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Full text of "Geographie De Strabon"

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GÉOGRAPHIE 


DE   STRABON 


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IMPRIMERIE  GSNËRALE  DE  CH.  LâHURË 
Rue  de  Fleonis,  9,  à  Paris 


GEOGRAPHIE 


DE  STRABCKN^ 


TRADUCTION  NOUVELLE 


^       ^ 


PAR  AMEDEË    TARDIËU 

SOCS-BIBLIOTHÉCAIRE  DE  L*1NSTITUT 


TOME    PREMIER 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  L  HACHETTE  ET  G" 

BODLBVABD  SAnrr-OEBMAIN,   H*  77 

1867 

Tons  droits  réservés 


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AYERTISSEMENT  DU  TRADUCTEUR. 


Tout  le  monde  connaît  la  traduction  française  de  la  Géogn- 
p/bte  de  Strabon,  commencée  par  La  Porte  du  Theil  el  Ganj  et 
achevée  par  Letronne,  et  tout  le  monde  sans  doute  s*étonnera 
que  quelqu'un  ait  eu  l'idée  de  recommencer  un  travaO  si  con- 
sciencieusement fait  et  que  recommandaient  de  tels  noms.  Nous 
pourrions  invoquer  la  cherté  et  la  rareté  du  livre,  son  format 
peu  commode  et  l'absence  de  tables  qui  le  rend  à  peu  près  inu- 
tile pour  les  recherches  ;  nous  pourrions  dire  surtout  que  depuis 
l'époque  de  la  publication  du  dernier  volume  (1819),  le  texte 
de  Strabon  a  subi  d'importants  changements  et  a  été  sensible- 
ment amélioré,  de  sorte  ou'en  maint  endroit  Tancienne  traduc- 
tion ne  correspond  plus  aux  éditions  grecques  dont  on  se  sert 
d'ordinaire.  Mais  ce  n'est  pas  là  en  réalité  ce  qui  nous  a  décidé 
à  entreprendre  une  tâche  si  longue  et  si  pénible.  Il  nous  a 
semblé  que  si,  aujourd'hui,  après  les  corrections  et  restitu- 
tions de  Groskurd,  de  Kramer  et  de  Piccolos,  après  les  Ftndt- 
eiœ  StrahoniaruB  de  Meineke  et  surtout  après  cet  incomparable 
Index  varis  lectionis  qui  accompagne  l'édition  de  M.  Gh.  MÛl- 
1er,  la  philologie  et  la  paléographie,  en  ce  qui  concerne  le 
texte  de  Strabon,  avaient  dit  leur  dernier  mot,  le  commentaire 
géographique  et  historique  de  ce  précieux  texte  était  encore  à 
faire,  et  que  la  meilleure  préparation  à  une  entreprise  de  cette 
nature  était  une  traduction  nouvelle  faite  avec  autant  de  soin 
que  pourrait  l'être  la  traduction  de  l'un  des  chefs-d'oNivre  clas- 
âqaes.  Notre  traduction,  n'est  donc,  on  le  voit,  dans  notre 


vin  AVERTISSEMENT  DU  TRADUCTEUR. 

pensée,  que  le  commencement  d'un  travail  de  très-lon^e  ha- 
leine, dont  nous  ne  pouvons  encore  indiquer  au  juste  ni  la 
forme  ni  les  dimensions.  Telle  qu'elle  est  pourtant,  la  nouvelle 
traduction  de  Strabon  pourra  former  un  tout  complet.  Elle 
paraîtra  en  trois  volumes  que  nous  avons  coupés  à  dessein  de 
la  même  façon  que  l'est  l'édition  grecque  de  M.  Meineke,  pour 
faciliter  la  comparaison  du  texte  et  de  la  traduction.  Au  bas  des 
pages  se  trouvent  les  notes  philologiques  indispensables  et  les 
renvois  à  cet  Index  varia  leotionis  de  M.  Mûller  qui  a  été  la 
véritable  base  de  notre  travail  ;  enfin  le  troisième  volume  sera 
terminé  par  une  table  des  matières  unique»  mais  aussi  ample 
et  aussi  exacte  que  possible. 

Nous  avons  à  cœur,  en  finissant,  de  remercier  hautement 
M.  le  docteur  Roulin,  bibliothécaire  de  l'Institut  et  membre  de 
l'Académie  des  sciences,  de  ses  excellents  conseils  qui  nous  ont 
permis  dans  beaucoup  de  passages  difficiles  de  donner  à  notre 
traduction  plus  de  rigueur  et  de  précision. 


GÉOGRAPHIE 


DE 


STRABON 


LIVRE   PREMIER. 

Que  la  science  géographique  n'est  pas  étrangère  à  la  philosophie.  — 
Qu'Homère  partout  dans  ses  poëines  a  donné  la  preuve  de  con- 
naissances géographiques.  —  Que  les  anciens  traités  de  géogra- 
phie fourmillent  de  lacunes,  d'incohérences,  d'erreurs,  de  mensonges 
et  de  contradictions.  —  Preuves  et  démonstrations  à  l'appui  de 
ce  jugement  de  l'auteur.  —  Tableau  sommaire  représentant  eu 
raccourci  la  disposition  générale  de  la  terre  habitée.  —  Hypo- 
thèses et  observations  positives  tendant  à  établir  qu'en  beaucoup  de 
lieux  la  terre  et  la  mer  se  sont  réciproquement  déplacées  et  substituées 
l'une  à  l'autre. 


CHAPITRE  PREMIER. 

1.  La  géographie,  que  nous  nous  proposons  d'étudier  dans 
le  présent  ouvrage,  nous  paraît  être  autant  qu'aucune  autre 
science  du  domaine  du  philosophe  ;  et  plus  d'un  fait  nous 
autorise  à  penser  de  la  sorte  :  celui-ci  d'abord,  que  les  pre- 
miers auteurs  qui  osèrent  traiter  de  la  géographie  étaient 
précisément  des  philosophes,  Homère,  Anaximandre  de 
Miiet  et  son  compatriote  Hécatée,  comme  Eratosthène  en 
fait  déjà  la  remarque  ;  puis  Démocrite,  Eudoxe,  Dicéarque, 
£|jhore  et  maint  autre  avec  eux;  jplus  récemment  enfin 

GÉOGR.    pi:   STRABON.    F.  — 1 


2  GEOGRAPHIE  DE   STRADON. 

Ératosthène,  Polybe,  Posidonius,  philosophes  aussi  tous 
trois.  Ea  second  lieu,  la  multiplicité  de  connaissances, 
indispensable  à  qui  veut  mener  à  bien  une  pareille  œuvre, 
est  le  partage  uniquement  de  celui  qui  embrasse  dans  sa 
contemplation  les  choses  divines  et  humaines,  c'est-à-dire 
Tobjet  même  de  la  philosophie.  Enfin,  la  variété  d'applica- 
tions dont  est  susceptible  la  géographie,  qui  peut  servir  à  la 
fois  aux  besoins  dts  peuples  et  aux  intéiêlsdes  chefs,  et  qui 
tend  à  nous  faire  mieux  connaître  le  ciel  d'abord,  puis 
toutes  les  richesses  de  la  terre  et  des  mers,  aussi  bien  les 
animaux  que  les  plantes,  les  fruits,  et  les  autres  produc- 
tions propres  à  chaque  contrée,  cette  variété,  dirons-nous, 
implique  encore  dans  le  géographe  ce  même  esprit  philo- 
sophique, habitué  à  méditer  sur  le  grand  art  de  vivre  et 
d*être  heureux. 

2,  Mais  reprenons,  point  par  point,  ce  qui  vient  d'êtredit, 
pour  aller  plus  encore  au  fond  des  choses.  Et  d'abord,  mon- 
trons que  c'est  à  bon  droit  qu'à  l'imitation 'de  nos  prédéces- 
seurs, d'Hipparque  notamment,  nous  avons  présenté  Ho- 
mère comme  le  fondateur  même  de  la  science  géographique. 
Homère,  en  effet,  n'a  pas  surpassé  seulement  en  mérite 
poétique  les  auteurs  anciens  et  modeu'nes,  il  leur  est  supé- 
rieur encore,  on  peut  dire,  par  son  expérience  des  condi- 
tions pratiques  de  la  vie  des  peuples ,  et  c'est  à  cause  de 
cette  expérience  même  que,  non  content  de  s  intéresser  à 
Thisioire  des  faits  eldd  chercher  à  en  recueillir  le  plus  grand 
nombre  possible  pour  en  tiansmetlre  ensuite  le  récit  à  la 
postérité,  il  y  a  joint  l'étude  de  la  géographie,  tant  l'étude 
partielle  des  localités  que  l'élude  générale  des  mers  et  de  la 
terre  habitée.  Aurait- il  pu,  sans  cela,  atteindre,  comme  il 
Vsi,  fait,  aux  limites  mêmes  du  globe  et  en  parcourir  dans 
ses  vers  la  circonférence  tout  entière? 

3.  Il  commence  par  nous  représenter  la  terre  telle 
qu'elle  est,  en  effet,  enveloppée  de  tous  côtés  et  baignée  par 
rOcéan  ;  puis,  dcs  diverses  contrées  qu'elle  renferme,  il  dé- 
sigoe  les  unes  parleurs  vrais  noms  et  nous  laisse  reconnaître 
les  autres  à  certaines  indications  détournées  :  'ainsi,  tandis 


LIVRE   I.  3 

qu'il  Domme  expressément  la  Libye,  rÉthiopie,  les  Sido- 
nienB  elles  Erembes  (les  mêmes  apparemment  que  les  Ara- 
bes Troglodytes),  il  se  contente  de  désigner  indirectement 
les  pays  de  l'Orient  et  de  l'Occident  par  celle  circonstance 
que  rOcéan  les  baigne.  Car  c'est  du  sein  de  l'Océan,  soi- 
Tant  lui,  que  le  soleil  se  lève  et  au  sein  de  l'Océan  qu'il  se 
couche  et  les  autres  astres  pareillement  : 

f  Déjà  le  soleil,  sorti  à  peine  du  sein  de  TOcéan  aux  eaux 
t  calmes  et  profondes,  éclairait  les  campagnes  de  sçs  premiers 
t  rayons  •  ;  » 

et  ailleurs  : 

f  Déjà  au  sein  de  TOcéan  a  disparu  l'étînce^ant  Arimbean  du 
t  soleil,  attirant  après  soi  sur  la  terre  le  sombre  voile  de  la 
cnuit*;  1 

ailleurs  encore  il  nous  montre  les  astres  c  sortant  de  l'Océan 
«  où  ils  se  sont  baignés  '.  » 

4.  Au  tableau  qu'il  fait  maintenant  de  la  félicité  des  peu- 
ples occidentaux,  et  de  l'incomparable  pureté  de  l'air  qu'ils 
respirent,  il  est  aisé  de  voir  qu'il  avait  ouï  parler  des  ri- 
chesses de  ïlbérie,  de  ces  richesses  qui,  api  es  avoir  tenté 
snccessivemenl  Hercule  et  les  Phéniciens ,  lesquels  même, 
à  cette  occasion,  occupèrent  la  plus  grande  partie  du  pays, 
provoquèrent  en  dernier  lieu  la  conquête  romaine.  C'est 
bien,  en  effet,  de  l'Ibérie  que  souffle  le  zéphyr  et  du  côté  de 
llbérie pareillement  qu'Homère  aplacé  le  «  Champ  Êlyséen, 
c  où  les  dieux,  nous  dit-il,  doivent  conduire  Ménélas  *  :  » 

c  Quant  à  vous,  Ménélas,  les  immortels  vous  conduiront  vers 

<  le  Champ  Êlyséen,  aux  bornes  mêmes  de  la  terre  :  c'est  là  que 
c  siège  le  blond  Rhadamanthe,  là  aussi  que  les  humains  goûtent 

<  la  vie  la  {^lus  facile,  à  Tabri  de  la  neige,  dt^s  frimas  et  de  la 
c  pluie,  et  que  du  sein  de  rOcéan  s'élève  sans  cesse  le  souffle 
€  harmonieux  du  zéphyr,  i 

1.  Bom.,  7/iad«,  VIT,  421.  Voy.  snr  cette  citation  d'Homère  et  les  dcnx 
snivantes  rol)Sôrvation  fort  joste  de  M.  Meineke  :  Vindtciarum  Strabonian. 
litttj  p.  1.-2.  Hom.,  Hiade,  VIII,  485,  —  3.  Id.  Ibid,,  V,  6*  —.V  Id^ 
Oiy99te,  IV,  563. 


^  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

5.  Ajoutons  que  les  îles  des  Bienheureux  sont  situées  à 
l'extrémité  occidentale  de  la  Maurusie,  à  la  rencontre  de  la- 
quelle semble  s'avancer  en  quelque  sorte  l'extrémité  cor- 
respondante de  ribérie  :  or^  si  l'on  réputait  lesdites  îles 
Fortunées  y  cela  n'a  pu  tenir  qu'à  leur  proximité  d'une  con- 
trée aussi  réellement  fortunée  que  l'était  j'ibérie. 

6.  D'autres  indications  d'Homère  nous  montrent  les 
Éthiopiens  aussi  habitant  aux  derniers  confins  de  la  terre, 
sur  les  bords  mêmes  de  TOcéan;  je  dis  «  aux  derniers  con- 
«  fins  de  la  terre  »  d'après  le  vers  suivant*, 

c  Les  Éthiopiens ,  qui  vivent  partagés  en  deux  nations  aux 
c  derniers  confins  de  la  terre,  > 

dans  lequel  l'expression  «  partagés  en  deux  nations  »  est 
elle-même  parfaitement  exacte,  comme  nous  le  démontre- 
rons par  la  suite;  et  si  j'ajoute  «  sur  les  bords  mêmes  deVO- 
«  cèan^  >  c'est  d'après  cet  autre  passage  *  : 

a  Car  Jupiter  s'en  fut  hier  vers  l'Océan  pour  visiter  les  ver- 
a  tueux  Éthiopiens  et  prendre  part  à  leur  banquet.  » 

Voici  maintenant  comme  il  donne  à  entendre  que  l'extré- 
mité septentrionale  ou  arctique  de  la  terre  est  également 
bordée  par  l'Océan.  Il  dit  en  parlant  de  l'Ourse  '  : 

«  Seule  elle  est  dispensée  de  plonger  au  sein  de  TOcéan,  w 

mais  c'est  qu'il  emploie  le  nom  de  l'Ourse  et  aussi  celui 
du  Chariot  pour  désigner  le  cercle  arctique  :  autrement, 
eût-il  dit,  alors  que  tant  d'autres  étoiles  accomplissent 
aussi  leur  révolution  dans  la  même  partie  du  ciel  toujours 
visible  pour  nous,  que  l'Ourse  seule  est  exempte  de  plonger 
dans  l'Océan?  On  a  donc  tort  de  le  taxer,  comme  on  a  fait, 
d'ignorance,  pour  n'avoir  connu,  soi-disant,  qu'une  seule 
Ourse  au  lieu  de  deux.  Il  n'est  pas  probable,  en  effet,  que, 
de  son  temps,  la  seconde  Ourse  fût  déjà  rangée  au  nonîbre 
des  constellations,  et  ce  n'est  sans  doute  qu'après  que  les 

1,  Hom  ,  Odysaée,  I,  23.  —  2.  Id.,  Iliade,  I,  423.  —  8.  Id.,  Kiarf«,  XVIU, 
489.  Cf.  Odyssée,  V,  275* 


LIVRE   1.  5 

Phéniciens  Teurent  observé  et  s'en  furent  servis  pour  la 
navigation  que  cet  astf^risme  aura  pass^:  chez  les  Grecs  ^ 
comme  on  voit  que  la  Chevelure  de  Bérénice  eiCanope  n'ont 
reçu  les  noms  qu'elles  portent  que  d'hier  seulement^  et 
que,  de  l'aveu  d' A ratus^  tant  de  constellations  attendent  en- 
core les  leurs.  U  s'ensuit  aussi  que  Gratès  n*a  pas  eu  rai- 
son de  vouloir  ici  corriger  le  texte  et  de  lire  :  «  OÎo;  S',  seul^ 
t  le  cercle  arctique  est  dispensé  de  plonger  au  sein  de  TO- 
«  céan  »  [an  lieu  de  oiri  5*,  seule  l Ourse];  car  la  leçon  qu'il 
rejette  n'était  nullement  à  rejeter.  Heraclite,  lui,  est  plus  dans 
le  vrai,  et  nous  semble,  si  l'on  'peut  dire,  plus  homérique, 
lorsque,  comme  Homère,  il  emploie  le  nom  de  l'Ourse  pour 
désigner  le  cercle  arctique  :  «  L'Ourse,  dit-il,  limite  com- 
«  mune  de  l'Orient  et  de  l'Occident;  l'Ourse,  à l'opposile de 
«  laquelle  souffle  Jupiter- Se  rein.  >  Car  c'est  bien  le  cercle 
arctique,  et  non  pas  l'Ourse  elle-même,  qui  marque  propre- 
ment la  limite  du  couchant  et  du  levant.  Mais,  si  Homère, 
sous  le  nom  de  l'Ourse,  constellation  qu'il  appelle  aussi  le 
Chariot  y  et  qu'il  nous  montre  dans  le  ciel  poursuivant  en 
quelque  sorte  et  guettant  Orion  ^,  a  entendu  désigner  le  cer- 
cle arctique,  sous  le  nom  d'Océan  il  a  dû  certainement  en- 
tendre l'horizon,  au-dessus  et  au-dessous  duquel  nous 
voyons,  dans  ses  vers,  se  lever  et  se  coucher  les  astres;  et, 
comme  il  dit  que  l'Ourse  achève  sa  révolution  dans  le  même 
lieu  sans  se  coucher  dans  l'Océan,  il  faut  qu'il  ait  su  que  le 
cercle  arctique  passe  par  le  point  le  plus  septentrional  de 
l'horizon.  Ajustons  maintenant  les  paroles  du  poêle  aux 
explications  qui  précèdent  :  comme  le  nom  d'Océan  éveille 
en  nous  l'idée  correspondante  d'horizon,  d'horizon  terrestre, 
et  que  le  cercle  arctique  (qu'il  désigne  par  le  nom  à'Arctos 
ou  d'Ourse)  n'est  autre  que  le  cercle  qui,  au  jugement  de 
nos  sens,  passe  par  le  point  le  plus  septentrional  de  la  terre 
habitée,  il  demeure  établi  que,  dans  la  pensée  d'Homère,  ce 
côté-lk  de  la  terre  devait  être  aassi  baigné  par  l'Océan.  H 
n*est  pas  jusqu'aux  populations  arctiques  qu'Homère  ne  con- 

1.  Phénom..  145.  —  2.  Hom.,  Odi/S5c>,  Y,  274, 


6  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

DÛt  parfaitement  ;  il  ne  les  mentionne  pas,  à  vrai  dire,  no- 
minativement (ce  qui  se  conçoit,  du  reste,  puisque,  même 
aujourd'hui,  il  n'existe  pas  encore  pour  elles  de  dénomina- 
tion générale),  mais  il  est  aisé  de  les  reconuaitre  à  la  pein« 
ture  qu'il  fait  de  leur  genre  de  vie,  quaud  il  les  qualifie  de 
Nomades,  de  fiers  Hippemolges^  de  tribus  Galactophages  et 
Abiennes^. 

7.  Il  s'y  prend  encore  d'autre  façon  pour  nous  donner 
à  entendre  que  l'Océan  entoure  circulairement  la  terre  ;  il 
mettra  par  exemple  dans  la  Louche  de  Junon  les  paroles 
suiviantes  ^  : 

€  Car  je  veux  aller  visiter  les  bornes  de  la  terre  féconde  et 
«  rOcéan,  père  des  dieux,  9 

ce  qui  revient  à  dire  que  l'Océan  confine  à  toutes  les 
extrémités  de  la  terre  ;  or  on  sait  que  lesdites  extrémités  fi- 
gurent proprement  un  cercle.  Dans  VHoplopée^  aussi,  il  fait 
de  rOcéan  la  bordure  circulaire  du  bouclier  d'Achille.  Ajou- 
tons comme  une  nouvelle  preuve  de  la  curiosité  scientifique 
qui  possédait  Homère,  que  le  double  phénomène  du  flux  et 
du  reflux  de  TOcéan  ne  lui  était  pas  demeuré  inconnu,  té- 
moin l'expression  suivante  *,  «  l'Océan  aux  flots  rétrogrades  » 
et  ce  passage  [à  propos  de  Gharybde]  '  : 

c  Trois  fois  par  jour  elle  vomit,  et  trois  fois  elle  ravale  ses 
c  ondes.  » 

Il  est  vrai  qu'il  eût  fallu  dire  ici  deux  fois  au  lieu  de  trois; 
mais,  que  la  différence  tienne  à  une  erreur  d'observation  ou 
à  une  erreur  de  copie,  toujours  est-il  que  le  but  du  poëte 
était  bien  de  décrire  le  phénomène  en  question.  L'épithète 
<  au  courant  paisible  ^  »  semble  aussi  une  image  exacte  de 
la  marée  montante,  qui,  de  fait,  a  l'allure  plutôt  douce 
qu'impétueuse.  Posidonius,  de  son  côté,  croit  voir  dans  ce 


1.  Hom.,  Iliate,  XIII,  5  et  6.  —  2.  Id.,  Tlintle,  XIV,  200-201.  —  3.  Id.  Ibid., 
XVIII,  607.— 4.  Id.,  lliadCj  399.  —  5.  M.,  Odyssée,  XII,  105.—  6.  Id.,  Iliade, 
VII,  422. 


LIVRE  I.  7 

que  dit  Homère  de  rochers  alteroativement  couverts  et  dé- 
couverts et  dans  le  nom  de  fleuve  qu'il  prête  k  TOcëan  ^ 
une  double  allusion  aux  phénomèoes  des  marces  :  passe 
pour  la  première  raison,  mais  la  seconde  n'a  pas  de  sens, 
car  jamais  le  mouvement  de  la  marée  montante  n'a  ressem- 
blé au  courant  d'un  fleuve,  et  celui  du  reflux  bien  moins 
encore.  L'explication  de  Gratès  a  quelque  chose  de  plus 
plausible  :  suivant  lui,  les  qualifications  de  courant  profond, 
die  courant  rétrograde,  voire  même  celle  de  fleuve,  désignent 
bien,  dans  Humère,  l'Océan  tout  entier,  mais  ce  même  nom 
de  fleuve  et  celui  de  courant  fluvial  ne  désignent  plus 
qu'une  partie  de  TOcéan,  et  de  l'Océan  pris  dans  le  sens 
restreint,  non  dan3  le  sens  étendu^  quand  le  poète  vient  à 
dire: 

c  Une  fois  le  vaisseau  sorti  du  courant  du  fleuve  Océan  pour 
c  entrer  au  sein  de  la  vaste  mer.  > 

Ici,  en  effet,  il  s'agit,  non  pas  de  la  totalité  de  TOcéan, 
mais  d'un  courant  fluvial  au  sein  de  l'Océan,  autrement  dit 
d'une  portion  quelconque  de  1  Océan,  que  Gratès  se  repré- 
sente comme  une  espèce  d'estuaire  ou  de  golfe  se  prolon- 
geant, à  partir  du  tropique  d'hiver,  dans  la  direction  du 
pôle  austral.  De  la  sorte,  en  quittant  ledit  fleuve,  un  vais- 
seau aura  pu  se  trouver  encore  en  plein  Océan  ;  s'agit-il,  au 
contraire,  de  la  totalité  de  l'Océan,  on  ne  conçoit  plus  qu'a- 
près en  être  une  fois  sorti  le  vaisseau  s'y  retrouve  encore. 
Homère  dit  bien,  à  la  vérité, 

c  Quand  sorti  du  courant  du  fleuve^  il  fut  entré  au  sein  de  la 
«  mer,  i 

laais  la  mer  ici  ne  saurait  s'entendre  que  de  l'Océan  lui- 
ntème.  Il  demeure  donc  avéré  que  le  passage,  inter- 
prété «utrement  que  nous  ne  le  faisons,  reviendrait  à  ceci, 
c  qu'un  vaisseau  est  sorti  de  l'Océan  pour  entrer  dans  l'O- 

1.  Voy.    entre  «atres  passages,  Iliade,   XIV,  245.  —  2.  Hom.,  Odyssée, 
XU,  1. 


8  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

«  céan.  >  La  question,  pourtant,  demanderait  une  plus 
ample  discussion. 

8.  Au  surplus,  que  la  terre  habitée  soit  une  île,  la 
chose  ressort  tout  d'abord  du  témoignante  de  nos  sens ,  du 
témoignage  de  l'expérience .  Car  partout  où  il  a  été  donné 
aux  hommes  d'atteindre  les  extrémités  mêmes  de  la  terre, 
ils  ont  trouvé  la  mer,  celle  précisément  que  nous  nommons 
Océariy  et,  pour  les  parties  oii  le  fait  n'a  pu  être  vérifié  di- 
rectement par  les  sens,  le  raisonnement  l'a  établi  de  même. 
Les  périples*  exécutés,  soit  autour  du  côté  oriental  de  la 
terre,  qui  est  celui  qu'habitent  les  Indiens,  soit  autour  du 
côté  occidental,  qui  est  celui  qu'occupent  les  Ibères  et  les 
Maurusiens,  ont  été  poussés  loin,  tant  au  nord  qu'au  midi, 
et  l'espace  qui  demeure  eDCore  fermé  à  nos  vaisseaux,  faute 
de  relations  établies  entre  nos  marins  et  ceux  qui  exécutent 
en  gens  contraire  des  périples  analogues,  cet  espace,  di- 
sons-nous, est  peu  considérable,  à  en  juger  par  les  distan- 
ces parallèles  que  nos  vaisseaux  ont  déjà  parcourues.  Cela 
étant,  il  n'est  guère  vraisemblable  que  l'Océan  Atlantique 
puisse  être  divisé  en  deux  meirs  distinctes  par  des  isthmes 
aussi  étroits  qui  intercepteraient  la  circumnavigation,  et 
il  paraît  beaucoup  plus  probable  que  ledit  Océan  est  un 
et  continu;  d'autant  que  ceux  qui,  ayant  entrepris  le  péri- 
ple de  la  terre,  sont  revenus  sur  leur^  traces,  ne  l'ont  point 
fait^  de  leur  aveu  même,  pour  s'être  vu  barrer  et  intercepter 
le  passage  par  quelque  continent,  mais  uniquement  à  cause 
du  manque  de  vivres  et  par  peur  de  la  solitude ,  la  mer 
demeurant  toujours  aussi  libre  devant  eux.  Cette  manière 
de  voir  s'accorde  mieux  aussi  avec  le  double  phénomène 
du  flux  et  du  reflux  de  l'Océan,  car  partout  les  change- 
ments qu'il  éprouve,  notamment  ceux  qui  consistent  à 
élever  et  k  abaiss'^r  le  niveau  de  ses  eaux,  ont  un  caractère 
uniforme  ou  n'offrent  que  d'imperceptibles  dilTérences, 
comme  cela  se  conçoit  de  mouvements  produits  au  sein  de 
la  même  mer  et  en  vertu  d'une  seule  et  même  cause. 

9.  Restent  les  objections  d'Hipparque,  mais  elles  ne 
sauraient  convaincre  personne  :  elles  consistent  à  dire  que 


UVRE  I.  9 

le  régime  de  TOcëan  n'est  pas,  sur  tous  les  points,  parfai- 
tement semblable  à  lui-même,  et  que,  cela  fût-il  accordé,  il 
n'en  résulterait  pas  nécessairement  que  la  mer  Atlantique 
dût  former  un  seul  courant  circulaire  et  continu.  Ajoutons 
que,  pour  nier  cette  uniformité  parfaite  du  régime  de  l'O- 
céan, il  s'appuie  sur  le  témoignage  de  Séleucus  de  Baby- 
lonel  Pour  plus  de  détails  sur  TOcéan  et  sur  le  phénomène 
des  miarées,  nous  renverrons,  nous,  à  Posidonius  et  à  Athé- 
DodorOy  qui  nous  paraissent  avoir  convenablement  appro- 
fondi la  question,  nous  bornant  à  dire  présentement  que  le 
système  que  nous  défendons  répond  mieux  à  l'uniformité 
constatée  des  phénomènes  océaniques,  et  que,  plus  la  masse 
d'eau  répandue  autour  de  la  terre  sera  considérable,  plus  il 
sera  aisé  de  concevoir  comment  les  vapeurs  qui  s'en  déga- 
gent suffisent  à  alimenter  les  corps  célestes. 

10.  Mais,  si  Homère  a  exactement  connu  et  décrit  les 
extrémités  et  la  bordure  circulaire  de  la  terre,  il  n'a  pas 
moins  bien  connu  et  décrit  la  mer  Intérieure.  Les  pays  qui 
entourent  cette  mer,  à  partir  des  colonnes  d'Hercule,  sont, 
comme  on  sait,  la  Libye,  l'Egypte  et  la  Phénicie,  et  plus 
loin  la  côte  qui  avoisine  Gypre  ;  puis  viennent  les  Solymes, 
les  Lyciens,  les  Cariens,  et  le  littoral  compris  entre  Mycale 
et  la  Troade,  avec  les  îles  adjacentes  :  or,  tous  ces  lieux, 
le  poëte  les  a  mentionnés  en  termes  exprès,  comme  il  a 
parlé  aussi  et  des  contrées  ultérieures  qui  bordent  la  Pro- 
pontide  et  des  côtes  de  l'Euxin  jusqu'à  la  Colchide  et  de  l'ex- 
pédition de  Jason.  Il  connaissait,  en  outre,  le  Bosphore  Gim- 
mérien,  et  naturellement  les  Gimmériens  eux-mêmes  :  on 
ne  s'expliquerait  pas,  en  effet,  comment  il  eût  pu  connaître 
le  nom  des  Gimmériens  et  ignorer  leur  existence,  l'existence 
d'un  peuple,  qui,  de  son  vivant  ou  peu  de  temps  avant  lui, 
avait,  depuis  le  Bosphore,  couru  et  ravagé  tout  le  pays  in- 
termédiaire jusqu'à  rionie?  Mais  non,  il  les  connaissait,  et 
ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'il  a  fait  allusion  à  la  nature  bru- 
'meuse  du  climat  de  leur  pays  : 

ff  Un  voile,  dit-il,  un  voile  de  vapeurs  et  de  nuages  les  en< 


10  GÉOGRAPHIE  DE  STBABON. 

c  veloppe  ;  Téclat  du  soleil  ne  resplendit  jamais  pour  eux,  et 
c  la  funeste  nuit  plane  toujours  au-dessus  de  leurs  têtes*,  i 

Il  connaissait  pareillement  Tlster  (du  moins  nomme-t-il 
les  Mysiens,  nation  thracique,  riveraine  de  ce  fleuve)  et 
aussi  tout  le  littoral  à  partir  de  Tlster,  autrement  dit  la 
Thrace  jusqu'au  Pénée,  puisqu'il  mentionne  les  Pseoniens  et 
qu'il  signale  TAthos,  TAxius  et  les  îles  situées  vis-à-vis. 
Quant  au  littoral  de  la  Grèce,  prolongement  de  celui  de 
la  Thrace,  il  a  été  décrit  par  lui  en  entier  jusqu'aux  frontiè- 
res de  la  Thesprotie.  Il  connaissait  enfin  l'extrémité  de  l'I- 
talie, à  en  juger  par  la  mention  qu'il  a  faite  de  Temesa  et 
des  Sicèles,  et  l'extrémité  de  l'Ibérie,  ainsi  que  la  richesse 
et  la  prospérité  des  peuples  qui  l'occupaient,  et  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure.  Si  maintenant,  dans  l'intervalle,  se 
laissent  apercevoir  quelques  lacunes,  on  peut  les  lui  par- 
donner, le  géographe  de  profession  lui-même  omettant  sou- 
vent bien  des  détails.  U  est  excusable  aussi  et  ne  mérite 
aucun  blâme  s'il  a  cru  devoir  mêler,  çà  et  là,  quelques  cir- 
constances fabuleuses  à  ses  récits,  d'ailleurs  tout  historiques 
et  didactiques,  car  il  n'est  pas  vrai,  comme  le  prétend 
Êratosthène,  que  tout  poëte  vise  uniquement  à  plaire  et 
jamais  à  instruire  :  tout  au  contraire,  ceux  qui  ont  traité  le 
plus  pertinemment  les  questions  de  poétique  proclament  la 
poésie  une  sorte  de  philosophie  primitive.  Mais  nous  réfu- 
terons plus  longuement  ce  jugement  d'Ératosthène,  quand 
nous  aurons,  plus  loin,  à  reparler  du  poète. 

1 1 .  Pour  le  moment,  ce  qui  a  été  dit  doit  suffire  à  éta- 
blir qu'Homère  a  été  bien  réellement  le  père  de  la  géogra- 
phie. Quant  aux  successeurs  qu'il  a  eus  dans  celte  science, 
c'étaient,  comme  chacun  sait,  des  hommes  d'un  mérite  émi- 
nent  et  familiarisés  avec  les  études  philosophiques  :  les 
deux  qu'Ératosthène  nomme  immédiatement  après  lui 
sont  Anaximandre,  qui  fut  le  disciple  et  le  compatriote  de 
Thaïes,  et  Hécatée  de  Milet.  Êratosthène  ajoute  qu'Anaxi-. 
mandre  publia  la  première  Carte  géographique,  et  qu'il  reste 

1.  Hom.,  Odyssée^  XI,  15  et  19. 


LIVRE  I.  11 

d'Hécaléeun  Traité  de  géographie,  dont  l'authenticité  ressort, 
suivant  lui,  de  l'ensemble  des  œuvres  de  cet  auteur*. 

12.  Maiutenant,  que  Tétude  de  la  g<'»ographie  exige  une 
grande  variété  de  connaissances,  beaucoup  Tout  dit  avant 
nous;  Hipparque  notamment,  dans  sa  Critique  de  la  Géogra- 
phie d'Ératostliène,  fait  remarquer  très-judicieusement  que 
la  connaissance  de  la  géographie,  si  utile  à  la  fois  au  simple 
particulier  et  à  Térudit  de  profession,  ne  saurait  absolu- 
ment s'acquérir  sans  quelques  notions  préliminaires  d'astro- 
nomie et  sans  la  pratique  des  règles  du  calcnl  des  éclipses. 
Gommentjnger,  par  exemple,  si  Alexandrie  d'Egypte  est  plus 
septentrionale  ou  plus  méridionale  que  Babyloue  et  de  com- 
bien elle  peut  Têtre,  sans  recourir  à  la  méthode  des  climats? 
De  même,  comment  savoir  exactement  si  tel  pays  est  plus 
avancé  vers  l'orient  et  tel  autre  vers  l'occident,  autrement 
que  par  la  comparaison  des  éclipses  du  soleil  et  de  celles  de 
la  lune?  Ainsi  s'explique  Hipparque  à  cet  égard. 

13.  En  général,  quiconque  se  propose  de  décrire  les 
caractères  propres  de  telle  ou  telle  contrée  a  essentielle- 
ment besoin  de  recourir  à  l'astronomie  et  à  la  géométrie, 
pour  bien  en  déterminer  la  configuration,  l'étendue,  les 
distances  relatives,  le  climat  ou  la  situation  géographique,  la 
température,  et,  en  un  mot,  toutes  les  conditions  atmosphé- 
riques. Puisqu'il  n'est  pas  de  maçon  bâtissant  une  maison 
ni  d'architecte  édifiant  une  ville,  qui  ne  tiennent  compte 
préalablement  de  toutes  ces  circonstances,  à  plus  forte  raison 
le  philosophe,  qui  embrasse  dans  ses  études  la  terre  habitée 
tout  entière,  y  aura-t-il  égard.  Et,  de  fait,  la  chose  Ini  im- 
porte pli;s  qu'à  personne.  Car  si,  pour  une  étendue  de  pays 
restreinte,  la  situation  au  nord  et  la  situation  au  midi 
n'impliquent  qu'une  légère  différence,  rapportés  à  la  cir- 
conférence totale  de  la  terre  habitée,  le  nord  comprendra 
jusqu'aux  derniers  confins  de  la  Scythie  et  de  la  Celtique, 
et  le  midi  jusqu'aux  extrémités  les  plus  reculées  de  l'Éthio- 

1.  00,  OQfmine  M  Charles  Mûller  propose  de  traduire  :  «  de  la  comparaison 
avec  l'autre  ouvrage  de  cet  auteur.  »  C'est  à  savoir  ses  Généalogies.  Voy. 
Strab,  Geogr.  lAdex  vaiise  Uclionis,  p.  940,  au  bas  de  la  2«  colonne. 


â 


12  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON, 

pie,  ce  qui  implique  des  différeuces  énormes.  De  même  il  ne 
saurait  être  indifférent  d'habiter  chez  les  Indiens  ou  parmi 
les  Ibères,  peuples  que  nous  savons  être,  à  l'extrême  orient 
et  à  l'extrême  occident,  en  quelque  sorte  les  antipodes  l'un 
de  l'autre. 

14.  Comme  tous  ces  faits  maintenant  tirent  leur  principe 
du  mouvement  du  soleil  et  des  autres  astres,  et  aussi  de  la 
tendance  centripète  des  corps,  nous  voilà  forcés  d'élever  nos 
regards  vers  le  ciel,  pour  observer  les  apparences  qu'en 
chaque  contrée  il  nous  découvre,  apparences  qui  varient  ex- 
trêmement, reproduisant  ainsi  la  diversité  même  des  lieux 
d'observation.  Gomment  donc  prétendre  représenter  avec 
exactitude  et  expliquer  convenablement  ces  différences  res- 
pectives dans  la  nature  et  l'aspect  des  lieux,  si  Ton  n'a  pas 
le  moins  du  monde  égard  à  cet  ordre  de  phénomènes  ?  Il  ne 
nous  est  pas  possible,  à  vrai  dire,  vu  le  caractère  spécial  de 
notre  ouvrage,  qui  doit  être  avant  tout  politique^  de  les  ap- 
profondir  tous;  au  moins  convient-il  que  nous  en  exposions 
ici  ce  qui  peut  être  à  la  portée  de  l'homme  mêlé  à  la  vie 
politique. 

15.  Mais  celui  qui  a  pu  déjà  élever  si  haut  sa  pensée  ne 
reculera  pas  devant  une  description  complète  de  la  terre  :  il 
serait  plaisant,  en  effet,  qu'après  avoir,  dans  son  désir  de 
mieux  décrire  la  partie  habitée  de  la  terre,  osé  toucher  aux 
choses  célestes  et  s'en  être  servi  dans  ses  démonstrations,  il 
dédaignât  de  rechercher  quelles  peuvent  être  l'étendue  et  la 
constitution  de  la  sphère  terrestre  elle-même,  dont  la  terre 
habitée  n'est  qu'une  partie,  quelle  place  elle  occupe  dans 
l'univers,  si  elle  n'est  habitée  que  dans  une  seule  de  ses 
parties,  celle  que  nous  occupons,  ou  si  elle  l'est  dans  d'autres 
encore,  et,  dans  ce  cas,  combien  l'on  en  compte,  quelles 
peuvent  être  aussi  l'étendue  et  la  nature  de  sa  portion  inha- 
bitée et  finalement  la  raison  d'un  pareil  abandon.  Il  s'en- 
suit donc  qu'il  existe  une  certaine  corrélation  entre  les 
études  astronomiques  et  géométriques  d'une  part  et  la  géo- 
graphie, telle  que  nous  l'avons  définie,  de  l'autre,  puisque 
cette  science  relie  ensemble  les  phénomènes  terrestres  et 


LIVhE  I.  13 

célestes,  devenus  en  quelque  sorte  des  domaines  limitrophes, 
et  qu'elle  comble  l'immense  intervalle 

c  Qui  de  la  terre  s'étend  jusqu'aux  cieux*.  » 

16.  Allons  plus  loin  et  à  cette  masse  déjà  si  grande  de 
connaissances  indispensables  ajoutons  Thistoire  de  la  terre 
elle-même,  autrement  dit  la  connaissance  des  animaux  et 
des  plantes  et,  engénéral,  de  toutes  les  productions,  utiles  ou 
non,  de  la  terre  et  des  mers,  et  notre  thèse,  croyons-nous, 
en  deviendra  plus  évidente  encore.  Que  cette  connaissance 
de  la  terre,  en  effet,  soit  d'une  grande  utilité  pour  qui  a  su 
l'acquérir,  la  chose  ressort  et  du  témoignage  de  l'antiquité 
et  du  simple  raisonnement  :  les  poètes  ne  nous  repré- 
sententp-ils  point  toujours  comme  les  plus  sages  ceux  d'entre 
leurs  héros  qui  ont  voyagé  et  erré  par  toute  la  terre?  A 
leurs  yeux  c'est  toujours  un  grand  titre  de  gloire  d'avoir 

<  visité  beaucoup  de  cités  et  observé  les  mœurs  de  beaucoup 
d'hommes  '.  >  Ainsi  Nestor  se  vante  d'avoir  vécu  parmi  les 
Lapithes  et  d'être  venu,  pour  répondre  à  leur  appel, 

<  Du  fond  de  sa  lointaine  patrie  :  ces  peuples  l'avaient  de- 
ce  mandé  et  désigné  par  son  nom*  ;  s 

Ménélas,  pareillement: 

f  Après  avoir  erré,  dit-il,  dans  Cypre,  en  Pbénicie,  et  chez 
«  les  Egyptiens,  je  visitai  tour  à  tour  les  Éthiopiens,  les  Si- 
«  doniens  et  les  Ërembes,  puis  la  Libye,  où  je  vis  le  front  des 
c  agneaux  armé  de  cornes'*. 

Puis  il  ajoute  conmie  un  trait  caractéristique  de  ce  der- 
nier pays  : 

«  Car  trois  fois,  dans  le  cours  d'une  année ,  les  brebis  y 

<  mettent  bas.  i 

A  propos  de  Thèbes,  maintenant,  de  la  Thèbes  d'Egypte, 
il  dira  : 

1.  Hom.,  lliadej  VIII,  16.  —2.  Id.,  Odyssée,  i,  3.  —3.  Id.,  Iliade.  I,  270.— 
4.  Id.,  Odijssée,  IV,  «3. 


14  GÉOGRAPftIE  DE  STRABON. 

c  C'est  le  lieu  où  la  terre,  au  sein  fertile,  donne  les  plus 
«  riches  moissons  *  ;  » 

ou  bien  encore  : 

«  Thèbes,  la  ville  aux  cent  portes,  dont  chacune  peut  livrer 
c  passage  à  deux  cents  guerriers  avec  leurs  chevaux  et  leurs 
c  chars  *.  d 

Or,  tous  ces  détails  descriptifs  sont  autant  de  préparations 
excellentes  à  la  sagesse,  en  ce  qu'ils  nous  font  bien  connaître 
la  nature  d'un  pays  et  les  différents  caractères  des  animaux 
et  des  plantes  qu'il  renferme,  voire  la  nature  de  la  mer  et 
de  ses  productions,  à  nous  qui  sommes  en  queflque  sorte  am- 
phibies et  pour  le  moins  autant  habitants  de  la  mer  que  de 
la  terre  ferme.  Et  c'est  par  allusion,  sans  doute,  à  tout  ce 
qu'Hercule  dans  ses  voyages  avait  vu  et  appris  qu'Homère 
rappelle 

c  Connaisseur  et  expert  en  belles  œuvres  *.  » 

Ainsi  le  témoignage  de  l'antiquité  et  le  raisonnement  s'ac- 
cordent pour  confirmer  ce  que  nous  disions  en  commençant. 
Mais  il  est  une  autre  considération  qui  nous  parait  plus 
encore  que  le  reste  militer  en  faveur  de  notre  thèse  pré- 
sente, c'est  que  la  g»^ographie  répond  surtout  aux  besoins 
de  la  vie  politique.  Où  s'exerce, en  effet,  Tactiviié  humaine, 
si  ce  n'est  sur  cette  terre,  sur  cette  mer,  que  nous  habitons 
et  qui  offrent  à  b  fuis  de  petits  théâtres  aux  petites  actions, 
de  grands  théâtres  aux  grandes,  le  théâtre  des  plus  grandes 
se  confondant  ainsi  avec  les  limites  mêmes  de  la  terre  en- 
tière ou  de  que  ce  nous  appelons  proprement  la  terre  ha- 
bitée ,  et  les  plus  grands  capitaines  étant  ceux  qui  par- 
viennent à  dominer  sur  la  plus  grande  étendue  de  terre 
et  de  mer,  et  à  réunir  cités  et  nations  en  un  seul  et  même 
empire,  en  im  seul  et  même  corps  politique  ?  Il  est  donc 


1.  cf.  nom.,  Odiiftée,  IV,"329.  M.  Cramer  voit  dans  cette  citation  nne  glose 
mar<ûtiale  insérée  indûment  dans  le  texte  et  M.  Meméke  l'a  r^etée  en  note.  — 
•>  nom.,  Iliadej  I.  3B3.  —  3.  Id.,  Ody.-s.j  XXI,  U6, 


LIVRE  I.  15 

évident  que  la  géographie,  considérée  dans  son  ensemble, 
exerce  une   influence  directe  sur  la  conduite  des  chefs 
d'État  par  la  distribution  qu'elle  fait  des  continents  et  des 
merjs,  tant  au  dedans  qu'en  dehors  des  limites  de  la  terre 
habitée ,  cette  distribution  étant  faite  naturellement  en  vue 
de  ceux  qui  ont  le  plus  d'intérêt  h  savoir  si  les  choses  sont 
de  telle  façon  ou  de  telle  autre  et  si  telle  contrée  est  déjà 
connue  ou  encore  inexplorée.  On  conçoit,  en  effet,  que  ces 
dxefs  s'acquitteront  mieux  du  détail  de  leur  admioislration, 
connaissant  l'étendue  et  la  situation  exacte  du  pays  et  toutes 
les  variétés  de  climat  et  de  sol  qu'il  peut  présenter.  Mais, 
maintenant,  comme  ces  princes  ont  leurs  Etals  situés  en 
diverses  parties  de  la  terre,  et  que  leurs  premières  entre- 
prises, leurs  premières  conquêtes  partent  de  divers  foyers 
et  de  centres  différents,  il  ne  leur  est  pas  possible,  non  plus 
qu'aux  géographes,  de  connaître  également  bien  tous  les 
pays  de  la  terre  ;  et  leurs  connaissances  aux  uns  et  aux  autres 
seront  nécessairement  susceptibles  de  plus  et  de  moins.  La 
terre  habitée  tout  entière  fût-elle  rangée  sous  la  même  do- 
mination, sous  le  même  gouveruement,  il  serait  difficile 
encore  que  toutes  les  parties  en  fassent  connues  au  même 
degré  :  dans  ce  cas-là  même,  on  connaîtrait  mieux  que  le 
reste  les  parties  les  plus  proches  de  soi,  d'autant  que  ce  sont 
celles-là  sur  lesquelles  il  importe  de  répandre  le  plus  de 
lumière,  afin  de  les  faire  bien  connaître,  puisque,  par  leur 
position,  elles  sont  plus  à  portée  d'être  utiles.  Dès  là  riea 
d'étonnant  que  telle  chorographie  convînt  mieux  aux  In- 
diens, telle  autre  aux  Éthiopiens,  telle  autre  encore  aux 
Grecs  et  aux  Romains.  Quel  intérêt,  en  effet,  pourrait  avoir 
le  géographe  indien  à  décrire  la  Béotie  comme  le  fait  Ho- 
mère, qui  nomme 

«  Et  les  peuples  d'Hyria  et  ceux  de  la  pierreuse  Aulis ,  ceux 
«  de  Schœne  et  de  Scôle  *.  » 

Pour  nous  autres,  à  la  bonne  heure,  la  chose  a  de  l'im- 

1.  //tade,  II,  496. 


16  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

portance.  En  revanche,  une  description  si  détaillée  de  Tlnde 
n'aurait  plus  d^ntérêt  pour  nous  :  Tutilité  n'y  serait  point, 
Futilité,  qui  est  proprement  la  juste  et  vraie  mesure  dans 

ce  genre  d'études. 

17.  Ce  que  nous  avons  dit  [de  l'utilité  de  la  géogra- 
phie] se  vérifie  même  dans  les  petites  opérations,  à  la  chasse 
par  exemple,  car  on  chassera  mieux  connaissant  la  disposi- 
tion et  rétendue  de  la  forêt;  et, -en  général,  quiconque  con* 
naît  les  lieux  s'entendra  mieux  qu'un  autre  à  choisir  un 
campement,  à  disposer  une  embuscade,  à  diriger  une  marche. 
Mais  dans  les  grandes  opérations  l'évidence  de  notre  as- 
sertion devient  plus  éclatante  encore,  d'autant  qu'alors  on 
est  plus  chèrement  récompensé  d'avoir  su,  plus  chèrement 
puni  d'avoir  ignoré.  Ainsi  la  flotte  d'Agamemnon  se  trompe, 
ravage  la  Mysie  pour  la  Troade  et  se  voit  réduite  à  une  re- 
traite honteuse.  Ainsi  les  Perses  et  les  Libyens,  pour  avoir 
cru  reconnaître  dans  des  passes  libres  et  ouvertes  des  dé-» 
troits  sans  issue,  s'exposent  aux  plus  grands  périls,  et  laissent 
derrière  eux,  comme  trophées  de  leur  ignorance,  les  Perses, 
le  tombeau  de  Salganée  près  de  TEuripe  de  Ghalcis,  de 
cet  infortuné  Salganée  immolé  par  eux  comme  un  traître 
pour  avoir,  soi-disant,  mené  perdre  leur  flotte  des  rivages 
Maliens  tout  au  fond  de  i'Ëuripe  ;  les  Libyens  le  monu- 
ment de  Pélore,  mort  viôlime  d'une  semblable  erreur.  La 
même  cause  encore,  lors  de  l'expédition  de  Xerxès,  remplit 
la  Grèce  de  débris  de  naufrages,  et  longtemps  auparavant 
l'émigration  des  iEoliens  et  celle  des  Ioniens  avaient  offert  le 
spectacle  de  maints  désastres  pareils ,  tous  occasionnés  par 
l'ignorance.  D'autre  part,  que  de  victoires  dans  lesquelles  le 
vainqueur  doit  tout  son  succès  à  la  connaissance  des  lieux  !  Au 
défilé  des  Thermopyles,par  exemple,  n'est-ce  pas  Éphialte 
qui,  en  indiquant  aux  Perses  ce  sentier  dans  la  montagne' 
leur  livre  Léonidas  et  introduit  en  deçà  des  Pyles  l'armée 
barbare  ?  Mais  sans  remonter  si  haut,  je  trouve  une  preuve 
suffisante  de  ce  que  j  avance  soit  dans  la  récente  campagne 
des  Romains  contre  les  Parthes,  soit  dans  leurs  expéditions 
contre  les  Germains  et  les  Celles,  où  l'on  voit  ces  barbares 


LIVRE  I.  17 

.retranchés  au  fond  de  leurs  marais,  de  leurs  forêts  de  chênes 
et  de  leurs  solitudes  impénétrables,  combattre  en  s'aidantde 
leur  connaissance  des  lieux  contre  un  ennemi  qui  les  ignore, 
le  trompant  sur  les  distances,  lui  fermant  les  passages  et  in- 
terceptant ses  convois  de  vivres  et  ses  autres  approvisionne- 
ments. 

18.  La  géographie,  avons-nous  dit,  a  rapport  surtout  aux 
opérations  et  aux  besoins  des  chefs  d'État.  A  la  vérité ,  la 

-  morale  et  la  philosophie  politique  ont  aussi  pour  principal 
objet  de  régler  la  conduite  des  chefs,  et  ce  qui  le  prouve, 
c'est  que  nous  distinguons  les  différentes  sociétés  ou  asso- 
ciations politiques  d'après  la  forme  de  leurs  gouvernements  : 
le  gouvernement  pouvant  être  ou  monarchique  (nous  appe- 
lons cette  même  forme  quelquefois  royauté)^  ou  aristocra- 
tique,  ou  en  troisième  lieu  démocratique ,  nous  reconnais- 
sons aussi  trois  espèces  d'associations  politiques,  auxquelles 
nous  donnons  justement  les  mêmes  noms,  par  la  raison 
qu'elles  tirent  de  leurs  gouvernements  respectifs  le  principe 
même  de  leur  existence  et  comme  leur  caractère  spécifique; 
en  effet,  la  loi  diffère  suivant  quelle  émane  de  l'autorité 
d'un  roi  ou  de  l'autorité  d'un  sénat  ou  de  celle  du  peuple, 
et  la  loi  «  comme  on  sait,  est  le  type  même  et  le  moule  qui 
donne  la  forme  à  une  société,  tellement  qu'on  a  pu  définir 
quelquefois  le  droit  «  l'intérêt  du  plus  fort.  »  La  philoso- 
phie politique  s'adresse  donc  principalement  aux  princes  ; 
mais  si  la  géographie,  qui,  elle  aussi,  s'adresse  surtout  aux 
princes ,  répond  de  plus  à  un  de  leurs  besoins  de  chaque 
jour,  ne  pourrait-on  pas  dire  que  cette  circonstance  consti- 
tue en  sa  faveur  une  sorte  de  supériorité  sur  l'autre  science , 
supériorité,  nous  l'avouons ,  purement  pratique  ? 

19.  Ce  qui  n'empêche  pas  que  la  géographie  n'ait  aussi 
son  côté  spéculatif  ou  théorique  qu'on  aurait  tort  de  dédai- 
gner, en  ce  qu'il  touche  à  la  fois  à  la  technique,  à  la  mathé- 
matique, à  la  physique,  à  l'histoire,  voire  même  à  la  mytho- 
logie. Or  la  mythologie  n'a  assurément  rien  de  pratique. 
Un  récit  tel  que  celui  des  erreurs  d'Ulysse,  de  Ménéias  ou 
de  Jason  n'est  pas  de  nature  à  développer  beaucoup  ctUo 

Gl-OGR.   DE   STRABON.    I. 2 


18  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

prudence  éclairée  que  recherche  avant  tout  l'homme  prati- 
que,  à  moins  qu*on  n'y  ait  mêlé  çà  et  là  telle  moralité  utile 
inspirée  par  les  aventures  inséparables  de  semblables  voya- 
ges, mais  il  ménagera  tout  au  moins  une  jouissance  dé&* 
cate  à  ceux  que  le  hasard  conduit  dans  les  lieux  ainsi  illus- 
trés par  la  Fable,  et  Tesprit  le  plus  pratique  ne  laisse  pas 
que  d'être  sensible  à  1  éclat  et  à  l'agrément  de  pareils  sou- 
venirs :  seulement,  il  ne  s'y  arrête  pas  longtemps,  car  il  est 
naturel  qu'il  accorde  plus  d'attention  aux  choses  utiles.  Na- 
turellement aussi  le  géographe  s'occupera  plus  de  celles-ci 
que  des  autres  et,  procédant  pour  l'histoire  et  les  mathé- 
matiques, comme  il  a  fait  pour  la  mythologie,  ce  sera  tou- 
jours la  partie  la  plus  utile  et  la  mieux  avérée  qu'il  en 
extraira  de  préférence. 

20.  Mais  c'est  surtout,  on  Ta  vu,  de  la  géométrie  et  de 
l'astronomie  que  le  géographe  paraît  avoir  besbin  pour  Tob- 
jet  qu'il  se  propose.  Et  de  fait,  comment  en  serait-il  autre- 
ment? Comment  le  géographe  pourrait-il  bien  comprendre, 
sans  recourir  aux  méthodes  que  fournissent  ces  deux  scien- 
ces, toutes  les  questions  de  configuration,  de  climat  y  d'é- 
tendue et  autres  semblables?  Toutefois,  comme  les  géo- 
mètres et  les  astronomes  exposent  ailleurs  tout  au  long  les 
moyens  de  mesurer  la  terre  entière,  nous  devrons,  nous, 
dans  le  présent  ouvrage,  supposer  et  admettre  comme  vrai 
ce  qu'ils  ont  démontré  dans  les  leurs;  supposer,  par  exem- 
ple, la  sphéricité  du  monde,  celle  aussi  de  la  surface  ter- 
restre et  avant  tout  la  tendance  centripète  des  corps.  Et, 
comme  ces  faits  sont  à  la  portée  de  nos  seus  ou  rentrent 
dans  la  catégorie  des  notions  communes,  il  nous  suffira,  si 
même  la  chose  en  vaut  la  peine,  d'en  donner  l'explication  la 
plus  brève  et  la  plus  sommaire.  Ainsi,  en  ce  qui  concerne 
la  sphéricité  de  la  terre,  nous  rappellerons  simplement  ou 
la  preuve  indirecte  qui  se  tire  de  l'impulsion  centripète  en 
général  et  de  la  tendance  de  chaque  corps  en  particulier  vers 
son  centre  de  gravité,  ou  la  preuve  directe  et  immédiate  ré- 
sultant des  phénomènes  qu'on  observe  sur  la  mer  et  dans  le 
ciel,  et  dont  le  témoignage  de  nos  sens  et  les  simples  no- 


LIVRE  I.  19 

tibns  vulgaires  snffîseDt  à  constater  la  réalité.  Il  est  évident, 
par  exemple,  que  la  courbure  de  la  mer  empêche  seule  le 
navigateur  d'apercevoir  au  loin  les  lumières  placées  à  la  hau- 
teur ordinaire  de  Toeil,  et  qui  n*ont  besoin  que  d'être  un 
peu  haussées  pour  devenir  visibles,  même  à  une  distance 
plus  grande,  de  même  que  Toeil  n'a  besoin  que  de  regarder 
de  plus  haut  pour  découvrir  ce  qui  auparavant  lui  demeurait 
caché.  Homère  déjà  en  avait  fait  la  remarque,  car  tel  est  le 
sens  de  ce  vers  : 

c  Une  fois  soulevé  par  la  vague  immense,  il  put  porter  très- 
c  lom  sa  vue  perçante  '.  % 

On  sait  aussi  que,  plus  un  vaisseau  approche  de  la  terre, 
plus  chacune  des  parties  de  la  côte  se  dessine  nettement  aux 
yeux  des  passagers,  et  que  ce  qui  leur  paraissait  bas  en  com- 
mençant va  s'élevant  sans  cesse  devant  eux.  La  révolution  ou 
marche  circulaire  des  corps  célestes  est  de  même  rendue  ma- 
nifeste par  diverses  expériences,  notamment  au  moyen  du 
gnomon,  qu'il  suffit  d'observer  une  fois  pour  concevoir  aus- 
sitôt que,  si  les  racines  de  la  terre  se  prolongeaient  à  l'in- 
fini, la  susdite  révolution  ne  saurait  avoir  lieu.  Quant  à  la 
théorie,  des  climats,  elle  est  exposée  en  détail  dans  des 
traités  spéciaux  sur  les  oeJcèses  ou  positions  géographiques. 

21.  Mais  encore  une  fois,  pour  le  moment,  nous  n'a- 
vons besoin  d'emprunter  à  ces  différentes  sciences  qu'mi 
petit  nombre  de  notions,  et  de  notions  élémentaires,  à  l'u- 
sage surtout  du  politique  et  du  capitaine.  Car  s'il  importe, 
d'une  part,  qu'ils  ne  demeurent  ni  l'un  ni  l'autre  tellement 
étrangers  à  l'astronomie  et  à  la  géographie,  que,  se  trou- 
vant transportés  dans  des  lieux  où  les  phénomènes  célestes 
les  plus  familiers  au  vulgaire  viendraient  à  se  produire  avec 
quelques  légères  anomalies,  ils  perdent  tout  à  coup  la  tête 
et  s'écrient  dans  leur  trouble  : 

«  Allons,  amis,  puisque  nous  ignorons  et  le  côté  du  couchant 
c  et  le  côté  de  l'aurore,  et  le  point  oi!i  le  soleil,  ce  flambeau 

1.  Odyssée,  Y.  :0Z, 


20  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

«  des  mortels,  descend  au-dessous  de  la  terre  et  le  point  d*< 
«  il  remonte  et  s'élève  au-dessus  *,  i 

d'autre  part ,  ils  n'ont  que  faire  d'approfondir  ces  ë 
jusqu'à  savoir  quels  sont,  pour  chaque  lieu  de  la  terre,  et 
astres  qui  se  lèvent,  et  les  astres  qui  se  couchent  ense 
et  ceux  qui  passent  ensemble  au  méridien  ;  quels  sont  et 
hauteur  correspondante  du  pôle  et  le  point  zénithal,  et 
d'autres  circonstances  du  même  genre  qui,  suivant  les  chan- 
gements d'horizon  et  de  cercle  arctique,  viennent  à  changer 
aussi,  soit  seulement  en  apparence,  soit  en  réalité.  De  cet 
faits,  les  uns  pourront  être  négligés  complètement  par 
Thomme  d'État  et  Thomme  de  guerre,  à  moins  qu'ils  m 
veuillent  en  faire  un  objet  de  pure  spéculation  phUosophi* 
que,  les  autres  devront  être  admis  de  confiance,  quand  biea 
même  les  causes  leur  en  demeureraient  cachées  :  car  cette 
recherche  des  causes  appartient  au  seul  philosophe  de  pro» 
fession,  le  politique  n'ayant  pas  assez  de  loisir  pour  s'y  Ii« 
vrer,  si  ce  n'est  par  exception.  Il  ne  faudrait  pas  ponrtanîC 
que  celui  qui  prétendra  lire  ce  traité  fût  assez  novice  ou 
assez  nonchalant  pour  n'avoir  jamais  jeté  les  yeux  sur  une 
sphère,  ni  regardé  les  cercles  qui  y  sont  tracés  parallèlement, 
perpendiculairement  ou  obliquement  les  uns  aux  autres^  et 
la  position  respective  des  tropiques,  de  Téquateur  et  du  zo- 
diaque, ce  cercle  que  suit  le  soleil  dans  sa  révolution,  dé- 
terminant de  la  sorte  les  différences  des  climats  et  des  vents. 
Car  il  suffit  qu'on  comprenne  tant  bien  que  mal  ces  premiers 
éléments  de  la  science  et  ce  qui  est  relatif  aux  changements 
d'horizon  et  de  cercle  arctique,  et  en  général  tout  ce  qui 
sert  d'introduction  aux  mathématiques  proprement  dites, 
pour  être  à  même  de  suivre  ce  que  nous  exposons  ici*.  Mais 
si  l'on  ignore  ce  que  c'est  qu'une  ligne,  droite  ou  courbe,  ce 
que  c'est  qu'un  cercle,  une  surface,  sphérique  ou  plane,  et 
que  l'on  ne  soit  pas  en  état  de  reconnaître  dans  le  ciel  les 
sept  étoiles  delà  Grande-Ourse,  ou  telle  autre  constellation 

I.  nom.,  O'ItfsséCf  X,  t90.  —2.  Nous  avons  suivi  ici  le  texte  de  M.Meineke  : 


LIVRE  I.  21 

aussi  connue,  on  n'a  que  faire,  provisoirement  du  mdîns, 
d'un  traité  tel  que  le  nôtre,  et  Ton  doit,  au  préalable,  se  fa- 
miliariser avè«  des  notions,  sans  lesquelles  il  n'y  a  pas  d'é- 
tudes géographiques  possibles.  — Voilà  pourquoi  les  auteurs 
de  Portulans  et  de  Périples  ne  font  qu'un  travail  inutile, 
quand  ils  négligent  d'ajouter  à  leurs  descriptions  ce  qui,  en 
fait  d'éléments  mathématiques  et  astronomiques,  s'y  ratta- 
che nécessairement  ^ 

22.  En  somme,  il  faut  que  le  présent  traité  s'adresse  à 
.tout  le  monde,  à  la  fois  aux  poUtiqiies  et  aux  simples  parti- 
culiers, comme  notre  précédente  composition  historique.  Lk 
aussi  nous  employions  cette  qualiGcation  de  politique,  pour 
désigner,  par  opposition  à  l'homme  complètement  illettré , 
celui  qui  a  parcouru  le  cercle  entier  des  études  composant  ce 
qu'on  appelle  d'ordinaire  l'éducation  libérale  et  philosophi- 
que. Car  celui-là  seul,  disions-nous,  peut  blâmer  et  louer  à 
propos  et  discerner  dans  l'histoire  les  événements  vraiment 
dignes  de  mémoire,  qui  a  médité  sur  les  grandes  questions 
de  'O&rtu  et  de  sagesse  et  sur  les  différents  systèmes  qui  s'y 
rapportent. 

23.  Ayant  donc  publié  déjà  des  Mémoires  historiques, 
utiles,  nous  le  supposons  du  moins,  aux  progrès  de  la  philo- 
sophie morale  et  politique,  nous  avons  voulu  les  compléter 
par  la  présente  composition  :  conçue  sur  le  même  plan,  elle 
s'adresse  aux  mêmes  hommes,  à  ceux  surtout  qui  occupent 
les  hautes  positions.  Et  de  même  que,  dans  notre  premier 
ouvrage,  nous  n'avons  mentionné  que  les  faits  relatifs  aux 
hommes  et  aux  vies  illustres,  omettant  à  dessein  tout  ce  qui 
pouvait  être  petit  et  obscur,  ici  aussi  nous  avons  dû  négliger 
les  petits  faits,  les-  faits  trop  peu  marquants,  pour  insister 
davantage  sur  les  belles  et  grandes  choses,  qui  se  trouvent 
réunir  à  la  fois  l'utile,  l'intéressant  et  l'agréable.  Dans  les 
statues  colossales  y  on  ne  recherche  pas  l'exactitude  minu- 

1.  A  l'exemple  de  M.  Meineke  et  sur  Tindication  donnée  par  Coray,  nous 
avons  transporté  ici  toute  cette  pbrase«  qui  se  trouve  haoituellement  placée  à 
la  fin  du  chapitre  suivant,  mais  qui  n'est  peut-être  bien  aussi  qu'une  glose 
marginale  introduite  indûment  dans  le  texte  de  Strabon. 


.) 


glographie  de  strabon. 


tieus'e  des  détails,  on  accorde  plutôt  son  attention  à  l'en- 
semble, au  bon  effet  de  l'ensemble  :  même  jugement  à  ap- 
pliquer ici.  Car  notre  ouvrage  est  aussi.  Ton  peut  dire,  nn 
monument  colossal,  qui  reproduit  uniquement  les  grands 
traits  et  les  effets  d'ensemble,  sauf  le  cas  où  tel  pelit  détaï' 
nous  aura  paru  de  nature  à  intéresser  à  la  fois  Térudit  et 
rbomme  pratique.  En  voilà  assez  pour  établir  k  quel  point 
il  est  sérieux  et  digne  de  l'attention  des  philosophes. 


CHAPITRE  IL 

1 .  SI,  après  que  tant  d'autres  ont  traité  cefi  matières,  nous 
entreprenons  de  les  traiter  à  notre  tour,  qu'on  attende  pour 
nous  eu  blâmer  que  nous  ayons  été  convaincu  de  n'avoir  fait 
que  répéter  dans  les  mêmes  termes  tout  ce  qu'ils  avaient  dît 
avant  nous.  Il  nous  a  semblé,  en  effet,  que,  malgré  Thabi- 
leté  avec  laquelle  nos  prédécesseurs  avaient  traité,  cenx-cî 
telle  partie,  ceux-là  telle  autre,  ils  avaient  laissé  dans  le 
reste  encore  beaucoup  à  faire,  et  que,  si  peu  que  nous  pns- 
sioas  ajoutera  leur  travail,  ce  peu  suffirait  encore  à  justifier 
notre  entreprise.  Or,  la  génération  présente  a  vu  ses  con- 
naissances géographiques  s'étendre  sensiblement  avec  les 
progrès  de  la  domination  des  Romains  et  desParthes,  comme 
déjà,  au  dire  d'Êratosthène,  les  g^^nérations  postérieures  à 
Alexandre  avaient  vu  les  leurs  s'accroître  beaucoup  par  le 
fait  de  ses  conquêtes.  Alexandre,  en  effet,  nous  a  révélé  en 
quelque  sorte  une  grande  partie  de  l'Asie,  et,  dans  le  nord 
de  l'Europe,  tout  le  jmvs  jusqu'à  l'Ister  :  les  Romains  à  leur 
tour  nous  ont  révéié  tout  roccident  de  ITurope  jusqu'à 
l'Âlbis,  flenve  qui  partage  en  deux  la  Germanie,  sans  comp. 
ter  k  région  qui  s'étend  an  delà  de  Tlser  jusqu'au  fleuve 
Tyras.  Quant  à  la  contrée  ultérieure  jusqu'aux  frontières 
de»  Maeoles  ei  à  )a  partie  du  littoral  qui  aboutit  à  la  Col- 
cUd»,  c'est  par  Mithridate  Eupator  et  par  ses  lieutenants 
^M  nmis  les  ceocmaissons.  Enfin,  grèce  aux  Parihes  THvr- 


LIVRE  I.  23 

c$sàQ,  la  Bactriane  et  la  portion  de  la  Scythie  qui  s'ëtend  • 
au-dassus  de  ces  deux  contrées  nous  sont  mieux  connues 
qu'elles  ne  l'étaient  de  nos  prédécesseurs  :  n'y  eût-il  que 
cela,  nous  aurions  donc,  on  le  voit,  quelque  chose  à  dire  de 
plus  qu*eux.  Mais  c'est  ce  qu'on  verra  mieux  encore  par  les 
ccitû}UjBS  que  nous  dirigeons  contre-  eux,  non  pas  tant  contre 
les  plus  anciens  que  contre  ceux  qui  sont  venus  après  Éra- 
tosthène  et  contre  Ératosthène  lui-même,  et  cela  à  dessein 
et  par  la  raison  que  leur  grande  supériorité  de  lumières  sur 
le  commun  des  hommes  doit  rendre  d'autant  plus  difficile 
pour  les  générations  futures  la  réfutation  des  erreurs  qu'ils 
ont  pu  commettre.  Si,  du  reste,  nous  nous  voyons  forcé  de 
contredire  parfois  les  autorités  mêmes  que  nous  avons  choi- 
sies pour  nos  guides  habituels,  qu'on  nous  le  pardonne.  Ce 
n'est  pas,  en  effet,  chez  nous  un  parti  pris  à  Tavance  de  con- 
tredire tous  les  géographes  sans  exception  qui  nous  ont  pré- 
cédé;  il  en  est  beaucoup  au  contraire  que  nous  comptons 
négliger  absolument  comme  nous  ayant  paru  des  guides 
trop  peu  sûrs,  et  nous  réservons  nos  critiques  pour  ceux  que 
nous  savons  être  habituellement  exacts.  Disputer  en  règle 
contre  toute  espèce  d'adversaires,  ce  serait  en  vérité  perdre 
sa  peine;  mais  contre  un  Ératosthène,  un  Posidonius,  un 
Hipparque,  un  Polybe  et  autres  noms  pareils,  il  y  a  quelque 
chose  de  glorieux  à  le  faire. 

2.  Nous  commencerons  par  Eratosthène  Pexamen  en 
question,  mettant  toujours  en  regard  de  nos  jugements  les 
critiques  qu'Hipparque  a  dirigées  contre  lui.  Ératosthène  ne 
mérite  assurément  pas  qu'on  le  traite  aussi  cavalièrement 
que  l'a  fait  Polémon,  qui  prétend  démontrer  qu'il  n'avait 
même  pas  visité  Athènes  ;  mais  il  ne  mérite  pas  non  plus  la 
confiance  aveugle  que  quelques-uns  ont  en  lui,  malgré  ce 
grandi  nombre  de  maîtres  soi-disant  excellents  dont  il  aurait 
été  le  disciple»  Il  a  écrit  ceci  :  «  Jamais  peut-être  on  n'avait 
vu  fleurir  dans  une  même  enceinte,  dans  une  seule  et  même 
cité,  autant  de  philosophes  éminents  qu  on  en  comptait  alors 
autour  d'Arcésilaùs  et  d'Ariston.  »  —  Soit,  mais  à  mon  sens 
cela  ne  suffit  point,  et  l'important  était  de  savoir  discerner^ 


24  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

dans  le  nombre  le  meilleur  guide  à  suivre.  C'est  Arcésilaûs, 
on  le  voit^  et  Ariston  qu'il  met  en  tête  des  philosophes  de 
son  temps;  il  préconise  beaucoup  aussi  Apelle  et  Bion, 
Bion,  qui  le  premier,  pour  nous  servir  de  son  expression, 
«  para  la  philosophie  de  la  robe  à  fleurs  des  courtisanes  », 
mais  de  qui,  aussi,  à  Ten  croire,  on  eût  pu  dire  souvent 
avec  le  pcéte  *  : 

c  Que  de  beautés  mâles  sous  ces  guenilles  1  9 

Or  ces  seules  appréciations  suffisent  à  montrer  son  peu  de 
jugement.  Gomment  lui,  qui  fut  à  Athènes  le  disciple  de 
Zéiioa  de  Gitium,  il  ne  mentionne  pas  un  seul  de  ceux  qui 
continuèrent  l'enseignement  du  maître,  et  il  vient  nous 
nommer,  comme  ayant  toute  la  vogue  de  son  temps,  les  ri- 
vaux mêmes  et  les  ennemis  de  Zénon^  de  qui  il  ne  reste  pas 
aujourd'hui  apparence  d'école!  Son  traité  des  Biens j  ses 
Déclamations^  ses  autres  ouvrages  du  même  genre  achèvent 
du  reste ,  de  nous  montrer  quelle  a  été  sa  vraie  tendance 
philosophique  :  il  a  tenu  comme  qui  dirait  le  milieu  entre 
le  philosophe  décidé  et  celui  qui,  n'osant  s  engager  résolu- 
ment dans  la  carrière,  s'en  tient  uniquement  à  l'apparence 
ou  ne  voit  dans  la  philosophie  qu'une  diversion  agréable  ou 
instructive  au  cercle  habituel  de  ses  études,  sans  compter 
que,  jusque  dans  ces  autres  études,  nous  le  retrouvons  en 
quelque  sorte  toujours  le  même.  Mais  laissons  cela,  ne 
touchons  présentement  qu'aux  points  sur  lesquels  sa  Géogra- 
phie peut  être  rectifiée,  et,  pour  commencer,  reprenons  la 
question  réservée  par  nous  tout  à  l'heure. 

3.  Est-il  vrai,  comme  le  prétend  Ératosthène,  que  le 
poëte  vise  uniquement  à  récréer  l'esprit  et  nullement  à  l'in- 
struire? Les  Anciens  définissaient,  au  contraire,  la  poésie 
une  sorte  de  philosophie  primitive,  qui  nous  introduit  dès 
l'enfance  dans  la  science  de  la  vie  et  nous  instruit  par  la 
voie  du  plaisir  de  tout  ce  qui  est  relatif  aux  mœurs,  aux 
passions  et  aux  actions  de  l'homme  ;  notre  école  aujourd'hui 

1,  Odyssée,  XVUI,  74. 


LIVRE  I.  25 

va  même  plus  loin  :  elle  proclame  que  le  sage  seul  est  poète. 
De  là  aussi  cet  usage  pratiqué  par  les  différents  gouverne- 
ments de  la  Grèce  de  faire  commencer  la  première  éduca- 
tion des  enfants  par  la  poésie,  considérée  apparemment  non 
comjpae  un  simple  moyen  de  divertissement,  mais  bien  comme 
une  école  de  sagesse.  Ajoutons  que  les  musiciens  eux-mêmes, 
ceux  qui  enseignent  soit  à  chanter  au  son  des  instruments 
soit  à  jouer  de  la  lyre  ou  de  la  flûte,  revendiquent  ce  mérite 
pour  leur  art  et  s'intitulent  «  précepteurs  et  correcteurs  des 
c  mœurs ,  >  et  que  ce  n*est  pas  là  une  opinion  exclusive- 
ment pythagoricienne,  qu'Aristoxène  l'a  émise  également, 
et  qu'Homère  déjà  qualifie  les  aèdes  de  c  sophronistes  ou 
c  d'instituteurs  »,  notamment  ce  gardien  de  Clytemnestre, 

c  A  qui  Atride,  en  partant  pour  Troie,  avait  longuement  re- 
<t  commandé  sa  femme  et  confié  le  soin  de  veiller  sur  elle  *.  j 

On  sait,  en  effet,  qu'Égisthe  ne  réussit  à  triompher 
de  la  vertu  de  la  reine  qu'après  avoir 

c  Conduit  l'aède ,  pour  Ty  abandonner,  sur  les  riyages  d'une 
«  lie  déserte...:  voulant  alors  ce  que  voulait  son  amant,  Gly- 
c  temnestre  suivit  Égisthe  jusque  dans  sa  maison*.  > 

Eratosthène   d'ailleurs  se  contredit  ici  lui-même  :  avant 
d'émettre  la  proposition  en  question,  quelques  lignes  à  peine 
plus  haut,  et  tout  au  début  de  son  Traité  de  géographie^  il 
avait  solennellement  déclaré  que,  dès  la  plus  haute  antiquité, 
tous  les  hommes  ont  eu  à  cœur  de  publier  leurs  connais- 
sances géographiques  ;  qu'Homère,  par  exemple,  a  inséré 
dans  ses  vers  tout  ce  qu'il  avait  pu  apprendre  des  Éthiopiens,, 
de  l'Egypte  et  de  la  Libye,  entrant  même,  à  propos  de  la 
Grèce  et  des  pays  voisins,  dans  des  détails  presque  trop  mi- 
nutieux, puisqu'il  va  jusqu'à  rappeler  et  les  «  innombrables 
«  pigeons  de  Thisbé  '  »  et  les  «  gazons  d'Haliarte  *  »  et  la 
<c  situation  extrême  d'Anthedon  ^  »  et  celle  de  lilée  «  aux 
»  sources  du  Géphise'  »,  et  qu'en  général  il  évite  de  laisser 

1.  Hom.,  Odyssée,  III,  267.  —  2.  Id.,  Ibid.,  270.  —  3.  Iliade,  II,  502.  — 
4.  lbid„  soi.  —  5.  Ibid.,  508.  —  6.  Ibid.,  523. 


26  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

échapper  fût-ce  une  épithète  inutile.  —  Or,  je  le  demande, 
celui  qui  agit  de  la  sorte  vise-t-il  plutôt  à  amuser  qu'à  in- 
struire? —  Ici  peut-être,  répondroot  les  partisans  d'Epa- 
ûsthène,  Homère  songe  à  instruire;  en  revanche  tout  ce  qui 
n'est  pas  propremeut  du  domaine  des  sens  a  été  peuplé  par 
}ui,  comme  par  les  autres  poêles ,  de  monstres  imaginaires, 
semblables  à  ceux  de  la  Fable.  —  Soit  ;  mais  alors  il  eût 
fallu  dire  que  tout  poëte  compose  tantôt  uniquement  en  vue 
de  Tagrément,  tantôt  aussi  en  vue  de  l'iostruction  de  ses 
lecteurs  ;  et  c'est  ce  que  ne  fait  pas  Eratosthène,  qui  accuse 
Homère  d'avoir  cherché  partout  et  toujours  à  amuser,  ja- 
mais à  instruire.  Il  va  plus  loin,  et,  pour  corroborer  son 
dire^  demande  ce  que  pourraient  ajouter  au  mérite  du  poëte 
cette  connaissance  exacte  d'une  iofinite  de  lieux  et  toutes 
ces  notions  de  stratégie,  d'agriculture,  de  rhétorique  et 
d'autres  sciences  encore  que  qaelques-UDS  ont  prétendu  at- 
tribuer à  Homère.  —  En  prêtant  ainsi  à  Homère  la  science 
universelle,  on  peut  paraître,  nous  l'avouons,  entraîné  par 
un  excès  de  zèle,  et,  comme  le  dit  Hipparque,  autant  vau- 
drait faire  honneur  à  ïirésiéné  atlique  des  poires,  des 
pommes  dont  elle  est  chargée,  mais  qu'elle  ne  peut  pro- 
duire, que  de  revendiquer  pour  Homère  la  conuaissance  de 
toutes  les  sciences,  et  de  tous  les  arts  sans  exception.  Sur 
ce  point-là  donc,  ô  Eratoslhène,  tu  as  peut-être  raison;  mais 
à  coup  sûr  tu  te  trompes  quand,  non  content  de  refuser  à 
Homère  autant  d'érudition,  tu  prétends  réduire  la  poésie  à 
n'être  qu'une  vieille  conteuse  de  fables,  qu'on  laisse  libre 
d'imaginer  tout  ce  qui  peut  lui  sembler  bon  à  divertir  les 
esprits.  N'y  a-t-il  donc  rien,  en  effet,  dans  l'audilion  des 
poètes  qui  puisse  nous  portera  la  vertu?  Toutes  ces  no- 
tions, par  exemple,  de  géographie,  d'art  militaire,  d'agri- 
culture et  de  rhétorique ,  que  cette  audition  tout  au  moins 
nous  procure,  ne  peuvent-elles  rien  pour  ce  but  suprême? 
4.  Homère  pourtant  prête  toutes  ces  connaissances  à 
Ulysse,  c'est-à-dire  à  celui  de  ses  héros  qu'il  se. plaît  à  dé- 
corer de  toutes  les  vertus.  C'est  à  lui,  en  effet,  que  s'applique 
ce  vers  : 


LIVRE  I.  27 

ff  H  avait  visité  de  nombreiises  cités  et  observé  les  mcBurs  de 
c  beaucoup  d'hommes  '  ;  » 

et  cet  autre  passage  : 

c  11  possédait  toutes  les  ressources  de  la  ruse  et  celles  de  la 
c  prudence  *.  i 

C'est  lui  iqn'il  nomme  toujours  le  <  destmctecr  des  villes  >, 
lui  encore  qui  réussit  à  prendre  Qion 

c  Par  la  force  de  ses  conseils,  de  sa  parole  et  de  sa  trompeuse 
a:  adresse....  i 

c  Qu'il  consente  à  me  suivre  ,  »  s'écrie  aussi  Piomède ,  en 
parlant  de  lui,  c  et  nous  reviendrons  tous  deux,  fût-ce  du  mi- 
c  lieu  des  flammes^  » 

Ce  qui  n'empêche  point  qn'Ulysse  ne  se  vante  ailleurs  de 
ses  connaissances  agricoles  et  de  sa  dextérité  comme  faucheur, 

c  Qu'on  me  donne  dans  ce  champ  une  faux  à  la  lame  recour- 
c  bée  et  à  toi  la  pareille  *,  > 

comme  laboureur  aussi, 
c  Et  tu  verras  si  je  sais  creuser  un  long  et  droit  sillon^.  » 

Et  notez  qu'Homère  n'est  point  seul  à  penser  de  la  sorte; 
tons  les  esprits  éclairés,  invoquant  son  témoignage,  ont  re-> 
connu  la  justesse  de  cette  thèse,  que  rien  ne  contribue  au- 
tant à  donner  la  sagesse  qu'une  semblable  expérience  des 
choses  pratiques  de  la  vie. 

5.  Quant  à  la  rhétorique,  qu'est-elle  en  somme?  La  sa^ 
gesse  appliquée  h.  la  parole.  Eh  bien  !  Tout  le  long  du  poème 
également  ce  g^enre  de  sagesse  brille  chez  Ulysse,  témoin 
la  scène  de  YÉpreuve^y  et  celle  des  Prières"^  et  celle  de 
YAmbassade^  oîi  le  poète  fait  dire  à  Anténor  en  parlant  de 
lui: 

«  liais  quand  on  entendait  cette  voix  puissante  sortir  de  sa 

i.  Hom.,  Odussée ,  T,  3.  —  2.  Id.,  îliade,  UI,  202.  —  3  Id.,  Tliadej  X,  246. 
—  4.1d.,  Odysfée,  XVIII,  368.  —5.  Id.,  ibH.,  375  —  6.  Il  s'agit  du  II*  livre 
de  Vlliade.  —  7.  Ce  titre  s'appliquait  quelquefois  dans  l'antiquité  aa  JX«  lirre 
de  VlliaA.  —  8.  Casaubon  a  reconnu  sous  ce  titre  la  députation  de  Ménélas 


28  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

c  poitrine  et  que  de  ses  lèvres  les  paroles  tombaient  abondantes 
c  et  pressées,  comme  les  neiges  d'hiver,  nul  mortel  alors  n'au- 
rait pu  disputer  à  Ulysse  la  palme  de  Téloquence  *.  » 

Comment  supposer  maintenant  que  le  poète  qui  a  le  ta- 
lent de  mettre  les  autres  en  scène,  les  faisant  parler  avec 
éloquence,  commander  les  armées  avec  habileté,  déployer 
en  un  mot  tous  les  genres  de  mérite,  ne  soit  lui-même  qu'un 
de  ces  bavards,  un  de  ces  charlatans  experts  uniquement  à 
duper  le  peuple  par  leurs  jongleries  et  à  flatter  leur  audi- 
toire, mais  incapables  de  lui  rien  apprendre  d'utile?  Le  vrai 
mérite  du  poëte,  nous  le  demandons,  ne  consiste-t-il  pas  à 
faire  de  ses  vers  l'imitation,  même  de  la  vie  humaine?  Eh 
bien  !  Gomment  l'imitera-t-il,  s'il  n'a  ni  jugement  ni  expé- 
rience des  choses  de  la  vie  ?  A  nos  yeux,  d'ailleurs,  le  mérite 
des  poètes  ne  saurait  être  de  même  nature  que  celui  des  ou- 
vriers qui  travaillent  le  bois  ou  les  métaux  :  le  mérite  He 
ceux-ci  n'implique  dans  leur  caractère  rien  d'élevé  ni  d'au- 
guste, mais  le  mérite  du  poëte  est  inséparable  de  celui  de 
l'homme  même,  tellement  qu'il  est  absolument  impossible 
de  devenir  bon  poëte,  si  l'on  n'est  au  préalable  homme  de 
bien. 

6.  Prétendre  donc  enlever  au  poète  jusqu'à  la  rhétorique, 
autrement  dit  l'art  oratoire,  en  vérité  c'est  se  rire  de  nous. 
Y  a-t-il,  en  effet,  de  plus  grand  mérite  pour  l'orateur  que 
celui  du  style?  Et  pour  le  poète  également?  Or,  qui  a  ja- 
mais surpassé  Homère  pour  la  beauté  du  style?  —  Sans 
doute,  dira-t-on;  mais  le  style  qui  convient  au  poëte  diffère 
du  style  qui  convient  à  l'orateur*  —  Diffère ,  oui ,  mais 
comme  une  espèce  diffère  d'une  autre  espèce  du  même 
genre,  comme  dans  la  poésie  même  la  forme  tragique  dif- 
fère de  la  forme  comique,  et  dans  la  prose  la  forme  histo- 
rique de  la  forme  judiciaire.  Nierez-vous  donc  que  le  lan- 
gage constitue  un  genre,  divisé  eh  deux  espèces  distinctes , 
le  langage  mesuré  et  le  langage  prosaïque,  ou  si  c'est  que 

et  dUlysse,  à  Troie,  pour  réclamer  Hélène,  rappelée  incidemment  dans  le 
1I1«  livre  de  Vlliade^  2o5  et  suiv.—  1.  Hom.,//taj«,  III,  221. 


LIVRE  I.  29 

VOUS  admettez  qae  le  langage  absolament  parlant  puisse 
former  un  genre,  mais  non  pas  le  langage,  le  style,  l'élo- 
quence oratoire?  Eh  bien!  Moi  j*irai  plus  loin,  je  dirai  que 
l'espèce  de  langage  appelé  prose,  la  prose  ornée  s'entend, 
n'est  qu'une  imitation  du  langage  poétique.  La  première  de 
beaucoup.,  la  forme  poétique  parut  dans  le  monde  et  y  fit 
fortune;  plus  tard,  dans  leurs  Histoires,  les  Gadmus,  les 
Phérécyde,  les  Hécatée  l'imitèrent  encore,  et,  si  ce  n'est 
qu'ils  en  brisèrent  le  mètre,  ils  retinrent  d'ailleurs  tous  les 
caractères  distinctifs  de  la  poésie;  mais  leurs  successeurs, 
en  retranchant  au  fur  et  à  mesure  quelqu'un  de  ces  traits 
distinctifs,  amenèrent  la  prose,  descendue  en  quelque  sorte 
des  hauteurs  qu'elle  avait  occupées  jusque-là,  à  la  forme  que 
nous  lui  voyons  aujourd'hui.  C'est  comme  si  Ton  disait  que 
la  comédie,  née  du  sein  même  de  la  tragédie,  a  quitté  les 
hautes  régions  que  celle-ci  habite  pour  se  ravaler  jusqu'au 
ton  de  ce  que  nous  nommons  actuellement  le  langage  pro- 
saïque ou  discours  familier.  Le  mot  chanter  mis  par  les  an- 
ciens au  lieu  et  place  du  mot  dire  est  une  preuve  de  plus  de 
ce  fait,  que  la  vraie  source,  le  vrai  principe  du  style  orné  ou 
style  oratoire  a  été  la  poésie.  En  effet,  dans  les  représenta- 
lions  publiques,  la  poésie  se  produisait  toujours  accompagnée 
de  chant  :  c'était  là  Yode,  autrement  dit  le  langage  modulé, 
d'où  sont  venus  les  noms  de  rhaps-odie,  de  trag-édie,  de 
com-édie;  et  comme,  dans  le  principe,  le  mot  dire  s'enten- 
dait uniquement  de  la  diction  poétique ,  et  que  celle-ci  était 
accompagnée  d'ode  ou  de  chant ,  le  mot  chanter  se  trouva 
être  pour  les  anciens  synonyme  de  dire.  Puis,  l'une  de  ces 
deux  expressions  ayant  été,  par  abus,  appliquée  à  la  prose 
elle-même,  l'abus  finit  par  s'étendre  également  à  l'autre. 
Enfin  le  nom  seul  de  discours  pédestre,  employé  pour  dési- 
gner la  prose  ou  le  langage  affranchi  de. tout  mètre ,  suffirait 
à  nous  lamontrer  descendue  en  quelque  sorte  d'un  lieu  élevé, 
et  de  son  char,  si  l'on  peut  dire,  ayant  mis  pied  à  terre, 

7.  Il  n'est  pas  exact  non  plus  de  prétendre,  comme  Ta 
fait  Eratoslhène,  qu'Homère  n'a  décrit  en  détail  que  ce  qui 
était  près  de  lui  et  ce  qui  se  trouvait  en  Grèce  ;  il  a  décrit 


30  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

de  même  les  contrées  JointaÎDes.  Il  a  apporté  aussi  un  soin 
particulier,  plus  de  soin  même  qu'aucun  des  poètes,  ses 
successeurs,  dans  Temploi  de  la  fable,  ne  visant  pas  en  tout 
et  toujours  au  prodigieux,  mais  sachant  mêler,  sous  forme 
d'allégories,  de  fictions  ou  d*apologues,  des  leçons  utiles  à  ses 
récits,  notamment  à  celui  des  Erreurs  d'Ulysse  :  sur  ce  point- 
là  encore  Ératosthène  s'est  donc  grossièrement  trompé, 
puisqu'il  n'a  pas  craint  de  qualifier  de  «  sornettes  »  les  com- 
mentaires sur  l'Odyssée  y  et  \  Odyssée  elle-même.  Mais  la 
question  vaut  la  peine  d'être  traitée  plus  au  long. 

8.  Et  d'abord  notons  que  les  poètes  n'ont  pas  été  seuls 
à  admettre  les  fables  :  longtemps,  bien  longtemps  même 
avant  les  poètes,  les  chefs  d'État  et  les  législateurs  en  avaient 
fait  usage,  en  raison  do  l'utilité  qu'elles  présentent,  et  pour 
répondre  à  une  disposition  naturelle  de  l'être  ou  «  animal 
pensant.  »  Car  l'homme  est  avide  de  savoir^  et  son  apoiour 
des  fables  est  comme  un  premier  indice  de  ce  penchant.  De 
là  vient  aussi,  qu'en  général,  les  fables  sont  les  premières 
leçons  qu'entendent  les  enfants  et  ce  qu'on  leur  propose 
comme  premiers  sujets  d'entretien.  Et  la  cause  de  ce  choix  c'est 
que  la  fable,  qui  ne  représente  pas  ce  qui  existe,  mais  autre 
chose  que  ce  qui  existe,  leur  révèle  en  quelque  sorte  un 
monde  nouveau.  Or,  on  aime  toujours  le  nouveau,  l'in- 
connu ;  c'est  même  là  ce  qui  rend  avide  de  savoir,  et,  quand 
à  la  nouveauté  s'ajoutent  l'étonnant  et  le  merveilleux,  le 
plaisir  est  doublé,  le  plaisir,  qui  est  comme  le  philtre  de 
la  science.  Pour  commencer,  il  y  a  donc  nécessité  d'user  de 
semblables  appâts  :  mais,  avec  le  pi*ogrès  de  l'âge,  quand 
le  jugement  s'est  fortifié,  et  que  l'esprit  n'a  plus  besoin 
d'être  flatté,  c'est  à  la  connaissance  du  monde  réel  qu'il  faut 
racheminer.  Ajoutons  que  tout  ignorant,  tout  homme  sans 
instruction  n'est  lui-même,  à  proprement  parler,  qu'un 
enfant,  aimant  les  fables  comme  un  enfant  les  aime  ;  l'homme 
même  qui  n'a  reçu  qu'une  instruction  médiocre  en  est  là 
«dssi  jusqu'à  un  certain  point  :  car  chez  lui,  non  plus,  la 
Minin  n'a  pas  acquis  toute  sa  force,  sans  compter  qu'elle 
nibit  encore  l'influence  d'une  habitude  d'enfance.  Mais, 


LIVRE  I.  31 

comme  à  côté  du  merveilleux  qui  fait  plaisir,  nous  avons  le 
merveilleux  qui  fait  peur,  il  y  a  lieu  de  se  servir  de  l'une 
et  de  l'autre  forme  avec  les  enfants,  voire  même  avea  les 
adultes.  En  conséquecce,  nous  racontons  aux  enfants  les 
fables  agréables  pour  les  tourner  au  bien,  les  fables  ef- 
fipayantes  pour  les  détourner  du  mal  :  Lamia,  par  exemple, 
Gorgo,  Éphialle  et  Mormolyce  sont  autant  de  mythes  de  la 
dernière  espèce.  Quant  au  peuple  de  nos  grandes  villes, 
nous  le  voyons  aussi,  sensible  à  l'agrément  des  fables,  se 
laisser  entraîner  au  bien  par  l'audition  de  récits,  comme 
ceux  qu'ont  faits  les  poètes  des  exploits  fabuleux  des  héros, 
des  travaux ,  par  exemple,  d'un  Hercule  ou  d'un  Thésée  et 
des  honneurs  décernés  par  les  dieux  à  leur  courage,  voire 
même,  à  la  rigueur,  rien  que  par  la  vue  de  peintures,  de 
statues  ou  de  bas-reliefs  représentant  quelque  épisode  sem- 
blable tiré  de  la  fable.  D'autre  part,  il  suffit,  pour  qu'il  se 
détourne  avec  horreur  du  mal,  que,  par  l'audition  de  cer- 
tains récits  ou  le  spectacle  de  certaines  figures  monstrueu- 
ses, il  perçoive  la  notion  de  châtiments,  de  terreurs,  de 
menaces  envoyés  par  les  dieux,  ou  qu'il  se  persuade  qu'il  y 
a  eu  dans  le  monde  des  hommes  frappés  de  la  sorte.  C'est 
qu'en  effet  il  est  impossible  que  la  foule  des  femmes  et  la 
vile  multitude  se  laissent  guider  par  le  pur  langage  de  la 
philosophie  et  gagner  ainsi  à  la  piété,  à  la  justice,  à  la  bonne 
foi;  pour  les  amener  à  ces  vertus,  il  faut  recourir  encore 
à  la  superstition.  Mais  sans  l'emploi  des  mythes  et  du 
merveilleux,  comment  développer  la  superstition?  Qu'est-ce 
en  effet  que  la  foudre,  l'égide,  le  trident,  les  torches,  les 
dragons,  les  ihyrses,  toutes  ces  armes  des  diaux,  et  en  gé- 
néral tout  cet  appareil  de  l'antique  théologie,  si  ce  n'est 
de  pures  fables,  dont  les  chefs  ou  fondateurs  d'États  se 
sont  servis,  comme  on  se  sert  des  masques  de  théâtre ,  pour 
effrayer  les  âmes  faibles.  L'esprit  des  mythes  poétiques  étant 
ce  que  nous  venons  de  dire  et  pouvant  en  somme  exercer  une 
heureuse  influence  sur  les  conditions  de  la  vie  sociale  et  po- 
litique, et  profiter  même  à  la  connaissance  de  la  réalité  his- 
torique, on  conçoit  que  les  Anciens  aient  conservé,  pour 


32  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

l'appliquer  aux  générations  adultes,  renseignement  de  l'en- 
fance ,  et  vu  dans  la  poésie  une  école  de  sagesse  propre  à 
tous  les  âges.  Plus  tard,  il  est  vrai,  parurent  Thistoire  et  la 
philosophie  dans  sa  forme  actuelle  ;  mais  la  philosophie  et 
rhistoire  ne  s'adressent  qu'au  petit  nombre ,  tandis  que  la 
poésie,  d'une  utilité  plus  générale,  attire  encore  la  foule 
dans  les  théâtres ,  et  la  poésie  d*Homère  infiniment  plus 
qu'aucune  autre.  D'ailleurs,  les  premiers  historiens  et  les 
premiers  philosophes,  ceux  qu'on  nomme  les  philosophes'' 
physiciens,  avaient  été  eux-mêmes  des  mythographes. 

9.  Par  la  raison  maintenant  qu'il  rapportait  les  fables 
k  un  but  moral  et  instructif,  Homère  a  dû*  faire  et  a  fait 
dans  ses  récits  la  part  très-grande  à  la  vérité.  Assurément 
c  il  y  a  mêlé  le  mensonge  »  ;  mais,  tandis  que  la  vérité  est 
le  fond  sur  lequel  il  bâtit,  le  mensonge  n'est  pour  lui  qu'un 
moyen  de  séduire  et  d'entraîner  les  masses. 

a  Et  de  même  que  la  main  de  l'artiste  ajoute  à  l'argent 
«  l'éclat  d'une  bordure  d'or  *,  » 

de  même  aux  scènes  vraies  de  l'histoire  Homère  allie  la 
fable,  comme  un  attrait,  comme  une  parure  de  plus  ajoutée 
à  sa  parole,  sans  cesser  pour  cela  de  viser  au  même  but 
que  l'historien  ou  que  tout  autre  narrateur  d'événements 
réels.  C'est  ainsi  qu'ayant  pris  pour  sujet  un  fait  historique, 
la  Guerre  de  Troie,  il  Ta  embelli  de  ses  mythes  poétiques, 
et  les  Erreurs  d'Ulysse  pareillement.  Mais  élever  sur  une 
base  complètement  chimérique  elle-même  tout  un  vain 
.  amas  de  prodiges  et  de  fictions,  le  procédé  n'eût  pas  été 
homérique,  sans  compter  que  le  mensonge  (la  chose  tombe 
sous  le  sens)  paraît  moins  incroyable,  quand  on  y  mêle  dans 
une  certaine  mesure  la  pure  vérité.  Polybe  ne  dit  pas  autre 
chose  dans  le  passage  oîi  il  disserte  en  règle  sur  les  Erreurs 
d'Ulysse;  et  Homère  lui-même  le  donne  à  entendre  dans  ce 
passage  : 

c  Ulysse  mêlait    souvent  à  ses    discours    des  mensonges 

1.  lîora.,  OJf^'s.vtV, Ylj  Q32. 


LIVRE  I.  33 

<r  comme   ceux-ci  qu^on    pouvait   prendre   pour   la    yérîté 
«  même  ';  » 

Car,  notez  que  le  poète  a  dit  souvent ,  et  non  pas  toujours  y 
cequi  eût  ôté  aux  mensonges  du  héroscet  air  de  vérité.  Ho- 
mère a  donc  tiré  de  l'histoire  le  fond  même  de  ses  poèmes. 
L'histoire  en  effet  nous  montre  un  prince  du  nom  d'iEole 
régnant  sur  ce  groupe  d'îles  dont  Lipara  est  le  centre  ;  elle 
signale  aussi  aux  environs  de  l'Etna  et  de  Leontium  certains 
peuples  inhospitaliers  du  nom  de  Gyclopes  et  de  Lsestrygons, 
et  explique  même  par  cette  circonstance  conunent  le  détroit 
était  alors  inaccessible  à  la  navigation  ;  elle  ajoute  que 
Gharybde  et  Scylla  étaient  deux  repaires  de  pirates.  Ainsi 
des  autres  peuples  mentionnés  par  Homère  :  nous  les  retrou- 
vons tous  dans  l'histoire  établis  en  telle  ou  telle  contrée  de 
la  terre.  Il  savait,  par  exemple,  que  les  Cimmériens  habi- 
taient aux  environs  du  Bosphore  cimmérique  une  région 
boréale  et  brumeuse,  c'en  fut  assez  pour  que,  par  une  li- 
cence heureuse  et  pour  les  besoins  de  la  fable  qu'il  voulait 
mêler  aux  Erreurs  d*  Ulysse,  il  transportât  ce  peuple  dans  une 
contrée  ténébreuse,  au  seuil  même  de  Tenfer.  Nul  doute, 
du  reste,  qu'il  ne  connût  les  Cimmériens,  puisque,  d'après 
les  calculs  des  chronographes,  l'invasion  cimmérienne  a  pré- 
cédé de  pau  l'époque  où  il  vivait,  si  même  elle  ne  lui  est 
contemporaine. 

10.  Il  connaissait  pareillement  et  la  situation  de  la  Gol- 
chide  et  le  fait  de  la  navigation  de  Jason  à  iEa,  et,  en  gé- 
néral, tout  ce  que  la  fable  et  l'histoire  rapportent  des  en- 
chantements de  Gircé  et  de  Médée  et  de  leurs  autres  traits 
de  ressemblance:  à  l'aide  maintenant  de  ces  données,  et 
sans  tenir  compte  de  l'énorme  distance  qui  séparait  les  deux 
enchanteresses,  puisque  Tune  habitait  au  fond  du  Pont,  et 
l'autre  en  Italie,  il  imagina  entre  elles  un  lien  d'étroite 
parenté,  et  osa  les  transporter  toutes  deux  hors  des  mers 
intérieures,  en  plein  Océan.  Peut-être  bien  aussi  Jason, 
dans  ses  Erreurs  y  s'était-il  écarté  jusqu'en  Itahe  ;  car  on 

1.  Hom  y  Odyssée j  XIX,  203. 

GÉOGR.  DE  STRABON.  I.  —  3 


34  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

iribiitre  aujourd'hui  encore  aux  abords  des  monts  Gérau- 
niens,  dans  les  parages  d'Adria,  dans  le  golfe  Posidoniate 
et  dans  les  îles  qui  bordent  la  Tyrrhénie,  certains  vestiges 
du  passage  des  Argonautes.  L'existence  des  Gyanées^  ces 
roches  qu'on  nomme  quelquefois  les  Symplégades  y  et  qui 
rendent  si  difficile  le  passage  du  détroit  de  Byzance,  était 
une  donnée  de  plus  dont  Homère  sut  tirer  bon  parti.  De  la 
sorte,  et  par  suite  du  rapprochement  naturel  qu'on  établit 
entre  son  île  djEea  et  la  ville  d'iEa,  entre  ses  Planctie  et  les 
roches  Symplégades,  la  navigation  de  Jason  à  travers  les 
Planctae  acquit  de  la  vraisemblance,  comme  le  rapproche- 
ment avec  ce  qu'on  savait  de  Gharybde  et  de  Scylla  rendit 
plus  vraisemblable  l'épisode  «  du  passage  d'Ulysse  entre 
les  deux  rochers.  »  En  somme,  on  se  représentait  de  son 
temps  la  mer  Pontique  comme  un  autre  Océan,  et  quicon- 
que naviguait  dans  ces  parages  semblait  s'être  autant  écarté 
que  s'il  se  fût  avancé  par  delà  les  colonnes  d'Hercule  ;  elle 
était  réputée,  en  effet,  la  plus  grande  de  nos  mers  et,  par 
excellence,  on  l'appelait  le  Pont,  le  Pont  pro'prement  dity 
comme  on  appelle  Homère  le  poète.  Il  se  pourrait  même  que 
ce  fût  là  le  motif  qui  engagea  Homère  à  transporter  dans 
rOcéan  les  scènes  dont  le  Pont  avait  été  le  théâtre,  ce  dépla- 
cement lui  ayant  paru  devoir  être,  en  raison  de  l'opinion 
régnante,  plus  aisément  accueilli  du  public.  Je  croirais  vo- 
lontiers aussi  que  la  position  des  Solymes  aux  confins  de  la 
Lycie  et  de  la  Pisidie,  sur  les  sommets  les  plus  élevés  du 
Taurus,  jointe  à  cette  circonstance,  que  les  populations  com- 
prises en  dedans  du  Taurus,  et  surtout  les  populations  du 
Pont,  voyaient  en  eux  les  gardiens  et  les  maîtres  des  princi- 
paux passages  de  cette  grande  chaîne  du  côté  du  midi,  est  ce 
qui  l'a  induit  à  déplacer  de  même  celte  nation  et  à  la  trans- 
porter sur  les  bords  de  l'Océan  ,  situation  extrême ,  analo- 
gue jusqu'à  un  certain  point  à  celle  qu'elle  occupait  réelle- 
ment. Voici  du  reste  le  passage  en  question ,  il  s'agit  d'Ulysse 
errant  sur  son  frêle  esquif  : 

t  Cependant  le  puissant  Neptune  revient  de  chez  les  Éthio- 


LIVRE  !•  35 

«  piens;  du  haut  des  monts  Solymes,  il  découvre  au  loin  le 
d  héros*.  » 

Peut-être  enfin  Homère  a-t-il  emprunté  à  l'histoire  des 
Scythes  l'idée  de  son  mythe  des  Cy dopes  à  un  œil,  les  Scy- 
thes-Arimaspes,  qu'Aristée  de  Proconnèse  a  le  premier  fait 
connaître  dans  son  poëme  des  ArimaspieSy  passant  aussi 
pour  n'avoir  qu'un  œil. 

1 1 .  Gela  posé,  examinons  ce  que  veulent  dire  ceux  qui 
ont  prétendu  qu'il  fallait  chercher  dans  les  parages  de  la 
Sicile  ou  de  Tltalie  le  théâtre  attribué  par  Homère  aux  er- 
reurs d'Dlysse.  La  chose  en  effet  peut  s'entendre  de  deux 
laçons,  bien  ou  mal  :  bien,  si  Ton  conçoit  qu'Homère,  sé- 
rieusement convaincu  de  la  réalité  des  courses  d'Ulysse  dans 
ces  parages,  a  accepté  cette  donnée  comme  vraie  historique- 
ment, mais  Ta  traitée  avec  la  libre  imagination  d'un  poëte 
(et  l'on  est  d'autant  pius  autorisé  à  croire  que  c'est  là  ce 
qu'a  fait  Homère  qu'aujourd'hui  encore  on  retrouve,  non 
seulement  en  Italie,  mais  jusqu'aux  derniers  confins  de 
ribérie,  les  traces  du  passage  d'Ulysse  et  de  celui  de  maint 
autre  héros);  mal,  si  y  on  veut  voir  de  l'histoire  dans  de 
pures  fictions,  sans  reconnaître,  ce  qui  pourtant  saute  aux 
yeux,  qu'en  parlant  comme  il  fait  de  l'Océan,  de  l'Enfer, 
des  Bœufs  du  Soleil,  du  séjour  d'Ulysse  et  des  métamor- 
phoses de  ses  compagnons,  dans  le  palais  des  déesses,  de  la 
stature  colossale  des  Gy dopes  et  des  Lœstrygons,  de  la  figure 
monstrueuse  de  Scylla,  des  distances  énormes  parcourue 
par  le  vaisseau  d'Ulyssç  et  de  mainte  autre  circonstance 
analogue,  Homère  emploie  à  dessein  le  merveilleux  poéti- 
que. Or,  suivant  nous ,  l'homme  qui  peut  méconnaître  à 
ce  point  les  procédés  du  poëte  ne  mérite  pas  même  qu'on, 
le  réfute,  car  il  n'eût  pas  fait  pis  en  affirmant  que  le 
retour  d'Ulysse  dans  Ithaque,  le  massacre  des  prétendants 
et  le  combat  du  héros  contre  les  Ithaciens  hors  de  l'enceinte 
de  la  ville  se  sont  réellement  passés  comme  le  raconte 
Homère  ;  et  d'autre  part  il  nous  paraît  souverainement  in- 

1.  ilom.,  OfJyfsc'p,  V,  2:2. 


36  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

juste  qu'on  vienne  chercher  querelle  à  ceux  qui  entendent 
le  poëte  ainsi  qu'il  faut  l'entendre. 

12.  G  est  pourtant  là  ce  que  fait  Ératosthène  en  con- 
damnant l'un  et  l'autre  modes  d'interprétation,  mais  dan  s  les 
deux  cas  il  a  tort  :  tort  dans  le  second  cas;  en  ce  qu'il  prend 
la  peine  de  réfuter  longuement  des  mensonges  notoires  et 
qui  ne  méritaient  pas  même  un  mot  de  réfutation  ;  tort  dans 
le  premier  cas  en  ce  qu'il  traite  toute  poésie  de  bavardage 
frivole  ,  qu'il  dénie  aux  connaissances  techniques  ou  géogra- 
phiques toute  efficacité  pour  former  les  âmes  à  la  vertu,  et 
que,  distinguant  les  fables  en  deux  classes,  suivant  qu'elles 
se  rattachent  à  un  théâtre  réel,  comme  Ilion,  l'Ida  ou  le 
Pélion,  ou  à  un  théâtre  imaginaire,  comme  le  séjour  des 
Gorgones  ou  celui  de  Géryon,  il  n'hésite  pas  à  ranger 
dans  cette  deuxième  catégorie  le  théâtre  des  erreurs  d'U- 
lysse, prenant  même  à  partie  ceux  qui  le  tiennent  pour  un 
emplacement  réel  et  nullement  fictif,  et  concluant  de  leur 
désîiccord  sur  tel  ou  tel  point  secondaire  que  ce  sont 
d'effrontés  menteurs  :  c'est  ainsi  qu'il  triomphe  de  ce  qu'on 
place  les  Sirènes  tantôt  sur  le  Pelorias,  tantôt  sur  les  Siré- 
nusses,  à  plus  de  2000  stades  de  là,  tandis  qu'à  l'entendre 
le  nom  de  Sirènes  désigne  ce  rocher  à  triple  pointe  qui  se  • 
pare  le  golfe  de  Gumes  du  golfe  Posidoniate.  Mais  d'abord 
ledit  rocher  n'a  pas  trois  pointes,  il  n'offre  même  pas  à 
proprement  parler  de  pointe  élevée  ou  de  promontoire,  car 
la  côte  entre  Surrentum  et  le  détroit  de  Caprées  décrit  une 
espèce  de  coude  allongé  et  étroit,  avec  le  temple  des  Sirènes 
sur  l'un  des  deux  versants  et  au  pied  de  l'autre  versant,  c'est- 
à-dire  du  versant  du  golfe  Posidoniate,  trois  îlots  déserts  et 
rocheux,  qui  sont  ce  qu'on  nomme  proprement  les  Sirènes, 
tandis  que  sur  le  bord  même  du  détroit  s'élève  un  Athe^ 
nœuon  ou  temple  de  Minerve  qui  donne  son  nom  au  coude 
tout  entier. 

13.  Ajoutons  qu'il  ne  faut  pas,  sous  prétexte  que,  dans 
la  description  de  certains  lieux,,  différents  auteurs  ne  se  se- 
ront pas  accordés  de  tout  point,  se  tant  hâter  de  rejeter 
comme  fausse  la  description  entière  :  dans  certains  cas 


LIVRE  I-  37 

même,  il  y  aurait  là  uoe  raison  de  plus  pourcroire  k  Texacii- 
tude  de  Tensemble.  Dacsl  e  cas  présent,  notamment,  étant 
cherché  si  les  erreurs  d 'Ulysse  ont  eu  réellement  pour 
théâtre  les  parages  de  la  Sicile  et  de  l'Italie  et  si  le  séjour 
attribué  aux  Sirènes  s'y  trouve  réellement  quelque  part, 
celui  qui  les 'place  sur  le  Pelorias  est  loin  sans  doute  de 
s'accorder  avec  celui  qui  les  place  aux  Sirénusses,  mais  ni 
l'un  ni  l'autre  ne  diffèrent  d'opinibn  par  rapport  à  ce 
troisième  qui  nous  les  montre  dans  les  parages  de  la  Sicile 
et  de  l'Italie  :  ils  rendent  même  l'assertion  de  celui-ci  plus 
probable,  par  la  raison  que,  sans  désigner  le  même  lieu, 
ils  ne  sont  pas  sortis  non  plus  des  parages  de  la  Sicile  et  de 
l'Italie.  Que  si  quelqu'un  maintenant  ajoute  que  le  tombeau 
de  Parthénopé,  l'une  des  Sirènes,  se  voit  à  Neapolis,  cette 
nouvelle  circonstance  ne  rend-elle  pas  la  chose  eucore  plus 
croyable,  bien  quen  nommant  Neapolis  on  ait  fait  inter- 
venir une  troisième  localité  ?  Qu^on  rappelle  enfin  que  Nea- 
polis est  située  précisément  dans  ce  golfe  qu'Ératosthène 
nomme  le  golfe  Gyméen  et  qui  est  formé  par  les  Sirénusses,  et 
nous  voilà  persuadé  plus  fermement  encore  que  ce  sont 
bien  là  les  lieux  qu'habitaient  les  Sirènes.  Assurément  nous 
ne  croyons  pas  que  le  poète  ait  sur  chaque  détail  de  ce 
genre  pris  des  informations  exactes ,  l'exactitude  est  même 
le  moindre  mérite  que  nous  exigions  de  lui,  nous  ne 
saurions  néanmoins  supposer  un  seul  instant  qu'il  ait  pu 
composer  son  poème,  sans  rien  savoir  de  positif  sur  les 
erreurs  d'Ulysse  et  sans  rechercher  où  et  comment  elles 
avaient  eu  lieu. 

14.  Tel  n'est  pas  cependant  l'avis  d'Ératosthène  :  Hé- 
siode, oui,  à  l'en  croire,  aurait  été  parfaitement  instruit  et 
convaiDcu  de  la  réalité  des  courses  d'Ulysse  dans  les  pa- 
rsges  de  la  Sicile  et  de  l'Italie,  et  la  preuve  qu'il  en  donne, 
c'est  qu'au  lieu  de  s'en  tenir  à  la  nomenclature  homérique 
il  a  mentionné  de  plus  et  l'Etna,  et  Ortygie,  cet  îlot  situé  en 
avant  de  Syracuse,  et  la  Tyrrhénie;  mais,  pour  Homère, 
Ératosthène  ne  veut  pas  admettre  qu'il  ait  pu  connaître,  lui 
aussi,  ces  noms  et  qu'il  ait  jamais  eu  la  pensée  d'assigner  des 


38  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

lieux  connus  pour  théâtre  aux  erreurs  du  héros.  Eh  quoi! 
Si  la  Tyrrhénie  et  TEtna  sont  des  lieux  connus  de  tous, 
est-ce  donc  que  le  Scyllaeum  et  Gharybde,  Gircœum  et  les 
Sirénusses  soient  des  lieux  complètement  ignorés?  Ou  bien 
Ératosthène  prétend-il  que  le  frivole  bavardage  des  poètes 
était  au-dessous  de  la  majesté  d'Hésiode,  et  qu'il  a  été  ré- 
servé à  lui  seul  de  suivre  toujours  les  traditions  reçues,  tan- 
dis que  le  lot  d'Homère  a  été  de  chanter  étourdiment  au 
gré  de  sa  laugue  indiscrète  ?  Mais,  indépendamment  de  ce 
que  nous  avons  déjà  dit  du  caractère  particulier  aux  mythes 
homériques,  le  grand  nombre  d'historiens  qui  ont  célébré 
les  mêmes  faits,  joint  à  la  persistance  des  mêmes  traditions 
dans  les  localités  en  question,  ne  prouve-t-il  pas  abondam- 
ment que  ce  ne  sont  pas  là  des  fictions  de  poètes  ou  d'his- 
toriens, mais  bien  les  vestiges  réels  de  personnages  et  d'évé- 
nements; des  temps  passés? 

15.  Polybe,  qui,  lui  aussi,  a  disserté  sur  le  fait  des  er- 
reurs d'Ulysse,  a  bien  mieux  su  interpréter  la  pensée  d'Ho- 
mère :  «  iÊole,  nous  dit-il,  indiquait  d'une  voix  prophéti- 
«  que  les  moyens  de  franchir  les  parages  du  détroit  rendus 
€  si  dangereux  par  le  va-et-vient  perpétuel  des  marées,  de 
€  là  ce  surnom  d'arbitre  ou  de  dispensateur  des  vents,  et  ce 
«  titre  de  roi  que  l'admiration  des  peuples  lui  a  décerné. 
«  De  même  Danaiis,  pour  avoir  révélé  le  gisement  des 
«  sources  d'Argos,  et  Atrée,  pour  avoir  enseigné  que  la  ré~ 
«  volution  du  soleil  se  fait  en  sens  contraire  du  mouvement 
<r  du  ciel,  tous  deux  en  raison  de  cette  faculté  de  prédire 
«  l'avenir  et  d'interpréter  la  volonté  des  dieux,  se  sont  vus 
«  décorer  du  titre  de  rois.  De  même  encore,  maints  prêtres 
«  égyptiens,  chaldéens  ou  mages,  en  raison  de  leur  supé- 
«  riorité  dans  telle  ou  telle  branche  de  la  science,  ont  ob- 
<c  tenu  de  nos  ancêtres  commandements  et  dignités  :  de 
c  même  enfin,  chacun  de  nos  dieux  doit  les  honneurs  qu'on 
«  lui  rend  à  ce  qu'il  est  réputé  l'inventeur  de  quelqu'un  de 
<jc  nos  arts  utiles.  »  Gela  dit  en  façon  de  préambule,  Polybe 
nie  formellement  qu'on  puisse  entendre  dans  le  sens  mythi- 
que soit  le  personnage  d'yole,,  en  particulier,  soit  l'en- 


LIVRE  I.  39 

semble  de  l'Odyssée  :  quelqaes  détails  fabuleux  sans  im- 
portance ont  bien  pu,  ajoute-t-il,  y  trouver  place,  comme 
dass  le  poème  de  la  guerre  d'Ilion,  mais  pour  tout  le  reste 
le  récit  que  fait  le  poète  des  événements,  dont  les  parages  de 
la  Sicile  ont  été  le  théâtre,  ne  diffère  pas  de  celui  des  autres 
historiens,  qui  ont  rapporté  les  traditions  des  différentes 
localités  de  Tltalie  et  de  la  Sicile.  Polybe  n'applaudit  pas 
non  plus  à  l'étrange  boutade  d'Ératosthène  s'écriant  : 

c  Le  théâtre  des  erreurs  d'Ulysse!  Vous  le  trouverez  le  jour 
<  où  vous  aurez  trouvé  aussi  l'ouvrier  corroyeur  qui  a  cousu 
«  rouTRE  DES  Vents,  j 

Loin  de  là,  il  nous  montre  comment  le  portrait  qu'Ho- 
mère a  fait  de  Scylla  s'applique  exactement  aux  circon- 
stances de  la  pèche  des  galéotes,  telle  qu'elle  se  fait  autour 
da  Scyllœum  : 

c  Sans  cesse  bondissant  autour  de  son  rocher,  le  monstre 
c  poursuit  dauphins  et  chiens  marins;  et  la  proie,  même  plus 
c  grosse,  n^ échappe  point  à  sa  rage  *,  » 

Effectivement  les  thons,  réunis  en  tpoupe,  après  avoir 
longe  la  côte  de  l'Italie,  s'engagent  dans  le  détroit , 
mais  écartés  de  la  côte  de  Sicile  [par  la  force  des  courants], 
ils  rencontrent  des  animaux*  de  plus  grande  taille,  tels  que 
dauphins,  chiens  marins  et  autres  cétacés ,  et  deviennent 
ainsi  la  proie  dont  s'engraissent  les  galéotes,  que  Polybe 
nous  dit  s'appeler  aussi  espadons  et  chiem  marins.  Car  ce 
qui  se  produit  là,  dans  le  détroity^  comme  aussi  dans  le  Nil 
et  dans  les  autres  fleuves  à  l'époque  des  grandes  crues,  res* 
semble  tout  à  fait  à  ce  qui  arrive  dans  les  forêts  incendiées  : 
les  bêtes  menacées  se  rassemblent  pour  fuir  le  feu  et  l'eau 
et  deviennent  la  proie  d'animaux  plus  forts. 

16.  Polybe  ne  s'en  tient  pas  là  et  nous  décrit  tout  au 
long  la  pèche  des  galéotes,  telle  qu'elle  se  fait  aux  abords 
du  ScyllaBum,  On  place  un  homme  en  vigie,  qui  doit  don- 

1.  Hom.,  Odyssée,  XII.  95. 


40  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ner  le  signal  à  la  fois  pour  tous  les  pécheurs  arrêtés  au 
mouillage  et  montés  sur  de  petites  barques  hirèmes,  deux 
sur  chaque  :  tandis  que  l'un  conduit  la  barque,  l'autre,  de- 
bout sur  la  proue,  tient  en  main  un  harpon.  La  vigie  si- 
gnale l'apparition  du  galéote,  qui  s'avance  d'ordinaire  un 
bon  tiers  du  corps  hors  de  l'eau.  La  barque  le  joint  et  le 
pêcheur,  une  fois  à  portée  de  sa  proie,  la  frappe  de  son 
nai^pon,  puis  le  lui  arrache  du  corps,  moins  le  fer  qui  est 
fait  en  forme  de  hameçon,  et  fixé  exprès  très-mollement  à 
la  hampe.  On  lâche  alors  à  l'animal  blessé  le  long  câble 
attaché  au  harpon,  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit  épuisé  à  se  dé^ 
battre  et  à  fuir  ;  puis  on  le  tire  à  terre  ou  bien  on  le  re- 
cueille dans  Ja  barque,  s'il  n'est  pas  de  dimensions  énor- 
mes. Le  harpon  tomberait  à  la  mer  qu'il  ne  serait  point 
perdu  pour  cela,  vu  qu'on  a  soin  de  le  faire  de  bois  de  chêne 
et  de  bois  de  sapin,  pour  que,  si  la  partie  en  £hêne  plonge 
entraînée  par  son  poids,  le  reste  demeure  hors  de  l'eau  et 
se  laisse  aisément  reprendre.  Il  n'est  pas  rare  que  le  ra- 
meur soit  blessé  à  travers  la  barque,  tant  est  longue  l'épée 
des  galéotes,  tant  cette  pêche  par  l'énergique  résistance  de 
l'animal  rappelle  le^  dangers  de  la  chasse  au  sanglier  !  «  De 
«  tels  faits,  ajoute  Polybe,  permettent  de  conclure,  à  ce 
c  qu'il  semble,  que  ce  sont  bien  les  parages  de  la  Sicile 
H  qu'Homère  a  entendu  assigner  pour  théâtre  aux  erreurs 
€  d'Ulysse,  puisqu'il  attribue  à  Scylla  poursuivant  sa  proie 
«  les  habitudes  mêmes  des  pêcheurs  du  Scyllseum  ;  et  la 
c  même  conclusion  se  peut  tirer  des  détails  qu'il  donne  au 
«  sujet  de  Gharybde,  vu  l'analogie  qu'ils  présentent  avec  les 
<  phénomènes  qu'on  observe  dans  le  détroit.  »  Quant  à 
avoir  dans  le  vers  déjà  cité  ^, 

c  Trois  fois  elle  le  rejette,  etc.  » 

dit  trois  fois  au  lieu  de  deuXy  ce  n'est  là,  suivant  Polybe, 
qu'une  erreur  sans  importance  soit  de  copie,  soit  d'observa- 
tion. 

l.  Hom.,  Odyssée,  XII,  105. 


LIVRE  I.  41 

17.  t  Ce  qui  se  voit  à  Méninx,  poursuit-il,  s'accorde 
«  aussi  le  mieux  du  monde  avec  ce  qu'Homère  a  raconté 
«  des  Lotophages,  »  et,  si  par  hasard  quelques  circonstan- 
ces ne  se  rapportent  point,  il  veut  qu'on  s'en  prenne  soit  anx 
changements  que  le  temps  a  pu  produire,  soit  aux  défauts 
de  renseignements  précis,  soit  même  k  la  licence  poétique  ^ 
laquelle  consiste  à  employer  tour  h  tour  Yhistoirey  la  dia- 
thèse  et  la  fable.  De  ces  trois  éléments  différents,  Tun,  This- 
toire,  a  la  vérité  pour  fin  et  intervient  dans  le  Catalogue  des 
vaisseaux^  par  exemple,  quand  le  poë te  rappelle  le  caractère 
propre  à  chaque  lieu,  le  sol  pierreux  de  telle  ville,  V extrême 
éloignement  de  telle  autre,  les  nuées  de  colombes  que  nourrit 
celle-ci,  la  proximité  où  celle-là  est  de  la  mer;  le  second 
élément,  la  diathèse,  a  pour  fin  principale  de  produire  de 
Teffet  sur  les  âmes,  et  intervient  par  exemple  dans  les  pein- 
tures de  combats;  quant  k  la  fable,  son  objet,  comme  on 
sait,  est  de  plaire  et  de  surprendre.  <  Mais  toujours  la  fie- 
c  tion ,  dit  Polybe,  et  rien  que  la  fiction,  mauvais  moyen 
«  pour  persuader,  procédé  anti-homérique  !  »  Car  la  poé- 
sie d'Homère,  tout  le  monde  en  convient,  est  une  œuvre 
philosophique f  bien  différente  par  conséquent  de  ce  que  la 
juge  Ératosthène,  quand  il  défend  d'appliquer  k  la  poésie 
en  général  le  critérium  de  la  raison,  c'est-à-dire  le  sens 
commun  et  d'y  chercher  aucune  notion  d'histoire  positive. 
Polybe  trouve  aussi  que  le  vers  suivant, 

c  Dès  là  et  durant  neuf  jours  je  me  sentis  emporté  par  des 
«  vents  contraires  *,  »  , 

est  plus  facile  à  admettre,  si  on  Tenlend  d'un  faible  trajet 
(car  un  vent  défavorable  ne  vous  pousse  jamais  directe- 
ment au  but),  que  si  l'on  veut  y  voir  Ulysse  emporté  en 
plein  Océan,  comme  il  aurait  pu  l'être  par  des  vents  favo- 
rables soufflant  sans  interruption.  «  Encore,  ajoute  Polybe, 
en  supposant  que  la  distance  de  Malées  aux  Colonnes  d'Her- 
cule (distance  évaluée  par  lui  précédemment  à  22500  sta- 

1.  Hom.,  Odystée,  IX,  82. 


42  GÉOGRAPHIE  DE  STRA60N. 

des)  ait  été  parcourue  dans  les  neuf  jours  avec  une  vitesse 
égale,  le  trajet  de  chaque  jour  se  trouverait -il  avoir  été 
de  2500  stades.  Or,  qui  a  jamais  vu  que  de  la  Lycie  ou  de 
Rhodes,  on  soit  venu  en  deux  jours  à  Alexandrie  ?  Et  pour- 
tant la  distance  entre  ces  deux  points  n'excède  pas  4000  sta- 
des. »  Enfin,  auprès^de  ceux  qui  demandent  comment  il  se 
peut  faire  qu'Ulysse  ait  abordé  trois  fois  en  Sicile,  sans 
avoir  passé  une  seule  fois  par  le  détroit,  il  excuse  Homère 
en  rappelant  que  les  navigateurs  modernes  eux-mêmes  ont 
toujours  évité  avec  soin  de  tenir  cette  route. 

18.  Ainsi  s'exprime  Polybe,  et  en  général  il  a  raison. 
Mais  quand  il  révoque  en  doute  le  fait  de  la  navigation 
d'Ulysse  hors  des  limites  de  la  mer  intérieure  et  en  plein 
Océan,  et  qu'il  entreprend  de  ramener  la  distance  par- 
courue dans  les  neuf  jours  à  une  évaluation  rigoureuse  et 
à  des  mesures  précises,  il  atteint  lui-même  en  vérité  aux 
dernières  limites  de  l'inconséquence.  Il  cite  bien  à  l'appui 
de  sa  thèse  certains  vers  d'Homère,  celui-ci  par  exemple, 

c  Dès  là  et  durant  neuf  jours  je  me  sentis  emporté  par  les 
«  vents  pernicieux  * ,  i 

mais,  d'un  autre  côté,  il  en  dissimule  d'importants  comme 
celui-ci, 

c  Quand  le  navire  eut  quitté  le  courant  du  fleuve  Océan* ,  2> 

comme  celui-ci  encore, 

«  Dans  rîle  d'Ogygie ,  surnommée  le  nombril  ou  le  centre 
c  de  la  mer*,  » 

comme  cette  autre  circonstance  que  dans  ladite  île  précisé- 
ment habite  la  fille  d'Atlas,  et  comme  ces  vers  relatifs  aux 
Phéaciens , 

a  Nous  vivons  isolés  au  sein  de  la  mer  immense,  et,  perdus 
c  aux  derniers  confins  de  la  terre,  nous  n'avons  de  commerce 
o:  avec  aucun  des  mortels*,  » 

1.  Hom.,  Odyssée,  IX,  82.  —  2.  Id.,  Odyssée^  XII,  1.  —  3.  Cf.  Iliade,  I,  50. 
•^  ké  Id.,  Odyssée,  y l,  20k. 


LIVBE   I.  43 

tous  passages,  pourtant,  dans  lesquels  le  théâtre  de  la  fic- 
tion est  évidemment  la  mer  Atlantique.  Or,  en  les  dissimu- 
lant, comme  il  fait,  Polybe  supprime  ou  étouffe  propre- 
ment l'évidence,  en  quoi,  certes,  il  a  tort.  En  revanche,  il 
a  pleinement  raison  de  faire  des  parages  de  Tltalie  et  de 
la  Sicile  le  théâtre*  principal  des  erreurs  d'Ulysse  et  [la 
nomenclature  géographique  desdits  parages]  est  là  pour 
confirmer  son  opinion.  Peut-on  admettre,  en  effet,  que 
Tunique  autorité  d'un  poète,  d'un  historien,  quel  qu'il 
soit,  ait  pu  persuader  aux  habitants  de  Neapolis  de  se  dire 
possesseurs  du  tombeau  de  la  sirène  Parthénopé,  à  ceux 
de  Gymé,  de  Dicaearchie  et  du  Vésuve  de  consacrer  chez 
eux  les  noms  du  Pyriphlégéthon,  du  lac  Achérusien,  du 
necyomanteum  de  TAorne,  voire  même  les  noms  de  Baïus . 
et  de  Misène,deux  des  compagnons  d'Ulysse?  Même  ob- 
servation pour  ce  qui  est  des  Sirénusses,  du  détroit  de 
Sicile,  de  Gharybde,  de  Scylla  et  d'iEole,  mythes  poétiques 
qu'il  ne  faut  assurément  pas  examiner  dans  la  grande 
rigueur,  mais  qu'il  ne  faudrait  pas  non  plus  laisser  tout  à 
fait  de  côté,  comme  on  ferait  de  pures  fictions,  n'ayant  ni 
racines  ni  fondements,  et  dénuées  absolument  de  vérité^et 
de  ce  genre  d'utilité  propre  à  l'histoire. 

19.  Eratosthène,  du  reste,  Eratosthène  lui-même,  sem- 
ble avoir  entrevu  quelque  chose  décela,  à  en  juger  par  les 
paroles  suivantes  :  «  On  peut  supposer,  dit-il,  que  le  poète 
«  a  voulu  faire  de  la  région  de  l'Occident  le  théâtre  des 
«  erreurs  d'Ulysse  ;  si  maintenant  il  s'est  écarté  de  la  réair 
<c  lité,  c'est  que,  d'une  part,  il  manquait  de  renseignements 
«  précis,'  et  que,  d'autre  part ,  il  n'entrait  pas  dans  son  plan 
«  de  représenter  les  choses  purement  et  simplement  comme 
c  elles  sont,  mais  de  tout  exagérer  dans  le  sens  de  la  ter- 
«  reur  et  du  merveilleux.  »  Oui,  c'est  cela  qu'a  fait  Ho- 
mère et  Erastothène  l'a  bien  compris;  il  a  mal  compris 
seulement  le  but  que  se  proposait  notre  poëte  en  agissant 
ainsi  :  il  ne  s'agissait  pas  en  effet  pour  lui  d'un  jeu  frivole, 
mais  d'un  but  sérieux  et  utile.  Sur  ce  point-là  donc  Eratos- 
thène mérite  d'être  blâmé,  ainsi  que  pour  avoir  ditqu'Ho- 


44  GÉOGRAPHIE   DS   STRAEON. 

raère  avait  placé  de  préférence  dans  les  coctrées  lointaines 
le  théâtre  de  ses  fictions,  à  canse. des  facilités  que  IVloi- 
gnement  prête  au  mensonge.  Car  ]g  nombre  des  fictions 
lointaines,  dans  Homère,  n'est  quasi  rien  au  prix  du  grand 
nombre  de  fictions  dont  la  Grèce  ei  les  pays  voisins  sont  le 
théâtre  et  qui  se  rapportent,  soit  aux  travaux  d'Hercule  et 
de  Thésée,  soit  aux  traditions  de  la  Crète,  de  la  Sicile  et 
des  autres  îles,  du  Cithéron,  de  THélicon,  du  Parnasse, 
du  Pélion,  de  l'Attique  tout  entière  et  du  Péloponnèse. 
Jamais  personne  non  plus  ne  s'est  avisé  de  préjuger,  d'a- 
près les  mythes  employés  par  les  poètes,  Tignorance  des 
poètes  eux-mêmes.  11  y  a  plus  :  comme,  dans  les  mythes 
poétiques,  tout  n'est  pas  fiction,  et  que  le  plus  souvent 
(cela  est  vrai  surtout  d'Homère)  les  poètes  rie  font  qu'a- 
jouter des  fables  à  une  tradition  historique,  quiconque 
soumet  1q3  anciens  mythes  poétiques  à  la  critique  n'a  pas  à 
rechercher  si  ces  fictions  accessoires  elles-mêmes  ont  eu  et 
ont  encore  quelque  fondement  réel,  la  question  pour  lui 
n'est  point  là,  et  c'est  plutôt  sur  les  lieux,  sur  les  person- 
nages qui  ont  inspiré  ces  fictions  des  poètes,  qu'il  doit  cher- 
cher à  connaître  la  vérité  :  il  recherchera,  par  exemple,  si 
le  fait  des  erreurs  d'Ulysse  est  vrai  historiquement  et  quel 
en  a  été  le  théâtre. 

20.  En  général,  Eratosthène  a  le  tort  de  confondre  les 
œuvres  d'Homère  dans  la  même  catégorie  que  celles  des 
autres  poêles,  sans  vouloir  lui  reconnaître  de  supériorité 
d'aucune  sorte,  même  sous  le  rapport  de  l'exactitude  géo- 
graphique, qui  est  ce  qui  nous  occupe  présentement.  Et, 
pourtant,  n'y  eût-il  que  cela,  il  suffirait  encore  de  parcourir 
le  Triptolcme  de  Sophocle  ou  le  prologue  des  Bacchantes 
d'Euripide  et  de  mettre  en  regard  le  soin  qu'apporte  Ho- 
mère aux  descriptions  du  même  genre  pour  sentir  aussitôt 
la  supériorité  ou  tout  au  moins  la  différence  :  partout  où 
il  y  a  besoin  d'ordre  dans  l'énumération  des  lieux,  Homère 
observe  rigoureusement  cet  ordre  géographique,  et  cela  non 
pas  seulement  pour  la  Grèce,  mais  même  pour  les  pays  les 
plus  éloignés, 


LIVRE  I.  45 

Œ  Et  déjà,  dans  leur  rage,  ils  voulaient  entasser  Ossa  sur 
«  Olympe,  et  Pélion  sur  Ossa,  Pélion  aux  cimes  ombragées  et 
«  perpétuellement  agitées  par  le  vent  *,  » 

et  ailleurs, 

c  Cependant  Junon  s'est  élancée  ;  elle  quitte  les  sommets  de 
«  l'Olympe,  foule  le  sol  de  la  Piérie  et  de  la  riante  ^malhie , 
c  et  atteint  dans  sa  course  les  montagnes  neigeuses  des  Tbra- 
c  ces,  nourrisseurs  de  chevaux;  puis,  du  haut  de  l'Athos,  se 
a:  précipite  au  sein  de  la  mer  *.  » 

Dans  le  Catalogue  aussi,  il  énumère  suivant  leur  ordre 
non  pas  les  villes,  la  chose  n'était  point  nécessaire,  mais 
bien  les  peuples.  Il  procède  de  même  pour  les  nations 
lointaines  : 

<r  Après  avoir  erré  longtemps  en  Cypre,  en  Phénicîe  et  jus- 
c  ques  en  Egypte,  je  visitai  encore  les  terres  des  Éthiopiens, 
(T  celles  des  Sidoniens  et  des  Ërembes  et  finalement  la  Libye 
a  tout  entière*.  » 

Hipparque,  du  reste,  avait  déjà  fait  cette  remarque.  Les 
deux  tragiques,  au  contraire,  dans  les  occasions  où  l'ordre 
géographique  était  le  plus  de  rigueur,  quand  il  s'agissait, 
par  exemple,  pour  l'un,  de  faire  dire  à  Bacchus  le  nom  de 
tous  les  peuples  qu'il  avait  visités,  et,  pour  l'autre,  de  met- 
tre dans  la  bouche  de  Triptolème  Ténumération  des  diil'é- 
rentes  parties  de  la  terre  ensemencées  par  ses  mains,  ne  se 
sont  pas  fait  faute  et  de  rapprocher  les  contrées  les  plus 
distantes  et  d'en  séparer  d'autres  tout  à  fait  contiguês  : 

c  Quittant  alors  les  champs  aurifères  de  la  Lydie,  et  traversant 
€  les  plaines  de  la  Phrygie  et  celles  de  la  Perse,  que  frappent  sans 
<r  cesse  les  rayons  du  soleil,  je  visitai  tour  à  tour  et  Tenceint^ 
<r  deBactres  et  la  froide  Médie  et  Theureuse  Arabie*.  » 

Même  défaut  d'ordre  dans  l'énumération  de  Triptolème. 

Ce  n'est  pas  tout  :  par  la  manière  dont  Homère  parle  des 

climats  et  des  vents,  on  peut  juger  encore  de  l'étendue  de 

t.  Hom.,  Odyssée.m,  315.  —  2.  Id.,  Iliade,  XIV,  225.  —  3.  Id.,  Odyssée^ 
IV,  83.  —  4.  Eurip.,  Bacch.,  v.  13. 


46  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ses  connaissances  géographiques;  car  il  lui  arrive  très- 
souvent  de  joindre  cette  double  indication  à  ses  descriptions 
topographiques  : 

a  Ithaque,  la  basse  Ithaque,  est  en  même  temps  de  toutes 
c  ces  lies  celle  qui  est  située  le  plus  haut  dans  la  mer  vers  le 
c  sombre  couchant;  les  autres,  au  contraire,  s^écartent  du  côté 
c  de  Taurore  et  du  soleil  levant  '  ;  i> 

et  ailleurs  : 

c  II  s'y  trouve  deux  portes  :  Tune  s'ouvre  au  vent  du  nord, 
€  l'autre  au  vent  du  midi  *;  j 

ou  bien  encore  : 

€  Soit  qu'ils  volent  à  droite  du  côté  de  l'aurore  et  du  soleil 
c  levant,  soit  qu'ils  gagnent  à  gauche  la  région  du  sombre 
c  occident'.  :» 

L'ignorance  sur  ce  point  est  même,  aux  yeux  d'Homère, 
le  signe  de  la  suprême  confusion  : 

«  Amis,  puisque  nous  ignorons  et  le  côté  du  couchant  et  le 
c  côté  de  l'aurore,  et  le  côté  de  la  nuit  et  le  côté  du  soleil  *.  > 

Dans  un  autre  passage,  maintenant,  et  avec  toute  raison, 
Homère  avait  dit  : 

€  Et  Borée  et  Zéphyr,  tous  deux  soufflant  de  la  Thrace  ^....  » 

Eratosthène  pourtant  s'y  trompe  encore  et  nous  dénonce 
le  poète  comme  s'il  eût  dit,  absolument  parlant,  que  le 
Zéphyr  souffle  de  la  Thrace  ;  mais,  loin  de  parler  en  thèse 
générale,  le  poëte  ne  fait  allusion  ici  qu'au  cas  où  l'un  et 
l'autre  vents  viennent  à  se  rencontrer  dans  la  mer  de 
Thrace  (laquelle  est,  comme  on  sait,  une  partie  del'iEgée), 
aux  environs  du  golfe  Mêlas.  La  Thrace,  effectivement, 
vers  les  confins  de  la  Macédoine,  se  détourne  vers  le  sud 
et  s'avance  en  forme  de  pointe  ou  de  promontoire  dans  la 


1.  Hom.,  Odyssée,  IK,  25.—  2.  Id.,  Ibid,,  XIII,  109.—  3.  Hom,,  lliadey  XII, 
239.  —  4.  Id.,  Odyssée^  X,  190.  —  5.  Id.,  Iliade,  IX,  5 . 


LIVRE  I.  47 

mer,  d'où  vient  que  pour  Thasos,  Lemnos,  Imbros,  Sa- 
mothrace  et  en  général  pour  tous  ces  parages,  les  Zéphyrs 
paraissent  souffler  de  la  Thrace  même,  comme  ils  semblent, 
pour  TAttique,  souffler  des  roches  Scironides,  ce  qui  a  fait 
quelquefois  appeler  Scirânes  les  Zéphyrs  et  surtout  les  Ar- 
gestes.  C'est  ce  que  n'a  point  vu  Eratosthène  (bien  qu'il  en 
ait  peut-être  entrevu  quelque  ohose,  puisque  lui-même  si- 
gnale cette  brusque  déviation,  dont  je  parle,  de  la  côte  de 
Thrace  vers  le  sud),  et,  partant  de  l'idée  que  l'expression 
d'Homère  a  un  sens  général,  il  vous  le  traite  d'ignorant, 
lui  rappelant  que  le  Zéphyr  souffle  du  couchant  et  de 
ribérie  et  que  la  Thrace  ne  se  prolonge  point  jusqu'à  la 
hauteur  de  cette  dernière  contrée.  Mais  se  peut-il,  nous 
le  demandons,  qu'Homère  ait  ignoré  que  le  Zéphyr  souf- 
fle du  couchant?  Lui  qui,  dans  des  vers  comme  ceux-ci, 
assigne  exactement  à  ce  vent  le  rang  qui  lui  appartient  : 

c  Ensemble  se  précipitent  et  l'Eurus  et  le  Notus  et  le  malin 
«  Zéphyr,  et  Borée  lui-même  *.  * 

Se  peut-il  qu'il  ait  ignoré  que  la  Thrace  ne  dépasse  point 
les  monts  de  laPœonie  et  de  laThessalie,lui  qui  connaissait 
et  qui  a  expressément  nommé  dans  leur  ordre,  après  les 
Thraces,  tous  les  peuples  du  Uttoral  et  ceux  de  l'intérieur, 
à  savoir,  d'une  part,  cette  fraction  de  la  nation  Magnète, 
puis  les  Maliens  et  les  différents  peuples  de  la  Grèce  jus- 
qu'aux Thesprotes,  et,  d'autre  part,  les  Dolopes,  limitro- 
phes des  Pœoniens,  et  les  Selles  de  Dodone,  jusqu'à  TAche- 
loûs,  sans  plus  faire  mention  des  Thraces  passé  ces  limites  T 
—  En  revanche,  il  est  bien  vrai,  [comme  le  dit  Eratosthène], 
qu'Homère  a  un  penchant  marqué  à  toujours  nommer  de 
préférence  la  mer  la  plus  voisine  de  sa  patrie  et  qu'il  con- 
naissait le  mieux;  en  voici  un  exemple  : 

c  Déjà  l'assemblée  s'agitait  pareille  aux  longues  vagues  de 
c  la  mer  Icarienne  *.  :» 

1.  Hom.,  Odyssée,  V,  295.  —  1.  Id.,  Iliade,  II,  li*. 


48  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

21.  Suivant  certains  auteurs,  il  n*y  aurait  que  deux 
vents  principaux,  Borée  (le  vent  du  Nord)  et  Notus  (le  vent 
du  Sud)  ;  quant  aux  autres  vents,  à  savoir  Eurus^  qui  souffle 

^  du  levant  d'été  (N.-E.),  Apéliote  y  qui  souffle  du  levant 
d'hiver  (S.-E.),  Zep/iyr,  qui  souffle  du  couchant  d'été  (N.-O.) 

Vet  ArgestBy  qui  souffle  du  couchant  d'hiver  (N.-E.),  ils  ne 
.  ('différeraient  de  ces  deux  vents  principaux  que  parce  que, 
comme  on  le  voit,  ils  s'écartent  légèrement  de  leur  direc- 
tion. Pour  réduire  ainsi  le  nombre  des  vents  à  deux  seu- 
lement, ces  auteurs  s'appuient  du  témoignage  de  Thrasyalcès 
et  de  celui  d'Homère  lui-même,  qu'ils  nous  montrent  ratta- 
chant dans  ses  vers  l'Argeste  au  Notus, 

«  De  l'Argeste-Notus  * ,  *      . 

et  le  Zéphyr  à  Borée  : 

«  Borée  et  Zéphyr,  tout  deux  soufflant  de  la  Thrace  ".  » 

Mais  Posidonius,  de  son  côté,  affirme  qu'aucun  des  maî- 
•  très,  qui  font  autorité  dans  la  matière,  ni  Aristote,  ni  Ti- 
mosthène,  niBion,  l'astrologue,  n'ont  jamais  rien  enseigné 
de  pareil  au  sujet  des  vents,  qu'ils  nomment,  eux,  Cœcias^ 
le  vent  qui  souffle  du  levant  d'élé,  et  Libs,  le  vent  diamétra- 
lement opposé,  celui  par  conséquent  qui  souffle  du  couchant 
d'hiver,  Eurus,  celui  qui  souffle  du  levant  d'hiver  etArgestc, 
celui  qui  souffle  à  Topposite,  enfin  Apéllote  et  Zéphyr  les 
vents  intermédiaires  (le  vent  d'est  et  le  vent  d'ouest),  que 
.  dans  le  Zéphyr  malin  d'Homère,  maintenant,  il  faut  recon- 
naître notre  Argeste,  et  dans  son  doux  et  harmonieux  Zéphyr 
notre  Zéphyr  proprement  dit,  comme  il  faut  reconnaître 
dans  son  Argeste-Notus  notre  Leuconolus,  ainsi  nommé  de  ce 
qu'il  forme  seulemeut  quelques  légers  nuages  et  par  oppo- 
sition au  Notus  proprement  dit,  lequel  est  toujours  accom- 
pagné au  contraire  de  nuages  sombres  et  épais.  Dans  les 
vers  suivants,  par  exemple  : 

1.  Hom  ,  Iliade,  XI,  306,  —  2^  H.,  ibid.,  IX,  5. 


LIVRE  I.  49 

«  De  môme,  quand  le  Zéphyr,  sous  les  coups  de  ses  irrésis- 
c  tibles  tourbillons,  dissipe  les  Nuages  d'Argeste-Notus*,  jd 

Homère,  au  dire  de  Posidonius,  veut  parler  du  malin 
Zéphyr^  qui  disperse  en  effet  les  faibles  nuages  amassés  par 
le  Leuconotus,  et  c'est  à  titre  d'épilhète  seulement  qu'il  a 
Joint  le  nom  dArgeste  à  celui  du  Notus. 

Telles  sont  les  corrections  ou  rectifications,  qui  nous  ont 
paru  devoir  être  faites  à  ce  que  dit  Ératosthène  au  com- 
mencement du  I*'  livre  de  sa  Géographie. 

22.  Mais,  persistant  dans  ses  préventions,  Ératosthène 
accuse  plus  loin  Homère  d  avoir  ignoré  que  le  Nil  a  plus 
d'une  bouche,  il  veut  même  qu'il  n'ait  point  connu  ce  nom 
de  Nil  y  qu'Hésiode,  lui,  connaissait,  puisqu'il  Ta  cité. 
Qu'Homère  ait  ignoré  ce  nom,  soit  :  \l  est  assez  vraisem- 
blable que  de  son  temps  on  ne  s'en  servait  pas  encore.  On 
pourrait  de  même  admettra  qu'il  n'a  point  connu  l'existence 
des  différentes  bouches  du  fleuve,  s'il  était  vraisemblable 
que  de  son  temps  ces  bouches  fussent  encore  inexplorées  et 
que  peu  de  personnes  seulement  fussent  instruites  qu'il  y 
en  avait  plus  d'une.  Si,  au  contraire,  de  son  temps  déjà, 
comme  de  nos  jours,  la  plus  connue,  la  plus  surprenante 
des  merveilles  de  TÉgyple,  celle  qui  méritait  le  plus  d'être 
observée  et  décrite,  était  le  fleuve  lui-même,  avec  le  double 
phénomène  de  ses  crues  et  de  ses  bouches  multiples,  com- 
ment supposer  que  ceux,  dont  les  récits  avaient  fait  connaître 
au  poète  et  le  fleuve  ^Ëgyptus  et  la  contrée  de  même  nom, 
et  Thèbes  d'Egypte  et  l'Ile  de  Pharos,  eussent  eux-mêmes 
ignoré  le  fait  en  question,  ou  que,  lé  connaissant,  ils  eus- 
sent négligé  de  lui  en  parler,  si  ce  n'est  en  raison  de  cette 
notoriété  même?  Quand  on  songe  d'ailleurs  qu'Homèrô 
lui-même  a  parlé  de  l'Ethiopie,  des  Sidoniens  et  des  Erem- 
bes,  de  la  mer  Extérieure  et  de  la  division  des  Éthiopiens  en 
deux  corps  de  nation,  on  s'explique  encore  bien  moins  com- 
ment il  aurait  pu  ne  rien  savoir  de  choses  beaucoup  pins 

I.  Hom.,  //tVKfe,XI,  305. 

6£0GR.   DE  STRABON.   I 4 


50  GÉOGRAPHIE   DE   STRABON. 

proches,  de  choses  universellement  connues.  Qu'il  n'en  ait 
rien  dit,  peu  importe  :  le  silence  n'est  point  signe  d'igno- 
rance (Homère  n'a  point  parlé  davantage  du  lieu  de  sa  nais- 
sance ni  de  mainte  autre  circonstance  qu'assurément  il  con- 
naissait) :  la  cause  en  est  bien  plutôt  qu'il  aura  jugé  hors 
de  propos  de  rappeler  des  faits  trop  connus  à  des  gens  qu'il 
savait  déjà  instruits. 

23.  Cette  autre  imputation  d'ignorance  qu'on  élève  parfois 
contre  Homère  au  sujet  de  Pharos,  et  pour  l'avoir  qualifiée 
d'?/e  pélagienne  (comme  qui  dirait  île  de  la  haute  mer), 
n'est  pas  mieux  fondée.  Peut-être,  même  y  a-t-il  lieu  de 
voir  dans  cette  circonstance  la  preuve  qu'Homère  n'a  rien 
ignoré  des  particularités  que  nous  signalions  tout  à  l'heure 
au  sujet  de  l'Egypte.  Jugez-en  plutôt.  Ceux  qui  aiment  à 
narrer  leurs  voyages  sont  tous  volontiers  hâbleurs  :  Méné- 
las  était  du  nombre.  Ayant  remonté  jusqu'au  pays  des 
Éthiopiens ,  il  avait  naturellemeht  entendu  parler  des  crues 
du  Nil  et  savait  aussi  comment  les  atterrissements  du  fleuve 
ajoutent  sans  cesse  à  l'étendue  de  l'Egypte  ;  il  savait  no- 
tamment ce  que,  par  suite  de  ces  dépôts  successifs,  le  conti- 
nent avait  déjà  gagné  sur  le  canal  situé  en  avant  des  bou- 
ches du  fleuve,  circonstance  qui  a  donné  lieu  à  ce  mot  si 
juste  d'Hérodote,  que  l'Egypte  tout   entière  est  un  présent 
du  Nil,  ou  sinon  l'Egypte  tout  entière,  du  moins  la  région 
qui  s'étend  au-dessous  du  Delta  et  qu'on  nomme  la  Basse- 
Egypte.  Mais  on  avait  dû  lui  dire  en  même  temps  que  l'île 
de  Pharos  se  trouvait  primitivement  en  pleine  mer.  Or, 
c'en  était  assez  pour  qu'il  imaginât,  par  un  mensonge  gra- 
tuit, et,  bien  qu'il  n'en  fût  plus  ainsi  de  son  temps,  de  repré- 
senter cette  île  toujours  aussi  éloignée  des  côtes  d'Egypte 
qu'elle  avait  pu  l'être  dans  l'origine.  —  Oui,  mais  qui  fait 
mentir  Ménélas  de  la  sorte?  Le  poëte.  Le  poète  n'ignorait 
donc,  à  ce  qu'il  semble,  ni  le  phénomène  de^  crues  du  Nil, 
ni  cette  autre  circonstance  qu'il  compte  plusieurs  bouches. 

24,  Même  erreur  de  prétendre  qu'Homère  a  ignoré 
l'existence  de  l'isthme  qui  sépare  la  mer  d'Egypte  du  golfe 
Arabique  et  qu'il  a  menti  grossièrement  en  représentant 


LIVRE   I.  51 

«  Les  Éthiopiens,  aux  derniers  confins  de  la  terre,  partagés 
«  en  deux  nations*.  :» 

L'expression  d'Homère  est  aucontraire  parfaitement  juste, 
et  c'est  à  tort  que  les  modernes  Tont  critiquée;  loin  d'avoir, 
ainsi  qu'ils  le  prétendent,  ignoré  l'existence  de  cet  isthme, 
Homère,  je  ne  crains  pas  de  Taffirmer,  en  avait  pleine  con- 
naissance; je  dis  plus,  il  a,  dans  le  passage  en  question, 
désigné  l'isthme  en  termes  exprès,  et  ce  sont  les  grammai- 
riens mêmes,  à  commencer  par  Aristarque  et  Gratès,  ces 
coryphées  de  la  critique,  qui  n'ont  point  su  comprendre  le 
sens  de  ses  paroles.  Voici  déjà  qui  le  prouve  :  pour  complé- 
ter le  sens  de  ce  vers, 

a  Les  Éthiopiens,  qui  habitent  aux  derniers  confins  de  la 
terre,  partagés  en  deux  nations,  » 

Homère  en  ajoute  un  autre,  sur  le  texte  duquel  Aristarque 
et  Gratès  ne  s'accordent  même  point,  Aristarque  voulant 
qu'on  écrive 

Oî  MÈN  SuffojAEVou  *rirepiovoç,  oi  a'  àvCovxoç, 

«  L'une  au  couchant,  l'autre  au  levant,  v 
et  Gratès  proposant  de  lire 

^HmÈn  8u<ro{i£Voy  *r7cepiovo;,  ôa'  àviovxo;, 

c  A  la  fois  au  couchant  et  au  Tevant,  > 

sans  que,  du  reste,  pour  leurs  thèses  respectives,  il  importe 
le  moins  du  monde  qu'on  adopte  une  leçon  plutôt  que 
l'autre.  Voici  en  effet  quelles  sont  ces  thèses  :  affectant, 
comme  toujours,  de  raisonner  en  mathématicien,  Gratès 
coiimience  par  poser  en  principe  que  la  zone  torride  est  oc- 
cupée par  l'Océan  et  se  trouve  bornée  de  part  et  d'autre  par 
la  zone  tempérée,  tant  la  portion  que  nous  habitons  que  la 
portion  qui  se  trouve  dans  l'hémisphère  opposé  ;  puis,  s'ap- 
puyant  sur  ce  que  le  nom  à* Éthiopiens  désigne  pour  nous 
toutes  les  populations  méridionales,  répandues  le  long  de 

i.  nom. j  Odyssée,  t,  22» 


62  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

rOcéaD,  et  qui  semblent  former  la  bordure  extrême  de  la 
terre  habitée,  il  coDclut  que,  par  analogie,  on  doit  conce- 
voir au  delà  de  TOcéan  l'existence  d'autres  Éthiopiens,  oc- 
cupant par  rapport  aux  différents  peuples  de  cette  seconde 
zone  tempérée  et  sur  les  bords  dudit  Océan  la  même  si- 
tuation extrême.  Et  de  la  sorte,  ajoute-t-il,  il  y  a  bien  effec- 
tivement deux  nations  d'Éthiopiens  séparées  Tune  de  l'autre 
par  rOcéan.  Pour  expliquer  maintenant  l'addition  de  ce 
second  vers , 

c  A  la  fois  au  couchant  et  au  levant,  » 

il  fait  remarquer  que ,  comme  le  zodiaque  céleste  est  tou- 
jours directement  placé  au-dessus  du  zodiaque  terrestre,  et 
que  celui-ci,  dans  son  obliquité,  ne  dépasse  jamais  Tune  ou 
l'autre  Ethiopie,  il  faut  nécessairement  aussi  concevoir  que 
le  soleil  accomplit  sa  révolution  tout  entière  dans  l'inter- 
valle céleste  correspondant  aux  mêmes  limites,  s'y  levant 
et  s'y  couchant  en  difiérents  points  e{  avec  des  apparences 
diverses  pour  les  différents  peuples.  Telle  est  l'explication 
que  propose  Gratès,  et  qu'il  juge  la  plus  conforme  aux 
principes  astronomiques;  mais  il  aurait  pu  dire  plus  sim- 
plement, sans  abandonner  pour  cela  sa  thèse  sur  le  fait 
même  de  la  division  des  Éthiopiens  en  deux  nations,  que 
les  Éthiopiens  s'étendent  du  levant  au  couchant,  et  habitent 
tout  le  long  de  l'Océan  sur  i'un  et  l'autre  rivages.  Et  alors 
qu'importe,  pour  le  sens,  qu'on  lise  le  vers  en  question  tel 
que  Gratès  le  donne,  ou  comme  l'écrit  Aristarque^ 

«  L'une  au  couchant,  l'autre  au  levant,  > 

ce  qui  revient  bien  à  dire  que  les  Éthiopiens  habitent  tant 
au  couchant  qu'au  levant  des  deux  côtés  de  l'Océan?  Aris- 
tarque,  lui,  rejette  l'explication  de  Gratès  et  veut  que  cette 
division  en  deux  nations  distinctes  se  soit,  dans  la  pensée 
d'Homère,  appliquée  uniquement  aux  Éthiopiens  de  notre 
hémisphère,  à  ceux-là  même,  qui,  pour  nous  autres  Grecs, 
représentent  l'extrémité  méridionale  de  la  terre;  et  comme 
en  fait  cette  division  n'existe  pas,  qu'il  n'y  a  point  là  deux 


LIVRE  I.  53 

Ethiopies,  Tune  occidentale,  Tautre  orientale,  mais  bien  une 
seule  située  au  midi  par  rapport  à  la  Grèce  et  contiguë  à 
rÉgypte,  il  en  conclut  que,  sur  ce  point  comme  sur  tant 
d'autres,  signalés  par  Apollodore  dans  le  second  livre  de 
son  Commentaire  sur  le  catalogue  des  vaisseaux,  Homère  a 
ignoré  la  vérité,  et,  par  ignorance,  substitué  à  la  géographie 
réelle  une  géographie  fantastique. 

25.  Pour  répondre  à  Cratès,  il  faudrait  s'engager  dans 
une  discussion  fort  longue,  qui  n'aurait  peut-être  pas  grand 
rapport  avec  l'objet  qui  nous  occupe.  Quant  à  Arislarque, 
s'il  mérite  qu'on  le  loue  d'abord  pour  avoir  rejeté  l'hypo- 
thèse de  Cratès,  laquelle  en  effet  prête  à  mille  objections,  et 
pour  avoir  entrevu  qu'il  s'agissait,  dans  le  passage  d'Ho- 
mère, de  notre  Ethiopie  et  non  point  d'une  autre,  sur  le 
reste,  en  revanche,  il  nous  paraît,  lui  aussi,  dontfer  prise 
à  la  critique.  Premièrement,  il  n'avait  que  faire  de  disserter 
si  minutieusement  sur  la  leçon  à  adopter,  l'une  et  l'autre 
leçons  pouvant  également  bien  s'ajuster  à  son  sens.  Y  a-t-il, 
en  eôet,  la  moindre  différence  à^  dire  :  «  On  compte  dans 
notre  hémisphère  deux  nations  d'Ethiopiens,  Vune  à  Vorient^ 
Vautre  à  r occident  y  »  ou  ceci  :  «  On  compte  dans  notre 
hémisphère  deux  nations  d'Éthiopiens,  car  il  y  a  de  ces 
Éthiopiens  tant  à  V orient  qu*à  l' occident?  »  En  second  lieu, 
l'opinion  qu'il  soutient  repose  sur  certains  faits  matériel- 
lement faux.  Supposons  avec  lui  que  le  poëte  a  effective- 
ment ignoré  l'existence  de  l'isthme  et  que  c'est  bien  des 
Éthiopiens  limitrophes  de  TÉgypte  qu'il  a  voulu  parler  dans 
ce  vers, 

c  Les  Éthiopiens  divisés  en  deux  nations,  > 

ne  le  sont-ils  pas  en  efiet?  Et  est-ce  vraiment  par  ignorance 
que  le  poëte  s'est  exprimé  ainsi  ?  L'Egypte  et  les  Égyptiens, 
depuis  le  Delta  jusqu'à  Syène,  ne  sont-ils  pas  divisés,  par- 
tagés en  deux  par  le  Nil, 

c  Ceux-ci  au  couchant,  ceux-là  au  levant?  s 

Et  rÉgypte  est-elle  autre  chose  que  la  vallée  même  du 


54  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

fleuve,  autrement  dit  le  terrain  inondé  par  ses  eaux  ?  Ne 
s'étend-elle  point  des  deux  côtés  du  Nil,  au  levant  et  au 
couchant  ?  Mais  TÉthiopie ,  à  son  tour,  est  le  prolonge- 
ment direct  de  TÉgypte,  elle  offre  avec  ce  pays  de  grandes 
analogies  et  par  sa  situation  relativement  au  cours  du  Nil 
et  par  la  disposition  générale  des  lieux:  comme  TÉgypte, 
elle  est  étroite,  longue  et  sujette  à  des  inondations  périodi- 
ques, et  tout  l'espace  situé  en  dehors  de  la  limite  des  débor- 
dements du  fleuve,  tant  sur  la  rive  orientale  que  sur  la  rive 
occidentale,  n'y  est  de  même  qu'un  désert  aride,  presque 
partout  inhabitable  :  cela  étant,  pourquoi  donc  ne  serait- 
elle  pas,  elle  aussi,  divisée  en  deux  régions  distinctes?  Le 
Nil,  par  la  longueur  de  son  cours,  lequel  s'étend  à  plus  de 
mille  stades  au  midi,  et  par  la  largeur  de  son  lit,  capable 
d'enserrer  des  îles  peuplées  de  plusieurs  milliers  d'hommes, 
comme  voilà  Méroé,  la  plus  grande  de  toutes,  Méroé,  rési- 
dence des  rois  d'Ethiopie  et  métropole  de  la  contrée,  le  Nil, 
dis-je,  a  pu  paraître  à  ceux  qui  veulent  à  toute  force  sé- 
parer l'Asie  de  la  Libye  une  ligne  de  démarcation  suffi- 
sante, et  il  n'aurait  pas  suffi  à  partager  en  deux  l'Ethiopie  ! 
Quelle  est  pourtant  la  principale  objection  de  ceux  qui 
s'élèvent  contre  cette  délimitation  des  deiix  continents  par 
le  fleuve  ?  Que  l'Egypte  et  l'Ethiopie  se  trouvent  par  là  en 
quelque  sorte  démembrées  et  divisées  en  deux  parties,  l'une 
libyque  et  l'autre  asiatique ,  inconvénient  trèsgrand  en 
effet,  et  qu'on  ne  peut  éviter  qu'en  renonçant  tout  à  fait  à 
délimiter  les  deux  continents,  ou  en  leur  cherchant  une  autre 
ligne  de  démarcation  que  le  fleuve. 

26.  En  dehors  de  ces  expKcations,  du  reste,  on  pourrait 
concevoir  encore  d'autre  façon  la  division  de  l'Ethiopie  en 
deux  parties.  Tous  les  navigateurs  qui  ont,  dans  l'Océan, 
longé  les  côtes  de  la  Libye,  soit  à  partir  de  la  mer  Erythrée, 
soit  à  partir  des  colonnes  d'Hercule,  après  s'être  avancés 
plus  ou  moins  loin,  se  sont  trouvés  arrêtés  par  différents 
obstacles  et  ont  dû  rétrograder,  ce  qui  a  donné, lieu  de 
croire,  en  général,  que  le  passage  était  intercepté  par  un 
isthme,  bien  que  la  mer  Atlantique,  surtout  dans  sa  partie 


LIVRE  I.  55 

australe,  ne  forme  qu'un  seul  et  même  courant  continu. 
Mais  tous  s'étaient  accordés  à  appeler  Ethiopie  les  points 
ou  contrées  extrêmes,  terme  da  leur  navigation,  et  à  les 
faire  connaître  sous  cette  dénomination.  Qu'y  aurait-il  donc 
de  déraisonnable  à  admettre  qu'Homère,  sur  la  foi  de  sem- 
blables récits,  a  cru  devoir  partager  les  Éthiopiens  en  deux 
groupes,  Tun  oriental,  l'autre  occidental^  en  attendant  qu'on 
sût  s'ils  occupaient  aussi  ou  n'occupaient  point  tout  l'espace 
intermédiaire  ?  Éphore,  enfin,  rapporte  une  autre  tradition 
fort  ancienne,  qu'on  peut  supposer  sans  invraisemblance 
avoir  été  connue  d'Homère:  suivant  cette  tradition,  qui 
avait  cours,  dit-il,  parmi  les  Tartessiens,  les  Éthiopiens 
auraient  poussé  leurs  incursions  dans  Tintérieur  de  l'Afrique 
jusqu'au  Dyris  [ou  Atlas]  ^  et  y  auraient  laissé  une  partie  des 
kurs,  tandis  que  le  reste  se  serait  répandu  tout  le  long  du 
littoral;  or  Éphore  conjecture  que  c'est  le  fait  de  cette  sé- 
paration qui  a  suggéré  à  Homère  l'expression  suivante  : 

(c  Les  Éthiopiens  divisés  en  deux  nations  aux  extrémités  de 
«  la  terre.  a> 

27.  Voilà  déjà  ce  qu'on  pourrait  répondre  à  Aris- 
tarque  et  à  ses  partisans  ;  mais  il  y  a  maint  autre  argument 
plus  plausible  encore  à  faire  valoir,  pour  achever  de  dé- 
charger le  poëte  de  l'imputation  de  grossière  ignorance 
qui  pèse  sur  lui.  Ainsi,  en  me  reportant  aux  opinions  des 
anciens  Grecs,  en  voyant  comment  ils  comprenaient  tout  ce 
qu'ils  connaissaient  de  peuples  septentrionapx  sous  le  seul 
et  même  nom  de  Scythes,  ou  sous  celui  de  nomades  qu'em- 
ploie Homère,  et  comment  plus  tard,  avec  le  progrès  des 
découvertes  dans  l'Occident,  ils  adoptèrent  aussi  pour  cette 
partie  de  la  tçrre  des  dénominations  générales,  soit  les 
noms  simple»  de  Celtes  et  d'IbèreSy  soit  les  noms  mixtes  de 
Celtibères  et  de  Celtoscythes,  étant  réduits  par  ignorance  à 
ranger  ainsi  sous  une  seule  et  même  dénornination  des  peu- 

1.  Nous  avons  cru  pouvoir  traduire  ce  passage  d'après  la  correction  si.  heu- 
reuse de  M.  Ch.  Muller  de^û^toK  en  aûçîwç.  Voy.  son  Itidex  varix  lectioniSy 
p.  942,  col. 3, 1.  2  et  suiv.  Cf.  Hase,  Journal  des  Savants^  1858,  p.  GS'Q. 


56  GÉOGRAPHIE   DE  STRABON. 

pies  séparés  et  distincts,  je  crois  pouvoir  affirmer  que  le  nom 
d^Éthiopie  désignait  de  même  pour  eux  toute  la  région  mé- 
ridionale de  la  terre  baignée  par  l'Océan.  Et  voici  qui  le 
prouve.  C'est  d'abord  un  passage  du  Promélhée  déchaîné 
d'Eschyle  *  : 

a [Là  tu  verras]  l'Erythrée  rouler  ses  flots  sacrés  sur 

«r  un  sable  rougi,  et  s'étendre  non  loin  de  TOcéan,  ce  lac  aux 
«  reflets  d'airain,  ce  lac,  source  de  richesses  pour  TÉthiopien, 
«  où  le  soleil,  qui  voit  toute  chose,  vient  plonger  sans  cesse 
«  son  corps  immortel  et  par  les  chaudes  ablutions  d'une  eau 
«  doucement  pénétrante  retremper  l'ardeur  de  ses  coursiers 
«  fatigués.  9 

Gomme  c'est,  en  effet,  dans  toute  la  longueur  du  climat 
méridional  que  TOcéan  rend  au  soleil  le  service  dont  parle 
le  poëte  et  se  trouve  avoir  par  rapport  à  l'astre  du  jour  la 
position  indiquée  dans  ces  vers,  on  peut  en  conclure,  ce 
semble,  qu'Eschyle  croyait  les  Éthiopiens  répandus  réelle- 
ment sur  toute  la  longueur  du  climat  méridional.  On  lit 
maintenant  dans  le  Phaéthon  d'Euripide  que  Clymène  avait 
été  donnée  à  Mérops, 

a  Mérops,  souverain  maître  de  cette  terre  que,  du  haut  de 
a  son  rapide  quadrige,  le  soleil  levant  frappe  d'abord  de  ses 
c  feux  dorés  :  ses  noirs  voisins  rappellent  Pétincelante  étable 
€  où  se  reposent  les  coursiers  de  Taurore  et  du  soleil  ^.  b 

Dans  le  présent  passage,  à  la  vérité,  le  poêle  attribue 
t  réiincelante  étable  »  en  commun  aux  coursiers  de  l'Au- 
rore et  à  ceux  du  Soleil  ;  mais  dans  tout  ce  qui  suit  il  se 
borne  k  dire  qu'elle  est  placée  non  loin  du  palais  de  Mérops. 
Or,  cette  donnée  gi^ographique,  parla  façon  du  moins  dont 
elle  est  liée  à  l'ensemble  du  drame,  ne  salirait  s'entendre 
exclusivement  de  notre  Ethiopie,  limitrophe  *de  TÉgypte, 
et  elle  nous  paraît  embrasser  plutôt  toute  l'étendue  des  côtes 
de  l'Océan,  d'une  extrémité  à  l'autre  du  climat  méridional. 

1.  cf.  Ahrens  :  jEschylifragmmta^^zxis,  Didot,  184S),p.  190-19Î. 

2.  Cf.  W^agner  :  fiurtpicft* /-ra^merKa  (Paris,  Didot,  1846),  p.  801. 


Y 


LIVRE  I.  57 

28.  Éphore  explique  aussi  dans  le  même  sens  l'opinion 
des  anciens  au  sujet  de  l'Ethiopie.  Voici  en  effet  ce  qu'on 
lit  dans  sa  Description  de  VEurope,  «  Supposons  le  ciel  et 
la  terre  divisés  en  quatre  régions  :  les  Indiens  occuperont 
celle  d'où  souffle  Tapéliote  ;  les  Éthiopiens,  celle  d'où 
souffle  le  notus  ;  les  Celles,  la  région  du  couchant  ;  et  les 
Scythes,  la  région  boréale.  »  A  quoi  il  ajoute  que  l'Ethiopie 
et  la  Scylhie  sont  plus  étendues  que  les  deux  autres  régions, 
rÉthiopie  se  prolongeant  depuis  le  levant  d'hiver  jusqu'à 
l'extrême  occident,  et  la  Scythie  se  trouvant  située  juste  à 
Topposite.  Qu'Homère,  maintenant,  ait  partagé  ces  idées, 
la  chose  ressort  clairement  et  de  la  position  qu'il  assigne  à 
Ithaque, 

«  Vers  la  sombre  région  (autrement  dit  vers  le  Nord),  tan- 
c  dis  que  les  autres  îl»  s  s'écartent  davantage  vers  I'auhore  et 
«  LE  soleil  *,  » 

(expression  qui,  pour  lui.  désigno  tout  le  côté  méridional 
de  la  terre),  et  de  cet  autre  passage, 

a  Soit  qu'ils  volent  à  droite  du  côté  de  Vaurore  et  du  soleil. 
«  soit  qu'ils  gagnent  à  gauche  la  région  ténébreuse  du  ciel*,  > 

et  de  celui-ci  encore, 

«  Allons,  amis,  puisque  nous  ignorons  et  le  côté  de  la  nuit 
c  et  le  côté  de  Taurore,  et  le  point  de  l'horizon  où  le  soleil,  ce 
c  flambeau  des  humains,  descend  au-dessous  de  la  terre  et  le 
«  point  d'où  son  char  remonte  et  s'élève  au-dessus  ',  » 

tous  passages,  du  reste,  sur  lesquels  nous  revenons  vlans 
notre  description  d'Ithaque  pour  les  mieux  éclaircir.  tion- 
séquemment,  dans  ce  vers, . 

«  Car  Jupiter  s'en  fut  hier  vers  l'Océan  pour  visiter  les  ver- 
c  tueux  Éthiopiens  * ,  i 

il  nous  faut  généraliser  le  sens  et  entendre  que  l'Océan  se 

1.  Hom.,  OdysséSy  IX,  îî5.  —  a.  Id.,  Iliade.  XII  239.  —  3.  Id.,  Odyssée, 
X,  190  --  4.  Id.  iUade,  1, 423. 


68  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

déploie  sur  toute  la  longueur  du  climat  méridional  et  TÉ- 
thiopie  pareillement,  puisque,  sur  quelque  point  dudit  cli- 
mat que  vous  arrêtiez  votre  pensée,  c'est  toujours  sur  TOcéan 
et  sur  TÉthiopie  que  vous  tombez.  C'est  dans  un  sens  géné- 
ral aussi  que  le  poëte  a  dit  ailleurs, 

«  Mais  il  fut  aperçu  de  Neptune ,  qui  revenant  alors  des 
«  rivages  de  l'Ethiopie,  du  haut  des  monts  Solymes,  le  décou- 
«  vrit  au  loin  *,  » 

cette  double  expression  «  des  rivages  de  TÉthiopie ,  du  haut 
des  nionts  Solymes  »  étant  l'équivalent  de  celle-ci  «  des  ré- 
gions du  Midi  »  ;  car  ce  n'est  point  des  Solymes  de  Pisidie 
qiie  le  poëte  parle  ici,  mais  d'un  peuple  imaginaire,  avons- 
nous  dit,  portant  le  même  nom,  et  qu'il  suppose  placé  par 
rapport  à  l'esquif  siir  lequel  erre  son  héros  et  par  rapport 
aux  peuples  situés  au  sud  de  ce  point  (lesquels  ne  sauraient 
être  que  ses  Éthiopiens)  juste  dans  la  même  position  où 
les  Solymes  de  Pisidie  se  trouvaient  être  par  rapport  au 
•Pont  et  à  l'Ethiopie  proprement  dite,  sise  au-dessus  de 
rÉgypte.  Ce  qu'Homère  enfin  dit  des  grues  doit  être  pris 
également  en  thèse  générale  : 

c  Fuyant  l'hiver  et  les  pluies  torrentielles,  elles  s'envolent 
c  en  criant  vers  les  rivages  de  l'Océan,  et  leuro  cris  annoncent 
c  à  la  nation  des  Pygmées  et  la  guerre  et  le  trépas  *.  » 

Car  ce  n'est  pas  en  Grèce  seulement  qu'on  voit  ainsi  les 
grues  émigrer  vers  le  Midi  ;  les  choses  ne  se  passent  pas 
autrement  en  Italie,  en  Ibérie,  aux  environs  de  la  mer  Cas- 
pienne et  dans  la  Bactriane.  Mais,  comme*  il  est  constant 
que  l'Océan  règne  tout  le  long  du  littoral  méridional,  et 
que  les  grues  se  portent  sur  tous  les  points  de  l'Océan  in- 
différemment pour  y  chercher  un  abri  contre  les  frimas,  il 
faut  admettre  en  même  temps  que,  dans  la  pensée  d'Ho- 
mère, les  Pygmées  étaient  répandus  sur  toute  la  longueur 
de  ses  rivages.  Que  si,,  maintenant,  il  a  plu  aux  modernes 

1.  Hom.  Odyssée,  V,  282.  —  2.  Id  ,  Iliade,  III,  4. 


LIVRE  I.  59 

de  restreindre  le  nom  d'Éthiopiens  aux  seuls  voisins  de 
TEgypte  et  de  circonscrire  dans  les  mêmes  limites  la  tradi- 
tion relative  aux  Pygmées,  ceci  ne  saurait  réagir  sur  les 
opinions  des  Anciens  :  les  noms  à^Achéens  et  d'Argiens  ne 
désignent  plus  aujourd'hui  pour  nous  la  totalité  des  peuples 
ayant  pris  part  naguère  à  l'expédition  contre  Ilion,  mais 
il  est  avéré  qu'Homère  leur  prêtait  cette  signification.  *0r 
c'est  à  peu  près  là  ce  que  je  dis,  quand,  pour  expliquer 
le  partage  que  fait  Homère  des  Éthiopiens  en  deux  na- 
tions, je  prétends  qu'il  faut  entendre  ce  nom  de  l'ensem- 
ble des  populations  répandues  depuis^  le  levant  jusqu'au 
couchant,  le  long  des  rivages  de  l'Océan.  En  effet,  du  mo- 
ment qu'on  l'entend  de  la  sorte,  il  saute  aux  yeux  que  les 
Éthiopiens,  se  trouvent  naturellement  partagés  en  deux 
groupes  par  le  golfe  Arabique,  lequel  se  peut  comparer  à 
un  grand  arc  de  méridien,  à  le  voir  s'étendre,  semblable  à 
un  fleuve,  sur  une  longueur  de  près  de  quinze  mille  stades 
et  sur  une  largeur  dont  le  maximum  n'excède  point  mille 
stades,  avec  cet  autre  avantage  à  ajouter  à  celui  de  son 
extrême  longueur,  que  le  fond  dudit  golfe  n'est  séparé  de 
la  mer  de  Péluse  que  par  un  trajet  de  trois  à  quatre  jour- 
nées de  marche  à  travers  l'isthme.  Les  mieux  avisés  d'entre 
ceux  qui  prétendent  séparer  rigoureusement  l'Asie  de  la 
Libye  ont  bien  reconnu  cet  avantage,  et,  dans  leurs  essais  de 
délimitation,  ils  ont  préféré  le  golfe  au  Nil,  comme  offrant 
une  ligne  de  démarcation  plus  convenable  à  établir  entre 
les  deux  continents,  puisque  le  golfe  s'étend  presque  d'une 
mer  à  l'autre,  tandis  que  le  Nil,  à  la  grande  distance  où  il 
est  encore  de  TOcéan,  ne  saurait  séparer  qu'imparfaitement 
l'Asie  de  la  Libye.  Eh  bien  !  J'en  suis  convaincu  pour  ma 
part,  Homère  concevait,  lui  aussi,  toute  la  région  méridio- 
nale de  la  terre  partagée  en  deux  par  le  golfe  Arabique  ;  seule- 
'  ment,  si  cela  est,  comment  admettre  qu'il  ait  pu  ignorer  l'exis- 
tence de  l'isthme  que  forme  ce  golfe  avec  la  mer  d'Egypte  ? 
29.  Il  serait  en  effet  de  la  dernière  invraisemblance, 
qu'instruit,  comme  il  Tétait,  de  la  situation  exacte  de  Thèbes, 
de  la  Thèbes  d'Egypte,  laquelle  est  distante  des  bords  de 


GO  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

notre  mer  de  5000  stades*  ou  peu  s'en  faut,  Homère  n'eût 
connu  ni  le  fond  du  golfe  Arabique,  ni  Texistenee  de 
l'isthme  qui  le  prolonge  et  qui  se  trouve  n'avoir  en  largeur 
que  raille  stades  tout  au  plus.  Et  ce  qui  devra  paraître  plus 
invraisemblable  encore,  c'est  qu'Homère  ait  pu  savoir  que 
le  Nil  perlait  le  nom,  le  nom  même  d'une  contrée  aussi 
vaste  que  Test  l'Egypte,  sans  en  avoir  deviné  la  cause,  vu 
que  le  mot  d'Hérodote  *,  que  l'Egypte  est  un  présent  du 
fleuve  et  qu'elle  avait  dû  à  ce  titre  recevoir  le  nom  du 
fleuve  lui-înême,  sejqble  devoir  s'offrir  tout  naturellement  à 
l'esprit  de  chacun.  Quelles  sont  d'ailleurs,  entre  toutes  les 
particularités  d'un  pays,  les  particularités  les  plus  univer- 
sellement connues?  Celles-là  toujours  qui  offrent  en  soi 
quelque  chose  d'étrange  et  qui  se  trouvent  en  outre  placées 
de  façon  à  frapper  tous  les  regards.  Or  le  double  phénomène 
des  crues  du  Nil  et  de  ses  atterrissements  est  précisément 
dans  ce  cas.  Et  de  même  que  le  voyageur,  qui  aborde  en 
Egypte,  apprend  avant  tout  à  connaître  la  nature  du  Nil, les 
indigènes  n'ayant  rien  à  dire  qui  puisse  étonner  davantage 
un  étranger  et  lui  donner  une  plus  haute  idée  de  leur  pays 
(car  il  suffît  d'être  instruit  du  régime  de  ce  fleuve  pour  con- 
cevoir aussitôt  ce  que  peut  être  la  contrée  tout  entière  qu'il 
arrose),  de  même,  loin  de  l'Egypte  et  dans  les  récits  qui 
nous  viennent  de  ce  pays,  le  nom  du  Nil  est  encore  le  pre- 
mier qui  frappe  notre  oreille.  Ajoutez  à  ce  qui  précède  la 
curiosité  du  poète  et  son  amour  des  voyages  attestés  par  tous 
ses  biographes  et  directement  par  maints  passages  ou  allu- 
sions de  ses  poèmes  :  que  de  preuves  réunies  pour  établir 
qu'Homère  a  toujours  bien  su  et  bien  dit  ce  qui  était  à 
dire  et  que  ce  sont  uniquement  les  faits  notoires  qu'il  a  tus 
ou  indiqués  par  de  simples  épithètes! 

30.  N'est-il  pas  étrange  après  cela  de  voir  des  Égyptiens, 
des  Syriens  (les  mêmes  contre  qui  nous  disputons  présente- 

1  .Lisez  4000  d'après  la  correction  probable  de  Gossellin  et  de  Groskard 
ratifiée  par  M.  Ch.  Muller  :  Syène  en  effet,  d'après  Strabon  lui-même,  n'est 
qu  A  5000  stades  de  la  mer  et  de  Syène  à  Thèbes  U  y  a  plus  de  looo  stades.— 
îi.  II,  5t 


LIVRE  I.  61 

ment),  qui  n'entendent  même  pas  Homère  dans  ce  qu'il  dit 
des  choses  de  leur  pays,  et  que  notre  discussion  vient  de 
convaincre  d'ignorance,  oser  traiter  Homère  d'ignorant! 
D'abord,  règle  générale,  le  silence  n*est  point  une  preuve 
d'ignorance  :  Homère  n*a  rien  dit  des  courants  contraires  de 
TEuripe,  ni  du  défilé  des  Thermopyles  ni  de  mainte  autre 
curiosité  de  la  Grèce  connue  de  tont  le  monde,  et  assuré- 
ment ce  n'est  point  par  ignorance.  Mais  ce  qui  est  plus 
fort,  il  lui  arrive  quelquefois  de  parler  des  choses  sans  que 
ces  sonrds  de  parti  pris  le  daignent  entendre,  auquel  cas 
naturellement  toute  la  faute  est  à  eux.  Chacun  sait  qu'Ho- 
mère, sons  le  nom  à! enfants  du  ciel,  désigne  non-seule- 
ment les  torrents,  mais  encore  tous  les  autres  cours  d'eau, 
et  cela  apparemment  parce  qu'il  savait  que  tous  sont  gros- 
sis par  les  pluies.  Mais  toute  qualiGcation  générale  appli- 
quée à  ce  qui  est  hors  ligne  devient  par  cela  même  qua- 
lification particulière  :  l'épithète  enfant  du  ciel  notamment 
ne  saurait  avoir  la  même  valeur,  attribuée  au  torrent  ou 
bien  au  fleuve  ordinaire  qui  ne  tarit  jamais.  Or,  dans  le 
cas  présent,  il  y  a,  si  l'on  peut  dire,  double  degré  de  su- 
périorité; et,  de  même  qu'il  existe  des  hyperboles  d'hy- 
perholes,  celles-ci  par  exemple,  <  être  plus  léger  que 
«  J'ombre  d'un  liège  ;  »  —  «  être  plus  timide  qu'un  lièvre 
«  phrygien  ;  >•  —  avoir  moins  de  terré  (il  s'agit  d'un  champ) 
«  qu'une  épître  laconienne  [n'a  de  mots]  ;  »  de  même,  appli- 
quée au  Nil,  la  qualification  à! enfant  du  ciel  semble  un  su- 
perlatif ajouté  au  superlatif.  Car,  si  le  torrent  déjà  a  nlus 
de  droit  que  les  autres  cours  d'eau  à  cette  qualification 
i'enfant  du  ciel,  le  Nil  y  a  plus  de  droit  encore  que  tous 
les  torrents,  quels  qu'ils  soient,  les  surpassant  tous  tellement 
par  le  volume  et  la  durée  de  ses  crues.  Et,  comme  nous 
avons  d'ailleurs  victorieusement  démontré  qu'Homère  n'igno- 
rait aucune  des  particularités  du  régime  de  ce  fleuve,  s'il  lui 
a  appliqué  l'épithète  en  question,  ce  ne  peut  être  que  dans 
le  sens  que  nous  venons  de  dire.  Voici  maintenant  une  par- 
ticularité, celle  d'avoir  plusieurs  bouches  ou  embouchures, 
qui  se  trouvait  être  commune  à  une  infinité  de  fleuves,  Ho- 


62  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

mère  ne  Ta  point  jugée  digne  d*être  signalée,  à.  des  gens 
surtout  qu'il  savait  déjà  instruits  du  fait.  Mais  Alcée  lui- 
même  n'en  a  point  parlé  davantage,  et  cependant,  s'il  faut 
l'en  croire,  il  avait  fait,  lui,  le  voyage  d'Egypte.  Quant  au 
phénomène  des  atterrissements  du  Nil,  lequel  pourrait  déjà 
se  déduire  du  seul  fait  des  crues  du  fleuve,  la  mention  s'en 
trouve  implicitement  contenue  dans  ce  que  dit  le  poëte  de 
rile  de  Pharos.  Qu'un  informateur  quelconque,  que  la  com- 
mune renommée,  pour  mieux  dire,  ait  pu  représenter  à 
Homère  Tile  de  Pharos  comme  étant  encore  aussi  éloignée  du 
continent  qu'il  le  marque,  à  savoir  d'une  journée  de  navi- 
gation tout  entière,  la  chose  est  inadmissible,  le  mensonge 
aurait  été  par  trop  flagrant.  En  revanche,  il  était  tout  simple 
que  des  renseignements  sur  la  nature  des  crues  du  Nil  et 
de  ses  atterrissements  fussent  plus  vagues,  plus  généraux  ; 
or,  de  tels  renseignements  Homère  aura  pu  conclure  que 
rtle,  à  l'époque  où  Ménélas  la  visitait,  se  trouvait  plus 
éloignée  de  la  terre  ferme  qu'elle  ne  l'était  de  son  temps ,  et, 
pour  donner  à  cette  circonstance  une  couleur  fabuleuse,  il 
aura  pris  sur  lui  de  faire  la  distance  plus  grande  encore. 
Mais  l'emploi  des  fables,  avons-nous  dit,  ne  saurait  être 
considéré  comme  un  indice  d'ignorance  :  ainsi,  ni  la  fable 
de  Prêtée,  ni  le  mythe  des  Pygmées,  ni  ces  prodigieux 
effets  attribués  aux  breuvages  magiques,  ni  tant  d'autres 
fictions  analogues  n'accusent  l'ignorance  géographique  ou 
historique  du  poëte,  et  si  elles  prouvent  quelque  chose  c'est 
uniquement  l'envie  de  plaire  et  d'amuser.  —  «  Comment 
se  fait-il  pourtant,  dira-t-on,  qu'Homère  ait  pu  parler  de 
l'aiguade  de  Pharos,  quand  il  est  avéré  que  Pharos  manque 
d'eau?  ». 

c  Là  s'ouvre  un  port,  excellent  mouillage,  d*où  les  vais- 
c  seaux  rapides  s'élancent  à  la  mer  chargés  de  Teau  limpide 
<t  des  sources  profondes*.  » 

D'abord,  répondrong-nous,  il  ne  serait  pas  impossible 

il  Hdm. ,  Odyssée,  IV,  358. 


LIVRE  I.  63 

qu'avec  le  temps  Taiguade  de  l'île  se  fût  tarie  ;  en  second 
lieu  Homère  ne  dit  pas  formellement  qu'on  tirât  Peau  des 
sources  mêmes  de  Phares,  mais  seulement  que  le  charge- 
ment des  navires  se  faisait  en  ce  lieu  à  cause  de  l'excellence 
de  son  port  ;  et  il  était  facile  apparemment  d'aller  puiser 
l'eau  sur  la  côte  vis-à-vis.  Ajoutons  que  par  cette  façon  de 
s'exprimer  le  poêle  semble  en  quelque  sorte  avouer  que, 
lorsqu'il  a  fait  ailleurs  de  Phares  une  île  de  pleine  mer,  il 
n'a  point  dit  vrai,  mais  qu'il  a  amplifié  et  exagéré  à  la  façon 
des  poètes. 

3 1 .  Du  reste,  comme  tout  ce  récit  des  erreurs  de  Ménélas, 
dans  Homère,  semble  au  premier  abord  donner  raison  à 
ceux  qui  lui  reprochent  d'avoir  absolument  ignoré  la  géo- 
graphie de  ces  contrées,  le  mieux  que  nous  ayons  à  faire 
est  de  commencer  par  exposer  une  à  une  les  critiques  que 
ce  récit  a  soulevées,  pour  les  soumettre  ensuite  elles-mêmes 
à  un  examen  sérieux  et  pour  rendre  ainsi  la  justification  du 
poète  plus  complète  et  plus  claire.  Ménélas  dit  à  Télémaque, 
en  l'entendant  s'extasier  sur  la  somptuosité  de  sa  royale 
demeure  : 

a  Oui,  mais  pour  rapporter  tous  ces  trésors,  j'ai  dû  beau- 
c  coup  souiTrir  et  longtemps  errer  sur  mes  vaisseaux  ;  et 
«  quand,  après  huit  ans,  je  revins  dans  ma  patrie,  j'avais  par- 
€  couru  Cypre,  la  Phénicie,  TÉgypte,  et  visité  tour  à  tour 
f  les  Éthiopiens,  les  Sidoniens  et  les  Érembes,  et  la  Libye  tout 
f  entière  *.  » 

Or,  on  se  demande  d'abord  quels  sont  ces  Éthiopiens,  chez 
qui  Ménélas  put  se  rendre  ainsi  d'Egypte  en  naviguant? 
Car,  il  n'y  a  point  d'Éthiopiens  sur  les  rivages  de  notre 
mer,  et,  d'autre  part,  les  vaisseaux  de  Ménélas  n'auraient 
jamais  pu  franchir  les  cataractes  du  Nil.  Quels  sont  aussi 
ces  Sidoniens?  Ce  ne  sont  pas  ceux  de  Phénicie  assurément  : 
le  poète  n'avait  que  faire,  ayant  préalablement  nommé 
le  genre,  de  mentionner  en  outre  l'espèce.  Qui  sont  enfin 

1.  Hom.,  OcIv»3ée,IV,  81. 


64  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ces  Érembes,  dont  le  nom  paraît  là  pour  la  première  fois? 
Chacune  de  ces  questions  a  donné  lieu  à  un  grand  nombre 
de  solutions  différentes  que  le  grammairien  Aristonic,  de 
nos  jours,  a,  dans  son  Commentaire  mr  les  erreurs  de 
MénélaSy  relatées  tout  au  long.  Nous  nous  bornerons,  nous, 
à  les  reproduire  ici  en  abrégé.  U  y  a  d'abord  certains  au- 
teurs qui  veulent  que  ce  soit  par  mer  que  Ménélas  a 
gagné  rÉthiopie  :  parmi  ceux-là  même,  les  uns  introduisent 
l'idée  d'un  périple,  que  Ménélas  aurait  exécuté  en  faisant 
le  tour  par  Gadira  jusqu'aux  rivages  de  Tlnde,  et  cela  sans 
doute  pour  essayer  de  proportionner  la  longueur  du  trajet 
à  la  durée  si  prolongée  de  l'absence  du  héros,  absence  que 
Ménélas  lui-même  dit  avoir  été  de  huit  années  ;  suivant 
d'autres,  les  vaisseaux  du  héros  auraient  franchi  directe- 
ment l'isthme  attenant  au  golfe  Arabique  ;  d'autres  enfin  les 
font  passer  par  quelqu'un  des  canaux  [dérivés  du  Nil].  Or, 
.d'une  part,  le  périple  que  Gratès  introduit  ici,  n'est  nulle- 
ment nécessaire,  non  qu'il  soit  d'une  exécution  impossible 
(les  erreurs  mêmes  d'Ulysse  n'offrent  pas  d'impossibilité 
absolue)»  mais  parce  qu'il  n'ajoute  rien  à  la  vraisemblance 
des  hypothèses  mathématiques  de  cet  auteur  et  n'explique 
pas  davantage  la  longue  durée  des  erreurs  de  Ménélas  :  il 
dut  y  avoir  en  effet,  pour  retenir  si  longtemps  le  héros 
éloigné  de  ses  foyers,  et  des  retards  involontaires  occa- 
sionnés par  les  difdcultés  mêmes  de  la  navigation,  puisque 
Ménélas  avoue  n'avoir  sauvé  que  cinq  vaisseaux  sur  soixante, 
et  des  retards  volontaires  utilisés  au  profit  de  son  avarice. 
Nestor  ne  dit-il  point  : 

t  C'est  ainsi  qu'en  parcourant  les  mers  Ménélas  entassait 
c  sur  ses  vaisseaux  tant  d'or  et  tant  d'objets  précieux  *?  :» 

[Et  Ménélas  lui-même  ne  rappelle-t-il  point  tout  ce  qu'il 
avait  amassé  de  richesses] 

«  En  parcourant  Cypre,  la  Phénicie,  TÉgypte*?  » 


1.  Hom.,  Odyssée^  Ul,  301.  —  2.  Id.,  ibid.^  IV,  8S. 


LIVRE  I.  65 

Quant  à  ce  passage  direct  à  travers  l'isthme  ou  par  un 
des  canaux  dérivés  du  Nil,  si  le  poëte  en  eût  parlé,  personne 
à  coup  sûr  n'y  eût  vu  autre  chose  qu'une  fiction  poétique  ; 
mais  il  n'en  a  dit  mot,  et  ne  serait-ce  pas  alors  introduire 
gratuitement  et  contre  toute  vraisemblance  une  nouvelle 
difficulté  dans  le  débat  que  de  l'invoquer?  Je  dis  contre 
toute  vraisemblance,  puisqu'avant  la  guerre  de  Troie  au- 
cun de  ces  canaux  n'existait  encore  :  Sésostris  qui  passe 
pour  avoir  entrepris  d'en  creuser  un,  avait  de  lui-même 
renoncé  à  son  projet,  présumant  le  niveau  de  la  mer  par 
trop  élevé.  Et  pour  ce  qui  est  de  l'isthme  même,  on  ne  voit 
pas  qu'il  ait  pu  être  navigable  davantage.  Ératosthène,  qui 
suppose  le  contraire,  se  trompe  évidemment  :  il  conjecture 
que  l'ouverture  du  détroit  des  colonnes  d'Hercule  n'avait  pas 
encore  eu  lieu,  de  telle  sorte  que  la  mer  intérieure,  privée 
de  toute  communication  avec  la  mer  extérieure,  couvrait 
alors  l'isthme  entier,  lequel  se  trouvait  être  d'un  niveau 
sensiblement  inférieur  au  sien ,  mais  qu'une  fois  la  rupture 
de  la  barrière  effectuée,  le  niveau  de  ladite  mer  s'étant  natu- 
rellement abaissé,  ses  eaux  laissèrent  à  découvert  tout  le 
terrain  aux  environs  du  mont  Casius  et  de  Péluse  jusqu'à 
la  mer  Erythrée.  Mais  quelle  autorité  avons -nous  qui 
nous  atteste  qu'avant  l'expédition  des  Grecs  contre  Ilion 
l'ouverture  du  détroit  n'avait  pas  encore  eu  lieu?  — 
Dira-t-on  par  hasard  que ,  si  Homère,  pour  faire  entrer 
Ulysse  dans  l'Océan  du  côté  de  l'occident,  a  supposé  le  dé- 
troit déjà  ouvert,  en  faisant  d'autre  part  naviguer  Ménélas 
d'Egypte  en  Ethiopie,  il  avait  dû  le  supposer  fermé  encore? 
—  On  oublie  qu'il  fait  dire  aussi  par  Prêtée  à  Ménélas,. à 
Ménélas  lui-même  : 

«  Les  dieux  te  conduiront  vers  les  Champs  Élyséens  à  l'ex- 
t  trémité  de  la  terre  •.  » 

Or,  de  quelle  extrémité  peut-il  être  ici  question,  si  ce  n'est 
de  l'extrémité  occidentale  de  la  terre,  de  quelque  lieu  ex- 

1.  Homère,  Odyssée j  IV,  563. 

GÉOGB.   DE  STRABON.    I.  —  5 


66  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

trême  situé  de  ce  côté,  comme  le  prouve  la  mention  du 
zéphyr,  placée  à  dessein  par  le  poëte  dans  les  vers  qui 
suivent  : 

0  Toujours  du  sein  de  TOcéan  s'élève  le  souffle  haxmonieux 
c  du  zéphyr  *.  » 

Il  faut  en  convenir,  tout  ce  système  d'Eratosthène  n'est  qu'un 
tissu  d'énigmes. 

32.  D'ailleurs,  s'il  est  vrai  qu'Homère  d'une  ou  d'au- 
tre façon  ait  été  instruit  qu'anciennement  la  mer  cou- 
vrait de  ses  eaux  Fisthme  tout  entier,  ce  serait  une  raison 
de  plus  pour  nous  de  croire  à  cette  division  des  Éthiopiens 
en  deux  corps  de  nation,  puisque,  dans  ce  cas-là,  la  ligne  de 
démarcation  aurait  été  représentée  par  un  bras  de  mer 
aussi  considéraLle.  Quelles  richesses,  en  outre,  Ménélas  eût- 
il  pu  rapporter  de  chez  les  Ethiopiens  de  la  mer  extérieure 
et  des  bords  de  l'Océan?  Quand  Télémaque  s'extasie  sur  la 
somptuosité  de  son  palais,  que  distingue-t-il  dans  cette 
quantité  infinie  d'objets  précieux? 

«  L'or,  rélectre,  et  l'argent,  et  l'ivoire*.  :d 

Or,  de  ces  différentes  substances,  aucune,  si  ce  n'est  l'ivoire, 
n'abonde  chez  ces  peuples,  extrêmement  pauvres  pour  la 
plupart,  et  tous  encore  nomades.  - —  Soit,  dira-t-on;  mais 
près  de  là  était  l'Arabie  et  tout  le  pays  jusqu'à  l'Inde  , 
l'Arabie,  qui,  seule  entre  toutes  les  contrées  de  la  terre,  a 
reçu  le  nom  d*Heureuse,  et  l'Inde,  qui  sans  porter  expres- 
sément le  même  nom,  n'en  est  pas  moins  réputée  et  représen- 
tée aussi  comme  une  très-heureuse  contrée.  —  A  quoi  nous 
répondrons  à  notre  tour  qu'Homère  n*a  point  connu  l'Inde, 
car  autrement  il  n'eût  point  manqué  d'en  parler  ;  et,  en  ce 
qui  concerne  l'Arabie,  V Arabie  heureuse,  comme  on  l'ap- 
pelle aujourd'hui,  tout  en  convenant  qu'ill'a  connue,  nous 
ferons  remarquer  que,  de  son  temps,  elle  était  loin  d'être 
riche  encore,  qu'elle  manquait  même  du  nécessaire  et  n'é- 

1   Homère,  OiysséefTV,  567.  —  2.  Id.j  Odyssée^  IV,  73. 


LIVRE  I.  67 

tait  guère  peuplée  que  de  sceneïes.  Quant  au  canton,  qui  pro- 
duisait les  parfums  ou  aromates,  et  d'où  est  venu  ce  nomd'a- 
romatophorej  étendu  plus  tard  à  l'Arabie  entière  à  cause 
de  la  rareté  de  cette  denrée  et  du  prix  qu'on  y  attache  en  nos 
contrées,  il  n'en  formait  que  la  moindre  partie.  Aujourd'hui, 
à  la  vérité,  les  Arabes  ne  manquent  de  rien  ;  l'activité,  le  dé- 
veloppement de  leur  commerce  les  enrichit  sans  cesse,  mais 
dans  ce  temps-là  en  était-il  déjà  ainsi  ?  La  chose  est  peu  pro- 
bable. Si  le  commerce  des  aromates,  d'ailleurs,  suffisait  à  en- 
richir un  marchand,  un  simple  chamelier,  ce  qu'il  fallait  à 
l'avide  Ménélas,  c'étaient  ou  les  profits  de  la  guerre,  ou  les 
présents  de  rois  et  de  chefs  ayant  le  moyen  et  en  même 
temps  la  volonté  de  donner  à  proportion  de  l'illustration 
de  sa  race  et  de  la  gloire  de  son  nom  ;  et,  comme  en  effet  les 
Égyptiens,  voire  même  ceux  des  Éthiopiens  et  des  Arabes 
qui  confinent  à  l'Egypte,  possédaient  déjà  un  certain  degré 
de  civilisation  et  pouvaient  avoir  entendu  quelque  chose  du 
retentissement  de  la  gloire  des  Atrides,  surtout  après  Theu- 
reuse  issue  de  la  guerre  de  Troie ,  Ménélas  avait  tout  lieu 
d'espérer  en  leur  munificence.  Qu'on  se  rappelle  ce  que  dit 
Homère  à  propos  de  cette  fameuse  cuirasse  d'Agamemnon  ; 

«  Ginyras  la  lui  avait  donnée  naguère,  comme  gage  d'hospi- 
o;  talité  ;  car  le  grand  renom  du  héros  avait  pénétré  jusqu'à 
«  Cypre  *.  j 

Ajoutons  que  Ménélas,  dans  ses  longues  erreurs,  avait 
passé  la  plus  grande  partie  du  temps  dans  les  parages  de 
la  Phénicie,  de  la  Syrie,  de  l'Egypte  et  de  la  Libye  ainsi 
que  dans  les  eaux  de  Cypre,  sur  les  côtes  en  un  mot  et 
parmi  les  îles  de  notre  mer  intérieure,  tous  pays  en  effet  où 
il  lui  était  facile  soit  d'obtenir  de  ces  précieux  gages  d'hos- 
pitalité, soit  de  s'enrichir  par  la  violence  et  la  piraterie  aux 
dépens  surtout  des  anciens  alliés  des  Troyens ,  tandis  que 
les  populations  barbares,  les  populations  lointaines  des 
bords  de  la  mer  extérieure  n'auraient  guère  pu  offrir  au  hé- 

l.  Homère,  Iliade^  XI,  20. 


68  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ros  une  perspective  semblable.  Cela  étant,  quand  le  poète 
nous  dit  que  Ménélas  était  venu  jusqu'en  Ethiopie,  [le  mieux 
n'est-il  point  d'entendre  que  ce  héros  n'avait  pas  pénétré  au 
cœur  même  du  pays],  mais  qu'il  s'était  contenté  d'en  toucher 
la  frontière  du  côté  de  l'Egypte?  D'autant  qu'il  n'est  pas  im- 
possible que  cette  frontière  fût  alors  plus  rapprochée  de 
Thèbes  qu'elle  ne  Test  aujourd'hui,  bien  que  la  fron- 
tière actuelle  en  soit  déjà  assez  rapprochée,  puisqu'elle 
passe  près  de  Syène  et  de  Philœ,  la  première  de  ces  deux 
villes,  Syène,  appartenant  à  l'Egypte,  et  l'autre,  Philae, 
ayant  une  population  mixte  d'Ethiopiens  et  d'Égyptiens. 
Or,  une  fois  arrivé  à  Thèbes,  Ménélas  aura  bien  pu,  surtout 
à  la  faveur  de  l'hospitalité  royale,  atteindre  ces  premières 
limites  de  l'Ethiopie,  voire  même  les  dépasser  un  peu  :  cette 
supposition  n'a  rien  qui  choque  la  raison.  C'est  ainsi  qu'U- 
lysse dit  être  venu  dans  le  pays  des  Cyclopes,  pour  s'être 
avancé  seulement  depuis  la  mer  jusqu'à  l'antre  de  Poly- 
phème,  situé,  comme  il  le  marque  lui-même,  tout  à  l'entrée 
du  pays;  pour  l'-^olie  et  le  pays  des  Lœstrygons  la  même 
chose.  En  général,  il  lui  suffît  d'avoir  un  jour  abordé  en  tel  . 
ou  tel  point  d'un  pays  pour  dire  qu'il  l'a  visité.  Voilà  donc 
comment  Ménélas  sera  venu  en  Ethiopie  ;  en  Libye  pareille- 
ment, il  lui  aura  suffi  de  toucher  à  quelques  points  de  la 
côte,  comme  est  ce  port  voisin  d'Ardanie,  au-dessus  de  Pa- 
rœtonium,  qui  a  retenu  le  nom  de  Ménélas» 

33.  Si  maintenant,  après  avoir  nommé  les  Phéniciens, 
Homère  mentionne  aussi  les  Sidoniens,  dont  la  ville  était 
proprement  la  métropole  ou  capitale  de  la  Phénicie,  il  ne 
fait  en  cela  qu'user  une  fois  de  plus  d'une  figure  de  mots 
qui  lui  était  familière,  témoin  ce  vers  : 

c  11  guide  jusqu'aux  vaisseaux  les  Troyens  et  Hector  '  ;  ■ 

et  ceux-ci  : 

c  Les  fils  du  magnanime  OEneus  n'étaient  plus  au  nombre 

1.  Hom.,  Iliade j  XIIT,  i. 


LIVRE   I.  69 

(T  des  vivants;  lui-même  n'existait  plus;  et  Méléagre,  le  héros 
((  à  la  blonde  chevelure,  était  mort  *;  d 

celui-ci  encore  : 

«  Il  vint  jusqu'à  I'Ida  et  jusqu'au  Gargare*;  » 
et  ce  de rniei' passage  : 

c  Les  habitants  de  l'Eubée,  de  Chalcis  et  d'Ërétrie  '.  > 
Sapho,  du  reste,  a  dit  aussi 

«  Soit  que  tu  aies  pour  patrie  Cypre  ,  Paphos,  ou  Pa- 

«  NORME.  1 

Toutefois,  Homère  a  dû  avoir  quelque  autre  raison  encore 
pour  que,  dans  une  énumé ration  générale  comme  celle-là, 
et  après  avoir  nommé  la  Phénicie,  il  ait  ajouté  la  mention 
particulière  de  Sidon.  S'il  n'eût  voulu  qu'énùmérer  dans 
leur  ordre  les  différents  pays  où  Ménélas  avait  été,  il  pou- 
vait se  borner  à  lui  faire  dire  : 

c  Ayant  parcouru  tour  à  tour  Cypre,  la  Phénicie,  l'Égypte,  je 
«  passai  jusqu'en  Ethiopie,  i 

Mais  pour  qu'on  sût  que  le  séjour  du  héros  chez  les  Sido- 
niens  avait  été  de  longue  durée,  il  était  bon  que  leur  nom 
revînt  souvent,  soit  directement  dans  les  souvenirs  de  Mé- 
nélas, soit  indirectement  dans  les  récils  du  poëte.  Et  voilà, 
pourquoi  celui-ci  ne  manque  pas  une  occasioa  de  vanter  les 
richesses  et  Tindustrie  des  Sidoniens,  pourquoi  il  rappelle 
l'hospitalité  donnée  par  eux  plus  anciennement* à  Hélène  en 
compagnie  de  son  ravisseur,  pourquoi  encore  il  nous  montre 
les  appartements  de  Paris  tout  remplis  de  précieux  ouvragei^ 
lidoniens, 

c  On  y  voyait  étalés  les  riches  tissus  aux  mille  couleurs, 
c  ouvrage  des  femmes  sidoniennes,  que  le  divin  Paris  avait 

ê 

U  Hom.,  Iliade^  II,  641.  —  2.  Id.,  ifcid.,  VIU,  47.  —  S.  Id  ,  ibid,  H,  536» 


70  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

c  naguère  ramenées  de  Sidon,  sur  le  même  vaisseau  qui  em- 
ce  portait  Hélène  *  ;  » 

et  le  palais  de  Ménélas  également,  car  ce  héros  dit  à  Télé- 
maque  : 

«  Je  veux  te  donner  cette  coupe  ciselée  ;  elle  est  d'argent 
d  massif,  Tor  en  couronne  les  lèvres;  c'est  l'œuvre  de  Vulcain; 
ff  elle  me  fut  ojGferte  en  présent  par  l'illustre  roi  des  Sidoniens, 
c  lorsque,  regagnant  ma  patrie,  je  m'arrêtai  sous  son  toit  hos 
«  pitalier*.  2>  . 

Et  nul  doute  qu'ici  l'expression  «  c'est  Vœuvre  de  Vulcain  » 
ne  doive  être  prise  dans  un  sens  figuré,  comme  une  hyper- 
bole analogue  à  ce  qu'on  dit  tous  les  jours  des  belles  choses, 
qu'elles  sont  l'œuvre  de  Minerve,  l'œuvre  des  Grâces  et  des 
Muses  ;  c'est  qu'en  effet  les  Sidoniens  étaient  de  très-habi- 
les artistes,  le  poëte  le  dit  formellement  dans  le  passage  où 
il  parle  de  la  beauté  du  vase  qu'Eunée  avait  donné  pour 
racheter  Lycaon  : 

<r  II  n'était  rien  sur  la  terre  qu'il  n'effaçât  par  sa  beauté  ; 
c  les  Sidoniens  avaient  mis  tout  leur  art  à  le  décorer  et  des 
a  marchands  phéniciens  l'avaient  apporté  sur  leur  vaisseau  '.  > 

34.  Sur  les  Érembes  maintenant  que  n'a-t-on  point  dit  ! 
Mais  de  toutes  les  opinions  émises  la  plus  vraisemblable 
est  celle  qui  veut  que  sous  ce  nom  le  poëte  ait  désigné  les 
Arabes.  Zenon,  notre  Zenon,  va  plus  loin,  et  corrigeant  le 
texte  d'Homère,  il  lit  le  vers  ainsi  : 

c  Tour  à  tour  je  visitai  Ëthiopiens,  Sidoniens,  Arabes  [au 
«  lieu  à: Érembes].  » 

Il  n'est  pas  nécesèaire  pourtant  de  changer  cette  leçon,  qui 
est  assurément  fort  ancienne  ;  mieux  vaut  croire  que  c'est  le 
nom  lui-même  qui  a  éprouvé  quelqu'une  de  ces  altérations 
si  fréquentes,  si  communes  dans  toutes  les  langues;  et  c'est 

1.  Hom.,  Jiade,  VI,  289.  —  2.  Id.,  Odyssée,  IV,  615.  Cf.  t6id.,  XV,  115.  — 
3.  Hom.,  //tadCjXXIlI,  742. 


LIVRE  I.  71 

précisément  ce  que  certains  grammairiens  cherchent  à  met- 
tre en  lumière  par  la  comparaison  des  lettres  dans  l'une  et 
dans  l'autre  forme.  Pour  nous,  nous  serions  tenté  de  préfé- 
rer, comme  plus  sûr  encore,  le  procédé  de  Posidonius,  qui, 
même  dans  le  cas  présent,  a  cru  devoir  consulter  la  parenté 
et  l'affinité  primordiale  des  peuples  pour  retrouver  Tétymo- 
logie  du  nom.  Il  est  constant,  en  efiTet,  que  les  nations  ar- 
ménienne, syrienne,  arabe  ont  entre  elles  beaucoup  de  cette 
affinité  et  comme  un  air  de  famille  qui  se  manifeste  dans 
leurs  langues,  leurs  genres  de  vie  et  leurs  caractères  physi- 
ques, là  surtout  où  elles  se  trouvent  être  proches  voisines,  en 
Mésopotamie  par  exemple,  pays  dont  la  population  appartient 
précisément  à  ces  trois  nations  et  où  naturellement  la  res- 
semblance entre  elles  éclate  davantage.  Car,  en  admettant 
même  que,  par  le  fait  des  climats  ou  de  la  position  géogra- 
phique, il  y  ait  quelque  différence  sensible  des  populations 
plus  septentrionales  aux  populations  méridionales  et  des  unes 
et  des  autres  aux  populations  intermédiaires,  les  caractères 
communs  ne  laissent  pas  que  de  prédominer.  Ajoutons  que  les 
Assyriens  et  les  Ariens  offrent  avec  ces  mêmes  peuples,  aussi 
bien  qu'entre  eux,  une  grande  ressemblance.  Eh  bien  1  De 
cette  ressemblance  entre  les  peuples,  Posidonius  conclut  la 
ressemblance  des  noms  eux-mêmes.  Or,  il  est  de  fait  que 
les  peuples,  que  nous  appelons  Syriens^  portent  en  syriaque 
le  nom  d'ArammœenSy  et  qu'il  y  a  de  la  ressemblance  entre 
ce  nom  et  ceux  à^ArménienSy  d'Arabes  et  à'Érembes,  ce  der- 
nier nom  n'étant  peut-être  bien  qu'une  épithète  ou  qualifi- 
cation particulière  dont  se  servaient  les  anciens  Grecs  pour 
désigner  les  Arabes,  comme  le  sens  étymologique  du  mot 
semblerait  le  donner  à  entendre.  On  s'accorde  en  effet  géné- 
ralement à  dériver  l'étymologie  du  mot  d'Érembes  des  mots 
eîç  div  Epav  lp.êa(vetv  (pénétrer ^  habiter  sous  terre).  Seule- 
ment, avec  le  temps  on  aura  à  cette  dénomination  d'Érem- 
bes substitué  la  traduction  plus  claire  de  Troglodytes^  nom 
qui  désigne,  comme  on  sait,  la  partie  de  la  nation  arabe 
établie  sur  le  côté  du  golfe  arabique  attenant  à  l'Egypte  et 
à  l'Ethiopie.  Ce  sont  donc  ces  Arabes,  suivant  toute  vrai- 


r2  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

semblance,  que  le  poëte  a  voulu  désigner  sous  le  nom 
d'Érembes  et  ce  qu'il  dit  du  voyage  de  Ménélas  en  leur 
pays  doit  s'entendre  sans  doute  comme  ce  qu'il  dit  du  voyage 
d'Ethiopie,  caries  Érembes,  ainsi  que  les  Ethiopiens,  étaient 
proches  voisins  de  la  Thébaïde.  Ajoutons  qu'en  rappelant 
ce  voyage  et  celui  d'Ethiopie  le  héros  ne  pouvait  avoir  en 
vue  les  avantages  commerciaux  ou  les  riches  présents  qu'il 
en  avait  retirés  (ces  profits  ayant  été  apparemment  peu  de 
chose),  mais  uniquement  la  longueur  et  le  prestige  même 
du  voyage,  car  c'était  alors  une  gloire  réeUe  d'avoir  pénétré 
aussi  loin,  témoin  ce  vers  : 

c  II  a  de  beaucoup  d'hommes  visité  les  cités  et  observé  les 
0  mœurs  '  ;  » 

et  ceux-ci  encore  : 

«  Mais  j'ai  dû  beaucoup  souffrir  et  longtemps  errer  sur  mes 
«  vaisseaux  pour  rapporter  tous  ces  trésors  *.  » 

Hésiode,  il  est  vrai ,  dans  son  Catalogue^  mentionne  une 
certaine 

c  Fille  d'Arabus,  fils  lui-même  dil  bienfaisant  Hermès  et  de 
«  Thronia,  fille  du  roi  Belus  *.  > 

Stésichore  la  nomme  également,  mais  s'il  est  permis  d'in- 
férer de  ce  double  témoignage  que,  du  temps  de  ces  poètes, 
la  contrée  en  question  avait  déjà  reçu  en  mémoire  d'Arabas 
le  nom  d'ilra&ie,  il  peut  bien  se  faire  aussi  que  du  temps 
des  héros  il  n'en  fût  pas  encore  de  même. 

35.  Quant  à  ceux  qui  ont  imaginé  de  faire  des  Érembes 
soit  une  tribu  particulière  de  la  nation  éthiopienne,  soit 
une  tribu  de  Géphènes,  voire  en  troisième  lieu  une  tribu  de 
Pygmées,  sans  parler  de  mille  autres  fictions  du  même  genre, 
s'ils  nous  paraissent  mériter  moins  de  confiance,  c'est  qu'in- 
dépendamment du  peu  de  vraisemblance  qu'offre  la  chose 
en  soi  ils  font  là  une  sorte  de  confusion  de  l'histoire  et  de 

1.  Hom.,  Odyssée,  I,  3.-2.  Id.,  tôti.,  IV,  81.  —  3.  Cf.  Besiodi  fragmenta 
(éd.  Lehrs,  Paris,  1840),  n»  32. 


LIVRE  I.  73 

la  &ble.  Nous  retrouvons  cette  même  confusion  chez  ceux 
qui,  voulant  faire  de  l'Océan  extérieur  le  théâtre  des  erreurs 
de  Ménélas,  placent  les  Sidoniens  et  naturellement  aussi  les 
Phéniciens  sur  les  bords  de  la  mer  Persique  ou  sur  tel 
autre  rivage  de  l'Océan.  A  vrai  dire,   la  façon  dont  ces 
auteurs  se  contredisent  entre  etÙL  n'entre  pas  pour  peu 
de  chose  dans  l'incrédulité  qu'ils  rencontrent.  Tandis  que 
les  uns,  en  effet,  regardent  les  Sidoniens  de  notre  mer  in- 
térieure comme  une  colonie  des   Sidoniens  de  l'Océan , 
aîoutant,  qui  plus  est,  que  le  nom  de  Phéniciens  leur  est 
venu  de  la  couleur  rouge  des  eaux  de  la  mer  extérieure,  les 
autres  affirment  précisément  l'inverse.  Il  en  est  aussi  qui 
transportent  l'Ethiopie  dans  notre  Phénicie  et  font  de  Jopé 
le  théâtre  des  aventures  d'Andromède,  non  qu'ils  ignorent 
la  véritable  situation  des  lieux  en  question,  mais  ils  préten- 
dent user  des  licences  du  genre  mythique,  comme  ont  fait 
Hésiode  et  tant  d'autres  que  cite  Apollodore.  Seulement,  en 
comparant  aux  fictions  d'Homère  les  fictions  de  ces  auteurs, 
Apollodore  ne  sait  pas  tenir  la  balance  égale.  Citant,  par 
exemple,  comme  terme  de  comparaison,  ce  qu'Homère  ra- 
conte et  du  Pont  et  de  l'Egypte,  il  en  tire  contre  le  poëte 
une  accusation  en  règle  d'ignorance  :  suivant  lui ,  le  poëte 
a  vooJu  dire  la  vérité,  mais,  loin  de  la  dire,  il  a,  faute  de 
savoir,  donné  le  faux  pour  le  vrai.  Or,  nous  le  demandons, 
jamais  personne  se  serait-il  avisé  d'accuser  Hésiode  d'igno- 
rance, pour  avoir  parlé  d'Hémicynes,  de  Macrocéphales  et 
de  Pygmées^j  quand  Homère  a  pu  user  impunément  de 
fictions  semblables,  et  entre   autres  précisément  de  ce 
même  mythe  des  Pygmées,  quand  en  outre  AIcman  nous 
parle  de  Stéganopodes  et  iEschyle  de  Cynocéphales,  de 
SUmophthalmes  et  de  Monommates*,  quand  surtout  nous 
tolérons  tant  d'ouvrages  en  prose,  écrits  soi-disant  dans 
le  genre  historique,  et  qui  contiennent,  sans  que  leurs  au- 
teurs l'avouent,  tant  de  mythes  véritables.  C'est  qu'en  effet 


1.  Hesiodi  fragmenta  (éd.  Lehrs),  n*  42.  —  2.  Cf.  Àeschyli  fragmenta  (éd. 
Ahrens,  Paris,  1843  j,  n»  77. 


74  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

il  saute  aux  yeux  d'abord  que  c'est  de  propos  délibéré  et 
nullement  par  ignorance  historique  que  les  auteurs  de  ces 
ouvrages  ont  entremêlé  de  fables  leurs  récits,  imaginant 
ainsi  Timpossible  afin  de  flatter  le  goût  du  public  pour  le 
merveilleux.  Seulement,  ce  qui  peut  faire  croire  à  leur 
ignorance,  c'est  qu'en  général,  et  pour  trouver  plus  aisé- 
ment créance,  ils  ont  choisi  de  préférence  comme  théâtre 
de  leurs  fictions  les  parties  de  la  terre  les  plus  mystérieuses 
et  les  plus  ignorées.  Au  moins  Théopompe  a-t-Û  la  bonne 
foi  d'avouer  ce  qui  en  est  :  il  déclare  hautement  qu'il  mê- 
lera plus  d'une  fois  la  fable  à  l'histoire,  mieux  seulement 
que  n'ont  su  le  faire  Hérodote,  Gtésias,  HeUanicus  et  les 
différents  historiens  qui  ont  écrit  sur  l'Inde. 

36.  Pour  ce  qui  est,  maintenant,  des  phénomènes  de  l'O- 
céan, il  est  bien  vrai,  [comme  le  marque  Ératosthène], 
qu'Homère  les  a  décrits  sous  la  forme  d'un  mythe,  car,  en 
thèse  générale,  c'est  là  la  forme  que  tout  poète  doit  cher- 
cher à  donner  à  sa  pensée,  et,  dans  le  cas  présent,  c'est  évi- 
demment le  double  phénomène  du  flux  et  du  reflux  qui  lui 
a  suggéré  l'idée  de  sa  fable  de  Gharybde  ;  mais  cela  ne  veut 
point  dire  que  cette  fable  en  elle-même  ait  été  créée  de 
toutes  pièces  par  l'imagination  d'Homère;  loin  de  là,  Ejo- 
mère  n'a  fait  qu'arranger  et  mettre  en  œuvre  certaines  no- 
tions positives  concernant  le  détroit  de  Sicile.  Que  si,  main- 
tenant, il  a  parlé  de  trois  reflux  au  lieu  de  deux  pour  les 
vingt-quatre  heures, 

«  Car  TROIS  FOIS  par  jour  elle  vomit  l'onde  amère,  et  trois 
«  FOIS  la  ravale  *,  * 

voici,  à  ce  qu'il  semble,  ce  qu'on  pourrait  dire  pour  le  jus- 
tifier :  d'abord,  il  n'y  a  pas  à  supposer  un  instant  que  ce 
soit  par  ignorance  du  phénomène  lui-même  que  le  poète 
s'est  exprimé  de  la  sorte,  mais  il  faillait  qu'il  ménageât  un 
effet  tragique,  un  effet  de  terreur  :  Gircé  ayant  besoin  de 
terrifier  le  héros  pour  le  détourner  plus  sûrement  de  son 

1.  Hom.,  Odyssée,  XII,  105. 


LIVRE  I.  75 

fatal  projet^  on  conçoit  qu'elle  appelle  le  mensonge  à  son 
aide.  Que  dit-elle,  en  effet,  dans  le  passage  en  question? 

c  Trois  fois  par  jour  Charybde  vomit  Ponde  amère  et  trois 
a  fois  elle  la  ravale  avec  un  brait  terrible.  Ëvite  alors,  évite  de 
€  te  trouver  à  sa  portée  au  moment  du  reflux  :  autrement 
s  Neptune  lui-même  ne  pourrait  te  soustraire  à  la  mort.  » 

Et  pourtant  Ulysse  assiste  sans  périr  à  ce  terrible  reflux; 
lui-mênie  raconte  la  scène  en  ces  termes  : 

«  Et  voilà  que  le  monstre  engloutit  de  nouveau  Tonde 
€  amère.  Mais  moi,  me  suspendant  aux  branches  élevées  d'un 
c  figuier  sauvage,  comme  la  chauve-souris,  j'y  demeurai  atta- 
«  ché  *.  » 

Il  attend  de  la  sorte  que  les  débris  de  son  vaisseau  repa- 
raissent, les  saisit  au  passage  et  se  sauve;  et  par  le  fait 
Circé  se  trouve  avoir  menti.  Mais  Tayant  fait  mentir  sur  un 
point,  Homère  a  bien  pu  la  faire  mentir  sur  un  autre,  et 
dans  ce  vers, 

«  Car  trois  fois  par  jour  elle  vomit,  > 

lui  faire  dire  exprès  trois  fois  au  lieu  de  deux;  d'autant  qu'il 
existe  dans  le  langage  ordinaire  une  hyperbole  toute  pa- 
reille, c  trois  fois  heureux  et  trois  fois  malheureux,  »  dont 
tout  le  monde  se  sert,  et  qu'Homère  lui-même  a  souvent 
employée,  dans  ce  vers-ci  par  exemple, 

«  Trois  fois  heureux  les  Grecs  ";  © 
dans  cet  autre  également, 

c  Nuit  charmante  et.Taoïs  fois  désirée  ',  • 
et  dans  cet  autre  encore, 
t  [Fendue]  en  trois  et  quatre*.  » 
Peut-être  d'ailleurs  serait-on  fondé  à  voir  dans  l'heure 

1.  Hom.,  Odyssée,  XII,  107.—  2.  Id.,  ibid.,  V,  306.  —  3.  Eom.,Iliadej  VIII, 
488.—  I.Id.,t6t(i.,III,363. 


76  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

marquée  par  )e  héros  comme  un  moyen  adroit  du  poëte 
pour  laisser  au  moins  pressentir  la  vérité.  Car  il  est  certain 
que  le  double  reflux  dans  l'espace  d'un  jour  et  d'une  nuit 
ferait  mieux  comprendre  que  le  reflux  triple  comment  les 
débris  du  naufrage  ont  pu  rester  si  longtemps  engloutis  et 
reparaître  si  tard,  au  gré  du  héros  toujours  cramponné 
aux  branches  de  son  figuier  : 

c:  Aux  rameaux  du  figuier  sans  relâche  attaché,  j'attendais 
c  que  le  monstre  revomît  le  mât  et  la  carène  ;  mais  ce  moment 
«  tarda  longtemps  au  gré  de  mon  impatience  :  ce  fut  à  Fheure 
<r  où,  pressé  par  la  faim,  le  juge  se  lève  et  quitte  l'assemblée, 
c  après  avoir  entre  les  citoyens  aux  prises  décidé  maints  pro- 
cr  ces,  à  cette  heure  seulement  que  du  sein  de  Gharybde  ces 
c  précieux  débris  reparurent  à  mes  yeux  *.  j 

Toutes  ces  circonstances  effectivement  indiquent  un  laps 
de  temps  considérable,  celle-ci  surtout,  c  que  déjà  le  soir 
étendait  son  voile  sur  la  terre,  »  sans  compter  que  le  poëte, 
au  lieu  de  dire  simplement  et  d'une  manière  générale 
X  à  l'heure  où  le  juge  se  lève,  »  a  ajouté ,  <  ayant  décidé 
maints  procès,  »  ce  qui  implique  une  heure  encore  plus 
avancée.  Enfin,  Homère  n'aurait  offert  au  héros  naufragé 
qu'un  moyen  de  salut  bien  peu  vraisemblable,  si,  avant  qu'il 
eût  eu  le  temps  d'être  emporté  au  loin,  un  nouveau  reflux 
eût  pu  tout  à  coup  le  ramener  en  arrière. 

37.  Âpollodore,  à  son  tour,  en  partisan  décidé  d'Ératos- 
thène,  reproche  à  Gallimaque  d'avoir  nommé,  lui,  un  gram- 
mairien consommé,  d'avoir  nommé,  dis-je,  contrairement  à 
la  donnée  homérique,  qui  consiste  à  transporter  dans  l'Océan 
le  théâtre  des  Erreurs  d'Ulysse,  Gaudos  et  Corcyre  parmi 
les  lieux  où  le  héros  aborda.  Mais  de  deux  choses  l'une  : 
.  ou  les  Erreurs  d'Ulysse  n'ont  eu  lieu  nulle  part  et  ne  sont 
de  tout  point  qu'une  fiction  d'Homère,  auquel  cas  le  re- 
proche est  légitime  ;  ou  bien,  elles  ont  eu  lieu  réellement, 
seulement  en  d'autres  parages,  et  alors  il  faudrait  le  dire 

1.  Hom.,  Odyssée^  XII,  437. 


LIVRE  I.  77 

nettement,  en  précisant  surtout  quels  sont  ces  parages,  pour 
que  la  prétendue  erreur  pût  être  rectifiée.  Or,  comme  on 
ne  saurait  dire  avec  vraisemblance,  nous  l'avons  démontré 
plus  haut,  que  tout  ici  est  pure  fiction,  et  que  d'autre  part 
on  ne  désigne  aucune  localité  qui  paraisse  répondre  mieux  \ 
[que  Gaudos  et  Corcyre]  aux  descriptions  du  poète,  Galli-  ' 
maque  nous  semble  devoir  être  renvoyé  de  la  plainte.  1 

38.  Démétrius  de  Scepsis  n'a  pas  raison  davantage  dans 
ses  critiques,  et,  qui  plus  est,  on  pourrait  s'en  prendre 
a  lui  souvent  des  erreurs  qu*a  commises  Apollodore.  Ainsi, 
en  voulant  réfuter  certaine  assertion  de  Néanthès  de  Cy- 
zique,  qui  avait  signalé  comme  un  des  incidents  de  la 
navigation  des  Argonautes  vers  le  Phase  (navigation  attes- 
tée et  par  Homère  et  par  maint  autre  écrivain)  l'érection 
de  ces  temples  ou  autels  de  la  Mère  Idëenne  qui  se  voient 
près  de  Cyzique,  Démétrius  s'emporte  psqu'à  nier  qu'Ho- 
mère ait  même  eu  connaissance  de  cette  expédition  de 
Jason  vers  le  Phase.  Or,  en  niant  cela,  Démétrius  fait  plus 
que  de  contredire  le  témoignage  formel  d'Homère,  il  se 
contredit  lui-même,  car  il  a  lui-même  raconté,  [d'après  Ho- 
mère apparemment],  comment  Achille,  après  avoir  dévasté 
Lesbos  et  tant  d'autres  lieux,  épargna  Lemnos  et  les  lies 
voisines,  à  cause  de  la  parenté  qui  l'unissait  à  Jason  et  au  fils 
de  Jason,  Euneôs,  alors  maître  de  Lemnos.  Quoi  donc!  Le 
poète  aurait  su  qu'Achille  et  Jason  étaient  parents,  compa- 
triotes ou  simplement  voisins,  qu'en  un  mot  un  lien  quel- 
conque existait  entre  eux  (lien  du  reste  se  réduisant  à  ceci, 
que  tous  deux  se  trouvaient  être  Thessaliens  de  nation, 
mais  originaires  l'un  d'Iolcos,  l'autre  de  la  Phthiotide- 
Achœide),  et  il  aurait  cependant  ignoré  comment  Jason,  bien 
que  Thessalien  et  natif  d'Iolcos,  en  était  venu  à  ne  laisser 
de  postérité  nulle  part  en  Thessalie,  notamment  à  lolcos, 
et  avait  placé  son  fils  sur  le  trône  de  Lemnos  1  II  aurait  connu 
Pélias  et  les  Péliades,  notamment  la  plus  belle  d'entre  elles, 
ainsi  que  son  fils, 

«  Eumélus^  né  des  amours  d'Admète  et  d'Alceste,  d'Alceste, 


78  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

c  la  plus  belle  entre  toutes  les  femmes,  comme  elle  était  déjà 
c  la  plus  belle  entre  les  filles  de  Pélias  ';  > 

et  pas  une  des  aventures,  j'entends  des  aventures  authen- 
tiques de  Jason,  d'Argo  et  des  Argonautes,  ne  serait  par- 
venue à  sa  connaissance;  si  bien  qu'il  ne  faudrait  voir  dans 
la  navigation  de  Jason  au  sein  de  l'Océan,  après  sa  sépara- 
tion d'avec  iEétès,  qu'une  pure  fiction  de  l'imagination  du 
poète  sans  le  moindre  fondement  historique  I 

39.  Non  ;  et  puisque  tout  le  monde  convient  que  la  pre- 
mière partie  de  l'expédition  des  Argonautes,  leur  départ 
pour  le  Phase,  sur  l'ordre  de  Pélias,  leur  retour,  leur  prise 
de  possession  chemin  faisant  de  telle  et  telle  île,  sont  des 
faits  dont  on  peut  admettre  l'authenticité,  nous  ne  voyons 
pas,  en  vérité,  pourquoi  la  seconde  partie  de  leur  voyage, 
devenu  pour  eux  comme  pour  Ulysse  et  pour  Ménélas  une 
suite  d^ erreurs  sans  fin,  serait  accueillie  avec  plus  d'incré- 
dulité, quand  ces  erreurs  sont  attestées  de  même  et  par  des 
monuments  encore  debout  aujourd'hui,  et  par  la  mention 
formelle  d'Homère,  La  ville  d'iEa,  par  exemple,  se  voit  en- 
core sur  les  bords  du  Phase,  personne  ne  doute  qu'iEétès 
n'ait  réellement  régné  en  Golchide ,  son  nom  même  est  de- 
meuré pour  le  pays  une  sorte  de  nom  national,  on  parle 
toujours  de  la  magicienne  Médée,  et  les  richesses  que  la 
Golchide  tire  actuellement  de  ses  mines  d'or,  d'argent  et  de 
fer,  laissent  assez  deviner  quel  a  dû  être  le  vrai  motif  de 
l'expédition  des  Argonautes,  le  même  apparemment  qui 
avait,  dès  auparavant,  pous&é  Phrixus  vers  les  rives  dû  Phase, 
n  existe  en  outre  des  monuments  de  l'une  et  de  l'autre  expé- 
dition, témoin  ce  Phrixeum^  qui  s'élève  sur  la  frontière 
même  de  la  Golchide  et  de  l'Ibérie,  et  cette  foule  de  Jaso- 
niumy  qu'on  trouve  répandus  partout  en  Arménie,  en  Médie 
et  dans  les  pays  environnants.  De  même,  autour  de  Sinope 
et  sur  toute  cette  côte,  dans  la  Propontide  aussi,  dans  THel- 
lespont,  et  jusque  dans  les  eaux  de  Lemnos,  on  signale  maint 

1.  Hom.,  Iliade  y  II,  7(4. 


LIVRE  I.  79 

vestige  dn  passage  de  Jason  et  de  celui  de  Phrixus  ;  on  re- 
tronve,  qui  plus  est,  les  traces  de  Jason  et  des  Golkhes  en- 
voyés à  sa  poursuite  en  Crète,  en  Italie,  dans  l'Adriatique 
même,  ce  que  rappelle,  en  partie  du  moins  Gallimaque, 
quand  il  nomme 

c  Et  le  temple  d'^glète  et  Pile  d'Anaphé,  proche  voisine  de 
c  Théra,  cette  noble  fille  de  Lacédémone  S  i 

dans  l'élégie  dont  voici  le  début, 

c  Je  dirai  d'abord  comment  du  séjour  d'^étès  le  Cytéen 
«  une  troupe  de  héros  put  à  travers  les  mers  regagner  les  ri- 
(c  vages  de  l'antique  Hasmonie,  ;» 

et  qu'il  ajoute  à  propos  de  ces  Golkhes  ou  Golchidiens  : 

c  Â  peine  entrés  dans  la  mer  dlUyrie,  ils  suspendent  le 
c  mouvement  de  leurs  rames;  et  non  loin  de  la  pierre  qui  re- 
«  couvre  la  dépouille  de  la  blonde  Harmonie,  ils  fondent  une 
«  humble  cité  ;  c'est  pour  le  Grec  la  ville  des  Proscrits, 
c  mais,  d'un  mot  de  leur  langue,  ils  Tout  nommée  Pol£  *,  i 

Enfin,  suivant  certains  auteurs,  Jason  aurait  remonté  la 
plus  grande  partie  du  cours  de  l'Ister  ;  mais  d'autres  se 
Jboment  à  le  faire  pénétrer  par  cette  voie  jusqu'à  l'Adria- 
tique^  et,  si  le8  premiers  ont  montré  qu'ils  ignoraient  com- 
plètement la  géographie  de  ces  contrées,  ceux-ci,  du  moins, 
en  supposant  l'existence  d'un  second  fleuve  Ister,  qui  sorti* 
rait  du  grand  Ister  pour  aller  se  jeter  dans  l'Adriatique, 
n'ont  pas  avancé  quelque  chose  de  tout  à  fait  invraisem- 
blable et  absurde. 

40.  Or,  ce  sont  des  données  de  ce  genre  que  le  poète  a 
eues  à  sa  disposition  et  qu'il  a  mises  en  œuvre,  tantôt  sui- 
vant rigoureusement  l'histoire,  et  tantôt  ajoutant  à  l'histoire 
les  fictions  de  son  imagination,  conformément  à  la  méthode 
générale  des  poètes  et  à  la  sienne  en  particulier  :  il  suit 
l'histoire  par  exemple ,  quand  il  nomme  ^étès,  qu'il  parle 

l.  cf.  Callimachi  fragmenta  a  R.  Bentleio  collecta  (éd.  Ernesti,  Lugd.  Batav., 
1761)  u»  Il 3.  —  2.  Cf.  iotd.,  n«  104. 


80  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

de  Jason  et  du  navire  Argo,  qu'il  crée  son  Mea.  à  l'image 
de  la  réelle  JEsl,  qu'il  place  Euneôs  sur  le  trône  de  Lemnos 
et  fait  de  cette  île  une  alliée  d'Achille ,  tout  comme  il  fait 
une  autre  Médée  de  la  magicienne  Circé, 

s 

cr  Propre  sœur  de  rhomicide  iEétès  *.  » 

Au  contraire,  il  ajoute  et  mêle  la  fiction  à  l'histoire, 
quand  il  transporte .  en  plein  Océan  le  théâtre  des  erreurs 
qui  suivirent  l'expédition  de  Golchide  ;  car  l'expression 

c  Argo,  nom  chéri,  nom  connu  de  tous  les  mortels',  i 

très-juste  quand  on  admet  la  précédente  distinction  et  qu'on 
conçoit  l'expédition  du  navire  Argo  dirigée  dans  le  principe 
vers  des  lieux  connus  et  abondamment  peuplés,  ne  se  com- 
prend plus,  sij  comme  l'affirme  Démétrius  de  Scepsis  fl'a-^ 
près  l'autorité  de  Mimnerme,  lequel  plaçait  la  résidence 
d'iEétès  sur  les  bords  mêmes  de  l'Océan,  c'est  dans  la  mer 
extérieure  et  vers  les  derniers  confins  de  l'Orient  que  Jason 
se  vit  de  prime  abord  envoyé  par  Pélias  pour  chercher  la 
Toison  d'or  :  l'expédition  ainsi  dirigée  vers  des  lieux  incon- 
nus, ignorés,  devient  invraisemblable,  sans  compter  qu'une 
navigation,  comme  celle-là,  dans  des  parages  absolument 
déserts  et  inhabités,  et  qui  nous  semblent  aujourd'hui  en- 
core le  dernier  degré  de  l'éloignement,  n'était  paà  de  nature 
à  procurer  grand'gloire  ni  «  à  intéresser  tous  les  cœurs'.  » 

1.  Hom.,  Odyssée^  X,  137.  —  2.  Id.,  ibid.,  XII,  70.  —  3.  A  l'exemple  de 
M.  Meineke,  nous  croyons  pouvoir  rejeter  en  note  les  vers  suivants,  qui  parais- 
sent bien  les  mêmes  que  citait  Démétrius  d'après  Mimnerme,  mais  qu'on 
s'accorde  à  considérer  comme  une  docte  interpolation  faite  au  texte  de  Strabon 


«  Océan.  » 

Et  plus  loin  : 

«  La  ville  d'^cétès,  où  reposent  étendus  sur  leur  lit  d'or,  et  près  des  bords 
«  de  l'Océan  que  visita  naguère  le  divin  Jason,  les  rayons  du  soleil  à  la  course 
«  rapide.  » 


•s 


UVRE  I.  81 


CHAPITRE  m. 

1.  Un  autre  tort  d'Ératosthène  est  de  citer  trop  souvent, 
soit  qu'il  les  réfute,  soit  qu'il  accepte  leur  témoignage  et  qu'il 
s'en  serve,  des  écrivains  qui  ne  méritent  au  fond  que  l'oubli, 
un  Bamaste,  par  exemple,  et  ses  pareils,  tous  gens  que, 
même  pour  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  leurs  livres,  on  ne  de- 
vrait jamais  ni  citer  ni  croire.  Les  seuls  témoignages,  en 
effet,  qui  puissent  faire  autorité,  sont  ceux  d'écrivains  re- 
conimandables,  habituellement  exacts,  ou  qui,  s'il  leur 
arrive  parfois  de  passer  les  choses  sous  silence  ou  d'en  parler 
trop  brièvement,  ne  cherchent  du  moins  jamais  à  tromper. 
Mais^le  témoignage  de  Damaste  l  Autant  vaudrait  citer  celui 
du  Bergéen  [ou  celui  du  Messénien*]  Evhémère  et  de  tant 
d'autres  comme  lui,  dont  Ératosthène  tout  le  premier  dé- 
nonce et  raille  le  bavardage  frivole.  Lui-même  nous  fait  con- 
naître un  des  sots  contes  que  ce  Damaste  a  débités,  quand 
il  nous  le  montre  faisart  un  lac  du  golfe  Arabique,  et  racon- 
tant conmie  quolDiotime,  fils  de  Strombichos,  à  la  tête 
d'une  ambassade  athénienne,  avait  pu,  en  remontant  le 
Gjdnus  depm's  la  Cilicie  jusqu'au  Choaspe,  fleuve  qui  passe 
à  Suses,  atteindre  cette  ville  en  quarante  jours  :  il  tenait  lé 
fait  soi-disant  de  Diotime  en  personne,  et  là-dessus  il  s'exta- 
siait que  le  Gydnus  pût  ainsi  couper  et  l'Euphrate  et  le  Tigre 
pour  aller  se  jeter  dans  le  Choaspe  I 

2.  Mais  cette  critique  n'est  pas  la  seule  qu'on  puisse 
adresser  ici  à  Ératosthène:  on  peut  lui  reprocher  encore 
d'avoir,  en  parlant  des  différentes  mers,  présenté  conmie 
encore  inexplorés  de  son  temps  des  parages  qui,  au  con- 
traire, avaient  été  déjà  visités  et  décrits  avec  une  minutieuse 
exactitude  ;  d'avoir  aussi,  lui  qui  nous  engage  à  ne  pas  ac- 
cepter trop  aisément  la  première  autorité  venue,  et  qui  nous 
déduit  tout  au  long  les  motifs  d'une  pareille  défiance  en 

1.  Voy.  Meineke  :  Vindiciarum  Strabonaniarum  liber,  p.  5. 

GÉOGR.   DE  STRABON.  I.  ~  6 


82  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

citant  comme  exemple  tout  ce  qui  se  débite  de  fables  sur  le 
Pont  et  TAdriatique,  d'avoir,  dis-je,  plus  d'une  fois  lui- 
même  accepté  de  confiance  le  témoignage  du  premier  venu. 
N'admet-il  pas  ainsi,  sur  la  foi  d'autrui,  que  le  golfe  d'Issus 
représente  le  point  le  plus  oriental  de  notre  mer,  quand 
Dioscurias,  au  fond  du  Pont-Euxin,  est  d'après  lui-même, 
d'après  le  Stadiasme,  qu'il  a  lui-même  dressé  et  calculé, 
de  près  de  trois  mille  stades  plus  avancé  vers  l'est?  Et  dans 
sa  description  de  la  partie  septentrionale  ou  partie  extrême 
de  l'Adriatique  n*admel-il  pas  également  toutes  les  fables 
imaginables  ?  Ne  se  montre-t-il  pas  tout  aussi  crédule  pour 
ce  qu'on  a  pu  dire  de  la  région  située  au  delà  des  colonnes 
d'Hercule,  signalant  dans  ces  parages  lointains  une  île  Cerné 
et  mainte  autre  terre,  qui  ne  se  retrouvent  plus  aujourd'hui 
nulle  part ,  comme  on  le  verra,  quand  nous  en  reparlerons 
dans  la  suite?  Autre  critique  :  après  avoir  dit  en  certain 
endroit  que,  dès  les  temps  les  plus  anciens,  les  hommes 
naviguaient,  soit  comme  pirates,  soit  comme  marchands, 
non  pas  il  est  vrai  en  pleine  mer,  mais  le  long  des  côtes,  té- 
moin Jason,  que  nous  voyons  à  un  nuDment  donné  qiiitter  ses 
vaisseaux  et  des  rivages  de  la  Golchide  s'en  aller  guerroyer 
au  fond  de  l'Arménie  et  de  la  Médie,  il  nie  plus  loin  que 
jamais  les  anciens  aient  osé  naviguer  dans  TEuxin  ni  longer 
les  côtes  de  la  Libye,  de  la  Syrie  et  de  la  Gilicie.  Or,  si  par 
le  nom  à' anciens  Eratosthène  a  entendu  désigner  des  géné- 
rations antérieures  à  tous  nos  souvenirs,  dans  ce  cas-là  vrai- 
ment je  me  soucie  assez  peu  de  savoir  si  les  anciens  ont 
navigué  ou  non  et  de  dire  d'une  façon  plutôt  que  de  Tautre  ; 
mais  a-t-il  voulu  parler  de  générations  dont  nous  ayons 
gardé  mémoire  chacun  alors  dira  sans  hésiter  que  les  an- 
ciens, tout  au  contraire,  paraisseut  avoir  accompli  et  parterre 
et  par  mer  de  plus  longs  voyages  que  les  modernes,  s'il  faut 
s'en  rapporter  du  moins  à  oe  que  la  tradition  nous  apprend 
de  Bacchus,  d'Hercule,  de  Jason  lui-même  et  aussi  des  hé- 
ros qu'Homère  a  chantés,  tels  qu'Ulysse  et  Ménélas.  D  y  a 
lieu  de  croire  également  que  Pirithoùs  et  Thésée  avaient 
accompli  quelque  lointaine  et  pénible  expédition,  pour  que 


LIVRE  I.  83 

la  tradition  leur  ait  attribué  l'honneur  d'avoir  visité  Ylladès 
ou  sombre  empire,  et  les'Dioscures  aussi,  pour  qu'ils  aient 
mérité  d'être  appelés  les  Gardiens  de  la  mer  et  les  Sauveurs 
du  marin.  Tout  le  monde  connaît  en  outre  la  thalassocratie 
de  Minos  et  le  grand  périple  des  Phéniciens  qui,  peu  de 
temps  après  la  guerre  de  Troie,  franchirent  les  colonnes 
d'Hercule,  en  explorèrent  les  abords  et  la  côte  de  Libye 
jns€[u'à  moitié  environ  de  sa  longueur,  fondant  partout  des 
villes  sur  leur  passage.  Et  le  Troyen  Ênée,  et  Anténor,  et 
tant  d'autres  héros  que  Tissue  de  la  guerre  de  Troie  dispersa 
par  toute  la  terre,  peut-on  raisonnablement  ne  pas  les  com- 
prendre au  nombre  des  anciens  ?  Il  était  arrivé  aux  Grecs, 
aussi  bien  qu'aux  barbares,  par  suite  de  la  prolongation  des 
hostilités ,  de  perdre  et  ce  qu'ils  possédaient  chez  eux  et  ce 
que  la  guerre  elle-même  leur  avait  rapporté ,  si  bien  qu'a- 
près la  chute  d'Ilion  les  vainqueurs  avaient  dû  par  dénû- 
ment  se  tourner  vers  la  piraterie,  et  plus  encore  que  les 
vainqueurs  ceux  des  vaincus  que  la  guerre  avait  épargnés. 
De  Ik  le  grand  nombre  de  villes  fondées,  dit-on,  par  ceux-ci 
BUT  tout  le  littoral  et  parfois  même  dans  l'intérieur  des  terres 
situées  par  delàla Grèce. 

3.  Autre  chose  encore  :  de  l'exposé  des  progrès  faits 
dans  la  connaissance  de  la  terre  habitée  postérieurement  à 
Alexandre  et  de  son  vivant  déjà,  Ératosthène  passe  à  la 
discussion  scientifique  de  la  figure  de  la  terre,  mais  non 
plus  seulement  de  la  terre  habitée^  ce  qui  eût  été  pourtant 
plus  rationnel  dans  un  traité  dont  la  terre  habitée  était  l'objet 
spécial:  la  figure  qu'il  entreprend  de  décrire  embrasse  la 
terre  entière.  Nous  ne  voulons  pas  dire  que  ce  côté  général 
de  la  question  dût  être  absolument  négligé',  mais  il  fallait 
ne  le  traiter  qu'en  son  lieu  et  place.  Ératosthène  nous  mon- 
tre donc  la  terre,  la  terre  entière,  affectant  la  forme  d'une 
sphère,  non  pas  à  vrai  dire  d'une  sphère  faite  au  tour  :  il 
constate  que  sa  surface  présente  mainte  inégalité  sensible. 
Mais  à  ce  propos  il  allègue  la  quantité  infinie  d'altérations 
partielles  que  ladite  figure  éprouve  par  le  fait  des  eaux,  du 
feu,  des  tremblements  ou  secousses  intérieures,  des  exha- 


84  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

laisons  de  vapeurs  et  d'autres  causes  analogues.  Or,  ici  en- 
core, il  méconnaît  Tordre  logique ,  car  la  forme  sphéroïdale 
pour  la  terre  entière  résulte  de  la  constitution  même  de 
l'univers,  et  les  changements  partiels  qu'il  cite  ne  sauraient 
altérer  en  rien  la  figure  générale  de  la  terre,  de  si  imper- 
ceptibles accidents  disparaissant  naturellement  dans  une  si 
grande  masse  :  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire,  c'est  de  modifier 
dans  sa  disposition  telle  ou  telle  partie  de  notre  terre  habi- 
tée^  les  différentes  causes  qui  les  produisent  étant  toujours 
purement  locales. 

4.  [Relativement  à  ces  changements],  une  question  se 
présente,  qui  a,  suivant  lui,  particulièrement  exercé  la  saga- 
cité des  philosophes,  c'est  comment  il  se  peut  faire  qu'à 
deux  et  trois  mille  stades  de  la  mer,  dans  l'intérieur  même 
des  terres,  on  rencontre  en  maints  endroits  quantité  de 
coquilles,  de  valves,  de  chéramides,  ainsi  que  des  lacs  d'eau 
saumâtre,  notamment  aux  environs  du  temple  d'Âmmon  et 
sur  toute  la  route  qui  y  mène,  laquelle  n'a  pas  moins  de 
trois  mille  stades  de  longueur,  c  IL  y  a  là  en  effet,  dit*il, 
comme  un  immense  dépôt  de  coquilles  ;  le  sel  aujourd'hui 
encore  s'y  trouve  en  abondance  et  l'eau  de  la  mer  elle- 
même  à  l'état  de  sources  jaillissantes;  on  y  rencontre  en 
outre  force  débris  d'embarcations  ayant  évidemment  tenu 
la  mer,  mais  que  les  gens  du  pays  prétendent  avoir  été  vomis 
là  par  quelque  fissure  ou  déchirement  du  sol,  et  jusqu'à  de 
petites  stèles  surmontées  de  figures  de  dauphins  et  portant 
l'inscription  suivante:  des  théores  de  cyrène.  »  Puis  à  ce 
propos  il  cite,  et  même  avec  éloge,  l'opinion  émise  par  Stra- 
ton,  le  philosophe  physicien ,  ainsi  que  celle  de  Xanthus  de 
Lydie.  Xanthus,  lui,  rappelait  qu'au  temps  d'Artaxerxès 
une  grande  sécheresse  était  survenue,  qui  avait  tari  les  fleu- 
ves, les  lacs  et  les  puits,  qu'en  maints  endroits,  tous  situés 
fort  avant  dans  les  terres,  et  par  conséquent  bien  loin  de 
la  mer,  il  avait  pu  observer  de  ses  yeux  des  gisements  de 
pierres  ayant  la  forme  de  coquillages  ou  portant  l'empreinte 
de  pétoncles  et  de  chéramideSy  ainsi  que  des  lacs  d'eau  sau- 
mâtre, en  pleine  Arménie,  chez  les  Matiènes  et  dans  la  basse 


UVRE  I.  85 

Phrygie,  et  de  ces  différents  faits  il  concluait  que  la  mer 
avait  dû  se  trouver  naguère  à  la  place  où  sont  aujourd'hui 
ces  plaines.  Quant  à  Straton,  qui,  au  jugement  d'Ératos- 
thène  avait  poussé  plus  loin  encore  l'explication  ou  setiologie 
du  phénomène,  il  commençait  par  émettre  le  doute  que 
rauxin  eût  eu  primitivement  cette  ouverture  près  de  By- 
zance  :  suivant  lui,  c'étaient  les  eaux  des  fleuves,  ses  tribu- 
taires, qui  avaient  forcé  le  passage  et  ouvert  cette  commu- 
nication de  TEuxin  avec  la  JPropontide  et  THellespont  ;  puis 
le  même  effet  s'était  produit  dans  notre  mer  :  là  aussi  le 
passage  entre  les  colonnes  d'Hercule  avait  été  frayé  violem- 
ment, le  tribut  des  fleuves  ayant  grossi  la  mer  outre  mesure, 
et,  par  suite  de  l'écoulement  des  eaux,  toutes  les  parties 
basses  de  ladite  mer  étaient  restées  découvertes,  ce  que 
Straton  expliquait  en  faisant  remarquer,  d'abord,  que  le 
fond  de  la  mer  extérieure  et  celui  de  la  mer  intérieure  n'ont 
pas  le  même  niveau,  et,  en  second  lieu,  qu'il  existe  présente- 
ment encore  une  espèce  de  chaîne  ou  de  bande  sous-marine, 
s'étendant  des  côtes  d'Europe  à  celles  de  Libye,  comme  pour 
prouver  qu'anciennement  les  deux  mers  ne  faisaient  point  un 
seul  et  même  bassin.  H  ajoutait  que  le  Pont  est  tout  parsemé 
de  haS'fondSy  et  que  les  mers  de  Crète,  de  Sicile  et  de  Sar- 
daigne,  au  contraire,  sont  extrêmement  profondes,  et  il  attri- 
buait cette  différence  au  grand  nombre  et  à  l'importance 
des  fleuves  qui  débouchent  précisément  du  nord  et  de  l'est 
et  envasent  les  parages  du  Pont,  tandis  que  les  autres  mers 
n'ont  rien  qui  altère  leur  profondeur.  La  même  cause,  à 
l'entendre,  expliquait  comment  les  eaux  dans  la  mer  de 
Pont  sont  moins  salées  qu'ailleurs  et  comment  s'est  formé 
le  courant  qui  les  emporte  dans  le  sens  naturellement  de 
la  pente  ou  inclinaison  du  fond.  Il  lui  semblait  même  qu'avec 
le  temps  ces  atterrissements  des  fleuves,  ses  tributaires,  de- 
vaient finir  par  combler  le  Pont  tout  entier.  «  Car  déjà, 
dit-il,  sur  la  rive  gauche,  près  de  Salmydessus  notamment, 
et  des  points  que  les  marins  désignent  sous  le  nom  de  Sté^ 
ihéj  dans  le  voisinage  de  Tlster  et  du  désert  de  Scythie, 
cette  mer  tend  à  se  convertir  en  bas-fonds  marécageux.  »  Il 


86  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

pouvait  se  faire  aussi,  suivant  lui,  que  le  temple  d'Ammon 
s'élevât  primitivement  sur  le  bord  de  la  mer  et  que  l'écou- 
lement ou  le  retrait  de  celle-ci  l'eût  rejeté  dans  l'intérieur 
des  terres,  là  où  nous  le  voyons  actuellement.  Straton  con- 
jecturait même  à  ce  propos  que  l'oracle  d'Ammon  n'avait 
dû  qu'à  sa  situation  maritime  d'être  devenu  si  célèbre  et  si 
universellement  connu  :  «  Autrement  disait-il,  et  avec  l'ex- 
trême éloignement  où  se  trouve  ce  temple  aujourd'hui  de 
la  mer,  comment  concevoir  raisonnablement  le  degré  d'il- 
lustration et  de  gloire  attachées  à  son  nom?  »  L'Egypte,  elle 
aussi,  avait  dû  être  primitivement  couverte  par  la  mer  jus- 
qu'aux marais  qui  bordent  aujourd'hui  Péluse,  le  mont  Ga- 
sius  et  le  lac  Sirbonis ,  et  la  preuve  qu'il  en  donnait,  c'est 
que,  de  son  temps  encore,  quand  on  creusait  dans  les  sa- 
lines naturelles  qui  se  trouvent  en  Egypte,  le  fond  des  ex- 
cavations était  toujours  sablonneux  et  rempli  de  débris  de 
coquilles,  comme  si  effectivement  cette  contrée  eût  été  na- 
guère couverte  par  la  mer  et  qu'il  fallût  voir  dans  tout  le 
canton  du  Gasius  et  dans  celui  des  Gerrhes  d'anciens  bas- 
fonds  contigus  par  le  fait  au  golfe  Érythréen  et  que  la  mer, 
en  se  retirant,  aurait  découverts,  n'y  laissant  subsister  que 
le  lac  Sirbonis,  lequel  même,  avec  le  temps,  aurait  aussi 
rompu  ses  digues  et  commencé  à  dégénérer  en  marais.  De 
même  enfin  les  bords  du  lac  Mœris,  par  leur  aspect,  lui 
rappelaient  plutôt  les  côtes'  d'une  mer  que  les  rives  d'un 
fleuve.  Or,  que  la  mer  ait  anciennement  et  pendant  des  pé- 
riodes plus  ou  moins  longues  couvert,  puis  laissé  à  sec  en  se 
retirant  une  bonne  partie  des  continents,  le  fait  en  soi  n'a 
rien  d'inadmissible.  On  peut  admettre  également  que  toute 
la  partie  de  la  surface  terrestre  aujourd'hui  encore  cachée 
sous  les  mers  présente  des  inégalités  de  relief  ou  de  niveau 
ni  plus  ni  moins,  en  vérité,  que  la  partie  aujourd'hui  dé- 
couverte et  que  nous  habitons,  et  qu'elle  se  trouve,  comme 
celle-ci,  sujette  à  tous  les  changements,  à  tantes  les  révo- 
lutions signalées  par  Ératosthène.  Et,  cela  étant,  an  ne  voit 
pas  qu'il  y  ait,  dans  le  raisonnement  de  Xanthus  du  moins, 
rien  d^absurde  à  relever. 


LIVRE  I.  87 

5.  En  revanche,  ne  pourrait-on  pas  objecter  à  Straton 
que,  libre  de  choisir  entre  beaucoup  de  causes  réelles,  il  a 
négligé  celles-ci  pour  en  invoquer  de  chimériques?  La  pre- 
mière, en  effet,  qu'il  reconnaisse,  c*est  que  le  lit  de  la  mer 
intérieure  et  celui  de  la  mer  extérieure  ne  sont  point  de 
Diyeau  et  partant  que  les  deux  mers  n'ont  pas  la  même 
profondeur.  Or,  si  la  mer  s'élève,  puis  s'abaisse,  si  elle 
inonde  certains  lieux  et  qu'ensuite  elle  s'en  retire,  cela  ne 
tient  pas  à  ce  que  ses  différents  fonds  sont  les  uns  plus 
bas,  les  autres  plus  élevés,  mais  à  ce  que  les  mêmes  fonds 
tantôt  s'élèvent  et  tantôt  s'abaissent,  et  à  ce  que  la  mer  en 
même  temps  se  soulève  ou  s'affaisse  aussi,  puisque,  une 
fois  soulevée,  elle  déborde  nécessairement,  et  que  baissant 
ensuite  elle  rentre  naturellement  dans  son  lit  primitif.  Au- 
trement, il  faudrait  que  tout  accroissement  subit  de  la  mer 
donnât  lieu  à  une  inondation,  qu'il  y  en  eût  une,  par  exem- 
ple, à  chaque  marée  ou  à  chaque  crue  des  fleuves,  ses  tri- 
butaires, la  masse  de  ses  eaux  éprouvant  dans  le  premier 
cas  un  déplacement  total,  et,  dans  le  second,  une  augmen- 
tation de  volume.  Mais  ces  augmentations  [causées  par  les 
crues  des  fleuves]  ne  sont  ni  fréquentes  ni  subites,  et, 
quant  aux  marées,  elles  ne  durent  guère,  leur  mouvement 
d'ailleurs  est  réglé,  et  l'on  né  voit  pas,  dans  notre  mer,  non 
plus  qu'ailleurs,  qu'elles  causent  des  inondations.  Reste 
donc  à  s'en  prendre  à  la  nature  même  du  fond,  soit  du  fond 
sous-marin,  soit  du  fond  temporairement  submergé,  mais 
plutôt  du  fond  sous-marin,  parce  qu'il  est  plus  mobile  et 
qu'en  général  ce  qui  est  humide  est  sujet  à  éprouver  des 
changements  plus  rapides ,  comme  offrant  moins  de  résis- 
tance à  l'action  des  vents,  cause  première  de  tous  ces  chan- 
gements. Mais,  je  le  répète,  ce  qui  produit  l'effet  en  ques- 
tion, c'est  que  les  mêmes  fonds  tantôt  s'élèvent  et  tantôt 
s  affaissent,  et  non  pas  que  les  différends  fonds  sont  les  uns 
plus  élevés,  les  autres  moins.  Que  si,  maintenant,  Straton 
s'y  est  laissé  tromper,  c'est  qu'il  croyait  apparemment  que 
ce  qui  arrive  pour  les  fleuves  se  produit  aussi  dans  la  mer, 
à  savoir  que  le  courant  qu'on  y  observe  dépend  aussi  de 


88  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

rélévation  du  point  de  départ.  Sans  quoi  il  n'eût  pas  attri- 
bué le  courant  du  détroit  de  Byzance  à  la  disposition  du 
fond,  cpii  se  trouve  plus  élevé,  suivant  lui,  dans  TEuxin  que 
dans  la  Propontide  et  dans  la  mer  qui  lui  fait  suite,  et  cela, 
soi-disant,  parce  que  le  limon,  que  charrient  les  fleuves, 
comble  peu  à  peu  le  lit  de  TEuxin,  et  qu'à  mesure  qu'il 
convertit  cette  mer  en  bas-fond  il  précipite  ses  eaux  plus 
violemment  vers  les  mers  extérieures.  Sans  compter  que, 
comme  il  applique  ou  transporte  le  même  raisonnement  à 
notre  mer,  prise  dans  son  ensemble,  et  comparée  à  cette 
autre  mer  qu'on  nomme  extérieure  [par  rapport  à  elle],  et 
qu'il  conclut  l'exhaussement  du  fond  de  la  Méditerranée 
au-dessus  du  fond  de  la  mer  Atlantique  de  cette  circon- 
stance que  la  Méditerranée  reçoit  un  grand  nombre  de  tri- 
butaires et  une  quantité  proportionnelle  de  limon,  il  fau- 
drait, ce  semble,  qu'on  eût  observé  qu'aux  Colonnes  d'Hercule 
et  près  de  Galpé  le  courant  est  absolument  le  même  qu'au- 
près de  Byzance.  Mais  je  ne  veux  pas  insister  sur  cet  argu- 
ment, car  on  ne  manquerait  pas  de  me  dire  que  le  même 
courant  effectivement  se  produit  aux  colonnes  d'Hercule, 
seulement  qu'il  s'y  perd  dans  le  mouvement  en  sens  con- 
traire du  flux  et  du  reflux  et  échappe  ainsi  à  l'observation. 

6.  En  revanche,  je  demanderai  si  rien  n'empêchait,  avant 
l'ouverture  du  détroit  de  Byzance,  que  le  fond  de  TEuxin, 
alors  plus  bas  apparemment  que  celui  de  la  Propontide  et 
de  la  mer  qui  y  fait  suite,  ne  s'exhaussât  par  le  fait  des 
atterrissements  des  fleuves,  soit  que  l'Euxin  formât  déjà 
une  mer  proprement  dite  ou  simplement  un  lac  plus  grand 
que  le  Mœotis.  Que  si  l'on  m'accorde  ce  premier  point,  je 
poserai  une  autre  question  :  je  demanderai  s'il  n'est  pas 
probable  qu'entre  les  deux  surfaces  adjacentes  du  Pont- 
Eaxin  et  de  la  Propontide  les  choses  se  sont  passées  de  la 
façon  suivante ,  que ,  tant  que  le  niveau  a  été  le  même, 
rè]uilibre  parfait  des  eaux  et  l'égalité  de  pression  ont 
rendu  impossible  toute  irruption  violente  d'un  bassin  dans 
l'antre;  mais  qu'une  fois  le  niveau  exhaussé  dans  le  bassin 
intérieur  la  barrière  a  été  forcée  et  le  trop-plein  des  eaux 


LIVRE  I.  89 

dudit  bassin  expulse  hors  de  son  sein,  après  cpioi  la  mer 
extérieure  s'est  trouvée  ne  plus  former  avec  ce  bassin  inté- 
rieur qu'un  seul  et  même  courant  et  a  pris  naturellement 
son  niveau,  tandis  que  ce  bassin  lui-même  (que  ses  eaux 
fussent  auparavant  déjà  celles  d'une  mer  proprement  dite 
ou  encore  celles  d'un  lac)  devenait,  par  le  fait  de  son  mé- 
lange avec  les  eaux  de  la  mer  et  à  cause  de  la  prédomi- 
nance naturelle  de  celles-ci,  devenait  mer  à  son  tour?  Et  si 
Ton  m'accorde  ce  second  point  comme  le  premier,  n'est-ce 
pas  la  preuve  que  rien  n'aurait  pu  empêcher  le  courant  ac- 
tuel de  se  former  et  qu'il  ne  provient  par  conséquent  ni  de 
l'élévation^  relative  ni  de  la  pente  ou  inclinaison  du  fond, 
comme  le  prétendait  Straton? 

7.  Appliquons  maintenant  le  même  raisonnement  à  l'en* 
semble  de  notre  mer  et  à  la  mer  extérieure  et  n'attribuons 
plus  aux  fonds  mêmes  et  à  leur  inclinaison,  mais  bien  au  tri- 
but des  fleuves,  la  cause  du  cour^mt  ou  écoulement  en  ques- 
tion. Rien  n'empêcherait,  à  la  rigueur,  et  comme  le  veulent 
Straton  et  Ératosthène,  dans  le  cas  même  où  toute  notre 
mer  n'aurait  été  primitivement  qu'un  lac,  rien  n'empêche- 
rait que,  grossi  par  les  fleuves,  ses  tributaires,  ledit  lac 
n'eût  fini  par  déborder  et  par  faire  irruption  à  travers  le 
détroit  des  colonnes  d'Hercule,  comme  du  haut  d'une  cata- 
racte, dans  la  mer  extérieure,  qui,  grossie  à  son  tour  et 
accrue  incessamment  par  ses  eaux,  en  serait  venue  par  la 
suite  des  temps  à  ne  plus  former  avec  lui  qu'un  seul  et 
même  courant,  une  seule  et  même  surface,  lui  communi- 
quant en  revanche,  et  par  l'effet  d'une  prépondérance  toute 
naturelle,  sa  propre  qualité  de  mer.  En  revanche,  il  est 
absolument  contraire  aux  principes  de  la  physique  d'assi- 
miler la  mer  aux  fleuves ,  ceux-ci  coulant  suivant  la  pente 
de  leur  lit,  tandis  que  la  mer,  elle,  n'a  point  de  pente.  Les 
détroits,  qui  plus  est,  n'ont  point  un  courant  uniforme,  et 
c'est  là  une  circonstance  qui  ne  saurait  tenir  à  l'exhausse- 
ment du  fond  de  la  mer  par  suite  des  atterrissemeuts  des 
fleuves.  Ces  atterrissemeuts,  en  efiet,  ne  se  produisent  qu'aux 
bouches  des  fleuves,  témoin  les  Stéthé  aux  bouches  de 


90  GÉOGRAPHIE  DE  STRAfiON. 

rister,  le  désert  des  Scythes  et  les  terrains  de  SalmydesEns, 
que  d'antres  torrents  du  reste  conconrent  à  former  ;  té- 
moin encore  la  côle  de  Golchlde,  terrain  sablonneux,  bas 
et  mou,  aux  bouches  du  Phase,  et,  dans  le  voisinage  des 
bouches  du  Thermodon  et  de  l'Iris,  tout  le  territoire  de 
Thémiscyre,  autrement  dit  la  plaine  des  Amazones,  ainsi 
que  la  plus  grande  partie  de  la  Sidène,  pour  ne  point  parler 
d'autres  allavions  fluviales.  Car  tous  les  fleuves,  i  l'imitation 
du  Nil,  tendent  à  combler  le  bras  de  mer  situé  en  avant  de 
leur  embouchure,  plus  ou  moins  vite  saulemeat  :  moins 
vite,  quand  leurs  eaux  ne  charrient  qu'une  faible  ^quantité 
de  limon;  plus  vite,  quand  ils  ont  un  long  parcours,  que 
le  sol  du  pays  qu'ils  traversent  est  naturellement  mou  et 
qu'ils  se  grossissent  d'un  grand  nombre  de  torrents,  ce  qui 
est  le  cas,  par  exemple,  du  Pyrame ,  lequel  a,  comme  on 
sait,  considérablement  accru  le  territoire  de  la  Oilicie  et  a 
donné  lieu  à  ce  fameux  oracle  : 

I  Les  générations  qui  verront  ces  choses  verront  aussi  le 
t  Pyrame  au  cours  impétueux,  à  force  d'avoir  reculé  les  li- 
(  mites  dn  continent ,  atteindre  enfin  les  bords  sacrés  de 
■  Cypre  '.  » 

Le  fleuve  Pyrame,  en  effet,  devient  navigable  en  pleine 
Gataonie  et,  pour  entrer  en  Gilicie,  s'ouvre  un  passage  à 
travers  les  gorges  du  Tanms  ;  après  quoi  11  va  se  jeter  dans 
le  détroit  qui  fait  face  et  à  la  côte  de  Gilicie  et  à  celle  de 
Cypre. 

8.  Une  circonstance,  maintenant,  empêche  que  le  limon 
ainsi  charrié  par  les  fleuves  ne  soit  emporté  tout  d'abord  an 
seÏB  de  la  pleine  mer  :  c'est  que  !a  mer,  dans  le  mouvement 
de  va-el-vient  qui  lui  est  propre,  h  repousse  toujours  en 
arrière.  La  mer,  en  effet,  ressemble  aux  créatures  animées, 
et,  comme  celles-ci  ne  vivent  qu'en  aspirant  et  en  expirant 
sans  cesse  l'air  atmosphérique,  de  méms  la  mer,  par  un 


moavement  alternatif,  semble  eans  cesse  arrachée,  pois  reo- 
due  à  elle-même.  Ponr  s'en  convaincre,  on  n'a  qu'à  se  tenir 
snr  le  rivage  à  l'hem'e  duÛol:  dans  le  même  moment,  votu 
voyez  la  mer  vons  baigner  les  |ùeds,  les  laisser  à  sec,  pois 
les  baigner  encore  et  ainsi  de  soite  sans  intermption.  Mais 
avec  ce  monvement  oscillatoire  le  flot  ne  laisse  pas  qne  d'a- 
vancer, et,  même  qnand  il  est  le  pins  pûsible,  il  acquiert  en 
avançant  une  force  plus  grande,  qui  lui  permet  de  rejeter 
sur  le  rivage  tous  les  corps  étrangers  : 

c  Bn  sein  de  la  mer  il  eipnlse  les  algnes,  dont  l'amas  bien- 

■  t&t  jonche  au  loin  le  rivage  '.  i 

A  vrai  dire,  par  un  fort  vent  de  mer,  l'eSet  est  pins  sensi- 
ble, mais  il  se  produit  également  par  les  temps  de  calnu 
et  avec  les  vents  de  terre  :  même  qnand  il  a  le  vent  con- 
traire, le  Ilot  n'en  continue  pas  moins  à  se  porter  vers  la 
terre,  parce  qu'il  obéit  en  cela  à  un  certain  mouvement,  in- 
hérent à  la  nature  même  de  la  mer.  C'est  là  du  reste  l'effet 
que  le  poète  a  décrit  dans  le  passage  suivant, 

c  Le  flot  se  reconrbe,  et,  couronnant  restrémité  du  rivage, 

■  rejette  an  loin  l'écmne  salée*,  * 

ainsi  que  dans  cet  antre  vers, 

■  Les  rivages  retentissent  des  eSorls  de  la  mer  vomissaat 
(  son  écume  '.  > 

9.  I^  2ot,  dans  son  mouvement  propressif,  acquiert  donc 
la  força  suffisante  pour  expulser  hors  de  son  sein  tont  corps 
étranger,  et  l'on  appelle  proprement  épuration  de  la  mer 
cet  effort  par  lequel  elle  jette  &  la  côte  les  cadavres  et  les  dé- 
bris, quelsqu'ils  soient,  des  narires  naufragés.  En  revanche, 
dans  son  mouvement  de  retraite,  la  mer  n'a  plus  assez  de 
fotce  pour  que  les  cadavres,  le  bois,  voire  ce  qu'il  y  a  de 
pins  iJger,  le  liège,  rejetés  sur  le  rivage  par  ce  premier  ef- 
fort da  Qot,  soient,  par  nn  effort  contraire,  remportés  au 

i.  Bom.,  Iliade,   IS,  T.  -    2.  Id.,  Ibii  .,  IV,   415.  —  î.  Id.,  ibid.,  XVU, 
r-    -         ■t-S.liiheki  ■  va,  non   satis  Trais^mblance.  flanj  celte  double  ÛMtiOB, 
»*S(W  iularjiolaUon  Yoj,  Vlndic.  Sirabmian.  tibiT,  p.  t. 


S2  GÉOGRAPHIE  DE   SIRABOX. 

larf^e,  même  des  parties  du  rivage  les  moins  recalées  où 
le  fiot  aura  atteint'.  Ëh  bien!  Le  limon  des  fleuves  et  les 
eaux  qui  ec  soot  chargées  se  IrouveDt  repousses  absolu- 
ment de  la  mËme  façon  par  le  flot,  sans  compter  que  leur 
propre  poids  contribue  encore  à  les  précipiter  plus  vite  con- 
tre la  terre,  au  pied  de  laquelle  ils  se  déposent  avant  d'avoir 
pn atteindre  le  large,  parce  qu'à  une  faible  distance  au  delà 
de  son  embonchure  le  courant  d'un  fleuve  perd  toute  sa 
force.  Et  c'est  ce  qui  fait  qu'un  jour  la  mer  peut  se  trouver 
comblée  tout  entière  ^  partir  de  ses  rivages,  pour  peu  qu'elle 
continue  à  recevoir  ainsi  sans  interruption  les  alluvions  des 
fleuves  :  dsiis  ce  cas  là,  en  effet,  rien  ne  pourrait  empêcher 
un  tel  résultat  de  se  produire,  supposions-nooa  le  Ponl  plus 
profond  encore  que  la  mer  de  Sardaigne,  qui,  avec  les  mille 
orgjes  que  lui  prête  Posidonius,  passe  pour  la  mer  la  plus 
profonde  qu'on  ait  mesurée  jusqu'ici. 

10,  On  peut  donc,  en  somme,  se  montrer  moins  empressé 
qu'Ératosthène  d'adopter  l'eiplicati on  de  Straton;  et  peut- 
être  vaudrait-il  mieux  rattacher  le  phénomène  en  question 
ànn  ordre  de  faits  plus  sensibles,  du  genre  de  ceux,  si  l'on 
peut  dire,  auxquels  nous  assistons  tous  les  jours.  Les  inon- 
dations, par  exemple,  les  tremblements  de  terre ,  les  érup- 
tions, les  soulèvements  du  sol  sous-marin,  d'une  part,  et 
d'autre  part  les  affaissements  ou  éboulements  subits  sont  an- 
tant  de  causes  qui  peuvent  avoir  également  pour  effet  les  unes 
d'exhausser,  les  autres  d'abaisser  le  niveau  de  la  mer.  Et 
comme  on  ne  s'expliquerait  point  que  ces  sortes  de  soulève- 
ments fussent  possibles  pour  des  masses  on  matières  volca- 
niques et  pour  de  petites  Ues,  saiu  l'âtre  anssi  pour  des  Ues 
de  grande  étendue,  posriblas  ponr  1m  Uai  ea  général,  sans 
l'être  aussi  pour  les  cOd^^^^^^H^^^^fea  admettre 
la  possibilité  des  glw^^^^^^^^^^^HE^îssemântB; 
d'autant  mieux  que  la'traamo^BTlfiï^anton'B  entiers  et  de 
villes,  comme  voilà  Kura,  Bizoné  et  plusieurs  autres,  qui  an- 


r,  U  Mireetion   propowln 


m  pw  M.  ( 


raient  été  abîmées  et  complètement  englouties  ù  la  suite  de 
tremblements  de  terre.  Ajoutons  qu'on  n'est  pas  plus  auto- 
risé à  voir  dans  la  Sicile  un  fragment  délacbé  de  l'iialie 
qu'une  masse  soulevée  par  les  feux  de  l'Etna,  et  qu'il  en  est 
de  même  pour  les  iles  des  Lipariens  et  les  Pilbécugses. 

1 1 .  N'est-il  pas  diverlissanl,  maintenant,  de  voir  Ératos- 
thène,un  mathématicien,  refuser  de  ratifier  le  principe 
posé  par  Ârchimëde  dans  son  traité  des  Corps  portés  sur 
un  fluide ,  à  savoir  que  ■  k  surface  de  tout  liquide  ^  l'état 
■  de  repos  affecte  la  forme  d'une  sphËre  ayant  même  centre 
E  qne  la  terre,  >  proposition  admise  pourtant  par  quiconque 
3  la  moindre  notion  des  malfaématiques?  Lui,  tout  en  re- 
connaissant qne  notre  mer  intérieure  est  une  et  continue, 
nie  que  ses  eaux  soient  de  niveau,  même  sur  des  points 
trës-rapprochés  les  uns  des  autres.  Et  qui  appelle-t-il  en 
garantie  d'une  si  grossière  erreur?  Des  architectes,  bien  que 
les  mathématiciens  aient  toujours  proclamé  l'architecture. 
partie  intégrante  des  mathématiques.  Il  raconte  à  ce  propos 
comment  Bêmélrius,  ajant  entrepris  de  couper  l'isthme  da 
Péloponnèse  pour  ouvrir  une  route  nouvelle  ^  la  navigation, 
en  fnt  empêché  par  ses  architectes  qui,  après  avoir  bien  tout 
mesuré  et  relevé,  vinrent  lui  déclarer  que  le  niveau  de  la  mer 
dans  Je  golfe  de  Corinthe  se  trouvait  surpasser  le  niveau  de 
la  mer  &  Genchrëes  et  que,  s'il  coupait  l'isthme  intermédiaire, 
les  eaux  du  golfe  de  Gorinthe  faisant  irruption  dans  tout  le 
détroit  d'Ëgine,  Ëgine  elle-même  et  les  îles  voisines  se- 
raient submergées,  sans  que  la  navigation  d'ailleurs  retir&t 
nn  grand  profit  du  nouveau  passage.  Or,  cette  inégalité  de 
nivean  est,  suivant  Eratosthëne,  ce  qui  explique  le  courant 
des  euripes  en  général,  et  en  parlicuher  celui  du  détroit  de 
Sicile.dont  ilcompareleseffetsàceuxdu  flux  et  du  reflux  de 
l'Océan,  *  Deux  fois  en  effet,  dit-il ,  dans  l'espace  d'un  jour 
et  d'une  nuit ,  ce  courant  change  de  direction,  tont  comme 
les  eaux  de  rO[:éan  montent  et  baissent  deux  fois  dans  le 
même  espace  da  temps,  il  correspond  an  ffux  de  l'Océan, 
niand  de  la  mer  Tyrrhénienne  il  se  porte  vers  celle  de  Si- 

\j  et,  comme  on  dirait  alors  qu'il  passe  d'un  niveau  plus 


94  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

élevé  à  un  niveau  plus  bas,  on  le  désigne  sons  le  nqm  de 
courant  descendant ,  et  ce  qui  constitue  la  correspondance 
en  question,  c'est  qu'il  prend  et  quitte  cette  direction  juste 
aux  mêmes  heures  où  commence  et  cesse  le  flnx,  la  pre- 
nant au  lever  et  au  coucher  de  la  lune  pour  la  quitter  avec 
le  passage  soit  supérieur  soit  inférieur  de  cet  astre  au  mé- 
ridien ;  il  correspond  au  reflux,  maintenant,  quand  il  suit  la 
direction  contraire,  dite  courant  remontant^  laquelle  com- 
mence, ainsi  que  le  reflux,  avec  l'un  ou  l'autre  des  passages 
de  la  lune  au  méridien,  pour  finir  quand  cet  astre  atteint 
Tun  ou  l'autre  des  points  où  il  se  lève  et  se  couche.  » 

12.  La  question  du  flux  et  du  reflux  de  T Océan  a  été 
traitée  tout  au  long  par  Posidonius  et  par  Âthénodore.  Pour 
ce  qui  est  des  courants  alternatifs  des  détroits,  autre  ques- 
tion qui  demande  à  être  traitée  plus  scientifiquement  que 
nous  ne  pouvons  le  faire  dans  le  présent  ouvrage,  il  nous 
suffira  de  dire  qu'il  n'y  a  rien  d'uniforme  dans  la  manière 
dont  ces  courants  se  comportent  au  sein  des  différents  dé- 
troits, à  en  juger  du  moins  par  l'apparence  :  autrement, 
comment  expliquer  que,  dans  l'espace  d'un  jour,  le  courant 
du  détroit  de  Sicile,  ainsi  que  le  marque  Ératosthène,  change 
deux  fois  de  direction  et  celui  de  l'euripe  de  Ghalcis  sept 
fois,  tandis  que  le  courant  du  détroit  deByzance  n^en  change 
pas  du  tout  et  poursuit  invariablement  sa  marche  de  la  mer 
de  Pont  vers  la  Propontide,  sauf  de  temps  à  autre  quelques 
interruptions,  pendant  lesquelles,  au  dire  d'Hipparque,  il 
demeurerait  complètement  stationnaire?  Du  reste,  fût-il 
uniforme,  ce  phénomène  ne  saurait  encore  avoir  pour  cause 
la  prétendue  inégalité  qu'indique  Ératosthèno  dans  le  ni- 
ireau  des  mers  situées  de  l'un  et  de  l'autre  côté  du  détroit, 
inégalité  qui  n'existerait  même  pas  dans  les  fleuves,  sans 
leurs  cataractes.  Encore  les  fleuves  à  cataractes  n'ont-ils  pas 
de  courant  alternatif,  mais  bien  un  courant  constant  dirigé 
vers  le  fond  le  plus  bas,  et  cela  uniquement  parce  que  leur 
lit  est  en  pente  et  que  leur  surface  est  inclinée.  On  voit  donc 
que  pour  les  détroits  il  n'y  a  plus  non-seulement  de  courant 
alternatif,  mais  de  suspension  et  de  stagnation  possible,  du 


LIVRE  I.  95 

moment  qu'on  admet  qu'ils  poissent  faire  communiquer  deux 
mers  de  niveaux  différents,  Tune  plus  élevée,  l'autre  plus 
basse.  Peut-on  bien  dire,  maintenant,  que  la  surface  de  la 
mer  soit  inclinée,  surtout  avec  Thypothèse  généralement  ad- 
mise de  la  sphéricité  des  quatre  corps  dits  élémentaires?  Car 
autre  chose  est  la  terre ,  qui ,  par  suite  de  sa  constitution 
solide,  peut  offrir  k  sa  surface  des  cavités  et  des  saillies  per- 
manentes, autre  chose  est  l'eau,  qui,  mise  en  mouvement 
par  son  seul  poids ,  se  répand  également  à  la  surface  de  la 
terre  et  y  prend  effectivement  son  niveau  suivant  la  loi 
marquée  par  Archimède. 

13.  Ératosthène  revient  ensuite  sur  ce  qu'il  a  déjà  dit  au 
sujet  d'Ammon  et  deTÉgypte,  il  ajoute  qu'à  en  juger  par 
les  apparences  la  mer  a  dû  couvrir  anciennement  les  envi- 
rons même  du  mont  Gasius,  tout  le  canton  actuel  des  Ger- 
ihes  formant  alors  une  suite  de  bas- fonds,  qui  joignaient  le 
grand  golfe  de  la  mer  Erythrée,  jusqu'au  moment  où,  l'autre 
mer  s' étant  comme  qui  dirait  resserrée,  lesdits  bas-fonds  lu- 
rent laissés  à  découvert.  Mais  cette^  expression  que  a  les  bas- 
fonds  joignaient  le  golfe  de  la  mer  Erythrée  »  est  amphibolo- 
gique, puisque  le  mot  joindre  donne  à  la  fois  l'idée  de  la 
simple  proximité  et  celle  de  la  contiguité  même ,  c'est-à- 
dire^  quand  il  est  question  d'eaux,  l'idée  d'un  confluent  ou  de 
la  réum'on  de  deux  courants  en  un  seul.  Pour  moi,  le  vrai 
sens  de  l'expression  est  que  ces  bas-fonds  s'étendaient  jusque 
dans  le  voisinage  de  la  mer  Erythrée,  quand  le  détroit  des 
Colonnes  se  trouvait  encore  fermé ,  mais  qu'une  fois  ce  dé- 
troit ouvert,  ils  commencèrent  à  se  retirer,  le  niveau  de 
notre  mer  ayant  naturellement  baissé  par  suite  de  l'écoule- 
ment de  ses  eaux  à  travers  le  détroit  des  Colonnes.  Hippar- 
que,  lui,  entend  le  mot  joindre  dans  le  sens  d'un  confluent 
véritable,  qui  se  serait  opéré  entre  notre  mer,  grossie  et  dé- 
bordée, et  la  mer  Erythrée,  et  partant  de  Jà  il  se  demande 
pourquoi  notre*  mer,  du  moment  qu'elle  se  déplaçait  par  le 
£ait  de  l'écoulement  de  ses  eaux  à  travers  le  détroit,  ne  dé- 
plaçait pas  du  même  coup  et  n'entraînait  pas  à  sa  suite  la 
mer  Erythrée  désormais  confondue  avec  elle,  comment  il  a 


96  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

pu  îie  faire  au  contraire  que  TÉrythrée  ait  conservé  son 
même  niveau  sans  baisser.  «  Car,  ajoute-t-il,  de  Taveu 
même  d'Éralosthène,  toute  la  mer  extérieure  ne  forme  qu'un 
X  seul  et  même  courant,  ou  en  d'autres  termes  la  mer  Hespé- 
.  rienne  ou  occidentale  et  la  mer  Erythrée  ne  font  qu'une,  ce 
qui  implique  comme  conséquence  forcée  une  hauteur  de 
niveau  égale  à  la  fois  dans  la  mer  située  par  delà  les  Co- 
lonnes d'Hercule,  dans  l'Erythrée  et  aussi  dans  notre  mer 
intérieure  du  moment  qu'elle  se  trouve  réunie  avec  TÉry- 
thrée  en  un  courant  continu.  » 

14.  Malheureusement  Ératosthène  peut  répondre  à  cela 
qu'il  n'a  jamais  rien  dit  de  pareil,  qu'il  n'a  jamais  parlé  d'un 
confluent  véritable  entre  notre  mer  grossie  du  tribut  des  fleu- 
ves et  la  mer  Erythrée,  qu'il  a  parlé  seulement  d'une  proximité 
plus  grande  entre  ces  deux  mers  ;  que,  d'ailleurs,  parce  qu'une 
mer  est  une  et  continue,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  ait  partout 
même  hauteur  et  même  niveau,  témoin  notre  mer  intérieure, 
qui  n'est  assurément  pas  la  même  au  Léchée  qu'à  Genchrées. 
Et  notez  qu'Hipparque  pressentait  déjà  l'objection  dans  le 
traité  qu'il  a  composé  contre  Ératosthène.  Mais  alors,  dirons- 
nous,  puisqu'il  sait  si  bien  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  vraie  pen- 
sée de  son  adversaire,  qu'il  le  prenne  donc  sur  ses  propres 
allégations  au  lieu  d'établir  ainsi  en  thèse  générale  que  qui- 
conque fait  une  seule  et  même  mer  de  toute  la  mer  extérieure 
admet  implicitement  pour  ladite  mer  un  seul  et  même  niveau 
partout. 

15.  Quand  Hipparque,  maintenant,  déclare  fausse  l'in- 
scription des  théores  cyrénéens  trouvée  sur  ces  figures  de 
dauphins,  la  raison  qu'il  allègue  ne  nous  semble  guère  con- 
vaincante :  à  l'entendre ,  bien  que  la  fondation  de  Cyrène  ap- 
partienne aux  temps  proprement  historiques ,  nul  historien 
n'a  constaté  la  présence  à  aucune  époque  du  temple  d'Âmmon 
sur  le  bord  même  de  la  mer.  Qu'importe  cependant  qu'au- 
cun historien  n'ait  mentionné  le  fait,  si  des  indices  certains, 
et,  entre  autres,  Téreclion  votive  de  ces  dauphins  et  l'in- 
scription commémorative  d'une  théorie  cyrénéenne,  nous 
donnent  lieu  de  conjecturer  qu'il  y  eut  un  temps  où  le  temple 


UVRE  I.  97 

occupait  effectivement  une  situation  maritime.  Antre  chose  : 
Hipparque  admet  qne  le  fond  de  la  mer  en  se  soulevant  a 
pu  du  même  coup  soulever  la  mer  elle-même,  assez  pour 
qu'elle  couvrit  tout  le  pays  intermédiaire  jusqu'au  temple, 
c'est-à-dire  nn  espace  de  plus  de  3000  stades  ;  mais  ailleurs 
il  refuse  d'admettre  que  la  mer  ait  jamais  pu  s'exhausser 
assez  pour  que  l'Ile  de  Pharos  tout  entière  et  une  bonne 
partie  de  l'Egypte  aient  été  cachées  sous  ses  eaux,  comme  si 
le  degré  d'exhaussement  [qu'il  accordait  tout  à  l'heure] 
n'eût  pas  suffi  de  reste  pour  que  ces  lieux-là  aussi  fussent 
complètement  submei^és.  —  <  S'il  était  vrai,  dit-il  encore, 
que  notre  mer,  avant  l'ouverture  du  détroit  des  Colonnes 
d'Hercule,  eût  été  par  l'effet  du  tribut  des  fleuves  aussi  fort 
grossie  que  le  prétend  Ëratosthène,  il  faudrait  aussi  qu'avant 
la  rupture  dudit  détroit  la  Libye  tout  entière,  avec  la  plus 
grande  partie  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  eussent  disparu  com- 
plètement sous  les  eaux;  le  Pont  lui-même,  ajoute-t-il,  se 
serait  par  cpelques  points  réuni  à  l'Adriatique,  pnisqiie 
rister,  k  son  point  de  départ  dans  la  région  du  Pont,  se  di- 
vise en  deux  bras,  et  que,  par  suite  d'une  disposition  particu- 
lière des  lieux,  il  se  déverse  à  la  fois  dans  l'une  et  daus  l'autre 
mers.  >  — Mais  d'abord,  l'Ister  n'a  pas  sa  source  dans  la  ré- 
gion pontique,  il  part  d'un  point  tout  opposé  situé  dans  les 
montagnes  au-dessus  de  l'Adriatique  ;  en  second  lieu,  il  no 
se  déverse  pas  à  la  fois  dans  l'une  et  dans  l'autre  mers,  mai» 
seulement  dans  le  Pont,  et  il  ne  se  bifurque  qu'à  son  em- 
bouchure même.  Hipparque  a  donc  reproduit  là  une  erreur 
commune  à  quelques-uns  de  ses  prédécesseurs,  lesquels 
supposaient  l'existence  d'un  fleuve,  portant  ce  même  nom 
d'Ister,  qui  se  serait  jeté  dans  l'Adriatique  après  s'être  sé- 
paré de  l'autre  Ister,  qui  aurait  même  donné  à  toute  cette 
partie  de  son  bassin  la  dénomination  d'Istrie  et  que  Jason 
aurait  descendu  tout  entier  lors  de  son  retour  de  Colchide. 
1 6.  Du  reste,  pour  qu'on  ne  s'étonne  plus  autant  de  ces 
sortes  de  changements  ou  de  révolutions,  causes,  avons- 
nous  dit,  de  déluges  et  de  cataclysmes  du  genre  de  ceux 
dont  il  a  été  question  ci-dessus  pour  la  Sicile,  les  îles  d'iEole 

GÉOGB.  DE  SIRABON.  I.  —  7 


98        •  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

et  les  Pithécusses,  il  convient  de  dter  encore  plusieurs 
faits  analogues  qui  se  produisent  actuellement  même  ou 
qui  se  sont  produits  anciennement  en  des  lieux  différents  de 
ceux-là.  Tant  d'exemples  de  même  nature,  mis  à  la  fois  sous 
les  yeux  du  public,  ne  peuvent  manquer  en  effet  de  mettre 
un  terme  au  mélange  de  surprise  et  d'effroi  qu'il  éprouve. 
Actuellement,  tout  fait  insolite  le  trouble  et  met  en  évidence 
rignorance  profonde  où  il  est  encore  des  phénomènes  natu- 
rels et  des  conditions  générales  de  la  vie;  il  se  troublera  par 
exemple  au  récit  du  phénomène  observé  naguère  dans  les  pa- 
rages des  îles  Théra  et  Thérasia,  situées  toutes  deux  dans  ce 
bras  de  mer  qui  sépare  la  Crète  de  la  Gyrénaïque,  dont  le 
cheWieu,  Gyrène,  a  même  Tune  d'elles,  Théra,  pour  mé- 
tropole, ou  de  tel  autre  phénomène  observé  dans  des  condi- 
tions toutes  pareilles  soit  en  Egypte,  soit  dans  mainte  localité 
de  la  Grèce.  Entre  Théra  et  Thérasia  on  vit  jaillir  du  sein  des 
flots,  quatre  jours  durant',  si  bien  que  la  mer  bouillait  à 
gros  bouillons  et  que  toute  sa  surface  en  paraissait  embra- 
sée ,  des  flammes,  dont  l'effort,  comparable  à  celui  d'un  le- 
vier, souleva  peu  à  peu  hors  de  l'abîme  une  île  toute  for- 
mée de  matières  ignées,  et  qui  pouvait  bien  mesurer  douze 
stades  de  circuit.  L'éruption  une  fois  calmée,  les  Rhodiens 
(c'était  le  temps  où  leur  marine  dominait  dans  ces  parages) 
s'aventurèrent  les  premiers  sur  cette  terre  nouvelle  et  y 
construisirent  même  un  temple  en  l'honneur  de  Neptune 
Asphalien.  En  Phénicie,  d'autre  part,  Posidonius  nous 
signale  certain  tremblement  de  terre,  à  la  suite  duquel  une 
des  villes  au-dessus  de  Sidon  fut  engloutie  tout  entière,  tan- 
dis que  Sidon  elle-même  avait  les  deux  tiers  de  ses  maisons 
renversées,  mais  heureusement  pas  toutes  à  là  lois,  de  sorte 
qu'on  n'eut  pas  une  grande  perte  d'hommes  à  déplorer.  Les 
mêmes  secousses,  relativement  assez  faibles,  furent  ressenties 
dans  toute  la  Syrie  et  s'étendirent  même  à  plusieurs  des  Gy- 
clades  et  jusqu'en  Eubée  :  on  vit  là  les  eaux  d'Aréthuse  (il 
s'agit  d'une  des  fontaines  de  Ghalcis)  tarir  tout  à  coup,  puis 
recommencer  à  sourdre  quelques  jours  après,  mais  par  unt 
Quverture  différente,  et  tout  ce  temps-là  le  sol  ne  cessa  de 


UVRE  I.  V^9 

trembler  snr  un  point  on  snr  nn  antre,  puis  il  finit  par 
s'entr'onvrir  et  vomit  dans  la  plaine  de  Lélante  nn  torrent 
de  boue  enflammée. 

17.  n  existe  plus  d'un  recueil  de  faits  de  ce  genre  ;  mais 
cdui  de  Démétrius  de  Scepsis  nous  suffira  amplement,  pour 
peu  que  nous  sachions  y  puiser  avec  discernement.  Or,  à 
propos  de  ces  vers  d'Homère  : 

c  Ils  atteignirent  tous  deux  les  limpides  fontaines  d'où 
f  s'échappe  par  une  double  source  l'impétueux  Scamandre  : 
c  des  deux  sources,  Tune  est  chaude,  l'autre  jaillit,  en  été, 
f  aussi  froide  que  la  grêle  *.  > 

Démétrius  nie  qu'il  y  ait  lieu  de  s'étonner  si  aujour- 
d'hui, tandis  que  la  source  d'eau  froide  subsiste  encore, 
celle  d'eau  chaude  a  disparu.  «  La  cause  en  est,  dit-il, 
que  l'eau  chaude  naturellement  s*épuise  et  se  perd.  »  Et, 
partant  de  là,  il  rappelle  ce  que  Démodés,  dans  ses  His- 
toires, a  dit  des  terribles  tremblements  de  terre  ressentis  an- 
dennement  en  Lydie,  en  lonie  et  jusqu'en  Troade,  les- 
quels engloutirent  des  villages  entiers,  bouleversèrent  le 
mont  Sipyle  (c'était  du  temps  du  roi  Tantale)...,  conver- 
tirent de  simples  marécages  en  lacs  et  submergèrent  Troie 
sous  les  eaux  de  la  mer.  Par  une  cause  analogue  l'île  de 
PharoSy  la  Pharos  d'Egypte,  située  naguère  en  pleine  mer, 
n'est  plus  aujourd'hui  à  proprement  parler  qu'une  pres- 
quHe,  et  Tyr  et  Glazomènes  pareillement^  Noas-même  enfin, 
lors  de  notre  voyage  à  Alexandrie,  en  Egypte,  nous  avons 
vu  la  mer,  aux  environs  de  Péluse  et  du  mont  Casius,  se  sou- 
lever tout  à  coup,  inonder  ses  rivages  et  faire  de  la  mon- 
tagne une  île,  si  bien  qu'on  allait  en  bateau  sur  la  route  qui 
passe  au  pied  du  Gasius  et  mène  en  Phénicie.  H  n'y  au- 
rait done  rien  d'étonnant,  cp'im  jour  l'isthme,  qui  sépare  la 
mer  d'Egypte  de  la  mer  Erythrée,  vint,  en  se  rompant 
ou  en  s'affiussant,  à  se  changer  en  détroit  et  à  mettre 
ainsi  en  communication  directe  les  deux  mers  intérieure 

1.  Hom.,  /Itode,  XXII,  1(7. 


100  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

et  extérieure,  comme  il  est  arrivé  pour  le  détroit  des  Co- 
lonnes d'Hercule.  Nous  avons  bien  déjà,  au  début  de  notre 
livre,  touché  quelques  mots  des  phénomènes  de  ce  genre, 
mais  il  convient  de  réunir  le  tout  ensemble  pour  que  les 
esprits  fortifiés  ainsi  contre  le  doute  croient  dorénavant  à 
certaines  œuvres  de  la  nature  et  aux  changements  de  toute 
sorte  que  celle-ci  opère  à  la  surface  du  globe. 

18.  Si  ce  qu'on  dit  est  vrai,  le  Pirée,  dans  le  principe, 
aurait  été  aussi  une  île,  et  de  cette  situation  par-delà  le 
rivage  (Tuspav  ttjÇ  axi9i<;)  lui  serait  venu  le  nom  qu'il  porte 
encore.  Leucade,  au  contraire,  qui  formait  primitivement  une 
presqu'île,  un  promontoire,  ne  serait  devenue  une  île  que 
parce  que  les  Corinthiens  coupèrent  Fislhme  dudit  promon- 
toire :  on  prétend,  en  effet,  que  c'est  Leucade  que  désignent 
ces  paroles  de  Laërt( 


IQ  : 


ce  Tel  que  j'étais,  quand  j'escaladai  les  forts  remparts  de 
«  Nérite,  promontoire  d'Épire  [autrement  dit  de  terre  ferme  *] .  » 

• 

U  y  a  donc  eu  ici  une  coupure  pratiquée  de  main  d'homme, 
c'est-à-dire  l'inverse  de  ce  que  la  main  de  l'homme  à  fait 
ailleurs,  en  élevant  des  môles  ou  en  jetant  des  ponts  comme 
celui  qui  relie  aujourd'hui  au  continent  l'île  située  en  avant 
de  Syracuse,  et  qui  a  remplacé  l'ancien  môle,  dont  parle 
Ibycus,  fait  de  cailloux  ramassés  au  hasard,  ou  à'eclectes^ 
pour  nous  servir  de  l'expression  même  du  poète.  On  cite 
encore  le  fait  de  ces  deux  villes,  Bura  et  Hélice,  qui  dispa- 
rurent un  jour  en  s'abîmant  l'une  dans  les  entrailles  de  la 
terre,  et  l'autre  au  sein  des  flots,  et,  par  opposition,  cet  autre 
fait  survenu  dans  le  voisinage  de  Méthone,  au  fond  du 
golfe  Hermionique,  d'une  montagne  de  sept  stades  de  hau- 
teur*, qui  surgit  brusquement  à  la  suite  d'une  éruption 
ignée  :  inaccessible  tout  le  jour  à  cause  de  son  extrême  cha- 
leur et  de  l'odeur  de  soufre  qu'elle  exhalait,  elle  répandait, 
au  contraire,  la  nuit,  une  odeur  agréable  ^,  et,  avec  de  vives 

1.  Hom.,  Odyssée,  XXIV,  376.  —  2.  Voy.  C.  Mûller  :  Index  varias  lectianit, 
p.  944,  col.  2, 1.  3.  —  3.  Eùû^tç.  Ce  mot  a  été  retranché  du  texte  de  Strabon  par 
Ccray  et  M.  Meineke;  et  à  juste  titre,  suivant  M.  Mûller. 


LIVRE  I.  101 

clartés  qui  rayonnaient  an  loin,  nne  chaleur  tellement  intense 
que  la  mer  jnsqtf'à  une  distance  de  cinq  stades  bouillait 
à  gros  bouillons,  et  qu'à  vingt  stades  ses  eaux  étaient  encore 
troubles  et  agitées,  sans  compter  que  tout  cet  espace  inter- 
médiaire demeura  comme  comblé  de  fragments  de  rochers 
aussi  hauts  qpie  des  tours.  Ailleurs,  c'est  le  lac  Copaïs  qui 
engloutit  Amé  et  Midée,  deux  villes  que  le  poète  a  nommées 
dans  son  Catalogue  des  vaisseaux  : 

€  £t  ceux  qui  habitaient  Arné  aux  riches  vignobles  et  ceux 
c  qui  occupaient  Midée  '.  i 

Tout  porte  à  croire  aussi  que  le  lac  Bistonis  et  celui  qu'on 
nomme  aujourd'hui  l'Aphnitis  submergèrent  jadis  diffé- 
rentes villes  attribuées  par  les  uns  à  la  Thrace,  mais  par 
les  autres  au  pays  des  Trèrcs,  par  la  raison  sans  doute  que 
ce  peuple  a  longtemps  vécu  mêlé  aux  Thraces.  Nommons 
encore  Artemita,  qui,  après  avoir  fait  partie  notoirement 
des  lies  Échinades,  s'est  rattachée  au  continent,  comme  ont 
fait  de  leur  côté,  et  par  suite  des  atterrissements  du  fleuve 
sur  ce  point,  certains  îlots  du  groupe  voisin  de  TAchéloùs, 
et  comme,  au  dire  [d'Hérodote*],  les  derniers  îlots  du 
même  groupe  tendent  chaque  jour  à  le  faire.  L'.^tolie 
compte  pareillement  plusieurs  caps  ou  promontoires,  qui 
ont  commencé  par  être  des  îles.  D'autre  part,  dans  l'île  ac- 
tuelle d'Asteiia  on  aurait  peine  aujourd'hui  à  reconnaître 
YAsUris  d'Homère, 

c  Cette  île  rocheuse,  au  milieu  de  la  mer,  cette  petite  Asté- 
tt  rie,  avec  son  double  port,  abri  sûr  ouvert  aux  vaisseaux  ',  i 

car  aujourd'hui  elle  n'offre  pas  même  un  bon  ancrage.  Et 
l'on  ne  retrouve  pas  davantage  à  Ithaque  Y  Antre  et  le 
Nymphèe,  tels  que  le  poète  les  a  décrits.  Mais  ne  vaut-il  pas 
mieux,  je  le  répète,  croire  à  un  changement  opéré  par  la 
nature  que  d'accuser  le  poète  d'avoir  ignoré  ou  altéré  volon- 

i.  Hom. , //tWe,  II,  507-  —  2.  A  l'exemple  de  Coray  et  de  M.  Meineke,  noos 
avoiiB  remplacé  ici  le  nom  d'Hésiode  par  celai  d'Hérodote.  Cf.  Hérodote,  II,  lu. 
^  3.  Hom.  OJyBiée,  rv,  844. 


102  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

tairement  l'état  réel  des  lieux  en  vue  du  merveilleux.  Du 
reste,  la  chose' est  incertaine,  et  je  l'abandonne  comme  telle 
au  libre  examen  de  chacun. 

19.  Antissa  aussi  était  primitivement  une  île,  Myrsile  le 
dit  positivement,  et  d'ailleurs,  Lesbos  en  ce  temps-là  s'ap- 
pelant  Issa,  on  n'avait  pu  donner  ce  nom  i' Antissa  qii'à 
une  île  située  vis-à-vis  :  aujourd'hui  Antissa  est  une  des 
villes  de  Lesbos.  Quelques  auteurs  vont  plus  loin,  ils  affir- 
ment que  Lesbos  n'est  elle-même  qu'un  fragment  arraché 
de  rida,  tout  comme  Prochyta  et  Pithécusse  ont  pu  être 
arrachées  du  cap  Misènes ,  et  Gaprées  de  T Athenaeum,  tout 
comme  la  Sicile  a  pu  être  arrachée  du  territoire  de  Rhegium 
et  rOssa  de  l'Olympe.  Sur  d'autres  points,  il  s'est  produit 
des  changements  analogues  :  ainsi  naguère,  en  Arcadie,  le 
Ladon  a  suspendu  son  cours  ;  en  Médie,  la  ville  de  Rhages, 
s'il  faut  en  croire  Duris,  a  reçu  le  nom  qu'elle  porte  en 
souvenir  d'un  tremblement  de  terre,  à  la  suite  duquel,  le 
sol  s'étant  déchiré  (6aYeï(ja)  aux  environs  des  Pyles  Cas- 
piennes ,  un  grand  nombre  de  villes  et  de  bourgades  furent 
détruites,  en  même  temps  que  le  cours  de  plusieurs  rivières 
s'en  trouvait  plus  ou  moins  changé.  Touchant  TEubée  aussi, 
que  dit  Ion  dans  son  drame  satyrique  à'Omphale^^ 

«  Les  flots  de  l'étroit  Euripe  ont  séparé  la  terre  Eubéenne  de 
«  la  Béotie ,  en  s'ouvrant  un  passage  à  travers  les  rochers 
a  avancés  du  rivage.  » 

• 

20.  Démétrius  de  Callatis,  à  son  tour,  dans  le  relevé  qu'il 
a  fait  de  tous  les  tremblements  de  terre  ressentis  ancienne- 
ment sur  les  divers  points  de  la  Grèce,  nous  apprend  qu'une 
portion  notable  des  îles  Lichades  et  du  Cenœum  fut  en- 
gloutie, et  que  les  sources  chaudes  d'iEdepse  et  des  Ther- 
mopyles,  après  s'être  arrêtées  trois  jours  durant,  recom- 
mencèrent à  couler,  mais  que  celles  d'^Edepse  dans  l'inter- 
valle avaient  changé  d' ouvertures  ou  d'issues;  qu'à  Echines, 
à  Phalares,  à  Héraclée  de  Trachis,  il  y  eut  aussi  un  nombre 

1.  cf.  lonis  fragmenta  (éd.  Frid.  Gail.  Wagner.  Paris,  I8iô),  n»  il. 


LIVRE  I.  103 

considérable  de  maisons  renversées  ;  que  Phalares  même 
fut  en  quelque  sorte  rasée  tout  entière  jtisqu'au  niveau  du 
sol;  qu'un  même  désastre  eut  lieu  à  Lamia  et  à  Larisse  ; 
que  Scarphée  se  vit  arrachée  de  ses  fondements  et  n'eut  pas 
moins  de  dix-sept  cents  de  ses  habitants  noyés;  qu'à  Thro- 
nium  il  périt  aussi  moitié  et  plus  de  ce  nombre*  :  les  flots, 
débordés,  s'étaient  partagés  en  trois  torrents,  dont  l'un  s'é- 
tait porté  sur  Scarphée  et  sur  Thronium,  l'autre  vers  les 
Thermopyles,  et  le  troisième  à  travers  la  plaine  jusqu'à 
Daphnùs  en  Phocide  ;  puis  les  sources  des  fleuves  avaient 
tari  pendant  quelques  jours,  le  Sperchius  avait  changé  de 
cours  transformant  les  routes  en  canaux  navigables;  le 
Boagrius  avait  quitté  son  ancien  lit  et  envahi  une  autre 
vallée  ;  Alopé,  Cynûs,  Opûs  avaient  eu  plusieurs  de  leurs 
quartiers  gravement  endommagés;  la  citadelle  d'Œum,  qui 
domine  cette  dernière  ville,  s'était  écroulée,  ainsi  qu'une 
partie  de  l'enceinte  d'Élatée;  de  plus,  à  Alpône,  en  pleine 
célébration  des  Thesmophories,  vingt-cinq  jeunes  filles,  qni 
étaient  montées  au  haut  d'une  des  tours  du  port  pour  mieux 
jouir  du  coup  d'œil,  avaient  été  entraînées  dans  la  ruine  de 
l'édifice  et  précipitées  à  la  mer.  Eu  fin,  l'on  rapporte  que  l'île 
d'AtaJante,  près  de  l'Eubée,  s'ouvrit  juste  par  le  milieu  et 
livra  passage  aux  vaisseaux,  qu'en  certains  endroits  l'inon- 
dation y  couvrit  la  plaine  jusqu'à  une  distance  de  vingt  sta- 
des, et  qu'une  trirème  y  fut  enlevée  du  chantier  où  elle  était 
et  lancée  par-dessus  le  rempart. 

21.  Ce  n'est  pas  tout  :  aux  changements  qui  précèdent, 
certains  auteurs  ont  ajouté  ceux  qu'ont  produits  les  migra- 
tions des  peuples,  dans  l'intention  apparemment  de  déve- 
lopper en  nous  encore  davantage  cette  athaumastie  ou  insen- 
sibÛité  parfaite,  que  Démocrite  et  en  général  tous  les  phi- 
losophes préconisent  comme  Taccompagnement  ordinaire 
d'une  âme  intrépide,  imperturbable  et  sereine.  Parmi  ces 
migrations,  ils  citent  tout  d'abord  celles  des  Ibériens  de 
l'Occident  vers  les  régions  situées  au-dessus  du  Pont  et  de 
la  Golchide,  où  leurs  possessions  se  trouvent  séparées  de 
l'Arménie  par  l'Araxe,  au  dire  d'Apollodore,  mais  plutôt  par 


104  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

le  Cyru&et  parlesraonts  Moschiques*  ;  celles  deè  Égyptiens 
vers  l'Ethiopie  et  la  Colchide  ;  celles  des  Énètes  des  rivages 
de  la  Paphlagonie  aux  bords  de  TAdrialique  ;  ou  bien  encore 
les  migrations  ^es  Hellènes,  Ioniens,  Dorions,  Achéens, 
iEoliens;  celles  des  iEnianes,  aujourd'hui  limitrophes  de 
l'iEtolie,  mais  qui,  primitivement,  habitaient  aux  environs 
de  Dotium  et  au  pied  de  TOssa,  en  compagnie  des  Per- 
rhèbes,  sans  oublier  celles  des  Perrhèbes  eux-mêmes,  qui, 
eux  aussi,  avaient  quitté  leur  demeure  première.  Le  présent 
ouvrage  aussi  est  plein  d'exemples  de  migrations  sembla- 
bles :  il  en  est  bien  assurément,  dans  le  nombre,  que  tout 
le  monde  connaît  ;  mais  l'histoire  des  migrations  des  Ga- 
riens,  des  Trères ,  des  Teucriens  et  des  Galates,  non  plus 
que  riiistoire  des  expéditions  lointaines  des  conquérants, 
tels  que  Madys  le  Scythe ,  Théarco  l'Éthiopien  et  Gobus  le 
Trère,  ou  de  celles  des  rois  d'Egypte  Sésostris  et  Psammi- 
tichus,  et  des  rois  de  Perse,  depuis  Cyrus  jusqu'à  Xerxès, 
n'est  pas  au  même  degré  tombée  dans  le  domaine  public. 
Les  Cimmériens,  qu'on  désigne  quelquefois  sous  ce  même 
nom  de  Trères  (sinon  toute  la  nation,  an  moins  Tune  de 
ses  tribus),  ont  également  à  plusieurs  reprises  envahi  les 
provinces  qui  s'étendent  à  la  droite  du  Pont,  soit  la  Paphla- 
gonie soit  même  la  Phrygie,  l'une  de  leurs  incursions  en  ce 
dernier  pays  coïncidant  précisément  avec  l'époque  où  le  roi 
Midas  mit  fin,  dit-on,  à  ses  jours  en  buvant  du  sang  de 
taureau.  Lygdamis,  à  la  tête  de  ses  bandes,  pénétra,  qui  plus 
est,  jusqu'en  Lydie  et  en  lonie,  où  il  prit  Sardes,  et  alla 
mourir  en  Gilicie.  Les  Gimmériens  et  les  Trères  avaient  re- 
nouvelé plus  d'une  fois  leurs  incursions  dans  ces  pays, 
quand  les  Trères  et  leur  roi  Gobus  en  furent,  dit-on,  défini- 
tivement expulsés  par  les  armes  du  roi  scythe  Madys.  Du 
reste,  si  nous  avons  rappelé  ici  tous  ces  faits,  ce  n'est  que 
parce  qu'ils  peuvent  servir  à  l'histoire  générale  de  la  terre. 
22.  Reprenons  maintenant  la  suite  de  notre  discours  au 

1.  Voy.  ce  que  dit  M.  Ch.  Muller  {Index  varix  lectionis,  p.  944,  col.  2, 1.  48)  à 
propos  de  ce  passage  qu'il  considère  comme  une  glose  marginale  indûment  in> 
âéree  dans  le  texte  même  de  Strabon. 


% 


LIVRE  I.  105 

point  où  cette  digression  l'a  interrompu.  Hérodote  ayant 
nié  quelque  part  qu'il  existe  sur  la  terre  des  Hyperboréens, 
par  la  raison  qu'il  ne  s'y  trouve  point  d'Hypernotiens^  Éra- 
tosthène  juge  l'argument  risible  et  le  compare  au  sophisme 
qui  consisterait  à  nier  qu'il  y  ait  dans  le  monde  des  epi- 
chœrekakiy  c'est-à-dire  des  gens  heureux  du  mal  d'autrui, 
par  la  raison  qu'on  n'y  connaît  point  i'epichœragathi  ou  de 
gens  heureux  du  bonheur  des  autres,  <  sans  compter,  ajoute- 
t-il,  qu'il  n'est  rien  moins  que  prouvé  qu'il  n'existe  pas 
réellement  des  Hypemoiiens^  témoin  l'Ethiopie  où  le  notus 
ne  souffle  pas,  tandis  qu'il  souffle  dans  les  contrées  situées 
plus  bas  '.  » — Mais  ne  serait-il  pas  étrange,  quand  les  vents 
soufflent  sous  tous  les  climats^  quand  partout  le  vent  qui 
vient  du  midi  est  appelé  notusy  qu'il  y  eût  une  position  sur 
la  terre  où  ces  conditions  ne  se  vérifiassent  pas?  Non,  la 
vérité  est  que  l'Ethiopie,  et,  avec  l'Ethiopie,  toute  la  con- 
trée située  au-dessus  jusqu'à  l'équateur,  doivent  ressentir 
également  le  souffle  de  notre  notus.  Le  vrai  reproche  à  faire 
a  Hérodote  était  donc  d'avoir  supposé  que  le  nom  d'Hyper- 
horéens  pût  désigner  des  peuples  chez  qui  Borée  ne  souffle 
point;  car,  si  les  poètes  avaient  employé  là  une  qualification 
un  peu  trop  mythique,  il  appartenait  à  leurs  commentateurs 
d'en  démêler  ie  vrai  sens  et  de  comprendre  que  ce  nom 
d' Hyperboréens  ne  pouvait  signifier  autre  chose  que  les  na- 
tions les  plus  boréales^  le  pôle  étant  proprement  la  limite 
des  nations  boréales,  tout  comme  l'équateur  est  la  limite  des 
nations  notiennes  ou  australes,  et  cette  double  limite  étant  la 
même  pour  les  vents. 

23.  Ératosthène  prend  ensuite  à  partie  les  auteurs  qui, 
soit  sous  forme  de  fables,  soit  sous  forme  d'histoires,  ont 
rapporté  des  faits  notoirement  imaginaires  et  impossibles, 
et  qui,  pour  cette  raison,  ne  méritent  pas  même  d'être  men- 
tionnés: mais  à  ce  compte,  lui,  tout  le  premier,  aurait 
dû  s'abstenir  de  mêler  à  un  sujet  tel  que  le  sien  la  cri- 
tique en  règle  de  véritables  sornettes. 

I.  Voy.  la  note  de  M.  Ch.  Mûller  {Index  variae  lectionis,  p.  945,  col.  1, 1. 5.) 


106  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Voilà  da  reste  tout  ce  que  comprend  la  première  série 
de  ses  Mémoires, 


CHAPITRE  IV. 

1.  Dans  la  seconde  série,  après  avoir  procédé  en  quel- 
que sorte  à  une  révision  de  toute  la  géographie,  Êratos- 
thène  expose  sur  cette  science  ses  vues  ou  opinions  parti- 
culières ;  mais  celles-ci  peuvent  à  leur  tour  avoir  besoin 
qu'on  les  rectifie,  au  moins  sur  certains  points,  et  c'est  ce 
que  nous  essayerons  de  faire  à  Toccasion.  Ce  qu'il  dit  en 
commençant  de  la  nécessité  d'introduire  dans  la  géographie 
les  hypothèses  reçues  en  mathématique  et  en  physique  est 
juste,  et  il  a  raison  de  poser  en  fait  que,  si  la  terre,  comme 
l'univers  lui-même,  a  réellement  la  forme  sphérique,  la  partie 
habitée  de  la  terre  figurera  aussi  un  cercle  ;  sur  mainte 
autre  proposition  semblable,  il  a  raison  également.  En  re- 
vanche, ce  qu'il  dit  de  la  grandeur  de  la  terre  est  contesté 
par  les  géographes  venus  après  lui,  et  la  mesure  qu'il  en  a 
donnée  n'a  pas  été  généralement  ratifiée,  bien  qu'Hipparque, 
dans  le  travail  où  il  note  les  apparences  célestes  pour  chaque 
lieu,  se  soit  servi  des  distances  mêmes  mesurées  par  Ératos- 
thène  sur  le  méridien  de  Méroé,  d'Alexandrie  et  du  Borys- 
thène,  en  déclarant  qu'elles  différaient  peu  de  la  vérité.  Dans 
une  autre  question  aussi  (celle  de  la  figure  de  la  terre, 
qu'Ératosthène  aborde  ensuite),  à  voir  les  développements 
sans  fin  où  il  entre  pour  démontrer  que  la  terre,  y  com- 
pris l'élément  liquide,  et  de  même  que  le  ciel,  afTecte  la 
lorme  sphérique,  on  peut  trouver,  ce  semble,  qu'il  s'est 
lout  à  fait  écarté  de  son  sujet,  car  il  lui  suffisait  de  toucher 
quelques  mots  d'une  question  aussi  générale. 

2.  De  là  passant  à  la  détermination  de  la  largeur  de  la 
terre  habitée,  il  compte  à  partir  de  Méroé,  et  sur  le  méridien 
même  de  cette  ville,  10  000  stades  jusqu'à  Alexandrie,  de  ce 
point-là  maintenant  jusqu'à  l'Hellespont  environ  8100  stades, 
oOOO  encore  jusqu'au  Borysthène,  enfin  jusqu'au  parallèle 


LIVRE  I.  107 

de  Thulé,  terre  que  Pylhéas  place  à  6  journées  de  naviga- 
tion au  N.  de  la  Bretagne  et  dans  le  voisinage  même  de  la 
mer  Glaciale,  quelque  chose  encore  comme  1 1  500  stades  ; 
ajoatons  nous-même  à  ces  nombres,  pour  la  région  située 
au-dessus  de  Mëroé,  et  de  façon  à  y  comprendre  llle  des 
Égyptiens,  la  région  Cinnamomifère  et  la  Taprobane,  3400 
stades,  et  la  largeur  totale  sera,  on  le  voit,  de  38  000  stades. 

3.  Nous  lui  concéderons  volontiers  les  autres  distances 
sur  lesquelles  on  s'accorde  assez  généralement ,  mais  quel 
homme  sensé  pourra  lui  passer  le  nombre  de  stades  qu'il 
indique  pour  la  distance  du  Borysthène  au  parallèle  de 
Thulé  ?  Le  seul  auteur,  en  effet,  qui  parle  de  Thulé  est 
Pythéas,  que  tout  le  monde  connaît  pour  le  plus  menteur 
dds  hommes.  Les  autres  voyageurs  qui  ont  visité  la  Bretagne 
et  lemé  ne  disent  mot  de  Thulé,  bien  qu'ils  mentionnent 
différentes  petites  îles,  groupées  autour  de  laBretagne. D'au- 
tre part,  la  Bretagne,  dont  la  longueur,  égale  à  peu  de  chose 
près  k  celle  de  la  Celtique,  laquelle  lui  fait  face  et  par  ses 
extrémités  correspondantes  aux  siennes  la  détermine  exacte- 
ment, ne  dépasse  pas  5000  stades  (dans  les  deux  pays,  en 
effet,  les  points  extrêmes  à  l'orient  et  à  Toccident  sont  situés 
juste  vis-à-vis,  et  ceux  de  Test,  k  savoir  le  Gantium  et  l'em- 
bouchure du  Rhin,  se  trouvent  même  tellement  rapprochés 
qu'ils  sont  en  vue  l'un  de  l'autre),  la  Bretagne,  dis-je, 
aurait,  au  rapport  de  Pythéas,  20000  stades  de  longueur 
et  la  distance  du  Gantium  à  la  côte  de  Geltique  serait  de  plu- 
sieurs journées  de  navigation.  Sur  les  Ostimii  pareillement, 
et  sur  les  contrées  qui  s'étendent  au  delà  du  Rhin  et  jusqu'à 
la  Scythie,  Pythéas  n'a  publié  que  des  renseignements  con- 
trouvés.  Or,  quiconque  ment  à  ce  point  touchant  des  lieux 
connus  n'a  guère  pu  dire  la  vérité  en  parlant  de  contrées  ab- 
solument ignorées. 

4.  Ajoutons  que  le  parallèle  qui  coupe  le  Borysthène 
doit  être  le  même  que  celui  qui  passe  par  la  Bretagne,  au 
jugement  du  moins  d'Hipparque  et  d'autres  auteurs,  dont  la 
conjecture  se  fonde  sur  l'identité  du  parallèle  de  Byzance  et 
de  celui  de   Massalia,  identité  résultant  de  ce  fait  que  le 


108  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

rapport  deTombre  au  gnomon  qu'Êratoslhène  [d'après  Py- 
théas]  indique  pour  Massalia  Hipparque  dit  rg,voir  trouvé 
exactement  pareil  à  Byzance  dans  des  circonstances  de 
temps  homonymes.  Or,  de  Massalia  au  centre  de  la  Bre- 
tagne il  n*y  a  pas  plus  de  5000  stades  ;  avançons  encore 
au  delà  de*  ce  point  d'une  distance  de  4000  stades  au  plus 
(ce  qui  nous  porte  à  peu  près  à  la  hauteur  d'Ierné),  nous 
nous  trouverons  là  sous  un  climat  à  peine  habitable  ;  et  plus 
loin  par  conséquent,  c'est-à-dire  dans  ces  parages  où  Éra- 
toslhène  relègue  Thulé,  le  climat  sera  absolument  inhabi- 
table pour  rhomme.  Quelles  sont  maintenant  les  données  ou 
simplement  les  idées  préconçues  d'après  lesquelles  il  a  porté 
ainsi  à  1 1  500  stades  la  distance  entre  le  parallèle  de  Thulé 
et  celui  du  Boryslhène,  c'est  ce  que  je  n'aperçois  pas. 

5.  Mais,  s'étant  trompé  sur  la  largeur  ie  la  terre  habitée, 
Ératosthène  devait  forcément  aussi  se  fourvoyer  dans  l'es- 
timation qu'il  a  faite  de  sa  longueur  :  une  longueur  double 
au  moins  de  la  largeur  pour  la  partie  connue  de  notre  terre, 
telles  sont,  en  effet,  les  dimensions  admises  et  par  les  géo- 
graphes modernes  et  par  les  plus  éclairés  d'entre  les  géo- 
graphes anciens.  J'ajoute  que  ces  dimensions  se  prennent 
d'ordinaire  depuis  l'extrémité  de  l'Inde  jusqu'à  celle  de 
l'Ibérie,  pour  la  longueur,  et  pour  la  largeur,  depuis  le  pa* 
rallèle  de  l'Ethiopie  jusqu'à  celui  d'Ierné.  Au  lieu  de  cela, 
ayant  pris  la  largeur  en  question^  entre  l'extrémité  de 
l'Ethiopie  et  le  parallèle  de  Thulé,  Ératosthène  a  dû  éten- 
dre outre  mesure  la  longueur,  pour  que  cette  dimension 
restât  toujours  plus  grande  que  le  double  de  la  largeur  mar- 
quée. Il  compte  déjà,  rien  que  pour  l'Inde,  16  000  stades  de 
longueur  jusqu'à  l'Indus,  et  notez  qu'il  n'a  mesuré  cette 
contrée  que  dans  sa  partie  la  plus  étroite  et  sans  comprendre 
dans  son  calcul  ces  promontoires  ou  pointes  extrêmes  qui 
prolongent  le  continent  indien  et  qui  lui  eussent  donné 
3000  stades  de  plus  ;  de  Tlndus  maintenant  aux  Pyles  Cas- 
piennes  il  compte  14000  stades;  plus  10000  jusqu'à  l'Eu- 
phrate;  5000  de  l'Euphrate  au  Nil;  1300  en  plus  jusqu'à 
la  bouche  Canopique;  de  là  à  Garthage   13  500  ;  et  jus- 


LIVRE  I.  •  109 

qu'aux  Colonnes  d'Hercule,  8000  stades  au  minimum,  en 
tout  70800  stades.  Mais  à  ce  qui  précède  il  croit  qu'on  doit 
ajouter  encore  toute  cette  courbe  que  décrit  la  côte  d'Europe, 
passé  les  Colonnes  d'Hercule,  juste  en  face  de  Tlbérie  et 
dans  la  direction  du  couchant  (laquelle  courbe  ne  mesure  pas 
moins  de  3000  stades)  et  qui  plus  est  les  différents  caps  ou 
promontoires  qui  prolongent  cette  côte,  et  parmi  lesquels  on 
distingue  le  Cabœum  dans  le  pays  des  Ostimii,  avec  les  îles 
circonvoisines,  avec  Uxisamé ,  notamment,  qui  se  trouve  la 
plus  reculée  de  tout  le  groupe,  sa  distance  de  la  côte  étant, 
au  dire  de  Pythéas,  de  trois  journées  de  navigation  :  effec- 
tivement, il  a  compris  dans  son  calcul  les  dernières  terres  sus- 
nommées, à  savoir  les  différents  caps  ie  cette  côte,  tout  le 
territoire  des  Ostimii ,  et  l'île  d'Uxisamé  avec  les  autres  îles 
du  même  groupe,  bien  qu'elles  ne  pussent  en  aucune  manière 
contribuer  à  la  longueur  cherchée,  puisque,  situées  comme 
elles  sont  bien  plus  au  nord,  elles  dépendent  de  la  Celtique  et 
non  de  Tlbérie,  si  même  elles  existent  et  ne  sont  pas  plutôt  à 
considérer  comme  de  pures  inventions  de  Pythéas.  Ce  n'est 
pas  tout,  aux  di&érentes  longueurs  partielles  qu'il  indique 
il  a  dû  ajouter  encore  2000  stades  du  côté  de  l'ouest,  et 
autant  du  côté  de  Test,  pour  conserver  la  proportion  admise 
et  empêcher  que  la  largeur  ne  surpassât  la  moitié  de  la  lon- 
gueur.^ 

6.  Ératosthène  entre  ensuite  dans  de  nouveaux  dévelop- 
pements pour  nous  convaincre  que  les  lois  générales  de  la 
physique  veulent  qu'on  fasse  toujours  plus  grand  l'inter- 
valle entre  le  levant  et  le  couchant ,  et  il  en  conclut  que 
lesdites  lois  de  la  physique  s'accordent  avec  ses  précédents 
calculs  pour  prouver  que  la  plus  grande  dimension  de  notre 
terre  habitée,  autrement  dit  sa  longiieur,  doit  être  prise  du 
levant  au  couchant.  [Tel  est  le  cas  d'ailleurs,  ajoute-t-il,  de 
notre  zone  elle-même,  c'est  aussi  dans  ce  sens  qu'elle  est  le 
plus  étendue],  et,  ses  deux  extrémités  se  rejoignant,  elle  forme 
ce  que  les  mathématiciens  appellent  le  cercle,  si  bien  qu'on 
pourrait  aller  sur  mer  depuis  l'Ibérie  jusqu'à  l'Inde  en  sui- 
vant toujours  le  même  parallèle,  n'était  l'immensité  de  l'At- 


110  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

lantique,  qui  représente  le  complément  de  la  distance  indi- 
quée ci-dessus,  c'est-à-dire  plus  du  tiers  du  cercle  total,  le 
parallèle  d'Athènes,  sur  lequel  nous  avons  pris  le  précédent 
stadiasme  entre  Tlnde  et  Tlbérie,  ne  mesurant  pas  tout  à  fait 
200  000  stades.  »  Mais  ici  encore  Ératosthène  s'est  trompé  ; 
car  ce  qui  est  vrai  mathématiquement  parlant  et  de  la  zone 
tempérée  tout  entière,  de  cette  zone  qui  est  la  nôtre,  et 
dont  notre  terre  habitée  n'est  qu'une  partie,  peut  ne  pas  Têtre 
de  la  terre  habitée  prise  isolément.  Qu'appelons-nous  en  effet 
terre  habitée?  Uniquement  cette  portion  de  la  terre  que  nous 
habitons  et  qu'à  ce  titre  nous  connaissons.  Or  il  se  peut  faire 
que  dans  la  même  zone  tempérée  il  y  ait  deux  terres  habitées, 
plus  même,  surtout  à  proximité  de  ce  parallèle,  qui, passant 
par  Athènes,  coupe  toute  la  mer  Atlantique.  Ératosthène  re- 
prend alors  sa  démonstration  de  la  sphéricité  de  la  terre,  et, 
comme  il  insiste  sur  ses  mêmes  arguments,  nous  pourrions, 
nous,  répéter  aussi  nos  mêmes  critiques,  le  blâmant  surtout 
de  ce  qu'il  ne  cesse  d'attaquer  Homère  sur  les  mêmes  choses. 
7.  A  propos,  maintenant,  des  continents^  après  avoir 
rappelé  combien  d'opinions  différentes  les  géographes  ont 
émises  sur  cette  question,  et  comment  la  division  des  uns 
à  l'aide  de  fleuves,  tels  que  le  Nil  et  le  Tanaïs,  fait  des 
continents  autant  d'îles,  tandis  que  la  division  des  autres 
au  moyen  d*isthmçs,  soit  de  Tisthme  qui  sépare  la  Cas- 
pienne, de  la  mer  du  Pont,  soit  de  cet  autre  isthme  qui  se 
trouve  resserré  entre  la  mer  Erythrée  et  TEcregma,  réduit 
les  continents  à  l'état  de  presqu'îles  ou  de  péninsules,  Era- 
tosthène ajoute  qu'il  n'est  nullement  frappé  pour  sa  part 
de  l'utilité  pratique  d'une  pareille  recherche ,  et  qu'il  ne 
saurait  y  voir  qu'un  de  ces  sujets  de  dispute  si  chers  à  l'é- 
cole de  Démocrite.  «  ÏBn  effet,  dit-il,  quand  il  n'y  a  point 
de  limites  exactement  marquées,  comme  c'est  le  cas  pour 
Colyttus  et  pour  Mélité,  que  ne  séparent  ni  stèles,  ni  mur 
d'enceinte,  on  peut  bien  dire  vaguement,  ceci  est  Colyttus  et 
ceci  Mélité^  mais  l'on  ne  peut  point  préciser  le  lieu  où  passe 
en  réalité  la  ligne  de  démarcation  commune,  et  voilà  comme 
entre  voisins  il  y  a  eu  souvent  contestation  au  sujet  de  telle 


uvRE  I.  m 

ou  telle  localité,  au  sujet  de  Thyrées,  par  exemple  entre  les 
Argienset  les  Lacédémoniens,  et  au  sujet  d'Oropos  entre  les 
Athéniens  et  les  Béotiens.  D'ailleurs,  continue-t-il,  en  distin- 
guant trois  continents,  les  Grecs  n'avaient  pas  en  vue  l'en- 
semble de  la  terre  habitée,  mais  seulement  la  partie  qu'eux- 
mêmes  en  occupaient  et  celle  qui  lui  fait  face,  et  qui,  occupée 
alors  par  les  Cariens,  l'est  aujourd'hui  par  les  Ioniens  et  les 
populations  limitrophes  des  Ioniens  ;  et  ce  n'est  qu'avec  le 
temps,  c[uand  ils  eurent  poussé  plus  avant,  quand  ils  eurent 
acquis  la  connaissance  d'un  plus  grand  nombre  de  Ueux, 
qu'ils  généralisèrent  ainsi  leur  division  primitive.  »  — 
Halte-là!  dirons-nous  à  notre  tour  (et  en  commençant  par 
la  fin  nous  n'entendons  pas  disputer  à  la  façon  de  Démo- 
crite,  mais  bien  à  la  façon  d'Êratosthène  lui-même),  voulez- 
vous  dire  que  les  premiers  qui  imaginèrent  cette  division 
des  trois  continents  étaient  les  mêmes  qui  s'étaient  proposé 
de  tracer  une  simple  ligne  de  démarcation  entre  leurs  pos- 
sessions et  celles  des  Garions  situées  vis-à-vis?  Ou  bien, 
entendez-vous  (et  ceci  en  effet  nous  paraît  plus  probable) 
qu'après  ces  Grecs  qui  n'avaient  envisagé  pour  leur  opéra- 
tion que  la  Grèce  et  la  Carie,  avec  une  faible  portion  peut- 
être  des  pays  qui  y  touchent,  sans  penser  ni  à  TEurope,  ni 
à  l'Asie,  non  plus  qu'à  la  Libye,  il  en  vint  d'autres  qui,  em- 
brassant, autant  du  moins  que  la  chose  était  possible,  tout 
l'ensemble  de  la  terre  habitée,  proposèrent  cette  nou- 
velle division  en  trois  parties  ?  —  Soit,  mais  dans  ce  cas-là 
comment  admettre  que  la  première  division  ne  portait 
pas  déjà  sur  la  terre  habitée?  Gomment  concevoir  qu'à 
aucun  moment  on  ait  pu  déterminer  trois  parties  et  désigner 
chacune  de  ces  parties  sous  le  nom  de  continent^  sans  avoir 
conçu,  au  préalable,  l'idée  nette  du  tout  qu'il  s'agissait  de 
partager?  Ou,  si  l'on  veut  absolument  que,  sans  prétendre 
embrasser  la  terre  habitée  dans  son  ensenible,  les  auteurs 
de  cette  division  se  soient  proposé  uniquement  d'en  par' 
loger  une  des  parties  ^  que  ne  nous  dit-on  dans  quelle 
partie  de  la  terre  habitée  ils  avaient  entendu  ranger  l'Asie, 
l'Europe,  ou  ce  qu'ils  comprenaient  sous  la  dénomination 


112  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

générale  de  continent  ?  La  bévue,  on  le  voit,  est  un  peu 
forte. 

8.  En  voici  une  autre  pourtant  qui  est  plus  forte  encore  :  on 
commence  par  déclarer  qu'on  ne  voit  pas  bien  l'utilité  pra- 
tique que  peut  offrir  la  recherche  des  limites,  on  cite  à  ce  pro- 
pos l'exemple  de  Colyttus  et  de  Mélité,  puis  on  fait  tout  à 
coup  volte-face,  et  Ton  dit  juste  le  contraire  :  et  en  effet,  si  les 
guerres  au  sujet  de  Thyrées  et  d'Oropos  sont  nées  de  l'igno- 
rance où  Ton  était  des  limites,  c'est  qu'il  n'y  a  rien  appa- 
remment qui  soit  d'une  utilité  plus  pratique  que  de  déli- 
miter exactement  les  territoires  qui  se  touchent.  — Mais 
peut-être  a-t-on  voulu  dire  simplement  que  si,  pour  de 
petites  localités,  voire  même  pour  chaque  État  pris  isolé- 
ment, une  délimitation  rigoureuse  paraît  offrir  de  l'utilité, 
celle  des  continents  est  absolument  superflue  ?  —  «  Non, 
répondrons- nous  encore,  celle-ci  pas  plus  que  les  autres , 
les  continents  eux-mêmes  pouvant  devenir  un  spjet  de 
contestation,  entre  deux  conquérants  par  exemple,  qui,  pos- 
sédant l'un  l'Asie  et  Tautre  la  Libye,  se  disputeraient  l'E- 
gypte, la  basse  Egypte  s'entend.  »  Du  reste,  sans  insister 
autrement  sur  un  cas  aussi  rare,  disons  qu'il  importe,  ab- 
solument parlant,  d'établir  de  grandes  divisions,  qui,  en 
servant  à  la  délimitation  exacte  des  continents,  puissent 
encore  au  besoin  s'étendre  à  l'ensemble  de  la  torre  habitée, 
et  que,  pour  une  opération  de  ce  genre,  il  n'y  a  pas  k  s'inquié- 
ter si,  en  séparant  les  continents  par  des  fleuves,  on  laisse 
quelques  parties  de  la  limite  indéterminées  :  [c'est  là  en  effet 
un  inconvénient  inévitable,]  les  fleuves  ne  remontant  pas 
jusqu'à  rOcéan,  e1  ne  pouvant  par  conséquent  enfermer 
et  envelopper  les  continents  comme  ils  feraient  des  îles. 

9.  Pour  terminer  maintenant  la  présente  série  de  ses 
Mémoires  y  Ératosthèue  rappelle  que  certains  auteurs  ont  pro- 
posé une  autre  division  du  genre  humain  en  deux  groupes , 
à  savoir  les  Grecs  et  les  Barbares  ;  mais,  loin  de  l'adopter, 
il  la  compare  à  ce  conseil  donné  naguère  à  Alexandre  par 
quelques-uns  de  ses  courtisans,  de  traiter  tous  les  peuples 
grecs  en  amis  et  en  ennemis  tous  les  peuples  barbares,  et 


I 


LIVRE  I.  113 


érige  en  principe  que  la  seule  division  possible  à  établir 
entre  les  hommes  est  celle  qui  a  pour  hase  le  bien  et  le 
mal  ;  <  voyez,  dit-il,  même  parmi  les  peuples  grecs,  beau- 
coup sont  mauvais^  tandis  que  parmi  les  Barbares,  sans 
parler  des  Grecs  et  des  Romains,  ces  peuples  si  admira- 
blement constitués,  on  en  compte  plus  d'un,  le  peuple  in- 
dien par  exemple  et  le  peuple  arien,  dont  les  mœurs  sont 
polies  et  civilisées.  Alexandre  du  reste  l'entendait  bien  de 
cette  façon,  aussi  ne  tint -il  aucun  compte  de  l'avis  qu'on 
lui  donnait,  et  on  le  vit  partout  et  toujours  accueillir  les 
hommes  de  mérite  quels  qu'ils  fussent  et  les  combler  de  ses 
faveurs.  »  —  Mais  qu'ont  donc  fait,  dirons-nous  à  noire 
tour,  ceux  qui  prétendaient  diviser  le  genre  humain  en 
deux  groupes,  comprenant  l'un  les  peuples  dignes  de  mé- 
pris, et  Tautre  les  peuples  dignes  de  louange ,  si  ce  n'est  re- 
connaître qu'il  est  des  hommes  chez  qui  domine,  avec  le 
respect  des  lois,  le  goût  des  lettres  et  de  la  civilisation, 
tandis  qu'il  en  est  d'autres  chez  qui  dominent  les  pen- 
chants contraires?  De  sorte  qu'-A lexandre,  loin  de  négliger 
l'avis  qui  lui  était  donné,  et  loin  d'en  prendre  le  contre- 
pied,  l'avait  par  le  fait  goûté  et  approuvé  jusqu'à  y  con- 
former même  toute  sa  conduite,  n'en  ayant  considéré  appa- 
remment que  l'intention. 


FIN  DU  PREMIER  LIVRE. 


OÉOCP,  DE   STRABON.   I. —  & 


LIVRE  IL 


Dans  son  second  livre,  Strabon  cite  textuellement  un  certain  nombre 
de  passages  d'Êratosthène,  qn'il  soumet  ensuite  à  un  examen  cri- 
tique^  relevant  tout  ce  qui  lui  paraît  inexact  dans  les  assertions,  les 
divisions  ou  les  descriptions  de  cet  auteur.  Il  rappelle  aussi  et 
discute  de  la  môme  façon  mainte  opinion  d'Hipparque,  puis  ter- 
mine par  un  exposé  abrégé  et  en  quelque  sorte  synoptique  de  son 
propre  ouvrage,  autrement  dit  de  la  science  géographique  tout 
enlière. 


CHAPITRE  PREMIER. 

1.  Dans  le  troisième  livre  de  sa  Géographie,  ÊTaLtosthëney 
dressant  la  carte  de  la'  terre  habitée,  divise  celle-ci  en  deux  de 
louest  à  l'est  par  une  ligne,  parallèle  à  la  ligne  équinoxiale  : 
les  extrémités  qu'il  donne  à  cette  ligne  sont,  à  l'ouest,  les 
Colonnes  d'Hercule,  et,  à  Test,  les  promontoires  et  contre- 
forts extrêmes  de  la  chaîne  qui  forme  le  côté  septentrional 
de  rinde  ;  puis,  à  partir  des  Colonnes  d'Hercule,  il  la  mène 
par  le  détroit  de  Sicile  et  les  caps  méridionaux  du  Pélo- 
ponnèse et  de  l'Attique  jusqu'à  l'ile  de  Rhodes  et  au  golfe 
d'Issus.  Jusque-là,  comme  il  le  marque  lui-même,  la  ligne 
en  question  n'a  fait  que  traverser  la  mer  et  longer  les  con- 
tinents qui  la  bordent,  parce  qu'effectivement  notre  mer 
intérieure  s'étend  ainsi  toute  en  longueur  jusqu'à  la  Cilicie; 
mais  à  partir  de  ce  point  il  lui  fait  suivre  toute  la  chaîne 
du  Taurus  jusqu'à  l'Inde,  et  cela  sans  dévier,  car  le  Taurus 
qui  est,  selon  lui,  le  prolongement  direct  de  la  mer  que  nous 
voyons  commencer  aux  Colonnes  d'Hercule,  divise  l'Asie 


LIVRE  II.  115 

tout  entière  dans  le  sens  de  sa  longueur  en  deux  parties^ 
Tune  boréale,  l'autre  australe,  et  se  trouve  de  la  sorte,  et 
comme  la  mer  elle-même,  laquelle  s'étend,  avons-nous  dit, 
des  Colonnes  d'Hercule  au  point  où  commencent  ses  pre- 
mières pentes,  situé  sous  le  parallèle  d'Athènes  *. 

2.  Gela  posé,  Ératosthène  propose  une  rectification  à  l'an- 
•cienne  carte  géographique  ;  il  trouve  que  sur  cette  carte, 

*  toute  la  partie  orientale  de  la  chaîne  dô  montagnes  s'écar- 
tant  beaucoup  vers  le  nord,  l'Inde  est  entraînée  naturelle- 
ment dans  la  môme  direction  et  devient  plus  septentrionale 
qu'elle  ne  Test  en  réalité.  Or,  voici  ce  qu'il  allègue  d'abord 
k  l'appui  de  son  opinion.  «  Beaucoup  d'auteurs,  dit-il, 
raisonnant  d'après  l'analogie  des  conditions  atmosphéri- 
ques et  des  apparences  célestes,  conviennent  que  l'extrémité 
la  plus  méridionale  de  l'Inde  se  trouve  juste  à  la  même 
hauteur  que  Méroé  :  mais,  de  la  pointe  la  plus  méridionale 
à  l'extrémité  la  plus  septentrionale  de  l'Inde,  laquelle  touche 
à  la  chaîne  du  Caucase,  Patrocle,  qui  est  l'auteur  lé  plus 
digne  de  foi  à  cause  du  haut  rang  qu'il  occupait  et  des 
connaissances  spéciales  qu'il  avait  en  géographie,  compte 
15000  stades;  d'autre  part,  la  distance  de  Méroé  au  pa- 
rallèle d'Athènes  mesure  à  peu  près  le  même  nombre  de 
stades;  il  s'ensuit  donc  que  la  partie  septentrionale  de 
l'Inde  contigué  au  Caucase  aboutit  aussi  à  ce  même  cercle.  » 

3.  A  ce  premier  argument  Ératoslhène  en  joint  un  autre 
que  voici  :  il  fait  remarquer  que  la  distance  mesurée  depuis 
le  golfe  d'Issus  [au  sud],  jusqu'à  la  mer  du  Pont  au  nord, 
en  un  point  voisin  d'Amisus  ou  de  Sinope,  est  à  peu  près  de 
3000  stades,  ce  qui  est  juste  la  largeur  attribuée  à  la  chaîne 
de  montagnes.  «  Si  maintenant,  dit-il,  à  partir  d'Amisus, 
on  se  dirige  au  levant  équinoxial,  on  rencontre  d'abord  la 
Golchide,  puis  le  col  qui  débouche  sur  la  mer  Hyrcanienne, 
et  la  route  qui  y  fait  suite  et  mène  par  Bactres  jusque  chez 
les  Scythes,  en  laissant  les  montagnes  à  droite.  La  même 
ligne,  maintenant,  à  l'ouest  d'Amisus,  traverse  la  Propontide 

1.  Nous  avons,  d'après  rbeoreuse  correction  de  Kraraer,  lu  partout  ^i  'aC7;vûv. 
ao  lieu  de  ^là  e'.vfiiy. 


116  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

et  rHellespont.  Or,  de  Méroé  jusqu'à  rHellespont,  il  y  a  au 
plus  18  000  stades,  juste  autant  qu'on  en  compte  depuis  le 
côté  méridional  de  l'Inde  jusqu'à  la  Baciriane,  quant  aux 
15000  stades  formant  l'étendue  de  l'Inde  proprement  dite 
on  en  ajoute  3000  pour  la  largeur  de  la  chaîne  de  mon- 
tagnes. » 

4.  Mais  Hipparque  combat  l'assertion  d'Ératosthène,  et , 
cela  en  attaquant  ses  autorités  :  il  nie  par  exemple  que  Pa- 
trocle  mérite  aucune  confiance,  lorsqu'il  a  contre  lui  le 
double  témoignage  de  Déimaque  et  de  Mégasthène,  les- 
quels prétendent,  d'accord  en  cela  avec  le  tracé  des  anciennes 
cartes,  que  la  largeur  de  l'Inde  calculée  à  partir  de  la  mer 
australe  varie,  suivant  les  points  où  on  la  prend,  entre  20 
et  30000  stades  :  il  lui  paraît  inadmissible  qu'il  faille 
ajouter  loi  au  seul  Patrocle,  .sans  tenir  compte  de  témoi- 
gnages si  formellement  contraires  au  sien,  et  qu'on  doive 
corriger  les  anciennes  cartes  d'après  cette  autorité  unique, 
au  lieu  de  laisser  jusqu'à  plus  ample  et  plus  sûr  informé 
les  choses  comme  elles  étaient. 

5.  A  mon  tour,  je  trouve  que  ce  jugement  d'Hipparque 
prête  à  plus  d'une  rectification.  Et  d'abord,  quand  il  est 
i:otoire  qu'Ératosthène  a  consulté  maintes  autorités  diffé- 
rentes, comment  prétendre  que  Patrocle  soit  la  seule  dont 
îi  s'est  servi  ?  Que  fait-on  à  ce  compte  du  témoignage  de 
rinform^lcur,  qui  a  dû  lui  apprendre  que  l'extrémité  méri- 
dionale de  l'Inde  correspondait  juste  à  Méroé,  du  témoi- 
gnage de  cet  autre  informateur  qui  lui  aura  fourni  la  mesure 
de  la  distance  de  Méroé  au  parallèle  d'Athènes,  de  cet 
autre  encore  qui  lui  aura  fait  connaître  la  vraie  largeur 
de  la  chaîne  de  montagnes,  et  comme  elle  égale  l'intervalle 
qui  sépare  la  Cilicie  d'Amisus,  de  ceux  enfin  qui  lui  auront 
appris  comment  la  roule  qui,  parlant  d'Amisus  traverse  la 
Oolchide  et  THyrcanie,  et  mène  jusqu'en  Bactriane  et  plus 
loin  même  jusque  chez  les  peuples  des  bords  de  la  mer 
Orientale,  se  dirige  en  droite  ligne  au  plein  levant  équi- 
noxial,  le  long  et  à  la  gauche  ^les  montagnes,  tandis  qu'au 
vC.uchant  la  même  ligne  prolongée  coupe  la  Propontide  et 


LIVRE  U.  1J7 

THelIespont  ?  Gar^  si  Ératostbène  admet  comme  vraies  ces 
différentes  doBnées,  c'est  apparemment  sur  la  foi  de  voya- 
geurs qui  avaient  été  sur  les  lieux  et  qu'il  avait  pu  consuller 
tout  à  son  aise,  ayant  rencontré  sans  doute  leurs  relations 
parmi  les  trésors  de  cette  bibliothèque  qu'il  avait  à  sa  dis* 
position,  et  dont  Hipparque  lui-même  a  vanté  la  richesse- 

6.  Mais  à  ne  prendre  de  tous  ces  auteurs  que  le  seulPa- 
trocle ,  manque-t-il  donc  de  bons  garants  qui  puissent  dé* 
fendre  son  témoignage?  N'a-t-il  pas  pour  lui  et  l'estime  des- 
princes  qui  l'avaient  investi  â'un  si  haut  emploi,  et  le  grand 
nombre  des  auteurs  qui  l'ont  cru  et  suivi,  et  le  peu  de  poids 
de  ceux  qui  l'ont  contredit  et  qu'Hipparque  nous  nomme, 
puisque  chaque  démenti  adressé  à  ses  contradicteurs  devient 
une  preuve  de  sa  bonne  foi?  Nous  ne  voyons  même  pas, 
quant  à  nous  qu'il  y  ait  lieu  de  douter  de  sa  parole, 
quand  il  nous  dit  que  dans  l'Inde  les  soldats  et  compagnons 
d'Alexandre  n'avaient  vu  les  choses  qu'en  courant,  et 
qu  Alexandre  seul  avait  pu  se  renseigner  plus  exactement, 
grâce  k  des  descriptions  composées  exprès  pour  lui  par 
les  gens  connaissant  le  mieux  le  pays^  et  qu'il  nous  affirme 
avoir  eu  conmiunication  de  ces  précieux  documents  par 
une  laveur  spéciale  du  trésorier  Xénoclès. 

7.  Hipparque,  à  la  vérité,  ajoute  dans  son  second  livre 
qu'Ératosthène  a  tout  le  premier  contribué  à  infirmer  lauto- 
rité  de  Patrocle  ,  puisque,  sur  la  question  de  savoir  quelle 
longueur  attribuer  au  côté  septentrional  de  l'Inde,  alors  qu'il 
avait  à  choisir  entre  le  nombre  de  16  000  stades  proposé  par 
Mégaslbène  et  celui  de  15000  que  Patrocle  indique,  il  n'a 
voulu,  à  cause  de  leur  désaccord,  s'en  rapporter  ni  à  l'un  ni 
à  l'autre,  et  qu'il  a  mieux  aimé  se  décider  d'après  un  troi- 
sième témoignage  et  adopter  l'indication  d'un  stadiasme  ano- 
nyme qu'il  avait  entre  les  mains.  «  Or,  poursuit  Hippar- 
que, s'il  a  suffi  d'un  désaccord  comme  celui-là,  où  il  s'agis- 
sait seulement  dune  différence  de  1000  stades,  pour 
empêcher  qu'on  ne  crût  Patrocle,  à  plus  forte  raison  doit- 
on  douter  de  ce  qu'il  dit,  quand  la  différence  s* élève  à 
8000  stades,  et  qu'  en  outre  c'est  contre  le  témoignage  formel 


118  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

de  deux  auteurs,  s'accordant  Tun  et  l'autre  à  attribuer  à 
rinde  une  largeur  de  20  000  stades,  qu'il  a  réduit  cette  lar- 
geur à  12  000.  » 

8.  Mais  à  cela  nous  répondrons  qu'Ératosthène  n*a  pas  con- 
damné Patrocle  sur  le  seul  fait  de  son  désaccord  avec  Mégas- 
thène  et  qu'il  avait  dû  préalablement  comparer  son  dire  avec 
le  témoignage  concordant  et  véridique  de  l'auteur  du  sta 
diasme  en  question.  Or,  y  a-t-il  lieu  de  s'étonner  qu'un  témoi 
gnage,  d'ailleurs  digne  de  confiance,  soit  effacé  par  un  autr 
encore  plus  digne  de  foi,  et  que  nous  abandonnions  en  cer 
tains  cas  telle  autorité  que  nous  avons  suivie  dans  d'autres, 
quand  nous  trouvons  ailleurs  un  élément  de  certitude  pks 
grande?  Sans  compter  qu'il  y  a  quelque  chose  de  ridicule  h 
croire  que,  plus  le  désaccord  est  grand,  plus  la  défiance  doit 
être  grande  aussi  ;  le  contraire  même  paraît  plus  vrai,  et  i  l 
semble  qu'un  léger  désaccord  autorise   toujours  plus  le 
soupçon  d'erreur  :  sur  un  détail  de  mince  importance,  non- 
seulement  le  premier  venu,  mais  celui-lk  même  qui  est  plus 
éclairé  que  les  autres,  a  plus  de  chance  de  se  tromper, 
tandis  que  sur  une  question  importante,  où  le  premier 
venu  se  trompera  aisément,  l'homme  instruit  risquera 
beaucoup  moins  de  le  faire  et  devra  trouver  plus  facilement 
créance. 

9.  Nous  ferons  remarquer  d'autre  part  que,  s'il  est  vrai, 
en  thèse  générale ,  que  les  auteurs  ayant  écrit  sur  l'Inde 
n'ont  fait  la  plupart  du  temps  que  mentir,  Déimaque  les 
surpasse  tous  à  cet  égard,  et  que  Mégasthène  vient  tout  de 
suite  après  lui.  Chez  Onésicrite,  ainsi  que  chez  Néàrque  et  les 
autres  historiens  du  même  temps,  on  sentait  déjà  les  pre- 
miers bégayements  du  mensonge  *  :  nous  l'avons  vu,  de  reste, 
en  écrivant  l'histoire  d'Alexandre.  Mais  c'est  de  Déimaqne 
et  de  Mégasthène  sans  comparaison  qu'il  importe  de  se  dé- 
fier le  plus.  Ce  sont  eux,  en  effet,  qui  ont  parlé  des  Enoto- 
cèteSy  des  Astomes,  des  Arrhines^  des  Monophthalmes  y 

1.  Coray  ponctuait  différerament  la  phrase,  ce  qui  change  quelque  peu  le 

sens  :  Totoûxot  rapa^'tXXilJovTeç.  'h5»)  8i  xal  i^nïv,  etc,  au  lieu  de  icoça^jftUlÇovreç  tiSr,. 
Kal  i^jxTv  S'  ûitKÎfÇev  etC. 


LIVRE  U.  119 

des  MacroscèleSf  des  Opisthodactyles  ]  eux  aussi,  qui  ont 
renouvelé  la  fable  homérique  du  combat  des  grues  et  des 
pygmées  en  parlant  d'hommes  hauts  de  trois  spithames; 
eux  encore,  qui  ont  fait  mention  de  ces  fourmis  chercheuses 
ou  fouilleuses  d'ovj  de  ces  Pans  sphénocéphalcs  et  de  ces 
serpents  capables  d*avaler  cerfs  et  bœufs  avec  leurs  cornes  ; 
sans  compter  qu'à  ce  sujet  ils  se  trdtent  l'un  l'autre  à  qui 
mieux  mieux  de  menteur,  comme  Ératosthène  en  fait  lui- 
même  la  remarque.  Ils  avaient  été  envoyés  l'un  et  Tautre 
en  qualité  d'ambassadeurs  à  Palimbothra,  Mégasthène  au- 
près de  Sandrocottus,  et  Déimaque  auprès  de  son  fils  Âlli- 
trochade^  et  voilà  pourtant  les  relations  qu'ils  nous  ont 
laissées  de  leur  voyage  I  Quelle  raison  a  pu  les  pousser  à 
écrire  de  telles  choses?  On  n'en  sait  rien.  Toujours  est-ii 
que  Patrocle  ne  leur  ressemble  pas  le  moins^  du  monde,  et 
qu'en  général  aucun  des  auteurs  cités  par  Ératosthène  ne 
mérite  une  semblable  défiance. 

10.  {Ici  une  longvs  lacum,  qui  a  résisté  jusqu'à  ce  jour 
à  tovLS  les  essais  de  restitution^)  ....  Or,  si  le  méridien 
qu'on  a  fait  passer  par  Rhodes  et  Byzance  s'est  trouvé  juste, 
celui  qu'on  prétend  faire  passer  par  la  Gilicie  et  par  Amisus 
se  trouvera  juste  également,  le  parallélisme  des  deux  lignes 
résultant  de  maintes  observations,  qui  n'ont  pu  constater 
ni  dans  l'une  ni  dans  l'autre  la  moindre  tendance  à  coïncider. 

11.  Ce  qui  -prouve  maintenant  que  le  trajet  par  mer 
d'Âmisus  en  Colcbide  se  lait  bien  réellement  dans  la  direc- 
tion du  levant  équinoxial,  c'est  que  partout,  sur  cette  ligne, 
on  observe  mêmes  vents,  mêmes  saisons,  mêmes  produc- 
tions, mêmes  levers  du  soleil.  On  vérifie  pareillement  que 
telle  est  bien  la  direction  du  col  qui  débouche  sur  la  mer 
Caspienne  et  de  la  route  de  Bactres  qui  y  fait  suite.  C'est 
qu'Ù  n'est  pas  rare  en  effet  que  l'évidence  et  l'accord  una- 
nime des  voyageurs  méritent  plus  de  créance  que  Tindication 
des  instruments.  Cela  est  si  vrai,qu'Hipparque  lui-même^, 

1.  Voy.  cependant  celui  de  Groskurd.  —  2.  Nous  avons  traduit  d'après  la 
correction  a&T6«  6  'Imoaexoc  proposée  par  Coray  et  Mèiueke,  au  lieu  de  la  letjon 

0  rVciç  "l. 


120  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

qui  nous  affirme  que  la  ligne  tirée  depuis  les  Colonnes 
<l*Hercule  jusqu'en  Gilicie  est  droite  et  se  dirige  au  levant 
équiïioxial,  n'a  pas  relevé  cette  ligne  tout  entière  à  Taide 
d'instruments  et  par  les  procédés  géométriques,  mais  qu'il  a 
dû,  pour  toute  la  partie  comprise  entre  les  Colonnes  d'Her- 
cule et  le  détroit  de  Sicile,  s'en  rapporter  aux  témoignages 
des  navigateurs.  Aussi  a-t-il  tort  de  prétendre  que,  du  mo- 
ment que  nous  ne  pouvons  pas  dire  quel  est  le  rapport  du 
jour  le  plus  long  au  jour  le  plus  court  et  le  rapport  de 
Tombre  au  gnomon  pour  toute  la  chaîne  de  montagnes  qui 
court  depuis  la  Cilicie  jusqu'à  Tlnde,  nous  ne  pouvons  pas 
dire  non  plus  que  cette  chaîne  soit  plutôt  parallèle  qu'o- 
blique, et  qu'en  conséquence  nous  devons  maintenir  sans 
correction  l'obliquité  telle  que  les  anciennes  cartes  nous  la 
présentent  *.  Car,  en  premier  lieu,  ne  pas  pouvoir  dire  une 
c/i05e,  c'est  proprement  5'a65ienir  de  V affirmer;  et  s'abstenir ^ 
c'est  n'incliner  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre  ;  or  vouloir,  comme 
fait  Hipparque,  qu'on  laisse  les  choses  dans  l'état  où  les 
anciens  nous  les  ont  présentées,  n'est-ce  pas  incliner  d'un 
côté  plutôt  que  de  Vautre?  Hipparque  eût  été  plus  consé- 
quent en  nous  dissuadant  absolument  de  toute  étude  géo- 
graphique, puisqu'en  effet  sur  la  situation  exacte  des 
autres  chaînes  de  montagnes  et  notamment  des  Alpes,  des 
Pyrénées,  des  montagnes  de  la  Thrace,  de  Tlllyrie  et  de  la 
Germanie,  nous  n'avons  rien  de  plus  précisr  à  dire  ;  mais, 
qui  voudra  jamais  croire  que  les  anciens  méritent  plus  de 
foi  que  les  modernes,  après  toutes  les  erreurs  qu'ils  ont 
commises  dans  leurs  cartes  géographiques,  et  qu'Ëratos- 
thène  a  relevées  à  si  juste  titre,  sans  qu'Hipparque  ait  pu  y 
trouver  à  redire. 

12.  En  second  lieu,  toute  la  suite  du  raisonnement 
d'Hipparque  est  remplie  de  grandes  difficultés.  Voyez  en 
effet  si,  sans  vouloir  rien  changer  à  cette  donnée,  que  les 
extrémités  méridionales  de  l'Inde  correspondent  à  la  région 
de  Méroé,  non  plus  qu'à  celle-ci,  que  la  distance  de  Méroé 

1.  Kramer  lit  ici  r.a^i/yjai.  an  lieu  de  ^epii///jfft,  nous  avons  traduit  d'après 
celte  correction. 


LIVRE  U.  121 

au  détroit  de  Byzance   est  de  1 8  000  stades,  on  porte  à 
30000  stades  la  distance  de  Tlnde  mérldioDale  aux  mon- 
tagnes, voyez,  dis-je,  quel  enchaînement  d'absurdités  en 
résulte.  Et  d'abord,  si  le  parallèle  de  Byzance  est  le  même 
que  celui  deMassalia  (ainsi  qu  Hipparque  l'affirme  sur  la  foi 
de  Pythéas),  et  le  méridieii  de  Byzance  le  même  que,  celui 
du  Borysthène,  ce  qu'Hipparqne  admet  aussi,  en  même 
temps  qu'il  admet  une  distance  de  3700  stades  entre  By- 
zance et  le  Borysthène,  on  devra  retrouver  cette  même  dis- 
tance entre  Massalia  et  le  parallèle  du  Borysthène,  lequel 
se  confondra  alors  avec  celui  de  la  Celtique  Parocéanitidey 
puisqu'un  trajet  de  3700  stades  nous  conduit  effectivement 
jusqu'aux  bords  de  T Océan. 

13.  D'autre  part,  puisque  nous  savons  que  la  Cinnamô- 
mophore  est  la  dernière  terre  habitée  au  midi,  et  que,  d'a- 
près Hipparque  lui-même,  le  parallèle  de  cette  contrée  mar- 
que aussi  le  commencement  de  la  zone  tempérée  et  habitable 
et  se  trouve  éloigné  de  l'équateur  de  8800  stades  environ, 
puisque,  en  même  temps,  Hipparque  place  le  parallèle  du 
Borysthène  à  une  distance  de  34  000  stades  de  l'équateur, . 
c'est  donc  25200  stades  qui  resteront,  pour  exprimer  la 
distance  comprise  entrer  le  parallèle  qui  sépare  la  zone  tor- 
ride  de  la  zone  tempérée  et  le  parallèle  du  Borysthène  et 
de  la  Celtique  Parocéanitide.  Mais  actuellement  le  point  le 
plus  avancé  que  la  navigation  atteigne  au  nord  de  la  Gel- 
tique  est  lemé,  qui  se  trouve  située  par  delà  la  Bretagne, 
et  que  le  froid  rend  déjà  si  difficilement  habitable  que  les 
contrées  situées  encore  plus  loin  passent  pour  être  absolu- 
ment inhabitées.  Et  comme,  généralement,  on  place  lerné 
à  5000  stades  au  plus  au  nord  de  la  Celtique,  c'est  30  000. 
stades  ou  même  un  peu  plus  de  30000  stades  qu'on  trou- 
vera pour  la  largeur  totale  de  la  terre  habitée. 

14.  A  présent,  transportons-nous  à  l'opposite  de  la  Cin- 
namômophore  en  suivant  dans  la  direction  de  l'est  toujours 
le  même  parallèle,  nous  atteignons  ainsi  les  parages  de  la 
Taprobane.  On  croit  fermement  que  la  Taprobane  est  une 
grande  île  située  en  pleine  mer,  au  midi  et  en  avant  de 


122  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

rinde,  qu'elle  s'étend,  qui  plus  est,  en  longueur  dans  la  di- 
rection de  rÉthiopie  sur  un  espace  de  plus  de  5000  stades, 
et  qu'elle  envoie  sur  les  marchés  de  Tlnde  une  quantité,  con- 
sidérable d'ivoire,  d'écaillé  et  d'autres  objets  d'échange.  Or, 
prêtons-lui  une  largeur  proportionnée  à  sa  longueur  :  cela, 
joint  à  l'espace  qui  la  sépare  de  l'Inde ,  ne  saurait  faire 
moins  de  3000  stades,  ce  qui  est  juste  la  distance  qu'on  cal- 
cule depuis  la  limite  extrême  de  la  terre  habitée  jusqu'à 
Méroé,  s'il  est  vrai  que  les  extrémités  de  Tlnde  correspon-* 
dent  exactement  à  l'île  de  Méroé  :  peut-être  même  un  nom- 
bre plus  fort  serait-il  plus  près  de  la  vérité.  Ajoutons  ensuite 
ces  3000  stades  aux  30  000  que  suppute  Déimaque  jusqu'au 
col  qui  donne  accès  chez  les  Bactriens  et  les  Sogdiens,  et 
voilà  ces  peuples  rejetés  en  dehors  de  la  zone  habitable  et 
tempérée  l  Mais  personne  osera-t-il  avancer  rien  de  pareil 
après  tous  les  récits  qu'on  a  faits  et  qu'on  fait  encore  de 
l'heureux  climat  et  de  la  fertilité  merveilleuse,  non-seule- 
ment de  l'Inde  septentrionale,  mais  de  l'Hyrcanie  elle-même, 
de  TArie  et  des  contrées  qui  suivent,  telles  que  la  Mar-  ' 
giane  et  la  Bacti  iane  ?  Car  toutes  ces  contrées,  bien  qu'elles 
appartiennent  au  versant  septentrional  du  Taurus,  et  que 
la  Bactriane  touche  même  au  col  par  où  l'on  entre  dans 
l'Inde,  toutes,  dis-je,  jouissent  d'un  si  heureux  climat,  qu'on 
ne  saurait  rien  concevoir  qui  diffère  davantage  de  la  nature 
des  contrées  inhabitables.  En  Hyrcanie,  par  exemple,  si  c« 
qu'on  dit  est  vrai,  tel  cep  de  vigne  donne  jusqu'à  un  métrètc 
de  vin,  tel  figuier  jusqu'à  soixante  médimnes  de  figues, 
le  grain  tombé  des  épis  suffit  à  faire  lever  une  seconde 
moisson,  les  abeilles  font  leurs  ruches  dans  les  arbres, 
.et  le  miel  découle  des  feuilles.  En  Médie,  dans  le  canton 
de  Maliane,  en  Arménie ,  dans  ceux  de  Sacasène  et  d'A- 
raxène,  les  mêmes  faits  se  produisent,  sans  être  aussi  sur- 
prenants, puisque  ces  cantons  sont  plus  méridionaux' 
que  l'Hyrcanie,  et  qu'ils  jouissent  d'ailleurs  d'un  climat 
exceptionnel  relativement  au  reste  des  pays  auxquels  ils 
appartiennent.  En  Hyrcanie,  la  chose  est  donc  autrement 
merveilleuse.   Dans  la  Margiane,  aussi,  l'on  assure  qu'il 


LIVRE   II.  123 

n  est  pas  rare  de  trouver  des  ceps  de  vigne  tellement  gros, 
que  deux  hommes  auraient  peine  à  en  embrasser  le  pied,  et 
que  leurs  grappes  ont  jusqu'à  deux  coudées  de  long.  L'Arie, 
qui  passe  pour  posséder  également  tous  ces  mêmes  avan- 
tages, semble^  en  outre,  supérieure  aux  provinces  voisines 
par  la  qualité  de  ses  vignobles,  car  les  vins  s'y  conservent 
jusqu'à  la  troisième  génération,  et  cela  dans  des  vases 
qu'on  n'a  pas  enduits  de  poix.  Enfin  Ton  nous  dit  que  dans 
la  Bactriane,  laquelle  confine  à  l'Arie,  tout  vient,  tout  ab- 
solument, excepté  Tolivior. 

15.  Qu'il  y  ait  maintenant  dans  toutes  ces  contrées  des 
parties  froides,  j'entends  les  parties  élevées  et  montagneuses, 
il  n'y  a  rien  là  qui  doive  nous  étonner,  car  dans  les  dimaU 
méridionaux  les  montagnes,  et  en  général  toutes  les  terres 
élevées  sont  froides,  celles-là  même  qui  sont  unies  comme 
des  plaines.  Dans  laCappadoce,  par  exemple,  dont  la  partie 
voisine  de  TEuxin  est  plus  septentrionale  de  beaucoup  que 
la  partie  qui  borde  le  Taurus,  l'immense  plaine  de  Baga- 
dania,  située  entre  le  mont  Argée  et  le  Taurus,  produit  à 
peine  çà  et  là  quelques  arbres  fruitiers,  bien  qu'elle  soit 
de  3000  stades  plus  m'éridionale  que  la  mer  de  Pont , 
tandis  que  les  faubourgs  de  Sinope,  d'Amisus  et  de  Phana- 
rée  ne  sont  proprement  que  vergers  et  plantations  d'oli- 
viers. Ajoutons  que  TOxus,  qui  forme  la  limite  entre  la  Bac- 
triane et  la  Sogdiane,  passe  pour  être  d'une  navigation  si 
facile,  que  les  marchandises  de  l'Inde,  transportées  par  cette 
voie,  descendent  sans  peine  jusqu'en  Hyrcanie,  d'où  elles 
se  répandent  ensuite,  au  moyen  des  fleuves,  dans  toutes  les 
contrées  environnantes  jusqu'au  Pont. 

16.  Trouverait-on,  je  le  demande,  une  aussi  riche  naturo 
sur  les  rives  du  Borysthène  et  dans  la  partie  de  la  Geltiqn»» 
qui  borde  l'Océan?  Mais  la  vigne  n'y  vient  seulement  pas  (  u 
du  moins  elle  n'y  donne  pas  de  fruit,  et,  là  où  elle  en  donne , 
à  savoir  plus  au  midi,  sur  les  bords  de  notre  mer  intérieure 
et  du  Bosphore,  les  raisins  sont  petits,  et  il  faut,  l'hiver, 
enterrer  les  ceps.  Il  y  a  plus,  la  glace  dans  ces  pays  s'amasse 
en  telle  quantité,  notamment  à  l'entrée  du  lac  Mœotis,  qu'on 


124  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

a  VU  tel  lieutenant  de  Mitbrîdate,  à  la  même  place,  oii  du- 
rant l'hiver,  il  avait  battu  les  Barbares  dans  un  combat  de 
cavalerie,  remporter  l'été,  après  la  débâcle  des  glaces,  une 
victoire  navale  et  sur  les  mêmes  ennemis.  Ératosthène  cite 
même  à  ce  propos  certaine  inscription  relevée  dans  le  tem- 
ple d'Esculape  à  Panticapée  sur  une  aiguière  d'airain  que  la 
glace  avait  fait  éclater  : 

a  Si  quelque  mortel  se  refuse  à  croire  ce  qui  arrive  en  nos 
contrées,  qu'il  jette  les  yeux  sur  cette  aiguière  et  il  ne  doutera 
plus;  ce  n'est  pas  comme  une  riche  et  pieuse  offrande,  mais 
comme  un  témoignage  irrécusable  de  la  rigueur  de  nos  frimas 
que  le  prêtre  Stratios  Ta  exposée  ici.  » 

Or,  s'il  nous  est  déjà  interdit  de  comparer  le  climat  dn 
Bosphore  et  le  climat,  plus  tempéré  pourtant,  d'Amisus  et 
de  Sinope  à  celui  des  contrées  que  nous  énumérions  tout  h 
Theure,  à  plus  forte  raison  ne  sanrions-nous  établir  de 
comparaison  entre  ces  mêmes  contrées  et  les  régions  du 
Boryslhène  et  de  l'extrême  Celtique,  puisque  des  pays, 
qu'on  s'accorde  à  placer  h  3700  .stades  au  midi  du  Borys- 
thène  et  de  la  Celtique,  atteindraient  encore  à  peine  à  la 
hauteur  d'Amisus,  de  Sinope,  de  Byzance  et  de  Massalia. 

17.  Qu'on  s'obstine  cependant  à  adopter  les  calculs  de 
Déimaque  et  qu'à  ses  30  000  stades  on  ajoute  tout  le  trajet 
qui  reste  encore  à  franchir  jusqu'à  la  Taprobane  et  aux  fron- 
tières de  la  zone  torride,  trajet  qu'on  ne  peut  guère  évaluer 
à  moins  de  4000  stades,  et  Bactres  et  l'Arie  se  trouvent  aus- 
sitôt reléguées  à  34000  stades  de  la  zone  torride,  c'est-à-dire 
à  la  même  distance  où  le  Borysthène,  suivant  Hipparque,  se 
trouve  de  Téquateur.  En  d'autres  termes,  Bactres  et  l'Arie 
sont  transportées  à  8800  stades  au  nord  du  Borysthène  et 
de  la  Celtique ,  tout  comme  l'équateur  est  à  880O  stades 
au  sud  du  cercle  qui  sépare  la  zone  torride  de  la  zone  tem- 
pérée et  qui  n'est  autre,  avons-nous  dit^  que  le  parallèle  de 

1.  Voy.  p.  194  (note  4)  da  tome  !•'  de  la  traduction  française  (in-40)  les  raisons 
qui  ont  porté  Bréquigny  à  supprimer  le  mot  'Iv^u^ç  qai  dans  tous  les  Mss.  suit 

le  mot  Kiyva|x.w{tof  ôpou. 


LIVRE  IT.  125 

la  Cisnaniômopbore.  Et  tandis  que  nous  avons  démontré 
qu'au-dessus  de  la  Celtique,  dans  cet  espace  de  5000  stades 
au  plus  qui  s'étend  jusqu'à  lerné,  le  climat  était  à  peine  sup- 
portable pour  l'homme,  il  résulterait  du  calcul  de  Déima- 
que  qu'il  existe  sur  un  parallèle  de  :>8C0  stades  plus  sep- 
tentrional que  lerné  une  contrée  parfaitement  habitable.  A 
ce  compte  aussi,  Bactres  serait  plus  septentrionale,  et  de 
beaucoup,  que  l'entrée  de  la  mer  Caspierne  ou  Hyrca- 
nienne,  laquelle  entrée,  placée  comme  elle  est  à  6000  stades 
de  distance  du  fond  de  ladite  mer  et  des  montagnes  de  l'Ar- 
ménie et  de  la  Médie,  paraît  être  pourtant  le  point  le  plus 
septentrional  de  toute  cette  côte  qu'on  peut  ranger  ensuite 
sans  interruption  jusqu'à  rinde,  ainsi  que  le  marque  expres- 
sément Patrocle,  longtemps  gouverneur  de  toutes  ces  pro- 
vinces. Notez  en  outre  que  la  Bactriane  s'étend  bien  encore 
de  1000  stades  vers  le  nord  et  qu'au  delà  les  Scythes  occu- 
pent une  contrée  plus  vaste  encore  de  beaucoup,  qui  même 
ne  se  termine  qu'à  la  mer  boréale,  et  dans  laquelle  ces  peu- 
ples, s'ils  vivent  en  nomades,  trouvent  du  moins  à  vivre. 
Mais,  nous  le  demandons,  comment  la  chose  sera-t-elle  pos- 
sible, si  Bactres  elle-même  se  trouve  rejetée  en  dehors  de  la 
zone  habitable?  Cette  distance  du  Caucase  à  la  mer  boréale, 
eu  passant  par  Bactres,  peut  être  évaluée  à  un  peu  plus  de 
4000  stades.  Qu'on  ajoute  ces  4000  stades  au  nombre  de 
stades  calculé  depuis  lerné  dans  la  direction  du  nord,  ce  sera 
donc  en  tout  et  indépendamment  du  stadiasme  propre 
d'Ierné  une  étendue  de  7800  stades  qu'on  aura  prise  sur  la 
zone  ou  région  inhabitée.  Mais  négligeât-on  les  4000  stades, 
la  partie  de  la  Bactriane  contiguë  au  Caucase  se  trouverait 
encore  de  3800  stades  plus  septentrionale  que  lerné  et  plus 
septentrionale  que  la  Celtique  et  le  Borysthène  de  8800  stades. 
18.  Hipparque  nous  dit  maintenant  qu'à  la  hauteur  du 
Borysthène  et  de  la  Celtique  le  crépuscule  règne  du  cou- 
chant au  levant  pendant  toute  la  durée  des  nuits  d'été,  et 
que  le  soleil,  lors  du  solstice  d'hiver,  s'y  élève  au  plus  de 
9  coudées  ;  qu'à  6300  stades  de  Massalia  (c'est-à-dire,  à  l'en 
croire,  encore  dans  les  limites  de  la  Cehique,  mais  déjà  en 


126  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

pleine  Bretagne,  suivant  nons,  et  à  2500  stades  au  nord  de 
la  Celtique)  le  phénomène  est  beaucoup  plus  sensible  ;  que 
\hj  pendant  les  jours  d^hiver^  la  hauteur  du  soleil  est  de 
6  coudées;  qu'elle  est  de  k  coudées  à  9100  stades  de  Mas- 
salia  et  de  moins  de  trois  dans  les  pays  situés  encore  au  delà. 
Or,  d'après  notre  calcul,  cette  région  ultérieure  devrait  se 
trouver  plus  septentrionale  de  beaucoup  que  lemé  elle- 
même.  MaisHipparque,  sur  la  foi  de  Pythéas,  la  place  seu- 
lement au  nord^  de  la  Bretagne,  et  comme  il  ajoute  que  le 
plus  lonp  jouryestde  dix-neuf  heures  équinoxiales,  tandis 
qu'il  est  de  dix-huit  heures  seulement  aux  lieux  où  la  hau- 
teur du  soleil  est  de  6  coudées,  c'est-à-dire  dans  les  pays 
qu'il  place  à  9100  stades  de  Massalia,  il  s'ensuivrait  que  ces 
derniers  pays  sont  plus  méridionaux  que  les  parties  les  plus 
méridionales  de  la  Bretagne.  C'est  donc  sous  le  même  paral- 
lèle que  la  Bactriane  caucasienne  ou  sous  un  parallèle  appro- 
chant qu'il  convient  de  chercher  la  position  en  question, 
puisqu'il  résulte,  avons-nous  dit,  de  l'estimation  de  Déima- 
que  que  la  partie  de  la  Bactriane  contigaë  au  Caucase  est 
de  3800  stades  plus  septentrionale  que  lerné.  Ajoutons 
enfin  ces  3800  stades  au  nombre  de  stades  qui  représente 
la  distance  entre  Massalia  et  lemé,  et  nous  aurons  ainsi 
12500  stades  pour  la  distance  totale.  Mais  qui  a  jamais  ob- 
servé dans  ces  régions,  j'entends  aux  environs  de  Bactres, 
une  durée  pareille  des  jours  les  plus  longs  et  une  pareille 
hauteur  méridienne  du  soleil  lors  du  solstice  d'hiver,  tous 
phénomènes- pourtant  qui,  par  leur  nature,  doivent  frap- 
per les  regards  même  de  Tignorant,  et  qui,  n'ayant  au- 
cun besoin  de  preuve  ou  de  démonstration  mathématique, 
devraient  se  trouver  relatés  dans  la  plupart  des  descriptions 
soit  anciennes,  soit  modernes,  qui  nous  ont  été  laissées  de 
l'empire  Perse?  Gomment  concilier  aussi  ce  que  nous  avons 
dit  plus  haut  de  la  fertilité  de  ces  contrées  avec  de  sembla- 
bles phénomènes  ou  apparences  célestes?  On  voit  donc  par 

1.  Lo  sens  exige  absolument  qu'on  lise  ici  xa-:à  -zà  àpx-nxdtx&^a  au  lieu  de 
n.t.  vr,-i,!,-.o7  que  portent  tous  les  ISIss. 


LIVRE  U.  127 

ce  qui  précède  que  le  raisonnement  d'Hipparqne^  tout  spé- 
cieux qu'il  puisse  être,  est  précisément  Topposé  d'une  vraie 
démonstration  :  oubliant  en  effet  que  la  question  ne  peut  ja- 
mais avoir  la  valeur  d'une  preuve,  il  n'a  fait  en  somme  que 
démontrer  la  question  par  la  question  elle-même. 

19.  [Même  défaut  de  logique  dans  la  critique  qu'il  fait] 
de  cet  autre  passage,  où,  voulant  montrer  à  quel  point  Déi- 
maque  était  ignorant  et  peu  au  fait  des  questions  de  cette 
nature,  Ératosthène  a  rappelé  comment  il  plaçait  l'Inde  entre 
réquinoxe  d'automne  et  le  tropique  d'hiver  et  comment, 
choqué  de  l'assertion  de  Mégasthène,  que  Ton  voit  dans  le 
sud  de  rinde  les  deux  Ourses  se  coucher  et  les  ombres  por- 
ter alternativement  en  sens  contraires,  il  soutenait,  lui, 
qu'il  n'y  a  pas  dans  toute  l'étendue  de  l'Inde  un  seul  lieu  où 
se  produise  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  phénomènes.  «  Sur 
ces  deux  points,  disait  Ératosthène ,  Déimaque  s'est  trompé 
grossièrement.  Il  s'est  trompé  d'abord  en  croyant  que,  sous 
le  rapport  de  la  distance  aux  tropiques ,  il  peut  y  avoir  la 
moindre  différence  entre  l'équinoxe  d'automne  et  l'équinoxe 
du  printemps,  puisque  les  levers  du  soleil  et  le  cercle  décrit 
par  cet  astre  sont  absolument  les  mêmes  à  l'une  et  à  l'autre 
équinoxes.  De  plus,  comme  la  distance  du  tropique  terrestre 
à  J'équateur,  qui  sont  les  deux  cercles  entre  lesquels  Déi- 
maque place  rinde,  a  été  réduite  par  une  estimation  plus 
exacte  bien  au-dessous  de  20  000  stades,  il  se  trouve,  par  le 
fait,  avoir  raisonné  contre  lui-même  et  tout  en  notre  faveur  ; 
il  est  impossible,  en  effet,  avec  les  20  ou  30  000  stades  de 
largeur  qu'il  attribue  à  l'Inde,  qu'elle  tombe  jamais  entre 
lesdites  limites ,  tandis  qu'elle  y  peut  tomber  avec  les  di- 
mensions que  nous  lui  prêtons.  Mais  il  s'est  trompé  encore 
et  non  moins  grossièrement  en  prétendant  que  nulle  part 
dans  l'Inde  on  n'observe  le  coucher  des  deux  Ourses ,  non 
plus  que  le  renversement  des  ombres,  puisqu'on  s'avançant 
à  5000  stades  d'Alexandrie  on  commence  déjà  à  observer 
ce  double  phénomène.  »  Or,  Hipparque  critique  encore 
toute  cette  argumentation  d'Ératosthène,  mais  sans  plus  de 
fondement,  avons-nous  dit  ;  car  en  premier  lieu  il  a  tort  de 


128  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

vouloir  que  Déimaque  ait  parlé  du  tropique  d*élé,  quand  il 
a  formellement  spécifié  le  tropique  d'hiver  *  ;  et  tort  en  se- 
cond lieu  de  penser  qu'il  soit  absolument  interdit  dans  une 
question  de  [géographie]  mathématique  d'user  du  témoi- 
gnage d'un  homme  étranger  à  l'astronomie,  comme  si  Éra- 
tosthène,  en  citant  ici  Déimaque,  avait  entendu  le  désigner 
pour  son  autorité  principale,  et  qu'il  eût  fait  autre  chose 
qu'user  d'un  procédé  que  tout  le  monde  emploie  avec  les  in- 
terlocuteurs peu  sérieux  :  n'est-ce  pas ,  en  effet ,  Pun  des 
meilleurs  moyens  de  réfuter  un  contradicteur  frivole  que 
de  lui  démontrer  que  son  dire,  quel  qu'il  soit,  nous  donne 
raison  contre  lui-même  ? 

20.  Jusqu'ici,  c'est  en  supposant  l'exactitude  de  ce  qui  a 
été  dit  tant  de  fois  et  de  ce  qu'on  croit  généralement,  à  sa- 
voir que  l'extrémité  méridionale  de  l'Inde  est  située  juste 
à  la  hauteur  de  Méroé,  que  nous  avons  démontré  l'absurdité 
des  conséquences  du  système  d'flipparque.  Mais  comme 
Hipparque,  qui  n'y  avait  fait  encore  nulle  objection,  refuse 
dans  son  second  livre  d'admettre  la  susdite  hypothèse,  il 
nous  faut  voir  aussi  comment  il  raisonne  à  ce  sujet.  Voici 
ce  qu'il  dit  en  propres  termes  :  «  Dans  les  cas  où  une  dis- 
tance considérable  sépare  deux  points  du  globe  situés  sous 
le  même  parallèle  à  l'opposite  l'un  de  l'autre,  il  n'y  a  pas 
d'autre  moyen  de  vérifier  s'ils  sont  effectivement  sous  le 
même  parallèle  que  d'arriver  à  comparer  ensemble  leurs 
climats  ou  positions  respectives.  Or,  si  le  climat  de  Méroé 
se  trouve  suffisamment  déterminé  (et  il  Test  par  cette  cir- 
constance ,  que  rapporte  Philon  dans  la  Relation  du  voyage 
qu'il  exécuta  par  mer  en  Ethiopie,  à  savoir  que,  quarante- 
cinq  jours  avant  le  solstice  d'été,  on  y  a  le  soleil  au  zénith, 
ainsi  que  par  le  rapport  de  l'ombre  au  gnomon  que  le  mémo 
auteur  dit  y  avoir  été  observé  tant  àTépoque  du  solstice  qu'à 
celle  de  Téquinoxe,  sans  compter  que  l'opinion  d'Ératos- 
thène  sur  ce  point  se  rapproche  autant  que  possible  de  celle 

f .  On  s'accorde  à  louer  la  correction  proposée  ici  par  Penzel  «vr?  (au  lieu  de 


LIVRE  II.  129 

de  Pliilon),  en  revanche,  personne,  pas  même  Ératos- 
thèse,  n'a  détermine  le  vrai  climat  de  l'Iode.  Seulement 
s'il  est  vrai,  ainsi  qu'on  le  croit  sur  la  foi  de  Néarque, 
qu'on  y  assiste  au  coucher  des  deux  Ourses,  il  devient 
impossible  que  Méroé  et  rextrémité  de  l'Inde  soient  si- 
tuées sons  le  même  parallèle.  »  —  De  deux  choses 
Tune  pourtant  :  ou  bien  Ératosthène  a  ratifié  ce  que  diffé- 
rents auteurs  avaient  dit  de  celte  circonstance  qu'on  voit 
dans  rinde  les  deux  Ourses  se  coucher,  et  alors  comment 
BUpparque  a-t-il  pu  dire  que  personne,  et  Ératosthène  pas 
plus  que  les  autres,  n'avait  rien  publié  sur  le  climat  de 
llnde,  car  cette  circonstance  du  coucher  des  Ourses  se  rap- 
porte bien,  j'imagine,  au  climat;  ou  bien  il  est  faux  qu'Éra- 
tosthène  ait  confirmé  le  dire  des  autres  sur  ce  point,  et  alors 
pourquoi  ne  l'avoir  pas  mis  hors  de  cause?  En  fait  Éra- 
tosthène ne  l'a  pas  confirmé  positivement,  et,  s'il  a  taxé 
Déimaque  d'ignorance,  pour  avoir  prétendu,  contrairement . 
au  témoignage  de  Mégasthène,  qu'il  n'y  a.  pas  un  lieu  dans 
rinde  entière,  d'où  l'on  puisse  assister  au  coucher  des  deux 
Ourses  et  où  l'on  observe  le  renversement  alternatif  des 
ombres,  c'est  qu'il  avait  lieu  de  soupçonner  un  double  men- 
songe dans  une  assertion,  dont  la  première  partie  (j'entends 
celle-^i  que  l'on  ne  voit  nulle  part  dans  l'Inde  les  ombres 
tomber  alternativement  en  sens  contraires)  se  trouvait  être  de 
l'aveu  de  tous,  et  est,  de  l'aveu  même  d'Hipparque,  un  men- 
songe notoire:  car,siHipparque  ne  veut  pas  que  l'extrémité 
méridionale  de  l'Inde  corresponde  juste  à  Méroé,  au  moins 
paraît-il  admettre  qu'elle  est  plus  méridionale  que  Syène. 

21.  Dans  ce  qui  suit  maintenant,  Hipparque  revient  en- 
core sur  les  mêmes  questions,  mais  ou  il  ne  fait  que  répéter 
ce  que  nous  venons  de  réfuter,  ou  bien  il  s'appuie  sur  des 
données  ou  propositions  fausses,  ou  bien  encore  il  introduit 
des  conséquences  inexactes.  Ainsi,  de  ce  qu'Ératosthène 
compte  depuis  Babylone  jusqu'à  Thapsaqùe  4800  stades  et  de 
làvers  le  nord,  jusqu'aux  moDts  d'Arménie,  [2]  100  stades, 
il  ne  résulte  pas  nécessairement  qu'en  suivant  le  méridien 
même  de  Babylone  on  trouvera  encore  plus  c!3  6000  stades 

CÉOGR.  DE  STRABOrï.  I.  —  9 


130  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

entre  cette  ville  et  les  monts  d'Arménie  :  loin  de  dire  en  eôet 
que  de  Thapsaque  k  ces  montagnes  il  y  ait  2000  stades*, 
Eratosthène  signale  dans  Imtervalle  certain  espace  qui  n'a 
pu  être  encore  mesuré.  Or,  Targument  qu'on  tire  d'une 
donnée  fausse  n'offre  plus  rien  de  concluant.  D'autre  part, 
Eratosthène  n'a  jamais  dit  que  Thapsaque  fût  situé  à  plus 
de  4500  stades  au  nord  de  Babylone. 

22.  Plus  loin,  Hipparque,  qui  continue  à  plaider  la  cause 
des  anciennes  cartes,  citera  encore  inexactement  Eratos- 
thène au  sujet  de  sa  troisième  sphragide  ou  section  de  la 
terre  habitée,  s'arrangeant  ainsi  avec  une  sorte  de  com- 
plaisance des  propositions  plus  faciles  k  réfuter.  On  sait 
qu'Ératosthène,  après  avoir  au  préalable  établi  certaines 
données  touchant  la  direction  du  Taurus  et  de  la  mer  inté- 
rieure depuis  les  Colonnes  d'Hercule  et  avoir,  conformément 
k  ces  données,  et  au  moyen  d'une  première  ligne,  divisé  la 
terre  habitée  en  deux  parties ,  Tune  boréale  et  Tautre^aus- 
trale,  essaye  de  diviser  encore  chacune  de  ces  parties  en 
autant  de  sections,  ou,  pour  parler  comme  lui,  en  autant 
de  sphragides  que  la  nature  des  lieux  le  comporte.  Or, 
l'Inde  forme  la  première  sphragide  de  la  partie  australe  et 
l'Ariane  la  seconde,  et,  comme  l'une  et  l'autre  de  ces  con- 
trées comportent  une  délimitation  facile,  Eratosthène  a  pu 
en  donner  exactement  la  longueur  et  la  largeur  et  jusqu'à 
un  certain  point  la  figure  géométrique.  Ainsi  il  prête  à 
l'Inde  la  forme  rhomboïdale,  parce  qu'effectivement,  de  ses 
côtés,  deux  soiit  baignés  par  la  mer  du  sud  et  la  mer  orien- 
tale, sans  être  découpés  par  ces  mers  en  golfes  profonds,  et 
que  ses  deux  autres  côtés  sont  limités,  l'un  par  la  chaîne  de 
montagnes  et  l'autre  par  le  fleuve,  qui  achèvent  de  lui  don- 
ner ime  orme,  à  peu  de  chose  près,  rectiligoe.  Quant  à 
l'Ariane,  il  fait  remarquer  que  trois  de  ses  côtés  représen- 
tent assez  exactement  les  trois  côtés  d'un  parallélogramme, 
mais  qu'en  revacche  la  limite  occidentale  ne  saurait  être  dé- 
terminée aussi  rigoureusement,  vu  que  de  ce  côté  les  popula- 

1.  Ai<T)riXl(i>v  au  lieu  de  nllta^  que  portent  les  Mss.  :  conjecture  de  Casaubon. 


LIVRE  II.  131 

lions  limitrophes  sont  comme  enchevêtrées  les  unes  dans  les 
aatreSy  ce  qui  n'empêche  pas  qu'il  n'ait  cherché  à  la  figu- 
rer par  une  ligne  qu'il  fait  partir  des  Pyles  Gaspiennes, 
pour  la  mener  jusqu'à  Textrémitéde  la  Karmanie  adjacente 
au  golfe  Persique,  et  qu'il  n'appelle  cette  ligne  le  côté  occi- 
dental de  l'Ariane,  par  opposition  au  côté  oriental  que 
forme  l'Indus.  Mais  il  ne  dit  pas  que  ces  deux  côtés  soient 
parallèles.  Il  ne  le  dit  pas  même  des  deux  autres  côtés  que 
forment  la  chaîne  de  montagnes  et  la  mer,  et  se  contente 
de  les  appeler  l'un  le  côté  nord,  l'autre  le  côté  sud. 

23.  Eratusthène  ne  nous  a  donc  donné  de  cette  seconde 
sphragide  qu'une  ébauche  déjà  un  peu  grossière,  mais  celle 
qu'il  donne  de  la  troisième  l'est  bien  autrement  et  pour  plus 
d'une  raison.  La  première  raison,  nous  l'avons  déjà  indi- 
quée, c'est  qu'il  n'a  pu  déterminer  assez  rigoureusement  le 
côté  compris  entre  les  Pyles  Gaspiennes  et  la  Karmanie,  le- 
quel est  commun  à  la  troisième  et  à  la  seconde  sphragide; 
une  autre  raison,  c'est  que,  comme  le  golfe  Persique  en- 
tame profondément  le  côté  méridional  de  cette  sphragide 
(circonstance  du  reste  qu'Ératosthène  signale  tout  le  pre- 
mier), il  s'est  vu  forcé  de  prendre  comme  ligne  droite  la 
route  qui  part  de  Babylone  et  s'en  va  par  Suse  et  Persépolis 
jusqu'aux  frontières  de  la  Karmanie  et  de  la  Perse,  la  seule 
route  de  toute  celte  région  qui  pût  lui  offrir  un  stadiasme 
rigoureusement  levé  (le  développement  total  de  cette  route 
est  d'un  peu  plus  de  9000  stades).  Puis  il  a  appelé  ladite 
ligne  le  côté  méridional  de  sa  figure,  mais  sans  dire  qu'elle 
fât  parallèle  au  côté  septentrional.  Il  saute  aux  yeux  main- 
tenant que  l'Euphrate,  dont  il  s*est  servi  pour  déterminer 
le  côté  occidental,  ne  forme  pas  davantage  une  ligne  droite  : 
on  voit,  en  effet,  ce  fleuve  à  la  sortie  des  montagnes  couler 
au  niidi^  puis  tourner  à  Test,  et  de  nouveau  se  diriger  au 
midi  jusqu'à  son  embouchure  dans  la  mer.  Mais  Ératos- 
ihène  indique  lui-même  cette  obliquité  du  cours  du  fleuve, 
quand  il  compare  la  forme  de  la  Mésopotamie,  cette  contrée 
qu'enferment  en  se  rejoignant  le  Tigre  et  TEuphrate,  à 
celle  d'une  galère  garnie  de  ses  rames  :  telle  est  l'image  dont 


132  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

il  se  sert.  Ajoutons  que  le  côté  occidental,  ainsi  déterminé 
par  le  cours  de  TEuphrate,  n  a  pas  été  mesuré  dans  toute 
son  étendue,  notamment  entre  Thapsaque  et  TArmënie,  et 
qu'Ératosthène  avoue  lui-même  l'impossibilité  où  il  s'est 
trouvé  d'estimer  la  longueur  de  toute  la  partie  adjacente  à 
l'Arménie  et  aux  montagnes  du  nord,  faute  de  mesures  cer- 
taines. Tels  sont  lès  différents  motifs  qui  Tout  empêché, 
comme  il  le  dit  lui-même,  de  donner  de  cette  troisième 
sphragide  autre  chose  qu'une  esquisse,  combinée  tant  bien 
que  mal  d'après  une  foule  de  stadiasmes,  dont  la  pluparten- 
core  étaient  anonymes.  11  y  aurait  donc  déjà  de  l'injustice  à 
Hipparque  d'argumenter  en  géomètre  contre  une  simple  es- 
quisse, qui,  telle  qu'elle  est,  a  droit  encore  à  notre  recon- 
naissance en  ce  qu'elle  nous  donne  tout  au  moins  une  idée 
approximative  de  la  nature  des  lieux  ;  mais  que,  dans^ces 
conditions-là,  il  n'observe  pas  même  les  données  d'Ératos- 
thène  et  qu'il  fasse  porter  ses  démonstrations  géométriques 
sur  des  données  purement  imaginaires,  c'est  montrer  par 
trop,  en  vérité,  toute  la  jalousie  qui  l'anime. 

24.  Or,  c'est  en  esquissant  ainsi  à  grands  traits  sa  troi- 
sième sphragide  qu'Ératosthène  a  compté  depuis  les  Pyles 
Gaspiennes  jusqu'à  l'Euphrate  une  distance  de  10  000  stades, 
qu'il  décompose  maintenant  de  la  façon  suivante,  en  se 
réglant  sur  les  stadiasmes  partiels  qu'il  avait  pu  se  procurer, 
si  ce  n'est  qu'il  procède  ici  dans  l'ordre  inverse  et  prend  son 
point  de  départ  de  l'Euphrate,  du  passage  de  l'Euphrate  à 
Thapsaque  :  de  ce  point-là  jusqu'au  Tigre,  en  l'endroit  oîi 
Alexandre  franchit  ce  fleuve,  il  marque  [2400  stades];  puis, 
se  portant  en  avant  par  Gaugamèles  et  le  Lycus ,  par  Arbè- 
les  et  par  Ecbatane,  c'est-à-dire  par  la  route  même  que 
suivit  Darius  dans  sa  fuite  depuis  le  champ  de  bataille  de 
Gaugamèles  jusqu'aux  Pyles  Gaspiennes,  il  réussit  à  par- 
faire ses  1 0  000  stades,  l'excédant  qu'il  trouve  n'étant  que 
de  300  stades.  Voilà  donc  comment  Èratosthène  s'y  est  pris 
pour  mesurer  le  côté  septentrional  de  sa  figure;  mais,  en 
suivant  cette  marche,  il  n'a  pas  entendu  présenter  ledit  côté 
comme  parallèle  à  la  chaîne  de  montagnes,  non  plus  qu'à  la 


LIVRE   II.  133 

ligne  menée  par  les  colonnes  d'Hercule,  par  Athènes  et  par 
Rhodes,  car  il  savait  que,  si  Thapsaque  se  trouve  à  une 
grande  distance  des  montagnes,  la  route,  qui  va  de  Tha- 
psaque aux  Pyles  Caspiennes,  finit  par  rencontrer  ladite 
chame  de  montagnes,  les  Pyles  Caspiennes  marquant  ain^i 
l'extrémité  septentrionale  de  la  limite  en  question. 

25.  Le  côté  nord  ainsi  représenté,  Ératosthène  poursuit 
en  ces  termes  :  «  pour  ce  qui  est  du  côté  méridional,  im- 
possible de  liii  faire  suivre  la  mer,  vu  l'espèce  de  pointe 
que  le  golfe  Persique  forme  de  ce  côté  dans  les  terres;  mais 
nous  avons  la  route  qui  part  de  Babylone,  et  qui  s'en  va  par 
Suse  et  Persénoiis  aboutir  aux  confins  de  la  Perse  et  de  la 
Karmanie,  présentant  une  longueur  de  9200  stades.  »  Il  fait 
donc  de  cette  route  le  côté  méridional  de  sa  figure,  mais 
sans  dire  encore  le  moins  du  monde  que  le  côté  sud  soit 
parallèle  au  côté  nord.  Il  explique  même  la  différence  de 
longueujr  des  deux  lignes  prises  par  lui  comme  côtés  septen- 
trional et  méridional  par  cette  circonstance  que  TEuphrate, 
après  avoir  coulé  jusqu'en  un  certain  point  de  son  cours 
droit  au  midi,  incline  ensuite  sensiblement  vers  Test. 

26.  Des  deux  limites  transversales,  maintenant,  Ératos- 
thène décrit  d'abord  celle  de  l'O.,  mais  il  le  fait  de  telle 
sorte  qu'on  peut  se  demander  en  vérité  comment  il  Ta  conçue 
au  juste  et  si  dans  sa  pensée  elle  formait  une  seule  ligne  ou 
deux  lignes  difiérentes.  Car,  s'il  compte  à  partir  du  passage 
de  Thapsaque  et  le  long  de  TEuphrate  jusqu'à  Babylone 
4800  stades  et  3000*  stades  de  là  aux  bouches  de  l'Euphrate 
et  à  la  ville  de  Térédon,  il  avoue  qu'au  N.  de  Thapsaque 
il  n'y  a  eu  de  mesuré  que  la  partie  qui  s'étend  jusqu'aux 
Pyles  d'Arménie  et  qui  peut  bien  être  de  11 00  stades,  mais 
que  Vautre  partie,  laquelle  traverse  la  Gordyène  ^  et  l'Ar- 
ménie, ne  l'a  pas  été  et  manque  par  conséquent  dans  son 
calcul.  Passant  ensuite  au  côté  oriental,  il  estime  que,  dans 

i.  Voy.  p.  196  {Index  varix  lectionis)  de  son  édition  de  Strabon  les  raisons 
qoe  donne  M-  Ch.  Mûller  pour  repousser  l'addiiion  x^iaxtoiou^  après  Tpt<rxi^iouç 
proposée  par  Gossellin  et  ratifiée  par  Groskurd.  —  2,  ropSualwv  au  lieu  de 
roprjvaittv,  heureuse  correction  de  La  Porte  du  Theil. 


134  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

la  portion  qui  part  de  la  mer  Erythrée  et  traverse  toute  la 
Perse  dans  la  direction  de  la  Médie,  c'est-à-dire  dans  la  di- 
rection du  nord,  ce  côté  n'a  pas  moins  de  8000  stades  et 
qu'il  dépasserait  même  9000  stades  si  on  le  faisait  partir 
des  promontoires  les  plus  avancés,  mais  que,  dans  la  por- 
tion restante ,  laquelle  court  à  travers  la  Paraetacène  et  la 
Médie  jusqu'aux  Pyles  Gaspiennes,  il  ne  mesure  guère  que 
3000  stades.  Il  ajoute  que  le  Tigre  et  TEuphrate,  qui  cou- 
lent au  S.  l'un  et  l'autre  au  sortir  de  l'Arménie,  décrivent  à 
eux  deux,  passé  les  montagnes  de  la  Grordyène,  un  vaste 
cercle  autour  de  la  contrée  spacieuse  appelée  Mésopotamie, 
après  quoi  ils  tournent  au  levant  d'hiver  et  au  midi,  l'Eu- 
phrate  surtout,  qui,  se  rapprochant  de  plus  en  plus  du  Tigre, 
vers  le  mur  de  Sémiramis  et  à  la  hauteur  du  village  d'Opis, 
passe  à  200  stades  tout  au  plus  de  ce  village,  traverse  en- 
suite Babylone  et  va  se  jeter  dans  le  golfe  Persique.  «  De 
là,  dit-il,  pour  la  Mésopotamie  et  la  Babylonie,  une  confi- 
guration particulière ,  qui  rappelle  la  forme  d'une  galère 
munie  de  ses  rames.  »  Tel  est  l'ensemble  du  passage  d'Ëra- 
tosthène. 

27.  Dans  le  tracé  de  sa  troisième  sphragide  Ératosthène 
a  bien  commis  quelques  erreurs,  que  nous  exanunerons 
plus  loin,  mais  ce  ne  sont  pas  du  tout  celles  qu'Hipparque 
lui  reproche.  Voyons  ce  que  dit  Hipparque.  Dans  l'inten- 
tion de  fortifier  encore  la  proposition  établie  par  lui  dès  en 
commençant,  à  savoir  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  déplacer 
rinde,  pour  la  reporter  davantage  vers  le  S.,  ainsi  que  le 
veut  Ératosthène,  il  prétend  tirer  la  preuve  évidente  de  ce 
fait  des  assertions  mêmes  de  celui-ci.  «  Ainsi,  dit-il,  après 
avoir  donné  pour  limite  septentrionale  à  sa  troisième  section 
une  ligne  de  10000  stades  comprise  entre  les  Pyles  Gas- 
piennes et  TEuphrate,  Ératosthène  ajoute  que  le  côté  méri- 
dional compris  entre  Babylone  et  les  frontières  de  la  Ear- 
manie  n'a  guère  plus  de  9000  stades;  que  le  côté  du 
couchant,  maintenant,  qui  présente  entre  Thapsaque  et  Ba- 
bylone, le  long  de  l'Euphrate,  un  développement  de  4800 
stades,  plus  3000  stades  entre  Babylone  et  les  bouches  du 


LIVRE  II.  135 

fleave,  a  été  au  N.  de  Thapsaque  mesuré  encore  sur  un  es- 
pace de  1100  stades  environ,  mais  ne  l'a  plus  été  au  delà. 
Or,  ajoute  Hipp arque,  si  le  côté  nord  de  la  troisième  sec-  ^ 
tien  est  de  10  000  stades  environ,  quand  le  côté  qui  lui  est 
parallèle,  c'est-à-dire  la  droite  menée  de  Babylone  au  côté 
du  levant,  n'est  évalué  qu'à  un  peu  plus  de  9000  stades,  il 
est  évident  que  Babylone  se  trouve  plus  avancée  vers  Test 
que  le  passage  de  î'Euphrate  à  Thapsaque  d'un  peu  plus 
de  1000  stades.  » 

28.  Oui  assurément,  dirons-nous,  si  les  Pyles  Gaspiennes 
d'une  part  et  d'autre  part  la  frontière  de  la  Karmanie  et  de 
la  Perse  se  trouvaient  situées  exactement  sous  le  même  mé- 
ridien et  que  les  lignes  dirigées  sur  Thapsaque  et  sur  Baby- 
lone fussent  deux  perpendiculaires  abaissées  de  ce  même 
méridien,  assurément  il  en  serait  ainsi.  Car  on  n'aurait  qu'à 
prolonger  jusqu'à  la  rencontre  da  méridien  de  Thapsaque 
la  ligne  qui  aboutit  à  Babylone,  pour  qu'elle  devînt  sensi- 
blement égale  ou  peu  s'en  faut  à  la  ligne  qui  joint  les  Pyles 
Gaspiennes  et  Thapsaque,  et  de  la  sorte  en  eâet  Babylone 
se  trouverait  plus  orientale  que  Thapsaque  de  tout  ce  que 
la  ligne  tirée  des  Pyles  Gaspiennes  à  Thapsaque  a  de  plus 
en  longueur  que  celle  qui  va  de  la  frontière  de  Karmanie  à 
Babylone.  Mais  Ératosthène  n'a  pas  dit  que  la  ligne,  qui 
forme  le  côté  occidental  de  l'Ariane,  s'étendît  dans  le  sens 
même  du  méridien  ;  il  n'a  pas  dit  davantage  de  la  ligne  tirée 
des  Pyles  Gaspiennes  à  Thapsaque  qu'elle  fût  perpendicu- 
laire au  méridien  des  Pyles  Gaspiennes  ;  de  la  ligne  que  dé- 
crit la  chaîne  de  montagnes,  à  la  bonne  heure  :  or  la  ligne 
dirigée  sur  Thapsaque  part  du  même  point  que  la  ligne 
formée  par  la  chaîne  de  montagnes  et  fait  un  angle  avec 
celle-ci.  Ératosthène  n'a  pas  dit  non  plus  que  la  ligne  qui 
joint  la  frontière  de  Karmanie  et  Babylone  fût  parallèle  à  la 
ligne  qu'il  mène  sur  Thapsaque.  Mais  lui  fût-elle  paral- 
lèle f  du  moment  que  celle-ci  n'est  pas  perpendiculaire  au 
méridien  des  Pyles  Gaspiennes,  Hipparque  ne  saurait  s'en 
prévaloir  davantage  dans  la  conclusion  de  son  raisonnement. 

29.  Ce  n'est  pas  tout  pourtant,  et,  après  avoir  pris  lesdites 


136  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

propositions  comme  autant  de  points  acquis  à  la  discussion, 
après  avoir  cru  démontrer  de  la  sorte  qu'Ératosthène  lui- 
même  avait  fait  Babylone  plus  orientale  que  Thapsaque  d'un 
peu  plus  de  1000  stades,  Hipparque  s'est  forgé  encore  un 
nouveau  lemme  pour  la  suite  de  sa  démonstration.  «  Qu'on 
imagine ,  dit-il ,  une  droite  menée  depuis  Thapsaque  dans 
la  direction  du  midi  jusqu*à  la  rencontre  d'une  perpendicu- 
laire abaissée  de  Babylone,  il  en  résultera  un  triangle  rec- 
tangle composé  d'abord  de  la  ligne  qui  joint  Thapsaque  et 
Babylone,  en  second  lieu  de  la  perpendiculaire  abaissée  de 
Babylone  sur  le  méridien  de  Thapsaque  et  finalement  du 
méridien  même  de  Thapsaque.  »  De  la  première  ligne  com- 
prise entre  Thapsaque  et  Babylone  et  longue,  suivant  lui, 
de  4800  stades,  il  fait  l'hypoténuse  du  triangle.  Il  donne 
ensuite  à  la  perpendiculaire  abaissée  de  Babylone  sur  le 
méridien  de  Thapsaque  un  peu  plus  de  1000  stades,  juste 
autant  que  ce  que  la  ligne  menée  jusqu'à  Thapsaque  a  de 
plus  en  longueur  que  la  ligne  qui  s'arrête  à  Babylone  ;  et 
de  ces  longueurs  il  conclut  pour  le  côté  restant,  c'est-k-dire 
pour  l'autre  côté  de  l'angle,  droit,  une  longueur  sensiblement 
plus  grande  que   celle  de  la  perpendiculaire  en  question. 
Puis  il  ajoute  à  ce  même  côté  la  ligne  qu'Ératosthène  mène 
depuis  Thapsaque  dans  la  direction  du  nord  jusqu'aux  mon- 
tagnes d'Arménie.  Mais  Ératosthène  avait  eu  soin  de  dire 
que  ladite  ligne  n'avait  été  mesurée   que  dans  une  portion 
de  son  parcours,  sur  un  espace  de  1 1 00  stades  environ ,  et 
qu'il  en  avait  négligé  le  reste  dans  son  calcul  faute  de  me- 
sure positive.  Hipparque,  lui,  suppose  à  cette  dernière  por- 
tion de  la  ligne  une  longueur  de  1 000  stades  au  moins,  ce 
qui  donne  pour  les  deux  ensemble  2100  stades. Or,  en  ajou- 
tant ces  2100  stades  à  la  longueur  du  côte  de  son  triangle 
qui  est  opposé  à  l'hypoténuse  et  qui  a  été  mené  jusqu'à  la 
rencontre  de  la  perpendiculaire  abaissée  de  Babylone,  il 
obtient  par  le  fait  une  distance  de  plusieurs  milliers  de 
stades  depuis  les  monts  d'Arménie  et  le  parallèle  d'Athè- 
nes jusqu'à  la  susdite  perpendiculaire  menée  depuis  Baby- 
lone ,  laquelle  se  confond  avec  le  parallèle  de  Babylone. 


% 


LIVRE  II.  137 

D'autre  part,  cependant,  il  établit  qu'en  prenant  pour  me- 
sure du  méridien  entier  le  nombre  de  stades  fixé  par  Éra- 
tosthène,  on  ne  trouve  pas  plus  de  2400  slades  pour  la 
distance  du  parallèle  d'Athènes  à  celui  de  Babylone  et  que 
par  conséquent  les  montagnes  d'Arménie  et  la  chaîne  du 
Taums  ne  sauraient  être  placées  sur  le  même  parallèle 
qu'Athènes,  comme  le  veut  Ératosthène,  mais  qu'elles  doi- 
vent être,  d'après  les  données  mêmes  de  celui-ci,  reculées 
vers  le  nord  de  plusieurs  milliers  de  stades.  Or  ici,  indé- 
pendamment de  ce  qu'il  s'est  servi,  pour  la  construction  de 
son  triangle,  de  propositions  dont  nous  avons  démontré  la 
fausseté,  Hipparque  prend  encore  pour  une  donnée  de  la 
question  ce  qui  n'en  est  pas  une,  à  savoir  que  l'hypoténuse 
de  son  triangle,  autrement  dit  la  droite  qui  joint  Thapsaque 
et  Babylone  a  4800  slades  de  longueur.  Car  Ératosthène  dit 
formellement  que  celte  longueur  est  celle  de  la  route  qui 
suit  le  cours  de  l'Euphrate,  et  il  fait  remarquer  en  même 
temps  que  la  Mésopotamie,  y  compris  la  Babylonie,  forme 
nn  vaste  cercle  dont  la  circonférence  est  décrite  par  l'Eu- 
phrate et  le  Tigre,  mais  principalement  par  l'Eaphrate,  de 
sorte  que  la  droite  tirée  entre  Thapsaque  et  Babylone  ne 
saurait  en  aucune  façon  longer  l'Euphrate,  ni  mesurer  à 
beaucoup  près  un  si  grand  nombre  de  stades.  Voilà  donc  le 
raisonnement  d'Hipparque  détruit.  D'autant  qu'on  a  montré 
plus  haut  comment  il  était  impossible  que  deux  lignes  don- 
nées pour  se  diriger  à  partir  des  Pyles  Gaspiennes,  l'une 
sur  Thapsaque,  l'autre  sur  tel  point  de  la  chaîne  des  monts 
d'Arménie  situé  à  l'opposite  de  Thapsaque  et  à  une  dis- 
lance de  cette  ville  qu'Hipparque  lui  même  fait  de  2100 
stades  au  moins,  fussent  parallèles  soit  entre  elles,  soit 
avec  la  ligne  menée  par  Babylone ,  c'est-à-dire  avec  le  côté 
méridional  delà  sphragide  d'Ératosthène.  Faute  de  pouvoir 
indiquer  la  mesure  exacte  de  la  route  qpii  borde  les  monta- 
gnes, qu'a  fait  Eratosthène  ?  Il  nous  a  donné  à  la  place  la 
mesure  de  la  route  comprise  entre  Thapsaque  et  les  Pyles 
Gaspiennes,  mais  en  ayant  soin  d'ajouter  qu'il  ne  la  donnait 
que  comme  un  à  peu  près.  11  lui  importait  peu  d'ailleurs,  d»i 


138  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

moment  qu'il  ne  voulait  qu'indiquer  la  longueur  de  la  contrée 
qui  succède  à  l'Ariane  et  s'étend  jusqu'à  l'Euphrate,  de  me- 
surer une  ligne  plutôt  que  l'autre.  Qu'Hipparque  néanmoins 
ait  affecté  de  croire  qu'Ératosthène  avait  voulu  parler  là  de 
lignes  parallèles,  autant  valait  lui  dire  qu'il  le  trouvait  aussi 
ignorant  qu'un  écolier.  Des  critiques  aussi  puériles  ne  mé- 
ritent pas  qu'on  s'y  arrête. 

30.  Voici  en  revanche  ce  qu'on  pourrait  sérieusement 
reprocher  à  Ératosthène.  De  même  qu'en  anatomie  on  dis- 
tingue la  division  par  membres  de  la  simple  division ,  de 
la  division  grossière  en  parties  prises  au  hasard,  la  division 
par  membres  procédant  d'après  la  délimitation  naturelle 
des  parties  et  suivant  leurs  articulations  et  leurs  principaux 
contours,  ainsi  qu'Homère  le  dit  dans  ce  vers, 

c  Ayant  divisé  la  victime  membre  à  membre  *, 

tandis  que  l'autre  méthode  n'offre  rien  de  pareil ,  et  de 
même  que  l'on  emploie  Tune  oul'autre  méthode  en  son  lieu, 
suivant  la  circonstance  et  le  besoin,  de  même  en  géographie, 
oti  il  nous  faut  procéder  aussi  à  la  division  complète  des  par- 
ties, nous  devons  imiter  la  dissection  par  membres  plutôt  que 
la  division  en  parties  prises  au  hasard,  car  c'est  ainsi  seule- 
ment que  nous  pourrons  obtenir  ces  traits  ou  caractères  dis- 
tinctifs  et  ces  délimitations  rigoureuses,  dont  le  géographe  a 
surtout  besoin.  Or,  pour  qu'une  contrée  soit  bien  délimitée, 
il  faut  autant  que  possible  qu'elle  le  soit  à  l'aide  des  fleu- 
ves, des  montagnes  ou  de  la  mer,  à  l'aide  encore  de  la 
nationalité  une  ou  multiple  de  ses  habitants,  à  l'aide  enfin , 
si  faire  se  peut,  d'une  détermination  exacte  de  son  éten- 
due et  de  sa  figure.  Dans  tous  les  cas,  une  simple  indica- 
tion à  grands  traits  suffira ,  sans  qu'il  faille  chercher  la 
précision  géométrique.  S'agit-il  de  l'étendue,  il  suffira  d'in- 
diquer le  maximum  de  la  longueur  et  de  la  largeur,  de  dire, 
par  exemple,  au  sujet  de  la  terre  habitée,  qu'elle  a  en  Ion- 

1.  Hom.,  Oîyssée,  IX,  291.;  Iliade^  XXIV,  4o9.  M.  Meineke  voit  dans  cette 
citation  une  glose  marginale,  et  comme  telle  il  Ta  rejetée  en  note  dans  son 
édition.  Cf.  Yindity,  Strabon,  liber,  p.  8. 


LIVRE  n.  139 

g^enr  70000  stades,  et  en  largeur  un  peu  moins  de  la  moi- 
tié de  sa  longueur;  s'agit-il  de  la  configuration ,  il  suffira 
de  la  comparer  soit  à  une  figure  géométrique  quelconque, 
comme  quand  on  dit  que  la  Sicile  a  la  forme  d'un  triangle, 
soit  à  telle  autre  image  généralement  connue,  comme  quand 
on  compare  l'ibérie  à  une  peau  de  bœuf  et  le  Péloponnèse 
à  une  feuille  de  platane.  Et  plus  sera  grande  la  région  à 
partager,  plus  aussi  la  division  à  grands  traits  se  trouvera 
être  dé  mise. 

31.  Gela  posé,  on  voit  que  la  division  de  la  terre  habitée 
en  deux  parties  au  moyen  de  la  chaîne  du  Taurus  et  de  la 
mer  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule  est  bonne.  Dans  la  por- 
tion australe  de  la  terre,  la  délimitation  de  l'Inde,  au  moyen 
de  lignes  de  différente  nature,  est  bonne  également  :  bornée 
en  effet  à  la  fois  par  une  chaîne  de  montagnes,  par  im  fleuve, 
par  une  mer  ;  désignée ,  qui  plus  est ,  par  un  nom  unique, 
ce  qui  implique  l'unité  de  nation,  l'Inde  peut  être  en  outre 
qualifiée  exactement  de  quadrilatère  rhomboïde.  L'Ariane, 
moins  complètement  circonscrite,  par  la  raison  que  son  côté 
occidental  ne  se  dégage  pas  nettement  d'autres  lignes,  se 
tronve  pourtant  encore  suffisamment  déterminée  par  trois 
de  ses  côtés,  qui  forment  autant  de  lignes  droites,  et  par  le 
nom  qu'elle  porte,  lequel  se  trouve  être  celui  d'une  seule  et 
même  nation.  £n  revanche,  la  troisième  sphragide,  à  la 
façon  du  moins  dont  Ératosthène  l'a  délimitée,  demeure 
parfaitement  indéterminée  ^  :  le  côté  qui  lui  est  conunun 
avec  l'Ariane  risque  d'être  confondu  avec  d'autres  lignes, 
ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  et  le  côté  méridional  a  été 
tracé  le  plus  négligemment  du  monde  :  car,  au  lien  de 
fermer  et  de  border  la  sphragide,  il  la  traverse  par  le  mi- 
lieu, laissant  ainsi  au  midi  une  bonne  partie  des  terres  qui 
en  dépendent ,  sans  compter  qu'il  n'en  représente  pas  toute 
la  longueur,  puisque  le  côté  nord  est  sensiblement  plus  long. 
L'Euphrate  n'en  saurait  former  non  plus  le  côté  occidental. 


1 .  VouB  traduisoni  d'après  lacorreetion  proposée  par  Spengel  ovt«  «i««(>i9«iioa 
au  lien  de  ovim. 


140  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

couIât-il  même  en  ligne  droite,  puisque  les  extrémités  de 
son  cours  ne  se  trouvent  pas  sous  le  même  méridien ,  telle- 
ment qu'on  se  demande  pourquoi  Ëratosthène  en  a  fait 
plutôt  le  côté  occidental  que  le  côté  méridional  de  sa  figure. 
Quand  on  pense,  en  outre,  au  peu  d'espace  qui  lui  restait  à 
franchir  pour  atteindre  la  mer  de  Syrie  et  de  Gilicie,  on  ne 
peut  s'expliquer  qu'il  n'ait  pas  reculé  jusque-là  les  bornes  de 
sa  sphragide,  d'autant  mieux  qu'on  qualifie  toujours  de  prin- 
ces syrien?  Sémiramis  et  Ninus  qui  avaient,  comme  on  sait, 
pour  capitales  et  pour  lieux  de  résidence,  Sémiramis,  la  ville 
de  Babylone,  et  Ninus,  la  ville  de  Ninive,  souvent  appelée  la 
métropole  générale  de  la  Syrie  ;  ajoutez  que ,  de  nos  jours 
encore,  sur  les  deux  rives  de  l'Euphrate  les  populations  par- 
lent une  seule  et  même  langue,  et  qu'il  n'est  nullement  rai- 
sonnable de  couper  en  deux  par  une  ligne  de  démarcation 
arbitraire  une  nation  aussi  connue  que  celle-là,  qui  se  trouvé 
avoir  de  la  sorte  telles  de  ses  parties  rejetées  parmi  des 
nationalités  étrangères.  De  plus,  Ératosthène  ne  pourrait  pas 
dire  que  les  dimensions  déjà  excessives  de  sa  sphragide 
l'ont  forcé  à  agir  comme  il  a  fait,  puisque,  prolongée  même 
jusqu'à  la  mer,  et  augmentée  de  tout  le  pays  qui  s'étend 
jusqu'aux  confins  de  l'Arabie  Heureuse  et  de  l'Egypte ,  elle 
n'égalerait  pas  encore  l'Inde,  ni  même  l'Ariane.  Il  eût 
donc  beaucoup  mieux  valu  s'avancer  jusque-là  et  donner 
pour  côté  méridional  à  la  troisième  sphragide,  ainsi  aug- 
mentée de  tout  le  pays  jusqu'à  la  mer  de  Syrie,  au  lieu  de 
la  limite  que  trace  Ératosthène,  au  lieu  d'une  simple  ligne 
droite,  le  littoral  lui-même,  à  partir  de  la  Karmanie,  c'est- 
à-dire  tout  le  littoral  qu'on  longe  à  droite  en  entrant  dans  le 
golfe  Persique  jusqu'aux  bouches  de  l'Euphrate  ;  puis,  à 
partir  de  là,  ledit  côté  aurait  rejoint  la.  frontière  commune  à 
la  Mésène  et  à  la  Babylonie,  laquelle  marque  en  même 
temps  le  commencement  de  l'isthme  qui  sépare  l'Arabie 
Heureuse  du  roste  du  continent  ;  il  aurait  ensuite  traversé 
l'isthme  et  se  serait  prolongé  jusqu'au  fond  du  golfe  Ara- 
bique, jusqu'à  Péluse,  voire  même  jusqu'à  la  bouche  Ga- 
nopique  du  Nil.  Tel  eût  pu  ô!re  le  côté  méridional  de  la 


LIVRE  U.  141 

troisième  sphragide,  et,  quant  au  côté  occidental  restant,  il 
eût  été  formé  par  cet  autre  littoral  compris  entre  la  bouche 
Ganopique  et  la  Gilicie. 

32.  La  quatrième  sphragide  se  serait  composée  alors  et  de 
l'Arabie  Heureuse  et  du  golfe  Arabique,  de  TÊgypte  tout 
entière  et  de  TËthiopie ,  et  elle  aurait  été  bornée  dans  le 
sens  de  sa  longueur  par  deux  méridiens,  passant  l'un  parle 
point  le  plus  occidental,  l'autre  par  le  point  le  plus  oriental 
de  ladite  sphragide,  et  dans  le  sens  de  sa  largeur  par  deux 
parallèles  passant  Tun  par  le  point  le  plus  septentrional, 
Taulre  par  le  point  le  plus  méridional.  Car  c'est  ainsi  qu'il 
faut  déterminer  l'étendue  des  figures  irrégulières,  dont  on 
ne  peut  mesurer  exactement  la  longueur  ni  la  largeur  sur 
les  côtés  mêmes.  Mais  ici  il  y  a  à  l'aire  une  observation  gé- 
nérale, c'est  que  la  longueur  et  la  largeur  ne  peuvent  plus 
s'entendre  de  la  même  façon,  suivant  qu'il  s'agit  du  tout  ou 
de  la  partie  :  s'agit-il  du  tout,  on  appellera  longueur  la  plus 
grande,  largeur  la  moins  grande  des  deux  dimensions; 
s'agit-il  de  la  partie,  sans  tenir  compte  de  la  grandeur 
relative  des  deux  dimensions,  on  appellera  longueur  celle 
des  deux  qui  se  trouvera  être  parallèle  à  la  longueur  totale, 
la  dimension  prise  comme  largeur  fût- elle  plus  grande  que 
ceiJe  qu'on  aurait  prise  pour  exprimer  la  longueur.  £t, 
comme  la  terre  s'étend  en  longueur  du  levant  au  couchant, 
et  en  largeur  du  nord  au  sud,  et  que  sa  longueur  est  repré- 
sentée par  une  ligne  parallèle  à  l'équateur,  tandis  que  sa 
largeur  se  compte  sur  le  méridien  même,  dans  le  cas  où  l'on 
considère  seulement  des  parties  de  la  terre,  il  faut  repré- 
senter les  dimensions  de  longueur  et  de  largeur  desdites 
parties  par  des  h'gnes  qui  soient  parallèles  les  unes  à  la  lon- 
gueur, les  autres  à  la  largeur  totale  de  la  terre.  De  la  sorte, 
en  effet,  on  arrivera  à  exprimer  plus  exactement  l'étendue 
de  la  terre  entière,  ainsi  que  la  disposition  et  la  figure 
de  toutes  ses  parties,  puisque  la  simple  comparaison  suffira 
ensuite  à  montrer  ce  qu'elles  ont  de  plus  ou  de  moins  les 
nnes  que  les  autres. 

33.  Éraiosihène  cependant,  après  avoir  mesuré  la  Ion- 


142  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

gueur  totale  de  la  terre  habitée,  suivant  une  ligne  qu'il  sup- 
pose droite  et  qu'il  fait  passer  par  les  Colonnes  d'Hercule, 
les  Pyles  Gaspiennes  et  le  Caucase,  prend  la  longueur  de  sa 
troisième  sphragide  sur  une  ligne  qu'il  mène  entre  les 
Pyles  Caspiennes  et  Thapsaque,  et  la  longueur  de  la  qua- 
trième sur  une  ligne  qui,  menée  par  Thapsaque  et  Héroo- 
polis  jusqu'au  pays  compris  entre  les  bouches  du  Nil,  doit 
aboutir  aux  environs  de  Canope  et  d'Alexandrie,  puisque 
c'est  là  que  se  trouve  la  dernière  des  bouches  du  fleuve, 
dite  Canopique  ou  Héracléotique.  Or,  qu'il  place  bout  à  bout 
ces  longueurs  partielles,  de  manière  à  en  former  une  seule 
et  même  ligne  droite,  ou  qu'il  fasse  faire  à  ses  deux  lignes 
un  angle  à  Thapsaque,  toujours  est-il  qu'il  ne  les  a  prises 
ni  Tune  ni  l'autre  parallèles  à  la  longueur  totale  de  la  terre, 
la  chose  ressort  clairement  de  ses  paroles.  Comment  trace- 
t-il  en  effet,  cette  longueur  totale  de  la  terre  habitée  ?  A 
l'aide  de  la  chaîne  du  Taurus  et  de  la  mer  qui,  jusqu'aux 
Colonnes  d'Hercule,  en  forme  le  prolongement  direct,  et 
suivant  une  ligne  qu'il  fait  passer  par  le  Caucase,  par  Rho- 
des et  par  Athènes.  De  Rhodes  à  Alexandrie  maintenant, 
et  en  suivant  le  méridien  qui  passe  par  ces  deux  villes,  il 
compte  à  peu  de  chose  près  4000  stades  :  telle  sera  donc, 
d'après  lui,  la  distance  qui  sépare  le  parallèle  de  Rhodes  de 
celui  d'Alexandrie.  Mais  le  parallèle  d'Héroopolis  est 
comme  qui  dirait  le  même  que  celui  d'Alexandrie  (dans  le 
fait  il  est  un  peu  plus  méridional)  :  par  conséquent  la  ligne, 
droite  ou  brisée,  qui  viendra  rencontrer  le  parallèle  de 
cette  ville  et  celui  de  Rhodes  et  des  Pyles  Caspiennes,  ne 
pourra  être  en  aucune  façon  parallèle  à  l'une  ou  l'autre  de  ces 
deux  lignes.  Ici  donc  les  longueurs  ont  été  mal  prises.  Celles 
des  sections  de  l'hémisphère  boréal  ne  l'ont  pas  été  mieux. 
34.  Mais  avant  de  le  montrer,  revenons  à  Hipparque  et 
voyons  ce  qu'il  dit  maintenant  :  continuant  à  raisonner  d'a- 
près les  données  qu'il  se  forge  à  lui-même,  il  affecte  de 
réfuter  géométriquement  ce  qu'Ératosthène  n'a  présenté 
que  comme  une  esquisse  à  grands  traits.  Ainsi,  à  l'entendre, 
il  résulterait  des  distances  indiquées  par  Ératosthène,  à  sa- 


LIVRE  II.  .  143 

voir  d'une  première  distance  de  6700  stades,  comptée  entre 
Babylone  et  les  Pyles  Gaspiennes,  et  d'une  autre  de  plus  de 
9000  stades,  marquée  entre  Babylone  et  la  frontière  de 
Karmanie  et  de  Perse,  et  prise  sur  une  ligne  menée  droit 
au  levant  équinoxial,  perpendiculairement  à  ce  côté  commun 
de  la  deuxième  et  delà  troisième  sphragide,  il  résulterait, 
dis-je,  un  triangle  rectangle  ayant  son  angle  droit  à  la  fron- 
tière de  Karmanie,  mais  son  hypoténuse  moindre  que  l'un 
des  deux  côtés  de  l'angle  droit,  d'où  il  suit  que  la  Perse 
aurait  dû  être  comprise  dans  la  deuxième  sphragide.  A  cela 
il  a  été  déjà  répondu  que,  du  moment  qu'Ératosthène  n'a- 
vait pas  mesuré  la  distance  de  Babylone  à  la  Karmanie  sur 
un  parallèle,  ni  pris  dans  le  sens  même  du  méridien  la  droite 
qui  forme  la  ligne  de  démarcation  des  deux  sphragides, 
Hipparque  n'articulait  proprement  rien  de  sérieux  contre 
lui.  Hippargue  n'a  pas  eu  plus  raison  dans  ce  qui  suit.  Ainsi, 
sur  ce  qu'Eratosthène  avait  marqué  entre  les  Pyles  Gas- 
piennes et  Babylone  le  nombre  de  stades  que  nous  avons 
dit,  puis  4900  stades  entre  les  Pyles  Gaspiennes  et  Suse, 
et  3400  stades  entre  Suse  et  Babylone  ,  Hipparque ,  par- 
tant toujours  d'hypothèses  à  lui,  a  joint  ces  trois  points  en- 
semble, les  Pyles,  Suse  et  Babylone,  et  composé  de  la  sorte 
un  triangle  soi-disant  obtusangle,  ayant  son  angle  obtus  à 
Suse  et  ses  divers  côtés  de  la  longueur  même  marquée  par 
Ératosthène;  puis,  de  cette  construction  ildéduit  que  le  mé- 
ridien des  Pyles  Gaspiennes  devra  nécessairement  couper  le 
parallèle  de  Babylone  et  de  Suse  plus  de  4400  stades  à 
l'ouest  du  point  où  le  même  parallèle  est  coupé  par  la  droite 
qui  va  des  Pyles  Gaspiennes  à  la  frontière  die  la  Karmanie 
et  de  la  Perse ,  que  la  même  ligne ,  passant  par  les  Pyles 
Gaspiennes  et  la  frontière  de  Karmanie  et  Perse,  fera  avec 
le  méridien  des  Pyles  Gaspiennes  à  peu  près  un  demi-angle 
droit,  inclinant  ainsi  entre  le  midi  et  le  levant  équinoxial, 
qu'enfin  le  cours  de  l'Indus  lui  sera  parallèle  et  devra,  par 
conséquent,  au  lieu  de  tendre  droit  au  midi  à  sa  sortie  des 
montagnes,  comme  le  marque  Ératosthène,  se  diriger  aussi 
entre  le  midi  et  le  levant  équinoxial,  ainsi  qu'il  est  figuré 


144  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

sur  les  anciennes  cartes.  Mais,  comment  accorderions-nous 
à  Hipparque  que  le  triangle  qu'il  vient  de  former  de  la  sorte 
est  obtusangle,  quand  nous  n'accordons  pas  que  le  triangle 
qui  le  contient  soit  rectangle?  Gomment  lui  accorderions- 
nous  que  la  droite  qui  joint  Babylone  à  Suse,  et  qui  forme, 
d'après  lui,  l'un  des  côtés  de  l'angle  obtus,  se  dirige  dans  le 
sens  même  d'un  parallèle ,  quand  nous  ne  l'accordons  pas 
pour  la  ligne  totale  prolongée  jusqu'à  la  Karmanie?  Gom- 
ment lui  accorderions-nous  enfin  que  la  ligne  menée  des 
Pyles  Gaspiennes  aux  confins  de  la  Karmanie  est  parallèle 
au  cours  de  l'Indus?  Sans  toutes  ces  conditions  pourtant, 
son  raisonnement  tombe  à  faux.  Hipparque  prétendait  en 
outre  que,  comme  Ératosthène  avait  prêté  à  l'Inde  la  forme 
rhomboïdale,  et  que  le  côté  oriental  de  celte  sphragide  s'é- 
tend beaucoup  dans  Test,  vu  qu'il  se  trouvo  là  prolongé  en- 
core de  tout  un  promontoire  fort  saillant  qui,  se  dirigeant  en 
même  temps  au  sud ,  dépasse  tout  le  reste  du  littoral  de  ce 
côté,  il  devait  en  être  de  même  pour  le  côté  que  borde  Tlndus. 
35 .  Dans  tout  ceci  Hipparque  argumente  en  géomètre,  sans 
doute;  mais  son  raisonnement  n'en  est  pas  plus  convaincant. 
Car  il  semble  s'être  condamné  lui-même  et  avoir  voulu  jus- 
tifier Ératosthène,  en  ajoutant  ce  qui  suit,  «  que  l'erreur 
d'Eratosthène  eût  été  pardonnable,  s'il  se  fût  agi  seulement 
de  faibles  distances,  mais  que,  comme  les  distances  sur  les- 
quelles elle  porte  sont  de  plusieurs  milliers  de  stades,  on  ne 
sauvait  la  lui  passer,  après  qu'il  a  déclaré  surtout  qu'une 
simple  distance  de  400  stades  suffisait  à  mettre  entre  deux 
parallèles,  entre  le  parallèle  d'Athènes  et  celui  de  Rhodes, 
par  exemple,  une  différence  sensible.  »  Les  jugements  de  nos 
sens,  en  effet,  ne  sont  pas  tous  de  même  nature^  ils  com- 
portent, suivant  les  cas,  une  latitude  plus  ou  moins  grande, 
une  latitude  plus  grande,  quand,  pour  juger  des  climats  ou 
de  la  situation  respective  des  lieux,  nous  consultons  seule- 
ment le  témoignage  de  nos  yeux,  la  nature  des  productions 
ou  la  différence  de  température,  une  latitude  moins  grande, 
quand  nous  employons  les  mstruments  de  gnomonique  et 
de  dioptriquo.  Aussi  conçoit-on  que  les  parallèles  d'Athènes, 


LIVRE  ir.  145 

de  Rhodes  et  de  Carie,  pris  à  l'aide  da  gnomon,  aient  pu 
présenter  entre  eux  des  différences  semibles,  malgré  la 
faible  distance  qui  les  sépare.  Mais  quand  un  géographe, 
dans  un  espace  pouvant  avoir  une  largeur  de  30  000  stades 
et  nne  longueur  de  70  000  représentée  par  une  chaîne  de 
montagnes  de  40000  stades  et  une  mer  de  30000,  tire  une 
ligne  du  couchant  au  levant  équinoxial  et  détermine  des 
deux  côtés  de  cette  ligne  une  région  méridionale  et  une 
région  septentrionale,  qu'il  partage  à  leur  tour  en  carreaux 
et  en  sphragideSy  rendons-nous  bien  compte  du  sens  qu'il 
prête  à  chacun  des  termes  qu'il  emploie  et  de  ce  qu'il  en- 
tend au  juste  par  côtés  nord  et  sud,  côtés  est  et  ouest  de  sa 
figure  :  que  si  maintenant  il  laisse  passer,  sans  y  faire  at- 
tention, quelque  erreur  un  peu  trop  forte,  qu'il  en  porte  la 
peine  (rien  de  plus  juste);  mais  reconnaissons,  en  même 
temps,  qu'il  serait  tout  aussi  répréhensible  de  n'avoir  pas 
négligé  les  erreurs  minimes.  Eh  bienl  Dans  le  cas  présent, 
Ératosthène  n'a  encouru  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  reproches  ; 
car  la  grande  latitude  qu'il  s'est  donnée  en  opérant  em- 
pêche qu'il  ne  tombe  sous  le  coup  d'une  argumentation 
géométrique,  et  Hipparque,  qui  prétend  l'y  soumettre,  ne 
le  fait  qu'en  substituant  à  ses  données  celles  qu*il  lui  a  plu 
de  ioTger  à  sa  convenance. 

36.  Touchant  la  quatrième  section  ou  sphragîde,  les  cri- 
tiques d'Hippa«que  sont  beaucoup  mieux  fondées,  quoiqu'il 
s'y  mêle  encore  trop  de  cet  amour  de  la  chicane  et  de  cette 
persistance  à  s'appuyer  toujours  sur  les  mêmes  hypothèses 
on  sur  des  hypothèses  presque  identiques.  Il  a  raison,  par 
exemple,  de  reprocher  à  Ératosthène  d'avoir  pris  pour 
représenter  la  longueur  de  cette  section  la  ligne  comprise 
entre  Thapsaque  et  l'Egypte,  ce  qui  équivaut  à  prendre  pour 
longueur  d'un  parallélogramme  son  diamètre,  car  Thap- 
saque et  la  côte  d'Egypte  ne  se  trouvent  point  sur  le  même 
parallèle,  mais  sur  des  parallèles  fort  éloignés  l'un  de  l'au- 
tre, et,  entre  ces  deux  parallèles,  la  ligne,  qui  va  depuis  Thap- 
saque jusqu'à  l'Egypte ,  se  prolonge  obliquement  en  façon 
de  diagonale.  Mais  quand  il  s'étonne  qu'Ératosthène  ait  osé 

GÉOGR.   DE  STRABON.  I.  —  10 


146  GÉOGRAPHIE  DB  STRABON. 

réduire  à  6000  stades  la  distance  de  Pélnse  à  Thapsaque, 
alors  qu'elle  est  de  .plus  de  8000,  il  a  tort  à  son  tour.  Il  pose 
en  lait  d'abord,  après  démonstration,  que  le  parallèle  de 
Péluse  est  de  2500  stades  plus  méridional  que  celui  de 
Babylone,  puis,  croyant  citer  exactement  Êratoslhène,  il  lui 
fait  dire  que  le  parallèle  de  Thapsaque  est  de  4800  stades 
plus  septentrional  que  celui  de  Babylone,  et  c'est  ainsi  qu'il 
pariait  cette  somme  de  plus  de  8000  stades.  Mais  où  a-t-il 
vu  dans  Ératosthène  que  la  distance  était  aussi  considérable 
entre  le  parallèle  de  Babylone^  et  celui  de  T'hapsaque,  ceci 
reste  un  problème  pour  moi.  Ératosthène  a  bien  dit  que  de 
Thapsaque  à  Babylone  la  distance  était  de  4800  stades, 
mais  il  n'a  pas  dit  que  cette  distance  fût  prise  d'un  parallèle 
à  l'autre,  et  cela  par  une  bonne  raison,  c'est  que  nulle  part 
il  ne  place  ces  deux  villes  sous  le  même  méridien.  Gela  est 
si  vrai  qu'Hipparque  lui-même  a  établi  ailleurs  que  du  sys- 
tème d'Eratosthène  il  résultait  que  Babylone  se  trouvait  plus 
avancée  que  Thapsaque  vers  l'est  de  2000  stades  et  plus*. 
Nous  aussi  nous  avons  cité  telle  allégation  d'Ératosthène,  de 
laquelle  le  même  fait  semblait  résulter,  celle-ci  notamment, 
que  le  Tigre  et  TEuphrale  décrivent  un  cercle  autour  de  la 
Mésopotamie  et  de  la  Babylonie  et  que  c'est  le  cours  de 
TEuphrate  qui  forme  la  plus  grande  partie  de  la  courbe, 
puisqu'après  avoir  coulé  du  N.  au  S.  il  tourne  au  levant, 
pour  se  diriger  de  nouveau  au  midi.  Or,  si  cette  première 
direction  du  N.  au  S.  peut  à  la  rigueur  coïncider  avec 
celle  du  méridien,  ce  coude  vers  TE.  pour  atteindre 
Babylone  implique  une  déviation  par  rapport  à  la  direction 
du  méridien,  en  même  temps  que  la  courbe  décrite  exclut 
toute  idée  de  ligne  droite.  De  plus,  en  nous  disant  que  la 
distance  de  Thapsaque  à  Babylone  était  de  4800  stades, 
Ératosthène  a  ajouté  comme  à  dessein  a  prise  le  long  de 
rEuphratôy  »  pour  éviter  précisément  qu'on  n'entendît  ce 
qu'il  avait  dit  d'un  chemin  en  ligne  directe  et  d'une  mesure 

1.  Comme  M.  Ch.  Mûller,  nous  ne  voyons  pas  qu'il  y  ait  lien  d'admettre  ici 
la  correction  de  Groskurd  [oO]  it^tioviv  ^  x^^s  fta  lieu  de  «Xiieny  i  SwxCkloi^ 


LIVRE  n.  147 

rigoiureTise  de  Tintervalle  des  denx  parallèles.  Mais,  du  mo- 
ment que  nous  refusons  d'accorder  à  Hip parque  ce  premier 
point,  ce  qu'il  prétend  démontrer  ensuite  tombe  de  soi- 
'  même,  à  savoir  que  dans  le  triangle  rectangle,  formé  en 
^joignant  les  deux  points  de  Péluse  et  de  Tbapsaque  au 
point  d'intersection  du  méridien  de  Tbapsaque  et  du  paral- 
lèle' de  Péluse,  l'un  des  côtés  de  Tangle  droit,  celui  qui 
est  tracé  dans  le  sens  même  du  méridien,  est  plus  grand  que 
l'hypoténuse,  autrement  dit  que  la  droite  tirée  de  Tbapsaque 
à  Péluse.  Et  la  proposition  qui  tient  à  celle-là  tombe  éga- 
lement d'elle-même,  puisqu'elle  découle  de  données  que 
nous  n'accordons  pas  davantage.  Ératostbène ,  en  effet,  n'a 
donné  nulle  part  le  nombre  de  4800  stades  pour  être  la  dis- 
tance de  Babylone  aux  Pyles  Caspiennes,  et,  comme  nous 
l'ayons  prouvé,  c'est  de  données  tout  autres  que  celles  d'É- 
ratostbène  qu'Hipp arque  a  tiré  cette  conclusion  ;  il  voulait 
infirmer  ce  qu'avait  dit  Ératostbène,  il  a  supposé  alors  que 
la  distance  entre  Babylone  et  la  ligne  menée  par  Ératos- 
thène  des  Pyles  Cla>piennes  aux  confins  de  laKarmanie  était 
de  plus  de  9000  stades,  et  a  pu  démontrer  de  la  sorte  ce  qu'il 
voulait. 

37.  Non,  ce  n'était  pas  là  ce  qu'il  y  avait  à  reprendre 
chez  Ératostbène;  il  fallait  montrer  comment  toutes  les 
grandeurs  et  figures,  si  largement  qu'on  les  traite,  doivent 
être  pourtant  susceptibles  d'une  mesure  quelconque,  et 
comment  on  peut  dans  certains  cas  accorder  plus  de  lati- 
tude que  dans  d'autres.  Et,  en  effet,  étant  donnée  une  lar- 
geur de  3000  stades  comme  celle  qui  est  attribuée  ici  et  à 
la  chaîne  de  montagnes  qui  court  au  levant  équiooxial  et  à 
la  mer  qui  se  prolonge  jusqu'aux  Colonnes  d  Hercule,  on 
vous  laissera  plus  aisément  assimiler  à  une  droite  unique 
les  différentes  lignes  que  vous  aurez  menées  dans  ledit  in«- 
tervalle  parallèlement  à  la  direction  soit  des  montagnes, 
soit  de  la  mer,  qu'on  ne  vous  le  laissera  faire  pour  des  sé- 
cantes; s'agit-il  seulement  de  sécantes,  on  l'admettra  plus 

f .  Pen^el,  Groskard,  Meiaeke,  Muller  s'accordent  à  intervertir  ici  les  inotsic?^- 

«Wt^Xou  et  |i.£Tr,'^GçivoO, 


148  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

aisément  de  sécantes  internes  que  de  sécantes  externes, 
plus  aisément  de  lignes  qui,  dans  leur  divergence,  ne  seront 
pas  sorties  desdites  limites,  que  de  celles  qui  en  seront  sor- 
ties, plus  aisément  enfin  de  lignes  plus  longues  que  de 
lignes  plus  courtes,  les  inégalités  de  longueur  et  les  diffé- 
Vences  de  figures  ayant  ainsi  plus  de  chance  de  ne  pas  être 
aperçues.  Supposons  donc  pour  la  chaîne  entière  du  Taurus 
et  pour  la  mer  qui  se  prolonge  jusqu'aux  Colonnes  d'Her- 
oule  une  largeur  constante  de  3000  stades,  nous  pouvons 
imaginer  un  vaste  parallélogramme  inscrivant  à  la  fois  et 
la  chaîne  de  montagnes  et  la  mer  tout  entière.  Que  si  main- 
tenant nous  le  partageons,  dans  le  sens  de  sa  longueur,  en 
plusieurs  parallélogrammes  et  que  nous  prenions,  avec  le  dia- 
mètre du  parallélogramme  total,  ceux  des  parallélogrammes 
partiels,  le  diamètre  du  parallélogramme  total,  plutôt  que  la 
isomme  des  diamètres  des  parallélogrammes  partiels,  pourra 
^tre  considéré  comme  l'équivalent,  le  parallèle  et  l'égal*  du 
côté  qui  représente  la  longueur  même  de  la  figure.  Et  moins 
le  parallélogramme  partiel  sera  grand,  plus  ceci  sera  vrai, 
puisque  l'obliquité  du  diamètre  et  son  infériorité  de  lon- 
gueur se  trahissent  moins  dans  les  figures  de  grande  di- 
mension, ce  qui  permet  même  quelquefois  d'en  prendre  le 
diamètre  pour  la  longueur.  Pour  peu  cependant  qu'on 
exagérât  l'obliquité  du  diamètre  jusqu'à  lui  faire  dépasser 
soit  l'un  et  l'autre  côté  de  la  figure,  soit  seulement 
l'un  de  ses  côtés,  il  n'en  serait  plus  de  même.  Tel  est,  je  le 
répète,  le  genre  de  mesure  à  appliquer  aux  espaces  déli- 
mités à  grands  traits.  Or,  quand  Ératosthène  fait  partir  d'un 
même  point,  à  savoir  des  Pyles  Caspiennes,  1"  une  ligne 
qui  est  censée  suivre  toujours  le  même  parallèle  le  long 
de  la  chaîne  de  montagnes  et  à  travers  la  mer  jusqu'aux 
Colonnes  d'Hercule,  2°  une  autre  ligne  qui,  s'écartant  tout 
4'abord  beaucoup  des  montagnes,  se  dirige  sur  Thapsaque, 

1 .  Kramer  a  vu  dans  les  mots  itaçdUti\*ç  xi  xa\  ia^  une  glose  marginale,  et 
Memeke  les  a  absolument  bannis  du  texte,  M.  Millier  blâme  avec  raison  cette 
hardiesse,  et  propose  seulement  de  lire  xa\  aii^  Xoyid>*lij  au  lieu  de  î  afrni-  Mais 
la  leçon  des  Mss  nous  parait  encore  préférable. 


LIVRE  II.  Ikb 

puis  se  continue  à  partir  de  Thapsaque  par  une  nouvelle 
droite  assez  étendue  pour  atteindre  jusqu'à  l'Egypte,  et 
qu'il  prétend  enfin  mesurer  la  longueur  totale  de  la  figure 
par  la  longueur  même  de  cette  seconde  ligne,  n  Vt-il  pas 
l'air  de  voiâoir  mesurer  par  le  diamètre  la  longueur  de  son 
quadrilatère  ?  Et,  si  au  lieu  du  diamètre  il  prend  une  ligne 
brisée,  a'aggrave-t-il  pas  encore  sa  faute  ?  Eli  bien  !  L'on  ne 
peut  voir  qu'une  ligue  brisée  dans  celle  qu'il  mène  des  Pyles 
Gaspiennes  par  Thapsaque  jusqu'au  Nil.  Voilà  ce  qu'on 
pouvait  reprocher  à  Ëratosthène. 

38.  Ce  qu'il  y  aurait  maintenant  à  dire  à  Hipparque 
c'est  qu'à  la  critique  des  opinions  d'Eratosthène  il  était  tenu 
de  joindre  une  rectification  telle  quelle  de  ses  erreurs,  ainsi 
que  nous  procédons  nous-même.  Mais  tout  ce  qu'il  fait, 
quand  parfois  il  y  pense,  c'est  de  nous  renvoyer  invaria- 
blement aux  anciennes  cartes  géographiques,  lesquelles 
auraient  pourtant,  infiniment  plus  que  la  carte  d'Eratos- 
thène, besoin  d'être  rectifiées.  Suit  une  nouvelle  objection 
qui  pèche  toujours  par  le  même  vice,  puisqu'ici  encere  Hip- 
parque s'appuie  [pour  condamner  Ératoslhène]  sur  une 
proposition  qui,  ainsi  que  nous  le  lui  reprochions  tout  à 
l'heure,  ne  Tésulte  pas  le  moins  du  monde  de  données  pro- 
pres à  Ëratosthène,  à  savoir  que,  si  Babylone  se  trouve 
plus  avancée  vers  l'est  que  Thapsaque,  la  différence  n'est  pas 
de  plus  de  1000  stades*.  Cela  étant,  et  quand  il  résulterait 
maintenant  de  telle  ou  telle  allégation  d'Eratosthène  qu*il 
faisait  Babylone  plus  orientale  que  Thapsaque  de  plus  de 
2400  stades,  comme  il  est  avéré  que  le  plus  court  trajet  entre 
Thapsaque  et  le  point  du  Tigre,  où  Alexandre  franchit  c& 
fleuve,  est  de  2400  stades,  et  que  TEuphrate  et  le  Tigre^ 
tout  le  temps  qu'ils  enveloppent  la  Mésopotamie,  coulent 
directement  vers  l'E.,  pour  tourner  ensuite  au  midi,  et  sa 

1.  Aalîea  de  où  T:>.elo(nv  ^  yj-V^oiq  cra^lot;,  que  Spengel  avait  déjà  proposé  do 
changer  en  fiupû  «Xtloaiv,  M.  Menieke  propose  de  lire  où  [i:oUo>]  Kkiioaiv.  Mais  ici 
encore  le  changement  nous  parait  propre  plutôt  à  contrarier  qu'à  faciliter  Tin- 
telligence  de  ce  passage  difficile.  Hii  parque  avait  intérêt  à  réduire  le  plus  pos* 
sihle  la  distance  entre  les  deux  méridiens  de  Thapsaque  et  de  Babylone  pour 
que  la  prétendue  contradiction  d'Eratosthène  en  parût  d'autant  plus  forte. 


160  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

rapprocher  l'un  de  l'autre,  ainsi  que  de  Babylone,  nous  ne 
voyons  pas  que  le  raisonnement  offre  en  soi  rien  d'absurde. 
39.  Même  injustice  dans  le  chef  d'accusation  qui  fait 
suite  à  celui-ci  et  qui  consiste  à  prétendre  que  la  distance 
entre  Thapsaque  et  les  Pyles  Gaspiennes,  qu'Ératosthène  a 
faite  de  10  000  stades,  mais  sans  dire  qu'elle  eût  été  mesu- 
rée en  ligne  directe  (car  une  droite  entre  ces  deux  points  eût 
été  infiniment  plus  courte),  a  été  prise  par  lui  bel  et  bien 
en  ligne  droite.  Voici  du  reste  quelle   est  la  marche  dû 
raisonnement  d'Hipparque  :  il  pose  en  fait  d'abord  que, 
de  l'aveu  même  d'Ératosthène,  le  méridien  de  la  bouche 
Ganopique  n'est  pas  différent  de  celui  des  Cyanées  et  se 
trouve  éloigné  du  méridien  de  Thapsaque  de  6300  stades  ; 
que  les  Cyanées,  maintenant,  sont  à  6600  stades  du  mont 
Gaspius,  lequel  domine  le  col  par  où  Ton  descend  de  la 
Golchide  aux  rivages  de  la  mer  Gaspienne,  si  bien  qu'à 
300  stades  près  le  méridien  des  Gyanées  est  également  dis- 
tant et  de  Thapsaque  et  du  mont  Gaspius  ;  qu'on  peut  alors 
considérer  Thapsaque  et  le  mont  Gaspius  comme  situés 
sous  le  même  méridien.  «  Mais,  ajoute-t-il,  si  l'on  peut 
conclure  de  là  que  les  Pyles  Gaspiennes  se  trouvent  à  la 
même  distance  de  Thapsaque  et  du  Gaspius,  il  s'ensuit 
aussi  que  cette  distance  ne  saurait  mesurer  à  beaucoup  près 
les  10  000  stades  que  marque  Ératosthène  entre  les  Pyles 
Gaspiennes  et  Thapsaque  :  une  ligne  droite,  en  effet,  tirée  en- 
tre ces  deux  points  serait  bien  loin  d'atteindre  à  10000  stades 
deloDgueur,  et  ce  n'est  donc  que  d'un  trajet  en  ligne  courbe 
que  Ton  peut  entendre  les  10000  stades  qu'Ératosthène  a 
attribués  au  trajet  direct  des  Pyles  Gaspiennes  à  Thapsa- 
que. *  A  notre  tour  nous  répondrons  à  Hipparque  qu'É- 
ratosthène, conformément  aux  habitudes  géograpÛques,  ne 
se  pique  point   d'une  rigueur,  d'une  exactitude  parfaites 
dans  le  choix  des  droites,  voire  même  des  méridiens  et 
des  parallèles  qu'il  emploie,  tandis  que  lui  le  juge  avec 
toute  la  sévérité  du  géomètre,  comme  il  pourrait  le  faire  si 
Ëratosthène  eût  tracé  toutes  ses  lignes  au  moyen  d'instru- 
ments. Et  pourtant  Hipparque  lui-même  ne  s'est  pas  tou- 


■ka^i^aMMa^^M 


UVRE  n.  151 

jours  senri  d'instrnments,  il  lui  est  arriTé  souvent  d'user  de 
conjectures  pour  mener  les  perpendiculaires  et  les  parallèles 
dont  il  avait  besoin.  Sur  ce  point-là  donc  déjà  Hipparque 
a  tort;  il  a  tort  en  outre  de  ne  pas  reproduire  exactement 
les  distances,  teles  qu'Ératosthène  les  indique  et  de  faire 
porter  ses  critiques  non  point  sur  les  nombres  mêmes 
d'Ératosthène,  mais  sur  ceux  qu'il  lui  a  plu  d'imaginer. 
Ainsi,  premier  exemple,  tandis  qu'Ératosthène  compte  de- 
puis l'entrée  du  Pont-Euxin  jusqu'au  Phase  8000  stades, 
plus  600  stades  du  Phase  à  Dioscurias  et  de  Dioscurias  au 
col   du   Gaspius  cinq  journées  de    marche,  c'est-à-dire 
1000  stades  d'après  l'évaluation  même  d'Hipparque,  en  tout, 
au  calcul  d'Ératosthène,  9600  stades,  Hipparque,  lui,  re- 
tranche une  partie  de  cette  somme   et  ne  compte  plus  que 
5600  stades   depuis  les   Cyanées  jusqu'au   Phase,  plus 
1000  stades  de  là  au  Gaspiui?.  Mais,  alors,  ce  n'est  plus 
d'après  Ératosthène,  c'est  d'après  Hipparque  que  le  mont 
Gaspius  et  Thapsaque  se  trouvent  situés  quasi  sous  le  même 
méndien.  D'ailleurs,  supposons  qu'Ératosthène  lui-même 
l'ait  entendu  ainsi,  s'ensuivra-t-il  pour  cela  que  la  ligne 
tirée  par  lui  du  mont  Gaspius  aux  Pyles  Gaspiennes  doive 
être  juste  aussi  longue  que  celle  qui  joint  Thapsaque  au 
même  point? 

40.  Dans  son  second  livre,  Hipparque,  après  être  re- 
venu encore  sur  cette  idée  de  la  séparation  de  la  terre 
habitée  en  deux  parties  par  la  chaîne  du  Taurus,  idée  sur 
laquelle  nous  nous  sommes,  nous,  bien  suffisamment  étendu, 
Hipparque  passe  à  la  partie  boréale  de  la  terre  habitée.  Il 
expose  ensuite  tout  ce  qu'Ératosthène  a  dit  des  contrées  qui 
font  suite  au  Pont,  notamment  des  trois  grands  promon- 
toires de  l'Europe,  de  celui  du  Péloponnèse,  de  celui  de 
lltalie,  et  de  celui  de  la  Ligystique,  lesquels  s'avancent  du 
nord  au  sud  et  interceptent  entre  leurs  côtés  les  golfes 
Adriatique  et  Tyrrhéuique,  puis,  une  fois  les  choses  exposées 
ainsi  dans  leur  généralité,  il  les  reprend  et  les  réfute  en 
détail,  mais,  comme  toujours,  plutôt  en  géomètre  qu'en  géo- 
graphe. Ici,  du  reste,  les  erreurs  commises  et  par  Ératos- 


JJ-_    _  ~    ■■  -    .-^.»>^ 


152  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

thène  et  parTimosthène,  l'auteur  d*une  Description  des  ports, 
qu'Ëratosthèoe  loue  d'une  façon  tout  exceptionnelle,  bien 
qu'on  les  trouve  souvent  tous  deux  en  désaccord  ensemble, 
ces  erreurs,  dis- je,  sont  en  si  grand  nombre  que  je  n'ai  cru 
ntile  d'examiner  en  règle  ni  ce  qu'ils  ont  dit  l'un  et  l'autre, 
leurs  allégations  étant  si  fort  éloignées  de  la  réalité,  ni  hs 
critiques  qu'en  fait  Hipparque,  d'autant  que  celui-ci  passe 
sous  silence  une  partie  de  leurs  erreurs  et  qu'au  lieu  de 
rectifier  les  autres  il  se  borne  à  noter  les  mensonges  ou 
les  contradictions.  A  la  rigueur,  on  eût  pu  reprocher  en-  ' 
core  à  Ératosthène  d'avoir  réduit  à  trois  le  nombre  des 
grands  promontoires  d'Europe,  en  prenant  pour  un  seul  celui 
dont  fait  partie  le  Péloponnèse,  bien  qu'il  se  scinde,  si  l'on 
peut  dire,  en  plusieurs,  puisque  le  Sunium  est  un  pro- 
montoire au  même  titre  que  la  pointe  de  Laconie,  qu'il 
n'est  guère  moins  méridional  que  le  cap  Malées  et  qu'il 
forme  un  golfe  considérable,  et  puisque  de  son  côté  la  Cher- 
sonèse  de  Thrace  forme,  en s'avançant à  la  rencontre  du  Sii- 
nium,  le  golfe  Mêlas,  d'abord,  et  les  différents  goUes  de 
Macédoine  à  la  suite.  Mais  pourquoi  recourir  à  cet  autre 
argument,  quand  l'évaluation  manifestement  erronée  qu'Éra- 
tosthène  donne  ici  de  la  plupart  des  distances  suffit  à  attester 
la  complète  ignorance  où  il  était  relativement  à  la  géographie 
de  ces  contrées,  ignorance  telle  qu'il  n'est  plus  besoin  d'en 
donner  la  preuve  géométrique,  mais  qu'elle  saute  aux  yeux 
d'abord  et  se  trahit  en  quelque  sorte  d'elle-même  ?  Ainsi,  le 
trajet  d'Épidamne  au  golfe  Thermaïque  est  de  plus  de  2000 
stades,  Ératosthène  le  réduit  à  900;  il  porte  au  contraire  à 
plus  de  13000  celui  d'Alexandrie  à  Carthage,  qui  n'excède 
pas  9000  stades,  s'il  est  vrai,  comme  Ératosthène  lui-même 
le  dit,  que  la  Carie  et  Rhodes  soient  sur  le  même  méridien 
qu'Alexandrie  et  le  détroit  de  Sicile  sur  le  même  méridien 
que  Carthage  :  or,  tout  le  monde  s'accorde  à  penser  que 
la  traversée  de  Carie  au  détroit  de  Sicile  n'est  pas  de  plus  de 
9000  stades.  A  la  rigueur,  quand  il  s'agit  d'intervalles 
considérables,  il  peut  être  permis  d'identifier  deux  méri- 
diens,  dont  le  plus  occidental  se  trouverait  placé  par  rapport 


mtm^m^mmm^mmi^u*^. 


LIVRE  U.  153 

an  plus  orienlal  à  la  même  distance  où  Carthage  se  trouve 
à  Tonest  du  détroit  de  Sicile,  mais  une  différence  de  3000 
[lu.  4000^]  stades  constitue  une  erreur  par  trop  sensible.  En 
plaçant  enfin,  comme  il  Ta  fait,  Rome  sur  le  même  méri- 
dien  que  Carthage,  Rome  située  tellement  plus  à  l'ouest, 
Ératosthène  a  achevé  de  montrer  que  rien  n'égalait  son  igno- 
rance touchant  la  géographie  de  ces  contrées  et  naturellement 
aussi  de  celles  qui  suivent  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule. 
41 .  Hipparque,  qui  écrivait  non  pas  un  traité  de  géo^ra- 
plue,  mais  simplement  un  examen  de  la  géographie  d'£ra- 
tosthène,  n'avait,  à  vrai  dire,  que  de  la  critique  à  faire  et  de 
la  critique  de  détail  ;  mais  nous,  nous  avons  cru  devoir  don- 
ner un  exposé  complet  de  toutes  les  questions  traitées  par 
Ératosthène,  aussi  bien  de  celles  qu'il  a  résolues  d'une  ma- 
nière satisfaisante  que  de  celles  dans  lesquelles  il  s^est  four- 
voyé, en  insistant  pourtant  davantage  sur  celles-ci;  s'est-il 
trompé,  nous  le  rectifions;  a-t-il  vu  juste,  nous  le  défendons 
contre  les  attaques  d'Hipparque,  prenant  même  Hipparque 
à  partie,  quand  il  se  laisse  emporter  trop  loin  par  son  amour 
de  la  chicane.  Bans  le  cas  présent,  cependant,  tout  en  re  - 
connaissant  à  quel  point  Eratosthène  divague  et  combien 
sont  fondées  les  critiques  d'Hipparque,  nous  n'avons  pas  cru 
qu'il  y  eût  lieu  de  rectifier  ses  erreurs,  autrement  qu'en 
exposant  à  leur  place  dans  le  cours  de  notre  géographie  les 
choses  comme  elles  sont.  Du  moment,  en  effet,  que  les  er- 
reurs s'enchaînent  et  se  multiplient  à  ce  point,  le  mieux  est 
d'en  parler  le  plus  rarement  possible  et  de  la  manière  la 
plus  générale.  Nous  n'en  parlerons  donc  qu'en  décrivant  une 
à  une  les  différentes  parties  de  la  terre  habitée.  Notons  ce- 
pendant dès  à  présent  que  Timosthène  et  Ératosthène  et  ceux 
qui  les  ont  précédés  ignoraient  complètement  la  géographie 
de  ribérie  et  de  la  Celtique  et  mille  fois  plus  encore  celle  de 
la  Germanie  et  de  la  Bretagne,  celle  du  pays  des  Gètes  et 
du  pays  des  Bastames.  Nous  pourrions  même  dire  qu'ils 
n'étaient  pas  plus  avancés  dans  la  connaissance  de  l'Italie, 

1.  D*après  la  •  correction  de  Bréquigny,  ratifiée  par  Gossellin  et  tous  les 
éditeurs  qui  ont  suivi. 


154  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

de  TÀdriatique,  du  Pont  et  des  régions  septentrionales^  mais 
ce  serait  peut-être  tomber  à  notre  tour  dans  la  chicane.  Car, 
puisque  Ératosthène  nous  prévient  qu'il  a  dû,  pour  les  con- 
trées lointaines,  tirer  toutes  les  distances  qu*il  indique  de  diffé- 
rents auteurs,  puisqu'il  n*affirme  rien  en  son  propre  nom,  et 
qu'il  dit  les  choses  tout  comme  il  les  a  reçues,  se  bornant  à 
ajouter  de  temps  à  autre  que  le  stadiasme  dont  il  parle  se 
rapproche  ou  s'écarte  de  la  ligne  droite^  on  ne  peut  pas  en 
vérité  soumettre  des*mesures  aussi  peu  concordantes  que 
celles-là  à  une  critique  rigoureuse,  comme  Ta  fait  Hipparque 
et  pour  les  passages  cités  plus  haut  et  pour  ceux  où  Eratos- 
thène a  marqué  les  distances  de  THyrcanie  à  la  Bactrlane  et 
aux  pays  ultérieurs  et  les  distances  de  la  Golchide  à  la  mer 
Hyrcanienne.  Gomment  concevoir,  en  effet,  qu'on  l'attaque 
sur  la  géographie  de  ces  contrées  lointaines  aussi  sévèrement 
qu'on  le  ferait  sur  la  description  du  littoral  de  TEpire  ^  ou 
de  toute  autre  contrée  aussi  connue;  sans  compter,  ainsi  que 
nous  Tavons  déjà  dit,  qu'il  faudrait  procéder  à  ces  sortes 
d'examen,  non  pas  à  la  façon  des  géomètres,  mais  bien 
plutôt  à  celle  des  géographes?  —  Le  second  Mémoire  d'Hip- 
parque  smldi  Géographie  d'Ératosthène  se  termine  par  quel- 
ques critiques  relatives  à  sa  description  de  l'Ethiopie,  puis 
il  annonce  que  le  troisième  Mémoire^  plus  spécialement  ma- 
thématique, ne  laissera  pas  que  de  traiter  ausd  de  géographie 
dans  une  certaine  mesure.  Malgré  cette  déclaration,  sa  criti- 
que dans  ce  livre  nous  a  paru  aussi  étrangère  que  possible  à 
la  géographie,  et  trop  exclusivement  mathématique.  Ajou- 
tons pourtant  qu'Ératosthène  a  bien  pu  tout  le  premier  l'in- 
duire à  agir  de  la  sorte,  car  il  s'engage  souvent  dans  des 
raisonnements  plus  scientifiques  que  son  sujet  ne  le  comr 
porte,  et,  dans  ces  digressions-là,  il  lui  arrive  d'énoncer  non 
seulement  des  propositions  inexactes,  mais  aussi  de  gros- 

l.  Voy.  sur  le  sens  des  mots^iittioûriç  «apa^ita,  Meineke  :  Vindiciarum  StrabO' 
niammum  liber,  p.  9.  Mais  l'objection  de  M.  MûUer,  que  Strabon  ne  s^est  jamais 
servi  du  mot  aicei^iû-cK;  pour  déâgner  le  littoral  de  TAsie  Mineure,  nous  a  paru 
sans  réplique.  La  côte  dÉpire,  placée  en  face  de  Brindes,  était  d'ailleurs  un 
terme  de  comparaison  on  ne  peut  mieux  choisi,  pour  donner  &  deslecteors  soit 
grecs,  soit  romains,  ridée  de  parages  \Âen  connus. 


% 


LIVRE  II.  155 

sières  errears,  si  bien  qu'on  peut  dire  qu'il  est  mathématicien 
avec  les  géographes  et  géographe  avec  les  mathématiciens, 
offrant  ainsi  double  prise  à  la  critique.  Celle  que  fait  Hip- 
parque  dans  ce  troisième  livre  des  opinions  d'Ératosthène  et 
de  Timosthène  est  d'ailleurs  si  juste  que  nous  nous  sommes 
cra  dispensé  de  les  examiner  à  notre  tour  et  de  rien  ajouter 
à  ce  qu'Sipparque  en  avait  dit. 


CHAPITRE  IL 

1.  Voyons  maintenant  ce  que  dit  Posidonius  dans  sa  Des-^ 
cription  de  VOcéan.  Gomme  cet  auteur  paraît  avoir  traité 
son  sujet  surtout  au  point  de  vue  de  lagéographie^  tantôt  de 
la  géographie  proprement  dite,  tantôt  de  la  géographie  plus 
spécialement  mathématique,  on  ne  trouvera  point  étrange 
que  nous  nous  soyons  proposé  d'examiner  aussi  quelques-unes 
de  ses  opinions  soit  ici  même,  soit  dans  le  courant  de  notre 
ouvrage,  au  fur  et  à  mesure  que  Toccasion  s*en  présentera, 
sans  vouloir  pourtant  donner  à  notre  examen  un  dévelop- 
pement démesuré.  Une  première  question  éminemment 
géographique,  est  celle  qu'aborde  Posidonius  quand  il  sup- 
pose la  sphéricité  de  la  terre  et  du  monde  et  qu'il  admet 
comme  une  des  conséquences  légitimes  de  cette  hypothèse 
la  division  de  la  terre  en  cinq  zones. 

2.  C'est  à  Parménide  qu'il  attribue  la  première  idée  de 
cette  division  en  cinq  zones^  mais  il  ajoute  que  ce  philosophe 
prétait  par  le  fait  à  la  zone  torride  une  largeur  double  de 
celle  qu'elle  a  réellement,  en  lui  faisant  dépasser  les  tropi* 
ques  de  manière  à  ce  qu'elle  empiétât  de  part  et  d'autre 
sur  les  zones  tempérées.  Posidonius  rappelle  ensuite  com- 
ment Aristote  donnait  le  nom  de  zone  torride  à  la  région 
comprise  strictement  entre  les  tropiques  et  celai  de  zones 
tempérées  aux  deux  régions  comprises  entre  les  tropiques* 
et  les  cercles  arctiques.  Mais  il  condamne  ce  second  sys- 

1*  Voy.  Kramer  sor  la  transposition  des  mots  tAf  iï  (itTaEù  xAv  t^oicwAv. 


155  GÉOGRAPHIE  DE  STKABON. 

tème  comme  le  premier  et  en  fait  il  a  raison.  Suivant  lui, 
le  nom  de  zone  torride  ne  s'applique  qu'à  la  région  que  la 
chaleur  rend  inhabitable;  or,  dans  la  région  comprise 
entropies  tropiques,  la  partie  inhabitable  ne  représente 
qu'un  peu  plus  de  la  moitié  de  la  largeur  totale,  à  en  ju- 
ger par  rétendue  du  pays  que  les  Éthiopiens  habitent 
au-dessus  de  l'Egypte  :  l'équateur,  en  effet,  divise  exac- 
tement par  la  moitié  tout  l'intervalle  des  tropiques,  et,  si 
Ton  compte  depuis  Syène,  limite  du  tropique  d'été,  jusqu'à 
Méroé,  5000  stades,  plus  3000  jusqu'au  parallèle  de  laCin- 
namômophore,  seuil  de  la  zone  torride,  8000  stades  en  tout 
pour  un  espace  d'ailleurs  facile  à  mesurer,  puisqu'on  le 
parcourt  à  volonté  et  par  mer  et  par  terre,  le  reste,  jusqu'à 
l'équateur  s'entend,  se  trouve  être,  d'après  l'évaluation  que 
donne  Ératosthène  de  Tétendue  totale  de  la  terre,  de  8800 
stades,  d'où  il  suit  que  l'intervalle  des  tropiques,  par  rap- 
port à  la  largeur  de  la  zone  torride,  sera  comme  16000  [lis, 
16800]  est  à  8800.  Et  adopiât-on  dé  toutes  les  évaluations 
récemment  faites  celle  qui  réduit  le  plus  l'étendue  de  la  terre, 
celle  de  Posidonius,  par  exemple,  qui  la  fait  de  180  000 
stades,  tout  au  plus  trouverait-on  que  la  zone  torride  équi- 
vaut à  la  moitié  ou  à  un  peu  plus  de  la  moitié  de  l'intervalle 
des  tropiques,  maison  ne  trouverait  jamais  qu'elle  pût  être 
égale  à  cet  intervalle  et  se  confondre  pleinement  avec  lui.  En 
outre,  ajoute  Posidonius,  comment  peut-on  faire  des  cercles 
arctiques,  qui  n'existent  point  pour  tous  les  climats  et  qui  ne 
sont  point  partout  les  mêmes,  les  bornes  ou  limites  des 
zones  tempérées,  lesquelles  sont  immuables?  Cette  circon- 
stance, à  vrai  dire,  que  les  cercles  arctiques  n'existent  pas 
pour  tous  les  climats,  n'a  pas  grande  valeur  comme  objec- 
tion,  puisqu'ils  existent  nécessairement  pour  tous  les  habi- 
tants des  zones  tempérées  et  que  ces  zones  qui  plus  est  ne 
sont  dites  tempérées  que  par  rapport  à  ces  cercles.  L'autre 
circonstance,  en  revanche,  qu'ils  ne  sont  pas  partout  les 
mêmeset  qu'ils  sont  sujets  à  varier  est im  argument  excellent. 
3.  Pour  ce  qui  est  du  nom.bre  des  zones,  Posidonius  con- 
vient qu'au  point  de  vue  astronomique  il  est  indispensable 


LIVRE  II.  157 

d'en  compter  cinq  :  deux  zones  périscîennes  s'étendant  sous 
les  pôles  et  jusqu'aux  pay«  pour  lesquels  les  tropiques  tien» 
nent  lieu  de  cercles  arctiques  ;  deux  zones  hétérosciennes  à  la 
suite  de  celles-là,   s'étendant  jusqu'aux  pays  placés  sous 
les  tropiques  ;  enfin  une  zone  amphiscienney  comprise  entre 
les  tropiques  mêmes.  Mais,  au  point  de  vue  ethnograpbi- 
que,  il  tait  intervenir  deux  zones  de  plus,  deux  zones 
étroites^  placées  sous  les  tropiques  mêmes,  qui  les  partagent 
chacune  par  la  moitié,  et  exposées  tous  les  ans,  pendant  une 
quinzainede  jours  environ,  aux  rayons  verticaux  du  soleil. 
A  l'entendre,  le  caractère  distinctif  de  ces  deux  zones  est 
d'être  aussi  sèches,  aussi  sablonneuses  que  possible  et  de  ne 
produire  que  du  silphium  et  un  peu  de  grain,  d'une  espèce 
semblable  au  froment,  mais  tout  grillé  parle  soleil.  «  Gomme 
en  effet,  dit-il,  il  n'y  a  pas  de  montagnes  dans  le  voisinage 
de  ces  contrées,  les  nuages  n'ont  rien  qui  les  arrête  dans  leur 
course  et  les  fasse  se  résoudre  en  pluies  ;  on  n'y  trouve  pas 
davantage  de  grands  fleuves  qui  les  traversent  et  les  arro- 
sent, aussi  n'y  rencontre-t-on  que  des  races  aux  poils  frisés, 
aux  cornes  torses,  aux  lèvres  proéminentes,  et  au  nez  épaté, 
les  extrémités  des  membres  s'y  recroquevillant,  pour  ainsi 
dire,  par  Teffet  de  la  chaleur.  Là  aussi  habitent  les  popula- 
tions ichthyophages.  Et  ce  qui  prouve,  ajoute  Posidonius,  que 
ce  sont  bien  là  des  caractères  particuliers  à  ces  zones,  c'est 
qu'au  sud  le  climat  redevient  plus  tempéré  et  le  sol  plus 
fertile  et  mieux  arrosé.  » 


CHAPITRE  m. 

1 .  Polybe,  lui,  compte  six  zones  :  deux  qui  s'étendent 
jusque  sous  les  cercles  arctiques,  deux  autres  qui  forment 
l'intervalle  des  cercles  arctiques  aux  tropiques,  deux  enfin  qui 
sont  placées  entre  les  tropiques  et  l'équateur .  Mais  la  division 
en  cinq  zones  a  l'avantage,  suivant  moi,  d'être  à  la  fois  phy- 
sique et  géographique.  Ce  qui  en  fait  une  division  physique, 
c'est  qu'elle  correspond  et  aux  apparences  du  ciel  et  h  la 


158      '     GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

température  atmosphérique  :  elle  correspond  aux  apparen- 
ces du  ciel,  car,  en  même  temps  qu'elle  détermine  si  exac- 
tement sur  la  terre  les  régions  périscienne^  [hétéroscîenm  *] 
etamphiscienne,  elle  indique,  au  moins  d'une  façon  générale, 
les  changements  d'aspect  les  plus  tranchés  que  présente  le 
ciel  à  Tobservation  astronomique.  Elle  correspond  tout  aussi 
bien  à  la  température  atmosphérique,  car,  déterminée  ^ar 
rapport  au  soleil,  la  température  de  l'atmosphère  offre  trois 
états  différents,  trois  états  génériques  et  capables  de  modi- 
fier sensiblement  la  constitution  des  animaux,  des  plantes  et 
de  tout  ce  qui  vit  à  Tair  et  dans  l'air,  à  savoir  l'excès, 
le  manque  et  la  moyenne  de  chaleur.  Or,  chacun  de  ces 
états  de  la  température  reçoit  de  la  division  en  cinq 
zones  la  détermination  qui  lui  est  propre  :  les  deux  zones 
froides,  qui  se  trouvent  avoir  l'une  et  l'autre  la  même  tem- 
pérature, impliquent  le  manque  absolu  de  chaleur;  aux 
deux  zones  tempérées,  qui  admettent  également  une  seule 
et  même  température,  correspond  l'état  de  chaleur  moyenne  ; 
et  quanf  à  l'état  restant,  il  correspond  naturellement  à  la 
dernière  £onQ  ou  zone  torride.  Il  est  évident  maintenant  que 
cette  division  en  cinq  zones  est  également  bonne,  géogra- 
phiquement  parlant.  Que  se  propose,  en  effet,  le  géogra- 
phe? De  déterminer  dans  Tune  des  deux  zones  tempérées 
rétendue  exacte  de  la  portion  que  nous  habitons.  Or,  si  au 
couchant  et  au  levant,  c'est  la  mer  qui  limite  la  demeure  ou 
habitation  des  hommes,  ce  qui  la  limite  au  midi  et  au  nord 
c'est  proprement  l'étal  de Tatmosphère,  qui,  tempérée  dans  la 

.,  région  moyenne  et  partout  également  favorable  aux  animaux 
ainsi  qu'aux  plantes,  n'offre  plus  qu'intempérie  aux  deux  ex- 
trémités, par  un  effet  de  Texcèsou  dumanque  de  chaleur. Eh 
bien  1  La  division  de  la  terre  en  cinq  zones  était  indispensable 

^  pour  répondre  à  ces  trois  états  différents  de  l'atmosphère, 
que  suppose  d'ailleurs  et  qu'implique  déjà  la  séparation  de 
la  sphère  terrestre  par  Téqualeur  en  deux  hémisphères, 
l'un  boréal^  qui  est  celui  dans  lequel  nous  sommes^  et 

1  Restitution  très-probable  de  Groskurd. 


LIVRE  n.  159 

l'antre  Austral,  puisqne  les  parties  voisines  de  Tëquateur  et 
comprises  dans  la  zone  torride  sont  rendues  inhabitables  par 
Tezcès  de  la  chaleur,  que  les  régions  polaires  le  sont  par 
l'excès  du  froid  et  que  les  parties  intermédiaires  sont  seules 
tempérées  et  seules  habitables.  Qaand  Posidonius,  mainte- 
aant,  distingue  en  plus  deux  zones  tropicales^  ce  n'est  pas  à 
proprement  parler  une  addition  qu'il  fait  aux  cinq  autres^ 
car  ces  zones  tropicales  ne  répondent  pas  comme  celles-ci  à 
des  différences  physiques;  il  semblerait  plutôt  qu'elles  cor- 
respondaient, dans  sa  pensée,  à  des  différences  de  races  et 
que  Posidonius  avait  voulu,  entre  la  zone  éthiopique  d'une 
part,  et  la  zone  scythique  et  celtique  d'autre  part,  distinguer 
une  troisième  zone  intermédiaire. 

2.  Pour  en  revenir  à  Polybe,  son  premier  tort  a  été  de 
déterminer  une  partie  de  ses  zones  au  moyen  des  cercles 
arctiques,  d'en  placer  deux  sous  ces  cercles  mêmes  et  deux 
autres  entre  ces  cercles  et  les  tropiques,  car,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  on  ne  saurait  limiter  à  l'aide  de  signes 
sujets  k  se  déplacer  des  zones  fixes  et  immuables.  Il  n'aurait 
pas  dû  non  plus  faire  des  tropiques  les  limites  de  la  zone 
torride  :  nous  en  avons  dit  plus  haut  la  raison.  En  revanche, 
quand  il  a  partagé  en  deux  la  zone  torride,  il  a  obéi,  croyons- 
nous,  à  une  idée  fort  juste  en  soi,  la  même  qui  nous  a  fait 
adopter  à  nous  aussi  pour  la  terre  entière  la  division  com- 
mode en  deux  hémisphères,  l'un  boréal,  et  l'autre  austral  par 
rapport  à  l'équateur.  Car  il  est  évident  que  la  zone  torride  se 
trouve  ainsi  du  même  coup  partagée  en  deux,  ce  qui  produit 
alors  une  sorte  de  symétrie  tout  à  fait  séduisante  pour  l'es- 
prit, puisque  chacun  de  ces  deux  hémisphères  comprend  de 
la  sorte  trois  zones  complètes  et  que  celles  de  l'un  sont  sem- 
blables àcelles  de  l'autre  chacune  à  chacune.  Mais,  si  la  divi- 
sion de  la  terre  en  ce  sens  admet  aisément  les  six  zoneS|  la 
division  en  sens  contraire  ne  l'admet  plus  :  du  moment,  en 
effet,  que  c'est  à  l'aide  d'un  cercle  passant  par  les  pôles  qu'on 
partage  endeux  la  terre,  il  n'y  a  plus  de  raison  plausible 
pour  diviser  en  six  zones  l'hémisphère  oriental  et  l'hémi- 
sphère occidental  ainsi  obtenus,  et,  dans  ce  cas-là  encore,  la 


160  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

division  en  cinq  zones  suffit,  l'analogie  parfaite  des  deux  sec- 
tions de  la  zone  torride,  que  sépare  Pëquateur,  et  leur  conti- 
guïté rendant  absolument  inutile  et  superflu  le  dédoublement 
de  ladite  zone.  Sans  doute  les  zones  tempérées  et  froides  sont 
de  leur  natureraussi  respectivement  identiques,maisaùmoins 
ne  sont-elles  pascontiguês  chacuue  à  chacune.  On  voit  donc 
que  de  toute  manière,  pour  qui  conçoit  la  terre  partagée  en 
hémisphères  dans  un  sens  ou  dans  Tautre,  la  division  en  cinq 
zones  suffit  parfaitement.  Que  si  maintenant,  comme  le  pré- 
tendait Ératosthène  et  comme  Polybe  l'admet,  il  existe  sous  • 
réquateur  même  une  région  tempérée  (région,  qui  plus  est, 
fort  élevée,  au  dire  de  Polybe,  et  sujette  par  conséquent  aux 
pluies,  les  nuages  quiviennent  du  nord  poussés  par  les  vents 
étésiens  s'y  amoncelant  autour  des  principaux  sommets),  il 
eût  beaucoup  mieux  valu  faire  de  cette  ré^rion,  si  étroite  qu'elle 
fût,  une  troisième  zone  tempérée,  que  d'introduire  ces  zones 
tropicales,  d'autant  que  l'assertion  d'Ératosthèneet  de  Polybe 
semble  confirmée  par  cette  autre  observation  de  Posidonius 
qu'en  cette  région  la  marche  du  soleil  s'accélère,  tant  sa  mar- 
che oblique  [suivant  le  plan  de  l'écliptique]  que  sa  révolution 
diurne  du  levant  au  couchant ,  le  mouvement  de  rotation  le 
plus  rapide  étant,  à  durée  égale,  celui  du  cerclç  le  plus  grand. 
3.  En  revanche,  Posidonius  attaque  Polybe  sur  l'extrême 
élévation  qu'il  prête  à  la  région  équaloriale.  «  II  ne  saurait  y 
avoir,  dit-il,  d'élévation  sensible  sur  une  surface  sphérique, 
toute  sphère  étant  plane  de  sa  nature.  D'ailleurs  la  région 
équatoriale  n'est  nullement  montagneuse;  on  se  la  représen- 
terait plutôt  comme  une  plaine  de  niveau,  ou  peu  s'en  faut, 
avec  la  surface  de  la  mer;  et  pour  ce  qui  est  des  pluies  qui  gros- 
sissent le  Nil,  elles  proviennent  uniquement  de  l'existence  des 
montagnes  d'Ethiopie.  »  Mais  si  Posidonius  s'exprime  ici  de 
la  sorte,  dans  d'autres  passages  il  admet  l'opinion  contraire, 
et  soupçonne  qu'il  pourrait  bien  y  avoir  sous  l'équateur  même 
des  montagnes  qui,  en  attirant  les  nuages  des  deux  côtés 
opposés,  autrement  dit  des  deux  zones  tempérées,  provo- 
queraient les  pluies,  contradiction  manifeste  comme  on  voit, 
sans  compter  que,  du  moment  qu'il  admet  l'existence  de  mon- 


LIVRE  II.  loi 

tagnes  sons  Téquâteur,  une  contradiction  nonvelle  semble 
snrgir  aussitôt.  Puisque  l'Océan ,  en  efiet,  au  dire  des 
mêmes  auteurs,  forme  un  seul  courant  continu ,  comment 
font-ils  pour  y  placer  des  montagnes  au  beau  milieu  ?  A 
moins  pourtant  que,  sous  le  nom  de  montagnes,  ils  n'aient 
entendu  désigner  un  certain  nombre  d'îles.  Mais  cette  ques- 
tion sort  du  domaine  de  la  géographie  proprement  dite,  et 
peut-être  ferons-nous  bien  d'en  laisser  l'examen  à  qui  se 
sera  proposé  d'écrire  un  nouveau  Traité  de  VOcéan, 

4.  Au  sujet  maintenant  des  prétendus  voyages  exécutés 
naguère  autour  de  la  Libye,  voici  ce  qu'on  peut  reprocher  à 
Posidonius  :  après  avoir  rappelé  qu'Hérodote  croyait  à  une 
circumnavigation  de  ce  genre  accomplie  par  certains  émis- 
saires de  Darius  {lis.  Necos],  et  qu'Héraclide  de  Pont,  dans 
un  de  ses  dialogues  y  introdaisait  à  la  cour  de  Gélon  un  mage 
qui  prétendait  avoir  fait  le  même  voyage,  il  a  soin  d'ajouter 
que  ces  traditions  ne  lui  paraissent  pas  suffisamment  avé- 
rées; et  plus  loin  pourtant  lui-même  nous  raconte  com- 
ment, sous  le  règne  d'Évergète  II,  on  vit  arriver  en 
Egypte  un  certain  Eudoxe  de  Gyzique,  député  en  qualité  de 
tkéore  et  de  spondophore  aux  jeux  coréens,  et  comment  cet 
Eudoxe,  admis  à  l'honneur  de  conférer  avec  le  roi  et  ses  mi- 
nistres, s'enquit  tout  d'abord  des  moyens  de  remonter  le  Nil» 
en  homme  avide  de  connaître  les  curiosités  du  pays,  mais  qui 
étaitdéjà  remarquablement  instruit  à  cet  égard.  Or,  il  se  trouva 
que,  dans  le  même  temps,  les  gardes-côtes  du  golfe  Arabi- 
que amenèrent  au  roi  un  Indien,  qu'ils  disaient  avoir  re- 
cueilli seul  et  à  demi  mort  sur  un  navire  échoué,  sans  pou- 
voir expliquer  d'ailleurs  qui  il  était  ni  d'où  il  venait,  faute 
d'entendre  un  mot  de  sa  langue.  L'Indien  fut  alors  remis  aux 
mains  de  maîtres,  qui  durent  lui  apprendre  le  grec.  Aussitôt 
qu'il  le  sut,  il  raconta  qu'il  était  parti  de  l'Inde,  qu'il  avait  fait 
fausse  route,  et  qu'il  venait  de  voir  ses  compagnons  jusqu'au 
dernier  mourir  de  faim  quand  il  avait  été  recueilli  sur  la  côte 
d'Egypte.  Puis,  voulant  reconnaître  les  bons  soins  dont  il 
avait  été  l'objet,  il  s'offrit,  au  cas  oii  le  roi  se  proposerait 
d'envoyer  une  expédition  dans  l'Inde,  à  lui  servir  de  guide. 

GéOOB.  DE  STaABON.  I.  — 11 


162  GÉOGRAPHIE  DE  STBABON. 

Eudoze  fat  de  cette  expédition.  Parti  avec  force  présents,  il 
rapporta  en  échange  un  plein  chargement  de  parfums  et 
de  pierres  dn  pins  grand  prix,  soit  de  ces  pierres  que  les 
fleuves  charrient  mêlées  à  de  simples  cailloux,  soit  de  celles 
qu'on  extrait  du  sein  de  la  terre,  sortes  de  concrétions 
aqueuses  analogues  à  nos  cristaux;  mais  il  se  vit  déçu  dans 
ses  espérances,  car  Evergète  retint  pour  lui  le  chargement 
tout  entier.  À  la  mort  de  ce  prince,  Gléopatre,  sa  veuve,  qui 
l'avait  remplacé  sur  le  trône,  fit  repartir  Eudoxe  pour  l'Inde 
avec  de  plus  grands  moyens  d'action.  Gomme  il  revenait  de 
ce  second  voyage,  les  vents  le  portèrent  vers  la  côte  qui  s'é- 
tend au-dessus  de  l'Ethiopie  ;  il  y  aborda  successivement  en 
différents  points  et  sut  se  concilier  l'esprit  des  indigènes 
en  partageant  avec  eux  son  blé,  son  vin,  ses  figues,  toutes 
denrées  quïls  n'avaient  point,  moyennant  quoi  il  se  fit  in- 
diquer des  aiguades,  fournir  des  pilotes,  et  même  dicter 
un  certain  nombre  de  mots  de  la  langue  du  pays  à  l'effet  d'en 
dresser  des  listes.  Il  put  aussi  se  procurer  un  éperon  de  na- 
vire en  bois,  portant  une  figure  de  cheval  sculptée,  qu'on 
lui  donna  pour  un  débris  échappé  au  naufrage  d'un  vais- 
seau venu  de  l'Occident,  et  qu'il  emporta  avec  lui  quand 
il  reprit  la  mer  pour  effectuer  son  retour.  Il  arriva  sain  et 
sauf  en  Egypte ,  mais  Gléopatre  n'y  régnait  plus.  C'était 
son  fils,  par  qui  Eudoxe  se  vit  dépouUlé  une  fois  encore 
de  tous  ses  trésors  :  à  vrai  dire,  il  avait  été  convaincu  lui- 
même  de  détournements  considérables.  Cependant  il  porta 
son  précieux  éperon  sur  le  quai  ou  marché  du  port,  et  là, 
l'ayant  fait  voir  à  tous  les  patrons  de  navire  qu'il  rencontrait, 
il  apprit  que  c'était  un  débris  de  bâtiment  gadirite,  que  chez 
les  Gadirites,  indépendamment  des  grands  navires,  que  frè- 
t  sut  les  riches  n^ociants  de  la  viUe,  il  y  a  des  embarcations 
plus  petites,  que  les  pauvres  gens  seuls  équipent,  qu'on 
jiomme  hippes  ou  ch&oaux  à  cause  de  l'effigie  qui  orne  leurs 
proues,  et  qui  vont  faire  la  pêche  sur  les  côtes  de  Maurusie 
jusqu'au  Lixus;  quelques  patrons  de  navire  reconnurent 
même  cet  éperon  pour  celui  d'une  embarcation  semblable 
qui  avait  fait  partie  d'une  petite  escadre,  qu'on  savait  s'être 


LIVRE  n.  163 

aventurée  trop  au  delà  du  Lixus  et  qui  avait  dû  infaillible- 
ment périr.  C'en  fut  assez  pour  qu'Eudoxe  conclût  que  le 
périple  de  la  Libye  était  possible.  Là-dessus,  il  regagna  sa 
patrie,  mit  tout  son  bien  sur  un  navire  et  repartit  pour  un 
nouveau  voyage.  Il  toucha  d'abord  à  Dicœarchia,  puis  à 
Massalia  et  longea  ensuite  tout  le  littoral  jusqu'à  Gadira  : 
comme  il  faisait,  partout  où  il  passait,  annoncer  à  son  de 
trompe  son  entreprise,  il  ramassa  de  la  sorte  assez  d'argent 
pour  pouvoir  fréter,  outre  un  grand  navire,  deux  transports 
semblables  à  des  brigantins  ou  embarcations  de  pirates;  il 
y  embarqua  de  jeunes  esclaves  bons  musiciens*,  des  méde- 
cins, des  artisans  de  toute  espèce,  puis  il  mit  à  la  voUe  pour 
l'Lide  et  cingla  d'abord  en  haute  mer,  favorisé  par  des  vents 
d'ouest  constants.  Malheureusement,  la  mer  fatiguait  ses 
compagnons^  et  il  dut  se  rapprocher  de  terre;  il  le  fit,  mais  à 
contre-cœur,  car  il  connaissait  les  dangers  du  flux  et  du 
reflux.  Effectivement  ce  qu'il  craignait  arriva  :  son  vaisseau 
toucha,  assez  doucement  toutefois  pour  ne  pas  être  mis  en 
pièces  du  choc,  ce  qui  laissa  le  temps  de  sauver  les  mar- 
chandises et  de  les  transporter  à  terre,  ainsi  qu'une  bonne 
partie  de  la  carcasse  même  du  bâtiment.  Ce  bois  lui  servit 
à  faire  construire  im  troisième  transport,  à  peu  près  de  la 
force  d'un pentécontore,  après  quoi,  reprenant  la  mer,  il  pour- 
suivit sa  navigation,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  rencontré  des  popu- 
lations dont  la  langue  contenait  les  mêmes  mots  qu'il  avait 
déjà  recueillis  dans  ses  listes.  Il  en  conclut  naturellement 
qu'elles  étaient  de  même  race  que  ces  premiers  Éthiopiens 
et  que  leur  pays  devait  toucher  aux  Etats  du  roi  Bogus; 
et  alors,  sans  plus  chercher  à  atteindre  l'Inde,  il  rétro- 
grada. Dans  ce  voyage  de  retour,  seulement,  il  remarqua 
une  Ue  déserte  qui  paraissait  bien  pourvue  d'eau  et  de  bois 
et  il  en  releva  exactement  la  position.  Arrivé  sain  et  sauf 
en  Maurusie,  il  vendit  ses  transports,  puis  s'étant  rendu 
par  terre  auprès  du  roi  Bogus,  il  l'engagea  à  renouveler  à 
ses  frais  la  même  expédition.  Mais  les  amis  du  roi,  contre« 

i.  Sur  ce  détail  voyez  la  remarque  de  Meineke,  Ftndtc.  Stro&on.,  p.  10. 


164  GÉOGRAPHlfc:   DE  STBABON. 

carrant  ses  efforts,  surent  faire  peur  à  Bogus  des  entreprises 
qui  pourraient  être  dirigées  contre  ses  États,  une  fois  qu'il  en 
aurait  ainsi  montré  le  chemin  à  des  étrangers  aventureux  et 
entreprenants.  On  parut  cependant  vouloir  tenter  l'expédi- 
tion et  lui  en  offrir  le  commandement,  mais  Eudoxe  sut  qu'en 
secret  on  avait  comploté  de  le  déposer  dans  une  ile  déserte. 
Il  s'enfuit  alors  sur  le  territoire  romain  et  de  là  ayant  passé 
en  Ibérie,  il  y  équipa  de  nouveau  un  slrongyle  et  un  penté- 
contore,  comptant  avec  l'un  de  ces  bâtiments  tenir  la  haute 
mer,  tandis  qu'il  reconnaîtrait  la  côte  avec  l'autre.  Il  embar- 
qua sur  ces  vaisseaux  force  instruments  d'agriculture  et  des 
graines  en  quantité,  engagea  de  bons  constructeurs  et  re- 
commença la  même  expédition,  se  proposant,  en  cas  de  re- 
tard, d'hiverner  dans  l'île,  dont  il  avait  relevé  naguère  la 
position,  d'y  semer  son  grain,  et  d'achever  son  voyage,  une 
fois  la  moisson  faite,  tel  qu'il  l'avait  conçu  dans  l'origine. 

5.  «  Ici  s'arrête,  nous  dit  Posidonius,  ce  que  j'ai  pu  ap- 
prendre des  aventures  d'Eudoxe  ;  de  ses  aventures  ultérieu- 
res sans  doute  on  saurait  quelque  chose  à  Gadira  et  en  Ibé- 
rie, maïs  ce  que  j'ai  raconté  suffît  à  démontrer  que  l'Océan 
décrit  un  cercle  autour  de  la  terre  habitée , 

<  L'Océan,  qu^aucun  lien  terrestre  n'enserre,  et  qui  s'étend 
<  à  l'inûni,  loin  de  tout  mélange  impur  '.  » 

Il  faut  bien  le  dire,  tout  est  prodigieux  dans  ce  récit  de 
Posidonius,  à  commencer  par  ceci,  qu'après  avoir  refusé  de 
croire  à  l'authenticité  du  voyage  de  circumnavigation  de  ce 
mage,  dont  parle  Héraclide,  et  de  cet  autre  voyage  des  émis- 
saires de  Darius  [lis.  Necos*]  rapporté  dans  Hérodote,  il  ait 
pu  nous  donner  à  son  tour  comme  authentique  un  conte  à  la 
façon  du  Bergéen,  qu'il  avait,  sinon  inventé  lui-même,  du 
moins  recueilli  avec  trop  de  crédulité  de  la  bouche  d'insignes 
jmposteurs.  Quelle  apparence  y  a-t-il,  en  effet,  qu'il  soit  arrivé 

1.  D'après  une  première  conjecture  de  M.  Bergk,  M.  Meineke  a  cru  devoir  recon- 
naître dans  ces  deux  vers  un  fragment  de^  l'/^ermé*  d'Eratosthène.  Voy.  Vindic, 
Strabon»  p.  10-11.  —  2.  Cette  erreur  de  nom  revenant  ici  pour  la  seconde 
fois,  et  dans  des  conditions  différentes,  a  porté  M.  Millier  à  douter  s'il  convenait 
de  rimputer  h.  Posidonius  plutôt  qu'4  Strabon  lui-même. 


LIVRE  II.  165 

à  cet  Indien  une  aussî  tragique  aventure?  Le  golfe  Arabique, 
on  le  sait,  est  aussi  resserré  que  le  lit  d'un  fleuve  et  s'étend, 
sur  une  longueur  de  15000  stades  environ,  jusqu'au  canal 
encore  plus  étroit  qui  lui  sert  d'entrée  ;  il  n'est  donc  pas  vrai- 
semblable que  les  Indiens  naviguant  hors  de  ce  golfe  aient 
pu  y  pénétrer  par  mégarde  :  le  peu  de  largeur  de  l'entrée  les 
eût  infailliblement  avertis  qu'ils  faisaient  fausse  route.  Y 
avaient-ils,  au  contraire,  pénétré  sciemment  et  volontaire- 
ment: impossible  alors  de  prétexter  soit  une  erreur  de  route, 
soit  un  caprice  des  vents.  Comment  admettre  aussi  que  ces 
Indiens  se  soient  tous  laissés  mourir  de  faim,  un  seul  ex- 
cepté? Comment  le  survivant  suffit-il  à  diriger  lui  seul  un 
bâtiment  qui  n'élait  pas  apparemment  des  plus  petits,  puis- 
qu'il avait  été  de  force  à  résistera  de  si  longues  traversées? 
Gomment  admettre  aussi  que  le  même  Indien  ait  pu  appren- 
dre notre  langue  en  si  peu  de  temps  et  l'apprendre  assez 
bien  pour  être  en  état  de  persuader  lui-même  au  roi  qu'il 
était  capable  de  conduire  l'expédition?  Peut-on  supposer 
d'ailleurs  Evergète  réduit  à  une  telle  pénurie  de  pilotes  pour 
l'exploration  d'une  mer  et  de  parages  qui  étaient  connus 
déjà  depuis  longtemps?  Et  ce  spondophore,  ce  théore  cyzicé- 
nien,  comment  concevoir  qu'il  ait  quitté  sa  patrie  avec  l'in- 
tention arrêtée  d'avance  d'entreprendre  par  mer  le  voyage  de 
l'Inde,  et  qu'on  lui  ait  confié  [en  Egypte]  une  mission  de  cette 
importance  ?  Comment  concevoir  qu'après  qu'on  l'eut,  à  son 
retour,  et  contre  son  attente,  dépouillé  de  sa  riche  cargaison, 
en  le  chargeant  qui  plus  est  d'une  accusation  infamante,  on 
l'investit  cependant  du  commandement  d'une  nouvelle  mis- 
sion, pourvue  de  présents  plus  riches  encore  que  la  première  ? 
Et  quand,  au  retour  de  ce  second  voyage,  il  fut  jeté  hors  de 
sa  route  sur  les  côtes  d'Ethiopie,  qu'avait-il  donc  besoin  de 
dresser  ces  vocabulaires  éthiopiens?  Qu'avait-il  besoin  de  re- 
chercher, à  propos  de  cet  éperon  de  bateau-pêcheur,  de  quel 
point  de  l'horizon  ledit  bateau  avait  été  jeté  à  la  côte?  Le 
renseignement  que  le  navire  auquel  avait  appartenu  ce  dé- 
bris venait  de  l'occident  ne  prouvait  rien  en  somme,  puisque 
lui-même  venait  de  l'ouest,  lorsque,  dans  son  voyage  de  re  - 


166  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

tour,  il  avait  abordé  chez  ces  Éthiopiens.  D'un  autre  côté^ 
après  son  retour  à  Alexandrie,  cpiand  on  l'eut  bien  et  dûment 
convaincu  de  détournements  considérables,  comment  ne  le 
punit-on  point,  comment  le  laissa-t-on  circuler  librement 
parmi  tous  ces  patrons  de  navires,  les  interrogeant,  et  leur 
montrant  l'éperon  qu'il  avait  rapporté?  Celui  de  ces  patrons, 
maintenant,  qui  reconnaît  ledit  éperon  n'est-il  pas  admirable 
d'assurance?  Et  Eudoxe  plus  admirable  encore  de  se  laisser 
persuader  comme  il  fait  et  de  s'en  retourner  dans  sa  patrie, 
sur  une  présomption  pareille,  pour  y  procéder  à  une  émigra- 
tion en  règle  vers  ces  régions  perdues  au  delà  des  Colonnes 
d'Hercule  ?  D'autant  que  personne  n'avait  la  faculté  de  sor- 
tir sans  une  passe  du  port  d'Alexandrie  (l'homme  qui  avait 
détourné  les  fonds  de  l'État  moins  que  tout  autre  apparem- 
ment), et  qu'il  n'y  avait  pas  à  songer  à  fuir  par  mer,  sans 
être  aperçu,  vu  la  forte  garde  qui  occupait  et  qui  occupe  en- 
core aujourd'hui  l'entrée  du  port  et  les  autres  issues  de  la 
ville,  comme  nous  avons  pu  nous  en  assurer  par  nous-même 
durant  le  long  séjour  que  nous  avons  fait  à  Alexandrie, 
bien  qu'on  se  soit  beaucoup  relâché  de  l'ancienne  rigueur, 
depuis  que  les  Romains  sont  les  maîtres  du  pays,  car  sous 
les  Ptolémées  la  garde  de  la  ville  était  bien  autrement 
sévère.  N'insistons  pas  pourtant,  voilà  notre  homme  rendu  à 
Gadira,  il  y  équipe  une  flotte  royale,  il  part  ;  le  vaisseau  qui 
le portait.se  brise,  comment  comprendre  que,  sur  une  côte 
complètement  déserte,  il  ait  pu  se  faire  construire  un  troi- 
sième transport?  Et,  quand  il  a.  repris  la  mer,  qu'il  a  abordé 
chez  les  Éthiopiens  occidentaux  et  reconnu  que  leur  langue 
était  la  même  que  celle  des  Éthiopiens  orientaux,  est-il  vrai- 
semblable qu'un  ardent  et  curieux  voyageur  comme  lui  n'ait 
pas  éprouvé  le  désir  de  poursuivre  son  exploration  jusqu'au 
bout,  alors  surtout  qu'il  pouvait  penser  n'avoir  plus  que  peu 
d'espaces  inconnus  à  franchir?  Au  lieu  de  cela,  il  renonce 
à  naviguer  pour  son  propre  compte,  et  ne  rêve  plus  qu'une 
exploration  faite  au  nom  et  aux  frais  de  Bogus  I  On  peut  se 
demander  aussi  par  quels  moyens  il  a  eu  connaissance  du 
complot  secret  dirigé  contre  lui,  et  ce  qu'eût  gagné  d'ailleurs 


LIVRE  n.  167 

le  roi  Bogus  à  faire  disparaître  un  homme,  qu'il  pouvait  si 
bien  congédier  autrement?  Mais,  soit,  il  est  instruit  du  com- 
plot; comment  réussit-il  à  prendre  les  devants  et  à  se  réfugier 
en  lieu  sûr?  Chacune  de  ces  circonstances  en  soi  n'est  jpas 
assurément  impossible,  mais  ce  sont  toutes  conjonctures  au 
moins  bien  difficiles,  si  difficiles  même  qu'on  ne  conçoit  pas 
qu'on  s'en  puisse  tirer  à  moins  d'un  rare  bonheur.  Eudoxe 
pourtant,  tombé  de  périls  en  périls,  échappe  à  tous  heureu- 
sement. On  ne  s'explique  pas  enfin  qu'après  s'être  sauvé  de 
la  cour  du  roi  Bogus,  il  ose  encore  entreprendre  un  nouveau 
voyage  le  long  des  côtes  de  la  Libye,  et  cela  avec  un  attirail 
suffisant  pour  coloniser  une  île  déserte  ?  Tout  cela,  il  faut  en 
convenir,  ne  diffère  guère  des  mensonges  des  Py théas ,  des 
Evhémère  et  des  Antiphane.  Mais  au  moins  à  eux  on  les 
passe,  comme  à  des  charlatans  de  profession,  tandis  qu'à 
un  dialecticien,  à  un  philosophe,  je  dirais  volontiers  au 
prince  des  philosophes,  on  ne  saurait  les  passer.  Blâmons 
donc  ici  Posidonius  sans  réserve. 

6.  En  revanche,  nous  ne  pouvons  qu'approuver  ce  qu'il 
dit  des  soulèvements  et  des  affaissements  du  sol  et  en  général 
de  tous  les  changements  produits  soit  par  les  tremblements 
de  terre,  soit  par  ces  causes  analogues,  que  nous  avons  nous- 
même  énumérées  plus  haut.  Nous  approuvons  aussi  qu'il 
ait,  à  l'appui  de  sa  thèse,  cité  ce  que  dit  Platon  de  l'Atlantide, 
que  la  tradition  relative  à  cette  Ûe  pourrait  bien  ne  pas  être 
une  pure  fiction,  les  prêtres  égyptiens  qu'interrogeait  Solon 
lui  ayant  certifié  qu'il  existait  anciennement  une  île  de  ce 
nom,  mais  que  cette  île  avait  disparu,  bien  qu'elle  eût  l'é- 
tendue d'un  continent.  En  homme  sensé,  Posidonius  juge 
qu'il  vaut  mieux  s'exprimer  de  la  sorte  que  de  dire  de  l'At- 
lantide ce  qu'on  a  dit  du  mur  des  Achéens  dont  il  est  question 
dans  Homère,  «  celui  qui  Va  évoqué  Vaura  fait  disparaître.  ^^ 
Une  autre  conjecture  plausible  de  Posidonius,  c'est  que  la  mi- 
gration des  Gimbres  et  des  peuples  de  même  race  qu'ils  avaient 
entraînés  à  leur  suite  avait  été  provoquée  [uniquement  parleur 

1.  Restitution  proposée  par  Coray  et  agréée  par  MM.  Meineke  et  MQller. 


168  GÉOGRAPHIE  DE  &TR&BON. 

ardeur  poar  la  piraterie]*  et  noii  par  un  débordement  subit  de 
la  mer.  II  soupçonne  aussi  que  la  louguenr  delà  terre  Habitée 
est  de  70  000  s,  et  représente  la  moitié  dn  cercle  total  sur  le- 
quel elleestprise,  etil  en  cosclat  qu'on  vaisseau  qui,  à  partir 
du  coucliant  ou  de  l'extrême  occideiit,  parcourrait,  avecrËorus 
en  poupe,  juste  lamêmedistanceatteindraitle  rivage  del'Iude. 
7.  Posidonius  s'attaque  ensuite  k  ceux  qui  ont  imaginé 
)e  mode  actuel  de  division  ou  de  délimitation  des  continents, 
il  les  blâme  de  ne  pas  avoir  employé  simplement  nu  cer- 
tain nombre  de  cercles  parallèles  à  l'éqnatenr,  qui,  en  pré- 
sentant la  terre  habitée  sons  la  forme  de  bandes  ou  de 
zones,  auraient  montré  les  changements,  les  diUérences 
qu'apporte  chez  les  animanx  et  chez  les  plantes  d'une  part, 
dans  la  température  d'autre  part ,  la  proximiié  soit  de  la  ré- 
gion froide,  soit  de  la  région  torride,  mais,  cela  dit,  il  se  ré  - 
tracte,il  fait  comme  l'accusateur  qui  renonce  à  suivra  et  se  met 
à  approuver)  a  division  actuelle,  appliquant  ainsi  k  cette  ques- 
tion le  procédé  d'école  qui  consiste  à  parler  tour  &  tour  dans 
nn  sens,  puis  dans  l'autre,  pour  n'arriver  à  rien  en  somme. 
Les  différences,  en  eiïet,  dont  il  parle,  non  plus  que  les  diffé- 
rences entre  peuples  d'une  même  race,  entre  dialectes  d'une 
même  langue,  ne  sauraient  être  ainsi  déterminées  à  priori, 
c'est  le  hasard,  ce  sont  les  circonstances  qui  en  décident  : 
généralement,  tous  les  arts, tous  les  talents,  toutes  les  aptitu- 
des, pour  peu  qu'il  y  ait  eu  un  premier  initiateur,  fleurissent 
n'importe  sous  quel  climat,  bien  que  le  climat  par  lui-même 
ne  laisse  pas  d'avoir  encore  une  certaine  inflneuce,  et,  s'il  y  a 
dans  le  caractère  des  penples  telles  dispositions  qui  peuvent 
tenir  à  la  nature  des  lienx  qu'ils  habitent,  il  y  en  a  d'autres 
«assiqnî  proviennent  uniquement  daThabitade  etdel'exer- 
cicB  ;  ce  n'est  pas  la  nature,  par  exemple,  qui  a  donné  le  goût 
dnlettreBauxAthéniens,  et  qui  l'a  refusé  aux  Lacédémoniens 
«t  AUX  Thébtîns,  voisins  encore  pins  proches  des  Athéniens, 
en  ceik  BBaorément  l'éducation,  l'habitude  ont  plus  fait  ;  ce 
i  s'est  pu  la  nature  de  leur  paya  non  plus,  mais  bien  l'étude 
I  fit  la  pratiqnt  qui  ont  fait  des  Babyloniens  et  des  %yp- 
EtieDS  ou  ptnples  philosophes.  H  ea  est  de  même  des  qualités 


LIVRE   II.  169 

des  chevaux,  des  bœufs  et  des  autres  animaux,  elles  ne  tien- 
nent pas  uniquement  à  la  nature  des  lieux,  mais  dépendent 
aussi  des  habitudes  ou  exercices  qu'on  leur  impose.  Posido- 
nius  malheureusement  coufond  tout  cela.  Dans  le  passage, 
maintenant,  où  il  approuve  la  division  actuelle  des  continents, 
il  invoque  à  Tappui  de  sa  thèse  la  différence  que  présentent 
les  Éthiopiens  de  l'Inde  par  rapport  aux  Éthiopiens  de  la 
Libye,  les  premiers  étant  plus  vigoureux  que  les  seconds, 
et  moins  consumés  par  la  sécheresse  de  Tair;  il  voit  même 
dans  cette  différence  le  principe  de  la  division  qu'Homère 
a  faite  des  Éthiopiens  en  deux  corps  de  nation, 

c  Ceux  du  soleil  couchant,  ceux  du  soleil  levant  ;  » 

• 

car  Cratès  avec  son  idée  d'une  seconde  terre  habitée,  à 
laquelle  Homère  évidemment  n'a  jamais  pu  songer,  Cratès 
n'est  à  ses  yeux  que  l'esclave  aveugle  d'une  hypothèse,  et 
le  vrai  changement  à  faire  au  texte  du  poète  était  celui-ci  : 

a  Et  ceux  que  le  soleil  visite  quand  il  s'éloigne,  » 

autrement  dit  quand  il  opère  sa  déclinaison  par  rapport  au 
méridien. 

8.  Mais  d'abord,  dirons-nous,  dans  le  voisinage  même  de 
rÉgypte,  les  Éthiopiens  vivent  bien  partagés  en  deux  nations, 
puisque  les  uns  habitent  l'Asie  et  les  autres  la  Libye,  et  pour- 
tant ils  ne  présentent  entre  eux  aucune  différence  sensible.  En 
second  lieu,  si  Homère  a  divisé  comme  il  a  fait  les  Éthiopiens, 
cela  ne  tient  en  aucune  façon  à  ce  qu'il  savait  de  la  constitution 
physique  des  Indiens,  car,  suivant  toute  apparence,  il  ne 
connaissait  même  pas  leur  existence,  le  fabuleux  récit  d'En- 
doxe  prouvant  au  moins  ceci  qu'Évergète  lui-même  en  était 
encore  à  ignorer  l'Inde  et  la  route  que  les  vaisseaux  doivent 
suivre  pour  s'y  rendre.  Ce  qui  l'aura  décidé  c'est  donc  bien 
plutôt  cette  division  naturelle  dont  nous  parlions  plus  haut. 
Dans  le  même  passage,  maintenant,  nous  nous  expliquions 
sur  la  leçon  proposée  par  Cratès,  nous  montrions  comment 
il  importait  peu  d'écrire  le  vers  d'une  façon  plutôt  que  d'une 


170  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

antre.  Posidonins  croit  pourtant  que  la  chose  importe,  mais 
c'est  à  la  condition  qu'on  lira  le  vers  ainsi  conçu  : 

«  *HiJièv  dtmpxoft^ov.  » 

«  Et  ceux  que  le  soleil  visite  quand  il  s'éloigne.  9 

Or,  nous  le  demandons,  quelle  différence  y  a-t-il,  pour 
le  sens,  entre  cette  nouvelle  leçon  et  la  leçon  que  proposait 
Cratès^  ^fxiv  SoaoïjLévou, 

c  Et  ceux  que  le  soleil  visite  quand  il  se  couche  ?  » 

Tout  le  segment  compris  entre  le  méridien  et  le  couchant 
n'a-t-il  pas  reçu  lui-même  en  effet  le  nom  de  couchant, 
comme  la  demi-circonférence  de  Thorizon  qui  y  correspond  ; 
et  n'est-ce  pas  là  ce  que  veut  dire  Aratus  quand  il  parle  du  point 

c  Où  le  couchant  et  le  levant  confondent  leurs  extrémités?  j> 

D'ailleurs,  si  la  leçon  de  Gratès  gagnait  à  être  corrigée  de 
la  sorte,  pourquoi  n'avoir  pas  étendu  la  correction  à  la  leçon 
d'Aristarque ?  —  Pour  le  moment,  nous  n'adresserons  pas 
d'autres  critiques  à  Posidonius  :  les  occasions  en  effet  ne 
nous  manqueront  pas,  dans  le  cours  de  notre  ouvrage,  de 
relever  comme  il  convient  ce  qu'il  a  pu  commettre  encore 
d'erreurs,  au  point  de  vue  du  moins  de  la  géographie  ;  car, 
pour  celles  de  ses  erreurs  qui  seraient  plutôt  du  domaine 
de  la  physique,  nous  les  examinerons  dans  d'autres  ouvra- 
ges, si  même  nous  ne  les  négligeons  tout  à  fait,  par  la  raison 
que  Posidonius  abuse  des  discussions  œtiologiques  et  de  la 
méthode  aristotélicienne,  qu'on  évite  au  contraire  dans  notre 
école,  par  respect  pour  la  nature  mystérieuse  et  impénétra- 
ble des  causes. 

CHAPITRE  IV. 

l .  Passons  àPolybe  :  dans  saiChorographiede  FEurope,  Po- 
lybe  déclare  qu'il  laissera  de  côté  les  anciens,  mais  qu'il  exa- 
minera avec  soin  tout  ce  qu'ont  écrit  leurs  critiques,  et,  pour 
préciser,  il  nomme  Dicéarque,  ainsi  qu'Ératosthène,  le  der- 
nier auteur  qui  ait  composé  un  traité  en  règle  de  géographie, 


LIVRE  U.  171 

etPythéas,  «  ce  Pythéas,  dit-il,  qu'on  s'étonne  en  vérité  de  voir 
faire  tant  de  dupes  avec  des  mensonges  aussi  grossiers  que 
ceux-ci,  par  exemple,  qu'il  aurait  parcouruà  pied  *  la  Bretagne 
tout  entière,  et  que  le  périmètre  de  cette  île  est  de  40  000  sta- 
des, sans  compter  ce  qu'il  débite  encore  au  sujet  de  Thulé  et  de 
cette  autre  région,  où  Ton  ne  rencontre  plus  la  terre  propre- 
ment dite,  ni  la  mer,  ni  l'air,  mais  à  leur  place  un  composé 
de  ces  divers  éléments,  semblable  au  poumon  marin,  et  dans 
lequel,  soi-disant,  la  terre,  la  mer,  bref  tous  les  éléments  sont 
tenus  en  suspension  et  comme  réunis  à  l'aide  d'un  lien  com- 
mun, sans  qu'il  soit  possible  à  l'homme  d'y  poser  le  pied,  ni 
d'y  naviguer.  «  Et  notez,  ajoute  Polybe,  que  cette  matière 
semblable  au  poumon  marin,  Pythéas  dit  l'avoir  vue  de  ses 
yeux,  tandis  qu'il  avoue  n'avoir  parlé  de  tout  le  reste  que  sur 
ouï-dire  I  Puis  à  ce  premier  conte,  il  ajoute  celui-^i  qu'une 
fois  revenu  de  ses  voyages  il  parcourut  encore  en  Europe 
tout  le  littoral  de  l'océan  depuis  Gadira  jusqu'au  Tanaïs.  » 

2.  Or,  au  jugement  de  Polybe,  il  est  déjà  incroyable 
qu'un  simple  particulier,  notoirement  pauvre,  ait  trouvé  les 
moyens  de  parcourir,  soit  par  mer,  soit  par  terre,  de  si 
énormes  distances;  mais  ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est 
qu'Ératosthène,  après  avoir  émis  absolument  les  mêmes 
doutes,  ait  accepté  pourtant  le  témoignage  de  Pythéas  en 
ce  qui  concerne  la  Bretagne,  Gadira  et  l'Ibérie.  «  N'eût-il 
pas  mieux  valu  cent  fois,  dit  Polybe,  croire  au  récit  du 
Messénien?  Celui-ci  du  moins  ne  s'est  vanté  que  d'une  seule 
découverte,  de  sa  navigation  à  l'îla  de  Panchaia,  tandis  que 
l'autre  prétend  avoir  atteint  aux  limites  mêmes  du  monde  et 
avoir  exploré  toute  la  région  septentrionale  de  l'Europe, 
allégation  qu'on  ne  croirait  même  pas  sortant  de  la  bouche 
d'Hermès  '.  Que  fait  cependant  Ëratosthène  ?  Il  traite  Évhé- 
mère  de  Bergéen,  et  croit  Pythéas,  oui,  Pythéas,  que  Dicéar- 
que  lui-même  n'a  pas  cru  I  »  —  «  Que  Dicéarque  lui-même 

1.  'En6a56v.  La  leçon  des  Mss.  liAeatiJv  a  inspiré  à  M.  Redslob,  auteur  d'une 
monographie  récente  sur  Thulé  {Thule  :  die  phônizischen  Handelswege^etc. 
Leipzig,  1855)  une  étrange  idée  que  M.  MÛller,  dans  son  Index  variss  tecUon>s 
fp.  948),  relève  comme  il  convient.  —  2.  M.  Meineke,  frappé  de  ce  que  cette 
expression  a  dlnsolite,  soupçonne  encore  en  cet  endroit  une  allusion  ingé- 
nieuse de  Strabon  au  poème  d'Hermès  d'Ératosthène. 


172  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ri  a  pas  cru,  »  plaisante  remarque  en  vérité  I  Comme  si 
Ératosthène  était  tenu  de  se  régler  sur  un  auteur  contre  qui 
Polybe  tout  le  premier  ne  cesse  de  diriger  ses  critiques  !  H 
est  bien  vrai,  maintenant,  qu'Ératosthène  ignorait  la  géo- 
graphie des  parties  occidentale  et  septentrionale  de  l'Eu- 
rope,  sons-même  l'avons  démontré  plus  haut.  Mais  cette 
ignorance  chez  lui  et  chez  Dicéarque  est  excusable,  puisque 
ni  l'un  ni  l'autre  n'avaient  visité  ces  contrées  ;  ne  serait-elle 
pas  inexcusable  au  contraire  si  nous  la  rencontrions  chez 
Polybe  et  chez  Posidonius?  Eh  bien!  Polybe,  qui  traite 
d'erreurs  et  de  préjugés  populaires  tout  ce  que  ces  auteurs 
nous  ont  rapporté  au  sujet  des  distances  non-seulement  dans 
ces  pays  lointains,  mais  dans  bien  d'autres  pays  encore,  n'a 
pas  su  se  préserver  lui-même  de  toute  erreur  dans  les  criti- 
ques qu'il  leur  adresse.  Ainsi  Dicéarque  compte  à  partir  du 
Péloponnèse  10000  stades  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule  et 
plus  de  10  000  stades  jusqu'au  fond  de  l'Adriatique,  et 
comme,  suivant  lui,  entre  le  Péloponoèse  et  les  Colonnes 
d'Hercule,  la  première  partie  du  trajet  jusqu'au  détroit  de 
Sicile  est  de  3000  stades,  c'est,  on  le  voit,  7000  stades  qui 
restent  pour  la  distance  du  détroit  de  Sicile  aux  Colonnes 
d'Hercule,  Que  dit  Polybe  à  ce  propos?  Il  passe  condamna- 
tion sur  ce  nombre  de  3000  stades,  exact  ou  non ,  attribué 
à  la  première  partie  du  trajet,  mais  il  nie  absolument  que  le 
reste  puisse  être  de  7000  stades,  qu'on  le  mesure  en  longeant 
la  côte  ou  en  coupant  la  mer  par  le  milieu.  Suivant  lui,  en 
effet,  la  côte  forme  exactement  un  angle  obtus,  dont  l'un  des 
côtés  se  termine  au  détroit  de  Sicile,  tandis  que  l'autre  se 
^iprolonge  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule,  le  sommet  de  l'angle 

Ise  trouvant  placé  à  Narbonne,  de  sorte  que  l'on  peut  conce- 
voir  un  triangle  ayant  pour  base  la  droite  tirée  à  travers  la 
mer  et  pour  côtés  les  côtés  mêmes  de  l'angle  en  question,  le 
côté  compris  entre  le  détroit  de  Sicile  et  Narbonne  mesurant 
plus  de  11  200  stades  et  Tautre  un  peu  moins  de  8000.  «  A 
vrai  dire,  ajoute  Polybe,  il  paraît  constantque  la  plus  grande 
distance  entre  l'Europe  et  la  Libye,  laquelle  se  mesure  à  tra- 
vers la  mer  Tyrrhénienne,  n'excède  pas  3000  stades  et  qu'elle 


UVRE  II.  173 

pourrait  même  être  réduite  encore,  si  on  la  mesurait  à  tra- 
vers la  mer  de  Sardaigne.  Mais  soit,  de  ce  côté-là  même  por- 
tons à  3000  stades  la  distance  en  question,  ilnousfaut  main- 
tenant prélever  sur  cette  longueur  2000  stades  pour  la  pro- 
fondeur du  golfe  de  Narbonne,  autrement  dit  pour  la  per- 
pendiculaire abaissée  du  sommet  sur  la  base  du  triangle 
obtusangle;  or,  d'après  ces  données,  il  est  évident  qu'un  enfant 
saurait  calculer  que  la  longueur  totale  de  la  côte  comprise 
entre  le  détroit  de  Sicile  et  les  Colonnes  d'Hercule  doit  dé- 
passer à  peu  près  de  500  stades  la  droite  qui  coupe  transver- 
salement la  mer.  Et,  si  à  cette  longueur  on  ajoute  les  3000  s. 
représentant  la  distance  du  Péloponnèse  audétroitde  Sicile,  la 
somme  ainsi  obtenue,  qui  sera  précisément  la  longueur  totale 
de  la  droite  en  question,  dépassera,  on  le  voit,  de  plus  du 
double  le  nombre  de  stades  que  Dicéarque  lui  assigne.  Et  il 
faudrait  pourtant,  d'après  son  calcul,  faire  la  distance  du  Pé- 
loponnèse au  fond  de  l'Adriatique  encore  plus  grande  !  » 

3.  «  Mais,  ami  Polybe,  pourrait-on  bien  lui  dire,  si,  sur 
ce  dernier  point,  l'expérience  a  mis  hors  de  doute  le  men- 
songe ou  l'erreur  de  Dicéarque,  en  vérifiant  l'exactitude  des 
distances  que  tu  as  indiquées,  à  savoir  700  stades  du  Pélo- 
ponnèse à  Leucade,  autant  de  Leucade  à  Gorcyre,  autant 
encore  de  Gorcyre  aux  monts  Gérauniens,  lesquels  sont  si- 
tués à  la  hauteur  de  l'Iapygie,  du  côté  droit  de  l'Adriati- 
que^, et  enfin  6150  stades  pour  la  côte  d'Illyrie  à  partir 
des  monts  Gérauniens,  sur  le  premier  point  Dicéarque  n'est 
plus  seul  à  s'être  aussi  grossièrement  trompé,  et,  si  le  calcul, 
par  lequel  il  réduit  à  7000  stades  la  distance  ejfXre  le  détroit 
de  Sicile  et  les  Colonnes  d'Hercule,  est  évidemment  faux, 
celui  auquel  tu  arrives  par  ta  prétendue  démonstration  n'est 
assurément  pas  plus  juste.  On  convient  en  effet  générale- 
ment que  le  trajet  direct  par  mer  entre  le  détroit  de  Sicile 
et  les  Colonnes  d'Hercule  est  de  12  000  stades,  et  il  est  aisé 
de  voir  que  cette  estimation  s'accorde  on  ne  peut  mieux  avec 

1.  Les  mots  iv  itliS.  et  lom^iav  ont  embarrassé  tons  les  éditeurs.  Nous  avons 
traduit  sans  vouloir  toucher  au  texte,  mais  sans  nous  faire  illusion  sur  la 
valeur  de  notre  traduction.  Cf.  Mûller,  Index  var,  kctionii,  p.  948. 


174  GÉOGRAPHIE  DE  STRABONI 

celle  qu*on  a  faite  de  la  longueur  totale  de  la  terre  habitée, 
laquelle  mesure,  dit-on,  70  000  stades,  car  toute  la  portion 
occidentale  de  ladite  longueur,  comprise  entre  le  golfe  d'Is- 
sus et  Textrémité  la  plus  occidentale  de  Flbérie,  représente 
à  peu  de  chose  près  30  000  stades,  et  voici  comme  on  forme 
ce  nombre  :  5000  stades  depuis  le  golfe  d'Issus  jusqu'à  Tile 
de  Rhodes,  1000  stades  de  là  au  cap  Salmonium  [ou  Samo- 
nium],  extrémité  orientale  de  la  Crète,  2000  stades  et  plus 
pour  la  longueur  de  la  Crète  jusqu'au  Kriou-Métôpon;  de 
ce  point  au  Pachynum  en  Sicile  4500  stades,  et  plus  de 
1000  stades  du  Pachynum  au  détroit  de   Sicile;  enfin, 
pour  le  trajet  du  détroit  de  Sicile  aux  Colonnes  d'Hercule 
12000  stades^  et  environ  3000  du  détroit  des  Colonnes  à 
l'extrémité  même  du  promontoire  Sacré  d'Ibérie.  J'ajou- 
terai que  Polybe  n'a  pas  mieux  su  mesurer  sa  perpendicu- 
laire :  comme,  en  effet,  Narbonne  est  située  sur  le  même 
parallèle  à  peu  près  que  Massalia,  et  celle-ci,  à  ce  que 
croit  Hipparque  lui-même,  sur  le  même  parallèle  que 
Byzance ,  comme,  d'autre  part,  la  ligne  qui  coupe  transversa- 
lement la  mer  est  prise  suivant  le  parallèle  qui  passe  par 
le  détroit  de  Sicile  et  par  Rhodes,  et  qu'entre  les  villes  de 
Rhodes  et  de  Byzance,  qui  sont  censées  être  l'une  et  l'autre 
sur  le  même  méridien,  on  compte  environ  5000  stades, 
la  perpendiculaire  en  question  devrait  en  mesurer  autant. 
D'autre  part,  à  la  vérité,  l'on  prétend  que  le  plus  long  trajet 
d'Europe  en  Libye,  en  traversant  directement  cette  mer 
depuis  le  fond  du  golfe  Galatique ,,  est  de  5000  stades, 
mais  il  est  évident  qu*on  se  trompe  ou  bien  il  faut  que  la 
Libye  en  cette  partie  s'avance  assez  dans  la  direction  du 
nord  pour  atteindre  au  parallèle  des  Colonnes  d'Hercule. 
Une  autre  erreur  de  Polybe,  c'est  d'avoir  fait  aboutir  ladite 
perpendiculaire  près  de  la  Sardaigne,  car  la  traversée  en 
question  ne  se  fait  pas  dans  les  parages  mêmes  de  la  Sar- 
daigne, mais  beaucoup  plus  à  l'O.,  en  dehors  et  de  la 
mer  de  Sardaigne  et  de  la  mer  Ligystique  elle-même. 

1.  12000  au  Uenaftt8<KH>qne  marquent  les  Mm.:  restitotioii  de  Cramer. 


LIVRE  U.  175 

Enfin,  Polybe  a  exagéré  la  longueur  des  côtes,  bien  que  dans 
une  proportion  moindre, 

4.  Plus  loin,  c'est  Ératosthène  qu'il  prétend  corriger  : 
mais,  s'il  le  corrige  quelquefois  avec  bonheur,  d'autres  fois 
aussi  il  se  trompe  plus  grossièrement  que  lui.  Ainsi,  d'Itha- 
que à  Gorcyre  Eratosthène  avait  compté  300  stades,  Polybe 
en  compte  plus  de  900;  d'Épidamne  à  Thessalonique,  Éra- 
tosthène avait  réduit  la  distance  &  900  stades,  Polybe  la 
porte  à  2000,  et  dans  les  deux  cas  il  a  raison.  Mais  quand 
Ératosthène  compte  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule  depuis 
Massalia  7000  stades  et  6000  depuis  le  mont  Pyréné ,  et 
lui  plus  de  9000  stades  à  partir  de  Massalia  et  presque  8000 
à  partir  du  mont  Pyréné,  à  coup  sûr  il  fait  pis  que  n'a 
fait  Ératosthène  et  celui-ci  a  plus  approché  de  la  vérité. 
On  convient  en  effet  aujourd'hui  qu'abstraction  faite  des 
accidents  ou  inégalités  des  chemins  la  longueur  totale  de 
ribérie,  du  mont  Pyréné  au  côté  occidental,  n'excède  pas 
6000  stades.  Suivant  Polybe,  cependant,  le  cours  du  Tage  à 
lui  seul  aurait  une  longueur  de  8000  stades  depuis  sa  source 
jusqu'à  son  embouchure,  non  compris  les  détours  bien  en- 
tendu (autrement  le  procédé  ne  serait  pas  géographique), 
8000  stades,  disons-nous,  rien  qu'en  ligne  droite  et  bien 
que  ses  sources  soient  encore  à  plus  de  1000  stades  de  dis- 
tance du  mont  Pyréné.  En  revanche,  Polybe  a  raison  de  dire 
qu'Ératosthène  ignorait  la  géographie  de  llbérie  et  qu'il 
s'est  contredit  souvent  en  parlant  de  cette  contrée  :  après 
nous  avoir  montré,  par  exemple,  toute  la  côte  de  Tlbérie,  sur 
la  mer  extérieure,  et  jusqu'à  Gadira,  habitée  par  les  Galates, 
lesquels  occupent  effectivement  toute  la  partie  occidentale 
de  l'Europe  jusqu'à  Gadira,  Ératosthène  oubUe  ce  qu'il  a 
dit  et  ne  fait  plus  mention  des  Galates  nulle  part  dans  sa 
description  des  côtes  de  l'Ibérie. 

5.  Ailleurs  Polybe  expose  comme  quoi  la  longueur  de 
l'Europe  est  moindre  que  la  longueur  de  la  Libye  et  celle 
de  l'Asie  réunies,  et,  ici  encore,  la  manière  dont  il  compare 
entre  elles  ces  longueurs  est  fautive  :  «  Le  détroit  des  Colonnes 
d'Hercule,  nous  dit*il,  s'ouvre  au  couchant  équinoxial,  tan- 


176  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

dis  que  le  Tanaïs  coule  du  levant  d'été ,  TEurope  se  trou- 
vera donc  moins  longue  que  les  deux  autres  contrées  prises 
ensemble  de  tout  l'intervalle  qui  sépare  le  levant  d'été  du 
levant  équinoxial,  TAsie  occupant  toute  la  portion  du  demi- 
cercle  boréal  qui  regarde  le  levant  équinoxial.  »  Or,  sans 
compter  que  Polybe  fait  là  le  pédant  sur  une  question  bien 
claire  en  somme,  il  a  commis  une  grossière  erreur  en  pré- 
tendant que  le  Tanaïs  coule  du  levant  d'été  :  tous  ceux  en 
effet  qui  connaissent  les  lieux  affirment  qu'il  vient  du  nord 
se  jeter  dans  le  Mœotis,  de  telle  sorte  que  l'embouchure  du 
fleuve,  l'entrée  duMaeotis  et  le  fleuve  lui-même,  dans  la  par- 
tie de  son  cours  du  moins  qui  est  connue,  se  trouvent  situés 
sur  le  même  méridien. 

6.  Quelques  auteurs  à  la  vérité  ont  prétendu  que  le  Tanaïs 
prenait  sa  source  dans  le  voisinage  de  Tlster  et  coulait  de  l'oc- 
cident, mais  il  n'y  a  pas  à  tenir  compte  de  leur  opinion  :  ils 
n'avaient  pas  réfléchi  apparemment  que,  dans  l'intervalle,  de 
grands  fleuves,  tels  que  le  Tyras,  le  Borysthène  et  THypanis, 
s'écoulent  vers  le  Pont,  en  suivant,  le  Tyras,  une  direction 
parallèle  au  cours  de  l'Ister,  et  les  deux  autres  une  direction 
parallèle  au  cours  du  Tanaïs.  Ajoutons  que,  comme  les  sources 
du  Tyras,  non  plus  que  celles  duBorysthène  et  deTHypanis, 
n'ont  pas  été  relevées  à  l'heure  qu'il  est,  on  doit  être  moins 
renseigné  encore  sur  la  contrée  située  plus  au  nord,  et  qu'ainsi 
prétendre  conduire  le  Tanaïs  à  travers  cette  contrée  jusqu'au 
MaBOtis,enluifaisant  décrire  un coudepour qu'il  puisse  attein- 
dre l'extrémité  N.  E .  dudit  lac  ou  étang,  où  il  est  notoire  qu'il 
se  jette,  n'est  autre  chose  qu'une  fiction,  une  hypothèse  faite 
à  plaisir  i  On  a  supposé  encore,  tout  aussi  gratuitement,  du 
reste,  que  le  Tanaïs  coulait  d'abord  au  nord,  puis  traversait  le 
Caucase,  et  se  détournait  ensuite  dans  la  direction  du  Mœotis. 
Mais  jamais  personne  n'avait  dit  que  le  Tanaïs  vînt  du  levant  : 
s'il  en  était  ainsi,  en  effet,  nos  meilleurs  géographes  n'au- 
raient point  avancé  que  sa  direction  est  contraire  et  en 
quelque  sorte  diamétralement .  opposée  à  celle  du  Nil, 
comme  si  les  deux  fleuves  se  trouvaient  sur  un  seul  et  même 
méridien  ou  sur  des  méridiens  irès-proches. 


LIVRE  n.  177 

7.  De  plus,  comme  la  longueur  delà  terre  habitée  se  me- 
«ure  toujours  suivant  une  ligne  parallèle  à  Téquateur,  parce 
que  c'est  effectivement  dans  le  sens  de  Téquateur  que  la 
terre  a  le  plus  d'étendue,  la  longueur  de  chacun  des  conti- 
nents qui  la  composent  s'entend  naturellement  de  même  de 
l'intervalle  de  deux  méridiens,  et  j'ajouterai  qu'on  emploie 
habituellement  comme  mesures  de  longueur  des  stadiasmes 
que  nous  autres  voyageurs  nous  dressons,  soit  en  parcou- 
rant ces  longueurs  elles-mêmes,  soit  en  suivant  par  terre 
ou  par  mer  des  routes  qui  leur  soient  parallèles.  Ici  ce- 
pendant Polybe  renonce  au  procédé  habituel,  et,  introdui- 
sant une  nouvelle  méthode,  il  imagine  de  prendre  comme 
mesure  de  longueur,  [au  lieu  de  l'intervalle  de  deux  méri- 
diens], l'intervalle  compris  entre  le  levant  d'été  et  le  levant 
équinoxial,  autrement  dit  un  arc  ou  une  portion  quelconque 
du  demi-cercle  septentrional.  Mais,  quand  il  s'agit  de  me- 
surer des  grandeurs  fixes  et  invariables,  jamais  personne 
n'emploie  des  règles  ou  des  mesures  qui  soient  variables 
de  leur  nature,  jamais  personne  ne  rapporte  à  des  points 
de  repère  sujets  à  se  déplacer  ce  qui  de  soi  est  stable  et 
exempt  de  tout  changement.  Eh  bien  !  La  longueur  d'un 
continent  est  immuable,  elle  est  toujours  la  même  absolu- 
ment parlant,  tandis  que  le  levant  et  le  couchant  équinoxial, 
le  levant  et  le  couchant,  soit  d'hiver  soit  d'été,  sont  des 
points  qui  d'eux-mêmes  et  absolument  parlant  ne  sont  pas 
et  qui  n'existent  que  par  rapport  à  nous  :  pour  peu,  en  effet, 
que  nous  nous  déplacions  sur  la  terre,  nous  voyons  se  dé- 
placer en  même  temps  le  levant  et  le  coi\phant  équinoxial, 
le  levant  et  le  couchant  solsticial,  tandis  que  la  longueur  des 
continents  demeure  la  même.  Qu'on  prenne  donc  le  Nil  et  le 
Tanaïs  comme  limites,  la  chose  se  conçoit  à  merveille,  mais 
prendre  le  levantd'été  et  le  levant  équinoxial,  ceci  est  nouveau. 

8.  Au  sujet,  maintenant,  des  différentes  presqu'îles  ou 
promontoires  que  projette  l'Europe,  Polybe  s'est  montré 
plus  exact  qu'Eratosthène,  sans  l'être  pourtant  encore  suf- 
fisamment. Ératosthèno,  comme  on  sait,  en  distinguait 
trois  :  l""  la  péninsule  qui  aboutit  aux  Colonnes  d'Herculo  cl 

GÉOGR.   DE  STIÎAnON.    T.  — •  Ti 


178  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

qui  contient  Tlbérie;  2*  celle  qui  s'étend  jusqu'au  détroit  de 
Sicile  et  qui  contient  l'Italie  ;  3°  enfin  celle  qui  se  termine 
à  Malées  et  qui  comprend  soi-disant  tous  les  peuples  ré- 
pandus entre  PAdriatique,  le  Pont-Euxin  et  le  Tanaïs.  Po- 
lybe,  lui,  indique  aussi  les  deux  premières  presqu'îles, 
sans  y  rien  changer,  mais  dans  la  troisième,  qu'il  fait 
aboutir  à  Malées  et  à  Sunium,  il  ne  comprend  plus  que 
la  Hellade  tout  entière,  avec  TlUyrie  et  une  partie  de 
la  Thrace;  puis  il  fait  un  quatrième  promontoire  de  la 
Chersonèse  de  Thrace ,  autrement  dit  de  la  presqu'île  que 
borde  le  détroit  resserré  entre  Sestos  et  Abydos  et  qu'occu- 
pent les  Thraces,  et  un  cinquième  de  cette  autre  presqu'île 
qui  avoisine  le  Bosphore  Gimmérien  et  l'entrée  du  Mœotis. 
Nous  admettrons,  nous,  volontiers  les  deux  premiers  pro- 
montoires qui  sont  en  effet  bien  nettement  délimités  par  les 
deux  grands  golfes  qui  les  bordent,  se  trouvant  compris  le 
premier  entre  le  golfe  où  se  trouve  Gadira,  lequel  s'étend 
de  Galpé  au  Gap  Sacré,  et  la  mer  qui  se  prolonge  des  Golonnes 
d'Hercule  à  la  Sicile,  et  le  second  entre  cette  même  mer 
et  l'Adriatique,  bien  qu'on  puisse  objecter  à  la  rigueur 
que    la  Japygie,  par  la  manière  dont  elle  avance,  fait 
plutôt  de   l'Italie   un  double  promontoire;   mais  les  au- 
tres, dont  la  forme  irrégulière  et  découpée  saute  encore 
plus  aux  yeux,  demanderaient  à  être  divisés    différem- 
ment. Naturellement  aussi,  la  division  en  six  parties  que 
Polybe  propose  pour  l'Europe,  prêterait  aux  mêmes  criti- 
ques, puisqu'elle  dérive  du  nombre  de  promontoires  que 
Polybe  considère.  Mais  nous  rectifierons  en  temps  et  lieu 
comme  «il  convient  cette  double  erreur  de  Polybe,  ainsi 
que  les  autres  erreurs  de  détail  qu'il  a  pu  commettre  sur 
tel  ou  tel  point  de  la  géographie  de  l'Europe  et  du  littoral 
de  la  Libye;  pour  le  moment,  nous  n'ajouterons  rien  aux 
critiques  que  nous  avons  déjà  adressées  aux  géographes  nos 
prédécesseurs,  ce  que  nous  avons  cité  de  leurs  erreurs  nous 
paraissant  suffire  à  prouver  que  nous  étions  bien  en  droit 
de  traiter  à  notre  tour  un  sujet  qui  prête  encore  à  tant 
de  rectifications  et  d'additions. 


UVRE  II.  179 


CHAPITRE  V. 

i 

â 

I  1.  De  l'examen  critique  que  nous  venons  de  faire  de  ces 
anciens  géographes,  passons  maintenant,  pour  tenir  notre 
promesse,  à  l'exposé  de  nos  propres  opinions.  Ici  encore 
nous  commencerons  par  déclarer  que  quiconque  entre- 
prend de  décrire  en  détail  les  différentes  contrées  de  la  terre 
doit  emprunter  à  la  physique  et  à  la  science  mathématique 
un  certain  nombre  d'axiomes,  pour  s'en  inspirer  et  s'en 
autoriser  dans  toute  la  suite  de  son  ouvrage.  S'il  est  vrai, 
disions-nous  aussi  plus  haut,  que  jamais  maçon  ni  archi- 
tecte n'auraient  pu  bâtir  convenablement  soit  une  maison, 
soit  une  ville,  s'ils  ne  se  fussent  rendu  compte  au  préalable 
du  climat  et  de  l'exposition,  de  la  configuration,  de  l'éten- 
due du  terrain,  de  la  température  et  des  autres  conditions 
de  ce  genre,  à  plus  forte  raison  est-ce  vrai  de  celui  qui  en- 
treprend de  décrire  toute  la  terre  habitée.  Le  dessin,  en 
effet,  où  l'on  représente  sur  une  seule  et  même  surface  plane 
ribérie,  l'Inde  et  toutes  les  contrées  intermédiaires,  et  où 
le  couchant  néanmoins,  le  levant  et  le  midi,  sont  censés  dé- 
terminés pour  tous  les  lieux  de  la  terre  à  la  fois,  un  tel  des- 
sin peut  bien  faciliter  l'étude  de  la  géographie,  mais  c'est 
à  la  condition  qu'on  se  sera  fait  au  préalable  une  idée  nette 
de  la  disposition  et  du  mouvement  du  ciel  et  qu'on  aura 
compris  une  fois  pour  toutes  qu'en  réalité  la  surface  de  la 
terre  est  sphérique  et  qu'on  ne  la  suppose  plane  que  pour 
les  yeux  ;  autrement  il  ne  peut  donner  que  de  fausses  notions 
géographiques.  Le  voyageur  qui  traverse  une  plaine  im- 
mense, celle  de  la  Babylonie  par  exemple,  ou  quinavigue  loin 
des  côtes,  n'ayant  devant  lui,  derrière  lui,  à  sa  droite,  à  sa 
gauche,  qu'une  même  surface  plane,  peut  ne  rien  soupçon- 
ner des  changements  qui  affectent  l'aspect  du  ciel,  ainsi 
que  le  mouvement  et  la  position  du  soleil  et  des  autres 
astres  par  rapport  à  nous  ;  mais  le  géographe,  lui,  ne  peut 
s'en  tenir  à  cette  apparente  uniformité.  Le  navigateur  en 


180  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

pleine  mer,  le  voyageur  au  milieu  du  désert  se  guide  donc 
d'après  ces  phénomènes  vulgaires,  sur  lesquels  se  règlent 
aussi  dans  k  vie  habituelle  l'homme  du  peuple  et  l'homme 
d'État,  sans  rien  entendre  ni  Tun  ni  l'autre  à  l'astronomie 
et  sans  se  douter  de  l'extrême  diversité  des  phénomènes  cé- 
lestes. L'homme  d'État,  notamment,  voit  tous  les  jours  le 
soleil  qui  se  lève,  passe  au  méridien  et  se  couche ,  sans 
chercher  à  deviner  les  causes  du  phénomène,  car,  pour  ce  qui 
l'occupe,  il  n'a  que  faire  de  les  connattre,  non  plus  que  de 
savoir  si^  dans  le  moment  où  il  parle,  le  plan  sur  lequel  il 
se  trouve  est  ou  non  parallèle  à  celui  de  son  interlo- 
cuteur, ou,  si  par  hasard  il  y  arrête  sa  pensée,  vous  le 
voyez,  dans  une  question  purement  mathématique,  adopter 
l'explication  des  gens  du  pays,  chaque  pays,  sur  ces  ma- 
tières-là même,  ayant  ses  préjugés  à  luL  Mais  le  géographe 
n'écrit  pas  pour  l'habitant  de  telle  ou  telle  localité,  il  n'é- 
crit pas  davantage  pour  le  politique^  qui,  comme  celui  dont 
nous  venons  de  parler,  fait  profession  de  mépriser  tout  ce 
qui  est  proprement  du  domaine  des  mathématiques,  car 
autant  vaudrait  s'adresser  au  moissonneur  ou  au  simple  fos- 
soyeur, il  écrit  pour  celui-là  seulement  qui  a  pu  arriver  à 
se  convaincre  que  la  terre  prise  dans  son  ensemble  est  bien 
réellement  telle  que  les  mathématiciens  nous  la  représentent 
et  qui  a  compris  tout  ce  qui  découle  de  cette  première  hypo- 
thèse ;  il  veut  que  ses  disciples  se  soient  bien  pénétrés  de  ces 
principes  mathématiques  avant  de  porter  leur  vue  plus  loin, 
et  il  a  raison,  car  il  ne  leur  dira  rien  qui  n'en  soit  une  consé- 
quence directe,  et  le  moyen  le  plus  sûr  pour  eux  de  profiter 
de  son  enseignement,  c'est  de  l'entendre  avec  un  esprit  ma- 
thématique; le  géographe,  encore  une  fois,  ne  s'adresse 
pas  à  ceux  qui  sont  dans  une  autre  disposition  d'esprit. 

2.  Il  faut  en  effet  que  la  géographie  emprunte  ses  prin- 
-cipes  fondamentaux  à  la  géométrie,  qui,  pour  procéder  à  la 
mesure  de  la  terre,  s'appuie  elle-même  sur  l'astronomie, 
comme  celle-ci  à  son  tour  s'appuie  sur  la  physique.  Quant 
à  la  physique,  elle  représente  ce  que  nous  appelons  une 
-Arétéj  une  de  ces  sciences  par  excellence,  qui  ne  reposent 


LIVRE  II.  181 

point  sur  des  hypothèses  étrangères,  mais  qui  dépendent 
d'elles  seules  et  contiennent  en  elles-mêmes  leurs  principes 
et  tous  les  éléments  de  leurs  démonstrations.  Or,  au  nombre 
des  vérités  que  la  physique  démontre,  figurent  celles-ci  : 
«  que  le  monde  et  le  ciel  sont  de  forme  sphérique  ;  que  les 
corps  pesants  sont  attirés  vers  le  centre  du  monde  ;  qu'au- 
tour du  même  point  et  sous  la  forme  d'une  sphère  ayant 
même  centre  que  le  ciel,  la  terre  demeure  immobile  sur  son 
axe,  lequel,  en  se  prolongeant,  se  trouve  avoir  aussi  traversé 
le  ciel  par  le  milieu  ;  que  le  ciel,  lui,  est  emporté  autour  de 
la  terre  et  de  son  axe  par  un  mouvement  d'orient  en  occi- 
dent, qui,  se  communiquant  aussi  aux  étoiles  fixes,  les 
entraîne  avec  la  même  vitesse  que  le  ciel  lui-même  ;  — 
que,  dans  ce  mouvement,  les  étoiles  fixes  décrivent  dei» 
cercles  parallèles,  dont  les  plus  connus  so^t  l'équateur,  les 
deux  tropiques,  les  deux  cercles  arctiques,  et  les  planètes 
des  cercles  obliques  compris  dans  les  limites  du  zodiaque.» 
L'astronomie,  maintenant,  adopte  en  tout  ou  en  partie  ces 
principes  de  la  physique  et  en  fait  son  point  de  départ  pour 
traiter  ensuite  théoriquement  des  mouvements  des  astres, 
de  leurs  révolutions,  de  leurs  éclipses,  de  leurs  grandeurs 
et  de  leurs  distances  respectives  et  de  mainte  autre  question 
analogue;  à  son  tour,  le  géomètre,  pour  mesurer  l'éten- 
due de  la  terre,  se  sert  des  lois  posées  par  la  physique  et 
l'astronomie  ;  enfin  le  géographe  emploie  les  données  de  la 
géométrie. 

3.  C'est  ainsi  que  l'hypothèse  des  cinq  zones  célestes  en- 
traîne nécessairement  celle  de  cinq  zones  terrestres  ou  in- 
férieures, portant  les  mêmes  noms  que  les  zones  supé- 
rieures: nous  avons  donné  plus  haut  les  motifs  de  cette 
division  par  zones.  Pour  limiter,  maintenant,  lesdites  zones, 
on  peut  concevoir  certains  cercles  tracés  des  deux  côtés  de 
l'équateur  et  parallèlement  à  l'équateur,  deux  déjà  qui  in- 
terceptent la  zone  torride,  et  deux  autres  à  la  suite  qui  dé- 
terminent les  zones  tempérées  par  rapport  à  la  zone  torride 
et  les  zones  glaciales  par  rapport  aux  zones  tempérées.  Sous 
chacun  des  cercles  célestes  se  trouve,  avec  le  même  nom.  la 


i 


182  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

cercle  terrestre  correspondant,  et,  de  même,  à  une  zone  cé- 
leste correspond  une  zone  terrestre.  On  définit  les  zones 
tempérées  celles  qui  peuvent  être  habitées  ;  quant  aux 
autres,  elles  sont  rendues  inhabitables,  Tune  par  l'excès  de  la 
chaleur^  les  autres  par  l'excès  du  froid.  On  procède  de  même 
à  regard  des  tropiques  et  des  cercles  arctiques,  dans  les 
contrées  pour  lesquelles  il  existe  des  cercles  arctiques, 
c'est-à-dire  qu'on  suppose  sur  la  terre  et  au-dessous  des 
tropiques  et  des  cercles  arctiques  célestes  des  cercles  corres-|. 
pondants  et  portant  les  mêmes  noms.  Et,  conmie  l'équateur 
céleste  divise  tout  le  ciel  en  deux  parties  égales,  il  faut  né- 
cessairement que  l'équateur  terrestre  partage  la  terre  de 
même  façon  :  on  distingue  donc,  pour  la  terre  comme  pour 
le  ciel,  un  hémisphère  boréal  et  un  hémisphère  austral,  et 
par  suite  aussi,  dans  la  zone  torride,  que  le  même  cercle 
partage  également  par  la  moitié,  une  partie  boréale  et  une 
partie  australe.  Quant  aux  zones  tempérées,  il  va  de  soi 
qu'elles  seront  appelées  Tune  boréale,  l'autre  australe,  sui- 
vant l'hémisphère  auquel  elles  appartiennent.  Or,  l'hémi- 
sphère boréal  étant  celui  des  deux  qui  contient  la  zone  tempé- 
rée, dans  laquelle,  en  tournant  le  dos  au  levant  et  en  regar- 
dant le  couchant,  on  a  le  pôle  à  droite  et  l'équateur  à  gauche, 
ou  bien  encore  celui  dans  lequel,  en  regardant  au  midi,  on 
a  le  couchant  à  droite  et  le  levant  à  gauche,  l'hémisphère 
austral  sera  naturellement  celui  où  l'inverse  a  lieu.  Il  s'en- 
suit que  nous  sommes,  nous,  dans  l'un  des  deux  hémi- 
sphères, dans  l'hémisphère  boréal  s'entend,  et  que  nous  ne 
pouvons  être  dans  l'un  et  dans  l'autre  à  la  fois,  puisq n'entre 
deux  se  trouve  l'Océan,  ainsi  que  le  marque  Homère 

c  Uy  a  dans  le  milieu  de  grands  fleuves,  l'Océan  d'abord,  » 

et,  avec  l'Océan,  toute  la  zone  torride.  On  ne  voit  pas,  en 
effet,  qu'il  y  ait  d'Océan  coupant  par  le  milieu  notre  terre 
habitée,  ni  qu'elle  contienne,  avec  une  région  torride,  une 
autre  région  dont  les  climats  seraient  juste  l'opposite  et 
l'inverse  des  climats  de  la  zone  tempérée  boréale. 


I 


LIVRE  II.  183 

4.  Telles  sont  les  données  que  le  géomètre  emprunte  à 
l'astronomie,  mais  ce  n'est  pas  tout,  il  peut  s'aider  encore 
de  la  gnomonique  et  des  autres  méthodes  que  l'astronomie 
enseigne  et  d'après  lesquelles  on  peut,  pour  chaque  lieu, 
trouver  le  cercle  parallèle  à  l'équateur  et  le  cercle  per- 
pendiculaire k  celui-là  et  passant  parles  pôles,  et  entrepren- 
dre ainsi  de  mesurer  toute  la  terre  :  il  parcourt,  à  cet  effet, 
la  partie  habitable  et  déduit  proportionnellement  l'étendue 
de  ce  qui  reste  des  intervalles  [célestes]  correspondants.  U 
trouve  de  la  sorte  la  distance  de  l'équateur  au  pôle,  autre- 
ment dit  la  mesure  du  quart  du  plus  grand  cercle  terrestre  ; 
puis,  cette  mesure  trouvée,  il  la  multiplie  par  4,  ce  qui  lui 
donne  la  circonférence  même  de  la  terre.  A  son  tour,  et  à 
l'exemple  du  géomètre  qui  a  tiré  ses  principes  de  l'astro- 
nomie, et  de  l'astronome  qui  a  tiré  les  siens  de  la  physique, 
le  géographe  prendra  son  point  de  départ  dans  la  géo- 
métrie, et,  acceptant  de  confiance  ses  démonstrations,  il 
exposera  d'abord  quelle  est  l'étendue  de  notre  terre  habitéCy 
quelle  en  est  la  forme,  la  nature,  et  dans  quel  rapport  elle 
est  avec  l'ensemble  de  la  terre  (car  c'est  là  proprement  , 
l'objet  de  la  géographie)  ;  après  quoi,  il  prendra  une  à  une 
les  diverses  parties  de  la  terre  et  de  la  mer  et  en  dira  tout 
ce  qu'il  y  a  à  dire,  relevant  en  même  temps  ce  que  les  an- 
ciens ont  avancé  d'inexact,  ceux-là  surtout  qui,  comme  géo- 
graphes, font  le  plus  autorité. 

5.  Admettons  donc  en  premier  lieu  que  la  terre  et  la  mer 
prises  ensemble  affectent  la  forme  d'une  sphère,  la  terre 
étant  censée  de  niveau  avec  la  surface  des  hautes  mers,  puis- 
que les  saillies  du  relief  terrestre  disparaissent  en  quelque 
sorte  dans  l'immense  étendue  de  la  terre  et  doivent  être 
comptées  pour  peu  de  chose,  si  ce  n'est  même  pour  rien. 
Non  que  nous  prétendions  pour  cela  attribuer  à  la  terre  et 
à  la  mer  prises  ensemble  la  sphéricité  parfaite  d'une  de  ces 
figures  qui  sortent  du  tour,  ou  de  celles  que  le.  géomètre 
conçoit  par  la  pensée,  ce  que  nous  voulons  dire  seulement 
ç^est  que  la  forme  de  la  terre  est  sensiblement,  grossière- 
ment sphérique.  Imaginons  maintenant  ladite  sphère  par» 


184  GÉOGRAPHIE  DE  SIRABON. 

tagée  en  cinq  zones  et  un  premier  cercle,  Téqualcur,  tracé 
à  sa  surface,  puis  un  second  cercle  parallèle  au  pramier  et 
servant  de  limite  à  la  zone  ou  région  froide  de  rhémisphèro 
boréal,  enfin  un  troisième  cercle  qui,  passant  parles  pôles, 
coupe  les  deux  autres  à  angles  droits  :  Thémisphère  boréal 
contiendra  naturellement  deux  quarts  de  sphère  déterminés 
par  la  double  intersection  de  Téquateur  et  du  cercle  qui 
passe  par  les  pôles.  Eh  bien  I  Sur  chacun  de  ces  quarts  de 
sphère  prenons  par  la  pensée  un  quadrilatère  qui  aura  pour 
côté  septentrional  la  moitié  de  ce  cercle  parallèle  à  Téqua- 
teur  et  voisin  du  pôle,  pour  côté  méridional  la  moitié  de 
réquateur,  et  pour  ses  autres  côtés  deux  segments  égaux  et 
opposés  entre  eux  du  cercle  qui  passe  par  les  pôles,  c'est 
dans  Tun  de  ces  deux  quadrilatères  et  n'importe  dans  lequel, 
à  ce  qu'il  semble,  que  devrac  être  placée,  suivant  nous,  notre 
terre  habitée  ;  ajoutons  qu'elle  y  figurera  proprement  une 
île,  puisque  la  mer  Tentoure  de  tous  côtés  :  du  moins, 
est-ce  ainsi,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  que  Tobservation 
et  le   raisonnement  nous  la  représentent.   Mais  on  dé- 
clinera peut-être  l'autorité  du  raisonnement   en  pareille 
matière,  disons  alors  qu'il  revient  au  même,  géographique- 
ment  parlant,  de  faire  de  la  terre  habitée  une  île  ou  de  s'en 
tenir  à  ce  que  l'expérience  a  vérifié,  c'est  à  savoir  qu'en 
partant  soit  du  levant,  soit  du  couchant,  des  deux  côtés  en 
un  mot,  le  périple  de  la  terre  habitée  est  possible,  à  cela 
près  de  quelques  espaces  non  encore  explorés,  et  que  l'on 
peul;  supposer  indifféremment  bornés  par  la  mer  ou  par  la 
zone  inhabitable.  C'est  qu'en  effet  le  géographe  se  pro- 
pose uniquement  de    décrire  les  parties  connues  de  la 
terre  habitée  et  qu'il  en  néglige  les  parties  inconnues  ni 
plus  ni  moins  que  ce  qui  se  trouve  en  dehors  de  ses  limites. 
Gela  étant,  il  suffira  de  joindre  par  une  ligne  droite  les 
points  extrêmes,  où  des  deux  côtés  l'on  est  parvenu  en  lon- 
geant le  littoral,  pour  compléter  la  figure  de  notre  préten- 
due île. 

6.  Mais  la  voilà  placée  dans  le  quadrilatère,  il  faut  main- 
tenant que  nous  nous  rendions  compte  de  son  étendue,  du 


LIVRE  II.  185 

son  étendue  apparente  :  à  cet  effet,  retranchons  notre  hé« 
misphère  de  l'étendue  totale  de  la  terre,  puis  de  notre  hé- 
misphère retranchons  la  moitié,  et  de  cette  moitié  encore  le 
quadrilatère  où  nous  plaçons  notre  terre  habitée.  Par  une 
opération  analogue,  et  en  raisonnant  toujours  conformément 
aux  apparences,  nous  devrons  concevoir  également  ce  que 
peut  être  la  figure  de  Tîle  en  question.  Gomme,  en  effet,  la 
portion  de  l'hémisphère  septentrional  comprise  entre  l'équa- 
teur  et  ce  parallèle  voisin  du  pôle  a  la  forme  d'un  peson  de 
fuseau,  et  que  le  cercle  qui  passe  par  le  pôle,  en  môme 
temps  qu'il  coupe  eu  deux  l'hémisphère,  coupe  aussi  ledit  pe- 
son et  en  fait  un  double  quadrilatère,  celui  des  deux  quadri- 
latères sur  lequel  est  répandu  l'Océan  équivaudra  apparem- 
ment à  la  moitié  de  la  surface  du  peson,  et  la  terre  habitée, 
placée  comme  une  île  au  sein  de  l'Océan,  avec  une  superfi- 
cie moindre  que  la  moitié  du  quadrilatère,  se  trouvera  avoir 
la  forme  d'une  chlamyde.  Ceci  ressort  à  la  fois  et  de  la  géo- 
métrie et  de  l'étendue  si  considérable  de  la  mer  qui,  en  en- 
veloppant notre  terre  habitée,  a  couvert  au  couchant  comme 
au  levant  l'extrémité  des  continents  et  les  a  réduits  à  la 
forme  tronquée,  écourtée*  d'une  figure  qui,  en  conservant 
sa  plus  grande  largeur,  n'aurait  plus  que  le  tiers  de  sa  lon- 
gueur. Dans  le  sens  de  sa  longueur,  en  effet,  la  terre  ha- 
bitée n'a  que  70  000  stades  et  se  trouve  limitée,  on  peut  dire 
complètement,  par  une  mer  que  son  immensité  et  sa  solitude 
rendent  infranchissable,  tandis  que,  dans  le  sens  de  sa  lar- 
geur, elle  mesure  moins  de  30  000  stades  et  a  pour  borne  la 
double  région  que  l'excès  de  la  chaleur  d'un  côté,  l'excès  du 
froid  de  l'autre  rendent  inhabitable.  Or,  puisque  la  partie 
du  quadrilatère  que  l'excès  de  la  chaleur  rend  inhabitable 
mesure  à  elle  seule  comme  largeur  8800  stades,  et  comme 
maximum  de  longueur  126  000  stades,  autrement  dit  la 
moitié  de  la  circonférence  de  l'éqnateur,  on  voit  que  ce  qui 
reste  dans  ledit  quadrilatère  [en  dehors  de  la  terre  habitée] 
devra  surpasser  celle-ci  en  étendue  \ 

1.  Malgré  rautorité  de  M.  MûUer  {Index  var.  lect.^p.  948,  col.  2),  nous  avons 
cru  devoir  maintenir  ici  la  leçon  des  Mss.  (itiou^ov.  —  2.  Voy.  Mûller,  ibid» 


186  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

7.  Hipparqae,  de  son  côté,  dit  à  peu  près  la  même  chose. 
Admettant,  en  e£fet,  pour  la  terre  entière  les  dimensions 
qu'Ératosthène  propose,  il  veut  qu'on  en  tire  par  voie  de 
soustraction  pore  et  simple  les  dimensions  de  la  terre  habi- 
tée, d'autant  qu'avec  cette  façon  de  mesurer  la  terre  ha- 
bitée les  apparences  célestes  pour  chaque  lieu  ne  sont  pas, 
^lit-il,  sensiblement  différentes  de  celles  qu'ont  trouvées  cer- 
tains géographes  plus  modernes  en  opérant  autrement.  Or, 
la  circonférence  de  l'équateur  étant,  selon  Ératosthène,  de 
252  000  stades,  le  quart  de  ladite  circonférence  devra  être 
de  63  000  stades,  et  telle  sera  aussi  la  distance  de  l'équateur 
au  pôle,  puisque  cette  distance  équivaut  à  15  des  60  degrés 
que  contient  l'équateur.  De  l'équateur,  maintenant,  au  tro- 
pique d'été  l'on  compte  4  de  ces  degrés  ;  mais  le  tropique 
d'été  coïncide  avec  le  parallèle  de  Syène  :  on  sait,  en  effet, 
que  les  distances  ou  intervalles  des  différents  lieux  de  la 
terre  se  déduisent  des  apparences  célestes  correspondantes 
comme  de  mesures  positives,  et  l'on  reconnaît,  par  exemple, 
qu^  Syène  doit  se  trouver  sous  le  tropique  d*été  à  cette 
circonstance  qu'à  l'époque  du  solstice  d'été  le  gnomon  à 
midi  n'y  projette  point  d'ombre.  D'autre  part,  le  méridien 
de  Syène  se  confond  en  quelque  sorte  avec  le  cours  du  Nil 
de  Méroé  à  Alexandrie,  c'est-à-dire  sur  un  espace  de  10  000 
stades  environ,  et,  comme  Syène  se  trouve  située  juste  à 
moitié  de  la  distance,  c'est  5000  stades,  on  le  voit,  qui  la  sé- 
parent de  Méroé.  Mais  à  3000  stades  en  ligne  directe  au  S. 
de  Méroé  le  pays  devient  inhabitable  par  l'excès  de  la  cha- 
leur, le  parallèle  de  cette  région  torride,  identique  d'ailleurs 
avec  le  parallèle  de  la  Ginnamômophore,  devra  donc  être 
considéré  comme  formant  au  midi  la  limite  et  le  seuil  de 
notre  terre  habitée.  Cela  étant,  si  aux  5000  stades  qui  sépa- 
rent Syène  de  Méroé  on  ajoute  ces  3000  stades,  on  aura  8000 
stades  en  tout  pour  la  distance  de  Syène  aux  confins  mêmes 
de  la  terre  habitée,  et  1 6  800  stades  pour  la  distance  du  même 
point  à  l'équateur  (car  c'est  ce  que  valent  les  4  degrés  ou 
4/60"  de  l'équateur,  à  4200  stades  par  chaque  60»  ou  degré), 
8800  stades  restant  ainsi  pour  exprimer  la  distance  des  limi- 


LIVRE  II.  187 

tes  de  la  terre  habitée  à  l'équateur,  et  21  800  stades  repré- 
sentant la  distance  d'Alexandrie  au  même  cercle.  On  con- 
vient maintenant  généralement  que  le  trajet  d'Alexandrie  à 
Rhodes  est  le  prolongement  direct  du  Nil,  et  que  depuis 
Rhodes  on  suit  encore  la  même  direction  le  long  des  côtes 
de  la  Carie  et  de  Tlonie  jusqu'à  la  Troade,  plus  loin  même 
jusqu'à  Byzance  et  jusqu'au  Borysthène.  On  n'a  donc  plus 
qu'à  rechercher  au  delà  du  Borysthène,  et  toujours  dans  le 
prolongement  direct  de  cette  ligne,  en  s'aidant  des  distances 
connues  et  déjà  parcourues  par  la  navigation,  jusqu'à  quel 
point  de  ce  côté  notre  terre  est  habitable,  et  quelle  est  vers 
le  nord  la  limite  de  la  terre  habitée.  Or,  au  delà  du  Borys- 
thène, le  dernier  peuple  scythe  que  nous  connaissions  est  le 
peuple  Roxolan.  Mais  ce  peuple,  plus  septentrional  que  les 
Sauromates  et  que  ceux  des  Scythes  qui  habitent  au-dessus  du 
Mœotis  jusqu'aux  frontières  des  Scythes  orientaux,  est  plus 
méridional  que  les  dernières  populations  connues  au  delà  de 
la  Bretagne,  bien  que,  passé  les  limites  de  son  territoire, 
la  terre  soit  déjà  inhabitable  à  cause  du  froid. 

8.  Pythéas,  à  la  vérité,  recule  la  limite  extrême  de  la 
terre  habitée  jusqu'à  une  contrée  plus  septentrionale  en- 
core que  les  dernières  terres  faisant  partie  de  la  Bretagne, 
contrée  qui  porterait  le  nom  de  T/mUy  et  pour  les  habi- 
tants de  laquelle  le  tropique  d'été  tiendrait  lieu  de  cercle 
arctique.  Mais  j'ai  beau  chercher,  je  ne  vois  pas  qu'aucun 
autre  voyageur  ait  mentionné  une  îl&  du  nom  de  Thulé,  et 
reculé  les  limites  de  la  terre  habitable  jusqu'au  climat^  pour 
lequel  le  tropique  d'été  fait  office  de  cercle  arctique.  Aussi 
ai-je  idée  qu'il  faut  reporter  bien  au  midi  la  limite  septen- 
trionale de  notre  terre  habitée,  et,  comme  nos  explorations 
modernes  ne  peuvent  signaler  aucune  terre  au  delà  dierné, 
île  située  à  une  faible  distance  au  N.  de  la  Bretagne,  et  dont 
les  habitants  complètement  sauvages  mènent  déjà  la  vie  la 
plus  misérable  à  cause,  du  froid,  je  suis  assez  tenté  d'y 
placer  la  limite  en  question.  S'il  était  vrai,  en  outre,  que  le 
parallèle  de  Byzance  fût  à  peu  près  le  même  que  calai 
de  Massalia,  comme  ledit  Hipparque  sur  la  foi  de  Pythéas, 


188  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

* 

et  sur  ce  qu'il  aurait  trouvé  à  Byzance  le  même  rapport 
de  rombre  au  gnomon  que  Pythéas  disait  avoir  observé 
à  Massalia,  le  parallèle  du  Borysthèné  étant  d'ailleurs 
éloigné  de  celui  de  Byzance  de  3800  stades,  on  voit  que, 
d'après  la  distance  de  Massalia  k  la  Bretagne,  le  parallèle 
du  Borysthèné  devrait  tomber  quelque  part  en  Bretagne. 
Mais  ce  Pythéas,  qui  partout  et  toujours  a  cherché  à  trom- 
per son  monde,  a  certainement  encore  menti  ici.  Ainsi  Ton 
convient  généralement  que  la  ligne  qui,  partant  des  Colon- 
nes d'Hercule,  se  dirige  sur  le  détroit  de  Sicile,  sur  Athè- 
nes et  sur  Rhodes,  suit  sans  dévier  le  même  parallèle  ;  on 
convient  également  que  la  partie  de  cette  ligne  comprise 
entre  les  Colonnes  d'Hercule  et  le  détroit  de  Sicile  coupe  la 
mer  à  peu  près  par  le  milieu;  et,  comme  le  plus  long  trajet 
de  la  Celtique  en  Libye  part,  au  dire  des  navigateurs,  du 
golfe  Galatique  et  mesure  5000  stades,  ce  qui  représente 
précisément  la  plus  grande  largeur  de  la  mer  intérieure,  on 
voit  que  la  ligne  en  question  devra  se  trouver  à  2500  stades 
du  fond  du  golfe  et  à  moins  de  2500  stades  de  Massalia, 
qufcse  trouve  être  plus  méridionale  que  le  fond  du  golfe. 
Mais  d'autre  part,  la  distance  de  Rhodes  à  Byzance  est  de 
4900  stades  environ,  le  parallèle  de  Byzance  doit  donc  être 
beaucoup  plus  septentrional  que  celui  de  Massalia.  Mainte- 
nant, si  la  distance  de  Massalia  à  la  Bretagne  nous  repré- 
sente à  la  rigueur  l'équivalent  de  la  distance  de  Byzance 
au  Borysthèné,  on  ne  sait  plus  quelle  peut  être  la  distance 
du  parallèle  du  Borysthèné  à  celui  d'Ierné,  on  ne  sait  pas 
davantage  si  au  delà  d'Ierné  se  trouvent  encore  d'autres 
terres  habitables,  sans  qu'il  y  ait  du  reste,  nous  l'avons  dit 
plus  haut,  grand  intérêt  à  le  chercher,  car  il  suffit  pour  la 
science  que  l'on  suppose,  comme  on  a  fait  pour  le  midi,  où 
l'on  a  cru  pouvoir,  non  pas  rigoureusement  il  est  vrai,  mais 
d'une  façon  au  moins  approximative,  placer  la  limite  de  la 
terre  habitable  à  3000  stades  au-dessus  de  Méroé,  que  Ton 
suppose,  dis-je,  du  côté  du  nord  également,  la  limite  placée  à 
300O  stades  au-dessus  de  la  Bretagne  où  à  un  peu  plus  de 
3000  stades,  à  4000  par  exemple.  Ajoutons  qu'au  point  de 


LIVRE  U.  1S9 

vue  politique  il  n'y  aurait  également  aucun  avantage  à  con- 
naître ces  contrées  lointaines  avec  leurs  habitants,  surtout  si 
ce  sont  encore  des  îles,  qui,  faute  de  communication  facile,  ne 
pourraient  rien  pour  nous  soit  en  bien  soit  en  mal.  Gela  est 
si  vrai  que  les  Romains,  qui  pouvaient  prendre  possession 
de  la  Bretagne,  ont  dédaigné  de  le  faire,  sentant  bien  qu'il 
n'y  avait,  d'une  part,  rien  à  redouter  pour  eux,  rien  absolu- 
ment, de  peuples  comme  les  Bretons,  trop  faibles  évidemment 
pour  oser  jamais  franchir  le  détroit  et  nous  venir  attaquer, 
et  rien  k  gagner,  d'autre  part,  à  l'occupation  d'un  pays  comme 
le  leur.  Et  il  semble  effectivement  que  les  droits  que  notre 
commerce  prélève  actuellement  sur  ces  peuples  nous  rap- 
portent plus  que  ne  ferait  un  tribut  régulier,  diminué  natu- 
rellement des  frais  d'entretien  de  l'armée  qui  serait  chargée 
de  garder  l'île  et  de  faire  rentrer  l'impôt;  sans  compter  que 
l'occupation  eût  été  plus  improductive  encore  si  elle  se  fût 
étendue  à  toutes  les  îles  qui  peuvent  entourer  la  Bretagne. 

9.  Si  donc  à  la  distance  de  Rhodes  au  Borysthène  nous 
ajoutons  4000  stades  pour  la  distance  du  Borysthène  à  la 
limite  septentrionale  de  la  terre  habitée,  nous  obtenons  une 
somme  de  12  700  stades,  et,  comme  de  Rhodes  à  la  limite 
méridionale  il  y  a  16  600  stades,  la  terre  habitée,  on  le  voit, 
mesurera  en  tout,  du  S.  au  N.,  dans  le  sens  de  sa  largeur, 
un  peu  moins  de  30  000  stades.  Dans  le  sens  de  sa  lon- 
gueur, maintenant,  c'est-à-dire  du  couchant  au  levant,  de 
l'extrémité  de  l'Ibérie  à  celle  de  l'Inde,  on  lui  donne  70  000 
stades,  qui  ont  été  mesurés  en  partie  à  l'aide  des  itinéraires, 
en  partie  à  l'aide  des  lignes  de  navigation ,  et  le  rapport  de  la 
circonférence  des  parallèles  à  celle  de  l'équateur  prouve  que 
cette  longueur  est  bien  réellement  comprise  dans  le  quadri- 
latère en  question.  Ainsi  la  terre  habitée  a  en  longueur  plus 
du  double  de  sa  largeur.  Nous  disons,  en  outre,  qu'elle  a  la 
forme  à  peu  près  d'une  chlamyde,  parce  qu'en  la  parcou- 
rant, comme  nous  faisons,  en  détail,  on  remarque  un  rétré- 
cissement considérable  de  sa  largeur  aux  deux  extrémités, 
surtout  à  l'extrémité  occidentale.  -  -j^ 

10.  Jusqu'à  présent  c'est  sur  une  surface  sphérique  que 


190  GJÎOGRAPHIE  DE  STRABOr?. 

nous  avons  entendu  prendre  le  quadrilatère  où  nous  plaçons 
la  terre  habitée,  et  quiconque  veut  avoir  une  reproduction 
de  la  terre  habitée  aussi  exacte  que  peut  Têtre  une  figure 
faite  de  main  d'ouvrier,  doit,  en  effet,  se  construire  une 
sphère,  comme  voilà  celle  de  Gratès,  et  prendre  sur  cette 
sphère  le  quadrilatère  en  question  pour  y  inscrire  la  carte  de 
la  terre  habitée  ;  il  faut  seulement  que  cette  sphère  soit  grande 
pour  que  la  portion  que  nous  en  considérons  et  qui,  par  rap- 
port au  reste,  représente  une  fraction  de  si  peu  d'étendue, 
puisse  recevoir  sans  confusion  tous  les  détails  qu'il  importe 
d'y  retracer  et  offre  à  l'œil  une  image  suffisamment  exacte. 
Quand  on  peut  se  procurer  une  sphère  de  grande  dimen- 
sion, une  sphère  dont  le  diamètre  n'ait  pas  moins  de  dix 
pieds,  il  n'y  a  pas  à  chercher  mieux  ;  mais,  si  l'on  ne  peut 
s'en  procurer  une  qui  soit  juste  de  cette  dimension  ou 
qui  du  moins  en  approche  beaucoup,  il  faut  alors  inscrire 
sa  carte  géographique  sur  une  surface  plane,  de  sept  pieds 
au  moins.  Il  est,  en  effet,  assez  indifférent  qu'en  place  des 
cercles,  [parallèles  et  méridiens] ,  qui  nous  servent  à  détermi- 
ner sur  la  sphère  les  climats^  les  directions  des  vents  et  en 
général  à  distinguer  les  différentes  parties  de  la  terre  et  à 
leur  assigner  leur  vraie  position  géographique  et  astrono- 
mique, nous  tracions  des  lignes  droites  (lignes  parallèles 
en  place  des  cercles  perpendiculaires  à  l'équateur,  hgnes 
perpendiculaires  en  place  des  cercles  perpendiculaires  aux 
parallèles),  la  pensée  pouvant  toujours  aisément  trans- 
porter à  une  si^'face  circulaire  et  sphérique  les  figures  et  les 
dimensions  que  les  yeux  voient  représentées  sur  une  surface 
plane.  Par  une  raison  analogue,  nous  dirons  qu'on  peut 
remplacer  aussi  les  cercles  obliques  par  des  droites  obli- 
ques. En  revanche,  si,  sur  la  sphère,  tous  les  méridiens  om 
cercles  passant  par  le  pôle  convergent  vers  un  seul  et 
même  point,  sur  une  surface  plane,  il  n^y  aurait  aucun 
avantage  à  ce  que  les  petites  droites,  ou  droites  représentant 
leg^ircles  méridiens,  conservassent  encore  cette  disposi- 
tioiWonvergente  :  dans  beaucoup  de  cas,  d'abord,  elle  n'est 
pas  nécessaire,  et,  de  plus,  quand  on  a  transporté  sur  une 


LIVRE  n.  191 

surface  plane  et  figuré  par  des  lignes  droites  des  circonfé- 
rences de  cercles  convergents,  Tesprit  ne  se  représente  pas 
la  convergence  aussi  nettement  qu'il  fait  la  périphérie  ou 
courbure  circulaire» 

11.  Gela  étant,  nous  supposerons,  dans  toute  la  descrip- 
tion qui  va  suivre,  la  carte  de  la  terre  tracée  sur  une  surface 
plane.  Quant  à  la  description  elle-même,  nous  remprunte- 
rons en  partie  au  souvenir  de  nos  propres  voyages  sur  terre  et 
sur  mer,  en  partie  aux  informations  orales  et  aux  relations 
écrites  qui  nous  ont  paru  mériter  créance.  Or,  nos  voyages 
se  sont  étendus,  du  côté  du  couchant,  de  l'Arménie  aux  riva- 
ges de  la  Tyrrhénie  qui  font  face  à  la  Sardaigne,  et,  du  côté 
du  midi,  des  Lords  de  TEuxin  aux  frontières  de  l'Ethiopie. 
Et,  certes,  parmi  les  différents  auteurs  qui  ont  traité  de  la 
géographie  on  n'en  trouverait  pas  un  seul  qui  eût  parcouru 
beaucoup  plus  de  pays  que  nous  dans  nos  voyages  entre  les 
limites  marquées  ci- dessus.  Ceux-là,  en  effet,  qui  ont  poussé 
plus  loin  que  nous  dans  la  direction  de  l'occident,  n'ont  pas 
exploré  une  aussi  grande  étendue  des  contrées  de  l'orient  ; 
d'autres,  au  contraire,  ont  pénétré  moins  avant  du  côté  de 
l'occident  :  nous  en  pourrions  dire  autant  pour  le  midi  et  pour 
le  nord.  Toutefois,  à  le  bien  prendre,  nous  n'avons  fait  le  plus 
souvent,  nos  prédécesseurs  et  nous-même,  que  combiner  les 
différentes  notions  que  nous  recueillions  de  la  bouche  des 
indigènes  sur  la  figure,  l'étendue,  et  en  général  sur  tout  ce 
qui  constitue  la  nature  et  le  caractère  d'un  pays,  conmie 
l'intelligence  combine  les  différentes  idées  d'après  le  témoi- 
gnage des  sens.  C'est  en  combinant,  on  le  sait,  ce  que  nos 
sens  nous  révèlent  de  la  forme,  de  la  couleur  et  du  volume 
de  la  pomme,  de  son  odeur,  de  sa  douceur  au  toucher  et 
de  sa  saveur  au  goût,  que  notre  pensée  se  forme  l'idée 
d'une  pomme,  et,  s'agit-il  de  figures  de  grande  dimen. 
sion,  ce  sont  nos  sens  qui  en  perçoivent  d'abord  les  parties, 
puis,  d'après  leur  témoignage,  notre  pensée  en  recompose 
l'ensemble.  Eh  bien!  De  même,  dans  notre  ardeur  djjj^ 
vestigation,  nous  consultons,  comme  nous  ferions  nos  sSÊf, 
ceux  qui  ont  vu  tels  ou  tels  lieux^  parcouru  telles  ou  telles 


192  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

parties  de  la  terre,  et  en  combinant  leurs  témoignages,  nous 
parvenons  à  reproduire  dans  un  seul  et  même  tableau  l'as- 
pect générai  de  la  terre  habitée.  N'est-ce  pas  ainsi  que  les 
généraux  arrivent  aussi  à  tout  faire  eux-mêmes,  sans  pou- 
voir être  pourtant  prései^ts  partout,  et  même  en  agissant  le 
plus  souvent  par  les  autres,  n'est-ce  pas  en  ajoutant  foi 
aux  paroles  de  leurs  émissaires,  et  en  conformant  les  ordres 
qu'ik  expédient  aux  rapports  que  ceux-ci  leur  ont  faits? 
Prétendre  en  effet  qu'on  ne  peut  savoir  les  choses  qu'en  les 
voyant  de  ses  yeux,  ce  serait  vouloir  priver  le  jugement  du 
secours  de  l'ouïe.  Or  l'ouïe  est  un  sens  bien  supérieur  à  la 
vue  comme  moyen  d'information. 

12.  Notre  principal  avantage  aujourd'hui,  c'est  de  pou- 
voir parler  plus  pertinemment  de  la  Bretagne,  de  la  Ger- 
manie, des  pays  en  deçà  et  au  delà  de  l'Ister,  des  Gètes, 
des  Tyrigètes,  des  Bastames,  comme  aussi  des  peuples  du 
Caucase,  des  Albaniens  et  des  Ibères  par  exemple.  Nous 
devons  en  outre  à  ApoUodore  d'Artémite,  l'historien  de  la 
guerre  Parthique,  des  informations  beaucoup  plus  précises 
que  tout  ce  qui  avait  été  publié  auparavant  sur  THyrcanie 
qtla  Bactriane.  Puis  l'expédition  toute  récente  de  l'armée 
romaine  dans  l'Arabie  Heureuse,  sous  les  ordres  d'^lius 
Gallus,  notre  camarade  et  ami,  et  les  voyages  des  marchands 
d'Alexandrie,  qui  commencent  à  expédier  vers  l'Inde  par  la 
voie  du  Nil  et  du  golfe  Arabique  de  véritables  flottes,  nous 
ont  fait  connaître  ici  ces  deux  contrées  infiniment  mieux  qu'on 
ne  les  connaissait  naguère  :  du  temps  que  Gallus  était  préfet 
d'Egypte,  je  vins  le  rejoindre,  et,  ayant  remonté  le  fleuve 
avec  lui  jusqu'à  Syène  et  aux  frontières  de  l'Ethiopie,  je 
recueillis  ce  renseignement  positif  qu'il  partait  actuellement 
120  vaisseaux  de  Myoshormos  pour  l'Inde,  quand  autrefois, 
sous  les  Plolémées,  on  ne  comptait  qu'un  très-petit  nombre 
de  marchands  qui  osassent  entreprendre  une  pareille  traver- 
sée et  faire  le  commerce  avec  cette  contrée. 
^■É.  Ce  que  nous  avons  donc  à  faire  en  premier,  et  ce  qui 
^IBuissi  le  plus  essentiel  au  point  de  vue  pratique  comme  au 
point  de  vue  théorique,  c'est  d'essayer  de  déterminer  le  plus 


LIVRE  II.  I  î>3 

simplement  possible  la  figure  et  l'étendue  des  pays  qui  doi- 
vent trouver  place  sur  la  carte  de  la  terre  habitée.  Quanta 
disserter  en  règle  sur  l'ensemble  de  la  terre,  ou  même  seu- 
lement sur  la  totalité  du  peson  de  fuseau  compris  dans  la 
zone  qui  est  la  nôtre,  quant  à  chercher,  par  exemple,  si  ledit 
peson  est  habité  aussi  dans  l'autre  quart  de  sphère,  ceci  est 
du  domaine  d'une  autre  science.  Dans  ce  cas-là,  en  effet, 
les  habitants  de  cette  autre  partie  du  peson  ne  pouvant  man- 
quer d'être  différents  de  ceux  de  lapartieque  nous  occupons, 
il  faudrait  supposer,  ce  qui  d'ailleurs  est  vraisemblable, 
l'existence  d'une  seconde  terre  habitée.  Or,  c'est  la  nôtre 
uniquement  que  nous  avons  à  décrire. 

1 4.  Gela  posé,  nous  dirons  que  la  forme  de  notre  terre  ha- 
bitée est  celle  d  une  chlamyde  ;  que  sa  plus  grande  largeur 
est  représentée  par  une  ligne,  qui  suit  le  cours  même  du  Nil 
et  qui  part  du  parallèle  de  la  Ginnamômophore  et  de  l'île 
des  Exilés  d'Egypte  pour  aboutir  au  parallèle  d'Iemé,  tan- 
dis que  sa  longueur  est  représentée  par  une  autre  ligne, 
perpendiculaire  à  celle-là,  qui,  partant  de  l'occident,  passe 
par  les  Colonnes  d'Hercule  et  le  détroit  de  Sicile,  atteint 
Rhodes  et  le  golfe  d'Issus,  pour  suivre  alors  d'un  bout  à  l'autre 
la  chaîne  dn  Taurus,  laquelle  coupe  l'Asie  tout  entière,  et 
va  finir  à  la  mer  Orientale  entre  l'Inde  -  et  le  pays  que  les 
Scythes  occupent  au-dessus  de  la  Bactriane.  Il  faut  donc 
concevoir  un  parallélogramme  dans  lequel  on  aura  inscrit  ia 
chlamyde  en  question  de  telle  sorte  que  la  plus  grande  lon- 
gueur et  la  plus  grande  largeur  de  chacune  des  deux  figures 
se  correspondent  et  soient  égales  chacune  à  chacune,  et 
cette  chlamyde  sera  proprement  la  figure  de  la  terre  habi- 
tée. Mais  nous  avons  déjà  dit  que,  dans  le  sens  de  sa  lar- 
geur, la  terre  habitée  était  limitée  par  des  côtés  parallèles 
formant  la  séparation  supérieure  et  la  séparation  inférieure 
entre  la  région  habitable  et  la  région  inhabitée,  et  que  ces 
côtés  étaient,  au  nord,  le  parallèle  d'Iemé,  et,  au  midi, 
vers  la  zone  torride,  le  parallèle  de  la  Ginnamômoph^^^ 
or,  prolongeons  ces  côtés  parallèles  au  levant  et  au  cbacBÊÊr 
jusqu'aux  extrémités  correspondantes  de  la  terre,  ils  for- 

GÉOGR.  DE  STRABON.   I.  —  13 


1§4  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ment,  on  le  voit,  avec  les  lignes  qui  unissent  lesdites  extré- 
mités, un  parallélogramme.  Nul  doute  maintenant  que  notre 
terre  habitée  ne  se  trouve  bien  réellement  inscrite  dans  ce 
parallélogramme,  puisque  ni  sa  plus  grande  largeur,  ni  sa 
plus  grande  longueur  n'en  dépassent  les  côtés  ;  nul  doute 
aussi  que  sa  forme  ne  soit  exactement  celle  d  une  chlamyde, 
puisque,  dans  le  sens  de  sa  longueur,  ses  deux  extrémités 
se  terminent,  comme  on  dit,  en  façon  de  queue  de  rat,  la 
mer  lui  retranchant  là  de  part  et  d'autre  ime  portion  notable 
de  sa  largeur,  ainsi  qu'il  appert  des  rapports  des  navigateurs, 
qui,  par  Test  et  par  l'ouest,  ont  entrepris  le  périple  de  la 
terre.  Du  côté  de  Test,  en  effet,  quels  sont  les  points  extrêmes 
qu'ils  nous  signalent?  L'île  de  Taprobane  d'abord,  qui,  bien 
que  située  plus  au  midi  que  l'Inde,  et  à  une  assez  grande 
distance  encore  du  continent,  ne  laisse  pas  que  d'être  assez 
peuplée  et  doit,  à  en  juger  par  l'analogie  de  son  climat  avec 
celui  de  Tile  des  Égyptiens  et  de  la  Ginnamômophore,  se 
trouver  juste  à  la  même  hauteur  que  ces  deux  contrées,  et, 
avec  rile  de  Taprobane,  l'entrée  de  la  mer  Hyrcanienne, 
qui,  plus  septentrionale  que  l'extrême  Scythie,  laquelle  fait 
suite  à  rinde,  paraît  cependant  1  être  moins  que  lerné .  Même 
disposition  maintenant  à  l'extrême  occident  par  delà  des  Go  - 
tonnes  d'Hercule.  Le  promontoire  Sacré  dlbérie,  qui  ter- 
mine, on  le  sait,  de  ce  côté  la  terre  habitée,  doit  se  trouver 
à  peu  près  sur  la  ligne  qui  passe  par  Gadira,  les  Golonnes 
d'Hercule,  le  détroit  de  Sicile  et  Rhodes,  d'après  ce  qu'on 
rapporte  de  la  concordance  parfaite  des  horloges  et  de  la 
direction  identique  des  vents  périodiques  en  ces  différents 
lieux,  ainsi  que  de  Tégalité  dans  la  durée  des  plus  longs 
jours  et  des  plus  longues  nuits,  cette  durée  y  étant  de  qua- 
torze heures  équinoxiales  et  demie,  sans  compter  que,  de  la 
côte  voisine  de  Gadira,  on  a  plus  d'une  fois  observé  [les 
Cabires,  constellation  Uès-rapprochée  de  Ganope\]  Posido- 

MÊÊ^l^Tlliitl^^^  (P:  1«)  «w  quoi  M.  Meinekc  a  appuyé  cette 

col.  1.)  *      Ka»«eo«  ooT^aç.  (Voy.  IMex  varim  itctionù.  p.  949, 


LIVRE  II.  195 

nius  notamment  nous  raconte  que,  se  trouvant  dans  une  ville 
de  ces  contrées,  distante  de  400  stades  de  Gadira,  il  observa 
du  haut  d'une  des  maisons  les  plus  élevées  de  la  ville  une 
étoile,  dans  laquelle  il  crut  reconnaître  Canope  elle-même, 
se  fondant  en  cela  sur  le  témoignage  de  tous  les  navigateurs 
qui  se  sont  avancés  quelque  peu  au  sud  de  Tlbérie  et  qui 
conviennent  unanimement  de  Tavoir  observée,  ainsi  que  sur 
les  observations  faites  à  Gnide,  où  Eudoxe,  du  haut  dun 
observatoire,  qui  n'était  guère  plus  élevé  que  les  autres 
maisons  de  la  ville,  reconnut  positivement  Canope  :  or,  ajoute 
•Posidonius,  la  viÛe  de  Gnide  est  située  sur  le  climat  de 
Rhodes,  qui  se  trouve  être  en  même  temps  celui  de  Gadira 
et  de  toute  la  côte  voisine. 

15.  Eh  bien!  Qu'à  partir  du  promontoire  Sacré  on  navigue 
vers  le  sud,  on  ne  tarda  pas  à  atteindre  la  Libye  et  Ton  voit 
cette  contrée,  dont  les  terres  les  plus  occidentales  dépassent 
même  quelque  peu  le  méridien  de  Gadira,  se  détourner 
ensuite  brusquement  au  sud-est,  et  former  un  étroit  promon- 
toire, mais  pour  s'élargir  ensuite  par  degrés  jusqu'au  point  où 
commence  le  pays  des  Éthiopiens  Occidentaux,  lequel  limite 
au  S.  la  Province  Carthaginoise,  et  touche  au  parallèle  de  la 
Ginnamômophore.  Et  il  en  est  de  même  si  Ton  navigue  dans 
la  direction  opposée  à  partir  du  promontoire  Sacré  :  après 
avoir,  en  effet,  couru  droit  au  nord  jusqu'au  pays  des  Arta- 
bres,  avec  la  Lusitanie  à  sa  droite,  on  voit  la  côte  tourner  au 
plein  levant,  de  manière  à  former  un  angle  obtus  au  point 
où  le  mont  Pyréné  vient  finir  dans  l'Océan,  point  auquel 
correspond  dans  le  nord  l'extrémité  occidentah)  de  la  Bre- 
tagne, tout  comme  au  pays  des  Artabres  correspondent  les 
lies  Gassitérides,  situées  en  pleine  mer,  à  peu  près  sous  le 
climat  de  la  Bretagne.  On  voit  donc  à  quel  point  les  extrémi- 
tés de  la  terre  habitée,  prise  dans  le  sens  de  sa  longueur,  se 
trouvent  rétrédes  par  la  mer  qui  l'environne. 

16.  Mais,  avec  cette  forme  générale  qu'affecte  la  terre  ha- 
bitée, ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire,  ce  semble,  c'est^d^ 
prendre  deux  droites  se  coupant  perpendiculairement,  ^iP 
en  figureront  Tune  la  plus  grande  longueur,  l'autre  la  plus 


196  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

grande  largeur  :  la  première  de  ces  lignes  sera  choisie  parmi 
les  parallèles,  la  seconde  parmi  les  lignes  méridiennes.  Puis, 
à  l'aide  d'autres  lignes  que  Ton  concevra  respectivement  pa- 
rallèles à  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  deux  premières  lignes,  on 
achèvera  de  diviser  la  terre  et  la  portion  de  mer  que  nous 
fréquentons.  De  cette  manière  etparladifférence  de  longueur 
des  lignes,  aussi  bien  des  lignes  parallèles  que  des  lignes 
méridiennes,  on  se  rendra  mieux  compte  de  la  forme  que 
nous  avons  prêtée  à  la  terre  habitée  ;  on  distinguera  mieux 
aussi  le  climat  ou  la  position  respective  de  chaque  lieu  tant 
au  levant  qu'au  couchant,  tant  au  nord  qu'au  midi.  Natu- 
rellement les  droites  dont  nous  parlons  devront  passer  par 
des  lieux  connus.  Déjà  nous  avons  déterminé  les  deux  pre- 
mières, les  deux  du  milieu,  qui  représentent,  avons-nous 
dit,  l'une  la  longueur,  l'autre  la  largeur  de  la  terre  ha- 
bitée ;  or,  il  sera  facile  de  connaître  les  autres,  à  l'aide  de 
celles-là  :  car,  en  prenant  ces  deux  lignes  pour  premiers 
jalons,  si  l'on  peut  dire,  on  pourra  toujours  calculer*  le 
parallèle  d'un  lieu  et  déterminer  les  autres  éléments  de  sa 
position  géographique  et  astronomique. 

17.  Rien  maintenant  ne  contribue  plus  à  donner  à  la 
terre  habitée  la  figure  qu'elle  a  que  la  mer,  en  dessinant, 
comme  elle  fait,  ses  contours  au  moyen  des  golfes,  des  bas- 
sins, des  détroits,  des  isthmes,  des  presqu'îles,  et  des  promon- 
toires qu'elle  forme  sur  ses  côtes.  Ajoutons  que,  dans  une 
certaine  mesure,  les  fleuves  et  les  montagnes  concourent  au 
même  but,  en  ce  qu'ils  ont  servi  à  distinguer  les  continents 
et  les  nations  qui  les  habitent  et  à  indiquer  pour  les  villes 
les  emplacements  les  plus  favorables,  fournissant  ainsi  au 
géographe  ces  formes  et  ces  détails  de  toute  nature  dont  il 
parsème  ses  caries  chorégraphiques.  N'oublions  pas  non  plus 
cette  multitude  d'îles  dispersées  en  pleine  mer  et  sur  tout  le 
littoral  de  la  terre  habitée.  H  peut  se  faire  en  outre  que  les 
lieux  possèdent  certaines  vertus  ou  certains  vices,  certains 

1    M-.ïWûller  propose  de  lire,  au  lieu  de  <r.v,)a6|*te«,  a'A\iy6if.tia.  eo  sewu  quo 
ttV'ni^^'rv'i  Z'^'J'"''-  ^  ^**  ^  "eus  que  nouk  avons  ctoUé  ft  rendre  par 


LIVRE  II.  197 

avantages  ou  certains  inconvénients,  les  uns  naturels,  les 
autres  artificiels  :  or,  le  géographe  mentionnera  les  premiers, 
ceux  qui  sont  naturels  et  par  cela  même  permanents,  [quitte  à 
négliger]  les  autres,  qui,  ajoutés  par  la  main  des  hommes, 
sont  sujets  à  changer.  Encore  en  est-il  parmi  ces  derniers  qui 
persistent  davantage,  ceux-là  il  devra  les  faire  connaître  égale- 
ment. Il  en  est  même  qui,  à  défaut  d'une  longue  durée,  ont 
eu  une  notoriété,  une  célébrité  telle,  que  la  postérité,  sur  leur 
renommée,afîni  par  faire  de  dispositions  artificielles,  qui  ne 
sont  plus,  quelque  chose  d'inhérent  à  la  nature  des  lieux,  il 
est  clair  que  ces  dispositions-là  encore  devront  être  rappe- 
lées. Bien  qu'on  puisse  dire  en  effet  de  beaucoup  de  villes  ce 
que  Démosthène*  disait  d'Olynthe  et  des  villes  environ- 
nantes, qu'elles  avaient  si  complètement  disparu  que  le 
voyageur  sur  les  lieux  pourrait  douter  qu'elles  eussent  jamais 
existé,  néanmoins,  on  aime  encore  à  visiter  ces  lieux  et 
tous  ceux,  en  général,  où  Ton  peut  espérer  de  retrouver 
quelques  vestiges  de  ces  travaux  naguère  si  vantés,  ainsi  que 
les  tombeaux  des  grands  hommes.  Nous  citons  enfin  dans 
notre  livre  des  lois  et  des  institutions  depuis  longtemps  abo- 
lies, trouvant  à  le  faire  la  même  utilité  qu'à  rappeler  les  évé- 
nements mêmes  de  l'histoire,  vu  que  les  lois  et  les  institutions 
offrent  aussi  de'bons  exemples  à  suivre  et  de  mauvais  exem- 
ples à  éviter. 

18.  Mais  reprenons  où  nous  l'avons  laissée  cette  pre- 
mière esquisse  de  la  terre  habitée  ^.Entourée  d'eau,  comme 
olle  est,  de  tous  côtés,  notre  terre  habitée  offre  différents  gol- 
fes ou  enfoncements  qui  s'ouvrent  sur  cette  mer  extérieure, 
c'est-à-dire  sur  TOcéan  mêmie.  Dans  le  nombre  on  en  dis- 
tingue quatre  d'une  très-grande  étendue  :  celui  du  nord 
a  reçu  le  nom  de  mer  Caspienne,  on  l'appelle  quelquefois 
aussi  mer  Hyrcanienne;  le  second  et  le  troisième,  appelés 
golfe  Persique  et  golfe  Arabique,  sont  formés  par  la  mer  du 
sud  et  se  trouvent  situés  juste  à  Vopposite,  l'un,  de  la  mer 
Caspienne,  l'autre  de  la  mer  du  Pont;  quant  au  quatriènHII 

1.  Philipp,,  III,  p.  117.—  2.  Icicommence  le  célèbre  fragment da  Mb.  da  Vati- 
can (n»  17  j;  intitulé:  tûvoLt;  Twv  x4\i:wvTî,ç  xaO'i^'^Sç  olxo-J^iiviiç. 


198  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

qui  surpasse  de  beaucoup  les  autres  en  étendue,  il  est  re- 
présenté par  la  mer  Intérieure,  que  nous  nommons  habi- 
tuellement Noire  mer,  laquelle  commence  à  TO.  au  détroit 
des  Colonnes  d'Hercule  et  se  prolonge  vers  TE.  avec  une  lar- 
geur variable  pour  se  partager  à  la  fin  en  deux  golfes  ou  bas- 
sins distincts,  l'un  à  gauche  qui  est  le  Pont-Euxin,  l'autre  à 
droite  qui  comprend  lui-même  la  mer  d'Egypte,  la  mer  de 
Pamphylie  et  le  golfe  d'Issus.  Les  embouchures  de  ces  dif- 
férents golfes  formés  par  la  mer  Extérieure  sont  extrême- 
ment étroites,  surtout  celle  du  golfe  Arabique  et  celle  de 
la  mer  Intérieure,  laquelle  avoisine  les  Colonnes  d'Her- 
cule ;  celles  des  deux  autres  le  sont  comparativement  moins. 
Les  terres,  maintenant,  qui  enserrent  ces  grands  golfes 
se  divisent,  avons-nous  dit,  en  trois  parties  :  de  ces  trois 
parties,  l'Europe  est  celle  dont  la  forme  est  le  plus  irrégu- 
lière, et  la  Libye  celle  dont  la  forme  l'est  le  moins;  quant 
à  l'Asie,  on  peut  dire  qu'à  cet  égard  elle  tient  le  milieu  entre 
les  deux  autres.  Du  reste,  dans  toutes  trois,  cette  forme  plus 
ou  moins  irrégulière  provient  du  littoral  de  la  mer  Intérieure, 
car  les  côtes  de  la  mer  Extérieure,  à  l'exception  des  golfes 
dont  nous  avons  parlé,  sont  droites  et  unies  et  figurent, 
on  l'a  vu,  les  bords  d^une  chlamyde,  à  quelques  petites  dif- 
férences près  dont  il  n'y  a  pas  à  tenir  compte,  les  petits 
détails  comme  ceux-là  disparaissant  naturellement  dans 
une  si  grande  étendue.  Mais  le  géographe  ne  se  borne  pas 
dans  ses  recherches  à  déterminer  la  figure  et  l'étendue  des 
lieux,  il  doit  aussi,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  en  fixer  la 
position  relative  :  or,  à  cet  égard-là  pareillement  [à  l'égard 
des  positions  géographiques  et  astronomiques],  le  littoral  de 
la  mer  Intérieure  offre  plus  de  variété  que  celui  de  la  mer 
Extérieure.  Ajoutez  qu'on  le  connaît  davantage,  que  la  tempé- 
rature en  est  plus  douce  et  qu'il  s'y  trouve  un  plus  grand 
nombre  de  cités  et  de  nations  policées,  que  nous,  désirons 
tous,  qui  plus  est,  connaître  les  lieux  où  règne  le  plus  d'acti- 
vité, où  les  formes  de  gouvernement  sont  le  plus  variées  et  les 
arts  le  plus  florissants,  où  se  trouve  en  un  mot  réuni  tout  ce 
qui  contribue  le  plus  à  éclairer  les  hommes,  et  qu'enfin  nos 


V 


LIVRE  II.  199 

besoins  nous  conduisent  naturellement  vers  les  contrées, 
avec  lesquelles  nous  pouvons  espérer  de  nouer  des  relations 
de  commerce  et  de  société,  c'est-à-dire  vers  les  grands  centres 
de  population  ou  mieux  vers  les  principaux  foyers  de  civilisa- 
tion. Sous  tous  ces  rapports,  disons-le  encore,  notre  mer 
Intérieure  a  une  grande  supériorité  ;  et  Ton  ne  s'étonnera 
pas  que  nous  ayons  commencé  par  ses  rivages  notre  des- 
cription de  la  terre  habitée. 

19.  Ainsi  que  nous  l'avons  marqué  plus  haut,  on  entre 
dans  le  golfe  qui  forme  la  mer  Intérieure  par  le  détroit 
d*Hercule,  lequel  n'a,  dit-on,  dans  sa  partie  la  plus  res- 
serrée, que  70  stades  environ.  Mais,  quand  on  a  dépassé  ce 
canal,  long  de  120  stades,  on  voit  les  deux  rivages  s'écarter 
considérablement,  celui  de  gauche  plus  encore  que  l'autre, 
et  le  golfe  prendre  l'aspect  d'une  grande  mer.  Bordé  du  côté 
droit  par  le  littoral  de  la  Libye  jusqu'à  Garthage,  il  l'est  du 
côté  opposé  par  le  littoral  de  l'Ibérie,  auquel  succèdent  la 
côte  de  la  Celtique,  avec  les  villes  de  Narbonne  et  de  Massa- 
lia,  la  côte  de  la  Ligystique  et  enfin  la  côte  d'Italie  jusqu'au 
détroit  de  Sicile.  C'est  en  effet  la  Sicile  qui,  avec  ses  deux 
détroits,  forme  le  côté  oriental  de  ce  premier  bassin. 
Le  détroit  placé  entre  la  Sicile  et  l'Italie  a  7  stades  seule- 
ment de  largeur,  l'autre  qui  se  trouve  entre  la  Sicile  et 
Garthage  a  1 500  stades.  On  sait  que  la  ligne  tirée  depuis  les 
Colonnes  d'Hercule  jusqu'à  cet  Heptastade  ou  détroit  de  7 
stades,  es'  une  portion  de  la  ligne  plus  grande  menée  jusqu'à 
Rhodes  e  au  Taurus  et  qu'elle  coupe  le  bassin  en  question  à 
peu  près  par  le  milieu  ;  or,  on  lui  prête  un  développement 
de  12000  stades  :  ces  12  000  stades  représenteront  donc 
la  longueur  du  bassin.  Quant  à  la  largeur  dudit  bassin, 
elle  mesure,  là  où  elle  est  la  plus  grande,  c'est-à-dire  d'un 
point  du  golfe  Calatique  situé  entre  Massalia  et  Narbonne 
à  un  point  de  la  côte  de  Libye  situé  juste  vis-à-vis,  elle 
mesure,  disons-nous,  à  peu  près  5000  stades.  Toute  la 
partie  du  bassin  qui  borde  la  Libye  a  reçu  le  nom  de 
mer  Libyque,  quant  à  celle  qui  borde  la  côte  opposée,  elle 
s'appelle  ici  mer  d'Ibérie,  ailleurs  mer  Ligystique,  plus  loin 


200  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

mer  Sardonîenne  ou  de  Sardaigne,  et  enfin  mer  Tyrrh(5- 
nienne  jusqu'à  la  Sicile.  D  y  a  beaucoup  d'îles  répandues 
le  long  de  la  côte  de  la  mer  Tyrrhénienne  jusqu'à  la  Li- 
gystique  ou  Ligurie:  Sardo  et  Cyrnos  sont  les  plus  consi- 
dérables, après  la  Sicile  toutefois,  qui  de  toutes  nos  îles  est 
la  plus  étendue,  comme  elle  est  déjà 'la  plus  fertile.  U  y  a  du 
reste  une  grande  différence  de  celles-là  aux  autres,  soit  aux 
îles  situées  en  pleine  mer,  comme  voilà  Pandàtaria*  et  Pon- 
tia^,  soit  à  celles  qui  bordent  le  littoral,  j'entends  iEthalia^ 
Planasia,  Pithecussa,  Prochyté,  CaprisB,  Leucosia*  et  autres 
semblables.  De  l'autre  côté  de  la  Ligystique  et  tout  le  long 
du  rivage  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule,  on  ne  compte  que 
peu  d'îles  :  de  ce  petit  nombre  font  partie  les  Gymnesiae  et 
Ebysus'^.  U  n'y  en  a  pas  beaucoup  non  plus  dans  les  pa- 
rages de  la  Libye  et  de  la  Sicile,  mais  les  plus  remarquables 
sont  Cossura,  iÊgimuros  et  les  îles  dites  des  Liparéens,  ou, 
comme  on  les  appelle  quelquefois,  les  îles  d'iEole. 

20.  Passé  la  Sicile  et  le  double  détroit  qui  la  borde,  on 
voit  s'ouvrir  d'autres  bassins  qui  font  suite  au  premier, 
Tun  s'étend  en  avant  de  la  région  des  Syrtes  et  de  la 
Cyrénaïque  et  comprend  les  Syrtes  elles-mêmes,  l'autre 
est  l'ancienne  mer  Ausonienne,  appelée  aujourd'hui  merde 
Sicile,  qui  du  reste  communique  avec  le  précédent  bassin  et 
en  forme  même  la  continuation.  On  appelle  mer  de  Libye  le 
bassin  qui  se  déploie  en  avant  de  la  région  des  Syrtes  et  de 
la  Cyrénaïque  ;  il  finit  là  où  commence  la  mer  d'Egypte. 
Des  deux  Syrtes,  la  plus  petite  a  environ  1600  stades  de 
circuit  :  les  îles  Meninx  et  Cercina,  situées  des  deux  côtés 
de  l'ouverture,  en  commandent  l'entrée.  Quant  à  la  grande 
Syrte,  Eratosihène  lui  attribue  500  stades  de  circonférence 
et  1800  stades  de  profondeur  depuis  les  Hespérides  jusqu'à 
Automala  et  à  la  frontière  qui  sépare  la  Cyrénaïque  de 

JirSÎ'i^'^t^qu^r^^^^^^^  Meineke  propce  de  lire  Pan^ 

ques  Mss.  -  4.  /-tTcaiio  dans  anp?«"^  >^  Pantia.^  3.  AlhaiiaAz.m  quel- 
3ouble  leçon  de  Gymneifmiau  s^nauZl^  ^^5'  T  *  Certains  Mss.  donnent  la 
que  Bysvs  pourrait  bien  être  la  Si  P-  ®*  ??  ^î'*"*-  ^'  ^^^^^er  incline  à  croire 
rar.  lect.  p.  949,  col.  i)  ^°^®  véritable  du  dernier  de  ces  noms(/ndex 


LIVRE  II.  201 

toute  cette  partie  de  la  Libye  ;  mais,  suivant  d'autres  au- 
teurs, elle  n'aurait  que  4000  stades  de  tour  et  1 500  stades  de 
profondeur,  1500  stades,  juste  la  largeur  de  l'ouverture. 
La  mer  de  Sicile,  maintenant,  baigne  les  côtes  orientales 
de  la  Sicile  et  de  l'Italie,  celles  dltalie  depuis  Rhegium 
jusqu'à  Locres,  celles  de  Sicile  depuis  le  territoire  de  Mes- 
sine jusqu'à  Syracuse  et  auPachynum.  Au  levant,  elle  se 
prolonge  jusqu'à  la  pointe  de  Tîle  de  Crète,  baigne  et  en- 
toure la  plus  grande  partie  du  Péloponnèse  et  forme  le  golfe 
de  Corinthe;  au  nord,  elle  atteint  le  promontoire  lapygien 
et  l'entrée  du  golfe  dlonie  et  s'avance  au  S.  de  l'Épire  jus- 
qu'au golfe  Ambracique  et  à  la  côte  qui  y  fait  suite  et  qui  avec 
le  Péloponnèse  dessine  le  golfe  de  Corinthe.  Le  golfe  d'Ionie, 
lui,  n'est  qu'une  portion  de  ce  bassin  appelé  aujourd'hui 
l'Adrias  ou  Adriatique,  qui,  bordé  à  droite  par  la  côte  dll- 
lyrie  et  à  gauche  par  celle  d'Italie  jusqu'à  la  ville  d'Aquilée, 
laquelle  est  située  au  fond  d'un  dernier  golfe,  s'avance  étroit 
et  allongé  dans  une  direction  nord-ouest  :  la  longueur  de  ce 
bassin  est  de  6000  stades  et  sa  plus  grande  largeur  de  1200. 
En  fait  d'îles,  on  y  remarque  un  premier  groupe  considé- 
rable répandu  le  long  de  la  côte  d'Illyrie  et  qui  comprend 
les  îles  Apsyrlides,  Cyrictica*  et  Liburnides,  puis  Issa  et 
Tragurium,  Melœna-Corcyra  ou  Corcyre-la-Noire  ^ ,  et  enfin 
Pharos;  et,  sur  la  côte  d'Italie,  un  autre  groupe  compre- 
nant les  îles  dites  de  Diomède.  La  mer  de  Sicile  passe  pour 
avoir,  du  Pachynum  à  l'île  de  Crète,  4500  stades  et  autant 
jusqu'au  Ténare  en  Laconie;  moins  de  3000'  maintenant 
du  promontoire  lapygien  au  fond  du  golfe  de  Corinthe,  mais 
plus  de  4000  du  même  promontoire  à  la  côte  de  Libye.  Ses 
principales  îles  sont  Corcyre  et  les  Sy botes  sur  la  côte  d'É- 
pire,  puis,  dans  les  parages  qui  précèdent  l'entrée  du  golfe 
de  Corinthe,  Céphallénie,  Ithaque,  Zacynthe  et  les  Échinades. 
21.  A  la  mer  de  Sicile  succèdent  la  mer  de  Crète,  la  mer 
Saronique  et  celle  de  Myrtos.  Cette  dernière,  comprise  entre 

1.  Certains  Mss.  donnent  la  leçon  Ceryctica.  —  2.  Melinna  se  lit  dans  qnel> 
ques  Mss.  —  3.  Voy.  ce  que  dit  M.  MûUer  {Index  var,  lect.y  p.  949,  col.  1)  sur 
ce  nombre  de  3000  stades. 


202  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

la  Crète,  TArgie  ou  Argolide  et  TAtlique,  mesure  dans  sa 
plus  grande  largeur,  à  partir  de  l 'Attique,  environ  1 2C  0  stades , 
et  un  peu  moins  du  double  en  longueur.  Les  îles  qu'on  y 
rencontre  sont  Cythère,  Galaurie,  iEgine,  Salamine  et 
déjà  une  partie  des  Cyclades.  A  la  suite  de  la  mer  de  Myr- 
tes, on  rencontre  la  mer  Egée  avec  le  golfe  Mêlas  et 
THellespont,  puis  la  mer  Icarienne  et  la  mer  Garpathienne, 
celle-ci  s'étendant  jusqu'aux  parages  des  îles  de  Rhodes 
et  de  Crète*,  et  jusqu'aux  premières  terres  du  continent 
d'Asie....  En  fait  d'îles,  ces  mers  renferment,  avec  le  reste 
des  Cyclades,  les  Sporades,  et  toutes  les  îles  du  littoral 
de  la  Carie,  de  Tlonie  et  de  TiEolide  jusqu'à  la  Troade, 
telles  que  Cos,  Samos,  Chios,  Lesbos  et  Tenedos;  celles 
aussi  du  littoral  de  la  Hellade  jusqu'à  la  Macédoine  et  à 
la  partie  de  la  Thrace  qui  y  confine,  à  savoir  l'Eubée, 
Scyros,  Peparethos,  Lemnos,  Thasos,  Imbros  et  Samo- 
thrace  et  maintes  autres  encore,  que  nous  ferons  connaître 
en  leur  lieu  et  place  dans  la  suite  de  ce  traité.  Cette  par- 
tie de  la  mer  Intérieure  mesure  en  longueur  4000  stades 
environ,  plutôt  plus  que  moins,  et  en  largeur  à  peu  près 
2000  stades,  et  se  trouve  enfermée  entre  les  côtes  d'Asie  que 
nous  venons  d'indiquer,  la  côte  de  Grèce  qu'on  range  du  S. 
au  N.  depuis  Sunium  jusqu'au  golfe  Thermœen  et  les  rivages 
des  golfes  de  Macédoine  jusqu'à  la  Chersonèse  de  Thrace. 
22.  Le  long  de  celle-ci  s'étend  le  détroit  des  sept  sta- 
des, dit  de  Sestos  et  d'Abydos^  par  lequel  la  mer  Egée 
et  1  Hellespont  communiquent  avec  une  autre  mer  plus 
septentrionale,  nommée  la  Propontide,  qui  communique 
elle-même  avec  le  Pont-Euxin.  Quant  au  Pont-Euxin,  il 
forme  en  quelque  sorte  deux  mers  distinctes  ;  on  voit,  en 
effet,  se  détacher  de  la  côte  septentrionale  ou  côte  d'Europe 
et  de  la  côte  opposée  ou  côte  d'Asie  deux  caps  ou  promon- 
toires, qui,  en  s'avançant  à  la  rencontre  l'un  de  l'autre  vers 
le  centre  du  Pont,  resserrent  le  passage  et  forment  ainsi 


1.  M.  Mûller  {Index  var.  lect.,  p.  949,  col.  2)  croit  trouver  dans  une  grossière 
erreur  de  Denys  le  Périégète  l'explication  et  le  principe  de  l'interpolation  du 
nom  de  l'île  de  Cypre  dans  cet  endroit  de  la  Géographie  de  Stral^on. 


^ 


LIVRE  II.  203 

deux  grands  bassins.  Le  promontoire  de  la  côte  d'Europe 
s'appelle  Criou-Metdpon  et  celui  de  la  côte  d'Asie  Caramhis, 
ils  sont  distants  l'un  de  l'autre  do  2500  stades  environ*. 
Le  bassin  occidental  a  en  longueur,  de  Byzance  aux  bouches 
du  Borysthène,  3800  stades  et  2000  stades  en  laideur*;  il 
contient  l'île  Leucé.  Le  bassin  oriental  est  de  forme  oblon- 
gue  et  se  termine  par  le  golfe  étroit  et  profond  de  Dioscu- 
rias  :  il  a  5000  stades  de  longueur,  si  ce  n'est  un  peu  plus, 
et  3000  stades  environ  de  largeur.  Quant  au  périmètre  total 
du  Pont-Euxin,  il  est  de  25  000  stades.  Quelques  auteurs  ep 
comparent  la  forme  à  celle  d'un  arc  scythe  tendu,  la  corde 
de  l'arc  se  trouvant  figurée  par  celle  des  côtes  du  Pont- 
Euxin,  qui  s'étend  à  droite  et  qui  n'offre  dans  tout  son  par- 
cours, depuis  l'entrée  même  de  la  mer  jusqu'à  l'enfonce-- 
ment  de  Dioscurias,  à  l'exception  toutefois  de  la  pointe  de 
Garambis,  que  des  rentrants  et  des  saillies  sans  importance, 
ce  qui  permet  effectivement  de  l'assimiler  à  une  ligne  droite, 
tandis  que  la  côte  opposée  avec  sa  double  courbure,  la  cour- 
bure supérieure  plus  arrondie  et  la  courbure  inférieure  plus 
surbaissée,  reproduit  assez  exactement  la  corne  de  l'arc,  et 
dessine  deux  golfes,  dont  le  plus  occidental  est  en  effet 
sensiblement  plus  arrondi  que  l'autre. 

23.  Au-dessus  et  au  nord  du  bassin  oriental  s'étend  le  lac 
Maeotis,  qui  a  9000  stades  de  tour,  peut-être  même  un  peu 
plus,  et  qui  se  déverse  dans  le  Pont  par  le  Bosphore  Cimmé- 
rien,  comme  le  Pont  lui-même  se  déverse  dans  la  Propon- 
tide  par  le  Bosphore  de  Thrace  :  on  appelle  ainsi  le  détroit, 
large  de  4  stades,  qui  lui  sert  d'entrée  près  de  Byzance.  La 
Propontide ,  elle,  passe  pour  avoir  1 500  stades  de  longueur  de 
la  Troade  à  Byzance,  et  à  peu  près  autant  de  largeur  :  on  y  re- 
marque l'île  de  Cyzique  et  autour  d'elle  plusieurs  autres  îlots. 

24.  Voilà  ce  qu'est  la  mer  Egée  et  jusqu'où  elle  s'étend 

l.Voy.jdans  son  Index  var.  iec^,p  949, col.  2.  les  raisons  excellentes,  suivant 
nous,  que  donne  M.  MûUer  pour  ne  pas  réduirp  à  isoo  stades  la  distance  des 
deux  promontoires,  malgré  l'autorité  de  Bochart,  de  Gossellin,  de  Groskurd 
et  de  Meineke.  —  2.  M.  Mûller  pense  que  Strabon  avait  écrit  ici  2800  et  oue  la 
répétition  du  même  nombre  de  centaines  dans  la  même  ligne  a  donne  lieu 
à  Vomission. 


2G4  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

vers  le  nord.  A  partir  de  Rhodes  maintenant,  commence  cet 
autre  bassin  qui  comprend,  outre  la  mer  d'Egypte,  les  mers 
de  Pamphylie  et  d'Issus  ;  il  s'étend  dans  la  direction  du  le- 
vant jusqu'à  Issus  en  Cilicie,  sur  un  espacé  de  5000  stades, 
le  long  des  côtes  de  la  Lycie,  de  la  Pamphylie  et  du  littoral 
entier  de  la  Cilicie  ;  puis,  à  partir  de  là,  la  Syrie,  la  Phé- 
nicie  et  l'Egypte  jusqu'à  Alexandrie  l'enferment  au  midi  et 
au  couchant.  L'île  de  Gypre  se  trouve  à  la  fois  dans  le  golfe 
d'Issus  et  dans  la  mer  de  Pamphylie ,  et  confine  à  la  mer 
d'Egypte.  De  Rhodes  à  Alexandrie ,  le  trajet  direct  par  le 
vent  du  nord  est  de  4000  stades  environ  ;  la  distance  est 
doublée  quand  on  suit  les  côtes.  Mais,  au  dire  d'Êratosthène, 
l'évaluation  que  font  les  marins  de  cette  traversée  est  tout 
arbitraire,  les  uns  lui  donnant  l'étendue  que  nous' venons 
de  dire  et  les  autres  la  portant  hardiment  à  5000  stades, 
tandis  que  lui,  par  des  observations  sciothériques  ou  gno- 
moniques,  n'y  trouvait  que  3750*  stades.  Or,  toute  la  partie 
de  cette  mer  qui  borde  la  Cilicie  et  la  Pamphylie,  tout  le 
côté  droit  du  Pont-Euxin,  avec  la  Proponlide,  et  tout  le  lit- 
toral correspondant  jusqu'à  la  Pamphylie  dessinent  par  le 
fait  une  grande  presqu'île,  dont  l'isthme,  très-large,  va 
de  Tarse  sur  la  mer  de  Cilicie  à  Amisus  sur  le  Pont  et  à 
Thémiscyre,  cette  grande  plaine  dite  des  Amazones;  car  le 
pays  qui  s'étend  en  dedans  de  cette  ligne  j  vsqu'à  la  Carie  et 
à  rionie,  autrement  dit  le  pays  en  deçà  de  l'Halys,  se  trouve 
complètement  entouré  par  la  mer  Egée  et  les  autres  mers 
ou  bassins  dont  nous  avons  parlé,  et  qui  prolongent  la  mer 
Egée  des  deux  côtés.  Ajoutons  que  le  nom  d'Asie,  qui  ap- 
partient au  continent  tout  entier,  désigne  aussi  en  particu- 
lier cette  presqu'île. 

25.  En  somme,  le  point  le  plus  méridional  de  notre  mer 
Intérieure  est  le  fond  de  la  Grande  Syrte  et  le  plus  méridio- 
nal, après  celui-là,  Alexandrie  d'Egypte,  avec  les  bouches  du 
Nil;  quant  au  point  le  plus  septentrional,  c'est  l'embou- 
chure du  Borysthène  qui  le  représente,  à  moins  qu'on  n'a- 
joute à  notre  mer  le  lac  Maeotis  (et  ce  lac  peut  bien  être, 
en  effet,  considéré  comme  une  de  ses  dépendances),  auquel 


N 


LIVRE  II.  205 

cas  le  point  le  plus  septentrional  sera  représenté  par  l'em- 
bouchure du  Tanaïs.  Le  point  le  plus  occidental,  mainte- 
nant, est  le  détroit  des  Colonnes  d'Hercule,  et  le  plus  orien- 
tal le  fond  de  ce  golfe  de  Dioscurias,  dont  il  a  été  question 
plus  haut  ;  car  évidemment  Ératosthène  se  trompe  quand  il 
nous  donne  pour  extrémité  orientale  de  notre  mer  le  golfe 
d'Issus,  ledit  golfe  étant  situé  sur  le  méridien  d'Amisus  et 
de  la  plaine  de  Thémiscyre,  ou  tout  au  plus  sur  celui  de  la 
Sidène,  autre  grande  plaine  qui  s'étend  jusqu'à  Phamacia, 
et  le  trajet  qui  reste  à  faire  à  l'E.  de  ce  méridien  pour 
atteindre  Dioscurias  étant  encore  de  plus  de  3000  stades, 
comme  on  le  verra  plus  clairement,  quand  nous  en  serons 
à  décrire  toute  cette  contrée  en  détail.  Telle  est  doUc  l'idée 
qu'il  faut  se  faire  de  notre  mer  Intérieure. 

26.  Mais  nous  devons  aussi  esquisser  à  grands  traits  les 
différentes  terres  qui  lui  servent  de  ceinture,  et  pour  cela 
naturellement  partir  du  même  point  que  pour  la  description 
de  la  mer  elle-même.  Or,  en  entrant  dans  le  détroit  des 
Colonnes  d'Hercule,  on  se  trouve  avoir  à  droite  la  côte  de 
Libye,  qui  s'étend  ainsi  jusqu'au  Nil,  et  à  gauche,  en  face 
de  la  Libye,  la  côte  d'Europe,  laquelle  s'étend  jusqu'au  Ta- 
naïs, pour  se  terminer,  comme  la  Libye,  à  la  frontière  d'Asie. 
Seulement  c'est  par  l'Europe  que  nous  devrons  commen- 
cer, vu  sa  forme  pittoresque  et  les  conditions  éminemment 
favorables  dans  lesquelles  la  nature  l'a  placée  pour  le  déve- 
loppement moral  et  social  de  ses  habitants,  conditions  qui 
lui  ont  permis  de  faire  participer  les  autres  continents  à  ses 
propres  avantages.  L'Europe,  en  effet,  est  tout  entière  habi- 
table, à  l'exception  d'une  faible  portion  de  son  étendue,  où 
le  froid  empêche  qu'on  n'habite  :  cette  partie  inhabitable  est 
située  dans  le  voisinage  des  populations  hamaxèques  des 
bords  du  Tanaïs,  du  Mœotis  et  du  Borysthène.  U  y  ai  bien 
encore,  dans  la  partie  habitable,  quelques  cantons  froids  et 
montagneux,  dont  les  habitants  semblent  condamnés  par  la 
nature  à  mener  toujours  l'existence  la  plus  misérable,  mais, 
grâce  à  une  sage  administration,  ces  lieux-là  même,  ces 
lieux  affreux,  vrais  repaires  de  brigands,  semblent  .s'être 


206  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

adoucis.  C'est  ainsi  que  les  Grecs  ont  réussi  à  faire  des 
montagnes  et  des  rocbers  où  ils  étaient  confinés  un  beau  et 
agréable  séjour,  grâce  à  leur  administration  prévoyante,  à 
leur  goût  pour  les  arts  et  k  leur  parfaite  entente  de  toutes 
les  conditions  de  la  vie  matérielle.  Les  Romains ,  de  leur 
côté,  après  avoir  incorporé  à  leur  empire  maintes  nations 
restées  jusque-là  sauvages  par  le  fait  des  pays  qu'elles  oc- 
cupaient et  que  leur  âpreté  naturelle,  leur  manque  de 
ports,  la  rigueur  de  leur  climat  ou  telle  autre  cause  ren- 
dait presque  inhabitables,  sont  parvenus  à  les  tirer  de  leur 
isolement,  à  les  mettre  en  rapport  les  unes  avec  les  autres 
et  à  ployer  les  plus  barbares  aux  habitudes  de  la  vie  sociale. 
Mais,  dans  le  reste  de  la  partie  habitable,  là  où  le  sol  de 
l'Europe  est  uni  et  son  climat  tempéré,  la  nature  semble 
avoir  tout  fait  pour  hâter  les  progrès  de  la  civilisation. 
Gomme  il  arrive,  en  effet,  que,  dans  les  contrées  riantes  et 
fertiles,  les  populations  sont  toujours  d'humeur  pacifique, 
tandis  qu'elles  sont  belliqueuses  et  énergiques  dans  les  con- 
trées plus  pauvres ,  il  s'établit  entre  les  unes  et  les  autres 
un  échange  de  mutuels  services,  les  secondes  prêtant  le  se- 
cours de  leurs  armes  aux  premières  qui  les  aident  à  leur 
tour  des  productions  de  leur  sol,  des  travaux  de  leurs  ar- 
tistes et  des  leçons  de  leurs  philosophes.  En  revanche,  on 
conçoit  tout  le  mal  qu'elles  peuvent  se  faire  pour  peu  qu'elles 
cessent  de  s'entr'aider  ainsi,  l'avantage,  dans  le  cas  d'un 
conflit,  devant  être,  à  ce  qu'il  semble,  du  côté  de  ces  po- 
pulations toujours  armées  et  toujours  prêtes  à  user  de 
violence,  à  moins  pourtant  qu'elles  ne  succombent  sous 
le  nombre.  Eh  bien!  A  cet  égard  là  encore,  l'Europe  a  reçu 
de  la  nature  de  grands  avantages  :  comme  elle  est  en  effet 
toute  parsemée  de  montagnes  et  de  plaines,  partout  les  po- 
pulations agricoles  et  civilisées  y  vivent  côte-à-côte  avec  les 
populations  guerrières,  et  les  premières,  j'entends  celles 
qui  ont  le  caractère  pacifique ,  étant  les  plus  nombreuses, 
la  paix  a  fini  par  y  prévaloir  universellement,  d'autant 
qu'on  peut  dire  que  les  conquêtes  successives  des  Grecs,  des 
Macédoniens  et  des  Romains  n  ont  fait  elles-mêmes  que  la 


LIVRE  II.  207 

servir  et  la  propager.  Il  s'ensuit  aussi  qu'en  cas  de  guerre 
] 'Europe  est  en  état  de  se  suffire  à  elle-même,  puisqu'à  côté 
d'une  population  nombreuse  de  cultivateurs  et  de  citadins 
elle  compte  beaucoup  de  soldats  exercés.  Un  autre  de  ses  avan« 
tages,  c'est  qu'elle  tire  de  son  sol  les  produits  les  meilleurs 
et  les  plus  nécessaires  à  la  vie  et  de  ses  mines  les  métaux 
les  plus  utiles  ;  restent  donc  les  parfums  et  les  pierres  pré- 
cieuses qu'elle  est  obligée  de  tirer  du  dehors,  mais  ce  sont 
là  des  biens  dont  on  peut  être  privé  sans  mener  pour  cela 
une  existence  plus  misérable  que  ne  l'est  en  somme  celle  des 
peuples  qui  en  regorgent.  Ajoutons  enfin  qu'elle  nourrit  une 
irès-grande  quantité  de  bétail  et  fort  peu  de  bêtes  féroces  et 
nous  aurons  achevé  de  donner  de  la  nature  de  ce  continent 
une  idée  générale. 

27.  Prenons  maintenant  une  à  une  ses  différentes  parties. 
La  première  qui  se  présente  en  commençant  par  l'occident 
est  ribérie  :  cette  contrée  a  la  forme  à  peu  près  d'une  peau 
de  bœuf,  dont  on  supposerait  la  partie  antérieure  ou  cervi- 
cale tournée  vers  la  Celtique,  c'est-à-dire,  vers  l'est,  de  ma- 
nière à  pouvoir  y  découper  celui  des  côtés  de  l'Ibérie  que 
détermine  le  mont  Pyréné  *.  Des  trois  autres  côtés,  l'Ibérie 
est  entourée  par  la  mer,  à  savoir  au  midi  par  notre  mer 
Intérieure  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule,  ailleurs  par  la  mer 
Atlantique,  jusqu'à  l'extrémité  septentrionale  du  mont  Py- 
réné. Sa  plus  grande  longueur  est  de  6000  stades  environ 
et  sa  plus  grande  largeur  de  5000. 

28.  Vient  ensuite  la  Celtique,  qui  s'étend  à  l'est  jusqu'au 
cours  du  Rhin  et  qui  se  trouve  avoir  pour  côté  ou  pour  limite 
septentrionale  tout  le  Détroit  Britannique,  Tile  de  Bretagne 
décrivant  de  l'autre  côté  du  détroit  une  ligne  parallèle  juste 
de  même  longueur  que  la  côte  delà  Celtique,  c'est-à-dire  ime 
ligne  de  500  stades  environ,  et  pour  côté  oriental  le  cours  du 
Bbin,  lequel  est  parallèle  à  la  chaîne  du  mont  Pyréné.  Quant 


1.  Yoy.  dans  VIndex  var.  lectionis  de  Tédition  Mûller  (p.  9S0,  c<^.  1)  les 
différentes  restitutions  qui  ont  été  proposées  de  ce  passage.  Nous  avoDS 
''  I  aduit  en  combinant  celles  de  Coray  et  de  M.  Piccolos  :  -roûxoiç  Ev  à«;xi(fcycTai 
-ùv  it^eupûv,  à^f.^6^tvovv^x,n.  Cf.  Melneke  :  Vindic.  iHrabon^f  p.  12. 


208  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

à  son  côté  méridional,  il  est  représenté  en  partie  par  la  chaîne 
des  Alpes,  depuis  les  bords  du  Rhin ,  en  partie  par  notre 
mer  elle-même,  là  où  elle  forme  ce  golfe  profond  appelé  le 
golfe  Galatique,  sur  les  rivages  duquel  s'élèvent  les  villes  si 
célèbres  de  Massalia  et  de  Narbonne.  Juste  en  face  de  ce 
golfe,  sur  la  côte  opposée  de  la  Celtique,  s'en  ouvre  un  autre, 
appelé  de  même  Golfe  Galatique,  mais  qui  est  tourné  vers  le 
nord,  vers  la  côte  de  Bretagne.  C'est  entre  ces  golfes  que  la 
Celtique  se  trouve  avoir  le  moins  de  largeur,  car  elle  se 
rétrécit  là  jusqu'à  ne  plus  former  qu'un  isthme  ayant  moins 
de  3000,  et  plus  de  2000  stades.  Une  longue  arête  mon- 
tagneuse, perpendiculaire  à  la  chaîne  du  mont  Pyréné  et 
appelée  le  mont  Cemmène ,  traverse  cet  isthme  et  vient 
finir  juste  dans  les  plaines  du  centre  de  la  Celtique.  Quant 
aux  Alpes,  qui  sont  des  montagnes  extrêmement  élevées, 
elles  décrivent  une  circonférence  de  cercle,  dont  la  partie 
convexe  est  tournée  vers  ces  plaines  de  la  Celtique  et  vers 
la  chaîne  du  mont  Cemmène,  tandis  que  la  partie  concave 
regarde  la  Ligystique  et  l'Italie.  On  y  compte  un  grand 
nombre  de  peuples,  tous  Celtes,  à  l'exception  des  Ligyens  : 
encore  ceux-ci,  bien  qu'étant  de  race  différente,  se  rappro- 
chent-ils beaucoup  des  Celtes  par  leur  manière  de  vivre.  La 
partie  des  Alpes  qu'ils  habitent  est  contiguë  aux  Apennins  ; 
mais  ils  occupent  en  outre  une  partie  de  cette  dernière 
chaîne,  laquelle  traverse  l'Italie  du  nord  au  sud  dans  toute 
sa  longueur  pour  ne  se  terminer  qu'au  détroit  de  Sicile. 

29.  L'ItaUe,  elle,  s'ouvre  par  de  grandes  plaines,  qui, 
du  pied  des  Alpes,  s'étendent  jusqu'au  fond  de  l'Adria- 
tique et  aux  pays  qui  l'avoisinent  ;  mais,  dans  la  partie  qui 
fait  suite  à  ces  plaines,  elle  forme  un  promontoire  étroit, 
une  espèce  de  presqu'île  allongée,  que  la  chaîne  de  l'Apen- 
nin traverse,  avons-nous  dit,  d'une  extrémité  à  l'autre, 
offrant  ainsi  une  longueur  de  7000  stades  environ,  avec  une 
largeur  singulièrement  variable.  Les  mers  qui  dessinent 
la  Péninsule  Italique  sont,  d'une  part,  la  mer  Tyrrhé- 
nienne ,  laquelle  commence  où  finit  la  mer  Ligystique,  et, 
d'autre  part,  la  mer  Ausonienne,  avecl'Adrias  ou  Adriatique. 


LIVRE  n.  209 

30.  Passd  l'Italie  et  la  Celtique,  commence  la  partie  orien- 
tale de  l'Europe,  qui  se  trouve  coupée  en  deux  par  le  cours 
de  rister.  Ce  fleuve  coule  de  Touest  à  Test  jusqu'au  Pont- 
Euxin  en  laissant  à  gauche  toute  la  Germanie,  laquelle 
part  du  Rhin,  tout  le  pays  des  Gètes  et  celui  des  Tyrégètes, 
des  Bastarnes  et  des  Sauromates  qui  se  nroloDge  jusqu'au 
Tanaïs  et  au  lac  Mseotis,  et  à  droite  la  Thrace  tout  entière 
avec  rillyrie  et  le  reste  de  la  Grèce,  qui  termine  l'Europe 
de  ce  côté.  —  Nousavons  déjà  nommé  la  plupart  des  îles  qui 
bordent  l'Europe,  les  principales  sont,  en  dehors  des  Co- 
lonnes d'Hercule,  Gadira,  les  Cassitérides  et  les  îles  Bri- 
tanniques, et,  en  dedans  des  Colonnes ,  les  Gymnesiae ,  les 
petites  îles  des  Phéniciens,  des  Massaliotes  et  des  Lygiens, 
puis  les  îles  d'Italie  jusqu'aux  îles  d'^Eole  et  à  la  Sicile  et 
enfin  celles  qui  bordent  l'Épire  et  les  côtes  do  Grècejusqu'à 
la  Macédoine  et  à  la  Chersonèse  de  Thrace. 

31.  Au  delà  du  Tanaïs  et  du  lac  Mœotis,  on  entre  dans 
la  région  Cis-Taunçue,  et,  au  delà  de  celle-ci,  dans  la  région 
TranS'Taurique,  GommeV  Asie  est,  en  effet,  divisée  en  deux 
par  la  chaîne  du  Taurus,  laquelle  s'étend  depuis  les  pro- 
montoires les  plus  avancés  de  la  Pamphylie  jusqu'à  la 
partie  de  la  mer  Orientale  qui  baigne  l'Inde  et  la  Scythie 
voisine  de  l'Inde,  les  Grecs  ont  appelé  région  Cis-Taurique 
la  portion  septentrionale  du  continent  asiatique,  et  région 
TranS'Taurique  la  portion  méridionale.  Cela  étant,  on  voit 
que  les  pays  qui  font  suite  au  lac  Mœotis  et  au  Tanaïs  de- 
vront appartenir  à  l'Asie  Cis-Taurique.  Or,  de  ces  pays,  le 
premier  qui  se  présente  est  celui  qui  se  trouve  compris  entre 
la  mer  Caspienne  et  le  Pont-Euxin  :  il  se  termiue  d'une  part 
au  Tanaïs  et  à  l'Océan,  tant  à  la  partie  extérieure  de  l'Océan 
qu'à  celle  qui  forme  la  mer  Hyrcanienne ,  et  d'autre  part 
à  IHsthmey  c'est-à-dire  à  la  h'gne  qui  représente  le  trajet  le 
plus  court  entre  le  fond  du  Pont-Euxin  et  la  mer  Caspienne. 
Puis  viennent  (toujours  dans  la  région  Cis-Taurique)  les 
pays  qui  s'étendent  au-dessus  de  *  la  mer  Hyrcanienne 
jusqu'à  la  mer  de  Tlnde  et  à  la  partie  de  la  Scythie  atte* 
nante  à  cette  mer  et  jusqu'au  mont  Imaûs.  Une  portion  de 

GÉOGR.   DE   STRACO.V.    I.  —  14 


210  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ces  pays  est  habitée  par  les  Maeotes^  et  les  différents  peu- 
ples répandus  dans  l'intervalle  de  la  mer  Hyrcanienne  et 
du  Pont  jusqu'au  Caucase  et  aux  frontières  de  l'Albanie  et 
de  ribérie,  à  savoir  les  Sauromates,  les  Scythes,  les  Achaeens, 
les  Zyges  et  les  Héniokhes  ;  une  autre  portion  des  contrées 
situées  au-dessus  de  la  mer  Hyrcanienne,  je  veux  dire  celle 
qui  est  immédiatement  au  nord  de  l'Inde,  appartient  aux 
Scythes,  aux  Hyrcaniens,  aux  Parthyéens,  aux  Bactriens  et 
aux  Sogdiens.  Au  midi,  maintenant,  de  la  mer  Hyrcanienne 
(d'une  partie  du  moins  de  cette  mer)  et  de  Tisihme  entier 
qui  la  sépare  du  Pont,  on  trouve,  avec  la  portion  la  plus  con- 
sidérable de  l'Arménie,  la  Colchide  et  toute  la  Cappadoce, 
laquelle  se  prolonge  à  la  rigueur  jusqu'au  Pont  et  aux  fron- 
tières des  tribus  Tibaraniques ,  puis  la  contrée  dite  en 
deçà  de  VHalys,  laquelle  renferme:  1*,  sur  les  bords 
mêmes  du  Pont  et  de  la  Propontide,  la  Paphlagonie,  la 
BitLynie  et  la  Mysie  ;  2°  la  Phrygie  Hellespontiaque,  y 
compris  la  Troade  ;  3°,  le  long  de  la  mer  Egée  et  de  cette 
autre  mer  qui  en  est  la  continuation,  l'iEolide ,  Tlonie,  la 
Carie,  la  Lycie  -,  4°  enfin,  dans  l'intérieur,  la  Phrygie,  avec 
la  Gallo-Grèce  ou  Galatie  et  TÉpictète,  qui  font  toutes  deux 
partie  de  la  Phrygie,  puis  la  Lycaonie  et  la  Lydie. 

32.  Aux  populations  de  la  Cis-Taurique  proprement  dite 
succèdent  celles  qui  habitent  la  montagne  même,  comme 
oilà  les  Paropamisades,  les  montagnards  de  la  Partliyène, 
de  la  Médie,  de  l'Arménie,  de  la  Gilicie  et  ceux  de  la  Ly- 
caonie [lis.  Cataoniey  et  de  la  Pisidie.  Mais  tout  de  suite 
après  les  populations  de  la  montagne  commence  la  région 
TranS'Taurique.  On  y  entre  par  l'Inde,  la  plus  grande 
et  la  plus  riche  de  toutes  les  contrées  de  l'Asie,  qui  se  ter- 
mine, d'une  part,  à  la  mer  Orientale,  et,  de  l'autre,  à  la 
partie  méridionale  de  l'Atlantique.  De  ce  côté,  Tlnde  a  de- 
vant elle  une  île  aussi  étendue,  pour  le  moins,  que  la  Bre- 


1.  D'après  la  remarque  de  Gossellin,  approuvée  par  Coray,  on  s'accorde  à 
retrancher  ici  le  nom  des  lauçonâTai  qui,  dans  tous  les  Mss.  et  dans  toutes  les 
éditions  antérieures,  suit  immédiatement  celui  des  M»otes.— 2.  D'après  la  con- 
jecture de  siebenkees  universellement  admise  aujourd'hui. 


LIVRE  II.  211 

tagne,  Tlle  de  Taprobane.  Après  Tlnde,  en  se  dirigeant  à 
l'ouest,  avec  les  montagnes  à  sa  droite,  on  rencontre  un  vaste 
pays  à  peine  habitable,  tant  le  sol  en  est  pauvre  et  stérile,  et 
dont  la  population,  composée  d'ailleurs  d'éléments  hété- 

""rogènes,  est  entièrement  barbare  :  ce  pays  est  TArie.  Il 
s'étend  depuis  le  pied  des  montagnes  jusqu'à  la  Gédrosie  et 
à  la  Carmanie.  Suivent,  dans  la  partie  maritime,  la  Perse, 
la  SusianeetlaBabylonie,qui  s'étendent  toutes  trois  jusqu'à 
la  mer  Persique,  avec  d'autres  territoires  plus  petits  groupé» 
autour  de  leurs  frontières  ;  puis  [  dans  la  partie  monta- 
gneuse], soit  au  pied,  soit  au  cœur  même  des  montagnes,  la 
Parthyène,  la  Médie,  l'Arménie,  avec  les  pays  qui  y  tou- 
chent, et  la  Mésopotamie.  A  la  Mésopotamie  inaintenant 

.  succèdent  les  pays  en  deçà  de  TEuphrate,  à  savoir  :  l'A- 
rabie heureuse  tout  entière,  qui  se  trouve  complètement 
isolée  entre  le  golfe  Arabique  et  le  golfe  Persique ,  puis 
la  contrée  occupée  par  les  Scénites  et  les  Phylarques,  les- 
quels s'étendent  jusqu'à  l'Euphrate  et  à  la  Syrie.  Enfin, 
au  delà  du  golfe  Arabique,  le  pays  jusqu'au  NU  est  habité 
par  les  populations  éthiopiennes  et  arabes;  puis  à  celles-ci 
succèdent  les  Égyptiens,  suivis  eux-mêmes  des  Syriens,  des 
GiUciens,  de  ceux  notamment  qui  occupent  la  Cilicie-Tra- 
chée ,  et  en  dernier  lieu  des  Pamphyliens. 

33.  La  Libye,  qui  fait  suite  à  l'Asie,  tient  à  l'Egypte  et  à 
l'Ethiopie.  L'une  de  ses  côtes,  celle  qui  nous  fatit  face,  décrit 
depuis  Alexandrie,  où  elle  commence,  presque  jusqu'aux 
Colonnes  d'Hercule,  une  ligne  droite,  interrompue  seulement 
soit  par  les  Syrtes  et  quelques  autres  enfoncements  moins 
considérables,  soit  par  les  saillies  des  caps  qui  forment  ces 
différents  golfes.  Mais  la  côte  qui  borde  l'Océan,  après 
avoir  suivi  jusqu'à  une  certaine  distance  de  l'Ethiopie  une 
direction  parallèle  à  celle  de  la  première,  se  rapproche  sen- 
siblement du  nord,  réduisant  ainsi  la  largeur  du  continent 
jusqu'à  ne  plus  former  qu'un  promontoire,  dont  l'extrémité, 
terminée  en  pointe,  tombe  un  peu  au  delà  des  Colonnes 
d'Hercule,  ce  qui  donne  à  la  Libye  fe  forme  d'un  trapèze. 
On  s'accorde  à  dire,  et  M.  Pison,  ancien  préfet  de  cette 


212  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

province,  nous  a  confirmé  le  fait,  que  l'aspect  de  la  Libye 
•est  proprement  celui  d'tme  peau  de  panthère.  Ce  qui  la  fait 
parattre  ainsi  toute  tachetée,  c'est  le  grand  nombre  d'oasis 
qui  s'y  trouvent  (les  Égyptiens  appellent  ainsi  les  divers 
centres  de  population  que  les  sables  arides  du  désert  entou- 
rent de  tous  côtés).  Mais  ce  n'est  pas  tout,  et  la  Libye 
offre  encore  cette  particularité  d'être  divisée  en  trois  zones 
distinctes,  à  savoir  :  le  long  de  notre  mer  une  première 
2one  d'une  extrême  fertilité  dans  la  plus  grande  partie  de 
son  étendue,  mais  surtout  dans  la  Cyrénaïque  et  dans  tout 
le  territoire  dépendant  de  Carthage  jusqu'à  la  Maurusie  et 
aux  Colonnes  d'Hercule  ;  puis,  le  long  de  l'Océan,  une  autre 
région  passablement  fertile  ;  enfin  une  zone  intermédiaire 
tout  à  fait  stérile,  qui  ne  produit  rien  que  le  silphium  et  qui 
n'est  guère  composée  que  de  déserts  âpres  et  sablonneux. 
On  trouve,  du  reste,  la  même  nature  de  terrain  dans  toute 
la  partie  de  l'Asie  située  sous  ce  même  parallèle,  c'est-à-dire 
dans  rÉthiopie,  la  Troglodytique,  l'Arabie  et  la  côte  de  Gé- 
-drosie  occupée  par  les  Ichthyophages.  Des  peuples,  main- 
tenant, qui  habitent  la  Libye,  la  plupart  nous  sont  encore 
inconnus,  car  il  est  rare  que  des  armées  ou  même  des  voya- 
geurs étrangers  parcourent  cette  contrée,  et,  d'autre  part, 
on  voit  très-peu  d'indigènes  venir  de  si  loin  visiter  nos 
pays,  sans  compter  que  ceux  qui  y  viennent  mentent  géné- 
ralement ou  ne  disent  pas  tout  ce  qu'ils  savent.  Voici  pour- 
tant ce  qui  paraît  résulter  de  leurs  informations.  Ils  nomment 
Ëthiopiens  les  peuples  les  plus  méridionaux  de  la  Libye , 
<jaramantes,  Pharusiens  *  et  Nigrites  ceux  qui  habitent  au- 
-dessous de  l'Ethiopie,  et  Gœtules,  les  peuples  placés  au- 
dessous  des  précédents.  Puis  viennent,  dans  le  voisinage  ou 
•sur  le  bord  même  de  la  mer  :  1®,  du  côté  de  l'Egypte,  les 
Marmarides,  qui  s'étendent  jusqu'à  la  Cyrénaïque  ;  2°,  au- 
dessus  de  la  Cyrénaïque  et  des  Syrtes,  les  PsylIes,lesNasa- 
mons,  quelques  tribus  aussi  de  Gœtules,  les  Sintes*,  et 

1.  Arusiens,  dans  quelques  Msi.  —  a.  Voy.  Index  var.  îect.,  p.  950,  col.  2j 
la  longue  note,  dans  laquelle  M.  MûUer  défend  contre  l'opinion  de  Kramer^  qui 
avait  cru  devoir  remplacer  ce  ncm  par  celui  des  Athystes,  la  leçon  des  Mss. 


LIVRE  11.  213 

enfin  les  Byzaciens,  qui  vont  jusqu'à  la  Carchédonie  ou 
province  Carthaginoise.  Au  delà  de  ce  pays,  qui  a  une  éten- 
due considérable,  commence  le  territoire  des  Nomades  [ou 
Nunudes],  nation  dont  les  tribus  les  plus  connues  portent 
les  noms  de  Masyliéens  et  de  Masaesyliens.  Puis  viennent 
les  Maurusiens,  les  plus  reculés  de  tous  ces  peuples.  De 
Carthage  aux  Colonnes  d'Hercule ,  le  pays  est  générale- 
ment riche  et  fertile ,  mais  déjà  infesté  de  bêtes  féroces , 
comme  tout  l'intérieur  de  la  Libye.  On  peut  même  croire 
que  le  nom  de  NomadeSy  que  porte  une  partie  de  ces  peu- 
ples, leur  est  venu  de  ce  que  anciennement  la  multitude 
des  bêtes  féroces  les  avait  mis' dans  l'impossibilité  absolue 
de  cultiver  leurs  terres.  Aujourd'hui,  sans  cesser  d'être 
d'excellents  chasseurs  (d'autant  que  les  Romains  contri- 
buent singulièrement  à  entretenir  leur  adresse  par  cette 
fureur  de  thériomachies),  ces  peuples  ont  acquis  en  agricul- 
ture la  même  supériorité  qu'ils  avaient  déjà  dans  l'art  de 
la  chasse.  —  Nous  n'en  dirons  pas  davantage  au  sujet  des 
continents. 

34.  Il  nous  reste  à  parler  des  climats;  mais,  comme 
pour  ce  qui  précède,  nous  ne  ferons  ici  que  tracer  une 
esquisse  générale,  en  partant  des  deux  lignes  que  nous 
avons  appelées  lignes  premières  ou  élémentaires  j  c'est-à-dire 
de  la  ligne  qui  représente  la  plus  grande  longueur  de  la 
terre  habitée  et  de  celle  qui  en  figure  la  plus  grande  largeur, 
et  plutôt  encore  de  celle-ci  que  de  l'autre.  L'astronome, 
lui,  est  tenu  d'entrer  à  ce  sujet  dans  de  plus  longs  dévelop- 
pements, et  de  procéder  comme  a  fait  Hipparque,  qui  nous 
dit  avoir  dressé  par  écrit  des  tables  donnant  pour  tous  les 
les  lieux  de  la  terre  situés  dans  le  quart  de  sphère  dont 
nous  occupons  Une  partie  et  compris  par  conséquent  dans 
l'intervalle  de  Téquateur  au  pôle  boréal,  les  différents  chan- 
gements que  présente  l'aspect  du  ciel.  Mais  le  géographe 
n'a  pas  à  s'inquiéter  de  ce  qui  se  trouve  en  dehors  de  notre 
terre  habitée;  même  dans  les  limites  de  celle-ci,  il  n'a 
pas  à  faire  le  relevé  complet  de  toutes  les  différences  que 
peut  offrir  l'aspect  ou  l'apparence  du  del,  car  cette  muîti- 


214  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

plicité  de  détails,  et  surtout  de  détails  de  ce  genre,  ne  pourrait 
qu'embarrasser  rhommQ  du  monde,  l'homme  pratique,  pour 
qui  il  écrit.  Il  nous  suffira  donc  d'exposer  les  plus  mar- 
quantes à  la  fois  et  les  plus  simples  des  difiérences  qu'Hip- 
parque  a  indiquées,  en  admettant,  comme  lui,  pour  reten- 
due totale  de  la  terre,  la  mesure  de  252  000  stades,  proposée 
par  Ératosthène.  Car,  avec  cette  mesure,  le  désaccord  qu 
pourra  exister  entre  les  apparences  célestes  et  Pétendu: 
réelle  des  intervalles  terrestres  correspondants  ne  sera  ja 
mais  bien  considérable.  Qu'on  suppose  le  plus  grand  cercle 
de  la  terre  partagé  en  360  sections,  chacune  de  ces  sec- 
tions sera,  on  le  voit,  de  700  stades.  Eh  bien  !  C'est  cette 
mesure  de  700  stades  dont  s'est  servi  Hipparque  pour 
prendre  les  distances  ou  intervalles  sur  le  [premier]  méri- 
dien, que  nous  avons  dit  être  celui  de  Méroé.  Lui  part  de 
i'équateur  même  et  note  au  fur  et  à  mesure  toutes  les  posi- 
tions qui  se  succèdent  de  700  stades  en  700  stades  sur  le 
méridien  en  question,  essayant  pour  chacune  de  déterminer 
l'état  correspondant  du  ciel.  Mais  nous,  nous  n'avons  pas  à 
partir  d'aussi  loin,  car  s'il  est  vrai,  comme  quelques  auteurs 
le  pensent,  que  la  région  de  Téquateur  soit  elle-même  habi- 
table, il  faut  y  voir  en  quelque  sorte  une  seconde  terre  habi' 
tèe,  s'étendant  comme  une  bande  étroite  dans  la  partie  de 
la  terre  que  l'excès  de  la  chaleur  rend  inhabitable  et  la  cou- 
pant juste  par  le  milieu,  sans  dépendre  de  notre  terre  habi- 
tée; or,  on  sait  que  le  géographe  n'envisage  rien  en  dehors 
de  la  terre  que  nous  habitons  et  qui  se  trouve  avoir  pour 
limites,  au  midi,  le  parallèle  de  la  Cinnamômophore,  et,  au 
nord  celui  d'Ierné.  Il  y  a  plus,  entre  ces  limites  mêmes, 
si  nous  ne  perdons  pas  de  vue  ce  que  doit  être  une  des- 
cription proprement  géographique,  nous  n'avons  pas  à  énu- 
mérer  toutes-les  positions  qui  se  succèlent  aux  intervalles 
marqués  ci-dessus ,  non  plus  qu'à  noter  toutes  les  appa- 
rences célestes  correspondantes.  Seulement,  à  l'imitation 
d'Hipparque,  c'est  par  le  midi  que  nous  commencerons 
l'exposé  qui  va  suivre. 
35.  Suivant  Hipparque,  la  position  des  peuples  placés 


LIVRE  II.  215 

SOUS  le  parallèle  de  la  Cinnamômophore ,  c'est-à-dire  à 
3000  stades  au  S.  de  Méroé  et  à  8800  stades  au  N.  de  Té- 
quateur,  représente  à  très-peu  de  chose  près  le  milieu  de 
rintervalle  compris  entre  Téquateur  et  le  tropique  d'été, 
lequel  passe  par  Syène,  puisque  cette  ville  est  à  5000  stades 
de  Méroé.  Ces  mêmes  peuples  sont  les  premiers  pour  qui 
la  Petite-Ourse  se  trouve  comprise  tout  entière  dans  le 
cercle  arctique  et  demeure  toujours  visible,  l'étoile  la  plus 
méridionale  de  la  constellation,  l'étoile  brillante  qui  ter- 
mine la  queue,  étant  placée  sur  la  circonférence  même  du 
cercle  arctique,  de  manière  à  raser  l'horizon .  Le  golfe  Ara- 
bique, maintenant,  qui  s'étend  à  TE.  du  méridien  de 
Méroé  et  qui  lui  est  on  peut  dire  parallèle,  débouche  dans 
la  mer  Extérieure  à  la  hauteur  juste  de  la  Cinnamômo- 
phore ou  de  la  contrée  où  Ton  chassait  anciennement  l'élé- 
phant. Il  s'ensuit  que  le  parallèle  de  la  Cinnamômophore 
doit  tomber  d'un  côté  un  peu  au  S.  de  la  Taprobane  ou  sur 
la  pointe  méridionale  de  cette  île  et  du  côté  opposé  dans 
le  sud  tout  à  fait  de  la  Libye. 

36.  A  Méroé  et  àPtolémaïs  Troglody  tique,  le  plus  long 
jour  est  de  treize  heures  équinoxiales,  la  position  de  ces  deux 
villes  nous  représente  donc  à  la  rigueur  le  milieu  de  la  dis- 
tance entre  l'équateur  et  le  parallèle  d'Alexandrie,  la  diffé- 
rence en  plus  du  côté  de  l'équateur  n'étant  que  de 
1800  stades.  Le  parallèle  de  Méroé  qui,  à  gauche,  tra- 
verse des  contrées  inconnues,  passe  à  droite  par  l'extré- 
mité de  rinde.  A  Syène  et  à  Bérénice  (j'entends  la  Béré- 
nice du  golfe  Arabique  et  de  la Troglody tique),  on  se  trouve 
avoir,  lors  du  solstice  d'été,  le  soleil  au  zénith  ;  en  outre  le 
plus  long  jour  y  est  de  treize  heures  équinoxiales  et  demie,  et 
la  Grande-Ourse  elle-même  s'y  montre  comprise  à  peu  près 
tout  entière  dans  le  cercle  arctique,  car  il  ne  reste  en  de- 
hors que  les  cuisses,  l'extrémité  de  la  queue  et  l'une  des 
étoiles  du  carré.  Quant  au  parallèle  de  Syène,  d'un  côté  il 
coupe  le  pays  des  Ichthyophages  en  Gédrosie  et  de  l'autre  il 
passe  à  5000  stades  ou  peu  s'en  faut  dans  le  sud  de 
Cyrène. 


216  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

37.  Pour  tous  les  lieux  situés  entre  le  tropique  et  l'équa- 
teur,  les  ombres  tombent  alternativement  au  nord  et  au 
midi,  tandis  que,  pour  les  lieux  situés  à  partir  de  Syène  en 
dehors  du  tropique  d'été,  l'ombre  méridienne  tombe  inva- 
riablement dans  la  direction  du  nord.  Les  habitants  des  pre- 
miers sont  dits  amphisciens^  ceux  des  autres  hètéroscicns . 
Ce  n'est  pas  là  du  reste  le  seul  caractère  distinctif  de  la  ré- 
gion tropicale,  en  parlant  des  zones,  nous  en  avons  signalé 
un  autre,  qui  consiste  en  ce  que  son  sol  sablonneux  et  sec 
ne  produit  que  le  silphium,  tandis  que  les  contrées  plus 
méridionales  sont  abondamment  arrosées  et  d'une  grande 
fertilité. 

38.  Pour  les  habitants  des  pays  situés  à  4000  stades  en- 
viron au  sud  du  parallèle  d'Alexandrie  et  de  Gyrène,  le 
plus  long  jour  est  de  14  heures  équinoxiales  ;  en  même 
temps  ils  ont  Ârcturus  au  zénith,  l'étoile  seulement  décline 
un  peu  au  sud.  Gomme  à  Alexandrie,  maintenant,  au  temps 
de  Téquinoxe,  le  rapport  de  l'ombre  au  gnomon  est  celui 
de  3^  à  5,  les  lieux  en  question  doivent  se  trouver  à  1300  sta- 
des* au  sud  de  Garthage,  car  à  Garthage  le  rapport  de  l'om- 
bre au  gnomon,  observé  aussi  le  jour  de  l'équinoxe,  est  celui 
de  7  à  11.  Quant  au  parallèle  d'Alexandrie,  il  passe  d'un 
côté  par  Gyrène,  puis  à  900  stades  dans  le  sud  de  Garthage 
et  coupe  en  se  prolongeant  la  Maurusie  par  le  milieu,  pour 
traverser  de  l'autre  côté  successivement  l'Egypte,  la  Gœlé- 
syrie,  la  Syrie  supérieure',  Babylone  [ou  plutôt  la  Ba- 
bylonie*],  la  Susiade,  la  Perside,  la  Karmanie,  la  Haute- 
Gédrosie  et  finalement  l'Inde. 

39.  A  Ptolémaïs  de  Phénicie,  à  Sidon,  à  Tyr,  le  plus 
long  jour  est  de  14  heures  équinoxiales  un  quart  :  ces  villes 

1.  Voy.  la  remarque  de  GosseUin,  p.  372  du  t.  I"'  de  la  traduction  française 
(m-4°),  note  5.  —  *à.  M.  Millier,  après  Grosknrd,  rejette  la  correction  de 
1400  stades  (au  lieu  de  l3oo)  proposée  par  GosseUin  et  admise  par  Coray,  tout 
en  reconnaissant  que  le  nombre  de  i4i)u  serait  plus  exact.  Ces  corrections  ont 
le  grand  inconvénient  de  prêter  à  Strabon  une  rigueur  qu'il  n'avait  pas  et  ne 
voulait  pas  même  avoir  —  3.  Voy.  Index  var,  Uct.,  j).  951.  col.  ly  l'excel- 
lente remarque  de  M.  MûUer  sur  rextension  que  les  anciens  géographes  prê- 
taient à  cette  double  dénomination.  —  4.  Bien  que  le  nom  Bac?u).iv,  comme 
le  rappelle  M.  MûUer,  ne  désigne  pas  uniquement  la  ville  et  s'emploie  fré- 
quemment pour  désiguer  la  contrée  même. 


\ 


LIVRE  II.  217 

sont  de  1600  stades  environ  plus  septentrionales  qu'Alex- 
andrie, et  de  700  stades  environ  plus  septentrionales  que 
Carthage.  Dans  le  Péloponnèse,  au  centre  de  l'île  de  Rho- 
des, à  Xanthe  de  Lycie  ou  un  peu  au  sud  de  cette  ville,  à 
400  stades  au  sud  de  Syracuse,  le  plus  long  jour  est.  de 
14  heures  équinoxiales  et  demie  :  ces  différents  lieux  se 
trouvent  à  3640  stades  d'Alexandrie  et  [à  2740  stades  envi- 
ron de  Carthage*  ],  et  le  parallèle  sous  lequel  ils  sont  situés 
coupe,  au  dire  d'Eratosthène,  la  Carie,  la  Lycaonie,  la  Ca- 
taonie,  la  Médie,  les  Pyles  Caspiennes  et  la  partie  de  l'Inde 
voisine  du  Caucase. 

40.  A  Alexandria  Troas,  à  Amphipolis,  à  ApoUonie,  en 
Épire,  et  en  Italie,  dans  les  lieux  qui  se  trouvent  à  la  fois 
plus  méridionaux  que  Rome  et  plus  septentrionaux  que 
Neapolis,  le  plus  long  jour  est  de  15  heures  équinoxiales, 
et  le  parallèle  passant  par  ces  différents  lieux  est  de  7000  sta- 
des environ  plus  septentrional  que  le  parallèle  d'Alexandrie 
d'Egypte  (ce  qui  le  met  à  plus  de  28  800  stades  de  distance 
de  réquateur),  plus  septentrional  aussi  de  3400  stades  que  le 
parallèle  de  Rhodes  ;  d'autre  part,  il  se  trouve  de  1500  sta- 
des plus  méridional  que  Byzance,  Nicée  et  Massalia,  et  un 
peu  plus  méridional  que  le  parallèle  même  de  Lysimachia, 
lequel  doit  passer,  suivant  Ératosthène,  par  la  Mysie,  la 
Paphlagonie,  les  environs  de  Sinope,  l'Hyrcanie  et  Bactres. 

41.  A  Byzance,  le  plus  long  jour  est  de  15  heures  équi- 
noxiales un  quart,  et  le  rapport  de  l'ombre  au  gnomon,  à 
l'époque  du  solstice  d'été,  comme  42  —  1/5  est  à  120;  quant 
au  parallèle  passant  par  cette  ville,  il  est  à  4900  stades  de 
distance  de  celui  qui  coupe  Rhodes  par  le  milieu,  et  à 
30  300  stades  du  cercle  de  Téquateur.  Entrons  maintenant 
dans  le  Pont-Euxin  et  avançons-nous  de  1400  stades  dans 
la  direction  du  nord ,  la  durée  du  plus  long  jour  est  là 
de  15  heures  équinoxiales  et  demie,  et  nous  nous  trou- 
vons juste  à  égale  distance  du  pôle  et  de  Téquateur,  avec 
le  cercle  arctique  au  zénith ,  lequel  cercle  nous  paraît  con- 

1.  Restitution  probable  de  Groskurd. 


218  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

tenir  à  la  fois  et  l'étoile  du  cou  de  Cassiopée,  et  l'étoile  un 
peu  plus  septentrionale  qui  forme  le  coude  du  bras  droit 
de  Persée. 

42.  A  3800  stades  environ  au  nord  de  Byzance,  le  plus 
long  jour  étant  de  16  heures  équinoxiales,  Cassiopée  natu- 
rellement paraît  se  mouvoir  tout  entière  dans  le  cercle  arc- 
tique. On  est  là  à  la  hauteur  [des  bouches]  du  Borysthène 
et  des  parties  méridionales  du  Mœotis  et  à  34  100  stades 
de  distance  de  Téquateur.  De  plus  la  partie  de  Thorizon  qui 
regarde  le  nord  se  montre  pendant  Tété  des  nuits  entières 
éclairée  de  lueurs  crépusculaires  qui  embrassent  tout  l'in- 
tervalle du  couchant  au  levant,  car,  le  tropique  d'été  étant 
distant  de  l'horizon  de  la  moitié  et  de  la  douzième  partie 
d'un  signe,  le  soleil,  à  minuit,  se  trouve  naturellement  à  la 
même  distance  au-dessous  de  Thorizon  et  l'on  sait  que  dans 
nos  pays,  quand  le  soleil  atteint  cette  distance  par  rapport 
à  l'horizon,  il  éclaire,  soit  avant  son  lever,  soit  après  son 
coucher,  d'une  lueur  crépusculaire  respectivement  la  partie 
orientale  et  la  partie  occidentale  du  ciel.  Du  reste,  sous  le 
parallèle  dont  nous  parlons,  l'élévation  du  soleil  au-dessus 
de  l'horizon,  durant  l'hiver,  est  au  plus  de  neuf  coudées. 
Ëratosthène,  maintenant,  calcule  que  ledit  parallèle  est  à 
23  000  stades  de  distance  de  celui  de  Méroé,  23  000  stades, 
guère  plus,  puisque  la  première  partie  du  trajet  par  l'Hel- 
lespont  est  déj  i  de  18  000  stades  et  que  le  reste  jusqu'à 
Tembouchure]  du  Borysthène  mesure  5000  stades.  Plus 
oin,  dans  les  pays  situés  à  6300  stades  de  Byzance  et  passé 
l'extrémité  septentrionale  du  Mœotis,  le  soleil,  en  hiver, 
s'élève  au  plus  de  6  coudées  et  le  plus  long  jour  est  de 
17  heures  équinoxiales. 

43.  Pour"  ce  qui  est  des  contrées  ultérieures,  lequelles 
touchent  déjà  pour  ainsi  dire  à  la  partie  de  la  terre  que  le 
froid  rend  inhabitable,  le  géographe  n'a  que  faire  de  s'en 
occuper.  Que  si  l'on  veut  pourtant  s'instruire  de  là  nature 
de  ces  climats,  comme  de  maint  autre  détail  astronomique 
qu'Hipparque  a  fait  connaître,  mais  qui  ne  serait  qu'un 
vain  luxe  dans  un  traité  comme  le  nôtre,   et  que  nous 


LIVRE   II.  219 

avons  dû  négliger  pour  cette  raison ,  on  devra  recourir  à 
Hipparque  lui-même.  Ce  serait  également  charger  notre 
ouvrage  d'un  détail  superflu  que  de  reproduire  tout  ce  que 
Posidonius  a  publié  au  sujet  des  Périsciens,  des  Amphiscîens 
et  des  Hétérosciens,  Nous  devrons  pourtant  nous-même  en 
toucher  quelques  mots,  en  dire  assez  du  moins  pour  que  nos 
lecteurs  se  fassent  une  idée  claire  de  ces  dénominations, 
et  puissent  distinguer  dans  la  théorie  de  Posidonius  la  partie 
utile  et  la  partie  inutile  au  géographe.  Il  s'agit  là  d'ombres 
solaires,  et  comme  le  soleil,  au  jugement  de  nos  sens, 
se  meut  dans  un  cercle  parallèle  à  la  révolution  diurne  du 
monde,  on  conçoit  que  les  peuples  pour  lesquels  se  produit, 
à  chaque  révolution  du  monde,  la  succession  d'un  jour  et 
d'une  nuit,  par  suite  de  la  position  alternative  du  soleil  au- 
dessus  et  au-dessous  de  Thorizon,  doivent  être  ou  Amphi- 
scîens ou  Hétérosciens:  amphisciens,  quand  après  avoir  vu, 
pendant  une  partie  de  l'année,  l'ombre  méridienne  tomber 
au  nord,  parce  que  le  soleil  frappe  alors  du  midi  le  gno- 
mon élevé  perpendiculairement  sur  une  surface  plane,  ils  la 
voient,  le  reste  de  Tannée,  tomber  dans  une  direction  con- 
traire, parce  que  le  soleil  frappe  alors  le  gnomon  du  côté 
opposé  (ce  qui  n'arrive  que  pour  les  habitants  de  la  zone 
comprise  entre  les  tropiques)  ;  hétérosciens,  quand  ils  voient 
Tombre  méridienne  tomber  ou  toujours  au  nord  (comme 
c'est  le  cas  pour  nous),  ou  toujours  au  midi  (comme  il  ar- 
rive aux  habitants  de  l'autre  zone  tempérée  et  en  général  à 
tous  les  peuples  qui  voient  le  cercle  arctique  plus  petit  que 
le  tropique) .  Mais,  avec  les  premiers  peuples  qui  voient  le 
cercle  arctique  de  même  grandeur  ou  plus  grand  que  le 
tropique,  commence  la  région  dite  des  PériscienSy  laquelle 
s'étend  jusqu'au  pôle  :  comme,  en  effet,  pour  cette  partie  de 
la  terre,  le  soleil,  pendant  toute  la  durée  de  la  révolution 
diurne  du  monde,  se  meut  au-dessus  de  l'horizon,  il  est 
évident  que  l'ombre  y  doit  décrire  un  cercle  entier  autour 
du  gnomon.  Delà  cette  dénomination  de  pemcierw  proposée 
par  Posidonius  :  quant  aux  pays  qu'elle  désigne,  ils  n'exis- 
tent pas,  à  proprement  parler,  pour  le*  géographe  ;  car. 


220  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ainsi  que  nous  l'avons  dit  en  réfutant  Pythéas,  le  froid  les 
rend  absolument  inhabitables.  Nous  n'avons  même  pas, 
d'après  cela,  à  nousoccuper  de  l'étendue  que  peut  avoir  cette 
région  inhabitable,  qu'il  nous  suffise  d'avoir  précédemment 
établi  que  la  distance  entre  l'équateur  et  le  tropique  est 
de  4  soixantièmes  du  grand  cercle  de  la  terre,  ce  qui  place 
toute  contrée  ayant  le  tropique  pour  cercle  arctique  sous  le 
cercle  que  le  pôle  du  zodiaque  décrit  dans  la  révolution 
diurne  du  monde. 


PIN  DU  DEUXIÈME  LIVRE. 


"\ 


LIVRE  III. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Cette  première  esquisse  de  la  géographie  une  fois  tracée, 
nous  devons  la  faire  suivre  d'une  description  détaillée  des 
différentes  parties  de  la  terre  habitée  :  tel  est  le  plan  effecti- 
vement que  nous  avons  annoncé  en  commençant  et  jusqu'à 
présent,  ce  semble,  la  manière  dont  nous  avions  divisé 
notre  sujet  s'est  trouvée  bonne.  Naturellement,  ici  encore, 
comme  dans  la  première  partie  de  notre  ouvrage,  et  pour 
les  mêmes  motifs,  l'Europe  avec  les  pays  qui  en  dépendent 
sera  notre  point  de  départ. 

2.  Le  premier  pays  de  l'Europe  à  l'occident,  nous  l'avons 
déjà  dit,  est  Tlbérie.  Cette  contrée,  dans  la  plus  grande 
partie  de  son  étendue,  est  à  peine  habitable;  on  n'y  rencon- 
tre, en  effet,  presque  partout  que  des  montagnes,  des  forêts 
et  des  plaines  au  sol  maigre  et  léger,  arrosées  qui  plus  est  de 
façon  irrégulière.  La  région  septentrionale,  qui  a  déjà  le 
double  inconvénient  d'un  sol  très- âpre  et  d'un  climat  extrê- 
mement froid,  doit  enoore  à  sa  situation  le  long  de  l'Océan 
d'être  absolument  privée  de  relations  et  de  conmiunications 
avec  les  autres  contrées,  aussi  n'imagine-t-on  pas  de  séjour 
plus  misérable.  Telle  est  la  nature  de  cette  partie  de  l'Ibé- 
rie  ;  en  revanche,  la  partie  méridionale  presque  tout  entière 
est  riche  et  fertile,  surtout  ce  qui  se  trouve  placé  en  dehors 
des  Colonnes  d'Hercule.  C'est  ce  que  nous  ferons  voir  en 


222  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

présentant  la  chorographie  du  pays.  Mais  auparavant,  dé- 
terminons-en la  forme  et  retendue. 

3.  Libelle  ressemble  tout  à  fait  à  une  peau  de  bœuf, 
qu'on  aurait  déployée  dans  le  sens  de  sa  longueur  de  l'X). 
à  TE.  (la  partie  antérieure  tournée  du  côté  de  l'E.),  et 
dans  le  sens  de  sa  largeur  du  N.  au  S.  Elle  a  6000  stades  de 
longueur,  mais  sa  largeur  qui,  là  où  elle  est  la  plus  grande, 
mesure  5000  stades^  tombe  en  certains  endroits  beaucoup 
au-dessous  de  3000,  notamment  aux  abords  du  Mont  Py- 
réné,  qui  en  représente  le  côté  oriental.  Cette  montagne, 
en  effet,  s'étend  du  S.  au  N.  en  forme  de  chaîne  continue 
et  sépare  la  Celtique  de  l'Ibérie.  Or,  la  Celtique  se  trouve 
être,  ainsi  que  Tlbérie,  de  largeur  variable,  et,  comme  c'est 
dans  la  partie  où  elles  se  rapprochent  le  plus  du  Mont  Py- 
réné  que  Tune  et  l'autre  contrée  présentent  le  moins  de 
largeur  des  bords  de  la  mer  Intérieure  à  ceux  de  l'Océan, 
elles  offrent  dans  la  même  partie  l'une  et  l'autre,  et  du  côté 
de  rOcéan  comme  du  côté  de  la  mer  Intérieure,  de  grands 
golfes  ou  enfoncements.  Seulement,  les  golfes  celtiques,  ou, 
comme  on  les  appelle  aussi,  les  golfes  galatiques,  ont  plus  de 
profondeur,  et  Tisthme  de  la  Celtique  est  comparativement 
plus  étroit  que  celui  de  l'Ibérie.  Le  Mont  Pyréné  forme 
donc  le  côté  oriental  de  l'Ibérie.  Quant  au  côté  méridional, 
il  est  déterminé  en  partie  par  la  mer  Intérieure ,  depuis  le 
Mont  Pyréné  jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule,  en  partie  par 
la  mer  Extérieure  jusqu'au  promontoire  Sacré,  puis  le 
troisième  côté  ou  côté  occidental  s'étend  à  peu  près  pa- 
rallèlement au  Mont  Pyréné ,  depuis  le  promontoire  Sacré 
jusqu'à  la  pointe  du  pays  des  Artabres,  connue  sous  le 
nom  de  cap  Nerium;  enfin,  le  quatrième  côté  part  de  ce 
cap  et  va  aboutir  à  l'extrémité  septentrionale  du  Mont 
Pyréné. 

4.  Pour  décrire  maintenant  le  pays  en  détail,  nous  re- 
prendrons du  promontoire  Sacré.  Ce  cap  marque  l'extrémité 
occidentale  non-seulement  de  l'Europe,  mais  de  la  terre 
habitée  tout  entière.  Car,  si  la  terre  habitée  finit  au  eouchant 
avec  les  deux  continents  d'Europe  et  de  Libye,  avec  Tlbé- 


\ 


LIVRE  m.  223 

rie,  extrémité  cTe  l'Europe,  et  avec  la  Maurusie,  première 
terre  de  la  Libye,  la  côte  dlbérie  au  promontoire  Sacré  se 
trouve  dépasser  la  côte  opposée  de  1500  stades  environ. 
De  là  le  nom  de  Cuneus,  sous  lequel  on  désigne  toute  la 
contrée  attenante  audit  promontoire  et  qui,  en  latin,  si- 
gnifie un  coin.  Quant  au  promontoire  même  ou  à  la  partie 
de  la  côte  qui  avance  dans  la  mer ,  Ârtémidore,  qui  nous  dit 
avoir  été  sur  les  lieux,  en  compare  la  forme  à  celle  d  un  na- 
vire; quelque  chose  même,  suivant  lui,  ajoute  à  la  ressem- 
blance, c'est  la  proximité  de  trois  îlots  placés  de  telle  sorte, 
que  l'un  figure  l'éperon,  tandis  que  les  deux  autres,  avec 
le  double  port  passablement  grand  qu'ils  renferment,  figu- 
rent les  épotides  du  navire.  Le  même  auteur  nie  formelle- 
ment l'existence  sur  le  promontoire  Sacré  d'un  temple  ou 
d'un  autel  quelconque  dédié  soit  à  Hercule,  soit  à  telle  autre 
divinité,  et  il  traite  Éphore  de  menteur  pour  avoir  avancé  le 
fait.  Les  seuls  monuments  qu'il  y  vit  étaient  des  groupes 
épars  de  trois  ou  quatre  pierres,  que  les  visiteurs,  pour 
obéir  à  une  coutume  locale,  tournent  dans  un  sens,  puis 
dans  l'autre*,  après  avoir  fait  au-dessus  certaines  libations*  ; 
quant  à  des  sacrifices  en  règle,  il  n'est  pas  permis  d'en 
faire  en  ce  lieu,  non  plus  qu'il  n'est  permis  de  le  visiter  la 
nuit,  les  dieux,  à  ce  qu'on  croit,  s'y  donnant  alors  rendez- 
vous.  En  conséquence,  les  visiteurs  sont  tenus  de  passer  la 
nuit  dans  un  bourg  voisin  et  d'attendre  le  jour  pour  se  ren- 
dre au  cap  Sacré,  en  ayant  soin  d'emporter  de  l'eau  avec 
eux,  vu  que  Teau  y  manque  absolument. 

5.  Gomme  il  est,  à  la  rigueur,  possible  que  les  choses  se 
passent  de  la  sorte,  il  nous  faut  bien  admettre  cette  partie  du 
récit  d' Artémidore,  mais  ce  qui  suit  n'est  évidemment  qu'un 
tissu  de  fables  et  de  superstitions  populaires,  et  alors  il  de- 


1.  Noos  avons  la  ici  ^fza<n^i<ftafiai  avec  M.  MÛUer;  la  symétrie  de  la  phrase 
rend  cette  leçon  en  effet  plus  probable  que  celle  des  Mss.  (texafiptaOai.  Reste  à 
expliquer  maintenant  le  sens  d'un  pareil  usage.  —  2.  2icovSoicowi<rancvwv  au  lieu 
de  4»tu^oit'.iij<ro|iiévttv,  correction  de  Coray,  ratifiée  par  MM.  Meineke  et  Millier  et 
rendue  probable  par  cette  circonstance  qui  termine  le  passage,  qu'il  fallait  se 
munir  d'eau  quand  on  visitait  le  promontoire  Sacré.  Voy.  Meineke,  Vtnd, 
Strabon.  Hier,  p.  i4.  \ 


224  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

vient  impossible  d'ajouter  foi  à  son  témoignage,  c  Les  gens 
du  peuple,  nous  dit  Posidonius,  sont  généralement  persuadés, 
que,  dans  les  contrées  qui  bordent  TOcéan,  le  soleil  paraît 
à  son  coucher  plus  grand  qu'il  ne  paraît  ailleurs,  et  qu'il 
s*7  couche  avec  un  bruit  strident,  comme  si  la  mer  sifflait 
en  éteignant  les  feux  de  l'astre  qui  se  plonge  dans  son  sein  ', 
or  c'est  là  une  grossière  erreur  et  c'en  est  une  autre  de 
prétendre  que,  dans  ces  mêmes  contrées ,  la  nuit  succède 
brusquement  au  coucher  du  soleil.  Non,  ajoule-t-il,  la 
nuit  n*y  arrive  pas  brusquement,  seulement  elle  suit  de 
très-près  le  coucher  du  soleil,  et  ceci  s'observe  également 
sur  le  bord  des  autres  grandes  mers.  Dans  les  pays  où  le 
soleil  se  couche  derrière  de  hautes  montagnes,  ce  qu'on 
appelle  la  lumière  diffuse  prolonge  la  durée  du  jour  da- 
vantage après  le  coucher  de  l'astre  ;  ici  naturellement  cette 
prolongation  n'a  pas  lieu,  cependant  l'obscurité  ne  s'y  fait 
point  tout  d*un  coup,  non  plus  que  dans  les  grandes  plai- 
nes. Pour  ce  qui  est  maintenant  de  l'augmentation  appa- 
rente du  volume  du  soleil ,  laquelle  s'observe  en  pleine 
mer,  aussi  bien  au  moment  du  lever  qu'au  moment  du 
coucher,  elle  tient  à  ce  qu'il  se  dégage  plus  de  vapeurs 
de  l'élément  liquide  :  or,  ces  vapeurs  sont  comme  des 
[verres]*  que  les  rayons  visuels  ne  traversent  qu'en  se 
brisant,  et  qui  ne  transmettent  à  l'œil  que  des  images 
grossies,  par  une  illusion  analogue  à  celle  qui  nous  fait 
paraître  de  couleur  rougeâtre  soit  le  soleil,  soit  la  lune, 
quand  nous  les  voyons  se  lever  ou  se  coucher  à  travers 
un  nuage  sec  et  léger.  »  Posidonius  nous  apprend  com- 
ment il  put  constater  par  lui-même  le  peu  de  fondement 
de  l'opinion  populaire  :  pendant  trente  jours,  il  résida 
à  Gadira  et  observa   avec   soin  chaque  coucher  du  so- 

1.  M.  Meineke  voit  une  glose  dans  les  mots  *ià  Ta  ijMciicceiv  dç  tôv  puSov.  Mais 
si,  toutes  les  fois  que  le  texte  de  Strabon  contient  une  explication  redondante 
ou  superflue,  onl'ecarte  de  cette  façon,  ne  risque-t-onpas  d'altérergravement 
la  manière  de  Tauteur,  en  le  faisant  plus  concis  et  plus  rigoureux  qu'il  n'était. 
—  2.  Al  ùdXwv  au  lieu  de  4l  aùXûv,  excellente  conjecture  de  Vossius.  Voy.  ses 
notes  sur  Pomp.  RIcIa  (I,  18),  rapprochées  du  passage  des  Questions  naiurclw^ 
<ic  Sénr^que,  \.  c. 


LIVRE  ni.  225 

leil.  Qu'affirme  pourtant  Artémidore  ?  Qu'en  cette  contrée 
le  soleil  paraît  à  son  coucher  cent  fois  plus  gros  qu'ail- 
leurs, et  que  la  nuit  y  vient  brusquement.  On  s'aperçoit, 
du  reste,  aisément,  pour  peu  que  l'on  fasse  attention  à 
ses  paroles,  qu'il  n'avait  pas  observé  lui-même  ce  double 
phénomène  du  haut  du  promontoire  Sacré,  car  lui-même 
constate  que  personne  ne  peut  mettre  le  pied  sur  ledit 
promontoire  pendant  la  nuit,  et,  comme  la  nuit  y  succède 
brusquement  au  jour,  on  ne  pourrait  même  pas,  on  le  voit, 
profiter  pour  s'y  rendre  du  coucher  du  soleil.  Impossible 
aussi  qu'il  ait  rien  vu  de  pareil  d'un  autre  point  du  littoral 
de  rOcéan,  car  Gadira  est  situé  sur  l'Océan,  et  nous  au- 
rions alors  le  témoignage  formel  de  Posidonius  et  de  plu- 
sieurs autres  voyageurs  à  opposer  au  sien. 

6.  La  partie  du  littoral  adjacente  au  promontoire  Sacré 
forme  le  commencement  du  côté  occidental  deTIbérie  jus- 
qu'à l'embouchure  du  Tage,  et  le  commencement  du  côté 
méridional  jusqu'à  un  autre  fleuve  appelé  Ânas,  jusqu'à  son 
embouchure  s'entend.  Ces  deux  cours  d'eau  viennent  du  le- 
vant ;  mais  le  premier,  le  Tage,  beaucoup  plus  considé- 
rable que  l'autre,  coule  droit  au  couchant  jusqu'à  son  em  - 
bouchure,  tandis  que  l'Ânas  tourne  au  midi,  formant  ainsi, 
avec  le  Tage,  une  mésopotamie,  dont  la  population,  composée 
en  majeure  partie  de  Celtici'^  compte  aussi  quelques  tribus 
lusitaniennes,  que  les  Romains  y  ont  transplantées  naguère 
de  la  rive  opposée  du  Tage.  Il  s'y  trouve  en  outre,  dans  la 
partie  haute,  des  Garpétans,  .des  Orétans  et  des  Yettons  en 
grand  nombre.Tout  ce  pays-là  est  déjà  passablement  fertile , 
mais  celui  qui  lui  fait  suite  au  midi  et  à  Test  ne  le  cède 
à  pas  une  des  plus  riches  contrées  de  la  terre  habitée 
pour  l'excellence  des  produits  qu'on  y  retire  soit  de  la 
terre  soit  de  la  mer.  Ge  pays  est  celui  qu'arrose  le  Bœtis, 
autre  grand  fleuve,  dont  la  source  est  voisine  de  celle  de 
l'Anas  et  du  Tage,  et  qui  par  l'importance  de  son  cours 
tient  le  milieu  en  quelque  sorte  entre  ces  deux  fleuves  : 

i.  Ka-cixol  aa  Ueo  de  Kt^^oi,  conjecture  de  Casaubon  ratifiée  par  Coray. 

GÉOGR.  DE  STRABON.  I.  —  15 


226  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

le  Bseiîs  fait  toutefois  comme  TAnas^  il  coule  d'abord  au 
couchant,  puis  tourne  au  midi  et  s'en  va  déboucher  dans 
là  mer  axix  mêmes  rivages  que  ce  fleuve.  Du  nom  du  fleuve 
qui  l'arrose  ladite  contrée  a  été  appelée  Bsetique;  elle 
s'appelle  aussi  Turdétanie  d'un  des  noms  des  populations 
qui  l'habitent.  Ces  populations,  en  effet,  portent  deux  noms  : 
celui  de  Turdétans  et  celui  de  Turdules  ;  suivant  les  uns , 
ces  deux  noms  auraient  toujours  désigné  un  seul  et  même 
peuple,  mais  suivant  les  autres  (et  Polybe  est  du  nombre  de 
ces  derniers,  puisque,  à  l'entendre  ,  les  Turdétans  avaient 
pour  voisins  au  nord  les  Turdules) ,  ils  désignaient  d'abord 
des  peuples  différents.  En  tout  cas,  aujourd'hui,  toute  dis- 
tinction entre  ces  peuples  a  disparu.  Comparés  aux  autres 
Ibères,  les  Turdétans  sont  réputés  les  plus  savants,  ils  ont 
une  littérature,  des  histoires  ou  annales  des  anciens  temps, 
des  poèmes  et  des  lois  en  vers  qui  datent,  à  ce  qu'ils  pré- 
tendent, de  six  mille  ans^  ;  mais  les  autres  nations  ibères 
ont  aussi  leur  littérature ,  disons  mieux  leurs  littératures, 
-puisqu'elles  ne  parlent  pas  toutes  la  même  langue.  Celte 
contrée  sise  en  deçà  de  l'Ânas,  se  prolonge  à  Test  jusqu'à 
rOrétanie  et  a  pour  borne  au  midi  la  portion  du  littoral: 
comprise  entre  les  bouches  de  l'Anas  et  les  Colonnes  d^Her- 
cule.  Du  reste  il  est  nécessaire  que  nous  la  décrivions  plus 
au  long,  ainsi  que  les  lieux  qui  l'environnent,  afin  de  ne  rien 
omettre  de  ce  qui  peut  contribuer  à  faire  connaître  tous 
les  avantages ,  toutes  les  richesses  dont  la  nature  Ta  dotée. 
7.  Entre  la  partie  du  littoral  ibérien,  oîi  sont  situées  les 
embouchures  du  Bœtis  et  de  l'Anas,  et  l'extrémité  de  la 
Maurusie,  une  irruption  de  la  mer  Atlantique  a  formé  le 
détroit  des  Colonnes  d'Hercule,  qui  fait  communiquer  au- 
jourd'hui la  mer  Intérieure  avec  la  mer  Extérieure.  Or,* 
près  dtf  là,  chez  les  Ibères  Bastames  (les  mêmes  qu'on 

i.  Malgré  la  triple  autorité  de  Paulmier  de  Grentemesnil  et  de  MM.  Meioeke 
et  Millier,  nous  avons  maintenu  ici  la  leçon  des  Mss.  ixfiv  au  lieu  de  i%6v.  Des 
poèmes  de  6 ooo  vers  passe  encore,  mais  des  codes  de  lois  aussi  longs,  le  fait 
est  au  moins  singulier.  A  coup  sûr,  il  l'est  plus  que  la  prétention  des  Tur- 
détans de  faire  remonter  leur  civilisation  à  une  si  haute  antiquité.  Les  mots  «5« 
f avi,  d'ailleurs ,  indiquent  évidemment  une  assertion  qui  ne  pouvait  être 
vériiiée. 


UTRE  III.  227 

nomme  aussi  Bastnles),  s'élève  le  mont  Calpé  qui^  sans 
avoir  nn  grand  circuit  à  sa  base,  s'élève  en  forme  de  pic  à 
une  telle  hauteur,  qu'on  le  prend  de  loin  pour  une  île. 
Quand  on  va  pour  sortir  de  notre  mer  Intérieure  et  pour 
entrer  dans  la  mer  Extérieure,  on  a  cette  montagne  tout  de 
suite  à  droite,  puis  un  peu  plus  loin,  à  quarante  stades,  on 
'  aperçoit  Carteia  *,  ville  considérable  et  d'origine  ancienne, 
connue  pour  avoir  été  n§,guère  Tune  des  stations  navales 
des  Ibères.  Quelques  auteurs  en  attribuent  la  fondation  à 
Hercule,  et  Timosthène,  qui  est  du  nombre,  ajoute  qu'elle 
s'appelait  primitivement  Héraclée ,  et  qu'on  peut  juger  de 
ce  qu'elle  était  naguère  par  le  grand  mur  d'enceinte  et  les 
belles  cales  qu'on  y  voit  encore. 

8.  Vient  ensuite  Menlaria,  remarquable  par  ses  établis- 
sements à  saler  le  poisson,  et  plus  loin  la  ville  et  le  fleuve 
de  Selon.  C'est  à  Belon  qu'on  s'embarque  habituellement 
pour  passer  à  Tingis  enMaurusie;  il  s'y  trouve  aussi  des 
comptoirs  ou  entrepôts  de  commerce  et  des  établissements 
de  salaison.  Tingis  avait  naguère  pour  voisine  une  ville 
nommée  Zélis,  mais  les  Romains  transportèrent  cette  ville 
sur  la  rive  opposée  du  détroit,  après  l'avoir  augmentée  d'une 
partie  de  la  population  de  Tingis,  puis,  y  ayant  envoyé,  pour 
l'accroître  encore,  une  colonie  de  citoyens  romains ,  ils  la 
nommèrent  Julia  loza*.  Suit  maintenant  l'île  de  Gadira, 
qu'un  étroit  canal  sépare  de  la  Turdétanie,  et  qui  est  éloi- 
gnée de  Galpé  de  750  stades  environ,  d'autres  disent  de  800. 
Cette  île,  que  rien  d'ailleurs  ne  distinguait  des  autres,  a  vu, 
grâce  à  l'intrépidité  de  ses  habitants  comme  hommes  de  mer 
et  à  leur  attachement  pour  les  Romains,  sa  fortune  en  tout 
genre  prendre  un  tel  essor  que,  malgré  sa  situation  à  l'extré- 
mité même  de  la  terre  habitée^  son  nom  a  fini  par  effacer 

1 .  Cartda  au  lien  de  Calpé,  que  portent  les  Mas.,  correction  proposée  par  Ca- 
sanbon  et  généralement  admise  aujourd'hui.  Voy.  d'ailleurs  fAûner^  Index  vci- 
rix  lect.,  p.  951,  col.  1, 1.  60.  —  2.  U  est  étrange  que  ce  soient  les  Romains  qui 
aient  donne  à  la  ville  ce  nom  phénicien.  Strabon  s'est  mal  expliqué,  il  aura  voulu 
dire  Julia  Transductay  en  pnénicien  Joza,  puisqu'il  est  constant  aujourd'hui 
que  les  deux  noms  ont  le  même  sens.  (Voy.  Movers,  Phœn.,  t.  II,  p.  63i); 
ou  bien  il  faut  suppléer  deux  mots  dans  son  texte  et  croire  h  une  lacune. 


2£8  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

celui  des  autres  îles.  Nous  y  reviendrons^  du  reste,  quand 
nous  en  serons  à  décrire  l'ensemble  des  îles  deTIbérie. 

9.  Le  port  de  Ménesthée,  qui  succède  à  Gadira,  est  lui- 
même  suivi  de  l'œstuaire  d'Âsta  et  de  Nabrissa.  On  nomme 
œstuaires  certains  enfoncements  que  la  mer  remplit  à  la 
marée  haute^  et  par  lesquels  on  peut  remonter,  comme  par 
la  voie  des  fleuves,  jusque  dans  l'intérieur  des  terres  et' 
jusqu'aux  villes  qui  en  bordent  le  fond.  Immédiatement 
après  cet  œstuaire ,  on  rencontre  la  double  embouchure 
du  Bœlis.  L'île  comprise  entre  les  deux  branches  du  fleuve 
intercepte  sur  la  côte  une  étendue  de  100  stades,  sui- 
vant les  uns,  une  étendue  plus  grande  encore,  suivant 
lès  autres.  C'est  là  quelque  part  que  se  trouve  l'Oracle 
de  Ménesthée ,  là  aussi  que  s'élève  la  Tour  de  Cœpion% 
ouvrage  merveilleux  construit  sur  un  rocher  que  les  flots 
battent  de  tous  côtés,  et  destiné,  ainsi  que  le  Phare  d'A- 
lexandrie, à  prévenir  la  perte  des  navires  :  comme  en  efii^ 
les  atterrissements  du  fleuve  produisent  sans  cesse  sur  ce 
point  de  nouveaux  bas-fonds  et  que  les  approches  de  cette 
côte  sont  toutes  semées  d'écueils  et  de  dangers,  il  était  né- 
cessaire d'y  élever  un  signal  capable  d'être  aperçu  de  loin. 
De  cette  tour  part  celle  des  branches  du  Bœtis  qui  mène 
à  la  ville  d'Ebura  et  au  temple  de  la  déesse  Phosphore  ou 
Lucifère,  autrement  dite  Lux  dubia*.  Plus  loin  sur  la  côte 
on  voit  s'ouvrir  d'autres  œstuaires ,  après  quoi  l'on  atteint 
le  fleuve  Ânas,  qui  a  aussi  double  embouchure,  et  qu'on 
peut  remonter  indifféremment  par  l'une  ou  par  l'autre  de 
ses  branches;  enfin,  à  l'extrémité  de  la  côte,  à  une  distance 
de  moins  de  2000  stades  de  Gradira,  est  le  promontoire  Sa- 
cré. D'autres  comptent  depuis  le  promontoire  Sacré  jusqu'à 
rembouchure  de  l'Anas  60  milles,  1 00  milles  de  là  à  l'embou- 
chure du  Bœtis,  et  de  cette  embouchure  à  Gadira^  70  milles. 

DroDose  i;  ^îeSinipr  lo^'*''  ^''^  ^*''«"«»  par  allusion  à  Vénus.  -  3.  M.  MûUer 
pîè?  Varron  rPlTnP^^^^^  en  mUles  romains  d'à- 

près  varron  (Plme,  IV,  55).  Voy.  Index  varix  lècL.  p.  951,  col.  2,  llg.  14. 


^ 


LIVRE  III.  229 


CHAPITRE  IL 

Au-dessus  de  la  côte  que  nous  venons  de  décrire  et  qui 
se  trouve  située  en  deçà  de  TAnas,  s'étend  la  Turdétanie 
ou  contrée  arrosée  par  le  Bœtis.  La  Turdétanie  a  pour  limi- 
tes, k  rO.  et  au  N.,  le  cours  de  TAnas  ;  k  TE.,  une  portion 
détachée  du  territoire  carpétan  et  toute  l'Orétanie,  enfin,  au 
S.,  cette  bande  étroite  de  littoral  comprise  entre  Calpé  et 
Gadira,  qu'occupe  une  partie  de  la  nation  bastétane,  puis  la 
mer  elle-même  jusqu'à  l'Anas.  Encore  peut-on  rattacher  à 
la  Turdétanie  les  Bastétans,  dont  nous  venons  de  parler, 
ainsi  que  les  Geltici  ^  d'au  delà  de  TAnas  et  mainte  autre 
population  limitrophe.  L'étendue  de  cette  contrée,  tant  en 
longaeur  qu'en  largeur,  ne  dépasse  pas  2000  stades,  et  ce- 
pendant les  villes  y  sont  extrêmement  nombreuses  :  on  en 
compte,  dit-on,  jusqu'à  200.  Les  plus  connues  naturelle- 
ment à  cause  de  leurs  relations  de  commerce  sont  les 
villes  des  rives  du  fleuve  et  des  œstuaires,  ainsi  que  les  villes 
du  littoral.  Mais  il  en  est  deux  dans  le  nombre  qui  se  sont 
singulièrement  accrues  en  gloire  et  en  puissance,  à  savoir 
Gorduba,  fondation  de  Marcellus,  et  la  cité  des  Gaditans, 
celle-ci  par  ses  entreprises  maritimes  et  son  attache  nient  à 
Talliance  romaine,  celle-là  par  la  fertilité  et  l'étendue  de 
son  territoire,  et  aussi  par  sa  situation  sur  le  Bœtis ,  qui 
n'a  pas  peu  contribué  en  effet  à  sa  prospérité,  sans  compter 
que  sa  population  primitive,  composée  de  Bomains  et  d'in- 
digènes, n'avait  compris  que  des  hommes  de  choix,  car  c'é- 
tait la  première  colonie  que  les  Romains  envoyaient  dans  le 
pays.  Après  cette  ville  et  Gadira,  il  faut  citer  encore,  comme 
ayant  jouid'un  certain  renom,  Hispalis,  autre  colonie  romaine, 
dont  l'importance  commerciale  subsiste  même  aujourd'hui, 
mais  qui  s'est  vu  récemment  éclipser  par  [Asidigis]^, 

1.  Restitution  de  Grosknrd,  ratifiée  par  M.  Mûller.  —  2.Voy.  Index  varJect., 
p.  951,  col.  2, 1.  33,  les  raisons  sur  lesquelles  M.  MUllerse  fonde  poursubsti- 
tuer  cette  leçon  ingénieuse  à  la  leçon  des  Mss.  et,  pour  retrouver  VAsido  quœ 


î^VR-tPflŒ  M  STRABON. 

*'*■  .^  jusque-là,  humble  et  de  peu  d'apparence, 

.u4*«i  ^'^^  1.  rtfi-evoir  dans  ses  murs  une  colonie  d*an- 

,.giii>  '^'^""^^  que  nous  venons  de  nommer  succèdent  Italica 
i  ^^*!^'*1^ Itoelis même,  Astigis*  moins  près  du  fleuve, 
^  '^  il*a/cott ,  puis,  dans  les  environs  du  champ  de  ba- 
^^^'^^  t'ai  détruite  l'armée  des  fils  de  Pompée,  Munda, 
*^i,^  Ilrson,  Tuccis,  Ulia",  ^gua*,  toutes  peu  éloi- 
-fl^ST^  Corduba.  Munda  est  en  quelque  sorte  la  métro - 
^ do  canton,  elle  est  située  à  1400  stades^  de  Garteia, 
^Jcneus  se  réfugia  après  sa  défaite,  mais  pour  s'y  embar- 
quer aussitôt  et  gagner  de  là  un  autre  point  de  la  côte  dé- 
fyoia  par  de  hautes  montagnes,  dans  lesquelles  il  se  jeta, 
et  ne  tarda  pas  à  trouver  la  mort.  Quant  à  son  frère  Sextus, 
après  s'être  sauvé  de  Gorduba  et  avoir  guerroyé  quelque 
temps  encore  en  Ibérie ,  il  réussit  à  soulever  la  Sicile,  mais 
il  s'en  vit  chasser  également,  et,  ayant  passé  en  Asie,  il  finit 
par  tomber  aux  mains  des  lieutenants  d'Antoine,  et,  sur  un 
ordre  d'eux,  subit  le  dernier  supplice  à  Midœum*.  Dans  le 
pays  des'Geltici,   maintenant,  la  ville  la  plus  connue  est 
Gonistorgis^;  de  même,  la  plus  coimue  de  celles  qui  bordent 
les  lagunes  ou  œstuaires  est  Asta,  où  les  Gaditans^  tiennent 
habituellement  leurs  assemblées,  parce  qu'elle  n'est  pas  à 
plus  de  100  stades  au-dessus  du  port  de  leur  ile. 

3.  Les  rives  du  Bœtis  sont  de  toute  la  contrée  la  partie 
la  plus  peuplée  :  ce  fleuve  peut  être  remonté  jusqu'à  une 

Caesariana  de  Pline,  la  Xerex  Sidonia  du  moyen-âge^  la  XirsM  de  la  Profitera 
d'aujourd'hui  dans  cette  colonie  de  Bxtis  si  complètement  ignorée,  dont  on 
lit  le  nom  dans  tontes  les  éditiont  de  Strabon. —  i.  Astiçis,  an  lieu  de  la 
leçon  des  Mss.  Astinas  ou  Âstenas ,  restitution  da  Kramer  d  après  Ptolémee  et 
Plme.  —  2.  Correction  de  Groskurd  d'après  une  conjecture  de  Casaubon,  au 
lieu  de  la  leçon  des  Mss.  Atetna,  —  3.  Voy.  Blliller  :  Indea>  varix  lect.,  p.  951, 
col.  2, 1.  59.  —  4.  Peut-être  Esgua  ;  voy.  Casaubon.  —  5.  Voy.  Index  varix 
leci.,  p.  951,  col.  2, 1.  66  et  Index  nominum  rtrumqne,  art  Munda j  les  excel- 
lentes raisons  que  donne  M.  Millier  pour  défendre  le  nombre  de  UOO  stades 
que  donne  le  Ms.  1397  de  la  Bibl.  de  Paris.  —  6.  Midaum,  ville  de  la  Phry- 
gie  Epictète  au  lieu  de  Milet^  que  donnent  tons  les  Mss.  Correction  faite  par 
Kramer  d'après  Lachmann.— 7.  Kom  corrigé  d'après  Apçien  (VI,  57)  par  tous 
les  récents  éditeurs  de  Strabon.  La  leçon  des  Mss.  était  Conistorsis.  —8.  Au 
lieu  de  la  leçon  Tur détans  des  anciennes  éditions,  correction  de  Kramer  d'a- 
près la  leçon  des  Mss.  ol  Touv^ft^navol,  qall  faut  peut-être  traduire,  avec  M.Hûl- 
1er,  en  celle-ci  ol  zh  vCv  faj. 


LIVRE  m.  231 

distance  de  1200  stades  environ  de  la  mer,  c'est-à-dire  jus- 
qu'à Corduba,  et  même  un  peu  plus  haut;  les  campagnes 
qui  le  bordent  sont  cultivées  avec  an  soin  extrême,  ainsi 
que  les  petites  îles  qu'il  renferme  ;  et,  pour  comble  d'agré- 
ment, la  vue  s'y  repose  partout  sur  des  bois  et  des  planta- 
tions de  toute  sorte  admirablement  entretenues.  Les  trans- 
ports d'un  fort  tonnage  peuvent  remonter  jusqu'à  Hispalis, 
c'est-à-dire  l'espace  de  500  stades  ou  peu  s'en  faut,  et  les 
navires  plus  faibles  encore  plus  haut,  jusqu'à  Ilipa  ;  mais, 
pour  atteindre  Corduba,  il  faut  se  servir  de  barques,  de  ces 
barques  de  rivière  qui,  faites  anciennement  d'un  seul  tronc 
d'arbre,  le  sont  aujourd'hui  de  plusieurs  pièces  assemblées. 
Au-dessus  de  Corduba,  vers  Gastlon  *,  le  fleuve  cesse  d'être 
navigable.  Plusieurs  rangées  de  montagnes  parallèles 
entre  elles  suivent  sa  rive  septentrionale,  en  s'en  rappro- 
chant tantôt  plus,  tantôt  moins  :  elles  contiennent  beau- 
coup de  gîtes  métallifères.-  L'argent  notamment  est  très- 
abondant  aux  environs  d'Ilipa  et  de  Sisapon,  du  Nouveau 
comme  du  Vieux-Sisapôn  ;  près  de  Gotines*,  on  trouve  de 
l'or  associé  au  cuivre.  On  a  donc  ces  montagnes  à  gauche 
quand  on  remonte  le  fleuve.  A  droite,  maintenant,  s'é- 
tend une  plaine  élevée,  très-vaste  et  très-fertile,  couverte 
de  beaux  arbres  et  riohe  en  pâturages.  L'Anas,  comme  le 
BaBtis,  peut  être  remonté,  mais  il  ne  peut  l'être  par  des 
navires  d'un  aussi  fort  tonnage,  ni  aussi  avant.  Sa  rive  sep- 
tentrionale est  également  bordée  de  montagnes  qui  con* 
tiennent  des  gîtes  métallifères,  et  se  prolongent  jusqu'au 
Tage.  La  nature  des  terrains  métallifères^  on  le  sait,  est 
d'être  âpre  et  stérile,  tel  est  en  effet  l'aspect  que  présente  le 
pays  aux  abords  de  la  Garpétanie,  et  plus  encore  vers  la 
frontière  de  la  Geltibérie.  Tel  est  aussi  l'aspect  de  la  Bœ- 

1.  M.  Mûller  pféfère  ponr  ce  nom  la  forme  de  Ccatalon  admise  par  Coray  •* 
la  leçon  des  Mss.  est  Ciaston,  et  plus  bas  on  trouve  par  deux  fois  la  leçon 
Castaon.  La  forme  Castlon  qu*en  a  tirée  Kramer  n'en  est-elle  pas  un  peu  plus 
rapprochée? —  2.  Peut-être  faut- il  lire  Comtantia.  nom  que  porte  eneore 
aujourd'hui  une  petite  localité  située  à  sept  ou  huit  lieues  d'Almsuien  (le  Si- 
sapon de  Strabon)  •*  M.  Mûller  incline  à  adopter  cette  com'ecture  de  la  Porte 
du  Theil.  Voy.  Vlfuiex  nomHium  rerumque  de  son  édition  aa  mot  Cotinse. 


232  GÉOGRAPHIE  DE  STRÂBON. 

turie,  dont  les  plaines  sèches  et  arides  bordent  le  cours  de 
TAnas. 

4.  La  Turdétanie,  au  contraire,  jouit  d'une  merveilleuse 
fertilité,  non-seulement  tout  y  vient  et  en  grande  abondance, 
mais  ces  avantages  naturels  sont  en  quelque  sorte  doublés 
par  les  facilités  qu'elle  a  pour  Texportation  de  ses  produits. 
Le  superflu  de  ses  récoltes,  en  effet,  se  vend  et  s'enlève  aisé-  - 
ment  vu  le  grand  nombre  de  bâtiments  de  commerce  qui  la 
sillonnent  grâce  à  ses  beaux  fleuves  et  à  la  disposition  de  ses 
œstuaires,  lesquels  ressemblent,  avons-nous  dit ,  à  des  fleu- 
ves, et  peuvent  être,  comme  ceux-ci,  remontés  depuis  la 
mer  non-seulement  par  les  petites  embarcations ,  mais  mêmie 
par  de  grands  bâtiments,  et  peuvent  l'être  jusqu'aux  villes 
de  rintérieur.  On  sait  qu'au-dessus  de  la  côte  comprise 
entre  le  Promontoire  Sacré  et  les  Colonnes  d'Hercule  tout 
le  pays  n'est  k  proprement  parler  qu'une  plaine  :  or^  cette 
plaine  sur  beaucoup  de  points  est  entamée  par  des  combes 
ou  ravins,  qui,  semblables  à  des  vallées  de  moyenne  gran- 
deur, ou  tout  au  moins  aux  lits  encaissés  des  fleuves,  par- 
tent de  la  mer  et  pénètrent  dans  l'intérieur  des  terres  à 
plusieurs  centaines  de  stades  de  distance,  et,  comme,  k  la 
marée  haute,  les  eaux  de  la  mer  y  font  irruption  et  les  rem- 
plissent, les  embarcations  peuvent  les  remonter  ni  plus  ni 
moios  qu'ils  remontent  les  fleuves,  voire  même  plus  faci- 
lement, car  la  navigation  y  ressemble  à  la  descente  d'une 
rivière,  nul  obstacle  ne  la  gêne  et  le  mouvement  ascendant  de 
la  marée  la  favorise  comme  pourrait  le  faire  le  courant  de 
la  rivière.  Ajoutons  que  sur  cette  côte  le  flot  a  plus  de  force 
qu'ailleurs  :  poussé  en  effet  des  espaces  libres  et  ouverts 
de  la  mer  Extérieure  vers  Tétroit  canal  que  la  Maurusie 
forme  en  s'avançant  à  la  rencontre  de  Tlbérie,  le  flot  re- 
bondit en  quelque  sorte  et  pénètre  aisément  les  parties  peu 
résistantes  de  la  côte.  Quelques-unes  de  ces  combes  ou  tran- 
chées naturelles  se  vident  complètement  avec  le  reflux, 
d'autres  ne  sont  jamais  entièrement  à  sec.  Il  y  en  a  aussi 
qui  contiennent  des  îles.  Tel  est  l'aspect  particulier  que 
donnent  aiWisestuaires  compris  entre  le  Promontoire  Sacré  et 


LIVRE  III.  233 

les  Colonnes  d*HercuIe  l'élévation  et  la  force  exceptionnelles 
des  marées.  Sans  doute,  cette  élévation  procure  certains 
avantages  à  la  navigation  :  elle  est  cause,  par  e^mple,  que 
ces  œstuaires  sont  ici  et  plus  nombreux  et  plus  étendus, 
ce  qui  permet  aux  bâtiments  de  commerce,  sur  certains 
points,  de  remonter  par  cette  voie  jusqu'à  8[00*]  stades 
dans  rintérieur,  et  le  pays,  rendu  en  quelque  sorte  navi- 
gable dans  tous  les  sens,  offre  ainsi  à  l'importation  comme 
à  l'exportation  des  marchandises  de  grandes  facilités.  Mais 
il  en  résulte  aussi  des  inconvénients  graves  :  ainsi,  dans  les 
fleuves,  la  navigation,  soit  en  montant  soit  en  descendant, 
est  rendue  extrêmement  dangereuse  par  cette  force  du  flot 
et  par  la  résistance  plus  grande  qu'il  oppose  au  courant; 
dans  les  œstuaires,  an  contraire,  c'est  le  reflux  qui  est  parr 
ticulièrement  à  craindre  ;  comme  son  mouvement  a  en  effet 
une  rapidité  proportionnée  à  celle  du  flot,  il  n'est  pas  rare  de 
voir  des  bâtiments,  surpris  par  cette  rapidité  du  reflux,  de- 
meurer k  sec.  Il  est  arrivé  aussi  que  des  bestiaux,  en  passant 
dans  les  îles  qui  bordent  les  rivages  de  ces  œstuaires,  aient 
été  engloutis,  ou  que,  se  voyant  cernés  dans  ces  îles,  ils 
aient  tenté  de  revenir  et  se  soient  noyés  dans  le  trajet.  Les 
gens  du  pays  cependant  prétendent  que  les  vaches,  pour  avoir 
souvent  observé  le  fait,  attendent  maintenant  que  la  mer  se 
soit  tout  à  fait  retirée  avant  d'essayer  de  regagner  la  côte. 
5.  Après  s'être  familiarisées  avec  la  nature  des  lieux 
et  avoir  reconnu  que  les  œstuaires  pouvaient  servir  aux 
mêi!nes  usages  que  les  fleuves,  les  populations  bâtirent  sur 
leurs  bords,  comme  sur  les  rives  des  fleuves,  des  villes  et  des 
établissements  de  tout  genre  :  ainsi  furent  fondées  Asta  et 
Nabrissa,  Onoba,  [Os]sonoba  ^,  Mœnoba  et  maintes  autres 
villes  encore.  On  a  en  outre  sur  différents  points  la  res- 
source de  canaux  qui  ont  été  creusés  par  suite  des  progrès 
de  la  circulation  et  de  la  multiplicité  des  transports  à  effec- 
tuer tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur.  A  défaut  de  canaux, 
on  utilise  même  les  confluents  ou  communications  tempo - 

1.  Conjecture  de  Groskùrd.—  2.  Restitntion  de  Vossias  d'après  Pomponius 
Mêla. 


t34  GltOGRAPHIB  DB  STRABON. 

rtires  qui  a'étaUissent  entre  les  fleuves  et  les  aestnaires, 
Ion  des  gnndes  cnies  et  des  débordements,  quand  les 
isthmes  qui  les  séparent  habitaellement  •  sont  couverts 
par  les  eaux  et  rendus  navigables^  les  bâtiments  pas- 
sant alors  directement  des  fleuves  dans  les  lagunes  et 
des  lagunes  dans  les  fleuves.  Tout  le  commerce  de  cette 
contrée  sa  fait  avec  l'Italie  et  avec  Rome  :  or,  jusqu'aux 
Colonnes  d'Hercule  (si  Ton  excepte  toutefois  le  passage  du 
détroit  qui  offre  quelque  difficulté) ,  les  conditions  de  la 
navigation  sont  bonnes  ;  celles  de  la  traversée  de  notre  mer 
Intérieure  le  sont  également.  A  la  hauteur,  en  eflet,  où  se 
tiennent  les  bâtiments,  la  mer,  surtout  au  large,  est  habi*» 
tnellement  calme,  ce  qui  est  un  grand  avantage  pour  les 
lourds  transports  du  commerce,  sans  compter  que  les  vents 
du  large  sont  réguliers.  Enfin,  la  paix  dont  on  jouit  aujour- 
d'hui, grftee  à  la  destruction  des  pirates,  ajoute  encore  à  la 
sûreté  de  la  navigation.  Il  y  a  pourtant  un  inconvénient 
dans  cette  traversée  d'Ibérie,  et  Posidonius  le  signale  pour 
l'avoir  éprouvé,  c*est  qu'en  ces  parages  jusqu'au  golfe  de 
Sardaignè  les  eurusy  ou  vents  d'est,  sont  des  vents  étésiens  : 
ainsi  s'explique  qu'il  ait  mis  trois  mois  pour  atteindre  11- 
talie,  et  encore  à  grand'peine,  après  s'être  vu  à  plusieurs 
reprises  jeté  hors  de  sa  route  et  ballotté  des  îles  Gymnesiœ 
aux  côtes  de  la  Sardaignè ,  et  de  ces  iles  aux  côtes  de  la 
Libye  qui  leur  font  face. 

6.  On  exporte  de  la  Turdétanie  du  blé,  du  vin  en  grande 
quantité,  beaucoup  d'huile  aussi,  et  qui  plus  est,  de  Thuile 
excellente  ;  puis  de  la  cire,  du  miel,  de  la  poix,  beaucoup 
de  graine  de  kermès  et  du  cinabre,  qui  vaut  pour  la  quaUté 
la  terre  '  de  Sinope.  En  outre,  les  Turdétans  n'emploient 

Kmr  leurs  constructions  navales  que  des  bois  de  leur  pays. 
n  autre  avantage,  c'est  qu'ils  ont  chez  eux  du  sel  fossile  et 
beaucoup  de  rivières  aux  eaux  salées  ;  de  là  cette  grande 

I.  Voy.  M.  Mttller,  Index  var.  lect ,  p.  «52,  coL  1, 1.  49  et  Meineke.  Vindic, 
StrcUfon.  liber,  p.  15.  Noos  avons  traduit  ce  passage,  sur  le  texte  de  Mei- 
Y«Co;*iva«.— 3.  Meineke  supprime  le  mot  77,4  et  sous-entend  viAtou.  cf.  Vindic. 
Strab.  lib.,  p.  16. 


\ 


LIVRE  m.  235 

quantité  de  salaisons,  d'aussi  bonne  qualité  pour  le  moins 
que  celles  du  Pont,  qu'on  tire  non-seulement  de  leur  pays, 
mais  de  tout  le  reste  de  la  côte  située  en  dehors  des  Colon- 
nes d'Hercule.  U  nous  venait  aussi  anciennement  beaucoup 
de  leurs  tissus,  de  leurs  étoffes.  Aujourd'hui  leurs  laines 
elles-mêmes  sont  plus  demandées  que  les  laines  coraxien- 
nés  *  :  il  est  de  fait  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  beau,  et  Ton  s'expli- 
que en  les  voyant  qu'un  bélier  rejHroducteur  de  Turdétaoie 
se  paye  un  talent.  La  même  supériorité  se  remarque  dans 
les  tissus  légers  que  fabriquent  les  Salaciètes'.  Ajoutcn» 
que  TabondaDce  du  bétail  de*  toute  espèce  et  du  gibier  est 
quelque  chose  de  prodigieux  en  ce  pays.  Quant  aux  animaux 
nuisibles,  ils  y  sont  rares,  et  Ton  ne  peut  guère  donner  ce 
nom  qu'à  une  espèce  particulière  de  petits  lièvres,  dits  lé^ 
bérideSy  qui  se  terrent  et  gâtent  en  effet  les  arbres  et  las 
plantes  en  rongeant  leurs  racines.  Ce  fléau,  commun  du 
reste  à  pVesque  toute  Tlbérie ,  étend  ses  ravages  jusqu'à 
Massalia  et  infeste  même  les  îles.  C'est  au  point  qu'on  ra« 
conte  que  les  habitants  des  îles  Gymnesiœ  députèrent  naguère 
à  Rome  pour  demander  qu'on  leur  assignât  d'autres  terres; 
sous  prétexte  qu'ils  étaient  chassés  de  leurs  îles  par  ces  anw 
maux  destructeurs  devenus  si  nombreux,  qu'il  n'y  avait  plus 
à  songer  à  leur  résister.  Peut-être  bien  faut-il,  quand  le  fléaa 
dépasse  ainsi  ses  proportions  habituelles ',  et  qu'il  se  dé* 
chaîne  avec  la  violence  de  la  peste  ^,  semblable  à  ces  invasions 
de  serpents  et  de  rats  qui  ont  affligé  certains  pays,  peut-être 
bien  faut-il  recourir  à  ce  moyen  extrême;  mais  en  temps  eir- 
dinaire  on  emploie  pour  le  combattre  divers  genres  de  chasse^ 
notamment  la  chasse  au  chat  sauvage*  Cet  animal,  originaire 
de  la  Libye,  est  dressé  tout  exprès  ;  après  l'avoir  muselé,  00 
le  lâche  dans  le  terrier  du  lièvre,  s'Û  l'attrape,  il  le  traîne 

^  1.  Voy.  Meîneke,  t&td.,  p.  16,  et  Mûller,  Index  uor.  lect.,  p.  952,  col.  i, 
lig.  54.  —  2.  Cf.  Pline,  VIII,  73.2:  et  quam  (lanam)  Salacia  scutulato  textu 
commendat  in  Liuitania.  Ce  aétail  précis  nous  fait  préférer  la  forme  Sala- 
cietifi  admise  par  Groskurd  à  la  leçon  Saltietae  des  Mss.  et  à  la  correetioii 
iSai^i^t7a?  proposée  par  Kramer  et  agréée  par  Meineke,  voire  même  à  Tinaé- 
niease  coi^eetnre  de  Mûller  ScUpesUx  ou  Salpita,  quoique  les  mots  m  hà- 
sitania  ne  se  rapportent  pas  tout  à  fait.  —  8.  ini«ov««v^v ,  au  lieu  de  v^^tfMv, 
correction  très-probable  de  Piceolos.  —  4.  <^«  &i  ttvt  loi|ux| ,  au  lien  de 
çWpov  i.  T.  X.,  correction  de  Kramer. 


236  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

dehors  avec  ses  griffes,  antrement  il  le  force  à  fuir  et  à  re> 
paraître  à  la  surface  de  la  terre,  où  les  chasseurs  qui  guet- 
tent sa  sortie  le  prennent  aisément.  Ce  qui  peut  du  reste 
donner  l'idée  de  Timportance  des  exportations  de  la  Tur- 
détanie,  c'est  le  fort  tonnage  et  le  grand  nombre  des  bâti- 
ments turdétans  :  de  tous  les  bâtiments  de  commerce,  en 
effet,  que  Ton  voit,  soit  k  Dicœarchie,  soit  dans  le  port 
d'Ostie,  arsenal  maritime  de  Rome,  les  plus  gros  viennent 
de  la  Turdétanie  et  leur  nombre  n*est  guère  inférieur  k 
icelui  des  bâtiments  qui  viennent  de  Libye  ^ 

7.  Mais  si  riche  que  soit  l'intérieur  de  la  Turdétanie  par 
les  productions  de  son  sol,  on  peut  dire  que  le  littoral  n'a  rien 
à  lui  envier  par  les  richesses  qu'il  tire  de  la  mer.  En  général, 
les  différentes  espèces  d'huîtres  et  de  coquillages  qu'on  re- 
cueille sur  les  côtes  de  la  mer  Extérieure  dépassent,  tant  pour 
la  quantité  que  pour  la  grosseur ,  les  proportions  ordinai- 
res; ici  la  disproportion  est  encore  plus  forte,  ce  qui  tient 
vraisemblablement  à  l'élévation  exceptionnelle  des  .marées 
sur  ce  point  ;  car  on  conçoit  que,  plus  exercés  *  par  la  violence 
des  flots,  ces  animaux  pullulent  et  grossissent  davantage.  Il 
en  est  de  même,  au  reste,  pour  les  différentes  espèces  de  cé- 
tacés, pour  les  orques,  les  baleines  et  pour  les  souffleurs:  on 
sait  que  le  nom  de  ces  derniers  vient  de  ce  que,  quand  ils  souf- 
flent ou  respirent,  ils  semblent  à  qui  les  voit  de  loin  lancer  en 
l'air  une  colonue  de  vapeui*.  Les  congrrs  acquièrent  égale- 
ment dans  ces  parages  un  développement  monstrueux  et  dé- 
passent infiniment  en  grosseur  ceux  de  nos  côtes,  tel  est  le  cas 
aussi  des  murènes  et  en  général  de  tous  les  poissons  de  même 
espè:e.  Les  buccins  et  les  murex  qu'on  ramasse  près  de  Gar- 
teia  ont,  à  ce  qu'on  prétend,  une  contenance  de  dix  cotyles, 
et,  plus  près  de  la  mer  Extérieure,  il  n'est  pas  rare  dépêcher 
des  murènes  et  des  congres  pesant  plus  de  quatre-vingts 

1.  voy.  Meineke,  Vind,  Strab.,  p.  14,  sur  le  mot  UroUar^aaioiriç  qui  suit  et 
que  Casaubon  avait  déjà  dénoncé  comme  une  glose  évidente  :  «  bellissimum 
epiph(ynema,  dit  Meineke,  quo  rem  a  Slrabone  tn  majus  auctam  esse  byzan- 
tinus  magistellus  indicare  voluit.  »  —  2.  Meineke  a  rendu  la  leçon  pjivafflav 
indubitable  par  son  heureuse  citation  de  Galien  (éd.  Kuhn,  vol.  VI,  p.  709) 

RBTà    Y*P    (T.wrKjXtjv  xal  àx'j(Aoya   (OâXaTcav)  xcifuv  i^  9&pÇ  "^iwean  tôv  I^Oûmv   Sot»   *9X 


\ 


LIVRE  m.  237 

mines,  des  poulpesdu  poids  d'un  talent,  des  calmars  de  deux 
coudées  de  long  et  le  reste  à  Tavenant.  On  a  remarqué  aussi 
que  les  thons,  qui  des  différents  points  du  littoral  de  la  mer 
Extérieure' affluent  vers  cette  côte,  sont  singulièrement  gros 
et  gras  :  cela  tient  à  ce  qu'ils  trouvent  à  s'y  nourrir  du  gland 
d'un  chêne  qui  croît  au  fond  de  la  mer,  et  qui,  bas  et  écrasé 
de  sa  nature ,  n'en  porte  pas  moins  de  très-gros  fruits.  Cet 
arbre*  croît  du  reste  avec  la  même  abondance  dans  l'intérieur 
des  terres  enibérie,  et  il  a  cela  de  particulier  que  ses  racines 
n'ont  pas  moins  de  profondeur  que  celles  du  chêne  ordi- 
naire quand  il  a  atteint  sa  pleine  croissance ,  et  qu'en  même 
temps  son  tronc  est  moins  élevé  que  celui  du  chêne  nain. 
Or,  telle  est  Tabondance  des  fruits  de  ce  chêne  sous-marin, 
qu'une  fois  l'époque  de  la  maturité  venue  on  voit  tout  le  ri- 
vage, en  dedans  comme  en  dehors  des  Colonnes  d'Hercule, 
couvert  de  glands  que  le  flux  y  a  rejetés.  Notons  seulement 
qu'en  deçà  du  détroit  le  gland  va  toujours  diminuant  de 
grosseur.  Suivant  Polybe,  la  mer  porte  ces  glands  des  rivages 
de  ribérie  à  ceuxduLatium;  mais  il  se  pourrait,  ajoute-t-il, 
que  cette  espèce  de  chêne  crût  aussi  en  Sardaigne  et  dans  les 
îles  voisines.  Les  thons,  de  leur  côté,  à  mesure  qu'ils  se 
rapprochent  du  détroit  des  Colonnes  en  venant  de  la  mer 
Extérieure,  maigrissent  sensiblement,  faute  de  rencontrer 
dans  ces  parages  la  même  abondance  de  nourriture.  C'est 
ce  qui  fait  dire  encore  à  Polybe  qu'on  pourrait  donner  au 
thon  le  nom  de  cochon  marin  ^,  à  voir  comme  cet  animal 
est  friand  de  gland  et  quelle  propriété  merveilleuse  a  le 
gland  de  l'engraisser.  Ou  a  remarqué  enfin,  suivant  lui, 
que,  quand  le  gland  foisonne,  les  thons  foisonnent  aussi. 


cise, 

ou 

d'ane  grossière  erreur  botanique,  j'entends  la  confusion  du  Fucus  vesiculôaûs 

AYecVIlex  major.  Yoy.  BotanischeErlâuterungenzu  Strabons  Geo^rap/ite,  etc., 

JEin  Versuch  von  D'  Ernst  H.  F.  Meyer  (KSnigsberg,  1852,  in-8»),  p  3-6. 

2.  Après  «voir  hésité  entre  l'ingénieuse  restitution  de  M.  Piccolos  Tivai  xc 
icapaicXvjjiov  ût  tb  Çûov  et  celle  de  M.  Mûller  cIkcIv  tc  itapcîvai  OaXetmov  etc.  f  nous 
nous  sommes  décidé  pour  celle-ci  qui  a  le  grand  avantage  de  reproduire  cette 
pensée  de  Polybe  «  qu'on  ne  se  tromperait  guère  en  appelant  le  thon  un  cochon 
de  mer.  »  Cf.  Polybe,  dans  Athénée,  1.  VU,  c.  xiv. 


S38  GÉOGRAPHIE  DU  STRABON. 

8.  Qu'à  tant  de  richesses,  maîntenaût,  dont  la  Tardé* 
tanie  est  pourvue,  la  nature  ait  encore  ajouté  la  richesse 
minérale,  ce  n'est  pas  là,  disons-le,  un  mince  sujet  d'étonne- 
ment,  mais  bien  un  fait  insolite  qu'on  ne  saurait  trop  admi* 
rer.  Car,  si  toutes  les  parties  de  l'Ibérie  abondent  en  mines, 
toutes  n'ont  pas  en  même  temps  une  fertiUté  égale,  une  égale 
richesse  de  productions,  elles  sont  même  moins  fertiles 
à  proportion  qu'elles  sont  plus  riches  en  mines,  et  il  est 
très-rare  qu'un  pays  possède  au  même  degré  l'un  et  l'autre 
avantages,  trè&-rare  aussi  que,  dans  les  limites  étroites  d'un 
même  canton,  les  différentes  espèces  de  métaux  se  trouvent 
réunies.  La  Turdétanie  cependant,  comme  aussi  le  pays  qui 
y  touche,  jouit  de  ce  double  privilège  et  à  un  degré  tel  qu'il 
n'y  a  pas  d'expression  admirative  qui  ne  demeure  bien 
au-dessous  de  la  réalité.  Nulle  part,  jusqu'à  ce  jour,  on  n'a 
trouvé  l'or,  l'argent,  le  cuivre,  et  le  fer  à  l'état  natif  dans 
de  telles  conditions  d'abondance  et  de  pureté.  Pour  ce  qui 
est  de  l'or,  on  ne  l'y  extrait  pas  seulement  des  mîoes,  mais 
aussi  du  lit  des  rivières  au  moyen  de  la  drague.  Il  y  a  en 
effet  une  espèce  de  sable  aurifère  que  charrient  les  torrents 
et  les  fleuves,  mais  qui  se  trouve  également  dans  maints  en- 
droits dépourvus  d'eau  :  seulement,  dans  ces  endroits,  l'or 
échappe  à  la  vue,  tandis  qu'aux  lieux  arrosés  d'eau  vive  on 
voit  de  prime  abord  reluire  la  paillette  d'or.  Au  surplus,  dans 
ce  cas-là,  on  n'a  qu'à  faire  apporter  de  l'eau  et  à  en  inonder 
ces  terrains  secs  et  arides,  pour  qu'aussitôt  l'or  reluise  aux 
yeux.  Gela  fait,  soit  eu  creusant  des  puits,  soit  par  tout  autre 
moyen,  on  se  procure  le  sable  aurifère,  on  le  lave  ensuite  et 
l'or  est  mis  à  nu.  Actuellement  les  lavages  cfor  sont  plus 
nombreux  dans  le  pays  que  les  mines  d'or  proprement  dites. 
A  entendre  les  Galates  ou  Gaulois,  leurs  mines  du  mont 
Cemmène  et  celles  qu'ils  possèdent  au  pied  du  mont  Pyréné, 
sont  bien  supérieures  à  celles  d'Ibérie  ;  mais  de  fait  les  mé- 
taux d'Ibérie  sont  généralement  préférés.  Il  arrive  quelque- 
fois, dit-on,  qu'on  rencontre  parmi  les  paillettes  d'or, 
ce  qu'on  appelle  des  pales,  c'est-à-dire  des  pépites  du 
poids  d'une  demi-livre  et  qui  ont  à  peine  besoin  d'être 


UYBE  m.  239 

purifiées.  On  parle  aussi  de  pépites  plus  petites  et  de  forme 
mamelonnée  qu'on  trouve  en  fendant  la  roche.  Ces  pépites 
soumises  à  une  première  cuisson  et  purifiées  au  moyen 
d'un  mélange  de  terre  alumineuse  donnent  une  scorie  qui 
n'est  autre  chose  que  ïeîectrum.  Cette  scorie  d'or  mêlé  d'ar- 
gent est  cuite  de  nouveau,  l'argent  dors  est  brûlé  et  l'or 
seul  demeure  :  l'or  est  eu  effet  de  sa  nature  fusible  [et  mou^ 
tandis  que  l'argent  a  quelque  chose  de  résistant*]  et  de 
lUhoîde  ou  de  terreux.  C'est  ce  qui  explique  que  le  feu  de 
paille  convienne  mieux  pour  faire  fondre  l'or  ;  car  cette 
flamme ,  un  peu  molle,  est  proportionnée  en  quelque 
sorte  à  la  nature  tendre  et  fusible  de  l'or,  tandis  qu'il  se 
perd  beaucoup  de  substance  avec  un  feu  de  charbon,  qui, 
plus  fort  et  plus  acre,  liquéfie  trop  le  métal  et  le  vaporise.  — 
Pour  l'exploitation  des  rivières  à  paillettes,  on  se  sert  de  la 
drague,  et  le  sable  qu'elle  extrait  est  lavé  près  de  là  dans 
des  auges  ou  sébiles,  ou  bien  Ton  creuse  un  puits  sur  la 
rive,  et  la  terre  qu'on  en  retire  est  soumise  au  lavage.  On 
donne  en  général  ici  une  grande  élévation  aux  fourneaux 
à  argent,  pour  que  la  fumée,  qui  se  dégage  du  minerai  et 
qui  de  sa  nature  est  lourde  et  délétère,  se  dissipe  plus  aisé- 
ment en  s'échappant  plus  haut  dans  l'air.  Quant  aux  mines 
de  cuivre  qu'on  exploite  dans  le  pays,  elles  portent,  quelques- 
xmes  du  moins,  le  nom  même  qu'on  donne  aux  mines  d^oTy 
et  les  gens  du  pays  en  concluent  qu'effectivement  dans  les 
anciens  temps  on  extrayait  de  l'or  de  ces  mines. 

9.  Posidonius  célèbre  l'abondance  et  la  supériorité  des  mé- 
taux de  l'Ibérie  et,  dans  ce  passage,  non-seulement  il  ne  s'ab- 
stient  pas  des  figures  de  rhétorique  qui  lui  sont  familières, 
mais  il  se  laisse  aller,  on  peut  dire,  à  toutes  les  hyperboles  du 
lyrisme.  Écoutez-le  :  il  croit  ce  que  raconte  la  fable,  qu'ancien- 
nement, après  un  vaste  embrasement  des  forêts,  la  terre,  pré- 

i.  Noas  avons  traduit  d'après  la  restitution  proposée  par  M.  Mûller  tv8uixwoç 
fèif  6  Cxpyer&ç  xal  ttxzuA^,  6  h  i^fi^q  àvzi]  tuico«  xal  Xie(!i$i)(;,  mais  sans  la  crolro 
encore  définitive.  C'est  là  un  de  ces  passages  qui  ne  pourraient  être  élucidés  et 
restaurés  que  par  un  ingénieur  des  mines  qui  aurait  spécialement  étudié  les 
procédés  et  les  notions  xpétallurgiques  des  anciens,  et  qui  serait  en  même 
temps  un  philologue  exercé.  Voy.  Mûller,  Index,  var.  kct.,  p.  993,  col.  2,  aa 
bas  de  la  page. 


240  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

cieux  composé  d'argent  et  d'or,  fut  liquéfiée^  et  vomit  ces  mé- 
taux à  sasurface,  il  le  crpit^  c  d'autant  qu'aujourd'hui  encore, 
chaque  montagne,  chaque  colline  de  Tlbérie  semble  un 
amas  de  matières  à  monnayer  préparé  des  mains  mêmes 
de  la  prodigue  Fortune.  En  somme,  ajoute-t^il',  qui  voit 
ces  lieux  peut  croire  qu*il  a  sous  les  yeux  le  trésor  intaris- 

\  sable  de  la  nature  ou  Tinépuisable  réserve  d'un  souverain. 

\  Cette  terre  en  effet  (c'est  toujours  lui  qui  parle)  n'est  pas 
riche  seulement  par  ce  qu'elle  montre,  elle  Test  plus  encore 
par  ce  qu'elle  cache,  et  Ton  peut  dire  en  vérité  que  pour  les 
Ibères  ce  n'est  pas  le  Dieu  des  enfers,  mais  bien  le  Dieu  des 
richesses,  que  ce  n'est  pas  Pluton,  mais  bien  Plutus  qui  oc- 
cupe les  profondeurs  souterraines.  »  Voilà  dans  quel  lan- 
gage fleuri  Posidonius  a  parlé  des  mines  de  Vlbérie,  comme 
si  lui  aussi  avait  à  son  service  une  mine  inépuisable  de 
mots  et  d'images  ^  Plus  loin,  voulant  donner  l'idée  du  zèle 
des  mineurs  turdétans,  il  rappelle  le  mot  du  Phaléréen  sur 
les  mines  d'argent  de  PÂttique  :  «  à  voir  ces  hommes  creuser 
lu  terre  avec  autant  à! ardeur^  ne  dirait-onpas  qu'ils  espè' 
rent  en  extraire  Pluton  lui-même?  »  A  cette  ardeur  il  com- 
pare l'industrie  et  l'activité  que  déploient  les  Turdétans  soit 
pour  creuser  leurs  profondes  et  sinueuses  syringes^  soit  pour 
épuiser  à  l'aide  de  la  limace  égyptienne  Teau  des  fleuves  sou- 
terrains qui  de  temps  à  autre  leur  barrent  le  passage.  Seu- 
lement, le  travail  des  mineurs  turdétans  est  autrement  ré- 
compensé '  que  ne  l'est  celui  des  mineurs  de  l'Âttique.  Tandis 
que  ceux-ci,  en  effet,  semblent  réaliser  la  fameuse  énigme  : 
<  Ils  n*ont  pas  eu  ce  qu'ils  comptaient  avoir  et  ont  perdu  ce 
qu'ils  avaient\  »  les  Turdétans,  eux,  retirent  d'énormes 
profits  de  leurs  mines  :  dans  celles  de  cuivre,  par  exemple, 
le  cuivre  pur  représente  le  quart  de  la  masse  de  terre 
extraite  et  il  est  telle  mine  d'argent  qui  rapporte  à  son  pro- 

1.  M.  MUlIer  a  bien  raison  de  dire  qu'en  sobstitnant  ici  icXodtu  à  )<ivw  m.  Mei- 
neke  fait  disparaître  toute  la  beauté,  disons  mieux,  tout  le  joli  du  passage, 
venerem  loci  pessundat,  cf.  Meineke  :  Vind.  Stràb.f  p.  18.  ~  2.  Ta  i'  a«Xov  au 
lieu  de  tàv  Mlov^  correction  très-heureuse  de  M.  MÛUer.  Cf.  Meineke.  Vind. 
Strab.,  p.  21.  —  8.  Voy.  dans  Vind,  Stràb»  (p,  31),  la  manière  dont  M.  Mei- 
neke discute  tout  ce  passage  difficile. 


LIVRE  lU.  241 

priétaire  en  trois  jours  la  valeur  d'un  talent  euboïque.  Pour 
ce  qui  est  de  l'étain,  Posidonius  nie  qu'on  le  recueille  à  la 
surface  du  sol,  ainsi  que  les  historiens  se  plaisent  à  le 
répéter,  et,  suivant  lui ,  c'est  uniquement  des  mines  qu'on 
l'extrait,  ce  sont  des  mines  d'étain,'par  exemple,  qui  se 
trouvent  dans  le  pays  de  ces  Barbares  au-dessus  de  la  Lu- 
sitanie  et  dans  les  îles  Gassitérides ,  ainsi  que  dans  les 
autres  îles  Britanniques,  d'où  Massalia  tire  aussi  beaucoup 
d'étain.  Lui-même  pourtant  nous  signale  chez  les  Ârtabres, 
à  l'extrémité  nord-ouest  de  la  Lusitanie^  la  présence  super- 
ficielle de  minerais  d'argent ,  d'étain  et  d'or  blanc  ou  d'or 
mêlé  d'argent;  il  ajoute  que  le  sable  des  rivières  en  est 
aussi  chargé  et  que ,  pour  l'extraire ,  les  femmes  ratissent 
soigneusement  ce  sable  et  le  lavent  ensuite  dans  des  espèces 
de  sas  ou  de  tamis  tressés  à  la  façon  des  paniers  ^  Ici  s'ar- 
rête ce  qu'a  dit  Posidonius  des  mines  de  Tlbérie.. 

10.  Polybe,  à  son  tour,  nous  parle,  en  décrivant  Garthage- 
la-Neuve,  de  mines  d'argent,  très-considérables,  situées  à 
20  stades  environ  de  cette  ville  et  mesurant  400  stades  de 
circuit  :  ces  mines,  qui  occupaient  de  son  temps,  et  cela 
tout  le  long  de  l'année,  une  population  de  40  000  ouvriers, 
rapportaient  à  la  République  romaine  25  000  drachmes  par 
jour.  Sans  entrer  dans  tous  les  détails  métallurgiques  que 
donne  Polybe  (ce  qui  nous  mènerait  trop  loin),  ngus  rappel- 
lerons seulement  ce  qu'il  dit  de  la  pépite  argentifère  que 
roulent  les  eaux  des  rivières  :  après  Tavoir  pilée,  on  la  passait 
au  crible  sur  l'eau  ;  le  sédiment  était  pilé  de  nouveau  et  lavé 
encore  à  grande  eau;  puis  l'on  recommençait  à  piler  le  sé- 
diment de  la  seconde  opération  et  ainsi  de  suite  ;  enfin,  à 
la  cinquième,  on  faisait  fondre  le  sédiment,  le  plomb  se  sé- 
parait sous  l'action  de  la  chaleur  et  dégageait  en  même 
temps  l'aident  complètement  purifié.  Les  mines  d'argent 
des  environs  de  Garthage-Ia-Neuve  sont  aujourd%uî  encore 
en  pleine  exploitation  ;  mais,  comme  toutes  les  autres  mines 
d'argent  situées  eulbérie,  elles  ont  cessé  d'appartenir  k l'État 

1.  Elç  >ti«m|v.  —  Voy.  MûUer,  Index  var.  lect.,  p.  953,  col.  1,  1.  70.  Cf. 
Meiaeke,  Vind.  Strab,,  p.  22. 

GÉOGR.  DE  STRA60N.  I.—  16 


242  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ponr  passer  aux  mains  de  particuliers  ;  les  mines  d'or  senles 
sont  demeurées  ponr  la  plupart  propriétés  de  TÉtat.  Nons 
ajouterons  qu'il  existe  à  Gastlon  et  en  d'autres  lieux  des 
mines  de  plomb  d'une  nature  particulière,  dont  les  filons 
cachés  à  une  grande  profondeur  contiennent  aussi  de  Tar- 
gent,  en  trop  petite  quantité  toutefois  pour  qu'il  y  ait  profit  à 
le  séparer  du  plomb  par  l'affinage. 

11.  Enfin,  non  loin  de  Gastlon,  s'élève  une  montagne  (la 
même  d'où  Ton  fait  descendre  le  Bœtis)  qui  a  reçu  le  nom 
de  mont  Argyrûs  à  cause  des  mines  d'argent  qui  s'y  trouvent. 
Polybe  fait  venir  le  Baetis  comme  l'Anas  de  la  Celtibérie, 
bien  que  ces  deux  fleuves  soient  séparés  l'un  de  l'autre  par 
un  intervalle  de  900  stades  environ,  mais  c'est  que,  par 
suite  de  l'accroissement  de  leur  puissance,  les  Geltibères 
avaient  fini  par  étendre  leur  nom  de  proche  en  proche  à 
tout  le  pays  environnant.  Anciennement,  à  ce  qu'il  semble, 
on  désignait  le  Bœtis  sous  le  nom  de  Tartessos,  et  Gadira, 
avec  le  groupe  d'iles  qui  l'avoisinent,  sous  le  nom  à!Erythea , 
et  l'on  explique  ainsi  comment  Stésichore,  en  parlant  du  pas- 
teur Géryon,  a  pu  dire  qu'il  était  né  *; 

«  Presque  en  face  de  Tillustre  Erythie,  non  loin  des  sources 
profondes  du  Tartesse,  de  ce  fleuve  à  tête  d'argent,  né  dans  les 
sombres  entrailles  d'un  rocher.  » 

On  croit* aussi  que,  comme  le  Bœtis  a  une  double  embou- 
chure et  qu*il  laisse  un  grand  espace  de  terrain  entre  ses 
deux  branches,  les  anciens  avaient  bâti  là  dans  l'intervalle 
une  ville  nommée  Tartessos  ainsi  que  le  fleuve  lui-même, 
et  qui  avait  donné  à  toute  la  contrée  occupée  aujourd'hui  par 
les  Turdules  le  nom  de  Tartesside.  Eratosthène,  il  est  vrai, 
prétend  qu'on  appelait  Tartesside  uniquement  le  canton - 
adjacent  au  mont  Galpé'  et  que  le  nom  d'Erythea  désignait 
l'une  des  îles  Fortunées.  Mais  Artémidore  contredit  for- 
mellement cette  assertion^  et,  à  l'entendre,  Eratosthène 
s'est  grossièrement  trompé  sur  ce  point,  tout  comme  il 
s'est  trompé  en  affirmant  que  de  Gadira  au  Promontoire 

1.  cf.  Bergk.  Poc^^l/r.,  p.  636.  —  2.  Voy  Meineke,  Vmâ.  Sirab.,^.  22-23. 


LIVRE  m.  2^3 

Sacré  on  compte  cinq  jonmées  de  naTÎgation,  quand  la  dis- 
tance réelle  n'excède  pas  1700  stades;  — que  le  phéno- 
mène des  marées  ne  se  fait  pas  sentir  au  delà  dudit 
^promontoire,  quand  il  est  constant  qu'il  se  produit  sur  toute 
la  circonférence  de  la  terre  habitée  ;  —  que,  pour  le  vaisseau 
^qui  fait  voile  vers  la  Celtique,  la  navigation  de  TOgéan  est 
plus  facile  et  plus  sûre  le  long  des  cô^es  septentrionales 
[que  le  long  des  côtes  méridionales]  de  llbérie  *  ;  —  et 
comme  en  général  il  s'est  trompé  toutes  les  fois  qu'il  s'est 
laissé  prendre  â  l'aplomb  impudent  de  ce  Pythéas*. 

12.  Les  fictions  d'Homère,  à  considérer  aussi  bien  celles 
qu'il  a  pu  composer  d'après  de  fausses  données  que  celles 
qui  reposent  sur  des  notions  plus  exactes  et  plus  vraies, 
nous  fournissent  plus  d'un  indice  que  ce  poète,  le  curieux, 
le  chercheur  par  excellence,  avait  déjà  une  certaine  con- 
naissance de  ces  lieux.  Ainsi^  c'était  sans  doute  uiîe  donnée 
fausse  que  cette  situation  attribuée  anciennement  à  Tar- 
tessos  aux  derniers  confins  de  l'occident,  c'est-à-dire  aux 
lieux  mêmes  où,  pour  nous  servir  des  expressions  du  poëte, 
disparaît  dans  l'Océan  «  l'étincelant  flambeau  du  soleil  traî- 
nant après  soi  la  nuit  noire  sur  la  terre  au  sein  fécond.  » 
Mais,  comme  la  nuit,  par  son  nom  sinistre,,  donne  à  tous 
ridée  d'un  lieu  proche  des  enfers,  et  que  les  enfers  à  leur 
tour  confinent  au  Tartare,  on  peut  supposer  qu'Homère, 
sur  ce  qu'on  lui  avait  dit  de  .Tartèssos,  s'est  servi  de  ce 
nom  en  le  dénaturant  et  en  a  tiré  celui  du  Tartare,  pour 
l'appliquer  ensuite  à  la  partie  la  plus  reculée  deis  régions 
souterraines,  non  sans  rembellir  de  mainte  fiction,  con- 
formément à  l'usage  des  poètes.  N'est-ce  pas  là  ce  qu'il  a 
fait  pour  les  Cimmériens?  Sur  ce  qu'il  avait  appris  de  la 

1.  Noas  avons  traduit  ce  passage  d'après  la  restitation  proposée  par  M.  Miiller: 

xi  icpoffei^wTtxà  |iipt|  t^ç   'iSiiptaç  tùicapo^tîtTeaa  [tOv  vottwv]  eTveu  [toXç]  mbç  -cîjv  RcXTUri)v 
xaxà  TOV  àxcavÀv  icUouai.  Voy.  Index  var.  lectionis,  p    953,  col.  2,  1.  32. 

3.  Tf[  IIu6iov  icKTCuxroç  dXaÇovel^ ,  au  li&U  de  ThUa  icivrr&craç  ^l'dXat^ovclav  :  cor- 
rection de  M.  Mûller,  aai  en  propose  encore  deaz'  auitres.  Mais  qu'on  adopt» 
Tune  ou  l'autre,  on  celle  encore  que  propose  M  Piccolos  et  qui  se  recommande 
comme  toutes  les  siennes  par  son  élégance,  toujours  est-il  que  le  mot  é).aCo- 
vtlav  nous  parait  devoir  être  conservé,  Strabon  ne  nommant  jamais  P^théaa 
sans  lyouter  à  son  nom  quelque  épithète  injurieuse,  et  celle-ci  de  préférence. 
M.  Meineke.  lui,  y  voit  une  glose  et  i'écarte  pour  cette  raison  (voy.  Kmâ. 
Strab.fP.  l4);  maisici  encore  nous  le  jugeons  trop  subtil. 


2(l4  géographie  de  strabon. 

position  de  ces  peuples  au  nord  et  au  couchant  du  Bosphore, 
il  les  a  transportés  au  seuil  même  des  enfers,  obéissant 
peut-être  bien  aussi  en  cela  à  la  haine  commune  des  Ioniens 
pour  cette  nation  qu'on  prétend  avoir,  du  vivant  d'Homère 
ou  peu  de  temps  avant  lui ,  envahi  l'Asie  jusqu'à  l'iEolide 
et  à  rionie.  N'est-ce  pas  par  le  même  procédé  encore  qu'il 
a  imaginé  ses  Planctœ  ou  roches  errantes  à  l'instar  des 
Gyanées,  tirant  toujours  ses  fables  de  quelque  fait  réel  par- 
venu à  sa  connaissance?  Gomme  les  Gyanées  sont  des  écueils 
dangereux,  si  dangereux  même  qu'on  les  appelle  quelquefois 
aussi  les  roches  SymplégadeSy  c'est  sous  les  mêmes  couleurs 
qu'il  a  représenté  les  Planctae  dans  son  poëme,  imaginant 
pour  plus  de  ressemblance  cette  navigation  périlleuse  de 
Jason  au  milieu  des  îles  errantes,  ^j^^^^^  V^^  ^^  détroit 
des  Colonnes  et  le  détroit  de  Sicile  lui  suggéraient  aussi  tout 
naturellement  ce  mythe  des  Planctae.  Ainsi  de  la  fiction  du 
Tartare,  fondée  pourtant  sur  une  donnée  fausse,  on  peut 
déjà  conclure  qu'Homère  connaissait  la  Tartesside  et  qu'il  y 
a  fait  allusion. 

13.  Mais  la  chose  ressort  mieux  encore  [de  Temploi  qu'il 
a  fait  de  certaines  notions  positives]  que  nous  allons  rappe- 
ler :  l'expédition  d'Hercule,  par  exemple,  en  ces  contrées 
lointaines  et  celles  des  Phéniciens  aux  mêmes  lieux  lui  don- 
naient des  vaincus  l'idée  d'un  peuple  riche  et  amolli;  et  il 
est  de  fait  que  l'assujettissement  de  celte  partie  de  l'ibérie 
aux  Phéniciens  a  été  si  complet,  qu'aujourd'hui  encore, 
dans  la  plupart  des  villes  de  la  Turdétanie  et  (fes  campagnes 
environnantes^  le  fond  de  la  population  est  d'origine  phéni- 
x^ienne.  Il  me  paraît  certain  aussi  qu'Ulysse  avait  poussé 
jusqu'ici  ses  courses  guerrières,  et  qu'Homère,  qui  avait  dû 
rechercher  dans  l'histoire  tout  ce  qui  se  rapportait  à  son  hé- 
ros, l'a  su  et  en  a  tiré  prétexte  pour  transporter  l'Odyssée, 
comme  il  avait  fait  riliade,du  domaine  de  la  réalité  pure 
dans  celui  de  la  poésie  et  des  mythes  ou  fictions  familières 
aux  poètes.  Il  est  constant,  en  effet,  que  ce  n'est  pas  seulement 
sur  les  côtes  d'Italie  et  de  Sicile  et  dans  les  parages  environ- 
nants qu'on  peut  relever  les  vestiges  de  toute  cette  histoire , 


k 


LIVRE  III.  245 

et  ribérie  elle-même  nous  montre  aujourd'hui  une  ville 
du  nom  d'Odyssea,  un  temple  de  Minerve  et  mille  au- 
tres traces  des  erreurs  du  héros  et  de  ceux  qui,  comme  lui, 
survécurent  à  la  guerre  de  Troie,  à  cette  guerre  aussi  fu- 
neste, on  peut  dire,  aux  vainqueurs  qu'aux  vaincus,  les  pre- 
miers n'ayant  remporté  qu'une  victoire  cadméenne.  Cette  vic- 
toire, on  le  sait,  avait  coûté  à  chacun  des  chefs  grecs  la  ruine 
de  sa  maison  et  ne  lui  avait  rapporté  en  échange  qu'une 
bien  faible  part  des  dépouilles  de  l'ennemi ,  de  sorte  qu'à 
l'imitation  des  chefs  Troyens  qui  avaient  échappé  à  la  mon 
et  à  l'esclavage  ils  s'étaient  tournés  vers  la  piraterie,  faisant 
par  honte  ce  que  ceux-ci  avaient  fait  par  dénument,  car 
chacun  s'était  dit 

«  Qu'il  est  hutailiant  de  rester  si  longtemps 

loin  des  siens,  humiliant  surtout 

c  De  rei^enir  auprès  d'eux  les  mains  vides.  » 

Et  c'est  ainsi  qu'à  côté  des  erreurs  d'Énée ,  d'Ânténor  et 
des  Hénètes,  l'histoire  a  enregistré  celles  de  Diomède,  de 
Ménélas,  de  Ménesthée  *  et  de  maint  autre  héros  grec.  Or, 
instruit  par  la  voix  de  l'histoire  de  toutes  ces  expéditions 
guerrières  aux  côtes  méridionales  de  l'Ibérie,  instruit  aussi 
de  la  richesse  de  cette  contrée  et  des  biens  de  toute  sorte 
qu'elle  possède  et  que  les  Phéniciens  avaient  fait  connaître, 
Homère  a  eu  l'idée  d'y  placer  la  demeure  des  Ames  pieuses 
et  ce  champ  Élyséen ,  où ,  suivant  la  prédiction  de  Prêtée, 
Ménélas  devait  habiter  un  jour  : 

ff  Quant  à  vous,  Ménélas,  les  immortels  vous  conduiront  vers 
le  champ  Ëlyséeu,  aux  bornes  mêmes  de  la  terre  :  c^est  là  que 
siège  le  blond  Rhadamanthe,  là  aussi  que  les  humains  goûtent 
la  vie  la  plus  facile  à  Tabri  de  la  neige,  des  frimas  ex  de  la  pluie 
et  qu'au  sein  de  l'Océan  s'élève  sans  cesse  le  souffle  harmo* 
nieux  et  "rafraîchissant  du  zéphyr,  »    * 

La  pureté  de  l'air  et  la  douce  influence  du  zéphyr  sont 

1.  Ménesthée  an  lieu  d'Ulysse,  qae  donnent  tous  les  Mss.  :  correction  de 
Coray  rendue  très-probable  par  1  existence  du  Port  de  Ménesthée  dans  les  en- 
virons de  Gadira.  M.  Meineke  supprime  purement  et  simplement  les  mots  »aV 
•o«u<r<r4»«.  Voy.  Find.  S<ra6.,p.  23. 


!^^6  GÉOGRAPHIE  DE  5TRAB0N. 

bien  en  effet  des  caractères  propres  à  cette  partie  de  Tlbérie, 
qui,  tournée  toute  du  côté  de  l'occident,  possède  un  dimat 
vraiment  tempéré.  Il  se  trouve  en  outre  qu'elle  est  située  juste 
aux  derniers  confins  de  la  terre  habitée,  c'est-à-dire  aux  lieux 
mêmes  où  la  fable,  avons-nous  dit,  a  placé  les  enfers,  car 
la  mention  de  Hhadamanthe  dans  les  vers  qui  précèdent 
implique  le  voisinage  de  Minos ,  et  Ton  sait  ce  qu'il  est 
dit  de  Minos  dans  Homère  :  «  Là  j'ai  vu  Minos,  au  visage 
rayonnant,  Minos,  le  fils  de  Jupiter,  qui,  son  sceptre  d  or 
dans  la  main,  rendait  la  justice  auxmorts.  »  D'autres  poètes 
maintenant,  venus  après  Homère,  ont  enchéri  sur  ce  qu'il 
avait  fait  en  imaginant  à  leur  tour  et  l'enlèvement  par  Hercule 
des  troupeaux  de  Géryon,  et  l'expédition  du  même  héros  à  la 
conquête  des  pommes  d'or  du  jardin  des  Hespérides,  et  ces 
îles  des  Bienheureux,  dans  lesquelles  nous  reconnaissons 
aujourd'hui  quelques-unes  des  îles  situées  non  loin  de  l'ex- 
trémité de  la  Maurusie  qui  fait  face  à  Gadira.      • 

14.  Mais,  je  le  répète,  les  premiers  renseignements 
étaient  dus  aux  Phéniciens,  qui,  maîtres  de  la  meilleure 
partie  de  l'Ibérie  et  de  la  Libye,  dès  avant  l'époque  d'Ho- 
mère, demeurèrent  en  possession  de  ces  contrées  jusqu'à  la 
destruction  de  leur  empire  par  les  armes  romaines.  Quant  à 
la  richesse  de  Tlbérie,  elle  nous  est  attestée  encore  par  ce 
que  disent  certains  historiens,  que  les  Carthaginois,  dans 
une  expédition  que  commandait  Barca,  trouvèrent  les  peu- 
ples de  la  Turdétanie  se  servant  de  crèches  d'argent  et  de 
tonneaux  d'argent;  on  se  demande  même  à  ce  propos  si 
ce  ne  serait  pas  l'extrême  félicité  de  ces  peuples  qui  aurait 
donné  lieu  à  la  réputation  de  longévité  qu'on  leur  a  faite, 
qu'on  a  faite  surtout  à  leurs  rois,  et  qu'AniHcréon  rappelle 
dans  ce  passage  :  9  Je  ne  souhaite  pour  moi  ni  la  corne 
d'Âmalthée  ni  un  oècle  et  demi  de  règne  sur  l'heureuse 
Tartesse;  3>  ce  qui  expliquerait,  pour  le  dire  en  passant, 
comment  Hérodote  nous  a  conservé  le  nom  d'Âi^anthosius, 
l'un  de  ces  jois  *. 

1.  Ici  nous  partageons  IVivis  de  SL  Meineke^  et  noos  teijetQiis  comme  «se  glose 
marginale  les  mots  suivants,  restitués  par  M.  MjQUer  :  i^  «r^  -coOtov  (Om-c'  âv 


LIVRE  III.  £47 

15.  Â  Tavantage  de  posséder  un  pays  aussi  riche  se  joint, 
ponr.les.Tardéta»6,4'avaiitage  de  mœurs  douces  et  policées, 
qui  s'observent,  du  reste,  par  le  fait  du  voisinage,  si  ce  n*est 
même  de  la  parenté,  comme  le  croit  Polybe,  chez  les  Celtici 
pareillement,  bien  qu'à  un  degré  moindre,  puisque,  en  gé- 
néral, les  Geltici  vivent  dispersés  dans  des  bourgades.  Les 
Turdétans,  et  surtout  ceux  des  rives  du  Baetis,  ne  s*en  sont 
pas  moins  entièrement  convertis  à  la  manière  de  vivre  des 
Romains,  jusqu'à  renoncer  à  l'usage  de  leur  idiome  natio- 
nal; et  comme,  en  outre,  beaucoup  d'entre  eux  ont  été 
gratifiés  du  jus  Latii  et  qu'ils  ont  reçu  dans  leurs  villes 
à  plusieurs  rep'iaes  des  colonies  romaines,  il  ne  s'en  faut 
guère  aujourd'hui  que  tous  soient  devenus  Romains.  L'exis- 
tence de  colonies,  telles  que  Pax  Augusta  chez  les  Geltici, 
Augustâ  Emeritachez  les  Turdules,  Cœsaraugusta  chez  les 
Celtibères  et  autres  semblables,  montre  assez  en  effet  le 
changement  qui  s'est  opéré  dans  la  constitution  politique  du 
pays.  En  général,  on  désigne  sous  le  nom  de  ^o^a^i  tous  les 
peuples  d'Ibérie  qui  ont  adopté  ce  nouveau  genre  de  vie  et 
les  Celtibères  eax-mêmes  sont  aujourd'hui  du  nombre, 
bien  qu'ils  aient  été  longtemps  réputés  les  plus  féroces  de 
tous.  Voilà  ce  que  nous  avions  à  dire  de  la  Turdétanie. 

CHAPITRE  m. 

Qu'on  remonte  maintenant,  en  partant  toujours  du  pro- 
montoire Sacré,  l'autre  partie  de  la  côte,  celle  qui  se  dirige 
vers  le  Tage,  on  la  voit  d'abord  qui  se  creuse  en  forme  de 
golfe;  puis  vient  le  promontoire  Bai^barium,  suivi  immédia- 
tement des  bouches  du  Tage  :  la  traversée  [dudit  golfe]  en 


Tartesse.  Qaelqoes^nns  reconnaissent  Tancienne  Tartesse  dans  la  Tille  de 
Carteia.  »  M.  Meineke  conserve  seulement  la  dernière  phrase,  mais  poar  la 
transporter  au  $  ii  devant  les  mots  :  «  Erat08thènê,il  est  vrai,  prétend  qu'on 
appelait  Tartesside  uniquement  le  canton  adjacent  au  mont  Calpé.  »  Mais  le 
nom  de  Tartessos  se  trouvant  dans  la  glose  appelait  naturellement  cette  ex- 
plication géographique.  Cf.  Mûller  :  Index  var^  Itct.fp,  954,  col.  i.  lig  30. 


248  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ligne  directe  jusqu'aux  bouches  du  Tage  est  de  [1000]  sta- 
des. Des  œstuaires  se  remarquent  également  sur  cette  partie 
de  la  côte;  nous  en  signalerons  un  notamment  qui,  parT 
tant  du  [promontoire]  nommé  ci-dessus,  pénètre  à  plus  de 
400  stades  dans  l'intérieur  et  [peut  amener  les  bâtiments 
jusqu'à  Salacia]^Le  Tage,  large  de  20  stades  environ 
à  son  embouchure,  se  trouve  avoir  en  même  temps  assez  de 
.  profondeur  pour  que  les  plus  gros  transports  du  commerce  le 
puissent  remonter;  et  comme,  à  la  marée  haute,  il  forme,  en 
se  répandant  sur  les  campagnes  qui  le  bordent,  deux  espaces 
de  mers  intérieures  d'une  étendue  de  150  stades,  toute  cette 
portion  de  la  plaine  se  trouve  par  le  fait  acquise  à  la  navi- 
gation. De  ces  deux  lacs  ou  aestuaires  [que  forme  le  TageJ, 
celui  qui  est  situé  le  plus  haut  contient  une  petite  île  longue 
de  30  stades  environ  et  large  à  peu  près  d'autant,  qui  se 
fait  remarquer  par  la  beauté  de  ses  [oliviers]'  et  de  ses 
vignes.  Cette  île  se  voit  à  la  hauteur  de  Moron  %  ville  heureu- 
sement située  sur  une  montagne,  tout  près  du  fleuve,  et  à  la 
distance  de  500  stades  environ  de  la  mer,  avec  de  riches^  cam- 
pagnes autour  d'elle  et  de  grandes  facilités  de  communication 
par  la  voie  du  fleuve,  puisque  les  plus  forts  bâtiments  peuvent 
remonter  celui-ci  dans  une  bonne  partie  de  son  cours,  et  que 
dans  le  reste,  c'est-à-dire  encore  plus  loin  au-dessus  de  Moron 
qu'il  n'y  a  de  .Moron  à  la  mer,  il  demeure  navigable  aux  bar- 
ques ou  embarcations  de  rivière.  C'est  de  cette  ville  queBru- 
tus,  surnommé  le  Callaïquey  avait  fait  sa  base  d'opérations 
dans  sa  campagne  contre  les  Lusitans,  laquelle  se  termina, 
comme  on  sait,  par  la  défaite  de  ces  peuples.  U  avait  en  outre 
fortifié  Oliosipon  \  qui  par  sa  position  est  comme  la  [clef]  '^  du 


xaO* -^v  WpiuovTai  û  itou  ^oxxaia.  voy.  Index  var,  lect.^  p.  954,  col.  i  et  2. — 
2.  EùiXatov  au  lieu  de  tùa\<ri;,  correction  de  M«  Mûller  fondée  sur  un  passage 
analogue ,  relatif  à  Tile  de  Chypre  t^Uatoc  xaX  tÛoivo«.  —  3.  Voy.  la  note  de 
M.  Mûller,  qui  identifie  Moron  avec  la  Mjrobriga  de  Ptolémée  {index  var.  /ecl., 
p.  954,  col.  2,  1. 44.  —  4.  Voy.  Mûller,  tOid.,  p.  955,  col.  1,  1.  2.  —  5.  KXtlOpoiç 
(en  latin  clauslris)  au  lieu  de  icXiupoi«,  correction  de  M.  Meineke.  agréée  par 
M.  Mûller.  Voy.  Vind.  Slrab.^  p.  25. 


LIVRE  m.  249 

« 

fleuve,  de  façon  à  être  maître  de  son  cours  et  à  être  toujours 
libre  de  faire  arriver  par  cette  voie  jusqu'à  son  armée  les 
approvisionnements  nécessaires  :  ces  deux  villes  naturelle- 
ment sont  les  plus  fortes  de  toutes  celles  qui  bordent  le  Tage. 
Ce  fleuve,  déjà  très-poissonneux,  abonde  aussi  en  coquillages. 
U  prend  sa  source  chez  les  Geltibères  et  traverse  successi- 
vement le  pays  des  Vettons,  et  ceux  des  Garpétans  et  des  Lu- 
sitans,  en  se  dirigeant  au  couchant  équinoxial.  Jusqu'à  un 
certain  point  de  son  cours,  il  coule  parallèlement  à  TAnas 
et  au  Bœtis;  mais,  plus  loin,  sa  direction  s'écarte  de  la  leur, 
ces  deux  fleuves  se  détournant  alors  vers  la  côte  méridionale. 

2.  Des  peuples  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  comme 
habitant  au-dessus  des  montagnes  %  les  plus  méridionaux  sont 
les  Orétans,  qui  s'avancent  même  jusqu'à  la  côte  dans  la 
partie  de  l'Ibérie  comprise  en  dedans  des  Colonnes  d'Hercule. 
Au  N.  de  ceux-ci,  maintenant,  on  rencontre  les  Garpétans, 
et  plus  loin  les  Yettons  et  les  Yaccéens,  dont  le  territoire 
est  traversé  par  le  Durius  :  c'est  à  Acoutea^  en  effet,  ville 
des  Yaccéens,  qu'on  passe  habituellement  ce  fleuve.  Yien- 
nent  enfin  les  Gallaîques,  qui  occupent  une  grande  partie  des 
montagnes,  et  qui,  ayant  été  pour  cette  raison  plus  difficiles 

à  vaincre,  ont  mérité  de  donner  leur  nom  au  vainqueur  des  ' 
Lusitans  et  ont  fini  même  aujourd'hui  par  retendre  et  l'im- 
poser à  la  plupart  des  peuples  de  la  Lusitanie.  Les  villes 
principales  de  l'Orétanie  sont  Gastalon'  et  Oria  ^. 

3.  Au  N.  du  Tage,  s'étend  la  Lusitanie,  qu'habite  la 
plus  puissante  des  nations  ibériennes ,  celle  de  toutes  qui 
a  le  plus  longtemps  arrêté  les  armes  romaines.  Gette  con- 
trée a  pour  bornes,  au  midi  le  Tage  ,  à  l'ouest  et  au  nord 
l'Océan,  et  à  l'est  les  possessions  des  Garpétans,  des  Yet- 
tons, des  Yaccéens  et  des  Gallaîques,  pour  ne  parler  que  des 
peuples  connus,  car  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  méritent  pas 
d'être  nommés,  vu  leur  peu  d'importance  et  leur  obscurité.  ' 

1.  Ta  TGû'Ava  ùictçxeliitvo  opt)  (lîv.  III,  ch.  Il,  %  3)  Voy.  Mùller  :  Inàtx  var.  lect, 

S.  955,  col.  1,  1. 22.—  2.  XxoûTtiav  au  lieu  de  Xxovrîav,  corrpctioîi  mise  hors  de 
oute  par  ce  passage  d'Etienne  de  Byzance  :  AxoûTtia  -koKi^  *i6vipia«,  xaôà  2Tpâp«v 
Iv  to  Tf-iTO.  —  3.  Voy.  Mûller.  tbtd.,  p.  955,  col.  1,  lig.  28  —  4.  Peut-être 
Orisia  d'après  Etienne  de  Byzance. 


M 


îbO  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Contrairement  à  ce  que  nous  venons  de  dire,  quelques  au- 
teurs modernes'  comprennent  parmi  les  peuples  lusitans 
ces  tribus  limitrophes  elles-mêmes*  Ajoutons  alors  que  ces 
tribus  confinent;  du  côté  de  l'est,  les  callaïques  à  la  na- 
tion des  Âstures  et  à  celle  des  Geltibères,  et  toutes  les 
autres  à  la  Geltibérie.  La  longueur  de  la  Lusitanie  [jus- 
qu'au cap  Nerium]'  est  de  3000  stades;  quant  à  la  largeur, 
laquelle  se  mesure  de  la  limite  orientale  à  la  côte  qui  lui 
fÎEdt  face,  elle  est  beaucoup  moindre.  Toute  la  partie  orien- 
tale est  élevée  et  âpre,  mais^  au-dessous  jusqu'à  la  mer, 
le  pays  ne  forme  plus  qu'une  plaine  à  peine  interrompue 
par  quelques  montagnes  de  médiocre  hauteur.  Aussi  Posi- 
donius  désapprouve-t-il  Aristote  d'avoir  attribué  le  phé- 
nomène des  marées  à  la  disposition  de  cette  côte  et  de  celle 
de  la  Maurusie^  comme  si  le  reflux  de  la  mer  était  dû  à  l'é- 
lévation et  à  la  nature  rocailleuse  de  ces  extrémités  de  la 
terre  habitée,  qui  recevant  le  flot  durement,  devraient  natu- 
rellement le  renvoyer  de  même  :  les  côtes  d'Ibérie  en  effet, 
et  Poëidonius  le  fait  remarquer  avec  raison,  n'offrent  presque 
partout  que  des  dunes  fort  basses'. 
4.  La  contrée  que  nous  décrivons  est  riche  et  fertile;  des 
%  cours  d'eau,  grands  et  petits,  l'arrosent,  qui  viennent  tous 
de  l'est  et  coulent  parallèlement  au  Tage  ;  la  plupart  peu- 
vent être  remontés,  et  charrient  des  paillettes  d'or  en  très- 
grande  quantité.  Les  plus  connus  de  ce&cours  d'eau  k  partir 
du  Tage  sont  le  Mundas  *  et  la  Vacua,  qui  n©  peuvent  être 
l'un  et  l'autre  remontés  qu'à  une  faible  distance.  Yient 
ensuite  le  Burins,  dont  la  source  est  très-éloignée,  et  qui 
baigne  Numance  ou  Nomantia  et  mainte  autre  place  appar- 
tenant soit  aux  Geltibères  soit  aux  Vaccéens;  les  gros  bâti- 
ments eux-mêmes  peuvent  le  remonter  Teispace  de  800  stades 
environ.  On  franchit  encore  d'autres  cours  d'eau,  puis  l'on 
atteint  le  Léthé.  Ce  fleuve  que  les  auteurs  appellent  aussi 


1.  Ti  vûv  au  lieu  de  toIç  vûv.  —  2.  Au  lieu  de  la  leçon  des  Mss.  tb  \t.tv  ovv  |a^xo; 
liu^ittv  xal  T^ioxi-^^ov   <"«^*   M.   MÛller  propose  :  t.  (t.   o.   (a.    h-^X^i^  ou  tu;  Nc^iou 

TDwx- —  3.  Voy.  sur  tout  ce  passage  la  longue  note  de  M.  Meineke  {Vind,    . 
Strâb.f  p.  26.)*  —  4*  La  leçon  des  Mss.  est  3ïuliadas, 


\ 


LIVRE  m.  251 

tantôt  le  LimœaSy  et  tantôt  TOblivio^  descend  également  de 
la  Geltibërie  et  du  pays  des  Yaccëens.  Il  en  est  de  même  du 
Bannis  qui  lui  succède  :  le  Bœnis,  ou  Minius,  comme  on  l'ap- 
pelle quelquefois,  est  de  tous  les  fleuves  de  la  Lusitanie  le 
plus  grand  de  beaucoup  et  il  peut  être,  comme  le  Durius,  re- 
monté l'espace  de  800  stades.  Posidonius,  lui,  le  fait  venir, 
ainsi  que  le  Durius^dupaysdAS  Gantabres.  Son  embouchure 
est  commandée  par  une  île  et  protégée  par  une  double  jetée, 
à  l'abri  de  laquelle  les  vaisseaux  peuvent  mouiller.  Notons 
ici  une  disposition  naturelle  très-heureuse ,  c'est  que  le 
lit  de  tous  ces  cours  d'eau  est  si  profondément  encaissé 
qu'il  suffit  même  à  contenir  les  flots  de  la  marée  montante, 
ce  qui  prévient  les  débordements  et  empêche  que  les  plai- 
nes environnantes  soient  jamais  inondées.  Le  Baenis  fut  le 
terme  des  opérations  deBrutus;  mais  on  trouverait  plus  loin 
encore  d'autres  cours  d'eau  coulant  parallèlement  aux  pré- 
cédents. 

5.  Les  derniers  peuples  de  la  Lusitanie  sont  les  Artabres, 
qui  habitent  près  du  cap  Nerium.  Dans  le  voisinage  du 
même  cap,  qui  forme  l'extrémité  à  la  fois  du  côté  occidental 
et  du  côté  septentrional  de  Tlbérie,  habitent  les  Celtici, 
proches  parents  de  ceux  des  bords  de  l'Anas.  On  raconte  en 
effet  qu'une  bande  de  ces  derniers,  qui  avait  entrepris  na- 
guère une  expédition  en  compagnie  des  Turdules  contre 
les  peuples  de  cette  partie  de  Tlbérie ,  s'étant  brouUlée 
avec  ses  idliés  dès  la  rive  ultérieure  du  Limseas,  et,  ayant 
perdu  en  même  temps,  pour  comble  de  malheur,  le  chef  qui 
la  commandait,  se  répandit  dans  le  pays  et  se  décida  à 
y  demeurer,  ce  qui  fit  donner  au  Limaeas  cette  dénomina- 
tion de  fleuve  du  Léthé  ou  de  VOubli.  Les  villes  des  Ârta- 
bres  sont  agglomérées  autour  d'un  golfe  connu  des  manas 
qui  pratiquent  ces  parages  sous  le  nom  déport  des  Artabres, 
Aujourd'hui  pourtant  on  donne  aux  Artabres  plus  volontiers 

i,  'OffXiouiôva  (Obîivioném)  au  lieu  de  BiXiôva,  correction  très-probable  de 
Xylander.  Voy.  Pline  IV,  35  et  ITI,  1.  Mais  à  ce  compte  nous  avons  peut  être  là 
le  même  nom  4ans  trois  langues  différentes,  et  Ltmasas,  dans  la  langue  eu. 
pays,  signifiait  peut-être  aussi  le  fleuve  de  l'Oubli,  —  2.  Voy.  MtUier  :  /fxu»  «or. 
lect.y  p.  955,  col.  2,  lig.  1  et  Index  nom,  rerumque,  t.  Bmntt, 


252  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

le  nom  à'Ârôtrebes.  —  Trente*  peuples  différents  habitent 
la  contrée  comprise  entre  le  Tage  et  la  frontière  des  Ar- 
tabres;  mais,  bien  que  cette  contrée  soit  naturellement 
riche  en  fruits  et  en  bétail ,  ainsi  qu'en  or,  en  argent  et 
en  autres  métaux,  la  plupart  de  ces  peuples  ont  renoncé  à 
tirer  partie  de  ces  richesses  naturelles  pour  vivre  de  bri- 
gandage ;  de  tout  temps,  en  effet,  ils  ont  vécu  en  guerres 
soit  entre  eux,  soit  avec  leurs  voisins  d'au  delà  du  Tage, 
jusqu'à  ce  que  les  Romains  aient  mis  fin  à  cet  état  de 
choses  en  faisant  descendre  les  peuples  de  la  montagne 
dans  la  plaine  et  en  réduisant  la  plupart  de  leurs  villes  à 
n'être  plus  que  de  simples  boui^s,  en  même  temps  qu'ils 
fondaient  quelques  colonies  au  milieu  d'eux.  C'étaient  les 
montagnards,  comme  on  peut  croire^qui  avaient  commencé 
le  désordre  :  habitant  un  pays  triste  et  sauvage,  et  pos- 
sédant à  peine  le  nécessaire,  ils  en  étaient  venus  à  convoi- 
ter le  bien  de  leurs  voisins.  Ceux-ci,  de  leur  côté,  avaient  dû, 
pour  les  repousser,  abandonner  leurs  propres  travaux,  et, 
comme  ils  s'étaient  mis  eux-mêmes  à  guerroyer,  au  lieu  de 
cultiver  la  terre,  leur  pays,  faute  de  soins,  avait  cessé  de 
rien  produire,  voire  même  les  fruits  qui  lui  étaient  naturels, 
pour  devenir  un  vrai  repaire  de  brigands. 

6.  Les  Lusitans,  à  ce  qu'on  dit,  excellent  à  dresser  des 
embuscades  et  à  éclairer  une  piste  ;  ils  sont  agiles,  lestes  et 
souples.  Le  bouclier  dont  ils  se  servent  est  petit,  n'ayant 
que  deux  pieds  de  diamètre,  la  partie  antérieure  en  est 
concave,  et  ils  le  portent  suspendu  à  leur  cou  par  des  cour- 
roies, on  n'en  voit  pas  qui  ait  d'anse  ou  d'agrafes.  Us  sont 
armés  en  outre  d'un  poignard  ou  coutelas^  ;  la  plupart  ont 
des  cuirasses  de  lin,  d'autres,  mais  en  petit  nombre,  por- 
tent la  cotte  de  mailles  et  le  casque  à  triple  cimier;  généra- 
lement  leurs  casques  sont  de  cuir.  Les  fantassins  ont  aussi 
des  cnémides,  et  tiennent  à  la  main  chacun  plusieurs  jave- 
lines ;  quelques-uns  se  servent  de  lances  à  pointe  d'airain'. 

1.  Quelques  Mss.  portent  cinquante,  Pline  compte  quarante-six  peuples  en 
Lusitanie,  IV,  35.  —  2.  Il  est  probable,  comme  dit  Kramer,  que,  dans  le  texte 
primitif,  la  mention  de  Tépée  à  double  tranchant,  (itpoc  ditf  laroiiov,  décrite  par 
Diodore  (V,  54),  précédait  celle  du  poignard,  ica^a^f  i^. 


\ 


LIVRE  m.  253 

On  ajoute  que,  parmi  les  peuples  riverains  du  Durius,  il  en 
est  qui  vivent  à  la  façon  des  Lacédémoniens,  se  frottant 
d'huile  et  se  servant  d'étrillés*  et  d'étuves  chauffées  à  Taide 
de  pierres  rougies  au  feu,  puis  se  baignant  dans  Teau  froide 
et  ne  faisant  jamais  qu'un  seul  repas,  très-proprement  ap- 
prêté, il  est  vrai,  mais  d'une  extrême  frugalité.  Les  Lusi- 
tans  font  de  fréquents  sacrifices  aux  dieux,  et  examinent  les 
entrailles,  sans  les  arracher  du  corps  de  la  victime  ;  ils  ob- 
servent aussi  les  veines  de  la  poitrine,  et  tirent  en  outre 
certaines  indications  du  simple  toucher.  Ils  consultent 
même  dans  certains  cas  les  entrailles  humaines,  se  servant 
à  cet  effet  de  leurs  prisonniers  de  guerre,  qu'ils  revêtent  au 
préalable  de  saies  pour  le  sacrifice,  et,  quand  la  victime 
tombe  éventrée  de  la  main  de  l'haruspice,  ils  tirent  un  pre- 
mier avertissement  de  la  chute  même  du  corps.  Souvent 
aussi  ils  coupent  la  main  droite  à  leurs  captifs  et  en  font  of- 
frande aux  ddeux. 

7.  Tous  ces  montagnards  sont  sobres,  ne  boivent  que  de 
l'eau  et  couchent  sur  la  dure  ;  ils  portent  les  cheveux  longs 
et  flottants  à  la  manière  des  femmes,  mais,  pour  combattre, 
ils  se  ceignent  le  front  d'un  bandeau.  Ils  se  nourrissent  sur- 
tout de  la  chair  du  bouc.  Dans  leurs  sacrifices  au  dieu 
Mars,  ils  immolent  aussi  des  boucs,  ainsi  que  des  prison- 
niers de  guerre  et  des  chevaux.  Ils  font  en  outre  des  héca- 
tombes de  chaque  espèce  de  victime,  à  la  façon  des  Grecs  ^. 
Us  célèbrent  des  jeux  gymniques,  hoplitiques  et  hippiques, 
dans  lesquels  ils  s'exercent  au  pugilat  et  à  la  course,  et  si- 
mulent des  escarmouches  et  des  batailles  rangées.  Les  trois 
quarts  de  l'année,  on  ne  se  nourrit  dans  la  montagne  que 
de  glands  de  chêne,  qui,  séchés,  concassés  et  broyés,  servent 
à  faire  du  pain.  Ce  pain  peut  se  garder  longtemps.  Une 
espèce  de  bière  faite  avec  de  l'orge  y  est  la  boisson  ordi- 
naire; quant  au  vin,  il  est  rare,  et  le  peu  qu'on  en  fait  est 
bientôt  consommé  dans  ces  grands    banquets  de  famille 

i,  [x«l  Ç6(rTp]«i«  au  lien  do  ftç,  eorreetion  de  M.  Mûller.  Voy.  Index  var.  lect,^ 
p.  WS,  col.  2, 1.  24.  Cf.  Meioeke,  Vind.  Stràb.j  p.  28.  —  2.  .10?  »«l  niv^àpiç  fi)«t 
«  ndvra  e&iiy  kx9.xév,  »  Oloso  évideiite  dénoncée  par  M.  Meineke,  ibid.t  p.  29. 


254  GÉOGRAPHIB  DE  STRABON. 

si  fréquents  chez  ces  peuples.  Le  beurre  y  tient  lieu  d'huile. 
On  mange  assis;  il  y  a  pour  cela  des  stalles  en  pierre,  qui 
régnent  tout  autour  des  murs  et  où  les  convives  prennent 
place  suivant  l'âge  et  le  rang.  Les  mets  circulent  de  main 
en  main.  Tout  en  buvant,  les  hommes  se  mettent  à  danser, 
tantôt  formant  des  chœurs  au  son  de  la  flûte  et  de  la 
trompette,  tantôt  bondissant  un  à  un  à  qui  sautera  le 
plus  haut  en  Tair  et  retombera  le  plus  gracieusement  à  ge- 
noux ^  Dans  la  Bastétanie,  les  femmes  dansent  aussi  mêlées 
aux  hommes,  chacune  ayant  son  danseur  vis-à-vis,  à  qui 
elle  donne  de  temps  en  temps  les  mains*.  Tous  les  hom- 
mes sont  habillés  de  noir ,  ils  ne  quittent  pas  à  propre- 
ment parler  leurs  saies,  s'en  servant  même  en  guise  de 
couvertures  sur  leurs  lits  de  paille  sèche  :  ces  manteaux, 
comme  ceux  des.  Celtes,  sont  faits  de  laine  grossière  ou 
de  poil  de  chèvre  '.  Quant  aux  femmes,  elles  ne  portent 
que  des  manteaux  et  des  robes  de  couleur  faites  d'étoffes 
brochées.  Dans  l'intérieur  des  terres,  on  tie  connaît,  à 
défaut  de  monnaies,  que  le  commerce  d'échange,  ou  bien 
on  découpe  dans  des  lames  d'argent  de  petits  morceaux 
qu'on  donne  en  payement  de  ce  qu'on  achète.  Les  cri- 
minels condamnés  à  mort  sont  précipités;  mais  les  par- 
ricides sont  lapidés  hors  du  territoire,  par  delà  la  frontière 
la  plus  reculée^.  Les  cérémonies  du  mariage  sont  les 
mêmes  qu'en  Grèce.  Les  malades,  comme  cela  se  pratiquait 
anciennement  chez  les  Assyriens  ',  sont  exposés  dans  les 
rues  pour  provoquer  ainsi  les  conseils  de  ceux  qui  ont  été 
atteints  des  mêmes  maux.  Antérieurement  à  l'expédition 
de  Brutus,  ces  peuples  ne  se  servaient  que  de  bateaux  de 
cuir  pour  traverser  les  œstuaires  et  étangs  de  leur  pays  ; 

1.  Quelque  chose  comme  le  saut  des  Basques:  Cf.  Meineke,  i5ti.,  p.  29.  » 

ayTt^«|x6.,  correction  de  M.  MÛller.  —  3.  XTi^ai$o»oiToû(nv*  l^lvou;  iï  ^  alYtloi< 
xeOvToi  (se.  (rà-^oi<i)  au  lieu  de  tn-  xY)pivoi<  ^i  i-ry*'®^?  X*  Correction  des  plus  ingé- 
nieuses due  encore  àM.MûUer.Voy.  Index  var,  lect.,  p.  955  et  956.-4.  U«  tûv 
opuy  Tûv  dicutrâTti),  Conjecture  de  M.  Mûller,  au  lieu  de  tQv  icoraji-Av.  M. 
Meineke  supprime  ces  derniers  mots  purement  et  simplement.  Voy.  Vind, 
Strah,f  p.  30,  —'5.  Les  Msi,  portent  EgifptierUy  mais  Terreur  est  évi- 
dente. 


\ 


LTVhS  UU  255 

aujourd'hui  ik  commencent  aussi  à  avoir  des  canots  creu-* 
ses  dans  nn  seul  tronc  d'arbre^  mais  l'osage  en  est  encore 
peu  répandu.  Le  sel  qu'ils  recueillent  est  rouge  poui^ 
pre,  seulement  il  devient  blanc  quand  il  est  écrasé.  Tel 
est  le  genre  de  vie  de  tous  les  montagnards,  et,  conmie  je 
l'ai  déjà  dit,  je  comprends  sous  cette  dénomination  les 
différents  peuples  qui  bordent  le  c6té  oriental  de  llbérîe 
jusqu'au  pays  des  Yascons  et  au  Mont  Pyréné,  à  savedt 
les  Gallaïques,  les  Astures  et  les  Gantabres,  qui  ont  ton»  ei 
effet  une  manière  de  vivre  uniforme  :  je  pourrais  sans  doute 
faire  la  liste  de  ces  peuples  plus  longue,  mais  je  n'en  ai 
pas  le  courage  et  je  recule,  je  l'avoue,  devant  l'ennui  d'une 
transcription  pareille ,  n'imaginant  pas  d'ailleurs  que  per* 
sonne  puisse  trouver  du  plaisir  à  entendre  des  noms  comme 
ceux  des  Pleutaures  *,  des  Bardyètes,  des  AUobriges  et  d'au- 
tres moins  harmonieux  et  moins  connus  encore. 

8.  Au  surplus,  ce  n'est  pas  seulement  la  guerre  qui  a  en- 
gendré chez  ces  peuples  ces  mœurs  rudes  et  sauvages,. elles 
tiennent  aussi  à  l'extrême  éloignement  oii  leur  pays  se  trouve 
des  autres  contrées,  car  pour  y  arriver  soit  par  terre,  sdt 
par  mer,  il  faut  toujours  faire  un  chemin  très-long,  et  na- 
turellement, cette  difficulté  de  communication  leur  a  fait 
perdre  toute  sociabilité  et  toute  humanité.  Il  faut  dire  pour- 
tant qu'aujourd'hui  le  mal  est  moins  grand  par  suite  du 
rétablissement  de  la  paix  et  des  fréquents  voyages  que  les 
Romains  font  dans  leurs  montagnes.  Restent  quelques  tri- 
bus* qui  ont  jusqu'ici  moins  participé  que  les  autres  à  ce 
double  avantage,  celles-là  ont  conservé  un  caractère  plue 
farouche,  plus  brutal,  sans  compter  que  chez  la  plupart 
d'entre  elles  cette  disposition  naturelle  a  pu  se  trouver 
augmentée  encore  par  Tâpreté  des  lieux  et  la  rigueur  du 
climat^.  Mais,  je  le  répète,  toutes  les  guerres  se  trouvent 


1.  Par  analogie  avec  les  Artabres  et  les  Gantabres,  dont  le  nom  pa/ait  soBvent 
dans  les  Nss^  sous  la  forme  Kâvraupoi,  M-  Millier  croit  qae  ce  nom,  d'aiUeurs 
inconnu,  pourrait  bien  être  nXeûxaSpoi  au  lieu  de  nXràToupou  Voy.  Ind,  var.  leet,, 
p.  956,  coi.  1,  1.  42.  —  3.  Kal  à%6    tûv  tâicuv    Xu«p6Ti|teç    lvlot<  xal  xfiv    Ai^, 

au  lieu   de  xal  xQv  à^&Vf  correction  de  M.  Meineke.  Voy.  Vind*  Sirab.,  p.  80. 

0 


256  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

aujourd'hui  terminées;  les  Gantabres  eux-mèine$,  qui 
de,  tous  ces  peuples  étaient  les  plus  attachés  à  leurs  habi- 
tudes de  brigandage,  ont  été  réduits  par  César-Auguste, 
ainsi  que  les  tribus  qoii  les  avoisinent,  et,  au  lieu  de  dévaster 
comme  par  le  passé  les  terres  des  alliés  du  peuple  romain, 
il&  portent  maintenant  les  armes  pour  les  Romains  mêmes  : 
tel  est  le  cas  aussi  des  Goniaci  *,  [des  Aruaci],  qui  habitent 
[la  ville  de  Segida^],aux  sources  de  TÈbre,  [desBelli  et  des 
Tytthi]  '.De  plus,  Tibère  a,  sur  l'indication  d'Auguste,  s'bn 
prédécesseur,  envoyé  dans  ces  contrées  un  corps  de  trois 
légions,  dont  la  présence  se  trouve  avoir  beaucoup  fait  déjà, 
non-seulement  pour  pacifier,  mais  encore  pour  civiliser  une 
partie  de  ces  peuples. 


CHAPITRE  IV. 


.  * 


La  partie  de  l'Ibérie  qui  nous  reste  à  décrire  comprend  : 
l^  tout  le  littoral  de  notre  mer  des  Colonnes  d*Hercule  au 
Mont  Py  rené  ;  2^  toute  la  région  intérieure  située  au-dessus 
de  ladite  côte.  Or,  cette  région  intérieure,  de  largeur  iné- 
gale, a  un  peu  plus  de  4000  stades  de  longueur,  c'est-à-dire 
2000  stades  de  moins  que  la  côte  à  laquelle  elle  correspond 
et  dont  on  décompose  la  longueur  ainsi  qu'il  suit  :  du  mont 
Galpé,  voisin  des  Colonnes  d'Hercule,  à  Carthage-la-Neuve, 
ulie  première  section  de  2200  stades,  occupée  par  les  Bas- 
tétans ,  les  mêmes  qu'on  nomme  quelquefois  les  Bastilles, 
et  en  partie  aussi  par  quelques  tribus  orétanes;  puis,  de 
Carthage-la-Neuve  à  l'Èbre,  une  seconde  section  de  même 
longueur  ou  peu  s'en  faut  que  la  première,  et  occupée  par 
les  Édétans;  enfin  ime  troisième  section  de  1600  stades, 
s'étendant  en  deçà  de  l'Èbre  jusqu'au  Mont  Pyréné  et  aux 
Trophées  de  Pompée,  et  habitée  dans  une  partie  encore 

1.  Peut-être  les  Concani  d'Horace,  de  Pomponius  Mêla  et  de  Silius  Italiens. 

Voy.  Mûller  :  Ind.  var.  lect.,  p.  956,  col.  l,  1.  60.  —  2.  Olxovvctç  leyi^iiv  [itôXiv 

Apoiioxoi,  xa\  BcUol  xal]  TouTeoi,  au  Ueu  de  olxovvxtç  itXî|v  Toyi<roi  :  l'une  des  plus 

Ingénieuses  restitutions  de  M.  MUUer*  Voy.  Index  var.  lect.,  p.  956,  col.  i  et  à. 


i 


LIVRE  III.  257 

par  quelques  tribus  d'Édétâns,  et  dans  le  reste  par  la  na- 
tion des  Indicètes,  laquelle  est  partagée  en  quatre  tribus. 

2.  Reprenons  maintenant  du  mont  Galpé  pour  décrire 
toute  cette  côte  en  détail.  Tout  le  long  de  la  Bastétanie  et 
du  territoire  des  Orétans  règne  une  chaîne  de  montagnes 
couverte  de  hautes  et  épaisses  futaies,  qui  forme  la  sépa- 
ration entre  le  littoral  et  la  région  intérieure  :  cette  chaîne, 
en  maint  endroit,  possède  aussi  des  mines,  des  mines  d'or 
et  d'autres  métaux.  La  première  vile  qu'on  rencontre  dans 
cette  partie  de  la  côte  estMalaca.  Située  juste  à  la  même  dis- 
tance de  Galpé  que  Gadira,  Malaca  est  Yemporium  ouïe  mar- 
ché que  fréquentent  de  préférence  les  peuples  numides*  de 
la  côte  opposée.  II  s'y  trouve  d'importants  établissements  de 
salaisons.  Quelques  auteurs  pensent  que  cette  ville  n'est 
autre  que  Msenacé,  que  la  tradition  nous  donne  pour  la  plus 
occidentale  des  colonies  phocéennes,  mais  il  n'en  est  rien. 
L'emplacement  de  Mœnacé,  ville  aujourd'hui  ruinée,,  se 
trouve  à  une  distance  plus  grande  de  Galpé,  et,  d'ailleurs, 
le  peu  de  vestiges  qui  en  restent  dénotent  une  ville  hellé-> 
nique ,  tandis  que  Malaca,  en  même  temps  qu'elle  est  plus 
rapprochée  de  Galpé,  a  la  physionomie  complètement  phé- 
nicienne. Vient  ensuite  la  cité  des  Exitans,  qui  a  donné  son 
nom  aussi  à  un  genre  de  salaisons  estimées. 

3.  Abdères,  qui  lui  succède,  est  également  d'origine  phé- 
nicienne. Au-dessus  de  cette  ville,  maintenant,  dans  la  mon* 
tagne,  se  trouve,  dit-on,  Odyssea,  la  ville  d'Ulysse,  avec  le 
temple  de  Minerve  qui  en  dépend.  Posidonius  affirme  le 
fait,  ainsi  qu'Artémidore  et  Asclépiade  deMyrlée,  grammai- 
rien connu  pour  avoir  professé  chez  les  Turdétans  et  pour 
avoir  publié  sous  forme  de  relation  de  voyage  une  description 
des  peuples  de  ces  contrées.  Ge  dernier  auteur  ajoute  que  les 
parois  du  temple  de  Minerve  à  Odyssea  supportent  encore  les 
boucliers  et  les  éperons  de  navire  qui  y  furent  fixés  ancienne- 
ment en  commémoration  des  erreurs  d'Ulysse.  H  veut  aussi 
qu'il  y  ait  eu  chez  les  Gallaïques.un  établissement  formé  par 

t.  NeuiMi  aa  Uea  de  vai^oK  que  portent  les  Mss., correction  de  Tyrwhitt. 

Gl^OGR.  DB  STRABON.  I.—  1 7 


258  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

quelques-uns  des  compagnons  de  Teucer,  et  rappelle  en 
même  temps  qu'on  voyait  naguère  en  ce  pays  deux  villes  ap^ 
pelées  Tune  Hellènes  et  l'autre  Amphilochi,  ce  qui  semble- 
rait prouver  qu'Amphilochus  était  venu  mourir  ici,  et  que 
ses  compagnons,  continuant  d'errer  à  Taventure,  avaient 
poussé  plus  loin  jusque  dans  l'intérieur  des  terres.  Suivant 
une  autre  tradition  recueillie  par  le  même  auteur,  quelques- 
uns  des  compagnons  d'Hercule  auraient  également  fondé  un 
établissement  en  Ibérieill  y  serait  venu  aussi  une  colonie 
messénienne.  Enfin  Âsclépiade  et  d'autres  auteurs  nous 
parlent  d'une  bande  de  Lacédémoniens  qui  auraient  occupé 
une  partie  de  la  Gantabrie.  Ajoutons  qu'il  se  trouve  dans 
la  même  contrée  une  ville  du  nom  d'Opsicella  [ou  d'O- 
cela'],  qui  passe  pour  avoir  été  fondée  par  Ocelas,  l'un 
des  héros  qui  accompagnaient  Anténor  et  ses  enfants  lors 
de  leur  passage  en  Italie.  En  Libye,  d'autre  part,  s'il  faut 
ajouter  foi  aux  rapports  des  marchands.  Gadirites,  comme 
ont  fait  certains  auteurs  que  nomme  Artémidore ,  il  existe 
réellement  au-dessus  de  laMaurusie,  et  dans  le  voisi- 
nage des  Éthiopiens  occidentaux  ,  des  peuples  appelés 
Lotophages  parce  qu'ils  se  nourrissent  de  la  plante  et  ra- 
cine du  lotoSj  laquelle  les  dispense  de  boire  ou  plutêt  leur 
tient  lieu  de  boisson,  le  pays  qu'ils  habitent  et  qui  se  pro- 
longe jusqu'au-dessus  de  Cyrène  étant  complètement  dé- 
pourvu d'eau.  Ce  ne  sont  même  pas  là  les  seuls  Lotophages^ 
car  on  donne  ce  nom  aussi  aux  habitants  de  l'île  Méninx, 
l'une  des  deux  îles  qui  commandent  l'entrée  de  la  Petite 
Syrte. 

4.  On  conçoit  donc  parfaitement  que  l'imagination  d'Ho- 
mère ait  pu,  modifiant  sur  ce  point  les  traditions  rela- 
tives aux  erreurs  d'Ulysse,  transporter  par  delà  les  Colonnes 
d'Hercule,  en  pleine  mer  Atlantique,  une  partie  des  aven- 
tures du  héros  (car  ici,  tant  par  le  choix  des  lieux  que  par 
les  autres  circonstances,  la  fiction  s'écartait  assez  peu  des 
données  positives  de  l'histoire  pour  paraître  presque  vrai- 

1.  Voy.  MtUler  :  Index  var.  lect.,  p.  957,  col.  l,  1.  9. 


LIVRE   III.  219 

semblable);  on  conçoit  également  qu'il  se  soit  trouvé  des 
personnes,  comme  voilà  Gratès  de  Mallos  et  d'autres  en- 
core, qui,  conciliant  leur  foi  dans  ces  traditions  historiques 
avec  le  respect  dû  à  la  grande  érudition  d'Homère,  ont 
fait  de  ses  poèmes  un  sujet  de  discussions  scientifiques.  En 
revanche,  il  y  a  des  auteurs  qui  •  ont  compris  l'œuvre  du 
,  poëte  de  façon  si  rustique,  on  peut  dire,  que,  non  contents 
îde  lui  refuser,  comme  ils  auraient  pu  faire  au  fossoyeur 
|)U  au  simple  moissonneur,  la  science  et  l'érudition  propre- 
ment dite,  ils  ont  traité  d'insensé  quiconque  avait  pu  sou- 
''mettre  ses  poëmes  à  ime  étude,  à  un  examen  scientifique  ; 
et  jusqu'ici  personne,  soit  parmi  les  grammairiens,  soit 
parmi  les  mathématiciens,  n'a  osé  entreprendre  une  dé- 
fense en  règle  d'Homère,  ni  même  rectifier  ou  contredire 
d'une  façon  quelconque  les  assertions  de  ces  auteurs.  Il 
me  semble  pourtant  possible  de  justifier  Homère  de  la 
plupart  des  reproches  qu'on  lui  a  adressés  et  de  rectifier 
qui  plus  est  mainte  erreur  de  ses  critiques,  notamment 
celles  où  ils  sont  tombés,  pour  avoir  cru  aux  mensonges  de 
Pythéas,  dans  l'ignorance  complète  oii  ils  étaient  de  la 
géographie  des  contrées  qui  bordent  l'Océan  à  l'O.  et  au 
N.  delà  terre  habitée.  Mais  laissons  ce  sujet,  qui  deman- 
derait à  être  traité  d'une  manière  spéciale  avec  tous  les 
développements  qu'il  comporte. 

5.  Quant  à  ces  migrations  des  Hellènes  chez  les  peuples 
barbares,  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elles  avaient  eu  pour 
cause  le  morcellement  de  la  nation  hellénique  en  tant  de 
petites  fractions  ou  États,  que  l'orgueil  empêchait  de  former 
aucun  lien  ensemble,  ce  qui  les  laissait  sans  force  contre 
les  agressions  venues  du  dehors.  Ce  même  orgueil  pré- 
somptueux existait  au  plus  haut  degré  chez  les  Ibères, 
joint  à  un  caractère  naturellement  faux  et  perfide.  Habiles 
à  surprendre  leur  ennemi,  ces  peuples  ne  vivaient  que  de- 
brigandages,  risquant  bien  de  petits  coups  de  main,  mais 
jamais  de  grandes  entreprises,  faute  d'avoir  su  doubler 
leurs  forces  en  fondant  une  ligue  ou  confédération  puis- 
sante. Autrement,  s'ils  avaient  consenti  à  unir  leurs  armesy 


260  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

on  n'eût  point  vu  la  meilleure  partie  de  leur  pays  si  facile- 
ment envahie  et  conquise  par  les  Carthaginois  et  plus  an- 
ciennement encore  par  les  Tyriens,  puis  par  les  Celtes,  les 
mêmes  que  Ton  nomme  aujourd'hui  Geltibères  etVérons, 
et  plus  récemment  par  Yiriathe,  un  brigand,  par  Sertorius 
et  par  maint  autre  chef  jaloux,  comme  lui,  d'agrandir  son 
empire.  Après  quoi,  vinrent  les  Romains  qui,  ayant  attaqué 
et  vaincu  une  à  une  chaque  tribu  ibère  ^ ,  perdirent  il  est 
vrai  beaucoup  de  temps  dans  cette  longue  suite  de  guerres 
partielles,  mais  finirent  après  deux  cents  ans  et  plus  par  voir 
le  pays  tout  entier  réduit  en  leur  puissance.  —  Reprenons 
la  description  méthodique  de  l'Ibérie. 

6.  Passé  Abdères,  la  première  ville  qui  se  présente  est 
Garthage-la-Neuve,  laquelle  fut  fondée  par  Asdrubal,  suc- 
cesseur de  Barca,  le  père  d'Annibal.  De  toutes  les  villes 
de  cette  contrée,  elle  est  assurément  la  plus  puissante.  Une 
situation  naturellement  forte,  un  mur  d'enceinte  admira- 
blement construit,  la  proximité  de  plusieurs  pprts,  d'un  lac 
ou  étang  et  des  mines  d'argent  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  tels  sont  les  avantages  qui  la  distinguent.  On  trouve 
aussi  aux  environs  de  nombreux  établissements  à  saler  le 
poisson.  Enfin  cette  ville  est  le  principal  entrepôt  où  se 
rendent  à  la  fois  les  populations  de  l'intérieur  pour  s'appro- 
visionner des  denrées  venues  par  mer,  et  les  marchands 
étrangers  pour  acheter  les  produits  venus  de  l'intérieur  du 
pays.  Entre  Carthage-la-Neuve  et  Tembouchure  de  l'Èbre, 
presque  à  moitié  chemin,  on  rencontre  le  cours  du  Su- 
cron  *  avec  une  viUe  de  même  nom  à  son  embouchure.  Ce 
fleuve  prend  sa  source  dans  un  des  contreforts  de  la  chaîne 
de  montagnes  qui  domine  Malaca  et  le  territoire  de  Car- 
thage  ;  il  est  guéable,  presque  parallèle  à  l'Èbre  et  un  peu 
nàoins  éloigné  de  Carthage  qu'il  ne  Test  de  l'Èbre.  Entre 
le  Sucron,  maintenant,  et  Carthage,  et  à  une  faible  distance 

l.  'Pwjiaîol  T*  tàv  xaxà  (fcipi|  «pè«  toùç  'iSufoç  fc&UyjO'»  xai'  Udffnjv  iitfxixxovzK; 
luvo^Tciav,    au  lieu  de  P.   t.  tÇ  xot*  (*,Î^i|  ic.  t.    'I.  itoXijtilv  xaO'  Ixàffnjv  iià  taOTTiv 

tV  «wvaffTilav,  correcUon  de  M.  Mûller.  cf.  Meineke,  Vind,  Strab.,  p.  3i.—  2.  Les 
Mss.  portent  Socron, 


\ 


LIVRE  m.  261 

du  flenve^  se  trouvent  trois  petites  places,  dont  la  population 
est  massaliote  d'origine  :  la  plas  connue  des  trois  est  He- 
meroscopium.  Sur  le  promontoire  qui  l'avoisine  s'élève  un 
temple  consacré  à  Diane  Éphésienne,  et  en  grand  honneur 
dans  le  pays.  Sertorius  en  avait  fait  sa  place  d'armes  mari- 
time. C'est  effectivement  une  position  très-forte,  et  un  vrai 
nid  de  pirates,  qui  s'aperçoit  de  très-loin  en  mer  :  on  l'ap- 
pelle le  Dianium  (ce  qui  équivaut  pour  nous  à  Ârtemisium). 
A  proximité  de  ce  cap  se  trouvent  des  mines  de  fer  de  bonne 
qualité,  et  les  petites  îles  de  Planesia  et  de  Plumbaria,  puis, 
en  dedans  de  la  côte,  une  lagune  de  400  stades  de  tour.  On 
voit  ensuite,  en  se  rapprochant  de  Garthage,  Tile  d'Hercule, 
dite  Scombroaria  [ou  Scombrarid]  S  à  cause  des  scombres 
qu'on  y  pêche  et  qui  servent  à  faire  le  meilleur  garum  : 
cette  île  est  située  à  24  stades  de  Garthage.  De  l'autre  c6té 
du  Sucron,  dans  la  direction  des  bouches  de  l'Ëbre,  s'élève 
Sagonte,  colonie  zacynthienne,  qu'Annibal  détruisit  contre 
la  foi  des  traités,  ce  qui  donna  lieu  à  la  seconde  guerre  pu- 
nique. Près  de  Sagonte  sont  les  villes  de  Gherronesos^ 
d'Oleastrum  et  de  Cartalias,  puis,  sur  les  bords  mêmes  de 
rÈbre,  à  l'endroit  où  l'on  passe  ce  fleuve,  la  colonie  de 
Dertossa.  L'Èbre,  qui  prend  sa  source  dans  le  pays  des 
Gantabres,  coule  au  midi  à  travers  une  plaine  de  grande 
étendue  et  parallèlement  aux  Monts  Pyrénées. 

7.  Entre  les  bouches  de  l'Ëbre  et  l'extrémité  du 
Mont  Pyréné,  sur  laquelle  s*élève  le  Trophée  de  Pompée, 
la  première  ville  qu'on  rencontre  est  Tarracon,  qui,  sans 
avoir  de  port  proprement  dit,  occupe  sur  les  bords  d'un 
golfe  une  situation  avantageuse  à  tous  égards,  elle  n'est 
pas  moins  peuplée  aujourd'hui  que  Garthage,  et,  se  trouvant 
commodément  placée  pour  être  le  centre  des  voyages  on 
tournées  des  préfets,  elle  est  devenue  conmie  qui  dirait  la 
métropole,  non-seulement  de  la  province  en  deçà  de  l'Èbre, 
mais  encore  d'une  bonne  partie  de  la  province  Ultérieure» 
Il  suffit  du  reste  de  voir  à  quelle  proximité  elle  est  des 

1.  Voy.  Mûllcr:  Index  var.  Zec/.,p.  9j7,co].  3j.  3. 


262  GÉOGRAPHIE  DE.STRABON. 

Gymnesiae  et  d'Ébysus,  îles,  comme  on  sait,  très-considé- 
rables, pour  comprendre  toute  Timportance  de  sa  position. 
Ératosthène  va  jusqu'à  faire  de  Tarracon  une  station  ma- 
ritime, mais  il  est  contredit  sur  ce  point  par  Artémidore, 
qui  nie  formellement  qu'elle  possède  môme  un  ancrage  pas- 
sable. 

8.  Généralement,  depuis  les  Colonnes  d*Hercule  jusqu'ici, 
la  côte  n'offre  qu'un  très-petit  nombre  de  ports;  en  revanche, 
de  Tarracon  à  Emporium,  les  bons  ports  ne  sont  point  rares. 
Le  sol,  qui  plus  est,  dans  cette  partie  du  littoral,  se  fait  re- 
marquer par  sa  fertilité,  notamment  chez  les  Lœétans^, 
chez  les  LartolϏtes^  etc.  Emporium,  colonie  de  Mas- 
salia,  n'est  qu'à  40*  stades  environ  du  Mont  Pyréné  et  de  la 
frontière  de  la  Celtique  ;  tout  son  territoire,  le  long  de  la 
côte,  est  également  riche,  fertile  et  pourvu  de  bons  ports. 
On  y  voit  aussi  Rhodopé  [ou  Rhodé]*,  petite  place  dont  la 
populaGon  est  emporite,  mais  qui,  suivant  certains  auteurs, 
aurait  été  fondée  par  les  Rhodiens.  Diane  d'Ëphèse  y  est, 
ainsi  qu'à  Emporium,  l'objet  d'un  culte  particulier,  nous 
en  dirons  la  raison  en  parlant  de  Massalia.  Dans  le  principe, 
les  Emporites  n'avaient  occupé  que  cette  petite  lie  voisine 
de  la  côte,  qu'on  appelle  aujourd'hui  Palœopolis,  la  Vieille-' 
Vilky  mais  actuellement  leur  principal  établissement  est  sur 
le  continent,  et  comprend  deux  villes  distinctes,  séparées 
par  une  muraille,  voici  pourquoi  :  dans  le  voisinage  immédiat 
du  nouvel  Emporium  se  trouvaient  quelques  tribus  d'Indi- 
cètes,  qui,  tout  en  continuant  à  s'administrer  elles-mêmes, 
voulurent,  pour  leur  sûreté,  avoir  avec  les  Grecs  une  en- 
ceinte commune.  Parlefeit,  l'enceinte  fut  double*,  puis- 
qu'un mur  transversal  la  divisa  par  le  milieu.  Mais,  avec  le 
temps,  les  deux  villes  se  fondirent  en  une  seule  cité,  dont 

1.  Les  Mfis.  portent  Léétans.  Knuner  a  rétabli  la  forme  Lsétans  d'après 
Ptolemée  (II,  5).  Le  même  peuple  est  appelé  Laletani  dans  Pline,  III,  4,  22.  — 
2.  M.  Mùller  propose  de  changer  ce  nom  en  Lamolxetœ  ou  Lamolœetani. 
Voy.  Mûlea;  nom.  rtr^mque,  p.  83».  —  3.  *0«w  TtTT«e««ovTa  au  lieu  de  «Tpaxur- 
y.aiouç  que  portent  les  Mss.,  correction  de  M.  Meineke.  —  4.  Voy.  M.  Mûller 
Index  mr.  lect.,  p.  957, col.  2, 1.  '^3.  —  5.  Nous  avons  cherché  a  donner  un 
sens  passable  aux  mots  ^iit>oûv  8ï  toûtov  ,  pour  les  conserver.  N'en  pouvant 
rien  faire  Groskurd  et  Meineke  les  suppriment. 


LIVRE  III.  263 

la  constitution  se  trouva  être  un  mélange  de  lois  grecques 
et  de  coutumes  barbares,  ce  qui  du  reste  s'est  vu  en  beau- 
coup d'autres  lieux. 

9.  Ajoutons  qu'à,  peu  de  distance  d'Emporium  passe  nn 
cours  d'eau  qui  descend  du  Mont  Pyréné,  et  dont  Tembou- 
chure  ser:t  de  port  à  la  ville.  Les  Emporites  sont  très>babiles 
à  tisser  le  lin.  Des  terres  qu'ils  possèdent  dans  l'intérieur, 
les  unes  sont  fertiles,  les  autres  ne  produisent  que  du 
sparte  ^  ou  jonc  de  marais,  de  toutes  les  espèces  de  jonc  la 
moins  propre  à  être  mise  en  œuvre.  On  appelle  tout  ce  can- 
ton la  Plaine  des  Joncs  {Campus  Juncarius),  Ce  sont  en- 
core des  Emporites  qui  occupent  l'extrémité  de  la  chaîne  du 
Mont  Pyréné  jusqu'aux  Trophées  de  Pompée.  Au  pied  do 
ce  monument  passe  la  route  que  suivent  les  voyageurs  ve* 
nant  d'Italie  qui  se  rendent  dans  l'Ibérie  ultérieure,  et  no- 
tamment dans  la  Bétique.  Cette  route  tantôt  longe  la  mer  et 
tantôt  s'en  écarte,  mais  cela  surtout  dans  la  partie  occi- 
dentale de  son  parcours.  Elle  se  dirige  sur  Tarracon  depuis 
les  Trophées  de  Pompéo,  en  passant  par  la  Plaine  des 
Joncs,  par  Veteres  '  et  par  la  plaine  Marathony  autrement 
dite  en  latin  Fœnîcularius  campus  y  à  cause  de  la  grande 
quantité  de  fenouil  (uàpaôov)  •  qu'elle  produit  ;  puis,  de  Tar- 
racon, elle  gagne  le  passage  de  TÊbre  à  Dertossa,  traverse 
ensuite  Sagonte  et  Sœtabis^,  et  commence  à  s'éloigner 
insensiblement  de  la  mer,  après  quoi  elle  atteint  le  Champ 
Spartaire,  comme  qui  dirait  chez  nous  le  Champ  des 
Schœnes^:  c'est  une  grande  plaine  sans  eau,  oii  croît  abon- 
damment l'espèce  de  sparte  qui  sert  à  faire  les  cordages 
et  qu'on  exporte  en  tout  pays,  surtout  en  Italie.  Autre- 
fois, ladite  route  passait  par  le  milieu  juste  de  la  plaine  et 
par  Egelastae,  seulement- on  la  trouvait  longue  et  difiicile,  on 

1.  Le  S-pario  hasto  ou  VAWardin  des  Espagnols,  Lygeum  Spartum  des  bota* 
nistes.  Voy  Meyer,  ouvr.  cité,  p.  7.  —  2.  Voy.  Mûller  :  Index  fxtr,  lect..  p. 
957,  col.  2,  1.  36,  et  Index  nominum  rerumque,  v.  Veteres.  Cf.  Meineke  : 
Vind.  Strao.y  p.  82.  —  3  Fœniculum  officinale.  —  4.  Les  Mss.  donnent 
Setatfis.  M.  Mûller  (Jbid.^  1.  38)  regrette  cette  leçon  mais  ne  Ta  conservée 
ni  dans  le  texte  ni  dans  son  Iniex  nom.  rerumjue.  —  5.  Sparto  des  Es- 
pagnols, Stipa  ou  Macrochloa  tenacissima  des  botanistes.  Voy.  Meyer,  ouvr. 
cité,  p.  7. 


264  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

en  a  alors  tracé  une  nouvelle  plus  rapprochée  de  la  côte, 
qui  ne  fait  plus  que  toucher  au  Champ  Spartaire,  mais  qui 
aboutit,  comme  Tancienne,  aux  environs  de  Gastion  et  d'O- 
bulcon,  vu  qu'il  faut  nécessairement  passer  par  ces  villes 
pour  aller  à  Gorduba  et  à  Qadira,  les  deux  plus  impor- 
tantes places  de  commerce  de  toute  Tlbérie.  Obulcon  est 
à  300  stades  environ  de  Gorduba,  et,  au  dire  des  histo- 
riens, Gésar  mît  vingt-sept  jours  pour  venir  de  Rome  à 
Obulcon,  où  campait  son  armée,  quand  le  moment  fut  venu 
pour  lui  d'ouvrir  la  campagne  deMunda. 

10.  Tel  est  Taspect  que  présente  la  côte  d'Ibérie  depuis 
les  Golonnes  d'Hercule  jusqu'à  la  frontière  de  Gsltique. 
Quant  à  la  région  intérieure  située  au-dessus  de  cette  côte 
(et  j'entends  par  là  tout  le  pays  qui  s'étend  en  deçà  des 
Pyrénées  et  du  côté  septentrional  de  Tlbérie  jusqu'au  ter- 
ritoire des  Astures),  deux  chaînes  de  montagnes  principales 
la  divisent  :  l'une  qui  court  parallèlement  au  Mont  Pyréné 
et  qui  commence  chez  les  Cantabres  pour  aller  finir  aux 
bords  mêmes  de  notre  mer  (on  l'appelle  l'Idubeda)  et  l'autre 
qui,  se  détachant  du  milieu  de  celle-là,  se  prolonge  au  cou- 
chant, puis  incline  au  midi,  dans  la  direction  de  la  côte 
que  nous  avons  vu  conmiencer  aux  Golonnes  d'Hercule  : 
cette  deuxième  chaîne,  très-peu  élevée  d'abord  et  complète- 
ment nue,  se  relie,  après  avoir  traversé  le  champ  Spar- 
taire, à  l'épaisse  forêt  située  au-dessus  du  territoire  de 
Carthage-la-Neuve  et  de  Malaca:  on  la  nomme  l'Orospeda. 
Entre  le  mont  Pyréné  et  l'Idubeda  est  l'Èbre,  fleuve  qui 
coule  parallèlement  à  Tune  et  à  l'autre  chaînes,  et  se  gros- 
sit des  rivières  et  autres  cours  d'eau  qui  en  descendent. 
Sur  les  bords  de  l'Èbre  s'élèvent  la  ville  de  Gœsaraugusta 
et  celle  de  Gelsa,  colonie  romaine,  où  l'on  passe  le  fleuve  sur 
un  pont  de  pierre.  Différents  peuples  habitent  la  contrée 
dont  nous  parlons  :  le  plus  connu  est  celui  des  laccétans. 
Son  territoire  commence  avec  les  premières  pentes  du 
Mont  Pyréné,  puis  se  déploie  dans  la  plaine,  pour  finir  aux 
environs  d'Ilerda  et  d'Osca,  villes  appartenant  aux  Ilergèles 
et  situées  non  loin  de  l'Ebre.  Ge  sont  ces  deux  villes,  avec 


UVRE  ni.  265 

Galaguris^  Tune  des  cités  des  Yascons,  et  les  deux  places 
maritimes  de  Tarracon  et  d'Hemeroscopium,  qui  furent 
témoins  des  derniers  efforts  de  Sertorius,  après  qu'il  eut 
été  chassé  hors  de  la  Celtibérie,  et  c'est  à  Osca  qu'il  fut 
assassiné.  Plus  récemment,  dans  les  environs  d'Ilerda, 
Afraniuset  Petreius,  lieutenants  de  Pompée,  ont  été  vaincus 
par  le  divin  César.  Ilerda  est  à  160  stades  à  TE.  de  l'Èbre, 
à  460  stades  environ  au  N.  de  Tarracon  et  à  540  stades 
au  S.  d'Osca.  Ces  mêmes  villes  sont  traversées  par  la  route 
qui  part  de  Tarracon  et  va  jusque  chez  les  Yascons  des 
bords  de  l'Océan,  à  Pompelon,  voire  plus  loin  à  Oeasoun  *, 
ville  bâtie  sur  l'Océan  même  :  cette  route  mesure  2400  sta- 
des et  s'arrête  juste  à  la  frontière  de  TÂquitaine  et  de  l'I- 
bérie.  Le  pays  des  laccétans  fut  aussi  naguère  le  théâtre  de 
plusieurs  combats  entre  Sertorius  et  Pompée,  et  c'est  là 
qu'eut  lieu  plus  tard  la  lutte  de  Sextus,  fils  du  grand 
Pompée,  contre  les  lieutenants  de  César.  Puis,  audessus  de 
la  laccétanie,  dans  la  direction  du  nord,  habite  la  nation 
des  Yascons,  qui  a  pour  ville  principale  Pompelon ,  comme 
qui  dirait  la  ville  de  Pompée. 

1 1 .  Des  deux  versants  du  Mont  Pyréné,  celui  qui  re- 
garde ribérie  est  couvert  de  belles  forêts,  composées  d'ar- 
bres de  toute  espèce ,  notamment  d'arbres  toujours  verts  ; 
celui  qui  regarde  la  Celtique,  au  contraire,  est  en- 
tièrement nu  et  dépouillé  ;  quant  aux  parties  centrales  de 
la  chaîne,  elles  contiennent  des  vallées  parfaitement  habi- 
tables :  la  plupart  de  ces  vallées  sont  occupées  par  les 
Cerrétans,  peuple  de  race  ibérienne,  dont  on  recherche  les 
excellents  jambons  à  l'égal  de  ceux  de  [Cibyre]',  ce  qui 
est  une  grande  source  de  richesse  pour  le  pays. 

1.  Voy.Mûller  :  Index var,  /ecf.,p.  957, col. 2,  1. 63, et  Index  nom.  rêrumqœ, 
V.  Oecuon. —  s.Kt&jpa-cwaiçaulieu  de  KavraSpwai^qae  donnent  les  Mss.  Lacitation 
de  ce  passage  par  Atbénée  (1.  XIV,  p.  657)  nous  a  paru  devoir  remporter  sur 


Aragon),  nous  avons  ane  raisonplus  forte  et  qui  tient  aux  plus  chères  h 
de  notre  auteur  ;  c'est  que,  toutes  les  fois  qu'il  pa»"le  d'un  produit  d 


habitudes 

c  quaiiê 


266  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

12.  Au  delà  de  l'Idubeda  commence  immédiatement  la 
Celtibérie,  contrée  spacieuse  et  d'aspect  varié,  mais  dont  la 
plus  grande  partie  est  naturellement  âpre,  et  sujette  en  outre 
aux  débordements  de  grands  fleuves*.  En  effet,  sans  par- 
ler de  TAnas  et  du  Tage  qui  la  traversent,  c'est  là  que 
commence  toute  cette  suite  de  cours  d'eau  qui  descendent 
vers  l'Océan  occidental  :  de  ce  nombre  est  le  Durius,  qui 
passe  près  de  Nomantia  et  de  Serguntia*.  Quant  au  Bœtis, 
il  prend  sa  source  dans  TOrospeda,  traverse  l'Orétanie  et 
Ise  dirige  vers  la  Bétique.  Au  N.  des  Geltibères,  sur  les 

confins  du  territoire  des  Gantabres-Gonisques,  habitent  les 
Yérons  qui,  eux  aussi,  sont  issus  de  la  grande  émigration 
celtique;  leur  ville  principale  est  Varia,  située  à  Tun  des 
passages  de  TEbre.  Les  Yérons  confinent  en  même  temps 
aux  Bardy êtes,  ou,  comme  on  dit  souvent  aussi  aujourd'hui, 
auxBardyles*.  A  TO.  maintenant  delà  Celtibérie  se  trouvent 
quelques  tribus  d'Astures,  de  Gallaïques,  de  Vaccaeens,  et 
pussi  de  Vettons  et  de  Garpétans;  la  même  contrée  est  bor- 
née au  midi  par  les  Oréta^is  et  les  différentes  tribus  basté- 
tanes  et  [sidétanes*]  qui  habitent  TOrospeda;  elle  l'est  enfin 
du  côté  de  TE.  par  l'Idubeda. 

13.  Des  quatre  cantons  ou  districts  de  la  Geltibérie,  ce 
.  sont  ceux  de  l'est  et  du  midi  qui  renferment  la  nation  la 

plus  puissante,  j'entends  la  nation  des  Arvaques,  laquelle 
,  confine  au  territoire  des  Garpétans  et  aux  sources  du  Tage. 
Leur  ville  la  plus  renommée  est  Nomantia  ou  Numance,  qui, 
dans  cette  fameuse  guerre  de  vingt  ans  entre  les  Geltibères  et  les 
Romains,  déploya  tant  de  courage  ;  on  sait,  en  effet,  qu'a- 

supérieure  dans  les  pays  qu'il  décrit,  c'est  en  Asie  Mineure,  sa  patrie,  qu'il 
cherche  le  terme  de  comparaison  à  lui  opposer,  et  cette  formule  ivâ'xtXXot  (pou- 
vant le  disputer  d),  qui  revient  toujours  en  pareil  cas,  respire  en  quelque  sorte 
la  jalousie  et  Tamour-propre  national  :  tantôt  ce  sont  les  laines  Coraxiennes  ou 
de  la  Colchide.  tantôt  les  tissus  d'écorce  de  la  Cappadoce,  tantôt  le  castoreum 
du  Pont,  tantôt  les  jambons  de  Cibyra  en  Phrygie  qu'il  oppose  aux  produits 
similaires  de  la  Turdétanie.  des  environs  de  Carthagène  et  du  pays  des  Cerré- 
tans.  —  Voy.  du  reste  Mûller,  Index  var,  lecl.,  p.  y57,  col.  2  et  958,  col.  1. 
Cf.  Meineke  :  Vind,  Strab.,  p.  33.  —  l.  Voy.  Vind.  Strab.,  p.  34,  l'observation 
très-juste  de  M.  Meineke  sur  la  valeur  que  Strabon  attache  au  mot  «oxapiô- 
xXt»rro<.—  2.  Voy.  Sur  la  double  forme  de  ce  nom  Serguntia  et  Seguntia  la 
note  de  M.  Mûlier,  ibid.y  p.  958,  col.  1. 1.  so.  —  3.  Voy.  Mûller,  t6tU,  1.  58-  — 
4.  Sur  la  triple  et  quadruple  forme  de  ce  nom,  voy.  Mûller,  «èta.,  1;  62. 


uvKij:  ni.  207 

près  avoir  détruit  plusieurs  armées  romaines  avec  leurs  chefe 
les  Numautins,  enfermés  dans  leurs  murailles,  finirent  par  se 
laisser  mourir  de  faim,  à  l'exception  d'un  petit  nombre,  qui 
aima  mieux  rendre  la  place.  Les  Lusons,  qui  habitent  égale- 
ment la  partie  orientale  de  la  Celtibérie,  confinent,  comme 
ies  Arvaques,  aux  sources  du  Tage.  A  ces  derniers  appar- 
tiennent encore  les  villes  de  Segeda^  et  de  Pallantia.  Mais 
pour  en  revenir  à  Numance,  elle  est  à  800  stades  de  dis- 
tance de  Cœsaraugusta,  qui  se  trouve,  avons-nous  dit,  sur 
les  bords  mêmes  de  TÈbre.  Segobriga  et  Bilbilis,  aux  en- 
virons desquelles  eut  lieu  la  lutte  entre  Métellus  et  Serto- 
rius,  sont  aussi  des  villes  de  la  Geltibérie.  De  plus,  dans 
rénumération  que  fait  Polybe  des  peuples  vaccéens  et  cel- 
tibères  et  des  principales  localités  qui  leur  appartiennent, 
nous  trouvons  comprises  les  villes  de  Segesama  et  d'Inter- 
catia.  Ce  qu'on  lit  dans  Posidonius,  que  Marcus  Marcel- 
lus  put  lever  en  Geltibérie  un  tribut  de  600  talents,  donne 
à  penser  que  les  Celtibères  formaient  une  nation  nom- 
breuse et  riche,  bien  qu'habitant  une  contrée  si  peu  fer- 
tile. Mais  en  même  temps  Posidonius  relève  ce  qu'avait 
dit  Polybe,  que  Tiberius  Gracchus  avait  détruit  300  villes 
en  Geltibérie,  il  le  plaisante  à  ce  sujet,  et  l'accuse  d'avoir 
voulu  complaire  à  Gracchus  en  donnant  le  nom  de  villes  à 
de  simples  tourSy  comme  il  arrive  dans  les  pompes  triom- 
phales. Or,  il  pourrait  bien  se  faire  qu'au  fond  il  eût  raison, 
car  généraux  et  historiens  se  laissent  aller  volontiers  à  ce 
genre  de  mensonge  qui  consiste  à  embelUr  les  faits;  il  me 
parait  même  évident  que  ceux  qui  ont  compté  plus  de 
1000  villes  en  Ibérie  ne  l'ont  fait  aussi  que  pour  avoir 
donné  le  nom  de  villes  à  de  simples  bourgades  y  le  pays 
ne  comportant  pas  naturellement  un  grand  nombre  de 
villes,  tant  le  sol  en  est  pauvre,  la  situation  peu  centrale 
et  l'aspect  sauvage,  et  les  mœurs  des  Ibères,  ainsi  que 
leur  manière  de  vivre  (j'excepte  ceux  du  littoral  de  la 
mer  Intérieure),  ne  supposant  rien  non  plus  d'analogue, 

1.  Voy.  Mûlier,  Index  var.  leci,,  p.  958,  col.  9,  .6. 


268  GÉOGRAPHIE  DE  STBABON. 

puisque  la  sauvagerie  est  le  fait  des  populations  qui  vivent 
dispersées  dans  des  bourgs  et  que  la  plupart  des  Ibères 
sont  des  sauvages,  sans  compter  que  les  villes  elles-mêmes 
ne  peuvent  guère  exercer  leur  influence  civilisatrice,  quand 
la  majeure  partie  de  la  population  continue  à  habiter  les 
bois  et  menace  de  là  la  tranquillité  de  leurs  voisins. 

14.  Aux  Celtibères,  dans  la  direction  du  midi,  succèdent 
les  peuples  qui  habitent  TOrospeda  et  la  plaine  du  Sucron  : 
ces  peuples  sont,  outre  les  Sidétans,  qui  s'étendent  jusqu'à 
Garthage^  les  Bastétans  et  les  Orétans,  qui  s'étendent,  eux, 
presque  jusqu'à  Malaca. 

15.  Dans  leurs  guerres,  on  peut  dire  que  les  Ibères  n'ont 
jamais  combattu  autrement  qu'en  peltasteSy  car,  par  suite 
de  leurs  nabitudes  de  brigandage  ils  étaient  tous  armés  à 
la  légère  et  ne  portaient,  comme  font,  avons-nous  dit,  les 
Lusitans,  que  le  javelot,  la  fronde  et  Tépée.  Â  leur  infan- 
terie pourtant  était  mêlée  aussi  quelque  cavalerie  :  les  che- 
vaux en  ce  pays  sont  dressés  à  gravir  les  montagnes  et  à 
fléchir  promptement  les  genoux,  quand  il  le  faut,  à  un  signal 
donné.  L'Ibérie  produit  un  grand  nombre  de  chamois  et  de 
chevaux  sauvages;  ses  lacs  ou  étangs  abondent  en  oiseaux 
[aquatiques],  tels  que  cygnes  et  espèces  analogues;  on  y  voit 
aussi  beaucoup  d'outardes,  et,  sur  le  bord  des  fleuves,  des 
castors.  Mais  le  castoreum  d'Ibérie  n'a  pas  toutes  les  vertus 
que  possède  celui  du  Pont;  les  propriétés  médicales,  notam* 
ment,  ne  se  trouvent  que  dans  ce  demieri  ce  qui  est  vrai  du 

'  reste  aussi  de  mainte  autre  substance,  du  cuivre  de  Cypre, 
par  exemple,  puisque,  au  dire  de  Posidonius,  il  est  le  seul 
qui  donne  la  cisdmie,  le  vitriol  Bt  le  spodium.  En  revanche, 
Posidonius  nous  signale,  conmie  une  exception  appartenant 
en  propre  à  Tlbérie,  cette  double  particularité  que  les  cor- 
neilles y  sont  aussi  noires^  [que  des  corbeaux],  et  que  la 
robe  des  chevaux  celtibériens,  qui  est  naturellement  miroi^ 
tée,  change  de  couleur  du  moment  qu'on  les  fiait  passer  dans 

1.  Voy.  sur  la  négation  ajoutée  par  Casaubon  Meineke,  ibid.,  p.  36  :  «  Quid 
enim  miraculi  habent  comices  non  nigrx?»M,  MûUer,  de  son  côté,  pense 
que  Posidonius  faisait  allusion  ici  à  l'espèce  de  corneilles  dites  corbineSt  qu'il 
n'avait  sans  doute  pas  observée  ailleurs  qu'en  Ibérie* 


^ 


uvRE  m.  269 

la  province  Ultérieure.  H  ajoute  que  ces  chevaux  ressem- 
blent à  ceux  desParthes,  en  ce  qu'ils  ont  de  même  incom- 
parablement plus  de  vitesse  et  de  fond  que  les  autres. 

16.  Les  plantes  tinctoriales  abondent  en  Ibérie.  Quant 
aux  arbustes,  tels  que  l'olivier,  la  vigne,  le  figuier  et  autres 
semblables,  ils  croissent  tous  en  quantité  sur  les  côtes  qui 
bordent  notre  mer  et  sur  une  bonne  partie  aussi  des  côtes 
de  la  mer  Extérieure.  S'ils  ne  viennent  pas  également  sur 
la  côte  septentrionale,  c'est  le  firoid  qui  en  est  cause,  mais, 
sur  les  autres  points  ^n  littoral  de  l'Océan,  c'est  la  faute 
des  populations,  de  leur  négligence  et  de  l'état  d'abjection 
dans  lequel  elles  se  complaisent  par  routine,  ne  cherchant 
pas  le  bien-être,  mais  seulement  le  strict  nécessaire  et  la  sa- 
tisfaction de  leurs  instincts  ou  appétits  brutaux,  à  moins  qu'on 
ne  suppose  que  c'est  par  un  amour  raffiné  du  bien-être,  que 
les  hommes  et  les  femmes,  chez  ces  peuples,  emploient  pour 
se  laver  et  se  nettoyer  les  dents  l'urine  qu'ils  ont  laissée 
croupir  dans  des  réservoirs,  comme  font,  dit-on,  les  Gan- 
tabres  et  leurs  voisins.  Cette  coutume-là,  à  vrai  dire,  et  celle 
de  coucher  sur  la  dure  existent  aussi  bien  chez  les  Celtes 
que  chez  les  Ibères.  Suivant  quelques  auteurs,  les  Callaïques 
sont  athées;  mais  les  Celtibères  et  les  peuples  qui  les  bor- 
nent au  nord  ont  une  divinité  sans  nom,  à  laquelle  ils  rendent 
hommage  en  formant,  tous  les  mois,  à  l'époque  de  la  pleine 
lune,  la  nuit,  devant  la  porte  de  leurs  maisons,  et  chaque 
famille  bien  au  complet,  des  chœurs  de  danse  qui  se  prolon- 
gent jusqu'au  matin.  Les  mêmes  auteurs  racontent,  au  sujet 
desVettons,  que  les  premiers  d'entre  eux  qui  mirent  le  pied 
dans  un  camp  romain  crurent,  en  voyant  les  centurions 
aller  et  venir  pour  se  promener,  que  c'étaient  des  fous  et 
voulurent  les  reconduire  à  leurs  tentes,  ne  concevant  pas 
que  des  hommes  pussent  faire  autre  chose,  quand  ils  ne 
combattaient  pas,  que  de  rester  en  place  tranquillement 
assis  ou  couchés. 

17.  U  y  a  quelque  chose  de  barbare  aussi,  à  ce  qu'il 
semble,  dans  la  forme  de  certains  ornements  propres  aux 
femmes  d'Ibérie  et  que  décrit  Ârtémidore.  Dans  quelques 


270  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

cantons,  par  exemple,  les  femmes  se  mettent  autour  du  cou 
des  cercles  de  fer  supportant  des  corbeaux  ou  baguettes  en 
bec  de  corbin,  qui  forment  un  arc  au-dessus  de  la  tête  et 
retombent  bien  en  avant  du  front  ;  sur  ces  corbeaux  elles 
peuvent,  quand  elles  le  veulent,  abaisser  leurs  voiles  qui, 
en  s'étalant,  leur  ombragent  le  visage  d'une  façon  très-ëlé- 
gante  à  leur  gré  ;  ailleurs,  elles  se  coiffent  d'une  espèce  de 
tympanium  ou  de  petit  tambour,  parfaitement  rond  à  l'en- 
droit du  chignon,  et  qui  serre  la  tête  jusque  derrière  les 
oreilles,  pour  se  renverser  ensuite  en  s'évasantpar  le  haut. 
D'antres  s'épilent  le  dessus  de  la  tête,  de  manière  à  le 
rendre  plus  luisant  que  le  front  lui-même.  Il  y  en  a  enfin 
qui  s'ajustent  sur  la  tête  un  petit  style  d'un  pied  de  haut , 
autour  duquel  elles  enroulent  leurs  cheveux  et  qu'elles 
recouvrent  ensuite  d'une  mante  noire.  Indépendamment  de& 
détails  qui  précèdent  sur  les  mœurs  étranges  de  l'Ibérie, 
nous  trouvons  dans  les  historiens  et  dans  les  poètes  mainte 
détails  [plus  étranges  encore]^,  je  ne  dis  pas  sur  la  bra- 
voure, mais  sur  la  férocité,  sur  la  rage  bestiale  des  Ibères, 
et  en  particulier  de  ceux  du  nord.  On  raconte  par  exemple 
que,  dans  la  guerre  des  Gantabres,  des  mères,  tuèrent  leurs 
en&nts  ponr  ne  pas  les  laisser  tomber  aux  mains  des  Ro- 
mains; un  jeune  garçon,  dont  le  père,  la  mère  et  les  frères 
étaient  enchaînés,  les  égorgea  tous,  sur  Tordre  de  son  père,k 
l'aide  d'un  fer  qui  lui  était  tombé  sous  la  main  ;  une  femme 
égorgea  de  même  tous  ses  compagnons  de  captivité.  On  vit 
enfin  un  prisonnier,  que  des  soldats  ivres  s'étaient  fait  ame- 
ner au  milieu  d  eux,  se  précipiter  de  lui-même  dans  les 
flammes  d'un  bûcher. Tous  ces  traits-là ,  disons-le,  se  re- 
trouvent chez  les  Celtes,  les  Thraces  et  les  Scythes,  le  cou- 
rage (  et  j'entends  le  courage  des  femmes  aussi  bien  que 
celui  des  hommes  *)  étant  une  vertu  commune  à  toutes  les 
nations  barbares.  Toutes  ces  femn^s  barbares,  en  effet,  tra- 


.    1.  Ifous  avons  traduit  d*après  la  restitution  proposée  par  M.  Mttller  :  -rz^iq 

9à  T{i  àifitif  (an  lien  de  dXv)Oet^)  rg  toiaxmn  icoXXà  [xal  àv)6l(rttpa1   ctfirrat   Mil  p.(}u»- 

Uiixtu,  —  2.  Groskurd  et  Meineke  sont  d'avis  qu'on  retranche  de  cette  piirase  les 

motS-niv  Te  Tiûv  ovîçHv  xai. 


UYRE  m.  271 

vaillent  à  la  terre  ;  à  peine  accouchées ,  elles  cèdent  le  lit  à 
lenrs  maris  et  les  servent.  Souvent  même,  elles  accouchent 
dans  les  champs,  lavent  leur  en&nt  dans  le  courant  d'un  ruis- 
seau près  duquel  elles  s'accroupissent,  et  Temmaillottent 
elles-mêmes.  En  Ligurie,  par  exemple,  Posidonius  enten- 
dit conter  à  un  certain  Gharmolaûs  de  Massalia,  son  hôte, 
le  fait  suivant  :  il  avait  pris  pour  lui  bêcher  un  champ  des 
ouvriers  à  la  journée,  des  hommes  et  des  femmes;  tme 
de  ces  femmes  ayant  ressenti  les  premières  douleurs  de 
Tenfantement  s'écarta  un  mroment  de  l'endroit  où  elle 
travaillait,  accoucha  et  revint  aussitôt  se  remettre  à  la  be- 
sogne, pour  ne  pas  perdre  son  salaire.  Gharmolaûs  s*aperçut 
qu'elle  travaillait  avec  peine,  mais  sans  en  deviner  d'abord 
la  cause,  il  ne  l'apprit  que  tard  dans  la  journée,  la  paya 
alors  et  la  renvoya.  Quant  à  elle,  après  avoir  porté  le  nou- 
veau-né à  une  fontaine  voisine  et  l'y  avoir  lavé,  elle  l'enve- 
loppa comme  elle  put,  et  le  rapporta  chez  elle  sain  et  sauf. 
18.  Un  autre  usage  des  Ibères,  mais  qui  ne  leur  est 
pas  particulier  non  plus,  c'est  de  monter  à  deux  le  même 
cheval,  l'un  des  deux  cavaliers  mettant  pied  à  terre  au  mo- 
ment du  combat.  De  même  Tlbérie  n'est  pas  seule  à  avoir 
souffert  des  invasions  de  rats  et  des  maladies  épidémiques 
qui  en  sont  le  plus  souvent  la  suite.  Les  Romains  éprou- 
vèrent par  eux-mêmes  en  Gantabrie  les  effets  de  ce  fléau, 
et  durent,  pour  s'en  délivrer,  organiser  une  chasse  en  règle, 
avec  promesse  publique  d'une  prime  par  tant  de  rats  tués  ; 
même  ainsi,  ils  eurent  de  la  peine  à  échapper  à  la  conta- 
gion, d'autant  que  la  disette  était  venue  aggraver  leur 
position  :  réduits  à  tirer  d'Aquitaine  leur  blé  et  leurs  au- 
tres approvisionnements,  ils  ne  les  recevaient  qu'à  grand'- 
péine,  vu  l'extrême  difficulté  des  chemins.  Mais,  puisqu'il 
est  question  des  Gantabres,  rappelons  encore  un  trait  qui 
montrera  jusqu'où  pouvait  aller  leur  exaltation  féroce  :  on 
raconte  que  des  prisonniers  de  cette  nation,  mis  en  croix, 
entonnèrent  leur  chant  de  victoire.  Assurément  de  tels 
traits  dénotent  quelque  chose  de  sauvage  dans  les  mœurs.  En 
voici  d'autres,  en  revanche,  qui,  sans  avoir  encore  le  caractère 


272  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

de  la  civilisation,  ne  sont  pourtant  plus  le  fait  de  brutes. 
Ainsi,  chez  les  Cantabres,  l'usage  veut  que  ce  soit  l'époux 
qui  apporte  une  dot  à  sa  femme,  et  les  filles  qui  héritent,  à 
û  charge  de  marier  leurs  frères,  ce  qui  constitue  une  es- 
pèce de  gynaecocratiCyTégime  qui  n'est  pourtant  pas  précisé- 
ment politique.  Un  autre  usage  ibérien  c'est  de  porter  ha- 
bituellement sur  soi*  certain  poison  qui  se  prépare  dans 
le  pays  à  l'aide  d'une  plante  semblable  à  Tache  et  qui 
tue  sans  douleur,  pour  avoir  ainsi  une  ressource  tou- 
jours prête  contre  les  malheurs  inattendus  ;  enfin  il  n'y  a 
que  les  Ibériens  pour  se  dévouer  comme  ils  font  à  ceux 
auxquels  ils  sont  attachés,  jusqu'à  subir  la  mort  pour  eux. 
19.  Quelques  auteurs  divisent,  avons-nous  dit,  Tlbérieen 
quatre  parties,  d'autres  y  comptent  jusqu'à  cinq  divisions. 
Mais  on  ne  peut  rien  préciser  à  cet  égard  par  suite  des  chan- 
gements politiques  survenus  en  ce  pays  et  du  peu  de  célé- 
brité attaché  à  son  nom.  Quand  il  s'agit  de  contrées  bien 
connues,  de  contrées  célèbres,  on  est  à  même  d  apprendre 
tout  ce  qui  s'y  est  passé  en  îaii  de  migrations  de  peuples, 
de  divisions  de  territoire,  de  changements  de  noms  et  de 
circonstances  analogues,  car  il  ne  manque  pas  de  gens  pour 
vous  en  informer,  parmi  les  Grecs  surtout,  qui  sont  bien 
les  plus  communicatifs  des  honmies'.  Mais  s'agit- il  de 
contrées  barbares  et  lointaines,  divisées  qui  plus  est  et 
comme  démembrées  en  beaucoup  de  petits  pays,  les  docu- 
ments deviennent  rares  et  peu  certains  et  l'ignorance  s'ac- 
croît, à  proportion  que  lesdites  contrées  sont  plus  distantes 
de  la  Grèce.  A  vrai  dire,  les  historiens  latins  cherchent  à 
imiter  ceux  de  la  Grèce,  mais  ils  n'y  réussissent  qu'impar- 
faitement, se  contentant  de  traduire  ce  qu'ont  dit  les  Grecs, 
sans  montrer  par  eux-mêmes  une  bien  vive  curiosité.  Il  en 


1.  Voy.  Index  var.  lect.^  p.  959,  col.  1, 1.  6,  les  doutes  qu'émet  M.  MûUer  sur  le 
mot  «of  aTiOtdlai.  —  2.  M.  Meineke  rejette  comme  une  glose  les  mots  ol  "kakitnaxo. 
rdvxitfv  fifévam.,  mais  puisque,  de  son  aveu,  Strabon  n'emploie  jamais  le  mot 
<}^AtU  en  mauvaise  part,  pourquoi  ne  pas  supposer  que  le  mot  Xa^io^aToi  pou- 
vait avoir  aussi  dans  sa  bouche  une  signilication  adoucie,  une  signification 
moins  désobligeante  que  le  sens  habituel  de  bavards?  C'est  cette  nuance  que 
nous  avons  cherché  k,  rendre  dans  notre  traduction. 


LIVRE  III.  273 

résulte  qae,  quand  les  historiens  grecs  nous  font  défaut,  les 
autres  ne  nous  offrent  pas  grande  ressource  pour  combler 
la  lacune.  Ajoutons  que  presque  partout  les  noms  les  plus 
illustres  sont  des  noms  grecs  d'origine.  Le  nom  d'Ibérie  est 
de  ceux-là,  et,  suivant  certains  auteurs,  les  anciens  Grecs 
ravalent  donné  à  tout  le  pays  à  partir  du  Rhône  et  de 
l'isthme  qui  se  trouve  resserré  entre  les  golfes  Galatiques, 
tandis  que,  aujourd'hui,  on  regarde  le  Mont  Pyréné  comme 
la  limite  de  Tlbérie,  en  même  temps  qu'on  fait  des  noms 
d'Ibérie  et  d'Hispanie  deux  noms  équivalents.  Suivant  d'au- 
tres, le  nom  d'Ibérie  n'aurait  désigné  d'abord  que  la  région 
âtuée  en  deçà  de  l'Ëbre  ou  l'ancien  pays  des  Iglètes,  ainsi 
appelé  du  nom  d'un  peuple  qui  pourtant,  au  dire  d'Asclé- 
piade  de  Myrlée,  n'occupait  qu'un  territoire  relativement 
peu  étendu.  Puis  sont  venus  les  Romains  qui,  en  même 
temps  qu'ils  ont  appelé  la  contrée  tout  entière  indifférem- 
ment Ibérie  et  Hispanie,  l'ont  partagée  en  province  Ulté- 
irieure  et  province  Gitérieure,  se  réservant  de  modifier  en-^ 
core  par  la  suite  la  division  administrative  du  pays,  suivant 
que  les  circonstances  l'exigeraient. 

20.  Et  c'est  ce  qui  vient  d'arriver  :  en  vertu  du  partage  ré- 
cemment fait  des  provinces  entre  le  Peuple  et  le  Sénat  d'ime 
part  et  le  Prince  de  l'autre,  laBétique  se  trouve  attribuée  au 
peuple,  et  l'on  envoie  pour  administrer  la  nouvelle  province, 
dont  la  limite  orientale  passe  dans  le  voisinage  de  Gastlon, 
un  préteur  assisté  d'un  questeur  et  d'un  légat .  Mais  le 
reste  de  l'Ibérie  appartient  à  César,  qui  y  envoie  pour 
le  représenter  deux  légats ,  l'un  prétorien,  l'autre  consu- 
laire :  le  prétorien,  assisté  lui-même  d'un  légat,  est  chargé 
de  rendre  la  justice  aux  Lusitans ,  c'est-à-dire  aux  popu- 
lations comprises  entre  la  frontière  de  la  Bétique  et  le 
cours  du  Durius  jusqu'à  son  embouchure,  car  toute  cette 
partie  de  l'Ibérie,  y  compris  Emerita-Augusta,  a  reçu  le 
nom  spécial  de  Lusitanie.  Tout  ce  qui  est  maintenant  en 
dehors  de  la  Lusitanie  (et  c  est  la  plus  grande  partie  de 
ribérie)  est  placé  sous  le  commandement  du  légat  con- 
sulaire, qui  dispose  de  forces  considérables,  puisqu'il  a  sous 

GÉOOR    DS  STRABON  î.  —   18 


274  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ses  ordres  trois  légions  environ  et  jusqu'à  trois  légats. 
L'un  de  ces  légats,  à  la  tête  de  deux  légions,  garde  et  ob- 
serve toute  la  contrée  située  par  delà  le  Darius  dans  la 
direction  du  nord,  c'est-à-dire  la  Lusitanie  des  anciens, 
appelée  aujourd'hui  la  Calldique^  et,  avec  cette  contrée,  les 
montagnes  qui  la  bordent  au  nord  et  qu'habitent  les  Astures 
et  les  Gantabres.  Le  territoire  des  Astures  est  traversé  par 
le  fleuve  Melsas;  un  peu  plus  loin  est  la  ville  de  Naega,  puis, 
tout  près  de  Nœga,  s'ouvre  un  œstuaire  formé  par  l'Océan, 
qui  marque  la  séparation  entre  les  deux  peuples.  Toute  la 
suite  de  la  chaîne  jusqu'au  Mont  Pyréné  est  sous  la  garde 
spéciale  du  second  légat  et  de  l'autre  légion.  Quant  au  troi- 
sième légat,  il  surveille  l'intérieur  du  pays  et  contient  [par  sa 
seule  présence]  les  togatiy  comme  qui  dirait  les  populations 
pacifiées,  lesquelles  semblent  en  effet  avoir  pris  avec  la  toge 
romaine  la  douceur  de  mœurs,  voire  même  le  caractère  et  le 
génie  des  Italiens.  Ces  populations  sont  celles  de  la  Gelti- 
bérie  et  des  deux  rives  de  TEbre  jusqu'au  littoraL  Enfin, 
le  préfet  même,  le  légat  consulaire  se  tient  durant  l'hiver 
dans  la  partie  maritime  de  la  province,  à  Carthage  surtout 
et  à  Tarracon,  double  siège  de  son  tribunal  ;  puis,  quand 
vient  l'été,  il  part  pour  sa  tournée  d'inspection,  pendant 
laquelle  il  relève  au  fur  et  à  mesure  sur  son  passage  tous  les 
abus  qu'il  est  urgent  de  réformer.  Ajoutons  qu'il  y  a  dans  la 
province  des  procurateurs  de  César,  toujours  pris  parmi  les 
chevaliers,  et  qui  sont  chargés  de  distribuer  aux  troupes 
l'argent  nécessaire  à  leur  entretien. 


CHAPITRE  Y. 

1.  Passons  aux  îles  de  l'Ibérie.  Les  premières  que  nous 
citerons  sont  lesdeux  îles  Pityusses  et  les  îles  Gymnésies  ou 
Baliarides,  au  nombre  de  deux  également  :  ces  îles  sont  si- 
tuées à  la  hauteur  de  la  côte  comprise  entre  Tarracon  et  le 
Sucron,  de  la  côte  où  s'élève  Sagonte,  et  toutes  les  quatre  en 


LIVRE  m.  .275 

pleine  mer,  mais  les  Pityiisses,  quoique  plus  occidentales,  se 
trouvent  par  le  fait  plus  au  large  que  les  Gymnésies  *.  L'une 
des  deux  se  nomme  Ebysus  et  contient  une  ville  de  même  nom  ; 
elle  a  400  stades  de  circuit  et  à  peu  près  la  même  étendue 
en  largeur  qu'en  longueur.  L'autre  île,  nommée  Ophiussa, 
est  déserte,  beaucoup  plus  petite  qu'Ebysus,  et  très-rap- 
proehée  .d'elle.  Des  deux  îles  Gymnésies,  la  plus  grande 
renferme  deux  villes,  Palma  et  Polentia,  situées,  lune, 
dans  la  partie  orientale,  et  l'autre,  dans  la  partie  occiden- 
tale. L*île  n*a  guère  moins  de  600  stades  en  lougueur,  et, 
en  largeur,  guère  moins  de  200.  Artémidore,  lui,  compte 
le  double  pour  Tune  et  pour  Tautre  dimensions.  L'autre 
île,  plus  petite,  est  à  [400]*  stades  environ  de  Polentia; 
très-inférieure  à  la  plus  grande  sous  le  rapport  de  l'éten- 
due, elle  n'a  rien  k  lui  envier  sous  le  rapport  des  avan- 
tages naturels,  car  toutes  deux  sont  fertiles  et  pourvues 
de  bons  ports  :  seulement,  à  Ventrée  de  ces  ports  se  trouvent 
des  écueils  qui  exigent  quelque  précaution  quand  on  vient 
delà  mer.  L'heureuse  nature  des  lieux  fait  que  les  habitants 
de  ces  îles,  tout  comme  ceux  d'Ebysus,  sont  d'humeur  paci- 
fique. Mais  la  présence  parmi  eux  de  quelques  scélérats 
qui  avaient  fait  alliance  avec  les  pirates  de  la  mer  Intérieure 
suffit  aies  compromettre  tous,  et  donna  lieu  à  l'expédition  de 
Métellus,  qui  y  conquit  le  surnom  de  Balèarique  et  y  fonda 
en  même  temps  les  villes  dont  nous  avons  parlé.  Du  reste, 
tout  pacifiques  que  sont  les  habitants  de  ces  îles,  ils  se  sont 
fait,  en  repoussant  les  fréquentes  agressions  auxquelles  les 
exposaient  leurs  richesses,  la  réputation  des  frondeurs  les 
plus  adroits  qu'il  y  ait  au  monde  ;  et,  si  ce  qu'on  dit  est 
vrai,  leur  supériorité  dans  le  maniement  de  cette  arme  re- 
monterait à  l'époque  où  les  Phéniciens  occupèrent  ces  îles. 
On  croit  aussi  que  ce  sont  les  Phéniciens  qui  ont  introduit 
chez  ces  peuples  l'usage  des  tuniques  à  large  bordure  de 
pourpre.  [Auparavant  ils  ne  connaissaient  que  les  tuniques 

1.  Voy.  Mûller  :  Index  var.  lect.,  p.  959,  col.  l,  1.  86.  —  2.  Yoy. y  fndex 
var.  lect.,  p.  959,  col.  i,  1.   51,  comment  M.  Mûller  explique  ce  changement 

de  nomhro. 


276  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

unies  et  la  grossière  sisyrne^]^  qu'ils  quittaient  même  pour 
marcher  au  combat,  ne  gardant  alors  qu'un  bouclier  passé 
dans  leur  bras  [gauche],  tandis  que  leur  main  [droite]  bran- 
dissait une  javeline  durcie  au  feu  et  quelquefois  armée 
d'une  petite  pointe  de  fer.  Ils  portaient  en  outre,  ceintes 
autour  de  la  tête,  trois  frondes  faites  de  mélancranis*^  de 
crin  ou  de  boyau,  une  longue  pour  atteindre  Tennemi  de 
loin,  une  courte  pour  l'atteindre  de  près,  et  une  moyenne 
pour  l'atteindre  quand  il  était  placé  à  une  distance  médiocre. 
Dès  l'enfance,  on  les  exerçait  à  manier  la  fronde,  et,  à  cet 
effet,  les  parents  ne  donnaient  à  leurs  enfants  le  pain  dont 
ils  avaient  besoin  que  quand  ceux-ci  avec  leurs  frondes  l'a- 
vaient abattu  de  l'endroit  où  il  était  placé.  Métellus  con- 
naissait leur  adresse,  et,  quand  il  fut  pour  aborder  dans  leurs 
îles,  il  fit  tendre  des  peaux  au-dessus  du  pont  de  chaque 
navire  pour  que  ses  hommes  fussent  abrités  contre  les  pro- 
jectiles des  frondeurs  gymnésiens.  H  amenait  avec  lui 
3000  colons  pris  parmi  la  population  romaine  de  Tlbérie. 

2.  A  leur  fertilité  naturelle  ces  îles  joignent  un  autre 
avantage,  c'est  qu'on  aurait  peine  à  y  rencontrer  aucune 
bête  nuisible.  Les  lapins  eux-mêmes,  à  ce  qu'on  assure, 
n'y  sont  point  indigènes,  mais  un  des  habitants  ayant  ap- 
porté de  la  côte  voisine  un  mâle  et  une  femelle,  ce  premier 
couple  fit  souche,  et  telle  fut  l'abondance  avec  laquelle  la 
race  de  ces  animaux  multiplia  tout  d'abord,  que  les  po- 
pulations, voyant  leurs  maisons  et  leurs  arbres  sapés  et  ren- 
versés, en  furent  réduites,  avons-nous  dit,  à  chercher  un 
refuge  auprès  des  Romains.  Aujourd'hui  heureusement  l'ha- 
bileté des  chasseurs  ne  laisse  plus  le  fléau  prendre  ainsi  le 
dessus  et  les  propriétaires  sont  libres  de  cultiver  leurs 
terres  avec  profit.  —  Les  îles  dont  nous  venons  de  parler 
sont  situées  en  deçà  des  Colonnes  d'Hercule. 

t.  Sur  la  restitution  de  ce  passage,  voy.  Meineke  :  Vind.  Strab.^  p.  37. 
Cf.  MûUer  :  Ind.  var.  lect.y  p.  959,  col.  2.,  lig.  8.  —  2.  Le  Schœnus  mucroriatus, 
suivant  Sprengel;  mais,  plus  vraisemblablement,  suivant  Fraas,  le  Schœnus 
ni0ricaru.  Voy.  Meyer,  ouvr.  cité,  p.  9.  Quant  à  la  citation  de  l'Hermenia,  ou 
mieux  de  l'Hermès  de  Philétas,  nous  l'avons  supprimée  comme  une  glose  évi- 
dente, d*après  la  double  autorité  de  MM.  Meineke  et  MùUer. 


LIVRE  m.  277 

3.  Tont  près,  maintenant,  desdites  Colonnes  se  trouvent 
deux  petites  îles,  dont  Tune  est  connue  sous  le  nom  à*île  de 
Junon.  Quelquefois  même  ce  sont  ces  deux  îlots  à  qui  l'on 
donne  le  nom  de  Colonnes  d'Hercule,  Puis,  au  delà  des  Co- 
lonnes «est  Tile  deCadira^dont  nous  n'avons  encore  rien  dit, 
si  ce  n'est  qu'elle  se  trouve  à  750  stades  environ  de  Calpé,  et 
tout  près  des  bouches  du  Bstis.  Or,  elle  mérite  que  nous 
parlions  d'elle  plus  au  long.  Il  n'y  a  pas  de  peuple  en  effet  qui 
envoie,  soit  dans  la  mer  Intérieure,  soit  dans  la  mer  Extérieure, 
un  plus  grand  nombre  de  bâtiments  et  des  bâtiments  d'un 
plus  fort  tonnage  que  les  Gaditans  :  comme  leur  île  est  peu 
étendue,  qu'ils  n'ont  pas  sur  le  continent  vis-à-vis  d'éta- 
blissements considérables,  qu'ils  ne  possèdent  pas  non  plus 
d'autres  îles,  presque  tous  ont  la  mer  pour  demeure  habi- 
tuelle, et  Ton  n'en  compte  qu'un  petit  nombre  qui  vive  dans 
ses  foyers  ou  qui  soit  venu  se  fixer  à  Rome.  N'était  cette 
circonstance,  Gadira  pourrait  passer  pour  la  ville  la  plus 
peuplée  de  l'empire  après  Rome.  J'ai  ouï  dire  en  effet  que, 
dans  l'un  des  recensements  généraux  opérés  de  nos  jours, 
il  avait  été  recensé  jusqu'à  cinq  cents  chevaliers  gaditans, 
or  pas  une  ville  d'Italie,  si  ce  n'est  peut-être  Patavium,  n'en 
fournit  autant.  Nombreux  comme  ils  sont,  les  Gaditans 
n'occupent  cependant  qu'une  île  dont  la  longueur  excède  à 
peine  cent  stades,  tandis  que  la  largeur  par  endroits  s'y  réduit 
à  un  stade.  Dans  cette  île,  ils  s'étaient  bâti  une  première  ville 
aussi  resserrée  que  possible;  Balbus  de  Gadira,  le  même 
qui  obtint  les  honneurs  du  triomphe,  leur  en  bâtit  une 
seconde  à  côté  qu'on  appelle  Yille-Neuve;  prises  ensem- 
ble, ces  deux  villes  ont  reçu  le  nom  de  Didymey  et,  quoi- 
qu'elles n'aient  pas  plus  de  vingt  stades  de  tour,  l'espace 
n'y  manque  pas  encore,  vu  qu'un  petit  nombre  seule- 
ment d'habitants  y  réside,  la  grande  majorité  des  Gaditans, 
je  le  répète,  passant  leur  vie  en  mer  ou  habitant  de  pré- 
férence la  côte  de  terre-ferme,  et  surtout  les  bords  d'une 
petite  île  qui  est  en  face  de  Gadira,  et  qu'ils  ont  trouvée  si 
i.  leur  gré,  à  cause  de  sa  fertilité  et  de  son  heureuse  posi- 
tion, qu'ils  en  ont  fait  comme  qui  dirait  VAnti'Didyme. 


278  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

Mais  ce 'n'est  encore  relativement  qu'une  faible  partie  des 
Gaditans  qui  habite  cette  petite  île  et  le  quartier  de  l'arsenal 
bâti  par  Balbus  sur  le  continent  vis-à-vis.  Quant  à  la  ville 
proprement  dite,  elle  est  située  dans  la  partie  occidentale 
de  nie  de  Gadira,  et  précède  le  Cronium  ou  temple  de 
Saturne,  qui  se  prolonge  jusqu'à  rextrémité  de  Tîle  et  fait 
face  à  l'autre  petite  île  dont  nous  avons  parlé.  A  Topposite, 
du  côté  de  l'orient,  et  sur  le  point  où  Tîle  est  le  plus  rap- 
prochée du  continent,  vu  qu'elle  n'en  est  plus  séparée  que 
par  un  canal  d'un  stade  de  large,  s'élève  VHeracleum  ou 
temple  d'Hercule.  On  prétend  que  la  distance  de  ce  temple 
à  la  ville  est  de  douze  milles,  et  que  c'est  à  dessein  que  le 
nombre  des  milles  a  été  égalé  à  celui  des  travaux  du  dieu; 
mais,  par  le  fait,  la  distance  est  plus  considérable,  égalant 
presque  la  dimension  en  longueur  de  l'île  elle-même,  la- 
quelle se  prend  de  l'O.  à  l'E. 

4.  Phérécyde^  semble  dire  que  Gadira  est  l'ancienue 
Êrythie  où  la  Fable  a  placé  les  aventures  de  Géryon. 
Suivant  d'autres  auteurs,  cette  petite  île  voisine  de  Gadira, 
qui  n'est  séparée  de  la  ville  que  par  un  canal  d'un  stade  de 
largeur,  représente  mieux  Êrythie,  vu  la  beauté  de  ses  pâ- 
turages et  cette  circonstance  remarquable  que  le  lait  des 
bestiaux  qu'on  y  élève  ne  contient  pas  de  sérum,  et  qu'il  est 
9L  crémeux  qu'on  est  obligé,  pour  pouvoir  en  faire  du  fro- 
mage, d'y  mêler  beaucoup  d'eau.  Quant  au  bétail,  il  faut 
kd  tirer  du  sang  au  moins  tous  les  cinquante  jours',  sans 
quoi  on  le  verrait  sufioqué  par  la  graisse.  L'herbe'  de  ces 
pâturages,  bien  que  sèche,  engraisse  prodigieusement  le 
bétail,  et  ces  auteurs  présument  que  c'est  cette  particularité 
qui  a  donné  lieu  à  la  fable  des  troupeaux  de  Géryon.  Du 
reste  [aujourd'hui,  comme  nous  l'avons  dit],  tout  le  littoral 
de  cette  petite  île  est  couvert  d'habitations  ^. 

1,  C'est  à  Philistide  que  Pline  (IV,  23,  36,  120)  prête  cette  même  assertion. 
—  2.  Certains  Mss.  portent  seulement  trente  jours.— 3.  Peut-être  le  Rétamas 
des  Espagnols,  le  S'partiwn  monospermun  des  botanistes.  Voy.  Meyer^  ouvr. 
cité,  p.  10-11.  —  4.  Nous  avons  traduit  ce  passage  d'après  la  restitution  de 
M.  Mûller,  Ijctlvi)?  i*ivToi  [vvv]  wïwa-rai  it«ç  ô  alytaX^if.  Cf.  Meiaeke,  Vind.  Strab., 
p.  38. 


LIVRE  III.  27  J 

5.  Snr  la  fondation  de  Gadira,  voiei  la  tradition  qui  a 
cours  dans  le  pays.  Un  ancien  oracle  ayant  ordonné  aux 
Tyriens  d'aller  fonder  un  établissement  aux  Colonnes 
d'Hercule,  une  première  expédition  partit  à  la  décou- 
verte des  points  indiqués  :  parvenus  au  détroit  de  Galpé, 
les  marins  qui  la  composaient  prirent  pour  les  extrémi- 
tés mêmes  de  la  terre  habitée  et  pour  le  terme  des  courses 
d'Hercule  les  deux  promontoires  qui  forment  le  détroit,  et,  se 
persuadant  que  c'étaient  là  les  Colonnes  dont  avait  parlé 
l'oracle,  ils  jetèrent  lancre  en  deçà  du  détroit,  là  où  s'élève 
aujourd'hui  la  ville  des  Exitans,  et  offrirent  sur  ce  point  de 
la  côte  un  sacrifice  au  dieu,  mais,  les  victimes  ne  s'étant  pas 
trouvées  propices,  ils  durent  regagner  Tyr.  Une  seconde 
expédition,  envoyée  peu  de  temps  après,  dépassa  le  détroit  de 
1500  stades  environ,  et,  ayant  atteint  sur  la  côte  d'Ibérie  et 
près  de  la  ville  d'Onoba  une  île  consacrée  à  Hercule,  se  crut 
arrivée  là  au  but  désigné  par  l'oracle  ;  elle  offrit  alors  un  sacri- 
fice au  dieu,  mais,  comme  cette  fois  encore  les  victimes  furent 
trouvées  contraires,  l'expédition  s'en  retourna.  Une  troisième 
enfin  partit,  qui  fonda  l'établissement  de  Gadira  et  bâtit  le 
temple  dans  la  partie  orientale  de  l'île  en  même  temps  que 
la  vâle  dans  la  partie  occidentale.  —  D'après  cette  tradition, 
les  uns  ont  voulu  voir  les  Colonnes  d'flercule  dans  les  deux 
promontoires  qui  forment  le  détroit ,  d'autres  ont  reconnu 
sous  ce  nom  Tîle  de  Gadira  elle-même  ;  d'autres  les  ont 
cherchées  plus  loin  que  Gadira  au  sein  de  la  mer  Exté-^ 
rieure.  On  a  cru  aussi  que  ce  pouvait  être  le  mont  Calpé  et 
l'Abilyx,  montagne  de  la  Libye  qui  fait  face  à  Calpé  et 
qu'Ératosthène  place  chez  les  Métagonîens,  peuple  numide, 
ou,  sinon  ces  deux  montagnes,  au  moins  les  deux  petites 
îles  qui  les  avoisinent  et  dont  une  est  connue  sous  le  nom 
d*ile  de  Junon.  Artémidore,  lui,  mentionne  bien  cette  île 
de  Junon,  ainsi  que  le  temple  qu'elle  renferme,  mais  il 
nie  en  même  temps  qu'il  existe  une  autre  île  vis-à-vis,  mm 
plus  qu'une  montagne  du  nom  d'Abilyx  et  une  nation 
Métagonienne.  D'autres  auteurs,  transportant  ici  les  roches 
Plancts   on   Symplégades,   y  ont  va  les  Colonnes,  on, 


280  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

comme  dit  Pindare,  les  Pt/^esCarffnde^,  derDÎer  terme  des 
courses  d'Hercule.  Enfin  Dicëarque,  Ératosthène,  Polybe 
et  la  plupart  des  Grecs  parlent  de  véritables  colonnes  pla- 
cées soi-disant  aux  abords  du  détroit^  ou  mieux  à  Gadira, 
puisque  Ibériens  et  Libyens  soutiennent  qu'il  n'existe  rien 
aux  2d)ords  du  détroit  qui  ressemble  à  des  colonnes.  Quel- 
ques-uns vont  plus  loin  et  reconnaissent  expressément  ces 
monuments  dans  les  colonnes  d'airain,  hautes  de  huit  cou- 
dées, qui  ornent  YHeracleum  de  Gradira  et  sur  lesquelles  on 
a  inscrit  le  détail  des  frais  de  construction  du  temple  :  ils 
se  fondent  sur  ce  que  les  marins,  au  terme  de  leur  tra- 
versée, ne  manquent  jamais  de  venir  saluer  ces  colonnes  et 
de  sacrifier  en  même  temps  à  Hercule^  et  ils  pensent  qu'un 
pareil  usage  a  bien  pu  donner  lieu  au  bruit  si  répandu 
qu^ici  se  trouvait  la  limite  extrême  de  la  terre  et  des  mers. 
Posidonius  estime  cette  opinion  la  plus  plausible  détentes; 
quant  à  l'histoire  de  l'oracle  et  des  trois  expéditions  succes- 
sives envoyées  par  les  Tyriens,  il  n'y  voit  qu'un  de  ces  men- 
songes familiers  aux  Phéniciens.  Nous  ne  comprenons  guère, 
à  vrai  dire,  que  sur  ces  expéditions  des  Tyriens  on  puisse 
être  aussi  affirmatif ,  les  raisons  à  alléguer  pour  ou  contre 
l'authenticité  du  fait  nous  paraissant  également  plausibles  ; 
mais  l'autre  objection,  que  des  îlots  ou  des  montagnes  ne 
ressemblent  pas  le  moins  du  monde  à  des  colonnes  et  qu'il 
faut  entendre  de  colonnes  véritables  ce  qui  est  dit  des 
bornes  de  la  terre  habitée  et  des  courses  ou  voyages  d'Her- 
cule, n'est  pas  tout  à  fait  dénuée  de  fondement.  C'était 
en  effet  l'usage  des  anciens  temps  de  poser  de  semblables 
bornes ,  témoins  cette  petite  colonne  en  forme  de  tourelle 
élevée  par  les  Rhégiens  sur  le  détroit  de  Sicile  et  la  tour 
du  Pélore  érigée  vis-à-vis;  témoins  les  autels  des  Phi- 
lènes  placés  vers  le  milieu  de  l'intervalle  qui  sépare  les 
deux  Syrtes,  témoin  encore  la  colonne  qui  s'élevait  na- 
guère ,  dit-on,  sur  l'isthme  de  Gorinthe  et  que  les  Ioniens, 
devenus  les  maîtres  de  l'Attique  et  de  la  Mégaride 
après  leur  expulsion  du  Péloponnèse,  avaient  bâtie  de 
compte  à  demi  avec  les  nouveaux  possesseurs  du  Pélopon- 


LIVRE  m  281 

nèse,  les  Ioniens  ayant  inscrit  sur  la  face  qni  regardait  la 
Mégaride 

c  Ceci  n'est  point  le  Péloponnèse,  mais  bien  Tlonie,  > 

tandis  que  les  autres  avaient  gravé  ces  mots  sur  la  face  opposée  : 

te  Ceci  est  le  Péloponnèse  et  non  llonie.  > 

Ajoutons  qu'Alexandre,  lui  aussi,  pour  marquer  le  terme 
de  son  expédition  dans  l'Inde,  voulut  élever  des  autels 
à  Tendroit  même  où  s'était  arrêtée  sa  marche  victorieuse 
vers  Textrême  Orient,  pour  imiter  ainsi  ce  qu'avaient  fait 
avant  lui  Hercule  et  Bacchus.  C'était  donc  là,  on  le  voit,  une 
très-ancienne  coutume. 

6.  Mais  il  est  naturel,  en  même  temps,  de  penser  que  les 
lieux  où  furent  érigés  des  monuments  de  ce  genre  en  em- 
pruntèrent les  noms,  surtout  après  que  le  temps  eut  détruit 
les  monuments  eux-mêmes.  Les  autels  des  Philènes,  par 
exemple,  ne  subsistent  plus  aujourd'hui,  et  cependant  l'em- 
placement où  ils  s'élevaient  a  retenu  leur  nom.  Et  dans 
l'Inde,  où  il  est  constant  que  nul  voyageur  n'a  vu  debout 
les  Colonnes  d'Hercule  et  de  Bacchus,  il  a  bien  fallu  que  le 
nom  ou  l'aspect  de  certains  lieux  rappelât  aux  Macédoniens 
tel  ou  tel  détail  de  l'histoire  de  Bacchus  ou  d'Hercule  pour 
qu'ils  se  soient  vantés  d'avoir  atteint  les  Colonnes  de  ces 
héros.  On  peut  donc  croire  qu'ici  pareillement  les  premiers 
conquérants  ont  voulu  marquer  le  terme  de  leurs  courses  par 
des  bornes  ou  d'autres  monuments  faits  de  main  d'homme, 
tels  que  autels,  tours  ou  colonnes  élevés  dans  les  lieux  les 
plus  remarquables  de  la  contrée  lointaine  où  ils  étaient  par- 
venus, et  quels  lieux  plus  remarquables  que  l'ouverture  d'un 
détroit,  ou  le  haut  des  falaises  qui  le  bordent,  ou  le  rivage 
des  lies  et  îlots  qui  l'avoisinent,  quels  lieux  plus  propres  à 
faire  reconnaître  soit  le'  commencement  soit  la  fin  d'un  pays? 
Puis,  ces  monuments  faits  de  main  d'homme  auront  dis- 
paru, et  leur  nom  aura  passé  tout  naturellement  aux  lieux 
où  ils  s'élevaient  naguère,  soit  qu'on  veuille  retrouver  ces 
lieux  dans  les  uetites  îles  dont  nous  avons  parlé,  soit  qu'on 


282  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

les  reconnaisse  dans  les  deux  promontoires  qui  forment  le 
détroit,  car  il  est  difficile  de  décider  k  qui  des  promontoires 
on  des  îles  le  nom  de  Colonnes  convient  le  mieux,  les  co- 
lonnes ressemblant  à  vrai  dire  autant  aux  uns  qu'aux  autres, 
en  ce  sens  du  moins  que  leur  emplacement  est  toujours 
choisi  de  façon  à  faire  distinguer  de  prime  abord  Tentrée  ou 
la  sortie  d*un  pays,  tout  comme  on  reconnaît  dans  un  dé- 
troit, dans  le  détroit  de  Calpé  par  exemple  ou  dans  tel  autre 
qui  lui  ressemble,  le  commencement  ou  la  fin  d'ane  même 
mer,  suivant  qu'on  s'y  engage  par  le  côté  extérieur  ou  par 
le  c6të  intérieur,  ce  qu'exprime  au  mieux  \jd  nom  de  Bouches 
donné  quelquefois  aussi  à  ces  détroits.  Et,  en  effet,  si  les 
deux  petites  îles,  qui  sont  placées  aux  abords  du  détroit  ou 
des  Bouches  de  Calpé  et  qui  par  leurs  contours  nets  et  bien 
dessinés  semblent  faites  exprès  pour  servir  de  points  de 
repère  ou  de  signaux,  se  prêtent  à  merveille  à  ce  qu'on  les 
compare  à  des  colonnes ,  la  comparaison  n'est  pas  moins 
juste  s'appliquant  aux  montagnes  qui  dominent  le  détroit, 
vu  que  la  cime  des  montagnes  se  détache  dans  l'air  comme 
la  pointe  d'une  pyramide  ou  le  faîte  d'une  colonne.  Il  n'est 
pas  jusqu'à  l'expression  de  Pyles  on  de  Portes  Gadîrides 
employée  par  Pindare,  qui  ne  soit  parfaitement  exacte,  du 
moment  qu'on  prétend  retrouver  les  Colonnes  d'Hercule 
dans  les  bouches  mêmes  de  Calpé,  les  bouches  ou  détroits 
ressemblant  effectivement  à  des  portes.  En  revanche,  la 
position  de  Gadira,  presque  au  milieu  d'une  longue  côte 
creusée  en  forme  de  golfe,  n'offre  aucune  analogie  avec 
l'emplacement  d'une  borne  ou  limite  extrême;  et  ce  qui 
nous  parait  moins  raisonnable  encore  c'est  qu'on  ait  voulu 
rapporter  tout  ce  qui  s'est  dit  des  Colonnes  d'Hercule  à  ces 
colonnes  d'airain  de  l'Heracleum  de  Gadira,  car,  pourquoi 
ce  nom  de  Colonnes  est-il  devenu  si  illustre?  C'est  qu'ap- 
paremment les  monuments  qu'il  désignait  avaient  été, 
comme  les  colonnes  de  l'Inde,  érigés  par  des  conquérants 
et  non  par  des  marchands.  Ajoutons  que  l'inscription  de 
l'Heracleum,  telle  du  moins  qu'on  nous  la  donne ,  et  par 
cela  seul  qu'elle  contient,  non  une  pieuse  dédicace,  mais  un 


LIVRE  III.  233 

relevé  de  frais  et  de  dépenses,  semble  protester  aussi  contre 
l'attribution  proposée,  puisqu'il  est  naturel  de  penser  que 
les  Colonnes  dites  d'Hercule  étaient  destinées  à  rappeler  les 
grandes  actions  du  héros,  plutôt  que  les  sacriRces  d'argent 
des  Phéniciens. 

7.  Suivant  Polybe,  il  existe  dans  THeraclerum  de  Gadira 
une  source  d'eau  potable,  à  laquelle  on  ne  peut  puiser 
qu'en  descendant  quelques  marches,  et  dont  le  régime  est 
soi-disant  l'inverse  de  celui  de  la  mer,  vu  qu'elle  tarit  à  la 
marée  haute  et  se  remplit  à  la  marée  basse  :  Polybe  explique 
le  fait  en  disant  que,  comme  l'air,  qui  des  profondeurs  de 
la  terre  s'exhale  à  la  surface,  ne  peut  plus,  à  la  marée  haute, 
quand  la  surface  de  la  terre  est  couverte  par  les  fiots^  s'é- 
chapper par  ses  voies  ou  issues  habituelles,  il  est  naturelle- 
ment refoulé  à  l'intérieur  de  manière  à  obstruer  les  con- 
duits de  la  source,  ce  qui  produit  le  tarissement  apparent  de 
ses  eaux;  mais  qu'à  la  marée  basse,  quand  la  surface  àt 
la  terre  est  de  nouveau  mise  à  nu,  le  courant  d'air  reprend 
sa  direction  première  et  cesse  d'obstruer  les  veines  de  la 
source,  de  sorte  que  celle-ci  recommence  à  jaillir  avec  la 
même  abondance.  Artémidore  contredit  cette  explication  de 
Polybe,  mais  ni  ses  objections,  ni  l'explication  que  lui-même 
propose  du  phénomène,  ni  l'opinion  de  l'historien  Silanus, 
qu'il  cite  à  cette  occasion,  ne  me  paraissent  mériter  d'être 
relatées  ici,  Silanus  et  lui  étant  évidemment  aussi  étrangers 
qu'on  peut  l'être  aux  questions  de  cette  nature.  Quant  à 
Posidonius,  il  déclare  le  fait  controuvé.  «  D'abord,  dit-il, 
c'est  deux  puits,  et  non  un,  que  contient  l'Heracleum,  et  il 
s'en  trouve  un  troisième  encore  dans  la  ville;  des  deux 
puits  de  l'Heracleum,  le  plus  petit,  pour  peu  qu'on  y  puise 
sans  interruption,  tarit  incontinent,  mais  pour  recommencer 
aussitôt  à  se  remphr,  si  l'on  cesse  d'y  puiser  ;  et  le  plus 
grand  qui  sufEt  parfaitement  tout  le  jour  aux  besoins  de 
ceux  qui  y  puisent,  en  baissant  toutefois  au  fur  et  à  mesure, 
comme  cela  arrive  généralexxient  pour  tous  les  puits,  le  plu» 
grand  s'élève  de  nouveau  pendant  la  nuit,  par  la  raison 
toute  simple^  qu'alors  personne  n'y  prend  d'eau.  Seule- 


284  GÉOGRAPHIE  DE  STRABONI 

ment,  ajoute  Posidonius,  il  arrive  souvent  que  le  moment 
du  reflux  coïncide  avec  celui  où  ces  puits  se  remplissent, 
et  cette  vaine  apparence  a  suffi  pour  que  les  gens  du  pays 
aient  cru  à  une  opposition  constante  entre  le  régime  desdites 
sources  et  le  phénomène  des  marées.  »  Au  moins  Posidonius 
constate-t-il  la  croyance  générale  au  fait  en  question;  de 
notre  côté,  nous  l'avons  toujours  entendu  citer  au  nombre 
des  faits  réputés  merveilleux.  Nous  avons  ouï  dire,  en  outre, 
qu'il  se  trouvait  beaucoup  d'autres  puits  à  Gadira,  soit  dans 
les  vergers  des  faubourgs  de  la  ville,  soit  dans  la  ville  elle- 
même,  mais  que,  vu  la  mauvaise  qualité  de  Teau  de  ces 
puits,  on  aimait  mieux  se  servir  d'eau  de  citerne  et  qu'on 
avait  en  conséquence  multiplié  ces  sortes  de  réservoirs  sur 
tous  les  points  de  la  ville.  Y  a-t-il  maintenant  quelque 
autre  puits  parmi  ceux-là  qui  prête  à  cette  supposition  d'un 
régime  inverse  de  celui  de  la  mer?  C'est  ce  que  nous  ne 
saurions  dire.  Mais,  dans  ce  cas-là  même,  il  faudrait  recon- 
naître que  le  phénomène  est  de  ceux  qu'il  est  bien  difficile 
d'expliquer.  Sans  doute  l'explication  que  propose  Polybe 
est  spécieuse;  ne  pourrait-on  pas  cependant  concevoir  aussi 
la  chose  d'autre  sorte  et  dire  que  (pielques-unes  des  veines 
qui  alimentent  les  sources  se  détendent  au  contact  et  sous 
rinfluence  du  sol  humide  et  laissent  leurs  eaux  s'épandre 
par  les  côtés,  au  lieu  de  les  pousser  par  leurs  voies  ordi- 
naires jusque  dans  le  bassin  de  la  fontaine  ?  Et  de  fait  cette 
influence  de  l'humidité  du  sol  est  inévitable  quand,  à  la 
marée  haute,  le  flot  a  tout  envahi.  S'il  est  vrai,  en  outre, 
^  comme  le  prétend  Athénodore,  que  le  flux  et  le  reflux 
^de  la  mer  ressemblent  au  double  phénomène  de  Yexpi- 
A  ration  et  de  Vasviration  chez  les  animaux,  ne  peut-il  pas  se 
I  faire  que  les  cours  d'eau,  qui  jaillissent  naturellement  à 
la  surface  de  la  terre  par  certains  conduits,  dont  les  ou- 
vertures sont  ce  que  nous  appelons  des  fontaines  ou  des 
sourceSy  que  ces  cours  d'eau,  dis-je,  soient  en  même  temps 
par  d'autres  voies  sollicités  et  entraînés  vers  les  profon- 
deurs de  la  mer,  qu'ils  soulèvent  alors,  et  dont  ils  détermi- 
nent le  mouvement  ascendant,  non  sans  obéir  eux-mêmes 


LIVRE  m.  285 

à  cette  sorte  d'expiration  de  la  mer,  ce  qui  leur  fait  aban- 
donner leurs  voies  naturelles  jusqu'à  ce  que  le  reflux  leur 
permette  d'y  rentrer  ? 

8.  En  revanche,  je  ne  m'explique  pas  que  Posidonius, 
qui,  en  général  présente  les  Phéniciens  comme  un  peuple 
éclairé ,  leur  attribue  ici  une  croyance  qui  dénoterait  en 
eux  plutôt  de  Tidiotisme  que  de  la  sagacité.  On  sait  que 
la  durée  d'un  jour  et  d'une  nuit  correspond  à  une  révolution 
complète  du  soleil,  qui  pendant  cette  révolution  se  trouve 
tantôt  au-dessus  et  tantôt  au-dessous  de  la  terre  ;  or,  Posi- 
donius prétend  que  le  mouvement  de  l'Océan,  comme  le 
cours  des  astres,  est  soumis  à  une  marche  périodique  et  qu'il 
se  trouve  avoir,  comme  la  lune  et  harmoniquement  avec  la 
lune,  une  période  diurne,  une  période  mensuelle  et  une 
période  annuelle-:  <  quand  la  lune,  ajoute-t-il,  a  parcouru 
toute  l'étendue  d'un  signe  au-dessus  de  l'horizon,  la  mer 
commence  à  se  soulever  et  envahit  sensiblement  ses  rivages, 
jusqu'à  ce  que  l'astre  ait  atteint  le  méridien  ;  après  quoi, 
l'astre  déclinant,  la  mer  se  retire  peu  à  peu  jusqu'à  ce  que 
la  lune  ne  soit  plus  qu'à  la  distance  d'un  signe  au-dessus 
du  point  où  elle  se  couche.  La  mer  demeure  alors  station- 
naire  tout  le  temps  que  met  la  lune  à  atteindre  le  point  de 
son  coucher ,  tout  le  temps  aussi  qu'elle  met  à  parcourir 
l'espace  d'un  signe  au-dessous  de  l'horizon  ;  puis  elle  re- 
commence à  monter  jusqu'à  ce  que  la  lune  atteigne  le 
méridien  inférieur,  se  retire  ensuite  de  nouveau  jusqu'au 
moment  où  la  lune,  s'étant  avancée  vers  le  levant,  n'est  plus 
qu'à  la  distance  d'un  signe  de  l'horizon,  et  enfin  reste  sta- 
tionnaire  jusqu'à  ce  que  l'astre  se  soit  de  nouveau  élevé  de 
tout  un  signe  au-dessus  de  l'horizon,  pour  recommencer 
encore  à  monter.  »  Telle  est,  suivant  Posidonius,  la  période 
diurne  de  l'Océan  ;  quant  à  sa  période  mensuelle,  eue  con- 
sisterait en  ce  que  les  marées  les  plus  fortes  d'une  lunaison 
ont  toujours  lieu  à  l'époque  de  la  conjonction  de  l'astre  ou 
de  la  Néomèniey  après  quoi  elles  diminuent  jusqu'au  pre- 
mier quartier,  pour  augmenter  de  nouveau  d'intensité  jus- 
qu'à la  pleine  lune,  et  diminuer  encore  pendant  le  décours 


286  GÉOGRAPHIE  DE  STRÀBON. 

de  la  lune  jusqu'au  dernier  quartier ,  auquel  succède  une 
nouvelle  augmentation  jusqu'à  la  néoménie  suivante,  et  une 
augmentation  plus  marquée  tant  sous  le  rapport  de  la 
durée  que  sous  le  rapport  de  la  vitesse.  Reste  la  période  an- 
nuelle des  marées;  or,  c'est  par  les  Gaditans  mêmes  que  Po- 
sidonius  en  avait  eu  connaissance  :  il  avait  appris  d'eux  que, 
vers  le  solstice  d'été,  les  marées  montantes  et  descendantes 
étaient  plus  fortes  que  dans  tout  le  reste  de  l'année,  et  il  en 
avait  conjecturé  lui-même  qu'à  partir  de  ce  solstice  les 
marées  devaient  diminuer  d'élévation  jusqu'à  Téquinoxe, 
puis  recommencer  à  croître  jusqu'au  solstice  d'hiver,  pour 
diminuer  de  nouveau  jusqu'à  l'équinoxe  du  printemps,  et 
croître  encore  jusqu'au  solstice  d'été.  Mais,  avec  ces  mou- 
vements périodiques  de  la  mer,  qui  se  reproduisent  chaque 
jour  et  chaque  nuit,  la  mer  montant  deux  fois  et  se  retirant 
deux  fois  dans  l'espace  d'un  jour  et  d'une  nuit,  et  à  des  in- 
tervalles réguliers  la  nuit  comme  le  jour,  comment  peut-il 
se  faire  que  le  reflux  coïncide  souvent  avec  le  moment  où 
le  puits  en  question  se  remplit,  et  rarement  avec  celui  où 
il  tarit,  ou,  sinon  rarement,  pas  aussi  souvent  du  moins, 
qa'avec  l'autre?  Et,  si  l'on  suppose  la  coïncidence  aussi  fré- 
quente dans  les  deux  cas,  comment  se  fait -il  que  les  Ga- 
dirites  n'aient  pas  été  capables  d'observer  ce  qui  se  passait 
t<»is  les  jours  sous  leurs  yeux,  eux  qui  avaient  su  soi-disant 
reconnaître  la  période  annuelle  des  marées  par  l'observation 
patiente  d'un  fait  qui  ne  se  produit  qu'une  fois  par  an? 
Car  on  ne  saurait  douter  que  Posidonius  n'ajoutât  une  foi 
entière  à  cette  dernière  observation,  puisqu'il  l'a  prise  pour 
point  de  départ  de  ses  propres  hypothèses  sur  les  décroisse- 
ments  et  accroissements  successifs  des  marées  dans  l'inter- 
valle d'un  solstice  à  l'autre  et  sur  le  retour  de  ces  mêmes 
variations.  Il  n'est  guère  vraisem|)lable,  cependant,  que  de 
si  bons  observateurs  aient  laissé  passer  inaperçus  les  faits 
réels  pour  se  laisser  prendre  à  des  faits  chimériques  1 

9.  A  propos,  maintenant,  de  ce  que  dit  Séleucus,  historien 
originaire  des  bords  de  la  mer  Erythrée,  «  que  les  marées 
peuvent  être  encore  irrégulières  ou  régulières,  suivant  que 


LIVRE  m.  287 

la  lune  est  dans  tel  on  tel  signe,  que,qnand  elle  est  dans  les 
signes  èquinoxiauxy  par  exemple,  les  marées  offrent  par- 
tout les  mêmes  apparences,  tandis  qu'il  y  a  au  contraire 
inégalité  dans  Tamplitude  et  dans  la  vitesse  des  marées, 
quand  la  lune  est  dans  les  signes  solsticiaux^  qu*eniin,  lors- 
qu'elle est  dans  un  des  signes  intermédiaires,  les  marées 
sont  irrégulières  ou  régulières,  à  proportion  que  l'astre  se 
trouve  plus  rapproché  des  signes  solsticiaux  ou  des  signes 
équinoxiaux,»  Posidonius  constate  qu'en  effet,  ayant  eu  oc- 
casion de  passer  plusieurs  jours  de  suite  dans  l'Heracleum 
de  Gadira,  k  Tépoque  du  solstice  d'été ,  et  quand  la  lune 
était  dans  son  plein,  il  ne  put  surprendre  dans  les  marées 
aucune  de  ces  différences  qui  en  marquent  la  période  an- 
nuelle ,  bien  qu'il  eût ,  le  même  mois,  à  l'époque  de  la 
nouvelle  lune,  observé  dans  le  reflux  du  Bœtis,  à  Ilipa,  un 
changement  énorme  au  prix  de  ce  qu'il  l'avait  vu  aupara- 
vant, les  eaux  du  fleuve,  qui,  d'ordinaire ,  dans  ces  sortes 
de  reflux  causés  par  la  marée,  n'atteignaient  même  pas  à 
la  moitié  de  la  hauteur  des  rives,  ayant  alors  tellem^t 
grossi ,  que  les  soldats  pouvaient  y  puiser  sans  peine  :  et 
Ilipa  est  à  700  stades  environ  de  la  mer  I  De  même,  tandis 
que  les  plaines  du  littoral  étaient  couvertes  jusqu'à  une 
distance  de  30^  stades  dans  l'intérieur  par  la  marée,  qui 
y  avait  formé  de  véritables  îles,  le  flot  (Posidonius  l'affirme 
pour  l'avoir  mesuré  lui-même)  n'avait  pas  couvert  dix  cou- 
dées de  la  hauteur  des  assises  du  naos  de  THeracleum  et 
de  la  jetée  qui  précède  le  port  de  Gadira.  Or,  doublons 
cette  hauteur  pour  les  cas  où  cette  même  marée  s'élève  ici 
davantage,  ces  vingt  coudées  n'équivaudraient  pas  encore 
k  la  hauteur  que  représente  la  distance  atteinte  par  le  floi 
dans  les  plaines  du  littoral.  Ces  anomalies-là,  du  reste, 
passent  pour  se  produire  sur  tout  le  pourtour  de  TOcéan  ; 
mais  ce  qu'ajoute  Posidonius  au  sujet  de  l'Ebre  est  un  fait 
nouveau  et  particulier  k  ce  fleuve  :  il  s'agit  de  crues  qui  y 
surviennent  de  temps  à  autre,  sans  avoir  été  précédées  de 

1.  Quelque  Mss.  portent  50. 


288  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

pluies  ni  de  neiges,  mais  sous  l'influence  prolongée  des  vents 
du  nord,  ce  qui  peut  tenir,  suivant  lui,  au  gtand  lac  que  tra- 
verse TEbre,  et  à  ce  qu'une  partie  des  eaux  de  ce  lac,  chassée 
par  les  vents,  s'écoule  en  même  temps  que  celles  du  fleuve. 

10.  Posidonius  signale  encore  à  Gadira  la  présence  d'un 
arbre,  qui  a  cela  de  remarquable,  que  ses  branches  sont 
courbées  vers  le  sol  et  que  ses  feuilles,  longues  parfois 
d'une  coudée  et  larges  de  quatre  doigts,  affectent  la  forme 
d'un  glaive  *.  Puis  il  parle  d'un  autre  arbre,  qui  vient  dans 
les  environs  de  Carthage-la-Neuve,  et  des  épines  duquel 
on  tire  une  écorce  fibreuse,  qui  sert  à  faire  de  magnifiques 
tissus*.  Nous  avons  vu  uous-même  en  Egypte  un  arbre 
qui  ressemblait  à  celui  de  Gadira,  du  moins  pour  la  cour- 
bure des  branches',  car  la  forme  des  feuilles  n'était  pas  la 
même;  de  plus,  il  ne  portait  pas  de  fruit,  tandis  que,  au  dire 
de  Posidonius,  celui  de  Gadira  en  porte.  Pour  ce  qui  est  des 
tissus  d'écorce  d'épine,  on  en  fait  aussi]  en  Gappadoce;  seu- 
lement, dans  ce  pays-là,  l'épine  dont  on  emploie  l'écorce  n'est 
pas  celle  d'un  arbre,  mais  celle  d'un  arbuste  nain^.  On  ajoute 
cette  autre  circonstance  au  sujet  de  l'arbre  de  Gadira,  que, 
si  l'on  en  brise  une  branche,  il  en  découle  du  lait,  tandis 
qu'il  en  dégoutte  une  liqueur  vermeille,  si  c'est  ime  racine 
que  Ton  coupe.  Mais  en  voilà  assez  sur  Gadira. 

1 1 .  Les  îles  Gassitérides,  qui  suivent,  sont  au  nombre  de 
dix,  toutes  très-rapprochées  les  unes  des  autres.  On  les  trouve 
en  s'avançant  au  nord  en  pleine  mer  à  partir  du  port  des 
Artabres.  Une  seule  de  ces  îles  est  déserte  ;  dans  toutes 
les  autres,  les  habitants  ont  pour  costume  de  grands  man- 
teaux noirs,  qu'ils  portent  par-dessus  de  longues  tuniques 
talaires^  serrées  par  ime  ceinture  autour  de  la  poitrine, 
ce  qui,  joint  au  bâton  qu'ils  ont  toujours  à  la  main  quand 
ils  se  promènent,  les  fait  ressembler  tout-à-fait  aux  Furies 
vengeresses  de  la  tragédie.  Ils  vivent  en  général  du  pro- 

1.  Peut-être  la  Dracœna  Draco  des  botanistes,  bien  que  tous  les  signes  carac- 
téristiques ne  concordent  point.  Voy.  Meyer,  ouvr.  cité,  p.  12-13.  —  2.  Cha- 
mœrops  humiliSj  suivant  M.  Meyer,  ibid.,  p.  13.  —  3.  Salix  babylonica,  dit 
M.  Meyer,  ibid.,  p.  13.  —  4.  M.  Meyer  avoue  n'avoir  pu  reconnaître  lequel, 
ibid.,  p.  14. 


LIVRE  III.  289 

duit  de  leurs  troupeaux  à  la  façon  des  peuples  nomades. 
Quant  aux  produits  de  leurs  mines  d'étain  et  de  plomb,  ils 
les  échangent,  ainsi  que  les  peaux  de  leurs  bestiaux,  conlre 
des  poteries,  du  sel  et  des  ustensiles  de  cuivre  ou  d'airain 
que  des  marchands  étrangers  leur  apportent.  Dans  le  prin- 
cipe, les  Phéniciens  de  Gndira  étaient  le  seul  peuple  qui 
envoyât  des  vaisseaux  trafiquer  dans  ces  îles,  et  ils  ca- 
chaient soigneusement  à  tous  les  autres  la  route  qui  y  mène. 
U  arriva  même  qu'un  patron  de  navire  phénicien ,  qui  se 
voyait  suivi  par  des  bâtiments  romains,  dont  les  piloles 
avaient  espéré  de  pouvoir  ainsi  connaître  la  route  de  ces 
comptoirs,  s'échoua  volontairement  et  par  pure  jalousie 
nationale  sur  un  bas-fond,  où  il  savait  entrdner  les  Ro- 
mains à  une  perte  assurée;  mais  ayant  réussi,  lui,  à  s'é- 
chapper du  milieu  de  ce  naufrage  général,  il  fut  indemnisé 
par  l'État  des  marchandises  qu'il  avait  perdues.  A  force 
d'essayer,  cependant,  les  Romains  finirent  par  découvrir  la 
route  de  ces  îles.  Ge  fut  Publius  Grassus  qui  y  passa  le  pre- 
mier, et,  comme  il  reconnut  le  peu  d'épaisseur  des  filons  et 
le  caractère  pacifique  des  habitants,  il  donna  toutes  les  in- 
dications pouvant  faciliter  la  libre  pratique  de  ces  parages, 
plus  éloignés  de  nous  pourtant  que  ne  l'est  la  mer  de  Bre- 
tagne. 

Ici  s'arrête  ce  que  nous  avions  à  dire  de  l'Ibérie  et  de& 
îles  situées  en  regard  de  ses  côtes. 


FIN  DU  TROISIÈME  UVRE. 


GÉOGR.  DE  STIVABON.  I.  —  il) 


LIVRE    IV. 

Le  livre  IV  contient  la  description  de.la  Gaule  et  des  différents  pays  qui 
se  trouvent  situés  en  deçà  de  l'Italie  et  de  la  barrière  des  Alpes,  y 
compris  la  Bretagne  et  quelques-unes  des  îles  de  l'Océan,  celles  du 
moins  qui  paraissent  habitées.  Strabon  y  traite  aussi  des  régions 
occupées  par  les  Barbares  et  de  tous  les  peuples  qui  bordent  la  rive 
ultérieure  de  l'Ister. 


CHAPITRE  PREMIER. 

La  contrée  qui  succède  immédiatement  à  Tlbérie  est  la 
Celtique  [ou  Gaule]  transalpine.  Nous  en  avons  déjà  ci-des- 
sus* indiqué  sommairement  la  figure  et  Tétendue,  il  nous 
faut  maintenant  la  décrire  en  détail.  Or,  on  la  divisait  [an- 
ciennement *]  en  trois  parties,  l'Aquitaine,  la  Belgique  et  la 
Celtique  [proprement  dite],  les  populations  de  l'Aquitaine 
formant,  non-seulement  par  leur  idiome,  mais  encore  par 
leur;5  traits  physiques •4)eaucoup  plus  rapprochés  du  type 
ibère  que  du  type  galate  [ou  gaulois],  un  groupe  complète- 
ment à  part  des  autres  peuples  de  la  Gaule,  qui  ont  tous  au 
contraire  [un  type  de  physionomie  uniforme],  le  vrai  type 
gaulois,  et  qui  ne  se  distinguent  les  uns  des  autres  que  parce 
qu'ils  ne  parlent  pas  tous  leur  langue  absolument  de  même, 
mais  se  servent  de  plusieurs  dialectes  ayant  entre  eux  de  lé- 
gères différences,  lesquelles  se  retrouvent  aussi  dans  la  forme 
de  leurs  gouvernements  et  dans  leur  manière  de  vivre. 
L'Aquitaine  et  la  Celtique,  séparées  l'une  de  l'autre  par  le 
mont  Cemmène,  confinaient  toutes  deux  au  mont  Pyréné. 
Comme  nous  l'avons  dit,  en  effet,  la  Gaule  transalpine  a 

1.  Voy.  liv.  II,  ch.  V,  $  28.—  2.  Ci  jilv  5îj  [icpiTipov]  Tpixf,  conjecture  de  Gros- 
kurd. 


LIVRE  IV.  291 

pour  limite  occidentale  la  chaîne  des  Pyrénées,  laquelle 
touche  à  la  fois  aux  deux  mers,  à  la  mer  Intérieure  d  une 
part,  à  la  mer  Extérieure  de  l'autre ,  et  pour  limite  orien- 
tale le  cours  du  Rhin  parallèle  au  mont  Pyréné  ;  enfin  pour 
limites  septentrionale  et  méridionale  l'Océan,  qui  lui  sert  de 
ceinture  à  partir  de  l'extrémité  supérieure  du  mont  Pyréné 
jusqu'aux  bouches  du  Rhin,  et  la  mer  de  Massalia  et  de 
Narbonne  prolongée  par  la  chaîne  des  Alpes  depuis  la 
Ligystique,  où  elle  commence,  jusqu'aux  sources  du  Rhin. 
Quant  au  mont  Gemmène,  il  s'avance  perpendiculairement 
aux  Pyrénées,  à  travers  les  plaines  de  la  Gaule,  et  vient 
s'arrêter  juste  au  centre  du  pays,  c'est-à-dire  dans  les  en- 
virons de  Lugdunum,  après  un  parcours  de  2000  stades  en- 
viron. Ainsi  dans  le  principe,  tandis  que  le  nom  d'Aquitains 
s'appliquait  aux  peuples  qui  occupent,  avec  la  partie  septen- 
trionale du  mont  Pyréné,  tout  le  versant  du  Gemmène*  en 
deçà  du  fleuve  Garounas  et  jusqu'aux  bords  de  TOcéan ,  le 
nom  de  Celtes  désignait  ceux  qui  s'étendent  à  l'opposite,  d'un 
côté,  jusqu'à  la  mer  de  Massalia  et  de  Narbonne,  et,  de 
l'autre,  jusqu'aux  premières  pentes  des  Alpes,  et  le  nom  de 
Belges  comprenait,  avec  le  reste  des  peuples  habitant  le  long 
de  l'Océan  jusqu'aux  bouches  du  Rhin,  une  partie  de  ceux 
qui  bordent  le  Rhin  et  [la  haute  chaîne]  des  Alpes.  Le  divin 
César,  dans  ses  Commentaires ,  suit  encore  cette  division. 
Mais  Auguste  vint  qui  divisa  la  Gaule  en  quatre  parties  :  il 
fit  de  l'ancienne  Celtique  la  province  Narbonitide  ou  Nar- 
bonnaise*,  maintint  l'Aquitaine  telle  qu'elle  était  du  temps 
de  César,  si  ce  n'est  qu'il  y  annexa  quatorze  des  peuples 
compris  entre  le  Garounas  et  le  Liger,  puis,  ayant  distribué 
le  reste  de  la  Gaule  en  deux  provinces,  il  rattacha  l'une  à 
Lugdunum,  en  lui  donnant  pour  limite  le  cours  supérieur 
du  Rhin,  et  assigna  l'autre  aux  Belges.  A  ce  propos-là,  du 

V  *•  7°^'  ir*^?-  Sfrab.,  p  41)  la  longuenote  dans  laquelle  M.  Meineke  cherche 
a  établir,  d  après  la  nomenclature  d'Avienus,  que  Strabon  n'a  pu  écrire  ici  t^ç 
KtjAjxivtiç  et  qu'il  faut  lire  tr.ç  Kejxjjitvuîîç.  Malgré  l'analogie  des  formes  n-jçiiv»] 
et  Knxii^vï],  comme  Ke|i(i4vn  ne  se  rencontpe  pas  ailleurs  dans  Strabon,  nous 
avons  fait  droit  à  la  correction  de  M.  Meineke  et  cherché  à  rendre  par  le  mot 
versant  l'idée  contenue  dans  l'expression  grecque.  —  2.  Voy.  Mûiler:  Index 
var,  lect,  p.  960,  col.  2, 1.  5. 


292  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

reste,  [faisons  une  réserve  et]  disons  que,  si  le  géographe 
est  tenu  d'exposer  en  détail  les  divisions  physiques  et  ethno- 
graphiques, et  encore  rien  que  les  plus  importantes,  il  doit 
se  borner  en  revanche  à  indiquer  les  divisions  politiques  que 
les  princes  arrêtent  et  modifient  au  gré  des  circonstances,  et 
ne  le  faire  même  que  très-sommairement  laissant  à  d'autres 
le  soin  d'en  publier  le  détail  exact. 

2.  Ainsi  délimité,  le  pays  se  trouve  arrosé  dans  tous  les 
sens  par  des  fleuves,  qui  descendent,  soit  des  Alpes,  soit  du 
mont  Cemmène  et  du  mont  Pyréné,  et  qui  vont  se  jeter,  les 
premiers,  dans  l'Océan  et  les  autres  dans  notre  mer  Intérieure. 
En  général,  ces  fleuves  coulent  dans  des  plaines  ou  le  long 
de  collines  dont  la  pente  douce  ne  gêne  en  rien  la  navigation. 
Ils  sont  de  plus  si  neureusement  distribués  entre  eux  qu'on 
peut  faire  passer  aisément  les  marchandises  d'une  mer  à 
l'autre  :  à  la  vérité,  il  faut  user  de  charrois  dans  une  partie 
du  trajet,  mais  c'est  sur  un  espace  peu  étendu  et  d'ailleurs 
tout  en  plaine,  où  le  chemin,  par  conséquent,  n'offre  pas  de 
difficulté,  et  la  plus  grande  partie  du  trajet  se  fait  bien  par  la 
voie  des  fleuves,  qu'on  remonte  et  qu'on  descend  alternati- 
vement. Le  Rhône,  à  ce  point  de  vue,  l'emporte  sur  tous  les 
autres  fleuves;  car,  indépendamment  du  grand  nombre 
d'affluents  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit*,  viennent 
de  tous  côtés  grossir  son  cours,  il  a  le  double  avantage  et  de 
se  jeter  dans  notre  mer,  laquelle  offre  de  bien  autres  débou- 
chés que  la  mer  Extérieure,  et  de  traverser  la  partie  la  plus 
riche  de  la  contrée.  Dans  toute  laKarbonnaise,  en  effet,  les 
productions  du  sol  sont  identiquement  les  mêmes  qu'en  Ita- 
lie, tandis  qu'en  avançant  vers  le  nord  et  dans  la  direction  du 
mont  Cemmène  on  ne  rencontre  déjà  plus  de  plantations 
d'oliviers  ni  de  figuiers;  les  autres  cultures,  il  est  vrai,  con- 
tinuent de  prospérer,  mais,  pour  peu  qu'on  avance  encore 
dans  la  même  direction,  on  voit  la  vigne,  à  son  tour,  ne  plus 
réussirqu  avec  peine*.  En  revanche,  tout  le  reste  de  la  Gaule 

«.  V>.  y®y*  ^*  °°**  ^®  ^^  P*8e  suivante.  —  2.  Le  D'  Meyer  (Botanische 
Eriauterungen,  etc.,  p.  14)  fait  ressortir  limportance  de  ce  passage  de  Stra- 
l;on  au  point  de  Tue  de  l'histoire  de  la  géographie  botanique. 


LIVRE  IV.  293 

produit  du  blë  et  en  grande  quantité^  ainsi  que  da  millet, 
du  gland  et  du  bétail  de  toute  espèce,  le  sol  n*y  demeurant 
nulle  part  inactif,  si  ce  n'est  dans  les  parties  où  les  maré- 
cages et  les  bois  ont  absolument  interdit  toute  culture.  En- 
core ces  parties-là  sont-elles  habitées  comme  les  autres; 
mais  cela  lient  non  pas  tant  à  l'industrie  des  Gaulois  qu'à 
une  vraie  surabondance  de  population,  car  les  femmes,  dans 
tout  le  pays,  sont  d'une  fécondité  remarquable  en  même 
temps  qu'excellentes  nourrices.  Pour  ce  qui  est  des  hommes, 
ils  ont  tofij  ours  été  en  réalité  plutôt  guerriers  qu'agriculteurs, 
aujourd'hui  cependant  qu'ils  ont  déposé  les  armes,  ils  se 
voient  forcés  de  cultiver  la  terre.  —  Ce  que  nous  venons,  de 
dire  s'applique  à  tout  l'ensemble  de  la  Gaule  ultérieure  ou 
transalpine;  prenons  maintenant  séparément  chacune  des 
quatre  parties  qui  la  composent,  et  donnons-en  une^descrip- 
tion  succincte,  en  commençant  par  la  Narbonnaise. 

3.  La  configuration  de  cette  province  est  à  peu  près  celle 
d'un  parallélogramme,  dont  le  mont  Pyréné  forme  le  côté 
occidental  et  le  mont  Gemmène  le  côté  septentrional,  tandis 
que  les  deux  autres  côtés  sont  formés,  celui  du  midi,  par  la 
portion  de  mer  comprise  entre  le  mont  Pyréné  et  Massalia, 
et  celui  du  levant  en  partie  parla  chaîne  des  Alpes,  en  par- 
tie par  la  ligne  qui  prolonge  cette  chaîne  jusqu'à  la  ren- 
contre des  premières  pentes  du  Gemmène  du  côté  du  Bhône, 
lesquelles  forment  un  angle  droit  avec  la  ligne  en  question. 
Seidement,  pour  compléter  le  côtéméridionsd  de  la  province, 
il  faut  lui  ajouter,  en  dehors  de  ce  parallélogramme,  toute  la 
partie  du  littoral  à  la  suite  qui  se  trouve  occupée  par  les 
Massaliotes  et  les  Salyens,  et  qui  s'étend  jusqu'au  pays  des 
Ligyens,  vers  l'Italie  et  le  Var.  Ce  fleuve,  comme  je  l'ai  dit 
ci-dessus*,  est  la  limite  de  la  Narbonnaise  et  de  l'Italie  ;  peu 

1.  Pour  la  seconde  fois^  en  quelques  lignes,  Strabon  se  réfère  à  ce  qu'il  a 
dit  plus  haut  et  les  deux  passages  qu'il  cite  ne  se  retrouvent  pas.  Coray, 
Kramer ,  Meineke  se  sont  tirés  d'embarras  par  une  double  transposition , 
M.  Mûller ,  lui ,  corrige  dans  le  premier  cas  â<nc£p  ttpi]Tai  en  olçntp  a'?t- 
xat  (ce  qui,  pour  le  dire  en  passant,  est  plus  ingénieux  que  yraisem- 
blable),  et,  dans  le  second  cas,  ûç  clicov  rp^tc^ov  en  outo<  S'  i^riv,  t»ç  ciiettv  aicXoû- 
(Tcepov  ou  û.  e.  xoivé-cepov.  Mais  ne  peut-on  pas  supposer  aussi  bien  une  lacune 
dans  le  texte  de  notre  auteur,  surtout  ai  le  passage  perdu  était  de  nature  à 


294  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

considérable  en  été,  il  grossit  l'hiver,  au  point  d'avoir  alors 
une  largeur  de  sept  stades.  Ainsi  la  côte  de  la  Narbonnaise 
s'étend  de  l'embouchure  du  Var  au  temple  de  Vénus  Pyré- 
néenne, qui  marque  la  vraie  limite  de  la  Province  et  de 
ribérie,  quoi  qu'aient  pu  dire  certains  auteurs,  qui  placent 
cette  limite  de  l'Ibérie  et  de  la  Celtique  au  lieu  même  où 
s'élèvent  les  Trophées  de  Pompée.  Et,  comme  on  compte  [de 
l'Aphrodisium]  à  Narbonne  63  milles,  de  Narbonne  à  Ne- 
mausus  88  milles,  et  de  Nemausus  aux  Eaux-Chaudes,  dites 
Aquœ  Sextise,  lesquelles  sont  dans  le  voisinage  de  Marseille, 
53  milles  par  la  route  d'Ugernum  et  de  Taruscon*,  enfin 
73  milles  de  là  à  Antipolis  et  au  Var,  la  côte,  on  le  voit, 
mesure  en  tout  277  milles.  Notons  pourtant  que  quelques 
auteurs  comptent  de  l'Aphrodisium  au  Var  2600  stades,  et 
d'autres  200  stades  de  plus  ;  car  on  n'est  point  d'accord  au 
sujet  des  distances.  L'autre  route  qui,  par  le  pays  des  Vo- 
contiens  et  le  territoire  dit  de  CoUlus,  [mène  aussi  à  la  fron- 
tière d'Italie],  se  confond  avec  la  précédente  depuis  Nîmes 
jusqu'à  Ugernum  et  à  Taruscon,  puis,  elle  traverse  le 
Druentias,  passe  par  Cavallion,  et  mesure  déjà  63  milles 
depuis  Nîmes,  quand  elle  atteint,  à  la  frontière  du  pays 
des  Vocontiens,  le  point  où  conmience  la  montée  des  Alpes  ; 
de  ce  point-là,  maintenant,  au  bourg  d'Ebrodimum,  situé 
à  l'autre  frontière  des  Vocontiens,  du  côté  du  royaume  de 
Cotlius,  la  distance  est  de  99  milles;  enfin  l'on  en  compte 
autant  pour  le  reste  de  la  route  qui,  passant  par  le  bourg 
de  Brigantium,  le  bourg  de  Scingomagus  et  le  col  des  Alpes, 

contenir  à  la  fois  la  mention  du  Hhôn»  et  celle  da  Var  et  si  Ton  arrive  à  mon* 
trer  du  doigt,  et  sur  Tindication  de  Strabon  lui-même,  la  place  de  cette  lacune? 
Or,  en  commençant  son  IV«  livre,  Strabon  rappelle  qu'il  a  déjà  parlé  sommai- 
rement  de  la  configuration  et  de  retendue  de  la  Celtique,  et,  en  effet,  dans  le 
passage  de  son  II«  livre  (ch.  v)  où  il  esquisse  la  géographie  de  l'Europe,  la 
Celtique  est  figurée  à  grands  traits.  Mais  dans  une  pareille  esquisse,  où 
Strabon  a  bien  parlé  du  mont  Cemmène,  qui  pourtant  n'est  pas  une  des 
limites  de  la  Gaule,  la  double  mention  du  Var,  comme  limite  du  côté  de  l'Ita- 
lie, et  du  Rhône,  conmie  principal  fleuve  de  la  contrée,  recevant  des  affluents 
à  la  fois  des  Alpes  et  du  Cemmène,  n'aurait  eu  rien  que  de  très-naturel.  Il 
aura  bien  pu  arriver  aussi  que  dauis  ua  ouvrage  de  si  longue  haleine,  et  qu'on 
^ait  avoir  été  rédigé  par  Strabon  à  un  Âge  fort  avance,  les  citations  n'aient  pu 
être  toutes  vérifiées.  Pourquoi  effacer  alors  des  négligences  qui,  pour  l'his- 
toire littéraire  de  l'antiquité,  peuvent,  à  l'occasion,  devenir  autant  d'indications 
précieuses?  —  l.  D'autres  Mss  portent  Tarascoth 


LIVRE  IV.  295 

s'arrête  à  Ocelnm^,  point  extrême  du  territoire  de  Gottius. 
Mais  y  dès  Scingomagus,  on  est  en  Italie,  et  la  distance  de 
ce  bourg  à  Ocelum  est  de  28  milles. 

4.  La  ville  de  Massalia^  d'origine  phocéenne,  est  située  sur 
un  terrain  pierretix  ;  son  port  s'étend  au-dessous  d'un  rocher 
creusé  en  forme  d'amphithéâtre^  qui  regarde  le  midi  et  qui 
se  trouve,  ainsi  que  la  ville  elle-même  dans  toutes  les  par- 
ties de  sa  vaste  enceinte,  défendu  par  de  magnifiques  rem- 
parts, lu  Acropole  contient  deux  temples,  TEphesium  et  le 
temple  d'ApoUon  Delphinien  :  ce  dernier  rappelle  le  culte 
commun  à  tous  les  Ioniens  ;  quant  à  Tautre,  il  est  spécia- 
lement consacré  à  Diane  d'Éphèse.  On  raconte  à  ce  propos 
que,  comme  les  Phocéens  étaient  sur  le  point  de  mettre  à 
la  voile  pour  quitter  leur  pays,  un  oracle  fut  publié,  qui 
leur  enjoignait  de  demander  à  Diane  d'Ëphèse  le  guide, 
sous  les  auspices  duquel  ils  devaient  accomplir  leur  voyage  ; 
ils  cinglèrent  alors  sur  Éphèse  et  s'enquirent  des  moyens 
d^obtenir  de  la  déesse  ce  guide  que  leur  imposait  la  volonté 
de  l'oracle.  Cependant,  Aristarché,  l'une  des  femmes  les 
plus  recommandables  de  la  ville,  avait  vu  la  déesse  lui  ap- 
paraître en  songe  et  avait  reçu  d'elle  Tordre  de  s'embar- 
quer avec  les  Phocéens,  après  s'être  munie  d'une  image  ou 
représentation  exacte  de  ses  autels.  Elle  le  fît,  et  les  Pho- 
céens, une  fois  leur  installation  achevée,  bâtirent  le  tem- 
ple, puis,  pour  honorer  dignement  celle  qui  leur  avait  servi 
de  guide,  ils  lui  décernèrent  le  titre  de  grande  prêtresse.  De 
leur  côté,  toutes  les  colonies  de  Massalia  réservèrent  leurs 
premiers  honneurs  à  la  même  déesse,  s'attachant,  tant  pour 
la  disposition  de  sa  statue  que  pour  tous  les  autres  rites  de 
son  culte,  à  observer  exactement  ce  qui  se  pratiquait  dans 
la  métropole. 

5.  La  constitution  de  Massalia^  avec  sa  forme  aristocra- 
tique, peut  être  citée  comme  le  modèle  des  gouvernements. 
Un  premier  conseil  est  établi,  qui  compte  600  membres 
nommés  h  vie  et  appelés  timouques.  Cette  assemblée  est 

1.  Sur  le  nom  de  cette  localité,  voy.  Meineke  :  Vind.  Strab.,  p.  41. 


296  GÉOGRAPHIE  DE   STBABON. 

présidée  par  une  commission,  supérieure  de  quinze  mem- 
bres chargée  de  régler  les  affaires  courantes  et  présidée 
elle-même  par  trois  de  ses  membres,  qui,  sous  la  prési- 
dence enfin  de  l'un  d'eux,  exercent  le  souverain  pouvoir. 
On  ne  peut  être  timouque,  si  l'on  n'a  point  d'enfants  et  si 
l'on  n'appartient  point  à  une  famille  ayant  droit  de  cité  de- 
puis trois  générations.  Les  lois  sont  les  lois  ioniennes  *  elles 
sont  toujours  exposées  en  public.  Les  Massaliotes  occupent 
un  territoire  dont  le  sol,  favorable  h  la  culture  de  l'olivier  et 
de  la  vigne,  est,  en  revanche,  par  sa  nature  âpre,  beaucoup 
trop  pauvre  en  blé  ;  aussi  les  vit-on  dès  le  principe,  plus 
confiants  dans  les  ressources  que  pouvait  leur  offrir  la  mer 
que  dans  celles  de  l'agriculture,  chercher  à  utiliser  de  pré- 
férence les  conditions  heureuses  où  ils  se  trouvaient  placés 
pour  la  navigation  et  le  commerce  maritime.  Plus  tard  ce- 
pendant, à  force  d'énergie  et  de  bravoure,  les  Massaliotes 
réussirent  à  s'emparer  d'une  partie  des  campagnes  qui  en- 
tourent leur  ville.  Ajoutons  qu'ils  avaient  employé  leurs 
forces  militaires  à  fonder  un  certain  nombre  de  places  des- 
tinées à  leur  servir  de  boulevarts  contre  les  Barbares  :  les 
imeS)  situées  sur  la  frontière  d'Ibérie,  devaient  les  couvrir 
contre  les  incursions  des  Ibères,  de  ce  même  peuple  à  qui 
ils  ont  communiqué  avec  le  temps  les  rites  de  leur  culte  na- 
tional (le  culte  de  Diane  d'Éphèse),  et  que  nous  voyons  au- 
jourd'hui sacrifier  à  la  façon  même  des  Grecs;  les  autres, 
telles  que  Rhodanusia  et  Agathe  ^,  devaient  les  défendre 
contre  les  Barbares  des  bords  du  Rhône  ;  d'autres  enfin , 
à  savoir  Tauroentium,  Olbia,  Antipolis  et  Nicœa,  devaient 
arrêter  les  Salyens  et  les  Ligyens  des  Alpes.  Massalia  pos- 
sède encore  des  cales  ou  abris  pour  les  vaisseaux  et  tout  un 
arsenal;  mais  ses  habitants  n'ont  plus  ce  grand  nombre  de 
vaisseaux  qu'ils^possédaient  naguère,  ni  cette  quantité  d'en- 
gins et  de  machines  pour  l'armement  des  navires  et  les 
sièges  de  villes,  qui  leur  avaient  servi  à  repousser  les  agrès  - 
sions  des  Barbares  et  à  se  ménager,  qui  plus  est ,  l'amitié 

1.  Au  lieu  de  Rhoé  Agathe  que  donnent  les  Mss.  Voy.  Mûller  :  Ind.  var.  lect., 
p.  961,  col.  1,1.  3u. 


LIVRE  IV.  297 

des  Romains,  en  les  mettant  à  même  de  rendre  à  cenx-ci 
maints  services,  que  les  Romains,  à  leur  tour,  avaient  re- 
connus en  contribuant  à  leur  agrandissement.  C'est  ainsi 
que  Sextius,  après  avoir  vaincu  les  Salyens  et  fondé,  non 
loin  de  Massalia,  la  ville  à'AquX'Sextix,  laquelle  reçut  ce 
nom  jeu  Thonneur  de  son  fondateur  et  en  commémoration  de 
ces  sources  thermales  si  célèbres  naguère,  mais  si  dégéné- 
rées aujourd'hui,  puisqu'une  partie,  dit-on,  ne  donne  plus 
que  de  l'eau  froide,  entreprit,  avec  l'aide  de  la  garnison 
qu'il  avait  mise  dans  cette  ville,  de  dégager  la  route  qm  va 
de  la  frontière  d'Italie  à  Massalia,  en  expulsant  du  littoral 
les  Barbares,  que  les  Massaliotes  n'avaient  pas  encore 
réussi  à  en  éloigner  complètement.  Par  le  fait ,  Sextius  ne 
réussit  pas  beaucoup  mieux  dans  son  entreprise,  car  tout  ce 
qu'il  put  obtenir  se  réduisit  à  ceci,  que,  dans  les  parties 
facilement  accessibles  aux  vaisseaux,  les  Barbares  se  tien- 
draient désormais  aune  distance  de  12  stades  de  la  côte  et 
à  une  distance  de  8  stades  dans  les  parties  bordées  de  ro- 
chers; mais  il  s'empressa  de  livrer  aux  Massaliotes  le  peu 
de  terrain  qu'abandonnaient  les  Barbares.  Beaucoup  de 
trophées  et  de  dépouilles  encore  exposés  dans  la  ville  rap- 
pellent maintes  victoires  navales,  remportées  jadis  par  les 
Massaliotes  sur  les  différents  ennemis  dont  l'ambition  jalouse 
leur  contestait  le  libre  usage  de  la  mer.  On  voit  donc  qu'an- 
ciennement la  prospérité  des  Massaliotes  était  arrivée  à  son 
comble,  et  qu'entre  autres  biens  ils  possédaient  pleinement 
l'amitié  des  Romains,  comme  le  marque  assez,  du  reste, 
parmi  tant  de  preuves  qu'on  en  pourrait  donner,  la  présence 
sur  l'Âventin  d'une  statue  de  Diane,  disposée  absolument  de 
même  que  celle  de  Massalia.  Par  malheur,  lorsqu'éclata  la 
guerre  civile  entre  César  et  Pompée,  ils  prirent  fait  et  cause 
pour  le  parti  qui  eut  le  dessous,  et  leur  prospérité  en  fut 
gravement  compromise.  Ils  ne  renoncèrent  pourtant  pas  en- 
core complètement  à  leur  ancien  goût  pour  la  construction 
des  machines  de  guerre  et  pour  les  armements  maritimes. 
Mais  comme,  par  le  bienfait  de  la  domination  romaine,  les 
Barbares  qui  les  entourent  se  civilisent  chaque  jour  davan- 


298  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

tage  et  renoncent  à  leurs  habitudes  guerrières  pour  se  tour- 
ner vers  la  vie  publique  et  l'agriculture,  le  goût  dont  nous 
parlons  n'aurait  plus  eu,  à  proprement  parler,  d'objet;  ils 
ont  donc  compris  qu'ils  devaient  donner  eux  aussi  im  autre 
cours  à  leur  activité.  En  conséquence,  tout  ce  qu'ils  comptent 
aujourd'hui  de  beaux  esprits  se  porte  avec  ardeur  vers  l'é- 
tude de  la  rhétorique  et  de  la  philosophie;  et,  non  eontents 
d'avoir  fait  dès  longtemps  de  leur  ville  la  grande  école  des 
Barbares  et  d'avoir  su  rendre  leurs  voisins  philhdlènes  au 
point  que  ceux-ci  ne  rédigeaient  plus  leurs  contrats  autrement 
qu'en  grec,  ils  ont  réussi  à  persuader  aux  jeunes  patriciens 
de  Rome  eux-mêmes  de  renoncer  désormais  au  voyage  d'A- 
thènes pour  venir  au  milieu  d'eur  perfectionner  leurs  études. 
Puis,  l'exemple  des  Romains  ayant  gagné  de  proche  en 
proche,  les  populations  de  la  Gaule  entière,  obligées  d'ail- 
leurs maintenant  à  une  vie  toute  pacifique,  se  sont  vouées 
à  leur  tour  à  ce  genre  d'occupations,  et  notez  que  ce 
goût  chez  elles  n'est  pas  seulement  individuel,  mais  qu'il 
a  passé  en  quelque  sorte  dans  l'esprit  public,  puisque  nous 
voyons  particuliers  et  communautés  *  à  l'envi  appeler  et  en- 
tretenir richement  nos  sophistes  et  nos  médecins.  [Malgré  ce 
changement] ,  les  mœurs  des  Massaliotes  sont  restées  simples 
et  leurs  habitudes  modestes,  rien  ne  l'atteste  mieux  que 
l'usage  suivant  :  la  dot  la  plus  forte  chez  eux  est  de  cent  pièces 
d'or,  àquoi  l'on  peut  ajouter  encore  cinq  pièces  pour  les  habits 
et  cinq  pour  les  bijoux  d'orfèvrerie,  mais  la  loi  ne  permet  pas 
davantage.  Du  reste,  César  et  les  princes,  ses  successeurs,  en 
souvenir  de  l'ancienne  alliance  de  Rome  avec  Massalia,  se 
sont  montrés  indulgents  pour  les  £autes  qu'elle  avait  commises 
pendant  la  guerre  civile,  et  lui  ont  conservé  l'autonomie  dont 
elle  avait  joui  de  tout  temps ,  de  sorte  qu'aujourd'hui  elle 
n'obéit  pas,  non  plus  que  les  villes  qui  dépendent  d'elle,  aux 
préfets  envoyés  de  Rome  pour  administrer  la  province.  — 
Voilà  ce  que  nous  avions  à  dire  au  sujet  de  Massalia. 
6.  En  même  temps  que  la  chaîne  de  montagnes,  où  ha- 

1.  Voy.  dans  VInd.  var,  lect.  (p.  961,  col.  f,  1.  51)  de  rédition  MûUer  les 
diverses  restitutions  qai  ont  été  proposées  pour  ce  passage. 


LIVRE  IV.  299 

bitent  les  Salyens,  se  détourne  du  couchant  et  prend  une 
direction  plus  septentrionale,  s'éloignant  ainsi  peu  à  peu  de 
la  mer,  la  direction  de  la  côte  vers  l'ouest  tend  au  contraire 
à  devenir  plus  marquée  ;  mais  un  peu  plus  loin  que  Massa- 
lia,  à  100  stades  environ  de  la  ville  et  à  partir  d'un  grand 
promontoire  qu'avoisinent  des  carrières  de  pierre,  elle  com- 
mence à  décrire  une  courbe  pour  former  avec  l'Aphrodi- 
sium,  extrémité  du  mont  Pyréné,  le  golfe  Galatique  ou 
Massaliotique.  Ce  golfe  est  double,  car  du  milieu  de  Tare 
qu'il  dessine  se  détache  le  mont  Setius  cpii,  avec  l'île  voi- 
sine de  Blascon,  divise  le  golfe  en  deux  bassins.  Le  plus 
grand  de  ces  deux  bassins  forme  le  golfe  Galatique  propre- 
ment dit,  c'est  celui  où  le  Rhône  décharge  ses  eaux,  le  plus 
petit  est  le  golfe  de  Narbonne,  qui  s*étend  jusqu'au  mont 
Pyréné.  Située  au-dessus  des  bouches  de  TAtax  et  de 
l'étang  Narbonitis,  Narbonne  est  le  plus  grand  emporium  ou 
marché  de  ces  contrées.  U  y  a  pourtant  sur  les  bords  du  Rhône 
une  autre  ville ,  la  ville  d' Arelate ,  dont  le  marché  ne  man<« 
que  pas  non  plus  d'importance.  Ces  deux  villes  sont  à  peu 
près  aussi  éloignées  l'une  de  l'autre  qu'elles  le  sont  respec- 
tivement des  promontoires  dont  nous  venons  de  parler,  c'est- 
à-dire  aussi  éloignées  que  Narbonne  l'est  de  TAphrodisium 
et  que  l'est  Arelate  du  [cap  de]  Massalia.  A  droite  et  à  gau- 
che de  Narbonne,  on  voit  déboucher  différents  cours  d'eau 
qui  descendent  les  uns  des  monts  Gemmènes,  les  autres  du 
mont  Pyréné,  et  qui  se  trouvent  bordés  de  villes  assez  peu 
distantes  de  la  côte  pour  que  de  petites  embarcations  puis^ 
sent  remonter  jusque-là.  Geux  qui  descendent  du  mont 
Pyréné  sont  le  Ruscinon  et  l'Illibirris^  ;  ils  baignent  chacun, 
une  ville  de  même  nom.  Ajoutons  que  le  Ruscinon  passe 
dans  le  voisinage  d'un  lac  ou  étang,  dans  le  voisinage  aussi 
d'un  terrain  humide  et  tout  rempli  de  sources  salées,  qui 
n'est  qu'à  une  faible  distance  de  la  mer  et  oii  Ton  n'a  qu'à 
creuser  pour -pêcher  des  muges:  on  fait  à  cette  intention, 
un  trou  de  deux  à  trois  pieds,  puis  on  enfonce  dans  l'eau 

i.  Voy.  Mûller  :  Irià.  var.  kcL,  p.  961,  col.  i,  L  66. 


300  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

bourbeuse  un  trident,  et  l'on  a  bien  des  chances  pour  ra- 
mener à  la  surface  quelque  muge  de  belle  taille,  car  ce  pois- 
son, comme  Tanguille,  se  nourrit  de  vase.  Les  deux  cours 
d'eau  que  nous  venons  de  nommer  et  qui  descendent  du 
mont  Pyrëné  se  jettent  dans  la  mer  entre  Narbonne  et 
l'Âphrodisium;  quant  à  ceux  qu'on  voit  déboucher  de  l'autre 
côté  de  Narbonne,  ils  descendent  tous  du  mont  Gemmène  : 
c'est  de  cette  chaîne  de  montagnes,  par  exemple,  que  vien- 
nent, indépendamment  de  TAtax,  l'Orbis*  et  l'Arauris^, 
lesquels  passent,  le  premier  à  Baelerra',  ville  forte  voisine 
de  Narbonne,  et  le  second  à  Agathe,  colonie  de  Massalia. 

7.  Bien  que  le  fait  de  ces  poissons  qu'on  peut  pêcher  en 
creusant  la  terre  soit  déjà  merveilleux  en  lui-même,  la  côte 
que  nous  venons  de  décrire  nous  offre  quelque  chose  de  plus 
merveilleux  encore  si  Ton  peut  dire.  Il  s'agit  d'une  plaine 
située  entre  Massalia  et  les  bouches  du  Bhône  à  une  dis- 
tance de  100  stades  de  la  mer,  et  dont  le  diamètre  (elle  est 
de  forme  circulaire)  a  également  100  stades.  Son  aspect  lui 
a  fait  donner  le  nom  de  Champ  des  Cailloux  :  elle  est  cou- 
verte, en  effet,  de  cailloux  gros  comme  le  poing,  sous  les- 
quels pousse  de  YagrostiSy  en  assez  grande  quantité  pour 
nourrir  de  nombreux  troupeaux.  Il  s'y  trouve  de  plus  vers  le 
milieu  des  eaux  [saumâtres  qui  en  se  concentrant]  devien- 
nent des  étangs  salés  [et  qui  en  s'évaporant]  laissent  du  sel. 
Toute  cette  plaine,  ainsi  que  le  pays  situé  au-dessus,  se 
trouve  fort  exposée  aux  vents,  mais  surtout  aux  ravages  du 
mélamhoréey  bise  glaciale  assez  forte ,  dit-on,  pour  soulever 
et  faire  rouler  une  partie  de  ces  cailloux,  voire  même  pour 
précipiter  des  hommes  à  bas  de  leurs  chariots,  en  leur  en- 
levant du  coup  armes  et  vêtements.  Aristote  pense  que  toutes 
ces  pierres  ont  été  vomies  à  la  surface  du  sol  à  la  suite  de 
quelque  tremblement  de  terre,  de  la  nature  de  ceux  qu'on 
connaît  sous  le  nom  de  hrastes,  et  qu'entraînées  par  leur  poids 

elles  ont  tout  naturellement  glissé  vers  ce  fond  et  s'y  sont 

. 

1.  Les  Mss.  jiortent  Obris.  — 2.  Les  Mss.  portent  Rauraris;  mais  Taccord 
unanime  des  auteurs  anciens  à  employer  la  forme  Aranris  rend  la  correction 
certaine.  —  3.  Voy.  MûUer  :  Index  var.  lect.,  p.  961,  col.  2, 1.  5. 


^ 


UVRE  IV.  301 

entassées.  Mais,  suivant  Posidonius,  cette  plaine  n'est  autre 
chose  qu'un  ancien  lac^  dont  la  surface,  par  suite  d'une  agi- 
tation ou  fluctuation  \ioIente,  s'est  solidifiée ,  puis  disloquée 
enuuQ  infinité  de  pierres^,  toutes  également  polies ,  toutes 
de  même  forme  et  de  même  volume,  comme  sont  les  cailloux 
des  rivières  et  les  galets  des  plages,  ressemblance  du  reste 
qui  avait  frappé  Aristote  aussi  bien  que  Posidonius,  mais 
dont  ces  auteurs  ont  cherché  la  cause,  chacun  à  sa  manière. 
En  somme,  la  double  explication  qu'ils  ont  donnée  du  phé- 
nomène ofire  en  soi  de  la  vraisemblance,  car  il  faut  néces- 
sairement que  des  pierres  ayant  cet  aspect  et  cette  disposition 
aient  perdu  leur  nature  primitive  et  se  soient  formées  d'une 
concrétion  de  l'élément  liquide ,  ou  détachées  de  grandes 
masses  rocheuses  par  le  fait  de  déchirures  incessantes  [et  ré- 
gulières]. Toutefois  Eschyle,  qui  connaissait  déjà  le  phéno- 
mène, soit  pour  l'avoir  observé  [par  lui-même],  soit  pour  en 
avoir  entendu  parler  à  d'autres,  l'avait  jugé  inexplicable  et 
comme  tel  l'avait  converti  en  fable.  Yoici  en  effet  ce  qu'il 
fait  dire  à  Prométhée  dans  ses  vers  pour  indiquer  à  Hercule 
la  route  qu'il  doit  suivre  du  Caucase  aux  Hespérides  : 

c  Puis  tu  rencontreras  Tintrépide  armée  des  Ligyens,  et,  si 
1  grande  que  soit  ta  vaillance,  crois-moi,  elle  ne  trouvera  rien 
d  à  redire  au  combat  qui  t'attend  :  à  uq  certain  moment  (c'est 
c  Tarrêt  du  destin)  les  flèches  te  manqueront,  sans  que  ta  main 
(c  puisse  trouver  sur  le  sol  une  seule  pierre  pour  s'en  armer,  car 
a  tout  ce  terrain  est  mou.  Heureusemeot,  Jupiter  aura  pitié 
c  de  ton  embarras,  il  amassera  au-dessous  du  ciel  de  lourds  et 
dc  sombres  nuages,  et  fera  disparaître  la  surface  de  la  terre  sous 
«  une  grêle  de  cailloux  arrondis,  nouvelles  armes  qui  te  per- 
€  mettront  alors  de  disperser  sans  peine  Finnombrahle  armée 
c  des  Ligyens.  » 

Sur  ce,  Posidonius  demande  s'il  n'eût  pas  mieux  valu  faire 

1.  Nom  avons  traduit  tout  ce  passage  d  après  les  ingénieuses  restitutions 
et  transpositions  de  M.  Mûller,  lesquelles  fixent  le  texte  de  Strabon  comme  il 
suit  :  [6|&olouç]  T(  xal  \tlouç  mI  WoiAe^iOciç.  Kal  [t^ç  i^oUruxo^  cxi]  -niv  «Wlav  èno- 
jtJdixaffiv  à^tfàxtfOK.  Ilttffviç  {ilv  ouv  i  «ap'  «pieolv  ^éyoç.  'Av^yxi]  ràf  TOv«  e&tw 
<rvveoTâTa{  XiOouç  ^  IÇ  {rf^oO  isa^lvxai  yt-ixa^akilv  [ij]  Ix  «expâv  (icyâ^wv  MYi«.«'ca  «uvt](ft 
"kaSovtrvv  àicoxfiAfjytu.  Ti  {livxoi  Suvitokôfifto-»  kXvyyko^  [i  xaO'iauT&v]  xaT«|t«9wv  ^ 
naf'iXXou  >.ae«v  »l«  ih&Oev  U»x^m«.  Vov.  MaUer:'/tKf.  vor.  l9Ct.,  p.  Sai.  COl.  3, 
1.  19-40. 


302  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

pleuvoir  ces  pierres  sur  les  Ligyens  eux-mêmes  et  les  en  écra- 
ser tous  que  d'imaginer  qu'un  héros  comme  Hercule  ait  pu 
avoir  besoin  de  tant  de  pierres  [pour  se  défendre  1].  —  Mais 
non,  dirons-nous  à  notre  tour,  car  il  fallait  bien  donner  au 
héros  des  armes  innombrables,  du  moment  qu'on  lui  oppo- 
sait d'innombrables  ennemis.  Voilà  donc  un  premier  point, 
ce  semble,  sur  lequel  le  mythographe  a  raison  contre  le  phi- 
losophe ;  ajoutons  que  tout  le  reste  du  passage  échappe  de 
même  à  la  critique  par  la  précaution  que  le  poète  a  prise  de 
s'y  retrancher  derrière  un  arrêt  formel  du  destin  ;  et  en  effet, 
que  Ton  se  mette  une  fois  à  discuter  les  arrêts  de  la  Provi- 
dence et  du  destin,  et  l'on  ne  trouvera  que  trop  d'occasions 
semblables  de  dire ,  soit  à  propos  des  événements  de  la  vie 
humaine,  soit  à  propos  des  phénomènes  naturels,  que  les  cho- 
ses arrangées  de  certaine  façon  eussent  été  mieux  que  comme 
elles  sont;  qu'il  eût  mieux  valu,  par  exemple,  que  TÉgypte 
dût  sa  fertilité  à  des  pluies  abondantes  et  non  aux  crues  de 
l'Ethiopie,  qu'il  eût  mieux  valu  aussi  que  Paris ,  en  faisant 
voile  vers  Sparte ,  pérît  dans  un  naufrage  au  lieu  d'expier 
tardivement,  sous  les  coups  de  ceux  qu'il  avait  offensés,  î'in-. 
juste  enlèvement  d'Hélène,  et  le  trépas  de  tant  de  Grecs  et 
de  barbares,  ce  qu'Euripide  n'a  pas  manqué  de  rapporter 
à  la  volonté  même  de  Jupiter  : 

«  Car  Jupiter,  voulant  la  ruine  des  Troyens  et  le  châtiment 
«  de  la  Grèce,  avait  décidé  qu'il  en  serait  ainsi.  » 

8.  Au  sujet  des  bouches  du  Rhône,  Polybe  taxe  formel- 
lement Timée  d'ignorance  :  il  affirme  que  ce  fleuve  n  a  pas  les 
cinq  bouches  que  Timée  lui  prête,  et  qu'il  n'en  compte  que 
deux  en  tout.  Artémidore,  lui,  en  distingue  trois.  Ce  qu'Ù  y 
a  de  sûr  c'est  que  plus  tard  Marins  s'aperçut  que,  par  le  fait 
des  atterrissements,  l'entrée  du  fleuve  tendait  à  s'oblitérer  et 
devenait  difficile ,  et  qu'il  fît  creuser  un  nouveau  canal  où  il 
dériva  la  plus  forte  partie  des  eaux  du  Rhône.  Il  en  con- 
céda la  propriété  aux  Massaliotes,  pour  les  récompenser  de  la 
bravoure  qu'ils  avaient  déployée  pendant  sa  campagne  contre 
les  Ambrons  et  les  Toygènes,  et  cette  concession  devint  pour 


UVRE  IV.  303 

eux  une  source  de  grands  profits,  en  leur  permettant  de  lever 
des  droits  sur  tous  les  vaisseaux  qui  remontent  ou  descendent 
le  fleuve.  Aujourd'hui,  du  reste,  rentrée  du  Rhône  se  trouve 
être  tout  aussi  difficile  à  cause  de  la  violence  du  courant, 
et  par  le  fait  des  atterrissements  et  du  peu  d'élévation  de 
la  côte,  qu'on  a  peine  à  apercevoir  même  de  près  par  les 
temps  couverts,  ce  qui  a  donné  l'idée  aux  Massaliotes  d'y 
bâtir  des  tours  en  guise  de  signaux.  Les  Massaliotes,  on 
le  voit,  ont  pris  de  toute  manière  possession  du  pays,  et  ce 
temple  de  Diane  Éphésienne,  érigé  par  eux  aux  mêmes 
lieux,  sur  un  terrain  choisi  exprès,  et  dont  les  bouches  du 
fleuve  font  une  espèce  d'Ile,  est  là  encore  pour  l'attester. 
Signalons  enfin  au-dessus  des  bouches  du  Rhône  un  étang 
salé,  qu'on  nomme  le  Stomalimnéy  et  qui  abonde  en  co- 
quillages de  toute  espèce,  ainsi  qu'en  excellents  poissons. 
Quelques  auteurs,  ceux-là  surtout  qui  veulent  que  le  fleuve 
ait  sept  bouches,  comptent  cet  étang  pour  une,  mais  c'est 
là  une  double  erreur  ;  car  une  montagne  s'élève  entre  deux, 
qui  sépare  absolument  l'étang  du  fleuve.  — '  Ici  se  termine 
ce  que  nous  avions  à  dire  de  l'aspect  et  de  l'étendue  de  la 
côte  comprise  entre  le  mont  Pyréné  et  Massalia. 

9.  Quant  à  la  côte  qui  se  prolonge  dans  la  direction  du 
Yar  et  de  la  partie  de  laLigystique  attenante  à  ce  fleuve,  elle 
nous  présente,  avec  les  villes  massaliotes  de  Tauroentium, 
d'Olbia,  d'Antipolis  et  de  Nicaea,  la  station  navale,  fondée 
naguère  par  Gésar-Auguste  sous  le  nom  de  Forum  Julium  : 
cette  station  se  trouve  située  entre  Olbia  et  Antipolis,  a 
600  stades  de  Massalia.  Le  Yar  coule  entre  les  villes  d'Anti* 
polis  et  de  Nicœa,  mais  passe  à  20  stades  de  l'une  et  à  6C 
de  Tautre,  de  sorte  qu'en  vertu  de  la  déUmitation  actuelle 
Nicœa  se  trouve  appartenir  à  l'Italie,  bien  qu'elle  dép  nde 
effectivement  de  Massalia.  Nous  l'avons  déjà  dit,  ce  sont  les 
Massaliotes,  qui,  se  voyant  entourés  de  Barbares,  ont  bâti 
ces  différentes  places  :  Ûs  voulaient  les  contenir  et  s'assurer 
au  moins  le  libre  accès  de  la  mer,  puisque  du  côté  de  la 
terre  tout  était  aux  mains  de  leurs  ennemis.  Tout  le  pays, 
en  effet,  est  montagneux  et  escarpé:   il  y  a  bien  encore 


304  GÉOGRAPHIE  DB  STRABON. 

auprès  de  Massalia  une  plaine  passablement  large ,  mais 
à  Test  de  cetle  ville  les  montagnes  se  rapprochent  tout  à  fait 
de  la  mer  et  serrent  la  côte  de  si  près  qu'elles  y  laissent 
à  peine  la  place  d'un  chemin  praticable.  Le  commencement 
de  celte  chaîne  de  montagnes  est  occupé  par  les  Salyens  ; 
Tautre  extrémité  Test  par  des  tribus  ligyennes  limitrophes 
de  ritalie,  dont  il  sera  parlé  plus  loin.  Nous  ferons  remar- 
quer seulement  dès  à  présent  que,  bien  qu' Antipolis  soit 
située  en  dedans  des  limites  de  la  Narbonnaise ,  et  Nicœa 
en  dedans  des  limites  de  l'Italie,  celle-ci  demeure  dans  la 
dépendance  de  Massalia  et  fait  partie  de  la  Province,  tandis 
qu'Ântipolis  se  trouve  rangée  au  nombre  des  villes  italiques, 
par  suite  d'un  décret  rendu  contre  les  Massaliotes ,  qui  Ta 
afiranchie  de  leur  juridiction. 

10.  Les  îles  qui  bordent  cette  portion  si  étroite  de  la  côte 
sont,  à  partir  de  Massalia,  les  îles  Stœchades  :  il  y  en  a  trois 
grandes  et  deux  petites.  Les  Massaliotes  les  cultivent.  Ils  y 
avaient  même  établi  anciennement  un  poste  militaire  pour 
repousser  les  descentes  des  pirates,  vu  que  les  ports  n'y 
manquent  point.  Aux  .Stœchades  succèdent  les  îles  de  Pla- 

^  nasia  et  deLéron,  bien  peuplées  toutes  deux.  Léron,  qui  plus 
est^  possède  un  herooriy  celui  du  héros  Léron.  Elle  est  située 
juste  en  face  d'Antipolis.  U  y  a  bien  encore,  soit  en  face  de 
Massalia,  soit  en  face  de  tel  autre  point  de  la  côte  que  nous 
venons  de  décrire,  quelques  petites  îles,  mais  aucune  ne  mé- 
rite d'être  mentionnée  ici.  Quant  aux  ports,  sauf  celui  de 
Forum  Julium,  qui  est  considérable,  et  celui  de  Massalia,  ils 
sont  généralement  de  médiocre  grandeur.  Tel  est  par  exem- 
ple le  port  Oxybius,  qui  tire  son  nom  des  Ligyens  Oxybiens. 
—Nous  n'en  dirons  pas  davantage  sur  cette  partie  de  la  côte. 

11.  Passons  à  la  contrée  qui  s*étend  immédiatement  au- 
dessus  :  cette  contrée,  qui  emprunte  une  configuration  par- 
ticulière aux  montagnes  dont  elle  est  enveloppée  et  aux 
fleuves  qui  la  sillonnent,  notamment  au  Rhône,  le  plus  con- 
sidérable de  tous,  et  celui  qu'on  peut  remonter  le  plus  haut 
vu  le  grand  nombre  d'affluents  dont  son  cours  est  grossi,  cette 
contrée  demande  à  être  décrite  méthodiquement.  Avançons- 


LIVRE  IV.  305 

nous  donc  à  partir  de  Massalia  dans  le  pays  compris  entre 
les  Alpes  et  le  Rhône,  nous  y  trouvons  d*abord  les  Salyens, 
dont  le  territoire  mesure  500  stades  jusqu'au  Druentias  ; 
puis^  le  bac  nous  passe  à  Gavallion,  et  là  nous  mettons  le 
pied  sur  le  territoire  des  Gavares,  qui  s'étend  à  son  tour 
jusqu'au  confluent  de  Tlsar  et  du  Rhône,  c'est-à-dire  jus- 
qu'au point  où  le  mont  Cemmène  vient  en  quelque  sorte 
rejoindre  le  Rhône.  Depuis  le  Drueutias  jusqu'ici,  la  dis- 
tance parcourue  est  de  700  stades.  Seulement,  tandis  que  les 
Salyens,  [dans  les  limites  que  nous  avons  marquées*,]  occu- 
pent à  la  foisTla  plaine  et  les  montagnes  qui  la  dominent, 
les  Gavares  ont  au-dessus  d'eux,  dans  la  montagne,  les  Yo- 
contiens,  les  Tricoriens,  les  Iconiens*  et  les  Médylles'.  Il 
y  a  encore  d'autres  rivières  qui,  entre  le  Druentias  et  Tlsar, 
descendent  des  Alpes  pour  s'unir  au  Rhône  ;  nous  en  cite- 
rons deux  notamment  qui  entourent  [Luerion]*,  la  ville  des 
Gavares,  et  qui  confondent  leurs  eaux  avant  de  se  jeter  dans 
le  fleuve,   et  une  troisième,  le  Sulgas,  qui  a  son  con- 


1.  M.  Millier  propose  de  lire,  à  la  place  de  01  |ilv  ouv  lilvt^  iv  a&Toiç,  mots  qui 
lai  paraissent  impliquer  contradiction,  puisque  les  Salyens  habitaient  entre 
le  territoire  de  Hassalia  et  le  Druentias,  et  non  dans  Tintervalle  de  700  stades 
compris  entre  le  Druentias  et  l'isar,  ol  {làv  ouv  [Kaoûa^oi  aùv]  XepueXauvoiç  xd  te 
ic&jia,  etc.  Mais  Strabon ,  qui  nous  dit  un  peu  plus  loin  que  le  nom  des  Ca- 
Tares  était  devenu  prédominant  dans  toute  cette  contrée  et  avait  absorbé  tous 
les  autres,  Strabon  aura-t-il  été  nommer  un  petit  peuple,  comme  les  Segovel- 
launi,  sur  le  pied  d^égalité  avec  cette  grande  nation?  La  chose  n'est  pas  vrai- 
semblable. En  revanche,  l'opposition  entre  les  Salyens  et  les  Gavares,  ceux-ci  n'ha- 
bitant que  les  plaines,  et  les  autres  habitant  à  la  fois  la  montagne  et  la  plaine, 
offre  un  sens  excellent,  d'autant  que  Strabon  nomme  aussitôt  après  les  mon- 
tagnards qui  dominent  les  Gavares  :  il  suffit  de  sous-entendre  après  h  aùxoiq 
quelque  chose  comme  [àito5e5eiY|xivoiç  ou  XexOtïffiv  Spoiç].  Voy.,du  reste,  Ind.  ror. 
lectioniSfP,  96  i  et  962.  —  2.  M.  MtiUer  soupçonne  que  la  vraie  leçon  pourrait  bien 
être  Oiicivioi,  Ucenii.  Voy.,  Î6»rf.,  p.  962,  col.  1 , 1. 7.  ~3.  Quelques Mss.  portent  Pe- 
dylli,  —  4.  Voy.,  dans  llnd.  var.  lecl.j  ibid.^  1.  14,  de  quelle  façon  ingénieuse 
M.  Mtiller,- acres  avoir  passé  en  revue  toutes  les  restitutions  proposées  pour  ce 
passage  difficile,  le  restaure  à  son  tour.  Suivant  lui,  c'est  le  nom  de  la  ville  de 


titution  de  Gasaubon,  Aoutfiwva,  Luerion,  beaucoup  plus  simple,  nous  parait 
préférable,  d'autant  que  Strabon  mentionne,  quelques  lignes  plus  bas,  le 
chemin  d'Aeria  à  un  lieu  appelé  Aouplwva  [Aoue^iuvaj,  dont  il  n'a  pas  encore 
parlé  et  qu'il  ne  qualifie  d'aucune  manière,  ce  qui  n'est  guère  di>ns  ses  habi- 
tudes. M.  Millier  veut  c^u'on  lui  accorde  que  lOuvèze,  qui  passe  à  Vaison,  a 
pu  s'appeler  Vaison  aussi ,  pourquoi  ne  veut-il  pas  alors  accorder  à  Gasaubon 
l'existence  près  du  mont  Luoéron  d'une  ville  ancienne  portant  le  même  nom  ? 

GÉOGR.  DE  STRABON.  I.  — 20 


306  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

fluent  près  de  la  ville  de  Vindalum*,  à  l'endroit  même  où 
Gnœus  [Domitius]  iEaobarbns  tailla  en  pièces^  dans  une 
grande  bataille  rangée,  plusieurs  myriades  de  Gaulois.  Dans 
ce  même  intervalle  du  Druentias  et  de  Tlsar,  on  remarque 
plusieurs  places  importantes,  telles  que  Avenion,  Arau- 
sion  et  Aeria,  ville  bien  nommée,  nous  dit  Artémidore,  en 
ce  qu'elle  occupe,  tout  au  haut  d'une  montagne  fort  élevée, 
une  situation  vraiment  aérienne.  En  général,  le  pays  n'offre 
que  plaines  et  beaux  pâturages,  mais,  pour  aller  d' Aeria  à 
[Luerion]  ',  il  faut  franchir  encore  dans  la  montagne  plu- 
sieurs défilés  étroits  et  obstrués  par  des  bois.  Au  point  de 
jonction  de  Tlsar,  du  Rhône  et  du  mont  Gemmène,  Q.  Fa- 
bius Maximus  iÈmilianus,  avec  moins  de  trente  mille 
hommes,  tailla  en  pièces  deux  cent  mille  Gaulois;  après  quoi 
il  éleva  aux  mêmes  lieux  un  trophée  en  marbre  blanc,  ainsi 
que  deux  temples  qu'il  dédia,  l'un,  à  Mars,  l'autre,  à  Hercule. 
Depuis  risar,  maintenant,  jusqu'à  Vienne,  capitale  des  Allo- 
briges,  qui  s'élève  sur  les  bords  mêmes  du  Rhône,  on 
compte  320  stades;  puis,  un  peu  au-dessus  de  Vienne,  au 
confluent  de  l'Arar  et  du  Rhône,  est  la  ville  de  Lugdunum. 
La  distance,  quand  on  s'y  rend  par  terre,  c'est-k*dire  en 
traversant  le  territoire  des  Allobriges,est  de  200  stades  en- 
viron; elle  est  un  peu  plus  forte  si  l'on  remonte  le  fleuve. 
Les  Allobriges,  qui  entreprirent  naguère  tant  d'expéditions 
avec  des  armées  de  plusieurs  myriades  d'hommes ,  en  sont 
réduits  aujourd'hui  à  cultiver  cette  plaine  et  les  premières 
vallées  des  Alpes.  En  général,  ils  vivent  dispersés  dans  des 
bourgs ,  toute  la  noblesse  pourtant  habite  Vienne,  simple 
bourg  aussi  dans  l'origine,  bien  qu'elle  portât  déjà  le  titre 
de  métropole  de  toute  la  nation,  mais  dont  ils  ont  fini  par 
faire  une  ville.  Elle  est  située,  [avons-nous  dit,]  sur  le 
Rhône.  Ce  fleuve  descend  des  Alpes  déjà  si  fort,  si  impé- 
tueux, que,  même  au  sein  du  lac  Lemenna  qu'il  trav^ic», 
son  courant  demeure  visible  sur  un  espace  de.  plusieHra 


1.  Sur  l'orthographe  de  ce  nom,  Yoy.  Mfttler,  t'&id.,  p.  963,  coU  1,1.  49.  — 
2.  Voy.  MûUer,  ibid.y  1.  58. 


LIVRE  IV.  307 

Stades;  il  se  répand  dans  les  plaines  du  pays  des  Allobriges 
et  des  Ségosiaves*.  et  reçoit  l'Arar,  prèsde  Lugdanum,  ville 
des  Ségosiaves.  LÂrar  vient  aussi  des  Alpes;  il  forme  la 
limite  entre  les  Séqu&nes,  les  iBdaens  et  les  [Lingons]  ', 
puis  reçoit  le  Dabis,  autre  rivière  navigable,  descendue  éga- 
lement de  la  chaîne  des  Alpes  ;  dès  là  réunis  sous  le  nom 
d'Arar,  qui  a  prévalu,  ces  deux  cours  d'eau  vont  se  mêler 
AU  Rhône,  dont  le  noaoa  prévaut  à  son  tour,  et  qui  poursuit 
f (m  cours  sur  Vienne.  Il  est  remarquable  que  ces  trois 
Neuves  commencent  par  se  porter  au  nord,  pour  tourner  en- 
suite au  couchant,  mais  qu'aussitôt  après  leur  réunion  leur 
courant  commun  fait  un  nouveau  coude  vers  le  sud  et  qu'en 
se  grossissant  au  fur  et  à  mesure  des  autres  rivières  [dont 
nous  avons  parlé  ci-dessus]  il  conserve  cette  direction  au 
midi  jusqu'au  point  où,  pour  gagner  la  mer,  il  se  divise  en 
plusieurs  branches.  —  Telle  est  la  configuration  de  la  con- 
trée comprise  entre  les  Alpes  et  le  Rhône. 

12.  De  Tautre  côté  du  fleuve,  ce  sont  les  Volces  qui  oc- 
cupent la  plus  grande  partie  du  pays,  les  Volces  dits  Aré^ 
comisques.  Narboime  passe  pour  être  leur  port,  il  serait 
plus  juste  de  dire  qu'elle  est  celui  de  la  Gaule  entière,  tant 
elle  surpasse  les  autres  villes  maritimes  par  l'importance 
et  l'activité  de  son  comonerce.  Les  Volces  toudient  au  Rhône 
et  voient  s'étendre  en  face  d'eux,  sur  la  rive  opposée,  les 
possessions  des  Salyens  et  des  Gavares,  [disons  mieux,  des 
Gavares  seuls,]  car  le  nom  de  ce  peuple  Ta  emporté  sur 
tous  les  autres,  et  l'on  commence  à  ne  plus  appeler  autre- 
ment les  Barbares  de  cette  rive,  lesquels  d'ailleurs  ne  sont 
plus,  à  proprement  parler,  des  Barbares^  vu  qu'ils  tendent 

1.  Let'progrès  de  l'épi|E?'>^Ue'ii6t»  ont  révélé  la  vraie  forme  de  ce  nom  : 
Segustavt.  —  a.  Tous  les  Mss.  portent  Ai^xot^touç,  et  partout  ailleurs  Strabon 
dit  AlxTovoç.  Sans  pouvoir  expliquer  cette  corruption  d'un  nom  connu,  nous  ne 
pouvons  admettre  la  restitution  que  propose  M.  Mûlier  de  O0a*a««Ttovç.  Les^ 
Sequanes,  les  ^duens  et  les  Lingons  sont  trois  noms  inséparables  dans  la. 
nomenclature  ancienne  du  bassin  de  la  Saône.  Et  contre  la  géograpliie  positive 
toutes  les  ressources,  toutes  les  délicatesses  de  la  paléographie  ne  sauraient 
prévaloir.  Strabon,  au  $  4  du  chapitre  m  du  présent  livre,  ne  dit-il  pas  lui-même 

uulp    ouv    Tôv   'EXout)rci«v   x«\   t«v    ZtjicootvOv    At^oootxal   AIy^ovcç  olxoOffi  icçàç 

«{.(Tiv  ?  Voy.  du  reste  la  longue  noie  de  M.  MûUer  sur  ce  passage ,  Ind,  lar. 
Uct.,  p.  962,  col.  2,  1.  24. 


308  GÉOGRAPHIE  DE   STRABON. 

de  plus  en  plus  à  prendre  la  physionomie  romaine,  adoptant 
tous  la  langue,  les  mœurs,  voire  même  quelques-uns  les 
institutions  des  Romains.  D'autres  peuples,  ceux-là  faibles 
et  obscurs^  s'étendent  des  frontières  des  Arécomisques  au 
mont  Pyréné.  La  métropole  des  Arécomisques,  Nemausus, 
bien  inférieure  à  Narbonne  en  ce  qu'on  n'y  voit  pas  la  même 
affluence  d'étrangers  et  de  commerçants,  forme  en  revanche 
ane  commune,  une  cité  plus  considérable.  Elle  a  en  effet 
dans  sa  dépendance  vingt-quatre  bourgs,  tous  extrême- 
ment populeux,  et  dont  les  habitants,  unis  aux  siens  par  le 
sang,  diminuent  naturellement  par  leurs  contributions  les 
charges  qui  pèsent  sur  elle.  De  plus,  comme  elle  jouit  du 
droit  latin,  quiconque  y  a  été  revêtu  de  l'édilité  ou  de  la 
questure  devient  par  cela  seul  citoyen  romain,  et  le  même 
privilège  dispense  la  nation  tout  entière  d'obéir  aux  ordres 
des  préfets  envoyés  de  Rome.  La  ville  de  Nemausus  est  si- 
tuée sur  la  route  même  qui  conduit  d'Ibérie  en  Italie,  mais 
cette  route,  excellente  l'été,  est  toute  fangeuse  en  hiver, 
voire  au  printemps;  il  lui  arrive  même  quelquefois  d'être 
tout  entière  envahie  et  coupée  par  les  eaux.  Sans  doute  on 
peut  passer  quelques-uns  des  fleuves  qu'on  rencontre  à  l'aide 
de  bacs  ou  de  ponts,  bâtis,  soit  en  bois,  soit  en  pierre,  mais 
la  grande  difficulté  consiste  dans  le  passage  des  torrents  : 
or,  il  n'est  pas  rare  de  voir,  jusqu'à  l'entrée  de  l'été,  des- . 
cendre  de  la  chaîne  des  Alpes  de  ces  torrents  que  produit 
la  fonte  des  neiges.  La  route  en  question,  avons-nous  dit,  a 
deux  branches,  l'une  qui  va  droit  aux  Alpes  en  traversant 
le  territoire  des  Vocontiens  (c'est  la  plus  courte),  et  l'autre 
qui  longe  la  côte  appartenant  aux  Massaliotes  et  aux  Li- 
gyens  :  celle-ci  est,  à  la  vérité,  plus  longue,  mais  les  cols 
qu'elle  a  à  franchir,  pour  entrer  en  Italie  sont  plus  faciles, 
parce  qu'en  cet  endroit  les  montagnes  commencent  à  s'a- 
baisser sensiblement.  Ajoutons  que  Nemausus  se  trouve  à 
100  stades  environ  de  la  rive  droite  du  Rhône  prise  à  la 
hauteur  de  Taruscon,  petite  ville  bâtie  sur  la  rive  gauche, 
et  qu'elle  est  d'autre  part  à  720  stades  de  Narbonne.  Plus 
près  maintenant  du  mont  Gemmène,  disons  mieux,  sur  tout 


LIVRE   IV.  309 

le  versant  méridional  de  la  chaîne,  d'une  extrémité  à  Tautre, 
habitent  les  Volces  Tectosages  en  compagnie  de  quelques 
autres  peuples.  Il  sera  question  de  ceux-ci  plus  loin  :  parlons 
d*abord  des  Tectosages. 

13.  Leurs  possessions  partent  du  mont  Pyréné  et  empiè- 
tent même  quelque  peu  sur  le  versant  septentrional  des 
monts  Cemmènes.  Il  s'y  trouve  de  riches  mines  d'or.  On 
peut  juger  de  ce  qu'iétaient  anciennement  la  puissance  de 

•  cette  nation  et  le  nombre  de  ses  guerriers  par  ce  seul  fait 
qu'on  la  vit,  à  la  suite  de  discordes  intestines,  chasser  de 
son  sein  en  une  fois  une  multitude  de  ses  enfants,  et  qu'une 
partie  de  cette  bande,  grossie  d'autres  proscrits  de  diffé- 
rentes nations,  suffit  à  occuper  toute  la  portion  de  la  Phry- 
gie,  limitrophe  de  la  Cappadoce  et  de  la  Paphlagonie.  Au 
moins  est-ce  ce  qui  ressort  de  la  présence  en  ce  pays  d'une 
nation  portant  le  nom  de  Tectosages.  Effectivement,  des  trois 
nations  qui  se  le  partagent,  il  y  en  a  une,  celle  qui  occupe 
Âncyre  et  les  environs  de  cette  ville ,  qui  s'appelle  ainsi. 
Quant  aux  deux  autres  peuples  connus  sous  les  noms  de 
Trocmes  et  de  Tolistobogiens,  sans  doute  ils  sont  venus  aussi 
de  la  Gaule,  leur  confraternité  avec  les  Tectosages  donne  lieu 
de  le  croire^  mais  de  quelle  partie  de  la  Gaule  sont-ils 
sortis?  C'est  ce  que  nous  ne  saurions  préciser,  car  nous 
n'avons  pas  ouï  dire  qu'il  existât  actuellement  en  Gaule, 

*  soit  dans  la  Gaule  transalpine,  soit  dans  la  Gaule  cisalpine^ 
soit  au  sein  des  Alpes,  de  peuples  nommés  Trocmes  ei  To- 
listobogiens. Ce  qui  est  présumable,  c'est  qu'ils  se  seront 
éteints  par  suite  de  trop  fréquentes  migrations,  comme  il 
est  arrivé  pour  tant  d'autres  peuples,  notamment  pour  la 
nation  des  Prauses,  car  nous  savons  par  différents  au- 
teurs que  Brennus  (le  Brennus*  qui  assaillit  Delphes) 
était  Prause  d'origine  sans  pouvoir  dire  cependant  aujour- 
d'hui où  habitait  cette  ancienne  nation.  Les  Tectosages 
étaient  aussi,  dit-on,  de  l'expédition  contre  Delphes,  on 
assure  même  que   les  trésors  trouvés  dans  la  ville  de 

1.  Tûv  iï\b>/  au  lieu  de  tôv  iXkov, 


3i0  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Tolossa  par  le  général  romain  Gsepiou  provenaient  d'une 
partie  des  dépouilles  de  Delphes,  grossie,  il  est  vrai,  des 
offrandes  qu'ils  avaient  faites  ensuite  à  Apollon  sur  leurs 
propres  richesses,  et  dans  le  but  d'apaiser  le  courroux  de 
ce  Dieu,  et  que  c'est  pour  avoir  touché  à  ces  trésors  sacrés, 
que  Cœpion  finit  ses  jours  si  misérablement,  loin  do  sa  patrie 
d'où  il  avait  été  chassé  comme  sacrilëge,  et  loin  de  ses  filles, 
qui,  livrées  par  décret  à  la  prostitution,  s'il  faut  en  croire  Ti- 
magène,  périrent  à  leur  tour  d'une  mort  honteuse.  Toutefois, 
la  version  de  Posidonius  semble  plus  vraisemblable  :  il  fait 
remarquer  que  les  richesses  trouvées  à  Tolossa,  soit  dans 
l'enceinte  du  temple,  soit  au  fond  des  lacs  sacrés,  représen- 
taient une  valeur  de  15000  talents ,  toute  en  matières  non 
travaillées,  en  lingots  d'or  et  d'argent  bruts,  et  que  le  temple 
de  Delphes,  à  l'époque  [où  il  avait  été  pris  par  les  Gaulois], 
ne  contenait  plus  de  semblables  richesses,  ayant  été  pillé 
par  les  Phocidiens  durant  la  guerre  sacrée  ;  que  ce  qui  pou- 
vait s'y  trouver  encore  avait  dû  être  partagé  entre  beaucoup 
de  mains  ;  qu'il  était -probable  d'ailleurs  que  les  vainqueurs 
n'avaient  pu  regagner  leurs  foyers,  ayant  été,  après  leur 
départ  de  Delphes  et  pendant  toute  leur  retraite,  assaillis 
de  mille  maux  et  forcés  finalement  par  la  discorde  de  se  dis- 
perser de  tous  côtés.  Mais,  comme  la  contrée  est  très-riche 
en  mines  d'or,  et  que  les  habitants  (Posidonius  n'est  pas 
seul  à  le  dire)  sont  à  la  fois  très-superstitieux  et  très-mo- 
destes dans  leur  manière  de  vivre,  il  s'y  était  formé  sur  dif- 
férents points  des  trésors.  Les  lacs  ou  étangs  sacrés  notam- 
ment offraient  des  asiles  sûrs  où  Ton  jetait  l'or  et  l'argent  en 
barre^:  les  Romains  le  savaient,  et  quand  ils  se  furent  ren- 
dus maîtres  du  pays,  ils  vendirent  ces  lacs  ou  étangs  sacrés 

1.  'ApYÛfou  if  xal  xo^ao^i  ^âpi].  Je  ne  VOIS  pas  que  personne  ait  proposé 
^dpoç  comme  l'étymologie  de  notre  mol  barre,  dans  le  sens  où  je  remploie 
ici.  Le  passage  de  Strabon  nous  a  para  mériter  d'être  signalé  à  nos  lexicogra- 
phes, d'autant  que  l'expression  française  éveille  une  idée  de  forme  allongée  qui 
ne  se  retrouve  plus  dans  le  mot  grec  d'où  je  la  crois  dérivée  :  Strabon  nous 
explique  même  la  forme  qu'avaient  ces  masses  ou  lingots  d'or  et  d'argent,  le 
marteau  leur  avait  donne  la  forme  de  meules  grossières.  Ainsi,  dans  le  cas  où 
l'étymologie  que  nous  proposons  serait  agréée,  l'expression  d'or  et  d'argent  en 
barre  n'aurait  signifié  a  l'origine  qu'une  masse  de  métal  indépendamment  de 
toute  idée  de  forme  ou  de  figure. 


UVRE  IV.  311 

an  profit  du  trésor  public,  et  plus  d'un  acquéreur  y  trouve 
aujourd'hui  encore  des  lingots  d'argent  battu  ayant  la  forme 
de  pierres  meulières.  Le  temple  de  Tolossa,  vénéré  comme 
il  était  de  toutes  les  populations  à  la  ronde ,  leur  offrait  aussi 
un  asile  inviolable,  et  naturellement  les  richesses  s'y  étaient 
accumulées,  la  piété  multipliant  ses  offrandes,  en  même 
temps  que  la  superstition  empêchait  d'y  porter  la  main. 

14.  Tolossa  est  située  dans  la  partie  la  plus  étroite  de 
risthme  compris  entre  TOcéan  et  la  mer  de  Narbonne,  le- 
quel mesure,  au  dire  de  Posidonius,  moins  de  3000  stades 
de  largeur.  Mais  à  ce  propos-là  revenons  encore  (la  chose  en 
vaut  la  peine)  sux  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  de  la  cor- 
respondance, en  quelque  sorte  symétrique,  qui  existe  entre 
les  différents  fleuves  de  la  Gaule  et  par  suite  entre  les  deux 
mers  Intérieure  et  Extérieure.  On  trouve ,  en  effet ,  pour 
peu  qu'on  y  réfléchisse,  qtie  cette  circonstance  constitue 
le  principal  élément  de  prospérité  du  pays,  en  ce  qu'elle 
facilite  entre  les  différents  peuples  qui  Thabitent  l'échange 
des  denrées  et  des  autres  produits  nécessaires  à  la  vie,  et 
qu'elle  établit  entre  eux  une  communauté  d'intérêts  d'au- 
tant plus  profitable,  qu'aujourd'hui,  libres  de  toute  guerre, 
ces  peuples  s'appliquent  avec  plus  de  soin  à  l'agriculture  et 
se  âçonnent  davantage  au  genre  de  vie  des  nations  civili- 
sées. On  serait  même  tenté  de  croire  ici  à  une  action  directe 
de  la  Providence,  en  voyant  les  lieux  disposés,  non  pas  au 
hasard,  mais  d'après  un  plan  en  quelque  sorte  raisonné. 
Ainsi,  le  Rhône,  qui  peut  déjà  lui-même  être  remonté  très- 
haut,  et  l'être  par  des  embarcations  pesamment  chargées, 
donne,  en  outre,  indirectement  accès  dans  beaucoup  de  can- 
tons, par  la  raison  que  ses  affluents  sont  également  navi- 
gables et  peuvent  aussi  transporter  les  plus  lourds  fardeaux  : 
les  marchandises  reçues  d'abord  par  l'Arar  passent  ensuite 
dans  le  Dubis,  affluent  de  l'Arar  ;  puis  on  les  transporte  par 
terre  jusqu'au  Sequanas,  dont  elles  descendent  le  cours,  et 
ce  fleuve  les  amène  au  pays  des  Lexoviens  et  des  Galètes, 
sur  les  côtes  mêmes  de  l'Océan,  d'où  elles  gagnent  enfin  la 
Bretagne  en  moins  d'une  journée.  Seulement,  comme  le 


312  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Bhône  est  rapide  et  difficile  à  remonter,  il  y  a  telles  mar- 
chandises de  ces  cantons  (toutes  celles  notamment  qu'on  ex- 
pédie de  chez  les  Ârvemes  pour  être  embarquées  sur  le 
Liger) ,  qu'on  aime  mieux  envoyer  par  terre  sur  des  cha- 
riots. Ce  n'est  pas  que  le  Rhône,  en  certains  points  de  son 
cours,  ne  se  rapproche  sensiblement  de  l'autre  fleuve,  mais, 
la  route  de  terre  étant  toute  en  plaine  et  peu  longue  elle- 
même  (elle  n'est  guère  que  de  800  stades)  invite  à  ne  pas 
remonter  le  Rhône,  d'autant  qu'il  est  toujours  plus  facile 
de  voyager  par  terre.  A  cette  route  succède  la  voie  commode 
du  Liger,  fleuve  qui  descend  des  monts  Cemmènes  et  va  se 
jeter  dans  l'Océan.  Si  c'est  de  Narbonne  qu'on  part,  on  com- 
mence par  remonter  le  cours  de  l'Âtaz ,  mais  sur  un  espace 
peu  étendu;  le  trajet  qu'on  fait  ensuite  par  terre  jusqu'au 
Garounas  est  plus  loog,  mesurant  à  peu  près  7  à  800  stades  ; 
après  quoi,  par  le  Garounas,  comme  par  le  Liger,  on  atteint 
'  rOcéan.  —  Ici  finit  ce  qui  se  rapporte  aux  peuples  de  la 
Province  narbonnaise,  autrement  dit  aux  Celtes j  pour  nous 
servir  de  l'ancienne  ^dénomination  :  car  j'ai  idée  que  c'est 
aux  habitants  de  ladite  province  que  les  Grecs  ont  emprunté 
ce  nom  de  Celtes  qu'ils  ont  ensuite  étendu  à  l'ensemble  des 
populations  de  la  Gaule,  soit  que  ce  nom  leur  ait  paru  plus 
illustre  que  les  autres,  soit  que  l'avantage  qu'avait  le  peuple 
qui  le  portait  d'être  si  proche  voisin  des  Massaliotes  ait  con- 
tribué surtout  à  le  leur  faire  choisir. 


CHAPITRE  IL 

Parlons  à  présent  des  Aquitains  et  de  ces  quatorze  peu- 
ples de  race  galatique  ou  gauloise,  habitant  entre  le  Garou- 
nas et  le  Liger  et  en  partie  aussi  dans  la  vallée  du  Rhône  et 
dans  les  plaines  de  la  Narbonnaise,  qui  ont  été  réunis  ad- 
ministrativement  à  l'Aquitaine.  [Je  dis  administrativement,] 
car  autrement  et  à  prendre  les  choses  comme  elles  sont  en 


\ 


LIVRE  IV.  313 

réalité,  les  Aquitains  diffèrent  des  peuples  de  race  gauloise 
tant  par  leur  constitution  physique  que  par  la  langue  qu'ils 
parlent,  et  ressemblent  bien  davantage  aux  Ibères.  Ils  ont 
pour  limite  le  cours  du  Garounas  et  sont  répandus  entre  ce 
fleuve  et  le  mont  Pyréné.  On  compte  plus  de  vingt  peuples 
aquitains,  mais  tous  faibles  et  obscurs  ;  la  plupart  habitent 
les  bords  de  l'Océan,  les  autres  l'intérieur  même  des  terres, 
où  ils  s'avancent  jusqu'aux  extrémités  des  monts  Gemmènes 
et  aux  frontières  des  Tectosages.  Ainsi  délimitée,  l'Aquitaine 
formait  une  province  trop  peu  étendue ,  c'est  pourquoi  on 
l'a  accrue  de  tout  le  pays  compris  entre  le  Garounas  et  le 
Liger.  Ces  deux  fleuves,  à  peu  près  parallèles  au  mont 
Pyréné,  déterminent,  par  rapport  à  cette  chaîne  de  monta* 
gnes,  un  double  parallélogramme,  dont  les  deux  autres  côtés 
sont  figurés  par  l'Océan  et  par  les  monts  Gemmènes.  Le  cours 
de  chacun  d'eux  mesure  à  peu  près  2000  stades.  G'est  entre 
les  Bituriges-Yibisques  et  les  Santons,  deux  peuples  de  race 
gauloise,  que  le  Garounas,  grossi  des  eaux  de  trois  affluents, 
débouche  dans  l'Océan.  Les  Bituriges-Yibisques  sont  les 
seuls  étrangers  dont  les  possessions  se  trouvent  enclavées 
parmi  celles  des  Aquitains  ;  mais  ils  ne  font  pas  partie  pour 
cela  de  leur  confédération.  Us  ont  leur  emporium  ou  mar- 
ché principal  à  Burdigala,  ville  située  au  fond  d'un  œstuaire 
que  forment  les  bouches  du  Garounas.  Quant  au  Liger,  c'est 
entre  les  Pictons  et  les  Namnites  [ou  Namnètes]  qu'il  débou- 
che. On  voyait  naguère  sur  les  bords  de  ce  fleuve  un  autre 
emporiuniy  du  nom  de  Gorbilon*;  Polybe  en  parle  dans  le 
passage  où  il  rappelle  toutes  les  fables  débitées  parPythéas 
au  sujet  de  la  Bretagne.  «  Scipion,  dit-il,  ayant  appelé  des 
Massaliotes  en  conférence  pour  les  interroger  au  sujet  de  la 
Bretagne,  aucun  d'eux  ne  put  le  renseigner  sur  cette  con- 
trée d'une  façon  tant  soit  peu  satisfaisante,  les  négociants  de 
Narbonne  et  de  Gorbilon  pas  davantage  ;  et  c'étaient  là  pour- 
tant les  deux  principales  villes  de  commerce  de  la  Gaule  :  on 
peut  juger  par  ce  seul  fait  de  Tefifronterie  avec  laquelle 

1.  Sur  le  nom  de  Corbilon,  qui  n'est  connu  que  par  ce  passage  de  Strabon, 
voy.  la  conjecture  de  M.  Muller  :  Ind.  var.  kct.,  p.  963,  col.  l,  1.  42. 


'    -    >    >  "  ^ 


314  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Pythéas  a  menti.  »  Mediolanium  est  la  capitale  des  Santons. 
En  général,  tout  le  long  de  l'Océan,  le  sol  de  l'Aquitaine  est 
sal)lonneux  et  maigre,  et,  à  défaut  des  autres  céréales, 
ne  produit  guère  que  du  millet  pour  la  nourriture  de  ses 
habitants.  C'est  aussi  sur  les  côtes  d'Aquitaine  que  l'Océan 
creuse  le  golfe  qui  forme,  avec  le  golfe  Galatique  du  littoral 
de  la  Narbonnaise,  l'isthme  dont  nous  ayons  parlé  :  comme 
celui  auquel  il  correspond,  le  golfe  de  l'Océan  porte  le  nom 
de  Galatique.  LesTarhelli  qui  en  occupent  les  bords  ont  dans 
Ifluç  territoire  les  mines  d'or  les  plus  importantes  qu'il  y  ait 
en  Gaule,  car  il  suffit  d'y  creuser  des  puits  d'une  faible 
profondeur  pour  trouver  des  lames  d'or,  épaisses  comme  le 
poing,  dont  quelques-unes  ont  à  peine  besoin  d'être  affi- 
nées. Mais  en  général,  c'est  sous  la  forme  de  paillettes  et 
de  pépites  que  l'or  s'y  présente,  et,  dans  cet  état-là  même, 
il  n'exige  jamais  un  grand  travail  d'affinage.  Dans  les  plaines 
de  l'intérieur,  ainsi  que  dans  la  partie  montagneuse,  le  sol  de 
l'Aquitaine  est  de  meilleure  qualité ,  il  est  notamment  fer- 
tile dans  le  voisinage  du  mont  Pyréné,  chez  les  Gonvènes,  ou, 
comme  nous  dirions  en  grec,  chez  les  Synélydes^,  peuple  dont 
la  capitale  se  nomme  Lugdunum,  et  qui  possède  les  Thermes 
Onésiens*,  sources  magnifiques  donnant  une  eau  excellente 
à  boire.  Le  territoire  des  Auscii  est  également  d'une  grande 
fertilité.  [Ajoutons  que  quelques-uns  des  peuples  aquitains 
proprement  dits,  et  dans  le  nombre  les  Auscii  et  les  Gon- 
vènes, ont  reçu  des  Romains  le  droit  latin^.] 

2.  Voici,  maintenant,  quels  senties  peuples  compris  entre 
le  Garounas  et  le  Liger  qui  ont  été,  avons-nous  dit,  annexés 
à  l'Aquitaine  :  les  Éluens,  d'abord,  dont  le  territoire  com- 
mence à  partir  du  Rhône;  immédiatement  après  les  Éluens, 
les  Yellaves,  qui  faisaient  partie  naguère  de  la  nation  des 
Arvemes,  mais  qui,  aujourd'hui,  sont  indépendants;  puis 

1.  X'jviiXûSwv  au  lieu  de  ffu-pcXdiwv,  restitution  de  Coray.  —  2.  M.  MûUer,  Ind, 
var,  lect.,  p.  963,  col.  l,  I.  48,  a  résumé  tout  ce  qui  a  été  dit  au  sujet  de  ce 
nom  que  Strabon  est  seul  à  avoir  mentionné,  et,  comme  Ukert,  il  semble  in- 
cliner  a  le  maintenir  tel  que  le  donnent  les  Mss.  —  3.  Il  nous  a  paru  évident 

3ue  cette  phrase,  qui  dans  toutes  les  éditions  termine  le  paragraphe  suivant, 
evait  être  reportée  ici. 


% 


UVRE  IV.  315 

les  Arvernes  eux-mêmes,  les  Lémovices  et  les  Pëtrocorien?, 
auxquels  il  faut  ajouter  les  Nitiobriges,  les  Cadurques  et  les 
Bituriges-Cubes  ;  sur  le  littoral,  les  Santons  et  les  Pictons, 
les  premiers,  riverains  du  Garounas,  les  autres,  riverains  da 
Liger;  enfin,  les  Rutènes  et  les  Gabales,  sur  les  confins  de 
la  Narbonnaise.  Il  y  a  de  belles  forges  chez  les  Pëtroco riens, 
ainsi  que  chez  les  Bituriges-Gubes  ;  des  fabriques  de  toiles 
de  lin  chez  les  Cadurques,  et  des  mines  d'argent  chez  ks 
Hutënes  et  chez  les  Gabales. 

3.  C'est  dans  le  voisinage  du  Liger  que  sont  établis.lttSL 
Arvernes  *  :  ce  fleuve  baigne  les  murs  de  Nemossus,  leur 
capitale,  puis  il  passe  à  Genabum ,  principal  emporium  ou 
marché  des  Carnutes,  dont  l'emplacement  marque  à  peu  près 
le  milieu  de  son  cours,  pour  se  diriger  de  là  vers  l'Océan  où  il 
se  jette.  Ce  qui  peut  donner  une  haute  idée  de  l'ancienne  puis- 
sance des  Arvernes,  c'est  qu'ils  se  sont  mesurés^!  plusieurs 
reprises  avec  les  Romains  et  leur  ont  opposé  des  armées 
fortes  de  200  000  hommes,  voire  même  du  double,  car  l'ar- 
mée avec  laquelle  Vercingétorix  combattit  le  divin  César 
était  bien  de  400000  hommes.  Déjà  auparavant,  ils  avaient 
combattu  au  nombre  de  200  000  et  contre  Maximus  -^Emilia- 
nus,  et  contre  Domitius  iEnobarbus.  Avec  César,  la  lutte 
s'engagea  d'abord  devant  Gergovia,  ville  des  Arvernes, 
bâtie  au  sommet  d'une  haute  montagne  et  patrie  de  Vercin- 
gétorix; elle  recommença  sous  les  murs  d'Alesia,  ville  ap- 
partenant aux  Mandubiens,  nation  limitrophe  des  Arvernes, 
et  située,  comme  Gergovia,  au  haut  d'une  colline  très-éle- 
vée,  avec  d'autres  montagnes  et  deux  rivières  autour  d'elle  ; 
mais  le  chef  gaulois  y  fut  fait  prisonnier,  ce  qui  mit  fin  à  la 
guerre.  Quant  à  la  lutte  contre  Maximus  iEmilianus ,  elle 
avait  eu  lieu  près  du  confluent  de  l'Isar  et  du  Rhône,  le- 
quel en  cet  eudroit,  touche  presque  à  la  chaîne  des  monts 
Gemmènes  ;  et  c'est  plus  bas,  au  confluent  du  Sulgas  et  du 
Rhône,  que  s'était  livrée  la  bataille  contre  Domitius.  Ajou- 
tons que  les  Arvernes,  non  contents  d'avoir  reculé  les  li- 

1.  Casaubon  estime  que  Strabon  Avait  dû  écrire  NitAcrroç  (Augustonemetum)* 


*    *   *   ** 

"•    *    *  a  ■* 


1 


\ 


316  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

mites  de  leur  territoire  jusquà  Narbonne  et  aux  confins  de 
la  Massaliotide,  étaient  arrivés  h  dominer  sur  la  Gaule  en- 
tière, depuis  le  mont  Pyréné  jusqu'à  TOcéan  et  au  Rhin. 
Enfin  le  fait  suivant  peut  donner  une  idée  de  Topulence  et 
du  faste  deLuerius^  père  de  ce  fameux  chef^  Bituit,  qui  livra 
bataille  à  Maximus  et  à  Domitius  :  pour  faire  montre  de  sa 
richesse  aux  yeux  du  peuple  ',  il  aimait  à  se  promener  en 
char  dans  la  campagne  en  jetant  de  droite  et  de  gauche  sur 
son  passage  des  pièces  d'or  et  d*argent^  que  ramassait  la 
foule  empressée  à  le  suivre. 


CHAPITRE  in. 

A  la  province  d'Aquitaine  et  à  la  Narbonnaise  succède 
une  autre  région,  qui^  partant  du  liger  et  du  haut  Bhône, 
autrement  dit  de  la  portion  du  Rhône  comprise  entre  sa 
source  et  la  ville  de  Lugdunum,  s'étend  jusqu'au  Rhin  et 
borde  ce  fleuve  dans  tout  son  cours.  La  partie  haute  de  cette 
région,  j'entends  celle  qui  avoisine  les  sources  des  deux 
fleuves,  les  sources  du  Rhin  et  celles  du  Rhône,  s'étendant 
ensuite  à  peu  près  jusqu'au  milieu  de  la  plaine,  relève  de 
Lugdunum;  quant  au  reste  du  pays,  lequel  se  prolonge  jus- 
qu'à l'Océan,  on  en  a  fait  une  autre  province  attribuée  poli- 
tiquement aux  Belges.  Toutefois,  dans  la  description  détaillée 
que  nous  allons  donner  de  cette  région,  nous  nous  confor- 
merons aux  divisions  plus  communément'  suivies  par  les 
géographes. 

2.  La  ville  même  de  Lugdunum,  qui  s'élève  adossée  à 

1.  Athénée  qui  raconte  le  même  trait  nomme  le  père  de  Bituit  Aoui^visç, 
Luernius.  —  2.  'OxXoiç  au  lieu  de  fiXoi«.  Conjecture  de  Coray  fondée  sur  le 
texte  d'Athénée.—  3.  Le  mot  xoivàxtpov,  difficile  à  entendre,  nous  parait  expliqué 


ito>iTCu6|ievoi  JiaTârEOUfft  icoixiXuç,  dfxeî  xâv  Iv  xsfaXalw  Tt(  eîtcir) ,  toû  $'  àxpi&oûç  »XXoi( 

«a^a]^wpi)-ciov.  »  Et,  en  effet,  dans  toute  la  description  qui  suit,  il  se  règle  sur  les 
divisions  purement  physiques,  principalement  sur  le  cours  des  fleuves  et  des 


rivières,  tels  que  le  Rhône,  le  Rhin,  la  Loire,  la  Saône,  le  Doubs,  la  Seine, 
et  sur  les  divisions  ethnographiques,  Ségosiaves,  £daens,  S< 


Séquanes,  etc. 


LIVRE  IV.  317 

UDe  colline,  au  confluent  de  TArar  et  du  Rhône,  est  un  éta- 
blissement romain.  Il  n'y  a  pas  dans  toute  la  Gaule,  à  l'ex- 
ception cependant  de  Narbonne,  de  ville  plus  peuplée,  car 
les  Romains  en  ont  fait  le  centre  de  leur  commerce,  et  c'est 
là  que  leurs  préfets  font  frapper  toute  la  monnaie  d'or  et 
d'argent.  C'est  là  aussi  qu'on  voit  ce  temple  ou  édifice  sacré, 
hommage  collectif  de  tous  les  peuples  de  la  Gaule,  érigé  en 
l'honneur  de  César  Auguste  :  il  est  placé  en  avant  de  la 
ville,  au  confluent  même  des  deux  fleuves,  et  se  compose 
d'un  autel  considérable,  où  sont  inscrits  les  noms  de  soixante 
peuples,  d'un  même  nombre  de  statues,  dont  chacune  re- 
présente un  de  ces  peuples,  enfin  d'un  grand  naos  ou  sanc* 
tuaire^  Lugdunum  est  en  même  temps  le  chef-lieu  du  ter- 
ritoire des  Ségosiaves,  lequel  se  trouve  compris  entre  le 
Rhône  et  le  Doubs  [lis.  le  Liger'].  Quant  aux  peuples 
qui  succèdent  aux  Segosiavi  dans  la  direction  du  Rhin,  ils 
ont  pour  leur  servir  de  limite,  les  uns,  le  Doubs,  les  autres 
l'Arar,  deux  rivières  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  précé- 
demment, descendent  aussi  des  Alpes  et  se  jettent  dans  le 
Rhône,  apr^  avoir  confondu  leurs  eaux.  Mais  il  y  a  en- 
core une  autre  rivière,  le  Sequanas,  qui  prend  sa  source, 
dans  les  Alpes  et  va  se  jeter  dans  l'Océan,  après  avoir  coulé  , 
parallèlement  au  Rhin  et  avoir  traversé  tout  le  territoire 
d'un  peuple  de  même  nom  compris  entre  le  Rhin  à  l'est  et 
l'Arar  à  l'ouest  :  c'est  de  chez  ce  peuple  que  provient  le 
meilleur  porc  salé  qu'on  expédie  à  Rome.  Entre  le  Doubs* 
et  l'Arar  ce  sont  les  iEduens  qui  habitent  :  la  ville  de  Cabyl- 
linum,  sur  l'Arar,  et  la  place  forte  de  Ribracte  leur  appar- 
tiennent. Les  iEduens  se  faisaient  appeler  aussi  les  frères 
du  peuple  romain,  et  ils  avaient  été  effectivement  les  pre- 
miers d'entre  les  peuples  de  la  Gaule  à  rechercher  l'amitié 
et  l'alliance  des  Romains.  Les  Séquanes,  au  contraire,  qui 

1.  Voy.,  dans  VIndex  var.  lect.  de  l'édition  de  M.  Mûller  (p.  963,  col.  2, 
1.  13),  le  résumé  des  différentes  conjectures  proposées  pour  corriger  le  xal 
iXko<;  du  texte.  —  2.  Comme  le  fait  remarquer  M.  Mûller,  la  phrase  qui  suit 
celle-ci  empêche  qu'on  n'attribue  à  Strabon  cette  confusion  manifeste  entre 
le  Doubs  et  le  Liser.  —  3.  H  faut  évidemment  ici,  comme  plus  haut,  lire  le 
Lifjer  au  lieu  du  Douhs. 


i 


318  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

habitent  an  delà  de  i'Ârar,  avaient  été  de  bonne  heure  en 
butte  à  la  haine  des  Romains,  comme  aussi  des  iEduens, 
pour  avoir  pris  part  à  plusieurs  reprises  aux  incarsions  des 
(rermains  en  Italie^  d'autant  que  ces  incursions  avaient  ré- 
vélé leur  supériorité  militaire,  ayant  toujours  été  terribles 
ou  impuissantes,  suivant  qu'ils  avaient  prêté  ou  refusé  leur 
concours  aux  Germains.  Avec  les  iEduens,  la  haine  était 
de  plus  envenimée  par  des  contestations  incessantes  au  sujet 
du  fleuve  qui  les  sépare,  chacun  des  deux  peuples  préten- 
dant à  la  possession  exclusive  du  cou^s  de  TArar  et  reven- 
diquant la  perception  des  péages.  Mais  aujourd'hui  les 
Romains  sont  maîtres  de  tout. 

3.  Des  différents  peuples,  maintenant,  qui  bordent  le 
Rhin,  les  Helvètes  *  se  présentent  à  nous  les  premiers  :  c'est 
sur  leur  territoire,  en  effet,  au  mont  Adulas*,  que  se  trouvent 
les  sources  du  fleuve.  De  la  même  montagne,  laquelle  fait 
partie  des  Alpes,  descend,  mais  dans  une  direction  opposée, 
c'est-à-dire  dans  la  direction  de  la  Gaule  cisalpine,  le  fleuve 
Adduas  *  qui,  après  avoir  formé  le  lac  Larius,  sur  les  bords  du- 
quel s'élève  Côme,  s'en  va  s'unir  au  Padus.  Nous  parlerons 
plus  loin  de  ce  dernier  fleuve  et  de  ses  affluents  :  pour  le  Rhin, 
U  forme  également  dans  son  cours,  et  de  vastes  marais,  et 
un  grand  lac  qui  marque  la  limite  extrême  des  possessions 
des  Rhsetiens  et  des  Yindoliciens,  peuples  établis  en  partie 
dans  les  Alpes,  en  partie  au-dessus  des  Alpes.  Asinius  affirme 
que  la  longueur  du  cours  du  Rhin  est  de  6000  stades;  cepen- 
dant il  n'en  est  rien.  Mettons  en  effet  que  ce  fleuve  puisse 
avoir  en  ligne  droite  un  peu  plus  de  la  moitié  de  cette  lon- 
gueur; assurément  ce  sera  assez  d'ajouter  mille  stades  pour 
les  sinuosités  qu'il  décrit.  On  sait  quelle  est  sa  rapidité, 
bien  qu'il  coule  dès  sa  sortie  des  montagnes  dans  des  plai- 
'  nés  presque  sans  pente,  et  combien  il  est  difficile  à  cause 
de  cette  rapidité  même  d'y  établir  des  ponts;  or,  je  le  de- 

1.  'EXouiiTTioi.  au  lieu  de  aVtou^tioi,  qui  egt  la.  leçoa  des  Mss.,  conjecture  de 
Clavier,  ratifiée  par  Coray,  et  préfSérable,  suiyant  nous,  à  la  correction  Nov- 
xovdxat,  proposée  par  Xylander,  Casaubon  et  Siebenkees.  ~  2.  Les  Mss.  don- 
nent AiaSouiXXa  :  la  Correction  'AîodXa  appartient  à  Xylander.  —  8.  Coray  écrit 
'A$5o6a(  ;  les  Mss.  donnent  tous  la  forme  A$o6a(. 


I 


UVRB  IV.  319 

mande,  se  pourrait-il  qu'il  conservât  cette  rapidité  et  cette 
force  de  courant,  si,  avec  le  peu  de  pente  qu'il  a,  nous  lui 
faisions  décrire  encore  une  infinité  de  longs  détours  ?  Asi- 
niusveut  aussi  que  le  Rhin  n'ait  que  deux  bouches,  et  il  taxe 
d'ignorance  ceux  qui  lui  en  prêtent  davantage.  Comme  le 
Rhin,  le  Sequanas  embrasse  une  certaine  étendue  |de  pays 
dans  ses  sinuosités,  mais  il  s'en  faut  bien  aussi  que  ces  sinuo- 
sités aient  le  développement  qu'on  a  dit  ^  Les  deux  fleuves 
coulent  du  sud  au  nord  et  débouchent  l'un  et  l'autre  en  face 
de  la  Bretagne,  le  Rhin  assez  près  pour  que  de  son  embour 
chure  on  aperçoive  distinctement  le  cap  Gantium,  extrémité 
orientale  de  Tile,  le  Sequanas  im  peu  moins  près  :  aussi  est- 
ce  dans  le  voisinage  de  l'embouchure  du  Rhin  que  le  divin 
Gésar  établit  le  rendez*vous  de  sa  flotte,  quand  il  fut  pour 
passer  en  Bretagne.  Ajoutons  que  le  trajet  qu'ont  à  faire 
par  le  Sequanas  les  bateaux  qui  ont  reçu  les  marchandises 
venues  de  l'Arar  est  un  peu  plus  long  que  le  trajet  par  le 
Liger  ou  par  le  Garounas,  sans  compter  qu'il  y  a  bi^  1009 
stades  de  Lugdunum  au  Sequanas  et  le  double  ou  peu  s'en 
faut  des  bouches  du  Rhône  à  Lugdunum.  Fort  riches  eux- 
mêmes,  à  ce  qu'on  prétend,  les  Helvètes  ne  s'en  étaient  pas 
moins  laissé  tenter  par  la  vue  des  richesses  des  Gimbres,  et 
c'est  ainsi  qu'ils  se  tournèrent  vers  le  brigandage  :  ils  eurent 
dans  la  guerre  des  Gimbres  deux  de  leurs  tribus,  sur  trois, 
exterminées;  mais  on  put  voir,  lors  de  la  guerre  contre  le 
divin  Gésar,  qu'une  grande  nation  s'était  déjà  reformée  des^ 
débris  deTancienne,  puisque  les  Helvètes  perdirent  400000' 
hommes  dans  cette  guerre,  et  qua  Gésar  en  épargna  encore' 
8000,  pour  éviter  que  leur  pays,  une  fois  dépeuplé,  ne  tom-- 
bât  au  pouvoir  des  Germains,  leurs  voisins. 

4.  Aux  Helvètes,  le  long  desbords  du  Rhin,  succèdent  le9 
Séquanes  et  les  Médiomatrices,  et,  compris  parmi  ces  der- 
niers, les  Tribocques,  peuple  germain,  enlevé  naguère  à 
ses  foyers  et  transporté  là  de  la  rive  opposée  du  fleuve.  Le 
mont  Jurasius;  situé  dans  le  pays  des  Séquanes,  sert  de 

1.  Au  lieu  de  où  ToaaOTtjv  que  portent  les  Mss.,  Coray  lit  [àxv]  o4  toaavniv. 


s:^'  ^édfîWPmS  DE  STRABON. 

hei»  4fe  4^ïiMirMtw'^  «nl*^  ce  peuple  et  les  Helvètes.  Au- 
,^MK  «ini»«>M"**»  *^®^  Helvètes  et  des  Séquanes,  dans  la 
A'iMum  A  ^!«<w<**°*'>  habitent  les  iEduens  et  les  Lingons, 
>u«  là  »toe  direction,  au-dessus  des  Médiomatrices, 
W  Ijtmtf*^  •^  encore  les  Lingons.  Puis,  entre  le  Liger  et 
u  "^Mwaoas»  dans  la  contrée  qui  s'étend  par  delà  le  Rhône 
«t  TAt^f  i^^^^  ^^  ^*  ^^^  Allobriges  et  du  territoire  de 
jji^^Dum,  habitent  différents  peuples  :  les  plus  célèbres 
jgf  les  Arvernes  et  les  Gamutes  dont  le  Liger  traverse  les 

risessions.  Le  Liger  est  tributaire  de  l'Océan,  et,  comme 
trajet  qui  sépare  la  côte  de  Bretagoe  de  l'embouchure 
des  fleuves  de  la  Gaule  n'est  que  de  320  stades,  en  par- 
tant le  soir  avec  le  reflux,  on  peut  aborder  le  lendemain  dans 
cette  île  vers  la  S^  heure.  Au-dessous  des  Médiomatrices  et 
des  Tribocques  sur  le  Rhin,  à  la  hauteur  du  pont,  que  les 
généraux  romains,  qui  opèrent  actuellement  contre  les  Ger- 
mains, viennent  de  jeter  sur  ce  fleuve,  habitent  les  Trévires. 
Juste  vis-à-vis,  sur  la  rive  opposée,  étaient  établis  les  Ubiens, 
avant  qu'Agrippa  les  eût  transportés  de  leur  plein  gré 
de  ce  côté-ci  du  fleuve.  Les  Nerviens,  qui  succèdent  immé- 
diatement aux  Trévires,  sont  aussi  d'origine  germanique. 
Puis  viennent  les  Ménapes,  qui  habitent,  eux,  aux  bouches 
mêmes  et  des  deux  côtés  du  Rhin,  parmi  des  marais  et  des 
bois,  ou  pour  mieux  dire,  vu  le  peu  d'élévation  des  arbres, 
parmi  des  halliers  touffus  et  épineux.  Les  Sugambres,  autre 
peuple  germain,  sont  établis  dans  le  voisinage  immédiat 
des  Ménapiens.  Enfin,  au-dessus  de  la  vallée  même  du 
fleuve,  et  tout  le  long  de  sa  rive  droite,  habitent  les  Suèves, 
Germains  aussi  d'origine,  mais  qui  surpassent  de  beaucoiip 
les  autres  peuples  de  la  même  race  par  leur  nombre  et  leur 
puissance  militaire  :  ce  sont  les  armes  des  Suèves,  en  effet, 
qui  ont  expulsé  le  peuple  que  nous  avons  vu  tout  récemment 
chercher  asile  sur  la  rive  citérieure,  et,  règle  générale,  jà 
mesure  que  les  peuples  placés  devant  eux  déposent  les  armes 
et  traitent  avec  les  Romains,  les  Suèves  ne  manquent  ja- 
mais de  prendre  violemment  leur  place;  comme  pour  faire 
renaître  la  guerre  de  ses  cendres. 


^  IJVRE  IV.  321 

• 

5.  A  rO.  des  Trévires  et  des  Nerviens  habitent  les  Sé- 
Dons  et  les  Rèmes,  auxquels  il  faut  ajouter  les  Atrébatiens 
et  les  ÉburoDS  ;  puis,  à  la  suite  des  Ménapes,  sur  le  littoral 
même,  viennent  les  Morins,  et,  après  eux,  les  Bellovaques, 
les  Ambianiens,  les  Suessions  et  les  Galètes  jusqu'à  l'em- 
bouchure du  Sequanas.  Le  pays  des  Morins^  des  Atrébatiens 
et  des  Éburons  offre  le  même  aspect  que  celui  des  Ménapes, 
l'aspect  d'une  forêt,  mais  d'une  forêt  d'arbres  très-peu 
élevés,  qui,  tout  en  présentant  une  superficie  considérable, 
n'a  pourtant  que  les  4000  stades  d'étendue  que  les  historiens 
lui  donnent.  On  désigne  cette  forêt  sous  le  nomd'Arduenne. 
Habituellement,  en  cas  de  guerre  et  d'invasion,  les  gens 
du  pays  entrelaçaient  ensemble  *■  les  branches  de  ces  arbus- 
tes, qui  sont  épineux  et  rampants  comme  des  ronces,  pour 
que  l'ennemi  trouvât  tous  les  passages  obstrués;  dans  cer- 
tains endroits  même  ils  enfonçaient  en  terre  de  gros  pieux, 
après  quoi  ils  allaient  se  cacher  eux  et  leurs  familles 
au  plus  profond  des  bois  dans  les  petites  îles  de  leurs  ma- 
rais. Seulement,  s'ils  trouvaient  là,  durant  la  saison  des 
pluies,  d'impénétrables  retraites,  il  devenait  aisé  de  les  y 
atteindre  quand  commençait  la  sécheresse.  Actuellement, 
toutes  ces  populations  en  deçà  du  Rhin  ont  déposé  les  armes 
et  obéissent  aux  Romains.  Nous  nommerons  encore  dans 
le  bassin  même  du  Sequanas  les  Parisii  qui  occupent  une 
île  du  fleuve  et  ont  pour  ville  Lucotocia,  les  Meldes,  les 
Lexoviens  dont  le  territoire  borde  l'Océan  ;  mais  ce  sont 
les  Rèmes  qui  forment  la  nation  la  plus  considérable  de 
cette  partie  de  la  Gaule,  «t  comme  Duricortora,  leur  ca- 
pitale, est  en  même  temps  la  ville  la  plus  peuplée  du  pays, 
c'est  elle  naturellement  qui  sert  de  résidence  aux  préfets 
envoyés  de  Rome. 

1.  Casaubon ,  d'après  César,  propose  de  lire  ici  :  ouni^vsvrt;  xal  9U|jiicU- 

XOVTCf. 


GÉOGR.  DE  STRABON.  I.  —21 


J22  GEOGRAPHIE  DE  STRÂBON. 


CHAPITRE  ly. 

Les  derniers  peuples  (jue  nous  ayons  encore  à  mention- 
ner après  ceux  qui  précèdent  appartiennent  à  la  Belgique 
parocéanique  ou  maritime.  De  ce  nombre  sont  les  Vénètes 
qui  livrèrent  à  César  cette  grande  bataille  navale  :  ils  s'é- 
taient proposé  d'empêcher  César  de  passer  en  Bretagne, 
l'île  de  Bretagne  étant  le  principal  débouché  de  leur  com- 
merce. Mais  César  eut  facilement  raison  de  leur  flotte,  bien 
que  ses  vaisseaux  n'eussent  pu  faire  usage  de  leurs  éperons, 
le  bois  des  embarcations  vénètes  ayant  trop  d'épaisseur  :  il 
laissa  l'ennemi  arriver  sur  lui  à  pleines  voiles  et  poussé 
par  le  vent,  puis,  sur  son  ordre,  les  Romains,  qui  s'étaient 
munis  de  faux  emmanchées  au  bout  de  longues  piques,  se 
mirent  à  couper  et  à  arracher  les  voiles  des  vaisseaux  vénè- 
tes, voiles  faites  en  cuir  à  cause  de  la  violence  habituelle  du 
vent  dans  ces  parages,  et  que  les  Vénètes  tendent,  non  avec 
des  câbles,  mais  à  l'aide  de  chaînes*.  Quant  aux  vaisseaux 
mêmes,  ils  sont  très-larges  de  fond,  très- élevés  de  la  poupe 
comme  de  la  proue ,  pour  pouvoir  mieux  résister  aux  ma- 
rées de  l'Océan ,  et  construits  en  chêne ,  vu  que  le  chêne 
abonde  sur  ces  côtes  :  seulement,  eu  égard  à  la  nature  de  ce 
bois ,  on  ne  rapproche  pas  les  planches  de  façon  à  les  faire 
joindre  exactement,  mais  on  y  laisse  des  interstices,  qu'on 
bouche  ensuite  avec  des  algues  marines,  pour  éviter  que, 
quand  le  navire  est  tiré  à  terre,  le  bois,  faute  d'humidité,  ne 
se  dessèche;  car,  tandis  que  le  bois  de  chêne  est  toujours 
sec  et  maigre,  les  algues  sont  plutôt  humides  de  leur  nature. 
La  plupart  des  peuples  Celtes  ou  Gaulois  établis  en  Italie 
(les  Boiens  notamment  et  les  Sénons)  étant  venus  de  la  Gaule 

1.  césar  ne  dit  pas  cela  (III,  13)  ;  mais  il  est  bien  probable  que  Strabon,  non 
plus  que  Diodore,  n'a  pas  décrit  la  Gaule  d'après  le  texte  même  de  César. 
«  Ni  lalloTy  dit  M.  Mûller  dans  la  préface  de  la  2*  partie  de  son  édition  (p.  v, 
col.  1),  Cœsarem  omnino  non  legit  Stràbo,  sed  gux  ex  eo  svmsisse  videri  pos- 
sit  in  eodem  Posidonio  repperit^  ex  quo  Dtodorus  quoque  suam  GallisB 
descriptionem  cum  Straboniana  m  multis  ad  verhum  pasne  consentientem 
dtprompsii.  » 


LIVRE  IV.  323 

transalpine,  je  serais  assez  porté  à  croire  que  les  Vénètes  de 
l'Adriatique  sont  une  colonie  de  ces  Vénètes  de  l'Océan,  et  que 
c'est  uniquement  la  ressemblance  des  noms  qui  les  a  fait 
passer  pour  originaires  de  Paphlagonie.  Je  ne  donne  pas  du 
reste  mon  opinion  pour  certaine ,  mais  elle  est  vraisembla- 
ble, et,  dans  les  questions  de  ce  genre,  cela  suffit.  Aux  Vé- 
nètes succèdent  les  Osismiens,  ou,  comme  les  nomme  Py 
théas,  les  [Ostimiens  ^]  :  ce  peuple  hs^bite  une  presqu'île  qui 
avance  passablement  loin  dans  l'Océan,  pas  aussi  loin  pour* 
tant  que  le  prétend  Pythéas  et  qu'on  le  répète  d'après  lui. 
Quant  aux  nations  comprises  entre  le  Sequanas  et  le  Liger, 
elles  confinent,  [avons-nous  dit,]  les  unes  aux  Séquanes,  et 
les  autres  aux  Arvernes. 

2.  Tous  les  peuples  appartenant  à  la  race  dite  galîîque 
ou  galatique  sont  fous  de  guerre,  irritables  et  prompts  à 
en  venir  aux  mains,  du  reste  simples  et  point  méchants  : 
à  la  moindre  excitation ,  ils  se  rassemblent  en  foule  et  cou- 
rent au  combat,  mais  cela  ouvertement  et  sans  aucune  cir- 
conspection, de  sorte  que  la  ruse  et  l'habileté  militaires 
viennent  aisément  à  bout  de  leurs  efforts.  On  n'a  qu'à  les 
provoquer,  en  effet,  quand  on  veut,  où  Ton  veut  et  pour  le 
premier  prétexte  venu,  on  les  trouve  toujours  prêts  à  ac- 
cepter le  défi  et  à  braver  le  danger,  sans  autre  arme  même 
que  leur  force  et  leur  audace.  D'autre  part,  si  on  les  prend 
par  la  persuasion,  ils  se  laissent  amener  aisément  à  faire 
ce  qui  est  utile,  témoin  l'application  qu'ils  montrent  au- 
jourd'hui même  pour  l'étude  des  lettres  et  de  l'éloquence. 
Cette  force  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  tient  en  partie 
à  la  nature  physique  des  Gaulois,  qui  sont  tous  des  hom- 
mes de  haute  taille,  mais  elle  provient  aussi  de  leur  grand 
nombre.  Quant  à  la  facilité  avec  laquelle  ils  forment  ces 
rassemblements  tumultueux,  la  cause  en  est  dans  leur  ca-  " 
ractère  franc  et  généreux  qui  fait  qu'ils  sentent  l'injure  de 
leurs  voisins  comme  la  leur  propre  et  s'en  indignent  avec 
eux.  Aujourd'hui,  à  vrai  dire,  que  ces  peuples,  asservis  aux 

1.  Kramer  a  démontré  que  c'était  là  la  vraie  forme  de  ce  nom.  Cf.  MQUen 
Ind.  var.  Uct.,  p.  945,  col.  l,  1.  20. 


324  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Romains,  sont  tenus  de  prendre  en  tout  les  ordres  de  leurs 
maîtres,  ils  vivent  entre  eux  dans  une  paix  profonde  ;  mais 
nous  pouvons  nous  représenter  ce  qu'ils  étaient  anciennement 
par  ce  qu'on  raconte  des  mœurs  actuelles  des  Germains, 
car,  physiquement  et  politiquement,  les  deux  peuple  s  se  res- 
semblent et  peuvent  passer  pour  frères,  sans  compter  qu'ils 
habitent  des  contrées  limitrophes ,  séparées  uniquement  par 
le  Rhin  et  ayant  ensemble  presque  sous  tous  les  rapports 
une  grande  analogie,  si  ce  n'est  que  la  Germanie  est  plus 
septentrionale,  comme  il  est  facile  de  le  vérifier  en  com- 
parant ses  parties  méridionale  et  septentrionale  respecti- 
vement avec  les  parties  méridionale  et  septentrionale  de 
la  Gaule.  Les  migrations  lointaines  des  Gaulois  trouvent 
leur  explication  précisément  dans  cette  tendance  à  procéder 
toujours  tumuUuairement  ei  par  levées  en  masse,  dans  celte 
habitude,  surtout,  de  se  déplacer,  eux,  leurs  familles  et  leurs 
biens,  dès  qu'ils  se  voyaient  attaqués  sur  leurs  terres  par  un 
ennemi  plus  fort.  Ajoutons  que  la  même  cause  a  rendu 
la  conquête  de  la  Gaule  beaucoup  moins  difficile  pour  les 
Romains  que  celle  de  Tlbérie  :  la  guerre  d'Ibérie  com- 
mencée plus  tôt  finit,  on  le  sait,  plus  tard,  et,  dans  l'inter- 
valle, les  Romains  avaient  eu  le  temps  de  réduire  tous  les 
peuples,  compris  entre  le  Rhin  et  les  monts  Pyrénées. 
Comme  les  Gaulois  attaquent  toujours  par  grandes  masses  et 
avec  toutes  leurs  forces,  c'est  par  grandes  masses  aussi  qu'ils 
succombaient;  les  Ibères,  au  contraire,  ménageaient  en  quel- 
que sorte  et  morcelaient  la  guerre,  ne  combattant  jamais 
tous  à  la  fois,  mais  par  bandes  détachées  et  tantôt  sur  un 
point,  tantôt  sur  un  autre,  à  la  façon  des  brigands.  Les 
Gaulois  n'en  sont  pas  moins  par  nature  tous  d'excellents  sol- 
dats, supérieurs  seulement  comme  cavaliers  à  ce  qu'ils  sont 
comme  fantassins,  et,  en  effet,  à  l'heure  qu'il  est,  c'est  de 
chez  eux  que  les  Romains  tirent  leur  meilleure  cavalerie. 
On  remarque  aussi  qu'ils  sont  plus  belliqueux  à  proportion 
qu'ils  sont  plusavancés  vers  le  Nord  et  plus  voisins  de  l'Océan . 
3.  Â  ce  titre ,  le  premier  rang ,  dit-on ,  appartient  aux 
Belges,  confédération  de  quinze  peuples  répandus  le  long  de 


LIVRE  IV.  325 

rOcéan  entre  le  Rhin  et  la  Loire,  et  assez  vaillants  en  effet 
pour  avoir  pu  à  eux  seuls  arrêter  l'invasion  germanique, 
j'entends  celle  des  Cimbres  et  des  Teutons.  Parmi  les  Belges 
mêmes,  les  Bello  vaques  sont  réputés  les  plus  braves,  et,  après 
les  Bellovaques,  les  Suessions.  Les  Belges  sont  d'ailleurs 
extrêmement  nombreux,  on  peut  en  juger  par  ce  que  disent 
les  historiens  qu'ils  comptaient  anciennement  jusqu'à  300  000 
hommes  pouvant  porter  les  armes.  On  a  déjà  vu  plus  haut 
quelle  multitude  de  soldats  pouvaient  mettre  sur  pied  la 
nation  des  Helvètes  et  celle  des  Arvemes  avec  ses  alliés, 
tout  cela  ensemble  peut  donner  une  idée  de  la  population 
élevée  de  la  Gaule  entière  et  justifie  ce  que  nous  avons  déjà 
dit  de  l'heureuse  fécondité  des  femmes  gauloises  et  de  leur 
supériorité  comme  nourrices.  Les  Gaulois  sont  habillés  de 
saies,  ils  laissent  croître  leurs  cheveux  et  portent  des  anoxy-- 
rides  ou  braies  larges  et  flottantes,  et,  au  lieu  de  tuniques  % 
des  blouses  à  manches  qui  leur  descendent  jusqu'aux  par- 
ties et  au  bas  des  reins.  La  laine  dont  ils  se  servent  pour 
tisser  ces  épais  sayons  appelés  îxnx  est  rude,  mais  très- 
longue  de  poil '.Les  Romains'  réussissent  pourtant,  et  cela 
dans  les  parties  les  plus  septentrionales  de  la  Belgique,  à 
obtenir  une  laine  passablement  soyeuse  en  faisant  couvrir 
de  peaux  les  brebis.  L'armure  des  Gaulois  est  en  rapport 
avec  leur  haute  stature  :  elle  se  compose  en  premier  lieu 
d'un  sabre  long  qu'ils  portent  pendu  à  leur  flanc  droit,  puis 
d'un  bouclier  de  forme  allongée,  de  piques  longues  à  pro- 
portion et  d'une  sorte  de  dard  ou  javelot  appelé  madaris. 
Quelques-uns  se  servent  en  outre  d'arcs  et  de  frondes.  Ils 
ont  encore  une  arme  de  jet,  une  sorte  de  haste  en  bois, 
semblable  à  celle  des  véliles,  qu'ils  lancent  sans  amentum 
ou  courroie,  et  rien  qu'avec  la  main,  plus  loin  qu'une  flèche, 
ce  qui  fait  qu'ils  s'en  servent  de  préférence,  même  pour 

1.  Suivant  M.  Meineke,  il  faudrait  dire  «  au  lieu  de  tuniques  talaires,*  le 
mot  «o^iipctç  étant  l'opposé  naturel  de  vximX  x«pt$(»Tot.  Yoy.  Vind.  StrMon.^ 
p.  44.  —  2.  Nous  prêterons  la  correction  de  Coray,  y^ax^é^aWoti,  à  la  leçon 
des  Mss.  àxoô(AaUo;.  ~~  3.  M.  Millier  propose  de  substituer  ici  le  nom  des  Mo- 
rins,  Mo^'ivoti  à  celui  des  Romains.  Il  a  du  reste  réuni  dans  son  Ind,  var.  lect.j 
p.  964,  col.  j,  1.  36,  toutes  les  corrections  proposées  pour  ce  passage. 


326  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

chasser  àToiseau.  Presque  tous  les  Gaulois,  aujourd'hui  en- 
core ,  couchent  sur  la  dure  et  prennent  leurs  repas  assis  sur 
de  la  paille.  Ils  se  nourrissent  de  lait^  de  viandes  de  diverses 
sortes,  mais  surtout  de  viande  de  porc,  fraîche  ou  salée.  Les 
porcs  ici  n'étant  jamais  rentrés. acquièrent  une  taille,  une 
vigueur  et  une  vitesse  si  grandes,  qu'il  y  a  du  danger  à  s'en 
approcher  quand  on  n'en  est  pas  connu  et  qu'un  loup  lui-même 
courrait  de  grands  risques  à  le  faire*.  Les  maisons  des  Gau- 
lois, bâties  en  planches  et  en  claies  d'osier,  sont  spacieuses 
et  ont  la  forme  de  rotondes  ;  une  épaisse  toiture  de  chaume 
les  recouvre.  La  grande  quantité  de  bétail,  surtout  de  mou» 
ions  et  de  porcs,  qu'ils  possèdent,  explique  comment  ils 
peuvent  approvisionner  si  abonda^^nent  de  saies  et  de  sa- 
laisons, non-seulement  Rome,  mais  la  plupart  des  autres 
marchés  de  l'Italie.  La  forme  de  gouvernement  la  plus  ré- 
pandue autrefois  chez  les  peuples  gaulois  était  la  forme  aris- 
tocratique :  en  vertu  d'un  usage  immémorial,  chacun  d'eux 
tous  les  ans  se  choisissait  un  chef,  et,  de  même,  en  cas  de 
giierre,  chaque  armée  élisait  son  général.  Mais  aujourd'hui 
ils  relèvent  presque  tous  de  l'administration  romaine.  Il  se 
passe  dans  leurs  assemblées  poli  tiquesquelque  chose  de  parti- 
culier :  si  l'un  des  assistants  interrompt  bruyamment  l'ora- 
teur ou  cause  quelque  désordre,  le  licteur  ou  officier  public 
s'avance  l'épée  nue  à  la  main,  et  lui  impose  silence  d'un  air 
menaçant;  s'il  continue,  le  licteur  répète  deux  ou  trois  fois 
son  ordre  et  finit  par  couper  au  perturbateur  un  pan  de  sa  saie 
assez  large  pour  que  le  reste  ne  puisse  plus  servir.  Nous  fe- 
rons remarquer  aussi  que,  chez  les  Gaulois,  les  occupations 
des  hommes  et  des  femmes  sont  distribuées  juste  à  l'inverse 
de  ce  qu'elles  sont  chez  nous,  mais  c'est  là  une  particularité 
qui  leur  est  commune  avec  mainte  autre  nation  barbare. 

4.  Chez  tous  les  peuples  gaulois  sans  exception  se  re- 
trouvent trois  classes  d'hommes  qui  sont  l'objet  d'honneurs 
extraordinaires,  à  savoir  les  Bardes^  les  Yatès  et  les  DruideSj 
les  Bardes,  autrement  dits  les  chantres  sacrés,  les  Yatès ^ 

1.  Ce  sens  est  rendu  très-probable  par   le  passage  d'Aristote  (Bist,  des 
Anim.y  VIII,  6)  que  cite  M.  Mûller  t  v^tnat  i*  Iç  xod  XÙKta. 


\ 


LIVRE  IV.  327 

antrement  dits  les  devins  qui  président  aux  sacrifices  et 
interrogent  la  nature,  enfin  les  Druides,  qui,  indépendam- 
ment de  la  physiologie  ou  philosophie  naturelle ,  professent 
l'éthique  ou  philosophie  morale.  Ces  derniers  sont  réputés 
les  plus  justes  des  hommes,  et,  à  ce  titre,  c'est  à  eux  que  Ton 
confie  l'arbitrage  des  contestations  soit  privées  soit  publi> 
ques  :  anciennement,  les  causes  des  guerres  elles-mêmes 
étaient  soumises  à  leur  examen  et  on  les  a  vus  quelquefois 
arrêter  les  parties  belligérantes  comme  elles  étaient  sur  le 
point  d'en  venir  aux  mains.  Mais  ce  qui  leur  appartient  spé- 
cialement c'est  le  jugement  des  crimes  de  meurtre,  et  il  est  à 
noter  que,  quand  abondent  les  condamnations  pour  ce  genre 
de  crime,  ils  y  voient  uii  signe  d'abdïfc&nce  et  de  fertilité  pour 
le  pays^  Les  Druides  (qui  ne  sont  pas  les  seuls  du  reste 
parmi  les  barbares^)  proclament  l'immortalité  des  âmes  et 
celle  du  monde,  ce  qui  n'empêche  pas  qu'ils  ne  croient  aussi 
que  le  feu  et  l'eau  prévaudront  un  jour  sur  tout  le  reste. 

5.  A  leur  franchise,  à  leur  fougue  naturelle  les  Gaulois 
joignent  une  grande  légèreté  et  beaucoup  de  fanfaronnade, 
ainsi  que  la  passion  de  la  parure,  car  ils  se  couvrent  de  bi- 
joux d'or,  portent  des  colliers  d'or  autour  du  cou  ^  des 
anneaux  d'or  autour  des  bras  et  des  poignets,  et  leurs  chefs 
s'habillent  d'étoffes  teintes  de  couleurs  éclatantes  et  bro- 
chées d'or.  Cette  frivolité  de  caractère  fait  que  la  victoire 
rend  les  Gaulois  insupportables  d'orgueil,  tandis  que  la  dé- 
faite les  consterne.  Avec  leurs  habitudes  de  légèreté,  ils 
ont  cependant  certaines  coutumes  qui  dénotent  quelque 
chose  de  féroce  et  de  sauvage  dans  leur  caractère,  mais  qui 
se  retrouvent,  il  faut  le  dire,  chez  la  plupart  des  nations  du 
Nord.  Celle-ci  est  du  nombre  :  au  sortir  du  combat,  ils  sus- 
pendent au  cou  de  leurs  chevaux  les  têtes  des  ennemis 
qu'ils  ont  tués  et  les  rapportent  avec  eux  pour  les  clouer, 
comme  autant  de  trophées,  aux  portes  de  leurs  maisons. 
Posidonius  dit  avoir  été  souvent  témoin  de  ce  spectacle,  il 

1.  Voy,  Ind.  var,  lect.,  p.  964,  col.  1  et  2,  rezoellente  explication  que 
M.  Mûller  a  donnée  de  ce  passage.  —  2.  Les  Gètes  ou  Daces,  disciples  de 
Samolzis,  avaient  la  même  croyance  et  M.  MiUler  a  été  tenté  de  lire  A£ot  ou 
''><»ot  an  lieu  de  aXkoi  qae  portent  tous  les  Mss. 


328  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON, 

avait  été  long  à  s'y  faire,  toutefois  l'habitude  avait  fini  par  l'y 
rendre  insensible.  Les  têtes  des  chefs  ou  personnages  illustres 
étaient  conservées  dans  de  l'huile  de  cèdre  et  ils  les  mon- 
traient avec  orgueil  aux  étrangers,  refusant  de  les  vendre 
même  quand  on  voulait  les  leur  racheter  au  poids  de  l'or. 
Les  Romains  réussirent  pourtant  à  les  faire  renoncer  à  cette 
coutume  barbare  ainsi  qu'à  maintes  pratiques  de  leurs  sa- 
crificateurs et  de  leurs  devins  qui  répugnaient  trop  à  nos 
mœurs  :  il  était  d'usage,  par  exemple,  que  le  malheureux  dé- 
signé comme  victime  reçût  un  coup  de  sabre  [à  l'endroit  des 
fausses  côtes*,]  puis  l'on  prédisait  l'avenir  d'après  la  nature 
de  ses  convulsions  [et  cela  en  présence  des  Druides],  vu  que 
jamais  ils  n'offraient  de  sacrifices  sans  que  des  Druides  y  as- 
sistassent. On  cite  encore  chez  eux  d'autres  formes  de  sacri- 
fices humains  :  tantôt,  par  exemple,  la  victime  était  tuée  [len- 
tement] à  coups  de  flèches,  tantôt  ils  la  crucifiaient  dans  leurs 
temples,  ou  bien  ils  construisaient  un  mannequin  colossal 
avec  du  bois  et  du  foin,  y  faisaient  entrer  des  bestiaux  et 
des  animaux  de  toute  sorte  pêle-mêle  avec  des  hommes, 
puis  y  mettant  le  feu,  consommaient  l'holocauste. 

6.  Dans  l'Océan,  non  pas  tout  à  fait  en  pleine  mer, 
mais  juste  en  face  de  l'embouchure  de  la  Loire,  Posi- 
donius  nous  signale  une  île  de  peu  d'étendue,  qu'ha- 
bitent soi-disant  les  fenmies  des  Namnètes*.  Ces  femmes, 
possédées  de  la  fureur  bachique,  cherchent,  par  des  mys- 
tères et  d'autres  cérémonies  religieuses,  à  apaiser,  à  désar- 
mer le  dieu  qui  les  tourmente.  Aucun  homme  ne  met  le  pied 
dans  leur  île,  et  ce  sont  elles  qui  passent  sur  le  continent 
toutes  les  fois  qu'elles  sont  pour  avoir  commerce  avec  leurs 
maris,  après  quoi  elles  regagnent  leur  île.  Elles  ont  cou- 

1.  Nous  avons  traduit  d'après  la  correction  proposée  par  M.  Millier,  elç  v60oy 
ie\cup6v  ou  clç  véOaç  [it).iupÀ{] ,  correction  qui  a  1  avantage  de  mettre  la  pensée  et 
l'expression  de  Strabon  en  rapport  avec  d'autres  passages  analogues  de  Dio- 
dore  et  de  Strabon  lui-même.  Cf.  Ind.  var.  lect.,  p.  964,  col.  2, 1.  36.  —  2.  La 
situation  de  cette  lie  en  face  de  l'embouchure  de  la  Loire  nous  parait  une 
preuve  décisive  en  faveur  de  la  correction  Na^viiTôv  proposée  par  Tyrwhitt, 
et  agréée  par  Siebenkees  et  Coray.  Parlant  en  cet  endroit  d'an  peuple  de  la 
Bretagne,  des  Samnites,  qu'il  n'avait  pas  encore  nommés,  Strabon  aurait  vrai- 
semblablement accompagné  leur  nom  d'une  indication  quelconque.  Cf.  du  reste 
la  note  très-intéressante  de  Kramer  et  celle  qu'y  a  ajoutée  M.  Mûller,  Ind.  var, 
iect.f  p.  964,  col.  2,  1.  55. 


UVRE  IV.  329 

tume  aussi,  une  fois  par  an,  d'enlever  la  toiture  du  temple 
de  Bacchus  et  de  le  recouvrir,  le  tout  dans  une  même  jour- 
née, avant  le  coucher  du  soleil,  chacune  d'elles  apportant 
sa  charge  de  matériaux.  Mais  s'il  en  est  une  dans  le  nombre 
qui  en  travaillant  laisse  tomber  son  fardeau,  aussitôt  elle 
est  mise  en  pièces  par  ses  compagnes,  qui,  aux  cris  d*évoé, 
évoéy  promènent  autour  du  temple  les  membres  de  leur  vic- 
time, et  ne  s'arrêtent  que  quand  la  crise  furieuse  qui  les 
possède  s'est  apaisée  d'elle-même.  Or  ce  travail  ne  s'achève 
jamais  sans  que  quelqu'une  d'entre  elles  se  soit  laissée  choir 
et  ait  subi  ce  triste  sort.  L'histoire  des  corbeaui  dont  parle 
Artémidore  tient  encore  plus  de  la  fable  :  à  l'en  croire,  il 
existerait  sur  la  côte  de  l'Océan  un  port  appelé  le  Port-des- 
Deux-Corbeaux,  parce  qu'il  s'y  trouvait  en  effet  naguère  deux 
de  ces  oiseaux  à  laile  droite  blanchâtre  :  les  personnes  ayant 
ensemble  quelque  contestation  s'y  transportaient,  plaçaient 
une  planche  en  un  lieu  élevé ,  et,  sur  cette  planche ,  des 
gâteaux,  chaque  partie  disposait  les  siens  de  manière  à  ce 
qu'on  ne  pût  les  confondre,  puis  les  corbeaux  s'abattaient 
sur  les  gâteaux,  mangeaient  les  uns,  culbutaient  les  autres, 
et  celle  des  deux  parties  qui  avait  eu  ses  gâteaux  ainsi  cul- 
butés triomphait.  Mais,  si  ce  récit  d'Ârtémidore  sent  trop  la 
fable,  il  y  a  moins  d'invraisemblance  dans  ce  que  le  mêm^ 
auteur  nous  dit  au  sujet  de  Gérés  et  de  Proserpine,  qu'une 
des  îles  situées  sur  les  côtes  de  Bretagne  possède  des  cé- 
rémonies religieuses  rappelant  tout  à  fait  les  rites  du  culte 
de  Gérés  et  de  Proserpine  dans  l'ile  de  Samothrace.  Le  fait 
suivant  est  de  ceux  aussi  qu'on  peut  admettre  :  il  s'agit  d'un 
arbre,  assez  semblable  au  figuier,  qui  vient  en  Gaule,  et 
dont  le  fruit  est  fait  à  peu  près  comme  un  chapiteau  corin- 
thien; si  l'on  coupe  ce  fruit,  il  en  découle,  dit-on,  un  suc 
mortel  dans  lequel  on  trempe  les  flèches.  Enfin,  s'il  faut  en 
croire  un  bruit  très-répandu,  tous  les  Gaulois  seraient  d'hu- 
meur querelleuse  ^  ;  on  assure  de  même  qu'ils  n'attachent 

1.  Voy.  la  note  de  M.  Meineke,  Vind.  Strab  ,  p.  <i5,  à  l'effet  de  remplacer  <fik6- 
vitxoi  par  iQ^ovuol.  Mais,  comme,  dans  les  différents  portraits  que  Strabon  a 
donnés  des  principaux  peuples  de  la  terre  habitée,  il  ne  s'est  nullement  attaché 
à  suivre  un  ordre  logique,  qu'il  réunit  tout  à  fait  an  hasard  les  traits  de  mœurs 


3a0  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

aucune  idée  de  honte  à  ce  que  les  garçons  prostituent  la  fleur 
de  leur  jeunesse.  —  Dans  Éphore,  l'étendue  de  la  Celtique 
est  singulièrement  exagérée,  car  il  résulte  de  ce  que  dit  cet 
auteur  que  les  Celtes]  auraient  peuplé  la  plus  grande  partie 
de  la  contrée  appelée  aujourd'hui  /6ëne,  et  que  leurs  posses- 
sions s'y  seraient  étendues  jusqu'à  Gadira.  Ajoutons  qu'il 
réduit  les  Celtes  à  n*ètre  plus  que  de  purs  philhellènes, 
et  qu'il  leur  prête  maint  détail  de  mœurs  bien  peu  en  rap- 
port avec  ce  qu'on  observe  aujourd'hui  chez  eux,  celui-ci 
entre  autres,  qu'ils  s'étudient  à  ne  pas  trop  engraisser,  à  ne 
pas  trop  prendre  de  ventre,  et  que  la  loi  punit  même  d'une 
amende  tout  jeune  garçon  dont  l'embonpoint  excède  la  cein- 
ture réglementaire.  —  Nous  n'en  dirons  pas  davantage  tou- 
diiant  la  Celtique  ou  Gaule  transalpine. 


CHAPITRE  V. 

La  Bretagne  [qui  s'offre  ^  à  nous  ^isuite]  est  de  forme 
triangulaire  :  de  ses  trois  côtés,  le  plus  grand  est  opposé  h  la 
Celtique  et  se  trouve  avoir  en  longueur  juste  la  même  dimen- 
sion que  le  côté  correspondant  Je  cette  contrée,  c'est-à-dire 
4300  ou  4400  stades,  à  prendra  ledit  côté  depuis  les  bouches 
du  Rhin  jusqu'à  l'extrémité  septentrionale  ou  aquitanique  du 
mont  Pyréné,/et  le  côté  opposé  depuis  le  cap  Cantium,  qui 
fait  face  aux  bouches  du  Rhin,  représentant  ainsi  le  point 
le  plus  oriental  de  l'île,  jusqu'à  cet  autre  cap  qui,  situé 
juste  en  face  de  la  limite  extrême  de  l'Aquitaine  et  du  mont 
Pyréné,  en  forme  la  pointe  la  plus  occidentale.  Notons  que 
nous  prenons  là  le  minimum  de  distance  entre  le  mont  Py- 
réné et  le  Rhin,  car,  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut,  la  plus 
grande  distance  entre  ces  deux  limites  est  de  5000  stades, 
mais  il  y  a  lieu  de  croire  que  le  fleuve  s'écarte  par  degrés  de 
sa  direction  première  (laquelle  est  exactement  paridlèle  à 

ou  de  caractère  appartenant  aux  peuples  dont  il  parle,  nous  n'avons  pas  été 
autrement  choqué  de  lui  voir  parler,  dans  la  même  phrase,  des  habitudes 
querelleuses  des  Gaulois  et  de  leurs  goûts  pédérastes. 


LIVRE  IV.  331 

celle  de  la  chaîne  de  montagnes)^  les  deux  lignes  inclinant 
sensiblement  Tune  vers  l'autre  par  celles  de  leurs  extré- 
mités qui  aboutissent  à  TOcéan. 

2.  U  y  a  quatre  points  sur  le  continent  d'où  s'effectue 
habituellement  la  traversée  dans  l'île  de  Bretagne,  ce  sont 
les  bouches  du  Hhin,  du  Sequanas,  du  Liger  et  du  Ga- 
rounas.  Toutefois,  quand  on  part  des  provinces  rhénanes, 
ce  n'est  pas  aux  bouches  mômes  du  Rhin  qu'on  s'embar- 
que ,  mais  sur  la  côte  de  Morinie  attenante  au  pays  des 
Ménapes  :  c'est  là,  en  effet,  que  se  trouve  Itîum,  ce  port 
dont  le  divin  César  fit  le  rendez-vous  de  sa  flotte,  quand  il 
fut  pour  passer  en  Bretagne.  Il  s'y  embarqua  de  nuit,  et 
le  lendemain ,  vers  la  quatrième  heure ,  il  abordait  dans 
l'île,  ayant  franchi  la  distance  de  320  stades  [que  mesure  le 
détroit],  et  trouvait  le  blé  encore  sur  pied  dans  les  champs. 
L'île  de  Bretagne  est  presque  toute  en  plaines  et  en  bois; 
dans  maints  endroits  pourtant  le  sol  s'y  élève  sensiblement. 
Elle  produit  du  blé,  du  bétail,  de  l'or,  de  l'argent,  du  fer,  et 
ce  sont  là  ses  principaux  articles  d'exportation  joints  à  des 
cuirs,  à  des  esclaves  et  à  d'excellents  chiens  de  chasse,  que  les 
Celtes  utilisent  également  pour  la  guerre,  comme  ils  font  leurs 
races  indigènes  «  Les  Bretons  sont  plus'  grands  que  les  Celtes 
et  moins  blonds,  mais  plus  mous  de  tempérament.  Veut- 
on  se  faire  une  idée  de  leur  haute  taille?  Nous  en  avons  vu 
de  nos  yeux  à  Rome,  qui,  à  peine  sortis  de  Tenfance,  dé- 
passaient d'un  demi-pied  les  hommes  les  plus  grands  qu'il  y 
eût  dans  la  ville;  il  faut  dire  qu'avec  cela  ils  avaient  les 
jambes  cagneuses  et  le  corps  généralement  mal  propor- 
tionné. Les  mœurs  de  ces  peuples,  identiques  à  peii  près  à 
celles  des  Gaulois,  sont  pourtant  encore  plus  sijpples  et  plus 
barbares;  c'est  au  point  qu'en  certains  cantons^  où  les  habi* 
tants  ont  du  lait  en  abondance,  ils  n'en  font  pas  de  fromage 
faute  de  savoir  s'y  prendre,  et  ne  sont  guère  plus  expéri- 
mentés en  fait  de  jardinage  et  d'agriculture.  Les  différents 
peuples  de  la  Bretagne  sont  soumis  à  des  rois.  A  la  guerre, 
ils  se  servent  surtout  de  chars,  comme  qu^ques-uns  des 
peuples  de  la  Gaule.  Pour  viUes,  ils  ont  leurs  bois  :  ils  s'y 


332  GÉOGRAPHIE  DE  STRÂBON. 

retranchent  dans  de  vastes  clairières  circulaires  au  moyen 
de  grands  abatis  d'arbres  et  élèvent  là,  mais  toujours  tem- 
porairement, de  simples  cahutes  pour  eux-mêmes  à  côté 
des  étables  de  leurs  troupeaux.  Le  climat  de  la  Bretagne 
est  plutôt  pluvieux  que  neigeux  :  même  par  les  temps  clairs, 
le  brouillard  y  dure  assez  pour  ne  laisser  voirie  soleil  en  tout 
que  les  trois  ou  quatre  heures  du  milieu  du  jour.  G*est  du 
reste  aussi  ce  qui  arrive  en  Gaule  chez  les  Morins,  les  Mé- 
napes  et  les  peuples  voisins. 

3.  Le-  divin  César  opéra  deux  descentes  en  Bretagne, 
mais,  les  deux  fois,  il  dut  revenir  précipitamment  jet  sans 
avoir  rien  fait  de  grand,  sans  avoir  pu  même  pénétrer  fort 
avant  dans  l'intérieur  de  l'île,  à  cause  des  agitations  surve- 
nues en  Gaule  tant  parmi  les  barbares  que  parmi  ses  propres 
soldats,  et  aussi  parce  qu'il  avait  perdu  une  bonne  partie 
de  sa  flotte  dans  une  de  ces  hautes  marées  de  l'Océan  qui 
accompagnent  toujours  la  pleine  lune.  Il  ne  laissait  pas 
cependant  que  d'avoir  remporté  deux  ou  trois  victoires  sur 
les  Bretons,  bien  qu'il  n'eût  fait  passer  le  détroit  qu'à 
deux  de  ses  légions,  et  ramenait  avec  lui  beaucoup  d'otages 
et  d'esclaves,  sans  compter  le  reste  du  butin.  Malgré  ce  sou- 
venir, nous  avons  vu  quelques-uns  des  rois  du  pays  recher- 
cher par  des  ambassades  et  des  soins  de  toute  sorte  l'amitié 
de  César  Auguste,  lui  dédier  dans  le  Capitole  de  pieuses 
offrandes  et  livrer  leur  patrie  pour  ainsi  dire  en  toute  pro- 
priété aux  Romains.  Présentement,  les  Bretons  n'ont  à  payer 
que  des  droits  très-peu  lourds  tant  sur  les  marchandises 
qu'ils  exportent  de  leur  pays  que  sur  celles  qu'ils  impor- 
tent de  Gaule  en  Bretagne  et  qui  consistent  en  phalères,  en 
colliers  d'ivoire,  en  vases  d!electrvm^y  en  verreries  et  autres 
menus  articles  ou  bimbeloteries  de  ce  genre,  il  n'y  a  donc 
pas  lieu  d'occuper  militairement  leur  pays.  Mais ,  si  l'on 
avait  à  tirer  d'eux  un  tribut  fixe ,  il  faudrait  y  avoir  une 
légion  au  moins  avec  quelque  cavalerie.  Or,  les  frais  d'en- 

1.  AuYYoûpia*  Voy.  la  belle  restitution  que  M.  Millier  a  faite,  à  propos  de  ce 
passage,  d^un  passage  désespéré  du  Périple  de  Scylax,  Ind.  var,  lect,^  p.  965, 
col.  i,  1.  38. 


LIVRE  IV.  333 

tretien  de  ces  troupes  égaleraient  à  coup  sûr  le  montant 
des  impôts  perçus,  d'autant  que  l'établissement  d'un  tribut 
fixe  entraîne  nécessairement  une  diminution  des  droits  sur 
les  marchandises.  Ajoutons  qu'on  s'expose  toujours  à  cer- 
tains risques  quand  on  a  recours  à  la  violence. 

4.  U  y  a  dans  le  voisinage  de  la  Bretagne  d'autres  îles  en- 
core, mais  de  peu  d'étendue  ;  une  seule  entre  toutes  est  consi- 
dérable, c'esC  rîle  d'Ierné,  située  juste  au  N.  de  la  Bretagne. 
Cette  île  se  trouve  avoir  plus  d'étendue  en  longueur  qu'en 
largeur.  Nous  n'avons,  du  reste,  rien  de  certain  à  en  dire,  si 
ce  n'est  que  sps  habitants  sont  encore  plus  sauvages  que  ceux 
de  la  Bretagne,  car  ils  sont  anthropophages  6n  même  temps 
qu'herbivores  ^  et  croient  bien  faire  en  mangeant  les  corps  de 
leurs  pères  et  en  ayant  publiquement  commerce  avec  toute 
espèce  de  femmes,  voire  avec  leurs  mères  et  leurs  soeurs.  Â 
dire  vrai,  ce  que  nous  avançons  là  repose  sur  des  témoignages 
peu  sûrs;  rappelons  pourtant,  en  ce  qui  concerne  l'anthro- 
pophagie, que  la  même  coutume  paraît  se  retrouver  chez  les 
Scythes,  et  que  l'histoire  nous  montre,  plus  d'une  fois,  dans 
les  nécessités  d'un  siège,  les  Celtes,  les  Ibères  et  maint 
autre  peuple  barbare  réduits  à  une  semblable  extrémité. 

5.  Sur  l'île  de  Thulé,  nos  renseignements  sont  encore 
moins  sûrs,  vu  l'extrême  éloignement  de  cette  contrée, 
qu'on  nous  représente  comme  la  plus  septentrionale  de 
toutes  les  terres  connues.  On  ne  peut  guère  douter,  notam- 
ment, que  tout  ce  que  Pythéas  a  publié  de  cette  contrée  et 
de  celles  qui  l'avoisinent  ne  soit  une  pure  invention,  à  voir 
comme  il  a  parlé  des  contrées  qui  nous  sont  aujourd'hui 
familières  :  comme  il  n'a  guère  parlé  de  celles-ci,  en  eô'et, 
que  pour  mentir,  ainsi  que  nous  l'avons  démontré  ci-dessus, 
Û  est  évident  qu'il  a  dû  mentir  encore  davantage  en  parlant 
des  extrémités  mêmes  de  la  terre.  Disons  pourtant  qu'il  a  su 
accommoder  ses  fictions  avec  assez  de  vraisemblance  aux 
données  de  l'astronomie  et  de  la  géographie  mathématique  ', 

i.  Noas  avons  préféré  à  la  leçon  no^uf  <£yoi,  celle  de  miif  âroi  que  donne  l'un 
des  Epitomés  de  Strabon.~2.  Voy.  sur  rinterprétation  de  ce  passage  difficile 
la  loDgae  note  de  M.  MQUer,  Ind.  var,  lect,,  p.  964  et  965. 


334  Gl^OGRAPHIE  DE  STRABON. 

[car  on  conçoit  à  la  rigueur  que,  comme  il  le  dit,]  les  peu- 
ples voisins  de  la  zone  glaciale  he  connaissent,  en  fait  de 
plantes  et  de  fruits,  aucune  de  nos  espèces  cultivées,  qu'en 
fait  d'animaux  domestiques  ils  manquent  absolument  des 
ims,  et  ne  possèdent  qu'un  très-petit  nombre  des  autres; 
qu'ils  se  nourrissent  de  miel  et  de  légumes,  de  fruits  et  de 
racines  sauvages  *  ;  que  ceux  qui  ont  du  blé  et  du  miel  en 
tirent  aussi  leur  boisson  habituelle,  et  que,  faute  de  jamais 
jouir  d'un  soleil  sans  nuages,  ils  portent  leur  blé  dans  de 
grands  bâtiments  couverts  pour  Ty  battre,  les  pluies  et  le 
manque  de  soleil  les  empêchant  naturellement  de  se  -servir, 
comme  nous,  d'aires  découvertes. 


CHAPITRE  VI. 

Nous  avons  fini  de  décrire  la  Gaule  Transalpine  et  les  dif- 
férentes nations  qui  l'occupent,  nous  allons,  avant  de  passer 
à  la  description  générale  de  l'Italie,  parler  des  Alpes  mêmes 
et  des  populations  qui  les  habitent  en  suivant  Tordre  mar- 
qué par  la  nature  des  lieux.  Les  Alpes  ne  commencent  pas, 
ainsi  que  certains  auteurs  l'ont  prétendu,  au  port  de  Monœ- 
cus,  mais  on  peut  dire  qu'elles  commencent  aux  mêmes 
points  que  les  Apennins^»  puisque  entre  Genua,  emporium  ou 
marché  des  Ligyens  deï  environs  duquel  part  l'Apennin,  et 
Vada  Sabatoruniy  autrement  dit  les  Marais  de  Sabata,  d'où 
part  la  chaîne  des  Alpes,  il  n'y  a  que  260  stades  de  dis- 
tance. Ajoutons  qu'à  370  stades  de  Sabata  est  la  ville  d'Al- 
bingaunum  où  habite  la  tribu  ligyenne  des  Ingaunes,  et 
que,  dans  l'intervalle  de  480  stades  qui  sépare  cette  ville 
du  port  de  Monœcus,  s'élève  AJbium  Intemelium,  autre 
ville  considérable  habitée  par  les  Intéméliens.  Or,  entre 
autres  preuves  que  les  Alpes  commencent  à  Sabata,  on  in- 
voque les  noms  mêmes  de  ces  deux  villes ,  on  fait  remar- 

1.  'AT^iaK  an  lieu  de  «x^k,  conjectare  de  Goray,  ratifiée  par  MM.  Meineke  et 
Mûller. 


UVRE  IV.  335 

quer  que  ce  qui  se  dît  aujourd'hui  Alpia^  voire  même 
Alpina^y  se  disait  anciemiement  il/6ia,  témoin  ce  pic  élevé 
du  pays  des  Japodes,  voisin  du  mont  Ocra  et  des  Alpes  ^ 
et  qu'on  appelle  aujourd'hui  encore  Albius  mons^  comme 
pour  marquer  que  la  chaîne  des  Alpes  se  prolonge  jus- 
que-là. 

2.  Et  Ton  en  conclut  que,  comme  les  Ligyens  se  divi- 
saient en  Ingaunes  et  en  Intéméliens,  on  a  bien  pu,  pour 
distinguer  les  deux  colonies  ou  établissements  fondés  par 
ce  peuple  sur  le  bord  de  la  mer,  appeler  l'un  Albium 
Intemelium,  autrement  dit  Ylntemelium  des  Alpes,  et  l'autre 
[Albium  Ingaunum]  ou  mieux  Albingaunum  par  manière 
de  contraction.  Notons  cependant  qu'à  ces  deux  tribus  ou 
divisions  de  la  nation  Ligyenne  Polybe  en  ajoute  deux 
autres,  la  tribu  des  Oxy biens  et  celle  des  Déciètes.  En  gé- 
néral toute  cette  côte ,  allant  depuis  le  port  de  Monœcus 
jusqu'à  la  Tyrrhénie ,  est  droite  et  dépourvue  d'abris  autres 
que  des  mouillages  et  ancrages  sans  profondeui*;  ajoutons 
qu'elle  est  bordée  de  montagnes  dont  les  escarpements  vrai- 
ment prodigieux  ne  laissent  le  long  de  la  mer  qu'un  pas- 
sage très-étroit.  Les  habitants,  tous  Ligyens  d'origine,  ne 
vivent  guère  que  des  produits  de  leurs  troupeaux,  de  lai- 
tage surtout  et  d'une  sorte  de  boisson  faite  avec  de  l'orge; 
ils  occupent  certaines  positions  sur  la  côte,  mais  préfèrent 
pour  la  plupart  le  séjour  de  la  montagne.  Ils  ont  là  en 
quantité  du  bois  pouvant  servir  aux  constructions  navales 
(d'énormes  arbres  notamment  qui  ont  jusqu'à  huit  pieds 
de  diamètre),  en  quantité  aussi  du  bois  richement  veiné  et 
propre  à  faire  d'aussi  belles  tables  que  celles  qu'on  fait  en 
bois  de  thuia.  Ils  font  descendre  ces  bois  vers  Vemporium 
ou  marché  de  Genua,  et  y  joignent  du  bétail,  des  peaux, 
du  miel,  qu'ils  échangent  là  contre  de  l'huile  et  des  vins 
d'Italie,  car  le  vin  qu'ils  font  chez  eux,  en  petite  quantité 
d'ailleurs,  sent  la  poix  et  est  âpre  au  goût.  C'est  de  leur 
pays  qu'on  tire  les  chevaux  et  les  mulets  appelés  ginnes, 

t    i.  Nous  lisons  ici|  avec  Kramer,  'AXxmà  au  lieu  de  *AXinâyia  que  portent 
les  Mss. 


336  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ainsi  que  les  tuniques  et  les  saies  dites  ligystines»  Enfin, 
Ton  y  trouve  en  abondance  le  lingurium^  précieuse  sub- 
stance appelée  quelquefois  aussi  electrum.  Ces  peuples  ne 
combattent  guère  à  cheval,  mais  leurs  hoplites  et  leurs 
gens  de  trait  sont  excellents.  De  ce  qu'ils  portent  des  bou- 
cliers d'airain,  on  a  conjecturé  qu'ils  étaient  Grecs. 

3.  Le  port  de  Monœcus  ne  saurait  contenir  beaucoup 
de  bâtiments  ni  des  bâtiments'  d'un  fort  tonnage.  Il  s'y 
trouve  un  temple  d'Hercule  dit  Monœcus  :  d'où  l'on  peut 
inférer  que  le  littoral  Massaliotique  s'étendait  naguère 
jusque-là.  La  distance  jusqu'à  Ântipolis  est  d'un  peu 
plus  de  200  stades.  D' Antipolis,  maintenant,  à  Massalia, 
voire  même  un  peu  au  delà,  les  Alpes  qui  bordent  la  côte 
sont  habitées  parles  Salyens;  la  côte  elle-même  sur  cer- 
tains points  nous  offre  des  Salyens  mêlés  aux  Grecs.  Dans 
les  anciens  auteurs  grecs  les  Salyens  sont  appelés  Li- 
gyens  et  le  nom  de  Ligystique  désigne  tout  le  territoire 
dépendant  de  Massalia;  les  auteurs  plus  modernes  nom- 
ment les  Salyens  Celtoligyens  et  leur  attribuent  tout  le 
pays  de  plaine  qui  s'étend  jusqu'à  Luerion^  et  au  Rhône, 
ajoutant  qu'ils  tiraient  de  ce  pays  non-seulement  de  Tin- 
fanterie,  mais  aussi  beaucoup  de  cavalerie,  et  qu'ils 
l'avaient  partagé  en  dix  cantons.  De  tous  les  peuples  de 
la  Gaule  Transalpine  celui-ci  fut  le  prelnier  soumis  par  les 
Romains  ;  toutefois,  pour  le  réduire,  les  Romains  avaient 
dû  lui  faire  une  longue  guerre,  en  même  temps  qu'aux 
Ligyens  [proprement  dits]  qui  leur  fermaient  la  route 
de  ribérie  le  long  de  la  mer.  Ces  derniers  en  effet  exer- 
çaient leurs  brigandages  sur  terre  comme  sur  mer  et  dis- 
posaient de  forces  si  considérables  que  ladite  route  était 
devenue  presque  impraticable  même  pour  de  grands  corps 
d'armée.  Ce  ne  fut  qu'après  quatre-vingts  ans  de  guerre 
que  les  Romains  obtinrent  d'eux,  et  encore  à  grand'peine, 
de  laisser  sur  une  largeur  de  12  stades  le  long  de  la  côte 
le  passage  libre  au  public.  Mais  ayant  réussi  depuis  à  ré- 

i.  Nous  avons  maintenu  la  leçon  des  Mss.  d'après  Tautorité  de  M.  Mûller.  ' 
Voy.  Jnd.  var.  lect.y  p.  966,  col.  i,  1.  2,  et  p.  962,  col.  1,  1.  22  et  59. 


LIVRE  IV.  337 

duire  la  nation  tout  entière  ils  lui  ont  imposé  un  tribut  et 
se  sont  réservé  à  eux-mêmes  Tadministration  du  pays. 

4.  Aux  Salyens,  dans  la  partie  septentrionale  de  la  chaîne 
des  Alpes,  succèdent  les  Albiéens,  les  Albièques  et  les  Yocon- 
tiens.  Ces  derniers  s'étendent  jusqu'aux  Allobriges  et  les 
vallées  considérables  qu'ils  occupent  au  sein  de  la  chaîne  des 
Alpes  ne  le  cèdent  en  rien  k  celles  de  ce  peuple.  De  plus,  tan- 
dis que  les  Allobriges  et  les  Ligyens  dépendent  des  préteurs 
que  Rome  envoie  dans  la  Narbonnaise,  les  Yocontiens 
jouissent  du  même  avantage  que  les  Yolces  des  environs  de 
Nemausus  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  et  ne  dépendent 
que  d'eux-mêmes.  Des  différents  peuples  Ligyens,  mainte- 
nant, compris  entre  le  Var  et  Genua,  les  uns,  ceax  du  littoral, 
sont  censés  Italiens  ;  quant  aux  autres,  quant  aux  Ligyens  de 
la  montagne,  ils  sont  administrés,  comme  c'est  le  cas  en 
général  de  tous  les  peuples  demeurés  complètement  bar- 
bares, par  un  préfet  envoyé  de  Rome  et  toujours  choisi  dans 
l'ordre  équestre. 

5.  Les  peuples  qui  viennent  après  les  Yocontiens  sont  les 
Iconiens%  les  Tricoriens,  et  plus  loin,  sur  les  dernières 
cimes  des  Alpes,  les  Médulles,  Ces  dernières  cimes  s'élèvent 
tout  à  fait  à  pic  :  on  compte  100  stades  pour  y  monter, 
et  autant  pour  redescendre  de  l'autre  côté  jusqu'à  la  fron- 
tière d'Italie.  Une  fois  en  haut  l'on  découvre,  au  fond  de 
certaines  dépressions  de  la  montagne,  d'abord  un  grand  lac, 
puis  deux  sources  assez  rapprochées,  de  l'une  desquelles 
s'échappent  le  Druentias ,  véritable  torrent  qui  se  précipite 
dans  le  Rhône,  et,  à  l'opposite  du  Druentias ,  le  Durias  : 
[je  dis  à  l'opposite],  car  cette  rivière  va  s'unir  au  Padus  et 
traverse  tout  le  territoire  des  Salasses  pour  entrer  ensuite 
dans  la  Gaule  Cisalpine.  De  l'autre  source,  mais  bien  au- 
dessous  des  lieux  que  nous  venons  d'indiquer,  jaillit  le  Padus 
même  :  fort  et  rapide  k  sa  naissance,  ce  fleuve,  k  mesure 
qu'il' avance,  prend,  avec  plus  de  volume,  une  allure  plus 

1.  Nous  rappelons  que  M.  Mûller  incline  à  lire  ce  nom  Icenii  ou  mieux 
Ucenii,  pour  le  rapprocher  de  la  forme  Uzeni  qui  se  lit  dans  Pline  (III,  24),  et 
de  la  forme  moderne,  Bourg-d'Oisansy  Oze, 

GÉOOR.  DE  STRABON.   I.  —  22 


338  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

douce;  car  à  peine  est-il  entré  dans  les  plaines  que  de  nom- 
breux affluents  viennent,  en  le  grossissant,  élargir  ses  rives, 
et,  naturellement,  cette  diffusion  de  ses  eaux  dissémine  et 
amortit  la  force  de  son  courant»  Devenu  ainsi  le  plus  grand 
des  fleuves  de  l'Europe  après  Tlster,  il  débouche  dans  la  mer 
Adriatique.  Pour  en  revenir  aux  Médulles ,  c'est  juste  au- 
dessus  du  confluent  de  Tlsar  et  du  Rhône  qu'ils  se  trouvent 
placés. 

6.  Du  côté  opposé,  c'est-à-dire  sur  le  versant  italien  de 
la  chaîne  des  Alpes,  habitent  les  Taurins,  nation  ligystique, 
et,  avec  les  Taurins»  maintes  autres  tribus  de  même  ori- 
gine, celles-là  notamment  qui  forment  la  population  des 
deux  districts  connus  sous  les  noms  de  terre  de  Donnus^  et 
de  terre  de  Cottius.  Immédiatement  après  ces  tribus  li- 
gyennes,  de  l'autre  côté  du  Padus,  commence  le  territoire 
des  Salasses;  puis,  au-dessus  des  Salasses,  sur  la  crête 
même  des  Alpes,  on  rencontra  successivement  les  Centrons, 
les  Catoriges,  les  Varagres,  les  Nantuates,  le  lac  Lemenna 
que  traverse  le  Rhône  et  finalement  la  source  de  ce  fleuve. 
Les  sources  du  Rhin  ne.  sont  guère  loin  de  là,  non  plus  que 
le  mont  Adulas,  des  flancs  duquel  descend,  en  même  temps 
que  le  Rhin  qui  coule  au  nord,  l'Aduas,  qui  se  dirige  juste 
à  Topposite  et  va  se  jeter  dans  le  lac  Larius  :  on  nomme 
ainsi  le  lac  voisin  de  Côme.  Au-dessus  de  Gôme,  ville  bâtie 
au  pied  même  des  Alpes ,  habitent,  d'un  côté  (du  côté  de 
Test),  les  Rhsetiens  et  les  Vennons,et,  du  côté  opposé,  les 
Lépontiens,  les  Tridentin8,lea  Stones  et  maintes  autres  pe- 
tites peuplades  qui,  réduites  par  la  misère  à  vivre  de  brigan- 
dage, inquiétaient  autrefois  l'Italie,  mais  qui  sont  aujourd'hui 
ou  à  peu  près  détruites  ou  complètement  domptées,  de  sorte 
qu'on  voit  les  passages  dans  la  montagne,  si  peu  nombreux 
naguère  et  si  peu  praticables^  se.  multiplier  sur  leurs  terres 
et  offrir  au  voyageur,  avec  la  plus  complète  sécurité  contre 
les  dangers  venant  des  hommes,  tout  ce  que  l'art  a. pu  faire 
pour  prévenir  les  accidents.  On  doit  en  efTet  à  César  Au- 

1.  La  double  autorité  de  riuscription  de  Suse  et  de  la  40  Pontique  d'Ovide 
(7,  29)  ruine  la  leçon  'l^eéwoy  que  donnent  tous  les  Mss.  de  Strabon. 


LIVRE  IV.  339 

guste,  outre  rextermination  des  brigands,  la  construction  de 
routes  aussi  bonnes  en  vérité  que  le  comportait  l'état  des 
j lieux.  Seulement  il  eût  été  impossible  de  forcer  partout  la 
■nature,  [impossible,  par  exemple ,  de  frayer  un  passage  sûr] 
entre  des  rochers  à  pic  et  d'effroyables  précipices  ouverts 
sous  les  pieds,  abîmes  sans  fond  où  Ton  tombe  infaillible- 
ment pour  peu  qu'on  s'écarte  du  sentier  tracé  ;  or,  notez 
qu'en  certains  endroits  la  route  est  tellement  étroite  ^'elle 
donne  le  vertige  aux  piétons,  voire  même  aux  bêtes  de  somme 
qui  ne  la  connaissent  point,  car,  pour  celles  du  pays,  elles  y 
passent  sans  broncher  et  cela  avec  les  plus  lourdes  charges. 
A  cet  inconvénient,  on  le  voit,  il  n'y  avait  nul  remède,  non 
plus  qu'aux  éboulements  de  ces  masses  énormes  de  neige 
qui  forment  la  couche  supérieure  des  glaciers,  éboule- 
ments capables  d'enlever  des  convois  tout  entiers  et  de  les 
entraîner  au  fond  des  précipices  qui  bordent  la  route.  Il  y  a, 
on  le  sait,  dans  un  glacier  beaucoup  de  couches  différentes 
et  superposées  horizontalement  les  unes  aux  autres  par  la 
raison  que  la  neige  durcit  et  se  cristallise  k  mesure  qu'elle 
tombe  et  s'amasse  ;  or  il  arrive  incessamment,  et  la  plupart 
du  temps  pour  un  rien,  que  les  couches  supérieures  se  déta- 
chent de  celles  qu'elles  recouvrent  avant  que  les  rayons  du 
soleil  aient  eu  le  temps  de  les  faire  fondre  entièrement. 

7.  Le  territoire  des  Salasses  se  compose  pour  la  majeure 
partie  d'une  vallée  profonde  enfermée  entre  deux  mon- 
tagnes ;  mais  il  y  a  aussi  telles  de  leurs  possessions  qui  at- 
teignent en  s'élevant  la  crête  même  des  Alpes.  On  peut  donc, 
quand  on  vient  d'Italie  et  qu'on  veut  franchir  les  Alpes, 
prendre  la  route  qui  suit  ladite  vallée.  Une  fois  au  bout  delà 
vallée  on  voit  la  roule  qui  se  bifurque  ;  l'une  des  branches  se 
dirige  sur  le  mont  Pœninus,  mais  devient  impraticable  aux 
chariots  vers  le  point  culminant  dti  passage  ;  quant  à  l'autre 
branche,  qui  est  la  plus  occidentale  des  deux,  elle  traverse 
le  pays  des  Centrons.  Le  territoire  des  Salasses  a  im  autre 
avantage,  celui  de  contenir  des  mines  d'or  :  anciennement, 
au  temps  de  leur  puissance,  les  Salasses  avaient  la  propriété 
pleine  et  entière  de  ces  mines,  de  même  qu'ils  étaient  les 


340  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

seuls  maîtres  des  passages  dans  cette  partie  des  Alpes.  La 
proximité  du  Durias  contribuait  singulièrement  à  faciliter 
leur  exploitation  en  leur  fournissant  Peau  nécessaire  au  la- 
vage des  terrains  aurifères,  d'autant  qu'ils  avaient  multiplié 
en  tous  sens  les  canaux  de  dérivation  jusqu'à  épuiser  même 
le  courant  commun.  Seulement,  ce  qui  les  aidait,  eux,  à 
chercher  et  à  trouver  l'or  gênait  beaucoup  les  populations 
agricoles  des  plaines  situées  plus  bas,  en  privant  celles-ci  de  la 
faculté  d'arroser  leurs  terres,  que  le  fleuve  autrement  n'eût 
pas  manqué  de  fertiliser,  puisqu'elles  se  trouvent  placées 
juste  en  aval  de  ses  sources,  et  jl  s'ensuivait  naturellement 
un  état  de  guerre  perpétuel  entre  les  Salasses  et  leurs  voisins. 
Vint  l'époque  des  conquêtes  romaines  :  les  Salasses  ne  purent 
rester  en  possession  de  leurs  mines  ni  de  leur  vallée  ;  mais, 
comme  ils  occupaient  toujours  la  montagne,  ils  eurent  en- 
core la  ressource  de  vendre  Teau  aux  publicains  qui  avaient 
affermé  lesdites  mines.  Parmalheur,  l'avarice  des  publicains 
donnait  lieu  à  de  fréquents  démêlés,  et  ces  démêlés  fournis- 
saient aux  légats  romains,  si  avides  en  général  de  succès 
militaires,  autant  de  prétextes  pour  faire  renaître  la  guerre. 
Jusque  dans  ces  derniers  temps  les  Salasses  ont  donc  vécu 
avec  les  Romains  dans  une  alternative  continuelle  d'hostilités 
et  de  trêves,  conservant  néanmoins  une  certaine  puissance 
et  continuant  à  faire  par  leurs  brigandages  beaucoup  de  mal 
à  ceux  qui,  pour  franchir  les  Alpes,  avaient  à  passer  sur  leurs 
terres.  Ainsi,  quand  Decimus  Brulus  s'enfuit  de  Mutine,  il 
dut  leur  payer,  pour  lui  et  ses  gens,  une  drachme  par  tête  ; 
et,  quand  Messalaprit  ses  quartiers  d'hiver  dans  leur  voisi- 
nage, il  ne  put  obtenir  d'eux  qu'à  prix  d'or  le  bois  dont  il 
avait  besoin,  tant  le  bois  k  brûler  que  le  bois  d'orme  pour 
faire  les  hampes  des  javelots  et  les  armes  à  exercer  le  sol- 
dat. Ils  osèrent,  qui  plu?  est,  un  certain  jour,  enlever  l'ar- 
gent du  fisc,  et,  plus  d'une  fois,  en  feignant  de  travailler  soit 
à  réparer  leurs  routes,  soit  k  jeter  des  ponts  sur  les  torrents 
des  Alpes,  il  leur  arriva  de  faire  rouler  d'énormes  quartiers 
de  roche  sur  des  détachements  en  marche.  Enfin  Auguste 
réussit  k  les  réduire  complètement  :  il  les  fit  alors  transporter 


LIVRE  IV,  341 

en  masse  à  Eporedîa,  et  donna  ordre  qu'on  les  vendit  comme 
esclaves  sur  le  marché  de  cette  ville,  colonie  romaine  fondée 
naguère  justement  pour  servir  de  boulevart  contre  les  in- 
cursions des  Salasses,  mais  qui  avait  eu  grand'peine  à  se 
maintenir,  tant  que  la  nation  n'avait  pas  été  anéantie.  Il  y 
avait  en  tout  36  000  captifs  et  dans  le  nombre  8000  guer- 
riers valides.  Terentius  Varron,  le  même  général  qui  les 
avait  vaincus,  les  vendit  tous  k  l'encan;  puis  César  ayant 
fait  partir  pour  ces  pays  3000  Romains  y  fonda  la  ville 
d'Augusta  sur  l'emplacement  même  du  camp  de  Yarron. 
Aujourd'hui  toute  la  contrée  environnante  jusqu'aux  cols  les 
plus  élevés  des  Alpes  se  trouve  absolument  pacifiée. 

8.  Dans  la  partie  S.  E.  des  Alpes,  près  des  Helvètes  et 
des  Boiens,  dont  ils  dominent  les  plaines,  sont  les  Rhœtiens 
et  les  Yindolicions.  Les  Rhœtiens  s'étendent  jusqu'à  la  fron- 
tière d'Italie  au-dessus  de  Vérone  et  de  Côme  :  le  vin  Mœ- 
tique,  qu'on  prise  à  l'égal  des  plus  fameux  vins  d'Italie,  se 
récolte  là,  sur  les  premières  pentes  des  montagnes  occupées 
par  les  Hbaetiens,  dont  le  territoire  se  prolonge  d'autre  part 
jusqu'au  bassin  du  Rhin.  Les  Lépontiens  et  les  Gamunes^  sont 
des  tribus  Rhœtiennes.  Quant  aux  Yindoliciens,  ils  bordent, 
ainsi  que  les  Noriques,  le  versant  extérieur  des  Alpes  et  se 
trouvent  presque  partout  mêlés  aux  Breunes^  et  aux  Genau- 
nes',  lesquels  appartiennent  déjà  à  l'Illyrie.  Tous  ces  peuples, 
parleurs  continuelles  incursions,  ont  longtemps  inquiété  les 
cantons  de  l'Italie  les  plus  rapprochés  d'eux,  ainsi  que  les 
frontières  des  Helvètes,  des  Séquanes,  des  Boiens  et  des  Ger- 
mains, Mais  il  y  en  avait  dans  le  nombre  qui  étaient  réputés 
plus  turbulents  que  les  autres,  c'étaient,  parmi  les  Yindoli- 
ciens, les  Licattiens*,  les  Glautenatiens  et  les  Yennons,  et, 
parmi  les  Rhœtiens '^,  les  Rucantiens^  et  lesGotuantiens\ 

1.  Correction  de  Xylander  au  lieu  de  CamuU8  que  portent  tous  les  Mss.  — 
2.  Correction  de  Xylander.  Les  Mss.  portent  Brenci,  —  3.  Au  lieu  de  Tenaui 

Îue  donnent  les  Mss.  :  autre  correction  de  Xylander.  —  4.  Coray  veut  qu*on  lise 
icatient.  —  5.  Correction  de  Kramer  au  lieu  de  la  leçon  Clautonatient  de 
certains  Mss.  et  de  la  leçon  Clautinatiens  des  anciennes  éditions.  Pline  ap- 
pelle ce  peuple  les  Clatenales  ([III,  24).  —  6.  Kramer  voudrait  qu'on  corrigeât 
ce  nom  en  liucinatienê ,  d'après  la  double  forme  Rucinatx  BtRucinates  qui 
se  lit  dans  Ptolémée  et  dans  Pline.  —  7.  D'après  les  mêmes  autorités,  Kramer 
incline  à  changer  ce  nom  en  Consuantiens, 


342  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Les  Estions  comptent  aussi  parmi  les  tribus  Vindoliciennes, 
et  les  Brigantiens  pareillement.  Les  principales  villes  de  la 
Vindolicie  sontBrigantium,  Cambodunum*,  et  aussi  Damatia, 
qui  est  comme  V acropole  ou  le  château  fort  des  Licattiens.  Le 
fait  suivant  pourra  du  reste  faire  jager  de  Tacharnement  d^ 
ces  brigands  contre  les  Italiens  :  toutes  les  fois  qu'ils  sur- 
prennent  un  village  ou  une  ville,  non-seulement  ils  égorgent 
en  masse  la  population  virile,  mais  ils  étendent  leur  fureur 
jusqu'aux  petits  garçons  à  la  mamelle,  et,  sans  s'arrêter  Ik  en- 
core, ils  massacrent  les  femmes  enceintes  que  leurs  prêtres  ou 
devins  leur  désignent  comme  devant  mettre  au  jour  des  fils.  ' 
9.  Tout  près,  maintenant,  et  du  fond  de  l'Adriatique  et  du 
territoire  d'Aquilée,  habitent  différentes  peuplades  qui  font 
partie  des  Noriques  et  des  Cames.  Les  Taurisques  eux-mêmes 
comptent  parmi  les  Noriques.  Tous  ces  peuples  faisaient  de 
fréquentes  incursions  en  Italie,  mais  Tibère  et  Drusus,  son 
frère,  y  mirent  fin  en  une  seule  campagne  d'été  et  voilà  déjà 
trente-trois  ans  qu'ils  vivent  dans  une  paix  profonde  acquit- 
tant exactement  leurs  tributs.  Dans  toute  l'étendue  de  la 
chaîne  des  Alpes  il  y  a  bien,  à  vrai  dire,  quelques  plateaux 
offrant  de  bonnes  terres  arables  ainsi  qu'un  certain  nombre 
de  vallées  bien  cultivées  ;  généralement  pourtant,  et  surtout 
vers  les  sommets  où  toutes  ces  populations  de  brigands  s'é-- 
taient  concentrées  de  préférence,  l'aspect  des  Alpes,  par  le 
froid  qui  y  règne,  comme  par  Tâpreté  naturelle  du  sol,  est 
celui  de  la  stérilité  et  de  la  désolation.  Souvent  même  c'est  à 
la  disette  dont  souffraient  les  populations  de  la  montagne, 
c'est  au  dénûment  absolu  dans  lequel  elles  se  trouvaient  que 
les  habitants  des  plaines  ont  dû  de  se  voir  préservés  de  leurs 
incursions,  vu  qu'alors  les  montagnards  avaient  tout  intérêt 
à  ne  pas  se  fermer  les  seuls  marchés  où  ils  pouvaient  se 
procurer  les  denrées  dont  ils  manquaient  en  échange  de  la 
resme,  de  la  poix,  des  torches,  de  la  cire,  du  fromage, 
et  du  miel  qui  font  toute  la  richesse  de  leur  pays.  Au- 
dessus  des  Cames  est  le  mont  Apennin*  :  on  y  remarque  un 

éditioM''-'rvov^iî5''  *^  î^««*ï«  ^  fo™«  Compodtmum  des  anciennes 
éditions.  -  2.  Voy.  Ind.  var.  UcL,  p..  Ma,  col.  1,1.  «5,  les  efforts  que  fait 


LIVRE  IV.  *  343 

grand  lac  dont  les  eaux  s'écoulent  dans  le  fleuve  [Isarçus]*, 
lequel  va  se  jeter  dans  l'Adriatique  après  s'être  grossi  de 
l'Atagis  [ou  Athesis].  Du  même  lac  sort  un  autre  fleuve, 
[FiEnus],  qui  va  s'unir  à  Tlster.  Lister  prend  sa  source 
aussi  dans  la  chaîne  des  Alpes,  mais  c'est  dans  la  partie  qui 
s'offre  à  nous  divisée  en  plusieurs  branches  distinctes  et 
hérissée  d'une  infinité  de  pics  ou  de  sommets.  Les  Alpes,  ' 
on  le  sait,  présentent  d'abord,  en  s' éloignant  de  laLigys- 
tique,  une  ligne  continue  et  de  hauteur  uniforme,  ce  qui 
leur  donne  l'aspect  d'une  seule  et  même  montagne,  puis 
elles  s'interrompent  et  s'abaissent  brusquement,  mais  pour 
se  relever  bientôt  et  pour  se  fractionner  alors  en  plusieurs 
chaînes  que  dominent  un  très-grand  nombre  de  pics.  Une 
première  chaîne  ou  arête,  encore  assez  peu  élevée,  com- 
mence au  de  làdu  Khin  et  du  lac  formé  par  ce  fleuve  et 
court  droit  à  l'E.  :  or,  c'est  là,  dans  le  voisinage  des  Suèves 
et  de  la  forêt  Hercynienne,  que  l'Ister  a  ses  sources. 
D'autres  chaînes  inclinent  dans  la  direction  de  Tlllyrie  et 
de  la  mer  Adriatique  :  les  plus  remarquables  sont  le  mont 
Apennin,  dont  il  a  été  question  plus  haut,  le  mont  Tulle, 
le  mont  Phligadie  et  la  chaîne  qui  domine  le  territoire 
des  Vindoliciens  et  où  prennent  naissance  le  Duras,  le 
Clanis  et  plusieurs  cours  d'eau  encore,  véritables  torrents, 
tous  tributaires  de  lister. 

10.  Les  lapodes,  qui  ne  sont  déjà  plus  qu'un  mélange 
d'Illyriens  et  de  Celtes,  habitent  la  même  partie  des  Alpes, 
dans  le  voisinage  principalement  du  mont  Ocra.  Ils  comp- 
taient autrefois  un  grand  nombre  de  guerriers  et  s'étaient 
fait  redouter  au  loin  par  leurs  brigandages;  mais,  ayant  été 
vaincus  dans  plusieurs  combats  par  César  Auguste,  ils  sont 
restés  complètement  épuisés  à  la  suite  de  leurs  défaites. 
Leurs  villes  sont  Metulum,  Arupini,  Monetium  et  Vendon. 

M.  Millier,  après  tant  d'autres  éditeurs,  pour  corriger  ce  nota  évidemment 
corrompu.  Aucune  des  restitutions  proposées  ne  nous  ayant  paru  assez  sûre, 
nous  maintenons  provisoirement  la  leçon  des  Mss.  —  i.  En  revanche,  pour 
tout  ce  passage  si  difficile,  pour  la  correction  d'iaâpav  en  ^laà^fav  ou  'laâpxav  {auj. 
rEisach),d"ATa"j'iven  'A'CT;«nv(auj.  l'Etsch,  cours  supérieur  de  i'Adige),  d''ATTj<Tiv<Sç 
en  Alvo;  (auj.  l'Inn),  nous  suivons  M  Millier,  qui  nous  parait  avoir  réussi 
mieux  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs  à  débrouiller  ce  chaos. 


344  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Plus  lois,  dans  la  plaine,  est  la  ville  de  Segestica,  dont  les 
murs  sont  baignés  par  le  [Saùs]  *  affluent  de  Tlster  :  cette 
ville  est  très- favorablement  située  pour  servir  de  base  d'opé- 
ration ou  de  place  d'armes  contre  les  Daces.  Le  mont  Ocra 
est  le  point  le  plus  bas  de  la  partie  des  Alpes  attenante  au 
territoire  des  Carnes  et  sert  de  passage  ordinaire  aux  mar- 
chandises venant  d'Aquilée  :  de  lourds  chariots  amènent  ces 
marchandises  à  [Nauportus]  ^^  c'est-à-dire  à  une  distance 
d'Aquilée  qui  n'excède  guère  400  stades,  puis  elles  descen- 
dent de  là  par  les  rivières  jusqu'à  l'Ister  et  aux  différents 
pays  qui  bordent  ce  fleuve.  Gomme  Nauportus  est  en  efiet 
bâtie  sur  une  rivière  navigable,  qui  vient  d'IUyrie  et  se  jette 
dans  le  Saus,  lesdites  marchandises  peuvent  aisément  des- 
cendre jusqu'à  Segestica  et  être  amenées  de  la  sorte  au  cœur 
de  la  Pannonie  et  du  pays  des  Taurisques.  Le  Saiis  reçoit 
encore  près  de  la  même  ville  un  autre  affluent  navigable, 
le  Golapis,  qui,  comme  lui,  descend  des  Alpes. — Les  Alpes 
nourrissant  des  chevaux  et  des  taureaux  sauvages.  Polybe 
y  signale,  en  outre,  la  présence  d'un  animal  singulier,  a^ant 
la  forme  d'un  cerf,  mais  l'encolure  et  le  poil  d'un  sanglier, 
avec  une  sorte  de  noix  sous  le  menton  longue  à  peu  près 
d'un  empan,  toute  velue  à  son  extrémité  et  aussi  grosse, 
aussi  charnue  que  la  queue  d'un  poulain. 

1 1 .  Des  différents  chemins  de  montagne  qui  font  commu- 
niquer l'Italie  avec  la  Gaule  transalpine  et  septentrionale, 
c'est  celui  du  pays  des  Salasses  qui  mène  à  Lugdunum.  Ce 
chemin,  avons-nous  dit,  a  deux  branches,  l'une  qui  peut  être 
parcourue  en  chariot,  mais  qui  est  de  beaucoup  la  plus  longue 
(c'est  celle  qui  traverse  le  territoire  des  Centrons),  l'autre  qui 
franchit  le  mont  Pœninus  et  raccourcit  ainsi  la  distance, mais 
qui  n'offre  partout  qu'un  sentier  étroit  et  à  pic.  Gomme  la 
ville  de  Lugdunum  s'élève  au  centre  même  de  la  Gaule  et 
que,  par  sa  situation  au  confluent  de  deux  grands  fleuves  et 
à  proximité  des  différentes  parties  de  la  contrée,  elle  en  est 

1.  Correction  de  Xylander,au  lieu  de  é  'Pfvoc  «ùt6c    mise  hors  de  doute  mr 


LIVRE  IV.  345 

pour  ainsi  dire  Y  acropole  ou  la  citadelle,  Agrippa  Ta  choisie 
pour  en  faire  le  point  de  départ  des  grands  chemins  de  la 
Gaule,  lesquels  sont  au  nombre  de  quatre  et  aboutissent,  le 
premier,  chez  les  Santons  et  en  Aquitaine,  le  second  au  Rhin, 
le  troisième  à  l'Océan  et  le  quatrième  dans  la  Narbonnaise 
et  à  la  côte  massaliotique.  On  peut  cependant  encore,  en  lais- 
sant sur  sa  gauche  Lugdunum  et  le  pays  situé  juste  au-des- 
sus de  cette  ville,  prendre  dans  le  Poeninus  même  un  autre 
'sentier,  passer  au  bout  de  ce  sentier  soit  le  Rhône ,  soit  le 
lacLemenna,  pour  entrer  dans  les  plaines  des  Helvètes,  puis, 
par  un  des  cols  du  Mont  Joras,  pénétrer  sur  le  territoire 
des  Séquanes  et  gagner  ensuite,  chez  les  Lingons,  l'en- 
droit où  se  bifurquent  le  grand  chemin  du  Rhin  et  celui  de 
l'Océan. 

12.  Un  autre  fait  curieux  dont  nous  devons  la  connais- 
sance à  Polybe  est  la  découverte  de  gîtes  aurifères  opérée 
de  son  temps  aux  environs  d'Aquilée,  chez  les  Tajarisques- 
Noriques,  et  dans  de  si  heureuses  conditions  qu'il  avait  suffi 
d* enlever  deux  pieds  de  terre  à  la  surface  du  sol  pour  trouver 
le  minerai.  On  n'avait  pas  eu  besoin  ensuite  de  fouiller  à 
plus  de  quinze  pieds  de  profondeur,  et  de  tout  le  minerai 
extrait  une  bonne  partie  s'était  trouvée  être  autant  vaut  dire 
de  l'or  pur,  puisque  des  pépites  de  la  grosseur  d'une  fève  ou 
d'un  lupin  ne  perdaient  au  feu  qu'un  huitième  de  leur 
volume,  sans  compter  que  le  reste,  tout  en  perdant  davan- 
tage à  la  fusion,  avait  donné  encore  de  magnifiques  profits. 
Les  Barbares  dans  le  commencement  avaient  associé  des  Ita- 
liens à  leur  exploitation,  mais,  quand  ils  suretit  qu'en  deux 
mois  de  temps  la  valeur  de  l'or  par  toute  Tltalie  avait  baissé 
d'un  tiers ,  ils  chassèrent  ces  associés  étrangers  comptant  se 
réserver  désormais  le  monopole  de  leurs  mines.  Aujour- 
d'hui toutts  les  mines  d'or  du  pays  des  Taurisques  appar- 
tiennent aux  Romains.  Là  du  reste,  ainsi  qu'en  Ibérie, 
l'or  ne  s'extrait  pas  seulement  des  entrailles  de  la  terre, 
on  le  retire  aussi  du  lit  des  rivières,  qui  le  charrient  sous 
forme  de  paillettes,  en  moins  grande  quantité  pourtant  que 
celles  d'Ibérie.  Le  même  auteur,  pour  faire  juger  de  Téten- 


346  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

due  et  de  rélévation  des  Alpes,  leur  compare  les  pins  hautes 
montagnes  de  la  Grèce,  telles  que  le  Taygète,  le  Lycée,  le 
Parnasse,  l'Olympe,  le  Pélion,  TOssa,  et  les  plus  hautes 
montagnes  de  laThrace,  telles  que  THœmus,  le  Rhodope 
et  le  Dunax  :  il  fait  remarquer  que,  tandis  qu'un  bon  mar- 
cheur vêtu  à  la  légère  peut  à  la  rigueur  dans  l'espace  d'un 
jour  atteindre  le  sommet  de  l'une  ou  de  l'autre  de  ces  mon- 
tagnes, voire  même  dans  une  journée  en  ranger  toute  la 
base  *  d'une  extrémité  à  l'autre,  cinq  jours  ne  suffiraient  pas 

f)Our  faire  l'ascension  des  Alpes  qui,  d'autre  part^  suivant 
ui,  n'ont  pas  moins  de  2200  stades  de  longueur  mesurés 
à  leur  base  et  d'après  la  route  qui  les  borde.  Il  nomme  en- 
suite leurs  principaux  cols  ou  passages,  au  nombre  de  quatre 
seulement,  un  premier  col  chez  les  Ligyens  (c'est  le  plus  rap- 
proché de  la  mer  Tyrrhénienne)  ;  un  autre  chez  les  Taurins, 
qui  est  celui  que  franchit  Annibal  ;  puis  le  col  où  aboutit 
la  vallée  4es  Salasses;  et,  en  dernier  lieu,  celui  qui  traverse 
les  Alpes  Rhœtiennes  ;  et  tous  les  quatre,  à  l'entendre,  sont 
bordés  de  précipices  affreux.  Il  signale  enfin  dans  cette 
même  chaîne  de  montagnes  un  certain  nombre  de  lacs,  dont 
trois  fort  grands  :  le  Benacus,  qui  a  500  stades  de  long  sur 
[1]30  de  large  et  qui  donne  naissance  au  Mincius;  puis,  à  la 
suite  du  Benacus,  le  Verbanus  [lis.  le  Larius]*,  qui,  long 
encore  de  400  stades,  va  se  rétrécissant  toujours  jusqu'à 
devenir  beaucoup  moins  large  que  le  précédent,  et  s'écoule 
par  l'Adduas  ;  et  en  troisième  lieu,  le  Larius  [lis.  le  Verba- 
nus], qui,  avec  300  stades  de  longueur,  ne  mesure  plus  en 
largeur  que  30  stades,  ce  qui  n'empêche  pas  qu'il  ne  donne 
naissance  à  un  cours  d'eau  considérable,  le  Ticinus,  autre 

affluent  du  Padus Voilà  tout  ce  que  nous  avions  à  dire 

de  la  chaîne  des  Alpes. 

1.  Hapexetîy  an  lieu  de  icepuXeeîv,  leçon  d^nn  mannscrit  unique,  accueillie  ce- 
pendant par  Coray  et  mise  hors  de  donte  par  les  derniers  mots  de  la  phrase  tô 
Si  v.rix6(;  i<rci  $.  x.  i.  v.  xà  icap^xov  xaqà  ta  ict$la.  —  2.-  Cf.  le  $  3  du  chapitre  III  du 

présent  livre. 

FIN  DU  QUATRIÈME  LIVRE. 


> 


LIVRE    V 


Le  V*  livre  renferme  la  description  de  l'Italie  depuis  le  pied  des 
Alpes  jusqu'au  détroit  de  Sicile  et  aux  golfes  de  Tarente  et  de  Posi- 
donie,  ce  qui  comprend  la  Vénétie,  la  Ligurie,  le  Picenum,  la 
Tuscie,  Rome,  la  Campanie,  la  Lucanie,  l'Apulie  et  toutes  les  îles 
situées  le  long  des  côtes  dans  la  partie  de  la  mer  Intérieure  qui 
s'étend  de  Gênes  à  la  Sicile. 


L'Italie  actuelle  commence  au  pied  des  Alpes  :  [je  dis  l'Ita- 
lie actuelle],  car  ce  nom  ne  désigna  d'abord  que  l'ancienne 
Œnotrie,  c'est-à-dire  la  contrée  limitée  entre  le  détroit  de 
Sicile  et  les  golfes  de  Tarente  et  de  Posidonie  ;  mais,  ayant 
pris  avec  le  temps  une  sorte  de  prédominance,  ce  nom  finit 
par  s'étendre  jusqu'au  pied  de  la  chaîne  des  Alpes,  embras- 
sant même,  d'un  côté,  toute  k  Ligystique  jusqu'au  Var  et 
naturellement  aussi  les  parages  de  la  Ligystique  depuis  la 
frontière  de  Tyrrhénie,  et,  de  l'autre  côté,  toute  Tlstrie  jus- 
qu'à Pola.  Il  est  présumable  que  la  prospérité  des  peuples, 
qui,  les  premiers,  portèrent  le  nom  àHtaliens^  invita  leurs 
voisins  à  le  prendre  également  et  que  ce  nom  continua  de  la 
sorte  à  gagner  de  proche  en  proche  jusqu'à  l'époque  de  la 
domination  romaine.  Puis  vint  un  moment  où  les  Romains, 
qui  avaient  fini  par  accorder  aux  Italiens  le  droit  de  cité,  ju- 
gèrent à  propos  de  faire  participer  au  même  privilège  les 
Gaulois  et  les  Hénètes  de  la  Cisalpine  et  commencèrent  à 
comprendre  sous  la  dénomination  commune  d'Italiens  et  de 
Romains  ces  étrangers  au  milieu  desquels  ils  avaient  fondé 
tant  de  colonies,  parvenues  toutes,  les  plus  récentes  comme 
les  plus  anciennes,  à  une  incomparable  prospérité. 


348  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

2.  Il  n'est  pas  aisé  de  représenter  au  moyen  d'une  figure 
géométrique  la  forme  et  l'étendue  de  Tltalie  actuelle.  Certains 
auteurs  nous  disent  bien  que  la  forme  de  l'Italie  est  celle 
d'un  promontoire  triangulaire  s'avançant  dans  la  direction 
du  midi  et  du  levant  d'hiver  et  ayant  son  sommet  au  détroit 
de  Sicile  et  sa  base  aux  Alpes.  Mais  si,  dans  ce  triangle, 
[nous  croyons  pouvoir  admettre  la  base]*,  voire  même  un 
des  côtés  (celui  qui  s'étend  depuis  le  détroit  de  Sicile  tout 
le  long  de  la  mer  Tyrrhénienne),  et  à  cette  condition  encore 
que,  comme  le  nom  de  triangle  s'entend  proprement  d'une 
figure  rectiligne  et  qu'ici  la  base  et  le  côté  en  question  sont 
des  lignes  courbes,  ces  auteurs  auront  voulu  parler  d*une  fi- 
gure sphérique  et  auront  reconnu  notamment  que  ledit  côté 
décrit  une  courbe  très-marquée  vers  le  levant,  en  revanche, 
il  n'en  est  point  de  même  du  reste  de  la  figure,  et  ces  au- 
teurs se  sont,  suivant  nous,  manifestement  trompés  lorsqu'ils 
ont  fait  de  tout  l'intervalle  compris  entre  le  fond  de  l'A- 
driatique et  le  détroit  de  Sicile  un  seul  et  même  côté  de 
leur  triangle.  Qu'appelons-nous,  en  effet,  côté  d'une  figure 
géométrique?  Une  ligne  qui  ne  fait  point  d'angle,  au- 
trement dit  une  ligne  dont  les  différentes  sections  ne  sont 
pas  inclinées  entre  elles  ou  ne  le  sont  que  d'une  manière 
peu  sensible.  Eh  bien ,  justement  1  la  portion  de  ce  troi- 
sième côté  qui  est  comprise  entre  Ariminum  et  le  promon- 
toire Japygien  et  celle  qui  s'étend  du  détroit  de  Sicile  au 
même  promontoire  sont  très-sensiblement  inclinées  l'une  par 
rapport  à  l'autre;  on  en  pourrait  même  dire  autant,  à  mon 
sensy  de  la  section  qui  descend  du  fond  de  l'Adriatique  et 
de  celle  qui  remonte  k  partir  du  promontoire  Japygien, 
car  l'une  et  l'autre  forment,  en  se  rejoignant  aux  environs 
d' Ariminum  et  de  Havenne,  un  angle  ou  tout  au  moins  une 
courbe  très-marquée.  A  la  rigueur,  pourtant,  et  bien  qu'il 
ne  soit  pas  tout  à  fait  en  ligne  droite,  le  trajet  du  fond  de 
l'Adriatique  k  l'extrémité  de  la  Japygie  peut  représenter 
encore  un  seul  et  même  côté  de  la  figure  en  question,  mais 

1.  Toas  les  éditeurs,  Kramer,  Meineke,  MûUer,  suppléent  ainsi  la  lacune  du 

leite  «rjYx»p^ff«i  J»ki'  ow  Bu  njv  pdffiv. 


LIVRE  V.  349 

le  reste  de  Tintervalle  jusqu'au  détroit  de  Sicile,  intervalle 
qui  n'est  pas  non  plus  tant  s'en  faut  rectiligne,  doit  nécessai- 
rement former  un  autre  côté.  On  voit  donc  que  ladite  figure 
se  trouve  avoir  en  réalité  plutôt  quatre  côtés  que  trois, 
qu'en  tout  cas  elle  ne  saurait  passer  pour  un  triangle  et 
qu'on  n'a  pu  la  qualifier  de  la  sorte  que  par  catachrèse  ou 
abus  de  terme.  N'eût-il  pas  mieux  valu  reconnaître  qu'il 
est  presque  impossible  de  définir  avec  exactitude  les  figures 
qui  ne  sont  pas  proprement  géométriques? 

3.  Mais  en  procédant  partiellement,  voici,  ce  me  semble, 
de  quelle  façon  on  peut  représenter  les  choses.  La  chaîne  des 
Alpes,  à  sa  base,  décrit  une  ligne  courbe,  comme  qui  di- 
rait la  circonférence  d'un  golfe,  ayant  sa  partie  concave  tour- 
née vers  l'Italie.  Le  milieu  de  cette  courbe  ou  de  cette  es- 
pèce de  golfe  se  trouve  chez  les  Salasses;  quant  à  ses 
extrémités,  elles  atteignent  en  se  repliant,  d'un  côté,  le 
mont  Ocra  et  le  fond  de  l'Adriatique,  et,  de  l'autre,  le  lit- 
toral Ligystique  aux  environs  de  Genua,  Vemporium  des 
Ligyens,  comme  on  sait,  avoisinant  le  point  où  les  Apennins 
se  relient  aux  Alpes.  Du  pied  dos  montagnes  part  une  plaine 
considérable  qui  offre  à  peu  près  la  même  étendue  en  lar- 
geur qu'en  longueur,  à  savoir  2100  stades.  Le  côté  méri- 
dional de  cette  plaine  est  formé  par  le  littoral  appartenant 
aux  Hénètes  et  par  la  partie  des  Apennins  qui  s'étend  d'Ari- 
minum  à  Ancône  :  car  cette  chaîne  de  montagnes  qui  part 
de  la  Ligystique  et  qui,  dans  la  Tyrrhénie,  où  elle  pénètre 
ensuite,  ne  laisse  de  libre  qu'un  étroit  passage  le  long  de 
la  mer,  s'écarte  peu  à  peu  de  la  côte,  s^enfonce  dans  l'in- 
térieur, et,  une  fois  parvenue  en  Plsatide,  tourne  à  l'est  et  se 
dirige  vers  l'Adriatique  pour  former  alors,  entre  Ariminum 
et  Ancône  ,  le  prolongement  direct  de  la  côte  des  Hénètes. 
Telles  sont  les  limites  qui  enferment  la  Celtique  ou  Gaule 
cisalpine  :  la  longueur  de  cette  partie  de  l'Italie,  représentée 
par  le  littoral  et  les  montagnes  [qui  en  sont  la  continuation], 
est  de  6300  stades  environ;  quant  \  sa  largeur,  elle  est  à  peu 
de  chose  près  de  2000  stades.  Ce  qui  reste  de  l'Italie  main- 
tenant n'est  plus  à  proprement  parler  qu'une  presqu'île  étroite 


350  GÉOGRAPHIE  DE  STRABOK. 

et  alIoDgée,  se  terminant  par  denx  pointes,  qui  s'avancent, 
Tune,  vers  le  détroit  de  Sicile,  et  l'antre,  vers  la  Japygie,  et 
[resserrée  ou,  pour  mieux  dire,]  comprimée  entre  l'Adria- 
tique et  la  mer  Tyrrhénienne.  Or,  ne  prenons  pour  com- 
mencer entre  les  deux  mers  que  Tintervrile  qui  va  des  monts 
Apennins  à  la  Japygie  et  à  Tisthme  compris  entre  le  golfe  de 
Tarente  et  celui  de  Posidonie,  l'Adriatique  peut  nous  repré- 
senter l'étendue  et  la  configuration  de  cette  partie  de  la  Pénin- 
sule, car  sa  plus  grande  largeur  se  trouve  être  aussi  de  1300 
stades  environ  et  sa  longueur  à  peu  de  chose  près  de  6000 
stades.  Pour  le  surplus,  lequel  renferme  TApulie  ainsi  qu'une 
partie  de  la  Lucanie ,  nous  avons  encore  ce  renseignement 
que  nous  fournit  Polybe,  que  le  trajet  par  terre  le  long  de  la 
côte  comprise  entre  la  Japygie  et  le  détroit  et  baignée  par  la 
mer  de  Sicile  mesure  amplement  3000  stades,  tandis  que  le 
trajet  correspondant  par  mer  mesure  500  stades  de  moins. 
Reste  la  chaîne  même  des  Apennins;  or,  après  avoir  atteint 
les  environs  d'Ariminum  et  d^Ancône  et  déterminé  ainsi 
d'une  mer  à  l'autre  la  largeur  de  cette  partie  de  Tltalie,  les 
Apennins  font  un  nouveau  détour  et  coupent  dès  Ik  le  reste 
de  la  presqu'île  dans  le  sens  de  sa  longueur  :  seulement  cette 
chaîne  qui,  jusqu'à  la  Peucétie  et  à  la  Lucanie ,  ne  s'est 
guère  éloignée  de  l'Adriatique,  une  fois  parvenue  à  la  fron- 
tière de  Lucanie,  incline  davantage  vers  Tautre  mer  et  vient, 
après  avoir  traversé  la  Lucanie  et  le  Brettium,  aboutir  au 
promontoire  Leucopetra,  près  de  Rhegium. 

Ici  finit  l'esquisse  générale  que  nous  avons  voulu  donner 
de  l'Italie  actuelle  ;  essayons  k  présent  de  reprendre  une 
à  une  chaque  partie  de  cette  contrée  et  d'en  faire  la  descrip- 
tion détaillée,  en  commençant  parla  région  subalpine. 

4.  Cette  région  forme  une  plaine  extrêmement  riche, 
parsemée  de  collines  riantes  et  fertiles,  qui  en  varient  l'as- 
'  pect  ;  le  Padm  la  coupe  à  peu  près  par  le  milieu  et  la  divise 
en  deux  parties,  la  Cispadane  et  la  Transpadane  :  sous  le 
nom  de  Cispadane  on  comprend  ce  qui  avoisine  l'Apennin 
et  la  Ligystique;  on  désigne  le  reste  sous  le  nom  de  Trans- 
padane.  De  ces  deux  parties,  la  première  est  habitée  par 


LIVRE  V.  351 

des  ligyens  et  par  des  Oeltes;  l'antre  a  pour  population 
un  mélange  de  Celtes  et  d'Hénètes.  Ces  peuples  celtes  ap- 
partiennent à  la  même  race  que  ceux  qui  habitent  la  Trans» 
alpine  ;  mais  il  existe  deux  traditions  différentes  sur  Tori- 
gine  des  Hénètes.  Certains  auteurs  voient  en  eux  une  colonie 
de  cette  nation  celtique  des  bords  de  l'Océan  qui  porte  aussi 
le  nom  d'Hénètes;  suivant  d'autres,  une  bande  à'HénèteS' 
Paphlagoniens  serait  venue,  après  la  prise  de  Troie,  et  sous 
les  auspices  d'Anténor,  chercher  un  refuge  jusqu'ici.  On  cite 
même  comme  preuve  à  l'appui  de  cette  opinion  le  goût  des 
habitants  du  pays  pour  Y  élève  des  chevaux.  Aujourd'hui,  à 
vrai  dire,  cette  industrie  n'existe  plus  dans  le  pays,  mais 
elle  y  est  restée  fort  longteinps  en  honneur,  comme  un 
souvenir  apparemment  des  soins  que  donnaient  à  leurs  ca- 
vales mulassières  ces  anciens  Paphlagoniens  dont  parle 
Homère ,  ces  Paphlagoniens-Hénètes  a  venus  du  pays  qui 
le  premier  vit  naître  la  farouche  hèmione,  »  Ajoutons  que 
Denys ,  le  tyran  de  Sicile ,  avait  recruté  son  fameux  haras 
de  chevaux  de  course  dans  les  pâturages  mêmes  de  la 
Transpadane,  de  sorte  que  les  chevaux  hénètes  acquirent 
une  renommée  brillante  jusqu'en  Grèce  et  que  la  supério- 
rité de  leur  race  y  fut  pendant  longtemps  proclamée. 

5.  Toute  la  Transpadane ,  mais  surtout  la  partie  occupée 
par  les  Hénètes,  abonde  en  cours  d'eau  et  en  marais.  Comme, 
en  outre,  la  côte  d'Hénétie  est  soumise  à  l'action  périodique  du 
flux  et  du  reflux  (on  sait  qu'il  n'y  a  guère  d'autres  parages 
dans  toute  notre  mer  Intérieure  qui,  participant  au  régime 
de  rOcéan,  éprouvent  ce  même  phénomène  des  marées),  il 
s'ensuit  naturellement  que  la  plus  grande  partie  de  cette 
plaine  est  couverte  de  lagunes  et  qu'il  a  fallu  faire  comme 
pour  la  Basse-Egypte,  la  couper  en  tous  sens  de  canaux  et  de 
digues  :  de  cette  manière  une  portion  s'est  desséchée  et  a  pu 
être  mise  en  culture,  tandis  que  le  surplus  était  utilisé  comme 
voie  navigable.  Ici,  en  efTet,  si  toutes  les  villes  ne  sont  pas  de 
véritables  îles,  toutes  au  moins  se  trouvent  avoir  une  bonne 
partie  de  leur  enceinte  entourée  d'eau.  Restent  celles  qui  sont 
situées  au-dessus  des  marais  et  dans  l'intérieur  même  du 


352  GÉOGRAPHIE  DE  STRâBON. 

pays,  à  celles-lk  on  arrive  par  la  voie  des  fleaves  (lesquels 
peuvent  tous  en  effet  être  remontés  à  des  distances  extraor- 
dinaires) ;  on  y  arrive  surtout  par  lePadus,  qui  est  le  plus  con- 
sidérable de  tous,  et  que  les  neiges  et  les  pluies  grossissent 
encore  de  temps  à  autre.  Seulement,  à  l'approche  de  la  mer, 
le  Padus  se  divise  en  beaucoup  de  bras,  de  sorte  qu*on  a 
peine,  [quand  on  vient  du  large],  à  en  reconnaître  l'entrée 
et  à  s'y  engager.,  Mais  l'habitude,  l'expérience  triomphe 
des  plus  grands  obstacles. 

6.  Anciennement,je  le  répète,  la  plupart  des  peuples  celtes 
de  la  Cisalpine  s'étaient  établis  sur  les  rives  mêmes  du  fleuve. 
C'est  là  notamment  qu'habitaient  les  Boiens,  les  Insubres  et 
les  Sénons,  ces  derniers  en  compagnie  des  Gœsates,  comme 
au.  temps  où  ils  enlevèrent  Rome  par  surprise.  Mais  les 
Sénons  et  les  Gœsates  furent  complètement  détruits  par  les 
Romains.  Les  Boiens,  à  leur  tour,  s'étant  vu  chasser  par  les 
RomaiQS  de  leurs  demeures,  se  transportèrent  dans  la  vallée 
de  rister  ;  ils  vécurent  là  mêlés  aux  Taurisques  et  en  lutte 
perpétuelle  avec  les  Daces  jusqu'à  ce  que  ceux-ci  les  eussent 
exterminés,  et  les  terres  qu'ils  occupaient  et  qui  faisaient 
partie  de  l'Illyrie  se  trouvèreat  alors  abandonnées  comme  de 
vagues  pâturages  aux  troupeaux  des  nations  voisines.  Plus 
heureux,  les  Insubres  se  sont  maintenus  jusqu'à  présent: 
Mediolanum,  de  tout  temps  leur  capitale,  mais  qui  n'avait 
été  dans  le  principe  qu'un  simple  bourg  (tous  les  peuples 
celtes  vivaient  alors  dispersés  dans  des  bourgades  ouvertes), 
se  trouve  être  actuellement  une  ville  considérable  de  la 
Transpadane.  Elle  touche  en  quelque  sorte  aux  Alpes  et  a 
dans  son  voisinage  une  autre  grande  ville,  Vérone,  sans 
compter  Brixia,  Mantoue,  Rhegium*  et  Côme,  qui  n'ont 
pas  tout  à  fait  la  même  étendue.  Côme  n'était  d'abord 
qu'une  place  de  médiocre  importance;  mais,  à  la  suite 
d'une  incursion  des  Rhsetiens,  ses  voisins,  dont  elle  avait 

t.  On  s'accorde  à  penser  qu'il  faut  lire  ici,  au  lieu  du  nom  de  Rhegium,  ville 
qui  appartenait  à  la  Cispadane,  le  nom  d'une  autre  ville,  celui  de  Bergame,  par 
exemple.  Notons  cependant  que  plus  loin,  en  décrivant  la  Cispadane,  Strabon  a 
nommé  Crémone,  bien  que  cette  ville,  située  sur  la  rive  gauche  du  Pô,  ne  dût 
pas,  à  ce  qu'il  semble,  être  mentionnée  en  cet  endroit. 


UVRE  V.  353 

gravement  souffert,cette  place  fut  restaurée  et  agrandie  par 
Pompeius  Strabo,  le  père  du  grand  Pompée;  plus  tard, 
C.  Scipion*  augmenta  sa  population  de  3000  colons;  puis 
le  divin  Gésar  y  envoya  encore  5000  nouveaux  habitants.  Dans 
le  nombre  se  trouvaient  500  Grecs  de  la  plus  noble  extraction, 
que  Gésar  gratifia  comme  les  autres  du  droit  de  cité  et  dont  il 
fit  inscrire  les  noms  parmi  ceux  des  membres  de  la  colonie. 
Or  ces  Grecs  ne  firent  pas  que  s'établir  purement  et  simple- 
ment en  ce  lieu,  ils  lui  donnèrent  le  nom  qu'il  devait  porter 
désormais,  car  on  l'appela  à  cause  d'eux  la  colonie  des  Nèoco- 
mitesy  ce  qui,  traduit  en  latin ,  revient  à  Novum  Comum, 
Dans  les  environs  mêmes  de  Gôme  est  le  lac  Larius,  que 
forme  TAdduas,  avant  d'aller  se  jeter  dans  le  Padus.  L'Ad- 
duas,  on  le  sait,  a  ses  sources  au  mont  Adule ,  comme  1q 
Rhin. 

7.  Les  différentes  villes  que  nous  venons  d'énumérer  sont 
situées  bien  au-dessus  des  marais  ;  mais  Patavium  a  été  bâti 
dans  le  voisinage  même  de  ceux-ci.  Gette  ville  peut  être  consi- 
dérée comme  le  chef-lieu  de  toute  la  contrée.  Lors  du  dernier 
recensement,  elle  comptait,  dit-on,  jusqu'à  500  chevaliers. 
Anciennement,  elle  en  était  arrivée  à  mettre  sur  pied  des  ar- 
mées de  120  000  hommes.  Quelque  chose  qui  peut  nous  don- 
ner aussi  une  idée  du  chiffre  élevé  de  sa  population,  en  même 
temps  que  de  l'activité  de  son  industrie,  c'est  la  quantité  de 
marchandises,  notamment  de  tissus  de  toute  nature,  qu'elle 
expédie  sur  le  marché  de  Rome.  On  se  rend  du  reste  aisé- 
ment à  Patavium  depuis  la  mer  en  remontant  le  cours  d'un 
fleuve  qui  traverse  les  marais  sur  un  espace  de  250  stades  :  à 
cet  effet,  l'on  part  d'un  grand  port,  appelé  Medoacus  du  nom 
même  du  fleuve.  En  pleins  marais,  maintenant,  s'élève  Ra- 
venne,  ville  également  très-importante,  bâtie  tout  entière  sur 
pilotis  et  coupée  en  tous  sens  de  canaux  qu'on  pass3  sur  des 
ponts  ou  k  l'aide  de  bacs.  A  la  marée  haute,  Ravenne  reçoit 
en  outre  une  masse  considérable  des  eaux  de  la  mer,  et 

1.  Lisez  :  L.  Scipion,  qui  fut  consul  l'an  de  Rome  670.  Kramer  fait  remarquer 
<^ue,  dans  le  discours  de  Cicéron  pour  Sestius,  le  même  personnage  est  appelé 

également  Caius  au  Ueu  de  Lucius. 

» 

GÉOGR.   DE  STRABON.  I.  —  23 


354  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ces  eaux,  jointes  à  celles  des  rivières  qui  la  traversent,  la- 
vent et  entraînent  toute  la  fange  des  marais,  prévenant 
ainsi  toute  exhalaison  malsaine.  La  salubrité  de  cette  ville 
est  même  si  bien  constatée  que  le&  Empereurs  en  ont  fait 
exprès  la  résidence  et  le  lieu  d'exercice  des  gladiateurs.  Mais 
à  cette  particularité  déjà  admirable  de  jouir  d'une  salubrité 
parfaite  au  milieu  des  marais  (particularité  qui  lui  est  com- 
mune, cependant,  avec  Alexandrie  d'Egypte,  puisque  là  aussi, 
en  été,  le  lac  perd  toute  influence  maligne  par  suite  de  la  crue 
du  fleuve  qui  recouvre  tous  ses  ba&-fonds),  Ravenne  en  joint 
une  autre,  concernant  la  vigne,  qui  ne  mérite  pas  moine  d'être 
admirée  :  les  environs  de  cette  ville,  en  efîet,  tout  marécageux 
qu'ils  sont,  conviennent  merveilleusement  bien  à  la  vigne,  si 
bien  même  que  celle-ci  y  vient  hâtivement  et  y  donne  une  très 
grande  quantité  de  raisin,  à  la  condition,  malheureusement, 
de  dépérir  en  4  ou  5  ans.  Âltinum  se  trouve  situé  aussi  dans 
les  marais  et  sa  position  est  tout  à  fait  analogue  à  celle  de  Ra- 
veime.  Dans  l'intervalle  de  ces  deux  villes  on  rencontre  Bu- 
trium,  dépendance  de  Ravenne,  et  Spina,  simple  bourgade  au- 
jourd'hui, mais  qui  fut  jadis  une  célèbre  colonie  grecque, 
comme  l'attestent  et  le  trésor  des  Spinites  qui  se  voit  à  Del- 
phes et  tout  ce  qu'on  raconte  de  la  prépondérance  exercée 
par  la  marine  spinite  en  ces  parages.  On  assure  seule- 
ment que  Spina  s'élevait  alors  sur  le  rivage  même  de  la  mer, 
tandis  qu'elle  en  est  actuellement  à  une  distance  de  90  stades 
environ  et  qu'elle  peut  être  rangée,  par  le  feût,  au  nombre 
des  villes  de  l'intérieur.  Ajoutons,  au  sujet  de  Ravenne, 
qu'elle  passe  pour  ^voir  été  fondée  par  des  Thessaliens  ; 
mais  il  paraît  que  ces  Thesaliens  ne  purent  tenir  aux  agres^ 
sions  et  aux  outrages  des  Tyrrhènes,  ils  admirent  alors 
dans  leurs  murs  les  Ombriens,  dont  les  descendants  occu- 
pent la  ville  aujourd'hui  encore,  et  s'empressèrent,  eux,  de 
regagner  leur  patrie.  —  Nous  avons  dit  que  toutes  ces 
villes  étaient  presque  complètement  environnées  de  marais, 
au  point  d'y  être  comme  noyées. 

8.  En  revanche,  celles  qui  suivent  ne  sont  plus  autant  in- 
commodées par  le  voisinage  des  marais:  il  y  a  là  Opitergium, 


LIVRE    V.  355 

[G(5nc]ordia*,  Atria,  Vicetîa  et  d'autres  petites  places,  comme 
celles-ci,  qui  toutes  communiquent  avec  la  mer  par  des  cours 
d'eau  aisés  à  remonter.  Atria  était  naguère,  à  ce  qu'on  as- 
sure, une  ville  illustre  ;  on  croit  même  que  c'est  son  nom  qui, 
avec  un  léger  chaDgement,  est  devenu  celui  du  golfe  Adria- 
tique. Aquilée,  qui  de  toutes  les  villes  de  cette  côte  se  trouve 
la  plus  rapprochée  du  fond  du  golfe ,  fut  bâtie  par  les  Ro- 
mains et  destinée  à  servir  de  boulevart  coutre  les  popula- 
tions barbares  de  Tintérieur.  Les  bâtiments  marchands  pour  y 
arriver  n'ont  qu'à  remonter  le  cours  du  Natison  sur  un  espace 
de  60  stades  au  plus.  Les  Romains  y  ont  ouvert  im  marché  aux 
llly riens  des  bords  de  l'Ister,  qui  viennent  y  chercher  les  den- 
rées apportées  par  mer,  notamment  l'huile  et  le  vin  :  ils  en 
remplissent  des  vases  ou  tonneaux  en  bois  qu'ils  chargent  sur' 
de  lourds  chariots  et  livrent  eu  échange  de  ces  denrées  des  es- 
claves, du  bétail  et  des  cuirs*.  Aquilée  est  hors  de  la  limite  de 
l'Hénétie,  laquelle  est  formée  de  ce  côté  par  une  rivière  qui  des- 
cend des  Alpes  et  que  l'on  peut  remonter  jusqu'à  la  ville  de 
Noreia,àun6  distance  de  1200  stadesde  son  embouchure.  C'est 
près  de  Noreia  que  Cn.  Carbon  livra  bataille  aux  Cimbres  sans 
réussir  à  les  arrêter. Près  de  là  aussi,  et  dans  des  conditions 
très-favorables  à  l'exploitation,  se  trouvent  des  lavages  d'or, 
ainsi  que  des  mines  de  fer.  Enfin,  vers  le  fond  même  de  l'Adria- 
tique, s'élève  le  temple  de  Diomède,  autrement  dit  le  Tima- 
vum,  qui  mérite  bien  d'être  mentionné  ici,  vu  qu'il  renferme 
dans  son  enceinte,  avec  un  port  et  un  bois  sacré  magnifique, 
sept  sources  d'eau  douce'  qui  se  déversent  immédiatement 
dans  la  mer  après  avoir  formé  un  courant  large  et  profond. 
Polybe,lui,prétend  que  toutes  ces  sources,  à  l'exception  d'une 
seule,  sont  salées  et  que  c'est  pour  cela  que  les  gens  du  pays 

1.  Les  Mss.  donnent  tons  ép^ta.  C'est  d'après  une  conjecture  de  Clavier  que 
Siabenkees  a  le  p^tmier  restitué  dans  le  texte  Concordia.  —  2.  MM.  Meineke 
et^  MùUer  ont  entendu  ropposition  de  outoi  et  de  Ixeïvoi  des  Ulyriens  et  des 
Bénètes,  M.  Meineke  a  même  restitué  ce  dernier  nom  au  commencement  de 
la,  phrase.  L'opposition  entre  les  Ulyriens  et  les  négociants  romaips,  tant 
ceux  d'Aquilée  que  ceux  qui  venaient  par  mer  et  qui  remontaient  le  Natison, 
nous  a  paru  plus  satisfaisante,  malgré  l'incorrection  évidente  de  la  phrase.  — 
^.  Nous  avons  traduit  d'après  la  correction  que  Coray  a  faite  de  m-caitiou  en 


356  GÉOGBAPHifi  DE  STBABON. 

appellent  Penceinte  dii  Tiiriavum  la  source,  la  mère  de  VAdria-^ 
tique.  S'il  faut  en  croire  pourtant Posidonius, le  fleuve  Timave 
descendrait  des  montagnes  pour  se  perdre  dans  un  abîme,  et, 
après  avoir  parcouru  sous  terre  un  espace  de  130  stades  envi- 
ron ,  [il  ne  ferait  que  reparaître] ,  et  déboucherait  aussitô  t  dans 
la  mer. 

9.  La  domination  de  Diomède  dans  ces  parages  est  attes- 
tée et  par  la  présence  des  îles  Diomédéennes  et  par  les  tra- 
ditions relatives  aux  Dauniens  et  à  Ârgos  Hippium.  De  ces 
différentes  traditions  nous  ne  rapporterons  ici  que  ce  qui  peut 
avoir  quelque  utilité  historique  ;  nous  écarterons,  comme 
il  convient ,  la  partie  purement  mythique  et  ce  qui  n'est 
que  fiction  ;  nous  ne  dirons  rien,  par  exemple,  de  Phaéton 
ni  des  Hèliades  changées  en  aunes  sur  les  bords  du  fleuve 
Eridan,  de  ce  fleuve  soi-disant  voisin  du  Padus  et  qu'on  ne 
retrouve  en  aucune  contrée  de  la  terre  ;  rien  non  plus  de  ces 
prétendues  îles  Electrides  situées  en  avant  des  bouches  du 
Padus,  et  des  Méléagrides  leurs  hôtes,  car  il  n'existe  rien  de 
semblable  aujourd'hui  dans  ces  parages.  En  revanche,  il 
nous  paraît  constant  que  les  anciens  Hénètes  rendaient  cer- 
tains honneurs  à  Diomède,  puisque  aujourd'hui  encore  on 
immole  un  cheval  blanc  à  ce  héros  et  qu'il  existe  dans  le 
pays  deux  bois  sacrés,  dédiés,  Tunà  Junon  Argienne,  l'autre 
à  Diane  iEtolide.  Seulement,  on  a,  comme  toujours,  ajouté 
à  la  réalité  quelques  détails  fabuleux  :  on  a  dit  que ,  dans 
ces  bois  sacrés,  les  bêtes  féroces  s'apprivoisaient  d'elles- 
mêmes.;  que  les  cerfs  y  faisaient  société  avec  les  loups  et 
s'y  laissaient  approcher  et  caresser  par  l'homm  e  ;  que  le  gibier 
poursuivi  par  les  chiens  n'avait  qu'à  s'y  réfugier  pour  qu'aus- 
sitôt les  chiens  cessassent  de  le  poursuivre.  Le  fait  suivant 
pourtant  nous  est  donné  comme  positif  :  un  homme  de 
ces  pays,  que  tout  le  monde  connaissait  et  plaisantait  pour 
son  empressement  à  cautionner  les  gens,  rencontra  un  jour 
des  chasseurs  qui  avaient  pris  un  loup  dans  leurs  filets; 
ceux-ci  lui  proposèrent  en  riant  de  se  rendre  caution  pour 
le  loup,  disant  que,  s'il  voulait  s'engager  à  réparer  le  dégât 
que  leur  prisonnier  pourrait  faire-  ils  lui  rendraient  la 


LIVRE  V.  357 

liberté;  rhomme  s'y  étant  engagé,  le  loup  fut  en  efifet 
relâché,  mais,  une  fois  hors  des  filets,  il  se  mit  à  donner  la 
chasse  à  un  fort  troupeau  de  cavales  non  marquées,  jusqu'à 
ce  qu'il  Teût  poussé  tout  entier  dans  Tétable  de  son  géné- 
reux garant.  Ainsi  payé  de  son  bienfait,  l'homme,  ajoute- 
t-on,  fit  marquer  le  troupeau  àTeffigie  d'un  loup  ;  on  l'appela 
le  troupeau  des  Lycophores;  c'étaient  toutes  bêtes,  sinon 
d'une  beauté,  au  moins  d'une  vitesse  incomparable.  Ses  hé- 
ritiers à  leur  tour  conservèrent  soigneusement  le  nom  et  la 
marque  du  troupeau  et  se  firent  une  loi  de  n'en  jamais  alié- 
ner ni  une  jument  ni  une  pouliche,  pour  être  seuls  à  pos- 
séder dans  toute  sa  pureté  une  race  dont  les  rejetons  natu- 
rellement étaient  devenus  illustres.  Seulement,  comme  nous 
l'avons  dit,  Yèlève  des  chevaux  est  une  industrie  complète- 
ment éteinte  aujourd'hui  dans  le  pays.  Tout  de  suite  après 
leTimavum  commence  la  côte  d'Istrie,  qui,  jusqu'à  Pola,  ap- 
partient encore  à  l'Italie.  Dans  l'intervalle  se  trouve  Tergesté, 
place  forte,  distante  d'Aquilée  de  180  stades.  Quant  à  Pola, 
elle  est  située  au  fond  d'un  golfe  qui  se  trouve  être  aussi 
fermé  qu'un  port  et  qui  contient  plusieurs  îlots  fertiles, 
pourvus  eux-mêmes  de  bons  mouillages.  Elle  doit  son  ori- 
gine à  un  ancien  établissement  de  ces  Golkhes  ou  Colchi- 
diens,  envoyés  à  la  recherche  de  Médée,  qui,  pour  avoir 
échoué  dans  leur  mission ,  se  condamnèrent  d'eux-mêmes  à 
l'exil,  ce  que  Gallimaque  rappelle  ainsi: 

«  Un  Grec  l'appellerait  la  ville  des  Exilés;  mais  eux-mêmes, 
d'un  mot  de  leur  langue,  ils  Pont  appelée  Pol^.  > 

Indépendamment  des  Hénètes  et  des  Istriens,  lesquels 
s'étendent,  avons-nous  dit,  jusqu'à  Pola,  la  Transpadane 
nous  offre  encore  plusieurs  autres  peuples  :  ainsi,  au-dessus 
des  Hénètes,  habitent  les  Carnes,  les  Génomans,  les  Médoa- 
ques  et  les  Insubres*.  Une  partie  de  ces  peuples  fut  tou- 
jours hostile  anx  Romains.  Quant  aux  Génomans  et  aux 
Hénètes,  ils  figurent,  dès  avant  l'invasion  d'Annibal,  comme 

1.  A  l'exemple  de  Coray  et  de  Meineke,  nous  avons  remplacé  partout  rûn^poi 
par  'ivffouSpot. 


358  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

alliés  des  Romains  et  prennent  part  en  cette  qualité  non 
seulement  aux  guerres  contre  les  Boiens  et  les  Insubres, 
mais  encore  à  d'autres  guerres  plus  récentes. 

10.  Parlons  maintenant  de  ces  populations  qui  occupent  en 
deçà  du  Pô  l'espèce  d'enceinte  semi-circulaire  que  forment, 
en  se  rejoignant  vers  Genua  et  Sabata,  les  monts  Apennins 
et  la  chaîne  des  Alpes.  Autrefois  les  Boiens,  les  Ligyens, 
les  Sénons  et  les  Gsesates  s'en  partageaient  la  meilleure  par- 
tie ;  il  n'y  reste  plus  aujourd'hui,  par  suite  de  l'expulsion  des 
Boiens  et  de  l'extermination  des  Gœsates  et  des  Sénons, 
que  les  tribus  d'origine  ligystique  et  les  colonies  romaines. 
Ajoutons  que  dans  ces  colonies  on  trouve  aussi  mêlé  à  l'élé- 
ment Romain  un  fond  de  population  ombrique,  parfois  même 
tyrrhénienne.  Il  y  avait,  en  effet,  avant  qu6  les  Romains  eus- 
sent commencé  k  étendre  leur  puissance,  une  sorte  de  lutte 
établie  entre  les  deux  nations  ombrienne  et  tyrrhénienne  à 
qui  exercerait  la  prépondérance  en  Italie,  et,  comme  elles 
n'étaient  séparées  que  par  le  Tibre,  il  leur  était  facile  de 
franchir  cette  barrière  pour  s'attaquer  réciproquement.  Ar- 
rivait-il aussi  que  l'une  des  deux  nations  entreprît  une  expé- 
dition contre  un  pays  voisin,  l'autre  aussitôt,  pour  ne  point 
demeurer  en  reste,  envahissait  le  même  pays  :  c'est  ainsi  qu'à 
la  suite  d'une  expédition  des  Tyrrhéniens  contre  les  popula- 
tions barbares  de  la  vallée  du  Padus,  expédition  d'abord 
heureuse,  mais  qui,  par  la  mollesse  des  vainqueurs,  avait 
bientôt  abouti  à  une  retraite  honteuse,  on  avait  vu  les  Om- 
briens attaquer  à  leur  tour  les  peuples  qui  venaient  de  chas- 
ser leurs  rivaux.  Puis,  des  contestations  s'étant  élevées  en- 
tre les  deux  nations  au  sujet  des  pays  qu'elles  avaient  con- 
quis tour  à  tour,  chacune,  [dans  le  cours  des  débats,]  y 
avait  envoyé,  de  son  côté,  un  certain  nombre  de  colonies  ; 
mais  les  Ombriens,  qui  étaient  moins  loin,  en  avaient  natu- 
rellement fondé  davantage.  Or,  ce  sont  ces  colonies  que  les 
Romains  ont  reprises;  seulement,  comme,  en  les  augmen- 
tant de  nouveaux  habitants,  Us  ont  généralement  conservé 
ce  qui  restait  des  anciennes  races  qui  les  avaient  précédés 
dans  le  pays,  on  peut  encore,  même  aujourd'hui  que  tous 


LIVRE  V.  359 

les  peuples  de  la  Cisalpine  portent  le  nom  de  Romains, 
distinguer  ceux  qui  sont  d'origine  ombrienne  ou  tyrrhé- 
nienne^  tout  comme  on  y  distingue  les  Hénètes,  les  Ligyens 
et  les  Insubres. 

11 .  La  Cispadane,  ou,ponrmieux  dire,  la  vallée  du  Padus, 
nous  offre  quelques  villes  famoBses,  notamment,  Placentia  ei 
Crémone,  qui,  très-rapprochées  l'une  de  TautrQ,  se  trouvent 
situées  par  le  fait  presque  au  centre  du  pays  ;  puis,  entre  ces 
villes  et  Ariminum,  s'élèvent  Parme,  Mutine  et  Bononia, 
laquelle  s'écarte  cependant  tm  peu  vers  Ravenne.  Il  y  a  aussi 
un  certain  nombre  de  petites  places  répandues  dans  l'inter- 
valle qui  sépare  ces  trois  villes,  puis,  sur  la  route  de  Rome, 
se  succèdent  Ancara*,  Rhegium,  Lepidum,  Macri-Campi, 
où  se  tient  le  conventus  ou  assemblée  annuelle  du  canton, 
Claterna,  Forum  Cornelium;  et  enfin,  près  du  Sapis  et 
du  Rubicon,  et  touchant  presque  à  Ariminum,  Faventia  et 
Caesena.  Ariminum,  co;nme  Ravenne,  fut  fondée  par  les 
Ombres  ou  Ombriens  ;  comme  elle  aussi,  elle  vit  sa  pO'* 
pulation  primitive  s'accroître  par  l'arrivée  de  colons  ro- 
mains. Elle  possède  un  port  et  une  rivière  qui  porte  le  même 
nom  que  la  ville.  De  Placentia  à  Ariminum  la  distance  est  de 
1300  stades.  Au-dessus  de  Placentia-,  et  à  une  distance  de 
36  milles,  en  tirant  vers  la  frontière  des  anciens  Ëtats  de 
Cotdus,  on  rencontre  Ticinum  et  le  fleuve  de  même  nom 
qui  en  baigne  l'enceinte  et  qui  va  plus  bas  s'unir  au  Padus, 
puis,  en  se  détournant  un  peu  de  la  route,  Clastidium, 
Derthôn  et  Aquœ  Statiellœ.  Quant  à  la  route  qui  mène 
directement  à  Ocelum,  elle  suit  d'abord  le  cours  du  Padus 
et  du  Durias,  puis  franchit  de  nombreux  ravins  et  diffé- 
rents cours  d'eau,  entre  autres  [un  second  Durias'],  et 
mesure  en  tout  à  peu  près  160  stades.  A  Ocelum  com- 
mencent les   Alpes  et  la  Celtique  [proprement  dite]^ 

1.  Sur  ce  nom,  voy.  la  lonsue  et  intéressante  note  de  M.  Mûller,  p.  967, 
col.  a,  1.  50.  cf.  Miemeke  :  Vina.  Strabon.,  p.  47.  —  2.  M.  MôUer,  faisant  droit  à 
ane  remarque  judicieuse  de  La  Porte  du  Theil,  pense  qu'on  peut  lire  ici,  au 
lieu  de  iv  xal  tèv  Apoutvrtav  —  Sv  xai  aV^ov  Aouçlav  tivA.  —  3.  D'après  l'autorité 
de  M.  Meineke,  nous  avons  cru  devoir  transporter  |^ns  loin  la  phrase  suivante, 
itpèç  $ï  Toîç. . , .  Xo(xeâvii  Tîjv  orûnoÇiv,  voire  même  en  faire  deux  parts. 


360  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Derthôn  est  une  ville  considérable  située  à  moitié  che- 
min entre  Genua  et  Placentia,  à  400  stades  de  Tune  et  de 
l'autre.  Aquae  Statiellae  se  trouve  sur  la  même  route.  Nous 
avons  dit  plus  haut  quelle  était  la  distance  de  Placentia  à 
Ariminum,  ajoutons  que  de  Placentia  à  Ravenne,  en  des- 
cendant le  Padus,  le  trajet  est  de  deux  jours  et  de  deux  nuits. 
La  Gispadane  était  autrefois,  comme  la  Transpadane,  cou- 
verte sur  un  espace  considérable  de  marais ,  qu'Annibal  no- 
tamment eut  grand'peine  à  traverser  dans  sa  marche  sur  la 
Tyrrhénie.  Mais  Scaurus  dessécha  cette  partie  de  la  plaine 
au  moyen  de  canaux  navigables  dérivés  du  Padus  et  allant 
jusqu'à  Parme.  Justement  en  cet  endroit  de  son  cours  le 
Padus,  qui  vient  de  recevoir,  près  de  Placentia,  le  Trebias, 
et  qui  au-dessus  de  cette  ville  a  reçu  encore  plus  d*un  affluent, 
se  trouve  démesurément  grossi.  Ce  Scaurus  est  le  même  qui 
construisit  la  voie  iEmilienne,  j'entends  celle  qui  va  parPise 
et  par  Luna  jusqu'à  Sabata  et  qui  continue  ensuite  par  Der- 
thôn; car  il  y  a  une  autre  voie  iÊmilienne  qui  sert  de  prolon- 
gement à  la  voie  Flaminienne.  M.Lepidus  et  G.  Flaminius, 
consuls  la  même  année,  construisirent,  en  effet,  après  avoir 
en  commun  vaincu  les  Ligyens,  Pun,  la  voie  Flaminienne  qui 
part  de  Rome,  traverse  la  Tyrrhénie  et  TOmbrie  et  aboutit 
aux  environs  d' Ariminum;  Tautre,  la  continuation  de  cette 
voie,  jusqu'à Bononia  d'abord,  puis  de  Bononia  à  Aquilée, 
en  lui  faisant  suivre  le  pied  des  Alpes  et  contourner  les  ma- 
rais. —  La  région  que  nous  venons  de  décrire  et  que  nous 
désignons  sous  le  nom  de  Gaule  cisalpine  se  trouve  séparée 
du  reste  de  l'Italie  par  la  partie  de  l'Apennin  située  au-des- 
sus de  la  Tyrrhénie  et  par  le  fleuve  iEsis,  ou  plutôt  par  le 
Rubicon,  la  limite  ayant  été  reculée  jusqu'à  ce  fleuve,  qui, 
ainsi  que  l'iEsis,  débouche  dans  l'Adriatique. 

12.  La  Gisalpine  est  une  contrée  privilégiée,  comme  le 
prouvent  sa  nombreuse  population,  l'importance  de  ses  villes 
et  la  richesse  de  sou  sol,  tous  avantages  par  lesquels  les  co- 
lonies romaines  de  la  Gisalpine  surpassent  infiniment  les 
autres  cités  de  l'Italie.  Ici  en  effet,  indépendamment  des 
récoltes  abondantes  et  variées  que  donnent  les  terres  en 


LIVRE  V.  361 

culture,  la  quantité  de  glands  que  produisent  les  forêts  est 
telle  qu'on  trouve  à  y  engraisser  aisément  ces  immenses' 
troupeaux  de  porcs  qui  presque  k  eux  seuls  nourrissent  Tim- 
mense  population  de  Rome.  L'abondance  des  irrigations 
est  cause  aussi  que  le  sol  y  est  merveilleusement  propre 
à  la  culture  du  millet  ;  or,  il  n'y  a  pas  de  meilleure  res- 
source contre  la  famine,  le  millet  résistant  à  toutes  les  vi- 
cissitudes de  la  température  et  ne  faisant  jamais  défaut,  y 
eût-il  disette  absolue  des  autres  espèces  de  grains.  La  pré- 
paration de  la  poix  est  encore  pour  ce  pays  une  source 
de  produits  magnifiques.  Quant  au  vin,  la  dimension  des 
tonneaux  peut  donner  une  idée  de  l'abondance  des  récoltes  : 
ces  tonneaux  sont  en  bois  et  plus  grands  que  des  maisons. 
Ajoutons  que  la  facilité  qu'on  a  de  les  enduire  d  une  couche 
épaisse  de  poix  contribue  à  bonifier  et  à  conserver  le  vin*. 
La  laine,  la  laine  fine,  est  plus  belle  aux  environs  de  Mu- 
tine et  de  la  rivière  Scultanna  que  partout  ailleurs  ;  de  plus, 
on  tire  de  la  Ligystique  et  du  pays  des  Insubres  une  laine 
rude  et  grossière  dont  on  habille  presque  tous  les  esclaves 
en  Italie  ;  quant  à  cette  autre  laine  de  qualité  moyenne,  inter- 
médiaire,  qu'on  emploie  principalement  pour  fabriquer  les 
tapis  de  prix,  les  gausapes  et  autres  tissus  analogues,  pelu- 
cheux des  deux  côtés  ou  d'un  côté  seulement,  c'est  des  en- 
virons de  Patavium  qu'on  la  tire.  Les  mines,  en  revanche, 
sont  laissées  aujourd'hui  dans  une  sorte  d'abandon,  ce  qui 
tient  sans  doute  k  ce  qu'elles  auront  été  reconnues  moins 
productives  que  celles  de  la  Transalpine  et  de  Tlbérie; 
mais  il  fut  un  temps  où  l'exploitation  en  était  poussée  fort 
activement,  d'autant  qu'on  avait  trouvé  de  l'or  à  Vercelli, 
bourg  voisin  d'Ictomuli.  IctomuU  n'est  aussi  qu'un  gros 
bourg.  Les  deux  localités  sont  situées  dans  les  environs  de 
Placentia. 

Nous  avons  fini  de  décrire  la  première  partie  de  l'Italie; 
passons  k  la  seconde. 

1.  Nous  avons  adopté  l'ingénieuse  correction  de  M.  Meineke,  «pôç  tô  eùx«vY)Tov 
au  lieu  de  w.  x.  evnivT,Tov,  Voy.  Vind,  Strabon.f  p  49. 


362  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 


CHAPITBE  II. 

Cette  seconde  division  comprend  la  Ligystique,  laquelle 
se  trouve  située  en  plein  Apennin,  entre  la  Gaule  cisalpine 
dont  nous  venons  de  parler  et  la  Tyrrhénie.  Il  n'y  a  rien 
d'intéressant,  du  reste,  à  en  dire,  si  ce  n'est  que  les  Ligyens 
vivent  encore  disséminés  dans  des  bourgades  ouvertes  et 
qu'ils  s'évertuent  à  labourer  et  à  fouir  un  sol  aride,  une 
vraie  carrière  pour  mieux  dire,  ainsi  que  s'exprime  Posi- 
donius.  [Le  pays  cependant  est  populeux  et  fournit  com- 
parativement lin  plus  grand  nombre  de  soldats  qu'aucune 
autre  partie  de  l'Italie,  un  plus  grand  nombre  aussi  de  cbe- 
valiers  pouvant  être  appelés  k  l'occasion  à  recruter  le  sénat 
de  Rome*.]  —  En  troisiènie  lieu,  maintenant,  et  faisant 
suite  à  la  Ligystique,  s'offre  la  Tyrrhénie,  qui  occupe  toute 
la  plaine  jusqu'au  Tibre  :  bornée  à  l'O.  par  la  mer  Tyrrhé- 
nienne  et  la  mer  de  Sardaigne  la  Tyrhénie  se  trouve  avoir 
en  effet  pour  limite  orientale  le  cours  même  du  Tibre.  Le 
Tibre,  on  le  sait,  descend  de  l'Apennin,  se  grossit  d'un  bon 
nombre  de  rivières,  et,  après  avoir  coulé  un  certain  temps  à 
travers  la  Tyrrhénie,  forme  la  limite  qui  sépare  cette  con- 
trée de  l'Ombrie  d'abord,  puis  de  la  Sabine  et  de  la  partie 
du  Latium  où  est  Rome,  laquelle  se  prolonge  jusqu'à  la 
mer.  Ces  trois  contrées  se  trouvent  être,  dans  le  sens  de 
leur  largeur,  à  peu  près  pardlèles  au  cours  du  fleuve  et 
à  la  Tyrrhénie,  et  à  peu  près  parallèles  entre  elles  dans  le 
sens  de  leur  longueur,  vu  qu'elles  remontent  toutes  trois 
depuis  le  fleuve  vers  la  partie  de  l'Apennin  qui  avoisine 
l'Adriatique,  et  cela  dans  Tordre  suivant  :  l'Ombrie  d'a- 
bord ,  la  Sabine  ensuite  et  le  Latium  en  dernier.  Le  La- 
tium est  donc  compris  entre  la  partie  du  littoral  qui  va 
d'Osties  à  Sinuessa  et  la  frontière  de  la  Sabine  (Osties  est 
l'arsenal  maritime  de  Rome  et  c'est  après  avoir  baigné  ses 

1.  Voy.  la  note  3  de  la  page  359.  '  • 


LIVRE  V.  363 

murs  que  le  Tibre  débouche  dans  la  mer)  ;  d'autre  part, 
dans  le  sens  de  sa  longueur,  le  même  pays  s'étend  jusqu'à 
la  Gampanie  et  aux  monts  Saunitiques  ;  quant  à  la  Sabine, 
elle  est  située  entre  le  Latium  et  l'Ocobrie  et  se  prolonge 
également  vers  les  monts  Saunitiques,  mais  en  se  rappro^ 
chant  davantage  de  la  partie  de  l'Apennin  occupée  par  les 
Vestins,  les  Pélignes  et  les  Marses;  l'Ombrie,  à  son  tour, 
occupe  l'intervalle  de  la  Sabine  k  la  Tyrrhénie  et  s'avance 
jusqu'à  Âriminum  et  à  Ravenne  par  delà  les  montagnes  ; 
enfin  la  Tyrrhénie  part  de  la  mer  à  laquelle  elle  donne  son 
nom  et  du  cours  du  Tibre  pour  s'arrêter  au  pied  des  mon- 
tagnes qui  forment  de  la  Ligystique  à  l'Adriatique  cette 
chaîne  ou  enceinte  continue.  —  Gela  dit,  essayons  de  décrire 
chacune  de  ces  contrées  en  détail,  en  commençant  précisé-^ 
ment  par  la  Tyrrhénie. 

2.  Les  Tyrrhènes  ou  Tyrrhéni^ns  ne  sont  connus  parmi 
les  Romains  que  sous  les  noms  à'Etrusci  et  de  Tusci:  ce  sont 
les  Grecs  qui  leur  ont  donné  l'autre  nom,  en  souvenir  de 
Tyrrhen ,  fils  d'Atys,  qu'on  nous  dit  avoir  amené  naguère 
une  colonie  lydienne  dans  le  pays.  C'était  à  l'occasion  d'une 
famine,  d'une  disette  survenue  en  Lydie  ;  le  roi  Atys,  l'un 
des  descendants  d'Hercule  et  d'Omphale,  ayant  fait  tirer  au 
sort  ses  deux  fils,  Lydus  et  Tyrrhen,  retint  le  premier  près 
de  lui  et  envoya  l'autre  au  loin  avec  la  plus  grande  partie  de 
son  peuple.  Tyrrhen  aborda  aux  rivages  d'Italie,  fonda  douze 
villes  dans  un  même  canton  qui  fut  appelé  de  son  nom  Tyr*- 
rhènie^  et  leur  donna  un  seul  et  même  chef  pour  les  adminis- 
trer. Ge  chef  s'appelait  Tarcon  :  s(m  nom  se  retrouve  dans 
celui  de  Tarquinia,  l'une  des  douze  villes,  et,  comme  il  avait 
donné,  étant  enfant,  des  preuves  d'une  sagesse  précoce,  la 
fable  nous  le  représente  venant  au  monde  avec  des  cheveux 
blancs.  Tout  le  temps  que  les  Tyrrhènes  vécurent  ainsi  ran- 
gés sous  le  gouvernement  d'un  seul,  ils  furent  puissants  et 
forts  ;  mais  il  est  probable  que  le  lien  qui  les  unissait  finit 
par  se  rompre  et  que,  chaque  ville  s'étant  isolée,  ils  se  trou^ 
vèrent  trop  faibles  contre  les  agressions  de  leurs  voisins  et 
durent  reculer  devant  eux  :  autrement,  les  eût-on  vus  re- 


3b4  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

noncer  d'eux-mêmes  aux  terres  fertiles  qu'ils  possédaient 
pour  tourner  tout  leur  espoir  vers  la  mer,  réduits  désor- 
mais à  infester  de  leurs  pirateries  les  différentes  parties  de 
la  Méditerranée,  eux,  qui,  en  unissant  leurs  forces,  eussent 
été  en  état  non-seulement  de  repousser  toute  agression  venue 
du  dehors,  mais  de  prendre  l'offensive  et  de  tenter  de 
lointaines  expéditions  ?  Postérieurement  à  la  fondation  de 
Rome,  Démarate  arrive  dans  le  pays ,  amenant  k  sa  suite 
toute  une  colonie  corinthienne;  les  Tarquinites  l'accueil- 
lent, il  épouse  une  femme  indigène  et  en  a  un  fils  qu'il 
nomme  Lucumon.  Ce  fils,  devenu  Tami  d'AncusMarcius,  roi 
de  Rome,  lui  succède  et  quitte  son  nom  pour  prendre  celui 
de  L.  Tarquinius  Priscus.  Tarquin,  et  déjà  son  père,  avant 
lui,  firent  beaucoup  pour  Tembellissement  des  villes  de  la 
Tyrrhénie,  l'un  par  le  grand  nombre  d'artistes  amenés  avec 
lui  de  Corihthe,  l'autre  par  les  ressources  de  tout  genre  que 
le  trône  de  Rome  mettait  à  sa  disposition.  C'est  de  Tarqui- 
nîes  aussi,  à  ce  qu'on  assure,  que  furent  importés  à  Rome  les 
ornements  du  triomphe,  les  insignes  non-seulement  du  con- 
sulat mais  en  général  de  toutes  les  grandes  magistratures, 
l'usage  des  faisceaux,  des  haches,  des  trompettes,  les  rites 
des  sacrifices,  l'art  de  la  divination  et  tout  cet  appareil  mu- 
sical dont  les  Romains  accompagnent  habituellement  leurs 
cérémonies  publiques.  Le  second  Tarquin,  fils  du  précédent, 
autrement  dit  Tarquin  le  Superbe,  fut  le  dernier  roi  de 
Rome  :  une  révolution  le  chassa  de  son  trône.  Porsenna, 
*  roi  de  Clusium  (Clusium  est  l'une  des  principales  villes  de 
lia  Tyrrhénie),  essaya  bien  de  le  rétablir  par  la  force  des  ar- 
|ines,  mais  n'ayant  pu  y  réussir,  il  renonça  k  poursuivre  les 
"hostilités,  traita  avec  les  Romains  et  évacua  leur  territoire, 
ayant  reçu  d'eux,  avec  le  titre  d'ami,  de  grandes  marques 
d'honneur  et  de  riches  présents. 

3.  A  ce  que  nous  venons  de  dire  touchant  l'illustration 
de  la  nation  Tyrrhénienne  en  général,  ajoutons  quelques 
détails  sur  l'histoire  particulière  des  Cœrétans*.  Rappelons 

p .*•  Voy.,  sur  l'omission  probable  d'un  ou  de  deux  motsdans  le  texte,  Meineke  : 
»  *nd.  Strabon  ,  p.  50.  Cf.  Millier,  Ind.  var,  lect,^  p.  968,  col.  2, 1.  35. 


LIVRE  V.  365 

notamment  qu'ils  osèrent  à  eux  seuls  attaquer  les  Gaulois, 
comme  ceux-ci,  après  la  prise  de  Rome  se  retiraient  par  la 
Sabine,  et  que,  les  ayant  vaincus,  ils  les  forcèrent  à, rendre 
ces  riches  dépouilles  que  Rome  avait  consenti  à  leur  céder. 
Ils  avaient  en  outre  sauvé  la  vie  à  une  foule  de  Romains 
qui  leur  étaient  venus  demander  asile  et  avaient  conservé 
îe  feu  éternel  en  même  temps  que  protégé  les  vestales.  Les 
Romains  cependant  (et  cela  par  la  faute  des  mauvais  ma- 
gistrats qu'ils  avaient  alors  à  leur  tête)  ne  reconnurent  point 
ces  services  comme  ils  auraient  dû  le  faire  :  ils  conférèrent 
aux  Caerétans  le  droit  de  cité,  mais  sans  les  inscrire  au- 
nombre  des  citoyens  proprement  dits  ;  même  ils  firent  de 
leurs  noms  une  liste,  une  table  à  part,  dite  Tabulœ  Cœritumy 
où  furent  relégués  désormais  tous  ceux  qu'ils  excluaient  de 
risonomie.  En  revanche,  les  Grecs  ont  toujours  distingué  et 
honoré  ce  peuple  à  cause  de  son  courage  et  de  son  respect 
pour  la  justice,  lui  tenant  compte  de  ce  que,  malgré  la  supé- 
riorité de  sa  marine,  il  s'était  abstenu  en  tout  temps  d'actes 
de  piraterie  et  de  ce  qu'il  avait  consacré  dans  le  temple  de 
Delphes  ce  fameux  trésor  dit  des  Agylléens,  Anciennement, 
en  effet,  Cœré  se  nommait  Agylla:  c'étaient,  à  ce  qu'on 
assure,  desPélasges  venus  de  Thessalie  qui  l'avaient  fondée. 
Mais  les  Lydiens  (j'entends  ceux  qui  prirent  le  nom  de 
Tyrrhènes)  ayant  mis  le  siège  devant  Agylla,  un  des  leurs, 
dit-on,  s'approcha  du  rempart  et  demanda  qu'on  lui  dît  le 
nom  de  la  ville,  et  comme,  au  lieu  d'obtenir  la  réponse  à  sa 
question,  il  avait  été  salué  par  un  Thessalien  du  haut  du 
rempart  du  mot  Xaîpe  (bonjour),  les  Tyrrhènes  virent  Ik  un 
présage  heureux  et  firent  de  ce  mot  un  nom  nouveau  qu'ils 
donnèrent  à  la  ville,  quand  ils  l'eurent  prise.  Aujourd'hui  du 
reste,  cette  ville  illustre,  et  naguère  si  florissante,  n'est  plus 
que  l'ombre  d'elle-même,  au  point  que  les  thermes  qui  se 
trouvent  dans  ses  environs ,  les  thermes  dits  de  Cœré,  sont 
en  réalité  infiniment  plus  peuplés  qu'elle,  vu  l'affluence  des 
gens  qui  s'y  rendent  pour  raison  de  santé. 

4.  Les  Pélasges  (c'est  l'opinion  presque  universelle)  for- 
maient une  race  ou  nation  fort  ancienne  répandue  par  toute 


366  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

la  Grèce,  mais  principalement  en  Thessalie,  dans  la  région 
appelée  JEolide.  Éphore  incline  à  penser  que  les  premiers 
Pélasges  furent  des  soldats,  Arcadiens  d'origine,  qui  don- 
nèrent leur  nom  à  de  nombreux  compagnons  gagnés  bientôt 
par  leur  exemple  à  la  profession  des  armes,  et  qui  s'ac- 
quirent une  grande  célébrité  non -seulement  en  Grèce, 
mais  partout  où  le  hasard  poussa  leurs  pas.  Homère 
nous  les  montre  déjà  établis  en  Crète,  puisqu'il  fait  dire  à 
Ulysse  dans  son  récit  à  Pénélope  : 

«  Ici  les  peuples  ne  parlent  point  tous  la  même  langue  : 
«  mais  on  trouve  mêlés  ensemble  FAchéen,  le  noble  Étéocrète , 
c  le  Cydonien,  la  triple  nation  Dorienne  et  les  Pélasges  issus 
€  des  dieux,  i 

D'autre  part,  en  donnant  le  nom  à*Argo$  Pélasgîque  à  la 
partie  de  la  Thessalie  qui  est  comprise  entre  les  bouches  du 
Pénée  et  les  Thermopyles  et  qui  se  prolonge  jusqu'à  la 
chaîne  du  Pinde,  Homère  semble  attester  que  les  Pélasges 
ont  longtemps  aussi  dominé  en  ce  pays.  Il  est-reniarquable 
enfin  qu'il  joigne  au  nom  de  Jupiter-Dodonéen  l'épithète  de 
Pelas  gique: 

c  Tont-puissant  Jupiter,  Jupiter  Dodonéen,  Jupiter  Pélas- 
f  gique!  > 

Beaucoup  d'auteurs,  du  reste,  qualifient  de  Pélasgiques  * 
les  populations  mêmes  de  TÉpire,  comme  pour  mieux  mar- 
quer que  la  domination  des  Pélasges  s'était  étendue  sur 
toute  cette  contrée.  Il  est  arrivé  en  outre  que  la  dénomination 
de  Pélasges^  attribué  dans  le  principe  à  divers  héros  indivi- 
duellement, s'est  transportée  avec  le  temps  des  héros  aux 
pays  mêmes  [témoins  de  leurs  exploits].  C'est  ainsi  notam- 
ment qu'on  en  est  venu  à  qualifier  Lesbos  de  Pélasgienne  et 
qu'Homère  a  placé  des  Pélasges  dans  le  voisinage  immédiat 
des  Giliciens  de  la  Troade  : 

«  Hippothoùs  conduisait  les  belliqueux  Pélasges,  les  Pé- 
«  lasges  de  la  riche  et  fertile  Larisse.  > 

1.  K«i  au  lieu  àei.  Voy.  Hermann  :  OpusculOf  t.  II,  p.  331. 


UVRE  V.  367 

Peut-être  même  Éphore  nVt-il  pkcé  en  Arcadie  Tori- 
gine  de  la  nation  Pélasgique  que  parce  qu'Hésiode  lui  en 
avait  suggéré  Tidée  en  disant  quelque  part  : 

«  Les  fils  du  divin  Lycaon,  né  lui-même  de  Pelasgus.  » 

Du  moins  ^Eschyle,  dans  sa  tragédie  des  Suppliantes,  et 
dans  celle  des  Danaides,  assigne-t-il  pour  point  de  départ  aux 
Pélasges  Argos,  Argos  près  Mycènes.  On  sait  aussi  que  le 
Péloponnèse  s'était  appelé  primitivement  la  Pélasgie,  Éphore 
lui-même  le  constate  et  on  lit  dans  YArchélaûs  d'Euri- 
pide que  : 

<r  Le  père  des  cinquante  Danaides,  étant  venu  dans  Argos, 
«  s'établit  en  maître  dans  la  ville  dlnachus,  et  que  bientôt,  à 
«  cause  de  lui,  la  Grèce  apprit  à  nommer  Danai  ceux  qu'elle 
«  avait  si  longtemps  salués  du  nom  de  Pélasges.  » 

Au  dire  d'Anticlide  maintenant,  Lemnos,  Imbros  et  les 
îles  voisines  auraient  eu  les  Pelades  pour  premiers  habi- 
tants, et,  parmi  ces  Pélasges,  Tyrrhen,  fils  d'Atys,  aurait 
recruté  une  partie  des  compagnons  qui  le  suivirent  en  Ita- 
lie. Enfin,  s'il  faut  en  croire  les  Atthidographes ,  les  Pélasges 
seraient  venus  même  en  Attique,  et,  en  voyant  leurs  habitu- 
des errantes,  en  les  voyant  toujours  prêts,  comme  des  oi- 
seaux de  passage,  à  aller  de  contrée  en  contrée,  les  gens  du 
pays  auraient  changé  leur  nom  en  celui  de  Pélarges^. 

5.  La  plus  grande  longueur  de  la  Tyrrhénîe,  mesurée 
d'après  l'étendue  de  la  côte  entre  Luna  et  Osties,  est,  dit-on, 
de  2500  stades  ou  peu  s'en  fant  ;  quant  k  la  largeur,  qui  se 
prend  suivant  la  direction  des  montagnes,  elle  n'atteint  pas 
à  moitié  de  la  longueur.  On  compte  en  effet  depuis  Luna 
jusqu'à  Pise  plus  de  400  stades;  de  Pise  à  Yolaterrœ 
280  stades  ;  270  stades  de  Volaterrœ  à  Poplonium,  et  de 
Poplonium  k  Gossa  près  de  800  stades  ou  tout  au  moins 
600,  comme  le  marquent  certains  auteurs;  mais  Polybe 
assurément  se  trompe  quand  il  ne  compte  en  tout  [jus- 

1.  ntXapYôç  signifie  cigogne. 


368  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

qu'à  Cossa]*  que  1330  stades.  [Enfin  de  Gossa  à  Osties  la 
distance  est  de  740  stades].  —  Des  noms  de  lieux,  que 
nous  venons  de  citer,  celui  de  Luna  désigne  à  la  fois  une 
ville  et  un  port  :  les  Grecs  distinguent  également  le  poi^t 
et  la  ville  de  Séléiié,  La  ville  proprement  dite  n'est  pas 
grande  ;  en  revanche,  le  port  est  très-spacieux  et  très-beau, 
il  renferme  même  dans  son  enceinte  plusieurs  bassins  dis- 
tincts, ayant  tous  une  grande  profondeur  d*eau  jusqu'auprès 
des  bords,  et  répond  tout  à  fait  à  Tidée  qu'on  pouvait  se 
faire  du  port  militaire  d'une  nation  ayant  dominé  si  long- 
temps et  si  loin  sur  les  mers.  Il  est  entouré  d'une  ceinture 
de  hautes  montagnes,  du  sommet  desquelles  on  découvre 
devant  soi  la  pleine  mer  et  Tîle  de  Sardaigne  en  même 
temps  qu'à  droite  et  à  gauche  s'aperçoit  une  très-longue 
étendue  de  côtes.  Dans  les  mêmes  montagnes  se  trouvent 
ces  fameuses  carrières,  d'où  l'on  extrait  en  si  grande  quan- 
tité et  en  blocs  si  énormes,  en  dalles,  en  tables,  en  colonnes 
d'un  seul  morceau,  ces  beaux  marbres  blancs  ou  veinés  et 
à  teinte  verdâtre  qui  vont  ensuite  servir  à  la  décoration  des 
somptueux  édifices  de  Rome  et  des  autres  villes  de  l'Italie. 
Le  transport  des  marbres,  en  effet,  n'offre  aucune  difficulté 
sérieuse  vu  la  proximité  où  se  trouvent  de  la  mer  les  monta- 
gnes qui  contiennent  ces  carrières  et  la  possibilité  d'achever 
par  le  Tibre  le  trajet  commencé  par  mer.  C'est  encore  la  Tyr- 
rhénie  qui,  de  toutes  les  parties  de  l'Italie,  fournit  la  plus 
grande  quantité  de  bois  de  construction  et  les  poutres  les 
plus  droites  et  les  plus  longues  et  elle  a  l'avantage  de  pou- 
voir, par  le  grand  fleuve  qui  l'arrose,  faire  descendre  ces 
bois  directement  des  montagnes  kla  mer.  [Dans  le  voisinage 
des  montagnes  de  Luna  est  une  autre  ville,  connue  sous  le 
nom  de  Luca]^.  Entre  Luna  et  Pise,  coule  le  Macrès^,  dont 


1.  En  traduisant  ainsi ,  nous  nous  conformons  à  rexplication  très-in- 
génieuse que  M.  MûUer  a  donnée  de  ce  passage  et  qui  rend  au  moins  l'er- 
reur de  Polybe  vraisemblable.  Voy.  Ind,  var.  /ec<.,  p.  «69,  col.  1,1.  1.— 
2.  Cette  phrase  est  un  dernier  fragment  de  ce  passage  du  S  il  du  chapitre  i 
du  présent  livre,  déplacé  par  M.  Meineke  et  scindé  en  deux.  —3.  Voy.,  Ind. 
var.  lect.j  p.  969,  col.  1,  1.  13,  l'explication  paléographique  que  M.  Millier 
cunne  de  la  leçon  des  Mss.,  Mâx^t];  iotX  ^upiov  &>  ni^a-zi. 


LIVRE  V.  369 

beaucoup  d'auteurs  font  la  limite  commune  de  la  Tyrrhénie 
et  de  la  Ligystique.  Quant  à  Pise,  elle  passe  pour  un  ancien 
établissement  de  ces  Pisaîœ  du  Péloponnèse,  qui,  en  re- 
venant de  Troie,  où  ils  avaient  accompagné  Nestor,  furent 
jetés,  dit-on,  hors  de  leur  route,  les  uns,  vers  Metapontium, 
les  autres  précisément  sur  cette  côte  de  Pisatide.  La  ville 
est  située  entre  deux  fleuves,  l'Arnus  etTAusar^  juste  à  leur 
confluent  :  le  premier  de  ces  fleuves  vient  d'Arretium  avec 
un  volume  d'eau  encore  considérable,  bien  que  fort  dimi- 
nué, pour  s'être,  dans  le  trajet,  divisé  en  trois  branches; 
l'autre  descend  directement  de  l' Apennin.  A  leur  confluent, 
et  par  l'eô'et  du  choc  de  leurs  eaux,  les  deux  fleuves  s'élèvent 
à  une  telle  hauteur  qu'ils  empêchent  absolument  de  se  voir 
d'une  rive  k  l'autre  et  opposent  par  là  nécessairement 
de  très -grands  obstacles  k  ce  quun  vaisseau  venant  de 
la  mer  paisse  remonter  les  vingt  stades  qui  séparent  Pise 
de  la  côte.  Suivant  une  fable  qui  a  cours  dans  le  pays, 
la  première  fois  que  les  deux  fleuves  descendirent  des  mon- 
tagnes, les  populations  leur  barrèrent  le  passage,  dans 
la  crainte  qu'en  unissant  leurs  eaux  ils  n'inondassent  leurs 
terres,  et  les  fleuves  durent  s'engager  par  serment  à  ne  ja- 
mais déborder,  ce  que  du  reste  ils  observèrent  scrupuleu- 
sement. La  ville  de  Pise  paraît  avoir  été  autrefois  très-flo- 
rissante ;  aujourd'hui  même,  elle  jouit  d'un  certain  renom 
grâce  k  la  fertilité  de  son  territoire ,  k  la  richesse  de  ses 
carrières  et  k  l'abondance  de  ses  bois  particulièrement  pro- 
pres aux  constructions  navales.  Naguère  elle  utilisait  ces 
bois  de  la  sorte  et  les  utilisait  pour  elle-même,  ayant  à  se  dé- 
fendre des  dangers  qui  la  menaçaient  du  côté  de  la  mer  :  les 
Ligyens,  plus  belliqueux  que  les  Tyrrhéniens,  étaient  en 
effet  pour  eux  de  méchants  voisins,  pis  que  cela,  des  ennemis 
attachés  k  leur  flanc  et  qui  se  plaisaient  à  les  harceler  sans 
cesse.  Mais  aujourd'hui  que  les  Romains  se  bâtissent  jus- 
que dans  leurs  viUàs  des  palais  aussi  somptueux  que  ceux 
des  anciens  rois  de  Perse,  ce  sont  les  constructions  de 

1.  Avi<Tapo(;  au  lieu  de  Aforo^o;,  ancienne  correction  due  à  Ciuvier. 

GÉOGR.   DE  STRABON.   I.  —  24 


370  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Rome  qui  absorbent  la  plus  grande  partie  de  ces  bois  pré- 
cieux. 

6.  Le  territoire  de  Vokterr»  est  baigné  par  la  mer, 
quant  à  la  ville  même,  elle  [en  est  loin]  :  du  fond  d'une  vallée 
longue  et  étroite  s'élève  une  colline  très-haute,  escarpée  de 
tous  les  côtés  et  terminée  par  una  plate-forme  ;  c  est  là,  sur 
ce  plateau,  qu'a  été  bâtie  Tenceinte  fortifiée  de  la  ville.  Le 
chemin  par  où  Ton  y  monte  mesure  quinze  stades  depuis  la 
base  de  la  colline ,  et  est  d'un  bout  à  l'autre  extrêmement 
roide  et  difficile.  On  vit,  du  temps  de  Sylla,  un  certain  nom- 
bre -de  Tyrrbéniens  et  de  proscrits  se  réunir  en  ce  lieu  et, 
après  avoir  formé  un  corps  de  quatre  cohortes,  y  soutenir 
un  siège  de  deux  ans,  peur  ne  rendre  encore  la  place  au  bout 
de  ce  temps  que  par  composition.  Poplonium ,  petite  ville 
bâtie  au  haut  d'un  promontoire  élevé,  qui  avance  assez  loin 
dans  la  mer  pour  former  une  véritable  presqu'île,  eut  aussi 
à  la  même  époque  un  siège  en  rè^e  à  soutenir.  La  ville  pro- 
prement dite  est  aujourd'hui, à  l'exception  des  temples  et  de 
quelques  maisons,  absoluioent  déserte;  mais  le  quartier  dit 
de  V arsenal f  avec  son  petit  port  au  pied  même  de  la  montagne 
et  sa  double  ^  cale  à  loger  les  navires,  of^e  un  aspect  moins  dé- 
solé. Je  ne  crois  pas  que  les  anciens  Tyrrhènes  aient  placé  une 
autre  de  leurs  villes  sur  le  bord  même  de  la  mer  :  comme  toute 
cette  côte  est  dépourvue  de  ports,  les  premiers  colons,  natu- 
rellement, se  tinrent  à  distance  de  la  mer  ou  se  fortifièrent 
plus  particulièrement  de  ce  côté,  pour  éviter  de  se  trouver  à 
la  merci  des  pirates.  On  a  placé  au  pied  du  même  promon- 
toire un  thynnoscopeum[o\L  guérite  à  l'usage  des  vigies  char- 
gées de  signaler  l'approche  des  thons].  De  Poplonium,  on 

\  découvre,  mais  tout  à  fait  dans  le  lointain,  et  non  sans  peine, 
l'île  de  Sardaigne,  puis,  sur  un  plan  plus  rapproché,  à  60  sta- 

'  des  à  peu  près  en  deçà  de  la  Sardaigne,  l'île  de  Gyrnos  ;  plus 
distinctement  enfin,  vu  qu'elle  est  beaucoup  plus  voisine  du 
continent,  l'île  d'i^thalie  qui  se  trouve  à  300  stades  environ 

1.  Voy.  Vindic.  Strahon.,  p.  51,  les  raisons  que  donne  M.  Meincke  pour 
justifier  la  suppression  qu'il  fait  du  mot  $tô  au  commencement  de  cette  phrase. 


LIVRE  V.  371 

de  la  côte,  c'est-à-dire  à  la  même  distance  où  elle  est  de 
Cyrnos.  C'est  aussi  à  Poplonium  qu'il  est  le  plus  commode 
de  s'embarquer  lorsqu'on  veut  passer  dans  l'une  on  l'antre 
de  ces  iles.  Du  haut  de  la  ville,  où  nous  étion-s  monté  exprès, 
nous  les  avons  reconnues  toutes  les  trois,  en  même  temps 
que  nous  découvrions  du  côté  de  la  campagne  un  certam 
nombre  de  mines  abandonnées.  Nous  arotts  vu  de  là  aussi 
les  forges  où  Ton  travaille  le  fer  apporté  d'iEthalie.  Quelque 
chose  en  effet  empêche  que  h  minerai  tue  soit  fondu  couve^ 
nablement  dans  les  fourneaux  de  l'île,  et,  à  cause  de  cela,  on 
le  transporte  sur  le  continent  aussitôt  après  l'avoir  extrait  de 
la  mine.  Ce  n'est  pas  là  du  reste  le  seul  fait  étrange  que  l'on 
observe  à  ^Ethalie,  il  peut  arriver,  par  exemjde,  qu'avec  le 
temps  les  mines  qu'on  y  exploite  se  remplissent  de  nouveau, 
comme  on  dit  que  la  pierre  se  refonte  dans  les  platamons 
de  Tîle  de  Rhodes,  le  marbre  dans  les  carrières  de  Paros  et 
le  sel  dans  ces  mines  de  l'Inde  dont  parle  Glitarque.  De  ce 
qui  précède,  il  résulte  qu'Ératosthène  a  eu  bien  tort  de 
prétendre  qu'on  n'apercevait  da  coBtifient  ni  Cyrnos  ni  la 
Sardaigne,  et  Artémidore  bien  tort  aussi  de  rejeter  ces  deux 
îles  à  1200  stades  en  pleime  mer  :  car,  à  une  telle  distance, 
ces  îles,  distinctes  peut-être  pour  d'autres  yeux,  n'auraient 
certainement  pas  pu  être  aperçues  des  nôtres  aussi  nette- 
ment qu'elles  l'ont  été,  surtout  Cyrnos.  Il  existe  sur  la  côte 
d'iEthalie  un  port  appelé  Argôus  portm^àu.  nom,  soi-disant, 
du  navire  Argo  ;  on  prétend  qu'en  dier^hant  la  demeure  de 
la  déesse  Circé,  que  Médée  voulait  voir,  Jason  aborda  en 
ce  lieu  ;  on  veut  même  que  les  gouttes  d'huile  tombées  des 
strigilles  dont  se  servaient  les  Argon^autes  aient  formé,  en 
se  pétrifiant,  ces  cailloux  de  plusieurig  oofileurs  que  Vàû 
voit  sur  la  plage.  Des  tradïtioas  comme  celles-ci  confir- 
ment, on  l'avouera,  ce  que  nous  avons  déjà  dit,  que  toutes 
les  fables  contenues  dans  les  poèmes  d'Homère  ne  sont  pas 
le  produit  de  son  imagination,  mais  qu'il  y  a  dans  le  nom-- 
bre  beaucoup  de  traditions  locale  recueiiliies  par  lui  et  aux- 
quelles il  n'a  rieo  changé, si  ce  n'est  qu'il  a  habituellement, 
en  augmentant  les  iistançes,  reculé  dans  un  lointain  mcr^ 


372  GÉOGRAPHIE  DE  STRAfiON. 

veilleux  le  théâtre  de  la  fiction  ;  qu'il  a  de  la  sorte  trans- 
porté dans  r  Océan  les  aventures  de  Jason,  comme  il  avait 
fait  celles  d'Dlysse,  se  fondant  sur  ce  que  la  tradition  prêtait 
à  ce  héros,  ainsi  qu'à  Ulysse  et  à  Ménélas,  de  longues  et 
interminables  erreurs.  —  Voilà  ce  que  nous  avions  à  dire 
au  sujet  d'iEthahe. 

7.  L'île  de  Gyrnos,  que  les  Romains  nomment  Corsica, 
6St  un  pays  affreux  à  habiter,  vu  la  nature  âpre  du  sol  et  le 
manque  presque  absolu  de  routes  praticables,  qui  fait  que 
les  populations,  confinées  dans  les  montagnes  et  réduites  k 
vivre  de  brigandages,  sont  plus  sauvages  que  des  bêtes  fauves . 
C'est  ce  qu'on  peut,  du  reste,  vérifier  sans  quitter  Rome, 
<air  il  arrive  souvent  que  les  généraux  romains  font  des  des- 
centes dans  Tîle,  attaquent  à  l'improviste  quelques-unes  des 
forteresses  de  ces  barbares  et  enlèvent  ainsi  un  grand  nom- 
bre d'esclaves;  on  peut  alors  observer  de  près  la  physio- 
nomie étrange  de  ces  hommes  farouches  comme  les  bêtes  des 
bois  ou  abrutis  comme  les  bestiaux,  qui  ne  supportent  pas 
de  vivre  dans  la  servitude,  ou  qui,  s'ils  se  résignent  à  ne  pas 
mourir,  lassent  par  leur  apathie  et  leur  insensibilité  les 
maîtres  qui  les  ont  achetés,  jusqu'à  leur  faire  regretter  le 
peu  d'argent  qu'ils  leur  ont  coûté.  Il  y  a  cependant  certaines 
portions  de  l'île  qui  sont,  à  la  rigueur,  habitables,  et  où  l'on 
trouve  même  quelques  petites  villes,  telles  que  Blésinon, 
Charax,  Eniconiœ  et  Vapanes.  Quant  à  ses  dimensions,  elles 
sont,  au  dire  du  Chorographe,  de  160  milles  en  longueur 
et  de  70  milles  en  largeur.  Or,  le  même  auteur  prête  à  la 
Sardaigne  une  longueur  de  220  milles  et  une  largeur  de  98. 
Suivant  d'autres,  Gyrnos  aurait  environ  3200  stades  de  cir- 
cuit, et  la  Sardaigne  en  aurait  4000.  Cette  dernière  île,  dont 
une  grande  partie  est  âpre  et  stérile,  et  se  trouve  en  proie, 
qui  plus  est,  à  des  troubles  continuels,  ne  laisse  pas  que 
d'offrir  sur  beaucoup  d'autres  points  des  terres  excellentes  et 
propres  à  toute  espèce  de  culture,  principalement  à  la  cul- 
ture du  blé.  Elle  contient  aussi  plusieurs  villes;  deux,  entre 
autres,  qui  sont  véritablement  importantes,  Caralis  et  Sulchi. 
Disons  pourtant  que  cette  fertilité  du  sol  est  contre-balancée 


% 


LIVRE  V.  h73 

par  un  inconvénient  grave  :  le  pays  est  malsain,  Tété,  et  il  Test 
surtout  dans  les  cantons  les  plus  fertiles.  De  plus,  les  mêmes 
cantons  sont  exposés  aux  incursions  continuelles  des  mon- 
tagnards, lesquels  sont  connus  aujourd'hui  sous  le  nom  de 
Diagesbéens  * ,  après  l'avoir  été  longtemps  sous  celui  de 
lolaéens;  car  on  prétend  que  lolaûs  visita  ces  parages  en  com- 
pagnie de  quelques  Héraclides  et  qu'il  s'établit  au  milieu  des 
populations  barbares  de  l'île,  toutes  d'origine  tyrrhénienne. 
Dans  la  suite,  ces  peuples  furent  assujettis  par  les  Phéni- 
ciens, les  Phéniciens  de  Garthage  ;  ils  leur  prêtèrent  natu- 
rellement leur  concours  lors  des  guerres  de  Garthage  contre 
Rome;  mais,  les  Carthaginois  ayant  été  vaincus,  l'île  entière 
passa  sous  la  domination  romaine.  Les  populations  de  la 
montagne  forment  quatre  nations  ou  tribus  principales  :  les 
Parâtes,  les  Sossinates,  les  Balares  et  les  Aconites.  Ces 
barbares  habitent  le  creux  des  rochers  et  ne  se  donnent  pas 
la  peine  d'ensemencer  ce  qu'ils  possèdent  de  bonnes  terres, 
aimant  mieux  dévaster  celles  des  populations  agricoles  de 
l'île  même  ou  de  la  côte  située  vis-à-vis,  de  la  côte  de  Pisa- 
tide  surtout  où  ils  font  de  fréquentes  descentes.  Les  pré- 
teurs romains  qu'on  envoie  dans  l'île  s'opposent  bien  quel- 
quefois à  ces  déprédations ,  mais  quelquefois  aussi  ils 
s'abstiennent  de  le  faire,  vu  l'inconvénient  grave  qu'il  y 
aurait  à  entretenir  d'une  façon  permanente  un  corps  de 
troupes  dans  des  localités  insalubres.  Il  leur  reste,  d'ailleurs, 
la  ressource  d'user  de  certains  stratagèmes;  ils  épient  le 
moment,  par  exemple,  où,  après  une  expédition  productive, 
ces  barbares  se  rassemblent  pour  passer,  suivant  la  coutume 
nationale,  plusieurs  jours  de  suite  en  réjouissances  et  en 
festins  y  et,  fondant  sur  eux  à  l'improviste,  ils  en  enlèvent 
un  grand  nombre.  —  La  Sardaigne  produit  une  race  de 
béliers  qui  ont,  au  lieu  de  laine ,  des  poils  semblables  à 
ceux  des  chèvres;  on  les  appelle  miLsmonSy  et  les  naturels 
se  servent  de  leurs  peaux  en  guise  de  cuirasses.  La  pelUj 
ou  bouclier  rond,  et  la  dague  complètent  l'armure. 

1.  Voy.  Ind.  tar.  lecL^  p.  969,  col.  1,1.  40,  l'usage  que  M.  MÛller  a  fait  de 
ce  nom  inconnu  pour  corriger  un  passage  désespéré  d'ÉUenne  de  Byzance. 


374  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

8.  De  toute  la  côte  comprise  entre  Poplonium  et  Pise  on 
aperçoit  passablement  bien  les  trois  îles  dont  nous  venons 
de  parler  :  elles  sont  de  forme  allongée  et  presque  parai* 
lèles  entre  elles,  étant  tournées  toutes  les  trois  vers  le  midi^ 
autrement  dit  du  côté  de  la  Libye;  mais,  sous  le  rapport  de, 
rétendue,  iEthalie  est  bien  inférieure  aux  deux  autres.  Du' 
point  le  plus  rapproché  de  la  côte  de  Libye,  le  trajet  jusqu'en 
Sardaigne  est  de  300  milles*,  au  dire  du  C horographe,  La 
ville  de  Gossœ*,  qui  succède  à  Poplonium,  est  située  un-  peu 
au-'dessus  de  la  mer.  On  aperçoit  au  fond  d'un  golfe  un  ma- 
melon d'une  certaine  hauteur;  c'est  là,  sur  ce  mamelon, 
qu'est  bâtie  la  ville;  le  port  d'Hercule  est  au  pied,  et  il  y  a 
dans  le  voisinage  une  lagune  ainsi  qu'un  thynnoscopeum 
placé  au  bord  du  promontoire  gui  domine  le  golfe;  car  les 
thons,  alléchés  non-seulement  i>ar  les  glands,  mais  aussi  par 
le  murex j  rangent  la  terre  de  très-près  depuis  la  mer  Exté- 
rieure jusqu'à  la  Sicile.  Si  maintenant  nous  longeons  la  côte 
entre  Gossœ  et  Ostia,  nous  voyons  s'y  succéder  les  petites 
places  de  Gravisci,  de  Pyrgi,  d'Alsium  et  de  Fregena.  Il  y 
a  300  stades  de  Gossœ  à  Gravisci,  et  dans  l'intervalle  se 
trouve  une  localité  appelée  Regis-Vilk,  laquelle  passe  pour 
avoir  servi  de  résidence  à  un  ancien  chef  pélasg^  nommé 
Maleus',  qui,  après  avoir  rég^é  un  certain  temps  sur  une 
colonie  pélasgique  établie  en  ce  lien,  serait  parti  de  là  pour 
se  rendre  à  Athènes.  G'étaient  aussi  des  Pélasges,on  Ta  vu, 
qui  avaient  fondé  Agylla.  Un  peu  moins  de  180  stades  sépa^ 
rent  Gravisci  de  Pyrgi.  La  port  de  Cs&cé  n'est  qu'à  30  stades 
en  deçà  de  cette  dernière  ville  et  contient  un  temple  d'Ily- 
thie,  de  fondation  pélasgique,  temple  naguère  fort  riche, 
mais  qui  fut  pillé  par  Denys,  tyran  de  Sicile,  lors  de  son 
expédition  contre  Gymos.  Enfin  l'on  compte  260  stades  de 
distance  entre  Pyrgi  et  Ostie  et  c'est  dans  l'intervalle  que 
sont  situés  Alsium  et  Fregena.  —  Ici  s'arrêtera  notre  des- 
cription du  littoral  de  la  Tyrrhénie. 

1.  Gossellin  et  Groskurd  veulent,  d'après  l'autorité  de  Pline,  qu'on  lise  ici 
200  au  lieu  de  300  milles.  —  2.  M.  Meineke  écrit  partout  K6aai,  Cosx.  Voy. 
les  raisons  qu'il  en  donne,  Vind.  Strabon,,  p.  SO.  "*-  8.  Voy.  sur  ce  nom  Her- 
mann  :  Opusc.y  t.  V,  p.  265. 


I 


LIVRE  V.  375 

9.  Passons  aux  villes  de  rintériear  :  indépendamment  de 
celles  que  nous  avons  déjà  nommées,  nous  y  trouvons  Ar- 
retium,  Perusia,  Yolsinii  et  Sutrium,  sans  compter  maintes 
petites  places,  telles  qu«  Bkra»  Ferentinum,  Falerium  ou 
Faliscum*,  Nepita,  Statonia  et  plusieurs  autres  encore  qui 
s'offrent  à  nous,  les  unes  dans  leur  état  primitif,  les  autres 
avec  le  rang  de  colonies  romaines,  d'autres  enfin  à  l'état  de 
villes  déchues,  comme  voilà  Véies  et  Fidènes,  à  qui  les  Ro- 
mains ont  fait  expier  la  trop  longue  durée  de  leurs  guerres. 
Suivant  quelques  auteurs,  les  habitants  de  Falerii  ne  seraient 
pas  Tyrrhéniens  d'origine;  ils  formeraient  une  nation  à 
part,  la  nation  des  Falisques*.  On  parle  aussi  d'une  ville  du 
nom  de  FaHsci  dont  les  habitants  parlent  une  langue  parti-* 
culière;  mais  [ce  n'est  pas  Falerii  qu'on  entend  désigner], 
c'est  la  ville  d'-^quum  Faliscum,  qui  se  trouve  sur  la  voie 
Flaminienne,  entre  Ocricli  et  Bome.  Au  î»ed  du  mont  So- 
racte,  s'élève  la  ville  de  Feronia,  ainsi  nommée  d'une  divinité 
indigène,  la  déesse  Feronia,  en  grand  honneur  dans  tous 
les  pays  circonvoisins  et  qui  a  son  temple  dans  la  ville 
même.  Ce  temple  est  le  théâtre  d'une  cérémonie  étrange  : 
on  y  voit  certains  adeptes,  possédés  de  l'esprit,  du  souffle 
de  la  déesse,  parcourir  nu-pieds,  et  sans  paraître  ressentir 
aucune  douleur,  un  long  espace  de  teri'ain  couvert  de  charbons 
ardents  et  de  cendre  chaude.  Et  ce  spectacle,  ainsi  que  le 
conventus  ou  assemblée  politique  qui  se  tient  tous  les  ans 
à  Feronia,  ne  manque  jamais  d'attirer  dans  cette  ville  une 
grande  affluence  de  monde.  Mais  de  toutes  les  villes  que 
nous  avons  nommées  celle  qui  est  située  le   plus  avant 
dans  l'intérieur  est  Arretium.  Elle  touche  en  quelque  sorte 
aux  montagnes;  aussi  est^lle  à  1200  stades  de  Rome.  Glu- 
sium,  [qui  n'est  pas  si  loin],  en  est  encore  à  800  stades. 
Pérouse  est  dans  le  même  canton,  tout  près  de  ces  deux 
villes.  Le  grand  nombre  de  lacs,  et  de  lacs  immenses,  que 

1.  Kol  *aX£piov  [au  lieu  de  *o>.£pioi]  ^  *oXt<Txov  (au  lieu  de  xal  *.).  Voy.  Ind. 
var.  lect.,  p.  969,  col.  2, 1.  3  et  7.  —  a.  Sur  tout  ce  passage  difficile,  voy.  la 
longue  note  de  M.  MûUer  (i&td.,  p.  969,  col.  2, 1.  7)  qui  résume  toutes  les  opi- 
nions des  précédents  commentateurs.  Notre  traduction  n'est  pas  du  reste  touf 
à  fait  conforme  à  son  explication. 


376  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

contient  la  Tyrrhénie,  contribue  encore  à  enrichir  cette  con- 
trée. On  navigue,  en  effet,  sur  ces  lacs  [comme  sur  la  mer], 
et  ils  nourrissent,  avec  une  quantité  prodigieuse  de  poissons, 
une  foule  d'oiseaux  aquatiques;  de  plus,  des  cargaisons  en- 
tières de  typhéy  de  papyrus  et  d'anï/ièZe*  descendent  jusqu'à 
Rome  par  les  différents  affluents  qu'ils  envoient  au  Tibre.  On 
distingue  entre  autres  le  lac  Uiminien,  les  lacs  de  Yulsinii 
et  de  Glusium  et  le  lac  Sabata,  qui  se  trouve  être  le  plus 
rapproché  de  Rome  et  de  la  mer,  comme  le  lac  Trasumenne, 
qui  est  près  d'Arretium,  s'en  trouve  naturellement  le  plus 
éloigné.  C'est  près  de  ce  dernier  lac  que  débouche  Tun  des 
deux  défilés  par  où  une  armée  venant  de  la  Gaule  cisalpine 
peut  entrer  en  Tyrrhénie,  et  celui-là  justement  que  fran- 
chit Annibal.  L'autre,  auquel  on  arrive  par  la  route  d'Ari- 
minum  après  avoir  traversé  toute  l'Ombrie ,  est  incompa- 
rablement plus  facile,  vu  que  les  montagnes  s'abaissent 
sensiblement  sur  ce  point;  mais,  comme  les  débouchés  de 
ce  second  défilé  étaient  gardés  avec  soin ,  Annibal  s'était 
vu  forcé  de  prendre  le  chemin  le  plus  difficile;  ce  qui 
n'empêcha  pas  du  reste  qu'après  avoir  battu  Flaminius 
dans  plusieurs  engagements  très-vifs  il  ne  réussît  à  s'em- 
parer du  passage.  Les  eaux  thermales,  très-abondantes  en 
Tyrrhénie ,  sont  une  richesse  de  plus  pour  ce  pays,  d'au- 
tant que  leur  proximité  de  Rome  n'y  attire  guère  moins 
de  monde  qu'à  ^aïes,  où  se  trouvent,  comme  on  sait,  les 
eaux  les  plus  célèbres  de  toute  l'Italie. 

10.  La  Tyrrhénie  est  bordée,  du  côté  de  Test,  par  l'Om- 
brie, laquelle  part  de  l'Apennin,  voire  même  de  plus 
loin,  et  se  prolonge  jusqu'à  l'Adriatique.  Dès  Ravenne  en 
effet,  tout  le  littoral  de  l'Adriatique  est  habité  par  les  Om- 
bres ou  Ombriens,  et  ce  sont  eux  qui  peuplent,  non-seule- 
ment les  environs  de  cette  ville ,  mais  toutes  les  localités  à 
la  suite,  et  Sarsina,  et  Ariminum,  et  Sena*.  D'après  nous, 

1.  M.  Meyer  avoue  {Botan.  Erlâuterungen  zu  Stràbons  Geogr.,p.  22)  qu'il 
désespère  de  pouvoir  identifier  convenablement  les  plantes  aquatiques  dont 
Strabon  parle  i  i,  surtout  la  première  et  la  troisième.  —  2.  Nous  supprimons 
avec  les  derniers  éditeurs  le  nom  suivant,  xal  Mâpivov,  interpolation  évidente 


I 


LIVRE  V.  377 

rOmbrie  comprendrait  même  encore  le  fleuve  Msis,  le 
mont  Cingiile,la  ville  de  Sentinum,  le  fleuve  Mé taure  et  le 
lieu  appelé  Fortunss  Fanum  ou  le  Temple  de  la  Fortune, 
car  c'est  dans  ce  canton-là  précisément  que  passait  la  li- 
mite qui  séparait,  du  côté  de  l'Adriatique,  l'ancienne  Italie 
de  la  Celtique.  Disons  pourtant  que  cette  limite  a  été  plus 
d'une  fois  déplacée  par  la  volonté  des  chefs  de  TÉtat; 
qu'ainsi,  après  avoir  été  fixée  primitivement  au  cours  de 
TiEsiSjelle  a  fini  par  être  reportée  jusqu'au  Rubicon  (l'^Esis 
coule  entre  Ancône  et  Sena,  et  le  Rubicon  entre  Ariminum 
et  Ravenne,  pour  aller  du  reste  se  jetertous  deux  dansl'Adria- 
tique).  Enfin,  aujourd'hui,  bien  qu'on  n'ait  que  faire  de  s'oc- 
cuper d'une  semblable  question  de  limites,  puisque  le  nom 
à* Italie  s'applique  à  tout  le  pays  jusqu'aux  Alpes,  il  demeure 
constant  pour  tout  le  monde  que  l'Ombrie  propre  s'étend 
jusqu'à  Ravenne,  le  fond  de  la  population  de  cette  ville 
étant  d'origine  ombrique  ou  ombrienne.  Que  si,  mainte- 
nant, l'on  compte  300  stades  de  Ravenne  à  Ariminum  et 
1350  stades  d'Ariminum  à  Ocricli  et  au  Tibre,  en  suivant  la 
voie  Flaminienne  qui  mène  à  Rome  par  l'Ombrie,  le  tout 
ensemble  nous  représentera  la  longueur  de  cette  contrée  ; 
mais  de  sa  largeur^  nous  ne  dirons  rien ,  si  ce  n'est  qu'elle 
est  très-variable.  En  fait  de  villes,  les  plus  considérables  que 
renferme  l'Ombrie  cisapennine  sont,  à  conimencer  par  celles 
de  la  voie  Flaminienne,  Ocricli  près  du  Tibre,  Larolum^ 
Narnie  sur  le  Nar  (navigable  uniquement  pour  de  petites 
embarcations,  le  Nar,  après  avoir  traversé  cette  ville,  va  se 
jeter  dans  le  Tibre  un  peu  au-dessus  d'Ocricli),  Garsuli 
enfin  et  Mevania  sur  le  Teneas,  autre  rivière  qui  ne  peut 
porter  aussi  que  de  petites  embarcations ,  mais  qui  suffit 
pourtant  à  transporter  jusqu'au  Tibre  les  récoltes  de  la 
plaine.  Nous  nommerons  encore  quelques  localités,  telles 
que  Forum  Flaminium,  Nucérie,  centre  d'une  grande  fabri- 


puisque  la  fondation  de  Saint-Marin  date  du  sixième  siècle  de  l'ère  chrétienne. 
Voy.  /nd.  var.  tect.y  p.  969,  col.  2, 1.  51.  —  1.  Nom  désespéré  mais  que  nous 
maintenons,  parce  que,  comme  dit  M.  Millier,  «  Portasse  rivuli  nomen  prope 
Ocriculos  in  Tiberim  exeuntis  latet.  » 


378  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

cation  de  vases  et  d'ustensiles  en  bois,  et  Forum  Sempro- 
nium,  qui  ont  dû  k  leur  situation  sur  une  grande  voie  de 
communication,  bien  plus  qu'à  leur  importance  politique, 
Taccroissement  de  leur  popidation.  droite,  maintenant,  de 
la  voie  Flaminienne,  en  allant  d'Ocricli  à  Âriminum,  nous 
rencontrons  les  villes  d'Interamna,  de  Spoletium,d'iEsium^ 
et  de  Camertès,  cette  dernière  en  pleines  montagnes,  et  dans 
la  partie  de  la  cbaîne  qui  forme  la  frontière  entre  TOmbrie 
et  le  territoire  Picentin.  Enfin  de  Tautre  côté  de  la  route  se 
trouvent  Âmérie  et  la  ville  de  Tuder,  dont  la  situation  est 
très^forte,  Ispellum  aussi,  et,  dans  le  voisinage  même  du  col 
[qui  donne  accès  en  Tyrrhénie],  Iguvium.  Tout  ce  pays  est 
fertile,  un  peu  trop  montagnem  cependant;  aussi  produit-il 
pour  la  nourriture  de  ses  habitants  plus  d'é})eautre  que  de 
froment.  La  Sabine,  qui  fait  suiteà  TOmbrie,  et  qui  la  borde, 
comme  celle-ci  borde  la  Tyrrhénie,  est  également  très- 
montagneuse.  De  même  dans  le  Latium,  les  parties  qui 
avoisinent  la  Sabine  et  TApennin  sont  plus  âpres  que  le 
reste  du  pays.  Mais,  tandis  que  la  Sabino  et  le  Latium,  qui 
commencent  l'un  et  Tajitre  ai*  Tibre  et  à  la  Tyrrhénie, 
ne  dépassent  pas  l'Apennin  et  s'arrêtent  précisément  au 
point  où  ces  montagnes  commencent  à  décrire  une  ligne 
oblique  par  rapport  à  l'Adriatique,  l'Ombrie,  comme  on  la 
vu,  dépaisse  la  chaîne  de  TApennin  et  ne  s'arrête  qu'à  la 
mer.  —  Ce  que  nous  avons  dit  suffit  du  reste  à  faire  con- 
naître le  pays  occupé  par  la  nation  des  Ombres  ou  Om- 
briens. 


CHAPITBE  ra. 

La  Sabine  ou  pays  des  Sabins  est  une  contrée  étroite, 
s'étendant  sur  une  longueur  de  1000  stades  depuis  les 
bords  du  Tibre  et  la  petite  ville  de  Nomentum  jusqu'à 

1.  Voy.  les  raisons  que  donne  M.  MûUer  (Ind.  var.  lect.j  p.  969,  col.  2, 1.  66) 
pour  qu  on  maintienne  la  forme  A?<nov  donnée  par  les  Mss. 


LIVRE  V.  379 

la  frontière  des  Vestins.  Ses  villes,  d*ailleurs  assez  rares, 
sont  toutes  aujourd'hui  bien  déchues  de  ce  qu  elles  étaient, 
et  cela  par  suite  de  cet  état  de  guerre  continuel.  Nommons 
pourtant  Amitemum,  et  Reate  qui  a  dans  son  voisinage  le 
bourg  d'Interocrea  et  les  eaux  de  Gotiliae,  eaux  froides  très- 
efficaces  contre  certaines  affections,  soit  qu'on  les  boive,  soit 
qu'on  les  emploie  sous  forme  de  bains.  Fbruli,  qui  appar- 
tient encore  à  la  Sabine,  n'e&i  en  revanche  qu'une  enceinte 
de  rochers  plus  propre  à  abriter  des  partisans  en  temps  de 
guerre  civile  qu'à  recevoir  un  établissement  [régulier  et 
permanent].  Cures  aussi,  qui  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une 
simple  bourgade,  devait  être  anciennement  une  cité  illustre, 
puisqu'elle  avait  donné  à  Rome  deux  de  ses  rois,  Titus  Ta-» 
tins  et  NumaPompilius,  et  que  c'est  du  nom  même  de  ses 
habitants,  Kyrites  ou  Quirites,  que  se  servent  à  Rome  les 
orateurs  en  s'adressant  au  peuple.  Quant  à  Trebula,  à 
Eretum  et  à  d'autres  localités  aussi  peu  importantes,  c'est 
parmi  les  bourgs  également,  bien  plutôt  que  parmi  les  villes, 
qu'il  convient  de  les  ranger.  —  Dans  toute  la  Sabine,  le  sol 
est  merveilleusement  prqpre  à  la  culture  de  l'olivier  et  de  la 
vigne  ;  il  produit  aussi  beaucoup  de  gland.  En  outre  toute 
espèce  de  bétail  prospère  dans  ses  pâturages  d'une  façon 
singulière,  les  mulets  de  Reate  notamment  jouissent  d'une 
renommée  vraiment  prodigieuse.  Car,  s'il  est  juste  de  dire  en 
thèse  générale  que  l'Italie  est  une  contrée  éminemment  pro- 
pre à  Vélève  des  bestiaux  et  à  l'agriculture,  il  est  constant 
aussi  que  les  espèces  que  produit  telle  partie  de  l'Italie 
l'emportent  infiniment  sur  les  espèces  produites  dans  telle 
autre.  Les  Sabinssont  de  race  très-ancienne,  de  race  au- 
tochthone  ;  il  paraît  même  que  les  Picentins  et  !<es  Sanmites 
sont  issus  de  deux  colonies  sabines,  tout  comme  la  nation 
des  Lucaniens  est  issue  d'une  colonie  samnite,  et  la  nation 
des  Brettiens  d'une  colonie  lucanienne.  Or,  on  s'explique 
par  cette  haute  et  antique  origine  *  Ténei^ie ,  Théroïsme 


1.  Il  nous  a  semblé  gne  la  leçon  valgaire  t^v  â'  à^iau.6Tnxa  donnait  un  sens 
issable  et  qu'or .-♦  — j.- j f_i._        .    .     .  ^ ,.„_j 


passable  et  qa'on  pouvait  s»  dispenser  de  recourir  à  la  conjecture  deOroskurd 


380  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

avec  lequel  les  Sabins  ont  résisté  jusqu'à  présent  à  toutes 
les  épreuves  et  qui  faisait  déjà  dire  à  l'historien  Fabius  que 
Rome  n'avait  commencé  à  jouir  de  ses  richesses  qu'à  partir 
du  moment  où  elle  avait  réduit  à  l'impuissance  ces  indomp- 
tables ennemis.  La  Sabine  est  traversée  par  la  voie  Sala- 
rienne,  voie  d'ailleurs  assez  courte^  ;  de  plus,  la  voie  No- 
mentane,  qui  part,  elle  aussi,  de  la  porte  Colline,  vient 
rejoindre  la  voie  Salarienne  près  d'Eretum,  un  des  bourgs 
de  la  Sabine. 

2.  Le  Latium  actuel,  qui  fait  suite  à  la  Sabine,  comprend, 
avec  la  ville  de  Rome,  beaucoup  d'autres  villes  qui  ne  fai- 
saient point  partie  de  l'ancien  Latium.  A  l'époque,  en  effet, 
où  Rome  fut  fondée,  il  existait  déjà  dans  le  pays  environnant 
un  certain  nombre  de  peuples  formant  autant  d'États  plus  ou 
moins  considérables  :  tels  étaient  les  iEques,  les  Yolsques, 
lesHerniques  et  les  Aborigènes^  voisins  immédiats  de  Rome, 
les  Rutules  de  l'antique  Ardée,  d'autres  encore  et  jusqu'à  de 
simples  bourgs,  dont  les  populations,  entièrement  autonomes 
ou  indépendantes,  n'appartenaient  à  aucun  corps  de  nation. 
Au  sujet  de  la  fondation  de  Rome]  voici  ce  que  marque 
i  A  tradition.  Énée,  accompagné  d'Anchise,  son  père,  et  de 
son  jeune  fils  Ascagne,  aborde  à  Laurentum  dans  le  voisi- 
nage d'Osties  et  de  l'embouchure  du  Tibre,  et,  s'avançant  * 
dans  l'intérieur  du  pays  à  une  distance  de  24  stades  envi- 
ron, y  fonde  une  ville.  Survient  Latinus  :  c'était  le  roi  des 
Aborigènes,  peuple  alors  établi  aux  lieux  mêmes  où  Rome 
s'élève  aujourd'hui;  il  obtient  le  secours  d'Énée  et  de  ses 
compagnons  contre  les  Rutules  d' Ardée,  ses  voisins  (la 
distance  entre  Rome  et  Ardée  est  de  160  stades),  rem- 
porte la  victoire  et  fonde  tout  à  côté  de  la  ville  nouvelle  une 
autre  ville  à  laquelle  il  donne  le  nom  de  sa  propre  fille, 
Lavinie.  Mais  les  Rutules  étant  revenus  à  la  charge,  un  se- 
cond combat  s'engage  et  Latinus  est  tué.  ÊQée  le  venge  en 
battant  les  Rutules,  puis  réunissant  les  sujets  de  Latinus  et 

1.  voy.  la  note  de  M.  Mûller  sur  ces  moto  o&  iroUî]  oloa,  que  Xramer  pro- 
posait d'appliquer  à  la  voie  Nomentane  ;  et,  en  même  temps,  sur  l'explication 
qu'en  donne  M.  Meineke,  cf.  Vind»  Strab,,  p.  52, 


k 


LIVRE  V.  38  i 

les  siens  sons  la  dénomination  commune  de  Latins j  il  règne 
à  la  place  de  son  allié.  Roi  à  son  tour  par  la  mort  de  son 
père  et  de  son  aïeul,  Ascagne  fonde  la  ville  d'Albe  sur  le 
mont  Albain,  montagne  située,  comme  Ardée,  à  160  stades 
de  Rome,  et  sur  laquelle  les  Romains,  unis  aux  Latins,  ou 
du  moins  l'assemblée  générale  de  leurs  magistrats,  ont  de 
tout  temps  offert  le  sacrifice  solennel  à  Jupiter  :  durant  le 
sacrifice,  un  jeune  patricien,  revêtu  momentanément  du 
pouvoir,  est  préposé  à  la  garde  de  la  ville,  A  quatre  cents 
ans  de  là  se  placent  les  traditions  relatives  à  Amulius  et  à 
son  frère  Numîtor,  traditions  qui,  à  côté  de  fables  éviden- 
tes, nous  offrent  des  faits  plus  authentiques.  Ainsi ,  il  est 
constant  que  ces  deux  princes  avaient  hérité  en  commun  des 
droits  des  descendants  d' Ascagne  sur  le  royaume  d'Albe, 
lequel  s'étendait  alors  jusqu'au  Tibre  ;  que  le  plus,  jeune, 
Amulius,  après  avoir  évincé  son  frère  aîné,  régna  seul,  et 
que,  des  deux  enfants  qu'avait  Numitor,  un  fils  et  une  fille, 
il  fit  tuer  le  fils  traîtreusement  dans  une  partie  de  chasse,  et 
voua  la  fille  au  culte  de  Vestapour  s'assurer  qu'elle  n'aurait 
jamais  d'enfant,  caries  fonctions  de  vestale  lui  imposaient  la 
loi  de  rester  vierge.  Il  arriva  cependant  que  Rhea  Silvia 
(c'est  ainsi  qu'on  appelle  la  fille  de  Numitor)  fut  séduite  et 
qu'elle  ne  put  cacher  son  crime  à  Amulius,  ayant  mis  au 
monde  deux  jumeaux.  Par  égard  pour  Numitor,  Amulius 
ne  l'envoya  pas  au  supplice,  il  se  borna  à  l'emprisonner, 
mais  fit,  suivant  la  coutume  du  pays ,  exposer  ses  enfants 
sur  les  bords  du  Tibre.  Ici  la  fable  ajoute  que  les  deux  en- 
fants étaient  fils  de  Mars,  que,  sur  les  bords  du  fleuve  où  ils 
étaient  exposés,  on  vit  une  louve  les  allaiter  comme  elle  eût 
fait  ses  petits,  qu'un  certain  Faustule,  l'un  des  nombreux 
porchers  qui  faisaient  paître  alors  leurs  troupeaux  le  long 
du  fleuve,  les  recueillit,  les  fit  nourrir  chez  lui,  et  appela 
l'un  Romulus  et  l'autre  Remus  *  :  ce  qu'il  faut  entendre 
vraisemblablement  de  quelque  seigneur  de  la  cour  d'Amu- 
lius  qui  aura  recueilli  en  effet  les  jeunes  princes  et  les  aura 

1.  En  grecj  Romus,  Cf.  Mûllep,  Ind,  var.  lecU,  p.  970, 1. 41. 


382  GÉOGRAPHIE  DE  STRÂBON. 

fait  élever.  Qnoi  qn'il  en  soit,  les  deux  frères  parvenus  à 
Tâge  d'homme  attaquèrent  Amulius  et  ses  fils,  les  mirent  à 
mort,  rétablirent  Numitor  sur  son  trône,  puis,  retournant 
aux  lieux  où  ils  avaient  'été  élevés,  y  fondèrent  Rome.  Ce 
fut  pourtant  plus  par  nécessité  que  par  choix  qu'ils  bâtirent 
leur  ville  dans  remplacement  où  nous  la  voyons,  car  l'as- 
siette du  lieu  n'était  guère  forte  par  dle-même  et  ses  envi- 
rons n'offraient  ni  assez  de  terres  disponibles  pour  former  à 
la  ville  nouvelle  un  territoire  convenable,  ni  assez  d'habi- 
tants pour  lui  fournir  une  population  suffisante,  les  voisins 
de  Rome  étant  dès  longtemps  habitués  à  l'isolement  et  à 
l'indépendance  et  devant  rester  aus^  étramgers,  aussi  indif- 
férents k  l'égard  de  cette  ville  naissante,  dont  ils  touchaient 
pourtant  en  quelque  sorte  les  remparts,  qu'ils  l'avaient  tou- 
jours été  à  l'égard  d'Âlbe.  Telles  étaient  les  dispositions  de 
Gollatie,  d'Antemnœ,  de  Fidènes,  de  Lavicum  et  d'autres 
localités  semblables  situées  toute»  dans  un  rayon  ^  30  à 
40  stades  de  Rome,  guère  pitti^  et  qui  formaient,  non  pas 
conune  aujourd'hui  de  simpleisbaui^ftdes,  ou  même  de  sim- 
ples propriétés  particulières,  mais  autant  de  petites  cités. 
Il  y  a  effectivement  entre  la  cinquième  et  la  sixième  pierre 
milliaire  à  partir  de  Rome  xxù.  lieu  appelé  Phesti^,  où  l'on 
croit  que  passait  alors  l'extrême  fiM)ntière  du  territoire  ro- 
main et  où  les  prêtres,  gardie&s  de  la  tmdition,  célèbrent  ac- 
tuellement encore,  pour  la  répéter  le  même  jour  dans  plu- 
sieurs autres  localités  considérées  AtÉSSi  comme  des  points  de 
l'ancienne  frontière,  la  cérénaonie  ou  procession  de  YAmbar- 
vale.  [On  sait  le  reste  :]  pendant  la  fondation  même  de  la 
ville,  une  querelle  s^engage  entre  les  deux  frères  et  Rémus 
est  tué.  Puis,  une  fois  la  ville  fondée,  Romulus  y  attire  des 
hommes  de  tout  pays  en  faisant  d'un  bots  situé  entre  la 
citadelle  et  le  Capitole  un  lieu  d'asile  et  en  proclamant  ci- 
toyen romain  quiconque  y  viendra  des  pays  d'alentour  cher- 
cher un  refuge.  Seulement,  comme  les  nations  voisines  lui 

1.  L'une  des  plus  ingénieuses  restitutions  de  M.  Mûller  est  assurément  celle 
qui  consiste  à  lire,  au  lieu  de  t<5t:oç  4>f,ffTot,  nom  absolument  inconnu,  t<5iïoç 


LIVRE  V.  383 

refusent  des  femmes  pour  ses  sujets,  il  fait  annoncer  une 
grande  cérémonie  religieuse,  des  jeux  hippiques  en  Thon-- 
neur  de  Neptune  (ces  jeux  se  célèbrent  encore  aujourd'hui), 
et,  profitant  du  grand  nombre  de  curieux  accourus  à  Rosoe 
de  toute  part,  et  surtout  de  chez  les  Sabins,  il  fait  enlever  par 
ses  gens,  pour  satisfaire  au  désir  qu'ils  ont  de  se  marier, 
toutes  les  jeunes  filles  qui  se  trouvent  parmi  les  spectateurs. 
Titus  Tatius,  le  roi  de  Cures,  qui  veut  d'abord  poursuivre 
par  les  armes  la  vengeance  de  cet  outrage ,  finit  par  cozt- 
clure  avec  Romulus  un  traité,  en  vertu  duquel  il  est  admis 
au  partage  du  trône  et  du  gouvernement.  Mais  il  est  tué  par 
trahison  à  Lavinium  et  Romulus  règne  seul  du  consentement 
des  Kyrites.  Enfin  Romtdus  étant  mort  à  son  tour  a  pour 
successeur  Numa  Pompilius,  congitoyen  de  Tatius.  — Telle 
est  la  tradition  la  plus  accrérhtée  sur  la  fondation  de  Rome. 

3.  Une  autre  tradition  plus  ancienne,  et  alors  toute 
mythique,  fait  de  Rome  une  colonie  arcadienne,  fondée 
par  Évandre.  Suivant  cette  tradition,  Hercule,  revenant  d'Ibë- 
rie  avec  les  troupeaux  de  Géryon,  reçut  Thespitalité  dans  la 
maison  d'Évandre.  Informé  par  une  révélation  de  Nicos* 
trate,  sa  mère  (laquelle  possédait  le  don  de  la  divination), 
que  le  héros,  une  fois  ses  travaux  accomplis,  était  destiné 
à  devenir  dieu,  Évandre  fit  part  de  ce  secret  à  Hercule,  puis 
lui  dédia  un  temple  et  célébra  en  son  honneur  un  premier 
sacrifice  dont  les  rites,  purement  grecs,  se  sont  conservés  et 
se  retrouvent  aujourd'hui  encore  dans  le  culte  d'Hercule,, 
tel  qu'on  le  célèbre  à  Rome.  Or  c'est  précisément  àe  cette 
circonstance  des  formes  grecques  du  culte  d'Hercule  à  Rome 
que  Gœlius,  historien  latin,  tire  la  preuve  que  Rome  elle- 
même  était  d'origine  hellénique.  Ajoutons  que  la  mère 
d'Évandre  reçoit  également  à  Rome  des  honneurs  divins, 
car  c'est  elle  qui,  sous  un  autre  nonx^  sous  le  nom  de  Car^ 
menta^^  figure  parmi  les  Nymphes^ . 

4.  L'ancien  Latium  ne  comprexiait  donc    qu'un  peldt 
nombre  de  peuples  et  la  plupart  de  ceux  qu'on  a  désignés 

1.  Coray  et  Meineke  ont  substitué  Ka^^ivvnv  &  la  leç<m  des  Mss.  Ko^vttv. 


384  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

depuis  sous  le  nom  de  Latins  étaient  dans  le  principe  com- 
plètement indépendants  de  Rome.  Mais,  plus  tard,  rendant 
hommage  à  la  supériorité  de  Romulus  et  des  rois,  ses  suc- 
cesseurs, tous  firent  leur  soumission;  on  vit  les  iEques, 
les  Volsques,  les  Herniques,  et,  avant  eux,  les  Rutules  et 
les  Aborigènes,  auxquels  il  faut  même  ajouter  encore  les 
Ariciens,  les  Aurunces  et  les  Privernates* ,  subir  la  domi- 
nation des  Romains  et  le  nom  de  Latium  embrasser  alors 
toute  l'étendue  des  pays  qu'occupaient  ces  différents  peuples. 
Le  territoire  des  Volsques  confinait  au  Latium  proprement 
dit  par  la  plaine  Pomentine  et  par  cette  ville  d'Apiola,  que 
Tarquin  l'Ancien  détruisit  de  fond  en  comble  ;  le  territoire 
des  iEques,  qui  touchait  plutôt  à  la  partie  occupée  par  les 
Kyrites,  avait  eu  de  même  ses  villes  ravagées  par  Tarquin 
en  personne,  dont  le  fils  pendant  ce  temps-là  enlevait  d'as- 
saut Suessa,  capitale  des  Volsques.  Quant  au  territoire  des 
Herniques,  il  s'étendait  du  côté  de  Lanuvium,  d'Albe,  et  jus- 
que dans  le  voisinage  de  Rome,  dont  Aricie,  Tellènes  et  An- 
tium  n'étaient  guère  éloignées  non  plus.  Enfin,  les  Albains, 
qui  avaient  commencé  par  être  corfialement  unis  aux  Ro- 
mains (ce  qui  se  conçoit  de  peuples  parlant  la  même  langue 
et  Latins  aussi  d'origine),  les  Albains  qui,  tout  en  formant 
un  royaume  à  part,  se  trouvaient  avoir  avec  Rome  bien  des 
liens  communs,  maintes  alliances  de  famille,  notamment,  et 
la  célébration  des  sacrifices  du  mont  Albain  et  la  jouissance 
^e  certains  privilèges  poUtiques,  s'étaient  vu  attaquer  à 
leur  tour  et  avaient  eu  leur  ville,  sauf  le  temple,  rasée  de 
fond  en  comble,  tandis  qu'eux-mêmes  étaient  inscrits  au  nom- 
bre des  citoyens  romains.  Tel  fut,  du  reste,  le  sort  commun  de 
toutes  les  villes  autour  de  Rome  qui  se  montrèrent  impatien- 
tes du  joug,  elles  furent  ou  entièrement  détruites,  ou  écrasées 
sans  pitié;  on  en  cite  pourtant  quelques-unes  qui,  par  leur 
dévouement  au  peuple  romain,  méritèrent  de  recevoir  de 
leur  puissant  allié  un  sensible  accroissement  de  territoire. 

1.  Kramer  et  Meineke  rejettent  ces  trois  derniers  noms  comme  des  addi- 
tions marginales,  et  il  faat  convenir  que  la  manière  barbare  dont  ils  sont  écrits 
dans  les  Mss.  donne  lien  de  le  penser. 


% 


LIVRE  V.  385 

Bref>  le  nom  de  Latîum  qui  anciennement  ne  dépassait  pas, 
le  long  de  la  côte,  le  promontoire  Gircseen  et  qui  se  trouvait 
aussi,  dans  Tintérieur,  restreint  à  une  étendue  de  pays  fort 
peu  considérable,  embrasse  aujourd'hui  tout  le  littoral  com- 
pris entre  Osties  et  Sinuessa,  et  a  fini  par  s'étendre, du  côté 
de  l'intérieur,  jusqu'à  la  Campanie  et  aux  frontières  des 
Samnites,  des  Pélignes  et  d'autres  peuples  encore,  habi- 
tant comme  ceux-ci  l'Apennin. 

5.  Le  Latium  [actuel]  est  une  contrée  généralement  riche 
et  fertile  ;  il  faut  excepter  pourtant  certaines  parties  du  Ut- 
toral  qui  sont  ou  bien  marécageuses  et  insalubres,  comme 
le  territoire  d'Ardée  et  le  pays  qui  s'étend  entre  Antium  et 
Lanuvium  jusqu'à  Pometia,  comme  tel  point  aussi  du  ter* 
ritoire  de  Setia  et  des  environs  de  Tarracine  et  du  mont 
Gircœum,  ou  bien  montagneuses  et  d'une  nature  alors  trop 
âpre,  trop  rocailleuse.  Encore  s'en  faut-il  bien  que  ces  par- 
ties du  littoral  soient  complètement  incultes  et  improduc- 
tives, puisqu'on  y  trouve  soit  de  gras  pâturages,  soit  de  riches 
cultures  propres  aux  terrains  marécageux  ou  montagneux, 
témoin  Gœcube,  dont  le  sol,  malgré  sa  nature  marécageuse, 
convient  admirablement  à  l'espèce  de  vigne  dite  dendrites 
et  produit  de  si  excellent  vin.  Dans  l'énumération  qui  va 
suivre  des  principales  villes  du  Latium,  nous  commencerons 
par  le  littoral.  La  première  de  ces  villes,  Osties,  n'a  point  de 
port,  et  cela  à  cause  des  atterrissements  formés  à  l'embou- 
chure du  Tibre  par  le  limon  que  charrient  le  fleuve  et  ses 
nombreux  affluents;  il  faut  donc  (ce  qui  n'est  pas  sans  dan- 
ger) que  les  bâtiments  venant  du  large  jettent  l'ancre  à  une 
certaine  distance  de  la  côte  et  restent  ainsi  exposés  à  toute 
l'agitation  de  la  pleine  mer.  Mais  l'appât  du  gain  fait  sur- 
monter tous  les  obstacles  :  il  y  a  à  Osties  une  foule  d'em- 
barcaiions  légères  toujours  prêtes,  soit  à  venir  prendre  les 
marchandises  des  navires  à  l'ancre,  soit  à  leur  en  apporter 
d'autres  en  échange,  ce  qui  permet  à  ces  navires  de  repartir 
promptement,  sans  avoir  eu  même  à  entrer  dans  le  fleuve. 
Il  n'est  pas  rare  pourtant  que  les  navires,  après  avoir  été 
allégés  ainsi  d'une  partie  de  leur  cargaison,  s'engagent  dans 

GËOGR.  DE  STRABON.  I.  —  25 


386  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

le  fleuve  et  remontent  jusqu'à  Rome,  à  190  stades  de  la 
côte^  C'est  Âncus  Marcius  qui  a  été  le  fondateur  d*Os- 
ties.  A  cette  ville,  dont  nous  n'avons  rien  de  plus  à  dire, 
en  succède  une  autre ,  Ântium ,  qui  n'a  point  de  port  non 
plus.  Bâti  sur  les  rochers,  à  260  stades  d'Osties,  Antium 
est  actuellement  le  lieu  de  plaisance  des  empereurs,  la  rési- 
dence préférée  où  ils  viennent,  toutes  les  fois  qu'ils  en  trou- 
vent l'occasion,  se  reposer  des  affaires  publiques.  En  vue 
de  ces  fréquents  séjours  des  princes,  on  y  a  construit  un 
très-grand  nombre  d'édifices  somptueux.  Les  Antiates 
possédèrent  longtemps  une  marine  puissante  et  leurs  vais- 
seaux prenaient  part  encore  aux  pirateries  des  Tynbé- 
niens,  qu'eux-<mêmes  comptaient  déjà  parmi  les  sujets  du 
peuple  romain.  Cela  est  si  vrai  que  le  roi  Alexandre  députa 
tout  exprès  à  Rome  pour  s'y  plaindre  d'eux;  plus  tard  en- 
core, le  roi  Démétrius  faisait  dire  aux  Romains,  en  lenr 
renvoyant  quelques-uns  de  ces  pirates  qui  s'étaient  laissé 
prendre,  qu'il  leur  restituait  volontiers  ces  prisonniers  à 
cause  des  bens  de  parenté  qui  unissaient  Rome  à  la  Grrèce, 
mais  qu'il  ne  pouvait  approuver  que  les  dominateurs  de 
l'Italie  exerçassent  en  même  temps  la  piraterie,  ni  qu'un 
peuple  qui  avait  érigé  chez  lui,  en  plein  Forum,  un  temple 
aux  Dioscures  et  qui  honorait  ces  dieux,  comme  le  monde 
entier,  sous  le  nom  de  Dieux  sauveurs  y  envoyât  piller  les 
côtes  de  la  Grèce,  leur  patrie.  Sur  quoi  les  Romains  inter- 
dirent pour  toujours  cette  pratique  aux  habitants  d' Antium. 
Entre  Osties  et  Antium,  justeà  moitié  chemin,  s'offre  à  nous 
la  ville  de  Lavinium  av6c  un  Aphrodisium  ou  temple  de 
Vénus  commun  à  tous  les  peuples  latins,  mais  confié  plus 
particubèrement  aux  soins  des  Âxdéates,  qui  y  tiennent  tou- 
jours un  intendant.  Puis  vient  Laurentum  et,  au-dessus  de 
ces  villes,  à  70  stades  de  la  mer,  Ardée,  pcincipal  établisse- 
ment des  Rutules  :  tout  près  d'Ardée  est  un  autre  Aphro- 
disium, où  les  Latins  tiennent  aussi  certaines  réunicms 


1.  Voy.,  Ind,  «ar.  lect,^  p.  970,  col.  2, 1. 12,  la  manière  doiit  M.  Mûller  resti- 
tue ce  passage 

V 


LIVRE  V.  387 

solennelles.  Malheureusement  les  Samnites^  ont  ravagé 
tout  ce  pays  et  il  ne  reste  plus,  à  proprement  parler,  que  des 
vestiges  de  ces  différentes  villes,  vestiges  encore  glorieux 
cependant  grâce  au  souvenir  toujours  présent  d'£née  et  à 
ces  cérémonies  religieuses  qui  datent,  suivant  la  tradition 
locale,  de  l'époque  même  du  héros. 

6.  Après  Antium,  190  stades  plus  loin,  on  rencontre  le 
Gircœum  ou  mont  Gircœea,  qui ,  placé  comme  il  est  entre 
la  mer  et  les  marais,  offre,  dit-on,  l'aspect  d'une  île.  On 
ajoute  (mais  n'est-ce  pas  alors  pour  mieux  approprier 
l'état  des  lieux  à  la  fable  de  Gircé?),  on  ajoute  que  les 
flancs  de  cette  montagne  sont  couverts  d'herbes  et  de 
plantes  de  toute  espèce.  Il  y  a  d'ailleurs  dans  la  petite  ville 
[de  Circœum]  im  temple  dédié  à  Circé,  ainsi  qu'un  autel 
de  Minerve  ;  on  y  montre  même,  à  ce  qu'on  assure,  cer- 
taine coupe  ayant  appartenu  jadis  à  Ulysse.  Dans  l'inter- 
valle d'Antium  au  mont  Gircœen  les  points  remarquables 
sont  l'embouchure  du  fleuve  Storas,  et,  tout  à  côté,  une 
petite  rade  où  les  vaisseaux  peuvent  mouiller  en  sûreté. 
Puis  vient  une  plage  exposée  au  plein  Africus  qui  n'offre 
pas  d'autre  refuge  qu'un  très-petit  havre  au  pied  même  du 
Gircœum  :  jujste  au-dessus  de  cette  plage  s'étend  la  plaine 
Pomentine.  Le  reste  de  la  côte  jusqu'à  la  ville  de  Si- 
nuessa  *,  qui,  avoas-nous  dit,  appartient  encore  au  Latium, 
était  occupé  dans  le  principe  par  les  Aosones,  alors  maîtres 
de  la  Gampanie,  et,  au  delà  des  Ausones,  par  les  Osques, 
qui  de  leur  côté  possédaient  une  partie  du  territoire  cam- 
panien.  U  est  arrivé  à  ces  deux  peuples  quelque  chose  d'é- 
trange ;  la  langue  des  Osques  a  survécu  au  peuple  qui  la 
parlait  et  s'est  conservée  chez  Les  Romains,  si  bien  qu'au- 
jourd'hui encore  à  Home,  dans  certains  jeux,  dans  certaines 
fêtes  nationales,  on  représente  sur  la  scène  des  comédies 
et  des  mimes  en  langue  osque  ;  d'autre  fuart,  on  donne  le 
nom  de  mer  Amonienne  à  la  mer  de  SieUe»  bien  que  les 

1.  En  grec,  Sawûtea.  —  3,  Partout  Coray  a  létiibii  Iiv«»i8«i;ç,  an  lieu  et 
place  de  la  forme  imlçoyi^  que  donnent  les  Mss. 


388  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Âusones  n'en  aient  à  aucune  époque  habité  les  rivages. 
A  100  stades  de  dislance  du  mont  Circseen,  en  continuant 
à  suivre  la  côte,  on  atteint  Tarracine,  ou,  comme  on  l'appe- 
lait anciennement  eu  égard  à  la  nature  de  son  emplace- 
ment ,  Trachiné  :  en  avant  de  la  ville  s'étend  un  vaste  ma- 
rais formé  par  deux  cours  d'eau,  dont  le  plus  grand  se 
nomme  l'Ufens*.  La  voie  Appienne,  qui  va  de  Rome  à 
Brentesium,  et  qui,  de  toutes  les  grandes  voies  d'Italie,  est 
la  plus  fréquentée,  commence  à  partir  de  ce  marais  à  longer 
la  mer ,  puis  touche  à  Tarracine  et  successivement  à  For- 
mies,  à  Minturnes  et  à  Sinuessa.  Ce  sont  là,  du  reste, 
avec  Tarente  et  Brentesium  h  l'extrémité  de  son  parcours, 
les  seules  villes  maritimes  où  elle  passe.  Dans  le  voisinage 
de  Tarracine,  mais  en  deçà  de  la  ville,  du  côté  de  Bome,  la 
voie  Appienne  est  bordée  par  un  canal  qu'alimentent  les 
eaux  du  marais  et  des  fleuves  et  qui  dessert  comme  voie 
de  communication  bon  nombre  de  localités.  C'est  surtout  la 
nuit  qu'on  navigue  sur  ce  canal;  on  s'y  embarque  le  soir, 
et,  le  lendemain,  de  grand  matin,  on  le  quitte  pour  re- 
prendre la  voie  de  terre.  On  y  navigue  pourtant  aussi 
de  jour.  Ce  sont  des  mules  qui  tirent  les  bateaux.  La 
ville  de  Formies,  qui  succède  à  Tarracine  est  une  colonie 
des  Lacédémoniens,  qui  l'avaient  appelée  primitivement 
Hormies  à  cause  do  l'excellent  port  dont  la  nature  l'a 
pourvue.  Il  est  évident  aussi  que  le  nom  de  Cœatas  donné 
au  golfe  compris  entre  Tarracine  et  Formies  Ta  été  par 
les  Lacédémoniens,  car  le  mot  cxetXy  dans  le  dialecte  la- 
cédémonien,  désigne  toute  espèce  de  creux  ou  d'enfonce- 
ment. Quelques  auteurs  pourtant  prétendent  que.c'est  de  la 
nourrice  d'Enée  que  ce  golfe  a  emprunté  son  nom.  La  lon- 
gueur dudit  golfe  depuis  Tarracine,  où  il  commence,  jus- 
qu'au promontoire  appelé  aussi  le  CcPato,  est  de  100  stades. 
Sur  ce  point  du  littoral  s'ouvrent  d'immenses  grottes 
dans  lesquelles  on  a  pratiqué  de  grandes  et  somptueuses 

1.  oû?i]<,  conjecture  de  M.  Meineke  pour  remplacer  la  leçon  éyidemment  fau- 
tive des  Mss.  A&f  i^o(. 


LIVRE  V.  389 

habitations.  De  là  maintenant  à  Formies  on  compte  80  sta- 
des. Puis,  à  mi-chemin  entre  Formies  et  Sinuessa,  à 
40  stades  environ  de  Tune  et  de  Tautre,  est  Mintumes, 
que  traverse  le  Liris.  Ce  fleuve,  connu  anciennement  sous 
le  nom  de  Clanis^  descend  du  pays  des  Vestins  où  il 
pfend  sa  source  très-haut  dans  TApennin,  il  passe  en- 
suite près  de  Frégelles,  cité  naguère  illustre,  mais  réduite 
aujourd'hui  à  Tétat  de  bourgade,  et  vient  déboucher  dans 
un  bois  sacré,  situé  au-dessous  de  Minturnes,  et  qui  se 
trouve  être  pour  les  habitants  de  cette  ville  un  objet  de  pro- 
fonde vénération.  Juste  en  face  des  grottes  du  Gœatas,  en 
pleine  mer,  sont  les  deux  îles  de  Pandataria  et  de  Pontia, 
îles,  qui,  bien  que  peu  étendues,  sont  remplies  d'habitations 
charmantes  :  ces  deux  îles,  assez  voisines  l'une  de  l'autre, 
sont  à  250  stades  du  continent.  Gécube  touche  au  golfe  Cœatas,, 
et  la  ville  de  Fandi,  où  passe  la  voie  Âppienne,  touche  à 
Gécube.  Tout  ce  canton  abonde  en  excellents  vignobles  :  le 
terroir  de  Gécube,  notamment,  et  ceux  de  Fundi  et  de  Setia 
comptent  parmi  les  crus  les  plus  renommés  de  l'Italie  et 
prennent  rang  à  côté  du  Falerne^  de  VAlhain  et  du  Satanien. 
La  ville  de  Sinuessa,  qui  s'offre  à  nous  plus  loin,  s'élèv& 
au  fond  d'un  autre  golfe  et  tire  son  nom  évidemment  de 
cette  circonstance,  car  sinm  en  latin  équivaut  à  xoXico;  et 
signifie  un  golfe.  U  y  a  dans  son  voisinage  un  très-bel  éta- 
blissement de  bains  dont  les  eaux,  naturellement  chaudes, 
sont  souveraines  contre  certaines  maladies.  —  Telles  sont 
les  villes  maritimes  du  Latium. 

7.  Dans  l'intérieur  du  pays,  la.première  ville  qui  se  pré- 
sente au-dessus  d'Osties,  la  seule  aussi  qui  soit  située  sur 
le  Tibre,  est  la  ville  de  Rome.  Nous  avons  déjà  dit  que 
l'emplacement  de  Rome  n'avait  pas  été  choisi,  qu'il  avait 
été  bien  plutôt  imposé  par  la  nécessité  ;  ajoutons  que  tous 
ceux  qui  dans  la  suite  agrandirent  la  ville  ne  furent  pas 
libres  davantage  de  choisir  pour  ces  nouveaux  quartiers  le& 
meilleurs  emplacements,  et  qu'ils  durent  subir  les  exigences 
du  plan  primitif.  Ainsi  la  première  enceinte  comprenait, 
avec  le  Gapitole  et  le  Palatin,  le  Quirinal,  colline  si  facile- 


390  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ment  accessible  du  dehors  que  Titus  Tatius  s'en  empara 
d'emblée,  quand  il  marcha  sur  Borne  pour  venger  le  rapt 
des  Sabines;  à  son  tour,  Âncus  Marcius  y  réunit  le  Gcelius 
et  l'Aventin  avec  la  plaine  intermédiaire ,  bien  que   ces 
coUines  fussent  aussi  complètement  isolées  de  celles  qui 
faisaient  déjà  partie  de  la  ville  qu'elles  l'étaient  l'une  de 
l'autre.  Mais  ce  qui  rendait  cette  annexion  nécessaire,  c^dst 
qu'on  ne  pouvait  raisonnablement  laisser  en  dehors  de  l'en- 
ceinte et  à  la  disposition  du  premier  ennemi  qui  voudrait  s'y 
retrancher  des  hauteurs  si  fortes  par  elles-mêmes.  Seulement 
l'enceinte  nouvelle  n'était  point  continue,  Ancus  Marcius 
n'avait  pu  la  prolonger  jusqu'au  mont  Quirinal,  ce  qni  l'eût 
complétée.  Servius  reconnut  apparemment  l'inconvénient 
de  cette  lacune,  car  il  acheva  de  clore  la  ville  en  y  ajoutant 
encore  l'Esquilin  et  le  Viminal;  et,  comme  ces  deux  collines 
sont  aussi  trop  facilement  accessible»  du  dehors,  on  creusa 
à  leur  pied  un  fossé  profond,  toute  la  terre  extraite  fut  re- 
jetée du  côté  de  la  ville  et  forma  au-dessus  du  rebord  inté- 
rieur du  fossé  une  terrasse  longue  de  six  stades ,  puis,  sur 
cette  base  on  éleva  une  muraille  allant  de  la  porte  Colline,  à 
la  porte  Esquiline  avec  des  tours  de  distance  en  distance  et 
une  troisième  porte  s'ouvrant  juste  au  milieu  de  cet  inter- 
valle et  qui  fut  appelée  porte  Viminale  à  cause  du  voisinage 
de  la  colline  de  ce  nom.  Ce  sont  là  toutes  les  fortifications  de 
la  ville  et  il  faut  convenir  qu'elles  auraient  grand  besoin 
elles-mêmes  d'être  fortifiées.  Mais  les  fondateurs,  j'ai  idée, 
auront,  calculé  que,  dans  leur  intérêt,  comme  dans  l'inté- 
rêt des  générations  &  venir,  il  fallait  que  Rome  dût  son  sa- 
lut et  sa  prospérité  plutôt  aux  armes  et  au  courage  de  ses 
habitants  qu'à  la  force  de  ses  remparts,  jugeant  avec  raison 
que  ce  ne  sont  pas  les  remparts  qui  protègent  les  honunes, 
mais  bien  les  hommes  qui  protègent  les  remparts.  Dans  le 
principe,  il  est  vrai,  alors  qu'ils  voyaient  aux  mains  d'autrui 
les  spacieuses  et  fertiles  campagnes  qui  entouraient  leur 
ville  (leur  ville  d'ailleurs  si  exposée,  si  pBu  susceptible  de 
défense),  les  Romains  purent  croire  que  l'emplacement  qui 
leur  était  échu  serait  un  obstacle  éternel  à  leur  prospérité  ; 


UVRE  V.  391 

mais,  quand  leur  courage  et  leurs  travaux  les  eurent  rendus 
maîtres  de  tout  le  pays  entironnant,  ils  virent  affluer  chez 
eux,  et  avec  une  abondance  inconnue  à  la  ville  la  plus 
heureusement  située,  tout  ce  qui  fait  la  richesse  et  le 
bien-être  d  une  cité.  G^e  affluence  de  toutes  choses  est 
ce  qui  permet  à  Rome  aujourd'hui  encore,  tout  agrandie 
qu'elle  est,  de  suffire  à  l'alimentation  de  ses  habitants  ainsi 
qu'aux  fournitures  de  bois  et  de  pierres  que  réclament  in- 
céssanmient  tant  de  constructions  neuves  auxquelles  don- 
nent lieu  les  écroulements,  les  incendies  et  les  ventes  ;  oui,  les 
ventes,  car  on  peut  dire  que  ces  aliénations  d'immeubles 
qui,  elles  aussi,  se  reproduisent  incessamment,  équivalent 
à  des  destructions  volontaires,  tout  nouvel  acquéreur  se  hâ- 
tant de  démolir  pour  rebâtir  ensuite  h  sa  guise.  Au  reste, 
pour  subvenir  aux  besoins  de  cette  nature,  Rome  trouve  de 
merveilleuses  ressources  dans  la  proximité  d'un  grand  nom- 
bre de  carrières  et  de  forêts  et  dans  la  facilité  que  présentent 
pour  le  transport  des  matériaux  tant  de  cours  d'eau  naviga- 
bles, TAnio  d'abord,  qui  descend  des  environs  de  la  ville 
d'Albe,  [Alba  Fucensis,]  c'est-à-dire  des^onfins  du  Latium 
et  du  pays  des  Marses,  et  qui,  après  avoir  traversé  toute  la 
plaine  au-dessous  de  cette  ville,  vient  se  réunir  au  Tibre  ; 
puis  le  Nar,  le  Ténéas,  qui  traversent  toute  l'Ombrie  pour 
se  jeter  dans  le  même  fleuve,  et  enfin  le  Glanis,  [autre 
affluent  du  Tibre,]  qui  arrose  de  même  la  Tyrrhénie,  mais 
particulièrement  le  canton  de  Glusium.  L'empereur  César 
Auguste  a  bien  cherché  dans  l'intérêt  de  la  ville  à  porter 
remède  aux  graves  inconvénients  dont  nous  venons  de  par- 
ler :  il  a,  par  exemple,  pour  diminuer  les  ravages  des  incen- 
dies, organisé  militairement  une  compagnie  d'affranchis 
chargée  de  porter  les  secours  nécessaires  en  pareil  cas  ;  il  a 
aussi,  pour  prévenir  l'écroulement  trop  fréquent  des  mai- 
sons, réduit  l'élévation  réglementaire  des  nouveaux  édifices 
et  défendu  qu'à  l'avenir  les  maisons  bâties  sur  la  voie  publi- 
que eussent  plus  de  70  pieds  de  hauteur.  Mais,  malgré  cette 
double  mesure,  on  eût  encore  manqué  à  Rome  de  moyens 
suffisants  pour  réparer  les  dommages  causés  par  ces  acd* 


392  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

dents,  si  Ton  n'avait  eu  cette  précieuse  ressource  de  pouvoir 
tirer  des  carrières  et  des  forêts  voisines  d'inépuisables  maté- 
riauZy  avec  la  faculté  si  commode  d'user  pour  leur  transport 
de  la  voie  des  fleuves. 

8.  Â  ces  avantages  résultant  pour  Rome  de  la  nature  de 
son  territoire,  ses  habitants  ont  ajouté  tous  ceux  que  peut 
procurer  l'industrie  humaine  ;  car,  tandis  que  les  Grecs,  qui 
semblaient  cependant  avoir  réalisé  pour  leurs  villes  les 
meilleures  conditions  d'existence,  n'avaient  jamais  visé  qu'à 
la  beauté  du  site,  à  la  force  de  la  position,  au  voisinage  des 
ports  et  à  la  fertilité  du  sol,  les  Romains  se  sont  surtout  ap- 
pliqués à  faire  ce  que  les  Grecs  avaient  négligé,  c'est-à-dire 
à  construire  des  chaussées,  des  aqueducs  et  des  égoûts 
destinés  à  entraîner  dans  le  Tibre  toutes  les  immondices  de 
la  ville.  Et  notez  qu'ils  ne  se  sont  pas  bornéj  à  prolonger 
ces  chaussées  dans  la  campagne  environnante,  mais  qu'ils 
ont  percé  les  collines  et  comblé  les  vallées  pour  que  les  plus 
lourds  chariots  pussent  venir  jusqu'au  bord  de  la  mer  pren- 
dre la  cargaison  des  vaisseaux;  qu'ils  ne  se  sont  pas  bornés 
non  plus  à  voûter  leurs  égoûts  en  pierres  de  taille,  mais 
qu'ils  les  ont  faits  si  larges  qu'en  certains  endroits  des  cha- 
riots à  foin  auraient  encore  sur  les  côtés  la  place  de  passer; 
qu'enfin  leurs  aqueducs  amènent  l'eau  à  Rome  en  telle 
quantité  que  ce  sont  de  véritables  fleuves  qui  sillonnent  la 
ville  en  tous  sens  et  qui  nettoient  les  égoûts  et  qu'aujour- 
d'hui, grâce  aux  soins  particuliers  de  M.  Agrippa,  à  qui 
Rome  doit  en  outre  tant  de  superbes  édifices,  chaque  maison 
ou  peu  s'en  faut  est  pourvue  de  réservoirs,  de  conduits,  et  de 
fontaines  intarissables  ILes  anciens  Romains,  à  vrai  dire,  oc- 
cupés comme  ils  étaient  d'objets  plus  grands,  plus  impor- 
tants^ avaient  complètement  négligé  l'embellissement  de 
leur  ville.  Sans  se  montrer  plus  indifférents  qu'eux  aux 
grandes  choses,  les  modernes,  surtout  ceux  d'à-présent,  se 
sont  plu  à  l'enrichir  d'une  foule  de  monuments  magnifi* 
ques  :  Pompée,  le  divin  César,  Auguste,  ses  enfants,  ses 
amis,  sa  femme,  sa  sœur,  tous  à  l'envi,  avec  une  ardeur 
extrême  et  une  munificence  sans  bornes,  se  sont  occupés 


LIVRE  V.  393 

de  la  décoration  monumentale  de  Rolne.  C'est  dans  le  Champ 
de  Mars  que  la  plupart  de  ces  monuments  ont  été  érigés, 
de  sorte  que  ce  lieu,  qui  devait  déjà  tant  à  la  nature,  se 
trouve  avoir  reçu  en  outre  tous  les  embellissements  de  Tart. 
Aujourd'hui,  avec  son  étendue  prodigieuse,  qui,  en  même 
temps  qu'elle  laisse  une  ample  et  libre  carrière  aux  courses 
de  chars  et  à  toutes  les  évolutions  équestres,  permet  encore 
à  une  jeunesse  innombrable  de  s'exercer  à  la  paume,  au 
disque  S  à  la  palestre;  avec  tous  les  beaux  ouvrages  qui 
l'entourent,  les  gazons  si  verts  qui  toute  l'année  y  recouvrent 
le  sol,  les  collines  enfin  d'au  delà  du  Tibre,  qui  s'avancent 
en  demi-cercle  jusqu'au  bord  du  fleuve,  comme  pour  enca- 
drer  toute  la  scène,  cette  plaine  du  champ  de  Mars  offre  un 
tableau  dont  l'œil  a  peine  à  se  détacher.  Ajoutons  que  tout 
à  côté,  et  indépendamment  d'une  autre  grande  plaine  bordée 
ou  entourée  de  portiques,  il  existQ  plusieurs  bois  sacrés,  trois 
théâtres,  un  amphithéâtre  et  différents  temples  tous  contigus 
les  uns  aux  autres,  et  que,  comparé  à  ce  quartier,  le  reste  de  la 
ville  ne  paraît  plus  à  proprement  parler  qu'un  accessoire. 
Pour  cette  raison,  et  parce  que  ce  quartier  avait  pris  à  leurs 
yeux  un  caractère  plus  religieux,  plus  auguste  que  les  autres, 
les  Romains  y  ont  placé  les  tombeaux  de  leurs  morts  les  plus 
illustres,  hommes  ou  femmes.  Le  plus  considérable  de  ces 
tombeaux  est  le  Mausolée  [d'Auguste],  énorme  tiimulmj 
qui  s'élève  à  peu  de  distance  du  fleuve,  au-dessus  d'un  sou» 
bassement  en  marbre  blanc  déjà  très-haut  par  lui-même. 
Ce  tumulus,  ombragé  d'arbres  verts  jusqu'à  son  sommet,  est 
surmonté  d'une  statue  d'airain  représentant  César-Auguste, 
et  recouvre,  avec  les  restes  de  ce  prince,  les  cendres  de  ses 
parents  et  de  ses  amis  ou  familiers.  U  se  trouve  qui  plus  est 
adossé  à  un  grand  bois ,  dont  les  allées  offrent  de  magnifi- 
ques promenades.  Enfin  le  centre  de  la  plaine  est  occupé  par 
l'enceinte  du  bûcher  d'Auguste  :  bâtie  également  en  marbre 
blanc,  cette  enceinte  est  protégée  par  une  balustrade  en  fer 
qui  règne  tout  autour.  L'intérieur  en  est  planté  de  peupliers. 

1.  ^^'7Vf  ao  liea  de  ni^xu,  conjectare  de  Coray. 


394  GÉO&RAPHIE  DE  STRABON. 

Supposons  pourtant  que  d'ici  Ton  se  transporte  dans  l'an- 
tique Forum  et  qu'on  y  promène  ses  regards  sur  cette  lon- 
gue suite  de  basiliques,  de  portiques  et  de  temples  qui  le  bor- 
dent ;  ou  bien  encore  que  l'on  aille  au  Capitole,  au  Palatin^ 
dans  les  jardins  delivie,  contempler  les  chefs-d'œuvre  d'art 
qui  y  sont  déposés,  on  risque  fort,  ime  fois  entré,  d'oublier 
tout  ce  qu'on  a  laissé  dehors.  —  Telle  est  Rome. 

9.  Quant  à  la  situation  respective  des  autres  villes  de 
l'intérieur  du  Latium,  elle  peut  être  fixée,  soit  [directe- 
ment], d'après  les  particularités  que  quelques-unes  d'entre 
dles  présentent,  soit  [d'une  manière  indirecte],  d'après  le 
parcours  des  principales  voies  qui  traversent  le  pays,  la 
plupart  des  villes  du  Latium  étant  situées  sur  l'une  ou  l'autre 
de  ces  voies,  près  de  l'une  d'elles  ou  entre  deux.  Le  La- 
tium compte  trois  voies  principales,  la  voie  AppiennCy  la 
voie  Latine  et  la  voie  Yalérienne  :  la  première  borde  la  côte 
jusqu'à  Sinuessa,  et  la  troisième  suit  la  frontière  de  la  Sabine 
jusqu'au  pays  des  Marses,  mais  la  voie  Latine  court  dans 
l'intervalle  des  deux  autres  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  rejoint, 
près  de  la  ville  de  Gasilinum,  c'est-à-dire,  à  19  stades  de 
Gapoue,  la  voie  Appienne,  dont  elle  n'est  à  proprement 
parler  qu'un  embranchement  :  tout  près  de  Rome,  en  effet, 
elle  s'en  détache,  prend  sur  la  gauche,  franchit  [à  mi-côte] 
le  mont  Tusculan,  entre  la  ville  de  Tusculum  et  les  pre- 
mières pentes  du  mont  Albain,  et  redescend  ensuite  vers  la 
petite  ville  d'Algide  et  la  station  dite  Pictœ  ou  ad  Pictas; 
elle  est  rejointe  alors  par  la  voie  Labicane^  qui,  partie  de 
la  porte  Esquiline,  en  même  temps  que  la  voie  Prénestine, 
laisse  cette  voiç  ainsi  que  le  champ  Esquilin  sur  la  gauche, 
puis  se  prolonge  l'espace  de  120  stades  et  plus  jusque  dans 
le  voisinage  de  la  colline  que  dominent  les  ruines  de  l'an- 
tique Labicum,  passe  à  droite  de  ces  ruines  et  de  la  ville  de 
Tusculum  et  vient  enfin,  près  de  Pictae,  à  210  stades  de 
Rome,  se  confondre  avec  la  voie  Latine.  A  partir  de  là, 
nous  trouvons  sur  la  voie  Latine  même  plusieurs  places,  plu- 
sieurs villes  remarquables,  Ferentinum  notamment,  et  Fru- 
sinon,  dont  le  Cosas  baigne  les  murs,  puis  Fabrateria  près 


LIVRE  V.  395 

de  laquelle  passe  un  autre  cours  d'eau,  le  Tolerus^  Aqui- 
num,  qui  peut  compter  pour  une  importante  cité,  [Atina  ^,] 
qu'avoisine  un  fort  cours  d'eau,  le  Melpis,  Interamnium, 
qui  s'élève  au  confluent  même  du  Liris  et  d'une  autre  ri- 
vière, et  enfin  Casinum,  qu'on  peut  regarder  ajissi  comme 
une  ville  de  grande  importance.  Gasinum  est  bien  réellement 
la  dernière  ville  de  tout  le  Latium,  car  Teanum-Sidicinum 
qui  lui  succède  dépend,  ainsi  que  le  marque  Tépithète  jointe 
à  son  nom,  de  l'ancien  territoire  des  Sidicins,  et,  comme 
ceux-ci  appartenaient  à  la  nation  des  Osques,  race  campa- 
nienne  aujourd'hui  éteinte,  il  s'ensuit  que  c'est  à  la  Gam- 
panie  qu'il  faut  attribuer  cette  ville,  la  plus  considérable  de 
celles  que  traverse  la  voie  Latine,  ainsi  que  Calés,  autre 
grande  ville  qui  lui  fait  suite,  et  qui  touche  presque  à  Ga- 
silinum. 

1 0 .  Que  si  maintenant  nous  regardons  des  deux  côtés  de  la 
voie  Latine,  nous  voyons  à  droite,  dans  l'intervalle  qui  sé- 
pare ladite  voie  de  la  voie  Appienne,  les  villes  de  Setia  et 
de  Signia,  toutes  deux  célèbres  pour  leurs  vins  :  le  ter- 
roir de  Setia  en  effet  est  réputé  l'un  des  grands  crus  de 
l'Italie  et  le  vin  de  Signia,  le  Signin^,  comme  on  l'appelle, 
est  très-fortifiant  pour  les  entrailles.  G'est  là  aussi  que 
se  trouvent  Privemum,  Gora,  Suessa*,  Velitrse,  Aletrium', 
et  enfin  Frégelles,  dont  le  Liris  baigne  l'enceinte  avant 
d'aller  déboucher  dans  la  mer  à  Minturnes.  Frégelles,  qui 
n'est  plus  qu'un  simple  bourg,  était  naguère  une  cité  consi- 
dérable ;  bon  nombre  des  places  que  nous  venons  de  nommer 
et  qui  l'environnent  dépendaient  d'elle,  et^  aujourd'hui  en- 
core, les  habitants  de  ces  villes  continuent  de  s'y  rendre  pour 
tenir  leurs  marchés  ou  pour  célébrer  en  commun  certains 
sacrifices.  Ce  sont  les  Romains  qui,  à  la  suite  d'une  défection 
des  Frégellans,  ont  ruiné  leur  ville  de  la  sorte.  Général e- 

1.  Au  lieu  du  Trerus.  Voy.  la  note  très-importante  de  M.  Mûller,  Ind.  var, 
lect.,  p.  971,  col.  2, 1.  9.  —  2.  Autre  restitution  excellente  de  M.  Mûller.  Voy. 
ibid.,  p.  971,  col.  1  1. 13.  —  3.  ZitvIvov  au  lieu  de  zirviov,  restitution  due  h 
M.  Kramer.  —  4.  Sur  l'omission  des  mots  Tpaitivriiv  xi,  voy.  la  note  de 
M.  Mûller,  Ind.  var.  lecL,  p.  971,  col.  1,  I.  34.  —  5.  M.  Mûller  soupçonne 
•qu'il  faut  lire  à  la  place  de  ce  nom  celui  d'Ulubrx. 


396  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ment  pourtant  ces  dernières  localités,  ainsi  que  les  places 
situées  sur  la  voie  Latine  même  ou  au  delà  de  cette  voie, 
se  trouvent  comprises  dans  les  limites  de  l'ancien  territoire 
des  Herniques,  des  iEques  et  des  Yolsques  et  ont  eu  les 
Romains  pour  fondateurs.  A  gauche  de  la  voie  Latine,  entre 
cette  voie  et  la  voie  Yalérienney  Gabies  s'offre  à  nous  la 
première  :  située  sur  la  voie  Prénestine,  à  égale  distance  de 
Rome  et  de  Préneste,  à  100  stades  à  peu  près  de  l'une  et  de 
l'autre,  cette  ville  possède  dans  ses  environs  la  carrière  de 
pierres  qui  fournit  le  plus  abondamment  aux  besoins  de 
Rome.  Nous  reparlerons  tout  à  l'heure  de  Préneste,  mais, 
dans  les  montagnes  au-dessus  de  cette  ville,  nous  voyons  se 
succéder,  après  la  petite  forteresse  desHemiques,  Gapitulum, 
la  grande  ville  d'Anagnia,  Géréaté  et  Sera,  que  le  Lins  bai- 
gne avant  de  gagner  Frégelles  et  Mintumes,  quelques  autres 
petites  places  encore,  et  enfin  la  ville  de  Yénafre,  qui  pro- 
duit la  meilleure  huile  connue.  Au  pied  de  la  colline,  sur 
laquelle  est  situé  Yénafre,  passe  le  Yultume;  ce  fleuve 
baigne  encore  les  murs  de  Casilinum,  puh  il  va  se  jeter 
dans  la  mer  auprès  d'une  ville  qui  porte  son  nom.  Quant 
aux  villes  d'iSsemie  et  d'Allifes,  elles  font  déjà  partie 
du  Samnium  ;  mais,  si  la  seconde  de  ces  villes  est  encore 
debout,  l'autre  tombe  en  ruines  depuis  l'époque  de  la  guerre 
Marsique. 

11 .  La  voie  Yalérienne,  qui  commence  à  Tibur,  conduit 
jusqu'au  pays  des  Marses,  voire  jusqu'à  Gorfinium,  capi- 
tale des  Péligniens.  Les  villes  latines  qui  se  trouvent  sur 
cette  voie  sont  Varia,  Garseoli  et  Albe.  Non  loin  de  la 
même  voie  est  situé  Cuculum.  Tibur  s'aperçoit  de  Rome, 
ainsi  que  Préneste  et  Tusculum  :  on  y  trouve,  avec  un 
Heracleum  ou  temple  d'Hercule,  une  belle  cascade  que 
l'Anio,  déjà  navigable  en  cette  partie  de  son  cours,  forme  en 
tombant  du  haut  d'une  montagne  dans  une  vallée  profonde 
et  très-boisée  qui  avoisine  la  ville.  Puis,  au-dessous  de  ce 
point,  l'Anio  traverse  une  plaine  d'une  grande  fertilité  en 
longeant  les  carrières  d'où  l'on  extrait  la  pierre  tiburtine  et 
la  pierre  rouge  ou  pierre  de  Gabies^  circonstance  singulière- 


n 


LIVRE  V.  397 

ment  favorable  à  l'exploitation  de  ces  carrières  en  ce  qu'elle 
facilite  le  chargement  et  le  transport  des  matériaux  avec 
lesquels  s* effectue  la  plus  grande  partie  des  constructions 
de  Rome.  Dans  la  même  plaine  coulent  les  eaux  AWuleSy 
eaux  froides,  qui  s'échappent  de  plusieurs  sources,  et  qui, 
prises  comme  boisson,  ou  employées  sous  forme  de  bains, 
agissent  efficacement  dans  un  grand  nombre  de  maladies. 
Tel  est  le  cas  aussi  des  eaux  Lahanes,  sources  situées  à  peu 
de  distance  de  là  sur  la  voie  Nomentane  aux  environs 
d'Eretum.  APréneste  est  ce  temple  de  la  Fortune  si  fameux 
autrefois  par  ses  oracles.  Les  deux  villes  de  Tibur  et  de  Pré- 
neste,  adossées  à  la  même  chaîne  de  montagnes,  se  trouvent  à 
100  stades  environ  l'une  de  l'autre;  quant  à  l'intervalle  qui 
les  sépare  de  Rome,  il  est  bien  du  double  de  cette  dis- 
tance pour  Préneste,  d'un  peu  moins  pour  Tibur.  Toutes 
deux  passent  pour  être  d'origine  grecque  :  on  veut  même 
que  Préneste  se  soit  appelée  d'abord  Polystephanos,  Leur 
position  est  naturellement  forte,  surtout  celle  de  Préneste, 
car  au-dessus  de  la  ville,  en  façon  d'acropole ,  s'élève  une 
grande  montagne,  séparée  en  arrière  du  reste  de  la  chaîne 
par  un  col,  qu'elle  domine  perpendiculairement  d'une  hau- 
teur de  2  stades.  A  une  assiette  déjà  si  forte  cette  ville 
joint  un  autre  avantage,  celui  d'être  percée  en  tous  sens  de 
conduits  souterrains  qui  aboutissent  dans  les  plaines  envi- 
ronnantes et  qui  servent,  les  uns,  d'aqueducs,  les  autres,  d'is- 
sues secrètes.  C'est  dans  un  de  ces  souterrains  que  Marins 
[le  jeune]  se  fit  tuer  [par  un  de  ses  compagnons]  pour  ne  pas 
tomber  aux  mains  des  ennemis  qui  l'assiégeaient.  En  général, 
on  considère  comme  un  bienpour  une  ville  d'avoir  la  position 
la  plus  forte  possible;  par  suite,  cependant,  des  guerres  ci- 
viles de  Rome,  cet  avantage  se  trouva  être  un  msdheur  pour 
Préneste.  Et  cela  se  conçoit  :  en  pareille  conjoncture,  ces 
sortes  de  villes  deviennent  toujours  le  refuge  des  factieux, 
elles  sont,  à  cause  d'eux,  assiégées,  prises  d'assaut,  et,  après 
avoir  souffert  elles-mêmes  matériellement  de  la  rage  du 
vainqueur,  elles  voient  souvent  encore  leur  territoire  passer 
en  d'autres  mains,  et  c'est  l'innocent  qui  paye  ainsi  pour  le 


398  GÉOGRAPHIE  DE  STBABON. 

coupable.  Un  cours  d'eau,  le  Verestis*,  arrose  les  environs 
de  Préneste. — Les  villes  dont  nous  venons  de  parler  se  trou- 
vent toutes  à  TE.  de  Rome. 

12.  Mais  en  dedans  de  la  chaîne  où  elles  sont  situées^ 
et  avec  le  val  d'Algide  entre  deux,  s'étend  une  seconde 
chaîne  de  hautes  montagnes  qui  se  prolonge  jusqu'au  mont 
Albain^.  C'est  sur  cette  seconde  crête  que  Tusculum  est 
placé  :  cette  ville,  d'un  bel  aspect  déjà  par  elle-même,  est 
encore  embellie  par  la  foule  de  jardins  et  de  villas  qui  l'en- 
tourent du  côté  surtout  qui  s'abaisse  vers  Rome  ;  d^s  cette 
direction,  en  effet,  la  montagne  de  Tusculum  forme  un  coteau 
fertile  et  bien  arrosé,  dont  la  pente  généralement  très-douce 
a  permis  qu'on  y  élevât  tons  œs  palais,  toutes  ces  habitations 
somptueuses.  Ajoutons  que  ce  coteau  se  relie  en  quel- 
que sorte  aux  premières  pentes  du  mont  Âlbain,  lesquelles 
ofirent,  avec  la  même  fertilité  de  sol,  un  aussi  grand  luxe 
de  constructions.  Puis  viennent  de  grandes  plaines  qui  se 
prolongent  d'un  côté  jusqu'à  Rome  et  à  ses  faubourgs  et  de 
l'autre  jusqu'à  la  mer.  La  partie  de  ces  plaines  qui  avoisine 
la  côte  n'est  pas,  à  vrai  dire,  aussi  saine  à  habiter  que  le 
reste  ;  le  séjour  en  est  cependant  encore  assez  agréable  et  l'on 
ne  voit  pas  que  les  terres  y  soient  moins  bien  cultivées.  Passé 
le  mont  Albain,  jious  rencontrons  la  ville  d'Aricie  sur  la 
voie  Appienne,  à  160*  stades  de  Rome  :  bien  que  bâtie  dans 
un  fond,  Aricie  possède  une  citadelle  dont  l'assiette  est 
très*forte.  Aunlessus  d'elle,  maintenant,  à  droite  de  la 
voie  Appienne,  les  Romains  ont  bâti  la  ville  de  Lanu- 
vium,  d'où  l'on  découvre  la  ,mer  et  Antium*.  —  A  gauche 
de  la  dite  voie,,  en  montant  depuis  Aricie,  on*  trouve  le 
femeux  Artemisium^  le  Nemus  comme  on  l'appelle  dans  le 
pays.  Ce  ten^le  de  Diana  Aricine  fut  Bâti,  à  ce  qu'on  pré- 
tend, sur  le  modèle  de  ceux  de  Diane  Tanropole.  Et  il  y  a 

1.  M.  MfiUer  incline  à  penser  qne  la  -vraie  forme  de  oe  nom  est  Veregis, 
OiiotTiç.  Voy.  les  détails  pleins  d'intérêt  qu'il  ajoute  sur  cette  rivière,  appelée 
Tolerus  dans  la  partie  inférieure  de  son  cours,  (/ni.  var.  Uct.yp.  971,  col.  2,1.  9.) 

—  2.  Voy.  la  remarque  et  le  jugement  de  M.  Millier  sur  toute  cette  phrase,  ildai 

—  3.  Voy.  MûUer  :  Ind.  var.  Ject,,  p.  971,  col.  2,  1.  57.  —  4.  Au  lieu  de  Lavi- 
Bium  que  donneni  les  JfaB.,iGon»elion  de  Clorier.  Voy.  MilUer,  ibid. 


LIVRE  V.  399 

en  effet  quelque  chose  de  I^arbare,  de  scythique  pour  mieux 
dire,  dans  la  coutume  suivante,  qu'on  prétend  y  être  res- 
tée en  vigueur  :  Tesclave  fugitif  qui  a  réussi  à  tuer  de  sa 
main  le  grand  prêtre  devient  de  droit  son  successeur;  mais, 
dans  la  crainte  où  il  est  de  se  voir  attaquer  à  son  tour, 
il  a  toujours  Tépée  à  la  main  et  Tœil  au  guet  pour  être  prêt 
à  repousser  la  force  par  la  force.  Le  temple  est  situé  au 
milieu  d'un  bois,  derrière  un  lac  ayant  l'étendue  d'une  mer, 
et,  comme  il  y  a  tout  autour  ime  chaîne  ou  enceinte  con- 
tinue de  montagnes  très-hautes  aux  pics  sourcilleux,  le 
temple  et  le  lac  se  trouvent  en  quelque  sorte  au  fond  d'une 
cuve.  Les  eaux  de  plusieurs  sources,  celles,  entre  autres,  de 
la  fontaine  Égérie,  laquelle  est  ainsi  nommée  d'une  divi- 
nité du  pays,  alimentent  le  lac;  mais,  si  on  les  y  voit  entrer/ 
on  ne  les  en  voit  pas  ressortir  :  ce  n'est  que  hors  de  [l'en- 
ceinte sacrée]  et  bien  loin  dans  la  plaine  qu'elles  reparais-^ 
sent  à  la  surface  du  sol.  Tout  près  de  là  est  le  mont  Albain, 
dont  le  sommet  dépasse  de  beaucoup  YArtemisium  et  les 
montagnes  déjà  si  hantes,  déjà  si  escarpées,  qui  l'entourent. 
—  Toutes  les  villes  du  Latium  mentionnées  par  nous  jus- 
qu'ici sont  situées  en  avant  de  ces  montagnes.  Une  seule 
se  trouve  reculée  plus  loin  dans  l'intérieur,  c'est  la  ville 
d'Âlbe,  laquelle  s'élève,  sur  la  frontière  même  du  pays  des 
Marses,  au  haut  d'un  rocher  qui  domine  le  lac  Fucm.  Ge  lac, 
aussi  grand  qu'une  mer,  est  la  principale  richesse  des 
Marses  et  des  autres  populations  qui  Tavoisinent.  Ce  qu'on 
dit  [de  la  hauteur  variable  de  ses  eaux],  que  parfois  elles 
grossissent  au  point  d'atteindre  la  montagne  en  débordant, 
tandis  qu'en  d'autres  temps  elles  baissent  jusqu'à  laisser  à 
sec  certains  fimds  qu'ordinairement  elles  recouvrent,  de  ma- 
nière à  en  permettre  la  culture,  peut  s'expUquer  soit  par  un 
déplacement  des  sources  dans  les  profondeurs  de  la  terre  (les 
eaux  de  ces  sources  tantôt  se  perdant  et  se  dérobant  par  de 
mystérieuses  issues,  tantôt  alQuant  avec  ime  abondance  nou- 
velle), soit  par  unei  disposition  naturelle  qu'ont  toutes  les 
sources  à  tahr  de  temps  à  autre,  mais  pour  se  remplir  de 
nouveau  et  pour  recommencer  alors  à  couler,  comme  c'est 


400  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

le  cas,  dit-on,  de  la  rivière  Âmenanns  à  Gatane,  laquelle 
demeure  à  sec  quelquefois  plusieurs. années  de  suite,  mais 
reprend  ensuite  son  cours.  Une  autre  tradition  fait  venir  du 
lac  Fucin  Teau  Marcimne  réputée  la  meilleure  de  toutes 
celles  qui  alimentent  Rome.  Ajoutons,  au  sujet  d'Âlbe,  que 
sa  position  au  cœur  même  de  la  contrée  et  sa  forte  assiette 
l'ont  souvent  fait  choisir  par  les  Romains  comme  place  de 
sûreté  pour  y  enfermer  tels  prisonniers  qu'il  importait  de 
bien  garder. 


CHAPITBE  IV. 

On  a  vu  qu'après  avoir  décrit  tout  d'abord  la  région  sub- 
alpine  de  Tltalie,  et,  avec  cette  région,  la  partie  adjacente 
de  l'Apennin,  nous  avions  franchi  sans  nous  arrêter  ces 
montagnes  et  parcouru  jusqu'à  la  frontière  du  Samnium  et 
de  la  Gampanie  toute  la  région  cisapennine^  autrement  dit 
l'espace  compris  entre  la  mer  Tyrrhénienne  et  la  partie  de 
l'Apennin  qui  s'écarte  vers  l'Adriatique;  il  nous  faut  donc 
maintenant  revenir  sur  nos  pas  pour  faire  connaître  la  chaîne 
même  de  l'Apennin,  tant  ce  qui  se  trouve  au  cœur  de  la 
montagne  que  ce  qui  appartient  à  ses  deux  versants,  au 
versant  extérieur  ou  versant  de  l'Adriatique  aussi  bien  qu'au 
versant  intérieur.  A  cet  effet,  reprenons  encore  une  fois  de 
la  frontière  de  la  Cisalpine. 

2.  La  contrée  qui  succède  immédiatement  aux  dernières 
villes  de  l'Ombrie  comprises  entre  Ariminum  et  Ancône  est 
le  Picenum.  Les  Picentins  sont  sortis  de  la  Sabine.  Suivant 
■  ^^f^dition,  un  pivert  aurait  servi  de  guide  aux  chefs  qui  les 
conduisaient  ;  de  là  leur  nom,  car  le  pivert  dans  leur  langue 
s  appe^Ae  picus  et  ils  le  considèrent  comme  l'oiseau  sacré 
ûe  Mars.  Le  territoire  qu'ils  occupent  et  qui,  partant  de  la 
montagne,  se  prolonge  jusque  dans  la  plaine,  voire  jus- 

ïla^  "^^f  ^®  ^^  ^^^y  se  ^ouve  être  plus  étendu  en  lon- 
gueur qu  en  largeur.  Le  sol  y  est  propre  à  toute  espèce  de 


\ 


UVRE  V.  401 

culture,  plus  favorable  cependant  aux  arbres  fruitiers  qu'aux 
céréales.  Des  montagnes  à  la  mer,  c'est-à-dire  dans  le  sens 
de  la  largeur,  la  distance  varie  beaucoup  ;  mais  on  trouve 
800  stades  juste  pour  la  longueur  en  mesurant  par  mer  la  dis- 
tance du  fleuve  iEsis  à  Gastrum*. — En  fait  de  villes,  le  pays 
nous  offre  d'abord  Ancône  :  d'origine  grecque  (car  elle  fut 
fondée  par  des  Syracusains  qui  fuyaient  la  tyrannie  de  Denys), 
cette  ville  est  située  sur  un  promontoire  qui,  en  se  recour- 
bant vers  le  nord,  décrit  l'enceinte  d'im  port.  Ses  environs 
produisent  d'excellent  vin  et  une  grande  quantité  de  blé. 
Tout  près  d'Âncône,  mais  un  peu  au-dessus  de  la  mer, 
estlaviUed'Auxume,  puis  viennent  Septempeda,  Pneuentia*, 
Potentia  et  Firmum  Picenum.  Gastellum  sert  de  porta  cette 
dernière.  CypraeFanum,  qui  suit,  fut  fondé,  ou,,  pour  mieux 
dire,  dédié  par  les  Tyrrhéniens,  qui,  sous  ce  nom  de  CyprUy 
honorent  la  déesse  Junon.  A  cette  ville  succèdent  le  fleuve 
Truentinus,  avec  une  ville  de  même  nom,  puis  Gastrum- 
Novum  et  le  fleuve  Matrinus,  qui  vient  d'Adna  et  nous  offre 
[à  son  embouchure]  une  petite  ville,  appelée  aussi  Matri- 
nus, laquelle  sert  de  port  à  Adria.  Adria,  du  reste ,  n'est 
pas  la  seule  ville  qui  soit  située  dans  l'intérieur  des  terres; 
on  y  remarque  aussi  Asclum  ou  Asculum  Picenum,  lieu 
déjà  très-fort  [par  la  disposition  de  la  colline]  sur  laquelle 
s'élèvent  ses  murs,  mais  qui  l'est  rendu  plus  encore  par 
cette  circonstance  que  les  montagnes  environnantes  sont  ab- 
solument impraticables  pour  une  armée.  Au-dessus  du  Pice- 
num s'étend  le  territoire  occupé  par  les  Yestins,  lesPélignes, 
les  Marrucins  et  les  Frentans,  nation  saunitique  ou  samnite. 
Ge  territoire  est  situé  tout  entier  dans  la  montagne  et  ne  ton* 
che  à  la  mer  que  par  un  étroit  espace.  Les  montagnards  qui 
l'occupent  ne  forment  à  vrai  dire  que  de  très-petites  nations; 

1.  suivant  M.  MûUer,  il  faat  lire  ici,  aa  Hqu  da  nom  de  Castrum,  celui  de 
la  Tille  ou  de  la  rivière  Matrinus,  pour  que  l'évaluation  des  800  stades  soit 
exacte.  Mais  dans  la  nomenclature  des  villes  maritimes  du  Picenum  le  nom  da 
Ccistrum-Novum  précède  immédiatement  celui  du  fleuve  Matrinus.  Il  n'est 
donc  guère  utile  de  rien  changer  à  la  leçon  des  Mss.  —  2.  Du  Theil  et 
Groskurd.  approuvés  en  cela  par  Kramer,  substituent  à  cette  forme  inconnue 
le  nom  de  Follentia.  M.  Ch.  MûUer,  lui,  propose  de  lire  Tolentia  {Tolen^ 
tino), 

oéOGR.  DE  STRABON.  I.  —  26 


402  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

mais  il  n'y  a  pas  de  peuple  au  monde  plus  courageux.  Les 
Romains  ont  eu  souvent  occasion  d'en  juger  par  eux-mêmes, 
et  dans  une  première  guerre  qu'ils  leur  firent,  et  dans  les 
différentes  campagnes  où  ils  les  eurent  ensuite  pour  auxiliai- 
res, et,  en  troisième  lieu,  quand  ces  peuples ,  fatigués  de 
demander  toujours,  sans  pouvoir  les  obtenir,  la  liberté  et  le 
droit  de  cité  romaine,  renoncèrent  à  l'alliance  de  Rome  et  ne 
craignirent  pas  d'allumer  cette  fameuse  guerre  Marsique.  On 
les  vit  alors  substituer  à  Rome,  comme  métropole  commune 
des  nations  Italiotes  et  sous  le  nom  nouveau  d'/îa/ica,  le  chef- 
lieu  même  du  territoire  des  Pélignes,  Gorfinium,  faire  de 
cette  ville  leur  place  d'armes,  s'y  réunir  en  assemblée  géné- 
rale, y  nommer  les  consuls^  les  préteurs  de  la  ligue,  rester 
ensuite  deux  ans  en  lutte  ouverte  avec  Rome  et  finir  par 
lui  arracher  cette  communauté  de  droits,  unique  objet  de 
la  guerre.  Ajoutons  que  la  guerre  Marsiqae  a  été  appelée 
de  la  sorte  à  cause  du  peuple  qui  l'avait  commencée,  à 
cause  surtout  du  Marse  Pompœdius,  Ces  peuples  n'habi- 
tent guère  que  des  bourgs;  ils  possèdent  pourtant  aussi 
quelques  villes,  notamment,  dans  Tintérieur,  Gorfinium, 
Sulmum,  Maruvium  et  Teatea,  capitale  des  Marrucins.  Les 
autres  villes  sont  sur  la  côte  même  :  Atemum,  la  première, 
touche  à  la  frontière  du  Picenum  et  porte  le  nom  du  fleuve 
qui  sépare  les  Vestins  des  Marrucins.  Ledit  fleuve  vient  des 
environs  d'Amiternum,  traverse  tout  le  territoire  des  Vestins 
et  laisse  à  droite  les  Marrucins,  lesquels  habitent  au-dessus 
des  Pélignes  :  il  y  a,  du  reste ,  un  pont  qui  permet  de 
passer  aisément  d'une  rive  à  l'autre.  Bien  que  situé  sur  le 
territoire  des  Vestins,  Atemum  sert  de  port  en  même  temps 
aux  Pélignes  et  aux  Marrucins.  Le  pont  en  question  est  à 
24  stades  de  Gorfinium.  A  Atemum,  le  long  de  la  côte,  suc- 
cèdent le  port  des  Frentans,  Ortôn,  et  une  autre  ville,  Buca, 
qui  appartient  au  même  peuple  et  dont  le  territoire  confine 
à  celui  de  Teanum  Apulum*.  Entre  Ortôn  et  Atemum  le 

1.  M.  Mûller  soupçonne  ici  la  lacune  du  nom  de  Cliternia,  ville  des  Lan- 
nates.  Il  se  fonde  sur  ce  que  Buca  n'était  pas  du  tout  limitrophe  de  Teanum. 
Il  est  vrai  qu'il  admet  en  même  temps  la  possibilité  d'une  erreur  de  la  part  de 


LIVRE  V.  403 

fleuve  Sagrus  forme  la  limite  comimune  aux  Frentans  et  aux 
Pélignes.  — Du  Picenum  à  la  frontière  de  TApulie,  ou,  pour 
parler  comme  les  Grecs,  à  la  frontière  de  la  Daunie,  le 
trajet  en  rangeant  la  côte  mesure  490  stades. 

3.  Les  pays  qui  font  suite  immédiatement  au  Latium 
sont  :  1**,  le  long  de  la  mer,  la  Gampanie;  2°,  au-dessus  de  la 
Campanie,  le  Samnium,  lequel  s'avance  dans  Tintérieur 
jusqu'à  la  frontière  des  Frentans  et  des  Dauniens;  3®  la 
Daunie  même  et  les  pays  qui  en  forment  le  prolongement 
jusqu'au  détroit  de  Sicile.  Parlons  d'abord  de  la  Campanie. 
—  A  partir  de  Sinuessa,  la  côte  jusqu'à  Misène  forme  un 
premier  golfe  déjà  fort  grand;  puis  elle  recommence,  passé 
Misène  et  jusqu'à  VAthenxum^  à  se  creuser  de  nouveau,  for- 
mant ainsi,  entre  ces  deux  caps,  un  second  golfe  encore 
plus  grand  que  le  précédent,  et  que  l'on  nomme  le  Crater. 
Juste  au-dessus  du  littoral  de  ces  deux  golfes,  se  déploie  une 
plaine  d'une  fertilité  incomparable,  et  qu'entourent,  avec 
de  riantes  collines,  les  hautes  montagnes  des  Samnites  et 
des  Osques  :  c'est  là  toute  la  Gampanie.  S'il  faut  en  croire 
Antiochus,  cette  contrée  aurait  eu  pour  premiers  habitants 
les  Opiques  ou  Ausones.  Les  deux  noms,  on  le  voit,  ne  dési- 
gnaient dans  la  pensée  de  cet  auteur  qu'un  seul  et  même 
peuple.  Polybe,  au  contraire ,  indique  clairement  qu'il  en- 
tendait sous  ces  noms  deux  peuples  distincts,  quand  il  dit 
que  la  plaine  qui  borde  le  Grater  était  occupée,  dans  le 
principe,  par  les  Opiques  et  les  Ausones.  Suivant  d'autres, 
la  domination  des  Ausones  en  ce  pays  n'aurait  fait  que 
succéder  à  celle  des  Opiques;  puis,  le  pays  aurait  passé  aux 
mains  d'une  tribu  appartenant  à  la  nation  des  Osques,  que 
les  Gumœens  auraient  ensuite  supplantée,  mais  pour  se  voir 
eux-mêmes  évincés  par  les  Tyrrhènes,  toutes  les  populations 
guerrières  de  l'Italie  s'4tant  naturellement  disputé  la  pos-> 

Strabon  lui-même.  —  Pour  ce  qui  est  des  mots  saiyants  :  ^o^w»...,  naï 
■xiyka  OijpiàSetç  tivoi,  rinterpolation  nous  parait  évidente,  la  rédaction  du 
dernier  membre  de  phrase  est  celle  d'un  scoiiaste  et,  à  l'exemple  de  M.  Mei- 
neke,  nous  avons  cru  pouvoir  retrancher  tout  le  passage.  Voy.  pourtant  les 
ginénieuses  corrections  prf^posées  par  M.  Ch.  Mûller,  Ind.  var.  lect.,  p.  972. 
col.  1, 1.  62.  »  r        , 


404  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

session  d'une  plaine  aussi  fertile.  Les  mêmes  auteurs  nous 
disent  que  lesTyrrhènes^une  fois  maîtres  du  pays,  y  fondè- 
rent douze  villes,  une,  entre  autres,  appelée  Capua  (Capoué), 
comme  qui  dirait  la  vUle  capitale^  mais  que  l'excès  du  bien- 
être  avait  fini  par  jeter  tout  ce  peuple  dans  la  mollesse  et 
qu'il  avait  dû  se  retirer  alors  de  la  Gampanie,  comme  au- 
trefois des  bords  du  Pô,  abandonnant  le  pays  aux  Samnites, 
qui,  eux-mêmes,  dans  la  suite,  s'en  étaient  vu  chasser  par 
les  Romains.  Pour  qu'on  puisse  mieux  juger  de  cette  fer- 
tilité de  la.  Gampanie ,  j'ajouterai  que  c'est  elle  qid  pro- 
duit le  plus  beau  grain  connu,  j'entends  ce  pur  froment 
dont  on  fait  Valica  (xovSpoç) ,  sorte  de  gruau  supérieur  au 
riz,  supérieur  même,  on  peut  dire,  à  toutes  les  substances 
alimentaires  qui  se  tirent  des  céréales.  Quelques  auteurs 
rapportent  aussi  que ,  dans  certaines  parties,  des  plaines  de 
la  Gampanie,  il  se  fait  chaque  année  deux  récoltes  d'épeau- 
tre,  une  troisième  récolte  de  panis,  parfois  même  une  qua- 
trième récolte  de  légumes.  C'est  de  la  Gampanie,  qui  plus 
est,  que  les  Romains  tirent  leurs  meilleurs  vins,  le  Falerne, 
le  Statane  et  le  Galène,  sans  compter  le  Sorrentin,  qui 
commence  à  se  poser  en  rival  de  ces  grands  vins  depuis 
qu'il  a  été  prouvé,  par  de  récentes  expériences,  qu'il  pou- 
vait, comme  les  autres,  se  garder  de  longues  années.  Enfin 
dans  tout  le  canton  de  Yénafre,  contigu  aux  mêmes  plai- 
nes, l'huile  qu'on  récolte  a  la  même  supériorité. 

4.  La  côte  de  Gampanie  à  partir  de  Sinuessa  nous  offre 
les  villes  suivantes.  Liternum,  où  s'élève  le  tombeau  du 
grand  Scipion  dit  le  premier  Africain  (dégoûté  des  affaires  pu- 
bliques par  des  haines  ou  inimitiés  personnelles,  Scipion 
vint  en  effet  finir  ici  ses  jours),  Liternum  est  situé  sur  une 
rivière  de  même  nom.  Le  Yulturne  porte  également  le  nom 
d'une  ville  bâtie  sur  ses  bords  et  qui  fait  suite  à  Sinuessa  : 
ce  fleuve,  le  même  que  celui  qui  passe  à  Vénafre,  traverse 
toute  la  Gampanie.  Â  ces  deux  villes  succède  celle  de  Gume 
ou  de  Gymé,  fondée  par  les  Ghalcidéens  et  les  Gumœens,  et 
cela  à  une  époque  évidemment  très-reculée,  puisqu'elle  est 
reconnue  pour  la  plus  ancienne  de  toutes  les  colonies  [grec- 


LIVRE  V.  405 

ques]  de  la  Sicile  et  de  l'Italie.  Les  chefs  de  rexpédition, 
Hippoclès  de  Gume  et  Mégasthène  de  Ghalcis,  étaient  con- 
venus entre  eux  que  des  deux  peuples  fondateurs  un  seul 
posséderait  la  nouvelle  ville  ^  mais  que  l'autre  aurait  Thon' 
neur  de  lui  donner  son  nom.  Et  voilà  comme  il  se  fait  qu'au- 
jourd'hui ladite  ville  porte  le  nom  de  Gume  en  même  temps 
qu'elle  passe  pour  une  colonie  de  Ghalcis.  Dès  les  premiers 
temps  de  sa  fondation,  du  reste,  on  vantait  sa  richesse  et 
celle  des  campagnes  environnantes,  de  ces  fameux  champs 
PhlégréenSj  dont  la  fable  a  fait  le  théâtre  du  combat  des 
Géants,  en  souvenir  apparemment  des  luttes  auxquelles 
avait  donné  lieu  la  possession  de  terres  aussi  fertiles.  Mais, 
plus  tard,  Gume  tomba  au  pouvoir  des  Gampaniens  et  il 
n'est  sorte  de  violences  et  d'outrages  que  les  Grecs,  ses 
habitants,  n'aient  eu  alors  à  endurer,  jusqu'à  voir  passer 
leurs  femmes  dans  les  bras  de  leurs  vainqueurs.  On  y  re- 
trouve néanmoins  aujourd'hui  même  beaucoup  de  vestiges 
de  l'organisation  primitive,  maints  usages,  religieux  et  au- 
tres, d'origine  évidemment  grecque.  Quelques  auteurs  déri- 
vent ce  nom  de  Cume  du  mot  grec  xu^xara,  qui  signifie  var 
gués,  la  côte  sur  ce  point  étant  effectivement  hérissée  de 
rochers  et  toujours  battue  par  les  vents.  Ajoutons  que  le 
lieu  est  particulièrement  favorable  à  la  pêche  du  thon.  Tout 
au  fond  du  golfe  s'étend  un  terrain  aride  et  sablonneux, 
couvert,  sur  un  espace  de  plusieurs  stades,  d'arbustes  et 
de  broussailles,  et  connu  sous  le  nom  de  Forêt  gallinarienne  : 
à  l'époque  où  Sextus  Pompée  souleva  la  Sicile  contre  Rome, 
c'est  là  que  ses  lieutenants  avaient  réuni  les  équipages  re- 
crutés pour  lui  parmi  tous  les  bandits  de  lltalie. 

5.  Le  cap  Misène  est  à  une  faible  distance  de  Gume; 
mais  il  y  a  encore  entre  deux  le  lac  Âchérusien,  sorte  de 
bas-fond  marécageux  habituellement  couvert  par  les  eaux  de 
la  mer.  Au  pied  même  du  cap  Misène,  tout  de  suite  après 
avoir  doublé  ce  cap,  on  voit  s'ouvrir  un  port,  puis  le  rivage 
se  creuse  de  nouveau  et  plus  profondément  pour  former  le 
golfe  sur  les  bords  duquel  se  trouvent  Baïes  et  ces  sources 
thermales  devenues  le  rendez-vous  des  voluptueux  aussi  bien 


406  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

que  des  malades.  A  Baïes  succèdent  le  golfe  Lucrin,  et^  plus 
intérieurement,  le  golfe  Averne  *  qui  fait  une  véritable  pres- 
qu'île de  tout  l'espace  compris  entre  Misène  et  la  ligne 
oblique  *  tirée  depuis  ses  rivages  jusqu'à  Cume,  vu  qu'il  ne 
reste  plus  [pour  relier  cet  espace  de  terre  au  continent]  que 
l'isthme,  large  à  peine  de  quelques  stades,  sous  lequel  passe 
la  route  souterraine  qui  va  de  l'Averne  à  Cume  et  à  la  mer. 
Les  anciens  interprètes  de  la  fable  ont  placé  sur  les  bords 
de  l'Averne  la  fameuse  scène  de  VÉvocation  des  Morts  ou  de 
la  Nécyomantie  de  l'Odyssée  :  ils  affirment  qu'il  existait  là 
très-anciennement  un  Oracle  de  ce  genre,  un  necyornatir 
teurrij  et  qu'Dlysse  était  venu  le  consulter.  En  réalité,  l'A- 
verne est  un  golfe  extrêmement  profond  jusque  près  de  ses 
bords,  très-étroit  aussi  d'ouverture  et  qui  offre,  en  outre, 
les  dimensions  et  la  disposition  générale  d'un  port,  sans 
qu'on  puisse  jamais  cependant  l'affecter  d'une  manière  utile 
à  un  service  de  cette  nature,  vu  qu'il  se  trouve  séparé  de 
la  mer  par  le  Lucrin,  autre  golfe  de  grande  dimension  et 
tout  semé  de  bas-fonds.  Il  y  a  de  plus  autour  de  l'Averne  une 
ceinture  de  hautes  montagnes,  interrompue  seulement  là  où 
est  l'entrée.  Les  flancs  de  ces  montagnes,  que  nous  voyons 
aujourd'hui  défrichés  et  cultivés,  étaient  couverts  ancienne- 
ment d'une  végétation  sauvage,  gigantesque,  impénétrable, 
qui  répandait  sur  les  eaux  du  golfe  une  ombre  épaisse,  ren- 
due plus  ténébreuse  encore^ par  les  terreurs  de  la  supersti- 
tion. Les  gens  du  pays  ajoutaient  d'ailleurs  ce  détail  fabuleux 
qu'aucun  oiseau  ne  pouvait  passer  au-dessus  du  golfe  sans 
y  tomber  aussitôt  asphyxié  par  les  vapeurs  méphitiques  qui 
s'en  exhalent,  comme  il  arrive  dans  les  lieux  connus  sous 
le  nom  de  Plutonium.  L'Averne  n'était  même  à  leurs  yeux 
qu'un  de  ces  Plutonium,  et  précisément  celui  auprès  du- 
quel la  tradition  place  la  demeure  des  anciens  Cimmériens. 
Si  cependant  quelqu'un  voulait  à  toute  force  pénétrer  dans  le 

1.  En  grec  Aome,  —  2.  t^ç  «XotIo?  au   lieu  de  -atkaflai,  correction  de 
M.  MÛUer.   —  3.  AI  xord  ^tiaiSai^oviav  [Sic]  xaTéurxiov  iiwlouv  tôv  xôîiicov,  élégante 

conjecture  du  D' Piccolos» 


LIVRE  V.  407 

golfe  et  y  naviguer,  il  devait  au  préalable  offrir  *  aux  dieux 
infernaux  un  sacrifice  propitiatoire ,  auquel  présidaient  des 
prêtres,  gardiens  et  fermiers  du  lieu.  Près  de  là,  sur  le  bord 
de  la  mer,  est  une  source  d'eau  douce  excellente  à  boire  ^, 
mais  où  l'on  s'abstenait  généralement  de  puiser,  parce 
qu'on  la  regardait  comme  l'eau  même  du  Styx,  Le  siège  de 
rOracle  se  trouvait  là  aussi  quelque  part,  et,  de  la  présence 
de  sources  thermales  dans  les  environs,  de  la  présence  aussi 
du  lac  Achérusien,  on  inférait  que  le  Pyriphlégéthon  était 
proche.  Éphore  croit  au  séjour  des  Gimmériens  en  ce  lieu; 
suivant  lui,  ils  y  habitaient  dans  des  souterrains  dits  ar- 
gilleSy  ils  se  servaient  de  chemins  couverts  pour  communi- 
quer ensemble  et  pour  introduire  les  étrangers  jusqu'au 
siège  de  l'Oracle,  placé  également  sous  terre  à  une  grande 
profondeur;  ils  vivaient  là  de  l'extraction  des  métaux^,  du 
produit  des  réponses  de  leur  Oracle  et  aussi  des  subsides 
qu'ils  recevaient  des  rois  de  la  contrée.  Il  ajoute  qu'en 
vertu  d'une  coutume  traditionnelle  les  populatioDS  groupées 
autour  du  siège  de  l'Oracle  étaient  tenues  de  ne  jamais  voir 
le  soleil  et  de  ne  quitter  leurs  souterrains  que  pendant  la 
nuit  et  que  c'est  là  ce  qui  a  fait  dire  au  poète,  en  parlant 
des  Gimmériens  : 

c  Jamais  de  ses  rayons  Phébus  ne  les  éclaire.  »    • 

Enfin,  la  nation  tout  entière  aurait  été  exterminée  par 
un  des  rois  du  pays,  furieux  d'avoir  été  trompé  par  l'Oracle, 
mais  l'Oracle  même,  transporté  en  d'autres  Ueux,  aurait 
survécu  et  subsisterait  encore  à  présent.  —  Telles  sont  les 
traditions  que  l'antiquité  nous  a  léguées  relativement  au  golfe 
ou  lac  Averne.  Aujourd'hui,  que  les  forêts  qui  l'ombrageaient 
ont  été  coupées  par  ordre  d' Agrippa,  qu'on  a  bâti  partout 

1.  npoOuffijJitvoi  au  lieu  de  icpoO-Jtrôi/ityoi,  leçon  des  Mss.  qu'on  «  en  tort  d'écar- 
ter. —  2.  noTîjJLou  au  lieu  de  TOTastlou,  conjecture  de  Xylander  unanimement 
ratifiée^  aujourd'hui.  —  3.  Coray  lit  ici  (lavrttaf  au  lieu  de  ^txakXtiai; ,  mais 
la  remarque  de  M.  Meineke  nous  a  paru  décisive  pour  le  maintien  de  la 
leçon  des  Mss.  «  Quis  nescit  etiam  septentrionalium  populorvm  mytholo^ 
giam  plenam  esse  narratiunculis  de  pumilionibus  subterraneis  fabrilem 
artem  exercentibus  et  metallicae  factitandœ  peritis?  »  Vind.  Strab.,  p.  53. 


408  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

aux  alentours,  qu'on  a  creusé  cette  voie  souterraine  des 
bords  de  TAverne  à  la  ville  de  Gume,  on  reconnaît  que  c'é- 
taient là  de  pures  fables.  Il  'semble  pourtant  qu'en  perçant 
cette  voie  souterraine  et  cet  autre  chemin  couvert  qui  va  de 
Dicœarchie  à  Neapolis*  Cocceius  se  soit  encore  guidé  d'a- 
près la  tradition  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  et  qui  a 
rapport  aux  Cimmériens  [de  Baies]',  à  moins  qu'il  n'ait  cru, 
ce  qui  est  possible  également,  se  conformer  de  la  sorte  à  une 
coutume  ou  pratique  constante  des  habitants  de  la  localité. 
6.  Le  golfe  Lucrin,  qui,  dans  le  sens  de  sa  largeur,  s'étend 
jusqu'à  Baies,  est  séparé  lui-même  par  une  digue  de  la  mer 
extérieure.  Cette  digue  est  longue  de  huit  stades  et  a  la  lar- 
geur d'un  chariot  de  grande  voie  ;  suivant  la  tradition,  elle 
aurait  été  élevée  par  Hercule,  [comme  il  revenait  d'Ibérie] 
ramenant  avec  lui  les  troupeaux  de  &éryon.  Agrippa  en  a  fait 
récemment  exhausser  la  plate-forme,  car,  pour  peu  que  la 
mer  fût  grosse,  elle  était  toujours  balayée  par  la  vague,  ce 
qui  rendait  le  passage  de  la  digue  difficile  aux  piétons.  Les 
embarcations  légères  ont  accès  dans  le  Lucrin  :  à  vrai  dire, 
ce  golfe  ne  saurait  servir  de  mouillage  ni  d'abri,  mais  la 
pêche  des  huîtres  n'est  nulle  part  aussi  abondante.  Quel- 
ques auteurs  ont  confondu  le  Lucrin  avec  le  lac  Achérusien; 
Artémidore,  lui,  le  confond  avec  TAveme.  Ajoutons,  au  sujet 
de  Baïes,  qu'on  dérive  son  nom  de  celui  de  Baïus,  l'un  des 
compagnons  d'Ulysse,  comme  on  dérive  du  nom  [de  Mise- 
nus]  celui  du  cap  Misène.  —  Suit  la  côte  escarpée  de  Dicœar- 
chie, et  DicaBarchie  elle-même  :  bâtie  sur  un  mamelon 
au  bord  de  la  mer,  cette  ville  ne  fut  d'abord  que  l'arsenal 
maritime  de  Cume,  mais,  ayant  reçu,  à  l'époque  de  l'expé- 
dition d'Annibal  en  Italie,  une  colonie  romaine,  elle  vit 
changer  son  nom  en  celui  de  Puteoli^ ,  soit  à  cause  des 
puits  (putei)^  qui  abondent  dans  les  environs,  soit,  comme 
certains  auteurs  le  pensent,  à  cause  de  la  puanteur  des 
eaux,  tout  le  pays  jusqu'à  Baïes  et  au  territoire  de  Game 

1.  Voy.,  sur  ce  passage,  la  longue  note  de  M.  Mûller,  Ind.  var.  lect.j  p.  973, 
îol.  1,1. 17.  —  2.  Nous  avons  déplacé,  d'après  l'indication  de  M.  Mûller,  les  mots 

èicl  Talç  Balai;.  —  3.  En  greC,  IIoti^Xou;. 


LIVRE  V.  409 

étant  rempli  de  soufrières,  de  fumaroles  et  de  sources 
thermales.  La  même  circonstance,  suivant  quelques  géo- 
graphes, aurait  fait  donner  le  nom  de  Phlegra  à  toute  la 
campagne  de  Cume,  et  il  faudrait  reconnaître  dans  ce  que 
nous  dit  la  fable  des  blessures  faites  aux  Géants  par  la  foudre 
l'effet  pur  et  simple  de  ces  éruptions  volcaniques  d'eau  et 
de  feu.  Avec  le  temps,  l'ancienne  Dicœarchie  est  devenue 
un  emporium  considérable,  ce  qu'elle  doit  aux  vastes  bas- 
sins qu'une  précieuse  propriété  du  sable  de  cette  côte  a  per- 
mis d'y  construire  :  uni,  en  effet,  k  de  la  chaux  en  proportion 
convenable,  ce  sable  acquiert  une  consistance,  une  dureté 
incroyable,  et  l'on  n'a  qu'à  mêler  du  caillou  à  ce  ciment 
de  chaux  et  de  sable,  pour  pouvoir  bâtir  des  jetées  aussi 
avant  qu'on  veut  dans  la  mer  et  créer  ainsi  sur  des  côtes 
toutes  droites  des  sinuosités  ou  enfoncements  qui  deviennent 
autant  d'abris  sûrs  ouverts  aux  plus  grands  navires  du  com- 
merce. —  Juste  au-dessus  de  la  ville  s'élève  un  plateau 
connu  sous  le  nom  de  Forum  Yulcani  et  entouré  de  toutes 
parts  de  collines  volcaniques,  d'où  se  dégagent,  par  de 
nombreux  soupiraux,  d'épaisses  vapeurs  extrêmement  féti- 
des^ :  de  plus,  toute  la  surface  de  ce  plateau  est  couverte  de 
soufre  en  poudre,  sublimé  apparemment  par  l'action  de  ces 
feux  souterrains. 

7.  A  Dicœarchie  succède  Neapolis,  ville  fondée  égale- 
ment par  les  Gumaeens,  mais  accrue  plus  tard  de  nouveaux 
colons  venus  en  partie  de  Ghalcis,  en  partie  aussi  des  îles 
Pithécusses  et  d'Athènes,  ce  qui  lui  fit  donner  ce  nom  de 
Ville-Neuve  ou  de  Neapolis.  On  voit  dans  cette  ville-  le  tom- 
beau de  Parthénopé,  l'une  des  Sirènes,  et  ces  habitants 
célèbrent  encore  les  jeux  gymniques  qui  furent  institués  par 
les  premiers  colons  sur  l'ordre  d'un  oracle.  Plus  tard,  à 
la  suite  de  discordes  intestines,  un  certain  nombre  de  Cam- 
paniens  y  furent  reçus  à  titre  de  citoyens  et  les  Néapolites, 
qui  avaient  vu  leurs  propres  frères  devenir  volontairement 
pour  eux  des  étrangers,  en  furent  réduits  à  traiter  en  frères 

1 .  B(>(>)|jLû$ei;  au  lieu  de  ppo|Mb^(tç,  excellente  correction  de  Dindorf. 


410  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

leurs  plus  mortels  ennemis  :  on  a  la  preuve  de  ce  fait  r^en 
que  par  les  noms  de  leurs  démarques  ou  tribuns,  car  ces 
noms,  exclusivement  grecs  dans  les  commenceijcienls,  finis- 
sent par  être  indifférenmient  grecs  ou  campaniens.  Ce  sont, 
toutefois,  les  mœurs  grecques  qui  ont  laissé  le  plus  de  traces 
dans  cette  ville,  et,  aujourd'hui,  bien  qu'elle  soit  devenue 
toute  romaine,  elle  conserve  encore  ses  gymnases^  ses  éphé- 
bies  et  ses  phratriesy  les  dénominations  y  sont  généralement 
grecques  et  les  jeux  quinquennaux  qu'on  y  célèbre,  et  qui 
consistent  en  luttes  gymniques  et  en  concours  de  musique 
(ces  concours  durent  plusieurs  jours  de  suite),  peuvent  riva- 
User  avec  ce  que  la  Grèce  offre  de  plus  brillant  en  ce  genre. 
Une  voie  souterraine  existe  ici  comme  à  Gume  :  percée  à 
travers  la  montagne  qui  sépare  Neapolis  de  Dicaearchie, 
cette  voie  a  plusieurs  stades  de  longueur  et  assez  de  largeur 
pour  que  deux  chars  puissent  s'y  croiser  aisément;  de  plus, 
on  a  pratiqué  sur  le  flanc  de  la  montagne  de  nombreuses 
ouvertures,  et,  de  la  sorte,  malgré  l'extrême  profondeur  du 
souterrain,  il  y  pénètre  encore  assez  de  jour  pour  Téclai- 
rer.  Enfin  Neapolis  possède  des  sources  thermales  et  un 
établissement  de  bains  qui,  tout  en  égalant  celui  de  Baïes, 
est  loin  pourtant  d'être  aussi  fréquenté  ;  car  de  tous  les  pa- 
lais qui  se  sont  élevés  à  Baïes  les  uns  à  côté  des  autres  il 
s'est  formé  une  nouvelle  ville  aussi  considérable  déjà  que 
Dicaearchie.  Ce  qui  explique,  au  reste,  cette  persistance  des 
mœurs  grecques  à  Neapolis,  c'est  que  tous  les  [Grecs],  qui 
ont  gagné  à  Rome  un  peu  d'argent,  soit  dans  l'enseignement 
des  lettres,  soit  dans  toute  autre  profession,  et  qui,  à  cause 
de  leur  grand  âge  ou  de  leurs  infirmités,  n'aspirent  plus 
qu'à  finir  leurs  jours  en  repos,  choisissent  cette  ville  comme 
lieu  de  Retraite  préférablement  à  toute  autre.  Il  n'est  même 
pas  rare  de  voir  des  Romains,  par  goût  aussi  pour  la  vie 
douce  et  tranquille,  suivre  cette  foule  d'émigrants  qu'attirent 
à  Neapolis  les  mœurs  et  les  habitudes  grecques,  se  passionner 
pour  le  séjour  de  cette  ville  et  s'y  fixer  définitivement. 
8.  La  forteresse  d'Herculanum  *  touche,  on  peut  dire,  à 

i.  En  gréa  Heraclicn, 


-  « 

\  LIVRE   V.  411 

U     Neapolis  :  elle  occupe  un  promontoire  qui  avanée  dans  la 
J\    merde  façon  à  recevoir  en  plein  le  souffle  du  Lips  ou  Africus 
n\    et  cette  exposition  admirable  en  rend  le  séjour  particuliè- 
x1^\  rement  sain.  Ce  sont  les  Osques  qui  ont  été  les  premiers  habi- 
\  '  \  étants  d'Herculanum  ainsi  que  de  Pompeia,  ville  située  sur  la 
'  ■  *'  \  été  à  la  suite  d-Herculanum  et  tout  près  du  fleuve  Sarnus; 
;    A  3S  Tyrrhènes  et  les  Pélasges  ont  ensuite  occupé  ces  deux 
iy  Vyîlles,  mais  pour  faire  place  eux-mêmes  aux  Samnites,  qui 
")>  ^unt  fini  à  leur  tour  par  se  voir  chassés  de  ces  fortes  positions. 
Les  habitants  de  Noie,  de  Nucérie  et  d'Acerres,  ville  dont  le 
nom  rappelle  une  localité  des  environs  de  Crémone,  ont,  dans 
Pompeia,  un  port  conmiun,  et,  dans  le  fleuve  qui  y  pagse, 
dans  le  Sarnus,  une  voie  commode  pour  l'importation  et  l'ex- 
portation des  marchandises.  Les  villes  que  nous  venons  de 
nommer  sont  toutes  situées  au  pied  du  Vésuve»  montagne 
élevée,  dont  toute  la  superficie,  à  l'exception  du  sommet,  est 
couverte  des  plus  riches  cultures.  Quant  au  sommet,  qui  ofûre 
en  général  une  surface  plane  et  unie,  il  est  partout  égale- 
ment stérile  ;  le  sol  y  a  l'aspect  de  la  cendre  et  laisse  voir  par 
endroits  la  roche  même,  percée,  criblée  de  mille  trous,  toute 
noircie,  qui  plus  est,  et  comme  rongée  par  le  feu,  ce  qui 
porte  à  croire  naturellement  que  la  montagne  est  un  ancien 
volcan,  dont  les  feux,  après  avoir  fait  éruption  par  ces  ou- 
vertures comme  par  autant  de  cratères,  se  seront  éteints 
faute  d'aliment.  On  peut  croire  aussi,  par  analogie,  que  la 
fertilité  incomparable  des  terres  environnantes  est  due  à 
cette  même  cause,  puisque  l'excellence  des  vignobles  de 
Catane  est  généralement  attribuée  à  ce  qu'une  partie  des 
terres  qui  entourent  cette  ville  a  été  couverte  des  cendres 
provenant  de  la  décomposition  de  la  lave  vomie  par  l'Etna. 
La  lave,  en  efl'et,  contient  une  sorte  d'engrais  qui,  péné- 
trant le  sol,  commence  par  le  brûler,  mais  y  active  ensuite 
la  végétation  :  tant  que  cet  engrais  est  en  excès,  le  soi  n'est, 
à  proprement  parler,  qu'une  matière  combustible,  analo- 
gue à  toutes  les  substances  sulfureuses,  mais  peu  à  peu 
l'engrais  s'épuise,  il  devient  moins  brûlant,  se  réduit  en 
cendres,  et  à  la  période  de  combustion  succède  alors  pour 


•1 


412  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

le  sol  une  période  de  production  et  de  fertilité.  Immédiate- 
ment après  Pompeia  s*offre  à  nous  Sorrente,  ville  d'origine 
campanienne,  d'où  part  le  promontoire  Athenœum,  ou, 
comme  on  '  appelle  quelquefois,  la  pointe  des  Sirénusses,  A 
Textrémité  dudit  promontoire  s'élève  un  temple  à'Athéné  ou 
de  Minerve,  fondé  naguère  par  Ulysse.  De  là  à  l'île  de 
Gaprées  le  trajet  est  court.  Que  si  maintenant  Ton  double 
rAthenœum,  on  aperçoit  devant  soi  le  groupe  des  Sirènes, 
petites  îles  désertes  et  rocheuses.  Du  côté  de  Sorrente, 
rAthenaeum  nous  offre  un  autre  temple  avec  différents 
monuments  votifs  d'une  époque  fort  ancienne  et  qui  attes- 
tent la  vénération  particulière  que  les  populations  voisines 
ont  toujours  eue  pour  ce  lieu.  Le  golfe  Grater  finit  ici  :  on 
voit  qu'il  se  trouve  compris  entre  deux  promontoires  tour- 
nés au  plein  midi,  le  Misène  et  TAthenœum.  Ajoutons  que 
sa  circonférence  est  bordée,  dans  l'intervalle  des  villes  que 
nous  avons  nommées,  de  constructions  et  de  plantations  de 
toute  nature^  qui  offrent  ainsi  l'aspect  d'une  seule  et  même 
ville. 

9 .  Juste  en  face  du  promontoire  Misène  s'étend  l'île  de  Pro- 
chyté,qui  n'est  à  proprement  parler  qu'un  fragment  détaché 
de  l'île  de  Pithécusses.  Celle-ci  fat  colonisée  anciennement 
par  les  Érétriens  et  les  Gbalcidéens,  mais  cette  première 
colonie,  malgré  les  avantages  qu'elle  retirait  d'un  sol  aussi 
fertile  et  de  mines  d'or  aussi  riches,  ne  put  se  mainte- 
nir dans  l'île,  une  partie  ayant  été  chassée  par  des  discordes 
civiles,  et  le  reste  par  des  tremblements  de  terre  et  des  érup- 
tions de  feu,  d'eau  salée  et  d'eau  bouillante.  L'île  de  Pi- 
,  thécusses  est,  en  effet,  sujette  à  ces  sortes  d'éruptions,  tel- 
:  lement  même  qu'une  seconde  colonie  envoyée  de  Syracuse 
par  le  tyran  Hiéron  dut  encore  pour  ce  motif,  non-seu- 
lement abandonner  la  ville  qu'elle  s'était  bâtie  dans  l'île, 
mais  évacuer  entièremeiït  cette  dernière,  ce  qui  n'empêcha 
pas,  disons-le,  les  Néapolites  d'y  passer  à  leur  tour  et  d'en 
prendre  définitivement  possession.  La  fable  qui  nous  montre 
Typhon  couché  sous  l'île  de  Pithécusses  et  faisant,  à  chaque 
mouvement  de  sou  corps  pour  se  retourner,  jaillir  des  co- 


% 


LIVRE  V.  413 

lonnes  de  feu  et  d'eau  et  jusqu'à  de  petites  îles  où  Ton  voit 
bouillir  soi-disant  l'eau  des  sources^  cette  fable  ne  paraît 
pas  avoir  d'autre  origine.  Elle  se  retrouve  chez  Pindare, 
mais  présentée  alors  sous  un  jour  plus  vraisemblable,  parce 
que  le  poète  part  de  données  exactes  sur  le  phénomène  lui- 
même.  Pindare  savait  apparemment  que  les  profondeurs  de 
la  mer,  dans  tout  l'intervalle  qui  sépare  la  côte  de  Cume 
des  rivages  de  la  Sicile ,  recèlent  des  foyers  volcaniques  çn 
communication  les  uns  avec  les  autres,  en  communication 
aussi  avec  le  continent  (ce  qui  explique  [pour  le  dire  en 
passant]  tout  ce  qui  a  été  publié  sur  la  nature  des  éruptions 
de  l'Etna,  et  comme  il  se  fait  qu'on  ait  observé  des  phéno- 
mènes analogues  tant  aux  îles  Lipariennes  qu'aux  environs 
de  Dicéarchie,  de  Neapolis,  de  Baies  et  dans  Tîle  de  Pithé- 
cusses),  et,  pour  rappeler  cet  état  de  choses,  il  aura  sup- 
posé que  le  corps  du  géant  occupait  au  fond  de  l'abîme  tout 
l'espace  compris  entre  Gume  et  la  Sicile: 

c  Maintenant,  dit-il,  un  poids  énorme,  la  Sicile  tout  en- 
c  tière  et  ce  rempart  de  rochers  qui  borde  la  mer  au-dessus  de 
«  Gume,  oppresse  sa  poitrine  velue  *.  » 

Timée,  lui,  est  persuadé  que  les  anciens  ont  singulière- 
ment exagéré  les  faits  en  ce  qui  concerne  Pithécusses  ;  tou- 
tefois lui-même  nous  raconte  que  peu  de  temps  avant  sa 
naissance,  l'Epopeus^,  colline  située  alors  juste  au  centre 
de  l'île,  vomit  du  feu,  à  la  suite  de  violentes  secousses  de 
tremblement  de  terre,  et  poussa  jusque  dans  la  mer  tout  le 
terrain  qui  la  séparait  du  rivage;  qu'une  partie  des  terres 
convertie  en  un  monceau  de  cendres  fut  soulevée  en  Tair, 
puis  retomba  sur  Tile  en  forme  de  typhon  ou  de  tourbillon, 
ce  qui  fit  reculer  la  mer  de  trois  stades  ;  mais  qu'après  s'être 
ainsi  retirée  la  mer  ne  tarda  pas  à  revenir,  et  que,  dans  ce 
retour  subit,  elle  inonda  l'île  entière  et  éteignit  le  volcan,  le 
tout  avec  un  tel  fracas  que,  sur  le  continent,  les  populations 
épouvantées  s'enfuirent  depuis  la  côte  jusqu'au  fond  de  la 

1.  Pyth.,  I,  32.  —  2.  Au  lieu   d'Epomeus^  correction  de  Du    Theil  et  de 
Coray,  admise  par  les  derniers  éditeurs. 


414  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Gampanie.  Les  eaux  chaudes  de  Pithécusses  passent  pour 
guérir  de  la  pierre.  Quant  à  File  de  Gaprées,  elle  comptait 
anciennement  deux  villes  :  avec  le  temps  une  seule  a  sub- 
sisté. Les  Néapolites  avaient  également  pris  possession  de 
cette  île;  mais  César- Auguste  s'étant  réservé  la  propriété  de 
Gaprées  et  y  ayant  fait  faire  de  grandes  constructions  à  son 
usage,  leur  rendit  en  échange  l'île  de  Pithécusses,  qu'une 
guerre  leur  avait  enlevée.  —  Telles  sont  les  villes  de  la  côte 
de  Gampanie  et  les  îles  qui  la  bordent. 

10.  Dans  l'intérieur  dés  terres  s*élève  Gapoue,  mé- 
tropole de  la  Gampanie.  Gette  ville  est  bien  nommée ,  car 
elle  est  réellement  la  capitale  ou  le  chef-lieu  du  pays, 
et  les  autres  villes,  en  comparaison,  ne  sont  que  de  bien  pe- 
tites places.  Exceptons  pourtant  Teanum  Sidicinum,  qui,  elle 
aussi,  est  une  ville  considérable.  Gapoue  est  située  sur  la 
voie  Appienne,  laquelle  continue  ensuite  par  Galatia',  Gau- 
dium  et  Bénévent,  dans  la  direction  de  Brentesium.  Dans 
la  direction  opposée,  du  côté  de  Rome,  on  y  renc^tre  Gasi- 
linum,  sur  le  Vultume  :  c'est  dans  cette  ville  que  540  Pré- 
nestins  soutinrent  contre  Annibal,  alors  au  fort  de  ses 
succès,  ce  siège  mémorable,  pendant  lequel  on  vit,  tant 
la  famine  était  rigoureuse,,  un  rat*  vendu  jusqu^à  200  drach- 
mes soutenir  les  jours  de  celui  qui  l'avait  acheté  et 
coûter  la  vie  à  l'imprudent  qui  l'avait  vendu.  On  raconte 
aussi  qu'en  voyant  les  assiégés  semer  des  raves  au  pied 
de  leurs  remparts  Annibal  ne  put  s'empêcher  d'admirer 
la  constance  opiniâtre  de  ces  pauvres  gens  qui  espéraient 
prolonger  assez  leur  résistance  pour  que  leurs  raves  fussent 
en  état  d'être  récoltées,  et  qu'à  cause  de  cela  il  accorda  la 
vie  sauve  à  tous  ceux  qui  restaient  :  or  la  faim  et  les  combats 
n'avaient  fait  pendant  le  siège  qu'un  petit  nombre  de  victimes. 

1 1 .  Indépendamment  de  ces  dernières  villes ,  la  Gam- 
panie renferme  encore  Gales  et  Teanum  Sidicinum  ,  que 
nous  avons  eu  plus  haut  roccasion  de  mentionner,  et 
qui  ont  pour  limites  respectives  de  leurs  territoires  ces 

1.  M'jdç  au  lieu  de  |a($1{avou,  correction  de  Casaubon. 


LIVRE  V.  415 

deux  temples  de  la  Fortune  qu'on  aperçoit  à  droite  et  à 
gauche  de  la  voie  Latine.  Puis  viennent  Suessula,  Atella, 
Noie  et  Nucérie,  Acerres*,  Abella  et  maintes  autres  places 
encore  moins  considérables  :  quelques-unes  dans  le  nom- 
bre passent  pour  avoir  été  fondées  par  les  Samnites.  On 
sait  en  effet  qu'après  avoir  longtemps  ravagé  le  Latium, 
après  avoir  de  ce  côté  poussé  leurs  excursions  jusqu'aux  en- 
virons d*Ardée,  les  Samnites  avaient  envahi  la  Campanie 
elle-même  et  n'avaient  pas  tardé  à  prendre  pied  dans  le 
pays,  d'autant  plus  aisément  d'ailleurs  que  les  Campa* 
niens,  façonnés  dès  longtemps  à  la  servitude,  étaient 
allés  en  quelque  sorte  au-devant  de  ce  nouveau  joug. 
Mais  aujourd'hui  la  nation  samnite  est  comme  anéantie  des 
coups  que  lui  ont  portés  plusieurs  généraux  romains  et  en 
dernier  lieu  Sylla,  dictateur  de  la  république.  Sylla  venait 
en  quelques  combats  de  comprimer  l'insurrection  italienne; 
indigné  que  les  Samnites,  bien  que  réduits,  on  peut  dire,  à 
leurs  seules  forces,  tinssent  encore  et  conservassent  même 
assez  d'énergie*  pour  oser  marcher  sur  Rome,  il  leur 
livra  sous  les  murs  de  la  ville  une  bataille  décisive,  taiUa 
la  plus  grande  partie  de  leur  armée  en  pièces  (ses  sol- 
dats avaient  ordre  de  ne  pas  prendre  de  prisonniers)  et  fit 
conduire  au  Champ  de  Mars  le  peu  qui  restait  (3  à 
4000  hommes  qui  avaient  jeté  leurs  armes);  là,  on  les  en- 
ferma dans  la  Villa  publicay  où,  trois  jours  après,  des  sol- 
dats envoyés  exprès  vinrent  les  massacrer  jusqu'au  dernier. 
Ce  n'est  pas  tout  :  proscrivant  la  nation  entière,  le  dictateur 
ne  s'arrêta  pas  qu'il  n'eût  par  le  fer,  par  l'exil,  purgé  l'Italie 
du  nom  samnite.  Et  plus  tard,  conune  on  lui  reprochait 
d'avoir  usé  de  si  cruelles  représailles,  il  répondait  que  l'ex- 
périence lui  avait  démontré  l'impossibilité  pour  aucun  Ro- 
main de  jamais  vivre  en  paix,  si  les  Samnites  restaient  unis 
en  corps  de  nation.  Aujourd'hui  les  villes  du  Samnium  sont 
réduites  à  l'état  de  bourgades  ;  il  y  en  a  même  quelques- 
unes  qui,  à  proprement  parler,  ne  comptent  plus  :  telles  sont 

I.  En  grec  'A/éfpat.  —  2.  '0]JU)Ud«  épiAôvroç  au  lieu  de  d|MeoQvTac,  correction  de 
M.  Meineke,  Voy.  Vind.  Strabon,,  p.  ik. 


416  GéOGRAPUIE  DE  STRABON. 

Boianurriy  jEsemiay  Panna*^  et  Telesia,  près  de  Vénafre*» 
Toutes  ces  localités  en  effet  (et  ce  ne  sont  pas  les  seules) 
ne  méritent  plus  qu'on  leur  donne  le  nom  de  villes.  Mais 
dans  une  contrée  aussi  illustre  et  aussi  riche  que  l'Italie,  ne 
devions-nous  pas  énumérer  jusqu'aux  localités  de  médiocre 
importance?  Notons  d'ailleurs  que  ni  Bénévent  ni  Ve- 
nouse  ne  sont  déchues  de  ce  qu'elles  étaient  autrefois. 

12.  Relativement  à  l'origine  des  Samnites,  voici  ce  que 
marque  la  tradition.  Les  populations  de  la  Sabine  se  trou- 
vaient engagées  depuis  longues  années  dans  une  guerre 
contre  les  Ombriens  ;  elles  firent  un  vœu  (que  les  peuples 
de  la  Grèce  ont  fait  souvent  en  pareille  circonstance), 
celui  de  consacrer  à  la  Divinité  tous  les  produits  de  Tannée  : 
la  guerre  finit  à  leur  avantage,  et  on  les  vit  en  effet  immo- 
ler comme  victimes  ou  consacrer  à  titre  de  pieuses  offran- 
des les  produits  de  leurs  troupeaux  et  de  leurs  champs. 
Mais  cela  n'empêcha  point  que  l'année  suivante  ne  fût  une 
année  de  disette.  Quelqu'un  dit  alors  qu'on  aurait  dû  con- 
sacrer également  à  la  Divinité  les  enfants  nouveau-nés. 
C'est  ce  qu'on  fit  :  tous  les  enfants  nés  à  cette  époque  fu- 
rent voués  à  Mars,  puis,  quand  cette  génération  eut  grandi, 
on  l'envoya  au  loin  tout  entière  fonder  une  colonie.  Un 
taureau  servait  de  guide  à  ces  jeunes  émigrants  :  arrivé 
sur  le  territoire  des  Opiques,  il  se  coucha  pour  se  repo- 
ser; aussitôt  les  Sabins  se  jetèrent  sur  les  Opiques  (les- 
quels vivaient  encore  dispersés  dans  de  simples  bourgades), 
et,  les  ayant  chassés  de  leurs  terres,  s'y  établirent  à  leur 
place.  Us  voulurent  ensuite  rendre  grâce  à  la  Divinité  qui 
leur  avait  envoyé  ce  guide,  et,  sur  l'indication  de  leurs  de- 
vins, ils  immolèrent  le  taureau  au  dieu  Mars.  Il  y  a  lieu  de 
penser,  d'après  ce  qui  précède,  que  le  nom  de  Sabelli  pris 
par  le  nouveau  peuple  rappelait  son  origine  et  qu'il  ne 

1.  M.  Ch.  Mûllev  propose  de  lire  ici,  au  lieu  de  Panna,  ^butiana.  Voy.  les 
raisons  dont  il  s'appuie,  Ind.  r,ar.  lect.^  p.  973,  col.  2, 1.  60.  —  2.  Comme  cette 
indication  de  Strabon  est  fautive,  M.  Mûller  soupçonne  ici  l'omission  d'un  nom 
de  ville,  de  Clutumum,  par  exemple;  autrement,  il  pense  qu'on  pourrait  rem- 
placer le  nom  de  Yenafre  par  celai  du  fleuve  Vultume, 


LIVRE  V.  417 

faut  y  voir  qu'un  diminutif  du  nom  des  Sabins  ;  mais  celui 
de  Samnites  ou  de  Saunites  (pour  employer  la  forme  grec- 
que) dérive  sans  doute  de  quelque  autre  cause.  Certains  au- 
teurs prétendent  qu'une  colonie  lacédémonienne  vint  se 
joindre  à  celle  qui  était  sortie  de  la  Sabine,  ils  expliquent 
même  ainsi  Tamitié  dont  les  Samnites  furent  toujours  portés 
pour  les  Grecs  et  la  présence  parmi  eux  d'un  certain  nom- 
bre de  familles  désignées  sous  le  nom  de  Pitanates,  Il  semble 
avéré  cependant  que  c'est  là  une  invention  des  Tarentins, 
lesquels  auront  voulu  flatter  leurs  voisins,  leurs  puissants 
voisins,  pour  se  ménager  ainsi  Talliance  d'un  peuple  qui 
pouvait  à  l'occasion  mettre  sur  pied  80  000  hommes  d'in- 
fanterie et  8000  hommes  de  cavalerie.  On  vante  beaucoup, 
certaine  loi  restée  en  vigueur  chez  les  Samnites,  loi  effecti- 
vement fort  belle,  et  qui  paraît  bien  faite  pour  exciter  les 
cœurs  à  la  vertu.  D'après  cette  loi,  il  est  interdit  aux  pères 
de  choisir  eux-mêmes  les  maris  de  leurs  filles  ;  mais  on  élit 
chaque  année  dix  jeunes  garçons  et  dix  jeunes  filles,  les 
meilleurs  sujets  des  deux  sexes;  on  unit  le  premier  des 
garçons  à  la  première  des  filles,  le  second  des  garçons  à  la 
seconde  des  filles,  et  ainsi  de  suite;  et,  s'il  arrive  qu'un 
de  ces  jeunes  garçons,  après  avoir  été  honoré  d'une  sem- 
blable distinction,  change  de  conduite  et  se  pervertisse,  on 
lui  fait  subir  une  sorte  de  dégradation  en  lui  enlevant  la 
compagne  qu'on  lui  avait  donnée.  Les  Hirpins,  qui  succè- 
dent aux  Samnites,  sont  eux-mêmes  originaires  du  Sam- 
nium  ;  leur  nom  vient  de  ce  que  la  colonie  aurait  eu  soi- 
disant  un  loup  pour  guide  :  le  mot  hirpos^  en  effet,  signifie 
loup  dans  la  langue  des  Samnites.  Le  territoire  des  Hirpins 
se  prolonge  jusqu'à  la  Hàute-Lucanie.  Mais  nous  n'en  di- 
rons pas  davantage  au  sujet  des  Samnites. 

13.  Pour  en  revenir  aux  Gampaniens,  il  est  certain  que 
la  richesse  de  leur  pays  a  été  pour  eux  autant  une  source 
de  maux  qu'une  source  de  prospérités.  Ils  en  étaient  venus 
avec  le  temps  à  de  tels  raffinements  de  luxe  qu'ils  donnaient 
de  splendides  repas  rien  que  pour  avoir  le  plaisir  de  faire 
battre  sous  les  yeux  de  leurs  convives  des  couples  de  gla- 

GÉOCR.   DS  STRA80N.  T.  —2? 


413  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

diateurs,  dont  ils  proportionnaient,  da  reste^  le  nombre  an 
rang  de  leurs  invites.  Aussi  quand  Annibal,  après  la  red<- 
dition  volontaiire  de  Capoue,  prit  ses  quartiers  d'hiver  dans 
cette  ville,  les  plaisirs  eurent-ils  bientôt  ënervé  son  armée, 
et  lui-même  à  cette  occasion  disait  que  «  le  vainqueur  courait  t 
maintenant  grand  risque  de  tomber  aux  mains  des  vaincus, 
n'ayant  pins  pour  soldats  que  des  femmes  au  lieu  d'hom- 
mes. »  Mais  plus  tardy  quand  les  Romains  eurent  repris" 
ravantage,  les  Campaniens  reçurent  d'eux  quelques  sévères 
leçons  destinées  à  les  rendre  plus  sages;  ils  virent  même, 
en  dernier  lieu,  distribuer  une  partie  de  leurs  terres  à  dés 
colons  romains.  Toutefois,  comme  ils  surent  vivre  en  bonne  ^ 
intelligence  avec  ces  colons,  leur  condition  est  redôvenue 
prospère,  et,  sous  le  rapport  de  rétendue-et  de  la  population, 
Gapoue  n*a  rien  perdu  aujourd'hui  de  son  ancienne  im*- 
portance. — A   la  Gampanie   et   au   Samnium,    lequel, 
avons-nous  dit,  s'étend  jusqu'aux  pays  des  Frentans*,  suc- 
cède le  long  de  la  mer  Tyrrhénienne'  un  territoire  occupé 
par  la  tribu  des  Picentes,  faiUe' rameau  de  la  nation  picen<^ 
tine  que  les  Romains  ont  transplanté  des  rivages  de'TA- 
driatique  à  ceux  du  golfe  Posidoniate,  ou,  comme  on  dit 
aujourd'hui,  du  golfe  Psestauj  l'ancienne  ville  de  Posidonie 
(cette  ville  était  située  au  milieu  dudit  golfe)  ayant  changé 
son  nom  en  celui  de  Pœstum  *.  Entre  Sirénusses  et  Posidonie 
se  trouve  Marcina,  ville  fondée  par  les  Tyrrhènes^  mais  qui 
se  trouve  avoir  aujourd'hui  une*  population  samnite.'  De  là 
maintenant  à  Pompeia,eni passant  par  Nucériey  on  traverse' 

1.  Voy.  sur  ce  passage  la  remarque  de  M.^ltffUler,  Iiid,  var.  lect:,  p.  974, 
col;  1, 1. 17.  La  conjecture  de  Clavier,  reprise  par  Du  Theil  et  par  Groskard^ 
et  qui  consistait  à  subs  ituer  le  nom  des  Lucaniens  à  celui  des  Frentans,  ne  mé- 
rite pas  cependant  d'être  repoussée  aussi  dédsdgneasement  cjue  le  fait  M.  Mal- 
1er.  Strabon  comprend  le  pays  des  Hirpins  dans  le  Samnium  et  dit  en  pro- 

Î)res  termes,  auvsxxouvi'Jl  AtuxavoT^  -sotç  |iea«Teûotç:  rien  n'empècliait  donc  que  plus 
oin  il  n'ajoutât:  n  Â  la  CampanU  et  à  m  ftartie  du  S<àmnium  qui  coufint  à  > 
laHctute  Lucanie  succède;  etc.  »  Mais  le  nom  de  Frcntans  e$t  dans  les  Mss.; 
il  a  pour  lui  l'autorité  d'un  autre  passade  de  Strabon,  où  il  annonce  qu'il  vaw 
décnre  la  Gampanie,  puis  le  Samnium  jusqu'au  pays  des  Frentans,  i)  ZauvîT^  . 
iv  |ieoo7«lf  i*éxf»  ♦ftvwvta»  (V,  ch.  IV,  J  3).  NoUs  avons  donc  cru  bien  fiiîre 
en  conservant  le  nom  de  ce  peuple  dans  notre  traduction^  •—  2   Oa  s'ioeondc  ù ,« 
rejeter  la  phrase  qui  suit  :  «  Zu^apTTai  |ilv  ouv.....   àya^c^iieyoç,  i>  au  com- 
mencement du  livre  suivant. 


LIVRE   V.  419 

un  isthme  qui  n'a  pas  plus  de  120  stades.  Le  territoire  des 
Picentes  se  prolonge  jusqu'au  fleuve  Silaris,  lequel  forme 
de  ce  côté  la  limite  de  l'ancienne  Italie  *.  Les  eaux  du  Sila- 
ris, d'ailleurs  excellentes  à  boire,  offrent,  dit-on,  cette  par- 
ticularité, que,  si  Ton  jette  dans  leur  courant  une  plante 
quelconque,  elle  s'y  pétrifie,  sans  perdre  ni  sa  couleur  ni 
sa  forme.  Les  Picentins  avaient  anciennement  une  métro- 
pole, Picentia;  aujourd'hui,  ils  vivent  disséminés  dans  de 
simples  bourgades ,  les  Romains  les  ayant  expulsés  de  cette 
ville  pour  avoir  fait  cause  commune  avec  Annibal.  Un  dé*» 
cret  du  peuple  à  la  même  époque  les  exclut  du  service  mi- 
litaire et  leur  imposa,  ainsi  qu'aux  Brutiens  et  aux  Luca- 
niens,  et  pour  les  mêmes  motifs,  l'obligation  de  remplir  les 
fonctions  serviles  de  courriers  et  'de  messagers  publics.  En 
outre,  pour  les  tenir  en  respect,  les  Romains  bâtirent  un 
peu  au-dessus  de  la  côte  la  forteresse  de  Saleme.  —  Des 
Sirénusses  au  Silaris  on  compte  en  tout  260  stades. 


meuse 

a  _ 

sienne.  Strabon  dit,  en  commençant  son  V"  livre  :  01  yà^  icaXatoî  t^v  oiv«i»Tfla» 

^uviâTou  Siiixouvav.  Or  c'est  à  Ce  passage,  suivant  nous,  qu*il  se  réfère  ici*,  seule- 
ment il  le  complète  en  précisant  davantage  la  limite' de  l'aiifieont  Italie^ 


FIN  DU  CINQUIÈMB  LIVBEi 


LIVRE  VI. 


Le  VI*  livre  comprend,  avec  îa  suite  du  littoral  (Je  l'Italie  [le  long  de 
la  mer  TyrrhénienneJ,  la  côte  citérieure  de  T Adriatique  jusqu'à  la 
hauteur  de  la  Macédoine,  autrement  dit  l'Apulie,  la  Calabre  et  tout 
ce  qui  borde  encore  le  golfe  Ionien,  plus  les  îles  répandues  le 
long  des  côtes  depuis  la  Sicile  jusqu'aux  monts  Cérauniens  d'une 
part ,  et  jusqu'à  Carthage  et  au  groupe  d'Ilots  qui  l'a  voisine  de 
l'autre. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Passé  rembouchure  du  Silaris,  nous  entrons  en  Lucanie  : 
là  se  succèdent  [le  loDg  de  la  côte]  le  temple  de  Junon  Ar- 
gienne  ^,  fondé,  dit-on,  par  Jason^  et  un  peu  plus  loin  ^  à  une 
cinquantaine  de  stades,  la  ville  de  Posidonie.  [Simple  for- 
teresse à  l'origine,  bâtie  par  les  Sybarites  sur  le  rivage 
même  de  la  mer,  Posidonie  se  vit  plus  tard  déplacer  par  ses 
propres  habitants  et  reporter  un  peu  au-dessus  de  la  côte  ; 
puis,  les  Lucaniens  Tenlevèrent  aux  Sybarites,  et  les  Ro- 
mains aux  Lucaniens.  Tout  près  de  là  un  fleuve  vient  se 
perdre  dans  des  marécages,  ce  qui  rend  le  séjour  de  la  ville 
très-malsain  *.]  Hors  du  golfe*  [Posidoniate],  en  pleine  mer, 
bien  qu'aune  faible  distance  encore  du  continent,  est  l'île  de 

1.  M.  Ch.  Mûller  propose  de  lire  ici  plutôt  'AptUç,  Junonis  armiferae.  Vov. 
Ind.  var.  lect.,  p.  974^  col.  i,  1.  67.  —  2.  Nous  avons  transporté  ici,  à  Texemple 
de  La  Porte  du  Theil,  de  Groskurd,  de  Kramer  et  de  Meineke,  toute  cette 
phrase  qui,  dans  tous  les  Mss.,  se  trouve  placée  plus  haut,  après  la  mention 
que  fait  l'auteur  des  Picentes  du  golfe  Posidoniate.  —  3.  KAiwv,  au  lieu  de 
«âvTûv.  M.  ^Jûlle^  fait  remarquer  que,  chez  les  petits  géographes  grecs^  la 
confusion  ou  permutation  de  ces  deux  mots  est  fréquente. 


LIVRE  VI.  421 

Lencosie,  ainsi  nommée  parce  que  la  sirène  Lencosie,  après 
s'être ,  comme  nous  dit  la  fable ,  précipitée  à  la  mer  avec 
ses  compagnes,  aurait  été  par  le  mouvement  des  flots  re- 
jetée sur  ses  rivages.  Juste  en  face  de  Tîle  s'avance  le  pro- 
montoire qui,  avec  la  pointe  correspondante  des  Sirénusses, 
forme  le  golfe  Posidoniate.  Mais  doublons  ce  promontoire, 
et  nous  voyons  s'ouvrir  aussitôt  devant  nous  un  second  golfe 
au  fond  duquel  s'élève  une  ville,  qui,  appelée  par  les  Pho- 
céens, ses  fondateurs,  Hyélé  (d'autres  disent  Elé)^  du  nom 
d'une  fontaine  du  voisinage,  [ou,  comme  on  le  prétend  en- 
core, du  nom  du  fleuve  Eléès^y]  s'appelle  aujourd'hui  Elée^ 
Cette  ville  a  vu  naître  les  Pythagoriciens  Parménide  et  Zenon  : 
grâce  aux  travaux  de  ces  deux  philosophes,  peut-être  même 
déjà  avant  qu'ils  n'eussent  paru,  elle  jouissait  de  lois  excel- 
lentes, et  c'est  ce  qui  explique  qu'elle  ait  pu  uon-seulement 
tenir  tête  aux  Lucaniens  et  aux  Posidoniates,  mais  encore 
sortir  victorieuse  de  la  lutte,  bien  qu'elle  fût  fort  inférieure 
à  ses  ennemis  et  par  l'étendue  de  ses  possessions  et  par  le 
nombre  de  ses  soldats.  N'ayant  qu'une  terre  ingrate  à  culti- 
ver, ses  habitants  avaient  été  forcés,  en  efl'et,  de  tourner 
toute  leur  activité  vers  la  mer,  vers  les  industries  maritimes, 
le  salage  du  poisson,  par  exemple^Antiochus  raconte  qu'après 
la  prise  de  Phocée  par  Harpagus,  lieutenant  de  Gyrus,  tous 
ceux  d'entre  les  Phocéens  qui  purent  s'embarquer  avec  leurs 
familles  et  leurs  biens  le  firent,  et,  sous  la  conduite  de 
Creontiadès,  cinglèrent  d'abord  vers  Gyrnos  et  vers  Massa- 
lia;  mais  ils  en  auraient  été  repoussés  et  seraient  venus  alors 
fonder  la  colonie  d'Elée.  Cette  ville  est  à  deux  cents  stades 
environ  de  Posidonie  et  précède  immédiatement  le  promon- 
toire Palinure.  En  face  de  la  côte  à  laquelle  elle  donne  son 
nom  sont  situées  les  deux  îles  Œnotrides,  pourvues  l'une  et 
l'autre  d'excellents  mouillages.  Au  delà  du  cap  Palinure, 
on  aperçoit  la  citadelle,  le  port  et  la  rivière  de  Pyxûs  (le 
même    nom  s'applique  aux  trois).  C'est  Micythus,  tyran 

1.  Nous  reportons  ici,  comme  à  leur  place  Datorelle,  les  mots  :  £vioi  iï  toCvoiia 
àxi>  icoTaitoû  '£Xét]Toç,  qu^on  lit  habituellement  douze  lignes  plus  bas.  Cf.  Meineke, 
Vind,  Slrabon,j  p.  55. 


422  GÉOGRAPHIE  DE  STRÂBON. 

de  Mefsène  en  Sicile ,  qui  envoya  la  première  t^otlome  en 
ce  lieu;  mais  à  peine  l'établissement  était-il  formé»  que  les 
colons,  à  l'exception  d'un  petit  nombre,  remirent  à  la  voile. 
A  la  suite  de  Pyxûs  nous  rencontrons  le  golfe  de  Laûs,  avec 
un  fleuve  et  une  ville  de;  même  nom.  Cette  ville,  la  dernière 
de  la  Lucanie,  est  une  colonie  de  Sybaris,  elle«est  bâtie  un 
peu  au-dessus  de  la  côte.  D'Elée  à  Laûs  on  compte  400  sta- 
des; on  en  compte  650  pour  l'étendue  totale  de  la  côte  de 
Lucanie.  Près  de  là  QstVhéréonde  Dracon,  l'un  dés  compa- 
gnons d'Ulysse.  Il  en  est  question  dans  un  ancien  oracle 
'adressé  aux  populations  de  cette  partie  de  l'Italie  : 

tt  Un  jour  Dracon  de  Laos  verra  périr  tout  Laos  *.  » 

"Trompés  par  cet  oracle,  les  Grecs,  voisins  de  Laûs,  ten- 
tèrent contre  cette  ville  une  attaque  malheureuse  et  se  firent 
écraser  par  les  Lucaniens. 

2.  Voilà,  sur  la  côte  delamerTyrrhénienne,  quelles  villes 
nous  offre  la  Lucanie.  Pour  ce  qui  est  de  la  côte  opposée, 
les  Lucaniens  n'y  atteignirent  point  tout  d'abord;  les  Grecs, 
maîtres  du  golfe  de  Tarente,  s'y  étaient  établis;  et  avant 
l'arrivée  des  colonies  grecques,  c'est-à-dire  à  une  époque 
où  la  nation  lucanienne  n'existait  même  pas  encore,  c'étaient 
les  Ghônes  et  les  Œnotriens  qui  y  dominaient.  Les  Samnites, 
qui  ne  cessaient  d'étendre  leur  puissance,  chassèrent  les 
Ghônes  et  les  Œnotriens,  et  envoyèrent  dans  le  pays  la  pre- 
mière colonie  lucanienne;  or,  celle-ci  trouva  les  Grecs  en 
possession  du  littoral  des  deux  mers  jusqu'au  détroit  de  Si- 
cile, et  il  s'ensuivit  une  longue  guerre  entre  les  Grecs  et  les 

'Barbares.  Les  deux  peuples  eurent  en  outre  beaucoup  à 
souffrir  de  l'ambition  des  tyrans  de  la  Sicile  et  plus  tard  des 
guerres  de  Garthage  contre  Rome  pour  la  possession,  soit 

•  de  la  Sicile,  soit  de  l'Italie  elle-mêiùe;  mais  les  plus  mal- 
traités *  furent  les  Grecs  [qui],  ayant  commencé,  dès  l'épo- 
que de  la  guerre  de  Troie,  à  s'établir  sur  le  littoral,  avaient 

1.  Ce  qui  pouvait  signiOer  aussi  «  tout  un  ptuple,  toute  Mne  armée.  •  — 
û<rre^y  |a£v  ^t,  d'après  Kramer  et  MeinelLe. 


LIVRE  VI.  423 

fini  par  conquérir  une  bonne  partie  de  l'intérieur  et  par 
s'agrandir  au  point  de  pouvoir  appeler  Grande  Grèce  toute 
cette  contrée,  voire  la  Sicile  elle-même.  Aujourd^ui,  en 
effet,  k  ^exception  de  Tarente,  de  Rheginm  et  de  Neapo- 
lis,  ioutle  pays  est  barbare  :miiq  partie  se  trouve  oc- 
cupée par  les  Lucaniens  et  les  Brutiens,  et  les  Gampaniens 
possèdent  le  restç,  nominalement;  du  moins,  car  en  réalité 
ce  sont  les  Romains,  les  Gampaniens  eux-mêmes  étant  de- 
venus Romains.  Mais  l'auteur  qui  entreprendi  de  donner 
une  description  complète  de  la  teire  peut-il,  je  le  demande, 
s'en  tenir  à  l'état  présent  de  chaque  contrée,  et  ne  doit-il 
pas  dire  quelque  chose  aussi  de ^ son  passé,  surtout  (piand 
ce  passé  a  été  glorieux?  —  On  a  vu  plus'  haut  qu'une  partie 
de  la  nation  lueanienne  était  répandue  sur  les  rivages  de  la 
mer  Tyrrhénienne;  une  autre  partie  habite  dans  l'intérieur 
des  terres  au-dessus  du  golfe  de  Tarente.  Seulement,  ces 
populations  lucaniennes  de  Tintérieur,  ainsi  que  les  Bru- 
tiens  et  les  Samnites,  auteurs  de  leur  race,  ont  tellement 
souffert  des  maux  de  la  guerre  et  sont  aujourd'hui  si  com- 
plètement annihilées,  qu'il  est  bien  difficile  de  déterminer 
exactement  les  possessions  respectives  de  chacun  de  ces 
trois  peuples,  d'autant  qu'ils  ne  forment  plus  ni  les  uns  ni 
les  autres  d'État  proprement  dit,  que  toutes  les  variétés  de 
dialecte,  d'armure,  de  costume,  etc.,  qui  pouvaient  aider  à 
les  distinguer,  se  sont  maintenant  complètement  effacées  et 
que,  par  elles-mêmes,  les  villes  ou  localités  qu'ils  habitent 
n'ont  aucune  célébrité. 

3.  Gela  étant,  nous  nous  bornerons  à  décrire  l'intérieur 
du  pays  d'une  manière  générale,  d'après  les  renseignements 
que  nous  avons  pu  recueillir,  et  sans  chercher  autrement 
à  distinguerles  possessions  des  Lucaniens  de  celles  des  Sam- 
nites, leurs  voisins.  — ,  Pétélie  passe  pour  être  la  métropole 
des  Lucaniens  et  compte  aujourd'hui  encore  un  assez  grand 
nombre  d'habitants.  Philoctète,  chassé  de  Mélibée  par  des 
troubles  civils,  en  fut,  dit-on,  le  fondateur.  Sa  position, 
déjà  forte  naturellement,  fut  rendue  plus  forte  encore 
par  les  travaux  des  Samnites,  qui  s'en  firent  un  bou- 


424  GÉOGRAPHIE  DE  STRaBON. 

levart  contre  Thurium  ^  Philoctète  bâtit  aussi  l'antique 
Crimissa  dans  le  même  canton.  Suivant  certains  auteurs 
cités  par  ApoUodore  dans  son  Commentaire  sur  le  Catalogue 
des  vaisseauXj  Philoctète  aurait  débarqué  sur  la  côte  de 
Crotone,  et,  après  avoir  fondé  la  citadelle  de  Crimissa  et  au- 
dessus  la  ville  de  Chôné,  dont  le  nom  aurait  produit  celui 
de  Chênes  que  finirent  par  prendre  les  peuples  de  tout  ce 
canton,  il  aurait  envoyé  en  Sicile  une  partie  de  ses  com- 
pagnons qui,  avec  l'aide  du  Troyen  iEgeste,  auraient  bâti 
aux  environs  d'Éryx  la  ville  d'-^gesta.  On  rencontre  encore 
dans  rintérieur  Grumentum,  Vertines,  Galasames  et  quel- 
ques autres  places  aussi  peu  importantes,  puis  Ton  arrive  à 
Venouse,  ville,  en  revanche,  très-considérable.  Si  je  ne  me 
trompe,  cette  dernière  ville  et  celles  qu'on  trouve  à  sa  suite  en 
remontant  vers  la  Campanie  sont  toutes  des  villes  samnites. 
Au-dessus  de  Thurium  s'étend  le  canton  de  la  Tauriané.  Les 
Lucaniens,  du  reste,  sont  eux-mêmes  originaires  du  Sam- 
nium,  et  c'est  la  guerre  qui  leur  a  livré  les  villes  des  Posido- 
niâtes  et  de  leurs  alliés.  Leur  constitution  essentiellement  dé- 
mocratique leur  permettait  cependant,  en  temps  de  guerre,  de 
se  donner  un  roi  choisi  parmi  '  les  principaux  dignitaires  ou 
magistrats  de  la  république.  Actuellement,  ils  sont  Romains. 
4.  Le  reste  de  la  côte,  jusqu'au  détroit  de  Sicile,  est 
occupé  par  les  Brutiens  et  mesure  1350  stades.  Antiochus, 
dans  ses  Italiques,  dit  en  termes  exprès  que  le  nom  d'Italie 
ne  désigna  d'abord  que  cette  partie  de  la  péninsule  et 
que  c'est  cette  Italie  primitive,  connue  plus  ancienne- 
ment endore  sous  le  nom  d'Œnotrie,  qu'il  a  voulu  décrire 
dans  son  livre  :  or,  il  lui  assigne  pour  limites,  du  côté  de  la 
mer  Tyrrhénienne  le  cours  du  Laùs,  c'est-à-dire  la  limite 
que  nous-même  avons  assignée  à  la  Lucanie,  et,  du  côté  de 
la  mer  de  Sicile,  Métaponte.  Quant  au  district  de  Tarente, 
qui  succède  immédiatement  à  celui  de  Métaponte,  il  le  re- 
jette en  dehors  de  l'Italie  proprement  dite  comme  faisant 

1.  eouptoiç  au  lieu  de  çpoupiotç,  excellente  correction  de  M.  Meineke,  qui  ren- 
voie aux  Onuscula  Academ.  de  Heyne,  t.  II,  p.  i4l.  —  2.  'Aicô  au  lieu  de  ûicà. 
correction  de  Coray,  agréée  par  M.  Meineke. 


LIVRE  vi.  425 

partie  de  la  Japygie,  Il  veut  même  qu'à  une  époque  encore 
plus  reculée  les  noms  d*Œnotrie  et  d'Italie  se  soient  appli- 
qués uniquement  au  pays  compris  entre  le  détroit  de  Sicile 
et  ce  premier  isthme,  large  de  160  stades,  qui  va  du  golfe 
Hipponîate,  ou,  comme  l'appelle  Antiochus,  du  golfe Napétin 
au  golfe  Scyllétique,  pays  dont  le  périple  peut  bien  mesurer 
en  tout  2000  stades.  De  là,  maintenant,  les  noms  d'Italie  et 
d'Œnotrie  se  seraient  avancés  jusqu'au  Métapontin  et  à  la 
Siritide,  car  Antiochus  nous  montre  les  Ghônes,  nation 
œnotrienne  déjà  fort  civilisée,  établis  en  ces  lieux  et  don- 
nant à  tout  le  pays  le  nom  de  Chônè.  Antiochus,  malheureu- 
sement, ne  s'est  pas  exprimé  d'une  façon  aussi  nette  au  sujet 
des  Lucaniens  et  des  Brutiens,  et,  comme  tous  les  anciens 
historiens,  il  a  omis  de  préciser  quelles  étaient  dans  le  prin- 
cipe les  possessions  respectives  des  deux  peuples.  Aujour- 
d'hui la  contrée  appelée  Lucanie  comprend  tout  ce  qui  s'étend 
entre  la  mer  Tyrrhénienne  et  la  mer  de  Sicile,  depuis  Tem- 
bouchure  du  Silaris  jusqu'à  celle  du  Laûs  sur  la.  côte  de  la 
mer  Tyrrhénienne,  depuis  Métaponte  jusqu'à  Thurium  sur 
la  côte  de  la  mer  de  Sicile,  et,  dans  l'intérieur,  depuis  le 
Samnium  jusqu'à  l'isthme  compris  entre  Thurium  et  une 
localité,  GerilU,  voisine  de  Laùs,  isthme  pouvant  mesurer 
300  stades  de  large.  Quant  au  Brutium,  il  forme  au-dessus 
de  la  Lucanie  une  presqu'île,  dans  laquelle  se  trouve  natu- 
rellement comprise  cette  autre  petite  presqu'île  qui  part  de 
l'isthme  resserré  entre  les  golfes  Scyllétien  et  Hipponiate. 
Ce  sont  les  Lucaniens  qui  ont  donné  aux  Brutiens  le  nom 
qu'ils  portent,  car  ce  nom,  dans  la  langue  lucanienne,  signifie 
déserteurs  ourebelles:  les  premiers  Brutiens  étaient,  dit-on, 
des  pasteurs  au  service  des  Lucaniens ,  mais  la  mollesse  de 
leurs  maîtres  leur  avait  laissé  prendre  des  habitudes  d'in- 
dépendance et  ils  avaient  fini  par  s'insurger,  quand  la  guerre 
de  Dion  contre  Denys  était  venue  bouleverser  tout  ce  pays. — 
Du  reste  nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  ces  considérations 
générales  touchant  les  Lucaniens  et  les  Brutiens. 

5.  La  première  ville  que  l'on  rencontre  dans  le  Brutium, 
à  partir  de  Laûs,  est  Temesa,  ou,  comme  on  l'appelle  au- 


436  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

jourd'hui,  Tempsa,  Fondée  par  les  Ausones,  cette  ville  fut 
rebâtie  plas  tard  par  les  iïlloliens ,  compagnons  de  Thoas  ; 
puis,  les  Bmtiens  chassèrent  les  iEtoliens,  mais  pour  se 
voir  à  lenr  tour  ruinés  par  Annibal  et  par  les  Romains.  C'est 
ippès  de  Temesa,  au  fond  d'un  bois  épais  d'oliviers  sauvages, 
'.que  s'élève  Vhèrôon  de  Polite,  de  ce  compagnon  d'Ulysse 
^mort  victime  de  la  perfidie  des  Barbares,  mais  de  qui  les 
nmânes  irrités  exercèrent  alors  de  telles  vengeances  sur  tout 
ee  pays  que  les  habitants,  après  avoir  pris  conseil  de  quel- 
que oracle,  en  furent  réduits  à  Ini  payer  un  tribut  annuel, 
et  qu'on  en  a  fait  cette  locution  à  Tadresse  des  «cœurs  im- 
pitoyables*: c  Le  héros  de  Témèse  habite  en  eux.  »  La  tra- 
dition ajoute  qu'après  la  prise  de  la  ville  par  les  Locriens 
Épizéphyriens  l'athlète  Euthymus  descendit  dans  la  lice 
contre  le  héros  en  personne,  et  que,  l'ayant  vaincu,  il  le  força 
à  décharger  les  populations  du  tribut  qu'il  leur  avait  ini- 
posé.  On  prétend  encore  que  c'est  de  cette  ville  de  Temesa 
çt  nullement  de  la  ville  de  Tamassos'  dans  l'île  de  Gypre  (le 
^nom  de  chacune  de  ces  localités  affecte  indifféremment  les 
'deux  formes  [en  a  et  en  oç])  que  le  poète  a  voulu  parler 
dans  ce  vers  [bien  connu]  : 

f  Je  vais  à  Témèse  pour  y  chercher  du  cuivre  '.  » 

Et,  en  effet,  on  reconnaît  ici  auprès,  malgré  l'état  d'aban- 
don dans  lequel  elles  se  trouvent,  les  vestiges  d'anciennes 
fonderies  de  cuivre.  —  Tout  à  côté  de  Temesa  est  la  ville 
de  Terina,  qu'Annibal  détruisit  lors  de  sa  retraite  dans  le 
Brutium,  parce  qu'il  vit  qu'il  ne  pouvait  la  garder.  Puis 
vient  Gosentia,  capitale  ou  métropole  du  Brutium,  et,  un 
peu  au-dessus  de  Gosentia,  Pandosie,  place  très-forte,  sous 
les  murs  de  laquelle  Alexandre,  roi  des  Molosses,  trouva  la 
mort.  Ge  prince  s'éi ait  mépris,  lui  aussi*,  sur  le  sens  d'une 
réponse  de  l'oracle  de  Dodone  :  invité  par  cet  oracle  k  se 
tenir  prudemment  éloigné  de  l'Achéron  et  de  Pandosie,  il 

1.  M.  Meineke  propose  de  lireài]$ei(  au  lieu  deàv^Xeriç.  Voy.  Vkid,  Strabon., 
p.  57.  —  2.  Cf.  Etienne  de  Byzance,  s.  v.  Tdjtawç.  —  3.  Hom.,  Odyss.^  1, 185.— 
4.  Goimne  les  Grecs  des  environs  de  Laûs  (voy.  ci- dessus,  p.  422). 


UVRE  VI.  42/' 

avait  cru  que  le  Dieu  jui  désignait  les  lieux  'de  Thesprotie 
qui  portent  ces  noms,  et  il  était  venu  mourir  ici  dans  le 
Brutium,  devant  cette  autre  Pandosie  dont  l'enceinte  em- 
brasse [aussi]  les  trois  sommets  d'une  même  montagne  et  se 
trouve  baignée  par  une  rivière  appelée  également  YAchéron. 
Quelque  chose  d'ailleurs  avait  contribué  à  Tabuser,  c'est 
qu'un  autre  oracle  avait  dit  : 

c  Pandosie,  ville  au  triple  sommet,  tu  coûteras  un  jour  la 
f  vie  à  une  grande  multitude  d'hommes.  » 

Et  il  s'était  figuré  que  la  prédiction  menaçait  l'armée  des 
ennemis,  non  la  sienne.  La  même  ville  de  Pandosie  passe 
pour  avoir  servi  naguère  de  résidence  aux  rois  œnotriens. 
Quant  à  Hipponium,  qui  fait  suite  à  Cosentia,  ce  sont  les 
Locriens  qui  l'ont  fondée  ;  elle  appartint  ensuite  aux  Bru- 
tiens,  puis,  étant  tombée  au  pouvoir  des  Romains,  elle  vit 
son  nom  changer  par  eux  en  celui  de  Vibo  Valentia.  La 
beauté  de$  prairies  qui  environnent  cette  ville  et  l'abondance 
des  fleurs  dont  elles  sont  émaillées  ont  accrédité  la  tradition 
que  Proserpine  quittait  souvent  la  Sicile  pour  venir  ici  s'a- 
muser à  cueillir  des  fleurs;  et  tel  est  le  respect  pour  cette 
antique  tradition,  qu'aujourd'hui  encore  c'est  un  usage  gé- 
néral parmi  les  femmes  du  pays  de  cueillir  des  fleurs  et 
de  s'en  tresser  de  leurs  propres  mains  des  couronnes.  Ge 
serait  même  une  honte  pour  elles,  les  jours  de  fête,  de  porter 
des  couronnes  qu'elles  auraient  achetées.  Yibo  a  un  arsenal 
maritime  qu'Agathocle,  tyran  de  Sicile,  fît  construire  après 
qu'il  se  fut  emparé  de  la  ville.  En  continuant  à  ranger  la  côte 
depuis  Vibo  jusqu'au  port  d'Hercule,. on  commence  à  voir 
tourner  au  couchant  la  pointe  qui  termine  l'Italie  du  côté  du 
détroit  de  Sicile,  puis  Ton  passe  devant  Medma,  autre  ville 
bâtie  parles  Locriens,  qui  lui  donnèrent  le  nom  d'une  grande 
et  belle  fontaine  du  voisinage.  Près  de  Medma  est  le  port 
d'Emporium.  Un  autre  petit  port  ce  trouve  à  l'embouchure 
du  fleuve  .M étaure,  lequel  baigne  presque  les  murs  de  la- 
dite ville  [de  Medma].  Juste  en  face  de  cette  partie  de  la 
côte,  à  200  stades  du  détroit,  sont  les  îles. des  Liparaeens, 


428  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

appelées  quelquefois  aussi  îles  d*jEole,  du  nom,  soi-disant, 
de  ce  roi  -^ole  qu*Homère  a  fait  figurer  dans  V Odyssée.  Ces 
îles  sont  au  nombre  de  sept  et  se  trouvent  toutes  parfaite- 
ment en  vue,  pour  qui  regarde  de  la  côte  de  Sicile  ou  de 
celle  du  continent  aux  environs  de  Medma.  Mais  nous  par- 
lerons d'elles  plus  au  long ,  quand  nous  en  serons  à  dé- 
crire la  Sicile.  Passé  le  Mélaure,  on  rencontre  encore  un 
cours  d'eau  portant  ce  même  nom  de  Métaure^  ;  puis  vient  le 
Scyllœum,  rocher  élevé  qui  s'avjsmce  dans  la  mer  en  forme 
de  presqu'île.  L'isthme  en  est  très^bas  et  se  trouve  des  deux 
côtés  accessible  aux  navires  :  ÂDaxilaûs,  tyran  de  Rhe- 
gium,  le  ferma  d'abord  d'un  mur  pour  arrêter  les  incursions 
.des  Tyrrhènes,  puis  il  en  fit  la  station  ordinaire  de  sa  fîotte 
et  interdit  de  la  sorte  aux  pirates  le  passage  du  détroit.  Tout 
près  de  là,  en  effet,  à  250  stades  de  Medma,  est  le  cap  Gœnys  : 
or,  ce  cap,  en  se  rapprochant  de  plus  en  plus  de  la  pointe 
correspondante  du  Pelorias  (l'une  des  trois  pointes  qui  don- 
nent à  la  Sicile  sa  forme  triangulaire) ,  finit  par  réduire  le 
détroit  aux  proportions  d'un  simple  canal.  Seulement,  tandis 
que  l'extrémité  du  Pelorias  incline  au  levant  d'été,  celle  du 
Cœnys  incline  au  couchant,  les  deux  caps  décrivant,  [au  mo- 
ment de  se  rejoindre,]  une  courbe  marquée  en  sens  inverse 
l'un  de  l'autre.  Ce  resserrement  ou  étranglement  du  détroit 
ne  s'étend  du  reste  que  du  cap  Cœnys  au  Posidonium  de  Co- 
lonne-Rhégine,  c'est-à-dire  sur  une  longueur  qui  ne  dé- 
passe pas  six  stades  (le  minimum  de  la  largeur  ou  de  la 
traversée  en  compte  un  peu  plus),  car,  dans  l'intervalle  de 
100  stades  qui  sépare  Colonne-Rhégine  de^Jlhegium,  on 
voit,  à  mesure  qu'on  avance  vers  l'E.  et  qu'on  se  rapproche 
de  ce  bassin  de  la  mer  extérieure  connu  sous  le  nom  de  mer 
de  Sicile  y  on  voit  le  détroit  aller  toujours  s'élargissant. 

6.  Rhegium  a  eu  pour  fondateurs  des  Chalcidiens,  sortis, 
nous  dit-on,  de  leur  patrie  à  l'occasion  d'une  disette  et 
venus  à  Delphes  sur  l'ordre  d'un  oracle  qui  avait,  au  nom 
d'Apollon,  exigé  de  Ghalchis  la  dîme  de  sa  population,  puis 

1.  Voy.  Ch.  MûUer,  Index  var.  lect.^  p.  975,  col.  1, 1.  05. 


LIVRE  vr.  429 

repartis  de  Delphes  pour  Tltalie  où  ils  étaient  arrivés  après 
s'être  grossis  en  chemin  d'autres  Ghalcidiens,  ëmigrants  vo- 
lontaires. Mais,  suivant  Antiochus,  cette  colonie  chalcidienne 
n'aurait  fait  que  répondre  à  l'appel  des  Zancléens,  qui  lui 
auraient  même  donné  un  des  leurs,  AnlimnesLos,  pour  ar- 
chégète.  Un  certain  nombre  de  Messéaiens  du  Péloponnèse 
s'étaient  joints  aussi  aux  Ghalcidiens  :  chassés  de  leurs 
foyers  à  la  suite  de  discordes  civiles  et  par  le  parti  qui  s'é- 
tait opposé  à  ce  qu'on  accordât  aux  Lacédémoniens  aucune 
éparation  de  l'injure  qui  leur  avait  été  faite  à  Linmae ,  où 
des  jeunes  filles,  venues  de  Sparte  avec  la  mission  d'offrir 
un  sacrifice  à  Diane,  avaient  été  violées  et  leurs  défenseurs 
massacrés,  ces  Messéniens  s'étaient  retirés  d'abord  à  Ma- 
cistos  et  avaient  envoyé  de  là  à  Delphes  une  députation  char- 
gée de  reprocher  à  Apollon  ainsi  qu'à  Diane  d'avoir  laissé 
opprimer  de  la  sorte  et  chasser  de  leur  patrie  ceux  qui  avaient 
pris  en  main  leur  cause,  mais  chargée  en  même  temps  de 
savoir  du  Dieu  quel  moyen  de  salut  pouvait  leur  rester  dans 
une  pareille  détresse.  Or,  Apollon  leur  avait  commandé  de 
partir  pour  Rhegium  avec  les  Ghalcidiens  et  de  rendre  des 
actions  de  grâces  à  la  déesse,  sa  sœur,  qui,  loin  de  les  perdre, 
les  avait  au  contraire  sauvés  en  empêchant  qu'ils  ne  fussent 
enveloppés  dans  la  ruine  de  leur  patrie,  destinée  en  effet  à  tom- 
ber prochainement  sous  le  joug  des  Spartiates.  Les  Messé- 
niens avaient  obéi,  et  c'est  ce  qui  explique  comment  les  tyrans 
de  Rhegium  jusqu'à  Anaxilaùs  ont  toujours  été  d'origine 
messénienne.  Antiochus  affirme,  d'autre  part,  que,  primiti- 
vement, tout  ce  canton  était  occupé  par  les  Sicèles  et  les  Mor- 
gètes,  mais  que  ceux-ci  avaient  fini  par  se  retirer  devant  les 
Œaotriens  et  par  passer  en  Sicile.  Quelques  auteurs  veulent 
même  que  la  ville  de  Morgantium  [en  Italie]  ait  emprunté 
son  nom  des  Morgètes.  Pour  en  revenir  à  Rhegium,  disons 
que  cette  ville,  très-forte  par  elle-même  et  par  le  grand  nom- 
bre de  colonies  dont  elle  s'était  entourée,  a  été  de  tout  temps 
le  boulevard  de  l'Italie  contre  la  Sicile;  on  en  a  eu  la  preuve 
de  nos  jours  encore,  quand  Sextus  Pompée  souleva  les  po- 
pulations de  cette  île.  D'oîi  est  venu  maintenant  ce  nom  de 


430  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Rhegium  qui  loi  a  été  donné?  S'il  faut  en  croire  Esehyle,  il 
rappellerait  l'antique  cataclysme  survenu  en  ces"  contrées. 
EÂchyle,  en  effet,  et  maint  auteur  comme  lui  supposent  qu'à  ' 
la  suite  de  forts  tremblements  de  terre  la  Sicile  a  été  dé^ 
tachée,  arrachée  du  continent,  âTroppâtY^vo»,  «  mot,  ajoute  le^- 
poète,  dont  on  a  fait  Rhegium^  le  nom  même  de  la  viUe;  » 
Se.  fondant  sur  l'aspect  et  la  nature  des  lieux,  tant  aux  en^ 
virons  de  TiElna  que  dans  telle  autre  partie  de  la  Sicile,  à 
lipara  et  dans  les  îles  qui  l'entourent,  à  Pithécusses  enfin  et 
sur  toute  la  côte  vis-à-vis,  ces  auteurs  jugent  par  analogie  que 
les  choses  ont  dû  se  passer  de  même  pour  la  formation  dadé* 
troit.  Aujourd'hui,  à  vrai  dire,  qu'on  voit  ici  à  la  surface  dû' 
sol  tant  d'orifices  béants  par  où  le  feu  intérieur  fait  éruption^' 
et  rejette  ces  masses  ignées  et  ces  torrents  d'eau  chaude,  on 
ne  parle  plus  guère  de  tremblements  de  terre  aux  environs 
du  détroit.  Mais  anciennement,  lorsque  toutes  ces  issues 
étaient  encore  obstruées,  le  feu  et  l'air  comprimés  dans  ler^ 
entrailles  de  la  terre  produisaient  de  violentes  secousses  ; 
et  Ton  conçoit  qu'ébranlées  par  ces  secousses,  en  même- 
temps  qu'elles  étaient  battues  par  les  vents,  les  terres  aient < 
fini  un  jour  par  céder  et  qu'elles  aient  en  se  déchirant  livré'' 
passage  aux  deux  mers,  à  la  mer  de  Sicile  d  une  part  et  à  ^ 
la  mer  Tyrrhénienne  de  l'autre,  d'autant  que  cette  dernière  ^ 
mer  s'est  frayé  maints  passages  semblables  entre  les  difiPë^t.. 
rentes  îles  de  la  côte  d'Italie,  témoin  Proohyté  et  Pithé- 
cusses qui  ne  sont  assurément  que  des  fragments  détachés 
du  continent,  témoin  aussi  Gaprée,  Leucosie,  les  Sirène»^' 
et  les  Œnotrides.  D'autres  Ile»,'  jcle  sais,  passent  pour  éU^« 
sorties  du  sein  de  la  mer,  et  c''e»t  mèmelà,  j'en  convioiis,'; 
pour  les  îles  situées  au  large,  l'origine  la  plus  vraisembla^» 
bief  mais ,  quand  il  s'agit  d'ilôs  situées  dans  le  voisinage- 
de  promontoires  et  séparées  de  la  côte  rien  que  par  d'étroitir* 
canaux,  il  y  a  plus  d'apparence  qu'elles  auront  été  détachëèn^i 
arrachées  de  la  terre  ferme.  Estnce  là  pourtant  ce  qui  a  failli 
donner  à  la  ville  en  question*  le  nom  de  Rhegiam?  Oo<le" 
doit^elle  à  sa  propre  illustration,  les  Samnites  l'ayant  appelée>  • 
ainsi  du  mot  qui  en  latin  signifie  royal^  parce  V^^  sespre-^ 


LIVRE  VI.  431 

miers  magistrats  jouissaient  du  droit  de  cité  romaine  et  se  ' 
servaient  habituellement  de  la  langue  latine?  Je  laisse  à >( 
d'autres  le  soin  de  décider  quelle  est  la  plus  plausible  ^ler 
deux  explications.  Du  reste,  ni  Tillustration  de  son  nom^jui: 
la  multitude  de  ses  colonies  j  ni  le  grand  nombre  d'hommes^ 
distingués  qu'elle  avait  produits  soit  dans  la  politique ,  s(àt\ 
dans  les  sciences,  n'empêchèrent  que  Denys  ne  détruisît  l 
cette  ville  de  fond  en  comble,  pour  se  venger  de  ce  qu'ett^ 
réponse  à  sa  demande  d'épouser  une  jeune  £lle  de  Rhegittm 
on  lui  avait  envoyé  la  fille  du  bourreau.  Denys  le  jeune^ 
il  est  vrai,  restaura  un  quartier  de  l'ancienne  ville  et  l'ap- 
pela Phœbia.  Mais,  plus  tardy  lors  des  guerres  de  Pyrrhus^ 
les  Campaniens  formant  la  garnison  de  Rhegium  égorgèrent^  < 
par  une  odieuse  violation  des  traités,  un  très- grand  nombret  ; 
d'habitants.  Puis  ily  eut, peu  de  tempsavant  la  guerre Mar^' 
sique,  de  terribles  tremblements  de  terre^  qui  renversèrent  i 
une  bonne  partie  des  maisons  de  la  ville.  Enfin  Céaaa^ka** 
guste,  revenant  de  la  Sicile,  où  il  était  allé  pour  en  chassar 
Pompée,  fut  frappé  de  Tétat  de  dépopulation  dans  lequel  était 
tombé  Rhegium  :  il  y  établit  à  demeure  un  certain  nombre^) 
de  soldats  de  sa  ilotte,  et,  grâce  à  cette  mesure,  cette  villes; 
se  trouve  aujourd'hui  de  nouveau  passablement  peuples^? 

7.  A  une  cinquantaine  de  stades  à  TE.  de  Rhegium r^  la^: 
côte  nous  offre  la  pointe  de  let^copelm,  ainsi  nonmiée  de 
sa  couleur  [blanche]  :  c'est  là  que  la  chaîne  de  l'Apeiminn 
est  censée  finir.  Puis  l'on  gagne  le  cap  Heraclœumi^  qui(i 
marque  l'extrémité  méridionale  de  l'Italie;  et,  en  leffety  à^ 
peine  a-t-on  doublé  ce  cap  qu on  est  pris  par  le  Lip^.etr 
poussé  vers  la  pointe  de  Japygie,  où  la  côte  commencera-» 
se  détourner  sensiblement  au  N.  et  à  l'O.  pour  remonteri 
le  long  du  golfe  Ionien.  Â  THeraclseum  succède,  surde*.' 
territoire  Locri en,  le  promontoireZephyrium,avec  un  hawMr^ 
ouvert  au  vent  d'ouest,  ce  qui  lui  a  fait  donner  le  nom  qu-'il 
porte.  Vient  ensuite  la  ville  de  Locres  {Locri  Epizephyrii^ 
qui  doit  naissance  à  une  colonie  de  Locriens  (de  Locriens 
du  golfe  de  Crissa),  amenée  par  Évanthès  peu  de  temps  après 
la  fondation  de  Grotone  et  de  Syracuse.  Éphore  se  trompe 


432  GÉOGRAPUIE  DE  STRABON. 

quand  il  attribue  la  fondation  de  cette  ville  à  une  colonie  de 
Locriens  Opontiens.  Pendant  trois  ou  quatre  ans,  la  colonie 
locrienne  demeura  établie  sur  le  Zephyrium  même;  mais 
au  bout  de  ce  temps  la  nouvelle  ville  fut  transportée  ail- 
leurs. Les  Syracusains  s'étaient  joints  [aux  Tarentins*,  di- 
sons mieux,  aux  Lacédémoniens  de  Tarente],  pour  aider  les 
Locriens  dans  cette  opération.  La  fontaine  Locria  marque 
encore  le  lieu  où  ceux-ci  avaient  campé  d'abord.  La  distance 
de  Rhegium  à  Locres  est  de  600  stades.  La  ville  même  est 
bâtie  sur  un  mamelon  dit  TEpopis*. 

8.  On  croit  généralement  que  les  Locriens  ont  été  les 
premiers  à  posséder  des  lois  écrites.  Ils  goûtaient  depuis 
longtemps  déjà  les  fruits  d'une  législation  excellente,  qyand 
Denys,  chassé  de  Syracuse,  vint  leur  faire  connaître  par  ses 
excès  et  ses  violences  le  régime  le  plus  contraire  aux  lois  ; 
il  se  glissait,  par  exemple,  dans  la  chambre  préparée  pour 
l'hymen  et  jouissait  de  Tépouse  avant  l'époux,  ou  bien  il  se 
faisait  amener  les  plus  belles  filles  de  la  ville,  et,  sous  les 
yeux  de  ses  convives,  les  forçait  à  courir  toutes  nues,  quel- 
ques-unes même  chaussées  de  sandales  d'inégale  hauteur 
(d'une  sandale  très-élevée  et  d'une  autre  très-basse  pour 
que  le  spectacle  fût  plus  obscène  apparemment),  à  courir, 
dis-je,  en  cet  état,  autour  de  la  salle  du  banquet  après  une 
volée  de  colombes  dont  on  avait  eu  soin  précédenmient  de 
rogner  les  ailes'.  Le  tyran,  du  reste,  expia  chèrement  sa 
conduite,  quand  plus  tard  il  voulut  repasser  en  Sicile  pour 
essayer  de  reprendre  possession  de  son  trône,  car  les  Lo- 
criens, s'étant  débarrassés  aussitôt  de  la  garnison  qu'il  leur 
avait  laissée,  se  déclarèrent  indépendants  et  firent  main- 
basse  sur  sa  femme  et  sur  ses  enfants,  sinon  sur  tous, 
au  moins  sur  ses  deux  filles  et  sur  son  fils  cadet,  jeune 
garçon  déjà  entré  dans  Tadolescence.  Quant  au  fils  aîné, 

1.  M.  Millier  a  su  dégager  le  nom  des  Tarentins,  TapavTîvoiç,  des  mots  dénués 
de  sens  â\i.a  ^àp  outoi  iv  oiç,  que  donnent  les  Mss.  Et  c'est  là,  sans  contredit, 
une  des  plus  neureuses  restitutions  de  cet  éminent  palœographe.  Voy.  sa  note 
à  l'appui,  Inu.  var,  lect.,  p.  9715,  col.  2, 1.  39.  —  2.  Au  lieu  de  'Eaûmv.  correc- 
tion de  M.  Meineke.  Voy.  Vind.  Strab.,  p.  59.  —  3.  KoXoinépouç,  peut-être  même 
x'.XoeoiîTtoouç,  au  lieu  de  ôXoircipouç,  correction  de  M.  Meineke.  Voy..  Vind.  Strab., 
p.  60. 


LIVRE  VI.  433 

ApoUocratès,  il  avait  accompagné  son  père  dans  cette  ex- 
pédition qui  devait  lui  rouvrir  les  portes  de  Syracuse.  Denys 
eut  beau  supplier  lui-même  les  Loeriens  de  mettre  leurs 
prisonniers  en  liberté  à  telles  conditions  qu'il  leur  plairait 
fixer,  les  Tarentins  eurent  beau  intercéder  en  sa  faveur,  les 
Loeriens  ne  se  laissèrent  point  fléchir  et  aimèrent  mieux 
supporter  les  horreurs  d'un  siège  et  la  dévastation  de  leurs 
campagnes.  Puis,  reversant  toute  leur  colère  sur  les  filles 
du  tyran,  ils  les  condamnèrent  kla  prostitution,  les  firent 
ensuite  étrangler  par  la  main  du  bourreau,  et  exigèrent,  qui 
plus  est,  que  leurs  corps  fussent  brûlés,  leurs  os'  broyés  et 
leurs  cendres  jetées  à  la  mer.  Éphore  a  parlé  des  lois  de 
Zaleucus,  de  ces  lois  écrites  pour  les  Loeriens,  et  dont  les 
éléments  avaient  été  puisés  dans  les  coutumes  Cretoises, 
lacédémoniennes  et  aréopagitiques.  Suivant  lui,  la  prin- 
cipale innovation  introduite  par  Zaleucus  consistait  en  ce 
qu'à  la  différence  des  anciens,  qui  avaient  toujours  laissé  aux 
juges  le  soin  de  fixer  une  peine  pour  chaque  délit  particu- 
lier, il  avait,  lui,  inscrit  et  déterminé  la  peine  dans  ses  lois, 
persuadé  apparemment  que  pour  un  même  délit  les  sen- 
tences des  juges  ne  sont  pas  toujours  identiques,  tandis  que 
[la  peine]  *  doit  être  invariablement  la  même.  Ephore  loue 
aussi  Zaleucus  d'avoir  simplifié  les  formalités  relatives 
aux  contrats.  Il  ajoute  que  les  Thuriens,  en  voulant  pousser 
la  précision  et  l'exactitude  plus  loin  encore  que  les  Loeriens^ 
donnèrent  à  leurs  lois  plus  de  relief  peut-être,  mais  assu- 
rément moins  de  vertu,  le  mérite  des  lois  consistant  non 
pas  à  prévenir  toutes  les  subtilités  de  la  chicane,  mais  à 
maintenir  avec  fermeté  un  petit  nombre  de  principes  sim- 
ples et  généraux  :  ce  qui  revient  à  cette  pensée  de  Platon,  que 
la  multiplicité  des  lois  implique  l'abondance  des  procès  et  le 
irègne  des  mauvaises  mœurs,  tffiat  comme  le  grand  nombre 
des  médecins  suppose  le  grand  nombre  des  maladies. 

9.  On  observe  sur  les  bords  de  THalex,  fleuve  dont  le 
cours  profondément  encaissé  forme  la  séparation  du  terri- 

1.  [Tàç  5t  ÇtijAiaç]  5tiv  [tlvai]  làq  aù-càç,  correction  de  M.  Meineke,  ratifiée  par 
.M.  Muiler,  qui  ciie  à  ce  propos  Heyne,  Opusc.  acad.,  t.  II,  p.  37. 

GÉOGR,   DE  STRABON.  I.  —  28 


434  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

toire  de  Locres  et  de  celui  de  Rhegium,  on  observe,  dis-je, 
relativement  aux  cigales,  un  phénomène  curietix  :  tandis 
qu'elles  chantent  sur  la  rive  locrienne,  elles  restent  muettes 
sur  la  rive  opposée.  Or,  on  attribue  cette  différence  à  ce 
que,  l'une  des  deux  rives  étant  très-ombragée,  le  corps  des 
cigales  y  est  toujours  chargé  de  rosée,  ce  qui  empêche  leurs 
membranes  sonores  de  se  tendre,  tandis  que  sur  l'autre 
rive,  où  elles  sont  continuellement  exposées  au  plein  soleil, 
ces  membranes  deviennent  sèches  et  dures  comme  de  la 
corne,  et  d'autant  plus  aptes  à  vibrer.  On  voyait  naguère  à 
Locres  une  statue  qui  représentait  Eunomos,  le  fameux  ci- 
tharède,  ayant  sa  cilhare  à  la  main  et  sur  sa  cithare  une 
cigale.  Timée  nous  en  donne  la  raison  :  «  Eunomos ,  dit-il, 
se  présentait  aux  jeux  Pythiens  comme  concurrent  d'Aris- 
.ton  de  Rhegium.  L'un  et  l'autre  se  disputèrent  le  pas  : 
Ariston,  pour  intéresser  les  Delphiens  en  sa  faveur,  rap- 
pelait que  ses  ancêtres  avaient  été  voués  à  Apollon  et  que 
la  colonie  qui  avait  fondé  Rhegium  était  partie  de  Del- 
phes; Eunomos,  lui,  prétendait  qu'on  n'aurait  même  pas 
'dû  admettre  à  concourir  pour  le  prix  du  chant  un  homme 
dont  le  pays  était  le  seul  sur  la  terre  où  la  cigale,  l'animal 
chanteur  par  excellence,  demeurât  muette,  Ariston  n'en 
avait  pas  moins  eu  un  grand  succès,  si  grand  même  qu'il 
navait  pu  espérer  un  moment  de  triompher  ;  mais,  la  victoire 
ayant  été  finalement  attribuée  à  Eunomos,  celui-ci  avait  fait 
hommage  à  sa  patrie  de  la  statue  en  question,  destinée  sur- 
tout à  rappeler  que,  pendant  qu'il  chantait  devant  les  juges 
;du  concours ,  une  des  cordes  de  sa  cithare  était  venue  à 
casser,  et  qu'une  cigale  s'était  trouvée  là  juste  k  point 
?pour  compléter  et  suppléer  l'accord,  -p-  L'intérieur  du 
pays  au-dessus  des  villes  que  nous  venons  de  nommer  est 
occupé  par  les  Brettiens  [ou  Brutiens].  On  y  rencontre, 
avec  la  ville  de  Mamertium ,  la  forêt  de  Sila.  fiette  forêt, 
qui  iproduit  la  nïeilleure  espèce  de  poix,  la  poix  dite  bret- 
4iennef  et  qui  se  fait  remarquer  en  outre  par  la  beauté 
de  ses  arbres  et  l'abondance  de  ses  eaux,  couvre  un  espace 
de  700  stades. 


LIVRE  VI.  435 

10.  Passé  la  ville  de  Locres,  on  atteint  le  fleuve  Sa- 
gra,  la  Sagra  pour  mieux  dire  (car  le  nom  est  féminin). 
Sur  les  bords  de  ce  fleuve  s'élèvent  les  Autels  des  Dioscu- 
res  :  c'est  là  auprès  que  10  000  Locriens,  aidés  seulement 
de  quelques  Rhégiens*,  attaquèrent  et  défirent  soi-disant 
130  000  Grotoniates,  ce  qui  donna  lieu  au  proverbe  :  «  c'est 
toujours  plus  vrai  que  V événement  de  la  S<^gra!  »  lequel 
s'entend  des  choses  invraisemblables  et  difficiles  k  faire 
accepter.  Certains  auteurs  ajoutent  ce  détail  fabuleux,  que 
le  jour  de  la  bataille,  le  jour  même,  et  par  un  prodige  de 
célérité  qui  ne  put  être  cependant  révoqué  en  doute,  on 
en  apprit  l'issue  à  Olympie,  où  se  célébraient  alors  les  jeux. 
En  tout  cas,  c'est  à  ce  désastre  et  aux  pertes  énormes  es- 
suyées par  le&  Grotoniates  dans  cette  journée  qu'on  attri- 
bue la  prompte  décadence  de  ce  peuple.  De  l'autre  côté  de 
la  Sagra,  s'élevait  la  ville  de  Gaulonia,  qui  avait  été  bâtie 
par  les  Achéens  et  appelée  d'abord  Auloniay  de  Yaulôn  ou 
vallée  qui  la  précède.  L'emplacement  en  est  aujourd'hui 
désert,  ses  habitants  ayant  été  chassés  par  les  Barbares 
et  forcés  de  passer  en  Sicile,  où  ils  ont  fondé  cette  autre 
ville  de  Cavlonia.  Puis  vient  Scylletium,  ou,  comme  on 
l'appelle  aujourd'hui,  Scyllaciunij  qui  passe  pour  avoir 
été  fondée  par  les  Athéniens,  compagnons  de  Ménesthée. 
Gette  ville  appartenait  aux  Grotoniates,  quand  Denys  en 
attribua  la  possession  aux  Locriens.  La  même  ville  a  donné 
son  nom  au  golfe  Scy  lié  tique,  lequel  forme,  avons-nous  dit, 
avec  le  golfe  Posidoniate,  cet  isthme  que  Denys,  dans 
sa  guerre  contre  les  Lucaniens,  entreprit  de  fermer  par 
un  mur,  soi-disant  pour  protéger  contre  les  Barbares  de 
l'extérieur  les  populations  comprises  au  dedans  de  l'isthme, 
mais  en  réalité  pour  rompre  l'espèce  de  ligue  qui  unissait 
les  villes  grecques  les  unes  aux  autres  et  pour  aflérmir  ainsi 
sa  propre  domination  sur  Imlérieur  de  l'isthme  :  par 
bonheur,  une  incursion  des  peuples  du  dehors  vint  l'empê- 
cher de  mettre  à  exécution  son  projet. 

i.  Cf.  Justin,  XX,  $ 


436  GEOGRAPHIE   DE   SIRABON. 

1 1 .  A  Scylletium  succèdent  la  frontière  de  la  Crotoniatide 
et  les  trois  promontoires  dits  des  Japyges  ;  puis  on  aperçoit 
le  Lacinium,  temple  de  Junon,  naguère  fort  riche  et  tout 
rempli  aujourd'hui  encore  de  pieuses  offrandes.  Mais  ici 
le  long  de  la  côte  les  distances  deviennent  difficiles  à  déter- 
miner. Approximativement,  Polybe  compte  1300  stades^  du 
détroit  de  Sicile  au  Lacinium,  plus  700  stades  pour  le  trajet 
qui  sépare  le  Lacinium  de  la  pointe  de  Japygie,  autrement 
dit  pour  Touverture  du  golfe  de  Tarente,  Quant  au- périple 
de  rintérieur  du  golfe,  bien  que  le  Chorégraphe  le  mesure 
déjà  largement  en  le  portant  à  240  milles,  Artémidore,  lui, 
[en  exagère  encore  l'étendue  :  il  le  fait  de  2]380  stades,  lais- 
sant néanmoins  [à  Touverture  la  même  largeur  de  700  stades 
que  Polybe  lui  attribue]  ^  Quoi  qu'il  en  soit,  le  golfe  regarde 
le  levant  d'hiver  et  c'est  le  Lacinium  qui  en  marque  l'entrée, 
car  à  peine  a-t-on  doublé  ce  promontoire  qu'on  voit  se  suc- 
céder les  vestiges  des  anciennes  cités  achéennes.  Ces  villes^ 
k  l'exception  de  Tarente,  n'existent  plus  k  proprement  parler 
aujourd'hui,  mais  quelques-unes  dans  le  .nombre  ont  ré- 
pandu un  tel  éclat  qu'il  y  a  lieu  encore  à  en  parler  en  détail. 

12.  Grotone,  à  100^  stades  du  Lacinium,  s'offre  à  nous  la 
première,  avec  la  rivière  et  le  port  d'^sarus  et  un  autre  cours 
d'eau,  le  Neœthus,  qui  doit  son  nom,  assure-t-on,  au  fait  sui- 
vant. Des  Achéens,  revenant  de  Troie,  s'étaient  vus,  après 
de  longues  erreurs,  jetés  sur  cette  partie  de  la  côte  d'Italie 
et  y  avaient  débarqué  pour  prendre  connaissance  des  lieux. 
Des  femmes  troyennes  qu'ils  ramenaient  avec  eux  s'aper- 
çurent qu'il  n'était  pas  resté  un  seul  homme  sur  les  vais- 
seaux, et  y  mirent  le  feu  pour  se  venger  des  fatigues  et  des 
ennuis  de  la  traversée,  forçant  ainsi  les  Achéens,  qui  n'é- 


1.  1300  au  lieu  de  2300,  correction  de  Mannert  Ct  IX,  ir,  p.  202).  —  2.  Com- 
binant les  deux  restitutions  de  Groskurd  et  de  M.  Mùller,  nous  avons  traduit 
ce  passage   désespéré ,    comme  s'il    y   avait  dans  le  texte  :  «ùtôç  6  xàlnoç 

*X"    ittpÎTrXouv    â^i6XoYov    |A.iXifa>v   ^laxoffîuv    tt'CTapâxovTa,  wç  /upOYpdçpo;  çijffî  *  [icoul  ii 
é'içxi^îwv]  Tfiaxoffiwv  dY'^oiixovra,  [iîoXXw    {iàv  ouv  jxtiÇova]   'ApTepLîè'otpoç,   "COffoiTOiç  Si  xaX 

(et  avec  cela  cependant,  avec  ce  grand  nombre  de  stades  pour  le  périple) 

Xtlicwv  T(ô  «TTÔnaxi  (TcaSlouç  ôffoyç  xal  rioXûSioç  "PiJxO  toO  TXdxo'iç  toû  trcà^azoqxov  xokmv. 

—  3  100  stades  au  lieu  de  iso,  correction  de  Groskurd,  fondée  sur  l'autorité  de 
Tite  Live. 


LIVRE  VI.  437 

taient  pas,  du  reste,  sans  avoir  remarcpié  la  fertilité  du 
pays,  à  s'y  fixer  définitivement.  Puis  d'autres*  colons achéens 
avaient  rejoint  les  premiers,  et,  s'étant  piqués  d'émulation, 
comme  il  arrive  communément  entre  frères,  ils  s'étaient 
mis  à  fonder  de  leur  côté  différents  établissements,  auxquels 
ils  avaient  donné*  de  préférence  les  noms  [des  fleuves  les 
plus  voisins*].  S'il  faut  en  croire  Antiochus,  ce  fut  sur  l'or- 
dre formel  d'un  oracle  que  les  Achéens  envoyèrent  une 
colonie  à  Grotone.  Myscellus  partit  devant  pour  explorer 
le  pays  et  vit  en  passant  la  ville  de  Sybaris,  qui  s*  élevait 
déjà  sur  les  bords  du  fleuve  dont  elle  a  pris  le  nom;  il  en 
jugea  le  site  bien  autrement  avantageux,  et  s'en  revint  aus- 
sitôt consulter  l'oracle,  pour  savoir  si  la  nouvelle  colonie  ne 
ferait  pas  mieux  de  s'établir  là  qu'à  Grotone,  mais  l'oracle 
lui  fit  cette  réponse  : 

»  Myscellus,  toi  dont  la  taille  aurait  déjà  besoin  d'être  re- 
«  DRESSÉE  (Myscellus  avait  le  dos  légèrement  voûté),  montre 
f  au  moins  que  tu  as  l'esprit  droit*,  cesse  de  courir  après 
c  les  larmes  en  cherchant  autre  chose  que  ce  que  les  dieux  te 
<r  destinent,  et  agrée  de  bon  cœur  le  présent  qui  t'est  fait.  » 

Myscellus  repartit  alors  pour  l'Italie  et  bâtit  Grotone  avec 
l'aide  d'Archias,  le  fntur  fondateur  de  Syracuse,  ayant  alors, 
par  un  hasard  heureux,  relâché  sur  ce  point  de  la  côte  ainsi 
que  la  colonie  qu'il  conduisait  en  Sicile.  Éphore,  lui,  pré- 
tend que  Grotone  a  eu  des  Japyges  pour  premiers  habitants. 
Grotone ,  au  reste ,  paraît  s'être  appliquée  surtout  à  for- 
mer des  soldats  et  des  athlètes;  il  est  arrivé,  par  exemple, 
que^  dans  la  même  Olympiade,  les  sept  vainqueurs  du  stade 
fussent  tous  de  Grotone,  de  sorte  qu'on  a  pu  dire  avec  vérité 


1.  aùSk;  au  lieu  d'eùOù;  correction  de  Coray.  —  2.  noTaiiûv  au  lien  de  Tod^Av, 


M.  Meineke,  nous  avons  considéré  comme  une  interpolation  la  phrase  qui  suit 

celle-ci  :  Kal  icoTaiiôç  Si  i  Nioi9oç  à-KÔ  toû  icdôouç  -riiv  '!cpoçuvU|4.!.av  Iffj^t.   —  4,  Malgré 

toutes  les  autorités  citées  par  M.  Millier  nous  avons  cru  devoir  maintenir  dans 
le  texte  6pûôv  au  lieu  de  5ûpov,  dp96v  formant  avec  ppopvwT»  une  opposition 
très-heureuse.  Cf.  Millier,  Ind,  var.  lecL^  p.  976,  col.  2,  hg.  31-42,  et  Meineke: 
Vind.  Strab.y  p.  63. 


438  GÉOGRAPHIE   DE  STRABON. 

qne  «  le  dernier  des  Crotoniates  était  encore  le  premier  des 
Grecs.  »  Le  proverbe  *  plus  sain  que  Crotone  »  a  eu  aussi, 
dit-on,  la  même  origine ,  et  ce  grand  nombre  d'athlètes 
crotoniates  paraîtrait  indiquer  dans  la  situation  de  cette  ville 
quelque  vertu  native  éminemment  favorable  au  développe- 
ment des  forces  et  à  l'entretien  de  la  santé.  Le  fait  est  que 
Crotone  compte  plus  à' Olympionices  qu'aucune  autre  ville; 
bien  qu'elle  se  soit  dépeuplée  de  bonne  heure,  par  suite  des' 
pertes  énormes  qu'elle  avait  éprouvées  à  la  journée  de  la 
Sagra.  Quelque  chose  a  contribué  encore  à  illustrer  son 
nom,  c'est  d'avoir  produit  tant  de  Pythagoriciens  et  d'avoir 
donné  le  jour  notamment  àMilon,  qui,  non  content  d'être  le 
plus  célèbre  des  athlètes  de  son  temps,  fut  encore  l'un  des 
disciples  assidus  de  Pythagore  durant  le  loog  séjour  que  le 
Maître  fit  à  Crotone.  On  raconte  à  ce  propos  qu'un  jour, 
pendant  que  les  Pythagoriciens  prenaient  leur  repas  en 
commun,  un  pilier  de  la  salle  où  ils  se  trouvaient  étant  venu 
à  céder,  Milon  s'y  substitua  aussitôt,  donna  le  temps  ainsi . 
à  tous  ses  compagnons  de  s'échapper,  et  réussit  luirmème  : 
à  s'esquiver.  Or,  une  telle  confiance  dans  sa  force  rend  : 
vraisemblable  le  genre  de  mort  que  la  tradition  lui  prête  : 
un  jour,  dit-on,  comme  il  traversait  une  épaisse  forêt,  il  lui 
arriva  de  s'écarter  beaucoup  du  chemin  frayé  et  de  ren- 
contrer un  grand  arbre  à  demi  fendu  que  des  coins  tenaient 
entr'ouvert  ;  il  voulut  essayer,  en  introduisant  ses  pieds  et 
ses  mains  dans  la  fente ,  d'achever  de  séparer  l'arbre  en 
deux,  mais  il  ne  réussit,  avec  tous  ses  efforts,  qu'à  faire 
tomber  les  coins,  de  sorte  que  les  deux  côtés  de  l'arbre  se 
rapprochèrent  aussitôt,  et  qu'étant  resté  pris  comme  dans  un 
piège  il  devint  la  proie  des  bêtes  féroces. 

13.  A  200  stades  de  Crotone,  entre  le  cours  du  Sybaris 
et  celui  du  Crathis,  les  Achéens  avaient  fondé  une  ville  ' 
appelée   également   Sybaris  :  le  chef  ou  arcfiégète^  de  la-^ 


marquer  qu'en:  tout  cas  l'article  serait  mal  placé  ei  —  — „^ 

avoir  proposé  une  restitution  telle  quelle,  que  «ctrt  haeo  neqwuni. 


UVRE  VI.  439 

colonie  était  Is....  d'Hélice.    Cette  ville  jouit  ancienne-» 
ment  d'une  prospérité  extraordinaire  :  ainsi  elle  comman- 
dait à  quatre  peuples,  ses  voisins^  et  comptait  dans  sa  dé^ 
pendance  immédiate  jusqu'à  vingt-cinq  villes;  elle   put 
armer  300  000  hommes  contre  Grotone,  et  son  enceinte  prèi? 
des  bords  du  Grathis  mesurait  une  circonférence  de  50  sta-> 
des.  Mais  par  la  faute  de  ses  habitants,  par  un  e£fet  de  leur 
mollesse  et  de  leur  indolence,  toute  cette  prospérité  firti 
anéantie ipar  les  Grotoniates,  et  cela  dans  i'espace  de  soixante^ 
dix  jours.  Les  Grotoniates  maîtres  de  la  ville  détournèrent' 
le  cours  du  Grathis,  et  la  noyèrent  sous  les  eaux  de  ce 
fleuve.  Plus  tard,  il  est  vraii,  le  peu  d'habitants  qui  avaient 
survécu  essayèrent  de  se  réunir  et  de  réoccuper  les  mêmes 
lieux,  mais  ils  furent  exterminés  à  leur  tour  par  des  colons^ 
venus  d'Athènes  et  d'autres  parties  de  la  Grèce  :  ces  colons 
avaient  eu  d'abord  l'intention  de  s'associer  à  eux,  mais  indi^ 
gués,  dégoûtés  [par  le  spectacle  de  leur  mollesse],  ils  en- 
avaient  égorgé  une  partie,  avaient  [réduit  le  reste  en  esda-^ 
vage  *],  et,  déplaçant  la  ville  elle-même^  l'avaient  transportée» 
non  loin  de  là  dans  le  voisinage  d'une  source^  dont  le  nomy 
Thvrii,  était  devenu  celui  de  la  nouvelle  ville.  Les  eaux  du 
Sybaris  rendent  très-ombrageux  les  chevaux  qui  s'y  abreu-» 
vent;  on  a  soin,  à  cause  de  cela,  d'eaécarter  le  bétail.  Quant 
aux  eaux  du  Grathis,  elles  blondissent  et  blanchissent  îles i 
cheveux,  pour  peu  que  l'on  s'y  baigne  ;  elles  ont  cependant 
aussi  la  propriété  de  guérir  de  mainte  affection  grave  ^  Après  ^ 
une  longue  période  de  prospérité,  la  ville  de  Thurii  tombftîi 
sous  le  joug  des  Lucaniens;  plus  tard,  les  Tàrenlins  l'enle^  > 
vèrent  aux  Lucaniens,  elle  eut  recours  alors  à  la  protection' 
des  Romains,  qui,  la  voyant  presque  déserte,  y  envoyèrent  ^ 
une  colonie,  et,  àcette  ooeasiony  changèrenison  nom«n)' 
celui  de  Copix. 

H.  A  Thurii  succède  Lagaria,  ville  forte^^  bâtie  par 
Epeus  et  les  Phocéens  :  son  territoire  produit  le  Lagor 
ritain,  vin  légisr  et  doux^  que  les^imédecins  pour. cette 

1.  [Toù;  ^ï  V$r«in^tvMrN>}y.re6tittftioa.pcopQ8ée<faDM*  MaiiMkA^' 


440  GéOGRAPHIE  DE  STRABON. 

raison  prescrivent  volontiers.  Le  vin  de  Thurîi  compte 
aussi  du  reste  parmi  les  vins  en  renom  de  l'Italie.  La  ville 
d'Héraclée  qui  vient  ensuite  est  située  un  peu  au-dessus  de 
la  mer;  puis  Ton  rencontre  deux  cours  d*eau  navigables, 
TAciris  et  le  Siris.  A  Tembouchure  de  ce  dernier  s'élevait 
naguère  une  ville  de  même  nom ,  d'origine  troyenne  ;  mais, 
quand  les  Tarentins  eurent  transporté  à  Héraclée  l'établis- 
sement primitif,  cette  ville  de  Siris  ne  fut  plus  que  le  port 
des  Héracléotes  ;  elle  était  à  26  stades  seulement  d'Héraclée 
et  à  330  de  Thurii.  On  donne  pour  preuve  de  l'établisse- 
ment des  Troyens  en  ce  lieu  la  présence  de  la  statue  de 
Minerve  Troyenne  et  cette  tradition  qui  s'y  rapporte  que, 
lors  de  la  prise  de  la  ville  par  les  Ioniens  (la  ville  était  au  pou- 
voir des  Chônes,  quand  les  Ioniens,  qui  venaient  de  se  sous- 
traire au  joug  des  Lydiens,  la  leur  enlevèrent,  s'y  établirent 
à  leur  place  et  changèrent  son  nom  en  celui  de  ?olieum)j 
ladite  statue  aurait  baissé  les  paupières  pour  ne  pas  voir  le 
vainqueur  arracher  les  suppliants  du  pied  de  ses  autels,  pro- 
dige qui  se  renouvellerait  même  encore  soi-disant  de  temps 
à  autre.  Mais  s'il  y  a  déjà  de  l'effronterie  à  [reproduire  deux 
fois  la  même  fiction],  à  nous  montrer  la  statue  de  la  déesse, 
à  Siris,  abaissant  ses  paupières  [pour  ne  pas  voir  l'attentat 
des  Ioniens],  comme  elle  avait,  à  Troie,  détourné  les  yeux 
pour  ne  pas  être  témoin  du  viol  de  Gassandre;  s'il  y  en  a 
quelque  peu  aussi  à  prétendre  qus  le  prodige  s'observe  de 
nos  jours  encore*,  c'est  porter,  suivant  nous,  l'effronterie  à 
son  comble  que  de  multiplier,  comme  le  font  les  historiens, 
ces  statues  do  Minerve  Troyenne  :  à  ce  compte-là,  en  eflFet, 
Rome,  Lavinium,  Lucérie  et  Siris  se  trouvent  avoir  chacune 
sa  Minerve,  venue  directement  d'Ilion.  Nous  en  dirons  autant 
de  ce  trait  d'audace  des  femmes  troyennes  ;  bien  qu'il  n'ofifre 
rien  en  soi  d'impossible,  il  est  certain  qu'on  lui  ôte  beau- 
coup de  vraisemblance,  à  le  transporter  comme  on  fait  sur 

1.  Nous  lisons  comme  il  sait  la  phrase  de  Strabon  :  Wai&iv  (liv  ouv  xal  vi  oûtm 
(uittt&tiv,  ûffTc  (11^  xaxaiiûaai  fâvai  pi6voy  (correction  de  Kramer  au  lieu  de  faiv^^tcvov), 
»fliloic«p  xoX  iv  'Uiw  (et  non  th  iv  'Ul*»;,  àicooTpafijvai....  c*est-à  dire  que  Qous 
identifions,  comme  M.  Melneke,  la  statue  de  Troie  et  celle  de  Siris. 


LIVRE  VI.  441 

tant  de  scènes  différentes.  Certains  auteurs  voient  dans  la 
ville  de  Siris  et  dans  celle  de  Sybaris-sur-Traente  *  une  dou- 
ble fondation  des  Rhodiens.  Suivant  Anliochus,  il  y  aurait 
eu,  pour  la  possession  de  Siris  et  de  son  territoire,  une  lon- 
gue guerre  entre  les  Tarentins  et  les  Thuriens,  commandés 
alors  par  Gleandridas,  proscrit  Spartiate  ;  mais  un  traité  se- 
rait intervenu,  qui,  en  laissant  les  deux  peuples  occuper  le 
pays  en  commun,  en  aurait  attribué  la  propriété  aux  Ta- 
rentins; plus  tard,  seulement,  la  colonie  se  serait  transportée 
en  un  autre  lieu,  et,  changeant  de  nom  en  même  temps 
que  de  place,  se  serait  appelée  désormais  Héraclée, 

15.  Du  port  d'Héraciée  à  Métaponte,  qui  est  la  ville 
située  immédiatement  après,  on  compte  140  stades.  Cette 
ville  passe  pour  avoir  été  fondée  par  les  Pyliens  qui  accom- 
pagnaient Nestor  à  son  retour  de  Troie  :  on  raconte  même 
que  ces  premiers  colons  s'enrichirent  tellement  du  produit 
de  leurs  terres  qu'ils  offrirent  à  Delphes  une  moisson  en  or, 
et,  comme  preuve  à  Tappui  de  cette  origine  pylienne,  on 
invoque  le  sacrifice  annuel  que  les  [anciens]  Métapontins 
célébrèrent  en  l'honneur  des  Néléides  jusqu'à  la  destruction 
de  leur  ville  par  les  Samnites.  Suivant  Antiochus,  le  site 
abandonné  fut  occupé  par  une  colonie  achéenne  que  les 
Achéens  de  Sybaris  avaient  appelée,  appelée  exprès,  en 
haine  des  Tarentins  (ils  se  souvenaient  que  les  ancêtres 
des  Tarentins  avaient  chassé  les  leurs  de  la  Laconie),  et 
pour  les  empêcher  de  prendre  ce  qu'ils  avaient  en  quelque 
sorte  sous  la  main.  Les  nouveau-venus  avaient  le  choix 
en  effet  entre  l'emplacement  de  Métaponte,  lequel  est  plus 
rapproché  de  Tarente,  [et  celui  de  Siris,  qui  en  est  plus 
éloigné^]  :  or,  d'après  le  conseil  des  Sybarites,  ils  se 
décidèrent  pour  Métaponte.  Maîtres  de  cette  ville,  ils  de- 
vaient l'être  également  de  Siris,  tandis  qii'en  optant  pour 
celle-ci,  ils  auraient  donné  de  fait  Métaponte  à  Tarente, 
l'une  et  l'autre  ville  étant  situées  pour  ainsi  dire  côte  à  côte. 


1.  "Eicl  toû  TpàcvTo^  aa  lieu  de  licl  TedO^avroç,  conjectare  de  Groskard.  Cf.  Dio< 
dore,  XII,  22.  —  2.  Membre  de  phrase  restitué  par  Groskurd. 


442  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Plus  tard,  à  force  de  guerroyer  contre  les  Tarentins  et  lest 
Œnotriens  de  l'intérieur,   les  Achéens  de  Métaponte  se. 
firent  céder  une  portion  du  territoire  de  ces  deux  peuple», 
qui  dut  former  à  Tavenir  la  séparation  entre  YltaUe  pro^ 
prement  dite  et  la  Japygie.  Les  mylhographes  placent  à 
Métaponte  les  aventures  du  héros  Metapontus,  la  captivité< 
de  Mélanippe  et  la  naissance  de  son  fils  Bœotus.  Mais  s'il, 
faut  en  croire  Antiochus,  la  ville  de  Métaponte  se  serait, 
appelée  primitivement  MetabuSy  et  elle  n'aurait  changé  de- 
nom  que  longtemps  après  sa  fondation  ;  il  ajoute  que  ce<: 
n'est  pas  à  Metahus,  mais  à  Dius  que  Mélanippe  captive^ 
fut  amenée  ;  il  trouve  la  preuve  du  premier  fait  dans  rexis- 
tence  d'un  hérôon  consacré  à  Metabus,  et  la  preuve  du  se-» 
cond  dans  ce  vers  du  poète  Asius  au  sujet  de  Bœotus  : 

Né  de  la  belle  Mélanippe  dans  le  palais  de  Dios, 

vers  qui  suppose  effectivement  que  Mélanippe  avait  été 
amenée  à  Dius  même  et  non  à  Metahus.  Éphore^.  luiy  as-» 
signe  pour  fondateur  à  Métaponte  Daulius,  tyran  de  Crissa, . 
de  Crissa  près  de  Delphes.  Une  dernière  tradition  relative 
au  chef  de  la  colonie   achéenne  nous  apprend  qu'il  set 
nommait  Leucippe,  et  qu'après  avoir  promis  aux  Tarentins  > 
de  ne  rester  à  Métaponte  que  l'espace  d'un  jour  et  d'une 
nuit,  et  n'y  être  entré  même  qu'à  cette  condition,  il  était  arrivé 
à  n'en  plus  sortir,  en  répondant  invariablement  à  ceux  qui 
venaient  le  sommer  de  tenir  sa  promesse,  et  selon  que  la. 
sommation»  lui  était  adressée  pendant  le  jour  ou^  pendant 
la  nuity  que  la  jouissance  qu'Û  avait  demandée  et  obtenue^' 
avait  à  courir  toute  cette  nuit-là  encore  ou  toute  la  journée" 
du  lendemain.  A  Métaponte  succèdent  le  territoire  de*  Ta^ 
rente  ainsi  que  la  Japygie;  mais,  avant  de  parler  de  ces 
contrées,  nous  allons  passer  en  revue  les  différentes  ?  îles 
qui.  bordent  les  côtes  de  l'Italie  proprement  dite,  nous  con^> 
formant  en  cela  au  plan  que  nous  nous   sommes*  traûé  t 
d'abord.  Nous  avons  en  effet  jusqu'ici  toujours  fait  suivre 
la  description  d'un  pays  de  l'énumération  complète  des 
lies  qui  en  dépendent,  et^oomme  nous  voilà  arrivé  à  l'es*" 


LIVRE  YU  443 

trémité  de  rCËQOtrie,  ou  de  la  partie  delà  péninstde< 
à  laquelle  les  anciens  réservaient  le  nom  d* Italie j  nous 
sommes  autorisé,  ce  semble,  à  observer  ici  encore  le  même< 
ordre,  et  à  décrire  dès  à  présent  la  Sicile  et  les  îles  qui  l'en^^* 
tourent 


CHAPITRE  n. 

1.  La  Sicile  est  de  forme  triangulaire  :  de  là  ce  premier* 
nom  de  Trinacria  qui  lui  a  été  donné  et  qui  s'esl  changé  < 
plus  tard  en  celui  de  Trinakia ,  plus  doux  à  prononcer^  Le& 
trois  pointes  ou  promontoires  qui  donnent  à  la  Sicile  cette  ^ 
configuration  particulière  sont  :  P  le  Pelorias,  lequel  forme, 
avec  le  cap  Gœnys  et  Golonne-Rhégine,  le  Détroit  proprement 
dit;  2°  le  Pachynus,  qui,  tourné  comme  il  est  vers  l'orient,!- 
se  trouve  battu  par  les  flots  de  la  mer  de  Sicile  et  regarde  «^ 
le  Péloponnèse  et  la  mer  de  Crète;  3*"  enfin,  du  côté  de  la «^ 
Libye,  juste  en  face  de  cette  contrée  et  droit  au  couohantu 
d'hiver,  le  Lilybœum.  Sur  les  trois  côtés  que  déterminent^ 
les  promontoires  en  question,  il  y  en  a  deux  qui  sont  sen- 
siblement concaves;  le  troisième  au  coQlraire  est  conveie, 
c'est  celui  qui  est  compris  entre  le  Lilybœum  et  le  Pelo^ 
rias.  Celui-là  est  aussi  le  plus  grand  des  trois,  car  il  me^ 
sure  1700  stades,  1720  même,  au  calcul  de  Posidonins; 
Des  deux  côtés  restants.  Tua  est  encore  plus  grand:  queti 
l'autre,  c'est  celui  qui  va  du  Lilybœum  au  Pachynus/  [il*  '• 
est  de  1550  stades]^;  quant  au  plus  petit,  lequel  se  trouve 
compris  entre  le  Pelorias  et  le  Pachynus,  il  n'est  guère  que 
de  1 130  stades.  Le  périple  de  la  Sicile^  d'après  ces  mesrures 
dePosidoniuSj  est  donc  de  4400  stades;  mais  à  la  façon 
dont  le  Chorégraphe  romain  décompose  les  trois  côtés  de 
rile  et  évalue  en  milles  ces  distances  partielles,  ledit  périple 
semble  avoir  plus  d'étendue.  Ainsi  du  Pelorias  à  Myls^;  le  . 
Chorographe  compte  25  milles;  ilen  comptoiautant  deMyla^ 


f^ 


iy 


;M 


1.  Mesure  restituée  par  Groskurd 


4(i4  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

à  Tyndaris,  plus  30  milles  jusqu'à  Agathyrnus  ;  30  autres 
milles  jusqu'à  Alœsa  et  30  encore*  jusqu'à  Cephalaedium, 
qui  n'est  du  reste,  ainsi  que  les  localités  précédentes, 
qu'une  très-petite  place  ;  18  milles  ensuite  jusqu'au  fleuve 
Himère,  dont  le  cours  divise  la  Sicile  à  peu  près  par  le  mi- 
lieu, 35  milles  jusqu'à  Panorme,  32  milles  jusqu'à  Yem- 
porium  ou  comptoir  des  iEgestéens,  et  enfin  38  milles  jus- 
qu'au Lilybseum.  Après  quoi  doublant  le  cap  Lilybaeum, 
le  Chorégraphe  compte  sur  le  côté  adjacent  75  milles  jus- 
qu'à Heraclaeum,  20  milles  jusqu'à  T^mponum  d'Agrigente, 
20  milles  jusqu'au  port  Phintias,  20  milles  encore  jusqu'à 
a  plage  Calvisiane*],  20  autres  milles  jusqu'à  Camarina, 
et  50  milles  jusqu'au  Pachynus;  puis,  il  continue  le  long  du 
troisième  côté  ,.et  compte  36  milles  jusqu'à  Syracuse,  60  jus- 
qu'à Gatane,  33  jusqu'à  Tauromenium  et  30  jusqu'à  Mes- 
séné.  Quant  à  la  route  de  terre,  elle  mesure,  suivant  lui, 
entre  le  Pachynus  et  le  Pelorias,  168  milles,  et  235*  milles 
entre  Messéné  et  le  cap  Lilybseum,  sur  la  voie  Valérie.  D'au- 
tres auteurs,  Éphore  par  exemple,  se  bornent  à  dire  que  le 
périple  de  la  Sicile  est  de  cinq  jours  et  de  cinq  nuits.  — 
Pour  nous  donner  maintenant  la  position  de  la  Sicile  en 
climat j  Posidonius  4)lace  le  Pelorias  au  N.,  le  Lilybaeum 
au  midi  et  le  Pachynus  à  l'E.  Il  est  vrai  que,  les  climats 
étant  figurés  par  des  parallélogrammes,  tout  triangle  in- 
scrit dans  un  de  ces  parallélogrammes,  surtout  s'il  est  sca- 
lène  et  qu'aucun  de  ses  côtés  ne  soit  parallèle  à  l'un  des 
côtés  du  parallélogramme,  doit  être  nécessairement,  vu  son 
obliquité,  en  désaccord  avec  le  climat.  Toutefois*,  comme 
le  Pelorias  est  situé  juste  au  midi  de  l'Italie,  et  qu'en  somme 
c'est  bien  ce  cap  qui  nous  représente  le  plus  septentrional 
des  trois  angles  du  triangle,  on  peut  concevoir  à  la  rigueur 
le  côté  du  Détroit,  autrement  dit  la  ligne  tirée  entre  le  cap 

1.  M.  Ch.  Mûller  relève  ici,  en  en  expliquant  l'origine,  une  erreur  de  Stra- 
bon.  Voy.  Ind.  var.  lecl. ,  p.  977,  col.  l  ,  lig.  25.  —  2.  Restitution  de 
M.  ch.  Mùller  motivée  par  rinsuffisance  des  20  milles  que  Strabon  accuse 
entre  l'Emporium  d  Agrigente  et  Camarina.  —  3.  235  au  lieu  de  35,  correction 
de  Cluvier.  —  4.  A  l'exemple  de  Siebenkees  et  de  Coray,  nous  avons  retranché 
du  texte  les  mots  iv  toî;. 


LIVRE  VI.  445 

Pelorias  et  le  cap  Pachynus  (ce  dernier  cap,  on  Ta  vu,  re- 
garde Torient*),  comme  étant  tourné  au  plein  nord.  Il  faut 
avoir  soin  seulement  qu'en  fait  ladite  ligne  conserve  une  lé- 
gère inclinaison  au  levant  d'hiver;  car  on  voit  la  côte  dévier 
en  ce  sens  depuis  Catane,  à  mesure  qu'on  avance 'dans  la  di- 
rection de  Syracuse  et  du  "cap  Pachynus.  A  propos  du  Pa- 
chynus, nous  ferons  remarquer  que  la  traversée  entre  ce  cap 
et  l'embouchure  de  TAlphée  est  connue  pour  être  de 
4000  stades  et  qu'Artémidore ,  en  comptant,  d'une  part, 
4600  stades  pour  le  trajet  du  Pachynus  au  Ténare,  d'autre 
part,  1130  stades,  pour  le  trajet  de  l'Alphée  au  Pamisus, 
semble  avoir  fait  un  double  calcul  inconciliable  avec  cette 
mesure  formelle  de  4000  stades  assignée  à  la  traversée  entre 
le  Pachynus  et  les  bouches  de  l'Alphée.  Par  le  fait  aussi  la 
ligne  à  tirer  entre  le  cap  Pachynus  et  le  cap  Lilybaeum 
(ce  dernier  cap  est  plus  occidental  que  le  Pelorias),  au 
lieu  de  suivre  exactement  la  direction  d'un  parallèle,  devra 
dévier  sensiblement  au  midi*  et  regarder  en  même  temps 
l'est  et  le  sud,  ce  côté  de  l'île  se  trouvant  baigné  à  la  fois 
par  la  mer  de  Sicile  et  par  la  portion  de  la  mer  de  Libye 
qui  est  comprise  entre  Garthage  et  les  Syrtes.  Ajoutons  que 
c'est  entre  le  cap  Lilybaeum  et  un  certain  point  très-rap- 
proché  de  Garthage  que  le  trajet  pour  aller  en  Libye  est 
le  plus  court.  Il  mesure  1500  stades  :  à  cette  distance,  un 
homme,  dont  l'histoire  nous  a  conservé  le  nom  et  qui  était 
doué  d'une  vue  perçante,  put  cependant,  étant  en  vigie, 
compter  les  vaisseaux  qui  sortaient  du  port  de  Garthage  et 
en  dire  le  nombre  aux  Carthaginois  [assiégés]  dans  Lilybée. 
Reste  le  côté  compris  entre  le  cap  Lilybaeum  et  le  Pelorias, 
celui-là  devra  nécessairement  [dans  un  tracé]  obliquer  vers 
l'est  et  regarder  dans  une  direction  intermédiaire  entre 
le  couchant  et  le  nord ,  puisqu'il  se  trouve  avoir  l'Italie 

1.  Nous  lisons  ce  passage,  ainsi  qu'il  suit,  d'après  MM.  Meineke  etMûIler  : 

ûffO'  1^  iiitl!^euYvu|i.ir»|  an   aùr^ç  liti  tôv  Ilâ^vvov,  [ôv]  ixxtio^ai  i:pôç  (w  tça|t(v,  *fhç  apxTOv 

pUnouffo,  lîowifftt  Ttjv  icXtupàv  tiiv  icpôç  tôv  iiopOitôy.  —  2.  NOUS  traduisons  d'après 
la  corrt^ction  nécessaire  de  M.  Millier  àità  toû  Iffiji^ipivoû  ai)|A.(iou  icpôç-rijv  titffi()j«.egiav. 
Voy.  ïlnd.  var.  lect  ,  p.  977,  col.  2,  lig.  11. 


446  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

ftu  N.  et  la  mer  Tyrrhénienne,  ainsi  qrie  les  îles  d'yole, 
àl'O. 

2.  Les  principales  villes  de  la  Sicile^  en  commençant  par 
le  côté  qui  forme  le  détroit,  sont  Messéné  d^abord,  puis 
Taoromenium,  Catane  et  Syracuse.  Entre  ces  deux  der- 
nières villes  s'élevaient  naguère  Nazos^  et  Mégare;  elles  ont 
aujourd'hui  disparu  Tune  et  Tautre.  C'est  aussi  entre  Ga- 
tane  et  Syracuse  qu'on  voit  déboucher  à  la  mer,  au  fond 
d'sestuaires  qui  sont  autant  d'excellents  ports  naturels,  le 
[Symsethus]  et  le  Panta[cias]  \  deux  cours  d'eau  descendus 
del'iStna.  De  cette  même  partie  du  littoral  se  détache  la 
pointe  de  Xiphonie.  Naxos  et  Mégare ,  suivant  Éphore, 
ont  été  les  premières  villes  grecques  bâties  en  Sicile  et  leur 
fondation  ne  date  que  de  la  dixième  génération  après  la 
guerre  de  Troie.  Jusque-là,  par  crainte  des  pirateries  des 
Tyrrbéniens  et  de  la  férocité  des  Barbares,  habitants  de  la 
Sicile,  les  Grecs  n'avaient  pas  même  osé  y  venir  faire  de 
trafic.  Enfin,  l'Athénien  Théoclès,  qu'une  tempête  avait 
jeté  sur  cette  côte,  reconnut  la  faiblesse  des  populations 
indigènes  en  môme  temps  que  la  richesse  du  sol  ;  il  se  hâta 
de  regagner  son  pays,  et,  comme  il  ne  put  vaincre  l'incrédu- 
•lité  des  Athéniens,  ce  fut  avec  une  bande  composée  prin- 
icipalement  de  Chalcidiens  de  TEubée,  mais  aussi  d'un  cer- 
tain nombre  d'Ioniens  et  de  Doriens  (de  Doriens  de  Mégare 
ipour  la  plupart),  qu'il  reparut  en  Sicile.  Les  Chalcidiens, 
ajoute  Éphore,  bâtirent  Naxos,  et  les  Doriens  Mégare,  ou, 
pour  mieux  dire,  Hybla,  car  ce  fut  là  le  nom  primitif  de 
rétablissement.  Aujourd'hui,  je  le  répète,  ces  villes  n'exis- 
tent plus;  et,  si  le  nom  d' Hybla  a  survécu,  c'est  grâce  à  la 
supériorité  du  miel  dit  hybléen. 

3.  Revenons  aux  villes  actuellement  subsistantes  qui 
se  succèdent  le  long  de  ce  côté  de  la  Sicile.  Messéné, 
qui  s'offre  à  nous  la  première,  est  située  au  fond  d'un  golfe, 

1.  «  ATorEtM,  dit  M.  Mûller,  inter  Tauromenium  et  Catanam  sita  erat.  Aut 
•latlur  Strabo  trravity   aut  verba  turbata  sunt.  *  —  2.  Double  restitution 
aun  lare  bonheur  due  encore  à  la  merveilleuse  sagacité  de  M.  Millier.  Voy. 
Index  var.  lect.,  p.  977,  col.  2,  lig.  29-60. 


UVRE  VI.  i.447 

sorte  d'angle  très-aigu  et  en  façon  d'aisselle,  que  forme  le 
Pelorias  en  se  repliant  brusquement  à  Test.  Le  trajet  de 
iMesséné.à  Rhegium  mesure  60  stades,  celui.. de  Messéné 
h  Golonne-Hliëgine  est  beaucoup  moindre.  C'est  une  colonie 
de  Messéniens  du  Péloponnèse,  qui,  en  s'établissant  dans 
œtte  ville,  lui  a  donné  le  nonî  qu'elle  porte  actuellement; 
antérieurement,  elle  avait  porté  celui  de  Zanclé,  qui  rap- 
pelait la  disposition  oblique,  anguleuse  du  lieu  qu'elle  oc- 
cupait (et  en  effet  Wy^Xoç  est  un  vieux  mot  qui  a  le  même 
sens  que  crxoXio?),  et  c'étaient  les  Naxiens  des  environs  de 
Gatane  qui  l'avaient  bâlie.  Plus  tard  les  Mamertins,  Gam- 
. panions  d'origine,  vinrent  augmenter  le  nombre  de  ses 
habitants;  puis  les  Romains  en  firent  leur  place  d'armes 
dans  cette  première  guerre  contre  les  Carthaginois,  dont  la 
Sicile  fut  le  théâtre  ;  enfin  Sextus  Pompée  y  eut  le  gros  de 
SSL  flotte  tout  le  temps  qu*il  lutta  contre  César- Auguste,  et 
c'est  de  là  qu'il  s'enfuit,  lorsqu'il  vit  qu'il  ne.  pouvait  plus 
tenir  en  Sicile.  Un  peu  au-dessus  de  la  ville,  au  sein  même 
duDétroit,  se  trouve  le  gouffre  de  Charybde,  gouffre  sans  fond, 
.  dans  les  tourbillons  duquel  sont  entraînées  et  viennent  se  per- 
dre inévitablement  Mes  embarcations  qui  se  sont  laissé  sur- 
prendre parles  courants  contraires  du  détroit.  Les  débris  de 
tous  ces  naufrages  sont  ensuite  portés  vers  la  plage  de  Tau- 
romenium,  et  celle-ci  en  a  reçu  le  surnom  de  Copria.  Les 
JMamertins^  avec  le  temps,  ont  su  prendre  un  tel  ascendant 
sur  les  Messéniens  qu'ils  sont  devenus,  on  peut  dire,  les 
maîtres  de  la  ville  :  aussi  n'est-ce  plus  le  nom  de  Messéniens 
qu'on  emploie  aujourd'hui  pour  désigner  les  habitants  de 
Messéné,  mais  toujours  le  nom  de  Mamertins»  Le  vin  même 
de  cet  excellent  cru ,  capable,  on  le  sait,  de  rivaliser  avec 
les  meilleurs  vins  d'Italie,  n'est  plus  connu  sous  le  nom 
de  Messénierij  mais  bien  sous  celui  de  Marner  tin.  La  ville 
d'ailleurs  est  passablement  peuplée,  moins  pourtant  que 
Gatane  y  depuis  que  celle-ci  a  reçu  des  colons  romains. 
Tauromenium  est  la  moins  peuplée  des  trois;  et^  tandis  que 

1 .  '  'a^«»t«<  ►  aa  Ken  •  -de  tb^nù^ ,  conjeetare  de  -  M.  Piccoloi. 


448  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Gatane  a  eu ,  comme  Zanclé ,  les  Naxiens  mêmes  pour 
fondateurs,  ce  sont  les  Zancléens  d'Hybla  qui  Tont  bâtie. 
Gatane,  du  reste,  perdit  momentanément  sa  popnlation 
naxienne,  elle  reçut  à  la  place  une  colonie  qu'avait  envoyée 
Hiéron,  tyran  de  Syracuse^  et  vit  du  même  coup  substituer 
le  nom  à*jEtna  à  son  nom  primitif.  C'est  à  cette  fondation 
de  EUiéron  que  Pindare  fait  allusion  dans  le  passage  suivant  : 

c  Prête  roreille  à  ce  que  je  vais  dire,  grand  roi,  dont  le 
c  nom  rappelle  nos  pieux  sacrifices ,  grand  roi ,  fondateur 
c  d'iEtna  *.  » 

Mais,  après  la  mort  de  Hiéron,  les  Catanéens  rentrèrent 
dans  la  ville ,  en  chassèrent  les  nouveau- venus  et  renver- 
sèrent le  tombeau  du  tyran.  Ainsi  expulsés,  les  MtDœens 
allèrent  s'établir  dans  un  canton  de  r.>Etna,  appelé  Innesa, 
à  80  stades  de  distance  de  Gatane,  et  y  bâtirent  une 
autre  ville  qu'ils  appelèrent  de  ce  même  nom  à'jEtna  et 
qu'ils  placèrent,  tout  comme  s'il  Teût  fondée,  sous  les  aus- 
pices de  Hiéron.  Gatane  se  trouvant  située  juste  au  pied 
de  l'iEtna,  c'est  son  territoire  qui  a  le  plus  à  souffrir  des 
éruptions  du  volcan  :  la  proximité  est  telle  en  effet  que  tout 
y  est  de  prime  abord  envahi  par  la  lave.  On  connaît  lé  pieux 
dévouement  d'Amphinomos  et  d'Anapias,  chargeant  leur 
père  et  leur  mère  sur  leurs  épaules  et  les  sauvant  ainsi  des 
dangers  d'une  éruption  :  c'est  ici,  à  Gatane  même,  que  la 
tradition  place  cette  scène  touchante.  Suivant  Posidonius^,  à 
chaque  éruption  de  l'iEtna,  la  plaine  de  Gatane  disparaît 
tout  entière  sous  une  épaisse  couche  de  cendre  ;  mais  cette 
cendre  volcanique,  qui  dans  le  premier  moment  gâte  qt  dé- 
truit tout,  fait  avec  le  temps  à  la  terre  un  bien  infini  :  il  est 
constant,  par  exemple,  que  les  vignes  et  les  campagnes  de 
Gatane  lui  doivent  leur  incomparable  richesse,  car  nulle 
part  ailleurs  dans  le  pays  la  vigne  n'est  aussi  productive. 

1.  Voy.  Pind.,  éd  de  Boeckh,  t.  II,  p.  597.  —  2.  Nous  avons  traduit  ce  pas- 
sage en  lisant  avec  Kramer  :  S-cav  8\  6  no«i5wvi[éç]  ç|r,<Ti],  Ytvr.tai  xà  icipixè  ôpoç. 
M.  Mûiler  propose  une  autre  correction,  qui,  si  elle  était  agréée,  retranche* 
rait  ce  passage  du  nombre  des  fragments  de  Posidonius.  Voy.  Ina.  var.  lect.^ 
p.  978,  col.  i,lig.  13-22. 


LIVRE  VI.  449 

Il  en  est  de  même  de  l'herbe  qui  pousse  ici  dans  les  terrains 
que  les  cendres  volcaniques  ont  recouverts,  elle  engraisse 
tellement  le  bétail  qu'il  suffoquerait,  dit-on,  si,  tous  les 
quarante  ou  cinquante  jours  %  on  ne  le  saignait  aux  oreilles, 
précaution  que  nous  avons  déjà  observée  à  Erythie.  La 
lave,  en  se  figeant,  forme  à  la  surface  du  sol  une  croule 
pierreuse  tellement  épaisse  qu'il  faut  la  couper  comme 
on  fait  la  pierre  dans  les  carrières,  si  Ton  veut  mettre  à 
découvert  le  sol  primitif.  C'est  en  efiet  la  roche  même, 
liquéfiée  au  fond  du  cratère,  qui,  par  suite  de  l'ébuUition, 
déborde  et  se  répand  sous  la  forme  d'une  boue  noirâtre 
le  long  des  flancs  de  la  montagne;  après  quoi,  elle  se 
refroidit,  durcit  de  nouveau  et  prend  laspect  et  la  consis- 
tance de  la  pierre  meulière^  sans  perdre  la  couleur  qu'elle 
avait  à  l'état  liquide.  Mais  la  combustion  des  roches,  tout 
comme  celle  du  bois,  produit  de  la  cendre  ;  et  si  la  cendre 
de  bois  est  un  excellent  engrais  pour  certaines  plantes 
(pour  la  rwe,  par  exemple),  on  conçoit  que  les  cendres 
de  l'iEtpa  puissent  exercer  sur  la  vigne  ime  action  ana- 
logue.^ 

4.  Naxos  et  Mégare  venaient  d'être  fondées,  quand  Ar- 
chias  arriva  .de  Gorinthe  en  Sicile  et  fonda  lui-même  Syra- 
cuse. Suivant  certaine  tradition,  Archias  s'était  rendu  à 
Delphes  en  même  temps  que  Myscellus  et  ils  avaient  con- 
sulté l'oracle  ensemble  :  le  dieu,  avant  de  répondre,  avait 
voulu  savoir  ce  que  chacun  d'eux  préférait  de  la  richesse  ou 
de  la  santé  ;  et  comme  Archias  avait  choisi  la  richesse  et 
Myscellus  la  santé,  il  avait  désigné  au.  premier  l'emplace- 
ment de  Syracuse,  et  l'emplacement  de  Grotonë  au  second. 
Or,  les  Crotoniates  se  trouvèrent  effectivement  avoir  bâti  leur 
ville  dans  des  conditions  de  salubrité  merveilleuse,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit  plus  haut  ;  et  les  Syracusains  de  leur  côté 
s'élevèrent  en  peu  de  temps  à  l'apogée  de  la  richesse  et  de 
l'opulence,  témoin  cet  ancien  proverbe  :  c  Us  rC auraient  pas 

1.  Le  texte  porte  :  «  tous  les  quatre  ou  cinq  jours;  »  mais,  en  se  référant  au 
passage  correspondant  du  1.  III,  ch.  v,  $  4,  on  voit  que  la  correction  est  inUis- 
peusanie. 

GÉOGR.    DE  bTRABON.   1.  —  29 


450  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

assez*  de  la  dîmè  de  Syracuse  »,  lequel  se  dit  des  gens  pro- 
digues et  magnifiques.  La  tradition  ajoute  qu'en  passant  à 
Corcyre,  qui  se  nommait  alors  Scheria,  Archias  y  laissa 
l'HéracHde  Chersicrate,  avec  une  partie  de  ses  gens,  pour 
y  fonder  un  établissement,  ce  que  Ghersicrate  parvint  à  foire 
9.près  avoir  chassé  les  Liburnes,  maîtres  de  Tîle  ;  qu'ayant 
ensuite  relâché  au  promontoire  Zephyrium  il  y  trouva  un 
certain  nombre  de  Doriens  qui  revenaient  de  Sicile,  où  ils 
s'étaient  séparés  de  leurs  compagnons ,  les  fondateurs  de 
Mégare,  qu'il  les  prit  alors  avec  lui,  comme  ils  se  dispo- 
saient à  regagner  la  Grèce  "j  et  put  enfin,  aidé  par  eux, 
fonder  Syracuse.  Grâce,  surtout,  à  la  fertilité  de  son  ter- 
ritoire et  à  rheureuse  disposition  de  ses  ports,  Syracuse 
prit  un  rapide  accroissement,  et  ses  habitants  en  vinrent  bien- 
tôt à  exercer  sur  toute  la  Sicile  une  véritable  hégémonie^  hé- 
gémonie oppressive  tant  que  régnèrent  leurs  tyrans,  hégé- 
monie bienfaisante  quand,  redevenus  libres  eux-mêmes,  ils 
voulurent  affranchir  aussi  toutes  les  villes  qui  gémissaient 
sous  le  joug  des  Barbares.  De  ces  populations  barbares  de  la 
Sicile,  les  unes  étaient  autochthones ,  les  autres  avaient 
franchi  le  détroit  et  envahi  le  pays.  Les  Grecs  avaient  bien 
empêché  qu'elles  ne  prissent  pied  sur  aucun  point  du  littoral, 
mais  ils  n'avaient  pu  les  empêcher  de  pénétrer  dans  Tin- 
térieur  et  de  s'y  fixer,  si  bien  que,  de  nos  jours  en- 
core, l'intérieur  de  l'île  demeure  occupé  par  les  descendants 
des  Sicèles,  des  Sicanes,  des  Morgètes,  etc.,  voire  même 
des  Ibères ,  le  premier  peuple  barbare ,  au  dire  d -Éphore, 
qui  se  soit  établi  en  Sicile.  Morgantium , .  ville  ancienne 
aujourd'hui  détruite,  avait  eu,  suivant  toute  apparence, 
les  Morgètes  pour  fondateurs.  Barbares  et  Grecs  eurent 
beaucoup  à  souffrir  ensuite  de  l'invasion  des  Carthaginois  et 
de  leurs  continuelles  attaques,  auxquelles  Syracuse  opposa 
pourtant  encore  une  énergique  résistance.  Puis  les  Romains 

1.  M.  Mûller  propose  de  lire  :  oùJ'  cDi:ç  ^Cvoix'  av.  Voy.  Ini  var.  lect.,  p. 978, 
vol.  I,  lig.  45,  comment  il  justifie  cette  correction.  —  2.  En  maintenant  le  mot 
àiciôvTaç,  que  M.  Meineke  supprime  parce  qu'il  est  omis  dans  un  ou  deux  Mss., 
nous  l'avons  reporté  après  xxtaâv-rwv,  comme  le  veulent  et  Groskurd  et.Krjuner. 


LIVRE  VI.  451 

passèrent  dans  l'île  à  leur  tour ,  et ,  en  ayant  expulsé  les 
Carthaginois,  ils  mirent  le  siège  devant  Syracuse  et  s'en 
emparèrent.  De  nos  jours,  pour  réparer  le  mal  que  Sextus 
Pompée  avait  fait  k  Syracuse,  ainsi  qu'à  mainte  autre  ville 
de  la  Sicile,  César-Auguste  y  envoya  une  colonie  et  fit 
rebâtir  une  bonne  partie  de  l'ancienne  ville.  Seulement, 
celle-ci  formait  une  pentapole  ayant  un  mur  d'enceinte  de 
1 80  stades,  et  comme  il  n'y  avait  aucune  utilité  à  ce  que  toute 
cette  enceinte  fût  remplie,  Auguste  crut  devoir  borner  ses 
réparations  au  quartier  voisin  de  l'île  d'Ortygie,  quartier 
moins  abandonné,  moins  désert  que  les  autres,  et  qui  se 
trouvait  avoir  d'ailleurs  à  lui  seul  le  périmètre  d'une  ville 
considérable.  L'île  d'Ortygie  fait,  on  peut  dire,  partie  de 
Syracuse,  d'autant  qu'un  pont  l'y  réunit.  Elle  renferme  la 
fontaine  Aréthuse.  Les  mythographes  prétendent  que  le 
fleuve  par  lequel  cette  fontaine  s'écoule  dans  la  mer  n'est 
autre  que  l'Alphée  venu  jusqu'ici  des  côtes  du  Péloponnèse, 
après  avoir  fait  sous  terre  tout  le  trajet  de  la  mer  de  Si- 
cile, pour  s'unir  à  l'Aréthuse,  se  séparer  d'elle  aussitôt  et 
se  perdre  de  nouveau  dans  la  mer.  On  cite  à  l'appui  de  cette 
tradition  certains  faits,  celui  d'une  coupe,  par  exemple,  jetée 
dans  l'Alphée  à  Olympie,  et  qui  aurait  reparu  à  Ortygie 
dans  l'Aréthuse;  celui-ci  aussi,  qu'à  la  suite  des  grandes 
hécatombes  d'Olympie  les  eaux  de  la  fontaine  prennent  tou- 
jours une  teinte  bourbeuse.  Ajoutons  que  Pindare  admet  la 
tradition  et  s'y  conforme,  quand  il  dit  en  parlant  d'Ortygie  : 

e  Tombe  auguste  de  TAlphée,  noble  berceau  de  Syracuse  %  » 

et  que  Timée  lui-même  fait  conmie  Pindare,  l'historien  en 
ceci  Confirmant  le  poëte. — Mais  au  moins  faudrait-il  qu'avant 
d'atteindre  les  côtes  du  Péloponnèse  l'Alphée  se  perdît  dans 
quelque  gouffre  béant  à  la  surface  de  la  terre,  on  concevrait 
alors  à  la  rigueur  que  du  fond  de  ce  gouffre  il  pût  parvenir 
jusqu'en  Sicile  par  un  canal  ou  conduit  souterrain  et  sans 
que  ses  eaux  se  fussent  altérées  par  leur  mélange  avec  celles 

1.  Voy.  Nem.,  I,  1. 


\ 


452  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

de  la  mer;  au  contraire,  on  le  voit  tomber  et  déboucher  di- 
rectement dans  la  mer.  Je  ne  sache  pas  maintenant  qu'en  mer, 
k  portée  de  la  côte,  on  ait  signalé  de  tourbillon  capable  d'en- 
gloutir le  courant  du  fleuve,  auquel  cas  d'ailleurs  ses  eaux  ne 
seraient  pas  encore  complètement  préservées  d'amertume  *. 
La  chose  est  donc  tout  à  fait  impossible.  La  nature  des  eaux 
de  TAréthuse,  lesquelles  sont  parfaitement  douces  et  po- 
tables, suffirait  déjà  à  démontrer  la  fausseté  de  la  tradition; 
mais  cette  autre  circonstance,  que  le  courant  du  fleuve  per- 
siste aussi  avant  dans  la  mer  sans  se  confondre  avec  elle  de 
manière  à  atteindre  ce  prétendu  canal  souterrain  où  Ton  vent 
qu'il  s'engage,  cette  circonstance,  dis-je,  prête  à  la  tradition 
toute  l'invraisemblance  de  la  fable.  G  est  à  peine  en  eôet  si 
nous  admettons  ce  phénomène  pour  le  Rhône,  dont  le  cou- 
rant demeure  distinct  et  laisse  sa  trace  parfaitement  visible 
sur  toute  la  longueur  du  lac  qu'il  traverse,  et  pourtant  il 
ne  s'agit  là  que  d'un  trajet  relativement  court,  à  travers  un 
lac  toujours  paisible.  Coomient  donc  l'admettre  quand  il 
s'agit  d'une  mer  agitée  de  si  fréquentes  et  de  si  horribles 
tempêtes?  Quant  au  fait  de  la  coupe,  il  n'a  d'autre  portée 
que  de  grossir  encore  le  mensonge  :  un  corps  semblable  ne 
suivrait  pas  le  cours  ordinaire  d'un  fleuve,  à  plus  forte  rai- 
son un  cours  si  long  et  si  irrégulier  *.  Sans  doute  il  n'est 
point  rare  que  des  fleuves  se  perdent  et  coulent  sous  terre  ; 
plus  d'un  pays  nous  en  ofl're  des  exemples,  mais  ce  n'est 
jamais  sur  un  si  long  espace,  et,  d'ailleurs ,  le  fait  en  soi 
fût-il  possible ,  les  circonstances  qui  l'accompagnent  n'en 
demeureraient  pas  moins  impossibles,  aussi  impossibles 
que  l'est  le  cours  fabuleux  qiie  Sophocle  prête  à  l'Inachus 
lorsqu'après  avoir  dit  : 

c  11  descend  des  sommets  du  Pinde  et  duLacmus  ;  puis,  lais- 
f  sant  les  Perrhaebes,  il  visite  TAmphiloque,  et  passe  chez  l'A* 
«  carnane,  qui  le  voit  s'unir  à  l'Achéloûs, 

i.  Suivent  quelques  motsôjiwç...  peiOpov,  qu'à  l'exemple  de  M.  Meineke  nous 
avons  supprimés  comme  n'étant  qu'une  malencontreuse  interpolation.  —  2.  Aii 
ToioûTuy  Kô^wv  au  lieu  d'ôfûv  que  donnent  les  Mss.,  correction  de  Coray. 


LIVRE  VI.  453 

il  ajoute  un  peu  plus  bas  : 

c  De  là,  fendant  les  flots  de  la  mer,  il  atteint  dans  Argos  au 
d  dème  de  Lyrceus  *.  » 

Plus  exact  que  Sophocle,  Hécatéa  ne  confond  pas  ainsi 
rinachus  d'Argolide  et  llnachus  Amphilocbien,  et  c'est 
après  les  avoir  distingués  expressément  qu'il  nous  montre 
ce  dernier  descendant,  comme  i'^Eas,  des  flancs  du  Lacmus, 
et,  comme  Argos  Amphilochicum,  empruntant  son  surnom 
du  héros  Amphilochus,  pour  aller  se  jeter  dans  TAchéloûs, 
tandis  que  TiÉas  coule  à  TO.  dans  la  direction  d'Apollonie. 
Pour  en  revenir  à  Ortygie ,  il  existe  de  chaque  côté  de 
nie  un  port  spacieux  :  le  plus  grand  des  deux  a  80  stades 
de  circuit.  Indépendamment  de  Syracuse,  César  rebâtit 
Gatane  et  Centoripaj  ville  qui  n'avait  pas  peu  contribué 
à  la  ruine  de  Pompée.  Centoripa  est  située  au-dessus  de 
Gatane ,  au  pied  même  de  l'iËtna  et  non  loin  du  fleuve 
Symœthus,  lequel  arrose  ensuite  le  territoire  de  Gatane. 
[Une  autre  colonie  de  Naxos,  Leontium,  a  eu  également 
beaucoup  à  souffrir  pendant  la  guerre  contre  Sextus  Pom- 
pée. Il  est  remarquable  seulement  qu'ayant  partagé  en  tout 
temps  les  infortunes  de  Syracuse,  cette  ville  n'ait  pas  eu 
part  de  même  à  toutes  ses  bonnes  fortunes^.] 

5.  Des  deux  autres  côtés  de  la  Sicile,  celui  qui  va  du  cap 
Pachynus  au  cap  lilybéen  est  aujourd'hui  entièrement  dé* 
peuplé  et  offre  à  peine  quelques  vestiges  des  nombreux  éta- 
blissements que  les  anciens  y  avaient  fondés,  et  entre  lesquels 


1.  Sait  ane  longue  phrase  que  M.  Meineke  a  reconnue  (ajuste  titre,  suivant 
nous)  pour  une  interpolation,  et  qu'il  a,  comme  telle,  rejetee  duteite. —  2.  Cette 
phrase  qui  se  trouve  habituejlement  placée  à  la  fin  du  $  7  est  reportée  par 
Siebenkees ,  Groskurd ,  Kramer,  Meineke  et  MûUer  au  %  6,  après  la  mention 
que  fait  Straboa  de  la  fondation  d'Eubœa  par  les  Léontins.  Mais,  malgré  ce 
concours  d'imposantes  autorités,  il  nous  a  paru  que  ladite  phrase  était 
mieux  placée  ici  :  cette  comparaison  entre  Syracuse  et  Leontium,  le  dernier 
trait  surtout,  qui  pourrait  bien  être  un  reproche  discret  et  mesuré  à  l'adresse 
d'Auguste,  lequel  avait  restauré  Syracuse,  Gatane.  Gentoriça,mais  avait  négligé 
Leontium,  se  comprend  à  merveille  ici,  U^ndis  qu  il  perd  ailleurs  tout  sel  et  tout 
à-propos. 


1 


454  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

on  distlDguait  Camarina,  colonie  de  Syracuse.  Les  seules 
villes  qui  y  soient  restées  debout  sont  Agrigente,  colonie 
de  Gela,  le  port  d' Agrigente  et  Lilybée.  Étant  plus  rap- 
proché que  les  deux  autres  de  Garthage,  ce  côté  do  la 
Sicile  s'est  trouvé  être  naturellement  l'objet  d'attaques  con- 
tinuelles de  la  part  des  Garthaginois  et  le  théâtre  dé  longues 
guerres  qui  ont  en  grande  partie  ruiné  le  pays.  Quant  au 
dernier  côté  (qui  est  aussi  le  plus  grand  des  trois),  il  compte, 
sans  être  encore  très-peuplé,  un  assez  grand  nombre  de 
lieux  habités,  Alœsa,  par  exemple,  et  Tyndaris,  et  Tempo- 
rium  ou  comptoir  des  ^Egestéens,  et  CephalaBdès*,  qui  sont 
même  à  proprement  parler  autant  de  petites  villes,  puis 
Panorme,  ville  élevée  aujourd'hui  au  rang  de  colonie  ro- 
maine, et  l'antique  ^Egeste,  fondée,  dit-on,  par  ces  com- 
pagnon»  de  Philoctète  dont  nous  avons  déjà  parlé  dans 
notre  description  de  l'Italie,  et  qui,  par  ordre  du  héros^ 
quittèrent  la  Grotoniatide  et  passèrent  en  Sicile  son» 
la  conduite  du  Troyen  ^Egeste.  Citons  encore  sur  cette 
côte,  parmi  les  lieux  habités,  la  haute  montagne  d'ÉryXj 
avec  son  temple  de  Vénus,  objet  en  tout  temps  d'une 
vénération  extraordinaire ,  et  rempli  autrefois  de  femmes 
esclaves  que,  dans  leur  piété,  les  Siciliens  et  miainte  autre 
nation  étrangère  vouaient  au  culte  de  la  déesse.  Aujour- 
d'hui pourtant  la  ville  d'Éryx  ne  compte  plus  qu'un  petit 
nombre  d'habitants;  le  temple,  de  son  côté,  a  perdu  toute" 
celte  population  vouée  au  culte  de  Vénus.  Sur  le  modèle*  de 
ce  temple  on  a  bâti  à  Home,  en  avant  de  la  porte  Golliii», 
le  temple  dit  de  Vénus  Érycine,  remarquable  p»  lé  beau 
portique  qui  en  entoure  la  ceWa*. 

6.  Dans  Tintérieur  de  l'île,  la  ville  d'Enna,  où  est  ce  fa- 
meux temple  de  Gérés,  ne  compte  plus  aussi  qu'un  petit 
nombre  d'habitants  :  elle  est  située  sur  une  montagne  en- 
tourée de  vastes  plateaux,  tous^  d'une  extrême  fertilités  Ries 

1.  Sur  la  vraie  forme  de  ce  nom,  voy.  Meineke  :  Vind,  Sirab.f  p.  70.  —  2;  à 
l'imitation  de  M.  Meineke,  nous  ayons  transporté  ici,  comme  à  sa  vraie  plao^ 
xe  passage  qui  habituellement  se  lit  dans  le  S  6  après  la  phrase  'Eicotov.... 
itXciou(.  —  3.  nstrtv  au  lieu  de  «s^em,  correction  de  coray. 


LIVRE  VI.  455 

n'a  plus  contribué  à  ruiner  cette  ville  que  le  siège  soutenu 
autrefois  dans  ses  murs  par  les  bandes  d'esclaves  fugitifs  qui 
formaient  l'armée  d'Eunus  et  que  les  Romains  eurent  tant 
de  peine  à  réduire.  La  même  guerre  fit  beaucoup  de  mal  ^ 
Gatane,  'k  Tauromenium  et  à  plusieurs  autres  villes  en- 
core*. Partout  ailleurs,  dans  Tintérieur  [et  sur  le  littoral]  on 
ne  trouverait  guère  que  des  habitations  de  bergers ,  car  il 
n'y  a  plus,  que  je  sache,  de  vrai  centre  de  population,  ni  k 
Himera,  ni  à  Gela,  ni  k  Gallipolis,  ni  k  Sélinonte,  ni  k  Eu- 
bœa,etc.,  toutes  villes  dont  l'origine  est  grecque ,  puisqu'elles 
ont  été  fondées,  Himera  par  les  Zancléens  de  Mylœ ,  [Gela 
par  les  Rhodiens]  *,  Gallipolis  par  les  Naxiens,  Sélinonte  par 
les  Mégariens  de  Sicile,  etEuboDa  par  les  Léontins'.  Quant 
aux  villes  fondées  par  les  Barbares,  comme  était  Gamici,  ré- 
sidence de  ce  roi  Gocalus  chez  qui  la  tradition  fait  périr 
Minos  assassiné,  elles  ont  aussi  pour  la  plupart  compléte*- 
ment  disparu.  Frappés  de  cet  abandon  du  pays,  de  riches 
Romains  se  rendirent  acquéreurs  des  montagnes  et  de  la 
meilleure  partie  des  plaines  et  livrèrent  ces  terres  k  des  éle- 
veurs de  chevaux,  de  bœufs  et  de  brebis,  leurs  esclaves.  Mais 
la  présence  de  cette  nouvelle  population  fit  courir  plus  d'une 
fois  aux  Siciliens  de  grands  dangers  ;  car  ces  pâtres,  qui  ne 
s'étaient  d'abord  livrés  qu'k  des  actes  de  brigandage  isolés, 
individuels,  finirent  par  former  des  bandes  qui  portèrent  la 
dévastation  jusque  dans  les  villes,  comme  l'atteste  l'occupa- 
tion d'Enna  par  la  bande  d'Eunus.  De  nos  jours,  tout  der- 
nièrement même,  on  a  amené  k  Rome  un  certain  Selurus, 
dit  le  fils  de  T^ina,  parce  qu'à  la  tête  d'une  véritable  armée  il 
avait  longtemps  couru  et  dévasté  les  environs  de  cette  mon- 
tagne, et  nous  l'avons  vu  dans  le  cirque,  k  la  suite  d'un  combat 
de  gladiateurs,  déchirer  par  les  bêtes.  On  l'avait  placé  sur 
un  échafaudage  très-élevé  qui  figurait  l'iEtna;  tout  à  coup 
l'échafaudage  se  disloqua,  s'écroula,  et  lui-même  fut  préci- 
pité au  milieu  de  cages  remplies  de  bêtes  féroces  qu'on  avait 

1.  Voy.  ]a  note  2  de  la  page  précédente.  —  2.  Restitution  de  Meineke,  d'a- 
près une  conjecture  de  Groskurd.  —  3.  Voy.  la  note  2  de  la  page  453. 


4f.6  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

placées  an-dessous,  mais  qa'on  avait  faites  exprès  assez  fra- 
giles pour  que  ces  bêtes  n'eussent  aucune  peine  à  les  rompre. 

7.  Qu'est-il  besoin,  à  présent,  de  parler  de  la  fertilité  de 
laSicile,  après  ce  que  tant  d'auteurs  en  ont  dit  ?  Généralement, 
on  régale  à  celle  de  l'Italie  ;  il  semble  pourtant  qu'on  doive 
la  mettre  encore  au-dessus,  quand  on  compare  la  production 
des  deux  pays  en  blé,  en  miel,  en  safran,  etc.  Ajoutons  que 
son  extrême  proximité  de  l'Italie  (la  Sicile  fait  en  quelone 
sorte  partie  de  la  péninsule)  lui  permet  de  pourvoir  aux  ap- 
provisionnements de  Rome  aussi  commodément  et  sans  plus 
de  peine  que  les  campagnes  mêmes  de  l'Italie.  On  TappeUe 
à  cause  de  cela  le  grenier  de  Rome;  et  il  est  de  fait  qu'elle 
exporte  à  Home  tous  ses  produits,  sauf  une  petite  quantité 
réservée  pour  fa  propre  consommation;  et  pstr produits  je 
n'entends  pas  seulement  les  fruits  de  la  terre,  mais  aussi  Je 
bétail,  le  cuir,  la  laine,  etc.  Suivant  l'expression  de  Posido- 
nius,  la  Sicile  se  trouve  avoir,  dans  Syracuse  et  dans  l'Éryx, 
deux  citadelles  qui  commandent  la  mer,  et,  dans  £nna,une 
troisième  citadelle  intermédiaire  qui  commande  et  domine 
toutes  les  plaines  de  l'intérieur*. 

8.  Non  loin  de  Gentoripa  est  la  petite  ville  d'Etna,  dont 
nous  parlions  tout  à  Theur^e.  iEtna  est  le  repos  et  le  point 
de  départ  des  voyageurs  qui  font  l'ascension  du  volcan; 
car  c'est  là  que  commence ,  à  proprement  parler,  la  re- 
gion  du  sommet.  Dans  toute  cette  région  supérieure,  la 
montagne  est  nue  et  stérile,  le  sol  est  comme  de  la  cendre, 
et  disparaît rhi ver  sous  la  neige  amoncelée,  ce  qui  forme  un 
contraste  avec  les  beaux  bois  et  l'abondante  végétation  de  la 
région  inférieure.  Le  sommet,  qui  plus  est,  paraît  sujet  à  de 
fréquents  changements  par  suite  de  la  nature  capricieuse 
des  éruptions  volcaniques,  et  cela  se  conçoit  :  comme  le  feu 
intérieur  tantôt  se  porte  tout  vers  un  seul  cratère  et  tantôt 
se  divise  entre  plusieurs,  et  que  de  ces  cratères  sortent 
tantôt  des  flots  de  lave,  tautôl  rien  que  des  flammes  et  de  la 

4 .  Voy.  lu  note  'i  de  la  page  453. 


LIVRE  VI.  4t7 

fumée,  tantôt  aussi  de  grosses  masses  ignées,  cette  irrégu- 
larité des  éruptions  affecte  aussi  nécessairement  les  con- 
duits souterrains  et  en  change  la  direction,  et  il  n'est  pas 
rare  de  voir  s'ouvrir  sur  tout  le  pourtour  du  sommet  de  nou- 
veaux cratères  ou  orifices.  Des  voyageurs  qui  ont  fait  récem- 
ment Tascension  de  TiEtna  nous  ont  dit  avoir  trouvé,  une  fois 
au  haut  de  la  montagne,  un  plateau  tout  uni,  de  20  stades  de 
circuittaviron,  et  bordé  circulairement  d'une  sorte  de  bour- 
relet de  cendre,  de  la  hauteur  d'un  mur  ordinaire ,  qui  lui 
sert  de  clôture  et  par-dessus  lequel  il  faut  sauter,  pour  peu 
qu'on  veuille  s'avancer  sur  le  plateau.  Au  milieu  de  cette 
enceinte,  on  apercevait  une  butte  ayant  cette  même  couleur 
cendrée  que  le  sol  conserve  sur  toute  la  surface  du  pla- 
teau, et  juste  au-dessus  de  la  butte  un  nuage  ou  pour  mieux 
dire  une  colonne  de  fumée  pouvant  avoir  deux  cents  pieds 
de  hauteur  perpendiculaire  et  paraissant  complètement  im- 
mobile (il  est  vrai  que  c'était  par  un  temps  de  calme).  Deux 
de  ces  voyageurs  avaient  osé  s'avancer  sur  le  plateau,  mais, 
comme  ils  avaient  senti  que  le  sol  sous  leurs  pieds  était  par 
trop  brûlant  et  qu'ils  y  enfonçaient  trop,  ils  avaient  vite  ré- 
trogradé, sans  avoir  rien  pu  reconnaître  de  plus  que  ce  que 
Ton  observait  en  se  tenant  à  distance.  Le  peu  qu'ils  avaient 
vu  avait  suffi  toutefois  à  les  convaincre  que  la  fable  tient 
une  grande  place  dans  tout  ce  qu'on  a  débité  au  sujet  du 
volcan,  et  notamment  dans  ce  qu'on  raconte  d'Empédocle, 
qu'il  se  serait  précipité  au  fond  du  cratère,  sans  laisser 
après  lui  d'autre  indice  de  sa  mort  qu'une  des  sandales 
d'airain  qu'il  portait  avant  l'événement  et  qu'on  aurait  re- 
trouvée à  une  faible  distance  du  bord  du  cratère,  rejetée  là 
apparemment  parla  violence  du  feu.  Suivant  eux,  en  effet 
on  ne  saurait  approcher  du  cratère  ni  le  voir;  ils  ne  conce- 
vaient même  pas  qu'on  y  pût  rien  jeter,  vu  la  résistance  des 
vents  qui  soufflent  incessamment  des  profondeurs  de  l'abîme 
et  l'excès  de  la  chaleur  qui  ne  manquerait  pas  de  vous  ar- 
rêter longtemps  avant  que  vous  eussiez  atteint  le  bord  du 
cratère.  Supposé  d'ailleurs  qu'un  corps  quelconque  eût  pu  y 
être  lancé,  ce  corps  n'eût  pas  manqué  d'être  complètement 


458  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

altéré  et  défiguré;  k  coup  sûr,  il  n'eût  pas  été  rejeté  tel  qu'il 
était  d'abord.  Sans  doute  il  pourrait  se  faire  (et  rien  n'em- 
pêche de  l'admettre)  que,  pour  un  temps  et  faute  d'aliments, 
ces  exhalaisons  d'air  et  de  feu  éprouvassent  quelque  iater^ 
ruption,  jamais  pourtant  Tinterruplion  ne  serait  assez  cam^ 
plète  ni  assez  longue  pour  permettre  à  Thomme  d'af&onter 
l'approche  d'obstacles  si  énergiques.  L'iEtna,  qui  commande 
plus  particulièrement  le  côté  du  détroit  et  le  territoire  de 
Catane,  domine  également  les  rivages  de  la  mer  Tyrrhé- 
nienne  et  les  îles  des  Liparœens  :  son  sommet,  pendant  la 
nuit,  s'illumine  de  clartés  étincelantes;  en  revanche,  il 
demeure  tout  le  jour  enveloppé  de  fumée  et  d'épaisses  té- 
nèbres. 

9.  Les  monts  Nébrodes,  situés  juste  à  l'opposite  de 
TiEtna,  lui  sont  inférieurs  en  élévation,  mais  de  beaucoup 
supérieurs  en  étendue.  Ce  que  nous  avons  dit  de  la  partie 
de  la  mer  Tyrrhénienne  comprise  entre  la  Sicile  et  la  côte 
de  Gume  est  vrai  aussi  de  la  Sicile  :  partout  elle  est  minée 
par  des  cours  d'eau  et  des  feux  souterrains,  ce  qui  explique 
la  quantité  d'eaux  chaudes,  tantôt  salées,  comme  celles  de 
Sélinonte  et  d'Himère,  tantôt  douces  et  potables,  comme 
celles  d'iEgeste,  qu'on  y  voit  jaillir  à  la  surf  ace  du  sol. 
Dans  certains  lacs  ou  étangs  voisins  d'Agrigente,  les  eaux 
ont  le  même  goût  que  celles  de  la  mer,  tout  en  étant  de  na* 
ture  bien  différente,  puisque,  sans  savoir  nager,  on  s'y  sou- 
tient à  la  surface  et  que  le  corps  de  Thomme  y  flotte  ni  plus 
ni  moins  que  le  bois.  A  Palici,  l'eau  jaillit  de  bassins  pro- 
fonds semblables  à  des  cratères  et  y  retombe  en  formant 
une  sorte  de  voûte.  Enfin  la  grotte  qu'on  visite  auprès 
dlmachare^  contient  une  immense  galerie  dans  laquelle 
un  fleuve  circule  k  couvert  et  parcourt  ainsi  un  très-long 
trajet,  pour  surgir  ensuite  à  la  surface  du  sol,  comme  fait 
le  fleave  Oronte  en  Syrie,  qui,  après  s'être  perd^u  entre 
Apamée  et  Antioche,  dans  un  gouffre  appelé  Charybdej  re^ 


1.  'ij*àT«çov  OU   'i|tAx«P<w  au  lieu  de  Mixaupov  conjecture   d^  M.    MûIIer. 
Voy.  Ind.  var.  lect.,  p.  978,  col.  2,  1.68. 


LIVaE  VI.  459 

parait  40  stades  plus  loin.  La  même  chose,  on  le  sait, 
arrive  au  Tigre,  en  Mésopotamie,  et  au  Nil,  en  Liby«, 
un  peu  au-dessous  *■  de  ses  sources.  On  cite  encore  les  eaux 
de  Stymphale,  qui,  apris  avoir  coulé  sous  terre  Tespacoi 
de  200  stades,  reparaissent  en  Argolide  et  forment  le  fleuve- 
Erasinus.  Quant  aui  eaux  qu'on  voit  se  perdre  auprès  d'Asée 
en  Arcadie,  elles  mettent  encore  plu&  de  temps  à  repawtse 
et  forment  alors  deux  fleuves  distincts,  TAlphée  et  TEur- 
rotas,  ce  qui  avait  naguère  accrédité  cette  fable,  que  deux 
couronnes  offertes,  l'une  à  l'Alphée  et  Tautre  k  TEunotas, 
et  jetées  ensemble  dans  le  courant  commun,  obéissaient  au. 
VŒU  du  donateur,  chacune  d'elles  reparaissant  dans  le  fleuve: 
auquel  elle  avait  été  spécialement  adressée.  Enfin  nousavons^ 
rapporté  plus  haut  ce  que  l'on  dit  d'analogue  touchant  le- 
Timave. 

10.  Des  faits  de  même  nature  que  ceux-ci,  de  même  na^ 
ture  aussi  que  les  phénomènes  volcaniques  de  la  Sicile,  &*obr^ 
servent  dans  les  îles  dites  des  Liparœens,  notamment  danâ; 
rUe  de  Lipara.  Le  groupe  comprend  sept  îles.  Lipara,  car- 
lonie  cnidienne,estlaplus  grande;  elle  est  aussi  laplu&=rap«*^ 
prochée  de  la  Sicile,  du  moins  sqprès  Thermesse.  S(m  noia 
primitif  était  Meligunis.  Il  fut  un  temps  où,  maîtresse  des 
îles  qui  l'avoisinent  et  qu'on  désigne  aujourd'hui  soofl  W: 
nom  d'îles  des  Liparxens^  voire  quelquefois  sous  le  nom. 
à*Ues  d'^ole^  cette  île  pouvait  mettre  sur  pied  de  véritables- 
flottes,  qui,  courant  les  mers,  repoussèrent  longtemps  les 
descentes  ou  incursions  des  Tyrrhènes.  Plus  d  une  fois  même 
elle  envoya  à  Delphes  la  dépouille  des  vaisseaux  ennemis 
pour  orner  le  temple  d'Apollon.  Indépendamment  d'un 
sol  fertile,  cette  île  possède  une  mine  d'alun  qui  est  d'ua 
grand  rapport  et  des  sources  thermales.  Ajoutons  qu'il  s'y 
trouve  un  volcan  en  activité.  [Thermesse]',  ou,  comme  on. 
l'appelle  actuellement,  Hiera,  Tîle  sacrée  de  Yulcain,  est  si- 
tuée à  peu  près  à  mi-chemin  entre  Lipara  et  la  Sicile  ;  le 

1.  iic&  an  lien  de  «pi,  coDJeeturê  de  Paulmier  de  Grantemeinil,  ratifiée  par 
Siebenkeea,  Coray  et  Mûller^  —  3.  C*eBt  Cor^yqoi,  d'après  lue  ooigeetore  d«. 
Clavier,  a  restitue  ici  ce  nom. 


4G0  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

sol  en  est  partout  fochenx,  nu  et  volcanique.  On  y  voit  le 
feu  jaillir  par  trois  orifices,  autrement  dit  par  trois  cratères. 
Le  plus  grand  ne  vomit  pas  seulement  des  flammes,  mais 
aussi  des  masses  ou  blocs  ignés  qui  ont  déjà  comblé  une 
bonne  partie  du  détroit.  D'après  l'ensemble  des  faits  obser- 
vés, on  croit  généralement  que  ce  sont  les  vents  qui  provo- 
quent et  suscitent  les  éruptions  du  volcan  de  Thermesse,  de 
même  qu'ils  suscitent  celles  de  l'iEtna,  et  que,  quand  les 
vents  cessent,  ses  éruptions  cessent  aussi.  Cette  opinion,  sui- 
vant nous,  n'est  nullement  déraisonnable.  Quel  est  en  effet 
le  principe,  l'élément  qui  donne  naissance  aux  vents  et  qui 
les  alimente?  L'évaporation  de  la  mer.  Il  n'y  a  donc  rien 
d'étonnant,  pour  qui  a  assisté  une  fois  ^  à  ce  genre  de  spec- 
tacle, que  ce  soit  un  principe,  un  élément  congénère  qui 
allume  le  feu  des  volcans.  Polybe  trouva  l'un  de  ces  trois 
cratères  affaissé  déjà  en  partie  sur  lui-même,  mais  les  deux 
autres  encore  intacts.  Le  plus  grand  avait  cinq  stades  de 
tour  à  sa  marge  extérieure,  puis  allait  se  rétrécissant  peu  k 
peu  jusqu'à  ne  plus  avoir  qu'un  diamètre  de  cinquante 
pieds*  à  un  stade  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  laquelle 
s'apercevait  du  reste  très-bien  d'en  haut  pour  peu  que  le 
temps  fût  calme*.  Voici  maintenant  ce  qu'ajoute  Polybe 
relativement  aux  vents  :  si  c*est  le  Notus  qui  doit  souffler, 
une  noire  vapeur,  assez  épaisse  pour  dérober  même  la  vue 
de  la  Sicile,  se  répand  autour  de  la  petite  île  ;  le  Borée  au 
contraire  s'annonce  par  des  flammes  très-claires,  qu'on  voit 
jaillir  du  sein  dudit  cratère  et  par  des  détonations  plus  fortes 
qu'à  l'ordinaire;  quant  aux  signes  qui  annoncent  le  Zéphyr ^ 
ils  tiennent  le  milieu  en  quelque  sorte  entre  les  signes 
avant-coureurs  du  Notus  et  les  signes  qui  précèdent  Borée. 
Les  deux  autres  cratères  ont  la  même  forme,  le  même  as- 
pect que  celui-là,  mais  une  force  éruptive  beaucoup  moin- 


1 .  'A|i«ffyir.wç  an  lieu  de  ix^wç  y»  «wç,  correction  de  Coray  et  de  Meineke.  — 
2.  L'Epitoméde  Strabon  ne  marque  ici  que  30  pieds.  —  3.  La  phrase  qui  suit, 
el  Hi  X9.W  è<rel  itiffrâ,, . .  |iL'j0oXoYif;9ti<nv,  est  rejetée  avec  toute  raison  par  M.  Mei- 
neke, «  ut  nasntuli  inttrpolatoris  animaaversio  in  marginemy  unie  irrepsit 
feler/andu.  » 


k 


LIVRE  VI.  461 

dre,  et  l'on  peut,  d'après  la  différence  d'intensité  des  déto- 
nations et  d'après  le  point  de  départ  des  éruptions  de  flammes 
ou  de  ium'ée,  pronostiquer  à  coup  sûr  le  temps  qu'il  fera 
trois  jours  après.  C'est  ainsi  que  des  gens  de  Lipara  annon- 
cèrent à  Polybe*,  alors  retenu  à  terre  par  un  gros  temps  qui 
empêchait  de  mettre  à  la  voile,  que  tel  autre  vent  se  lèverait 
bientôt,  et  la  chose  arriva  effeclivement  comme  ils  l'avaient 
annoncée.  De  tout  ce  qui  précède  Polybe  conclut  qu'Homère, 
en  faisant  d'iEole  le  dispensateur  des  vents  (ce  qui  peut  pa- 
raître au  premier  abord  une  fable  dans  toute  l'acception  du 
mot),  ne  nous  a  pas  donné  une  pure  fiction,  mais  bien  la 
vérité  même  sous  un  ingénieux  déguisement.  On  a  vu  au  dé- 
but de  cet  ouvrage  ce  que  nous  pensions  à  cet  égard^;  repre- 
nons donc  la  suite  de  notre  description  du  point  où  cette 
digression  l'a  interrompue. 

11.  Et,  comme  nous  avons  déjà  décrit  Lipara  et  Ther- 
messe,  passons  à  Strongyle'.  Cette  île  tire  son  nom  de  sa 
forme  arrondie  ;  elle  est  aussi  de  nature  volcanique,  mais 
ses  éruptions,  très-inférieures  à  celles  des  deux  autres  îles 
en  intensité,  l'emportent  beaucoup  par  l'éclat  et  la  splen- 
deur des  feux.  Aussi  les  mythographes  en  avaient-ils  fait 
la  demeure  même  d'iEole.  Didyme,  la  quatrième  île  du 
groupe,  tire,  comme  Strongyle,  le  nom  qu'elle  porte  de  sa 
configuration.  Quant  à  Ericussa  et  à  Phœnicussa,  qui  vien- 
nent ensuite,  c'est  de  la  nature  de  leurs  plantations  qu'elles 
ont  tiré  les  leurs;  elles  sont  d'ailleurs  l'une  et  l'autre  affec-*^ 
tées  uniquement  à  r^i/eue  et  au  pâturage  des  bestiaux.  Enfin, 
si  la  septième,  qui  est  situés  plus  au  large  que  les  autres^ 
et  qui  se  trouve  être  complètement  déserte,  a  été  appelée 

1.  Voy.  dans  les  Vind,  Strab.  (p.  73)  l'ingénieux  rapprochement  que  fait 
M.  Meineke  de  ce  passage  avec  un  incident  relaté  par  Tite-Live  (V,  2  8).  Cf. 
Millier,  /wd.  var.  lect.,  p.  979,  col.  1, 1.  23.  —  2.  Suit  une  phrase  inintelligi- 
ble, qui  rappelle  vaguement  certaine  théorie  énoncée  par  Strabon  dans  son 
!••;  livre  sur  l'alliance  que  fait  Homère  de  la  fiction  et  de  la  réalité,  et  qui  n'est 
évidemment  qu'une  glose,  ou  mieux  une  citation,  im  rappel  marginal.  M.  Mei- 
neke l'a  rejetee  hors  du  texte.  —  3.  Voy.  l'explication  que  donne  M.  Mûller  des 
mots  i  Si  ôvoç  ïTçoYTfûXij  qu 'on  lit  ici  dans  «m  des  Mss.  de  Strabon,  Ind  Var. 
hct.^  p.  979,  col.  1,  1.  47.  —  4.  «  Accuratiora.  dit  M  Millier,  S>rabo  iradet, 
deletO]f.à.\f.ata.,  quodest  \)osi  iteXafia;  nam  kvoinjmus  insula  minut  quam 
SlroiiQyle  in  alto  sita  eut,  »  Ibtd.^  1.  51. 


462  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Evonymos,  c'est  parce  qu'on  Ta  juste  à  sa  gauche  ayLZnà  on  se 
rend  de  Lipara  en  Sicile  ^ .  Il  n'est  pas  rare  non  plus  dans  ces 
parages  de  voir  des  flammes  courir  à  la  surface  de  la  mer, 
par  suite  apparemment  de  l'ouverture  de  quelque  cratère 
sous-marin  due  aux  efforts  que  fait  incessamment  le  feu 
intérieur  pour  se  frayer  de  nouvelles  issues  au  dehors.  Po- 
sidonius  décrit  un  autre  phénomène  observé  de  son  temps, 
c  Un  jour,  dit-il,  à  l'époque  du  solstice  d'été,  on  vit,  dès 
le  lever  de  l'aurore,  la  mer  entre  Hiera  et  Evonymos  se 
gonfler  d'une  façon  prodigieuse,  continuer  encore  un  cer- 
tain temps  à  grossir,  puis  cesser  tout  à  coup  ;  des  embarca- 
tions se  dirigèrent  aussitôt  de  ce  côté ,  mais  la  vue  d'une 
quantité  de  poissons  morts  apportés  par  le  flot,  jointe  à 
l'excès  de  la  chaleur  et  à  l'odeur  infecte  qui  s'exhalait  de  la 
mer,  effraya  ceux  qui  les  montaient  et  les  força  à  s'enfuir; 
une  seule  embarcation,  pour  s'être  approchée  davantage, 
perdit  une  partie  de  son  monde  et  ramena  le  reste  k  grand'- 
peine  à  Lipara  et  encore  dans  un  état  pitoyable,  en  proie  à 
des  accès  de  délire  (d'un  délire  analogue  à  celui  des  épilep- 
tiques),  suivis  il  est  vrai  de  brusques  réveils  de  la  raison. 
Quelques  jours  après,  il  se  forma  à  la  surface  de  la  mer 
comme  qui  dirait  des  efflorescences  boueuses,  accompa- 
gnées sur  certains  points  d'un  dégagement  de  flammes,  de 
vapeurs  et  de  fumée,  puis  cette  boue  durcit  et  forma  un  îlot 
ayant  la  consistance  et  Taspect  de  la  pierre  meulière.  Le 
préteur  de  la  Sicile,  Titus  Flamininus*,  se  hâta  de  porter  le 
fait  à  la  connaisisance  du  sénat,  qui  à  son  tour  envoya  une 
députation  pour  célébrer  sur  le  nouvel  îlot,  ainsi  qu'à  Lipara, 
un  double  sacrifice  en  l'honneur  des  dieux  infernaux  et  &%& 
divinités  de  la  mer.  — D'Éricôdès  à  Phœnicôdès',  la  table 
chorographique  marque  10  milles,  puis  30  milles  jusqu'à 
Didyme ,  29  milles  ensuite  de  Didyme  à  Lipara,  en  allant 

1.  Voy.  en  revanche  (!7;iU,  1.  54)  comment  M.  MQUer  maintient,  contre  la 
double  autorité  de  Krameret  de  Meineke.  l'exactitude  de  cette  dernière  allé- 
gation de  Strabon.  —  'l.  Au  lieu  de  t'iaminius  que  donnent  les  Mss.,  correction 
de  Du  Theil  et  de  Coray.  —  3.  Comme  l'a  pensé  Kramer,ce8  formes  fiWcorfè»  et 
Phœnicodès  sont  empruntées  au  Chorographe  ;  elles  se  retrouvent  dans  la  carte 
dePeutinger:  elles  doivent  donc  être  maintenues  ici. 


LIVRE  VI.  463 

droit  au  N.  * ,  enfin  19  milles  de  Lipara  à  la  côte  de  Sicile 
ou  16  seulement  en  partant  de  Strongyle.  —  En  face  de 
Pachynus  sont  situées  deux  îles,  File  de  Mélité,  d'où  Ton 
tire  cette  petite  race  de  chiens  connus  sous  le  nom  de  mé- 
litxens,  et  Tîle  de  Gaudos,  Tune  et  l'autre  à  88  milles 
dudit  promontoire.  Une  autre  île,  nommée  Gossura,  «e 
trouve  placée  entre  le  promontoire  Lilybœum  et  le  port 
d'^spis,  autrement  dit  de  Clypea,  sur  la  côte  carthaginoisOyà 
une  distance  aussi  de  88  milles  de  l'un  et  de  l'autre  points. 
De  même  iEgimurus  et  le  groupe  de  petites  îles  qui  l'en- 
tourent se  trouvent  à  portée  à  la  fois  des  côtes  de  îa  Sicile 
et  de  celles  de  la  Libye. — Ici  se  termine  ce  que  nous  avions 
à  dire  des  îles. 


CHAPITRE  m. 

Sur  le  continent,  nous  nous  étions  arrêté  à  Métaponte, 
là  ou  finit  l'ancienne  Italidy  il  nous  faut  maintenant  décrire 
les  pays  situés  en  dehors  de  cette  limite.  Le  pays  qui  suit  im- 
médiatement est  la  lapygie,  que  les  Grecs  appellent  aussi 
Messapie  et  que  les  indigènes  partagent  en  deux  territoires, 
celui  des  Salentins  autour  du  promontoire  lapygien,  et  celui 
des  Galabres.  Au-dessus  et  au  N.  de  ce  dernier  peuple 
habitent  les  Peucétiens  et  le  peuple  que  les  Grecs  dési- 
gnent sous  le  nom  de  Dauniens,  Dans  la  langue  du' pays, 
tout  ce  qui  succède  au  territoire  des  Galabres  s'appelle 
Apulie;  quelques  tribus,  peucétiennes  pour  la  plupart,  por- 
tent le  nom  particulier  de  Pœdicli,  La  Messapie  forme  une 
sorte  de  presqu'île  fermée  par  un  isthme  de  310  stades,  qui 
s'étend  de  Brentesium  à  Tarente.  Pour  aller  par  mer,  et  en 
doublant  le  promontoire  iapygien,  de  l'un  à  l'autre  de  ces 

1.  «  Falsissima  Slrabo  refert,  dit  M.  Mûl  er  (Fnd.  var.  lect.,  p.  979.  col.  2, 
1  21),  »ed  ««/6a  i^anissima  sunt.  Iii^^  ice  t 'MulamPeutingerianam^vxdebisnue 
situm  insularum  distantiarumque  ru  noues  eodem  plane  modo  describi  quo 
Slrabo  narrât  e  Chorographo.  Nullum  novi  locum  quo  cognûtio  Tabulas 
Peut,  cum  Agripyœ  orbe  ptcto  intercedens  probetur  luculentiùs.  » 


464  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

points,  il  faudrait  compter  environ  [1400  stades].  B'autre 
part,  de  Métaponte  à  Tarente,  il  y  a  à  pea  près  220  sta- 
des, et  pour  s'y  rendre  on  navigue  droit  à  TE.  Les  côtes 
du  golfe  de  Tarente  sont  en  général  dépourvues  d'abris; 
seule,  Tarente  possède  un  port  très-spacieux  et  très-beau  : 
une  grande  jetée  percée  d'arches  en  ferme  Tentrée,  et  sa 
circonférence  mesure  bien  100  stades.  C'est  le  fond  de  ce 
port  qui  forme  avec  la  mer  extérieure  l'isthme  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure,  et  par  le  fait  la  ville  de  Tarente  se 
trouve  située  dans  une  presqu'île  ;  mais,  le  col  ou  isthme  de 
la  presqu'île  étant  très-bas  de  niveau,  il  est  aisé  de  trans- 
porter les  embarcations  par-dessus,  d'un  bord  à  l'autre. 
Le  sol  de  la  ville  est  également  très-bas,  si  ce  n'est  aux 
approches  de  l'Acropole,  où  le  terrain  commence  à  s'ëlever 
dune  façon  sensible  ^  L'ancien  mur  d'enceinte  décrit  une 
vaste  circonférence,  et  aujourd'hui,  bien  que  le  quartier  de 
l'isthme  soit  en  grande  partie  détruit,  ce  qui  reste  debout 
de  l'ancienne  ville,  c'est-à-dire  la  partie  qui  avoisine  l'entrée 
du  port,  et  qui  renferme  la  citadelle,  suffit  encore  à  former 
une  ville  d'une  étendue  considérable^  On  y  remarque  un 
très-beau  gymnase,  avec  une  immense  place  ou  agoray  où 
s'élève  une  statue  colossale  de  Jupiter,  en  airain,  la  plus 
grande  qu'on  connaisse  après  le  colosse  de  Rhodes.  Entre 
l'agora  et  l'entrée  du  port  est  l'Acropole,  qui  ne  contient 
plus  que  de  faibles  restes  du  trésor  d'objets  d'art  que  la 
piété  des  anciens  y  avait  amassé,  une  grande  partie  de  ces 
objets  d'art  ayant  été  détruite  lors  de  la  prise  de  la  ville  par 
les  Garthagiiiois,  et  les  Romains  ayant  emporté  le  reste  à 
titre  de  dépouilles  et  de  butin,  quand  ils  reprirent  la  ville  de 
vive  force.  Au  nombre  des  dépouilles  était  ce  colosse  d'Her- 
cule en  airain,  œuvre  de  Lysippe,  qui  figure  aujourd'hui 
dans  le  Capitole ,  et  que  Fabius  Maximus  y  a  déposé  na- 
guère en  commémoration  de  la  rentrée  des  Romains  dans 
Tarente. 
2.  Antiochus  raconte  comme  il  suit  la  fondation  de  cette 


1.  oii  i&tx^év  aa  lieu  de  ii.up6v,  d'après  le  passage  correspondant  de  Tite- 
(XXV,  1 IX  restitution  de  M.  Meineke. 


Live 


LIVRE  VI.  465 

• 

ville.  «  Après  la  guerre  de  Messénie,  dit-il,  tous  ceux  d'entre 
les  Lacédémoniens  qui  n'avaient  point  pris  part  à  l'expédi- 
tion furent,  en  vertu  d'un  jugement,  réduits  à  la  condition 
d'esclaves  et  déclarés  hilotes;  en  même  temps  tous  les  en- 
fants nés  pendant  l'expédition  reçurent  le  nom  de  Parthénies 
et  se  virent  exclus  de  la  dignité  de  citoyens.  Mais  ces  der- 
niers ne  purent  endurer  un  tel  outrage,  et,  comme  ?ls  étaient 
nombreux,  ils  conspirèrent  la  mort  des  Spartiates.  Cepen- 
dant les  Spartiates  avaient  eu  vent  du  danger  ;  ils  répandi- 
rent alors  sous  main  des  émissaires  chargés  de  tromper  les 
conjurés  par  de  faux  semblants  d'amitié  et  de  tirer  d'eux 
tout  le  détail  de  leur  plan  d'attaque.  Phalanlhe,  l'un  des 
Parthénies,  passait  pour  le  chef  du  complot,  bien  qu'en 
réalité  il  n'eût  pas  approuvé  sans  réserve  ce  projet  de  guet- 
apens.  Voici  quelles  en  étaient  les  dispositions  :  le  jour  des 
Hyacinthies,  pendant  la  célébration  des  jeux  dans  l'Amy- 
clseum,  les  conjurés  devaient,  au  signal  que  donnerait  Pha- 
lanthe  en  se  couvrant  la  tête  de  son  bonnet,  fondre  sur  les 
Spartiates,  tous  aisément  reconnaissables  à  leur  chevelure, 
et  les  massacrer.  Or,  au  moment  où  les  jeux  allaient  com- 
mencer, sur  les  secrets  avis  qui  avaient  fait  connaître  le  plan 
des  compagnons  de  Phalanthe,  un  héraut  s'avança,  et  dé- 
fendit à  Phalanthe  de  se  couvrir  la  tête.  Les  conjurés  com- 
prirent qu'ils  étaient  découverts,  une  partie  se  dispersa; 
quant  aux  autres,  ils  implorèrent  et  obtinrent  leur  pardon, 
mais,  en  les  rassurant  sur  leur  vie,  on  les  retint  sous  bonne 
garde.  Seul  Phalanthe  dut  se  rendre  à  Delphes  pour  inter- 
roger l'oracle  sur  le  lieu  où  ils  pourraient  être  envoyés 
en  colonie.  L'oracle  lui  répondit  : 

«  En  te  donnant  pour  demeure  Satyrium  et  les  grasses  cam- 
c  pagnes  de  Tarente,  je  te  donne  aussi  de  devenir  le  fléau  des 
a  lapyges.  » 

Les  Parthénies  vinrent  donc  à  Tarente  sous  la  conduite 
de  Phalanlhe  et  y  reçurent  bon  accueil  tant  des  populalioiii 
barbares  que  des  Cretois,  premiers  colons  du  lieu.  »  Suivant 
Antiochus,  ces  Cretois  descendaient  des  compagnons  m  émus 

GÉOGR.   DE  STRAUON.  I.  —  liO 


466  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

de  Minos,  qui,  ayant,  après  le  meurtre  de  leur  roi  à  Gamici, 
chez  Gocalus  ,  quitté  la  Sicile  en  toute  hâte,  avaient  été 
jetés  par  les  vents  hors  de  leur  route  et  poussés  vers  ce  point 
de  la  côie  d'Italie,  d'où  une  partie  avait  ensuite  gagné  la 
Macédoine  par  terre,  en  faisant  le  tour  de  l'Adriatique, 
et  s'y  était  ^xée  sous  le  nom  de  BottUens.  Antiochus  ajoute 
que  le  nom  de  lapygie^  sous  lequel  on  désigne  tout  le  pays 
jusqu'à  la  Daunie,  lui  est  venu  d'un  fils  de  Dédale,  appelé 
lapyx,  que  la  tradition  fait  naître  d'une  femme  Cretoise,  et 
qui  serait  devenu  lui-même  l'un  des  chefs  ou  princes  crétcûs. 
Quant  à  Tarente,  c'est  du  héros  Taras  qu'elle  aurait  tiré 
son  nom. 

3.  Éphore,  lui,  raconte  autrement  la  fondation  de  Ta- 
rente. «  Les  Lacédémoniens,  dit-il,  ayant  déclaré  la  guerre 
aux  Messéniens  pour  venger  la  mort  de  leur  roi  Téléclus,  tué 
à  Messène  pendant  la  célébration  d'un  sacrifice,  jurèrent  de 
ne  point  rentrer  dans  leurs  foyers  avant  d'avoir  détruit  Mes- 
sène, et  de  périr  plutôt  jusqu'au  dernier.  Us  partirent  ne  lais- 
sant pour  garder  la  ville  que  ce  que  Sparte  comptait  d'en- 
fants tout  jeunes  ou  de  vieillards  décrépits.  Mais,  la  dixième 
année  de  la  guerre,  les  femmes  des  Lacédémoniens  s'étant 
réunies  en  conciliabule  députèrent  vers  leurs  maris,  quel?-^ 
ques-unes  d'entre  elles  pour  leur  représenter  qu'ils  faisaient 
la  guerre  aux  Messéniens  dans  des  conditions  par  trop  iné- 
gales; que  ceux-ci,  restant  dans  leurs  foyers,  continuaient 
à  procréer,  tandis  qu'eux,  en  s'obstinant  à  ne  pas  vouloir 
quitter  le  territoire  ennemi,  laissaient  leurs  femmes  à  l'état 
de  veuves  et  risquaient  ainsi  de  dépeupler  leur  cité*  Les  La- 
cédémoniens pour  faire  droit  aux  représentations  de  leurs, 
femmes,  sans  manquer  pourtant  à  leur  serment,  renvoyèrent 
les  plus  vigoureux  et  les  plus  jeunes  d'entre,  eux,  qui  n'a- 
vaient pu  prendre  part  au  serment  commun,  vu  qu'ils  étaient 
encore  enfants  quand  ils  avaient  suivi  l'armée  en  Messénie, 
et,  en  les  coogédiant,  ils  recommandèrent  à  chacun  en  parti- 
culier d'avoir  commerce  avec  toutes  les  jeunes  filles  qu'ils 
trouveraient  à  Sparte  :  ils  supposaient  que  ces  unions  col- 
lectives avaient  chance  d'être  plus  fécondes.  Les  choses  se 


LIVRE  VI.  467 

passèrent  de  la  sorte  et  les  enfants  nés  de  ces  unions  reçu- 
rent le  nom  de  Parthénies.  Quant  à  Messène,  elle  fut  prise 
après  un  siège  de  dix-neuf  ans,  comme  le  marque  Tyrtée 
dans  les  vers  qui  suivent  : 

c  Sous  les  murs  de  Messène,  durant  dix-neuf  années,  com» 
«  battirent  sans  relâche,  et  le  cœar  toujours  animé  de  la  même 
«  constance ,  les  pères  de  nos  pères ,  héroïques  guerriers  f 
c  Enfin,  la  vingtième  année  vit  Tennemi  renoncer  à  ses  grasses 
c  campagnes  et  descendre  en  fuyant  des  sommets  élevés;  da 
«  rithôme,  » 

Les  Lacédémoniens  se  partagèrent  la  Messénie;  seule-^ 
ment,  une  fois  revenus  dans  leurs  foyers ,  ils  refusèrent  de  . 
traiter  les  Parthënies  sur  le  même  pied  que  les  autrea  ci- 
toyens^ prétendant  qu'ils  étaient  nés  d'unions  illégitimes. 
Ceux-ci  se  concertèrent  alors  avec  les  hilotes  et  complotèrent 
le  massacre  des  Spartiates  ;  il  fut  convenu  que  le  signal  de 
l'attaque  serait  un  pUos  ou  bonnet  laconien  hissé  [au  haut 
d'une  pique].  Mais  quelques  hilotes  dénoncèrent  le  complot. 
On  jugea  toutefois  difficile  de  prévenir  les  Parthénies  par 
une  attaque  à  main  armée,  car  ils  étaient  nombreux  et  étroi* 
tement  unis  entre  eux,  se  regardant  tous  naturellement 
comme  frères.  On  se  borna  donc  à  faire  sortir  de  Vagova- 
ceux  des  conjurés  qui  devaient  hisser  le  signal  convenu.  Le& 
autres  comprirent  que  leur  plan  était  découvert,  et  ils^se 
tinrent  cois.  On  se  servit  alors  de  l'influence  qu'avaient  sur 
eux  leurs  pères  pour  les  décider  à  aller  au  loin  fonder  une 
colonie  :  s'ils  trouvaient  quelque  emplacement  suffisamment 
spacieux,  ils  devaient  s'y  fixer  définitivement;  autrement, 
on  les  engageait  à  revenir  et  on  leur  promettait  le  cin- 
quième des  terres  de  la  Messénie.  A  ces  conditions  ils  par- 
tirent et  allèrent  aborder  [en  lapygie]  chez  les  Achéens; 
ils  les  trouvèrent  aux  prises  avec  les  Barbares,  et,  comme* 
ils  avaient  voulu  partager  leurs  dangers,  ceux-ci  leur  per- 
mirent de  fonder  la  ville  de  Tarjente  sur  leur  territoire. 

4.  L'ancienne  Tarente    avec  sa  constitution  démocra- 


iiG8  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

tique,  était  parvenue  à  un  degré  de  puissance  extraordi- 
naire :  elle  possédait  la  plus  forte  marine  de  tout  le  littoral 
et  pouvait  mettre  sur  pied  des  armées  de  30000  fantassins, 
de  3000  cavaliers,  et  de  1000  hipparques^.  Elle  comptait 
en  outre  dans  son  sein  beaucoup  d'adeptes  de  la  philoso- 
phie Pythagoricienne,  l'un  des  plus  distingués,  notamment, 
Archytas ,  connu  aussi  pour  être  resté  de  longues  années 
à  la  tête  du. gouvernement  de  son  pays.  Mais  Texcès  de  la 
prospérité  finit  par  engendrer  la  mollesse,  et  celle-ci  fit  de 
tels  progrès  à  Tarente  que  le  nombre  des  jours  de  fêle  ar- 
riva à  y  dépasser  celui  des  jours  ordinaires*.  De  là  naturel- 
lement une  grave  altération  des  mœurs  et  des  institutions  des 
Tareniins.  Il  me  suffira,  du  reste,  de  rappeler  un  détail  de 
.leur  administration  pour  en  faire  sentir  tous  les  vices  :  je 
veux  parler  de  l'emploi  si  fréquent  fait  par  ce  peuple  de 
généraux  étrangers.  Indépendamment  d'Alexandre ,  roi  des 
Molosses,  dont  ils  avaient  imploré  le  secours  contre  les 
Messapiens  et  les  Lucaniens ,   indépendamment  d'Archi- 
damus,  fils  d'Agésilas,  à  qui  ils  avaient  eu  recours  plus 
anciennement,  ils  appelèrent  encore  dans  la  suite  Gléo- 
nyme,  Agathocle,  et  finalement  Pyrrhus  pour  lutter  contre 
Rome.  Et  notez  qu'en  appelant  ces  étrangers  à  leur  aide 
ils  ne  pouvaient  pourtant   s'astreindre  à  leur  obéir,  de 
sorte  qu'ils  ne  tardaient  pas  à  s'en  faire  des  ennemis.  Cl*est 
ainsi  qu'Alexandre  voulut,  uniquement  en  haine  de  leur  in- 
docilité, transporter  sur  le:  territoire  de  Thurium  le  siégé 
de  l'assemblée  générale  des  Grecs  italiotes,  qui  s'était  tou- 
jours tenue  à  Héraclée,  sur  le  territoire  tarentin  :  il  choisit 
sur  les  bords  du  fleuve  Acalandre  un  vaste  terrain,  et, 
l'ayant  fait  entourer  de  murailles,  décida  que  les  synodes  ou 
réunions  générales  se  tiendraient  là  dorénavant.  On  s'ac- 
corde aussi  généralement  à  regarder  comme  une   consé- 
quence de  leur  ingratitude  la  malencontreuse  entreprise 
qui  mit  fin  aux  jours  de  ce  prince.  [Disons  pourtant  que 


I.  Voy.  sur  ce  nom  Meinekc  :  Vind,  Strabon,,  p.  77.  —  2.  Cf.  Athen.  IV, 
4>.  106.  ' 


LIVRE  VI.  409 

dans  la  guerre  contre  les  Messapiens  au  sujet  d'Héraclée, 
ils  surent  agir  de  concert  avec  le  roi  des  Dauniens  et  celui 
des  Peucéliens*.]  La  part  qu'ils  prirent  ensuite  aux  guerres 
d'Annibal  contre  Rome  leur  fit  perdre  jusqu'à  la  liberté; 
mais  ils  reçurent  dans  leurs  murs  une  colonie  romaine  ^ 
et,  de  ce  jour,  la  sécurité  leur  a  été  rendue,  leur  situation 
est  même  devenue  meilleure  qu'auparavant. 

5.  La  partie  de  la  lapygie  qui  fait  suite  à  Tarente  offre 
un  aspect  riant  qu'on  s'explique  difficilement  :  le  sol,  en  effet, 
y  est  âpre  et  raboteux  à  la  surface,  mais  il  laisse  voir,  pour 
peu  qu'on  l'ouvre  avec  la  charrue,  une  grande  profondeur 
de  terre  végétale  ;  d'autre  part,  le  peu  d'eau  dont  elle  est 
arrosée  n'empêche  pas  qu'on  n'y  voie  partout  de  gras  pâtu- 
rages et  des  bois  magnifiques.  J'ajouterai  que  tout  ce  pays 
fut  naguère  extrêmement  peuplé  et  que  l'on  y  comptait 
jusqu'à  treize  villes;  mais  il  a  tant  souffert  qu'aujourd'hui, 
sauf  Tarente  et  Brentesium,  on  n'y  rencontre  plus  que  de 
très-petites  localités.  Les  Salentins  passent  pour  descendre 
d'une  colonie  Cretoise.  Le  fameux  temple  de  Minerve,  na- 
guère si  riche,  est  situé  dans  les  limites  de  leur  territoire, 
ainsi  que  le  rocher  connu  sous  le  nom  de  promontoire 
lapygien.  Ce  promontoire,  après  s'être  avancé  droit  au 
levant  d'hiver  jusqu'à  une  grande  distance  en  mer,  se  re- 
courbe vers  rO.  dans  la  direction  du  Lacinium  et  déter- 
mine avec  ce  cap,  situé  juste  vis-à-vis,  l'entrée  du  golfe  de 
Tarente.  Les  monts  Cérauniens  déterminent  de  même,  aveu 
le  promontoire  lapygien,  l'entrée  du  golfe  Ionien,  et  l'on 
compte  700  stades  environ  pour  le  trajet  dudit  rocher  ou 
promontoire  soit  au  Lacinium  soit  aux  monts  Cérauniens. 
Le  périple  se  décompose  ainsi  qu'il  suit  de  Tarente  à 
Brentesium.  On  compte  d'abord  600  stades  jusqu'à  Baris. 
Cette  petite  ville  de  Baris,  qu'on  nomme  aujourd'hui 
plus  volontiers  Veretum^  est  située  à  la  partie  extrême 
du  territoire  salentin,  et  il  est  en  général  plus  aisé  de  s'y 


M 


1.  Cette  phrase,  qoi  termine  habituellement  le  $4,  est  transportée  ici  par 
.  Meineke,  et  le  sens,  il  faut  Tavouer,  y  gagne  beaucoup. 


470  GÉOGRAPHIE  DE  STRABOW. 

rendre  de  Tarente  par  terre  que  par  mer.  On  compte  en- 
suite 80  stades  jusqu'à  Leuca,  autre  ville  fort  petite,  où  se 
trouve  une  source  remarquable  par  l'odeur  fétide  qui 
s'exhale  de  ses  eaux.  Suivant  les  mythographes ,  ceux  des 
géants  qui  avaient  survécu  au  désastre  de  Phlegra,  en  Gam- 
panie  (autrement  dits  les  géants  Leutemiens),  auraient,  pour 
échapper  à  la  poursuite  d'Hercule,  cherché  un  asile  cfn  ce 
lieu  et  Ty  auraient  trouvé,  la  terre  elle-même  s'étanl  eu- 
verte  pour  les  recevoir  dans  son  sein;  mais  de  la  partie 
séreuse  de  leur  sang  se  serait  formé  le  courant  qui  alimente 
cette  source,  en  même  temps  que  de  leur  nom  toute  cette 
côte  aurait  été  appelée  la  Leutemie,  Il  y  a,  maintenant, 
150  stades  de  Leuca  à  la  petite  ville  d'Hydrûs  (m  d'Hy- 
dronte,  et  400  stades  d'Hydronte  à  Brentesium,  4O0  aussi 
d'Hydronte  à  Tîle  Sason,  laquelle  se  trouve  située  à  peu 
près  à  la  moitié  du  trajet  de  la  côte  d'Épire  à  Brentesium, 
de  sorte  que,  quand  la  traversée  ne  peut  s'opérer  en  ligne 
droite,  on  gouverne  à  gauche  sur  Hydronte,  à  partir  de 
l'île  Sason ,  soit  pour  y  attendre  un  vent  favorable  qui 
permette  de  gagner  l'un  des  ports  de  Brentesium,  8oil  pour 
y  débarquer  et  achever  le  voyage  par  terre  en  passant  à 
Rhodise  (Rudise),  ville  d'origine  grecque  et  patrie  du  poète 
Ennius  *,  ce  qui  est  plus  court.  On  fait  donc  le  tour  d'une 
véritable  presqu'île  lorsqu'on  se  rend  ainsi,  par  mer, de  Ta* 
rente  à  Brentesium  ;  quant  à  l'isthme  de  la  presqu'île,  il-eôt 
représenté  par  la  route  qui  va  directement  de  Brentesium  à 
Tarento  et  qui  se  trouve  être  d'une  journée  de  marche  pour 
un  piéton  non  chargé.  La  plupart  des  auteurs  emploient 
indifféremment  les  noms  de  MessapiCy  de  lapygie,  de  C«- 
labre  et  de  Salentine,  pour  désigner  cette  presqu'île,  quel- 
ques-uns pourtant  les  distinguent,  ainsi  que  nous  l'avons 
marqué  plus  haut.  —  Toutes  les  petites  places  que  nous 
venons  d'énumérer  sont  situées  sur  la  côte  même. 

6.  Dans  l'intérieur  des  terres  nous  trouvons  Rudiœ, 
Lupiœ  et  Âletia,   cette   dernière    à    une  faible    distance 

1.  Voy.  Meineke:  V(nd,  Strab,,ip.  78. 


LIVRE  VI.  47 1 

de  la  côte  ;  puis,  au  centre  même  de  l'isthme,  Uria,  où 
Van  voit  encore  debout  le  palais  d'un  des  anciens  rois  ou 
tyrans  du  pays.  Ge  que  dit  Hérodote  d'une  certaine  ville 
d'Hyria,  en  lapygie,  qui  aurait  été  bâtie  par  des  Cretois, 
détachement  égaré  de  la  flotte  que  Minos  conduisait  en 
Sicile,  ne  peut  s'entendre  que  de  la  ville  d'Uria  dont  nous 
parlons  ou  de  celle  de  Veretum.  Brentesium  passe  aussi 
pour  avoir,  été  fondée  par  les  Cretois  ;  mais  le  fut-elle  par 
la  bande  venue  de  Cnosse  avec  Thésée,  ou  par  les  compa- 
gi2ons  de  Minos  que  lapyx  ramenait  de  Sicile?  Les 'deux 
versions  ont  cours.  On  s'accorde  du  reste  à  penser  que  ces 
Cretois  ne  restèrent  pas  dans  le  pays  et  qu'ils  le  quittèrent 
même  au  bout  de  peu  de  temps  pour  aller  se  fi^er  dans 
laBottiée.  Plus  tard  (c'était  au  temps  de  ses  rois),  Bren- 
tesium se  vit  enlever  une  bonne  partie  de  son  territoire 
par  les  Lacédémoniens  de  Phalanthe  ;  néanmoins ,  quand 
ce  héros  eut  été  chassé  de  Tarente,  Brentesium  s'empressa 
de  l'accueillir,  et  voulut,  qui  plus  est,  après  sa  mort,  lui 
ériger  un  tombeau  magnifique.  Le  territoire  de  cette  ville 
est  plus  fertile  que  celui  de  Tarente  :  le  sol,  en  effet,  bien 
qu'uii  peu  léger,  n'y  donne  que  d'excellents  produits.  On 
en  vante  beaucoup  aussi  le  miel  et  les  laines.  Enfin  son 
port  est  plus  avantageusement  disposé  que  celui  de  Ta- 
rente :  une  entrée  unique  mène  à  différents  bassins,  tous 
de  forme  sinueuse,  ce  qui  les  abrite  parfaitement  du  côté 
de  la  mer  et  les  fait  ressembler  aux  branches  d'un  bois  de 
cerf.  C'est  même  à  cette  circonstance  que  la  ville  doit 
son  nom  :  son  port  compris ,  elle  figure  tout  à  fait  la  tête 
d'un  cerf,  et  justement  BrentioUy  en  messapien,  signifie 
tète  de  cerf.  Le  port  de  Tarente,  au  contraire,  pour  être 
de  forme  trop  évasée,  n'est  qu'imparfaitement  abrité  du 
côté  de  la  mer,  sans  compter  qu'il  se  termine  par  un  bas- 
fond. 

7.  J'ajouterai  que,  comma  le  trajet  le  plus  direct,  soit  de 
la  côte  de  Grèce,  soit  de  la  côte  d'Asie,  aboutit  à  Brente- 
sium, c'est  à  Brentesium  aussi  que  viennent  débarquer  tous 
les  voyageurs  qui  se  proposent  d'aller  à  Rome.  Deux  routes 


472  GEOGRAPHIE  DE  STRABON. 

s'offrent  ensuite  à  eux  :  Tune,  où  Ton  ne  peut  guère 
cheminer  qu'à  dos  de  mulet,  traverse  le  territoire  des  Peu- 
cétiens-Pœdicles,  celui  desDauniens,  et  le  Samnium  jusqu'à 
Bénévent,  en  passant  à  Ëgnatia  d'abord,  puis  à  .Gaelia%  à 
Netium',  à  Canusium  et  à  Herdonia.  L'autre  prend  par 
Tarente,  et  pour  cela  s'écarte  un  peu  sur  la  gauche,  ce  qui 
fait  faire  un  circuit  qui  allonge  la  distance  d'une  journée 
démarche  environ:  on  l'appelle  la  voie  Appienne,  Les  cha- 
riots peuvent  y  circuler  plus  aisément.  Elle  passe  par  les 
villes  d'Uria  et  de  Venouse,  qui  sont  situées,  la  première 
juste  à  mi-chemin  entre  Tarente  et  Brentesium,  la  seconde 
sur  la  frontière  du  Samnium  et  de  la  Lucanie.  Près  de  Bé- 
névent,  au  moment  d'entrer  en  Campanie,  les  deux  routes 
parties  de  Brentesium  se  confondent  en  une  seule,  qui  con- 
serve le  nom  de  voie  Appienne^  et  continue  jusqu'à  Rome 
par  Caudium,  Galatia,  Capoue,  Casilinum,  Sinuessa,  etc.  : 
le  reste  de  son  parcours  a  été  précédemment  décrit.  La 
longueur  totale  de  la  voie  Appienne  de  Rome  k  Brentesium 
mesure  360  milles.  Une  troisième  route,  qui  part  de  Rhe- 
gium,  va  rejoindre  la  voie  Appienne  en  Campanie ,  après 
avoir  traversé  le  Brutium,  la  Lucanie  et  le  Samnium,  et 
franchi  les  monts  Apennins,  ce  qui  la  rend  plus  longue  de 
trois  ou  quatre  journées  que  celle  qui  part  de  Brentesium. 
8.  Il  y  a  aussi  double  ligne  de  navigation  entre  Brente- 
sium et  la  côte  opposée  :  une  première  ligne  aboutit  aux 
monts  Gérauniens  et  à  la  partie  adjacente  du  littoral  soit  de 
l'Épire,  soit  de  la  Grèce;  la  seconde  aboutit  à  Épidamne, 
et,  bien  qu'étant  la  plus  longue  (car  elle  mesure  1000  stades 
et  l'autre  seulement  800  '),  elle  est  également  fort  suivie, 
ce  qui  tient  à  l'heureuse  situation  d'Épidamne  à  portée  des 
populations  de  Tlllyrie  et  de  celles  de  la  Macédoine.  — 
Longeons,  maintenant,  la  côte  de  l'Adriatique  à  partir  de 
Brentesium;  la  première  ville  que  nous  rencontrons  est 
Egnatia,  rendez-vous  général  de  tous  ceux  qui  vont  à  Ba- 

1.  cf.  Millingen  :  Ancient  cotn«,  p.  9.  —  2.  Voy  .  sur  ce  nom  MûUer  :  Ind. 
var  lect.y  p.  U80,  col.  l^  1.  36.  —  3   M.  MQller  lit  la  phrase  ainsi  :  x^^  »''  v«f 

ioTiv,  [f]xtIvo(  [8i]  ^xxaxoaiwv  otailuv.  Cf.  Krainer. 


LIVRE   VI.  473 

rium  soit  par  terre,  soit  par  mer:  notons  seulement  que 
pour  y  aller  par  mer  il  faut  attendre  le  souffle  du  Notus. 
Egnalia  est  le  point  extrême  du  territoire  des  Peucétiens 
sur  le  littoral,  comme  Silvium  Test  dans  Tintérieur.  Tout 
ce  territoire  des  Peucétiens  est  âpre  et  montagneux,  ce  qui 
se  conçoit,  vu  qu'il  fait  partie  encore,  on  peut  dire,  de  la 
chaîne  de  l'Apennin.  Sa  population  primitive  paraît  avoir 
été  une  colonie  d'Arcadiens.  Il  y  a  de  Brentesium  à  Ba- 
rium  700  stades  environ,  c'est-à-dire  la  même  distance  que 
de  Tarente  à  l'une  et  à  l'autre  de  ces  deux  villes.  Le  ter- 
ritoire qui  suit  immédiatement  est  occupé  par  les  Dauniens, 
puis  viennent  les  Apuliens  proprement  dits,  lesquels  s'é- 
tendent jusqu'aux  Frentaus.  Toutefois,  comme  ces  noms 
de  Peucétiens  et  de  Dauniens  ne 'sont  plus  jamais  employés 
par  les  gens  du  pays,  qu'ils  ne  l'ont  même  été  qu'à  une 
époque  fort  ancienne,  et  que  toute  cette  contrée  s'appelle 
aujourd'hui  YApulief  on  ne  saurait  déterminer  avec  exacti- 
tude les  limites  respectives  de  ces  peuples ,  et  nous  n'au- 
rions que  faire,  nous ,  de  l'entreprendre. 

9.  De  Barium  au  fleuve  Aufidus,  sur  lequel  est  situé 
Yemporium  ou  marché  des  Canusites,  on  compte  400  stades, 
à  quoi  il  faut  ajouter  6  stades  pour  remonter  jusqu'à  l'em- 
porium  même.  Tout  à  côté  est  Salapia,  qui  est  comme  le 
port  d'Argyrippe.  Sans  être,  en  efiet,  fort  éloignées  de  la 
mer,  Canusium  et  Argyrippe  sont  situées  dans  la  plaine 
même  :  après  avoir  été  jadis,  à  en  juger  par  le  dévelop- 
pement de  leur  enceinte,  les  deux  plus  grandes  villes  d'ori- 
gine grecque  qu'il  y  eût  en  Italie,  elles  se  trouvent  aujour- 
d'hui singulièrement  déchues  de  ce  qu'elles  étaient.  La 
seconde,  qui,  avant  de  porter  ce  nom  (TArgyrippe,  s'était 
appelée  Argos  Hippium,  porte  actuellement  le  nom  d'Arpi. 
L'une  et  l'autre  du  reste  passent  pour  avoir  été  fondées 
par  Diomède,  dont  la  domination  sur  toute  cette  contrée  est 
attestée  et  par  le  nom  même  de  la  plaine  [dite  Campus 
Diomedis^]  et  par  maint  autre  indice  ou  vestige,  notamment 

1.  Voy.  Meinckc  :  Vini,  Strab.,  p.  80. 


474  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

par  ces  Yénérables  offrandes  qa'on  voit  encore  snspendnes 
dans  le  temple  de  Minerve  à  Lncérie,  autre  ville  de  Tantique 
Dannie,  fort  déchue  également.  U  y  a,  en  outre,  à  peu  de 
distance  de  la  côte  deux  îles  connues  sous  le  nom  d*Ues  de 
Diomède.  L'une  d'elles  est  sûrement  habitée;  quant  à  l'au- 
tre, on  la  dit  déserte.  C'est  dans  cette  même  île  que  la 
£ELble  a  placé  la  disparition  mystérieuse  de  Diomède  et  la 
métamorphose  de  ses  compagnons  en  oiseaux  reconnaissa- 
bles,  dit-on,  aujourd'hui  encore,  à  leur  extrême  douceur  et 
à  de  certaines  habitudes  qui  rappeUent  tout  à  fait  celles  de 
la  vie  humaine,  à  un  certain  instinct,  notamment,  qui  les 
fait  s'apprivoiser  avec  les  bons  et  les  éloigne  au  contraire 
des  méchants  et  des  impies.  Nous  avons  mentionné  ci- 
dessus  les  traditions  qui  ont  cours  chez  les  Eénètes  relati- 
vement au  même  héros  et  les  honneurs  que  ce  peuple 
continue  à  lui  rendre.  Ajoutons  que  Siponte,  ville  distante 
de  Salapia  de  140  stades  environ,  et  que  les  Gre(fô  avaient 
nonmiée  d'abord  Sepiûs  à  cause  de  la  quantité  de  sèches 
((nçwiwv)  que  la  mer  vomit  sur  cette  plage,  paraît  avoir 
été  fondée  aussi  par  Diomède.  Entre  ces  deux  villes  de 
Salapia  et  de  Siponte  se  trouvent  une  rivière  navigable  et 
une  grande  lagune,  qui  servent  Tune  et  l'autre  au  trans- 
port des  denrées  venant  de  Siponte,  du  blé  surtout.  On  re- 
marque en  outre  près  d'une  montagne  de  la  Daunie,  ap- 
pelée le  Drium^  deux  hérôon  consacrés  l'un  à  Galchas  et 
l'autre  à  Podalire  :  le  premier  est  situé  tout  au  haut  de 
la  montagne,  et  l'usage,  quand  on  vient  y  consulter  l'orade, 
est  d'immoler  un  bélier  noir  et  de  s'envelopper,  pour  dor- 
mir, dans  la  peau  de  la  victime;  l'autre  au  contraire  est 
situé  tout  au  bas,  au  pied  même  de  la  montagne  et  à  1 00  sta- 
des environ  de  la  mer  :  un  ruisseau  s'en  échappe,  dont  les 
eaux  sont  souveraines  pour  guérir  les  différentes  maladies 
des  bestiaux.  En  avant  du  golfe  que  forme  ici  la  côte,  on 
voit  s'étendre  à  une  distance  de  300  stades  en  mer  et  dans 
la  direction  du  levant  le  promontoire  Garganum  :  qu'on 
double  ensuite  ce  promonloire  et  l'on  rencontre  immédia- 
tement après  la  petite  ville  d'Urium.  Lé  cap  Garganum  est 


UVRE  VI.  tl75 

juste  en  face  des  îles  de  Diomëde.  Le  pays  que  nous  ve- 
nons da  parcourir  produit  de  tout  et  en  très-grande  quan- 
tité. Il  est,  en  outre,  éminemment  favorable  à  Yélève  des 
chevaux  et  des  moutons;  les  laines  qu'on  en  exporte  ont 
moins  de  lustre  peut-être,  mais  assurément  plus  de  moel- 
leux que  les  laines  de  Tarente.  Il  faut  dire  que  toutes  les 
vallées  y  sont  si  profondément  encaissées  qu'elles  se  trou  - 
vent  à  l'abri  des  intempéries  de  l'air.  Certains  auteurs  ajou- 
tent au  sujet  de  Diomède  qu'il  avait  commencé  à  creuser  ici 
un  canal  allant  jusqu'à  la  mer,  mais  qu'ayant  été  rappelé 
dans  sa  patrie  il  y  fut  surpris  par  la  mort  et  laissa  ce  tra- 
vail et  mainte  autre  entreprise  utile  inachevés.  C'est  là  une 
première  version  sur  sa  mort  ;  une  autre  le  fait  rester 
jusqu'au  bout  et  mourir  en  Daunie;  une  troisième,  pu- 
rement fabuleuse,  et  que  j'ai  déjà  eu  occasion  de  rappeler, 
parle  de  sa  disparition  mystérieuse  dans  l'une  des  îles  qui 
portent  son  nom;  enfin,  l'on  peut  regarder  conmie  une 
quatrième  version  cette  prétention  des  Hénètes  de  placer 
dans^  leur  pays  sinon  la  mort,  du  moins  l'apothéose  du 
héros. 

10.  On  a  vu  plus  haut  comment  nous  avions  décomposé, 
d'après  Artémidore,  l'intervalle  de  Brentesium  au  in<mt 
Garganum;  lé  Chorographe,  lui,  compte  pour  le  même  in- 
tervalle 165  milles,  évaluation  bien  inférieure  à  celle  d'Ar- 
témidore.  En  revanche,  il  compte  du  Garganum  à  Ancdne 
254  milles,  et  cette  évaluation  est  supérieure  de  beaucoup 
à  celle  d'Artémidore  qui  ne  compte  que  1250  stades  du  Gar- 
ganum au  fleuve  iî]sis,  voisin  d'Ancône.  Quant  à  Polybe, 
qui  dit  s'être  servi  d'un  miliasme  partant  de  Ja  pointe  de  la- 
pygie,  il  compte  562  milles  jusqu'à  la  ville  de  Sila*  et  178 
milles  de  ladite  ville  à  celle  d'Aquilée.  Mais  ces  différentes 
mesures  ne  sauraient  s'accorder  avec  l'étendue  que  tous  les 
auteurs,  et  ceux-ci  tous  les  premiers,  prêtent  à  la  côte  d'D- 
lyrie  entre  les  monts  Céraunienset  le  fonddeJi'Adriatique; 
car  les  6000  stades  qu'ils  lui  reconnaissent  la  feraient  plus 

i.  Voy.  sar  ce  nom  ioconna  Mûller,  Ind,  var,  lect.,  p.  980,  col.  2,  1.  23. 


476  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

longue  que  la  côte  opposée,  tandis  qu'elle  est  notoirement 
beaucoup  plus  courte.  Nous  avons  déjà  eu  plus  d'une  fois 
l'occasion  de  faire  remarquer  le  désaccord  qui  existe  entre 
les  différents  auteurs,  surtout  au  sujet  des  distances.  Ajou- 
tons qu'en  pareil  cas  nous  n'émettons  jamais  notre  avis 
personnel  que  lorsqu'il  nous  arrive  de  discerner  sûrement 
la  vérité,  nous  bornant  autrement  à  rapporter  textuelle- 
ment les  opinions  des  auteurs.  Mais  il  arrive  quelquefois 
aussi  que  les  auteurs  ne  nous  fournissent  aucune  indication  ; 
on  ne  doit  pas  s*étonner  alors  qu'un  ouvrage  tel  que  le 
nôtre,  à  la  fois  si  long,  si  difficile,  ne  puisse  être  absolu- 
ment complet  et  que  nous  négligions  de  temps  à  autre, 
non  pas  assurément  ce  qui  se  trouve  avoir  une  véritable  im- 
portance, mais  de  petits  détails  comme  ceux-là,  peu  utiles 
en  somme  à  connaître  et  dont  l'omission,  passant  inaperçue, 
n'ôte  rien  ou  presque  rien  au  mérite  de  l'ensemble. 

11.  Dans  l'intervalle  du  Garganum  à  Ancône  et  immé- 
diatement après  le  Garganum,  la  côte  nous  présente  un 
golfe  profond,  dont  le  pourtour  est  habité  par  les  Apuliens 
proprement  dits.  Ces  peuples  parlent  la  même  langue  que 
les  Dauniens  et  les  Peucétiens,  et  à  tous  autres  égards  se 
confondent  avec  eux  :  au  moins  est-ce  là  ce  qu'on  observe 
aujourd'hui,  car  il  est  probable  qu'anciennement  ces  popula- 
tions différaient  entre  elles  et  que  c'est  ce  qui  a  donné  lieu 
à  cette  triple  dénomination.  Anciennement  aussi  tout  ce 
pays  était  riche  et  prospère,  mais  les  campagnes  d'Annibal 
et  les  différentes  guerres  qui  ont  suivi  l'ont  dévasté.  C'est  là 
notamment  que  fut  livrée  cette  bataille  de  Cannes,  où  les 
Romains  et  leurs  alUés  firent  de  si  énormes  pertes.  Au  fond 
du  golfe  dont  nous  venons  de  parler  est  un  lac;  au-dessus 
de  ce  lac,  maintenant,  dans  Tintéricur  des  terres,  s'élève 
une  ville  nommée,  comme  le  chef-lieu  des  Sidicins,  Tea- 
num,  Teanum  Apulum.  Mais  ici  l'Italie  paraît  perdre  sen- 
siblement de  ^a  largeur,  et  il  ne  reste  plus  entre  Teanum  et 
les  environs  de  Dicœarchia,  d'une  mer  à  l'autre,  qu'un 
isthme  de  moins  de  1000  stades.  Passé  le  lac,  si  nous  con- 
tinuons à  ranger  la  côte  dans  la  même  direction ,  nous  at- 


LIVRE  VI.  477 


teignons  bientôt  le  pays  des  Frentans  et  la  ville  de  Buca, 
car  la  distance  est  juste  la  même  dn  lac  à  Buca  que  du 
Garganum  au  lac,  à  savoir  de  200  stades.  Quant  au  reste 
de  la  côte,  au  delà  de  Baca ,  il  a  été  précédemment  décrit. 


CHAPITRE  IV. 

Après  avoir  dépeint,  trop  longuement  peut-être,  l'aspect 
physique  de  l'Italie ,  jious  voudrions  indiquer  les  causes , 
les  causes  principales,  qui  ont  élevé  si  haut  la  puissance 
romaine.  La  première  cause,  à  notre, avis,  est  que  l'I- 
talie se  trouve  être  aussi  sûrement  gardée  que  pourrait 
l'être  une  lie,  puisque  la  mer  l'entoure  presque  de  tous  les 
côtés  et  que  dans  le  court  intervalle  où  la  mer  ne  la  baigne 
point  un  rempart  de  montagnes  infranchissables  la  protège. 
Nous  ferons  remarquer,  en  second  lieu,  que  Tltalie,  dont  les 
côtes  sont  généralement  dépourvues  d'abris,  possède  cepen- 
dant quelques  ports  merveilleusement  beaux  et  spacieux, 
deux  conditions  excellentes,  en  ce  que  Tune  préserve  le 
pays  des  attaques  du  dehors,  pendant  que  l'autre  permet 
à  ses  habitants  de  prendre  au  besoin  Toffensive  et  facilite 
en  même  temps  l'importation  des  marchandises.  Enfin  l'I- 
talie a  un  troisième  avantage,  c'est  de  réunir  en  elle  diffé- 
rents climats  et  différentes  températures  :  de  là,  en  effet, 
l'extrême  variété  d'animaux  et  de  plantes,  soit  utiles,  soit 
nuisibles,  qu'on  y  rencontre,  et  cette  richesse  qu'elle  offre 
en  productions  de  toute  nature  pouvant  servir  aux  besoins 
de  la  vie.  Nous  avons  déjà  dit  que  la  péninsule  s'étend  en 
longueur  généralement  du  N.  au  S.  et  que  sa  longueur,  déjà 
très-grande  par  elle-même,  se  trouve  encore  accrue  de  toute 
celle  de  la  Sicile,  qui  fait  pour  ainsi  dire  corps  avec  elle  ; 
or,  on  juge  de  la  douceur  ou  de  la  rigueur  du  climat  d'un 
pays,  suivant  que  la  température  en  est  élevée,  basse  ou 
moyenne  ;  il  s'ensuit  donc  nécessairement  que  l'Italie,  j'en- 
tends l'Italie  actuelle,  placée  comme  elle  est  à  égale  dis- 


478  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON* 

tance  des  températures  extrêmes  et  allongée  cominë  elle  eet^ 
doit  participer  surtout  de  la  nature  des  climats  tempérés^ 
en  posséder  tous  les  privilèges.  Ceci  du  reste  résulte  encore 
pour  elle  d'une  autre  cause  :  comme  la  chaîne  de  l'ApeBr 
nin,  en  traversant  la  Péninsule  dans  toute  sa  longueur, 
laisse  encore  assez  de  place  libre  des  deux  côtés  pour  que 
de  belles  plaines  et  de  fertiles  coteaux  s'y  déploient,  il  n'y  a 
pas  par  le  fait  une  seule  partie  de  Tllalie  qui  ne  se  trouve  ' 
jouir  à  la  fois  des  avantages  des  pays  de  montagnes  et  de 
ceux  des  pays  de  plaine.  Ajoutez  la  multitude  et  Timpor- 
portance  des  cours  d'eau  et  des  lacs.que  Tltalie  renievm&y 
la  quantité  de  sources  [minérales] ,  chaudes  ou  froidesi 
qu'on  y  voit  jaillir  à  la  surface  du  sol,  précieux  remèdes 
par  lesquels  la  nature  semble  avoir  voulu  venir  en  aide  à.  la 
santé  de  ses  habitants  et  dont  l'existence  n'exclut  pas  celle 
de  nombreuses  mines  riches  en  métaux  de<  tout  genre. 
Quant  à  la  profusion  de  matériaux,  d'aliments  que  ce  pays 
met  à  la  disposition  de  l'homme  et  des  animaux,  quant  k 
l'excellence  de  ses  divers  produits,  il  faut  renoncer  k  en 
parler  dignement.  Enfin,  placée  comme  elle  est,  entre  la 
Grèce  et  les  plus  riches  provinces  de  la  Libye*,  l'Italie»  se 
trouve  former  pour  ainsi  dire  le  centre  des  plus  grands  Étqte, 
et,  comme  sa  supériorité,  sous  le  rapport  de  la  fertilité  et  de 
l'étendue,  semble  l'appeler  à  une  sorte  d'hégémonie  ou  de 
prédominance  sur  tout  ce  qui  l'entoure,  cette  proximité  des 
principaux  États  est  encore  un  avantage  de  plus  qui  lui 
facilite  l'exercice  du  pouvoir. 

2.  Faut-il,  maintenant,  à  cette  description  générale  de 
ritalie  joindre  au  moins  une  courte  esquisse  de  l'histoire  du 
peuple  romain,  de  ce  peuple  qui  Ta  conquise  et  s'en  est  fadt 
ensuite,  comme  qui  dirait,  un  point  d'appui  pour  conqn^r 
le  monde?  Eh  bien  I  qu'il  nous  suffise  de  rappeler  qu'après 
la  fondation  de  Rome  les  Romains  vécurent  plusieurs  géné-^ 
rations  heureux  sous  la  sage  administration  de  leurs  rois  , 
mais  qu'ayant  vu  le  dernier  de  ces  rois,  Tarquin,  abuser 

1.  Voy.  Meineke  :  Vini.  Strab,,  p.  81. 


LIVRE  VI.  479 

odieusement  de  son  pouvoir,  ils  le  chassèrent  et  se  don^ 
nèrent  une  constitution  mixte,  tenant  à  la  fois  de  la  mo-- 
narchie  et  de  Taristocratie.  Ils  s'étaient  associé ,  dès  au- 
paravant, les  Sabins  et  les  Latins;  mais,  comme  ils  ne 
trouvèrent  point  toujours  ces  deux  peuples,  non  plus  que  leurs 
autres  voisins,  animés  à  leur  égard  de  dispositions  bienveil- 
lantes, ils  furent  en  quelque  sorte  forcés  de  les  traiter  en 
ennemis  et  de  s'agrandir  à  leurs  dépens.  Us  continuaient 
à  s'étendre  ainsi  de  proche  en  proche,  quand  on  les  vit 
eux-mêmes  tout  d'un  coup,  et  sans  que  personne  pût  s'y  at* 
tendre,  dépossédés  de  leur  propre  cité ,  qu'ils  ne  tardèrent 
pas  du  reste,  à  reprendre ,  et  cela  aussi  brusquement  qu'ils 
l'avaient  perdue*.  Polybe  place  ce  double  événement  dix- 
neuf  ans  après  la  bataille  navale  d'^gos  Potamos,  c'est-à-dire 
juste  à  la  même  époque  que  le  traité  d'Antalcidas.  Une  fois 
ce  danger  écarté,  les  Romains  achevèrent  de  réduire  1»  La- 
tium  en  leur  pouvoir.  Ils  enlevèrent  ensuite  aux  Tyrrhènes, 
ainsi  qu'aux  Celtes  des  bords  du  Pô,  cette  liberté  dont  ils 
avaient  si  fort  abusé  ^,  puis  triomphant  successivement  des 
Samnites,  des  Tarentins  et  de  Pyrrhus,  ils  se  trouvèrent 
bientôt  avoir  conquis  toute  l'Italie,  tout  ce  qu'on  nomme  au* 
jourd'hui  Y  Italie,  kl'exception  toutefois  de  la  région  qui  avoi- 
sine  le  Pô.  Sans  attendre  que  la  guerre  de  ce  côté  fût  com- 
plètement terminée,  ils  passèrent  en  Sicile,  arrachèrent  cette 
île  aux  Carthaginois,  puis  revinrent  à  la  charge  contre  les 
Celtes  ou  Gaulois  des  bords  du  Pô.  Mais  ils  n'avaient  pas 
encore  achevé  de  les  réduire  qu'Annibal  entrait  en  Italie. 
Alors  commença  la  seconde  guerre  punique,  suivie  bientôt 
de  la  troisième,  laquelle  se  termina  par  la  destruction  de 
Carthage  et  la  réduction  en  province  romaine  de  la  Libye 
et  de  la  portion  de  l'Ibérie  qui  avait  appartenu  aux  Cartha- 
ginois. Cependant  diilérents  peuples  avaient  formé  anrec 

1.  Malgré  Texem pie  de  Coray,  nous  n'avons  pas  restitué  ici  le  nom  des  Gau' 
lois.  L'omission  de  ce  nom,  que  d'ailleurs  tous  les  lecteursde  Strabon  devaient 
suppléer  par  la  pensée,  est  une  flatterie  ingénieuse  bien  en  rapport  avec  le 
ton  général  de  ce  morceau,  véritable  panégyrique  de  Rome.  —  2.  T^«  mU^ç 
xal  àvi^i)/  atjûîpla;  !  Nouvelle  allusion  à  la  prise  de  Rome  par  les  Gaulois  que 
Strabon  regardait  comme  un  véritable  attentat,  comme  un  crime  de  lèse- 
majesté. 


480  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

Garthage  une  sorte  de  ligue  contre  Rome  :  c'étaient  les 
Grecs,  les  Macédoniens  et  les  peuples  d'Asie  compris  en  deçà 
de  l'Halys  et  du  Taurus,  cette  ligue  fut  ce  qui  amena  les  Ro- 
mains à  conquérir  les  États  du  roi  Antiochus  et  ceux  de  Phi- 
lippe et  de  Persée.  Et  comme,  à  cetto  occasion,  les  lUyriens 
et  les  Thraces,  voisins  de  la  Grèce  et  de  la  Macédoine,  avaient 
pris  eux-mêmes  les  armes,  on  vit  s'allumer  de  ce  côté  une 
nouvelle  guerre  qui  se  prolongea  jusqu'à  la  pleine  et  en- 
tière soumission  des  pays    situés  tant  en  deçà  de  Tlster 
qu'en  deçà  de  l'Halys.  Il  en  fut  de  même  du  côté  de  Tlbérie, 
de  la  Celtique  et  de  ces  autres  pays  que  nous  voyons  aujour- 
d'hui dans  la  dépendance  de  Rome.  L'Ibérie,  effectivement, 
ne  cessa  point  d'être  en  butte  aux  attaques  des  Romains, 
qu'ils  ne  l'eussent  ravagée  tout  entière  et  domptée  par  leurs 
armes  :  à  la  guerre  contre  Numance  succédèrent  celles  de 
Viriathe  et  de  Sertorius  et  finalement  celle  des  Gantabres, 
peuple  qui  ne  put  être  réduit  que  par  Gésar- Auguste.  Avec 
la  Gaule,  tant  la  Gaule  cisalpine  que  la  Gaule  transal- 
pine, avec  la  Ligurie,  les  Romains  ne  procédèrent  long- 
temps aussi  que  par  attaques   partielles,  mais  sous  les 
auspices  de  César,  la  guerre  devint  générale,  et,  continuée 
par  Auguste ,  elle  aboutit  à  la  conquête  définitive  de  ces 
pays.  Enfin  des  frontières  de  la  Gaule,  comme  de  la  base 
d'opération  la  plus  avantageuse,  les  armées  romaines  sont 
parties  récemment  pour  envahir  la  Germanie,  et  déjà  maints 
triomphes  ont  enrichi  Rome  des  dépouilles  de  ces  nouveaux 
ennemis.  Dans  la  Libye,  maintenant,  où  les  pays  indépen- 
dants de  Garthage  avaient  été  confiés  à  des  rois  sujets  ou 
tributaires,  on  vit  quelques-uns  de  ces  rois  chercher  à 
secouer  le  joug,  mais  on  les  punit  en  leur  retirant  ce  qu'on 
leur  avait  laissé.  Seul  Juba  continua  de  régner  sur  toute 
la  Maurusie  et  sur  une  bonne  partie  de  la  Libye,  grâce  à 
son  attachement  constant  pour  l'alliance  romaine.  Les  mê- 
mes faits  se  sont  produits  en  Asie  :  gouvernée  d*abord  par 
des  rois  qui  s'étaient  reconnus  sujets  de  Rome,  l'Asie  a  vu 
ces  rois  ou  bien  s'éteindre  sans  postérité  comme  les  Attales 
et  les  princes  de  Syrie,  de  Paphlagonie,  de  Gappadoce,  et 


LIVRE  VI.  481 

d'Egypte,  ou  bien  se  révolter  et  perdre  leur  trône,  comme 
ont  fait  Mithridate  Eupator  et  Gléopatre,  reine  d'Egypte;  et 
voilà  comment  aujourd'hui  tout  le  pays  en  deçà  du  Phase  et 
de  l'Euphrate,  à  l'exception  d'une  partie  de  l'Arabie,  relève 
directement  des  Romains  et  des  chefs  nommés  par  eux.  Quant 
aux  Arméniens  et  à  ces  peuples  connus  sous  le  nom  d'Alba" 
nims  et  à* Ibères j  qui  habitent  au-dessus  de  la  Colchide,  ils 
n'auraient  besoin  que  de  la  présence  d'un  légat  romain  :  cela 
seul  suffirait  à  les  contenir,  et,  s'ils  s'agitent  aujourd'hui, 
c'est  qu'ils  savent  les  Romains  occupés  ailleurs.  J'en  dirai 
autant  des  populations  qui  bordent  l'Euxin  au  delà  des  bou- 
ches de  rister,  encore  ne  parlé-je  ni  des  Bosporites  ni  des 
Nomades,  car  les  premiers  sont  parfaitement  soumis  et  les 
autres,  qui  ne  sauraient  être  d'iolleurs,  vu  leur  caractère  in- 
sociable, d'aucune  utilité  pour  Rome,  ne  demandent  qu'à 
être  surveillés.  Enfin  plus  loin,  c'est-à-dire  à  des  distances 
inaccessibles,  il  n'y  a  plus  guère  que  des  tribus  éparses  de 
Scénites  et  de  Nomades.  Les  Parthes,  il  est  vrai,  qui  tou- 
chent aux  frontières  de  l'Empire,  possèdent  une  puissance 
redoutable,  eux-mêmes  cependant  baissent  aujourd'hui  la 
tête  et  subissent  l'ascendant  des  Romains  et  de  leurs  prin- 
ces :  non-seulement  ils  ont  renvoyé  ces  trophées  élevés 
naguère  à  la  honte  de  Rome,  mais  leur  roi  Phraate  a  voulu 
confier  aux  soins  d'Auguste  ses  fils  et  ses  petits-fils,  précieux 
otages  destinés  à  leur  concilier  cette  haute  amitié  ;  plus  d'une 
fois  aussi  de  nos  jours  les  Parthes  ont  fait  venir  de  Rome  le 
prince  qu'ils  voulaient  avoir  à  leur  tête;  enfin  il  semble  qu'ils 
soient  au  moment  de  se  remettre  eux  et  leurs  biens  à  la  dis- 
crétion des  Romains.  Pour  en  revenir  à  l'Italie,  je  dirai 
qu'après  s'être  vue,  sous  la  domination  romaine,  déchirée  à 
plusieurs  reprises  par  la  guerre  civile,  elle  a  été,  ainsi  que 
Rome,  arrêtée  sur  cette  pente  funeste  de  corruption  et  de 
mine  par  la  seule  vertu  de  sa  nouvelle  constitution  et  par 
la  sagesse  de  ses  princes.  Il  serait  difficile  en  effet  de  con- 
cevoir pour  un  si  vaste  Empire  d'autre  gouvernement  que 
le  gouvernement  d'un  seul,  que  le  gouvernement  du  père  sur 
sa  famille,  d'autant  que  jamais  à  aucune  époque  il  n'a  été 

GËOGR.  DB  STaABOSf.  I.  —  31 


488  GÉOGRAPHIE  DE  STRABON. 

donné  aux  Romains  et  k  leurs  alliés  de  goûter  m^e  paix  et 
une  prospérité  aussi  complète  que  celle  que  leur  a  procurée 
César- Auguste,  du  jour  où  il  a  été  investi  de  cette  sorte 
i^ autocratie j  et  dont  Tibère,  son  fils  et  son  successeur ,  con* 
tinue  à  les  faire  jouir,  en  le  prenant  pour  règle  de  sa  politi- 
que et  de  son  administration,  tout  comme  ses  propres  enfants, 
Germanicus  et  Drusus,  se  règlent  sur  lui  dlans  le  concours 
zélé  qu'ils  lui  prêtent. 


FIN  DU  SIXIÈME    LIVRE  ET  DU    PREMIER  VOLUME. 


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Rayons  et  les  Ombres.  1  vol.  —  Les 
Contemplations.  2  vol.— La  Légende 
des  siècles,  1  vol.—  Théâtre,  k  vol.  — 
Le  Rhin.  8  vol.  —  Notre-Dame  de 
Paris.  2  vol.  —  Bug-Jargal,  L«  der- 
nier jour  d'un  condamné ,  Claude 
Gueux.  1  vol-  —Han  d'Islande,  Dis- 
cours. 2  vo  r*  —  Littérature  et  Philo- 
sophie mêlées.  2  vol. 

Jaoqnes  :  Contée  et  Causeries,  i  vol. 

Jonflîoy  (Th.):  Cours  de  droit  natu- 
rel. 2  vol.  —  Cours  d'esthétique,  i  vol. 

—  Mélanges  philosophiques.  1  vol.— 
Nouveaux  mélanges  philosoph.  l  t. 

Jnrien  de  la  Oravlère  (ramiral  E.)  : 
Souvenirs  d'un  amiral.  2  vol.  — 
Voyage  en  Chine  (1847-1850).  2  vol. 

—  La  Marine  d'autrefois,  l  vol. 

La  Landelle  (G.  de)  :  Le  Tableau  de  la 
mer.  2  vol.  !'•  série  ;  La  Vie  na- 
vale. 1  vol.  2»  série:  Les  Marins,  iv. 

Lamartine  (Alph.  de)  :  Œuvres.  8  vo- 
lumes qui  se  vendent  séparément. 
Méditations  poétiques.  2  vol.  —  Har- 
monies poétiques.  1  vol.  —  Recueille- 
ments poétiques.  1  vol.  —  Jocelyn. 
1  vol.  —  La  chute  d'un  ange,  l  vol. 

—  Voyage  en  Orient.  2  vol.  —  Lec- 
tures pour  tous.  1  vol. 

LÛoye  (F-  de)  :  L'Inde  contemporaine. 

1  Vol.  —  Le  Niger,  et  les  explorations 

de  l'Afrique  centrale,  i  vol. 
Langel  (A.)  :  Études  scienti^quee.  l  v. 
La  Vallée  (J.)  :  Zurgn  le  chasseur,  i  v. 
Leooq  (Henri)  :  La  Vie  des  fleurs,  i  vol. 
Ubert  :  Histoire  de  la  chevalerie  en 

France.  IvoL 


Undan  (R.)  :  UnVoyctge  autour  du  J»  | 

pon.  1  vol.  I 

LoUelenr  (Jules)  :  Leê  Crimée  et  let 
peines  dans  tous  les  temps,  i  toI. 

Hacanlay  (lord^  :  Œuvres  diverses, 
traduites.  2  vol. 

Harmier  (X.)  :  En  Alsace  :  L'avare  d 
son  trésor,  l  vol.  —  En  Amérique  H 
en  Europe.  1  vol.  —  Gaxida ,  fiction 
et  réaille.  1  vol.  Ouvrage  couronné 
par  l'Académie  française.  —  Hélène  et 
Suzanne.  1  vol.  —  Le  Roman  d'un  hé*- 
ritier,  i  vol.  —  Mémoires  d*un  oT' 
vhelin.  i  vol.  —  Les  fiancés  du  Spitx- 
oerg.  i  vol.  Ouvrafçe  couronné  pat 
TAcad.  franc.  —  Lettres  sur  le  Nord, 
1  vol.  —  Sous  les  sapins.  1  vol.  —  Vn 
été  au  bord  de  la  Baltique  1  Toi. 

■artha  (C.)  :  Les  Moralistes  sous  V Em- 
pire romain,  i  vol. 
Ouvrage  couronné  par  l'Académie. 

■as  (D.  Sinibaldo  de)  :  La  Chine  et  les 
puissances  chrétiennes.  2  vol. 

Mictielet  (J)  :  La  Femme,  i  vol.  —  La 
Mer.  1  vol.  —  L'Amour.  1  yoI.  — 
L'Insecte.  1  vol.  —  L'Oiseau.  1  vol. 

■oges  (  le  marquis  de):  Souvenirs  d'une 
ambassade  en  Chine  et  au  Japon.  1  v. 

■olènes  (P.  de)  :  Les  Caprices  d'un  ri- 
gulier;  Le  Soldat  de  1709. 1  vol. 

■onnier  (Marc)  :  L'Italie  est-elle  la 
terre  des  morts?  1  vol. 

■ortemart-Boisse  (baron  de)  :  La  Vie , 
élégante  à  Parie.  1  vol. 

■ony  (Ch.  de)  :  Les  Jeunes  ombres,  l  v. 

Nisard  (Charles)  :  Curiosités  de  l'éty- 
mologie  française.  1  vol. 

Nodier  (Ch.)  :  Les  sept  Chdteaueo  du 
roi  de  Bohême,  édit.  illustrée.  1  vol. . 

Nourrisson  (J.  F.)  :  Les  Pères  de  l'E- 
glise latine,  leur  vie,  leurs  écrits, 
leur  temps.  2  vol. 

Patin  (Th.)  :  Études  sur  les  tragiques 
grecs.  3  part,  qui  se  vendent  sépa- 
rément. —  Etudes  sur  Eschyle,  1  vol. 
—  Etudes  sur  Sophocle,  l  vol.— £f«- 
des  sur  Euripide.  2  vol. 

Perrens  (F.  T.)  :  Jérâme  Savonarole. 
Ouvrage  couronné  par  TAcadémie 
française. 

Ffeiffer  (Mme  Ida)  :  Voyage  dune 
femme  autour  du  monck.  i  vol.  — 
Mon  second  voyage  autour  du  monde. 
1  vol.  —  Voyage  a  Madagascar,  i  v. 

Ponchet  (le  D' A.  F.)  :  L'Univers  ;  les 
infiniment  grands  et  les  infiniment 
petit.").  1  vol.  , 

Frevost-Paradol  *.  Études  jm*  2ft  mo- 
ralistes français,  l  vol.  —  £f«ai  eur 
Phistoire  univereelle,2  vol. 


BIBLIOTHÈQUE  VARIÉE. 


L 

I 


dnatrefages  (A.  de)  :  Unité  de  l'esftècê 
humaine.  1  vol. 

RasrmoiidCX.  )  -.Les  marines  de  la  France 
et  de  l'Angleterre  (i8i 5-1863).  1  vol. 

Renaud  :  Les  Pensées  tristes,  i  vol. 

Rendu  :  V Intelligence  des  bétea.  i  vol. 

Roland  (Mme)  :  mémoires.  2  vol. 

Rongebief  (E.)  :  Un  fleuron delaFrance, 
1  vol. 

Bonssln  (A.)  :  Une  Campagne  swr  les 
côtes  du  Japon,  i  vol. 

BusseU-Killough  (le  comte  H.):  16,000 
lieues  à  travers  l'Asie  et  l'0céanie.2y. 

Saintlne  (X.-B.)  :  La  Mythologie  du 
Rhin.  1  vol.  —  Le  Chemin  des  écoliers, 
1  vol.  —Picctoia.  1  \o\.— Seuil  1  vol. 

Sand  (George)  :  Jean  de  La  Roche,  i  vol. 

Scndo  (P.)  :  Critique  et  littérature 
musicales.  2  volumes  qui  se  vendent 
séparément.— L'ilnnee  musicale^  3  an- 
nées (1859-1861).  3  vol.  qui  se  ven- 
dent séparément.  —  Le  chevalier 
Sarti.  1  vol. 

Simon  (Jules)  :  La  Liberté.  2  vol.  —  La 
Liberté  de  conscience.  1  vol. —  La  Re- 
ligion naturelle,  l  vol. —  Le  Devoir, 
1  vol.  Ouvrage  couronné  par  l'Aca- 
démie. —  L'Ouvrière.  1  vol. 

Strada  (de)  :  Essai  d'un  ultimum  or- 
ganum.  2  vol. 

Talne  (H.)  :  Essai  sur  Tite  Live.  l  vol. 
Ouvr.  couronné  par  l'Acad.  franc. 
—  Essais  de  critique  et  d'histoire. 
1  vol.  —  Nouveaux  essais  de  critique 
et  d'histoire.  —  La  Fontaine  et  set 
fables.  1  vol.  — Les  Philosophes  fran- 
çais  au  XIX*  siècle.  1  vol.  —  Voyage 
aux  Pyrénées,  l  vol. 

Théry  :  Conseils  aux  mères  sur  les 
moyens  de  diriger  et  d'instruire  leurs 
filles.  2  vol.  Ouvr.  cour,  par  l'Acad.  fr. 


T6nffer  :  Nouvelles  genevoises,  i  vol. — 
Rosa  et  Gertrude.  i  vol.— £« Presb^ 
tère.  1  vol.  —  Réflexions  et  menus 
propos  d'un  peintre  genevois.  1  vol. 

Trémanx  (P.)*.  Origine  et  transformer^ 
lions  de  l'homme  ejt  des  autres  êtres. 
Première  panie.  1  vol. 

Troplong  :  Influence  du  christianisme 
sur  le  droit  civil  des  Romains.  1  vol 

nUiac-Trémadenre  (Mie):  La  Mat- 
tresse  de  maison.  2*  édit  1  vol. 

Yaperean  (G.)  :  L'Année  littéraire  et 
dramatique,  huit  années  (1858-1865). 
8  vol.  qui  se  vendent  séparément. 

Yiardot  :  Les  Musées  J^AUemaane.  1  v. 
— Les  Musées  d'Angleterre^  de  Belgi^ 

Îue,  de  Hollande,  de  Russie.  1  vol.  — 
.es  Musées  d^ Espagne.  1  vol.  —  Les 

Musées  de  France  (Paris).  1  vol. — 

Les  musées  d'Italie.  1  vol. 
Yiennet  :  Fables  complètes,  édition  aiig« 

meniée  de  63  fables  inédites.  1  vol. 
yigneanz  (Em.)  :  Souvenirs  d'un  pW- 

sonnier  de  guerre  au  Mexique  (186^ 

1865).  1  vol. 
Vivien  de  Saint-Rartin  :  L'Année  géo- 

^rap^t'gue,  (1862-1865).  4  vol.  Quatre 

années  qui  se  vendent  séparément. 
Wallon  :  Vie  de  N.  S.  Jésus-Christ, 

selon  la  concordance  des  quatre  Évan- 

gélistes.  1  vol. 
Wey  (Fr.)  :  Dick  Moon   en  France, 

journal  d'an  Anglais.  1  vol.  —  La 

haute  Savoie.  1  yul. 
Widal  (Aug.)  :  Études  sur  Homère. 

l'f»  partie  :  Iliade.  1  vol. 
leller  (J.)  :  Épisodes  dramatiques  de 

Vhistoire  d'Italie.  1  vol.  —  L'Année 

historique  (1859-1862).  4  vol.  Chaque 

année  se  vend  séparément, 
Isoboklie  (Henri)  :  Contes  suisses,  i  ▼. 


(deuxième  SÉRIB,  a  3  FRANCS  LE  VOLUME.) 


Achard  (Amédée)  ;  Les  Coups  d'épée  de 
M.  de  la  Guerche.  2  vol.  —  Le  duc  de 
Carlepont.  1  vol.  —  Mme  de  Sarens; 
Fréderique.  1  vol. 

Barbara  :  Ary-Zang.  i  vol. 

Bertbet  (Elle)  :  Les  Catacombes  de  Pét- 
ris. 2  vol.  —  Le  Juré.  1  vol.  —  Les 
Houilleurs  de  Poligniet.  1  vol. 

Braddon  (Miss  M.-C.)  :  Œuvres  tra- 
duites de  l'anglais.  16  vol.  Chaque  ro- 
man se  vend  séparém.  Aurora  Floyd. 
2  V.  — Henry  Dunbard.  2  v.  —  Lady 
LysU.  1  V.  —  La  Trace  du  Serpent. 
2v.  —  Le  Capitaine  du  Vautour.  1  v. 

—  Le  Secret  de  lady  Audliy,  av.  — 1« 
Testament  de  John  ^archmoML  tfol. 

—  Le  Triomphe  dPÉléanor,  i  vol.  — 
Ralph,  l'intendant,  2  vol. 


Cbanoel  (Ausone  de)  :  Le  Livre  des 
blondes,  i  vol. 

Deslys  (Charles)  :  L'Héritage  de  Chctr- 
lemagne.  2  vol.  —  La  Majorité  éU  mo- 
dimoiselle  Bridot,  l  vol. 

Dickens  (Charles)  :  Les  orandes  Espé- 
rances, traduction  de  rauglais.  2  vol. 

Donglas-Jerrold  :  Sous  les  rideaux, 
trad.  par  M-  Alb.  Leroy,  i  vol. 

Bnanlt  (L.)  -.  En  province.  2  vol.— /rêne. 
1  vol.  —  Olga.  1  vol. 

Erokmann-Chatrtan  :  L'ami  Fritx.  i  v. 

Fabre  (  F.)  :  Mlle  de  Malavieille.  1  vol. 

Féval  (P.)  :  Us  Habits  noirs.  2  vol.— 
CcBur  d'acier.  2  yo\.-^Annett$  Lais, 
1  vol.  —  Roger- Bontemps.  1  vol.  — 
Les  Gens  de  la  noce.  1  vol. 

Frémy  (A*)**  ^  batailletd'Adrieime.  i% 


BIBLIOTHÈQUE  VARIÉE. 


Saskell  (Mrs)  t  Les  Amoureux  de  Syl- 
via,  traduction  de  Tan  g1  ai  s.  1  vol. 

teatier  (Th.):  Caprices  et  zigxags.  i  v. 

Bonsalès  (B.)  :  L'Épée  de  Suzanne,  i 
vol. 

Hawthorne  (N.)  *.  La  Maison  aux  sept 
pignons,  roman  américain. 

James  (C.)  :  Toilette  d^une  Romaine,  !▼. 

Janin  (J.)  •  Les  Oiseaux  bleus,  i  voU 

la  Beaame  (J.)  *•  Colette,  i  vol. 


Hasson  (Michel).  Les  Drames  de  la 

conscience.  1  vol. 
■ony  (  Ch .  de  )  :    Le    Roman   d'wi 

homme  sérieux.  1  vol. 
Reyband  (Mme  C.)  :  Valdepeiras.  1  toL 
Robert  (A.)  :  Combat  de  Vnonnettr.  1  y. 
Serret  (E.)  :  Neuf  fUles  et  un  garçon, 

l  vol. — Le  Prestige  deV uniforme,  iw, 
Valrey  rMax)  :  Les  Confidences  d'uns 

puritaine,  i  vol. 


SéRIB  À  3  FR.  50  LB  VOLUME. 

II.   ŒUVRES  DES  PRINCIPAUX  ÉCRIVAINS  FRANÇAIS. 


Chateaubriand  :  Le  Génie  du  christia- 
nisme, l  vftl.  —Les  Martyrs  et  le  der- 
nier des  Abencerrages.  1  vol. — Atala; 
René  ;  les  Natckez.  l  vol. 

Fléchier  *•  Mémoires  sur  les  grands 
jours  d'Auvergne  en  1665,  annotés 
parM.  Chériiel.  1  vol. 

■aitierbe  :  Œuvres  poétiques,  réimpri- 
mées pour  le  texte  sur  la  nouvelle 


édition  publiée  par  M.  Lad.  Lalanne 
dans  la  collection  des  Grands  Ëcii- 
yains^  de  la  France.  1  vol. 
Sévigné  (Mme  de)  :  Lettres  de  Mme  de 
Sévigné,  de  sa  famille  et  de  ses  amis^ 
réimprimées  pour  le  texte  sur  la  nou- 
velle édil.  publiée  par  H.  Monmerqué 
dans  la  collect.  des  Grands  Ëcnrains 
de  la  France.  8  vol. 


III.  LITTÉRATURES  ÉTRANGÈRES. 


Ryron  (lord)  :  Œuvres  complètes,  tra- 
duites par  Benjamin  Laroche,  k  sé- 
ries, qui  se  vendent  séparément: 
f*  série  :  Child-Harold.  1  v.— 2»  sé- 
rie :  Poèmes.  1  ▼. — 3«  série  :  Drames. 
l  V.  —  4»  série  :  Don  Juan,  i  v. 

Cervantes  :  Don  Quichotte,  traduit  de 
l'espagnol  par  L.  Viardot.  2  vol. 


Dante  :  La  Divine  Comédie^  tradaite  de 
l'italien  par  P.  A.  Piorentino.  i  vol 

Ossian  :  Poèmes  gaéliques  recueillis  par 
Mac-Pherson,  traduits  par  P.  Chris- 
tian.  1  vol. 

PoQCIikine  :  Poëmes  dramatiques,  tra- 
duits du  russe  par  I.  Tourguéneff 
et  L.  Viardot.  1  vol. 


IV.  LITTÉRATURES  ANCIENNES. 


LITTÉRATURE    GRECQUE. 

Anthologie  grecqne.  tràd.  sur  le  texte 
publi»"!  par  Fr.  Jacob,  avec  notices.  2  v. 

Aristophane  :  Œuvres  complètes,  tra- 
auciion  par  M.  C.  Poyard.  1  vol. 

Diodore  de  Sicile  :  Bibliothèque  histo- 
rique, trad.  par  M.  F.  Hoëfer.  4  vol. 

Escjiyle.  Les  tragédies,  traduction  par 
M.  Uouillet,  avec  les  fragments.  1  vol. 

Hérodote  :  Histoires,  traduction  par 
M.  P.  Giguet.  1  vol. 

Homère:  OEuvres  complètes,  traduc- 
tion par  F.  P.  Giguet.  i  vol. 

Lucien  :  Œuvres  complètes,  traduction 
par  M.  Talbot.  2  vol. 

Flntarqne  :  Les  Vies  des  hommes  illus- 
tres ,  traduction  par  M.  Talbot.  4  vol. 

—  Les  Œuvres   morales,   traduction 
par  M.  Bétolaud  (sous  presse). 

Thucydide  :  Histoire  de  ta  guerre  du 
Péloponèse,  trad.  par  M.  Bétant.  i  vol. 


Xenophon  :  Œuvres  complètes,  traduc- 
tion par  H.  Talbot.  2  vol. 

Des   traductions  d'autres  anteurs 
sont  en  préparation. 

LITTÉRATURE  ROMAINE. 

Horaoe  :  Les  Œuvres  d^Horace,  tra- 
duction par  Jules  Janin.  3*  éd.  1  vol. 
Il  a  été  tiré  100  exemplaires  numé- 
rotés sur  paper  écu  vélin.  Prix  :  20  fr. 

Plante  :  Les  Comédies,  traduction  par 
M.  Sommer.  2  vol. 

Satiriques  latins  ilet*),  contenant  Juvé- 
nal,  Perse,  Sulpicia,  Tumus  et  Luci- 
Hus,  iiad.  par  M.  E.  Deppois-  i  vol. 

Sénèqae  le  philosophe  :  OEuvres  com" 
pi  êtes,  trad.  par  M.  J.  Baillard.  2  vol. 

Tacite  :  Œuvres  complètes,  traduct. 
par  J.  Burnouf.  l  vol. 

Térence  :  Les  Comédies,  texte  latin  avec 
traduction  française  par  A.  Magin.  l  ?. 


Imprimerie  générale  de  Gh.  Lahure,  rue  de  Flearus,  9,  à  Paris. 


IMPRIMERIE  GËNËR^E  DE  CH.  LAHURE 
Rae  de  Fleanis,  9,  à  Paris 


GÉOGRAPHIE 


DE  STRABON 


TllADUGTION  NOi:VELLE 


^       r 


PAR  A3IED«?:K    tardleu 

SUS-KMîLlOTHKCAmE  I)E  l/lNSTITlT 


TOME    PREMIER 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE  ET  G" 

BOULEVARD    S/INT-3ERSIAI»,   N*  77 

1867 


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