainsi que le fleuve lui-même,
et qui avait donné à toute la contrée occupée aujourd'hui par
les Turdules le nom de Tartesside. Eratosthène, il est vrai,
prétend qu'on appelait Tartesside uniquement le canton -
adjacent au mont Galpé' et que le nom d'Erythea désignait
l'une des îles Fortunées. Mais Artémidore contredit for-
mellement cette assertion^ et, à l'entendre, Eratosthène
s'est grossièrement trompé sur ce point, tout comme il
s'est trompé en affirmant que de Gadira au Promontoire
1. cf. Bergk. Poc^^l/r., p. 636. — 2. Voy Meineke, Vmâ. Sirab.,^. 22-23.
LIVRE m. 2^3
Sacré on compte cinq jonmées de naTÎgation, quand la dis-
tance réelle n'excède pas 1700 stades; — que le phéno-
mène des marées ne se fait pas sentir au delà dudit
^promontoire, quand il est constant qu'il se produit sur toute
la circonférence de la terre habitée ; — que, pour le vaisseau
^qui fait voile vers la Celtique, la navigation de TOgéan est
plus facile et plus sûre le long des cô^es septentrionales
[que le long des côtes méridionales] de llbérie * ; — et
comme en général il s'est trompé toutes les fois qu'il s'est
laissé prendre â l'aplomb impudent de ce Pythéas*.
12. Les fictions d'Homère, à considérer aussi bien celles
qu'il a pu composer d'après de fausses données que celles
qui reposent sur des notions plus exactes et plus vraies,
nous fournissent plus d'un indice que ce poète, le curieux,
le chercheur par excellence, avait déjà une certaine con-
naissance de ces lieux. Ainsi^ c'était sans doute uiîe donnée
fausse que cette situation attribuée anciennement à Tar-
tessos aux derniers confins de l'occident, c'est-à-dire aux
lieux mêmes où, pour nous servir des expressions du poëte,
disparaît dans l'Océan « l'étincelant flambeau du soleil traî-
nant après soi la nuit noire sur la terre au sein fécond. »
Mais, comme la nuit, par son nom sinistre,, donne à tous
ridée d'un lieu proche des enfers, et que les enfers à leur
tour confinent au Tartare, on peut supposer qu'Homère,
sur ce qu'on lui avait dit de .Tartèssos, s'est servi de ce
nom en le dénaturant et en a tiré celui du Tartare, pour
l'appliquer ensuite à la partie la plus reculée deis régions
souterraines, non sans rembellir de mainte fiction, con-
formément à l'usage des poètes. N'est-ce pas là ce qu'il a
fait pour les Cimmériens? Sur ce qu'il avait appris de la
1. Noas avons traduit ce passage d'après la restitation proposée par M. Miiller:
xi icpoffei^wTtxà |iipt| t^ç 'iSiiptaç tùicapo^tîtTeaa [tOv vottwv] eTveu [toXç] mbç -cîjv RcXTUri)v
xaxà TOV àxcavÀv icUouai. Voy. Index var. lectionis, p 953, col. 2, 1. 32.
3. Tf[ IIu6iov icKTCuxroç dXaÇovel^ , au li&U de ThUa icivrr&craç ^l'dXat^ovclav : cor-
rection de M. Mûller, aai en propose encore deaz' auitres. Mais qu'on adopt»
Tune ou l'autre, on celle encore que propose M Piccolos et qui se recommande
comme toutes les siennes par son élégance, toujours est-il que le mot é).aCo-
vtlav nous parait devoir être conservé, Strabon ne nommant jamais P^théaa
sans lyouter à son nom quelque épithète injurieuse, et celle-ci de préférence.
M. Meineke. lui, y voit une glose et i'écarte pour cette raison (voy. Kmâ.
Strab.fP. l4); maisici encore nous le jugeons trop subtil.
2(l4 géographie de strabon.
position de ces peuples au nord et au couchant du Bosphore,
il les a transportés au seuil même des enfers, obéissant
peut-être bien aussi en cela à la haine commune des Ioniens
pour cette nation qu'on prétend avoir, du vivant d'Homère
ou peu de temps avant lui , envahi l'Asie jusqu'à l'iEolide
et à rionie. N'est-ce pas par le même procédé encore qu'il
a imaginé ses Planctœ ou roches errantes à l'instar des
Gyanées, tirant toujours ses fables de quelque fait réel par-
venu à sa connaissance? Gomme les Gyanées sont des écueils
dangereux, si dangereux même qu'on les appelle quelquefois
aussi les roches SymplégadeSy c'est sous les mêmes couleurs
qu'il a représenté les Planctae dans son poëme, imaginant
pour plus de ressemblance cette navigation périlleuse de
Jason au milieu des îles errantes, ^j^^^^^ V^^ ^^ détroit
des Colonnes et le détroit de Sicile lui suggéraient aussi tout
naturellement ce mythe des Planctae. Ainsi de la fiction du
Tartare, fondée pourtant sur une donnée fausse, on peut
déjà conclure qu'Homère connaissait la Tartesside et qu'il y
a fait allusion.
13. Mais la chose ressort mieux encore [de Temploi qu'il
a fait de certaines notions positives] que nous allons rappe-
ler : l'expédition d'Hercule, par exemple, en ces contrées
lointaines et celles des Phéniciens aux mêmes lieux lui don-
naient des vaincus l'idée d'un peuple riche et amolli; et il
est de fait que l'assujettissement de celte partie de l'ibérie
aux Phéniciens a été si complet, qu'aujourd'hui encore,
dans la plupart des villes de la Turdétanie et (fes campagnes
environnantes^ le fond de la population est d'origine phéni-
x^ienne. Il me paraît certain aussi qu'Ulysse avait poussé
jusqu'ici ses courses guerrières, et qu'Homère, qui avait dû
rechercher dans l'histoire tout ce qui se rapportait à son hé-
ros, l'a su et en a tiré prétexte pour transporter l'Odyssée,
comme il avait fait riliade,du domaine de la réalité pure
dans celui de la poésie et des mythes ou fictions familières
aux poètes. Il est constant, en effet, que ce n'est pas seulement
sur les côtes d'Italie et de Sicile et dans les parages environ-
nants qu'on peut relever les vestiges de toute cette histoire ,
k
LIVRE III. 245
et ribérie elle-même nous montre aujourd'hui une ville
du nom d'Odyssea, un temple de Minerve et mille au-
tres traces des erreurs du héros et de ceux qui, comme lui,
survécurent à la guerre de Troie, à cette guerre aussi fu-
neste, on peut dire, aux vainqueurs qu'aux vaincus, les pre-
miers n'ayant remporté qu'une victoire cadméenne. Cette vic-
toire, on le sait, avait coûté à chacun des chefs grecs la ruine
de sa maison et ne lui avait rapporté en échange qu'une
bien faible part des dépouilles de l'ennemi , de sorte qu'à
l'imitation des chefs Troyens qui avaient échappé à la mon
et à l'esclavage ils s'étaient tournés vers la piraterie, faisant
par honte ce que ceux-ci avaient fait par dénument, car
chacun s'était dit
« Qu'il est hutailiant de rester si longtemps
loin des siens, humiliant surtout
c De rei^enir auprès d'eux les mains vides. »
Et c'est ainsi qu'à côté des erreurs d'Énée , d'Ânténor et
des Hénètes, l'histoire a enregistré celles de Diomède, de
Ménélas, de Ménesthée * et de maint autre héros grec. Or,
instruit par la voix de l'histoire de toutes ces expéditions
guerrières aux côtes méridionales de l'Ibérie, instruit aussi
de la richesse de cette contrée et des biens de toute sorte
qu'elle possède et que les Phéniciens avaient fait connaître,
Homère a eu l'idée d'y placer la demeure des Ames pieuses
et ce champ Élyséen , où , suivant la prédiction de Prêtée,
Ménélas devait habiter un jour :
ff Quant à vous, Ménélas, les immortels vous conduiront vers
le champ Ëlyséeu, aux bornes mêmes de la terre : c^est là que
siège le blond Rhadamanthe, là aussi que les humains goûtent
la vie la plus facile à Tabri de la neige, des frimas ex de la pluie
et qu'au sein de l'Océan s'élève sans cesse le souffle harmo*
nieux et "rafraîchissant du zéphyr, » *
La pureté de l'air et la douce influence du zéphyr sont
1. Ménesthée an lieu d'Ulysse, qae donnent tous les Mss. : correction de
Coray rendue très-probable par 1 existence du Port de Ménesthée dans les en-
virons de Gadira. M. Meineke supprime purement et simplement les mots »aV
•o«u<r<r4»«. Voy. Find. S<ra6.,p. 23.
!^^6 GÉOGRAPHIE DE 5TRAB0N.
bien en effet des caractères propres à cette partie de Tlbérie,
qui, tournée toute du côté de l'occident, possède un dimat
vraiment tempéré. Il se trouve en outre qu'elle est située juste
aux derniers confins de la terre habitée, c'est-à-dire aux lieux
mêmes où la fable, avons-nous dit, a placé les enfers, car
la mention de Hhadamanthe dans les vers qui précèdent
implique le voisinage de Minos , et Ton sait ce qu'il est
dit de Minos dans Homère : « Là j'ai vu Minos, au visage
rayonnant, Minos, le fils de Jupiter, qui, son sceptre d or
dans la main, rendait la justice auxmorts. » D'autres poètes
maintenant, venus après Homère, ont enchéri sur ce qu'il
avait fait en imaginant à leur tour et l'enlèvement par Hercule
des troupeaux de Géryon, et l'expédition du même héros à la
conquête des pommes d'or du jardin des Hespérides, et ces
îles des Bienheureux, dans lesquelles nous reconnaissons
aujourd'hui quelques-unes des îles situées non loin de l'ex-
trémité de la Maurusie qui fait face à Gadira. •
14. Mais, je le répète, les premiers renseignements
étaient dus aux Phéniciens, qui, maîtres de la meilleure
partie de l'Ibérie et de la Libye, dès avant l'époque d'Ho-
mère, demeurèrent en possession de ces contrées jusqu'à la
destruction de leur empire par les armes romaines. Quant à
la richesse de Tlbérie, elle nous est attestée encore par ce
que disent certains historiens, que les Carthaginois, dans
une expédition que commandait Barca, trouvèrent les peu-
ples de la Turdétanie se servant de crèches d'argent et de
tonneaux d'argent; on se demande même à ce propos si
ce ne serait pas l'extrême félicité de ces peuples qui aurait
donné lieu à la réputation de longévité qu'on leur a faite,
qu'on a faite surtout à leurs rois, et qu'AniHcréon rappelle
dans ce passage : 9 Je ne souhaite pour moi ni la corne
d'Âmalthée ni un oècle et demi de règne sur l'heureuse
Tartesse; 3> ce qui expliquerait, pour le dire en passant,
comment Hérodote nous a conservé le nom d'Âi^anthosius,
l'un de ces jois *.
1. Ici nous partageons IVivis de SL Meineke^ et noos teijetQiis comme «se glose
marginale les mots suivants, restitués par M. MjQUer : i^ «r^ -coOtov (Om-c' âv
LIVRE III. £47
15. Â Tavantage de posséder un pays aussi riche se joint,
ponr.les.Tardéta»6,4'avaiitage de mœurs douces et policées,
qui s'observent, du reste, par le fait du voisinage, si ce n*est
même de la parenté, comme le croit Polybe, chez les Celtici
pareillement, bien qu'à un degré moindre, puisque, en gé-
néral, les Geltici vivent dispersés dans des bourgades. Les
Turdétans, et surtout ceux des rives du Baetis, ne s*en sont
pas moins entièrement convertis à la manière de vivre des
Romains, jusqu'à renoncer à l'usage de leur idiome natio-
nal; et comme, en outre, beaucoup d'entre eux ont été
gratifiés du jus Latii et qu'ils ont reçu dans leurs villes
à plusieurs rep'iaes des colonies romaines, il ne s'en faut
guère aujourd'hui que tous soient devenus Romains. L'exis-
tence de colonies, telles que Pax Augusta chez les Geltici,
Augustâ Emeritachez les Turdules, Cœsaraugusta chez les
Celtibères et autres semblables, montre assez en effet le
changement qui s'est opéré dans la constitution politique du
pays. En général, on désigne sous le nom de ^o^a^i tous les
peuples d'Ibérie qui ont adopté ce nouveau genre de vie et
les Celtibères eax-mêmes sont aujourd'hui du nombre,
bien qu'ils aient été longtemps réputés les plus féroces de
tous. Voilà ce que nous avions à dire de la Turdétanie.
CHAPITRE m.
Qu'on remonte maintenant, en partant toujours du pro-
montoire Sacré, l'autre partie de la côte, celle qui se dirige
vers le Tage, on la voit d'abord qui se creuse en forme de
golfe; puis vient le promontoire Bai^barium, suivi immédia-
tement des bouches du Tage : la traversée [dudit golfe] en
Tartesse. Qaelqoes^nns reconnaissent Tancienne Tartesse dans la Tille de
Carteia. » M. Meineke conserve seulement la dernière phrase, mais poar la
transporter au $ ii devant les mots : « Erat08thènê,il est vrai, prétend qu'on
appelait Tartesside uniquement le canton adjacent au mont Calpé. » Mais le
nom de Tartessos se trouvant dans la glose appelait naturellement cette ex-
plication géographique. Cf. Mûller : Index var^ Itct.fp, 954, col. i. lig 30.
248 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ligne directe jusqu'aux bouches du Tage est de [1000] sta-
des. Des œstuaires se remarquent également sur cette partie
de la côte; nous en signalerons un notamment qui, parT
tant du [promontoire] nommé ci-dessus, pénètre à plus de
400 stades dans l'intérieur et [peut amener les bâtiments
jusqu'à Salacia]^Le Tage, large de 20 stades environ
à son embouchure, se trouve avoir en même temps assez de
. profondeur pour que les plus gros transports du commerce le
puissent remonter; et comme, à la marée haute, il forme, en
se répandant sur les campagnes qui le bordent, deux espaces
de mers intérieures d'une étendue de 150 stades, toute cette
portion de la plaine se trouve par le fait acquise à la navi-
gation. De ces deux lacs ou aestuaires [que forme le TageJ,
celui qui est situé le plus haut contient une petite île longue
de 30 stades environ et large à peu près d'autant, qui se
fait remarquer par la beauté de ses [oliviers]' et de ses
vignes. Cette île se voit à la hauteur de Moron % ville heureu-
sement située sur une montagne, tout près du fleuve, et à la
distance de 500 stades environ de la mer, avec de riches^ cam-
pagnes autour d'elle et de grandes facilités de communication
par la voie du fleuve, puisque les plus forts bâtiments peuvent
remonter celui-ci dans une bonne partie de son cours, et que
dans le reste, c'est-à-dire encore plus loin au-dessus de Moron
qu'il n'y a de .Moron à la mer, il demeure navigable aux bar-
ques ou embarcations de rivière. C'est de cette ville queBru-
tus, surnommé le Callaïquey avait fait sa base d'opérations
dans sa campagne contre les Lusitans, laquelle se termina,
comme on sait, par la défaite de ces peuples. U avait en outre
fortifié Oliosipon \ qui par sa position est comme la [clef] '^ du
xaO* -^v WpiuovTai û itou ^oxxaia. voy. Index var, lect.^ p. 954, col. i et 2. —
2. EùiXatov au lieu de tùa\<ri;, correction de M« Mûller fondée sur un passage
analogue , relatif à Tile de Chypre t^Uatoc xaX tÛoivo«. — 3. Voy. la note de
M. Mûller, qui identifie Moron avec la Mjrobriga de Ptolémée {index var. /ecl.,
p. 954, col. 2, 1. 44. — 4. Voy. Mûller, tOid., p. 955, col. 1, 1. 2. — 5. KXtlOpoiç
(en latin clauslris) au lieu de icXiupoi«, correction de M. Meineke. agréée par
M. Mûller. Voy. Vind. Slrab.^ p. 25.
LIVRE m. 249
«
fleuve, de façon à être maître de son cours et à être toujours
libre de faire arriver par cette voie jusqu'à son armée les
approvisionnements nécessaires : ces deux villes naturelle-
ment sont les plus fortes de toutes celles qui bordent le Tage.
Ce fleuve, déjà très-poissonneux, abonde aussi en coquillages.
U prend sa source chez les Geltibères et traverse successi-
vement le pays des Vettons, et ceux des Garpétans et des Lu-
sitans, en se dirigeant au couchant équinoxial. Jusqu'à un
certain point de son cours, il coule parallèlement à TAnas
et au Bœtis; mais, plus loin, sa direction s'écarte de la leur,
ces deux fleuves se détournant alors vers la côte méridionale.
2. Des peuples dont nous avons parlé plus haut comme
habitant au-dessus des montagnes % les plus méridionaux sont
les Orétans, qui s'avancent même jusqu'à la côte dans la
partie de l'Ibérie comprise en dedans des Colonnes d'Hercule.
Au N. de ceux-ci, maintenant, on rencontre les Garpétans,
et plus loin les Yettons et les Yaccéens, dont le territoire
est traversé par le Durius : c'est à Acoutea^ en effet, ville
des Yaccéens, qu'on passe habituellement ce fleuve. Yien-
nent enfin les Gallaîques, qui occupent une grande partie des
montagnes, et qui, ayant été pour cette raison plus difficiles
à vaincre, ont mérité de donner leur nom au vainqueur des '
Lusitans et ont fini même aujourd'hui par retendre et l'im-
poser à la plupart des peuples de la Lusitanie. Les villes
principales de l'Orétanie sont Gastalon' et Oria ^.
3. Au N. du Tage, s'étend la Lusitanie, qu'habite la
plus puissante des nations ibériennes , celle de toutes qui
a le plus longtemps arrêté les armes romaines. Gette con-
trée a pour bornes, au midi le Tage , à l'ouest et au nord
l'Océan, et à l'est les possessions des Garpétans, des Yet-
tons, des Yaccéens et des Gallaîques, pour ne parler que des
peuples connus, car il y en a d'autres qui ne méritent pas
d'être nommés, vu leur peu d'importance et leur obscurité. '
1. Ta TGû'Ava ùictçxeliitvo opt) (lîv. III, ch. Il, % 3) Voy. Mùller : Inàtx var. lect,
S. 955, col. 1, 1. 22.— 2. XxoûTtiav au lieu de Xxovrîav, corrpctioîi mise hors de
oute par ce passage d'Etienne de Byzance : AxoûTtia -koKi^ *i6vipia«, xaôà 2Tpâp«v
Iv to Tf-iTO. — 3. Voy. Mûller. tbtd., p. 955, col. 1, lig. 28 — 4. Peut-être
Orisia d'après Etienne de Byzance.
M
îbO GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Contrairement à ce que nous venons de dire, quelques au-
teurs modernes' comprennent parmi les peuples lusitans
ces tribus limitrophes elles-mêmes* Ajoutons alors que ces
tribus confinent; du côté de l'est, les callaïques à la na-
tion des Âstures et à celle des Geltibères, et toutes les
autres à la Geltibérie. La longueur de la Lusitanie [jus-
qu'au cap Nerium]' est de 3000 stades; quant à la largeur,
laquelle se mesure de la limite orientale à la côte qui lui
fÎEdt face, elle est beaucoup moindre. Toute la partie orien-
tale est élevée et âpre, mais^ au-dessous jusqu'à la mer,
le pays ne forme plus qu'une plaine à peine interrompue
par quelques montagnes de médiocre hauteur. Aussi Posi-
donius désapprouve-t-il Aristote d'avoir attribué le phé-
nomène des marées à la disposition de cette côte et de celle
de la Maurusie^ comme si le reflux de la mer était dû à l'é-
lévation et à la nature rocailleuse de ces extrémités de la
terre habitée, qui recevant le flot durement, devraient natu-
rellement le renvoyer de même : les côtes d'Ibérie en effet,
et Poëidonius le fait remarquer avec raison, n'offrent presque
partout que des dunes fort basses'.
4. La contrée que nous décrivons est riche et fertile; des
% cours d'eau, grands et petits, l'arrosent, qui viennent tous
de l'est et coulent parallèlement au Tage ; la plupart peu-
vent être remontés, et charrient des paillettes d'or en très-
grande quantité. Les plus connus de ce&cours d'eau k partir
du Tage sont le Mundas * et la Vacua, qui n© peuvent être
l'un et l'autre remontés qu'à une faible distance. Yient
ensuite le Burins, dont la source est très-éloignée, et qui
baigne Numance ou Nomantia et mainte autre place appar-
tenant soit aux Geltibères soit aux Vaccéens; les gros bâti-
ments eux-mêmes peuvent le remonter Teispace de 800 stades
environ. On franchit encore d'autres cours d'eau, puis l'on
atteint le Léthé. Ce fleuve que les auteurs appellent aussi
1. Ti vûv au lieu de toIç vûv. — 2. Au lieu de la leçon des Mss. tb \t.tv ovv |a^xo;
liu^ittv xal T^ioxi-^^ov <"«^* M. MÛller propose : t. (t. o. (a. h-^X^i^ ou tu; Nc^iou
TDwx- — 3. Voy. sur tout ce passage la longue note de M. Meineke {Vind, .
Strâb.f p. 26.)* — 4* La leçon des Mss. est 3ïuliadas,
\
LIVRE m. 251
tantôt le LimœaSy et tantôt TOblivio^ descend également de
la Geltibërie et du pays des Yaccëens. Il en est de même du
Bannis qui lui succède : le Bœnis, ou Minius, comme on l'ap-
pelle quelquefois, est de tous les fleuves de la Lusitanie le
plus grand de beaucoup et il peut être, comme le Durius, re-
monté l'espace de 800 stades. Posidonius, lui, le fait venir,
ainsi que le Durius^dupaysdAS Gantabres. Son embouchure
est commandée par une île et protégée par une double jetée,
à l'abri de laquelle les vaisseaux peuvent mouiller. Notons
ici une disposition naturelle très-heureuse , c'est que le
lit de tous ces cours d'eau est si profondément encaissé
qu'il suffit même à contenir les flots de la marée montante,
ce qui prévient les débordements et empêche que les plai-
nes environnantes soient jamais inondées. Le Baenis fut le
terme des opérations deBrutus; mais on trouverait plus loin
encore d'autres cours d'eau coulant parallèlement aux pré-
cédents.
5. Les derniers peuples de la Lusitanie sont les Artabres,
qui habitent près du cap Nerium. Dans le voisinage du
même cap, qui forme l'extrémité à la fois du côté occidental
et du côté septentrional de Tlbérie, habitent les Celtici,
proches parents de ceux des bords de l'Anas. On raconte en
effet qu'une bande de ces derniers, qui avait entrepris na-
guère une expédition en compagnie des Turdules contre
les peuples de cette partie de Tlbérie , s'étant brouUlée
avec ses idliés dès la rive ultérieure du Limseas, et, ayant
perdu en même temps, pour comble de malheur, le chef qui
la commandait, se répandit dans le pays et se décida à
y demeurer, ce qui fit donner au Limaeas cette dénomina-
tion de fleuve du Léthé ou de VOubli. Les villes des Ârta-
bres sont agglomérées autour d'un golfe connu des manas
qui pratiquent ces parages sous le nom déport des Artabres,
Aujourd'hui pourtant on donne aux Artabres plus volontiers
i, 'OffXiouiôva (Obîivioném) au lieu de BiXiôva, correction très-probable de
Xylander. Voy. Pline IV, 35 et ITI, 1. Mais à ce compte nous avons peut être là
le même nom 4ans trois langues différentes, et Ltmasas, dans la langue eu.
pays, signifiait peut-être aussi le fleuve de l'Oubli, — 2. Voy. MtUier : /fxu» «or.
lect.y p. 955, col. 2, lig. 1 et Index nom, rerumque, t. Bmntt,
252 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
le nom à'Ârôtrebes. — Trente* peuples différents habitent
la contrée comprise entre le Tage et la frontière des Ar-
tabres; mais, bien que cette contrée soit naturellement
riche en fruits et en bétail , ainsi qu'en or, en argent et
en autres métaux, la plupart de ces peuples ont renoncé à
tirer partie de ces richesses naturelles pour vivre de bri-
gandage ; de tout temps, en effet, ils ont vécu en guerres
soit entre eux, soit avec leurs voisins d'au delà du Tage,
jusqu'à ce que les Romains aient mis fin à cet état de
choses en faisant descendre les peuples de la montagne
dans la plaine et en réduisant la plupart de leurs villes à
n'être plus que de simples boui^s, en même temps qu'ils
fondaient quelques colonies au milieu d'eux. C'étaient les
montagnards, comme on peut croire^qui avaient commencé
le désordre : habitant un pays triste et sauvage, et pos-
sédant à peine le nécessaire, ils en étaient venus à convoi-
ter le bien de leurs voisins. Ceux-ci, de leur côté, avaient dû,
pour les repousser, abandonner leurs propres travaux, et,
comme ils s'étaient mis eux-mêmes à guerroyer, au lieu de
cultiver la terre, leur pays, faute de soins, avait cessé de
rien produire, voire même les fruits qui lui étaient naturels,
pour devenir un vrai repaire de brigands.
6. Les Lusitans, à ce qu'on dit, excellent à dresser des
embuscades et à éclairer une piste ; ils sont agiles, lestes et
souples. Le bouclier dont ils se servent est petit, n'ayant
que deux pieds de diamètre, la partie antérieure en est
concave, et ils le portent suspendu à leur cou par des cour-
roies, on n'en voit pas qui ait d'anse ou d'agrafes. Us sont
armés en outre d'un poignard ou coutelas^ ; la plupart ont
des cuirasses de lin, d'autres, mais en petit nombre, por-
tent la cotte de mailles et le casque à triple cimier; généra-
lement leurs casques sont de cuir. Les fantassins ont aussi
des cnémides, et tiennent à la main chacun plusieurs jave-
lines ; quelques-uns se servent de lances à pointe d'airain'.
1. Quelques Mss. portent cinquante, Pline compte quarante-six peuples en
Lusitanie, IV, 35. — 2. Il est probable, comme dit Kramer, que, dans le texte
primitif, la mention de Tépée à double tranchant, (itpoc ditf laroiiov, décrite par
Diodore (V, 54), précédait celle du poignard, ica^a^f i^.
\
LIVRE m. 253
On ajoute que, parmi les peuples riverains du Durius, il en
est qui vivent à la façon des Lacédémoniens, se frottant
d'huile et se servant d'étrillés* et d'étuves chauffées à Taide
de pierres rougies au feu, puis se baignant dans Teau froide
et ne faisant jamais qu'un seul repas, très-proprement ap-
prêté, il est vrai, mais d'une extrême frugalité. Les Lusi-
tans font de fréquents sacrifices aux dieux, et examinent les
entrailles, sans les arracher du corps de la victime ; ils ob-
servent aussi les veines de la poitrine, et tirent en outre
certaines indications du simple toucher. Ils consultent
même dans certains cas les entrailles humaines, se servant
à cet effet de leurs prisonniers de guerre, qu'ils revêtent au
préalable de saies pour le sacrifice, et, quand la victime
tombe éventrée de la main de l'haruspice, ils tirent un pre-
mier avertissement de la chute même du corps. Souvent
aussi ils coupent la main droite à leurs captifs et en font of-
frande aux ddeux.
7. Tous ces montagnards sont sobres, ne boivent que de
l'eau et couchent sur la dure ; ils portent les cheveux longs
et flottants à la manière des femmes, mais, pour combattre,
ils se ceignent le front d'un bandeau. Ils se nourrissent sur-
tout de la chair du bouc. Dans leurs sacrifices au dieu
Mars, ils immolent aussi des boucs, ainsi que des prison-
niers de guerre et des chevaux. Ils font en outre des héca-
tombes de chaque espèce de victime, à la façon des Grecs ^.
Us célèbrent des jeux gymniques, hoplitiques et hippiques,
dans lesquels ils s'exercent au pugilat et à la course, et si-
mulent des escarmouches et des batailles rangées. Les trois
quarts de l'année, on ne se nourrit dans la montagne que
de glands de chêne, qui, séchés, concassés et broyés, servent
à faire du pain. Ce pain peut se garder longtemps. Une
espèce de bière faite avec de l'orge y est la boisson ordi-
naire; quant au vin, il est rare, et le peu qu'on en fait est
bientôt consommé dans ces grands banquets de famille
i, [x«l Ç6(rTp]«i« au lien do ftç, eorreetion de M. Mûller. Voy. Index var. lect,^
p. WS, col. 2, 1. 24. Cf. Meioeke, Vind. Stràb.j p. 28. — 2. .10? »«l niv^àpiç fi)«t
« ndvra e&iiy kx9.xév, » Oloso évideiite dénoncée par M. Meineke, ibid.t p. 29.
254 GÉOGRAPHIB DE STRABON.
si fréquents chez ces peuples. Le beurre y tient lieu d'huile.
On mange assis; il y a pour cela des stalles en pierre, qui
régnent tout autour des murs et où les convives prennent
place suivant l'âge et le rang. Les mets circulent de main
en main. Tout en buvant, les hommes se mettent à danser,
tantôt formant des chœurs au son de la flûte et de la
trompette, tantôt bondissant un à un à qui sautera le
plus haut en Tair et retombera le plus gracieusement à ge-
noux ^ Dans la Bastétanie, les femmes dansent aussi mêlées
aux hommes, chacune ayant son danseur vis-à-vis, à qui
elle donne de temps en temps les mains*. Tous les hom-
mes sont habillés de noir , ils ne quittent pas à propre-
ment parler leurs saies, s'en servant même en guise de
couvertures sur leurs lits de paille sèche : ces manteaux,
comme ceux des. Celtes, sont faits de laine grossière ou
de poil de chèvre '. Quant aux femmes, elles ne portent
que des manteaux et des robes de couleur faites d'étoffes
brochées. Dans l'intérieur des terres, on tie connaît, à
défaut de monnaies, que le commerce d'échange, ou bien
on découpe dans des lames d'argent de petits morceaux
qu'on donne en payement de ce qu'on achète. Les cri-
minels condamnés à mort sont précipités; mais les par-
ricides sont lapidés hors du territoire, par delà la frontière
la plus reculée^. Les cérémonies du mariage sont les
mêmes qu'en Grèce. Les malades, comme cela se pratiquait
anciennement chez les Assyriens ', sont exposés dans les
rues pour provoquer ainsi les conseils de ceux qui ont été
atteints des mêmes maux. Antérieurement à l'expédition
de Brutus, ces peuples ne se servaient que de bateaux de
cuir pour traverser les œstuaires et étangs de leur pays ;
1. Quelque chose comme le saut des Basques: Cf. Meineke, i5ti., p. 29. »
ayTt^«|x6., correction de M. MÛller. — 3. XTi^ai$o»oiToû(nv* l^lvou; iï ^ alYtloi<
xeOvToi (se. (rà-^oi<i) au lieu de tn- xY)pivoi< ^i i-ry*'®^? X* Correction des plus ingé-
nieuses due encore àM.MûUer.Voy. Index var, lect., p. 955 et 956.-4. U« tûv
opuy Tûv dicutrâTti), Conjecture de M. Mûller, au lieu de tQv icoraji-Av. M.
Meineke supprime ces derniers mots purement et simplement. Voy. Vind,
Strah,f p. 30, —'5. Les Msi, portent EgifptierUy mais Terreur est évi-
dente.
\
LTVhS UU 255
aujourd'hui ik commencent aussi à avoir des canots creu-*
ses dans nn seul tronc d'arbre^ mais l'osage en est encore
peu répandu. Le sel qu'ils recueillent est rouge poui^
pre, seulement il devient blanc quand il est écrasé. Tel
est le genre de vie de tous les montagnards, et, conmie je
l'ai déjà dit, je comprends sous cette dénomination les
différents peuples qui bordent le c6té oriental de llbérîe
jusqu'au pays des Yascons et au Mont Pyréné, à savedt
les Gallaïques, les Astures et les Gantabres, qui ont ton» ei
effet une manière de vivre uniforme : je pourrais sans doute
faire la liste de ces peuples plus longue, mais je n'en ai
pas le courage et je recule, je l'avoue, devant l'ennui d'une
transcription pareille , n'imaginant pas d'ailleurs que per*
sonne puisse trouver du plaisir à entendre des noms comme
ceux des Pleutaures *, des Bardyètes, des AUobriges et d'au-
tres moins harmonieux et moins connus encore.
8. Au surplus, ce n'est pas seulement la guerre qui a en-
gendré chez ces peuples ces mœurs rudes et sauvages,. elles
tiennent aussi à l'extrême éloignement oii leur pays se trouve
des autres contrées, car pour y arriver soit par terre, sdt
par mer, il faut toujours faire un chemin très-long, et na-
turellement, cette difficulté de communication leur a fait
perdre toute sociabilité et toute humanité. Il faut dire pour-
tant qu'aujourd'hui le mal est moins grand par suite du
rétablissement de la paix et des fréquents voyages que les
Romains font dans leurs montagnes. Restent quelques tri-
bus* qui ont jusqu'ici moins participé que les autres à ce
double avantage, celles-là ont conservé un caractère plue
farouche, plus brutal, sans compter que chez la plupart
d'entre elles cette disposition naturelle a pu se trouver
augmentée encore par Tâpreté des lieux et la rigueur du
climat^. Mais, je le répète, toutes les guerres se trouvent
1. Par analogie avec les Artabres et les Gantabres, dont le nom pa/ait soBvent
dans les Nss^ sous la forme Kâvraupoi, M- Millier croit qae ce nom, d'aiUeurs
inconnu, pourrait bien être nXeûxaSpoi au lieu de nXràToupou Voy. Ind, var. leet,,
p. 956, coi. 1, 1. 42. — 3. Kal à%6 tûv tâicuv Xu«p6Ti|teç lvlot< xal xfiv Ai^,
au lieu de xal xQv à^&Vf correction de M. Meineke. Voy. Vind* Sirab., p. 80.
0
256 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
aujourd'hui terminées; les Gantabres eux-mèine$, qui
de, tous ces peuples étaient les plus attachés à leurs habi-
tudes de brigandage, ont été réduits par César-Auguste,
ainsi que les tribus qoii les avoisinent, et, au lieu de dévaster
comme par le passé les terres des alliés du peuple romain,
il& portent maintenant les armes pour les Romains mêmes :
tel est le cas aussi des Goniaci *, [des Aruaci], qui habitent
[la ville de Segida^],aux sources de TÈbre, [desBelli et des
Tytthi] '.De plus, Tibère a, sur l'indication d'Auguste, s'bn
prédécesseur, envoyé dans ces contrées un corps de trois
légions, dont la présence se trouve avoir beaucoup fait déjà,
non-seulement pour pacifier, mais encore pour civiliser une
partie de ces peuples.
CHAPITRE IV.
. *
La partie de l'Ibérie qui nous reste à décrire comprend :
l^ tout le littoral de notre mer des Colonnes d*Hercule au
Mont Py rené ; 2^ toute la région intérieure située au-dessus
de ladite côte. Or, cette région intérieure, de largeur iné-
gale, a un peu plus de 4000 stades de longueur, c'est-à-dire
2000 stades de moins que la côte à laquelle elle correspond
et dont on décompose la longueur ainsi qu'il suit : du mont
Galpé, voisin des Colonnes d'Hercule, à Carthage-la-Neuve,
ulie première section de 2200 stades, occupée par les Bas-
tétans , les mêmes qu'on nomme quelquefois les Bastilles,
et en partie aussi par quelques tribus orétanes; puis, de
Carthage-la-Neuve à l'Èbre, une seconde section de même
longueur ou peu s'en faut que la première, et occupée par
les Édétans; enfin ime troisième section de 1600 stades,
s'étendant en deçà de l'Èbre jusqu'au Mont Pyréné et aux
Trophées de Pompée, et habitée dans une partie encore
1. Peut-être les Concani d'Horace, de Pomponius Mêla et de Silius Italiens.
Voy. Mûller : Ind. var. lect., p. 956, col. l, 1. 60. — 2. Olxovvctç leyi^iiv [itôXiv
Apoiioxoi, xa\ BcUol xal] TouTeoi, au Ueu de olxovvxtç itXî|v Toyi<roi : l'une des plus
Ingénieuses restitutions de M. MUUer* Voy. Index var. lect., p. 956, col. i et à.
i
LIVRE III. 257
par quelques tribus d'Édétâns, et dans le reste par la na-
tion des Indicètes, laquelle est partagée en quatre tribus.
2. Reprenons maintenant du mont Galpé pour décrire
toute cette côte en détail. Tout le long de la Bastétanie et
du territoire des Orétans règne une chaîne de montagnes
couverte de hautes et épaisses futaies, qui forme la sépa-
ration entre le littoral et la région intérieure : cette chaîne,
en maint endroit, possède aussi des mines, des mines d'or
et d'autres métaux. La première vile qu'on rencontre dans
cette partie de la côte estMalaca. Située juste à la même dis-
tance de Galpé que Gadira, Malaca est Yemporium ouïe mar-
ché que fréquentent de préférence les peuples numides* de
la côte opposée. II s'y trouve d'importants établissements de
salaisons. Quelques auteurs pensent que cette ville n'est
autre que Msenacé, que la tradition nous donne pour la plus
occidentale des colonies phocéennes, mais il n'en est rien.
L'emplacement de Mœnacé, ville aujourd'hui ruinée,, se
trouve à une distance plus grande de Galpé, et, d'ailleurs,
le peu de vestiges qui en restent dénotent une ville hellé->
nique , tandis que Malaca, en même temps qu'elle est plus
rapprochée de Galpé, a la physionomie complètement phé-
nicienne. Vient ensuite la cité des Exitans, qui a donné son
nom aussi à un genre de salaisons estimées.
3. Abdères, qui lui succède, est également d'origine phé-
nicienne. Au-dessus de cette ville, maintenant, dans la mon*
tagne, se trouve, dit-on, Odyssea, la ville d'Ulysse, avec le
temple de Minerve qui en dépend. Posidonius affirme le
fait, ainsi qu'Artémidore et Asclépiade deMyrlée, grammai-
rien connu pour avoir professé chez les Turdétans et pour
avoir publié sous forme de relation de voyage une description
des peuples de ces contrées. Ge dernier auteur ajoute que les
parois du temple de Minerve à Odyssea supportent encore les
boucliers et les éperons de navire qui y furent fixés ancienne-
ment en commémoration des erreurs d'Ulysse. H veut aussi
qu'il y ait eu chez les Gallaïques.un établissement formé par
t. NeuiMi aa Uea de vai^oK que portent les Mss., correction de Tyrwhitt.
Gl^OGR. DB STRABON. I.— 1 7
258 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
quelques-uns des compagnons de Teucer, et rappelle en
même temps qu'on voyait naguère en ce pays deux villes ap^
pelées Tune Hellènes et l'autre Amphilochi, ce qui semble-
rait prouver qu'Amphilochus était venu mourir ici, et que
ses compagnons, continuant d'errer à Taventure, avaient
poussé plus loin jusque dans l'intérieur des terres. Suivant
une autre tradition recueillie par le même auteur, quelques-
uns des compagnons d'Hercule auraient également fondé un
établissement en Ibérieill y serait venu aussi une colonie
messénienne. Enfin Âsclépiade et d'autres auteurs nous
parlent d'une bande de Lacédémoniens qui auraient occupé
une partie de la Gantabrie. Ajoutons qu'il se trouve dans
la même contrée une ville du nom d'Opsicella [ou d'O-
cela'], qui passe pour avoir été fondée par Ocelas, l'un
des héros qui accompagnaient Anténor et ses enfants lors
de leur passage en Italie. En Libye, d'autre part, s'il faut
ajouter foi aux rapports des marchands. Gadirites, comme
ont fait certains auteurs que nomme Artémidore , il existe
réellement au-dessus de laMaurusie, et dans le voisi-
nage des Éthiopiens occidentaux , des peuples appelés
Lotophages parce qu'ils se nourrissent de la plante et ra-
cine du lotoSj laquelle les dispense de boire ou plutêt leur
tient lieu de boisson, le pays qu'ils habitent et qui se pro-
longe jusqu'au-dessus de Cyrène étant complètement dé-
pourvu d'eau. Ce ne sont même pas là les seuls Lotophages^
car on donne ce nom aussi aux habitants de l'île Méninx,
l'une des deux îles qui commandent l'entrée de la Petite
Syrte.
4. On conçoit donc parfaitement que l'imagination d'Ho-
mère ait pu, modifiant sur ce point les traditions rela-
tives aux erreurs d'Ulysse, transporter par delà les Colonnes
d'Hercule, en pleine mer Atlantique, une partie des aven-
tures du héros (car ici, tant par le choix des lieux que par
les autres circonstances, la fiction s'écartait assez peu des
données positives de l'histoire pour paraître presque vrai-
1. Voy. MtUler : Index var. lect., p. 957, col. l, 1. 9.
LIVRE III. 219
semblable); on conçoit également qu'il se soit trouvé des
personnes, comme voilà Gratès de Mallos et d'autres en-
core, qui, conciliant leur foi dans ces traditions historiques
avec le respect dû à la grande érudition d'Homère, ont
fait de ses poèmes un sujet de discussions scientifiques. En
revanche, il y a des auteurs qui • ont compris l'œuvre du
, poëte de façon si rustique, on peut dire, que, non contents
îde lui refuser, comme ils auraient pu faire au fossoyeur
|)U au simple moissonneur, la science et l'érudition propre-
ment dite, ils ont traité d'insensé quiconque avait pu sou-
''mettre ses poëmes à ime étude, à un examen scientifique ;
et jusqu'ici personne, soit parmi les grammairiens, soit
parmi les mathématiciens, n'a osé entreprendre une dé-
fense en règle d'Homère, ni même rectifier ou contredire
d'une façon quelconque les assertions de ces auteurs. Il
me semble pourtant possible de justifier Homère de la
plupart des reproches qu'on lui a adressés et de rectifier
qui plus est mainte erreur de ses critiques, notamment
celles où ils sont tombés, pour avoir cru aux mensonges de
Pythéas, dans l'ignorance complète oii ils étaient de la
géographie des contrées qui bordent l'Océan à l'O. et au
N. delà terre habitée. Mais laissons ce sujet, qui deman-
derait à être traité d'une manière spéciale avec tous les
développements qu'il comporte.
5. Quant à ces migrations des Hellènes chez les peuples
barbares, il y a lieu de croire qu'elles avaient eu pour
cause le morcellement de la nation hellénique en tant de
petites fractions ou États, que l'orgueil empêchait de former
aucun lien ensemble, ce qui les laissait sans force contre
les agressions venues du dehors. Ce même orgueil pré-
somptueux existait au plus haut degré chez les Ibères,
joint à un caractère naturellement faux et perfide. Habiles
à surprendre leur ennemi, ces peuples ne vivaient que de-
brigandages, risquant bien de petits coups de main, mais
jamais de grandes entreprises, faute d'avoir su doubler
leurs forces en fondant une ligue ou confédération puis-
sante. Autrement, s'ils avaient consenti à unir leurs armesy
260 GEOGRAPHIE DE STRABON.
on n'eût point vu la meilleure partie de leur pays si facile-
ment envahie et conquise par les Carthaginois et plus an-
ciennement encore par les Tyriens, puis par les Celtes, les
mêmes que Ton nomme aujourd'hui Geltibères etVérons,
et plus récemment par Yiriathe, un brigand, par Sertorius
et par maint autre chef jaloux, comme lui, d'agrandir son
empire. Après quoi, vinrent les Romains qui, ayant attaqué
et vaincu une à une chaque tribu ibère ^ , perdirent il est
vrai beaucoup de temps dans cette longue suite de guerres
partielles, mais finirent après deux cents ans et plus par voir
le pays tout entier réduit en leur puissance. — Reprenons
la description méthodique de l'Ibérie.
6. Passé Abdères, la première ville qui se présente est
Garthage-la-Neuve, laquelle fut fondée par Asdrubal, suc-
cesseur de Barca, le père d'Annibal. De toutes les villes
de cette contrée, elle est assurément la plus puissante. Une
situation naturellement forte, un mur d'enceinte admira-
blement construit, la proximité de plusieurs pprts, d'un lac
ou étang et des mines d'argent dont nous avons parlé plus
haut, tels sont les avantages qui la distinguent. On trouve
aussi aux environs de nombreux établissements à saler le
poisson. Enfin cette ville est le principal entrepôt où se
rendent à la fois les populations de l'intérieur pour s'appro-
visionner des denrées venues par mer, et les marchands
étrangers pour acheter les produits venus de l'intérieur du
pays. Entre Carthage-la-Neuve et Tembouchure de l'Èbre,
presque à moitié chemin, on rencontre le cours du Su-
cron * avec une viUe de même nom à son embouchure. Ce
fleuve prend sa source dans un des contreforts de la chaîne
de montagnes qui domine Malaca et le territoire de Car-
thage ; il est guéable, presque parallèle à l'Èbre et un peu
nàoins éloigné de Carthage qu'il ne Test de l'Èbre. Entre
le Sucron, maintenant, et Carthage, et à une faible distance
l. 'Pwjiaîol T* tàv xaxà (fcipi| «pè« toùç 'iSufoç fc&UyjO'» xai' Udffnjv iitfxixxovzK;
luvo^Tciav, au lieu de P. t. tÇ xot* (*,Î^i| ic. t. 'I. itoXijtilv xaO' Ixàffnjv iià taOTTiv
tV «wvaffTilav, correcUon de M. Mûller. cf. Meineke, Vind, Strab., p. 3i.— 2. Les
Mss. portent Socron,
\
LIVRE m. 261
du flenve^ se trouvent trois petites places, dont la population
est massaliote d'origine : la plas connue des trois est He-
meroscopium. Sur le promontoire qui l'avoisine s'élève un
temple consacré à Diane Éphésienne, et en grand honneur
dans le pays. Sertorius en avait fait sa place d'armes mari-
time. C'est effectivement une position très-forte, et un vrai
nid de pirates, qui s'aperçoit de très-loin en mer : on l'ap-
pelle le Dianium (ce qui équivaut pour nous à Ârtemisium).
A proximité de ce cap se trouvent des mines de fer de bonne
qualité, et les petites îles de Planesia et de Plumbaria, puis,
en dedans de la côte, une lagune de 400 stades de tour. On
voit ensuite, en se rapprochant de Garthage, Tile d'Hercule,
dite Scombroaria [ou Scombrarid] S à cause des scombres
qu'on y pêche et qui servent à faire le meilleur garum :
cette île est située à 24 stades de Garthage. De l'autre c6té
du Sucron, dans la direction des bouches de l'Ëbre, s'élève
Sagonte, colonie zacynthienne, qu'Annibal détruisit contre
la foi des traités, ce qui donna lieu à la seconde guerre pu-
nique. Près de Sagonte sont les villes de Gherronesos^
d'Oleastrum et de Cartalias, puis, sur les bords mêmes de
rÈbre, à l'endroit où l'on passe ce fleuve, la colonie de
Dertossa. L'Èbre, qui prend sa source dans le pays des
Gantabres, coule au midi à travers une plaine de grande
étendue et parallèlement aux Monts Pyrénées.
7. Entre les bouches de l'Ëbre et l'extrémité du
Mont Pyréné, sur laquelle s*élève le Trophée de Pompée,
la première ville qu'on rencontre est Tarracon, qui, sans
avoir de port proprement dit, occupe sur les bords d'un
golfe une situation avantageuse à tous égards, elle n'est
pas moins peuplée aujourd'hui que Garthage, et, se trouvant
commodément placée pour être le centre des voyages on
tournées des préfets, elle est devenue conmie qui dirait la
métropole, non-seulement de la province en deçà de l'Èbre,
mais encore d'une bonne partie de la province Ultérieure»
Il suffit du reste de voir à quelle proximité elle est des
1. Voy. Mûllcr: Index var. Zec/.,p. 9j7,co]. 3j. 3.
262 GÉOGRAPHIE DE.STRABON.
Gymnesiae et d'Ébysus, îles, comme on sait, très-considé-
rables, pour comprendre toute Timportance de sa position.
Ératosthène va jusqu'à faire de Tarracon une station ma-
ritime, mais il est contredit sur ce point par Artémidore,
qui nie formellement qu'elle possède môme un ancrage pas-
sable.
8. Généralement, depuis les Colonnes d*Hercule jusqu'ici,
la côte n'offre qu'un très-petit nombre de ports; en revanche,
de Tarracon à Emporium, les bons ports ne sont point rares.
Le sol, qui plus est, dans cette partie du littoral, se fait re-
marquer par sa fertilité, notamment chez les Lœétans^,
chez les LartolϏtes^ etc. Emporium, colonie de Mas-
salia, n'est qu'à 40* stades environ du Mont Pyréné et de la
frontière de la Celtique ; tout son territoire, le long de la
côte, est également riche, fertile et pourvu de bons ports.
On y voit aussi Rhodopé [ou Rhodé]*, petite place dont la
populaGon est emporite, mais qui, suivant certains auteurs,
aurait été fondée par les Rhodiens. Diane d'Ëphèse y est,
ainsi qu'à Emporium, l'objet d'un culte particulier, nous
en dirons la raison en parlant de Massalia. Dans le principe,
les Emporites n'avaient occupé que cette petite lie voisine
de la côte, qu'on appelle aujourd'hui Palœopolis, la Vieille-'
Vilky mais actuellement leur principal établissement est sur
le continent, et comprend deux villes distinctes, séparées
par une muraille, voici pourquoi : dans le voisinage immédiat
du nouvel Emporium se trouvaient quelques tribus d'Indi-
cètes, qui, tout en continuant à s'administrer elles-mêmes,
voulurent, pour leur sûreté, avoir avec les Grecs une en-
ceinte commune. Parlefeit, l'enceinte fut double*, puis-
qu'un mur transversal la divisa par le milieu. Mais, avec le
temps, les deux villes se fondirent en une seule cité, dont
1. Les Mfis. portent Léétans. Knuner a rétabli la forme Lsétans d'après
Ptolemée (II, 5). Le même peuple est appelé Laletani dans Pline, III, 4, 22. —
2. M. Mùller propose de changer ce nom en Lamolxetœ ou Lamolœetani.
Voy. Mûlea; nom. rtr^mque, p. 83». — 3. *0«w TtTT«e««ovTa au lieu de «Tpaxur-
y.aiouç que portent les Mss., correction de M. Meineke. — 4. Voy. M. Mûller
Index mr. lect., p. 957, col. 2, 1. '^3. — 5. Nous avons cherché a donner un
sens passable aux mots ^iit>oûv 8ï toûtov , pour les conserver. N'en pouvant
rien faire Groskurd et Meineke les suppriment.
LIVRE III. 263
la constitution se trouva être un mélange de lois grecques
et de coutumes barbares, ce qui du reste s'est vu en beau-
coup d'autres lieux.
9. Ajoutons qu'à, peu de distance d'Emporium passe nn
cours d'eau qui descend du Mont Pyréné, et dont Tembou-
chure ser:t de port à la ville. Les Emporites sont très>babiles
à tisser le lin. Des terres qu'ils possèdent dans l'intérieur,
les unes sont fertiles, les autres ne produisent que du
sparte ^ ou jonc de marais, de toutes les espèces de jonc la
moins propre à être mise en œuvre. On appelle tout ce can-
ton la Plaine des Joncs {Campus Juncarius), Ce sont en-
core des Emporites qui occupent l'extrémité de la chaîne du
Mont Pyréné jusqu'aux Trophées de Pompée. Au pied do
ce monument passe la route que suivent les voyageurs ve*
nant d'Italie qui se rendent dans l'Ibérie ultérieure, et no-
tamment dans la Bétique. Cette route tantôt longe la mer et
tantôt s'en écarte, mais cela surtout dans la partie occi-
dentale de son parcours. Elle se dirige sur Tarracon depuis
les Trophées de Pompéo, en passant par la Plaine des
Joncs, par Veteres ' et par la plaine Marathony autrement
dite en latin Fœnîcularius campus y à cause de la grande
quantité de fenouil (uàpaôov) • qu'elle produit ; puis, de Tar-
racon, elle gagne le passage de TÊbre à Dertossa, traverse
ensuite Sagonte et Sœtabis^, et commence à s'éloigner
insensiblement de la mer, après quoi elle atteint le Champ
Spartaire, comme qui dirait chez nous le Champ des
Schœnes^: c'est une grande plaine sans eau, oii croît abon-
damment l'espèce de sparte qui sert à faire les cordages
et qu'on exporte en tout pays, surtout en Italie. Autre-
fois, ladite route passait par le milieu juste de la plaine et
par Egelastae, seulement- on la trouvait longue et difiicile, on
1. Le S-pario hasto ou VAWardin des Espagnols, Lygeum Spartum des bota*
nistes. Voy Meyer, ouvr. cité, p. 7. — 2. Voy. Mûller : Index fxtr, lect.. p.
957, col. 2, 1. 36, et Index nominum rerumque, v. Veteres. Cf. Meineke :
Vind. Strao.y p. 82. — 3 Fœniculum officinale. — 4. Les Mss. donnent
Setatfis. M. Mûller (Jbid.^ 1. 38) regrette cette leçon mais ne Ta conservée
ni dans le texte ni dans son Iniex nom. rerumjue. — 5. Sparto des Es-
pagnols, Stipa ou Macrochloa tenacissima des botanistes. Voy. Meyer, ouvr.
cité, p. 7.
264 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
en a alors tracé une nouvelle plus rapprochée de la côte,
qui ne fait plus que toucher au Champ Spartaire, mais qui
aboutit, comme Tancienne, aux environs de Gastion et d'O-
bulcon, vu qu'il faut nécessairement passer par ces villes
pour aller à Gorduba et à Qadira, les deux plus impor-
tantes places de commerce de toute Tlbérie. Obulcon est
à 300 stades environ de Gorduba, et, au dire des histo-
riens, Gésar mît vingt-sept jours pour venir de Rome à
Obulcon, où campait son armée, quand le moment fut venu
pour lui d'ouvrir la campagne deMunda.
10. Tel est Taspect que présente la côte d'Ibérie depuis
les Golonnes d'Hercule jusqu'à la frontière de Gsltique.
Quant à la région intérieure située au-dessus de cette côte
(et j'entends par là tout le pays qui s'étend en deçà des
Pyrénées et du côté septentrional de Tlbérie jusqu'au ter-
ritoire des Astures), deux chaînes de montagnes principales
la divisent : l'une qui court parallèlement au Mont Pyréné
et qui commence chez les Cantabres pour aller finir aux
bords mêmes de notre mer (on l'appelle l'Idubeda) et l'autre
qui, se détachant du milieu de celle-là, se prolonge au cou-
chant, puis incline au midi, dans la direction de la côte
que nous avons vu conmiencer aux Golonnes d'Hercule :
cette deuxième chaîne, très-peu élevée d'abord et complète-
ment nue, se relie, après avoir traversé le champ Spar-
taire, à l'épaisse forêt située au-dessus du territoire de
Carthage-la-Neuve et de Malaca: on la nomme l'Orospeda.
Entre le mont Pyréné et l'Idubeda est l'Èbre, fleuve qui
coule parallèlement à Tune et à l'autre chaînes, et se gros-
sit des rivières et autres cours d'eau qui en descendent.
Sur les bords de l'Èbre s'élèvent la ville de Gœsaraugusta
et celle de Gelsa, colonie romaine, où l'on passe le fleuve sur
un pont de pierre. Différents peuples habitent la contrée
dont nous parlons : le plus connu est celui des laccétans.
Son territoire commence avec les premières pentes du
Mont Pyréné, puis se déploie dans la plaine, pour finir aux
environs d'Ilerda et d'Osca, villes appartenant aux Ilergèles
et situées non loin de l'Ebre. Ge sont ces deux villes, avec
UVRE ni. 265
Galaguris^ Tune des cités des Yascons, et les deux places
maritimes de Tarracon et d'Hemeroscopium, qui furent
témoins des derniers efforts de Sertorius, après qu'il eut
été chassé hors de la Celtibérie, et c'est à Osca qu'il fut
assassiné. Plus récemment, dans les environs d'Ilerda,
Afraniuset Petreius, lieutenants de Pompée, ont été vaincus
par le divin César. Ilerda est à 160 stades à TE. de l'Èbre,
à 460 stades environ au N. de Tarracon et à 540 stades
au S. d'Osca. Ces mêmes villes sont traversées par la route
qui part de Tarracon et va jusque chez les Yascons des
bords de l'Océan, à Pompelon, voire plus loin à Oeasoun *,
ville bâtie sur l'Océan même : cette route mesure 2400 sta-
des et s'arrête juste à la frontière de TÂquitaine et de l'I-
bérie. Le pays des laccétans fut aussi naguère le théâtre de
plusieurs combats entre Sertorius et Pompée, et c'est là
qu'eut lieu plus tard la lutte de Sextus, fils du grand
Pompée, contre les lieutenants de César. Puis, audessus de
la laccétanie, dans la direction du nord, habite la nation
des Yascons, qui a pour ville principale Pompelon , comme
qui dirait la ville de Pompée.
1 1 . Des deux versants du Mont Pyréné, celui qui re-
garde ribérie est couvert de belles forêts, composées d'ar-
bres de toute espèce , notamment d'arbres toujours verts ;
celui qui regarde la Celtique, au contraire, est en-
tièrement nu et dépouillé ; quant aux parties centrales de
la chaîne, elles contiennent des vallées parfaitement habi-
tables : la plupart de ces vallées sont occupées par les
Cerrétans, peuple de race ibérienne, dont on recherche les
excellents jambons à l'égal de ceux de [Cibyre]', ce qui
est une grande source de richesse pour le pays.
1. Voy.Mûller : Index var, /ecf.,p. 957, col. 2, 1. 63, et Index nom. rêrumqœ,
V. Oecuon. — s.Kt&jpa-cwaiçaulieu de KavraSpwai^qae donnent les Mss. Lacitation
de ce passage par Atbénée (1. XIV, p. 657) nous a paru devoir remporter sur
Aragon), nous avons ane raisonplus forte et qui tient aux plus chères h
de notre auteur ; c'est que, toutes les fois qu'il pa»"le d'un produit d
habitudes
c quaiiê
266 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
12. Au delà de l'Idubeda commence immédiatement la
Celtibérie, contrée spacieuse et d'aspect varié, mais dont la
plus grande partie est naturellement âpre, et sujette en outre
aux débordements de grands fleuves*. En effet, sans par-
ler de TAnas et du Tage qui la traversent, c'est là que
commence toute cette suite de cours d'eau qui descendent
vers l'Océan occidental : de ce nombre est le Durius, qui
passe près de Nomantia et de Serguntia*. Quant au Bœtis,
il prend sa source dans TOrospeda, traverse l'Orétanie et
Ise dirige vers la Bétique. Au N. des Geltibères, sur les
confins du territoire des Gantabres-Gonisques, habitent les
Yérons qui, eux aussi, sont issus de la grande émigration
celtique; leur ville principale est Varia, située à Tun des
passages de TEbre. Les Yérons confinent en même temps
aux Bardy êtes, ou, comme on dit souvent aussi aujourd'hui,
auxBardyles*. A TO. maintenant delà Celtibérie se trouvent
quelques tribus d'Astures, de Gallaïques, de Vaccaeens, et
pussi de Vettons et de Garpétans; la même contrée est bor-
née au midi par les Oréta^is et les différentes tribus basté-
tanes et [sidétanes*] qui habitent TOrospeda; elle l'est enfin
du côté de TE. par l'Idubeda.
13. Des quatre cantons ou districts de la Geltibérie, ce
. sont ceux de l'est et du midi qui renferment la nation la
plus puissante, j'entends la nation des Arvaques, laquelle
, confine au territoire des Garpétans et aux sources du Tage.
Leur ville la plus renommée est Nomantia ou Numance, qui,
dans cette fameuse guerre de vingt ans entre les Geltibères et les
Romains, déploya tant de courage ; on sait, en effet, qu'a-
supérieure dans les pays qu'il décrit, c'est en Asie Mineure, sa patrie, qu'il
cherche le terme de comparaison à lui opposer, et cette formule ivâ'xtXXot (pou-
vant le disputer d), qui revient toujours en pareil cas, respire en quelque sorte
la jalousie et Tamour-propre national : tantôt ce sont les laines Coraxiennes ou
de la Colchide. tantôt les tissus d'écorce de la Cappadoce, tantôt le castoreum
du Pont, tantôt les jambons de Cibyra en Phrygie qu'il oppose aux produits
similaires de la Turdétanie. des environs de Carthagène et du pays des Cerré-
tans. — Voy. du reste Mûller, Index var, lecl., p. y57, col. 2 et 958, col. 1.
Cf. Meineke : Vind, Strab., p. 33. — l. Voy. Vind. Strab., p. 34, l'observation
très-juste de M. Meineke sur la valeur que Strabon attache au mot «oxapiô-
xXt»rro<.— 2. Voy. Sur la double forme de ce nom Serguntia et Seguntia la
note de M. Mûlier, ibid.y p. 958, col. 1. 1. so. — 3. Voy. Mûller, t6tU, 1. 58- —
4. Sur la triple et quadruple forme de ce nom, voy. Mûller, «èta., 1; 62.
uvKij: ni. 207
près avoir détruit plusieurs armées romaines avec leurs chefe
les Numautins, enfermés dans leurs murailles, finirent par se
laisser mourir de faim, à l'exception d'un petit nombre, qui
aima mieux rendre la place. Les Lusons, qui habitent égale-
ment la partie orientale de la Celtibérie, confinent, comme
ies Arvaques, aux sources du Tage. A ces derniers appar-
tiennent encore les villes de Segeda^ et de Pallantia. Mais
pour en revenir à Numance, elle est à 800 stades de dis-
tance de Cœsaraugusta, qui se trouve, avons-nous dit, sur
les bords mêmes de TÈbre. Segobriga et Bilbilis, aux en-
virons desquelles eut lieu la lutte entre Métellus et Serto-
rius, sont aussi des villes de la Geltibérie. De plus, dans
rénumération que fait Polybe des peuples vaccéens et cel-
tibères et des principales localités qui leur appartiennent,
nous trouvons comprises les villes de Segesama et d'Inter-
catia. Ce qu'on lit dans Posidonius, que Marcus Marcel-
lus put lever en Geltibérie un tribut de 600 talents, donne
à penser que les Celtibères formaient une nation nom-
breuse et riche, bien qu'habitant une contrée si peu fer-
tile. Mais en même temps Posidonius relève ce qu'avait
dit Polybe, que Tiberius Gracchus avait détruit 300 villes
en Geltibérie, il le plaisante à ce sujet, et l'accuse d'avoir
voulu complaire à Gracchus en donnant le nom de villes à
de simples tourSy comme il arrive dans les pompes triom-
phales. Or, il pourrait bien se faire qu'au fond il eût raison,
car généraux et historiens se laissent aller volontiers à ce
genre de mensonge qui consiste à embelUr les faits; il me
parait même évident que ceux qui ont compté plus de
1000 villes en Ibérie ne l'ont fait aussi que pour avoir
donné le nom de villes à de simples bourgades y le pays
ne comportant pas naturellement un grand nombre de
villes, tant le sol en est pauvre, la situation peu centrale
et l'aspect sauvage, et les mœurs des Ibères, ainsi que
leur manière de vivre (j'excepte ceux du littoral de la
mer Intérieure), ne supposant rien non plus d'analogue,
1. Voy. Mûlier, Index var. leci,, p. 958, col. 9, .6.
268 GÉOGRAPHIE DE STBABON.
puisque la sauvagerie est le fait des populations qui vivent
dispersées dans des bourgs et que la plupart des Ibères
sont des sauvages, sans compter que les villes elles-mêmes
ne peuvent guère exercer leur influence civilisatrice, quand
la majeure partie de la population continue à habiter les
bois et menace de là la tranquillité de leurs voisins.
14. Aux Celtibères, dans la direction du midi, succèdent
les peuples qui habitent TOrospeda et la plaine du Sucron :
ces peuples sont, outre les Sidétans, qui s'étendent jusqu'à
Garthage^ les Bastétans et les Orétans, qui s'étendent, eux,
presque jusqu'à Malaca.
15. Dans leurs guerres, on peut dire que les Ibères n'ont
jamais combattu autrement qu'en peltasteSy car, par suite
de leurs nabitudes de brigandage ils étaient tous armés à
la légère et ne portaient, comme font, avons-nous dit, les
Lusitans, que le javelot, la fronde et Tépée. Â leur infan-
terie pourtant était mêlée aussi quelque cavalerie : les che-
vaux en ce pays sont dressés à gravir les montagnes et à
fléchir promptement les genoux, quand il le faut, à un signal
donné. L'Ibérie produit un grand nombre de chamois et de
chevaux sauvages; ses lacs ou étangs abondent en oiseaux
[aquatiques], tels que cygnes et espèces analogues; on y voit
aussi beaucoup d'outardes, et, sur le bord des fleuves, des
castors. Mais le castoreum d'Ibérie n'a pas toutes les vertus
que possède celui du Pont; les propriétés médicales, notam*
ment, ne se trouvent que dans ce demieri ce qui est vrai du
' reste aussi de mainte autre substance, du cuivre de Cypre,
par exemple, puisque, au dire de Posidonius, il est le seul
qui donne la cisdmie, le vitriol Bt le spodium. En revanche,
Posidonius nous signale, conmie une exception appartenant
en propre à Tlbérie, cette double particularité que les cor-
neilles y sont aussi noires^ [que des corbeaux], et que la
robe des chevaux celtibériens, qui est naturellement miroi^
tée, change de couleur du moment qu'on les fiait passer dans
1. Voy. sur la négation ajoutée par Casaubon Meineke, ibid., p. 36 : « Quid
enim miraculi habent comices non nigrx?»M, MûUer, de son côté, pense
que Posidonius faisait allusion ici à l'espèce de corneilles dites corbineSt qu'il
n'avait sans doute pas observée ailleurs qu'en Ibérie*
^
uvRE m. 269
la province Ultérieure. H ajoute que ces chevaux ressem-
blent à ceux desParthes, en ce qu'ils ont de même incom-
parablement plus de vitesse et de fond que les autres.
16. Les plantes tinctoriales abondent en Ibérie. Quant
aux arbustes, tels que l'olivier, la vigne, le figuier et autres
semblables, ils croissent tous en quantité sur les côtes qui
bordent notre mer et sur une bonne partie aussi des côtes
de la mer Extérieure. S'ils ne viennent pas également sur
la côte septentrionale, c'est le firoid qui en est cause, mais,
sur les autres points ^n littoral de l'Océan, c'est la faute
des populations, de leur négligence et de l'état d'abjection
dans lequel elles se complaisent par routine, ne cherchant
pas le bien-être, mais seulement le strict nécessaire et la sa-
tisfaction de leurs instincts ou appétits brutaux, à moins qu'on
ne suppose que c'est par un amour raffiné du bien-être, que
les hommes et les femmes, chez ces peuples, emploient pour
se laver et se nettoyer les dents l'urine qu'ils ont laissée
croupir dans des réservoirs, comme font, dit-on, les Gan-
tabres et leurs voisins. Cette coutume-là, à vrai dire, et celle
de coucher sur la dure existent aussi bien chez les Celtes
que chez les Ibères. Suivant quelques auteurs, les Callaïques
sont athées; mais les Celtibères et les peuples qui les bor-
nent au nord ont une divinité sans nom, à laquelle ils rendent
hommage en formant, tous les mois, à l'époque de la pleine
lune, la nuit, devant la porte de leurs maisons, et chaque
famille bien au complet, des chœurs de danse qui se prolon-
gent jusqu'au matin. Les mêmes auteurs racontent, au sujet
desVettons, que les premiers d'entre eux qui mirent le pied
dans un camp romain crurent, en voyant les centurions
aller et venir pour se promener, que c'étaient des fous et
voulurent les reconduire à leurs tentes, ne concevant pas
que des hommes pussent faire autre chose, quand ils ne
combattaient pas, que de rester en place tranquillement
assis ou couchés.
17. U y a quelque chose de barbare aussi, à ce qu'il
semble, dans la forme de certains ornements propres aux
femmes d'Ibérie et que décrit Ârtémidore. Dans quelques
270 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
cantons, par exemple, les femmes se mettent autour du cou
des cercles de fer supportant des corbeaux ou baguettes en
bec de corbin, qui forment un arc au-dessus de la tête et
retombent bien en avant du front ; sur ces corbeaux elles
peuvent, quand elles le veulent, abaisser leurs voiles qui,
en s'étalant, leur ombragent le visage d'une façon très-ëlé-
gante à leur gré ; ailleurs, elles se coiffent d'une espèce de
tympanium ou de petit tambour, parfaitement rond à l'en-
droit du chignon, et qui serre la tête jusque derrière les
oreilles, pour se renverser ensuite en s'évasantpar le haut.
D'antres s'épilent le dessus de la tête, de manière à le
rendre plus luisant que le front lui-même. Il y en a enfin
qui s'ajustent sur la tête un petit style d'un pied de haut ,
autour duquel elles enroulent leurs cheveux et qu'elles
recouvrent ensuite d'une mante noire. Indépendamment de&
détails qui précèdent sur les mœurs étranges de l'Ibérie,
nous trouvons dans les historiens et dans les poètes mainte
détails [plus étranges encore]^, je ne dis pas sur la bra-
voure, mais sur la férocité, sur la rage bestiale des Ibères,
et en particulier de ceux du nord. On raconte par exemple
que, dans la guerre des Gantabres, des mères, tuèrent leurs
en&nts ponr ne pas les laisser tomber aux mains des Ro-
mains; un jeune garçon, dont le père, la mère et les frères
étaient enchaînés, les égorgea tous, sur Tordre de son père,k
l'aide d'un fer qui lui était tombé sous la main ; une femme
égorgea de même tous ses compagnons de captivité. On vit
enfin un prisonnier, que des soldats ivres s'étaient fait ame-
ner au milieu d eux, se précipiter de lui-même dans les
flammes d'un bûcher. Tous ces traits-là , disons-le, se re-
trouvent chez les Celtes, les Thraces et les Scythes, le cou-
rage ( et j'entends le courage des femmes aussi bien que
celui des hommes *) étant une vertu commune à toutes les
nations barbares. Toutes ces femn^s barbares, en effet, tra-
. 1. Ifous avons traduit d*après la restitution proposée par M. Mttller : -rz^iq
9à T{i àifitif (an lien de dXv)Oet^) rg toiaxmn icoXXà [xal àv)6l(rttpa1 ctfirrat Mil p.(}u»-
Uiixtu, — 2. Groskurd et Meineke sont d'avis qu'on retranche de cette piirase les
motS-niv Te Tiûv ovîçHv xai.
UYRE m. 271
vaillent à la terre ; à peine accouchées , elles cèdent le lit à
lenrs maris et les servent. Souvent même, elles accouchent
dans les champs, lavent leur en&nt dans le courant d'un ruis-
seau près duquel elles s'accroupissent, et Temmaillottent
elles-mêmes. En Ligurie, par exemple, Posidonius enten-
dit conter à un certain Gharmolaûs de Massalia, son hôte,
le fait suivant : il avait pris pour lui bêcher un champ des
ouvriers à la journée, des hommes et des femmes; tme
de ces femmes ayant ressenti les premières douleurs de
Tenfantement s'écarta un mroment de l'endroit où elle
travaillait, accoucha et revint aussitôt se remettre à la be-
sogne, pour ne pas perdre son salaire. Gharmolaûs s*aperçut
qu'elle travaillait avec peine, mais sans en deviner d'abord
la cause, il ne l'apprit que tard dans la journée, la paya
alors et la renvoya. Quant à elle, après avoir porté le nou-
veau-né à une fontaine voisine et l'y avoir lavé, elle l'enve-
loppa comme elle put, et le rapporta chez elle sain et sauf.
18. Un autre usage des Ibères, mais qui ne leur est
pas particulier non plus, c'est de monter à deux le même
cheval, l'un des deux cavaliers mettant pied à terre au mo-
ment du combat. De même Tlbérie n'est pas seule à avoir
souffert des invasions de rats et des maladies épidémiques
qui en sont le plus souvent la suite. Les Romains éprou-
vèrent par eux-mêmes en Gantabrie les effets de ce fléau,
et durent, pour s'en délivrer, organiser une chasse en règle,
avec promesse publique d'une prime par tant de rats tués ;
même ainsi, ils eurent de la peine à échapper à la conta-
gion, d'autant que la disette était venue aggraver leur
position : réduits à tirer d'Aquitaine leur blé et leurs au-
tres approvisionnements, ils ne les recevaient qu'à grand'-
péine, vu l'extrême difficulté des chemins. Mais, puisqu'il
est question des Gantabres, rappelons encore un trait qui
montrera jusqu'où pouvait aller leur exaltation féroce : on
raconte que des prisonniers de cette nation, mis en croix,
entonnèrent leur chant de victoire. Assurément de tels
traits dénotent quelque chose de sauvage dans les mœurs. En
voici d'autres, en revanche, qui, sans avoir encore le caractère
272 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de la civilisation, ne sont pourtant plus le fait de brutes.
Ainsi, chez les Cantabres, l'usage veut que ce soit l'époux
qui apporte une dot à sa femme, et les filles qui héritent, à
û charge de marier leurs frères, ce qui constitue une es-
pèce de gynaecocratiCyTégime qui n'est pourtant pas précisé-
ment politique. Un autre usage ibérien c'est de porter ha-
bituellement sur soi* certain poison qui se prépare dans
le pays à l'aide d'une plante semblable à Tache et qui
tue sans douleur, pour avoir ainsi une ressource tou-
jours prête contre les malheurs inattendus ; enfin il n'y a
que les Ibériens pour se dévouer comme ils font à ceux
auxquels ils sont attachés, jusqu'à subir la mort pour eux.
19. Quelques auteurs divisent, avons-nous dit, Tlbérieen
quatre parties, d'autres y comptent jusqu'à cinq divisions.
Mais on ne peut rien préciser à cet égard par suite des chan-
gements politiques survenus en ce pays et du peu de célé-
brité attaché à son nom. Quand il s'agit de contrées bien
connues, de contrées célèbres, on est à même d apprendre
tout ce qui s'y est passé en îaii de migrations de peuples,
de divisions de territoire, de changements de noms et de
circonstances analogues, car il ne manque pas de gens pour
vous en informer, parmi les Grecs surtout, qui sont bien
les plus communicatifs des honmies'. Mais s'agit- il de
contrées barbares et lointaines, divisées qui plus est et
comme démembrées en beaucoup de petits pays, les docu-
ments deviennent rares et peu certains et l'ignorance s'ac-
croît, à proportion que lesdites contrées sont plus distantes
de la Grèce. A vrai dire, les historiens latins cherchent à
imiter ceux de la Grèce, mais ils n'y réussissent qu'impar-
faitement, se contentant de traduire ce qu'ont dit les Grecs,
sans montrer par eux-mêmes une bien vive curiosité. Il en
1. Voy. Index var. lect.^ p. 959, col. 1, 1. 6, les doutes qu'émet M. MûUer sur le
mot «of aTiOtdlai. — 2. M. Meineke rejette comme une glose les mots ol "kakitnaxo.
rdvxitfv fifévam., mais puisque, de son aveu, Strabon n'emploie jamais le mot
<}^AtU en mauvaise part, pourquoi ne pas supposer que le mot Xa^io^aToi pou-
vait avoir aussi dans sa bouche une signilication adoucie, une signification
moins désobligeante que le sens habituel de bavards? C'est cette nuance que
nous avons cherché k, rendre dans notre traduction.
LIVRE III. 273
résulte qae, quand les historiens grecs nous font défaut, les
autres ne nous offrent pas grande ressource pour combler
la lacune. Ajoutons que presque partout les noms les plus
illustres sont des noms grecs d'origine. Le nom d'Ibérie est
de ceux-là, et, suivant certains auteurs, les anciens Grecs
ravalent donné à tout le pays à partir du Rhône et de
l'isthme qui se trouve resserré entre les golfes Galatiques,
tandis que, aujourd'hui, on regarde le Mont Pyréné comme
la limite de Tlbérie, en même temps qu'on fait des noms
d'Ibérie et d'Hispanie deux noms équivalents. Suivant d'au-
tres, le nom d'Ibérie n'aurait désigné d'abord que la région
âtuée en deçà de l'Ëbre ou l'ancien pays des Iglètes, ainsi
appelé du nom d'un peuple qui pourtant, au dire d'Asclé-
piade de Myrlée, n'occupait qu'un territoire relativement
peu étendu. Puis sont venus les Romains qui, en même
temps qu'ils ont appelé la contrée tout entière indifférem-
ment Ibérie et Hispanie, l'ont partagée en province Ulté-
irieure et province Gitérieure, se réservant de modifier en-^
core par la suite la division administrative du pays, suivant
que les circonstances l'exigeraient.
20. Et c'est ce qui vient d'arriver : en vertu du partage ré-
cemment fait des provinces entre le Peuple et le Sénat d'ime
part et le Prince de l'autre, laBétique se trouve attribuée au
peuple, et l'on envoie pour administrer la nouvelle province,
dont la limite orientale passe dans le voisinage de Gastlon,
un préteur assisté d'un questeur et d'un légat . Mais le
reste de l'Ibérie appartient à César, qui y envoie pour
le représenter deux légats , l'un prétorien, l'autre consu-
laire : le prétorien, assisté lui-même d'un légat, est chargé
de rendre la justice aux Lusitans , c'est-à-dire aux popu-
lations comprises entre la frontière de la Bétique et le
cours du Durius jusqu'à son embouchure, car toute cette
partie de l'Ibérie, y compris Emerita-Augusta, a reçu le
nom spécial de Lusitanie. Tout ce qui est maintenant en
dehors de la Lusitanie (et c est la plus grande partie de
ribérie) est placé sous le commandement du légat con-
sulaire, qui dispose de forces considérables, puisqu'il a sous
GÉOOR DS STRABON î. — 18
274 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ses ordres trois légions environ et jusqu'à trois légats.
L'un de ces légats, à la tête de deux légions, garde et ob-
serve toute la contrée située par delà le Darius dans la
direction du nord, c'est-à-dire la Lusitanie des anciens,
appelée aujourd'hui la Calldique^ et, avec cette contrée, les
montagnes qui la bordent au nord et qu'habitent les Astures
et les Gantabres. Le territoire des Astures est traversé par
le fleuve Melsas; un peu plus loin est la ville de Naega, puis,
tout près de Nœga, s'ouvre un œstuaire formé par l'Océan,
qui marque la séparation entre les deux peuples. Toute la
suite de la chaîne jusqu'au Mont Pyréné est sous la garde
spéciale du second légat et de l'autre légion. Quant au troi-
sième légat, il surveille l'intérieur du pays et contient [par sa
seule présence] les togatiy comme qui dirait les populations
pacifiées, lesquelles semblent en effet avoir pris avec la toge
romaine la douceur de mœurs, voire même le caractère et le
génie des Italiens. Ces populations sont celles de la Gelti-
bérie et des deux rives de TEbre jusqu'au littoraL Enfin,
le préfet même, le légat consulaire se tient durant l'hiver
dans la partie maritime de la province, à Carthage surtout
et à Tarracon, double siège de son tribunal ; puis, quand
vient l'été, il part pour sa tournée d'inspection, pendant
laquelle il relève au fur et à mesure sur son passage tous les
abus qu'il est urgent de réformer. Ajoutons qu'il y a dans la
province des procurateurs de César, toujours pris parmi les
chevaliers, et qui sont chargés de distribuer aux troupes
l'argent nécessaire à leur entretien.
CHAPITRE Y.
1. Passons aux îles de l'Ibérie. Les premières que nous
citerons sont lesdeux îles Pityusses et les îles Gymnésies ou
Baliarides, au nombre de deux également : ces îles sont si-
tuées à la hauteur de la côte comprise entre Tarracon et le
Sucron, de la côte où s'élève Sagonte, et toutes les quatre en
LIVRE m. .275
pleine mer, mais les Pityiisses, quoique plus occidentales, se
trouvent par le fait plus au large que les Gymnésies *. L'une
des deux se nomme Ebysus et contient une ville de même nom ;
elle a 400 stades de circuit et à peu près la même étendue
en largeur qu'en longueur. L'autre île, nommée Ophiussa,
est déserte, beaucoup plus petite qu'Ebysus, et très-rap-
proehée .d'elle. Des deux îles Gymnésies, la plus grande
renferme deux villes, Palma et Polentia, situées, lune,
dans la partie orientale, et l'autre, dans la partie occiden-
tale. L*île n*a guère moins de 600 stades en lougueur, et,
en largeur, guère moins de 200. Artémidore, lui, compte
le double pour Tune et pour Tautre dimensions. L'autre
île, plus petite, est à [400]* stades environ de Polentia;
très-inférieure à la plus grande sous le rapport de l'éten-
due, elle n'a rien k lui envier sous le rapport des avan-
tages naturels, car toutes deux sont fertiles et pourvues
de bons ports : seulement, à Ventrée de ces ports se trouvent
des écueils qui exigent quelque précaution quand on vient
delà mer. L'heureuse nature des lieux fait que les habitants
de ces îles, tout comme ceux d'Ebysus, sont d'humeur paci-
fique. Mais la présence parmi eux de quelques scélérats
qui avaient fait alliance avec les pirates de la mer Intérieure
suffit aies compromettre tous, et donna lieu à l'expédition de
Métellus, qui y conquit le surnom de Balèarique et y fonda
en même temps les villes dont nous avons parlé. Du reste,
tout pacifiques que sont les habitants de ces îles, ils se sont
fait, en repoussant les fréquentes agressions auxquelles les
exposaient leurs richesses, la réputation des frondeurs les
plus adroits qu'il y ait au monde ; et, si ce qu'on dit est
vrai, leur supériorité dans le maniement de cette arme re-
monterait à l'époque où les Phéniciens occupèrent ces îles.
On croit aussi que ce sont les Phéniciens qui ont introduit
chez ces peuples l'usage des tuniques à large bordure de
pourpre. [Auparavant ils ne connaissaient que les tuniques
1. Voy. Mûller : Index var. lect., p. 959, col. l, 1. 86. — 2. Yoy. y fndex
var. lect., p. 959, col. i, 1. 51, comment M. Mûller explique ce changement
de nomhro.
276 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
unies et la grossière sisyrne^]^ qu'ils quittaient même pour
marcher au combat, ne gardant alors qu'un bouclier passé
dans leur bras [gauche], tandis que leur main [droite] bran-
dissait une javeline durcie au feu et quelquefois armée
d'une petite pointe de fer. Ils portaient en outre, ceintes
autour de la tête, trois frondes faites de mélancranis*^ de
crin ou de boyau, une longue pour atteindre Tennemi de
loin, une courte pour l'atteindre de près, et une moyenne
pour l'atteindre quand il était placé à une distance médiocre.
Dès l'enfance, on les exerçait à manier la fronde, et, à cet
effet, les parents ne donnaient à leurs enfants le pain dont
ils avaient besoin que quand ceux-ci avec leurs frondes l'a-
vaient abattu de l'endroit où il était placé. Métellus con-
naissait leur adresse, et, quand il fut pour aborder dans leurs
îles, il fit tendre des peaux au-dessus du pont de chaque
navire pour que ses hommes fussent abrités contre les pro-
jectiles des frondeurs gymnésiens. H amenait avec lui
3000 colons pris parmi la population romaine de Tlbérie.
2. A leur fertilité naturelle ces îles joignent un autre
avantage, c'est qu'on aurait peine à y rencontrer aucune
bête nuisible. Les lapins eux-mêmes, à ce qu'on assure,
n'y sont point indigènes, mais un des habitants ayant ap-
porté de la côte voisine un mâle et une femelle, ce premier
couple fit souche, et telle fut l'abondance avec laquelle la
race de ces animaux multiplia tout d'abord, que les po-
pulations, voyant leurs maisons et leurs arbres sapés et ren-
versés, en furent réduites, avons-nous dit, à chercher un
refuge auprès des Romains. Aujourd'hui heureusement l'ha-
bileté des chasseurs ne laisse plus le fléau prendre ainsi le
dessus et les propriétaires sont libres de cultiver leurs
terres avec profit. — Les îles dont nous venons de parler
sont situées en deçà des Colonnes d'Hercule.
t. Sur la restitution de ce passage, voy. Meineke : Vind. Strab.^ p. 37.
Cf. MûUer : Ind. var. lect.y p. 959, col. 2., lig. 8. — 2. Le Schœnus mucroriatus,
suivant Sprengel; mais, plus vraisemblablement, suivant Fraas, le Schœnus
ni0ricaru. Voy. Meyer, ouvr. cité, p. 9. Quant à la citation de l'Hermenia, ou
mieux de l'Hermès de Philétas, nous l'avons supprimée comme une glose évi-
dente, d*après la double autorité de MM. Meineke et MùUer.
LIVRE m. 277
3. Tont près, maintenant, desdites Colonnes se trouvent
deux petites îles, dont Tune est connue sous le nom à*île de
Junon. Quelquefois même ce sont ces deux îlots à qui l'on
donne le nom de Colonnes d'Hercule, Puis, au delà des Co-
lonnes «est Tile deCadira^dont nous n'avons encore rien dit,
si ce n'est qu'elle se trouve à 750 stades environ de Calpé, et
tout près des bouches du Bstis. Or, elle mérite que nous
parlions d'elle plus au long. Il n'y a pas de peuple en effet qui
envoie, soit dans la mer Intérieure, soit dans la mer Extérieure,
un plus grand nombre de bâtiments et des bâtiments d'un
plus fort tonnage que les Gaditans : comme leur île est peu
étendue, qu'ils n'ont pas sur le continent vis-à-vis d'éta-
blissements considérables, qu'ils ne possèdent pas non plus
d'autres îles, presque tous ont la mer pour demeure habi-
tuelle, et Ton n'en compte qu'un petit nombre qui vive dans
ses foyers ou qui soit venu se fixer à Rome. N'était cette
circonstance, Gadira pourrait passer pour la ville la plus
peuplée de l'empire après Rome. J'ai ouï dire en effet que,
dans l'un des recensements généraux opérés de nos jours,
il avait été recensé jusqu'à cinq cents chevaliers gaditans,
or pas une ville d'Italie, si ce n'est peut-être Patavium, n'en
fournit autant. Nombreux comme ils sont, les Gaditans
n'occupent cependant qu'une île dont la longueur excède à
peine cent stades, tandis que la largeur par endroits s'y réduit
à un stade. Dans cette île, ils s'étaient bâti une première ville
aussi resserrée que possible; Balbus de Gadira, le même
qui obtint les honneurs du triomphe, leur en bâtit une
seconde à côté qu'on appelle Yille-Neuve; prises ensem-
ble, ces deux villes ont reçu le nom de Didymey et, quoi-
qu'elles n'aient pas plus de vingt stades de tour, l'espace
n'y manque pas encore, vu qu'un petit nombre seule-
ment d'habitants y réside, la grande majorité des Gaditans,
je le répète, passant leur vie en mer ou habitant de pré-
férence la côte de terre-ferme, et surtout les bords d'une
petite île qui est en face de Gadira, et qu'ils ont trouvée si
i. leur gré, à cause de sa fertilité et de son heureuse posi-
tion, qu'ils en ont fait comme qui dirait VAnti'Didyme.
278 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Mais ce 'n'est encore relativement qu'une faible partie des
Gaditans qui habite cette petite île et le quartier de l'arsenal
bâti par Balbus sur le continent vis-à-vis. Quant à la ville
proprement dite, elle est située dans la partie occidentale
de nie de Gadira, et précède le Cronium ou temple de
Saturne, qui se prolonge jusqu'à rextrémité de Tîle et fait
face à l'autre petite île dont nous avons parlé. A Topposite,
du côté de l'orient, et sur le point où Tîle est le plus rap-
prochée du continent, vu qu'elle n'en est plus séparée que
par un canal d'un stade de large, s'élève VHeracleum ou
temple d'Hercule. On prétend que la distance de ce temple
à la ville est de douze milles, et que c'est à dessein que le
nombre des milles a été égalé à celui des travaux du dieu;
mais, par le fait, la distance est plus considérable, égalant
presque la dimension en longueur de l'île elle-même, la-
quelle se prend de l'O. à l'E.
4. Phérécyde^ semble dire que Gadira est l'ancienue
Êrythie où la Fable a placé les aventures de Géryon.
Suivant d'autres auteurs, cette petite île voisine de Gadira,
qui n'est séparée de la ville que par un canal d'un stade de
largeur, représente mieux Êrythie, vu la beauté de ses pâ-
turages et cette circonstance remarquable que le lait des
bestiaux qu'on y élève ne contient pas de sérum, et qu'il est
9L crémeux qu'on est obligé, pour pouvoir en faire du fro-
mage, d'y mêler beaucoup d'eau. Quant au bétail, il faut
kd tirer du sang au moins tous les cinquante jours', sans
quoi on le verrait sufioqué par la graisse. L'herbe' de ces
pâturages, bien que sèche, engraisse prodigieusement le
bétail, et ces auteurs présument que c'est cette particularité
qui a donné lieu à la fable des troupeaux de Géryon. Du
reste [aujourd'hui, comme nous l'avons dit], tout le littoral
de cette petite île est couvert d'habitations ^.
1, C'est à Philistide que Pline (IV, 23, 36, 120) prête cette même assertion.
— 2. Certains Mss. portent seulement trente jours.— 3. Peut-être le Rétamas
des Espagnols, le S'partiwn monospermun des botanistes. Voy. Meyer^ ouvr.
cité, p. 10-11. — 4. Nous avons traduit ce passage d'après la restitution de
M. Mûller, Ijctlvi)? i*ivToi [vvv] wïwa-rai it«ç ô alytaX^if. Cf. Meiaeke, Vind. Strab.,
p. 38.
LIVRE III. 27 J
5. Snr la fondation de Gadira, voiei la tradition qui a
cours dans le pays. Un ancien oracle ayant ordonné aux
Tyriens d'aller fonder un établissement aux Colonnes
d'Hercule, une première expédition partit à la décou-
verte des points indiqués : parvenus au détroit de Galpé,
les marins qui la composaient prirent pour les extrémi-
tés mêmes de la terre habitée et pour le terme des courses
d'Hercule les deux promontoires qui forment le détroit, et, se
persuadant que c'étaient là les Colonnes dont avait parlé
l'oracle, ils jetèrent lancre en deçà du détroit, là où s'élève
aujourd'hui la ville des Exitans, et offrirent sur ce point de
la côte un sacrifice au dieu, mais, les victimes ne s'étant pas
trouvées propices, ils durent regagner Tyr. Une seconde
expédition, envoyée peu de temps après, dépassa le détroit de
1500 stades environ, et, ayant atteint sur la côte d'Ibérie et
près de la ville d'Onoba une île consacrée à Hercule, se crut
arrivée là au but désigné par l'oracle ; elle offrit alors un sacri-
fice au dieu, mais, comme cette fois encore les victimes furent
trouvées contraires, l'expédition s'en retourna. Une troisième
enfin partit, qui fonda l'établissement de Gadira et bâtit le
temple dans la partie orientale de l'île en même temps que
la vâle dans la partie occidentale. — D'après cette tradition,
les uns ont voulu voir les Colonnes d'flercule dans les deux
promontoires qui forment le détroit , d'autres ont reconnu
sous ce nom Tîle de Gadira elle-même ; d'autres les ont
cherchées plus loin que Gadira au sein de la mer Exté-^
rieure. On a cru aussi que ce pouvait être le mont Calpé et
l'Abilyx, montagne de la Libye qui fait face à Calpé et
qu'Ératosthène place chez les Métagonîens, peuple numide,
ou, sinon ces deux montagnes, au moins les deux petites
îles qui les avoisinent et dont une est connue sous le nom
d*ile de Junon. Artémidore, lui, mentionne bien cette île
de Junon, ainsi que le temple qu'elle renferme, mais il
nie en même temps qu'il existe une autre île vis-à-vis, mm
plus qu'une montagne du nom d'Abilyx et une nation
Métagonienne. D'autres auteurs, transportant ici les roches
Plancts on Symplégades, y ont va les Colonnes, on,
280 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
comme dit Pindare, les Pt/^esCarffnde^, derDÎer terme des
courses d'Hercule. Enfin Dicëarque, Ératosthène, Polybe
et la plupart des Grecs parlent de véritables colonnes pla-
cées soi-disant aux abords du détroit^ ou mieux à Gadira,
puisque Ibériens et Libyens soutiennent qu'il n'existe rien
aux 2d)ords du détroit qui ressemble à des colonnes. Quel-
ques-uns vont plus loin et reconnaissent expressément ces
monuments dans les colonnes d'airain, hautes de huit cou-
dées, qui ornent YHeracleum de Gradira et sur lesquelles on
a inscrit le détail des frais de construction du temple : ils
se fondent sur ce que les marins, au terme de leur tra-
versée, ne manquent jamais de venir saluer ces colonnes et
de sacrifier en même temps à Hercule^ et ils pensent qu'un
pareil usage a bien pu donner lieu au bruit si répandu
qu^ici se trouvait la limite extrême de la terre et des mers.
Posidonius estime cette opinion la plus plausible détentes;
quant à l'histoire de l'oracle et des trois expéditions succes-
sives envoyées par les Tyriens, il n'y voit qu'un de ces men-
songes familiers aux Phéniciens. Nous ne comprenons guère,
à vrai dire, que sur ces expéditions des Tyriens on puisse
être aussi affirmatif , les raisons à alléguer pour ou contre
l'authenticité du fait nous paraissant également plausibles ;
mais l'autre objection, que des îlots ou des montagnes ne
ressemblent pas le moins du monde à des colonnes et qu'il
faut entendre de colonnes véritables ce qui est dit des
bornes de la terre habitée et des courses ou voyages d'Her-
cule, n'est pas tout à fait dénuée de fondement. C'était
en effet l'usage des anciens temps de poser de semblables
bornes , témoins cette petite colonne en forme de tourelle
élevée par les Rhégiens sur le détroit de Sicile et la tour
du Pélore érigée vis-à-vis; témoins les autels des Phi-
lènes placés vers le milieu de l'intervalle qui sépare les
deux Syrtes, témoin encore la colonne qui s'élevait na-
guère , dit-on, sur l'isthme de Gorinthe et que les Ioniens,
devenus les maîtres de l'Attique et de la Mégaride
après leur expulsion du Péloponnèse, avaient bâtie de
compte à demi avec les nouveaux possesseurs du Pélopon-
LIVRE m 281
nèse, les Ioniens ayant inscrit sur la face qni regardait la
Mégaride
c Ceci n'est point le Péloponnèse, mais bien Tlonie, >
tandis que les autres avaient gravé ces mots sur la face opposée :
te Ceci est le Péloponnèse et non llonie. >
Ajoutons qu'Alexandre, lui aussi, pour marquer le terme
de son expédition dans l'Inde, voulut élever des autels
à Tendroit même où s'était arrêtée sa marche victorieuse
vers Textrême Orient, pour imiter ainsi ce qu'avaient fait
avant lui Hercule et Bacchus. C'était donc là, on le voit, une
très-ancienne coutume.
6. Mais il est naturel, en même temps, de penser que les
lieux où furent érigés des monuments de ce genre en em-
pruntèrent les noms, surtout après que le temps eut détruit
les monuments eux-mêmes. Les autels des Philènes, par
exemple, ne subsistent plus aujourd'hui, et cependant l'em-
placement où ils s'élevaient a retenu leur nom. Et dans
l'Inde, où il est constant que nul voyageur n'a vu debout
les Colonnes d'Hercule et de Bacchus, il a bien fallu que le
nom ou l'aspect de certains lieux rappelât aux Macédoniens
tel ou tel détail de l'histoire de Bacchus ou d'Hercule pour
qu'ils se soient vantés d'avoir atteint les Colonnes de ces
héros. On peut donc croire qu'ici pareillement les premiers
conquérants ont voulu marquer le terme de leurs courses par
des bornes ou d'autres monuments faits de main d'homme,
tels que autels, tours ou colonnes élevés dans les lieux les
plus remarquables de la contrée lointaine où ils étaient par-
venus, et quels lieux plus remarquables que l'ouverture d'un
détroit, ou le haut des falaises qui le bordent, ou le rivage
des lies et îlots qui l'avoisinent, quels lieux plus propres à
faire reconnaître soit le' commencement soit la fin d'un pays?
Puis, ces monuments faits de main d'homme auront dis-
paru, et leur nom aura passé tout naturellement aux lieux
où ils s'élevaient naguère, soit qu'on veuille retrouver ces
lieux dans les uetites îles dont nous avons parlé, soit qu'on
282 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
les reconnaisse dans les deux promontoires qui forment le
détroit, car il est difficile de décider k qui des promontoires
on des îles le nom de Colonnes convient le mieux, les co-
lonnes ressemblant à vrai dire autant aux uns qu'aux autres,
en ce sens du moins que leur emplacement est toujours
choisi de façon à faire distinguer de prime abord Tentrée ou
la sortie d*un pays, tout comme on reconnaît dans un dé-
troit, dans le détroit de Calpé par exemple ou dans tel autre
qui lui ressemble, le commencement ou la fin d'ane même
mer, suivant qu'on s'y engage par le côté extérieur ou par
le c6të intérieur, ce qu'exprime au mieux \jd nom de Bouches
donné quelquefois aussi à ces détroits. Et, en effet, si les
deux petites îles, qui sont placées aux abords du détroit ou
des Bouches de Calpé et qui par leurs contours nets et bien
dessinés semblent faites exprès pour servir de points de
repère ou de signaux, se prêtent à merveille à ce qu'on les
compare à des colonnes , la comparaison n'est pas moins
juste s'appliquant aux montagnes qui dominent le détroit,
vu que la cime des montagnes se détache dans l'air comme
la pointe d'une pyramide ou le faîte d'une colonne. Il n'est
pas jusqu'à l'expression de Pyles on de Portes Gadîrides
employée par Pindare, qui ne soit parfaitement exacte, du
moment qu'on prétend retrouver les Colonnes d'Hercule
dans les bouches mêmes de Calpé, les bouches ou détroits
ressemblant effectivement à des portes. En revanche, la
position de Gadira, presque au milieu d'une longue côte
creusée en forme de golfe, n'offre aucune analogie avec
l'emplacement d'une borne ou limite extrême; et ce qui
nous parait moins raisonnable encore c'est qu'on ait voulu
rapporter tout ce qui s'est dit des Colonnes d'Hercule à ces
colonnes d'airain de l'Heracleum de Gadira, car, pourquoi
ce nom de Colonnes est-il devenu si illustre? C'est qu'ap-
paremment les monuments qu'il désignait avaient été,
comme les colonnes de l'Inde, érigés par des conquérants
et non par des marchands. Ajoutons que l'inscription de
l'Heracleum, telle du moins qu'on nous la donne , et par
cela seul qu'elle contient, non une pieuse dédicace, mais un
LIVRE III. 233
relevé de frais et de dépenses, semble protester aussi contre
l'attribution proposée, puisqu'il est naturel de penser que
les Colonnes dites d'Hercule étaient destinées à rappeler les
grandes actions du héros, plutôt que les sacriRces d'argent
des Phéniciens.
7. Suivant Polybe, il existe dans THeraclerum de Gadira
une source d'eau potable, à laquelle on ne peut puiser
qu'en descendant quelques marches, et dont le régime est
soi-disant l'inverse de celui de la mer, vu qu'elle tarit à la
marée haute et se remplit à la marée basse : Polybe explique
le fait en disant que, comme l'air, qui des profondeurs de
la terre s'exhale à la surface, ne peut plus, à la marée haute,
quand la surface de la terre est couverte par les fiots^ s'é-
chapper par ses voies ou issues habituelles, il est naturelle-
ment refoulé à l'intérieur de manière à obstruer les con-
duits de la source, ce qui produit le tarissement apparent de
ses eaux; mais qu'à la marée basse, quand la surface àt
la terre est de nouveau mise à nu, le courant d'air reprend
sa direction première et cesse d'obstruer les veines de la
source, de sorte que celle-ci recommence à jaillir avec la
même abondance. Artémidore contredit cette explication de
Polybe, mais ni ses objections, ni l'explication que lui-même
propose du phénomène, ni l'opinion de l'historien Silanus,
qu'il cite à cette occasion, ne me paraissent mériter d'être
relatées ici, Silanus et lui étant évidemment aussi étrangers
qu'on peut l'être aux questions de cette nature. Quant à
Posidonius, il déclare le fait controuvé. « D'abord, dit-il,
c'est deux puits, et non un, que contient l'Heracleum, et il
s'en trouve un troisième encore dans la ville; des deux
puits de l'Heracleum, le plus petit, pour peu qu'on y puise
sans interruption, tarit incontinent, mais pour recommencer
aussitôt à se remphr, si l'on cesse d'y puiser ; et le plus
grand qui sufEt parfaitement tout le jour aux besoins de
ceux qui y puisent, en baissant toutefois au fur et à mesure,
comme cela arrive généralexxient pour tous les puits, le plu»
grand s'élève de nouveau pendant la nuit, par la raison
toute simple^ qu'alors personne n'y prend d'eau. Seule-
284 GÉOGRAPHIE DE STRABONI
ment, ajoute Posidonius, il arrive souvent que le moment
du reflux coïncide avec celui où ces puits se remplissent,
et cette vaine apparence a suffi pour que les gens du pays
aient cru à une opposition constante entre le régime desdites
sources et le phénomène des marées. » Au moins Posidonius
constate-t-il la croyance générale au fait en question; de
notre côté, nous l'avons toujours entendu citer au nombre
des faits réputés merveilleux. Nous avons ouï dire, en outre,
qu'il se trouvait beaucoup d'autres puits à Gadira, soit dans
les vergers des faubourgs de la ville, soit dans la ville elle-
même, mais que, vu la mauvaise qualité de Teau de ces
puits, on aimait mieux se servir d'eau de citerne et qu'on
avait en conséquence multiplié ces sortes de réservoirs sur
tous les points de la ville. Y a-t-il maintenant quelque
autre puits parmi ceux-là qui prête à cette supposition d'un
régime inverse de celui de la mer? C'est ce que nous ne
saurions dire. Mais, dans ce cas-là même, il faudrait recon-
naître que le phénomène est de ceux qu'il est bien difficile
d'expliquer. Sans doute l'explication que propose Polybe
est spécieuse; ne pourrait-on pas cependant concevoir aussi
la chose d'autre sorte et dire que (pielques-unes des veines
qui alimentent les sources se détendent au contact et sous
rinfluence du sol humide et laissent leurs eaux s'épandre
par les côtés, au lieu de les pousser par leurs voies ordi-
naires jusque dans le bassin de la fontaine ? Et de fait cette
influence de l'humidité du sol est inévitable quand, à la
marée haute, le flot a tout envahi. S'il est vrai, en outre,
^ comme le prétend Athénodore, que le flux et le reflux
^de la mer ressemblent au double phénomène de Yexpi-
A ration et de Vasviration chez les animaux, ne peut-il pas se
I faire que les cours d'eau, qui jaillissent naturellement à
la surface de la terre par certains conduits, dont les ou-
vertures sont ce que nous appelons des fontaines ou des
sourceSy que ces cours d'eau, dis-je, soient en même temps
par d'autres voies sollicités et entraînés vers les profon-
deurs de la mer, qu'ils soulèvent alors, et dont ils détermi-
nent le mouvement ascendant, non sans obéir eux-mêmes
LIVRE m. 285
à cette sorte d'expiration de la mer, ce qui leur fait aban-
donner leurs voies naturelles jusqu'à ce que le reflux leur
permette d'y rentrer ?
8. En revanche, je ne m'explique pas que Posidonius,
qui, en général présente les Phéniciens comme un peuple
éclairé , leur attribue ici une croyance qui dénoterait en
eux plutôt de Tidiotisme que de la sagacité. On sait que
la durée d'un jour et d'une nuit correspond à une révolution
complète du soleil, qui pendant cette révolution se trouve
tantôt au-dessus et tantôt au-dessous de la terre ; or, Posi-
donius prétend que le mouvement de l'Océan, comme le
cours des astres, est soumis à une marche périodique et qu'il
se trouve avoir, comme la lune et harmoniquement avec la
lune, une période diurne, une période mensuelle et une
période annuelle-: < quand la lune, ajoute-t-il, a parcouru
toute l'étendue d'un signe au-dessus de l'horizon, la mer
commence à se soulever et envahit sensiblement ses rivages,
jusqu'à ce que l'astre ait atteint le méridien ; après quoi,
l'astre déclinant, la mer se retire peu à peu jusqu'à ce que
la lune ne soit plus qu'à la distance d'un signe au-dessus
du point où elle se couche. La mer demeure alors station-
naire tout le temps que met la lune à atteindre le point de
son coucher , tout le temps aussi qu'elle met à parcourir
l'espace d'un signe au-dessous de l'horizon ; puis elle re-
commence à monter jusqu'à ce que la lune atteigne le
méridien inférieur, se retire ensuite de nouveau jusqu'au
moment où la lune, s'étant avancée vers le levant, n'est plus
qu'à la distance d'un signe de l'horizon, et enfin reste sta-
tionnaire jusqu'à ce que l'astre se soit de nouveau élevé de
tout un signe au-dessus de l'horizon, pour recommencer
encore à monter. » Telle est, suivant Posidonius, la période
diurne de l'Océan ; quant à sa période mensuelle, eue con-
sisterait en ce que les marées les plus fortes d'une lunaison
ont toujours lieu à l'époque de la conjonction de l'astre ou
de la Néomèniey après quoi elles diminuent jusqu'au pre-
mier quartier, pour augmenter de nouveau d'intensité jus-
qu'à la pleine lune, et diminuer encore pendant le décours
286 GÉOGRAPHIE DE STRÀBON.
de la lune jusqu'au dernier quartier , auquel succède une
nouvelle augmentation jusqu'à la néoménie suivante, et une
augmentation plus marquée tant sous le rapport de la
durée que sous le rapport de la vitesse. Reste la période an-
nuelle des marées; or, c'est par les Gaditans mêmes que Po-
sidonius en avait eu connaissance : il avait appris d'eux que,
vers le solstice d'été, les marées montantes et descendantes
étaient plus fortes que dans tout le reste de l'année, et il en
avait conjecturé lui-même qu'à partir de ce solstice les
marées devaient diminuer d'élévation jusqu'à Téquinoxe,
puis recommencer à croître jusqu'au solstice d'hiver, pour
diminuer de nouveau jusqu'à l'équinoxe du printemps, et
croître encore jusqu'au solstice d'été. Mais, avec ces mou-
vements périodiques de la mer, qui se reproduisent chaque
jour et chaque nuit, la mer montant deux fois et se retirant
deux fois dans l'espace d'un jour et d'une nuit, et à des in-
tervalles réguliers la nuit comme le jour, comment peut-il
se faire que le reflux coïncide souvent avec le moment où
le puits en question se remplit, et rarement avec celui où
il tarit, ou, sinon rarement, pas aussi souvent du moins,
qa'avec l'autre? Et, si l'on suppose la coïncidence aussi fré-
quente dans les deux cas, comment se fait -il que les Ga-
dirites n'aient pas été capables d'observer ce qui se passait
t<»is les jours sous leurs yeux, eux qui avaient su soi-disant
reconnaître la période annuelle des marées par l'observation
patiente d'un fait qui ne se produit qu'une fois par an?
Car on ne saurait douter que Posidonius n'ajoutât une foi
entière à cette dernière observation, puisqu'il l'a prise pour
point de départ de ses propres hypothèses sur les décroisse-
ments et accroissements successifs des marées dans l'inter-
valle d'un solstice à l'autre et sur le retour de ces mêmes
variations. Il n'est guère vraisem|)lable, cependant, que de
si bons observateurs aient laissé passer inaperçus les faits
réels pour se laisser prendre à des faits chimériques 1
9. A propos, maintenant, de ce que dit Séleucus, historien
originaire des bords de la mer Erythrée, « que les marées
peuvent être encore irrégulières ou régulières, suivant que
LIVRE m. 287
la lune est dans tel on tel signe, que,qnand elle est dans les
signes èquinoxiauxy par exemple, les marées offrent par-
tout les mêmes apparences, tandis qu'il y a au contraire
inégalité dans Tamplitude et dans la vitesse des marées,
quand la lune est dans les signes solsticiaux^ qu*eniin, lors-
qu'elle est dans un des signes intermédiaires, les marées
sont irrégulières ou régulières, à proportion que l'astre se
trouve plus rapproché des signes solsticiaux ou des signes
équinoxiaux,» Posidonius constate qu'en effet, ayant eu oc-
casion de passer plusieurs jours de suite dans l'Heracleum
de Gadira, k Tépoque du solstice d'été , et quand la lune
était dans son plein, il ne put surprendre dans les marées
aucune de ces différences qui en marquent la période an-
nuelle , bien qu'il eût , le même mois, à l'époque de la
nouvelle lune, observé dans le reflux du Bœtis, à Ilipa, un
changement énorme au prix de ce qu'il l'avait vu aupara-
vant, les eaux du fleuve, qui, d'ordinaire , dans ces sortes
de reflux causés par la marée, n'atteignaient même pas à
la moitié de la hauteur des rives, ayant alors tellem^t
grossi , que les soldats pouvaient y puiser sans peine : et
Ilipa est à 700 stades environ de la mer I De même, tandis
que les plaines du littoral étaient couvertes jusqu'à une
distance de 30^ stades dans l'intérieur par la marée, qui
y avait formé de véritables îles, le flot (Posidonius l'affirme
pour l'avoir mesuré lui-même) n'avait pas couvert dix cou-
dées de la hauteur des assises du naos de THeracleum et
de la jetée qui précède le port de Gadira. Or, doublons
cette hauteur pour les cas où cette même marée s'élève ici
davantage, ces vingt coudées n'équivaudraient pas encore
k la hauteur que représente la distance atteinte par le floi
dans les plaines du littoral. Ces anomalies-là, du reste,
passent pour se produire sur tout le pourtour de TOcéan ;
mais ce qu'ajoute Posidonius au sujet de l'Ebre est un fait
nouveau et particulier k ce fleuve : il s'agit de crues qui y
surviennent de temps à autre, sans avoir été précédées de
1. Quelque Mss. portent 50.
288 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
pluies ni de neiges, mais sous l'influence prolongée des vents
du nord, ce qui peut tenir, suivant lui, au gtand lac que tra-
verse TEbre, et à ce qu'une partie des eaux de ce lac, chassée
par les vents, s'écoule en même temps que celles du fleuve.
10. Posidonius signale encore à Gadira la présence d'un
arbre, qui a cela de remarquable, que ses branches sont
courbées vers le sol et que ses feuilles, longues parfois
d'une coudée et larges de quatre doigts, affectent la forme
d'un glaive *. Puis il parle d'un autre arbre, qui vient dans
les environs de Carthage-la-Neuve, et des épines duquel
on tire une écorce fibreuse, qui sert à faire de magnifiques
tissus*. Nous avons vu uous-même en Egypte un arbre
qui ressemblait à celui de Gadira, du moins pour la cour-
bure des branches', car la forme des feuilles n'était pas la
même; de plus, il ne portait pas de fruit, tandis que, au dire
de Posidonius, celui de Gadira en porte. Pour ce qui est des
tissus d'écorce d'épine, on en fait aussi] en Gappadoce; seu-
lement, dans ce pays-là, l'épine dont on emploie l'écorce n'est
pas celle d'un arbre, mais celle d'un arbuste nain^. On ajoute
cette autre circonstance au sujet de l'arbre de Gadira, que,
si l'on en brise une branche, il en découle du lait, tandis
qu'il en dégoutte une liqueur vermeille, si c'est ime racine
que Ton coupe. Mais en voilà assez sur Gadira.
1 1 . Les îles Gassitérides, qui suivent, sont au nombre de
dix, toutes très-rapprochées les unes des autres. On les trouve
en s'avançant au nord en pleine mer à partir du port des
Artabres. Une seule de ces îles est déserte ; dans toutes
les autres, les habitants ont pour costume de grands man-
teaux noirs, qu'ils portent par-dessus de longues tuniques
talaires^ serrées par ime ceinture autour de la poitrine,
ce qui, joint au bâton qu'ils ont toujours à la main quand
ils se promènent, les fait ressembler tout-à-fait aux Furies
vengeresses de la tragédie. Ils vivent en général du pro-
1. Peut-être la Dracœna Draco des botanistes, bien que tous les signes carac-
téristiques ne concordent point. Voy. Meyer, ouvr. cité, p. 12-13. — 2. Cha-
mœrops humiliSj suivant M. Meyer, ibid., p. 13. — 3. Salix babylonica, dit
M. Meyer, ibid., p. 13. — 4. M. Meyer avoue n'avoir pu reconnaître lequel,
ibid., p. 14.
LIVRE III. 289
duit de leurs troupeaux à la façon des peuples nomades.
Quant aux produits de leurs mines d'étain et de plomb, ils
les échangent, ainsi que les peaux de leurs bestiaux, conlre
des poteries, du sel et des ustensiles de cuivre ou d'airain
que des marchands étrangers leur apportent. Dans le prin-
cipe, les Phéniciens de Gndira étaient le seul peuple qui
envoyât des vaisseaux trafiquer dans ces îles, et ils ca-
chaient soigneusement à tous les autres la route qui y mène.
U arriva même qu'un patron de navire phénicien , qui se
voyait suivi par des bâtiments romains, dont les piloles
avaient espéré de pouvoir ainsi connaître la route de ces
comptoirs, s'échoua volontairement et par pure jalousie
nationale sur un bas-fond, où il savait entrdner les Ro-
mains à une perte assurée; mais ayant réussi, lui, à s'é-
chapper du milieu de ce naufrage général, il fut indemnisé
par l'État des marchandises qu'il avait perdues. A force
d'essayer, cependant, les Romains finirent par découvrir la
route de ces îles. Ge fut Publius Grassus qui y passa le pre-
mier, et, comme il reconnut le peu d'épaisseur des filons et
le caractère pacifique des habitants, il donna toutes les in-
dications pouvant faciliter la libre pratique de ces parages,
plus éloignés de nous pourtant que ne l'est la mer de Bre-
tagne.
Ici s'arrête ce que nous avions à dire de l'Ibérie et de&
îles situées en regard de ses côtes.
FIN DU TROISIÈME UVRE.
GÉOGR. DE STIVABON. I. — il)
LIVRE IV.
Le livre IV contient la description de.la Gaule et des différents pays qui
se trouvent situés en deçà de l'Italie et de la barrière des Alpes, y
compris la Bretagne et quelques-unes des îles de l'Océan, celles du
moins qui paraissent habitées. Strabon y traite aussi des régions
occupées par les Barbares et de tous les peuples qui bordent la rive
ultérieure de l'Ister.
CHAPITRE PREMIER.
La contrée qui succède immédiatement à Tlbérie est la
Celtique [ou Gaule] transalpine. Nous en avons déjà ci-des-
sus* indiqué sommairement la figure et Tétendue, il nous
faut maintenant la décrire en détail. Or, on la divisait [an-
ciennement *] en trois parties, l'Aquitaine, la Belgique et la
Celtique [proprement dite], les populations de l'Aquitaine
formant, non-seulement par leur idiome, mais encore par
leur;5 traits physiques •4)eaucoup plus rapprochés du type
ibère que du type galate [ou gaulois], un groupe complète-
ment à part des autres peuples de la Gaule, qui ont tous au
contraire [un type de physionomie uniforme], le vrai type
gaulois, et qui ne se distinguent les uns des autres que parce
qu'ils ne parlent pas tous leur langue absolument de même,
mais se servent de plusieurs dialectes ayant entre eux de lé-
gères différences, lesquelles se retrouvent aussi dans la forme
de leurs gouvernements et dans leur manière de vivre.
L'Aquitaine et la Celtique, séparées l'une de l'autre par le
mont Cemmène, confinaient toutes deux au mont Pyréné.
Comme nous l'avons dit, en effet, la Gaule transalpine a
1. Voy. liv. II, ch. V, $ 28.— 2. Ci jilv 5îj [icpiTipov] Tpixf, conjecture de Gros-
kurd.
LIVRE IV. 291
pour limite occidentale la chaîne des Pyrénées, laquelle
touche à la fois aux deux mers, à la mer Intérieure d une
part, à la mer Extérieure de l'autre , et pour limite orien-
tale le cours du Rhin parallèle au mont Pyréné ; enfin pour
limites septentrionale et méridionale l'Océan, qui lui sert de
ceinture à partir de l'extrémité supérieure du mont Pyréné
jusqu'aux bouches du Rhin, et la mer de Massalia et de
Narbonne prolongée par la chaîne des Alpes depuis la
Ligystique, où elle commence, jusqu'aux sources du Rhin.
Quant au mont Gemmène, il s'avance perpendiculairement
aux Pyrénées, à travers les plaines de la Gaule, et vient
s'arrêter juste au centre du pays, c'est-à-dire dans les en-
virons de Lugdunum, après un parcours de 2000 stades en-
viron. Ainsi dans le principe, tandis que le nom d'Aquitains
s'appliquait aux peuples qui occupent, avec la partie septen-
trionale du mont Pyréné, tout le versant du Gemmène* en
deçà du fleuve Garounas et jusqu'aux bords de TOcéan , le
nom de Celtes désignait ceux qui s'étendent à l'opposite, d'un
côté, jusqu'à la mer de Massalia et de Narbonne, et, de
l'autre, jusqu'aux premières pentes des Alpes, et le nom de
Belges comprenait, avec le reste des peuples habitant le long
de l'Océan jusqu'aux bouches du Rhin, une partie de ceux
qui bordent le Rhin et [la haute chaîne] des Alpes. Le divin
César, dans ses Commentaires , suit encore cette division.
Mais Auguste vint qui divisa la Gaule en quatre parties : il
fit de l'ancienne Celtique la province Narbonitide ou Nar-
bonnaise*, maintint l'Aquitaine telle qu'elle était du temps
de César, si ce n'est qu'il y annexa quatorze des peuples
compris entre le Garounas et le Liger, puis, ayant distribué
le reste de la Gaule en deux provinces, il rattacha l'une à
Lugdunum, en lui donnant pour limite le cours supérieur
du Rhin, et assigna l'autre aux Belges. A ce propos-là, du
V *• 7°^' ir*^?- Sfrab., p 41) la longuenote dans laquelle M. Meineke cherche
a établir, d après la nomenclature d'Avienus, que Strabon n'a pu écrire ici t^ç
KtjAjxivtiç et qu'il faut lire tr.ç Kejxjjitvuîîç. Malgré l'analogie des formes n-jçiiv»]
et Knxii^vï], comme Ke|i(i4vn ne se rencontpe pas ailleurs dans Strabon, nous
avons fait droit à la correction de M. Meineke et cherché à rendre par le mot
versant l'idée contenue dans l'expression grecque. — 2. Voy. Mûiler: Index
var, lect, p. 960, col. 2, 1. 5.
292 GEOGRAPHIE DE STRABON.
reste, [faisons une réserve et] disons que, si le géographe
est tenu d'exposer en détail les divisions physiques et ethno-
graphiques, et encore rien que les plus importantes, il doit
se borner en revanche à indiquer les divisions politiques que
les princes arrêtent et modifient au gré des circonstances, et
ne le faire même que très-sommairement laissant à d'autres
le soin d'en publier le détail exact.
2. Ainsi délimité, le pays se trouve arrosé dans tous les
sens par des fleuves, qui descendent, soit des Alpes, soit du
mont Cemmène et du mont Pyréné, et qui vont se jeter, les
premiers, dans l'Océan et les autres dans notre mer Intérieure.
En général, ces fleuves coulent dans des plaines ou le long
de collines dont la pente douce ne gêne en rien la navigation.
Ils sont de plus si neureusement distribués entre eux qu'on
peut faire passer aisément les marchandises d'une mer à
l'autre : à la vérité, il faut user de charrois dans une partie
du trajet, mais c'est sur un espace peu étendu et d'ailleurs
tout en plaine, où le chemin, par conséquent, n'offre pas de
difficulté, et la plus grande partie du trajet se fait bien par la
voie des fleuves, qu'on remonte et qu'on descend alternati-
vement. Le Rhône, à ce point de vue, l'emporte sur tous les
autres fleuves; car, indépendamment du grand nombre
d'affluents qui, ainsi que nous l'avons déjà dit*, viennent
de tous côtés grossir son cours, il a le double avantage et de
se jeter dans notre mer, laquelle offre de bien autres débou-
chés que la mer Extérieure, et de traverser la partie la plus
riche de la contrée. Dans toute laKarbonnaise, en effet, les
productions du sol sont identiquement les mêmes qu'en Ita-
lie, tandis qu'en avançant vers le nord et dans la direction du
mont Cemmène on ne rencontre déjà plus de plantations
d'oliviers ni de figuiers; les autres cultures, il est vrai, con-
tinuent de prospérer, mais, pour peu qu'on avance encore
dans la même direction, on voit la vigne, à son tour, ne plus
réussirqu avec peine*. En revanche, tout le reste de la Gaule
«. V>. y®y* ^* °°** ^® ^^ P*8e suivante. — 2. Le D' Meyer (Botanische
Eriauterungen, etc., p. 14) fait ressortir limportance de ce passage de Stra-
l;on au point de Tue de l'histoire de la géographie botanique.
LIVRE IV. 293
produit du blë et en grande quantité^ ainsi que da millet,
du gland et du bétail de toute espèce, le sol n*y demeurant
nulle part inactif, si ce n'est dans les parties où les maré-
cages et les bois ont absolument interdit toute culture. En-
core ces parties-là sont-elles habitées comme les autres;
mais cela lient non pas tant à l'industrie des Gaulois qu'à
une vraie surabondance de population, car les femmes, dans
tout le pays, sont d'une fécondité remarquable en même
temps qu'excellentes nourrices. Pour ce qui est des hommes,
ils ont tofij ours été en réalité plutôt guerriers qu'agriculteurs,
aujourd'hui cependant qu'ils ont déposé les armes, ils se
voient forcés de cultiver la terre. — Ce que nous venons, de
dire s'applique à tout l'ensemble de la Gaule ultérieure ou
transalpine; prenons maintenant séparément chacune des
quatre parties qui la composent, et donnons-en une^descrip-
tion succincte, en commençant par la Narbonnaise.
3. La configuration de cette province est à peu près celle
d'un parallélogramme, dont le mont Pyréné forme le côté
occidental et le mont Gemmène le côté septentrional, tandis
que les deux autres côtés sont formés, celui du midi, par la
portion de mer comprise entre le mont Pyréné et Massalia,
et celui du levant en partie parla chaîne des Alpes, en par-
tie par la ligne qui prolonge cette chaîne jusqu'à la ren-
contre des premières pentes du Gemmène du côté du Bhône,
lesquelles forment un angle droit avec la ligne en question.
Seidement, pour compléter le côtéméridionsd de la province,
il faut lui ajouter, en dehors de ce parallélogramme, toute la
partie du littoral à la suite qui se trouve occupée par les
Massaliotes et les Salyens, et qui s'étend jusqu'au pays des
Ligyens, vers l'Italie et le Var. Ce fleuve, comme je l'ai dit
ci-dessus*, est la limite de la Narbonnaise et de l'Italie ; peu
1. Pour la seconde fois^ en quelques lignes, Strabon se réfère à ce qu'il a
dit plus haut et les deux passages qu'il cite ne se retrouvent pas. Coray,
Kramer , Meineke se sont tirés d'embarras par une double transposition ,
M. Mûller , lui , corrige dans le premier cas â<nc£p ttpi]Tai en olçntp a'?t-
xat (ce qui, pour le dire en passant, est plus ingénieux que yraisem-
blable), et, dans le second cas, ûç clicov rp^tc^ov en outo< S' i^riv, t»ç ciiettv aicXoû-
(Tcepov ou û. e. xoivé-cepov. Mais ne peut-on pas supposer aussi bien une lacune
dans le texte de notre auteur, surtout ai le passage perdu était de nature à
294 GEOGRAPHIE DE STRABON.
considérable en été, il grossit l'hiver, au point d'avoir alors
une largeur de sept stades. Ainsi la côte de la Narbonnaise
s'étend de l'embouchure du Var au temple de Vénus Pyré-
néenne, qui marque la vraie limite de la Province et de
ribérie, quoi qu'aient pu dire certains auteurs, qui placent
cette limite de l'Ibérie et de la Celtique au lieu même où
s'élèvent les Trophées de Pompée. Et, comme on compte [de
l'Aphrodisium] à Narbonne 63 milles, de Narbonne à Ne-
mausus 88 milles, et de Nemausus aux Eaux-Chaudes, dites
Aquœ Sextise, lesquelles sont dans le voisinage de Marseille,
53 milles par la route d'Ugernum et de Taruscon*, enfin
73 milles de là à Antipolis et au Var, la côte, on le voit,
mesure en tout 277 milles. Notons pourtant que quelques
auteurs comptent de l'Aphrodisium au Var 2600 stades, et
d'autres 200 stades de plus ; car on n'est point d'accord au
sujet des distances. L'autre route qui, par le pays des Vo-
contiens et le territoire dit de CoUlus, [mène aussi à la fron-
tière d'Italie], se confond avec la précédente depuis Nîmes
jusqu'à Ugernum et à Taruscon, puis, elle traverse le
Druentias, passe par Cavallion, et mesure déjà 63 milles
depuis Nîmes, quand elle atteint, à la frontière du pays
des Vocontiens, le point où conmience la montée des Alpes ;
de ce point-là, maintenant, au bourg d'Ebrodimum, situé
à l'autre frontière des Vocontiens, du côté du royaume de
Cotlius, la distance est de 99 milles; enfin l'on en compte
autant pour le reste de la route qui, passant par le bourg
de Brigantium, le bourg de Scingomagus et le col des Alpes,
contenir à la fois la mention du Hhôn» et celle da Var et si Ton arrive à mon*
trer du doigt, et sur Tindication de Strabon lui-même, la place de cette lacune?
Or, en commençant son IV« livre, Strabon rappelle qu'il a déjà parlé sommai-
rement de la configuration et de retendue de la Celtique, et, en effet, dans le
passage de son II« livre (ch. v) où il esquisse la géographie de l'Europe, la
Celtique est figurée à grands traits. Mais dans une pareille esquisse, où
Strabon a bien parlé du mont Cemmène, qui pourtant n'est pas une des
limites de la Gaule, la double mention du Var, comme limite du côté de l'Ita-
lie, et du Rhône, conmie principal fleuve de la contrée, recevant des affluents
à la fois des Alpes et du Cemmène, n'aurait eu rien que de très-naturel. Il
aura bien pu arriver aussi que dauis ua ouvrage de si longue haleine, et qu'on
^ait avoir été rédigé par Strabon à un Âge fort avance, les citations n'aient pu
être toutes vérifiées. Pourquoi effacer alors des négligences qui, pour l'his-
toire littéraire de l'antiquité, peuvent, à l'occasion, devenir autant d'indications
précieuses? — l. D'autres Mss portent Tarascoth
LIVRE IV. 295
s'arrête à Ocelnm^, point extrême du territoire de Gottius.
Mais y dès Scingomagus, on est en Italie, et la distance de
ce bourg à Ocelum est de 28 milles.
4. La ville de Massalia^ d'origine phocéenne, est située sur
un terrain pierretix ; son port s'étend au-dessous d'un rocher
creusé en forme d'amphithéâtre^ qui regarde le midi et qui
se trouve, ainsi que la ville elle-même dans toutes les par-
ties de sa vaste enceinte, défendu par de magnifiques rem-
parts, lu Acropole contient deux temples, TEphesium et le
temple d'ApoUon Delphinien : ce dernier rappelle le culte
commun à tous les Ioniens ; quant à Tautre, il est spécia-
lement consacré à Diane d'Éphèse. On raconte à ce propos
que, comme les Phocéens étaient sur le point de mettre à
la voile pour quitter leur pays, un oracle fut publié, qui
leur enjoignait de demander à Diane d'Ëphèse le guide,
sous les auspices duquel ils devaient accomplir leur voyage ;
ils cinglèrent alors sur Éphèse et s'enquirent des moyens
d^obtenir de la déesse ce guide que leur imposait la volonté
de l'oracle. Cependant, Aristarché, l'une des femmes les
plus recommandables de la ville, avait vu la déesse lui ap-
paraître en songe et avait reçu d'elle Tordre de s'embar-
quer avec les Phocéens, après s'être munie d'une image ou
représentation exacte de ses autels. Elle le fît, et les Pho-
céens, une fois leur installation achevée, bâtirent le tem-
ple, puis, pour honorer dignement celle qui leur avait servi
de guide, ils lui décernèrent le titre de grande prêtresse. De
leur côté, toutes les colonies de Massalia réservèrent leurs
premiers honneurs à la même déesse, s'attachant, tant pour
la disposition de sa statue que pour tous les autres rites de
son culte, à observer exactement ce qui se pratiquait dans
la métropole.
5. La constitution de Massalia^ avec sa forme aristocra-
tique, peut être citée comme le modèle des gouvernements.
Un premier conseil est établi, qui compte 600 membres
nommés h vie et appelés timouques. Cette assemblée est
1. Sur le nom de cette localité, voy. Meineke : Vind. Strab., p. 41.
296 GÉOGRAPHIE DE STBABON.
présidée par une commission, supérieure de quinze mem-
bres chargée de régler les affaires courantes et présidée
elle-même par trois de ses membres, qui, sous la prési-
dence enfin de l'un d'eux, exercent le souverain pouvoir.
On ne peut être timouque, si l'on n'a point d'enfants et si
l'on n'appartient point à une famille ayant droit de cité de-
puis trois générations. Les lois sont les lois ioniennes * elles
sont toujours exposées en public. Les Massaliotes occupent
un territoire dont le sol, favorable h la culture de l'olivier et
de la vigne, est, en revanche, par sa nature âpre, beaucoup
trop pauvre en blé ; aussi les vit-on dès le principe, plus
confiants dans les ressources que pouvait leur offrir la mer
que dans celles de l'agriculture, chercher à utiliser de pré-
férence les conditions heureuses où ils se trouvaient placés
pour la navigation et le commerce maritime. Plus tard ce-
pendant, à force d'énergie et de bravoure, les Massaliotes
réussirent à s'emparer d'une partie des campagnes qui en-
tourent leur ville. Ajoutons qu'ils avaient employé leurs
forces militaires à fonder un certain nombre de places des-
tinées à leur servir de boulevarts contre les Barbares : les
imeS) situées sur la frontière d'Ibérie, devaient les couvrir
contre les incursions des Ibères, de ce même peuple à qui
ils ont communiqué avec le temps les rites de leur culte na-
tional (le culte de Diane d'Éphèse), et que nous voyons au-
jourd'hui sacrifier à la façon même des Grecs; les autres,
telles que Rhodanusia et Agathe ^, devaient les défendre
contre les Barbares des bords du Rhône ; d'autres enfin ,
à savoir Tauroentium, Olbia, Antipolis et Nicœa, devaient
arrêter les Salyens et les Ligyens des Alpes. Massalia pos-
sède encore des cales ou abris pour les vaisseaux et tout un
arsenal; mais ses habitants n'ont plus ce grand nombre de
vaisseaux qu'ils^possédaient naguère, ni cette quantité d'en-
gins et de machines pour l'armement des navires et les
sièges de villes, qui leur avaient servi à repousser les agrès -
sions des Barbares et à se ménager, qui plus est , l'amitié
1. Au lieu de Rhoé Agathe que donnent les Mss. Voy. Mûller : Ind. var. lect.,
p. 961, col. 1,1. 3u.
LIVRE IV. 297
des Romains, en les mettant à même de rendre à cenx-ci
maints services, que les Romains, à leur tour, avaient re-
connus en contribuant à leur agrandissement. C'est ainsi
que Sextius, après avoir vaincu les Salyens et fondé, non
loin de Massalia, la ville à'AquX'Sextix, laquelle reçut ce
nom jeu Thonneur de son fondateur et en commémoration de
ces sources thermales si célèbres naguère, mais si dégéné-
rées aujourd'hui, puisqu'une partie, dit-on, ne donne plus
que de l'eau froide, entreprit, avec l'aide de la garnison
qu'il avait mise dans cette ville, de dégager la route qm va
de la frontière d'Italie à Massalia, en expulsant du littoral
les Barbares, que les Massaliotes n'avaient pas encore
réussi à en éloigner complètement. Par le fait , Sextius ne
réussit pas beaucoup mieux dans son entreprise, car tout ce
qu'il put obtenir se réduisit à ceci, que, dans les parties
facilement accessibles aux vaisseaux, les Barbares se tien-
draient désormais aune distance de 12 stades de la côte et
à une distance de 8 stades dans les parties bordées de ro-
chers; mais il s'empressa de livrer aux Massaliotes le peu
de terrain qu'abandonnaient les Barbares. Beaucoup de
trophées et de dépouilles encore exposés dans la ville rap-
pellent maintes victoires navales, remportées jadis par les
Massaliotes sur les différents ennemis dont l'ambition jalouse
leur contestait le libre usage de la mer. On voit donc qu'an-
ciennement la prospérité des Massaliotes était arrivée à son
comble, et qu'entre autres biens ils possédaient pleinement
l'amitié des Romains, comme le marque assez, du reste,
parmi tant de preuves qu'on en pourrait donner, la présence
sur l'Âventin d'une statue de Diane, disposée absolument de
même que celle de Massalia. Par malheur, lorsqu'éclata la
guerre civile entre César et Pompée, ils prirent fait et cause
pour le parti qui eut le dessous, et leur prospérité en fut
gravement compromise. Ils ne renoncèrent pourtant pas en-
core complètement à leur ancien goût pour la construction
des machines de guerre et pour les armements maritimes.
Mais comme, par le bienfait de la domination romaine, les
Barbares qui les entourent se civilisent chaque jour davan-
298 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
tage et renoncent à leurs habitudes guerrières pour se tour-
ner vers la vie publique et l'agriculture, le goût dont nous
parlons n'aurait plus eu, à proprement parler, d'objet; ils
ont donc compris qu'ils devaient donner eux aussi im autre
cours à leur activité. En conséquence, tout ce qu'ils comptent
aujourd'hui de beaux esprits se porte avec ardeur vers l'é-
tude de la rhétorique et de la philosophie; et, non eontents
d'avoir fait dès longtemps de leur ville la grande école des
Barbares et d'avoir su rendre leurs voisins philhdlènes au
point que ceux-ci ne rédigeaient plus leurs contrats autrement
qu'en grec, ils ont réussi à persuader aux jeunes patriciens
de Rome eux-mêmes de renoncer désormais au voyage d'A-
thènes pour venir au milieu d'eur perfectionner leurs études.
Puis, l'exemple des Romains ayant gagné de proche en
proche, les populations de la Gaule entière, obligées d'ail-
leurs maintenant à une vie toute pacifique, se sont vouées
à leur tour à ce genre d'occupations, et notez que ce
goût chez elles n'est pas seulement individuel, mais qu'il
a passé en quelque sorte dans l'esprit public, puisque nous
voyons particuliers et communautés * à l'envi appeler et en-
tretenir richement nos sophistes et nos médecins. [Malgré ce
changement] , les mœurs des Massaliotes sont restées simples
et leurs habitudes modestes, rien ne l'atteste mieux que
l'usage suivant : la dot la plus forte chez eux est de cent pièces
d'or, àquoi l'on peut ajouter encore cinq pièces pour les habits
et cinq pour les bijoux d'orfèvrerie, mais la loi ne permet pas
davantage. Du reste, César et les princes, ses successeurs, en
souvenir de l'ancienne alliance de Rome avec Massalia, se
sont montrés indulgents pour les £autes qu'elle avait commises
pendant la guerre civile, et lui ont conservé l'autonomie dont
elle avait joui de tout temps , de sorte qu'aujourd'hui elle
n'obéit pas, non plus que les villes qui dépendent d'elle, aux
préfets envoyés de Rome pour administrer la province. —
Voilà ce que nous avions à dire au sujet de Massalia.
6. En même temps que la chaîne de montagnes, où ha-
1. Voy. dans VInd. var, lect. (p. 961, col. f, 1. 51) de rédition MûUer les
diverses restitutions qai ont été proposées pour ce passage.
LIVRE IV. 299
bitent les Salyens, se détourne du couchant et prend une
direction plus septentrionale, s'éloignant ainsi peu à peu de
la mer, la direction de la côte vers l'ouest tend au contraire
à devenir plus marquée ; mais un peu plus loin que Massa-
lia, à 100 stades environ de la ville et à partir d'un grand
promontoire qu'avoisinent des carrières de pierre, elle com-
mence à décrire une courbe pour former avec l'Aphrodi-
sium, extrémité du mont Pyréné, le golfe Galatique ou
Massaliotique. Ce golfe est double, car du milieu de Tare
qu'il dessine se détache le mont Setius cpii, avec l'île voi-
sine de Blascon, divise le golfe en deux bassins. Le plus
grand de ces deux bassins forme le golfe Galatique propre-
ment dit, c'est celui où le Rhône décharge ses eaux, le plus
petit est le golfe de Narbonne, qui s*étend jusqu'au mont
Pyréné. Située au-dessus des bouches de TAtax et de
l'étang Narbonitis, Narbonne est le plus grand emporium ou
marché de ces contrées. U y a pourtant sur les bords du Rhône
une autre ville , la ville d' Arelate , dont le marché ne man<«
que pas non plus d'importance. Ces deux villes sont à peu
près aussi éloignées l'une de l'autre qu'elles le sont respec-
tivement des promontoires dont nous venons de parler, c'est-
à-dire aussi éloignées que Narbonne l'est de TAphrodisium
et que l'est Arelate du [cap de] Massalia. A droite et à gau-
che de Narbonne, on voit déboucher différents cours d'eau
qui descendent les uns des monts Gemmènes, les autres du
mont Pyréné, et qui se trouvent bordés de villes assez peu
distantes de la côte pour que de petites embarcations puis^
sent remonter jusque-là. Geux qui descendent du mont
Pyréné sont le Ruscinon et l'Illibirris^ ; ils baignent chacun,
une ville de même nom. Ajoutons que le Ruscinon passe
dans le voisinage d'un lac ou étang, dans le voisinage aussi
d'un terrain humide et tout rempli de sources salées, qui
n'est qu'à une faible distance de la mer et oii Ton n'a qu'à
creuser pour -pêcher des muges: on fait à cette intention,
un trou de deux à trois pieds, puis on enfonce dans l'eau
i. Voy. Mûller : Irià. var. kcL, p. 961, col. i, L 66.
300 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
bourbeuse un trident, et l'on a bien des chances pour ra-
mener à la surface quelque muge de belle taille, car ce pois-
son, comme Tanguille, se nourrit de vase. Les deux cours
d'eau que nous venons de nommer et qui descendent du
mont Pyrëné se jettent dans la mer entre Narbonne et
l'Âphrodisium; quant à ceux qu'on voit déboucher de l'autre
côté de Narbonne, ils descendent tous du mont Gemmène :
c'est de cette chaîne de montagnes, par exemple, que vien-
nent, indépendamment de TAtax, l'Orbis* et l'Arauris^,
lesquels passent, le premier à Baelerra', ville forte voisine
de Narbonne, et le second à Agathe, colonie de Massalia.
7. Bien que le fait de ces poissons qu'on peut pêcher en
creusant la terre soit déjà merveilleux en lui-même, la côte
que nous venons de décrire nous offre quelque chose de plus
merveilleux encore si Ton peut dire. Il s'agit d'une plaine
située entre Massalia et les bouches du Bhône à une dis-
tance de 100 stades de la mer, et dont le diamètre (elle est
de forme circulaire) a également 100 stades. Son aspect lui
a fait donner le nom de Champ des Cailloux : elle est cou-
verte, en effet, de cailloux gros comme le poing, sous les-
quels pousse de YagrostiSy en assez grande quantité pour
nourrir de nombreux troupeaux. Il s'y trouve de plus vers le
milieu des eaux [saumâtres qui en se concentrant] devien-
nent des étangs salés [et qui en s'évaporant] laissent du sel.
Toute cette plaine, ainsi que le pays situé au-dessus, se
trouve fort exposée aux vents, mais surtout aux ravages du
mélamhoréey bise glaciale assez forte , dit-on, pour soulever
et faire rouler une partie de ces cailloux, voire même pour
précipiter des hommes à bas de leurs chariots, en leur en-
levant du coup armes et vêtements. Aristote pense que toutes
ces pierres ont été vomies à la surface du sol à la suite de
quelque tremblement de terre, de la nature de ceux qu'on
connaît sous le nom de hrastes, et qu'entraînées par leur poids
elles ont tout naturellement glissé vers ce fond et s'y sont
.
1. Les Mss. jiortent Obris. — 2. Les Mss. portent Rauraris; mais Taccord
unanime des auteurs anciens à employer la forme Aranris rend la correction
certaine. — 3. Voy. MûUer : Index var. lect., p. 961, col. 2, 1. 5.
^
UVRE IV. 301
entassées. Mais, suivant Posidonius, cette plaine n'est autre
chose qu'un ancien lac^ dont la surface, par suite d'une agi-
tation ou fluctuation \ioIente, s'est solidifiée , puis disloquée
enuuQ infinité de pierres^, toutes également polies , toutes
de même forme et de même volume, comme sont les cailloux
des rivières et les galets des plages, ressemblance du reste
qui avait frappé Aristote aussi bien que Posidonius, mais
dont ces auteurs ont cherché la cause, chacun à sa manière.
En somme, la double explication qu'ils ont donnée du phé-
nomène ofire en soi de la vraisemblance, car il faut néces-
sairement que des pierres ayant cet aspect et cette disposition
aient perdu leur nature primitive et se soient formées d'une
concrétion de l'élément liquide , ou détachées de grandes
masses rocheuses par le fait de déchirures incessantes [et ré-
gulières]. Toutefois Eschyle, qui connaissait déjà le phéno-
mène, soit pour l'avoir observé [par lui-même], soit pour en
avoir entendu parler à d'autres, l'avait jugé inexplicable et
comme tel l'avait converti en fable. Yoici en effet ce qu'il
fait dire à Prométhée dans ses vers pour indiquer à Hercule
la route qu'il doit suivre du Caucase aux Hespérides :
c Puis tu rencontreras Tintrépide armée des Ligyens, et, si
1 grande que soit ta vaillance, crois-moi, elle ne trouvera rien
d à redire au combat qui t'attend : à uq certain moment (c'est
c Tarrêt du destin) les flèches te manqueront, sans que ta main
(c puisse trouver sur le sol une seule pierre pour s'en armer, car
a tout ce terrain est mou. Heureusemeot, Jupiter aura pitié
c de ton embarras, il amassera au-dessous du ciel de lourds et
dc sombres nuages, et fera disparaître la surface de la terre sous
« une grêle de cailloux arrondis, nouvelles armes qui te per-
€ mettront alors de disperser sans peine Finnombrahle armée
c des Ligyens. »
Sur ce, Posidonius demande s'il n'eût pas mieux valu faire
1. Nom avons traduit tout ce passage d après les ingénieuses restitutions
et transpositions de M. Mûller, lesquelles fixent le texte de Strabon comme il
suit : [6|&olouç] T( xal \tlouç mI WoiAe^iOciç. Kal [t^ç i^oUruxo^ cxi] -niv «Wlav èno-
jtJdixaffiv à^tfàxtfOK. Ilttffviç {ilv ouv i «ap' «pieolv ^éyoç. 'Av^yxi] ràf TOv« e&tw
<rvveoTâTa{ XiOouç ^ IÇ {rf^oO isa^lvxai yt-ixa^akilv [ij] Ix «expâv (icyâ^wv MYi«.«'ca «uvt](ft
"kaSovtrvv àicoxfiAfjytu. Ti {livxoi Suvitokôfifto-» kXvyyko^ [i xaO'iauT&v] xaT«|t«9wv ^
naf'iXXou >.ae«v »l« ih&Oev U»x^m«. Vov. MaUer:'/tKf. vor. l9Ct., p. Sai. COl. 3,
1. 19-40.
302 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
pleuvoir ces pierres sur les Ligyens eux-mêmes et les en écra-
ser tous que d'imaginer qu'un héros comme Hercule ait pu
avoir besoin de tant de pierres [pour se défendre 1]. — Mais
non, dirons-nous à notre tour, car il fallait bien donner au
héros des armes innombrables, du moment qu'on lui oppo-
sait d'innombrables ennemis. Voilà donc un premier point,
ce semble, sur lequel le mythographe a raison contre le phi-
losophe ; ajoutons que tout le reste du passage échappe de
même à la critique par la précaution que le poète a prise de
s'y retrancher derrière un arrêt formel du destin ; et en effet,
que Ton se mette une fois à discuter les arrêts de la Provi-
dence et du destin, et l'on ne trouvera que trop d'occasions
semblables de dire , soit à propos des événements de la vie
humaine, soit à propos des phénomènes naturels, que les cho-
ses arrangées de certaine façon eussent été mieux que comme
elles sont; qu'il eût mieux valu, par exemple, que TÉgypte
dût sa fertilité à des pluies abondantes et non aux crues de
l'Ethiopie, qu'il eût mieux valu aussi que Paris , en faisant
voile vers Sparte , pérît dans un naufrage au lieu d'expier
tardivement, sous les coups de ceux qu'il avait offensés, î'in-.
juste enlèvement d'Hélène, et le trépas de tant de Grecs et
de barbares, ce qu'Euripide n'a pas manqué de rapporter
à la volonté même de Jupiter :
« Car Jupiter, voulant la ruine des Troyens et le châtiment
« de la Grèce, avait décidé qu'il en serait ainsi. »
8. Au sujet des bouches du Rhône, Polybe taxe formel-
lement Timée d'ignorance : il affirme que ce fleuve n a pas les
cinq bouches que Timée lui prête, et qu'il n'en compte que
deux en tout. Artémidore, lui, en distingue trois. Ce qu'Ù y
a de sûr c'est que plus tard Marins s'aperçut que, par le fait
des atterrissements, l'entrée du fleuve tendait à s'oblitérer et
devenait difficile , et qu'il fît creuser un nouveau canal où il
dériva la plus forte partie des eaux du Rhône. Il en con-
céda la propriété aux Massaliotes, pour les récompenser de la
bravoure qu'ils avaient déployée pendant sa campagne contre
les Ambrons et les Toygènes, et cette concession devint pour
UVRE IV. 303
eux une source de grands profits, en leur permettant de lever
des droits sur tous les vaisseaux qui remontent ou descendent
le fleuve. Aujourd'hui, du reste, rentrée du Rhône se trouve
être tout aussi difficile à cause de la violence du courant,
et par le fait des atterrissements et du peu d'élévation de
la côte, qu'on a peine à apercevoir même de près par les
temps couverts, ce qui a donné l'idée aux Massaliotes d'y
bâtir des tours en guise de signaux. Les Massaliotes, on
le voit, ont pris de toute manière possession du pays, et ce
temple de Diane Éphésienne, érigé par eux aux mêmes
lieux, sur un terrain choisi exprès, et dont les bouches du
fleuve font une espèce d'Ile, est là encore pour l'attester.
Signalons enfin au-dessus des bouches du Rhône un étang
salé, qu'on nomme le Stomalimnéy et qui abonde en co-
quillages de toute espèce, ainsi qu'en excellents poissons.
Quelques auteurs, ceux-là surtout qui veulent que le fleuve
ait sept bouches, comptent cet étang pour une, mais c'est
là une double erreur ; car une montagne s'élève entre deux,
qui sépare absolument l'étang du fleuve. — ' Ici se termine
ce que nous avions à dire de l'aspect et de l'étendue de la
côte comprise entre le mont Pyréné et Massalia.
9. Quant à la côte qui se prolonge dans la direction du
Yar et de la partie de laLigystique attenante à ce fleuve, elle
nous présente, avec les villes massaliotes de Tauroentium,
d'Olbia, d'Antipolis et de Nicaea, la station navale, fondée
naguère par Gésar-Auguste sous le nom de Forum Julium :
cette station se trouve située entre Olbia et Antipolis, a
600 stades de Massalia. Le Yar coule entre les villes d'Anti*
polis et de Nicœa, mais passe à 20 stades de l'une et à 6C
de Tautre, de sorte qu'en vertu de la déUmitation actuelle
Nicœa se trouve appartenir à l'Italie, bien qu'elle dép nde
effectivement de Massalia. Nous l'avons déjà dit, ce sont les
Massaliotes, qui, se voyant entourés de Barbares, ont bâti
ces différentes places : Ûs voulaient les contenir et s'assurer
au moins le libre accès de la mer, puisque du côté de la
terre tout était aux mains de leurs ennemis. Tout le pays,
en effet, est montagneux et escarpé: il y a bien encore
304 GÉOGRAPHIE DB STRABON.
auprès de Massalia une plaine passablement large , mais
à Test de cetle ville les montagnes se rapprochent tout à fait
de la mer et serrent la côte de si près qu'elles y laissent
à peine la place d'un chemin praticable. Le commencement
de celte chaîne de montagnes est occupé par les Salyens ;
Tautre extrémité Test par des tribus ligyennes limitrophes
de ritalie, dont il sera parlé plus loin. Nous ferons remar-
quer seulement dès à présent que, bien qu' Antipolis soit
située en dedans des limites de la Narbonnaise , et Nicœa
en dedans des limites de l'Italie, celle-ci demeure dans la
dépendance de Massalia et fait partie de la Province, tandis
qu'Ântipolis se trouve rangée au nombre des villes italiques,
par suite d'un décret rendu contre les Massaliotes , qui Ta
afiranchie de leur juridiction.
10. Les îles qui bordent cette portion si étroite de la côte
sont, à partir de Massalia, les îles Stœchades : il y en a trois
grandes et deux petites. Les Massaliotes les cultivent. Ils y
avaient même établi anciennement un poste militaire pour
repousser les descentes des pirates, vu que les ports n'y
manquent point. Aux .Stœchades succèdent les îles de Pla-
^ nasia et deLéron, bien peuplées toutes deux. Léron, qui plus
est^ possède un herooriy celui du héros Léron. Elle est située
juste en face d'Antipolis. U y a bien encore, soit en face de
Massalia, soit en face de tel autre point de la côte que nous
venons de décrire, quelques petites îles, mais aucune ne mé-
rite d'être mentionnée ici. Quant aux ports, sauf celui de
Forum Julium, qui est considérable, et celui de Massalia, ils
sont généralement de médiocre grandeur. Tel est par exem-
ple le port Oxybius, qui tire son nom des Ligyens Oxybiens.
—Nous n'en dirons pas davantage sur cette partie de la côte.
11. Passons à la contrée qui s*étend immédiatement au-
dessus : cette contrée, qui emprunte une configuration par-
ticulière aux montagnes dont elle est enveloppée et aux
fleuves qui la sillonnent, notamment au Rhône, le plus con-
sidérable de tous, et celui qu'on peut remonter le plus haut
vu le grand nombre d'affluents dont son cours est grossi, cette
contrée demande à être décrite méthodiquement. Avançons-
LIVRE IV. 305
nous donc à partir de Massalia dans le pays compris entre
les Alpes et le Rhône, nous y trouvons d*abord les Salyens,
dont le territoire mesure 500 stades jusqu'au Druentias ;
puis^ le bac nous passe à Gavallion, et là nous mettons le
pied sur le territoire des Gavares, qui s'étend à son tour
jusqu'au confluent de Tlsar et du Rhône, c'est-à-dire jus-
qu'au point où le mont Cemmène vient en quelque sorte
rejoindre le Rhône. Depuis le Drueutias jusqu'ici, la dis-
tance parcourue est de 700 stades. Seulement, tandis que les
Salyens, [dans les limites que nous avons marquées*,] occu-
pent à la foisTla plaine et les montagnes qui la dominent,
les Gavares ont au-dessus d'eux, dans la montagne, les Yo-
contiens, les Tricoriens, les Iconiens* et les Médylles'. Il
y a encore d'autres rivières qui, entre le Druentias et Tlsar,
descendent des Alpes pour s'unir au Rhône ; nous en cite-
rons deux notamment qui entourent [Luerion]*, la ville des
Gavares, et qui confondent leurs eaux avant de se jeter dans
le fleuve, et une troisième, le Sulgas, qui a son con-
1. M. Millier propose de lire, à la place de 01 |ilv ouv lilvt^ iv a&Toiç, mots qui
lai paraissent impliquer contradiction, puisque les Salyens habitaient entre
le territoire de Hassalia et le Druentias, et non dans Tintervalle de 700 stades
compris entre le Druentias et l'isar, ol {làv ouv [Kaoûa^oi aùv] XepueXauvoiç xd te
ic&jia, etc. Mais Strabon , qui nous dit un peu plus loin que le nom des Ca-
Tares était devenu prédominant dans toute cette contrée et avait absorbé tous
les autres, Strabon aura-t-il été nommer un petit peuple, comme les Segovel-
launi, sur le pied d^égalité avec cette grande nation? La chose n'est pas vrai-
semblable. En revanche, l'opposition entre les Salyens et les Gavares, ceux-ci n'ha-
bitant que les plaines, et les autres habitant à la fois la montagne et la plaine,
offre un sens excellent, d'autant que Strabon nomme aussitôt après les mon-
tagnards qui dominent les Gavares : il suffit de sous-entendre après h aùxoiq
quelque chose comme [àito5e5eiY|xivoiç ou XexOtïffiv Spoiç]. Voy.,du reste, Ind. ror.
lectioniSfP, 96 i et 962. — 2. M. MtiUer soupçonne que la vraie leçon pourrait bien
être Oiicivioi, Ucenii. Voy., Î6»rf., p. 962, col. 1 , 1. 7. ~3. Quelques Mss. portent Pe-
dylli, — 4. Voy., dans llnd. var. lecl.j ibid.^ 1. 14, de quelle façon ingénieuse
M. Mtiller,- acres avoir passé en revue toutes les restitutions proposées pour ce
passage difficile, le restaure à son tour. Suivant lui, c'est le nom de la ville de
titution de Gasaubon, Aoutfiwva, Luerion, beaucoup plus simple, nous parait
préférable, d'autant que Strabon mentionne, quelques lignes plus bas, le
chemin d'Aeria à un lieu appelé Aouplwva [Aoue^iuvaj, dont il n'a pas encore
parlé et qu'il ne qualifie d'aucune manière, ce qui n'est guère di>ns ses habi-
tudes. M. Millier veut c^u'on lui accorde que lOuvèze, qui passe à Vaison, a
pu s'appeler Vaison aussi , pourquoi ne veut-il pas alors accorder à Gasaubon
l'existence près du mont Luoéron d'une ville ancienne portant le même nom ?
GÉOGR. DE STRABON. I. — 20
306 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
fluent près de la ville de Vindalum*, à l'endroit même où
Gnœus [Domitius] iEaobarbns tailla en pièces^ dans une
grande bataille rangée, plusieurs myriades de Gaulois. Dans
ce même intervalle du Druentias et de Tlsar, on remarque
plusieurs places importantes, telles que Avenion, Arau-
sion et Aeria, ville bien nommée, nous dit Artémidore, en
ce qu'elle occupe, tout au haut d'une montagne fort élevée,
une situation vraiment aérienne. En général, le pays n'offre
que plaines et beaux pâturages, mais, pour aller d' Aeria à
[Luerion] ', il faut franchir encore dans la montagne plu-
sieurs défilés étroits et obstrués par des bois. Au point de
jonction de Tlsar, du Rhône et du mont Gemmène, Q. Fa-
bius Maximus iÈmilianus, avec moins de trente mille
hommes, tailla en pièces deux cent mille Gaulois; après quoi
il éleva aux mêmes lieux un trophée en marbre blanc, ainsi
que deux temples qu'il dédia, l'un, à Mars, l'autre, à Hercule.
Depuis risar, maintenant, jusqu'à Vienne, capitale des Allo-
briges, qui s'élève sur les bords mêmes du Rhône, on
compte 320 stades; puis, un peu au-dessus de Vienne, au
confluent de l'Arar et du Rhône, est la ville de Lugdunum.
La distance, quand on s'y rend par terre, c'est-k*dire en
traversant le territoire des Allobriges,est de 200 stades en-
viron; elle est un peu plus forte si l'on remonte le fleuve.
Les Allobriges, qui entreprirent naguère tant d'expéditions
avec des armées de plusieurs myriades d'hommes , en sont
réduits aujourd'hui à cultiver cette plaine et les premières
vallées des Alpes. En général, ils vivent dispersés dans des
bourgs , toute la noblesse pourtant habite Vienne, simple
bourg aussi dans l'origine, bien qu'elle portât déjà le titre
de métropole de toute la nation, mais dont ils ont fini par
faire une ville. Elle est située, [avons-nous dit,] sur le
Rhône. Ce fleuve descend des Alpes déjà si fort, si impé-
tueux, que, même au sein du lac Lemenna qu'il trav^ic»,
son courant demeure visible sur un espace de. plusieHra
1. Sur l'orthographe de ce nom, Yoy. Mfttler, t'&id., p. 963, coU 1,1. 49. —
2. Voy. MûUer, ibid.y 1. 58.
LIVRE IV. 307
Stades; il se répand dans les plaines du pays des Allobriges
et des Ségosiaves*. et reçoit l'Arar, prèsde Lugdanum, ville
des Ségosiaves. LÂrar vient aussi des Alpes; il forme la
limite entre les Séqu&nes, les iBdaens et les [Lingons] ',
puis reçoit le Dabis, autre rivière navigable, descendue éga-
lement de la chaîne des Alpes ; dès là réunis sous le nom
d'Arar, qui a prévalu, ces deux cours d'eau vont se mêler
AU Rhône, dont le noaoa prévaut à son tour, et qui poursuit
f (m cours sur Vienne. Il est remarquable que ces trois
Neuves commencent par se porter au nord, pour tourner en-
suite au couchant, mais qu'aussitôt après leur réunion leur
courant commun fait un nouveau coude vers le sud et qu'en
se grossissant au fur et à mesure des autres rivières [dont
nous avons parlé ci-dessus] il conserve cette direction au
midi jusqu'au point où, pour gagner la mer, il se divise en
plusieurs branches. — Telle est la configuration de la con-
trée comprise entre les Alpes et le Rhône.
12. De Tautre côté du fleuve, ce sont les Volces qui oc-
cupent la plus grande partie du pays, les Volces dits Aré^
comisques. Narboime passe pour être leur port, il serait
plus juste de dire qu'elle est celui de la Gaule entière, tant
elle surpasse les autres villes maritimes par l'importance
et l'activité de son comonerce. Les Volces toudient au Rhône
et voient s'étendre en face d'eux, sur la rive opposée, les
possessions des Salyens et des Gavares, [disons mieux, des
Gavares seuls,] car le nom de ce peuple Ta emporté sur
tous les autres, et l'on commence à ne plus appeler autre-
ment les Barbares de cette rive, lesquels d'ailleurs ne sont
plus, à proprement parler, des Barbares^ vu qu'ils tendent
1. Let'progrès de l'épi|E?'>^Ue'ii6t» ont révélé la vraie forme de ce nom :
Segustavt. — a. Tous les Mss. portent Ai^xot^touç, et partout ailleurs Strabon
dit AlxTovoç. Sans pouvoir expliquer cette corruption d'un nom connu, nous ne
pouvons admettre la restitution que propose M. Mûlier de O0a*a««Ttovç. Les^
Sequanes, les ^duens et les Lingons sont trois noms inséparables dans la.
nomenclature ancienne du bassin de la Saône. Et contre la géograpliie positive
toutes les ressources, toutes les délicatesses de la paléographie ne sauraient
prévaloir. Strabon, au $ 4 du chapitre m du présent livre, ne dit-il pas lui-même
uulp ouv Tôv 'EXout)rci«v x«\ t«v ZtjicootvOv At^oootxal AIy^ovcç olxoOffi icçàç
«{.(Tiv ? Voy. du reste la longue noie de M. MûUer sur ce passage , Ind, lar.
Uct., p. 962, col. 2, 1. 24.
308 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de plus en plus à prendre la physionomie romaine, adoptant
tous la langue, les mœurs, voire même quelques-uns les
institutions des Romains. D'autres peuples, ceux-là faibles
et obscurs^ s'étendent des frontières des Arécomisques au
mont Pyréné. La métropole des Arécomisques, Nemausus,
bien inférieure à Narbonne en ce qu'on n'y voit pas la même
affluence d'étrangers et de commerçants, forme en revanche
ane commune, une cité plus considérable. Elle a en effet
dans sa dépendance vingt-quatre bourgs, tous extrême-
ment populeux, et dont les habitants, unis aux siens par le
sang, diminuent naturellement par leurs contributions les
charges qui pèsent sur elle. De plus, comme elle jouit du
droit latin, quiconque y a été revêtu de l'édilité ou de la
questure devient par cela seul citoyen romain, et le même
privilège dispense la nation tout entière d'obéir aux ordres
des préfets envoyés de Rome. La ville de Nemausus est si-
tuée sur la route même qui conduit d'Ibérie en Italie, mais
cette route, excellente l'été, est toute fangeuse en hiver,
voire au printemps; il lui arrive même quelquefois d'être
tout entière envahie et coupée par les eaux. Sans doute on
peut passer quelques-uns des fleuves qu'on rencontre à l'aide
de bacs ou de ponts, bâtis, soit en bois, soit en pierre, mais
la grande difficulté consiste dans le passage des torrents :
or, il n'est pas rare de voir, jusqu'à l'entrée de l'été, des- .
cendre de la chaîne des Alpes de ces torrents que produit
la fonte des neiges. La route en question, avons-nous dit, a
deux branches, l'une qui va droit aux Alpes en traversant
le territoire des Vocontiens (c'est la plus courte), et l'autre
qui longe la côte appartenant aux Massaliotes et aux Li-
gyens : celle-ci est, à la vérité, plus longue, mais les cols
qu'elle a à franchir, pour entrer en Italie sont plus faciles,
parce qu'en cet endroit les montagnes commencent à s'a-
baisser sensiblement. Ajoutons que Nemausus se trouve à
100 stades environ de la rive droite du Rhône prise à la
hauteur de Taruscon, petite ville bâtie sur la rive gauche,
et qu'elle est d'autre part à 720 stades de Narbonne. Plus
près maintenant du mont Gemmène, disons mieux, sur tout
LIVRE IV. 309
le versant méridional de la chaîne, d'une extrémité à Tautre,
habitent les Volces Tectosages en compagnie de quelques
autres peuples. Il sera question de ceux-ci plus loin : parlons
d*abord des Tectosages.
13. Leurs possessions partent du mont Pyréné et empiè-
tent même quelque peu sur le versant septentrional des
monts Cemmènes. Il s'y trouve de riches mines d'or. On
peut juger de ce qu'iétaient anciennement la puissance de
• cette nation et le nombre de ses guerriers par ce seul fait
qu'on la vit, à la suite de discordes intestines, chasser de
son sein en une fois une multitude de ses enfants, et qu'une
partie de cette bande, grossie d'autres proscrits de diffé-
rentes nations, suffit à occuper toute la portion de la Phry-
gie, limitrophe de la Cappadoce et de la Paphlagonie. Au
moins est-ce ce qui ressort de la présence en ce pays d'une
nation portant le nom de Tectosages. Effectivement, des trois
nations qui se le partagent, il y en a une, celle qui occupe
Âncyre et les environs de cette ville , qui s'appelle ainsi.
Quant aux deux autres peuples connus sous les noms de
Trocmes et de Tolistobogiens, sans doute ils sont venus aussi
de la Gaule, leur confraternité avec les Tectosages donne lieu
de le croire^ mais de quelle partie de la Gaule sont-ils
sortis? C'est ce que nous ne saurions préciser, car nous
n'avons pas ouï dire qu'il existât actuellement en Gaule,
* soit dans la Gaule transalpine, soit dans la Gaule cisalpine^
soit au sein des Alpes, de peuples nommés Trocmes ei To-
listobogiens. Ce qui est présumable, c'est qu'ils se seront
éteints par suite de trop fréquentes migrations, comme il
est arrivé pour tant d'autres peuples, notamment pour la
nation des Prauses, car nous savons par différents au-
teurs que Brennus (le Brennus* qui assaillit Delphes)
était Prause d'origine sans pouvoir dire cependant aujour-
d'hui où habitait cette ancienne nation. Les Tectosages
étaient aussi, dit-on, de l'expédition contre Delphes, on
assure même que les trésors trouvés dans la ville de
1. Tûv iï\b>/ au lieu de tôv iXkov,
3i0 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Tolossa par le général romain Gsepiou provenaient d'une
partie des dépouilles de Delphes, grossie, il est vrai, des
offrandes qu'ils avaient faites ensuite à Apollon sur leurs
propres richesses, et dans le but d'apaiser le courroux de
ce Dieu, et que c'est pour avoir touché à ces trésors sacrés,
que Cœpion finit ses jours si misérablement, loin do sa patrie
d'où il avait été chassé comme sacrilëge, et loin de ses filles,
qui, livrées par décret à la prostitution, s'il faut en croire Ti-
magène, périrent à leur tour d'une mort honteuse. Toutefois,
la version de Posidonius semble plus vraisemblable : il fait
remarquer que les richesses trouvées à Tolossa, soit dans
l'enceinte du temple, soit au fond des lacs sacrés, représen-
taient une valeur de 15000 talents , toute en matières non
travaillées, en lingots d'or et d'argent bruts, et que le temple
de Delphes, à l'époque [où il avait été pris par les Gaulois],
ne contenait plus de semblables richesses, ayant été pillé
par les Phocidiens durant la guerre sacrée ; que ce qui pou-
vait s'y trouver encore avait dû être partagé entre beaucoup
de mains ; qu'il était -probable d'ailleurs que les vainqueurs
n'avaient pu regagner leurs foyers, ayant été, après leur
départ de Delphes et pendant toute leur retraite, assaillis
de mille maux et forcés finalement par la discorde de se dis-
perser de tous côtés. Mais, comme la contrée est très-riche
en mines d'or, et que les habitants (Posidonius n'est pas
seul à le dire) sont à la fois très-superstitieux et très-mo-
destes dans leur manière de vivre, il s'y était formé sur dif-
férents points des trésors. Les lacs ou étangs sacrés notam-
ment offraient des asiles sûrs où Ton jetait l'or et l'argent en
barre^: les Romains le savaient, et quand ils se furent ren-
dus maîtres du pays, ils vendirent ces lacs ou étangs sacrés
1. 'ApYÛfou if xal xo^ao^i ^âpi]. Je ne VOIS pas que personne ait proposé
^dpoç comme l'étymologie de notre mol barre, dans le sens où je remploie
ici. Le passage de Strabon nous a para mériter d'être signalé à nos lexicogra-
phes, d'autant que l'expression française éveille une idée de forme allongée qui
ne se retrouve plus dans le mot grec d'où je la crois dérivée : Strabon nous
explique même la forme qu'avaient ces masses ou lingots d'or et d'argent, le
marteau leur avait donne la forme de meules grossières. Ainsi, dans le cas où
l'étymologie que nous proposons serait agréée, l'expression d'or et d'argent en
barre n'aurait signifié a l'origine qu'une masse de métal indépendamment de
toute idée de forme ou de figure.
UVRE IV. 311
an profit du trésor public, et plus d'un acquéreur y trouve
aujourd'hui encore des lingots d'argent battu ayant la forme
de pierres meulières. Le temple de Tolossa, vénéré comme
il était de toutes les populations à la ronde , leur offrait aussi
un asile inviolable, et naturellement les richesses s'y étaient
accumulées, la piété multipliant ses offrandes, en même
temps que la superstition empêchait d'y porter la main.
14. Tolossa est située dans la partie la plus étroite de
risthme compris entre TOcéan et la mer de Narbonne, le-
quel mesure, au dire de Posidonius, moins de 3000 stades
de largeur. Mais à ce propos-là revenons encore (la chose en
vaut la peine) sux ce que nous avons dit plus haut de la cor-
respondance, en quelque sorte symétrique, qui existe entre
les différents fleuves de la Gaule et par suite entre les deux
mers Intérieure et Extérieure. On trouve , en effet , pour
peu qu'on y réfléchisse, qtie cette circonstance constitue
le principal élément de prospérité du pays, en ce qu'elle
facilite entre les différents peuples qui Thabitent l'échange
des denrées et des autres produits nécessaires à la vie, et
qu'elle établit entre eux une communauté d'intérêts d'au-
tant plus profitable, qu'aujourd'hui, libres de toute guerre,
ces peuples s'appliquent avec plus de soin à l'agriculture et
se âçonnent davantage au genre de vie des nations civili-
sées. On serait même tenté de croire ici à une action directe
de la Providence, en voyant les lieux disposés, non pas au
hasard, mais d'après un plan en quelque sorte raisonné.
Ainsi, le Rhône, qui peut déjà lui-même être remonté très-
haut, et l'être par des embarcations pesamment chargées,
donne, en outre, indirectement accès dans beaucoup de can-
tons, par la raison que ses affluents sont également navi-
gables et peuvent aussi transporter les plus lourds fardeaux :
les marchandises reçues d'abord par l'Arar passent ensuite
dans le Dubis, affluent de l'Arar ; puis on les transporte par
terre jusqu'au Sequanas, dont elles descendent le cours, et
ce fleuve les amène au pays des Lexoviens et des Galètes,
sur les côtes mêmes de l'Océan, d'où elles gagnent enfin la
Bretagne en moins d'une journée. Seulement, comme le
312 GEOGRAPHIE DE STRABON.
Bhône est rapide et difficile à remonter, il y a telles mar-
chandises de ces cantons (toutes celles notamment qu'on ex-
pédie de chez les Ârvemes pour être embarquées sur le
Liger) , qu'on aime mieux envoyer par terre sur des cha-
riots. Ce n'est pas que le Rhône, en certains points de son
cours, ne se rapproche sensiblement de l'autre fleuve, mais,
la route de terre étant toute en plaine et peu longue elle-
même (elle n'est guère que de 800 stades) invite à ne pas
remonter le Rhône, d'autant qu'il est toujours plus facile
de voyager par terre. A cette route succède la voie commode
du Liger, fleuve qui descend des monts Cemmènes et va se
jeter dans l'Océan. Si c'est de Narbonne qu'on part, on com-
mence par remonter le cours de l'Âtaz , mais sur un espace
peu étendu; le trajet qu'on fait ensuite par terre jusqu'au
Garounas est plus loog, mesurant à peu près 7 à 800 stades ;
après quoi, par le Garounas, comme par le Liger, on atteint
' rOcéan. — Ici finit ce qui se rapporte aux peuples de la
Province narbonnaise, autrement dit aux Celtes j pour nous
servir de l'ancienne ^dénomination : car j'ai idée que c'est
aux habitants de ladite province que les Grecs ont emprunté
ce nom de Celtes qu'ils ont ensuite étendu à l'ensemble des
populations de la Gaule, soit que ce nom leur ait paru plus
illustre que les autres, soit que l'avantage qu'avait le peuple
qui le portait d'être si proche voisin des Massaliotes ait con-
tribué surtout à le leur faire choisir.
CHAPITRE IL
Parlons à présent des Aquitains et de ces quatorze peu-
ples de race galatique ou gauloise, habitant entre le Garou-
nas et le Liger et en partie aussi dans la vallée du Rhône et
dans les plaines de la Narbonnaise, qui ont été réunis ad-
ministrativement à l'Aquitaine. [Je dis administrativement,]
car autrement et à prendre les choses comme elles sont en
\
LIVRE IV. 313
réalité, les Aquitains diffèrent des peuples de race gauloise
tant par leur constitution physique que par la langue qu'ils
parlent, et ressemblent bien davantage aux Ibères. Ils ont
pour limite le cours du Garounas et sont répandus entre ce
fleuve et le mont Pyréné. On compte plus de vingt peuples
aquitains, mais tous faibles et obscurs ; la plupart habitent
les bords de l'Océan, les autres l'intérieur même des terres,
où ils s'avancent jusqu'aux extrémités des monts Gemmènes
et aux frontières des Tectosages. Ainsi délimitée, l'Aquitaine
formait une province trop peu étendue , c'est pourquoi on
l'a accrue de tout le pays compris entre le Garounas et le
Liger. Ces deux fleuves, à peu près parallèles au mont
Pyréné, déterminent, par rapport à cette chaîne de monta*
gnes, un double parallélogramme, dont les deux autres côtés
sont figurés par l'Océan et par les monts Gemmènes. Le cours
de chacun d'eux mesure à peu près 2000 stades. G'est entre
les Bituriges-Yibisques et les Santons, deux peuples de race
gauloise, que le Garounas, grossi des eaux de trois affluents,
débouche dans l'Océan. Les Bituriges-Yibisques sont les
seuls étrangers dont les possessions se trouvent enclavées
parmi celles des Aquitains ; mais ils ne font pas partie pour
cela de leur confédération. Us ont leur emporium ou mar-
ché principal à Burdigala, ville située au fond d'un œstuaire
que forment les bouches du Garounas. Quant au Liger, c'est
entre les Pictons et les Namnites [ou Namnètes] qu'il débou-
che. On voyait naguère sur les bords de ce fleuve un autre
emporiuniy du nom de Gorbilon*; Polybe en parle dans le
passage où il rappelle toutes les fables débitées parPythéas
au sujet de la Bretagne. « Scipion, dit-il, ayant appelé des
Massaliotes en conférence pour les interroger au sujet de la
Bretagne, aucun d'eux ne put le renseigner sur cette con-
trée d'une façon tant soit peu satisfaisante, les négociants de
Narbonne et de Gorbilon pas davantage ; et c'étaient là pour-
tant les deux principales villes de commerce de la Gaule : on
peut juger par ce seul fait de Tefifronterie avec laquelle
1. Sur le nom de Corbilon, qui n'est connu que par ce passage de Strabon,
voy. la conjecture de M. Muller : Ind. var. kct., p. 963, col. l, 1. 42.
' - > > " ^
314 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Pythéas a menti. » Mediolanium est la capitale des Santons.
En général, tout le long de l'Océan, le sol de l'Aquitaine est
sal)lonneux et maigre, et, à défaut des autres céréales,
ne produit guère que du millet pour la nourriture de ses
habitants. C'est aussi sur les côtes d'Aquitaine que l'Océan
creuse le golfe qui forme, avec le golfe Galatique du littoral
de la Narbonnaise, l'isthme dont nous ayons parlé : comme
celui auquel il correspond, le golfe de l'Océan porte le nom
de Galatique. LesTarhelli qui en occupent les bords ont dans
Ifluç territoire les mines d'or les plus importantes qu'il y ait
en Gaule, car il suffit d'y creuser des puits d'une faible
profondeur pour trouver des lames d'or, épaisses comme le
poing, dont quelques-unes ont à peine besoin d'être affi-
nées. Mais en général, c'est sous la forme de paillettes et
de pépites que l'or s'y présente, et, dans cet état-là même,
il n'exige jamais un grand travail d'affinage. Dans les plaines
de l'intérieur, ainsi que dans la partie montagneuse, le sol de
l'Aquitaine est de meilleure qualité , il est notamment fer-
tile dans le voisinage du mont Pyréné, chez les Gonvènes, ou,
comme nous dirions en grec, chez les Synélydes^, peuple dont
la capitale se nomme Lugdunum, et qui possède les Thermes
Onésiens*, sources magnifiques donnant une eau excellente
à boire. Le territoire des Auscii est également d'une grande
fertilité. [Ajoutons que quelques-uns des peuples aquitains
proprement dits, et dans le nombre les Auscii et les Gon-
vènes, ont reçu des Romains le droit latin^.]
2. Voici, maintenant, quels senties peuples compris entre
le Garounas et le Liger qui ont été, avons-nous dit, annexés
à l'Aquitaine : les Éluens, d'abord, dont le territoire com-
mence à partir du Rhône; immédiatement après les Éluens,
les Yellaves, qui faisaient partie naguère de la nation des
Arvemes, mais qui, aujourd'hui, sont indépendants; puis
1. X'jviiXûSwv au lieu de ffu-pcXdiwv, restitution de Coray. — 2. M. MûUer, Ind,
var, lect., p. 963, col. l, I. 48, a résumé tout ce qui a été dit au sujet de ce
nom que Strabon est seul à avoir mentionné, et, comme Ukert, il semble in-
cliner a le maintenir tel que le donnent les Mss. — 3. Il nous a paru évident
3ue cette phrase, qui dans toutes les éditions termine le paragraphe suivant,
evait être reportée ici.
%
UVRE IV. 315
les Arvernes eux-mêmes, les Lémovices et les Pëtrocorien?,
auxquels il faut ajouter les Nitiobriges, les Cadurques et les
Bituriges-Cubes ; sur le littoral, les Santons et les Pictons,
les premiers, riverains du Garounas, les autres, riverains da
Liger; enfin, les Rutènes et les Gabales, sur les confins de
la Narbonnaise. Il y a de belles forges chez les Pëtroco riens,
ainsi que chez les Bituriges-Gubes ; des fabriques de toiles
de lin chez les Cadurques, et des mines d'argent chez ks
Hutënes et chez les Gabales.
3. C'est dans le voisinage du Liger que sont établis.lttSL
Arvernes * : ce fleuve baigne les murs de Nemossus, leur
capitale, puis il passe à Genabum , principal emporium ou
marché des Carnutes, dont l'emplacement marque à peu près
le milieu de son cours, pour se diriger de là vers l'Océan où il
se jette. Ce qui peut donner une haute idée de l'ancienne puis-
sance des Arvernes, c'est qu'ils se sont mesurés^! plusieurs
reprises avec les Romains et leur ont opposé des armées
fortes de 200 000 hommes, voire même du double, car l'ar-
mée avec laquelle Vercingétorix combattit le divin César
était bien de 400000 hommes. Déjà auparavant, ils avaient
combattu au nombre de 200 000 et contre Maximus -^Emilia-
nus, et contre Domitius iEnobarbus. Avec César, la lutte
s'engagea d'abord devant Gergovia, ville des Arvernes,
bâtie au sommet d'une haute montagne et patrie de Vercin-
gétorix; elle recommença sous les murs d'Alesia, ville ap-
partenant aux Mandubiens, nation limitrophe des Arvernes,
et située, comme Gergovia, au haut d'une colline très-éle-
vée, avec d'autres montagnes et deux rivières autour d'elle ;
mais le chef gaulois y fut fait prisonnier, ce qui mit fin à la
guerre. Quant à la lutte contre Maximus iEmilianus , elle
avait eu lieu près du confluent de l'Isar et du Rhône, le-
quel en cet eudroit, touche presque à la chaîne des monts
Gemmènes ; et c'est plus bas, au confluent du Sulgas et du
Rhône, que s'était livrée la bataille contre Domitius. Ajou-
tons que les Arvernes, non contents d'avoir reculé les li-
1. Casaubon estime que Strabon Avait dû écrire NitAcrroç (Augustonemetum)*
* * * **
"• * * a ■*
1
\
316 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
mites de leur territoire jusquà Narbonne et aux confins de
la Massaliotide, étaient arrivés h dominer sur la Gaule en-
tière, depuis le mont Pyréné jusqu'à TOcéan et au Rhin.
Enfin le fait suivant peut donner une idée de Topulence et
du faste deLuerius^ père de ce fameux chef^ Bituit, qui livra
bataille à Maximus et à Domitius : pour faire montre de sa
richesse aux yeux du peuple ', il aimait à se promener en
char dans la campagne en jetant de droite et de gauche sur
son passage des pièces d'or et d*argent^ que ramassait la
foule empressée à le suivre.
CHAPITRE in.
A la province d'Aquitaine et à la Narbonnaise succède
une autre région, qui^ partant du liger et du haut Bhône,
autrement dit de la portion du Rhône comprise entre sa
source et la ville de Lugdunum, s'étend jusqu'au Rhin et
borde ce fleuve dans tout son cours. La partie haute de cette
région, j'entends celle qui avoisine les sources des deux
fleuves, les sources du Rhin et celles du Rhône, s'étendant
ensuite à peu près jusqu'au milieu de la plaine, relève de
Lugdunum; quant au reste du pays, lequel se prolonge jus-
qu'à l'Océan, on en a fait une autre province attribuée poli-
tiquement aux Belges. Toutefois, dans la description détaillée
que nous allons donner de cette région, nous nous confor-
merons aux divisions plus communément' suivies par les
géographes.
2. La ville même de Lugdunum, qui s'élève adossée à
1. Athénée qui raconte le même trait nomme le père de Bituit Aoui^visç,
Luernius. — 2. 'OxXoiç au lieu de fiXoi«. Conjecture de Coray fondée sur le
texte d'Athénée.— 3. Le mot xoivàxtpov, difficile à entendre, nous parait expliqué
ito>iTCu6|ievoi JiaTârEOUfft icoixiXuç, dfxeî xâv Iv xsfaXalw Tt( eîtcir) , toû $' àxpi&oûç »XXoi(
«a^a]^wpi)-ciov. » Et, en effet, dans toute la description qui suit, il se règle sur les
divisions purement physiques, principalement sur le cours des fleuves et des
rivières, tels que le Rhône, le Rhin, la Loire, la Saône, le Doubs, la Seine,
et sur les divisions ethnographiques, Ségosiaves, £daens, S<
Séquanes, etc.
LIVRE IV. 317
UDe colline, au confluent de TArar et du Rhône, est un éta-
blissement romain. Il n'y a pas dans toute la Gaule, à l'ex-
ception cependant de Narbonne, de ville plus peuplée, car
les Romains en ont fait le centre de leur commerce, et c'est
là que leurs préfets font frapper toute la monnaie d'or et
d'argent. C'est là aussi qu'on voit ce temple ou édifice sacré,
hommage collectif de tous les peuples de la Gaule, érigé en
l'honneur de César Auguste : il est placé en avant de la
ville, au confluent même des deux fleuves, et se compose
d'un autel considérable, où sont inscrits les noms de soixante
peuples, d'un même nombre de statues, dont chacune re-
présente un de ces peuples, enfin d'un grand naos ou sanc*
tuaire^ Lugdunum est en même temps le chef-lieu du ter-
ritoire des Ségosiaves, lequel se trouve compris entre le
Rhône et le Doubs [lis. le Liger']. Quant aux peuples
qui succèdent aux Segosiavi dans la direction du Rhin, ils
ont pour leur servir de limite, les uns, le Doubs, les autres
l'Arar, deux rivières qui, ainsi que nous l'avons dit précé-
demment, descendent aussi des Alpes et se jettent dans le
Rhône, apr^ avoir confondu leurs eaux. Mais il y a en-
core une autre rivière, le Sequanas, qui prend sa source,
dans les Alpes et va se jeter dans l'Océan, après avoir coulé ,
parallèlement au Rhin et avoir traversé tout le territoire
d'un peuple de même nom compris entre le Rhin à l'est et
l'Arar à l'ouest : c'est de chez ce peuple que provient le
meilleur porc salé qu'on expédie à Rome. Entre le Doubs*
et l'Arar ce sont les iEduens qui habitent : la ville de Cabyl-
linum, sur l'Arar, et la place forte de Ribracte leur appar-
tiennent. Les iEduens se faisaient appeler aussi les frères
du peuple romain, et ils avaient été effectivement les pre-
miers d'entre les peuples de la Gaule à rechercher l'amitié
et l'alliance des Romains. Les Séquanes, au contraire, qui
1. Voy., dans VIndex var. lect. de l'édition de M. Mûller (p. 963, col. 2,
1. 13), le résumé des différentes conjectures proposées pour corriger le xal
iXko<; du texte. — 2. Comme le fait remarquer M. Mûller, la phrase qui suit
celle-ci empêche qu'on n'attribue à Strabon cette confusion manifeste entre
le Doubs et le Liser. — 3. H faut évidemment ici, comme plus haut, lire le
Lifjer au lieu du Douhs.
i
318 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
habitent an delà de i'Ârar, avaient été de bonne heure en
butte à la haine des Romains, comme aussi des iEduens,
pour avoir pris part à plusieurs reprises aux incarsions des
(rermains en Italie^ d'autant que ces incursions avaient ré-
vélé leur supériorité militaire, ayant toujours été terribles
ou impuissantes, suivant qu'ils avaient prêté ou refusé leur
concours aux Germains. Avec les iEduens, la haine était
de plus envenimée par des contestations incessantes au sujet
du fleuve qui les sépare, chacun des deux peuples préten-
dant à la possession exclusive du cou^s de TArar et reven-
diquant la perception des péages. Mais aujourd'hui les
Romains sont maîtres de tout.
3. Des différents peuples, maintenant, qui bordent le
Rhin, les Helvètes * se présentent à nous les premiers : c'est
sur leur territoire, en effet, au mont Adulas*, que se trouvent
les sources du fleuve. De la même montagne, laquelle fait
partie des Alpes, descend, mais dans une direction opposée,
c'est-à-dire dans la direction de la Gaule cisalpine, le fleuve
Adduas * qui, après avoir formé le lac Larius, sur les bords du-
quel s'élève Côme, s'en va s'unir au Padus. Nous parlerons
plus loin de ce dernier fleuve et de ses affluents : pour le Rhin,
U forme également dans son cours, et de vastes marais, et
un grand lac qui marque la limite extrême des possessions
des Rhsetiens et des Yindoliciens, peuples établis en partie
dans les Alpes, en partie au-dessus des Alpes. Asinius affirme
que la longueur du cours du Rhin est de 6000 stades; cepen-
dant il n'en est rien. Mettons en effet que ce fleuve puisse
avoir en ligne droite un peu plus de la moitié de cette lon-
gueur; assurément ce sera assez d'ajouter mille stades pour
les sinuosités qu'il décrit. On sait quelle est sa rapidité,
bien qu'il coule dès sa sortie des montagnes dans des plai-
' nés presque sans pente, et combien il est difficile à cause
de cette rapidité même d'y établir des ponts; or, je le de-
1. 'EXouiiTTioi. au lieu de aVtou^tioi, qui egt la. leçoa des Mss., conjecture de
Clavier, ratifiée par Coray, et préfSérable, suiyant nous, à la correction Nov-
xovdxat, proposée par Xylander, Casaubon et Siebenkees. ~ 2. Les Mss. don-
nent AiaSouiXXa : la Correction 'AîodXa appartient à Xylander. — 8. Coray écrit
'A$5o6a( ; les Mss. donnent tous la forme A$o6a(.
I
UVRB IV. 319
mande, se pourrait-il qu'il conservât cette rapidité et cette
force de courant, si, avec le peu de pente qu'il a, nous lui
faisions décrire encore une infinité de longs détours ? Asi-
niusveut aussi que le Rhin n'ait que deux bouches, et il taxe
d'ignorance ceux qui lui en prêtent davantage. Comme le
Rhin, le Sequanas embrasse une certaine étendue |de pays
dans ses sinuosités, mais il s'en faut bien aussi que ces sinuo-
sités aient le développement qu'on a dit ^ Les deux fleuves
coulent du sud au nord et débouchent l'un et l'autre en face
de la Bretagne, le Rhin assez près pour que de son embour
chure on aperçoive distinctement le cap Gantium, extrémité
orientale de Tile, le Sequanas im peu moins près : aussi est-
ce dans le voisinage de l'embouchure du Rhin que le divin
Gésar établit le rendez*vous de sa flotte, quand il fut pour
passer en Bretagne. Ajoutons que le trajet qu'ont à faire
par le Sequanas les bateaux qui ont reçu les marchandises
venues de l'Arar est un peu plus long que le trajet par le
Liger ou par le Garounas, sans compter qu'il y a bi^ 1009
stades de Lugdunum au Sequanas et le double ou peu s'en
faut des bouches du Rhône à Lugdunum. Fort riches eux-
mêmes, à ce qu'on prétend, les Helvètes ne s'en étaient pas
moins laissé tenter par la vue des richesses des Gimbres, et
c'est ainsi qu'ils se tournèrent vers le brigandage : ils eurent
dans la guerre des Gimbres deux de leurs tribus, sur trois,
exterminées; mais on put voir, lors de la guerre contre le
divin Gésar, qu'une grande nation s'était déjà reformée des^
débris deTancienne, puisque les Helvètes perdirent 400000'
hommes dans cette guerre, et qua Gésar en épargna encore'
8000, pour éviter que leur pays, une fois dépeuplé, ne tom--
bât au pouvoir des Germains, leurs voisins.
4. Aux Helvètes, le long desbords du Rhin, succèdent le9
Séquanes et les Médiomatrices, et, compris parmi ces der-
niers, les Tribocques, peuple germain, enlevé naguère à
ses foyers et transporté là de la rive opposée du fleuve. Le
mont Jurasius; situé dans le pays des Séquanes, sert de
1. Au lieu de où ToaaOTtjv que portent les Mss., Coray lit [àxv] o4 toaavniv.
s:^' ^édfîWPmS DE STRABON.
hei» 4fe 4^ïiMirMtw'^ «nl*^ ce peuple et les Helvètes. Au-
,^MK «ini»«>M"**» *^®^ Helvètes et des Séquanes, dans la
A'iMum A ^!«<w<**°*'> habitent les iEduens et les Lingons,
>u« là »toe direction, au-dessus des Médiomatrices,
W Ijtmtf*^ •^ encore les Lingons. Puis, entre le Liger et
u "^Mwaoas» dans la contrée qui s'étend par delà le Rhône
«t TAt^f i^^^^ ^^ ^* ^^^ Allobriges et du territoire de
jji^^Dum, habitent différents peuples : les plus célèbres
jgf les Arvernes et les Gamutes dont le Liger traverse les
risessions. Le Liger est tributaire de l'Océan, et, comme
trajet qui sépare la côte de Bretagoe de l'embouchure
des fleuves de la Gaule n'est que de 320 stades, en par-
tant le soir avec le reflux, on peut aborder le lendemain dans
cette île vers la S^ heure. Au-dessous des Médiomatrices et
des Tribocques sur le Rhin, à la hauteur du pont, que les
généraux romains, qui opèrent actuellement contre les Ger-
mains, viennent de jeter sur ce fleuve, habitent les Trévires.
Juste vis-à-vis, sur la rive opposée, étaient établis les Ubiens,
avant qu'Agrippa les eût transportés de leur plein gré
de ce côté-ci du fleuve. Les Nerviens, qui succèdent immé-
diatement aux Trévires, sont aussi d'origine germanique.
Puis viennent les Ménapes, qui habitent, eux, aux bouches
mêmes et des deux côtés du Rhin, parmi des marais et des
bois, ou pour mieux dire, vu le peu d'élévation des arbres,
parmi des halliers touffus et épineux. Les Sugambres, autre
peuple germain, sont établis dans le voisinage immédiat
des Ménapiens. Enfin, au-dessus de la vallée même du
fleuve, et tout le long de sa rive droite, habitent les Suèves,
Germains aussi d'origine, mais qui surpassent de beaucoiip
les autres peuples de la même race par leur nombre et leur
puissance militaire : ce sont les armes des Suèves, en effet,
qui ont expulsé le peuple que nous avons vu tout récemment
chercher asile sur la rive citérieure, et, règle générale, jà
mesure que les peuples placés devant eux déposent les armes
et traitent avec les Romains, les Suèves ne manquent ja-
mais de prendre violemment leur place; comme pour faire
renaître la guerre de ses cendres.
^ IJVRE IV. 321
•
5. A rO. des Trévires et des Nerviens habitent les Sé-
Dons et les Rèmes, auxquels il faut ajouter les Atrébatiens
et les ÉburoDS ; puis, à la suite des Ménapes, sur le littoral
même, viennent les Morins, et, après eux, les Bellovaques,
les Ambianiens, les Suessions et les Galètes jusqu'à l'em-
bouchure du Sequanas. Le pays des Morins^ des Atrébatiens
et des Éburons offre le même aspect que celui des Ménapes,
l'aspect d'une forêt, mais d'une forêt d'arbres très-peu
élevés, qui, tout en présentant une superficie considérable,
n'a pourtant que les 4000 stades d'étendue que les historiens
lui donnent. On désigne cette forêt sous le nomd'Arduenne.
Habituellement, en cas de guerre et d'invasion, les gens
du pays entrelaçaient ensemble *■ les branches de ces arbus-
tes, qui sont épineux et rampants comme des ronces, pour
que l'ennemi trouvât tous les passages obstrués; dans cer-
tains endroits même ils enfonçaient en terre de gros pieux,
après quoi ils allaient se cacher eux et leurs familles
au plus profond des bois dans les petites îles de leurs ma-
rais. Seulement, s'ils trouvaient là, durant la saison des
pluies, d'impénétrables retraites, il devenait aisé de les y
atteindre quand commençait la sécheresse. Actuellement,
toutes ces populations en deçà du Rhin ont déposé les armes
et obéissent aux Romains. Nous nommerons encore dans
le bassin même du Sequanas les Parisii qui occupent une
île du fleuve et ont pour ville Lucotocia, les Meldes, les
Lexoviens dont le territoire borde l'Océan ; mais ce sont
les Rèmes qui forment la nation la plus considérable de
cette partie de la Gaule, «t comme Duricortora, leur ca-
pitale, est en même temps la ville la plus peuplée du pays,
c'est elle naturellement qui sert de résidence aux préfets
envoyés de Rome.
1. Casaubon , d'après César, propose de lire ici : ouni^vsvrt; xal 9U|jiicU-
XOVTCf.
GÉOGR. DE STRABON. I. —21
J22 GEOGRAPHIE DE STRÂBON.
CHAPITRE ly.
Les derniers peuples (jue nous ayons encore à mention-
ner après ceux qui précèdent appartiennent à la Belgique
parocéanique ou maritime. De ce nombre sont les Vénètes
qui livrèrent à César cette grande bataille navale : ils s'é-
taient proposé d'empêcher César de passer en Bretagne,
l'île de Bretagne étant le principal débouché de leur com-
merce. Mais César eut facilement raison de leur flotte, bien
que ses vaisseaux n'eussent pu faire usage de leurs éperons,
le bois des embarcations vénètes ayant trop d'épaisseur : il
laissa l'ennemi arriver sur lui à pleines voiles et poussé
par le vent, puis, sur son ordre, les Romains, qui s'étaient
munis de faux emmanchées au bout de longues piques, se
mirent à couper et à arracher les voiles des vaisseaux vénè-
tes, voiles faites en cuir à cause de la violence habituelle du
vent dans ces parages, et que les Vénètes tendent, non avec
des câbles, mais à l'aide de chaînes*. Quant aux vaisseaux
mêmes, ils sont très-larges de fond, très- élevés de la poupe
comme de la proue , pour pouvoir mieux résister aux ma-
rées de l'Océan , et construits en chêne , vu que le chêne
abonde sur ces côtes : seulement, eu égard à la nature de ce
bois , on ne rapproche pas les planches de façon à les faire
joindre exactement, mais on y laisse des interstices, qu'on
bouche ensuite avec des algues marines, pour éviter que,
quand le navire est tiré à terre, le bois, faute d'humidité, ne
se dessèche; car, tandis que le bois de chêne est toujours
sec et maigre, les algues sont plutôt humides de leur nature.
La plupart des peuples Celtes ou Gaulois établis en Italie
(les Boiens notamment et les Sénons) étant venus de la Gaule
1. césar ne dit pas cela (III, 13) ; mais il est bien probable que Strabon, non
plus que Diodore, n'a pas décrit la Gaule d'après le texte même de César.
« Ni lalloTy dit M. Mûller dans la préface de la 2* partie de son édition (p. v,
col. 1), Cœsarem omnino non legit Stràbo, sed gux ex eo svmsisse videri pos-
sit in eodem Posidonio repperit^ ex quo Dtodorus quoque suam GallisB
descriptionem cum Straboniana m multis ad verhum pasne consentientem
dtprompsii. »
LIVRE IV. 323
transalpine, je serais assez porté à croire que les Vénètes de
l'Adriatique sont une colonie de ces Vénètes de l'Océan, et que
c'est uniquement la ressemblance des noms qui les a fait
passer pour originaires de Paphlagonie. Je ne donne pas du
reste mon opinion pour certaine , mais elle est vraisembla-
ble, et, dans les questions de ce genre, cela suffit. Aux Vé-
nètes succèdent les Osismiens, ou, comme les nomme Py
théas, les [Ostimiens ^] : ce peuple hs^bite une presqu'île qui
avance passablement loin dans l'Océan, pas aussi loin pour*
tant que le prétend Pythéas et qu'on le répète d'après lui.
Quant aux nations comprises entre le Sequanas et le Liger,
elles confinent, [avons-nous dit,] les unes aux Séquanes, et
les autres aux Arvernes.
2. Tous les peuples appartenant à la race dite galîîque
ou galatique sont fous de guerre, irritables et prompts à
en venir aux mains, du reste simples et point méchants :
à la moindre excitation , ils se rassemblent en foule et cou-
rent au combat, mais cela ouvertement et sans aucune cir-
conspection, de sorte que la ruse et l'habileté militaires
viennent aisément à bout de leurs efforts. On n'a qu'à les
provoquer, en effet, quand on veut, où Ton veut et pour le
premier prétexte venu, on les trouve toujours prêts à ac-
cepter le défi et à braver le danger, sans autre arme même
que leur force et leur audace. D'autre part, si on les prend
par la persuasion, ils se laissent amener aisément à faire
ce qui est utile, témoin l'application qu'ils montrent au-
jourd'hui même pour l'étude des lettres et de l'éloquence.
Cette force dont nous parlions tout à l'heure tient en partie
à la nature physique des Gaulois, qui sont tous des hom-
mes de haute taille, mais elle provient aussi de leur grand
nombre. Quant à la facilité avec laquelle ils forment ces
rassemblements tumultueux, la cause en est dans leur ca- "
ractère franc et généreux qui fait qu'ils sentent l'injure de
leurs voisins comme la leur propre et s'en indignent avec
eux. Aujourd'hui, à vrai dire, que ces peuples, asservis aux
1. Kramer a démontré que c'était là la vraie forme de ce nom. Cf. MQUen
Ind. var. Uct., p. 945, col. l, 1. 20.
324 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Romains, sont tenus de prendre en tout les ordres de leurs
maîtres, ils vivent entre eux dans une paix profonde ; mais
nous pouvons nous représenter ce qu'ils étaient anciennement
par ce qu'on raconte des mœurs actuelles des Germains,
car, physiquement et politiquement, les deux peuple s se res-
semblent et peuvent passer pour frères, sans compter qu'ils
habitent des contrées limitrophes , séparées uniquement par
le Rhin et ayant ensemble presque sous tous les rapports
une grande analogie, si ce n'est que la Germanie est plus
septentrionale, comme il est facile de le vérifier en com-
parant ses parties méridionale et septentrionale respecti-
vement avec les parties méridionale et septentrionale de
la Gaule. Les migrations lointaines des Gaulois trouvent
leur explication précisément dans cette tendance à procéder
toujours tumuUuairement ei par levées en masse, dans celte
habitude, surtout, de se déplacer, eux, leurs familles et leurs
biens, dès qu'ils se voyaient attaqués sur leurs terres par un
ennemi plus fort. Ajoutons que la même cause a rendu
la conquête de la Gaule beaucoup moins difficile pour les
Romains que celle de Tlbérie : la guerre d'Ibérie com-
mencée plus tôt finit, on le sait, plus tard, et, dans l'inter-
valle, les Romains avaient eu le temps de réduire tous les
peuples, compris entre le Rhin et les monts Pyrénées.
Comme les Gaulois attaquent toujours par grandes masses et
avec toutes leurs forces, c'est par grandes masses aussi qu'ils
succombaient; les Ibères, au contraire, ménageaient en quel-
que sorte et morcelaient la guerre, ne combattant jamais
tous à la fois, mais par bandes détachées et tantôt sur un
point, tantôt sur un autre, à la façon des brigands. Les
Gaulois n'en sont pas moins par nature tous d'excellents sol-
dats, supérieurs seulement comme cavaliers à ce qu'ils sont
comme fantassins, et, en effet, à l'heure qu'il est, c'est de
chez eux que les Romains tirent leur meilleure cavalerie.
On remarque aussi qu'ils sont plus belliqueux à proportion
qu'ils sont plusavancés vers le Nord et plus voisins de l'Océan .
3. Â ce titre , le premier rang , dit-on , appartient aux
Belges, confédération de quinze peuples répandus le long de
LIVRE IV. 325
rOcéan entre le Rhin et la Loire, et assez vaillants en effet
pour avoir pu à eux seuls arrêter l'invasion germanique,
j'entends celle des Cimbres et des Teutons. Parmi les Belges
mêmes, les Bello vaques sont réputés les plus braves, et, après
les Bellovaques, les Suessions. Les Belges sont d'ailleurs
extrêmement nombreux, on peut en juger par ce que disent
les historiens qu'ils comptaient anciennement jusqu'à 300 000
hommes pouvant porter les armes. On a déjà vu plus haut
quelle multitude de soldats pouvaient mettre sur pied la
nation des Helvètes et celle des Arvemes avec ses alliés,
tout cela ensemble peut donner une idée de la population
élevée de la Gaule entière et justifie ce que nous avons déjà
dit de l'heureuse fécondité des femmes gauloises et de leur
supériorité comme nourrices. Les Gaulois sont habillés de
saies, ils laissent croître leurs cheveux et portent des anoxy--
rides ou braies larges et flottantes, et, au lieu de tuniques %
des blouses à manches qui leur descendent jusqu'aux par-
ties et au bas des reins. La laine dont ils se servent pour
tisser ces épais sayons appelés îxnx est rude, mais très-
longue de poil '.Les Romains' réussissent pourtant, et cela
dans les parties les plus septentrionales de la Belgique, à
obtenir une laine passablement soyeuse en faisant couvrir
de peaux les brebis. L'armure des Gaulois est en rapport
avec leur haute stature : elle se compose en premier lieu
d'un sabre long qu'ils portent pendu à leur flanc droit, puis
d'un bouclier de forme allongée, de piques longues à pro-
portion et d'une sorte de dard ou javelot appelé madaris.
Quelques-uns se servent en outre d'arcs et de frondes. Ils
ont encore une arme de jet, une sorte de haste en bois,
semblable à celle des véliles, qu'ils lancent sans amentum
ou courroie, et rien qu'avec la main, plus loin qu'une flèche,
ce qui fait qu'ils s'en servent de préférence, même pour
1. Suivant M. Meineke, il faudrait dire « au lieu de tuniques talaires,* le
mot «o^iipctç étant l'opposé naturel de vximX x«pt$(»Tot. Yoy. Vind. StrMon.^
p. 44. — 2. Nous prêterons la correction de Coray, y^ax^é^aWoti, à la leçon
des Mss. àxoô(AaUo;. ~~ 3. M. Millier propose de substituer ici le nom des Mo-
rins, Mo^'ivoti à celui des Romains. Il a du reste réuni dans son Ind, var. lect.j
p. 964, col. j, 1. 36, toutes les corrections proposées pour ce passage.
326 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
chasser àToiseau. Presque tous les Gaulois, aujourd'hui en-
core , couchent sur la dure et prennent leurs repas assis sur
de la paille. Ils se nourrissent de lait^ de viandes de diverses
sortes, mais surtout de viande de porc, fraîche ou salée. Les
porcs ici n'étant jamais rentrés. acquièrent une taille, une
vigueur et une vitesse si grandes, qu'il y a du danger à s'en
approcher quand on n'en est pas connu et qu'un loup lui-même
courrait de grands risques à le faire*. Les maisons des Gau-
lois, bâties en planches et en claies d'osier, sont spacieuses
et ont la forme de rotondes ; une épaisse toiture de chaume
les recouvre. La grande quantité de bétail, surtout de mou»
ions et de porcs, qu'ils possèdent, explique comment ils
peuvent approvisionner si abonda^^nent de saies et de sa-
laisons, non-seulement Rome, mais la plupart des autres
marchés de l'Italie. La forme de gouvernement la plus ré-
pandue autrefois chez les peuples gaulois était la forme aris-
tocratique : en vertu d'un usage immémorial, chacun d'eux
tous les ans se choisissait un chef, et, de même, en cas de
giierre, chaque armée élisait son général. Mais aujourd'hui
ils relèvent presque tous de l'administration romaine. Il se
passe dans leurs assemblées poli tiquesquelque chose de parti-
culier : si l'un des assistants interrompt bruyamment l'ora-
teur ou cause quelque désordre, le licteur ou officier public
s'avance l'épée nue à la main, et lui impose silence d'un air
menaçant; s'il continue, le licteur répète deux ou trois fois
son ordre et finit par couper au perturbateur un pan de sa saie
assez large pour que le reste ne puisse plus servir. Nous fe-
rons remarquer aussi que, chez les Gaulois, les occupations
des hommes et des femmes sont distribuées juste à l'inverse
de ce qu'elles sont chez nous, mais c'est là une particularité
qui leur est commune avec mainte autre nation barbare.
4. Chez tous les peuples gaulois sans exception se re-
trouvent trois classes d'hommes qui sont l'objet d'honneurs
extraordinaires, à savoir les Bardes^ les Yatès et les DruideSj
les Bardes, autrement dits les chantres sacrés, les Yatès ^
1. Ce sens est rendu très-probable par le passage d'Aristote (Bist, des
Anim.y VIII, 6) que cite M. Mûller t v^tnat i* Iç xod XÙKta.
\
LIVRE IV. 327
antrement dits les devins qui président aux sacrifices et
interrogent la nature, enfin les Druides, qui, indépendam-
ment de la physiologie ou philosophie naturelle , professent
l'éthique ou philosophie morale. Ces derniers sont réputés
les plus justes des hommes, et, à ce titre, c'est à eux que Ton
confie l'arbitrage des contestations soit privées soit publi>
ques : anciennement, les causes des guerres elles-mêmes
étaient soumises à leur examen et on les a vus quelquefois
arrêter les parties belligérantes comme elles étaient sur le
point d'en venir aux mains. Mais ce qui leur appartient spé-
cialement c'est le jugement des crimes de meurtre, et il est à
noter que, quand abondent les condamnations pour ce genre
de crime, ils y voient uii signe d'abdïfc&nce et de fertilité pour
le pays^ Les Druides (qui ne sont pas les seuls du reste
parmi les barbares^) proclament l'immortalité des âmes et
celle du monde, ce qui n'empêche pas qu'ils ne croient aussi
que le feu et l'eau prévaudront un jour sur tout le reste.
5. A leur franchise, à leur fougue naturelle les Gaulois
joignent une grande légèreté et beaucoup de fanfaronnade,
ainsi que la passion de la parure, car ils se couvrent de bi-
joux d'or, portent des colliers d'or autour du cou ^ des
anneaux d'or autour des bras et des poignets, et leurs chefs
s'habillent d'étoffes teintes de couleurs éclatantes et bro-
chées d'or. Cette frivolité de caractère fait que la victoire
rend les Gaulois insupportables d'orgueil, tandis que la dé-
faite les consterne. Avec leurs habitudes de légèreté, ils
ont cependant certaines coutumes qui dénotent quelque
chose de féroce et de sauvage dans leur caractère, mais qui
se retrouvent, il faut le dire, chez la plupart des nations du
Nord. Celle-ci est du nombre : au sortir du combat, ils sus-
pendent au cou de leurs chevaux les têtes des ennemis
qu'ils ont tués et les rapportent avec eux pour les clouer,
comme autant de trophées, aux portes de leurs maisons.
Posidonius dit avoir été souvent témoin de ce spectacle, il
1. Voy, Ind. var, lect., p. 964, col. 1 et 2, rezoellente explication que
M. Mûller a donnée de ce passage. — 2. Les Gètes ou Daces, disciples de
Samolzis, avaient la même croyance et M. MiUler a été tenté de lire A£ot ou
''><»ot an lieu de aXkoi qae portent tous les Mss.
328 GÉOGRAPHIE DE STRABON,
avait été long à s'y faire, toutefois l'habitude avait fini par l'y
rendre insensible. Les têtes des chefs ou personnages illustres
étaient conservées dans de l'huile de cèdre et ils les mon-
traient avec orgueil aux étrangers, refusant de les vendre
même quand on voulait les leur racheter au poids de l'or.
Les Romains réussirent pourtant à les faire renoncer à cette
coutume barbare ainsi qu'à maintes pratiques de leurs sa-
crificateurs et de leurs devins qui répugnaient trop à nos
mœurs : il était d'usage, par exemple, que le malheureux dé-
signé comme victime reçût un coup de sabre [à l'endroit des
fausses côtes*,] puis l'on prédisait l'avenir d'après la nature
de ses convulsions [et cela en présence des Druides], vu que
jamais ils n'offraient de sacrifices sans que des Druides y as-
sistassent. On cite encore chez eux d'autres formes de sacri-
fices humains : tantôt, par exemple, la victime était tuée [len-
tement] à coups de flèches, tantôt ils la crucifiaient dans leurs
temples, ou bien ils construisaient un mannequin colossal
avec du bois et du foin, y faisaient entrer des bestiaux et
des animaux de toute sorte pêle-mêle avec des hommes,
puis y mettant le feu, consommaient l'holocauste.
6. Dans l'Océan, non pas tout à fait en pleine mer,
mais juste en face de l'embouchure de la Loire, Posi-
donius nous signale une île de peu d'étendue, qu'ha-
bitent soi-disant les fenmies des Namnètes*. Ces femmes,
possédées de la fureur bachique, cherchent, par des mys-
tères et d'autres cérémonies religieuses, à apaiser, à désar-
mer le dieu qui les tourmente. Aucun homme ne met le pied
dans leur île, et ce sont elles qui passent sur le continent
toutes les fois qu'elles sont pour avoir commerce avec leurs
maris, après quoi elles regagnent leur île. Elles ont cou-
1. Nous avons traduit d'après la correction proposée par M. Millier, elç v60oy
ie\cup6v ou clç véOaç [it).iupÀ{] , correction qui a 1 avantage de mettre la pensée et
l'expression de Strabon en rapport avec d'autres passages analogues de Dio-
dore et de Strabon lui-même. Cf. Ind. var. lect., p. 964, col. 2, 1. 36. — 2. La
situation de cette lie en face de l'embouchure de la Loire nous parait une
preuve décisive en faveur de la correction Na^viiTôv proposée par Tyrwhitt,
et agréée par Siebenkees et Coray. Parlant en cet endroit d'an peuple de la
Bretagne, des Samnites, qu'il n'avait pas encore nommés, Strabon aurait vrai-
semblablement accompagné leur nom d'une indication quelconque. Cf. du reste
la note très-intéressante de Kramer et celle qu'y a ajoutée M. Mûller, Ind. var,
iect.f p. 964, col. 2, 1. 55.
UVRE IV. 329
tume aussi, une fois par an, d'enlever la toiture du temple
de Bacchus et de le recouvrir, le tout dans une même jour-
née, avant le coucher du soleil, chacune d'elles apportant
sa charge de matériaux. Mais s'il en est une dans le nombre
qui en travaillant laisse tomber son fardeau, aussitôt elle
est mise en pièces par ses compagnes, qui, aux cris d*évoé,
évoéy promènent autour du temple les membres de leur vic-
time, et ne s'arrêtent que quand la crise furieuse qui les
possède s'est apaisée d'elle-même. Or ce travail ne s'achève
jamais sans que quelqu'une d'entre elles se soit laissée choir
et ait subi ce triste sort. L'histoire des corbeaui dont parle
Artémidore tient encore plus de la fable : à l'en croire, il
existerait sur la côte de l'Océan un port appelé le Port-des-
Deux-Corbeaux, parce qu'il s'y trouvait en effet naguère deux
de ces oiseaux à laile droite blanchâtre : les personnes ayant
ensemble quelque contestation s'y transportaient, plaçaient
une planche en un lieu élevé , et, sur cette planche , des
gâteaux, chaque partie disposait les siens de manière à ce
qu'on ne pût les confondre, puis les corbeaux s'abattaient
sur les gâteaux, mangeaient les uns, culbutaient les autres,
et celle des deux parties qui avait eu ses gâteaux ainsi cul-
butés triomphait. Mais, si ce récit d'Ârtémidore sent trop la
fable, il y a moins d'invraisemblance dans ce que le mêm^
auteur nous dit au sujet de Gérés et de Proserpine, qu'une
des îles situées sur les côtes de Bretagne possède des cé-
rémonies religieuses rappelant tout à fait les rites du culte
de Gérés et de Proserpine dans l'ile de Samothrace. Le fait
suivant est de ceux aussi qu'on peut admettre : il s'agit d'un
arbre, assez semblable au figuier, qui vient en Gaule, et
dont le fruit est fait à peu près comme un chapiteau corin-
thien; si l'on coupe ce fruit, il en découle, dit-on, un suc
mortel dans lequel on trempe les flèches. Enfin, s'il faut en
croire un bruit très-répandu, tous les Gaulois seraient d'hu-
meur querelleuse ^ ; on assure de même qu'ils n'attachent
1. Voy. la note de M. Meineke, Vind. Strab , p. <i5, à l'effet de remplacer <fik6-
vitxoi par iQ^ovuol. Mais, comme, dans les différents portraits que Strabon a
donnés des principaux peuples de la terre habitée, il ne s'est nullement attaché
à suivre un ordre logique, qu'il réunit tout à fait an hasard les traits de mœurs
3a0 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
aucune idée de honte à ce que les garçons prostituent la fleur
de leur jeunesse. — Dans Éphore, l'étendue de la Celtique
est singulièrement exagérée, car il résulte de ce que dit cet
auteur que les Celtes] auraient peuplé la plus grande partie
de la contrée appelée aujourd'hui /6ëne, et que leurs posses-
sions s'y seraient étendues jusqu'à Gadira. Ajoutons qu'il
réduit les Celtes à n*ètre plus que de purs philhellènes,
et qu'il leur prête maint détail de mœurs bien peu en rap-
port avec ce qu'on observe aujourd'hui chez eux, celui-ci
entre autres, qu'ils s'étudient à ne pas trop engraisser, à ne
pas trop prendre de ventre, et que la loi punit même d'une
amende tout jeune garçon dont l'embonpoint excède la cein-
ture réglementaire. — Nous n'en dirons pas davantage tou-
diiant la Celtique ou Gaule transalpine.
CHAPITRE V.
La Bretagne [qui s'offre ^ à nous ^isuite] est de forme
triangulaire : de ses trois côtés, le plus grand est opposé h la
Celtique et se trouve avoir en longueur juste la même dimen-
sion que le côté correspondant Je cette contrée, c'est-à-dire
4300 ou 4400 stades, à prendra ledit côté depuis les bouches
du Rhin jusqu'à l'extrémité septentrionale ou aquitanique du
mont Pyréné,/et le côté opposé depuis le cap Cantium, qui
fait face aux bouches du Rhin, représentant ainsi le point
le plus oriental de l'île, jusqu'à cet autre cap qui, situé
juste en face de la limite extrême de l'Aquitaine et du mont
Pyréné, en forme la pointe la plus occidentale. Notons que
nous prenons là le minimum de distance entre le mont Py-
réné et le Rhin, car, ainsi qu'on l'a vu plus haut, la plus
grande distance entre ces deux limites est de 5000 stades,
mais il y a lieu de croire que le fleuve s'écarte par degrés de
sa direction première (laquelle est exactement paridlèle à
ou de caractère appartenant aux peuples dont il parle, nous n'avons pas été
autrement choqué de lui voir parler, dans la même phrase, des habitudes
querelleuses des Gaulois et de leurs goûts pédérastes.
LIVRE IV. 331
celle de la chaîne de montagnes)^ les deux lignes inclinant
sensiblement Tune vers l'autre par celles de leurs extré-
mités qui aboutissent à TOcéan.
2. U y a quatre points sur le continent d'où s'effectue
habituellement la traversée dans l'île de Bretagne, ce sont
les bouches du Hhin, du Sequanas, du Liger et du Ga-
rounas. Toutefois, quand on part des provinces rhénanes,
ce n'est pas aux bouches mômes du Rhin qu'on s'embar-
que , mais sur la côte de Morinie attenante au pays des
Ménapes : c'est là, en effet, que se trouve Itîum, ce port
dont le divin César fit le rendez-vous de sa flotte, quand il
fut pour passer en Bretagne. Il s'y embarqua de nuit, et
le lendemain , vers la quatrième heure , il abordait dans
l'île, ayant franchi la distance de 320 stades [que mesure le
détroit], et trouvait le blé encore sur pied dans les champs.
L'île de Bretagne est presque toute en plaines et en bois;
dans maints endroits pourtant le sol s'y élève sensiblement.
Elle produit du blé, du bétail, de l'or, de l'argent, du fer, et
ce sont là ses principaux articles d'exportation joints à des
cuirs, à des esclaves et à d'excellents chiens de chasse, que les
Celtes utilisent également pour la guerre, comme ils font leurs
races indigènes « Les Bretons sont plus' grands que les Celtes
et moins blonds, mais plus mous de tempérament. Veut-
on se faire une idée de leur haute taille? Nous en avons vu
de nos yeux à Rome, qui, à peine sortis de Tenfance, dé-
passaient d'un demi-pied les hommes les plus grands qu'il y
eût dans la ville; il faut dire qu'avec cela ils avaient les
jambes cagneuses et le corps généralement mal propor-
tionné. Les mœurs de ces peuples, identiques à peii près à
celles des Gaulois, sont pourtant encore plus sijpples et plus
barbares; c'est au point qu'en certains cantons^ où les habi*
tants ont du lait en abondance, ils n'en font pas de fromage
faute de savoir s'y prendre, et ne sont guère plus expéri-
mentés en fait de jardinage et d'agriculture. Les différents
peuples de la Bretagne sont soumis à des rois. A la guerre,
ils se servent surtout de chars, comme qu^ques-uns des
peuples de la Gaule. Pour viUes, ils ont leurs bois : ils s'y
332 GÉOGRAPHIE DE STRÂBON.
retranchent dans de vastes clairières circulaires au moyen
de grands abatis d'arbres et élèvent là, mais toujours tem-
porairement, de simples cahutes pour eux-mêmes à côté
des étables de leurs troupeaux. Le climat de la Bretagne
est plutôt pluvieux que neigeux : même par les temps clairs,
le brouillard y dure assez pour ne laisser voirie soleil en tout
que les trois ou quatre heures du milieu du jour. G*est du
reste aussi ce qui arrive en Gaule chez les Morins, les Mé-
napes et les peuples voisins.
3. Le- divin César opéra deux descentes en Bretagne,
mais, les deux fois, il dut revenir précipitamment jet sans
avoir rien fait de grand, sans avoir pu même pénétrer fort
avant dans l'intérieur de l'île, à cause des agitations surve-
nues en Gaule tant parmi les barbares que parmi ses propres
soldats, et aussi parce qu'il avait perdu une bonne partie
de sa flotte dans une de ces hautes marées de l'Océan qui
accompagnent toujours la pleine lune. Il ne laissait pas
cependant que d'avoir remporté deux ou trois victoires sur
les Bretons, bien qu'il n'eût fait passer le détroit qu'à
deux de ses légions, et ramenait avec lui beaucoup d'otages
et d'esclaves, sans compter le reste du butin. Malgré ce sou-
venir, nous avons vu quelques-uns des rois du pays recher-
cher par des ambassades et des soins de toute sorte l'amitié
de César Auguste, lui dédier dans le Capitole de pieuses
offrandes et livrer leur patrie pour ainsi dire en toute pro-
priété aux Romains. Présentement, les Bretons n'ont à payer
que des droits très-peu lourds tant sur les marchandises
qu'ils exportent de leur pays que sur celles qu'ils impor-
tent de Gaule en Bretagne et qui consistent en phalères, en
colliers d'ivoire, en vases d!electrvm^y en verreries et autres
menus articles ou bimbeloteries de ce genre, il n'y a donc
pas lieu d'occuper militairement leur pays. Mais , si l'on
avait à tirer d'eux un tribut fixe , il faudrait y avoir une
légion au moins avec quelque cavalerie. Or, les frais d'en-
1. AuYYoûpia* Voy. la belle restitution que M. Millier a faite, à propos de ce
passage, d^un passage désespéré du Périple de Scylax, Ind. var, lect,^ p. 965,
col. i, 1. 38.
LIVRE IV. 333
tretien de ces troupes égaleraient à coup sûr le montant
des impôts perçus, d'autant que l'établissement d'un tribut
fixe entraîne nécessairement une diminution des droits sur
les marchandises. Ajoutons qu'on s'expose toujours à cer-
tains risques quand on a recours à la violence.
4. U y a dans le voisinage de la Bretagne d'autres îles en-
core, mais de peu d'étendue ; une seule entre toutes est consi-
dérable, c'esC rîle d'Ierné, située juste au N. de la Bretagne.
Cette île se trouve avoir plus d'étendue en longueur qu'en
largeur. Nous n'avons, du reste, rien de certain à en dire, si
ce n'est que sps habitants sont encore plus sauvages que ceux
de la Bretagne, car ils sont anthropophages 6n même temps
qu'herbivores ^ et croient bien faire en mangeant les corps de
leurs pères et en ayant publiquement commerce avec toute
espèce de femmes, voire avec leurs mères et leurs soeurs. Â
dire vrai, ce que nous avançons là repose sur des témoignages
peu sûrs; rappelons pourtant, en ce qui concerne l'anthro-
pophagie, que la même coutume paraît se retrouver chez les
Scythes, et que l'histoire nous montre, plus d'une fois, dans
les nécessités d'un siège, les Celtes, les Ibères et maint
autre peuple barbare réduits à une semblable extrémité.
5. Sur l'île de Thulé, nos renseignements sont encore
moins sûrs, vu l'extrême éloignement de cette contrée,
qu'on nous représente comme la plus septentrionale de
toutes les terres connues. On ne peut guère douter, notam-
ment, que tout ce que Pythéas a publié de cette contrée et
de celles qui l'avoisinent ne soit une pure invention, à voir
comme il a parlé des contrées qui nous sont aujourd'hui
familières : comme il n'a guère parlé de celles-ci, en eô'et,
que pour mentir, ainsi que nous l'avons démontré ci-dessus,
Û est évident qu'il a dû mentir encore davantage en parlant
des extrémités mêmes de la terre. Disons pourtant qu'il a su
accommoder ses fictions avec assez de vraisemblance aux
données de l'astronomie et de la géographie mathématique ',
i. Noas avons préféré à la leçon no^uf <£yoi, celle de miif âroi que donne l'un
des Epitomés de Strabon.~2. Voy. sur rinterprétation de ce passage difficile
la loDgae note de M. MQUer, Ind. var, lect,, p. 964 et 965.
334 Gl^OGRAPHIE DE STRABON.
[car on conçoit à la rigueur que, comme il le dit,] les peu-
ples voisins de la zone glaciale he connaissent, en fait de
plantes et de fruits, aucune de nos espèces cultivées, qu'en
fait d'animaux domestiques ils manquent absolument des
ims, et ne possèdent qu'un très-petit nombre des autres;
qu'ils se nourrissent de miel et de légumes, de fruits et de
racines sauvages * ; que ceux qui ont du blé et du miel en
tirent aussi leur boisson habituelle, et que, faute de jamais
jouir d'un soleil sans nuages, ils portent leur blé dans de
grands bâtiments couverts pour Ty battre, les pluies et le
manque de soleil les empêchant naturellement de se -servir,
comme nous, d'aires découvertes.
CHAPITRE VI.
Nous avons fini de décrire la Gaule Transalpine et les dif-
férentes nations qui l'occupent, nous allons, avant de passer
à la description générale de l'Italie, parler des Alpes mêmes
et des populations qui les habitent en suivant Tordre mar-
qué par la nature des lieux. Les Alpes ne commencent pas,
ainsi que certains auteurs l'ont prétendu, au port de Monœ-
cus, mais on peut dire qu'elles commencent aux mêmes
points que les Apennins^» puisque entre Genua, emporium ou
marché des Ligyens deï environs duquel part l'Apennin, et
Vada Sabatoruniy autrement dit les Marais de Sabata, d'où
part la chaîne des Alpes, il n'y a que 260 stades de dis-
tance. Ajoutons qu'à 370 stades de Sabata est la ville d'Al-
bingaunum où habite la tribu ligyenne des Ingaunes, et
que, dans l'intervalle de 480 stades qui sépare cette ville
du port de Monœcus, s'élève AJbium Intemelium, autre
ville considérable habitée par les Intéméliens. Or, entre
autres preuves que les Alpes commencent à Sabata, on in-
voque les noms mêmes de ces deux villes , on fait remar-
1. 'AT^iaK an lieu de «x^k, conjectare de Goray, ratifiée par MM. Meineke et
Mûller.
UVRE IV. 335
quer que ce qui se dît aujourd'hui Alpia^ voire même
Alpina^y se disait anciemiement il/6ia, témoin ce pic élevé
du pays des Japodes, voisin du mont Ocra et des Alpes ^
et qu'on appelle aujourd'hui encore Albius mons^ comme
pour marquer que la chaîne des Alpes se prolonge jus-
que-là.
2. Et Ton en conclut que, comme les Ligyens se divi-
saient en Ingaunes et en Intéméliens, on a bien pu, pour
distinguer les deux colonies ou établissements fondés par
ce peuple sur le bord de la mer, appeler l'un Albium
Intemelium, autrement dit Ylntemelium des Alpes, et l'autre
[Albium Ingaunum] ou mieux Albingaunum par manière
de contraction. Notons cependant qu'à ces deux tribus ou
divisions de la nation Ligyenne Polybe en ajoute deux
autres, la tribu des Oxy biens et celle des Déciètes. En gé-
néral toute cette côte , allant depuis le port de Monœcus
jusqu'à la Tyrrhénie , est droite et dépourvue d'abris autres
que des mouillages et ancrages sans profondeui*; ajoutons
qu'elle est bordée de montagnes dont les escarpements vrai-
ment prodigieux ne laissent le long de la mer qu'un pas-
sage très-étroit. Les habitants, tous Ligyens d'origine, ne
vivent guère que des produits de leurs troupeaux, de lai-
tage surtout et d'une sorte de boisson faite avec de l'orge;
ils occupent certaines positions sur la côte, mais préfèrent
pour la plupart le séjour de la montagne. Ils ont là en
quantité du bois pouvant servir aux constructions navales
(d'énormes arbres notamment qui ont jusqu'à huit pieds
de diamètre), en quantité aussi du bois richement veiné et
propre à faire d'aussi belles tables que celles qu'on fait en
bois de thuia. Ils font descendre ces bois vers Vemporium
ou marché de Genua, et y joignent du bétail, des peaux,
du miel, qu'ils échangent là contre de l'huile et des vins
d'Italie, car le vin qu'ils font chez eux, en petite quantité
d'ailleurs, sent la poix et est âpre au goût. C'est de leur
pays qu'on tire les chevaux et les mulets appelés ginnes,
t i. Nous lisons ici| avec Kramer, 'AXxmà au lieu de *AXinâyia que portent
les Mss.
336 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ainsi que les tuniques et les saies dites ligystines» Enfin,
Ton y trouve en abondance le lingurium^ précieuse sub-
stance appelée quelquefois aussi electrum. Ces peuples ne
combattent guère à cheval, mais leurs hoplites et leurs
gens de trait sont excellents. De ce qu'ils portent des bou-
cliers d'airain, on a conjecturé qu'ils étaient Grecs.
3. Le port de Monœcus ne saurait contenir beaucoup
de bâtiments ni des bâtiments' d'un fort tonnage. Il s'y
trouve un temple d'Hercule dit Monœcus : d'où l'on peut
inférer que le littoral Massaliotique s'étendait naguère
jusque-là. La distance jusqu'à Ântipolis est d'un peu
plus de 200 stades. D' Antipolis, maintenant, à Massalia,
voire même un peu au delà, les Alpes qui bordent la côte
sont habitées parles Salyens; la côte elle-même sur cer-
tains points nous offre des Salyens mêlés aux Grecs. Dans
les anciens auteurs grecs les Salyens sont appelés Li-
gyens et le nom de Ligystique désigne tout le territoire
dépendant de Massalia; les auteurs plus modernes nom-
ment les Salyens Celtoligyens et leur attribuent tout le
pays de plaine qui s'étend jusqu'à Luerion^ et au Rhône,
ajoutant qu'ils tiraient de ce pays non-seulement de Tin-
fanterie, mais aussi beaucoup de cavalerie, et qu'ils
l'avaient partagé en dix cantons. De tous les peuples de
la Gaule Transalpine celui-ci fut le prelnier soumis par les
Romains ; toutefois, pour le réduire, les Romains avaient
dû lui faire une longue guerre, en même temps qu'aux
Ligyens [proprement dits] qui leur fermaient la route
de ribérie le long de la mer. Ces derniers en effet exer-
çaient leurs brigandages sur terre comme sur mer et dis-
posaient de forces si considérables que ladite route était
devenue presque impraticable même pour de grands corps
d'armée. Ce ne fut qu'après quatre-vingts ans de guerre
que les Romains obtinrent d'eux, et encore à grand'peine,
de laisser sur une largeur de 12 stades le long de la côte
le passage libre au public. Mais ayant réussi depuis à ré-
i. Nous avons maintenu la leçon des Mss. d'après Tautorité de M. Mûller. '
Voy. Jnd. var. lect.y p. 966, col. i, 1. 2, et p. 962, col. 1, 1. 22 et 59.
LIVRE IV. 337
duire la nation tout entière ils lui ont imposé un tribut et
se sont réservé à eux-mêmes Tadministration du pays.
4. Aux Salyens, dans la partie septentrionale de la chaîne
des Alpes, succèdent les Albiéens, les Albièques et les Yocon-
tiens. Ces derniers s'étendent jusqu'aux Allobriges et les
vallées considérables qu'ils occupent au sein de la chaîne des
Alpes ne le cèdent en rien k celles de ce peuple. De plus, tan-
dis que les Allobriges et les Ligyens dépendent des préteurs
que Rome envoie dans la Narbonnaise, les Yocontiens
jouissent du même avantage que les Yolces des environs de
Nemausus dont nous avons parlé plus haut, et ne dépendent
que d'eux-mêmes. Des différents peuples Ligyens, mainte-
nant, compris entre le Var et Genua, les uns, ceax du littoral,
sont censés Italiens ; quant aux autres, quant aux Ligyens de
la montagne, ils sont administrés, comme c'est le cas en
général de tous les peuples demeurés complètement bar-
bares, par un préfet envoyé de Rome et toujours choisi dans
l'ordre équestre.
5. Les peuples qui viennent après les Yocontiens sont les
Iconiens% les Tricoriens, et plus loin, sur les dernières
cimes des Alpes, les Médulles, Ces dernières cimes s'élèvent
tout à fait à pic : on compte 100 stades pour y monter,
et autant pour redescendre de l'autre côté jusqu'à la fron-
tière d'Italie. Une fois en haut l'on découvre, au fond de
certaines dépressions de la montagne, d'abord un grand lac,
puis deux sources assez rapprochées, de l'une desquelles
s'échappent le Druentias , véritable torrent qui se précipite
dans le Rhône, et, à l'opposite du Druentias , le Durias :
[je dis à l'opposite], car cette rivière va s'unir au Padus et
traverse tout le territoire des Salasses pour entrer ensuite
dans la Gaule Cisalpine. De l'autre source, mais bien au-
dessous des lieux que nous venons d'indiquer, jaillit le Padus
même : fort et rapide k sa naissance, ce fleuve, k mesure
qu'il' avance, prend, avec plus de volume, une allure plus
1. Nous rappelons que M. Mûller incline à lire ce nom Icenii ou mieux
Ucenii, pour le rapprocher de la forme Uzeni qui se lit dans Pline (III, 24), et
de la forme moderne, Bourg-d'Oisansy Oze,
GÉOOR. DE STRABON. I. — 22
338 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
douce; car à peine est-il entré dans les plaines que de nom-
breux affluents viennent, en le grossissant, élargir ses rives,
et, naturellement, cette diffusion de ses eaux dissémine et
amortit la force de son courant» Devenu ainsi le plus grand
des fleuves de l'Europe après Tlster, il débouche dans la mer
Adriatique. Pour en revenir aux Médulles , c'est juste au-
dessus du confluent de Tlsar et du Rhône qu'ils se trouvent
placés.
6. Du côté opposé, c'est-à-dire sur le versant italien de
la chaîne des Alpes, habitent les Taurins, nation ligystique,
et, avec les Taurins» maintes autres tribus de même ori-
gine, celles-là notamment qui forment la population des
deux districts connus sous les noms de terre de Donnus^ et
de terre de Cottius. Immédiatement après ces tribus li-
gyennes, de l'autre côté du Padus, commence le territoire
des Salasses; puis, au-dessus des Salasses, sur la crête
même des Alpes, on rencontra successivement les Centrons,
les Catoriges, les Varagres, les Nantuates, le lac Lemenna
que traverse le Rhône et finalement la source de ce fleuve.
Les sources du Rhin ne. sont guère loin de là, non plus que
le mont Adulas, des flancs duquel descend, en même temps
que le Rhin qui coule au nord, l'Aduas, qui se dirige juste
à Topposite et va se jeter dans le lac Larius : on nomme
ainsi le lac voisin de Côme. Au-dessus de Gôme, ville bâtie
au pied même des Alpes , habitent, d'un côté (du côté de
Test), les Rhsetiens et les Vennons,et, du côté opposé, les
Lépontiens, les Tridentin8,lea Stones et maintes autres pe-
tites peuplades qui, réduites par la misère à vivre de brigan-
dage, inquiétaient autrefois l'Italie, mais qui sont aujourd'hui
ou à peu près détruites ou complètement domptées, de sorte
qu'on voit les passages dans la montagne, si peu nombreux
naguère et si peu praticables^ se. multiplier sur leurs terres
et offrir au voyageur, avec la plus complète sécurité contre
les dangers venant des hommes, tout ce que l'art a. pu faire
pour prévenir les accidents. On doit en efTet à César Au-
1. La double autorité de riuscription de Suse et de la 40 Pontique d'Ovide
(7, 29) ruine la leçon 'l^eéwoy que donnent tous les Mss. de Strabon.
LIVRE IV. 339
guste, outre rextermination des brigands, la construction de
routes aussi bonnes en vérité que le comportait l'état des
j lieux. Seulement il eût été impossible de forcer partout la
■nature, [impossible, par exemple , de frayer un passage sûr]
entre des rochers à pic et d'effroyables précipices ouverts
sous les pieds, abîmes sans fond où Ton tombe infaillible-
ment pour peu qu'on s'écarte du sentier tracé ; or, notez
qu'en certains endroits la route est tellement étroite ^'elle
donne le vertige aux piétons, voire même aux bêtes de somme
qui ne la connaissent point, car, pour celles du pays, elles y
passent sans broncher et cela avec les plus lourdes charges.
A cet inconvénient, on le voit, il n'y avait nul remède, non
plus qu'aux éboulements de ces masses énormes de neige
qui forment la couche supérieure des glaciers, éboule-
ments capables d'enlever des convois tout entiers et de les
entraîner au fond des précipices qui bordent la route. Il y a,
on le sait, dans un glacier beaucoup de couches différentes
et superposées horizontalement les unes aux autres par la
raison que la neige durcit et se cristallise k mesure qu'elle
tombe et s'amasse ; or il arrive incessamment, et la plupart
du temps pour un rien, que les couches supérieures se déta-
chent de celles qu'elles recouvrent avant que les rayons du
soleil aient eu le temps de les faire fondre entièrement.
7. Le territoire des Salasses se compose pour la majeure
partie d'une vallée profonde enfermée entre deux mon-
tagnes ; mais il y a aussi telles de leurs possessions qui at-
teignent en s'élevant la crête même des Alpes. On peut donc,
quand on vient d'Italie et qu'on veut franchir les Alpes,
prendre la route qui suit ladite vallée. Une fois au bout delà
vallée on voit la roule qui se bifurque ; l'une des branches se
dirige sur le mont Pœninus, mais devient impraticable aux
chariots vers le point culminant dti passage ; quant à l'autre
branche, qui est la plus occidentale des deux, elle traverse
le pays des Centrons. Le territoire des Salasses a im autre
avantage, celui de contenir des mines d'or : anciennement,
au temps de leur puissance, les Salasses avaient la propriété
pleine et entière de ces mines, de même qu'ils étaient les
340 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
seuls maîtres des passages dans cette partie des Alpes. La
proximité du Durias contribuait singulièrement à faciliter
leur exploitation en leur fournissant Peau nécessaire au la-
vage des terrains aurifères, d'autant qu'ils avaient multiplié
en tous sens les canaux de dérivation jusqu'à épuiser même
le courant commun. Seulement, ce qui les aidait, eux, à
chercher et à trouver l'or gênait beaucoup les populations
agricoles des plaines situées plus bas, en privant celles-ci de la
faculté d'arroser leurs terres, que le fleuve autrement n'eût
pas manqué de fertiliser, puisqu'elles se trouvent placées
juste en aval de ses sources, et jl s'ensuivait naturellement
un état de guerre perpétuel entre les Salasses et leurs voisins.
Vint l'époque des conquêtes romaines : les Salasses ne purent
rester en possession de leurs mines ni de leur vallée ; mais,
comme ils occupaient toujours la montagne, ils eurent en-
core la ressource de vendre Teau aux publicains qui avaient
affermé lesdites mines. Parmalheur, l'avarice des publicains
donnait lieu à de fréquents démêlés, et ces démêlés fournis-
saient aux légats romains, si avides en général de succès
militaires, autant de prétextes pour faire renaître la guerre.
Jusque dans ces derniers temps les Salasses ont donc vécu
avec les Romains dans une alternative continuelle d'hostilités
et de trêves, conservant néanmoins une certaine puissance
et continuant à faire par leurs brigandages beaucoup de mal
à ceux qui, pour franchir les Alpes, avaient à passer sur leurs
terres. Ainsi, quand Decimus Brulus s'enfuit de Mutine, il
dut leur payer, pour lui et ses gens, une drachme par tête ;
et, quand Messalaprit ses quartiers d'hiver dans leur voisi-
nage, il ne put obtenir d'eux qu'à prix d'or le bois dont il
avait besoin, tant le bois k brûler que le bois d'orme pour
faire les hampes des javelots et les armes à exercer le sol-
dat. Ils osèrent, qui plu? est, un certain jour, enlever l'ar-
gent du fisc, et, plus d'une fois, en feignant de travailler soit
à réparer leurs routes, soit k jeter des ponts sur les torrents
des Alpes, il leur arriva de faire rouler d'énormes quartiers
de roche sur des détachements en marche. Enfin Auguste
réussit k les réduire complètement : il les fit alors transporter
LIVRE IV, 341
en masse à Eporedîa, et donna ordre qu'on les vendit comme
esclaves sur le marché de cette ville, colonie romaine fondée
naguère justement pour servir de boulevart contre les in-
cursions des Salasses, mais qui avait eu grand'peine à se
maintenir, tant que la nation n'avait pas été anéantie. Il y
avait en tout 36 000 captifs et dans le nombre 8000 guer-
riers valides. Terentius Varron, le même général qui les
avait vaincus, les vendit tous k l'encan; puis César ayant
fait partir pour ces pays 3000 Romains y fonda la ville
d'Augusta sur l'emplacement même du camp de Yarron.
Aujourd'hui toute la contrée environnante jusqu'aux cols les
plus élevés des Alpes se trouve absolument pacifiée.
8. Dans la partie S. E. des Alpes, près des Helvètes et
des Boiens, dont ils dominent les plaines, sont les Rhœtiens
et les Yindolicions. Les Rhœtiens s'étendent jusqu'à la fron-
tière d'Italie au-dessus de Vérone et de Côme : le vin Mœ-
tique, qu'on prise à l'égal des plus fameux vins d'Italie, se
récolte là, sur les premières pentes des montagnes occupées
par les Hbaetiens, dont le territoire se prolonge d'autre part
jusqu'au bassin du Rhin. Les Lépontiens et les Gamunes^ sont
des tribus Rhœtiennes. Quant aux Yindoliciens, ils bordent,
ainsi que les Noriques, le versant extérieur des Alpes et se
trouvent presque partout mêlés aux Breunes^ et aux Genau-
nes', lesquels appartiennent déjà à l'Illyrie. Tous ces peuples,
parleurs continuelles incursions, ont longtemps inquiété les
cantons de l'Italie les plus rapprochés d'eux, ainsi que les
frontières des Helvètes, des Séquanes, des Boiens et des Ger-
mains, Mais il y en avait dans le nombre qui étaient réputés
plus turbulents que les autres, c'étaient, parmi les Yindoli-
ciens, les Licattiens*, les Glautenatiens et les Yennons, et,
parmi les Rhœtiens '^, les Rucantiens^ et lesGotuantiens\
1. Correction de Xylander au lieu de CamuU8 que portent tous les Mss. —
2. Correction de Xylander. Les Mss. portent Brenci, — 3. Au lieu de Tenaui
Îue donnent les Mss. : autre correction de Xylander. — 4. Coray veut qu*on lise
icatient. — 5. Correction de Kramer au lieu de la leçon Clautonatient de
certains Mss. et de la leçon Clautinatiens des anciennes éditions. Pline ap-
pelle ce peuple les Clatenales ([III, 24). — 6. Kramer voudrait qu'on corrigeât
ce nom en liucinatienê , d'après la double forme Rucinatx BtRucinates qui
se lit dans Ptolémée et dans Pline. — 7. D'après les mêmes autorités, Kramer
incline à changer ce nom en Consuantiens,
342 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Les Estions comptent aussi parmi les tribus Vindoliciennes,
et les Brigantiens pareillement. Les principales villes de la
Vindolicie sontBrigantium, Cambodunum*, et aussi Damatia,
qui est comme V acropole ou le château fort des Licattiens. Le
fait suivant pourra du reste faire jager de Tacharnement d^
ces brigands contre les Italiens : toutes les fois qu'ils sur-
prennent un village ou une ville, non-seulement ils égorgent
en masse la population virile, mais ils étendent leur fureur
jusqu'aux petits garçons à la mamelle, et, sans s'arrêter Ik en-
core, ils massacrent les femmes enceintes que leurs prêtres ou
devins leur désignent comme devant mettre au jour des fils. '
9. Tout près, maintenant, et du fond de l'Adriatique et du
territoire d'Aquilée, habitent différentes peuplades qui font
partie des Noriques et des Cames. Les Taurisques eux-mêmes
comptent parmi les Noriques. Tous ces peuples faisaient de
fréquentes incursions en Italie, mais Tibère et Drusus, son
frère, y mirent fin en une seule campagne d'été et voilà déjà
trente-trois ans qu'ils vivent dans une paix profonde acquit-
tant exactement leurs tributs. Dans toute l'étendue de la
chaîne des Alpes il y a bien, à vrai dire, quelques plateaux
offrant de bonnes terres arables ainsi qu'un certain nombre
de vallées bien cultivées ; généralement pourtant, et surtout
vers les sommets où toutes ces populations de brigands s'é--
taient concentrées de préférence, l'aspect des Alpes, par le
froid qui y règne, comme par Tâpreté naturelle du sol, est
celui de la stérilité et de la désolation. Souvent même c'est à
la disette dont souffraient les populations de la montagne,
c'est au dénûment absolu dans lequel elles se trouvaient que
les habitants des plaines ont dû de se voir préservés de leurs
incursions, vu qu'alors les montagnards avaient tout intérêt
à ne pas se fermer les seuls marchés où ils pouvaient se
procurer les denrées dont ils manquaient en échange de la
resme, de la poix, des torches, de la cire, du fromage,
et du miel qui font toute la richesse de leur pays. Au-
dessus des Cames est le mont Apennin* : on y remarque un
éditioM''-'rvov^iî5'' *^ î^««*ï« ^ fo™« Compodtmum des anciennes
éditions. - 2. Voy. Ind. var. UcL, p.. Ma, col. 1,1. «5, les efforts que fait
LIVRE IV. * 343
grand lac dont les eaux s'écoulent dans le fleuve [Isarçus]*,
lequel va se jeter dans l'Adriatique après s'être grossi de
l'Atagis [ou Athesis]. Du même lac sort un autre fleuve,
[FiEnus], qui va s'unir à Tlster. Lister prend sa source
aussi dans la chaîne des Alpes, mais c'est dans la partie qui
s'offre à nous divisée en plusieurs branches distinctes et
hérissée d'une infinité de pics ou de sommets. Les Alpes, '
on le sait, présentent d'abord, en s' éloignant de laLigys-
tique, une ligne continue et de hauteur uniforme, ce qui
leur donne l'aspect d'une seule et même montagne, puis
elles s'interrompent et s'abaissent brusquement, mais pour
se relever bientôt et pour se fractionner alors en plusieurs
chaînes que dominent un très-grand nombre de pics. Une
première chaîne ou arête, encore assez peu élevée, com-
mence au de làdu Khin et du lac formé par ce fleuve et
court droit à l'E. : or, c'est là, dans le voisinage des Suèves
et de la forêt Hercynienne, que l'Ister a ses sources.
D'autres chaînes inclinent dans la direction de Tlllyrie et
de la mer Adriatique : les plus remarquables sont le mont
Apennin, dont il a été question plus haut, le mont Tulle,
le mont Phligadie et la chaîne qui domine le territoire
des Vindoliciens et où prennent naissance le Duras, le
Clanis et plusieurs cours d'eau encore, véritables torrents,
tous tributaires de lister.
10. Les lapodes, qui ne sont déjà plus qu'un mélange
d'Illyriens et de Celtes, habitent la même partie des Alpes,
dans le voisinage principalement du mont Ocra. Ils comp-
taient autrefois un grand nombre de guerriers et s'étaient
fait redouter au loin par leurs brigandages; mais, ayant été
vaincus dans plusieurs combats par César Auguste, ils sont
restés complètement épuisés à la suite de leurs défaites.
Leurs villes sont Metulum, Arupini, Monetium et Vendon.
M. Millier, après tant d'autres éditeurs, pour corriger ce nota évidemment
corrompu. Aucune des restitutions proposées ne nous ayant paru assez sûre,
nous maintenons provisoirement la leçon des Mss. — i. En revanche, pour
tout ce passage si difficile, pour la correction d'iaâpav en ^laà^fav ou 'laâpxav {auj.
rEisach),d"ATa"j'iven 'A'CT;«nv(auj. l'Etsch, cours supérieur de i'Adige), d''ATTj<Tiv<Sç
en Alvo; (auj. l'Inn), nous suivons M Millier, qui nous parait avoir réussi
mieux qu'aucun de ses prédécesseurs à débrouiller ce chaos.
344 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Plus lois, dans la plaine, est la ville de Segestica, dont les
murs sont baignés par le [Saùs] * affluent de Tlster : cette
ville est très- favorablement située pour servir de base d'opé-
ration ou de place d'armes contre les Daces. Le mont Ocra
est le point le plus bas de la partie des Alpes attenante au
territoire des Carnes et sert de passage ordinaire aux mar-
chandises venant d'Aquilée : de lourds chariots amènent ces
marchandises à [Nauportus] ^^ c'est-à-dire à une distance
d'Aquilée qui n'excède guère 400 stades, puis elles descen-
dent de là par les rivières jusqu'à l'Ister et aux différents
pays qui bordent ce fleuve. Gomme Nauportus est en efiet
bâtie sur une rivière navigable, qui vient d'IUyrie et se jette
dans le Saus, lesdites marchandises peuvent aisément des-
cendre jusqu'à Segestica et être amenées de la sorte au cœur
de la Pannonie et du pays des Taurisques. Le Saiis reçoit
encore près de la même ville un autre affluent navigable,
le Golapis, qui, comme lui, descend des Alpes. — Les Alpes
nourrissant des chevaux et des taureaux sauvages. Polybe
y signale, en outre, la présence d'un animal singulier, a^ant
la forme d'un cerf, mais l'encolure et le poil d'un sanglier,
avec une sorte de noix sous le menton longue à peu près
d'un empan, toute velue à son extrémité et aussi grosse,
aussi charnue que la queue d'un poulain.
1 1 . Des différents chemins de montagne qui font commu-
niquer l'Italie avec la Gaule transalpine et septentrionale,
c'est celui du pays des Salasses qui mène à Lugdunum. Ce
chemin, avons-nous dit, a deux branches, l'une qui peut être
parcourue en chariot, mais qui est de beaucoup la plus longue
(c'est celle qui traverse le territoire des Centrons), l'autre qui
franchit le mont Pœninus et raccourcit ainsi la distance, mais
qui n'offre partout qu'un sentier étroit et à pic. Gomme la
ville de Lugdunum s'élève au centre même de la Gaule et
que, par sa situation au confluent de deux grands fleuves et
à proximité des différentes parties de la contrée, elle en est
1. Correction de Xylander,au lieu de é 'Pfvoc «ùt6c mise hors de doute mr
LIVRE IV. 345
pour ainsi dire Y acropole ou la citadelle, Agrippa Ta choisie
pour en faire le point de départ des grands chemins de la
Gaule, lesquels sont au nombre de quatre et aboutissent, le
premier, chez les Santons et en Aquitaine, le second au Rhin,
le troisième à l'Océan et le quatrième dans la Narbonnaise
et à la côte massaliotique. On peut cependant encore, en lais-
sant sur sa gauche Lugdunum et le pays situé juste au-des-
sus de cette ville, prendre dans le Poeninus même un autre
'sentier, passer au bout de ce sentier soit le Rhône , soit le
lacLemenna, pour entrer dans les plaines des Helvètes, puis,
par un des cols du Mont Joras, pénétrer sur le territoire
des Séquanes et gagner ensuite, chez les Lingons, l'en-
droit où se bifurquent le grand chemin du Rhin et celui de
l'Océan.
12. Un autre fait curieux dont nous devons la connais-
sance à Polybe est la découverte de gîtes aurifères opérée
de son temps aux environs d'Aquilée, chez les Tajarisques-
Noriques, et dans de si heureuses conditions qu'il avait suffi
d* enlever deux pieds de terre à la surface du sol pour trouver
le minerai. On n'avait pas eu besoin ensuite de fouiller à
plus de quinze pieds de profondeur, et de tout le minerai
extrait une bonne partie s'était trouvée être autant vaut dire
de l'or pur, puisque des pépites de la grosseur d'une fève ou
d'un lupin ne perdaient au feu qu'un huitième de leur
volume, sans compter que le reste, tout en perdant davan-
tage à la fusion, avait donné encore de magnifiques profits.
Les Barbares dans le commencement avaient associé des Ita-
liens à leur exploitation, mais, quand ils suretit qu'en deux
mois de temps la valeur de l'or par toute Tltalie avait baissé
d'un tiers , ils chassèrent ces associés étrangers comptant se
réserver désormais le monopole de leurs mines. Aujour-
d'hui toutts les mines d'or du pays des Taurisques appar-
tiennent aux Romains. Là du reste, ainsi qu'en Ibérie,
l'or ne s'extrait pas seulement des entrailles de la terre,
on le retire aussi du lit des rivières, qui le charrient sous
forme de paillettes, en moins grande quantité pourtant que
celles d'Ibérie. Le même auteur, pour faire juger de Téten-
346 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
due et de rélévation des Alpes, leur compare les pins hautes
montagnes de la Grèce, telles que le Taygète, le Lycée, le
Parnasse, l'Olympe, le Pélion, TOssa, et les plus hautes
montagnes de laThrace, telles que THœmus, le Rhodope
et le Dunax : il fait remarquer que, tandis qu'un bon mar-
cheur vêtu à la légère peut à la rigueur dans l'espace d'un
jour atteindre le sommet de l'une ou de l'autre de ces mon-
tagnes, voire même dans une journée en ranger toute la
base * d'une extrémité à l'autre, cinq jours ne suffiraient pas
f)Our faire l'ascension des Alpes qui, d'autre part^ suivant
ui, n'ont pas moins de 2200 stades de longueur mesurés
à leur base et d'après la route qui les borde. Il nomme en-
suite leurs principaux cols ou passages, au nombre de quatre
seulement, un premier col chez les Ligyens (c'est le plus rap-
proché de la mer Tyrrhénienne) ; un autre chez les Taurins,
qui est celui que franchit Annibal ; puis le col où aboutit
la vallée 4es Salasses; et, en dernier lieu, celui qui traverse
les Alpes Rhœtiennes ; et tous les quatre, à l'entendre, sont
bordés de précipices affreux. Il signale enfin dans cette
même chaîne de montagnes un certain nombre de lacs, dont
trois fort grands : le Benacus, qui a 500 stades de long sur
[1]30 de large et qui donne naissance au Mincius; puis, à la
suite du Benacus, le Verbanus [lis. le Larius]*, qui, long
encore de 400 stades, va se rétrécissant toujours jusqu'à
devenir beaucoup moins large que le précédent, et s'écoule
par l'Adduas ; et en troisième lieu, le Larius [lis. le Verba-
nus], qui, avec 300 stades de longueur, ne mesure plus en
largeur que 30 stades, ce qui n'empêche pas qu'il ne donne
naissance à un cours d'eau considérable, le Ticinus, autre
affluent du Padus Voilà tout ce que nous avions à dire
de la chaîne des Alpes.
1. Hapexetîy an lieu de icepuXeeîv, leçon d^nn mannscrit unique, accueillie ce-
pendant par Coray et mise hors de donte par les derniers mots de la phrase tô
Si v.rix6(; i<rci $. x. i. v. xà icap^xov xaqà ta ict$la. — 2.- Cf. le $ 3 du chapitre III du
présent livre.
FIN DU QUATRIÈME LIVRE.
>
LIVRE V
Le V* livre renferme la description de l'Italie depuis le pied des
Alpes jusqu'au détroit de Sicile et aux golfes de Tarente et de Posi-
donie, ce qui comprend la Vénétie, la Ligurie, le Picenum, la
Tuscie, Rome, la Campanie, la Lucanie, l'Apulie et toutes les îles
situées le long des côtes dans la partie de la mer Intérieure qui
s'étend de Gênes à la Sicile.
L'Italie actuelle commence au pied des Alpes : [je dis l'Ita-
lie actuelle], car ce nom ne désigna d'abord que l'ancienne
Œnotrie, c'est-à-dire la contrée limitée entre le détroit de
Sicile et les golfes de Tarente et de Posidonie ; mais, ayant
pris avec le temps une sorte de prédominance, ce nom finit
par s'étendre jusqu'au pied de la chaîne des Alpes, embras-
sant même, d'un côté, toute k Ligystique jusqu'au Var et
naturellement aussi les parages de la Ligystique depuis la
frontière de Tyrrhénie, et, de l'autre côté, toute Tlstrie jus-
qu'à Pola. Il est présumable que la prospérité des peuples,
qui, les premiers, portèrent le nom àHtaliens^ invita leurs
voisins à le prendre également et que ce nom continua de la
sorte à gagner de proche en proche jusqu'à l'époque de la
domination romaine. Puis vint un moment où les Romains,
qui avaient fini par accorder aux Italiens le droit de cité, ju-
gèrent à propos de faire participer au même privilège les
Gaulois et les Hénètes de la Cisalpine et commencèrent à
comprendre sous la dénomination commune d'Italiens et de
Romains ces étrangers au milieu desquels ils avaient fondé
tant de colonies, parvenues toutes, les plus récentes comme
les plus anciennes, à une incomparable prospérité.
348 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
2. Il n'est pas aisé de représenter au moyen d'une figure
géométrique la forme et l'étendue de Tltalie actuelle. Certains
auteurs nous disent bien que la forme de l'Italie est celle
d'un promontoire triangulaire s'avançant dans la direction
du midi et du levant d'hiver et ayant son sommet au détroit
de Sicile et sa base aux Alpes. Mais si, dans ce triangle,
[nous croyons pouvoir admettre la base]*, voire même un
des côtés (celui qui s'étend depuis le détroit de Sicile tout
le long de la mer Tyrrhénienne), et à cette condition encore
que, comme le nom de triangle s'entend proprement d'une
figure rectiligne et qu'ici la base et le côté en question sont
des lignes courbes, ces auteurs auront voulu parler d*une fi-
gure sphérique et auront reconnu notamment que ledit côté
décrit une courbe très-marquée vers le levant, en revanche,
il n'en est point de même du reste de la figure, et ces au-
teurs se sont, suivant nous, manifestement trompés lorsqu'ils
ont fait de tout l'intervalle compris entre le fond de l'A-
driatique et le détroit de Sicile un seul et même côté de
leur triangle. Qu'appelons-nous, en effet, côté d'une figure
géométrique? Une ligne qui ne fait point d'angle, au-
trement dit une ligne dont les différentes sections ne sont
pas inclinées entre elles ou ne le sont que d'une manière
peu sensible. Eh bien , justement 1 la portion de ce troi-
sième côté qui est comprise entre Ariminum et le promon-
toire Japygien et celle qui s'étend du détroit de Sicile au
même promontoire sont très-sensiblement inclinées l'une par
rapport à l'autre; on en pourrait même dire autant, à mon
sensy de la section qui descend du fond de l'Adriatique et
de celle qui remonte k partir du promontoire Japygien,
car l'une et l'autre forment, en se rejoignant aux environs
d' Ariminum et de Havenne, un angle ou tout au moins une
courbe très-marquée. A la rigueur, pourtant, et bien qu'il
ne soit pas tout à fait en ligne droite, le trajet du fond de
l'Adriatique k l'extrémité de la Japygie peut représenter
encore un seul et même côté de la figure en question, mais
1. Toas les éditeurs, Kramer, Meineke, MûUer, suppléent ainsi la lacune du
leite «rjYx»p^ff«i J»ki' ow Bu njv pdffiv.
LIVRE V. 349
le reste de Tintervalle jusqu'au détroit de Sicile, intervalle
qui n'est pas non plus tant s'en faut rectiligne, doit nécessai-
rement former un autre côté. On voit donc que ladite figure
se trouve avoir en réalité plutôt quatre côtés que trois,
qu'en tout cas elle ne saurait passer pour un triangle et
qu'on n'a pu la qualifier de la sorte que par catachrèse ou
abus de terme. N'eût-il pas mieux valu reconnaître qu'il
est presque impossible de définir avec exactitude les figures
qui ne sont pas proprement géométriques?
3. Mais en procédant partiellement, voici, ce me semble,
de quelle façon on peut représenter les choses. La chaîne des
Alpes, à sa base, décrit une ligne courbe, comme qui di-
rait la circonférence d'un golfe, ayant sa partie concave tour-
née vers l'Italie. Le milieu de cette courbe ou de cette es-
pèce de golfe se trouve chez les Salasses; quant à ses
extrémités, elles atteignent en se repliant, d'un côté, le
mont Ocra et le fond de l'Adriatique, et, de l'autre, le lit-
toral Ligystique aux environs de Genua, Vemporium des
Ligyens, comme on sait, avoisinant le point où les Apennins
se relient aux Alpes. Du pied dos montagnes part une plaine
considérable qui offre à peu près la même étendue en lar-
geur qu'en longueur, à savoir 2100 stades. Le côté méri-
dional de cette plaine est formé par le littoral appartenant
aux Hénètes et par la partie des Apennins qui s'étend d'Ari-
minum à Ancône : car cette chaîne de montagnes qui part
de la Ligystique et qui, dans la Tyrrhénie, où elle pénètre
ensuite, ne laisse de libre qu'un étroit passage le long de
la mer, s'écarte peu à peu de la côte, s^enfonce dans l'in-
térieur, et, une fois parvenue en Plsatide, tourne à l'est et se
dirige vers l'Adriatique pour former alors, entre Ariminum
et Ancône , le prolongement direct de la côte des Hénètes.
Telles sont les limites qui enferment la Celtique ou Gaule
cisalpine : la longueur de cette partie de l'Italie, représentée
par le littoral et les montagnes [qui en sont la continuation],
est de 6300 stades environ; quant \ sa largeur, elle est à peu
de chose près de 2000 stades. Ce qui reste de l'Italie main-
tenant n'est plus à proprement parler qu'une presqu'île étroite
350 GÉOGRAPHIE DE STRABOK.
et alIoDgée, se terminant par denx pointes, qui s'avancent,
Tune, vers le détroit de Sicile, et l'antre, vers la Japygie, et
[resserrée ou, pour mieux dire,] comprimée entre l'Adria-
tique et la mer Tyrrhénienne. Or, ne prenons pour com-
mencer entre les deux mers que Tintervrile qui va des monts
Apennins à la Japygie et à Tisthme compris entre le golfe de
Tarente et celui de Posidonie, l'Adriatique peut nous repré-
senter l'étendue et la configuration de cette partie de la Pénin-
sule, car sa plus grande largeur se trouve être aussi de 1300
stades environ et sa longueur à peu de chose près de 6000
stades. Pour le surplus, lequel renferme TApulie ainsi qu'une
partie de la Lucanie , nous avons encore ce renseignement
que nous fournit Polybe, que le trajet par terre le long de la
côte comprise entre la Japygie et le détroit et baignée par la
mer de Sicile mesure amplement 3000 stades, tandis que le
trajet correspondant par mer mesure 500 stades de moins.
Reste la chaîne même des Apennins; or, après avoir atteint
les environs d'Ariminum et d^Ancône et déterminé ainsi
d'une mer à l'autre la largeur de cette partie de Tltalie, les
Apennins font un nouveau détour et coupent dès Ik le reste
de la presqu'île dans le sens de sa longueur : seulement cette
chaîne qui, jusqu'à la Peucétie et à la Lucanie , ne s'est
guère éloignée de l'Adriatique, une fois parvenue à la fron-
tière de Lucanie, incline davantage vers Tautre mer et vient,
après avoir traversé la Lucanie et le Brettium, aboutir au
promontoire Leucopetra, près de Rhegium.
Ici finit l'esquisse générale que nous avons voulu donner
de l'Italie actuelle ; essayons k présent de reprendre une
à une chaque partie de cette contrée et d'en faire la descrip-
tion détaillée, en commençant parla région subalpine.
4. Cette région forme une plaine extrêmement riche,
parsemée de collines riantes et fertiles, qui en varient l'as-
' pect ; le Padm la coupe à peu près par le milieu et la divise
en deux parties, la Cispadane et la Transpadane : sous le
nom de Cispadane on comprend ce qui avoisine l'Apennin
et la Ligystique; on désigne le reste sous le nom de Trans-
padane. De ces deux parties, la première est habitée par
LIVRE V. 351
des ligyens et par des Oeltes; l'antre a pour population
un mélange de Celtes et d'Hénètes. Ces peuples celtes ap-
partiennent à la même race que ceux qui habitent la Trans»
alpine ; mais il existe deux traditions différentes sur Tori-
gine des Hénètes. Certains auteurs voient en eux une colonie
de cette nation celtique des bords de l'Océan qui porte aussi
le nom d'Hénètes; suivant d'autres, une bande à'HénèteS'
Paphlagoniens serait venue, après la prise de Troie, et sous
les auspices d'Anténor, chercher un refuge jusqu'ici. On cite
même comme preuve à l'appui de cette opinion le goût des
habitants du pays pour Y élève des chevaux. Aujourd'hui, à
vrai dire, cette industrie n'existe plus dans le pays, mais
elle y est restée fort longteinps en honneur, comme un
souvenir apparemment des soins que donnaient à leurs ca-
vales mulassières ces anciens Paphlagoniens dont parle
Homère , ces Paphlagoniens-Hénètes a venus du pays qui
le premier vit naître la farouche hèmione, » Ajoutons que
Denys , le tyran de Sicile , avait recruté son fameux haras
de chevaux de course dans les pâturages mêmes de la
Transpadane, de sorte que les chevaux hénètes acquirent
une renommée brillante jusqu'en Grèce et que la supério-
rité de leur race y fut pendant longtemps proclamée.
5. Toute la Transpadane , mais surtout la partie occupée
par les Hénètes, abonde en cours d'eau et en marais. Comme,
en outre, la côte d'Hénétie est soumise à l'action périodique du
flux et du reflux (on sait qu'il n'y a guère d'autres parages
dans toute notre mer Intérieure qui, participant au régime
de rOcéan, éprouvent ce même phénomène des marées), il
s'ensuit naturellement que la plus grande partie de cette
plaine est couverte de lagunes et qu'il a fallu faire comme
pour la Basse-Egypte, la couper en tous sens de canaux et de
digues : de cette manière une portion s'est desséchée et a pu
être mise en culture, tandis que le surplus était utilisé comme
voie navigable. Ici, en efTet, si toutes les villes ne sont pas de
véritables îles, toutes au moins se trouvent avoir une bonne
partie de leur enceinte entourée d'eau. Restent celles qui sont
situées au-dessus des marais et dans l'intérieur même du
352 GÉOGRAPHIE DE STRâBON.
pays, à celles-lk on arrive par la voie des fleaves (lesquels
peuvent tous en effet être remontés à des distances extraor-
dinaires) ; on y arrive surtout par lePadus, qui est le plus con-
sidérable de tous, et que les neiges et les pluies grossissent
encore de temps à autre. Seulement, à l'approche de la mer,
le Padus se divise en beaucoup de bras, de sorte qu*on a
peine, [quand on vient du large], à en reconnaître l'entrée
et à s'y engager., Mais l'habitude, l'expérience triomphe
des plus grands obstacles.
6. Anciennement,je le répète, la plupart des peuples celtes
de la Cisalpine s'étaient établis sur les rives mêmes du fleuve.
C'est là notamment qu'habitaient les Boiens, les Insubres et
les Sénons, ces derniers en compagnie des Gœsates, comme
au. temps où ils enlevèrent Rome par surprise. Mais les
Sénons et les Gœsates furent complètement détruits par les
Romains. Les Boiens, à leur tour, s'étant vu chasser par les
RomaiQS de leurs demeures, se transportèrent dans la vallée
de rister ; ils vécurent là mêlés aux Taurisques et en lutte
perpétuelle avec les Daces jusqu'à ce que ceux-ci les eussent
exterminés, et les terres qu'ils occupaient et qui faisaient
partie de l'Illyrie se trouvèreat alors abandonnées comme de
vagues pâturages aux troupeaux des nations voisines. Plus
heureux, les Insubres se sont maintenus jusqu'à présent:
Mediolanum, de tout temps leur capitale, mais qui n'avait
été dans le principe qu'un simple bourg (tous les peuples
celtes vivaient alors dispersés dans des bourgades ouvertes),
se trouve être actuellement une ville considérable de la
Transpadane. Elle touche en quelque sorte aux Alpes et a
dans son voisinage une autre grande ville, Vérone, sans
compter Brixia, Mantoue, Rhegium* et Côme, qui n'ont
pas tout à fait la même étendue. Côme n'était d'abord
qu'une place de médiocre importance; mais, à la suite
d'une incursion des Rhsetiens, ses voisins, dont elle avait
t. On s'accorde à penser qu'il faut lire ici, au lieu du nom de Rhegium, ville
qui appartenait à la Cispadane, le nom d'une autre ville, celui de Bergame, par
exemple. Notons cependant que plus loin, en décrivant la Cispadane, Strabon a
nommé Crémone, bien que cette ville, située sur la rive gauche du Pô, ne dût
pas, à ce qu'il semble, être mentionnée en cet endroit.
UVRE V. 353
gravement souffert,cette place fut restaurée et agrandie par
Pompeius Strabo, le père du grand Pompée; plus tard,
C. Scipion* augmenta sa population de 3000 colons; puis
le divin Gésar y envoya encore 5000 nouveaux habitants. Dans
le nombre se trouvaient 500 Grecs de la plus noble extraction,
que Gésar gratifia comme les autres du droit de cité et dont il
fit inscrire les noms parmi ceux des membres de la colonie.
Or ces Grecs ne firent pas que s'établir purement et simple-
ment en ce lieu, ils lui donnèrent le nom qu'il devait porter
désormais, car on l'appela à cause d'eux la colonie des Nèoco-
mitesy ce qui, traduit en latin , revient à Novum Comum,
Dans les environs mêmes de Gôme est le lac Larius, que
forme TAdduas, avant d'aller se jeter dans le Padus. L'Ad-
duas, on le sait, a ses sources au mont Adule , comme 1q
Rhin.
7. Les différentes villes que nous venons d'énumérer sont
situées bien au-dessus des marais ; mais Patavium a été bâti
dans le voisinage même de ceux-ci. Gette ville peut être consi-
dérée comme le chef-lieu de toute la contrée. Lors du dernier
recensement, elle comptait, dit-on, jusqu'à 500 chevaliers.
Anciennement, elle en était arrivée à mettre sur pied des ar-
mées de 120 000 hommes. Quelque chose qui peut nous don-
ner aussi une idée du chiffre élevé de sa population, en même
temps que de l'activité de son industrie, c'est la quantité de
marchandises, notamment de tissus de toute nature, qu'elle
expédie sur le marché de Rome. On se rend du reste aisé-
ment à Patavium depuis la mer en remontant le cours d'un
fleuve qui traverse les marais sur un espace de 250 stades : à
cet effet, l'on part d'un grand port, appelé Medoacus du nom
même du fleuve. En pleins marais, maintenant, s'élève Ra-
venne, ville également très-importante, bâtie tout entière sur
pilotis et coupée en tous sens de canaux qu'on pass3 sur des
ponts ou k l'aide de bacs. A la marée haute, Ravenne reçoit
en outre une masse considérable des eaux de la mer, et
1. Lisez : L. Scipion, qui fut consul l'an de Rome 670. Kramer fait remarquer
<^ue, dans le discours de Cicéron pour Sestius, le même personnage est appelé
également Caius au Ueu de Lucius.
»
GÉOGR. DE STRABON. I. — 23
354 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ces eaux, jointes à celles des rivières qui la traversent, la-
vent et entraînent toute la fange des marais, prévenant
ainsi toute exhalaison malsaine. La salubrité de cette ville
est même si bien constatée que le& Empereurs en ont fait
exprès la résidence et le lieu d'exercice des gladiateurs. Mais
à cette particularité déjà admirable de jouir d'une salubrité
parfaite au milieu des marais (particularité qui lui est com-
mune, cependant, avec Alexandrie d'Egypte, puisque là aussi,
en été, le lac perd toute influence maligne par suite de la crue
du fleuve qui recouvre tous ses ba&-fonds), Ravenne en joint
une autre, concernant la vigne, qui ne mérite pas moine d'être
admirée : les environs de cette ville, en efîet, tout marécageux
qu'ils sont, conviennent merveilleusement bien à la vigne, si
bien même que celle-ci y vient hâtivement et y donne une très
grande quantité de raisin, à la condition, malheureusement,
de dépérir en 4 ou 5 ans. Âltinum se trouve situé aussi dans
les marais et sa position est tout à fait analogue à celle de Ra-
veime. Dans l'intervalle de ces deux villes on rencontre Bu-
trium, dépendance de Ravenne, et Spina, simple bourgade au-
jourd'hui, mais qui fut jadis une célèbre colonie grecque,
comme l'attestent et le trésor des Spinites qui se voit à Del-
phes et tout ce qu'on raconte de la prépondérance exercée
par la marine spinite en ces parages. On assure seule-
ment que Spina s'élevait alors sur le rivage même de la mer,
tandis qu'elle en est actuellement à une distance de 90 stades
environ et qu'elle peut être rangée, par le feût, au nombre
des villes de l'intérieur. Ajoutons, au sujet de Ravenne,
qu'elle passe pour ^voir été fondée par des Thessaliens ;
mais il paraît que ces Thesaliens ne purent tenir aux agres^
sions et aux outrages des Tyrrhènes, ils admirent alors
dans leurs murs les Ombriens, dont les descendants occu-
pent la ville aujourd'hui encore, et s'empressèrent, eux, de
regagner leur patrie. — Nous avons dit que toutes ces
villes étaient presque complètement environnées de marais,
au point d'y être comme noyées.
8. En revanche, celles qui suivent ne sont plus autant in-
commodées par le voisinage des marais: il y a là Opitergium,
LIVRE V. 355
[G(5nc]ordia*, Atria, Vicetîa et d'autres petites places, comme
celles-ci, qui toutes communiquent avec la mer par des cours
d'eau aisés à remonter. Atria était naguère, à ce qu'on as-
sure, une ville illustre ; on croit même que c'est son nom qui,
avec un léger chaDgement, est devenu celui du golfe Adria-
tique. Aquilée, qui de toutes les villes de cette côte se trouve
la plus rapprochée du fond du golfe , fut bâtie par les Ro-
mains et destinée à servir de boulevart coutre les popula-
tions barbares de Tintérieur. Les bâtiments marchands pour y
arriver n'ont qu'à remonter le cours du Natison sur un espace
de 60 stades au plus. Les Romains y ont ouvert im marché aux
llly riens des bords de l'Ister, qui viennent y chercher les den-
rées apportées par mer, notamment l'huile et le vin : ils en
remplissent des vases ou tonneaux en bois qu'ils chargent sur'
de lourds chariots et livrent eu échange de ces denrées des es-
claves, du bétail et des cuirs*. Aquilée est hors de la limite de
l'Hénétie, laquelle est formée de ce côté par une rivière qui des-
cend des Alpes et que l'on peut remonter jusqu'à la ville de
Noreia,àun6 distance de 1200 stadesde son embouchure. C'est
près de Noreia que Cn. Carbon livra bataille aux Cimbres sans
réussir à les arrêter. Près de là aussi, et dans des conditions
très-favorables à l'exploitation, se trouvent des lavages d'or,
ainsi que des mines de fer. Enfin, vers le fond même de l'Adria-
tique, s'élève le temple de Diomède, autrement dit le Tima-
vum, qui mérite bien d'être mentionné ici, vu qu'il renferme
dans son enceinte, avec un port et un bois sacré magnifique,
sept sources d'eau douce' qui se déversent immédiatement
dans la mer après avoir formé un courant large et profond.
Polybe,lui,prétend que toutes ces sources, à l'exception d'une
seule, sont salées et que c'est pour cela que les gens du pays
1. Les Mss. donnent tons ép^ta. C'est d'après une conjecture de Clavier que
Siabenkees a le p^tmier restitué dans le texte Concordia. — 2. MM. Meineke
et^ MùUer ont entendu ropposition de outoi et de Ixeïvoi des Ulyriens et des
Bénètes, M. Meineke a même restitué ce dernier nom au commencement de
la, phrase. L'opposition entre les Ulyriens et les négociants romaips, tant
ceux d'Aquilée que ceux qui venaient par mer et qui remontaient le Natison,
nous a paru plus satisfaisante, malgré l'incorrection évidente de la phrase. —
^. Nous avons traduit d'après la correction que Coray a faite de m-caitiou en
356 GÉOGBAPHifi DE STBABON.
appellent Penceinte dii Tiiriavum la source, la mère de VAdria-^
tique. S'il faut en croire pourtant Posidonius, le fleuve Timave
descendrait des montagnes pour se perdre dans un abîme, et,
après avoir parcouru sous terre un espace de 130 stades envi-
ron , [il ne ferait que reparaître] , et déboucherait aussitô t dans
la mer.
9. La domination de Diomède dans ces parages est attes-
tée et par la présence des îles Diomédéennes et par les tra-
ditions relatives aux Dauniens et à Ârgos Hippium. De ces
différentes traditions nous ne rapporterons ici que ce qui peut
avoir quelque utilité historique ; nous écarterons, comme
il convient , la partie purement mythique et ce qui n'est
que fiction ; nous ne dirons rien, par exemple, de Phaéton
ni des Hèliades changées en aunes sur les bords du fleuve
Eridan, de ce fleuve soi-disant voisin du Padus et qu'on ne
retrouve en aucune contrée de la terre ; rien non plus de ces
prétendues îles Electrides situées en avant des bouches du
Padus, et des Méléagrides leurs hôtes, car il n'existe rien de
semblable aujourd'hui dans ces parages. En revanche, il
nous paraît constant que les anciens Hénètes rendaient cer-
tains honneurs à Diomède, puisque aujourd'hui encore on
immole un cheval blanc à ce héros et qu'il existe dans le
pays deux bois sacrés, dédiés, Tunà Junon Argienne, l'autre
à Diane iEtolide. Seulement, on a, comme toujours, ajouté
à la réalité quelques détails fabuleux : on a dit que , dans
ces bois sacrés, les bêtes féroces s'apprivoisaient d'elles-
mêmes.; que les cerfs y faisaient société avec les loups et
s'y laissaient approcher et caresser par l'homm e ; que le gibier
poursuivi par les chiens n'avait qu'à s'y réfugier pour qu'aus-
sitôt les chiens cessassent de le poursuivre. Le fait suivant
pourtant nous est donné comme positif : un homme de
ces pays, que tout le monde connaissait et plaisantait pour
son empressement à cautionner les gens, rencontra un jour
des chasseurs qui avaient pris un loup dans leurs filets;
ceux-ci lui proposèrent en riant de se rendre caution pour
le loup, disant que, s'il voulait s'engager à réparer le dégât
que leur prisonnier pourrait faire- ils lui rendraient la
LIVRE V. 357
liberté; rhomme s'y étant engagé, le loup fut en efifet
relâché, mais, une fois hors des filets, il se mit à donner la
chasse à un fort troupeau de cavales non marquées, jusqu'à
ce qu'il Teût poussé tout entier dans Tétable de son géné-
reux garant. Ainsi payé de son bienfait, l'homme, ajoute-
t-on, fit marquer le troupeau àTeffigie d'un loup ; on l'appela
le troupeau des Lycophores; c'étaient toutes bêtes, sinon
d'une beauté, au moins d'une vitesse incomparable. Ses hé-
ritiers à leur tour conservèrent soigneusement le nom et la
marque du troupeau et se firent une loi de n'en jamais alié-
ner ni une jument ni une pouliche, pour être seuls à pos-
séder dans toute sa pureté une race dont les rejetons natu-
rellement étaient devenus illustres. Seulement, comme nous
l'avons dit, Yèlève des chevaux est une industrie complète-
ment éteinte aujourd'hui dans le pays. Tout de suite après
leTimavum commence la côte d'Istrie, qui, jusqu'à Pola, ap-
partient encore à l'Italie. Dans l'intervalle se trouve Tergesté,
place forte, distante d'Aquilée de 180 stades. Quant à Pola,
elle est située au fond d'un golfe qui se trouve être aussi
fermé qu'un port et qui contient plusieurs îlots fertiles,
pourvus eux-mêmes de bons mouillages. Elle doit son ori-
gine à un ancien établissement de ces Golkhes ou Colchi-
diens, envoyés à la recherche de Médée, qui, pour avoir
échoué dans leur mission , se condamnèrent d'eux-mêmes à
l'exil, ce que Gallimaque rappelle ainsi:
« Un Grec l'appellerait la ville des Exilés; mais eux-mêmes,
d'un mot de leur langue, ils Pont appelée Pol^. >
Indépendamment des Hénètes et des Istriens, lesquels
s'étendent, avons-nous dit, jusqu'à Pola, la Transpadane
nous offre encore plusieurs autres peuples : ainsi, au-dessus
des Hénètes, habitent les Carnes, les Génomans, les Médoa-
ques et les Insubres*. Une partie de ces peuples fut tou-
jours hostile anx Romains. Quant aux Génomans et aux
Hénètes, ils figurent, dès avant l'invasion d'Annibal, comme
1. A l'exemple de Coray et de Meineke, nous avons remplacé partout rûn^poi
par 'ivffouSpot.
358 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
alliés des Romains et prennent part en cette qualité non
seulement aux guerres contre les Boiens et les Insubres,
mais encore à d'autres guerres plus récentes.
10. Parlons maintenant de ces populations qui occupent en
deçà du Pô l'espèce d'enceinte semi-circulaire que forment,
en se rejoignant vers Genua et Sabata, les monts Apennins
et la chaîne des Alpes. Autrefois les Boiens, les Ligyens,
les Sénons et les Gsesates s'en partageaient la meilleure par-
tie ; il n'y reste plus aujourd'hui, par suite de l'expulsion des
Boiens et de l'extermination des Gœsates et des Sénons,
que les tribus d'origine ligystique et les colonies romaines.
Ajoutons que dans ces colonies on trouve aussi mêlé à l'élé-
ment Romain un fond de population ombrique, parfois même
tyrrhénienne. Il y avait, en effet, avant qu6 les Romains eus-
sent commencé k étendre leur puissance, une sorte de lutte
établie entre les deux nations ombrienne et tyrrhénienne à
qui exercerait la prépondérance en Italie, et, comme elles
n'étaient séparées que par le Tibre, il leur était facile de
franchir cette barrière pour s'attaquer réciproquement. Ar-
rivait-il aussi que l'une des deux nations entreprît une expé-
dition contre un pays voisin, l'autre aussitôt, pour ne point
demeurer en reste, envahissait le même pays : c'est ainsi qu'à
la suite d'une expédition des Tyrrhéniens contre les popula-
tions barbares de la vallée du Padus, expédition d'abord
heureuse, mais qui, par la mollesse des vainqueurs, avait
bientôt abouti à une retraite honteuse, on avait vu les Om-
briens attaquer à leur tour les peuples qui venaient de chas-
ser leurs rivaux. Puis, des contestations s'étant élevées en-
tre les deux nations au sujet des pays qu'elles avaient con-
quis tour à tour, chacune, [dans le cours des débats,] y
avait envoyé, de son côté, un certain nombre de colonies ;
mais les Ombriens, qui étaient moins loin, en avaient natu-
rellement fondé davantage. Or, ce sont ces colonies que les
Romains ont reprises; seulement, comme, en les augmen-
tant de nouveaux habitants, Us ont généralement conservé
ce qui restait des anciennes races qui les avaient précédés
dans le pays, on peut encore, même aujourd'hui que tous
LIVRE V. 359
les peuples de la Cisalpine portent le nom de Romains,
distinguer ceux qui sont d'origine ombrienne ou tyrrhé-
nienne^ tout comme on y distingue les Hénètes, les Ligyens
et les Insubres.
11 . La Cispadane, ou,ponrmieux dire, la vallée du Padus,
nous offre quelques villes famoBses, notamment, Placentia ei
Crémone, qui, très-rapprochées l'une de TautrQ, se trouvent
situées par le fait presque au centre du pays ; puis, entre ces
villes et Ariminum, s'élèvent Parme, Mutine et Bononia,
laquelle s'écarte cependant tm peu vers Ravenne. Il y a aussi
un certain nombre de petites places répandues dans l'inter-
valle qui sépare ces trois villes, puis, sur la route de Rome,
se succèdent Ancara*, Rhegium, Lepidum, Macri-Campi,
où se tient le conventus ou assemblée annuelle du canton,
Claterna, Forum Cornelium; et enfin, près du Sapis et
du Rubicon, et touchant presque à Ariminum, Faventia et
Caesena. Ariminum, co;nme Ravenne, fut fondée par les
Ombres ou Ombriens ; comme elle aussi, elle vit sa pO'*
pulation primitive s'accroître par l'arrivée de colons ro-
mains. Elle possède un port et une rivière qui porte le même
nom que la ville. De Placentia à Ariminum la distance est de
1300 stades. Au-dessus de Placentia-, et à une distance de
36 milles, en tirant vers la frontière des anciens Ëtats de
Cotdus, on rencontre Ticinum et le fleuve de même nom
qui en baigne l'enceinte et qui va plus bas s'unir au Padus,
puis, en se détournant un peu de la route, Clastidium,
Derthôn et Aquœ Statiellœ. Quant à la route qui mène
directement à Ocelum, elle suit d'abord le cours du Padus
et du Durias, puis franchit de nombreux ravins et diffé-
rents cours d'eau, entre autres [un second Durias'], et
mesure en tout à peu près 160 stades. A Ocelum com-
mencent les Alpes et la Celtique [proprement dite]^
1. Sur ce nom, voy. la lonsue et intéressante note de M. Mûller, p. 967,
col. a, 1. 50. cf. Miemeke : Vina. Strabon., p. 47. — 2. M. MôUer, faisant droit à
ane remarque judicieuse de La Porte du Theil, pense qu'on peut lire ici, au
lieu de iv xal tèv Apoutvrtav — Sv xai aV^ov Aouçlav tivA. — 3. D'après l'autorité
de M. Meineke, nous avons cru devoir transporter |^ns loin la phrase suivante,
itpèç $ï Toîç. . , . Xo(xeâvii Tîjv orûnoÇiv, voire même en faire deux parts.
360 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Derthôn est une ville considérable située à moitié che-
min entre Genua et Placentia, à 400 stades de Tune et de
l'autre. Aquae Statiellae se trouve sur la même route. Nous
avons dit plus haut quelle était la distance de Placentia à
Ariminum, ajoutons que de Placentia à Ravenne, en des-
cendant le Padus, le trajet est de deux jours et de deux nuits.
La Gispadane était autrefois, comme la Transpadane, cou-
verte sur un espace considérable de marais , qu'Annibal no-
tamment eut grand'peine à traverser dans sa marche sur la
Tyrrhénie. Mais Scaurus dessécha cette partie de la plaine
au moyen de canaux navigables dérivés du Padus et allant
jusqu'à Parme. Justement en cet endroit de son cours le
Padus, qui vient de recevoir, près de Placentia, le Trebias,
et qui au-dessus de cette ville a reçu encore plus d*un affluent,
se trouve démesurément grossi. Ce Scaurus est le même qui
construisit la voie iEmilienne, j'entends celle qui va parPise
et par Luna jusqu'à Sabata et qui continue ensuite par Der-
thôn; car il y a une autre voie iÊmilienne qui sert de prolon-
gement à la voie Flaminienne. M.Lepidus et G. Flaminius,
consuls la même année, construisirent, en effet, après avoir
en commun vaincu les Ligyens, Pun, la voie Flaminienne qui
part de Rome, traverse la Tyrrhénie et TOmbrie et aboutit
aux environs d' Ariminum; Tautre, la continuation de cette
voie, jusqu'à Bononia d'abord, puis de Bononia à Aquilée,
en lui faisant suivre le pied des Alpes et contourner les ma-
rais. — La région que nous venons de décrire et que nous
désignons sous le nom de Gaule cisalpine se trouve séparée
du reste de l'Italie par la partie de l'Apennin située au-des-
sus de la Tyrrhénie et par le fleuve iEsis, ou plutôt par le
Rubicon, la limite ayant été reculée jusqu'à ce fleuve, qui,
ainsi que l'iEsis, débouche dans l'Adriatique.
12. La Gisalpine est une contrée privilégiée, comme le
prouvent sa nombreuse population, l'importance de ses villes
et la richesse de sou sol, tous avantages par lesquels les co-
lonies romaines de la Gisalpine surpassent infiniment les
autres cités de l'Italie. Ici en effet, indépendamment des
récoltes abondantes et variées que donnent les terres en
LIVRE V. 361
culture, la quantité de glands que produisent les forêts est
telle qu'on trouve à y engraisser aisément ces immenses'
troupeaux de porcs qui presque k eux seuls nourrissent Tim-
mense population de Rome. L'abondance des irrigations
est cause aussi que le sol y est merveilleusement propre
à la culture du millet ; or, il n'y a pas de meilleure res-
source contre la famine, le millet résistant à toutes les vi-
cissitudes de la température et ne faisant jamais défaut, y
eût-il disette absolue des autres espèces de grains. La pré-
paration de la poix est encore pour ce pays une source
de produits magnifiques. Quant au vin, la dimension des
tonneaux peut donner une idée de l'abondance des récoltes :
ces tonneaux sont en bois et plus grands que des maisons.
Ajoutons que la facilité qu'on a de les enduire d une couche
épaisse de poix contribue à bonifier et à conserver le vin*.
La laine, la laine fine, est plus belle aux environs de Mu-
tine et de la rivière Scultanna que partout ailleurs ; de plus,
on tire de la Ligystique et du pays des Insubres une laine
rude et grossière dont on habille presque tous les esclaves
en Italie ; quant à cette autre laine de qualité moyenne, inter-
médiaire, qu'on emploie principalement pour fabriquer les
tapis de prix, les gausapes et autres tissus analogues, pelu-
cheux des deux côtés ou d'un côté seulement, c'est des en-
virons de Patavium qu'on la tire. Les mines, en revanche,
sont laissées aujourd'hui dans une sorte d'abandon, ce qui
tient sans doute k ce qu'elles auront été reconnues moins
productives que celles de la Transalpine et de Tlbérie;
mais il fut un temps où l'exploitation en était poussée fort
activement, d'autant qu'on avait trouvé de l'or à Vercelli,
bourg voisin d'Ictomuli. IctomuU n'est aussi qu'un gros
bourg. Les deux localités sont situées dans les environs de
Placentia.
Nous avons fini de décrire la première partie de l'Italie;
passons k la seconde.
1. Nous avons adopté l'ingénieuse correction de M. Meineke, «pôç tô eùx«vY)Tov
au lieu de w. x. evnivT,Tov, Voy. Vind, Strabon.f p 49.
362 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
CHAPITBE II.
Cette seconde division comprend la Ligystique, laquelle
se trouve située en plein Apennin, entre la Gaule cisalpine
dont nous venons de parler et la Tyrrhénie. Il n'y a rien
d'intéressant, du reste, à en dire, si ce n'est que les Ligyens
vivent encore disséminés dans des bourgades ouvertes et
qu'ils s'évertuent à labourer et à fouir un sol aride, une
vraie carrière pour mieux dire, ainsi que s'exprime Posi-
donius. [Le pays cependant est populeux et fournit com-
parativement lin plus grand nombre de soldats qu'aucune
autre partie de l'Italie, un plus grand nombre aussi de cbe-
valiers pouvant être appelés k l'occasion à recruter le sénat
de Rome*.] — En troisiènie lieu, maintenant, et faisant
suite à la Ligystique, s'offre la Tyrrhénie, qui occupe toute
la plaine jusqu'au Tibre : bornée à l'O. par la mer Tyrrhé-
nienne et la mer de Sardaigne la Tyrhénie se trouve avoir
en effet pour limite orientale le cours même du Tibre. Le
Tibre, on le sait, descend de l'Apennin, se grossit d'un bon
nombre de rivières, et, après avoir coulé un certain temps à
travers la Tyrrhénie, forme la limite qui sépare cette con-
trée de l'Ombrie d'abord, puis de la Sabine et de la partie
du Latium où est Rome, laquelle se prolonge jusqu'à la
mer. Ces trois contrées se trouvent être, dans le sens de
leur largeur, à peu près pardlèles au cours du fleuve et
à la Tyrrhénie, et à peu près parallèles entre elles dans le
sens de leur longueur, vu qu'elles remontent toutes trois
depuis le fleuve vers la partie de l'Apennin qui avoisine
l'Adriatique, et cela dans Tordre suivant : l'Ombrie d'a-
bord , la Sabine ensuite et le Latium en dernier. Le La-
tium est donc compris entre la partie du littoral qui va
d'Osties à Sinuessa et la frontière de la Sabine (Osties est
l'arsenal maritime de Rome et c'est après avoir baigné ses
1. Voy. la note 3 de la page 359. ' •
LIVRE V. 363
murs que le Tibre débouche dans la mer) ; d'autre part,
dans le sens de sa longueur, le même pays s'étend jusqu'à
la Gampanie et aux monts Saunitiques ; quant à la Sabine,
elle est située entre le Latium et l'Ocobrie et se prolonge
également vers les monts Saunitiques, mais en se rappro^
chant davantage de la partie de l'Apennin occupée par les
Vestins, les Pélignes et les Marses; l'Ombrie, à son tour,
occupe l'intervalle de la Sabine k la Tyrrhénie et s'avance
jusqu'à Âriminum et à Ravenne par delà les montagnes ;
enfin la Tyrrhénie part de la mer à laquelle elle donne son
nom et du cours du Tibre pour s'arrêter au pied des mon-
tagnes qui forment de la Ligystique à l'Adriatique cette
chaîne ou enceinte continue. — Gela dit, essayons de décrire
chacune de ces contrées en détail, en commençant précisé-^
ment par la Tyrrhénie.
2. Les Tyrrhènes ou Tyrrhéni^ns ne sont connus parmi
les Romains que sous les noms à'Etrusci et de Tusci: ce sont
les Grecs qui leur ont donné l'autre nom, en souvenir de
Tyrrhen , fils d'Atys, qu'on nous dit avoir amené naguère
une colonie lydienne dans le pays. C'était à l'occasion d'une
famine, d'une disette survenue en Lydie ; le roi Atys, l'un
des descendants d'Hercule et d'Omphale, ayant fait tirer au
sort ses deux fils, Lydus et Tyrrhen, retint le premier près
de lui et envoya l'autre au loin avec la plus grande partie de
son peuple. Tyrrhen aborda aux rivages d'Italie, fonda douze
villes dans un même canton qui fut appelé de son nom Tyr*-
rhènie^ et leur donna un seul et même chef pour les adminis-
trer. Ge chef s'appelait Tarcon : s(m nom se retrouve dans
celui de Tarquinia, l'une des douze villes, et, comme il avait
donné, étant enfant, des preuves d'une sagesse précoce, la
fable nous le représente venant au monde avec des cheveux
blancs. Tout le temps que les Tyrrhènes vécurent ainsi ran-
gés sous le gouvernement d'un seul, ils furent puissants et
forts ; mais il est probable que le lien qui les unissait finit
par se rompre et que, chaque ville s'étant isolée, ils se trou^
vèrent trop faibles contre les agressions de leurs voisins et
durent reculer devant eux : autrement, les eût-on vus re-
3b4 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
noncer d'eux-mêmes aux terres fertiles qu'ils possédaient
pour tourner tout leur espoir vers la mer, réduits désor-
mais à infester de leurs pirateries les différentes parties de
la Méditerranée, eux, qui, en unissant leurs forces, eussent
été en état non-seulement de repousser toute agression venue
du dehors, mais de prendre l'offensive et de tenter de
lointaines expéditions ? Postérieurement à la fondation de
Rome, Démarate arrive dans le pays , amenant k sa suite
toute une colonie corinthienne; les Tarquinites l'accueil-
lent, il épouse une femme indigène et en a un fils qu'il
nomme Lucumon. Ce fils, devenu Tami d'AncusMarcius, roi
de Rome, lui succède et quitte son nom pour prendre celui
de L. Tarquinius Priscus. Tarquin, et déjà son père, avant
lui, firent beaucoup pour Tembellissement des villes de la
Tyrrhénie, l'un par le grand nombre d'artistes amenés avec
lui de Corihthe, l'autre par les ressources de tout genre que
le trône de Rome mettait à sa disposition. C'est de Tarqui-
nîes aussi, à ce qu'on assure, que furent importés à Rome les
ornements du triomphe, les insignes non-seulement du con-
sulat mais en général de toutes les grandes magistratures,
l'usage des faisceaux, des haches, des trompettes, les rites
des sacrifices, l'art de la divination et tout cet appareil mu-
sical dont les Romains accompagnent habituellement leurs
cérémonies publiques. Le second Tarquin, fils du précédent,
autrement dit Tarquin le Superbe, fut le dernier roi de
Rome : une révolution le chassa de son trône. Porsenna,
* roi de Clusium (Clusium est l'une des principales villes de
lia Tyrrhénie), essaya bien de le rétablir par la force des ar-
|ines, mais n'ayant pu y réussir, il renonça k poursuivre les
"hostilités, traita avec les Romains et évacua leur territoire,
ayant reçu d'eux, avec le titre d'ami, de grandes marques
d'honneur et de riches présents.
3. A ce que nous venons de dire touchant l'illustration
de la nation Tyrrhénienne en général, ajoutons quelques
détails sur l'histoire particulière des Cœrétans*. Rappelons
p .*• Voy., sur l'omission probable d'un ou de deux motsdans le texte, Meineke :
» *nd. Strabon , p. 50. Cf. Millier, Ind. var, lect,^ p. 968, col. 2, 1. 35.
LIVRE V. 365
notamment qu'ils osèrent à eux seuls attaquer les Gaulois,
comme ceux-ci, après la prise de Rome se retiraient par la
Sabine, et que, les ayant vaincus, ils les forcèrent à, rendre
ces riches dépouilles que Rome avait consenti à leur céder.
Ils avaient en outre sauvé la vie à une foule de Romains
qui leur étaient venus demander asile et avaient conservé
îe feu éternel en même temps que protégé les vestales. Les
Romains cependant (et cela par la faute des mauvais ma-
gistrats qu'ils avaient alors à leur tête) ne reconnurent point
ces services comme ils auraient dû le faire : ils conférèrent
aux Caerétans le droit de cité, mais sans les inscrire au-
nombre des citoyens proprement dits ; même ils firent de
leurs noms une liste, une table à part, dite Tabulœ Cœritumy
où furent relégués désormais tous ceux qu'ils excluaient de
risonomie. En revanche, les Grecs ont toujours distingué et
honoré ce peuple à cause de son courage et de son respect
pour la justice, lui tenant compte de ce que, malgré la supé-
riorité de sa marine, il s'était abstenu en tout temps d'actes
de piraterie et de ce qu'il avait consacré dans le temple de
Delphes ce fameux trésor dit des Agylléens, Anciennement,
en effet, Cœré se nommait Agylla: c'étaient, à ce qu'on
assure, desPélasges venus de Thessalie qui l'avaient fondée.
Mais les Lydiens (j'entends ceux qui prirent le nom de
Tyrrhènes) ayant mis le siège devant Agylla, un des leurs,
dit-on, s'approcha du rempart et demanda qu'on lui dît le
nom de la ville, et comme, au lieu d'obtenir la réponse à sa
question, il avait été salué par un Thessalien du haut du
rempart du mot Xaîpe (bonjour), les Tyrrhènes virent Ik un
présage heureux et firent de ce mot un nom nouveau qu'ils
donnèrent à la ville, quand ils l'eurent prise. Aujourd'hui du
reste, cette ville illustre, et naguère si florissante, n'est plus
que l'ombre d'elle-même, au point que les thermes qui se
trouvent dans ses environs , les thermes dits de Cœré, sont
en réalité infiniment plus peuplés qu'elle, vu l'affluence des
gens qui s'y rendent pour raison de santé.
4. Les Pélasges (c'est l'opinion presque universelle) for-
maient une race ou nation fort ancienne répandue par toute
366 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
la Grèce, mais principalement en Thessalie, dans la région
appelée JEolide. Éphore incline à penser que les premiers
Pélasges furent des soldats, Arcadiens d'origine, qui don-
nèrent leur nom à de nombreux compagnons gagnés bientôt
par leur exemple à la profession des armes, et qui s'ac-
quirent une grande célébrité non -seulement en Grèce,
mais partout où le hasard poussa leurs pas. Homère
nous les montre déjà établis en Crète, puisqu'il fait dire à
Ulysse dans son récit à Pénélope :
« Ici les peuples ne parlent point tous la même langue :
« mais on trouve mêlés ensemble FAchéen, le noble Étéocrète ,
c le Cydonien, la triple nation Dorienne et les Pélasges issus
€ des dieux, i
D'autre part, en donnant le nom à*Argo$ Pélasgîque à la
partie de la Thessalie qui est comprise entre les bouches du
Pénée et les Thermopyles et qui se prolonge jusqu'à la
chaîne du Pinde, Homère semble attester que les Pélasges
ont longtemps aussi dominé en ce pays. Il est-reniarquable
enfin qu'il joigne au nom de Jupiter-Dodonéen l'épithète de
Pelas gique:
c Tont-puissant Jupiter, Jupiter Dodonéen, Jupiter Pélas-
f gique! >
Beaucoup d'auteurs, du reste, qualifient de Pélasgiques *
les populations mêmes de TÉpire, comme pour mieux mar-
quer que la domination des Pélasges s'était étendue sur
toute cette contrée. Il est arrivé en outre que la dénomination
de Pélasges^ attribué dans le principe à divers héros indivi-
duellement, s'est transportée avec le temps des héros aux
pays mêmes [témoins de leurs exploits]. C'est ainsi notam-
ment qu'on en est venu à qualifier Lesbos de Pélasgienne et
qu'Homère a placé des Pélasges dans le voisinage immédiat
des Giliciens de la Troade :
« Hippothoùs conduisait les belliqueux Pélasges, les Pé-
« lasges de la riche et fertile Larisse. >
1. K«i au lieu àei. Voy. Hermann : OpusculOf t. II, p. 331.
UVRE V. 367
Peut-être même Éphore nVt-il pkcé en Arcadie Tori-
gine de la nation Pélasgique que parce qu'Hésiode lui en
avait suggéré Tidée en disant quelque part :
« Les fils du divin Lycaon, né lui-même de Pelasgus. »
Du moins ^Eschyle, dans sa tragédie des Suppliantes, et
dans celle des Danaides, assigne-t-il pour point de départ aux
Pélasges Argos, Argos près Mycènes. On sait aussi que le
Péloponnèse s'était appelé primitivement la Pélasgie, Éphore
lui-même le constate et on lit dans YArchélaûs d'Euri-
pide que :
<r Le père des cinquante Danaides, étant venu dans Argos,
« s'établit en maître dans la ville dlnachus, et que bientôt, à
« cause de lui, la Grèce apprit à nommer Danai ceux qu'elle
« avait si longtemps salués du nom de Pélasges. »
Au dire d'Anticlide maintenant, Lemnos, Imbros et les
îles voisines auraient eu les Pelades pour premiers habi-
tants, et, parmi ces Pélasges, Tyrrhen, fils d'Atys, aurait
recruté une partie des compagnons qui le suivirent en Ita-
lie. Enfin, s'il faut en croire les Atthidographes , les Pélasges
seraient venus même en Attique, et, en voyant leurs habitu-
des errantes, en les voyant toujours prêts, comme des oi-
seaux de passage, à aller de contrée en contrée, les gens du
pays auraient changé leur nom en celui de Pélarges^.
5. La plus grande longueur de la Tyrrhénîe, mesurée
d'après l'étendue de la côte entre Luna et Osties, est, dit-on,
de 2500 stades ou peu s'en fant ; quant k la largeur, qui se
prend suivant la direction des montagnes, elle n'atteint pas
à moitié de la longueur. On compte en effet depuis Luna
jusqu'à Pise plus de 400 stades; de Pise à Yolaterrœ
280 stades ; 270 stades de Volaterrœ à Poplonium, et de
Poplonium k Gossa près de 800 stades ou tout au moins
600, comme le marquent certains auteurs; mais Polybe
assurément se trompe quand il ne compte en tout [jus-
1. ntXapYôç signifie cigogne.
368 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
qu'à Cossa]* que 1330 stades. [Enfin de Gossa à Osties la
distance est de 740 stades]. — Des noms de lieux, que
nous venons de citer, celui de Luna désigne à la fois une
ville et un port : les Grecs distinguent également le poi^t
et la ville de Séléiié, La ville proprement dite n'est pas
grande ; en revanche, le port est très-spacieux et très-beau,
il renferme même dans son enceinte plusieurs bassins dis-
tincts, ayant tous une grande profondeur d*eau jusqu'auprès
des bords, et répond tout à fait à Tidée qu'on pouvait se
faire du port militaire d'une nation ayant dominé si long-
temps et si loin sur les mers. Il est entouré d'une ceinture
de hautes montagnes, du sommet desquelles on découvre
devant soi la pleine mer et Tîle de Sardaigne en même
temps qu'à droite et à gauche s'aperçoit une très-longue
étendue de côtes. Dans les mêmes montagnes se trouvent
ces fameuses carrières, d'où l'on extrait en si grande quan-
tité et en blocs si énormes, en dalles, en tables, en colonnes
d'un seul morceau, ces beaux marbres blancs ou veinés et
à teinte verdâtre qui vont ensuite servir à la décoration des
somptueux édifices de Rome et des autres villes de l'Italie.
Le transport des marbres, en effet, n'offre aucune difficulté
sérieuse vu la proximité où se trouvent de la mer les monta-
gnes qui contiennent ces carrières et la possibilité d'achever
par le Tibre le trajet commencé par mer. C'est encore la Tyr-
rhénie qui, de toutes les parties de l'Italie, fournit la plus
grande quantité de bois de construction et les poutres les
plus droites et les plus longues et elle a l'avantage de pou-
voir, par le grand fleuve qui l'arrose, faire descendre ces
bois directement des montagnes kla mer. [Dans le voisinage
des montagnes de Luna est une autre ville, connue sous le
nom de Luca]^. Entre Luna et Pise, coule le Macrès^, dont
1. En traduisant ainsi , nous nous conformons à rexplication très-in-
génieuse que M. MûUer a donnée de ce passage et qui rend au moins l'er-
reur de Polybe vraisemblable. Voy. Ind, var. /ec<., p. «69, col. 1,1. 1.—
2. Cette phrase est un dernier fragment de ce passage du S il du chapitre i
du présent livre, déplacé par M. Meineke et scindé en deux. —3. Voy., Ind.
var. lect.j p. 969, col. 1, 1. 13, l'explication paléographique que M. Millier
cunne de la leçon des Mss., Mâx^t]; iotX ^upiov &> ni^a-zi.
LIVRE V. 369
beaucoup d'auteurs font la limite commune de la Tyrrhénie
et de la Ligystique. Quant à Pise, elle passe pour un ancien
établissement de ces Pisaîœ du Péloponnèse, qui, en re-
venant de Troie, où ils avaient accompagné Nestor, furent
jetés, dit-on, hors de leur route, les uns, vers Metapontium,
les autres précisément sur cette côte de Pisatide. La ville
est située entre deux fleuves, l'Arnus etTAusar^ juste à leur
confluent : le premier de ces fleuves vient d'Arretium avec
un volume d'eau encore considérable, bien que fort dimi-
nué, pour s'être, dans le trajet, divisé en trois branches;
l'autre descend directement de l' Apennin. A leur confluent,
et par l'eô'et du choc de leurs eaux, les deux fleuves s'élèvent
à une telle hauteur qu'ils empêchent absolument de se voir
d'une rive k l'autre et opposent par là nécessairement
de très -grands obstacles k ce quun vaisseau venant de
la mer paisse remonter les vingt stades qui séparent Pise
de la côte. Suivant une fable qui a cours dans le pays,
la première fois que les deux fleuves descendirent des mon-
tagnes, les populations leur barrèrent le passage, dans
la crainte qu'en unissant leurs eaux ils n'inondassent leurs
terres, et les fleuves durent s'engager par serment à ne ja-
mais déborder, ce que du reste ils observèrent scrupuleu-
sement. La ville de Pise paraît avoir été autrefois très-flo-
rissante ; aujourd'hui même, elle jouit d'un certain renom
grâce k la fertilité de son territoire , k la richesse de ses
carrières et k l'abondance de ses bois particulièrement pro-
pres aux constructions navales. Naguère elle utilisait ces
bois de la sorte et les utilisait pour elle-même, ayant à se dé-
fendre des dangers qui la menaçaient du côté de la mer : les
Ligyens, plus belliqueux que les Tyrrhéniens, étaient en
effet pour eux de méchants voisins, pis que cela, des ennemis
attachés k leur flanc et qui se plaisaient à les harceler sans
cesse. Mais aujourd'hui que les Romains se bâtissent jus-
que dans leurs viUàs des palais aussi somptueux que ceux
des anciens rois de Perse, ce sont les constructions de
1. Avi<Tapo(; au lieu de Aforo^o;, ancienne correction due à Ciuvier.
GÉOGR. DE STRABON. I. — 24
370 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Rome qui absorbent la plus grande partie de ces bois pré-
cieux.
6. Le territoire de Vokterr» est baigné par la mer,
quant à la ville même, elle [en est loin] : du fond d'une vallée
longue et étroite s'élève une colline très-haute, escarpée de
tous les côtés et terminée par una plate-forme ; c est là, sur
ce plateau, qu'a été bâtie Tenceinte fortifiée de la ville. Le
chemin par où Ton y monte mesure quinze stades depuis la
base de la colline , et est d'un bout à l'autre extrêmement
roide et difficile. On vit, du temps de Sylla, un certain nom-
bre -de Tyrrbéniens et de proscrits se réunir en ce lieu et,
après avoir formé un corps de quatre cohortes, y soutenir
un siège de deux ans, peur ne rendre encore la place au bout
de ce temps que par composition. Poplonium , petite ville
bâtie au haut d'un promontoire élevé, qui avance assez loin
dans la mer pour former une véritable presqu'île, eut aussi
à la même époque un siège en rè^e à soutenir. La ville pro-
prement dite est aujourd'hui, à l'exception des temples et de
quelques maisons, absoluioent déserte; mais le quartier dit
de V arsenal f avec son petit port au pied même de la montagne
et sa double ^ cale à loger les navires, of^e un aspect moins dé-
solé. Je ne crois pas que les anciens Tyrrhènes aient placé une
autre de leurs villes sur le bord même de la mer : comme toute
cette côte est dépourvue de ports, les premiers colons, natu-
rellement, se tinrent à distance de la mer ou se fortifièrent
plus particulièrement de ce côté, pour éviter de se trouver à
la merci des pirates. On a placé au pied du même promon-
toire un thynnoscopeum[o\L guérite à l'usage des vigies char-
gées de signaler l'approche des thons]. De Poplonium, on
\ découvre, mais tout à fait dans le lointain, et non sans peine,
l'île de Sardaigne, puis, sur un plan plus rapproché, à 60 sta-
' des à peu près en deçà de la Sardaigne, l'île de Gyrnos ; plus
distinctement enfin, vu qu'elle est beaucoup plus voisine du
continent, l'île d'i^thalie qui se trouve à 300 stades environ
1. Voy. Vindic. Strahon., p. 51, les raisons que donne M. Meincke pour
justifier la suppression qu'il fait du mot $tô au commencement de cette phrase.
LIVRE V. 371
de la côte, c'est-à-dire à la même distance où elle est de
Cyrnos. C'est aussi à Poplonium qu'il est le plus commode
de s'embarquer lorsqu'on veut passer dans l'une on l'antre
de ces iles. Du haut de la ville, où nous étion-s monté exprès,
nous les avons reconnues toutes les trois, en même temps
que nous découvrions du côté de la campagne un certam
nombre de mines abandonnées. Nous arotts vu de là aussi
les forges où Ton travaille le fer apporté d'iEthalie. Quelque
chose en effet empêche que h minerai tue soit fondu couve^
nablement dans les fourneaux de l'île, et, à cause de cela, on
le transporte sur le continent aussitôt après l'avoir extrait de
la mine. Ce n'est pas là du reste le seul fait étrange que l'on
observe à ^Ethalie, il peut arriver, par exemjde, qu'avec le
temps les mines qu'on y exploite se remplissent de nouveau,
comme on dit que la pierre se refonte dans les platamons
de Tîle de Rhodes, le marbre dans les carrières de Paros et
le sel dans ces mines de l'Inde dont parle Glitarque. De ce
qui précède, il résulte qu'Ératosthène a eu bien tort de
prétendre qu'on n'apercevait da coBtifient ni Cyrnos ni la
Sardaigne, et Artémidore bien tort aussi de rejeter ces deux
îles à 1200 stades en pleime mer : car, à une telle distance,
ces îles, distinctes peut-être pour d'autres yeux, n'auraient
certainement pas pu être aperçues des nôtres aussi nette-
ment qu'elles l'ont été, surtout Cyrnos. Il existe sur la côte
d'iEthalie un port appelé Argôus portm^àu. nom, soi-disant,
du navire Argo ; on prétend qu'en dier^hant la demeure de
la déesse Circé, que Médée voulait voir, Jason aborda en
ce lieu ; on veut même que les gouttes d'huile tombées des
strigilles dont se servaient les Argon^autes aient formé, en
se pétrifiant, ces cailloux de plusieurig oofileurs que Vàû
voit sur la plage. Des tradïtioas comme celles-ci confir-
ment, on l'avouera, ce que nous avons déjà dit, que toutes
les fables contenues dans les poèmes d'Homère ne sont pas
le produit de son imagination, mais qu'il y a dans le nom--
bre beaucoup de traditions locale recueiiliies par lui et aux-
quelles il n'a rieo changé, si ce n'est qu'il a habituellement,
en augmentant les iistançes, reculé dans un lointain mcr^
372 GÉOGRAPHIE DE STRAfiON.
veilleux le théâtre de la fiction ; qu'il a de la sorte trans-
porté dans r Océan les aventures de Jason, comme il avait
fait celles d'Dlysse, se fondant sur ce que la tradition prêtait
à ce héros, ainsi qu'à Ulysse et à Ménélas, de longues et
interminables erreurs. — Voilà ce que nous avions à dire
au sujet d'iEthahe.
7. L'île de Gyrnos, que les Romains nomment Corsica,
6St un pays affreux à habiter, vu la nature âpre du sol et le
manque presque absolu de routes praticables, qui fait que
les populations, confinées dans les montagnes et réduites k
vivre de brigandages, sont plus sauvages que des bêtes fauves .
C'est ce qu'on peut, du reste, vérifier sans quitter Rome,
<air il arrive souvent que les généraux romains font des des-
centes dans Tîle, attaquent à l'improviste quelques-unes des
forteresses de ces barbares et enlèvent ainsi un grand nom-
bre d'esclaves; on peut alors observer de près la physio-
nomie étrange de ces hommes farouches comme les bêtes des
bois ou abrutis comme les bestiaux, qui ne supportent pas
de vivre dans la servitude, ou qui, s'ils se résignent à ne pas
mourir, lassent par leur apathie et leur insensibilité les
maîtres qui les ont achetés, jusqu'à leur faire regretter le
peu d'argent qu'ils leur ont coûté. Il y a cependant certaines
portions de l'île qui sont, à la rigueur, habitables, et où l'on
trouve même quelques petites villes, telles que Blésinon,
Charax, Eniconiœ et Vapanes. Quant à ses dimensions, elles
sont, au dire du Chorographe, de 160 milles en longueur
et de 70 milles en largeur. Or, le même auteur prête à la
Sardaigne une longueur de 220 milles et une largeur de 98.
Suivant d'autres, Gyrnos aurait environ 3200 stades de cir-
cuit, et la Sardaigne en aurait 4000. Cette dernière île, dont
une grande partie est âpre et stérile, et se trouve en proie,
qui plus est, à des troubles continuels, ne laisse pas que
d'offrir sur beaucoup d'autres points des terres excellentes et
propres à toute espèce de culture, principalement à la cul-
ture du blé. Elle contient aussi plusieurs villes; deux, entre
autres, qui sont véritablement importantes, Caralis et Sulchi.
Disons pourtant que cette fertilité du sol est contre-balancée
%
LIVRE V. h73
par un inconvénient grave : le pays est malsain, Tété, et il Test
surtout dans les cantons les plus fertiles. De plus, les mêmes
cantons sont exposés aux incursions continuelles des mon-
tagnards, lesquels sont connus aujourd'hui sous le nom de
Diagesbéens * , après l'avoir été longtemps sous celui de
lolaéens; car on prétend que lolaûs visita ces parages en com-
pagnie de quelques Héraclides et qu'il s'établit au milieu des
populations barbares de l'île, toutes d'origine tyrrhénienne.
Dans la suite, ces peuples furent assujettis par les Phéni-
ciens, les Phéniciens de Garthage ; ils leur prêtèrent natu-
rellement leur concours lors des guerres de Garthage contre
Rome; mais, les Carthaginois ayant été vaincus, l'île entière
passa sous la domination romaine. Les populations de la
montagne forment quatre nations ou tribus principales : les
Parâtes, les Sossinates, les Balares et les Aconites. Ces
barbares habitent le creux des rochers et ne se donnent pas
la peine d'ensemencer ce qu'ils possèdent de bonnes terres,
aimant mieux dévaster celles des populations agricoles de
l'île même ou de la côte située vis-à-vis, de la côte de Pisa-
tide surtout où ils font de fréquentes descentes. Les pré-
teurs romains qu'on envoie dans l'île s'opposent bien quel-
quefois à ces déprédations , mais quelquefois aussi ils
s'abstiennent de le faire, vu l'inconvénient grave qu'il y
aurait à entretenir d'une façon permanente un corps de
troupes dans des localités insalubres. Il leur reste, d'ailleurs,
la ressource d'user de certains stratagèmes; ils épient le
moment, par exemple, où, après une expédition productive,
ces barbares se rassemblent pour passer, suivant la coutume
nationale, plusieurs jours de suite en réjouissances et en
festins y et, fondant sur eux à l'improviste, ils en enlèvent
un grand nombre. — La Sardaigne produit une race de
béliers qui ont, au lieu de laine , des poils semblables à
ceux des chèvres; on les appelle miLsmonSy et les naturels
se servent de leurs peaux en guise de cuirasses. La pelUj
ou bouclier rond, et la dague complètent l'armure.
1. Voy. Ind. tar. lecL^ p. 969, col. 1,1. 40, l'usage que M. MÛller a fait de
ce nom inconnu pour corriger un passage désespéré d'ÉUenne de Byzance.
374 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
8. De toute la côte comprise entre Poplonium et Pise on
aperçoit passablement bien les trois îles dont nous venons
de parler : elles sont de forme allongée et presque parai*
lèles entre elles, étant tournées toutes les trois vers le midi^
autrement dit du côté de la Libye; mais, sous le rapport de,
rétendue, iEthalie est bien inférieure aux deux autres. Du'
point le plus rapproché de la côte de Libye, le trajet jusqu'en
Sardaigne est de 300 milles*, au dire du C horographe, La
ville de Gossœ*, qui succède à Poplonium, est située un- peu
au-'dessus de la mer. On aperçoit au fond d'un golfe un ma-
melon d'une certaine hauteur; c'est là, sur ce mamelon,
qu'est bâtie la ville; le port d'Hercule est au pied, et il y a
dans le voisinage une lagune ainsi qu'un thynnoscopeum
placé au bord du promontoire gui domine le golfe; car les
thons, alléchés non-seulement i>ar les glands, mais aussi par
le murex j rangent la terre de très-près depuis la mer Exté-
rieure jusqu'à la Sicile. Si maintenant nous longeons la côte
entre Gossœ et Ostia, nous voyons s'y succéder les petites
places de Gravisci, de Pyrgi, d'Alsium et de Fregena. Il y
a 300 stades de Gossœ à Gravisci, et dans l'intervalle se
trouve une localité appelée Regis-Vilk, laquelle passe pour
avoir servi de résidence à un ancien chef pélasg^ nommé
Maleus', qui, après avoir rég^é un certain temps sur une
colonie pélasgique établie en ce lien, serait parti de là pour
se rendre à Athènes. G'étaient aussi des Pélasges,on Ta vu,
qui avaient fondé Agylla. Un peu moins de 180 stades sépa^
rent Gravisci de Pyrgi. La port de Cs&cé n'est qu'à 30 stades
en deçà de cette dernière ville et contient un temple d'Ily-
thie, de fondation pélasgique, temple naguère fort riche,
mais qui fut pillé par Denys, tyran de Sicile, lors de son
expédition contre Gymos. Enfin l'on compte 260 stades de
distance entre Pyrgi et Ostie et c'est dans l'intervalle que
sont situés Alsium et Fregena. — Ici s'arrêtera notre des-
cription du littoral de la Tyrrhénie.
1. Gossellin et Groskurd veulent, d'après l'autorité de Pline, qu'on lise ici
200 au lieu de 300 milles. — 2. M. Meineke écrit partout K6aai, Cosx. Voy.
les raisons qu'il en donne, Vind. Strabon,, p. SO. "*- 8. Voy. sur ce nom Her-
mann : Opusc.y t. V, p. 265.
I
LIVRE V. 375
9. Passons aux villes de rintériear : indépendamment de
celles que nous avons déjà nommées, nous y trouvons Ar-
retium, Perusia, Yolsinii et Sutrium, sans compter maintes
petites places, telles qu« Bkra» Ferentinum, Falerium ou
Faliscum*, Nepita, Statonia et plusieurs autres encore qui
s'offrent à nous, les unes dans leur état primitif, les autres
avec le rang de colonies romaines, d'autres enfin à l'état de
villes déchues, comme voilà Véies et Fidènes, à qui les Ro-
mains ont fait expier la trop longue durée de leurs guerres.
Suivant quelques auteurs, les habitants de Falerii ne seraient
pas Tyrrhéniens d'origine; ils formeraient une nation à
part, la nation des Falisques*. On parle aussi d'une ville du
nom de FaHsci dont les habitants parlent une langue parti-*
culière; mais [ce n'est pas Falerii qu'on entend désigner],
c'est la ville d'-^quum Faliscum, qui se trouve sur la voie
Flaminienne, entre Ocricli et Bome. Au î»ed du mont So-
racte, s'élève la ville de Feronia, ainsi nommée d'une divinité
indigène, la déesse Feronia, en grand honneur dans tous
les pays circonvoisins et qui a son temple dans la ville
même. Ce temple est le théâtre d'une cérémonie étrange :
on y voit certains adeptes, possédés de l'esprit, du souffle
de la déesse, parcourir nu-pieds, et sans paraître ressentir
aucune douleur, un long espace de teri'ain couvert de charbons
ardents et de cendre chaude. Et ce spectacle, ainsi que le
conventus ou assemblée politique qui se tient tous les ans
à Feronia, ne manque jamais d'attirer dans cette ville une
grande affluence de monde. Mais de toutes les villes que
nous avons nommées celle qui est située le plus avant
dans l'intérieur est Arretium. Elle touche en quelque sorte
aux montagnes; aussi est^lle à 1200 stades de Rome. Glu-
sium, [qui n'est pas si loin], en est encore à 800 stades.
Pérouse est dans le même canton, tout près de ces deux
villes. Le grand nombre de lacs, et de lacs immenses, que
1. Kol *aX£piov [au lieu de *o>.£pioi] ^ *oXt<Txov (au lieu de xal *.). Voy. Ind.
var. lect., p. 969, col. 2, 1. 3 et 7. — a. Sur tout ce passage difficile, voy. la
longue note de M. MûUer (i&td., p. 969, col. 2, 1. 7) qui résume toutes les opi-
nions des précédents commentateurs. Notre traduction n'est pas du reste touf
à fait conforme à son explication.
376 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
contient la Tyrrhénie, contribue encore à enrichir cette con-
trée. On navigue, en effet, sur ces lacs [comme sur la mer],
et ils nourrissent, avec une quantité prodigieuse de poissons,
une foule d'oiseaux aquatiques; de plus, des cargaisons en-
tières de typhéy de papyrus et d'anï/ièZe* descendent jusqu'à
Rome par les différents affluents qu'ils envoient au Tibre. On
distingue entre autres le lac Uiminien, les lacs de Yulsinii
et de Glusium et le lac Sabata, qui se trouve être le plus
rapproché de Rome et de la mer, comme le lac Trasumenne,
qui est près d'Arretium, s'en trouve naturellement le plus
éloigné. C'est près de ce dernier lac que débouche Tun des
deux défilés par où une armée venant de la Gaule cisalpine
peut entrer en Tyrrhénie, et celui-là justement que fran-
chit Annibal. L'autre, auquel on arrive par la route d'Ari-
minum après avoir traversé toute l'Ombrie , est incompa-
rablement plus facile, vu que les montagnes s'abaissent
sensiblement sur ce point; mais, comme les débouchés de
ce second défilé étaient gardés avec soin , Annibal s'était
vu forcé de prendre le chemin le plus difficile; ce qui
n'empêcha pas du reste qu'après avoir battu Flaminius
dans plusieurs engagements très-vifs il ne réussît à s'em-
parer du passage. Les eaux thermales, très-abondantes en
Tyrrhénie , sont une richesse de plus pour ce pays, d'au-
tant que leur proximité de Rome n'y attire guère moins
de monde qu'à ^aïes, où se trouvent, comme on sait, les
eaux les plus célèbres de toute l'Italie.
10. La Tyrrhénie est bordée, du côté de Test, par l'Om-
brie, laquelle part de l'Apennin, voire même de plus
loin, et se prolonge jusqu'à l'Adriatique. Dès Ravenne en
effet, tout le littoral de l'Adriatique est habité par les Om-
bres ou Ombriens, et ce sont eux qui peuplent, non-seule-
ment les environs de cette ville , mais toutes les localités à
la suite, et Sarsina, et Ariminum, et Sena*. D'après nous,
1. M. Meyer avoue {Botan. Erlâuterungen zu Stràbons Geogr.,p. 22) qu'il
désespère de pouvoir identifier convenablement les plantes aquatiques dont
Strabon parle i i, surtout la première et la troisième. — 2. Nous supprimons
avec les derniers éditeurs le nom suivant, xal Mâpivov, interpolation évidente
I
LIVRE V. 377
rOmbrie comprendrait même encore le fleuve Msis, le
mont Cingiile,la ville de Sentinum, le fleuve Mé taure et le
lieu appelé Fortunss Fanum ou le Temple de la Fortune,
car c'est dans ce canton-là précisément que passait la li-
mite qui séparait, du côté de l'Adriatique, l'ancienne Italie
de la Celtique. Disons pourtant que cette limite a été plus
d'une fois déplacée par la volonté des chefs de TÉtat;
qu'ainsi, après avoir été fixée primitivement au cours de
TiEsiSjelle a fini par être reportée jusqu'au Rubicon (l'^Esis
coule entre Ancône et Sena, et le Rubicon entre Ariminum
et Ravenne, pour aller du reste se jetertous deux dansl'Adria-
tique). Enfin, aujourd'hui, bien qu'on n'ait que faire de s'oc-
cuper d'une semblable question de limites, puisque le nom
à* Italie s'applique à tout le pays jusqu'aux Alpes, il demeure
constant pour tout le monde que l'Ombrie propre s'étend
jusqu'à Ravenne, le fond de la population de cette ville
étant d'origine ombrique ou ombrienne. Que si, mainte-
nant, l'on compte 300 stades de Ravenne à Ariminum et
1350 stades d'Ariminum à Ocricli et au Tibre, en suivant la
voie Flaminienne qui mène à Rome par l'Ombrie, le tout
ensemble nous représentera la longueur de cette contrée ;
mais de sa largeur^ nous ne dirons rien , si ce n'est qu'elle
est très-variable. En fait de villes, les plus considérables que
renferme l'Ombrie cisapennine sont, à conimencer par celles
de la voie Flaminienne, Ocricli près du Tibre, Larolum^
Narnie sur le Nar (navigable uniquement pour de petites
embarcations, le Nar, après avoir traversé cette ville, va se
jeter dans le Tibre un peu au-dessus d'Ocricli), Garsuli
enfin et Mevania sur le Teneas, autre rivière qui ne peut
porter aussi que de petites embarcations , mais qui suffit
pourtant à transporter jusqu'au Tibre les récoltes de la
plaine. Nous nommerons encore quelques localités, telles
que Forum Flaminium, Nucérie, centre d'une grande fabri-
puisque la fondation de Saint-Marin date du sixième siècle de l'ère chrétienne.
Voy. /nd. var. tect.y p. 969, col. 2, 1. 51. — 1. Nom désespéré mais que nous
maintenons, parce que, comme dit M. Millier, « Portasse rivuli nomen prope
Ocriculos in Tiberim exeuntis latet. »
378 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
cation de vases et d'ustensiles en bois, et Forum Sempro-
nium, qui ont dû k leur situation sur une grande voie de
communication, bien plus qu'à leur importance politique,
Taccroissement de leur popidation. droite, maintenant, de
la voie Flaminienne, en allant d'Ocricli à Âriminum, nous
rencontrons les villes d'Interamna, de Spoletium,d'iEsium^
et de Camertès, cette dernière en pleines montagnes, et dans
la partie de la cbaîne qui forme la frontière entre TOmbrie
et le territoire Picentin. Enfin de Tautre côté de la route se
trouvent Âmérie et la ville de Tuder, dont la situation est
très^forte, Ispellum aussi, et, dans le voisinage même du col
[qui donne accès en Tyrrhénie], Iguvium. Tout ce pays est
fertile, un peu trop montagnem cependant; aussi produit-il
pour la nourriture de ses habitants plus d'é})eautre que de
froment. La Sabine, qui fait suiteà TOmbrie, et qui la borde,
comme celle-ci borde la Tyrrhénie, est également très-
montagneuse. De même dans le Latium, les parties qui
avoisinent la Sabine et TApennin sont plus âpres que le
reste du pays. Mais, tandis que la Sabino et le Latium, qui
commencent l'un et Tajitre ai* Tibre et à la Tyrrhénie,
ne dépassent pas l'Apennin et s'arrêtent précisément au
point où ces montagnes commencent à décrire une ligne
oblique par rapport à l'Adriatique, l'Ombrie, comme on la
vu, dépaisse la chaîne de TApennin et ne s'arrête qu'à la
mer. — Ce que nous avons dit suffit du reste à faire con-
naître le pays occupé par la nation des Ombres ou Om-
briens.
CHAPITBE ra.
La Sabine ou pays des Sabins est une contrée étroite,
s'étendant sur une longueur de 1000 stades depuis les
bords du Tibre et la petite ville de Nomentum jusqu'à
1. Voy. les raisons que donne M. MûUer (Ind. var. lect.j p. 969, col. 2, 1. 66)
pour qu on maintienne la forme A?<nov donnée par les Mss.
LIVRE V. 379
la frontière des Vestins. Ses villes, d*ailleurs assez rares,
sont toutes aujourd'hui bien déchues de ce qu elles étaient,
et cela par suite de cet état de guerre continuel. Nommons
pourtant Amitemum, et Reate qui a dans son voisinage le
bourg d'Interocrea et les eaux de Gotiliae, eaux froides très-
efficaces contre certaines affections, soit qu'on les boive, soit
qu'on les emploie sous forme de bains. Fbruli, qui appar-
tient encore à la Sabine, n'e&i en revanche qu'une enceinte
de rochers plus propre à abriter des partisans en temps de
guerre civile qu'à recevoir un établissement [régulier et
permanent]. Cures aussi, qui n'est plus aujourd'hui qu'une
simple bourgade, devait être anciennement une cité illustre,
puisqu'elle avait donné à Rome deux de ses rois, Titus Ta-»
tins et NumaPompilius, et que c'est du nom même de ses
habitants, Kyrites ou Quirites, que se servent à Rome les
orateurs en s'adressant au peuple. Quant à Trebula, à
Eretum et à d'autres localités aussi peu importantes, c'est
parmi les bourgs également, bien plutôt que parmi les villes,
qu'il convient de les ranger. — Dans toute la Sabine, le sol
est merveilleusement prqpre à la culture de l'olivier et de la
vigne ; il produit aussi beaucoup de gland. En outre toute
espèce de bétail prospère dans ses pâturages d'une façon
singulière, les mulets de Reate notamment jouissent d'une
renommée vraiment prodigieuse. Car, s'il est juste de dire en
thèse générale que l'Italie est une contrée éminemment pro-
pre à Vélève des bestiaux et à l'agriculture, il est constant
aussi que les espèces que produit telle partie de l'Italie
l'emportent infiniment sur les espèces produites dans telle
autre. Les Sabinssont de race très-ancienne, de race au-
tochthone ; il paraît même que les Picentins et !<es Sanmites
sont issus de deux colonies sabines, tout comme la nation
des Lucaniens est issue d'une colonie samnite, et la nation
des Brettiens d'une colonie lucanienne. Or, on s'explique
par cette haute et antique origine * Ténei^ie , Théroïsme
1. Il nous a semblé gne la leçon valgaire t^v â' à^iau.6Tnxa donnait un sens
issable et qu'or .-♦ — j.- j f_i._ . . . ^ ,.„_j
passable et qa'on pouvait s» dispenser de recourir à la conjecture deOroskurd
380 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
avec lequel les Sabins ont résisté jusqu'à présent à toutes
les épreuves et qui faisait déjà dire à l'historien Fabius que
Rome n'avait commencé à jouir de ses richesses qu'à partir
du moment où elle avait réduit à l'impuissance ces indomp-
tables ennemis. La Sabine est traversée par la voie Sala-
rienne, voie d'ailleurs assez courte^ ; de plus, la voie No-
mentane, qui part, elle aussi, de la porte Colline, vient
rejoindre la voie Salarienne près d'Eretum, un des bourgs
de la Sabine.
2. Le Latium actuel, qui fait suite à la Sabine, comprend,
avec la ville de Rome, beaucoup d'autres villes qui ne fai-
saient point partie de l'ancien Latium. A l'époque, en effet,
où Rome fut fondée, il existait déjà dans le pays environnant
un certain nombre de peuples formant autant d'États plus ou
moins considérables : tels étaient les iEques, les Yolsques,
lesHerniques et les Aborigènes^ voisins immédiats de Rome,
les Rutules de l'antique Ardée, d'autres encore et jusqu'à de
simples bourgs, dont les populations, entièrement autonomes
ou indépendantes, n'appartenaient à aucun corps de nation.
Au sujet de la fondation de Rome] voici ce que marque
i A tradition. Énée, accompagné d'Anchise, son père, et de
son jeune fils Ascagne, aborde à Laurentum dans le voisi-
nage d'Osties et de l'embouchure du Tibre, et, s'avançant *
dans l'intérieur du pays à une distance de 24 stades envi-
ron, y fonde une ville. Survient Latinus : c'était le roi des
Aborigènes, peuple alors établi aux lieux mêmes où Rome
s'élève aujourd'hui; il obtient le secours d'Énée et de ses
compagnons contre les Rutules d' Ardée, ses voisins (la
distance entre Rome et Ardée est de 160 stades), rem-
porte la victoire et fonde tout à côté de la ville nouvelle une
autre ville à laquelle il donne le nom de sa propre fille,
Lavinie. Mais les Rutules étant revenus à la charge, un se-
cond combat s'engage et Latinus est tué. ÊQée le venge en
battant les Rutules, puis réunissant les sujets de Latinus et
1. voy. la note de M. Mûller sur ces moto o& iroUî] oloa, que Xramer pro-
posait d'appliquer à la voie Nomentane ; et, en même temps, sur l'explication
qu'en donne M. Meineke, cf. Vind» Strab,, p. 52,
k
LIVRE V. 38 i
les siens sons la dénomination commune de Latins j il règne
à la place de son allié. Roi à son tour par la mort de son
père et de son aïeul, Ascagne fonde la ville d'Albe sur le
mont Albain, montagne située, comme Ardée, à 160 stades
de Rome, et sur laquelle les Romains, unis aux Latins, ou
du moins l'assemblée générale de leurs magistrats, ont de
tout temps offert le sacrifice solennel à Jupiter : durant le
sacrifice, un jeune patricien, revêtu momentanément du
pouvoir, est préposé à la garde de la ville, A quatre cents
ans de là se placent les traditions relatives à Amulius et à
son frère Numîtor, traditions qui, à côté de fables éviden-
tes, nous offrent des faits plus authentiques. Ainsi , il est
constant que ces deux princes avaient hérité en commun des
droits des descendants d' Ascagne sur le royaume d'Albe,
lequel s'étendait alors jusqu'au Tibre ; que le plus, jeune,
Amulius, après avoir évincé son frère aîné, régna seul, et
que, des deux enfants qu'avait Numitor, un fils et une fille,
il fit tuer le fils traîtreusement dans une partie de chasse, et
voua la fille au culte de Vestapour s'assurer qu'elle n'aurait
jamais d'enfant, caries fonctions de vestale lui imposaient la
loi de rester vierge. Il arriva cependant que Rhea Silvia
(c'est ainsi qu'on appelle la fille de Numitor) fut séduite et
qu'elle ne put cacher son crime à Amulius, ayant mis au
monde deux jumeaux. Par égard pour Numitor, Amulius
ne l'envoya pas au supplice, il se borna à l'emprisonner,
mais fit, suivant la coutume du pays , exposer ses enfants
sur les bords du Tibre. Ici la fable ajoute que les deux en-
fants étaient fils de Mars, que, sur les bords du fleuve où ils
étaient exposés, on vit une louve les allaiter comme elle eût
fait ses petits, qu'un certain Faustule, l'un des nombreux
porchers qui faisaient paître alors leurs troupeaux le long
du fleuve, les recueillit, les fit nourrir chez lui, et appela
l'un Romulus et l'autre Remus * : ce qu'il faut entendre
vraisemblablement de quelque seigneur de la cour d'Amu-
lius qui aura recueilli en effet les jeunes princes et les aura
1. En grecj Romus, Cf. Mûllep, Ind, var. lecU, p. 970, 1. 41.
382 GÉOGRAPHIE DE STRÂBON.
fait élever. Qnoi qn'il en soit, les deux frères parvenus à
Tâge d'homme attaquèrent Amulius et ses fils, les mirent à
mort, rétablirent Numitor sur son trône, puis, retournant
aux lieux où ils avaient 'été élevés, y fondèrent Rome. Ce
fut pourtant plus par nécessité que par choix qu'ils bâtirent
leur ville dans remplacement où nous la voyons, car l'as-
siette du lieu n'était guère forte par dle-même et ses envi-
rons n'offraient ni assez de terres disponibles pour former à
la ville nouvelle un territoire convenable, ni assez d'habi-
tants pour lui fournir une population suffisante, les voisins
de Rome étant dès longtemps habitués à l'isolement et à
l'indépendance et devant rester aus^ étramgers, aussi indif-
férents k l'égard de cette ville naissante, dont ils touchaient
pourtant en quelque sorte les remparts, qu'ils l'avaient tou-
jours été à l'égard d'Âlbe. Telles étaient les dispositions de
Gollatie, d'Antemnœ, de Fidènes, de Lavicum et d'autres
localités semblables situées toute» dans un rayon ^ 30 à
40 stades de Rome, guère pitti^ et qui formaient, non pas
conune aujourd'hui de simpleisbaui^ftdes, ou même de sim-
ples propriétés particulières, mais autant de petites cités.
Il y a effectivement entre la cinquième et la sixième pierre
milliaire à partir de Rome xxù. lieu appelé Phesti^, où l'on
croit que passait alors l'extrême fiM)ntière du territoire ro-
main et où les prêtres, gardie&s de la tmdition, célèbrent ac-
tuellement encore, pour la répéter le même jour dans plu-
sieurs autres localités considérées AtÉSSi comme des points de
l'ancienne frontière, la cérénaonie ou procession de YAmbar-
vale. [On sait le reste :] pendant la fondation même de la
ville, une querelle s^engage entre les deux frères et Rémus
est tué. Puis, une fois la ville fondée, Romulus y attire des
hommes de tout pays en faisant d'un bots situé entre la
citadelle et le Capitole un lieu d'asile et en proclamant ci-
toyen romain quiconque y viendra des pays d'alentour cher-
cher un refuge. Seulement, comme les nations voisines lui
1. L'une des plus ingénieuses restitutions de M. Mûller est assurément celle
qui consiste à lire, au lieu de t<5t:oç 4>f,ffTot, nom absolument inconnu, t<5iïoç
LIVRE V. 383
refusent des femmes pour ses sujets, il fait annoncer une
grande cérémonie religieuse, des jeux hippiques en Thon--
neur de Neptune (ces jeux se célèbrent encore aujourd'hui),
et, profitant du grand nombre de curieux accourus à Rosoe
de toute part, et surtout de chez les Sabins, il fait enlever par
ses gens, pour satisfaire au désir qu'ils ont de se marier,
toutes les jeunes filles qui se trouvent parmi les spectateurs.
Titus Tatius, le roi de Cures, qui veut d'abord poursuivre
par les armes la vengeance de cet outrage , finit par cozt-
clure avec Romulus un traité, en vertu duquel il est admis
au partage du trône et du gouvernement. Mais il est tué par
trahison à Lavinium et Romulus règne seul du consentement
des Kyrites. Enfin Romtdus étant mort à son tour a pour
successeur Numa Pompilius, congitoyen de Tatius. — Telle
est la tradition la plus accrérhtée sur la fondation de Rome.
3. Une autre tradition plus ancienne, et alors toute
mythique, fait de Rome une colonie arcadienne, fondée
par Évandre. Suivant cette tradition, Hercule, revenant d'Ibë-
rie avec les troupeaux de Géryon, reçut Thespitalité dans la
maison d'Évandre. Informé par une révélation de Nicos*
trate, sa mère (laquelle possédait le don de la divination),
que le héros, une fois ses travaux accomplis, était destiné
à devenir dieu, Évandre fit part de ce secret à Hercule, puis
lui dédia un temple et célébra en son honneur un premier
sacrifice dont les rites, purement grecs, se sont conservés et
se retrouvent aujourd'hui encore dans le culte d'Hercule,,
tel qu'on le célèbre à Rome. Or c'est précisément àe cette
circonstance des formes grecques du culte d'Hercule à Rome
que Gœlius, historien latin, tire la preuve que Rome elle-
même était d'origine hellénique. Ajoutons que la mère
d'Évandre reçoit également à Rome des honneurs divins,
car c'est elle qui, sous un autre nonx^ sous le nom de Car^
menta^^ figure parmi les Nymphes^ .
4. L'ancien Latium ne comprexiait donc qu'un peldt
nombre de peuples et la plupart de ceux qu'on a désignés
1. Coray et Meineke ont substitué Ka^^ivvnv & la leç<m des Mss. Ko^vttv.
384 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
depuis sous le nom de Latins étaient dans le principe com-
plètement indépendants de Rome. Mais, plus tard, rendant
hommage à la supériorité de Romulus et des rois, ses suc-
cesseurs, tous firent leur soumission; on vit les iEques,
les Volsques, les Herniques, et, avant eux, les Rutules et
les Aborigènes, auxquels il faut même ajouter encore les
Ariciens, les Aurunces et les Privernates* , subir la domi-
nation des Romains et le nom de Latium embrasser alors
toute l'étendue des pays qu'occupaient ces différents peuples.
Le territoire des Volsques confinait au Latium proprement
dit par la plaine Pomentine et par cette ville d'Apiola, que
Tarquin l'Ancien détruisit de fond en comble ; le territoire
des iEques, qui touchait plutôt à la partie occupée par les
Kyrites, avait eu de même ses villes ravagées par Tarquin
en personne, dont le fils pendant ce temps-là enlevait d'as-
saut Suessa, capitale des Volsques. Quant au territoire des
Herniques, il s'étendait du côté de Lanuvium, d'Albe, et jus-
que dans le voisinage de Rome, dont Aricie, Tellènes et An-
tium n'étaient guère éloignées non plus. Enfin, les Albains,
qui avaient commencé par être corfialement unis aux Ro-
mains (ce qui se conçoit de peuples parlant la même langue
et Latins aussi d'origine), les Albains qui, tout en formant
un royaume à part, se trouvaient avoir avec Rome bien des
liens communs, maintes alliances de famille, notamment, et
la célébration des sacrifices du mont Albain et la jouissance
^e certains privilèges poUtiques, s'étaient vu attaquer à
leur tour et avaient eu leur ville, sauf le temple, rasée de
fond en comble, tandis qu'eux-mêmes étaient inscrits au nom-
bre des citoyens romains. Tel fut, du reste, le sort commun de
toutes les villes autour de Rome qui se montrèrent impatien-
tes du joug, elles furent ou entièrement détruites, ou écrasées
sans pitié; on en cite pourtant quelques-unes qui, par leur
dévouement au peuple romain, méritèrent de recevoir de
leur puissant allié un sensible accroissement de territoire.
1. Kramer et Meineke rejettent ces trois derniers noms comme des addi-
tions marginales, et il faat convenir que la manière barbare dont ils sont écrits
dans les Mss. donne lien de le penser.
%
LIVRE V. 385
Bref> le nom de Latîum qui anciennement ne dépassait pas,
le long de la côte, le promontoire Gircseen et qui se trouvait
aussi, dans Tintérieur, restreint à une étendue de pays fort
peu considérable, embrasse aujourd'hui tout le littoral com-
pris entre Osties et Sinuessa, et a fini par s'étendre, du côté
de l'intérieur, jusqu'à la Campanie et aux frontières des
Samnites, des Pélignes et d'autres peuples encore, habi-
tant comme ceux-ci l'Apennin.
5. Le Latium [actuel] est une contrée généralement riche
et fertile ; il faut excepter pourtant certaines parties du Ut-
toral qui sont ou bien marécageuses et insalubres, comme
le territoire d'Ardée et le pays qui s'étend entre Antium et
Lanuvium jusqu'à Pometia, comme tel point aussi du ter*
ritoire de Setia et des environs de Tarracine et du mont
Gircœum, ou bien montagneuses et d'une nature alors trop
âpre, trop rocailleuse. Encore s'en faut-il bien que ces par-
ties du littoral soient complètement incultes et improduc-
tives, puisqu'on y trouve soit de gras pâturages, soit de riches
cultures propres aux terrains marécageux ou montagneux,
témoin Gœcube, dont le sol, malgré sa nature marécageuse,
convient admirablement à l'espèce de vigne dite dendrites
et produit de si excellent vin. Dans l'énumération qui va
suivre des principales villes du Latium, nous commencerons
par le littoral. La première de ces villes, Osties, n'a point de
port, et cela à cause des atterrissements formés à l'embou-
chure du Tibre par le limon que charrient le fleuve et ses
nombreux affluents; il faut donc (ce qui n'est pas sans dan-
ger) que les bâtiments venant du large jettent l'ancre à une
certaine distance de la côte et restent ainsi exposés à toute
l'agitation de la pleine mer. Mais l'appât du gain fait sur-
monter tous les obstacles : il y a à Osties une foule d'em-
barcaiions légères toujours prêtes, soit à venir prendre les
marchandises des navires à l'ancre, soit à leur en apporter
d'autres en échange, ce qui permet à ces navires de repartir
promptement, sans avoir eu même à entrer dans le fleuve.
Il n'est pas rare pourtant que les navires, après avoir été
allégés ainsi d'une partie de leur cargaison, s'engagent dans
GËOGR. DE STRABON. I. — 25
386 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
le fleuve et remontent jusqu'à Rome, à 190 stades de la
côte^ C'est Âncus Marcius qui a été le fondateur d*Os-
ties. A cette ville, dont nous n'avons rien de plus à dire,
en succède une autre , Ântium , qui n'a point de port non
plus. Bâti sur les rochers, à 260 stades d'Osties, Antium
est actuellement le lieu de plaisance des empereurs, la rési-
dence préférée où ils viennent, toutes les fois qu'ils en trou-
vent l'occasion, se reposer des affaires publiques. En vue
de ces fréquents séjours des princes, on y a construit un
très-grand nombre d'édifices somptueux. Les Antiates
possédèrent longtemps une marine puissante et leurs vais-
seaux prenaient part encore aux pirateries des Tynbé-
niens, qu'eux-<mêmes comptaient déjà parmi les sujets du
peuple romain. Cela est si vrai que le roi Alexandre députa
tout exprès à Rome pour s'y plaindre d'eux; plus tard en-
core, le roi Démétrius faisait dire aux Romains, en lenr
renvoyant quelques-uns de ces pirates qui s'étaient laissé
prendre, qu'il leur restituait volontiers ces prisonniers à
cause des bens de parenté qui unissaient Rome à la Grrèce,
mais qu'il ne pouvait approuver que les dominateurs de
l'Italie exerçassent en même temps la piraterie, ni qu'un
peuple qui avait érigé chez lui, en plein Forum, un temple
aux Dioscures et qui honorait ces dieux, comme le monde
entier, sous le nom de Dieux sauveurs y envoyât piller les
côtes de la Grèce, leur patrie. Sur quoi les Romains inter-
dirent pour toujours cette pratique aux habitants d' Antium.
Entre Osties et Antium, justeà moitié chemin, s'offre à nous
la ville de Lavinium av6c un Aphrodisium ou temple de
Vénus commun à tous les peuples latins, mais confié plus
particubèrement aux soins des Âxdéates, qui y tiennent tou-
jours un intendant. Puis vient Laurentum et, au-dessus de
ces villes, à 70 stades de la mer, Ardée, pcincipal établisse-
ment des Rutules : tout près d'Ardée est un autre Aphro-
disium, où les Latins tiennent aussi certaines réunicms
1. Voy., Ind, «ar. lect,^ p. 970, col. 2, 1. 12, la manière doiit M. Mûller resti-
tue ce passage
V
LIVRE V. 387
solennelles. Malheureusement les Samnites^ ont ravagé
tout ce pays et il ne reste plus, à proprement parler, que des
vestiges de ces différentes villes, vestiges encore glorieux
cependant grâce au souvenir toujours présent d'£née et à
ces cérémonies religieuses qui datent, suivant la tradition
locale, de l'époque même du héros.
6. Après Antium, 190 stades plus loin, on rencontre le
Gircœum ou mont Gircœea, qui , placé comme il est entre
la mer et les marais, offre, dit-on, l'aspect d'une île. On
ajoute (mais n'est-ce pas alors pour mieux approprier
l'état des lieux à la fable de Gircé?), on ajoute que les
flancs de cette montagne sont couverts d'herbes et de
plantes de toute espèce. Il y a d'ailleurs dans la petite ville
[de Circœum] im temple dédié à Circé, ainsi qu'un autel
de Minerve ; on y montre même, à ce qu'on assure, cer-
taine coupe ayant appartenu jadis à Ulysse. Dans l'inter-
valle d'Antium au mont Gircœen les points remarquables
sont l'embouchure du fleuve Storas, et, tout à côté, une
petite rade où les vaisseaux peuvent mouiller en sûreté.
Puis vient une plage exposée au plein Africus qui n'offre
pas d'autre refuge qu'un très-petit havre au pied même du
Gircœum : jujste au-dessus de cette plage s'étend la plaine
Pomentine. Le reste de la côte jusqu'à la ville de Si-
nuessa *, qui, avoas-nous dit, appartient encore au Latium,
était occupé dans le principe par les Aosones, alors maîtres
de la Gampanie, et, au delà des Ausones, par les Osques,
qui de leur côté possédaient une partie du territoire cam-
panien. U est arrivé à ces deux peuples quelque chose d'é-
trange ; la langue des Osques a survécu au peuple qui la
parlait et s'est conservée chez Les Romains, si bien qu'au-
jourd'hui encore à Home, dans certains jeux, dans certaines
fêtes nationales, on représente sur la scène des comédies
et des mimes en langue osque ; d'autre fuart, on donne le
nom de mer Amonienne à la mer de SieUe» bien que les
1. En grec, Sawûtea. — 3, Partout Coray a létiibii Iiv«»i8«i;ç, an lieu et
place de la forme imlçoyi^ que donnent les Mss.
388 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Âusones n'en aient à aucune époque habité les rivages.
A 100 stades de dislance du mont Circseen, en continuant
à suivre la côte, on atteint Tarracine, ou, comme on l'appe-
lait anciennement eu égard à la nature de son emplace-
ment , Trachiné : en avant de la ville s'étend un vaste ma-
rais formé par deux cours d'eau, dont le plus grand se
nomme l'Ufens*. La voie Appienne, qui va de Rome à
Brentesium, et qui, de toutes les grandes voies d'Italie, est
la plus fréquentée, commence à partir de ce marais à longer
la mer , puis touche à Tarracine et successivement à For-
mies, à Minturnes et à Sinuessa. Ce sont là, du reste,
avec Tarente et Brentesium h l'extrémité de son parcours,
les seules villes maritimes où elle passe. Dans le voisinage
de Tarracine, mais en deçà de la ville, du côté de Bome, la
voie Appienne est bordée par un canal qu'alimentent les
eaux du marais et des fleuves et qui dessert comme voie
de communication bon nombre de localités. C'est surtout la
nuit qu'on navigue sur ce canal; on s'y embarque le soir,
et, le lendemain, de grand matin, on le quitte pour re-
prendre la voie de terre. On y navigue pourtant aussi
de jour. Ce sont des mules qui tirent les bateaux. La
ville de Formies, qui succède à Tarracine est une colonie
des Lacédémoniens, qui l'avaient appelée primitivement
Hormies à cause do l'excellent port dont la nature l'a
pourvue. Il est évident aussi que le nom de Cœatas donné
au golfe compris entre Tarracine et Formies Ta été par
les Lacédémoniens, car le mot cxetXy dans le dialecte la-
cédémonien, désigne toute espèce de creux ou d'enfonce-
ment. Quelques auteurs pourtant prétendent que.c'est de la
nourrice d'Enée que ce golfe a emprunté son nom. La lon-
gueur dudit golfe depuis Tarracine, où il commence, jus-
qu'au promontoire appelé aussi le CcPato, est de 100 stades.
Sur ce point du littoral s'ouvrent d'immenses grottes
dans lesquelles on a pratiqué de grandes et somptueuses
1. oû?i]<, conjecture de M. Meineke pour remplacer la leçon éyidemment fau-
tive des Mss. A&f i^o(.
LIVRE V. 389
habitations. De là maintenant à Formies on compte 80 sta-
des. Puis, à mi-chemin entre Formies et Sinuessa, à
40 stades environ de Tune et de Tautre, est Mintumes,
que traverse le Liris. Ce fleuve, connu anciennement sous
le nom de Clanis^ descend du pays des Vestins où il
pfend sa source très-haut dans TApennin, il passe en-
suite près de Frégelles, cité naguère illustre, mais réduite
aujourd'hui à Tétat de bourgade, et vient déboucher dans
un bois sacré, situé au-dessous de Minturnes, et qui se
trouve être pour les habitants de cette ville un objet de pro-
fonde vénération. Juste en face des grottes du Gœatas, en
pleine mer, sont les deux îles de Pandataria et de Pontia,
îles, qui, bien que peu étendues, sont remplies d'habitations
charmantes : ces deux îles, assez voisines l'une de l'autre,
sont à 250 stades du continent. Gécube touche au golfe Cœatas,,
et la ville de Fandi, où passe la voie Âppienne, touche à
Gécube. Tout ce canton abonde en excellents vignobles : le
terroir de Gécube, notamment, et ceux de Fundi et de Setia
comptent parmi les crus les plus renommés de l'Italie et
prennent rang à côté du Falerne^ de VAlhain et du Satanien.
La ville de Sinuessa, qui s'offre à nous plus loin, s'élèv&
au fond d'un autre golfe et tire son nom évidemment de
cette circonstance, car sinm en latin équivaut à xoXico; et
signifie un golfe. U y a dans son voisinage un très-bel éta-
blissement de bains dont les eaux, naturellement chaudes,
sont souveraines contre certaines maladies. — Telles sont
les villes maritimes du Latium.
7. Dans l'intérieur du pays, la.première ville qui se pré-
sente au-dessus d'Osties, la seule aussi qui soit située sur
le Tibre, est la ville de Rome. Nous avons déjà dit que
l'emplacement de Rome n'avait pas été choisi, qu'il avait
été bien plutôt imposé par la nécessité ; ajoutons que tous
ceux qui dans la suite agrandirent la ville ne furent pas
libres davantage de choisir pour ces nouveaux quartiers le&
meilleurs emplacements, et qu'ils durent subir les exigences
du plan primitif. Ainsi la première enceinte comprenait,
avec le Gapitole et le Palatin, le Quirinal, colline si facile-
390 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ment accessible du dehors que Titus Tatius s'en empara
d'emblée, quand il marcha sur Borne pour venger le rapt
des Sabines; à son tour, Âncus Marcius y réunit le Gcelius
et l'Aventin avec la plaine intermédiaire , bien que ces
coUines fussent aussi complètement isolées de celles qui
faisaient déjà partie de la ville qu'elles l'étaient l'une de
l'autre. Mais ce qui rendait cette annexion nécessaire, c^dst
qu'on ne pouvait raisonnablement laisser en dehors de l'en-
ceinte et à la disposition du premier ennemi qui voudrait s'y
retrancher des hauteurs si fortes par elles-mêmes. Seulement
l'enceinte nouvelle n'était point continue, Ancus Marcius
n'avait pu la prolonger jusqu'au mont Quirinal, ce qni l'eût
complétée. Servius reconnut apparemment l'inconvénient
de cette lacune, car il acheva de clore la ville en y ajoutant
encore l'Esquilin et le Viminal; et, comme ces deux collines
sont aussi trop facilement accessible» du dehors, on creusa
à leur pied un fossé profond, toute la terre extraite fut re-
jetée du côté de la ville et forma au-dessus du rebord inté-
rieur du fossé une terrasse longue de six stades , puis, sur
cette base on éleva une muraille allant de la porte Colline, à
la porte Esquiline avec des tours de distance en distance et
une troisième porte s'ouvrant juste au milieu de cet inter-
valle et qui fut appelée porte Viminale à cause du voisinage
de la colline de ce nom. Ce sont là toutes les fortifications de
la ville et il faut convenir qu'elles auraient grand besoin
elles-mêmes d'être fortifiées. Mais les fondateurs, j'ai idée,
auront, calculé que, dans leur intérêt, comme dans l'inté-
rêt des générations & venir, il fallait que Rome dût son sa-
lut et sa prospérité plutôt aux armes et au courage de ses
habitants qu'à la force de ses remparts, jugeant avec raison
que ce ne sont pas les remparts qui protègent les honunes,
mais bien les hommes qui protègent les remparts. Dans le
principe, il est vrai, alors qu'ils voyaient aux mains d'autrui
les spacieuses et fertiles campagnes qui entouraient leur
ville (leur ville d'ailleurs si exposée, si pBu susceptible de
défense), les Romains purent croire que l'emplacement qui
leur était échu serait un obstacle éternel à leur prospérité ;
UVRE V. 391
mais, quand leur courage et leurs travaux les eurent rendus
maîtres de tout le pays entironnant, ils virent affluer chez
eux, et avec une abondance inconnue à la ville la plus
heureusement située, tout ce qui fait la richesse et le
bien-être d une cité. G^e affluence de toutes choses est
ce qui permet à Rome aujourd'hui encore, tout agrandie
qu'elle est, de suffire à l'alimentation de ses habitants ainsi
qu'aux fournitures de bois et de pierres que réclament in-
céssanmient tant de constructions neuves auxquelles don-
nent lieu les écroulements, les incendies et les ventes ; oui, les
ventes, car on peut dire que ces aliénations d'immeubles
qui, elles aussi, se reproduisent incessamment, équivalent
à des destructions volontaires, tout nouvel acquéreur se hâ-
tant de démolir pour rebâtir ensuite h sa guise. Au reste,
pour subvenir aux besoins de cette nature, Rome trouve de
merveilleuses ressources dans la proximité d'un grand nom-
bre de carrières et de forêts et dans la facilité que présentent
pour le transport des matériaux tant de cours d'eau naviga-
bles, TAnio d'abord, qui descend des environs de la ville
d'Albe, [Alba Fucensis,] c'est-à-dire des^onfins du Latium
et du pays des Marses, et qui, après avoir traversé toute la
plaine au-dessous de cette ville, vient se réunir au Tibre ;
puis le Nar, le Ténéas, qui traversent toute l'Ombrie pour
se jeter dans le même fleuve, et enfin le Glanis, [autre
affluent du Tibre,] qui arrose de même la Tyrrhénie, mais
particulièrement le canton de Glusium. L'empereur César
Auguste a bien cherché dans l'intérêt de la ville à porter
remède aux graves inconvénients dont nous venons de par-
ler : il a, par exemple, pour diminuer les ravages des incen-
dies, organisé militairement une compagnie d'affranchis
chargée de porter les secours nécessaires en pareil cas ; il a
aussi, pour prévenir l'écroulement trop fréquent des mai-
sons, réduit l'élévation réglementaire des nouveaux édifices
et défendu qu'à l'avenir les maisons bâties sur la voie publi-
que eussent plus de 70 pieds de hauteur. Mais, malgré cette
double mesure, on eût encore manqué à Rome de moyens
suffisants pour réparer les dommages causés par ces acd*
392 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
dents, si Ton n'avait eu cette précieuse ressource de pouvoir
tirer des carrières et des forêts voisines d'inépuisables maté-
riauZy avec la faculté si commode d'user pour leur transport
de la voie des fleuves.
8. Â ces avantages résultant pour Rome de la nature de
son territoire, ses habitants ont ajouté tous ceux que peut
procurer l'industrie humaine ; car, tandis que les Grecs, qui
semblaient cependant avoir réalisé pour leurs villes les
meilleures conditions d'existence, n'avaient jamais visé qu'à
la beauté du site, à la force de la position, au voisinage des
ports et à la fertilité du sol, les Romains se sont surtout ap-
pliqués à faire ce que les Grecs avaient négligé, c'est-à-dire
à construire des chaussées, des aqueducs et des égoûts
destinés à entraîner dans le Tibre toutes les immondices de
la ville. Et notez qu'ils ne se sont pas bornéj à prolonger
ces chaussées dans la campagne environnante, mais qu'ils
ont percé les collines et comblé les vallées pour que les plus
lourds chariots pussent venir jusqu'au bord de la mer pren-
dre la cargaison des vaisseaux; qu'ils ne se sont pas bornés
non plus à voûter leurs égoûts en pierres de taille, mais
qu'ils les ont faits si larges qu'en certains endroits des cha-
riots à foin auraient encore sur les côtés la place de passer;
qu'enfin leurs aqueducs amènent l'eau à Rome en telle
quantité que ce sont de véritables fleuves qui sillonnent la
ville en tous sens et qui nettoient les égoûts et qu'aujour-
d'hui, grâce aux soins particuliers de M. Agrippa, à qui
Rome doit en outre tant de superbes édifices, chaque maison
ou peu s'en faut est pourvue de réservoirs, de conduits, et de
fontaines intarissables ILes anciens Romains, à vrai dire, oc-
cupés comme ils étaient d'objets plus grands, plus impor-
tants^ avaient complètement négligé l'embellissement de
leur ville. Sans se montrer plus indifférents qu'eux aux
grandes choses, les modernes, surtout ceux d'à-présent, se
sont plu à l'enrichir d'une foule de monuments magnifi*
ques : Pompée, le divin César, Auguste, ses enfants, ses
amis, sa femme, sa sœur, tous à l'envi, avec une ardeur
extrême et une munificence sans bornes, se sont occupés
LIVRE V. 393
de la décoration monumentale de Rolne. C'est dans le Champ
de Mars que la plupart de ces monuments ont été érigés,
de sorte que ce lieu, qui devait déjà tant à la nature, se
trouve avoir reçu en outre tous les embellissements de Tart.
Aujourd'hui, avec son étendue prodigieuse, qui, en même
temps qu'elle laisse une ample et libre carrière aux courses
de chars et à toutes les évolutions équestres, permet encore
à une jeunesse innombrable de s'exercer à la paume, au
disque S à la palestre; avec tous les beaux ouvrages qui
l'entourent, les gazons si verts qui toute l'année y recouvrent
le sol, les collines enfin d'au delà du Tibre, qui s'avancent
en demi-cercle jusqu'au bord du fleuve, comme pour enca-
drer toute la scène, cette plaine du champ de Mars offre un
tableau dont l'œil a peine à se détacher. Ajoutons que tout
à côté, et indépendamment d'une autre grande plaine bordée
ou entourée de portiques, il existQ plusieurs bois sacrés, trois
théâtres, un amphithéâtre et différents temples tous contigus
les uns aux autres, et que, comparé à ce quartier, le reste de la
ville ne paraît plus à proprement parler qu'un accessoire.
Pour cette raison, et parce que ce quartier avait pris à leurs
yeux un caractère plus religieux, plus auguste que les autres,
les Romains y ont placé les tombeaux de leurs morts les plus
illustres, hommes ou femmes. Le plus considérable de ces
tombeaux est le Mausolée [d'Auguste], énorme tiimulmj
qui s'élève à peu de distance du fleuve, au-dessus d'un sou»
bassement en marbre blanc déjà très-haut par lui-même.
Ce tumulus, ombragé d'arbres verts jusqu'à son sommet, est
surmonté d'une statue d'airain représentant César-Auguste,
et recouvre, avec les restes de ce prince, les cendres de ses
parents et de ses amis ou familiers. U se trouve qui plus est
adossé à un grand bois , dont les allées offrent de magnifi-
ques promenades. Enfin le centre de la plaine est occupé par
l'enceinte du bûcher d'Auguste : bâtie également en marbre
blanc, cette enceinte est protégée par une balustrade en fer
qui règne tout autour. L'intérieur en est planté de peupliers.
1. ^^'7Vf ao liea de ni^xu, conjectare de Coray.
394 GÉO&RAPHIE DE STRABON.
Supposons pourtant que d'ici Ton se transporte dans l'an-
tique Forum et qu'on y promène ses regards sur cette lon-
gue suite de basiliques, de portiques et de temples qui le bor-
dent ; ou bien encore que l'on aille au Capitole, au Palatin^
dans les jardins delivie, contempler les chefs-d'œuvre d'art
qui y sont déposés, on risque fort, ime fois entré, d'oublier
tout ce qu'on a laissé dehors. — Telle est Rome.
9. Quant à la situation respective des autres villes de
l'intérieur du Latium, elle peut être fixée, soit [directe-
ment], d'après les particularités que quelques-unes d'entre
dles présentent, soit [d'une manière indirecte], d'après le
parcours des principales voies qui traversent le pays, la
plupart des villes du Latium étant situées sur l'une ou l'autre
de ces voies, près de l'une d'elles ou entre deux. Le La-
tium compte trois voies principales, la voie AppiennCy la
voie Latine et la voie Yalérienne : la première borde la côte
jusqu'à Sinuessa, et la troisième suit la frontière de la Sabine
jusqu'au pays des Marses, mais la voie Latine court dans
l'intervalle des deux autres jusqu'à ce qu'elle ait rejoint,
près de la ville de Gasilinum, c'est-à-dire, à 19 stades de
Gapoue, la voie Appienne, dont elle n'est à proprement
parler qu'un embranchement : tout près de Rome, en effet,
elle s'en détache, prend sur la gauche, franchit [à mi-côte]
le mont Tusculan, entre la ville de Tusculum et les pre-
mières pentes du mont Albain, et redescend ensuite vers la
petite ville d'Algide et la station dite Pictœ ou ad Pictas;
elle est rejointe alors par la voie Labicane^ qui, partie de
la porte Esquiline, en même temps que la voie Prénestine,
laisse cette voiç ainsi que le champ Esquilin sur la gauche,
puis se prolonge l'espace de 120 stades et plus jusque dans
le voisinage de la colline que dominent les ruines de l'an-
tique Labicum, passe à droite de ces ruines et de la ville de
Tusculum et vient enfin, près de Pictae, à 210 stades de
Rome, se confondre avec la voie Latine. A partir de là,
nous trouvons sur la voie Latine même plusieurs places, plu-
sieurs villes remarquables, Ferentinum notamment, et Fru-
sinon, dont le Cosas baigne les murs, puis Fabrateria près
LIVRE V. 395
de laquelle passe un autre cours d'eau, le Tolerus^ Aqui-
num, qui peut compter pour une importante cité, [Atina ^,]
qu'avoisine un fort cours d'eau, le Melpis, Interamnium,
qui s'élève au confluent même du Liris et d'une autre ri-
vière, et enfin Casinum, qu'on peut regarder ajissi comme
une ville de grande importance. Gasinum est bien réellement
la dernière ville de tout le Latium, car Teanum-Sidicinum
qui lui succède dépend, ainsi que le marque Tépithète jointe
à son nom, de l'ancien territoire des Sidicins, et, comme
ceux-ci appartenaient à la nation des Osques, race campa-
nienne aujourd'hui éteinte, il s'ensuit que c'est à la Gam-
panie qu'il faut attribuer cette ville, la plus considérable de
celles que traverse la voie Latine, ainsi que Calés, autre
grande ville qui lui fait suite, et qui touche presque à Ga-
silinum.
1 0 . Que si maintenant nous regardons des deux côtés de la
voie Latine, nous voyons à droite, dans l'intervalle qui sé-
pare ladite voie de la voie Appienne, les villes de Setia et
de Signia, toutes deux célèbres pour leurs vins : le ter-
roir de Setia en effet est réputé l'un des grands crus de
l'Italie et le vin de Signia, le Signin^, comme on l'appelle,
est très-fortifiant pour les entrailles. G'est là aussi que
se trouvent Privemum, Gora, Suessa*, Velitrse, Aletrium',
et enfin Frégelles, dont le Liris baigne l'enceinte avant
d'aller déboucher dans la mer à Minturnes. Frégelles, qui
n'est plus qu'un simple bourg, était naguère une cité consi-
dérable ; bon nombre des places que nous venons de nommer
et qui l'environnent dépendaient d'elle, et^ aujourd'hui en-
core, les habitants de ces villes continuent de s'y rendre pour
tenir leurs marchés ou pour célébrer en commun certains
sacrifices. Ce sont les Romains qui, à la suite d'une défection
des Frégellans, ont ruiné leur ville de la sorte. Général e-
1. Au lieu du Trerus. Voy. la note très-importante de M. Mûller, Ind. var,
lect., p. 971, col. 2, 1. 9. — 2. Autre restitution excellente de M. Mûller. Voy.
ibid., p. 971, col. 1 1. 13. — 3. ZitvIvov au lieu de zirviov, restitution due h
M. Kramer. — 4. Sur l'omission des mots Tpaitivriiv xi, voy. la note de
M. Mûller, Ind. var. lecL, p. 971, col. 1, I. 34. — 5. M. Mûller soupçonne
•qu'il faut lire à la place de ce nom celui d'Ulubrx.
396 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ment pourtant ces dernières localités, ainsi que les places
situées sur la voie Latine même ou au delà de cette voie,
se trouvent comprises dans les limites de l'ancien territoire
des Herniques, des iEques et des Yolsques et ont eu les
Romains pour fondateurs. A gauche de la voie Latine, entre
cette voie et la voie Yalérienney Gabies s'offre à nous la
première : située sur la voie Prénestine, à égale distance de
Rome et de Préneste, à 100 stades à peu près de l'une et de
l'autre, cette ville possède dans ses environs la carrière de
pierres qui fournit le plus abondamment aux besoins de
Rome. Nous reparlerons tout à l'heure de Préneste, mais,
dans les montagnes au-dessus de cette ville, nous voyons se
succéder, après la petite forteresse desHemiques, Gapitulum,
la grande ville d'Anagnia, Géréaté et Sera, que le Lins bai-
gne avant de gagner Frégelles et Mintumes, quelques autres
petites places encore, et enfin la ville de Yénafre, qui pro-
duit la meilleure huile connue. Au pied de la colline, sur
laquelle est situé Yénafre, passe le Yultume; ce fleuve
baigne encore les murs de Casilinum, puh il va se jeter
dans la mer auprès d'une ville qui porte son nom. Quant
aux villes d'iSsemie et d'Allifes, elles font déjà partie
du Samnium ; mais, si la seconde de ces villes est encore
debout, l'autre tombe en ruines depuis l'époque de la guerre
Marsique.
11 . La voie Yalérienne, qui commence à Tibur, conduit
jusqu'au pays des Marses, voire jusqu'à Gorfinium, capi-
tale des Péligniens. Les villes latines qui se trouvent sur
cette voie sont Varia, Garseoli et Albe. Non loin de la
même voie est situé Cuculum. Tibur s'aperçoit de Rome,
ainsi que Préneste et Tusculum : on y trouve, avec un
Heracleum ou temple d'Hercule, une belle cascade que
l'Anio, déjà navigable en cette partie de son cours, forme en
tombant du haut d'une montagne dans une vallée profonde
et très-boisée qui avoisine la ville. Puis, au-dessous de ce
point, l'Anio traverse une plaine d'une grande fertilité en
longeant les carrières d'où l'on extrait la pierre tiburtine et
la pierre rouge ou pierre de Gabies^ circonstance singulière-
n
LIVRE V. 397
ment favorable à l'exploitation de ces carrières en ce qu'elle
facilite le chargement et le transport des matériaux avec
lesquels s* effectue la plus grande partie des constructions
de Rome. Dans la même plaine coulent les eaux AWuleSy
eaux froides, qui s'échappent de plusieurs sources, et qui,
prises comme boisson, ou employées sous forme de bains,
agissent efficacement dans un grand nombre de maladies.
Tel est le cas aussi des eaux Lahanes, sources situées à peu
de distance de là sur la voie Nomentane aux environs
d'Eretum. APréneste est ce temple de la Fortune si fameux
autrefois par ses oracles. Les deux villes de Tibur et de Pré-
neste, adossées à la même chaîne de montagnes, se trouvent à
100 stades environ l'une de l'autre; quant à l'intervalle qui
les sépare de Rome, il est bien du double de cette dis-
tance pour Préneste, d'un peu moins pour Tibur. Toutes
deux passent pour être d'origine grecque : on veut même
que Préneste se soit appelée d'abord Polystephanos, Leur
position est naturellement forte, surtout celle de Préneste,
car au-dessus de la ville, en façon d'acropole , s'élève une
grande montagne, séparée en arrière du reste de la chaîne
par un col, qu'elle domine perpendiculairement d'une hau-
teur de 2 stades. A une assiette déjà si forte cette ville
joint un autre avantage, celui d'être percée en tous sens de
conduits souterrains qui aboutissent dans les plaines envi-
ronnantes et qui servent, les uns, d'aqueducs, les autres, d'is-
sues secrètes. C'est dans un de ces souterrains que Marins
[le jeune] se fit tuer [par un de ses compagnons] pour ne pas
tomber aux mains des ennemis qui l'assiégeaient. En général,
on considère comme un bienpour une ville d'avoir la position
la plus forte possible; par suite, cependant, des guerres ci-
viles de Rome, cet avantage se trouva être un msdheur pour
Préneste. Et cela se conçoit : en pareille conjoncture, ces
sortes de villes deviennent toujours le refuge des factieux,
elles sont, à cause d'eux, assiégées, prises d'assaut, et, après
avoir souffert elles-mêmes matériellement de la rage du
vainqueur, elles voient souvent encore leur territoire passer
en d'autres mains, et c'est l'innocent qui paye ainsi pour le
398 GÉOGRAPHIE DE STBABON.
coupable. Un cours d'eau, le Verestis*, arrose les environs
de Préneste. — Les villes dont nous venons de parler se trou-
vent toutes à TE. de Rome.
12. Mais en dedans de la chaîne où elles sont situées^
et avec le val d'Algide entre deux, s'étend une seconde
chaîne de hautes montagnes qui se prolonge jusqu'au mont
Albain^. C'est sur cette seconde crête que Tusculum est
placé : cette ville, d'un bel aspect déjà par elle-même, est
encore embellie par la foule de jardins et de villas qui l'en-
tourent du côté surtout qui s'abaisse vers Rome ; d^s cette
direction, en effet, la montagne de Tusculum forme un coteau
fertile et bien arrosé, dont la pente généralement très-douce
a permis qu'on y élevât tons œs palais, toutes ces habitations
somptueuses. Ajoutons que ce coteau se relie en quel-
que sorte aux premières pentes du mont Âlbain, lesquelles
ofirent, avec la même fertilité de sol, un aussi grand luxe
de constructions. Puis viennent de grandes plaines qui se
prolongent d'un côté jusqu'à Rome et à ses faubourgs et de
l'autre jusqu'à la mer. La partie de ces plaines qui avoisine
la côte n'est pas, à vrai dire, aussi saine à habiter que le
reste ; le séjour en est cependant encore assez agréable et l'on
ne voit pas que les terres y soient moins bien cultivées. Passé
le mont Albain, jious rencontrons la ville d'Aricie sur la
voie Appienne, à 160* stades de Rome : bien que bâtie dans
un fond, Aricie possède une citadelle dont l'assiette est
très*forte. Aunlessus d'elle, maintenant, à droite de la
voie Appienne, les Romains ont bâti la ville de Lanu-
vium, d'où l'on découvre la ,mer et Antium*. — A gauche
de la dite voie,, en montant depuis Aricie, on* trouve le
femeux Artemisium^ le Nemus comme on l'appelle dans le
pays. Ce ten^le de Diana Aricine fut Bâti, à ce qu'on pré-
tend, sur le modèle de ceux de Diane Tanropole. Et il y a
1. M. MfiUer incline à penser qne la -vraie forme de oe nom est Veregis,
OiiotTiç. Voy. les détails pleins d'intérêt qu'il ajoute sur cette rivière, appelée
Tolerus dans la partie inférieure de son cours, (/ni. var. Uct.yp. 971, col. 2,1. 9.)
— 2. Voy. la remarque et le jugement de M. Millier sur toute cette phrase, ildai
— 3. Voy. MûUer : Ind. var. Ject,, p. 971, col. 2, 1. 57. — 4. Au lieu de Lavi-
Bium que donneni les JfaB.,iGon»elion de Clorier. Voy. MilUer, ibid.
LIVRE V. 399
en effet quelque chose de I^arbare, de scythique pour mieux
dire, dans la coutume suivante, qu'on prétend y être res-
tée en vigueur : Tesclave fugitif qui a réussi à tuer de sa
main le grand prêtre devient de droit son successeur; mais,
dans la crainte où il est de se voir attaquer à son tour,
il a toujours Tépée à la main et Tœil au guet pour être prêt
à repousser la force par la force. Le temple est situé au
milieu d'un bois, derrière un lac ayant l'étendue d'une mer,
et, comme il y a tout autour ime chaîne ou enceinte con-
tinue de montagnes très-hautes aux pics sourcilleux, le
temple et le lac se trouvent en quelque sorte au fond d'une
cuve. Les eaux de plusieurs sources, celles, entre autres, de
la fontaine Égérie, laquelle est ainsi nommée d'une divi-
nité du pays, alimentent le lac; mais, si on les y voit entrer/
on ne les en voit pas ressortir : ce n'est que hors de [l'en-
ceinte sacrée] et bien loin dans la plaine qu'elles reparais-^
sent à la surface du sol. Tout près de là est le mont Albain,
dont le sommet dépasse de beaucoup YArtemisium et les
montagnes déjà si hantes, déjà si escarpées, qui l'entourent.
— Toutes les villes du Latium mentionnées par nous jus-
qu'ici sont situées en avant de ces montagnes. Une seule
se trouve reculée plus loin dans l'intérieur, c'est la ville
d'Âlbe, laquelle s'élève, sur la frontière même du pays des
Marses, au haut d'un rocher qui domine le lac Fucm. Ge lac,
aussi grand qu'une mer, est la principale richesse des
Marses et des autres populations qui Tavoisinent. Ce qu'on
dit [de la hauteur variable de ses eaux], que parfois elles
grossissent au point d'atteindre la montagne en débordant,
tandis qu'en d'autres temps elles baissent jusqu'à laisser à
sec certains fimds qu'ordinairement elles recouvrent, de ma-
nière à en permettre la culture, peut s'expUquer soit par un
déplacement des sources dans les profondeurs de la terre (les
eaux de ces sources tantôt se perdant et se dérobant par de
mystérieuses issues, tantôt alQuant avec ime abondance nou-
velle), soit par unei disposition naturelle qu'ont toutes les
sources à tahr de temps à autre, mais pour se remplir de
nouveau et pour recommencer alors à couler, comme c'est
400 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
le cas, dit-on, de la rivière Âmenanns à Gatane, laquelle
demeure à sec quelquefois plusieurs. années de suite, mais
reprend ensuite son cours. Une autre tradition fait venir du
lac Fucin Teau Marcimne réputée la meilleure de toutes
celles qui alimentent Rome. Ajoutons, au sujet d'Âlbe, que
sa position au cœur même de la contrée et sa forte assiette
l'ont souvent fait choisir par les Romains comme place de
sûreté pour y enfermer tels prisonniers qu'il importait de
bien garder.
CHAPITBE IV.
On a vu qu'après avoir décrit tout d'abord la région sub-
alpine de Tltalie, et, avec cette région, la partie adjacente
de l'Apennin, nous avions franchi sans nous arrêter ces
montagnes et parcouru jusqu'à la frontière du Samnium et
de la Gampanie toute la région cisapennine^ autrement dit
l'espace compris entre la mer Tyrrhénienne et la partie de
l'Apennin qui s'écarte vers l'Adriatique; il nous faut donc
maintenant revenir sur nos pas pour faire connaître la chaîne
même de l'Apennin, tant ce qui se trouve au cœur de la
montagne que ce qui appartient à ses deux versants, au
versant extérieur ou versant de l'Adriatique aussi bien qu'au
versant intérieur. A cet effet, reprenons encore une fois de
la frontière de la Cisalpine.
2. La contrée qui succède immédiatement aux dernières
villes de l'Ombrie comprises entre Ariminum et Ancône est
le Picenum. Les Picentins sont sortis de la Sabine. Suivant
■ ^^f^dition, un pivert aurait servi de guide aux chefs qui les
conduisaient ; de là leur nom, car le pivert dans leur langue
s appe^Ae picus et ils le considèrent comme l'oiseau sacré
ûe Mars. Le territoire qu'ils occupent et qui, partant de la
montagne, se prolonge jusque dans la plaine, voire jus-
ïla^ "^^f ^® ^^ ^^^y se ^ouve être plus étendu en lon-
gueur qu en largeur. Le sol y est propre à toute espèce de
\
UVRE V. 401
culture, plus favorable cependant aux arbres fruitiers qu'aux
céréales. Des montagnes à la mer, c'est-à-dire dans le sens
de la largeur, la distance varie beaucoup ; mais on trouve
800 stades juste pour la longueur en mesurant par mer la dis-
tance du fleuve iEsis à Gastrum*. — En fait de villes, le pays
nous offre d'abord Ancône : d'origine grecque (car elle fut
fondée par des Syracusains qui fuyaient la tyrannie de Denys),
cette ville est située sur un promontoire qui, en se recour-
bant vers le nord, décrit l'enceinte d'im port. Ses environs
produisent d'excellent vin et une grande quantité de blé.
Tout près d'Âncône, mais un peu au-dessus de la mer,
estlaviUed'Auxume, puis viennent Septempeda, Pneuentia*,
Potentia et Firmum Picenum. Gastellum sert de porta cette
dernière. CypraeFanum, qui suit, fut fondé, ou,, pour mieux
dire, dédié par les Tyrrhéniens, qui, sous ce nom de CyprUy
honorent la déesse Junon. A cette ville succèdent le fleuve
Truentinus, avec une ville de même nom, puis Gastrum-
Novum et le fleuve Matrinus, qui vient d'Adna et nous offre
[à son embouchure] une petite ville, appelée aussi Matri-
nus, laquelle sert de port à Adria. Adria, du reste , n'est
pas la seule ville qui soit située dans l'intérieur des terres;
on y remarque aussi Asclum ou Asculum Picenum, lieu
déjà très-fort [par la disposition de la colline] sur laquelle
s'élèvent ses murs, mais qui l'est rendu plus encore par
cette circonstance que les montagnes environnantes sont ab-
solument impraticables pour une armée. Au-dessus du Pice-
num s'étend le territoire occupé par les Yestins, lesPélignes,
les Marrucins et les Frentans, nation saunitique ou samnite.
Ge territoire est situé tout entier dans la montagne et ne ton*
che à la mer que par un étroit espace. Les montagnards qui
l'occupent ne forment à vrai dire que de très-petites nations;
1. suivant M. MûUer, il faat lire ici, aa Hqu da nom de Castrum, celui de
la Tille ou de la rivière Matrinus, pour que l'évaluation des 800 stades soit
exacte. Mais dans la nomenclature des villes maritimes du Picenum le nom da
Ccistrum-Novum précède immédiatement celui du fleuve Matrinus. Il n'est
donc guère utile de rien changer à la leçon des Mss. — 2. Du Theil et
Groskurd. approuvés en cela par Kramer, substituent à cette forme inconnue
le nom de Follentia. M. Ch. MûUer, lui, propose de lire Tolentia {Tolen^
tino),
oéOGR. DE STRABON. I. — 26
402 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
mais il n'y a pas de peuple au monde plus courageux. Les
Romains ont eu souvent occasion d'en juger par eux-mêmes,
et dans une première guerre qu'ils leur firent, et dans les
différentes campagnes où ils les eurent ensuite pour auxiliai-
res, et, en troisième lieu, quand ces peuples , fatigués de
demander toujours, sans pouvoir les obtenir, la liberté et le
droit de cité romaine, renoncèrent à l'alliance de Rome et ne
craignirent pas d'allumer cette fameuse guerre Marsique. On
les vit alors substituer à Rome, comme métropole commune
des nations Italiotes et sous le nom nouveau d'/îa/ica, le chef-
lieu même du territoire des Pélignes, Gorfinium, faire de
cette ville leur place d'armes, s'y réunir en assemblée géné-
rale, y nommer les consuls^ les préteurs de la ligue, rester
ensuite deux ans en lutte ouverte avec Rome et finir par
lui arracher cette communauté de droits, unique objet de
la guerre. Ajoutons que la guerre Marsiqae a été appelée
de la sorte à cause du peuple qui l'avait commencée, à
cause surtout du Marse Pompœdius, Ces peuples n'habi-
tent guère que des bourgs; ils possèdent pourtant aussi
quelques villes, notamment, dans Tintérieur, Gorfinium,
Sulmum, Maruvium et Teatea, capitale des Marrucins. Les
autres villes sont sur la côte même : Atemum, la première,
touche à la frontière du Picenum et porte le nom du fleuve
qui sépare les Vestins des Marrucins. Ledit fleuve vient des
environs d'Amiternum, traverse tout le territoire des Vestins
et laisse à droite les Marrucins, lesquels habitent au-dessus
des Pélignes : il y a, du reste , un pont qui permet de
passer aisément d'une rive à l'autre. Bien que situé sur le
territoire des Vestins, Atemum sert de port en même temps
aux Pélignes et aux Marrucins. Le pont en question est à
24 stades de Gorfinium. A Atemum, le long de la côte, suc-
cèdent le port des Frentans, Ortôn, et une autre ville, Buca,
qui appartient au même peuple et dont le territoire confine
à celui de Teanum Apulum*. Entre Ortôn et Atemum le
1. M. Mûller soupçonne ici la lacune du nom de Cliternia, ville des Lan-
nates. Il se fonde sur ce que Buca n'était pas du tout limitrophe de Teanum.
Il est vrai qu'il admet en même temps la possibilité d'une erreur de la part de
LIVRE V. 403
fleuve Sagrus forme la limite comimune aux Frentans et aux
Pélignes. — Du Picenum à la frontière de TApulie, ou, pour
parler comme les Grecs, à la frontière de la Daunie, le
trajet en rangeant la côte mesure 490 stades.
3. Les pays qui font suite immédiatement au Latium
sont : 1**, le long de la mer, la Gampanie; 2°, au-dessus de la
Campanie, le Samnium, lequel s'avance dans Tintérieur
jusqu'à la frontière des Frentans et des Dauniens; 3® la
Daunie même et les pays qui en forment le prolongement
jusqu'au détroit de Sicile. Parlons d'abord de la Campanie.
— A partir de Sinuessa, la côte jusqu'à Misène forme un
premier golfe déjà fort grand; puis elle recommence, passé
Misène et jusqu'à VAthenxum^ à se creuser de nouveau, for-
mant ainsi, entre ces deux caps, un second golfe encore
plus grand que le précédent, et que l'on nomme le Crater.
Juste au-dessus du littoral de ces deux golfes, se déploie une
plaine d'une fertilité incomparable, et qu'entourent, avec
de riantes collines, les hautes montagnes des Samnites et
des Osques : c'est là toute la Gampanie. S'il faut en croire
Antiochus, cette contrée aurait eu pour premiers habitants
les Opiques ou Ausones. Les deux noms, on le voit, ne dési-
gnaient dans la pensée de cet auteur qu'un seul et même
peuple. Polybe, au contraire , indique clairement qu'il en-
tendait sous ces noms deux peuples distincts, quand il dit
que la plaine qui borde le Grater était occupée, dans le
principe, par les Opiques et les Ausones. Suivant d'autres,
la domination des Ausones en ce pays n'aurait fait que
succéder à celle des Opiques; puis, le pays aurait passé aux
mains d'une tribu appartenant à la nation des Osques, que
les Gumœens auraient ensuite supplantée, mais pour se voir
eux-mêmes évincés par les Tyrrhènes, toutes les populations
guerrières de l'Italie s'4tant naturellement disputé la pos->
Strabon lui-même. — Pour ce qui est des mots saiyants : ^o^w»..., naï
■xiyka OijpiàSetç tivoi, rinterpolation nous parait évidente, la rédaction du
dernier membre de phrase est celle d'un scoiiaste et, à l'exemple de M. Mei-
neke, nous avons cru pouvoir retrancher tout le passage. Voy. pourtant les
ginénieuses corrections prf^posées par M. Ch. Mûller, Ind. var. lect., p. 972.
col. 1, 1. 62. » r ,
404 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
session d'une plaine aussi fertile. Les mêmes auteurs nous
disent que lesTyrrhènes^une fois maîtres du pays, y fondè-
rent douze villes, une, entre autres, appelée Capua (Capoué),
comme qui dirait la vUle capitale^ mais que l'excès du bien-
être avait fini par jeter tout ce peuple dans la mollesse et
qu'il avait dû se retirer alors de la Gampanie, comme au-
trefois des bords du Pô, abandonnant le pays aux Samnites,
qui, eux-mêmes, dans la suite, s'en étaient vu chasser par
les Romains. Pour qu'on puisse mieux juger de cette fer-
tilité de la. Gampanie , j'ajouterai que c'est elle qid pro-
duit le plus beau grain connu, j'entends ce pur froment
dont on fait Valica (xovSpoç) , sorte de gruau supérieur au
riz, supérieur même, on peut dire, à toutes les substances
alimentaires qui se tirent des céréales. Quelques auteurs
rapportent aussi que , dans certaines parties, des plaines de
la Gampanie, il se fait chaque année deux récoltes d'épeau-
tre, une troisième récolte de panis, parfois même une qua-
trième récolte de légumes. C'est de la Gampanie, qui plus
est, que les Romains tirent leurs meilleurs vins, le Falerne,
le Statane et le Galène, sans compter le Sorrentin, qui
commence à se poser en rival de ces grands vins depuis
qu'il a été prouvé, par de récentes expériences, qu'il pou-
vait, comme les autres, se garder de longues années. Enfin
dans tout le canton de Yénafre, contigu aux mêmes plai-
nes, l'huile qu'on récolte a la même supériorité.
4. La côte de Gampanie à partir de Sinuessa nous offre
les villes suivantes. Liternum, où s'élève le tombeau du
grand Scipion dit le premier Africain (dégoûté des affaires pu-
bliques par des haines ou inimitiés personnelles, Scipion
vint en effet finir ici ses jours), Liternum est situé sur une
rivière de même nom. Le Yulturne porte également le nom
d'une ville bâtie sur ses bords et qui fait suite à Sinuessa :
ce fleuve, le même que celui qui passe à Vénafre, traverse
toute la Gampanie. Â ces deux villes succède celle de Gume
ou de Gymé, fondée par les Ghalcidéens et les Gumœens, et
cela à une époque évidemment très-reculée, puisqu'elle est
reconnue pour la plus ancienne de toutes les colonies [grec-
LIVRE V. 405
ques] de la Sicile et de l'Italie. Les chefs de rexpédition,
Hippoclès de Gume et Mégasthène de Ghalcis, étaient con-
venus entre eux que des deux peuples fondateurs un seul
posséderait la nouvelle ville ^ mais que l'autre aurait Thon'
neur de lui donner son nom. Et voilà comme il se fait qu'au-
jourd'hui ladite ville porte le nom de Gume en même temps
qu'elle passe pour une colonie de Ghalcis. Dès les premiers
temps de sa fondation, du reste, on vantait sa richesse et
celle des campagnes environnantes, de ces fameux champs
PhlégréenSj dont la fable a fait le théâtre du combat des
Géants, en souvenir apparemment des luttes auxquelles
avait donné lieu la possession de terres aussi fertiles. Mais,
plus tard, Gume tomba au pouvoir des Gampaniens et il
n'est sorte de violences et d'outrages que les Grecs, ses
habitants, n'aient eu alors à endurer, jusqu'à voir passer
leurs femmes dans les bras de leurs vainqueurs. On y re-
trouve néanmoins aujourd'hui même beaucoup de vestiges
de l'organisation primitive, maints usages, religieux et au-
tres, d'origine évidemment grecque. Quelques auteurs déri-
vent ce nom de Cume du mot grec xu^xara, qui signifie var
gués, la côte sur ce point étant effectivement hérissée de
rochers et toujours battue par les vents. Ajoutons que le
lieu est particulièrement favorable à la pêche du thon. Tout
au fond du golfe s'étend un terrain aride et sablonneux,
couvert, sur un espace de plusieurs stades, d'arbustes et
de broussailles, et connu sous le nom de Forêt gallinarienne :
à l'époque où Sextus Pompée souleva la Sicile contre Rome,
c'est là que ses lieutenants avaient réuni les équipages re-
crutés pour lui parmi tous les bandits de lltalie.
5. Le cap Misène est à une faible distance de Gume;
mais il y a encore entre deux le lac Âchérusien, sorte de
bas-fond marécageux habituellement couvert par les eaux de
la mer. Au pied même du cap Misène, tout de suite après
avoir doublé ce cap, on voit s'ouvrir un port, puis le rivage
se creuse de nouveau et plus profondément pour former le
golfe sur les bords duquel se trouvent Baïes et ces sources
thermales devenues le rendez-vous des voluptueux aussi bien
406 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
que des malades. A Baïes succèdent le golfe Lucrin, et^ plus
intérieurement, le golfe Averne * qui fait une véritable pres-
qu'île de tout l'espace compris entre Misène et la ligne
oblique * tirée depuis ses rivages jusqu'à Cume, vu qu'il ne
reste plus [pour relier cet espace de terre au continent] que
l'isthme, large à peine de quelques stades, sous lequel passe
la route souterraine qui va de l'Averne à Cume et à la mer.
Les anciens interprètes de la fable ont placé sur les bords
de l'Averne la fameuse scène de VÉvocation des Morts ou de
la Nécyomantie de l'Odyssée : ils affirment qu'il existait là
très-anciennement un Oracle de ce genre, un necyornatir
teurrij et qu'Dlysse était venu le consulter. En réalité, l'A-
verne est un golfe extrêmement profond jusque près de ses
bords, très-étroit aussi d'ouverture et qui offre, en outre,
les dimensions et la disposition générale d'un port, sans
qu'on puisse jamais cependant l'affecter d'une manière utile
à un service de cette nature, vu qu'il se trouve séparé de
la mer par le Lucrin, autre golfe de grande dimension et
tout semé de bas-fonds. Il y a de plus autour de l'Averne une
ceinture de hautes montagnes, interrompue seulement là où
est l'entrée. Les flancs de ces montagnes, que nous voyons
aujourd'hui défrichés et cultivés, étaient couverts ancienne-
ment d'une végétation sauvage, gigantesque, impénétrable,
qui répandait sur les eaux du golfe une ombre épaisse, ren-
due plus ténébreuse encore^ par les terreurs de la supersti-
tion. Les gens du pays ajoutaient d'ailleurs ce détail fabuleux
qu'aucun oiseau ne pouvait passer au-dessus du golfe sans
y tomber aussitôt asphyxié par les vapeurs méphitiques qui
s'en exhalent, comme il arrive dans les lieux connus sous
le nom de Plutonium. L'Averne n'était même à leurs yeux
qu'un de ces Plutonium, et précisément celui auprès du-
quel la tradition place la demeure des anciens Cimmériens.
Si cependant quelqu'un voulait à toute force pénétrer dans le
1. En grec Aome, — 2. t^ç «XotIo? au lieu de -atkaflai, correction de
M. MÛUer. — 3. AI xord ^tiaiSai^oviav [Sic] xaTéurxiov iiwlouv tôv xôîiicov, élégante
conjecture du D' Piccolos»
LIVRE V. 407
golfe et y naviguer, il devait au préalable offrir * aux dieux
infernaux un sacrifice propitiatoire , auquel présidaient des
prêtres, gardiens et fermiers du lieu. Près de là, sur le bord
de la mer, est une source d'eau douce excellente à boire ^,
mais où l'on s'abstenait généralement de puiser, parce
qu'on la regardait comme l'eau même du Styx, Le siège de
rOracle se trouvait là aussi quelque part, et, de la présence
de sources thermales dans les environs, de la présence aussi
du lac Achérusien, on inférait que le Pyriphlégéthon était
proche. Éphore croit au séjour des Gimmériens en ce lieu;
suivant lui, ils y habitaient dans des souterrains dits ar-
gilleSy ils se servaient de chemins couverts pour communi-
quer ensemble et pour introduire les étrangers jusqu'au
siège de l'Oracle, placé également sous terre à une grande
profondeur; ils vivaient là de l'extraction des métaux^, du
produit des réponses de leur Oracle et aussi des subsides
qu'ils recevaient des rois de la contrée. Il ajoute qu'en
vertu d'une coutume traditionnelle les populatioDS groupées
autour du siège de l'Oracle étaient tenues de ne jamais voir
le soleil et de ne quitter leurs souterrains que pendant la
nuit et que c'est là ce qui a fait dire au poète, en parlant
des Gimmériens :
c Jamais de ses rayons Phébus ne les éclaire. » •
Enfin, la nation tout entière aurait été exterminée par
un des rois du pays, furieux d'avoir été trompé par l'Oracle,
mais l'Oracle même, transporté en d'autres Ueux, aurait
survécu et subsisterait encore à présent. — Telles sont les
traditions que l'antiquité nous a léguées relativement au golfe
ou lac Averne. Aujourd'hui, que les forêts qui l'ombrageaient
ont été coupées par ordre d' Agrippa, qu'on a bâti partout
1. npoOuffijJitvoi au lieu de icpoO-Jtrôi/ityoi, leçon des Mss. qu'on « en tort d'écar-
ter. — 2. noTîjJLou au lieu de TOTastlou, conjecture de Xylander unanimement
ratifiée^ aujourd'hui. — 3. Coray lit ici (lavrttaf au lieu de ^txakXtiai; , mais
la remarque de M. Meineke nous a paru décisive pour le maintien de la
leçon des Mss. « Quis nescit etiam septentrionalium populorvm mytholo^
giam plenam esse narratiunculis de pumilionibus subterraneis fabrilem
artem exercentibus et metallicae factitandœ peritis? » Vind. Strab., p. 53.
408 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
aux alentours, qu'on a creusé cette voie souterraine des
bords de TAverne à la ville de Gume, on reconnaît que c'é-
taient là de pures fables. Il 'semble pourtant qu'en perçant
cette voie souterraine et cet autre chemin couvert qui va de
Dicœarchie à Neapolis* Cocceius se soit encore guidé d'a-
près la tradition dont nous parlions tout à l'heure et qui a
rapport aux Cimmériens [de Baies]', à moins qu'il n'ait cru,
ce qui est possible également, se conformer de la sorte à une
coutume ou pratique constante des habitants de la localité.
6. Le golfe Lucrin, qui, dans le sens de sa largeur, s'étend
jusqu'à Baies, est séparé lui-même par une digue de la mer
extérieure. Cette digue est longue de huit stades et a la lar-
geur d'un chariot de grande voie ; suivant la tradition, elle
aurait été élevée par Hercule, [comme il revenait d'Ibérie]
ramenant avec lui les troupeaux de &éryon. Agrippa en a fait
récemment exhausser la plate-forme, car, pour peu que la
mer fût grosse, elle était toujours balayée par la vague, ce
qui rendait le passage de la digue difficile aux piétons. Les
embarcations légères ont accès dans le Lucrin : à vrai dire,
ce golfe ne saurait servir de mouillage ni d'abri, mais la
pêche des huîtres n'est nulle part aussi abondante. Quel-
ques auteurs ont confondu le Lucrin avec le lac Achérusien;
Artémidore, lui, le confond avec TAveme. Ajoutons, au sujet
de Baïes, qu'on dérive son nom de celui de Baïus, l'un des
compagnons d'Ulysse, comme on dérive du nom [de Mise-
nus] celui du cap Misène. — Suit la côte escarpée de Dicœar-
chie, et DicaBarchie elle-même : bâtie sur un mamelon
au bord de la mer, cette ville ne fut d'abord que l'arsenal
maritime de Cume, mais, ayant reçu, à l'époque de l'expé-
dition d'Annibal en Italie, une colonie romaine, elle vit
changer son nom en celui de Puteoli^ , soit à cause des
puits (putei)^ qui abondent dans les environs, soit, comme
certains auteurs le pensent, à cause de la puanteur des
eaux, tout le pays jusqu'à Baïes et au territoire de Game
1. Voy., sur ce passage, la longue note de M. Mûller, Ind. var. lect.j p. 973,
îol. 1,1. 17. — 2. Nous avons déplacé, d'après l'indication de M. Mûller, les mots
èicl Talç Balai;. — 3. En greC, IIoti^Xou;.
LIVRE V. 409
étant rempli de soufrières, de fumaroles et de sources
thermales. La même circonstance, suivant quelques géo-
graphes, aurait fait donner le nom de Phlegra à toute la
campagne de Cume, et il faudrait reconnaître dans ce que
nous dit la fable des blessures faites aux Géants par la foudre
l'effet pur et simple de ces éruptions volcaniques d'eau et
de feu. Avec le temps, l'ancienne Dicœarchie est devenue
un emporium considérable, ce qu'elle doit aux vastes bas-
sins qu'une précieuse propriété du sable de cette côte a per-
mis d'y construire : uni, en effet, k de la chaux en proportion
convenable, ce sable acquiert une consistance, une dureté
incroyable, et l'on n'a qu'à mêler du caillou à ce ciment
de chaux et de sable, pour pouvoir bâtir des jetées aussi
avant qu'on veut dans la mer et créer ainsi sur des côtes
toutes droites des sinuosités ou enfoncements qui deviennent
autant d'abris sûrs ouverts aux plus grands navires du com-
merce. — Juste au-dessus de la ville s'élève un plateau
connu sous le nom de Forum Yulcani et entouré de toutes
parts de collines volcaniques, d'où se dégagent, par de
nombreux soupiraux, d'épaisses vapeurs extrêmement féti-
des^ : de plus, toute la surface de ce plateau est couverte de
soufre en poudre, sublimé apparemment par l'action de ces
feux souterrains.
7. A Dicœarchie succède Neapolis, ville fondée égale-
ment par les Gumaeens, mais accrue plus tard de nouveaux
colons venus en partie de Ghalcis, en partie aussi des îles
Pithécusses et d'Athènes, ce qui lui fit donner ce nom de
Ville-Neuve ou de Neapolis. On voit dans cette ville- le tom-
beau de Parthénopé, l'une des Sirènes, et ces habitants
célèbrent encore les jeux gymniques qui furent institués par
les premiers colons sur l'ordre d'un oracle. Plus tard, à
la suite de discordes intestines, un certain nombre de Cam-
paniens y furent reçus à titre de citoyens et les Néapolites,
qui avaient vu leurs propres frères devenir volontairement
pour eux des étrangers, en furent réduits à traiter en frères
1 . B(>(>)|jLû$ei; au lieu de ppo|Mb^(tç, excellente correction de Dindorf.
410 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
leurs plus mortels ennemis : on a la preuve de ce fait r^en
que par les noms de leurs démarques ou tribuns, car ces
noms, exclusivement grecs dans les commenceijcienls, finis-
sent par être indifférenmient grecs ou campaniens. Ce sont,
toutefois, les mœurs grecques qui ont laissé le plus de traces
dans cette ville, et, aujourd'hui, bien qu'elle soit devenue
toute romaine, elle conserve encore ses gymnases^ ses éphé-
bies et ses phratriesy les dénominations y sont généralement
grecques et les jeux quinquennaux qu'on y célèbre, et qui
consistent en luttes gymniques et en concours de musique
(ces concours durent plusieurs jours de suite), peuvent riva-
User avec ce que la Grèce offre de plus brillant en ce genre.
Une voie souterraine existe ici comme à Gume : percée à
travers la montagne qui sépare Neapolis de Dicaearchie,
cette voie a plusieurs stades de longueur et assez de largeur
pour que deux chars puissent s'y croiser aisément; de plus,
on a pratiqué sur le flanc de la montagne de nombreuses
ouvertures, et, de la sorte, malgré l'extrême profondeur du
souterrain, il y pénètre encore assez de jour pour Téclai-
rer. Enfin Neapolis possède des sources thermales et un
établissement de bains qui, tout en égalant celui de Baïes,
est loin pourtant d'être aussi fréquenté ; car de tous les pa-
lais qui se sont élevés à Baïes les uns à côté des autres il
s'est formé une nouvelle ville aussi considérable déjà que
Dicaearchie. Ce qui explique, au reste, cette persistance des
mœurs grecques à Neapolis, c'est que tous les [Grecs], qui
ont gagné à Rome un peu d'argent, soit dans l'enseignement
des lettres, soit dans toute autre profession, et qui, à cause
de leur grand âge ou de leurs infirmités, n'aspirent plus
qu'à finir leurs jours en repos, choisissent cette ville comme
lieu de Retraite préférablement à toute autre. Il n'est même
pas rare de voir des Romains, par goût aussi pour la vie
douce et tranquille, suivre cette foule d'émigrants qu'attirent
à Neapolis les mœurs et les habitudes grecques, se passionner
pour le séjour de cette ville et s'y fixer définitivement.
8. La forteresse d'Herculanum * touche, on peut dire, à
i. En gréa Heraclicn,
- «
\ LIVRE V. 411
U Neapolis : elle occupe un promontoire qui avanée dans la
J\ merde façon à recevoir en plein le souffle du Lips ou Africus
n\ et cette exposition admirable en rend le séjour particuliè-
x1^\ rement sain. Ce sont les Osques qui ont été les premiers habi-
\ ' \ étants d'Herculanum ainsi que de Pompeia, ville située sur la
' ■ *' \ été à la suite d-Herculanum et tout près du fleuve Sarnus;
; A 3S Tyrrhènes et les Pélasges ont ensuite occupé ces deux
iy Vyîlles, mais pour faire place eux-mêmes aux Samnites, qui
")> ^unt fini à leur tour par se voir chassés de ces fortes positions.
Les habitants de Noie, de Nucérie et d'Acerres, ville dont le
nom rappelle une localité des environs de Crémone, ont, dans
Pompeia, un port conmiun, et, dans le fleuve qui y pagse,
dans le Sarnus, une voie commode pour l'importation et l'ex-
portation des marchandises. Les villes que nous venons de
nommer sont toutes situées au pied du Vésuve» montagne
élevée, dont toute la superficie, à l'exception du sommet, est
couverte des plus riches cultures. Quant au sommet, qui ofûre
en général une surface plane et unie, il est partout égale-
ment stérile ; le sol y a l'aspect de la cendre et laisse voir par
endroits la roche même, percée, criblée de mille trous, toute
noircie, qui plus est, et comme rongée par le feu, ce qui
porte à croire naturellement que la montagne est un ancien
volcan, dont les feux, après avoir fait éruption par ces ou-
vertures comme par autant de cratères, se seront éteints
faute d'aliment. On peut croire aussi, par analogie, que la
fertilité incomparable des terres environnantes est due à
cette même cause, puisque l'excellence des vignobles de
Catane est généralement attribuée à ce qu'une partie des
terres qui entourent cette ville a été couverte des cendres
provenant de la décomposition de la lave vomie par l'Etna.
La lave, en efl'et, contient une sorte d'engrais qui, péné-
trant le sol, commence par le brûler, mais y active ensuite
la végétation : tant que cet engrais est en excès, le soi n'est,
à proprement parler, qu'une matière combustible, analo-
gue à toutes les substances sulfureuses, mais peu à peu
l'engrais s'épuise, il devient moins brûlant, se réduit en
cendres, et à la période de combustion succède alors pour
•1
412 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
le sol une période de production et de fertilité. Immédiate-
ment après Pompeia s*offre à nous Sorrente, ville d'origine
campanienne, d'où part le promontoire Athenœum, ou,
comme on ' appelle quelquefois, la pointe des Sirénusses, A
Textrémité dudit promontoire s'élève un temple à'Athéné ou
de Minerve, fondé naguère par Ulysse. De là à l'île de
Gaprées le trajet est court. Que si maintenant Ton double
rAthenœum, on aperçoit devant soi le groupe des Sirènes,
petites îles désertes et rocheuses. Du côté de Sorrente,
rAthenaeum nous offre un autre temple avec différents
monuments votifs d'une époque fort ancienne et qui attes-
tent la vénération particulière que les populations voisines
ont toujours eue pour ce lieu. Le golfe Grater finit ici : on
voit qu'il se trouve compris entre deux promontoires tour-
nés au plein midi, le Misène et TAthenœum. Ajoutons que
sa circonférence est bordée, dans l'intervalle des villes que
nous avons nommées, de constructions et de plantations de
toute nature^ qui offrent ainsi l'aspect d'une seule et même
ville.
9 . Juste en face du promontoire Misène s'étend l'île de Pro-
chyté,qui n'est à proprement parler qu'un fragment détaché
de l'île de Pithécusses. Celle-ci fat colonisée anciennement
par les Érétriens et les Gbalcidéens, mais cette première
colonie, malgré les avantages qu'elle retirait d'un sol aussi
fertile et de mines d'or aussi riches, ne put se mainte-
nir dans l'île, une partie ayant été chassée par des discordes
civiles, et le reste par des tremblements de terre et des érup-
tions de feu, d'eau salée et d'eau bouillante. L'île de Pi-
, thécusses est, en effet, sujette à ces sortes d'éruptions, tel-
: lement même qu'une seconde colonie envoyée de Syracuse
par le tyran Hiéron dut encore pour ce motif, non-seu-
lement abandonner la ville qu'elle s'était bâtie dans l'île,
mais évacuer entièremeiït cette dernière, ce qui n'empêcha
pas, disons-le, les Néapolites d'y passer à leur tour et d'en
prendre définitivement possession. La fable qui nous montre
Typhon couché sous l'île de Pithécusses et faisant, à chaque
mouvement de sou corps pour se retourner, jaillir des co-
%
LIVRE V. 413
lonnes de feu et d'eau et jusqu'à de petites îles où Ton voit
bouillir soi-disant l'eau des sources^ cette fable ne paraît
pas avoir d'autre origine. Elle se retrouve chez Pindare,
mais présentée alors sous un jour plus vraisemblable, parce
que le poète part de données exactes sur le phénomène lui-
même. Pindare savait apparemment que les profondeurs de
la mer, dans tout l'intervalle qui sépare la côte de Cume
des rivages de la Sicile , recèlent des foyers volcaniques çn
communication les uns avec les autres, en communication
aussi avec le continent (ce qui explique [pour le dire en
passant] tout ce qui a été publié sur la nature des éruptions
de l'Etna, et comme il se fait qu'on ait observé des phéno-
mènes analogues tant aux îles Lipariennes qu'aux environs
de Dicéarchie, de Neapolis, de Baies et dans Tîle de Pithé-
cusses), et, pour rappeler cet état de choses, il aura sup-
posé que le corps du géant occupait au fond de l'abîme tout
l'espace compris entre Gume et la Sicile:
c Maintenant, dit-il, un poids énorme, la Sicile tout en-
c tière et ce rempart de rochers qui borde la mer au-dessus de
« Gume, oppresse sa poitrine velue *. »
Timée, lui, est persuadé que les anciens ont singulière-
ment exagéré les faits en ce qui concerne Pithécusses ; tou-
tefois lui-même nous raconte que peu de temps avant sa
naissance, l'Epopeus^, colline située alors juste au centre
de l'île, vomit du feu, à la suite de violentes secousses de
tremblement de terre, et poussa jusque dans la mer tout le
terrain qui la séparait du rivage; qu'une partie des terres
convertie en un monceau de cendres fut soulevée en Tair,
puis retomba sur Tile en forme de typhon ou de tourbillon,
ce qui fit reculer la mer de trois stades ; mais qu'après s'être
ainsi retirée la mer ne tarda pas à revenir, et que, dans ce
retour subit, elle inonda l'île entière et éteignit le volcan, le
tout avec un tel fracas que, sur le continent, les populations
épouvantées s'enfuirent depuis la côte jusqu'au fond de la
1. Pyth., I, 32. — 2. Au lieu d'Epomeus^ correction de Du Theil et de
Coray, admise par les derniers éditeurs.
414 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Gampanie. Les eaux chaudes de Pithécusses passent pour
guérir de la pierre. Quant à File de Gaprées, elle comptait
anciennement deux villes : avec le temps une seule a sub-
sisté. Les Néapolites avaient également pris possession de
cette île; mais César- Auguste s'étant réservé la propriété de
Gaprées et y ayant fait faire de grandes constructions à son
usage, leur rendit en échange l'île de Pithécusses, qu'une
guerre leur avait enlevée. — Telles sont les villes de la côte
de Gampanie et les îles qui la bordent.
10. Dans l'intérieur dés terres s*élève Gapoue, mé-
tropole de la Gampanie. Gette ville est bien nommée , car
elle est réellement la capitale ou le chef-lieu du pays,
et les autres villes, en comparaison, ne sont que de bien pe-
tites places. Exceptons pourtant Teanum Sidicinum, qui, elle
aussi, est une ville considérable. Gapoue est située sur la
voie Appienne, laquelle continue ensuite par Galatia', Gau-
dium et Bénévent, dans la direction de Brentesium. Dans
la direction opposée, du côté de Rome, on y renc^tre Gasi-
linum, sur le Vultume : c'est dans cette ville que 540 Pré-
nestins soutinrent contre Annibal, alors au fort de ses
succès, ce siège mémorable, pendant lequel on vit, tant
la famine était rigoureuse,, un rat* vendu jusqu^à 200 drach-
mes soutenir les jours de celui qui l'avait acheté et
coûter la vie à l'imprudent qui l'avait vendu. On raconte
aussi qu'en voyant les assiégés semer des raves au pied
de leurs remparts Annibal ne put s'empêcher d'admirer
la constance opiniâtre de ces pauvres gens qui espéraient
prolonger assez leur résistance pour que leurs raves fussent
en état d'être récoltées, et qu'à cause de cela il accorda la
vie sauve à tous ceux qui restaient : or la faim et les combats
n'avaient fait pendant le siège qu'un petit nombre de victimes.
1 1 . Indépendamment de ces dernières villes , la Gam-
panie renferme encore Gales et Teanum Sidicinum , que
nous avons eu plus haut roccasion de mentionner, et
qui ont pour limites respectives de leurs territoires ces
1. M'jdç au lieu de |a($1{avou, correction de Casaubon.
LIVRE V. 415
deux temples de la Fortune qu'on aperçoit à droite et à
gauche de la voie Latine. Puis viennent Suessula, Atella,
Noie et Nucérie, Acerres*, Abella et maintes autres places
encore moins considérables : quelques-unes dans le nom-
bre passent pour avoir été fondées par les Samnites. On
sait en effet qu'après avoir longtemps ravagé le Latium,
après avoir de ce côté poussé leurs excursions jusqu'aux en-
virons d*Ardée, les Samnites avaient envahi la Campanie
elle-même et n'avaient pas tardé à prendre pied dans le
pays, d'autant plus aisément d'ailleurs que les Campa*
niens, façonnés dès longtemps à la servitude, étaient
allés en quelque sorte au-devant de ce nouveau joug.
Mais aujourd'hui la nation samnite est comme anéantie des
coups que lui ont portés plusieurs généraux romains et en
dernier lieu Sylla, dictateur de la république. Sylla venait
en quelques combats de comprimer l'insurrection italienne;
indigné que les Samnites, bien que réduits, on peut dire, à
leurs seules forces, tinssent encore et conservassent même
assez d'énergie* pour oser marcher sur Rome, il leur
livra sous les murs de la ville une bataille décisive, taiUa
la plus grande partie de leur armée en pièces (ses sol-
dats avaient ordre de ne pas prendre de prisonniers) et fit
conduire au Champ de Mars le peu qui restait (3 à
4000 hommes qui avaient jeté leurs armes); là, on les en-
ferma dans la Villa publicay où, trois jours après, des sol-
dats envoyés exprès vinrent les massacrer jusqu'au dernier.
Ce n'est pas tout : proscrivant la nation entière, le dictateur
ne s'arrêta pas qu'il n'eût par le fer, par l'exil, purgé l'Italie
du nom samnite. Et plus tard, conune on lui reprochait
d'avoir usé de si cruelles représailles, il répondait que l'ex-
périence lui avait démontré l'impossibilité pour aucun Ro-
main de jamais vivre en paix, si les Samnites restaient unis
en corps de nation. Aujourd'hui les villes du Samnium sont
réduites à l'état de bourgades ; il y en a même quelques-
unes qui, à proprement parler, ne comptent plus : telles sont
I. En grec 'A/éfpat. — 2. '0]JU)Ud« épiAôvroç au lieu de d|MeoQvTac, correction de
M. Meineke, Voy. Vind. Strabon,, p. ik.
416 GéOGRAPUIE DE STRABON.
Boianurriy jEsemiay Panna*^ et Telesia, près de Vénafre*»
Toutes ces localités en effet (et ce ne sont pas les seules)
ne méritent plus qu'on leur donne le nom de villes. Mais
dans une contrée aussi illustre et aussi riche que l'Italie, ne
devions-nous pas énumérer jusqu'aux localités de médiocre
importance? Notons d'ailleurs que ni Bénévent ni Ve-
nouse ne sont déchues de ce qu'elles étaient autrefois.
12. Relativement à l'origine des Samnites, voici ce que
marque la tradition. Les populations de la Sabine se trou-
vaient engagées depuis longues années dans une guerre
contre les Ombriens ; elles firent un vœu (que les peuples
de la Grèce ont fait souvent en pareille circonstance),
celui de consacrer à la Divinité tous les produits de Tannée :
la guerre finit à leur avantage, et on les vit en effet immo-
ler comme victimes ou consacrer à titre de pieuses offran-
des les produits de leurs troupeaux et de leurs champs.
Mais cela n'empêcha point que l'année suivante ne fût une
année de disette. Quelqu'un dit alors qu'on aurait dû con-
sacrer également à la Divinité les enfants nouveau-nés.
C'est ce qu'on fit : tous les enfants nés à cette époque fu-
rent voués à Mars, puis, quand cette génération eut grandi,
on l'envoya au loin tout entière fonder une colonie. Un
taureau servait de guide à ces jeunes émigrants : arrivé
sur le territoire des Opiques, il se coucha pour se repo-
ser; aussitôt les Sabins se jetèrent sur les Opiques (les-
quels vivaient encore dispersés dans de simples bourgades),
et, les ayant chassés de leurs terres, s'y établirent à leur
place. Us voulurent ensuite rendre grâce à la Divinité qui
leur avait envoyé ce guide, et, sur l'indication de leurs de-
vins, ils immolèrent le taureau au dieu Mars. Il y a lieu de
penser, d'après ce qui précède, que le nom de Sabelli pris
par le nouveau peuple rappelait son origine et qu'il ne
1. M. Ch. Mûllev propose de lire ici, au lieu de Panna, ^butiana. Voy. les
raisons dont il s'appuie, Ind. r,ar. lect.^ p. 973, col. 2, 1. 60. — 2. Comme cette
indication de Strabon est fautive, M. Mûller soupçonne ici l'omission d'un nom
de ville, de Clutumum, par exemple; autrement, il pense qu'on pourrait rem-
placer le nom de Yenafre par celai du fleuve Vultume,
LIVRE V. 417
faut y voir qu'un diminutif du nom des Sabins ; mais celui
de Samnites ou de Saunites (pour employer la forme grec-
que) dérive sans doute de quelque autre cause. Certains au-
teurs prétendent qu'une colonie lacédémonienne vint se
joindre à celle qui était sortie de la Sabine, ils expliquent
même ainsi Tamitié dont les Samnites furent toujours portés
pour les Grecs et la présence parmi eux d'un certain nom-
bre de familles désignées sous le nom de Pitanates, Il semble
avéré cependant que c'est là une invention des Tarentins,
lesquels auront voulu flatter leurs voisins, leurs puissants
voisins, pour se ménager ainsi Talliance d'un peuple qui
pouvait à l'occasion mettre sur pied 80 000 hommes d'in-
fanterie et 8000 hommes de cavalerie. On vante beaucoup,
certaine loi restée en vigueur chez les Samnites, loi effecti-
vement fort belle, et qui paraît bien faite pour exciter les
cœurs à la vertu. D'après cette loi, il est interdit aux pères
de choisir eux-mêmes les maris de leurs filles ; mais on élit
chaque année dix jeunes garçons et dix jeunes filles, les
meilleurs sujets des deux sexes; on unit le premier des
garçons à la première des filles, le second des garçons à la
seconde des filles, et ainsi de suite; et, s'il arrive qu'un
de ces jeunes garçons, après avoir été honoré d'une sem-
blable distinction, change de conduite et se pervertisse, on
lui fait subir une sorte de dégradation en lui enlevant la
compagne qu'on lui avait donnée. Les Hirpins, qui succè-
dent aux Samnites, sont eux-mêmes originaires du Sam-
nium ; leur nom vient de ce que la colonie aurait eu soi-
disant un loup pour guide : le mot hirpos^ en effet, signifie
loup dans la langue des Samnites. Le territoire des Hirpins
se prolonge jusqu'à la Hàute-Lucanie. Mais nous n'en di-
rons pas davantage au sujet des Samnites.
13. Pour en revenir aux Gampaniens, il est certain que
la richesse de leur pays a été pour eux autant une source
de maux qu'une source de prospérités. Ils en étaient venus
avec le temps à de tels raffinements de luxe qu'ils donnaient
de splendides repas rien que pour avoir le plaisir de faire
battre sous les yeux de leurs convives des couples de gla-
GÉOCR. DS STRA80N. T. —2?
413 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
diateurs, dont ils proportionnaient, da reste^ le nombre an
rang de leurs invites. Aussi quand Annibal, après la red<-
dition volontaiire de Capoue, prit ses quartiers d'hiver dans
cette ville, les plaisirs eurent-ils bientôt ënervé son armée,
et lui-même à cette occasion disait que « le vainqueur courait t
maintenant grand risque de tomber aux mains des vaincus,
n'ayant pins pour soldats que des femmes au lieu d'hom-
mes. » Mais plus tardy quand les Romains eurent repris"
ravantage, les Campaniens reçurent d'eux quelques sévères
leçons destinées à les rendre plus sages; ils virent même,
en dernier lieu, distribuer une partie de leurs terres à dés
colons romains. Toutefois, comme ils surent vivre en bonne ^
intelligence avec ces colons, leur condition est redôvenue
prospère, et, sous le rapport de rétendue-et de la population,
Gapoue n*a rien perdu aujourd'hui de son ancienne im*-
portance. — A la Gampanie et au Samnium, lequel,
avons-nous dit, s'étend jusqu'aux pays des Frentans*, suc-
cède le long de la mer Tyrrhénienne' un territoire occupé
par la tribu des Picentes, faiUe' rameau de la nation picen<^
tine que les Romains ont transplanté des rivages de'TA-
driatique à ceux du golfe Posidoniate, ou, comme on dit
aujourd'hui, du golfe Psestauj l'ancienne ville de Posidonie
(cette ville était située au milieu dudit golfe) ayant changé
son nom en celui de Pœstum *. Entre Sirénusses et Posidonie
se trouve Marcina, ville fondée par les Tyrrhènes^ mais qui
se trouve avoir aujourd'hui une* population samnite.' De là
maintenant à Pompeia,eni passant par Nucériey on traverse'
1. Voy. sur ce passage la remarque de M.^ltffUler, Iiid, var. lect:, p. 974,
col; 1, 1. 17. La conjecture de Clavier, reprise par Du Theil et par Groskard^
et qui consistait à subs ituer le nom des Lucaniens à celui des Frentans, ne mé-
rite pas cependant d'être repoussée aussi dédsdgneasement cjue le fait M. Mal-
1er. Strabon comprend le pays des Hirpins dans le Samnium et dit en pro-
Î)res termes, auvsxxouvi'Jl AtuxavoT^ -sotç |iea«Teûotç: rien n'empècliait donc que plus
oin il n'ajoutât: n  la CampanU et à m ftartie du S<àmnium qui coufint à >
laHctute Lucanie succède; etc. » Mais le nom de Frcntans e$t dans les Mss.;
il a pour lui l'autorité d'un autre passade de Strabon, où il annonce qu'il vaw
décnre la Gampanie, puis le Samnium jusqu'au pays des Frentans, i) ZauvîT^ .
iv |ieoo7«lf i*éxf» ♦ftvwvta» (V, ch. IV, J 3). NoUs avons donc cru bien fiiîre
en conservant le nom de ce peuple dans notre traduction^ •— 2 Oa s'ioeondc ù ,«
rejeter la phrase qui suit : « Zu^apTTai |ilv ouv..... àya^c^iieyoç, i> au com-
mencement du livre suivant.
LIVRE V. 419
un isthme qui n'a pas plus de 120 stades. Le territoire des
Picentes se prolonge jusqu'au fleuve Silaris, lequel forme
de ce côté la limite de l'ancienne Italie *. Les eaux du Sila-
ris, d'ailleurs excellentes à boire, offrent, dit-on, cette par-
ticularité, que, si Ton jette dans leur courant une plante
quelconque, elle s'y pétrifie, sans perdre ni sa couleur ni
sa forme. Les Picentins avaient anciennement une métro-
pole, Picentia; aujourd'hui, ils vivent disséminés dans de
simples bourgades , les Romains les ayant expulsés de cette
ville pour avoir fait cause commune avec Annibal. Un dé*»
cret du peuple à la même époque les exclut du service mi-
litaire et leur imposa, ainsi qu'aux Brutiens et aux Luca-
niens, et pour les mêmes motifs, l'obligation de remplir les
fonctions serviles de courriers et 'de messagers publics. En
outre, pour les tenir en respect, les Romains bâtirent un
peu au-dessus de la côte la forteresse de Saleme. — Des
Sirénusses au Silaris on compte en tout 260 stades.
meuse
a _
sienne. Strabon dit, en commençant son V" livre : 01 yà^ icaXatoî t^v oiv«i»Tfla»
^uviâTou Siiixouvav. Or c'est à Ce passage, suivant nous, qu*il se réfère ici*, seule-
ment il le complète en précisant davantage la limite' de l'aiifieont Italie^
FIN DU CINQUIÈMB LIVBEi
LIVRE VI.
Le VI* livre comprend, avec îa suite du littoral (Je l'Italie [le long de
la mer TyrrhénienneJ, la côte citérieure de T Adriatique jusqu'à la
hauteur de la Macédoine, autrement dit l'Apulie, la Calabre et tout
ce qui borde encore le golfe Ionien, plus les îles répandues le
long des côtes depuis la Sicile jusqu'aux monts Cérauniens d'une
part , et jusqu'à Carthage et au groupe d'Ilots qui l'a voisine de
l'autre.
CHAPITRE PREMIER.
Passé rembouchure du Silaris, nous entrons en Lucanie :
là se succèdent [le loDg de la côte] le temple de Junon Ar-
gienne ^, fondé, dit-on, par Jason^ et un peu plus loin ^ à une
cinquantaine de stades, la ville de Posidonie. [Simple for-
teresse à l'origine, bâtie par les Sybarites sur le rivage
même de la mer, Posidonie se vit plus tard déplacer par ses
propres habitants et reporter un peu au-dessus de la côte ;
puis, les Lucaniens Tenlevèrent aux Sybarites, et les Ro-
mains aux Lucaniens. Tout près de là un fleuve vient se
perdre dans des marécages, ce qui rend le séjour de la ville
très-malsain *.] Hors du golfe* [Posidoniate], en pleine mer,
bien qu'aune faible distance encore du continent, est l'île de
1. M. Ch. Mûller propose de lire ici plutôt 'AptUç, Junonis armiferae. Vov.
Ind. var. lect., p. 974^ col. i, 1. 67. — 2. Nous avons transporté ici, à Texemple
de La Porte du Theil, de Groskurd, de Kramer et de Meineke, toute cette
phrase qui, dans tous les Mss., se trouve placée plus haut, après la mention
que fait l'auteur des Picentes du golfe Posidoniate. — 3. KAiwv, au lieu de
«âvTûv. M. ^Jûlle^ fait remarquer que, chez les petits géographes grecs^ la
confusion ou permutation de ces deux mots est fréquente.
LIVRE VI. 421
Lencosie, ainsi nommée parce que la sirène Lencosie, après
s'être , comme nous dit la fable , précipitée à la mer avec
ses compagnes, aurait été par le mouvement des flots re-
jetée sur ses rivages. Juste en face de Tîle s'avance le pro-
montoire qui, avec la pointe correspondante des Sirénusses,
forme le golfe Posidoniate. Mais doublons ce promontoire,
et nous voyons s'ouvrir aussitôt devant nous un second golfe
au fond duquel s'élève une ville, qui, appelée par les Pho-
céens, ses fondateurs, Hyélé (d'autres disent Elé)^ du nom
d'une fontaine du voisinage, [ou, comme on le prétend en-
core, du nom du fleuve Eléès^y] s'appelle aujourd'hui Elée^
Cette ville a vu naître les Pythagoriciens Parménide et Zenon :
grâce aux travaux de ces deux philosophes, peut-être même
déjà avant qu'ils n'eussent paru, elle jouissait de lois excel-
lentes, et c'est ce qui explique qu'elle ait pu uon-seulement
tenir tête aux Lucaniens et aux Posidoniates, mais encore
sortir victorieuse de la lutte, bien qu'elle fût fort inférieure
à ses ennemis et par l'étendue de ses possessions et par le
nombre de ses soldats. N'ayant qu'une terre ingrate à culti-
ver, ses habitants avaient été forcés, en efl'et, de tourner
toute leur activité vers la mer, vers les industries maritimes,
le salage du poisson, par exemple^Antiochus raconte qu'après
la prise de Phocée par Harpagus, lieutenant de Gyrus, tous
ceux d'entre les Phocéens qui purent s'embarquer avec leurs
familles et leurs biens le firent, et, sous la conduite de
Creontiadès, cinglèrent d'abord vers Gyrnos et vers Massa-
lia; mais ils en auraient été repoussés et seraient venus alors
fonder la colonie d'Elée. Cette ville est à deux cents stades
environ de Posidonie et précède immédiatement le promon-
toire Palinure. En face de la côte à laquelle elle donne son
nom sont situées les deux îles Œnotrides, pourvues l'une et
l'autre d'excellents mouillages. Au delà du cap Palinure,
on aperçoit la citadelle, le port et la rivière de Pyxûs (le
même nom s'applique aux trois). C'est Micythus, tyran
1. Nous reportons ici, comme à leur place Datorelle, les mots : £vioi iï toCvoiia
àxi> icoTaitoû '£Xét]Toç, qu^on lit habituellement douze lignes plus bas. Cf. Meineke,
Vind, Slrabon,j p. 55.
422 GÉOGRAPHIE DE STRÂBON.
de Mefsène en Sicile , qui envoya la première t^otlome en
ce lieu; mais à peine l'établissement était-il formé» que les
colons, à l'exception d'un petit nombre, remirent à la voile.
A la suite de Pyxûs nous rencontrons le golfe de Laûs, avec
un fleuve et une ville de; même nom. Cette ville, la dernière
de la Lucanie, est une colonie de Sybaris, elle«est bâtie un
peu au-dessus de la côte. D'Elée à Laûs on compte 400 sta-
des; on en compte 650 pour l'étendue totale de la côte de
Lucanie. Près de là QstVhéréonde Dracon, l'un dés compa-
gnons d'Ulysse. Il en est question dans un ancien oracle
'adressé aux populations de cette partie de l'Italie :
tt Un jour Dracon de Laos verra périr tout Laos *. »
"Trompés par cet oracle, les Grecs, voisins de Laûs, ten-
tèrent contre cette ville une attaque malheureuse et se firent
écraser par les Lucaniens.
2. Voilà, sur la côte delamerTyrrhénienne, quelles villes
nous offre la Lucanie. Pour ce qui est de la côte opposée,
les Lucaniens n'y atteignirent point tout d'abord; les Grecs,
maîtres du golfe de Tarente, s'y étaient établis; et avant
l'arrivée des colonies grecques, c'est-à-dire à une époque
où la nation lucanienne n'existait même pas encore, c'étaient
les Ghônes et les Œnotriens qui y dominaient. Les Samnites,
qui ne cessaient d'étendre leur puissance, chassèrent les
Ghônes et les Œnotriens, et envoyèrent dans le pays la pre-
mière colonie lucanienne; or, celle-ci trouva les Grecs en
possession du littoral des deux mers jusqu'au détroit de Si-
cile, et il s'ensuivit une longue guerre entre les Grecs et les
'Barbares. Les deux peuples eurent en outre beaucoup à
souffrir de l'ambition des tyrans de la Sicile et plus tard des
guerres de Garthage contre Rome pour la possession, soit
• de la Sicile, soit de l'Italie elle-mêiùe; mais les plus mal-
traités * furent les Grecs [qui], ayant commencé, dès l'épo-
que de la guerre de Troie, à s'établir sur le littoral, avaient
1. Ce qui pouvait signiOer aussi « tout un ptuple, toute Mne armée. • —
û<rre^y |a£v ^t, d'après Kramer et MeinelLe.
LIVRE VI. 423
fini par conquérir une bonne partie de l'intérieur et par
s'agrandir au point de pouvoir appeler Grande Grèce toute
cette contrée, voire la Sicile elle-même. Aujourd^ui, en
effet, k ^exception de Tarente, de Rheginm et de Neapo-
lis, ioutle pays est barbare :miiq partie se trouve oc-
cupée par les Lucaniens et les Brutiens, et les Gampaniens
possèdent le restç, nominalement; du moins, car en réalité
ce sont les Romains, les Gampaniens eux-mêmes étant de-
venus Romains. Mais l'auteur qui entreprendi de donner
une description complète de la teire peut-il, je le demande,
s'en tenir à l'état présent de chaque contrée, et ne doit-il
pas dire quelque chose aussi de ^ son passé, surtout (piand
ce passé a été glorieux? — On a vu plus' haut qu'une partie
de la nation lueanienne était répandue sur les rivages de la
mer Tyrrhénienne; une autre partie habite dans l'intérieur
des terres au-dessus du golfe de Tarente. Seulement, ces
populations lucaniennes de Tintérieur, ainsi que les Bru-
tiens et les Samnites, auteurs de leur race, ont tellement
souffert des maux de la guerre et sont aujourd'hui si com-
plètement annihilées, qu'il est bien difficile de déterminer
exactement les possessions respectives de chacun de ces
trois peuples, d'autant qu'ils ne forment plus ni les uns ni
les autres d'État proprement dit, que toutes les variétés de
dialecte, d'armure, de costume, etc., qui pouvaient aider à
les distinguer, se sont maintenant complètement effacées et
que, par elles-mêmes, les villes ou localités qu'ils habitent
n'ont aucune célébrité.
3. Gela étant, nous nous bornerons à décrire l'intérieur
du pays d'une manière générale, d'après les renseignements
que nous avons pu recueillir, et sans chercher autrement
à distinguerles possessions des Lucaniens de celles des Sam-
nites, leurs voisins. — , Pétélie passe pour être la métropole
des Lucaniens et compte aujourd'hui encore un assez grand
nombre d'habitants. Philoctète, chassé de Mélibée par des
troubles civils, en fut, dit-on, le fondateur. Sa position,
déjà forte naturellement, fut rendue plus forte encore
par les travaux des Samnites, qui s'en firent un bou-
424 GÉOGRAPHIE DE STRaBON.
levart contre Thurium ^ Philoctète bâtit aussi l'antique
Crimissa dans le même canton. Suivant certains auteurs
cités par ApoUodore dans son Commentaire sur le Catalogue
des vaisseauXj Philoctète aurait débarqué sur la côte de
Crotone, et, après avoir fondé la citadelle de Crimissa et au-
dessus la ville de Chôné, dont le nom aurait produit celui
de Chênes que finirent par prendre les peuples de tout ce
canton, il aurait envoyé en Sicile une partie de ses com-
pagnons qui, avec l'aide du Troyen iEgeste, auraient bâti
aux environs d'Éryx la ville d'-^gesta. On rencontre encore
dans rintérieur Grumentum, Vertines, Galasames et quel-
ques autres places aussi peu importantes, puis Ton arrive à
Venouse, ville, en revanche, très-considérable. Si je ne me
trompe, cette dernière ville et celles qu'on trouve à sa suite en
remontant vers la Campanie sont toutes des villes samnites.
Au-dessus de Thurium s'étend le canton de la Tauriané. Les
Lucaniens, du reste, sont eux-mêmes originaires du Sam-
nium, et c'est la guerre qui leur a livré les villes des Posido-
niâtes et de leurs alliés. Leur constitution essentiellement dé-
mocratique leur permettait cependant, en temps de guerre, de
se donner un roi choisi parmi ' les principaux dignitaires ou
magistrats de la république. Actuellement, ils sont Romains.
4. Le reste de la côte, jusqu'au détroit de Sicile, est
occupé par les Brutiens et mesure 1350 stades. Antiochus,
dans ses Italiques, dit en termes exprès que le nom d'Italie
ne désigna d'abord que cette partie de la péninsule et
que c'est cette Italie primitive, connue plus ancienne-
ment endore sous le nom d'Œnotrie, qu'il a voulu décrire
dans son livre : or, il lui assigne pour limites, du côté de la
mer Tyrrhénienne le cours du Laùs, c'est-à-dire la limite
que nous-même avons assignée à la Lucanie, et, du côté de
la mer de Sicile, Métaponte. Quant au district de Tarente,
qui succède immédiatement à celui de Métaponte, il le re-
jette en dehors de l'Italie proprement dite comme faisant
1. eouptoiç au lieu de çpoupiotç, excellente correction de M. Meineke, qui ren-
voie aux Onuscula Academ. de Heyne, t. II, p. i4l. — 2. 'Aicô au lieu de ûicà.
correction de Coray, agréée par M. Meineke.
LIVRE vi. 425
partie de la Japygie, Il veut même qu'à une époque encore
plus reculée les noms d*Œnotrie et d'Italie se soient appli-
qués uniquement au pays compris entre le détroit de Sicile
et ce premier isthme, large de 160 stades, qui va du golfe
Hipponîate, ou, comme l'appelle Antiochus, du golfe Napétin
au golfe Scyllétique, pays dont le périple peut bien mesurer
en tout 2000 stades. De là, maintenant, les noms d'Italie et
d'Œnotrie se seraient avancés jusqu'au Métapontin et à la
Siritide, car Antiochus nous montre les Ghônes, nation
œnotrienne déjà fort civilisée, établis en ces lieux et don-
nant à tout le pays le nom de Chônè. Antiochus, malheureu-
sement, ne s'est pas exprimé d'une façon aussi nette au sujet
des Lucaniens et des Brutiens, et, comme tous les anciens
historiens, il a omis de préciser quelles étaient dans le prin-
cipe les possessions respectives des deux peuples. Aujour-
d'hui la contrée appelée Lucanie comprend tout ce qui s'étend
entre la mer Tyrrhénienne et la mer de Sicile, depuis Tem-
bouchure du Silaris jusqu'à celle du Laûs sur la. côte de la
mer Tyrrhénienne, depuis Métaponte jusqu'à Thurium sur
la côte de la mer de Sicile, et, dans l'intérieur, depuis le
Samnium jusqu'à l'isthme compris entre Thurium et une
localité, GerilU, voisine de Laùs, isthme pouvant mesurer
300 stades de large. Quant au Brutium, il forme au-dessus
de la Lucanie une presqu'île, dans laquelle se trouve natu-
rellement comprise cette autre petite presqu'île qui part de
l'isthme resserré entre les golfes Scyllétien et Hipponiate.
Ce sont les Lucaniens qui ont donné aux Brutiens le nom
qu'ils portent, car ce nom, dans la langue lucanienne, signifie
déserteurs ourebelles: les premiers Brutiens étaient, dit-on,
des pasteurs au service des Lucaniens , mais la mollesse de
leurs maîtres leur avait laissé prendre des habitudes d'in-
dépendance et ils avaient fini par s'insurger, quand la guerre
de Dion contre Denys était venue bouleverser tout ce pays. —
Du reste nous ne pousserons pas plus loin ces considérations
générales touchant les Lucaniens et les Brutiens.
5. La première ville que l'on rencontre dans le Brutium,
à partir de Laûs, est Temesa, ou, comme on l'appelle au-
436 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
jourd'hui, Tempsa, Fondée par les Ausones, cette ville fut
rebâtie plas tard par les iïlloliens , compagnons de Thoas ;
puis, les Bmtiens chassèrent les iEtoliens, mais pour se
voir à lenr tour ruinés par Annibal et par les Romains. C'est
ippès de Temesa, au fond d'un bois épais d'oliviers sauvages,
'.que s'élève Vhèrôon de Polite, de ce compagnon d'Ulysse
^mort victime de la perfidie des Barbares, mais de qui les
nmânes irrités exercèrent alors de telles vengeances sur tout
ee pays que les habitants, après avoir pris conseil de quel-
que oracle, en furent réduits à Ini payer un tribut annuel,
et qu'on en a fait cette locution à Tadresse des «cœurs im-
pitoyables*: c Le héros de Témèse habite en eux. » La tra-
dition ajoute qu'après la prise de la ville par les Locriens
Épizéphyriens l'athlète Euthymus descendit dans la lice
contre le héros en personne, et que, l'ayant vaincu, il le força
à décharger les populations du tribut qu'il leur avait ini-
posé. On prétend encore que c'est de cette ville de Temesa
çt nullement de la ville de Tamassos' dans l'île de Gypre (le
^nom de chacune de ces localités affecte indifféremment les
'deux formes [en a et en oç]) que le poète a voulu parler
dans ce vers [bien connu] :
f Je vais à Témèse pour y chercher du cuivre '. »
Et, en effet, on reconnaît ici auprès, malgré l'état d'aban-
don dans lequel elles se trouvent, les vestiges d'anciennes
fonderies de cuivre. — Tout à côté de Temesa est la ville
de Terina, qu'Annibal détruisit lors de sa retraite dans le
Brutium, parce qu'il vit qu'il ne pouvait la garder. Puis
vient Gosentia, capitale ou métropole du Brutium, et, un
peu au-dessus de Gosentia, Pandosie, place très-forte, sous
les murs de laquelle Alexandre, roi des Molosses, trouva la
mort. Ge prince s'éi ait mépris, lui aussi*, sur le sens d'une
réponse de l'oracle de Dodone : invité par cet oracle k se
tenir prudemment éloigné de l'Achéron et de Pandosie, il
1. M. Meineke propose de lireài]$ei( au lieu deàv^Xeriç. Voy. Vkid, Strabon.,
p. 57. — 2. Cf. Etienne de Byzance, s. v. Tdjtawç. — 3. Hom., Odyss.^ 1, 185.—
4. Goimne les Grecs des environs de Laûs (voy. ci- dessus, p. 422).
UVRE VI. 42/'
avait cru que le Dieu jui désignait les lieux 'de Thesprotie
qui portent ces noms, et il était venu mourir ici dans le
Brutium, devant cette autre Pandosie dont l'enceinte em-
brasse [aussi] les trois sommets d'une même montagne et se
trouve baignée par une rivière appelée également YAchéron.
Quelque chose d'ailleurs avait contribué à Tabuser, c'est
qu'un autre oracle avait dit :
c Pandosie, ville au triple sommet, tu coûteras un jour la
f vie à une grande multitude d'hommes. »
Et il s'était figuré que la prédiction menaçait l'armée des
ennemis, non la sienne. La même ville de Pandosie passe
pour avoir servi naguère de résidence aux rois œnotriens.
Quant à Hipponium, qui fait suite à Cosentia, ce sont les
Locriens qui l'ont fondée ; elle appartint ensuite aux Bru-
tiens, puis, étant tombée au pouvoir des Romains, elle vit
son nom changer par eux en celui de Vibo Valentia. La
beauté de$ prairies qui environnent cette ville et l'abondance
des fleurs dont elles sont émaillées ont accrédité la tradition
que Proserpine quittait souvent la Sicile pour venir ici s'a-
muser à cueillir des fleurs; et tel est le respect pour cette
antique tradition, qu'aujourd'hui encore c'est un usage gé-
néral parmi les femmes du pays de cueillir des fleurs et
de s'en tresser de leurs propres mains des couronnes. Ge
serait même une honte pour elles, les jours de fête, de porter
des couronnes qu'elles auraient achetées. Yibo a un arsenal
maritime qu'Agathocle, tyran de Sicile, fît construire après
qu'il se fut emparé de la ville. En continuant à ranger la côte
depuis Vibo jusqu'au port d'Hercule,. on commence à voir
tourner au couchant la pointe qui termine l'Italie du côté du
détroit de Sicile, puis Ton passe devant Medma, autre ville
bâtie parles Locriens, qui lui donnèrent le nom d'une grande
et belle fontaine du voisinage. Près de Medma est le port
d'Emporium. Un autre petit port ce trouve à l'embouchure
du fleuve .M étaure, lequel baigne presque les murs de la-
dite ville [de Medma]. Juste en face de cette partie de la
côte, à 200 stades du détroit, sont les îles. des Liparaeens,
428 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
appelées quelquefois aussi îles d*jEole, du nom, soi-disant,
de ce roi -^ole qu*Homère a fait figurer dans V Odyssée. Ces
îles sont au nombre de sept et se trouvent toutes parfaite-
ment en vue, pour qui regarde de la côte de Sicile ou de
celle du continent aux environs de Medma. Mais nous par-
lerons d'elles plus au long , quand nous en serons à dé-
crire la Sicile. Passé le Mélaure, on rencontre encore un
cours d'eau portant ce même nom de Métaure^ ; puis vient le
Scyllœum, rocher élevé qui s'avjsmce dans la mer en forme
de presqu'île. L'isthme en est très^bas et se trouve des deux
côtés accessible aux navires : ÂDaxilaûs, tyran de Rhe-
gium, le ferma d'abord d'un mur pour arrêter les incursions
.des Tyrrhènes, puis il en fit la station ordinaire de sa fîotte
et interdit de la sorte aux pirates le passage du détroit. Tout
près de là, en effet, à 250 stades de Medma, est le cap Gœnys :
or, ce cap, en se rapprochant de plus en plus de la pointe
correspondante du Pelorias (l'une des trois pointes qui don-
nent à la Sicile sa forme triangulaire) , finit par réduire le
détroit aux proportions d'un simple canal. Seulement, tandis
que l'extrémité du Pelorias incline au levant d'été, celle du
Cœnys incline au couchant, les deux caps décrivant, [au mo-
ment de se rejoindre,] une courbe marquée en sens inverse
l'un de l'autre. Ce resserrement ou étranglement du détroit
ne s'étend du reste que du cap Cœnys au Posidonium de Co-
lonne-Rhégine, c'est-à-dire sur une longueur qui ne dé-
passe pas six stades (le minimum de la largeur ou de la
traversée en compte un peu plus), car, dans l'intervalle de
100 stades qui sépare Colonne-Rhégine de^Jlhegium, on
voit, à mesure qu'on avance vers l'E. et qu'on se rapproche
de ce bassin de la mer extérieure connu sous le nom de mer
de Sicile y on voit le détroit aller toujours s'élargissant.
6. Rhegium a eu pour fondateurs des Chalcidiens, sortis,
nous dit-on, de leur patrie à l'occasion d'une disette et
venus à Delphes sur l'ordre d'un oracle qui avait, au nom
d'Apollon, exigé de Ghalchis la dîme de sa population, puis
1. Voy. Ch. MûUer, Index var. lect.^ p. 975, col. 1, 1. 05.
LIVRE vr. 429
repartis de Delphes pour Tltalie où ils étaient arrivés après
s'être grossis en chemin d'autres Ghalcidiens, ëmigrants vo-
lontaires. Mais, suivant Antiochus, cette colonie chalcidienne
n'aurait fait que répondre à l'appel des Zancléens, qui lui
auraient même donné un des leurs, AnlimnesLos, pour ar-
chégète. Un certain nombre de Messéaiens du Péloponnèse
s'étaient joints aussi aux Ghalcidiens : chassés de leurs
foyers à la suite de discordes civiles et par le parti qui s'é-
tait opposé à ce qu'on accordât aux Lacédémoniens aucune
éparation de l'injure qui leur avait été faite à Linmae , où
des jeunes filles, venues de Sparte avec la mission d'offrir
un sacrifice à Diane, avaient été violées et leurs défenseurs
massacrés, ces Messéniens s'étaient retirés d'abord à Ma-
cistos et avaient envoyé de là à Delphes une députation char-
gée de reprocher à Apollon ainsi qu'à Diane d'avoir laissé
opprimer de la sorte et chasser de leur patrie ceux qui avaient
pris en main leur cause, mais chargée en même temps de
savoir du Dieu quel moyen de salut pouvait leur rester dans
une pareille détresse. Or, Apollon leur avait commandé de
partir pour Rhegium avec les Ghalcidiens et de rendre des
actions de grâces à la déesse, sa sœur, qui, loin de les perdre,
les avait au contraire sauvés en empêchant qu'ils ne fussent
enveloppés dans la ruine de leur patrie, destinée en effet à tom-
ber prochainement sous le joug des Spartiates. Les Messé-
niens avaient obéi, et c'est ce qui explique comment les tyrans
de Rhegium jusqu'à Anaxilaùs ont toujours été d'origine
messénienne. Antiochus affirme, d'autre part, que, primiti-
vement, tout ce canton était occupé par les Sicèles et les Mor-
gètes, mais que ceux-ci avaient fini par se retirer devant les
Œaotriens et par passer en Sicile. Quelques auteurs veulent
même que la ville de Morgantium [en Italie] ait emprunté
son nom des Morgètes. Pour en revenir à Rhegium, disons
que cette ville, très-forte par elle-même et par le grand nom-
bre de colonies dont elle s'était entourée, a été de tout temps
le boulevard de l'Italie contre la Sicile; on en a eu la preuve
de nos jours encore, quand Sextus Pompée souleva les po-
pulations de cette île. D'oîi est venu maintenant ce nom de
430 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Rhegium qui loi a été donné? S'il faut en croire Esehyle, il
rappellerait l'antique cataclysme survenu en ces" contrées.
EÂchyle, en effet, et maint auteur comme lui supposent qu'à '
la suite de forts tremblements de terre la Sicile a été dé^
tachée, arrachée du continent, âTroppâtY^vo», « mot, ajoute le^-
poète, dont on a fait Rhegium^ le nom même de la viUe; »
Se. fondant sur l'aspect et la nature des lieux, tant aux en^
virons de TiElna que dans telle autre partie de la Sicile, à
lipara et dans les îles qui l'entourent, à Pithécusses enfin et
sur toute la côte vis-à-vis, ces auteurs jugent par analogie que
les choses ont dû se passer de même pour la formation dadé*
troit. Aujourd'hui, à vrai dire, qu'on voit ici à la surface dû'
sol tant d'orifices béants par où le feu intérieur fait éruption^'
et rejette ces masses ignées et ces torrents d'eau chaude, on
ne parle plus guère de tremblements de terre aux environs
du détroit. Mais anciennement, lorsque toutes ces issues
étaient encore obstruées, le feu et l'air comprimés dans ler^
entrailles de la terre produisaient de violentes secousses ;
et Ton conçoit qu'ébranlées par ces secousses, en même-
temps qu'elles étaient battues par les vents, les terres aient <
fini un jour par céder et qu'elles aient en se déchirant livré''
passage aux deux mers, à la mer de Sicile d une part et à ^
la mer Tyrrhénienne de l'autre, d'autant que cette dernière ^
mer s'est frayé maints passages semblables entre les difiPë^t..
rentes îles de la côte d'Italie, témoin Proohyté et Pithé-
cusses qui ne sont assurément que des fragments détachés
du continent, témoin aussi Gaprée, Leucosie, les Sirène»^'
et les Œnotrides. D'autres Ile»,' jcle sais, passent pour éU^«
sorties du sein de la mer, et c''e»t mèmelà, j'en convioiis,';
pour les îles situées au large, l'origine la plus vraisembla^»
bief mais , quand il s'agit d'ilôs situées dans le voisinage-
de promontoires et séparées de la côte rien que par d'étroitir*
canaux, il y a plus d'apparence qu'elles auront été détachëèn^i
arrachées de la terre ferme. Estnce là pourtant ce qui a failli
donner à la ville en question* le nom de Rhegiam? Oo<le"
doit^elle à sa propre illustration, les Samnites l'ayant appelée> •
ainsi du mot qui en latin signifie royal^ parce V^^ sespre-^
LIVRE VI. 431
miers magistrats jouissaient du droit de cité romaine et se '
servaient habituellement de la langue latine? Je laisse à >(
d'autres le soin de décider quelle est la plus plausible ^ler
deux explications. Du reste, ni Tillustration de son nom^jui:
la multitude de ses colonies j ni le grand nombre d'hommes^
distingués qu'elle avait produits soit dans la politique , s(àt\
dans les sciences, n'empêchèrent que Denys ne détruisît l
cette ville de fond en comble, pour se venger de ce qu'ett^
réponse à sa demande d'épouser une jeune £lle de Rhegittm
on lui avait envoyé la fille du bourreau. Denys le jeune^
il est vrai, restaura un quartier de l'ancienne ville et l'ap-
pela Phœbia. Mais, plus tardy lors des guerres de Pyrrhus^
les Campaniens formant la garnison de Rhegium égorgèrent^ <
par une odieuse violation des traités, un très- grand nombret ;
d'habitants. Puis ily eut, peu de tempsavant la guerre Mar^'
sique, de terribles tremblements de terre^ qui renversèrent i
une bonne partie des maisons de la ville. Enfin Céaaa^ka**
guste, revenant de la Sicile, où il était allé pour en chassar
Pompée, fut frappé de Tétat de dépopulation dans lequel était
tombé Rhegium : il y établit à demeure un certain nombre^)
de soldats de sa ilotte, et, grâce à cette mesure, cette villes;
se trouve aujourd'hui de nouveau passablement peuples^?
7. A une cinquantaine de stades à TE. de Rhegium r^ la^:
côte nous offre la pointe de let^copelm, ainsi nonmiée de
sa couleur [blanche] : c'est là que la chaîne de l'Apeiminn
est censée finir. Puis l'on gagne le cap Heraclœumi^ qui(i
marque l'extrémité méridionale de l'Italie; et, en leffety à^
peine a-t-on doublé ce cap qu on est pris par le Lip^.etr
poussé vers la pointe de Japygie, où la côte commencera-»
se détourner sensiblement au N. et à l'O. pour remonteri
le long du golfe Ionien. Â THeraclseum succède, surde*.'
territoire Locri en, le promontoireZephyrium,avec un hawMr^
ouvert au vent d'ouest, ce qui lui a fait donner le nom qu-'il
porte. Vient ensuite la ville de Locres {Locri Epizephyrii^
qui doit naissance à une colonie de Locriens (de Locriens
du golfe de Crissa), amenée par Évanthès peu de temps après
la fondation de Grotone et de Syracuse. Éphore se trompe
432 GÉOGRAPUIE DE STRABON.
quand il attribue la fondation de cette ville à une colonie de
Locriens Opontiens. Pendant trois ou quatre ans, la colonie
locrienne demeura établie sur le Zephyrium même; mais
au bout de ce temps la nouvelle ville fut transportée ail-
leurs. Les Syracusains s'étaient joints [aux Tarentins*, di-
sons mieux, aux Lacédémoniens de Tarente], pour aider les
Locriens dans cette opération. La fontaine Locria marque
encore le lieu où ceux-ci avaient campé d'abord. La distance
de Rhegium à Locres est de 600 stades. La ville même est
bâtie sur un mamelon dit TEpopis*.
8. On croit généralement que les Locriens ont été les
premiers à posséder des lois écrites. Ils goûtaient depuis
longtemps déjà les fruits d'une législation excellente, qyand
Denys, chassé de Syracuse, vint leur faire connaître par ses
excès et ses violences le régime le plus contraire aux lois ;
il se glissait, par exemple, dans la chambre préparée pour
l'hymen et jouissait de Tépouse avant l'époux, ou bien il se
faisait amener les plus belles filles de la ville, et, sous les
yeux de ses convives, les forçait à courir toutes nues, quel-
ques-unes même chaussées de sandales d'inégale hauteur
(d'une sandale très-élevée et d'une autre très-basse pour
que le spectacle fût plus obscène apparemment), à courir,
dis-je, en cet état, autour de la salle du banquet après une
volée de colombes dont on avait eu soin précédenmient de
rogner les ailes'. Le tyran, du reste, expia chèrement sa
conduite, quand plus tard il voulut repasser en Sicile pour
essayer de reprendre possession de son trône, car les Lo-
criens, s'étant débarrassés aussitôt de la garnison qu'il leur
avait laissée, se déclarèrent indépendants et firent main-
basse sur sa femme et sur ses enfants, sinon sur tous,
au moins sur ses deux filles et sur son fils cadet, jeune
garçon déjà entré dans Tadolescence. Quant au fils aîné,
1. M. Millier a su dégager le nom des Tarentins, TapavTîvoiç, des mots dénués
de sens â\i.a ^àp outoi iv oiç, que donnent les Mss. Et c'est là, sans contredit,
une des plus neureuses restitutions de cet éminent palœographe. Voy. sa note
à l'appui, Inu. var, lect., p. 9715, col. 2, 1. 39. — 2. Au lieu de 'Eaûmv. correc-
tion de M. Meineke. Voy. Vind. Strab., p. 59. — 3. KoXoinépouç, peut-être même
x'.XoeoiîTtoouç, au lieu de ôXoircipouç, correction de M. Meineke. Voy.. Vind. Strab.,
p. 60.
LIVRE VI. 433
ApoUocratès, il avait accompagné son père dans cette ex-
pédition qui devait lui rouvrir les portes de Syracuse. Denys
eut beau supplier lui-même les Loeriens de mettre leurs
prisonniers en liberté à telles conditions qu'il leur plairait
fixer, les Tarentins eurent beau intercéder en sa faveur, les
Loeriens ne se laissèrent point fléchir et aimèrent mieux
supporter les horreurs d'un siège et la dévastation de leurs
campagnes. Puis, reversant toute leur colère sur les filles
du tyran, ils les condamnèrent kla prostitution, les firent
ensuite étrangler par la main du bourreau, et exigèrent, qui
plus est, que leurs corps fussent brûlés, leurs os' broyés et
leurs cendres jetées à la mer. Éphore a parlé des lois de
Zaleucus, de ces lois écrites pour les Loeriens, et dont les
éléments avaient été puisés dans les coutumes Cretoises,
lacédémoniennes et aréopagitiques. Suivant lui, la prin-
cipale innovation introduite par Zaleucus consistait en ce
qu'à la différence des anciens, qui avaient toujours laissé aux
juges le soin de fixer une peine pour chaque délit particu-
lier, il avait, lui, inscrit et déterminé la peine dans ses lois,
persuadé apparemment que pour un même délit les sen-
tences des juges ne sont pas toujours identiques, tandis que
[la peine] * doit être invariablement la même. Ephore loue
aussi Zaleucus d'avoir simplifié les formalités relatives
aux contrats. Il ajoute que les Thuriens, en voulant pousser
la précision et l'exactitude plus loin encore que les Loeriens^
donnèrent à leurs lois plus de relief peut-être, mais assu-
rément moins de vertu, le mérite des lois consistant non
pas à prévenir toutes les subtilités de la chicane, mais à
maintenir avec fermeté un petit nombre de principes sim-
ples et généraux : ce qui revient à cette pensée de Platon, que
la multiplicité des lois implique l'abondance des procès et le
irègne des mauvaises mœurs, tffiat comme le grand nombre
des médecins suppose le grand nombre des maladies.
9. On observe sur les bords de THalex, fleuve dont le
cours profondément encaissé forme la séparation du terri-
1. [Tàç 5t ÇtijAiaç] 5tiv [tlvai] làq aù-càç, correction de M. Meineke, ratifiée par
.M. Muiler, qui ciie à ce propos Heyne, Opusc. acad., t. II, p. 37.
GÉOGR, DE STRABON. I. — 28
434 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
toire de Locres et de celui de Rhegium, on observe, dis-je,
relativement aux cigales, un phénomène curietix : tandis
qu'elles chantent sur la rive locrienne, elles restent muettes
sur la rive opposée. Or, on attribue cette différence à ce
que, l'une des deux rives étant très-ombragée, le corps des
cigales y est toujours chargé de rosée, ce qui empêche leurs
membranes sonores de se tendre, tandis que sur l'autre
rive, où elles sont continuellement exposées au plein soleil,
ces membranes deviennent sèches et dures comme de la
corne, et d'autant plus aptes à vibrer. On voyait naguère à
Locres une statue qui représentait Eunomos, le fameux ci-
tharède, ayant sa cilhare à la main et sur sa cithare une
cigale. Timée nous en donne la raison : « Eunomos , dit-il,
se présentait aux jeux Pythiens comme concurrent d'Aris-
.ton de Rhegium. L'un et l'autre se disputèrent le pas :
Ariston, pour intéresser les Delphiens en sa faveur, rap-
pelait que ses ancêtres avaient été voués à Apollon et que
la colonie qui avait fondé Rhegium était partie de Del-
phes; Eunomos, lui, prétendait qu'on n'aurait même pas
'dû admettre à concourir pour le prix du chant un homme
dont le pays était le seul sur la terre où la cigale, l'animal
chanteur par excellence, demeurât muette, Ariston n'en
avait pas moins eu un grand succès, si grand même qu'il
navait pu espérer un moment de triompher ; mais, la victoire
ayant été finalement attribuée à Eunomos, celui-ci avait fait
hommage à sa patrie de la statue en question, destinée sur-
tout à rappeler que, pendant qu'il chantait devant les juges
;du concours , une des cordes de sa cithare était venue à
casser, et qu'une cigale s'était trouvée là juste k point
?pour compléter et suppléer l'accord, -p- L'intérieur du
pays au-dessus des villes que nous venons de nommer est
occupé par les Brettiens [ou Brutiens]. On y rencontre,
avec la ville de Mamertium , la forêt de Sila. fiette forêt,
qui iproduit la nïeilleure espèce de poix, la poix dite bret-
4iennef et qui se fait remarquer en outre par la beauté
de ses arbres et l'abondance de ses eaux, couvre un espace
de 700 stades.
LIVRE VI. 435
10. Passé la ville de Locres, on atteint le fleuve Sa-
gra, la Sagra pour mieux dire (car le nom est féminin).
Sur les bords de ce fleuve s'élèvent les Autels des Dioscu-
res : c'est là auprès que 10 000 Locriens, aidés seulement
de quelques Rhégiens*, attaquèrent et défirent soi-disant
130 000 Grotoniates, ce qui donna lieu au proverbe : « c'est
toujours plus vrai que V événement de la S<^gra! » lequel
s'entend des choses invraisemblables et difficiles k faire
accepter. Certains auteurs ajoutent ce détail fabuleux, que
le jour de la bataille, le jour même, et par un prodige de
célérité qui ne put être cependant révoqué en doute, on
en apprit l'issue à Olympie, où se célébraient alors les jeux.
En tout cas, c'est à ce désastre et aux pertes énormes es-
suyées par le& Grotoniates dans cette journée qu'on attri-
bue la prompte décadence de ce peuple. De l'autre côté de
la Sagra, s'élevait la ville de Gaulonia, qui avait été bâtie
par les Achéens et appelée d'abord Auloniay de Yaulôn ou
vallée qui la précède. L'emplacement en est aujourd'hui
désert, ses habitants ayant été chassés par les Barbares
et forcés de passer en Sicile, où ils ont fondé cette autre
ville de Cavlonia. Puis vient Scylletium, ou, comme on
l'appelle aujourd'hui, Scyllaciunij qui passe pour avoir
été fondée par les Athéniens, compagnons de Ménesthée.
Gette ville appartenait aux Grotoniates, quand Denys en
attribua la possession aux Locriens. La même ville a donné
son nom au golfe Scy lié tique, lequel forme, avons-nous dit,
avec le golfe Posidoniate, cet isthme que Denys, dans
sa guerre contre les Lucaniens, entreprit de fermer par
un mur, soi-disant pour protéger contre les Barbares de
l'extérieur les populations comprises au dedans de l'isthme,
mais en réalité pour rompre l'espèce de ligue qui unissait
les villes grecques les unes aux autres et pour aflérmir ainsi
sa propre domination sur Imlérieur de l'isthme : par
bonheur, une incursion des peuples du dehors vint l'empê-
cher de mettre à exécution son projet.
i. Cf. Justin, XX, $
436 GEOGRAPHIE DE SIRABON.
1 1 . A Scylletium succèdent la frontière de la Crotoniatide
et les trois promontoires dits des Japyges ; puis on aperçoit
le Lacinium, temple de Junon, naguère fort riche et tout
rempli aujourd'hui encore de pieuses offrandes. Mais ici
le long de la côte les distances deviennent difficiles à déter-
miner. Approximativement, Polybe compte 1300 stades^ du
détroit de Sicile au Lacinium, plus 700 stades pour le trajet
qui sépare le Lacinium de la pointe de Japygie, autrement
dit pour Touverture du golfe de Tarente, Quant au- périple
de rintérieur du golfe, bien que le Chorégraphe le mesure
déjà largement en le portant à 240 milles, Artémidore, lui,
[en exagère encore l'étendue : il le fait de 2]380 stades, lais-
sant néanmoins [à Touverture la même largeur de 700 stades
que Polybe lui attribue] ^ Quoi qu'il en soit, le golfe regarde
le levant d'hiver et c'est le Lacinium qui en marque l'entrée,
car à peine a-t-on doublé ce promontoire qu'on voit se suc-
céder les vestiges des anciennes cités achéennes. Ces villes^
k l'exception de Tarente, n'existent plus k proprement parler
aujourd'hui, mais quelques-unes dans le .nombre ont ré-
pandu un tel éclat qu'il y a lieu encore à en parler en détail.
12. Grotone, à 100^ stades du Lacinium, s'offre à nous la
première, avec la rivière et le port d'^sarus et un autre cours
d'eau, le Neœthus, qui doit son nom, assure-t-on, au fait sui-
vant. Des Achéens, revenant de Troie, s'étaient vus, après
de longues erreurs, jetés sur cette partie de la côte d'Italie
et y avaient débarqué pour prendre connaissance des lieux.
Des femmes troyennes qu'ils ramenaient avec eux s'aper-
çurent qu'il n'était pas resté un seul homme sur les vais-
seaux, et y mirent le feu pour se venger des fatigues et des
ennuis de la traversée, forçant ainsi les Achéens, qui n'é-
1. 1300 au lieu de 2300, correction de Mannert Ct IX, ir, p. 202). — 2. Com-
binant les deux restitutions de Groskurd et de M. Mùller, nous avons traduit
ce passage désespéré , comme s'il y avait dans le texte : «ùtôç 6 xàlnoç
*X" ittpÎTrXouv â^i6XoYov |A.iXifa>v ^laxoffîuv tt'CTapâxovTa, wç /upOYpdçpo; çijffî * [icoul ii
é'içxi^îwv] Tfiaxoffiwv dY'^oiixovra, [iîoXXw {iàv ouv jxtiÇova] 'ApTepLîè'otpoç, "COffoiTOiç Si xaX
(et avec cela cependant, avec ce grand nombre de stades pour le périple)
Xtlicwv T(ô «TTÔnaxi (TcaSlouç ôffoyç xal rioXûSioç "PiJxO toO TXdxo'iç toû trcà^azoqxov xokmv.
— 3 100 stades au lieu de iso, correction de Groskurd, fondée sur l'autorité de
Tite Live.
LIVRE VI. 437
taient pas, du reste, sans avoir remarcpié la fertilité du
pays, à s'y fixer définitivement. Puis d'autres* colons achéens
avaient rejoint les premiers, et, s'étant piqués d'émulation,
comme il arrive communément entre frères, ils s'étaient
mis à fonder de leur côté différents établissements, auxquels
ils avaient donné* de préférence les noms [des fleuves les
plus voisins*]. S'il faut en croire Antiochus, ce fut sur l'or-
dre formel d'un oracle que les Achéens envoyèrent une
colonie à Grotone. Myscellus partit devant pour explorer
le pays et vit en passant la ville de Sybaris, qui s* élevait
déjà sur les bords du fleuve dont elle a pris le nom; il en
jugea le site bien autrement avantageux, et s'en revint aus-
sitôt consulter l'oracle, pour savoir si la nouvelle colonie ne
ferait pas mieux de s'établir là qu'à Grotone, mais l'oracle
lui fit cette réponse :
» Myscellus, toi dont la taille aurait déjà besoin d'être re-
« DRESSÉE (Myscellus avait le dos légèrement voûté), montre
f au moins que tu as l'esprit droit*, cesse de courir après
c les larmes en cherchant autre chose que ce que les dieux te
<r destinent, et agrée de bon cœur le présent qui t'est fait. »
Myscellus repartit alors pour l'Italie et bâtit Grotone avec
l'aide d'Archias, le fntur fondateur de Syracuse, ayant alors,
par un hasard heureux, relâché sur ce point de la côte ainsi
que la colonie qu'il conduisait en Sicile. Éphore, lui, pré-
tend que Grotone a eu des Japyges pour premiers habitants.
Grotone , au reste , paraît s'être appliquée surtout à for-
mer des soldats et des athlètes; il est arrivé, par exemple,
que^ dans la même Olympiade, les sept vainqueurs du stade
fussent tous de Grotone, de sorte qu'on a pu dire avec vérité
1. aùSk; au lieu d'eùOù; correction de Coray. — 2. noTaiiûv au lien de Tod^Av,
M. Meineke, nous avons considéré comme une interpolation la phrase qui suit
celle-ci : Kal icoTaiiôç Si i Nioi9oç à-KÔ toû icdôouç -riiv '!cpoçuvU|4.!.av Iffj^t. — 4, Malgré
toutes les autorités citées par M. Millier nous avons cru devoir maintenir dans
le texte 6pûôv au lieu de 5ûpov, dp96v formant avec ppopvwT» une opposition
très-heureuse. Cf. Millier, Ind, var. lecL^ p. 976, col. 2, hg. 31-42, et Meineke:
Vind. Strab.y p. 63.
438 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
qne « le dernier des Crotoniates était encore le premier des
Grecs. » Le proverbe * plus sain que Crotone » a eu aussi,
dit-on, la même origine , et ce grand nombre d'athlètes
crotoniates paraîtrait indiquer dans la situation de cette ville
quelque vertu native éminemment favorable au développe-
ment des forces et à l'entretien de la santé. Le fait est que
Crotone compte plus à' Olympionices qu'aucune autre ville;
bien qu'elle se soit dépeuplée de bonne heure, par suite des'
pertes énormes qu'elle avait éprouvées à la journée de la
Sagra. Quelque chose a contribué encore à illustrer son
nom, c'est d'avoir produit tant de Pythagoriciens et d'avoir
donné le jour notamment àMilon, qui, non content d'être le
plus célèbre des athlètes de son temps, fut encore l'un des
disciples assidus de Pythagore durant le loog séjour que le
Maître fit à Crotone. On raconte à ce propos qu'un jour,
pendant que les Pythagoriciens prenaient leur repas en
commun, un pilier de la salle où ils se trouvaient étant venu
à céder, Milon s'y substitua aussitôt, donna le temps ainsi .
à tous ses compagnons de s'échapper, et réussit luirmème :
à s'esquiver. Or, une telle confiance dans sa force rend :
vraisemblable le genre de mort que la tradition lui prête :
un jour, dit-on, comme il traversait une épaisse forêt, il lui
arriva de s'écarter beaucoup du chemin frayé et de ren-
contrer un grand arbre à demi fendu que des coins tenaient
entr'ouvert ; il voulut essayer, en introduisant ses pieds et
ses mains dans la fente , d'achever de séparer l'arbre en
deux, mais il ne réussit, avec tous ses efforts, qu'à faire
tomber les coins, de sorte que les deux côtés de l'arbre se
rapprochèrent aussitôt, et qu'étant resté pris comme dans un
piège il devint la proie des bêtes féroces.
13. A 200 stades de Crotone, entre le cours du Sybaris
et celui du Crathis, les Achéens avaient fondé une ville '
appelée également Sybaris : le chef ou arcfiégète^ de la-^
marquer qu'en: tout cas l'article serait mal placé ei — — „^
avoir proposé une restitution telle quelle, que «ctrt haeo neqwuni.
UVRE VI. 439
colonie était Is.... d'Hélice. Cette ville jouit ancienne-»
ment d'une prospérité extraordinaire : ainsi elle comman-
dait à quatre peuples, ses voisins^ et comptait dans sa dé^
pendance immédiate jusqu'à vingt-cinq villes; elle put
armer 300 000 hommes contre Grotone, et son enceinte prèi?
des bords du Grathis mesurait une circonférence de 50 sta->
des. Mais par la faute de ses habitants, par un e£fet de leur
mollesse et de leur indolence, toute cette prospérité firti
anéantie ipar les Grotoniates, et cela dans i'espace de soixante^
dix jours. Les Grotoniates maîtres de la ville détournèrent'
le cours du Grathis, et la noyèrent sous les eaux de ce
fleuve. Plus tard, il est vraii, le peu d'habitants qui avaient
survécu essayèrent de se réunir et de réoccuper les mêmes
lieux, mais ils furent exterminés à leur tour par des colons^
venus d'Athènes et d'autres parties de la Grèce : ces colons
avaient eu d'abord l'intention de s'associer à eux, mais indi^
gués, dégoûtés [par le spectacle de leur mollesse], ils en-
avaient égorgé une partie, avaient [réduit le reste en esda-^
vage *], et, déplaçant la ville elle-même^ l'avaient transportée»
non loin de là dans le voisinage d'une source^ dont le nomy
Thvrii, était devenu celui de la nouvelle ville. Les eaux du
Sybaris rendent très-ombrageux les chevaux qui s'y abreu-»
vent; on a soin, à cause de cela, d'eaécarter le bétail. Quant
aux eaux du Grathis, elles blondissent et blanchissent îles i
cheveux, pour peu que l'on s'y baigne ; elles ont cependant
aussi la propriété de guérir de mainte affection grave ^ Après ^
une longue période de prospérité, la ville de Thurii tombftîi
sous le joug des Lucaniens; plus tard, les Tàrenlins l'enle^ >
vèrent aux Lucaniens, elle eut recours alors à la protection'
des Romains, qui, la voyant presque déserte, y envoyèrent ^
une colonie, et, àcette ooeasiony changèrenison nom«n)'
celui de Copix.
H. A Thurii succède Lagaria, ville forte^^ bâtie par
Epeus et les Phocéens : son territoire produit le Lagor
ritain, vin légisr et doux^ que les^imédecins pour. cette
1. [Toù; ^ï V$r«in^tvMrN>}y.re6tittftioa.pcopQ8ée<faDM* MaiiMkA^'
440 GéOGRAPHIE DE STRABON.
raison prescrivent volontiers. Le vin de Thurîi compte
aussi du reste parmi les vins en renom de l'Italie. La ville
d'Héraclée qui vient ensuite est située un peu au-dessus de
la mer; puis Ton rencontre deux cours d*eau navigables,
TAciris et le Siris. A Tembouchure de ce dernier s'élevait
naguère une ville de même nom , d'origine troyenne ; mais,
quand les Tarentins eurent transporté à Héraclée l'établis-
sement primitif, cette ville de Siris ne fut plus que le port
des Héracléotes ; elle était à 26 stades seulement d'Héraclée
et à 330 de Thurii. On donne pour preuve de l'établisse-
ment des Troyens en ce lieu la présence de la statue de
Minerve Troyenne et cette tradition qui s'y rapporte que,
lors de la prise de la ville par les Ioniens (la ville était au pou-
voir des Chônes, quand les Ioniens, qui venaient de se sous-
traire au joug des Lydiens, la leur enlevèrent, s'y établirent
à leur place et changèrent son nom en celui de ?olieum)j
ladite statue aurait baissé les paupières pour ne pas voir le
vainqueur arracher les suppliants du pied de ses autels, pro-
dige qui se renouvellerait même encore soi-disant de temps
à autre. Mais s'il y a déjà de l'effronterie à [reproduire deux
fois la même fiction], à nous montrer la statue de la déesse,
à Siris, abaissant ses paupières [pour ne pas voir l'attentat
des Ioniens], comme elle avait, à Troie, détourné les yeux
pour ne pas être témoin du viol de Gassandre; s'il y en a
quelque peu aussi à prétendre qus le prodige s'observe de
nos jours encore*, c'est porter, suivant nous, l'effronterie à
son comble que de multiplier, comme le font les historiens,
ces statues do Minerve Troyenne : à ce compte-là, en eflFet,
Rome, Lavinium, Lucérie et Siris se trouvent avoir chacune
sa Minerve, venue directement d'Ilion. Nous en dirons autant
de ce trait d'audace des femmes troyennes ; bien qu'il n'ofifre
rien en soi d'impossible, il est certain qu'on lui ôte beau-
coup de vraisemblance, à le transporter comme on fait sur
1. Nous lisons comme il sait la phrase de Strabon : Wai&iv (liv ouv xal vi oûtm
(uittt&tiv, ûffTc (11^ xaxaiiûaai fâvai pi6voy (correction de Kramer au lieu de faiv^^tcvov),
»fliloic«p xoX iv 'Uiw (et non th iv 'Ul*»;, àicooTpafijvai.... c*est-à dire que Qous
identifions, comme M. Melneke, la statue de Troie et celle de Siris.
LIVRE VI. 441
tant de scènes différentes. Certains auteurs voient dans la
ville de Siris et dans celle de Sybaris-sur-Traente * une dou-
ble fondation des Rhodiens. Suivant Anliochus, il y aurait
eu, pour la possession de Siris et de son territoire, une lon-
gue guerre entre les Tarentins et les Thuriens, commandés
alors par Gleandridas, proscrit Spartiate ; mais un traité se-
rait intervenu, qui, en laissant les deux peuples occuper le
pays en commun, en aurait attribué la propriété aux Ta-
rentins; plus tard, seulement, la colonie se serait transportée
en un autre lieu, et, changeant de nom en même temps
que de place, se serait appelée désormais Héraclée,
15. Du port d'Héraciée à Métaponte, qui est la ville
située immédiatement après, on compte 140 stades. Cette
ville passe pour avoir été fondée par les Pyliens qui accom-
pagnaient Nestor à son retour de Troie : on raconte même
que ces premiers colons s'enrichirent tellement du produit
de leurs terres qu'ils offrirent à Delphes une moisson en or,
et, comme preuve à Tappui de cette origine pylienne, on
invoque le sacrifice annuel que les [anciens] Métapontins
célébrèrent en l'honneur des Néléides jusqu'à la destruction
de leur ville par les Samnites. Suivant Antiochus, le site
abandonné fut occupé par une colonie achéenne que les
Achéens de Sybaris avaient appelée, appelée exprès, en
haine des Tarentins (ils se souvenaient que les ancêtres
des Tarentins avaient chassé les leurs de la Laconie), et
pour les empêcher de prendre ce qu'ils avaient en quelque
sorte sous la main. Les nouveau-venus avaient le choix
en effet entre l'emplacement de Métaponte, lequel est plus
rapproché de Tarente, [et celui de Siris, qui en est plus
éloigné^] : or, d'après le conseil des Sybarites, ils se
décidèrent pour Métaponte. Maîtres de cette ville, ils de-
vaient l'être également de Siris, tandis qii'en optant pour
celle-ci, ils auraient donné de fait Métaponte à Tarente,
l'une et l'autre ville étant situées pour ainsi dire côte à côte.
1. "Eicl toû TpàcvTo^ aa lieu de licl TedO^avroç, conjectare de Groskard. Cf. Dio<
dore, XII, 22. — 2. Membre de phrase restitué par Groskurd.
442 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Plus tard, à force de guerroyer contre les Tarentins et lest
Œnotriens de l'intérieur, les Achéens de Métaponte se.
firent céder une portion du territoire de ces deux peuple»,
qui dut former à Tavenir la séparation entre YltaUe pro^
prement dite et la Japygie. Les mylhographes placent à
Métaponte les aventures du héros Metapontus, la captivité<
de Mélanippe et la naissance de son fils Bœotus. Mais s'il,
faut en croire Antiochus, la ville de Métaponte se serait,
appelée primitivement MetabuSy et elle n'aurait changé de-
nom que longtemps après sa fondation ; il ajoute que ce<:
n'est pas à Metahus, mais à Dius que Mélanippe captive^
fut amenée ; il trouve la preuve du premier fait dans rexis-
tence d'un hérôon consacré à Metabus, et la preuve du se-»
cond dans ce vers du poète Asius au sujet de Bœotus :
Né de la belle Mélanippe dans le palais de Dios,
vers qui suppose effectivement que Mélanippe avait été
amenée à Dius même et non à Metahus. Éphore^. luiy as-»
signe pour fondateur à Métaponte Daulius, tyran de Crissa, .
de Crissa près de Delphes. Une dernière tradition relative
au chef de la colonie achéenne nous apprend qu'il set
nommait Leucippe, et qu'après avoir promis aux Tarentins >
de ne rester à Métaponte que l'espace d'un jour et d'une
nuit, et n'y être entré même qu'à cette condition, il était arrivé
à n'en plus sortir, en répondant invariablement à ceux qui
venaient le sommer de tenir sa promesse, et selon que la.
sommation» lui était adressée pendant le jour ou^ pendant
la nuity que la jouissance qu'Û avait demandée et obtenue^'
avait à courir toute cette nuit-là encore ou toute la journée"
du lendemain. A Métaponte succèdent le territoire de* Ta^
rente ainsi que la Japygie; mais, avant de parler de ces
contrées, nous allons passer en revue les différentes ? îles
qui. bordent les côtes de l'Italie proprement dite, nous con^>
formant en cela au plan que nous nous sommes* traûé t
d'abord. Nous avons en effet jusqu'ici toujours fait suivre
la description d'un pays de l'énumération complète des
lies qui en dépendent, et^oomme nous voilà arrivé à l'es*"
LIVRE YU 443
trémité de rCËQOtrie, ou de la partie delà péninstde<
à laquelle les anciens réservaient le nom d* Italie j nous
sommes autorisé, ce semble, à observer ici encore le même<
ordre, et à décrire dès à présent la Sicile et les îles qui l'en^^*
tourent
CHAPITRE n.
1. La Sicile est de forme triangulaire : de là ce premier*
nom de Trinacria qui lui a été donné et qui s'esl changé <
plus tard en celui de Trinakia , plus doux à prononcer^ Le&
trois pointes ou promontoires qui donnent à la Sicile cette ^
configuration particulière sont : P le Pelorias, lequel forme,
avec le cap Gœnys et Golonne-Rhégine, le Détroit proprement
dit; 2° le Pachynus, qui, tourné comme il est vers l'orient,!-
se trouve battu par les flots de la mer de Sicile et regarde «^
le Péloponnèse et la mer de Crète; 3*" enfin, du côté de la «^
Libye, juste en face de cette contrée et droit au couohantu
d'hiver, le Lilybœum. Sur les trois côtés que déterminent^
les promontoires en question, il y en a deux qui sont sen-
siblement concaves; le troisième au coQlraire est conveie,
c'est celui qui est compris entre le Lilybœum et le Pelo^
rias. Celui-là est aussi le plus grand des trois, car il me^
sure 1700 stades, 1720 même, au calcul de Posidonins;
Des deux côtés restants. Tua est encore plus grand: queti
l'autre, c'est celui qui va du Lilybœum au Pachynus/ [il* '•
est de 1550 stades]^; quant au plus petit, lequel se trouve
compris entre le Pelorias et le Pachynus, il n'est guère que
de 1 130 stades. Le périple de la Sicile^ d'après ces mesrures
dePosidoniuSj est donc de 4400 stades; mais à la façon
dont le Chorégraphe romain décompose les trois côtés de
rile et évalue en milles ces distances partielles, ledit périple
semble avoir plus d'étendue. Ainsi du Pelorias à Myls^; le .
Chorographe compte 25 milles; ilen comptoiautant deMyla^
f^
iy
;M
1. Mesure restituée par Groskurd
4(i4 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
à Tyndaris, plus 30 milles jusqu'à Agathyrnus ; 30 autres
milles jusqu'à Alœsa et 30 encore* jusqu'à Cephalaedium,
qui n'est du reste, ainsi que les localités précédentes,
qu'une très-petite place ; 18 milles ensuite jusqu'au fleuve
Himère, dont le cours divise la Sicile à peu près par le mi-
lieu, 35 milles jusqu'à Panorme, 32 milles jusqu'à Yem-
porium ou comptoir des iEgestéens, et enfin 38 milles jus-
qu'au Lilybseum. Après quoi doublant le cap Lilybaeum,
le Chorégraphe compte sur le côté adjacent 75 milles jus-
qu'à Heraclaeum, 20 milles jusqu'à T^mponum d'Agrigente,
20 milles jusqu'au port Phintias, 20 milles encore jusqu'à
a plage Calvisiane*], 20 autres milles jusqu'à Camarina,
et 50 milles jusqu'au Pachynus; puis, il continue le long du
troisième côté ,.et compte 36 milles jusqu'à Syracuse, 60 jus-
qu'à Gatane, 33 jusqu'à Tauromenium et 30 jusqu'à Mes-
séné. Quant à la route de terre, elle mesure, suivant lui,
entre le Pachynus et le Pelorias, 168 milles, et 235* milles
entre Messéné et le cap Lilybseum, sur la voie Valérie. D'au-
tres auteurs, Éphore par exemple, se bornent à dire que le
périple de la Sicile est de cinq jours et de cinq nuits. —
Pour nous donner maintenant la position de la Sicile en
climat j Posidonius 4)lace le Pelorias au N., le Lilybaeum
au midi et le Pachynus à l'E. Il est vrai que, les climats
étant figurés par des parallélogrammes, tout triangle in-
scrit dans un de ces parallélogrammes, surtout s'il est sca-
lène et qu'aucun de ses côtés ne soit parallèle à l'un des
côtés du parallélogramme, doit être nécessairement, vu son
obliquité, en désaccord avec le climat. Toutefois*, comme
le Pelorias est situé juste au midi de l'Italie, et qu'en somme
c'est bien ce cap qui nous représente le plus septentrional
des trois angles du triangle, on peut concevoir à la rigueur
le côté du Détroit, autrement dit la ligne tirée entre le cap
1. M. Ch. Mûller relève ici, en en expliquant l'origine, une erreur de Stra-
bon. Voy. Ind. var. lecl. , p. 977, col. l , lig. 25. — 2. Restitution de
M. ch. Mùller motivée par rinsuffisance des 20 milles que Strabon accuse
entre l'Emporium d Agrigente et Camarina. — 3. 235 au lieu de 35, correction
de Cluvier. — 4. A l'exemple de Siebenkees et de Coray, nous avons retranché
du texte les mots iv toî;.
LIVRE VI. 445
Pelorias et le cap Pachynus (ce dernier cap, on Ta vu, re-
garde Torient*), comme étant tourné au plein nord. Il faut
avoir soin seulement qu'en fait ladite ligne conserve une lé-
gère inclinaison au levant d'hiver; car on voit la côte dévier
en ce sens depuis Catane, à mesure qu'on avance 'dans la di-
rection de Syracuse et du "cap Pachynus. A propos du Pa-
chynus, nous ferons remarquer que la traversée entre ce cap
et l'embouchure de TAlphée est connue pour être de
4000 stades et qu'Artémidore , en comptant, d'une part,
4600 stades pour le trajet du Pachynus au Ténare, d'autre
part, 1130 stades, pour le trajet de l'Alphée au Pamisus,
semble avoir fait un double calcul inconciliable avec cette
mesure formelle de 4000 stades assignée à la traversée entre
le Pachynus et les bouches de l'Alphée. Par le fait aussi la
ligne à tirer entre le cap Pachynus et le cap Lilybaeum
(ce dernier cap est plus occidental que le Pelorias), au
lieu de suivre exactement la direction d'un parallèle, devra
dévier sensiblement au midi* et regarder en même temps
l'est et le sud, ce côté de l'île se trouvant baigné à la fois
par la mer de Sicile et par la portion de la mer de Libye
qui est comprise entre Garthage et les Syrtes. Ajoutons que
c'est entre le cap Lilybaeum et un certain point très-rap-
proché de Garthage que le trajet pour aller en Libye est
le plus court. Il mesure 1500 stades : à cette distance, un
homme, dont l'histoire nous a conservé le nom et qui était
doué d'une vue perçante, put cependant, étant en vigie,
compter les vaisseaux qui sortaient du port de Garthage et
en dire le nombre aux Carthaginois [assiégés] dans Lilybée.
Reste le côté compris entre le cap Lilybaeum et le Pelorias,
celui-là devra nécessairement [dans un tracé] obliquer vers
l'est et regarder dans une direction intermédiaire entre
le couchant et le nord , puisqu'il se trouve avoir l'Italie
1. Nous lisons ce passage, ainsi qu'il suit, d'après MM. Meineke etMûIler :
ûffO' 1^ iiitl!^euYvu|i.ir»| an aùr^ç liti tôv Ilâ^vvov, [ôv] ixxtio^ai i:pôç (w tça|t(v, *fhç apxTOv
pUnouffo, lîowifftt Ttjv icXtupàv tiiv icpôç tôv iiopOitôy. — 2. NOUS traduisons d'après
la corrt^ction nécessaire de M. Millier àità toû Iffiji^ipivoû ai)|A.(iou icpôç-rijv titffi()j«.egiav.
Voy. ïlnd. var. lect , p. 977, col. 2, lig. 11.
446 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
ftu N. et la mer Tyrrhénienne, ainsi qrie les îles d'yole,
àl'O.
2. Les principales villes de la Sicile^ en commençant par
le côté qui forme le détroit, sont Messéné d^abord, puis
Taoromenium, Catane et Syracuse. Entre ces deux der-
nières villes s'élevaient naguère Nazos^ et Mégare; elles ont
aujourd'hui disparu Tune et Tautre. C'est aussi entre Ga-
tane et Syracuse qu'on voit déboucher à la mer, au fond
d'sestuaires qui sont autant d'excellents ports naturels, le
[Symsethus] et le Panta[cias] \ deux cours d'eau descendus
del'iStna. De cette même partie du littoral se détache la
pointe de Xiphonie. Naxos et Mégare , suivant Éphore,
ont été les premières villes grecques bâties en Sicile et leur
fondation ne date que de la dixième génération après la
guerre de Troie. Jusque-là, par crainte des pirateries des
Tyrrbéniens et de la férocité des Barbares, habitants de la
Sicile, les Grecs n'avaient pas même osé y venir faire de
trafic. Enfin, l'Athénien Théoclès, qu'une tempête avait
jeté sur cette côte, reconnut la faiblesse des populations
indigènes en môme temps que la richesse du sol ; il se hâta
de regagner son pays, et, comme il ne put vaincre l'incrédu-
•lité des Athéniens, ce fut avec une bande composée prin-
icipalement de Chalcidiens de TEubée, mais aussi d'un cer-
tain nombre d'Ioniens et de Doriens (de Doriens de Mégare
ipour la plupart), qu'il reparut en Sicile. Les Chalcidiens,
ajoute Éphore, bâtirent Naxos, et les Doriens Mégare, ou,
pour mieux dire, Hybla, car ce fut là le nom primitif de
rétablissement. Aujourd'hui, je le répète, ces villes n'exis-
tent plus; et, si le nom d' Hybla a survécu, c'est grâce à la
supériorité du miel dit hybléen.
3. Revenons aux villes actuellement subsistantes qui
se succèdent le long de ce côté de la Sicile. Messéné,
qui s'offre à nous la première, est située au fond d'un golfe,
1. « ATorEtM, dit M. Mûller, inter Tauromenium et Catanam sita erat. Aut
•latlur Strabo trravity aut verba turbata sunt. * — 2. Double restitution
aun lare bonheur due encore à la merveilleuse sagacité de M. Millier. Voy.
Index var. lect., p. 977, col. 2, lig. 29-60.
UVRE VI. i.447
sorte d'angle très-aigu et en façon d'aisselle, que forme le
Pelorias en se repliant brusquement à Test. Le trajet de
iMesséné.à Rhegium mesure 60 stades, celui.. de Messéné
h Golonne-Hliëgine est beaucoup moindre. C'est une colonie
de Messéniens du Péloponnèse, qui, en s'établissant dans
œtte ville, lui a donné le nonî qu'elle porte actuellement;
antérieurement, elle avait porté celui de Zanclé, qui rap-
pelait la disposition oblique, anguleuse du lieu qu'elle oc-
cupait (et en effet Wy^Xoç est un vieux mot qui a le même
sens que crxoXio?), et c'étaient les Naxiens des environs de
Gatane qui l'avaient bâlie. Plus tard les Mamertins, Gam-
. panions d'origine, vinrent augmenter le nombre de ses
habitants; puis les Romains en firent leur place d'armes
dans cette première guerre contre les Carthaginois, dont la
Sicile fut le théâtre ; enfin Sextus Pompée y eut le gros de
SSL flotte tout le temps qu*il lutta contre César- Auguste, et
c'est de là qu'il s'enfuit, lorsqu'il vit qu'il ne. pouvait plus
tenir en Sicile. Un peu au-dessus de la ville, au sein même
duDétroit, se trouve le gouffre de Charybde, gouffre sans fond,
. dans les tourbillons duquel sont entraînées et viennent se per-
dre inévitablement Mes embarcations qui se sont laissé sur-
prendre parles courants contraires du détroit. Les débris de
tous ces naufrages sont ensuite portés vers la plage de Tau-
romenium, et celle-ci en a reçu le surnom de Copria. Les
JMamertins^ avec le temps, ont su prendre un tel ascendant
sur les Messéniens qu'ils sont devenus, on peut dire, les
maîtres de la ville : aussi n'est-ce plus le nom de Messéniens
qu'on emploie aujourd'hui pour désigner les habitants de
Messéné, mais toujours le nom de Mamertins» Le vin même
de cet excellent cru , capable, on le sait, de rivaliser avec
les meilleurs vins d'Italie, n'est plus connu sous le nom
de Messénierij mais bien sous celui de Marner tin. La ville
d'ailleurs est passablement peuplée, moins pourtant que
Gatane y depuis que celle-ci a reçu des colons romains.
Tauromenium est la moins peuplée des trois; et^ tandis que
1 . ' 'a^«»t«< ► aa Ken • -de tb^nù^ , conjeetare de - M. Piccoloi.
448 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Gatane a eu , comme Zanclé , les Naxiens mêmes pour
fondateurs, ce sont les Zancléens d'Hybla qui Tont bâtie.
Gatane, du reste, perdit momentanément sa popnlation
naxienne, elle reçut à la place une colonie qu'avait envoyée
Hiéron, tyran de Syracuse^ et vit du même coup substituer
le nom à*jEtna à son nom primitif. C'est à cette fondation
de EUiéron que Pindare fait allusion dans le passage suivant :
c Prête roreille à ce que je vais dire, grand roi, dont le
c nom rappelle nos pieux sacrifices , grand roi , fondateur
c d'iEtna *. »
Mais, après la mort de Hiéron, les Catanéens rentrèrent
dans la ville , en chassèrent les nouveau- venus et renver-
sèrent le tombeau du tyran. Ainsi expulsés, les MtDœens
allèrent s'établir dans un canton de r.>Etna, appelé Innesa,
à 80 stades de distance de Gatane, et y bâtirent une
autre ville qu'ils appelèrent de ce même nom à'jEtna et
qu'ils placèrent, tout comme s'il Teût fondée, sous les aus-
pices de Hiéron. Gatane se trouvant située juste au pied
de l'iEtna, c'est son territoire qui a le plus à souffrir des
éruptions du volcan : la proximité est telle en effet que tout
y est de prime abord envahi par la lave. On connaît lé pieux
dévouement d'Amphinomos et d'Anapias, chargeant leur
père et leur mère sur leurs épaules et les sauvant ainsi des
dangers d'une éruption : c'est ici, à Gatane même, que la
tradition place cette scène touchante. Suivant Posidonius^, à
chaque éruption de l'iEtna, la plaine de Gatane disparaît
tout entière sous une épaisse couche de cendre ; mais cette
cendre volcanique, qui dans le premier moment gâte qt dé-
truit tout, fait avec le temps à la terre un bien infini : il est
constant, par exemple, que les vignes et les campagnes de
Gatane lui doivent leur incomparable richesse, car nulle
part ailleurs dans le pays la vigne n'est aussi productive.
1. Voy. Pind., éd de Boeckh, t. II, p. 597. — 2. Nous avons traduit ce pas-
sage en lisant avec Kramer : S-cav 8\ 6 no«i5wvi[éç] ç|r,<Ti], Ytvr.tai xà icipixè ôpoç.
M. Mûiler propose une autre correction, qui, si elle était agréée, retranche*
rait ce passage du nombre des fragments de Posidonius. Voy. Ina. var. lect.^
p. 978, col. i,lig. 13-22.
LIVRE VI. 449
Il en est de même de l'herbe qui pousse ici dans les terrains
que les cendres volcaniques ont recouverts, elle engraisse
tellement le bétail qu'il suffoquerait, dit-on, si, tous les
quarante ou cinquante jours % on ne le saignait aux oreilles,
précaution que nous avons déjà observée à Erythie. La
lave, en se figeant, forme à la surface du sol une croule
pierreuse tellement épaisse qu'il faut la couper comme
on fait la pierre dans les carrières, si Ton veut mettre à
découvert le sol primitif. C'est en efiet la roche même,
liquéfiée au fond du cratère, qui, par suite de l'ébuUition,
déborde et se répand sous la forme d'une boue noirâtre
le long des flancs de la montagne; après quoi, elle se
refroidit, durcit de nouveau et prend laspect et la consis-
tance de la pierre meulière^ sans perdre la couleur qu'elle
avait à l'état liquide. Mais la combustion des roches, tout
comme celle du bois, produit de la cendre ; et si la cendre
de bois est un excellent engrais pour certaines plantes
(pour la rwe, par exemple), on conçoit que les cendres
de l'iEtpa puissent exercer sur la vigne ime action ana-
logue.^
4. Naxos et Mégare venaient d'être fondées, quand Ar-
chias arriva .de Gorinthe en Sicile et fonda lui-même Syra-
cuse. Suivant certaine tradition, Archias s'était rendu à
Delphes en même temps que Myscellus et ils avaient con-
sulté l'oracle ensemble : le dieu, avant de répondre, avait
voulu savoir ce que chacun d'eux préférait de la richesse ou
de la santé ; et comme Archias avait choisi la richesse et
Myscellus la santé, il avait désigné au. premier l'emplace-
ment de Syracuse, et l'emplacement de Grotonë au second.
Or, les Crotoniates se trouvèrent effectivement avoir bâti leur
ville dans des conditions de salubrité merveilleuse, ainsi que
nous l'avons dit plus haut ; et les Syracusains de leur côté
s'élevèrent en peu de temps à l'apogée de la richesse et de
l'opulence, témoin cet ancien proverbe : c Us rC auraient pas
1. Le texte porte : « tous les quatre ou cinq jours; » mais, en se référant au
passage correspondant du 1. III, ch. v, $ 4, on voit que la correction est inUis-
peusanie.
GÉOGR. DE bTRABON. 1. — 29
450 GEOGRAPHIE DE STRABON.
assez* de la dîmè de Syracuse », lequel se dit des gens pro-
digues et magnifiques. La tradition ajoute qu'en passant à
Corcyre, qui se nommait alors Scheria, Archias y laissa
l'HéracHde Chersicrate, avec une partie de ses gens, pour
y fonder un établissement, ce que Ghersicrate parvint à foire
9.près avoir chassé les Liburnes, maîtres de Tîle ; qu'ayant
ensuite relâché au promontoire Zephyrium il y trouva un
certain nombre de Doriens qui revenaient de Sicile, où ils
s'étaient séparés de leurs compagnons , les fondateurs de
Mégare, qu'il les prit alors avec lui, comme ils se dispo-
saient à regagner la Grèce "j et put enfin, aidé par eux,
fonder Syracuse. Grâce, surtout, à la fertilité de son ter-
ritoire et à rheureuse disposition de ses ports, Syracuse
prit un rapide accroissement, et ses habitants en vinrent bien-
tôt à exercer sur toute la Sicile une véritable hégémonie^ hé-
gémonie oppressive tant que régnèrent leurs tyrans, hégé-
monie bienfaisante quand, redevenus libres eux-mêmes, ils
voulurent affranchir aussi toutes les villes qui gémissaient
sous le joug des Barbares. De ces populations barbares de la
Sicile, les unes étaient autochthones , les autres avaient
franchi le détroit et envahi le pays. Les Grecs avaient bien
empêché qu'elles ne prissent pied sur aucun point du littoral,
mais ils n'avaient pu les empêcher de pénétrer dans Tin-
térieur et de s'y fixer, si bien que, de nos jours en-
core, l'intérieur de l'île demeure occupé par les descendants
des Sicèles, des Sicanes, des Morgètes, etc., voire même
des Ibères , le premier peuple barbare , au dire d -Éphore,
qui se soit établi en Sicile. Morgantium , . ville ancienne
aujourd'hui détruite, avait eu, suivant toute apparence,
les Morgètes pour fondateurs. Barbares et Grecs eurent
beaucoup à souffrir ensuite de l'invasion des Carthaginois et
de leurs continuelles attaques, auxquelles Syracuse opposa
pourtant encore une énergique résistance. Puis les Romains
1. M. Mûller propose de lire : oùJ' cDi:ç ^Cvoix' av. Voy. Ini var. lect., p. 978,
vol. I, lig. 45, comment il justifie cette correction. — 2. En maintenant le mot
àiciôvTaç, que M. Meineke supprime parce qu'il est omis dans un ou deux Mss.,
nous l'avons reporté après xxtaâv-rwv, comme le veulent et Groskurd et.Krjuner.
LIVRE VI. 451
passèrent dans l'île à leur tour , et , en ayant expulsé les
Carthaginois, ils mirent le siège devant Syracuse et s'en
emparèrent. De nos jours, pour réparer le mal que Sextus
Pompée avait fait k Syracuse, ainsi qu'à mainte autre ville
de la Sicile, César-Auguste y envoya une colonie et fit
rebâtir une bonne partie de l'ancienne ville. Seulement,
celle-ci formait une pentapole ayant un mur d'enceinte de
1 80 stades, et comme il n'y avait aucune utilité à ce que toute
cette enceinte fût remplie, Auguste crut devoir borner ses
réparations au quartier voisin de l'île d'Ortygie, quartier
moins abandonné, moins désert que les autres, et qui se
trouvait avoir d'ailleurs à lui seul le périmètre d'une ville
considérable. L'île d'Ortygie fait, on peut dire, partie de
Syracuse, d'autant qu'un pont l'y réunit. Elle renferme la
fontaine Aréthuse. Les mythographes prétendent que le
fleuve par lequel cette fontaine s'écoule dans la mer n'est
autre que l'Alphée venu jusqu'ici des côtes du Péloponnèse,
après avoir fait sous terre tout le trajet de la mer de Si-
cile, pour s'unir à l'Aréthuse, se séparer d'elle aussitôt et
se perdre de nouveau dans la mer. On cite à l'appui de cette
tradition certains faits, celui d'une coupe, par exemple, jetée
dans l'Alphée à Olympie, et qui aurait reparu à Ortygie
dans l'Aréthuse; celui-ci aussi, qu'à la suite des grandes
hécatombes d'Olympie les eaux de la fontaine prennent tou-
jours une teinte bourbeuse. Ajoutons que Pindare admet la
tradition et s'y conforme, quand il dit en parlant d'Ortygie :
e Tombe auguste de TAlphée, noble berceau de Syracuse % »
et que Timée lui-même fait conmie Pindare, l'historien en
ceci Confirmant le poëte. — Mais au moins faudrait-il qu'avant
d'atteindre les côtes du Péloponnèse l'Alphée se perdît dans
quelque gouffre béant à la surface de la terre, on concevrait
alors à la rigueur que du fond de ce gouffre il pût parvenir
jusqu'en Sicile par un canal ou conduit souterrain et sans
que ses eaux se fussent altérées par leur mélange avec celles
1. Voy. Nem., I, 1.
\
452 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de la mer; au contraire, on le voit tomber et déboucher di-
rectement dans la mer. Je ne sache pas maintenant qu'en mer,
k portée de la côte, on ait signalé de tourbillon capable d'en-
gloutir le courant du fleuve, auquel cas d'ailleurs ses eaux ne
seraient pas encore complètement préservées d'amertume *.
La chose est donc tout à fait impossible. La nature des eaux
de TAréthuse, lesquelles sont parfaitement douces et po-
tables, suffirait déjà à démontrer la fausseté de la tradition;
mais cette autre circonstance, que le courant du fleuve per-
siste aussi avant dans la mer sans se confondre avec elle de
manière à atteindre ce prétendu canal souterrain où Ton vent
qu'il s'engage, cette circonstance, dis-je, prête à la tradition
toute l'invraisemblance de la fable. G est à peine en eôet si
nous admettons ce phénomène pour le Rhône, dont le cou-
rant demeure distinct et laisse sa trace parfaitement visible
sur toute la longueur du lac qu'il traverse, et pourtant il
ne s'agit là que d'un trajet relativement court, à travers un
lac toujours paisible. Coomient donc l'admettre quand il
s'agit d'une mer agitée de si fréquentes et de si horribles
tempêtes? Quant au fait de la coupe, il n'a d'autre portée
que de grossir encore le mensonge : un corps semblable ne
suivrait pas le cours ordinaire d'un fleuve, à plus forte rai-
son un cours si long et si irrégulier *. Sans doute il n'est
point rare que des fleuves se perdent et coulent sous terre ;
plus d'un pays nous en ofl're des exemples, mais ce n'est
jamais sur un si long espace, et, d'ailleurs , le fait en soi
fût-il possible , les circonstances qui l'accompagnent n'en
demeureraient pas moins impossibles, aussi impossibles
que l'est le cours fabuleux qiie Sophocle prête à l'Inachus
lorsqu'après avoir dit :
c 11 descend des sommets du Pinde et duLacmus ; puis, lais-
f sant les Perrhaebes, il visite TAmphiloque, et passe chez l'A*
« carnane, qui le voit s'unir à l'Achéloûs,
i. Suivent quelques motsôjiwç... peiOpov, qu'à l'exemple de M. Meineke nous
avons supprimés comme n'étant qu'une malencontreuse interpolation. — 2. Aii
ToioûTuy Kô^wv au lieu d'ôfûv que donnent les Mss., correction de Coray.
LIVRE VI. 453
il ajoute un peu plus bas :
c De là, fendant les flots de la mer, il atteint dans Argos au
d dème de Lyrceus *. »
Plus exact que Sophocle, Hécatéa ne confond pas ainsi
rinachus d'Argolide et llnachus Amphilocbien, et c'est
après les avoir distingués expressément qu'il nous montre
ce dernier descendant, comme i'^Eas, des flancs du Lacmus,
et, comme Argos Amphilochicum, empruntant son surnom
du héros Amphilochus, pour aller se jeter dans TAchéloûs,
tandis que TiÉas coule à TO. dans la direction d'Apollonie.
Pour en revenir à Ortygie , il existe de chaque côté de
nie un port spacieux : le plus grand des deux a 80 stades
de circuit. Indépendamment de Syracuse, César rebâtit
Gatane et Centoripaj ville qui n'avait pas peu contribué
à la ruine de Pompée. Centoripa est située au-dessus de
Gatane , au pied même de l'iËtna et non loin du fleuve
Symœthus, lequel arrose ensuite le territoire de Gatane.
[Une autre colonie de Naxos, Leontium, a eu également
beaucoup à souffrir pendant la guerre contre Sextus Pom-
pée. Il est remarquable seulement qu'ayant partagé en tout
temps les infortunes de Syracuse, cette ville n'ait pas eu
part de même à toutes ses bonnes fortunes^.]
5. Des deux autres côtés de la Sicile, celui qui va du cap
Pachynus au cap lilybéen est aujourd'hui entièrement dé*
peuplé et offre à peine quelques vestiges des nombreux éta-
blissements que les anciens y avaient fondés, et entre lesquels
1. Sait ane longue phrase que M. Meineke a reconnue (ajuste titre, suivant
nous) pour une interpolation, et qu'il a, comme telle, rejetee duteite. — 2. Cette
phrase qui se trouve habituejlement placée à la fin du $ 7 est reportée par
Siebenkees , Groskurd , Kramer, Meineke et MûUer au % 6, après la mention
que fait Straboa de la fondation d'Eubœa par les Léontins. Mais, malgré ce
concours d'imposantes autorités, il nous a paru que ladite phrase était
mieux placée ici : cette comparaison entre Syracuse et Leontium, le dernier
trait surtout, qui pourrait bien être un reproche discret et mesuré à l'adresse
d'Auguste, lequel avait restauré Syracuse, Gatane. Gentoriça,mais avait négligé
Leontium, se comprend à merveille ici, U^ndis qu il perd ailleurs tout sel et tout
à-propos.
1
454 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
on distlDguait Camarina, colonie de Syracuse. Les seules
villes qui y soient restées debout sont Agrigente, colonie
de Gela, le port d' Agrigente et Lilybée. Étant plus rap-
proché que les deux autres de Garthage, ce côté do la
Sicile s'est trouvé être naturellement l'objet d'attaques con-
tinuelles de la part des Garthaginois et le théâtre dé longues
guerres qui ont en grande partie ruiné le pays. Quant au
dernier côté (qui est aussi le plus grand des trois), il compte,
sans être encore très-peuplé, un assez grand nombre de
lieux habités, Alœsa, par exemple, et Tyndaris, et Tempo-
rium ou comptoir des ^Egestéens, et CephalaBdès*, qui sont
même à proprement parler autant de petites villes, puis
Panorme, ville élevée aujourd'hui au rang de colonie ro-
maine, et l'antique ^Egeste, fondée, dit-on, par ces com-
pagnon» de Philoctète dont nous avons déjà parlé dans
notre description de l'Italie, et qui, par ordre du héros^
quittèrent la Grotoniatide et passèrent en Sicile son»
la conduite du Troyen ^Egeste. Citons encore sur cette
côte, parmi les lieux habités, la haute montagne d'ÉryXj
avec son temple de Vénus, objet en tout temps d'une
vénération extraordinaire , et rempli autrefois de femmes
esclaves que, dans leur piété, les Siciliens et miainte autre
nation étrangère vouaient au culte de la déesse. Aujour-
d'hui pourtant la ville d'Éryx ne compte plus qu'un petit
nombre d'habitants; le temple, de son côté, a perdu toute"
celte population vouée au culte de Vénus. Sur le modèle* de
ce temple on a bâti à Home, en avant de la porte Golliii»,
le temple dit de Vénus Érycine, remarquable p» lé beau
portique qui en entoure la ceWa*.
6. Dans Tintérieur de l'île, la ville d'Enna, où est ce fa-
meux temple de Gérés, ne compte plus aussi qu'un petit
nombre d'habitants : elle est située sur une montagne en-
tourée de vastes plateaux, tous^ d'une extrême fertilités Ries
1. Sur la vraie forme de ce nom, voy. Meineke : Vind, Sirab.f p. 70. — 2; à
l'imitation de M. Meineke, nous ayons transporté ici, comme à sa vraie plao^
xe passage qui habituellement se lit dans le S 6 après la phrase 'Eicotov....
itXciou(. — 3. nstrtv au lieu de «s^em, correction de coray.
LIVRE VI. 455
n'a plus contribué à ruiner cette ville que le siège soutenu
autrefois dans ses murs par les bandes d'esclaves fugitifs qui
formaient l'armée d'Eunus et que les Romains eurent tant
de peine à réduire. La même guerre fit beaucoup de mal ^
Gatane, 'k Tauromenium et à plusieurs autres villes en-
core*. Partout ailleurs, dans Tintérieur [et sur le littoral] on
ne trouverait guère que des habitations de bergers , car il
n'y a plus, que je sache, de vrai centre de population, ni k
Himera, ni à Gela, ni k Gallipolis, ni k Sélinonte, ni k Eu-
bœa,etc., toutes villes dont l'origine est grecque , puisqu'elles
ont été fondées, Himera par les Zancléens de Mylœ , [Gela
par les Rhodiens] *, Gallipolis par les Naxiens, Sélinonte par
les Mégariens de Sicile, etEuboDa par les Léontins'. Quant
aux villes fondées par les Barbares, comme était Gamici, ré-
sidence de ce roi Gocalus chez qui la tradition fait périr
Minos assassiné, elles ont aussi pour la plupart compléte*-
ment disparu. Frappés de cet abandon du pays, de riches
Romains se rendirent acquéreurs des montagnes et de la
meilleure partie des plaines et livrèrent ces terres k des éle-
veurs de chevaux, de bœufs et de brebis, leurs esclaves. Mais
la présence de cette nouvelle population fit courir plus d'une
fois aux Siciliens de grands dangers ; car ces pâtres, qui ne
s'étaient d'abord livrés qu'k des actes de brigandage isolés,
individuels, finirent par former des bandes qui portèrent la
dévastation jusque dans les villes, comme l'atteste l'occupa-
tion d'Enna par la bande d'Eunus. De nos jours, tout der-
nièrement même, on a amené k Rome un certain Selurus,
dit le fils de T^ina, parce qu'à la tête d'une véritable armée il
avait longtemps couru et dévasté les environs de cette mon-
tagne, et nous l'avons vu dans le cirque, k la suite d'un combat
de gladiateurs, déchirer par les bêtes. On l'avait placé sur
un échafaudage très-élevé qui figurait l'iEtna; tout à coup
l'échafaudage se disloqua, s'écroula, et lui-même fut préci-
pité au milieu de cages remplies de bêtes féroces qu'on avait
1. Voy. ]a note 2 de la page précédente. — 2. Restitution de Meineke, d'a-
près une conjecture de Groskurd. — 3. Voy. la note 2 de la page 453.
4f.6 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
placées an-dessous, mais qa'on avait faites exprès assez fra-
giles pour que ces bêtes n'eussent aucune peine à les rompre.
7. Qu'est-il besoin, à présent, de parler de la fertilité de
laSicile, après ce que tant d'auteurs en ont dit ? Généralement,
on régale à celle de l'Italie ; il semble pourtant qu'on doive
la mettre encore au-dessus, quand on compare la production
des deux pays en blé, en miel, en safran, etc. Ajoutons que
son extrême proximité de l'Italie (la Sicile fait en quelone
sorte partie de la péninsule) lui permet de pourvoir aux ap-
provisionnements de Rome aussi commodément et sans plus
de peine que les campagnes mêmes de l'Italie. On TappeUe
à cause de cela le grenier de Rome; et il est de fait qu'elle
exporte à Home tous ses produits, sauf une petite quantité
réservée pour fa propre consommation; et pstr produits je
n'entends pas seulement les fruits de la terre, mais aussi Je
bétail, le cuir, la laine, etc. Suivant l'expression de Posido-
nius, la Sicile se trouve avoir, dans Syracuse et dans l'Éryx,
deux citadelles qui commandent la mer, et, dans £nna,une
troisième citadelle intermédiaire qui commande et domine
toutes les plaines de l'intérieur*.
8. Non loin de Gentoripa est la petite ville d'Etna, dont
nous parlions tout à Theur^e. iEtna est le repos et le point
de départ des voyageurs qui font l'ascension du volcan;
car c'est là que commence , à proprement parler, la re-
gion du sommet. Dans toute cette région supérieure, la
montagne est nue et stérile, le sol est comme de la cendre,
et disparaît rhi ver sous la neige amoncelée, ce qui forme un
contraste avec les beaux bois et l'abondante végétation de la
région inférieure. Le sommet, qui plus est, paraît sujet à de
fréquents changements par suite de la nature capricieuse
des éruptions volcaniques, et cela se conçoit : comme le feu
intérieur tantôt se porte tout vers un seul cratère et tantôt
se divise entre plusieurs, et que de ces cratères sortent
tantôt des flots de lave, tautôl rien que des flammes et de la
4 . Voy. lu note 'i de la page 453.
LIVRE VI. 4t7
fumée, tantôt aussi de grosses masses ignées, cette irrégu-
larité des éruptions affecte aussi nécessairement les con-
duits souterrains et en change la direction, et il n'est pas
rare de voir s'ouvrir sur tout le pourtour du sommet de nou-
veaux cratères ou orifices. Des voyageurs qui ont fait récem-
ment Tascension de TiEtna nous ont dit avoir trouvé, une fois
au haut de la montagne, un plateau tout uni, de 20 stades de
circuittaviron, et bordé circulairement d'une sorte de bour-
relet de cendre, de la hauteur d'un mur ordinaire , qui lui
sert de clôture et par-dessus lequel il faut sauter, pour peu
qu'on veuille s'avancer sur le plateau. Au milieu de cette
enceinte, on apercevait une butte ayant cette même couleur
cendrée que le sol conserve sur toute la surface du pla-
teau, et juste au-dessus de la butte un nuage ou pour mieux
dire une colonne de fumée pouvant avoir deux cents pieds
de hauteur perpendiculaire et paraissant complètement im-
mobile (il est vrai que c'était par un temps de calme). Deux
de ces voyageurs avaient osé s'avancer sur le plateau, mais,
comme ils avaient senti que le sol sous leurs pieds était par
trop brûlant et qu'ils y enfonçaient trop, ils avaient vite ré-
trogradé, sans avoir rien pu reconnaître de plus que ce que
Ton observait en se tenant à distance. Le peu qu'ils avaient
vu avait suffi toutefois à les convaincre que la fable tient
une grande place dans tout ce qu'on a débité au sujet du
volcan, et notamment dans ce qu'on raconte d'Empédocle,
qu'il se serait précipité au fond du cratère, sans laisser
après lui d'autre indice de sa mort qu'une des sandales
d'airain qu'il portait avant l'événement et qu'on aurait re-
trouvée à une faible distance du bord du cratère, rejetée là
apparemment parla violence du feu. Suivant eux, en effet
on ne saurait approcher du cratère ni le voir; ils ne conce-
vaient même pas qu'on y pût rien jeter, vu la résistance des
vents qui soufflent incessamment des profondeurs de l'abîme
et l'excès de la chaleur qui ne manquerait pas de vous ar-
rêter longtemps avant que vous eussiez atteint le bord du
cratère. Supposé d'ailleurs qu'un corps quelconque eût pu y
être lancé, ce corps n'eût pas manqué d'être complètement
458 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
altéré et défiguré; k coup sûr, il n'eût pas été rejeté tel qu'il
était d'abord. Sans doute il pourrait se faire (et rien n'em-
pêche de l'admettre) que, pour un temps et faute d'aliments,
ces exhalaisons d'air et de feu éprouvassent quelque iater^
ruption, jamais pourtant Tinterruplion ne serait assez cam^
plète ni assez longue pour permettre à Thomme d'af&onter
l'approche d'obstacles si énergiques. L'iEtna, qui commande
plus particulièrement le côté du détroit et le territoire de
Catane, domine également les rivages de la mer Tyrrhé-
nienne et les îles des Liparœens : son sommet, pendant la
nuit, s'illumine de clartés étincelantes; en revanche, il
demeure tout le jour enveloppé de fumée et d'épaisses té-
nèbres.
9. Les monts Nébrodes, situés juste à l'opposite de
TiEtna, lui sont inférieurs en élévation, mais de beaucoup
supérieurs en étendue. Ce que nous avons dit de la partie
de la mer Tyrrhénienne comprise entre la Sicile et la côte
de Gume est vrai aussi de la Sicile : partout elle est minée
par des cours d'eau et des feux souterrains, ce qui explique
la quantité d'eaux chaudes, tantôt salées, comme celles de
Sélinonte et d'Himère, tantôt douces et potables, comme
celles d'iEgeste, qu'on y voit jaillir à la surf ace du sol.
Dans certains lacs ou étangs voisins d'Agrigente, les eaux
ont le même goût que celles de la mer, tout en étant de na*
ture bien différente, puisque, sans savoir nager, on s'y sou-
tient à la surface et que le corps de Thomme y flotte ni plus
ni moins que le bois. A Palici, l'eau jaillit de bassins pro-
fonds semblables à des cratères et y retombe en formant
une sorte de voûte. Enfin la grotte qu'on visite auprès
dlmachare^ contient une immense galerie dans laquelle
un fleuve circule k couvert et parcourt ainsi un très-long
trajet, pour surgir ensuite à la surface du sol, comme fait
le fleave Oronte en Syrie, qui, après s'être perd^u entre
Apamée et Antioche, dans un gouffre appelé Charybdej re^
1. 'ij*àT«çov OU 'i|tAx«P<w au lieu de Mixaupov conjecture d^ M. MûIIer.
Voy. Ind. var. lect., p. 978, col. 2, 1.68.
LIVaE VI. 459
parait 40 stades plus loin. La même chose, on le sait,
arrive au Tigre, en Mésopotamie, et au Nil, en Liby«,
un peu au-dessous *■ de ses sources. On cite encore les eaux
de Stymphale, qui, apris avoir coulé sous terre Tespacoi
de 200 stades, reparaissent en Argolide et forment le fleuve-
Erasinus. Quant aui eaux qu'on voit se perdre auprès d'Asée
en Arcadie, elles mettent encore plu& de temps à repawtse
et forment alors deux fleuves distincts, TAlphée et TEur-
rotas, ce qui avait naguère accrédité cette fable, que deux
couronnes offertes, l'une à l'Alphée et Tautre k TEunotas,
et jetées ensemble dans le courant commun, obéissaient au.
VŒU du donateur, chacune d'elles reparaissant dans le fleuve:
auquel elle avait été spécialement adressée. Enfin nousavons^
rapporté plus haut ce que l'on dit d'analogue touchant le-
Timave.
10. Des faits de même nature que ceux-ci, de même na^
ture aussi que les phénomènes volcaniques de la Sicile, &*obr^
servent dans les îles dites des Liparœens, notamment danâ;
rUe de Lipara. Le groupe comprend sept îles. Lipara, car-
lonie cnidienne,estlaplus grande; elle est aussi laplu&=rap«*^
prochée de la Sicile, du moins sqprès Thermesse. S(m noia
primitif était Meligunis. Il fut un temps où, maîtresse des
îles qui l'avoisinent et qu'on désigne aujourd'hui soofl W:
nom d'îles des Liparxens^ voire quelquefois sous le nom.
à*Ues d'^ole^ cette île pouvait mettre sur pied de véritables-
flottes, qui, courant les mers, repoussèrent longtemps les
descentes ou incursions des Tyrrhènes. Plus d une fois même
elle envoya à Delphes la dépouille des vaisseaux ennemis
pour orner le temple d'Apollon. Indépendamment d'un
sol fertile, cette île possède une mine d'alun qui est d'ua
grand rapport et des sources thermales. Ajoutons qu'il s'y
trouve un volcan en activité. [Thermesse]', ou, comme on.
l'appelle actuellement, Hiera, Tîle sacrée de Yulcain, est si-
tuée à peu près à mi-chemin entre Lipara et la Sicile ; le
1. iic& an lien de «pi, coDJeeturê de Paulmier de Grantemeinil, ratifiée par
Siebenkeea, Coray et Mûller^ — 3. C*eBt Cor^yqoi, d'après lue ooigeetore d«.
Clavier, a restitue ici ce nom.
4G0 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
sol en est partout fochenx, nu et volcanique. On y voit le
feu jaillir par trois orifices, autrement dit par trois cratères.
Le plus grand ne vomit pas seulement des flammes, mais
aussi des masses ou blocs ignés qui ont déjà comblé une
bonne partie du détroit. D'après l'ensemble des faits obser-
vés, on croit généralement que ce sont les vents qui provo-
quent et suscitent les éruptions du volcan de Thermesse, de
même qu'ils suscitent celles de l'iEtna, et que, quand les
vents cessent, ses éruptions cessent aussi. Cette opinion, sui-
vant nous, n'est nullement déraisonnable. Quel est en effet
le principe, l'élément qui donne naissance aux vents et qui
les alimente? L'évaporation de la mer. Il n'y a donc rien
d'étonnant, pour qui a assisté une fois ^ à ce genre de spec-
tacle, que ce soit un principe, un élément congénère qui
allume le feu des volcans. Polybe trouva l'un de ces trois
cratères affaissé déjà en partie sur lui-même, mais les deux
autres encore intacts. Le plus grand avait cinq stades de
tour à sa marge extérieure, puis allait se rétrécissant peu k
peu jusqu'à ne plus avoir qu'un diamètre de cinquante
pieds* à un stade au-dessus du niveau de la mer, laquelle
s'apercevait du reste très-bien d'en haut pour peu que le
temps fût calme*. Voici maintenant ce qu'ajoute Polybe
relativement aux vents : si c*est le Notus qui doit souffler,
une noire vapeur, assez épaisse pour dérober même la vue
de la Sicile, se répand autour de la petite île ; le Borée au
contraire s'annonce par des flammes très-claires, qu'on voit
jaillir du sein dudit cratère et par des détonations plus fortes
qu'à l'ordinaire; quant aux signes qui annoncent le Zéphyr ^
ils tiennent le milieu en quelque sorte entre les signes
avant-coureurs du Notus et les signes qui précèdent Borée.
Les deux autres cratères ont la même forme, le même as-
pect que celui-là, mais une force éruptive beaucoup moin-
1 . 'A|i«ffyir.wç an lieu de ix^wç y» «wç, correction de Coray et de Meineke. —
2. L'Epitoméde Strabon ne marque ici que 30 pieds. — 3. La phrase qui suit,
el Hi X9.W è<rel itiffrâ,, . . |iL'j0oXoYif;9ti<nv, est rejetée avec toute raison par M. Mei-
neke, « ut nasntuli inttrpolatoris animaaversio in marginemy unie irrepsit
feler/andu. »
k
LIVRE VI. 461
dre, et l'on peut, d'après la différence d'intensité des déto-
nations et d'après le point de départ des éruptions de flammes
ou de ium'ée, pronostiquer à coup sûr le temps qu'il fera
trois jours après. C'est ainsi que des gens de Lipara annon-
cèrent à Polybe*, alors retenu à terre par un gros temps qui
empêchait de mettre à la voile, que tel autre vent se lèverait
bientôt, et la chose arriva effeclivement comme ils l'avaient
annoncée. De tout ce qui précède Polybe conclut qu'Homère,
en faisant d'iEole le dispensateur des vents (ce qui peut pa-
raître au premier abord une fable dans toute l'acception du
mot), ne nous a pas donné une pure fiction, mais bien la
vérité même sous un ingénieux déguisement. On a vu au dé-
but de cet ouvrage ce que nous pensions à cet égard^; repre-
nons donc la suite de notre description du point où cette
digression l'a interrompue.
11. Et, comme nous avons déjà décrit Lipara et Ther-
messe, passons à Strongyle'. Cette île tire son nom de sa
forme arrondie ; elle est aussi de nature volcanique, mais
ses éruptions, très-inférieures à celles des deux autres îles
en intensité, l'emportent beaucoup par l'éclat et la splen-
deur des feux. Aussi les mythographes en avaient-ils fait
la demeure même d'iEole. Didyme, la quatrième île du
groupe, tire, comme Strongyle, le nom qu'elle porte de sa
configuration. Quant à Ericussa et à Phœnicussa, qui vien-
nent ensuite, c'est de la nature de leurs plantations qu'elles
ont tiré les leurs; elles sont d'ailleurs l'une et l'autre affec-*^
tées uniquement à r^i/eue et au pâturage des bestiaux. Enfin,
si la septième, qui est situés plus au large que les autres^
et qui se trouve être complètement déserte, a été appelée
1. Voy. dans les Vind, Strab. (p. 73) l'ingénieux rapprochement que fait
M. Meineke de ce passage avec un incident relaté par Tite-Live (V, 2 8). Cf.
Millier, /wd. var. lect., p. 979, col. 1, 1. 23. — 2. Suit une phrase inintelligi-
ble, qui rappelle vaguement certaine théorie énoncée par Strabon dans son
!••; livre sur l'alliance que fait Homère de la fiction et de la réalité, et qui n'est
évidemment qu'une glose, ou mieux une citation, im rappel marginal. M. Mei-
neke l'a rejetee hors du texte. — 3. Voy. l'explication que donne M. Mûller des
mots i Si ôvoç ïTçoYTfûXij qu 'on lit ici dans «m des Mss. de Strabon, Ind Var.
hct.^ p. 979, col. 1, 1. 47. — 4. « Accuratiora. dit M Millier, S>rabo iradet,
deletO]f.à.\f.ata., quodest \)osi iteXafia; nam kvoinjmus insula minut quam
SlroiiQyle in alto sita eut, » Ibtd.^ 1. 51.
462 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Evonymos, c'est parce qu'on Ta juste à sa gauche ayLZnà on se
rend de Lipara en Sicile ^ . Il n'est pas rare non plus dans ces
parages de voir des flammes courir à la surface de la mer,
par suite apparemment de l'ouverture de quelque cratère
sous-marin due aux efforts que fait incessamment le feu
intérieur pour se frayer de nouvelles issues au dehors. Po-
sidonius décrit un autre phénomène observé de son temps,
c Un jour, dit-il, à l'époque du solstice d'été, on vit, dès
le lever de l'aurore, la mer entre Hiera et Evonymos se
gonfler d'une façon prodigieuse, continuer encore un cer-
tain temps à grossir, puis cesser tout à coup ; des embarca-
tions se dirigèrent aussitôt de ce côté , mais la vue d'une
quantité de poissons morts apportés par le flot, jointe à
l'excès de la chaleur et à l'odeur infecte qui s'exhalait de la
mer, effraya ceux qui les montaient et les força à s'enfuir;
une seule embarcation, pour s'être approchée davantage,
perdit une partie de son monde et ramena le reste k grand'-
peine à Lipara et encore dans un état pitoyable, en proie à
des accès de délire (d'un délire analogue à celui des épilep-
tiques), suivis il est vrai de brusques réveils de la raison.
Quelques jours après, il se forma à la surface de la mer
comme qui dirait des efflorescences boueuses, accompa-
gnées sur certains points d'un dégagement de flammes, de
vapeurs et de fumée, puis cette boue durcit et forma un îlot
ayant la consistance et Taspect de la pierre meulière. Le
préteur de la Sicile, Titus Flamininus*, se hâta de porter le
fait à la connaisisance du sénat, qui à son tour envoya une
députation pour célébrer sur le nouvel îlot, ainsi qu'à Lipara,
un double sacrifice en l'honneur des dieux infernaux et &%&
divinités de la mer. — D'Éricôdès à Phœnicôdès', la table
chorographique marque 10 milles, puis 30 milles jusqu'à
Didyme , 29 milles ensuite de Didyme à Lipara, en allant
1. Voy. en revanche (!7;iU, 1. 54) comment M. MQUer maintient, contre la
double autorité de Krameret de Meineke. l'exactitude de cette dernière allé-
gation de Strabon. — 'l. Au lieu de t'iaminius que donnent les Mss., correction
de Du Theil et de Coray. — 3. Comme l'a pensé Kramer,ce8 formes fiWcorfè» et
Phœnicodès sont empruntées au Chorographe ; elles se retrouvent dans la carte
dePeutinger: elles doivent donc être maintenues ici.
LIVRE VI. 463
droit au N. * , enfin 19 milles de Lipara à la côte de Sicile
ou 16 seulement en partant de Strongyle. — En face de
Pachynus sont situées deux îles, File de Mélité, d'où Ton
tire cette petite race de chiens connus sous le nom de mé-
litxens, et Tîle de Gaudos, Tune et l'autre à 88 milles
dudit promontoire. Une autre île, nommée Gossura, «e
trouve placée entre le promontoire Lilybœum et le port
d'^spis, autrement dit de Clypea, sur la côte carthaginoisOyà
une distance aussi de 88 milles de l'un et de l'autre points.
De même iEgimurus et le groupe de petites îles qui l'en-
tourent se trouvent à portée à la fois des côtes de îa Sicile
et de celles de la Libye. — Ici se termine ce que nous avions
à dire des îles.
CHAPITRE m.
Sur le continent, nous nous étions arrêté à Métaponte,
là ou finit l'ancienne Italidy il nous faut maintenant décrire
les pays situés en dehors de cette limite. Le pays qui suit im-
médiatement est la lapygie, que les Grecs appellent aussi
Messapie et que les indigènes partagent en deux territoires,
celui des Salentins autour du promontoire lapygien, et celui
des Galabres. Au-dessus et au N. de ce dernier peuple
habitent les Peucétiens et le peuple que les Grecs dési-
gnent sous le nom de Dauniens, Dans la langue du' pays,
tout ce qui succède au territoire des Galabres s'appelle
Apulie; quelques tribus, peucétiennes pour la plupart, por-
tent le nom particulier de Pœdicli, La Messapie forme une
sorte de presqu'île fermée par un isthme de 310 stades, qui
s'étend de Brentesium à Tarente. Pour aller par mer, et en
doublant le promontoire iapygien, de l'un à l'autre de ces
1. « Falsissima Slrabo refert, dit M. Mûl er (Fnd. var. lect., p. 979. col. 2,
1 21), »ed ««/6a i^anissima sunt. Iii^^ ice t 'MulamPeutingerianam^vxdebisnue
situm insularum distantiarumque ru noues eodem plane modo describi quo
Slrabo narrât e Chorographo. Nullum novi locum quo cognûtio Tabulas
Peut, cum Agripyœ orbe ptcto intercedens probetur luculentiùs. »
464 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
points, il faudrait compter environ [1400 stades]. B'autre
part, de Métaponte à Tarente, il y a à pea près 220 sta-
des, et pour s'y rendre on navigue droit à TE. Les côtes
du golfe de Tarente sont en général dépourvues d'abris;
seule, Tarente possède un port très-spacieux et très-beau :
une grande jetée percée d'arches en ferme Tentrée, et sa
circonférence mesure bien 100 stades. C'est le fond de ce
port qui forme avec la mer extérieure l'isthme dont nous
parlions tout à l'heure, et par le fait la ville de Tarente se
trouve située dans une presqu'île ; mais, le col ou isthme de
la presqu'île étant très-bas de niveau, il est aisé de trans-
porter les embarcations par-dessus, d'un bord à l'autre.
Le sol de la ville est également très-bas, si ce n'est aux
approches de l'Acropole, où le terrain commence à s'ëlever
dune façon sensible ^ L'ancien mur d'enceinte décrit une
vaste circonférence, et aujourd'hui, bien que le quartier de
l'isthme soit en grande partie détruit, ce qui reste debout
de l'ancienne ville, c'est-à-dire la partie qui avoisine l'entrée
du port, et qui renferme la citadelle, suffit encore à former
une ville d'une étendue considérable^ On y remarque un
très-beau gymnase, avec une immense place ou agoray où
s'élève une statue colossale de Jupiter, en airain, la plus
grande qu'on connaisse après le colosse de Rhodes. Entre
l'agora et l'entrée du port est l'Acropole, qui ne contient
plus que de faibles restes du trésor d'objets d'art que la
piété des anciens y avait amassé, une grande partie de ces
objets d'art ayant été détruite lors de la prise de la ville par
les Garthagiiiois, et les Romains ayant emporté le reste à
titre de dépouilles et de butin, quand ils reprirent la ville de
vive force. Au nombre des dépouilles était ce colosse d'Her-
cule en airain, œuvre de Lysippe, qui figure aujourd'hui
dans le Capitole , et que Fabius Maximus y a déposé na-
guère en commémoration de la rentrée des Romains dans
Tarente.
2. Antiochus raconte comme il suit la fondation de cette
1. oii i&tx^év aa lieu de ii.up6v, d'après le passage correspondant de Tite-
(XXV, 1 IX restitution de M. Meineke.
Live
LIVRE VI. 465
•
ville. « Après la guerre de Messénie, dit-il, tous ceux d'entre
les Lacédémoniens qui n'avaient point pris part à l'expédi-
tion furent, en vertu d'un jugement, réduits à la condition
d'esclaves et déclarés hilotes; en même temps tous les en-
fants nés pendant l'expédition reçurent le nom de Parthénies
et se virent exclus de la dignité de citoyens. Mais ces der-
niers ne purent endurer un tel outrage, et, comme ?ls étaient
nombreux, ils conspirèrent la mort des Spartiates. Cepen-
dant les Spartiates avaient eu vent du danger ; ils répandi-
rent alors sous main des émissaires chargés de tromper les
conjurés par de faux semblants d'amitié et de tirer d'eux
tout le détail de leur plan d'attaque. Phalanlhe, l'un des
Parthénies, passait pour le chef du complot, bien qu'en
réalité il n'eût pas approuvé sans réserve ce projet de guet-
apens. Voici quelles en étaient les dispositions : le jour des
Hyacinthies, pendant la célébration des jeux dans l'Amy-
clseum, les conjurés devaient, au signal que donnerait Pha-
lanthe en se couvrant la tête de son bonnet, fondre sur les
Spartiates, tous aisément reconnaissables à leur chevelure,
et les massacrer. Or, au moment où les jeux allaient com-
mencer, sur les secrets avis qui avaient fait connaître le plan
des compagnons de Phalanthe, un héraut s'avança, et dé-
fendit à Phalanthe de se couvrir la tête. Les conjurés com-
prirent qu'ils étaient découverts, une partie se dispersa;
quant aux autres, ils implorèrent et obtinrent leur pardon,
mais, en les rassurant sur leur vie, on les retint sous bonne
garde. Seul Phalanthe dut se rendre à Delphes pour inter-
roger l'oracle sur le lieu où ils pourraient être envoyés
en colonie. L'oracle lui répondit :
« En te donnant pour demeure Satyrium et les grasses cam-
c pagnes de Tarente, je te donne aussi de devenir le fléau des
a lapyges. »
Les Parthénies vinrent donc à Tarente sous la conduite
de Phalanlhe et y reçurent bon accueil tant des populalioiii
barbares que des Cretois, premiers colons du lieu. » Suivant
Antiochus, ces Cretois descendaient des compagnons m émus
GÉOGR. DE STRAUON. I. — liO
466 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
de Minos, qui, ayant, après le meurtre de leur roi à Gamici,
chez Gocalus , quitté la Sicile en toute hâte, avaient été
jetés par les vents hors de leur route et poussés vers ce point
de la côie d'Italie, d'où une partie avait ensuite gagné la
Macédoine par terre, en faisant le tour de l'Adriatique,
et s'y était ^xée sous le nom de BottUens. Antiochus ajoute
que le nom de lapygie^ sous lequel on désigne tout le pays
jusqu'à la Daunie, lui est venu d'un fils de Dédale, appelé
lapyx, que la tradition fait naître d'une femme Cretoise, et
qui serait devenu lui-même l'un des chefs ou princes crétcûs.
Quant à Tarente, c'est du héros Taras qu'elle aurait tiré
son nom.
3. Éphore, lui, raconte autrement la fondation de Ta-
rente. « Les Lacédémoniens, dit-il, ayant déclaré la guerre
aux Messéniens pour venger la mort de leur roi Téléclus, tué
à Messène pendant la célébration d'un sacrifice, jurèrent de
ne point rentrer dans leurs foyers avant d'avoir détruit Mes-
sène, et de périr plutôt jusqu'au dernier. Us partirent ne lais-
sant pour garder la ville que ce que Sparte comptait d'en-
fants tout jeunes ou de vieillards décrépits. Mais, la dixième
année de la guerre, les femmes des Lacédémoniens s'étant
réunies en conciliabule députèrent vers leurs maris, quel?-^
ques-unes d'entre elles pour leur représenter qu'ils faisaient
la guerre aux Messéniens dans des conditions par trop iné-
gales; que ceux-ci, restant dans leurs foyers, continuaient
à procréer, tandis qu'eux, en s'obstinant à ne pas vouloir
quitter le territoire ennemi, laissaient leurs femmes à l'état
de veuves et risquaient ainsi de dépeupler leur cité* Les La-
cédémoniens pour faire droit aux représentations de leurs,
femmes, sans manquer pourtant à leur serment, renvoyèrent
les plus vigoureux et les plus jeunes d'entre, eux, qui n'a-
vaient pu prendre part au serment commun, vu qu'ils étaient
encore enfants quand ils avaient suivi l'armée en Messénie,
et, en les coogédiant, ils recommandèrent à chacun en parti-
culier d'avoir commerce avec toutes les jeunes filles qu'ils
trouveraient à Sparte : ils supposaient que ces unions col-
lectives avaient chance d'être plus fécondes. Les choses se
LIVRE VI. 467
passèrent de la sorte et les enfants nés de ces unions reçu-
rent le nom de Parthénies. Quant à Messène, elle fut prise
après un siège de dix-neuf ans, comme le marque Tyrtée
dans les vers qui suivent :
c Sous les murs de Messène, durant dix-neuf années, com»
« battirent sans relâche, et le cœar toujours animé de la même
« constance , les pères de nos pères , héroïques guerriers f
c Enfin, la vingtième année vit Tennemi renoncer à ses grasses
c campagnes et descendre en fuyant des sommets élevés; da
« rithôme, »
Les Lacédémoniens se partagèrent la Messénie; seule-^
ment, une fois revenus dans leurs foyers , ils refusèrent de .
traiter les Parthënies sur le même pied que les autrea ci-
toyens^ prétendant qu'ils étaient nés d'unions illégitimes.
Ceux-ci se concertèrent alors avec les hilotes et complotèrent
le massacre des Spartiates ; il fut convenu que le signal de
l'attaque serait un pUos ou bonnet laconien hissé [au haut
d'une pique]. Mais quelques hilotes dénoncèrent le complot.
On jugea toutefois difficile de prévenir les Parthénies par
une attaque à main armée, car ils étaient nombreux et étroi*
tement unis entre eux, se regardant tous naturellement
comme frères. On se borna donc à faire sortir de Vagova-
ceux des conjurés qui devaient hisser le signal convenu. Le&
autres comprirent que leur plan était découvert, et ils^se
tinrent cois. On se servit alors de l'influence qu'avaient sur
eux leurs pères pour les décider à aller au loin fonder une
colonie : s'ils trouvaient quelque emplacement suffisamment
spacieux, ils devaient s'y fixer définitivement; autrement,
on les engageait à revenir et on leur promettait le cin-
quième des terres de la Messénie. A ces conditions ils par-
tirent et allèrent aborder [en lapygie] chez les Achéens;
ils les trouvèrent aux prises avec les Barbares, et, comme*
ils avaient voulu partager leurs dangers, ceux-ci leur per-
mirent de fonder la ville de Tarjente sur leur territoire.
4. L'ancienne Tarente avec sa constitution démocra-
iiG8 GEOGRAPHIE DE STRABON.
tique, était parvenue à un degré de puissance extraordi-
naire : elle possédait la plus forte marine de tout le littoral
et pouvait mettre sur pied des armées de 30000 fantassins,
de 3000 cavaliers, et de 1000 hipparques^. Elle comptait
en outre dans son sein beaucoup d'adeptes de la philoso-
phie Pythagoricienne, l'un des plus distingués, notamment,
Archytas , connu aussi pour être resté de longues années
à la tête du. gouvernement de son pays. Mais Texcès de la
prospérité finit par engendrer la mollesse, et celle-ci fit de
tels progrès à Tarente que le nombre des jours de fêle ar-
riva à y dépasser celui des jours ordinaires*. De là naturel-
lement une grave altération des mœurs et des institutions des
Tareniins. Il me suffira, du reste, de rappeler un détail de
.leur administration pour en faire sentir tous les vices : je
veux parler de l'emploi si fréquent fait par ce peuple de
généraux étrangers. Indépendamment d'Alexandre , roi des
Molosses, dont ils avaient imploré le secours contre les
Messapiens et les Lucaniens , indépendamment d'Archi-
damus, fils d'Agésilas, à qui ils avaient eu recours plus
anciennement, ils appelèrent encore dans la suite Gléo-
nyme, Agathocle, et finalement Pyrrhus pour lutter contre
Rome. Et notez qu'en appelant ces étrangers à leur aide
ils ne pouvaient pourtant s'astreindre à leur obéir, de
sorte qu'ils ne tardaient pas à s'en faire des ennemis. Cl*est
ainsi qu'Alexandre voulut, uniquement en haine de leur in-
docilité, transporter sur le: territoire de Thurium le siégé
de l'assemblée générale des Grecs italiotes, qui s'était tou-
jours tenue à Héraclée, sur le territoire tarentin : il choisit
sur les bords du fleuve Acalandre un vaste terrain, et,
l'ayant fait entourer de murailles, décida que les synodes ou
réunions générales se tiendraient là dorénavant. On s'ac-
corde aussi généralement à regarder comme une consé-
quence de leur ingratitude la malencontreuse entreprise
qui mit fin aux jours de ce prince. [Disons pourtant que
I. Voy. sur ce nom Meinekc : Vind, Strabon,, p. 77. — 2. Cf. Athen. IV,
4>. 106. '
LIVRE VI. 409
dans la guerre contre les Messapiens au sujet d'Héraclée,
ils surent agir de concert avec le roi des Dauniens et celui
des Peucéliens*.] La part qu'ils prirent ensuite aux guerres
d'Annibal contre Rome leur fit perdre jusqu'à la liberté;
mais ils reçurent dans leurs murs une colonie romaine ^
et, de ce jour, la sécurité leur a été rendue, leur situation
est même devenue meilleure qu'auparavant.
5. La partie de la lapygie qui fait suite à Tarente offre
un aspect riant qu'on s'explique difficilement : le sol, en effet,
y est âpre et raboteux à la surface, mais il laisse voir, pour
peu qu'on l'ouvre avec la charrue, une grande profondeur
de terre végétale ; d'autre part, le peu d'eau dont elle est
arrosée n'empêche pas qu'on n'y voie partout de gras pâtu-
rages et des bois magnifiques. J'ajouterai que tout ce pays
fut naguère extrêmement peuplé et que l'on y comptait
jusqu'à treize villes; mais il a tant souffert qu'aujourd'hui,
sauf Tarente et Brentesium, on n'y rencontre plus que de
très-petites localités. Les Salentins passent pour descendre
d'une colonie Cretoise. Le fameux temple de Minerve, na-
guère si riche, est situé dans les limites de leur territoire,
ainsi que le rocher connu sous le nom de promontoire
lapygien. Ce promontoire, après s'être avancé droit au
levant d'hiver jusqu'à une grande distance en mer, se re-
courbe vers rO. dans la direction du Lacinium et déter-
mine avec ce cap, situé juste vis-à-vis, l'entrée du golfe de
Tarente. Les monts Cérauniens déterminent de même, aveu
le promontoire lapygien, l'entrée du golfe Ionien, et l'on
compte 700 stades environ pour le trajet dudit rocher ou
promontoire soit au Lacinium soit aux monts Cérauniens.
Le périple se décompose ainsi qu'il suit de Tarente à
Brentesium. On compte d'abord 600 stades jusqu'à Baris.
Cette petite ville de Baris, qu'on nomme aujourd'hui
plus volontiers Veretum^ est située à la partie extrême
du territoire salentin, et il est en général plus aisé de s'y
M
1. Cette phrase, qoi termine habituellement le $4, est transportée ici par
. Meineke, et le sens, il faut Tavouer, y gagne beaucoup.
470 GÉOGRAPHIE DE STRABOW.
rendre de Tarente par terre que par mer. On compte en-
suite 80 stades jusqu'à Leuca, autre ville fort petite, où se
trouve une source remarquable par l'odeur fétide qui
s'exhale de ses eaux. Suivant les mythographes , ceux des
géants qui avaient survécu au désastre de Phlegra, en Gam-
panie (autrement dits les géants Leutemiens), auraient, pour
échapper à la poursuite d'Hercule, cherché un asile cfn ce
lieu et Ty auraient trouvé, la terre elle-même s'étanl eu-
verte pour les recevoir dans son sein; mais de la partie
séreuse de leur sang se serait formé le courant qui alimente
cette source, en même temps que de leur nom toute cette
côte aurait été appelée la Leutemie, Il y a, maintenant,
150 stades de Leuca à la petite ville d'Hydrûs (m d'Hy-
dronte, et 400 stades d'Hydronte à Brentesium, 4O0 aussi
d'Hydronte à Tîle Sason, laquelle se trouve située à peu
près à la moitié du trajet de la côte d'Épire à Brentesium,
de sorte que, quand la traversée ne peut s'opérer en ligne
droite, on gouverne à gauche sur Hydronte, à partir de
l'île Sason , soit pour y attendre un vent favorable qui
permette de gagner l'un des ports de Brentesium, 8oil pour
y débarquer et achever le voyage par terre en passant à
Rhodise (Rudise), ville d'origine grecque et patrie du poète
Ennius *, ce qui est plus court. On fait donc le tour d'une
véritable presqu'île lorsqu'on se rend ainsi, par mer, de Ta*
rente à Brentesium ; quant à l'isthme de la presqu'île, il-eôt
représenté par la route qui va directement de Brentesium à
Tarento et qui se trouve être d'une journée de marche pour
un piéton non chargé. La plupart des auteurs emploient
indifféremment les noms de MessapiCy de lapygie, de C«-
labre et de Salentine, pour désigner cette presqu'île, quel-
ques-uns pourtant les distinguent, ainsi que nous l'avons
marqué plus haut. — Toutes les petites places que nous
venons d'énumérer sont situées sur la côte même.
6. Dans l'intérieur des terres nous trouvons Rudiœ,
Lupiœ et Âletia, cette dernière à une faible distance
1. Voy. Meineke: V(nd, Strab,,ip. 78.
LIVRE VI. 47 1
de la côte ; puis, au centre même de l'isthme, Uria, où
Van voit encore debout le palais d'un des anciens rois ou
tyrans du pays. Ge que dit Hérodote d'une certaine ville
d'Hyria, en lapygie, qui aurait été bâtie par des Cretois,
détachement égaré de la flotte que Minos conduisait en
Sicile, ne peut s'entendre que de la ville d'Uria dont nous
parlons ou de celle de Veretum. Brentesium passe aussi
pour avoir, été fondée par les Cretois ; mais le fut-elle par
la bande venue de Cnosse avec Thésée, ou par les compa-
gi2ons de Minos que lapyx ramenait de Sicile? Les 'deux
versions ont cours. On s'accorde du reste à penser que ces
Cretois ne restèrent pas dans le pays et qu'ils le quittèrent
même au bout de peu de temps pour aller se fi^er dans
laBottiée. Plus tard (c'était au temps de ses rois), Bren-
tesium se vit enlever une bonne partie de son territoire
par les Lacédémoniens de Phalanthe ; néanmoins , quand
ce héros eut été chassé de Tarente, Brentesium s'empressa
de l'accueillir, et voulut, qui plus est, après sa mort, lui
ériger un tombeau magnifique. Le territoire de cette ville
est plus fertile que celui de Tarente : le sol, en effet, bien
qu'uii peu léger, n'y donne que d'excellents produits. On
en vante beaucoup aussi le miel et les laines. Enfin son
port est plus avantageusement disposé que celui de Ta-
rente : une entrée unique mène à différents bassins, tous
de forme sinueuse, ce qui les abrite parfaitement du côté
de la mer et les fait ressembler aux branches d'un bois de
cerf. C'est même à cette circonstance que la ville doit
son nom : son port compris , elle figure tout à fait la tête
d'un cerf, et justement BrentioUy en messapien, signifie
tète de cerf. Le port de Tarente, au contraire, pour être
de forme trop évasée, n'est qu'imparfaitement abrité du
côté de la mer, sans compter qu'il se termine par un bas-
fond.
7. J'ajouterai que, comma le trajet le plus direct, soit de
la côte de Grèce, soit de la côte d'Asie, aboutit à Brente-
sium, c'est à Brentesium aussi que viennent débarquer tous
les voyageurs qui se proposent d'aller à Rome. Deux routes
472 GEOGRAPHIE DE STRABON.
s'offrent ensuite à eux : Tune, où Ton ne peut guère
cheminer qu'à dos de mulet, traverse le territoire des Peu-
cétiens-Pœdicles, celui desDauniens, et le Samnium jusqu'à
Bénévent, en passant à Ëgnatia d'abord, puis à .Gaelia% à
Netium', à Canusium et à Herdonia. L'autre prend par
Tarente, et pour cela s'écarte un peu sur la gauche, ce qui
fait faire un circuit qui allonge la distance d'une journée
démarche environ: on l'appelle la voie Appienne, Les cha-
riots peuvent y circuler plus aisément. Elle passe par les
villes d'Uria et de Venouse, qui sont situées, la première
juste à mi-chemin entre Tarente et Brentesium, la seconde
sur la frontière du Samnium et de la Lucanie. Près de Bé-
névent, au moment d'entrer en Campanie, les deux routes
parties de Brentesium se confondent en une seule, qui con-
serve le nom de voie Appienne^ et continue jusqu'à Rome
par Caudium, Galatia, Capoue, Casilinum, Sinuessa, etc. :
le reste de son parcours a été précédemment décrit. La
longueur totale de la voie Appienne de Rome k Brentesium
mesure 360 milles. Une troisième route, qui part de Rhe-
gium, va rejoindre la voie Appienne en Campanie , après
avoir traversé le Brutium, la Lucanie et le Samnium, et
franchi les monts Apennins, ce qui la rend plus longue de
trois ou quatre journées que celle qui part de Brentesium.
8. Il y a aussi double ligne de navigation entre Brente-
sium et la côte opposée : une première ligne aboutit aux
monts Gérauniens et à la partie adjacente du littoral soit de
l'Épire, soit de la Grèce; la seconde aboutit à Épidamne,
et, bien qu'étant la plus longue (car elle mesure 1000 stades
et l'autre seulement 800 '), elle est également fort suivie,
ce qui tient à l'heureuse situation d'Épidamne à portée des
populations de Tlllyrie et de celles de la Macédoine. —
Longeons, maintenant, la côte de l'Adriatique à partir de
Brentesium; la première ville que nous rencontrons est
Egnatia, rendez-vous général de tous ceux qui vont à Ba-
1. cf. Millingen : Ancient cotn«, p. 9. — 2. Voy . sur ce nom MûUer : Ind.
var lect.y p. U80, col. l^ 1. 36. — 3 M. MQller lit la phrase ainsi : x^^ »'' v«f
ioTiv, [f]xtIvo( [8i] ^xxaxoaiwv otailuv. Cf. Krainer.
LIVRE VI. 473
rium soit par terre, soit par mer: notons seulement que
pour y aller par mer il faut attendre le souffle du Notus.
Egnalia est le point extrême du territoire des Peucétiens
sur le littoral, comme Silvium Test dans Tintérieur. Tout
ce territoire des Peucétiens est âpre et montagneux, ce qui
se conçoit, vu qu'il fait partie encore, on peut dire, de la
chaîne de l'Apennin. Sa population primitive paraît avoir
été une colonie d'Arcadiens. Il y a de Brentesium à Ba-
rium 700 stades environ, c'est-à-dire la même distance que
de Tarente à l'une et à l'autre de ces deux villes. Le ter-
ritoire qui suit immédiatement est occupé par les Dauniens,
puis viennent les Apuliens proprement dits, lesquels s'é-
tendent jusqu'aux Frentaus. Toutefois, comme ces noms
de Peucétiens et de Dauniens ne 'sont plus jamais employés
par les gens du pays, qu'ils ne l'ont même été qu'à une
époque fort ancienne, et que toute cette contrée s'appelle
aujourd'hui YApulief on ne saurait déterminer avec exacti-
tude les limites respectives de ces peuples , et nous n'au-
rions que faire, nous , de l'entreprendre.
9. De Barium au fleuve Aufidus, sur lequel est situé
Yemporium ou marché des Canusites, on compte 400 stades,
à quoi il faut ajouter 6 stades pour remonter jusqu'à l'em-
porium même. Tout à côté est Salapia, qui est comme le
port d'Argyrippe. Sans être, en efiet, fort éloignées de la
mer, Canusium et Argyrippe sont situées dans la plaine
même : après avoir été jadis, à en juger par le dévelop-
pement de leur enceinte, les deux plus grandes villes d'ori-
gine grecque qu'il y eût en Italie, elles se trouvent aujour-
d'hui singulièrement déchues de ce qu'elles étaient. La
seconde, qui, avant de porter ce nom (TArgyrippe, s'était
appelée Argos Hippium, porte actuellement le nom d'Arpi.
L'une et l'autre du reste passent pour avoir été fondées
par Diomède, dont la domination sur toute cette contrée est
attestée et par le nom même de la plaine [dite Campus
Diomedis^] et par maint autre indice ou vestige, notamment
1. Voy. Meinckc : Vini, Strab., p. 80.
474 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
par ces Yénérables offrandes qa'on voit encore snspendnes
dans le temple de Minerve à Lncérie, autre ville de Tantique
Dannie, fort déchue également. U y a, en outre, à peu de
distance de la côte deux îles connues sous le nom d*Ues de
Diomède. L'une d'elles est sûrement habitée; quant à l'au-
tre, on la dit déserte. C'est dans cette même île que la
£ELble a placé la disparition mystérieuse de Diomède et la
métamorphose de ses compagnons en oiseaux reconnaissa-
bles, dit-on, aujourd'hui encore, à leur extrême douceur et
à de certaines habitudes qui rappeUent tout à fait celles de
la vie humaine, à un certain instinct, notamment, qui les
fait s'apprivoiser avec les bons et les éloigne au contraire
des méchants et des impies. Nous avons mentionné ci-
dessus les traditions qui ont cours chez les Eénètes relati-
vement au même héros et les honneurs que ce peuple
continue à lui rendre. Ajoutons que Siponte, ville distante
de Salapia de 140 stades environ, et que les Gre(fô avaient
nonmiée d'abord Sepiûs à cause de la quantité de sèches
((nçwiwv) que la mer vomit sur cette plage, paraît avoir
été fondée aussi par Diomède. Entre ces deux villes de
Salapia et de Siponte se trouvent une rivière navigable et
une grande lagune, qui servent Tune et l'autre au trans-
port des denrées venant de Siponte, du blé surtout. On re-
marque en outre près d'une montagne de la Daunie, ap-
pelée le Drium^ deux hérôon consacrés l'un à Galchas et
l'autre à Podalire : le premier est situé tout au haut de
la montagne, et l'usage, quand on vient y consulter l'orade,
est d'immoler un bélier noir et de s'envelopper, pour dor-
mir, dans la peau de la victime; l'autre au contraire est
situé tout au bas, au pied même de la montagne et à 1 00 sta-
des environ de la mer : un ruisseau s'en échappe, dont les
eaux sont souveraines pour guérir les différentes maladies
des bestiaux. En avant du golfe que forme ici la côte, on
voit s'étendre à une distance de 300 stades en mer et dans
la direction du levant le promontoire Garganum : qu'on
double ensuite ce promonloire et l'on rencontre immédia-
tement après la petite ville d'Urium. Lé cap Garganum est
UVRE VI. tl75
juste en face des îles de Diomëde. Le pays que nous ve-
nons da parcourir produit de tout et en très-grande quan-
tité. Il est, en outre, éminemment favorable à Yélève des
chevaux et des moutons; les laines qu'on en exporte ont
moins de lustre peut-être, mais assurément plus de moel-
leux que les laines de Tarente. Il faut dire que toutes les
vallées y sont si profondément encaissées qu'elles se trou -
vent à l'abri des intempéries de l'air. Certains auteurs ajou-
tent au sujet de Diomède qu'il avait commencé à creuser ici
un canal allant jusqu'à la mer, mais qu'ayant été rappelé
dans sa patrie il y fut surpris par la mort et laissa ce tra-
vail et mainte autre entreprise utile inachevés. C'est là une
première version sur sa mort ; une autre le fait rester
jusqu'au bout et mourir en Daunie; une troisième, pu-
rement fabuleuse, et que j'ai déjà eu occasion de rappeler,
parle de sa disparition mystérieuse dans l'une des îles qui
portent son nom; enfin, l'on peut regarder conmie une
quatrième version cette prétention des Hénètes de placer
dans^ leur pays sinon la mort, du moins l'apothéose du
héros.
10. On a vu plus haut comment nous avions décomposé,
d'après Artémidore, l'intervalle de Brentesium au in<mt
Garganum; lé Chorographe, lui, compte pour le même in-
tervalle 165 milles, évaluation bien inférieure à celle d'Ar-
témidore. En revanche, il compte du Garganum à Ancdne
254 milles, et cette évaluation est supérieure de beaucoup
à celle d'Artémidore qui ne compte que 1250 stades du Gar-
ganum au fleuve iî]sis, voisin d'Ancône. Quant à Polybe,
qui dit s'être servi d'un miliasme partant de Ja pointe de la-
pygie, il compte 562 milles jusqu'à la ville de Sila* et 178
milles de ladite ville à celle d'Aquilée. Mais ces différentes
mesures ne sauraient s'accorder avec l'étendue que tous les
auteurs, et ceux-ci tous les premiers, prêtent à la côte d'D-
lyrie entre les monts Céraunienset le fonddeJi'Adriatique;
car les 6000 stades qu'ils lui reconnaissent la feraient plus
i. Voy. sar ce nom ioconna Mûller, Ind, var, lect., p. 980, col. 2, 1. 23.
476 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
longue que la côte opposée, tandis qu'elle est notoirement
beaucoup plus courte. Nous avons déjà eu plus d'une fois
l'occasion de faire remarquer le désaccord qui existe entre
les différents auteurs, surtout au sujet des distances. Ajou-
tons qu'en pareil cas nous n'émettons jamais notre avis
personnel que lorsqu'il nous arrive de discerner sûrement
la vérité, nous bornant autrement à rapporter textuelle-
ment les opinions des auteurs. Mais il arrive quelquefois
aussi que les auteurs ne nous fournissent aucune indication ;
on ne doit pas s*étonner alors qu'un ouvrage tel que le
nôtre, à la fois si long, si difficile, ne puisse être absolu-
ment complet et que nous négligions de temps à autre,
non pas assurément ce qui se trouve avoir une véritable im-
portance, mais de petits détails comme ceux-là, peu utiles
en somme à connaître et dont l'omission, passant inaperçue,
n'ôte rien ou presque rien au mérite de l'ensemble.
11. Dans l'intervalle du Garganum à Ancône et immé-
diatement après le Garganum, la côte nous présente un
golfe profond, dont le pourtour est habité par les Apuliens
proprement dits. Ces peuples parlent la même langue que
les Dauniens et les Peucétiens, et à tous autres égards se
confondent avec eux : au moins est-ce là ce qu'on observe
aujourd'hui, car il est probable qu'anciennement ces popula-
tions différaient entre elles et que c'est ce qui a donné lieu
à cette triple dénomination. Anciennement aussi tout ce
pays était riche et prospère, mais les campagnes d'Annibal
et les différentes guerres qui ont suivi l'ont dévasté. C'est là
notamment que fut livrée cette bataille de Cannes, où les
Romains et leurs alUés firent de si énormes pertes. Au fond
du golfe dont nous venons de parler est un lac; au-dessus
de ce lac, maintenant, dans Tintéricur des terres, s'élève
une ville nommée, comme le chef-lieu des Sidicins, Tea-
num, Teanum Apulum. Mais ici l'Italie paraît perdre sen-
siblement de ^a largeur, et il ne reste plus entre Teanum et
les environs de Dicœarchia, d'une mer à l'autre, qu'un
isthme de moins de 1000 stades. Passé le lac, si nous con-
tinuons à ranger la côte dans la même direction , nous at-
LIVRE VI. 477
teignons bientôt le pays des Frentans et la ville de Buca,
car la distance est juste la même dn lac à Buca que du
Garganum au lac, à savoir de 200 stades. Quant au reste
de la côte, au delà de Baca , il a été précédemment décrit.
CHAPITRE IV.
Après avoir dépeint, trop longuement peut-être, l'aspect
physique de l'Italie , jious voudrions indiquer les causes ,
les causes principales, qui ont élevé si haut la puissance
romaine. La première cause, à notre, avis, est que l'I-
talie se trouve être aussi sûrement gardée que pourrait
l'être une lie, puisque la mer l'entoure presque de tous les
côtés et que dans le court intervalle où la mer ne la baigne
point un rempart de montagnes infranchissables la protège.
Nous ferons remarquer, en second lieu, que Tltalie, dont les
côtes sont généralement dépourvues d'abris, possède cepen-
dant quelques ports merveilleusement beaux et spacieux,
deux conditions excellentes, en ce que Tune préserve le
pays des attaques du dehors, pendant que l'autre permet
à ses habitants de prendre au besoin Toffensive et facilite
en même temps l'importation des marchandises. Enfin l'I-
talie a un troisième avantage, c'est de réunir en elle diffé-
rents climats et différentes températures : de là, en effet,
l'extrême variété d'animaux et de plantes, soit utiles, soit
nuisibles, qu'on y rencontre, et cette richesse qu'elle offre
en productions de toute nature pouvant servir aux besoins
de la vie. Nous avons déjà dit que la péninsule s'étend en
longueur généralement du N. au S. et que sa longueur, déjà
très-grande par elle-même, se trouve encore accrue de toute
celle de la Sicile, qui fait pour ainsi dire corps avec elle ;
or, on juge de la douceur ou de la rigueur du climat d'un
pays, suivant que la température en est élevée, basse ou
moyenne ; il s'ensuit donc nécessairement que l'Italie, j'en-
tends l'Italie actuelle, placée comme elle est à égale dis-
478 GÉOGRAPHIE DE STRABON*
tance des températures extrêmes et allongée cominë elle eet^
doit participer surtout de la nature des climats tempérés^
en posséder tous les privilèges. Ceci du reste résulte encore
pour elle d'une autre cause : comme la chaîne de l'ApeBr
nin, en traversant la Péninsule dans toute sa longueur,
laisse encore assez de place libre des deux côtés pour que
de belles plaines et de fertiles coteaux s'y déploient, il n'y a
pas par le fait une seule partie de Tllalie qui ne se trouve '
jouir à la fois des avantages des pays de montagnes et de
ceux des pays de plaine. Ajoutez la multitude et Timpor-
portance des cours d'eau et des lacs.que Tltalie renievm&y
la quantité de sources [minérales] , chaudes ou froidesi
qu'on y voit jaillir à la surface du sol, précieux remèdes
par lesquels la nature semble avoir voulu venir en aide à. la
santé de ses habitants et dont l'existence n'exclut pas celle
de nombreuses mines riches en métaux de< tout genre.
Quant à la profusion de matériaux, d'aliments que ce pays
met à la disposition de l'homme et des animaux, quant k
l'excellence de ses divers produits, il faut renoncer k en
parler dignement. Enfin, placée comme elle est, entre la
Grèce et les plus riches provinces de la Libye*, l'Italie» se
trouve former pour ainsi dire le centre des plus grands Étqte,
et, comme sa supériorité, sous le rapport de la fertilité et de
l'étendue, semble l'appeler à une sorte d'hégémonie ou de
prédominance sur tout ce qui l'entoure, cette proximité des
principaux États est encore un avantage de plus qui lui
facilite l'exercice du pouvoir.
2. Faut-il, maintenant, à cette description générale de
ritalie joindre au moins une courte esquisse de l'histoire du
peuple romain, de ce peuple qui Ta conquise et s'en est fadt
ensuite, comme qui dirait, un point d'appui pour conqn^r
le monde? Eh bien I qu'il nous suffise de rappeler qu'après
la fondation de Rome les Romains vécurent plusieurs géné-^
rations heureux sous la sage administration de leurs rois ,
mais qu'ayant vu le dernier de ces rois, Tarquin, abuser
1. Voy. Meineke : Vini. Strab,, p. 81.
LIVRE VI. 479
odieusement de son pouvoir, ils le chassèrent et se don^
nèrent une constitution mixte, tenant à la fois de la mo--
narchie et de Taristocratie. Ils s'étaient associé , dès au-
paravant, les Sabins et les Latins; mais, comme ils ne
trouvèrent point toujours ces deux peuples, non plus que leurs
autres voisins, animés à leur égard de dispositions bienveil-
lantes, ils furent en quelque sorte forcés de les traiter en
ennemis et de s'agrandir à leurs dépens. Us continuaient
à s'étendre ainsi de proche en proche, quand on les vit
eux-mêmes tout d'un coup, et sans que personne pût s'y at*
tendre, dépossédés de leur propre cité , qu'ils ne tardèrent
pas du reste, à reprendre , et cela aussi brusquement qu'ils
l'avaient perdue*. Polybe place ce double événement dix-
neuf ans après la bataille navale d'^gos Potamos, c'est-à-dire
juste à la même époque que le traité d'Antalcidas. Une fois
ce danger écarté, les Romains achevèrent de réduire 1» La-
tium en leur pouvoir. Ils enlevèrent ensuite aux Tyrrhènes,
ainsi qu'aux Celtes des bords du Pô, cette liberté dont ils
avaient si fort abusé ^, puis triomphant successivement des
Samnites, des Tarentins et de Pyrrhus, ils se trouvèrent
bientôt avoir conquis toute l'Italie, tout ce qu'on nomme au*
jourd'hui Y Italie, kl'exception toutefois de la région qui avoi-
sine le Pô. Sans attendre que la guerre de ce côté fût com-
plètement terminée, ils passèrent en Sicile, arrachèrent cette
île aux Carthaginois, puis revinrent à la charge contre les
Celtes ou Gaulois des bords du Pô. Mais ils n'avaient pas
encore achevé de les réduire qu'Annibal entrait en Italie.
Alors commença la seconde guerre punique, suivie bientôt
de la troisième, laquelle se termina par la destruction de
Carthage et la réduction en province romaine de la Libye
et de la portion de l'Ibérie qui avait appartenu aux Cartha-
ginois. Cependant diilérents peuples avaient formé anrec
1. Malgré Texem pie de Coray, nous n'avons pas restitué ici le nom des Gau'
lois. L'omission de ce nom, que d'ailleurs tous les lecteursde Strabon devaient
suppléer par la pensée, est une flatterie ingénieuse bien en rapport avec le
ton général de ce morceau, véritable panégyrique de Rome. — 2. T^« mU^ç
xal àvi^i)/ atjûîpla; ! Nouvelle allusion à la prise de Rome par les Gaulois que
Strabon regardait comme un véritable attentat, comme un crime de lèse-
majesté.
480 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
Garthage une sorte de ligue contre Rome : c'étaient les
Grecs, les Macédoniens et les peuples d'Asie compris en deçà
de l'Halys et du Taurus, cette ligue fut ce qui amena les Ro-
mains à conquérir les États du roi Antiochus et ceux de Phi-
lippe et de Persée. Et comme, à cetto occasion, les lUyriens
et les Thraces, voisins de la Grèce et de la Macédoine, avaient
pris eux-mêmes les armes, on vit s'allumer de ce côté une
nouvelle guerre qui se prolongea jusqu'à la pleine et en-
tière soumission des pays situés tant en deçà de Tlster
qu'en deçà de l'Halys. Il en fut de même du côté de Tlbérie,
de la Celtique et de ces autres pays que nous voyons aujour-
d'hui dans la dépendance de Rome. L'Ibérie, effectivement,
ne cessa point d'être en butte aux attaques des Romains,
qu'ils ne l'eussent ravagée tout entière et domptée par leurs
armes : à la guerre contre Numance succédèrent celles de
Viriathe et de Sertorius et finalement celle des Gantabres,
peuple qui ne put être réduit que par Gésar- Auguste. Avec
la Gaule, tant la Gaule cisalpine que la Gaule transal-
pine, avec la Ligurie, les Romains ne procédèrent long-
temps aussi que par attaques partielles, mais sous les
auspices de César, la guerre devint générale, et, continuée
par Auguste , elle aboutit à la conquête définitive de ces
pays. Enfin des frontières de la Gaule, comme de la base
d'opération la plus avantageuse, les armées romaines sont
parties récemment pour envahir la Germanie, et déjà maints
triomphes ont enrichi Rome des dépouilles de ces nouveaux
ennemis. Dans la Libye, maintenant, où les pays indépen-
dants de Garthage avaient été confiés à des rois sujets ou
tributaires, on vit quelques-uns de ces rois chercher à
secouer le joug, mais on les punit en leur retirant ce qu'on
leur avait laissé. Seul Juba continua de régner sur toute
la Maurusie et sur une bonne partie de la Libye, grâce à
son attachement constant pour l'alliance romaine. Les mê-
mes faits se sont produits en Asie : gouvernée d*abord par
des rois qui s'étaient reconnus sujets de Rome, l'Asie a vu
ces rois ou bien s'éteindre sans postérité comme les Attales
et les princes de Syrie, de Paphlagonie, de Gappadoce, et
LIVRE VI. 481
d'Egypte, ou bien se révolter et perdre leur trône, comme
ont fait Mithridate Eupator et Gléopatre, reine d'Egypte; et
voilà comment aujourd'hui tout le pays en deçà du Phase et
de l'Euphrate, à l'exception d'une partie de l'Arabie, relève
directement des Romains et des chefs nommés par eux. Quant
aux Arméniens et à ces peuples connus sous le nom d'Alba"
nims et à* Ibères j qui habitent au-dessus de la Colchide, ils
n'auraient besoin que de la présence d'un légat romain : cela
seul suffirait à les contenir, et, s'ils s'agitent aujourd'hui,
c'est qu'ils savent les Romains occupés ailleurs. J'en dirai
autant des populations qui bordent l'Euxin au delà des bou-
ches de rister, encore ne parlé-je ni des Bosporites ni des
Nomades, car les premiers sont parfaitement soumis et les
autres, qui ne sauraient être d'iolleurs, vu leur caractère in-
sociable, d'aucune utilité pour Rome, ne demandent qu'à
être surveillés. Enfin plus loin, c'est-à-dire à des distances
inaccessibles, il n'y a plus guère que des tribus éparses de
Scénites et de Nomades. Les Parthes, il est vrai, qui tou-
chent aux frontières de l'Empire, possèdent une puissance
redoutable, eux-mêmes cependant baissent aujourd'hui la
tête et subissent l'ascendant des Romains et de leurs prin-
ces : non-seulement ils ont renvoyé ces trophées élevés
naguère à la honte de Rome, mais leur roi Phraate a voulu
confier aux soins d'Auguste ses fils et ses petits-fils, précieux
otages destinés à leur concilier cette haute amitié ; plus d'une
fois aussi de nos jours les Parthes ont fait venir de Rome le
prince qu'ils voulaient avoir à leur tête; enfin il semble qu'ils
soient au moment de se remettre eux et leurs biens à la dis-
crétion des Romains. Pour en revenir à l'Italie, je dirai
qu'après s'être vue, sous la domination romaine, déchirée à
plusieurs reprises par la guerre civile, elle a été, ainsi que
Rome, arrêtée sur cette pente funeste de corruption et de
mine par la seule vertu de sa nouvelle constitution et par
la sagesse de ses princes. Il serait difficile en effet de con-
cevoir pour un si vaste Empire d'autre gouvernement que
le gouvernement d'un seul, que le gouvernement du père sur
sa famille, d'autant que jamais à aucune époque il n'a été
GËOGR. DB STaABOSf. I. — 31
488 GÉOGRAPHIE DE STRABON.
donné aux Romains et k leurs alliés de goûter m^e paix et
une prospérité aussi complète que celle que leur a procurée
César- Auguste, du jour où il a été investi de cette sorte
i^ autocratie j et dont Tibère, son fils et son successeur , con*
tinue à les faire jouir, en le prenant pour règle de sa politi-
que et de son administration, tout comme ses propres enfants,
Germanicus et Drusus, se règlent sur lui dlans le concours
zélé qu'ils lui prêtent.
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Ènanlt (L.) : Constantinople et la Tur-
qute. 1 vol.
Perry ((i.) : Le Coureur des boit, i voL
— Costal l'Indien 1 vol.
Fiffaier(L.): Histoire du merveilleux
dans les temps modernes, k volumes
qui se vendent séparément. —f, /»»•
troduction. Diables de Loudun, i v.
— M. Bagvstie divtriatoire. PropM»
tes des Cévennes. l vol. — III. jfa-
gnétisme animal. 1 vol. — IV. Table»
parlantes. Médium». 1 vol. — VAl*
chimie et les Alchimistes. 1 vol. — Le»
Application» nouvelle» de la Science,
1 vol. — LAnnèe scientifiqu» et ittr
du»triell», dix années (1856 -1965).
10 vol. qui se vendent séparément.
m
s
BIBUOTHÈQUB VARIÉE.
Fromentin (Eugène) : J>ominique. i t.
Barnler (Ad.) : Tratte du facultét d$
l'àme. 2« édit. S vol.
SicnetCP.) : l* Itvi'' ^ Jo^* traduit
des Septante. 1 vol.
Sotthel((J.) : Nouvelles bemoiiei. i ▼.
Guiiot (F.) : Vn Projet de mariage
royal, étude historique. 1 vol.
âenzé : L'Année agricole, quatre années
(1860-1863). 4 volumes. Chaque an-
née se vend sépaiément.
Itoèter : La Chimie enseignée par la
biographie de ees fondateurs, i vol.
Hocssaye (A.) : Histoire duki" (auteuil
de VAcadémie. 1 vol. — Les filles
S Eve. 1 vol.— Le Violon deFranjoli.
l vol. — Œuvres poétiques. 1 vol. —
Philosophes et Comédiennes, l vol. —
Voyages humoristiqttes. 1 vol.
Hngo (Victor) : (Jtuvres. 20 vol. Odee
et ballades. lyo\.^ Orientales, Feuil-
les d'automne, Chants du crépuscule.
1 vol.— Les Voix intérieures. Les
Rayons et les Ombres. 1 vol. — Les
Contemplations. 2 vol.— La Légende
des siècles, 1 vol.— Théâtre, k vol. —
Le Rhin. 8 vol. — Notre-Dame de
Paris. 2 vol. — Bug-Jargal, L« der-
nier jour d'un condamné , Claude
Gueux. 1 vol- —Han d'Islande, Dis-
cours. 2 vo r* — Littérature et Philo-
sophie mêlées. 2 vol.
Jaoqnes : Contée et Causeries, i vol.
Jonflîoy (Th.): Cours de droit natu-
rel. 2 vol. — Cours d'esthétique, i vol.
— Mélanges philosophiques. 1 vol.—
Nouveaux mélanges philosoph. l t.
Jnrien de la Oravlère (ramiral E.) :
Souvenirs d'un amiral. 2 vol. —
Voyage en Chine (1847-1850). 2 vol.
— La Marine d'autrefois, l vol.
La Landelle (G. de) : Le Tableau de la
mer. 2 vol. !'• série ; La Vie na-
vale. 1 vol. 2» série: Les Marins, iv.
Lamartine (Alph. de) : Œuvres. 8 vo-
lumes qui se vendent séparément.
Méditations poétiques. 2 vol. — Har-
monies poétiques. 1 vol. — Recueille-
ments poétiques. 1 vol. — Jocelyn.
1 vol. — La chute d'un ange, l vol.
— Voyage en Orient. 2 vol. — Lec-
tures pour tous. 1 vol.
LÛoye (F- de) : L'Inde contemporaine.
1 Vol. — Le Niger, et les explorations
de l'Afrique centrale, i vol.
Langel (A.) : Études scienti^quee. l v.
La Vallée (J.) : Zurgn le chasseur, i v.
Leooq (Henri) : La Vie des fleurs, i vol.
Ubert : Histoire de la chevalerie en
France. IvoL
Undan (R.) : UnVoyctge autour du J» |
pon. 1 vol. I
LoUelenr (Jules) : Leê Crimée et let
peines dans tous les temps, i toI.
Hacanlay (lord^ : Œuvres diverses,
traduites. 2 vol.
Harmier (X.) : En Alsace : L'avare d
son trésor, l vol. — En Amérique H
en Europe. 1 vol. — Gaxida , fiction
et réaille. 1 vol. Ouvrage couronné
par l'Académie française. — Hélène et
Suzanne. 1 vol. — Le Roman d'un hé*-
ritier, i vol. — Mémoires d*un oT'
vhelin. i vol. — Les fiancés du Spitx-
oerg. i vol. Ouvrafçe couronné pat
TAcad. franc. — Lettres sur le Nord,
1 vol. — Sous les sapins. 1 vol. — Vn
été au bord de la Baltique 1 Toi.
■artha (C.) : Les Moralistes sous V Em-
pire romain, i vol.
Ouvrage couronné par l'Académie.
■as (D. Sinibaldo de) : La Chine et les
puissances chrétiennes. 2 vol.
Mictielet (J) : La Femme, i vol. — La
Mer. 1 vol. — L'Amour. 1 yoI. —
L'Insecte. 1 vol. — L'Oiseau. 1 vol.
■oges ( le marquis de): Souvenirs d'une
ambassade en Chine et au Japon. 1 v.
■olènes (P. de) : Les Caprices d'un ri-
gulier; Le Soldat de 1709. 1 vol.
■onnier (Marc) : L'Italie est-elle la
terre des morts? 1 vol.
■ortemart-Boisse (baron de) : La Vie ,
élégante à Parie. 1 vol.
■ony (Ch. de) : Les Jeunes ombres, l v.
Nisard (Charles) : Curiosités de l'éty-
mologie française. 1 vol.
Nodier (Ch.) : Les sept Chdteaueo du
roi de Bohême, édit. illustrée. 1 vol. .
Nourrisson (J. F.) : Les Pères de l'E-
glise latine, leur vie, leurs écrits,
leur temps. 2 vol.
Patin (Th.) : Études sur les tragiques
grecs. 3 part, qui se vendent sépa-
rément. — Etudes sur Eschyle, 1 vol.
— Etudes sur Sophocle, l vol.— £f«-
des sur Euripide. 2 vol.
Perrens (F. T.) : Jérâme Savonarole.
Ouvrage couronné par TAcadémie
française.
Ffeiffer (Mme Ida) : Voyage dune
femme autour du monck. i vol. —
Mon second voyage autour du monde.
1 vol. — Voyage a Madagascar, i v.
Ponchet (le D' A. F.) : L'Univers ; les
infiniment grands et les infiniment
petit."). 1 vol. ,
Frevost-Paradol *. Études jm* 2ft mo-
ralistes français, l vol. — £f«ai eur
Phistoire univereelle,2 vol.
BIBLIOTHÈQUE VARIÉE.
L
I
dnatrefages (A. de) : Unité de l'esftècê
humaine. 1 vol.
RasrmoiidCX. ) -.Les marines de la France
et de l'Angleterre (i8i 5-1863). 1 vol.
Renaud : Les Pensées tristes, i vol.
Rendu : V Intelligence des bétea. i vol.
Roland (Mme) : mémoires. 2 vol.
Rongebief (E.) : Un fleuron delaFrance,
1 vol.
Bonssln (A.) : Une Campagne swr les
côtes du Japon, i vol.
BusseU-Killough (le comte H.): 16,000
lieues à travers l'Asie et l'0céanie.2y.
Saintlne (X.-B.) : La Mythologie du
Rhin. 1 vol. — Le Chemin des écoliers,
1 vol. —Picctoia. 1 \o\.— Seuil 1 vol.
Sand (George) : Jean de La Roche, i vol.
Scndo (P.) : Critique et littérature
musicales. 2 volumes qui se vendent
séparément.— L'ilnnee musicale^ 3 an-
nées (1859-1861). 3 vol. qui se ven-
dent séparément. — Le chevalier
Sarti. 1 vol.
Simon (Jules) : La Liberté. 2 vol. — La
Liberté de conscience. 1 vol. — La Re-
ligion naturelle, l vol. — Le Devoir,
1 vol. Ouvrage couronné par l'Aca-
démie. — L'Ouvrière. 1 vol.
Strada (de) : Essai d'un ultimum or-
ganum. 2 vol.
Talne (H.) : Essai sur Tite Live. l vol.
Ouvr. couronné par l'Acad. franc.
— Essais de critique et d'histoire.
1 vol. — Nouveaux essais de critique
et d'histoire. — La Fontaine et set
fables. 1 vol. — Les Philosophes fran-
çais au XIX* siècle. 1 vol. — Voyage
aux Pyrénées, l vol.
Théry : Conseils aux mères sur les
moyens de diriger et d'instruire leurs
filles. 2 vol. Ouvr. cour, par l'Acad. fr.
T6nffer : Nouvelles genevoises, i vol. —
Rosa et Gertrude. i vol.— £« Presb^
tère. 1 vol. — Réflexions et menus
propos d'un peintre genevois. 1 vol.
Trémanx (P.)*. Origine et transformer^
lions de l'homme ejt des autres êtres.
Première panie. 1 vol.
Troplong : Influence du christianisme
sur le droit civil des Romains. 1 vol
nUiac-Trémadenre (Mie): La Mat-
tresse de maison. 2* édit 1 vol.
Yaperean (G.) : L'Année littéraire et
dramatique, huit années (1858-1865).
8 vol. qui se vendent séparément.
Yiardot : Les Musées J^AUemaane. 1 v.
— Les Musées d'Angleterre^ de Belgi^
Îue, de Hollande, de Russie. 1 vol. —
.es Musées d^ Espagne. 1 vol. — Les
Musées de France (Paris). 1 vol. —
Les musées d'Italie. 1 vol.
Yiennet : Fables complètes, édition aiig«
meniée de 63 fables inédites. 1 vol.
yigneanz (Em.) : Souvenirs d'un pW-
sonnier de guerre au Mexique (186^
1865). 1 vol.
Vivien de Saint-Rartin : L'Année géo-
^rap^t'gue, (1862-1865). 4 vol. Quatre
années qui se vendent séparément.
Wallon : Vie de N. S. Jésus-Christ,
selon la concordance des quatre Évan-
gélistes. 1 vol.
Wey (Fr.) : Dick Moon en France,
journal d'an Anglais. 1 vol. — La
haute Savoie. 1 yul.
Widal (Aug.) : Études sur Homère.
l'f» partie : Iliade. 1 vol.
leller (J.) : Épisodes dramatiques de
Vhistoire d'Italie. 1 vol. — L'Année
historique (1859-1862). 4 vol. Chaque
année se vend séparément,
Isoboklie (Henri) : Contes suisses, i ▼.
(deuxième SÉRIB, a 3 FRANCS LE VOLUME.)
Achard (Amédée) ; Les Coups d'épée de
M. de la Guerche. 2 vol. — Le duc de
Carlepont. 1 vol. — Mme de Sarens;
Fréderique. 1 vol.
Barbara : Ary-Zang. i vol.
Bertbet (Elle) : Les Catacombes de Pét-
ris. 2 vol. — Le Juré. 1 vol. — Les
Houilleurs de Poligniet. 1 vol.
Braddon (Miss M.-C.) : Œuvres tra-
duites de l'anglais. 16 vol. Chaque ro-
man se vend séparém. Aurora Floyd.
2 V. — Henry Dunbard. 2 v. — Lady
LysU. 1 V. — La Trace du Serpent.
2v. — Le Capitaine du Vautour. 1 v.
— Le Secret de lady Audliy, av. — 1«
Testament de John ^archmoML tfol.
— Le Triomphe dPÉléanor, i vol. —
Ralph, l'intendant, 2 vol.
Cbanoel (Ausone de) : Le Livre des
blondes, i vol.
Deslys (Charles) : L'Héritage de Chctr-
lemagne. 2 vol. — La Majorité éU mo-
dimoiselle Bridot, l vol.
Dickens (Charles) : Les orandes Espé-
rances, traduction de rauglais. 2 vol.
Donglas-Jerrold : Sous les rideaux,
trad. par M- Alb. Leroy, i vol.
Bnanlt (L.) -. En province. 2 vol.— /rêne.
1 vol. — Olga. 1 vol.
Erokmann-Chatrtan : L'ami Fritx. i v.
Fabre ( F.) : Mlle de Malavieille. 1 vol.
Féval (P.) : Us Habits noirs. 2 vol.—
CcBur d'acier. 2 yo\.-^Annett$ Lais,
1 vol. — Roger- Bontemps. 1 vol. —
Les Gens de la noce. 1 vol.
Frémy (A*)** ^ batailletd'Adrieime. i%
BIBLIOTHÈQUE VARIÉE.
Saskell (Mrs) t Les Amoureux de Syl-
via, traduction de Tan g1 ai s. 1 vol.
teatier (Th.): Caprices et zigxags. i v.
Bonsalès (B.) : L'Épée de Suzanne, i
vol.
Hawthorne (N.) *. La Maison aux sept
pignons, roman américain.
James (C.) : Toilette d^une Romaine, !▼.
Janin (J.) • Les Oiseaux bleus, i voU
la Beaame (J.) *• Colette, i vol.
Hasson (Michel). Les Drames de la
conscience. 1 vol.
■ony ( Ch . de ) : Le Roman d'wi
homme sérieux. 1 vol.
Reyband (Mme C.) : Valdepeiras. 1 toL
Robert (A.) : Combat de Vnonnettr. 1 y.
Serret (E.) : Neuf fUles et un garçon,
l vol. — Le Prestige deV uniforme, iw,
Valrey rMax) : Les Confidences d'uns
puritaine, i vol.
SéRIB À 3 FR. 50 LB VOLUME.
II. ŒUVRES DES PRINCIPAUX ÉCRIVAINS FRANÇAIS.
Chateaubriand : Le Génie du christia-
nisme, l vftl. —Les Martyrs et le der-
nier des Abencerrages. 1 vol. — Atala;
René ; les Natckez. l vol.
Fléchier *• Mémoires sur les grands
jours d'Auvergne en 1665, annotés
parM. Chériiel. 1 vol.
■aitierbe : Œuvres poétiques, réimpri-
mées pour le texte sur la nouvelle
édition publiée par M. Lad. Lalanne
dans la collection des Grands Ëcii-
yains^ de la France. 1 vol.
Sévigné (Mme de) : Lettres de Mme de
Sévigné, de sa famille et de ses amis^
réimprimées pour le texte sur la nou-
velle édil. publiée par H. Monmerqué
dans la collect. des Grands Ëcnrains
de la France. 8 vol.
III. LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES.
Ryron (lord) : Œuvres complètes, tra-
duites par Benjamin Laroche, k sé-
ries, qui se vendent séparément:
f* série : Child-Harold. 1 v.— 2» sé-
rie : Poèmes. 1 ▼. — 3« série : Drames.
l V. — 4» série : Don Juan, i v.
Cervantes : Don Quichotte, traduit de
l'espagnol par L. Viardot. 2 vol.
Dante : La Divine Comédie^ tradaite de
l'italien par P. A. Piorentino. i vol
Ossian : Poèmes gaéliques recueillis par
Mac-Pherson, traduits par P. Chris-
tian. 1 vol.
PoQCIikine : Poëmes dramatiques, tra-
duits du russe par I. Tourguéneff
et L. Viardot. 1 vol.
IV. LITTÉRATURES ANCIENNES.
LITTÉRATURE GRECQUE.
Anthologie grecqne. tràd. sur le texte
publi»"! par Fr. Jacob, avec notices. 2 v.
Aristophane : Œuvres complètes, tra-
auciion par M. C. Poyard. 1 vol.
Diodore de Sicile : Bibliothèque histo-
rique, trad. par M. F. Hoëfer. 4 vol.
Escjiyle. Les tragédies, traduction par
M. Uouillet, avec les fragments. 1 vol.
Hérodote : Histoires, traduction par
M. P. Giguet. 1 vol.
Homère: OEuvres complètes, traduc-
tion par F. P. Giguet. i vol.
Lucien : Œuvres complètes, traduction
par M. Talbot. 2 vol.
Flntarqne : Les Vies des hommes illus-
tres , traduction par M. Talbot. 4 vol.
— Les Œuvres morales, traduction
par M. Bétolaud (sous presse).
Thucydide : Histoire de ta guerre du
Péloponèse, trad. par M. Bétant. i vol.
Xenophon : Œuvres complètes, traduc-
tion par H. Talbot. 2 vol.
Des traductions d'autres anteurs
sont en préparation.
LITTÉRATURE ROMAINE.
Horaoe : Les Œuvres d^Horace, tra-
duction par Jules Janin. 3* éd. 1 vol.
Il a été tiré 100 exemplaires numé-
rotés sur paper écu vélin. Prix : 20 fr.
Plante : Les Comédies, traduction par
M. Sommer. 2 vol.
Satiriques latins ilet*), contenant Juvé-
nal, Perse, Sulpicia, Tumus et Luci-
Hus, iiad. par M. E. Deppois- i vol.
Sénèqae le philosophe : OEuvres com"
pi êtes, trad. par M. J. Baillard. 2 vol.
Tacite : Œuvres complètes, traduct.
par J. Burnouf. l vol.
Térence : Les Comédies, texte latin avec
traduction française par A. Magin. l ?.
Imprimerie générale de Gh. Lahure, rue de Flearus, 9, à Paris.
IMPRIMERIE GËNËR^E DE CH. LAHURE
Rae de Fleanis, 9, à Paris
GÉOGRAPHIE
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TllADUGTION NOi:VELLE
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PAR A3IED«?:K tardleu
SUS-KMîLlOTHKCAmE I)E l/lNSTITlT
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET G"
BOULEVARD S/INT-3ERSIAI», N* 77
1867
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