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JEAN-MARIE CARRE
GŒTHE
en
Angleterre
Étude de littérature comparée
Troisième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON.NOURRIT ô C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, rue Garancière - 6*
Tous droits réservés
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GŒTHE
EN
ANGLETERRE
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1920.
DU MÊME AUTEUR :
Bibliographie critique et analytique de « Goethe en
Angleterre ». Paris, Plox. 4920
Histoire d'une division de couverture (1914). Paris, La
Renaissance du Licre, 1920. "^
(En collaboration avec les « Compagnons «) L'Université nou-
velle. 1. Les principes; II. Les applications. Paris, Fischbacher.
1918 et 1919.
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET C», 8, RUE GARANCIÈRE. — 25241
JEAN-MARIE CARRÉ
CHARGÉ DE COURS DE LITTÉRATURES MODERNES COMPARÉES
A l'université de LYON
DOCTEUR ES lettres
GOETHE
EN
ANGLETERRE
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C-, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6*
Tous droits réservés
Copyright 1920 by Plon-Nourrit et C««.
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
MONSIEUR CHARLES ADAM
Membre de l'InsUiut
Recteur de l'Académie de Nancy
Hommage de respectueuse affection.
J-M. C.
INTRODUCTION
Ce livre a été écrit presque en entier avant la guerre.
La question du cosmopolitisme s'éclaire à présent d'un
jour nouveau. Que sont devenues les idées que nous avions
sur l'Allemagne? Les unes ne résistent pas au torrent
des émotions, des souffrances, des désillusions qui les
entraînent à la dérive; elles sont battues par l'expérience.
Les autres se chargent de passion, se colorent et s'en-
flamment; elles se consument dans les sentiments en
révolte. Ou l'indifférence, ou je ne sais quelle méfiance
hostile. Nous ne vivons pas dans le plan lumineux de
la pure intelligence, nous vivons dans l'incertaine atmos-
phère des convalescences morales. Et nous écrivons, d'une
plume mal assurée, tremblante encore d'indignation, prête
à rayer plus d'une page ancienne, hésitante devant nos
pensées nouvelles. Qui oserait nous le reprocher?
Et cependant je n'ai apporté à ce livre aucune retouche
essentielle. C'est une étude d'histoire. Elle est tournée vers
le passé. D'aucuns me diront : « L'influence de l'Alle-
magne, l'influence de Gœthe, en Angleterre ou en France?
Que nous importe? Il n'y a plus q«e des « Boches ».
Pourtant il y avait une Allemagne. Non seulement elle
II GOETHE EN ANGLETERRE
avait sa place au soleil, cette place que revendiquaient,
sans nécessité et sans fin. ses économistes, mais elle tenait
encore, dans le monde de la pensée, un des premiers rangs.
Les autres nations ne s'étaient pas fermées à l'appel de
ses écrivains, elles appréciaient son passé littéraire et
philosophique. Aujourd'hui nous sommes devenus juges.
L'Allemagne s'est révélée indigne de son histoire. Les
biens précieux que lui avait légués le génie, elle les a vendus
à vil prix. Elle a bâillonné la vérité. Ses intellectuels ont
jeté dans le ruisseau le trésor dont ils étaient dépositaires.
Ils ont commis le crime qui ne se pardonne pas : le péché
contre l'esprit.
Ils savaient où était la vérité, et d'emblée, sans hésiter, ils
sont allés au mensonge. Ils ont prostitué les idées, et les
déesses immortelles ont été enchaînées derrière les four-
gons de pillage et menées en servitude.
Pour justifier la guerre, ils ont fait appel à leur «'Kultur »
et à leur « Vieux Dieu ». Pour en augmenter l'horreur, ils
ont eu recours à leur mécanisme et à leur science. Entre
eux et nous il y a tous nos morts.
Mais les morts ne nous empêchent pas de regarder le
passé, bien en face.
Je n'ai aucun scupule, et aujourd'hui moins que jamais,
à parler aux Français de Goethe en Angleterre, il est bon que
nous sachions ce que l'Allemagne a perdu par sa faute, que
nous explorions ce vaste terrain d'entente, où traînent, à
présent, parmi les ruines et les tombes, les débris des sta-
tues pacifiques.
C'est ici qu'elle a enterré ses espérances, ici qu'elle
s'avançait naguère avec tout le lourd apparat de sa culture,
sous les auspices des grands protecteurs, Kant, Goethe,
Beethoven. Que son rêve brisé d'hégémonie morale flotte
éternellement sur sa conscience obscurcie, comme un
remords I
INTRODUCTION m
Aussi n'est-il pas nécessaire d'approcher Gœthe « sur le
pied de guerre » (1).
Gœthe appartient au monde. G est un lieu commun. Il
n'y a qu'un Allemand pour en douter.
En voyant chez un universitaire écossais le portrait du
poète, la femme d'un professeur berlinois s'écria un jour :
« Ach, miser Gœthe! » La sœur du chancelier d'Angleterre,
miss E. Haldane, se trouvait là, et, se tournant vers l'Alle-
mande, lui dit : « Do we say our Shakespeare? » — Oui.
Gœthe, comme Beethoven, est plus humain qu'il n'est Alle-
mand. Si Mig-non, Faust, Werther et leurs frères étrangers
ont fait le tour du monde, c'est que nous les avons recon-
nus, c'est que nous les avons adoptés. En dépit de toutes
les distinctions, qu'est donc la destinée de Gœthe, sinon un
affranchissement progressif des entraves germaniques, une
double ascension inlassable vers un idéal de beauté antique
et un type de parfaite humanité?
Il y a pourtant encore de bons esprits en France qui ne
le comprennent pas ainsi : « C'est une tristesse acre, a-t-on
dit à propos du Faust (2), une sombre désespérance qui
s'exhale de cette glorification voulue et frénétique de la vie. . .
Traîtreusement (!), sous le masque des plus nobles figures
et des plus nobles fictions du passé, Gœthe a magnifié lan-
tique instinct destructeur de sa race. Cette Action qu'il a
mise à l'origine des Temps, cette force dévastatrice qui ne
connaît d'autre règle et d'autre loi que son expansion sans
limite et sans but, il Ta divinisée. Maintenant, c'est fini de
(1) Dans un article de la Revue des Deux Mondes que je parcourus au
front, en avril 1915, M. Louis Bertrand écrivait : « Si je lis Faust aujour-
d'hui, c'est l'Allemand, c'est-à-dire l'ennemi de ma race qui m'y intéresse
par-dessus tout. Et aiasi jai été amené à y clierclier les origines du ger-
manisme, tel que les armées du kaiser nous le traduisent en ce moment
a coups de canons. » Cet aveu — un peu naïf — est la plus sûre con-
damnation dune étude, qui pourrait n'être qu'un parado.xe et n'est qu'une
injustice.
(2) M. Louis Bertrand.
IV GOETHE EN ANGLETERRE
nous tromper. Le temps des paradoxes et des gentillesses
littéraires est passé. Les cadavres et les ruines sont là qui
portent témoignage contre son œuvre : ceci est sorti de
cela. »
On ne peut être plus éloquent ni plus injuste.
On confond ici la philosophie de l'Action et la philoso-
phie de la Force. Qu'on se rappelle les beaux vers du
Faust : « Comme toutes les activités travaillent et a ivent
l'une dans l'autre! Comme les Forces célestes montent et
descendent, et sur leurs ailes d'où la bénédiction s'exhalp.
incessamment portées, remplissent le Monde d'harmonie! »
Où voit-on dans cet Univers le débordement des instincts,
le règne aveugle de la violence? Le panthéisme de Gœthe
est au fond une philosophie du renoncement. Dans le grand
Tout, chaque chose à sa place, chacun à son rang. Pour
que la machine tourne, il faut que les activités s'ordonnent,
que les forces s'équilibrent, que les instincts se soumettent.
« Entsagen », c'est là le testament spirituel de Gœthe. Il
n'y a rien de commun entre l'évangile de l'effort que
Gœthe a légué à Carlyle, et l'apologie de la violence que
l'Allemaone a trouvée chez d'autres.
De plus, Gœthe assagit, pour bien des lecteurs étran-
gers, la pensée allemande. Au moment où elle pénétrait en
Angleterre, elle fut associée intimement à son œ.uvre et elle
bénéficia de son harmonie. La sagesse du poète a heureu-
sement contre-balancé, dans l'esprit de Carlyle, la pression,
déjà si forte, exercée par la métaphysique allemande; elle a
assoupli et même émoussé telle dure et périlleuse théorie
de Fichte sur la Force et le Génie.
Fichte prêche la force. Au fond de l'activité préconisée
par Gœthe, il y a autant de soumission que d'expansion,
et l'ordre s'établit, dans le travail, par l'obéissance et contre
l'anarchie. En s'alliant ainsi à l'expérience de Gœlhe, la
métaphysique allemande perd un peu de son rigide absolu-
INTRODUCTION v
tisme. Sa géométrie acérée s'amollit et se fond dans le
tiède chatoiement d'un roman comme Willielm Meister.
D'autre part, la théorie du génie de Fichte s'est adaptée,
dans le Culte des Héros, à l'image concrète qu'offrait à Car-
Ivle la personnalité de Gœthe. Sans doute le héros res-
semble à la fois au génie des romantiques et au surhomme
de Nietzsche. 11 est, comme le premier, inspiré de Dieu, et
règne, comme le second, par la violence. Mais plus que le
« Roi », le « Poète » hante la pensée de Carlyle. Celui-ci a
devant lui l'exemple d'un héros de l'Idée : Gœthe. Il pré-
fère aux tyrannies fougueuses de l'action cette paisible
souveraineté. Car les Frédéric II et les Napoléon se
meuvent dans une sphère dangereuse : à vouloir maîtriser
les hommes, dit Carlyle, ils oublient les desseins de Dieu.
Ils se croient inspirés et ils mentent. Du héros à l'impos-
teur, il n'y a qu'un pas.
Gœthe est hors de cause. Sa pensée sereine ne peut être
complice d'une philosophie frénétique. Il n'est pas un pro-
fesseur de violence. Il n'est pas un surhomme amer:
comme le lui disait Napoléon à Erfurt, il est un « homme »,
tout simplement.
Plus d'un de nos intellectuels repentants s'évertue à
nous prouver que toute la « Bochie » de 1915 se trouve
déjà dans l'Allemagne de 1815. Que ne l'avait-on dit plus
tôt? Le passé n'a pas changé. L'histoire ne s'est pas
modifiée. Ce n'est pas la guerre qui rend subversive telle
ou telle théorie de Fichte. Elle l'était. On ne l'a pas dit.
On ne l'a pas vu. Et maintenant, ce danger, on le cherche
partout et là où il n'est pas. Je ne puis mettre sur le même
plan tout le passé et tout le présent, l'homme au chiffon de
papier et le poète d'Iphigénie.
Gœthe est citoyen du monde. Son génie s'est alimenté à
toutes les sources, et l'on sait ce qu'il doit à Shakespeare
et à Rousseau. Sa pensée a été travaillée par l'idée d'une
VI GŒTHE EN ANGLETERRE
« Weltliteratur ». Lui qui aimait à la fois des écrivains
aussi opposés que Voltaire et Caiiyle, qui pratiqua la plus
noble tolérance intellectuelle, il mérite d'être solennelle-
ment accueilli, après la tempête, au seuil de la nouvelle
République des lettres. Et puisque nous nous plaisons à
voir en lui, en même temps que l'ancêtre du cosmopoli-
tisme littéraire, un fds de la Rhénanie, il n'est pas sans
intérêt que nous fêtions cette bienvenue dans l'Alsace rede-
venue française, cent cinquante ans après son inscription
comme étudiant en droit à l'Université de Strasbourg.
II
A la base de la littérature comparée, il y a une étude de
psychologie collective et de psychologie individuelle. Dans
Gœthe en Angleterre, il s'agit de décrire, par rapporta Goethe,
les courbes de l'opinion britannique au dix-neuvième siècle,
mais aussi de préciser l'influence de Gœthe sur certaines
individualités de génie. Il faut s'attacher à la fois aux lec-
teurs et aux écrivains. Gœthe en Angleterre, c'est, par
exemple, l'attendrissement werthérien à la fin du dix-hui-
tième siècle, mais c'est aussi la formation intellectuelle de
Carlyle. Une telle enquête a une portée très générale et
apporte des résultats plus précis qu'on ne le pense généra-
lement. Dune part, elle déborde la littérature proprement
dite, elle pénètre dans la vie même de la nation, elle dose
la sensibilité d'une époque en dépouillant ses journaux et
ses périodiques, elle suit au théâtre, dans la musique, dans
la gravure, les variations des thèmes gœthéens, Werther
ou Mignon par exemple; bref, elle met en lumière, à propos
de l'écrivain allemand et par un effet naturel de contraste,
INTRODUCTION vil
les traits le plus caractéristiques du peuple anglais. D'autre
part, grâce aux autobiographies, aux correspondances, à
l'approfondissement même des œuvres, elle permet de
fixer les apports de Goethe dans la pensée et dans la pro-
duction du g"énie. On travaille sur des réalités et ces réa-
lités ne sont pas impondérables
Il faut partout distinguer succès et influence. Werther par
exemple eut un grand succès, mais son influence litté-
raire n'est pas aussi intéressante qu'en France. Goethe
apporta au public anglais une émotion qui n'était pas nou-
velle, Werther n'est qu'une variation, une illustration des
thèmes sentimentaux propagés par Rousseau, Macpherson
et Young. Dans le désenchantement britannique de
l'époque, il n'y a pas, en général, la protestation indivi-
dualiste de notre mal du siècle, et les héros de Byron ne
descendent pas de Werther. Par contre, les drames de
Gœthe se heurtèrent à l'hostilité des « conservateurs ».
Stella fut parodiée parles amis de Pitt. Gœtz de Berlichingen,
qui n'eut aucun succès, eut une influence certaine sur
l'orientation historique de Walter Scott. Les œuvres de
Gœthe ont souvent eu le plus d'action lorsqu'elles ont eu
le moins de vogue : Faust inspira le Manfred de Byron, et
fut traduit par Shelley à un moment où il était inconnu
des Anglais.
Pour de telles recherches, une méthode strictement his-
torique est indiquée. Mais le plan de l'ouvrage, tout en
étant chronologique, tout en suivant en gros l'apparition
des œuvres de Gœthe en Angleterre, doit satisfaire à deux
exigences : mettre en lumière, d'une part, le phénomène
d'opinion et, d'autre part, l'individualité dirigeante. La
méthode d'exposition adoptée dans Gœthe en France s'ac-
corde sensiblement avec les résultats de cette enquête et
se prête à ce double but. Il faut saisir sur le vif, à sa date
de plus grande action, telle ou telle œuvre gœthéenne,
VIII GOETHE EN ANGLETERRE
suivre l'infiltration du motif étranger sous les multiples
courants littéraires jusqu'à son point d'émergence, n'établir
des courbes que pour en dégager les sommets. Et comme
ces soudaines ascensions des lignes ordinairement impré-
cises et flottantes sont provoquées par une intervention
individuelle, par l'entrée en scène d'un Carlyle ou le livre
d'un Lewes, la causalité entraîne et justifie l'ordre cbrono-
logique.
A l'intérieur de cette succession un parallélisme s'im-
pose. A telle étape, à tel développement de la pensée et
de l'art anglais correspond un aspect difî"érent de Goethe.
L'auteur de Wertht^r domine vers 1780, à une époque de
sentimentalité. L'audacieux constructeur du Faust est, au
moment du grand romantisme, accueilli par les uns au
nom delà révolte, répudié par les autres au nom de la reli-
gion; le moraliste de Wilhelm Meister est révélé par Car-
lyle vers 1830, alors que l'on cherche, au delà du rationa-
lisme, un nouvel horizon de croyance morale. Et par
contre, il y a des lacunes aussi caractéristiques dans l'opi-
nion : l'artiste classique, le savant sont encore ignorés vers
1850. Il est intéressant de se demander pourquoi. N'y a-
t-il pas des concordances négatives qui éclairent, souvent
plus que les rapports positifs, l'interprétation d'un homme
par un peuple?
Après l'engouement werthérien, la réaction morali-
sante l'a emporté pour longtemps. C'est là une des
idées dominantes de l'ouvrage. La vie privée du poète
a blessé la moralité conventionnelle des Anglais, l'indivi-
dualisme de sa pensée a effrayé leur esprit de tradition.
Seuls les « outlaws » comme Byron et Shelley se sont
approprié les iiardiesses romantiques du Faust. Pour
incliner les résistances, il faudra que Carlyle rassure les
INTRODUCTION IX
lecteurs sur la moralité de Gœthe, le transforme en un pro-
phète d'idéalisme et de renoncement, oppose à la dessé-
chante ironie dé Voltaire la sagesse du second Willielm
Meister.
La part de' la France dans l'histoire de Gœthe en Angle-
terre ne saurait être exagérée. Werther fut d'abord traduit
du français. Les drames de Schiller et de Gœthe parvinrent
en Angleterre dans l'édition de Friedel et Bonneville,
Mackenzie et Southey ne connurent Gœtz de Berlichingen
qu'à travers notre version. Ce fut l' Allemagne de Mme de
Staël qui révéla à Byron, à Shelley et à Carlyle la signih ca-
tion de Faust et la grandeur de Gœthe. Les Mémoires de
Gœthe (1824), médiocre adaptation d'après le français
d'Aubert de Vitry, donnèrent au public anglais les pre-
miers renseignements sur la vie du poète. Transpositions,
déformations, travestissements sans doute, mais c'est à la
faveur de ces erreurs que la vérité se fraya un chemin.
Gœthe s'imposa assez tard en Angleterre. Il avait contre
lui, outre les préjugés britanniques, la concurrence de ses
plus médiocres compatriotes. Lorsque la vogue de Werther
fut passée, il ne fut plus, pour les Anglais, qu'un auteur
quelconque parmi tous ceux du Sturm und Drang. Les idées
qu'on avait sur la littérature alleriiande étaient très vagues,
et dans la préface qu'elle écrivit pour sa traduction de
l'Enfant de l'Amour, Anne Plumptree plaçait Kotzebue
sur le même plan que « Schiller, Iffland, Beck, Schroder,
Wieland, Gœthe et Klopstock ». A cette époque parais-
saient à Londres les productions allemandes les plus invrai-
semblables, S chauer romane, histoires de spectres et de
voleurs, mélodrames sentimentaux. Gœthe était classé,
intercalé dans une série dont il ne se dégagea que lente-
ment. Schiller perça plus vite les rangs de cette turbulente
avant-garde qui barrait la route aux princes de la littéra-
ture. Vers 1800, Coleridge, Wordsworth, Southey, Camp-
X GOETHE EN ANGLETERRE
bell avaient découvert et plus ou moins imité ses drames.
11 était « l'auteur des Brigands et de Wallenstein ». Ce fut
le mérite de Mme de Staël d'avoir ramené l'attention sur
Goethe et sur Faust. L'édition anglaise de l'Allemagne
(1813) secoua l'indifférence, détruisit les préventions, ou
calma l'hostilité de nomhreux lecteurs. Peu à peu Gœthe
progresse dans le pays conquis et il dépasse même la ligne
qu'avait atteinte son rival. A la fin du dix-huitième siècle,
Schiller domine en Angleterre. Trente ans plus tard, il est
oublié; Gœthe commence à régner. L'influence de Schiller
se termine avec la période romantique et révolutionnaire.
L'œuvre de Gœthe révèle graduellement son infinie com-
plexité et sa valeur éternelle. Au gioment oii Carlyle
publie sa Vie de Schiller, la pensée de Schiller est morCe,
c'est un tombeau qu'il lui élève. Au contraire, avant la
mort de Gœthe, Carlyle lui assure en Angleterre un pres-
tige tardif, mais durable.
* * •
Jusqu'à l'intervention de Carlyle, il s'agit surtout d'une
étude collective, d'un tableau de la société, de la presse et
de la littérature. J'ai décrit des mouvements d'enthou-
siasme et d'hostilité : des écrivains comme Mouk Lewis,
Walter Scott, Coleridge, Byron et Shelley n'ont pas été,
dans cet exposé, isolés de leur temps ou de leur groupe,
mais ils ont été examinés à leur heure, comme des hommes
représentatifs d'une opinion ou d'une attitude.
Avec Carlyle, j'ai modifié mon point de vue. Carlyle
n'est pas un miroir de son époque, mais un foyer d'où
partent de nouveaux rayons. Il est, pour employer ses
propres expressions, un révélateur, un prophète. Sans
doute il représente « la revanche des instincts » contre
rintellectualisme utilitaire, mais les instincts n'ont pris,
INTRODUCTION xi
en partie, leur revanche que par lui. Il ne rentre dans une
époque que parce qu'il l'a entraînée à sa suite. Il faut donc
s'installer dans sa pensée, suivre lentement son évolution,
s'attacher à lui pour lui-même. Il doit nous retenir long-
temps, d'abord parce que son génie s'est surtout développé
sous l'influence germanique, ensuite parce que sa prédica-
tion en faveur de Gœthe fut de toutes la plus efh'cace et la
plus éloquente. J'ai considéré son œuvre comme le bloc
massif et central qui maintiendra les différentes parties de
ce travail, comme la clé de voûte de la construction. Il
fait, à lui seul, l'objet de la seconde partie, la plus impor-
tante à mon avis : l' Avènement des certitudes morales.
J'y étudie, en fait, la formation d'un grand écrivain
(1820-1840). A l'enquête de psychologie collective, il faut
substituer ici cette enquête de psychologie individuelle
dont je parlais plus haut.
Avant de se remettre en marche à travers la littérature,
il faut s'accorder un arrêt pour scruter l'horizon. Et l'on
peut même prétendre que la halte est plus intéressante
que la route. Du sommet où se dresse Carlyle, on découvre
sans doute la perspective du siècle, mais il y a sur ce
sommet un temple élevé à l'héroïsme, et dans ce temple
on ne peut pas ne pas entrer.
Ce n'est pas laisser Gœthe à la porte. Carlyle l'a entraîné
au fond du sanctuaire. Là où je n'étudie, en apparence,
que Carlyle, je saisis Gœthe, et peut-être dans ce qu'il a de
plus vivant. Les idées que Carlyle a trouvées en lui sont
devenues sa chair et son sang. Il faut prendre Carlyle tout
entier. Peu importe que son appréciation sur Gœthe soit
incomplète ou discutable, si elle est révélatrice et féconde.
L'idée qu'il se fait du poète est liée à une conquête morale,
celle de « l'éternelle affirmation », et à une conquête philo-
sophique, celle de l'idéalisme. On ne peut la comprendre
si on l'isole de sa vie et de sa pensée. J'ai examiné Carlyle
XII GOETHE EN ANGLETERRE
tout entier à l'époque de sa formation. C'est qu'à cette
époque plus qu'à une autre, tout se tient en lui, tout est
indivisible. Le levain est tombé dans son esprit : tout fer-
mente et bouillonne.
Les « historiens » de la littérature doivent tenir compte
des hommes qui font l'histoire. Au cours de leurs recherches
minutieuses, ils rencontrent le génie, et le génie s'impose
à eux avec sa force suggestive, son immortelle vitalité. Il
exige d'eux une méthode plus souple. A eux de se déplacer.
Leur étude n'est plus un voyage autour de l'écrivain, dans
la presse et dans l'opinion. C'est une contemplation : elle
est au centre de l'esprit. Le chemin des générations pas-
sées, ils ne le trouveront d'ailleurs qu'en suivant le héros.
C'est lui qui leur a communiqué la vie, qui les a aidées à
maîtriser leurs enthousiasmes, à se débarrasser de leurs
préjugés. Sans Carlyle, l'histoire de Gœtlie en Angleterre
existerait à peine. Elle serait un catalogue de faits, un
répertoire de thèmes, un inventaire de journaux. Pour
emprisonner cette poussière, on essaierait en vain de char-
penter des cadres. Ces cadres ne retiendraient rien. Goethe
a trouvé un ami comme Carlyle, et voici que son influence
devient réelle, sa pensée devient vie. Sans doute ses idéeis
changent de direction. Mais ce qui est intéressant, c'est
précisément ce changement, c'est ce nouveau point de
départ; ce ne sont pas, comme il le croyait lui-même, les
imitations, Tes ressemblances, les traits communs et uni-
versels. Ceux qui ne voient pas les divergences, quelles
soient individuelles ou nationales, ignorent la vie et éta-
blissent au-dessus d'elle un édifice abstrait, fait de paral-
lèles fragiles et de généralités. Goethe a été transformé,
déformé par Carlyle, mais s'il a exercé une influence quel-
conque sur un esprit anglais, c'est à cause de cette trans-
formation. N'hésitons pas à rendre au génie cette respon-
sabilité. Jusqu'à l'intervention de Carlyle, les œuvres de
INTRODUCTION xm
Goethe étaient tombées en Angrleterre comme des pierres
au bord d'un lac. La seule méthode possible pour étudier
leur action était tout extérieure. Une œuvre de Goethe
paraissait : nous l'attendions à la périphérie, nous suivions
ses répercussions dans les milieux de- second ordre, dans
les boutiques des libraires, les clubs et les salles de rédac-
tion.
Maintenant, nous sommes au cœur de la littérature. La
pensée de Gœthe est tombée dans la pensée de Carlyle,
comme un lingot d'or au milieu de Fétang, et voici que les
cercles mouvants se multiplient, s'élargissent, voici que la
profondeur s'illumine d'un étrange rayonnement. Le
génie appelle le génie. L'influence d'une littérature sur
une littérature est souvent l'influence d'un grand homme
sur UQ grand homme.
* *
Après Carlyle, l'influence de Gœthe sur la littérature
anglaise est intimement liée à l'action de Carlyle sur ses
contemporains. Si l'on étudie l'état de l'opinion anglaise
vers 1830, on retrouve, à chaque instant, dans le brouhaha
des voix de la critique, l'écho de sa, prédication. Le Gœthe
qui domine le débat, ce n'est plus l'auteur de Werther, ce
n'est pas encore l'auteur du Faust, c'est l'auteur de Willielm
Meister. On ne se demande pas ce que vaut le poète, mais
ce que vaut le moraliste. La critique se divise à peu près
en deux camps : les uns, comme Jeff'rey, de Quincey et
même Stuart Mill, ne se laissent pas convaincre par Car-
lyle; les autres, comme J. G. Lockhart, John Sterling,
Sarah Austin, s'inspirent de sa pensée ardente. Avec ses
romans « métaphysiques », Bulwer Lytton renoue la tradi-
tion de Wilhelm Meister. Comme Carlyle dans son Wotton
Reinfred et son Sartor Resartus, mais plus habilement et
plus abondamment que lui, il développe, en de nombreuses
XIV GŒTHE EN ANGLETERRE
variations, dans le cadre du roman autobiographique, le
thème de l'apprentissage humain. La grande idée du re-
noncement, formellement rattachée à l'influence de Gœthe,
anime un poète comme Tennyson ou Clough. Et c'est
ainsi que l'on s'achemine vers la moitié du siècle, jusqu'au
moment où G. H. Lewes, dédiant à Carlyle sa Vie de
Gœthe (1855), va néanmoins redresser et compléter son
interprétation.
Il restait à éclairer quelques aspects de Gœthe encore
ignorés des Anglais. Ils avaient appris à connaître, avec
plus ou moins de précision, avec plus ou moins de plaisir
aussi, l'auteur de Wei^ther, le poète du Faust ou des lieds,
l'homme privé, le sage conseiller de Wilhelm Meister. Que
leur restait-il surtout à découvrir? L'artiste et le savant.
C'est ce que va leur révéler Lewes. Gœthe est un Grec,
dit-il, non un penseur, mais un artiste. Il est très grand, le
plus grand de tous peut- être, quand il se soumet aux exi-
gences impérieuses du beau. Il est impardonnable quand il
oublie — et cela lui arrive trop souvent — sa vocation
d'artiste pour remplir l'illusoire et périlleuse mission de
prophète. Et si le goût classique de G. H. Lewes est satis-
fait par la perfection formelle d'Iphigénie ou des Élégies
romaines, son esprit positiviste s'attache complaisamment
à décrire les travaux scientifiques de Gœthe. En face
des intuitions lyriques de Carlyle, il dresse sa solide et
vivante biographie. Avec lui, la destinée de Gœthe en
Angleterre se recourbe et se ferme. Beaucoup d'Anglais
ont travaillé à forger la chaîne. Carlyle, le plus robuste
forgeron, Favait pourtant laissée inachevée. Lewes y a
ajouté les derniers anneaux et, par une habile soudure,
a fini le cercle.
C'est ainsi que l'Angleterre achève lentement, vers 1850,
le tour de la personnalité de Gœthe. Sans doute, elle n'en
garde qu'une vue encore bien superficielle, elle n'en con-
INTRODUCTION XV
naît (jiie les principaux aspects, mais elle est orientée, elle
sait (le quels côtés regarder. Le génie de Gœtlie est com-
parable au miroir tournant d'un phare dans la nuit. Des
rayons variés, jaillissant de ses multiples faces, sont
venus frapper l'àme anglaise. Elle sent maintenant toute
la richesse et tout l'éclat de cette lumière lointaine, mais
elle est encore un peu déconcertée. Il lui reste à faire un
travail d'anfdyse, à recueillir elle-même un certain nombre
de ces rayons, à les réfléchir, à en étudier les vertus. Il lui
reste à travailler. C'est ici que le travail critique intervient.
Et cet approfondissement de la pensée de Gœthe, fav^orisé
par l'orientation germanique des universités anglaises sous
le gouvernement de la reine Victoria, sera la tâche de la
seconde moitié du dix-neuvième siècle.
Au moment où Gœthe devient ainsi l'objet d'études sys-
tématiques, son influence littéraire apparaît, par contraste,
moins directe et moins personnelle. Elle s'éparpille et se
dilue. Plus on se rapproche de la fin du dix-neuvième siècle,
plus il devient difficile d'établir des liens précis entre
Gœthe et tel ou tel écrivain anglais. Le meilleur de Gœthe
est devenu un bien commun. De nombreux esprits s'en
sont nourris sans en avoir conscience. A la suite d'Edward
Everett, de George Bancroft, de Margaret Fuller, d'Emer-
son, les Américains sont entrés en scène, renforçant la
critique anglaise et apportant, sur le sujet, l'appoint d'une
littérature considérable. Gœthe en Angleterre devient peu
h peu inséparable de Gœthe en Amérique. Les grands
essais de langue anglaise paraissent à la fois à Londres et
à Boston. Avec l'accroissement de la littérature critique,
beaucoup d'Anglais n'ont plus des œuvres de Gœthe qu'une
connaissance de seconde main, et ils s'en contentent. Enfin
telle idée qui appartenait en propre à Gœthe se « déper-
sonnalise », se fond dans un courant général de pensée,
prend une couleur anglaise, et il n'est plus possible de
XVI GOETHE EN ANGLETERRE
démc4er, dans la sourde diffusion de l'esprit du temps,
l'impulsion originale de Goethe. L'impulsion d'un grand
homme ne se propage pas à travers un siècle par ondes
uniformes et selon une ligne droite. Elle est compa-
rable à une source qui se divise à l'infini et s'amasse en
nappes profondes, qui a ses parcours souterrains et se
perd aussi dans les sables. Cari vie a analysé ce phénomène
dans son Essai sur la mort de Goethe. 11 a d'ailleurs eu recours,
pour l'expliquer, à une autre et plus majestueuse image :
« De même que la lune qui peut soulever l'Atlantique
n'envoie pas vers la terre tout d'un coup, mais graduelle-
ment, ses vagues obéissantes, de même que la marée, qui
s'enfle aujourd'hui sur nos rivages et inonde chaque baie,
s'est levée dans le sein du grand Océan quarante-huit heures
auparavant, et qu'en vérité tous les mouvements du monde,
profonds par nature, sont par nature calmes, et s'écoulent,
et s'enflent, et s'avancent avec une certaine lenteur majes-
tueuse, de même en est-il de l'impulsion qui nous vient
d'un grand homme et de l'effet qu'il doit exercer sur les
autres hommes. A un tel homme nous devons faire crédit
d'une génération ou deux avant que l'impulsion céleste
qu'il imprima au monde s'affirme universellement et de-
vienne, sinon intelligible, du moins palpable pour tous les
hommes; encore crédit d'une génération ou deux, durant
lesquelles il faut qu'elle croisse, qu'elle se dilate et qu'elle
enveloppe toutes choses, avant de pouvoir atteindre son
plus baut point, et pour que, désormais, se mêlant à d'autres
mouvements et à de nouvelles impulsions, elle cesse à la
longue d'exiger une observation spéciale. »
Ce rUhme de l'influence de Gœlhe à travers plusieurs
générations anglaises, j'ai essayé de le retrouver. Mais
INTRODUCTION xvii
[)Our le traduire aux lecteurs, j'ai dû le décomposer d'une
fagon un peu schématique, marteler ici quelques grands
accords, marquer là des temps d'arrêt. Les divisions de
cet ouvraire correspondent sans doute en g-ros aux aspects
successifs sous lesquels Gœthe est apparu aux Anglais,
et l'allure chronologique du développement est encore
accusée par les dates qui accompagnent les titres des cha-
pitres. Mais parmi ces chapitres, certains chevauclient l'un
sur l'autre, certains s'emboîtent l'un dans l'autre. L'avance
n'est ni rapide ni régulière. La documentation est lourde
et s'amasse au bord de la route. Il ne faut rien abandonner
et mieux vaut s'arrêter parfois, revenir de quelques pas en
arrière pour donner, comme le moissonneur, un dernier
coup de râteau. Les dates ne sont là que pour situer l'étape
accomplie dans l'itinéraire général.
D'ailleurs, on ne peut limiter rigoureusement la portée
dune résonance littéraire. L'écho de Werther se prolonge
bien au delà de 1800. D'autre part, à l'intérieur même
d'une période déterminée, des esprits clairvoyants, en
avance sur leurs contemporains, pressentent un aspect de
Gœthe qui ne sera connu que plus tard. William Taylor
découvre, cinquante ans avant G. H. Lewes, l'auteur
d'Iphigénie et le poète classique. Il nepeut donc être ques-
tion de découper le siècle en tranches qui correspon-
draient d'une façon absolue à telle révélation de Gœthe
et à tel stade de la pensée anglaise. Dans la vibration
que laisse un accord, on enregistre la persistance d'une
note fondamentale, d'une dominante. C'est seulement
cette dominante que veulent exprimer les principaux
chapitres.
J'ai allégé cet exposé de presque toute sa documenta-
tion : seules les citations essentielles sont reproduites et le
plus souvent traduites en français. En ce qui concerne les
œuvres originales mentionnées ici, je ne donne que leur
XVIII
GOETHE EN ANGLETERRE
1
titre et la date de leur apparition (1). Les ouvrages auxi-
liaires et les études critiques ne sont indiqués que dans
certains cas exceptionnels. L'appareil des références, écarté
de cet ouvrage, trouve sa place dans la bibliographie ana-
lytique et critique qui en est le complément. J'y ai réparti,
entre des chapitres identiques à ceux de l'étude princi-
pale, la multiplicité des documents qui eussent encombré
celle-ci. C'est là qu'il faut se reporter pour trouver, non
seulement le texte ou l'indication des citations, non seule-
ment lamas des références secondaires ou des curiosités
bibliographiques, mais encore l'explication de certains rac-
courcis et la justification de certaines affirmations géné-
rales. Les deux ouvrages sont solidaires. Au risque d'im-
poser à la bibliographie une classification qui peut paraître
arbitraire et artificielle, j'ai adopté pour elle le même plan
que pour cet ouvrage.
(1) Exception faite pour une grande revue aussi connue ijue la Revue
d'Edimbourg, les titres des revues sont reproduits en anglais {Monihly
Review, Foreign Quarlerly Review, London Magazine, etc.). Par contre, les
titres des ouvrages mentionnés sont généralement traduits.
GŒTHE EN ANGLETERRE
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LE SUCCÈS DE « WERTHER » ET LA LITTÉRATURE ÉLÉGIAQUE
(1780-1800)
L'Angleterre à la fia du dix-huitième siècle. L'accueil fait à Werther. La
critique et le public. — Les adaptations et imitations en prose. Le
drame de Frédéric Reynolds. — Les poétesses sentimentales et les
épîtres en vers. La musique et la gravure (Ecole de Bartoloz:ii). — Hos-
tilité croissante de la critique et de rortliodo.\ie; faveur de la mode.
Apparition du Werther populaire et de la caricature. Atïadissement
général du type gœthéen et individualisme d'exception. — Les poètes,
Werther et le féminisme naissant. — Les dernières traductions. L auteur
de Werther.
« With female fairies will thy lomb be
haunted
And woriDS will not come to thee. »
(Shakespeare.)
[Mary Robinson, Él/^gie à la mé-
moire de Werther (1786).]
Pendant la première moitié' du dix-huitième siècle, en dépit
des alliances et des sympathies dynastiques, l'Angleterre était
restée sur la réserve à l'égard de l'Allemagne. Si elle avait
accueilli avec empressement la culture française, elle soup-
çonnait à peine, de l'autre côté du Rhin, la renaissance des
lettres, le rayonnement de V Aufklàrung . Ses rois allemands
n'existaient pas pour elle. Les deux premiers George, vulgaires
et peu cultivés, n'étaient pas faits pour relever le prestige de
leur patrie d'origine dans leur patrie d'adoption. L'Anglais con-
1
2 GOETHE EN ANGLETERRE
sidérait la langue de ses souverains comme un patois informe,
tout au plus nécessaire au commerce sur la Baltique, et il se
souciait peu des productions d'un peuple auquel il déniait toute
maturité et toute finesse d'esprit. « Tout ce qu'on .savait de l'Alle-
magne, c'est que c'était une vaste étendue de pays couverte de
hussards et d'éditeurs classiques, que, si vous y alliez, vous ver-
riez à Heidelberg un très grand tonneau et que vous pourriez vous
régaler d'excellent vin du Rhin et de jambon de Westphalie (1). »
Ce fut seulement sous le règne de George III que se pro-
duisit un changement d'opinion. La reine Charlotte, une prin-
cesse de Mecklembourg-Strelitz, était restée au courant de la
littérature allemande et elle en parlait volontiers.
Vers 1760, les Anglais commencèrent à s'y intéresser. Les
premières œuvres traduites, la Messiade de Klopstock, le Socrate
de Wieland, les Fables de Lessing, répondaient, soit à leur goût
classique, soit à leurs prédilections morales.
Mais voici qu'en Angleterre se levait aussi l'aube d'un roman-
tisme. Goethe allait apparaître dans cette nouvelle lumière. Le
Voyage sentimental de Sterne, le Vicaire de Goldsmith, l'élégie de
Gray, la poésie de Macpherson préparaient peu à peu, dans des
genres très dilîérents, les voies à Thistoire de Werther. Une
réaction se dessinait contre le classicisme artificiel de Pope, au
nom du sentiment et de la nature. Traduit par Goethe, Ossian
avait ému la sensibilité allemande; déclamé fiévreusement par
Werther, il revint toucher lame anglaise. Les Tristesses (i) du
jeune Werther séduisirent les âmes sensibles et les lectrices de
Clarisse llarlowe.
En même temps que cet attendrissement, un frisson d'inquié-
tude et de pitié humaine saisit le cœur des poètes. Ils s'émeu-
vent en contemplant dans le cimetière du village, auprès des
ifs noueux, les tombes des paysans :
t Grands hommes inconnus! la froide pauvreté
Dans vos âmes glaça le frisson du génie (3). »
(1) Revue d'Edimbourg, juin 1810.
(2) Sorroiva. et non aufferings
(o) Gr.\y, Élégie écrite dans u
un cimelière de campagne, 1749. TraductioQ
de M.-J. Chénier.
LE SUCCES DE « WERTHER » 3
L'individu opprimd par la société frémit, lutte et parfois
sombre. Chatterton, vaincu par la vie, s'empoisonne à dix-huit
ans dans son grenier. Mais le public anglais n'a pas l'audace
g^énéreuse des poètes, ne se récrie pas ouvertement contre
l'injustice sociale, il n'absout pas le suicidé. Le préjugé reli-
gieux et moral est plus fort que les revendications indivi-
dualistes.
C'est alors que paraît Werther, traduit du français, en 4779,
par W. Render, docteur en théologie (1). L'auteur de cette
transposition très libre a soin de supprimer les passages qui
pourraient choquer l'orthodoxie de ses compatriotes; dans sa
courte préface, il présente M. Gœthe, « docteur en droit civil »,
€t le défend de s'être fait l'apologiste du suicide. C'était aller au
devant des objections, et de fait, la critique, se cantonnant sur
l'étroit terrain de la moralité puritaine, fut hostile à Werther.
On avait bien jugé en France l'action languissante, les carac-
tères insignifiants et le ton frénétique : ceci était à prévoir, à
attendre de la vieille critique intellectuelle, soucieuse des règles,
amie de constructions ingénieuses et d'incidents variés. Mais,
en Angleterre, une préoccupation unique domine les jugements :
la morale religieuse. C'est au nom de la morale et de la religion
que les revues justifient^ et plus souvent encore attaquent les
Tristesses de Werther. La Critical Review, organe du parti tory et
de l'Église officielle, dénonce la tendance pernicieuse de l'ou-
vrage. Le London Magazine, seul à apprécier la simple et pathé-
tique histoire, reproche à l'auteur d'avoir présenté le suicide
sous « un jour trop favorable ». Par contre, le lecteur peut
déduire, s'il le veut, d'après la non-conformiste et libérale Mon-
thly Revieiv, une « excellente morale » de ce petit livre qui dépeint
magistralement les lamentables efi'ets des passions désordon-
(1) En 1780, le chevalier Herbert Croft, futur protecteur de Nodier, lait
déjà plusieurs allusions « au roman de Gœthe traduit de l'alleniand en
français, n Cf. son rouian Amour et folie, « histoire trop vraie », racontée
sous forme de lettres, en un style bien werthérien. Il mentionne et
apprt'cie Werther, et plaj^ie Chatterton. — La traduction française de
Werther, que mentionne Herbert Croft et qui fut le modèle de la traduc-
tion anglaise de Render, est vraisemblablement celle du Vaudois Dey-
verdun (1776), grand ami de Gibbon et commensal de ce dernier à
Lausanne. Cf. F. Baloensperger. Bibliographie de Gœthe en France, p. 5.
4 GŒTHE EN ANGLETERRE
nées. Mais, en général, si le critique anglais avait jadis admis le
suicide de Caton, parce que l'intègre héros d'Addison, en dispa-
raissant d'un monde où triomphe le vice, fait un acte de foi en
l'immortalité, il n'hésite pas maintenant à condamner Werther
comme un faible et un inquiet qui transgresse les lois morales.
En revanche, l'accueil du public fut enthousiaste. Dix éditions
se succédèrent de 4779 à 1790. Des traductions nouvelles et
tout aussi médiocres que la première, l'une d'après l'original
allemand, l'autre d'après la version française d'Aubry (1), paru-
rent en 1786 et en 1789.
Les lecteurs de Werther appartenaient à toutes les classes. Ce
n'étaient pas surtout, comme en France, des bourgeois mécon-
tents ou des hobereaux idéalistes. A part quelques individualités
d'élite, ils étaient beaucoup plus émus par une touchante des-
tinée qu'inquiétés par une vague nostalgie d'infini. Werther se
détachait pour eux, non pas sur un horizon d'orage, mais dans
un décor rustique et sur un fond d'idylle. Dans leurs doulou-
reux attendrissements, ils ne pouvaient oublier le clocher de
Walheim, la scène des tartines ou la visite au vieux pasteur»
Ils n'étaient pas encore grisés, comme certains cadets de l'ancien
régime, par le frisson tragique, avant-coureur des révolutions;
ils étaient seulement enveloppés d'une tristesse très douce et
un peu fade. Les jeunes gens et les femmes surtout se dispu-
taient les petits volumes, illustrés de gravures mélancoliques.
Et bientôt, après avoir lu et relu le roman, on le continua, on
le modifia, on le justifia, on le recommença. Ce fut toute une
littérature larmoyante et féminine : des amplifications en prose,
une adaptation dramatique et surtout de multiples poésies
lyriques, la plupart, hâtons-nous de le dire, dénuées de valeur
littéraire.
* *
Pour pouvoir s'abandonner plus librement aux effusions
sentimentales, on eut soin de se mettre en règle avec la
morale, et souvent, comme on ne pouvait ressusciter le sui-
(1) Oa plutôt du comte de Schmettau. Cf F. Baldenspergkr, Bibliogra-
phie de Gœthe en France, p. 6.
LE SUCCKS DE « WERTHER » 5
€idé, on lui ménagea en l'autre monde un accueil justement
sévère. Dans Éléonore (1785), l'héroïne raconte à Marie, par
lettres, ses amours vertueuses et résignées. Afin d'échapper à
la passion que lui inspire Werther, le fiancé de sa sœur défunte,
elle se rend à la Cour; là elle résiste aux assiduités d'un comte
de llolstein et s'alanguit au bal, près d'un M. de Ponthin qui lui
rappelle Werther. Revenue à la maison, elle est aimée, puis
abandonnée par Werther qui se tue. C'est un récit filandreux,
entravé par deux épisodes enchevêtrés et touchants, agrémenté
surtout de réflexions moralisantes et de points d'exclamation.
Le dernier chapitre, qui évoque le tribunal du Père Éternel et
oppose au désespoir impie de Werther l'exemple résigné du
Rédempteur, se termine par les intercessions et les prières
d'Éléonore.
Les Lettres de Charlotte fendant sa liaison avec Werther (1 785)
sont un récit tout aussi sentimental, plus moral encore et plus
compliqué. Walheim est plein de soupirants, et l'auteur semble
avoir voulu discréditer Werther pour assurer à sa vertueuse
•Charlotte les sympathies des âmes pieuses. Cette œuvre eut, de
toutes les adaptations, la plus grande vogue en Angleterre, et
<;'est compréhensible. Werther ne lit plus Pétrarque comme
dans Éléonore, mais Macpherson. Charlotte connaît les classiques
anglais, fait allusion à Roméo et Juliette, lit les Saisons de Thom-
son, cite Young et méprise le français, « langage de vanité ».
Elle combat l'irréligion de Werther, cherche un apaisement
dans la musique et la poésie et joue de la harpe. Sans doute
l'image de Werther, errant en pleurs sous les tilleuls, la pour-
suit dans ses rêves fiévreux, mais après la lecture d'Ossian et
la scène du baiser, elle se ressaisit complètement. « L'idée de
la vertu » envahit son esprit, « avec toute sa plénitude et sa
force » et elle éloigne Werther pour toujours. Enfin, après
la catastrophe, elle redoute pour lui la colère divine, malgré
la protection des chérubins qui le voilent de leurs ailes, et
«lie implore pour lui la pitié du Seigneur.
Werther vit la scène en 1785. La tragédie de Frederick Rey-
nolds fut la seule adaptation dramatique du roman en Angle-
6 GŒTHE EN ANGLETERRE
terre. Elle fut aussi la première œuvre de ce grand fabricant de
théâtre qui, détail savoureux, s'en servit comme d'un madrigal
pour conquérir la dame de ses pensées. Malgré les railleries de
sa famille et de ses amis, le jeune soupirant (il avait alors
vingt ans) composa sa tragédie pour les beaux yeux de
Miss Eliza Proctor, la belle-sœur de lord Eiïingham. Lorsqu'il
lut sa pièce en présence de la comtesse et de sa sœur, l'accueil
fut peu encourageant. Mais rien ne le déconcerte, ni le placide
sommeil de l'une, plus fort que la rhétorique werthérienne. ni
l'éternuement de l'autre qui frissonne... de froid, dans la cham-
bre où meurt le feu. Soudain, voici lord Effingham, sceptique et
l'ironie aux lèvres. Reynolds commence la scène d'Ossian et son
pathos émeut la jeune fille. Alors, fier de lui avoir arraché des
larmes, il se met à déclamer, avec une emphase grandissante,
les remarques scéniques : « Ici, ils perdent la notion de tout ce
qui existe, et le monde entier disparaît devant eux. Il l'enlace
dans ses bras, la presse sur sa poitrine... » « Halte-là, Master
Fred, s'écrie lord Effingham, arrêtant d'un geste brusque le
récit corrupteur : Eliza, Fred est un sot, un sot allemand, qui
manque, sans s'en douter, au décorum et à l'élémentaire décence i
et il renvoie dans ses appartements la trop tendre jeune fille.
Mais Reynolds ne se découragea pas. Sans écouter Beckford,
l'auteur de Vathek, qui trouva Werther un excellent sujet pour
une comédie burlesque, il fit jouer sa pièce au théâtre de Bath.
Il eut soin d'ailleurs de dire tout haut, dans un Prologue, ses
intentions morales : ne montre-t-il pas « le pâle suicidé dans
une horreur sanglante », ne met-il pas l'impie en garde contre
un tel exemple?
Au premier acte, Charlotte et Albert essaient de réconforter
Werther et, dans le jardin baigné de lune, tous trois s'entre-
tiennent de l'au-delà et des chers trépassés. Au deuxième acte,
Charlotte raconte à son amie Laura son rêve terrifiant : Wer-
ther précipité d'un roc dans le fleuve. Albert part pour la Cour,
mais le glas de Walheim amollit et attriste Tàme de Charlotte.
Werther paraît : lecture d'Ossian et scène du baiser. Cependant
Albert, hésitant devant la tempête, agité d'obscurs pressenti-
ments, rebrousse chemin et rentre. Il trouve Werther chez
LE SUCCES DE « WERTHER » 7
lui et, au troisième acte, il fait à Charlotte une atroce scène
de jalousie :
« Go to thj Werther 1 revel in his arms! » etc..
Werther s'empoisonne et Charlotte sombre dans la folie.
Ce drame fre'nétique, qui nous montre un héros malade, tou-
jours prêt à se jeter sur le sol ou sur un sofa, fut d'abord joué
en cinq actes et eut un grand succès.
Lors de la première représentation (25 novembre 1"85), on
commençait déjà à s'évanouir dans la salle, après la scène du
jardin, et l'on sentait, dit l'auteur, monter Todeur des sels.
Il y eut bientôt une syncope, puis trois autres pendant la scène
d'Ossian, et malgré une maladresse ridicule d'un acteur à la
fin, le rideau tomba sur un tonnerre d'applaudissements. Wer-
ther eut de nombreuses représentations à Bath et attendrit le
monde qui se pressait dans l'élégante ville d'eau, la Spa anglaise
du dix-huitième siècle. Reynolds fut félicité par la romancière
Harriett Lee et par le peintre Lawrence. Sa tragédie fut donnée
ensuite à Bristol et enfin à Covent-Garden, en 1786, avec
Miss Élizabeth Brunton, la future épouse du petit poète Délia
Crusca, dans le rôle de Charlotte. Ne nous étonnons pas de ce
succès : dans l'épilogue, l'auteur lui-même fait allusion à la
popularité de Werther, augmentée encore par la gravure et les
caprices de la mode. N'avait-on pas des gants à la Werther,
ornés de minuscules scènes peintes?
A la même époque, le tombeau du pauvre amoureux attire
toute une théorie de poétesses qui, munies (selon une gravure
du temps) du carquois et de la lyre fleurie, entourées de
colombes, viennent y exhaler leurs mélancoliques regrets.
Toutes ces prêtresses de l'amour prêchent un tantinet la
morale.
C'est comme en France, la mode des hèroides, des épîtres en
vers de l'un à l'autre amant. Un adolescent, Edward Taylor,
inaugure cette correspondance sentimentale en 4784. Dans son
poème : Werther à Charlotte, le héros raconte sa triste destinée,
ses secrets accès de jalousie, ses rêves agités, et après des
8 GŒTHE EN ANGLETERRE
adieux sans fin, indique l'emplacement de sa tombe « sous
les tilleuls » ou bien « sur le bord du chemin » où il sera
« pleuré du voyageur « . Le critique de VEnglish Review admire
sans doute l'e'pître d'Anne Francis : Charlotte à Werther (1786),
mais il pense que son auteur, fille et épouse de pasteur, aurait
pu trouver pour sa plume délicate une occupation plus inno-
cente. Nest-il pas dangereux d'alanguir et de tenter les jeunes
imaginations, en évoquant « la lune scintillante », les t sombres
retraites » du jardin, les t mousses douces et vertes », « l'ombre
protectrice des noyers »? Amelia Pickering chante en strophes
de quatre vers les Tristesses de Werther (1788). C'est une versi-
fication du roman, enrichie de variations sentimentales que
suggère la nature changeante. Werther, chassé par la tempête
dans la chaumière du paysan, s'y sent à l'abri de la vie hostile;
devant les rosiers de son enfance, devant les saules, « tristes
emblèmes de sa douleur », il s'attarde en une songerie sur
toutes les choses qui passent, le soleil qui, témoin de ces chan-
gements, s'éteindra bien un jour, et Dieu éternel qui demeure.
Et dans sa dernière lettre à Charlotte, il lui demande de venir
prier sur sa tombe où se balanceront les minces pavots, il
espère que le Père Divin accueillera, même avant l'heure, l'en-
fant qui vient à lui, chassé par la vie trop dure. Mais Char-
lotte (qui évidemment a lu Eléonore) s'efi^raie à la pensée des
représailles célestes. Quel Dieu terrible va recevoir le malheu-
reux aux portes de Téternité? Était-ce donc là l'exemple donné
à Werther par le Rédempteur, si patient, si résigné? Les
Somiets élégiaques de la romancière Charlotte Smith, traductrice
de Mation Lescaut, atteignent cinq éditions de 1784 à 1787 et
remuent tous les cœurs sensibles. L'auteur qui, d'après la gra-
vure du temps, est une plantureuse matrone enturbannée à
l'orientale, consacre cinq sonnets au héros gœthéen : Werther
implore « la Solitude » ou invoque « l'Étoile du Nord », il dé-
signe l'emplacement de sa tombe ou souhaite à ses amis un
paisible bonheur. Dans ce chœur féminin, il est pourtant une
voix discordante; à côté de tous ces tendres sentiments, il est
une vertu jalouse qui éclate en remontrances. C'est surtout
contre Charlotte que s'indigne lady E. Wallace, la compagne
LE SUCCÈS DE « WERTHER » 9
d'exil de Dumouriez. Non, il y a trop longtemps, dit-elle dans
la lettre qui précède son ridicule poème : le Fantôme de Werther,
que Ion parle de Charlotte, de sa délicatesse et de sa sensi-
bilité, il y a trop longtemps que le salon anglais vante ses
qualités domestiques. Une femme n'accomplit que son strict
devoir en veillant sur sa famille (lady Wallace était séparée
de son mari), mais elle manque à ses obligations les plus
sacrées si elle recherche, tout en étant fiancée, un autre sou-
pirant. Charlotte est une « artificieuse coquette » à qui la
bonne lady ne pardonne pas « sa conduite indécente sur le sofa » .
Si elle n'est pas tombée, c'est à Werther plus courageux qu'en
revient l'honneur. Aussi voici dans le poème le spectre ven-
geur du suicidé qui remonte de l'enfer pour la torturer. Ne l'a-
t-elle pas perdu pour toujours en l'enfermant dans une impasse
d'où il ne pouvait sortir que par un crime? Cette protestation
est bientôt couverte par d'autres voix enthousiastes. Dans son
Élégie (1790), Délia Crusca exalte Werther, « the Man of Love » ;
Sarah Farrell glorifie Charlotte en un long poème (1792j où
l'héroïne, fiévreuse et guidée dans la nuit par le chant du rossi-
gnol, vient se mourir à l'aube sur la tombe de l'aimé. C'est l'in-
différent Albert qui est responsable de sa mort. Quant à elle,
ensevelie par des mains rustiques, elle dormira en paix sous
son tertre fleuri, gardée par Philomèle, l'oiseau divin.
Le poète écossais, Alexandre Thomson, un transfuge du clas-
sicisme qui traduisit Kotzebue et s'éprit de Rousseau, songe
alors à transposer en vers tout le roman de Goethe (1790). Mais
ses forces le trahissent, et après avoir rêvé de donner un Pé-
trarque aux temps modernes, il se contente de chanter en six
sonnets « Tardent, le fier, l'inégalable Werther » . Sa poésie (1793),
toute pénétrée de pensées werthériennes sur la mort et l'immor-
talité, accuse un romantisme un peu plus large que les versifi-
cations précédentes.
Autour du thème principal, affadi par nos poétesses et traité
avec la prudence anglaise, s'enroulent maintenant des motifs
plus germaniques. On connaît un peu mieux l'Allemagne, et
certains voyageurs se sont hasardés sur les bords du Rhin. Le
vicomte R. Grosvenor, un protégé de Pitt, évoque dans son
10 GŒTHL: en ANGLETERRE
Elégie (i'9o), au milieu d'un âpre décor fluvial, battu par la
tempête, une Charlotte foudroyée sur la tombe de Werther (ce
qui la réunit à l'aimé, sans l'obliger à se tuer, et sauvegarde
ingénieusement les exigences morales). Ou bien, c'est Mary
Robinson, l'actrice dont Re\'nolds fit un si beau portrait, qui écri-
vit (avant Coleridge) deux monodies en l'honneur de Werther et
de Chatterton. Dans le premier de ces poèmes, composé en
Allemagne en 1786 et publié en 1806, Charlotte pleure sur un
tombeau, enveloppée de rayons de lune, et frémit d'angoisse à
l'appel des oiseaux de nuit. Mais la jolie poétesse, qui fut la maî-
tresse du prince de Galles, est plus hardie que ses devancières;
elle dédaigne avec une impatience romantique les scrupules
religieux et la morale conventionnelle : Charlotte consacre de
ses larmes le tertre que n'a pas voulu bénir le prêtre, the chur-
lish priest.
La musique et l'illustration s'emparent des motifs werthé-
riens. En s'accompagnant de harpe ou de clavecin, les femmes
chantent la Lamentation de Charlotte (1784) dont l'auteur, l'orga-
niste J. W. Calcott, composa, Tannée suivante, une héroïde
pour trois voix : Werther à Charlotte. De 1780 à 1790, les réédi-
tions des gravures de Chodowiecki, les dessins d'Angelica KaufT-
mann et de Ramberg, le peintre favori de George III, gravés
par le délicat Bartolozzi et par ses élèves londoniens, les com-
positions de Henry W. Bunbury, l'ami d'Horace Walpole, et
de James Northcote, le peintre d'histoire, les gravures de
J. R. Smith ou de T. Ryder répandent sous les yeux de la bour-
geoisie des scènes idylliques ou émouvantes. Là, Charlotte mé-
dite au milieu des enfants dans un paysage simple où s'esquisse
au loin le clocher de Walheim; ici, arrêtée devant la tombe de
Werther, un Klopstock à la main, elle regarde mélancoliquement
l'urne qu'abrite un saule pleureur. Tantôt c'est la scène des tar-
tines, c'est la dernière rêverie de Charlotte au clavecin, tantôt
ce sont les adieux de Werther qui, agenouillé, baise la main
qu'elle lui abandonne. Et si la gravure alTectionne les thèmes
rustiques, la visite au pasteur, le groupe des enfants restés
seuls au village pendant les travaux des champs, elle évoque
1
LE SUCCÈS DE « WERTHER » 11
aussi des scènes pathétiques de douleur contenue et de lutte
intérieure; elle nous montre (et le volume d'Ossian jeté à terre
dit assez l'agitation de cette suprême entrevue) Werther qui
s'effondre aux pieds de Charlotte. Ou bien c'est Albert qui,
sans quitter son bureau, ordonne froidement à sa femme de
remettre les pistolets au domestique de Werther.
*
Werther a atteint son plus haut degré de popularité. La pre-
mière traduction, augmentée en 1784 d'un poème : Charlotte à
Werther j un peu avant sa mort, et en 4789 d'une autre pièce
moralisante : Sur le suicide, est encore rééditée en 1795. La cor-
respondance si werthérienne des Amants de Lyon est traduite
en 1788, la Werthérie de Perrin en 1792. Après les lettres de
Charlotte, voici les Lettres confidentielles d'Albert dues à la plume
circonspecte d'un étudiant en théologie, l'Écossais John Arm-
strong de Leith (1790). A propos du poème : les Tristesses de
Charlotte sur la tombe de Werther, VEuropean Magazine (HSd) s'in-
digne, « au nom du sens commun et de tout ce qu'il y a de plus
sacré » , contre cette « femme vertueuse » qui pleure sur la tombe
du suicidé, « de ce vilain qui se tua parce qu'il ne put la pos-
séder » . L'hostilité grandissante de la critique prouve le succès
du roman. La même année, VEnglish Revieiv met en garde ses
lectrices contre Éléonore et sa douceur séduisante et mélanco-
lique; en 1786, la CnY/ca/ i?er^>^(; apprécie les Lettres de Charlotte
pendant sa liaison avec Werther comme une œuvre aussi tendre,
mais plus morale que Werther; la critique des années suivantes
insiste sur les dangers de cette sensibilité maladive, développée
par Werther, et tout en faisant des réserves sur le talent poé-
tique de lady Wallace, applaudit à ses intentions. Bref, dix ans
après l'apparition du roman en Angleterre, V Analytical Revietv
et VEnglish Review s'accordent pour trouver le sujet trop
ressassé (1789).
Mais qu'importent les remontrances de la presse orthodoxe?
Bien qu'un ou deux cas de suicide donnent à réfléchir (comme
celui de cette miss Glover, la fille d'un maître de danse trouvée
1
12 GŒTHE EN ANGLETERRE
morte un matin avec un Werther sous l'oreiller), l'engouement
gagne toute la société. La reine Charlotte et miss Burney s'en
défendent au nom de discutables préjugés, mais Mackenzie.
l'auteur de l'Homme de sentiment, fait l'éloge de Werther dans
son discours de 1788 à la Société Roj'ale d'Edimbourg; le
dessinateur Bunbury « adore » Werther et la mode est plus forte
que la critique. Le gentilhomme porte le « blue and bufî uni-
form ». 11 y a des porcelaines ornées de motifs werthériens.
Comment ces scènes ne seraient-elles pas populaires? Maint
petit volume de maroquin, traduction ou recueil de poésie, est
illustré de vignettes, et si l'auteur adopte des épigraphes senti-
mentales tirées de Pétrarque ou de Virgile, le graveur multiplie
urnes et saules pleureurs. Deux faits significatifs attestent cette
vogue de Werther : l'apparition de la caricature, un genre dont
le succès est subordonné à la popularité des thèmes attaqués,
et la publication d'une courte histoire de Werther et de Char-
lotte, d'un véritable Volksbnch écrit pour toutes les classes, à la
portée de toutes les bourses. Après une charge vulgaire de
S. M. Fores, voici, en 1786, une fantaisie pleine de verve due au
fameux caricaturiste T. Rowlandson : la Séparation. Werther
est représenté debout sur le bord d'un précipice. Le dieu de
l'hymen, interposant sa torche, empêche Charlotte de le
rejoindre et la repousse vers Albert qui, la tête ornée de cornes,
tient la chaîne matrimoniale. Quanta Werther, il brandit, égaré,
un pistolet dans chaque main, tandis qu'un diablotin déverse,
en guise de parfum, une fiole de poison sur ses cheveux hérissés.
Vers 1790 parut Werther et Charlotte, une histoire allemande conte-
riant d'admirables et pathétiques incidents. Cd livre semble être la
revanche du sentiment populaire contre la critique puritaine.
Son unique et grossière gravure ne représente plus une scène
de lutte intérieure, un conflit entre le devoir et la passion, mais
l'étreinte de deux amoureux dans un paysage régulier et enfan-
tin, un jardin planté d'ifs avec un petit temple, au fond, parmi
les charmilles. Charlotte est tout à fait réhabilitée et devient na-
turellement le personnage principal : elle est la femme aimante.
Nous apprenons sa vie dans tous ses détails jusqu'au moment
où Werther conquiert son amour en une rapsodie émue :
LE SUCCÈS DE « WERTHER » i^
f Tell me, Charlotte, what is love? » — Là, plus de prédica-
tions, mais une naïve histoire. Albert lui-même, vaincu à la
fmpar la destinée, laisse Charlotte pleurer, soir et matin, sur la
tombe du rival, et lorsqu'elle se meurt de souffrance et de con-
somption^ le bienveillant conteur s'apitoie sur la jeunesse des
pauvres amoureux. Peu lui chaut d'intercéder pour Werther la
clémence du ciel : il leur souhaite, à tous deux, la paix suprême,
le bon repos qu'ils ont bien mérité : « Peace to their ashes ! »
Tel fut le succès de Werther au déclin du dix-huitième siècle.
Malgré l'opposition moralisante de toute la critique, il émeut
tous les cœurs sensibles, comme en France. L'amoureux qui,
vêtu de l'habit bleu à boutons d'or et de la culotte jaune, pro-
mène sa mélancolie dans un décor de Germanie rustique, hanta
les rêves des femmes, et des adolescents. Mais l'Angleterre, en
l'adoptant, affadit le type créé par Goethe, et Carlyle a raison
d'en vouloir aux traductions improvisées d'après le français,
qui transmuèrent « la majestueuse tristesse d'un poète en de
larmoyantes récriminations de tailleur dyspeptique > . Il n'y a
pas en général dans le Werther anglais cette impatience, cette
sourde protestation sociale, cette angoisse métaphysique qui
rendirent le héros de Gœthe si sympathique aux Français de
4789. A rencontre de la critique française formaliste en matière
d'art, la critique anglaise ne s'occupe pas du chef-d'œuvre, mais
de sa prétendue tendance irréligieuse. A part quelques excep-
tions, le lecteur ne' saisit pas le frémissement du bourgeois mé-
content. Werther ne rencontre en Angleterre que l'amoureuse
pour le pleurer et le pasteur pour le maudire. D'un côté, Tombre
accueillante des rêveries sentimentales, de l'autre, le mur du
puritanisme. Gœthe apporte au public anglais une émotion qui
n'est pas nouvelle : il touche une corde qu'ont déjà fait vibrer
avant lui Rousseau, Ossian et Young. Dans cette émotion, il y a
de la tristesse, du désenchantement, un vague amour de la
nature, l'attendrissement du » promeneur solitaire » ; il n'y a
pas encore d'élan, de colère, de réaction. La bourgeoisie britan-
nique n'est pas le Tiers-État. Et si Werther eut du succès, il est
difficile de soutenir qu'il eut une influence précise sur la grande
littérature. L'aube du dix-neuvième siècle n'éclaire pas, ea
14 GOETHE EN ANGLETERRE
Angleterre comme en France, une pâle ligne'e de « Werthers
aristocratiques et chrétiens », et Childe-Harold, pas plus que
Manfred. ne descend de Werther. L'individualisme d'un Byron
et d'un Shelley a des sources plus complexes. Le roman de
Goethe appartient à la sentimentalité du siècle finissant et il ne
dépasse guère le seuil de la nouvelle époque. Sans doute, la
plainte de Werther trouvera encore un écho à l'heure du grand
romantisme, mais cette voix affaiblie se perdra dans les défis
et les sarcasmes de quelques génies en révolte.
*
Non pas qu'il n'y ait eu cependant, chez quelques esprits
jeunes qui deviendront les lumières du nouveau siècle, une
inconsciente sympathie pour ce petit bourgeois affranchi des
préjugés. Hazlitt « joint ses larmes aux siennes ». Peut-être le
Coleridge, qui écrivit en 17901a Monodie à Chatterton, songeait-ii
à Werther en chantant très haut l'apothéose du suicidé ? Bien
qu'il semble assimiler à l'excès le roman aux productions lar-
moyantes de l'époque, il n'en garde pas moins une réelle admi-
ration pour Werther^ et il reprochera plus tard à Goethe, qui
avait si magnifiquement peint l'homme « dans un état de sensi-
bilité exaltée », d'être tombé dans la sécheresse, la réserve et la
froideur. En 1792, Robert Southey, l'élève indépendant qui
vibre à l'arrivée des nouvelles révolutionnaires et se fait expulser
du collège pour un acte d'indiscipline, se plonge, lui aussi, dans
la lecture de Werther et de Rousseau. « Je quittai Westminster,
écrivit-il plus tard, dans un état d'àme périlleux, le cœur plein
de poésie et de sentiment, la tète pleine de Rousseau et de Wer-
ther (1). » Et pour contre-balancer ces influences néfastes, il fait
d'Épictète son livre de chevet et se guérit grâce à cette cure de
stoïcisme. En 1789, Wordsworth voit, sans doute à Hambourg,
le vieux Klopstock qui déclare Werther t la meilleure œuvre de
Gœthe », mais avant comme après sa visite, il semble rester
indifférent aux productions du grand poète : il passe l'hiver
(1) Southey compose alors un Sonnet à Albert.
LE SUCCES DE « WERTHER » 15
'dans le Ilartz et il ne sent nullement la curiosité d'aller jusqu'à
Weimar voir t l'auteur de Werther » . Le jeune Thomas Camp-
bell, au contraire, qui se prépare en 1800 à partir pour l'Alle-
magne, forme en toute sincérité des projets qu'il ne réalisera
pas : « Je verrai Schiller et Goethe, les bords du Rhin et la maî-
tresse de Werther. >
En 1803, une Irlandaise de vingt ans, miss Sydney Owenson,
s'en alla offrir à un éditeur de Dublin un manuscrit intitulé :
Saint-Clair ou l'Héritière de Desmond. Comme celui-ci hésitait,
croyant deviner un livre papiste : < Mais non, monsieur, se
récria-t-elle, c'est un livre de sentiment dans la manière de ;
Werther. » Le libraire l'accepta et le livre eut du succès. Il fut
même traduit en allemand et enrichi d'une notice biographique,
d'après laquelle la jeune romancière, en proie à un désespoir
amoureux, se serait étranglée de son mouchoir brodé! Ceci,
heureusement, ne l'empêcha pas de devenir lady Morgan et
d'écrire de nombreux romans. Son héroïne Olivia rappelle de
très près Charlotte. Elle fait la connaissance de Saint-Clair à
une fête champêtre et c'est en dansant avec lui qu'elle le trouble
par sa grâce et son charme tendre. Saint-Clair lit Ossian et
savoure la mélancolie (the joy of grief) qui se dégage de Wer-
ther. Et bien que le colonel, le fiancé d Olivia, attaque le roman
de Goethe et la Nouvelle Héloise, bien qu'il les dénonce comme
des livres dangereux, Saint-Clair et Olivia se laissent aller à de^
sentiments dépeints d'une façon si touchante. Un soir, avant
son mariage, le colonel surprend leur dernier rendez-vous : il
provoque Saint-Clair en duel et le tue. Convaincu de l'infidélité
de sa fiancée, il l'abandonne et elle meurt de douleur. Mais
auparavant — ceci pour sauvegarder les exigences morales —
elle confesse sa faiblesse et ses torts dans une suprême lettre
à son père : elle y regrette « de sêtre abandonnée à la première
impulsion de ses passions et d'avoir dévoyé sa raison pour
sanctionner Terreur de son inclination > . Les romans qui sui-
virent affirment plus d'indépendance : l'émancipation de la
femme et les droits sacrés de la nature deviennent des thèmes
familiers à lady Morgan.
16 GOETHE EN ANGLETERRE
Avant la publication de Delphine, Mary Wollstonecraft avait
dédié à Talleyrand ses Revendications des droits de la femme. Sa
fille, Mrs Shelley, retiendra de Werther une sourde révolte contre
le préjugé et une tendresse partiale pour la victime : le monstre
de Frankenstein pleure sur le récit de Goethe, et dans les dis-
cussions sur la mort et le suicide, il incline à adopter l'opi-
nion du héros. Werther n'a guère provoqué chez les Anglais ce
soubresaut d'individualisme qui fut assez fréquent en France
à l'époque de la Révolution; seules les femmes mêlèrent à leur
attendrissement un vague désir d'émancipation: C'est à elles
surtout que Goethe aurait pu adresser son Épigramme Vénitienne :
. « England, freundlichst empfingst du den zerrûteten Gast. »
En Angleterre comme en France, des versions nouvelles ou
des réimpressions de Werther se succédèrent au début du dix-
neuvième siècle, et attestèrent une dernière fois la popularité
de l'œuvre. Le premier traducteur de Werther, William Render,
reproduit, dans l'édition de 1801, un des derniers entretiens de
Werther dont il fut — naturellement — le témoin. Dans cette
fantaisiste conversation, attablé à la Maison-Rouge à Francfort-
sur-le-Mein, devant un « breakfast » bien anglais, Werther dis-
cute-la question du suicide; un moment plus tard, rencontrant
un enterrement sur la < Zeil », il proteste contre la pompe
inutile des funérailles qui ne changent rien à la mort. Les mé-
diocres gravures qui ornent la traduction de F. Gotzberg (1802)
nous montrent également un Werther nouveau; ce n"est plus
l'élégiaque amoureux meurtri par la vie des anciens régimes,
c'est un héros tourmenté et théâtral qui, drapé dans sa toge et
étendu sur un lit à l'antique, médite de se tuer. Les costumes
semblent venir de France, mais la France a changé. La bour-
rasque révolutionnaire a passé sur le village de Trianon et les
jardins fleuris où s'endormait la royauté. Et si la mode du
Directoire a séduit l'Angleterre, la pensée de la Révolution
l'effraie. L'individualisme gœthéen apparaît également subversif
LE SUCCÈS DE « WERTHER » i7
et c'est maintenant que commence la résistance à Gœthe, résis-
tance oi3Stince, faite d'indifïerence passive pour l'œuvre d'art,
d'hostilité puritaine pour l'homme et sa morale, résistance qui
durera jusqu'au mot d'ordre de Carlyle.
C'est à l'homme qu'on en veut. La critique s'insurge, au nom
des traditions sociales et religieuses, contre l'auteur de Werther
qu'elle se refuse à mieux connaître.
Les premiers traducteurs avaient donné sur lui peu de dé-
tails. Il était « docteur en droit et auteur de plusieurs drames
estimés ». Rien d'étonnant, à une époque où les contrefaçons
de Macpherson et de Chatterton excitaient l'intérêt, que cer-
tains Anglais soient allés jusqu'à mettre en doute l'existence de
« Monsieur Gœthe ». La Monthhj Review prétendait en 1785 que
l'auteur de Werther était « le célèbre Wieland » . En Ecosse, le
patriotisme local avait attribué l'œuvre à Macpherson . Alexandre
Thomson jugea nécessaire, dans son Essai sur les romans (1793),
d'affirmer très haut que tous les écrivains allemands s'accor-
daient à reconnaître Gœthe comme l'auteur de « l'OEuvre mer-
veilleuse ». Dès lors, on identifia Gœthe et son héros. On se le
représenta sous les traits d'un larmoyant génie, transporté
dans l'extase aux spectacles de la nature ou accablé sous le
poids de son pessimisme. Jusqu'à un certain point, le portrait
qu'en traçait le baron de Riesbeck dans son Voyage en Allemagne
correspondait à ces imaginations. Les lecteurs de VEdinburgh
Magazine pouvaient se figurer, d'après la traduction qui y parut
en 1787, un jeune homme aux longs cheveux, coiffé d'un petit
chapeau, d'une démarche indolente et d'une mise gracieuse-
ment négligée. C'était suffisant pour choquer les conserva-
teurs. W Antijacohin Review l'accuse en 1799 de « dépraver les
esprits de ses compatriotes » .
Les pseudo-révélations des derniers traducteurs — à les en
croire, amis de Gœthe — piquent la curiosité hostile de la
bonne presse. Elle interprète toujours Gœthe en fonction de
Werther et voit surtout en lui un homme sans principe ni me-
sure; les quelques bruits qu'on colporte sur sa vie privée la
confirment à sa grande satisfaction dans son opinion défavo-
rable. U Antijacobin Revieic avait déclaré en 1799 : « A Weimar,
iS GOETHE EN ANGLETERRE
vit un frère de Werther^ un homme très avancé en âge, mais
plus encore en débauche, cuirassé sans doute contre la vie
future par la doctrine commode de Furchte (Fichte?). > Un
critique de la même revue affirme en 1800 : « L'auteur de
Werther est ouvertement un homme de plaisir et il ne pos-
sède pas la moindre parcelle de moralité. Il entretient publi-
quement une maîtresse qui — un ami qui l'a vue souvent me
l'assure — est également dépourvue de beauté, de délicatesse
et de fidélité. » Et le brave homme de s'apitoyer sur le petit
garçon de Goethe qui, élevé dans de tels exemples, ne pourra
qu'être dévoyé ou malheureux! H. C. Robinson est le premier
Anglais qui reçoit sur Werther une véritable explication biogra-
phique. Lorsqu'il fait visite en 1802 à la mère de Gœthe, celle-
ci mentionne l'épisode de Jérusalem. Encore le détail n'en est-il
pas tout à fait rigoureux, puisque Jérusalem, d'après Frau Rat,
se serait tué « pour avoir reçu un affront en public >. C'est
seulement en 1817 que paraîtra l'étude du major Bell : Lettres
de Wetzlar exposant les détails complets sur lesquels sont fondées
les Tristesses de Werther. Mais, chose curieuse, ces révéla-
tions qui sembleraient destinées à consolider la légende, mar-
quent la fin de sa vogue en Angleterre. Sans doute, quelques
Anglais sentimentaux demanderont à voir Charlotte (1) ou s'ar-
rêteront, longtemps après, dans un jardin de Garbenheim et
feront des libations à l'antique sur le prétendu' tombeau de
(4) Voici, à ce sujet, un curieux aveu de Kestner, retrouvé par M. Bal-
densperger : Gœthe Jahrbuch, XXXIV, 211.
« Jusqu'à vinfjft ans, nous dit M. Kestner, mes parents m'avaient inter-
dit la lecture de Werther. J'habitais avec eux [jn jour, de la fenêtre du
parloir, je vis arriver des Anglais qui sonnèrent à la porte et me dirent
(|u'ils étaient partis de leur pays pour voir la Charlotte de Gœthe qui
habitait dans cette maison. Je jurai, mes grands dieux que je ne la con-
naissais pas. Je leur assurai qu'ils se trompaient. Puis il me vint un soup-
çon, parce que le portrait qu'on me faisait ressemblait à ma mère et que
je savais combien Gœtlie nous aimait tous. Je fus à ma mère qui était
dans le jaidin et je lui dis ce dont il s'agissait. Elle sourit et me dit :
« Eh bien ! lu feras entrer dans ta chambre ces étrang» rs qui viennent exprès
« de si loin et tu leur diras qu'ils peuvent me regarder par la fenêtre pen-
« dantqiie je me promène. »Cc lut seulement alors qu'elle m'avoua quelle
était Charlotte. J embrassai ma mère et je fis grand plaisir aux quatre
Anglais en leur disant qu'ils pourraient la voir et quand ils l'eurent
regardée se promener dans notre jardin, ils me dirent : ■ Nous allons
« retourner en Angleterre. » (Comte Joseph d'EsTouRNKL, Souvenirs de
France et d'Italie, Paris 1848, p. 49!l.)
LE SUCCÈS DE « WERTHER » 19
Werther, mais déjà, l'anne'e suivante, en 1818, une parodie de
€ovent-Garden raillera pour la dernière fois le héros de Goethe.
La satire, d'ailleurs, sera à peine sentie, Manfred et Childe-
Harold auront remplacé Werther et il faudra tout l'humour de
Thackeray pour lui rendre plus tard, dans sa Ballade comique,
«ne brève et ridicule existence.
CHAPITRE II
LA REACTION MORALISANTE ET LES PREMIERS DRAMES
DE GOETHE (1790-1800)
La concurrence de Kotzebue et l'hostilité conservatrice. Le libéralisme
intellectuel et les prédilections classiques de William Taylor. La confé-
férence de Mackenzie sur le théâtre allemand. — L'opposition à Stella
(Parodie de VAntijacobin). — La résistance classique et nioralisanle
à Gœtz de Berlichingen.
« There are the usual ingrédients of
imprisonments, post-houses and horns,
and ajjpeals to angels and devils... > (Pré-
face de la parodie : The Rovers. Antija-
cobin, 4 juin 1798.)
Les premiers drames de Goethe neurent aucun succès en
Angleterre. Gœtz de Berlichingen^ l'œuvre qui est à l'origine
même du Sturm und Drang, ne parut en Angleterre qu'à la suite
des pièces les plus méprisables du théâtre allemand. Si Gœtz
avait été traduit dix ans plus tôt, il aurait eu certainement
autant de faveur que les Brigands de Schiller. Mais, en 1799 et
en 1800, le public était déjà lassé de ces histoires de chevaliers
teutons, de brigands et de fantômes qui avaient inondé la
librairie et le théâtre. Il en est de même des mélodrames de
Kotzebue : Stella et Clavigo n'ont pu ni les devancer, ni les
évincer. Le critique William Taylor avait imposé Kotzebue.
Southey, qui l'écoutait en matière de littérature allemande,
I n'écrivait-il pas à son ami W^nn, le 5 avril 1799 : « Kotzebue
est un génie inégalé et inégalable. » Pendant son exil à Lon-
dres, Chateaubriand fut scandalisé de voir « les drames de
Kotzebue profaner la scène de Shakespeare ».
Les pièces de Goethe passèrent, pour ainsi dire, le détroit en
contrebande, à la faveur d'une vogue qui s'adressait à d'autres.
LA REACTION MORALISANTE 21
Elles furent étouffées sous la masse des importations médiocres.
D'autre part, là où elles réussirent à percer, elles se heurtèrent
tout de suite à l'hostilité de la critique conservatrice qui,
depuis Werthei\. n'avait pas désarmé.
Les drames de Gœthe eurent donc peu de chances, au seuil
du dix-neuvième siècle, de forcer la résistance anglaise.
*
* *
William Taylor, de Norwich, publia son excellente version
d'Iphigénie en 1793. C/ar/^o et iS^^/Za parurent en anglais en 1798.
Walter Scott et Rose d'Aguilar traduisirent Gœtz de Berlichingen
en 1799.
William Taylor, le premier défenseur compétent de la littéra-
ture allemande en Angleterre, était allé en Allemagne en 1781.
Un ami lui avait donné des lettres d'introduction pour l'histo-
rien Schweitzer, Angelica Kauffmann et Gœthe, mais il n'osa,
au dernier moment, affronter le « Geheimer-Rat ».
Néanmoins,^ il se mit à étudier ses œuvres et, en 1791, il tra-
duisit Iphigénie dont il admirait la beauté noble et classique.
L'Angleterre d'alors, qui appréciait surtout le roman fantas-
tique d'Anne Radcliffe et que Matthew Gregory Lewis allait
faire délicieusement trérair en lui racontant la terrifiante des-
tinée du Moine, ne prêta aucune attention à l'harmonieuse voix
de la prêtresse de Tauride.
La traduction de Taylor fut réimprimée à Berhn en 1794,
mais passa inaperçue à Londres. Dans la suite, peut-être aigri
contre Gœthe à qui il avait envoyé un exemplaire de sa pro-
duction et qui omit de le remercier, en tout cas hostile aux
extravagances du Sturm und Drang, Taylor ne fut pas toujours
juste pour l'auteur de Gœtz et de Faust. Il a certes mérité,
plus qu'aucun autre à cette époque, de la littérature allemande,
mais en fait il n'a pas beaucoup servi la cause de Gœthe en
Angleterre. Il ne goûtait guère en lui que le poète classique, et
il n'arriva même pas à faire partager ce goût à ses contempo-
rains.
Il se rendait bien compte, comme en témoigne plus tard une
22 GOETHE EN ANGLETERRE
de ses lettres à Henri Grabb Robinson, que le public anglais
n'était pas en état d'apprécier les délicates analyses d'Iphigénie
et du « Tasse », qu'il était trop préoccupé, dans ses lectures,
de l'utilité, de l'orthodoxie, de la moralité, de la mode. « Nous
n'avons pas de tolérance morale pour les fantaisies du
génie, pas de tolérance intellectuelle pour les audaces de la
philosophie. > Et si, d'autre part, son libéralisme accueil-
lait les revendications révolutionnaires des Brigands et les
hardiesses morales de Stel/a, son souci de la forme condamnait
le réalisme de Gœtz de Berlichingen et de Faust. Tandis que la
critique de son temps résistait à Gœthe au nom de la religion
et de la morale, Taylor, l'ami de la Révolution, faisait des
réserves au nom du classicisme. Ses articles de la Monthlif
Revieic{\190-\S00) et du Monthhj Magazine {k partir de 1809),
articles qu'il réimprima, modifiés, dans son grand ouvrage :
Aperçu historique de la poésie allemande (^1830), ne prêtèrent pas
à Gœthe l'appui qu'on aurait été en droit d'attendre d'eux. Il
i préféra longtemps Wieland dont il traduisit en 1795 les Dia-
l lègues des dieux et surtout Kotzebue qui, au dire de Robinson,
' lui paraissait vers 1800 « le plus grand de tous > .
Le 21 avril 1788, Henry Mackenzie avait prononcé devant la
Société Royale d'Edimbourg un discours qui fit sensation :
Compte rendu du théâtre allemand. Il était, plus encore que
Taylor à Norwich, le centre d'un petit cénacle littéraire, et ses
paroles avaient impressionné l'étudiant Walter Scott. Ici aussi
les Français furent les intermédiaires. En s'appuj^ant sur les
éditions du Théâtre allemand [Friedel et Bonneville, Junker et
Liébault] (1), Mackenzie avait surtout parlé de Lessing, de Gel-
lert et de Weisse, un peu des drames de Gœthe et assez lon-
guement des Brigands de Schiller. Gœtz de Berlichingen l'avait
frappé par ses libertés scéniques toutes shakespeariennes et
sa peinture historique : « Les manières simples, la fidélité, la
valeur, la générosité du chevalier allemand sont dépeintes en
(1) Nouveau Théâtre allemand ou Recueil de^ lueilleureii pièces dramatiques,
tant anciennes que modernes, qui ont paru en langue- alleviande, 1782 et 1785.
Cf. F. Baldenspbrger, Bibliographie de Gœthe en France, p 6o
LA RÉACTION MORALISANTE 23
une série de scènes naturelles et variées. » Et c'est précisément
cette qualité nationale, avait dit Mackenzie devant le jeune
Walter Scott, qui devait expliquer la popularité du drame en
Allemagne. L'orateur n'avait guère apprécié Clavigo, à part le
dernier acte vraiment très pathétique. Quant à son opinion sur
Stella, elle nous fait déjà pressentir les attaques postérieures de
la critique moins éclairée. Le drame, avait-il remarqué, se si-
gnale par l'enthousiasme et la sensibilité rafûnée que l'auteur a
déployées dans les Tristesses du jeune Werther. Mais par ses con-
clusions immorales, il est tout aussi répréhensible que le roman.
Le héros ne doit-il pas, à la fm, vivre avec deux femmes qui
ont également droit à sa tendresse?
Les trois drames de Goethe, que Mackenzie avait, en passant,
signalés au public écossais et que le Speculator avait favorable-
ment appréciés en 1790, ne furent traduits que huit ans après.
Ils passèrent presque inaperçus dans le pèle-mèle des pièces
allemandes qui vinrent, à la veille du nouveau siècle, encom-
brer la scène et la librairie londoniennes. Après les Brigands et
Émilia Galotti, Cabale et Amour fut traduit en 1795, Fiesco en
1796, Don Carlos^ Stella, Claviyo en 1798, Gœtz de Berlichingen
en 1799 et les nombreuses pièces deKotzebueen 1798 et 1799(1).
A l'importation de l'Allemagne s'ajouta bientôt la fabrication
nationale. Le pathétique à bon marché, le romantisme de paco-
tille de la littérature dramatique soulevaient les objections de la
critique.
Celle-ci confondait dans un même mépris toutes les produc-
tions allemandes et elle était heureuse, lorsqu'il s'agissait en
outre de Goethe, d'ajouter à ses ironies des griefs religieux ou
moraux. Ainsi Gœtz de Berlichingen, Clavigo et Stella, les seules
œuvres de Goethe qui, avec Hermann et Dorothée, parurent en
(1) Traductions de Kotzobue, par Benjamin Thompson [Adélaïde of
Wiilfhigen, 1798; Ildeqerte, Queen of Noncay, 4798; The Stranger (Mens-
chenliass und Reue): The happa famihj {Die silberne Hochzeit). 1799; Deaf
and dumb (f)er Tauhstuninie). ISul], Tiadiiclions par Mrs Inchbald (Lovn's
u'oics^ The Wixe man of the Easl) : par Mrs Plumplree (TheNnlurnt son;
The Count of Burgondy; The Force of calumny; Lapeyron<e: The Spaniards
in Peru: The Virgin of the snn, i79'J).
24 GOETHE EN ANGLETERRE
Angleterre, entre 1795 et 1820, restèrent enfouies pour le grand
public sous le flot des mélodrames. Benjamin Thompson, le
traducteur de Stella, publia en 1801 une édition du Théâtre alle-
mand, qui comptait une quinzaine de pièces de Kotzebue, deux
pièces de Schiller et une de Lessing. Et dans les revues où elles
attirèrent l'attention. les œuvres dramatiques de Goethe furent
attaquées au nom de la morale ou critiquées au nom du bon
goût.
Pourtant les traducteurs prirent leurs précautions. Fidèles à
la tactique de leurs dev^anciers werthériens, ils voulurent piquer
la curiosité du lecteur en donnant à Clavigo et à Stella l'estam-
pille de l'av enture authentique, t Founded on fact. » Le savant
Oxonien qui traduisit Clacirp exhorte dans sa préface « les
amateurs de tendresse et de nature » à lire ce drame pathé-
tique, régulier comme une pièce française, fidèle aux règles
d'Aristote et en même temps sublime et fort comme le théâtre
allemand. Drame moral, ajoute-t-il, « puisqu'il nous avertit de
ne pas nous laisser détourner du droit sentier de l'honneur,
même par la voie persuasive de la plus réelle amitié » .
Le traducteur de Stella, Benjamin Thompson, déclare le drame
fondé comme Werther « sur un récent événement ». Ce qui non
seulement augmente lintérêt, mais encore justifie l'auteur : il
n'aurait, certes, pas inventé, pour le simple plaisir d'écrire, une
histoire d'une moralité aussi douteuse. En efl'et, au lieu de finir
par le double suicide de Fernando et de Stella, la pièce se termine
par l'optimiste « mariage à trois ». En vrai gentleman, le tra-
ducteur a le souci excessif de l'étiquette et du bon ton; il laisse
de côté l'entretien de Lucie et du postillon qui n'est pas « digne
d'une lady » et il transforme les vulgaires « Eierkuchen », les
« abgesottene KartofTeln » en un respectable « homely meal ».
William Taylor fut favorable aux deux drames. Dans la Mon-
thhj Jieview de 1798, il jugea que Clavi(/o était « digne de l'Eu-
ripide allemand », mais il ne dégagea pas, comme on aurait pu
l'attendre, la tendance individualiste de ce drame d'opposition.
De nombreuses scènes de Stella lui parurent « émouvantes »,
« exemptes de criailleries » et il se contenta d'admettre que la
conclusion serait plus applaudie sur le continent qu'en Angle-
LA RÉACTION MORALISANTE 25
terre. Il reproduira plus tard, dans son Aperçu kiatoriqnp, son
analyse de la première version de Stella, et Carlyle, ignorant le
dénouement primitif, niera que la pièce « se termine tranquil-
lement en bigamie (à la satisfaction de U. Taylor. j » En revanche
le Monthly Mirror s'indigna. Tout en reconnaissant le langage
poétique et le charme de l'œuvre, il protesta avec véhémence
contre l'immoralité allemande qui sacrifie tout à la passion.
« Nous ignorons quel effet cette pièce peut produire sur une
scène allemande, mais pour nous, intrigues, caractères et sen-
timents sont de la plus immorale et monstrueuse nature qu'il
soit possible de concevoir. » Et le critique se demande avec
•ironie pourquoi ces héros, si facilement ralliés à l'accommo-
dante solution, ne termineraient pas le tout par une danse?
Au fond, Stella suscite les mêmes attaques que Werther. C'est
^ussi un sentimental conflit intérieur, une tragédie domestique.
Sur toute la pièce flotte une mélancolie werthérienne. L'amour
des deux femmes, comme celui de Charlotte, est douloureux et
•résigné. Le style et le décor, l'ermitage dans le jardin et le
•début du cinquième acte, cette invocation à la nuit, à la lune
sacrée et au tombeau, si empreinte de poésie nostalgique et de
•romantique ferveur, rappellent irrésistiblement Werther. Le
danger est le même, bien que les conclusions soient différentes.
Lorsque Fernando rencontre chez sa maîtresse Stella sa femme
abandonnée, il veut d'abord se suicider : solution qu'aurait
peut-être acceptée, connue un inévitable pis-aller, la critique
anglaise. Mais lorsque, abandonnant son projet, il consent à
vivre, pour filer avec toutes les deux des jours variés et satis-
faits, les honnêtes gens protestent contre tant d'impudeur. Deux
femmes! c'est trop pour la coutume, surtout en Angleterre.
La réaction conservatrice était plus forte que jamais. « Le
respect de toutes les polices divines et humaines, les révérences
obligées au seul nom de Pitt, du roi, de l'Église et du Dieu
biblique, l'attitude du gentleman en cravate blanche, officiel,
inflexible, implacable, voilà, dit Taine, les mœurs qu'on trou-
vait alors au delà de la Manche...; l'Angleterre se tenait roide,
désagréablement lacée dans son corset de bienséances. » La cri-
tique de Stella s'imposait.
26 GOETHE EN ANGLETERRE
*
Ce furent les conservateurs de la politique qui fournirent
cette arme aux conservateurs des bonnes mœurs. Les ennemis
de la Révolution et du Sturm und Drang attaquèrent à la fois la
sentimentalité allemande et le républicanisme français. Les
patriotes anglais, secoués par la guerre et la terreur de l'inva-
sion, s'étaient groupés en 1797 autour du parti tory. Celui-ci
mit tout en œuvre pour triompher, enrôla la littérature à son
service et fonda une mordante revue de combat : V Antijacobin.
Elle avait pour mission de protéger les institutions existantes
contre les nouveautés dangereuses, athéisme républicain et in-
dividualisme sentimental. Les drames du Sturm und Drang et
Stella furent l'objet de ses attaques. Trois amis de Pitt pu-
blièrent dans VAntijacobin une comédie satirique : The Rovers
or the double entertainment . C'étaient Hookham Frère, Canning,
alors sous-secrétaire d'État: et son alter ego, le très littéraire
député George EUis qui devint l'ami de Walter Scott et le sou-
tien de la Quarterly Review. Canning, qui avait déjà raillé dans
le même recueil les poésies humanitaires de Southey, dirigea
maintenant ses attaques contre l'enthousiasme werthérien et les
principes de 89. Cette parodie que donnèrent, en juin 1798,
deux des derniers numéros de VAntijacobin, est précédée d'une
préface où s'explique le correspondant supposé. Pensant que le
théâtre allemand reflète admirablement les idées révolution-
naires, un certain M. Higgins, à l'instar de Térence qui combi-
nait souvent deux histoires de Ménandre, a composé sa pièce
« d'après deux des drames les plus populaires ». The Rovers
nous disent, nous le savons dès le prologue :
« How prime ministers are shocking things
And reigning dukes as bad as tyrant kings...
How two darasels with one lover live. »
« Comment des premiers ministres sont êtres répugnants,
Comment les ducs régnants ne valent pas mieux que les rois tyranni-
Comment deux demoiselles s'accommodent d'un seul amant. » [ques.
LA RÉACTION MORALISANTE 27
Ils visent surtout Cabale et Amour et Stella, mais le second
acte s'inspire aussi du Comte Benjowsky (1). La satire destinée à
Goethe, dans V Antijacobin, est d'ailleurs très nette, elle est tout
entière, ou à peu près, dans les deux premières scènes, œuvre
de Hookham Frère.
Le décor du premier acte f'eprésente, comme dans Stella^ une
auberge de gros village qui se gratifie du nom d'hôtel de la
Poste. Nous sommes à Weimar. Le parodiste nous décrit minu-
tieusement le prosaïque « bar-room », où il y a, sur le comp-
toir, des gelées, des confitures et un reste de poulet froid.
Mathilde (Cecilia) descend de la voiture de poste et demande
aussitôt à dîner. Impossible avant deux heures. Alors la senti-
mentale Allemande se met à soupirer « avec un regard qui
exprime sa déception » et s'abandonne à des envolées sur son
amour perdu. Hélas! en matière culinaire les changements sont
possibles et même recommandés : « Le bœuf de demain succé-
dera au mouton d'aujourd'hui, comme le mouton d'aujourd'hui
a succédé au veau d'hier. Mais lorsqu'un cœur a été une fois
possédé par un objet aimé, c'est en vain que nous chercherions
à combler le vide par un autre. » Le cor du postillon retentit.
Une autre voyageuse, Cecilia (Stella) entre dans l'auberge.
Elle se répand en comparaisons lyriques sur le beau temps
présent et le premier amour. Mathilde ne laisse pas échapper
cette occasion de vibrer à l'unisson d'une âme sœur et invite
l'étrangère à dîner. Toutes deux s'exaltent et chantent à l'envi
le duo des amoureuses délaissées. Elles s'embrassent, se jurent
éternelle amitié (2) et se déclarent trop émues pour goûter au
gigot, garni de choucroute et de compote de prunes. Alors
paraît Casimir (Fernando). Comme Werther, il porte « un habit
bleu clair avec de larges boutons de métal » et les cheveux liés
à la catogan. En apprenant que Mathilde est là, il finvite aussi
à dîner et embrasse le domestique dans un transport de joie et
de philanthropie. Le troisième acte n'est pas écrit. Il contient
(1) De Kotzebue.
(2) M.vTHiLDE. — A suddeu thought strikes me. Let us swear an eternal
friendship.
Cecilia. — Let us agrée to live together.
28 GŒTHE EN ANGLETERRE
simplement, disent les parodistes, t les éclaircissements et l'ar-
rangement final entre Casimir, Mathilde et Cecilia » et < res-
semble de si près au dernier acte de Stella, que nous renonçons
à le mettre sous les yeux de nos lecteurs » . Au cours du qua-
trième acte, Casimir rencontre son vieil ami Beefington. Affligé
de ses deux épouses, il se plaint à lui de son t esclavage
domestique » et il lui raconte comment il fit la connaissance de
Mathilde, dans une chaumière de paysans, alors qu'elle distri-
buait des tartines aux enfants pauvres. « Nous pleurâmes, nous
nous embrassâmes et nous retournâmes ensemble à la maison :
elle devint la mère de mon Pantalowsky (Travra, love). >
Gomme on le voit, Werther partage encore avec Stella la satire
de V Antijacobin. L'exaltation des héros gœthéens devient aisé-
ment ridicule dans une atmosphère aussi prosaïque. Le détail
vulgaire ou même quotidien, la description réaliste de la cui-
sine, les préoccupations matérielles de ces rêveurs qui n'ou-
blient pas le i toasted cheese », tout cela forme avec leur lyrisme
un contraste outré et d'un comique facile. Les parodistes attei-
gnirent leur but et les puritains leur surent gré d'avoir raillé
cet immoral M. de Goethe qui avait osé donner à un conflit
domestique une solution peu rassurante dans son inattendue
souplesse.
Walter Scott publia Tannée suivante, à Londres, avec une
préface historique sur la chevalerie allemande, sa traduction de
Gœtz de Berlichingen. A peu près en même temps, paraissait à
Liverpool celle de Miss Rose d'Aguilar. La première, en géné-
ral d'une belle allure épique, omet toutefois quelques passages
qui auraient pu blesser la pruderie anglaise ou alarmer les pré-
jugés conservateurs. Elle atténue l'expression passionnée des
amours coupables qui lient Franz et Adélaïde, elle supprime les
irrévérencieux propos du bouffon Liebetraut sur l'origine du
jeu d'échecs, iuventé pour distraire un roi faible d'esprit.
L'autre version, plus inexacte, révèle les mêmes scrupules f-oli-
tiques et contient une description très romantique de la ruine
où se réunit, la nuit, le Tribunal secret. Un médiocre roman,
LA RÉACTION MORALISANTE 29
Hermann d'Unna, traduit de l'allemand, avait déjà révélé à
l'Angleterre la mystérieuse procédure de la Sainte-Vehme, et la
bonne demoiselle s'en est inspirée dans ses remarques scéniques
pour augmenter par un impressionnant clair-obscur l'horreur
de la funèbre séance.
Ces traductions n'eurent aucun succès. V Antijacobin Review
de juillet 1799 trouve très osée la comparaison déjà établie
entre Goethe et Shakespeare et rapproche la sauvagerie des
paysans « des outrages des régicides français et des insurgés
irlandais ». William Taylor s'offusque, dans la Monthhj Review,
de la fréquente trivialité qui dépare cette œuvre complexe, et il
souhaite au théâtre allemand de viser à la simplicité des Grecs.
Seul l'éphémère Germon Muséum reste favorable au « célèbre
auteur de Gœtz de Rerlickingen ». La pathétique histoire d'Alle-
magne ne parvient pas à émouvoir les Anglais et la belle tra-
duction de Wallenstein par Coleridge, en 1800, ne trouve pas
plus d'écho que l'appel de Walter Scott en faveur de Gœthe.
On réagit en Angleterre, au nom de la morale, contre le
drame bourgeois et sentimental ; on réagit, au nom du bon
goût, contre le drame historique. William Preston, versifica-
teur irlandais et partisan des classiques, attaque violemment
en 1802, dans une revue jusqu'alors libérale, VEdinburfjh
Magazine^, le naturalisme de ce théâtre « cannibale » où régnent
la terreur et le crime. Il- reproche à Gœthe « le style senti-
mental », « la rage d'être naturel à tout prix » et il s'écrie :
« Aristote réclame que les mœurs de la tragédie soient ver-
tueuses... Avec quels sentiments Rousseau aurait-il lu les pièces
de Gœthe et de Schiller? » Il rend Gœthe responsable de toutes
les libertés du théâtre allemand, il l'accuse d'avoir porté grand
préjudice au goût national. « Gœthe peut être appelé le père
dramatique de Schiller et le grand patriarche de cette école
d'horreur et de sauvagerie. » Preston va même jusqu'à s'effrayer
des desseins de la Providence, car peut-être ces goûts sangui-
naires, répandus par la Révolution française, sont-ils avant-
coureurs de « quelque étrange convulsion morale et poU-
tique »?
Les protestants loyalistes s'émeuvent, en effet, d'une pièce
:iO GOETHE EN ANGLETERRE
comme Gœtz de Berlichingen qui évoque la farouche beauté de
la guerre civile. Qu'on songe à l'état de l'Irlande à cette époque!
Les Irlandais-Unis organisent militairement quatre provinces
et créent un Directoire central qui demande des secours à la
France. L'insurrection éclate à Dublin, et les Anglais flétrissent
cette révolte de l'Ile-sœur, cette alliance des catholiques rebelles
avec les jacobins. Les jeunes gens qui propageaient les idées
françaises et les doctrines de Godwin s'assagissent rapidement.
Goleridge qui, dans ses « Sonnets » du Morning Chronicle, avait
attaqué Pitt et chanté La Fayette, Southey qui avait écrit avec lui
la Chute de Robespierre et fait de Jeanne d'Arc une républicaine,
Wordsworth, Campbell et leurs amis se détacheront vite d'un
mouvement qui aboutit, en France, au despotisme militaire.
De leur côté, les prudents descendants de Pope et les survi-
vants du classicisme frémissent aux approches d'une roman-
tique levée de boucliers. A la fin du dix-huitième siècle, le
moyen âge historique et légendaire ressuscite. Thomas Percy
avait remis en vogue la ballade, Robert Burns avait ramené la
poésie aux sources populaires. Et si Matthew Gregory Lewis,
pas plus qu'Anne Radcliffe, n'a le sens exact de l'histoire et de
la couleur locale, en revanche il commande à un monde extra-
vagant et fantastique et il préside à sa façon à la formation du
romantisme anglais.
Il apporte aux jeunes écrivains ce quïl tient surtout de
Goethe : la baguette magique qui conjure les esprits, et la bal-
lade, la clé d'or qui ouvre les portes du mythe. Qu'arrive main-
tenant Walter Scott, attiré par le moyen âge historique de
Gœtz de Berlichingen^ qu'il se mette à l'étude du passé avec son
infatigable curiosité et sa poétique intuition, et le romantisme
tout entier surgira dans un fracas d'armures et de hallebardes.
CHAPITRE III
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGENDAIRES
DANS LA FORMATION DU ROMANTISME (1800-1810)
L'cveil du romantisme; Monk Lewis et Walter Scott. — Les ballades de
Goethe et les traductions de Lewis. Le Roi des aulnes. L'occultisme du
Faust et son influence sur le Moine. — La ballade fantastique des Taies
of Wonder and Ténor; adaptations de Walter Scott et de Lewis. —
Gœtz de Berlichingen et son influence sur le poème et le roman historique
de Walter Scott . Le drame révolutionnaire et médiéval : Robert
Southey, T. L. Beddoes. — Hostilité au « baron » Gœthe.
« Unsere Ritter und Gespensterromane
sind ganz auf die jelzige Leselust dcr
Englânder bcrechnet, und werden be-
gierig ûbersetzt. » {Neuer I e.ïitscher
Alerkur, juin 1796, lettre de Londres,
28 avril 1796)
AH bail, M. P. (1) from whose infernal
brain
Thin-sheeted phantoins glide, a grisly
train
At whose command grimtvomen throng
in crowds
And kings of fire, of water and of
clouds...
With small grey men, ivild yagers and
what not
To crown with honour thee and Walter
Scott.
(Byron, Enqlish bards and Scolch
revieii'er.'!, 1809.)
Jusqu'à présent, notre enquête nous a donné surtout le bilan
de la fortune littéraire de Gœthe en Angleterre à la fin du
dix-huitième siècle. Il s'est agi des interprétations anglaises de
son œuvre, et ce travail ne fut guère qu'une contribution à l'his-
toire de l'opinion britannique. Sans doute nous avons noté une
réelle influence de Werther sur la littérature élégiaque, mais ce
(4) Monk Lewis était membre du Parlement.
32 GŒTHE EN ANGLETERRE
n'est pas là un phénomène original. Werther contribua à ali-
menter la sentimentalité du temps et donna à l'atmosphère une
coloration particulière, il n'apporta pas un thème fécond à déve-
lopper, il ne provoqua pas de variations littéraires dignes d'être
retenues par la postérité. 11 eut une énorme vogue et c'est tout.
Par contre, les drames de Goethe se heurtèrent à rindifîérence-
et à l'hostilité conservatrices. Gœthe de Berlichingen n'eut aucun
succès, mais il allait avoir une influence très nette. 11 nous faut
établir ici, pour la première fois, une distinction entre l'opi-
nion générale et la pensée individuelle, entre le public et l'écri-
vain. L'avènement du dix-neuvième siècle marque pour nous un
résultat négatif : la fin d'une vogue sentimentale et la protesta-
tion morose d'une réaction, mais il nous apporte des promesses
d'avenir. Nous assistons au spectacle d'une génération qui
s'éteint, et dans la génération qui se lève, nous voyons poindre
une jeune pléiade. Quel que soit l'accueil de la critique, Gœthe
trouvera peut-être un asile sous le toit du poète. Plus d'une
fois, il nous faudra suivre séparément la destinée générale de
ses œuvres et leurs infiltrations dans la littérature. Elles ont eu
souvent le plus d'influence quand elles ont eu le moins de suc-
cès. Faust fera frémir Byron, avant même d'être connu de ses
compatriotes, et aux environs de 1800 la chevauchée du Roi
des aulnes, le cliquetis d'armes de Girtz de Berlichingen éveillent
de curieuses résonances. L'écho de la sombre galopade et les
voix lugubres du Tribunal secret se prolongent dans les rêveries
de Monk Lewis et de Walter Scott. C'est une compensation
pour Gœthe et il est intéressant, à propos de la ballade et du
drame historique, de fixer son rôle dans la genèse du roman-
tisme.
* *
Matthew Gregory Lewis avait étudié à Oxford. Mais là,
comme à Westminster School auparavant, il s'était surtout
abandonné à d'obscures songeries. Il se souvenait sans doute
de son enfance dans la vieille maison de campagne, à
Stanshead, des revenants qui, dit-on, hantaient l'aile abandonnée
des bâtiments et du volume préféré de sa mère, le livre de
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGENDAIRES 33
Glanville sur la sorcellerie. L'Allemagne lui était apparue
comme un pays mystérieux et il y était allé, à l'âge de dix-sept
ans, en 1792, pour en apprendre la langue gardienne des trésors
littéraires. Arrivé à Weimar, il prit des leçons, travailla et tra-
duisit des poèmes lyriques. Il en réunit ainsi une série dont il
voulait faire hommage à sa mère et il soumit ses essais aux
auteurs eux-m(^mes. « Mes traductions, écrit-il, ont été
approuvées par eux : ce qui prouve suffisamment qu'elles sont
passables. » Il s'agit probablement ici du Roi des aulnes et du
Pécheur de Goethe, et de la ballade danoise traduite par Herder
dans ses Voix des peuples : les Filles du ro^ des aulnes. Lewis resta
six mois à Weimar et fréquenta la haute société. Il eut Tocca-
sion de rencontrer Gœthe. C'est à cette époque que se rattachent
ses traductions : The Primrose, Mai, empruntées aux « Lieder »
de Gœthe (1).
Deux ans après, Monk Lewis est attaché d'ambassade à la Haye.
Il n'a pas encore vingt ans et il écrit en quelques semaines fié-
vreuses le roman qui le rend brusquement le plus célèbre écri-
vain d'Angleterre : le Moine. Et là encore, il se souvient des
ballades germaniques. Dans cette histoire extraordinaire,
peuplée de spectres, de sorcières et d'esprits, où passent le fan-
tôme de la Nonne sanglante de Lindenberg et l'étrange vieil-
lard qu'on croit le Juif errant, où flambent des incendies de
couvents espagnols et des bûchers d'Inquisition, où des drames
d'amour macabre se jouent parmi les tombeaux ^lans les
cryptes mystérieuses de Sainte-Claire, il y a place pour la che-
vauchée du roi des aulnes. Le domestique de Las Cisternas se
glisse dans le monastère, pour découvrir la destinée de la
malheureuse Agnès et raconte aux crédules Franciscaines les
légendes danoises. Il leur décrit le roi des aulnes : » vieillard
d'aspect majestueux, avec une couronne d'or et une longue
barbe blanche. » C'est ainsi du moins que Lewis avait, un peu
inexactement, traduit à Weimar le passage de la ballade de
Gœlhe. Il publie sa version le Roi des aulnes à la fin du
roman, avec le poème tiré de llerder. Elle est encore reproduite
(1) Ces courtes poésies ne parurent qu'après sa mort dans sa Vie et Cor^
respondance.
34
GOETHE EN ANGLETERRE
en 1796 par le Monthly Mirror et aura, plus tard, sa place dans
les Taies of Wonder and Terror (1801). Il est intéressant de la
comparer avec celle de Walter Scott.
THE ERL-KING (l)
« Who is it, lliat rides through the forest so fast
While rughi frowns around him. while bhrill roars the blast?
The father who holJ his joung son in his arm,
And close in his mantle lias wrapped him wanu.
Whj trembles my d.irling? Why shrinks he wrth fear?
— Oh! fnthtTÎ my father! The Erl-King is n^ar,
The Erl-King wiih his crown and his beard long and white!
— Oh! thine ejes are deceived bv the vapeurs ot" night.
If you wili, dear babj, with me go awaj,
I wili give thee Une clolhes; we will pla/ a fine plaj;
Fine flowers are growing, white, scarifL and blue
On the baidis of jon river, and are for you.
— Oh! father! my falher! And does Ihou not bear
What words Ihe Erl-King whispers low in my ear?
— Now hu>h thee. mv darling, thy lerrops appease :
Tho« hears't' midst ihe branches when murmurs Ihe breeze .
If you wiH, dear baby, with me go away,
Wy daughters shali tend you so fair an I so gay;
My daughter in purpie and gold who is dre>t,
Shall nurse you, and kiss you, and sing you to rest.
— Oh! father! my falher! and does thon nntsee?
The Erl-King anil his daujihter are wailing for m^'?
— Now shaine thee, my deare-^t! fis fe.tr makes Ihee blind :
Thou see'si the dark wiilows which wave in the wind.
I love yoM ! I dote on that face so divine !
I must, and wdl hâve you, and force makes you mioe.
— iMy father! my fallier! Oh! hdd me now fist !
He pulls me! he harts, and will hâve me al last.
{{) La version de Waller Scott se trouve dans les éditions ordinaires de
ses Œuvres pitf tiques. Aussi me suis-je iKuaé à reproduire ici celle de
M. G. Lewis, moins connue et moins aisée à consulter.
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGEiNDAIRES 35
The father, he trembled! he doubled his speedî
0' er hills and througli Corests he spurr'd his black steed;
But wh«ri he arrived al his own castle-door,
Life throbbed in the sweet baby's bosom no more ! »
Plus encore que les poésies lyriques, Faust mérite de retenir
ici notre attention. Lewis a lu le drame de Goethe pendant son
séjour en Allemagne, au cours de l'hiver 1792-1793. Il écrit le
Moine un an après et dès le premier chapitre surgissent des
figures qui nous rappellent Faust. Entrons dans la cathédrale
de Madrid à l'heure du prêche. Cette jeune fille à Tair modeste,
dont le voile est baissé, cette innocente Antonia qui rougit aux
questions de Uon Lorenzo et qui est d'avance une sacrifiée, une
victime, ne nous fait-elle pas songer à Marguerite sortant de
féglise? Mais elle est accompagnée de Leonella, et Uon Chris-
toval accapare celte autre dame Martha pour faciliter l'entre-
tien de son ami. La senora Leonella sait donner, comme l'en-
tremetteuse de Faust, des conseils de galanterie. Elle-même ne
se croit pas sans charmes, connaît la vie et ce qui « fait la diffé-
rence entre Thomme et la femme » . Enfin ne s'imagine-t-elle
pas avoir trouvé, en la personne de ce Don Ghristoval qui lui
fait ironiquement la cour, un soupirant pour le présent et un
époux pour l'avenir? Ceci rappelle évidemment la promenade
sentimentale de Martha et de Méphisto. Plus loin, l'ensorcelante
MaUlda, le mauvais génie du moine Ambrosio, allume en
lui les feux de la convoitise, en lui montrant dans un miroir
magique la forme nue d'Antonia. Sans doute la jeune
bourgeoise prend l'aspect voluptueux et reposé d'une Vénus
qui descend au bain, tandis que Marguerite apparaît à Faust
endormie. Mais cette vision de Faust sera bientôt réalité pour
Ambrosio. Si Méphisto conduit le docteur amoureux dans la
chambre vide de Marguerite, la sorcière Matilda fciit pénétrer
le moine dans la retraite où sommeille Antonia, énervée par la
nuit tiède. Comme dans Faust, la mère et la fille sont sacrifiées
aux désirs du séducteur. Tandis que Marguerite empoisonne sa
mère par mégarde, en lui donnant l'élixir de Méphisto, le moine,
surpris par Elvira dans la chambre d'Antonia. étouffe sous les
oreillers ce témoin inopportun. Enfin le diable apparaît une
36 GCETHE EN ANGLETERRE
fois, chez Lewis comme chez Gœthe, pre'cédé d'un chœur invi-
sible et enveloppé d'ondes mélodieuses. Tel Méphisto, il fait
appel au chant des esprits infernaux. A la fm du roman, il y a,
entre la créature et le Malin, un irrémédiable contrat signé
avec du sang sur un mystérieux parchemin. Ici comme dans le
premier Faust, la puissance diabolique est victorieuse. C'est
Lucifer seul qui a conduit de haut une pathétique destinée : le
moine et le docteur ont été ses jouets. C'est lui qui a mis en
présence Valentin et Faust, c'est lui aussi qui a poussé Elvira
dans la chambre de sa fille, et dans les deux cas, ce fut pour
amener un nouveau crime. Dans les deux œuvres, Tamoureuse
innocente est victime et le coupable est damné (1).
■ \T Celui qu'on appelle bientôt Monk Lewis s'est ainsi classé, en
1795, le plus populaire écrivain de l'Angleterre, et plus d'un
jeune rêveur, tourmenté par la Muse, envie à l'élégant secré-
taire d'ambassade sa rapide réputation. Walter Scott, alors âgé
de vingt-quatre ans, fut sans doute un de ceux-là. Déjà
Mackenzie lui avait fait entrevoir les romantiques exploits de
Gœtz de BerUchingen et la tragique aventure de Beaumarchais.
Le romantisme de Gœthe et de Schiller l'attirait : un cours d'al-
lemand, ouvert à Edimbourg en 1792, était suivi assidûment
par Scott, William Erskine et leurs amis. Si Erskine ne prêtait
pas plus que Scott une grande attention aux explications gram-
maticales du brave docteur WilHch, s'il baillait aux lectures
qu'on faisait de Gessner, il sut en revanche orienter les études
germaniques de son ami. Walter Scott risquait de s'enthou-
siasmer pour les extravagances de pensée et de forme qui se
donnaient libre cours dans les mauvais drames du Sturm und
Drang. E^^kine modéra l'admiration de Scott et dirigea ses lec-
tures. Nul doute qu'il ne l'ait aidé à mi^ux comprendre Gœthe.
Les classes d'allemand reprirent l'année suivante (1793-1794) et
(1) Monk Lewis ne connai-^sait que le premier Faust, tel qu'il parut en
1790 : Faillit, ein Fragment. Il a subi également, à un très haut degré,
l'influence de Musa'us, de Burgei*, de Kolzebue et de Veit Weber
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGENDAIRES 37
c'est alors que parurent, dans le Moine, les ballades du Roi des
aulnes et du Hoi de la mer. En môme temps, Walter Scott se
révéla soudain, et pour la première fois, poète, par sa traduc-
tion de Lénore. Ses études allemandes, poursuivies en 1797,
furent approuvées et secondées par sa cousine Mrs Hiigh Scott
de Harden, la fille du comte Briihl, ancien ambassadeur saxon
à la cour de Saint-James. Il fut sans doute aidé et conseillé
aussi par son fidèle ami Skene de Rubislaw qui connaissait très
bien l'allemand et avait vécu en Saxe. A celte époque, il traduisit
trois poèmes de Goethe : la Complainte de la femme d'Asan Aga
(« What yonder glimmers so white on the mountain? »), le
chant du pillard dans Claudine de Villabe/la (Frederick et Alice) et
k Roi des aulnes. 11 subit surtout lattrait de la chevauchée
romantique que d'autres versions de Lénm^e (1), en 1796,
venaient de rendre populaire et qui lui rappelaient aussi la tra-
dition écossaise de Tarn 0' Shanter, ressuscitée par Burns.
L'année suivante, Erskine rencontra Monk Lewis à Londres
et lui parla de son ami. Lewis, qui cherchait des collabora-
teurs pour ses Taies of Wonder and Terror, fut frappé par le
Roi des aulnes de Scott. Il entra en relations avec lui et c'est
à son impulsion que nous devons le Roi du feu et Frederick et
Alice.
Gomme son devancier, Walter Scott a donné, dans son Roi
des aulnes, une évocation plus précise, plus fantastique, mais
aussi moins naïve que celle de l'original, Ghez Gœthe, la sim-
plicité concise et tragique, la vague obscurité de la notation
augmentent l'intensité des impressions de nature; chez Lewis
et chez Scott qui lancent la chevauchée « à travers la forêt » ou
par « monts et par vaux », tandis que les arbres s'agitent et
dansent avec un bruit étrange, dans une nuit pluvieuse, il y a
plus un dessin littéraire qu'une émotion primitive. Scott se
montre en général plus fidèle, plus peintre et plus poète que
Lewis, dont le poème abonde en paraphrases; par contre, Lewis
connaissait TAllemagne et pouvait sourire de l'ignorance géo-
(1) Mrs Barbauld avait déjà lu, en 1794, chez Dugald Stewart, devant
Walter Scott, qui en avait été très frappé, la traduction de Lénore par
William Taylor.
1
38 GŒTHE EN ANGLETERRE
graphique de Scott qui place, dans une note, la forêt Noire en
Thuringe. Le finale du poète écossais est simple et rapide :
« Sore trembled the father; he spurr'd through the wild
Claspin^to his bosom his shuddering child;
He reaches his dweliing in doubt and in dread,
But clasp'd to his bosom, the infant was dead. »
La modification « in doubt and in dread » introduit, avant le
dénouement, une note mystérieuse et redoutable que ne ren-
fermait pas l'allemand « in Mùh und Not > .
Frederick et Alice, qui est une longue et libre imitation de la
ballade : Der untreue Knahe, reprend encore un motif de che-
vauchée. Walter Scott transforme le garnement de Goethe en
un soldat ambitieux et inconstant :
« Jojing in his prancing steed
Keen to prove his untried blade,
Hope's gaj dreams the soldier lead
Over mountain, moor and glade (1). »
La coïncidence exacte, mathématique, qui le fait mourir à la
même minute quel'abandonnée, la répétition lugubre des heures
accentuent l'impression d'une pitoyable fatalité :
« Hark! for now a solemn knell (2)
Four times on the still night broke
Fourtimes, at its deaden'd swell
Echoes from the ruins spoke. »
La description du banquet des morts est beaucoup plus dé-
taillée que chez Goethe. Autre finale d'un romantisme lugubre
qui, tel un glas de danse macabre, met en mouvement les tré-
passés I Les convives, silencieux dans l'original, ici s'agitent et
parlent.
(1) Ravi de son fringant palefroi
Brûlant de mettre à l'épreave sa lame, neuve,
Le soldat se laisse moner par les rêves joyeux de l'espoir
A travers monts, landes et vaux.
(2) Silence, car voici qu'un ^las solenne
Quatre fois interrompit la nuit calme.
Quatre fois sa vibration sourde
Fit jaillir l'écho du fond des ruines.
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGENDAIRES :i9
a Coffins for Ihe Feats extend (i);
AU wilh black the board was spread
Girt hy parent, brollier, friend.
Long Silence number'd with Ibe dead!
Alice, in her grave-clolhes bound (2),
Gbastly snniling, points a seat;
AU arose, wilh tbundering sound;
AU the expected stranger greet.
Hgh their meagre arnns thej wave (3),
Wild their notes of welcome swell;
a Welcome, iraitor, to the grave!
t Perjured, bid the light farewell. >
Tout ceci dénote assez l'influence de Lewis qui relut et mo-
difia le poème avant de le publier en 1801 dans les Taies of
Wo rider.
Il y ajouta sa libre traduction du Pécheur de Gœthe. Le jeune
homme, que londine entraîne pour toujours dans les profon-
deurs du fleuve, lui rappelle peut-être le héros de la vieille bal-
lade écossaise, Clerk Govil, qui tomba dans les pièges d'une
perfide fille de la mer (4). En tout cas, il retrouve dans la
poésie gœlhéenne l'éternelle lutte entre la nature dévorante et
la pauvre humanité. Comme dans le Roi des aulnes, comme dans
la légende danoise le Roi de l'eau (The Water-King) qu'il con-
naissait aussi, une tragique fatalité s'enveloppe d'apparences
séduisantes, et dans l'obscur au delà des brumes ou des eaux
disparaissent les victimes. Le tempérament romanesque de
Lewis aime cette atmosphère à la fois attirante et teirible; il se
(1) Les cercueils comme sièges s'offrent.
Tout de noir la table est tendue.
Parents l'enfercleiit. amis et frères.
Parmi les morts loDgtemps comptés.
(2) Vêtue de son linceul. Alice
Avec un sourire lugubre montre un siège,
Tous se dressent, rouiemtnt de tonnerre,
Pour saluer l'étranger attendu.
(3) Ils agitent haut leurs maigres bras,
Leur rumeur de bienvenue sVnfle tumultueuse,
« Sois le bienvenu, traître, dans la tombe.
Dis adieu au jour, parjure, à jamais ! »
(4) Notes de Lewis dans le Moine, éd. Gibbins (1906), III, 11.
40 GŒTHE EN ANGLETERRE
plonge avec de'lices dans les abîmes bleus pour y suivre un roi
de la mer qui emporte au galop sa fiance'e vers de chime'riques
palais, ou la nymphe qui, de ses bras voluptueux, enlace et
entraîne le pêcheur dans la mort glacée.
« The water rushed, the water swelled,
The fisherman sat riigh;
With wishful glance the flood beheld
And longed the wave to try.
To him ehe said, to him she sung
The river's guileful queen :
Half in he fell, half in he spi-ung
And nevermore was seen. »
Quant à Walter Scott, il a été, lui aussi, touché par la bal-
lade germanique et il garde le souvenir du Roi des aulnes. En
1799, il fait paraître son Roi du feu, ses traductions de Biirger
et de Gœthe dans son Apology for taies of terror, publiée à douze
exemplaires par James Ballantyne L'année suivante, il enrôle
au service de Monk Lewis le poète écossais John Leyden, et ce
nouveau collaborateur enrichit le thème légendaire d'une nou-
velle variation : le Roi des elfes. Plus tard encore, dans le Lai du
dernier ménestrel (iSOA), Scott se rappellera la troublante mytho-
logie du Rhin et évoquera au cours du poème « l'esprit du
fleuve » et « l'esprit de la montagne >^ .
*
* *
Lauteur d'Tvanhoë raconta un jour à Allan Cunningham
l'émotion qu'il ressentit lorsque Monk Lewis l'invita, pour la
première fois, à dîner avec lui. Cette entrevue eut en efl'et son
importance. Non seulement Lewis s'adjoignit Scott comme col-
laborateur, mais il l'encouragea dans sa traduction de Gœtz de
Berlichinf/en et il lui trouva un éditeur. U se chargea du manus-
crit et l'olTrit au libraire Bell pour vingt-cinq guinées. Le drame
allemand n'eut, nous l'avons vu, aucun succès, mais s'il n'at-
tira à son traducteur aucune célébrité, il lui révéla sa voie : le
roman historique. Gœthe éveilla lenthousiasme de Walter Scott
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGEiNDAIRES 41
pour le moyen âge. Il lui montra, le premier, comment on
pouvait exploiter cette mine de trésors cachés, et c'est à lui
que revient ainsi l'honneur d'avoir, indirectement, provoqué
le mouvement romantique anglais. Selon le mot de Carlyle,
Gœtz de Berlichingen est une semence qui tomba dans la bonne
terre, et cette semence est devenue un grand arbre qui a
nourri les nations de ses fruits.
Walter Scott doit à Goethe non seulement cette orientation
générale, mais encore de nombreux « motifs t qui reviennent. Il
au cours de sa carrière, attester le souvenir vivace de (iœtz.
Déjà dans son drame de jeunesse : la Maison d'As-pen (1800), il
décrit la vie aventureuse des combats et l'existence domestique
des chevaliers allemands. Le baron Roderic d'Aspen, « le vieux
Roderic à la main de fer », doit rester dans son château, par
suite d'une chute de cheval, et se laisser soigner par les femmes.
Comme Adélaïde, son épouse Isabelle est condamnée par la
Sainte-Vehme pour avoir empoisonné son premier mari. Comme
dans Gœtz, la séance du Tribunal secret s'ouvre par la procla-
mation menaçante du président : « Membres de l'invisible Tri-
bunal qui jugez en secret et vengez en secret, ainsi que la Divi-
nité, vos cœurs sont-ils purs de toute malice et vos mains pures
de sang? Élevez vos voix et dites avec moi : « Malheur,
< malheur aux criminels. »
Le Lai du dernier ménestrel (1805) accueille çà et là des .ré-
miniscences de Gœtz. Le chevalier Deloraine ne peut prendre
part à la bataille, et force lui est de rester inactif à cause
de ses blessures. A la tète des défenseurs du château se tient
la châtelaine, une figure grave et noble qui rappelle Elisabeth.
Son fils ressemble au petit Georges; il s'occupe de chevaux et
d'armures, il joue avec les épées, et il est le favori des vieux
soudards qui lui prédisent la gloire des armes. Et la fille de
Deloraine est, ainsi que Maria, éprise de l'ennemi; elle se
déclare prête, telle la sœur de Gœtz, à tendre la main à l'assié-
geant, pour réconcilier les partis et inaugurer une ère d'amitié.
Plus tard, en 1808, l'infidèle Marmion qui se meurt à Flodden,
hanté par le spectre de l'abandonnée, rappelle à la fois Weis-
lingen et Selbitz. Il délire, soigné par Claire, une seconde Maria,
42 GOETHE EN ANGLETERRE
et il assiste encore au triomphe de son parti, il entend monter,,
comme Selbitz, sur le champ de bataille, le long cri de victoire :
a The war, that for a space did fail
Now trebly thundering swell'd the gale,^
And « Stanley » was the crj;
A light on Mai'mion's visage spread
And fired his glazing eye;
With dying hand, above liis head
He shnok the fragment of his blade
And shouted « Victory! »
« La lutte, un instant affaiblie.
Décuplée, maintenant tonne, enflée par la brise,.
Et le cri était « Stanley ».
Une lumière se répandit sur le visage de Marmion
Et alluma l'éclat figé de ses yeux;
D'une main mourante, par-dessus sa tête.
Il agita le tronçon de son épée
Et cria : « Victoire! »
Quant à l'assaut du château du Front-de-Bœuf, dans Ivanhoë
(1820), il est directement inspire' de la bataille, au troisième
acte de Gœtz de Berlichingen. Rébecca, appuyée à une fenêtre,
décrit à Ivanhoë blessé les progrès de lattaque, et reprend le
rôle du valet d'armes qui, épiant la lutte du haut de la tour,
répond aux questions de Selbitz. Sans doute, Walter Scott est
aussi attiré par d'autres héros gœthéens. Son Waverley est un
parent de Werther. Peu adapté à la carrière choisie, lancé dans
l'action avec un tempérament de rêveur, il a l'idéalisme du
poète, la susceptibilité de limaginatif, la mélancolie du soli-
taire. Son fastueux Leicester, qui, en arrivant chez la douce
Amy Robsart, laisse tomber son manteau et parat^t en costume
de cour, avec la Toison d'or, n'est qu'un Egmont moins noble
en face d'une Claire moins naïve. Goethe lui-même avait noté,
au cours des Entreuem avec Eckermann, l'analogie des deux
scènes et il appréciait cet emprunt de Kenihcorth. Par contre,
à propos de Fenella dans Peveril of the jrnik, il blâmait
le romancier anglais d'avoir maladroitement transformé sa
Mignon. Annot Lyle, l'enfant trouvée de la Légende de Montrose,
rappelle encore, par son nostalgique amour pour Menteith, la
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGENDAIRES 4a
petite danseuse de Wilhelm Meisler. Mais plus fort que ces
réminiscences, le souvenir de Gœtz de Berlichingen accompagne
Walter Scott jusqu'au bout de sa carrière. Dans Anne Je (ieier-
stein, le marchand Philipson, suspecte' d'avoir médit du Tribunal
secret, est descendu, par une obscure machinerie, dans les
caveaux où vont l'examiner, à la lueur des torches, les juges
masqués de la Sainte- Vehme.
C'est ainsi qwQGœtz de Berlichingen participe, avec la ballade
de Gœthe, à la formation du romantisme. La légende populaire
et l'histoire médiévale retrouvent un regain de faveur. Mais
qu'on ne s'y méprenne pas : ce qui intéresse Walter Scott, ce
n'est pas l'histoire de la rébellion, c'est l'histoire tout court.
Entre le moyen âge — qui est le passé, la tradition — et la
Révolution française, il n'hésite pas. S'il a l'esprit romantique,
il n'a pas l'esprit révolutionnaire, et le traducteur de Gœtz a
déjà les tendances conservatrices de celui qui sera plus tard le
seigneur d'Abbotsford. A une époque sociale troublée, Walter
Scott évoque le bon vieux temps avec une secrète complai-
sance, et il préfère au choc des armes dans la rue la paisible
ordonnance des panoplies et des armures. Seuls quelques rares
jeunes gens saluent en Gœtz une pièce révolutionnaire. En 1794,
Robert Southey écrit son drame Wat Tyler où il attaque les
taxes de William Pitt, dont il devait bientôt admettre la poli-
tique. H connaissait Gœtz de Berlichingen d'après l'édition fran-
çaise de Friedel et Bonneville et ce n'est pas par hasard qu'il
choisit pour sujet la révolte populaire de 1381. Wat Tyler, qui
combat pour « la liberté sacrée, inaliénable » et « les droits
depuis longtemps oubliés », est un chef noble et humain.
Gomme Gœtz il est épris de justice et défend le pillage.
« Justice shall be our guide : let no man dure
To plunder in the tumult. >>
i La jus'ice sera notre guide : qu'aucun homme ne souffre
Le pillage dans le tumulte... >
Comme lui, il lutte contre un prince de l'Église (ici l'arche-
vêque de Canterbury) et il succombe à la fin.
44
GOETHE EN ANGLETERRE
En dehors des œuvres de Walter Scott, c'est peuf-être la seule
trace d'une influence de Gœtz. Les drames des jeunes romantiques
anglais : The Borderers de Wordsworth, O^orio de Coleridge
(1795 et 4797; s'inspirent davantage des Brigands de Schiller.
Il n'est pas possible d'associer, comme en France, (lœtz de Ber-
lichingen à une réforme dramatique : il a simplement fourni des
thèmes à ^lonk Lewis, à Walter Scott et probablement à
Southey. Avec Werther, le règne de Goethe sur le grand public
est terminé. Son prestige ne durera plus guère que parmi l'élite,
son génie attirera les natures exceptionnelles. Pour le moment,
si les dramaturges français, en quête de doctrines libératrices,
vont seulement s'initier au théâtre allemand, héritier des
hardiesses shakespeariennes, les Anglais s'insurgent contre
« l'invasion des barbares » .
Seul Thomas Lovell Beddoes, l'étrange lyrique, amoureux
de poésie nocturne, de fantômes et de tombeaux (Ij, le trou-
blant et mélodieux sonneur des Glas (2). construira laborieu-
sement plus tard son. extraordinaire Tragédie du fou [The
Deatk's Jest-hook)y mélange de Gœtz de Berlichingen, des Brigands
et d'Hamlet.
La scène de conspiration dépasse en horreur funèbre, la
séance du Tribunal secret; les conjurés se réunissent à minuit
dans le cloître de la cathédrale et la danse macabre, s'échap-
pant des murailles, se répand autour d'eux. Et lorsque le duc
de Mùnsterberg, Athulf, veut s'empoisonner après avoir tué
son frère, il évoque l'assemblée imposante des morts en termes
qui rappellent Frederick et Alice et le Postillon Kronos.
« Oh! youdead, come near,
Why see I you not yet? Come, crowJ about me,
Under the arch of this triumphal hour
W'elcome me. »
« 0 vous morts, approchez,
Pourquoi vous vois-je pas encore? Venez, pressez-vous autour de moi,
Sous l'arche de celte heure triomphale,
Dites-moi la bienvenue »
(1) Tlie Ghosl's Moonshiue : The Phanlom-Waoer : Dial Thoughts, etc.
^2) Dirge : Dirge for Wolfram; Threnody.
LES THÈMES HISTORIQUES ET LEGENDAIRES 45
* *
Pour le moment, Ihostilité à Gœthe reste obtinée. A propos
de la mauvaise traduction de Hermann et Dorothée par Holcroft
en 1801, la presse anglaise est si âpre qu'elle provoque, du
fond de l'Allemagne, les protestations du jeune II. G. llobinson.
William Taylor lui-même attaque violemment Faust, en 1810.
dans le Monthlij Magazine. Gomment le Gœthe, qui, en écrivant
Iphigénie et le Tasse, s'est réve'le' le digne émule de Sophocle,
a-t-il donc pu produire un drame aussi misérable? Les absur-
dités, les obscénités de cette pièce extravagante sont si nom-
breuses qu'on ne peut souhaiter la voir traduite.
Ainsi le critique le plus autorisé en matière de littérature
étrangère prononce contre Guethe l'ostracisme. Ne nous éton-
nons pas. C'est un jugement auquel aurait souscrit, après
lecture, tout Anglais de lépoque. Faust sera admiré en son
temps par quelques révoltés, un Byron, un Shelley, mais il
aura à vaincre une longue et sourde résistance. Les mêmes
préjugés s'acharnent contre l'œuvre et l'auteur, les grandes
revues nouvelles seront hostiles à Gœthe, et la libérale Revue
d' Edimbourg attaquera, dans ses fameux articles de 1813, 1816
et 1817, le vaniteux conteur de Poésie et Vérité et du Voyage en
Italie, cet homme suffisant et prolixe qui nous assomme de
détails insignifiants (significatifs pour lui seul) et qui, tel un
parvenu de la littérature, « porte toujours à sa boutonnière ses
lettres de noblesse » I De plus en plus, c'est à l'homme qu'on
en veut, à cet auteur qu'on ne connaît pas, mais qui est, dit-on,
pétri d'orgueil et qui mène une vie scandaleuse 11 est temps
de suivre maintenant en Allemagne les voyageurs anglais
curieux de voir « le baron Gœthe », celui qui reste avant tout
« le célèbre auteur de Werther » .
CHAPITRE IV
LE CONSEILLER DE GŒTHE ET LES ANGLAIS A WEIMAR
(1800-1830)
Les devanciers; Monk Lewis et William Taylor. Les voyageurs ordi-
naires; pas d'enquêle littéraire; curieux de passage ou habitués, — La
colonie auglaise de Weimar et le « Geheirnrat » au début du siècle.
Mellish, Lawrence, les Gore, H. G. Robin-on, Osborne, Sir Brooke
Bootliby, les Hare-Naylor. — Les récits des voyageurs après 481n.
Lockhart, J. Russell, Gillies, Granville, les deux Murray. Les étudiants
anglais et le eune Thackeray. Goethe, conseiller de Weimar, devient
l'auteur du Faust.
« Befnre the door of his study wa<
marked in mosaic : Salve. » ,H. G, Ro-
fliNsoN, Diary, éd. I87i, I, p. 69.)
Au commencement du dix-neuvième siècle, les voyageurs
anglais négligent un peu la France : la Révolution les a eflrayés,
le Consulat ne les rassure pas, et la police napoléonienne va
bientôt les surveiller de près. Aussi se hasardent-ils de préfé-
rence en Allemagne.
Quelques écrivains isolés y avaient déjà séjourné. A l'âge de
dix-sept ans, William Taylor y était allé en 178i, pour
apprendre l'allemand et sinitier au commerce international. Il
avait passé un an à Detmold, chez le pasteur llœderer, et celui-
ci lui avait donné une lettre d'introduction pour Goethe Le
jeune homme n'osa s'en servir. Son ami n'avait-il pas oublié
sur l'adresse le titre de t Geheimer Ralh » ?
Matthew Grego.y Lewis avait eu plus dé courage et de déci-
sion. Le 27 juillet 1792, il était arrivé à Weimar, la bourse
bien garnie et des projets plein la tète. Le duc était à Coblence,
la petite ville lui parut ennuyeuse et délaissée. N'importe, il
avait pris immédiatement des leçons d'allemand et trois jours
LE CONSEILLER DE GOETHE 47
après, il prétend avoir vu Goethe. « Parmi les autres personnes
auxquelles j'ai été présenté, écrivait-il à sa mère, je note...
JVl. de Goethe, le fameux auteur de Werther, en sorte que vous
ne vous étonnerez pas si je me suicide un de ces heaux jours. »
11 avait profité de son séjour pour étudier aux sources m(*mes
la bonne littérature du temps, mais tout le génie d'un Goethe ne
parvint pas à lui faire oublier les manières frustes de la petite
<îOur. S il y a selon lui « trop d'Excellences à Berlin », il n'y a
pas assez de raffinement à Weimar. Après les services, les cou-
teaux et les fourchettes ne sont jamais changés, même à la
table ducale, et les dames crachent sur le parquet « de la manière
la plus dégoûtante. »
Enfin, en 1798, Wordsworth et Coleridge, débarqués à Ham-
bourg, étaient allés voir Klopstock. Ils avaient été très déçus.
€e vieillard décrépit aux jambes enflées, à la perruque mal
poudrée, était-il le père de la poésie allemande? Pourtant ses
jugements firent impression sur eux et Coleridge les retint dans
ses Satyrane's Letters. Klopstock plaça Wieland au-dessus de
Goethe dont il n'aimait pas les drames, et trouva Schiller extra-
vagant. Cette opinion du patriarche influença peut-être nos
voyageurs, car Wordsworth alla se terrer dans le Harz et
Coleridge préféra l'université de Gœttingue à la cité des Muses.
D'ailleurs ne nous trompons pas : les Anglais qui, dans la
suite, viennent à Weimar, n'ont pas tous l'importance littéraire
ou la curiosité dé^intéressée de ces devanciers. Ils n'ont ni la
pénétration ni linfluence d'une baronne de Staël et d'un Ben-
jamin Constant. Ils pérégrinent, comme tant de leurs compa-
triotes, moins pour se cultiver véritablement que pour « avoir
^té là » ou « avoir vu ceci » ; et ils n'ont pas tous l'intention
(ni le talent) de révéler à leur pays les découvertes qu'ils
peuvent faire. Certains sont des étudiants ou des diplomates,
d'autres des officiers ou même des marchands qui s'en vont à
la foire de Leipzig et qui placent le « business » au-dessus des
belles-lettres. Tous d'ailleurs sont d'abord plus ou moins désap-
pointés. L'Anglais a le sens très net et très sûr des réaUtés
matérielles. Il est habitué à un solide confort, et Weimar appa-
raît au Londonien un gros village peu civilisé. Il ne comprend
48 GOEÏHK EN ANGLETERRE
pas d'autre part ce mélange de pompeuse e'iiquette et de vul-
gaire sans-géne, de culture littéraire et de bourgeoise simpli-
cité. Ces Allemands, dont l'esprit s'est affiné au contact d'un
Gœthe, sont restés soldats ou paysans dans leurs manières et
leur vie privée. Ils n'ont pas l'élégante correction de leurs visi-
teurs britanniques, et s'ils sont gentilshommes, ils ne sont pas
toujours a gentlemen ».
Or, l'Anglais peut rester indifférent sur le terrain des lettres:
il ne Test jamais quand il s'agit d'usages et de savoir-vivre. Il
attache plus d'importance à l'éducation d'un homme qu'à la
culture de son esprit. Aussi, à part quelques exceptions, la
société qu'il observe à Weimar, avec une curiosité mêlée de
dédain, l'absorbe plus que la littérature. Rien d'étonnant si
Gœthe l'intéresse, non pas comme penseur, mais comme
homme.
* *
En même temps que le voj^ageur de passage, Weimar attire
des amis plus fidèles. L'institut du Belvédère qu'avait fondé
l'ancien constituant Mounier, précepteur de lord Hawke,
devient une pépinière de jeunes Anglais. C'est là l'origine de
la colonie britannique, si appréciée de Gœthe. Comme en
témoignent ses Conversations avec Eckermann et les nombreux
portraits de ses visiteurs par Schmeller, le poète préfère les
Anglais aux autres étrangers. Ils ne sont pas mécontents,
toujours en quête d'expédients, comme bien des émigrés, ils
sont indépendants, satisfaits, réservés, mais cordiaux. A la
cour, on les traite en gentilshommes, et maint aristocrate
rural prend évidemment, auprès de ces citadins distingués,
des leçons de maintien et de bienséance. Malheureusement,
ces « habitués » sont peu intéressants au point de vue litté-
raire! On peut les passer en revue. Exception faite pour Henry
Crabb Robinson, ils restent isolés en Allemagne, inconnus en
Angleterre.
Charles Mellish vécut à Weimar de 1795 à 1802. C'était un
homme cultivé et d'une grande érudition. Il était rebelle à la
LE CONSEILLER UE GOETHE 49
philosophie nouvelle et l'attaquait parfois avec esprit, comme
en témoigne une de ses épigrammes :
« Deine Lehr', o Fichte, hat Manches neue und wahre;
Nur ist das Wahre nicht neu, nui- ist das Neue nicht wahr (i). »
Goethe le connaissait très bienet fut le parrain de son fils.
Schiller, qui lui acheta sa maison de l'Esplanade, le mentionne
plusieurs fois dans sa correspondance. Mellish a laissé quelques
traductions de Gœlhe qu'il publia plus tard, à Hambourg, où il
était devenu consul, dans un recueil de ses propres poésies
allemandes. Il essaya aussi (mais sans constance et sans succès)
de traduire llermann et Dorothée. Sa version de Paléoiihron et
Néoterpe passa inaperçue; son projet de faire connaître en
Angleterre le Traité d'optique de Gœthe fut abandonné.
Le riche marchand Charles Gore, ami du peintre ilackert,
s'était retiré à Weimar avec ses deux fdles. Il fréquentait régu-
lièrement chez la duchesse Amélie. Charles-Auguste s'éprit
d'Emilie, la cadette, e^ la duchesse Louise, habituée aux infidé-
lités de son époux, concéda cette fois que son inclination lui
faisait honneur, car la noblesse de la jeune Anglaise était égale
à sa beauté. Elle ressemblait, dit Henry Crabb Robinson, à la
grande actrice Mrs Siddons, et avait beaucoup de dignité dans
ses manières. Il était donc naturel qu'elle inspirât aussi à son
jeune couipatriote une admiration très tendre. Charles Gore
était un vieillard respectable et bienfaisant. « La présence de cet
excellent homme, dit Gœlhe dans la Vie de Phili/ipe Eackert
(181 Oj, doit être comptée parmi les avantages importants dont
jouit notre ville pendant ces dernières années... Il se montrait
simple, aimable et complaisant envers chacun; même dans son
grand âge, sa stature et son visage faisaient une très agréable
impression. La conversation avec lui ne manquait jamais de
matière, car il avait vu, vécu et lu beaucoup de choses. »
Le peintre Kraus a groupé, autour de la table de dessin du
u Wittumspalais », la duchesse Amélie, Gœthe, Heider,
(1) « Ta doctrine, ô Fichte, a du neuf et du vrai. Mais le vrai n'est pas
neuf et Iç neuf n'est pas vrai. »
50
GOETHE EN ANGLETERRE
Mlle de Gôchausen et les trois Anglais. Goethe lit, Elise Gore
dessine, Emilie brode et cause avec Herder. C'est une peinture
très gauche, mais une page intime, toute empreinte de recueil-
lement et de paisible cordialité. Elle dit d'une façon frappante
les bons rapports qui unissaient, à la cour de Weimar, le poète,
les Anglais et les princes.
Le chevalier J. H. Lawrence, un ami de Goethe et de Melli^h,
commit de nombreuses poésies lyriques et collabora en 1793 au
Mercure de Wieland. Gœthe le mentionne dans sa correspon-
dance avec Carlyle comme un visiteur fidèle et assidu. Mais il
ne suffit pas d'avoir chanté les fiançailles d'un prince de Saxe-
Weimar, d'avoir consacré à l'amour une fade allégorie et d'avoir
été accueilli par un grand homme, pour passer à la postérité.
Lorsque le jeune voyageur Henry Crabb Robinson (l) arriva
en Saxe, au début de l'hiver iSOl, son plus vif désir fut de
« voir » Gœthe. Les Brentano lui avaient révélé toute l'impor-
tance du poète, et il profita de sa rencontre avec le httérateur
Seume pour se risquer chez l'auteur de Werther. Il n'avait pas
la prétention de lui adresser la parole. S'il alla faire visite à
Wieland, à Herder, à Schiller, il désirait seulement regarder
Gœthe. Son vœu fut satisfait, car ce fut beaucoup plus une con-
templation de sa part qu'un entretien. « A notre entrée,
raconte-t-il dans son Journal, il se leva et, d'un air plutôt froid
et hautain, nous invita à prendre des chaises. Comme il fixait
son œil ardent sur Seume qui dirigeait la conversation, j'eus en
face de moi son profil pendant les vingt minutes que dura
notre visite. H avait alors cinquante-deux ans et commençait à
grossir un peu. Il était, je crois, l'un des plus beaux types
d'hommes que j'aie jamais vus... Mes compagnons (2) par-
lèrent d'eux-mêmes. Seume raconta les moments d'adversité de
sa jeunesse et ses étranges aventures. Gœthe souriait avec une
bienveillante condescendance. Lorsque nous fûmes congédiés
et que je me retrouvai en plein air, je me sentis débarrassé
(1) Cf. mon étude de la Revue germanique, juillet 1912 : H. C. Robinson,
p. 380-397.
(2) Meyer aussi était présent.
LE CONSEILLER DE GOETHE 51
d'un poids sur la poitrine et je m'écriai : « Gott sei danlv I »
Ce témoignage de Robinson est caractéristique. Goethe ne se
départissait pas toujours, même pour ses visiteurs préférés, de
sa traditionnelle réserve. Il n'adressa pas un seul mot au jeune
Anglais. Sans doute celui-ci apprit à le mieux connaître et il ne
lui en voulut pas dans la suite de son accueil distant. Ce n'est
pas, dit-il plus tard, de la fierté ni de la pose. C'est de la « self-
defence » . Maintenant que sa vie intérieure avait atteint l'équi-
libre et l'harmonie après les oscillations et les premiers erre-
ments, il avait le droit de la garder jalousement et se devait à
lui-même de la protéger contre les importuns et les inconnus.
Il n'en est pas moins vrai que Robinson fut, sur le moment,
très étonné, peut-être même froissé de cette attitude. Dans une
lettre à son frère, le 13 janvier 1802, il formule contre Gœthe
les griefs habituels de ses compatriotes. Il lui reproche sa vie
ouvertement scandaleuse en compagnie d'une femme « basse et
vulgaire » et sa hauteur dédaigneuse, si différente de la cour-
toisie aimable de Schiller. 11 eut plus tard des compensations et
changea d'avis. Pendant les quatre années qu'il passa à l'Uni-
versité d'Iéna, il vint souvent à Weimar. Il défendit Gœthe
contre Mme de Staël et essaya, mais en vain, de faire goûter à
l'illustre voyageuse la finesse des Épigrammes, la beauté pro-
fonde de la Fille naturelle.
D'ailleurs, c'est grâce au compagnon de la baronne, à Ben-
jamin Constant, qu'il renoua des relations avec Gœthe. Un soir
de mars 1804, comme Benjamin Constant accompagnait le
poète au théâtre, il rencontra notre Anglais à l'orchestre et lui
serra la main. Puis il murmura son nom à l'oreille de Gœthe.
Celui-ci se retourna alors, et avec un sourire aussi aimable que
son habituelle expression était réservée : « Savez-vous, mon-
sieur Robinson, dit-il, que vous m'avez blessé? — Comment
est-ce possible, Herr Geheimrath? répondit le jeune étudiant..
— Mais, répartit le poète qui avait perdu le souvenir de la pre-
mière entrevue, vous êtes allé voir tout le monde à Weimar,
excepté moi. » Robinson qui, par timidité, n'avait osé s'aven-
turer, depuis sa visite, dans la grande maison du « Frauenpian » ,
ne se le fit pas dire deux fois. Il alla déposer sa carte le lende-
82 GOETHE EN ANGLETERRE
main et il fut souvent invité dans la suite. Gœthe lui parlait
volontiers delà lltte'rature anglaise. Quand Mme de Staël revint
de Berlin avec Auguste-Guillaume Schlegel, Robinson dîna
avec celui-ci chez Gœthe. Et le contraste entre les deux hommes
le frappa, l'un toute simplicité, repos vivant et force calme, tel
un dieu de la sculpture grecque, l'autre tout eflbrt, lancé à la
recherche de l'esprit. Il eut alors Toccasion de voir celle qu'il
appelait maintenant ^Ime Gœthe, et Chrisliane fit sur lui, somme
toute, une excellente impression. Le poète savait d'ailleurs re-
prendre, en certaines circonstances, le ton du « Geheimer Rath »
Lorsque Robinson lui demanda d'intervenir auprès du duc, à
propos d'une querelle entre les étudiants d'Iéna et les autorités
universitaires, il s'y refusa, avec assez de froideur, et le jeune
Anglais ne jugea pas nécessaire d'aller lui faire ses adieux en 1 805.
Ainsi qu'il le dit dans une lettre à son frère, le 2 mars, Robinson
croyait que son ennemi, le professeur Eichstâdt, l'avait desservi
auprès du poète, et « comme les patriotes de Rome », intimidés
par la gloire altière de César, il se contentait d'admirer de loin
son auteur préféré et ne l'approchait qu'à travers ses œuvres.
Plus tard il le revit dans son intimité. Il retourna passer en 1829
une huitaine de jours à Weimar et parla à l'octogénaire de Burns
et de Byron. Lorsqu'il prit congé, Gœthe, qui lavait accueilli avec
une affection touchante, l'embrassa paternellement Le vieillard
n'avait plus qu'un désir : se survivre, à l'étranger comme en
Allemagne, dans ses livres et dans la mémoire de ses amis. Et
c'est parce qu'il avait reconnu en Robinson un défenseur, un
missionnaire de sa pensée qu'il lui avait donné, avec une acco-
lade suprême, la bénédiction du génie.
A l'époque où Robinson étudiait à léna, deux autres Anglais
s'arrêtèrent quelque temps à Weimar. L'un. Mr Osborne, était
un proche parent du duc de Leeds et un directeur de la Société
royale des Sciences, bref, un homme de qualité et de savoir;
l'autre, Sir Brooke Boothby, était un amateur de belles-lettres
et un poète dilettante : il mit en vers quelques poésies de Gœthe
que Robinson lui avait traduites et il publia le Dieu et la Buija^
dère dans Y Edinhurgh Annual Recjister . C'était, ditGœlheàGillies»
LE CONSEILLER DE GOETHE 53
un gentilhomme frileux qui obtint du duc une commission dans
la cavalerie pour pouvoir paraître à la cour en bottes et non en
bas de soie. Le poète l'appréciait beaucoup, bien qu'il n'eût
pas, dit-il, la compétence littéraire de Mellish. Enfin l'historien
de l'Allemagne, Francis Hare-Naylor de llurstmonceaux s'éta-
blit à Weimar en 1805, avec sa femme, devenue aveugle. Quels
que soient les liens d'amitié qui les unissaient à la duchesse
Louise, leur séjour nous serait indilTérent, s'ils n'avaient amené
avec eux leur jeune fils Julius, plus tard un fervent admira-
teur de Goethe, qui fut le maître, et comme Carlyle, le bio-
graphe de John Sterling.
En somme, la colonie anglaise de Weimar intéresse plus le
chercheur local que l'historien des littératures comparées. Les
rapports personnels des Anglais et de Goethe, dans les pre-
mières années du dix neuvième siècle, sont plus intéressants au
point de vue anecdotique que féconds au point de vue littéraire.
Ce sont les relations que pouvaient avoir avec un conseiller
privé de Ghailes-Auguste un gentilhomme ou un étudiant
anglais. Sans doute Charles Mellish, Sir Brooke Boothby et sur-
tout Robinson (celui-ci dans le Monthly Register de 1802; tradui-
sirent des poésies lyriques de Goethe. Mais leurs faibles voix,
élevées en faveur du poète, se perdirent et restèrent sans écho;
leurs efforts passèrent inaperçus en cette époque de préoccupa-
tions politiques et militaires qui se caractérise pour nous par
deux mots : indifférence ou hostilité à Goethe. Seul le Gennan
Muséum dépeint avec sympathie, en 1800 et en 1801, la petite
capitale, siège du « Parnasse allemand », où le glorieux trium-
virat : Goethe, Herder et Wieland, « s'achemine à l immortalité »,
sous l'œil bienveillant de la « nouvelle Aspasie ». Le délicieux
Tiefurt, le parc où se dresse, ornée d'un quatrain de Goethe,
la statuette de Cupidon, ne parvient pas à attirer les regards
des Anglais qu'épouvantent le spectre de la guerre et l'astre
sanglant de Baonaparte.
Pendant les luttes de l'Empire, l'Allemagne, devenue le
champ de bataille de l'Europe, n'attira guère les étrangers.
S4 GŒTHE EN ANGLETERRE
Henry Crabb Robinson, correspondant militaire du Times,
apprit à ses compatriotes l'attitude ferme de la duchesse Louise
en face du vainqueur d'Iéna. Et quand, grâce à lui encore,
Mme de Staël s'entendit avec Murray et publia en anglais son
livre : De l'Allemagne (1813), l'attention fut de nouveau ramenée
sur Goethe et Weimar. Aussi après Waterloo, les Anglais se
remirent-ils en route, Robinson le premier. Quelques-uns ont
laissé le compte rendu de leur visite à Gœthe : J. G. Lockhart,
John Russell, R. P. Gillies, l'éditeur Murray et son homonyme
le futur diplomate, enfin le plus célèbre de tous, W. M. Thac-
keray.
Lorsqu'en mai 1818, Lockhart fut présenté à Walter Scott,
celui-ci lui demanda des détails sur son voyage en Allemagne :
c Au cours de la causerie, dit Lockhart, je lui racontai qu'en
arrivant à l'hôtel de Weimar, je demandai au domestique si
Gœthe était dans la ville. Mais l'homme me regarda avec éton-
nement comme s'il n'avait jamais entendu ce nom auparavant.
Et comme je répétais ma question, ajoutant : « Gœthe, der
« grosse Dichter », il secoua la tête du même geste de doute et
d'ignorance. Enfin Thôtesse vint à bout des difficultés, en sug-
gérant que peut-être le voyageur voulait dire : « Der Herr
f Geheimrath von Gœthe. » Scott, qui lui-même n'était connu,
dans le district d'Abbotsford, que sous le nom de shérifî, fut
amusé de cette aventure. Et Lockhart lui décrivit Gœthe, tel
qu'il le vit pour la première fois, un Gœthe botaniste, évidem-
ment nouveau pour un Anglais, bon propriétaire qui, au retour
d'une de ses excursions parmi les coteaux d'Iéna, descendait
tranquillement d'une voiture où il avait accumulé les herbes et
les plantes. Gœthe allait devoir à Lockhart, à John Wilson et à
leurs amis un retour de faveur en Angleterre. C'est en no-
vembre 1818 que parut en eflet dans le Blacfcwood's Magazine —
en réponse aux injustes articles de la Revue d'Edimbourg — un
article enthousiaste sur Gœthe. L'année suivante, le même pério-
dique donna la première étude générale sur le théâtre de Gœthe
et reconnut l'importance littéraire et philosophique de Faust.
John Russell — qui n'a rien de commun avec l'homme d Etat
— a laissé une intéressante relation de son voyage en Aile-
LU CONSEILLER DE GCETHE .io-
magne (1820-1822). Son chapitre sur Weimar fait preuve
de pe'nétration et d'une compétence, étendue pour l'époque,
en littérature allemande. Il est précédé de rE/jigrftmme véni-
tienne : « Klein ist unler den Fursten Germaniens freilicli der
Meine... (1) » et ceci caractérise bien l'attitude du voyageur. En
le lisant, on sent partout la bienveillance un peu dédaigneuse,
la curiosité ironique de l'Écossais, dépaysé dans cette petite
ville où il cherche en vain une rue droite et une grande maison.
L'ilm, chère à Goethe, n'est pour lui qu'une t rivière étroite et
boueuse », dépourvue de tout pittoresque. Il trouve la ville très
ennuyeuse (dull), ce qui est possible en 4821, et très morale (ce
qui est moins certain). Le milieu où s'est épanoui Goethe
rétonne; il raille ces salons littéraires, transformés en écoles
de tricotage et en manufactures de bas; ces dames, saupoudrées
de pédanterie pour avoir trop voulu se frotter aux grands
hommes et qui se réunissent à huis-clos pour disséquer des tra-
gédies, comme si elles participaient à des mystères antiques. Il
dépeint Goethe, un vieillard robuste dont la prononciation n'est
plus toujours distincte, un solitaire épris de livres, de collec-
tions et de gravures. Le théâtre a beaucoup baissé depuis qu'il
en abandonna la direction, mais pouvait-il vraiment céder aux
caprices de l'actrice Jagemann? Ne voulut-elle pas faire jouer,
sur la scène où tant de chefs-d'œuvre avaient été représentés,
un misérable mélodrame français : la Foret de Bond y (2), où un
chien dressé à tirer une sonnette tenait le principal rôle? Goethe
estima que c'était rabaisser le théâtre, mais la Jagemann, qui
était alors en faveur près du duc, l'emporta. Dès lors, comme
le note ironiquement Uussell, « le chien fit son début et Goethe
son exit » .
Le voyageur qui passe à AV'eimar vers 1820 a l'impression
que la grande époque est finie. Le prestige de Goethe disparaît
lentement. Et l'Écossais R. P. Gillies, l'ami de Walter Scott, le
fondateur de la Foreiyn Quarterty Review, alors collaborateur au
Blackwood's Magazine, laisse un impressionnant compte rendu de
(1) « Petit parmi les princes de l'Allemagne est sans doute le mien..
(t) Le Chien de Montargis, de Pixerécourt.
36 GOETHE EN ANGLETERRE
sa visite à Gœthe en 182! : « L'atmosphère était si silencieuse,
dit-il dans ses Mémoires d'uti Vèléran littéraire, si peu de monde
était visible que la ville pouvait apparaître une place désertée,
le simple fantôme d'une résidence, t II passe sa première ma-
tinée à confectionner trois lignes de son meilleur allemand pour
demander audience à Gœthe. Il arrive chez le « Geheimrath »
vers onze heures et trouve le salon de réception très froid, avec
ses bustes antiques et son grand cUvecin, un vestige, pense-
t-il, des jours de Werther I Gœthe paraît, et comme Henry Crahb
Robinson, Gillies est frappé de sa ressemblance avec l'acteur
John Kemble. En voyant s'avancer « Son Excellence >, très
grand, très droit, enveloppé dans un vaste surtout bleu qui
pend vaguement autour de lui. il croit contempler un revenant.
C'est t une apparition » ; évidemment cet homme appartient à
un monde qui a disparu. Il y a un moment de gène, car Gœthe
s'avance en un profond silence et, » à la manière des esprits »,
il attend que son visiteur lui adresse la paro'e. Enfln la con-
versation s'engage. Gillies lui parle de Walter Scott, dé Byron,
des obligations que lui ont les écrivains anglais. Mais à tout
cela Gœthe répond sur un ton de parfaite indillérence. Il dédai-
gnait la louange, dit Gillies, et était inaccessible à la flatterie.
Cette visite de GiUies à Gœthe atteste une fois de plus les sym-
pathies naturelles des Écossais pour le poète. C'est d'Ecosse que
vient la critique favorable et éclairée. Walter Scott, Gillies. John
Wilson, John Lockhart sont, avant Carlyle. des germanistes
distingués. Et leur attitude est d'autant plus méritoire qu'elle
est exceptionnelle à l'époque. Gillies nous dit lui-même com-
bien il est difficile d'avoir à Edimbourg, en 1817, de sérieux
professeurs d'allemand. Il lui fallut expérimenter l'enseigne-
ment d'un pauvre juif, d'un Français et d'un imposteur, avant
de trouver l'excellent docteur Gardiner, un ancien pasteur de
Dantzig.
Quelques années plus tard, le médecin A.-B. Granville, ami
de Joseph lionaparte, vit Gœthe à Weimar, en revenant de Saint-
Pétersbourg. Dans sa description de 1829, il proteste contre
l'ironique peinlure de Russell. Mais s'il trouve la ville pitto-
resque et agréable, il concède que les rùœurs sont rustiques,
LE CONSEILLER DE GOETHE 57
même vulgaires, et qu'il faudrait à ces aristocrates une « saison
à Londres ». Son entrelien avec le poète fut ménagé par le
docteur Froriep, ami ds Ilobinson. Gœlhe lui apparut, encore
■droit pour son âge, « dans une de ses chambres de style clas-
sique », et lui parla avec une bienveillance indolente, s'expri-
mant à la fois en français et en anglais. Il l'entretint de la des-
tinée de ses œuvres en Angleterre et Granville lui mentionna
la parodie de Stella dans VAnli jacobin. Comme on discutait sur
la meilleure méthode pour apprendre les langues vivantes,
Gœthe rendit hommage à l'enseignement de l'allemand, tel
qu'on lé pratiquait à Tlnstitut anglais de Weimar. Granville
reçut, à son départ, un cadeau du poète : deux médailles de
bronze, l'une avec son portrait, l'autre avec la double effigie
de ses protecteurs princiers.
L'année 1829 amena à Goethe un message d'outre-tombe :
l'éditeur John Murr^y transmit au vieillard le salut de Byron,
mort aux champs de Missolonghi. Byron lui avait confié, dix
ans auparavant, lépître dédicatoire de Marino Fuliero, page
pleine d'huniour oh il attaquait violemment Wordsworth et
Southey,et s'adressait à Gœlhe sur un ton de cordial badinage,
de familiarité affectueuse. Murray ne l'avait pas envoyée et ce
fut seulement après son entretien avec Gœlhe à Weimar qu'il
répara cet oubli. — En 1830. Charles A. Murray, le futur diplo-
mate, se présenta à la maison du « Frauenplan ». Gœlhe tra-
vaillait, assis à son bureau, et prenait des notes sur les anciens
poètes anglais. Le jeune homme, tout frais émoulu d'Oxford et
^ well up in Chaucer », put lui donner quelques explications,
et lorsqu'il prit congé du poète, trois jours après, Gœlhe lui
remit, écrit de sa main, ce quatrain des Xénies :
« Liegt dir Geslern klar und oiïen (1)
Wirksi du Heute kiàftigtreu,
Kannst aueh auf ein Morgen hofîen
Das nicht miiider glûckiich sei ! »
(1) « Si Hier reste devant tes yeux, clair et ouvert,
Et si Aujourd'hui tu tfavailles encore avec force,
Tu peux espérer aussi uu Demain
Qui ne soit pas moins heureux. »
58 GOETHE EN ANGLETERRE
A côté de ces visiteurs de marque, Goethe reçut bien d'autres
Anglais, depuis ce capitaine Knox qui collaborait en 1816 au
journal d'Ottilie : le Chaos, et qui traduisit Faust, jusqu'à Cbarles
des Vœux dont il appréciait trop la version de son Tasse. Mais
parmi ceux qui enrichirent de leurs portraits la collection du
poète, parmi les autres qu'il mentionna dans ses lettres à
Carlyle, les Parry, les Heavyside, les Skinner, aucun ne mérite
de retenir notre attention, et nous avons le droit de nous
demander avec Carlyle comment l'auteur de Faust et de WHhelm
Meister put s'intéresser à eux. L'hospitalière Ottilie accueillait,
il est vrai, très volontiers les Anglais : tantôt c'étaient les amis
de Robinson, comme ce Samuel Naylor qui traduisit Reineke
Fuchs; tantôt c'étaient des amis de ses amis et les étudiants
qui se trouvaient à Weimar vers 1830. Parmi ceux-ci, un
seul devait être grand, et s'il ne doit rien à Goethe écrivain,
il a rendu par contre à l'homme un éloquent hommage :
W. M. Thackeray.
Il arriva à Weimar à l'âge de dix-neuf ans, heureux d'être dé-
livré des entraves livresques, des traditions surannées de Trinity
Collège, épris de vie et de réalité. Au contraire des autres, il ne
demanda rien à Goethe (1). Il le vit et c'est tout. A une littéra-
ture vieillissante, épuisée, il préféra la société vieillotte sans
doute, mais toujours allègre, la minuscule « foire aux vanités >.
Ici sa verve satirique s'éveilla Avant de suivre Becky Sharp
aux réceptions de la cour d'Angleterrç et aux dîners de Gaunt
House, il assista aux mascarades de Weimar. Les fêtes qui, dans
son roman, célèbrent le mariage du prince héréditaire avec
Améiiade Hambourg-Schlippenschloppen l'attirèrent bien avant
le bal historique de Bruxelles. Les rivalités entre Mme Leder-
lung et Mme Stumpf l'acheminèrent vers les dissensions plus
tragiques qui séparent les Osborne et les Sedley. Le chapitre
de Pumpernickel-Weimar, au lieu d'être l'épilogue, est en fait
le prologue de Vanity Fair. Mais s'il y a, dans le Pumpernickel
(1) « J'ai lu Faust et j'en suis naturellement émerveillé, mais pas au
degré que j'attendais » (novembre 1830) .
LE CONSEILLER DE GOETHE 59
de Thackeray, des dames qui tricotent au théâtre et de minces
petits officiers aux moustaches couleur de paille et au traite-
ment de deux pence par jour, s'il y a au château des laquais
cérémonieux, des carrosses grinçants et des crachoirs à l'entrée
des salles, il n'y a pas de ministre poète, il n'y a pas de Gœthe.
Ceci se conçoit aisément. L'humoriste se penche sur une réalité
qu'il veut menue, plaisante et parfois ridicule. Là où l'admira-
tion naît, l'ironie doit mourir. Pumpernickel avec un Gœthe
n'eût plus été Pumpernickel : c'eût été réellement Weimar. Et
Thackeray n'a pas voulu relever, par le prestige d'une gloire
éclatante, sa petite foire aux vanités. Il fait simplement une
allusion à Gœthe et à ses œuvres pour justifier la morale très
lâche de Pumpernickel. < Quand on sut que Becky était noble,
d'une ancienne famille anglaise, que son mari était colonel de
la garde, Excellence et gouverneur d'une île, qu'il était simple-
ment séparé de sa femme par un de ces futiles différends si peu
importants dans un pays où Werther est encore lu et où les
Affinités électives de Gœthe sont considérées comme un ouvrage
moral et édifiant, alors personne ne lui refusa l'entrée de la
haute société du petit Duché. > Ainsi Becky Sharp doit un peu
de ses derniers succès à la popularité des écrits de Gœthe : elle
dépasse, il est vrai, de beaucoup les maximes de Werther et des
Affinités électives en flirtant dans une chambre d'hôtel avec des
étudiants ivres et en cachant dans son lit des bouteilles de
brandy !
Absent de la Foire aux vanités, Gœthe réapparaît plus tard
dans la lettre qu'écrivit Thackeray à G. H. Lewes. Ici l'humo-
riste s'efface pour laisser parler le témoin, le jeune obj^ervateur
qui jadis avait paru à la cour de Weimar, l'épée de Schiller au
côté. « En 1831, bien qu'il se fût retiré du monde, Gœthe
recevait néanmoins très aimablement les étrangers. Chez sa
belle-fille, le thé était toujours prêt pour nous!" Nous passions
là des heures et des heures et les soirées succédaient aux soi-
rées, tandis qu'on s'entretenait ou qu'on faisait de la musique.
Nous lisions d'immenses romans et des poèmes en français, en
anglais et en allemand. Mon plus grand plaisir, ces jours-là,
était de faire des caricatures pour les enfants. Je fus touché de
60 GOETHE EN ANGLETERRE
voir qu'on sen souvenait encore et qu'on en avait conservé
quelques-unes. J'étais si fier d'apprendre, lorsque j'étais jeune,
que le grand Goethe les avait regardées... Je me rappelle très
bien le trouble qui s'empara de mon esprit lorsque je reçus la
nouvelle tant désirée que le « Herr Geheimrath » me recevrait tel
jour dans la matinée. Cette notable audience eut lieu dans une
petite antichambre de ses appartements privés, dont les murs
étaient couverts de moulages et de bas-reliefs. Il était vêtu d'une
longue redingote fauve ou grise, avait un foulard blanc et, à sa
boutonnière, un ruban rouge. Il tenait ses mains derrière le
dos, tout à fait comme dans la statuette de Rauch. Son teint
était très frais, clair et rose, ses yeux extraordinairement noirs
étaient perçants et brillants... Sa voix était très riche et douce.
Il me posa, sur moi-même, des questions auxquelles je répondis
de mon mieux. Je me souviens d'avoir été très étonné, puis un
peu soulagé en remarquant qu'il parlait français avec un mau-
vais accent... Je l'ai vu seulement trois fois. Une fois, il se pro-
menait dans le jardin de sa maison du « Frauenplan »; une
autre fois il se préparait à partir en voiture par un jour de
soleil; il portait une casquette et un manteau à col rouge et il
caressait sa petite-fille aux fins cheveux dorés dont le doux
visage sommeille depuis longtemps sous la terre. »
Combien ce portrait grave, respectueux, est loin du dessin
de D. Maclise (d'après le croquis de Thackeray), qui parut dans
le Fraser's Ma^jazine en 1830. c Ils voudraient me donner cet
air là », aurait dit Goethe en repoussant avec humeur t l'hor-
rible caricature ». Le détail de ce dessin est exact, inspiré de
Thackeray. et de Uauch, mais la touche est désinvolte et l'en-
semble peu flatteur. Ce promeneur âgé, alourdi par son ample
redingote, est arrêté, lœil attentif, le chapeau derrière le dos.
L'auteur du Faust (car c'est ainsi que l'appelle maintenant le
dessinateur) n'a pas ici la majesté olympienne qu'on lui prête
souvent. C'est un grand bourgeois, décoré de la Légion d'hon-
neur, un vieilltrd digne et un peu raide, celui-là même (on le
devine pourtant) qu'avait pu rencontrer, sur le chemin d i Gar-
tenhauSy un étudiant anglais attiré par les ombrages du parc.
Ainsi, au début du siècle comme en 1830 (et c'est pour cette
LE CONSEILLER DE GOETHE 61
raison qu'il a paru légitime de les grouper tous), les Anglais
ont simplement voulu « voir > Goethe (1). Ils n'ont pas cherché
à l'interpréter : ils ont préféré le regarder vivre dans sa petite
ville et ils ne l'ont jamais isolé de Weimar. A tort ou à raison,
la duches>e Amélie avait écrit à Knebel, le 7 janvier 1804 :
« Mme de Staël a une idée très claire de Goethe. » A part Robin-
son, les Anglais ne cherchent pas du tout à retirer « une idée >
de leur visite. Au début, ceux de Weimar vont chez Gœthe
par convenance sociale, par curiosité, par sympathie, en habi-
tants de petite ville qui tiennent à leurs relations. Après 1815,
lorsqu'ils connaissent un peu mieux ses œuvres , lorsque
Mme de Staël a modifié leur opinion, quelques étudiants anglais
vont offrir leur hommage au prince des poètes. Mais le vieillard
ne peut plus exercer d'influence sur eux. Trois quarts de siècle
les séparent. Les jeunes Anglais contemplent le « Geheimralh >
avec la déférence et l'admiration quinspire un monument
historique ou une gloire presque défunte. Quand Goethe était
en pleine vigueur, la petite colonie britannique était occupée
par d'aimables et insignifiantes mondanités, elle s'intéressait
surtout aux divertissements et aux poésies de commande. Plus
lard, quand arrivèrent les jeunes, le poète se retirait déjà dans
sa solitude. 11 n'en sortait plus guère que pour ceux qui lui
apparaissaient déterminés à jouer le rôle d'intermédiaires litté-
raires, à le faire connaître, à le renseigner, un H. G. Robinson,
un J.-J. Ampère, un Stapfer. Mais il restait distant à l'égard de
ceux qui ne l'approchaient qu'avec une sympathique curiosité,
et il leur laissait l'impression d'une majestueuse lassitude. Les
Anglais qui passaient à Weimar vers 1830 étaient de ceux-là.
Et d'ailleurs la minuscule capitale et son petit grand monde
les attirèrent surtout. Leurs devanciers n'avaient guère vu que
son Excellence le Conseiller de Gœthe, ministre de Weimar:
eux ne virent plus guère que Weimar, dont Gœthe s'était
presque retranché.
(1) En 1831, Walter Scott songea à sanêter à Weimar en allant
en Italie et Goetlie l'invita encore a venir le 10 mars 183f, douze jours
avant sa mort. Scott le suivit dans la tomLe le 21 septembre de la mêm(^
année.
l
62 GOETHE EN ANGLETERRE
Sans doute l'Angleterre doit aux Écossais, aux collaborateurs
du Blackwood's Magazine, quelques bonnes pages sur Goethe; sans
doute Henry Crabb Robinson fit tous ses efforts pour lui con-
quérir le droit de cité à Londres, mais en général les Anglais
avec qui Goethe s'est trouvé en contact ont peu contribué à sa
notoriété dans leur pays. Tout au plus ont-ils pu modifier,
autour d'eux, des notions fort arriérées, détruire le mythe d'un
mélancolique auteur de Werther ou d'un révolutionnaire immo-
raliste. Heureusement l'heure des batailles romantiques est
sonnée. Aux environs de 1820, Gœthe devient pour les grands
écrivains « l'auteur du Faust » (1). Peu importe que l'opinion ne
se réconcilie pas avec l'homme ! Les « héros » de la littérature
se tournent vers l'œuvre, pour la saluer et pour la maudire.
L'individualisme des uns s'est modéré, l'individualisme des
autres s'est exaspéré. D'un côté, Wordsworth, Coleridge,
Southey reviennent à la tradition; de l'autre, Byron et Shelley
vont à la révolte. Quel accueil Gœthe a-t-il trouvé dans les deux
camps?
(1) L'Allemagne de Mme de Staël, le Cours de Schlegel sur la littérature
dramatique ont été traduits et commentés par les grandes revues. Le
séjour de Mme de Staël à Londres en 4813 n'a pas été sans inlluence.
Sans doute les écrivains qu'elle rencontra, S. Ro^ers, Th. Moore. Southey,
Sir Mackintosli, n'étaient pas particulièrement Favorables à Gœthe. mais
les conversations qu'elle eut alors et l'apparition de son livre provoquèrent
des réactions dont on trouve la trace dans les revues et le journal de
H. G. Robinson. Il n'est plus possible d'ignorer Gœthe, « le prince des
poètes allemands ».
CHAPITRE V
l'auteur du « FAUST » ET LES POÈTES ROMANTIQUES
(1810-1830)
Avant les traductions du Faust. Les poètes assagis et les poètes révoltés.
— Les lakistes et l'irréligion de Gœthe. Le panthéisme de Wordsworth
et Faust; l'opinion de Southey: la protestation chrétienne de Cole-
ridge. ses projets de réplique (Michel Scott) et de traduction L'appré-
ciation purement littéraire de Walter Scott. — Les exilés volontaires et
l'individualisme de Faust. Les héros de Byron, non pas fils de Werther,
mais parents de Faust. Manfred Hommajje de Byron à Gœthe. Caïn et
le Difforme transformé. Les fragments de Shelley. Faust et Prométhée. Le
Melmoth de Maturin. — Les premières traductions; gravures de Retzsch;
faveur renaissante de la critique; pas d'influence immédiate, unique
adaptation de Soane. Le romantisme occulte est fini; l'interprétation
philosophique n'existe pas encore.
« ... I hâve no dread
And feel the curse tô hâve no natural fear. ..
Ye spiiits of Ihe unbounded Universe
Whom I hâve sought m darkness and in light...
I call upon you by the written charm
Which gives me power upon you! Rise, app^ar. >
(Byron, Manfred, scène i.)
La Révolution française avait effrayé en Angleterre les poètes
de la liberté. Comme le Gœthe et le Schiller du Sturm und
Drang, Wordsworth, Coleridge et Southey s'étaient assagis.
Sur le monde à peine remis de son émoi, pesait maintenant,
telle une main de fer, la puissance réaliste de l'Empire. L'Europe
s'était engagée dans la lutte contre Napoléon et l'activité exté-
rieure avait tué le songe. Il n'y avait plus de place dans la
littérature pour un Werther passif et attendri. 11 n'y avait plus
que des champs de bataille. Un type d'activité, conquérant ou
révolté, s'imposait. Mais, jusqu'à la chute de l'Empire, les poètes
anglais se recueillirent en une solitude effarée. En 1800, Words-
worth et Coleridge s'étaient retirés dans la paisible région des
64
GOETHE EN ANGLETERRE
lacs de Cumberland; Southey les y avait rejoints en 1803, et
tous trois vivaient une existence bourgeoise, dans les soucis^
de famille et le calme de la nature. C'est alors que Gœlhe publia
son premier Faust, en 1808.
Monk Lewis, qui connaissait le fragment de 1790, avait été
surtout attiré par le drame fantastique. Il s'était approprié,
dans son roman, le pacte écrit avec du sang. Une atmo.^phère
de fatalité entourait son héros, prisonnier des forc3S occultes.
Au contraire, William Taylor, champion du classicisme et du
bon goût, s'insurgea en 1810 contre cette œuvre extravagante
qu'il qualifiait de < friperie impure ». Faust, drame philoso-
phique, porta la peine de sa double nature. En Angleterre
comme en France, on attaque la tragédie au nom des règles
du théâtre, mais en Angleterre beaucoup plus qu'en France
(comme en témoignent les grandes revues de 1813 et 1814), on
rejette l'idée au nom de la morale et de la religion.
* *
Avant la traduction de Faust qui parut seulement en 1821,
les poètes s'étaient déjà fait, d'après l'Allemafjne de Mme de
Staël, une opinion sur Tœuvre et sur lauteur. Wordsworth,
chantre de l'idéalisme; Southey, disciple de Rousseau et atlmi-
rateur de Werther; Goleridge, défenseur de Chatterton, auraient
dû, semble-t-il, saluer avec joie le héros nouveau de Gœlhe.
N'a-t-il pas l'invincible élan vers l'infini, la nostalgie des certi-
tudes, le désir romantique de s'élancer au delà des frontières
humaines? Mais dans TetTort de Faust, il y a une sourde révolte,
une pensée d'impiété; il pactise avec les puissances mauvaises,
il se plonge dans le péché de l'esprit et de la chair. Les poètes
des lacs, religieux et conservateurs, ne pouvaient admettre cet
individualisme qui leur semblait immoral. Seuls Byron et
Shelley raccueilliient dans leur volontaire exil.
Sans doute, Wordsworth professait la même religion de la
nature, le même panthéisme sentimental que le Gœthe du
Faust. Tel passage de V Excursion (1814) rappelle d'une façon
L'AUTEUR DU « FAUST » 65
frappante le monologue de Wald und Hôhle qu'avait fait con-
naître, l'année pre'cédente, l'édition anglaise De V Allemagne :
« Happj is he who lives to understand
Not human nature onlj, but explores
Alljiatures, to the end that he may find
The law that governs each...
Through ail the mightj commonwealth of things
Up from the creeping plant to the sovereign man. »
« Heureux celui qui ne vit pas seulement pour comprendre
La nature humaine, mais qui explore
Toutes les natures, afin qu'il puisse trouver
La loi qui gouverne chacune...
A travers toute la puissante république des choses,
Depuis la plante rampante jusqu'à l'homme souverain. »
N'est-ce pas là ce que dit Faust lui-même, dans son invoca-
tion à l'Esprit de la terre?
« Gabst mir die herrliche Natur zum Kônigreich
Krafi, sie zu fùhlen, zu geniessen...
Du fûhrst die Reihe der Lebendigen
Vor mir vorbei, und lehrst mich meine Brûder
Im stillen Busch, in Luft und Wasser kennen ! »
« Tu m'as donné la nature magnifique pour rojaume, .
Tu m'as donne la force de la sentir et d'en jouir,
Tu fais passer le cortège des vivants
Devant moi, et tu m'apprends à reconnaître mes frères
Dans le buisson silencieux et dans l'air et dans l'eau! »
Mais ce vague panthéisme est, au fond, commun à tous les
romantiques et il n'est pas prouvé que Wordsworth se soit
inspiré du Faust. De plus, chez le poète de VExcursion, l'homme,
placé en face de la nature, prend une attitude de contemplation
amoureuse, de passive adoration, tout à fait opposée à la con-
ception gœthéenne. Wordsworth soumet l'homme à la nature,
Tabsorbe en elle, lui conseille de se renoncer en elle. Goethe
voit en lui le produit d'une lente évolution naturelle, le but et
la raison d'être du monde. Chez les deux poètes, l'homme est
un explorateur d'inconnu, mais chez Wordsworth, il s"age-
5
66 GŒ.ÏHE EN ANGLETERRE
nouille devant la nature infinie dont il imite l'exemple et dont
il espère les secrètes révélations : c'est un sujet et un adepte.
Chez Gœthe, il revendique fièrement les connaissances aux-
quelles il a droit, il les arrache à la nature en conjurant les
forces cachées : c'est un roi. Wordsworth ne pouvait se rallier
à l'individualisme du Faust.
D'après lady Richardson, il classait Gœthe parmi les poètes
de troisième ou de quatrième rang, parce que, tout en selTor-
çant d'être le poète de l'univers, il restait toujours le poète de
l'individu, et qu'il ne pouvait oublier un instcnt sa propre per-
sonnalité. Le panthéisme de Wordsworth est inconciliable avec
ce que Wordsworth appelait Torgueil de Gœthe.
Si l'auteur de la Convention de Cintra n'admettait pas l'indif-
férence politique de Gœthe, le bourgeois de Rydal Mount ne
pouvait tolérer davantage l'impiété de Méphisto ni les débor-
dements du Walpurgis. Son ami Robinson prêchait dans le
désert quand il lui vantait l'auteur du Faust. « J'ai essayé de
lire Gœthe, dit Wordsworth, je n'y ai jamais réussi. »
Aussi peut-on s'étonner, à juste titre, que Carlyle ait songé
à lui remettre une des quatre médailles, expédiées par Gœthe
pour les Anglais « bienveillants ».
Wordsworth et Southey signèrent l'adresse de félicitations
envoyée en 1831 par « quinze amis anglais » au patriarche de
Weimar, en l'honneur de son anniversaire de naissance. C'était
là pure politesse. Pas plus que Wordsworth, Southey n'aurait
voulu refuser son nom à Carlyle.
Sans doute ce grand liseur connaissait les auteurs allemands.
William Taylor, qu'il avait vu longuement à Norwich en 1798,
lui avait donné « soif et faim de littérature germanique »; tou-
tefois, à cet affamé il n'avait offert, en guise d'aliment, que la
Messiade de Klopstock, la Noachide de Bodmer, la Louise de Voss.
Comme son ami L^ranck Sayers, Southey s'était bien mis à l'étude
de la langue, mais il était déjà trop tard. E|)ictète l'avait guéri
de Werther et Gœthe ne l'attirait plus, (juand il connut Faust, il
ne pouvait plus l'admettre. L'auteur de Wat Ty/er était devenu
poète lauréat.
L'AUTEUR [)[] « FAUST » 67
Goethe admirait la Vision du jugement de Byron, où Soiithey,
chantre officiel de George III, était mis au pilori de la littéra-
ture. Celui-ci reprochait par contre à l'auteur de Faust son irré-
ligion et sa pernicieuse morale.
Lorsque 5arah Austin lui envoya, par l'intermédiaire de Ro-
hinson, son livre : Caractéristiques de Gœthe, il ne cacha pas ses
sentiments à son amie Caroline Bowles. « Il n'y a peut-être pas
d'écrivain, écrivait- il alors, qui m'inspire autant de sympathie
et d'antipathie que Gœthe. Nos intelligences arrivent au même
résultat, nos sentiments coïncident souvent, nos imaginations
se rencontrent parfois, et cependant les antipathies n'en sont
pas moins fréquentes et sont, à tout prendre, les plus fortes...
Ses opinions et ses sentiments politiques étaient aussi conser-
vateurs que les miens, mais son irréligion a donné une tendance
pernicieuse à beaucoup de ses œuvres et l'a fait ainsi un pro-
moteur de cet esprit révolutionnaire qu'il détestait le plus au
monde. »
Plus que ses amis, Coleridge semblait destiné à comprendre
et à admirer Faust. Le traducteur de Wallenstein devait goûter
le drame romantique; le disciple des kantiens pouvait méditer
sur sa portée philosophique. Mais s'il était capable de s'inté-
resser à la conception gœthéenne, il lui était impossible de l'ac-
cepter. Lui aussi s'était assagi. Grandes sont maintenant les
différences qui le séparent de l'auteur du Faust. Coleridge est
avant tout un chrétien et un protestant; Gœthe est un Hellène
et un humaniste. Pour être sauvé, celui-ci prétend qu'il suffit
d'être noble, bon, et de chercher la vérité : Dieu le Père ne dit-
il pas lui-même, dès le prologue, en parlant de Faust :
« Wenn er mir jetztauch nur verworren dient,
So werd' ich ihn bald in die Kiarheit fùhren
Ein gâter Mensch in seinem dunkeln Drange
Ist sich des rechten Weges wohl bewusst. »
« Bien qu'il ne me serve maintenant qu'en tâtonnant,
Je le conduirai bientôt dans la lumière,
Un homme bon, en son obscur elfort,
Uesle conscient du droit chemin. »
68 GOETHE EN ANGLETERRE
Pour Coleridge, cela ne suffit pas. II faut être pieux, prier et
méditer les Écritures. Voilà pourquoi, s'il lit le Faust en 1809,
dès son apparition, si même, dans une note de son journal The
Friend, il imagine Luther traduisant la Bible en un décor qui
rappelle singulièrement la chambre haute du docteur, il dénie
amèrement à Goethe, dans ses conversations avec Kobinson
en 1812, « vie morale, religion et enthousiasme ». Méphisto pour
lui n'est pas un caractère; Faust est un malheureux, il a atteint
l'extrême limite que peuvent atteindre des puissances finies et
il aspire à l'infini. Plutôt que d'être bon et limité, il préfère être
infiniment misérable.
Sans doute Coleridge admire la poésie suave de la Dédicace et
[ la majestueuse ampleur du Prologue dans le ciel, mais il parle
I d'écrire une réplique à lœuvre impie. Robinson reste un peu
sceptique sur le résultat : « Il ne sortirait jamais de vagues con-
ceptions, il se perdrait lui-même dans ses rêves. » Lors d'un
dîner, le 16 février 1833, Coleridge donna des détails sur le
projet d'autrefois, et c'est un de ses convives et amis, peut-être
J. H. Green, qui le révéla au public l'année suivante, dans la
Quarterhj Review : « Mr Coleridge pense (et peut-être est-il le seul
qui puisse sans présomption le penser?) que le Faust de Goethe
est un échec... Il considère que le thème est ceci : les consé-
[ quences d'une misologie, c'est-à-dire d'une haine, d'une dépré-
! dation de la science causée par l'inassouvissement d'une soif
! primitivement intense de la science. Mais l'amour de la science
pour elle-même et pour des fins véritablement pures ne pro-
duirait jamais une telle misologie. Ce qui la produirait, c'est
seulement l'amour de la science pour des projets bas et indignes.
Il n'y a ni motivation, ni progression dans le caractère de Faust.
Il est, dès le début, un magicien, et l'incrédule se révèle au pre-
mier vers. La sensualité et la soif de la connaissance sont sans
lien l'une avec Fautre. Méphisto et Marguerite sont excellents,
mais Faust lui-même est ennuyeux et sans signification. La scène
dans la cave d'Auerbach est l'une des meilleures, celle du Brocken
et tous les lieds sont beaux. Mais il n'y a pas d'ensemble dans
le poème : les scènes sont de simples tableaux de lanterne ma-
gique et une grande partie de lœuvre est très plate. •
L'AUTEUR DU « FAUST » 69
Comme le remarquera justement plus tard G. H. Lewes, cette
critique de Goleridge est le type de la critique dogmatique. Elle
s'appuie sur une conception personnelle et veut l'imposer à
l'artiste, quel qu'il soit, quelles que soient les exigences de son
génie. Goleridge s'est fait une idée du Faust; bien plus, il a éla-
boré un système et il blâme Gœthe de ne pas avoir traité le
sujet selon ses désirs. 11 ne considère pas le drame tel qu'il est,
il est surtout frappé par ce qu'il aurait dû être. Son point de
départ est d'ailleurs inexact. La misologie de Faust n'est pas le
thème fondamental du poème. G'est le thème initial et c'est tout.
La Tragédie de la vie et de l'expérience succède rapidement à la
Tragédie de la science. Après les premières scènes dans le labo-
ratoire du docteur, il n'est plus question de savoir, mais de
jouir et de vivre. La misologie est une partie du thème essen-
tiel, mais une partie seulement. Le problème de la destinée est
plus vaste que celui de la science. La vanité de la vie est plus
pathétique que la relativité des connaissances. Il s'agit ici de
l'existence tout entière, science, expérience, amour, beauté,
action. Impuissant à pénétrer le mystère de la vie, Faust se
livre au tentateur dans lespoir d'en épuiser les jouissances. Là
se trouve la « progression dans le caractère > que Goleridge
met en doute; là se noue le lien entre « la soif de la connais-
sance B et la « sensualité ». Que la partialité de Goleridge,
offensé dans ses convictions religieuses, ait été plus grande que
sa pénétration, c'est ici évident. Lui qui proclamait, avec
Schlegel, contre les esthéticiens français, que l'unité d'une
grande œuvre était « organique, non mécanique >, lui qui
s'attachait à montrer, sous la multipHcité du détail, la profonde
cohérence du théâtre de Shakespeare, il aurait pu, semble-t-il,
deviner, derrière les tableaux de lanterne magique, le riche et
lumineux foyer qui leur donne la couleur, l'unité et la vie.
Goleridge voulut ressusciter le vieux Michel Scott qui dort,
au milieu des ruines, sous les gazons de Melrose Abbey, le sor-
cier légendaire que Sir Walter avait déjà réveillé dans le Lai du
dernier ménestrel . Il devait en faire un Faust repentant, converti.
D'après le même compte rendu, « Michel Scott apparaissait au
milieu de son collège de disciples dévoués, leur indiquant l'étude
70
GŒTHE EN ANGLETERRE
de la nature et de ses secrets comme le sentier qui conduit à
l'acquisition de la puissance... Les prêtres le suspectent, le sur-
prennent, l'accusent, il est condamné et jeté en prison. Ceci
constituait le prologue du drame. Il échappe. A quoi lui a servi
toute son étude? Sa science, si grande qu'elle fût, n'a pu le pré-
server des serres cruelles de la persécution... Alors le poète
commençait à le tenter. Il le faisait rêver, lui donnait du vin et
faisait passer, mais hors de sa portée, les femmes les plus
exquises. N'y a-t-il, dès lors, aucune science qui puisse procurer
ces plaisirs? Sur ce chemin est la magie et Michel se tourne
vers elle de toute son àme... A la fin, Michel essaie de conjurer
le diable et le diable arrive à son appel. Ce diable devait être
l'universel humoriste qui aurait rendu toutes choses vaines et
sans valeur en groupant perpétuellement les^ grandes et les
petites en face de l'infini... Michel soupire. Sa puissance est sa
malédiction : il commande aux femmes et au vin, mais les
femmes sont fictives et diaboliques et le vin ne l'enivre pas.
Perdant tout espoir, il se jette dans tous les excès sensuels et,
rencontrant Agathe, il s'efforce aussitôt de la séduire. Agathe
l'aime et le diable facilite leurs rencontres. Mais elle résiste,
Michel essaie de la perdre, et elle l'implore de ne pas détruire
son estime. De longues luttes de passion s'ensuivent qui font
jaillir l'affection de Michel, plus forte que ses appétits, et l'idée
de la rédemption de la volonté perdue commence à poindre,
comme une aube, sur son esprit. Enfin, après avoir soumis son
héros à toutes les horreurs imaginables ou inimaginables, le
poète le rendait triomphant in nuhibus et versait la paix dans
son âme, avec la conviction qu'il y a un salut pour les
pécheurs, de par la grâce de Dieu. »
Heureusement, Coleridge abandonna cet édifiant raccommo-
dage. Son projet avait contre lui sa propre indolence et l'indif-
férence, sinon l'hostilité, de son ami Robinson.
En d814, sur le désir de Robinson, Lamb écrivit à Coleridge
que Murray attendait de lui une traduction du Faust. Dans sa
réponse à l'éditeur, le 23 août, le poète accepta en principe,
tout en formulant une hésitation : il avait, depuis bien long-
temps, abandonné les vers et son habitude de méditer sur le
L'AUTF':UR DU « FAUST » 71
langage l'obligeait à des scrupules extrêmes qui pouvaient
ralentir son travail. En tout cas, il demandait à Murray de lui
fournir les œuvres complètes de Gœthe, « car donner Faust sans
un essai critique préliminaire serait pire que ne rien donner du
toyt, en ce qui concerne le public ».
Coleridge semblait donc bien décidé, et celte bonne nouvelle
dut se répandre dans les milieux littéraires, puisque John Wilson
l'apportait encore àWalter Scott en 4818. Mais le versatile écri-
vain abandonna ce nouveau projet, d'abord pour des raisons
financières (Murray lui avait offert cent livres et Coleridge trou-
vait ces honoraires humiliants), ensuite par un scrupule moral
excessif : « Je débattis avec moi-même, écrit-il dans son Table-
ta/k le i6 février 1833, s'il seyait à mon caractère moral de
rendre en anglais et de patronner dans une certaine mesure un
langage que j'estimais en grande partie vulgaire, licencieux et
blasphématoire. »
Ainsi Wordsworth, Southey et Coleridge, tous trois anciens
champions du libéralisme, se détournaient de Gœthe, auteur du
Faust. Seul de leur génération, le conservateur Walter Scott
s'émut à la lecture du poème. C'était à Abbotsford, en 1818.
Lockhart, John Wilson, Adam Fergusson étaient ses hôtes. Par
une matinée d'automne, tandis qu'ils flânaient dans les prés. Sir
Walter emprunta à Lockhart le Faust de 1808 et s'enferma dans
sa chambre. Deux heures après, au déjeuner, il parut, l'esprit
plein du poème. 11 en parla avec transport, admirant « la beauté
aérienne » du lyrisitie, la véhémence désespérée de la prière de
Marguerite et son pathétique effondrement devant la Matei^ Do-
lorosaj analysant dans leurs plus fines nuances les caractères de
Marguerite et de Méphisto. Au sujet du Prologue, il remarqua
qu'il fallait être un Allemand pour avoir osé affronter la compa-
raison avec le livre de Job, « le plus grand poème qui fût jamais
écrit ». Ce jugement de Seott est d'autant plus intéressant qu'il
n'est guère partagé. A cette époque, seul le Blackwood's Maga-
zine dont les collaborateurs étaient les familiers d'Abbotsford,
reconnaît la profonde signification de Faust (1). En attendant
(1) Walter Scott fut attiré par le romantisme de Faust, mais il n'en
saisit nullement la portée philosophique. Le clief-d'œuvre lui paraissait
72 GOETHE EN ANGLETERRE
que Thomas Carlyle paraisse sur la brèche, Lockhart et John
Wilson se font, dans la bataille de la critique, les défenseurs de
Gœthe.
*
* *
Il e'tait réservé à Byron et à Shelley d'inaugurer une ère nou-
velle. A eux, les lutteurs, les bannis, il appartenait de reprendre
l'idée romantique, de chanter Ihomme dressé en face du
monde, interrogeant ou défiant le ciel du regard, le héros
inquiet comme Faust, révolté comme Manfred et Caïn, triom-
phant comme Prométhée. Ils franchissent l'étape qui sépare
Werther du Faust. Ils connaissent à peine Gœthe, ils le devinent
et l'interprètent.
Emile Montégut (1) s'étonnait avec raison de lafdiation qu'on
essayait d'établir entre Werther et les héros de Byron. Comme
il le dit, ce qui caractérise Werther, c'est l'impuissance d'agir,
et ce qui caractérise les héros de Byron, c'est l'action poussée à
ses extrêmes limites. « Non seulement ils se tuent, mais ils
tuent autrui, et quelquefois après l'avoir détroussé. De tels
moyens d'action peuvent convenir peut-être aux aristocratiques
Lara, Manfred et tutti quanti, mais ils ne sont pas à la portée
de Werther, le jeune et honnête bourgeois. »
Sans doute, il y a chez Werther une mélancolie et un doute
troublant qui font pressentir le mal du siècle, le mal stérile que
promènent par le monde Ghilde-Harold et René, il y a chez lui
un individualisme mécontent qui pourrait conduire à la révolte
un tempérament plus solide et qui, mûri et fortifié par une
expérience adverse, pourrait éclater tout d'un coup et produire
un Manfred. Mais, en passant en Angleterre, Werther, trans-
formé par toute une littérature féminine, s'est trop anémié pour
donner naissance à Manfred. Et la tristesse de Childe-Harold a
d'autres sources : elle est ennui, désenchantement, fatigue.
C'est dans le jeune Byron et non dans un héros littéraire qu'il
digne de l'efTort de Coleridge, très capable selon lui d'en traduire la beauté
verbale. « Coleridge rendit le Wnllenslein de Schiller bien plus beau quïl
ne l'avait trouv(^ : il fera de mônie pour Fansl. ■
(1) Types modernes en littérature. \Verther {R. D. M., juillet 1855).
N
L'AUTEUR DU « FAUST » 73
faut chercher la clef de l'œuvre. Werther ne peut réaliser son
désir, et il en meurt. Childe-llarold n'a même plus de désir.
8 He felt the fulness of satietj.
With pleasure drugged, he almost long'd forwoe. »
« Il sentait la plénitude de la satiété.
Empoisonné de plaisir, il avait presque soif de malheur. »
Le lien entre le premier héros de Goethe et le type byronien
est très lâche. Entre les deux s'interpose la personnalité créa-
trice, l'orgueilleux Moi de Byron. Tout au plus peut on dire
avec un critique contemporain (1) : Comme Gœthe avait donné
à Walter Scott, par l'intermédiaire de Gœtz de Berlichingen,
une impulsion dans le sens du roman historique, de même il
favorisa, en créant avec Werther une atmosphère desensibilité
exaltée, l'éclosion du byronisme. Mais il est évident que les
Lara, les Manfred, les Don Juan tiennent surtout leur sarcasme
de Byron lui-même, et si l'on veut leur chercher ailleurs des
hérédités littéraires, ce n'est pas vers l'élégiaque Werther
qu'il faut se tourner, c'est vers les héros du roman terroriste,
vers les personnages de Monk Lewis et d'Anne RadclifTe, c'est
vers les protagonistes du Sturm und Drang, vers Faust et Méphis-
tophélès.
En août i816, Monk Lewis passe quelque temps avec Byron
à la villa Diodati près de Genève. Au poète qui sétait déjà ins-
piré du chant de Mignon (2j et qui en avait tiré un prélude pour
sa Fiancée d'Ahijdos, le romancier parla longuement de Gœthe.
Il lui traduisit de vive voix la plus grande partie du Faust, et
c'est précisément à cette époque que naquit Manfred. Byron
revendiqua, c'est vrai, dans ses lettres à Murray en 1825, l'ori-
ginahté de sa création. Quand il reçut, à Ravenne, le volume
d'Art et Antiquité on Gœthe admirait Manfred, tout en soulignant
les obligations littéraires de l'auteur (ISiO), il se déclara touché
par ce jugement, mais expliqua autrement la genèse de son
œuvre. « Je fus naturellement frappé par Faustus, mais ce fut
(1) Hugh Walker, The Literaiure of the Victorian Age, Cambridge, 1910.
(2) Traduit par Mme de Staël.
74
GOETHE EN ANGLETERRE
le Steinbach et la Jungfrau et quelque chose d'autre, bien plus
que Faustus, qui me firent e'crire Manfred. La première scène
toutefois et celle de Faustus sont très similaires. » Pourtant,
quoi qu'il en dise, Byron ne put se dérober à l'influence de
Gœthe. Lui qui était fait pour vivre sur les cimes alpestres,
dans la bourrasque et la révolte des éléments, il se laissa con-
duire par Gœthe, à minuit, dans la galerie gothique où Man-
fred s'abandonne à son pessimisme. Ne croirait-on pas en-
tendre le vieux docteur parler lui-même dans la solitude et le
silence?
« The tree of knowledge is not that of life.
Philosophj and science, and the springs
Of wonders, and the wisdom of the world
I hâve essajed, and in mj mind there is
A power to make thèse subjects to itself
But they avait not... (1). »
« L'arbre de la science n'est pas l'arbre de vie.
Philosophie, connaissance, sources de l'émerveillement
Et sagesse du Monde,
J'ai tout essayé.
Et il y a dans mon esprit
Une force capable de les soumettre
Mais ils ne servent de rien... » '
I Comme Faust, Manfred n'a ni crainte ni scrupule.
i' Faust avouait :
« Je ne suis torturé ni de scrupules ni de doutes
Je ne redoute ni l'enfer ni le diable.
Mais toute joie m'est aussi arrachée >
Et Manfred est au-dessus de tout émoi, de tout regret, de
toute angoisse :
« Je ne connais pas la terreur.
Je sens celte malédiction de n'éprouver jamais ni crainte naturelle
Ni ces frémissements d'un cœur que font palpiter le désir, l'espérance,
Ou l'amour mystérieux de quelque objet terrestre. »
(1) Manfred, acte I. se i.
L'AUTEUR DU « FAUST » 75
11 fait appel aux « esprits de l'Univers infini », à ceux qui
voltigent autour des sommets neigeux. Son invocation aux
esprits ressemble à la méditation de Faust tourné vers la lune
apaisante :
<r Êtres mystérieux, esprits du vaste univers, ô vous
Que j'ai cherchés dans les ténèbres et dans les régions
De la lumière, vous qui volez autour de ce globe
Et hîibitez dans des essences plus subtiles, vous
A qui les cimes inaccessibles des monts... servent
De retraite, ja vous appelle au nom de ce charme
Qui me donne le droit de vous commander : Levez-vous
Et apparaissez! »
Comme Faust, il veut se suicider. Et plus tard, tandis qu'il
affronte le palais d'Arimanès sur le sommet de la Jungfrau, voici
qu'apparaît le fantôme d'Astarté, telle l'image de Marguerite dans
le Sabbat du Brocken. Sans Faust, Byron n'eût pas prêté à son
héros, fait de révolte et d'audace, l'attitude méditative du cher-
cheur, la fatigue de l'esprit spéculatif, le pouvoir magique du
sorciet*.
C'est à Goethe que nous devons cette différenciation du tradi-
tionnel type byronien, jusque-là uniquement amer et hautain.
D'ailleurs la figure de Manfred reste plus tragique et plus
grande que celle de Faust. Si le drame gœlhéen est, comme l'a
magnifiquement montré Taine, bien supérieur au poème anglais
par son ampleur épique et sa portée philosophique, si le poème
de l'Univers dépasse par ses proportions et son symbolisme le
poème de la personne et du moi, en revanche le caractère de
Manfred est plus vivant, plus pathétique, plus héroïque que le
personnage de Faust. « Hommes, dieux, nature, tout le monde
changeant et multiple de Gœthe s'est évanoui. Seul le poète
subsiste... s'il fait venir d'autres êtres, c'est pour qu'ils lui
donnent la réplique et à travers cette épopée prétendue, il a
persisté dans son monologue éternel. » lit ce monologue est
sublime. De l'effort à la révolte il n'y a qu'un pas, et ce pas,
Manfred l'accomplit. Faust est le symbole de l'effort : Ihomme
qui se cherche et cherche Dieu. Manfred est le Révolté.
Tous deux sont mécontents, tous deux souffrent de la nos-
76
GOETHE EN ANGLETERRE
talgie qui les dilate, du scepticisme qui les e'crase, tous
deux gémissent d'être « moitié poussière et moitié dieu »,
mais Manfred est un caractère entier, arrêté, logique. Il est
Byron, il est le moi, « l'invincible Moi qui se suffit à lui-même,
sur qui rien n'a prise, ni démons, ni hommes, seul auteur de
son bien et de son mal, sorte de dieu souffrant et tombé, mais
toujours dieu sous ses haillons de chair, à travers la fange et
les froissements de toutes ses destinées (1) ».
Trois ans après avoir écrit Manfred, Byron envoya à Murray
l'épître dédicatoire de Marino Faliero que celui-ci transmit à
Goethe en 4831. Le médiocre germaniste qu'était le poète (il ne
connaissait Gœthe, Schiller et Wieland qu'à travers les traduc-
tions, il tempêtait contre la dureté du nom de Grillparzer et pou-
vait, disait-il, tout au plus jurer en allemand!) féhcitait Gœthe
avec humour d'avoir du moins un nom prononçable. « En ceci,
vous avez l'avantage sur plusieurs de vos compatriotes dont les
noms deviendraient aussi immortels, si quelqu'un pouvait les
répéter. » Mais plaisanterie mise à part, Byron exprimait « son
respect sincère et son admiration » à celui qu'il considérait
« comme la première figure littéraire d'Europe depuis la mort
de Voltaire ». En 182^, il offrit à Gœthe Sardanapale avec
« l'hommage d'un vassal à son suzerain », et en 1822 Werner
dédié à Gœthe « par l'un de ses plus humbles admirateurs ».
Il reconnaissait sans s'en douter le jugement à' Art et Antiquité
qu'il contestera en 1825 : « Ce poète singulièrement intelligent
s'est approprié mon Faust et il en a extrait le plus fort aliment
pour son tempérament pessimiste. »
Byron s'est encore souvenu de Faust dans son Cain et dans
son Difforme transformé. Le fils d'Adam se trouve un jour
placé, ainsi que le docteur, devant l'alternative : « Choose
l)etween love and knowledge. » « Choisis entre l'Amour et la
Connaissance. » Et son tentateur Lucifer inspire, comme
Méphisto à Marguerite, une crainte irraisonnée, invincible, à la
douce Adah. Si Faust avait été emporté dans le monde infernal
(1) Taine. Littérature anglaise.
L'AUTEUR DU « FAUST » 77
du Brocken, Caïn est enlevé dans les abîmes de l'espace et de
l'Hadès. Tel Méphisto, Lucifer est cynique et méprise Ihomme,
mais il est plus grand. Ce n'est pas un serviteur, c'est un roi.
Par sa superbe âpreté, il est une création essentiellement byro-
nienne. Ses conseils à Caïn sont aussi fiers que la prédication
stoïcienne de Vigny dans la Mort du Loup :
« Think and endure, and form an inner world
In your own bosom, where the outward fails... »
« Pense et souffre, et crée un monde intérieur
Dans ta propre poitrine, quand l'extérieur t'abandonne... »
Mais il rappelle souvent Méphisto par sa raillerie, son cynisme,
et Byron, attaqué par la bonne presse, renvoyait ses critiques
à l'original. « Que diraient les méthodistes en présence du Faust
de Goethe? Que penseraient- ils de l'entretien de Méphisto avec
son élève, ou de ces paroles plus hardies du Prologue que per-
sonne parmi nous n'osera jamais traduire? »
L'influence de Faust est également sensible dans le Difforme
transformé; et, tout en reconnaissant que le diable de Byron n'est
pas une simple imitation, Gœthe notait déjà leur parenté dans
ses Entretiens avec Eckermann en 18â5 : « J'ai relu son Bossu
transformé et je dois dire que son talent m'apparait toujours
plus grand... Son diable est sorti du mien, mais ce n'est pas un
plagiat. Tout est original et neuf, tout est ramassé, solide et
spirituel. » Byron avait d'ailleurs reconnu son emprunt dans
son Avertissement : « Cette production est fondée en partie...
sur le Faust du grand Gœthe. »
Arnold, le déshérité, le hideux avorton que repousse sa mère,
est lassé de la vie et veut se suicider, malgré « le soleil bien-
faisant » et le chant des oiseaux. Ce n'est pas l'AUeluia, l'hymne
de résurrection qui l'arrache à la mort, c'est l'éternel et dur
Étranger, le Diable. Celui qui a rajeuni l'alchimiste et qui l'a
rendu à la joie va donner à Arnold, en échange de son àme, la
beauté et la force. Il n'y a pas de contrat sur parchemin
(l'Étranger n'en veut pas), mais quelques gouttes de sang tombées
du bras d'Arnold font jaillir de la fontaine les apparitions du passé .
Comme les esprits de Faust accourent à l'appel de Méphisto,
78 GŒTHE EN ANGLETERRE
les âmes d'autrefois s'élèvent de la source, et le diable les invoque
en paroles mélodieuses, d'une musique toute gœthéenne :
« Ombres de la beauté, ombres de la puissance, venez, obéissez.
Voici le moment. Dociles et soumises, sortez du fond de cette
source, comme le géant, fils des nuages, franchit la montagne
du Hartz! » Ainsi qu'en une fantastique Nuit du Walpurgis, elles
paraissent toutes : « Esprits héroïques, esprits revêtus jadis de
la forme du Stoïcien, du Sophiste ou de tous les vainqueurs,
depuis l'enfant de Macédoine jusqu'à ces guerriers romains nés
pour détruire, ombres de la beauté, ombres de la puissance,
obéissez, venez, voici l'heure! « Le Difforme est transformé :
il devient le glorieux Achille, et l'Étranger, lui prenant sa
laideur, se fait son compagnon d'armes sous le nom de César.
Tel Méphisto, César est un sceptique. 11 raille cruellement
l'humanité, il entraîne Arnold dans les terrains mouvants qui
s'étendent par delà le bien et le mal. Il n'y a pas de qua-
lité absolue : comme la beauté et la laideur, comme la
santé et l'infirmité, qui viennent d'être troquées grâce à un
obscur sortilège, les valeurs morales sont interchangeables.
César veut révéler à Arnold le néant des prétentions hu-
maines : science, gloire, amour, fortune, tout n'est qu'il-
lusion. Pendant le siège de Rome par le Connétable de Bour-
bon, il trouve le moyen de se moquer des lettres et des arts.
Il est t the everlasting sneerer », mais comme Méphisto, il
est aussi le serviteur utile. C'est lui qui ranime Olympia,
après sa tentative de suicide à Saint-Pierre, et qui aide Arnold
à la transporter au palais Colonna (1).
Malgré de réelles beautés, le Bossu transformé ne plut pas à
Shelley : c'était, répondit-il à Byron, qui lui demandait son
avis, « une mauvaise imitation du Faust •.
(1) Des critiques comme Ebcrty, Gottsclial, Adelbert Schroter ont
cherché une certaine parenté entre le Siètfe de Corinthe de Byron. et la
Fiancée de Corinthe de Gœthe. Kolbing réfute ces tentatives hasardeu-es
dans son édition de Byron ; il ne peut pas être question d'iidluence ici.
Avec autant de raison, Kolbing rejeite une assertion de la Crilical Ht liew
(5' série, vol IV). à propos du Promélhee de Byron ; « The leadicii: idoa is
laken irom a pocm heariiig the samc tille, in Gerniany, by Gœthe, with
whom Lord Byron is not uuacquainttd. » Les deux poèmes n'ont en
eû'et de commun que le titre.
I
L'AUTEUR DU « FAUST » 79
Byron avait dit à Pise au capitaine Medwin, en parlant de
Shelley qui venait de traduire la Nuit du Walpurgis ; « Je don-
nerais cent livres pour avoir une bonne version du Faust et le
monde eijtier pour le lire dans l'original. » Shelley en effet s'était
mis courageusement à l'étude de l'allemand. Le livre de Mme de
Staël avait éveillé, dès 1813, son intérêt pour Gœthe et, l'esprit
hanté par le problème de la magie, il s'était surtout senti attiré
vers F'Qust. Il en avait traduit une grande partie en prose vers
1815 et ces simples essais d'un débutant lui revinrent à la
mémoire quand parut l'édition anglaise des gravures de Retzsch.
« Nous avons vu ici, écrit-il à Gisborne le 10 avril 1822, une
traduction de quelques scènes et à la vérité des plus remar-
quables qui accompagnent ces étonnantes gravures publiées en
Angleterre d'après un maître allemand. Ce n'est pas mauvais,
et assez fidèle, mais que c'est faible! J'ai simplement essayé
de rendre les scènes omises dans cette traduction (1). » Tre-
lawny le trouva à Pise, penché sur le texte de Gœthe et le
dictionnaire à la main. « Ses yeux brillaient avec une énergie
aussi terrible que celle du plus avide chercheur d'or. » Les
incantations de la Nuit du Walpurgis l'arrachaient au recueil-
lement des villes mortes et dans le paisible décor de marbre
blanc, près de la tour penchée et du Campo-Santo, il évoquait
l'infernale sarabande du Brocken. Mais cette obscurité où s'agi-
tait ce monde fantastique ne lui cachait pas le rayonnement du
Prologue dans le ciel. 11 sentait « la sagesse et la profonde har-
monie de Gœthe » et relisait Faust « avec des sensations que ne
provoque aucune autre composition » . « Nous, les admirateurs
du Famt, nous sommes, dit-il alors, sur la vraie route du
Paradis. » Peut-être pressentait-il, par une de ces surprenantes
(1) Un souvenir très exact du Faust se trouve dans le poème de Shelley
The Dirge : « Old winter was gone. — In his weakness back to tlie mountain's
iioar » (Poems.éd. Tauchnilz, p. 95. Cf. Faust, Jub. Ausg., XIII, 39 : « Dcr
alte Winter in seiner Schwiiche, etc. »). Shelley attendait une traduction
toi aie d(i Faust pai- Coleridge. Son travail ne devait èlre, dans son esprit,
que fragmentaire et provisoire. Sa version du Waliraryis est plus libre que
c»'lle (lu Prologue. « Les mots traduits, même lorsqu'il n'y a pas erreur
matcrieilc, et cela arrive, ne sont guère que des jalons, des points de repère
autour desquels se précipite spoiitanèment rini[)érieu.se coulée de pensées
favorites et des sentiments dominateurs. «(Koszll. liev. yerm. janv. 1907.)
80 GŒTHE EN ANGLETERRE
intuitions du génie, la pensée encore inexprimée de Gœthe, la
solution optimiste et sereine du Second Faust. La même idée
de rachat, de rénovation, de libération obsédait son esprit. Le
fier poète, fils des Grecs et chantre de YHdlade, qui trouva
bientôt la mort dans les flots de la mer classique et dont le
bûcher, arrosé de vins et de parfums, s'aviva sous la brise de
l'Apennin, l'auteur de Prométhée délivré ne pouvait-il entrevoir
la rédemption de Faust? N'avait-il pas lui-même érigé très haut,
dans une glorieuse lumière païenne, celui qui fut le premier
utile à l'humanité, celui qui voulait chasser les fantômes de
l'erreur et de l'ignorance et faire régner sur le monde la grande
loi de tendresse? Avant le Second Faust, Prométhée. triomphant
de lui-même et vainqueur de sa haine, s'était libéré par la sa-
gesse et par l'amour. Et comme s'il avait voulu répondre au Pro-
lofjue dans le ciel, Shelley avait écrit un grandiose épilogue, le
quatrième acte de Prométhée, vaste hymne des espaces à la joie.
L'harmonie des sphères, qui avait préludé dans le Faust au
chant des archanges, se prolonge et s'amplifie ici en un finale
où les esprits entonnent un chœur divin, où la terre et la lune
célèbrent, duo prodigieux, l'avènement du nouveau roi. Le
Prologue de Faust inspira d'ailleurs au poète le chœur des trois
esprits dans son Ode au ciel (1819). Il semble que l'écho du can-
tique des archanges, propagé * sous la coupole des nuits sans
nuages » où glissent t les globes vivants », ait été recueilli aux
bords opposés du monde étoile par d'autres chantres du mys-
tère, et qu'il ait éveillé, en réponse à l'hymne biblique, cet
hymne panthéiste « au cœur puissant de la Nature »-. Enfin
Shelley emprunta encore à Faust la large disposition de son
prologue de VHellade : à l'appel du héraut de TÉternité, le Christ,
Satan et Mahomet paraissent dans le conciliabule des dieux.
Pas plus que son mari, Mr* Shelley n'échappa à l'influence de
Faust. Elle méditait d'écrire son Frankensiein à l'époque où
Monk Lewis s'entretenait avec Shelley et Byron de revenants et
de magie. Son héros, disciple d'Albert le Grand et de Paracelse,
cherche l'élixir de vie et ressemble, dans son collège d'Ingold-
stadt, au vieux docteur de Wittemberg. La lune veille, à mi-
nuit, sur son labeur passionné, et la gaîté des paysans qui
L'AUTEUR DU « FAUST » 81
dansent sur la route, par une belle après-midi de dimanche,
met un peu de joie, de détente dans son austère existence. Il y
a là deux rapides souvenirs de Goethe : la première méditation
de Faust et la promenade de Pâques.
Le Melmoth de G. R. Maturin (i820) qui s'apparente à Franken-
stein^diV son romantisme macabre, s'inspire également du Faust.
Sans doute, ce « roman à horreurs » prolonge surtout la tradi-
tion inaugurée par Anne Radclifle et Lewis, il s'attarde dans
les prisons de fous, les couvents espagnols, les tribunaux de
l'Inquisition, les caveaux mystérieux des juifs persécutés, mais
l'histoire d'Isidora, la dernière aventure de Melmoth le voya-
geur, rappelle nettement la tragédie de Marguerite. Il est peu
probable que Maturin ait, comme on l'a dit, correspondu avec
Goethe (celui-ci ^s'intéressait à Bertram et en traduisit deux
scènes), mais il connaissait Faust par le livre de Mme de Staël.
Melmoth est un Méphistophélès qui, pour tenter les hommes,
a pris le rôle de Juif errant. Il les poursuit à travers les siècles,
sans se lasser, il veut leur arracher, dans les heures de dé-
tresse, le pacte qui supprimera leur tourment et perdra leur
âme hésitante. Mais il n'y parvient jamais. Une musique déli-
cieuse, aérienne, comme le chœur des esprits de Faust, précède
sa venue. Il a les ressources de Méphisto et il a son sarcasme.
Il séduit Isidora, il l'entoure d'irrésistibles sortilèges, il lui pro-
met l'enchantement du feu, les sinueuses mélodies de la flamme,
plus douces que la musique des sphères, il l'entraîne vers l'ab-
baye en ruine où doivent avoir lieu leurs fiançailles, où la mort
doit les unir, et cette course dans la nuit, au milieu d'un pay-
sage rocheux, hostile, parmi les arbres gémissants, ressemble
à la montée du Brocken. Au moment même où Isidora s'appr(5te
à fuir avec Melmoth, son frère Fernand les arrête sous le por-
tail du château paternel. Un duel s'engage entre eux, comme
entre Faust et Yalentin. Melmoth tue son adversaire et il échappe
à la foule, tandis qu'Isidora s'abat sur le cadavre. Elle accouche
d'une fdle, et livrée à l'Inquisition, elle est, telle Marguerite,
enfermée dans un cachot. Sa raison vacille; son enfant meurt,
étranglé mystérieusement la nuit même où Melmoth vient pour
la délivrer. Elle résiste au tentateur, et son confesseur lui fait
6
82
'GOETHE EN ANGLETERRE
pressentir dans son agonie la musique des anges et la gloire du
paradis. Mais sa dernière pensée est encore pour Melmoth : e Y
sera-t-il? » Touchante tendresse qui s'exprimait déjà dans le
suprême appel de Marguerite : « Heinrich, Heinrich! »
*
* *
La traduction de la Nuit de Wal/mrgis par Shelley parut en
1822 dans une éphémère revue qu'éditaient Byron et Leigh
Hunt : le Libéral. Celle du Prologue fut publiée en 1824, dans
les œuvres posthumes de Shelley, par les soins de sa veuve.
Toutes deux rallièrent, en dépit de leurs inexactitudes, l'appro-
bation des gens de goût. A cette époque, paraissaient en Angle-
terre les premières versions du drame. L'œuvre ardente de
Shelley, appréciée par Hazlitt dans la Revue d'Edimbourg,
domina les critiques et émergea longtemps au-dessus des
autres essais. Tout en regrettant que Goleridge ait renoncé à
traduire Faust, Henry Crabb Robinson mentionna, dans une
lettre à Gœthe en 1829, « les splendides fragments de Shelley ».
Grâce aux gravures de Retzsch, ces illustrations qu'appré-
ciait Shelley et qui firent sur Delacroix une suggestive impres-
sion, le drame de Gœthe était venu, en 1820, raviver le sou-
venir du héros de Marlowe. L'année suivante, les planches,
d'abord accompagnées de brèves citations, furent intercalées
dans une analyse complétée par une traduction fragmentaire.
Le graveur Moses y avait ajouté le Prologue sur la scène, d'après
le dessin de Cornélius, et s'était cru obligé de faire disparaître
Dieu le Père du Prologue dans le ciel. Ne serait-ce pas amoindrir
la majesté de Jéhovah que de le représenter sous une forme
humaine? Les orthodoxes avaient sur ce point les mêmes scru-
pules que les juifs de l'ancienne loi.
En 1820 également, l'Irlandais John Anster, plus tard pro-
fesseur à l'Université de Dublin, publia les scènes les plus frap-
pantes du drame dans le Blickwood's Magazine. Cette analyse,
enrichie d'extraits, n'eut guère de retentissement. Elle impres-
sionna seulement quelques esprits d'élite. Thomas Moore note
dans son journal, le 16 octobre 1820, l'émotion profonde qu'il
L'AUTEUR DU « FAUST » 83
ressentit à cette lecture. Il éprouva, dit-il, un de ces accès de
ferveur qui valent mieux que toutes les prières et tous les rites.
« Mes larmes jaillirent lorsque je m'agenouillai pour adorer le
seul Dieu que je reconnusse et pour épancher les aspirations
d'une âme qui lui était profondément reconnaissante de sa
bonté. » Tandis que son ami Byron aimait surtout l'inquiétude
et l'audace du héros, il voyait dans Faust l'histoire de la fai-
blesse humaine et sentait d'autant plus irrésistibles le besoin,
l'attirance de Dieu. — Le jeune lord Leveson Gower, qui fut plus
tard comte d'Ellesmere et sous-secrétaire d'État, fit paraître en
4823 sa lâche et médiocre version en vers, travail d'écolier
ambitieux qui connaissait à peine l'allemand. Ce fut tout jus-
qu'à la sérieuse traduction de Ilayward : l'Angleterre devait
encore attendre dix ans avant d'avoir une idée exacte du Faust.
Pour la première fois cependant, un léger mouvement cle !
faveur se dessina dans la critique. Sans doute, la Revue d'Edim-
bourg persiste toujours dans son ancienne opinion à l'égard du
Faust, « la plus odieuse des œuvres de génie » . Hazlitt oppose
et préfère le Faust de Marlowe à celui de Gœthe, mais le conser-
vateur Blackwood et son rival, le London Magazine, s'accordent
pour admettre la valeur de l'œuvre. Ce dernier considère Faust
comme la première partie d'une Trilogie, et ce jugement est
d'autant plus intéressant queCarlyle, dans son premier essai de
la New Edinhurgh Review, en 1822, ne pressent pas encore la pos-
sibilité d'une rédemption. « Ce n'est pas sans répugnance que
nous voyons, dans la pièce qui est devant nous, le principe
inférieur triompher à la fin... mais si tel est notre sentiment,
ce n'est pas au poète qu'il faut nous en prendre. L'âme qui
pèche périra. C'est la loi de la nature et de la révélation. »
La traduction de lord Gower est saluée avec un enthousiasme
exagéré par les conservateurs écossais, sévèrement critiquée
par les libéraux londoniens. Sa Seigneurie est appréciée diffé-
remment selon les partis, mais Faust commence à rallier les
sympathies de la bonne critique. Le romancier John Galt lui
consacre une longue discussion en 1824. Lorsque Lockhart
prend en main la direction de Quarterly Review en 1826, il
inaugure la série des articles favorables à Gœlhe; les voies
84 GOETHE EN ANGLETERRE
sont maintenant préparées au prophète, au rude prédicateur
qui va parler du fond de sa solitude, Thomas Carlyle.
Faust n'eut pas en Angleterre d'influence immédiate comme
en France. Il n"y eut ni engouement sentimental pour l'épisode
de Marguerite, ni curiosité angoissée pour l'odyssée de Faust
et de Méphisto. Sans doute de nombreuses histoires de sorciers,
parues vers 1820, attestent que le docteur de la légende,
le magicien de Marlowe, retrouve un regain de faveur. Les
vies de Faustus, « astrologue allemand » et du mystérieux
Frère Bacon rehaussent le prestige du héros de Gœthe. Dans
l'imagination populaire, la magie reprend ses droits. Mais
cette grossière nécromancie n'appartient pas à la littérature. Si
le diable sort partout des trappes de France, aux environs de
4830, pour « conclure des pactes avec des humains avides ou
jouisseurs » (i), si des Fausts dilTérents afl^rontent la rampe aux
Nouveautés, à la Porte-Saint-Martin, à la Gaîté, il n"y a pas en
Angleterre de littérature infernale, pas de Gérard de Nerval
pour traduire le sombre romantisme du drame, pas de Théo-
phile Gautier et de Delacroix pour évoquer, dans un décor
archaïque, le ténébreux vieillard < auprès de sa croisée étroite,
à carreaux verts », pas de Berlioz pour suivre le maudit dans
la « course à l'abîme » .
Il n'y a qu'une médiocre adaptation dramatique de George
I Soane, montée à Drury-Lane en 1825, avec un faste inouï de
mise en scène. Delacroix, qui était alors à Londres, fut vive-
ment impressionné par la représentation et admira surtout le
Méphistophélès de Terry. Cette pièce, * la plus diabolique qu'on
puisse imaginer », n'est pourtant pas, comme il le dit, un arran-
gement du Faust allemand, et « le principal » n'est pas « con-
servé ». L'auteur, qui avait entrepris en 1820 une traduction du
drame, arrêtée par la mort de l'éditeur Bohte, se souvint évi-
demment de l'original, mais il tint surtout à frapper les esprits
par une féerie à grand spectacle, enrichie de musique et de
(1) F. B.\LDENSPERGBR, Gœlhe en France, p. 134
L'AUTEUR DU « FAUST » 85
danse, mélange extravagant de tragédie germanique et d'opéra
italien. Le rideau se lève sur le décor du Drachenfels,
paysage traditionnel qui avait déjà vu mourir Charlotte et
passer les hordes de la guerre civile. Le soleil se couche et,
comme au début de Guillaume Tell, un chœur de pécheurs, de
chasseurs et de paysans se retire devant la tempête. Faustus
paraît et conjure le diable. Méphisto l'emporte à Venise près
de son amante Adine, et là, sur la place Saint-Marc, en temps
de carnaval, un ballet s'impose. Arrivent alors un Wagner
pédant et libertin, amoureux de Lucetta, la fille d'un auber-
giste, et un officier italien, Enrico, frère d'Adine. Celui-ci sur-
prend Faustus qui vient, avec deux musiciens, donner la séré-
nade sous les fenêtres de sa sœur et de sa cousine Rosalia.
Méphisto expédie l'importun dans l'autre monde. Mais voici
que l'inconstant Faustus s'éprend de Rosalia, la fille d'un
comte Casanova qui est lui-même, coïncidence bizarre, amou-
reux de Lucetta et rival de Wagner. Trouvés par le comte chez
lui, Faustus et Wagner n'échappent à l'Inquisition que grâce
aux sortilèges de Méphisto. Et lorsque Faustus, devenu roi de
Naples à la suite d'un nouveau crime, se meurt piqué par la
tarentule (!), l'abandonnée Adine parait, le crucifix en mains.
Elle obtient le repentir de finfidèle et arrache son àme à Satan.
Dès lors elle peut mourir sur son corps, en exhalant le dernier
vers de sa sentimentale romance ; « I corne to theef » Nous
sommes loin de Gœthe. Seul Méphisto a gardé son amertume.
Wagner, resté pédant, est devenu coureur et le gai comte
Casanova apporte une note tragi-comique dans l'extraordinaire
aventure. Faust est racheté à la fin, et l'éditeur du livret se
permet d'ajouter : « Mr Soane, en modifiant la catastrophe, a
épargné beaucoup de feu et de soufre... et une morale de haute
importance est ainsi inculquée du haut de la scène. » L'unique
Faust anglais charme les yeux comme une féerie, délasse
l'esprit comme un ballet, satisfait la morale comme un sermon.
Le public ne lui demande rien de plus.
En somme, le drame de Gœthe est arrivé trop tard en Angle-
terre pour avoir une action directe sur la littérature. L'histoire
fantastique, qui avait eu sa vogue vers 1800, avec le Moine de
86 * GOETHE EN ANGLETERRE
Lewis et la ballade du Roi des Aulnes, n'est plus guère sentie
en i830. Les rares traductions du Roi de T/zM/e'' parurent isolées
dans des recueils de poésie et ne propagèrent pas bien loin
l'image de Marguerite dénouant ses tresses blondes. La pensée
anglaise n'oscilla pas, comme la nôtre, entre deux interpré-
tations : histoire diabolique ou douloureuse idylle. Méphisto
et Faust repoussèrent par leur impiété les poètes des lacs.
Satanisme railleur, aspiration vers l'infini et orgueilleuse
inquiétude, voilà ce que Byron retrouva dans l'œuvre de Goethe
et ce qu'il exprima davantage encore après Manfred. Il mit à la
mode une ironie hautaine et sarcastique qui souvent se détacha,
comme une fausse note, sur un mélodieux fond de lyrisme.
Shelley au contraire vibra à l'unisson de Faust, et l'élan tita-
nique vers l'absolu, le désir de dépasser par l'amour, l'action
ou la connaissance, le royaume des mortels, soutiennent la
grande figure de Prométhée. Mais ce sont là des exceptions. Si
l'opinion cultivée ne sent encore que confusément l'individua-
lisme de Faustj individualisme qui fait les chercheurs, les héros,
mais aussi les rebelles, elle pressent déjà le danger. Jusqu'à
4830, Faust n'a pas trouvé de bonne traduction en Angleterre,
mais s'il en avait trouvé une, il ne serait pas parvenu à entraî-
ner le public. Pour que les Anglais consentent à méditer sur la
signification de l'œuvre, il faudra que Garlyle les rassure sur
le salut de leur âme.
CHAPITRE VI
UN PRÉCURSEUR DE CARLYLE : HENRY CR\BB ROBINSON (1)
(1810-4830)
L'opinion cultivée avant Carlyle et les divers aspecis de Goethe en Angle-
terre. — H. C. Rohinson; ses traductions, ses conversations (Cli. Lamb
et Faust; Colericige et la Théorie des couleurs, l'essai projt té sur Gœthe ;
le sculpteur Flaxman), ses relations avec le jeune Carlyle; sa lettre à
Gœthe en 18^9. — Insuffisance de cette prédication trop modeste et
purement orale; appel aux individus et non au public; les lacunes de
l'opinion et les aspects méconnus de Gœthe. Vers la révélation de Car-
lyle : le penseur.
<r I want in an eniinent degree the
Boswell facuity. VVith his excellent
meniory and iHct, had I early iii life
set about followmg his example, 1
migbt beyond ail doubt hâve supplied
a few volumes superior in value to
his Johnson thongh thcy would nol
hâve been so popular. Certainlv the
naines re< orded in hi^ great work are
not so important as Gœthe, Schiller,
Herder, VVieland. . as Wordsworlh,
Southey, Coleridge, Lamb, Kogers,
Haziitt..., etc. and 1 could add a great
number of miuor stars. » (Lettre de
H. C. Robinson à son frère en 1842.
Diary, éd. 1872, p. vu.)
Nous avons suivi jusqu'à présent la destinée des grandes
œuvres de Gœthe en Angleterre : Werther, les drames roman-
tiques et Faust. Après une période d'engouement sentimental
au déclin du dix-huitième siècle, nous avons traversé une
période de réaction. L'opinion générale fut longtemps indiffé-
rente ou hostile à Gœthe ; il a rallié seulement le suffrage de
quelques écrivains : Monk Lewis, Walter Scott, Byron et
Shelley. Personne ne l'a encore considéré dans son ensemble :
(1) Pour plus de détails, voir la seconde partie de mon élude de la
Bévue germanique, juillet 1912, « H. G. Robinson », p. 397-415.
^88 GOETHE EN ANGLETERRE
il a été tour à tour l'auteur de Werther, limmoral ou extrava-
gant dramaturge, le Conseiller à la Cour de Weimar, l'irréli-
gieux évocateur du Faust. A une époque où se ferme lentement
le cercle de sa carrière littéraire, personne ne s'est décidé à en
faire le tour, personne n'a osé embrasser son vaste génie d'un
regard attentif. Pourtant les prophètes ont des précurseurs :
avant d'écouter la prédication de Carlyle, arrêtons-nous un ins-
tant dans les cercles littéraires et prcjtons l'oreille aux causeries
de Henry Grabb Robinson. S'il n'a pas ramassé en une étude
synthétique ses observations sur Goethe (i), il les a jetées un peu
partout dans les milieux qu'il fréquentait, au palais, au club et
à la conférence, et ce sont autant de germes qui lèvent dans les
bons esprits, avant les semailles de Carlyle. Son journal, en
partie inédit, nous donne par le menu l'emploi de ses multiples
loisirs. Il passe son temps à faire des visites. N'hésitons pas à
nous attarder avec lui chez les journalistes, les artistes, les
■écrivains, à glaner les opinions des uns et des autres sur Goethe.
C'est la meilleure façon de fixer, à partir de 1810, la pensée
moyenne de la société cultivée. Pour mieux juger la propagande
de Carlyle, il faut passer en revue les faibles acquisitions de
l'époque précédente, peser ces appréciations si ténues, éparses
dans le monde londonien, compléter ainsi les indications don-
nées par la presse et la critique Après avoir suivi les voyageurs
anglais à Weimar, les grands poètes en Suisse et en Italie, pour
leur demander leur témoignage sur Goethe, commençons une
tournée de visites. A part celles que nous ferons à Coleridge et
qui nous entraîneront jusqu'à Hammersmith ou Highgate, elles
ne nous éloigneront pas beaucoup du Temple ou de Tavistock
Square.
Cette rapide enquête est d'autant plus nécessaire que les
grandes revues gardent pour nous l'anonymat de leurs collabo-
rateurs. Les essayistes du temps ne réunissent pas tous leurs
ai'ticles dans leurs volumes de critique. Et si les conservateurs
écossais, fondateurs du Blackwood's Magazine, les Wilson, les
(1) L'article de Rohiason sur Gœlhe ne parut dans le Monlhly Repositonj
qu'en 1832, après les etsais de Cai'iyle.
UN PRECURSEUR DK CARLYLE S9
Lockhart, sont favorables à Goethe, il est intéressant de con-
naître lopinion des libéraux du Lon(loii Magazine, d'un Charles
Lamb par exemple. Robinson peut nous renseigner sur ce
point.
* *
Nous Pavons déjà rencontré chez Gœthe. C'était à l'époque
où, jeune étudiant à léna, il traduisait pour le modeste Monthlif
Register des poésies lyriques de Gœthe, des Epigrammes véni-
tiennes, des Xénles et de nombreux distiques. Ces essais, qui
comptaient pourtant de bonnes versions de Mahoinet, du Voya-
(jcur et de Prométhée, n'avaient eu aucun succès. La rédaction
de la revue l'avait prié d'arrêter ses envois, et il avait aban-
donné sa traduction à peine commencée du Tas^e.
Après avoir séjourné, comme correspondant militaire du
Times, en Suède et en Espagne, il rentra en Angleterre en 1810
et s'inscrivit au barreau. Lui qui avait assisté à l'épanouisse-
ment du classicisme allemand, il fréquenta assidûment les nou-
veaux milieux littéraires de Londres. Extraordinaire liseur,
doublé d'un causeur inlassable, il fut le plus compétent et le
plus actif des intermédiaires. Il n'écrivit rien et parla sans \
trêve. C'était un esprit curieux et un bon vivant, un amateur
d'anecdotes et un colporteur d'idées. Si le morose et puissant
Carlyle allait répandre dans les grandes revues son « évangile »
selon Gœthe, le sautillant Robinson, dédaignant l'éloquence
a cathedra, contait à un breakfast ou à un thé ses souvenirs
de Weimar, prêtait, expliquait, traduisait à ses amis les œuvres
de son poète. Eut-il entièrement raison d'agir ainsi? C'est là
une question que nous aborderons tout à l'heure. Pour le mo-
ment, laissons-lui sa place bien spéciale dans notre galerie
d'écrivains : il n'ambitionne pas de piédestal, mais il réclame
son fauteuil d'habitué et de causeur disert.
C'est en 1810 que commencèrent ces réunions chez Charles
Lamb où Morgan, Coleridge, Hazlitt et Mary Lamb discutaient
littérature et philosophie. Robinson y parlait souvent de l'Al-
lemagne et de ses poètes. Un soir de novembre, Coleridge se
mit à déclamer sur les kantiens, Jean-Paul, Gœthe et Schiller.
»0 GÛETHE EN ANGLETERRE
t II concéda à Goethe un universel talent, mais trouva que l'ab^
sence de vie morale était le défaut de sa poésie. » A peu près à
la même époque. Robinson entra en relations avec le sculpteur
Flaxman, et il lui offrit ses traductions de Gœthe. L'année sui-
vante, il continua ses visites chez Lamb à qui il voulait faire
apprécier le poète. Il lui demanda, mais sans succès, de traduire
en vers lieineke Fuchs : il lui récita des poésies lyriques de
Gœthe {le Soi/ageur et Cupidon peintre de paysage parurent l'inté-
resser); enfin il entreprit avec lui la lecture du Faust et la brève
impression de son Journal trahit sa déception : t II ne sembla
pas le goûter beaucoup, tout en disant que c'était bon. » Mais
comment Lamb aurait-il pu admirer sans réserves cette œuvre
déconcertante '? Le sarcasme de Méphisto dépasse l'humour de
ce fin élisabéthain qui sut mettre Shakespeare à la portée des
enfants, de cet écrivain au goût très sûr et au talent plein de
charme. Comment aurait-il aimé Faust puisqu'un esprit aussi
cosmopolite, aussi libéral que Robinson, faisait encore des ré-
serves après lecture? « C'est un ouvrage à la fois délicieux et
repoussant, consignait-il dans un passage inédit de son Journal
de 1811, un chef-d'œuvre de génie devant lequel je m'incline
avec humilité. Ses beautés sont si ravissantes que j'ai honte et
crainte de m'avouer offensé par ses difformités morales et esthé-
tiques... La scène du Brocken, la Nuit du Walpurgis est tout à
fait admirable, mais tout comme le reste du poème, elle pro-
voque autant d'étonnement que d'admiration. Si un froid pen-
seur, dans son cabinet, peut tolérer une spéculation sur l'Être
Suprême, spéculation qui suppose même la possibilité de sa
non-existence, par contre on ne peut facilement justifier un
poème adressé au public qui traite des sujets les plus profonds
sur un ton de parfaite indifférence pour l'issue de la spécula-
tion et d'absolu mépris pour les sentiments du lecteur. Dans
l'un des Prologues, le diable fait un pari avec Dieu, et Dieu
déclare qu'il n'a pas grande aversion pour un diable joyeux (a
merry devil)... La valeur poétique des scènes nouvelles (1),
spécialement celle où Marguerite est en prison, est vraiment
(1) Ajoutées en 1808 au Fragment de 1790.
UN PRÉCURSEUR DE CARLYLK 91
supérieure. Goethe, ici comme ailleurs, s'affirme un poète ini-
mitable et incomparable. Il laisse clans l'incertitude qui sera
vainqueur, Faust où Méphisto, bien qu'un passage du Prologue
donne à prévoir la défaite du diable. « Garlyle ne se montra pas
aussi pénétrant dans son premier article sur Faust : il ne pres-
sentit pas la rédemption du héros.
En 1812, Robinson rencontra souvent Coleridge. Lors d'un
dîner chez Morgan, le poète disserta sur Gœlhe, Schelling et
Jacob Bœhme; Wordsworth parla avec mépris du Tasse et avec
enthousiasme de la poésie écossaise; Robinson compara la Dé-
dicace de Gœthe et la Vision de Burns. — L'été de la même
année-eurent lieu les discussions déjà mentionnées entre Cole-
ridge et Robinson à propos du Faust. Charles Lamb conseillait
à Coleridge de laisser Faust de côté, que ce fût pour le recom-
mencer ou seulement pour le traduire. Ne lui écrivait-il pas le
26 août 1814 : « Comment allez-vous donc traduire le langage
des chats-singes? Fi de pareilles fantaisies! » Lamb reprenait
sa liberté quand Robinson n'était pas là et il écrivit plus tard
encore à M. Ainsworth, son ami de Manchester : « C'est une
désagréable histoire de séduction qui n'a rien à voir avec l'es-
prit de Faustus. Curiosité! Fallait-il donc que le sombre secret
à explorer aboutisse à la séduction d'une faible fille : ce qui
aurait pu s'accomplir grâce à des moyens purement terrestres?
Quand Marlowe donne une maîtresse à son Faust, il le jette aux
pieds dHélène, fleur de la Grèce, à coup sûr, et non pas de
miss Betsy ou de miss Sally Thoughtless. » Après s'être engagé
dans une lutte litanique pour satisfaire son insatiable curiosité,
fallait-il donc que Faust devînt un simple Don Juan?
Coleridge d'ailleurs délaissa traduction et poésie pour la
théosophie et les spéculations pseudo-scientifiques. Il se plongea
bientôt dans le Traité des couleurs de Goethe que lui procura
Robinson. Il lui en parla longuement à Highgate en 1816. « Il
dit qu'il avait, quelques années auparavant, découvert la même
théorie et qu'il l'aurait certainement exposée et publiée, si
Southey n'avait pas détourné son attention de telles études et
ne l'avait ramené vers la poésie. » N'est-il pas curieux de voir
le mélodieux lyrique de l'Ancien Marinier s'approprier les aber-
92 GCETHE EN ANGLETERRE
rations scientifiques de Goethe? Il semble préférer à sa poésie
ces études d'optique et d'histoire naturelle. Il lui reproche
d'autre part d'avoir, « par une sorte de caprice », renié son
émouvant romantisme, étoufîé en lui le sentiment exalté qui
produisit Werther, de faire simplement défder, non plus « des
objets de désir ou de passion », mais « des objets dune indiffé-
rente beauté, comme un statuaire expose la série de ses figures
de marbre ». Schiller, disait-il, a mille fois plus de cœur que
Gœthe. En même temps qu'il compose ses Sermons laïques, il a
l'intention d'écrire une grande étude sur Gœthe * poète et phi-
losophe », complétée par une analyse bibliographique et critique
de ses œuvres et par des traductions. Aussi demande-t-il à Ro-
binson de lui fournir un résumé synoptique de la vie de Gœthe.
comme suite au récit de Poésie et Vérité. Ainsi, malgré son aver-
sion primitive pour l'auteur du Faust, Coleridge songe (et ceci
n'a jamais été mis en lumière) à lui consacrer une étude d'en-
semble. Ce revirement dénote l'influence de Robinson. Si sa
santé délabrée le lui avait permis, lui, le germaniste le plus
compétent, le critique souvent le plus perspicace d'Angleterre,
il aurait probablement donné, quinze ans avant Carlyle, un
grand essai sur Gœthe. Il se contenta d'écrire sa propre Biogra-
phie littéraire et de placer sous les auspices du poète l'histoire
de son intelligence (1817). Poussé par la volonté de se survivre,
de se prolonger dans les esprits des jeunes gens et des étran-
gers, de garder tous les amis de sa pensée, mû par un désir
analogue à celui qui dicta certaines lettres de Gœthe à Carlyle,
il grava au fronton du temple où il avait accueilli les héros de
l'idéalisme ce passage de Vlntroduction aux Propylées : < Si peu
qualifié qu'il puisse être pour instruire les autres, fauteur
désire cependant entrer en contact avec ceux qu'il sait (ou
espère) animés des mêmes pensées et dont le nombre est dis-
séminé sur la surface du monde. Il désire par là renouer ses
relations avec ses plus anciens amis, les continuer avec les
nouveaux, en gagner d'autres parmi ceux de la dernière géné-
ration pour le reste de sa vie. Il désire épargner aux jeunes les
chemins détournés où lui-même s'est égaré. »
La même année, Robinson porta à son ami Flaxman l'édition
UN PRÉCURSGUR D K CAHLYLE 93
allemande des gravures de Retzsch. Le sculpteur, dont le goût
était si acade'mique, se déclara pourtant charmé. « Elles sont
pleines de mérite », dit-il, mais il critiqua la minutie exagérée
du détail. C'est l'époque où les marbres du Parthénon ralTer-
missent en Angleterre le style et les tendances classiques, où
les peintres dessinent d'après les modèles grecs, où llaydon
exécute pour Gœthe des copies du Thésée et des Trois Parques.
Bientôt arrivèrent à Robinson des lettres d'Iéna, des invita-
tions de ses amis Voigt et Knebel. Les bons vieux souvenirs
d'Allemagne affluèrent de toutes parts. Robinson relut ses
anciennes notes et son Journal de 1804, il remua la cendre des
chères réminiscences, et avant de se mettre en route, il reprit,
pour se préparer au voyage, les Annéea d'apprentissage de
Wilhelm Meister. » C'est un ouvrage sage et admirable, écrit-il
en une page inédite de son journal de 1819. Les analyses sur là
vie et le caractère humain sont psychologiquement trop déli-
cates et moralement trop indélicates, pour plaire à ceux qui ont
faim et soif d'incidents grossiers ou au petit nombre de ceux
qui exigent de rigides convenances. Et pour une histoire qui
renferme tant d'observations et d'analyses sentimentales, les
incidents sont trop romanesques. Mais son grand défaut, aux
yeux du lecteur anglais ordinaire, serait sa trop abondante pré-
dication. » N'est-il pas intéressant de trouver cette appréciation
sous la plume de Robinson cinq ans avant la traduction de
Carlyle (1)? Celui-ci tachera de réconcilier les Anglais avec
Gœthe, en faisant de Wilhelm Meuter un catéchisme de noble
morale humaine, mais si le lecteur d'outre-Manche consent aisé-
ment à être instruit et même sermonné par la littérature,, il ne
veut pas être ennuyé et le roman de Gœthe Tennuiera. Les uns
rejetteront le livre avec humeur comme Wordsworth (2), scan-
(1) D'après E. Margraf, Coleridge avait déjà traduit le Chant de Mignon :
« Know'st lliou the land whcre the pale citrons grow
Tlie golden Iruits in darken loliage glow!...»
(2) Wordsworth alla jusqu'à traiter Gœthe d'imposteur, ce qui lui attira
une verte réplique de W. S. Landor, dans sa SnUre on salirisls and admo-
nition to dvlraclors. Robinson en voulut d'aillcui s à Landor de son
attaque et eut avec lui une assez vive explication à ce sujet. » Cf. Dianj,
^
94 GŒTHE EN ANGLETERRE
dalisés par ces mœurs de théâtre, ces comédiennes coquettes ou
passionnées; les autres, comme Hazlitt, trouveront les dévelop-
pements filandreux et les dissertations soporifiques.
Gœthe était à Garlsbad quand Uobinson arriva à Weimar et
* celui-ci ne revit plus le poète que lors de son troiî>ième voyage,
en 1829. Jusqu'à cette date, il continua, sans grand événement,
sa vie de visites, coupée de tournées sur le continent. Il accom-
pagna Wordsworth en Italie et il contempla avec lui la Cène de
Léonard, mieux conservée, dit-il, qu'il ne Tavait espéré, en
lisant l'essai de Gœthe. Pendant son séjour à Milan, sa pensée
retournait souvent à Weimar, mais il avait pris son parti de
ne plus parler de Gœthe à son compagnon de route. Words-
worth opposait à son apostolat une hostilité intransigeante.
De son côté, Coleridge retombe maintenant dans sa première
hostilité à l'égard de Gœthe. Il le place au-dessous de Schiller,
l'accuse d'être « sans principes » et « sans âme » .
Robinson entra aussi en relations avec Edward Irving et
William Blake. C'est au cours d'une de ses visites chez le pré-
dicateur de Tavistock Square qu'il fait la connaissance de Car-
lyle, « le traducteur de Wilhelm Meistcr >, dont le travail ne lui
inspire d'ailleurs qu'une estime très modérée : « Il rend les
Confessions d'une belle âme : « a fuir saint (1) » et sa version de la
romance de Mignon est aussi mauvaise que possible. » Dans^ la
suite, Carlyle vint souvent mettre à contribution la bienveil
lante compétence de Robinson. (]elui-ci l'aida « mit Rath und
That » dans son travail sur le Roman allemand. Carlyle était
alors très peu familier avec cette littérature et lorsqu'il se re-
trouva seul dans les landes de son Ecosse, il n'avait ni livres
ni conseils. Aussi écrivit-il, à plusieurs reprises, à notre bon
Robinson : il se souvenait avec plaisir « du Temple et de lai-
mable philosophe qui y habite » et aussi de leurs longs dia-
éd. 4872, II, 182 et mon élude de la Revue germanique, août 4912, p. 441.
« Il y a, dit Wordsworth, dans .<et> œuvro.s, un dérèglement et une sen-
sualité iiiliumaine (jui est exirétnement révoltante. Je ne les connais pas
intiniement en gémial. mais je m'appuie sur le premier chapitre de Wilhelm
Meislfi' et, eu me taisaut l'avocat i;éuéral de la nature liumainc, je le
dénonce pour outrages libertitis aux aU'ections de l'humanité. » Prose
ivnrks, III. 4<)D.
(J) « A beautiful Soûl. »
UN PRECURSEUR IJ K CARLYLE 95
logues « devant une tasse de café et de succulents Sally-Lunns » î
Toujours très hospitalier, Ilobinson avait de nombreux
invités à ses déjeuners. C'étaient des gens de lettres, des artistes,
tantôt des Allemands qui habitaient ou visitaient Londres, des
^mis du Continent, comme le docteur Froriep de Weimar ou le
naturaliste Voigt d'Iéna, tantôt des Anglais qui s'intéressaient à
Goethe, comme Julius Hare, le biographe de Sterling. Voigt vit
Oœthe à son retour et le poète surprit agréablement Robinson
en lui envoyant, le 4 mars 1828, quatre médailles « en amical
souvenir »,deux à son effigie, deux à l'effigie des princes de
Weimar. Il s'était fait raconter en détail le séjour de Voigt à
Londres, et comme celui-ci lui avait dit le dévouement de
Ilobinson à sa cause, il avait voulu remercier son disciple loin-
tain d'un geste délicat.
Le 34 janvier d829, Robinson adressa à Gœthe, par l'inter-
médiaire du diplomate Charles Des Vœux, le traducteur du
Tasse, une intéressante lettre de remerciements. Elle donne en
quelque sorte au poète le bilan de sa fortune intellectuelle en
Angleterre. Ce lucide résumé de la situation au moment où
paraît Carlyle mérite d'être reproduit :
« Vingt-quatre ans se sont écoulés depuis que j'ai changé
l'étude de la littérature allemande contre les occupations d'une
vie active et contre une profession qui m'accapare sans s'accor-
der avec mes goûts : le barreau. Pendant tout ce temps, vos
<euvres ont été l'objet constant de mon affectueuse admiration
€t le moyen pour moi d'entretenir toujours vivaces mes pre-
mières prédilections pour la poésie allemande. Le trop lent
succès qu'elles ont eu jusqu'à ces dernières années parmi mes
compatriotes m'a été une source d'inutiles regrets. Uïphigénie
en Taiiride de Taylor, qui fut la première traduction, reste aussi
la meilleure de vos grands poèmes.
a Récemnient Des Vœux et Carlyle ont présenté à notre public
deux autres de vos œuvres importantes (i) et, en combinant
amour et zèle, j'ai confiance qu'ils parviendront à racheter notre
(1) Wilkelm Meister (1824), Le Tasse (1827).
86 GŒTHE EN ANGLETERRE
littérature, plutôt encore que votre nom, du déshonneur apporté
par des publications comme VHennann et Dorothée de Ilolcroft,
le Faustus de lord Leveson Gower, et une mercantile production
tirée du français, ridicule à chacune de ses pages, y compris le
titre : la Vie de Gœthe (1).
et Je m'aperçois, d'après votre Art et Antiquité, que vous n'êtes
pas sans vous intéresser au progrès de vos œuvres à l'étranger.
Cependant, je n'y vois pas mentionnés les splendides fragments
de Faust par Shelley, l'ami de lord Byron, un homme d'un in-
discutable génie, dont il faut déplorer à la fois les facultés
dévoyées et la mort prématurée. Goleridge aussi, le seul poète
vivant d'un génie incontesté qui soit en même temps un excel-
lent germaniste, affronta le Faust et recula désespéré. Une telle
défection, à côté de l'ouvrage que nous avons eu, rappelle à la
mémoire le vers :
t For fools rush in where angels fear to tread. »
« Comme vous paraissez être même au courant de nos pério-
diques, vous savez peut-être que la plus célèbre de nos revues
s'est mise soudain à faire hautement votre éloge (2).
« On disait l'an dernier que M. de Gœthe, votre fils, ainsi que
son épouse, étaient sur le point de visiter l'Angleterre. Si l'on
pouvait vous persuader de les accompagner, vous trouveriez
un groupe, petit sans doute, mais ferme et fidèle, d'amis et
d'admirateurs, composé aussi bien d'Anglais que de compa-
triotes. Ils seraient fiers de vous montrer toutes les choses
qui méritent votre attention. Nous possédons les œuvres de
notre Flaxman et nous avons sauvé de la destruction les
marbres de lord Elgin qui sont maintenant ici.
« J'avais l'intention d'aller voir mon vieil ami Knebel l'an der-
nier, mais, ayant projeté un voyage en Italie cet automne, j'ai
(1) En réalité : Memoirs of Gœthe. irriden 6// hiwself, Londres, 1824,
d'après la traduction française de cet Aîihert de Vitry que Gœtlie appe-
lait « traducteur et travestisseur ». Cf. Raldbnsperger, Bibliographie de
Gœlheen France, p. 216.
(2) Bévue d'Edimbourg. Le brusque changement d'attitude de cette
revue en 1827 est dû à la collal)oration de Garlyle. (Voir pins IoId
2« partie, chap. m. et 3' partie, chap. i.)
UN PRÉCURSEUR DE CAHL Y L1-: 97
remis ma visite au printemps prochain, et j'espère que vous^
me permettrez alors de vous remercier personnellement de
votre flatteuse attention. »
Contrairement à ses premiers desseins, Robinson s'arrangea
pour aller à Weimar en 1829, avant son voyage en Italie, et il
a laissé dans son journal un compte rendu détaillé de ses eiitre-
tiens avec Gœthe. A Florence (1), il rencontra, avec Walter
Savage Landor, Auguste de Gœthe qui le blessa par son immo-
ralité et son bonapartisme. Plus tard, il put encore causer de
son poète avec Garlyle, lorsque celui-ci vint s'établir à Londres.
Mais Gœthe avait trouvé un défenseur plus éloquent. Robinson
s'était adressé aux hommes de sa génération, à Coleridge, à
Flaxman, à Lamb. Garlyle se tourna vers les jeunes gens et
l'écho de sa voix se prolongea presque jusqu'à la fin du siècle.
* * .
11 est pourtant à regretter que Robinson ait été si modeste.
S'il avait été plus ambitieux, il eût profité de ses relations pour
collaborer aux nouvelles revues, au London Magazine par
exemple, qui avait groupé ses amis Lamb, Hazlitt et de Quin-
cey. il était, certes, aux environs de 1825, infiniment plus
compétent en littérature allemande que Garlyle, et il aurait eu
des choses intéressantes à dire sur Gœthe. N'élait-ilpas le seul,
parmi les Londoniens, qui eût connu personnellement le poète?
Et si les Écossais Lockhart et Gillies pouvaient se vanter de
l'avoir approché, ne venait-il pas de passer une huitaine de
jours dans son intimité? Ne lui avait-il pas parlé, tout au long,
de belles-lettres et de grands esprits, lu du Milton et du Gole-
ridge? N'avait-il pas recueilli le dernier témoignage de son
admiration pour Byron? Tout ceci eût intéressé les Anglais.
Leur parler de Gœthe ainsi, c'eût été encore leur parler d'eux-
mêmes, et ils y auraient été très sensibles. Robinson eût été
(1) Ch. Lamb se moquait de son enthousiasme et écrivait à Wordswortli,
le 22{ janvier l^<30 : « Henry Grabb est à Rome. Je crains qu'il ne trouve
trop classique l'air de l'Italie. tSa place est dans la forêt du Hartz, soa
ànie est « be-gœthed. » ^
98 GŒÏHK P:N ANGLETERRE
d'ailleurs aussi un excellent critique de littérature étrangère.
Ses impressions de lectures, notées dans son journal en un
style d une simple et solide qualité, fourmillent de vues ingé-
nieuses. Son universelle compétence, son érudition cachée sous
ses allures de dilettante et sa liberté prime-sautière l'eussent
admirablement désigné pour la revue des livres. Et il eût agré-
menté sa critique de ses piquants rapprochements, de son
humour savoureux, de ses souvenirs personnels sur les gens et
sur les choses.
Lui qui avait jadis traduit quelques poésies de Goethe, il aurait
peut-être pu révéler ainsi à ses lecteurs un de ses aspects encore
inconnus : l'incomparable génie lyrique. Carlyle, indifférent à
la beauté, s'attachera au penseur et négligera l'harmonieux
auteur des lieds. Monk Lewis et Walter Scott avaient bien tra-
duit le Boi des Aulnes, mais le poème s'était perdu, pour le
public, dans l'obscurité des ballades germaniques, et le lecteur
n'avait pas fait de différence entre les chevauchées à la mode,
qu'elles fussent adaptées de Biirger ou de Goethe. En France,
la Violette, le Roi de Tkidé, Miqnon avaient fait vibrer les lyres
de Nodier, d'Emile Deschamps ou de Xavier Marmier. « Uae
poésie mystérieuse, idéale à souhait, se trouvait enclose dans
certaines ballades de Goethe, et c'est d'elle que s'avisa le roman-
tisme balbutiant (1). » En Angleterre, la chevauchée du Roi des
aulnes ne dépassa pas le seuil du dix-neuvième siècle. L'élégie
ou le lied, plantes plus frêles et plus humbles, s'effeuillèrent
avant de s'acclimater (2j. Sans doute. Benjamin Beresford, cha-
pelain de l'ambassade d'Allemagne à Berlin, avait fait une
place, dans son Gennan Erato et dans ses recueils de romances
publiés vers 1800, à quelques poèmes de Gœthe, mis en
musique par Reichardt. On les avait probablement chantés,
sans se soucier des infidélités excessives du traducteur, chez
ses nobles protectrices, la duchesse d'York et la comtesse de
(t) RALHENSPERGEn, GcBihe en France, p. 112.
(t) \Villiain Taylor avait bien lécité de^i lieds à ses jciiiies amis de
Norwicli. et lîeoriîi' Boirow tra luisil qai'liiues poésies lyriques de Gœtiie.
mais l'auteur de Lacenyro leur préférait Obcroii et secoua bientôt l'in-
fluence germanique.
I
r
UN PRECURSEUR DE CARLYLE 09
Derby. Mais le recueil de Beresford, allégé de la musique en
1821 et augmenté des poésies traduites par iMellish, accordait
trop d'importance aux autres poètes allemands. Gœthe y était
modestement rangé sur la même ligne que Claudius, llôlty,
Kleist, Jacobi et Matthisson. Quelques-uns de ses poèmes lyri-
ques parurent alors, épars dans dilTérents magazines et surtout
dans les Keepsakes des années 1820-4830. Charles Des Vœux en
ajouta une dizaine à sa traduction du Tasse en 1827, et, à peu
près en même temps, un homonyme de Robinson en publia
quelques autres dans une anthologie de poésie allemande. Ce
sont surtout de brèves pièces, d'un caractère élégiaque, médi-
tatif ou idyllique. Le temps des i)allades sombres et pathé-
tiques semble passé. La Lamentation du berger, la Plainte de.
Mignon, les invocations « à Velue, à l'aimée, à la lune y>, la
romance du Roi de Thulé s'exhalent doucement sans éveiller
d'échos. Il eût fallu, pour transposer en anglais un suave
nocturne comme le Chant de nuit du Voyageur, le génie de
Thomas Lovell Beddoes. JNIais l'auteur de Dream-Pedlarg et du
Song on the Water, le poète qui écrivit,, avant Tennyson, trois
ou quatre des plus purs, des plus rares lieds de langue anglaise,
travaillait alors à sa macabre Tragédie du fow. Ses Dial-Thoughts
rappellent bien, par le parallélisme de leurs thèmes et leur
leit motiv : « I Think of thee », la poésie : Die Ndke des Geiieh-
ien, mais le finale s'éteint dans une vision morne et funèbre,
« dans le noir et la nuit ». Les poèmes de Gœthe chantent
l'amour, ceux de Beddoes chantent l'amour et la mort. Ils font
plutôt songer, avec leurs décors lunaires, leurs lugubres glas,
leurs tombeaux et leurs amants fantômes, à la ballade de Bûrger.
A une époque où Charles Des Vœux traduisait le Tasse, où
J. Hare dans V Athenœum publiait quelques Rpîtres et Elégies
romaines, Robinson aurait pu aussi révéler au public anglais la
poésie classique de Gœthe. Il avait, pendant les studieuses soirées
d'Iéna, lu et relu hexamètres et distiques, mis en anglais les
Xénies et les Epigrammes vénitiennes. Il encourageait son ami
J.-P. Collier, l'éditeur de Shakespeare, à traduire Reineke Fuchs.
N'était-il pas désigné pour remettre en lumière l'harmonieuse
Iphifjénie, chantée en vers anglais par William Taylor et re-
.>v
100
GŒTHE EN ANGLETERRE
tombée dans l'ombre depuis plus de trente ans (1) ? Enfin, lui
qui connaissait personnellement Goethe, qui admirait tant son
autobiographie, « un livre fait pour inspirer à l'homme le désir
de vivre, si la vie était une chose qu'il n'avait pas encore
expérimentée », n'aurait-il pas dû protester contre le ridicule
travestissement des Mémoires, d'après le français d'Aubért de
Vitry (1824)?
Goethe s'était proposé d'écrire en 1826, comme introduction
à ses Rapports avec Bijron, un essai sur la fortune de ses œuvres-
en Angleterre. Parmi les amis de sa pensée, il avait noté, dans
le plan qu'il avait tracé, Walter Scott, Coleridge et Byron.
Robinson et Carlyle se chargèrent de compléter ses informa-
tions. Sans doute, l'opinion de Coleridge vacilla plus d'une fois,
mais s'il parvint, vers 1810, à s'intéresser à Goethe, plus qu'il
ne voulait se l'avouer à lui-même, ce fut grâce à Robinson.
Celui-ci — c'est un fait indéniable — fit mieux connaître
Gœthe dans les cercles littéraires. Pour assurer à ce grand
nom une circulation plus libre et plus large, il fit tous ses
efforts auprès de ses amis. Mais il eut letort de s'adresser tou-
jours aux individus et jamais au public. 11 se contenta de
bavarder avec Larnb, Hazlitt, Flaxman, Carlyle, J.-P. Collier,
et il n'écrivit rien avant la mort de Gœthe.
Il était modeste et il fit modestement son apostolat. Pour
employer le mot de Gœthe à son égard, il fut un missionnaire
de littérature étrangère, et il prépara les voies au prophète. Il
prêcha souvent dans le désert et il faut lui savoir gré d'avoir
persévéré. Si Gœthe n'avait pas encore vaincu toutes les résis-
tances, si le poète lyrique, l'artiste classique et l'homme res-
taient méconnus en Angleterre, Carlyle allait révéler un autre
aspect de sa personnalité : le penseur.
(1) Wordsworlh disait en parlant de VIphigénie de Goethe : « Je ne
reconnais là rien de la simple dignité, rien de la santé et de la vigueur
que possèdent dans les œuvres d'Hoinère les héros et les héroïi es de
l'antiquité. Les vers de Lucrèce qui décrivent l'immolation d'Iphigénie
valent à eux seul? tout le long poème de Gœthe. » {Prose Work.^. llî
465.)
DEUXIÈME PARTIE
L'AVÈNEMENT DES CERTITUDES MORALES
ET THOMAS GARLYLE
(1820-1840)
CHAPITRE PREMIER
LA FORMATION DE CARLYLE ET SES PREMIÈRES ÉTUDES
GERMANIQUES (1816-1823)
Goethe et Carlyle — La jeunesse de Carlyle, sa correspondance avec Jane
Welsh et le développement de leurs communes études allemandes. —
Article sur Faust (1822). — Le pessimisme et l'éternelle négation. —
Projet d'un roman autobiographique à la Werther (décembre 18;â2). —
Vie de Schiller (1x23). — Le dédain de l'esthétique schillérienne et le
besoin de croyances morales.
« Gœthe lias fire enough. but it is
not the celestial firc of Schiller. »
(Lettre de Jane Welsh à Carlyle,
28 février 1823. Corr., I, 173.)
Goethe avait rencontré jusqu'ici bien des résistances, mais
on peut dire, d'une façon très générale, que l'esprit germanique
avait triomphé en littérature dans le lyrisme d'un Byron,
l'évocation historique d'un Walter Scott, l'idéalisme religieux
d'un Coleridge. Par contre, les théories utilitaires de Bentham et
de James Mill, les traités des économistes, l'attitude d'un Jef-
frey et des politiciens radicaux affirmaient encore, sur le ter-
rain social et politique, la victoire de rE)iajc/opédie et du
dix-huilième siècle français. Vers 1825, en pleine époque ro-
102 GŒTHE EN ANGLETERRE
mantique, le rationalisme s'assurait chez les Anglais, grâce à
un grand mouvement social, un nouveau prestige. La ténacité
de cet esprit critique et, d'autre part, la revanche croissante des
instincts (1), la lutte entre l'utilitarisme et le romantisme
donnent à l'époque son double caractère. Carljie mène la ba-
taille. Intuition, action, opposées à la raison desséchante et à
rhabile calcul, tels sont les mots de ralliement qui flambent sur
son étendard. Ses armes, il les emprunte aux kantiens et à
Gœthe. Hostile au matérialisme français et à l'ironie voltairienne.
il barre le chemin à nos philosophes, et, proclamant la qualité
germanique de sa race, il va chercher des alliés parmi les méta-
physiciens et les poètes allemands. Comme il le dit dans Passé
et Présent, il se met en route avec un chant de Gœthe sur les
lèvres : la Chanson du maçon, « chanson de marche entonnée par
ce grand peuple teutonique, notre parent, tandis qu'il va, va tou-
jours, vaillant et victorieux, à travers les profondeurs insondées
du Temps » .
La valeur des études germaniques de Carlyle a été très exa-
gérée par les Allemands. Ils ont jugé le jeune Carlyle d'après
l'historien de Frédéric II, et en insistant sur ses obligations
envers leur pays, ils ont cherché à découvrir en lui tout ce
qu'il fut plus tard. En outre, ils lui ont accordé une générale
indulgence. Comment pouvaient-ils critiquer celui qui fut toute
sa vie le défenseur de leur littérature et de leur philosophie,
qui glorifia en 1870 la victoire de la « noble, patiente, pieuse et
solide Allemagne » ? 11 convient de faire ici des réserves. Même
après avoir traduit Wilhelni Meister, Carlyle connaissait encore
peu les auteurs allemands, et ses lettres à H. C. Robinson, à
propos du Roman allemandj montrent combien sa documenta-
tion était incomplète. La nation, il l'ignorait tout à fait : il
avait presque soixante ans quand il visita, pour la première
fois, Berlin et Weimar, et il attribuait à Gœthe, en 1828, une
réputation et une influence sans exemple « parmi quarante mil-
(1) Cf. L. Caz.\iiian, V Angleterre moderne. ^ Cl- /
r
LA FORMATION' DF CARLILE lO.i
lions d'hommes méditatifs, sérieux et cultivés (\) ». Par contre,
il connaissait bien Goethe et, sur ce point, ses intuition* étaient
admirablement secondées par une lecture vaste et approfondie.
Pourtant il suivit au début l'opinion générale, il s'attacha à
Schiller et il vibra d'abord à l'unisson de ce poète pauvre et
idéaliste comme lui. Il y a en effet, entre Gœthe et lui, une oppo-
sition qui semble irréductible. Peut-on imaginer deux esprits
plus différents? Gœthe est un patricien, de naissance et' de
goût; il a la distinction et la réserve un peu hautaine d'un
grand fonctionnaire et d'un homme du monde. Il s'est cultivé
jalousement, en individualiste et en aristocrate, il s'est fait le
virtuose de sa vie. Carlyle est un plébéien, à peine dégrossi, un
tempérament violent et un visionnaire. Il sent grandir en lui
une Ame tumultueuse, angoissée par le doute. L'un a atteint la
sérénité d'un Grec et en a la philosophie souriante, le calme
optimisme. Païen délicat, il vit dans l'admiration des formes
harmonieuses, il a le culte de la beauté. Il s'éloigne du chris-
tianisme qui a maudit l'épanouissement des forces vives, qui a
assombri la vie et l'art par la menace du péché. L'autre est un
puritain : sur son esprit tourmenté pèsent le scrupule de ses
pères et le joug des générations rigides. Il ne s'est pas déve-
loppé dans la lumière, et l'âpre paysage écossais, peuplé de
légendes tragiques, la pauvreté de sa famille et la dureté pres-
bytérienne lui ont composé une âme soucieuse et morose. Ajou-
tons à cela qu'il est un mystique, que son imagination déroute
autour de lui un monde fantomatique et fiévreux, et nous
obtiendrons un dernier contraste avec le sage observateur, le
poète réaliste de Weimar.
Malgré tout, plus Carlyle pénétrera dans l'œuvre de Gœthe,
plus il se sentira captivé par lui. Son âme, ballottée par le doute,
désire une direction et un guide. Son esprit intuitif, hostile à
la froide argumentation, fatigué des spéculations abstraites,
cherche une intelligence fraternelle, immédiate et poétique.
C'est un désemparé qui, après la débâcle de ses convictions
religieuses, est en quête d'une nouvelle terre promise. Mais
c'est surtout un voyant qui; au lieu de contempler de haut la
réalité, se jette sur elle d'un grand élan lyrique, s'attache à elle
104 GOETHE EN ANGLETERRE
avec une application fanatique et minutieuse, un voyant qui
sent la valeur de la vie quotidienne, telle qu'elle apparaît dans
Wilhelm Meister. et qui se redresse comme Faust dans la solitude,
fier d'avoir pris contact avec lïnvisible force. Transporté par
moments dans la grande extase panthéiste, il conçoit, comme
le dit un critique contemporain (1 ), par Tintuition, par l'exalta-
tion, cette unité de nature que les philosophes découvraient à
force d'abstractions et d'analyses. Il réalise cette parole de
Wi/helm Meister : « Le poète vit le rêve de la vie tout en étant
éveillé, et l'événement le plus rare est à la fois pour lui présent
et passé. Et c'est ainsi qu'il est tout ensemble maître, vo3^ant,
ami des dieux et des hommes. » La vision de Carlyle rejoint
■ ici lintuitioû de Goethe.
L'inlluence de Goethe sur Carlyle a été exagérée par les uns,
ceux qui se sont préoccupés des idées morales de Carlyle;
diminuée par les autres, ceux qui ont étudié surtout la philo-
sophie de Sartor resartus et l'ont exclusivement reliée à la mé-
taphysique allemande. Ici une méthode strictement biogra-
phique s'impose : il faut essayer de suivre pas à pas, presque
jour par jour (et ceci est possible grâce à la Correspondance et
aux Réminiscences de Carlyle», le développement de ses études
germaniques jusqu'à la traduction de Wilhelm Meister. Il faut
attendre que Carlyle ait pris véritablement connaissance de
Gœthe, qu'il l'ait saisi corps à corps, qu'il ait lutté avec sa
pensée, pendant un an. pour l'enfermer dans un langage nou-
1 veau. A cette date seulement (1825), il sera légitime de préciser
i les premières influences. Pour le moment, reprenons le chemin
du village écossais. Nous y trouverons Carlyle enfant et nous
nous dirigerons avec lui, à travers ses années d'apprentissage,
vers la première grande halte de sa vie : la traduction de IV7/-
helm Meister.
*
* *
A côté de l'enfance de Gœthe, joyeuse, épanouie, entourée de
confort, celle de Carlyle paraît sévère, silencieuse (2j. A Eccle-
(1) E. B.\nTHÉLÉMV. Carlyle.
(2) D'après le récit de Sarlor resartus. Les citations de Sartor sont, en
LA FORMATION DE CARLYLK lOo
fechan, dans le pays de Dumfries, où le maçon James Carlyle
s'était construit sa maison de ses mains, la nature était morne
et pauvre. Le père de Carlyle était un puritain rigide. « Son
cœur était muré. » Les enfants retrouvaient leur liberté auprès
de leur mère, bonne et tendre comme Frau Rath. La maison
disait au jeune Carlyle la nécessité du travail, l'église presby-
térienne lui enseignait la sainteté du devoir. Tout, dans ce
village, lui donnait confusément ce sens de la valeur humaine,
cette conscience du « pathétique quotidien » qui se révéleront
si éloquemment plus tard.
En 1814, la famille de Carlyle émigré à Mainhill. Son père
abandonne le métier de maçon et s'installe avec ses huit
enfants dans une petite ferme solitaire aux murs blanchis à la
chaux, sur un plateau battu par le grand vent. C'est là que
Carlyle, étudiant en théologie ou jeune professeur àKirkcaldy,
revient passer ses vacances. C'est là que, couché dans un fossé
desséché, il lira pour la première fois le Faust.
Comme en témoigne une lettre à J. Johnstone, en 1817, il
avait eu le désir d'aller étudier dans une université française.
Dégoûté de la métaphysique, il se serait probablement tourné
vers les sciences, mais voici que sa curiosité toujours aux
aguets lui fait aborder la littérature allemande. Il commande
une grammaire à Londres, et son ami Edouard Irving lui prête
un dictionnaire. Dès le 15 février 1819, il reçoit d'un certain
Robert Jardine, un étudiant qui rentrait de Gœttingen, « une
légère teinture d'allemand », en échange de quelques leçons de
français. Il fait de rapides progrès et, si l'on en croit une lettre
àMr Allen (1), il lit Faust dans le texte en mai 1820. Son ami
de Kirkcaldy, Mr Swan, lui procure des livres allemands : il se
plonge dans les œuvres de Schiller, attiré tour à tour par « le
colossal Wallenstein » et « l'angélique Thécla », mais il garde
la même répugnance à l'égard de la métaphysique : « Ne crains
pas, écrit-il à Robert Mitchell, le 18 mars 1821, que je te con-
géniral. empnititces à E. Barthélémy; celles de la Correspondance avec
Jane Wehfi, à la traduction de E.-K Masson. Parmi les passages traduits,
quelqiies-uQS ont été légèrement retouchés, après avoir été rapprochés
du texte.
(1) Publiée par R. Garnett. Cf. Bibliographie.
106 GŒTHE EN ANGLETERRE
duise dans les labyrinthes du kantisme. » Bref, au moment où
il engage avec Jane Welsh une correspondance suivie, où il
oriente vers l'allemand les e'tudes de son amie, il se sent encore
étranger à la philosophie. D'autre part, ses lectures littéraires
l'entraînent plus souvent vers Schiller que vers Goethe (1).
Pourtant il se rend compte vaguement qu'il doit se tromper ;
le nom seul de Goethe exerce sur lui un e'trange prestige et il
avouera plus tard à Jane Welsh en recevant la première lettre
du poète : « C'était presque comme un message du pays des
fées; je pouvais à peine croire que ceci était vraiment récriture
même et la signature de ce mystérieux personnage dont le nom
avait, comme une sorte de magie, hanté mon imagination
depuis mon enfance. » Avant d'avoir lu Gœthe, Cariyle le pres-
sentait déjà.
Il se met courageusement au travail et demande à Jane
Welsh de l'aider. Edouard Irving voudrait d'ailleurs le dis-
suader « de la présenter à von Schiller et à von Gœthe, et
autres nobles de la littérature allemande » . Son esprit religieux
n'apprécie pas un effort qui veut établir « deux sortes de juge-
ment moral : lun pour l'homme de génie et de littérature,
l'autre pour le vulgaire ». Malgré ces craintes, Cariyle lut
Gœthe avec son amie, probablement pendant Ihiver qu'elle
passa à Edimbourg. Le 12 janvier 18:22, il termina son Essai sur
Faust, pour la New Edinburgh Review. Il n'en était pas content
et il l'envoya à Jane sans avoir le courage de le relire. Il était
arrivé même à détester « cette misérable paperasse », en pen-
sant quil lui avait consacré deux semaines de labeur acharné.
« C'est si prétentieux, si pompeux, si gauche. » Cependant, quel-
que imparfait qu'il soit, cet article rend justice à Gœthe, marque
la fin d'une époque. Comme nous l'avons vu, la critique anglaise
s'était montrée jusqu'alors ignorante, inintelligente ou partiale.
En débutant qui fait ses premières armes, Cariyle n'échappe
pas encore à certains préjugés littéraires, il n'admet pas toutes
les hardiesses dramatiques de Gœthe, mais il s'attache à com-
(1) Il traduisit en 1827 des fragments de la Guerre de Trente ans, de
Schiller, qu'il oiTrit — sans succès — à l'éditeur Longnians, et il songea
à traduire les œuvres complètes de Schiller.
i. .
LA FORMATION DK CARLYLK 107
prendre, à deviner le génie étranger, et si le vieillard de Wei-
raar avait connu la sincérité de son effort, il aurait pu lui
redire le mot de Pascal : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne
m'avais déjà trouvé. » Cet essai de Carlyle inaugure modeste-
ment une nouvelle époque. Sans doute, ce n'est guère encore
qu'une analyse du sujet et une critique de la forme. Carlyle
dénonce « un manque d'unité dans le plan général de l'ou-
vrage », il découvre, dans son exécution, « de nombreux
péchés contre le bon goût », il est frappé par cette « composi-
tion hétérogène » et « ses changements abrupts et même extra-
vagants ». Ce qu'il vante, c'est ce qu"il répudiera plus tard, ce
qui n'aura, aux yeux du chercheur d'absolu, aucune importance :
« le choix merveilleusement heureux du langage, le rythme
toujours varié des vers. » Ce qu'il admire en Gœthe, c'est c sa
maîtrise de l'expression, son imagination sublime et puis-
sante ». Mais il sait aussi que le drame veut peindre « tout ce
qu'il y a de sauvage et de profondément mystérieux dans le
cœur de l'homme », que toutes ses contradictions sont inhé-
rentes à son sujet « vaste, confus et toujours changeant ».
Faust, dit-il, fut conçu pendant que son auteur s'acheminait de
la jeunesse à la virile maturité : « En le lisant, nous croyons
contempler le trouble chaos de ses jeunes souffrances, de ses
doutes, de ses errements, éclairé en partie et réduit à une forme
harmonieuse par des spéculations d'une plus calme nature,
peint par un maître accompli dans toute sa vivacité originale et
sans son original désordre. » Il y a donc, sinon unité d'action,
du moins unité de pensée. Faust et Méphisto personnifient pour
Carl^de les deux inclinations fondamentales de la nature
humaine qui, tour à tour, admire et méprise, qui contemple le
monde, soit du côté poétique, soit du côté prosaïque. H fait de
Méphisto celui qui nie et celui qui tente, « par récréation intel-
lectuelle », une sorte de philosophe français du dix-huitième
siècle. En quelques traits frappants, il caractérise Faust, « né
avec la tête d'un sceptique et le cœur d'un dévot », prêt à som-
brer dans le désespoir, à se laisser glisser dans la mort volon-
taire, et rappelé à la vie par un Alléluia. Il nous le montre
suivant Méphisto dans les royaumes de la négation et l3s sacri-
108 GOETHE EN ANGLETERRE
lèges sabbats, ou s'abandonnant au charme du jeune amour et
aux impressions religieuses de la solitude. Il ne saisit pas le
caractère fragmentaire et provisoire de la première partie. La
conclusion lui paraît de'finitive. Et l'on comprend que son âme
torturée ne trouve pas là une solution satisfaisante. < Ce n'est
pas sans répugnance, dit-il, que nous voyons le principe infé-
rieur triompher à la fm. » Goethe a bien indiqué la maladie
morale ; Carlyle, déjà en proie aux assauts du scepticisme, a
besoin d'un appui, d'une discipline et exige, non pas seulement
le diagnostic, mais le remède.
Cette année 1822 est en effet celle des Chagrins de Teufelsdrôckh
et de V Éternelle Négation dans Sartor i^esartus. Jane et Carlyle sont
de nouveau séparés et « tout ce que ce jeune cœur a pu désirer
et solliciter lui est refusé ». De plus, les ténèbres du doute
s'épaississent autour de lui jusqu'à l'incroyance. C'est alors
qu'arrive en août « l'incident » de la rue Saint-Thomas-de-
l'Enfer, le jour brûlant de canicule, où la crainte et la lamenta-
tion se changent en indignation et « en défi terrible aux yeux
flamboyants ». Qu'on se représente le jeune Carlyle, grand et
maigre, le front bas, mais large, comme écrasé par les cheveux
forts, l'œil noir perdu dans sa douloureuse méditation. Épuisé
d'insomnies, rongé par la dyspepsie, il arpente la grève entre
Leith et Portobello. C'est « Teufelsdrôckh errant dans des laby-
rinthes infinis, rocheux, boueux, pleins d'épines, sous un ciel
tout de plomb » . Au fond de son âme gronde la révolte héroïque
contre le doute, la dépression, la faiblesse. Quelles que soient
les raisons de croire ou de douter, il sent, il croit, que la foi est
un état d'âme riche et fort, et que le doute est une diminution
de l'être, que l'une est un levier et que l'autre est une entrave.
Sa volonté se cabre contre son intelligence. « L'assourdissante
clameur de l'Éternelle Négation avait pénétré toutes les retraites
de mon être, de mon Moi : et ce fut alors que ce Moi, se dres-
sant tout entier dans la native majesté de la création de Dieu,
lança pour jamais sa puissante protestation... LÉlernelle Néga-
tion avait dit : Regarde, tu es orphelin, proscrit, et l'univers
est à moi, à moi le Mal. A quoi tout mon être répondit : Je ne
suis pas tien, je suis libre, et pour toujours je te hais. » La
r
LA FORMATION DE CARLYLË
lÔ»
guérison, d'ailleurs, né fut pas immédiate. Une idée claire, une
certitude, une intuition n'entraînent pas nécessairement l'adhé-
sion d'un tempérament violent et d'un cœur endolori. Carlyle
peine encore quelques années autour de ce Centre (i indifférence,
dans ce terrain neutre qu'il décrit dans Sartor. Cependant le
ciel, au-dessus de lui, se dégage, et c'est à la faveur de ces
éclaircies que va tomber sur lui, lentement, comme un rayon
tiède d'automne, la salutaire influence de Gœthe. Dans la crise
de 1822, Gœthe n'a joué aucun rôle (1). Carlyle ne le connaissait
pas assez. D'ailleurs il n'aurait pas eu besoin de lui pour
reprendre confiance. Déjà, en 1819, il avait eu le sens très net
du remède nécessaire. Il écrivait le 8 janvier : « 11 apparaît
maintenant que je devrais, non pas seulement souffrir^ mais
agir. » Et c'est précisément cette intuition qu'il trouvera con-
firmée plus tard par la sagesse de Gœthe. Cette crise de 1822
n'est pas unique. Elle eut seulement une violence et une sou-
daineté particulière qui l'indiquaient à l'imagination de Carlyle
pour en faire le « baptême du feu » de Sartor. Carlyle lui donna,
dix ans après, une valeur typique et une importance précise,
il l'enrichit des expériences plus ou moins confuses qu'il avait
eues de crises analogues, il en fit à la fois un symbolique évé-
nement et un incident biographique. Si Ton admet l'influence
bienfaisante de Goethe sur la jeunesse de Carlyle, on ne peut lui
assigner cette date.
Nul doute que l'affection que Carlyle éprouvait pour Jane,
pour cette Jane dont la résistance le désespérait, ne l'ait aidé,
quand même, à se ressaisir et à triompher. Il ne passa pas
brusquement de l'Éternelle Négation à l'Éternelle Affirmation,
mais il tâtonna, pendant trois ans encore, dans la grise
atmosphère du Centre de l'Indifférence. Jusqu'à sa première
année de mariage, il se débattit au milieu des hésitations. Il
avait conscience, à cette époque, il est vrai, que Gœthe pourrait
lui montrer plus clairement son chemin. Ne lui écrivit-il pas,
en 1824 : « Il y a quatre ans, lorsque je lus votre Faust dans les
(1) M. F. Kuchler (Carlyle und Schiller, Diss. Leipzig, 1901) attribue —
sans le démontrer aucunement — cette première guérison à l'influence de
Schiller.
110 GCETHE EN ANGLETERRE
montagnes de ma patrie écossaise, je ne pouvais m'empêcher
d'imaginer que je pourrais vous voir un jour et déverser,
devant vous comme devant un père, toutes les souffrances et
les errements d'un cœur dont vous paraissiez si bien pénétrer
et si noblement dépeindre les mystères. » Mais lorsque Carlyle
écrit ces lignes, il est sous l'impression des grands préceptes de
Wilkelm Meister. Il voit déjà nettement sa route, il est dans le
rayon de cette grande lumière tournante qui, en 1822, n'était
pas encore venue s'abattre sur lui, et il projette dans le passé,
en l'analysant, une influence toute récente. H avait seulement
vu surgir à l'horizon la lueur mystérieuse, et il se dirigeait vers
elle, instinctivement, comme un voyageur égaré sur la plage.
Il aura d'ailleurs à traverser des sables mouvants., il sera en
butte à l'assaut des vagues glacées, fouetté par l'acre vent du
large. L'essentiel, c'est qu'il soit en marche. Gœthe n'est pas
au point de départ, mais au point d'arrivée ; par delà le Centre
d'Indifférence, il attend Carlyle sur le roc de l'Éternelle Affir-
mation. Il n^est pas le médecin de la première heure, il est celui
de la convalescence, le dernier guérisseur.
Carlyle avait déjà corrigé en mai 1822 la traduction du
Pêcheur que Jane lui avait soumise. Il sent de plus en plus la
nécessité de s'adonner au travail, de se détourner de lui-même,
de se laisser prendre par les choses. Le 11 septembre, dans sa
lettre où il mentionne, parmi les lectures de Jane, le Tasse de
Gœthe, il espère « accomplir quelque chose de durable avant
que Tannée ne s'achève ». En octobre, il envoie à Jane sa tra-
duction : la Malédiction de Faust, il désire écrire un roman en
collaboration avec elle et il cherche un sujet. Il se trouve natu-
rellement amené, après cette époque de pessimisme dont il est
sorti victorieux et meurtri, à vouloir composer, comme le jeune
Gœthe, son propre Werther. Mélange de fiction, d'ironie et de
vérité, c'est bien là l'œuvre qui délivre. Le 16 décembre 1822, il
expose à Jane, tout au long, son projet déjà délaissé : « Le
pauvre bonhomme devait naturellement être très brave garçon;
un homme de la classe moyenne doué de fortes capacités et
d'un esprit ardent et enthousiaste, versé dans toutes les
LA FORMATION DE CARLYLE
Ml
-sciences et pratiquant de nombreuses vertus, mais à l'époque
où je le prenais, il était las des embarras d'un monde beaucoup
trop prosaïque pour lui... L'hypocondre devait errer durant un
temps dans un pays de coteaux, rêver et méditer sur les
aspects de la nature et sur sa propre âme, rencontrer des per-
sonnes qui l'iaviteraient à exposer ses vues sur plusieurs ques-
tions de science, de littérature et de morale. A la fm, il
-devait se lasser de la science, de la littérature, de la nature, de
la simplicité, tout comme il s'était lassé des villes; s'aigrissant
petit à petit, jusqu'à ce que son cœur s'emplisse d'amertume et
<l'ennui; il raconte toutes ses souffrances; non sur le ton pleur-
nichard des lakistes, mais avec un langage de feu, âpre, sar-
Kîastique et insensible en apparence... Déjà tout semble être fini
pour lui, il a songé au suicide et il l'a rejeté avec dédain, mais
il est trop clair qu'il ne pourra pas longtemps durer dans ce
monde trop aride, trop désolé, trop solitaire pour lui; quand
vous, c'est-à-dire l'héroïne, vous entrez dansante en scène
devant lui, avec vos espiègleries et votre nature ardente, vos
signes de tête et vos sourires radieux et toute votre grâce
innée. Que vous dire? le bonhomme perd immédiatement la
tête... mais hélas, le Destin fait surgir des obstacles, etc., etc.
On a tous les deux le cœur brisé, et on meurt, et le tout finit
avec un drap mortuaire et une escouade de croque-morts. »
Carlyle ne reprit pas son projet et se contenta de conter
« l'histoire vraie de Cruthers et Johnson. » Plus tard, après son
mariage, il écrira, en collaboration avec Jane, son Wotton
Reinfred. Mais l'influence de Wilhelm Meister l'entraînera vers
le roman didactique et il n'y aura plus de place dans sa pensée
momentanément pacifiée pour un Werther qui eût allié l'amer-
tume byronienne à l'humour écossais.
î C'est alors qu'avec une passion nouvelle il se remet à l'étude
de la littérature allemande. Il court les librairies et les biblio-
thèques pour procurer à Jane le texte original du Famt, mais
celle-ci ne parvient pas, au début, à s'enthousiasmer pour
Gœthe. Elle « louvoie » lentement à travers ses œuvres. Gœtz
l'embarrasse et elle l'abandonne. Elle choisit Stella parce qu'elle
l'avait déjà lu en français et n'en vient à bout qu'à grand'peine;
I
412 GŒTHE EN ANGLETERRE
de même pour Clavigo : t Je ne crois pas que j'aimerai beaucoup
Gœthe, écrit-elle le 28 février 1823, s'il ne fait de grands
progrès. Il ne manque pas de feu, mais ce n'est pas le feu
céleste de Schiller. » Dans sa réponse, le 4 mars, Carlyle défend
son héros : « Ce Goethe en vaut dix autres; ce n'est pas un
simple rimeur bachique qui jure, écume et se démène comme
s'il avait respiré des litres d'oxyde nitreux ou qui déverse sa
plus venteuse philosophie et sa larmoyante douleur en sono-
rités qui écorchent les oreilles des messieurs du parterre, mais
un homme de réelle culture et de génie universel, qui n'est pas
moins remarquable pour retendue de ses connaissances, la pro-
fondeur de ses idées et la diversité de ses sentiments que pour
les qualités dont il fait preuve en les mettant en œuvre : énergie
pleine de vie et de charme, sagacité inventive et profondément
méditative, talent de tempérer, avec du bon sens, les ardeurs
enthousiastes. » Ainsi, c'est déjà un exemple d'humanité que
Carlyle va chercher en Gœthe.
Devenu le précepteur des Buller, à Kinnaird House, dans le
pays de Perth, il commence à écrire sa Vie de Schiller, et plus
il découvre le romantisme profond de cette destinée, plus il
apprécie par contraste la santé et le calme de Gœthe. En mars, il
s'entretient, avec le libraire Boyde, de Wilhelni Meister t qui est
très intéressant » et il s'engage à en fournir une traduction. Il
emprunte le roman à la bibliothèque de l'Université d'Edim-
bourg, et le 6 avril, il fait à Jane un éloge de Gœthe où il entre
déjà de la reconnaissance : « C'est un grand génie, et il ne fait pas
pleurer. Ses sentiments sont aussi divers que les teintes de la terre
et du ciel, mais son intelligence est le soleil qui les embrase et les
ordonne tous. Il ne s'abandonne pas à ses émotions, mais il les
emploie comme des objets d'analyse que son jugement met
en œuvre selon ses desseins. J'estime Gœthe le seul type vivant
du grand écrivain. » Et de plus en plus il se sent attiré vers
l'homme. En écrivant son Schiller, il s'arrête de temps en temps
pour accorder à Gœthe le tribut de son admiration. Il note sa
belle attitude « patricienne » à l'égard de Schiller en 1789,
lorsque, sans crainte et sans ombrage, il demande, pour le
LA FORMATION DE CARLYLE ii:i
jeune et romantique rival, la chaire d'histoire à l'Université
d'iéna. 11 apprécie sa retenue, sa dignité et sa tolérance dans
la bataille kantienne, à l'heure où toute l'Allemagne s'acharne
contre le philosophe du Nord, où Wieland et llerder s'associent
aux attaques générales. Il lui fait gloire surtout de sa grave et
pure amitié pour Schiller. Ne l'a-t-il pas sauvé « de la solitude
qui exaspère ou tue le cœur », et ne lui a-t-il pas épargné Tin-
discrète protection qui asservit?
L'amour de la littérature allemande devient le lien le plus
fort entre Jane et Carlyle. En mai 1823, Jane songe à traduire
VEgmont de Gœthe. Carlyle souhaite, mais sans succès,
de s'assurer sa collaboration pour la traduction de Wilhelm
Meister, et il caresse le rêve d'aller avec elle à Weimar
« apprendre la philosophie et la poésie sous la direction du
grand von Gœthe lui-même ». Enfin, le 15 juin, il lui annonce
qu'il a commencé la version de Meister, travail pénible, morcelé,
interrompu par de fréquents déplacements. 11 était allé à Main-
hill en mai; de là, il gagna Kinnaird llouse; en juillet, il revint
chez lui, et il partagea de nouveau son hiver entre son précep-
torat à la campagne et lUniversité d'Edimbourg, dont les
Buller suivaient les cours. C'est l'époque des « farouches
courses errantes » dans les terrains vagues du Centre d'Indif-
férence. Il est encore loin de l'apaisement. A chaque instant, son
esprit puritain, avide de certitudes morales, se cabre : il proteste
contre le détachement de Schiller, trop enclin à considérer le
monde d'un point de vue d'esthétique abstraite : « On est
mortellement fatigué de ses palabres (et de celles de Gœthe)
sur la nature des beaux-arts. » Carlyle demande autre chose
que des dissertations sur le beau et le sublime, le naïf et le
sentimental. Non seulement l'esthétique pure ne lui paraît
pas une étude importante, mais il ne veut pas qu'on l'as-
socie étroitement à la morale, surtout il s'oppose à ce qu'on
substitue le culte du beau à celui du bien, comme le faisaient
les Allemands. Pour Gœthe et Schiller, le perfectionnement
est lié à la culture plutôt qu'à la moralité : il est dans l'art,
la poésie, le théâtre, plutôt que dans l'observance des vieilles
règles du devoir et du droit, et ceci alarme Carlyle. « Schiller,
8
414 GœTHE EN ANGLETERRE
écrit-il (1), était un digne caractère, possédait de grands talents
et. trouvait toujours les moyens de les employer au service de
nobles buts. La poursuite du beau, sa représentation dans des
formes appropriées et la propagation des sentiment^^ qu'il ins-
pire, tout ceci agissait dans son âme comme une sorte de reli-
gion. Dans plusieurs de ses es>ais. il parle de l'esthétique comme
d'un indispensable moyen de perfectionnement dans les civili-
sations, et ses efforts à cet égard ne satistaisaient pas seulement
son activité infatigable, son désir de créer et d'agir sur autrui,
mais ils procuraient une sorte de baume à sa conscience. Il se
considérait lui-même comme un apôtre du Sublime. C'est dom-
mage qu'il n'ait pas eu de meilleur moyen de le réaliser! >
Au moment où Carlyle termine sa Vie de Schiller (2), il est ner-
veux et fatigué. Un soir de novembre 1823, il laisse percer son
impatience dans son journal, il déclare Schiller laborieux,
affecté, maigre, pompeux. Il se tourne lentement vers Goethe :
il n'a plus devant lui le portail gothique du Faust, mais l'hos-
pitalière résidence de Wilhelm Mùster. Il va s'engager, d'un pas
fiévreux et saccadé, dans ses jardins ratisses. Lui qui prend
déjà la vie « terriblement au sérieux », il va côtoyer au début
des actri'-es et des jeunes seigneurs qui la prennent plutôt à la
légère. Ne soyons donc pas surpris s'il s'arrête plus d'une fois,
perdu dans les labyrinthes, blessé par léclat de rire de Philine
qui l'épie au coin d'un bosquet.
(1) Fboode. Early life, I. 200.
(2) Publiée d'abold dans le London Magazine (1823-24).
r
CHAPITRE II
LA TRADDCTION DE « WILHELM MEISTER » ET « l'ÉTERNELLE
AFFIRMATION d (1823-1827)
La traduction et les jugements successifs de Carlyle. La préface et la ver-
sion de 1824. L'indiilérence pour la métaphysique allemande (visite
à Colerid^e) et la soif du réel (séjour à Londres). « L'Éteiiielle Affiima-
tion » (1825). — Influence morale de Wilhelm Meister; Les Avnées
d'apprentissage, l'imaf^e de la vie quotidienne et le principe de l'action;
les Années de voyage et l'évangile de la soumission. La fin du byro-
nisrne; Gœthe conçu comme sage. — Influence littéraire; Wotlon Rein-
(red (182:7).
« I understood well what the old
Chrislian people meant by conver-
sion, by God's infinité mercy lo Ihein. .
I Ihen fell and stili fe*-! endlessly
indebted to Gœthe in the business.
He in his fashion, 1 perceived, had
travelled the steep rocky road before
me, the first of the modems. » (Re-
minùc, I, 2J86.)
Dès le mois d'août 1823, Carlyle avait commencé e'nergique-
ment sa tâche, mais son pre'ceptorat à Kinnaird House ne lui
laissait guère de temps. Il s'était attelé à son travail avec une
soumission farouche, comme pour se dompter lui-même. Son
esprit était la proie d'un combat sans trêve. « Un feu sans
repos brûlait son cœur. » Son être était plein de contradictions.
Il souffrait de sa timidité gauche et cr intive et de ses « pas-
sions sauvages, désespérées, ardentes ». De là une inconséquence
perpétuelle dans sa conduite, « de là sa coutume de souffrir
plutôt que d'agir ». Il maudit la douleur physique, la dyspepsie
qui lui ronge les entrailles comme un rat, et il fait tout pour
l'oublier. Il traduit dix pages de Wilhelm Meister par jour;
avec ses promenades à cheval, ses répétitions et « autres assom-
moirs » , il est rare qu'il puisse commencer avant six heures du
116 GCETHE EN ANGLETERRE
soir. « Certains passages de Meiater, e'crit-il, sont bien ennuyeux,
et tout est très difficile à traduire. » Mais, « ne méprisons pas
le jour des petites choses. Toute l'expérience nous dit que la
foi peut déplacer les montagnes. Oui, je le jure, ma noble Jane,
vous et moi nous vaincrons enfin tous ces obstacles mci^quins...
Travaillez, travaillez, mon héroïne (1). Il ne faut que peiner,
peiner, peiner, jusqu'à ce que la cime éclatante soit atteinte. »
Comme on le voit, Carlyle n'attendait pas la parole de Goethe
pour prêcher l'évangile du travail et la nécessité de l'action. Il
sera heureux de trouver dans Wilhelm Meister les préceptes
lumineux qui condamnent le dilettantisme et recommandent le
bon travail sérieux, la soumission. Mais au moment où il tra-
duit Gœlhe, « avec une férocité d hyène », il ne se rallie pas à
lui, il ne fait pas œuvre d'amour, il accomplit un pensum.
Harassé, il nomme Gœthe dans une lettre à J. Johnstone, le
21 septembre, « le plus grand génie et le plus grand àne qui ait
jamais existé ». Jane aussi s'impatiente, elle voudrait qu'il en
finisse, qu'il crée lui-même quelque chose, au lieu de se faire
un humble tâcheron au service d'un étranger.
Vers le début de 1824, il est délivré des Buller pour trois
'mois, et il revient à Edimbourg. Là il emprunte des livres à
Gillies, le visiteur de Gœthe que nous avons déjà rencontré à
Weimar, le traducteur d Hoffmann et de Lamotte-Fouqué. Il
est « accablé sous le poids de Mpister comme un àne entre deux
paniers de poussière ». Il n'arrive pas à s'intéresser au roman.
« Il ne s'y trouve pas, écrit-il à Jane le 7 mars, la plus petite
parcelle d'intérêt historique (2), sauf ce qui touche à Mignon,
et celle-ci ne vous apparaît pleinement que tout à la fin. Meister
lui-même est peut-être une des plus grandes ^rtwacA^s que créèrent
jamais plume et encre. Je m'en vais écrire une furieuse pré-
face où je désavouerai tout rapport avec la valeur littéraire et
morale de l'ouvrage, fondant mes prétentions à la récompense
ou à l'indulgence sur le fait que j'ai copié scrupuleusement un
portrait frappant de l'esprit de Gœthe, le plus étrange et, par
maints côtés, le plus grand parmi les contemporains. Quelle
(1) Il s'agit d'une traduction de Musœus, entreprise par Jane.
(2) C'est-à-dire anecdolique, romanesque.
il
LA TRADUCTION DIC « WILHKLM MEISTER » H7
ceuvre, des boisseaux de poussière, de paille et de plumes,
avec çà et là un diamant de la plus belle eau! » Jane qui reçoit
les épreuves de la traduction, à mesure qu'elles sont imprimées,
déplore que son beau génie se soit imposé une telle corvée,
et la seule chose qui la réconcilie avec cette dépense énorme
de travail et de temps, c'est l'argent que sa version va lui
rapporter. Elle trouve qu'on s'embrasse trop dans le roman
et plaint « la pauvre petite Mignon avec sa danse de Saint-
Guy » .
Par contre, l'opinion de Carlyle se modifie peu à peu. Dans
une lettre du 15 avril, il convient que le livre ne vaut à peu
près rien comme roman, mais c'est par sa sagesse, son esprit,
et môme ses longueurs qu'il le charme et qu'il le retient, sur-
tout à la seconde lecture. « Je n'ai pas tiré autant d'idées d'un
seul livre depuis six ans. Vous aimerez mieux Goethe dans
dix ans qu à présent. Il serait regrettable que cet homme ne
fût pas connu parmi nous. Ces dernières années, les Anglais
ont conamencé à parler de lui, mais aucune lumière n'a été jetée
sur lui, aucune lumière, mais seulement de visibles ténèbres.
Les syllabes Gœthe évoquent une idée aussi vague et aussi ^ ^ ;
monstrueuse que le mot Gorcrone ou Chimère. » Ainsi voici
Carlyle gagné par Gœthe parce qu'il a trouvé chez lui des
idées. Quelle moisson 1 Peu importe qu'il s'attarde dans un
vallon sans air, que le travail soit monotone, énervant, puisque
les épis lourds s'abattent à chaque coup de faux. Et comme il
a le tempérament généreux, il veut, après les années de disette,
remplir les granges publiques. Il songe à lancer des articles,
des essais sur Gœthe. Il veut faire bénéficier son pays de ses
récoltes. Découverte et prédication sont pour lui indissoluble-
ment liées. Cette pensée d'être utile lui rend de la joie. Sa tra-
duction ne lui paraît plus une besogne désagréable. Il préfère
même ce travail, qui laisse l'esprit calme et le discipline, à la
composition originale où l'on s'agite, « où l'on se consume, "^^^ ,
lorsqu'on y a mis son cœur ». Et il continue à marteler sa ver- , I^. .Ç^i,^
sion, avec le plaisir du bon artisan content de sa matière, « tel •. ■,.. v^
un cordonnier qui voit se façonner son cuir en un soulier » .
Le i9 mai, Wilhdm Meister est imprimé. Coïncidence curieuse,
H8 GOETHE EN ANGLETERRE
il annonce la nouvelle à Jane au moment même où il apprend
la mort de Byron. II ne pressent pas que cette date marque
doublement la fin d'une grande période. La sagesse de Goethe,
devenue la soumission de Garlyle, aura raison du bjTonisme.
Naturellement il n'écrit pas la préface insolente qu'il médi-
tait jadis, mais une étude pénétrante et juste, concise et forte,
où il dit au public plus d'une vérité. Il déplore l'ignorance où
se complaît l'Angleterre à l'égard de la littérature allemande,
les choix malheureux et l'exécution médiocre des traducteurs,
les exigences absurdes et le mauvais goût des lecteurs qui pré-
fèrent Kotzebue à Goethe. Il est temps de connaître le plus
S grand poète moderne, celui qui se place d'emblée à côté d'Homère
et de Shakespeare. Non, il n'est pas « une sorte de poétique
Heraclite, un hypocondre dont les yeux débordent de larmes,
dont la vie s'est passée en extase, dans la contemplation des
cascades et des nuages ». Les traducteurs anglais ont travesti
son Werther. C'est au reste un héros de jeunesse qui fait sou-
rire maintenant le poète assagi. Goethe n'est pas davantage
un « sauvage mystique, adonné à la démonologie et à l'ostéo-
logie, qui attire l'attention grâce à des squelettes et à de mau-
vais esprits et dont la supériorité est dans l'extravagance ».
N'importe quel novice en allemand pourrait nous le dire,
Famt est l'histoire de « l'enthousiasme humain, aux prises
avec les doutes et les erreurs qui viennent du dedans, avec le
scepticisme, le mépris et l'égoïsme qui viennent du dehors ».
Mais nous n'écoutons pas cette voix, nous préférons notre
ignorance. Voici maintenant Wilhelm Meister. Là aussi il y a
une évolution, un développement. Tandis que Faust est vaincu
(Garlyle doit se souvenir de son premier essai), Wilhelm Meister
s'épanouit largement, en refaisant pour lui la route accomplie
par l'humanité . Il s'élève graduellement des premières et
grossières exhibitions des marionnettes et des saltimbanques,
j à travers la perfection de l'art poétique et dramatique, jusqu'à
I l'épanouissement du principe des religions et jusqu'au plus
grand de tous les arts, l'art de vivre. Peu de lecteurs se préoc-
cuperont de cette valeur symbolique. Peu d'entre eux se deman-
deront « si les caractères représentent ou non les dilTérentes
r
ï
LA TRADUCTION DE « WILHELM MEISTER > H9
classes, les échelons variés de l'humanité, depuis la vivacité
gaie et sensuelle de Philine jusqu'à la sévère grandeur de
l'oncle et la splendi'le perfection morale de Lothario ». Pour
ceux-là seuls qui se sont créé une image du monde, qui se sont
tracé une philosophie de la vie, ceux qui sont arrivés aux
limites de leurs propres conceptions, qui ont lutté avec des
pensées et des sentiments écrasants, il sera réconfortant « de
voir élargi l'horizon de leurs certitudes, ou du moins de le con-
templer séparé par une ligne ferme de Timpalpable obscurité
qui le baigne de tous côtés ». Et à cette valeur morale s'ajoute
un intérêt artistique : n'oublions pas les peintures exquises,
les épisodes brillants, l'histoire de Mignon, « fille de l'enthou-
siasme, du ravissement, de la passion et du désespoir », dont
la destinée se déroule comme un fil d'or à travers la trame du
roman.
Tel est l'éloquent appel de Carlyle en faveur de Wi/kelm
Meister. Il présentait au public anglais une traduction forcément
incomplète, si on 1h compare à l'édition définitive de i829 (1),
mais serrée, colorée, vivante. Quant à lui, toujours en quête
de solutions au problème de l'existence, pour les autres aussi
bien que pour lui, il venait de découvrir une mine où il puisera
longtemps. La conclusion de Wilhelm Meister fait prévoir déjà
celle du Second Faust : léducation et la rédemption d'un enthou-
siaste par l'expérience et par l'action. La dernière impression
de Carlyle est identique à sa première : il se souvient de cette
nuit bienfaisante d'Edimbourg, lorsque, après avoir fermé le
livre, il errait par les rues de la ville, exultant du bonheur des
découvertes. Il se sentait alors si sûr, si tranquille, et sous la
protection majestueuse du château qui barrait le ciel, accroupi
sur son roc, il se plaisait à prolonger sa rêverie, à écouter
monter au fond de lui un étrange hymne de gratitude. Et main-
tenant encore Wilhflm Meister i'a ramené, par des chemins
détournés et souvent pénibles, à la joie de sa première intui-
tion.
(1) La traduction de Carlyle est faite d'après l'édition de 1821. Il manque
donc, dans le livre II, les cliapities ix, x et xi, et dans le livre III les cha-
pitres X à xviir.
H
i20 GOETHE EN ANGLETERRE
*■
* *
En juin 1824, Carlyle prit le bateau pour Londres. C'était
son premier grand voyage, et lui qui avait décide' de s'arracher
à lui-même, de se jeter dans les ilôts de la vie et d'être un
rameur courageux, il. allait enfin affronter la grande ville,
« l'océan de briques et de fumées > . A Tépoque où s'affirmait
en lui une plus haute confiance, un désir de se pencher sur la
réalité, d'oublier les suggestions du rêve douloure^ux et d'écouter
bruire la vie, voici que les Buller l'appelaient à Londres. Son
existence devenait soudain plus riche, plus mouvante, et le
hasard se chargeait de dérouler sous ses yeux les grands pano-
ramas de Londres, de Paris et de Birmingham. 11 venait de
quitter Wilhelm Meister et de parcourir la société allemande de
son temps, il y avait trouvé un reflet de la vie germanique, il
y avait entendu parler des institutions existantes et des projets
les plus chers à la race, de la franc-maçonnerie et d'un théâtre
national. L'esprit bourdonnant de toutes les réalités, de tous
les détails, de toutes les observations qu'avait amenés dans sa
solitude ce vaste roman de mœurs, il se plongeait, à présent,
dans l'agitation de la capitale, dans « la chaude frénésie de la
vie ». Son sentiment du pittoresque s'avivait; son humour, ses
prédilections pour les grouillants spectacles du réel, étaient
sollicités par la grande Joire des apparences, le marché de la
friperie humaine.
En même temps, il allait se faire, selon le mot de Sartor, le
pèlerin des sources sacrées, aborder les milieux littéraires. Il
fut déçu. Procter lui parut un petit poète, Campbell, un dandy
des lettres. C'était là ce que Carlyle, pénétré du sérieux de sa
vocation, détestait le plus au monde. 11 s'était aussi dirigé vers
Highgale, vers la colline d'où Coleridge dominait Londres et
ses rumeurs. Il était plein d'attente et d'espoir. Celui qu'il allait
voir ne jouait-il pas le rôle d'un propiièLe, ne passait-il pas
pour posséder, seul en Angleterre, la clef de la métaphysique
allemande? Peut-être lui ouvrirait-il, d'une parole sacrée, le
royaume des certitudes? Hélas! le poète lui fit une pénible
LA TRADUCTION D K ' WILHELM MEISTER » 12t
impression : « gros homme mollasse, court, replet et avachi,
la bouche saliveuse, avec une paire d'étranges yeux bruns,
timides, mais vifs et profonds (1). » Il l'écouta prêcher, d'une
voix dolente, sur le matérialisme du temps, la misère du
monde; il lui offrit un exemplaire de Wilhelm Meister et s'entre-
tint un peu de Gœthe avec lui. Mais, comme la très bien
remarqué E. Barthélémy, la pensée de Coleridge ne pouvait lui
donner 1 Éternelle Affirmation. Qu'était-ce, après tout, que cette
théosophie, sinon une architecture incohérente qui, au lieu de
planter ses piUers dans la réalité, s'appuyait sur le vieil angli-
canisme et lançait ses flèches fragiles vers un ciel sans air et
sans vie? Bâtir la citer du Salut sur les charpentes pourries de
l'orthodoxie, et^ placer la métaphysique, comme une coupole,
dans un mirage glacé, au-dessus des religions officielles, récon-
cilier le dogme èl la raison pure, c'était là un rêve de gnostique . o^' j-^
dont Carlyle sentait l'inconsistance et l'infécondité. WUhelm''\j^-'"*'J/i'^
Meister vient de lui révéler la valeur de la vie quotidienne, ' * *■
dans ce qu'elle a de plus pratique et de plus menu. Ce qu'il
faut, ce nest pas quitter la vie, comme Coleridge, c'est la trans-
figurer, la magnifier, l'élargir jusqu'à l'éternel. Ici se précise
l'attitude de Carlyle. Il est bien décidé à nourrir sa pensée de
réel, à ne construire aucune métaphysique abstraite, mais à
■étreindre le monde, à le secouer, à le fouiller, à lui arracher
son secret et son sens profond. Et quand il l'aura saisi, il n'aura
plus qu'à le révéler en images ardentes. Gœthe l'invite à em-
brasser la vie, à la repenser, à donner, de ses méditations, non
pas un exposé philosophique, mais une transposition pitto-
resque. Dans le voyageur de 1824, il y a déjà le « positiviste
mystique y> de Sarlor, décidé à dégager des apparences leurs
significations réelles et profondes. Le traducteur de Wilhelm
Meister est lentement conquis par le réalisme de Gœthe.
C'est pendant ce premier séjour à Londres que Carlyle entra
en relations avec H. C. llobinson. Celui-ci le rencontra, le
22 juin 1824, chez son ami, le prédicateur Irving, et l'invita
plusieurs fois à prendre le thé pour parler de Gœthe et de la
(ï) Lettre à John Carlyle, 24 juin 1824.
t
12i GŒTHE EN ANGLETERRE
littérature allemande. Carlyle, qui préparait une édition de sa
Vie de Schiller, lui suggéra, mais sans succès, de résumer pour
lui ses souvenirs de Weimar. Il eut plus tard l'occasion, à pro-
pos du Roman allemand, de recourir à son obligeance. En atten-
dant, « Meister est en train de devenir à Londres un petit lion ;
les journaux lui font de la réclame, les gens le lisent, beaucoup
le vénèrent hautement » (1). Et ce qu'il y a de plus touchant,
c'est que, là bas, dans le Nord, la vieille mère de Carlyle, qui
n'avait jamais ouvert de roman, lit, pieusement, péniblement,
la traduction de son fils. Elle n'aime pas les manières trop libres
de Philine et pourtant elle est « sous un charme », et continue,
« sans pouvoir dire ce qui l'intéresse » (2).
C'est alors que Carlyle quitte définitivement les Buller et se
rend à Birmingham, chez le docteur Badams, un ami de ren-
contre qui lui avait promis de guérir sa dyspepsie. Il demande
à Jane, le 12 août, de traduire quelques poèmes de Schiller et il
lui propose de les insérer dans son nouveau volume. Mais elle
est sans grand courage : « J'ai emporté les Mémoires de Gœthe et
les Poèmes de Schiller avec moi, mais j'ai à peine avancé. » Car-
lyle lui mentionne, en octobre, les comptes rendus de WUhdm
Meister qu'ont publiés le Blackwoo'V s Magazine et le London Maga-
zine; il n'a pas encore lu la violente critique du « Mangeur
d'opium ». Il en parcourut trois pages, un jour qu'il étiit souf-
frant, à Birmingham, et laissa là cette « revue brutale et vul-
gaire » du « pauvre petit de Quincey ». Beaucoup de gens
crièrent contre l'immoralité de Wilhelm Meister, mais, ainsi qu'il
l'écrit à sa mère, il lui suffisait de l'appréciation d'une âme « reli-
gieuse, pure et sincère », d'une Mrs Strachey par exemple, pour
chasser tous ses scrupules. Et la première lettre de Gœthe, t sim-
ple et patriarcale », vint le remercier de son effort et le récon-
forter, aussitôt après son retour de Paris,, en décembre 1824. Il
l'offre en cadeau à Jane (3), « Tous ces critiques, lui écrit-il,
aboient aux astres : Gœthe est la lune et ce sont des roquets (4). »
{{) Uttre à Jane, 22 juillet 1824.
(2^ Lettre de John Carlj/le, 24 juin 182 4.
(3) Lettre de Jane, 3 janvier 18::J5.
(4) Ibid., 2S février 1825.
LA TRADUCTION DE « WILHKLM MEISTER » 123
L'année 1825 allait amener les certitudes; l'époque de l'Éter-
nelle Affirmation approchait (1). « La littérature est le vin
de la vie, écrit Carlyle à Jane, le 9 janvier, elle n'est pas,
elle ne veut pas, elle ne peut pas être son aliment... Hinaus ins
freie Feld, comme dit le diable à Faust. Avant d'essayer d'être
des écrivains, soyez des hommes. » C'est le moment où Teufels-
drôckh s'arrête dans ses courses errantes et s'assied, attendant
et réfléchiï?sant, comme si l'heure d'un changement arrivait.
Carlyle retourne en mai dans le pays de Dumfries : il prend à
son compte la ferme de Hoddam Hill, et il la fait valoir avec son
frère Alick. Bien des années se sont écoulées depuis qu'il n'a
été aussi heureux. C'est, comme il l'écrit à Jane, le 24 juin, une
espèce de trêve sainte, une Pax Dei. Là, près de la « Tour de
repentance », Carlyle traduisit des morceaux de Jean-Paul, de
Tieck et d'Hoffmann, qu'il présenta au public dans ses spéci-
mens du Roman allemand. Il avait d'abord eu l'intention d'y faire
une place à Wertlœr, mais il ctiangea d'avis et choisit les
Années de voyage de Wilhelm Meister. Nous pouvons l'imaginer,
assis, sous les bouleaux frissonnants, un volume de Goethe à la
main, contemplant vaguement le large paysage étalé devant lui,
Skiddaw, Saddleback, Helvellyn et les collines bleues au bord de
l'horizon, le ruban d'argent de la Solway déroulé à ses pieds.
Teufelsdrôckh nous invile à monter sur le haut plateau sablon-
neux et à conipter les neuf villages épars dans la clarté. N'est-ce
pas là qu'eut lieu sa conversion, le « divin moment », lorsque,
« sur son âme ballottée par la tempête, comme autrefois sur le
chaos bouillonnant » se fit la grande lumière sereine, lorsque
monta du fond des abîmes 1 Éternelle Affirmation. Plus rien ne
pouvait le troubler; au-dessous de lui s'édifiaient « de pro-
fondes, silencieuses fondations de roches » et en haut la voûte
du ciel brillait pâle et secourabie « avec ses éternels lumi-
naires ». Véritable révélation dont Carlyle se souvient dans ses
Réminiscences.
(1) A côté de l'influence de Goethe, il faut également tenir compte pour
explicpier cette guérison des circonstances biographiques. Après Je séjour
à Biririiiigham. la santé de Carlyle s'améliora; son ami Badaras l'orienta
vers une loi plus positive: les lianvailles avec Jane lui appoitèrent la quié-
tude du cœur; la campagne de Hoddam Hill lui donna le repos.
124 GOETHE EN ANGLETERRE
« Cette année, j'ai trouvé que j'avais vaincu tous messcepti-
cismes, mes doutes torturants, mes corps-à-corps terribles avec
les dieux de boue de mon temps, vils, ignobles et tueurs d'àmes. . .
que j'avais échappé à pis que le Tartare... et que je surgissais,
libre en esprit, dans l'éternel azur de l'éther... J'ai bien compris
ce que les vieux chrétiens voulaient dire par leur conversion,
par la clémence infinie de Dieu envers eux... J'ai senti, et je
sens encore mes obligations infinies à l'égard de Goethe, en cette
affaire. Lui, à sa façon, je le perçus, avait gravi l'abrupte route
rocheuse devant moi, le premier des modernes. »
Quelle est donc l'influence de Wilheim Meister sur Carlyle, à
cette époque? Sa lettre à Jane, le 4 novembre 1825, nous aide à
la préciser : « Je soutiens que le bien de tout être humain, non
peut-être sa joie et sa souffrance, mais son vrai bien, le plus
haut, dépend de lui-même... Connaître notre devoir (car toute
créature vivante a un devoir) et l'accomplir de tout notre cœur
et de toute notre âme, c'est là le roc inébranlable de la sécurité
humaine, contre quoi ne sauraient prévaloir les tempêtes ni les
flots; c'est là la véritable attitude du Poète et du Sage (Goethe)
que je n'avais jamais comprise jusqu'ici, et que le grand nombre
ne comprendra jamais : « être suffisamment pourvu au
dedans (1). » Les dons extérieurs ou les rapts de la fortune ne
sont que les matériaux malléables ou durs, au moyen desquels
l'homme doit façonner sa plus belle œuvre d'art : < une vie digne
de lui-même et de la mission à laquelle il a été appelé. »
Cette influence de Goethe est, au début, purement morale. |f
Carlyle, qui avait approfondi Faust et Wilheim, Meister y cherche
moins des révélations sur l'univers que des préceptes pour l'in-
dividu. Il est difficile de parler d'une influence philosophique de
Gœthe sans la rapprocher de l'action qu'ont exercée sur Car-
lyle les écrits de Kant et de Fichte. C'est là une question qu'il
faudra aborder plus tard. Carlyle ne commence à lire Kichte
(1) Wilheim Afeisler. livre IV.
LA TRADUCTION DE « WILHELM MEISTER - 125
qu'en 1827, lorsqu'il prépare son étude sur l'État de la littéra-
ture allemande et c'est seulement vers cette date qu'il s'explique
philosophiquement l'influence de Gœthe, qu'il intellectualise un
phénomène de sensibilité, qu'il décompose sa vision et découvre
les raisons de son apaisement. En 1825, au contraire, il se rallie
spontanément à la sagesse tout humaine de Wilhelm Meister, il
est heureux de pouvoir sortir de son scepticisme sans le secours
d'une philosophie, de n'avoir pas à passer au crible une nou-
velle théorie, d'atteindre la terre ferme sans naviguer sur les
mers incertaines de l'abstraction. Sauvetage provisoire sans
doute, mais qui lui permettra de se construire un abri et d'as-
surer son salut définitif. L'Éternelle Affirmation est une affirma-
tion morale et non métaphysique. Carlyle dédaigne les archi-
tectures commodes du dogmatisme, il ne veut pas une éthique,» "^
transcendentale, mais une sagesse positive et souple comme 'f';\
celle de Gœthe. Il faut serrer de près le problème de la vie,
« n'éluder aucune des données du réel, et se réaliser soi-même à
travers ces données (1). »
Gœlhe enseigne en effet à sa génération la valeur profonde
de la vie actuelle. Dans Werther et Wilhelm Meister, il dépeint
l'existence moderne, il observe la société de son temps. Au lieu
de se plonger dans le passé, d'y chercher des thèmes roman-
tiques et de merveilleuses légendes, d'y ramasser tous les
débris de l'aventure historique, il se place, dit Carlyle, sur le
terrain de l'humanité universelle, et s'efforce d'en dégager les
caractères, d'après l'étude de son époque. A travers l'enchevê-
trement de « ces jours d'incroyance », il fait passer « la lumière
devant les hommes » . Il ne se réfugie pas dans un rêve comme
Coleridge, il plante sa tente en pleine vie. L'histoire de Faust
peut être médiévale, sa signification est moderne. Ce qui nous
intéresse, ce n'est pas l'alchimie du docteur, mais la lassitude
de l'homme; ce n'est pas son pacte avec le diable, mais son
combat pour emporter d'assaut sa liberté spirituelle; c'est son
inquiète recherche, son efTort. Carlyle n'est pas un spéculatif,
et il n'a aucun penchant pour une métaphysique éclectique et
(1) E. Barthélémy, Essais de Carlylo, 1907, p. i2.
126 GOETHE EN ANGLETERRE
glacée : Gœthe lui paraît le héros qui doit soulever l'époque,
parce qu'il la connaît et qu'il la comprend, parce qu'il en a tra-
versé les crises, qu'il est parti du pessimisme et du méconten-
tement révolutionnaire pour aboutir à un optimisme fécond, et
unir en lui « la pénétration d'un Voltaire à la soumission d'un
Fénelon ». Il ne plane pas dans les nuages, dans les altitudes de
l'idéologie : botaniste, géologue, poète, il est toujours un réa-
liste profond qui pétrit la matière quotidienne, en écoute les
pulsations secrètes et la modèle selon les indications perçues,
selon les nécessités internes. Il crée ainsi une œuvre d'une
beauté juste et pratique, il bâtit un temple largement ouvert sur
la vie, sur la grande route où passe le pèlerinage de l'hu-
manité.
Pour cette humanité, il écrit au fronton de ce temple
quelques maximes directrices : « Le doute ne peut être écarté
que par l'activité. » « Être actif, c'est la première vocation de
l'homme. » « Souviens-toi de vivre (1). t» Et à ceux qui veulent
pénétrer jusqu'au fond du sanctuaire, il chante la beauté du res-
pect et de la soumission, il dépeint, en évoquant la mélodieuse
nuit de l'Isola Bella, Tincomparable douceur du renoncenient.
Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister disent la supério-
rité de la vie et de l'expérience sur le rêve. Les Années de voyage
proclament la supériorité de la vie utile, soumise, résignée, sur
la culture individuelle et sur l'action égoïste. Faire un homme
d'abord, mettre cet homme au service de l'humanité ensuite,
telle est la pensée de Gœthe. ^-> v- yCcj. ^'-,-;' •■ ' - ' • ' -
Il replonge l'idéal dans la vie, l'éternel dans l'actuel. Il dit la
nécessité de l'action, mais en même temps, il donne à notre
activité une justification psychologique,'hine orientation morale,
un but social." Nous devons agir, parce que. nous le pouvons,
parce que nous sommes libres et responsables : t Le caractère
est le destin de l'homme », et en ce sens, l'homme qui peut
éduquer son caractère est le forgeron mênie de son destin'.^'ous
devons agir parce que le devoir est simple, parce que le choix
«st facile, parce que l'action est toute indiquée par la vie. Le
(1) Lchrjahre. Jubil. Ausg.,\\n\. p. 312.
/
LA TRADUCTION DE « WILHKLM MEISTER » 127
devoir^ ce n'est pas un impératif kantien, c'est « l'exigence du V.'
jour » ^ilnfin nous devons agir, parce que nous ne sommes pas
seuls, parce que nous sommes un rouage et que le monde doit
tourner. Écoutons Wilhelm Meister : « Fais de toi un organe et
prends la place que l'humanité t'assignera dans la vie univer-
, selle. » Il faut se soumettre, réprimer le vieil individualisme ^ j,-,
^ toujours prêt à la révolte, s'insérer dans la trame des êtres et '
■ des choses, acquérir le sens du renoncement et du respect :
lentsagenf C'est la condition de l'ordre, de l'équilibre, et pour le
Goethe du classicisme, cet ordre, c'est la beauté. On comprend
que Carlyle, épris d'harmonie et de discipline, soit allé vers
Wilhelm Meister, comme vers le salut. Lui qui a horreur des
époques de dissonance, du dix-huitième siècle et de la Révo-
lution française, lui qui s'attriste sur le spectacle d'une société
sceptique et décadente, qui préfère l'écroulement, la mort d'un
monde à son anémie morale, il se réfugie chez Goethe, jprédica- ^
teur de soumission, génie del'ordre, « comme un naufragé touche
à la terre ferme » . Le mystique avait été touché par les Confessions
d'une belle âme, le presbytérien s'attarde sans fin dans la Pro-
vince pédagogique : il y glane des épis pour l'Éternité.
Gœthe sut atteindre la cime de la sérénité. Carlyle, en marche
à travers les broussailles et les rocs, ne fit guère que l'entrevoir.
Ses études allemandes lui ouvrirent, par delà la vie étroite et
provinciale, de larges trouées vers l'azur, mais avant de prendre
en main le bâton des pèlerinages éternels, il n'eut pas le cou-
rage de secouer la défroque de son puritanisme. 11 s'en ira vers
Gœthe, l'œil plein de clarté, le cœur plein d'espérance, et les
lambeaux de son vêtement s'accrocheront aux ronces de la route,
et sa marche en sera ralentie. Quoi qu'il en soit, il trouva chez
Gœthe, dès 1825, les éléments de sa croyance morale, les ins-
truments dont il se servira pour combattre le byronisme. Byron
chantait la rébeUion, Carlyle proclama la nécessité de la sou-
mission et du respect. L'un méprisait l'existence quotidienne,
l'autre en révéla la beauté et la fécondité : à l'égoïsme roman-
tique de Childe-Harold, il opposa l'art de vivre de Wilhelm
Meister. ^- ■ ^ ^. , c
Aussi classera-t-il Gœthe, dans la préface des Aimées de
128 GOETHE EN ANGLETERRE
voyage (1827), parmi les Sages, les Sacri Vates de l'humanité.
Sa paix ne vient pas de l'aveuglement, mais de la claire vision,
son cœur est plein d'ardeur, mais sa tète est lucide et froide; ce-
n'est pas un négateur, mais un voyant. « On a appelé Goethe le
Voltaire allemand, mais c'est un nom qui lui fait tort et le
décrit mal. Si ce h'est pour la commune variété de leurs études et
de leurs connaissances, en quoi peut-être Voltaire a le dessous,
les deux ne se peuvent comparer. Goethe est tout ce que Vol-
taire fut, et il est bien autre chose encore que Voltaire ne se
souciaitpas d"être.Pour ne rien dire de sa dignité et de la sincérité
de son caractère comme homme, il appartient comme penseur et
comme écrivain à une catégorie bien plus haute que cet « enfant
« gâté du monde qu'il gâta ». Il n'est pas celui qui doute et qui
persifle, mais celui qui enseigne et qui révère; non pas un des-
tructeur, mais un constructeur, non pas un homme d'esprit
seulement, mais un Sage (1). »
Outre cette influence morale, WiJhelm Meister exerça sur Car-
lyle une influence littéraire qui, sans être très importante,
mérite d'être signalée. Peu de temps après son mariage, celui ci
ébaucha jun roman didactique, Wotton Reinfred. Comme lui
jadis, son héros est fatigué de la vie. 11 s'agit de le sauver de
son pessimisme et d'en faire un homme. Garlyle le fait voyager
en compagnie de son ami Bernhard : il le conduit, dès le qua-
trième chapitre, au château de Maurice Herbert.
C'est une accueillante maison qui fait songer à celle de
Lothario. Wotton Reinfred y rencontre « des penseurs hardis
et libres qui pourtant ne semblent pas incroyants ». La maison
est en efl'et ouverte à tous les gens d'esprit et de talent,
« artistes, poètes, savants, hommes d'État, pédagogues... ».
Parmi eux se trouve Dalbrook. un vieillard pénétré de sagesse
gœthéenne. « La plus haute vérité, dit-il en reprenant l'image
du Pro/ofjue dans le ciel, ne peut être exprimée en paroles, car nos
oreilles sont grossières, et la divine harmonie des sphères est
noyée dans les âpres et brutales dissonances des choses ter-
(1) Trad. B.xrthélémy, Essais, 1907, p. 17.
LA TRADUCTION DE « WILHKLM MliilSTER » 129
restres. » Telle la comtesse de Wilhelm Meisler, Jane Mon-
tagu, l'héroïne du roman, est une bonne cavalière, et c'est au
cours d'une promenade à cheval, à travers la forêt, qu'elle
apparaît à Wotton. Il y a là évidemment une réminiscence de
la scène où Wilhelm, blessé par les brigands, est recueilli par
la belle amazone. A l'exemple de Mignon, Jane ne connaît pas
le secret de sa naissance : « J'ai perdu mes parents, dit-elle à
Wotton. De quelle façon? Je ne l'ai jamais su. »
Carlyle abandonna son Wilhelm Meister comme il avait aban-
donné son Werther. Ce roman de Wotton Reinfred eût été une
façon trop indirecte d'exprimer ses idées, et Carlyle n'était pas
homme à sacrifier Futile à l'agréable. Son héros n'est pas
vivant : il pense et parle, mais Carlyle préfère ne pas l'écouter,
penser tout haut, parler lui-même. A propos de Goethe, il va
répéter sans trêve son évangile moral, et lui qui savait, comme
la belle âme des Confessions, que le corps n'est qu'une étoffe
éphémère jetée sur le Moi éternel, lui qui avait remarqué les
vêtements symboliques des enfants dans la Province pédagogique,
il exprimera plus tard son idéalisme sous les images originales
de sa philosophie des habits (1).
(1) L'image fondamentale de Sartor resartus n'est d'ailleurs pas seule-
ment gœthéenne : on la retrouve dans la^ible, dans Paseal, Swift, Jean-
Paul Richter, etc.
CHAPITRE III
LA CORRESPONDANCE AVEC GCETHE ET l' INTE R PRET ATION
DE SON ŒUVRE (1827-1832)
L'acheminement vers la philosophie allemande. La collaboration à la Revue
(V Ë iim'} mrg La correspontJfiiii-e avec Gœthe en 18i7. —Essai »iir l'Etat
de la littérafure alleni'inde (1.s27j: rinfluence de Fichte; Gœthe conçu
comme voyant; la première idée du lioros. — Essai sur Hfléne (18^8) :
l'attente de la rédemption et l'iiiterprétalion des symboles. — Essai sur
Gœlhe (1828) : l'évolution morale du poète, son point de départ et son
point d'arrivée. — Les autres essais, la critique de W. Taylor et le
cosmopolitisme littéraire.
« Dailly must I think, and ofteDest
Ihiiik also of the man to whoiu, more
than any other living, 1 sland undebfed,
and unitcd. «(Lettre de Carlyle à Gœlhe,
10 juin 1831. Corre:>pondance,p. 279.)
Carlyle est apaisé. A la joie des affirmations s'ajoute la calme
félicité du jeune foyer. Jane et lui sont maintenant installés
' dans cette maison de Comely Bank qu'il décrit à 11. G. Robinson,
un plaisant cottaiic avec des roses de Chine, suffisamment
éloigné d Edimbourg, dont « on entrevoit les tours à travers les
branches de leur unique arbre ». Comme s'il se sentait plus sûr
de lui, ferme dans ses croyances, il affronte la philosophie
allemande qu'il avait ju^^qu'alors ni^gligée (1).
, ^,„.». En décembre 1826, il avait déjà abordé Herder, mais il avait
Wo wtî'**^^^été scandalisé par ses Liées pour la phi/oso/thie de l'histoire de rhu-
t"b . manité (2;. Comment cet homme, que l'on disait religieux, avait-il
pu écrire un livre aussi athée? D'après ses explications, tout en
ce monde serait le résultat des circonstances, du milieu ou de
(1) Carlyle ne lut la Critique de la raison pure qu'en octobre 1826, et
avec dirii<*ulté. sans onthonsiasm ^ Cl". FnouitE, Eiirhi Life, p. 373. Il semble
n'avoir cotmu Kiint (pie très Miperliciellement en 1823.
{^) FtiouDt;, Earlij Life, I, 387.
liSt^wh
LA CORRESPONDANCE AVEC GOETHE 131
l'organisation, et le souffle de la vie ne serait qu'une forme plus
élevée, plus intense, plus pure, de la lumière et de l'électricité.
Carlyle ne peut goûter ce panthéisme naturaliste qui était com-
mun à Herder et à (Jœlhe, à l'époque du Voyage en Italie. Lui -. ^,
qui plus tard attaquera violemment Darwin, il s'irrite de trouver ^ ^ ^^^
déjà en ce « dévot » prédicateur et en ce sage poète des cham-
pions de l'évolutionnisme.
Ni sa traduction de Wilhelm Meister, ni sa Vie de Schiller, ni
son Roman allemand ne lui avaient apporté des avantages finan-
ciers, et il fut tout heureux d'être présenté à Jeffrey et de col-
laborer à la Revue d' Edimbourg. Il avait déjà forcé quelques
portes, il s'était vu accueillir, grâce à Jane surtout, dans les
cercles littéraires. Il fit la connaissance de John Wilson, l'édi-
teur du Blackvood's Magazine, et de Thomas de (juincey, l'auteur
un peu repentant du violent article contre Wilhelm Meister. Sans
adopter l'admiration exagérée de celui-ci pour Jean-Paul, il fut
amené par lui à ce grand humoriste dont il se sentait si voisin.
11 lui consacre le premier de ses articles dans la Reoue d'Edim-
bourg, et parmi ces pages pénétrantes se glisse encore un souvenir
de Wilhelm Meister. Il exalte cette philosopliie de Jean-Paul qui
ne surgit ni du forum, ni du laboratoire, mais des profondeurs
mystérieuses de l'àme, cette mystique religion qui, par-dessus
tous les dogmes, chante la beauté de la Soumission. « Un respect,
non pas une crainte intéressée, mais un noble respect pour
l'Esprit de toute bonté, forme la couronne et la gloire de sa
culture. »
Le 15 avril 1827, Carlyle envoya à Goethe un exemplaire de
sa Vie de Schiller et ses quatre volumes du Roman allemand. Il
profita de cette occasion pour lui redire sa gratitude : c'est lui
qui l'a tiré des ténèbres, qui lui a révélé ses devoirs et sa des-
tinée; il éprouve pour lui « les sentiments d'un disciple pour
son maître, bien plus, ceux d'un fils pour son père spirituel ♦.
Et il salue l'avènement prochain de son règne en Angleterre :
Goethe n'a pas à. souffrir de l'injustice, mais de l'ignorance; et
les temps vont changer. Les Années d apprentissage ont atteint
leur premier mille : un libraire londonien vient de lui demander
une traduction de Poésie et Vérité. Gœthe remercia Carlyle le
132 GOETHE EN ANGLETERRE
20 juillet. Il le félicita de son excellente biographie et fit l'éloge
des traducteurs : ce sont les intermédiaires dans le grand com-
merce spirituel, et puisque l'efTort des meilleurs écrivains est
dirigé vers ce qui est universellement humain, la littérature
cosmopolite, favorisée par la paix et la tolérance ne pourra que
se développer.
En même temps que cette lettre, un paquet était arrivé de
Weimar; c'étaient, avec des médailles et quelques vers auto-
graphes, un bracelet pour Jane, une première livraison des
Œu\:res complètes (1) (y compris Hélène), enfin un volume d'Art
et Antiquité. Maintenant Carlyle fait de son cabinet de travail
une chapelle gœthéenne : les portraits du poète décorent les
murs, les médailles ornent la cheminée, et ses propres traduc-
tions bien rehées, placées sur les rayons, en face de son bureau,
retiennent son regard et sa rêverie^ Il répond à Gœthe le
20 août : « Vos œuvres ont été un miroir pour moi. Inattendue,
inespérée, votre sagesse m'a conseillé et c'est ainsi que la paix
et la santé de l'âme sont venues de loin me visiter. Car, jadis, je
ne croyais plus, non seulement en la religion, mais encore en
la pitié et en la beauté dont elle est le symbole. Ballotté par les
tempêtes de mon imagination, homme séparé des autres
hommes, exaspéré, misérable, j'étais presque poussé au déses-
poir; la sauvage malédiction de Faust me semblait être le seul
salut qui convînt à l'existence humaine, et son imprécation
passionnée : « Maudite aussi soit la patience! » clamait du fond
de mon cœur. Maintenant, grâce au ciel, tout est changé ; sans
transformation extérieure, simplement aidé par la nouvelle
lumière qui se leva sur moi, j'ai conquis des pensées nouvelles
et une harmonie que j'aurais jadis considérée comme impos-
sible... J'espère peu et je crains peu du monde, car j'ai appris
que ce que j'appelais autrefois le bonheur, non seulement ne
peut être atteint, mais ne doit même pas être recherché. » Car-
Ij'le fait Gœthe confident de sa conversion et il lui en attribue
tout le mérite. Alors qu'il désespérait, qu'il restait inconnu
dans son pays, le plus grand poète de son temps l'a encourage
(1) Sâmtliche Werke, Volhtândige Ausgabe Utzter Haud, Cotta. 18iT.
LA CORRKSPONDANCE AVEC GOETHE 133
Le sage conseiller de Wilhelm Meister lui a rendu, outre le calme
moral, la résignation, la. patience clans la souffrance physique.
Carlyle prend son parti de la maladie et, comme il 1 écrit à
Goethe, il n'espère plus guérir. Il accepte sa destinée, il .s'incline
et se soumet.
* *
En octobre 1827, il fait paraître, dans la Revue d'Edimbourg,
son étude sur VÉtat de la littérature allemande. Il découvre au
public anglais les horizons de la terre promise, la chaîne altière
des chefs-d'œuvre et des philosophies. Gœthe et Fichte en for-
ment les sommets, lointains sans doute, reculés et masqués un
peu par les figures qu'il a groupées au premier plan : Lessing,
Klopstock, Kant, Schiller, Schlegel, mais suffisamment précis,
lumineux, pour que l'on puisse saisir la première oscillation de
sa pensée entre ces deux grandes cimes. Ainsi qu'il le rappelle
dans ses Réminiscences^ cet article met en mouvement « bien des
langues et quelques cerveaux » . Les bourgeois radicaux, lecteurs
'assidus de Jeffrey, se demandèrent « quel étrange monstre »
était venu troubler leur quiétude et Tordre établi par la nature.
Plusieurs revues dénoncèrent la « nouvelle école mystique », le
groupe qui, en fait, ne se composait que de Carlyle et de sa
€ gaie petite femme ». Jeffrey qui, en juin, semblait disposé à
lui laisser « germaniser » le public, commença à s'émouvoir, et
dès ce moment il s'efforça de l'arracher à son « mysticisme
allemand » et de le ramener au <r matérialisme mort des Whigs
écossais » . Quoi qu'il en soit, la Revue d'Edimbourg, dont l'hosti-
lité à Gœthe avait été jusqu'alors très remarquée, change pour
la première fois d'attitude. Aux yeux de tous, elle prend posi-
tion pour celui qu'elle avait si cruellement raillé en 1816, et la
revue rivale, le Blackivood's Magazine, ne manque pas de souli-
gner ce revirement.
Le temps n'est plus, dit Carlyle au début de son essai, où
Ton doutait, comme le père Bouhours (1), qu'un Allemand pût
^voir de l'esprit, mais on a objecté qu'il n'avait pas de goût.
(1) En réalité le cardinal du Perron.
434 GOETHE EN ANGLETERRE
On a protesté contre le Sturm iind Drang extravagant et la poésie
du Clair de Lune. Faust passe encore, en Angleterre, pour une
histoire de sorcellerie. C'est là une erreur grossière : Hamlet
n'est-il qu'un mélodrame qui se déroule autour d'un fantôme?
Donnons-nous donc la peine d'approfondir Faust. Que les Alle-
mands aient un goût différent du goût anglais, ceci est certain,
mais il ne s'ensuit pas, dit Carlyle, qu'il soit pire. Ils ont, en
tous cas, une très haute conception de l'artiste : t Selon Fic-hte,
il y a une Idée divine qui envahit et soutient Tunivers visible,
et cet univers n'en est qu'un symbole et une manifestation sen-
sible. Les écrivains sont les interprètes établis de cette Idée
divine et forment un perpétuel sacerdoce... Ils sont là. généra-
tions après générations, dispensateurs et types vivants de
l'éternelle sagesse de Dieu, pour la révéler dans leurs œu-
vres et dans leurs actions, selon la forme particulière qu'exige
leur particulière époque. » Ceci est très important. Carlyle a lu
les conférences de Fichte sur la Nature du savant (1), et il se
laissera gagner peu à peu par cette doctrine du génie qui fut
celle de tous les romantiques allemands et que Schleiermacher
avait déjà esquissée au début de ses Discours sur la religion .
Après avoir trouvé en Goethe l'exemple vivant, il découvre chez
\\ Fichte la théorie philosophique. Il sentait profondément Goethe,
il il va maintenant le pénétrer et le comprendre. De nouvelles
lumières lui viennent du fond de la Germanie. Il les recueillera
sur un miroir ardent et il dirigera vers la grande figure du
poète le faisceau de tous ces rayons. Dès 4827, au contact de
Fichte, ridée du héros écrivain, du prophète, du voyant, germe
dans son esprit. Goethe va cesser d'être un moraliste, un simple
conseiller, un prédicateur de soumission : il sera le poète du
réel, mais aussi celui dont la vision aiguë dépasse les appa-
rences, le penseur dont le monde est régi par des lois idéales
et souveraines, le voyant qui perçoit sous le voile des phéno-
mènes l'éternelle splendeur de l'Idée.
Cette évolution ne s'accomplit que par étapes.
Dans son essai de 4827, Carlyle considère encore Goethe
(1) Ueber dos Wesen des Gelehrten. Erlangen, 4805.
.1
LA CORRESPONDANCE AVEC GOETHE 135
comme le type du critique, du censeur qui a étudié, pour les
mieux juger, tous les aspects et tous les degrés de l'art. Il com-
pare sa prose à celle de Milton, « combinant la clarté française à
la vieille profondeur britannique ». Il admire sa poésie, « poésie
sans doute, mais poésie de notre génération, monde idéal et
pourtant monde même où nous vivons ». II insiste, le premier
peut-être, sur ce caractère essentiel du génie gœthéen, ce réa- ||
lisme typique dont on a tant parlé depuis, vision pleine d'infini v
et frémissante de vie. Sa poésie, « ce n'est pas un regard jeté
en arrière vers un antique pays de fées, séparé par d'infran-
chissables abîines de ce monde réel, tel qu'il s'étend en nous et
autour de nous; c'est un large coup d'oeil promené sur ce
monde réel lui-même ». Goethe n'est pas dupe des illusions
littéraires, de l'Orient des Mille et une Nuits et du moyen âge
des Croisades. Werther et Wilhelm Meister sont des figures de
notre temps : « le siècle est étalé devant nous, dans toute sa
contradiction et sa complexité, stérile, médiocre et triste comme
nous l'avons connu », et revêtu de beauté, de grandeur, dans
Tesprit du poète.
Ici pourtant s'esquisse Tidée du voyant. Gœthe nous donne
sans doute une image de son temps, mais il fait davantage, il
s'enfonce dans les secrets de la vie et de la nature. Schiller et lui X
n'ont pas seulement le « clair regard » , mais < le cœur fervent » :
« Ils ont pénétré le mystère du monde. » Après une longue
épreuve, ils ont été initiés : devant leur effort inlassé, l'art a
enfin cédé et c révélé son secret ». Et comme l'art, pour Carlyle,
ne se justifie pas seul, comme il doit être dispensateur de
vérités morales et religieuses, ils ne peuvent se soustraire à
leur mission sublime, ils doivent tenir devant les hommes, de
leurs mains consacrées, le vaste miroir du Temps. Première et
indispensable condition des poètes, « ils sont sages et bons, ils
ont beaucoup vu et beaucoup souffert, et tout cela, ils l'ont
conquis, ils en ont fait leur propre bien, ils ont connu la vie
dans ses altitudes et dans ses profondeurs, ils l'ont maîtrisée et
ils peuvent enseigner aux autres ce que c'est, et comment il
faut l'orienter ». Ce sont des croyants, mais leur foi n'est pas
la languissante plante des ténèbres, elle est un arbre vert et
h c.*- \ K.'*-'^ -vA/i^'w» Vu^Y^v^c^M-X**.
136 GOETHE EN ANGLETERRE
fleuri qui croît dans la pleine lumière du soleil. On sent déjà
que peu à peu l'idée de Fichte, d'abord illustrée et confirmée
par Goethe, envahira tout l'esprit de Carlyle. Elle y provoquera
d'autres associations, y éveillera de vieux souvenirs. C'est une
source étrangère qui s'infiltre dans la maçonnerie chaotique de
son œuvre naissante, elle va s'y accumuler longuement, sour-
dement, jusqu'au jour où elle s'ouvrira un chemin, où elle se
répandra, fleuve torrentueux et large, parmi les plaines des-
séchées, charriant les débris des faux temples, emportant vers
la mer radieuse les arches saintes de l'histoire, les barques
royales des héros. Ce premier essai annonce déjà l'ardente apo-
logie des grands hommes, les conférences de 1840.
Critiqué par la bourgeoisie radicale, l'article fit impression
sur plus d'un écrivain. De Quincey le loua dans sa Poste du
samedi. J. Wilson avoua à son ami J. Gordon qu'il en avait tiré
un profit moral. Gœthe lui-même le remarqua et, hésitant à
l'attribuer à Lockhart, demanda à Carlyle quel en était l'au-
teur.
*
* *
En janvier 4828, Carlyle reçut en efl'et deux lettres de Wei-
mar. Gœthe désirait avoir son avis sur la traduction du Tasse
par Charles Des A'œux, et il lui envoyait, avec la seconde
livraison de ses Œuvres complètes, des médailles pour Walter
Scott et ses autres amis anglais. C'est à cette époque que Car-
lyle posa sa candidature à la chaire de philosophie morale de
Saint-Andrews. Aux recommandations de ses amis Irving, Jef-
frey et Wilson, il voulut ajouter celle de Gœthe. Mais le certi-
ficat de Weimar arriva trop tard. Le poète y exprimait son
admiration pour la compétence de Carlyle en matière de litté-
rature allemande et se plaisait à reconnaître la pénétration de
ses idées : < Il faut lui accorder, écrivait-il, un clair jugement...
et des vues personnelles attestant au grand jour qu'il repose
sur un terrain original. > En même temps et sans le vouloir, il
marquait la difl'ércnce profonde qui existait entre leurs concep-
tions morales. Il prétendait que la littérature allemande était
surtout féconde d'un point de vue largement humain, qu'elle
LA CORRESPONDANCE AVEC GOETHE 137
développait non pas « une timidité anxieuse et ascétique »,
mais « une culture libre et naturelle », « une sereine moralité »,
une allègre soumission aux lois de l'univers. Carlyle, profes-
seur de philosophie morale, eût certainement affirmé des théo-
ries plus~rigides et son puritanisme l'eût incliné vers l'intran-
sigeance. Il ne fut pas agréé. Et même s'il avait pu joindre à
son dossier le témoignage de Goethe, il ne l'aurait pas été
davantage. Quelle valeur pouvait avoir, aux yeux des doctes
professeurs écossais, l'attestation d'un poète allemand qu'ils
prenaient pour un rêveur? Sans se décourager, Carlyle se remit
au travail; après un article consacré à Zacharias Werner, il fit
paraître au printemps, dans la Foreign Review, son étude sur
Hélène.
C'est à la fois une analyse et une interprétation de la « fan-
tasmagorie classico-romantique ». Le génie, dit Carlyle, choisit
lui-même la forme qui convient à sa révélation, et c'est à
nous de nous approcher de lui, avec respect et patience, comme
des disciples s'approchent d'un maître : Gœthe, conscient de
sa haute mission, déverse la masse de ses idées dans un cadre
poétique, et la tâche du critique est à la fois d'évoquer le rêve
et d'en donner l'explication.
Hélène est une lointaine continuation de Faust. Le premier
drame n'est plus seulement, pour Carlyle, comme en 1822,
l'histoire pathétique de l'enthousiasme humain aux prises avec
le mal et le doute, c'est aussi une vaste vision panthéiste, éclairée
par la froide clarté de la métaphysique, « une région étrange et
sauvage, où, sous une pâle lumière, les formes primordiales
du Chaos, pour ainsi dire les substructures de l'existence elle
même, semblent s'avancer et grandir, obscures et géantes, dans
la vague immensité qui nous entoure ». Ici, la vie de l'homme
« avec ses petits intérêts, sa misère et son péché, ses passions
folles et sa pauvre frivolité », ne peut que passer et s'user,
dominée par le grand Tout dont elle est une indissoluble et mé-
diocre partie.
Carlyle revient sur le sujet du Faust. Comme dans son
premier essai, il fait une analyse des caractères : Méphisto
138 GŒTHE EN ANGLETERRE
est un personnage cultivé et sceptique qui pourrait être
membre de l'Institut de France, et en même temps un fils de
la Nuit, un émissaire du Néant primitif; Faust représente
l'esprit de recherche et d'elîort, il est le fils de la lumière et de
la liberté, il lui manque seulement l'abnégation, il a beau
entasser expérience sur expérience, il n'atteindra pas l'infini,
l'absolu que crée seule dans le cœur de l'homme la loi du
renoncement. Mais il est impossible qu'il soit damné; après la
lutte, il finira « dans une paix fondée sur une meilleure connais-
sance ». Carlj'le avait écrit à Gœthe, le 20 août 1827, après la
lecture dCHelène : « Si de simples prières humaines pouvaient
prévaloir contre une nécessité esthétique, Faust triompherait
certainement du diable et de lui-même. » Le 17 janvier 1828,
il lui redisait encore son impatient désir de connaître la con-
clusion : « De Faust, on m'invife à attendre avec confiance, non
seulement une continuation, mais encore un achèvement, et je
partage le sentiment général de l'Europe, la curiosité de voir
ce que cela sera. » En attendant, il abandonne ses conclusions
de 1822 : il ne sait pas encore doù viendra la rédemption,
mais il sent qu'elle viendra.
Avec Hélène, le théâtre change, le temps antique, englouti
dans le grand golfe de l'éternité, sort de ses profondeurs silen-
cieuses et renaît, (^e n'est pas là une difficulté pour Méphisto,
dit Cari} le : il est suffisamment philosophe, pour savoir avec
Kant que l'espace et le temps ne sont pas des réalités, mais
seulement des catégories tle notre pensée. Des ombres, des
formes pâles et musicales s'élèvent : Hélène et ses femmes
paraissent. « La scène est en Grèce, non pas dans notre pauvre
Morée ottomane, mais dans Tantique et héroïque llellade, car
le soleil de nouveau luit sur Sparte, et la haute maison de Tyn-
dare se dresse, éclatante et massive, parmi ses montagnes,
comme au temps où Ménélas y revint, fatigué par dix années
de guerre et huit années de navigation. > Carlyle résume et
commente, pour la première fois en Angleterre, la tragédie
d^Hélène. II en traduit les plus beaux passages et tout en se
défendant avec ironie contre cette matière ardue, il donne à ses
lecteurs une parfaite idée de la pièce. Ce n'est pas tout. 11 ne
LA CORRP:SPONDANCl!: AVKC GOETHE ^M)
peut s'arrêter devant un prestigieux décor, l'esprit satisfait,
apaisé. Il demande autre chose à Gœthe qu'un tableau pathé-
tique : Hélène et son chœur sont des ombres, des images, des
idées peut-être. Il cherche la clef, la signification des sym-
boles. Il n'ose pas développer son commentaire, il craint de
faire violence à la pensée du poète, il hésite à s'aventurer dans
ces « impalpables limbes », mais il analyse avec d'autant plus
de plaisir cette vision tour à tour limpide et vague qu'il voit se
dresser, tout au fond, le dur horizon du premier Faust (\).
Hélène représente l'art grec, réfugié dans le Nord, chassé de
sa patrie par les barbares et par la guerre. Le manoir de Faust
est la forteresse du moyen âge, moitié bourg et moitié cathé-
drale, la construction gothique et chrétienne, demeure de la
pensée germanique. Lyncée, c'est le scolastique déçu, le spé-
culateur abstrait qui, soudain ébloui par la lumière de la vie,
dépose aux pieds de la Beauté bs curieux joyaux, l'orfèvrerie
subtile de sa métaphysique. Les soldats de Faust, lancés à la
conquête du monde, symbolisent les grandes invasions, et
Euphorion, fils de la Beauté grecque et de l'exaltation médié-
vale, est le poète moderne, artiste et mystique à la fois. Carlyle
se refuse à voir en lui un portrait de Byron : une interprétation
aussi particulière nuirait à la portée de l'œuvre.
Ce qui importe, pour Carlyle, c'est que Faust soit entré dans
la voie de la régénération. La rédemption approche, puisque la
beauté et la souffrance purifient. Faust a souffert : le voici seuL \
Son rêve s'est évanoui. Euphorion a expié les audaces du génie
et, dans la griserie vertigineuse des altitudes, il s'est abattu,
du haut de l'azur, tel Icare. Sa mère la suivi aux royaumes
élyséens et elle n'a laissé dans les mains de Faust que son man-
teau frissonnant, soulevé par le vent de Tinvisible.
La suprême conclusion, qui devait mettre un terme à tant
d'hésitations, ne fut connue qu'après la mort de Gœthe : Faust,
roi d'un nouveau pays, achève sa destinée dans factivité
(1) T. L. Beddoes écrivait à la même époque : « Ce n'e?t pas palpable,
cela danse devant le cerveau, et n'y lais-^c aucune empreinte. Il y a là
quelijue chose d'iiiilant. eL c'est probajjlcnient cet hiéroglyphe qui décrit
le passage de la Fable antique dans le moyen âge. »
440 GOETHE EN ANGLETERRE
féconde. L'action a vaincu le doute. Mais Carlyle n'avait pas
besoin d'attendre le second Faust pour arrêter son évangile.
Nous avons vu qu'il trouva la bonne parole dans les A?inées de
voyage de Wilhelm Meister. Il condense sa pensée à la fin de l'ar-
ticle : Faust se libère lui-même des chaînes de la vie profane et
s'élève dans les régions supérieures de l'art. Et cette ascension,
qui se fait d'abord à travers les réalités de la vie quotidienne,
devient de plus en plus immatérielle et s'évanouit à nos yeux
dans la région fantasmagorique où le symbole et le réel devien-
nent indistincts et indiscernables. D'ombres, les personnages
deviennent des idées. La dialectique de l'existence métaphy-
sique correspond ainsi à l'ascension de la vie morale.
Ces articles commencent à mettre Carlyle en vedette, aux
postes avancés de la critique contemporaine. D'après une lettre
à son frère John, du 7 mars 1828, le Courrier le proclame le
plus remarquable Scholar allemand dans l'empire britannique,
et le bon Robinson qui attribue ses essais au philosophe
Hamilton, leur reconnaît naïvement « quelque éloquence » et
quelque efficacité.
* *
La correspondance avec Goethe devient assez suivie pendant
cet été de 1828. Carlyle recommande à son frère John, qui
voyage en Allemagne, d'aller jusqu'à Weimar et de voir cette
« merveille du monde ». S'il pénètre mieux l'écrivain, l'homme
lui reste inexplicable. Les lettres de Gœthe lui paraissent iné-
gales, tantôt pleines de sagesse et dignes d'un oracle, tantôt
insignifiantes et vides. Qu'un tel génie puisse se plaire dans la
compagnie des visiteurs quelconques, mentionnés au cours de
ses lettres, du petit, mélancolique capitaine Skinner, des Parry
et des Heavyside, c'est là ce que l'exclusif Écossais ne peut pas
comprendre». Le 18 avril, il le remercie de son certificat et de
son envoi. Il est heureux de lui apprendre les progrès de la lit-
térature allemande en Angleterre, la curiosité sympathique à
son égard de la Foreiijn Revieiv et de la Foreign Quarterly Beview,
la nouvelle orientation de la Reçue dlùiiinbourg. Jefl'rey, qui cri-
tiqua lui-même Wi/helm Meister et accueillit jadis un indigne
LA CORRESPONDANCE AVEC GOETHE 141
pamphlet sur Poésie et Vérité, semble être devenu plus tolérant,
et tout ceci compense bien la médiocre version de Charles Des
Vœux. Le i5 juin, Goethe envoie à Carlyle la troisième livraison
de ses Œuvres complètes et il se déclare enchanté de l'article
sur Hélène qui lui est arrivé en même temps que celui de
J.-J. Ampère et celui du critique russe Schewirefï. « Je n'en ai
été que plus sensible à votre manière de comprendre mon frag-
ment d'Hélène. Je vous ai retrouvé là encore, fidèle à vous-
même, et comme j'ai reçu en même temps que le vôtre deux
essais, l'un de Paris, l'autre de Moscou, sur cette œuvre
caressée depuis si longtemps, j'ai résumé mon impression sur
ces trois critiques dans l'aphorisme suivant : l'Écossais cherche
à interpréter l'œuvre, le Français à la comprendre, le Russe à
se l'assimiler. » C'est à ce propos qu'Eckermann entre en rela-
tions avec Carlyle et lui demande de traduire Faust. Gœthe
annonce à Carlyle la mort du grand-duc et le prie de lui décrire
un peu son pays et sa vie. Aussi dans sa dernière lettre de
l'année, le 25 septembre, celui-ci dépeint-il sa solitude de Crai-
genputtock, la ferme où il s'est retiré avec Jane, parmi les
montagnes de granit, « afin de n'avoir pas à écrire pour gagner
son pain et de ne pas être tenté de mentir pour de l'argent » .
C'est, dit-il, comme une verte oasis dans un désert de bruyères
et de rochers. 11 y faudra sans doute planter encore des roses,
mais elles fleurissent déjà en espérance. Là, entre ses courses
à cheval et ses promenades sur les hauteurs d'où l'on aper-
cevait au loin le camp d'Agricola, Carlyle écrivit son essai syr
Gœthe.
Ce n'est pas une étude biographique, ce n'est pas davantage
une analyse de ses œuvres. Carlyle avait rapidement mêlé l'une
à l'autre dans l'appendice de sa traduction des Années de voyage
et il ne veut pas refaire ce travail. Il se contente d'en détacher
quelques passages importants et de les citer à nouveau, comme
des emprunts faits à un autre critique. Ce qu'il veut avant tout
montrer, c'est l'évolution morale de Gœthe, et ses pièces à
l'appui sont Werther et Wilhelm Meister.
Il admire et justifie l'extraordinaire succès de Gœthe, direc-
teur intellectuel de son pays, « prédicateur d'une belle et reli-
14i> GOETHE EN ANGLETERRE
gieuse sagesse » . L'histoire de son esprit est, en fait, celle de
la culture allemande, et ceci justifie suffisamment la narration
menue et complaisante de Poésie et Vérité.
Carlyle rappelle la décadence du spiritualisme, l'influence
néfaste des sensualistes et des sceptiques, de Locke et de Vol-
taire, et il voit précisément dans Werther le cri désespéré d'une
génération en détresse, de tous les chercheurs d'idéal qui tré-
buchent parmi les débris des temples, dès que les nuages du
doute ont caché les étoiles.
Il hésite ici entre l'idée du héros interprète de Dieu qu'il a
trouvée exprimée par Fichte, et l'idée du poète porte-voix de
sa génération dont Goethe lui paraît l'exemple vivant. S'il veut
faire impression sur son temps, le poète doit moins lui apporter
des messages d'en haut qu'écouter la vie et en traduire les exi-
gences. Il doit dire simplement aux hommes ce qu'ils pensent
tout bas. Tous cachaient, dit Carlyle, à propos de Werther,
cette inquiétude sans nom; Gœthe seul sut lui donner une voix.
Et ici est le secret de sa popularité.
« Dans son cœur profond et impressionnable, il sentit d'une
façon mille fois plus aiguë ce que chacun sentait; avec le don
créateur qui lui appartenait comme poète, il l'incorpora dans
une forme visible, et il se fit lui-même l'interprète de sa
génération. » Gœthe n'est pas encore devenu uniquement
pour Carlyle le messager de l'infini, le héros inspiré par
ridée divine; il est encore ici le miroir de son époque et de
son milieu.
Avec Wilhelm Meister, l'enthousiaste, le comédien, l'artiste
devient un homme. Au lieu de maudire la vie, il l'accepte et
la fait sienne, il la pétrit. « L'homme a vaincu son incroyance,
l'idéal a été construit sur le réel, il ne flotte plus vaguement
dans l'obscurité et les régions des rêves, mais il repose en pleine
lumière sur le terrain ferme des intérêts humains et de l'acti-
vité, comme en son vrai théâtre, sur ses assises. » Gœthe
prêche la doctrine de la vie. Carlyle admire cet optimisme,
cherche à l'expliquer. Si Gœthe a atteint ce résultat. >"il a
vaincu la vie, nul doute, c'est grâce à son art, à sa conception
du poète, grâce à la conscience de sa tâche nécessaire et divine.
LA CORRESPONDANCE AVEC GOETHE li:;
Ici Garlyle semble revenir à l'idée du héros inspiré : Gœthe
n'est plus seulement 1 homme représentatif, mais il est aussi le
guide et le prophète. Carlyle cite le passage connu de Wilhelin
Meister sur la mission du poète voyant, « maître, prophète, ami
des dieux et des hommes >. Admirable page qui dut l'impres-
sionner tout autant que celles de Fichte et raffermir en lui
l'exigence impérieuse du culte des héros.
Après les Années d'apprentissage, il examine les Années de
voyage, et c'est là qu'il précise, à propos de la Province pédago-
gique, ce qu'il croit être la conception religieuse de Gœthe.
Inconsciemment, il transforme, il déforme la pensée du poète
pour se préciser à lui-même son nouvel idéalisme. Il accorde
une importance exagérée aux deux chapitres de la Province que
Gœthe a consacrés au choix d'une rehgion. Lorsque Wilhelm
et son fils sont introduits dans le sanctuaire de la croyance, les
trois sages leur expliquent leur conception religieuse. Il y a
trois religions, disent-ils : celle qui courbe les fronts devant
rinconnaissable, sous le ciel sans bornes, c'est la religion pri-
mitive, ethnique; celle qui met au cœur de l'homme un amour,
un respect pour ceux qui vivent autour de lui, c'est la religion
philosophique; enfin celle qui nous incline vers les malheu-
reux qui, plus bas que nous, peinent dans les chemins creux
de la vie, sous le poids de la pauvreté, de la souffrance et de la
faute, c'est la religion chrétienne. Gœthe ne prend pas parti,
c car toutes les trois ensemble, elles constituent, à proprement
parler, la vraie religion ». Toutes les trois ne sont que les
formes d'une même pensée idéaliste.
Mais une chose a frappé Carlyle : Gœthe a parlé du sanc-
tuaire de la souffrance, de la profondeur divine de la douleur.
Il a dit la beauté du renoncement, la nécessité de la résignation.
Dans sa vie, il a appris à se dominer, à contempler l'aimce
I comme on regarde les étoiles », et il a écrit Iphigénie. Carlyle
s'empare de ces paroles, son imagination les amplifie, les érige
en un évangile ardent, et tandis que le renoncement gœthéen
n'est que le développement harmonieux de l'être, la soumis-
sion du sentiment à Tintelligence, l'acceptation du monde et
l'adhésion de l'individu à la société, la religion de Carlyle
144 GOETHE EN ANGLETERRE
devient un ascétisme puritain. Après la mort de son père, Car-
lyle écrira à son frère John qui se trouve seul à Rome, en proie
aux luttes intérieures, pour le consoler, l'apaiser et l'encou-
rager. Qu'il suive son propre exemple et qu'il apprenne de
Gœthe le « culte divin de la douleur »..., la haute signification
du renoncement. « Une fois ce mot compris : renoncer, alors
la vie commence véritablement. »
Faire du renoncement ainsi entendu un principe de vie est
une singulière maxime d'action, et Gœthe n'y aurait pas sous-
crit. Carlyle ne veut pas voir les autres aspects du poète, il
ignore son paganisme, il rétrécit son large idéalisme, et fait de
la religion une chose rigoureuse et protestante. Il veut empri-
sonner l'élan religieux dans la formule anglaise du devoir et il
se condamne à ne comprendre qu'un Gœthe, le vieillard fatigué
qui a écrit les Années de voyage. Or, il faut le répéter avec Taine
à propos de Carlyle : « Si une portion de nous-mêmes nous
soulève jusqu'à l'abnégation et la vertu, une autre portion nous
emmène vers la jouissance et le plaisir. L'homme est païen
aussi bien que chrétien : la nature a deux faces; plusieurs
races, l'Inde, la Grèce et TltaUe n'ont compris que la seconde
et n'ont eu pour religions que l'adoration de la force déver-
gondée et l'extase de l'imagination grandiose, ou bien encore
l'admiration de la forme harmonieuse, avec le culte de la
volupté, de la beauté et du bonheur. > Gœthe fut tour à tour
un gothique et un Grec, mais il fut surtout un Grec. Carlyle ne
l'a pas compris.
* *
En 1828, Carlyle écrivit son article sur Burns. L'essai fut. tra-
duit en partie par Gœthe et durement critiqué par Jeflrey.
Celui-ci vint voir Carlyle en octobre, et tout en le félicitant de
son étude sur Gœthe, il se crut obligé de modérer son enthou-
siasme pour la littérature allemande. Mais Carlyle est obstiné.
Son frère John revient d'Allemagne l'année suivante et il est
plus d'une fois l'hôte de Craigenputtock. On s'entretient alors
de Gœthe et des auteurs préférés. Carlyle publie dans làForeign
Review son étude sur Novalis (1829) et le poète qui trouva dans
LA CORRESPONDANCE AVEC GOETHE 145
la Théorie de la science ses premières notions de métaphysique,
le ramène naturellement à Fichte. Il voit en Novalis une belle
ànie < purifiée par la rude affection » dans le « sanctuaire de la
souffrance » , mais aussi un mystique au regard plongé au fond
de l'infini. Pour Novalis comme pour Gœthe, la nature n'est
que t le voile et le mystérieux vêtement de l'invisible > , mais
pour lui comme pour Fichte, dit Carlyle, le monde invisible
n'est pas seulement une réalité : il est l'unique réalité.
La vie à Craigenputtock reste calme, monotone et studieuse :
les lettres de Gœthe en sont les grands événements. Un soir de
l'été 1829, Carlyle flânait devant la maison, fumant sa pipe,
• silencieux dans le grand silence », le regard attardé sur les
bois et sur les collines qui se doraient dans le couchant. Tout
à coup, un bruit, des voix, un trot de chevaux vinrent l'ar-
racher à sa méditation. C'étaient son frère John et sa sœur Mar-
guerite qui arrivaient de Scotsbrig et lui apportaient une lettre
de Gœthe. Il les fit entrer dans la maison et lut seul, sans
bouger, la grande feuille « pure et blanche » dont le contenu
était « plus pur encore ». Cette lettre était « comme un silen-
cieux indice de TÉternité » : il convenait de la lire en un tel lieu
et en un tel moment. Gœthe s'y montrait particulièrement affec-
tueux. « Si vous entendiez un écho, disait-il (1), chaque fois que
nous pensons à vous ou que nous parlons de vous, 'vous l'enten-
driez souvent et vous prêteriez volontiers l'oreille à cette voix
amie, au coin de votre foyer hospitalier, à l'heure où vous êtes
bloqué par la neige entre les rocs et les prairies... Je viens
vous présenter une requête, j'ai coutume de l'adresser à mes
amis lointains, vous voudrez bien l'accueillir avec indulgence.
Je n'aime pas, quand je vais leur rendre une visite par la
pensée, laisser mon imagination errer à l'aventure: je leur
demande donc un dessin, une esquisse de leur appartement et
de leurs environs. Voici la prière que je vous adresse. Tant
que vous habitiez Edimbourg, je ne me suis pas hasardé à
aller vous voir, car comment eussé-je pu espérer vous trouver
dans cette ville enchevêtrée, dont j'ai vu souvent les reproduc-
(1) Trad. A. Fanta. Lettres de Gœthe, Hachette 1913.
10
446
GŒTHE EN ANGLETERRE
tions et qui m'est toujours demeurée un mystère. Mais depuis
votre installation nouvelle, je me suis plu à me figurer de mon
mieux la vallée où coule la Nithe, la ville de Dumfries, située
sur la rive gauche. D'après votre description, je suppose que
vous habitez la rive droite du fleuve et je me figure que vous
êtes serré de près par les rocs de granit de l'Est. En étudiant
les cartes spéciales que je me suis procurées, j'ai pu, en vieux
géologue expert, me rendre un compte approximatif de la
situation. » Quelques jours après, le 6 juillet, Gœthe envoie à
Carlyle la quatrième et la cinquième livraison de ses Œuvres,
ainsi que la première partie de sa Correspondance avec Schiller.
Il y ajoute quelques épreuves de la traduction allemande de la
Vie de^ Schiller et une courte poésie en vers ïambiques où il
exprime délicatement la joie qu'il ressent à se retrouver dans la
prose de Carlyle. « Récemment, j'ai cueilli dans le pré un bouquet
de fleurs des champs; pensif, je l'apportai chez moi ; la chaleur
de ma main avait fait pencher les corolles. Je les mis dans un
verre plein d'eau. 0 merveille! les têtes se relevèrent et les
tiges se redressèrent, les feuilles reprirent leur éclat verdoyant,
et les voilà fraîches comme si le sol maternel les portait encore.
Tel fut mon étonnement ravi, quand j'entendis ma chanson dans
la langue étrangère. » Le 22 décembre, Carlyle expédie à Gœthe
des croquis de Craigenputtock, dessinés par G. Moir, le traduc-
teur de Wallenstein. La correspondance prend un tour de plus en
plus intime. Jane est gagnée par la contagion des cadeaux réci-
proques, elle envoie à Gœthe une boucle de ses cheveux et
l'embarrasse un peu en lui demandant une de ses mèches blan-
ches; elle collabore avec son mari au Chaos de AVeimar, la petite
revue d'Ottilie; elle brode pour la nièce du poète un bonnet de
velours bleu, orné du chardon d'Ecosse. Gœthe accepte avec
courtoisie et gratitude ces témoignages d'une admiration tou-
chante. N'oublions pas qu'il désire la difl'usion de ses œuvres à
Tétranger et que, s'il s'intéresse vivement à l'esprit de Carlyle,
comme en témoigne la préface qu'il écrivit pour sa Vie de
Schiller, il voit surtout en lui son meilleur lieutenant, son plus
actif et éloquent défenseur en Angleterre, (jiràce à lui, Carlyle
est nommé membre correspondant de la Société de littérature
LA CORRESPONDANCE AVEC GCJETIIE 147
étrangère de Berlin. C'est là un sérieux encouragement : Carlyle
le sent et s'attache à le mériter davantage; il songe à écrire une
histoire de la littérature allemande, à entreprendre la traduction
du Faust. Mais il en est empêché par d'autres travaux, son article
sur VAperçu historique de William Taylor et son obsédante
ébauche de Sartor resarlus.
Le 22 janvier 1829, il annonce à Gœthe sa critique de l'ou-
vrage de Taylor, parue dans la Revue d'Edimbourg : « Je crains
que vous n'aimiez pas le style satirique; par contre, d'autant plus
agréables vous seront certaines conclusions sur ce que j'appelle,
d'après vous, littérature mondiale, et sur la manière dont l'Eu-
rope trouvera de nouveau, dans la communion de ses princi-
paux écrivains, un Sacré Collège et conseil d'Amphictyons, et
deviendra de plus en plus une République universelle. »
L'article est sévère pour Taylor. Au livre, il reproche son
caractère fragmentaire, son manque de composition ; à l'auteur,
son esprit radical et impie. Il lui en veut, au fond, d'avoir
placé Kotzebue au premier rang : « Schiller et Gœthe, avec
tout le monde poétique qu'ils ont créé, restent invisibles. » II
ne laisse passer aucune erreur qui peut déformer la physio-
nomie littéraire de Gœthe, il accuse Taylor de coupable igno-
rance, parce qu'il ne croit pas à la vérité absolue des Mémoires
de Gœthe; il ne lui pardonne pas surtout d'avoir dit que
« Gœthe avouait lui-même être un athée » .
L'été de 1831 amena à Gœthe les deux dernières lettres de
Carlyle. Celui-ci lui exprime encore sa gratitude : « de lui il
apprit — comment l'oublierait-il — que le respect est encore
possible. » Il lui envoie, pour l'anniversaire de sa naissance, le
cadeau et la lettre que lui adressent quinze amis d'Angleterre (1),
un cachet orné de l'inscription : Ohne Hast, aher ohne Rast (Sans
hâte, mais sans trêve). A cette époque, Carlyle cherche en vain
à Londres un éditeur pour son Sartor resarlus. Il fait, en août,
(1) Les sigaataires de la lettre étaient : Thomas et John Carlyle, Walter
Scott, Soulliey, Wordsworth, J. G. Lockliart, Procter, lord Leveson
Gower, W. Fraser (éditeur de la Foreign Review), Maginn, Heraud (éditeur
du Franer's Mai/azine), G. Moir (traducteur de ]Vallenstein), Churcliill
(autour d'uue traduction da Camp de [Vallenslein), Jerdan (éditeur de la
Lilerary Gazette) et John Wilson (éditeur du Blàckwood).
148 GŒTHE EN ANGLETERRE
la connaissance de Sarah Austin et de John Stuart Mill, « un
utilitariste converti qui est en train d'apprendre l'allemand » (1),
et il s'installe dans la capitale au début de l'hiver.
Les préoccupations sociales commencent à le tirailler : « Le
besoin même de ce temps, écrit-il dans son Journal le 10 oc-
tobre, n'est-il pas un infini besoin de gouverneurs, un besoin
de savoir comment se gouverner? Peux-tu en quelque mesure
répandre dans le monde le respect parmi les cœurs des
hommes? Cela serait une tâche plus élevée qu'aucune autre.
Est-ce possible de le faire par l'art, ou bien les esprits sont-il>
encore fermés à l'art et ouverts tout au plus à la prédication ?
Non pas mûrs pour un Meister, mais seulement pour un meil-
leur et bien meilleur Teufelsdrôckh. Réfléchis et sois silencieux. »
Carlyle garde de Goethe son évangile moral, mais il ne s'en
contente plus. Il a soif de certitudes philosophiques et dès qu'il
les trouve, il sent le besoin de les exprimer directement. Goethe
mort, il se tournera vers d'autres héros, vers ceux qui sont,
non seulement des sages, mais des guides, non seulement des
hommes de pensée, mais des hommes d'action.
(1) Leltre à Jane, 29 août 1831.
CHAPITRE IV
LA MORT DE GŒTHE ET LA. FIN DE LA PRÉDICATION
(1832-1840)
Les derniers essais : Portrait de Goethe; la Mort de Gœthe; les Œuvres de
Gœlhe. Hésitation permanente entre l'idée du héros-voyant (Fichle) et
celle du héros-homme représentatif (l'auteur de Wilhelm Meister) ; l'évo-
lution religieuse de Gœthe et l'erreur d'interprétation de Carlyle ; les
trois étapes. — Les traductions, la Souvelle et le Conte. Le commen-
taire philosophique du Conte. — Les réminiscences dans les œuvres
suivantes.
« The unwearied workman now
rests from his labours, the fruit of
thèse is left growing, and to grow.
His earlhly years liave becn num-
bereii and ended, but of his aclivity,
for it stood rooted in the Eternal,
there is no end. »
(Carlyle, TAe Death of Gœthe, Es-
says, II, 4e partie, p. 50.)
L'année 1832 fut une année de deuil. Carlyle perdit son père
en janvier et il apprit en avril la mort de Gœthe. Il venait de
publier, à propos des Conférences philosophiques de F. Schlegel,
son important essai : Caractéridiques, tout imprégné de la
métaphysique de Sartor et pourtant inspiré par une sagesse
pratique toute gœthéenne. Carlyle y fait l'apologie de l'incons-
cient, du génie spontané et y déclare la guerre à la philosophie
spéculative. A quoi peuvent servir les systèmes, s'ils ne con-
duisent pas l'homme, directement, à l'acte fécond et sûr, à la
sagesse; une pensée n'a de valeur que si elle est l'image et
l'impulsion d'une action. Dans un état idéal, la philosophie ne
se manifesterait que sous la forme de la poésie et de la religion,
et Carlyle n'a pas besoin de le redire ici, les souverains véri-
tables seraient les voyants comme Gœthe, ceux dont l'intuition
€st concrète et vivante.
150 GOETHE EN ANGLETERRE
Outre une notice sur Schiller, Goethe et Mme de Staël, il avait
encore écrit, pour le Fraser's Magazine, un bref commentaire
dM Portrait de Gœthepàr Maclise : « Lecteur, à l'inte'rieur de cette
tête se trouve le monde tout entier reflété, dans une harmonie
claire et éthérée, comme il ne le fut jamais en aucune autre,
depuis que Shakespeare nous a quittés : et même ce monde,
foire aux guenilles où tu combats douloureusement et où,
comme c'est probable, tu trébuches, tout cela s'y trouve trans-
figuré et révélé de la manière la plus authentique, comme une
chose encore sacrée, encore divine. Quelle alchimie c'était!
Trouver un fol univers, plein de scepticisme, de discorde, de
désespoir, et le transmuer en un sage univers de foi, de mélodie,
de révérence. N'était-ce pas là un ojms magnum, s'il en fut
jamais un? C'est celui-ci qui, héroïquement actif et soumis, l'a
accompli. » Garlyle oppose déjà ici les deux héros du temps
présent : l'un, dans l'île Sainte-Hélène, dort sombre et seul,
éternellement bercé par l'océan; l'autre vit paisiblement sur les
bords de l'ilm, dans la clarté heureuse du soleil. Napoléon fit
d'une création un chaos, Gœthe peut refaire de ce chaos une
création : « Lecteur, c'est à toi, bien à toi, maintenant même,
qu'il a un conseil à donner : le secret de sa poétique alchimie,
Gedenke zu leben. Oui, souviens-toi de vivre. Ta vie, quand bien
même tu serais le plus pitoyable des fils de la terre, n'est pas
un vain rêve, mais c'est une solennelle réalité. Elle est ton
bien, elle est tout ce que tu as pour affronter l'Éternité. Tra-
vaille donc, comme il l'a fait et comme il le fait encore, « tel un
astre, sans hâte et sans trêve ».
Lorsque son père meurt, Garlyle reprend à peu près les
mêmes termes pour consoler sa mère et surtout son frère John.
« Il faut travailler pendant qu'il est encore jour. Le doute, quel
qu'il soit, ne peut être aboli que par l'action. Mais tu cries : Agir
sur quoi? Je te réponds avec les mots de Gœthe : Fais le devoir
qui est le plus proche de toi... celui qui suivra t'apparaîtra bien-
tôt clairement... Gœthe en particulier fut mon évangéliste. Ses
œuvres, si tu les étudies avec le sérieux requis, sont l'annonce
printanière du jour qui nous visite dans la nuit sombre. »
Bulwer avait fait demander à Schlegel un article sur Gœthe,
V >
LA MORT DK GOKTIIE i'ôt
par l'intermédiaire de Ilayward, le futur traducteur du Faust.
Mais le critique allemand répondit à Ilayward : « Dans ma
position, je ne puis pas écrire d'une manière superficielle sur
Gœthe. Cela exigerait de longues méditations. Mais vous ferez
cela à merveille, vous ou M. Garlyle. » Ilayward se rejeta donc
sur Garlyle. 11 attendait de lui une étude définitive. La mort de
Gœthe, que Garlyle apprit en rentrant en Ecosse, le détermina
à composer d'abord une oraison funèbre pour la revue de
Bulwer : The New Monthly Magazine, puis il écrivit son grand
essai : les Œuvres de Gœthe.
* *
La Mort de Gœthe fut un panégyrique digne d'un héros
antique : « Gomme le soleil matériel est l'œil et le révélateur de
toutes choses, de même le poète, en un sens spirituel. La vie
de Gœthe elle aussi, si nous l'examinons, est bien représentée
par ce symbole d'une journée solaire. Magnifiquement s'est
levé notre soleil estival, somptueux dans la rouge incandes-
cence de l'Est, dispersant les spectres et les brouillards mal-
sains, fort, bienfaisant dans sa limpidité de midi, il a poursuivi
sa course triomphante à travers les royaumes supérieurs, et
maintenant voyez comment il se couche : So stirht ein Held,
anbetungsvoll f Ainsi meurt un héros. Et pourtant, lorsque le
soleil inanimé et matériel a baissé et a disparu, il nous arrive
de rester là à fixer l'Ouest encore en fusion, et là s'élèvent de
grands nuages pâles et immobiles comme des coulisses et des ri-
deaux, pour refermer le théâtre flamboyant; et alors, dans cette
pause funèbre du jour, un indicible sentiment nous enveloppe;
comme si les pauvres bruits du temps, ces coups de marteau du
travail fatigué sur ses enclumes, ces voix des simples hommes
étaient devenus redoutables et surnaturels; comme si, en écou-
tant, nous pouvions les entendre, fondus dans le perpétuel son
de cloche de la vieille éternité. A de pareils moments, les secrets
de la vie nous sont plus ouverts, de mystérieuses choses volent
tout autour de l'âme, la vie elle-même paraît plus sainte, pleine
de mystère et d'elîroi. Qu'est-ce alors lorsque ce coucher de soleil
est celui d"un soleil vivant, Iprsque son éclatant visage et son
152 GŒTHE EN ANGL ETEJlRE
rayonnement ne reviennent plus vers nous, non seulement le
lendemain, mais plus, plus du tout, plus jamais. »
Cet éloquent adieu à Goethe, n'est-ce pas la plus belle page
que Garlyle ail écrite sur le Culte des Héros? 11 n'aura plus
besoin d'ajouter un hymne en l'honneur de Goethe à ceux
de 1840. Non seulement il l'appelle le voyant, celui dont l'œil
discerne le divin mystère de l'univers, mais encore le rédemp-
teur de l'époque, le héros spirituel qui s'aventura, pour nous
délivrer, dans l'océan de l'incroyance.
Au moment où Garlyle écrit dans la Foreujn Quarterly Reiiew
son étude : les Œuvres de Gœlhe, il a terminé Sartor resartus^
mais il ne peut trouver d'éditeur. Longmans et Murray ont
décliné l'honneur de présenter ïeufelsdrôckh au public anglais,
et Garlyle veut sortir de l'ombre le professeur des choses en
général à l'université de Weissnichtwo. Ici encore la philo-
sophie des habits et la conception de Ihistoire se précisent et
s'éclairent mutuellement. De plus en plus, les idées s'arrêtent
dans l'esprit de Garlyle. Tout se solidifie, se cristallise autour
d'un point central : l'idée qu'il se tait de Goethe. Garlyle a dit
ce qu'il avait à dire sur le poète, il l'a révélé en quelques
grands aperçus, il a déchiré le rideau de brume qui voilait
l'horizon sans bornes, et voici qu'à la faveur de cette nouvelle
i lumière, il voit plus clair en lui-même, il se révèle à lui-même.
I Oœthe, nous l'avons vu, fut son conseiller pratique, son sau-
' veur moral. Il n'est pas son fournisseur d'idées Ses professeurs
de philosophie, ce sont Kant et Fichte. Mais Gœlhe lui donne
l'occasion éclatante de développer sa doctrine. Il lui fournit
maintenant, non plus seulement un exemple, mais un prétexte
et une justification. En son honneur, Garlyle élève un temple
et dans ce temple il prêche sa philosophie nouvelle : le Culte
des Héros est la pensée profonde du dernier grand essai : les
Œuvres de Gœlhe.
Le monde est un ensemble d'apparences, de vêtements, de
symboles : toutes les choses, dit ici (i) ïeufelsdrôckh, l'habit,
{{) Les citations de cet essai sont emprualées à la traduction d"E. Bar-
thélémy, Essais, 1907.
LA MORT DE GŒTIIE 153
le titre de comte, la popularité existante, etc., sont des sym-
boles; des billets de banque qui ont cours comme l'or. Mais
comment pourraient-ils avoir cours, si l'or lui-même n'existait
pas? Si l'on n'y croyait pas? 11 existe donc une réalité derrière
la série multiple des phénomènes. Cette réalité divine, le héros,
le grand homme la perçoit et l'exprime. D'autre part, il ne
pénètre pas seulement dans le mystère des choses, dans ce qui
est éternel, il domine son époque, il attire à lui ce qui passe et
lui confère l'éternité. Son esprit n'est pas seulement intuition,
il est encore ordre et reflet. « Les grands hommes, particuliè-
rement les grands hommes spirituels... sont les hommes qu'on
imite et avec lesquels on apprend universellement le miroir où
des générations entières s'examinent et se forment. » Miroir
aussi où elles se retrouvent et s'expriment, où non seulement
leurs devoirs s'éclairent, mais où leurs exigences obscures se
reflètent.
On constate encore ici la même hésitation dans l'esprit de
Carlyle entre le héros conçu selon la théorie de Fichte et le
héros conçu à l'exemple de Gœthe. En 1827, dans la préface
du Roman allemand, Carlyle se représentait le poète à l'image
de Gœthe, tel qu'il 1 ui était apparu dans Wilhelm Meister. Ce
n'était pas celui qui voit, mais celui qui crée; il était moins
le révélateur de l'invisible que le peintre de la réalité et le
conseiller de sagesse pratique. Le poète, ce n'était pas un
pur esprit relié par de mystérieuses presciences à la « divine
Idée du monde » ; c'était un homme capable de sculpter et
de modeler la vie; ce n'était pas un instrument inconscient
dans les mains de la Divinité, c'était un créateur de beauté et
de bonté, un artiste et un sage. A cette époque, la conception de
Carlyle gravitait autour du Réel et du Bien. Elle n'était pas
encore soulevée par l'exigence métaphysique et religieuse.
Werther était une œuvre d'art et aussi un reflet du temps; son
auteur n'était pas le messager de Dieu, mais l'interprète de sa
génération. Il n'était pas le héros qui laisse tomber sur l'huma-
nité la parole d'en-Haut, il était celui qui exprime ce que pense
la foule. Dans VE^isai sur la littérature allemrhnde et dans V Essai
sur Gœthe de 1828 s'esquissa déjà, nous l'avons vu, l'idée
154 GŒTHE EN ANGLETERRE
fichtéenne du héros voyant. Mais il faut bien le re'péter, cette
ide'e ne parvint pas tout de suite à chasser l'autre de l'esprit de
Garlyle Lorsqu'il a devant lui une individualité' aussi riche que
celle de Goethe, il ne peut oublier le prophète pour la prophétie,
le messager pour le message, le héros pour le Dieu inspirateur
d'héroïsme. Dans cet essai de 1832, Goethe apparaît à la fois
comme le révélateur du temps et le mandataire de l'Éternité.
Il est tout ensemble le foyer qui fouille de ses rayons le monde
de r4nvisible et le miroir qui reflète le monde actuel.
Les deux notions militent sans arriver à s'exclure Lorsqu'il
s'agit de Gœthe, on sent très bien que le culte de CarlAle va
d'abord au héros, ensuite à l'idée héroïque. Que deviendrait en
effet la valeur personnelle du poète, si on négligeait la forme
qui lui est propre, au profit de Tidée qui peut-être ne lui appar-
tient pas? Le Culte des Héros se ramènerait au culte de la Divi-
nité. Mais Carlyle a un sens trop aigu du réel, de la vie, pour
établir définitivement la suprématie absolue de l'Éternel sur
l'existence. L'existence est pour lui grosse d'éternité. Ce qui
l'intéresse par-dessus tout, c'est l'homme, et l'enthousiasme
pour la beauté abstraite de Schiller, ou pour l'idée pure de
Fichte, lui reste toujours étranger. Gœthe le rattache à la vie.
Plus tard, seulement, dans le Culte des Héros, il admettra la
valeur absolue des révélations, quels qu'en soient les révéla-
teurs. En attendant, Gœthe lui paraît tour à tour l'interprète
de Dieu et le porte-voix de son temps. Fichte n'a pas encore,
dans son esprit, vaincu Willielni Meister.
Au fond, pour Carlyle comme pour Fichte, il n'y a pas,
semble-t-il, contradiction entre les deux notions. II n'y a pas
opposition entre l'éternel et le temporel. Les héros révèlent
l'Idée divine « sous la forme particulière que réclament leurs
temps particuliers », car « chaque âge est différent de tout
autre âge et exige une représentation différente de l'idée ».
C'est ce que Carlyle dit lui-même, au sujet de Fichte, dans son
Essai sur la littérature allemande. Le poète qui écoute monter
les silencieuses revendications de son époque travaillée par la
faim de Dieu, qui dégage, de toutes les âmes inconscientes, la
volonté de croyance et le désir de lumière, est au fond Tinter-
LA MORT DE GOETHE J.,.,
prête de l'Idée divine. Cette Idée du monde gît dans l'obscurité
de la vie inconsciente : le poète y plonge son faisceau de rayons
et l'éclairé, lui donne une forme dans le chef-d'œuvre, dans un
Hamlet ou un Faust; et dès lors elle illumine le monde. Le
poète, conçu comme homme représentatif, devient, par un
approfondissement de sa mission dans le silence, l6 héros écri-
vain qui sera le messager de Dieu. De plus, le prophète qui
prêche une vérité nouvelle ne descend pas dans la vallée, les
yeux bandés, éclairé par les seules lumières de l'inspiration
divine, mais il promène son vaste regard sur la vie. S'il impose
son idée, il sait que la réalité est prête à la recevoir, que le
moment est venu. Il connaît le monde dans lequel il se fraie un
chemin, il élève sa Bible nouvelle au-dessus des hommes, mais
il sent que les hommes ont déjà tendu les bras vers elle. Sa
vérité est celle qui convient k son époque. Il est tout ensemble
voyant de l'invisible et connaisseur de son. temps.
Outre un secoursr moral, Goethe ne fournit pas autre chose à
Carlyle que la première notion du poète, celle de l'homme
représentatif. Fichte l'agrandit dans son esprit, la revêtit de
toutes les splendeurs de J'idéahsme absolu, et lorsque Goethe
n'agira plus sur la pensée de Carlyle, elle deviendra l'idée du
héros de 1840, guide impérieux, mandataire delà Divinité.
En attendant, Carlyle oppose encore les deux héros de son
temps, celui de l'action et celui de la pensée, le météore violent
et l'astre au rayonnement durable. Comparer Gœthe à Napoléon
eût paru stupéfiant en Angleterre, quelques années auparavant.
Le poète commence toutefois à être mieux connu, et Carlyle
triomphe de la vieille critique, si injuste pour Gœthe : « Chez
les oiseaux de tout plumage, même chez les plus insolentes cor-
neilles et chez les pies voleuses, demeure un respect singulier
de l'aigle. » Maintenant que Gœthe est mort, que les funérailles
du héros sont terminées, « que le grand bûcher avec son bois de
senteur, parmi les gémissements de la musique éloquente pour
les cœurs muets, a flambé jusqu'au ciel à la vue de tous les
Grecs », il faut retracer sa vie.
C'est ce qu'entreprend ici Carlyle, en s'appuyant sur les
textes de Poésie et Vérité. Il faut bien le souligner, cette étude.
156 GŒTHE EN ANGLETERRE
expliquée, sinon provoquée par l'édition des Œuvres complètes
de Gœthe^ s'en occupe en réalité fort peu. 11 eût été utile de
dresser, pour le public anglais, une table, un catalogue des
principales œuvres, d'en donner un bref résumé et une appré-
ciation. Le compte rendu biographique et analeptique que
Carlyle publia dans son Roman allemand est passé inaperçu.
Pourquoi ne pas le reprendre et l'étoffer davantage? Mais Car-
lyle laisse à d'autres, à Robinson et aux fabricants d'histoire
littéraire, un travail aussi modeste. 11 est arrivé à une époque
de sa vie où il tient d'abord à s'affirmer. 11 suit donc la vie du
poète, il ne croit pas nécessaire de parler de ses écrits. Dans
l'essai de 1828, son attitude était celle d'un critique et d'un dis-
ciple; ici c'est celle d'un prophète. L'enseignement l'emporte
sur l'examen, l'examen suscite et amène l'enseignement. Comme
en 1828, il indique l'évolution de Goethe, mais cette fois, il dis-
tingue trois périodes. Jadis il marquait le point de départ et le
point d'arrivée; maintenant, il décompose la courbe, il en isole
. ^ les sommets : « Nous avons appelé Werther la voix du désespoir
du monde; passionnée, incontrôlable est cette voix; non encore
mélodieuse et suprême, comme nou€ finissons cependant par
l'entendre dans l'étrange Apocalypse du Faust : pareille à un
chant de mort des mondes qui s'en vont; non la voix des
joyeuses étoiles du matin, chantant en chœur les louanges
d'une création; mais de rouges étoiles de nuit, presque éteintes,
proclamant en un sphéral chant de cygne : C'est fini. Ce qui
j? "suit, nous pourrions, faute d'un terme plus juste, l'appeler
païen ou ethnique de caractère; entendant par là un caractère
anthropomorphique, parent de celui de la Grèce et de Rome
anciennes. Wilhelm Meister est de ce style : chaud, cordial, ra-
dieux. Effort humain, libre reconnaissance de la vie dans sa
profondeur, sa variété, sa majesté, point de Divinité encore
reconnue là. Les célèbres Épigrammes vénitiennes ont le même
ton antique et païen; harmonieuses, joyeusement vigoureuses,
vraies, mais non encore la vérité achevée, et parfois, dans leur
grossier réalisme, choquantes pour le sentiment. Le Doute rejeté
git maintenant terrassé sous le talon : le feu a fait son œuvre,
un vieux monde est en cendres, mais le vent a chassé la fumée
^
LA MORT DE GŒTHE 157
et la flamme et de nouveau un soleil brille, clair sur les ruines,
pour y faire naître une verdure et des fleurs plus nobles. Jus-
qu'à ce qu'enfin, dans la troisième et dernière période, triomphe
la Vénération mélodieuse; une Foi profonde et dont tout est
pénétré, nous parle, d'une voix douce, grave aussi bien que
gaie, dans les Années de voyage de Wilhelm Meister, dans le Divan
occidental-oriental, dans mainte petite Xénie, et mainte petite
poésie venue du cœur, dont vous ne trouverez l'équivalent
nulle part, a-t-on dit, sauf dans les Écritures, pour la fécondité
et la profondeur du sens. »
Sans doute Carlyle avait déjà esquissé cette évolution d'une
façon très vague, dans son essai sur Gœthe de 1828, mais il y
avait vu surtout une progression morale, l'histoire d'un homme
qui reconquiert son idéal en le replongeant dans la vie, qui
passe du désespoir werthérien à la sagesse pratique des Années
d'apprentissage et à la soumission des Années de voyage. Ici, il est
facile de deviner d'autres préoccupations. L'auteur àtSartor ne
se cherche plus : il cherche Dieu. Il a trouvé chez Gœthe une
certitude humaine, le sens du devoir et de la vie active, il veut
une certitude métaphysique et il croit découvrir, par delà l'évo-
lution morale de Gœthe, une évolution religieuse, de la négation
de Werther et du premier Faust, en passant par la période
païenne du premier Meister, à l'adoration, à la foi résignée et
chrétienne de \di Province pédagogique.
Sur cette interprétation, ou plutôt sur cette théorie, il con-
vient de faire les plus grandes réserves. Carlyle commet
l'erreur de prendre Werther à la lettre, d'y voir une confession
pure et simple, et il lui attribue trop d'importance. Werther
n'est pas une explosion de pessimisme philosophique : c'est la
rapide victoire d'un artiste sur une crise sentimentale. Il ne
s'agit pas, chez le jeune Gœthe, d'une crise de nihilisme intel-
lectuel : il s'agit d'une douloureuse expérience, et c'est tout.
Gœthe a trouvé, dans sa vie et dans la mort de Jérusalem, les
matériaux d'un roman, mais il n'est pas forcément tout entier
dans le caractère de Werther, il ne fait pas siennes les idées
de son héros. Seul un Carlyle, qui établissait un lien nécessaire
158 GOETHE EN ANGLETERRE
entre l'art et l'idée, pour qui tout ce qui était dit devait aussi
être cru, pouvait déduire du désenchantement de Werther le
pessimisme métaphysique de Goethe. Non, le dix-huitième
, siècle n'aurait pas compris une philosophie de ce genre, et
Goethe est le fils du dix-huitième siècle. Le werthérisme fut
surtout l'héritage des romantiques, et il n'y eut pas, avant
Schopenhauer, de doctrinaire de la tristesse. L'évolution de
Goethe n'a pas été une suite de batailles livrées au doute et au
pessimisme, une lutte progressive dont le poète sortit enfin vic-
torieux (c'est là une construction de Garlyle, d'après l'expé-
rience de Garlyle), elle fut un lent déroulement, Ohne Hast, aber
I ohne Rast, sans précipitation, mais sans trêve. Et comment
' eût-ce été possible autrement, dans une calme vie provinciale,
au fond d'une capitale minuscule dont le théâtre, le patinage,
la chasse, les dîners à la Gour étaient les grands événements?
La vie du poète ne se développa point selon le triple rythme
martelé par Garlyle : Goethe était une nature à la fois robuste et
patricienne, capable et digne très tôt d'un optimisme fécond.
Son idéalisme harmonieux était encore appuyé, et ceci dès
I sa jeunesse, sur un spinozisme qui n'a guère varié dans la
suite. Il aimait d'une égale tendresse toutes les formes de la
vie, il ne mettait pas de barrière entre les jeux de l'esprit et
ceux des sens, et sa soumission n'était que l'acceptation et le
souci de l'harmonie universelle. Il faut de multiples degrés à
l'échelle de l'existence : le bien et le mal, Faust et Méphisto
appartiennent l'un et l'autre aux royaumes de la vie. Goethe
était vraiment, sans le vouloir, le héros fichtéen, il considérait
les choses sub specie œlernitatis et vivait dans « l'idée divine du
monde » . Garlyle qui le savait découpa cependant sa vie sur le
modèle de nos pauvres existences « trop humaines », il y vit en
calviniste irréductible l'habituel combat entre le doute et la
croyance, et il fit de la sérénité olympienne un renoncement
puritain. A peine s'était-il approché, sur les cîmes les plus
élevées de la vie, du héros vivant entrevu dans son rêve, qu'il
saisit son manteau radieux et l'attira vers lui, le traîna vers
l'humanité médiocre, lui demandant d'ouvrir les mains et de
nourrir la foule. Au lieu des révélations de l'au-delà, de la
LA MORT DE GŒTHK ~ 159
pure et éternelle beauté, il ne sut obtenir que quelques pré-
ceptes pour la vie quotidienne. La richesse idéale du héros
l'éblouit, mais elle lui échappe : il lui demande des gros sous.
Parfois il semble s'apercevoir qu'il s'est trompé : dans le même
essai, il voit en Gœthe l'artiste qui n^est pas seulement « celui
qui révère », mais celui qui « réunit victorieusement » les
extrêmes, « le conciliateur des contradictions ». N'a-t-il pas
montré qu'on pouvait vivre « en tenant invinciblement pour
le bien sans exaspération tumultueuse contre le mal » ? Mais il
est trop tard : Carlyle parle publiquement de Gœthe pour la
dernière fois, et ce n'est pas le moment démettre un doute sur
sa propre interprétation. Il a parfois, surtout au début et à la
lîn de cette période « allemande », pressenti l'artiste, mais il n'a
jamais voulu contrôler ce pressentiment. Tout ce qui, dans la
vie de Gœthe, ne contribue pas à l'édification de l'homme, n'a
pas d'intérêt pour lui. L'amour et les beaux-arts, qui exercent
sur le poète un continuel ascendant, semblent n'avoir jamais
retenu son attention.
Carlyle étudie ensuite les traits essentiels du génie de Gœthe :
ardente intuition, représentation imagée et vivante, culture
immense et féconde expérience. Et c'est pour lui une occasion
<le faire un parallèle entre Gœthe et Shakespeare. Il eût été
audacieux, dix ans auparavant, d'oser comparer les deux
poètes dans une revue anglaise : Carlyle a bien bataillé pour
conquérir à son héros le droit de cité, et il le place sans hési-
tation à côté de Shakespeare. Tous deux ont une vision singu-
lièrement perçante : « pour Gœthe comme pour Shakespeare,
le monde est là translucide, entièrement fusible, pourrions-nous
dire, environné par le prodigieux, par le naturel, en réalité le
surnaturel, car pour l'œil du voyant les deux ne sont plus
qu'un. Que sont les Hamlet et les Tempête, les Faust et les
Mifjnon, sinon des lueurs, à nous accordées, de ce monde trans-
lucide, entouré de prodige. »
Quant à l'attitude politique de Gœthe, si attaquée en Angle-
terre, Carlyle n'a pas de peine à la justifier. « Pour le poète,
que lui reste-t-il à faire, sinon de laisser conservateurs et des-
tructeurs s'arracher réciproquement les cheveux et les oreilles. . .
460 GŒTHE EN ANGLETERRE
et de s'efforcer jour et nuit de seconder le petit reste souffrant
des créateurs, de ceux qui, par un effort véritable et viril,
fût-ce sous le despotisme ou le sans-culotlisme, créent si peu
que ce soit?... » Gàrlyle termine en proposant à l'admiration
des hommes ce héros de l'idéalisme : Colite ialem virum! Lui
seul en effet a dégagé la musique de l'univers de l'effrayant
vacarme et il faut écouter sa voix. Si les hommes s'obstinent
dans leur effort matérialiste, s'ils persistent à bâtir l'orgueil-
leuse Babel de l'industrie, sans se préoccuper des choses de
l'âme, qu'ils n'espèrent pas dompter la nature et son divin
esprit par leurs machines à vapeur et leurs machines à logique,
leurs savants mécanismes et leurs habiles manipulations. Non,
ils n'escaladeront pas l'Empyrée; ils seront frappés par la con-
fusion des langues, et leurs marteaux et leurs, truelles seront
dispersés.
Cet article dont Carlyle se déclarait, le 2 juillet 1832, fatigué
et peu satisfait et qui est pourtant considéré comme un de ses
meilleurs essais, fut mal accueilli par la critique. Elle en vou-
lait à ce jeune écrivain qui déjà la malmenait sans scrupule, et
l'on conçoit que son appréciation' ait été, comme l'écrit Co-
chrane, « éminemment défavorable ».
Cette môme année, Carlyle traduisit la Nouvelle de Gœthe et
le fameux Conte des contes qu'admirait tant Schlegel et dont
Robinson lui avait jadis recommandé la lecture.
Déjà, en 1830, Gœthe avait promis à Jane Carlyle de lui en
envoyer « deux interprétations » , mais elle ne semble pas les
avoir reçues. Carlyle écrivit pour elle le commentaire désiré et
le publia, avec sa version, dans le Fraser' s Magazine. Cette ten-
tative reflète nettement les préoccupations de son esprit. C'est
une exégèse imprégnée de métaphysique allemande. Sous cette
brillante fantaisie, traitée comme une légende orientale, Carlyle
veut démêler tout un symbolisme. Le Conte est « l'emblème de
l'histoire universelle » et en particulier de l'époque actuelle, âge
de trouble et de transition. Le fleuve représente le temps qui
LA MORT DE GŒTHK 161
coule entre les deux mondes, l'au-delà et la vie actuelle, le
monde surnaturel et profond, le monde extérieur et quotidien.
Tout ce qui naît passe de celui-là en celui-ci, tout ce qui meurt
retourne en celui-là. Il s'agit pour l'homme de relier dans la
vie ces deux royaumes, de franchir le fleuve qui sépare la prin-
cesse liliale et le prince errant, qui met un ahîme entre l'absolu
et l'humanité. Hélas 1 les communications sont précaires. Le
bon vieux passeur, qui symbolise le sacerdoce, la religion et
dont la hutte représente l'Église, a été dupé par les feux-follets,
les messagers de la philosophie sceptique; il les a transportés
de ce côté-ci de la vie, et ceux-ci, dilettantes élégants, railleurs,
comme les Français du dix-huitième siècle, gaspillent ici-bas
l'or de la vraie sagesse. Il y a bien le géant dont l'ombre toute-
puissante peut porter, à la tombée de la nuit, les voyageurs
sur l'autre rive, mais il est la superstition aveugle, endormie,
qui titube et écrase les peuples. Il y a aussi le serpent radieux
qui se nourrit d'or, la science qui éclaire la route obscure de la
nature, l'intelligence qui y découvre le temple souterrain. II
peut s'allonger, se dilater, ramper sur les flots vers le mysté-
rieux rivage, devenir le pont de pierreries qui fera commu-
niquer les deux mondes, mais pour cela il faut qu'il meure et
se sacrifie. Un autre, plus grand que lui, est le véritable auxi-
Haire de Ihumanité : c'est le porteur de la lampe sacrée, celui
dont la lumière ne jette pas d'ombre et change tout en or; il
ne peut éclairer l'obscurité totale, le royaume de la superstition
et de l'ignorance, et le serpent de la science lui prépare les
voies. Il est « la céleste raisoïi humaine », la raison kantienne
opposée à l'entendement, et aussi l'intuition, la pure vision,
« l'esprit de poésie et de prophétie ». Sa femme, qui repré-
sente le pauvre effort pratique, a été flattée et dupée par les
feux-follets, les sceptiques sautillants et prodigues; elle a laissé
piller la maison. Tous deux sont « la raison et l'effort dans un
âge de transition », mais c'est lui qui heureusement remet les
choses en ordre. Appelé par le serpent de la science, il va cher-
cher aux rivages du surnaturel le cadavre du prince mort de
désespoir, l'humanité terrassée en face de l'idéal. Il le ressus-
cite, et dans le temple qui existait, « préparé et certain sous le
11
162 GOETHE EN ANGLETERRE
présent », qui s'est élevé des profondeurs du fleuve, a ébranlé
la hutte du passeur et l'a reçue dans sa coupole ouverte, il le
fait roi. Ceux qui le couronnent et le sacrent, ce sont les trois
anciens monarques, les rois d'or, d'argent et d'airain : la
sagesse, l'apparence et la force. Le porteur de lampe l'unit
enfin à la princesse liliale, à l'inaccessible aimée.
Ainsi la science, « la philosophie mécanique » a jeté les bases
du pont. Le géant de la superstition, pétrifié, n'y circulera plus
lourdement et n'y troublera plus la foule; la vieille église,
ébranlée par le choc de l'avenir qui monte sous le fleuve du
temps, a été recueillie dans le temple et transformée, par
l'éclat de la lampe, en un autel d'argent; l'âge de transition,
d'incohérence, d'hypocrisie et de scepticisme est passé; l'acti-
vité humaine, fondée sur une intime alliance du surnaturel et
du quotidien, peut maintenant se réaliser, le dualisme est
vaincu, « la raison céleste » a triomphé.
C'est là une vision d'espérance pour Carl^-le, et quelles que
soient les réserves ironiques qu'il fait sur son interprétation, il
l'a préciséeavec amour. Sept ans plus tard, il recommandera sa
traduction à Emerson qui pubhe une édition américaine de ses
mélanges : « Je la considère comme un morceau tout à fait
remarquable, bien digne d'être parcouru spécialement par tous
mes lecteurs ». On comprend la lettre qu'il écrit à son frère
John, le 2 décembre 1832 : « Je deviens plus sérieux, plus
grave, moins malheureux chaque jour. La création tout entière
m'apparait de plus en plus divine, le naturel de plus en plus
surnaturel. Excepté Gœthe qui est mon proche voisin, pour
ainsi dire, aucune œuvre ne m'attire plus (?nich anspricht) que
les Écritures, bien qu'elles soient si lointaines. » A cette époque,
Carlyle reçoit une lettre et un paquet de Weimar. Le fidèle
Eckermann, qui a traduit son article sur /n Mort de Gœthe. lui
envoie l'ouvrage du chancelier de Millier : (iiethc dans son acti-
vité pratique. L'année suivante, il lui annonce encore la publica-
tion de la Correspondance de Gœthe avec Zelter, mais Carlyle ne
lui répond qu'en 1834 : il est déjà plongé dans l'étude de la
Révolution française, submergé par le bouillonnement du
passé. Il n'a plus le temps de travailler pour les autres, dexpli-
LA MORT DE GOETHE 163
quer les autres: il s'affirme et il crée lui-même. Sartor veHartua
est publié en 1833 dans le Fraser's Mafjazine, et Garlyle ne par-
lera plus guère de Goethe qu'à ses amis, à un Sterling, à un
Emerson, à un Stuart Mill. Il considère sa mission comme ter-
minée. Son impression personnelle de Gœthe, si discutable et
si incomplète, est nette et arrêtée : « Mon Gœthe. écrit-il à Ecker-
mann, avec tout ce qui tient à lui, devient plus grand et tou-
jours plus vrai, à mesure que je réalise en moi plus de clarté.
Et pourtant il se dresse bien là, comme un objet achevé, si l'on
peut dire, auquel rien ne pourra plus être ajouté, tel un pro-
montoire de granit, haut et serein, qui s'avance au loin dans le
chaos désert, mais ne le traverse pas. » A l'historien de la vie
. politique, le héros de la pensée et de la poésie ne suffisent plus,
Carlylé ne perd pas Gœthe de vue, il voit seulement que les
hommes veulent dépasser cette conquête, traverser le chaos :
le monde semble chercher un autre chemin, demande des
affirmations religieuses et sociales, et ceci lui paraît i haute-
ment significatif » .
Quant à lui, il a accompli sa tâche, il a fait son devoir, et son
effort n'a pas été vain : l'Angleterre n'a-t-elle pas vu paraître
trois nouvelles traductions du Faust depuis un an? Il est à la
veille de quitter définitivement sa solitude de Craigenputtock;
dans quelques jours, il va s'établir à Chelsea, affronter Londres
et enseigner les foules. Son idéal est toujours de conduire les
hommes, à travers le désert, vers la terre promise, d'être le
pasteur héroïque. Et comme il a conscience que l'art, le moyen
d'expression de Gœthe, resterait en ses mains noueuses un
instrument tremblant, il s'enfonce résolument dans l'histoire.
11 cherchera à retrouver dans la vie du passé la révélation que
la poésie lui a donnée jadis, il élèvera la voix dans le tumulte
des révolutions, il dira les avertissements de Dieu, et il entraî-
nera les hommes, à travers les époques de trouble, de boule-
, versement et de conquête, jusqu'à ce sommet fulgurant où
s'élève le Temple de l'Éternel. Il a terminé ses Années dUippren-
tissage. Sans doute il n'est pas devenu un sage. Il a gardé Tirrita-
bilité d'un malade. Lui qui recommande aux autres le précepte
164 GŒTHE EN ANGLETERRE
de Goethe : « accomplis ton devoir le plus proche •* , il oubliera
ses propres instructions et s'isolera dans son foyer; lui qui
prêche le renoncement, il sera parfois d'un égoïsme farouche,
mais il est devenu un Voyant, une personnalité en qui s'affir-
mait, comme en Gœthe, une force morale dont les effets, impré-
visibles encore, allaient être illimités.
Si la prédication est terminée, les réminiscences restent d'ail-
leurs vivaces, l'écho se prolonge à travers toutes les œuvres de
Garlyle. Cagliostro (1833) lui rappelle le Voyage en Italie, et il se
souvient, dans son essai sur Diderot (1833), de la traduction du
Neveu de Rameau, par Gœthe. Dans sa Révolution française, il
écrit des vers de Gœthe en tête des trois parties de l'ouvrage :
la Bastille (1), la Constitution (2) et la Guillotine (3); il suit, en
Argonne et au cours de la retraite des Prussiens, « le poète
(1) Diesem Amboss vergleich ich das Land, den Hammer dem Herrscher,
Und deni Volke das Blech, das ia der Mitte sicli krûmmt.
Wehe dem armen Blecli, wena nur wilkiirliche Schliige
Ungewiss treiren, und nie fertig de Kessel ersclieint »!
{Epigrammei vénitiennes, Jubil. Aiisg. 1, 208.)
(2) Mauern seh ich gestûrzt und Mauern seh ich errichtet
Hier Gefangene. dort aucli der Gefaagenen viel.
Ist vielleicht nur die Welt ein grosser Kerker? und frei ist
Wohl der Toile, der sich Ketten zu Kr.inzen erkiest.
{Prophéties de Bakou, Jubil. Ausg. 1, 230.)
(3) Aile Freiheits Apostel, sie waren mir immer zuwider
Willkûr suchte doch nur Jeder am Ende fur sich
Willst-du Viele befreien? so ^vag' es Vielen zu dienen.
Wie gelahrlich das sei, willst dues wissen? Versuclis.
{Epigrammes vénitiennes, Jubil. Ausg., l, 217.)
Ces vers sont traduits en anglais par Garlyle dans son Essai : Gœthe's
Works, 1832.
1. A cette enclume je compare le pays, au marteau son gouvernement
Et au peuple cette plaque de fer qui se tord entre les deux.
Malheur au pauvre fer, quand seuls des coups capricieux
Le battent au hasard, et que nul chaudron ne se fait.
2. Je vois des murs qu'on abat, je vois des murs qu'on élève.
Ici des prisonniers, là encore des prisonniers, et beaucoup.
Le inonde est-il donc une immense prison, n'y a-t-il de libre
Que le fou qui fait de ses cliaines des couronnes?
3. Tous les apôtres de la Liberté m'ont toujours déplu.
Chacun ne cherchait pour soi, au fond, cpie la licence,
Veux-tu délivrer les iiommes? Ose dabord les servir.
Le danger qu'il y a là, veux-tu le savoir? Essaie.
I
t
LA MORT DE GOETHE 165
mondial », conseiller privé du duc de Weimar. En d837, il lui
fait une large part dans ses Conférences sur la littérature alle-
mande : la quatrième étudie < la Renaissance de la littérature,
Werther et Gœtz de Berlichingen » ; la cinquième a pour titre :
« Caractéristiques de la nouvelle littérature allemande, Faust,
les philosophes : Kant, Fichte, Schelling, Art et Croyance,
Goethe. » De nombreuses réminiscences attestent jusqu'en 1840
le persistant prestige du poète. Carlyle avait écrit à Sterling,
le 25 décembre 1837 : < Nous sommes loin l'un de l'autre
maintenant, mais je bénirai toujours sa mémoire comme celle
d'un libérateur de la mort. »
CHAPITRE V
l'influence de gœthe sur la pensée de carlyle
Sartor resartus. — La métaphysique de Carlyle, compromis itit^onscient
entre l'idéalisme de Fichte et le pantliéisraè natm-aliste de GoHlie: les
deux notions principales, l'idée divine du monde, l'universel devenir.
— La religion de Carlyle. Optimisme gœthéen et calvinisme puritain.
Passé et Présent. — La morale; la leçon d'a^célisme et l'évangile de
l'action. — La conception de l'histoire (la distinction gœthéenne entre les
époques positives et les époques négatives, le Culte des héros, l'abandon
de Gœthe). — L'interprétation morale dans la critique. — Conclusion ;
la transformation de Gœthe dans l'esprit de Carlyle.
« And knowest thou no prophet,
even in the veslure, environment
and dialect of this âge? None to
whoni the Godlike had revealed
itseif, through ail the meanest and
highest forms of the Coramon... I
know bim and name biœ. Goethe. >
{Sartnr resartus. The Edim-
burgh Edition, p. 175.)
Après avoir suivi Carlyle pas à pas dans ses études alle-
mandes, après avoir indiqué chaque fois ses acquisitions nou-
velles, il nous reste à nous demander quelles sont les grandes
idées qu'il a découvertes (ou qu'il a cru découvrir) en Gœthe.
Il n'est pas nécessaire de revenir ici sur l'influence psycholo-
gique de Gœthe, nous avons vu ailleurs le rôle que joua sa
pensée dans la formation profonde, dans la « conversion mo-
rale » de Carlyle. Et il ne s'agit pas davantage de résumer les
résultats déjà fixés. Il faut regarder sans doute vers le passé,
mais surtout scruter l'avenir.
Sans oublier les Essais, les travaux de critique littéraire qui
donnent aux Années d'apprentissage leur rythme particulier, leur
allure impatiente et pourtant soumise encore, abordons main-
L'INFLUENCE DE G01:THE 167
tenant les anne'es d'apostolat personnel, gardons le souvenir,
l'écho des prédications gœthéennes, mais cherchons à retrouver
la voix de Gœlhe dans les nouvelles affirmations. Il faut exa-
miner, de ce point de vue, la métaphysique de Carlyle, sa reli-
gion, sa morale, sa conception de l'histoire et de la critique.
Sartor resarlus (1736), son autobiographie fumeuse et tour-
mentée, est un évangile de pensée et d'action, et c'est là que se
dégagent le plus nettement, sous l'incohérence de l'exposé, les
obligations intellectuelles de Carlyle. Ajoutons encore à l'essai
intitulé : Caractéristiques, le Culte des Hiros (1840) et Passé et
Présent (1843).
La métaphysique de Carlyle et sa conception de l'histoire
sont inséparables : au premier abord, elles semblent se ratta-
cher uniquement aux doctrines de Kant et de Fichte. « Ce vaste
décor du temps et de l'espace dont Kant avait montré l'irréalité,
dit M. Cazamian, la présence cachée de l'émanation divine vint
le soutenir dans l'abîme vide et sans cesse le renouveler; le
monde sensible, tout pénétré d'un rayonnement surnaturel, prit
une valeur d'emblème; en formules toujours changeantes, les
âges de l'humanité s'efforcèrent d'interpréter le sens caché des
choses, et les grands hommes, prêtres, penseurs, écrivains,
eurent pour tâche de leur expliquer ce mystère. » Tout Carlyle
est là, et c'est précisément aussi la doctrine de Fichte (1), telle
qu'elle apparaît résumée dans l'essai sur VÉtat de la littérature
allemande. Dès lors où est l'apport de Gœthe? La métaphysique
de Carlyle repose sur deux conceptions germaniques : le pan-
théisme idéaliste et la théorie de l'universel devenir. Gœthe
aida Carlyle à imaginer la première, il lui en fournit Vexpressionj
la forme. Il lui apporta d'autre part la confirmation de la seconde,
il lui en montra l'application dans les sciences et dans la
poésie.
« Il n'y a pas d'espace ni de temps, ditTeufelsdrôckh, au cha-
pitre VIII de Sartor resartus : « le Monde débarrassé de ses vète-
(1) Ueber die Beslimmung des Gelehrdn (d794). Veber das Weseii des
Gelehrten (1805).
168 G(BTHE EN ANGLETERRE
ments. » Nous sommes, nous ne savons quoi, des étincelles de
lumière flottant dans l'éther de la Déité. De sorte que ce monde
qui semble si solide, après tout ne serait qu'une image aérienne,
que notre Moi serait la seule réalité, et que la nature, avec sa
multiforme production et destruction, ne serait que le réflexe de
notre force intérieure, « la fantaisie de notre rêve » ou ce que
l'Esprit de la Terre dans Faust appelle la robe vivante et visible de
la Divinité :
« In Lebensfluten, im Tatensturm,
Wall'ich auf und ab,
Webe hin und ber!
Geburt und Grab,
Ein ewiges Meer,
Ein wechselnd Weben,
Ein glùhend Leben,
So schaff'ich am sausenden Webstuhl der Zeit,
Und wirke der Gottheit lebendiges Kleid. »
« Dans les flots de la vie, dans l'orage de l'action,
Je monte et je descends,
Je flotte ici et là.
Naissance et tombeau.
Mer éternelle,
Tissu changeant.
Vie ardente.
Ainsi je travaille sur le bruyant métier du Temps
Et tisse le manteau vivant de la Divinité. »
11
Fichte avait parlé de « lidée divine du Monde », de la réalité
suprême qui vit au fond des apparences. Mais qu'était-ce pour
Carlyle, sinon une abstraction? Il réclame autre chose. Goethe
déroule devant lui la grande vision attendue, Kant avait dit : le
Moi organise le monde, il le fait rentrer dans ses catégories,
dans les cadres illusoires du Temps et de lEspace. Fichte va
plus loin et dit : le Moi, en s'afflrmant, se limite et crée le
monde. Il n'y a qu'une souveraineté absolue en nous et au
dehors de nous, celle de l'esprit. Et c'est bien là aussi l'affirma-
tion de Carlyle : l'homme n'est pas un rouage sans âme dans le
mécanisme de la nécessité, il est l'expression mt^me de l'idée
divine, le miroir qui la reflète, l'aclivité qui l'affirme; son
esprit forme de la pensée éternelle, participe à son auguste
r
L'INFLUENCE DE GOETHE 169
réalité. Il n'y a en nous comme au fond des choses qu'une
réalité : celle de l'Idée. Et cette idée, cette raison, cette loi des
kantiens, c'est pour Carlyle le Dieu de Gœthe, l'activité vivante
sous le tissu éternel et mouvant des phénomènes. Son pan-
théisme idéaliste s'exprime dans la merveilleuse image du Faust
et cette image devient le symbole fondamental de Sartor
resartus. Carlyle ne peut admettre « le dieu absent, assis pares-
seusement depuis le dernier Sabbat, à Textérieur de l'univers
et le regardant aller ». H se souvient des vers de Gœthe dans
son recueil : Dieu et Monde :
« Que serait un Dieu qui donnerait seulement l'impulsion du
dehors, qui ferait tourner l'univers en cercle autour de son
doigt? Il lui sied de mouvoir le monde de l'intérieur, de porter
la nature en lui, de résider lui-même dans la nature, si bien
que ce qui vit et opère et existe en lui n'est jamais dépourvu
de sa force, de son esprit. » Pour Carlyle aussi la matière est la
manifestation de l'idée. La chose visible, qu'est-elle donc, sinon
un habit, un vêtement de l'Invisible, un emblème. Le langage,
la poésie, les arts, l'Église ne sont que des symboles, « la société
fait voile à travers l'infini, portée sur un vêtement comme sur
un manteau de Faust ». Gœthe fournit à Carlyle l'expression,
l'image, infidèle d'ailleurs, de son panthéisme fichtéen. Il laide
à formuler sa philosophie.
La nature n'est-elle pas pour le poète un empire harmonieux
de forces qui s'expriment sous des formes, sous des apparences
variées, une échelle infinie que gravissent et que descendent
éternellement, en portant les seaux d'or de la vie, les esprits
mélodieux? Gœthe réconcilie dans une adoration panthéisi
l'esprit et la matière. Mais, et c'est là qu'il se sépare de F
il ne détruit pas la matière ; elle n'est pas seulement une pure
apparence, une illusion, elle est la vie même de la divinité.
Matière et pensée sont pour lui, comme pour Spinoza, deux
aspects de l'Infini. L'esprit et la nature sont un seul et même
Dieu, conçu sous deux formes difi'érentes, ici dans l'unité de son
essence intelligible, là dans la multiplicité de ses déterminations.
L'esprit n'est que la nature vue du côté des idées, la nature
n'est que Tesprit vu du côté de la réalité. Elle n'est que le
ithéiste \
Fichte, \
470 GŒTHE EN ANGLETERRE
développement nécessaire de la vie divine, elle n'^est pas, comme
la philosophie de Fichte, une illusion, une fiction jaillie du moi,
créée par lui, dès qu'il se « pose » .
L'image gœthéenne, dont Carlyle s'empare fiévreusement, ne
correspond donc pas exactement à l'idée de Fichte : elle im-
plique un Dieu-nature, un panthéisme où le monde ne s'éva-
nouit pas dans l'insoutenable lumière de l'esprit, mais au con-
traire subsiste à côté de l'esprit, l'exprime et le prolonge.
Fichte développe une métaphysique strictement idéaliste qui
surgit du moi au lieu de descendre de la divinité. Gœthe^
comme Spinoza, replonge l'esprit humain dans le sein de la
substance dont la matière et la pensée ne sont que les attributs.
L'un découvre, en même temps, au fond de l'esprit et des
choses, l'idée divine du monde, la réalité suprême, mais c'est
en déchirant, d'un geste irrité, le voile mensonger de la nature.
L'autre qui est un poète sent toute la beauté des apparences,
ne se résigne pas à n'y voir que des magnificences fallacieuses,
des sortilèges méprisables; la nature lui paraît sacrée, elle est
l'expression, la manifestation même de Dieu; et son panthéisme
naturaliste, dilaté par une joie saine, par un grand amour de la
vie, ne se plie pas à l'idéalisme rigide des doctrines de Fichte.
Mais Carl3ie n'est pas un métaphysicien : il ne se rend pas
compte que, si la philosophie de Goethe est plus colorée, plus
poétique que celle de Fichte, c'est précisément parce qu'elle
embrasse en une indulgente effusion tous les royaumes de la
matière, au lieu de sisoler sur les cimes, sous le vent purifica-
teur de l'idée. 11 voit tout simplement en Fichte et en Gœthe
deux prophètes d'une même religion : leurs panthéismes si dif-
férents lui semblent deux formes. Tune abstraite, l'autre Ima-
ginative, de la même pensée, et c'est pourquoi son esprit,
avide de symboles et assoiffé de certitudes, met l'expression
gœthéenne au service de la métaphysique idéaliste.
N'avoir pas fait cette distinction n'entraîie d'ailleurs aucune
incohérence dans le reste de la doctrine. Quelle que soit l'es-
sence même de Dieu, qu'il soit l'Idée victorieuse des apparences
ou la vie profonde de la nature et de l'esprit, la pensée pure
qui exclut la matière ou la substance spinoziste qui réconcilie
L'INFLUENCE DE GOETHE 471
en elle la matière et la pensée, il se manifeste sans cesse à Ira- l
vers le monde, et c'est là l'important. Il s'exprime, non seule-
ment dans un riche et merveilleux univers, mais aussi dans
l'humanité et les événements de l'histoire. Gœthe l'admet aussi
bien que Fichte, et c'est là l'essentiel de la philosophie de Car-
Ij'le. Dieu dans la nature, dans l'homme et dans le temps, c'est
le but de sa recherche passionnée. Lorsqu'il le découvrira, il
emploiera, pour le révéler, le langage poétique du voyant. Lui
qui admire tant « l'intelligence emblématique » de Gœthe, sa ^
tendance à douer « de forme, de vie, l'opinion, le sentiment qui
l'occupent », en un mot, sa puissante faculté poétique, intuition
lucide et vision pittoresque, il écrit la symbolique philosophie
des vêtements. « Son originalité philosophique, ditM. Cazamian,
consiste dans la transposition imaginative, non dans la décou-
verte des idées. Il a pris mieux conscience de ce besoin et de ce
don en l'analysant chez Gœthe. »
Il trouva également dans l'œuvre de Gœthe, exprimé sous L'
une forme précise, ce sentiment du devenir universel qui était
au fond de toute la pensée allemande. De Herder il avait appris
les grands mouvements de l'humanité en marche; il connaissait
le rythme métaphysique mis par Fichte à l'origine des choses,
et indirectement la dialectique de Hegel, son déroulement de
thèses et d'antithèses à travers le monde de la pensée et de ,
l'histoire. Gœthe affirmait le progrès des formes et des êtres, la \
transformation nécessaire des espèces vivantes et la métamor- '
phose des plantes. Il savait que derrière les apparences chan-
geantes subsistent les formes éternelles. Tantôt il insistait sur
l'écoulement, la fluctuation incessante des choses, comme dans
cette poésie de son recueil : Dieu et Monde. « Pour se retrouver
dans rinfmi, l'individu s'évanouit volontiers... Il faut que tout
être se meuve, qu'il glisse en créant, qu'il se forme d'abord,
puis se transforme; s'il semble se reposer un moment, ce n'est
qu'une apparence. L'essence éternelle se meut sans cesse en
toutes choses, car tout doit tomber dans le néant, s'il veut per-
sévérer dans l'être. » Tantôt, comme au début de sa poésie :
Testament, il affirme au contraire, en face de cette existence pas-
472 GŒTHE EN ANGLETERRE
sagère, la durée du principe suprême, léternité de l'activité
divine : « Aucun être ne peut tomber dans le néant, l'.essence
éternelle ne cesse de se mouvoir en tous, attachez-vous à l'exis-
tence avec bonheur. L'existence est éternelle, car des lois con-
servent les trésors vivants dont l'univers a fait sa parure. »
Goethe anime Tabstraction spinoziste, il applique à la nature
l'idée du développement, il considère le monde, selon les
expressions deTaine, « comme une échelle de formes et comme
une suite d'états ayant en eux-mêmes la raison de leur succes-
sion et de leur être, enfermant dans leur nature la nécessité de
leur caducité et de leur limitation, composant par leur ensemble
un tout indivisible qui, se suffisant à lui-même, épuisant tous
les possibles et reliant toutes choses depuis le temps et l'espace
jusqu'à la vie et la pensée, ressemble par son harmonie et sa
magnificence à quelque Dieu tout-puissant et immortel (l) ».
Cette même idée, il l'applique à l'homme dont il décrivit dans
Faust et dans Wilhelm Meister le développement moral, l'évolu-
tion à la fois individuelle et générale, et il la vérifia par ses
travaux scientifiques, ramenant tous les os du squelette à une
vertèbre unique, tous les organes des plantes à un type primitif
et idéal.
Carlyle reprit l'idée de l'universel Devenir, et l'énigme du
temps hanta sa pensée inquiète. Il eut l'effroi de l'éphémère,
l'hallucination des existences trop brèves, météores engloutis
dans la nuit éternelle. Et pourtant il savait que les apparences
doivent mourir, que les grandeurs et les événements du siècle
n'ont de valeur que par la souveraine réalité de Tldée, que les
étofi'es tissées par l'homme s'usent, se déchirent et tombent en
poussière, que les croyances, les gouvernements, les Églises
sont emportées dans le grand tourbillon, le long de la spire
vertigineuse où se réalise en sens inverse l'éternel Devenir.
l'ascension de la vie. En môme temps qu'il concevait ce chan-
gement incessant, il savait que de ce passé, toujours quelque
chose subsiste. 11 le dit dans ses Caractéristiques en termes qui
rappellent ceux de Goethe : « Le vrai passé ne passe pas. Rien
(i) Hist tire d' la littérature anglaise, v. 273-4.
L'INFLUENCE DE GOETHE 175
de ce qui avait une valeur dans le passé ne meurt. Ni ve'rité ni
bien réalisés par Thomme ne périssent, ne peuvent périr, mais
tout est toujours là, et reconnu ou non, vit et agit à travers des
changements sans fin. Si toutes les choses, pour parler le
jargon allemand, sont discernées par nous et existent pour nous
dans un élément de temps, par conséquent de mort et de muta-
bilité, le temps lui-même repose sur l'Éternité; ce qui est vrai-
ment grand et transcendental a sa base et substance dans
l'Eternité, nous est révélé comme Éternité sous le vêtement du
temps... et le présent est la somme vivante du passé tout
entier. » Tout se meut et se meurt, mais au fond rien ne change.
L'univers peut rouler dans l'éther sous la pluie des étoiles
défuntes, et toujours à l'horizon jailliront des étoiles nouvelles.
La philosophie du perpétuel écoulement est souvent assombrie
par la terreur de Tinconnu et du mystère où s'engouffrent les
êtres, et Carlyle n'a pas échappé à ce sentiment d'angoisse.
Mais elle est aussi la philosophie du Devenir, de la réalisation
divine, et chaque fois que Carlyle, à l'exemple de Gœthe, l'a
conçue sous cette forme, il a triomphé comme lui du pes-
simisme en regardant l'avenir. « Devant nous est le temps sans
bornes avec ses continents et ses eldorados encore incréés et
inconquis, que nous avons, oui, nous-mêmes, à conquérir et à
créer, et du fond de l'Éternité luisent pour nous guider de
célestes étoiles. » Et Carlyle cite ces vers du Dixan : « Comme
mon héritage est magnifique et vaste! Le temps est mon héri-
tage; mon champ, c'est le temps (!)• »
Le panthéisme de Carlyle n'est pas une croyance profonde :
c'est une attitude philosophique. Concevoir Dieu comme l'acti-
vité interne ou l'Idée profonde du monde, la nature comme son
expression visible, son manteau vivant, l'homme comme son
reflet, sa révélation, c'est là une philosophie qui attire et retient
Carlyle, qui satisfait à la fois sa raison et sa sensibilité, ses
revendications intellectuelles et ses exigences mystiques.
Pourtant ce n'est qu'une philosophie et nous savons le mé-
pris de Carlyle pour l'idéologie. Sans doute l'intuition est pos-
(1) Jubil. Ausg., V, p. 55.
174 GŒTHE EN ANGLETERRE
sible pour les héros, la raison transcendante peut franchir les
bornes qui limitent l'entendement, mais l'humanité tout entière
aura-t-elle, comme un Gœîhe ou un Fichte, la révélation directe
de Dieu? Non, la métaphysique est insuffisante : elle n'a qu'une
valeur négative. Elle a tué l'ironie sceptique et anéanti le maté-
rialisme, elle rend possible l'avènement de la croyance. Là où la
philosophie s'arrête commence la religion. Carlyle n'est pan-
théiste qu'à demi : son âpre besoin de soutien moral, de disci-
pline, l'entraîne à chaque instant, des hauteurs où il bâtissait
orgueilleusement son temple, vers l'église chrétienne de la
plaine où avaient prié ses ancêtres. Goethe écrivait à Jacobi
en 1813 : « Je ne puis, avec les multiples besoins de mon être,
me contenter d'une seule façon de penser. Comme artiste et
comme poète, je suis polythéiste; panthéiste au contraire en
tant que naturaliste. Ma personnalité d'homme moral exige-
t-elle un Dieu? Je donne encore satisfaction à ce nouveau
besoin. » Carlyle obéit au même instinct profond. La philoso-
phie ne lui suffit plus : il ouvre la Bible. Mais là encore il n^ou-
blie pas Goethe; si paradoxal que cela puisse sembler, son
christianisme s'appuie plus d'une fois sur l'autorité du poète.
*
* *
Dans son essai sur Voltaire, Carlyle apprécie la valeur du
christianisme. Il est sûr, dit-il, de ne pas risquer une assertion
nouvelle, mais « de reporter simplement ce qui est déjtà la con-
viction du plus Grand de notre époque », en affirmant que la
religion chrétienne ne pourra plus passer, qu'elle durera à tra-
vers tous les temps sous une forme ou autre, qu'il est écrit,
dans le cœur de l'homme comme dans l'Écriture : t Les portes
de l'enfer ne prévaudront point contre elle. » Si cette foi s'obs-
curcit dans la mémoire des hommes, sous la nuit des passions et
des illusions, elle « trouvera toujours, dans chaque àme pure,
dans chaque Sage, un nouveau missionnaire, jusqu'à ce que le
grand livre de l'histoire universelle soit fermé, jusqu'à ce que
les destinées de l'homme soient accomplies sur cette terre ».
Carlyle ne fait que développer ici un passage du Divan dans
L'INFLUKNCE DK GOETHE 173
les notes consacrées à xMahmud de Gasna. < Il faut louer très
haut, dit Goethe, le christianisme dont la pure et noble origine
se manifeste toujours à travers les siècles, car après les plus
grands égarements où l'a entraîné l'homme aveugle, il se relève
«t s'affirme à nouveau, en tant que mission, communauté fami-
liale et fraternelle, pour la satisfaction des besoins moraux de
l'humanité. » Ici encore Garlyle perçoit comme Goethe, sous la
transformation des rites et la variété des confessions, la durée
et l'unité vivante du christianisme.
Mais sur son caractère essentiel, Garlyle et Goethe se sépa-
rent. Ainsi qu'il le dit au XV« livre de Poésie et Vérité, Goethe
abandonna le piétisme de Francfort, assombri par la doctrine
augustinienne du péché originel et de la prédestination, pour
se rapprocher de l'optimiste croyance de Pelage et se faire « un
christianisme à son usage personnel ». Plus tard son impérieux
désir de culture et d'expérience l'entraînera vers une joyeuse
sagesse antique. Au contraire, Garlyle croyait, comme John Knox
et Cromwell, à l'imperfection de la nature humaine. De toute
son âme presbytérienne, il avait l'horreur du péché. 11 avait
beau s'incliner avec reconnaissance et ferveur devant le mys-
tère divin de la création, adorer dans l'âme immortelle le reflet
de la Divinité (ceci était l'exigence de son esprit, le résultat de
ses méditations philosophiques), il était torturé par son scru-
pule calviniste, et son cœur se remplissait d'etTroi à la pensée
de l'éternelle damnation qu'il évoquait en des visions dantes-
ques. Il hésita toujours entre l'optimisme gœthéen, l'accepta-
tion sereine du monde, la croyance à la divine nature de
l'homme, et le pessimisme ascétique, la peur de la faute, le
besoin d'expiation, le frémissant et douloureux renoncement.
Lorsque sa métaphysique s'imprègne de religion, lorsque son
idée se colore d'un sombre sentiment de la vie, sa certitude
abstraite, appuyée sur un panthéisme harmonieux, vacille et
semble s'écrouler. Moniste quand il réfléchit, il est pluraliste,
manichéen quand il agit et quand il sent. Toute sa philosophie
décèle ce malaise; elle oscille, selon les circonstances, entre
Goethe et Galvin, entre les réconfortantes intuitions de son
esprit et les âpres revendications de sa race et de son passé.
176 GŒTHE EN ANGLETERRE
Le « secret ouvert >, dit-il en parlant de Gœthe (« das oflenbare
Geheimnis » des Années de voyage), n'est plus un secret pour lui,
et il sait que l'univers est plein de bonté, que tout ce qui a
l'existence a la beauté. Dans Passé et Présent^ il définit l'optimiste
religion que lui dicte le spectacle du monde : < L'univers, te
dis-je, est régi par une loi. La grande âme du monde est juste
et non point injuste. Plonge tes regards, s'il te reste des yeux
ou une âme, dans cet immense Incompréhensible qui n'a point
de rivage : au cœur de ces tumultueuses apparences, de ces
complications, de ces tourbillons déchaînés du Temps, n'aper-
çois-tu pas, silencieuse, éternelle, une suprême justice, une
suprême beauté, unique réalité, suprême pouvoir dirigeant le
tout? Cela n'est pas une figure de rhétorique, c'est un fait...
Dans le cœur de qui le connaît, ce fait s'enfonce silencieux,
terrible, indicible. Cet homme dira avec Faust : « Qui donc ose
Le nommer... (1). Dans le temple de TÉternel, qu'il l'adore en
silence, sil ne trouve pas les mots qu'il faudrait... « Et Carlyle
termine le IIP livre de Passé et Présent par le Chant du
maçon de Gœthe, poème de confiance et d'espoir qui s'élève
entre « les étoiles silencieuses » et les « silencieuses tombes »,
hymne grave à la liberté humaine et au courage des forts.
« Il y a des gens qui vous regardent
Dans le silence de rÉternité;
Il y a foule,
0 braves, pour vous récompenser.
Travaillez et ne désespérez point. »
Mais cette religion ne parvient pas à chasser les angoisses et
les scrupules du calvinisme. Le christianisme de Carlyle est
tendu, comme un voile gris, devant le décor lumineux quha-
bite la sagesse antique. Gœthe croit à la bonté de l'homme et à
la beauté de l'univers, Carlyle veut y croire, passionnément,
mais comme l'a dit un de ses critiques, c'est en vain que brille
au loin le soleil d'Ionie : sur son âme attristée pèse la malédic-
tion du Nord.
(1) G. W. Jubil. Ausg., XIII, 149.
L'INFLUENCE DE GOETHE 177
* *
Cette contradiction entre la métaphysique de Carlyle et son
protestantisme s'explique par son inquiétude morale, sa haine
invincible du péché. Ce qui le porte à douter de la perfection
humaine, quelle que soit la valeur divine de la création, c'est le
mal, cest l'immoralité du temps : il ny a plus de saints, de
héros. Et la voix du puritain gronde en lui, étouffant les affir-
mations du penseur. La divine Idée du monde de Fichte, le Dieu-
Nature de Goethe disparaissent dans l'obscurité des métaphy-
siques : il n'y a plus devant Carlyle, parmi les flammes aveu-
glantes du buisson ardent, que le Dieu de l'Ancien Testament,
celui qui dicte et qui défend, l'inspirateur de Moïse, mais aussi
celui disaïe et d'Ézéchiel, le Jéhovah vengeur. Dès lors,
Carlyle abandonne la colline sereine et le clair portique où
Gœthe accueillait toutes les religions de l'idéalisme, celle des
Grecs et celle des « Renonçants », celle d'Iphigénie et celle de la
Province pédagogique. 11 descend vers les villes noires, les vallées
de la misère et du vice; tel un prophète biblique, il prêche la
pénitence et il menace les hommes de la colère divine. 11 a oublié
les vers du poète :
« Allen Sûndern wjrd vergeben
Und die HôUe nicht mehr sein! »
« A tous les pécheurs il sera pardonné et TEnfer n'existera
plus. »
Dans Sartor resartus, au chapitre du Oui éternel, Carlyle
chante la résurrection intérieure due à Gœthe. 11 s'appuie sur
le passage déjà cité de Wilhehn Meister et il en tire toute sa
morale. « Quel acte de législation a jamais décrété que tu
dusses être heureux? Il y a seulement un moment, tu n'avais
aucun droit à l'existence... Ferme ton Byron, ouvre ton Gœthe. »
Sans doute Byron se révolte et Gœthe recommande le courage,
l'acceptation de la destinée, mais comme on l'a déjà vu, cette
soumission n'est pas la mortification, l'ascétisme. Le devoir
12
Il
178 GOETHE EN ANGLETERRE
pour Gœthe consiste à aimer ce qu'on se commande à soi-
même : il adapte sa sensibilité à son instinct artistique d'une
part, et à sa croyance métaphysique de l'autre.
Le panthéisme de Gœthe entraîne la soumission des fornjes
inférieures aux formes supérieures, l'individu doit s'insérer à
sa place dans la trame du monde : l'homme doit contribuer à
l'harmonie de l'univers; il doit mettre son activité au service
de tout(« Tâtigkeit im Dienste desGanzen » (1). ^lais ce culte du
devoir est identique à celui de la beauté : si Gœthe donne, dans
l'ordre scientifique, une telle importance à l'unité du type idéal
que les êtres particuliers s'évanouissent à ses yeux, il se sou-
vient avant tout, dans l'ordre moral, de la grande harmonie
qui recouvre les dissonances, la souffrance et la laideur, les
modes transitoires et négligeables de l'être. Sa philosophie et
son esthétique appellent une hiérarchie des formes, et son
renoncement est accompagné d'une joie profonde : « Ame du
monde, écrit-il, viens nous pénétrer. Pour se retrouver dans
l'infini, l'individu s'évanouit volontiers. S'abandonner dans
l'infini est une ineffable jouissance. » Au contraire, le sacrifice
que demande Carlyle doit être douloureux. La souffrance est
un absolu : par elle on atteint Dieu, et le fameux silence de
Carlyle n'est au fond que la capacité d'endurance et de douleur.
Tandis que Gœthe termine noblement une longue existence heu-
reuse, Carlyle croit avec Schopenhauer que les grands pen-
seurs sont les grands souffrants de l'humanité : leurs vies sont
encloses « dans le grand empire du Silence, plus haut que les
étoiles, plus profond que le royaume de la Mort ». Il est scan-
dalisé lorsque Sterling lui affirme que Gœthe est un païen.
Comme le dit Matthew Arnold, il fait partout et toujours pré-
dominer rhébraïsme aux dépens de l'hellénisme. Il change
inconsciemment le beau précepte de Gœthe (Confession géné-
rale) « Im Ganzen, Guten, Schonen, résolut zu leben (2) >. Et
il écrit, à la fin de l'essai sur la Mort de Gœthe : « Vivre résolu-
ment dans le bon et le vrai. »
La morale de Carlyle comme celle de Gœthe est fondée sur
(1) WUhclm }fi'>ster.
(2) G \V. Jubil. Ausg^ I, 82.
LINFLUENCE DE GOETHE 179
l'idée d'une évolution personnelle (1) : l'homme se fait lui-
même. La moralité est une conquête, elle marche par étapes.
Wilhelm Meister et Faust passent du trouble à l'harmonie, Teu-
felsdrôckh s'achemine du Non éternel vers l'Éternelle affirma-
tion. Mais la meilleure préparation est encore pour Garlyle la
sainte veillée des armes, la « conversion » . Lorsque l'âme s'est
ressaisie, elle peut affronter la vie et le travail. Garlyle répète
sans fin les préceptes de Gœthe : « le doute ne peut être aboli
que par l'action » , « accomplis le devoir qui est le plus proche » ,
c'est-à-dire : vis dans l'actuel, mets ton idéal dans ta vie au
lieu de l'évoquer dans les nues, accomphs ta tâche présente, ne
songe pas aux obligations futures, n'enferme pas ton existence
dans le cadre d'une doctrine abstraite, mais travaille, crois en
toi, sois libre. Cet évangile de l'action est plus gœthéen que
celui du sacrifice. Le Lothario de Wilhelm Meister, comme le
remarque Garlyle dans Sartor, découvre que « son Amérique est
ici ou nulle part ». L'Abbé pense aussi que « la première et
dernière chose dans l'homme, c'est l'activité ». Et Garlyle
répand déjà, dans ses Caractéristiques, les Maximes qu'il redira
jusqu'à sa mort : « L'homme est envoyé ici-bas, non pas pour
questionner, mais pour travailler... La fin de l'homme, c'est
l'action, non la pensée... Dans l'action seule, nous pouvons avoir
la certitude. » Il relie la sagesse de Gœthe au pragmatisme con-
temporain.
La conception de l'histoire, chez Garlyle, reste malgré tout
imprégnée d'optimisme. L'histoire est la recherche de Dieu, la
réalisation de l'ordre moral. Il y a des époques négatives, celles
de doute, dit Garlyle dans son essai sur Diderot, mais il y a
aussi des époques positives, celles de croyance. Garlyle reprend
ici la distinction de Gœthe, dans la note au Divan : Israël dans
le désert. « Toutes les époques dans lesquelles règne la foi, sous
quelque forme que ce soit, sont brillantes, élèvent le cœur et
sont fécondes pour les contemporains et la postérité. Toutes les
(1) Cf. L. Cazamian, Carlyle, 107.
180 GOETHE EN ANGLETERRE
époques au contraire dans lesquelles l'incroyance, sous quelque
fornie que ce soit, affirme une pitoj^able victoire, sévanouissent
aux yeux de la postérité, parce que personne n'aime à se tor-
turer pour la connaissance de ce qui est infécond. » Pour Car-
lyle, comme pour Gœthe, la foi est ici comprise dans le sens le
plus large. Ce n'est pas l'adhésion de l'esprit à une orthodoxie,
mais la croyance en la valeur de la vie, en la réalité divine.
Les époques négatives ne sont d'ailleurs pas inutiles, elles
amènent les révolutions qui détruisent les faux temples, qui
libèrent la société de ses oripeaux poussiéreux et de ses formes
désuètes, qui consument l'impureté et rendent possible « la
résurrection du Phénix ».
Dans Sartor resartus, Carlyle déploie devant nous le réseau
des vieilles institutions, l'étoffe bariolée qui recouvre les reli-
gions sans âme, la tenture illusoire, jetée par les constitutions,
sur les royautés infécondes et les anciens régimes. Sans doute,
dit-il, le vêtement de la religion est troué, l'échafaudage drapé
de la société branle et va s'écrouler, la Révolution française a
emporté les lambeaux de la royauté, le monstre de l'utilitarisme
bondit à travers le monde et écrase de son large sabot les palais
et les temples, mais la société est un phénix mystérieux. Du
feu qui brûlera les symboles surannés, les rites conventionnels,
elle surgira régénérée, tel l'oiseau des dieux qui renaît de ses
cendres sur le bûcher glorieux et s'envole vers l'âge d'ar. Il ne
faut pas désespérer, il faut attendre avec confiance : les cendres
du passé cachent des filaments organiques autour desquels se
solidifieront bientôt des certitudes et déjà un prophète des
temps nouveaux a élevé la voix : « Et ne connais-tu pas de pro-
phète, même dans le costume, le milieu et le dialecte de cet
âge? Ne connais-tu personne à qui le Divin se soit révélé, à
travers toutes les formes, basses ou nobles, de la vie ordinaire
et par qui il ait été de nouveau prophétiquement révélé : per-
sonne dans la mélodie inspirée de qui la vie humaine, même en
ces jours rassembleurs de haillons et brûleurs de haillons,
recommence, ne fût-ce que vaguement, à être divine? Ne con-
nais tu pas cet homme-là? Je le connais et je le nomme :
Gœthe! » Ainsi Gœthe, qui inspire à Carlyle la distinction entre
L'INFLUENCE DE GOETHE 481
les époques négatives et les époques positives, lui apparaît
encore comme le rédempteur du Doute, celui qui apporte les
révélations nouvelles, le héros écrivain qui conduit l'humanité
de l'incroyance aux certitudes. Grâce à lui, Garlyle entre dans
le roj^aume sacré où la pfili)n/énésie commence. La science
n'explique rien, elle est dupe de l'espace et du temps, ces fan-
tasmagories de la pensée, vastes canevas sur lesquels se brodent
toutes nos illusions, rideaux que nous tirons devant TÉternité.
L'entendement ne suffit pas : c'est précisément l'idée que Car-
lyle doit trouver dans le Conte de Gœthe. Le serpent est
impuissant. Que peut-il sans le secours du divin porteur de
lampe? La science est vaine sans l'intuition, et l'intuition^
Gœthe en est le plus glorieux exemple, est l'apanage du héros.
a Je considère, dit Garlyle dans le Culte des Héros, que depuis
ces cent dernières années, le plus remarquable de beaucoup
parmi tous les écrivains est le compatriote de Fichte, Gœthe. A
cet homme aussi fut donnée ce que nous pouvons appeler une
vie dans l'Idée divine du monde, une vision de son profond
mystère divin, et étrangement, de ses livres, le monde surgit
une fois de plus à l'image de Dieu, atelier et temple de la divi-
nité. Tout y est illuminé, non pas de la redoutable et impure
splendeur d'un Mahomet, mais d'un doux et céleste rayonne-
ment. ■» Pourtant Garlyle ne range pas Gœthe parmi la gran-
diose hgnée de héros qui va d'Odin à Napoléon. En dépit de ses
efforts personnels, le public qui se presse à ses conférences, a
de Gœthe, dit-il, une idée trop vague pour qu'un examen de
son œuvre puisse ici être utile. Garlyle se résigne à parler de
Johnson, de Burns et de Rousseau, des lutteurs entravés, par-
fois vaincus par un siècle incrédule où les charlatans, les
Gagliostro, remplacent les héros.
Gœthe est absent du Culte des Héros, et cette absence est signi-
ficative. Pendant dix ans, Garlyle a célébré le culte de Gœthe.
Bien avant les Mahomet, les Luther, les Gromwell, le poète
s'est imposé à son imagination. Il lui est apparu comme le
héros, le seul grand homme du temps, il lui a donné l'exemple
vivant qui a provoqué, illustré, confirmé sa théorie de
l'héroïsme. Si Garlyle a cru si profondément au héros rédemp-
182 GCETHE EN ANGLETERRE
teur, c'est quil a senti, grâce à Gœthe, toute la valeur, toute la
force, toute l'efficacité de son message. L'héroïsme, c'est san&
doute une idée qu'il a trouvée chez Fichte, mais c'est avant
tout une expérience qu'il a vécue, au contact de Gœthe. Dès
qu'il choisit le terme de « héros », il s'en sert pour saluer le
poète. Et voici que, dans son Culte des Héros, il oublie Gœthe?
Sans doute, il nous donne des raisons : comment parler de ce
grand homme à un auditoire qui ne le connaît pas? Pourquoi
l'exposer à être mal interprété? Comme si Carlyle tenait compte
de son public? Gomme si de tels égards, de tels scrupules
endiguaient d'habitude le flot de ses sentiments, de ses idées?
D'ailleurs Gœthe n'était plus si totalement ignoré des Anglais.
Carlyle a livré bataille pour lui et n'a-t-il pas écrit en 1834 à
Eckermann que la bataille était gagnée ? Et c'est précisément
à ce moment qu'il ignore et délaisse celui pour qui il a com-
battu, qu'il se refuse à le faire sacrer. 11 ne profite pas, il ne
veut pas profiter de la victoire. Pourquoi? Il y a une raison
plus profonde dont il ne se rend peut-être pas compte ou qu'il
ne veut pas s'avouer. Si ce croyant n'impose plus sa croyance,
c'est qu'il ne croît plus. Gœthe a sauvé Carlyle, mais Carlyle
sauvé a quitté Gœthe. Il est retourné à Calvin. Moniste dans sa
métaphysique, il est manichéen dans sa religion, il proclame l'ir-
réductible combat entre le bien et le mal. Ses héros, ce sont, en
définitive, des lutteurs, hommes de douleur et de combat. Ils ne
reflètent pas seulement une époque, ils la dirigent, et malgré
elle. Gœthe fut, pour Carlyle, pendant la longue gestation de la
théorie de l'héroïsme, l'encouragement le plus précieux. Il lui
parut la réalisation de l'idéal fichtéen. Mais aux yeux du puri-
tain, l'idée divine est aussi le Dieu biblique. Dieu et Devoir ne
font qu'un. La préoccupation morale et religieuse envahit de
nouveau sa pensée. Son héros, dont Gœthe lui avait révélé le
premier aspect, se transforme, se diversifie. Il devient, non plus
le pur voyant, mais le guide actif, celui qui travaille l'époque...
le Saint, le Prophète, le Prêtre, le Koi.
La personnaUté de Gœthe pèse cependant d'un grand poids sur
certaines interprétations historiques de Carlyle. Elle détruit
l'équilibre de ses jugements, entraîne des rapprochements
L'INFLUENCE DE GOETHE 18$
arbitraires, provoque des appréciations partiales. 11 oppose vio-
lemment Goethe et Napoléon, Gœthe et la Révolution française.
Son admiration pour le génie de l'ordre ne fait qu'augmenter;
par contraste, son mépris pour les époques de dissolution^
comme le dix-huitième siècle. Le spectacle des soubresauts
populaires lui devient d'autant plus odieux qu'il voit toujours
se dresser, calme à l'horizon, la haute figure du Sage. « Une
Révolution française est un phénomène, dit-il dans Passé et Pré-
sent : en temps que son complément et son exposant spirituel,
un poète, Gœthe, en est pour moi un autre. » D'un côté l'incendie
du vieux monde, de l'autre une vie de beauté et de vérité,
l'héroïsme précurseur des temps nouveaux.
*
■* *
La critique littéraire de Carlyle est aussi influencée par l'idée
qu'il se fait de Gœthe.
Avant de connaître Wilhelm Meister, il se rallie encore à la
vieille critique. Son Essai sur Faust en 1822 est une étude strie- \
tement littéraire et formaliste. Il blâme l'incohérence du drame
et admire son lyrisme. Dans son Essai sur Gœthe de 1828, il
néglige la forme pour dégager le contenu, il choisit, parmi les
œuvres, celles qui lui semblent significatives. De critique, il
devient disciple. Enfin, en 1832, Gœthe s'est tellement identifié,
dans son esprit, avec le héros, qu'il célèbre avant tout l'héroïsme.
De disciple il devient prophète à son tour. Et sa critique litté-
raire se fond dans le culte des héros.
A propos de chaque poète, de chaque écrivain, il se demande
en quoi son œuvre est révélatrice, instructive, édifiante même;
et il est forcément très dur pour un sceptique comme Voltaire,
ou un révolté comme Byron. Par suite de l'idée fausse qu'il se
fait maintenant de Gœthe, il relie indissolublement l'art et la ]
morale. Lui qui est avant tout un visionnaire, un romantique
halluciné, il admire la plénitude harmonieuse plus que le génie
jaillissant. La beauté n'est guère à ses yeux que l'équilibre.
Gœthe est ainsi indirectement responsable de cette méthode
morale qu'introduit Carlyle dans ses études littéraires. Il fournit
1S4 GŒTHE EN ANGLETERRE
sans s'en douter au critique un canon de discipline et d'ensei-
gnement spirituel dont son pur helle'nisme ne se serait jamais
accommodé. De plus, Carlyle généralisa son expérience person-
nelle et attribua une trop grande importance au rôle de l'écri-
vain. Parce que les paroles du poète furent pour lui un ensei-
gnement, il crut qu'elles en avaient été un pour tout un peuple,
il ne se doutait pas que, parmi les « quarante millions d'Alle-
mands méditatifs », les deux tiers n'avaient jamais entendu le
nom de Gœthe, qu'un million à peine connaissait plus ou
moins ses œuvres. Par contre (et par suite), le rôle négatif de
Voltaire lui parut plus considérable qu'il n'avait été réellement :
il crut qu'il avait déchaîné la guerre civile en France, comme
il crut que Gœthe avait paisiblement régné sur toute la nation
allemande.
Enfin Gœthe l'aida à préciser sa méthode d'interprétation
biographique. Carlyle avait écrit dans son essai de 1828 :
* Considéré comme une œuvre d'art, il y aurait beaucoup à dire
de Meister, mais tout ceci est au delà de notre intention pré-
sente. Ici nous examinons principalement l'œuvre comme un
document pour l'histoire de l'écrivain. » Il s'agit donc d'inau-
gurer une méthode littéraire, de comprendre, d'après les
œuvres, la vie et le tempérament de l'écrivain, et c'est ce que
Carlyle a scrupuleusement fait. Ne prélend-il pas dans l'essai
sur la Mort de Gœthe que « le plus important élément de ce que
chaque homme accomplir, c'est sa vie »? Même au risque de se
contredire, il continue à se servir de cette méthode, lorsqu'il
aborde d'autres individualités héroïques. S'il s'agit d'une œuvre
d'art construite sur l'expérience comme celle de Gœthe, il est
naturel d'employer des procédés aussi discursifs. Mais qu'il
s'agisse d'un « message de l'invisible », d'une inspiration divine
comme chez un Mahomet ou un Luther, cette méthode a moins
de sens. Ce qui est important ici, au point de vue fichtéen, ce
n'est pas l'homme, le prophète, c'est là prophétie, le divin;
dans une « Vie des Saints », il faut s'attacher moins aux inter-
prétations biographiques qu'aux significations éternelles. Peu
importe cette contradiction. Klle s'explique par le développement
même de l'idée du héros. La méthode historique indispensable
I
L'Influi<:nce dk goethe dss
pour étudier l'homme représentatif d'une époque, serait logi-
quement impuissante à ex|)liquer le phénomène du Génie, à dé-
chiiïrer le « message » du Héros, la « révélation de l'Éternité ^> .
Mais Goethe a donné à Garlyle le sens de la valeur humaine,
il lui a enseigné l'importance de la vie dans l'œuvre littéraire, j
et retenu malgré lui par cet admirable exemple d'humanité,
€elui-ci s'occupe finalement moins de l'Éternité qu'il n'en avait
l'intention. L'homme l'intéresse ici autant, sinon plus, que
Dieu, et voilà pourquoi sa critique reste riche et vivante.
Il n'est pas jusqu'à la conception sociale de Garlyle qui ne %v^^
soit enrichie du souvenir de Gœthe. Le poète voyant n'est pas
loin du héros-roi, du despote éclairé. 11 peut entrer en conflit
avec lui, comme Garlyle l'écrivait dans son journal en 1831 (1).
Mais pourquoi, au contraire, ne l'aiderai t-il pas ? L'aristocratie du
génie ne peut-elle collaborer avec l'aristocratie de la race et de la
terre, pour la direction du peuple ? A la cour du duc de Weimar,
dit Garlyle dans Passé et Présent, il y avait « quatre héros spiri-
tuels, travaillant au service d'un noble praticien du pouvoir,
Wieland, llerder, Schiller et surtout Gœthe >. Être un Gœthe
à la cour d'un duc de Weimar, n'était-ce pas le rêve de Garlyle?
Mais ici encore il ne sort pas de lui-même; il est Écossais,
presbytérien, homme de clan et d'autorité. Dans l'activité
sociale de Gœthe, il ne voit rien qui ne s'accorde avec ses i
propres conceptions du pouvoir patriarcal et du despotisme !
éclairé.
Telle est l'influence générale de Gœthe sur Garlyle. Gelui ci
la subit, au fond et malgré lui, peut-être toute sa vie. Il l'avoue
cent fois. Rien d'étonnant à cela : Gœthe, c'est son idéal, c'est
lui-même en perfection. Il voit réalisées en lui ses plus ardentes
espérances. Il cherche à retrouver en lui ses idées les plus
chères, une métaphysique idéaliste, un christianisme large et
fécond, un évangile moral de soumission et d'action; longtemps
il le contemple avec respect comme le type vivant du héros.
vl) Voir plus haut chapitre m.
(I
186 GCETHE EN ANGLETERRE
Sans doute il ne voit pas dans sa personnalité' les aspects qui
ne l'inte'ressent pas : le savant et l'artiste; sans doute l'influence
de Goethe s'est toujours exerce'e sur lui à la faveur d'une inter-
prétation tendancieuse, d'une déformation de sa pensée. « Tou-
jours le même, toujours obstiné, dit Chesterton^ Carlyle essaye
de donner, à grands coups de marteau, une nouvelle forme à
son idole plutôt que d'en choisir une autre. Il exagère de plus
en plus les extravagances d'un style imagé, mais barbare et tout
à fait dépourvu d'harmonie, pour louer un poète qui en réalité
représentait le classicisme le plus calme et l'effort de l'esprit
pour rétablirenlui l'équilibre hellénique. On croirait voir un hir-
sute habitant de la Scandinavie en train de décorer une statue
grecque que le flot par hasard a jetée sur son rivage (1). »
Carlyle mutila, barbouilla l'idole, très sérieusement, sans
éclater de ce gros rire violent qu'on pouvait attendre de lui.
Car il avait ce que Goethe ne possédait pas : le sens de Ihumour.
Mais le prestige de la statue, même défigurée, resta si grand
qu^il n'osa, à aucun moment, s'en moquer. Il était trop heureux
d'avoir à célébrer un culte. Que lui importaient les défauts de
l'idole, puisqu'elle lui avait permis d'édifier un temple près de
la mer orageuse? Carlyle ne voulut pas voir les faiblesses et
les ridicules de Goethe : « Pour grand poète qu'il soit, continue
Chesterton avec quelque exagération, Goethe garde jusqu'au
bout quelque chose de légèrement fat dans son air important,
mi-sceptique, mi-sentimental, un lord Chambellan de politique
pour « five o'clock », un vieux beau sérieux, un Germain de la
Germanie. » Mais Goethe et la métaphysique allemande béné-
ficient, a priori, d'une générale indulgence. Carlyle ici crut sur
commande, parce qu'il s'agissait avant tout de croire. Et même
quand sa croyance s'affaiblit, il se persuada qu'elle restait
forte. Son appréciation de Goethe ne fut ni complète ni impar-
tiale. Mais pour lui, mais pour nous cela n'est pas essentiel. Il
ne fit aucun efl'ort pour comprendre l'épicurien, il fit tous ses
efforts pour ne pas voir l'égoïste. Il demanda à Goethe ce
dont il avait besoin : l'intuition religieuse, des préceptes d'action
(1) The Victorian Age in literature, p. 52, 53,
^.!
L'INFLUENCE DE GŒTHE 187
et les grandes images poétiques qui donnent aux certitudes
abstraites un contour, une couleur, une vie. Fichte éclaira son
esprit, Goethe le peupla, sous la lumière nouvelle, de visions
apaisantes. 11 lui rendit la foi dans la valeur de la vie, il calma
son cœur, affermit sa pensée; bref, comme le dit Calvin Thomas,
il fit pour le jeune Écossais ce que le Juif Spinoza avait fait
pour lui-même.
TROISIÈME PARTIE
DE L'INTERPRÉTATION DE CARLYLE
A LA COMPRÉHENSION DE LEWES
(1825-1855)
CHAPITRE PREMIER
GOETHE ET l'oPINION ANGLAISE (1825-1850)
Personnalités et revues. Jeffrey et la Revue d'Edimbourg. La critique de
Wilhelm Meister{[S2^). J. Wilson et le Blackwood's Magazine. \Y. Maginn
et le Fraser's Magazine. — ^ Les indépendants ; De Quincey, l'article sur
W. Meister dans le London Magazine (1824), l'étude sur Gœthe dans
l'Encyclopédie britannique (1837); J. Sterling; ses rapports avec Cari vie.
— Les publications biographiques après les études critiques : Sarab
Austin et les Caractéristiques de Gœthe (1832). — Les traductions de
Poésie et Vérité et des Entretiens avec Eckermann. La sagesse de Gœthe
djins son œuvre et dans sa vie.
« Grasshoppers had before chirped
for and against the rumoured foreign
singer. Bos locutus est. > J. Sterling.
{London and Westminster Review.
1840, XXIIl, 26.)
II nous faut aborder maintenant les contemporains de Carlyle,
ses amis et ses confrères de la critique. On doit distinguer ici les
écrivains et les revues. Un Jeffrey, un John Wilson sont repré-
sentatifs d'une opinion collective, ils sont liés aux périodiques
qu'ils dirigent, mais un De Quincey reste indépendant : conser-
vateur, il collabore au libéral London Magazine. John Sterling
doit également être étudié à part, dans sa correspondance avec
490 GOETHE EN ANGLETERRE
Carlyle. Sarah Austin inaugure la série des publications biogra-
phiques sur Goethe : la critique intuitive de Carlj^e appelle un
complément documentaire, et l'Angleterre acquiert peu à peu,
après l'interprétation de l'œuvre, des connaissances détaillées
sur la vie du poète.
A la fm du dix-huitième, Goethe avait été surtout malmené
par les conservateurs de VAnti- Jacobin, Canning, EUis et Gifford.
Sans doute, lorsque ce dernier prit en main la direction de la
Quarterly Review en 1809, il n'était guère plus disposé à faire
bon accueil à « l'étranger », et le grand périodique tor)- ne
changea vraiment d'attitude qu'avec J. G. Lockharten 1826 (1).
Mais c'est la Revue d'Edimbourg, l'organe de F. Jeffrey, des poli-
ticiens radicaux et utilitaristes, qui dirigea contre Goethe les
attaques les plus violentes. On se rappelle les articles de Sir
Francis Palgrave sur Poésie et Vérité en 1816. Parmi les collabo-
rateurs du début se trouvaient, à côté d'un philosophe bienveil-
lant comme Hamilton, des esprits nettement opposés à la pensée
allemande, Jeffrey, Th. Brown, Brougham. Goethe ne devait
attendre d'eux ni pénétration, ni appui.
h *
Ce fut Jeffrey lui-même qui écrivit, en 1825, le compte rendu
de Wilhelm Meister. Il expUque, à propos du roman, les diffé-
rences profondes qui existent entre le goût des Allemands et
celui des Anglais. Wilhelm Meister passe pour être « la plus
grande œuvre de leur plus grand écrivain ». A en juger par sa
préface, le traducteur est un homme de talent, et on peut se
fier à sa version. Et pourtant cet ouvrage n'a rien qui justifie
une telle admiration. « Il nous apparaît, dit Jeffrey, éminemment
absurbe, puéril, incongru, vulgaire et affecté, et bien que ceci
(4) La Quarterly Bevictc ne publia entre 1809 et 1831 que trois articles
dignes d'être mentionnes sur la liltfrature allemande. (Mme de Stat^U
A. W. Schlegol; le Faust de Gonver et le fragment de Shelley) La Revue
d'Edimbourg, tour à tour hostile ou condescendante, ignorante en tous cas,
rendit compte en outre des Mimoirea de Gœihe et de \\Hhe\m Meister.
Seul le Blackivood se fit, dès le dét>ut, le défenseur de la littérature alle-
mande.
N
GŒTHK P:T L'OPINION ANGLAISE 491
soit compensé par de grandes facultés d'invention et quelques
traits de vivacité, loin d'atteindre la perfection, il est du com-
mencement à la fin une oO'ense flagrante à tout principe de
goût et à toute règle de composition. » Le ton de cet article
n'est pas toujours aussi tranchant. Il est, en général, moins
méprisant que celui d'un De Quincey. Jeffrey n'attaque pas, il
constate et il regrette, avec une indulgente ironie. Il fait la part
des choses : le roman est inégal, mais la faute n'en est pas à
Goethe, elle en est à son pays qui n'a ni culture, ni finesse. Il
est le seul critique, parmi les contemporains qui ne jette pas
les hauts cris au nom de la morale : « Nous ne pouvons vraiment
nous rallier à la censure dont on a si généralement accablé ce
roman en alléguant sa grossièreté et son immoralité. Il est
vulgaire, c'est certain, dans ses exemples, et il n'est pas très
rigoureux dans ses préceptes éthiques. Mais il n'est pas pire, à
cet égard, que beaucoup d'ouvrages dont nous nous enorgueil-
lissons chez nous, Tom Jones, par exemple, et Roder ick Random.
Il y a des passages sans doute qui pourraient choquer une déli-
cate jeune fille; quant à la masse des lecteurs pour qui, nous le
supposons, il a été surtout écrit, nous ne craignons pas qu'il
lui fasse grand mal ou qu'il la scandalise beaucoup. » Au cours
de son analyse, Jeffrey note les platitudes et cite aus-Mes belles
pages. Un des premiers, sinon le premier en Angleterre, il
remarqua la parenté qui existe entre Mignon et la Fenella de
Walter Scott, et il rend grâces à Gœthe d'avoir inspiré à Byron
le prélude de la Fiancée d^Abydos. Il n'hésite pas à trouver,
dans le chapitre sur Hamlet, « la plus éloquente et la plus pro-
fonde analyse du caractère qui ait été donnée au monde » , mais
il déclare « obscures et inintelligibles ■» les Confessions d'une belle
âme; il ne peut rien trouver de plus absurde que les révélations
de l'Abbé dans la chambre des manuscrits, « le mystère des
mystères » . Bref, s'il y a là, selon lui, des pages qui n'auraient
pu être écrites en Angleterre, il y en a d'autres qui feraient
honneur à toute littérature. Une condamne pas l'œuvre en bloc,
comme le fera De QuinceJ^ il y distingue les traces du mauvais
goût qui est imputable à l'Allemagne, « local et variable », et
les marques du génie qui est « permanent et universel ».
192 GOETHE EN ANGLETERRE
Au fond, Jeffrey n'avait pas entièrement méconnu Gœthe et
il avait deviné Carlyle. Celui-ci alla lui faire visite, à Edim-
bourg, en 1827, au moment où il venait de publier son Roman
allemand. Comme Jeffrey lui demandait sa collaboration pour la
Revue d'Edimbourg, il le pria de lire d'abord son travail pour le
mieux connaître avant de le choisir. Jeffrey n'hésita pas : peu
de temps après, il acceptait l'essai sur l'État de la littérature alle-
mande. Voici ce que Carlyle, à ce propos, écrivait à Gœthe :
« L'éditeur de la Revue d'Edimbourg qui lui-même fit la critique
de Wilhelm Meister et accueillit, il y a nombre d'années, un
méprisable essai sur votre Poésie et Vérité, est considéré, par le
fait, comme ayant virtuellement rétracté sa profession de foi
concernant la littérature allemande, et grand est l'étonnement,
grande est même la consternation de plus d'un « vieux routier >
sur qui cet homme a exercé longtemps un doux et despotique
pouvoir. Ne soyez donc pas étonné si je lui donne, à lui aussi,
l'une de vos médailles, car il est « bien intentionné », comme
tout brave homme doit l'être pour un autre; peu importe que
la distance et une connaissance imparfaite aient, pour un
temps, faussé ses perceptions et lui aient fait prendre un aspect
froid et même désagréable. »
La conversion de Jeffrey n'était pas aussi complète que Car-
lyle l'imaginait. A propos des essais sur Burns et sur G<pthe, il
envoya à son jeune collaborateur « une semonce éditoriale » :
« Je vous prédis avec pleine et calme assurance que votre cause
\ est sans espoir et que l'Angleterre n'admirera jamais, ni même ne
supportera vos divinités germaniques. » Ici nous touchons le
fond de sa pensée. Ce radical a les préjugés de la vieille Angle-
terre. Il est tout prêt à reconnaître le génie, il n'est pas hostile
à Gœthe dont il entrevoit la grandeur, mais il représente la
critique formaliste, la tradition du bon goût, le classicisme en
un mot, et tous les Allemands, quels qu'ils soient, lui paraissent
dangereux : ce sont des romantiques extravagants et obscurs. Il
lui faudra toute la sympathie réelle qu'il porte à Carlyle et sur-
tout à sa femme, pour recommander à l'éditeur Longmans, en
4830, V Histoire de la littérature allemande. Le travail de Carlyle
n'est d'ailleurs pas accepté, et Jeffrey, devenu membre du Par-
GOETHE ET L'OPINION ANGLAISE \9'i
lement et Lord Avocat, en prend très vite son parti. A cette
époque, il vient de quitter la direction de la Revue d' ÉiUmhourfj ,
et il se lance dans la vie politique. Le Fraser s Magazine fondé
par Maginn, la Westminster Èeciew, dirigée par Bulwer, et la
Foreign Quarterlg Review, dont Gillies était devenu le rédacteur
en 1827, offrent un asile aux fraguients de l'ouvrage, et Carlyle
ne cherche pas à s'imposer à Macvey Napier, le successeur de
Jeffrey.
J. G. Lockhart et John Wilson, professeur de philosophie
morale à l'université d'É'3imbourg, furent les premiers soutiens
du Blackwood's Magazine. A une époque où la Revue d'Edimbourg
affichait nettement son animosité à Tégard de Goethe, « Maga »
(c'était l'appellation favorite de ses collaborateurs) se montrait
bienveillant et hospitalier. Lockhart avait vu Gœthe à Weimar;
en 1818, il s'entretint de lui avec Walter Scott et John Wilson,
et sous le nom du baron de Lauerwinkel, il répondit dans le
Blackwood aux critiques injustes de la Quarterlg Review et de la
Revue d'Edimbourg. Comment un Gifford, admirateur de Délia
Crusca, pouvait-il « se former une opinion raisonnable sur des
hommes comme Scott et Wordsworth, Byron et Gœthe ». Et ce
Jeffrev, « qui ne savait pas lire l'allemand », pouvait-il faire
autre chose qu' « amuser ses compatriotes aussi ignorants que
lui-même », en leur présentant une « caricature » du poète.
John Wilson n'a pas pour Gœthe la grande admiration de
Lockhart, mais il ne lui est pas hostile. Sans doute, dans les
Noctes Ambrosianœ de 1824, Christopher North affecte une cer-
taine indifférence, quand O'Doherty, c'est-à-dire Maginn, lui
apprendra les sarcasmes du « Mangeur d'opium » dans le Lon-
don Magazine. Mais il est très bien disposé pour Carlyle, lors-
qu'il le rencontre à Edimbourg. Il s'intéresse visiblement à ses
études germaniques et celui-ci lui offre aussi une des médailles
envoyées par Gœthe en 1828. Sans doute encore il défend molle-
mentle poète contre Tickler dans les Noctes d'avril 1832, et, après
avoir souscrit, comme Lockhart et Maginn, pour lui offrir le
cadeau symbolique des « quinze amis anglais », il trouve exagéré
l'enthousiasme de Carlyle : « 11 écrit toujours comme s'il était
impossible d'ignorer Gœthe sans ignorer la nature. •> Mais il n'y
13
194 GŒTHE EN ANGLETERRE
a pas là cette outrageuse critique que Haj'ward reprochait à
Ghristopher North. Que Tickler déclare Gœthe un « vieux fou »,
ce nest pas forcément l'avis de J. Wilson, c'est peut-être celui de
son oncle Sj^m, c'est surtout l'opinion d'un personnage imagi-
naire, faite pour attirer la r optique. Or, la réplique seule importe,
et Chiistopher North accorde à Gœthe « un génie extraordi-
naire ». Dans les iVoc/ps d'août 1834, J. Wilson apprécie favora-
blement F«ws-^ et la traduction de Hayward. S'il fait toujours des
réserves sur le caractère de Gœthe, qu'il trouve vaniteux et
même charlatan, il explique à James Hogg, le pâtre de l'Ettrick,
la valeur littéraire et l'importance de l'œuvre. Il ne s'agit pas
d'y voir partout des énigmes, volontairement semées par le
poète vieillissant, il ne faut pas reprocher aux lecteurs de
l'époque, comme le font tant de snol)S, de ne rien comprendre
à Gœthe : « Quelque vaste que soit l'édifice, dit J. Wilson, en un
passage presque carlylien, ce qu'a voulu dessiner l'architecte, ce
ne sont pas des fenêtres qui arrêtent la lumière et des passages
qui ne conduisent à rien; profondes senties niches gothiques,
sombres sont les galeries qui s'enfoncent au loin et lugubrement
sur leurs gonds grincent quelques-unes des portes, et elles peu-
vent être diificiles à ouvrir, mais « des lampes de naphte et
d'asphalte, où la lumière se nourrit d'elle-même », sont suspen-
dues aux voûtes, immobiles et fixées par leur propre poids, et si
le voyageur y rencontre des fantômes, des sorcières, des chats
difformes, avortons de Tenfer, des lutins, des mauvais esprits,
et le diable lui-même, pourtant sans murmurer d'Ave Maria et
de Pater Noster^ sans autre guide et gardien que sa propre
conscience, il n'a pas à craindre de perdre le chemin qui va
vers la grande lumière du jour... » En 1831), .1. Wilson, encore
fidèle à Gœthe, accueille dans le Blaclnvood's Mnijazine, une meil-
leure tiaduction de l^oésie et Vérité, due à la plume de J. Sterling.
Les efforts de Carlyle n'ont donc pas été inutiles. Jeffrey
s'adoucit et son gendre William Empson, qui devint plus tard
le directeur de la Reçue d'Édimbouru, y publia, en 1831, sur la
Correspondance de Gœthe et de Srhiller, une étude sympathique.
Le Blackwood's Magazine, avec un éditeur comme J. ^^'ilson et
un collaborateur comme Gillies, était plutôt favorable à la lit-
GŒTHE ET L'OPINION ANGLAISE 195
térature allemande. Lockhart, qui le quitta en 1826 pour prendre
la direction de la Quarlerlij Rcniew, continua à défendre G(jethe, à
son nouveau poste. Enfin W. Maginn, qui créa en 1830 le Fra-
ser's Magazine, y offdt aux essais de Garlyle et à ses traductions
du Conte et de la ^^ouvelle une hospitalité empressée. Parmi
les souscripteurs du cachet envoyé à Goethe, se trouvaient,
à côté des poètes (4), les représentants des revues : W. Fraser,
éditeur de la Foreign Review, W. Maginn et D. Héraud, éditeurs
du F raser' a Magazine (2), Jerdan, éditeur de la Lilerary Gazette,
.1. Wilson, éditeur du BlackwooiV s Magazine , J. G. Lockhart, édi-
teur de la Quarterly Review. Leur lettre de félicitations est signi-
ficative; ils y expriment, par la plume de Carlyle, leur gratitude
envers « leur maître spirituel ». On retrouve encore l'influence
de Garlyle dans l'article élogieux pour Goethe publié en 1832
par le Taifs Edinburgh Magazine.
* *
De Quincey est à la fois un esprit très ouvert et très étroit.
Il n'a jamais pu se dégager de certaines conventions, des pré-
jugés de confession ou de parti. Tout l'intéresse, mais sa pensée
très tôt fixée ne change plus. Il enrichit ses connaissances, il
n'élargit pas son horizon. Il en veut à Gœthe de heurter de
front la morale et de ne pas composer un roman. 11 ne cherche
pas à le pénétrer, comme Garlyle; il ne fait pas un pas vers lui.
Installé dans son dogmatisme, il le contemple de loin et de
haut. Garlyle trouvait chez Gœthe une réponse, un écho; dans
ce qu'il écrivait sur lui, il y avait toujours la vérité d'une expé-
rience intime. De Quincey reste un critique de profession, il
<îite Gœthe à son bureau, il l'examine sans bouger de son fauteuil,
au-dessus de ses livres familiers. Il ne se pose pas de questions,
il lui en pose; il ne lui demande pas son point de vue, il le juge
du sien. La vérité lui échappe, sa critique est mordante autant
que dédaigneuse, elle reste superficielle.
(1) Voir p. 147.
(2) Héraud savait très bien rallemaad et fît connaître en Angleterre la
philosophie de Schelling. W. Fraser avait vu Gœthe à Weîmar, en 1827.
196 GŒTHE EN ANGLETERRE
Il connaissait bien l'allemand. A Oxford, il l'avait étudié
avec un « tuteur » saxon, et dès 1813, il lisait dans le texte les.
philosophes kantiens. En 1821, il fit paraître dans le London
Magazine son article sur Jean Paul; en iS23, suivit son essai
sur Herder. La traduction de Wilhehn Meister par Garlyle pro-
voqua sa première critique de Gcethe.
Il se pose bravement en idoloclaste. Il parcourt d'abord
« la galerie des portraits de femmes : Marianne, Philine,
Mme Mélina, etc., des actrices qui ont toutes un gage d'amour
sous le sein (!) » ; la comtesse est une « âme pure » qui se jette
dans les bras d'un « comédien ambulant » ; Thérèse, une « ama-
zone fermière », qui raconte à tout venant les frasques de sa
mère, etc. Puis nous passons aux « affaires de cœur de
M. Meister » et De Quincey ridiculise cet inconstant qui aime,,
tour à tour et même à la fois, toutes les héroïnes du roman.
Il s'amuse à compter les maîtresses de Serlo (six au moins) et
comme Philine, qui figure sur la liste, invite Wilhelm à lui
faire la cour sans pour cela négliger Aurélie, il perd pied dans-
le tourbillon de cette vertigineuse chasse à l'amour, t Quel
commentaire pratique à la théorie des combinaisons! » Les
épisodes du roman deviennent sous sa plume les scènes équi-
voques d'une farce. Le suicide en trois temps du joueur de
harpe excite surtout ses railleries. Record, sinon du courage,
du moins de la longueur !...
Le ton de sa critique est celui du mépris. Nulle part, dans le
roman. De Quincey ne voit ou ne cherche une pensée; il ne se
donne aucune peine pour suivre l'évolution du héros. Au lieu
des sages préceptes qu'y découvre Garlyle, il s'obstine à n'y
trouver qu'une histoire fastidieuse, des mannequins ridicules,
des épisodes indécents. Mignon ne le touche pas parce qu'elle
est « fille d'un inceste ». Il conclut à la dangereuse immortalité
du livre. Des écrivains comme Gœthe devraient être mis au ban de
la nation. A eux s'applique la parole de Gicéron : Quod non
soJum vilia concipiunt. sed ca infundunt in cicitatem : neque solnm
obsunt quia ipsicorrumpuntur, sed quia corrumpunt; plus que exemplo
quant peccato nocent.
En 1826, J. Wilson pria De Quincey de collaborer au Black-
GOETHE ET L'OPINION ANGLAISE 197
wood's Magazine et le « mangeur d'opium » y commença une série
d'e'tudes sur les prosateurs allemands. Son essai critique sur
Lessing et ses Derniers Jours d'Emmanuel Kant parurent en 1827.
C'est à cette époque que Carlyle le rencontra à Edimbourg.
Loin de lui garder rancune, il se rapprocha de lui. Il appréciait
sa culture germanique, et si tous deux difïéraient d'opinion
sur Gœthe, ils avaient en commun une profonde admiration
pour la philosophie allemande. Carlyle l'invita en 1828 à venir
passer quelque temps à Craigenputtock. Pourquoi n'y forme-
raient-ils pas, écrit-il en plaisantant, à côté de l'école des lacs,
une école des hauts plateaux?
Macvey Napier avait entrepris une septième édition de VEncy-
clopédie britannique. 11 demanda à De Quincey les articles sur
Schiller et sur Gœthe. Ce dernier essai (i837j n'est guère qu'une
biographie anecdotique, construite sur Poésie et Vérité et sur les
Caractéristiques de Gœthe de Sarah Austin. Bien quïl soit plus cour-
tois, il révèle la même attitude d'esprit que lessai sur Wilhelm
Meister. De Quincey reste « le critique » : il déduit et conclut
en toute liberté. Certains événements de Poésie et Vérité lui sug- ■
gèrent des réflexions qui attestent à la fois son ingéniosité et
son ignorance. A propos du couronnement impérial à Franc-
fort, il soupçonne Gœthe de mépriser ces pompes surannées, de
les-^uger en ami de la Révolution, mais de déguiser ses senti-
ments sous l'apparence loyaliste d'un courtisan. Partout De )
Quincey ne saisit que le détail, l'épisode. L'évolution de Gœthe,
le développement de sa personnalité, l'enrichissement de son î
expérience, ce qui est important lui échappe.
11 consacre quelques pages aux œuvres de Gœthe. Il laisse de
côté les Lieds et passe en revue les romans et les pièces de
théâtre. 11 fait amende honorable à Car yle : t Wilhelm Meister
tomba aux mains d'un traducteur, quahfié par son génie ori-
ginal pour sympathiser, même à l'excès, avec tous les mérites
réels de cet ouvrage. » Mais son opinion dernière, tout en
^tant exprimée moins durement, est restée la même que jadis :
« Ce roman est dans son essence et dans son but suffisamment
obscur, et les commentaires qui ont été écrits sur lui par les
Humboldt et les Schlegel rendent l'énigme plus énigmalique
498 GOETHE EN ANGLETERRE
encore. » D'autre part, « nous ne désirons pas offenser les admi-
rateurs de Goethe, mais la simplicité de la vérité ne nous
permet pas de cacher... que Wilhelm Meister est en guerre
ouverte, non seulement avec le décorum et le bon goût, mais
avec la pureté morale et la dignité de la nature humaine. »
Parmi les drames, Be Quincey cite Iphigénie, Clavigo, Eginont, Le
Tasse, la Fille naturelle, et il leur consacre quelques vagues et
brèves critiques, qui en dénotent une connaissance très indi-
recte. De Faust, e ce poème indéchiffrable », il préfère ne rien
dire. Hermann et Dorothée \v\\ paraît par contre un chef-d'œuvre :
Gœthe aurait dû toujours se borner à la peinture du réel et de
la vie domestique (!). Quant à l'homme, il lui concède une
belle santé morale, un heureux équilibre, mais il ajoute aussi-
tôt après qu'il eût été impuissant devant le malheur : « Une pros-
périté ensoleillée était essentielle à sa nature. » Il n'était pas
religieux, il n'élevait pas ses regards vers Dieu avec lintérét pas-
sionné d'un croyant, mais < avec l'intérêt d'un curieux ». Grand
admirateur de Jean-Paul et de Schiller, De Quincey cherche à
expliquer, en terminant, Tiramense renommée de Gœthe qui
éclipsa leur gloire. A cette réputation il ne voit que trois causes :
sa longue vieillesse qui fit de lui le patriarche de la littérature,
son rang social, et surtout « la quantité de passages énigma-
tiques et inintelligibles qu'il a jetés, à dessein, dans ses der-
nières œuvres, pour entretenir un système de discussion et de
polémique sur sa propre pensée » .
Telle est l'appréciation définitive de T. De Quincey. Son ton
est changé, par délicatesse envers Carlyle; son jugement reste
à peu près le même qu'autrefois. S'il ne reproduit pas le
.pamphlet de 1824 dans ses Œuvres complètes j il avoue encore
en 1841 : « J'ai été très sévère pour l'auteur, mais à peine autant
qu'il le méritait. >
Quand John SterHng devint l'ami de Carlyle. il ne connais-
sait guère que les théologiens allemands, les Schleiermacher et
les Tholuck, et il ignorait, ou à peu près, les princes de la lit-
térature, Schiller, Jean-Paul et Gœthe. Celui-ci lui paraissait
un égoïste froid et brillant. Au moment où sa santé fragile
GŒTHE ET L'OIMNION ANGLAISE 4y9
l'obligea à émigrer vers le Sud, il emporta des livres et dès
qu'il lut un peu de Goethe, son opinion sembla se modifier. Il
trouva dans la Forfif/n Bevieu: des extraits d'Eckermann et il
écrivit de Î3ordeaux à Carlyle, le 26 octobre 1836 : « La conver-
sation de Gœthe m'a trotté dans la tote pendant toute cette
quinzaine, et je me trouve plus disposé à apprécier les fleurs
qui poussent (comme dans les Alpes) sur les bords de ses gla-
ciers. Je lirai Poésie et Vérité et le Voyage en Italie, lorsque je
trouverai ces livres sur mon chemin. «Hélas! l'autobiographie
de Gœthe ne parvint pas vite à le conquérir. Le 16 novembre 1837,
il écrit de Madère : « En vérité jai peur de lui. Je le goûte et je
l'admire tant, et je sens que je pourrai facilement être tenté de
le suivre. Et pourtant j'ai une vieille conviction profondément
enracinée qu'il était le plus splendide des anachronismes, lui
qui menaune vie complètement, bien plus intensément païenne,
à une époque où c'est le devoir de l'homme d'être chrétien. »
Ironie des choses : cette interprétation, plus juste, à tout
prendre, que celle de Carlyle, lui est diamétralement opposée.
Pour Carlyle, Goethe est un chrétien dans un âge d'incroyance;
pour son plus cher disciple, il est un incroyant dans un âge
travaillé par un nouveau christianisme. Sterling lavoue à Car-
lyle, il sent a que le ciel vers lequel Gœthe lève les yeux est
une voûte de glace », il a l'impression « d'un esprit profondé-
ment immoral et irréligieux, doué plus que personne de rares
qualités d'intelligence ».
L'année suivante, John Sterling fit paraître dans le Black-
uood's Magazine sa nouvelle intitulée: l'Anneau d'onyx. Gœthe y
figure sous le personnage d'un prétendu artiste, « boîte à
horloge creuse et ornementée », dit Carlyle. Walsingham est
un égoïste. Que les autres forgent des armes, pense-t-il, lui pré-
fère mouler des statuettes, ciseler un camée, dans une chambre
claire aux fenêtres enguirlandées de pampres. Cet artiste
qui découvre aux autres la beauté du monde, n'hésite pas à
repousser dans l'ombre la femme dont il a épanoui l'àme : il
abandonne son amante Selina pour faire, lui aussi, son voyage
en Italie et il lui recommande de chercher une distraction dans
la lithographie (!).
200 GOETHE EN ANGLETERRE
Sterling traduisit Poésie et Vérité pour le Blacknood's Magazine
en 1840, mais il reprochait encore à Gœthe de 'manquer
de cœur, de n'être qu'un cerveau. Carlyle continua à batailler
et vainquit finalement sa résistance. Dans une lettre du 3d oc-
tobre 4841, il fit de Gœthe un portrait qui semblait justi-
fier du même coup sa propre attitude : « L'amour de cet
homme, j'en suis sûr, gisait profonde'ment caché en lui, comme
le feu au centre de la terre. » Gœthe ne manquait pas de cœur,
il en maîtrisait les élans, Carl3^1e en avait aussi, mais l'avait
soumis au silence, pour entendre la voix de sa mission.
Lorsque Sterling connut mieux Gœthe, il lui ouvrit large-
ment la porte du temple des héros : « Gœthe occupait, dit Car-
lyle, le trône du monde intellectuel de Sterling, avant que tout
fût fini. » En effet, dès 1842, dans un article de la Foreiyn Quar-
terly Bevieiv sur les Prosateurs allemands^, Sterling considère le
Fanst comme lexpression la plus parfaite du génie germanique,
de ce génie dont la caractéristique est le sérieux, la dignité, la
conscience de la valeur humaine.
*
La mort de Gœthe ne provoqua pas le moindre émoi en
Angleterre. Les journaux étaient remplis de discussions poli-
tiques, le Reform Bill accaparait l'opinion. Les premiers détails
sur la mort du poète vinrent de France. On traduisit farticle
écrit par Saint-Marc Girardin dans les Débats du 29 mars 1832.
C'est seulement le 3 avril que le Morniufi Herald et le Moniini^
Post publièrent des « Correspondances d'Allemagne ». Le 8 avril,
The Examiner consacra à Gœthe une brève et sympathique étude.
Mais les journaux conservateurs se montrèrent en général
injustes. Leigh liunt, qui est l'auteur d'une méprisante cri-
tique dans VAtlas, fit plus tard amende honorable. Devenu le
voisin de Carlyle à Chelsea, en 1834, il apprit à mieux con-
naître Gu'the. L'Athcnœiun lui-même, qui avait publié, au cours
des dernières années, de noml)reuses petites notices sur
Weimar, dues à Sarah Austin ou à ses amis, se crut obligé de
battre en brèche les germanophiles et de défendre, contre eux.
GOETHE ET L'OPINION ANGLAISE 201
les droits de la morale. La plupart des journaux se bornent
■d'ailleurs à donner des détails biographiques : l'Anglais s'inté-
resse avant tout à l'anecdote, à l'épisode. Le Times raconte que
Goethe est mort dans son fauteuil, en appelant le printemps. Le
Monïmg Herald ajoute qu'il déplaçait sa main, lentement, sur
ses genoux, comme s'il voulait écrire encore. IL C. Robinson
communique à ses amis une lettre de Knehel et évoque le
grand vieillard travaillant jusqu'à la fm, retenant, au moment
dexpirer, un livre de Salvandi dans sa main défaillante. Sarah
Austin transmet à Carlyle une description de ses derniers
moments.
Aux yeux de quelques-uns pourtant, la mort de Gœthe donne
soudain à sa vie un nouvel intérêt. Les conservateurs ne lui
pardonnent pas encore l'immoralité de ses écrits, les radicaux
lui reprochent son aristocratique détachement, son indifférence
politique, les uns et les autres attendent, pour confirmer leur
opinion, le récit de sa vie. Sarah Austin va se mettre à les
renseigner.
Sarah Taylor de Norwich, devenue Mrs. Austin, publia en
1833 ses Caractéristiques de Gœthe; Macaulay l'appela, dans son
■essai sur Ranke, « une intermédiaire entre l'esprit de l'Alle-
magne et celui de l'Angleterre » , et Carlyle la décrivait ainsi à
f?a femme le 31 août 1831 : « Elle est ravie jusqu'à l'extase par
l'apocalypse allemande, et ainsi qu'elle le dit elle-même, ver-
■devtscht. » Elle connaissait bien TAllemagne et avait séjourné à
Bonn en 1827. Comme Carlyle, elle s'était adressée à IL C. Ro-
binson pour avoir, sur Weimar et Gœthe, des renseigne-
ments personnels. Les matériaux d'ailleurs ne lui manquaient
pas : elle possédait Poésie et Vérité; son ami, le prince Pûckler,
lui avait envoyé une brochure anonyme : Das Bûchlein von Gœthe;
Ottilie lui adressa le discours du chancelier de Muller : Gœthe
dans son activité pratique ei elle avait déjà les Notices de Soret et
les Souvenirs de Falk. Robinson aurait désiré qu'elle écrivît une
véritable biographie. Cela eût complété, d'une façon opportune,
les essais critiques de Carlyle : l'Angleterre aurait eu ainsi,
aussitôt après l'interprétation de l'œuvre, le récit de la vie. Mais
elle préféra faire une compilation, traduire les différents
202 GOETHE EN ANGLETERRE
mémoires en les commentant par des notes, conserver ^ l'au-
thenticité parfaite et lindividiuilité de chaque partie ». Dans sa
préface, elle renvoie, pour les conclusions générales sur
rhomme et l'œuvre, « aux écrits de son ami M. Carl3^le », et
elle explique la lente pénétration de Gœthe en Angleterre. Il
était, dit-elle, un génie universel, « il devenait ce qu'il déôri-^
vait », il n'était pas, comme l'écrivain britannique, « attaché à
une classe ou à un parti » . Dire qu'il fut indifférent aux progrès
de la nature humaine, c'est là une erreur manifeste, mais à
ceux qui lui demandaient de descendre dans l'arène politique,
il aurait pu répondre :
MorUde est quod quœris ojms; mihi fama peretmis quœritur.
Il se contentait d'ennoblir la nature humaine, sans vouloir
en changer brusquement les destins. II était avant tout un
artiste, il considérait l'art, non pas comme un dispensateur des
joies de l'imagination ou comme un masque doré cachant de
fastidieuses doctrines, mais comme une double révélation du
beau et du bien, « morale en elle-même et pour elle-même »
pleine d'idéalisme et d'humanité.
Sarah Austin n'épargna pas sa peine : ses Caractéristiques de
Gœthe (ce titre lui fut suggéré par Robinson) sont encadrées par
des extraits des Tag inid Jahreshefte et par de nombreuses tra-
ductions des Poésies lyriques. A. Hajward lui donna la primeur
d'une scène de son Faust en prose, et Robinson écrivit pour
elle certains de ses Souvenirs de Weimar. Le livre contient peu
de critique personnelle, mais cette critique est perspicace et
juste.
Carl^ie a rentré ses récoltes, il a moissonné jalousement ses
épis et s'est retiré dans sa grange, et là, il continue à s'agiter,
à gesticuler, parmi le bon blé et la paille sèche, jusqu'au
moment où il se précipitera dans la rue et donnera du froment
au peuple. Pour le moment, il regarde la plaine où glanent der-
rière lui de nouveaux venus et il les méprise un peu. En 1834.
lorsque paraissent à la fois quatre traductions du Faust, il écrit
à Eckermann : « En vérité, le feu est allumé, et nous avons
assez de fumée, plus qu'assez... Il y a même çà et là une petite
flamme comme dans les Caractéristiques de Gœthe de Mrs Austin. »
GOETHE ET L'OPIiNION ANGLAISE 203
Celle-ci traduira encore des passages de Gœthe dans ses Prosa^
leurs allemands (1841), et elle se souviendra de lui plus d'une
fois dans son livre sur l'Allemagne (1854 1. Elle exerça une
certaine influence sur les milieux littéraires : comme le raconte
Th. Moore, elle ne perdait pas une occasion de parler de Gœthe.
Elle entretenait souvent son ami, le jeune Stuart Mill, qui s'était
précisément mis à l'étude des auteurs allemands, au moment où
elle préparait ses Caractéristiques. Celui-ci, qui l'appelait affec-
tueusement Mutter, discutait avec elle et ne partageait pas
jusqu'au bout ses admirations. Pour lui, l'erreur de Gœthe était
d'avoir voulu exprimer son époque changeante et complexe
dans une forme d'art antique : « Il a cherché par tous les
moyens à être un Grec, mais il n'a jamais réussi à produire
quelque chose de parfait. » Il n'est pas « l'homme moderne
typique » de Carlyle, « l'homme représentatif > d'Emerson; il
est un grand attardé, isolé dans la contemplation de la beauté
passée. "^ ^v^ .p ' \-^C« ^*.'
* *
Avec les Caractéristiques de Sarah Austin s'ouvre toute une
série d'études biographiques. Les publications allemandes
piquent la curiosité.
On croît connaître Gœthe penseur, on veut des détails sur
l'homme. En 1835, V Athenœuni signale et apprécie la Correspon-
dance de Gœthe avec Zelter; en 1836, la Foreign Quarterly Review
défend Gœthe contre les attaques de Menzel; J. S. Blackie, pro-
fesseur à l'Université d'Edimbourg (1), reproche aussi à Beltina
d'Arnim d'avoir tourné en ridicule, dans la Correspondance de
Gœthe avec une enfant, « le grand sage de Weimar ». La même
année, le Dublin University Magazine fait l'éloge de Sarah Austin
et cherche, comme Carlyle, dans les Années de voyage, « la grande
révélation du poète ». Les volumes de Bettina, traduits en
anglais par elle-même, paraissent en 1837, et J. S. Blackie, dans
la Foreign Quarterhj Review, leur oppose les Conversations avec
Erkermann imprégnées de t solide et substantielle humanité ».
(l)Cf. o* partie, cli. m.
204 GŒTHE EN ANGLETERRE
Dès 1839, le Blacltcood's Magazine commence la publication de
Poésie et Vérité de J. Sterling. La Correspondance de Gœtlie et de
Schiller, traduite par l'Américain G. H. Calvert, est eMitée à
New -York et à Londres en 1845. J. Oxenford, critique drama-
tique du Times, publie en 1848 l'autobiographie de Gœthe et
en 1850 les Entretiens avec Eckermann et Soret.
Les essais de Carlyle sont ainsi complétés par la compilation
de Sarah Austin, les articles biographiques, les traductions des
Mémoires ou de la Correspondance^ Les voies sont préparées à
G. H. Lewes. Ce qu'on cherche dans la vie de Gœthe, c'est
l'exemple de sa sagesse et le précepte de son expérience. Avant
Carlyle. Gœthe était considéré comme un auteur dangereux et
un caractère immoral. Maintenant on le défend, on le justifie,
l'écrivain aussi bien que l'homme. V Athenœum parle de sa
6 mûre sagesse ». de sa « vaste expérience », de sa « grande
idée du devoir » qui le soutint jusqu'à la fin. La Foreign Quar-
terhj prétend, contre Menzel. qu'il n'était pas égoïste et qu'il ne
manquait pas d'enthousiasme. Gœthe est sacré' grand homme,
à la fois dans son œuvre et dans sa vie. On commence à l'ap-
précier pour sa pensée, non encore pour son art. Les œuvres
qui font impression, ce sont surtout les Mémoires et la Corres-
pondance, c'est Wilhelm Mexster et c'est Faust. On ne se préoccupe
pas des poésies lyriques, des drames comme Iphigénie ou
Egmont. Gœthe artiste reste inconnu; le révéler sera la tâche
de Lewes. 11 a déjà publié, dans la British and Foreign Revieic
(1843) (1), un article tout à fait remarquable sur le caractère et
le génie dç Gœthe. le meilleur sans aucun doute qui ait paru
depuis les essais de Carlyle. En tout cas. les vieilles résistances
commencent à tomber. Carlyle est presque victorieux et John
Sterling a raison de conclure dans la Westminster Revien-,
en 1840 : « Avant lui, les sauterelles criaient pour ou contre
le barde étranger. Bos locutus est. » 11 a rempli la vallée de son
mugissement,. et les montagnes lui en ont renvoyé l'écho.
(l) L'annôe suivante, la British aud Foreign Revieiv devient la Britisfi
{)uarterUi lîcvii'ir.
CHAPITRE II
« WILHELM MEISTER » ET LES JEUNES ROMANCIERS
(1825-4835)
L'abandon du roman historique elle retour au roman philosophique et so-
cial.— E.Bulwer-Lytton. Le wertliérisme de Falklnnd{i8i6). L'influence
de JVithelm Meister; l'idée du roman <. métaphysique », le thème de
l'apprentissage humain et de l'éducation par l'expérience Les fluctua-
tions de l'idée et les premières réalisations : Pelham (1828). Le Deshérité
(1829). Paul Clifford (1830). Godolphin (183:^). Les romans caractéris-
tiques : Ernest Maltravers (1837) et Alice, ou les mystères de la vie (1838).
— B. Disraeli. Vivian Grey (1827). Le roman autobiographique et la
notion d'expérience. Contarini Fleming (1832) : le développement du
poète; du rêve à l'action. — W. M. Thackeray. Les allusions à Gœtlie
dans la F'iire aux Vanités (1847) et dans Pendennis (1850). La ballade
comique ae W^^rther. — L'absolue indépendance de Dickens.
< It is like a quiet stream that car-
ries gold wilh it, the stream passes
away insensibly, but the gold remains
to tell where it bas be-'D. » (E. BtTL-
WEE, < A propos de ïï't//ie/m Meis-
ter ^. New Monthly Magazine, 1S32.)
Le roman anglais a toujours un caractère plus ou moins
didactique. Là où il est réaliste, il est encore dominé par la
préoccupation morale ou sociale. En même temps qu'il étreint
la vie, il s'assujettit à en extraire un suc. Les faits qu'observent
un Richardson et un Dickens sont différents, différentes les
époques, différents les milieux, différents les préceptes, mais
la méthode reste à peu près la même. Un évangile succède à
un autre, et c'est tout. A la fin du dix-huitième siècle, la pré-
dication morale ou féministe se mêle aux effusions lyriques.
Les poétesses que nous avons vu pleurer sur le tombeau de
Werther font cause commune avec les romancières qui reven-
diquent les « droits de la femme » et s'inspirent des doctrines
de Godwin. Charlotte Smith devient aussi révolutionnaire
206 GOETHE EN ANGLETERRE
qu'Elizabeth Inchbald, et Thomas Holcroft qui traduisit Hermann
^et Dorothée j dresse dans son roman : Anne Saint-Yves^ le pro-
gramme de leur sentimental anarchisme. Sans doute entre les
récits d'un Richardson ou d'un Godwin et le roman social d'un
Dickens, il y a une solutionde continuité. Avec Anne Radcliffe
et Monk Lewis est née « l'école de la terreur ». A la suite de
Gœtz de Berlichingen, le chevalier à la main de fer, Walter
Scott a entraîné ses lecteurs dans un étincelant passé. Le roman
historique éloigne l'écrivain de la vie contemporaine, et peu
lui importe l'enrichissement d'une expérience. Mais voici que
Wilhelm Meister vient à son tour barrer la route à Gœtz. Si le
roman de Gœthe ne fait aucune impression sur le grand public,
il ne laisse pas indifférents les jeunes littérateurs, Edward Bul-
wer Lytton, Benjamin Disraeli, W. M. Thackeray. En attendant
que se renoue la tradition du roman social, il éveille le roman
•philosophique.
* «
Edward Buhver est d'abord conquis par Werther. Pendant
son séjour à Paris, en 1826, il écrit son FalJdand. Le werthé-
risme est fini en Angleterre, mais le Mal du siècle triomphe en
France. Deux nouvelles traductions de Werther paraissent en
4822 et en 1825. René a provoqué des imitations, et Oberman
paraît en 1820. C'est alors que le jeune Buhver lit la Nouvelle
Héloïse et les Rêveries d'un promeneur solitaire.
Comme Werther, Fal/dand est l'histoire d'une passion malheu-
reuse et la peinture du génie incompris. La technique est la
même dans les deux romans : nous lisons une correspondance.
Au début, Falkland se retire à la campagne et il y retrouve le
calme depuis longtemps perdu, il est heureux d'être délivré du
monde, de purifier sa sensibilité dans l'amour de la nature, de
se sentir apaisé par la solitude. Mais il rencontre bientôt Emilie
Mandeville. Sans inclination pour son mari, celle-ci reporte sa
tendresse sur son enfant, et son enfant ne lui suffit pas. Falkland
est troublé : il fuit devatit le danger; comme Wertlier, il
retourne à la ville, puis au pays de son enfance, et il ne peut
oublier Emilie : il lui écrit, il revient. Il trouve auprès d'elle
« WILHELM MKISTER » 207
:SOn mari, à peine arrivé. Dès lors le roman s'écarte du modèle ;
après une scène d'abandon, Emilie, trahie par une amie, bruta-
lisée par Mandeville, meurt d'une embolie, tandis que Falkland
va se faire tuer en Espagne, en combattant contre les Français.
Les caractères ressemblent à ceux de Werther. Toutefois
Mandeville e^i plus grossier qu'Albert, Emilie est plus sensuelle
que Charlotte, Falkland est, comme Werther, hostile à la
société, épris de l'humanité, incapable d'une activité régulière,
enclin à la tristesse, mais il est plus violent, plus dur que lui,
il a pris aux héros de Byron leur volonté et leur amertume.-
Certains thèmes sont tout à fait werthériens : Falkland et Emilie
s'entretiennent de l'immortalité devant le soleil couchant, dans
le soir mélancolique où l'étoile apparaît « comme la promesse
d'une vie au delà du tombeau ».
Bulwer, guéri du mal du siècle, lut Falkland « avec les senti-
ments qui animaient Gœthe en relisant Werther » . Il nous le dit
lui-même dans la préface qu'il écrivit pour Pelham en 1835 :
« J'avais débarrassé mon cœur de ce qu'il avait en lui de péril-
leux. J'avais confessé mes péchés et je suis absous. » Il ne
réédita pas son premier roman : l'étape était franchie et il
considérait l'œuvre comme dangereuse.
Wilhelm Meister accéléra la guérison. Dès i826, Bulwer son-
geait à lui consacrer un article. Son journal, The New Monthly
Magazine^ atteste plus d'une fois l'importance qu'il lui accordait.
Au cours de ses Conversations avec un étudiant ambitieux (1830),
il avoue que Wilhelm Meister « eut une influence très marquée
sur son esprit ». Plus tard, en avril 1832, il écrit : « C'est comme
un calme fleuve qui charrie de l'or, le fleuve passe, mais l'or
reste pour nous dire les pays qu'il a traversés... il est pour la
connaissance de la pensée ce que Gil Blas est pour la connais-
sance du monde. » La même année, en juillet, il rapproche
Contrarini Fleming et Wilhelm Meister^ romans « métaphysiques »
où se fondent harmonieusement l'allégorie et la réalité. Cette
idée du roman métaphysique, exprimée encore en 1833, hante
l'esprit de Bulwer. Il veut une œuvre qui soit, selon les paroles
de Carlyle, une synthèse du réel et de l'idéal, de la vie et de la
pensée, conçue sur le modèle de Wilhelm Meister.
208 GŒTHE EN ANGLETERRE
Pelham (1828) est un roman autobiographique. Le héros est
un dandy qui ressemble curieusement au jeune Bulwer, après-
sa sortie de Cambridge. Sa vie, c'est d'abord celle du séjour à
Paris, frivole, brillante, partagée entre l'art, les femmes et le
jeu, puis celle des débuts littéraires à Londres. Mais il n'y a
pas seulement, dans le roman, un récit plus ou moins vécu, il
y a une interprétation philosophique; il y a une expérience et
une méditation sur l'expérience. La préface de 1835 est carac-
téristique : l'auteur a voulu « illustrer la rédemption d'un carac-
tère ». Son idée, c'est l'éducation dun homme par la vie, l'ap-
prentissage de la sagesse. Son héros cesse un jour d'être un
égoïste, un dilettante. 11 se donne tout entier à la cause de son
ami Glanville, accusé d'un meurtre; il met toute son activité à
retrouver les vrais coupables, il n'a de repos qu'il n'ait fait
libérer l'innocent. 11 apprend enfm à agir, non plus selon ses
instincts, mais selon des principes moraux, et il espère, en fon-
dant un foyer, « être utile à ses amis et à l'humanité » . Pelham
et Glanville reflètent les deux aspects du jeune Bulwer, encore
hésitant entre le byronisme et la joie de vivre : il est sur le
point d'abandonner Ghilde-Harold et Werther et de suivre
Wilhelm Meister.
La composition du roman rappelle aussi le plan de Goethe.
Bulwer promène Pelham à travers toutes les classes de la
société, il le heurte à tous les types d'humanité. Lïrréductible
épicurien, l'homme politique, le mondain, l'escroc et le franc
scélérat, tout ce monde l'entoure et l'accoste, l'intéresse et
même le retient, jusqu'au moment où la silhouette mélodra-
matique de] 'Glanville apparaît et l'entraîne vers un mystère
sanglant. Comme presque dans tous les romans suivants,
Buhver a adopté la technique de Wilhelm Meister : l'action est
lâche, retardéejpar les discussions littéraires ou sociales et la
description des expériences.
L'intention philosophique de Pelham passa inaperçue. Le
roman eut un gros succès, mais le public y vit surtout un Gil
Blas du grand monde, une peinture de la vie élégante. Ceci
n'empêcha pas Bulwer de revenir à son idée du roman méta-
physique. Idée d'ailleurs imparfaite, obscure, qui trouvera seu-
« WILHELM MEISTER » 209
Icment plus tard son expression théorique, mais dont il tente
déjà confusément l'application. Dans son Déshérité (1829), il
s'efforce de créer, dit son fils, « le roman métaphysique dont il
voit dans Wilkelm Meisier un exemple réussi ». — Son dessein
est, d'après la préface, de « personnifier certaines dispositions
de l'âme qui ont une influence sur la conduite ». C'est ainsi que
Talbot représente la vanité, Warner l'ambition, Crawford la
sensualité et l'égoVsme, personnages contrastés comme Jarno,
l'abbé, Lothario, mais infiniment moins riches. Ce que Bulwer
appelle improprement le roman métaphysique, c'est le roman
psychologique. Il ne s'agit pas d'y exposer une conception de •
l'univers, mais d'y présenter une analyse de l'homme. La pra- '
tique de la vie et la morale y occupent plus de place que l'inter-
prétation du monde et la religion. Mais cette psychologie du
Déshérité est sans vie. Les caractères ont bien une portée géné-
rale, mais ils n'ont pas de vérité individuelle, ils sont entière-
ment construits, arrêtés, immobiles. Bulwer n'a pas compris la
valeur de Wilhelm Meister. Elle n'est pas dans l'expression ou
l'opposition des idées, elle est dans la vie révélatrice. Le Déshé-
rité est un roman allégorique et abstrait, Wilhelm Meister est un
roman symbolique et vivant.
Dans Paul Clijford (1830), l'observation du réel vient étofl'er
l'armature idéologique. Ce roman social marque aussi une nou-
velle étape dans l'évolution de l'auteur. Sans doute la prédi-
cation utilitaire de Bulwer n'est guère, selon le mot de M. Caza-
mian, qu'une fantaisie intellectuelle; sans doute « il défend, le
sourire aux lèvres, la vie des misérables que la loi détruit et
corrompt », mais il s'intéresse cependant à la vie contempo-
raine et aux problèmes qu'elle soulève. Il abandonne le wer-~|
thérisme de Falkland, le dandysme de Pelham, le byronisme du ;
Déshérité^ et il se rapproche de cet idéal de sagesse active qui '
est au terme de Wilhelm Meister. Carlyle avait vigoureusement
dessiné la courbe suivie par Goethe, de Werther à Wilhelm Meis-
ter, et le jeune romancier semble presque s'être fixé une évo-
lution identique. Dans sa dédicace de Paul Clifford à l'éditeur
Cockburn, il exprime nettement la pensée de Goethe : « L'expé-
rience est le seul placement qui nous rapporte toujours dix fois
44
240 GOETHE EN ANGLETERRE
ce qu'il coûte, et nous ne pouvons trouver de guides plus sûrs,
à travers les labjTinthes de la vie qu'il nous faut traverser et
dont il nous faut revenir, que les erreurs, les préjugés, les
regrets laissés derrière nous, à intervalles, sur notre chemin. »
Avec Godolphiii (1833), Bulwer reprend l'idée du roman méta-
physique . L'actrice Fanny Millinger, une seconde Philine,
réclame « un Gil Blas métaphysique..., un roman d'idées autant
que d'incidents » . Cette conception littéraire est d'autant plus
réalisable que les idées morales de Bulwer se sont maintenant
précisées. Dans son essai Sur la satiété, il emploie l'image fon-
I damentale de Wilhelm Meister : « L'expérience n'est pas acquise
par le spectateur de la vie, mais par l'acteur. » Il s'agit d'ap-
pliquer cette loi à Godolphin.
Ce héros nouveau n'est plus le tragique personnage byro-
nien, il n'a rien de commun avec le Glanville de Pelham,
l'Algernon Mordaunt du Déshérité; c'est un poète à l'imagina-
tion rêveuse, un esprit « d'origine germanique ». Sensualiste
indolent, il est. comme Goethe, spectateur du monde, amou-
reux de l'Antiquité et de lltalie, amateur d'art et de théâtre. Il
a, dit Bulwer, le tempérament d'Hamlet d'après l'analyse de
Gœthe, et il quitte à chaque instant la réalité solide pour se
réfugier dans ses « créations aériennes ». Mais cet homme
plein d'hésitations est pourtant capable d'une décision : à
trente-six ans, il change sa vie. Il sent un impérieux besoin
d'activité. Au lieu de s'isoler du monde, il veut collaborer avec
lui : « J'ai rêvé et je suis éveillé. » Sous l'influence de sa femme
Constance, il descend dans l'arène politique, devient membre
du Parlement, réconcilie la poésie et la vérité, l'idéal et le réel.
Toutefois, eût-il persisté dans cette rude voie? Bulwer amène
accidentellement la mort de Godolphin. C'est la solution la plus
sûre. Son héros s'est élevé jusqu'à la sphère de l'action : peut-
être n'est-il pas encore capable d'y rester.
Ernest Maltravers (4837) et Alice ou les mystères de la vie (1838)
sont, de tous les romans de Bulwer, ceux qui accusent le plus
nettement l'influence de Gœthe. Dans sa préface de 1840,
l'auteur avoue : « En ce qui concerne l'idée première (ce que
1
« WILHELM MEISTER » 211
j'oserai appeler, avec humilité, le dessein philosophique), celle
d'une e'ducation morale ou d'un apprentissage, il est facile de
voir que je la dois au Wilhelm Meister de Gœthe. » Son intention
a e'te', dit- il, de représenter « la vie telle qu'elle est », mais il se
rappelle les paroles de Garlyle, il sait que l'existence dépeinte
par Gœthe est à la fois légère et profonde, naturelle et symbo-
lique : « Par vie telle qu'elle est, je n'entends pas seulement la
vie vulgaire et extérieure, mais la vie dans son caractère plus
visible et plus matériel. » Il n'est donc plus question d'opposer
au récit historique de Walter Scott ce que Buhver appelait « la
fiction métaphysique » , le roman allégorique et glacé qu'il avait
cru trouver chez Gœthe et réaliser à son tour dans le Déshérité.
Il a mieux saisi Wilhelm Meister : il a vu, grâce à Garlyle dont
la pensée le travaille, tout ce qu'il y a de vie et de réalité au
fond de cette œuvre.
Ernest Maltravers est un poète, un génie, non pas un Ghilde-
Ilarold qui erre le long « des torrents solitaires et des coUines
pastorales » , mais une nature ardente, lancée à la recherche de
l'idéal. Il apprend tout s^ul l'allemand, et sa mobile imagina-
tion s'attarde un moment dans la compagnie de Werther et des
Brif/ands. Lorsqu'il revient de Gœttingue, il connaît Kant aussi
bien que Goleridge, et comme Gœthe, il étudie la botanique. Il
aime la science et la liberté, la métaphysique et la poésie. Il
faut orienter ses aspirations, discipliner son talent, faire de lui
un homme.
A peine débarqué en Angleterre, à son retour d'Allemagne,
il tombe dans un guet-apens, et il est sauvé par la fille même
de son dangereux hôte, le bandit Darvil. Cette étrange enfant,
Alice, est une sœur de Mignon. Son père la maltraite : elle
l'abandonne et s'attache à l'étudiant. Il la protège, elle le sert.
Il fait le rêve de l'éduquer, et il lui apprend à lire. Elle se ghsse,
la nuit, jusqu'à sa porte, pour écouter ses lieds, et elle l'émer-
veille un matin par son chant. L'amour s'insinue en eux, il les
pousse dans les bras l'un de l'autre. Rapprochés, tels Marianne
et Wilhelm Meister, par la complicité de fart, tous deux vivent
heureux, sans remords, jusqu'au jour où Darvil, profitant d'une
absence de Maltravers, vient piller leur cottage et reprend Alice,
212 GŒTHE EN ANGLETERRE
l'entraîne avec lui sur les grands chemins. Maltrav.ers est alors,
comme Wilhelm, se'paré de sa maîtresse : il ne connaît pas son
enfant. Le premier désespoir l'abat, mais ses amis sont là qui
veillent sur lui. L'un d'eux l'emmène en Italie. Il est alors pris
par les choses, le voyage, le mofide. la vie. Son t apprentis-
sage » commence. Les femmes lui donnent l'aisance, la finesse,
la culture. Ses amis lui apportent le bon conseil, l'appui de leur
expérience. Il doit traverser < des émotions violentes et des
luttes passionnées » afin d"être c le Wilhelm Meister de la vie
réelle >. Pour Bulwer, le héros de Goethe fait surtout l'appren-
tissage de l'art; Maltravers, celui de la vie : déjà écrivain, il
sera homme politique.
Au cours de ses voyages, il semble prendre goût à l'existence
brillante et artificielle, au monde. Que lui apprennent les fêtes
de l'ambassade de Naples ou les promenades en bateau sur le
lac de Côme'^ Peu et beaucoup, rien que la vie. Valérie de Ven-
tadour lui révèle une âme noble, De Montaigne un sage esprit.
Il se débarrasse de sa sentimentalité, et si ses aventures lui
enlèvent un peu de pureté, elles n'amoindrissent en rien ses
aspirations. La littérature lui paraît une vocation sérieuse : il
travaille, et sans être dupe des coteries mondaines, des succès
préparés, il n'attend que du grand public le suffrage et l'encou-
ragement. La politique le trempe : il devient l'homme du jour,
mais il ne se laisse pas griser par la réputation, il prend seule-
ment plus contact avec le réel. La vie afflue vers lui, avec ses
difficultés, ses douleurs. Il doit débrouiller l'intrigue qu'a
ourdie contre lui son ancien ami Ferrers, il voit mourir sa
fiancée Lady Florence Lascelles. 11 est devenu plus grave,
mais il est encore loin du but. Son activité a tué son dilet-
tantisme, tempéré son exaltation, mais elle est restée orgueil-
leuse et égoïste. S'il est entré dans la politique, c'est sans
doute pour employer son talent, c'est aussi pour satisfaire son
ambition. 11 lui faudra terminer son apprentissage, s'élever
jusqu'à l'humilité, à la foi.
Bulwer écrit dans la préface d'Alice en i838 : « Le héros de
ce roman (Ernest Mallraiers) est loin d'être parfait, et si ses
principaux défauts avaient été corrigés au cours des volumes
« WILHblLM MEISTER » 213
précédents, on eût épargné la suite au lecteur. C'est parce que
ses erreurs dans Taction et dans la pensée ne furent pas encore
compensées ou redressées, c'est parce que ses opinions furent
souvent morbides et déraisonnables, c'est parce que ses senti-
ments fuient plus nobles que ses actes et son orgueil trop grand
pour ses vertus, que ces volumes furent nécessaires à l'achè-
vement de ses épreuves et à l'exécution de mon dessein. »
Alice enseigne à Maltravers « les mystères de la vie ». La mort
de Florence Lascelles l'a jeté dans un dur scepticisme. 11 vit
seul sur sa terre de Burleigh. Mais là il rencontre une jeune fille
dont la beauté et l'innocence le calment et Témeuvent à la fois.
Scènes idylliques qui rappellent celles de Walbeira! Evelyn lui
apparaît, comme Charlotte à Werther, dans un mutin cercle
d'enfants. Elle se mêle à leur jeux. Entraîné lui aussi, il s'aban-
donne à cette gaieté, s'assied sur le gazon, joue et gagne, en
guise de prix, le ruban d'Evelyn qu'il ne veut plus lui rendre.
(Encore un souvenir de Werther !) Mais l'épreuve arrive, Eve-
lyn est fiancée. Maltravers a appris à être stoïque. La vie lui a
dit la nécessité du courage, il ne se tue pas comme Werther, il
ne va pas chercher la mort sur un champ de bataille comme
Falkland, il a lu Carlyle et sait tout ce qui sépare Werther de
Wilhelm Meister. Sa consolation, il la cherche dans l'activité.
Pourquoi ne s'occuperait-il pas de ses terres délaissées, de ses
fermiers *? Il veut améliorer l'état des paysans. Il sort de lui-
même. Le vent sain, vivifiant, de la réalité, disperse les nuages
de sa tristesse. Son activité lui semble bientôt restreinte : il se
remet à voyager et il retourne à Paris. Là il discute avec De Mon-
taigne sur la vie littéraire et politique de la France, il critique le
romantisme. Heureusement, ce qui est dangereux dans un
ouvrage de génie se neutralise souvent en quelques années.
Nous pouvons maintenant lire Werther^ « sans craindre de nous
suicider tout bottés :> ! Maltravers applique son inteUigence à la
vie. De Montaigne lui dit avec raison : « Vous traversez un état
de transition, vous avez pour toujours laissé derrière vous
ridéal, et toute chargée d'expérience, votre barque fait voile
vers le monde pratique. Quand vous aurez touché le port, vous
aurez atteint le complet épanouissement de vos forces. » Par-
214 GŒTHE EN ANGLETERRE
tout, SOUS la trame du récit, scintille la pensée de Goethe. Dans le
même entretien revient une comparaison inspirée de Wilhelm
Meister : « Je ne suis qu'un spectateur >, dit Maltravers, et De
Montaigne lui répond : f Oui, mais vous voulez aller derrière la
scène. Et celui qui devient familier avec le foyer désire vive-
ment être un acteur. j> Pourtant à cette « rentrée », il y a encore
des obstacles. La doctrine pessimiste de Maltravers lui fournit
des objections. Difficultés toutes théoriques dont vient à bout
De Montaigne : « Chaque situation a ses devoirs; chaque homme
doit juger lui-même ce pour quoi il est fait. Il suffit qu'il veuille
être actif et travaille à être utile, qu'il reconnaisse le précepte :
« ne jamais se fatiguer de bien faire... > Maltravers est délivré
de ses erreurs : il est encore prisonnier de ses faiblesses. Son
intelligence s'est éclaircie : sa volonté n'est pas purifiée. Sauvé
de son scepticisme, il est malade de son orgueil. Il a besoin
d'une leçon qui l'humilie. Il apprend soudain qu'Alice est la
mère d'Evelyn. Cette révélation, inexacte d'ailleurs (Alice n'est
que sa belle-mère), rappelle une situation de Wilhelm Meister.
Lothario ne s'éloigne-t-il pas un moment de Thérèse, parce
qu'il la croit sa propre fille? Maltravers est terrassé par la
honte et la douleur : il s'enfuit en Suisse : < Précipité si rude-
ment du piédestal complaisant du haut duquel il avait si long-
temps contemplé les hommes en disant : « Je suis plus sage et
« meilleur que vous », il devint trop sensible à ses propres
infirmités, et ce désir de la vertu, qu'il avait toujours entretenu
profondément, se fit entendre, plus distinctement et plus haut,
dans les ruines et le silence de son orgueil. » Soumission, c'est
là le mot sacré qui ouvre les mystères de la vie. Il s'incline
devant la Providence qui l'éprouve, et en même temps que la
foi, il retrouve son premier amour. La vie d'abnégation, de
courage, qui fut celle d'Alice, lui montre où est le devoir : « Ici,
lui dit-il, j'ai trouvé une vertu qui, issue à la fois de Dieu et de
la nature, a été plus sage que toute ma fausse philosophie et
plus ferme que tout mon orgueil. » 11 rentre dans la vie poli-
tique, il se lance dans l'activité, avec moins d'enthousiasme,
mais avec « une énergie plus pratique et plus constante ».
Voici qu'il a enfin maîtrisé son mépris pour les hommes et
I
« WILHELM MEISTER » 215
secoué la tyrannie de la chimère. Ses sentiments sont moins
sublimes, mais qu'importe, puisque ses actes sont meilleurs l
La pensée gœthéenne donne un intérêt réel à ces romans
d'une action languissante et d'un style médiocre. L'influence de
Gœthe sur Bulvver a un double caractère : Wdhelm Meisfer sug-
gère au jeune écrivain lidée du roman philosophique et le
thème de l'apprentissage humain : il lui fournit à la fois une
formé"et un sujet. Ce sujet, Bulwer s'en empare avidement, il
prend plaisir à le traiter. N'est-ce pas un peu sa propre histoire?
Comme Gœthe s'est acheminé de Werther à Wilhelm Meister, il
a parcouru la route qui va de FnlUand à Ernest Maltravers.
Entre ces deux romans, dix années se sont écoulées. Le parle-
mentaire libéral a oublié le dandy. La vie ne l'a pas épargné, il
a connu la souffrance et la faute, son foyer est ruiné. Mais les
années qui précèdent Ernest Maltravers le calment et lui font du
bien . Plus clémentes , elles apaisent son système nerveux ,
ébranlé par les dissensions domestiques. Les Derniers Jours de
Pompéi consacrent sa réputation littéraire, le titre de baronet
vient récompenser son activité politique. Période de trêve et de
gloire, sinon de bonheur, qui prépare la conclusion d'Alice.
*
Disraeli subit, moins que Bulwer, l'influence allemande. Son
père était un philosophe radical épris surtout de l'antiquité et
de la littérature française. Dans sa bibliothèque, le jeune auto-
didacte lut plutôt Voltaire que Gœthe, et ce n'est guère qu'en
i824, au cours -d'un voyage dans les pays rhénans, qu'il apprit
à connaître l'Allemagne.
Pourtant la traduction de Wilhelm Meister par Carlyle ne pou-
vait passer inaperçue dans le milieu d'Isaac Disraeli. N'y par-
lait-on pas régulièrement, autour d'une table hospitalière, des
publications récentes? Comme l'indique son journal en 1822,
son père l'emmenait aussi aux dîners de l'éditeur John Murray;
il y rencontrait des écrivains tels que Thomas Moore et il y
entendait faire « la revue des livres ». Les convives, qui s'inté-
216 ' GOETHE EN ANGLETERRE
ressaient si vivement à De Quincey et à ses Confessions d'un
fumeur d'opium, ne passèrent pas sous silence ses rudes attaques
contre Wilhelm Meister. Disraeli dut lire la version de Garlyle et
il s'en souvint dans son premier roman, Vivian Grey (4827).
Comme Pelham, comme Wilhelm Meister, c'est le récit dun
apprentissage, et cet apprentissage est celui de la vie par
l'expérience. Roman autobiographique, lui aussi, Vivian Grey
raconte les premières batailles de Disraeli contre la fortune. Le
voyage de Vivian dans le pays de Galles, son intervention
auprès de Cleveland, n'est que sa mission en Ecosse, sa visite à
Lockhart et à Walter Scott. La catastrophe qui survient alors
est la faillite de son journal : The Représentative. Le séjour de
son héros en Allemagne se réduit, au fond, aux vacances de
1824 à Heidelberg et à Mannheim. Les allusions à Gœthe que
l'on trouve dispersées dans le cours du récit reflètent l'opinion
du milieu et du temps. Au château du marquis de Garabas, les
gravures de Retzsch se trouvent sur la table du salon, et Vivian
s'entretient avec miss Manvers d'un diable gentleman qui res-
semble beaucoup à Méphisto : il lui parle de « l'éloquence » de
Gœthe et des « soUtudes » du Hartz. Son amie, Mrs Félix Lor-
raine, une Allemande hystérique et dangereuse, lit sans convic-
tion la trop simple aventure (V llermann et Dorothée, et il mentionne
une critique de Gœthe dans la gazette littéraire de Weimar. Le
nam du poète n'éveille d'ailleurs, dans la société de Ghàteau-
Désir, que les souvenirs de Werther. Les autres œuvres ne sont
pas encore très connues; seul Cleveland — et ceci n'a rien
d'étonnant s'il représente plus ou moins Lockhart — cite un
passage de Gœtz de Berhchinyen. Forcé de s'exiler après son duel,
Vivian Grey ne seniblç pas avoir complété en Allemagne sa cul-
ture germanique. Il s'arrête huit jours à Francfort sans songer
à Gœthe et rien ne nous permet d'identifier la cour de Reisen-
burg avec celle de Weimar. Sans doute le grand-duc est ami
des arts, sans doute son épouse Mme Caroline s'adonne, telle
la duchesse Amélie, à la littérature, et elle attire aux fêtes du
château des poètes, des historiens et même un philosoplie
disciple de Fichte; sans doute le mystérieux ministre Becken-
dorlf est, ainsi que Gœthe, botaniste et amateur de gravures,
« WILHELM MEISTER » 217
«nais tous ces détails, limités et combattus par d'autres, ne sont
pas assez caractéristiques. Ils s'appliquent plus ou moins à
ioute petite cour allemande, ils sont inventés d'après plusieurs
modèles, et il est tout naturel de songer d'abord à Darmstadt
où Disraeli s'arrêta et, comme Vivian Grey, vit jouer Othel/o en
présence du grand-duc de Hesse.
L'idée fondamentale de Vivian Grey se rattache plus sûrement
à celle de Wilhelm Meister. Il s'agit peut-être moins ici de vivre
que d'arriver, mais dans ce roman de l'ambition, il y a aussi le
roman de l'expérience : « Expérience, expérience, mystérieux
esprit, dont tous sentent les effets, dont personne ne définit la
nature. Nous entendons parler de toi dans la chambre d'enfants,
dans le monde, dans les livres, mais qui t'a reconnu avant
d'avoir été ton esclave, qui t'a découvert avant d'avoir baisé
ta chaîne ? » Il ne suffit pas d'être spectateur ; l'idée de Wilhelm
Meister revient ici sans cesse : « C'est seulement quand nous
avons agi nous-mêmes et que nous avons vu agir les autres.,
c'est seulement quand nous avons peiné sous le poids de nos
passions et que nous avons vu peiner les autres... c'est seule-
ment alors que nous gagnons l'expérience. » Vivian Grey
ajoute ce que Wilhelm Meister n'eût jamais affirmé : « Expé-
rience, tu es nécessaire à notre bonheur et tu le ruines. Tu es
le salut et la destruction de toutes choses, notre meilleure amie
-et notre enneYnie la plus amère, car tu nous enseignes la vérité,
et la vérité, c'est le désespoir. » Mais la pensée profonde de
Disraeli ne s'exprime pas dans cette méditation pessimiste.
<]'est plutôt Beckendorff qui représente ses doctrines favorites. Il
prêche l'elfort, car son effort a été couronné de succès. 11 est
un Vivian Grey qui aurait triomphé de la vie. Pour lui, l'expé-
rience est une lutte, mais aussi une victoire. Il reprend presque
les termes de Gœthe dans Wilhelm Meister : « Fortuno, Destin,
Chance, Providence particulière et spéciale, vains motsi Reje-
tez-les tous. Le destin d'un homme est son propre caractère. »
Outre cette idée de l'expérience — qui s'accorde si naturelle-
ment avec les convictions de Disraeli — Wilhelm Meister fournit
encore à Vivian Grey un thème littéraire. Les chœurs organisés
par l'abbé aux funérailles de Mignon ont inspiré sans aucun
218 GŒTHE EN ANGLETERRE
doute les chœurs dirigés par un autre abbé au mariage d'Eugène
de Kônigstein. Vers la fin des deux romans, le récit s'inter-
rompt, l'action succède à la description : les. formes alternées
du théâtre se substituent à la narration continue : « Enfants,
disent les chœurs de Wilhelm Meister, retournez dans la vie...
fuyez la nuit. Le jour, la joie, la durée sont la destinée des
vivants. — Debout, répondent les enfants, nous retournons
dans la vie. Que le jour nous donne le travail et la joie, jusqu'à
ce que le soir nous apporte le repos et que nous rafraîchisse le
sommeil nocturne. — Enfants, hâtez-vous, courez vers la vie.
Que dans le pur vêtement de la beauté, l'amour vous accueille
avec son céleste regard et la couronne de l'immortalité. » Dans
la fête villageoise de Vivian Greij, les thèmes du jour et de
la vie, ici rapides et mêlés, sont élargis et dédoublés. Les
motifs de l'aube, de midi et du soir précèdent les motifs de la
jeunesse, de l'âge mûr et de la vieillesse : « Les heures fuient,
c'est le matin,... les années glissent, c'est la jeunesse. » Le
chœur des heures se développe parallèlement au chœur des
âges. Jeunes filles et jeunes gens célèbrent tour à tour le triple
rythme du jour et de la vie : * Les heures fuient, c'est le soir.
La douce étoile éclaire pour lui le chemin de sa maison. » Les
lignes mélodiques sont différentes, la composition est la même.
Le chant funèbre de Mignon inspire des variations nouvelles,
légères et gracieuses, sur l'éternel thème mineur du temps qui
s'écoule et de la vie qui passe.
La publication de Vivian Grey et celle de Pelham rapprochèrent
leurs deux auteurs. Disraeli et Bulwer eurent, au début de leur
carrière, des relations suivies et ce sont leurs discussions que
Bulwer résuma dans son étude: l'Angleterre et les Anglais (1833).
A cette époque, celui-ci étudiait Wilhelm Meister, et il dut en
parler à son ami. L'exemple de Gœthe restait devant leurs
yeux, son approbation était pour eux un encouragement, et
Disraeli apprit « avec plaisir », en 1831, que « le vieillard lui-
même et Mme Gœlhe, sa belle-fille, étaient parmi les plus
ardents admirateurs de Vivian Grey ».
Quelques mois après la mort de Gœthe parut Contarini Fle-
ming (1832). L'auteur l'avait d'abord intitulé : le Roman psycho-
« WILHELM MEISTER » 219
logique; il donnait à ce terme à peu près le sens que Bulwer
attachait à sa dénomination du roman métaphysique. C'était,
comme Wilhelm Meister et Vivian Grey, une œuvre à la fois
personnelle et symbolique, vécue et révélatrice. C'était, en
partie, l'histoire de Disraeli; en partie, la destinée même du
poète.
Disraeli nous dit dans son journal ce qu'il y a d'autobiogra-
phique dans Contarini Fleming : « La poésie est la soupape de
sûreté de mes passions... Dans Vivian Grey, ya.\ dépeint mon
ambition active et réelle, dans Alroy mon ambition idéale. Le
Roman psychologique est le développement de mon caractère poé-
tique. Cette trilogie est la secrète histoire de ma sensibilité. »
Mais la préface de 1833 insiste uniquement sur la valeur géné-
rale de l'œuvre : « Le sujet principal est le développement du
caractère poétique. » A ceux qui lui reprocheront d'avoir inter-
calé, dans Contarini Fleming, ses propres voyages, Disraeli
répond ici d'avance : « La vérité est qu'une existence errante
est une étape nécessaire dans la carrière du héros... Sans ces
voyages^ je conçois que l'ouvrage eût été imparfait. » Ils appar-
tiennent, comme ceux de Wilhelm Meister, à l'éducation même
du poète.
Milman déclara l'ouvrage « très allemand ». Henri Heine en
fit un éloge enthousiaste : « Le sujet est le plus intéressant,
sinon le plus noble, qu'on puisse imaginer, le devenir d'un
poète » ; Bulwer écrivit dans le New Monthly Magazine : « Con-
tarini Fleming est une peinture (delineation) d'idées abstraites,
dans laquelle, comme dans Wilhelm Meister, l'auteur est souvent
allégorique et réel à la fois... Chaque caractère personnifie cer-
taines dispositions d'esprit; mais dans ce travail l'auteur
s'oublie de temps en temps et ne s'occupe plus que du monde
extérieur, de ce monde qu'il avait d'abord peint comme un
manteau pour revêtir les créations métaphysiques. Je le com-
pare sur ce point à Wilhelm Meister. Et je suis tout à fait sûr
que, si Wilfielm Meister n'avait pas été écrit, Contarini Fleming
ne serait jamais entré dans le monde idéal. Pourtant, malgré
tout cela, il n'y a pas imitation, ni dans l'histoire, ni dans le
caractère, encore moins dans le style. La douceur calme de
220 GOETHE EN ANGLETERRE
Goethe est aussi opposée que possible à l'étincelante variété de
l'auteur de Contarini Fleming. »
Buhver a raison : le roman n'est pas imité de Wilhelm Meis-
ter, il est seulement inspiré par lui : « Comment gagnerai-je la
sagesse », c'est là ce qu'écrit Contarini sur la première page de
son histoire? Tel Wilhem Meister, il est romantique, amoureux
de musique et de théâtre. Parmi les ruines d'une abbaye, il
rencontre un jour un artiste, Winter, homme d'expérience et
de sagesse, esprit classique, parent de Beckendorffet de Goethe.
Winter reconnaît son talent, et lui laisse quelques règles talis-
maniques qui font songer aux préceptes de Wd/ielm Meister.
L'histoire de Contarini est une perpétuelle oscillation entre
le rêve et l'action. Descendant des Vénitiens, exilé dans le Nord,
il veut retrouver sa patrie et ses splendeurs anciennes. Au
début de ses aventures, il rencontre un théâtre ambulant, s'at-
tire la tendresse de deux actrices en même temps et se fait
voler sa bourse par l'un des comédiens. Bientôt étudiant, il
fonde une société secrète qui, traquée par l'autorité, devient
rapidement un repaire de bandits. Il échappe aux poursuites
et, après avoir tiré de cette expérience une tragédie, « un des
produits les plus exagérés de l'école allemande », il se donne à
la vie politique. Son roman, Manstetn (ou Vivian Grey) lui lait
des ennemis : sa carrière est brisée. Mais il voit clair en lui. il
sait qu'il a été égoïste, qu'il a voulu diriger les choses sans les
connaître, et il décide de refaire son éducation Voyager, com-
prendre l'homme et la nature, tel est son but. Venise, Florence,
l'Espagne, l'Orient, toutes les grandes images du passé passent
devant lui. Il aime, il soutire, il admire! Il connaît la douleur
et la beauté. Entre le rêve et l'action, il trouve l'art. Sans doute,
Winter lui dit, comme Carlyle, la nécessité de l'action : < Le
temps est arrivé, dans votre vie, de renoncer à la méditation.
L'action est maintenant votre lot. Agissez, agissez, agissez,
agissez sans trêve, et vous ne parlerez plus de la vanité de la
vie. » Mais si Disraeli ne tarde pas à appliquer ce précepte, s'il
est, dès l'année suivante, candidat aux Communes pour Mary-
lebone, Contarini ne se laisse pas convaincre. Au lieu de se
miHer à la bataille politique, il reste le poète, il achète à Naple*-
I
« WILIIELM MEISTER » 221
une villa dont il fait un Temple du Beau. Il veut « créer un
paradis ». Oilœthe aurait certainement aimé cette demeure clas-
sique, construite dans le style de Palladio, et dédiée aux arts.
N'en avait-il pas donné le modèle dans Wilheim 3/m/^r ? L'oncle
de Lothario eût retrouvé ici sa pensée la plus chère. Le Temple
du Passé, où s'élève son sarcophage, pourrait, dit Wilheim
Meister, être aussi justement appelé le Temple du Présent ou
de TAvenir. Contarini Fleming lui enlève un sphinx pour garder
l'entrée de son palais, et il consacre « au temps futur » la tour
qui sera son tombeau. « Laissez-moi passer ma vie, dit-il, dans
l'étude et dans la création de la beauté. Tel est mon désir. »
Mais il ajoute : « Sera-ce ma carrière? c'est douteux, je le
sens ».
« Je veux agir ce que j'écris », dit l'auteur dans son journal.
ContaHni l'avait amené au seuil de l'action : il franchira ce
seuil. Il n'était pas homme à se retirer dans la contemplation
comme Contarini, ou à s'exténuer en rêves de conquête
hébraïque comme Alroy et les « princes de la captivité ». La
victoire d'Israël, c'est dans sa vie qu'il l'assurera, et il devient
peu à peu le maître de l'Angleterre. Le libéralisme ne lui réussit
pas : il change de programme, et il est élu avec l'appui des
conservateurs en 1837. Sans doute il fréquente toujours les
cercles littéraires, il parle de Wieland à lady Blessington et de
Gœthe à H. G. Robinson, mais de plus en plus la politique l'ac-
capare. Chef de l'opposition en 4847, il est ministre trois ans
plus tard. Et dès lors, il reprend le roman comme un instru-
ment de propagande; dans Coningshy, Sibylle, Tancrède, il prêche
son torysme social. Les jours d'apprentissage sont maintenant
très loin : pas plus que lord Lytton, lord Beaconsfield ne se sou-
vient de Wilheim Meister.
*. *
Nous avons déjà rencontré Thackeray à Weimar, nous l'avons
vu flâner dans le parc, crayonner Gœthe au passage. Déjà, à
cette époque, il préférait la vie aux livres, l'expérience à la lec-
ture. L'œuvre du poète ne semble pas l'avoir retenu longtemps.
Il lut Faust et, à en juger d'après des allusions de la Foire aiwr
222 GOETHE EN ANGLETERRE
vanités (1847), il connaissait Werther elles Affinités d'élite. Mais
rien ne nous permet d'afflrmer avec un critique allemand que
Wilhelm Meister exerça une influence sur son Histoire de Pen-
dennis (i8oO).
Sans doute ce roman est, comme Pelham et Vivian Grey, un
roman plus ou moins autobiographique; sans doute, sous les
variations les plus fantaisistes et les plus savoureuses, on de'-
mêle le même thème fondamental que dans Wilhelm Meister,
celui de lexpérience nécessaire. Mais cette idée du roman auto-
biographique et expérimental, rien ne prouve qu'elle vienne ici
de Goethe. Thackeray suit un courant que Bulwer et Disraeli
ont suivi avant lui et déjà moditié. D'ailleurs Tenrichissement
de la personnalité de Pen l'intéresse moins que l'exploration des
milieux qu'il traverse, la peinture des caractères qui se heurtent à
lui. Il abandonne souvent son héros principal pour t filer » des
passants dans la rue. Et que Pen s'éprenne d'une belle et insigni-
fiante comédienne, qu'il fréquente une troupe de province, il n'y
a pas là de quoi établir un rapprochement avec WUhelm Meister.
Tout au plus découvrirait-on des allusions à Goethe dans
des remarques de détail. Au cours du chapitre consacré aux
succès dramatiques de Miss Costigan. n'est-il pas question
à'Hamlet et de t la théorie du grand critique allemand sur le
sujet »? Plus loin, Pendennis traduit en vers anglais, à l'usage
de ses jeunes amies Blanche et Laura, « les ballades de Goethe
et de Schiller ». Son premier roman, d'un genre nettement ger-
manique, est « sombre et passionné ». On y trouve tour à tour
« le désespoir byronien, le découragement werthérien, l'amère
moquerie de Méphistophélès dans Faust ». Lorsqu'il se pro-
mène à Vauxhall avec Fanny Bolton, la fille du concierge de
Shepherd's Inn, Pen la contemple « d'un air de protection
splendide, comme Egmont regardait Glaire dans la pièce de
Goethe », mais il ne veut pas amorcer une histoire de séduction
« à la Faust et Marguerite ». Ce sont là des réminiscences
rapides, et Thackeray a déjà oublié le Pumpernickel de la Foire
au,r vanités. Après une grave maladie, Pendennis va faire une
cure en Allemagne, mais il ne s'arrête même pas à Weimar, sur
le chemin de Bosenbad.
« WILHELM MEISTER » 223
V
Thackeray n'avait pas besoin de Wilhelm Meister pour se
délivrer du werlhérisme. Si l'on en croit l'histoire de Pen-
dennis, il connut, lui aussi, une pe'riode de romantisme, mais
il la traversa rapidement. Son humeur s'accommodait mal des
me'lancolies prolongées, et Werther provoquait ses railleries.
Voici la « ballade comique » qu'il publie en 1835 dans ses
Mélanges.
« Werther avait pour Charlotte un amour
Tel que paroles ne pourraient dire.
Savez-vous comment il la vit, pour la première fois?
Elle faisait des tartines de beurre.
Charlotte était une dame mariée,
Werther était un homme moral,
Qui pour toutes les richesses des Indes
N'aurait rien fait pour la blesser.
Aussi soupira-t-il, lui faisant des yeux doux
Jusqu'à ce que sa passion bouillit et bouillonna.
Et fît alors sauter son idiote cervelle
Dont plus ne fut embarrassé.
Charlotte ayant vu son cadavre ^
Porté devant elle sur une civière.
Ainsi qu'une dame bien élevée,
Continua ses tartines de beurre. »
*
* *
Dickens est un écrivain profondément personnel. La seule
influence qu'il ressentit, c'est celle de la vie. Peu cultivé, il ne
connaissait ni Gœthe ni la littérature allemande. Son roman
social n'offrait avec le roman germanique aucune parenté. Ches-
terton le compte, ainsi que Carlyle et les chefs du mouvement
d'Oxford, parmi les forces vivantes qui ont ébranlé l'édifice de
l'utilitarisme, qui ont assuré la « revanche des instincts », mais il
ajoute avec raison qu'il n'est pas un théoricien, qu'il ne prêche
pas un évangile abstrait, quil ne cherche pas sa nourriture
dans les livres. Dickens est à lui seul une sourde révolte popu-
I
224 GOETHE EN ANGLETERRE
laire, une force de la nature. Il combattait de son côté, sans
rien savoir de Carlyle, ni d'où il prenait ses armes.
Ainsi le Wilhelm Meister de Goethe a été' salué avec joie par
les jeunes écrivains qui, fatigués du roman historique, ont
abordé le roman philosophique. Mais à mesure que le roman
anglais est redevenu social, le modèle fourni par Goethe a été
délaissé. Pour les lecteurs vraiment épris de littérature alle-
mande, Faust offre d'ailleurs un intérêt plus pathétique que M
Wilhelm Meister. Le problème de la destinée éternelle passe "
avant le problème de l'existence humaine. On sait que Wilhdm
Meister est une mine profonde où gisent des trésors de sagesse,
mais on s'en rapporte à Carl^^le, on n'a pas le temps de s'attar-
der dans ces souterrains de la pensée. L'harmonie des sphères
et le chœur des archanges attirent plutôt les regards vers la
Porte du Ciel où se déroule le prologue du Faust.
i
CHAPITRE m
AUTOUR DU « FAUST
(1835-1855)
Les traductions de la première partie du Fauxt, la version en prose d'A. Hay-
ward (1833). Les moilleures traductions en vers : J. St. Blackie (1834),
J. Anster (1835), A. Swanwick (1850). Les revues; l'appréciation de }a
première partie. — Les traductions de la deuxième partie (1838-1842). —
Les adaptations et parodies au théâtre. La caricature. — L'influence
sur les poèmes pliilosopliiques. Paracehe de Browning (1835) : «es
thèmes poétiques; son problème métaphysique et moral. Festus de
P. J. Bailey (1839) : son itnportance littéraire, sa portée théologique, son
développement. Dipsychus d'A. Clough (1850) : le conflit philoso-
phique, les motifs gœthéens et la sagesse de Carlyle.
« Wolfgang's Faust fiâmes forth the fire
divine,
« In raany a solid thought and glowing
Une. »
(P. J. Baii.ey, The Age, 1858.)
L'Angleterre ne connaissait encore Fanst que par la mauvaise
transposition de lord Gower et les brillants fragments de Shel-
ley. Coleridge et Carlyle avaient abandonné leur projet de tra-
duction. Ce dernier demandait, dans son premier essai de 1822,
une bonne version en prose et son vœu fut enfin réalisé, quand
parut en 1833 le travail, d'abord anonyme, d'Abraham Hayward.
L'auteur était un jeune juriste qui connaissait bien l'Alle-
magne et venait de traduire un ouvrage de Savigny. Il avait
aidé Carlyle à chercher un éditeur pour VHistoire de la littéra-
ture allemande et il l'avait encouragé à écrire son essai sur les
(l'uvres de Gœthe en 1832. Il était allé frapper aussi à la porte du
serviable Robinson et lui avait demandé « dés renseignements
sur Faust » . Avant de publier sous son nom sa seconde éditioh
en 1834, il retourna en Allemagne, il y vit ïieck^ Chamisso,
15
226 GŒTHE EN ANGLETERRE
Lamotte-Fouqué, Retzsch ; il fut reçu par Eckermann et Ottilie
de Goethe. Il écrivit à A. W. Schlegel et à Grimm pour avoir des
éclaircissements sur certains passages du drame, il prit l'avis de
Sarah Austin et de Cari vie : bref, il fit appel à toutes les compé-
tences qui lui avaient été indiquées par Charles Lamb. Sa ver-
sion est parfois un peu prosaïque; elle est toujours pénétrante
et rigoureuse; c'est la première image fidèle de Faust en Angle-
terre. Elle fut généralement bien accueillie. Soulhey, Words-
worth, llaltam le félicitèrent. Coleridge lui-même, hostile à
toute traduction en prose, jugea le travail bien fait. En tout cas
llayward apporta dans son interprétation une honnêteté scru-
puleuse, une patiente minutie, et en le nommant membre de la
Société Royale de littérature à Berlin, lAllemagne reconnais-
sait qu'il avait bien mérité de Goethe. Tous les traducteurs, qui
vinrent après lui et mirent le Faust en vers anglais, ne purent
se passer de lui et de sa prose. Sa version, simple et directe,
donna pour la première fois aux lecteurs britanniques une idée
exacte de l'œuvre : elle a une importance historique et une
valeur littéraire, et Matthew Arnold f estimait beaucoup.
L'année 1834 vit aussi paraître trois traductions en vers : la
première anonyme, et la seconde, par David Syine, sont insigni-
fiantes et incomplètes; la troisième, par John Stuart Blackie.
le professeur d'Edimbourg dont nous avons déjà parlé (1 .
est consciencieuse et intelligente : c'est une solide transpo-
sition métrique qui manque parfois de souplesse e.t de poésie.
Blackie supprima lui aussi le Prolotfue dans le ciel, quitte à
en donner, dans l'appendice de son volume, une version
expurgée. Pas plus que Gower, il n'osait présenter face à face
le Très-Haut et le Malin, et il désapprouvait « le ton d'insou-
ciante familiarité surJequel on y traitait les choses divines ».
Comme Hayward, il connaissait bien ralleniand. Il avait étudié
à Goettingue et à Berlin, où il avait suivi les coui*s de Schleier-
macher, et il s'était préparé sérieusement à son travail, mais il
avait moins cherché à s'entourer de certitudes philologiques
qu'à retrouver l'atmosphère tragique et médiévale du drame.
(1) Cf. 3" partie, ch i.
AUTOUR DU « FAUST > 227
A la Bil)Iiothèque des Avocats, il s'était plongé dans les livres
de sorcellerie, et tandis que Hayward employait sa préface à
critiquer ses prédécesseurs, il consacra surtout la sienne à
exposer la légende de Faust. Sa traduction est loin d'être par-
faite, mais c'est, parmi toutes les traductions en vers, la seule
qui retienne vraiment l'attention entre la tentative de Gower et
la réussite d'Anna Swanwick en 1850. G. II. Lewes l'appréciait
€t il lui emprunta, dans sa Vie de Gœthe^ ses citations de Faust.
En 1835 parurent la lourde version de l'honorable Robert
Talbot, dont la seconde édition fut dédiée, « sans sa permission » ,
à Th. Carlyle, et la lyrique composition de John Anster, plus
tard professeur de droit civil à Dublin. Celui-ci en avait déjà
publié des fragments dans le Bladicood's Mafjazine en 1820.
Le Prologue dans le ciel figure cette fois à Sa. place primitive,
mais J. Anster croit nécessaire de se justifier tout au long dans
son avant-propos. En dépit de l'enthousiasme des revues irlan-
daises et de l'accueil favorable du public, son travail ne peut
être considéré comme une traduction : c'est, selon le mot de
G. 11. Lewes, une brillante paraphrase. Si l'œuvre de Talbot
n'est qu'une versification dhiprès la prose de Hayward, celle
de J. Anster est une suite de variations sur le thème de Goethe.
Le médiocre et somptueux volume de Jonatham Birch, orné
des gravures de Retzsch et dédié, en 1839, à celui qui allait
être Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, lui attira de la part
de son protecteur plus de faveurs qu'il ne méritait. En 1841,
Birch fut élu, honneur qui ne fut partagé que par Carlyle et
Hayward, membre de la Société Royale de littérature de Berlin.
La traduction de John Hills (1840) est un peu meilleure, celle
de Lewis Filmore (1841) est sans prétentions et eut l'avantage
d'être bon marché, celle de Sir George Lefèvre, médecin de
Fajnbassade britannique à Petrograd, est ridicule et vul-
gaire (1841). Le capitaine John Knox, qui connut Gœthe à
Weimar et collabora au Chaos d'Ottilie, ajouta encore la sienne
à toutes ces versions oubliées (1847); seule Anna Swanwick
qui, comme J. St. Blackie, traduisit Eschyle, publia en 1850 un
tf^avail d'une incontestable valeur. Presque aussi exact que
celui de Hayward, plus poétique que celui de Blackie, son Faust
228 GŒTHE EN ANGLETERRE
passa inaperçu parmi les drames de Gœthe, édités dans la
Collection Bohn, mais il sut rallier peu à peu les suffrages des
germanistes et les préférences du public averti.
FauM fut, somme toute, bien accueilli après 1830. Les essais
de Garlyle, la mort de Gœthe, la publication de la Seconde partie
dans les Œuvres posthumes, tout ceci forçait l'attention de la cri-
tique. Les traductions avaient du succès. Il était impossible aux
revues d'ignorer plus longtemps le chef-d'œuvre. On voulut
•s'y intéresser, on prit la peine de le discuter, on n'alla point
jusqu'à le comprendre. Plus d'une revue loua son pathétique
émouvant, son lyrisme, sa puissance ; rares sont celles qui dé-
mêlèrent sa signification profonde. Sans doute un ami de
J. Anster publie en i833, dans le Dublin University Magazine,
une intelligente analyse du drame total ; il voit dans la tra-
gédie d'Hélène la purification par la beauté, le commence-
ment de la rédemption qu'annonçait le Prologue, mais Hayward
lui-même, en un article de la Foreign Quarterhj Review (1833), se
refuse à considérer le Second Faust comme l'aboutissement
logique et voulu de la première partie. Il ne saisit pas com-
ment « le plaisir de drainer des marécages ou même de lutter
éternellement pour l'existence avec la mer » peut satisfaire un
homme qui a parcouru tout le cercle des joies terrestres. Il
comprend moins encore pourquoi le diable est joué à la fin,
car la vie de Faust ne s'est pas augmentée « d'une seule action
vertueuse et à peine d'une pensée ennoblissante « . Il n'a rien
fait pour être racheté. Blackie n'apprécie pas davantage la
seconde partie. Selon lui, Faust n'aurait pas dû être sauvé,
sans avoir fait pénitence et expié ses crimes.
Rien d'étonnant, par contre, si Garlyle, toujours avide de
conclusions morales, rapproche aussitôt les deux Faust : « Je lis
Faust, la seconde partie, écrit-il à Sarali Auslin, le 13 jan-
vier 1833, avec l'intérêt que vous pouvez imaginer... Je consi-
dère le drame tout entier, tel qu'il est achevé maintenant,
comme quelque chose de vaste devant moi et de profond. » Et
dans une lettre à Blackie, le 28 avril 1834, il avoue que des
deux Faust il préfère le second, il y découvre « considérable-
ment plus de pensée », et c'est pour lui l'essentiel.
AUTOUR DU « FAUST » 229
La Quarterly Revietv ne se soucie pas de la seconde partie
qu'elle déclare très médiocre (1834). La Revue d'Edimbourg
(iSSB), favorable à la version de J. Anster, ne croit pas à une
conclusion optimiste et rejette l'hypothèse de la rédemption,
émise par le traducteur. Le Dublin University Magazine affirme
l'année suivante : « Nous croyons que Faust est anéanti et cet
anéantissement est, nous le répétons, une injure à la divine
Provi'dence. » La catholique Dublin Review (1840) n'admet
aucun lien entre les deux parties. Si le second Faust était la
continuation du premier, il faudrait admettre que le magicien
fût sauvé sans avoir été purifié, sans s'être repenti. Et ce serait
détruire la valeur morale de l'œuvre : Faust n'exprime- t-il pas
la vanité des tâtonnements humains, loin de la lumière divine ?
Ne dit-il pas la pauvreté criminelle des plaisirs terrestres?
Ainsi presque toute la critique conclut à la damnation de Faust.
Au nom des mêmes principes religieux, on la déplore ou on
la justifie. Les uns y voient une atteinte à la bonté de Dieu,
les autres une preuve de sa justice.
* *
En dépit de leurs préfaces explicatives et de leurs commen-
taires, les traductions du Second Faust par J. M. Bell (1838),
L. C. Bernays (i) (1839) et Archer Gurney (1842) ne' modifient
pas l'opinion. La Monihly Review considère la tragédie d'Hélène
comme un intermezzo qui devait trouver sa place dans une
trilogie. Seule la Foreign Quarterhj Revietv publie en" 1840 une
étude intelligente et juste de J. S. Blackie, où s'accuse l'in-
fluence de Garlyle. Blackie ne sépare plus comme autrefois les
deux parties : le sujet de Faust est « forigine, le progrès et
la destinée de l'homme, symbolisés en un individu ». Le
drame se transcrit ainsi dans l'abstrait : la raison est impuis-
sante, l'esprit de la terre personnifie « toute la création nou-
ménale »., trop profonde pour être saisie par l'homme ; la phi-
losophie transcendentale a détruit l'intuition, la révélation d'un
(1) Professeur à King's Collège.
230 GCETHE EN ANGLETERRE
Swedenborg; le scepticisme de Kant a tue' la métaphysique
elle-même; la sensibilité est aveugle et la pensée est en déroute :
que resle-t-il, sinon l'action? Mais (et ici Blackie se sépare de
Carlyle) un symbole n'est pas forcément un dogme, une idée
n'entraîne pas un apostolat. Gœthe n'a pas voulu enseigner
« de nouvelles croyances ». Il a cherché à être « un artiste poé-
tique, non pas un révélateur » . Il admet simplement que
l'homme peut se sauver ici-bas : la justification des actes a lieu
sur la terre et, s'il transporte Faust dans le ciel, à la fin du
drame, c'est seulement pour lui donner la consécration
suprême, la sanctification. Quant à la seconde partie de Faust,
considérée au point de vue dramatique, elle est « injouable » :
c'est à la fois une satire et «t une recherche platonicienne de
la beauté éternelle » par delà la beauté sensuelle et fragile;
c'est surtout une image de l'époque, non pas l'évangile d'une
seule vérité, mais « une immense multiplicité de symboles
expressifs ».
Tout à fait moderne, cette appréciation de Blackie mérite
d'être retenue. Que Faust soit une œuvre d'art, même impar-
faite, et non un amoncellement d'énigmes, qu'il y ait à travers
les deux parties un fil conducteur, et sous une grande com-
plexité, une profonde unité de plan, ce sont là des idées toutes
nouvelles en Angleterre. Elles nous font pressentir l'interpré-
tation de G. II. Lewes. Jusqu'à présent (et Carlyle en est
en partie responsable), la critique a cherché le contenu moral
de Faust. Elle s'est d'ailleurs généralement trompée et elle a
jugé avec les règles formalistes de l'orthodoxie anglicane. Elle
n'a pas conçu, ou voulu concevoir, un rachat, un pardon, sans
une expiation précise, sans une pénitence, elle n'a pas imaginé
une ascension qui ne quitte pas brusquement la vie, mais s'élève
en une lente spirale autour des monts de l'Arcadie lumineuse,
elle n'a vu qu'une alternative : le repentir ou l'anéantissement.
Aussi a-t-elle accepté la damnation de Faust comme une leçon
de la justice divine, sans chercher à comprendre cette pensée
de Gœthe, toute pénétrée d'une équité supérieure :
« Der immer strebend sich bemûht
Den konnen \vir erlôsen. •
AUTOUR DU « FAUST » 231
L'interprétation morale du Fdusl est partiale, entachée de
puritanisme. L'interprétation artisti((ue n'existe pas encore.
Pour la première fois, en 1840, un critique s'est avisé que Faust
est une œuvre d'art, et non une œuvre de prédication. Ceci
nous écarte déjà de Carlyle. G. ïL Lewes ira plus loin, trop
loin même. Il s'attachera exclusivement à l'artiste qui est en
(îœthe et qui a écrit le premier Faust : « Les artistes, dira-t-il,
ont en vue tout autre chose que le développement d'une idée. »
11 négligera la valeur philosophique de l'œuvre, et comme Hay-
ward, mais pour des raisons dilTérentes, il dédaignera \c Second
Faust, « le drame allégorique ».
Si la critique, en écartant presque unanimement le Second
Faust, ne montre pas une grande pénétration, le public se
met à lire le premier. Sans doute il ne s'agit pas d'une vogue,
d'une popularité : comme le dit le Fraser's Magazine en 1831,
John Bull a oublié son vieil ami Werther et il ne ferait pas
un mouvement si toutes les traductions de Faust étaient
brûlées devant lui. Mais ces traductions commencent à avoir
du succès, celle de Hayward atteint en 1847 une quatrième
édition, celles de ïalbot, deBirch, et de Filmore en épuisent
une deuxième. Les gravures de Retzsch sont encore publiées
à part en 1843.
* *
Faust prend timidement et tardivement possession du théâtre.
La scène de Ilaymarket présente en 1833 un Faust, ballet de
M. Deshayes; en 1841, Léman Rede fait jouer à Londres, au
Théâtre-Royal, son drame en- trois actes : Le Diable et le docteur
Faustus; H. P. Grattan donne, l'année suivante, à Sadler Wells,
une pièce romantique qui n'a qu'un rapport très lointain avec
la tragédie allemande : Faust ou le Démon de Drachenfels. Tandis
que la rampe parisienne était, dès 1830, encombrée d'adapta-
tions aux machineries fantastiques, la scène anglaise n'accueillit
que vingt ans plus tard le drame de Gœthe. Encore faudra-t-il,
pour que Faust attire le public au théâtre, qu'il lui soit présenté
par les Français, Michel Carré et Gounod t
Une adaptation en six actes, au théâtre Saint-James (1852), ne
-232 GOETHE EN ANGLETERRE
semble pas avoir eu un grand succès. Au contraire, la pièce de
Michel Carré : Faust et Marguerite, montée au Princess Théâtre
en 1854, eut rapidement une vogue brillante; Charles Kean sou-
tint admirablement le rôle de Méphisto.
J. Halford qui préparait, à la même époque, une adaptation
; du Faust, dut renoncer à son premier projet. Désespérant de
j faire jouer sa pièce, il la transforma en une comédie bur-
I lesque. La pensée de Goethe lui était si peu chère qu'il l'avilit
! sans hésiter et la sacrifia à son succès personnel. Deux mois
' après Tapparition du drame français, il fit représenter au
théâtre du Nouveau Strand : Faust et Marguerite, « a great ope-
ratic extravaganza » . Il reprenait les données de l'original, y
ajoutait quelques personnages absurdes comme les étudiants
en logique, en mathématiques, en médecine et en droit qui
remplacent le famulus, et multipliait surtout les mauvais jeux
de mots. Dans cette honteuse parodie, il n'y a aucun esprit,
aucun comique de caractères ou de situations. L'auteur (qui
apparaît lui-même dans le Prologue) s'est largement accordé le
plaisir du calembour : il affectionne le rapprochement facile du
moyen âge et du dix-neuvième siècle, il aime la note moderne
qui détone, éclate comme une bouffonnerie dans l'histoire du
vieux docteur. Faust se lamente d'avoir étudié en vain Brewster
et Mesmer et il regrette de n'avoir pas pris la direction d'un
magazine. C'eût été plus profitable! Méphisto le fait voyager
par le câble transatlantique (!) ; les buveurs de l'auberge saxonne
sont devenus des joueurs de cartes, et Marguerite a substi-
tué au rouet la nouvelle machine à coudre de (îrover. Faust
l'invite à une fête de nuit, et le duel avec Valentin, l'attroupe-
ment des servantes, les scènes de la rue, tout cela fait « beau-
coup de bruit pour rien » . Enfin le Brocken et le Hartz trans-
formés en montagnes du t cœur brisé » (broken heart!), se
prêtent à un dernier grand spectacle et c'est avec un soulage-
ment que l'on voit Faust et Mépiiisto disparaître dans la trappe
infernale. Dix ans plus tard, l'opéra de Gounod ravivera la
verve grossière de Halford, et la même parodie, légèrement
modifiée, occupera de nouveau la scène. Nous sommes encore
loin des représentations d'Henry Irving au Lyceum Théâtre.
AUTOUR DU « FAUST » 233
Docile à Shakespeare, la peinture est rebelle à Gœthe. Charles
Robert Leslie préfère les Joyeuses comnières de Windsor aux
buveurs de la Cave d'Auerbach. Gilbert Newton va chercher ses
sujets dans les histoires de Washington Irving et de Lesage,
Richard Bonington met toute sa distinction à évoquer les épi-
sodes de la cour de Henri IV et de François l". Les thèmes
littéraires et historiques abondent, mais Gœthe n'en fournit pas.
11 ne trouve pas en Angleterre un Ary Scheffer ou un Delacroix.
Par contre, les gravures de Retzsch, devenues populaires, ins-
pirent en 1834 à l'illustrateur A. Growquill une série de carica-
tures. Le dessin, fidèle à la disposition générale de Retzsch, est
simplifié et vulgarisé. On reconnaît le décor traditionnel, mais
on y voit un docteur Faust qui porte la toque et la toge des
professeurs d'Oxford. Les mêmes personnages apparaissent aux
mêmes scènes : leurs gestes sont ridicules, leur expression
outrée. Dans le miroir de la sorcière, Faust contemple avec
enthousiasme une Gretchen énorme et molle, et lorsqu'il l'aborde
au sortir de l'église, elle s'arme de son parapluie pour défendre
sa pudeur. Le coffret de 3Iéphisto renferme un collier... de sau-
cisses, et c'est après s'en être régalés chez dame Marthe que
nos amoureux s'abandonnent au jardin à une grasse béatitude.
En résumé, vers 1850, le Second Faust, volontairement ignoré
par la critique, est inconnu du public. Le drame, réduit à sa
première partie, est accepté comme un chef-d'œuvre. 11 est classé
dans les cerveaux, il n'émeut pas les sensibilités. 11 a suscité un
moment l'intérêt; il n'a jamais eu l'actualité de Werther, il est
resté sans action sur l'art, le théâtre et l'opinion. Tout au plus
peut-on démêler l'influence du poème sur quelques esprits
d'éhte; \q Paracelsus de Browning (1835), le Festus de Bailey
(1839) et le Dipsychus de Clough (1850) reflètent plus ou moins
la pensée du Faust. On ne nous en voudra pas de nous attarder
un peu à l'étude de ces œuvres.
P«rac^/5e fut publié en 1835. Browning avait vingt-trois ans, et
son poème Pauline {iS33) n'avait nullement attiré l'attention sur
234 GŒTHE EN ANGLETERRE
lui. Les deux anne'es qui séparent ces premières œuvres sont
restées assez obscures. Le jeune poète traversa rapidement
l'AllemaiS^ne, passa quelques mois chez un ami à Petrograd, et
c'est pendant l'hiver de 1834 qu'il travailla à Paracelse. Dans sa
préface originale, il réclame l'indulgence pour une œuvre qui,
six mois auparavant, n'était pas encore conçue. Paracelse fut
donc écrit après l'apparition du Seco7id Faust (i), et aussitôt
après les nombreuses traductions de la première partie. W . J . Fox,
cet ami de H. C. Robinson qui avait accueilli ses articles sur
Gœthe dans le Monthbj Repository, trouva un éditeur à Browning.
La vie de Paracelse forme le fond même de l'œuvre. Mais Para-
celse n'est pas pour Browning l'aventureux professeur de Bàle,
l'alchimiste qui découvrit le zinc et Ihydrogène, il est la figure
symbolique du savant médiéval, il représente les penseurs de
toute une époque, Albert le Grand, Bacon, Raymond LuUe et
Faust. Browning ne veut pas reprendre le héros de Marlowe et
dé Gœthe. parce que son histoire est contée, parce que le sujet
est traité pour toujours : sa psychologie est fixée, sa figure est
nette dans l'esprit des hommes. Le poète se souvient de lui en
appelant Festus un de ses personnages, mais il ne tient pas à
imiter ou à prolonger un chef-d'œuvre. Il veut créer de toutes
pièces un caractère. Aussi choisit-il de tous les savants du
moyen âge un des moins célèbres, il néglige les héros de l'his-
toire ou de la légende, un Bacon ou un Faust. La personnalité
de Paracelse n'existe pas encore quand il se saisit de lui. Il la
crée, il lui donne la grandeur, le tourment et la faiblesse de son
temps; du fond du passé mort, il l'appelle à la vie. il élit Para-
celse comme il élira plus tard Sordello, Abt Vogler, personnages
insignifiants et oubliés.
Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas la physionomie du
héros, l'ensemble des traits individuels qui lui donnent cet
aspect original. C'est, au contraire, son attitude, sa position en
face de l'univers, bref ce qui lui est commun avec Faust.
Paracelse est un romantique : il veut dépasser les frontières
(1) Browning connaissait un peu l'allemand II s'était fait inscrire, le
30 juin iHtS, à l'Université de Londres, pour suivre des cours de latin, de
grec et d'allemand.
AUTOUR DU « FAUST » 235
de la vie. Son effort n'est plus, comme celui des héros de Byron,
dirigé vers le pouvoir, mais vers le savoir. Il est le romantique
de la science, et en ceci, il se rapproche de Faust. Paracelse
n'est spécialement ni alchimiste, ni médecin, ni philosophe, il a
tout étudié, il est le savant universel qui veut tout embrasser et
tout approfondir, s'élever jusqu'à la connaissance absolue de
l'univers et de Dieu.
Au début du poème, « Paracelse aspire ». Il veut « prouver
son âme », découvrir « le secret du monde et de l'homme, et
son but réel, ses voies et son destin « . Et ce savoir, il ne le
cherche plus dans les livrés, il le demande à l'expérience et aux
hommes. Tel le docteur Faust dès son premier monologue, il
est lassé des parchemins et des vieux maîtres, il a la nostalgie
de la nature, t Non, je les rejette et je les méprise, eux et tout
ce qu'ils enseignent. Resterai-je à côté de leurs sources taries,
l'œil trouble et la lèvre-blême, alors que dans le lointain le ciel
est ])leu au-dessus des montagnes où dorment les lacs que n'a
point vus le soleil. » On croirait entendre un écho de l'invo-
cation à la lune : « Ah f je voudrais sur les cimes des monts
m'en aller dans ta chère lumière... débarrassé de ma science
fumeuse, me baigner, me vivifier, dans ta rosée. » Mais dès le
second chant, la déception arrive. Paracelse est seul à Constan-
tinople, et de la maison d'un vieux magicien grec, il voit des-
cendre le soleil dans la mer. Comme sous les yeux de Faust
recueilli, le soir de Pâques, « au-dessus des eaux, dans l'ouest
vaporeux, le soleil se couche ainsi que dans une sphère d'or ».
La ville scintille au loin. Tel le docteur, Paracelse s'abandonne
à la mélancolie du jour finissant : il a le sentiment de son
impuissance. La loi de la vie lui échappe. Quelle est donc sa
faute, la raison de sa défaite? C'est qu'il n'a voulu que la
science, il n'a pas connu la beauté et l'amour. Le poète Aprile
lui conte, avant de mourir, son orgueilleuse et triste destinée; il
est le romantique de l'art, il a voulu aimer, mais sans savoir^
Paracelse avoue que lui-même a voulu savoir sans aimer.
D'après G. Saintsbury, Aprile a été « évidemment suggéré »
par Euphorion. Il gravit k montagne de l'art comme le fils de
Faust escalade les cimes de la poésie. Il rêve de découvrir, au-
236
GOETHE EN ANGLETERRE
dessus du monde plastique et colore', le monde du pur lyrisme :
« Aucune pensée qui ait jamais agite' le cœur humain ne serait
restée sans expression... et comme par un brouillard lumineux
qui joint l'étoile à lautre, tous les vides seraient remplis par de
la musique. » Aprile voudrait atteindre les hauteurs où s'enivre
Euphorion, arriver au sommet des arts et s'en aller vers Dieu
pour s'abîmer dans sa beauté. Et il est vaincu par son trop vaste
effort, il meurt, accueilli par les ombres des « poètes perdus ».
Paracelse a saisi la leçon. Il voudrait se contenter d'une
connaissance fragmentaire et utile, il est maintenant médecin
et professeur à Baie, mais voici que les hommes oublient ses
services, envient ses succès, repoussent ses idées. Toute sa foi
s'évanouit de nouveau, et dès le quatrième chant, il se grise de
voluptés, il saisit au vol toutes les joies terrestres, quelles
qu'elles soient. « J'accepterai toutes les aides. Je cherche à
savoir et à jouir tout de suite. » De cette sensualité, il est
sauvé, comme Faust dans la nuit de Walpurgis par l'image
du pur amour, de « l'éternel féminin ». Il apprend soudain
que Michelle, la femme de son ami B'estus, est morte, « bien
morte », et qu'on l'a déjà déposée « parmi les Heurs ».
L'amour, la foi renaissent en lui, et Paracelse mourant laisse
à Festus le magnifique testament de son esprit calmé. Il a
erré, mais à présent il atteint la certitude, puisqu'il reconnaît
son erreur. Festus lui demande quelle période de sa vie il
regarde enfin comme heureuse, et il répond : « Le temps que
j'ai consacré moi même aux hommes. « L'erreur, ce n'est
pas la science ou l'art, qu'ils aient la prétention d'être univer-
sels ou qu'ils restent limités, c'est la science sans l'amour, et
l'amour sans la science; c'est la spéculation ou la contemplation
égoïste, inutile à l'humanité. Pensée qui n'est pas éloignée des
conclusions du Fausll Et Paracelse termine sa dernière leçon
par une invocation à la vie universelle, éternel devenir et éter-
nelle joie d'un Dieu qui, tel celui de Goethe, se réalise dans
le progrès infini des êtres, qui vit « dans les vagues de la mer,
les jeunes volcans, les oiseaux et les hommes ». H y a là un pan-
théisme évolutionniste qui semble deviner et reprendre, avant
Darwin, les idées les plus profondes de Gœthe.
AUTOUR DU « FAUST » 237
Le problème métaphysique de Paracelse est, il est vrai, plus
complique' que celui du Faust, et le philosophe américain
J. Royce l'a analysé avec pénération. Dans Faust, le monisme
panthéiste est une donnée primitive; dans Paracelse, c'est une
conquête finale. Paracelse est un pluraliste, qui accumule des
faits sourdement révélateurs, entasse des expériences morce-
lées, se heurte à des présences occultes et irréductibles. C'est
seulement vers la fin qu'il aboutit à une interprétation unique
du monde, qu'il le recrée par la pensée comme Dieu. Cet empi-
riste s'affirme, avant de mourir, un constructeur; l'alchimiste,
qui cherchait à saisir au passage le flot de la vie, devient un
artiste heureux de comprendre son cours. Ilyalà une dialectique
qui n'existe nullement dans le Faust. Mais ce qui reste com-
mun aux deux œuvres, c'est cet idéalisme panthéiste, qu'il
soit donné ou conquis. L'idéalisme de Browning, comme celui
de Shelley, s'oppose à celui de Platon et s'apparente à celui
de Gœthe. Les idées ne planent pas au-dessus de la matière, la
pensée ne rayonne pas dans un empyrée éloigné de la vie. Il
faut réconcilier la matière et l'esprit. Gœthe et Browning expri-
mèrent cet effort dans les mêmes images. Dieu dans la nature 1
s'efforçant vers l'homme, Dieu dans l'homme s'efforçant vers |
lui-même, c'est-à-dire» travaillant à se réahser dans une huma- \
nité plus complète, c'est là le fond de Faust et de Paracelse.
Quant au problème moral des deux poèmes, il est posé dans
les mêmes termes. Comme Faust, Paracelse est un homme
retenu par ses instincts et poussé par son idéal, qui risque son
âme pour un absolu. Méphisto est absent du poème de Browning,
mais Paracelse n'a pas besoin d'un tentateur : il écoute la voix
de ses passions, il recèle en lui son Méphistophélès. Les données
sont les mêmes, quelles que soient les différences extérieures,
et Paracelse appartient bien au cycle du Faust. Si Marguerite
Ful.ler a le droit de lui préférer le drame de Gœthe, elle est
injuste quand elle le déclare « de beaucoup inférieur à Festits ».
En feuilletant la correspondance de Browning avec Elisabeth
Barrett, on trouve çà et là des allusions à Gœthe, mais il serait
téméraire de vouloir relever dans son œuvre d'autres indices
d'une influence précise. Le poète de l'Italie ne pouvait qu'aimer
238 GŒTHE EN ANGLETERRE
un drame comme le Tasse, et, dans une lettre du 7 juillet 1846,
il avoue son admiration pour Iphif/énie.
Bailev lui envoya son F est us. Sans doute Browning le rap-
procha t il du Faust, car son opinion fut plutôt sévère, l'œuvre
était;, malgré- ses beautés, « dans son dessin manquée ».
*
* *
Si l'on discute la valeur artistique du poème de Bailey, on
s'accorde plus facilement sur son importance historique. F estas
est une date significative dans l'histoire de la poésie anglaise.
Le romantisme était passé, les préoccupations politiques et
sociales avaient envahi le champ de l'intelligence, le grand
lyrisme s'était éteint. La génération de Coleridge se mourait
lentement et Southey, poète lauréat, « ne prenait plus plaisir à
la passion poétique ». Dans la préface de Philippe d'Artevelde
(-1834), Sir Henry Taylor proclamait, contre les derniers byro-
niens, la nécessité d'une poésie saine et raisonnable.
Les jeunes, Tennyson et Browning, ne pouvaient encore s'im-
poser. Elisabeth Barrett avait bien osé publier, en 1838, ses
Séraphins, un poème ardent et irrégulier qui défiait le goût du
temps, mais pas plus que les précédentes, celte tentative n'avait
troublé l'école du bon sens, dérangé son monotone équilibre.
Carlyle écrivait en 1837 : « Il n'y a plus qu'à acheter une bêche
et un fusil et à se retirer dans les solitudes transatlantiques. »
Festus fut le premier assaut victorieux du grand lyrisme contre
cette sagesse obstinée. C'est l'honneur de Philippe James Bailey,
non pas d'avoir suscité les rebelles (car Browning, Elisabeth Bar-
rett, Tennyson, étaient prêts), mais de s'être mis à leur tête, de
leur avoir fait une brèche, quitte à rentrer plus tard dans le rang.
Bailey avait vingt-trois ans. Il était fils d'un journaliste de
Nottingham. Il avait abandonné successivement la théologie
pour le droit et le droit pour la littérature, mais il conserva de
ses études religieuses à l'Université de Glasgow le goût des
spéculations abstraites. Le Faust de Gœthe fit sur lui u.ie im-
pression tenace, éblouit son esprit sans satisfaire son cœur.
Son jeune optimisme ne put accepter la damnation de Faust.
AUTOUR DU « FAUST » 239
Le problème du mal ne lui parut pas bien résolu. Longue-
ment, il y réfléchit, et bien qu'il se fût inscrit comme avocat à
Lincoln's Inn en 1834, il se retira, en 1836, dans sa propriété
•d'Old Basford, pour reprendre et développer, à sa façon, le
thème de Gœthe. 11 travailla à son Festiis pendant deux ans.
Quand le poème parut, en 1839, à Londres, la critique fut
d'abord surprise, puis enthousiaste. La marée de l'utilita-
risme battait son plein; et Sir Henry ïaylor avait conseillé
aux poètes de construire sur la côte, selon l'expression
d'Edmond Gosse, « de confortables villas à deux étages, bien
pourvues de tous les accessoires modernes » . Or, voici qu'appa-
raissait un téméraire architecte, élevant dans les hauteurs de
l'invisible des « chapelles archangéliques ». Luxuriante fan-
taisie et spéculation audacieuse, c'était comme un message
surnaturel, et tous ceux qui étaient torturés par la faim de l'ab-
solu, tous ceux qui cheminaient sur la grève pierreuse et sté-
rile, se rassemblèrent sous le porche où le jeune lévite distribuait
la manne. Sans doute VAthenœum du 21 décembre 1839 accusa
Bailey, et bien à tort, d'avoir plagié Gœthe, de lui avoir pris son
impiété sans sa poésie, mais les censeurs des grandes revues et
des écrivains comrne E. Bulwer, Ebenezer Elliot, Richard
IL llorne, Mary Howitt furent unanimes dans leurs éloges.
Après la lecture de Festus, James Montgomery croyait « avoir
mangé les fruits de l'arbre de la connaissance ». Tennyson
écrivait à Fitz Gerald en 1846 : « Commandez le livre et lisez-le :
vous le trouverez probablement fort ennuyeux, mais il y a vrai-
ment de très grandes choses dans Festus. »
Bailey traita bientôt son Festus comme Gœthe avait traité son
Second Faust. Il y vit un cadre très souple, fait pour emmaga-
siner les trésors de sa sagesse accrue. C'est ainsi qu'il y inséra le
Monde des Anges (1850), une épopée céleste vaguement inspirée
d'E/oa, puis des fragments de son recueil miltonien : le Mystique
(1855) et son Hymne universel (1867). Peu à peu, il s'éloignait
de son modèle et faisait de Festus une ennuyeuse « somme »
théologique qui atteignit, en 1889, 40000 vers et 41 éditions (1).
(1) Onze éditions anglaises et trente américaines.
240 GOETHE EN ANGLETERRE
Quoi qu'il en soit, FesUis reste, de toutes les œuvres inspirées
Y^diV Faust en Angleterre, celle qui eut le plus grand succès.
L'édition de 1839 seule nous intéresse ici. Bailey ne s'est pas
encore trop éloigné de Gœthe, et son œuvre n'a pas été gâtée
par ses additions successives.
Festus eût été apprécié par Coleridge. C'est une protestation
optimiste, comme celle qu'il voulait écrire contre la damnation
de Faust. Sur la couverture du livre, le serpent précipité dans
l'abîme par la force rayonnante du Triangle dit assez le
triomphe de Dieu. Les premières traductions du Second Faust
ne parurent qu'en 1839 et en 1842, et Bailey ignorait probable-
ment la conclusion du poème.
Si paradoxal que cela paraisse, sa philosophie rehgieuse
rejoint d'ailleurs la philosophie païenne de Gœthe. Pour l'un le
mal est un moindre bien, nécessaire à l'harmonie du monde et
à l'expérience de l'homme; pour l'autre, c'est une épreuve
salutaire à l'homme et une condition de la mansuétude divine.
Il faut passer par le péché, comme à travers un feu, pour se
débarrasser des impuretés terrestres, et Dieu a besoin de la
misère humaine pour déployer son infinie bonté. Sans notre
faute, que deviendrait sa pitié? Son geste de pardon attend
le geste de notre prière, sa main ne s'abaisse, bénissante, que
sur nos bras tendus. Le mal n'est pas irréductible, il est l'ombre
nécessaire portée par la création; avec elle, il s'abohra, à la fin
i des siècles, dans la lumière de la divinité; l'enfer n'existera
plus, la Rédemption sera universelle. Nul doute que cette
apaisante doctrine, développée surtout dans les éditions ulté-
rieures, n'ait retenu, tout autant que les vastes imaginations du
poème, plus d'un lecteur anglais. Ce fut la hardiesse poétique
de l'ouvrage qui lui donna la victoire, ce fut sa valeur morale
qui lui conserva sa popularité.
Si l'on compare au Faust de Gœthe le Festus de Bailey, on est
d'abord frappé par son incohérence, ses contours flottants, son
infériorité dramatique. Il n'est ni construit, ni vivant. Le plan
manque de solidité; le sujet manque de pathétique. L'armature
du poème est trop frêle pour supporter, selon l'expression
d'E. Gosse, ces lourdes draperies de brocart qui cachent son
cr
AUTOUR DU « FAUST » 241
insuffisance. L'histoire de Festiis est inse'parablc de ses élans
lyri(iucs, de ses de'veloppenaents oratoires. Sans eux, elle exis-
terait à peine. C'est une série de visions dont le nombre n'est
pas définitif, dont Tordre est môme interchangeable. (La succes-
sion des scènes varie par exemple entre la première et la cin-
quième édition.)
Festus commence par un Prologue ddns le ciel. Comme les
archanges de Goethe, séraphins et chérubins chantent, tour à
tour et ensemble, la louange du ïrès-ÏIaut. Tel Méphistophélès,
Lucifer paraît devant Dieu. Mais son attitude est autre : il n'est
ni familier, ni sarcastique, il est plus un serviteur qu'un ennemi, \
même soumis; bien humblement, il demande au Créateur la !
permission de tenter Festus. Dieu répond :
« 11 est tien, pour que tu Je tentes...
Sur son àme tu n'as pas de pouvoir.
Toules les âmes sont à moi, pour toujours.
Et je te permets ceci pour qu'il sache
Mon amour plus grand que son péché. »
Alors le prologue s'élargit, le Saint-Esprit, l'ange gardien, le
Fils de Dieu entrent en scène. Les anges apprennent de Dieu
que la terre est soumise à la mort, mais, malgré leur tristesse,
une note d'espérance chante dans ce prélude, car Téternité s'ou-
vrira pour tous après la fin des mondes. Le prologue se ter-
mine par le chœur tournoyant des puissances célestes.
La première scène nous ramène sur la terre. Festus médite à
la tombée du jour, dans un paysage fluvial et boisé. Ce n'est "
pas un vieux docteur, fatigué de la science, c'est un jeune
désenchanté qui n'a pas trouvé le bonheur. Lucifer surgit brus-
quement devant lui. Au « Comment t'appelles-tu? » de Faust,
répond ici le « Qui es-tu? » de Festus. Lucifer lui offre la puis-
sance, la liberté, la joie, et il l'entraîne dans une suite d'aven-
tures qui n'ont avec celles de Faust qu'un rapport très lointain.
Une scène intitulée : Alcôve et jardin n'est guère qu'un entretien
sur l'amour et la religion entre Festus et Clara, la première
héroïne du poème. Un sermon de Lucifer sur la prédestination,
tenu au peuple au milieu de la place publique, est une harangue
digne de Méphisto, pleine d'ironie et de sarcasme, qui finit par
16
242 GŒTHE EN ANGLETERRE
déchaîner les colères de la foule dupée. Festus resté seul avec
Lucifer, partage son mépris pour les hommes, prisonniers de
leurs illusions. En termes qui rappellent le premier monologue
de Faust, il dit son amère déception :
« Arts, superstitions, armes, philosophie,
Nous ont tour à tour pris, et trahis, et joués. »
11 réclame l'air des solitudes, la présence de Dieu. Mais Lucifer
l'emporte autour du monde, en une chevauchée semblable à
celle qui suit la nuit du Walpurgis. Montés sur deux noirs pou-
lains, tous deux traversent au galop les nations de la terre.
Soudain, dans un village en fête, Festus rencontre^ au milieu
des paj^sans, un étudiant lassé des livres qui semble sortir tout
droit des mains de Méphisto. 11 ne croit plus aux sciences de la
terre et du ciel, méprise le droit, l'alchimie, Tastronomie, veut
voir le monde et connaître la vie. Festus prend la contre-partie
des discours de Méphisto et « comme les hommes les plus mau-
vais donnent souvent le meilleur avis » , il lui recommande de
garder sa pureté, sa foi.
La première partie de ce poème aboutit à un long intermezzo
comique, à une scène de buveurs et de filles dans une taverne
de province, d'un esprit douteux et d'un mauvais goût cons-
tant. Bailey ne sait pas être gai, et sa fade compagnie, présidée
par une Hélène qui n'a rien de commun avec celle de Gœthe,
ferait piètre figure dans la cave d'Auerbach.
La seconde partie nous fait voyager du ciel jusqu'à l'enfer.
Entre temps, sur la terre, Festus et Lucifer se disputent Elissa
— une autre Marguerite. Plus savante toutefois, elle discute
avec habileté en matière de religion. Festus la séduit et l'aban-
donne. Elle meurt au moment même où il revient vers elle, et,
après s'être vainement emporté contre Lucifer, Festus se retire
dans sa bibliothèque. Là, il exhale sa tristesse en un grand
monologue qui fait songer à l'invocation de Faust dans la
solitude, mais il le termine en implorant le pardon de Dieu.
Lucifer ne se tient pas pour battu : la connaissance et l'amour
n'ont pas satisfait Festus; en vain il a parcouru le monde des
astres, épuisé les voluptés de la terre ; qu'il goûte maintenant
AUTOUR DU « FAUST » 243
la toute-puissance. Lucifer le fait sacrer roi de toutes les
nations, et c'est au milieu de son triomphe qu'arrive la fin du
monde. Les peuples meurent. Seul et souverain, Festus attend la
mort. Alors, du fond de THadès, comme des nuages, les âmes
s'élèvent en foule pour venir au jugement dernier. Le fils de
Dieu vient sauver tous les hommes, Festus est pardonné, le mal
inhérent à la création disparaît avec elle, Lucifer et les mauvais
anges rentrent dans le sein de Dieu; tous les êtres, sortis de
l'unité suprême, sont absorbés dans sa plénitude solitaire, et le
poème s'achève, comme il avait commencé, bien au-dessus d'une
destinée humaine, par l'hymne des anges et l'extase de Dieu.
Bailey resta l'auteur de Festus : à vingt-trois ans, il se révé-
lait un poète plein de promesses, à quatre-vingt-six ans, n'ayant
pas réalisé ces -espérances, il vivait encore sur sa première
renommée. On essaya de le ranger dans différents groupes litté-
raires. Pour le critique Robert Chambers, il formait avec
Browning et Richard H. Horne, la trinité des poètes philoso-
phiques. D'autre part, les poètes qu'on a appelés les « spasmo-
diques » et q^ue W. E. Aytoun a tournés en ridicule dans son
Firmilian, se réclamèrent de Bailey et prirent son Festus pour
modèle. C'est alors que parurent d'immenses poèmes semi-dra-
matiques, assez prétentieux et incohérents : le Drame d'une vie,
d'Alexandre Smith (1853); Balder, de Sydney Dobell (1854); la
Nuit et rdme, de J. S. Bigg (1854).
* *
G. Saintsbury rapproche, non sans raison, A. H. Clough de
l'école « spasmodique ». Dipsychus (1850) est un poème pure-
ment philosophique, sans action, sans structure apparente.
Mais l'esprit de Clough est plus subtil, plus nuancé que celui de
Bailey, et son œuvre est beaucoup moins touffue. Il y a plus de
richesse dans la pensée, moins de grandiloquence, de monotonie
et de lourdeur dans l'expression.
Comme Paracelse, Dipsychus est l'histoire d'une âme « double »,
divisée par l'éternel combat du doute et de la croyance, tiraillée
«ntre le désir de rêver et la nécessité d'agir. Le personnage de
244 GOETHE EN ANGLETERRE
Méphistophélès est absent de Paracelse, mais le héros le porte
en lui, la voix du tentateur monte toujours du fond de la cons-
cience. Dans le poème de Glough. cette voix résonne au dehors,
Dipsychus sent toujours à côté de lui la présence de «^ lEsprit ».
11 l'écoute, il l'interpelle, il promène par le monde son impé-
rieux fantôme, il le reconnaît et l'appelle Méphistophélès. Il
n'y a pas à se tromper sur ses origines. Cet « Esprit » vient du
Faust. Il n'a pas le relief de Méphisto, il a une autre significa-
tion, mais il joue le même rôle.
Clough connaissait les œuvres de Goethe. Tuteur à Oxford, il
était excellent linguiste et savait bien Tallemand. En 1839, il
avait lu les Essais de Carlyle, Werther, les Tables votives de
Schiller et de Goethe. Dans ses lettres à sa sœur, il' parle de
leurs communes lectures allemandes, de Schiller, de Jean Paul,
et son ami F. T. Palgrave lui offre en 4849 les Œuvres complètes
de Gœthe. Pour celui qu'il appelle « le grand Gœthe ». Clough
partageait l'admiration de ses amis Carlyle, Emerson et Matthew
Arnold, et il est tout naturel qu'il ait été frappé par Faust.
Son ûipsjjcfius fut écrit pendant un court séjour à Venise
Clough s'était déjà écarté de l'église officielle et il avait fui
Oxford où les polémiques de Xewman passionnaient les esprits.
Il dirigeait alors cet University Hall de Londres dont U.C. Robin
son fut l'un des fondateurs. M. E. Guyot a dégagé la pensée
philosophique de Dipsychus, et il serait inopportun de refaire
son analyse. Si Dipsychus représente, comme le dit Clough
dans son épilogue, « la conscience tendre », avide de pureté,
de clarté et de rêve, effrayée par la complexité, la tota-
lité du réel et par les multiples compromis qu'impose la vie,
l'Esprit au contraire exprime la « force du monde » et la néces-
sité d'agir. « Pour Dipsychus, il est sans doute l'Esprit du mal,
mais pour nous et pour Clough lui-même, il est quelque
chose de plus. 11 perç^'oit la vie à sa source, dans sa
grandeur, dans sa richesse, dans sa puissance... Par rapport à
la conscience, il est le tentateur, l'ennemi de la pensée, laquelle
veut rester libre de séparer, d'éliminer, de créer un monde à
son tour, mais par rapport au monde concret, organique, il est
la volonté créatrice, le » cosmocrator ». Il englobe le bon et le
AUTOUR DU « FAUST » 245-
mauvais. » Sa portée philosophique est donc tout autre que
celle de Méphisto. L'un est l'Esprit du mal, Tautre l'Esprit du
réel, et du réel tout entier; l'un est celui qui nie, l'autre serait
plutôt celui qui affirme ; céder à Méphisto, c'est briHer les
étapes de la vie, cédera l'Esprit, c'est les conquérir; d'un côté,
il s'agit de connaître, de jouir, de rêver; de l'autre, il faut agir.
Mais si la valeur symbolique est dilférente, son attitude est la
même. Comme Méphisto, il est tour à tour cynique, éloquent,
ironique, il accompagne partout le héros du poème, il sait inter-
venir au bon moment. Il s'est échappé de l'Allemagne médiévale
pour s'aventurer dans la Venise moderne, il a perdu en route sa
personnalité aiguë, sa figure s'est estompée, mais il a conservé
«a virtuosité, ses ressources, sa force persuasive et tentatrice.
Au début, Dipsychîis est, ainsi que Faust^ le tableau du scepti-
cisme et du découragement. Tandis que le docteur e>t sauvé de
la mort par le chant d'allégresse : « Christ est ressuscité » , Dip-
sychus reste attristé par les vulgaires réjouissances de Pâques
en Italie. N'a-t-il pas vu à Naples, pendant la Semaine Sainte,
le peuple abandonné aux plaisirs les plus bas? Et maintenant
encore, à Venise, son hymne de désespoir lui revient à l'esprit :
« Christ is not risen. » Non, pour aboutir à ces parodies, le
Christ ne s'est pas élevé du tombeau. La légende s'est trompée.
Aux couplets du chœur angélique : « Christ ist erstanden », ré-
pond ici le vers sacrilège de Dipsychus : « Christ is not risen ! »
C'est naturellement, pour l'Esprit qui guette, le moment
favorable. Il parle au nom du sens commun (et pour Dipsychus
le sens commun est le péché) : « La vie se justifie par elle-même. »
Pourquoi rattacher cette joie du Grand-Canal, plein de gondoles
et fleuri d'oriflammes, au gibet de Palestine et au sépulcre vide?
Mais Dipsychus ne peut encore se soumettre. Contre le tenta-
teur, il implore la nature puriQante :
t Claires étoiles là-haut, toi, ciel rosé du couchant.
Accueillez mon être dans le vôtre
Dans votre essentielle pureté... »
Accueillez mon être dans le vôtre... baignez mon cerveau
Prière qui pourrait être d'inspiration gœthéenne et qui se
termine comme Tinvocation de Faust à l'Esprit de la terre :
246 GŒTHE EN ANGLETERRE
« Grand Dieu, pourquoi donc ai-je un jour, ne fût-ce qu'un
bref moment, parlé à ce Bélial abject? »
Mais, dès la scène suivante, l'Esprit a retrouvé son empire, et il
emmène Dipsychus « dans la bonne société » . Les expériences et
les réflexions s'accumulent. Après l'épisode de l'amour, voici
l'épisode de rhonneur: l'Esprit voudrait pousser au duel Dipsy-
chus offensé par un Croate.
La seconde partie du poème n'ofl're plus aucune ressemblance
avec Faust. L'Esprit se contente de faire une allusion à Goethe :
« Crois-moi, j'ai lu ton Sage allemand
Avec plus d'intention que tu n'en eus Jamais;
Dans sa page la plus sage, tu trouveras ceci :
Celui qui trompe Dieu, est bien trompé. »
Deux fois Dipsychus soupçonne son origine germanique et
le nomme Méphistophélès.
La philosophie de Dipsychus est la philosophie de l'action. Le
conflit qui s'y révèle est le conflit entre l'intellectualisme et ce
qu'on a appelé plus tard le pragmatisme. Grâce aux exhorta-
tions de l'Esprit, Dipsychus est peu à peu amené à s'adapter à
ia vie active. Déjà, dans son monologue de la place Saint-
Marc, il abandonne le rêve : « L'action, c'est ce qu'il faut avoir,
ceci est clair. » L'Esprit achève la conversion. Que Dipsy-
chus voie enfin les choses telles qu'elles sont, qu'il ne cherche
pas, en plein midi, l'étoile invisible.
« Aucune vague inspiration
Ne prévaut contre le simple bon sens qui dit :
t Soumets-toi, soumets-toi. »
Or, cette soumission et cette action, c'est bien ce que Carlyle
prêchait aux hommes de son temps, choisissant comme texte la
parole du Faust : « Entsagen soUst du?.soirst entsagen! » t Ce
n'est pas à une abstraction, dit M. Guyot, qu'il nous faut nous
soumettre, mais à une série de réalités complexes et nuancées
qui s'ofl'rent une à une... il n'y a pas d'action essentielle, c'est
en détail, invisiblement, que nous devons céder. » La pensée de
Glough, c'est celle qu'exprimait Goethe, lorsqu'il parlait de
AUTOUR DU » FAUST » 247
l'exigence du jour, du devoir le plus proche. L'Esprit fait faire
à Dipsychus « son second apprentissage » ; il lui enseigne, en
reprenant le terme de Carlyle et de Gœthe, « la seconde révé-
rence ». Qu'il contemple la nature bien en face, qu'il prenne la.
vie comme elle est : ^
« Sois le bienvenu, ô monde, et adieu, rêves î »
Dipsychus a cédé, mais il n'est pas enchaîné, comme il l'a
cru. Le pacte n'existait que pour son âme ancienne, celle qui se
retranchait dans la pensée pure et fuyait le réel. Il n'existe plus,
il n'a plus de raison d'exister : l'antinomie entre l'idée et la
réalité disparaît dans l'expérience ; les deux mondes n'ont plus
besoin de traité, de contrat : ils se rejoignent, ils se fondent.
Ainsi Gœthe a fourni à Glough la forme littéraire qui conve-
nait à l'expression du conflit philosophique, Carlyle qu'il con-
naissait très bien, semble lui 'avoir ofl'ert, au nom de Gœthe,
la solution du problème. On retrouve à la fois dans Dipsychus
le thème fondamental du Faust et la sagesse de Willielm Meister.
CHAPITRE IV
l'hommage au poète LYRI-gUE
(1835-1855;
Ignorance ou dédaia à l'égard da lyrisme de Gœtlie. L'interprétation
morale et la poésie raisonnable. Les traductions des humanistes :
VV. Whewell. — Le premier recueil important : Sir -Th. Martin et
W. E. Aytoun (1844). La critique. — L'Iiommage de Tennyson à
Gœthe. Caractères communs de leur lyrisme; la poésie nocturno. 1 ins-
piration pliilosopluque et religieuse, les ttiènies : l'immortalité, la sou-
mission. Universalité du lyrisme de Gœthe. L'adieu de Tennyson à
Goethe.
Jusqu'en 1840, les poésies lyriques de Gœthe avaient trouvé
peu d'écho en Angleterre. Sans doute H. G. Robinson faisait
connaître à ses amis les Épigrammes vénitiennes et quelques dis-
tiques légers; grâce à la musique de Schubert, le Roi des aulnes
ralliait dans les salons les suffrages féminins ; un petit poète,
attardé dans le byronisme, J. E. Keade, paraphrasait le Chant
de Mignon; un riche bibliophile, lord Lindsay, transposait
quelques ballades; des traducteurs, comme Sarah Austin et
Charles Des Vœux, faisaient connaître aussi les lieds les plus
fameux, mais ce sont là des indices épars et peu révélateurs.
Aucun recueil des Poèmes n'existait encore.
Tout au plus connaissait-on, dans le milieu de Carlyle, l'an-
thologie américaine de J. S. Dwight, Tami d'Emerson et de
Marguerite Fulier (1839). Dédié au sage de Chelsea, ce volume
reprenait, dès la préface, ses idées les plus chères sur la sagesse
de Gœthe. Mais pour admirer et faire admirer le lyrique, il
eût fallu oublier un instant tout cela, écouter ses mélodies,
toucher une corde nouvelle et la laisser chanter. Une opinion
se formait sur Gœthe, aussi tenace que tardive : on ne voyait
^^^
Cl , . . vwiV^ a->-^ i-<K
L'HOMMAGE AU POÈTE LYRIQUE 249
plus en lui qu'un moraliste, on ignorait le poète des lieds.
•C'était un peu la faute de Garlyle. De son geste impérieux, il
n'avait indiqué aux lecteurs que des œuvres lourdes de pensée,
Faust et Wilhelm Meister. Rien d'étonnant qu'ils aient négligé
les frêles chansons de mai, d'automne, de lune et de nuit.
D'autre part, la poésie anglaise s'était assagie. Le romantisme
de certaines ballades pouvait paraître aussi inopportun aux dis-
ciples de Southey que la fougue de Promélhée et l'élan de Gany-
mède. En Angleterre, on ne peut associer, comme en France, à
un mouvement littéraire la diffusion de cette poésie lyrique.
Depuis l'époque de Monk Lewis et de Walter Scott, les lieds de
Gœthe n'ont pas provoqué d'imitations. Faust se rattache,
seul- par l'intermédiaire de Festus^ au renouveau poétique de
1840.
Rares sont les humanistes qui ont accueilli, ainsi qu'ils le
devaient, semble-t-il, à leur cause, la poésie classique de
Gœthe. Comme Julius llare, le philosophe W. Whewell avait
une prédilection marquée pour ses hexamètres. Entre ses
deux "g^rands ouvrages : l'Histoire et la Philosophie des sciences
inductives. il traduisit Hermann et Dorothée (1839). Ce fut
H. C. Robinson qui revit sa version. Celui-ci qui, le premier en
Angleterre, avait exposé la métrique classique de Gœthe en
commentant les Epigrammes vénitiennes et les Xénies. était tout
disposé à aider le savant professeur de Trinity Collège. Sans
doute eût-il aimé lui voir traduire les Élégies, mais W. Whewell
s"en tint là. Il se contenta d'ajouter à un recueil d'hexamètres
anglais (1847) la Métamorphose des plantes, le poème tant admiré
par le botaniste John Lindley. L'astronome J. Herschel traduisit
pour le même volume la Promenade de Schiller; Julius Hare et
le directeur du collège d'Eton, E. G. Hawtrey, excellent philo-
logue qui avait déjà édité les Lyrische Gedichte, saisirent celte
occasion pour réimprimer leurs versions de V Athenœum : les
deux Epitres et Alexis et Dora. Ces hexamètres voisinent d'ail-
leurs avec ceux de Callinus et Méléagre et la poésie personnelle
de Gœthe n'émerge guère de cette anthologie d'inspiration
-grecque.
En 1840, lady Lees dédiait au roi Maximilien de Bavière ses
250
GŒTHE EN ANGLETERRE
lithogravures du Roi des aulnes. Mais si les poèmes de Goethe
inspirèrent quelques musiciens, entre autres sir Julius Benedict,
directeur de l'Opéra, ils, n'eurent aucun succès auprès des
peintres. En revanche, les dessins de l'artiste allemand Son-
derland parurent à Londres, avec texte anglais, en 1844.
J. H. Merivale [i) fournit à l'éditeur une version de V Apprenti
sorcier qui n'est pas très exacte, mais rend assez bien le mou-
vement de l'original. Peu importaient d'ailleurs les traductions.
Les lectrices de ce luxueux album devaient surtout apprécier le
mièvre romantisme des gravures, leur ornementation régu-
lière et tempérée. Dans ce cadre de guirlandes fleuries, le
gentil preneur de rats, le sorcier au bonnet conique et l'ado-
lescent étourdi ne peuvent émouvoir personne.
C'est aux Écossais sir Théodore Martin et W. E. Aytoun
que revient le mérite d'avoir révélé le poète lyrique.
W. E. Aytoun, le gendre de J. Wilson, avait complété ses
études à l'Université d'Edimbourg par un séjour en Allemagne,
à Aschaffenbourg. Dans son beau poème HermotinuSj il adopta
le mètre difficile de la Fiancée de Corinthe, et il fournit au
Blackwood's Magazine, de 1836 à 1840, des traductions de diffé-
rents poètes, entre autres de Uhland. Puis il se lia avec Théo-
dore Martin, le futur biographe du prince Albert, et ils pu-
blièrent ensemble, dans le TaiVs et le F raser' s Magazine, une
suite de satires, qu'ils appelèrent les ballades de Bon Gaultier
(1845). Tous deux y raillaient, chose curieuse, la nouvelle
poésie, Tennyson, Mrs Browning et les imitateurs des Alle-
mands. Bon Gaultier, illustré par A. Crowquill, le caricaturiste
de Faust, eut un succès considérable et assura la réputation
littéraire des deux jeunes gens. Entre temps, ils avaient donné
au Blackwood's Magazine leurs traductions des poésies lyriques
de Gœthe (1844).
Il faut insister sur cette publication, restée longtemps ano-
(1) Traducteur de Schiller qui ne doit pas être confoudu avec Herraan
Mérivale, auteur d'articles sur Gœthe dans la Revue d'^dimbotirg.
L'HOMMAGE AU POÈTE LYRIQUE 2ot
nyme. Martin et Aytoun ont arrêté, pour la première fois en
Angleterre, un choix judicieux et abondant des Poèmes et Bal-
lades. Avant leurs traductions, Gœthe prenait modestement
place, avec Biii^er et Uhland, parmi les lyriques allemands, et
dans les anthologies de l'époque, il était toujours classé après
Schiller dont on appréciait davantage la noblesse et l'éloquence.
Martin et Aytoun proclament nettement la supériorité de Gœthe. j
Pour eux, il est surtout grand poète, quand il est poète lyrique,!
et il est peut-être de tous les lyriques le plus grand. Il est temps ^
d'éclairer cet aspect ignoré de son universel génie : i Parais
donc devant le public anglais, ô toi multiple et ambidextre
Gœthe, ainsi que ton Carlyle aurait pu, ou voulu, ou dû t'ap-
peler... et dis-nous d'abord comment te vint l'inspiration. »
Ceci amène V Introduction ou Dédicace (Zueignung) et aussitôt
après se déroule la suite des poèmes : la Fiancée de Covinthe,
le Roi des aulnes. Mignon, le Ménestrel, le Pêcheur, la Violette, la
Complainte de la noble épouse d'Asan Aga, etc. La seconde par-
tie, publiée dans un autre numéro, comprend : l'Amour peintre
de paysage, le Chant matinal de l'artiste, le Dieu et la bayadère, le
Chercheur de trésors, le Château sur la montagne, le Chant de Phi-
Une, la Rose sauvage, l'Apprenti sorcier, Pensée de nuit. Nouvel
Amour, nouvelle vie. Séparation, enfin Prométhée dont « la concep-
tion, digne d'Eschyle », obséda longtemps l'esprit de Th. Martin.
Ces poèmes sont reliés par de brefs commentaires. Parfois
les traducteurs rattachent la pièce citée à la vie de Gœthe ; à
propos de Cupidon par exemple, ils insistent sur les goûts du
poète, ses études d'art, son amour de l'Italie, son sens de la
composition. Parfois, ils établissent un rapprochement avec
une œuvre anglaise, glissent une remarque philosophique ou
une érudite observation; le plus souvent ils suggèrent, par
petites touches, l'atmosphère du poème et donnent leur inter-
prétation personnelle. Avec Sarah Austin, ils soulignent le
rythme solennel et lent de la Fiancée de Corinthe. retenu comme
par un sentiment d'indéfinissable effroi. Le Roi des aulnes est
associé trop souvent, hélas! à des images de salon, piano et
cravates blanches, tendres débutantes, musiciens hirsutes. Il
faut chasser ces visions mondaines, évoquer, dans quelque
2o2 GOETHE EN ANGLETERRE
germanique forêt, une clairière où s'engouffre le vent, où la
lune découpe, sur le sentier pâli, les ombres agitées et hostiles
des branches. Le Pécheur, au contraire, nous transporte au bord
d'un fleuve italien, dans un paysage où la chaleur, comme un
voile de pourpre, traîne et vibre sur l'eau, où le vent alangui
et l'azur éblouissant créent un vertige sournois qui s'empare de
l'âme.
La collaboration de Martin et d'A^toun cessa peu après cette
publication, mais leur amitié dura. Martin devint avoué à
Londres, Aytoun fut nommé professeur de belles-lettres à lUni-
versité dÉdimbourg. En 1850, Martin reprit le Prométhée dans le
Dublin University Magazine, traduisant cette fois tout le fragment
et le commentant à l'aide d'extraits de Poésie et Vérité. Les Poètnes
et Ballades de Gœthe, parus en volume dès 1858, eurent une
seconde édition en 1860. Martin resta toujours fidèle à ses pre-
mières admirations. Sa traduction de Faust (1866), générale-
ment appréciée, fut distinguée par Tattention royale : lord
Beaconsfield la reçut des mains, de sa souveraine comme cadeau
de Noël. Elle fut complétée par celle du Second Faust, dédiée à
J. A. Froude, le biographe de Carlyle, et Martin pubHa, plus
tard encore, une version des Élégies. Ce fut son dernier hom-
mage au poète lyrique.
La critique fut favorable au volume des Poèmes et ballades. Le
Bentleg's Miscellany (1858) et la London Quarterly Review (1859*
souhaitèrent la bienvenue au grand lyrique méconnu.
A. IL Glough lui consacra, dans le Fraser's Magazine {iSo9), des
pages remarquables. Il avait traduit lui-même quelques-unes
de ses courtes poésies et de ses Épigrammes ^: dans l'édition de
ses poèmes, le Chant de Nuit du voyageur voisine avec l'émou-
vant lied de Wilhelni Meister : « Celui qui n'a pas mangé son
pain en versant des larmes..., etc. »
A cette époque d'ailleurs, l'exemple de Martin et d'Aytoun
avait été suivi. Le traducteur des Poèmes de Schiller, A. E. Bow-
ring, publia en 1853 une traduction plus complète des Poésies
lyriques. Dans ce volume qu'il offrit à la comtesse (îranville, en
mémoire de son ancêtre D'alberg, il fît place à 400 poèmes :
lieds, ballades, odes, sonnets, épigrammes et élégies. Sa ver-
r
L'HOMMAGK AU POKTE LYRIQUK 25a
sion vise à l'exactitude et cherche à suivre le rythme original.
Les poésies sont accompagnées d'une date, parfois d'une note
explicative : il y a là un effort louable vers la compréhension.
*
* *
Mais il manquait encore à Goethe 1 hommage d'un poète. Un
grand lyrique anglais allait se tourner vers lui. Personnalité
déjà formée, Tennyson ne subit pas, à vrai dire, son influence,
mais il voit en lui le maître, le modèle : il aime ses vers et
vénère sa pensée.
a Tennyson, dit Jowett, apprit lui-même le français, l'alle-
mand et l'italien. Il ne fut jamais très habile à les manier, mais
sa connaissance était suffisante pour lui permettre de tout lire
avec facilité. Il avait un profond respect pour Gœthe. » Schiller
lui paraissait trop « exalté » (schwàrmerisch); devant Gœlhe
seul, parmi les poètes aKemands, il s'inclinait. Non pas que
son admiration ait été immédiate. Malgré la puissance du Faust^
il le repousse avec dégoût dès la première lecture. Il doit s'y
accoutumer lentement. En revanche, il aime le Tasse. Que lui
importe l'action languissante! il est ému par ce poète malheu-
reux. Lui que Carlyle appelait, dans une lettre à Emerson, « un
homme solitaire et triste », il sent aussi ce qui lui manque, il
saisit l'idée fondamentale du drame et se plaît à citer ces vers :
«
« Es bildet ein Talent sich in der Slille,
Sich ein Character in dem Strom der Welt. »
Mais Gœthe est surtout pour lui le grand lyrique. Tennyson
emporte en voyage ses Poèmes : « Il parlait souvent de Gœthe,
dit F. T. Palgrave, et surtout de sa poésie... Parmi les mor-
ceaux favoris qu'il lisait avec grand plaisir, il y avait le Nach-
(jefïihl et der Abschied qu'il admirait pour sa délicatesse exquise.
Il avait des larmes dans la voix quand il arrivait à la seconde
stance :
« Traurig wird in dieser Stunde... »
et peut-être admirait-il plus encore le beau poème An den Moud
dont il avait, dans mon édition, marqué au crayon les deux der- ,
â54
GŒTHE EN ANGLETERRE
nières strophes. Il était familier, lui aussi, sans aucun doute,
avec les mystérieuses pensées qui traversent, la nuit, « le laby-
rinthe du cœur » .
Une des poésies préférées de Tennyson était VÉlégie de Ma-
rienhad. 11 citait ces deux strophes d'une beauté qu'il disait
« shakespearienne > :
« Du hast gut reden...
Nun bin ich fera... •
Il aimait la plainte nostalgique de l'amour sacrifié :
« Mich treibt umher ein unbezwinglich Sehnen,
Da bleibt kein Rat als grenzenlose Thrâneu. »
On comprend cette prédilection de Tennyson pour les lieds
de Goethe. Ce qui frappe surtout dans ses plus belles poésies,
n'est-ce pas l'émotion retenue dans la musique du vers, la mu-
sique chargée démotion? C'est le rythme de son glas dou-
loureux (Dirge) dont les strophes se lèvent comme des vo-.
lées de cloches, scandées par le battement morne : « Let
them rave », c'est le roulement des vagues qui se déploie,
comme un vaste accompagnement mineur, sous le chant de
sa souffrance :
« Break, break, break,
On thy cold grey stones, o Sea... »
Ou c'est la poésie de la nuit éparse dans le silence musical des
astres. Ses biographes nous racontent ses méditations pro-
longées devant le ciel nocturne, son véritable culte pour les
étoiles. Le délicat idéaliste qu'il était se plaisait à épier, comme
Gœthe, la lointaine harmonie des sphères, se retrouvait lui-
même dans le lied : « les étoiles, on ne les désire point, on
jouit de leur splendeur, et on lève vers elles les yeux ravis dans
chaque nuit sereine. »
Pourtant Tennyson ne peut oublier parfois l'aspérité de la
langue allemande. Cnethe a fait un tour de force : il a écrit des
vers mélodieux dans un langage ingrat. Tennyson citait sou-
i
l'hommagp: au poète lyrique 255
vent : Connais-tu le pays comme un « poème parfait », mais il
s'arrêtait à la fin de la seconde strophe :
« Kennst du es wohl! iJaliin, daliin,
Mbcht'ich mit dir, o mein Beschùtzer, ziehn ! »
Il ne pouvait admettre la collision des deux derniers mots :
•t BeschiXtzer-ziehn est un son hideux au milieu de la poésie. »
Par contre, deux ans avant de mourir, il redisait encore avec
admirtiaon la helle complainte du joueur de harpe :
« Wer nie sein Brod mit Thrànen ass... »
Plus qu'aucun autre, Tennyson était sensible à cette mélan-
cohe des lieds de Wilhehn Meister. N'avait-il pas écrit des
« chants » d'une tristesse et d'une douceur semblables? Carlyle,
peu amateur de poésie, goûtait beaucoup ces vers célèbres :
Tears, idle tears, et il citait avec émotion l'automnale mélopée
« of the daijs t/iat are no more ». Certains petits poèmes de Ten-
nyson, d'une Stimmung si attendrie, rappellent irrésistiblement
les lieds de Goethe. Carlyle fut frappé d'autres analogies. Il
écrivait à Tennyson, le 7 décembre 1842 : « Je sais que vous
ne connaissez pas l'allemand (sur ce point il se trompait). C'est
d'autant plus intéressant de retrouver dans votre Summer-oa/i
(Talking-oakj des beautés qui ressemblent à ce qu'il y a de
meilleur dans Gœthe. >
Avec Carlyle, Tennyson croit que le vrai poète est non seu-
lement un artiste, mais aussi un penseur. Il exige qu'il soit le
« vates » inspiré et qu'il exprime, dans ses vers, l'idée profonde
de son époque : « Il faut distinguer, dit-il, Keats, Shelley et
B^TOn des grands sages, des grands poètes qui sont à la fois
grands penseurs et grands artistes, comme Eschjie, Shakespeare,
Dante et Gœthe. Gœthe n'eut pas la divine immensité de Dante,
mais il compte parmi les plus grands sages de l'humanité et fut
en même temps un grand artiste. » Tennyson retrouve en
Gœthe son idéal du poète. Lui aussi, il ne veut pas être seule-
ment un pur lyrique, il prétend affronter les sentiers ardus de
la pensée. Après avoir eu avec lui un long entretien sur Gœthe,
256 GCETHE EN ANGLETERRE
n.C. Robinson consigne dans son journal, le 31 janvier 4845 :
« Ses poèmes sont pleins de génie, mais il aime l'énigmatique. »
Tennyson prend position en face des grands problèmes. Une
poésie comme Tlie higher pantkeism est digne, par son inspira-
tion, du recueil : Dieu et Monde.
D'après F. T. Palgrave, Tennyson admirait beaucoup, parmi
les poèmes philosophiques de Gœthe, les Limites de l'humanité
et le Divin, « pour leur solennelle pensée et leur profonde,
calme intelligence de la vie humaine » . Une autre poésie l'atti-
rait « par son imposante beauté et sa tendre sensibilité » , c'est
celle que Gœthe, penché sur le crâne de Schiller, consacre à leur
fidèle amitié. Dans l'œuvre de Tennyson aussi, la plus haute
méditation philosophique s'associe au souvenir d'un ami : In
Memoriam !
Du désespoir où lavait plongé la mort d'Arthur Hallam, Ten-
nyson s'élève peu à peu vers Ja paix que donne la foi en l'im-
mortalilé. Cette croyance suprême, Tennyson sent bien qu'il la
partage avec Gœthe : « Gœthe, écrit-i!, considérait comme un
signe de faiblesse le fait de perdre la foi en Timmortalité, et il
disait : J'espère bien n'être jamais assez faible d'esprit pour me
laisser arracher ma croyance en une vie future. Edel sei der
Mensch est un de ses plus nobles poèmes. » Plus tard encore,
dans un entretien avec la reine Victoria, le 7 août 1883, il se
range, ainsi que Gœthe, dans la grande armée des croyants, et
la reine en est elle-même frappée : « Il parle avec horreur des
incroyants et des philosophes qui voudraient nous faire croire
qu'il n'y a, ni autre 'monde, ni immortalité. Il cite plusieurs
vers bien connus de Gœthè qu il admire tant. » Il y a d'ailleurs
une différence profonde entre les conceptions des deux poètes
sur l'immortalité. Pour Gœthe, l'anéantissement de l'égoVsme
marque Tavènement de la vie éternelle. La nature est un perpé-
tuel devenir. Le sacrifice des individus est nécessaire à l'bar-
monie du tout. L'esprit, libéré des. instincts qui meurent,
est immortel. C'est aussi la pensée de Spinoza pour qui le
sage entre tout vivant dans l'éternité. Mais cette immortalité
ne suffit pas à Tennyson, il la veut personnelle, répara-
trice. Comme Chateaubriand après la mort de sa mère.
L'HOMMAGE AU POÈTE LYRIQUE 2b7
comme Victor Hugo après la catastrophe de Villequier, Tenny-
son pleure, croit, mais demande. Qu'il y a loin de ses épan-
chements douloureux à la stoïque fermeté' de Goithe, appre-
nant la mort de son fils. Renoncement surhumain qui faillit
lui coûter la vie! « On supposait, dit Tennyson lui-même, que
Goethe était insensible Je puis seulement dire qu'il parut tout
à fait calme quand on lui annonça la mort de son fils, mais
que peu après, pour avoir réprime' son émotion, il eut une
hémorragie. »
Tennyson conquiert sa foi dans la douleur. Mais comme
Goethe, il admet la recherche même qui s'égare, le doute même
qui se prolonge. Il aime l'effort de Faust. Dans l'homme qui
doute, il y a plus de foi que dans celui qui se repose sur la
croyance facile et fermée de ses pères. Goethe aurait pu adopter
pour épigraphe du Faust ces deux vers d'/n Memoriam que
lui apphque si justement G. H. Lewes (1) :
« There lives more faith in honest doubt,
Believe me, than in half the creeds. »
« Il y a plus de foi vivante, crois-moi,
Dans un doute honnête que dans la moitié des croyances. »
Mais comme Carlyle, Tennyson veut que cette recherche soit
pure, que nous la poursuivions dans l'amour de la vérité, le
respect du mystère divin. Ne nous jetons pas dans la révolte,
n'imitons pas Byron, car le désespoir, l'amertume obscurcissent
la vision. Acheminons-nous gravement, comme Goethe, vers la
cime du vrai, montons religieusement les escaliers de Dieu.
Tennyson reprend, tout au début de son poème, les idées chères
à Carlyle et chante la beauté du respect, la grandeur du re-
noncement :
« Let knowledge grow from more to more,
But more oî révérence in us dwell... »
t Que la science croisse de plus en plus,
Mais que plus de respect demeure en nous. »
(1) Life of Goethe, Everyman's, Library, p. 533.
17
258 GOETHE EN ANGLETERRE
Et si la pensée ne s'élève que par la soumission, la vie ne se
purifie, ne se divinise que par le sacrifice. Tennyson fait ici
directement appel à Goethe :
t I heiti it tnilh wilh him who sings
To one cleai* harp in divers tones
That men maj' rise on stepping siones
Of their dead salves to higlier things. »
« Je le tiens pour vrai, avec celui qiii chante
Sur une harpe claire en nnodes divers,
Que les hommes, en foulant aux pieds
Leurs égoisnit-s mori.s, s'élèvent à de plus grandes choses. »
Ce poète à la harpe si variée qui dit la nécessité du renonce-
ment, c'est l'auteur de Wilhelm Meistcr et du Un an : « J'ai fait
allusion, dit plus tard fennyson, à la croyance de (îœlhe. Parmi
ses dernières paroles, il y avait celle-ci : Von Aen'Ieruni/en zu
hôheren Aenderungen, de changements à de plus hauts change-
ments. » A en croii'e Tennyson, il s'agirait, dans ces ver<, tout
autant d'une ascension vers riuim )rt alité que d'une progres-
sion terrestre vers le bien, d'une victoire sur l'éuoïsrae. Un ne
peut d ailleurs séparer la m )nlée purificatrice, après la vie,
du perfectionnement moral qui la prépare. Pour Gœlhe, la
mort n'est qu'une transition, liuiuiortalité est la cime qu'il faut
atteindre, mais pour cela, il fiut se débarrasser de l'égoisme
qui entrave la marche, il faut se dépouiller, s'alléger, se renier
soi-même. C'est ce que signillent les vers du Divan (Seiige
Sehnsucht) :
« Und so lang du das nirht hast
Dièses : S irb und w.M-de,
bist du unv ein mii'ler Gast
Auf der dunklen Erde. »
Tennyson ne se rallie pas entièrement à la stoïque philoso-
phie de Gœlhe. Il y a dans son chant un tremblement. Il se sou-
met, mais il questionne; il adore, mais il pleure. L'immortalité
de Gœlhe est la destruction du vouloir vivre égoïste, l'immor-
talité de Tenny.son est la revendication du vouloir-vivre puiitié.
Mais Goethe n'en reste pas moins, pour Tennyson, le plus
L'HOMMAGE AU POÈTE LYRIQUE 259
grand des artistes. L'art doit exprimer toute la vie. Goethe eut
ce pouvoir. Comme le raconte le professeur Sidgwick, Tenny-
son vanta, dans un dîner de la Société métaphf/sique, cette prodi-
gieuse universalité : « Gœthe, dit-il, est un artiste consommé
dans tant de styles différents », et il indiqua rapidement plu-
sieurs exemples, le Chant de Mignon, le Chant de nuit du voija-
(jeur, etc., insistant sur la variété de ton et de caractère. La
poésie lyrique de Gœthe, pleine de musique, d'émotion et de
pensée, est riche comme la vie, et c'est ce que Tennyson expri-
mait dans la première strophe de son poème : In Memoriam :
'One clear harp in divers tones.
Il fit en 1865 le pèlerinage de Weimar, et dix ans après, il en
parlait encore à Carlyle. Il se souvint longtemps de lémotion
qui l'étreignit en entrant dans le bureau de Gœthe: « On ne peut
expliquer par des mots, dit Mrs Tennyson, le respect religieux
et la tri^tesse qui remplirent l'âme d'Alfred dans cette chambr**
basse et sombre. » Il fut aussi remué devant ce Salve qui i'cic-
cueillit sur le seuil, salut de la pierre, salut froid qui venait
du fond du passé. Mais à sa triste.sse se mêlait sans doute le
sentiment de paix qu'inspire une destinée indestructible, une
pensée qui défie la mort. Il n'avait qu'à songer à son poème
préféré :
« Ueber allen Gipfeln ist Ruh! »
CHAPITRE V
LA t VIE DE GCCTHE » DE G. H. LEWES
(4855)
Les travaux précédents et suivants. La valeur historique de l'ouvrage.
La documentation nouvelle. — Le contraste entre Cari vie et Lewes La
Vie de Gœthe de G. -H. Lewes. Compréhension totale, explication biogra-
phique et positive, goût classique. Les lacunes comblées. Iphigénie,
les Elégies, Hermann et Dorothée. Les critiques d'ordre artistique: les
drames et les romans. — Les deux nouveaux aspects de Gœlhe; l'artiste,
le savant. L'art dans les grandes œuvres : Wilhelm Meister et Faust.
— Les études scientifiques de Gœthe, le physicien, le botaniste, le zoolo-
giste — Le jugement sur l'homme et les rectifications de Lewes; la
légende de Gœthe égoïste et de Gœthe immoral (Gœthe et les femmesV
Le génie de Gœthe, l'emprise du réel et l'exigence de l'art.
C'est à Carlyle que revient l'honneur d'avoir écrit la première
Vie de Schiller. Lorsque Viehotî apprit le projet de G. H. Lewes,
il se mit au travail « avec un zèle allemand et une allemande
fidélité' ». L'honneur de la littérature allemande, déclarait-il
dans sa préface, ne souffrait pas qu'un Anglais fût le premier
biographe de Gœthe. Mais sa volumineuse compilation (1) ne
peut guère ambitionner le titre d'une biographie. Il a rassemblé
toute la documentation publiée à celte époque, mais rien que
cette documentation. Il n'eut pas l'accès des sources manus-
crites et ne crut même pas nécessaire d'aller à Weimar : selon
le mot de G. H. Lewes, il écrivit sur Gœthe comme il aurait
écrit sur Cicéron. Le livre de Lewes est à la fois plus complet,
plus bref et plus vivant. Schâfer (2) raconta la vie de Gœthe,
sans s'occuper des œuvres: Rosenkranz (3i au contraire s'atta-
cha surtout aux poèmes dont il donna une interprétation philo-
(1) Gœlhes Leben, Geistes Entwickelung und Werke, 4 vol.
(2) Gœthes Leben.
(3) Gœthe und seine Werke.
LA VIE DE GOETHE 261
sophique. Lewes utilisa leurs ouvrages, et tout en étudiant à la
fois la vie du poète et ses écrits, il mit tout son talent à dégager
son individualité. Le premier, il a fièrement campé, devant la
critique incertaine, la figure de Gœthe.
Il n'est pas question ici de porter un jugement absolu sur
Tœuvre de G. H. Lewes. De récents biographes de Gœthe,
Bielschowsky, R. M. Meyer etc., bénéficièrent d'études et de
documents inaccessibles à Lewes. Mais, quelles que soient ses
lacunes, l'étude de Lewes reste juste et vivante. Il n'est pas de
point essentiel sur lequel il se soit trompé, et si sa documen-
tation n'est pas complète, son interprétation générale n'a pas
été discutée. Avec celles de Bielschowsky et de R. M. Meyer, sa
biographie émerge encore au-dessus du flot croissant de la litté-
rature gœthéenne.
Ce qui nous intéresse ici, c'est ce qu'elle apporte de nouveau
pour l'époque. Il faut l'apprécier d'un point de vue historique.
Depuis les essais de Carlyle, aucune étude d'ensemble n'avait
paru en Angleterre. Cette Vie de Gœthe s'alimentait à des
sources qui venaient d'être ouvertes; elle faisait connaître aux
Anglais, et pour la première fois, toute sa carrière littéraire.
Carlyle s'était appuyé uniquement sur Poésie et Vérité, Sarah
Austin avait traduit les Mémoires de Falk et du chancelier de
Millier, Oxenford, les Conversations avec Eckermann et Soret —
connaissances fragmentaires qu'il fallait relier. Lewes sut fer-
mer le cercle, en incorporant dans la chaîne de nouveaux
anneaux. Carlyle avait adopté sans réserve les récits de Poésie
et Vérité. Pour Lewes au contraire, l'autobiographie de Gœthe
n'est pas la source principale, elle constitue un document parmi
les autres et veut être corrigée, complétée par eux : là en effet,
dit Lewes, Gœthe nous parle beaucoup plus des autres que de
lui. De plus, le spectacle des folies juvéniles et des passions
éphémères lui apparaît brouillé par la brume des années :
« Jupiter, trônant sur l'Olympe avec sérénité, oublie qu'il fut
jadis, avec les Titans, un rebelle. » Aussi LcAves fait-il appel à
des documents plus vivants, à la correspondance de Gœthe, si
vive, si différente de ce complaisant arrangement : lettres à la
•comtesse Stolberg (1839); lettres aux amis de Leipzig (1849);
262 GŒTHE EN ANGLETERRE
lettres à Kestner et à Charlotte (1854). Pour l'époque de
Weimar, Lewes utilise — outre les Annales (Tag und Jahres-
hefte), les Communications de Riemer (1841) et les lettres de
Gœlhe, publiées par ses soins en 1846. le livre de Carus (1843),
la correspondance avec Knebel (1851) et avec Charlotte de
Stein (1848 à 1851). Qu'on njoute à cela les recherches qu'il fit
avec George Eliot en Allema.iine, les informations verbales
qu'il put recevoir d'Ottilie, d'Eckermann, de Rauch le sculp-
teur, et les renseignements qu'il obtint par correspondance, et
l'on reconnaîtra la valeur documentaire de son ouvrage. Pour
enrichir son pays, Lewes explora la mine avec patience et scru-
pule : il ne se contenta pas. comme Carlyle, d'en retirer, hâti-
vement, guidé par une intuition de génie, quelques lourds et
rayonnants lingots.
11 lui dédia son ouvrage : « A Thomas Carlyle qui, le pre-
mier, enseigna à l'Angleterre le prix de Goethe, en témoignage
d'estime pour ses rares et nobles qualités. » Pourtant, il est
diflicile de trouver deux esprits plus opposés; au dogmatisme
étroit de Carlyle, Lewes oppose une tolérante universalité à
son mysticisme ardent, un positivisme irréductible. Les sym-
pathies de l'un vont au romantisme allemand, l'autre est attaché
à l'idéal antique et au classicisme français ; la critique littéraire
du premiejr est dominée par des préoccupations morales; le
second cherche dans Técrivain, non pas le penseur ou le sage,
mais avant tout l'artiste. Enfin Carlyle a le mépris de la science :
elle est pour lui l'alliée des mécanistes, des athées et il ne s'oc-
cupe pas de Gœthe savant. Lewes est un physiologiste, et c'est
à lui que revient l'honneur d'avoir révélé la valeur scientifique
de Gœthe.
* *
G. H. Lewes était, dit Arvède Barine, « un petit homme
chétif, tout grêlé de petite vérole. Ce qui lui restait de figure
était mangé par la barbe et les sourcils. Vif comme la poudre,
gai comme un pinson, brillant causeur et esprit facile, c'était
un touche à tout, faisant ceci, et puis cela, paraissant, dispa-
raissant, reparaissant, réussissant, ne réussissant pas, et toujour.-'
LA VIE DE GŒ THE 263
de bonne l^iimeiir II avait élé commis négociant, éludianten mé-
decine, philosophe, journaliste, romancier, auteur dramatique.
Il avnit joué les Arlequins dans une troupe ambulante. Il avait
scandalisé Edimbourg en faisant le mntin une conférence à l'Ins-
tilut philosophique eten jouant>7////o/ A' le soir.Thackeray s'atten-
dait à le rencontrer un jour dans Pic<adilly monté sur un élé-
phant blanc, el tout Londres aurait trouvé cela aussi naturel que
Thackeray. Il était de ces gens dont rien n'étonne, qui amusent
toujours, fatiguent souvent, que personne ne prend au sérieux
et qu'on ne jieut s'empêcher d'airner. »
Tel qu'il est avec ses délauts et ses qualités, Lewes est mieux
fait que (lailyle pour cominendre Gœtbe. S'il n'a pas le génie
aux divinations magnifiques, il a la pénétialion et la souplesse.
Ses aptitudes diverses, ses multiples connaissances, son expé-
rience lui permettent d'aborder Gœlhe de tous les côtés. Il y a,
entre eux, des affinités piofondcs. Lew^s est allé, librement
comme Goethe, avec le même mrpiis des préjugés, vers les
problèmHS de lart, de la pensée 'et de la vie. Il a pratiqué le
culte de son esprit et a tendu, de toutes sps forces, vers l'uni-
versalité. Il a la culture nécessaire à celui qui veut contourner
le cercle des éludes de Goethe. Comme Gœlhe, il est artiste et
Savatït. Il n'a pas le génie exclusif et violent de Carlyle; il a,
par contre, une intelligence universelle, dominée par le bon
sens, orientée par le bon goût. Il embrasse iovt Gœthe, parce
qu'aucun dogmatisme ne 1 oblige à le découper, à isoler pas-
sionnément un aspect de son esprit. Autant l'interprétation de
Carlyle est partielle et partiale, autant celle de Lewes est large
et équitable. L'un s'était emparé du sage, l'autre nous présente
successivement le révolutionnaire de Francfort et le théoricien
de l'antique, l'artiste et le savant, le penseur et l'homme,
Carlyle est un mystique. Lewes un positiviste. Dans ses der-
niers essais sur Gœthe, Carlyle s'attache plus à la prophétie
qu'au prophète, au message qu'au messager. Pour Lewes au
contraire, l'homme passe avant l'œuvre, le héros est plus
important que son caractère héroïque. Il s'agit moins d'inter-
préter la pensée que d'expliquer la personnalité. L'existence de
Gœthe est plus belle, plus riche que ses écrits, ou plutôt ses
264 GOETHE EN ANGLETERRE
écrits ne sont grands qu'autant qu'ils participent à cette exis-
tence, et non parce qu'ils décèlent une inspiration divine. La
Vie de Gœthe est avant tout un essai de biographie positive et
d'explication historique. Goethe plonge profondément dans son
milieu et dans son époque. Lewes reprend, non pas les termes
de Carlyle, mais ceux d'Emorson : Gœthe est « le grand poète
représentatif du temps >, « le secrétaire de son âge ». Four le
comprendre, il faut le replacer dans le milieu qu'il exprime, et
Lewes accepterait plutôt la méthode de Taine que celle de Car-
lyle. Il est hostile à la critique allemande, faussée, à son avis,
par la métaphysique et le romantisme. L'œuvre de Gœthe ne
lui paraît pas un mystère qu'il faut déchiffrer. Là où elle est
mystérieuse, elle ne lïntéresse plus. Les « révélations » de
Gœihe le laissent froid. 11 admire sa personnalité, son humanité,
son génie. Sur ses écrits, il fait des réserves. Son appréciation
de l'œuvre est mesurée et saine; tandis que des biographes plus
modernes se croient obligés de louer tout ce qui est sorti de la
plume de Gœthe, Lewes est justement sévère pour certaines
œuvres de vieillesse. Que lui importe la pensée, si l'art est pro-
fané avec une « désinvolture » sénile?
Pour Carlyle, la forme n'a pas d'importance. Ce n'est qu'unt,
apparence, un vêtement illusoire. Qu'elle puisse atteindre à la
dignité immuable, à l'éternité d'un « style », c'est là ce qu'il ne
soupçonne jamais. 11 préfère la profondeur orageuse du roman
tisme allemand à la beauté du classique français. Lewes ne par-
tage pas son opinion. Il aiïecte un certain mépris pour la culture
germanique, raboteuse et instable. Comme il récrivait en 1845
dans la Revue d'Edimbourg, il aime Lessing parce qu'il est « le
moins Allemand de tous les Allemands ». Son chapitre sur
« l'école romantique » marque nettement ses positions : « La
philosophie allemande a gâté la littérature, et elle a produit
cette brillante erreur connue sous le nom de romantisme ».
Lewes aime la sculpture grecque, il pleure devant les marbres
I d'Elgin; les œuvres de Gœthe qu'il préfère, c'est Iph'Kjénie, ce
sont les Elégies l'omainrs, c'est Uermaun et Dorothée.^
Ip/ugénie nest d'ailleurs pas, comme l'a dit Schlegel, une
tragédie grecque. Qui ose parler, s'écrie Lewes, avant Nietzsche.
LA VIE DE GŒTHE 265
du calme des trage'dies antiques? C'est là une idée fausse. On
a juge' les drames de Sophocle d'après les sculptures du temps
de Périclès. Ils n'ont qu'une harmonie extérieure, un calme
apparent; les masques des acteurs cachent toute expression,
mais les âmes sont violentes et troubles, les sujets sont terribles.
Folie, adultère, vengeance, inceste, jalousie, meurtre partout.
Ulphiqénie de Gœthe n'est pas un drame, c'est un poème et c'est
une œuvre d'art : « Le grand pt solennel mouvement de son
évolution répond aux larges et simples idées qu'il déploie. »
Comme un groupe de statues grecques, un fronton de temple,
<;ette œuvre a un majestueux repos, une parfaite unité. Rien ne
semble « fait » ; tout croit et se développe lentement, musica-
lement. Rien n'est superflu, tout est organique. Iphigénie n'est
pas une tragédie grecque, c'est un poème classique, presque un
poème chrétien.
Il était nécessaire d'attirer l'attention de l'Angleterre sur Vlphi-
^énie de Gœthe. C'était de toutes ses grandes œuvres la moins
connue. La traduction de William Taylor, réimprimée dans son
Aperçu historique en 1830, la version fragmentaire de Felicia
Hemans, pubhée après sa mort en 4836, et celle de miss Anna
Swanwick en 1843 étaient restées sans écho : le poète classique
€tait ignoré. Ce n'est pas l'un des moindres mérites de Lewes que
de l'avoir révélé. Amené vers cette œuvre par ses préférences
personnelles, il a voulu, en même temps, réparer une injustice.
Les Élégies romaines sont, d'après lui, « les plus parfaits
poèmes du genre dans toutes les littératures ». Vérité et style,
émotion maîtrisée, c'est là ce qu'il aime surtout dans ces poésies
voluptueuses, où il n'y a rien d'immoral parce qu'il n'y a « rien
d'artificiel », parce que la forme est pure et le sentiment simple.
La passion lui semble purifiée par l'expression naïve et sérieuse,
et il cite avec plaisir la traduction de Théodore Martin :
« Blush not, my love, at the thought, thou jieldest so soon to my
Trust me I think it no shame — think it no vileness in thee. » [passion,
Lewes consacre tout un chapitre à Hermann et Dorothée. Peu
lui importent les discussions soulevées par la critique sur le
« genre » littéraire. Q\i' Hermann et Dorothée soit une épopée ou
266 GŒTHE EN . ANGLETERRE
une idylle, c'est « un poème plein de vie, de caractère et de-
beauté », d'une matière et d'une technique simples, d'un style
riche et aisé, de toutes les idylles la plus idyllique, de toutes les
peintures la plus vraie. Le sujet plaît à Lewes à cnuse de sa
pure « humanité » ; pas de déclamations politiques, pas de profes-
sions de foi, mais la vie, l'existence quotidienne, d'où monte l'éter-
nel hymne de la famille et de Tamour. La forme le séduit par
son classicisme : « une histoire écrite en hexamètres homéiiques
avec une homérique simplicité. » Lewes analyse tout au long
le poème : il ne semble pas connaître les traductions de William
Whewell (1840) et de M. A. Winter (1850), et celle de T. Holcroft
est justement oubliée. Ici encore, son livre comble une lacune.
Hermann et Dorothée n'a pas sollicité l'attention de la critique,
depuis les jours où William Taylor fit l'éloge de cette « épopée
bucolique qui jouit en Allemagne d'une popularité nationale ».
Le classicisme de Lewes le rend impitoyable pour les défauts
de forme : Un drame doit être construit, un roman doit être
composé, et c'e^t au nom de l'unité qu'il adresse à (îœthe ses
plus durs reproches. Goethe n'est pas un dramaturge : tantôt
tumultueux et incohérent, tantôt lent et complaisant, il n'a pas
le sens du théâtre, il ne sait pas écrire une pièce (1). Gœtz de Ber-
lichinijen est une « chronique » pathétique et mouvementée, bien
inférieure aux constructions de Shakespeare. CInvigo n'est guère
que le « mémoire » de Beaumarchais, corsé par une conrlusion
extérieure et mélodramatique. Stella est < une pauvre produc-
tion », « un fdible drame », doté successivement de deux
dénouements médiocres. Eymont n'est pas plus fermement
établi : conçu à Francfort, terminé en Italie, il est disparate et
inégal. Le Tasse « est une série de vers parfaits », ce n'est pas un
drame : nous sommes spectateurs d'une maladie, non dune
action. La FUle naturelle est aussi riche en symboles que pauvre
en intérêt. Ni la vie, ni la pensée ne peuvent se passer de la
forme : l'œuvre d'art est à ce prix.
(1) Les Œui'res dmmntiqupsdeGœlheînrenl publiées en 1850 parla librairie
Bohn. Elles » onlicnneiil Gœlz df lierltcliinyen, trrtd. par Waller Scott.
Faust, Itiltinénie, Tasso, Egmont, traii. par A. Swanwick, Claviyo^ Irad. par
E. A. BOWRING.
LA VIE DE GŒTHE 267
Lewes critique également, dans les romans de Gœthe et ses
œuvres en prose (1), la nf^gligence du récit et 1 incohérence du
développement. Le Voyaç/e en Italie est « un livre décevant »
qui n"a « ni le charme d'une collection de lettres, ni )a solide
excellence d'un ouvrage réfléchi ». Lps Affinités d'élite pou-
vaient faire une nouvelle ; la nouvelle a pris les proportions
d'un roman et le journal dOttilie nest qu'une digression en-
nuyeuse. Les Confessions d'une belle âme entravent de même la
marche de Wilhelm Meister. Quant aux Années de voyage, elles
forment « une collection d'esquisses et d'études, souvent in-
complètes et parfois indignes dètre complétées... C'est inin-
telligible, fatigant, fra^imentaire, fa>tidieux, et souvent mal
écrit ». Edouard Irving a dit qu'il y avait plus de vraie religion
dans l'épisode des Trois Sages que dans tous les écrits théolo-
giques du temps, Carlyle a noté la profondeur de certaines
pages; mais de beaux passages, dit Lewes, ne font pas un
livre. Il y a, dans la fabrication hâtive de ce volume, « une
impertinence à l'égard du public ».
*
* *
Carlyle avait révélé le sage, le penseur; Lewes cherche à dé-
finir l'artiste et le savant. Sans doute Gœthe n'a pas atteint tou-
jours la perfection formelle, mais il est pourtant et avant tout
un artiste, parce qu'il a toujours subi la tyrannie de Fart, parce
qu'il a, € sans hâte et sans trêve », créé de la beauté, parce qu'il
a voulu pétrir et modeler la réalité, mettre la vie en formes, faire
avec son limon des statues éternelles. Carlyle n'a pas assez insisté
sur la nature artistique de Gœthe et c'est là la nouveauté du Hvre
de Lewes. Pour Carlyle, Gœthe est un semeur d'idées. Lewes est
peu sensible au contraire à l'enseignement des drames ou des ro-
mans. Il les considère en premier lieu comme des œuvres d'art,
et c'est au nom de l'art qu'il Us admire ou les critique. Cest ce
qui explique son appréciation de WiUiehn Meister et de Faust.
(1) Le Voimge en Italie fut publié dan> l'Antobiographie de Gathe. trad.
par A. J. W. MouRisoN, Holin, !849: les Affinilés électives, traduction
anonyme, parurent cliez Bolm en 1864. ,
268 GOETHE EN ANGLETERRE
Les six premiers livres de Wilhelm Meister et le Premier Faust
sont de purs chefs d'œuvre. Lewes rejette avec de'dain l'inter-
prétation de la critique allemande. Il les explique, non par
lïde'e, mais par la vie. A la critique philosophique il substitue
la critique biographique. Wilhelm Meister fut commencé avant
le Voifage en Italie, alors que Goethe se consacrait aux représen-
tations dramatiques de Weimar. Directeur de théâtre, régisseur
et acteur à la fois, il n"avaitpas d'autre intention que de peindre
la destinée d'un comédien et d'en préciser l'esthétique. Intui-
tion remarquable qui devait être confirmée par la découverte de
la Theatralisahe Sendung ! C'est seulement plus tard que Goethe
eut l'idée de donner à son roman une portée symbolique, que
se dessina la théorie de la culture et de l'éducation, et qu'il
inventa « l'alliance spirituelle » qui protège Wilhelm Meister.
Lewes rappelle cet aveu de Goethe à Eckermann, à propos de
Wilhelm Meister : « Une vie riche et multiple, placée sous nos
yeux, serait suffisante en soi, sans aucune tendance définie, ce
qui, après tout, n'intéresse que l'intelligence. » Les derniers
chapitres où s'exprime la théorie de l'éducation, et qui parais-
saient si importants à Schlegel, sont pour Lewes les plus mé-
diocres. Ce qu'il admire le plus au contraire, c'est la première
partie, l'odyssée des comédiens. Tous ces personnages le retien-
nent par leur finesse et leur vérité; Aurélia, ^Ime Melina.
Philine surtout, " la plus originale et la plus difficile création du
livre ». Il est séduit par la poétique beauté de Mignon et du
joueur de harpe. Ces caractères qui nulle part ne sont décrits,
mais se révèlent progressivement eux-mêmes, forment un con-
traste frappant avec les pâles figures de l'abbé, de Thérèse et
de Natalie. Dans les Années de voyage, la vie est remplacée par
l'abstraction, l'homme est sans passion, le style sans couleur.
« la famille mystérieuse de la Tour est une absurde mystifica-
tion ». Les Années de vogage. sont un crime contre l'art, et peu
importe leur sagesse! Là où l'artiste qu'il aime est infé-
rieur à lui-même. Lewes est impitoyable. Il admet qu'une
morale se dégage lentement d'un livre, mais il proteste contre
une prédication qui s'étale aux dépens de la vie. Ce qui le
frappe dans les Années d'apprentissage, c'est ce que Novalis appe-
LA VIE DE GOETHE 26»
lait leur « artistique athéisme ». Aucun verdict, aucun sermon ;
une existence qui se déroule. Jamais l'auteur ne monte en chaire
pour la juger. Ces scènes quotidiennes ont une portée éternelle :
grâce à l'expérience, AVilhelm s'élève, à travers l'erreur néces-
saire, vers la vérité ; mais son apprentissage n'a pas besoin de
commentaire, il n'aurait même pas besoin de conclusion. Le
roman n'est ni moral, ni immoral, il est le spectacle de la vie.
Autant Lewes admire le Premier Faust, autant il est dur pour
le Second. Quand l'abstraction et l'allégorie s'emparent d'un
esprit aussi vivant, aussi épris de réel et de concret que celui de
Gœthe, c'est le signe de sa décadence. L'artiste, vieilli, impuis-
sant à multiplier la vie, se met à épiloguer sur elle. L'art est
représentation; s'il est en même temps symbolique, il faut que
les symboles aient en eux-mêmes une valeur, une beauté. Sinon
ce ne sont plus des arabesques fleuries, ce.sont des hiéroglyphes.
La première condition pour un poème, c'est de nous plaire. Or^
le Second Faust nous ennuie. Sans doute, il s'agissait, dans l'es-
prit de Gœthe, de conduire Faust vers une région supérieure au-
dessus de la vie trouble et sensuelle, mais était-il nécessaire de
substituer à une pathétique destinée individuelle une fantasma-
gorie générale ? Fallait-il donc sacrifier l'art à la signification ?
Il n'y a dans le symbolisme employé « aucune beauté intrin-
sèque » et ce symbolisme est obscur. Un vase d'albâtre peut être
aussi beau qu'un vase de cristal. Mais ici la forme est opaque
sans être artistique, Talbâtre n'est pas taillé. On ne peut repro-
cher à Lewes d'être superficiel, de n'avoir pas compris l'œuvre
la plus profonde de Gœthe. Il en dégage, aussi brièvement que
nettement, ie sens philosophique : s'il croit illusoire le lien qui
existe entre les deux parties du Faust, c'est qu'il ne le voit pas,
c'est qu'il ne trouve pas là une unité organique. 11 sent bien que
la conclusion s'élève au-dessus de l'œuvre, il comprend que
Faust, après avoir dépassé l'égoisme, ne trouve le bonheur que
dans le travail désintéressé, mais cette idée ne suffit pas à faire
de ces deux poèmes un poème. Sans doute il manque à Lewes
le sens du transcendental et le tourment de l'infini. Marguerite
Fuller le décrivait ainsi à Emerson : « un homme spirituel, à
l'air dégagé, aux allures françaises, en train d'écrire une vie de
270 GŒTHE EN ANGLETERRE
Goethe, tâche pour laquelle il est aussi impropre que son irréli-
gion et son esprit brillarit et superfi<-iel le peuvent rendre, » Pour-
tant ce positivisme de Lewes est précise'ment la meilleure garantie
de son ouvrage. Garlyle a domine', pour un moment, de sa cla-
meur enlhousiaste, l'opposition de l'Angleterre. Il est temps de
revenir à une juste et égale appréciation de Goethe. Comme le dit
Lewes dans sa préface, l'homme est si grand que les critiques
méritées ne le diminuent pas.
*
* *
Le chapitre de Lewes sur le savant est le plus long et peut-
être le plus remarquable de son livre. C'est le premier exposé
synthétique des études scientifiques de Goethe. Celui-ci défen-
dait, avec un amour-propre passionné, sa valeur de physicien
et de naturaliste. Elle lui fut longtemps contestée. Ses décou-
vertes étaient considérées comme des accidents de génie. Lewes
combattit le préjugé 11 affirma que Goethe n'était pas un ama-
teur, mais un chercheur sérieux, que ses études n'étaient pas des
fantaisies, des délassements, mais des préoccupations profondes,
que ses théories ne surgissaient pas d'intuitions éparses, mais
résultaient de travaux coordonnés et méthodiques. A côté de sa
carrière littéraire, Goethe a une véritable carrière scientifique :
on le contestait en Allemagne, on l'ignorait en Ani^deterre.
Pas plus que Charles de Villers en France, Mellish ne s'était
décidé à tra«iuire, pour ses compatriotes, le Traité des couleurs.
Ch. L. Kastlake en donna une version seulement en 1840, et la
Revue d'Edimbourg en rendit compte à deux reprises. Cette spé-
cieuse optique, qui prétendait renverser la théorie newtonienne,
ne pouvait être prise au sérieux en Angleterre, où plus d'un
phj'sicien aurait pu s'écrier, comme Delambre : « Surtout ne
commençons pas par attaquer Newton. » Lewes n'essaie pas de
la défendre, pourtant il prend la peine de l'exposer. Il ne signale
pas dédaigneusement l'erreur, il l'explique, il cherche même à
en tirer un profit. Sa conclusion est à peu près celle dj * Atfie-
nœum en 1840 : « En tant que collection systématique de nom-
breux phénomènes intéressants, l'ouvrage n'est pas absolument
k
LA VIE DE GOETHE 271
rsans valeur. » Il comprend l'aversion d'un esprit aussi concret
que Gœlhe pour les exf)lications matlie'mati<jues de Newton.
^Celui-ci a bien démontré que la lumière blanche est la résultante
de couleurs d'une réfrangil)ilité variée, mais Goethe est peu sen-
sible aux explications quantitatives : il ne voit pas ces ondes qui
se propagent avec une vitesse dilTérente. Les mathématiques
déroutent son esprit, il traite les couleurs comme des qualités,
il prétend que la couleur n'est pas contenue dans la lumière
blanche, mais qu'elle est au contraire un mélange de lumière et
d'obscurité. Il considère l'obscurité — négation de la lumière
— comme une qualité positive, un facteur qui contribue, en
même temps que la lumière, à créer la couleur. Cela revient à
dire (|ue la lumière est incolore, si elle n'est mélangée, à divers
degrés, avec la négation d'elle-mt^me. Quant aux analyses et aux
observations de Gœthe, elles forment une contribution intéres-
sante à létude des coloris. Elles ont été appréciées des peintres
qui négliiient les explications quantitatives des phénomènes et
à qui sufïit le monde éblouissant des qualités, lliedel avouait, à
Rome, à Lewes, qu'il avait beaucoup appris dans le Traité des
couleurs et Turner se souvint de Gœlhe, en intitulant deux toiles :
Lumière et couleur. Ombre et obscurité (1843).
Les études botaniques de Gœlhe n'avaient pas trouvé chez les
savants anglais l'accueil que leur firent Cuvier et Geoffroy
Saint-Hilaire. Sa théorie de Vd Métamorphose, qui ramène la plante
tout entière à une feuille primitive transformée, ne semble
guère avoir rallié que le botaniste John Lindley. Le naturaliste
diéna, Voigt, qui fut l'un des premiers défenseurs de la Méta-
mor/>hose, s'en félicite dans une lettre à II. G. Robinson en 1834.
Mais l'essHi de W. Darlington « sur les modifications des organes
extérieurs des plantes », d'après la théorie de Gœthe, est resté
sans influence (1839). Lewes s'apphque à démontrer l'origina-
lité et la valeur des travaux botaniques de Gœthe. Sans doute,
comme Whewell l'indique dans son Histoire des sciences induc-
tives, Linné entrevit aussi la théorie de la métamorphose. Mais
Sir W. J. Hooker le note avec raison, ceci n'enlève rien au mé-
rite de Gœthe. Il ne doit pas plus à Linné qu'il ne doit à
<]. F. Wolff, le célèbre auteur de la Theoria Générât ionis.
272 GŒTHE EN ANGLETERRE
AVolfï et Gœthe sont arrivés, chacun de leur côté, à des conclu-
sions presque identiques. Selon l'avis de Lewes, la partie mor-
phologique du traité est parfaite. La seule objection qu'on puisse
faire à Gœthe est davoir accordé trop de prédominance à la
feuille et d'avoir négligé la tige qui est, dans cette évolution,
un élément aussi important. La tige est la forme typique qui
correspond à la racine, aux branches, aux axes verticaux et laté-
raux; la feuille n'est que le second type original, dont la fleur,
avec le pistil et les pétales, est la répétition différenciée. La
partie physiologique est plus discutable : la sève, d'après
Gœthe, se purifie, s'améliore en montant, et la fleur est le pro-
duit d'une élaboration plus parfaite, d'un suc meilleur. Lewes
oppose à cette théorie celle de Wolff : les fleurs sont bien des
feuilles modifiées, mais cette modification est une diminution,
un arrêt. Ce sont des feuilles, Qont le développement, faute de
sève, a été entravé.
Quelles que soient les critiques qu'on peut faire à la Métamor-
pfiose, Gœthe a le mérite d'avoir été l'un des créateurs de la
morphologie. L'unité de composition organique dans le monde
végétal, l'unité de composition du squelette, telles sont les
grandes idées qui dominent ces recherches scientifiques. Lewes
met en lumière cette exigence profonde de son esprit, son
besoin d'unité, de simplicité et dordre. Il établit l'originalité
de Gœthe, par rapport à Vicq dAzir, dans la découverte de l'os
intermaxillaire chez l'homme. Gœthe croyait, avec Geoffroy
Saint-Hilaire, à l'identité primordiale des types animaux, et
sa divination fut confirmée par cette découverte. D'autre part,
la métamorphose des formes osseuses, comme la métamorphose
des plantes, était une théorie chère à son esprit synthétique.
La même idée d'unité, appliquée à Tostéologie, Tamena à la
conception de la formation vertébrale du crâne. Lewes men-
tionne à ce propos l'ouvrage de Richard Owen : f Archétype et
les homologies du squelette, où le savant anglars développe des
idées analogues. Avec Owen, Lewes reconnaît que Gœthe
occupe une place éminente parmi les naturalistes : il doit être
regardé comme un des fondateurs de l'anatomie philosophique.
Il n'est pas un dilettante, et soit Introiluct ion à ramitomie corn-
LA VIE DE GŒTHE 273
parée n'est pas une incursion ge'niale dans un domaine qui lui
est étranger. Il est un savant qui cherche la confirmation de
ses hypothèses dans des expérimentations rigoureuses. Avant
Darwin, il saisit le principe de l'évolution, et en formule la loi :
c'est un passage du général au particulier, de Thomogène à
l'hétérogène; href, il possède ce que Buffon accordait à Pline,
< cette faculté de penser en grand qui multiplie la science » .
*
L'artiste, le savant, voilà ce que Lewes révèle à l'Angleterre.
Mais il n'y a pas seulement du nouveau dan$ son livre, il y a
aussi des rectifications essentielles. L'homme avait été attaqué
par Menzel, faussement représenté par Bettina : il avait droit
aussi à sa défense. Sans doute, la Littérature allemande de Menzel
ne fut pas très répandue en Angleterre, mais les reproches faits
à Gœlhe étaient formulés d'une façon si tranchante, les griefs
étaient si violents, qu'ils se détachèrent du livre, se répandirent
dans les revues : « Goethe n'a pas plus de génie que de cœur,
nous somm<'s dupes d'une illusion, ses œuvres sont pleines
d'hahileté, vides d'émotion. Il n'a pas de bonté, pas d'amour.
C'est un égoïste. » Lewes s'indigne. A ce polémiste, il dénie le
droit de juger : Il n'a ni compétence ni équité. Qu'on écoute
Carlyle! « Nulle part Gœthe ne parle avec âpreté de quelqu'un,
rarement m'me de quelque chose. Il connaît le bien et l'aime.
Son amour est calme et actif. » Et Schiller n'a-t-il pas dit : « Ce
n'est pas la grandeur de son intelligence qui me lie à lui. Mais
je puis dire, en toute sincérité, que, pendant les six ans que
j'ai vécus avec lui, je n'ai jamais été déçu un seul instant par
son caractère. »
« Gœthe immoral », c'est le second mythe qu'il faut détruire.
Lewes aborde les relations de Gœthe avec les femmes. Sur
l'épisode de Sesenheim il a changé d'avis depuis son premier
article de 1843. Il citait alors la phrase de Henri Blaze : « Fré-
dérique en voulait à sa pensée, à sa tète, à son cœur, il la laissa
mourir. Sa servante n'en voulait qu'à ses sens, il l'épousa. »
On a assez dit que, fidèle à son amour, il eût été infidèle à son
18
274 GOETHE EN ANGLETERRE
çj'énie. La chose est plus simple : on peut regretter qu'il se soit
jeté à la légère dans cette aventure, mais on ne peut le "blâmer
de s'en être retiré, si son amour n'était pas assez fort pour
braver la vie. Ce mariage de pitié n'eût été qu'un mariage de
misère. Quant à Christiane, ce n'était pas « sa servante ».
Lewes la réhabilite : la sœur de Vulpius, l'auteur de Rinaldo
Rinaldini, ne fut pas c la m lîtresse basse et vulgaire > dont par-
laient certains Anglais. Elle avait son charme, fait de jeunesse,
de tendresse vigilante. Avec ses boucles brunes, ses joues
rouges, ses yeux rieurs, elle avait, comme disait Johanna Scho-
penhauer, « l'air d'un jeune Dionysos ». Naïveté, gaîté, santé,
elle apportait le bonheur du moment. Et pourquoi lui dénier un
certain esprit? N'est-ce pas elle qui inspira les Élégies romaines
et la Métamorphose des p taules ?
« Wird doch nicht immer gekûsst, wirJ auch vernùnftig gesprochen. »
f On ne s'embrasse pas toujours, on cause aussi sensément. »
Que plus tard, empâtée par l'âge, vieillie et adonnée au vin,
elle « ait parfois attristé le foyer du poète », Lewes n'en discon-
vient pas. Mais Gœthe était à la fois trop faible pour changer
sa position et assez fort pour la supporter. Lewes approuve
son mariage. Mésalliance sans doute, mais logique et franchise.
Lewes a moins d'indulgence pour Charlotte de Stein : elle
n'est guère, à ses yeux, qu'une coquette intelligente, tout à fait
maîtresse d'elle-même, et qui joue délibérément avec Gœlhe.
Ici sa psychologie est en détaut. Mme de Stein aima Gœthe très
tôt et profondément, elle fut digne de son amour et exerça sur
lui un apaisant et doux prestige. Quant à Bettina, Lewes la
juge avec une juste sévérité. 11 ne lui pardonne pas d'avoir dé-
formé volontairement la physionomie de Gœthe, par la pubhca-
tion de là Correspondance avec une enfant. En s'appuyant sur les
communications de Riemer, Lewes n'a pas de peine à démontrer
que la Correspondance est une fiction, un audacieux et men-
songer arrangement et que les sonnets, transmis par Gœthe k
Bettina, ont été adressés, non pas à elle, mais à MinnaHerzlieb,
rOttilie des Affinités.
/' LA VIE DE GOETHE 275
i Tel est le Goethe de Lewes, individualité magnifique et pour-
\ tant profondément humaine, aussi admirable dans sa vie que
? dans ses œuvres. Non pas un penseur, un poète perdu dans un
^ rêve, mais un génie nourri de réalité. De lui, plus que de tout
autre, on peut dire que son œuvre et son existence se con-
fondent, et c'est le mérite de Lewes d'avoir dégagé le fonde-
ment biographique de ses ouvrages. L'homme, le savant et
l'artiste, surtout l'artiste, tels sont les aspects de Gœthe qui
étaient, en Angleterre, inconnus ou discutés, et que Lewes a
enfin éclairés. On retrouve dans sa Vie de Gœthe les préoccupa-
tions de son article de 1843 : il veut défendre Ihomme au nom
de sa vocation d'artiste. A ceux qui reprochent à Gœthe d'être
un égoïste, Lewes répond par ces paroles de Renan : t Le monde
comprend peu un pareil stoïcisme, et voit souvent une sorte de
^ sécheresse dans l'âprelé de ces grandes âmes — dures pour
elles-rnèmes et par conséquent un peu pour les autres, qui ont
l'air de se consoler de tout, pourvu que l'univers reste livré à
leur contemplation. Mais au fond c'est le plus haut degré de
désintéressement et le plus beau triomphe de l'âme humaine.
Ce que la conscience timorée des âmes tendres et vertueuses
appelle l'égoïsme du génie n'est d'ordinaire que le détachement
des jouissances personnelles et l'oubli de soi pour l'idéal (1). »
(1) Essais de morale, p. 138.
CONCLUSION
Après avoir recueilli, de 1780 à 1850, les principaux témoi-
gnages de l'influence de Goethe en Angleterre, après avoir com-
menté les interprétations essentielles de sa pensée, depuis les
premiers essais de Wdliam Taylor jusqu'à la biographie de
G. H. Lewes, il reste à dégager les conclusions générales de
cette enquête.
D'abord l'influence de Gœthe ne s'exerce en Angleterre que sur
l'élite. Le poète n'est connu, apprécié, critiqué que par une mino-
rité. Le grand public a rapidement oublié la vogue de Werther,
et il faudra attendre la seconde moitié du dix-neuvième siècle
pour qu'il soit touché par certains thèmes littéraires que popu-
lariseront l'opéra et le théâtre. La Marguerite de Gounod, la Mi-
gnon d'Ambroise Thomas ne le laisseront pas insensible, et le
grand acteur Henry Irving lui arrachera des acclamations,
quand il jouera le rôle de Méphisto au Lyceum Théâtre en 1886.
Cette élite intellectuelle qui sintéresse à Gœthe ofl're d'ailleurs
le spectacle des opinions les plus contradictoires. Sans doute la
pensée du poète pénètre progressivement en Angleterre, et ce
livre a marqué ses avances successives. Mais cette conquête ne
va pas sans accrocs. Que de fois na-t-on pas l'impression d'une
stagnation ou d'un retour en arrière? Au moment même où tel
critique de premier rang, telle excellente revue, adoptent déû-
nitivement Gœthe, il est attaqué par un autre critique, une autre
revue d'une égale importance. Des essayistes, des écrivains qui
collaborent aux mêmes périodiques, qu'unissent des liens
CONCLUSION 277
d'amitié, se séparent sur ce grand débat. Ce sont là les contra-
dictions du moment. Il ne faut pas s'y arrêter trop longuement.
En dépit de ces oppositions, — qu'expliquent, autant que cer-
tains préjugés, des informations imparfaites, — la pensée de
Gœlhe poursuit sa lente progression.
Dans cette élite, il est difficile d'établir des distinctions d'ori-
gine religieuse ou ethnique, de classe sociale. On a pu, dans
Gœthe en France, se demander quelle était la part du protestan-
tisme ou du catholicisme dans certaines interprétations, et com-
ment se répartissaient, selon les provinces françaises, certaines
réactions intellectuelles. En Angleterre, nous l'avons vu, c'est
avant tout le point de vue moral qui domine, et en général une
revue papiste irlandaise n'a aucune peine à s'accorder sur ce
terrain avec une revue protestante de Londres. Ce qu'on est
toutefois obligé de constater, c'est l'intérêt sympathique avec
lequel l'Ecosse s'est tournée vers Gœthe. A côté de Walter Scott
et de Carlyle, il faut rappeler que des hommes de lettres comme
H. Mackenzie, J. G. Lockhart, J. Wilson, Th. Martin, des jour-
nalistes comme R. P. Gillies et W. Empson, des professeurs
comme J. S. Blackie et W. E. Aytoun, des philosophes comme
J. Ferrier, J. H. Stirling, R. B. llaldane sont des Écossais. Le
Blackwood's Magazine, le grand périodique écossais opposé au
London Magazine, prit dès le début le parti de Gœthe. Malgré
l'opposition de Jeffrey et de ses collaborateurs radicaux, TÉcosse
intellectuelle, qui avait le goût du romantisme, de la rêverie et
des spéculations abstraites, se sentit naturellement inclinée vers
un poète qui personnifiait à la fois la richesse et la profondeur
de l'esprit germanique. Gœthe fut mieux accueilli à Edimbourg
qu'à Londres.
Cette élite intellectuelle compte plus d'un professeur. Et
cependant, avant 1850, l'Université ne remplit pas un. rôle de
médiation et d'exploration. C'est seulement plus tard que Gœthe
bénéficia de l'impulsion donnée aux études germaniques par les
professeurs allemands appelés dans les universités anglaises.
La Gœlhe Society, fondée en 1886 par Max Mùller et dont le prési-
dent était encore en 1911 Edward Dowden, contribua à grouper,
à un moment donné, des efforts intéressants : elle publia, pen-
278 GCBTHE EN ANGLETERRE
dant vingt-cinq ans, des communications régulières sur Goethe
et la littérature allemande (1). A cette époque d'ailleurs, les tra-
vaux des universités anglaises trouvèrent un complément, et
souvent même un stimulant, dans les recherches des universités
américaines.
*
L'influence de Gœthe peut-elle être toujours associée, en Angle-
terre comme en France, à un renouvellement des idées? Si
Gœthe est sorti de l'ombre, est-ce parce que l'esprit anglais cher-
chait lui-même une nouvelle lumière? On ne peut laffirmer tou-
jours d'une façon absolue. M. Baldensperger a écrit qu'en France
Gœthe était du parti du mouvement, non du tumulte. 11 serait
téméraire de le situer ainsi, une fois pour toutes, à IdL gnuche de
la pensée britannique. Les étapes de sa destinée dans les deux
pays ne se correspondent pas exactement. Le romantisme de
Gœthe parut moins révolutionnaire aux Anglais qu'aux Fran-
çais. Ossian les avait préparés à Werther, et ils n'avaient pas
besoin de faire appel à Gœtz de Berlichingen pour secouer les
règles du classicisme dramatique, puisque Shakespeare les en
avait depuis longtemps libérés : sur ces deux points, Gœthe ne
fit donc pas œuvre d'émancipateur. Par contre, il n'a pas été
étranger à l'éclosion du roman historique et à l'épanouissement
du byronisme. Plus tard, ce n'est pas Fajts^ui révéla au rationa-
lisme étriqué « qu'il y a plus de choses au ciel et sur terre que
n'en imagine la philosophie coutumière », c'est Carlyle qui,
voyant en Wilhelm Meister un double acte de foi dans la vie
quotidienne et le divin inconnaissable, opposa cette sagesse
nouvelle aux byroniens et aux rationalistes. Avec lui, Gœthe
change de camp et apporte son appui aux intelligences soumises
et aux sensibihtés mystiques. Et si, chez nous, l'Académie des
(1) La Gcelhe Society, qui n'était déjà plus guère vivante en 1914 et à qui
la guerre semble avoir porté le dernier coup, a cora[tté p.irini ses membres
des notabilités comme Sir Thomas Barclay, Sir Th. Martin, le peintre
Horkomer. le D' L Mond. la romancière Mrs Humphry Ward. le grand
acteur Irving, des prolesseurs comme J. S Blackie, C TornlinsouJ G Ro-
berlson, des critiques comme J. Morley. Riiliaid Gariielt. Anna Swanwick.
Le secrétaire général de la Société était E. Oswald, l'auteur d'une Biblio-
graphie de Gœthe en Angleterre.
CONCLUSION 279
sciences examine vers 1830 les idées du naturaliste, si Geoffroy
Saint-llilaire les défend, en somme, contre Cuvier, en procla-
mant lidentité primordiale des types animaux, l'Angleterre
savante paraît s'en soucier fort peu jusqu'en 1850. A peine peut-on
mentionner, à côté de la dissertation de W. Darlington sur la
métamorphose des plantes, quelques marques d'intérêt pour
Tœuvre scientifique de Gœthe, le témoignage d'un botaniste
comme John Lindley et d'un anatomiste comme Richard
Owen. Ce sera le privilège de G. H. Lewes de révéler la valeur \
de l'œuvre scientifique de Gœthe. Ces constatations isolées ne
permettent pas d'associer sérieusement la pensée de Gœthe au
mouvement évolutionniste anglais, et inversement il n'y a rien
dans la littérature scientifique avant Darwin (1) qui puisse
préparer les voies au poète du panthéisme évolutionniste et
rendre plus accessible la pensée du Faust.
*
Les lecteurs de Gœthe en France Y)onYai,\eni s'attendre à trouver,
dans ce volume aussi, un chapitre sur le poète dramatique,
un autre sur le savant. Ils s'expliquent maintenant pourquoi ils
ne les y voient pas. Le théâtre de Gœthe n'a pas influencé le
théâtre anglais, si médiocre au dix-neuvième siècle; il n'au-
rait pu apporter à la scène de Londres d'autres nouveautés
que les libertés shakespeariennes, et celle-ci a plus besoin dun
bon auteur et d'une bonne pièce que d'une réforme dramatique
ou dune inspiration étrangère. D'autre part, si Gœthe peut être
considéré comme un précurseur de Darwin, on ne peut repro-
cher aux Anglais de n'avoir voulu connaître que celui-ci sans
remonter jusqu'à celui-là. Le poète allemand n'a pas toujours
joué en Angleterre le rôle libérateur qu'il a joué en France, car
ou bien le rôle était inutile, ou bien d'autres l'ont tenu à sa
place.
En revanche, on a trouvé ici de nombreux développements et
à peu près tout un chapitre sur les périodiques anglais. C'est
(1) U Origine des espèces est de 1859.
2^0 GŒTHE EN ANGLETERRE
que l'apparition et l'extension des pe'riodiques constituent peut-
être le trait le plus caractéristique du dix-neuvième siècle
anglais. Il y a là une nouvelle forme de littérature qui ne tarde
pas à submerger toutes les autres. Il n'y a guère d'œuvre origi-
nale, poésie, roman, histoire, science, philosophie, théologie,
qui n'ait d'abord eaiprunté, pour paraître, le cadre d'une
revue. Que seraient devenus les grands essayistes du dix-neu-
vième siècle, sans la Revue d'Edimbourg et la Quarterly Reiiew.
sans le Blackwood etle London Magazine? De plus chacune de ces
grandes revues a une doctrine politique et intellectuelle, et c'est
au nom de cette doctrine qu'elle prend position et juge Goethe.
D'autres raisons entrent d'ailleurs en jeu : les questions de per-
sonnes et de concurrence ne sont pas à négliger. Sir Mackintosh
et Sir F. G. Palgrave attaquent Gœtlie en 1813 et 1816 dans la
radicale Revue d'Édimbourfj. Lockhart le défend en 1818 et en 1820
dans le conservateur Blackwood's Magazine. Il n'est pas indiffé-
rent de savoir, quand on veut s'expliquer l'appréciation d'une
revue, quel en était à l'époque le directeur et — ce qui est
plus difficile à cause de l'anonymat traditionnel des collabora-
teurs — quel était l'auteur de l'article. Macvey Napier qui fut,
de i828 à 4847, directeur de la Revue d'Edimbourg, se montra
plus favorable à Gœthe que son prédécesseur Jeffrey;
W. Empson, qui lui succéda de 4847 a 4855, fut tout à fait gagné
à la cause. Dès que Lockhart prit la direction de la Quarterly
Review en 4826, il donna le ton en écrivant sur Faust un article
élogieux. Maginn venait à peine de lancer le Fraser's Magazine
qu'il y accueillit l'essai de Garlyle sur Gœthe et Schiller (4834 1.
D'autres partisans de Gœthe prirent la tète de bonnes revues.
C'est Bulwer-Lytton qui dirigea le Netv Monthly Magazine à
partif de 4830. C'est R. P. GiUies qui fonda et dirigea la Foreign
Quarterly Review.
* *
Dans la, seconde partie de cet ouvrage, consacré à Carlyle, je
n'ai pu séparer linfluence de Gœthe de celle de Fichte. La phi-
losophie allemande a exercé une action importante sur Carlyle
et ses contemporains. Quand on^étudie l'influence de l'Allemagne
CONCLUSION 281
en Angleterre, on peut distinguer pour ainsi dire deux périodes :
une période littéraire, qu'on pourrait appeler gothicjue ou roman-
tique, au cours de laquelle on saisit un frémissement des
imaginations attirées par le « Stunn und Drang », tendues
vers le roman de Lewis ou de VValter Scott; une période philo-
sophique, qu'on pourrait appeler kantienne ou idéaliste, au
cours de laquelle les esprits fatigués de l'utilitarisme cherchent
dans la métaphysique de plus audacieuses espérances. Un poète
comme Goleridge, un critique comme Garlyle se trouvent à mi-
chemin entre les deux périodes. Tous deux savent que le roman-
tisme allemand plonge dans une philosophie originale, que la
poésie d'un Novalis n'est qu'une transcription littéraire d'un
transcendantalisme nouveau. Mais Garlyle, épris de concret et
de pratique, rebuté par la spéculation pure, s'attache à un poète
comme Goethe plutôt qu'à un métaphysicien : « La philosophie,
dit-il, n'aurait pas d'existence, si elle n'existait en tant que
poésie et rehgion. » Goleridge au contraire se met à l'étude des
kantiens, et c'est lui qui découvre aux jeunes la route de la
philosophie allemande. Des esprits comme Julius Hare, J. Ster-
ling, F. D. iMaurice subirent fortement sa marque. Bien qu'ils
se soient, à des degrés divers, intéressés à Goethe, ils appartien-
nent à une autre étude, et ils trouveraient mieux leur place, à
côté d'un kantien comme J. Ferrier, d'un hégélien comme
J. Hutchinson Stirling, dans un exposé de la période philoso-
phique de l'influence allemande. Goethe ne nous entraîne pas
aussi loin.
Il
Ainsi que je l'ai dit dans ma préface, il me semble que l'en-
quête, arrêtée à la moitié du dix-neuvième siècle, portant sur
une période de soixante-quinze années, forme un ensemble
cohérent. Au delà de 1850, Tinfluence de Goethe, mêlée à d'autres
influences, devient plus difficile à saisir. Mais il ne s'ensuit pas
qu'il n'y ait quelques coups de sonde à donner dans deux ou
282 GCETHE EN ANGLETERRE
trois directions essentielles. Ces recherches supple'mentaires
eussent exigé un séjour prolongé en Angleterre que je ne puis
plus me permettre de faire, après cinq années de guerre et
d'interruption d'études. La vie appelle; l'enseignement aussi.
De plus, avec les difficultés croissantes qu'entraîne l'édition
d'un ouvrage, le travail scientifique devient le plus onéreux
des luxes, et l'on hésite avant d'entreprendre une telle tâche.
Je me contenterai donc d'indiquer ici les quelques directions
dans lesquelles on pourrait chercher un complément d'infor-
mation.
Il y aurait peut-être lieu de se demander comment les Rus-
kiniens et les préraphaélites ont jugé Goethe. Sans doute ruskin
ne lui est pas très favorable, il est dur pour Wllhelm Meister
qui, « en dépit du précieux enseignement recueilli par Carlyle >,
lui paraît « le plus intolérablement ennuyeux et le plus faible
roman qui sortît jamais d'une cervelle humaine >. Il concède
qu'il a appris « plus qu'aucun autre de Faust et particulière-
ment de la seconde partie > , mais il trouve très faibles et très
pâles, en face des individualités skakespeariennes, les carac-
tères du drame. Cependant l'esthéticien quil était aurait dû,
semble-t-il, apprécier Gœthe. Les résultats auxquels ils par-
viennent l'un et l'autre sont souvent opposés, la méthode qu'ils
emploient est la même. Le Gœthe du Voyage en Italie déteste
le gothique et aime Palladio. Ruskin se détourne des marbres
d'Elgin et s'attendrit sur les primitifs italiens. Mais l'un et
l'autre procèdent de la même façon. Comme Gœthe, Ruskin
étaye son esthétique sur des études scientifiques. Il fait la
botanique des arbres de Claude Lorrain, la géométrie et la pers-
pective des nuages de Turner, il étudie les glaciers, il s'appuie
sur la nature. Et c'est au nom de la nature qui procède par
lentes transitions qu'il demande à l'art d être calme, qu'il sin-
surge, comme Gœthe, contre le faux pathétique et les compo-
sitions tumultueuses.
Ruskin connaissait mal l'allemand, et malgré les encourage-
ments de Carlyle, il ne l'apprit guère au cours de son voyage
en Allemagne de i859. Il n'approfondit pas Gœthe. Mais parmi
tous les esprits ardents qui se sont plus ou moins réclamés de
CONCLUSION 283
ses doctrines, il s'en est peut-être trouvé quelques-uns qui se
sont intéressés à Goethe. Si les jugements artistiques du Voyage
en Italie devaient déplaire aux préraphaélites, par contre la
glorieuse fin du Second Faust, toute retentissante du chœur des
docteurs et des saints, pouvait attirer, p-ar delà la sombre
épopée du Dante, les regards d'un Rossetti, d'un Madox Brown
ou d'un Burne-Jones. Et il n'est pas étonnant qu'un dessinateur
comme A. Rackham, qui doit tant à la fois à Durer et aux pré-
raphaélites, ait songé, avant la guerre, à illustrer le Faust.
A côté des ruskiniens et des préraphaélites, il y aurait lieu de
passer en revue certains historiens et critiques d'art qui se sont
occupés de la Grèce ancienne et de la Renaissance. J. A. Sy-
monds, qui traduisit la vie de BenvenutoCellini (1888), estimait la
version de Goethe « une œuvre excellente de style pur et solide » et
la jugeait digne « de la plume de Faust et de Wilhelm Meister » .
Un critique comme Walter Pater avait une plus grande connais-
sance de Gœthe. Au moment où Ruskin voyageait en Allemagne,
il visitait Worms> Spire et Cologne (1859) et se plongeait dans
le moyen âge. C'était l'époque de ses études germaniques et
philosophiques. Gœthe, Coleridge, Schelling étaient ses maîtres.
Mais bientôt l'Italie se révéla à lui et l'éloigna pour toujours de
la métaphysique et de la science : « Trop de science, écrit-il,
est le plus grand danger qui menace l'artiste. Gœthe qui, dans
tes Affinités d'élite et le Premier Faust, sut opérer la transmuta-
tion des idées en images, n'a pas toujours retrouvé la formule
magique et son Second Faust, encombré d'une masse de science,
n'a plus aucun caractère artistique. » Walter Pater garda une
vive admiration pour Gœthe, « le plus grand des humanistes »,
mais c'est Winckelmann qui devint son maître. En suivant
ce nouveau guide sur les routes de l'antiquité grecque, il lui
arriva d'ailleurs d'y rencontrer Gœthe à chaque instant. Il
reprenait ses propres termes : « Ileiterkeit » et « All'gemeinheit »
pour caractériser l'art hellénique et sa philosophie aboutit à un
hédonisme artistique et discrètement païen qui reprit à son
compte plus d'un précepte de Gœthe.
Un Ruskin et un Walter Pater oiit élargi le champ de la
critique d'art. Leur contemporain Matthew Arnold ne s'oc-
/ •
284
GOETHE EN ANGLETERRE
cupa point d'art, mais sa critique littéraire s'annexa à peu près
tout le reste : philosophie, religion, politique, etc. Avec sa
grande culture, sa connaissance des langues étrangères, il ne
contribua pas peu à enrichir la littérature de son temps et il
exerça une réelle influence autour de lui. Si Ion cherche une
image de Goethe dans la critique littéraire après 1850, c'est par
son œuvre qu'il faut commencer.
11 avait étudié Goethe à Oxford et il subit, tout jeune, le
charme de sa poésie l^^rique. Poète lui-même et non des
moindres, il écrivit des vers d'une émotion contenue et d'une
exquise pureté qui rappellent ceux de certains « lieds ». et Ton
comprend que R. Garnett et G. Saintsbury y aient retrouvé, à côté
de l'accent de Wordsworth, celui de Goethe. Dans la préface de
son premier recueil de Poèmes (1853), il se révélait déjà le cri-
tique des Essais de 1865. Il y discernait la valeur de Goethe :
ce qui le met hors de pair, c'est, comme il le dit dans ses
beaux vers sur la mort de Wordsworth, « la clarté, la vérité de
sa vision ». Aussi sa pensée a-t-elle une puissance libéiatrice,
et dans l'Essai sur Heine (1865), Matthew Arnold, qui reprochait
aux Anglais de son temps leur manque de culture et leur
absence d'idées, admire surtout en Goethe une intelligence.
Four lui — et c'est ce qu'il développera dans son article sur
les études allemandes d'Edmond Scherer (18T8j — Goethe est
le plus grand poète des temps nouveaux, non pas à cause de
son « exceptionnel don poétique », mais parce que, « a^^ant ce
don, il fut en même temps, par la largeur, la profondeur et la
richesse de sa critique de la vie, de beaucoup notre plus grand
homme moderne » .
Ici nous saisissons sur le vif le défaut de la critique de Mat-
thew Arnold : il n'a pas le sens artistique. Les chefs-d'œuvre
littéraires ne l'attirent que dans la mesure où ils sont lourds de
pensée. Il ressemble sur ce point à Carlyle. La vie, l'intelligence
et la pratique de la vie l'intéressent plus que le génie. Il déplore
l'égoïsme de Gœthe, il ne voit pas en lui l'artiste, il trouve
« artificiel > le monde où se meuvent le Tusse et I/ihigénie.
L'art de Gœthe est ce qui est le plus difficile à faire com-
prendre en Angleterre. Il ne m'appartient pas de multiplier ces
CONCLUSION 285
indications sur la littérature anglaise dans la seconde moitié du
dix-neuvième siècle, de pousser plus loin ces sondages, et je ne
crois pas d'ailleurs qu'ils soient, dans l'ensemble, très fruc-
tueux. rOn s'engage dans des avenues i.^olées et on n'y ren-
contre pas grand monde.) Mais une chose m'apparaît à peu près
certaine. Si Goethe continue à intéresser une partie de l'élite
intellectuelle en Angleterre, ce n'est pas à cause de son oeuvre
poétique, c'est à cause de sa pensée. Un physicien comme
J. ïyndall, un zoologiste comme T. Huxley, un critique
comme J. Morley, un philosophe comme R. B. Haldane, se
tournent vers lui et l'étudient avec fruit. Mais quel est l'auteur
dramatique, quel est le poète, quel est le romancier (à part
peut-être Meredith) qui se soient inspirés de lui à l'époque con-
temporaine? '
* *
La pensée de Gœthe elle-même a été trop associée en Angle-
terre à l'influence germanique en général pour qu'elle n'ait pas
subi, pendant et depuis la guerre, le discrédit qui s'est attaché
à tout ce qui est allemand. Que l'Allemagne ait exercé un réel
ascendant sur les milieux dirigeants du Royaume-Uni avant
1914, qu'elle ait multiplié ses plus actifs lieutenants dai\s le
monde de la finance, des affaires, de la poHtique et de l'Université,
c'est là un fait connu de tout le monde, et c'est là aussi le secret
d'une influence dont nous avions tout lieu de redouter les effets.
Mais cette Allemagne, animée de la volonté de puissance, dilatée
par l'orgueil de son développement matériel, de sa force militaire.
Gœthe l'aurait méprisée, et il serait absurde de le solidariser
avec elle. Souhaitons qu'il ne se soit trouvé personne en Angle-
terre pour déplacer et reporter sur lui une part des responsabi-
lités morales de la guerre. On ne gagne rien à ces confusions.
Au lieu de condamner en bloc tout le passé;, il serait plus récon-
fortant de rechercher ce qui, dans ce passé, peut nous faire
mieux juger le présent et augurer d'un meilleur avenir. C'est
parce qu'elle a préféré au libéralisme de Weimar l'impérialisme
de Berlin, c'est parce qu'elle a opté contre Gœthe et pour Bis-
marck que" l'Allemagne est allée à la catastrophe. Et inversement
t
286 GOETHE EN ANGLETERRE ^
ce qui peut, à l'avenir, 'la défendre le mieux contre elle-même, >
la protéger de ses instincts de conquête et de revanche, c'est la
pensée de liberté, d'idéalisme et de tolérance que représente son
plus grand génie. Goethe est notre allié, non pas notre ehnemi.
De même, Chesterton n'a peut-être pas tort de compter, parmi
les erreurs de l'Angleterre, l'accueil qu'elle fit aux idées alle-
mandes sur l'impérieuse injonction de Garlyle. Mais ce n'est pas
une raison. pour accabler Garlyle de tous les crimes, comme cer-
tains Anglais l'ont fait pendant la guerre. Il s'est souvent trompé
sur l'Allemagne, mais ce qui en elle l'avait attiré avant tout, ne
l'oublions pas, c'était la noblesse de ses héros de la pensée, la
grandeur morale d'un Goethe et d'un Schiller. Lui qui dénonça
si âprement les contrefaçons de l'héro'isme, les charlatans et
les faux monnayeurs de l'idée, il se serait détourné des profes-
seurs de mensonge et des mauvais pasteurs de 191-4. La France,
qu'il avait crue sceptique et frivole, l'aurait émerveillé par le
grand a'te de foi qu'elle répéta, pendant cinq ans, sur les champs
de bataille de son territoire dévasté; et contre ceux qui répan-
daient sur ses plaines du Nord l'horreur des ravages systémati-
ques, le prophète déçu aurait pu se dresser, en leur opposant la
belle parole de Goethe : « Ne rien gâter, ne rien détruire. »
INDEX ALPHABETIQUE
DES PRINCIPAUX NOMS PROPRES
Addison, 4.
Aguilar (Uose d'), 21, 28.
Ampère (J.-J ), 61, 441
Anster (J), 82, 227, 228.
Armstrong (.1.), 11.
Arnold (iMatthew), 178, 226, 244,
284.
Armm (Bettina d'), 203, 274.
AUBERT DE VlTRY, IX, 96, 100.
Aubry, 4.
AusTiN (Sarah), xiii, 67, 147,
197, 203, 201-203, 226, 228,
248, 251, 261
Aytoun (W.-E.), 243, 250-252,
277.
Bailey (P.-J ). 238-243.
Baldexsperger (F.), 3, 4, 18,
277, 278.
Bancroft (G.), XV.
Barclay (Sir Th.), 278.
Barine (a.), 262.
Barrett- Browning (Elisabeth),
237, 238, 250.
Barthélémy (E.), 104, 105, 121.
Bàrtolozzi, 10.
Beckford, 6.
Beddoes (T. L), 44, 99.
Bell (Major), 18.
Bell (J. M ), 229.
Bentham, 101.
Brresford (B), 98.
Berlioz, 84.
Bernays(L. C.),229
Biel?chowsky, 261.
BiGG (J. S ), 243.
BiRGH (J).), 227, 231.
Blackie (J. S), 203. 226-227,
228, 229, 230, 277. 278
Blake (W), 94.
Blaze (H ), 273.
Blessi.ngton (Lady), 221
BODMER, 66.
BONINGTON (R), 233.
BooTHBY (Sir Brooke), 52.
BoRROW (G.), 98.
Bowles (Caroline), 67
BowRiNG (E), 252.
Brougham, 190.
Brown(Th.), 190.
Brown (Madox), 283.
Browning, 233-238, 243
Bulwer-Lytton (E.), xiii, 150,
151, 193, 206-215, 218, 219.
239, 280.
Bunbury (H.), 10, 12.
â88
GŒTHE EN ANGLETERRE
BuRGER, 36. 37, 98, 99, 231.
BURNE-JONES, 283.
BcRNEY (Miss>, 13.
BcRNS (R.),30, 37, 32, 181.
Byrox, d4, 32.32. 33.37, 72-79.
86, 127, 483. 491. 193,257.
Callcott (J. W.), 10.
COLVERT, 204
Campbell (Th), ix, 15, 30, 120
Canmng, 26, 190.
Carlyle, x-xiii, 13, 23. 41, 38,
83, 92, 94, 93. 98, 101-187,
192, 196, 197. 198, 199, 2U0,
201, 202. 223, 226. 227, 228,
230, 238, 244. 247, 248, 233,
233, 237, 261-264, 267. 273,
277.281.282.284.286.
C.^rré (Michel), 231, 232
Car es, 2(32.
C.XZ.AMIAX (L ). 167, 171, 179.
Chambers (R.), 243.
Chamisso, 223.
Chattkrtox. 3, 17.
Chesterton (G. K.). 186. 223,
286.
Churchill. 147.
Chodowiecki, 10.
Claldius, 99.
Cloi-gh (A ), 243-247, 232.
Cochrane, 160
CoLERiDGE (S. T.), 14,29, 30, 44.
47. 67-71 , 82. 89, 91-92. 96. 97,
12(i-J2I. 123. 211. 225. 226.
240, 281, 283.
Collier (J -P.), 99
CO.NSTAXT (B ), 47,51.
Cornélius. 82
Crowol-ill :a ). 233, 250
Cln.mngham (Allam), 40.
CuviER, 271, 279.
Darlington (W), 271, 279.
Darwin, 131, 236. 273, 279.
Delacroix, 82. 84, 233.
Dklambre, 270
Della Crcsca, 7, 9.
Deschamps (Era.), 98.
Deshayes. 231.
Dickens, 203. 206
Disraeli, 215-221, 232
Dobell (S.), 243.
DowDEN (E.). 278
DwiGHT (J ), 248.
Eastlake, 270.
EcKERMANN. 162. 182, 199, 202,
226, 262. 268.
Elliot (Ebenezer), 239.
Elliot (Ceorge), 262.
Ellis, 26, 190.
Kmerso.n, XV. 162, 203, 244, 248.
233. 264. 269.
Empson (\V.), 194, 277, 280.
Erskine (\V ), 36.
EsTouRNEL (Comte J. d'), 18.
EvERETT. XV.
Falk, 201.
Farrell (Sarah), 9.
Ferglsson (Adam), 71.
Fkrrier (J ), 277. 281.
FiCHTE, IV. 18. 124,133, 134.136,
143. 143, 132, 133, 134, 135,
163, 167-171, 174, 280, 281..
FiLMORE (Lewis). 227, 231.
Fitz-Gkrald (E.l, 239
Flaxman. 90, 93, 96.
FoRKS (S M.), 12.
Fox (W. J.), 234.
INDEX ALPHABÉTIQUE
289
Francis (Anne), 8.
Fraser (W.), i47, 195.
Frère (Hookham), 26, 27.
Froude (J. a.), 414, 130,252
Froriep (D^), 57, 95.
FuLLER (Marguerite), xv, 237,
248,. 269. ,
Galt (J.), 83.
Garnett (I\), 278,284.
Gautier (Th.), 84.
Gellert, 22.
Geoffroy Saint -Hilaire, 271,
272, 2'/ 9.
Gessner, 36.
GiLLiES (R. p.), 52, 55-56, 97,
116, 193, 194, 277, 280.
GiFFORD, 190, 193.
GoDwiN, 30, 205, 206.
GOLDSMITH, 2.
GoRE (Ch.), 49.
Gosse (E), 239, 240.
gotzberg (f.), 16.
GouNOD, 231, 232, 276
GowER (Lord Leweson), 83, 96,
147, 225, 226.
Granville (A. B.), 55.
Grattan (H. P.), 231.
Gray, 2.
Green (J. H), 68.
Grillparzer, 76.
Grimm, 226.
Grosvenor (R), 9.
GuRNEï (A.), 229.
GuYOT (E.), 244, 246.
H •
Hackert (P.), 49.
Halford (J.), 232.
Haldane (R. B.), 277, 285.
Hallam (A), 226, 256.
Hamilton, 140, 190.
Hare(J), 52, 95, 99, 249, 281
Hare-Naylor (F), 52
Hawtrey (E. C ), 249
Hayward (A), 83, 151, 194, 202,
225-226, 228, 231.
Hazlîtt, 14, 82, 83, 94, 97.
Heavyside, 58, 140
Hegel, 171.
Heine, (H), 219.
Hemans (Kelicia), 265.
Heraud (P.), 147, 195.
Herder, 33,49, 50, 53, 113,131,
171, 185.
Herkomer, 278.
Herschel (J ), 249.
Hills (John), 227.
Hoffmann, 116, 123.
HoGG, 194.
Holcroft (T.), 45, 96, 205, 266.
Hôlty, 99.
Hooker (W. J), 271.
Horne (R. H), 239, 243.
HowiTT '(Marj), 239.
HUMBOLDT, 197.
HuNT (Leigh), 82, 200.
Huxley (T.), 285.
Inchbald (E), 23, 206.
Irving (E), 94, 105, 106, 121,
136, 267.
Irving (H), 232, 276, 278.
Irving (W.), 233.
Jacobi, 99, 174.
Jeffrey (F), xiii, 101, 131, 133,
136, 138, 140, 144, 190-193,
280.
19
290
GŒTHE EN ANGLETERRE
Jerdan (W.), 147, 195.
JOWETT, 253.
Kant, H3. 124, 133, 152, 165,
167, 197, 211, 230.
Kauffmann (Angelica), 10, 21.
Keats, 255.
Kestner, 18, 262.
Kleist, 99.
Klopstock, 2, 14, 47,66, 133.
Knebel, 61, 93, 96, 201, 262.
Knox (Cap.), 58, 227.
KoszuL, 79.
Kotzebue, IX, 9, 20, 22, 23, 27,
36, 118, 147.
Kraus, 49.
Lamb (Gh.), 70, 89. 90, 91. 97,
226.
Lamb (Mary), 89.
Lamotte-Fouqué. 116, 226.
Landor (W. s.), 93, 97.
Lawrence (J. H ), 50.
Lees (Ladj), 249.
Lefèvre (Sir G.), 227.
Lesage, 233.
Leslie (Ch. R.), 233.
Lessing, 2, 22, 24, 197, 264.
Lewes (G. H.), XIV, 69. 204, 227,
230, 231, 257, 260-275, 279.
Lewis (Monk), 21, 30, 32-36,
39, 46, 73, 81, 98, 206, 249,
281.
Leyden (J.), 40.
Lindley (J.), 249, 271, 279.
Lindsay (Lord), 248.
Linné, 271.
LocKHART (J.G.), 54, 55, 71,83,
97, 136, 147, 193, 195, ^77,
280.
M
Macaulay,201.
Mackenzie (H.), IX, 12, 22, 36,
277.
M.ACKiNTOSH (Sir J.), 280.
Maclise (D ), 60, 150. •
Macpherson VII. 2, 5, 17.
Maginn (W.), 147, 193, 195, 280.
M.armier(X.),98.
Martin (Sir Th.), 250-252, 265,
277, 278.
Matthisson, 99.
Maturin (C.-R.), 81.
Maurice (F. D ), 281.
Mellish (C ), 48-49, 98, 270.
Menzkl, 203, 204, 273.
Meredith, 285.
Merivalk (J. H.), 250.
Merivale (H.), 2.i0.
Meyer (R. m.), 261.
MiLL (James), 101.
MiLL (John Stuart), xiii, 147, 163,
203.
MlLMAN, 219.
MoiR (G ), 147.
MoND (D'L.), 278.
MONTGOMERY (J), 239.
Moore (Th.), 82, 203, 215.
Morgan, 89, 91.
MoRLEY (J), 278, 285.
MosES, 82.
MoNTEGUT (Km.), 72.
MûLLER (Chancelier de), 201.
MuLLER (Max), 277.
MuRRAY (Ch. A). 57.
MuRRAY (J), 57, 70, 71, 73, 76,
152, 215.
MusAEUS, 36, 116.
N
Napier (Maevey), 193, 197, 280.
Naylor (Samuel), 58.
INDEX ALPHABÉTIQUE
2tl
Nerval (G. de), 84.
Newman, 244.
Nodier (Gh), 98.
NORTHCOTE (J.) 10.
NovALis, 144, 145, 268, 281
OSBORNK, 52.
OssiAN, 2, 5, 13
OswALD (E.), 278.
OwKN (R), 272, 279,
OwENSON (Miss Sj/dnej), 15,
OXKNFORD (J.), 204, 261.
Palgrave (F. T), 244, 253,
256.
Palgrave (Sir F.), 190, 280.
Parry, 58, 140.
Pater (Waller), 283.
Percy (Th.), 30.
Perrin, 11.
PiGKERiNG (Amélia), 8
PiTT, 9, 26.
Plumptree (Anne), ix, 23.
Pope, 2, 30.
Preston (W.), 29.
Pûckler, 201.
Procter, 120, 147.
Q
QUINCEY (T. DE), XIII, 122, 131,
136, 189, 191, 195-198.
Rackham (A.), 283.
Radgliffe (Anne), 21, 30, 73, 81,
206.
[Ramberg (H), 10.
Ianke, 201.
Rauch, 60, 262.
Reade (J. E ), 248.
Rede (Léman), 231.
Reichardt, 98.
Renan, 275.
Render (W), 3, 16.
Retzsch, 79, 82, 216, 226, 227
231,233.
Reynolds (F), 5-7.
Richardson, 205, 206.
Richter (Jean -Paul), 89, 123
429, 131, 198, 244
Riedel, 271.
Riemer, 262, 274.
RiESBRCK, 17.
Robertson (J. G), 278.
RoBrNsoN (H. C), 18, 22, 45, 49,
50-52, 54, 6i, 70, 82, 87-100,
121, 140, 201, 202, 221, 225,
234, 244, 248, 249, 256, 271.
RoBiNSON (Marj), 10.
Rozenkranz, 260.
RossETTr (U. G ),283.
Rousseau (J.-J), vu, 9, 13, 14,
29, 181.
Rowlandson (T.), 12.
Royce (J.), 237.
Ruskin (J.), 282.
RUSSELL (J), 54.
S
Saint-Marc Girardin, 200.
Saintsbury (G), 235, 243, 284.
Salvandi, 201.
SCHAEFER, 260.
SCHKLLING, 165, 283.
SCHERER (E), 284.
SCHEFFER (Arj), 233.
SCHEWIREFF, 141.
ScHLEGEL (A. G.), 52, 69, 150,
191, 197, 226,264,268.
SCHLEGEL (F.), 133, 149, 160.
SCHLEIERMACHER, 134, 198, 226.
^92
GŒTHE EN ANGLETERRE
Schiller. 20, 22, 24. 29, 47, 50,
76,92, 103, 112, 113, 114, 122,
133, 135, 154, 185, 197, 198,
244,249,251, 252, 256,273.
SCHOPENHAUER, 158, 178.
ScHOPENHAUER (Johanna), 274.
Schubert, 248.
schweitzer, 21.
Scott (Walter), 21,22, 23, 28,36-
43, 54. 55, 61, 98, 136, 147,
191, 193, 249, 277,281.
Seume (J.), 50.
Shelley, 14, 79-81, 86, 96, 191,
225.
Shelley (Mrs), 16, 80.
SiDGWIGK, 259.
Skene de Rubislaw, 37.
Skinner, 58, 140.
Smith (Alex ), 243.
Smith (Charlotte), 8, 205.
Smith (J. R), 10.
SOANE (G.), 84.
SONDERLAND, 250.
SORET, 201, 204.
Southey ( r.), 14, 20, 26, 30, 43, 44,
57,66-67,91,147,226,238,249.
Stael (Mme de), ix, 47, 51, 52,
54, 79,81, 191.
Stapfer, 61.
Stein (Ch. de), 262, 274.
Sterling (J), xiii, 52, 163, 165,
178, 194, 198-200, 204, 281.
Sterne, 2.
Stirling (J. H), 277, 281.
Stolberg (Comtesse de), 261.
Swanwick (Anna), 227, 265, 278.
Swedenborg, 230.
Syme (D.), 226.
Symonds (J. A.), 283.
Talbot (J), 227, 231
Taine, 25, 75, 144, 172, 264.
•i
Taylor (E.),7.
Taylor (H), 238. 'î
Taylor (William), 20, 21-22, 29,
45, 46, 66, 95, 98, 147, 265,
266, 276.
Tennyson, 238. 239, 250, 253-
259
Thackeray, 19, 58-60,221-224,
263.
Tholuck, 198.
Thomas (Ambroise), 276.
Thomas (Calvin), 187.
Thompson (B.), 23, 24.
Thomson, 5.
Thomson (A.), 9, 17-
TiEGK, 123, 225.
Tomlinson, 278.
TuRNER, 271, 282.
Tyndall (J), 285.
Uhland, 250,251.
Vie d'Azir, 272.
Viehoff. 260.
Vigny, 77.
Villers (Ch. de), 270.
Vœux (Charles Des), 58, 95, 99,
136, 141, 248.
VoiGT, 93, 95,271.
Voss, 66.
Vulpius, 274.
W
Wallace (Lady), 8, 14.
Walpole (H.), 10,
Ward (Mrs Bumphrj^), 278.
Weber (Veit), 36.
Weissk, 22.
I
INDEX ALPHABÉTIQUE
293
Welsh-Carlyle (Jane), 106-
124, i32, 446, 460.
Werner (Z.)437.
Whewell (W.), 249, 266, 274.
WiELAND, 2, 47, 22, 47, 50, 53,
76, 443, 485, 224.
WiLsoN (John), 54, 55, 74, 434,
436, 447, 193-194, 496, 250,
277.
WiNCKELMANN, 283.
WiNTER (M. A.), 266.
WoLFF (G. F.), 274, 272.
WoLLSToxECRAFT (Marj), 46.
WoRDSwoRTH, 44, 30, 44, 47, 57,
64-66, 94, 92, 94, 447, 493,
226, 284.
YouNG, VII, 5, 43.
Zelter, 203.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction i-xviii
PREMIÈRE PARTIE
de « werther » a « wilhelm meister » et la période
d'hésitation (1780-1830)
CHAPITRE PREMIER
LE SUCCÈS DE « WERTHER > ET LA LITTÉRATURE ÉLÉGIAQUE
(1780-1800)
L'Angleterre à la fin du dix-huitième siècle. L'accueil fait à Werther. La
critique et le public. — Les adaptations et imitations en prose. Le
drame de Frédéric Reynolds. — Les poétesses sentimentales et les
épitres en vers. La musique et la gravure (école de Bartolozzi). —
Hostilité croissante de la critique et de l'orthodo.xie; faveur de la mode.
Apparition du Werther populaire et de la caricature. Adadisse nient
géiiéral du type gœthéen et individualisme d'exception. — Les poètes.
Werther et le féminisme naissant. — Les dernières traductions. L'au-
teur de Werther 1
CHAPITRE II
LA REACTION MORALISANTE ET LES DRAMES DE GOETHE
(1790-1800)
La concurrence de Kotzebue et l'hostilité conservatrice. Le libéralisme
intellectuel et les prédilections classiques de William Taylor. La con-
férence de Markenzie sur le théâtre allemand. — L'opposition à Stella
(Parodie de V Antijacobin). — La résistance classique et moraiisante à
Gœtz de Berlichingen 20
296
GOETHE EN ANGLETERRE
CHAPITRE III
LES THÈMES HISTORIQUES ET LÉGENDAIRES DANS LA FORMATION
DU ROMANTISME (1800-1810)
L'éveil du romantisme; Monk Lewis et Walter Scott. — Les ballades de
Gœthe et les traductions de Lewis. Le Roi des aulnes. — L'occultisme
du Fauft et son influence sur le Moine. La ballade fanta>tique des
Taies of Wonder and Terror: adaptations de Walter Scott et de Lewis.
— Gœtz de Berlichimjen et son iniluence sur le poème et le roman bis-
torique de Walter Scott. Le drame révolutionnaire et médiéval : Robert
Southey, T. L. Beddoes. — Hostilité au « baron » Gœthe 31
CHAPITRE IV
LE CONSEILLER DE GCffiTHE ET LES ANGLAIS A WEIMAR
(1800-1830)
Les devanciers; Monk Lewis et William Taylor. Les voyageurs ordi-
naires; pas d'enquête littéraire; curieux de passage ou habitués. — La
colonie anglaise de Weimar et le « Gehcimrat » au début du siècle.
Mellish, Lawrence, les Gore, H. G. Robinson, Osborne, Sir Brooke
Boothby, les Hare-Naylor. — Les récits des voyageiu-s après 1815.
Lockhart, J. Russell, Gillies, Granville, les deux Murray. Les étudiants
anglais et le jeune Thackeray. Gœthe, conseiller de Weimar, devient
l'auteur du Fausl 46
CHAPITRE V
l'auteur du « FAUST » ET LES POÈTES ROMANTIQUES
(1810-1830)
Avant les traductions du Faust. Les poètes assagis et les poètes révoltés.
— Les lakistes et l'irréligion de Gœthe. Le panthéisme de Wordsworth
et Faust; l'opinion de Southey; la protestation chrétienne de Coleridge.
ses projets de réplique (.Michel Scott) et de traduction. L'appréciation
purement littéraire de Walter Scott. — Les exilés volontaires et l'indi-
vidualisme de Faust. Les héros de Byron, non pas fils de Werther,
mais parents de Faust. Manfred. Hommage de Byron à Gœthe. Cain et
le Difforme transformé. Les fragments de Shelley. Faust et Prométhée.
Le Melmoth de Maturin. — Les premières traductions: gravures de
Retzsch : faveur renaissante de la critique ; pas d'influence immédiate,
unique adaptation de Soane. Le romantisme occulte est fini; l'interpré-
tation philosopliique n'existe pas encore 63
CHAPITRE VI
UN PRÉCURSEUR DE CARLYLE : H
(1810-1830)
C. ROBINSON
L opinion cultivée avant Carlylc et les divers aspects de Gœthe en Angle-
terre. — H. C. Robinson; ses traductions, ses conversations (Ch. Lamb
TABLE DES MATIÈRES 297
et Faust: Coleridge et la Théorie des couleurs, l'essai projeté sur Goethe; le
sculpteur Flaxman), ses relations avec le jeune Cailyle; sa lettre à Gœthe
en 18:29. — Insuffisance de cette prédication trop modeste et purement
orale; appel aux individus et non au public; les lacunes de l'opi-
nion et les aspects méconnus de Goethe. Vers la révélation de Carlyle;
le penseur 87
DEUXIÈME PARTIE
l'avènement des CERTITUDES MORALES
ET THOMAS CARLYLE (1820-1840)
CHAPITRE PREMIER
LA FORMATION DE CARLYLE ET SES PREMIÈRES ÉTUDES
GERMANIQUES (1816-1823)
Goethe et Carlyle. La jeunesse de Carlyle, sa correspondance avec Jane
Welsh et le développement de leurs communes études allemandes. —
Article sur Faust (18:22). Le pessimisme et « réternelle négation ». Projet
d'un roman autobiographique à la Werther (déc. 1822). — Vie de
Schiller (1823). Le dédain de l'esthétique schillérienne et le besoin de
croyances morales dOl
CHAPITRE II
LA TRADUCTION DE « WILHELM MEISTER » ET « L'ÉTERNELLE
AFFIRMATION » (1823-1827)
La traduction et les jugements successifs de Carlyle. La préface et la ver-
sion de 1824. L'indifférence pour la métaphysique allemande (visite à
Coleridge) et la soif du réel (séjour à Londres)^ « L'éternelle affirmation »
(1825). — Influence morale de Wilhelm Meister; les Années d'apprentis-
sage, l'image de la vie quotidienne et le principe de l'action, les Années
de voyage et l'évangile de la soumission. La fin du byronisme. Gœthe
conçu comme sage. — Influence littéraire; Wotton Reinfred (iS21). Ho
CHAPITRE III
LA CORRESPONDANCE AVEC GCETHE ET l'iNTERPRÉTATION
DE SON ŒUVRE (1827-1832)
L'acheminement vers la philosophie allemande. La collaboration à la
Revue d'Edimbourg. La correspondance avec Gœthe en U27. — Essai
sur l'État de la littérature a/Zemande (1827); l'influence de Fichte; Gœthe
în GOETHE EN ANGLETERRE
conçu comme voyant; la première idée du héros. — Essai sur Hélène
(18i8) : l'attente de la rédemption et l'interprétation des symboles. —
Essai sur Gœthe (1828) : l'évolution morale du poète, son point de
départ et son point d'arrivée. — "Les autres essais, la critique de
W. Tay lor et le cosmopolitisme littéraire 130
CHAPITRE IV
LA MORT DE GOETHE ET LA FIN DE LA PRÉDICATION
(1832-1840)
Les derniers essais : Portrait de Gœthe; La mort de Gœthe; Les œuvres de
Gœthe. Hésitation permanente entre l'idée du héros-voyant (Ficlite) et
celle du héros homme représentatif (Wilhelm Meister); l'évolution reli-
gieuse de Gœthe et l'erreur d'interprétation de Carlyle; les trois
étapes. — Les traductions, la Nouvelle et- le Conte. Le commentaire
philosophique du Conte. Les réminiscences dans les œuvres sui-
vantes 149
CHAPITRE V
l'influence de GOETHE SUR LA PENSÉE DE CARLYLE
Sartor Resartus. — La métaphysique de Carlyle, compromis inconscient
entre l'idéalisme de Fichte et le panthéisme naturaliste de Gœthe; les
deux notions principales, l'Idée divine du monde, l'universel Devenir.
— La religion de Carlyle. Optimisme gœthéen et calvinisme puritain.
Passé et Présent — Là morale; la leçon d'ascétisme et l'évangile de
l'action. — La conception de l'histoire (la distinction gœthéenne entre
les époques positives et les époques négatives, le Culte des héros.
l'abandon de Gœtiie). — L'interprétation morale dans la critique. —
Conclusion : la transformation de Gœthe dans l'esprit de Carlyle. 166
TROISIÈME PARTIE
DE l'interprétation DE CARLYLE
A LA COMPRÉHENSION DE LEWES
(1825-1855)
CHAPITRE PREMIER
GOETHE ET l'oPINION ANGLAISE
(1825-1850)
Personnalités et revues. JeCFrey et la Revue d'Edimbnurg. La critique de
Wilhelm Meister (1825). J. Wilson et le Rlackwood's Magazine. Vv. Ma-
TABLE DES MATIÈRES 290
ginn et le Fraser's Magazine. — Les indépendants; De Quincey, l'article
sur W. Meixter dans le London Magazine (1824), l'étude sur Goethe dans
V Encyclopédie britannique (1837). J. Sterling; ses rapports avec Carlyle.
— Les publications biographiques après les études critiques : Sarah
Austin et les Caracléristiqnes de Galhe (1832). — Les traductions de
Poésie et Vérité et des Entretiens avec Eckermann. La sagesse de Gœlhe
dans son œuvre et dans sa vie 189
CHAPITRE II
« WILHELM MEISTER > ET LES JEUNES ROMANCIERS
(1825-1835)
L'abandon du roman historique et le retour au roman philosophique et so-
cial. — E. Bulwer-Lytton. Le werthérii-me de Falkland (1826) L'influence
de Wilhelm Meister; l'idée du roman « métaphysique », le thème de
l'apprentissage humain et de l'éducation par l'expérience. Les fluctua-
tions de l'idée et les premières réalisations: Pelham (1828). Le Déshérité
(1829). Paul Clifford (1830). Godulphin (1833). Les romans caractéris-
tiques : Ernest Maltravers (1837) et Alice, ou les mystères de la vie (1838).
— B. Disraeli. Vivian Grei/ (1827). Le roman autobiographique et la notion
d'expérience. Contarini Fleming (1832) : le développement du poète, du
rêve à l'action — W. M. Thackeray. Les allusions à Goethe dans la
Foire aux Vanités (18i7) et dans Pendennis (1850). La ballade comique
de Werther. — L'absolue indépendance de Dickens 205
CHAPITRE III
AUTOUR DU « FAUST »
(1835-1855)
Les traductions de la première partie; la version en prose d'A. Hayward
(1833). Les meilleures traductions en vers : J. St. Blackie (1834),
J. Anster (1835), A. Swanwick (1850). Les revues, l'appréciation de la
première partie. — Les traductions de la deuxième partie (1838 1842]
— Les adaptations et parodies au théâtre. La caricature. — L'influence
sur les poèmes philosophiques. Paracelse de Browning (1835) : ses
thèmes poétiques, son problème métaphysique et moral. Festus de
P. J. Bailey (18d9) : son importance littéraire, sa portée théologique, son
développement. Dipsychus d'A. Clough (1850) : le conflit philosophique,
les motifs gœlhéens et la sagesse de Caxlyle 225
CHAPITRE IV
L*HOMMAGE AU POÈTE LYRIQUE
(1835-1855)
ignorance ou dédain à l'égard du lyrisme de Goethe. L'interprétation
morale et la poésie raisonnable. Les traductions des humanistes :
W. Whewell. — Le premier recueil important : Sir Th. Martin et
W. E. Aytoun (1844). La critique. — L'hommage de Tennyson à Goethe.
300
GCËTHE EN ANGLETERRE
Caractères communs de leur lyrisme; la poésie nocturne, l'inspiration
philosophique et religieuse, les thèmes; l'immortalité, la soumission
Universalité du lyrisme de Gœthe. L'adieu de Tennyson à Goethe. 248
CHAPITRE V
LA VIE DE GOETHE PAR G. H. LEWES(1855)
Les travaux précédents et suivants. La valeur historique de l'ouvrage.
La documentation nouvelle. — Le contraste entre Carlyle et Lewes.
La Vie de Gœthe de G. H. Lewes. Compréhension totale, explication bio-
graphique et positive, goût classique. Les lacunes comblées, Iphi-
génie, les Elégies, Hermann et Dorothée. Les critiques d'ordre artis-
tique; les drames et les romans. — Les deux nouveaux aspects de
Gœthe; l'artiste, le savant. L'art dans les grandes œuvres : Wxihelm
Meister et Faust. — Les études scientifiques de Gœthe, le physicien, le
botaniste, le zoologiste. — Le jugement sur l'homme et les rectifications
de Lewes; la légende de Gœthe égoïste et de Gœthe immoral (Gœthe et
les femmes). Le génie de Gœthe, l'emprise du réel et l'exigence de
l'art 260
Conclusion 276
Index alphabétique 287
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