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Full text of "Góethe en Angleterre"

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JEAN-MARIE    CARRE 


GŒTHE 


en 


Angleterre 


Étude  de  littérature  comparée 


Troisième  édition 


PARIS 

LIBRAIRIE    PLON 

PLON.NOURRIT  ô  C'%  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 
8,  rue  Garancière  -  6* 

Tous  droits  réservés 


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GŒTHE 


EN 


ANGLETERRE 


Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en  1920. 


DU   MÊME  AUTEUR  : 

Bibliographie   critique    et    analytique    de   «    Goethe   en 
Angleterre  ».  Paris,  Plox.  4920 

Histoire  d'une  division  de  couverture  (1914).  Paris,  La 
Renaissance  du  Licre,  1920.  "^ 

(En  collaboration  avec  les  «  Compagnons  «)  L'Université  nou- 
velle. 1.  Les  principes;  II.  Les  applications.  Paris,  Fischbacher. 
1918  et  1919. 


PARIS.    TYP.    PLON-NOURRIT    ET    C»,   8,    RUE    GARANCIÈRE.    —    25241 


JEAN-MARIE  CARRÉ 

CHARGÉ  DE  COURS  DE  LITTÉRATURES  MODERNES  COMPARÉES 
A    l'université    de    LYON 

DOCTEUR   ES   lettres 


GOETHE 


EN 


ANGLETERRE 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  C-,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GARANCIÈRE   —    6* 

Tous  droits  réservés 


Copyright  1920  by  Plon-Nourrit  et  C««. 

Droits  de  reproduction   et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


MONSIEUR    CHARLES    ADAM 

Membre  de  l'InsUiut 
Recteur  de  l'Académie  de  Nancy 

Hommage  de  respectueuse  affection. 
J-M.  C. 


INTRODUCTION 


Ce  livre  a  été  écrit  presque  en  entier  avant  la  guerre. 

La  question  du  cosmopolitisme  s'éclaire  à  présent  d'un 
jour  nouveau.  Que  sont  devenues  les  idées  que  nous  avions 
sur  l'Allemagne?  Les  unes  ne  résistent  pas  au  torrent 
des  émotions,  des  souffrances,  des  désillusions  qui  les 
entraînent  à  la  dérive;  elles  sont  battues  par  l'expérience. 
Les  autres  se  chargent  de  passion,  se  colorent  et  s'en- 
flamment; elles  se  consument  dans  les  sentiments  en 
révolte.  Ou  l'indifférence,  ou  je  ne  sais  quelle  méfiance 
hostile.  Nous  ne  vivons  pas  dans  le  plan  lumineux  de 
la  pure  intelligence,  nous  vivons  dans  l'incertaine  atmos- 
phère des  convalescences  morales.  Et  nous  écrivons,  d'une 
plume  mal  assurée,  tremblante  encore  d'indignation,  prête 
à  rayer  plus  d'une  page  ancienne,  hésitante  devant  nos 
pensées  nouvelles.  Qui  oserait  nous  le  reprocher? 

Et  cependant  je  n'ai  apporté  à  ce  livre  aucune  retouche 
essentielle.  C'est  une  étude  d'histoire.  Elle  est  tournée  vers 
le  passé.  D'aucuns  me  diront  :  «  L'influence  de  l'Alle- 
magne, l'influence  de  Gœthe,  en  Angleterre  ou  en  France? 
Que  nous  importe?  Il  n'y  a  plus  q«e  des  «  Boches  ». 

Pourtant  il  y  avait  une  Allemagne.  Non  seulement  elle 


II  GOETHE   EN  ANGLETERRE 

avait  sa  place  au  soleil,  cette  place  que  revendiquaient, 
sans  nécessité  et  sans  fin.  ses  économistes,  mais  elle  tenait 
encore,  dans  le  monde  de  la  pensée,  un  des  premiers  rangs. 
Les  autres  nations  ne  s'étaient  pas  fermées  à  l'appel  de 
ses  écrivains,  elles  appréciaient  son  passé  littéraire  et 
philosophique.  Aujourd'hui  nous  sommes  devenus  juges. 

L'Allemagne  s'est  révélée  indigne  de  son  histoire.  Les 
biens  précieux  que  lui  avait  légués  le  génie,  elle  les  a  vendus 
à  vil  prix.  Elle  a  bâillonné  la  vérité.  Ses  intellectuels  ont 
jeté  dans  le  ruisseau  le  trésor  dont  ils  étaient  dépositaires. 
Ils  ont  commis  le  crime  qui  ne  se  pardonne  pas  :  le  péché 
contre  l'esprit. 

Ils  savaient  où  était  la  vérité,  et  d'emblée,  sans  hésiter,  ils 
sont  allés  au  mensonge.  Ils  ont  prostitué  les  idées,  et  les 
déesses  immortelles  ont  été  enchaînées  derrière  les  four- 
gons de  pillage  et  menées  en  servitude. 

Pour  justifier  la  guerre,  ils  ont  fait  appel  à  leur  «'Kultur  » 
et  à  leur  «  Vieux  Dieu  ».  Pour  en  augmenter  l'horreur,  ils 
ont  eu  recours  à  leur  mécanisme  et  à  leur  science.  Entre 
eux  et  nous  il  y  a  tous  nos  morts. 

Mais  les  morts  ne  nous  empêchent  pas  de  regarder  le 
passé,  bien  en  face. 

Je  n'ai  aucun  scupule,  et  aujourd'hui  moins  que  jamais, 
à  parler  aux  Français  de  Goethe  en  Angleterre,  il  est  bon  que 
nous  sachions  ce  que  l'Allemagne  a  perdu  par  sa  faute,  que 
nous  explorions  ce  vaste  terrain  d'entente,  où  traînent,  à 
présent,  parmi  les  ruines  et  les  tombes,  les  débris  des  sta- 
tues pacifiques. 

C'est  ici  qu'elle  a  enterré  ses  espérances,  ici  qu'elle 
s'avançait  naguère  avec  tout  le  lourd  apparat  de  sa  culture, 
sous  les  auspices  des  grands  protecteurs,  Kant,  Goethe, 
Beethoven.  Que  son  rêve  brisé  d'hégémonie  morale  flotte 
éternellement  sur  sa  conscience  obscurcie,  comme  un 
remords  I 


INTRODUCTION  m 

Aussi  n'est-il  pas  nécessaire  d'approcher  Gœthe  «  sur  le 
pied  de  guerre  »  (1). 

Gœthe  appartient  au  monde.  G  est  un  lieu  commun.  Il 
n'y  a  qu'un  Allemand  pour  en  douter. 

En  voyant  chez  un  universitaire  écossais  le  portrait  du 
poète,  la  femme  d'un  professeur  berlinois  s'écria  un  jour  : 
«  Ach,  miser  Gœthe!  »  La  sœur  du  chancelier  d'Angleterre, 
miss  E.  Haldane,  se  trouvait  là,  et,  se  tournant  vers  l'Alle- 
mande, lui  dit  :  «  Do  we  say  our  Shakespeare?  »  —  Oui. 
Gœthe,  comme  Beethoven,  est  plus  humain  qu'il  n'est  Alle- 
mand. Si  Mig-non,  Faust,  Werther  et  leurs  frères  étrangers 
ont  fait  le  tour  du  monde,  c'est  que  nous  les  avons  recon- 
nus, c'est  que  nous  les  avons  adoptés.  En  dépit  de  toutes 
les  distinctions,  qu'est  donc  la  destinée  de  Gœthe,  sinon  un 
affranchissement  progressif  des  entraves  germaniques,  une 
double  ascension  inlassable  vers  un  idéal  de  beauté  antique 
et  un  type  de  parfaite  humanité? 

Il  y  a  pourtant  encore  de  bons  esprits  en  France  qui  ne 
le  comprennent  pas  ainsi  :  «  C'est  une  tristesse  acre,  a-t-on 
dit  à  propos  du  Faust  (2),  une  sombre  désespérance  qui 
s'exhale  de  cette  glorification  voulue  et  frénétique  de  la  vie. . . 
Traîtreusement  (!),  sous  le  masque  des  plus  nobles  figures 
et  des  plus  nobles  fictions  du  passé,  Gœthe  a  magnifié  lan- 
tique  instinct  destructeur  de  sa  race.  Cette  Action  qu'il  a 
mise  à  l'origine  des  Temps,  cette  force  dévastatrice  qui  ne 
connaît  d'autre  règle  et  d'autre  loi  que  son  expansion  sans 
limite  et  sans  but,  il  Ta  divinisée.  Maintenant,  c'est  fini  de 

(1)  Dans  un  article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  que  je  parcourus  au 
front,  en  avril  1915,  M.  Louis  Bertrand  écrivait  :  «  Si  je  lis  Faust  aujour- 
d'hui, c'est  l'Allemand,  c'est-à-dire  l'ennemi  de  ma  race  qui  m'y  intéresse 
par-dessus  tout.  Et  aiasi  jai  été  amené  à  y  clierclier  les  origines  du  ger- 
manisme, tel  que  les  armées  du  kaiser  nous  le  traduisent  en  ce  moment 
a  coups  de  canons.  »  Cet  aveu  —  un  peu  naïf  —  est  la  plus  sûre  con- 
damnation dune  étude,  qui  pourrait  n'être  qu'un  parado.xe  et  n'est  qu'une 
injustice. 

(2)  M.  Louis  Bertrand. 


IV  GOETHE   EN  ANGLETERRE 

nous  tromper.  Le  temps  des  paradoxes  et  des  gentillesses 
littéraires  est  passé.  Les  cadavres  et  les  ruines  sont  là  qui 
portent  témoignage  contre  son  œuvre  :  ceci  est  sorti  de 
cela.  » 

On  ne  peut  être  plus  éloquent  ni  plus  injuste. 

On  confond  ici  la  philosophie  de  l'Action  et  la  philoso- 
phie de  la  Force.  Qu'on  se  rappelle  les  beaux  vers  du 
Faust  :  «  Comme  toutes  les  activités  travaillent  et  a  ivent 
l'une  dans  l'autre!  Comme  les  Forces  célestes  montent  et 
descendent,  et  sur  leurs  ailes  d'où  la  bénédiction  s'exhalp. 
incessamment  portées,  remplissent  le  Monde  d'harmonie!  » 

Où  voit-on  dans  cet  Univers  le  débordement  des  instincts, 
le  règne  aveugle  de  la  violence?  Le  panthéisme  de  Gœthe 
est  au  fond  une  philosophie  du  renoncement.  Dans  le  grand 
Tout,  chaque  chose  à  sa  place,  chacun  à  son  rang.  Pour 
que  la  machine  tourne,  il  faut  que  les  activités  s'ordonnent, 
que  les  forces  s'équilibrent,  que  les  instincts  se  soumettent. 
«  Entsagen  »,  c'est  là  le  testament  spirituel  de  Gœthe.  Il 
n'y  a  rien  de  commun  entre  l'évangile  de  l'effort  que 
Gœthe  a  légué  à  Carlyle,  et  l'apologie  de  la  violence  que 
l'Allemaone  a  trouvée  chez  d'autres. 

De  plus,  Gœthe  assagit,  pour  bien  des  lecteurs  étran- 
gers, la  pensée  allemande.  Au  moment  où  elle  pénétrait  en 
Angleterre,  elle  fut  associée  intimement  à  son  œ.uvre  et  elle 
bénéficia  de  son  harmonie.  La  sagesse  du  poète  a  heureu- 
sement contre-balancé,  dans  l'esprit  de  Carlyle,  la  pression, 
déjà  si  forte,  exercée  par  la  métaphysique  allemande;  elle  a 
assoupli  et  même  émoussé  telle  dure  et  périlleuse  théorie 
de  Fichte  sur  la  Force  et  le  Génie. 

Fichte  prêche  la  force.  Au  fond  de  l'activité  préconisée 
par  Gœthe,  il  y  a  autant  de  soumission  que  d'expansion, 
et  l'ordre  s'établit,  dans  le  travail,  par  l'obéissance  et  contre 
l'anarchie.  En  s'alliant  ainsi  à  l'expérience  de  Gœlhe,  la 
métaphysique  allemande  perd  un  peu  de  son  rigide  absolu- 


INTRODUCTION  v 

tisme.  Sa  géométrie  acérée  s'amollit  et  se  fond  dans  le 
tiède  chatoiement  d'un  roman  comme  Willielm  Meister. 

D'autre  part,  la  théorie  du  génie  de  Fichte  s'est  adaptée, 
dans  le  Culte  des  Héros,  à  l'image  concrète  qu'offrait  à  Car- 
Ivle  la  personnalité  de  Gœthe.  Sans  doute  le  héros  res- 
semble à  la  fois  au  génie  des  romantiques  et  au  surhomme 
de  Nietzsche.  11  est,  comme  le  premier,  inspiré  de  Dieu,  et 
règne,  comme  le  second,  par  la  violence.  Mais  plus  que  le 
«  Roi  »,  le  «  Poète  »  hante  la  pensée  de  Carlyle.  Celui-ci  a 
devant  lui  l'exemple  d'un  héros  de  l'Idée  :  Gœthe.  Il  pré- 
fère aux  tyrannies  fougueuses  de  l'action  cette  paisible 
souveraineté.  Car  les  Frédéric  II  et  les  Napoléon  se 
meuvent  dans  une  sphère  dangereuse  :  à  vouloir  maîtriser 
les  hommes,  dit  Carlyle,  ils  oublient  les  desseins  de  Dieu. 
Ils  se  croient  inspirés  et  ils  mentent.  Du  héros  à  l'impos- 
teur, il  n'y  a  qu'un  pas. 

Gœthe  est  hors  de  cause.  Sa  pensée  sereine  ne  peut  être 
complice  d'une  philosophie  frénétique.  Il  n'est  pas  un  pro- 
fesseur de  violence.  Il  n'est  pas  un  surhomme  amer: 
comme  le  lui  disait  Napoléon  à  Erfurt,  il  est  un  «  homme  », 
tout  simplement. 

Plus  d'un  de  nos  intellectuels  repentants  s'évertue  à 
nous  prouver  que  toute  la  «  Bochie  »  de  1915  se  trouve 
déjà  dans  l'Allemagne  de  1815.  Que  ne  l'avait-on  dit  plus 
tôt?  Le  passé  n'a  pas  changé.  L'histoire  ne  s'est  pas 
modifiée.  Ce  n'est  pas  la  guerre  qui  rend  subversive  telle 
ou  telle  théorie  de  Fichte.  Elle  l'était.  On  ne  l'a  pas  dit. 
On  ne  l'a  pas  vu.  Et  maintenant,  ce  danger,  on  le  cherche 
partout  et  là  où  il  n'est  pas.  Je  ne  puis  mettre  sur  le  même 
plan  tout  le  passé  et  tout  le  présent,  l'homme  au  chiffon  de 
papier  et  le  poète  d'Iphigénie. 

Gœthe  est  citoyen  du  monde.  Son  génie  s'est  alimenté  à 
toutes  les  sources,  et  l'on  sait  ce  qu'il  doit  à  Shakespeare 
et  à  Rousseau.  Sa  pensée  a  été  travaillée  par  l'idée  d'une 


VI  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

«  Weltliteratur  ».  Lui  qui  aimait  à  la  fois  des  écrivains 
aussi  opposés  que  Voltaire  et  Caiiyle,  qui  pratiqua  la  plus 
noble  tolérance  intellectuelle,  il  mérite  d'être  solennelle- 
ment accueilli,  après  la  tempête,  au  seuil  de  la  nouvelle 
République  des  lettres.  Et  puisque  nous  nous  plaisons  à 
voir  en  lui,  en  même  temps  que  l'ancêtre  du  cosmopoli- 
tisme littéraire,  un  fds  de  la  Rhénanie,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  que  nous  fêtions  cette  bienvenue  dans  l'Alsace  rede- 
venue française,  cent  cinquante  ans  après  son  inscription 
comme  étudiant  en  droit  à  l'Université  de  Strasbourg. 


II 


A  la  base  de  la  littérature  comparée,  il  y  a  une  étude  de 
psychologie  collective  et  de  psychologie  individuelle.  Dans 
Gœthe  en  Angleterre,  il  s'agit  de  décrire,  par  rapporta  Goethe, 
les  courbes  de  l'opinion  britannique  au  dix-neuvième  siècle, 
mais  aussi  de  préciser  l'influence  de  Gœthe  sur  certaines 
individualités  de  génie.  Il  faut  s'attacher  à  la  fois  aux  lec- 
teurs et  aux  écrivains.  Gœthe  en  Angleterre,  c'est,  par 
exemple,  l'attendrissement  werthérien  à  la  fin  du  dix-hui- 
tième siècle,  mais  c'est  aussi  la  formation  intellectuelle  de 
Carlyle.  Une  telle  enquête  a  une  portée  très  générale  et 
apporte  des  résultats  plus  précis  qu'on  ne  le  pense  généra- 
lement. Dune  part,  elle  déborde  la  littérature  proprement 
dite,  elle  pénètre  dans  la  vie  même  de  la  nation,  elle  dose 
la  sensibilité  d'une  époque  en  dépouillant  ses  journaux  et 
ses  périodiques,  elle  suit  au  théâtre,  dans  la  musique,  dans 
la  gravure,  les  variations  des  thèmes  gœthéens,  Werther 
ou  Mignon  par  exemple;  bref,  elle  met  en  lumière,  à  propos 
de  l'écrivain  allemand  et  par  un  effet  naturel  de  contraste, 


INTRODUCTION  vil 

les  traits  le  plus  caractéristiques  du  peuple  anglais.  D'autre 
part,  grâce  aux  autobiographies,  aux  correspondances,  à 
l'approfondissement  même  des  œuvres,  elle  permet  de 
fixer  les  apports  de  Goethe  dans  la  pensée  et  dans  la  pro- 
duction du  g"énie.  On  travaille  sur  des  réalités  et  ces  réa- 
lités ne  sont  pas  impondérables 

Il  faut  partout  distinguer  succès  et  influence.  Werther  par 
exemple  eut  un  grand  succès,  mais  son  influence  litté- 
raire n'est  pas  aussi  intéressante  qu'en  France.  Goethe 
apporta  au  public  anglais  une  émotion  qui  n'était  pas  nou- 
velle, Werther  n'est  qu'une  variation,  une  illustration  des 
thèmes  sentimentaux  propagés  par  Rousseau,  Macpherson 
et  Young.  Dans  le  désenchantement  britannique  de 
l'époque,  il  n'y  a  pas,  en  général,  la  protestation  indivi- 
dualiste de  notre  mal  du  siècle,  et  les  héros  de  Byron  ne 
descendent  pas  de  Werther.  Par  contre,  les  drames  de 
Gœthe  se  heurtèrent  à  l'hostilité  des  «  conservateurs  ». 
Stella  fut  parodiée  parles  amis  de  Pitt.  Gœtz  de  Berlichingen, 
qui  n'eut  aucun  succès,  eut  une  influence  certaine  sur 
l'orientation  historique  de  Walter  Scott.  Les  œuvres  de 
Gœthe  ont  souvent  eu  le  plus  d'action  lorsqu'elles  ont  eu 
le  moins  de  vogue  :  Faust  inspira  le  Manfred  de  Byron,  et 
fut  traduit  par  Shelley  à  un  moment  où  il  était  inconnu 
des  Anglais. 

Pour  de  telles  recherches,  une  méthode  strictement  his- 
torique est  indiquée.  Mais  le  plan  de  l'ouvrage,  tout  en 
étant  chronologique,  tout  en  suivant  en  gros  l'apparition 
des  œuvres  de  Gœthe  en  Angleterre,  doit  satisfaire  à  deux 
exigences  :  mettre  en  lumière,  d'une  part,  le  phénomène 
d'opinion  et,  d'autre  part,  l'individualité  dirigeante.  La 
méthode  d'exposition  adoptée  dans  Gœthe  en  France  s'ac- 
corde sensiblement  avec  les  résultats  de  cette  enquête  et 
se  prête  à  ce  double  but.  Il  faut  saisir  sur  le  vif,  à  sa  date 
de  plus   grande  action,  telle  ou  telle  œuvre  gœthéenne, 


VIII  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

suivre  l'infiltration  du  motif  étranger  sous  les  multiples 
courants  littéraires  jusqu'à  son  point  d'émergence,  n'établir 
des  courbes  que  pour  en  dégager  les  sommets.  Et  comme 
ces  soudaines  ascensions  des  lignes  ordinairement  impré- 
cises et  flottantes  sont  provoquées  par  une  intervention 
individuelle,  par  l'entrée  en  scène  d'un  Carlyle  ou  le  livre 
d'un  Lewes,  la  causalité  entraîne  et  justifie  l'ordre  cbrono- 
logique. 

A  l'intérieur  de  cette  succession  un  parallélisme  s'im- 
pose. A  telle  étape,  à  tel  développement  de  la  pensée  et 
de  l'art  anglais  correspond  un  aspect  difî"érent  de  Goethe. 
L'auteur  de  Wertht^r  domine  vers  1780,  à  une  époque  de 
sentimentalité.  L'audacieux  constructeur  du  Faust  est,  au 
moment  du  grand  romantisme,  accueilli  par  les  uns  au 
nom  delà  révolte,  répudié  par  les  autres  au  nom  de  la  reli- 
gion; le  moraliste  de  Wilhelm  Meister  est  révélé  par  Car- 
lyle vers  1830,  alors  que  l'on  cherche,  au  delà  du  rationa- 
lisme, un  nouvel  horizon  de  croyance  morale.  Et  par 
contre,  il  y  a  des  lacunes  aussi  caractéristiques  dans  l'opi- 
nion :  l'artiste  classique,  le  savant  sont  encore  ignorés  vers 
1850.  Il  est  intéressant  de  se  demander  pourquoi.  N'y  a- 
t-il  pas  des  concordances  négatives  qui  éclairent,  souvent 
plus  que  les  rapports  positifs,  l'interprétation  d'un  homme 
par  un  peuple? 

Après  l'engouement  werthérien,  la  réaction  morali- 
sante l'a  emporté  pour  longtemps.  C'est  là  une  des 
idées  dominantes  de  l'ouvrage.  La  vie  privée  du  poète 
a  blessé  la  moralité  conventionnelle  des  Anglais,  l'indivi- 
dualisme de  sa  pensée  a  effrayé  leur  esprit  de  tradition. 
Seuls  les  «  outlaws  »  comme  Byron  et  Shelley  se  sont 
approprié  les  iiardiesses  romantiques  du  Faust.  Pour 
incliner  les  résistances,  il  faudra  que  Carlyle  rassure  les 


INTRODUCTION  IX 

lecteurs  sur  la  moralité  de  Gœthe,  le  transforme  en  un  pro- 
phète d'idéalisme  et  de  renoncement,  oppose  à  la  dessé- 
chante ironie  dé  Voltaire  la  sagesse  du  second  Willielm 
Meister. 

La  part  de'  la  France  dans  l'histoire  de  Gœthe  en  Angle- 
terre ne  saurait  être  exagérée.  Werther  fut  d'abord  traduit 
du  français.  Les  drames  de  Schiller  et  de  Gœthe  parvinrent 
en  Angleterre  dans  l'édition  de  Friedel  et  Bonneville, 
Mackenzie  et  Southey  ne  connurent  Gœtz  de  Berlichingen 
qu'à  travers  notre  version.  Ce  fut  l' Allemagne  de  Mme  de 
Staël  qui  révéla  à  Byron,  à  Shelley  et  à  Carlyle  la  signih ca- 
tion de  Faust  et  la  grandeur  de  Gœthe.  Les  Mémoires  de 
Gœthe  (1824),  médiocre  adaptation  d'après  le  français 
d'Aubert  de  Vitry,  donnèrent  au  public  anglais  les  pre- 
miers renseignements  sur  la  vie  du  poète.  Transpositions, 
déformations,  travestissements  sans  doute,  mais  c'est  à  la 
faveur  de  ces  erreurs  que  la  vérité  se  fraya  un  chemin. 

Gœthe  s'imposa  assez  tard  en  Angleterre.  Il  avait  contre 
lui,  outre  les  préjugés  britanniques,  la  concurrence  de  ses 
plus  médiocres  compatriotes.  Lorsque  la  vogue  de  Werther 
fut  passée,  il  ne  fut  plus,  pour  les  Anglais,  qu'un  auteur 
quelconque  parmi  tous  ceux  du  Sturm  und  Drang.  Les  idées 
qu'on  avait  sur  la  littérature  alleriiande  étaient  très  vagues, 
et  dans  la  préface  qu'elle  écrivit  pour  sa  traduction  de 
l'Enfant  de  l'Amour,  Anne  Plumptree  plaçait  Kotzebue 
sur  le  même  plan  que  «  Schiller,  Iffland,  Beck,  Schroder, 
Wieland,  Gœthe  et  Klopstock  ».  A  cette  époque  parais- 
saient à  Londres  les  productions  allemandes  les  plus  invrai- 
semblables, S chauer romane,  histoires  de  spectres  et  de 
voleurs,  mélodrames  sentimentaux.  Gœthe  était  classé, 
intercalé  dans  une  série  dont  il  ne  se  dégagea  que  lente- 
ment. Schiller  perça  plus  vite  les  rangs  de  cette  turbulente 
avant-garde  qui  barrait  la  route  aux  princes  de  la  littéra- 
ture. Vers  1800,  Coleridge,  Wordsworth,  Southey,  Camp- 


X  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

bell  avaient  découvert  et  plus  ou  moins  imité  ses  drames. 
11  était  «  l'auteur  des  Brigands  et  de  Wallenstein  ».  Ce  fut 
le  mérite  de  Mme  de  Staël  d'avoir  ramené  l'attention  sur 
Goethe  et  sur  Faust.  L'édition  anglaise  de  l'Allemagne 
(1813)  secoua  l'indifférence,  détruisit  les  préventions,  ou 
calma  l'hostilité  de  nomhreux  lecteurs.  Peu  à  peu  Gœthe 
progresse  dans  le  pays  conquis  et  il  dépasse  même  la  ligne 
qu'avait  atteinte  son  rival.  A  la  fin  du  dix-huitième  siècle, 
Schiller  domine  en  Angleterre.  Trente  ans  plus  tard,  il  est 
oublié;  Gœthe  commence  à  régner.  L'influence  de  Schiller 
se  termine  avec  la  période  romantique  et  révolutionnaire. 
L'œuvre  de  Gœthe  révèle  graduellement  son  infinie  com- 
plexité et  sa  valeur  éternelle.  Au  gioment  oii  Carlyle 
publie  sa  Vie  de  Schiller,  la  pensée  de  Schiller  est  morCe, 
c'est  un  tombeau  qu'il  lui  élève.  Au  contraire,  avant  la 
mort  de  Gœthe,  Carlyle  lui  assure  en  Angleterre  un  pres- 
tige tardif,  mais  durable. 

*  *      • 

Jusqu'à  l'intervention  de  Carlyle,  il  s'agit  surtout  d'une 
étude  collective,  d'un  tableau  de  la  société,  de  la  presse  et 
de  la  littérature.  J'ai  décrit  des  mouvements  d'enthou- 
siasme et  d'hostilité  :  des  écrivains  comme  Mouk  Lewis, 
Walter  Scott,  Coleridge,  Byron  et  Shelley  n'ont  pas  été, 
dans  cet  exposé,  isolés  de  leur  temps  ou  de  leur  groupe, 
mais  ils  ont  été  examinés  à  leur  heure,  comme  des  hommes 
représentatifs  d'une  opinion  ou  d'une  attitude. 

Avec  Carlyle,  j'ai  modifié  mon  point  de  vue.  Carlyle 
n'est  pas  un  miroir  de  son  époque,  mais  un  foyer  d'où 
partent  de  nouveaux  rayons.  Il  est,  pour  employer  ses 
propres  expressions,  un  révélateur,  un  prophète.  Sans 
doute  il  représente  «  la  revanche  des  instincts  »  contre 
rintellectualisme  utilitaire,  mais  les  instincts  n'ont  pris, 


INTRODUCTION  xi 

en  partie,  leur  revanche  que  par  lui.  Il  ne  rentre  dans  une 
époque  que  parce  qu'il  l'a  entraînée  à  sa  suite.  Il  faut  donc 
s'installer  dans  sa  pensée,  suivre  lentement  son  évolution, 
s'attacher  à  lui  pour  lui-même.  Il  doit  nous  retenir  long- 
temps, d'abord  parce  que  son  génie  s'est  surtout  développé 
sous  l'influence  germanique,  ensuite  parce  que  sa  prédica- 
tion en  faveur  de  Gœthe  fut  de  toutes  la  plus  efh'cace  et  la 
plus  éloquente.  J'ai  considéré  son  œuvre  comme  le  bloc 
massif  et  central  qui  maintiendra  les  différentes  parties  de 
ce  travail,  comme  la  clé  de  voûte  de  la  construction.  Il 
fait,  à  lui  seul,  l'objet  de  la  seconde  partie,  la  plus  impor- 
tante à  mon  avis  :  l' Avènement  des  certitudes  morales. 

J'y  étudie,  en  fait,  la  formation  d'un  grand  écrivain 
(1820-1840).  A  l'enquête  de  psychologie  collective,  il  faut 
substituer  ici  cette  enquête  de  psychologie  individuelle 
dont  je  parlais  plus  haut. 

Avant  de  se  remettre  en  marche  à  travers  la  littérature, 
il  faut  s'accorder  un  arrêt  pour  scruter  l'horizon.  Et  l'on 
peut  même  prétendre  que  la  halte  est  plus  intéressante 
que  la  route.  Du  sommet  où  se  dresse  Carlyle,  on  découvre 
sans  doute  la  perspective  du  siècle,  mais  il  y  a  sur  ce 
sommet  un  temple  élevé  à  l'héroïsme,  et  dans  ce  temple 
on  ne  peut  pas  ne  pas  entrer. 

Ce  n'est  pas  laisser  Gœthe  à  la  porte.  Carlyle  l'a  entraîné 
au  fond  du  sanctuaire.  Là  où  je  n'étudie,  en  apparence, 
que  Carlyle,  je  saisis  Gœthe,  et  peut-être  dans  ce  qu'il  a  de 
plus  vivant.  Les  idées  que  Carlyle  a  trouvées  en  lui  sont 
devenues  sa  chair  et  son  sang.  Il  faut  prendre  Carlyle  tout 
entier.  Peu  importe  que  son  appréciation  sur  Gœthe  soit 
incomplète  ou  discutable,  si  elle  est  révélatrice  et  féconde. 
L'idée  qu'il  se  fait  du  poète  est  liée  à  une  conquête  morale, 
celle  de  «  l'éternelle  affirmation  »,  et  à  une  conquête  philo- 
sophique, celle  de  l'idéalisme.  On  ne  peut  la  comprendre 
si  on  l'isole  de  sa  vie  et  de  sa  pensée.  J'ai  examiné  Carlyle 


XII  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

tout  entier  à  l'époque  de  sa  formation.  C'est  qu'à  cette 
époque  plus  qu'à  une  autre,  tout  se  tient  en  lui,  tout  est 
indivisible.  Le  levain  est  tombé  dans  son  esprit  :  tout  fer- 
mente et  bouillonne. 

Les  «  historiens  »  de  la  littérature  doivent  tenir  compte 
des  hommes  qui  font  l'histoire.  Au  cours  de  leurs  recherches 
minutieuses,  ils  rencontrent  le  génie,  et  le  génie  s'impose 
à  eux  avec  sa  force  suggestive,  son  immortelle  vitalité.  Il 
exige  d'eux  une  méthode  plus  souple.  A  eux  de  se  déplacer. 
Leur  étude  n'est  plus  un  voyage  autour  de  l'écrivain,  dans 
la  presse  et  dans  l'opinion.  C'est  une  contemplation  :  elle 
est  au  centre  de  l'esprit.  Le  chemin  des  générations  pas- 
sées, ils  ne  le  trouveront  d'ailleurs  qu'en  suivant  le  héros. 
C'est  lui  qui  leur  a  communiqué  la  vie,  qui  les  a  aidées  à 
maîtriser  leurs  enthousiasmes,  à  se  débarrasser  de  leurs 
préjugés.  Sans  Carlyle,  l'histoire  de  Gœtlie  en  Angleterre 
existerait  à  peine.  Elle  serait  un  catalogue  de  faits,  un 
répertoire  de  thèmes,  un  inventaire  de  journaux.  Pour 
emprisonner  cette  poussière,  on  essaierait  en  vain  de  char- 
penter  des  cadres.  Ces  cadres  ne  retiendraient  rien.  Goethe 
a  trouvé  un  ami  comme  Carlyle,  et  voici  que  son  influence 
devient  réelle,  sa  pensée  devient  vie.  Sans  doute  ses  idéeis 
changent  de  direction.  Mais  ce  qui  est  intéressant,  c'est 
précisément  ce  changement,  c'est  ce  nouveau  point  de 
départ;  ce  ne  sont  pas,  comme  il  le  croyait  lui-même,  les 
imitations,  Tes  ressemblances,  les  traits  communs  et  uni- 
versels. Ceux  qui  ne  voient  pas  les  divergences,  quelles 
soient  individuelles  ou  nationales,  ignorent  la  vie  et  éta- 
blissent au-dessus  d'elle  un  édifice  abstrait,  fait  de  paral- 
lèles fragiles  et  de  généralités.  Goethe  a  été  transformé, 
déformé  par  Carlyle,  mais  s'il  a  exercé  une  influence  quel- 
conque sur  un  esprit  anglais,  c'est  à  cause  de  cette  trans- 
formation. N'hésitons  pas  à  rendre  au  génie  cette  respon- 
sabilité. Jusqu'à  l'intervention  de  Carlyle,  les  œuvres  de 


INTRODUCTION  xm 

Goethe  étaient  tombées  en  Angrleterre  comme  des  pierres 
au  bord  d'un  lac.  La  seule  méthode  possible  pour  étudier 
leur  action  était  tout  extérieure.  Une  œuvre  de  Goethe 
paraissait  :  nous  l'attendions  à  la  périphérie,  nous  suivions 
ses  répercussions  dans  les  milieux  de-  second  ordre,  dans 
les  boutiques  des  libraires,  les  clubs  et  les  salles  de  rédac- 
tion. 

Maintenant,  nous  sommes  au  cœur  de  la  littérature.  La 
pensée  de  Gœthe  est  tombée  dans  la  pensée  de  Carlyle, 
comme  un  lingot  d'or  au  milieu  de  Fétang,  et  voici  que  les 
cercles  mouvants  se  multiplient,  s'élargissent,  voici  que  la 
profondeur  s'illumine  d'un  étrange  rayonnement.  Le 
génie  appelle  le  génie.  L'influence  d'une  littérature  sur 
une  littérature  est  souvent  l'influence  d'un  grand  homme 
sur  UQ  grand  homme. 

*   * 

Après  Carlyle,  l'influence  de  Gœthe  sur  la  littérature 
anglaise  est  intimement  liée  à  l'action  de  Carlyle  sur  ses 
contemporains.  Si  l'on  étudie  l'état  de  l'opinion  anglaise 
vers  1830,  on  retrouve,  à  chaque  instant,  dans  le  brouhaha 
des  voix  de  la  critique,  l'écho  de  sa, prédication.  Le  Gœthe 
qui  domine  le  débat,  ce  n'est  plus  l'auteur  de  Werther,  ce 
n'est  pas  encore  l'auteur  du  Faust,  c'est  l'auteur  de  Willielm 
Meister.  On  ne  se  demande  pas  ce  que  vaut  le  poète,  mais 
ce  que  vaut  le  moraliste.  La  critique  se  divise  à  peu  près 
en  deux  camps  :  les  uns,  comme  Jeff'rey,  de  Quincey  et 
même  Stuart  Mill,  ne  se  laissent  pas  convaincre  par  Car- 
lyle; les  autres,  comme  J.  G.  Lockhart,  John  Sterling, 
Sarah  Austin,  s'inspirent  de  sa  pensée  ardente.  Avec  ses 
romans  «  métaphysiques  »,  Bulwer  Lytton  renoue  la  tradi- 
tion de  Wilhelm  Meister.  Comme  Carlyle  dans  son  Wotton 
Reinfred  et  son  Sartor  Resartus,  mais  plus  habilement  et 
plus  abondamment  que  lui,  il  développe,  en  de  nombreuses 


XIV  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

variations,  dans  le  cadre  du  roman  autobiographique,  le 
thème  de  l'apprentissage  humain.  La  grande  idée  du  re- 
noncement, formellement  rattachée  à  l'influence  de  Gœthe, 
anime  un  poète  comme  Tennyson  ou  Clough.  Et  c'est 
ainsi  que  l'on  s'achemine  vers  la  moitié  du  siècle,  jusqu'au 
moment  où  G.  H.  Lewes,  dédiant  à  Carlyle  sa  Vie  de 
Gœthe  (1855),  va  néanmoins  redresser  et  compléter  son 
interprétation. 

Il  restait  à  éclairer  quelques  aspects  de  Gœthe  encore 
ignorés  des  Anglais.  Ils  avaient  appris  à  connaître,  avec 
plus  ou  moins  de  précision,  avec  plus  ou  moins  de  plaisir 
aussi,  l'auteur  de  Wei^ther,  le  poète  du  Faust  ou  des  lieds, 
l'homme  privé,  le  sage  conseiller  de  Wilhelm  Meister.  Que 
leur  restait-il  surtout  à  découvrir?  L'artiste  et  le  savant. 

C'est  ce  que  va  leur  révéler  Lewes.  Gœthe  est  un  Grec, 
dit-il,  non  un  penseur,  mais  un  artiste.  Il  est  très  grand,  le 
plus  grand  de  tous  peut- être,  quand  il  se  soumet  aux  exi- 
gences impérieuses  du  beau.  Il  est  impardonnable  quand  il 
oublie  —  et  cela  lui  arrive  trop  souvent  —  sa  vocation 
d'artiste  pour  remplir  l'illusoire  et  périlleuse  mission  de 
prophète.  Et  si  le  goût  classique  de  G.  H.  Lewes  est  satis- 
fait par  la  perfection  formelle  d'Iphigénie  ou  des  Élégies 
romaines,  son  esprit  positiviste  s'attache  complaisamment 
à  décrire  les  travaux  scientifiques  de  Gœthe.  En  face 
des  intuitions  lyriques  de  Carlyle,  il  dresse  sa  solide  et 
vivante  biographie.  Avec  lui,  la  destinée  de  Gœthe  en 
Angleterre  se  recourbe  et  se  ferme.  Beaucoup  d'Anglais 
ont  travaillé  à  forger  la  chaîne.  Carlyle,  le  plus  robuste 
forgeron,  Favait  pourtant  laissée  inachevée.  Lewes  y  a 
ajouté  les  derniers  anneaux  et,  par  une  habile  soudure, 
a  fini  le  cercle. 

C'est  ainsi  que  l'Angleterre  achève  lentement,  vers  1850, 
le  tour  de  la  personnalité  de  Gœthe.  Sans  doute,  elle  n'en 
garde  qu'une  vue  encore  bien  superficielle,  elle  n'en  con- 


INTRODUCTION  XV 

naît  (jiie  les  principaux  aspects,  mais  elle  est  orientée,  elle 
sait  (le  quels  côtés  regarder.  Le  génie  de  Gœtlie  est  com- 
parable au  miroir  tournant  d'un  phare  dans  la  nuit.  Des 
rayons  variés,  jaillissant  de  ses  multiples  faces,  sont 
venus  frapper  l'àme  anglaise.  Elle  sent  maintenant  toute 
la  richesse  et  tout  l'éclat  de  cette  lumière  lointaine,  mais 
elle  est  encore  un  peu  déconcertée.  Il  lui  reste  à  faire  un 
travail  d'anfdyse,  à  recueillir  elle-même  un  certain  nombre 
de  ces  rayons,  à  les  réfléchir,  à  en  étudier  les  vertus.  Il  lui 
reste  à  travailler.  C'est  ici  que  le  travail  critique  intervient. 
Et  cet  approfondissement  de  la  pensée  de  Gœthe,  fav^orisé 
par  l'orientation  germanique  des  universités  anglaises  sous 
le  gouvernement  de  la  reine  Victoria,  sera  la  tâche  de  la 
seconde  moitié  du  dix-neuvième  siècle. 

Au  moment  où  Gœthe  devient  ainsi  l'objet  d'études  sys- 
tématiques, son  influence  littéraire  apparaît,  par  contraste, 
moins  directe  et  moins  personnelle.  Elle  s'éparpille  et  se 
dilue.  Plus  on  se  rapproche  de  la  fin  du  dix-neuvième  siècle, 
plus  il  devient  difficile  d'établir  des  liens  précis  entre 
Gœthe  et  tel  ou  tel  écrivain  anglais.  Le  meilleur  de  Gœthe 
est  devenu  un  bien  commun.  De  nombreux  esprits  s'en 
sont  nourris  sans  en  avoir  conscience.  A  la  suite  d'Edward 
Everett,  de  George  Bancroft,  de  Margaret  Fuller,  d'Emer- 
son,  les  Américains  sont  entrés  en  scène,  renforçant  la 
critique  anglaise  et  apportant,  sur  le  sujet,  l'appoint  d'une 
littérature  considérable.  Gœthe  en  Angleterre  devient  peu 
h  peu  inséparable  de  Gœthe  en  Amérique.  Les  grands 
essais  de  langue  anglaise  paraissent  à  la  fois  à  Londres  et 
à  Boston.  Avec  l'accroissement  de  la  littérature  critique, 
beaucoup  d'Anglais  n'ont  plus  des  œuvres  de  Gœthe  qu'une 
connaissance  de  seconde  main,  et  ils  s'en  contentent.  Enfin 
telle  idée  qui  appartenait  en  propre  à  Gœthe  se  «  déper- 
sonnalise »,  se  fond  dans  un  courant  général  de  pensée, 
prend  une  couleur  anglaise,  et  il  n'est  plus  possible  de 


XVI  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

démc4er,  dans  la  sourde  diffusion  de  l'esprit  du  temps, 
l'impulsion  originale  de  Goethe.  L'impulsion  d'un  grand 
homme  ne  se  propage  pas  à  travers  un  siècle  par  ondes 
uniformes  et  selon  une  ligne  droite.  Elle  est  compa- 
rable à  une  source  qui  se  divise  à  l'infini  et  s'amasse  en 
nappes  profondes,  qui  a  ses  parcours  souterrains  et  se 
perd  aussi  dans  les  sables.  Cari  vie  a  analysé  ce  phénomène 
dans  son  Essai  sur  la  mort  de  Goethe.  11  a  d'ailleurs  eu  recours, 
pour  l'expliquer,  à  une  autre  et  plus  majestueuse  image  : 
«  De  même  que  la  lune  qui  peut  soulever  l'Atlantique 
n'envoie  pas  vers  la  terre  tout  d'un  coup,  mais  graduelle- 
ment, ses  vagues  obéissantes,  de  même  que  la  marée,  qui 
s'enfle  aujourd'hui  sur  nos  rivages  et  inonde  chaque  baie, 
s'est  levée  dans  le  sein  du  grand  Océan  quarante-huit  heures 
auparavant,  et  qu'en  vérité  tous  les  mouvements  du  monde, 
profonds  par  nature,  sont  par  nature  calmes,  et  s'écoulent, 
et  s'enflent,  et  s'avancent  avec  une  certaine  lenteur  majes- 
tueuse, de  même  en  est-il  de  l'impulsion  qui  nous  vient 
d'un  grand  homme  et  de  l'effet  qu'il  doit  exercer  sur  les 
autres  hommes.  A  un  tel  homme  nous  devons  faire  crédit 
d'une  génération  ou  deux  avant  que  l'impulsion  céleste 
qu'il  imprima  au  monde  s'affirme  universellement  et  de- 
vienne, sinon  intelligible,  du  moins  palpable  pour  tous  les 
hommes;  encore  crédit  d'une  génération  ou  deux,  durant 
lesquelles  il  faut  qu'elle  croisse,  qu'elle  se  dilate  et  qu'elle 
enveloppe  toutes  choses,  avant  de  pouvoir  atteindre  son 
plus  baut  point,  et  pour  que,  désormais,  se  mêlant  à  d'autres 
mouvements  et  à  de  nouvelles  impulsions,  elle  cesse  à  la 
longue  d'exiger  une  observation  spéciale.  » 


Ce  rUhme  de  l'influence  de  Gœlhe  à  travers  plusieurs 
générations  anglaises,  j'ai  essayé  de  le  retrouver.  Mais 


INTRODUCTION  xvii 

[)Our  le  traduire  aux  lecteurs,  j'ai  dû  le  décomposer  d'une 
fagon  un  peu  schématique,  marteler  ici  quelques  grands 
accords,  marquer  là  des  temps  d'arrêt.  Les  divisions  de 
cet  ouvraire  correspondent  sans  doute  en  g-ros  aux  aspects 
successifs  sous  lesquels  Gœthe  est  apparu  aux  Anglais, 
et  l'allure  chronologique  du  développement  est  encore 
accusée  par  les  dates  qui  accompagnent  les  titres  des  cha- 
pitres. Mais  parmi  ces  chapitres,  certains  chevauclient  l'un 
sur  l'autre,  certains  s'emboîtent  l'un  dans  l'autre.  L'avance 
n'est  ni  rapide  ni  régulière.  La  documentation  est  lourde 
et  s'amasse  au  bord  de  la  route.  Il  ne  faut  rien  abandonner 
et  mieux  vaut  s'arrêter  parfois,  revenir  de  quelques  pas  en 
arrière  pour  donner,  comme  le  moissonneur,  un  dernier 
coup  de  râteau.  Les  dates  ne  sont  là  que  pour  situer  l'étape 
accomplie  dans  l'itinéraire  général. 

D'ailleurs,  on  ne  peut  limiter  rigoureusement  la  portée 
dune  résonance  littéraire.  L'écho  de  Werther  se  prolonge 
bien  au  delà  de  1800.  D'autre  part,  à  l'intérieur  même 
d'une  période  déterminée,  des  esprits  clairvoyants,  en 
avance  sur  leurs  contemporains,  pressentent  un  aspect  de 
Gœthe  qui  ne  sera  connu  que  plus  tard.  William  Taylor 
découvre,  cinquante  ans  avant  G.  H.  Lewes,  l'auteur 
d'Iphigénie  et  le  poète  classique.  Il  nepeut  donc  être  ques- 
tion de  découper  le  siècle  en  tranches  qui  correspon- 
draient d'une  façon  absolue  à  telle  révélation  de  Gœthe 
et  à  tel  stade  de  la  pensée  anglaise.  Dans  la  vibration 
que  laisse  un  accord,  on  enregistre  la  persistance  d'une 
note  fondamentale,  d'une  dominante.  C'est  seulement 
cette  dominante  que  veulent  exprimer  les  principaux 
chapitres. 

J'ai  allégé  cet  exposé  de  presque  toute  sa  documenta- 
tion :  seules  les  citations  essentielles  sont  reproduites  et  le 
plus  souvent  traduites  en  français.  En  ce  qui  concerne  les 
œuvres  originales  mentionnées  ici,  je  ne  donne  que  leur 


XVIII 


GOETHE    EN   ANGLETERRE 


1 


titre  et  la  date  de  leur  apparition  (1).  Les  ouvrages  auxi- 
liaires et  les  études  critiques  ne  sont  indiqués  que  dans 
certains  cas  exceptionnels.  L'appareil  des  références,  écarté 
de  cet  ouvrage,  trouve  sa  place  dans  la  bibliographie  ana- 
lytique et  critique  qui  en  est  le  complément.  J'y  ai  réparti, 
entre  des  chapitres  identiques  à  ceux  de  l'étude  princi- 
pale, la  multiplicité  des  documents  qui  eussent  encombré 
celle-ci.  C'est  là  qu'il  faut  se  reporter  pour  trouver,  non 
seulement  le  texte  ou  l'indication  des  citations,  non  seule- 
ment lamas  des  références  secondaires  ou  des  curiosités 
bibliographiques,  mais  encore  l'explication  de  certains  rac- 
courcis et  la  justification  de  certaines  affirmations  géné- 
rales. Les  deux  ouvrages  sont  solidaires.  Au  risque  d'im- 
poser à  la  bibliographie  une  classification  qui  peut  paraître 
arbitraire  et  artificielle,  j'ai  adopté  pour  elle  le  même  plan 
que  pour  cet  ouvrage. 


(1)  Exception  faite  pour  une  grande  revue  aussi  connue  ijue  la  Revue 
d'Edimbourg,  les  titres  des  revues  sont  reproduits  en  anglais  {Monihly 
Review,  Foreign  Quarlerly  Review,  London  Magazine,  etc.).  Par  contre,  les 
titres  des  ouvrages  mentionnés  sont  généralement  traduits. 


GŒTHE  EN  ANGLETERRE 


PREMIERE  PARTIE 


CHAPITRE   PREMIER 

LE    SUCCÈS    DE    «    WERTHER    »    ET    LA    LITTÉRATURE    ÉLÉGIAQUE 

(1780-1800) 

L'Angleterre  à  la  fia  du  dix-huitième  siècle.  L'accueil  fait  à  Werther.  La 
critique  et  le  public.  —  Les  adaptations  et  imitations  en  prose.  Le 
drame  de  Frédéric  Reynolds.  —  Les  poétesses  sentimentales  et  les 
épîtres  en  vers.  La  musique  et  la  gravure  (Ecole  de  Bartoloz:ii).  —  Hos- 
tilité croissante  de  la  critique  et  de  rortliodo.\ie;  faveur  de  la  mode. 
Apparition  du  Werther  populaire  et  de  la  caricature.  Atïadissement 
général  du  type  gœthéen  et  individualisme  d'exception.  —  Les  poètes, 
Werther  et  le  féminisme  naissant.  —  Les  dernières  traductions.  L  auteur 
de  Werther. 

«  With  female  fairies  will  thy  lomb  be 
haunted 
And  woriDS  will  not  come  to  thee.  » 

(Shakespeare.) 

[Mary   Robinson,    Él/^gie    à    la  mé- 
moire de  Werther  (1786).] 

Pendant  la  première  moitié'  du  dix-huitième  siècle,  en  dépit 
des  alliances  et  des  sympathies  dynastiques,  l'Angleterre  était 
restée  sur  la  réserve  à  l'égard  de  l'Allemagne.  Si  elle  avait 
accueilli  avec  empressement  la  culture  française,  elle  soup- 
çonnait à  peine,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  la  renaissance  des 
lettres,  le  rayonnement  de  V Aufklàrung .  Ses  rois  allemands 
n'existaient  pas  pour  elle.  Les  deux  premiers  George,  vulgaires 
et  peu  cultivés,  n'étaient  pas  faits  pour  relever  le  prestige  de 
leur  patrie  d'origine  dans  leur  patrie  d'adoption.  L'Anglais  con- 

1 


2  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

sidérait  la  langue  de  ses  souverains  comme  un  patois  informe, 
tout  au  plus  nécessaire  au  commerce  sur  la  Baltique,  et  il  se 
souciait  peu  des  productions  d'un  peuple  auquel  il  déniait  toute 
maturité  et  toute  finesse  d'esprit.  «  Tout  ce  qu'on  .savait  de  l'Alle- 
magne, c'est  que  c'était  une  vaste  étendue  de  pays  couverte  de 
hussards  et  d'éditeurs  classiques,  que,  si  vous  y  alliez,  vous  ver- 
riez à  Heidelberg  un  très  grand  tonneau  et  que  vous  pourriez  vous 
régaler  d'excellent  vin  du  Rhin  et  de  jambon  de  Westphalie  (1).  » 
Ce  fut  seulement  sous  le  règne  de  George  III  que  se  pro- 
duisit un  changement  d'opinion.  La  reine  Charlotte,  une  prin- 
cesse de  Mecklembourg-Strelitz,  était  restée  au  courant  de  la 
littérature  allemande  et  elle  en  parlait  volontiers. 

Vers  1760,  les  Anglais  commencèrent  à  s'y  intéresser.  Les 
premières  œuvres  traduites,  la  Messiade  de  Klopstock,  le  Socrate 
de  Wieland,  les  Fables  de  Lessing,  répondaient,  soit  à  leur  goût 
classique,  soit  à  leurs  prédilections  morales. 

Mais  voici  qu'en  Angleterre  se  levait  aussi  l'aube  d'un  roman- 
tisme. Goethe  allait  apparaître  dans  cette  nouvelle  lumière.  Le 
Voyage  sentimental  de  Sterne,  le  Vicaire  de  Goldsmith,  l'élégie  de 
Gray,  la  poésie  de  Macpherson  préparaient  peu  à  peu,  dans  des 
genres  très  dilîérents,  les  voies  à  Thistoire  de  Werther.  Une 
réaction  se  dessinait  contre  le  classicisme  artificiel  de  Pope,  au 
nom  du  sentiment  et  de  la  nature.  Traduit  par  Goethe,  Ossian 
avait  ému  la  sensibilité  allemande;  déclamé  fiévreusement  par 
Werther,  il  revint  toucher  lame  anglaise.  Les  Tristesses  (i)  du 
jeune  Werther  séduisirent  les  âmes  sensibles  et  les  lectrices  de 
Clarisse  llarlowe. 

En  même  temps  que  cet  attendrissement,  un  frisson  d'inquié- 
tude et  de  pitié  humaine  saisit  le  cœur  des  poètes.  Ils  s'émeu- 
vent en  contemplant  dans  le  cimetière  du  village,  auprès  des 
ifs  noueux,  les  tombes  des  paysans  : 

t  Grands  hommes  inconnus!  la  froide  pauvreté 
Dans  vos  âmes  glaça  le  frisson  du  génie  (3).  » 

(1)  Revue  d'Edimbourg,  juin  1810. 


(2)  Sorroiva.  et  non  aufferings 
(o)  Gr.\y,   Élégie  écrite  dans  u 


un  cimelière  de  campagne,   1749.  TraductioQ 
de  M.-J.  Chénier. 


LE   SUCCES   DE    «    WERTHER   »  3 

L'individu  opprimd  par  la  société  frémit,  lutte  et  parfois 
sombre.  Chatterton,  vaincu  par  la  vie,  s'empoisonne  à  dix-huit 
ans  dans  son  grenier.  Mais  le  public  anglais  n'a  pas  l'audace 
g^énéreuse  des  poètes,  ne  se  récrie  pas  ouvertement  contre 
l'injustice  sociale,  il  n'absout  pas  le  suicidé.  Le  préjugé  reli- 
gieux et  moral  est  plus  fort  que  les  revendications  indivi- 
dualistes. 

C'est  alors  que  paraît  Werther,  traduit  du  français,  en  4779, 
par  W.  Render,  docteur  en  théologie  (1).  L'auteur  de  cette 
transposition  très  libre  a  soin  de  supprimer  les  passages  qui 
pourraient  choquer  l'orthodoxie  de  ses  compatriotes;  dans  sa 
courte  préface,  il  présente  M.  Gœthe,  «  docteur  en  droit  civil  », 
€t  le  défend  de  s'être  fait  l'apologiste  du  suicide.  C'était  aller  au 
devant  des  objections,  et  de  fait,  la  critique,  se  cantonnant  sur 
l'étroit  terrain  de  la  moralité  puritaine,  fut  hostile  à  Werther. 
On  avait  bien  jugé  en  France  l'action  languissante,  les  carac- 
tères insignifiants  et  le  ton  frénétique  :  ceci  était  à  prévoir,  à 
attendre  de  la  vieille  critique  intellectuelle,  soucieuse  des  règles, 
amie  de  constructions  ingénieuses  et  d'incidents  variés.  Mais, 
en  Angleterre,  une  préoccupation  unique  domine  les  jugements  : 
la  morale  religieuse.  C'est  au  nom  de  la  morale  et  de  la  religion 
que  les  revues  justifient^  et  plus  souvent  encore  attaquent  les 
Tristesses  de  Werther.  La  Critical  Review,  organe  du  parti  tory  et 
de  l'Église  officielle,  dénonce  la  tendance  pernicieuse  de  l'ou- 
vrage. Le  London  Magazine,  seul  à  apprécier  la  simple  et  pathé- 
tique histoire,  reproche  à  l'auteur  d'avoir  présenté  le  suicide 
sous  «  un  jour  trop  favorable  ».  Par  contre,  le  lecteur  peut 
déduire,  s'il  le  veut,  d'après  la  non-conformiste  et  libérale  Mon- 
thly  Revieiv,  une  «  excellente  morale  »  de  ce  petit  livre  qui  dépeint 
magistralement  les  lamentables  efi'ets  des  passions  désordon- 

(1)  En  1780,  le  chevalier  Herbert  Croft,  futur  protecteur  de  Nodier,  lait 
déjà  plusieurs  allusions  «  au  roman  de  Gœthe  traduit  de  l'alleniand  en 
français,  n  Cf.  son  rouian  Amour  et  folie,  «  histoire  trop  vraie  »,  racontée 
sous  forme  de  lettres,  en  un  style  bien  werthérien.  Il  mentionne  et 
apprt'cie  Werther,  et  plaj^ie  Chatterton.  —  La  traduction  française  de 
Werther,  que  mentionne  Herbert  Croft  et  qui  fut  le  modèle  de  la  traduc- 
tion anglaise  de  Render,  est  vraisemblablement  celle  du  Vaudois  Dey- 
verdun  (1776),  grand  ami  de  Gibbon  et  commensal  de  ce  dernier  à 
Lausanne.  Cf.  F.  Baloensperger.  Bibliographie  de  Gœthe  en  France,  p.  5. 


4  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

nées.  Mais,  en  général,  si  le  critique  anglais  avait  jadis  admis  le 
suicide  de  Caton,  parce  que  l'intègre  héros  d'Addison,  en  dispa- 
raissant d'un  monde  où  triomphe  le  vice,  fait  un  acte  de  foi  en 
l'immortalité,  il  n'hésite  pas  maintenant  à  condamner  Werther 
comme  un  faible  et  un  inquiet  qui  transgresse  les  lois  morales. 

En  revanche,  l'accueil  du  public  fut  enthousiaste.  Dix  éditions 
se  succédèrent  de  4779  à  1790.  Des  traductions  nouvelles  et 
tout  aussi  médiocres  que  la  première,  l'une  d'après  l'original 
allemand,  l'autre  d'après  la  version  française  d'Aubry  (1),  paru- 
rent en  1786  et  en  1789. 

Les  lecteurs  de  Werther  appartenaient  à  toutes  les  classes.  Ce 
n'étaient  pas  surtout,  comme  en  France,  des  bourgeois  mécon- 
tents ou  des  hobereaux  idéalistes.  A  part  quelques  individualités 
d'élite,  ils  étaient  beaucoup  plus  émus  par  une  touchante  des- 
tinée qu'inquiétés  par  une  vague  nostalgie  d'infini.  Werther  se 
détachait  pour  eux,  non  pas  sur  un  horizon  d'orage,  mais  dans 
un  décor  rustique  et  sur  un  fond  d'idylle.  Dans  leurs  doulou- 
reux attendrissements,  ils  ne  pouvaient  oublier  le  clocher  de 
Walheim,  la  scène  des  tartines  ou  la  visite  au  vieux  pasteur» 
Ils  n'étaient  pas  encore  grisés,  comme  certains  cadets  de  l'ancien 
régime,  par  le  frisson  tragique,  avant-coureur  des  révolutions; 
ils  étaient  seulement  enveloppés  d'une  tristesse  très  douce  et 
un  peu  fade.  Les  jeunes  gens  et  les  femmes  surtout  se  dispu- 
taient les  petits  volumes,  illustrés  de  gravures  mélancoliques. 
Et  bientôt,  après  avoir  lu  et  relu  le  roman,  on  le  continua,  on 
le  modifia,  on  le  justifia,  on  le  recommença.  Ce  fut  toute  une 
littérature  larmoyante  et  féminine  :  des  amplifications  en  prose, 
une  adaptation  dramatique  et  surtout  de  multiples  poésies 
lyriques,  la  plupart,  hâtons-nous  de  le  dire,  dénuées  de  valeur 
littéraire. 

*  * 


Pour  pouvoir  s'abandonner  plus  librement  aux  effusions 
sentimentales,  on  eut  soin  de  se  mettre  en  règle  avec  la 
morale,  et  souvent,  comme  on  ne  pouvait  ressusciter  le  sui- 

(1)  Oa  plutôt  du  comte  de  Schmettau.  Cf  F.  Baldenspergkr,  Bibliogra- 
phie de  Gœthe  en  France,  p.  6. 


LE    SUCCKS    DE    «    WERTHER    »  5 

€idé,  on  lui  ménagea  en  l'autre  monde  un  accueil  justement 
sévère.  Dans  Éléonore  (1785),  l'héroïne  raconte  à  Marie,  par 
lettres,  ses  amours  vertueuses  et  résignées.  Afin  d'échapper  à 
la  passion  que  lui  inspire  Werther,  le  fiancé  de  sa  sœur  défunte, 
elle  se  rend  à  la  Cour;  là  elle  résiste  aux  assiduités  d'un  comte 
de  llolstein  et  s'alanguit  au  bal,  près  d'un  M.  de  Ponthin  qui  lui 
rappelle  Werther.  Revenue  à  la  maison,  elle  est  aimée,  puis 
abandonnée  par  Werther  qui  se  tue.  C'est  un  récit  filandreux, 
entravé  par  deux  épisodes  enchevêtrés  et  touchants,  agrémenté 
surtout  de  réflexions  moralisantes  et  de  points  d'exclamation. 
Le  dernier  chapitre,  qui  évoque  le  tribunal  du  Père  Éternel  et 
oppose  au  désespoir  impie  de  Werther  l'exemple  résigné  du 
Rédempteur,  se  termine  par  les  intercessions  et  les  prières 
d'Éléonore. 

Les  Lettres  de  Charlotte  fendant  sa  liaison  avec  Werther  (1 785) 
sont  un  récit  tout  aussi  sentimental,  plus  moral  encore  et  plus 
compliqué.  Walheim  est  plein  de  soupirants,  et  l'auteur  semble 
avoir  voulu  discréditer  Werther  pour  assurer  à  sa  vertueuse 
•Charlotte  les  sympathies  des  âmes  pieuses.  Cette  œuvre  eut,  de 
toutes  les  adaptations,  la  plus  grande  vogue  en  Angleterre,  et 
<;'est  compréhensible.  Werther  ne  lit  plus  Pétrarque  comme 
dans  Éléonore,  mais  Macpherson.  Charlotte  connaît  les  classiques 
anglais,  fait  allusion  à  Roméo  et  Juliette,  lit  les  Saisons  de  Thom- 
son, cite  Young  et  méprise  le  français,  «  langage  de  vanité  ». 
Elle  combat  l'irréligion  de  Werther,  cherche  un  apaisement 
dans  la  musique  et  la  poésie  et  joue  de  la  harpe.  Sans  doute 
l'image  de  Werther,  errant  en  pleurs  sous  les  tilleuls,  la  pour- 
suit dans  ses  rêves  fiévreux,  mais  après  la  lecture  d'Ossian  et 
la  scène  du  baiser,  elle  se  ressaisit  complètement.  «  L'idée  de 
la  vertu  »  envahit  son  esprit,  «  avec  toute  sa  plénitude  et  sa 
force  »  et  elle  éloigne  Werther  pour  toujours.  Enfin,  après 
la  catastrophe,  elle  redoute  pour  lui  la  colère  divine,  malgré 
la  protection  des  chérubins  qui  le  voilent  de  leurs  ailes,  et 
«lie  implore  pour  lui  la  pitié  du  Seigneur. 

Werther  vit  la  scène  en  1785.  La  tragédie  de  Frederick  Rey- 
nolds fut  la  seule  adaptation  dramatique  du  roman  en  Angle- 


6  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

terre.  Elle  fut  aussi  la  première  œuvre  de  ce  grand  fabricant  de 
théâtre  qui,  détail  savoureux,  s'en  servit  comme  d'un  madrigal 
pour  conquérir  la  dame  de  ses  pensées.  Malgré  les  railleries  de 
sa  famille  et  de  ses  amis,  le  jeune  soupirant  (il  avait  alors 
vingt  ans)  composa  sa  tragédie  pour  les  beaux  yeux  de 
Miss  Eliza  Proctor,  la  belle-sœur  de  lord  Eiïingham.  Lorsqu'il 
lut  sa  pièce  en  présence  de  la  comtesse  et  de  sa  sœur,  l'accueil 
fut  peu  encourageant.  Mais  rien  ne  le  déconcerte,  ni  le  placide 
sommeil  de  l'une,  plus  fort  que  la  rhétorique  werthérienne.  ni 
l'éternuement  de  l'autre  qui  frissonne...  de  froid,  dans  la  cham- 
bre où  meurt  le  feu.  Soudain,  voici  lord  Effingham,  sceptique  et 
l'ironie  aux  lèvres.  Reynolds  commence  la  scène  d'Ossian  et  son 
pathos  émeut  la  jeune  fille.  Alors,  fier  de  lui  avoir  arraché  des 
larmes,  il  se  met  à  déclamer,  avec  une  emphase  grandissante, 
les  remarques  scéniques  :  «  Ici,  ils  perdent  la  notion  de  tout  ce 
qui  existe,  et  le  monde  entier  disparaît  devant  eux.  Il  l'enlace 
dans  ses  bras,  la  presse  sur  sa  poitrine...  »  «  Halte-là,  Master 
Fred,  s'écrie  lord  Effingham,  arrêtant  d'un  geste  brusque  le 
récit  corrupteur  :  Eliza,  Fred  est  un  sot,  un  sot  allemand,  qui 
manque,  sans  s'en  douter,  au  décorum  et  à  l'élémentaire  décence  i 
et  il  renvoie  dans  ses  appartements  la  trop  tendre  jeune  fille. 
Mais  Reynolds  ne  se  découragea  pas.  Sans  écouter  Beckford, 
l'auteur  de  Vathek,  qui  trouva  Werther  un  excellent  sujet  pour 
une  comédie  burlesque,  il  fit  jouer  sa  pièce  au  théâtre  de  Bath. 
Il  eut  soin  d'ailleurs  de  dire  tout  haut,  dans  un  Prologue,  ses 
intentions  morales  :  ne  montre-t-il  pas  «  le  pâle  suicidé  dans 
une  horreur  sanglante  »,  ne  met-il  pas  l'impie  en  garde  contre 
un  tel  exemple? 

Au  premier  acte,  Charlotte  et  Albert  essaient  de  réconforter 
Werther  et,  dans  le  jardin  baigné  de  lune,  tous  trois  s'entre- 
tiennent de  l'au-delà  et  des  chers  trépassés.  Au  deuxième  acte, 
Charlotte  raconte  à  son  amie  Laura  son  rêve  terrifiant  :  Wer- 
ther précipité  d'un  roc  dans  le  fleuve.  Albert  part  pour  la  Cour, 
mais  le  glas  de  Walheim  amollit  et  attriste  Tàme  de  Charlotte. 
Werther  paraît  :  lecture  d'Ossian  et  scène  du  baiser.  Cependant 
Albert,  hésitant  devant  la  tempête,  agité  d'obscurs  pressenti- 
ments, rebrousse  chemin  et  rentre.  Il   trouve  Werther  chez 


LE   SUCCES    DE    «   WERTHER   »  7 

lui  et,  au  troisième  acte,  il  fait  à  Charlotte  une  atroce  scène 
de  jalousie  : 

«  Go  to  thj  Werther  1  revel  in  his  arms!  »  etc.. 

Werther  s'empoisonne  et  Charlotte  sombre  dans  la  folie. 

Ce  drame  fre'nétique,  qui  nous  montre  un  héros  malade,  tou- 
jours prêt  à  se  jeter  sur  le  sol  ou  sur  un  sofa,  fut  d'abord  joué 
en  cinq  actes  et  eut  un  grand  succès. 

Lors  de  la  première  représentation  (25  novembre  1"85),  on 
commençait  déjà  à  s'évanouir  dans  la  salle,  après  la  scène  du 
jardin,  et  l'on  sentait,  dit  l'auteur,  monter  Todeur  des  sels. 
Il  y  eut  bientôt  une  syncope,  puis  trois  autres  pendant  la  scène 
d'Ossian,  et  malgré  une  maladresse  ridicule  d'un  acteur  à  la 
fin,  le  rideau  tomba  sur  un  tonnerre  d'applaudissements.  Wer- 
ther eut  de  nombreuses  représentations  à  Bath  et  attendrit  le 
monde  qui  se  pressait  dans  l'élégante  ville  d'eau,  la  Spa  anglaise 
du  dix-huitième  siècle.  Reynolds  fut  félicité  par  la  romancière 
Harriett  Lee  et  par  le  peintre  Lawrence.  Sa  tragédie  fut  donnée 
ensuite  à  Bristol  et  enfin  à  Covent-Garden,  en  1786,  avec 
Miss  Élizabeth  Brunton,  la  future  épouse  du  petit  poète  Délia 
Crusca,  dans  le  rôle  de  Charlotte.  Ne  nous  étonnons  pas  de  ce 
succès  :  dans  l'épilogue,  l'auteur  lui-même  fait  allusion  à  la 
popularité  de  Werther,  augmentée  encore  par  la  gravure  et  les 
caprices  de  la  mode.  N'avait-on  pas  des  gants  à  la  Werther, 
ornés  de  minuscules  scènes  peintes? 

A  la  même  époque,  le  tombeau  du  pauvre  amoureux  attire 
toute  une  théorie  de  poétesses  qui,  munies  (selon  une  gravure 
du  temps)  du  carquois  et  de  la  lyre  fleurie,  entourées  de 
colombes,  viennent  y  exhaler  leurs  mélancoliques  regrets. 
Toutes  ces  prêtresses  de  l'amour  prêchent  un  tantinet  la 
morale. 

C'est  comme  en  France,  la  mode  des  hèroides,  des  épîtres  en 
vers  de  l'un  à  l'autre  amant.  Un  adolescent,  Edward  Taylor, 
inaugure  cette  correspondance  sentimentale  en  4784.  Dans  son 
poème  :  Werther  à  Charlotte,  le  héros  raconte  sa  triste  destinée, 
ses  secrets  accès  de  jalousie,  ses   rêves  agités,  et  après  des 


8  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

adieux  sans  fin,  indique  l'emplacement  de  sa  tombe  «  sous 
les  tilleuls  »  ou  bien  «  sur  le  bord  du  chemin  »  où  il  sera 
«  pleuré  du  voyageur  « .  Le  critique  de  VEnglish  Review  admire 
sans  doute  l'e'pître  d'Anne  Francis  :  Charlotte  à  Werther  (1786), 
mais  il  pense  que  son  auteur,  fille  et  épouse  de  pasteur,  aurait 
pu  trouver  pour  sa  plume  délicate  une  occupation  plus  inno- 
cente. Nest-il  pas  dangereux  d'alanguir  et  de  tenter  les  jeunes 
imaginations,  en  évoquant  «  la  lune  scintillante  »,  les  t  sombres 
retraites  »  du  jardin,  les  t  mousses  douces  et  vertes  »,  «  l'ombre 
protectrice  des  noyers  »?  Amelia  Pickering  chante  en  strophes 
de  quatre  vers  les  Tristesses  de  Werther  (1788).  C'est  une  versi- 
fication du  roman,  enrichie  de  variations  sentimentales  que 
suggère  la  nature  changeante.  Werther,  chassé  par  la  tempête 
dans  la  chaumière  du  paysan,  s'y  sent  à  l'abri  de  la  vie  hostile; 
devant  les  rosiers  de  son  enfance,  devant  les  saules,  «  tristes 
emblèmes  de  sa  douleur  »,  il  s'attarde  en  une  songerie  sur 
toutes  les  choses  qui  passent,  le  soleil  qui,  témoin  de  ces  chan- 
gements, s'éteindra  bien  un  jour,  et  Dieu  éternel  qui  demeure. 
Et  dans  sa  dernière  lettre  à  Charlotte,  il  lui  demande  de  venir 
prier  sur  sa  tombe  où  se  balanceront  les  minces  pavots,  il 
espère  que  le  Père  Divin  accueillera,  même  avant  l'heure,  l'en- 
fant qui  vient  à  lui,  chassé  par  la  vie  trop  dure.  Mais  Char- 
lotte (qui  évidemment  a  lu  Eléonore)  s'efi^raie  à  la  pensée  des 
représailles  célestes.  Quel  Dieu  terrible  va  recevoir  le  malheu- 
reux aux  portes  de  Téternité?  Était-ce  donc  là  l'exemple  donné 
à  Werther  par  le  Rédempteur,  si  patient,  si  résigné?  Les 
Somiets  élégiaques  de  la  romancière  Charlotte  Smith,  traductrice 
de  Mation  Lescaut,  atteignent  cinq  éditions  de  1784  à  1787  et 
remuent  tous  les  cœurs  sensibles.  L'auteur  qui,  d'après  la  gra- 
vure du  temps,  est  une  plantureuse  matrone  enturbannée  à 
l'orientale,  consacre  cinq  sonnets  au  héros  gœthéen  :  Werther 
implore  «  la  Solitude  »  ou  invoque  «  l'Étoile  du  Nord  »,  il  dé- 
signe l'emplacement  de  sa  tombe  ou  souhaite  à  ses  amis  un 
paisible  bonheur.  Dans  ce  chœur  féminin,  il  est  pourtant  une 
voix  discordante;  à  côté  de  tous  ces  tendres  sentiments,  il  est 
une  vertu  jalouse  qui  éclate  en  remontrances.  C'est  surtout 
contre  Charlotte  que  s'indigne  lady  E.  Wallace,  la  compagne 


LE   SUCCÈS    DE    «    WERTHER   »  9 

d'exil  de  Dumouriez.  Non,  il  y  a  trop  longtemps,  dit-elle  dans 
la  lettre  qui  précède  son  ridicule  poème  :  le  Fantôme  de  Werther, 
que  Ion  parle  de  Charlotte,  de  sa  délicatesse  et  de  sa  sensi- 
bilité, il  y  a  trop  longtemps  que  le  salon  anglais  vante  ses 
qualités  domestiques.  Une  femme  n'accomplit  que  son  strict 
devoir  en  veillant  sur  sa  famille  (lady  Wallace  était  séparée 
de  son  mari),  mais  elle  manque  à  ses  obligations  les  plus 
sacrées  si  elle  recherche,  tout  en  étant  fiancée,  un  autre  sou- 
pirant. Charlotte  est  une  «  artificieuse  coquette  »  à  qui  la 
bonne  lady  ne  pardonne  pas  «  sa  conduite  indécente  sur  le  sofa  » . 
Si  elle  n'est  pas  tombée,  c'est  à  Werther  plus  courageux  qu'en 
revient  l'honneur.  Aussi  voici  dans  le  poème  le  spectre  ven- 
geur du  suicidé  qui  remonte  de  l'enfer  pour  la  torturer.  Ne  l'a- 
t-elle  pas  perdu  pour  toujours  en  l'enfermant  dans  une  impasse 
d'où  il  ne  pouvait  sortir  que  par  un  crime?  Cette  protestation 
est  bientôt  couverte  par  d'autres  voix  enthousiastes.  Dans  son 
Élégie  (1790),  Délia  Crusca  exalte  Werther,  «  the  Man  of  Love  »  ; 
Sarah  Farrell  glorifie  Charlotte  en  un  long  poème  (1792j  où 
l'héroïne,  fiévreuse  et  guidée  dans  la  nuit  par  le  chant  du  rossi- 
gnol, vient  se  mourir  à  l'aube  sur  la  tombe  de  l'aimé.  C'est  l'in- 
différent  Albert  qui  est  responsable  de  sa  mort.  Quant  à  elle, 
ensevelie  par  des  mains  rustiques,  elle  dormira  en  paix  sous 
son  tertre  fleuri,  gardée  par  Philomèle,  l'oiseau  divin. 

Le  poète  écossais,  Alexandre  Thomson,  un  transfuge  du  clas- 
sicisme qui  traduisit  Kotzebue  et  s'éprit  de  Rousseau,  songe 
alors  à  transposer  en  vers  tout  le  roman  de  Goethe  (1790).  Mais 
ses  forces  le  trahissent,  et  après  avoir  rêvé  de  donner  un  Pé- 
trarque aux  temps  modernes,  il  se  contente  de  chanter  en  six 
sonnets  «  Tardent,  le  fier,  l'inégalable  Werther  » .  Sa  poésie  (1793), 
toute  pénétrée  de  pensées  werthériennes  sur  la  mort  et  l'immor- 
talité, accuse  un  romantisme  un  peu  plus  large  que  les  versifi- 
cations précédentes. 

Autour  du  thème  principal,  affadi  par  nos  poétesses  et  traité 
avec  la  prudence  anglaise,  s'enroulent  maintenant  des  motifs 
plus  germaniques.  On  connaît  un  peu  mieux  l'Allemagne,  et 
certains  voyageurs  se  sont  hasardés  sur  les  bords  du  Rhin.  Le 
vicomte  R.  Grosvenor,  un  protégé  de  Pitt,  évoque  dans  son 


10  GŒTHL:   en   ANGLETERRE 

Elégie  (i'9o),  au  milieu  d'un  âpre  décor  fluvial,  battu  par  la 
tempête,  une  Charlotte  foudroyée  sur  la  tombe  de  Werther  (ce 
qui  la  réunit  à  l'aimé,  sans  l'obliger  à  se  tuer,  et  sauvegarde 
ingénieusement  les  exigences  morales).  Ou  bien,  c'est  Mary 
Robinson,  l'actrice  dont  Re\'nolds  fit  un  si  beau  portrait,  qui  écri- 
vit (avant  Coleridge)  deux  monodies  en  l'honneur  de  Werther  et 
de  Chatterton.  Dans  le  premier  de  ces  poèmes,  composé  en 
Allemagne  en  1786  et  publié  en  1806,  Charlotte  pleure  sur  un 
tombeau,  enveloppée  de  rayons  de  lune,  et  frémit  d'angoisse  à 
l'appel  des  oiseaux  de  nuit.  Mais  la  jolie  poétesse,  qui  fut  la  maî- 
tresse du  prince  de  Galles,  est  plus  hardie  que  ses  devancières; 
elle  dédaigne  avec  une  impatience  romantique  les  scrupules 
religieux  et  la  morale  conventionnelle  :  Charlotte  consacre  de 
ses  larmes  le  tertre  que  n'a  pas  voulu  bénir  le  prêtre,  the  chur- 
lish  priest. 

La  musique  et  l'illustration  s'emparent  des  motifs  werthé- 
riens.  En  s'accompagnant  de  harpe  ou  de  clavecin,  les  femmes 
chantent  la  Lamentation  de  Charlotte  (1784)  dont  l'auteur,  l'orga- 
niste J.  W.  Calcott,  composa,  Tannée  suivante,  une  héroïde 
pour  trois  voix  :  Werther  à  Charlotte.  De  1780  à  1790,  les  réédi- 
tions des  gravures  de  Chodowiecki,  les  dessins  d'Angelica  KaufT- 
mann  et  de  Ramberg,  le  peintre  favori  de  George  III,  gravés 
par  le  délicat  Bartolozzi  et  par  ses  élèves  londoniens,  les  com- 
positions de  Henry  W.  Bunbury,  l'ami  d'Horace  Walpole,  et 
de  James  Northcote,  le  peintre  d'histoire,  les  gravures  de 
J.  R.  Smith  ou  de  T.  Ryder  répandent  sous  les  yeux  de  la  bour- 
geoisie des  scènes  idylliques  ou  émouvantes.  Là,  Charlotte  mé- 
dite au  milieu  des  enfants  dans  un  paysage  simple  où  s'esquisse 
au  loin  le  clocher  de  Walheim;  ici,  arrêtée  devant  la  tombe  de 
Werther,  un  Klopstock  à  la  main,  elle  regarde  mélancoliquement 
l'urne  qu'abrite  un  saule  pleureur.  Tantôt  c'est  la  scène  des  tar- 
tines, c'est  la  dernière  rêverie  de  Charlotte  au  clavecin,  tantôt 
ce  sont  les  adieux  de  Werther  qui,  agenouillé,  baise  la  main 
qu'elle  lui  abandonne.  Et  si  la  gravure  alTectionne  les  thèmes 
rustiques,  la  visite  au  pasteur,  le  groupe  des  enfants  restés 
seuls  au  village  pendant  les  travaux  des  champs,  elle  évoque 


1 


LE   SUCCÈS    DE   «   WERTHER   »  11 

aussi  des  scènes  pathétiques  de  douleur  contenue  et  de  lutte 
intérieure;  elle  nous  montre  (et  le  volume  d'Ossian  jeté  à  terre 
dit  assez  l'agitation  de  cette  suprême  entrevue)  Werther  qui 
s'effondre  aux  pieds  de  Charlotte.  Ou  bien  c'est  Albert  qui, 
sans  quitter  son  bureau,  ordonne  froidement  à  sa  femme  de 
remettre  les  pistolets  au  domestique  de  Werther. 

* 

Werther  a  atteint  son  plus  haut  degré  de  popularité.  La  pre- 
mière traduction,  augmentée  en  1784  d'un  poème  :  Charlotte  à 
Werther j  un  peu  avant  sa  mort,  et  en  4789  d'une  autre  pièce 
moralisante  :  Sur  le  suicide,  est  encore  rééditée  en  1795.  La  cor- 
respondance si  werthérienne  des  Amants  de  Lyon  est  traduite 
en  1788,  la  Werthérie  de  Perrin  en  1792.  Après  les  lettres  de 
Charlotte,  voici  les  Lettres  confidentielles  d'Albert  dues  à  la  plume 
circonspecte  d'un  étudiant  en  théologie,  l'Écossais  John  Arm- 
strong  de  Leith  (1790).  A  propos  du  poème  :  les  Tristesses  de 
Charlotte  sur  la  tombe  de  Werther,  VEuropean  Magazine  (HSd)  s'in- 
digne, «  au  nom  du  sens  commun  et  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
sacré  » ,  contre  cette  «  femme  vertueuse  »  qui  pleure  sur  la  tombe 
du  suicidé,  «  de  ce  vilain  qui  se  tua  parce  qu'il  ne  put  la  pos- 
séder » .  L'hostilité  grandissante  de  la  critique  prouve  le  succès 
du  roman.  La  même  année,  VEnglish  Revieiv  met  en  garde  ses 
lectrices  contre  Éléonore  et  sa  douceur  séduisante  et  mélanco- 
lique; en  1786,  la  CnY/ca/ i?er^>^(;  apprécie  les  Lettres  de  Charlotte 
pendant  sa  liaison  avec  Werther  comme  une  œuvre  aussi  tendre, 
mais  plus  morale  que  Werther;  la  critique  des  années  suivantes 
insiste  sur  les  dangers  de  cette  sensibilité  maladive,  développée 
par  Werther,  et  tout  en  faisant  des  réserves  sur  le  talent  poé- 
tique de  lady  Wallace,  applaudit  à  ses  intentions.  Bref,  dix  ans 
après  l'apparition  du  roman  en  Angleterre,  V Analytical  Revietv 
et  VEnglish  Review  s'accordent  pour  trouver  le  sujet  trop 
ressassé  (1789). 

Mais  qu'importent  les  remontrances  de  la  presse  orthodoxe? 
Bien  qu'un  ou  deux  cas  de  suicide  donnent  à  réfléchir  (comme 
celui  de  cette  miss  Glover,  la  fille  d'un  maître  de  danse  trouvée 


1 


12  GŒTHE   EN    ANGLETERRE 

morte  un  matin  avec  un  Werther  sous  l'oreiller),  l'engouement 
gagne  toute  la  société.  La  reine  Charlotte  et  miss  Burney  s'en 
défendent  au  nom  de  discutables  préjugés,  mais  Mackenzie. 
l'auteur  de  l'Homme  de  sentiment,  fait  l'éloge  de  Werther  dans 
son  discours  de  1788  à  la  Société  Roj'ale  d'Edimbourg;  le 
dessinateur  Bunbury  «  adore  »  Werther  et  la  mode  est  plus  forte 
que  la  critique.  Le  gentilhomme  porte  le  «  blue  and  bufî  uni- 
form  ».  11  y  a  des  porcelaines  ornées  de  motifs  werthériens. 
Comment  ces  scènes  ne  seraient-elles  pas  populaires?  Maint 
petit  volume  de  maroquin,  traduction  ou  recueil  de  poésie,  est 
illustré  de  vignettes,  et  si  l'auteur  adopte  des  épigraphes  senti- 
mentales tirées  de  Pétrarque  ou  de  Virgile,  le  graveur  multiplie 
urnes  et  saules  pleureurs.  Deux  faits  significatifs  attestent  cette 
vogue  de  Werther  :  l'apparition  de  la  caricature,  un  genre  dont 
le  succès  est  subordonné  à  la  popularité  des  thèmes  attaqués, 
et  la  publication  d'une  courte  histoire  de  Werther  et  de  Char- 
lotte, d'un  véritable  Volksbnch  écrit  pour  toutes  les  classes,  à  la 
portée  de  toutes  les  bourses.  Après  une  charge  vulgaire  de 
S.  M.  Fores,  voici,  en  1786,  une  fantaisie  pleine  de  verve  due  au 
fameux  caricaturiste  T.  Rowlandson  :  la  Séparation.  Werther 
est  représenté  debout  sur  le  bord  d'un  précipice.  Le  dieu  de 
l'hymen,  interposant  sa  torche,  empêche  Charlotte  de  le 
rejoindre  et  la  repousse  vers  Albert  qui,  la  tête  ornée  de  cornes, 
tient  la  chaîne  matrimoniale.  Quanta  Werther,  il  brandit,  égaré, 
un  pistolet  dans  chaque  main,  tandis  qu'un  diablotin  déverse, 
en  guise  de  parfum,  une  fiole  de  poison  sur  ses  cheveux  hérissés. 
Vers  1790  parut  Werther  et  Charlotte,  une  histoire  allemande  conte- 
riant  d'admirables  et  pathétiques  incidents.  Cd  livre  semble  être  la 
revanche  du  sentiment  populaire  contre  la  critique  puritaine. 
Son  unique  et  grossière  gravure  ne  représente  plus  une  scène 
de  lutte  intérieure,  un  conflit  entre  le  devoir  et  la  passion,  mais 
l'étreinte  de  deux  amoureux  dans  un  paysage  régulier  et  enfan- 
tin, un  jardin  planté  d'ifs  avec  un  petit  temple,  au  fond,  parmi 
les  charmilles.  Charlotte  est  tout  à  fait  réhabilitée  et  devient  na- 
turellement le  personnage  principal  :  elle  est  la  femme  aimante. 
Nous  apprenons  sa  vie  dans  tous  ses  détails  jusqu'au  moment 
où  Werther  conquiert  son  amour  en  une  rapsodie  émue  : 


LE   SUCCÈS   DE   «   WERTHER   »  i^ 

f  Tell  me,  Charlotte,  what  is  love?  »  —  Là,  plus  de  prédica- 
tions, mais  une  naïve  histoire.  Albert  lui-même,  vaincu  à  la 
fmpar  la  destinée,  laisse  Charlotte  pleurer,  soir  et  matin,  sur  la 
tombe  du  rival,  et  lorsqu'elle  se  meurt  de  souffrance  et  de  con- 
somption^ le  bienveillant  conteur  s'apitoie  sur  la  jeunesse  des 
pauvres  amoureux.  Peu  lui  chaut  d'intercéder  pour  Werther  la 
clémence  du  ciel  :  il  leur  souhaite,  à  tous  deux,  la  paix  suprême, 
le  bon  repos  qu'ils  ont  bien  mérité  :  «  Peace  to  their  ashes  !  » 

Tel  fut  le  succès  de  Werther  au  déclin  du  dix-huitième  siècle. 
Malgré  l'opposition  moralisante  de  toute  la  critique,  il  émeut 
tous  les  cœurs  sensibles,  comme  en  France.  L'amoureux  qui, 
vêtu  de  l'habit  bleu  à  boutons  d'or  et  de  la  culotte  jaune,  pro- 
mène sa  mélancolie  dans  un  décor  de  Germanie  rustique,  hanta 
les  rêves  des  femmes,  et  des  adolescents.  Mais  l'Angleterre,  en 
l'adoptant,  affadit  le  type  créé  par  Goethe,  et  Carlyle  a  raison 
d'en  vouloir  aux  traductions  improvisées  d'après  le  français, 
qui  transmuèrent  «  la  majestueuse  tristesse  d'un  poète  en  de 
larmoyantes  récriminations  de  tailleur  dyspeptique  > .  Il  n'y  a 
pas  en  général  dans  le  Werther  anglais  cette  impatience,  cette 
sourde  protestation  sociale,  cette  angoisse  métaphysique  qui 
rendirent  le  héros  de  Gœthe  si  sympathique  aux  Français  de 
4789.  A  rencontre  de  la  critique  française  formaliste  en  matière 
d'art,  la  critique  anglaise  ne  s'occupe  pas  du  chef-d'œuvre,  mais 
de  sa  prétendue  tendance  irréligieuse.  A  part  quelques  excep- 
tions, le  lecteur  ne' saisit  pas  le  frémissement  du  bourgeois  mé- 
content. Werther  ne  rencontre  en  Angleterre  que  l'amoureuse 
pour  le  pleurer  et  le  pasteur  pour  le  maudire.  D'un  côté,  Tombre 
accueillante  des  rêveries  sentimentales,  de  l'autre,  le  mur  du 
puritanisme.  Gœthe  apporte  au  public  anglais  une  émotion  qui 
n'est  pas  nouvelle  :  il  touche  une  corde  qu'ont  déjà  fait  vibrer 
avant  lui  Rousseau,  Ossian  et  Young.  Dans  cette  émotion,  il  y  a 
de  la  tristesse,  du  désenchantement,  un  vague  amour  de  la 
nature,  l'attendrissement  du  »  promeneur  solitaire  »  ;  il  n'y  a 
pas  encore  d'élan,  de  colère,  de  réaction.  La  bourgeoisie  britan- 
nique n'est  pas  le  Tiers-État.  Et  si  Werther  eut  du  succès,  il  est 
difficile  de  soutenir  qu'il  eut  une  influence  précise  sur  la  grande 
littérature.  L'aube  du  dix-neuvième  siècle    n'éclaire  pas,  ea 


14  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Angleterre  comme  en  France,  une  pâle  ligne'e  de  «  Werthers 
aristocratiques  et  chrétiens  »,  et  Childe-Harold,  pas  plus  que 
Manfred.  ne  descend  de  Werther.  L'individualisme  d'un  Byron 
et  d'un  Shelley  a  des  sources  plus  complexes.  Le  roman  de 
Goethe  appartient  à  la  sentimentalité  du  siècle  finissant  et  il  ne 
dépasse  guère  le  seuil  de  la  nouvelle  époque.  Sans  doute,  la 
plainte  de  Werther  trouvera  encore  un  écho  à  l'heure  du  grand 
romantisme,  mais  cette  voix  affaiblie  se  perdra  dans  les  défis 
et  les  sarcasmes  de  quelques  génies  en  révolte. 

* 

Non  pas  qu'il  n'y  ait  eu  cependant,  chez  quelques  esprits 
jeunes  qui  deviendront  les  lumières  du  nouveau  siècle,  une 
inconsciente  sympathie  pour  ce  petit  bourgeois  affranchi  des 
préjugés.  Hazlitt  «  joint  ses  larmes  aux  siennes  ».  Peut-être  le 
Coleridge,  qui  écrivit  en  17901a  Monodie  à  Chatterton,  songeait-ii 
à  Werther  en  chantant  très  haut  l'apothéose  du  suicidé  ?  Bien 
qu'il  semble  assimiler  à  l'excès  le  roman  aux  productions  lar- 
moyantes de  l'époque,  il  n'en  garde  pas  moins  une  réelle  admi- 
ration pour  Werther^  et  il  reprochera  plus  tard  à  Goethe,  qui 
avait  si  magnifiquement  peint  l'homme  «  dans  un  état  de  sensi- 
bilité exaltée  »,  d'être  tombé  dans  la  sécheresse,  la  réserve  et  la 
froideur.  En  1792,  Robert  Southey,  l'élève  indépendant  qui 
vibre  à  l'arrivée  des  nouvelles  révolutionnaires  et  se  fait  expulser 
du  collège  pour  un  acte  d'indiscipline,  se  plonge,  lui  aussi,  dans 
la  lecture  de  Werther  et  de  Rousseau.  «  Je  quittai  Westminster, 
écrivit-il  plus  tard,  dans  un  état  d'àme  périlleux,  le  cœur  plein 
de  poésie  et  de  sentiment,  la  tète  pleine  de  Rousseau  et  de  Wer- 
ther (1).  »  Et  pour  contre-balancer  ces  influences  néfastes,  il  fait 
d'Épictète  son  livre  de  chevet  et  se  guérit  grâce  à  cette  cure  de 
stoïcisme.  En  1789,  Wordsworth  voit,  sans  doute  à  Hambourg, 
le  vieux  Klopstock  qui  déclare  Werther  t  la  meilleure  œuvre  de 
Gœthe  »,  mais  avant  comme  après  sa  visite,  il  semble  rester 
indifférent  aux  productions  du  grand  poète  :  il  passe  l'hiver 

(1)  Southey  compose  alors  un  Sonnet  à  Albert. 


LE   SUCCES   DE   «  WERTHER   »  15 

'dans  le  Ilartz  et  il  ne  sent  nullement  la  curiosité  d'aller  jusqu'à 
Weimar  voir  t  l'auteur  de  Werther  » .  Le  jeune  Thomas  Camp- 
bell, au  contraire,  qui  se  prépare  en  1800  à  partir  pour  l'Alle- 
magne, forme  en  toute  sincérité  des  projets  qu'il  ne  réalisera 
pas  :  «  Je  verrai  Schiller  et  Goethe,  les  bords  du  Rhin  et  la  maî- 
tresse de  Werther.  > 

En  1803,  une  Irlandaise  de  vingt  ans,  miss  Sydney  Owenson, 
s'en  alla  offrir  à  un  éditeur  de  Dublin  un  manuscrit  intitulé  : 
Saint-Clair  ou  l'Héritière  de  Desmond.  Comme  celui-ci  hésitait, 
croyant  deviner  un  livre  papiste  :  <  Mais  non,  monsieur,  se 
récria-t-elle,  c'est  un  livre  de  sentiment  dans  la  manière  de  ; 
Werther.  »  Le  libraire  l'accepta  et  le  livre  eut  du  succès.  Il  fut 
même  traduit  en  allemand  et  enrichi  d'une  notice  biographique, 
d'après  laquelle  la  jeune  romancière,  en  proie  à  un  désespoir 
amoureux,  se  serait  étranglée  de  son  mouchoir  brodé!  Ceci, 
heureusement,  ne  l'empêcha  pas  de  devenir  lady  Morgan  et 
d'écrire  de  nombreux  romans.  Son  héroïne  Olivia  rappelle  de 
très  près  Charlotte.  Elle  fait  la  connaissance  de  Saint-Clair  à 
une  fête  champêtre  et  c'est  en  dansant  avec  lui  qu'elle  le  trouble 
par  sa  grâce  et  son  charme  tendre.  Saint-Clair  lit  Ossian  et 
savoure  la  mélancolie  (the  joy  of  grief)  qui  se  dégage  de  Wer- 
ther. Et  bien  que  le  colonel,  le  fiancé  d  Olivia,  attaque  le  roman 
de  Goethe  et  la  Nouvelle  Héloise,  bien  qu'il  les  dénonce  comme 
des  livres  dangereux,  Saint-Clair  et  Olivia  se  laissent  aller  à  de^ 
sentiments  dépeints  d'une  façon  si  touchante.  Un  soir,  avant 
son  mariage,  le  colonel  surprend  leur  dernier  rendez-vous  :  il 
provoque  Saint-Clair  en  duel  et  le  tue.  Convaincu  de  l'infidélité 
de  sa  fiancée,  il  l'abandonne  et  elle  meurt  de  douleur.  Mais 
auparavant  —  ceci  pour  sauvegarder  les  exigences  morales  — 
elle  confesse  sa  faiblesse  et  ses  torts  dans  une  suprême  lettre 
à  son  père  :  elle  y  regrette  «  de  sêtre  abandonnée  à  la  première 
impulsion  de  ses  passions  et  d'avoir  dévoyé  sa  raison  pour 
sanctionner  Terreur  de  son  inclination  > .  Les  romans  qui  sui- 
virent affirment  plus  d'indépendance  :  l'émancipation  de  la 
femme  et  les  droits  sacrés  de  la  nature  deviennent  des  thèmes 
familiers  à  lady  Morgan. 


16  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Avant  la  publication  de  Delphine,  Mary  Wollstonecraft  avait 
dédié  à  Talleyrand  ses  Revendications  des  droits  de  la  femme.  Sa 
fille,  Mrs  Shelley,  retiendra  de  Werther  une  sourde  révolte  contre 
le  préjugé  et  une  tendresse  partiale  pour  la  victime  :  le  monstre 
de  Frankenstein  pleure  sur  le  récit  de  Goethe,  et  dans  les  dis- 
cussions sur  la  mort  et  le  suicide,  il  incline  à  adopter  l'opi- 
nion du  héros.  Werther  n'a  guère  provoqué  chez  les  Anglais  ce 
soubresaut  d'individualisme  qui  fut  assez  fréquent  en  France 
à  l'époque  de  la  Révolution;  seules  les  femmes  mêlèrent  à  leur 
attendrissement  un  vague  désir  d'émancipation:  C'est  à  elles 
surtout  que  Goethe  aurait  pu  adresser  son  Épigramme  Vénitienne  : 

.    «  England,  freundlichst  empfingst  du  den  zerrûteten  Gast.  » 


En  Angleterre  comme  en  France,  des  versions  nouvelles  ou 
des  réimpressions  de  Werther  se  succédèrent  au  début  du  dix- 
neuvième  siècle,  et  attestèrent  une  dernière  fois  la  popularité 
de  l'œuvre.  Le  premier  traducteur  de  Werther,  William  Render, 
reproduit,  dans  l'édition  de  1801,  un  des  derniers  entretiens  de 
Werther  dont  il  fut  —  naturellement  —  le  témoin.  Dans  cette 
fantaisiste  conversation,  attablé  à  la  Maison-Rouge  à  Francfort- 
sur-le-Mein,  devant  un  «  breakfast  »  bien  anglais,  Werther  dis- 
cute-la  question  du  suicide;  un  moment  plus  tard,  rencontrant 
un  enterrement  sur  la  <  Zeil  »,  il  proteste  contre  la  pompe 
inutile  des  funérailles  qui  ne  changent  rien  à  la  mort.  Les  mé- 
diocres gravures  qui  ornent  la  traduction  de  F.  Gotzberg  (1802) 
nous  montrent  également  un  Werther  nouveau;  ce  n"est  plus 
l'élégiaque  amoureux  meurtri  par  la  vie  des  anciens  régimes, 
c'est  un  héros  tourmenté  et  théâtral  qui,  drapé  dans  sa  toge  et 
étendu  sur  un  lit  à  l'antique,  médite  de  se  tuer.  Les  costumes 
semblent  venir  de  France,  mais  la  France  a  changé.  La  bour- 
rasque révolutionnaire  a  passé  sur  le  village  de  Trianon  et  les 
jardins  fleuris  où  s'endormait  la  royauté.  Et  si  la  mode  du 
Directoire  a  séduit  l'Angleterre,  la  pensée  de  la  Révolution 
l'effraie.  L'individualisme  gœthéen  apparaît  également  subversif 


LE   SUCCÈS    DE    «    WERTHER    »  i7 

et  c'est  maintenant  que  commence  la  résistance  à  Gœthe,  résis- 
tance oi3Stince,  faite  d'indifïerence  passive  pour  l'œuvre  d'art, 
d'hostilité  puritaine  pour  l'homme  et  sa  morale,  résistance  qui 
durera  jusqu'au  mot  d'ordre  de  Carlyle. 

C'est  à  l'homme  qu'on  en  veut.  La  critique  s'insurge,  au  nom 
des  traditions  sociales  et  religieuses,  contre  l'auteur  de  Werther 
qu'elle  se  refuse  à  mieux  connaître. 

Les  premiers  traducteurs  avaient  donné  sur  lui  peu  de  dé- 
tails. Il  était  «  docteur  en  droit  et  auteur  de  plusieurs  drames 
estimés  ».  Rien  d'étonnant,  à  une  époque  où  les  contrefaçons 
de  Macpherson  et  de  Chatterton  excitaient  l'intérêt,  que  cer- 
tains Anglais  soient  allés  jusqu'à  mettre  en  doute  l'existence  de 
«  Monsieur  Gœthe  ».  La  Monthhj  Review  prétendait  en  1785  que 
l'auteur  de  Werther  était  «  le  célèbre  Wieland  » .  En  Ecosse,  le 
patriotisme  local  avait  attribué  l'œuvre  à  Macpherson .  Alexandre 
Thomson  jugea  nécessaire,  dans  son  Essai  sur  les  romans  (1793), 
d'affirmer  très  haut  que  tous  les  écrivains  allemands  s'accor- 
daient à  reconnaître  Gœthe  comme  l'auteur  de  «  l'OEuvre  mer- 
veilleuse ».  Dès  lors,  on  identifia  Gœthe  et  son  héros.  On  se  le 
représenta  sous  les  traits  d'un  larmoyant  génie,  transporté 
dans  l'extase  aux  spectacles  de  la  nature  ou  accablé  sous  le 
poids  de  son  pessimisme.  Jusqu'à  un  certain  point,  le  portrait 
qu'en  traçait  le  baron  de  Riesbeck  dans  son  Voyage  en  Allemagne 
correspondait  à  ces  imaginations.  Les  lecteurs  de  VEdinburgh 
Magazine  pouvaient  se  figurer,  d'après  la  traduction  qui  y  parut 
en  1787,  un  jeune  homme  aux  longs  cheveux,  coiffé  d'un  petit 
chapeau,  d'une  démarche  indolente  et  d'une  mise  gracieuse- 
ment négligée.  C'était  suffisant  pour  choquer  les  conserva- 
teurs. W Antijacohin  Review  l'accuse  en  1799  de  «  dépraver  les 
esprits  de  ses  compatriotes  » . 

Les  pseudo-révélations  des  derniers  traducteurs  —  à  les  en 
croire,  amis  de  Gœthe  —  piquent  la  curiosité  hostile  de  la 
bonne  presse.  Elle  interprète  toujours  Gœthe  en  fonction  de 
Werther  et  voit  surtout  en  lui  un  homme  sans  principe  ni  me- 
sure; les  quelques  bruits  qu'on  colporte  sur  sa  vie  privée  la 
confirment  à  sa  grande  satisfaction  dans  son  opinion  défavo- 
rable. U Antijacobin  Revieic  avait  déclaré  en  1799  :  «  A  Weimar, 


iS  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

vit  un  frère  de  Werther^  un  homme  très  avancé  en  âge,  mais 
plus  encore  en  débauche,  cuirassé  sans  doute  contre  la  vie 
future  par  la  doctrine  commode  de  Furchte  (Fichte?).  >  Un 
critique  de  la  même  revue  affirme  en  1800  :  «  L'auteur  de 
Werther  est  ouvertement  un  homme  de  plaisir  et  il  ne  pos- 
sède pas  la  moindre  parcelle  de  moralité.  Il  entretient  publi- 
quement une  maîtresse  qui  —  un  ami  qui  l'a  vue  souvent  me 
l'assure  —  est  également  dépourvue  de  beauté,  de  délicatesse 
et  de  fidélité.  »  Et  le  brave  homme  de  s'apitoyer  sur  le  petit 
garçon  de  Goethe  qui,  élevé  dans  de  tels  exemples,  ne  pourra 
qu'être  dévoyé  ou  malheureux!  H.  C.  Robinson  est  le  premier 
Anglais  qui  reçoit  sur  Werther  une  véritable  explication  biogra- 
phique. Lorsqu'il  fait  visite  en  1802  à  la  mère  de  Gœthe,  celle- 
ci  mentionne  l'épisode  de  Jérusalem.  Encore  le  détail  n'en  est-il 
pas  tout  à  fait  rigoureux,  puisque  Jérusalem,  d'après  Frau  Rat, 
se  serait  tué  «  pour  avoir  reçu  un  affront  en  public  >.  C'est 
seulement  en  1817  que  paraîtra  l'étude  du  major  Bell  :  Lettres 
de  Wetzlar  exposant  les  détails  complets  sur  lesquels  sont  fondées 
les  Tristesses  de  Werther.  Mais,  chose  curieuse,  ces  révéla- 
tions qui  sembleraient  destinées  à  consolider  la  légende,  mar- 
quent la  fin  de  sa  vogue  en  Angleterre.  Sans  doute,  quelques 
Anglais  sentimentaux  demanderont  à  voir  Charlotte  (1)  ou  s'ar- 
rêteront, longtemps  après,  dans  un  jardin  de  Garbenheim  et 
feront  des  libations  à  l'antique  sur  le  prétendu' tombeau  de 

(4)  Voici,  à  ce  sujet,  un  curieux  aveu  de  Kestner,  retrouvé  par  M.  Bal- 
densperger  :  Gœthe  Jahrbuch,  XXXIV,  211. 

«  Jusqu'à  vinfjft  ans,  nous  dit  M.  Kestner,  mes  parents  m'avaient  inter- 
dit la  lecture  de  Werther.  J'habitais  avec  eux  [jn  jour,  de  la  fenêtre  du 
parloir,  je  vis  arriver  des  Anglais  qui  sonnèrent  à  la  porte  et  me  dirent 
(|u'ils  étaient  partis  de  leur  pays  pour  voir  la  Charlotte  de  Gœthe  qui 
habitait  dans  cette  maison.  Je  jurai,  mes  grands  dieux  que  je  ne  la  con- 
naissais pas.  Je  leur  assurai  qu'ils  se  trompaient.  Puis  il  me  vint  un  soup- 
çon, parce  que  le  portrait  qu'on  me  faisait  ressemblait  à  ma  mère  et  que 
je  savais  combien  Gœtlie  nous  aimait  tous.  Je  fus  à  ma  mère  qui  était 
dans  le  jaidin  et  je  lui  dis  ce  dont  il  s'agissait.  Elle  sourit  et  me  dit  : 
«  Eh  bien  !  lu  feras  entrer  dans  ta  chambre  ces  étrang»  rs  qui  viennent  exprès 
«  de  si  loin  et  tu  leur  diras  qu'ils  peuvent  me  regarder  par  la  fenêtre  pen- 
«  dantqiie  je  me  promène.  »Cc  lut  seulement  alors  qu'elle  m'avoua  quelle 
était  Charlotte.  J  embrassai  ma  mère  et  je  fis  grand  plaisir  aux  quatre 
Anglais  en  leur  disant  qu'ils  pourraient  la  voir  et  quand  ils  l'eurent 
regardée  se  promener  dans  notre  jardin,  ils  me  dirent  :  ■  Nous  allons 
«  retourner  en  Angleterre.  »  (Comte  Joseph  d'EsTouRNKL,  Souvenirs  de 
France  et  d'Italie,  Paris  1848,  p.  49!l.) 


LE   SUCCÈS    DE    «   WERTHER   »  19 

Werther,  mais  déjà,  l'anne'e  suivante,  en  1818,  une  parodie  de 
€ovent-Garden  raillera  pour  la  dernière  fois  le  héros  de  Goethe. 
La  satire,  d'ailleurs,  sera  à  peine  sentie,  Manfred  et  Childe- 
Harold  auront  remplacé  Werther  et  il  faudra  tout  l'humour  de 
Thackeray  pour  lui  rendre  plus  tard,  dans  sa  Ballade  comique, 
«ne  brève  et  ridicule  existence. 


CHAPITRE  II 

LA    REACTION    MORALISANTE    ET    LES    PREMIERS    DRAMES 
DE    GOETHE    (1790-1800) 


La  concurrence  de  Kotzebue  et  l'hostilité  conservatrice.  Le  libéralisme 
intellectuel  et  les  prédilections  classiques  de  William  Taylor.  La  confé- 
férence  de  Mackenzie  sur  le  théâtre  allemand.  —  L'opposition  à  Stella 
(Parodie  de  VAntijacobin).  —  La  résistance  classique  et  nioralisanle 
à   Gœtz  de  Berlichingen. 

«  There  are  the  usual  ingrédients  of 
imprisonments,  post-houses  and  horns, 
and  ajjpeals  to  angels  and  devils...  >  (Pré- 
face de  la  parodie  :  The  Rovers.  Antija- 
cobin, 4  juin  1798.) 


Les  premiers  drames  de  Goethe  neurent  aucun  succès  en 
Angleterre.  Gœtz  de  Berlichingen^  l'œuvre  qui  est  à  l'origine 
même  du  Sturm  und  Drang,  ne  parut  en  Angleterre  qu'à  la  suite 
des  pièces  les  plus  méprisables  du  théâtre  allemand.  Si  Gœtz 
avait  été  traduit  dix  ans  plus  tôt,  il  aurait  eu  certainement 
autant  de  faveur  que  les  Brigands  de  Schiller.  Mais,  en  1799  et 
en  1800,  le  public  était  déjà  lassé  de  ces  histoires  de  chevaliers 
teutons,  de  brigands  et  de  fantômes  qui  avaient  inondé  la 
librairie  et  le  théâtre.  Il  en  est  de  même  des  mélodrames  de 
Kotzebue  :  Stella  et  Clavigo  n'ont  pu  ni  les  devancer,  ni  les 
évincer.  Le  critique  William  Taylor  avait  imposé  Kotzebue. 
Southey,  qui  l'écoutait  en  matière  de  littérature  allemande, 
I n'écrivait-il  pas  à  son  ami  W^nn,  le  5  avril  1799  :  «  Kotzebue 
est  un  génie  inégalé  et  inégalable.  »  Pendant  son  exil  à  Lon- 
dres, Chateaubriand  fut  scandalisé  de  voir  «  les  drames  de 
Kotzebue  profaner  la  scène  de  Shakespeare  ». 

Les  pièces  de  Goethe  passèrent,  pour  ainsi  dire,  le  détroit  en 
contrebande,  à  la  faveur  d'une  vogue  qui  s'adressait  à  d'autres. 


LA   REACTION   MORALISANTE  21 

Elles  furent  étouffées  sous  la  masse  des  importations  médiocres. 
D'autre  part,  là  où  elles  réussirent  à  percer,  elles  se  heurtèrent 
tout  de  suite  à  l'hostilité  de  la  critique  conservatrice  qui, 
depuis  Werthei\.  n'avait  pas  désarmé. 

Les  drames  de  Gœthe  eurent  donc  peu  de  chances,  au  seuil 
du  dix-neuvième  siècle,  de  forcer  la  résistance  anglaise. 

* 
*   * 

William  Taylor,  de  Norwich,  publia  son  excellente  version 
d'Iphigénie  en  1793.  C/ar/^o  et  iS^^/Za  parurent  en  anglais  en  1798. 
Walter  Scott  et  Rose  d'Aguilar  traduisirent  Gœtz  de  Berlichingen 
en  1799. 

William  Taylor,  le  premier  défenseur  compétent  de  la  littéra- 
ture allemande  en  Angleterre,  était  allé  en  Allemagne  en  1781. 
Un  ami  lui  avait  donné  des  lettres  d'introduction  pour  l'histo- 
rien Schweitzer,  Angelica  Kauffmann  et  Gœthe,  mais  il  n'osa, 
au  dernier  moment,  affronter  le  «  Geheimer-Rat  ». 

Néanmoins,^  il  se  mit  à  étudier  ses  œuvres  et,  en  1791,  il  tra- 
duisit Iphigénie  dont  il  admirait  la  beauté  noble  et  classique. 
L'Angleterre  d'alors,  qui  appréciait  surtout  le  roman  fantas- 
tique d'Anne  Radcliffe  et  que  Matthew  Gregory  Lewis  allait 
faire  délicieusement  trérair  en  lui  racontant  la  terrifiante  des- 
tinée du  Moine,  ne  prêta  aucune  attention  à  l'harmonieuse  voix 
de  la  prêtresse  de  Tauride. 

La  traduction  de  Taylor  fut  réimprimée  à  Berhn  en  1794, 
mais  passa  inaperçue  à  Londres.  Dans  la  suite,  peut-être  aigri 
contre  Gœthe  à  qui  il  avait  envoyé  un  exemplaire  de  sa  pro- 
duction et  qui  omit  de  le  remercier,  en  tout  cas  hostile  aux 
extravagances  du  Sturm  und  Drang,  Taylor  ne  fut  pas  toujours 
juste  pour  l'auteur  de  Gœtz  et  de  Faust.  Il  a  certes  mérité, 
plus  qu'aucun  autre  à  cette  époque,  de  la  littérature  allemande, 
mais  en  fait  il  n'a  pas  beaucoup  servi  la  cause  de  Gœthe  en 
Angleterre.  Il  ne  goûtait  guère  en  lui  que  le  poète  classique,  et 
il  n'arriva  même  pas  à  faire  partager  ce  goût  à  ses  contempo- 
rains. 

Il  se  rendait  bien  compte,  comme  en  témoigne  plus  tard  une 


22  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

de  ses  lettres  à  Henri  Grabb  Robinson,  que  le  public  anglais 
n'était  pas  en  état  d'apprécier  les  délicates  analyses  d'Iphigénie 
et  du  «  Tasse  »,  qu'il  était  trop  préoccupé,  dans  ses  lectures, 
de  l'utilité,  de  l'orthodoxie,  de  la  moralité,  de  la  mode.  «  Nous 
n'avons  pas  de  tolérance  morale  pour  les  fantaisies  du 
génie,  pas  de  tolérance  intellectuelle  pour  les  audaces  de  la 
philosophie.  >  Et  si,  d'autre  part,  son  libéralisme  accueil- 
lait les  revendications  révolutionnaires  des  Brigands  et  les 
hardiesses  morales  de  Stel/a,  son  souci  de  la  forme  condamnait 
le  réalisme  de  Gœtz  de  Berlichingen  et  de  Faust.  Tandis  que  la 
critique  de  son  temps  résistait  à  Gœthe  au  nom  de  la  religion 
et  de  la  morale,  Taylor,  l'ami  de  la  Révolution,  faisait  des 
réserves  au  nom  du  classicisme.  Ses  articles  de  la  Monthlif 
Revieic{\190-\S00)  et  du  Monthhj  Magazine  {k  partir  de  1809), 
articles  qu'il  réimprima,  modifiés,  dans  son  grand  ouvrage  : 
Aperçu  historique  de  la  poésie  allemande  (^1830),  ne  prêtèrent  pas 
à  Gœthe  l'appui  qu'on  aurait  été  en  droit  d'attendre  d'eux.  Il 
i  préféra  longtemps  Wieland  dont  il  traduisit  en  1795  les  Dia- 
l  lègues  des  dieux  et  surtout  Kotzebue  qui,  au  dire  de  Robinson, 
'     lui  paraissait  vers  1800  «  le  plus  grand  de  tous  > . 

Le  21  avril  1788,  Henry  Mackenzie  avait  prononcé  devant  la 
Société  Royale  d'Edimbourg  un  discours  qui  fit  sensation  : 
Compte  rendu  du  théâtre  allemand.  Il  était,  plus  encore  que 
Taylor  à  Norwich,  le  centre  d'un  petit  cénacle  littéraire,  et  ses 
paroles  avaient  impressionné  l'étudiant  Walter  Scott.  Ici  aussi 
les  Français  furent  les  intermédiaires.  En  s'appuj^ant  sur  les 
éditions  du  Théâtre  allemand  [Friedel  et  Bonneville,  Junker  et 
Liébault]  (1),  Mackenzie  avait  surtout  parlé  de  Lessing,  de  Gel- 
lert  et  de  Weisse,  un  peu  des  drames  de  Gœthe  et  assez  lon- 
guement des  Brigands  de  Schiller.  Gœtz  de  Berlichingen  l'avait 
frappé  par  ses  libertés  scéniques  toutes  shakespeariennes  et 
sa  peinture  historique  :  «  Les  manières  simples,  la  fidélité,  la 
valeur,  la  générosité  du  chevalier  allemand  sont  dépeintes  en 

(1)  Nouveau  Théâtre  allemand  ou  Recueil  de^  lueilleureii  pièces  dramatiques, 
tant  anciennes  que  modernes,  qui  ont  paru  en  langue-  alleviande,  1782  et  1785. 
Cf.  F.  Baldenspbrger,  Bibliographie  de  Gœthe  en  France,  p    6o 


LA  RÉACTION   MORALISANTE  23 

une  série  de  scènes  naturelles  et  variées.  »  Et  c'est  précisément 
cette  qualité  nationale,  avait  dit  Mackenzie  devant  le  jeune 
Walter  Scott,  qui  devait  expliquer  la  popularité  du  drame  en 
Allemagne.  L'orateur  n'avait  guère  apprécié  Clavigo,  à  part  le 
dernier  acte  vraiment  très  pathétique.  Quant  à  son  opinion  sur 
Stella,  elle  nous  fait  déjà  pressentir  les  attaques  postérieures  de 
la  critique  moins  éclairée.  Le  drame,  avait-il  remarqué,  se  si- 
gnale par  l'enthousiasme  et  la  sensibilité  rafûnée  que  l'auteur  a 
déployées  dans  les  Tristesses  du  jeune  Werther.  Mais  par  ses  con- 
clusions immorales,  il  est  tout  aussi  répréhensible  que  le  roman. 
Le  héros  ne  doit-il  pas,  à  la  fm,  vivre  avec  deux  femmes  qui 
ont  également  droit  à  sa  tendresse? 

Les  trois  drames  de  Goethe,  que  Mackenzie  avait,  en  passant, 
signalés  au  public  écossais  et  que  le  Speculator  avait  favorable- 
ment appréciés  en  1790,  ne  furent  traduits  que  huit  ans  après. 
Ils  passèrent  presque  inaperçus  dans  le  pèle-mèle  des  pièces 
allemandes  qui  vinrent,  à  la  veille  du  nouveau  siècle,  encom- 
brer la  scène  et  la  librairie  londoniennes.  Après  les  Brigands  et 
Émilia  Galotti,  Cabale  et  Amour  fut  traduit  en  1795,  Fiesco  en 
1796,  Don  Carlos^  Stella,  Claviyo  en  1798,  Gœtz  de  Berlichingen 
en  1799  et  les  nombreuses  pièces  deKotzebueen  1798  et  1799(1). 
A  l'importation  de  l'Allemagne  s'ajouta  bientôt  la  fabrication 
nationale.  Le  pathétique  à  bon  marché,  le  romantisme  de  paco- 
tille de  la  littérature  dramatique  soulevaient  les  objections  de  la 
critique. 

Celle-ci  confondait  dans  un  même  mépris  toutes  les  produc- 
tions allemandes  et  elle  était  heureuse,  lorsqu'il  s'agissait  en 
outre  de  Goethe,  d'ajouter  à  ses  ironies  des  griefs  religieux  ou 
moraux.  Ainsi  Gœtz  de  Berlichingen,  Clavigo  et  Stella,  les  seules 
œuvres  de  Goethe  qui,  avec  Hermann  et  Dorothée,  parurent  en 

(1)  Traductions  de  Kotzobue,  par  Benjamin  Thompson  [Adélaïde  of 
Wiilfhigen,  1798;  Ildeqerte,  Queen  of  Noncay,  4798;  The  Stranger  (Mens- 
chenliass  und  Reue):  The  happa  famihj  {Die  silberne  Hochzeit).  1799;  Deaf 
and  dumb  (f)er  Tauhstuninie).  ISul],  Tiadiiclions  par  Mrs  Inchbald  (Lovn's 
u'oics^  The  Wixe  man  of  the  Easl)  :  par  Mrs  Plumplree  (TheNnlurnt  son; 
The  Count  of  Burgondy;  The  Force  of  calumny;  Lapeyron<e:  The  Spaniards 
in  Peru:  The  Virgin  of  the  snn,  i79'J). 


24  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

Angleterre,  entre  1795  et  1820,  restèrent  enfouies  pour  le  grand 
public  sous  le  flot  des  mélodrames.  Benjamin  Thompson,  le 
traducteur  de  Stella,  publia  en  1801  une  édition  du  Théâtre  alle- 
mand, qui  comptait  une  quinzaine  de  pièces  de  Kotzebue,  deux 
pièces  de  Schiller  et  une  de  Lessing.  Et  dans  les  revues  où  elles 
attirèrent  l'attention.  les  œuvres  dramatiques  de  Goethe  furent 
attaquées  au  nom  de  la  morale  ou  critiquées  au  nom  du  bon 
goût. 

Pourtant  les  traducteurs  prirent  leurs  précautions.  Fidèles  à 
la  tactique  de  leurs  dev^anciers  werthériens,  ils  voulurent  piquer 
la  curiosité  du  lecteur  en  donnant  à  Clavigo  et  à  Stella  l'estam- 
pille de  l'av  enture  authentique,  t  Founded  on  fact.  »  Le  savant 
Oxonien  qui  traduisit  Clacirp  exhorte  dans  sa  préface  «  les 
amateurs  de  tendresse  et  de  nature  »  à  lire  ce  drame  pathé- 
tique, régulier  comme  une  pièce  française,  fidèle  aux  règles 
d'Aristote  et  en  même  temps  sublime  et  fort  comme  le  théâtre 
allemand.  Drame  moral,  ajoute-t-il,  «  puisqu'il  nous  avertit  de 
ne  pas  nous  laisser  détourner  du  droit  sentier  de  l'honneur, 
même  par  la  voie  persuasive  de  la  plus  réelle  amitié  » . 

Le  traducteur  de  Stella,  Benjamin  Thompson,  déclare  le  drame 
fondé  comme  Werther  «  sur  un  récent  événement  ».  Ce  qui  non 
seulement  augmente  lintérêt,  mais  encore  justifie  l'auteur  :  il 
n'aurait,  certes,  pas  inventé,  pour  le  simple  plaisir  d'écrire,  une 
histoire  d'une  moralité  aussi  douteuse.  En  efl'et,  au  lieu  de  finir 
par  le  double  suicide  de  Fernando  et  de  Stella,  la  pièce  se  termine 
par  l'optimiste  «  mariage  à  trois  ».  En  vrai  gentleman,  le  tra- 
ducteur a  le  souci  excessif  de  l'étiquette  et  du  bon  ton;  il  laisse 
de  côté  l'entretien  de  Lucie  et  du  postillon  qui  n'est  pas  «  digne 
d'une  lady  »  et  il  transforme  les  vulgaires  «  Eierkuchen  »,  les 
«  abgesottene  KartofTeln  »  en  un  respectable  «  homely  meal  ». 

William  Taylor  fut  favorable  aux  deux  drames.  Dans  la  Mon- 
thhj  Jieview  de  1798,  il  jugea  que  Clavi(/o  était  «  digne  de  l'Eu- 
ripide allemand  »,  mais  il  ne  dégagea  pas,  comme  on  aurait  pu 
l'attendre,  la  tendance  individualiste  de  ce  drame  d'opposition. 
De  nombreuses  scènes  de  Stella  lui  parurent  «  émouvantes  », 
«  exemptes  de  criailleries  »  et  il  se  contenta  d'admettre  que  la 
conclusion  serait  plus  applaudie  sur  le  continent  qu'en  Angle- 


LA    RÉACTION    MORALISANTE  25 

terre.  Il  reproduira  plus  tard,  dans  son  Aperçu  kiatoriqnp,  son 
analyse  de  la  première  version  de  Stella,  et  Carlyle,  ignorant  le 
dénouement  primitif,  niera  que  la  pièce  «  se  termine  tranquil- 
lement en  bigamie  (à  la  satisfaction  de  U.  Taylor.  j  »  En  revanche 
le  Monthly  Mirror  s'indigna.  Tout  en  reconnaissant  le  langage 
poétique  et  le  charme  de  l'œuvre,  il  protesta  avec  véhémence 
contre  l'immoralité  allemande  qui  sacrifie  tout  à  la  passion. 
«  Nous  ignorons  quel  effet  cette  pièce  peut  produire  sur  une 
scène  allemande,  mais  pour  nous,  intrigues,  caractères  et  sen- 
timents sont  de  la  plus  immorale  et  monstrueuse  nature  qu'il 
soit  possible  de  concevoir.  »  Et  le  critique  se  demande  avec 
•ironie  pourquoi  ces  héros,  si  facilement  ralliés  à  l'accommo- 
dante solution,  ne  termineraient  pas  le  tout  par  une  danse? 

Au  fond,  Stella  suscite  les  mêmes  attaques  que  Werther.  C'est 
^ussi  un  sentimental  conflit  intérieur,  une  tragédie  domestique. 
Sur  toute  la  pièce  flotte  une  mélancolie  werthérienne.  L'amour 
des  deux  femmes,  comme  celui  de  Charlotte,  est  douloureux  et 
•résigné.  Le  style  et  le  décor,  l'ermitage  dans  le  jardin  et  le 
•début  du  cinquième  acte,  cette  invocation  à  la  nuit,  à  la  lune 
sacrée  et  au  tombeau,  si  empreinte  de  poésie  nostalgique  et  de 
•romantique  ferveur,  rappellent  irrésistiblement  Werther.  Le 
danger  est  le  même,  bien  que  les  conclusions  soient  différentes. 
Lorsque  Fernando  rencontre  chez  sa  maîtresse  Stella  sa  femme 
abandonnée,  il  veut  d'abord  se  suicider  :  solution  qu'aurait 
peut-être  acceptée,  connue  un  inévitable  pis-aller,  la  critique 
anglaise.  Mais  lorsque,  abandonnant  son  projet,  il  consent  à 
vivre,  pour  filer  avec  toutes  les  deux  des  jours  variés  et  satis- 
faits, les  honnêtes  gens  protestent  contre  tant  d'impudeur.  Deux 
femmes!  c'est  trop  pour  la  coutume,  surtout  en  Angleterre. 

La  réaction  conservatrice  était  plus  forte  que  jamais.  «  Le 
respect  de  toutes  les  polices  divines  et  humaines,  les  révérences 
obligées  au  seul  nom  de  Pitt,  du  roi,  de  l'Église  et  du  Dieu 
biblique,  l'attitude  du  gentleman  en  cravate  blanche,  officiel, 
inflexible,  implacable,  voilà,  dit  Taine,  les  mœurs  qu'on  trou- 
vait alors  au  delà  de  la  Manche...;  l'Angleterre  se  tenait  roide, 
désagréablement  lacée  dans  son  corset  de  bienséances.  »  La  cri- 
tique de  Stella  s'imposait. 


26  GOETHE   EN   ANGLETERRE 


* 


Ce  furent  les  conservateurs  de  la  politique  qui  fournirent 
cette  arme  aux  conservateurs  des  bonnes  mœurs.  Les  ennemis 
de  la  Révolution  et  du  Sturm  und  Drang  attaquèrent  à  la  fois  la 
sentimentalité   allemande   et   le  républicanisme   français.    Les 
patriotes  anglais,  secoués  par  la  guerre  et  la  terreur  de  l'inva- 
sion, s'étaient  groupés  en  1797  autour  du  parti  tory.  Celui-ci 
mit  tout  en  œuvre  pour  triompher,  enrôla  la  littérature  à  son 
service  et  fonda  une  mordante  revue  de  combat  :  V Antijacobin. 
Elle  avait  pour  mission  de  protéger  les  institutions  existantes 
contre  les  nouveautés  dangereuses,  athéisme  républicain  et  in- 
dividualisme sentimental.  Les  drames  du  Sturm  und  Drang  et 
Stella  furent  l'objet  de   ses  attaques.  Trois  amis  de  Pitt  pu- 
blièrent dans  VAntijacobin  une  comédie  satirique  :   The  Rovers 
or  the  double  entertainment .  C'étaient  Hookham  Frère,  Canning, 
alors  sous-secrétaire  d'État:  et  son  alter  ego,  le  très  littéraire 
député  George  EUis  qui  devint  l'ami  de  Walter  Scott  et  le  sou- 
tien de  la  Quarterly  Review.  Canning,  qui  avait  déjà  raillé  dans 
le  même  recueil  les  poésies  humanitaires  de  Southey,  dirigea 
maintenant  ses  attaques  contre  l'enthousiasme  werthérien  et  les 
principes  de  89.  Cette  parodie  que  donnèrent,  en  juin  1798, 
deux  des  derniers  numéros  de  VAntijacobin,  est  précédée  d'une 
préface  où  s'explique  le  correspondant  supposé.  Pensant  que  le 
théâtre  allemand  reflète  admirablement  les  idées  révolution- 
naires, un  certain  M.  Higgins,  à  l'instar  de  Térence  qui  combi- 
nait souvent  deux  histoires  de  Ménandre,  a  composé  sa  pièce 
«  d'après  deux  des  drames  les  plus  populaires   ».  The  Rovers 
nous  disent,  nous  le  savons  dès  le  prologue  : 

«  How  prime  ministers  are  shocking  things 
And  reigning  dukes  as  bad  as  tyrant  kings... 
How  two  darasels  with  one  lover  live.  » 

«  Comment  des  premiers  ministres  sont  êtres  répugnants, 
Comment  les  ducs  régnants  ne  valent  pas  mieux  que  les  rois  tyranni- 
Comment  deux  demoiselles  s'accommodent  d'un  seul  amant.  »     [ques. 


LA   RÉACTION   MORALISANTE  27 

Ils  visent  surtout  Cabale  et  Amour  et  Stella,  mais  le  second 
acte  s'inspire  aussi  du  Comte  Benjowsky  (1).  La  satire  destinée  à 
Goethe,  dans  V Antijacobin,  est  d'ailleurs  très  nette,  elle  est  tout 
entière,  ou  à  peu  près,  dans  les  deux  premières  scènes,  œuvre 
de  Hookham  Frère. 

Le  décor  du  premier  acte  f'eprésente,  comme  dans  Stella^  une 
auberge  de  gros  village  qui  se  gratifie  du  nom  d'hôtel  de  la 
Poste.  Nous  sommes  à  Weimar.  Le  parodiste  nous  décrit  minu- 
tieusement le  prosaïque  «  bar-room  »,  où  il  y  a,  sur  le  comp- 
toir, des  gelées,  des  confitures  et  un  reste  de  poulet  froid. 
Mathilde  (Cecilia)  descend  de  la  voiture  de  poste  et  demande 
aussitôt  à  dîner.  Impossible  avant  deux  heures.  Alors  la  senti- 
mentale Allemande  se  met  à  soupirer  «  avec  un  regard  qui 
exprime  sa  déception  »  et  s'abandonne  à  des  envolées  sur  son 
amour  perdu.  Hélas!  en  matière  culinaire  les  changements  sont 
possibles  et  même  recommandés  :  «  Le  bœuf  de  demain  succé- 
dera au  mouton  d'aujourd'hui,  comme  le  mouton  d'aujourd'hui 
a  succédé  au  veau  d'hier.  Mais  lorsqu'un  cœur  a  été  une  fois 
possédé  par  un  objet  aimé,  c'est  en  vain  que  nous  chercherions 
à  combler  le  vide  par  un  autre.  »  Le  cor  du  postillon  retentit. 
Une  autre  voyageuse,  Cecilia  (Stella)  entre  dans  l'auberge. 

Elle  se  répand  en  comparaisons  lyriques  sur  le  beau  temps 
présent  et  le  premier  amour.  Mathilde  ne  laisse  pas  échapper 
cette  occasion  de  vibrer  à  l'unisson  d'une  âme  sœur  et  invite 
l'étrangère  à  dîner.  Toutes  deux  s'exaltent  et  chantent  à  l'envi 
le  duo  des  amoureuses  délaissées.  Elles  s'embrassent,  se  jurent 
éternelle  amitié  (2)  et  se  déclarent  trop  émues  pour  goûter  au 
gigot,  garni  de  choucroute  et  de  compote  de  prunes.  Alors 
paraît  Casimir  (Fernando).  Comme  Werther,  il  porte  «  un  habit 
bleu  clair  avec  de  larges  boutons  de  métal  »  et  les  cheveux  liés 
à  la  catogan.  En  apprenant  que  Mathilde  est  là,  il  finvite  aussi 
à  dîner  et  embrasse  le  domestique  dans  un  transport  de  joie  et 
de  philanthropie.  Le  troisième  acte  n'est  pas  écrit.  Il  contient 

(1)  De  Kotzebue. 

(2)  M.vTHiLDE.  —  A  suddeu  thought  strikes  me.  Let  us  swear  an  eternal 
friendship. 

Cecilia.  —  Let  us  agrée  to  live  together. 


28  GŒTHE    EN   ANGLETERRE 

simplement,  disent  les  parodistes,  t  les  éclaircissements  et  l'ar- 
rangement final  entre  Casimir,  Mathilde  et  Cecilia  »  et  <  res- 
semble de  si  près  au  dernier  acte  de  Stella,  que  nous  renonçons 
à  le  mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  » .  Au  cours  du  qua- 
trième acte,  Casimir  rencontre  son  vieil  ami  Beefington.  Affligé 
de  ses  deux  épouses,  il  se  plaint  à  lui  de  son  t  esclavage 
domestique  »  et  il  lui  raconte  comment  il  fit  la  connaissance  de 
Mathilde,  dans  une  chaumière  de  paysans,  alors  qu'elle  distri- 
buait des  tartines  aux  enfants  pauvres.  «  Nous  pleurâmes,  nous 
nous  embrassâmes  et  nous  retournâmes  ensemble  à  la  maison  : 
elle  devint  la  mère  de  mon  Pantalowsky  (Travra,  love).  > 

Gomme  on  le  voit,  Werther  partage  encore  avec  Stella  la  satire 
de  V Antijacobin.  L'exaltation  des  héros  gœthéens  devient  aisé- 
ment ridicule  dans  une  atmosphère  aussi  prosaïque.  Le  détail 
vulgaire  ou  même  quotidien,  la  description  réaliste  de  la  cui- 
sine, les  préoccupations  matérielles  de  ces  rêveurs  qui  n'ou- 
blient pas  le  i  toasted  cheese  »,  tout  cela  forme  avec  leur  lyrisme 
un  contraste  outré  et  d'un  comique  facile.  Les  parodistes  attei- 
gnirent leur  but  et  les  puritains  leur  surent  gré  d'avoir  raillé 
cet  immoral  M.  de  Goethe  qui  avait  osé  donner  à  un  conflit 
domestique  une  solution  peu  rassurante  dans  son  inattendue 
souplesse. 

Walter  Scott  publia  Tannée  suivante,  à  Londres,  avec  une 
préface  historique  sur  la  chevalerie  allemande,  sa  traduction  de 
Gœtz  de  Berlichingen.  A  peu  près  en  même  temps,  paraissait  à 
Liverpool  celle  de  Miss  Rose  d'Aguilar.  La  première,  en  géné- 
ral d'une  belle  allure  épique,  omet  toutefois  quelques  passages 
qui  auraient  pu  blesser  la  pruderie  anglaise  ou  alarmer  les  pré- 
jugés conservateurs.  Elle  atténue  l'expression  passionnée  des 
amours  coupables  qui  lient  Franz  et  Adélaïde,  elle  supprime  les 
irrévérencieux  propos  du  bouffon  Liebetraut  sur  l'origine  du 
jeu  d'échecs,  iuventé  pour  distraire  un  roi  faible  d'esprit. 
L'autre  version,  plus  inexacte,  révèle  les  mêmes  scrupules  f-oli- 
tiques  et  contient  une  description  très  romantique  de  la  ruine 
où  se  réunit,  la  nuit,  le  Tribunal  secret.  Un  médiocre  roman, 


LA   RÉACTION   MORALISANTE  29 

Hermann  d'Unna,  traduit  de  l'allemand,  avait  déjà  révélé  à 
l'Angleterre  la  mystérieuse  procédure  de  la  Sainte-Vehme,  et  la 
bonne  demoiselle  s'en  est  inspirée  dans  ses  remarques  scéniques 
pour  augmenter  par  un  impressionnant  clair-obscur  l'horreur 
de  la  funèbre  séance. 

Ces  traductions  n'eurent  aucun  succès.  V Antijacobin  Review 
de  juillet  1799  trouve  très  osée  la  comparaison  déjà  établie 
entre  Goethe  et  Shakespeare  et  rapproche  la  sauvagerie  des 
paysans  «  des  outrages  des  régicides  français  et  des  insurgés 
irlandais  ».  William  Taylor  s'offusque,  dans  la  Monthhj  Review, 
de  la  fréquente  trivialité  qui  dépare  cette  œuvre  complexe,  et  il 
souhaite  au  théâtre  allemand  de  viser  à  la  simplicité  des  Grecs. 
Seul  l'éphémère  Germon  Muséum  reste  favorable  au  «  célèbre 
auteur  de  Gœtz  de  Rerlickingen  ».  La  pathétique  histoire  d'Alle- 
magne ne  parvient  pas  à  émouvoir  les  Anglais  et  la  belle  tra- 
duction de  Wallenstein  par  Coleridge,  en  1800,  ne  trouve  pas 
plus  d'écho  que  l'appel  de  Walter  Scott  en  faveur  de  Gœthe. 

On  réagit  en  Angleterre,  au  nom  de  la  morale,  contre  le 
drame  bourgeois  et  sentimental  ;  on  réagit,  au  nom  du  bon 
goût,  contre  le  drame  historique.  William  Preston,  versifica- 
teur irlandais  et  partisan  des  classiques,  attaque  violemment 
en  1802,  dans  une  revue  jusqu'alors  libérale,  VEdinburfjh 
Magazine^,  le  naturalisme  de  ce  théâtre  «  cannibale  »  où  régnent 
la  terreur  et  le  crime.  Il- reproche  à  Gœthe  «  le  style  senti- 
mental »,  «  la  rage  d'être  naturel  à  tout  prix  »  et  il  s'écrie  : 
«  Aristote  réclame  que  les  mœurs  de  la  tragédie  soient  ver- 
tueuses... Avec  quels  sentiments  Rousseau  aurait-il  lu  les  pièces 
de  Gœthe  et  de  Schiller?  »  Il  rend  Gœthe  responsable  de  toutes 
les  libertés  du  théâtre  allemand,  il  l'accuse  d'avoir  porté  grand 
préjudice  au  goût  national.  «  Gœthe  peut  être  appelé  le  père 
dramatique  de  Schiller  et  le  grand  patriarche  de  cette  école 
d'horreur  et  de  sauvagerie.  »  Preston  va  même  jusqu'à  s'effrayer 
des  desseins  de  la  Providence,  car  peut-être  ces  goûts  sangui- 
naires, répandus  par  la  Révolution  française,  sont-ils  avant- 
coureurs  de  «  quelque  étrange  convulsion  morale  et  poU- 
tique  »? 

Les  protestants  loyalistes  s'émeuvent,  en  effet,  d'une  pièce 


:iO  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

comme  Gœtz  de  Berlichingen  qui  évoque  la  farouche  beauté  de 
la  guerre  civile.  Qu'on  songe  à  l'état  de  l'Irlande  à  cette  époque! 
Les  Irlandais-Unis  organisent  militairement  quatre  provinces 
et  créent  un  Directoire  central  qui  demande  des  secours  à  la 
France.  L'insurrection  éclate  à  Dublin,  et  les  Anglais  flétrissent 
cette  révolte  de  l'Ile-sœur,  cette  alliance  des  catholiques  rebelles 
avec  les  jacobins.  Les  jeunes  gens  qui  propageaient  les  idées 
françaises  et  les  doctrines  de  Godwin  s'assagissent  rapidement. 
Goleridge  qui,  dans  ses  «  Sonnets  »  du  Morning  Chronicle,  avait 
attaqué  Pitt  et  chanté  La  Fayette,  Southey  qui  avait  écrit  avec  lui 
la  Chute  de  Robespierre  et  fait  de  Jeanne  d'Arc  une  républicaine, 
Wordsworth,  Campbell  et  leurs  amis  se  détacheront  vite  d'un 
mouvement  qui  aboutit,  en  France,  au  despotisme  militaire. 

De  leur  côté,  les  prudents  descendants  de  Pope  et  les  survi- 
vants du  classicisme  frémissent  aux  approches  d'une  roman- 
tique levée  de  boucliers.  A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  le 
moyen  âge  historique  et  légendaire  ressuscite.  Thomas  Percy 
avait  remis  en  vogue  la  ballade,  Robert  Burns  avait  ramené  la 
poésie  aux  sources  populaires.  Et  si  Matthew  Gregory  Lewis, 
pas  plus  qu'Anne  Radcliffe,  n'a  le  sens  exact  de  l'histoire  et  de 
la  couleur  locale,  en  revanche  il  commande  à  un  monde  extra- 
vagant et  fantastique  et  il  préside  à  sa  façon  à  la  formation  du 
romantisme  anglais. 

Il  apporte  aux  jeunes  écrivains  ce  quïl  tient  surtout  de 
Goethe  :  la  baguette  magique  qui  conjure  les  esprits,  et  la  bal- 
lade, la  clé  d'or  qui  ouvre  les  portes  du  mythe.  Qu'arrive  main- 
tenant Walter  Scott,  attiré  par  le  moyen  âge  historique  de 
Gœtz  de  Berlichingen^  qu'il  se  mette  à  l'étude  du  passé  avec  son 
infatigable  curiosité  et  sa  poétique  intuition,  et  le  romantisme 
tout  entier  surgira  dans  un  fracas  d'armures  et  de  hallebardes. 


CHAPITRE   III 

LES     THÈMES    HISTORIQUES    ET    LÉGENDAIRES 
DANS     LA    FORMATION    DU     ROMANTISME     (1800-1810) 


L'cveil  du  romantisme;  Monk  Lewis  et  Walter  Scott.  —  Les  ballades  de 
Goethe  et  les  traductions  de  Lewis.  Le  Roi  des  aulnes.  L'occultisme  du 
Faust  et  son  influence  sur  le  Moine.  —  La  ballade  fantastique  des  Taies 
of  Wonder  and  Ténor;  adaptations  de  Walter  Scott  et  de  Lewis.  — 
Gœtz  de  Berlichingen  et  son  influence  sur  le  poème  et  le  roman  historique 
de  Walter  Scott .  Le  drame  révolutionnaire  et  médiéval  :  Robert 
Southey,  T.  L.  Beddoes.  —  Hostilité  au  «  baron  »  Gœthe. 


«  Unsere  Ritter  und  Gespensterromane 
sind  ganz  auf  die  jelzige  Leselust  dcr 
Englânder  bcrechnet,  und  werden  be- 
gierig  ûbersetzt.  »  {Neuer  I  e.ïitscher 
Alerkur,  juin  1796,  lettre  de  Londres, 
28  avril  1796) 

AH  bail,  M.  P.  (1)  from  whose  infernal 
brain 

Thin-sheeted  phantoins  glide,  a  grisly 
train 

At  whose  command  grimtvomen  throng 
in  crowds 

And  kings  of  fire,  of  water  and  of 
clouds... 

With  small  grey  men,  ivild  yagers  and 
what  not 

To  crown  with  honour  thee  and  Walter 
Scott. 

(Byron,    Enqlish  bards  and  Scolch 
revieii'er.'!,  1809.) 


Jusqu'à  présent,  notre  enquête  nous  a  donné  surtout  le  bilan 
de  la  fortune  littéraire  de  Gœthe  en  Angleterre  à  la  fin  du 
dix-huitième  siècle.  Il  s'est  agi  des  interprétations  anglaises  de 
son  œuvre,  et  ce  travail  ne  fut  guère  qu'une  contribution  à  l'his- 
toire de  l'opinion  britannique.  Sans  doute  nous  avons  noté  une 
réelle  influence  de  Werther  sur  la  littérature  élégiaque,  mais  ce 

(4)  Monk  Lewis  était  membre  du  Parlement. 


32  GŒTHE    EN   ANGLETERRE 

n'est  pas  là  un  phénomène  original.  Werther  contribua  à  ali- 
menter la  sentimentalité  du  temps  et  donna  à  l'atmosphère  une 
coloration  particulière,  il  n'apporta  pas  un  thème  fécond  à  déve- 
lopper, il  ne  provoqua  pas  de  variations  littéraires  dignes  d'être 
retenues  par  la  postérité.  11  eut  une  énorme  vogue  et  c'est  tout. 
Par  contre,  les  drames  de  Goethe  se  heurtèrent  à  rindifîérence- 
et  à  l'hostilité  conservatrices.  Gœthe  de  Berlichingen  n'eut  aucun 
succès,  mais  il  allait  avoir  une  influence  très  nette.  11  nous  faut 
établir  ici,  pour  la  première  fois,  une  distinction  entre  l'opi- 
nion générale  et  la  pensée  individuelle,  entre  le  public  et  l'écri- 
vain. L'avènement  du  dix-neuvième  siècle  marque  pour  nous  un 
résultat  négatif  :  la  fin  d'une  vogue  sentimentale  et  la  protesta- 
tion morose  d'une  réaction,  mais  il  nous  apporte  des  promesses 
d'avenir.  Nous  assistons  au  spectacle  d'une  génération  qui 
s'éteint,  et  dans  la  génération  qui  se  lève,  nous  voyons  poindre 
une  jeune  pléiade.  Quel  que  soit  l'accueil  de  la  critique,  Gœthe 
trouvera  peut-être  un  asile  sous  le  toit  du  poète.  Plus  d'une 
fois,  il  nous  faudra  suivre  séparément  la  destinée  générale  de 
ses  œuvres  et  leurs  infiltrations  dans  la  littérature.  Elles  ont  eu 
souvent  le  plus  d'influence  quand  elles  ont  eu  le  moins  de  suc- 
cès. Faust  fera  frémir  Byron,  avant  même  d'être  connu  de  ses 
compatriotes,  et  aux  environs  de  1800  la  chevauchée  du  Roi 
des  aulnes,  le  cliquetis  d'armes  de  Girtz  de  Berlichingen  éveillent 
de  curieuses  résonances.  L'écho  de  la  sombre  galopade  et  les 
voix  lugubres  du  Tribunal  secret  se  prolongent  dans  les  rêveries 
de  Monk  Lewis  et  de  Walter  Scott.  C'est  une  compensation 
pour  Gœthe  et  il  est  intéressant,  à  propos  de  la  ballade  et  du 
drame  historique,  de  fixer  son  rôle  dans  la  genèse  du  roman- 
tisme. 

*   * 

Matthew  Gregory  Lewis  avait  étudié  à  Oxford.  Mais  là, 
comme  à  Westminster  School  auparavant,  il  s'était  surtout 
abandonné  à  d'obscures  songeries.  Il  se  souvenait  sans  doute 
de  son  enfance  dans  la  vieille  maison  de  campagne,  à 
Stanshead,  des  revenants  qui,  dit-on,  hantaient  l'aile  abandonnée 
des  bâtiments  et  du  volume  préféré  de  sa  mère,   le  livre  de 


LES    THÈMES    HISTORIQUES    ET    LÉGENDAIRES        33 

Glanville  sur  la  sorcellerie.  L'Allemagne  lui  était  apparue 
comme  un  pays  mystérieux  et  il  y  était  allé,  à  l'âge  de  dix-sept 
ans,  en  1792,  pour  en  apprendre  la  langue  gardienne  des  trésors 
littéraires.  Arrivé  à  Weimar,  il  prit  des  leçons,  travailla  et  tra- 
duisit des  poèmes  lyriques.  Il  en  réunit  ainsi  une  série  dont  il 
voulait  faire  hommage  à  sa  mère  et  il  soumit  ses  essais  aux 
auteurs  eux-m(^mes.  «  Mes  traductions,  écrit-il,  ont  été 
approuvées  par  eux  :  ce  qui  prouve  suffisamment  qu'elles  sont 
passables.  »  Il  s'agit  probablement  ici  du  Roi  des  aulnes  et  du 
Pécheur  de  Goethe,  et  de  la  ballade  danoise  traduite  par  Herder 
dans  ses  Voix  des  peuples  :  les  Filles  du  ro^  des  aulnes.  Lewis  resta 
six  mois  à  Weimar  et  fréquenta  la  haute  société.  Il  eut  Tocca- 
sion  de  rencontrer  Gœthe.  C'est  à  cette  époque  que  se  rattachent 
ses  traductions  :  The  Primrose,  Mai,  empruntées  aux  «  Lieder  » 
de  Gœthe  (1). 

Deux  ans  après,  Monk  Lewis  est  attaché  d'ambassade  à  la  Haye. 
Il  n'a  pas  encore  vingt  ans  et  il  écrit  en  quelques  semaines  fié- 
vreuses le  roman  qui  le  rend  brusquement  le  plus  célèbre  écri- 
vain d'Angleterre  :  le  Moine.  Et  là  encore,  il  se  souvient  des 
ballades  germaniques.  Dans  cette  histoire  extraordinaire, 
peuplée  de  spectres,  de  sorcières  et  d'esprits,  où  passent  le  fan- 
tôme de  la  Nonne  sanglante  de  Lindenberg  et  l'étrange  vieil- 
lard qu'on  croit  le  Juif  errant,  où  flambent  des  incendies  de 
couvents  espagnols  et  des  bûchers  d'Inquisition,  où  des  drames 
d'amour  macabre  se  jouent  parmi  les  tombeaux  ^lans  les 
cryptes  mystérieuses  de  Sainte-Claire,  il  y  a  place  pour  la  che- 
vauchée du  roi  des  aulnes.  Le  domestique  de  Las  Cisternas  se 
glisse  dans  le  monastère,  pour  découvrir  la  destinée  de  la 
malheureuse  Agnès  et  raconte  aux  crédules  Franciscaines  les 
légendes  danoises.  Il  leur  décrit  le  roi  des  aulnes  :  »  vieillard 
d'aspect  majestueux,  avec  une  couronne  d'or  et  une  longue 
barbe  blanche.  »  C'est  ainsi  du  moins  que  Lewis  avait,  un  peu 
inexactement,  traduit  à  Weimar  le  passage  de  la  ballade  de 
Gœlhe.  Il  publie  sa  version  le  Roi  des  aulnes  à  la  fin  du 
roman,  avec  le  poème  tiré  de  llerder.  Elle  est  encore  reproduite 

(1)  Ces  courtes  poésies  ne  parurent  qu'après  sa  mort  dans  sa  Vie  et  Cor^ 
respondance. 


34 


GOETHE   EN   ANGLETERRE 


en  1796  par  le  Monthly  Mirror  et  aura,  plus  tard,  sa  place  dans 
les  Taies  of  Wonder  and  Terror  (1801).  Il  est  intéressant  de  la 
comparer  avec  celle  de  Walter  Scott. 


THE   ERL-KING   (l) 

«  Who  is  it,  lliat  rides  through  the  forest  so  fast 

While  rughi  frowns  around  him.  while  bhrill  roars  the  blast? 

The  father  who  holJ  his  joung  son  in  his  arm, 

And  close  in  his  mantle  lias  wrapped  him  wanu. 

Whj  trembles  my  d.irling?  Why  shrinks  he  wrth  fear? 

—  Oh!  fnthtTÎ  my  father!  The  Erl-King  is  n^ar, 

The  Erl-King  wiih  his  crown  and  his  beard  long  and  white! 

—  Oh!  thine  ejes  are  deceived  bv  the  vapeurs  ot"  night. 

If  you  wili,  dear  babj,  with  me  go  awaj, 
I  wili  give  thee  Une  clolhes;  we  will  pla/  a  fine  plaj; 
Fine  flowers  are  growing,  white,  scarifL  and  blue 
On  the  baidis  of  jon  river,  and  are  for  you. 

—  Oh!  father!  my  falher!  And  does  Ihou  not  bear 
What  words  Ihe  Erl-King  whispers  low  in  my  ear? 

—  Now  hu>h  thee.  mv  darling,  thy  lerrops  appease  : 

Tho«  hears't'  midst  ihe  branches  when  murmurs  Ihe  breeze . 

If  you  wiH,  dear  baby,  with  me  go  away, 
Wy  daughters  shali  tend  you  so  fair  an  I  so  gay; 
My  daughter  in  purpie  and  gold  who  is  dre>t, 
Shall  nurse  you,  and  kiss  you,  and  sing  you  to  rest. 

—  Oh!  father!  my  falher!  and  does  thon  nntsee? 
The  Erl-King  anil  his  daujihter  are  wailing  for  m^'? 

—  Now  shaine  thee,  my  deare-^t!  fis  fe.tr  makes  Ihee  blind  : 
Thou  see'si  the  dark  wiilows  which  wave  in  the  wind. 

I  love  yoM  !  I  dote  on  that  face  so  divine  ! 

I  must,  and  wdl  hâve  you,  and  force  makes  you  mioe. 

—  iMy  father!  my  fallier!  Oh!  hdd  me  now  fist  ! 
He  pulls  me!  he  harts,  and  will  hâve  me  al  last. 


{{)  La  version  de  Waller  Scott  se  trouve  dans  les  éditions  ordinaires  de 
ses  Œuvres  pitf tiques.  Aussi  me  suis-je  iKuaé  à  reproduire  ici  celle  de 
M.  G.  Lewis,  moins  connue  et  moins  aisée  à  consulter. 


LES   THÈMES   HISTORIQUES   ET    LÉGEiNDAIRES        35 

The  father,  he  trembled!  he  doubled  his  speedî 

0'  er  hills  and  througli  Corests  he  spurr'd  his  black  steed; 

But  wh«ri  he  arrived  al  his  own  castle-door, 

Life  throbbed  in  the  sweet  baby's  bosom  no  more  !  » 

Plus  encore  que  les  poésies  lyriques,  Faust  mérite  de  retenir 
ici  notre  attention.  Lewis  a  lu  le  drame  de  Goethe  pendant  son 
séjour  en  Allemagne,  au  cours  de  l'hiver  1792-1793.  Il  écrit  le 
Moine  un   an  après  et  dès  le  premier  chapitre  surgissent  des 
figures  qui  nous  rappellent  Faust.  Entrons  dans  la  cathédrale 
de  Madrid  à  l'heure  du  prêche.  Cette  jeune  fille  à  Tair  modeste, 
dont  le  voile  est  baissé,  cette  innocente  Antonia  qui  rougit  aux 
questions  de  Uon  Lorenzo  et  qui  est  d'avance  une  sacrifiée,  une 
victime,  ne  nous  fait-elle  pas  songer  à  Marguerite  sortant  de 
féglise?  Mais  elle  est  accompagnée  de  Leonella,  et  Uon  Chris- 
toval  accapare  celte  autre  dame  Martha  pour  faciliter  l'entre- 
tien de  son  ami.  La  senora  Leonella  sait  donner,  comme  l'en- 
tremetteuse de  Faust,  des  conseils  de  galanterie.  Elle-même  ne 
se  croit  pas  sans  charmes,  connaît  la  vie  et  ce  qui  «  fait  la  diffé- 
rence entre  Thomme  et  la  femme  » .   Enfin  ne  s'imagine-t-elle 
pas  avoir  trouvé,  en  la  personne  de  ce  Don  Ghristoval  qui  lui 
fait  ironiquement  la  cour,  un  soupirant  pour  le  présent  et  un 
époux  pour  l'avenir?  Ceci  rappelle  évidemment  la  promenade 
sentimentale  de  Martha  et  de  Méphisto.  Plus  loin,  l'ensorcelante 
MaUlda,  le  mauvais  génie   du    moine    Ambrosio,    allume   en 
lui  les  feux  de  la  convoitise,  en  lui  montrant  dans  un  miroir 
magique    la    forme    nue    d'Antonia.    Sans    doute    la    jeune 
bourgeoise  prend  l'aspect  voluptueux  et  reposé  d'une  Vénus 
qui  descend  au  bain,  tandis  que  Marguerite  apparaît  à  Faust 
endormie.  Mais  cette  vision  de  Faust  sera  bientôt  réalité  pour 
Ambrosio.   Si  Méphisto  conduit  le  docteur  amoureux  dans  la 
chambre  vide  de  Marguerite,  la  sorcière  Matilda  fciit  pénétrer 
le  moine  dans  la  retraite  où  sommeille  Antonia,  énervée  par  la 
nuit  tiède.  Comme  dans  Faust,  la  mère  et  la  fille  sont  sacrifiées 
aux  désirs  du  séducteur.  Tandis  que  Marguerite  empoisonne  sa 
mère  par  mégarde,  en  lui  donnant  l'élixir  de  Méphisto,  le  moine, 
surpris  par  Elvira  dans  la  chambre  d'Antonia.  étouffe  sous  les 
oreillers  ce  témoin  inopportun.  Enfin   le  diable  apparaît  une 


36  GCETHE   EN   ANGLETERRE 

fois,  chez  Lewis  comme  chez  Gœthe,  pre'cédé  d'un  chœur  invi- 
sible et  enveloppé  d'ondes  mélodieuses.  Tel  Méphisto,  il  fait 
appel  au  chant  des  esprits  infernaux.  A  la  fm  du  roman,  il  y  a, 
entre  la  créature  et  le  Malin,  un  irrémédiable  contrat  signé 
avec  du  sang  sur  un  mystérieux  parchemin.  Ici  comme  dans  le 
premier  Faust,  la  puissance  diabolique  est  victorieuse.  C'est 
Lucifer  seul  qui  a  conduit  de  haut  une  pathétique  destinée  :  le 
moine  et  le  docteur  ont  été  ses  jouets.  C'est  lui  qui  a  mis  en 
présence  Valentin  et  Faust,  c'est  lui  aussi  qui  a  poussé  Elvira 
dans  la  chambre  de  sa  fille,  et  dans  les  deux  cas,  ce  fut  pour 
amener  un  nouveau  crime.  Dans  les  deux  œuvres,  Tamoureuse 
innocente  est  victime  et  le  coupable  est  damné  (1). 

■  \T  Celui  qu'on  appelle  bientôt  Monk  Lewis  s'est  ainsi  classé,  en 

1795,  le  plus  populaire  écrivain  de  l'Angleterre,  et  plus  d'un 
jeune  rêveur,  tourmenté  par  la  Muse,  envie  à  l'élégant  secré- 
taire d'ambassade  sa  rapide  réputation.  Walter  Scott,  alors  âgé 
de  vingt-quatre  ans,  fut  sans  doute  un  de  ceux-là.  Déjà 
Mackenzie  lui  avait  fait  entrevoir  les  romantiques  exploits  de 
Gœtz  de  BerUchingen  et  la  tragique  aventure  de  Beaumarchais. 
Le  romantisme  de  Gœthe  et  de  Schiller  l'attirait  :  un  cours  d'al- 
lemand, ouvert  à  Edimbourg  en  1792,  était  suivi  assidûment 
par  Scott,  William  Erskine  et  leurs  amis.  Si  Erskine  ne  prêtait 
pas  plus  que  Scott  une  grande  attention  aux  explications  gram- 
maticales du  brave  docteur  WilHch,  s'il  baillait  aux  lectures 
qu'on  faisait  de  Gessner,  il  sut  en  revanche  orienter  les  études 
germaniques  de  son  ami.  Walter  Scott  risquait  de  s'enthou- 
siasmer pour  les  extravagances  de  pensée  et  de  forme  qui  se 
donnaient  libre  cours  dans  les  mauvais  drames  du  Sturm  und 
Drang.  E^^kine  modéra  l'admiration  de  Scott  et  dirigea  ses  lec- 
tures. Nul  doute  qu'il  ne  l'ait  aidé  à  mi^ux  comprendre  Gœthe. 
Les  classes  d'allemand  reprirent  l'année  suivante  (1793-1794)  et 

(1)  Monk  Lewis  ne  connai-^sait  que  le  premier  Faust,  tel  qu'il  parut  en 
1790  :  Faillit,  ein  Fragment.  Il  a  subi  également,  à  un  très  haut  degré, 
l'influence  de  Musa'us,  de  Burgei*,  de  Kolzebue  et  de  Veit  Weber 


LES    THÈMES    HISTORIQUES   ET    LÉGENDAIRES        37 

c'est  alors  que  parurent,  dans  le  Moine,  les  ballades  du  Roi  des 
aulnes  et  du  Hoi  de  la  mer.  En  môme  temps,  Walter  Scott  se 
révéla  soudain,  et  pour  la  première  fois,  poète,  par  sa  traduc- 
tion de  Lénore.  Ses  études  allemandes,  poursuivies  en  1797, 
furent  approuvées  et  secondées  par  sa  cousine  Mrs  Hiigh  Scott 
de  Harden,  la  fille  du  comte  Briihl,  ancien  ambassadeur  saxon 
à  la  cour  de  Saint-James.  Il  fut  sans  doute  aidé  et  conseillé 
aussi  par  son  fidèle  ami  Skene  de  Rubislaw  qui  connaissait  très 
bien  l'allemand  et  avait  vécu  en  Saxe.  A  celte  époque,  il  traduisit 
trois  poèmes  de  Goethe  :  la  Complainte  de  la  femme  d'Asan  Aga 
(«  What  yonder  glimmers  so  white  on  the  mountain?  »),  le 
chant  du  pillard  dans  Claudine  de  Villabe/la  (Frederick  et  Alice)  et 
k  Roi  des  aulnes.  11  subit  surtout  lattrait  de  la  chevauchée 
romantique  que  d'autres  versions  de  Lénm^e  (1),  en  1796, 
venaient  de  rendre  populaire  et  qui  lui  rappelaient  aussi  la  tra- 
dition écossaise  de  Tarn  0'  Shanter,  ressuscitée  par  Burns. 
L'année  suivante,  Erskine  rencontra  Monk  Lewis  à  Londres 
et  lui  parla  de  son  ami.  Lewis,  qui  cherchait  des  collabora- 
teurs pour  ses  Taies  of  Wonder  and  Terror,  fut  frappé  par  le 
Roi  des  aulnes  de  Scott.  Il  entra  en  relations  avec  lui  et  c'est 
à  son  impulsion  que  nous  devons  le  Roi  du  feu  et  Frederick  et 
Alice. 

Gomme  son  devancier,  Walter  Scott  a  donné,  dans  son  Roi 
des  aulnes,  une  évocation  plus  précise,  plus  fantastique,  mais 
aussi  moins  naïve  que  celle  de  l'original,  Ghez  Gœthe,  la  sim- 
plicité concise  et  tragique,  la  vague  obscurité  de  la  notation 
augmentent  l'intensité  des  impressions  de  nature;  chez  Lewis 
et  chez  Scott  qui  lancent  la  chevauchée  «  à  travers  la  forêt  »  ou 
par  «  monts  et  par  vaux  »,  tandis  que  les  arbres  s'agitent  et 
dansent  avec  un  bruit  étrange,  dans  une  nuit  pluvieuse,  il  y  a 
plus  un  dessin  littéraire  qu'une  émotion  primitive.  Scott  se 
montre  en  général  plus  fidèle,  plus  peintre  et  plus  poète  que 
Lewis,  dont  le  poème  abonde  en  paraphrases;  par  contre,  Lewis 
connaissait  TAllemagne  et  pouvait  sourire  de  l'ignorance  géo- 

(1)  Mrs  Barbauld  avait  déjà  lu,  en  1794,  chez  Dugald  Stewart,  devant 
Walter  Scott,  qui  en  avait  été  très  frappé,  la  traduction  de  Lénore  par 
William  Taylor. 


1 


38  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

graphique  de  Scott  qui  place,  dans  une  note,  la  forêt  Noire  en 
Thuringe.  Le  finale  du  poète  écossais  est  simple  et  rapide  : 

«  Sore  trembled  the  father;  he  spurr'd  through  the  wild 
Claspin^to  his  bosom  his  shuddering  child; 
He  reaches  his  dweliing  in  doubt  and  in  dread, 
But  clasp'd  to  his  bosom,  the  infant  was  dead.  » 

La  modification  «  in  doubt  and  in  dread  »  introduit,  avant  le 
dénouement,  une  note  mystérieuse  et  redoutable  que  ne  ren- 
fermait pas  l'allemand  «  in  Mùh  und  Not  > . 

Frederick  et  Alice,  qui  est  une  longue  et  libre  imitation  de  la 
ballade  :  Der  untreue  Knahe,  reprend  encore  un  motif  de  che- 
vauchée. Walter  Scott  transforme  le  garnement  de  Goethe  en 
un  soldat  ambitieux  et  inconstant  : 

«  Jojing  in  his  prancing  steed 
Keen  to  prove  his  untried  blade, 
Hope's  gaj  dreams  the  soldier  lead 
Over  mountain,  moor  and  glade  (1).  » 

La  coïncidence  exacte,  mathématique,  qui  le  fait  mourir  à  la 
même  minute  quel'abandonnée,  la  répétition  lugubre  des  heures 
accentuent  l'impression  d'une  pitoyable  fatalité  : 

«  Hark!  for  now  a  solemn  knell  (2) 
Four  times  on  the  still  night  broke 
Fourtimes,  at  its  deaden'd  swell 
Echoes  from  the  ruins  spoke.  » 

La  description  du  banquet  des  morts  est  beaucoup  plus  dé- 
taillée que  chez  Goethe.  Autre  finale  d'un  romantisme  lugubre 
qui,  tel  un  glas  de  danse  macabre,  met  en  mouvement  les  tré- 
passés I  Les  convives,  silencieux  dans  l'original,  ici  s'agitent  et 
parlent. 

(1)  Ravi  de  son  fringant  palefroi 

Brûlant  de  mettre  à  l'épreave  sa  lame,  neuve, 

Le  soldat  se  laisse  moner  par  les  rêves  joyeux  de  l'espoir 

A  travers  monts,  landes  et  vaux. 

(2)  Silence,  car  voici  qu'un  ^las  solenne 
Quatre  fois  interrompit  la  nuit  calme. 
Quatre  fois  sa  vibration  sourde 

Fit  jaillir  l'écho  du  fond  des  ruines. 


LES   THÈMES   HISTORIQUES   ET   LÉGENDAIRES        :i9 

a  Coffins  for  Ihe  Feats  extend  (i); 
AU  wilh  black  the  board  was  spread 
Girt  hy  parent,  brollier,  friend. 
Long  Silence  number'd  with  Ibe  dead! 

Alice,  in  her  grave-clolhes  bound  (2), 
Gbastly  snniling,  points  a  seat; 
AU  arose,  wilh  tbundering  sound; 
AU  the  expected  stranger  greet. 

Hgh  their  meagre  arnns  thej  wave  (3), 
Wild  their  notes  of  welcome  swell; 
a  Welcome,  iraitor,  to  the  grave! 
t  Perjured,  bid  the  light  farewell.  > 

Tout  ceci  dénote  assez  l'influence  de  Lewis  qui  relut  et  mo- 
difia le  poème  avant  de  le  publier  en  1801  dans  les  Taies  of 
Wo  rider. 

Il  y  ajouta  sa  libre  traduction  du  Pécheur  de  Gœthe.  Le  jeune 
homme,  que  londine  entraîne  pour  toujours  dans  les  profon- 
deurs du  fleuve,  lui  rappelle  peut-être  le  héros  de  la  vieille  bal- 
lade écossaise,  Clerk  Govil,  qui  tomba  dans  les  pièges  d'une 
perfide  fille  de  la  mer  (4).  En  tout  cas,  il  retrouve  dans  la 
poésie  gœlhéenne  l'éternelle  lutte  entre  la  nature  dévorante  et 
la  pauvre  humanité.  Comme  dans  le  Roi  des  aulnes,  comme  dans 
la  légende  danoise  le  Roi  de  l'eau  (The  Water-King)  qu'il  con- 
naissait aussi,  une  tragique  fatalité  s'enveloppe  d'apparences 
séduisantes,  et  dans  l'obscur  au  delà  des  brumes  ou  des  eaux 
disparaissent  les  victimes.  Le  tempérament  romanesque  de 
Lewis  aime  cette  atmosphère  à  la  fois  attirante  et  teirible;  il  se 

(1)  Les  cercueils  comme  sièges  s'offrent. 
Tout  de  noir  la  table  est  tendue. 
Parents  l'enfercleiit.  amis  et  frères. 
Parmi  les  morts  loDgtemps  comptés. 

(2)  Vêtue  de  son  linceul.  Alice 

Avec  un  sourire  lugubre  montre  un  siège, 
Tous  se  dressent,  rouiemtnt  de  tonnerre, 
Pour  saluer  l'étranger  attendu. 

(3)  Ils  agitent  haut  leurs  maigres  bras, 

Leur  rumeur  de  bienvenue  sVnfle  tumultueuse, 
«  Sois  le  bienvenu,  traître,  dans  la  tombe. 
Dis  adieu  au  jour,  parjure,  à  jamais  !  » 

(4)  Notes  de  Lewis  dans  le  Moine,  éd.  Gibbins  (1906),  III,  11. 


40  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

plonge  avec  de'lices  dans  les  abîmes  bleus  pour  y  suivre  un  roi 
de  la  mer  qui  emporte  au  galop  sa  fiance'e  vers  de  chime'riques 
palais,  ou  la  nymphe  qui,  de  ses  bras  voluptueux,  enlace  et 
entraîne  le  pêcheur  dans  la  mort  glacée. 

«  The  water  rushed,  the  water  swelled, 
The  fisherman  sat  riigh; 
With  wishful  glance  the  flood  beheld 
And  longed  the  wave  to  try. 

To  him  ehe  said,  to  him  she  sung 
The  river's  guileful  queen  : 
Half  in  he  fell,  half  in  he  spi-ung 
And  nevermore  was  seen.  » 

Quant  à  Walter  Scott,  il  a  été,  lui  aussi,  touché  par  la  bal- 
lade germanique  et  il  garde  le  souvenir  du  Roi  des  aulnes.  En 
1799,  il  fait  paraître  son  Roi  du  feu,  ses  traductions  de  Biirger 
et  de  Gœthe  dans  son  Apology  for  taies  of  terror,  publiée  à  douze 
exemplaires  par  James  Ballantyne  L'année  suivante,  il  enrôle 
au  service  de  Monk  Lewis  le  poète  écossais  John  Leyden,  et  ce 
nouveau  collaborateur  enrichit  le  thème  légendaire  d'une  nou- 
velle variation  :  le  Roi  des  elfes.  Plus  tard  encore,  dans  le  Lai  du 
dernier  ménestrel  (iSOA),  Scott  se  rappellera  la  troublante  mytho- 
logie du  Rhin  et  évoquera  au  cours  du  poème  «  l'esprit  du 
fleuve  »  et  «  l'esprit  de  la  montagne  >^ . 

* 
*  * 

Lauteur  d'Tvanhoë  raconta  un  jour  à  Allan  Cunningham 
l'émotion  qu'il  ressentit  lorsque  Monk  Lewis  l'invita,  pour  la 
première  fois,  à  dîner  avec  lui.  Cette  entrevue  eut  en  efl'et  son 
importance.  Non  seulement  Lewis  s'adjoignit  Scott  comme  col- 
laborateur, mais  il  l'encouragea  dans  sa  traduction  de  Gœtz  de 
Berlichinf/en  et  il  lui  trouva  un  éditeur.  U  se  chargea  du  manus- 
crit et  l'olTrit  au  libraire  Bell  pour  vingt-cinq  guinées.  Le  drame 
allemand  n'eut,  nous  l'avons  vu,  aucun  succès,  mais  s'il  n'at- 
tira à  son  traducteur  aucune  célébrité,  il  lui  révéla  sa  voie  :  le 
roman  historique.  Gœthe  éveilla  lenthousiasme  de  Walter  Scott 


LES   THÈMES    HISTORIQUES    ET    LÉGEiNDAIRES        41 

pour  le  moyen  âge.  Il  lui  montra,  le  premier,  comment  on 
pouvait  exploiter  cette  mine  de  trésors  cachés,  et  c'est  à  lui 
que  revient  ainsi  l'honneur  d'avoir,  indirectement,  provoqué 
le  mouvement  romantique  anglais.  Selon  le  mot  de  Carlyle, 
Gœtz  de  Berlichingen  est  une  semence  qui  tomba  dans  la  bonne 
terre,  et  cette  semence  est  devenue  un  grand  arbre  qui  a 
nourri  les  nations  de  ses  fruits. 

Walter  Scott  doit  à  Goethe  non  seulement  cette  orientation 
générale,  mais  encore  de  nombreux  «  motifs  t  qui  reviennent.  Il 
au  cours  de  sa  carrière,  attester  le  souvenir  vivace  de  (iœtz. 
Déjà  dans  son  drame  de  jeunesse  :  la  Maison  d'As-pen  (1800),  il 
décrit  la  vie  aventureuse  des  combats  et  l'existence  domestique 
des  chevaliers  allemands.  Le  baron  Roderic  d'Aspen,  «  le  vieux 
Roderic  à  la  main  de  fer  »,  doit  rester  dans  son  château,  par 
suite  d'une  chute  de  cheval,  et  se  laisser  soigner  par  les  femmes. 
Comme  Adélaïde,  son  épouse  Isabelle  est  condamnée  par  la 
Sainte-Vehme  pour  avoir  empoisonné  son  premier  mari.  Comme 
dans  Gœtz,  la  séance  du  Tribunal  secret  s'ouvre  par  la  procla- 
mation menaçante  du  président  :  «  Membres  de  l'invisible  Tri- 
bunal qui  jugez  en  secret  et  vengez  en  secret,  ainsi  que  la  Divi- 
nité, vos  cœurs  sont-ils  purs  de  toute  malice  et  vos  mains  pures 
de  sang?  Élevez  vos  voix  et  dites  avec  moi  :  «  Malheur, 
<  malheur  aux  criminels.  » 

Le  Lai  du  dernier  ménestrel  (1805)  accueille  çà  et  là  des  .ré- 
miniscences de  Gœtz.  Le  chevalier  Deloraine  ne  peut  prendre 
part  à  la  bataille,  et  force  lui  est  de  rester  inactif  à  cause 
de  ses  blessures.  A  la  tète  des  défenseurs  du  château  se  tient 
la  châtelaine,  une  figure  grave  et  noble  qui  rappelle  Elisabeth. 
Son  fils  ressemble  au  petit  Georges;  il  s'occupe  de  chevaux  et 
d'armures,  il  joue  avec  les  épées,  et  il  est  le  favori  des  vieux 
soudards  qui  lui  prédisent  la  gloire  des  armes.  Et  la  fille  de 
Deloraine  est,  ainsi  que  Maria,  éprise  de  l'ennemi;  elle  se 
déclare  prête,  telle  la  sœur  de  Gœtz,  à  tendre  la  main  à  l'assié- 
geant, pour  réconcilier  les  partis  et  inaugurer  une  ère  d'amitié. 

Plus  tard,  en  1808,  l'infidèle  Marmion  qui  se  meurt  à  Flodden, 
hanté  par  le  spectre  de  l'abandonnée,  rappelle  à  la  fois  Weis- 
lingen  et  Selbitz.  Il  délire,  soigné  par  Claire,  une  seconde  Maria, 


42  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

et  il  assiste  encore  au  triomphe  de  son  parti,  il  entend  monter,, 
comme  Selbitz,  sur  le  champ  de  bataille,  le  long  cri  de  victoire  : 

a  The  war,  that  for  a  space  did  fail 

Now  trebly  thundering  swell'd  the  gale,^ 

And  «  Stanley  »  was  the  crj; 

A  light  on  Mai'mion's  visage  spread 

And  fired  his  glazing  eye; 

With  dying  hand,  above  liis  head 

He  shnok  the  fragment  of  his  blade 

And  shouted  «  Victory!  » 

«  La  lutte,  un  instant  affaiblie. 

Décuplée,  maintenant  tonne,  enflée  par  la  brise,. 

Et  le  cri  était  «  Stanley  ». 

Une  lumière  se  répandit  sur  le  visage  de  Marmion 

Et  alluma  l'éclat  figé  de  ses  yeux; 

D'une  main  mourante,  par-dessus  sa  tête. 

Il  agita  le  tronçon  de  son  épée 

Et  cria  :  «  Victoire!  » 

Quant  à  l'assaut  du  château  du  Front-de-Bœuf,  dans  Ivanhoë 
(1820),  il  est  directement  inspire'  de  la  bataille,  au  troisième 
acte  de  Gœtz  de  Berlichingen.  Rébecca,  appuyée  à  une  fenêtre, 
décrit  à  Ivanhoë  blessé  les  progrès  de  lattaque,  et  reprend  le 
rôle  du  valet  d'armes  qui,  épiant  la  lutte  du  haut  de  la  tour, 
répond  aux  questions  de  Selbitz.  Sans  doute,  Walter  Scott  est 
aussi  attiré  par  d'autres  héros  gœthéens.  Son  Waverley  est  un 
parent  de  Werther.  Peu  adapté  à  la  carrière  choisie,  lancé  dans 
l'action  avec  un  tempérament  de  rêveur,  il  a  l'idéalisme  du 
poète,  la  susceptibilité  de  limaginatif,  la  mélancolie  du  soli- 
taire. Son  fastueux  Leicester,  qui,  en  arrivant  chez  la  douce 
Amy  Robsart,  laisse  tomber  son  manteau  et  parat^t  en  costume 
de  cour,  avec  la  Toison  d'or,  n'est  qu'un  Egmont  moins  noble 
en  face  d'une  Claire  moins  naïve.  Goethe  lui-même  avait  noté, 
au  cours  des  Entreuem  avec  Eckermann,  l'analogie  des  deux 
scènes  et  il  appréciait  cet  emprunt  de  Kenihcorth.  Par  contre, 
à  propos  de  Fenella  dans  Peveril  of  the  jrnik,  il  blâmait 
le  romancier  anglais  d'avoir  maladroitement  transformé  sa 
Mignon.  Annot  Lyle,  l'enfant  trouvée  de  la  Légende  de  Montrose, 
rappelle  encore,  par  son  nostalgique  amour  pour  Menteith,  la 


LES   THÈMES   HISTORIQUES   ET    LÉGENDAIRES         4a 

petite  danseuse  de  Wilhelm  Meisler.  Mais  plus  fort  que  ces 
réminiscences,  le  souvenir  de  Gœtz  de  Berlichingen  accompagne 
Walter  Scott  jusqu'au  bout  de  sa  carrière.  Dans  Anne  Je  (ieier- 
stein,  le  marchand  Philipson,  suspecte'  d'avoir  médit  du  Tribunal 
secret,  est  descendu,  par  une  obscure  machinerie,  dans  les 
caveaux  où  vont  l'examiner,  à  la  lueur  des  torches,  les  juges 
masqués  de  la  Sainte- Vehme. 

C'est  ainsi  qwQGœtz  de  Berlichingen  participe,  avec  la  ballade 
de  Gœthe,  à  la  formation  du  romantisme.  La  légende  populaire 
et  l'histoire  médiévale  retrouvent  un  regain  de  faveur.  Mais 
qu'on  ne  s'y  méprenne  pas  :  ce  qui  intéresse  Walter  Scott,  ce 
n'est  pas  l'histoire  de  la  rébellion,  c'est  l'histoire  tout  court. 
Entre  le  moyen  âge  —  qui  est  le  passé,  la  tradition  —  et  la 
Révolution  française,  il  n'hésite  pas.  S'il  a  l'esprit  romantique, 
il  n'a  pas  l'esprit  révolutionnaire,  et  le  traducteur  de  Gœtz  a 
déjà  les  tendances  conservatrices  de  celui  qui  sera  plus  tard  le 
seigneur  d'Abbotsford.  A  une  époque  sociale  troublée,  Walter 
Scott  évoque  le  bon  vieux  temps  avec  une  secrète  complai- 
sance, et  il  préfère  au  choc  des  armes  dans  la  rue  la  paisible 
ordonnance  des  panoplies  et  des  armures.  Seuls  quelques  rares 
jeunes  gens  saluent  en  Gœtz  une  pièce  révolutionnaire.  En  1794, 
Robert  Southey  écrit  son  drame  Wat  Tyler  où  il  attaque  les 
taxes  de  William  Pitt,  dont  il  devait  bientôt  admettre  la  poli- 
tique. H  connaissait  Gœtz  de  Berlichingen  d'après  l'édition  fran- 
çaise de  Friedel  et  Bonneville  et  ce  n'est  pas  par  hasard  qu'il 
choisit  pour  sujet  la  révolte  populaire  de  1381.  Wat  Tyler,  qui 
combat  pour  «  la  liberté  sacrée,  inaliénable  »  et  «  les  droits 
depuis  longtemps  oubliés  »,  est  un  chef  noble  et  humain. 
Gomme  Gœtz  il  est  épris  de  justice  et  défend  le  pillage. 

«  Justice  shall  be  our  guide  :  let  no  man  dure 
To  plunder  in  the  tumult.     >> 

i  La  jus'ice  sera  notre  guide  :  qu'aucun  homme  ne  souffre 
Le  pillage  dans  le  tumulte...  > 

Comme  lui,  il  lutte  contre  un  prince  de  l'Église  (ici  l'arche- 
vêque de  Canterbury)  et  il  succombe  à  la  fin. 


44 


GOETHE   EN   ANGLETERRE 


En  dehors  des  œuvres  de  Walter  Scott,  c'est  peuf-être  la  seule 
trace  d'une  influence  de  Gœtz.  Les  drames  des  jeunes  romantiques 
anglais  :  The  Borderers  de  Wordsworth,  O^orio  de  Coleridge 
(1795  et  4797;  s'inspirent  davantage  des  Brigands  de  Schiller. 
Il  n'est  pas  possible  d'associer,  comme  en  France,  (lœtz  de  Ber- 
lichingen  à  une  réforme  dramatique  :  il  a  simplement  fourni  des 
thèmes  à  ^lonk  Lewis,  à  Walter  Scott  et  probablement  à 
Southey.  Avec  Werther,  le  règne  de  Goethe  sur  le  grand  public 
est  terminé.  Son  prestige  ne  durera  plus  guère  que  parmi  l'élite, 
son  génie  attirera  les  natures  exceptionnelles.  Pour  le  moment, 
si  les  dramaturges  français,  en  quête  de  doctrines  libératrices, 
vont  seulement  s'initier  au  théâtre  allemand,  héritier  des 
hardiesses  shakespeariennes,  les  Anglais  s'insurgent  contre 
«  l'invasion  des  barbares  » . 

Seul  Thomas  Lovell  Beddoes,  l'étrange  lyrique,  amoureux 
de  poésie  nocturne,  de  fantômes  et  de  tombeaux  (Ij,  le  trou- 
blant et  mélodieux  sonneur  des  Glas  (2).  construira  laborieu- 
sement plus  tard  son.  extraordinaire  Tragédie  du  fou  [The 
Deatk's  Jest-hook)y  mélange  de  Gœtz  de  Berlichingen,  des  Brigands 
et  d'Hamlet. 

La  scène  de  conspiration  dépasse  en  horreur  funèbre,  la 
séance  du  Tribunal  secret;  les  conjurés  se  réunissent  à  minuit 
dans  le  cloître  de  la  cathédrale  et  la  danse  macabre,  s'échap- 
pant  des  murailles,  se  répand  autour  d'eux.  Et  lorsque  le  duc 
de  Mùnsterberg,  Athulf,  veut  s'empoisonner  après  avoir  tué 
son  frère,  il  évoque  l'assemblée  imposante  des  morts  en  termes 
qui  rappellent  Frederick  et  Alice  et  le  Postillon  Kronos. 

«  Oh!  youdead,  come  near, 
Why  see  I  you  not  yet?  Come,  crowJ  about  me, 
Under  the  arch  of  this  triumphal  hour 
W'elcome  me.  » 

«  0  vous  morts,  approchez, 
Pourquoi  vous  vois-je  pas  encore?  Venez,  pressez-vous  autour  de  moi, 
Sous  l'arche  de  celte  heure  triomphale, 
Dites-moi  la  bienvenue  » 


(1)  Tlie  Ghosl's  Moonshiue  :  The  Phanlom-Waoer  :  Dial  Thoughts,  etc. 
^2)  Dirge :  Dirge  for  Wolfram;  Threnody. 


LES   THÈMES   HISTORIQUES   ET    LEGENDAIRES         45 


*    * 


Pour  le  moment,  Ihostilité  à  Gœthe  reste  obtinée.  A  propos 
de  la  mauvaise  traduction  de  Hermann  et  Dorothée  par  Holcroft 
en  1801,  la  presse  anglaise  est  si  âpre  qu'elle  provoque,  du 
fond  de  l'Allemagne,  les  protestations  du  jeune  II.  G.  llobinson. 
William  Taylor  lui-même  attaque  violemment  Faust,  en  1810. 
dans  le  Monthlij  Magazine.  Gomment  le  Gœthe,  qui,  en  écrivant 
Iphigénie  et  le  Tasse,  s'est  réve'le'  le  digne  émule  de  Sophocle, 
a-t-il  donc  pu  produire  un  drame  aussi  misérable?  Les  absur- 
dités, les  obscénités  de  cette  pièce  extravagante  sont  si  nom- 
breuses qu'on  ne  peut  souhaiter  la  voir  traduite. 

Ainsi  le  critique  le  plus  autorisé  en  matière  de  littérature 
étrangère  prononce  contre  Guethe  l'ostracisme.  Ne  nous  éton- 
nons pas.  C'est  un  jugement  auquel  aurait  souscrit,  après 
lecture,  tout  Anglais  de  lépoque.  Faust  sera  admiré  en  son 
temps  par  quelques  révoltés,  un  Byron,  un  Shelley,  mais  il 
aura  à  vaincre  une  longue  et  sourde  résistance.  Les  mêmes 
préjugés  s'acharnent  contre  l'œuvre  et  l'auteur,  les  grandes 
revues  nouvelles  seront  hostiles  à  Gœthe,  et  la  libérale  Revue 
d' Edimbourg  attaquera,  dans  ses  fameux  articles  de  1813,  1816 
et  1817,  le  vaniteux  conteur  de  Poésie  et  Vérité  et  du  Voyage  en 
Italie,  cet  homme  suffisant  et  prolixe  qui  nous  assomme  de 
détails  insignifiants  (significatifs  pour  lui  seul)  et  qui,  tel  un 
parvenu  de  la  littérature,  «  porte  toujours  à  sa  boutonnière  ses 
lettres  de  noblesse  »  I  De  plus  en  plus,  c'est  à  l'homme  qu'on 
en  veut,  à  cet  auteur  qu'on  ne  connaît  pas,  mais  qui  est,  dit-on, 
pétri  d'orgueil  et  qui  mène  une  vie  scandaleuse  11  est  temps 
de  suivre  maintenant  en  Allemagne  les  voyageurs  anglais 
curieux  de  voir  «  le  baron  Gœthe  »,  celui  qui  reste  avant  tout 
«  le  célèbre  auteur  de  Werther  » . 


CHAPITRE    IV 

LE    CONSEILLER    DE    GŒTHE    ET    LES    ANGLAIS    A    WEIMAR 
(1800-1830) 


Les  devanciers;  Monk  Lewis  et  William  Taylor.  Les  voyageurs  ordi- 
naires; pas  d'enquêle  littéraire;  curieux  de  passage  ou  habitués,  —  La 
colonie  auglaise  de  Weimar  et  le  «  Geheirnrat  »  au  début  du  siècle. 
Mellish,  Lawrence,  les  Gore,  H.  G.  Robin-on,  Osborne,  Sir  Brooke 
Bootliby,  les  Hare-Naylor.  —  Les  récits  des  voyageurs  après  481n. 
Lockhart,  J.  Russell,  Gillies,  Granville,  les  deux  Murray.  Les  étudiants 
anglais  et  le  eune  Thackeray.  Goethe,  conseiller  de  Weimar,  devient 
l'auteur  du  Faust. 

«  Befnre  the  door  of  his  study  wa< 
marked  in  mosaic  :  Salve.  »  ,H.  G,  Ro- 
fliNsoN,  Diary,  éd.  I87i,  I,  p.  69.) 

Au  commencement  du  dix-neuvième  siècle,  les  voyageurs 
anglais  négligent  un  peu  la  France  :  la  Révolution  les  a  eflrayés, 
le  Consulat  ne  les  rassure  pas,  et  la  police  napoléonienne  va 
bientôt  les  surveiller  de  près.  Aussi  se  hasardent-ils  de  préfé- 
rence en  Allemagne. 

Quelques  écrivains  isolés  y  avaient  déjà  séjourné.  A  l'âge  de 
dix-sept  ans,  William  Taylor  y  était  allé  en  178i,  pour 
apprendre  l'allemand  et  sinitier  au  commerce  international.  Il 
avait  passé  un  an  à  Detmold,  chez  le  pasteur  llœderer,  et  celui- 
ci  lui  avait  donné  une  lettre  d'introduction  pour  Goethe  Le 
jeune  homme  n'osa  s'en  servir.  Son  ami  n'avait-il  pas  oublié 
sur  l'adresse  le  titre  de  t  Geheimer  Ralh  »  ? 

Matthew  Grego.y  Lewis  avait  eu  plus  dé  courage  et  de  déci- 
sion. Le  27  juillet  1792,  il  était  arrivé  à  Weimar,  la  bourse 
bien  garnie  et  des  projets  plein  la  tète.  Le  duc  était  à  Coblence, 
la  petite  ville  lui  parut  ennuyeuse  et  délaissée.  N'importe,  il 
avait  pris  immédiatement  des  leçons  d'allemand  et  trois  jours 


LE   CONSEILLER   DE   GOETHE  47 

après,  il  prétend  avoir  vu  Goethe.  «  Parmi  les  autres  personnes 
auxquelles  j'ai  été  présenté,  écrivait-il  à  sa  mère,  je  note... 
JVl.  de  Goethe,  le  fameux  auteur  de  Werther,  en  sorte  que  vous 
ne  vous  étonnerez  pas  si  je  me  suicide  un  de  ces  heaux  jours.  » 
11  avait  profité  de  son  séjour  pour  étudier  aux  sources  m(*mes 
la  bonne  littérature  du  temps,  mais  tout  le  génie  d'un  Goethe  ne 
parvint  pas  à  lui  faire  oublier  les  manières  frustes  de  la  petite 
<îOur.  S  il  y  a  selon  lui  «  trop  d'Excellences  à  Berlin  »,  il  n'y  a 
pas  assez  de  raffinement  à  Weimar.  Après  les  services,  les  cou- 
teaux et  les  fourchettes  ne  sont  jamais  changés,  même  à  la 
table  ducale,  et  les  dames  crachent  sur  le  parquet  «  de  la  manière 
la  plus  dégoûtante.  » 

Enfin,  en  1798,  Wordsworth  et  Coleridge,  débarqués  à  Ham- 
bourg, étaient  allés  voir  Klopstock.  Ils  avaient  été  très  déçus. 
€e  vieillard  décrépit  aux  jambes  enflées,  à  la  perruque  mal 
poudrée,  était-il  le  père  de  la  poésie  allemande?  Pourtant  ses 
jugements  firent  impression  sur  eux  et  Coleridge  les  retint  dans 
ses  Satyrane's  Letters.  Klopstock  plaça  Wieland  au-dessus  de 
Goethe  dont  il  n'aimait  pas  les  drames,  et  trouva  Schiller  extra- 
vagant. Cette  opinion  du  patriarche  influença  peut-être  nos 
voyageurs,  car  Wordsworth  alla  se  terrer  dans  le  Harz  et 
Coleridge  préféra  l'université  de  Gœttingue  à  la  cité  des  Muses. 

D'ailleurs  ne  nous  trompons  pas  :  les  Anglais  qui,  dans  la 
suite,  viennent  à  Weimar,  n'ont  pas  tous  l'importance  littéraire 
ou  la  curiosité  dé^intéressée  de  ces  devanciers.  Ils  n'ont  ni  la 
pénétration  ni  linfluence  d'une  baronne  de  Staël  et  d'un  Ben- 
jamin Constant.  Ils  pérégrinent,  comme  tant  de  leurs  compa- 
triotes, moins  pour  se  cultiver  véritablement  que  pour  «  avoir 
^té  là  »  ou  «  avoir  vu  ceci  »  ;  et  ils  n'ont  pas  tous  l'intention 
(ni  le  talent)  de  révéler  à  leur  pays  les  découvertes  qu'ils 
peuvent  faire.  Certains  sont  des  étudiants  ou  des  diplomates, 
d'autres  des  officiers  ou  même  des  marchands  qui  s'en  vont  à 
la  foire  de  Leipzig  et  qui  placent  le  «  business  »  au-dessus  des 
belles-lettres.  Tous  d'ailleurs  sont  d'abord  plus  ou  moins  désap- 
pointés. L'Anglais  a  le  sens  très  net  et  très  sûr  des  réaUtés 
matérielles.  Il  est  habitué  à  un  solide  confort,  et  Weimar  appa- 
raît au  Londonien  un  gros  village  peu  civilisé.  Il  ne  comprend 


48  GOEÏHK    EN   ANGLETERRE 

pas  d'autre  part  ce  mélange  de  pompeuse  e'iiquette  et  de  vul- 
gaire sans-géne,  de  culture  littéraire  et  de  bourgeoise  simpli- 
cité. Ces  Allemands,  dont  l'esprit  s'est  affiné  au  contact  d'un 
Gœthe,  sont  restés  soldats  ou  paysans  dans  leurs  manières  et 
leur  vie  privée.  Ils  n'ont  pas  l'élégante  correction  de  leurs  visi- 
teurs britanniques,  et  s'ils  sont  gentilshommes,  ils  ne  sont  pas 
toujours  a  gentlemen  ». 

Or,  l'Anglais  peut  rester  indifférent  sur  le  terrain  des  lettres: 
il  ne  Test  jamais  quand  il  s'agit  d'usages  et  de  savoir-vivre.  Il 
attache  plus  d'importance  à  l'éducation  d'un  homme  qu'à  la 
culture  de  son  esprit.  Aussi,  à  part  quelques  exceptions,  la 
société  qu'il  observe  à  Weimar,  avec  une  curiosité  mêlée  de 
dédain,  l'absorbe  plus  que  la  littérature.  Rien  d'étonnant  si 
Gœthe  l'intéresse,  non  pas  comme  penseur,  mais  comme 
homme. 

*   * 

En  même  temps  que  le  voj^ageur  de  passage,  Weimar  attire 
des  amis  plus  fidèles.  L'institut  du  Belvédère  qu'avait  fondé 
l'ancien  constituant  Mounier,  précepteur  de  lord  Hawke, 
devient  une  pépinière  de  jeunes  Anglais.  C'est  là  l'origine  de 
la  colonie  britannique,  si  appréciée  de  Gœthe.  Comme  en 
témoignent  ses  Conversations  avec  Eckermann  et  les  nombreux 
portraits  de  ses  visiteurs  par  Schmeller,  le  poète  préfère  les 
Anglais  aux  autres  étrangers.  Ils  ne  sont  pas  mécontents, 
toujours  en  quête  d'expédients,  comme  bien  des  émigrés,  ils 
sont  indépendants,  satisfaits,  réservés,  mais  cordiaux.  A  la 
cour,  on  les  traite  en  gentilshommes,  et  maint  aristocrate 
rural  prend  évidemment,  auprès  de  ces  citadins  distingués, 
des  leçons  de  maintien  et  de  bienséance.  Malheureusement, 
ces  «  habitués  »  sont  peu  intéressants  au  point  de  vue  litté- 
raire! On  peut  les  passer  en  revue.  Exception  faite  pour  Henry 
Crabb  Robinson,  ils  restent  isolés  en  Allemagne,  inconnus  en 
Angleterre. 

Charles  Mellish  vécut  à  Weimar  de  1795  à  1802.  C'était  un 
homme  cultivé  et  d'une  grande  érudition.  Il  était  rebelle  à  la 


LE   CONSEILLER   UE   GOETHE  49 

philosophie  nouvelle  et  l'attaquait  parfois  avec  esprit,  comme 
en  témoigne  une  de  ses  épigrammes  : 

«  Deine  Lehr',  o  Fichte,  hat  Manches  neue  und  wahre; 

Nur  ist  das  Wahre  nicht  neu,  nui-  ist  das  Neue  nicht  wahr  (i).  » 

Goethe  le  connaissait  très  bienet  fut  le  parrain  de  son  fils. 
Schiller,  qui  lui  acheta  sa  maison  de  l'Esplanade,  le  mentionne 
plusieurs  fois  dans  sa  correspondance.  Mellish  a  laissé  quelques 
traductions  de  Gœlhe  qu'il  publia  plus  tard,  à  Hambourg,  où  il 
était  devenu  consul,  dans  un  recueil  de  ses  propres  poésies 
allemandes.  Il  essaya  aussi  (mais  sans  constance  et  sans  succès) 
de  traduire  llermann  et  Dorothée.  Sa  version  de  Paléoiihron  et 
Néoterpe  passa  inaperçue;  son  projet  de  faire  connaître  en 
Angleterre  le  Traité  d'optique  de  Gœthe  fut  abandonné. 

Le  riche  marchand  Charles  Gore,  ami  du  peintre  ilackert, 
s'était  retiré  à  Weimar  avec  ses  deux  fdles.  Il  fréquentait  régu- 
lièrement chez  la  duchesse  Amélie.  Charles-Auguste  s'éprit 
d'Emilie,  la  cadette,  e^  la  duchesse  Louise,  habituée  aux  infidé- 
lités de  son  époux,  concéda  cette  fois  que  son  inclination  lui 
faisait  honneur,  car  la  noblesse  de  la  jeune  Anglaise  était  égale 
à  sa  beauté.  Elle  ressemblait,  dit  Henry  Crabb  Robinson,  à  la 
grande  actrice  Mrs  Siddons,  et  avait  beaucoup  de  dignité  dans 
ses  manières.  Il  était  donc  naturel  qu'elle  inspirât  aussi  à  son 
jeune  couipatriote  une  admiration  très  tendre.  Charles  Gore 
était  un  vieillard  respectable  et  bienfaisant.  «  La  présence  de  cet 
excellent  homme,  dit  Gœlhe  dans  la  Vie  de  Phili/ipe  Eackert 
(181  Oj,  doit  être  comptée  parmi  les  avantages  importants  dont 
jouit  notre  ville  pendant  ces  dernières  années...  Il  se  montrait 
simple,  aimable  et  complaisant  envers  chacun;  même  dans  son 
grand  âge,  sa  stature  et  son  visage  faisaient  une  très  agréable 
impression.  La  conversation  avec  lui  ne  manquait  jamais  de 
matière,  car  il  avait  vu,  vécu  et  lu  beaucoup  de  choses.  » 

Le  peintre  Kraus  a  groupé,  autour  de  la  table  de  dessin  du 
u    Wittumspalais    »,    la    duchesse    Amélie,    Gœthe,    Heider, 


(1)  «  Ta  doctrine,  ô  Fichte,  a  du  neuf  et  du  vrai.  Mais  le  vrai  n'est  pas 
neuf  et  Iç  neuf  n'est  pas  vrai.  » 


50 


GOETHE   EN   ANGLETERRE 


Mlle  de  Gôchausen  et  les  trois  Anglais.  Goethe  lit,  Elise  Gore 
dessine,  Emilie  brode  et  cause  avec  Herder.  C'est  une  peinture 
très  gauche,  mais  une  page  intime,  toute  empreinte  de  recueil- 
lement et  de  paisible  cordialité.  Elle  dit  d'une  façon  frappante 
les  bons  rapports  qui  unissaient,  à  la  cour  de  Weimar,  le  poète, 
les  Anglais  et  les  princes. 

Le  chevalier  J.  H.  Lawrence,  un  ami  de  Goethe  et  de  Melli^h, 
commit  de  nombreuses  poésies  lyriques  et  collabora  en  1793  au 
Mercure  de  Wieland.  Gœthe  le  mentionne  dans  sa  correspon- 
dance avec  Carlyle  comme  un  visiteur  fidèle  et  assidu.  Mais  il 
ne  suffit  pas  d'avoir  chanté  les  fiançailles  d'un  prince  de  Saxe- 
Weimar,  d'avoir  consacré  à  l'amour  une  fade  allégorie  et  d'avoir 
été  accueilli  par  un  grand  homme,  pour  passer  à  la  postérité. 

Lorsque  le  jeune  voyageur  Henry  Crabb  Robinson  (l)  arriva 
en  Saxe,  au  début  de  l'hiver  iSOl,  son  plus  vif  désir  fut  de 
«  voir  »  Gœthe.  Les  Brentano  lui  avaient  révélé  toute  l'impor- 
tance du  poète,  et  il  profita  de  sa  rencontre  avec  le  httérateur 
Seume  pour  se  risquer  chez  l'auteur  de  Werther.  Il  n'avait  pas 
la  prétention  de  lui  adresser  la  parole.  S'il  alla  faire  visite  à 
Wieland,  à  Herder,  à  Schiller,  il  désirait  seulement  regarder 
Gœthe.  Son  vœu  fut  satisfait,  car  ce  fut  beaucoup  plus  une  con- 
templation de  sa  part  qu'un  entretien.  «  A  notre  entrée, 
raconte-t-il  dans  son  Journal,  il  se  leva  et,  d'un  air  plutôt  froid 
et  hautain,  nous  invita  à  prendre  des  chaises.  Comme  il  fixait 
son  œil  ardent  sur  Seume  qui  dirigeait  la  conversation,  j'eus  en 
face  de  moi  son  profil  pendant  les  vingt  minutes  que  dura 
notre  visite.  H  avait  alors  cinquante-deux  ans  et  commençait  à 
grossir  un  peu.  Il  était,  je  crois,  l'un  des  plus  beaux  types 
d'hommes  que  j'aie  jamais  vus...  Mes  compagnons  (2)  par- 
lèrent d'eux-mêmes.  Seume  raconta  les  moments  d'adversité  de 
sa  jeunesse  et  ses  étranges  aventures.  Gœthe  souriait  avec  une 
bienveillante  condescendance.  Lorsque  nous  fûmes  congédiés 
et  que  je  me  retrouvai  en  plein  air,  je  me  sentis  débarrassé 


(1)  Cf.  mon  étude  de  la  Revue  germanique,  juillet  1912  :  H.  C.  Robinson, 
p.  380-397. 

(2)  Meyer  aussi  était  présent. 


LE  CONSEILLER   DE    GOETHE  51 

d'un  poids  sur  la  poitrine  et  je  m'écriai  :  «  Gott  sei  danlv  I  » 
Ce  témoignage  de  Robinson  est  caractéristique.  Goethe  ne  se 
départissait  pas  toujours,  même  pour  ses  visiteurs  préférés,  de 
sa  traditionnelle  réserve.  Il  n'adressa  pas  un  seul  mot  au  jeune 
Anglais.  Sans  doute  celui-ci  apprit  à  le  mieux  connaître  et  il  ne 
lui  en  voulut  pas  dans  la  suite  de  son  accueil  distant.  Ce  n'est 
pas,  dit-il  plus  tard,  de  la  fierté  ni  de  la  pose.  C'est  de  la  «  self- 
defence  » .  Maintenant  que  sa  vie  intérieure  avait  atteint  l'équi- 
libre et  l'harmonie  après  les  oscillations  et  les  premiers  erre- 
ments, il  avait  le  droit  de  la  garder  jalousement  et  se  devait  à 
lui-même  de  la  protéger  contre  les  importuns  et  les  inconnus. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Robinson  fut,  sur  le  moment, 
très  étonné,  peut-être  même  froissé  de  cette  attitude.  Dans  une 
lettre  à  son  frère,  le  13  janvier  1802,  il  formule  contre  Gœthe 
les  griefs  habituels  de  ses  compatriotes.  Il  lui  reproche  sa  vie 
ouvertement  scandaleuse  en  compagnie  d'une  femme  «  basse  et 
vulgaire  »  et  sa  hauteur  dédaigneuse,  si  différente  de  la  cour- 
toisie aimable  de  Schiller.  11  eut  plus  tard  des  compensations  et 
changea  d'avis.  Pendant  les  quatre  années  qu'il  passa  à  l'Uni- 
versité d'Iéna,  il  vint  souvent  à  Weimar.  Il  défendit  Gœthe 
contre  Mme  de  Staël  et  essaya,  mais  en  vain,  de  faire  goûter  à 
l'illustre  voyageuse  la  finesse  des  Épigrammes,  la  beauté  pro- 
fonde de  la  Fille  naturelle. 

D'ailleurs,  c'est  grâce  au  compagnon  de  la  baronne,  à  Ben- 
jamin Constant,  qu'il  renoua  des  relations  avec  Gœthe.  Un  soir 
de  mars  1804,  comme  Benjamin  Constant  accompagnait  le 
poète  au  théâtre,  il  rencontra  notre  Anglais  à  l'orchestre  et  lui 
serra  la  main.  Puis  il  murmura  son  nom  à  l'oreille  de  Gœthe. 
Celui-ci  se  retourna  alors,  et  avec  un  sourire  aussi  aimable  que 
son  habituelle  expression  était  réservée  :  «  Savez-vous,  mon- 
sieur Robinson,  dit-il,  que  vous  m'avez  blessé?  —  Comment 
est-ce  possible,  Herr  Geheimrath?  répondit  le  jeune  étudiant.. 
—  Mais,  répartit  le  poète  qui  avait  perdu  le  souvenir  de  la  pre- 
mière entrevue,  vous  êtes  allé  voir  tout  le  monde  à  Weimar, 
excepté  moi.  »  Robinson  qui,  par  timidité,  n'avait  osé  s'aven- 
turer, depuis  sa  visite,  dans  la  grande  maison  du  «  Frauenpian  » , 
ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois.  Il  alla  déposer  sa  carte  le  lende- 


82  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

main  et  il  fut  souvent  invité  dans  la  suite.  Gœthe  lui  parlait 
volontiers  delà  lltte'rature  anglaise.  Quand  Mme  de  Staël  revint 
de  Berlin  avec  Auguste-Guillaume  Schlegel,  Robinson  dîna 
avec  celui-ci  chez  Gœthe.  Et  le  contraste  entre  les  deux  hommes 
le  frappa,  l'un  toute  simplicité,  repos  vivant  et  force  calme,  tel 
un  dieu  de  la  sculpture  grecque,  l'autre  tout  eflbrt,  lancé  à  la 
recherche  de  l'esprit.  Il  eut  alors  Toccasion  de  voir  celle  qu'il 
appelait  maintenant  ^Ime  Gœthe,  et  Chrisliane  fit  sur  lui,  somme 
toute,  une  excellente  impression.  Le  poète  savait  d'ailleurs  re- 
prendre, en  certaines  circonstances,  le  ton  du  «  Geheimer  Rath  » 
Lorsque  Robinson  lui  demanda  d'intervenir  auprès  du  duc,  à 
propos  d'une  querelle  entre  les  étudiants  d'Iéna  et  les  autorités 
universitaires,  il  s'y  refusa,  avec  assez  de  froideur,  et  le  jeune 
Anglais  ne  jugea  pas  nécessaire  d'aller  lui  faire  ses  adieux  en  1 805. 
Ainsi  qu'il  le  dit  dans  une  lettre  à  son  frère,  le  2  mars,  Robinson 
croyait  que  son  ennemi,  le  professeur  Eichstâdt,  l'avait  desservi 
auprès  du  poète,  et  «  comme  les  patriotes  de  Rome  »,  intimidés 
par  la  gloire  altière  de  César,  il  se  contentait  d'admirer  de  loin 
son  auteur  préféré  et  ne  l'approchait  qu'à  travers  ses  œuvres. 
Plus  tard  il  le  revit  dans  son  intimité.  Il  retourna  passer  en  1829 
une  huitaine  de  jours  à  Weimar  et  parla  à  l'octogénaire  de  Burns 
et  de  Byron.  Lorsqu'il  prit  congé,  Gœthe,  qui  lavait  accueilli  avec 
une  affection  touchante,  l'embrassa  paternellement  Le  vieillard 
n'avait  plus  qu'un  désir  :  se  survivre,  à  l'étranger  comme  en 
Allemagne,  dans  ses  livres  et  dans  la  mémoire  de  ses  amis.  Et 
c'est  parce  qu'il  avait  reconnu  en  Robinson  un  défenseur,  un 
missionnaire  de  sa  pensée  qu'il  lui  avait  donné,  avec  une  acco- 
lade suprême,  la  bénédiction  du  génie. 

A  l'époque  où  Robinson  étudiait  à  léna,  deux  autres  Anglais 
s'arrêtèrent  quelque  temps  à  Weimar.  L'un.  Mr  Osborne,  était 
un  proche  parent  du  duc  de  Leeds  et  un  directeur  de  la  Société 
royale  des  Sciences,  bref,  un  homme  de  qualité  et  de  savoir; 
l'autre,  Sir  Brooke  Boothby,  était  un  amateur  de  belles-lettres 
et  un  poète  dilettante  :  il  mit  en  vers  quelques  poésies  de  Gœthe 
que  Robinson  lui  avait  traduites  et  il  publia  le  Dieu  et  la  Buija^ 
dère  dans  Y Edinhurgh  Annual Recjister .  C'était,  ditGœlheàGillies» 


LE    CONSEILLER    DE   GOETHE  53 

un  gentilhomme  frileux  qui  obtint  du  duc  une  commission  dans 
la  cavalerie  pour  pouvoir  paraître  à  la  cour  en  bottes  et  non  en 
bas  de  soie.  Le  poète  l'appréciait  beaucoup,  bien  qu'il  n'eût 
pas,  dit-il,  la  compétence  littéraire  de  Mellish.  Enfin  l'historien 
de  l'Allemagne,  Francis  Hare-Naylor  de  llurstmonceaux  s'éta- 
blit à  Weimar  en  1805,  avec  sa  femme,  devenue  aveugle.  Quels 
que  soient  les  liens  d'amitié  qui  les  unissaient  à  la  duchesse 
Louise,  leur  séjour  nous  serait  indilTérent,  s'ils  n'avaient  amené 
avec  eux  leur  jeune  fils  Julius,  plus  tard  un  fervent  admira- 
teur de  Goethe,  qui  fut  le  maître,  et  comme  Carlyle,  le  bio- 
graphe de  John  Sterling. 

En  somme,  la  colonie  anglaise  de  Weimar  intéresse  plus  le 
chercheur  local  que  l'historien  des  littératures  comparées.  Les 
rapports  personnels  des  Anglais  et  de  Goethe,  dans  les  pre- 
mières années  du  dix  neuvième  siècle,  sont  plus  intéressants  au 
point  de  vue  anecdotique  que  féconds  au  point  de  vue  littéraire. 
Ce  sont  les  relations  que  pouvaient  avoir  avec  un  conseiller 
privé  de  Ghailes-Auguste  un  gentilhomme  ou  un  étudiant 
anglais.  Sans  doute  Charles  Mellish,  Sir  Brooke  Boothby  et  sur- 
tout Robinson  (celui-ci  dans  le  Monthly  Register  de  1802;  tradui- 
sirent des  poésies  lyriques  de  Goethe.  Mais  leurs  faibles  voix, 
élevées  en  faveur  du  poète,  se  perdirent  et  restèrent  sans  écho; 
leurs  efforts  passèrent  inaperçus  en  cette  époque  de  préoccupa- 
tions politiques  et  militaires  qui  se  caractérise  pour  nous  par 
deux  mots  :  indifférence  ou  hostilité  à  Goethe.  Seul  le  Gennan 
Muséum  dépeint  avec  sympathie,  en  1800  et  en  1801,  la  petite 
capitale,  siège  du  «  Parnasse  allemand  »,  où  le  glorieux  trium- 
virat :  Goethe,  Herder  et  Wieland,  «  s'achemine  à  l  immortalité  », 
sous  l'œil  bienveillant  de  la  «  nouvelle  Aspasie  ».  Le  délicieux 
Tiefurt,  le  parc  où  se  dresse,  ornée  d'un  quatrain  de  Goethe, 
la  statuette  de  Cupidon,  ne  parvient  pas  à  attirer  les  regards 
des  Anglais  qu'épouvantent  le  spectre  de  la  guerre  et  l'astre 
sanglant  de  Baonaparte. 

Pendant  les   luttes   de  l'Empire,  l'Allemagne,    devenue    le 
champ  de  bataille  de  l'Europe,   n'attira  guère  les  étrangers. 


S4  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

Henry  Crabb  Robinson,  correspondant  militaire  du  Times, 
apprit  à  ses  compatriotes  l'attitude  ferme  de  la  duchesse  Louise 
en  face  du  vainqueur  d'Iéna.  Et  quand,  grâce  à  lui  encore, 
Mme  de  Staël  s'entendit  avec  Murray  et  publia  en  anglais  son 
livre  :  De  l'Allemagne  (1813),  l'attention  fut  de  nouveau  ramenée 
sur  Goethe  et  Weimar.  Aussi  après  Waterloo,  les  Anglais  se 
remirent-ils  en  route,  Robinson  le  premier.  Quelques-uns  ont 
laissé  le  compte  rendu  de  leur  visite  à  Gœthe  :  J.  G.  Lockhart, 
John  Russell,  R.  P.  Gillies,  l'éditeur  Murray  et  son  homonyme 
le  futur  diplomate,  enfin  le  plus  célèbre  de  tous,  W.  M.  Thac- 
keray. 

Lorsqu'en  mai  1818,  Lockhart  fut  présenté  à  Walter  Scott, 
celui-ci  lui  demanda  des  détails  sur  son  voyage  en  Allemagne  : 
c  Au  cours  de  la  causerie,  dit  Lockhart,  je  lui  racontai  qu'en 
arrivant  à  l'hôtel  de  Weimar,  je  demandai  au  domestique  si 
Gœthe  était  dans  la  ville.  Mais  l'homme  me  regarda  avec  éton- 
nement  comme  s'il  n'avait  jamais  entendu  ce  nom  auparavant. 
Et  comme  je  répétais  ma  question,  ajoutant  :  «  Gœthe,  der 
«  grosse  Dichter  »,  il  secoua  la  tête  du  même  geste  de  doute  et 
d'ignorance.  Enfin  Thôtesse  vint  à  bout  des  difficultés,  en  sug- 
gérant que  peut-être  le  voyageur  voulait  dire  :  «  Der  Herr 
f  Geheimrath  von  Gœthe.  »  Scott,  qui  lui-même  n'était  connu, 
dans  le  district  d'Abbotsford,  que  sous  le  nom  de  shérifî,  fut 
amusé  de  cette  aventure.  Et  Lockhart  lui  décrivit  Gœthe,  tel 
qu'il  le  vit  pour  la  première  fois,  un  Gœthe  botaniste,  évidem- 
ment nouveau  pour  un  Anglais,  bon  propriétaire  qui,  au  retour 
d'une  de  ses  excursions  parmi  les  coteaux  d'Iéna,  descendait 
tranquillement  d'une  voiture  où  il  avait  accumulé  les  herbes  et 
les  plantes.  Gœthe  allait  devoir  à  Lockhart,  à  John  Wilson  et  à 
leurs  amis  un  retour  de  faveur  en  Angleterre.  C'est  en  no- 
vembre 1818  que  parut  en  eflet  dans  le  Blacfcwood's  Magazine  — 
en  réponse  aux  injustes  articles  de  la  Revue  d'Edimbourg  —  un 
article  enthousiaste  sur  Gœthe.  L'année  suivante,  le  même  pério- 
dique donna  la  première  étude  générale  sur  le  théâtre  de  Gœthe 
et  reconnut  l'importance  littéraire  et  philosophique  de  Faust. 

John  Russell  —  qui  n'a  rien  de  commun  avec  l'homme  d  Etat 
—  a  laissé  une  intéressante  relation  de  son  voyage  en  Aile- 


LU   CONSEILLER    DE    GCETHE  .io- 

magne  (1820-1822).  Son  chapitre  sur  Weimar  fait  preuve 
de  pe'nétration  et  d'une  compétence,  étendue  pour  l'époque, 
en  littérature  allemande.  Il  est  précédé  de  rE/jigrftmme  véni- 
tienne :  «  Klein  ist  unler  den  Fursten  Germaniens  freilicli  der 
Meine...  (1)  »  et  ceci  caractérise  bien  l'attitude  du  voyageur.  En 
le  lisant,  on  sent  partout  la  bienveillance  un  peu  dédaigneuse, 
la  curiosité  ironique  de  l'Écossais,  dépaysé  dans  cette  petite 
ville  où  il  cherche  en  vain  une  rue  droite  et  une  grande  maison. 
L'ilm,  chère  à  Goethe,  n'est  pour  lui  qu'une  t  rivière  étroite  et 
boueuse  »,  dépourvue  de  tout  pittoresque.  Il  trouve  la  ville  très 
ennuyeuse  (dull),  ce  qui  est  possible  en  4821,  et  très  morale  (ce 
qui  est  moins  certain).  Le  milieu  où  s'est  épanoui  Goethe 
rétonne;  il  raille  ces  salons  littéraires,  transformés  en  écoles 
de  tricotage  et  en  manufactures  de  bas;  ces  dames,  saupoudrées 
de  pédanterie  pour  avoir  trop  voulu  se  frotter  aux  grands 
hommes  et  qui  se  réunissent  à  huis-clos  pour  disséquer  des  tra- 
gédies, comme  si  elles  participaient  à  des  mystères  antiques.  Il 
dépeint  Goethe,  un  vieillard  robuste  dont  la  prononciation  n'est 
plus  toujours  distincte,  un  solitaire  épris  de  livres,  de  collec- 
tions et  de  gravures.  Le  théâtre  a  beaucoup  baissé  depuis  qu'il 
en  abandonna  la  direction,  mais  pouvait-il  vraiment  céder  aux 
caprices  de  l'actrice  Jagemann?  Ne  voulut-elle  pas  faire  jouer, 
sur  la  scène  où  tant  de  chefs-d'œuvre  avaient  été  représentés, 
un  misérable  mélodrame  français  :  la  Foret  de  Bond  y  (2),  où  un 
chien  dressé  à  tirer  une  sonnette  tenait  le  principal  rôle?  Goethe 
estima  que  c'était  rabaisser  le  théâtre,  mais  la  Jagemann,  qui 
était  alors  en  faveur  près  du  duc,  l'emporta.  Dès  lors,  comme 
le  note  ironiquement  Uussell,  «  le  chien  fit  son  début  et  Goethe 
son  exit  » . 

Le  voyageur  qui  passe  à  AV'eimar  vers  1820  a  l'impression 
que  la  grande  époque  est  finie.  Le  prestige  de  Goethe  disparaît 
lentement.  Et  l'Écossais  R.  P.  Gillies,  l'ami  de  Walter  Scott,  le 
fondateur  de  la  Foreiyn  Quarterty  Review,  alors  collaborateur  au 
Blackwood's  Magazine,  laisse  un  impressionnant  compte  rendu  de 


(1)  «  Petit  parmi  les  princes  de  l'Allemagne  est  sans  doute  le  mien.. 
(t)  Le  Chien  de  Montargis,  de  Pixerécourt. 


36  GOETHE    EN    ANGLETERRE 

sa  visite  à  Gœthe  en  182!  :  «  L'atmosphère  était  si  silencieuse, 
dit-il  dans  ses  Mémoires  d'uti  Vèléran  littéraire,  si  peu  de  monde 
était  visible  que  la  ville  pouvait  apparaître  une  place  désertée, 
le  simple  fantôme  d'une  résidence,  t  II  passe  sa  première  ma- 
tinée à  confectionner  trois  lignes  de  son  meilleur  allemand  pour 
demander  audience  à  Gœthe.  Il  arrive  chez  le  «  Geheimrath  » 
vers  onze  heures  et  trouve  le  salon  de  réception  très  froid,  avec 
ses  bustes  antiques  et  son  grand  cUvecin,  un  vestige,  pense- 
t-il,  des  jours  de  Werther  I  Gœthe  paraît,  et  comme  Henry  Crahb 
Robinson,  Gillies  est  frappé  de  sa  ressemblance  avec  l'acteur 
John  Kemble.  En  voyant  s'avancer  «  Son  Excellence  >,  très 
grand,  très  droit,  enveloppé  dans  un  vaste  surtout  bleu  qui 
pend  vaguement  autour  de  lui.  il  croit  contempler  un  revenant. 
C'est  t  une  apparition  »  ;  évidemment  cet  homme  appartient  à 
un  monde  qui  a  disparu.  Il  y  a  un  moment  de  gène,  car  Gœthe 
s'avance  en  un  profond  silence  et,  »  à  la  manière  des  esprits  », 
il  attend  que  son  visiteur  lui  adresse  la  paro'e.  Enfln  la  con- 
versation s'engage.  Gillies  lui  parle  de  Walter  Scott,  dé  Byron, 
des  obligations  que  lui  ont  les  écrivains  anglais.  Mais  à  tout 
cela  Gœthe  répond  sur  un  ton  de  parfaite  indillérence.  Il  dédai- 
gnait la  louange,  dit  Gillies,  et  était  inaccessible  à  la  flatterie. 
Cette  visite  de  GiUies  à  Gœthe  atteste  une  fois  de  plus  les  sym- 
pathies naturelles  des  Écossais  pour  le  poète.  C'est  d'Ecosse  que 
vient  la  critique  favorable  et  éclairée.  Walter  Scott,  Gillies.  John 
Wilson,  John  Lockhart  sont,  avant  Carlyle.  des  germanistes 
distingués.  Et  leur  attitude  est  d'autant  plus  méritoire  qu'elle 
est  exceptionnelle  à  l'époque.  Gillies  nous  dit  lui-même  com- 
bien il  est  difficile  d'avoir  à  Edimbourg,  en  1817,  de  sérieux 
professeurs  d'allemand.  Il  lui  fallut  expérimenter  l'enseigne- 
ment d'un  pauvre  juif,  d'un  Français  et  d'un  imposteur,  avant 
de  trouver  l'excellent  docteur  Gardiner,  un  ancien  pasteur  de 
Dantzig. 

Quelques  années  plus  tard,  le  médecin  A.-B.  Granville,  ami 
de  Joseph  lionaparte,  vit  Gœthe  à  Weimar,  en  revenant  de  Saint- 
Pétersbourg.  Dans  sa  description  de  1829,  il  proteste  contre 
l'ironique  peinlure  de  Russell.  Mais  s'il  trouve  la  ville  pitto- 
resque et  agréable,  il  concède  que  les  rùœurs  sont  rustiques, 


LE   CONSEILLER   DE  GOETHE  57 

même  vulgaires,  et  qu'il  faudrait  à  ces  aristocrates  une  «  saison 
à  Londres  ».  Son  entrelien  avec  le  poète  fut  ménagé  par  le 
docteur  Froriep,  ami  ds  Ilobinson.  Gœlhe  lui  apparut,  encore 
■droit  pour  son  âge,  «  dans  une  de  ses  chambres  de  style  clas- 
sique »,  et  lui  parla  avec  une  bienveillance  indolente,  s'expri- 
mant  à  la  fois  en  français  et  en  anglais.  Il  l'entretint  de  la  des- 
tinée de  ses  œuvres  en  Angleterre  et  Granville  lui  mentionna 
la  parodie  de  Stella  dans  VAnli jacobin.  Comme  on  discutait  sur 
la  meilleure  méthode  pour  apprendre  les  langues  vivantes, 
Gœthe  rendit  hommage  à  l'enseignement  de  l'allemand,  tel 
qu'on  lé  pratiquait  à  Tlnstitut  anglais  de  Weimar.  Granville 
reçut,  à  son  départ,  un  cadeau  du  poète  :  deux  médailles  de 
bronze,  l'une  avec  son  portrait,  l'autre  avec  la  double  effigie 
de  ses  protecteurs  princiers. 

L'année  1829  amena  à  Goethe  un  message  d'outre-tombe  : 
l'éditeur  John  Murr^y  transmit  au  vieillard  le  salut  de  Byron, 
mort  aux  champs  de  Missolonghi.  Byron  lui  avait  confié,  dix 
ans  auparavant,  lépître  dédicatoire  de  Marino  Fuliero,  page 
pleine  d'huniour  oh  il  attaquait  violemment  Wordsworth  et 
Southey,et  s'adressait  à  Gœlhe  sur  un  ton  de  cordial  badinage, 
de  familiarité  affectueuse.  Murray  ne  l'avait  pas  envoyée  et  ce 
fut  seulement  après  son  entretien  avec  Gœlhe  à  Weimar  qu'il 
répara  cet  oubli.  —  En  1830.  Charles  A.  Murray,  le  futur  diplo- 
mate, se  présenta  à  la  maison  du  «  Frauenplan  ».  Gœlhe  tra- 
vaillait, assis  à  son  bureau,  et  prenait  des  notes  sur  les  anciens 
poètes  anglais.  Le  jeune  homme,  tout  frais  émoulu  d'Oxford  et 
^  well  up  in  Chaucer  »,  put  lui  donner  quelques  explications, 
et  lorsqu'il  prit  congé  du  poète,  trois  jours  après,  Gœlhe  lui 
remit,  écrit  de  sa  main,  ce  quatrain  des  Xénies  : 

«  Liegt  dir  Geslern  klar  und  oiïen  (1) 
Wirksi  du  Heute  kiàftigtreu, 
Kannst  aueh  auf  ein  Morgen  hofîen 
Das  nicht  miiider  glûckiich  sei  !  » 


(1)  «  Si  Hier  reste  devant  tes  yeux,  clair  et  ouvert, 

Et  si  Aujourd'hui  tu  tfavailles  encore  avec  force, 
Tu  peux  espérer  aussi  uu  Demain 
Qui  ne  soit  pas  moins  heureux.  » 


58  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

A  côté  de  ces  visiteurs  de  marque,  Goethe  reçut  bien  d'autres 
Anglais,  depuis  ce  capitaine  Knox  qui  collaborait  en  1816  au 
journal  d'Ottilie  :  le  Chaos,  et  qui  traduisit  Faust,  jusqu'à  Cbarles 
des  Vœux  dont  il  appréciait  trop  la  version  de  son  Tasse.  Mais 
parmi  ceux  qui  enrichirent  de  leurs  portraits  la  collection  du 
poète,  parmi  les  autres  qu'il  mentionna  dans  ses  lettres  à 
Carlyle,  les  Parry,  les  Heavyside,  les  Skinner,  aucun  ne  mérite 
de  retenir  notre  attention,  et  nous  avons  le  droit  de  nous 
demander  avec  Carlyle  comment  l'auteur  de  Faust  et  de  WHhelm 
Meister  put  s'intéresser  à  eux.  L'hospitalière  Ottilie  accueillait, 
il  est  vrai,  très  volontiers  les  Anglais  :  tantôt  c'étaient  les  amis 
de  Robinson,  comme  ce  Samuel  Naylor  qui  traduisit  Reineke 
Fuchs;  tantôt  c'étaient  des  amis  de  ses  amis  et  les  étudiants 
qui  se  trouvaient  à  Weimar  vers  1830.  Parmi  ceux-ci,  un 
seul  devait  être  grand,  et  s'il  ne  doit  rien  à  Goethe  écrivain, 
il  a  rendu  par  contre  à  l'homme  un  éloquent  hommage  : 
W.  M.  Thackeray. 

Il  arriva  à  Weimar  à  l'âge  de  dix-neuf  ans,  heureux  d'être  dé- 
livré des  entraves  livresques,  des  traditions  surannées  de  Trinity 
Collège,  épris  de  vie  et  de  réalité.  Au  contraire  des  autres,  il  ne 
demanda  rien  à  Goethe  (1).  Il  le  vit  et  c'est  tout.  A  une  littéra- 
ture vieillissante,  épuisée,  il  préféra  la  société  vieillotte  sans 
doute,  mais  toujours  allègre,  la  minuscule  «  foire  aux  vanités  >. 
Ici  sa  verve  satirique  s'éveilla  Avant  de  suivre  Becky  Sharp 
aux  réceptions  de  la  cour  d'Angleterrç  et  aux  dîners  de  Gaunt 
House,  il  assista  aux  mascarades  de  Weimar.  Les  fêtes  qui,  dans 
son  roman,  célèbrent  le  mariage  du  prince  héréditaire  avec 
Améiiade  Hambourg-Schlippenschloppen  l'attirèrent  bien  avant 
le  bal  historique  de  Bruxelles.  Les  rivalités  entre  Mme  Leder- 
lung  et  Mme  Stumpf  l'acheminèrent  vers  les  dissensions  plus 
tragiques  qui  séparent  les  Osborne  et  les  Sedley.  Le  chapitre 
de  Pumpernickel-Weimar,  au  lieu  d'être  l'épilogue,  est  en  fait 
le  prologue  de  Vanity  Fair.  Mais  s'il  y  a,  dans  le  Pumpernickel 


(1)  «  J'ai  lu  Faust  et  j'en  suis  naturellement  émerveillé,  mais  pas  au 
degré  que  j'attendais  »  (novembre  1830) . 


LE   CONSEILLER   DE   GOETHE  59 

de  Thackeray,  des  dames  qui  tricotent  au  théâtre  et  de  minces 
petits  officiers  aux  moustaches  couleur  de  paille  et  au  traite- 
ment de  deux  pence  par  jour,  s'il  y  a  au  château  des  laquais 
cérémonieux,  des  carrosses  grinçants  et  des  crachoirs  à  l'entrée 
des  salles,  il  n'y  a  pas  de  ministre  poète,  il  n'y  a  pas  de  Gœthe. 
Ceci  se  conçoit  aisément.  L'humoriste  se  penche  sur  une  réalité 
qu'il  veut  menue,  plaisante  et  parfois  ridicule.  Là  où  l'admira- 
tion naît,  l'ironie  doit  mourir.  Pumpernickel  avec  un  Gœthe 
n'eût  plus  été  Pumpernickel  :  c'eût  été  réellement  Weimar.  Et 
Thackeray  n'a  pas  voulu  relever,  par  le  prestige  d'une  gloire 
éclatante,  sa  petite  foire  aux  vanités.  Il  fait  simplement  une 
allusion  à  Gœthe  et  à  ses  œuvres  pour  justifier  la  morale  très 
lâche  de  Pumpernickel.  <  Quand  on  sut  que  Becky  était  noble, 
d'une  ancienne  famille  anglaise,  que  son  mari  était  colonel  de 
la  garde,  Excellence  et  gouverneur  d'une  île,  qu'il  était  simple- 
ment séparé  de  sa  femme  par  un  de  ces  futiles  différends  si  peu 
importants  dans  un  pays  où  Werther  est  encore  lu  et  où  les 
Affinités  électives  de  Gœthe  sont  considérées  comme  un  ouvrage 
moral  et  édifiant,  alors  personne  ne  lui  refusa  l'entrée  de  la 
haute  société  du  petit  Duché.  >  Ainsi  Becky  Sharp  doit  un  peu 
de  ses  derniers  succès  à  la  popularité  des  écrits  de  Gœthe  :  elle 
dépasse,  il  est  vrai,  de  beaucoup  les  maximes  de  Werther  et  des 
Affinités  électives  en  flirtant  dans  une  chambre  d'hôtel  avec  des 
étudiants  ivres  et  en  cachant  dans  son  lit  des  bouteilles  de 
brandy  ! 

Absent  de  la  Foire  aux  vanités,  Gœthe  réapparaît  plus  tard 
dans  la  lettre  qu'écrivit  Thackeray  à  G.  H.  Lewes.  Ici  l'humo- 
riste s'efface  pour  laisser  parler  le  témoin,  le  jeune  obj^ervateur 
qui  jadis  avait  paru  à  la  cour  de  Weimar,  l'épée  de  Schiller  au 
côté.  «  En  1831,  bien  qu'il  se  fût  retiré  du  monde,  Gœthe 
recevait  néanmoins  très  aimablement  les  étrangers.  Chez  sa 
belle-fille,  le  thé  était  toujours  prêt  pour  nous!" Nous  passions 
là  des  heures  et  des  heures  et  les  soirées  succédaient  aux  soi- 
rées, tandis  qu'on  s'entretenait  ou  qu'on  faisait  de  la  musique. 
Nous  lisions  d'immenses  romans  et  des  poèmes  en  français,  en 
anglais  et  en  allemand.  Mon  plus  grand  plaisir,  ces  jours-là, 
était  de  faire  des  caricatures  pour  les  enfants.  Je  fus  touché  de 


60  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

voir  qu'on  sen  souvenait  encore  et  qu'on  en  avait  conservé 
quelques-unes.  J'étais  si  fier  d'apprendre,  lorsque  j'étais  jeune, 
que  le  grand  Goethe  les  avait  regardées...  Je  me  rappelle  très 
bien  le  trouble  qui  s'empara  de  mon  esprit  lorsque  je  reçus  la 
nouvelle  tant  désirée  que  le  «  Herr  Geheimrath  »  me  recevrait  tel 
jour  dans  la  matinée.  Cette  notable  audience  eut  lieu  dans  une 
petite  antichambre  de  ses  appartements  privés,  dont  les  murs 
étaient  couverts  de  moulages  et  de  bas-reliefs.  Il  était  vêtu  d'une 
longue  redingote  fauve  ou  grise,  avait  un  foulard  blanc  et,  à  sa 
boutonnière,  un  ruban  rouge.  Il  tenait  ses  mains  derrière  le 
dos,  tout  à  fait  comme  dans  la  statuette  de  Rauch.  Son  teint 
était  très  frais,  clair  et  rose,  ses  yeux  extraordinairement  noirs 
étaient  perçants  et  brillants...  Sa  voix  était  très  riche  et  douce. 
Il  me  posa,  sur  moi-même,  des  questions  auxquelles  je  répondis 
de  mon  mieux.  Je  me  souviens  d'avoir  été  très  étonné,  puis  un 
peu  soulagé  en  remarquant  qu'il  parlait  français  avec  un  mau- 
vais accent...  Je  l'ai  vu  seulement  trois  fois.  Une  fois,  il  se  pro- 
menait dans  le  jardin  de  sa  maison  du  «  Frauenplan  »;  une 
autre  fois  il  se  préparait  à  partir  en  voiture  par  un  jour  de 
soleil;  il  portait  une  casquette  et  un  manteau  à  col  rouge  et  il 
caressait  sa  petite-fille  aux  fins  cheveux  dorés  dont  le  doux 
visage  sommeille  depuis  longtemps  sous  la  terre.  » 

Combien  ce  portrait  grave,  respectueux,  est  loin  du  dessin 
de  D.  Maclise  (d'après  le  croquis  de  Thackeray),  qui  parut  dans 
le  Fraser's  Ma^jazine  en  1830.  c  Ils  voudraient  me  donner  cet 
air  là  »,  aurait  dit  Goethe  en  repoussant  avec  humeur  t  l'hor- 
rible caricature  ».  Le  détail  de  ce  dessin  est  exact,  inspiré  de 
Thackeray.  et  de  Uauch,  mais  la  touche  est  désinvolte  et  l'en- 
semble peu  flatteur.  Ce  promeneur  âgé,  alourdi  par  son  ample 
redingote,  est  arrêté,  lœil  attentif,  le  chapeau  derrière  le  dos. 
L'auteur  du  Faust  (car  c'est  ainsi  que  l'appelle  maintenant  le 
dessinateur)  n'a  pas  ici  la  majesté  olympienne  qu'on  lui  prête 
souvent.  C'est  un  grand  bourgeois,  décoré  de  la  Légion  d'hon- 
neur, un  vieilltrd  digne  et  un  peu  raide,  celui-là  même  (on  le 
devine  pourtant)  qu'avait  pu  rencontrer,  sur  le  chemin  d  i  Gar- 
tenhauSy  un  étudiant  anglais  attiré  par  les  ombrages  du  parc. 

Ainsi,  au  début  du  siècle  comme  en  1830  (et  c'est  pour  cette 


LE   CONSEILLER    DE   GOETHE  61 

raison  qu'il  a  paru  légitime  de  les  grouper  tous),  les  Anglais 
ont  simplement  voulu  «  voir  >  Goethe  (1).  Ils  n'ont  pas  cherché 
à  l'interpréter  :  ils  ont  préféré  le  regarder  vivre  dans  sa  petite 
ville  et  ils  ne  l'ont  jamais  isolé  de  Weimar.  A  tort  ou  à  raison, 
la  duches>e  Amélie  avait  écrit  à  Knebel,  le  7  janvier  1804  : 
«  Mme  de  Staël  a  une  idée  très  claire  de  Goethe.  »  A  part  Robin- 
son,  les  Anglais  ne  cherchent  pas  du  tout  à  retirer  «  une  idée  > 
de  leur   visite.  Au  début,  ceux  de  Weimar  vont  chez  Gœthe 
par  convenance  sociale,  par  curiosité,  par  sympathie,  en  habi- 
tants de  petite  ville  qui  tiennent  à  leurs  relations.  Après  1815, 
lorsqu'ils    connaissent    un    peu   mieux  ses    œuvres ,    lorsque 
Mme  de  Staël  a  modifié  leur  opinion,  quelques  étudiants  anglais 
vont  offrir  leur  hommage  au  prince  des  poètes.  Mais  le  vieillard 
ne  peut  plus  exercer  d'influence  sur  eux.  Trois  quarts  de  siècle 
les  séparent.  Les  jeunes  Anglais  contemplent  le  «  Geheimralh  > 
avec  la   déférence  et   l'admiration   quinspire   un    monument 
historique  ou  une  gloire  presque  défunte.  Quand  Goethe  était 
en  pleine  vigueur,  la  petite  colonie  britannique  était  occupée 
par  d'aimables  et  insignifiantes  mondanités,  elle  s'intéressait 
surtout  aux  divertissements  et  aux  poésies  de  commande.  Plus 
lard,  quand  arrivèrent  les  jeunes,  le  poète  se  retirait  déjà  dans 
sa  solitude.   11  n'en  sortait  plus  guère  que  pour  ceux  qui  lui 
apparaissaient  déterminés  à  jouer  le  rôle  d'intermédiaires  litté- 
raires, à  le  faire  connaître,  à  le  renseigner,  un  H.  G.  Robinson, 
un  J.-J.  Ampère,  un  Stapfer.  Mais  il  restait  distant  à  l'égard  de 
ceux  qui  ne  l'approchaient  qu'avec  une  sympathique  curiosité, 
et  il  leur  laissait  l'impression  d'une  majestueuse  lassitude.  Les 
Anglais  qui  passaient  à  Weimar  vers  1830  étaient  de  ceux-là. 
Et  d'ailleurs  la  minuscule  capitale  et  son  petit  grand  monde 
les  attirèrent  surtout.  Leurs  devanciers  n'avaient  guère  vu  que 
son  Excellence  le  Conseiller  de  Gœthe,  ministre  de  Weimar: 
eux  ne   virent  plus  guère   que   Weimar,   dont  Gœthe  s'était 
presque  retranché. 


(1)  En  1831,  Walter  Scott  songea  à  sanêter  à  Weimar  en  allant 
en  Italie  et  Goetlie  l'invita  encore  a  venir  le  10  mars  183f,  douze  jours 
avant  sa  mort.  Scott  le  suivit  dans  la  tomLe  le  21  septembre  de  la  mêm(^ 
année. 


l 


62  GOETHE    EN    ANGLETERRE 

Sans  doute  l'Angleterre  doit  aux  Écossais,  aux  collaborateurs 
du  Blackwood's  Magazine,  quelques  bonnes  pages  sur  Goethe;  sans 
doute  Henry  Crabb  Robinson  fit  tous  ses  efforts  pour  lui  con- 
quérir le  droit  de  cité  à  Londres,  mais  en  général  les  Anglais 
avec  qui  Goethe  s'est  trouvé  en  contact  ont  peu  contribué  à  sa 
notoriété  dans  leur  pays.  Tout  au  plus  ont-ils  pu  modifier, 
autour  d'eux,  des  notions  fort  arriérées,  détruire  le  mythe  d'un 
mélancolique  auteur  de  Werther  ou  d'un  révolutionnaire  immo- 
raliste. Heureusement  l'heure  des  batailles  romantiques  est 
sonnée.  Aux  environs  de  1820,  Gœthe  devient  pour  les  grands 
écrivains  «  l'auteur  du  Faust  »  (1).  Peu  importe  que  l'opinion  ne 
se  réconcilie  pas  avec  l'homme  !  Les  «  héros  »  de  la  littérature 
se  tournent  vers  l'œuvre,  pour  la  saluer  et  pour  la  maudire. 
L'individualisme  des  uns  s'est  modéré,  l'individualisme  des 
autres  s'est  exaspéré.  D'un  côté,  Wordsworth,  Coleridge, 
Southey  reviennent  à  la  tradition;  de  l'autre,  Byron  et  Shelley 
vont  à  la  révolte.  Quel  accueil  Gœthe  a-t-il  trouvé  dans  les  deux 
camps? 

(1)  L'Allemagne  de  Mme  de  Staël,  le  Cours  de  Schlegel  sur  la  littérature 
dramatique  ont  été  traduits  et  commentés  par  les  grandes  revues.  Le 
séjour  de  Mme  de  Staël  à  Londres  en  4813  n'a  pas  été  sans  inlluence. 
Sans  doute  les  écrivains  qu'elle  rencontra,  S.  Ro^ers,  Th.  Moore.  Southey, 
Sir  Mackintosli,  n'étaient  pas  particulièrement  Favorables  à  Gœthe.  mais 
les  conversations  qu'elle  eut  alors  et  l'apparition  de  son  livre  provoquèrent 
des  réactions  dont  on  trouve  la  trace  dans  les  revues  et  le  journal  de 
H.  G.  Robinson.  Il  n'est  plus  possible  d'ignorer  Gœthe,  «  le  prince  des 
poètes  allemands  ». 


CHAPITRE    V 

l'auteur    du     «    FAUST    »     ET     LES    POÈTES    ROMANTIQUES 

(1810-1830) 


Avant  les  traductions  du  Faust.  Les  poètes  assagis  et  les  poètes  révoltés. 
—  Les  lakistes  et  l'irréligion  de  Gœthe.  Le  panthéisme  de  Wordsworth 
et  Faust;  l'opinion  de  Southey:  la  protestation  chrétienne  de  Cole- 
ridge.  ses  projets  de  réplique  (Michel  Scott)  et  de  traduction  L'appré- 
ciation purement  littéraire  de  Walter  Scott.  —  Les  exilés  volontaires  et 
l'individualisme  de  Faust.  Les  héros  de  Byron,  non  pas  fils  de  Werther, 
mais  parents  de  Faust.  Manfred  Hommajje  de  Byron  à  Gœthe.  Caïn  et 
le  Difforme  transformé.  Les  fragments  de  Shelley.  Faust  et  Prométhée.  Le 
Melmoth  de  Maturin.  —  Les  premières  traductions;  gravures  de  Retzsch; 
faveur  renaissante  de  la  critique;  pas  d'influence  immédiate,  unique 
adaptation  de  Soane.  Le  romantisme  occulte  est  fini;  l'interprétation 
philosophique  n'existe  pas  encore. 

«  ...  I  hâve  no  dread 
And  feel  the  curse  tô  hâve  no  natural  fear. .. 
Ye  spiiits  of  Ihe  unbounded  Universe 
Whom  I  hâve  sought  m  darkness  and  in  light... 
I  call  upon  you  by  the  written  charm 
Which  gives  me  power  upon  you!  Rise,  app^ar.  > 

(Byron,  Manfred,  scène  i.) 

La  Révolution  française  avait  effrayé  en  Angleterre  les  poètes 
de  la  liberté.  Comme  le  Gœthe  et  le  Schiller  du  Sturm  und 
Drang,  Wordsworth,  Coleridge  et  Southey  s'étaient  assagis. 
Sur  le  monde  à  peine  remis  de  son  émoi,  pesait  maintenant, 
telle  une  main  de  fer,  la  puissance  réaliste  de  l'Empire.  L'Europe 
s'était  engagée  dans  la  lutte  contre  Napoléon  et  l'activité  exté- 
rieure avait  tué  le  songe.  Il  n'y  avait  plus  de  place  dans  la 
littérature  pour  un  Werther  passif  et  attendri.  11  n'y  avait  plus 
que  des  champs  de  bataille.  Un  type  d'activité,  conquérant  ou 
révolté,  s'imposait.  Mais,  jusqu'à  la  chute  de  l'Empire,  les  poètes 
anglais  se  recueillirent  en  une  solitude  effarée.  En  1800,  Words- 
worth et  Coleridge  s'étaient  retirés  dans  la  paisible  région  des 


64 


GOETHE   EN   ANGLETERRE 


lacs  de  Cumberland;  Southey  les  y  avait  rejoints  en  1803,  et 
tous  trois  vivaient  une  existence  bourgeoise,  dans  les  soucis^ 
de  famille  et  le  calme  de  la  nature.  C'est  alors  que  Gœlhe  publia 
son  premier  Faust,  en  1808. 

Monk  Lewis,  qui  connaissait  le  fragment  de  1790,  avait  été 
surtout  attiré  par  le  drame  fantastique.  Il  s'était  approprié, 
dans  son  roman,  le  pacte  écrit  avec  du  sang.  Une  atmo.^phère 
de  fatalité  entourait  son  héros,  prisonnier  des  forc3S  occultes. 
Au  contraire,  William  Taylor,  champion  du  classicisme  et  du 
bon  goût,  s'insurgea  en  1810  contre  cette  œuvre  extravagante 
qu'il  qualifiait  de  <  friperie  impure  ».  Faust,  drame  philoso- 
phique, porta  la  peine  de  sa  double  nature.  En  Angleterre 
comme  en  France,  on  attaque  la  tragédie  au  nom  des  règles 
du  théâtre,  mais  en  Angleterre  beaucoup  plus  qu'en  France 
(comme  en  témoignent  les  grandes  revues  de  1813  et  1814),  on 
rejette  l'idée  au  nom  de  la  morale  et  de  la  religion. 


*  * 


Avant  la  traduction  de  Faust  qui  parut  seulement  en  1821, 
les  poètes  s'étaient  déjà  fait,  d'après  l'Allemafjne  de  Mme  de 
Staël,  une  opinion  sur  Tœuvre  et  sur  lauteur.  Wordsworth, 
chantre  de  l'idéalisme;  Southey,  disciple  de  Rousseau  et  atlmi- 
rateur  de  Werther;  Goleridge,  défenseur  de  Chatterton,  auraient 
dû,  semble-t-il,  saluer  avec  joie  le  héros  nouveau  de  Gœlhe. 
N'a-t-il  pas  l'invincible  élan  vers  l'infini,  la  nostalgie  des  certi- 
tudes, le  désir  romantique  de  s'élancer  au  delà  des  frontières 
humaines?  Mais  dans  TetTort  de  Faust,  il  y  a  une  sourde  révolte, 
une  pensée  d'impiété;  il  pactise  avec  les  puissances  mauvaises, 
il  se  plonge  dans  le  péché  de  l'esprit  et  de  la  chair.  Les  poètes 
des  lacs,  religieux  et  conservateurs,  ne  pouvaient  admettre  cet 
individualisme  qui  leur  semblait  immoral.  Seuls  Byron  et 
Shelley  raccueilliient  dans  leur  volontaire  exil. 


Sans  doute,  Wordsworth  professait  la  même  religion  de  la 
nature,  le  même  panthéisme  sentimental  que  le  Gœthe  du 
Faust.  Tel  passage  de  V Excursion  (1814)  rappelle  d'une  façon 


L'AUTEUR   DU    «   FAUST   »  65 

frappante  le  monologue  de  Wald  und  Hôhle  qu'avait  fait  con- 
naître, l'année  pre'cédente,  l'édition  anglaise  De  V Allemagne  : 

«  Happj  is  he  who  lives  to  understand 

Not  human  nature  onlj,  but  explores 

Alljiatures,  to  the  end  that  he  may  find 

The  law  that  governs  each... 

Through  ail  the  mightj  commonwealth  of  things 

Up  from  the  creeping  plant  to  the  sovereign  man.  » 

«  Heureux  celui  qui  ne  vit  pas  seulement  pour  comprendre 

La  nature  humaine,  mais  qui  explore 

Toutes  les  natures,  afin  qu'il  puisse  trouver 

La  loi  qui  gouverne  chacune... 

A  travers  toute  la  puissante  république  des  choses, 

Depuis  la  plante  rampante  jusqu'à  l'homme  souverain.  » 

N'est-ce  pas  là  ce  que  dit  Faust  lui-même,  dans  son  invoca- 
tion à  l'Esprit  de  la  terre? 

«  Gabst  mir  die  herrliche  Natur  zum  Kônigreich 

Krafi,  sie  zu  fùhlen,  zu  geniessen... 

Du  fûhrst  die  Reihe  der  Lebendigen 

Vor  mir  vorbei,  und  lehrst  mich  meine  Brûder 

Im  stillen  Busch,  in  Luft  und  Wasser  kennen  !  » 

«  Tu  m'as  donné  la  nature  magnifique  pour  rojaume,  . 

Tu  m'as  donne  la  force  de  la  sentir  et  d'en  jouir, 

Tu  fais  passer  le  cortège  des  vivants 

Devant  moi,  et  tu  m'apprends  à  reconnaître  mes  frères 

Dans  le  buisson  silencieux  et  dans  l'air  et  dans  l'eau!  » 

Mais  ce  vague  panthéisme  est,  au  fond,  commun  à  tous  les 
romantiques  et  il  n'est  pas  prouvé  que  Wordsworth  se  soit 
inspiré  du  Faust.  De  plus,  chez  le  poète  de  VExcursion,  l'homme, 
placé  en  face  de  la  nature,  prend  une  attitude  de  contemplation 
amoureuse,  de  passive  adoration,  tout  à  fait  opposée  à  la  con- 
ception gœthéenne.  Wordsworth  soumet  l'homme  à  la  nature, 
Tabsorbe  en  elle,  lui  conseille  de  se  renoncer  en  elle.  Goethe 
voit  en  lui  le  produit  d'une  lente  évolution  naturelle,  le  but  et 
la  raison  d'être  du  monde.  Chez  les  deux  poètes,  l'homme  est 
un  explorateur  d'inconnu,  mais  chez  Wordsworth,  il  s"age- 

5 


66  GŒ.ÏHE   EN   ANGLETERRE 

nouille  devant  la  nature  infinie  dont  il  imite  l'exemple  et  dont 
il  espère  les  secrètes  révélations  :  c'est  un  sujet  et  un  adepte. 
Chez  Gœthe,  il  revendique  fièrement  les  connaissances  aux- 
quelles il  a  droit,  il  les  arrache  à  la  nature  en  conjurant  les 
forces  cachées  :  c'est  un  roi.  Wordsworth  ne  pouvait  se  rallier 
à  l'individualisme  du  Faust. 

D'après  lady  Richardson,  il  classait  Gœthe  parmi  les  poètes 
de  troisième  ou  de  quatrième  rang,  parce  que,  tout  en  selTor- 
çant  d'être  le  poète  de  l'univers,  il  restait  toujours  le  poète  de 
l'individu,  et  qu'il  ne  pouvait  oublier  un  instcnt  sa  propre  per- 
sonnalité. Le  panthéisme  de  Wordsworth  est  inconciliable  avec 
ce  que  Wordsworth  appelait  Torgueil  de  Gœthe. 

Si  l'auteur  de  la  Convention  de  Cintra  n'admettait  pas  l'indif- 
férence politique  de  Gœthe,  le  bourgeois  de  Rydal  Mount  ne 
pouvait  tolérer  davantage  l'impiété  de  Méphisto  ni  les  débor- 
dements du  Walpurgis.  Son  ami  Robinson  prêchait  dans  le 
désert  quand  il  lui  vantait  l'auteur  du  Faust.  «  J'ai  essayé  de 
lire  Gœthe,  dit  Wordsworth,  je  n'y  ai  jamais  réussi.  » 

Aussi  peut-on  s'étonner,  à  juste  titre,  que  Carlyle  ait  songé 
à  lui  remettre  une  des  quatre  médailles,  expédiées  par  Gœthe 
pour  les  Anglais  «  bienveillants  ». 

Wordsworth  et  Southey  signèrent  l'adresse  de  félicitations 
envoyée  en  1831  par  «  quinze  amis  anglais  »  au  patriarche  de 
Weimar,  en  l'honneur  de  son  anniversaire  de  naissance.  C'était 
là  pure  politesse.  Pas  plus  que  Wordsworth,  Southey  n'aurait 
voulu  refuser  son  nom  à  Carlyle. 

Sans  doute  ce  grand  liseur  connaissait  les  auteurs  allemands. 
William  Taylor,  qu'il  avait  vu  longuement  à  Norwich  en  1798, 
lui  avait  donné  «  soif  et  faim  de  littérature  germanique  »;  tou- 
tefois, à  cet  affamé  il  n'avait  offert,  en  guise  d'aliment,  que  la 
Messiade  de  Klopstock,  la  Noachide  de  Bodmer,  la  Louise  de  Voss. 
Comme  son  ami  L^ranck  Sayers,  Southey  s'était  bien  mis  à  l'étude 
de  la  langue,  mais  il  était  déjà  trop  tard.  E|)ictète  l'avait  guéri 
de  Werther  et  Gœthe  ne  l'attirait  plus,  (juand  il  connut  Faust,  il 
ne  pouvait  plus  l'admettre.  L'auteur  de  Wat  Ty/er  était  devenu 
poète  lauréat. 


L'AUTEUR   [)[]   «   FAUST    »  67 

Goethe  admirait  la  Vision  du  jugement  de  Byron,  où  Soiithey, 
chantre  officiel  de  George  III,  était  mis  au  pilori  de  la  littéra- 
ture. Celui-ci  reprochait  par  contre  à  l'auteur  de  Faust  son  irré- 
ligion et  sa  pernicieuse  morale. 

Lorsque  5arah  Austin  lui  envoya,  par  l'intermédiaire  de  Ro- 
hinson,  son  livre  :  Caractéristiques  de  Gœthe,  il  ne  cacha  pas  ses 
sentiments  à  son  amie  Caroline  Bowles.  «  Il  n'y  a  peut-être  pas 
d'écrivain,  écrivait- il  alors,  qui  m'inspire  autant  de  sympathie 
et  d'antipathie  que  Gœthe.  Nos  intelligences  arrivent  au  même 
résultat,  nos  sentiments  coïncident  souvent,  nos  imaginations 
se  rencontrent  parfois,  et  cependant  les  antipathies  n'en  sont 
pas  moins  fréquentes  et  sont,  à  tout  prendre,  les  plus  fortes... 
Ses  opinions  et  ses  sentiments  politiques  étaient  aussi  conser- 
vateurs que  les  miens,  mais  son  irréligion  a  donné  une  tendance 
pernicieuse  à  beaucoup  de  ses  œuvres  et  l'a  fait  ainsi  un  pro- 
moteur de  cet  esprit  révolutionnaire  qu'il  détestait  le  plus  au 
monde.  » 

Plus  que  ses  amis,  Coleridge  semblait  destiné  à  comprendre 
et  à  admirer  Faust.  Le  traducteur  de  Wallenstein  devait  goûter 
le  drame  romantique;  le  disciple  des  kantiens  pouvait  méditer 
sur  sa  portée  philosophique.  Mais  s'il  était  capable  de  s'inté- 
resser à  la  conception  gœthéenne,  il  lui  était  impossible  de  l'ac- 
cepter. Lui  aussi  s'était  assagi.  Grandes  sont  maintenant  les 
différences  qui  le  séparent  de  l'auteur  du  Faust.  Coleridge  est 
avant  tout  un  chrétien  et  un  protestant;  Gœthe  est  un  Hellène 
et  un  humaniste.  Pour  être  sauvé,  celui-ci  prétend  qu'il  suffit 
d'être  noble,  bon,  et  de  chercher  la  vérité  :  Dieu  le  Père  ne  dit- 
il  pas  lui-même,  dès  le  prologue,  en  parlant  de  Faust  : 

«  Wenn  er  mir  jetztauch  nur  verworren  dient, 
So  werd'  ich  ihn  bald  in  die  Kiarheit  fùhren 
Ein  gâter  Mensch  in  seinem  dunkeln  Drange 
Ist  sich  des  rechten  Weges  wohl  bewusst.  » 

«  Bien  qu'il  ne  me  serve  maintenant  qu'en  tâtonnant, 
Je  le  conduirai  bientôt  dans  la  lumière, 
Un  homme  bon,  en  son  obscur  elfort, 
Uesle  conscient  du  droit  chemin.  » 


68  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

Pour  Coleridge,  cela  ne  suffit  pas.  II  faut  être  pieux,  prier  et 
méditer  les  Écritures.  Voilà  pourquoi,  s'il  lit  le  Faust  en  1809, 
dès  son  apparition,  si  même,  dans  une  note  de  son  journal  The 
Friend,  il  imagine  Luther  traduisant  la  Bible  en  un  décor  qui 
rappelle  singulièrement  la  chambre  haute  du  docteur,  il  dénie 
amèrement  à  Goethe,  dans  ses  conversations  avec  Kobinson 
en  1812,  «  vie  morale,  religion  et  enthousiasme  ».  Méphisto  pour 
lui  n'est  pas  un  caractère;  Faust  est  un  malheureux,  il  a  atteint 
l'extrême  limite  que  peuvent  atteindre  des  puissances  finies  et 
il  aspire  à  l'infini.  Plutôt  que  d'être  bon  et  limité,  il  préfère  être 
infiniment  misérable. 

Sans  doute  Coleridge  admire  la  poésie  suave  de  la  Dédicace  et 
[  la  majestueuse  ampleur  du  Prologue  dans  le  ciel,  mais  il  parle 
I  d'écrire  une  réplique  à  lœuvre  impie.  Robinson  reste  un  peu 
sceptique  sur  le  résultat  :  «  Il  ne  sortirait  jamais  de  vagues  con- 
ceptions, il  se  perdrait  lui-même  dans  ses  rêves.  »  Lors  d'un 
dîner,  le  16  février  1833,  Coleridge  donna  des  détails  sur  le 
projet  d'autrefois,  et  c'est  un  de  ses  convives  et  amis,  peut-être 
J.  H.  Green,  qui  le  révéla  au  public  l'année  suivante,  dans  la 
Quarterhj  Review  :  «  Mr  Coleridge  pense  (et  peut-être  est-il  le  seul 
qui  puisse  sans  présomption  le  penser?)  que  le  Faust  de  Goethe 
est  un  échec...  Il  considère  que  le  thème  est  ceci  :  les  consé- 
[  quences  d'une  misologie,  c'est-à-dire  d'une  haine,  d'une  dépré- 
!  dation  de  la  science  causée  par  l'inassouvissement  d'une  soif 
!  primitivement  intense  de  la  science.  Mais  l'amour  de  la  science 
pour  elle-même  et  pour  des  fins  véritablement  pures  ne  pro- 
duirait jamais  une  telle  misologie.  Ce  qui  la  produirait,  c'est 
seulement  l'amour  de  la  science  pour  des  projets  bas  et  indignes. 
Il  n'y  a  ni  motivation,  ni  progression  dans  le  caractère  de  Faust. 
Il  est,  dès  le  début,  un  magicien,  et  l'incrédule  se  révèle  au  pre- 
mier vers.  La  sensualité  et  la  soif  de  la  connaissance  sont  sans 
lien  l'une  avec  Fautre.  Méphisto  et  Marguerite  sont  excellents, 
mais  Faust  lui-même  est  ennuyeux  et  sans  signification.  La  scène 
dans  la  cave  d'Auerbach  est  l'une  des  meilleures,  celle  du  Brocken 
et  tous  les  lieds  sont  beaux.  Mais  il  n'y  a  pas  d'ensemble  dans 
le  poème  :  les  scènes  sont  de  simples  tableaux  de  lanterne  ma- 
gique et  une  grande  partie  de  lœuvre  est  très  plate.  • 


L'AUTEUR   DU   «    FAUST   »  69 

Comme  le  remarquera  justement  plus  tard  G.  H.  Lewes,  cette 
critique  de  Goleridge  est  le  type  de  la  critique  dogmatique.  Elle 
s'appuie  sur  une  conception  personnelle  et  veut  l'imposer  à 
l'artiste,  quel  qu'il  soit,  quelles  que  soient  les  exigences  de  son 
génie.  Goleridge  s'est  fait  une  idée  du  Faust;  bien  plus,  il  a  éla- 
boré un  système  et  il  blâme  Gœthe  de  ne  pas  avoir  traité  le 
sujet  selon  ses  désirs.  11  ne  considère  pas  le  drame  tel  qu'il  est, 
il  est  surtout  frappé  par  ce  qu'il  aurait  dû  être.  Son  point  de 
départ  est  d'ailleurs  inexact.  La  misologie  de  Faust  n'est  pas  le 
thème  fondamental  du  poème.  G'est  le  thème  initial  et  c'est  tout. 
La  Tragédie  de  la  vie  et  de  l'expérience  succède  rapidement  à  la 
Tragédie  de  la  science.  Après  les  premières  scènes  dans  le  labo- 
ratoire du  docteur,  il  n'est  plus  question  de  savoir,  mais  de 
jouir  et  de  vivre.  La  misologie  est  une  partie  du  thème  essen- 
tiel, mais  une  partie  seulement.  Le  problème  de  la  destinée  est 
plus  vaste  que  celui  de  la  science.  La  vanité  de  la  vie  est  plus 
pathétique  que  la  relativité  des  connaissances.  Il  s'agit  ici  de 
l'existence  tout  entière,  science,  expérience,  amour,  beauté, 
action.  Impuissant  à  pénétrer  le  mystère  de  la  vie,  Faust  se 
livre  au  tentateur  dans  lespoir  d'en  épuiser  les  jouissances.  Là 
se  trouve  la  «  progression  dans  le  caractère  >  que  Goleridge 
met  en  doute;  là  se  noue  le  lien  entre  «  la  soif  de  la  connais- 
sance B  et  la  «  sensualité  ».  Que  la  partialité  de  Goleridge, 
offensé  dans  ses  convictions  religieuses,  ait  été  plus  grande  que 
sa  pénétration,  c'est  ici  évident.  Lui  qui  proclamait,  avec 
Schlegel,  contre  les  esthéticiens  français,  que  l'unité  d'une 
grande  œuvre  était  «  organique,  non  mécanique  >,  lui  qui 
s'attachait  à  montrer,  sous  la  multipHcité  du  détail,  la  profonde 
cohérence  du  théâtre  de  Shakespeare,  il  aurait  pu,  semble-t-il, 
deviner,  derrière  les  tableaux  de  lanterne  magique,  le  riche  et 
lumineux  foyer  qui  leur  donne  la  couleur,  l'unité  et  la  vie. 

Goleridge  voulut  ressusciter  le  vieux  Michel  Scott  qui  dort, 
au  milieu  des  ruines,  sous  les  gazons  de  Melrose  Abbey,  le  sor- 
cier légendaire  que  Sir  Walter  avait  déjà  réveillé  dans  le  Lai  du 
dernier  ménestrel .  Il  devait  en  faire  un  Faust  repentant,  converti. 
D'après  le  même  compte  rendu,  «  Michel  Scott  apparaissait  au 
milieu  de  son  collège  de  disciples  dévoués,  leur  indiquant  l'étude 


70 


GŒTHE   EN   ANGLETERRE 


de  la  nature  et  de  ses  secrets  comme  le  sentier  qui  conduit  à 
l'acquisition  de  la  puissance...  Les  prêtres  le  suspectent,  le  sur- 
prennent, l'accusent,  il  est  condamné  et  jeté  en  prison.  Ceci 
constituait  le  prologue  du  drame.  Il  échappe.  A  quoi  lui  a  servi 
toute  son  étude?  Sa  science,  si  grande  qu'elle  fût,  n'a  pu  le  pré- 
server des  serres  cruelles  de  la  persécution...  Alors  le  poète 
commençait  à  le  tenter.  Il  le  faisait  rêver,  lui  donnait  du  vin  et 
faisait  passer,  mais  hors  de  sa  portée,  les  femmes  les  plus 
exquises.  N'y  a-t-il,  dès  lors,  aucune  science  qui  puisse  procurer 
ces  plaisirs?  Sur  ce  chemin  est  la  magie  et  Michel  se  tourne 
vers  elle  de  toute  son  àme...  A  la  fin,  Michel  essaie  de  conjurer 
le  diable  et  le  diable  arrive  à  son  appel.  Ce  diable  devait  être 
l'universel  humoriste  qui  aurait  rendu  toutes  choses  vaines  et 
sans  valeur  en  groupant  perpétuellement  les^  grandes  et  les 
petites  en  face  de  l'infini...  Michel  soupire.  Sa  puissance  est  sa 
malédiction  :  il  commande  aux  femmes  et  au  vin,  mais  les 
femmes  sont  fictives  et  diaboliques  et  le  vin  ne  l'enivre  pas. 
Perdant  tout  espoir,  il  se  jette  dans  tous  les  excès  sensuels  et, 
rencontrant  Agathe,  il  s'efforce  aussitôt  de  la  séduire.  Agathe 
l'aime  et  le  diable  facilite  leurs  rencontres.  Mais  elle  résiste, 
Michel  essaie  de  la  perdre,  et  elle  l'implore  de  ne  pas  détruire 
son  estime.  De  longues  luttes  de  passion  s'ensuivent  qui  font 
jaillir  l'affection  de  Michel,  plus  forte  que  ses  appétits,  et  l'idée 
de  la  rédemption  de  la  volonté  perdue  commence  à  poindre, 
comme  une  aube,  sur  son  esprit.  Enfin,  après  avoir  soumis  son 
héros  à  toutes  les  horreurs  imaginables  ou  inimaginables,  le 
poète  le  rendait  triomphant  in  nuhibus  et  versait  la  paix  dans 
son  âme,  avec  la  conviction  qu'il  y  a  un  salut  pour  les 
pécheurs,  de  par  la  grâce  de  Dieu.  » 

Heureusement,  Coleridge  abandonna  cet  édifiant  raccommo- 
dage. Son  projet  avait  contre  lui  sa  propre  indolence  et  l'indif- 
férence, sinon  l'hostilité,  de  son  ami  Robinson. 

En  d814,  sur  le  désir  de  Robinson,  Lamb  écrivit  à  Coleridge 
que  Murray  attendait  de  lui  une  traduction  du  Faust.  Dans  sa 
réponse  à  l'éditeur,  le  23  août,  le  poète  accepta  en  principe, 
tout  en  formulant  une  hésitation  :  il  avait,  depuis  bien  long- 
temps, abandonné  les  vers  et  son  habitude  de  méditer  sur  le 


L'AUTF':UR   DU   «    FAUST   »  71 

langage  l'obligeait  à  des  scrupules  extrêmes  qui  pouvaient 
ralentir  son  travail.  En  tout  cas,  il  demandait  à  Murray  de  lui 
fournir  les  œuvres  complètes  de  Gœthe,  «  car  donner  Faust  sans 
un  essai  critique  préliminaire  serait  pire  que  ne  rien  donner  du 
toyt,  en  ce  qui  concerne  le  public  ». 

Coleridge  semblait  donc  bien  décidé,  et  celte  bonne  nouvelle 
dut  se  répandre  dans  les  milieux  littéraires,  puisque  John  Wilson 
l'apportait  encore  àWalter  Scott  en  4818.  Mais  le  versatile  écri- 
vain abandonna  ce  nouveau  projet,  d'abord  pour  des  raisons 
financières  (Murray  lui  avait  offert  cent  livres  et  Coleridge  trou- 
vait ces  honoraires  humiliants),  ensuite  par  un  scrupule  moral 
excessif  :  «  Je  débattis  avec  moi-même,  écrit-il  dans  son  Table- 
ta/k  le  i6  février  1833,  s'il  seyait  à  mon  caractère  moral  de 
rendre  en  anglais  et  de  patronner  dans  une  certaine  mesure  un 
langage  que  j'estimais  en  grande  partie  vulgaire,  licencieux  et 
blasphématoire.  » 

Ainsi  Wordsworth,  Southey  et  Coleridge,  tous  trois  anciens 
champions  du  libéralisme,  se  détournaient  de  Gœthe,  auteur  du 
Faust.  Seul  de  leur  génération,  le  conservateur  Walter  Scott 
s'émut  à  la  lecture  du  poème.  C'était  à  Abbotsford,  en  1818. 
Lockhart,  John  Wilson,  Adam  Fergusson  étaient  ses  hôtes.  Par 
une  matinée  d'automne,  tandis  qu'ils  flânaient  dans  les  prés.  Sir 
Walter  emprunta  à  Lockhart  le  Faust  de  1808  et  s'enferma  dans 
sa  chambre.  Deux  heures  après,  au  déjeuner,  il  parut,  l'esprit 
plein  du  poème.  11  en  parla  avec  transport,  admirant  «  la  beauté 
aérienne  »  du  lyrisitie,  la  véhémence  désespérée  de  la  prière  de 
Marguerite  et  son  pathétique  effondrement  devant  la  Matei^  Do- 
lorosaj  analysant  dans  leurs  plus  fines  nuances  les  caractères  de 
Marguerite  et  de  Méphisto.  Au  sujet  du  Prologue,  il  remarqua 
qu'il  fallait  être  un  Allemand  pour  avoir  osé  affronter  la  compa- 
raison avec  le  livre  de  Job,  «  le  plus  grand  poème  qui  fût  jamais 
écrit  ».  Ce  jugement  de  Seott  est  d'autant  plus  intéressant  qu'il 
n'est  guère  partagé.  A  cette  époque,  seul  le  Blackwood's  Maga- 
zine dont  les  collaborateurs  étaient  les  familiers  d'Abbotsford, 
reconnaît  la  profonde   signification  de  Faust  (1).  En  attendant 

(1)  Walter  Scott  fut  attiré   par   le  romantisme   de   Faust,  mais  il  n'en 
saisit  nullement  la  portée  philosophique.    Le  clief-d'œuvre  lui  paraissait 


72  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

que  Thomas  Carlyle  paraisse  sur  la  brèche,  Lockhart  et  John 
Wilson  se  font,  dans  la  bataille  de  la  critique,  les  défenseurs  de 

Gœthe. 

* 
*  * 

Il  e'tait  réservé  à  Byron  et  à  Shelley  d'inaugurer  une  ère  nou- 
velle. A  eux,  les  lutteurs,  les  bannis,  il  appartenait  de  reprendre 
l'idée  romantique,  de  chanter  Ihomme  dressé  en  face  du 
monde,  interrogeant  ou  défiant  le  ciel  du  regard,  le  héros 
inquiet  comme  Faust,  révolté  comme  Manfred  et  Caïn,  triom- 
phant comme  Prométhée.  Ils  franchissent  l'étape  qui  sépare 
Werther  du  Faust.  Ils  connaissent  à  peine  Gœthe,  ils  le  devinent 
et  l'interprètent. 

Emile  Montégut  (1)  s'étonnait  avec  raison  de  lafdiation  qu'on 
essayait  d'établir  entre  Werther  et  les  héros  de  Byron.  Comme 
il  le  dit,  ce  qui  caractérise  Werther,  c'est  l'impuissance  d'agir, 
et  ce  qui  caractérise  les  héros  de  Byron,  c'est  l'action  poussée  à 
ses  extrêmes  limites.  «  Non  seulement  ils  se  tuent,  mais  ils 
tuent  autrui,  et  quelquefois  après  l'avoir  détroussé.  De  tels 
moyens  d'action  peuvent  convenir  peut-être  aux  aristocratiques 
Lara,  Manfred  et  tutti  quanti,  mais  ils  ne  sont  pas  à  la  portée 
de  Werther,  le  jeune  et  honnête  bourgeois.  » 

Sans  doute,  il  y  a  chez  Werther  une  mélancolie  et  un  doute 
troublant  qui  font  pressentir  le  mal  du  siècle,  le  mal  stérile  que 
promènent  par  le  monde  Ghilde-Harold  et  René,  il  y  a  chez  lui 
un  individualisme  mécontent  qui  pourrait  conduire  à  la  révolte 
un  tempérament  plus  solide  et  qui,  mûri  et  fortifié  par  une 
expérience  adverse,  pourrait  éclater  tout  d'un  coup  et  produire 
un  Manfred.  Mais,  en  passant  en  Angleterre,  Werther,  trans- 
formé par  toute  une  littérature  féminine,  s'est  trop  anémié  pour 
donner  naissance  à  Manfred.  Et  la  tristesse  de  Childe-Harold  a 
d'autres  sources  :  elle  est  ennui,  désenchantement,  fatigue. 
C'est  dans  le  jeune  Byron  et  non  dans  un  héros  littéraire  qu'il 

digne  de  l'efTort  de  Coleridge,  très  capable  selon  lui  d'en  traduire  la  beauté 
verbale.  «  Coleridge  rendit  le   Wnllenslein  de  Schiller  bien  plus  beau  quïl 
ne  l'avait  trouv(^  :  il  fera  de  mônie  pour  Fansl.  ■ 
(1)  Types  modernes  en  littérature.  \Verther  {R.  D.  M.,  juillet  1855). 


N 


L'AUTEUR   DU   «    FAUST    »  73 

faut  chercher  la  clef  de  l'œuvre.  Werther  ne  peut  réaliser  son 
désir,  et  il  en  meurt.  Childe-llarold  n'a  même  plus  de  désir. 

8  He  felt  the  fulness  of  satietj. 

With  pleasure  drugged,  he  almost  long'd  forwoe.  » 

«  Il  sentait  la  plénitude  de  la  satiété. 

Empoisonné  de  plaisir,  il  avait  presque  soif  de  malheur.  » 

Le  lien  entre  le  premier  héros  de  Goethe  et  le  type  byronien 
est  très  lâche.  Entre  les  deux  s'interpose  la  personnalité  créa- 
trice, l'orgueilleux  Moi  de  Byron.  Tout  au  plus  peut  on  dire 
avec  un  critique  contemporain  (1)  :  Comme  Gœthe  avait  donné 
à  Walter  Scott,  par  l'intermédiaire  de  Gœtz  de  Berlichingen, 
une  impulsion  dans  le  sens  du  roman  historique,  de  même  il 
favorisa,  en  créant  avec  Werther  une  atmosphère  desensibilité 
exaltée,  l'éclosion  du  byronisme.  Mais  il  est  évident  que  les 
Lara,  les  Manfred,  les  Don  Juan  tiennent  surtout  leur  sarcasme 
de  Byron  lui-même,  et  si  l'on  veut  leur  chercher  ailleurs  des 
hérédités  littéraires,  ce  n'est  pas  vers  l'élégiaque  Werther 
qu'il  faut  se  tourner,  c'est  vers  les  héros  du  roman  terroriste, 
vers  les  personnages  de  Monk  Lewis  et  d'Anne  RadclifTe,  c'est 
vers  les  protagonistes  du  Sturm  und  Drang,  vers  Faust  et  Méphis- 
tophélès. 

En  août  i816,  Monk  Lewis  passe  quelque  temps  avec  Byron 
à  la  villa  Diodati  près  de  Genève.  Au  poète  qui  sétait  déjà  ins- 
piré du  chant  de  Mignon  (2j  et  qui  en  avait  tiré  un  prélude  pour 
sa  Fiancée  d'Ahijdos,  le  romancier  parla  longuement  de  Gœthe. 
Il  lui  traduisit  de  vive  voix  la  plus  grande  partie  du  Faust,  et 
c'est  précisément  à  cette  époque  que  naquit  Manfred.  Byron 
revendiqua,  c'est  vrai,  dans  ses  lettres  à  Murray  en  1825,  l'ori- 
ginahté  de  sa  création.  Quand  il  reçut,  à  Ravenne,  le  volume 
d'Art  et  Antiquité  on  Gœthe  admirait  Manfred,  tout  en  soulignant 
les  obligations  littéraires  de  l'auteur  (ISiO),  il  se  déclara  touché 
par  ce  jugement,  mais  expliqua  autrement  la  genèse  de  son 
œuvre.  «  Je  fus  naturellement  frappé  par  Faustus,  mais  ce  fut 

(1)  Hugh  Walker,  The  Literaiure  of  the  Victorian  Age,  Cambridge,  1910. 

(2)  Traduit  par  Mme  de  Staël. 


74 


GOETHE   EN    ANGLETERRE 


le  Steinbach  et  la  Jungfrau  et  quelque  chose  d'autre,  bien  plus 
que  Faustus,  qui  me  firent  e'crire  Manfred.  La  première  scène 
toutefois  et  celle  de  Faustus  sont  très  similaires.  »  Pourtant, 
quoi  qu'il  en  dise,  Byron  ne  put  se  dérober  à  l'influence  de 
Gœthe.  Lui  qui  était  fait  pour  vivre  sur  les  cimes  alpestres, 
dans  la  bourrasque  et  la  révolte  des  éléments,  il  se  laissa  con- 
duire par  Gœthe,  à  minuit,  dans  la  galerie  gothique  où  Man- 
fred s'abandonne  à  son  pessimisme.  Ne  croirait-on  pas  en- 
tendre le  vieux  docteur  parler  lui-même  dans  la  solitude  et  le 
silence? 

«  The  tree  of  knowledge  is  not  that  of  life. 
Philosophj  and  science,  and  the  springs 
Of  wonders,  and  the  wisdom  of  the  world 
I  hâve  essajed,  and  in  mj  mind  there  is 
A  power  to  make  thèse  subjects  to  itself 
But  they  avait  not...  (1).  » 

«  L'arbre  de  la  science  n'est  pas  l'arbre  de  vie. 

Philosophie,  connaissance,  sources  de  l'émerveillement 

Et  sagesse  du  Monde, 

J'ai  tout  essayé. 

Et  il  y  a  dans  mon  esprit 

Une  force  capable  de  les  soumettre 

Mais  ils  ne  servent  de  rien...  »  ' 

I    Comme  Faust,  Manfred  n'a  ni  crainte  ni  scrupule. 
i'    Faust  avouait  : 

«  Je  ne  suis  torturé  ni  de  scrupules  ni  de  doutes 
Je  ne  redoute  ni  l'enfer  ni  le  diable. 
Mais  toute  joie  m'est  aussi  arrachée > 

Et  Manfred  est  au-dessus  de  tout  émoi,  de  tout  regret,  de 
toute  angoisse  : 

«  Je  ne  connais  pas  la  terreur. 

Je  sens  celte  malédiction  de  n'éprouver  jamais  ni  crainte  naturelle 
Ni  ces  frémissements  d'un  cœur  que  font  palpiter  le  désir,  l'espérance, 
Ou  l'amour  mystérieux  de  quelque  objet  terrestre.  » 


(1)  Manfred,  acte  I.  se    i. 


L'AUTEUR   DU   «    FAUST   »  75 

11  fait  appel  aux  «  esprits  de  l'Univers  infini  »,  à  ceux  qui 
voltigent  autour  des  sommets  neigeux.  Son  invocation  aux 
esprits  ressemble  à  la  méditation  de  Faust  tourné  vers  la  lune 
apaisante  : 

<r  Êtres  mystérieux,  esprits  du  vaste  univers,  ô  vous 
Que  j'ai  cherchés  dans  les  ténèbres  et  dans  les  régions 
De  la  lumière,  vous  qui  volez  autour  de  ce  globe 
Et  hîibitez  dans  des  essences  plus  subtiles,  vous 
A  qui  les  cimes  inaccessibles  des  monts...  servent 
De  retraite,  ja  vous  appelle  au  nom  de  ce  charme 
Qui  me  donne  le  droit  de  vous  commander  :  Levez-vous 
Et  apparaissez!  » 

Comme  Faust,  il  veut  se  suicider.  Et  plus  tard,  tandis  qu'il 
affronte  le  palais  d'Arimanès  sur  le  sommet  de  la  Jungfrau,  voici 
qu'apparaît  le  fantôme  d'Astarté,  telle  l'image  de  Marguerite  dans 
le  Sabbat  du  Brocken.  Sans  Faust,  Byron  n'eût  pas  prêté  à  son 
héros,  fait  de  révolte  et  d'audace,  l'attitude  méditative  du  cher- 
cheur, la  fatigue  de  l'esprit  spéculatif,  le  pouvoir  magique  du 
sorciet*. 

C'est  à  Goethe  que  nous  devons  cette  différenciation  du  tradi- 
tionnel type  byronien,  jusque-là  uniquement  amer  et  hautain. 
D'ailleurs  la  figure  de  Manfred  reste  plus  tragique  et  plus 
grande  que  celle  de  Faust.  Si  le  drame  gœlhéen  est,  comme  l'a 
magnifiquement  montré  Taine,  bien  supérieur  au  poème  anglais 
par  son  ampleur  épique  et  sa  portée  philosophique,  si  le  poème 
de  l'Univers  dépasse  par  ses  proportions  et  son  symbolisme  le 
poème  de  la  personne  et  du  moi,  en  revanche  le  caractère  de 
Manfred  est  plus  vivant,  plus  pathétique,  plus  héroïque  que  le 
personnage  de  Faust.  «  Hommes,  dieux,  nature,  tout  le  monde 
changeant  et  multiple  de  Gœthe  s'est  évanoui.  Seul  le  poète 
subsiste...  s'il  fait  venir  d'autres  êtres,  c'est  pour  qu'ils  lui 
donnent  la  réplique  et  à  travers  cette  épopée  prétendue,  il  a 
persisté  dans  son  monologue  éternel.  »  lit  ce  monologue  est 
sublime.  De  l'effort  à  la  révolte  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  ce  pas, 
Manfred  l'accomplit.  Faust  est  le  symbole  de  l'effort  :  Ihomme 
qui  se  cherche  et  cherche  Dieu.  Manfred  est  le  Révolté. 
Tous  deux  sont  mécontents,  tous  deux  souffrent  de  la    nos- 


76 


GOETHE   EN   ANGLETERRE 


talgie  qui  les  dilate,  du  scepticisme  qui  les  e'crase,  tous 
deux  gémissent  d'être  «  moitié  poussière  et  moitié  dieu  », 
mais  Manfred  est  un  caractère  entier,  arrêté,  logique.  Il  est 
Byron,  il  est  le  moi,  «  l'invincible  Moi  qui  se  suffit  à  lui-même, 
sur  qui  rien  n'a  prise,  ni  démons,  ni  hommes,  seul  auteur  de 
son  bien  et  de  son  mal,  sorte  de  dieu  souffrant  et  tombé,  mais 
toujours  dieu  sous  ses  haillons  de  chair,  à  travers  la  fange  et 
les  froissements  de  toutes  ses  destinées  (1)  ». 

Trois  ans  après  avoir  écrit  Manfred,  Byron  envoya  à  Murray 
l'épître  dédicatoire  de  Marino  Faliero  que  celui-ci  transmit  à 
Goethe  en  4831.  Le  médiocre  germaniste  qu'était  le  poète  (il  ne 
connaissait  Gœthe,  Schiller  et  Wieland  qu'à  travers  les  traduc- 
tions, il  tempêtait  contre  la  dureté  du  nom  de  Grillparzer  et  pou- 
vait, disait-il,  tout  au  plus  jurer  en  allemand!)  féhcitait  Gœthe 
avec  humour  d'avoir  du  moins  un  nom  prononçable.  «  En  ceci, 
vous  avez  l'avantage  sur  plusieurs  de  vos  compatriotes  dont  les 
noms  deviendraient  aussi  immortels,  si  quelqu'un  pouvait  les 
répéter.  »  Mais  plaisanterie  mise  à  part,  Byron  exprimait  «  son 
respect  sincère  et  son  admiration  »  à  celui  qu'il  considérait 
«  comme  la  première  figure  littéraire  d'Europe  depuis  la  mort 
de  Voltaire  ».  En  182^,  il  offrit  à  Gœthe  Sardanapale  avec 
«  l'hommage  d'un  vassal  à  son  suzerain  »,  et  en  1822  Werner 
dédié  à  Gœthe  «  par  l'un  de  ses  plus  humbles  admirateurs  ». 
Il  reconnaissait  sans  s'en  douter  le  jugement  à' Art  et  Antiquité 
qu'il  contestera  en  1825  :  «  Ce  poète  singulièrement  intelligent 
s'est  approprié  mon  Faust  et  il  en  a  extrait  le  plus  fort  aliment 
pour  son  tempérament  pessimiste.  » 

Byron  s'est  encore  souvenu  de  Faust  dans  son  Cain  et  dans 
son  Difforme  transformé.  Le  fils  d'Adam  se  trouve  un  jour 
placé,  ainsi  que  le  docteur,  devant  l'alternative  :  «  Choose 
l)etween  love  and  knowledge.  »  «  Choisis  entre  l'Amour  et  la 
Connaissance.  »  Et  son  tentateur  Lucifer  inspire,  comme 
Méphisto  à  Marguerite,  une  crainte  irraisonnée,  invincible,  à  la 
douce  Adah.  Si  Faust  avait  été  emporté  dans  le  monde  infernal 


(1)  Taine.  Littérature  anglaise. 


L'AUTEUR   DU   «    FAUST   »  77 

du  Brocken,  Caïn  est  enlevé  dans  les  abîmes  de  l'espace  et  de 
l'Hadès.  Tel  Méphisto,  Lucifer  est  cynique  et  méprise  Ihomme, 
mais  il  est  plus  grand.  Ce  n'est  pas  un  serviteur,  c'est  un  roi. 
Par  sa  superbe  âpreté,  il  est  une  création  essentiellement  byro- 
nienne.  Ses  conseils  à  Caïn  sont  aussi  fiers  que  la  prédication 
stoïcienne  de  Vigny  dans  la  Mort  du  Loup  : 

«  Think  and  endure,  and  form  an  inner  world 
In  your  own  bosom,  where  the  outward  fails...  » 

«  Pense  et  souffre,  et  crée  un  monde  intérieur 

Dans  ta  propre  poitrine,  quand  l'extérieur  t'abandonne...  » 

Mais  il  rappelle  souvent  Méphisto  par  sa  raillerie,  son  cynisme, 
et  Byron,  attaqué  par  la  bonne  presse,  renvoyait  ses  critiques 
à  l'original.  «  Que  diraient  les  méthodistes  en  présence  du  Faust 
de  Goethe?  Que  penseraient- ils  de  l'entretien  de  Méphisto  avec 
son  élève,  ou  de  ces  paroles  plus  hardies  du  Prologue  que  per- 
sonne parmi  nous  n'osera  jamais  traduire?  » 

L'influence  de  Faust  est  également  sensible  dans  le  Difforme 
transformé;  et,  tout  en  reconnaissant  que  le  diable  de  Byron  n'est 
pas  une  simple  imitation,  Gœthe  notait  déjà  leur  parenté  dans 
ses  Entretiens  avec  Eckermann  en  18â5  :  «  J'ai  relu  son  Bossu 
transformé  et  je  dois  dire  que  son  talent  m'apparait  toujours 
plus  grand...  Son  diable  est  sorti  du  mien,  mais  ce  n'est  pas  un 
plagiat.  Tout  est  original  et  neuf,  tout  est  ramassé,  solide  et 
spirituel.  »  Byron  avait  d'ailleurs  reconnu  son  emprunt  dans 
son  Avertissement  :  «  Cette  production  est  fondée  en  partie... 
sur  le  Faust  du  grand  Gœthe.  » 

Arnold,  le  déshérité,  le  hideux  avorton  que  repousse  sa  mère, 
est  lassé  de  la  vie  et  veut  se  suicider,  malgré  «  le  soleil  bien- 
faisant »  et  le  chant  des  oiseaux.  Ce  n'est  pas  l'AUeluia,  l'hymne 
de  résurrection  qui  l'arrache  à  la  mort,  c'est  l'éternel  et  dur 
Étranger,  le  Diable.  Celui  qui  a  rajeuni  l'alchimiste  et  qui  l'a 
rendu  à  la  joie  va  donner  à  Arnold,  en  échange  de  son  àme,  la 
beauté  et  la  force.  Il  n'y  a  pas  de  contrat  sur  parchemin 
(l'Étranger  n'en  veut  pas),  mais  quelques  gouttes  de  sang  tombées 
du  bras  d'Arnold  font  jaillir  de  la  fontaine  les  apparitions  du  passé . 
Comme  les  esprits  de  Faust  accourent  à  l'appel  de  Méphisto, 


78  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

les  âmes  d'autrefois  s'élèvent  de  la  source,  et  le  diable  les  invoque 
en  paroles  mélodieuses,  d'une  musique  toute  gœthéenne  : 
«  Ombres  de  la  beauté,  ombres  de  la  puissance,  venez,  obéissez. 
Voici  le  moment.  Dociles  et  soumises,  sortez  du  fond  de  cette 
source,  comme  le  géant,  fils  des  nuages,  franchit  la  montagne 
du  Hartz!  »  Ainsi  qu'en  une  fantastique  Nuit  du  Walpurgis,  elles 
paraissent  toutes  :  «  Esprits  héroïques,  esprits  revêtus  jadis  de 
la  forme  du  Stoïcien,  du  Sophiste  ou  de  tous  les  vainqueurs, 
depuis  l'enfant  de  Macédoine  jusqu'à  ces  guerriers  romains  nés 
pour  détruire,  ombres  de  la  beauté,  ombres  de  la  puissance, 
obéissez,  venez,  voici  l'heure!  «  Le  Difforme  est  transformé  : 
il  devient  le  glorieux  Achille,  et  l'Étranger,  lui  prenant  sa 
laideur,  se  fait  son  compagnon  d'armes  sous  le  nom  de  César. 
Tel  Méphisto,  César  est  un  sceptique.  11  raille  cruellement 
l'humanité,  il  entraîne  Arnold  dans  les  terrains  mouvants  qui 
s'étendent  par  delà  le  bien  et  le  mal.  Il  n'y  a  pas  de  qua- 
lité absolue  :  comme  la  beauté  et  la  laideur,  comme  la 
santé  et  l'infirmité,  qui  viennent  d'être  troquées  grâce  à  un 
obscur  sortilège,  les  valeurs  morales  sont  interchangeables. 
César  veut  révéler  à  Arnold  le  néant  des  prétentions  hu- 
maines :  science,  gloire,  amour,  fortune,  tout  n'est  qu'il- 
lusion. Pendant  le  siège  de  Rome  par  le  Connétable  de  Bour- 
bon, il  trouve  le  moyen  de  se  moquer  des  lettres  et  des  arts. 
Il  est  t  the  everlasting  sneerer  »,  mais  comme  Méphisto,  il 
est  aussi  le  serviteur  utile.  C'est  lui  qui  ranime  Olympia, 
après  sa  tentative  de  suicide  à  Saint-Pierre,  et  qui  aide  Arnold 
à  la  transporter  au  palais  Colonna  (1). 

Malgré  de  réelles  beautés,  le  Bossu  transformé  ne  plut  pas  à 
Shelley  :  c'était,  répondit-il  à  Byron,  qui  lui  demandait  son 
avis,  «  une  mauvaise  imitation  du  Faust  •. 

(1)  Des  critiques  comme  Ebcrty,  Gottsclial,  Adelbert  Schroter  ont 
cherché  une  certaine  parenté  entre  le  Siètfe  de  Corinthe  de  Byron.  et  la 
Fiancée  de  Corinthe  de  Gœthe.  Kolbing  réfute  ces  tentatives  hasardeu-es 
dans  son  édition  de  Byron  ;  il  ne  peut  pas  être  question  d'iidluence  ici. 
Avec  autant  de  raison,  Kolbing  rejeite  une  assertion  de  la  Crilical  Ht  liew 
(5'  série,  vol  IV).  à  propos  du  Promélhee  de  Byron  ;  «  The  leadicii:  idoa  is 
laken  irom  a  pocm  heariiig  the  samc  tille,  in  Gerniany,  by  Gœthe,  with 
whom  Lord  Byron  is  not  uuacquainttd.  »  Les  deux  poèmes  n'ont  en 
eû'et  de  commun  que  le  titre. 


I 


L'AUTEUR   DU   «    FAUST    »  79 

Byron  avait  dit  à  Pise  au  capitaine  Medwin,  en  parlant  de 
Shelley  qui  venait  de  traduire  la  Nuit  du  Walpurgis  ;  «  Je  don- 
nerais cent  livres  pour  avoir  une  bonne  version  du  Faust  et  le 
monde  eijtier  pour  le  lire  dans  l'original.  »  Shelley  en  effet  s'était 
mis  courageusement  à  l'étude  de  l'allemand.  Le  livre  de  Mme  de 
Staël  avait  éveillé,  dès  1813,  son  intérêt  pour  Gœthe  et,  l'esprit 
hanté  par  le  problème  de  la  magie,  il  s'était  surtout  senti  attiré 
vers  F'Qust.  Il  en  avait  traduit  une  grande  partie  en  prose  vers 
1815  et  ces  simples  essais  d'un  débutant  lui  revinrent  à  la 
mémoire  quand  parut  l'édition  anglaise  des  gravures  de  Retzsch. 
«  Nous  avons  vu  ici,  écrit-il  à  Gisborne  le  10  avril  1822,  une 
traduction  de  quelques  scènes  et  à  la  vérité  des  plus  remar- 
quables qui  accompagnent  ces  étonnantes  gravures  publiées  en 
Angleterre  d'après  un  maître  allemand.  Ce  n'est  pas  mauvais, 

et  assez  fidèle,  mais  que  c'est  faible! J'ai  simplement  essayé 

de  rendre  les  scènes  omises  dans  cette  traduction  (1).  »  Tre- 
lawny  le  trouva  à  Pise,  penché  sur  le  texte  de  Gœthe  et  le 
dictionnaire  à  la  main.  «  Ses  yeux  brillaient  avec  une  énergie 
aussi  terrible  que  celle  du  plus  avide  chercheur  d'or.  »  Les 
incantations  de  la  Nuit  du  Walpurgis  l'arrachaient  au  recueil- 
lement des  villes  mortes  et  dans  le  paisible  décor  de  marbre 
blanc,  près  de  la  tour  penchée  et  du  Campo-Santo,  il  évoquait 
l'infernale  sarabande  du  Brocken.  Mais  cette  obscurité  où  s'agi- 
tait ce  monde  fantastique  ne  lui  cachait  pas  le  rayonnement  du 
Prologue  dans  le  ciel.  11  sentait  «  la  sagesse  et  la  profonde  har- 
monie de  Gœthe  »  et  relisait  Faust  «  avec  des  sensations  que  ne 
provoque  aucune  autre  composition  » .  «  Nous,  les  admirateurs 
du  Famt,  nous  sommes,  dit-il  alors,  sur  la  vraie  route  du 
Paradis.  »  Peut-être  pressentait-il,  par  une  de  ces  surprenantes 


(1)  Un  souvenir  très  exact  du  Faust  se  trouve  dans  le  poème  de  Shelley 
The  Dirge  :  «  Old  winter  was  gone.  —  In  his  weakness  back  to  tlie  mountain's 
iioar  »  (Poems.éd.  Tauchnilz,  p.  95.  Cf.  Faust,  Jub.  Ausg.,  XIII,  39  :  «  Dcr 
alte  Winter  in  seiner  Schwiiche,  etc.  »).  Shelley  attendait  une  traduction 
toi  aie  d(i  Faust  pai-  Coleridge.  Son  travail  ne  devait  èlre,  dans  son  esprit, 
que  fragmentaire  et  provisoire.  Sa  version  du  Waliraryis  est  plus  libre  que 
c»'lle  (lu  Prologue.  «  Les  mots  traduits,  même  lorsqu'il  n'y  a  pas  erreur 
matcrieilc,  et  cela  arrive,  ne  sont  guère  que  des  jalons,  des  points  de  repère 
autour  desquels  se  précipite  spoiitanèment  rini[)érieu.se  coulée  de  pensées 
favorites  et  des  sentiments  dominateurs.  «(Koszll.  liev.  yerm.  janv.  1907.) 


80  GŒTHE   EN  ANGLETERRE 

intuitions  du  génie,  la  pensée  encore  inexprimée  de  Gœthe,  la 
solution  optimiste  et  sereine  du  Second  Faust.  La  même  idée 
de  rachat,  de  rénovation,  de  libération  obsédait  son  esprit.  Le 
fier  poète,  fils  des  Grecs  et  chantre  de  YHdlade,  qui  trouva 
bientôt  la  mort  dans  les  flots  de  la  mer  classique  et  dont  le 
bûcher,  arrosé  de  vins  et  de  parfums,  s'aviva  sous  la  brise  de 
l'Apennin,  l'auteur  de  Prométhée  délivré  ne  pouvait-il  entrevoir 
la  rédemption  de  Faust?  N'avait-il  pas  lui-même  érigé  très  haut, 
dans  une  glorieuse  lumière  païenne,  celui  qui  fut  le  premier 
utile  à  l'humanité,  celui  qui  voulait  chasser  les  fantômes  de 
l'erreur  et  de  l'ignorance  et  faire  régner  sur  le  monde  la  grande 
loi  de  tendresse?  Avant  le  Second  Faust,  Prométhée.  triomphant 
de  lui-même  et  vainqueur  de  sa  haine,  s'était  libéré  par  la  sa- 
gesse et  par  l'amour.  Et  comme  s'il  avait  voulu  répondre  au  Pro- 
lofjue  dans  le  ciel,  Shelley  avait  écrit  un  grandiose  épilogue,  le 
quatrième  acte  de  Prométhée,  vaste  hymne  des  espaces  à  la  joie. 
L'harmonie  des  sphères,  qui  avait  préludé  dans  le  Faust  au 
chant  des  archanges,  se  prolonge  et  s'amplifie  ici  en  un  finale 
où  les  esprits  entonnent  un  chœur  divin,  où  la  terre  et  la  lune 
célèbrent,  duo  prodigieux,  l'avènement  du  nouveau  roi.  Le 
Prologue  de  Faust  inspira  d'ailleurs  au  poète  le  chœur  des  trois 
esprits  dans  son  Ode  au  ciel  (1819).  Il  semble  que  l'écho  du  can- 
tique des  archanges,  propagé  *  sous  la  coupole  des  nuits  sans 
nuages  »  où  glissent  t  les  globes  vivants  »,  ait  été  recueilli  aux 
bords  opposés  du  monde  étoile  par  d'autres  chantres  du  mys- 
tère, et  qu'il  ait  éveillé,  en  réponse  à  l'hymne  biblique,  cet 
hymne  panthéiste  «  au  cœur  puissant  de  la  Nature  »-.  Enfin 
Shelley  emprunta  encore  à  Faust  la  large  disposition  de  son 
prologue  de  VHellade  :  à  l'appel  du  héraut  de  TÉternité,  le  Christ, 
Satan  et  Mahomet  paraissent  dans  le  conciliabule  des  dieux. 

Pas  plus  que  son  mari,  Mr*  Shelley  n'échappa  à  l'influence  de 
Faust.  Elle  méditait  d'écrire  son  Frankensiein  à  l'époque  où 
Monk  Lewis  s'entretenait  avec  Shelley  et  Byron  de  revenants  et 
de  magie.  Son  héros,  disciple  d'Albert  le  Grand  et  de  Paracelse, 
cherche  l'élixir  de  vie  et  ressemble,  dans  son  collège  d'Ingold- 
stadt,  au  vieux  docteur  de  Wittemberg.  La  lune  veille,  à  mi- 
nuit, sur  son  labeur  passionné,  et  la  gaîté  des  paysans  qui 


L'AUTEUR   DU   «    FAUST   »  81 

dansent  sur  la  route,  par  une  belle  après-midi  de  dimanche, 
met  un  peu  de  joie,  de  détente  dans  son  austère  existence.  Il  y 
a  là  deux  rapides  souvenirs  de  Goethe  :  la  première  méditation 
de  Faust  et  la  promenade  de  Pâques. 

Le  Melmoth  de  G.  R.  Maturin  (i820)  qui  s'apparente  à  Franken- 
stein^diV  son  romantisme  macabre,  s'inspire  également  du  Faust. 
Sans  doute,  ce  «  roman  à  horreurs  »  prolonge  surtout  la  tradi- 
tion inaugurée  par  Anne  Radclifle  et  Lewis,  il  s'attarde  dans 
les  prisons  de  fous,  les  couvents  espagnols,  les  tribunaux  de 
l'Inquisition,  les  caveaux  mystérieux  des  juifs  persécutés,  mais 
l'histoire  d'Isidora,  la  dernière  aventure  de  Melmoth  le  voya- 
geur, rappelle  nettement  la  tragédie  de  Marguerite.  Il  est  peu 
probable  que  Maturin  ait,  comme  on  l'a  dit,  correspondu  avec 
Goethe  (celui-ci  ^s'intéressait  à  Bertram  et  en  traduisit  deux 
scènes),  mais  il  connaissait  Faust  par  le  livre  de  Mme  de  Staël. 

Melmoth  est  un  Méphistophélès  qui,  pour  tenter  les  hommes, 
a  pris  le  rôle  de  Juif  errant.  Il  les  poursuit  à  travers  les  siècles, 
sans  se  lasser,  il  veut  leur  arracher,  dans  les  heures  de  dé- 
tresse, le  pacte  qui  supprimera  leur  tourment  et  perdra  leur 
âme  hésitante.  Mais  il  n'y  parvient  jamais.  Une  musique  déli- 
cieuse, aérienne,  comme  le  chœur  des  esprits  de  Faust,  précède 
sa  venue.  Il  a  les  ressources  de  Méphisto  et  il  a  son  sarcasme. 
Il  séduit  Isidora,  il  l'entoure  d'irrésistibles  sortilèges,  il  lui  pro- 
met l'enchantement  du  feu,  les  sinueuses  mélodies  de  la  flamme, 
plus  douces  que  la  musique  des  sphères,  il  l'entraîne  vers  l'ab- 
baye en  ruine  où  doivent  avoir  lieu  leurs  fiançailles,  où  la  mort 
doit  les  unir,  et  cette  course  dans  la  nuit,  au  milieu  d'un  pay- 
sage rocheux,  hostile,  parmi  les  arbres  gémissants,  ressemble 
à  la  montée  du  Brocken.  Au  moment  même  où  Isidora  s'appr(5te 
à  fuir  avec  Melmoth,  son  frère  Fernand  les  arrête  sous  le  por- 
tail du  château  paternel.  Un  duel  s'engage  entre  eux,  comme 
entre  Faust  et  Yalentin.  Melmoth  tue  son  adversaire  et  il  échappe 
à  la  foule,  tandis  qu'Isidora  s'abat  sur  le  cadavre.  Elle  accouche 
d'une  fdle,  et  livrée  à  l'Inquisition,  elle  est,  telle  Marguerite, 
enfermée  dans  un  cachot.  Sa  raison  vacille;  son  enfant  meurt, 
étranglé  mystérieusement  la  nuit  même  où  Melmoth  vient  pour 
la  délivrer.  Elle  résiste  au  tentateur,  et  son  confesseur  lui  fait 

6 


82 


'GOETHE   EN   ANGLETERRE 


pressentir  dans  son  agonie  la  musique  des  anges  et  la  gloire  du 
paradis.  Mais  sa  dernière  pensée  est  encore  pour  Melmoth  :  e  Y 
sera-t-il?  »  Touchante  tendresse  qui  s'exprimait  déjà  dans  le 
suprême  appel  de  Marguerite  :  «  Heinrich,  Heinrich!  » 


* 
*   * 


La  traduction  de  la  Nuit  de  Wal/mrgis  par  Shelley  parut  en 
1822  dans  une  éphémère  revue  qu'éditaient  Byron  et  Leigh 
Hunt  :  le  Libéral.  Celle  du  Prologue  fut  publiée  en  1824,  dans 
les  œuvres  posthumes  de  Shelley,  par  les  soins  de  sa  veuve. 
Toutes  deux  rallièrent,  en  dépit  de  leurs  inexactitudes,  l'appro- 
bation des  gens  de  goût.  A  cette  époque,  paraissaient  en  Angle- 
terre les  premières  versions  du  drame.  L'œuvre  ardente  de 
Shelley,  appréciée  par  Hazlitt  dans  la  Revue  d'Edimbourg, 
domina  les  critiques  et  émergea  longtemps  au-dessus  des 
autres  essais.  Tout  en  regrettant  que  Goleridge  ait  renoncé  à 
traduire  Faust,  Henry  Crabb  Robinson  mentionna,  dans  une 
lettre  à  Gœthe  en  1829,  «  les  splendides  fragments  de  Shelley  ». 

Grâce  aux  gravures  de  Retzsch,  ces  illustrations  qu'appré- 
ciait Shelley  et  qui  firent  sur  Delacroix  une  suggestive  impres- 
sion, le  drame  de  Gœthe  était  venu,  en  1820,  raviver  le  sou- 
venir du  héros  de  Marlowe.  L'année  suivante,  les  planches, 
d'abord  accompagnées  de  brèves  citations,  furent  intercalées 
dans  une  analyse  complétée  par  une  traduction  fragmentaire. 
Le  graveur  Moses  y  avait  ajouté  le  Prologue  sur  la  scène,  d'après 
le  dessin  de  Cornélius,  et  s'était  cru  obligé  de  faire  disparaître 
Dieu  le  Père  du  Prologue  dans  le  ciel.  Ne  serait-ce  pas  amoindrir 
la  majesté  de  Jéhovah  que  de  le  représenter  sous  une  forme 
humaine?  Les  orthodoxes  avaient  sur  ce  point  les  mêmes  scru- 
pules que  les  juifs  de  l'ancienne  loi. 

En  1820  également,  l'Irlandais  John  Anster,  plus  tard  pro- 
fesseur à  l'Université  de  Dublin,  publia  les  scènes  les  plus  frap- 
pantes du  drame  dans  le  Blickwood's  Magazine.  Cette  analyse, 
enrichie  d'extraits,  n'eut  guère  de  retentissement.  Elle  impres- 
sionna seulement  quelques  esprits  d'élite.  Thomas  Moore  note 
dans  son  journal,  le  16  octobre  1820,  l'émotion  profonde  qu'il 


L'AUTEUR    DU    «    FAUST    »  83 

ressentit  à  cette  lecture.  Il  éprouva,  dit-il,  un  de  ces  accès  de 
ferveur  qui  valent  mieux  que  toutes  les  prières  et  tous  les  rites. 
«  Mes  larmes  jaillirent  lorsque  je  m'agenouillai  pour  adorer  le 
seul  Dieu  que  je  reconnusse  et  pour  épancher  les  aspirations 
d'une  âme  qui  lui  était  profondément  reconnaissante  de  sa 
bonté.  »  Tandis  que  son  ami  Byron  aimait  surtout  l'inquiétude 
et  l'audace  du  héros,  il  voyait  dans  Faust  l'histoire  de  la  fai- 
blesse humaine  et  sentait  d'autant  plus  irrésistibles  le  besoin, 
l'attirance  de  Dieu.  —  Le  jeune  lord  Leveson  Gower,  qui  fut  plus 
tard  comte  d'Ellesmere  et  sous-secrétaire  d'État,  fit  paraître  en 
4823  sa  lâche  et  médiocre  version  en  vers,  travail  d'écolier 
ambitieux  qui  connaissait  à  peine  l'allemand.  Ce  fut  tout  jus- 
qu'à la  sérieuse  traduction  de  Ilayward  :  l'Angleterre  devait 
encore  attendre  dix  ans  avant  d'avoir  une  idée  exacte  du  Faust. 

Pour  la  première  fois  cependant,  un  léger  mouvement  cle  ! 
faveur  se  dessina  dans  la  critique.  Sans  doute,  la  Revue  d'Edim- 
bourg persiste  toujours  dans  son  ancienne  opinion  à  l'égard  du 
Faust,  «  la  plus  odieuse  des  œuvres  de  génie  » .  Hazlitt  oppose 
et  préfère  le  Faust  de  Marlowe  à  celui  de  Gœthe,  mais  le  conser- 
vateur Blackwood  et  son  rival,  le  London  Magazine,  s'accordent 
pour  admettre  la  valeur  de  l'œuvre.  Ce  dernier  considère  Faust 
comme  la  première  partie  d'une  Trilogie,  et  ce  jugement  est 
d'autant  plus  intéressant  queCarlyle,  dans  son  premier  essai  de 
la  New  Edinhurgh  Review,  en  1822,  ne  pressent  pas  encore  la  pos- 
sibilité d'une  rédemption.  «  Ce  n'est  pas  sans  répugnance  que 
nous  voyons,  dans  la  pièce  qui  est  devant  nous,  le  principe 
inférieur  triompher  à  la  fin...  mais  si  tel  est  notre  sentiment, 
ce  n'est  pas  au  poète  qu'il  faut  nous  en  prendre.  L'âme  qui 
pèche  périra.  C'est  la  loi  de  la  nature  et  de  la  révélation.  » 
La  traduction  de  lord  Gower  est  saluée  avec  un  enthousiasme 
exagéré  par  les  conservateurs  écossais,  sévèrement  critiquée 
par  les  libéraux  londoniens.  Sa  Seigneurie  est  appréciée  diffé- 
remment selon  les  partis,  mais  Faust  commence  à  rallier  les 
sympathies  de  la  bonne  critique.  Le  romancier  John  Galt  lui 
consacre  une  longue  discussion  en  1824.  Lorsque  Lockhart 
prend  en  main  la  direction  de  Quarterly  Review  en  1826,  il 
inaugure   la  série  des  articles  favorables  à  Gœlhe;  les  voies 


84  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

sont  maintenant  préparées  au  prophète,  au  rude  prédicateur 
qui  va  parler  du  fond  de  sa  solitude,  Thomas  Carlyle. 

Faust  n'eut  pas  en  Angleterre  d'influence  immédiate  comme 
en  France.  Il  n"y  eut  ni  engouement  sentimental  pour  l'épisode 
de  Marguerite,  ni  curiosité  angoissée  pour  l'odyssée  de  Faust 
et  de  Méphisto.  Sans  doute  de  nombreuses  histoires  de  sorciers, 
parues  vers  1820,  attestent  que  le  docteur  de  la  légende, 
le  magicien  de  Marlowe,  retrouve  un  regain  de  faveur.  Les 
vies  de  Faustus,  «  astrologue  allemand  »  et  du  mystérieux 
Frère  Bacon  rehaussent  le  prestige  du  héros  de  Gœthe.  Dans 
l'imagination  populaire,  la  magie  reprend  ses  droits.  Mais 
cette  grossière  nécromancie  n'appartient  pas  à  la  littérature.  Si 
le  diable  sort  partout  des  trappes  de  France,  aux  environs  de 
4830,  pour  «  conclure  des  pactes  avec  des  humains  avides  ou 
jouisseurs  »  (i),  si  des  Fausts  dilTérents  afl^rontent  la  rampe  aux 
Nouveautés,  à  la  Porte-Saint-Martin,  à  la  Gaîté,  il  n"y  a  pas  en 
Angleterre  de  littérature  infernale,  pas  de  Gérard  de  Nerval 
pour  traduire  le  sombre  romantisme  du  drame,  pas  de  Théo- 
phile Gautier  et  de  Delacroix  pour  évoquer,  dans  un  décor 
archaïque,  le  ténébreux  vieillard  <  auprès  de  sa  croisée  étroite, 
à  carreaux  verts  »,  pas  de  Berlioz  pour  suivre  le  maudit  dans 
la  «  course  à  l'abîme  » . 

Il  n'y  a  qu'une  médiocre  adaptation  dramatique  de  George 
I  Soane,  montée  à  Drury-Lane  en  1825,  avec  un  faste  inouï  de 
mise  en  scène.  Delacroix,  qui  était  alors  à  Londres,  fut  vive- 
ment impressionné  par  la  représentation  et  admira  surtout  le 
Méphistophélès  de  Terry.  Cette  pièce,  *  la  plus  diabolique  qu'on 
puisse  imaginer  »,  n'est  pourtant  pas,  comme  il  le  dit,  un  arran- 
gement du  Faust  allemand,  et  «  le  principal  »  n'est  pas  «  con- 
servé ».  L'auteur,  qui  avait  entrepris  en  1820  une  traduction  du 
drame,  arrêtée  par  la  mort  de  l'éditeur  Bohte,  se  souvint  évi- 
demment de  l'original,  mais  il  tint  surtout  à  frapper  les  esprits 
par  une  féerie  à  grand  spectacle,  enrichie  de  musique  et  de 

(1)  F.  B.\LDENSPERGBR,  Gœlhe  en  France,  p.  134 


L'AUTEUR   DU   «    FAUST    »  85 

danse,  mélange  extravagant  de  tragédie  germanique  et  d'opéra 
italien.    Le    rideau    se    lève    sur    le    décor    du    Drachenfels, 
paysage  traditionnel  qui  avait   déjà  vu  mourir  Charlotte  et 
passer  les  hordes  de  la  guerre  civile.  Le  soleil  se  couche  et, 
comme  au  début  de  Guillaume  Tell,  un  chœur  de  pécheurs,  de 
chasseurs  et  de  paysans  se  retire  devant  la  tempête.  Faustus 
paraît  et  conjure  le  diable.  Méphisto  l'emporte  à  Venise  près 
de  son  amante  Adine,  et  là,  sur  la  place  Saint-Marc,  en  temps 
de  carnaval,  un  ballet    s'impose.   Arrivent   alors  un  Wagner 
pédant  et  libertin,   amoureux  de  Lucetta,  la  fille  d'un  auber- 
giste, et  un  officier  italien,  Enrico,  frère  d'Adine.  Celui-ci  sur- 
prend Faustus  qui  vient,  avec  deux  musiciens,  donner  la  séré- 
nade sous  les  fenêtres  de  sa  sœur  et  de  sa  cousine  Rosalia. 
Méphisto  expédie  l'importun  dans  l'autre  monde.   Mais  voici 
que    l'inconstant   Faustus    s'éprend    de   Rosalia,   la  fille   d'un 
comte  Casanova  qui  est  lui-même,  coïncidence  bizarre,  amou- 
reux de  Lucetta  et  rival  de  Wagner.  Trouvés  par  le  comte  chez 
lui,  Faustus  et  Wagner  n'échappent  à  l'Inquisition  que  grâce 
aux  sortilèges  de  Méphisto.  Et  lorsque  Faustus,  devenu  roi  de 
Naples  à  la  suite  d'un  nouveau  crime,  se  meurt  piqué  par  la 
tarentule  (!),  l'abandonnée  Adine  parait,  le  crucifix  en  mains. 
Elle  obtient  le  repentir  de  finfidèle  et  arrache  son  àme  à  Satan. 
Dès  lors  elle  peut  mourir  sur  son  corps,  en  exhalant  le  dernier 
vers  de  sa  sentimentale  romance  ;  «  I  corne  to  theef  »  Nous 
sommes  loin  de  Gœthe.  Seul  Méphisto  a  gardé  son  amertume. 
Wagner,   resté   pédant,    est  devenu  coureur  et   le  gai   comte 
Casanova  apporte  une  note  tragi-comique  dans  l'extraordinaire 
aventure.  Faust  est  racheté  à  la  fin,  et  l'éditeur  du  livret  se 
permet  d'ajouter  :  «  Mr  Soane,  en  modifiant  la  catastrophe,  a 
épargné  beaucoup  de  feu  et  de  soufre...  et  une  morale  de  haute 
importance  est  ainsi  inculquée  du  haut  de  la  scène.  »  L'unique 
Faust  anglais    charme   les   yeux   comme  une    féerie,   délasse 
l'esprit  comme  un  ballet,  satisfait  la  morale  comme  un  sermon. 
Le  public  ne  lui  demande  rien  de  plus. 

En  somme,  le  drame  de  Gœthe  est  arrivé  trop  tard  en  Angle- 
terre pour  avoir  une  action  directe  sur  la  littérature.  L'histoire 
fantastique,  qui  avait  eu  sa  vogue  vers  1800,  avec  le  Moine  de 


86  *  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Lewis  et  la  ballade  du  Roi  des  Aulnes,  n'est  plus  guère  sentie 
en  i830.  Les  rares  traductions  du  Roi  de  T/zM/e'' parurent  isolées 
dans  des  recueils  de  poésie  et  ne  propagèrent  pas  bien  loin 
l'image  de  Marguerite  dénouant  ses  tresses  blondes.  La  pensée 
anglaise  n'oscilla  pas,  comme  la  nôtre,  entre  deux  interpré- 
tations :  histoire  diabolique  ou  douloureuse  idylle.  Méphisto 
et  Faust  repoussèrent  par  leur  impiété  les  poètes  des  lacs. 
Satanisme  railleur,  aspiration  vers  l'infini  et  orgueilleuse 
inquiétude,  voilà  ce  que  Byron  retrouva  dans  l'œuvre  de  Goethe 
et  ce  qu'il  exprima  davantage  encore  après  Manfred.  Il  mit  à  la 
mode  une  ironie  hautaine  et  sarcastique  qui  souvent  se  détacha, 
comme  une  fausse  note,  sur  un  mélodieux  fond  de  lyrisme. 
Shelley  au  contraire  vibra  à  l'unisson  de  Faust,  et  l'élan  tita- 
nique  vers  l'absolu,  le  désir  de  dépasser  par  l'amour,  l'action 
ou  la  connaissance,  le  royaume  des  mortels,  soutiennent  la 
grande  figure  de  Prométhée.  Mais  ce  sont  là  des  exceptions.  Si 
l'opinion  cultivée  ne  sent  encore  que  confusément  l'individua- 
lisme de  Faustj  individualisme  qui  fait  les  chercheurs,  les  héros, 
mais  aussi  les  rebelles,  elle  pressent  déjà  le  danger.  Jusqu'à 
4830,  Faust  n'a  pas  trouvé  de  bonne  traduction  en  Angleterre, 
mais  s'il  en  avait  trouvé  une,  il  ne  serait  pas  parvenu  à  entraî- 
ner le  public.  Pour  que  les  Anglais  consentent  à  méditer  sur  la 
signification  de  l'œuvre,  il  faudra  que  Garlyle  les  rassure  sur 
le  salut  de  leur  âme. 


CHAPITRE  VI 

UN  PRÉCURSEUR  DE  CARLYLE  :  HENRY  CR\BB  ROBINSON  (1) 

(1810-4830) 


L'opinion  cultivée  avant  Carlyle  et  les  divers  aspecis  de  Goethe  en  Angle- 
terre. —  H.  C.  Rohinson;  ses  traductions,  ses  conversations  (Cli.  Lamb 
et  Faust;  Colericige  et  la  Théorie  des  couleurs,  l'essai  projt  té  sur  Gœthe  ; 
le  sculpteur  Flaxman),  ses  relations  avec  le  jeune  Carlyle;  sa  lettre  à 
Gœthe  en  18^9.  —  Insuffisance  de  cette  prédication  trop  modeste  et 
purement  orale;  appel  aux  individus  et  non  au  public;  les  lacunes  de 
l'opinion  et  les  aspects  méconnus  de  Gœthe.  Vers  la  révélation  de  Car- 
lyle :  le  penseur. 

<r  I  want  in  an  eniinent  degree  the 
Boswell  facuity.  VVith  his  excellent 
meniory  and  iHct,  had  I  early  iii  life 
set  about  followmg  his  example,  1 
migbt  beyond  ail  doubt  hâve  supplied 
a  few  volumes  superior  in  value  to 
his  Johnson  thongh  thcy  would  nol 
hâve  been  so  popular.  Certainlv  the 
naines  re<  orded  in  hi^  great  work  are 
not  so  important  as  Gœthe,  Schiller, 
Herder,  VVieland.  .  as  Wordsworlh, 
Southey,  Coleridge,  Lamb,  Kogers, 
Haziitt...,  etc.  and  1  could  add  a  great 
number  of  miuor  stars.  »  (Lettre  de 
H.  C.  Robinson  à  son  frère  en  1842. 
Diary,  éd.  1872,  p.  vu.) 

Nous  avons  suivi  jusqu'à  présent  la  destinée  des  grandes 
œuvres  de  Gœthe  en  Angleterre  :  Werther,  les  drames  roman- 
tiques et  Faust.  Après  une  période  d'engouement  sentimental 
au  déclin  du  dix-huitième  siècle,  nous  avons  traversé  une 
période  de  réaction.  L'opinion  générale  fut  longtemps  indiffé- 
rente ou  hostile  à  Gœthe  ;  il  a  rallié  seulement  le  suffrage  de 
quelques  écrivains  :  Monk  Lewis,  Walter  Scott,  Byron  et 
Shelley.  Personne  ne  l'a  encore  considéré  dans  son  ensemble  : 

(1)  Pour  plus  de  détails,  voir  la  seconde  partie  de  mon  élude  de  la 
Bévue  germanique,  juillet  1912,  «  H.  G.  Robinson  »,  p.  397-415. 


^88  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

il  a  été  tour  à  tour  l'auteur  de  Werther,  limmoral  ou  extrava- 
gant dramaturge,  le  Conseiller  à  la  Cour  de  Weimar,  l'irréli- 
gieux évocateur  du  Faust.  A  une  époque  où  se  ferme  lentement 
le  cercle  de  sa  carrière  littéraire,  personne  ne  s'est  décidé  à  en 
faire  le  tour,  personne  n'a  osé  embrasser  son  vaste  génie  d'un 
regard  attentif.  Pourtant  les  prophètes  ont  des  précurseurs  : 
avant  d'écouter  la  prédication  de  Carlyle,  arrêtons-nous  un  ins- 
tant dans  les  cercles  littéraires  et  prcjtons  l'oreille  aux  causeries 
de  Henry  Grabb  Robinson.  S'il  n'a  pas  ramassé  en  une  étude 
synthétique  ses  observations  sur  Goethe  (i),  il  les  a  jetées  un  peu 
partout  dans  les  milieux  qu'il  fréquentait,  au  palais,  au  club  et 
à  la  conférence,  et  ce  sont  autant  de  germes  qui  lèvent  dans  les 
bons  esprits,  avant  les  semailles  de  Carlyle.  Son  journal,  en 
partie  inédit,  nous  donne  par  le  menu  l'emploi  de  ses  multiples 
loisirs.  Il  passe  son  temps  à  faire  des  visites.  N'hésitons  pas  à 
nous  attarder  avec  lui  chez  les  journalistes,  les  artistes,  les 
■écrivains,  à  glaner  les  opinions  des  uns  et  des  autres  sur  Goethe. 
C'est  la  meilleure  façon  de  fixer,  à  partir  de  1810,  la  pensée 
moyenne  de  la  société  cultivée.  Pour  mieux  juger  la  propagande 
de  Carlyle,  il  faut  passer  en  revue  les  faibles  acquisitions  de 
l'époque  précédente,  peser  ces  appréciations  si  ténues,  éparses 
dans  le  monde  londonien,  compléter  ainsi  les  indications  don- 
nées par  la  presse  et  la  critique  Après  avoir  suivi  les  voyageurs 
anglais  à  Weimar,  les  grands  poètes  en  Suisse  et  en  Italie,  pour 
leur  demander  leur  témoignage  sur  Goethe,  commençons  une 
tournée  de  visites.  A  part  celles  que  nous  ferons  à  Coleridge  et 
qui  nous  entraîneront  jusqu'à  Hammersmith  ou  Highgate,  elles 
ne  nous  éloigneront  pas  beaucoup  du  Temple  ou  de  Tavistock 
Square. 

Cette  rapide  enquête  est  d'autant  plus  nécessaire  que  les 
grandes  revues  gardent  pour  nous  l'anonymat  de  leurs  collabo- 
rateurs. Les  essayistes  du  temps  ne  réunissent  pas  tous  leurs 
ai'ticles  dans  leurs  volumes  de  critique.  Et  si  les  conservateurs 
écossais,  fondateurs  du  Blackwood's  Magazine,  les  Wilson,  les 


(1)  L'article  de  Rohiason  sur  Gœlhe  ne  parut  dans  le  Monlhly  Repositonj 
qu'en  1832,  après  les  etsais  de  Cai'iyle. 


UN    PRECURSEUR    DK    CARLYLE  S9 

Lockhart,  sont  favorables  à  Goethe,  il  est  intéressant  de  con- 
naître lopinion  des  libéraux  du  Lon(loii  Magazine,  d'un  Charles 
Lamb  par  exemple.  Robinson  peut  nous  renseigner  sur  ce 
point. 

*   * 

Nous  Pavons  déjà  rencontré  chez  Gœthe.  C'était  à  l'époque 
où,  jeune  étudiant  à  léna,  il  traduisait  pour  le  modeste  Monthlif 
Register  des  poésies  lyriques  de  Gœthe,  des  Epigrammes  véni- 
tiennes, des  Xénles  et  de  nombreux  distiques.  Ces  essais,  qui 
comptaient  pourtant  de  bonnes  versions  de  Mahoinet,  du  Voya- 
(jcur  et  de  Prométhée,  n'avaient  eu  aucun  succès.  La  rédaction 
de  la  revue  l'avait  prié  d'arrêter  ses  envois,  et  il  avait  aban- 
donné sa  traduction  à  peine  commencée  du  Tas^e. 

Après  avoir  séjourné,  comme  correspondant  militaire  du 
Times,  en  Suède  et  en  Espagne,  il  rentra  en  Angleterre  en  1810 
et  s'inscrivit  au  barreau.  Lui  qui  avait  assisté  à  l'épanouisse- 
ment du  classicisme  allemand,  il  fréquenta  assidûment  les  nou- 
veaux milieux  littéraires  de  Londres.  Extraordinaire  liseur, 
doublé  d'un  causeur  inlassable,  il  fut  le  plus  compétent  et  le 
plus  actif  des  intermédiaires.  Il  n'écrivit  rien  et  parla  sans  \ 
trêve.  C'était  un  esprit  curieux  et  un  bon  vivant,  un  amateur 
d'anecdotes  et  un  colporteur  d'idées.  Si  le  morose  et  puissant 
Carlyle  allait  répandre  dans  les  grandes  revues  son  «  évangile  » 
selon  Gœthe,  le  sautillant  Robinson,  dédaignant  l'éloquence 
a  cathedra,  contait  à  un  breakfast  ou  à  un  thé  ses  souvenirs 
de  Weimar,  prêtait,  expliquait,  traduisait  à  ses  amis  les  œuvres 
de  son  poète.  Eut-il  entièrement  raison  d'agir  ainsi?  C'est  là 
une  question  que  nous  aborderons  tout  à  l'heure.  Pour  le  mo- 
ment, laissons-lui  sa  place  bien  spéciale  dans  notre  galerie 
d'écrivains  :  il  n'ambitionne  pas  de  piédestal,  mais  il  réclame 
son  fauteuil  d'habitué  et  de  causeur  disert. 

C'est  en  1810  que  commencèrent  ces  réunions  chez  Charles 
Lamb  où  Morgan,  Coleridge,  Hazlitt  et  Mary  Lamb  discutaient 
littérature  et  philosophie.  Robinson  y  parlait  souvent  de  l'Al- 
lemagne et  de  ses  poètes.  Un  soir  de  novembre,  Coleridge  se 
mit  à  déclamer  sur  les  kantiens,  Jean-Paul,  Gœthe  et  Schiller. 


»0  GÛETHE    EN   ANGLETERRE 

t  II  concéda  à  Goethe  un  universel  talent,  mais  trouva  que  l'ab^ 
sence  de  vie  morale  était  le  défaut  de  sa  poésie.  »  A  peu  près  à 
la  même  époque.  Robinson  entra  en  relations  avec  le  sculpteur 
Flaxman,  et  il  lui  offrit  ses  traductions  de  Gœthe.  L'année  sui- 
vante, il  continua  ses  visites  chez  Lamb  à  qui  il  voulait  faire 
apprécier  le  poète.  Il  lui  demanda,  mais  sans  succès,  de  traduire 
en  vers  lieineke  Fuchs  :  il  lui  récita  des  poésies  lyriques  de 
Gœthe  {le  Soi/ageur  et  Cupidon  peintre  de  paysage  parurent  l'inté- 
resser); enfin  il  entreprit  avec  lui  la  lecture  du  Faust  et  la  brève 
impression  de  son  Journal  trahit  sa  déception  :  t  II  ne  sembla 
pas  le  goûter  beaucoup,  tout  en  disant  que  c'était  bon.  »  Mais 
comment  Lamb  aurait-il  pu  admirer  sans  réserves  cette  œuvre 
déconcertante  '?  Le  sarcasme  de  Méphisto  dépasse  l'humour  de 
ce  fin  élisabéthain  qui  sut  mettre  Shakespeare  à  la  portée  des 
enfants,  de  cet  écrivain  au  goût  très  sûr  et  au  talent  plein  de 
charme.  Comment  aurait-il  aimé  Faust  puisqu'un  esprit  aussi 
cosmopolite,  aussi  libéral  que  Robinson,  faisait  encore  des  ré- 
serves après  lecture?  «  C'est  un  ouvrage  à  la  fois  délicieux  et 
repoussant,  consignait-il  dans  un  passage  inédit  de  son  Journal 
de  1811,  un  chef-d'œuvre  de  génie  devant  lequel  je  m'incline 
avec  humilité.  Ses  beautés  sont  si  ravissantes  que  j'ai  honte  et 
crainte  de  m'avouer  offensé  par  ses  difformités  morales  et  esthé- 
tiques... La  scène  du  Brocken,  la  Nuit  du  Walpurgis  est  tout  à 
fait  admirable,  mais  tout  comme  le  reste  du  poème,  elle  pro- 
voque autant  d'étonnement  que  d'admiration.  Si  un  froid  pen- 
seur, dans  son  cabinet,  peut  tolérer  une  spéculation  sur  l'Être 
Suprême,  spéculation  qui  suppose  même  la  possibilité  de  sa 
non-existence,  par  contre  on  ne  peut  facilement  justifier  un 
poème  adressé  au  public  qui  traite  des  sujets  les  plus  profonds 
sur  un  ton  de  parfaite  indifférence  pour  l'issue  de  la  spécula- 
tion et  d'absolu  mépris  pour  les  sentiments  du  lecteur.  Dans 
l'un  des  Prologues,  le  diable  fait  un  pari  avec  Dieu,  et  Dieu 
déclare  qu'il  n'a  pas  grande  aversion  pour  un  diable  joyeux  (a 
merry  devil)...  La  valeur  poétique  des  scènes  nouvelles  (1), 
spécialement  celle  où  Marguerite  est  en  prison,  est  vraiment 

(1)  Ajoutées  en  1808  au  Fragment  de  1790. 


UN    PRÉCURSEUR    DE    CARLYLK  91 

supérieure.  Goethe,  ici  comme  ailleurs,  s'affirme  un  poète  ini- 
mitable et  incomparable.  Il  laisse  clans  l'incertitude  qui  sera 
vainqueur,  Faust  où  Méphisto,  bien  qu'un  passage  du  Prologue 
donne  à  prévoir  la  défaite  du  diable.  «  Garlyle  ne  se  montra  pas 
aussi  pénétrant  dans  son  premier  article  sur  Faust  :  il  ne  pres- 
sentit pas  la  rédemption  du  héros. 

En  1812,  Robinson  rencontra  souvent  Coleridge.  Lors  d'un 
dîner  chez  Morgan,  le  poète  disserta  sur  Gœlhe,  Schelling  et 
Jacob  Bœhme;  Wordsworth  parla  avec  mépris  du  Tasse  et  avec 
enthousiasme  de  la  poésie  écossaise;  Robinson  compara  la  Dé- 
dicace de  Gœthe  et  la  Vision  de  Burns.  —  L'été  de  la  même 
année-eurent  lieu  les  discussions  déjà  mentionnées  entre  Cole- 
ridge et  Robinson  à  propos  du  Faust.  Charles  Lamb  conseillait 
à  Coleridge  de  laisser  Faust  de  côté,  que  ce  fût  pour  le  recom- 
mencer ou  seulement  pour  le  traduire.  Ne  lui  écrivait-il  pas  le 
26  août  1814  :  «  Comment  allez-vous  donc  traduire  le  langage 
des  chats-singes?  Fi  de  pareilles  fantaisies!  »  Lamb  reprenait 
sa  liberté  quand  Robinson  n'était  pas  là  et  il  écrivit  plus  tard 
encore  à  M.  Ainsworth,  son  ami  de  Manchester  :  «  C'est  une 
désagréable  histoire  de  séduction  qui  n'a  rien  à  voir  avec  l'es- 
prit de  Faustus.  Curiosité!  Fallait-il  donc  que  le  sombre  secret 
à  explorer  aboutisse  à  la  séduction  d'une  faible  fille  :  ce  qui 
aurait  pu  s'accomplir  grâce  à  des  moyens  purement  terrestres? 
Quand  Marlowe  donne  une  maîtresse  à  son  Faust,  il  le  jette  aux 
pieds  dHélène,  fleur  de  la  Grèce,  à  coup  sûr,  et  non  pas  de 
miss  Betsy  ou  de  miss  Sally  Thoughtless.  »  Après  s'être  engagé 
dans  une  lutte  litanique  pour  satisfaire  son  insatiable  curiosité, 
fallait-il  donc  que  Faust  devînt  un  simple  Don  Juan? 

Coleridge  d'ailleurs  délaissa  traduction  et  poésie  pour  la 
théosophie  et  les  spéculations  pseudo-scientifiques.  Il  se  plongea 
bientôt  dans  le  Traité  des  couleurs  de  Goethe  que  lui  procura 
Robinson.  Il  lui  en  parla  longuement  à  Highgate  en  1816.  «  Il 
dit  qu'il  avait,  quelques  années  auparavant,  découvert  la  même 
théorie  et  qu'il  l'aurait  certainement  exposée  et  publiée,  si 
Southey  n'avait  pas  détourné  son  attention  de  telles  études  et 
ne  l'avait  ramené  vers  la  poésie.  »  N'est-il  pas  curieux  de  voir 
le  mélodieux  lyrique  de  l'Ancien  Marinier  s'approprier  les  aber- 


92  GCETHE    EN   ANGLETERRE 

rations  scientifiques  de  Goethe?  Il  semble  préférer  à  sa  poésie 
ces  études   d'optique   et  d'histoire   naturelle.   Il   lui  reproche 
d'autre  part  d'avoir,  «  par  une  sorte  de  caprice  »,  renié  son 
émouvant  romantisme,  étoufîé  en  lui  le  sentiment  exalté  qui 
produisit  Werther,  de  faire  simplement  défder,  non  plus  «  des 
objets  de  désir  ou  de  passion  »,  mais  «  des  objets  dune  indiffé- 
rente beauté,  comme  un  statuaire  expose  la  série  de  ses  figures 
de  marbre  ».  Schiller,  disait-il,  a  mille  fois  plus  de  cœur  que 
Gœthe.  En  même  temps  qu'il  compose  ses  Sermons  laïques,  il  a 
l'intention  d'écrire  une  grande  étude  sur  Gœthe  *  poète  et  phi- 
losophe »,  complétée  par  une  analyse  bibliographique  et  critique 
de  ses  œuvres  et  par  des  traductions.  Aussi  demande-t-il  à  Ro- 
binson  de  lui  fournir  un  résumé  synoptique  de  la  vie  de  Gœthe. 
comme  suite  au  récit  de  Poésie  et  Vérité.  Ainsi,  malgré  son  aver- 
sion primitive  pour  l'auteur  du  Faust,  Coleridge  songe  (et  ceci 
n'a  jamais  été  mis  en  lumière)  à  lui  consacrer  une  étude  d'en- 
semble. Ce  revirement  dénote  l'influence  de  Robinson.  Si  sa 
santé  délabrée  le  lui  avait  permis,  lui,  le  germaniste  le  plus 
compétent,  le  critique  souvent  le  plus  perspicace  d'Angleterre, 
il  aurait  probablement  donné,   quinze  ans  avant  Carlyle,  un 
grand  essai  sur  Gœthe.  Il  se  contenta  d'écrire  sa  propre  Biogra- 
phie littéraire  et  de  placer  sous  les  auspices  du  poète  l'histoire 
de  son  intelligence  (1817).  Poussé  par  la  volonté  de  se  survivre, 
de  se  prolonger  dans  les  esprits  des  jeunes  gens  et  des  étran- 
gers, de  garder  tous  les  amis  de  sa  pensée,  mû  par  un  désir 
analogue  à  celui  qui  dicta  certaines  lettres  de  Gœthe  à  Carlyle, 
il  grava  au  fronton  du  temple  où  il  avait  accueilli  les  héros  de 
l'idéalisme  ce  passage  de  Vlntroduction  aux  Propylées  :  <  Si  peu 
qualifié  qu'il  puisse   être  pour  instruire  les  autres,  fauteur 
désire   cependant  entrer  en  contact  avec  ceux  qu'il  sait  (ou 
espère)  animés  des  mêmes  pensées  et  dont  le  nombre  est  dis- 
séminé sur  la  surface  du  monde.  Il  désire  par  là  renouer  ses 
relations  avec  ses  plus  anciens  amis,  les  continuer  avec  les 
nouveaux,  en  gagner  d'autres  parmi  ceux  de  la  dernière  géné- 
ration pour  le  reste  de  sa  vie.  Il  désire  épargner  aux  jeunes  les 
chemins  détournés  où  lui-même  s'est  égaré.  » 

La  même  année,  Robinson  porta  à  son  ami  Flaxman  l'édition 


UN   PRÉCURSGUR    D K   CAHLYLE  93 

allemande  des  gravures  de  Retzsch.  Le  sculpteur,  dont  le  goût 
était  si  acade'mique,  se  déclara  pourtant  charmé.  «  Elles  sont 
pleines  de  mérite  »,  dit-il,  mais  il  critiqua  la  minutie  exagérée 
du  détail.  C'est  l'époque  où  les  marbres  du  Parthénon  ralTer- 
missent  en  Angleterre  le  style  et  les  tendances  classiques,  où 
les  peintres  dessinent  d'après  les  modèles  grecs,  où  llaydon 
exécute  pour  Gœthe  des  copies  du  Thésée  et  des  Trois  Parques. 
Bientôt  arrivèrent  à  Robinson  des  lettres  d'Iéna,  des  invita- 
tions de  ses  amis  Voigt  et  Knebel.  Les  bons  vieux  souvenirs 
d'Allemagne  affluèrent  de  toutes  parts.  Robinson  relut  ses 
anciennes  notes  et  son  Journal  de  1804,  il  remua  la  cendre  des 
chères  réminiscences,  et  avant  de  se  mettre  en  route,  il  reprit, 
pour  se  préparer  au  voyage,  les  Annéea  d'apprentissage  de 
Wilhelm  Meister.  »  C'est  un  ouvrage  sage  et  admirable,  écrit-il 
en  une  page  inédite  de  son  journal  de  1819.  Les  analyses  sur  là 
vie  et  le  caractère  humain  sont  psychologiquement  trop  déli- 
cates et  moralement  trop  indélicates,  pour  plaire  à  ceux  qui  ont 
faim  et  soif  d'incidents  grossiers  ou  au  petit  nombre  de  ceux 
qui  exigent  de  rigides  convenances.  Et  pour  une  histoire  qui 
renferme  tant  d'observations  et  d'analyses  sentimentales,  les 
incidents  sont  trop  romanesques.  Mais  son  grand  défaut,  aux 
yeux  du  lecteur  anglais  ordinaire,  serait  sa  trop  abondante  pré- 
dication. »  N'est-il  pas  intéressant  de  trouver  cette  appréciation 
sous  la  plume  de  Robinson  cinq  ans  avant  la  traduction  de 
Carlyle  (1)?  Celui-ci  tachera  de  réconcilier  les  Anglais  avec 
Gœthe,  en  faisant  de  Wilhelm  Meuter  un  catéchisme  de  noble 
morale  humaine,  mais  si  le  lecteur  d'outre-Manche  consent  aisé- 
ment à  être  instruit  et  même  sermonné  par  la  littérature,,  il  ne 
veut  pas  être  ennuyé  et  le  roman  de  Gœthe  Tennuiera.  Les  uns 
rejetteront  le  livre  avec  humeur  comme  Wordsworth  (2),  scan- 

(1)  D'après  E.  Margraf,  Coleridge  avait  déjà  traduit  le  Chant  de  Mignon  : 

«  Know'st  lliou  the  land  whcre  the  pale  citrons  grow 
Tlie  golden  Iruits  in  darken  loliage  glow!...» 

(2)  Wordsworth  alla  jusqu'à  traiter  Gœthe  d'imposteur,  ce  qui  lui  attira 
une  verte  réplique  de  W.  S.  Landor,  dans  sa  SnUre  on  salirisls  and  admo- 
nition to  dvlraclors.  Robinson  en  voulut  d'aillcui  s  à  Landor  de  son 
attaque  et  eut  avec  lui  une  assez  vive  explication  à  ce  sujet.  »  Cf.  Dianj, 


^ 


94  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

dalisés  par  ces  mœurs  de  théâtre,  ces  comédiennes  coquettes  ou 
passionnées;  les  autres,  comme  Hazlitt,  trouveront  les  dévelop- 
pements filandreux  et  les  dissertations  soporifiques. 

Gœthe  était  à  Garlsbad  quand  Uobinson  arriva  à  Weimar  et 
*  celui-ci  ne  revit  plus  le  poète  que  lors  de  son  troiî>ième  voyage, 
en  1829.  Jusqu'à  cette  date,  il  continua,  sans  grand  événement, 
sa  vie  de  visites,  coupée  de  tournées  sur  le  continent.  Il  accom- 
pagna Wordsworth  en  Italie  et  il  contempla  avec  lui  la  Cène  de 
Léonard,  mieux  conservée,  dit-il,  qu'il  ne  Tavait  espéré,  en 
lisant  l'essai  de  Gœthe.  Pendant  son  séjour  à  Milan,  sa  pensée 
retournait  souvent  à  Weimar,  mais  il  avait  pris  son  parti  de 
ne  plus  parler  de  Gœthe  à  son  compagnon  de  route.  Words- 
worth opposait  à  son  apostolat  une  hostilité  intransigeante. 
De  son  côté,  Coleridge  retombe  maintenant  dans  sa  première 
hostilité  à  l'égard  de  Gœthe.  Il  le  place  au-dessous  de  Schiller, 
l'accuse  d'être  «  sans  principes  »  et  «  sans  âme  » . 

Robinson  entra  aussi  en  relations  avec  Edward  Irving  et 
William  Blake.  C'est  au  cours  d'une  de  ses  visites  chez  le  pré- 
dicateur de  Tavistock  Square  qu'il  fait  la  connaissance  de  Car- 
lyle,  «  le  traducteur  de  Wilhelm  Meistcr  >,  dont  le  travail  ne  lui 
inspire  d'ailleurs  qu'une  estime  très  modérée  :  «  Il  rend  les 
Confessions  d'une  belle  âme  :  «  a  fuir  saint  (1)  »  et  sa  version  de  la 
romance  de  Mignon  est  aussi  mauvaise  que  possible.  »  Dans^  la 
suite,  Carlyle  vint  souvent  mettre  à  contribution  la  bienveil 
lante  compétence  de  Robinson.  (]elui-ci  l'aida  «  mit  Rath  und 
That  »  dans  son  travail  sur  le  Roman  allemand.  Carlyle  était 
alors  très  peu  familier  avec  cette  littérature  et  lorsqu'il  se  re- 
trouva seul  dans  les  landes  de  son  Ecosse,  il  n'avait  ni  livres 
ni  conseils.  Aussi  écrivit-il,  à  plusieurs  reprises,  à  notre  bon 
Robinson  :  il  se  souvenait  avec  plaisir  «  du  Temple  et  de  lai- 
mable  philosophe  qui  y  habite  »  et  aussi  de  leurs  longs  dia- 

éd.  4872,  II,  182  et  mon  élude  de  la  Revue  germanique,  août  4912,  p.  441. 
«  Il  y  a,  dit  Wordsworth,  dans  .<et>  œuvro.s,  un  dérèglement  et  une  sen- 
sualité iiiliumaine  (jui  est  exirétnement  révoltante.  Je  ne  les  connais  pas 
intiniement  en  gémial.  mais  je  m'appuie  sur  le  premier  chapitre  de  Wilhelm 
Meislfi'  et,  eu  me  taisaut  l'avocat  i;éuéral  de  la  nature  liumainc,  je  le 
dénonce  pour  outrages  libertitis  aux  aU'ections  de  l'humanité.  »  Prose 
ivnrks,  III.  4<)D. 
(J)  «  A  beautiful  Soûl.  » 


UN    PRECURSEUR   IJ  K    CARLYLE  95 

logues  «  devant  une  tasse  de  café  et  de  succulents  Sally-Lunns  »  î 
Toujours  très  hospitalier,  Ilobinson  avait  de  nombreux 
invités  à  ses  déjeuners.  C'étaient  des  gens  de  lettres,  des  artistes, 
tantôt  des  Allemands  qui  habitaient  ou  visitaient  Londres,  des 
^mis  du  Continent,  comme  le  docteur  Froriep  de  Weimar  ou  le 
naturaliste  Voigt  d'Iéna,  tantôt  des  Anglais  qui  s'intéressaient  à 
Goethe,  comme  Julius  Hare,  le  biographe  de  Sterling.  Voigt  vit 
Oœthe  à  son  retour  et  le  poète  surprit  agréablement  Robinson 
en  lui  envoyant,  le  4  mars  1828,  quatre  médailles  «  en  amical 
souvenir  »,deux  à  son  effigie,  deux  à  l'effigie  des  princes  de 
Weimar.  Il  s'était  fait  raconter  en  détail  le  séjour  de  Voigt  à 
Londres,  et  comme  celui-ci  lui  avait  dit  le  dévouement  de 
Ilobinson  à  sa  cause,  il  avait  voulu  remercier  son  disciple  loin- 
tain d'un  geste  délicat. 

Le  34  janvier  d829,  Robinson  adressa  à  Gœthe,  par  l'inter- 
médiaire du  diplomate  Charles  Des  Vœux,  le  traducteur  du 
Tasse,  une  intéressante  lettre  de  remerciements.  Elle  donne  en 
quelque  sorte  au  poète  le  bilan  de  sa  fortune  intellectuelle  en 
Angleterre.  Ce  lucide  résumé  de  la  situation  au  moment  où 
paraît  Carlyle  mérite  d'être  reproduit  : 

«  Vingt-quatre  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  j'ai  changé 
l'étude  de  la  littérature  allemande  contre  les  occupations  d'une 
vie  active  et  contre  une  profession  qui  m'accapare  sans  s'accor- 
der avec  mes  goûts  :  le  barreau.  Pendant  tout  ce  temps,  vos 
<euvres  ont  été  l'objet  constant  de  mon  affectueuse  admiration 
€t  le  moyen  pour  moi  d'entretenir  toujours  vivaces  mes  pre- 
mières prédilections  pour  la  poésie  allemande.  Le  trop  lent 
succès  qu'elles  ont  eu  jusqu'à  ces  dernières  années  parmi  mes 
compatriotes  m'a  été  une  source  d'inutiles  regrets.  Uïphigénie 
en  Taiiride  de  Taylor,  qui  fut  la  première  traduction,  reste  aussi 
la  meilleure  de  vos  grands  poèmes. 

a  Récemnient  Des  Vœux  et  Carlyle  ont  présenté  à  notre  public 
deux  autres  de  vos  œuvres  importantes  (i)  et,  en  combinant 
amour  et  zèle,  j'ai  confiance  qu'ils  parviendront  à  racheter  notre 

(1)   Wilkelm  Meister  (1824),  Le  Tasse  (1827). 


86  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

littérature,  plutôt  encore  que  votre  nom,  du  déshonneur  apporté 
par  des  publications  comme  VHennann  et  Dorothée  de  Ilolcroft, 
le  Faustus  de  lord  Leveson  Gower,  et  une  mercantile  production 
tirée  du  français,  ridicule  à  chacune  de  ses  pages,  y  compris  le 
titre  :  la  Vie  de  Gœthe  (1). 

et  Je  m'aperçois,  d'après  votre  Art  et  Antiquité,  que  vous  n'êtes 
pas  sans  vous  intéresser  au  progrès  de  vos  œuvres  à  l'étranger. 
Cependant,  je  n'y  vois  pas  mentionnés  les  splendides  fragments 
de  Faust  par  Shelley,  l'ami  de  lord  Byron,  un  homme  d'un  in- 
discutable génie,  dont  il  faut  déplorer  à  la  fois  les  facultés 
dévoyées  et  la  mort  prématurée.  Goleridge  aussi,  le  seul  poète 
vivant  d'un  génie  incontesté  qui  soit  en  même  temps  un  excel- 
lent germaniste,  affronta  le  Faust  et  recula  désespéré.  Une  telle 
défection,  à  côté  de  l'ouvrage  que  nous  avons  eu,  rappelle  à  la 
mémoire  le  vers  : 

t  For  fools  rush  in  where  angels  fear  to  tread.  » 

«  Comme  vous  paraissez  être  même  au  courant  de  nos  pério- 
diques, vous  savez  peut-être  que  la  plus  célèbre  de  nos  revues 
s'est  mise  soudain  à  faire  hautement  votre  éloge  (2). 

«  On  disait  l'an  dernier  que  M.  de  Gœthe,  votre  fils,  ainsi  que 
son  épouse,  étaient  sur  le  point  de  visiter  l'Angleterre.  Si  l'on 
pouvait  vous  persuader  de  les  accompagner,  vous  trouveriez 
un  groupe,  petit  sans  doute,  mais  ferme  et  fidèle,  d'amis  et 
d'admirateurs,  composé  aussi  bien  d'Anglais  que  de  compa- 
triotes. Ils  seraient  fiers  de  vous  montrer  toutes  les  choses 
qui  méritent  votre  attention.  Nous  possédons  les  œuvres  de 
notre  Flaxman  et  nous  avons  sauvé  de  la  destruction  les 
marbres  de  lord  Elgin  qui  sont  maintenant  ici. 

«  J'avais  l'intention  d'aller  voir  mon  vieil  ami  Knebel  l'an  der- 
nier, mais,  ayant  projeté  un  voyage  en  Italie  cet  automne,  j'ai 

(1)  En  réalité  :  Memoirs  of  Gœthe.  irriden  6//  hiwself,  Londres,  1824, 
d'après  la  traduction  française  de  cet  Aîihert  de  Vitry  que  Gœtlie  appe- 
lait «  traducteur  et  travestisseur  ».  Cf.  Raldbnsperger,  Bibliographie  de 
Gœlheen  France,  p.  216. 

(2)  Bévue  d'Edimbourg.  Le  brusque  changement  d'attitude  de  cette 
revue  en  1827  est  dû  à  la  collal)oration  de  Garlyle.  (Voir  pins  IoId 
2« partie,  chap.  m.  et  3'  partie,  chap.  i.) 


UN    PRÉCURSEUR   DE   CAHL  Y  L1-:  97 

remis  ma  visite  au  printemps  prochain,  et  j'espère  que  vous^ 
me  permettrez  alors  de  vous  remercier  personnellement  de 
votre  flatteuse  attention.  » 

Contrairement  à  ses  premiers  desseins,  Robinson  s'arrangea 
pour  aller  à  Weimar  en  1829,  avant  son  voyage  en  Italie,  et  il 
a  laissé  dans  son  journal  un  compte  rendu  détaillé  de  ses  eiitre- 
tiens  avec  Gœthe.  A  Florence  (1),  il  rencontra,  avec  Walter 
Savage  Landor,  Auguste  de  Gœthe  qui  le  blessa  par  son  immo- 
ralité et  son  bonapartisme.  Plus  tard,  il  put  encore  causer  de 
son  poète  avec  Garlyle,  lorsque  celui-ci  vint  s'établir  à  Londres. 
Mais  Gœthe  avait  trouvé  un  défenseur  plus  éloquent.  Robinson 
s'était  adressé  aux  hommes  de  sa  génération,  à  Coleridge,  à 
Flaxman,  à  Lamb.  Garlyle  se  tourna  vers  les  jeunes  gens  et 
l'écho  de  sa  voix  se  prolongea  presque  jusqu'à  la  fin  du  siècle. 

*   *  . 

11  est  pourtant  à  regretter  que  Robinson  ait  été  si  modeste. 
S'il  avait  été  plus  ambitieux,  il  eût  profité  de  ses  relations  pour 
collaborer  aux  nouvelles  revues,  au  London  Magazine  par 
exemple,  qui  avait  groupé  ses  amis  Lamb,  Hazlitt  et  de  Quin- 
cey.  il  était,  certes,  aux  environs  de  1825,  infiniment  plus 
compétent  en  littérature  allemande  que  Garlyle,  et  il  aurait  eu 
des  choses  intéressantes  à  dire  sur  Gœthe.  N'élait-ilpas  le  seul, 
parmi  les  Londoniens,  qui  eût  connu  personnellement  le  poète? 
Et  si  les  Écossais  Lockhart  et  Gillies  pouvaient  se  vanter  de 
l'avoir  approché,  ne  venait-il  pas  de  passer  une  huitaine  de 
jours  dans  son  intimité?  Ne  lui  avait-il  pas  parlé,  tout  au  long, 
de  belles-lettres  et  de  grands  esprits,  lu  du  Milton  et  du  Gole- 
ridge?  N'avait-il  pas  recueilli  le  dernier  témoignage  de  son 
admiration  pour  Byron?  Tout  ceci  eût  intéressé  les  Anglais. 
Leur  parler  de  Gœthe  ainsi,  c'eût  été  encore  leur  parler  d'eux- 
mêmes,  et  ils  y  auraient  été  très  sensibles.  Robinson  eût  été 


(1)  Ch.  Lamb  se  moquait  de  son  enthousiasme  et  écrivait  à  Wordswortli, 
le  22{  janvier  l^<30  :  «  Henry  Grabb  est  à  Rome.  Je  crains  qu'il  ne   trouve 
trop  classique  l'air  de  l'Italie.  tSa  place  est  dans  la  forêt  du  Hartz,  soa 
ànie  est  «  be-gœthed.  »  ^ 


98  GŒÏHK    P:N   ANGLETERRE 

d'ailleurs  aussi  un  excellent  critique  de  littérature  étrangère. 
Ses  impressions  de  lectures,  notées  dans  son  journal  en  un 
style  d  une  simple  et  solide  qualité,  fourmillent  de  vues  ingé- 
nieuses. Son  universelle  compétence,  son  érudition  cachée  sous 
ses  allures  de  dilettante  et  sa  liberté  prime-sautière  l'eussent 
admirablement  désigné  pour  la  revue  des  livres.  Et  il  eût  agré- 
menté sa  critique  de  ses  piquants  rapprochements,  de  son 
humour  savoureux,  de  ses  souvenirs  personnels  sur  les  gens  et 
sur  les  choses. 

Lui  qui  avait  jadis  traduit  quelques  poésies  de  Goethe,  il  aurait 
peut-être  pu  révéler  ainsi  à  ses  lecteurs  un  de  ses  aspects  encore 
inconnus  :  l'incomparable  génie  lyrique.  Carlyle,  indifférent  à 
la  beauté,  s'attachera  au  penseur  et  négligera  l'harmonieux 
auteur  des  lieds.  Monk  Lewis  et  Walter  Scott  avaient  bien  tra- 
duit le  Boi  des  Aulnes,  mais  le  poème  s'était  perdu,  pour  le 
public,  dans  l'obscurité  des  ballades  germaniques,  et  le  lecteur 
n'avait  pas  fait  de  différence  entre  les  chevauchées  à  la  mode, 
qu'elles  fussent  adaptées  de  Biirger  ou  de  Goethe.  En  France, 
la  Violette,  le  Roi  de  Tkidé,  Miqnon  avaient  fait  vibrer  les  lyres 
de  Nodier,  d'Emile  Deschamps  ou  de  Xavier  Marmier.  «  Uae 
poésie  mystérieuse,  idéale  à  souhait,  se  trouvait  enclose  dans 
certaines  ballades  de  Goethe,  et  c'est  d'elle  que  s'avisa  le  roman- 
tisme balbutiant  (1).  »  En  Angleterre,  la  chevauchée  du  Roi  des 
aulnes  ne  dépassa  pas  le  seuil  du  dix-neuvième  siècle.  L'élégie 
ou  le  lied,  plantes  plus  frêles  et  plus  humbles,  s'effeuillèrent 
avant  de  s'acclimater  (2j.  Sans  doute.  Benjamin  Beresford,  cha- 
pelain de  l'ambassade  d'Allemagne  à  Berlin,  avait  fait  une 
place,  dans  son  Gennan  Erato  et  dans  ses  recueils  de  romances 
publiés  vers  1800,  à  quelques  poèmes  de  Gœthe,  mis  en 
musique  par  Reichardt.  On  les  avait  probablement  chantés, 
sans  se  soucier  des  infidélités  excessives  du  traducteur,  chez 
ses  nobles  protectrices,  la  duchesse  d'York  et  la  comtesse  de 

(t)  RALHENSPERGEn,  GcBihe  en  France,  p.  112. 

(t)  \Villiain  Taylor  avait  bien  lécité  de^i  lieds  à  ses  jciiiies  amis  de 
Norwicli.  et  lîeoriîi'  Boirow  tra  luisil  qai'liiues  poésies  lyriques  de  Gœtiie. 
mais  l'auteur  de  Lacenyro  leur  préférait  Obcroii  et  secoua  bientôt  l'in- 
fluence  germanique. 


I 


r 


UN   PRECURSEUR   DE   CARLYLE  09 

Derby.  Mais  le  recueil  de  Beresford,  allégé  de  la  musique  en 
1821  et  augmenté  des  poésies  traduites  par  iMellish,  accordait 
trop  d'importance  aux  autres  poètes  allemands.  Gœthe  y  était 
modestement  rangé  sur  la  même  ligne  que  Claudius,  llôlty, 
Kleist,  Jacobi  et  Matthisson.  Quelques-uns  de  ses  poèmes  lyri- 
ques parurent  alors,  épars  dans  dilTérents  magazines  et  surtout 
dans  les  Keepsakes  des  années  1820-4830.  Charles  Des  Vœux  en 
ajouta  une  dizaine  à  sa  traduction  du  Tasse  en  1827,  et,  à  peu 
près  en  même  temps,  un  homonyme  de  Robinson  en  publia 
quelques  autres  dans  une  anthologie  de  poésie  allemande.  Ce 
sont  surtout  de  brèves  pièces,  d'un  caractère  élégiaque,  médi- 
tatif ou  idyllique.  Le  temps  des  i)allades  sombres  et  pathé- 
tiques semble  passé.  La  Lamentation  du  berger,  la  Plainte  de. 
Mignon,  les  invocations  «  à  Velue,  à  l'aimée,  à  la  lune  y>,  la 
romance  du  Roi  de  Thulé  s'exhalent  doucement  sans  éveiller 
d'échos.  Il  eût  fallu,  pour  transposer  en  anglais  un  suave 
nocturne  comme  le  Chant  de  nuit  du  Voyageur,  le  génie  de 
Thomas  Lovell  Beddoes.  JNIais  l'auteur  de  Dream-Pedlarg  et  du 
Song  on  the  Water,  le  poète  qui  écrivit,,  avant  Tennyson,  trois 
ou  quatre  des  plus  purs,  des  plus  rares  lieds  de  langue  anglaise, 
travaillait  alors  à  sa  macabre  Tragédie  du  fow.  Ses  Dial-Thoughts 
rappellent  bien,  par  le  parallélisme  de  leurs  thèmes  et  leur 
leit  motiv  :  «  I  Think  of  thee  »,  la  poésie  :  Die  Ndke  des  Geiieh- 
ien,  mais  le  finale  s'éteint  dans  une  vision  morne  et  funèbre, 
«  dans  le  noir  et  la  nuit  ».  Les  poèmes  de  Gœthe  chantent 
l'amour,  ceux  de  Beddoes  chantent  l'amour  et  la  mort.  Ils  font 
plutôt  songer,  avec  leurs  décors  lunaires,  leurs  lugubres  glas, 
leurs  tombeaux  et  leurs  amants  fantômes,  à  la  ballade  de  Bûrger. 
A  une  époque  où  Charles  Des  Vœux  traduisait  le  Tasse,  où 
J.  Hare  dans  V Athenœum  publiait  quelques  Rpîtres  et  Elégies 
romaines,  Robinson  aurait  pu  aussi  révéler  au  public  anglais  la 
poésie  classique  de  Gœthe.  Il  avait,  pendant  les  studieuses  soirées 
d'Iéna,  lu  et  relu  hexamètres  et  distiques,  mis  en  anglais  les 
Xénies  et  les  Epigrammes  vénitiennes.  Il  encourageait  son  ami 
J.-P.  Collier,  l'éditeur  de  Shakespeare,  à  traduire  Reineke  Fuchs. 
N'était-il  pas  désigné  pour  remettre  en  lumière  l'harmonieuse 
Iphifjénie,  chantée  en  vers  anglais  par  William  Taylor  et  re- 


.>v 


100 


GŒTHE    EN   ANGLETERRE 


tombée  dans  l'ombre  depuis  plus  de  trente  ans  (1)  ?  Enfin,  lui 
qui  connaissait  personnellement  Goethe,  qui  admirait  tant  son 
autobiographie,  «  un  livre  fait  pour  inspirer  à  l'homme  le  désir 
de  vivre,  si  la  vie  était  une  chose  qu'il  n'avait  pas  encore 
expérimentée  »,  n'aurait-il  pas  dû  protester  contre  le  ridicule 
travestissement  des  Mémoires,  d'après  le  français  d'Aubért  de 
Vitry  (1824)? 

Goethe  s'était  proposé  d'écrire  en  1826,  comme  introduction 
à  ses  Rapports  avec  Bijron,  un  essai  sur  la  fortune  de  ses  œuvres- 
en  Angleterre.  Parmi  les  amis  de  sa  pensée,  il  avait  noté,  dans 
le  plan  qu'il  avait  tracé,  Walter  Scott,  Coleridge  et  Byron. 
Robinson  et  Carlyle  se  chargèrent  de  compléter  ses  informa- 
tions. Sans  doute,  l'opinion  de  Coleridge  vacilla  plus  d'une  fois, 
mais  s'il  parvint,  vers  1810,  à  s'intéresser  à  Goethe,  plus  qu'il 
ne  voulait  se  l'avouer  à  lui-même,  ce  fut  grâce  à  Robinson. 
Celui-ci  —  c'est  un  fait  indéniable  —  fit  mieux  connaître 
Gœthe  dans  les  cercles  littéraires.  Pour  assurer  à  ce  grand 
nom  une  circulation  plus  libre  et  plus  large,  il  fit  tous  ses 
efforts  auprès  de  ses  amis.  Mais  il  eut  letort  de  s'adresser  tou- 
jours aux  individus  et  jamais  au  public.  11  se  contenta  de 
bavarder  avec  Larnb,  Hazlitt,  Flaxman,  Carlyle,  J.-P.  Collier, 
et  il  n'écrivit  rien  avant  la  mort  de  Gœthe. 

Il  était  modeste  et  il  fit  modestement  son  apostolat.  Pour 
employer  le  mot  de  Gœthe  à  son  égard,  il  fut  un  missionnaire 
de  littérature  étrangère,  et  il  prépara  les  voies  au  prophète.  Il 
prêcha  souvent  dans  le  désert  et  il  faut  lui  savoir  gré  d'avoir 
persévéré.  Si  Gœthe  n'avait  pas  encore  vaincu  toutes  les  résis- 
tances, si  le  poète  lyrique,  l'artiste  classique  et  l'homme  res- 
taient méconnus  en  Angleterre,  Carlyle  allait  révéler  un  autre 
aspect  de  sa  personnalité  :  le  penseur. 


(1)  Wordsworlh  disait  en  parlant  de  VIphigénie  de  Goethe  :  «  Je  ne 
reconnais  là  rien  de  la  simple  dignité,  rien  de  la  santé  et  de  la  vigueur 
que  possèdent  dans  les  œuvres  d'Hoinère  les  héros  et  les  héroïi  es  de 
l'antiquité.  Les  vers  de  Lucrèce  qui  décrivent  l'immolation  d'Iphigénie 
valent  à  eux  seul?  tout  le  long  poème  de  Gœthe.  »  {Prose  Work.^.  llî 
465.) 


DEUXIÈME  PARTIE 

L'AVÈNEMENT  DES   CERTITUDES  MORALES 
ET   THOMAS   GARLYLE 

(1820-1840) 


CHAPITRE  PREMIER 

LA  FORMATION  DE  CARLYLE  ET  SES  PREMIÈRES  ÉTUDES 
GERMANIQUES  (1816-1823) 


Goethe  et  Carlyle  —  La  jeunesse  de  Carlyle,  sa  correspondance  avec  Jane 
Welsh  et  le  développement  de  leurs  communes  études  allemandes.  — 
Article  sur  Faust  (1822).  —  Le  pessimisme  et  l'éternelle  négation.  — 
Projet  d'un  roman  autobiographique  à  la  Werther  (décembre  18;â2).  — 
Vie  de  Schiller  (1x23).  —  Le  dédain  de  l'esthétique  schillérienne  et  le 
besoin  de  croyances  morales. 

«  Gœthe  lias  fire  enough.  but  it  is 
not  the  celestial  firc  of  Schiller.  » 
(Lettre  de  Jane  Welsh  à  Carlyle, 
28  février  1823.  Corr.,  I,  173.) 


Goethe  avait  rencontré  jusqu'ici  bien  des  résistances,  mais 
on  peut  dire,  d'une  façon  très  générale,  que  l'esprit  germanique 
avait  triomphé  en  littérature  dans  le  lyrisme  d'un  Byron, 
l'évocation  historique  d'un  Walter  Scott,  l'idéalisme  religieux 
d'un  Coleridge.  Par  contre,  les  théories  utilitaires  de  Bentham  et 
de  James  Mill,  les  traités  des  économistes,  l'attitude  d'un  Jef- 
frey et  des  politiciens  radicaux  affirmaient  encore,  sur  le  ter- 
rain social  et  politique,  la  victoire  de  rE)iajc/opédie  et  du 
dix-huilième  siècle  français.  Vers  1825,  en  pleine  époque  ro- 


102  GŒTHE   EN  ANGLETERRE 

mantique,  le  rationalisme  s'assurait  chez  les  Anglais,  grâce  à 
un  grand  mouvement  social,  un  nouveau  prestige.  La  ténacité 
de  cet  esprit  critique  et,  d'autre  part,  la  revanche  croissante  des 
instincts  (1),  la  lutte  entre  l'utilitarisme  et  le  romantisme 
donnent  à  l'époque  son  double  caractère.  Carljie  mène  la  ba- 
taille. Intuition,  action,  opposées  à  la  raison  desséchante  et  à 
rhabile  calcul,  tels  sont  les  mots  de  ralliement  qui  flambent  sur 
son  étendard.  Ses  armes,  il  les  emprunte  aux  kantiens  et  à 
Gœthe.  Hostile  au  matérialisme  français  et  à  l'ironie  voltairienne. 
il  barre  le  chemin  à  nos  philosophes,  et,  proclamant  la  qualité 
germanique  de  sa  race,  il  va  chercher  des  alliés  parmi  les  méta- 
physiciens et  les  poètes  allemands.  Comme  il  le  dit  dans  Passé 
et  Présent,  il  se  met  en  route  avec  un  chant  de  Gœthe  sur  les 
lèvres  :  la  Chanson  du  maçon,  «  chanson  de  marche  entonnée  par 
ce  grand  peuple  teutonique,  notre  parent,  tandis  qu'il  va,  va  tou- 
jours, vaillant  et  victorieux,  à  travers  les  profondeurs  insondées 
du  Temps  » . 


La  valeur  des  études  germaniques  de  Carlyle  a  été  très  exa- 
gérée par  les  Allemands.  Ils  ont  jugé  le  jeune  Carlyle  d'après 
l'historien  de  Frédéric  II,  et  en  insistant  sur  ses  obligations 
envers  leur  pays,  ils  ont  cherché  à  découvrir  en  lui  tout  ce 
qu'il  fut  plus  tard.  En  outre,  ils  lui  ont  accordé  une  générale 
indulgence.  Comment  pouvaient-ils  critiquer  celui  qui  fut  toute 
sa  vie  le  défenseur  de  leur  littérature  et  de  leur  philosophie, 
qui  glorifia  en  1870  la  victoire  de  la  «  noble,  patiente,  pieuse  et 
solide  Allemagne  »  ?  11  convient  de  faire  ici  des  réserves.  Même 
après  avoir  traduit  Wilhelni  Meister,  Carlyle  connaissait  encore 
peu  les  auteurs  allemands,  et  ses  lettres  à  H.  C.  Robinson,  à 
propos  du  Roman  allemandj  montrent  combien  sa  documenta- 
tion était  incomplète.  La  nation,  il  l'ignorait  tout  à  fait  :  il 
avait  presque  soixante  ans  quand  il  visita,  pour  la  première 
fois,  Berlin  et  Weimar,  et  il  attribuait  à  Gœthe,  en  1828,  une 
réputation  et  une  influence  sans  exemple  «  parmi  quarante  mil- 

(1)  Cf.  L.  Caz.\iiian,  V Angleterre  moderne.  ^       Cl-   / 


r 


LA    FORMATION'    DF   CARLILE  lO.i 

lions  d'hommes  méditatifs,  sérieux  et  cultivés  (\)  ».  Par  contre, 
il  connaissait  bien  Goethe  et,  sur  ce  point,  ses  intuition*  étaient 
admirablement  secondées  par  une  lecture  vaste  et  approfondie. 

Pourtant  il  suivit  au  début  l'opinion  générale,  il  s'attacha  à 
Schiller  et  il  vibra  d'abord  à  l'unisson  de  ce  poète  pauvre  et 
idéaliste  comme  lui.  Il  y  a  en  effet,  entre  Gœthe  et  lui,  une  oppo- 
sition qui  semble  irréductible.  Peut-on  imaginer  deux  esprits 
plus  différents?  Gœthe  est  un  patricien,  de  naissance  et'  de 
goût;  il  a  la  distinction  et  la  réserve  un  peu  hautaine  d'un 
grand  fonctionnaire  et  d'un  homme  du  monde.  Il  s'est  cultivé 
jalousement,  en  individualiste  et  en  aristocrate,  il  s'est  fait  le 
virtuose  de  sa  vie.  Carlyle  est  un  plébéien,  à  peine  dégrossi,  un 
tempérament  violent  et  un  visionnaire.  Il  sent  grandir  en  lui 
une  Ame  tumultueuse,  angoissée  par  le  doute.  L'un  a  atteint  la 
sérénité  d'un  Grec  et  en  a  la  philosophie  souriante,  le  calme 
optimisme.  Païen  délicat,  il  vit  dans  l'admiration  des  formes 
harmonieuses,  il  a  le  culte  de  la  beauté.  Il  s'éloigne  du  chris- 
tianisme qui  a  maudit  l'épanouissement  des  forces  vives,  qui  a 
assombri  la  vie  et  l'art  par  la  menace  du  péché.  L'autre  est  un 
puritain  :  sur  son  esprit  tourmenté  pèsent  le  scrupule  de  ses 
pères  et  le  joug  des  générations  rigides.  Il  ne  s'est  pas  déve- 
loppé dans  la  lumière,  et  l'âpre  paysage  écossais,  peuplé  de 
légendes  tragiques,  la  pauvreté  de  sa  famille  et  la  dureté  pres- 
bytérienne lui  ont  composé  une  âme  soucieuse  et  morose.  Ajou- 
tons à  cela  qu'il  est  un  mystique,  que  son  imagination  déroute 
autour  de  lui  un  monde  fantomatique  et  fiévreux,  et  nous 
obtiendrons  un  dernier  contraste  avec  le  sage  observateur,  le 
poète  réaliste  de  Weimar. 

Malgré  tout,  plus  Carlyle  pénétrera  dans  l'œuvre  de  Gœthe, 
plus  il  se  sentira  captivé  par  lui.  Son  âme,  ballottée  par  le  doute, 
désire  une  direction  et  un  guide.  Son  esprit  intuitif,  hostile  à 
la  froide  argumentation,  fatigué  des  spéculations  abstraites, 
cherche  une  intelligence  fraternelle,  immédiate  et  poétique. 
C'est  un  désemparé  qui,  après  la  débâcle  de  ses  convictions 
religieuses,  est  en  quête  d'une  nouvelle  terre  promise.  Mais 
c'est  surtout  un  voyant  qui;  au  lieu  de  contempler  de  haut  la 
réalité,  se  jette  sur  elle  d'un  grand  élan  lyrique,  s'attache  à  elle 


104  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

avec  une  application  fanatique  et  minutieuse,  un  voyant  qui 
sent  la  valeur  de  la  vie  quotidienne,  telle  qu'elle  apparaît  dans 
Wilhelm  Meister.  et  qui  se  redresse  comme  Faust  dans  la  solitude, 
fier  d'avoir  pris  contact  avec  lïnvisible  force.  Transporté  par 
moments  dans  la  grande  extase  panthéiste,  il  conçoit,  comme 
le  dit  un  critique  contemporain  (1  ),  par  Tintuition,  par  l'exalta- 
tion, cette  unité  de  nature  que  les  philosophes  découvraient  à 
force  d'abstractions  et  d'analyses.  Il  réalise  cette  parole  de 
Wi/helm  Meister  :  «  Le  poète  vit  le  rêve  de  la  vie  tout  en  étant 
éveillé,  et  l'événement  le  plus  rare  est  à  la  fois  pour  lui  présent 
et  passé.  Et  c'est  ainsi  qu'il  est  tout  ensemble  maître,  vo3^ant, 
ami  des  dieux  et  des  hommes.  »  La  vision  de  Carlyle  rejoint 
■  ici  lintuitioû  de  Goethe. 

L'inlluence  de  Goethe  sur  Carlyle  a  été  exagérée  par  les  uns, 
ceux  qui  se  sont  préoccupés  des  idées  morales  de  Carlyle; 
diminuée  par  les  autres,  ceux  qui  ont  étudié  surtout  la  philo- 
sophie de  Sartor  resartus  et  l'ont  exclusivement  reliée  à  la  mé- 
taphysique allemande.  Ici  une  méthode  strictement  biogra- 
phique s'impose  :  il  faut  essayer  de  suivre  pas  à  pas,  presque 
jour  par  jour  (et  ceci  est  possible  grâce  à  la  Correspondance  et 
aux  Réminiscences  de  Carlyle»,  le  développement  de  ses  études 
germaniques  jusqu'à  la  traduction  de  Wilhelm  Meister.  Il  faut 
attendre  que  Carlyle  ait  pris  véritablement  connaissance  de 
Gœthe,  qu'il  l'ait  saisi  corps  à  corps,  qu'il  ait  lutté  avec  sa 
pensée,  pendant  un  an.  pour  l'enfermer  dans  un  langage  nou- 
1  veau.  A  cette  date  seulement  (1825),  il  sera  légitime  de  préciser 
i  les  premières  influences.  Pour  le  moment,  reprenons  le  chemin 
du  village  écossais.  Nous  y  trouverons  Carlyle  enfant  et  nous 
nous  dirigerons  avec  lui,  à  travers  ses  années  d'apprentissage, 
vers  la  première  grande  halte  de  sa  vie  :  la  traduction  de  IV7/- 

helm  Meister. 

* 
*   * 

A  côté  de  l'enfance  de  Gœthe,  joyeuse,  épanouie,  entourée  de 
confort,  celle  de  Carlyle  paraît  sévère,  silencieuse  (2j.  A  Eccle- 

(1)  E.  B.\nTHÉLÉMV.  Carlyle. 

(2)  D'après  le  récit  de  Sarlor  resartus.  Les  citations  de  Sartor  sont,  en 


LA    FORMATION    DE    CARLYLK  lOo 

fechan,  dans  le  pays  de  Dumfries,  où  le  maçon  James  Carlyle 
s'était  construit  sa  maison  de  ses  mains,  la  nature  était  morne 
et  pauvre.  Le  père  de  Carlyle  était  un  puritain  rigide.  «  Son 
cœur  était  muré.  »  Les  enfants  retrouvaient  leur  liberté  auprès 
de  leur  mère,  bonne  et  tendre  comme  Frau  Rath.  La  maison 
disait  au  jeune  Carlyle  la  nécessité  du  travail,  l'église  presby- 
térienne lui  enseignait  la  sainteté  du  devoir.  Tout,  dans  ce 
village,  lui  donnait  confusément  ce  sens  de  la  valeur  humaine, 
cette  conscience  du  «  pathétique  quotidien  »  qui  se  révéleront 
si  éloquemment  plus  tard. 

En  1814,  la  famille  de  Carlyle  émigré  à  Mainhill.  Son  père 
abandonne  le  métier  de  maçon  et  s'installe  avec  ses  huit 
enfants  dans  une  petite  ferme  solitaire  aux  murs  blanchis  à  la 
chaux,  sur  un  plateau  battu  par  le  grand  vent.  C'est  là  que 
Carlyle,  étudiant  en  théologie  ou  jeune  professeur  àKirkcaldy, 
revient  passer  ses  vacances.  C'est  là  que,  couché  dans  un  fossé 
desséché,  il  lira  pour  la  première  fois  le  Faust. 

Comme  en  témoigne  une  lettre  à  J.  Johnstone,  en  1817,  il 
avait  eu  le  désir  d'aller  étudier  dans  une  université  française. 
Dégoûté  de  la  métaphysique,  il  se  serait  probablement  tourné 
vers  les  sciences,  mais  voici  que  sa  curiosité  toujours  aux 
aguets  lui  fait  aborder  la  littérature  allemande.  Il  commande 
une  grammaire  à  Londres,  et  son  ami  Edouard  Irving  lui  prête 
un  dictionnaire.  Dès  le  15  février  1819,  il  reçoit  d'un  certain 
Robert  Jardine,  un  étudiant  qui  rentrait  de  Gœttingen,  «  une 
légère  teinture  d'allemand  »,  en  échange  de  quelques  leçons  de 
français.  Il  fait  de  rapides  progrès  et,  si  l'on  en  croit  une  lettre 
àMr  Allen  (1),  il  lit  Faust  dans  le  texte  en  mai  1820.  Son  ami 
de  Kirkcaldy,  Mr  Swan,  lui  procure  des  livres  allemands  :  il  se 
plonge  dans  les  œuvres  de  Schiller,  attiré  tour  à  tour  par  «  le 
colossal  Wallenstein  »  et  «  l'angélique  Thécla  »,  mais  il  garde 
la  même  répugnance  à  l'égard  de  la  métaphysique  :  «  Ne  crains 
pas,  écrit-il  à  Robert  Mitchell,  le  18  mars  1821,  que  je  te  con- 

géniral.  empnititces  à  E.  Barthélémy;  celles  de  la  Correspondance  avec 
Jane  Wehfi,  à  la  traduction  de  E.-K  Masson.  Parmi  les  passages  traduits, 
quelqiies-uQS  ont  été  légèrement  retouchés,  après  avoir  été  rapprochés 
du  texte. 

(1)  Publiée  par  R.  Garnett.  Cf.  Bibliographie. 


106  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

duise  dans  les  labyrinthes  du  kantisme.  »  Bref,  au  moment  où 
il  engage  avec  Jane  Welsh  une  correspondance  suivie,  où  il 
oriente  vers  l'allemand  les  e'tudes  de  son  amie,  il  se  sent  encore 
étranger  à  la  philosophie.  D'autre  part,  ses  lectures  littéraires 
l'entraînent  plus  souvent  vers  Schiller  que  vers  Goethe  (1). 
Pourtant  il  se  rend  compte  vaguement  qu'il  doit  se  tromper  ; 
le  nom  seul  de  Goethe  exerce  sur  lui  un  e'trange  prestige  et  il 
avouera  plus  tard  à  Jane  Welsh  en  recevant  la  première  lettre 
du  poète  :  «  C'était  presque  comme  un  message  du  pays  des 
fées;  je  pouvais  à  peine  croire  que  ceci  était  vraiment  récriture 
même  et  la  signature  de  ce  mystérieux  personnage  dont  le  nom 
avait,  comme  une  sorte  de  magie,  hanté  mon  imagination 
depuis  mon  enfance.  »  Avant  d'avoir  lu  Gœthe,  Cariyle  le  pres- 
sentait déjà. 

Il  se  met  courageusement  au  travail  et  demande  à  Jane 
Welsh  de  l'aider.  Edouard  Irving  voudrait  d'ailleurs  le  dis- 
suader «  de  la  présenter  à  von  Schiller  et  à  von  Gœthe,  et 
autres  nobles  de  la  littérature  allemande  » .  Son  esprit  religieux 
n'apprécie  pas  un  effort  qui  veut  établir  «  deux  sortes  de  juge- 
ment moral  :  lun  pour  l'homme  de  génie  et  de  littérature, 
l'autre  pour  le  vulgaire  ».  Malgré  ces  craintes,  Cariyle  lut 
Gœthe  avec  son  amie,  probablement  pendant  Ihiver  qu'elle 
passa  à  Edimbourg.  Le  12  janvier  18:22,  il  termina  son  Essai  sur 
Faust,  pour  la  New  Edinburgh  Review.  Il  n'en  était  pas  content 
et  il  l'envoya  à  Jane  sans  avoir  le  courage  de  le  relire.  Il  était 
arrivé  même  à  détester  «  cette  misérable  paperasse  »,  en  pen- 
sant quil  lui  avait  consacré  deux  semaines  de  labeur  acharné. 
«  C'est  si  prétentieux,  si  pompeux,  si  gauche.  »  Cependant,  quel- 
que imparfait  qu'il  soit,  cet  article  rend  justice  à  Gœthe,  marque 
la  fin  d'une  époque.  Comme  nous  l'avons  vu,  la  critique  anglaise 
s'était  montrée  jusqu'alors  ignorante,  inintelligente  ou  partiale. 
En  débutant  qui  fait  ses  premières  armes,  Cariyle  n'échappe 
pas  encore  à  certains  préjugés  littéraires,  il  n'admet  pas  toutes 
les  hardiesses  dramatiques  de  Gœthe,  mais  il  s'attache  à  com- 

(1)  Il  traduisit  en  1827  des  fragments  de  la  Guerre  de  Trente  ans,  de 
Schiller,  qu'il  oiTrit  —  sans  succès  —  à  l'éditeur  Longnians,  et  il  songea 
à  traduire  les  œuvres  complètes  de  Schiller. 


i. . 


LA    FORMATION    DK   CARLYLK  107 

prendre,  à  deviner  le  génie  étranger,  et  si  le  vieillard  de  Wei- 
raar  avait  connu  la  sincérité  de    son  effort,  il  aurait  pu  lui 
redire  le  mot  de  Pascal  :  «  Tu  ne  me  chercherais  pas,  si  tu  ne 
m'avais  déjà  trouvé.  »  Cet  essai  de  Carlyle  inaugure  modeste- 
ment une  nouvelle  époque.  Sans  doute,  ce  n'est  guère  encore 
qu'une  analyse  du  sujet  et  une  critique  de  la  forme.  Carlyle 
dénonce  «   un  manque  d'unité  dans  le  plan  général  de  l'ou- 
vrage   »,  il  découvre,  dans    son  exécution,   «   de   nombreux 
péchés  contre  le  bon  goût  »,  il  est  frappé  par  cette  «  composi- 
tion hétérogène  »  et  «  ses  changements  abrupts  et  même  extra- 
vagants ».  Ce  qu'il  vante,  c'est  ce  qu"il  répudiera  plus  tard,  ce 
qui  n'aura,  aux  yeux  du  chercheur  d'absolu,  aucune  importance  : 
«  le  choix  merveilleusement  heureux  du  langage,  le  rythme 
toujours  varié  des  vers.  »  Ce  qu'il  admire  en  Gœthe,  c'est  c  sa 
maîtrise   de   l'expression,    son   imagination   sublime   et   puis- 
sante ».  Mais  il  sait  aussi  que  le  drame  veut  peindre  «  tout  ce 
qu'il  y  a  de  sauvage  et  de  profondément  mystérieux  dans  le 
cœur  de  l'homme  »,  que  toutes  ses  contradictions  sont  inhé- 
rentes à  son  sujet  «  vaste,   confus  et  toujours   changeant  ». 
Faust,  dit-il,  fut  conçu  pendant  que  son  auteur  s'acheminait  de 
la  jeunesse  à  la  virile  maturité  :  «  En  le  lisant,  nous  croyons 
contempler  le  trouble  chaos  de  ses  jeunes  souffrances,  de  ses 
doutes,  de  ses  errements,  éclairé  en  partie  et  réduit  à  une  forme 
harmonieuse  par  des  spéculations   d'une  plus   calme  nature, 
peint  par  un  maître  accompli  dans  toute  sa  vivacité  originale  et 
sans  son  original  désordre.  »  Il  y  a  donc,  sinon  unité  d'action, 
du  moins  unité  de  pensée.  Faust  et  Méphisto  personnifient  pour 
Carl^de    les    deux   inclinations    fondamentales    de    la   nature 
humaine  qui,  tour  à  tour,  admire  et  méprise,  qui  contemple  le 
monde,  soit  du  côté  poétique,  soit  du  côté  prosaïque.  H  fait  de 
Méphisto  celui  qui  nie  et  celui  qui  tente,  «  par  récréation  intel- 
lectuelle »,  une  sorte  de  philosophe  français  du  dix-huitième 
siècle.  En  quelques  traits  frappants,  il  caractérise  Faust,  «  né 
avec  la  tête  d'un  sceptique  et  le  cœur  d'un  dévot  »,  prêt  à  som- 
brer dans  le  désespoir,  à  se  laisser  glisser  dans  la  mort  volon- 
taire, et  rappelé  à  la  vie  par  un   Alléluia.  Il  nous  le  montre 
suivant  Méphisto  dans  les  royaumes  de  la  négation  et  l3s  sacri- 


108  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

lèges  sabbats,  ou  s'abandonnant  au  charme  du  jeune  amour  et 
aux  impressions  religieuses  de  la  solitude.  Il  ne  saisit  pas  le 
caractère  fragmentaire  et  provisoire  de  la  première  partie.  La 
conclusion  lui  paraît  de'finitive.  Et  l'on  comprend  que  son  âme 
torturée  ne  trouve  pas  là  une  solution  satisfaisante.  <  Ce  n'est 
pas  sans  répugnance,  dit-il,  que  nous  voyons  le  principe  infé- 
rieur triompher  à  la  fm.  »  Goethe  a  bien  indiqué  la  maladie 
morale  ;  Carlyle,  déjà  en  proie  aux  assauts  du  scepticisme,  a 
besoin  d'un  appui,  d'une  discipline  et  exige,  non  pas  seulement 
le  diagnostic,  mais  le  remède. 

Cette  année  1822  est  en  effet  celle  des  Chagrins  de  Teufelsdrôckh 
et  de  V Éternelle  Négation  dans  Sartor  i^esartus.  Jane  et  Carlyle  sont 
de  nouveau  séparés  et  «  tout  ce  que  ce  jeune  cœur  a  pu  désirer 
et  solliciter  lui  est  refusé  ».  De  plus,   les  ténèbres  du  doute 
s'épaississent  autour  de  lui  jusqu'à  l'incroyance.  C'est  alors 
qu'arrive   en   août  «    l'incident    »  de  la  rue  Saint-Thomas-de- 
l'Enfer,  le  jour  brûlant  de  canicule,  où  la  crainte  et  la  lamenta- 
tion se  changent  en  indignation  et  «  en  défi  terrible  aux  yeux 
flamboyants  ».  Qu'on  se  représente  le  jeune  Carlyle,  grand  et 
maigre,  le  front  bas,  mais  large,  comme  écrasé  par  les  cheveux 
forts,  l'œil  noir  perdu  dans  sa  douloureuse  méditation.  Épuisé 
d'insomnies,  rongé  par  la  dyspepsie,  il  arpente  la  grève  entre 
Leith  et  Portobello.  C'est  «  Teufelsdrôckh  errant  dans  des  laby- 
rinthes infinis,  rocheux,  boueux,  pleins  d'épines,  sous  un  ciel 
tout  de  plomb  » .  Au  fond  de  son  âme  gronde  la  révolte  héroïque 
contre  le  doute,  la  dépression,  la  faiblesse.  Quelles  que  soient 
les  raisons  de  croire  ou  de  douter,  il  sent,  il  croit,  que  la  foi  est 
un  état  d'âme  riche  et  fort,  et  que  le  doute  est  une  diminution 
de  l'être,  que  l'une  est  un  levier  et  que  l'autre  est  une  entrave. 
Sa  volonté  se  cabre  contre  son  intelligence.  «  L'assourdissante 
clameur  de  l'Éternelle  Négation  avait  pénétré  toutes  les  retraites 
de  mon  être,  de  mon  Moi  :  et  ce  fut  alors  que  ce  Moi,  se  dres- 
sant tout  entier  dans  la  native  majesté  de  la  création  de  Dieu, 
lança  pour  jamais  sa  puissante  protestation...  LÉlernelle  Néga- 
tion avait  dit  :  Regarde,  tu  es  orphelin,  proscrit,  et  l'univers 
est  à  moi,  à  moi  le  Mal.  A  quoi  tout  mon  être  répondit  :  Je  ne 
suis  pas  tien,  je  suis  libre,  et  pour  toujours  je  te  hais.   »  La 


r 


LA   FORMATION   DE   CARLYLË 


lÔ» 


guérison,  d'ailleurs,  né  fut  pas  immédiate.  Une  idée  claire,  une 
certitude,  une  intuition  n'entraînent  pas  nécessairement  l'adhé- 
sion d'un  tempérament  violent  et  d'un  cœur  endolori.  Carlyle 
peine  encore  quelques  années  autour  de  ce  Centre  (i indifférence, 
dans  ce  terrain  neutre  qu'il  décrit  dans  Sartor.  Cependant  le 
ciel,  au-dessus  de  lui,  se  dégage,  et  c'est  à  la  faveur  de  ces 
éclaircies  que  va  tomber  sur  lui,  lentement,  comme  un  rayon 
tiède  d'automne,  la  salutaire  influence  de  Gœthe.  Dans  la  crise 
de  1822,  Gœthe  n'a  joué  aucun  rôle  (1).  Carlyle  ne  le  connaissait 
pas  assez.  D'ailleurs  il  n'aurait  pas  eu  besoin  de  lui  pour 
reprendre  confiance.  Déjà,  en  1819,  il  avait  eu  le  sens  très  net 
du  remède  nécessaire.  Il  écrivait  le  8  janvier  :  «  11  apparaît 
maintenant  que  je  devrais,  non  pas  seulement  souffrir^  mais 
agir.  »  Et  c'est  précisément  cette  intuition  qu'il  trouvera  con- 
firmée plus  tard  par  la  sagesse  de  Gœthe.  Cette  crise  de  1822 
n'est  pas  unique.  Elle  eut  seulement  une  violence  et  une  sou- 
daineté particulière  qui  l'indiquaient  à  l'imagination  de  Carlyle 
pour  en  faire  le  «  baptême  du  feu  »  de  Sartor.  Carlyle  lui  donna, 
dix  ans  après,  une  valeur  typique  et  une  importance  précise, 
il  l'enrichit  des  expériences  plus  ou  moins  confuses  qu'il  avait 
eues  de  crises  analogues,  il  en  fit  à  la  fois  un  symbolique  évé- 
nement et  un  incident  biographique.  Si  Ton  admet  l'influence 
bienfaisante  de  Goethe  sur  la  jeunesse  de  Carlyle,  on  ne  peut  lui 
assigner  cette  date. 

Nul  doute  que  l'affection  que  Carlyle  éprouvait  pour  Jane, 
pour  cette  Jane  dont  la  résistance  le  désespérait,  ne  l'ait  aidé, 
quand  même,  à  se  ressaisir  et  à  triompher.  Il  ne  passa  pas 
brusquement  de  l'Éternelle  Négation  à  l'Éternelle  Affirmation, 
mais  il  tâtonna,  pendant  trois  ans  encore,  dans  la  grise 
atmosphère  du  Centre  de  l'Indifférence.  Jusqu'à  sa  première 
année  de  mariage,  il  se  débattit  au  milieu  des  hésitations.  Il 
avait  conscience,  à  cette  époque,  il  est  vrai,  que  Gœthe  pourrait 
lui  montrer  plus  clairement  son  chemin.  Ne  lui  écrivit-il  pas, 
en  1824  :  «  Il  y  a  quatre  ans,  lorsque  je  lus  votre  Faust  dans  les 

(1)  M.  F.  Kuchler  (Carlyle  und  Schiller,  Diss.  Leipzig,  1901)  attribue  — 
sans  le  démontrer  aucunement  —  cette  première  guérison  à  l'influence  de 
Schiller. 


110  GCETHE   EN   ANGLETERRE 

montagnes  de  ma  patrie  écossaise,  je  ne  pouvais  m'empêcher 
d'imaginer  que  je  pourrais  vous  voir  un  jour  et  déverser, 
devant  vous  comme  devant  un  père,  toutes  les  souffrances  et 
les  errements  d'un  cœur  dont  vous  paraissiez  si  bien  pénétrer 
et  si  noblement  dépeindre  les  mystères.  »  Mais  lorsque  Carlyle 
écrit  ces  lignes,  il  est  sous  l'impression  des  grands  préceptes  de 
Wilkelm  Meister.  Il  voit  déjà  nettement  sa  route,  il  est  dans  le 
rayon  de  cette  grande  lumière  tournante  qui,  en  1822,  n'était 
pas  encore  venue  s'abattre  sur  lui,  et  il  projette  dans  le  passé, 
en  l'analysant,  une  influence  toute  récente.  H  avait  seulement 
vu  surgir  à  l'horizon  la  lueur  mystérieuse,  et  il  se  dirigeait  vers 
elle,  instinctivement,  comme  un  voyageur  égaré  sur  la  plage. 
Il  aura  d'ailleurs  à  traverser  des  sables  mouvants.,  il  sera  en 
butte  à  l'assaut  des  vagues  glacées,  fouetté  par  l'acre  vent  du 
large.  L'essentiel,  c'est  qu'il  soit  en  marche.  Gœthe  n'est  pas 
au  point  de  départ,  mais  au  point  d'arrivée  ;  par  delà  le  Centre 
d'Indifférence,  il  attend  Carlyle  sur  le  roc  de  l'Éternelle  Affir- 
mation. Il  n^est  pas  le  médecin  de  la  première  heure,  il  est  celui 
de  la  convalescence,  le  dernier  guérisseur. 

Carlyle  avait  déjà  corrigé  en  mai  1822  la  traduction  du 
Pêcheur  que  Jane  lui  avait  soumise.  Il  sent  de  plus  en  plus  la 
nécessité  de  s'adonner  au  travail,  de  se  détourner  de  lui-même, 
de  se  laisser  prendre  par  les  choses.  Le  11  septembre,  dans  sa 
lettre  où  il  mentionne,  parmi  les  lectures  de  Jane,  le  Tasse  de 
Gœthe,  il  espère  «  accomplir  quelque  chose  de  durable  avant 
que  Tannée  ne  s'achève  ».  En  octobre,  il  envoie  à  Jane  sa  tra- 
duction :  la  Malédiction  de  Faust,  il  désire  écrire  un  roman  en 
collaboration  avec  elle  et  il  cherche  un  sujet.  Il  se  trouve  natu- 
rellement amené,  après  cette  époque  de  pessimisme  dont  il  est 
sorti  victorieux  et  meurtri,  à  vouloir  composer,  comme  le  jeune 
Gœthe,  son  propre  Werther.  Mélange  de  fiction,  d'ironie  et  de 
vérité,  c'est  bien  là  l'œuvre  qui  délivre.  Le  16  décembre  1822,  il 
expose  à  Jane,  tout  au  long,  son  projet  déjà  délaissé  :  «  Le 
pauvre  bonhomme  devait  naturellement  être  très  brave  garçon; 
un  homme  de  la  classe  moyenne  doué  de  fortes  capacités  et 
d'un    esprit   ardent   et  enthousiaste,    versé    dans    toutes    les 


LA   FORMATION    DE    CARLYLE 


Ml 


-sciences  et  pratiquant  de  nombreuses  vertus,  mais  à  l'époque 
où  je  le  prenais,  il  était  las  des  embarras  d'un  monde  beaucoup 
trop  prosaïque  pour  lui...  L'hypocondre  devait  errer  durant  un 
temps  dans  un  pays  de  coteaux,  rêver  et  méditer  sur  les 
aspects  de  la  nature  et  sur  sa  propre  âme,  rencontrer  des  per- 
sonnes qui  l'iaviteraient  à  exposer  ses  vues  sur  plusieurs  ques- 
tions de  science,  de  littérature  et  de  morale.  A  la  fm,  il 
-devait  se  lasser  de  la  science,  de  la  littérature,  de  la  nature,  de 
la  simplicité,  tout  comme  il  s'était  lassé  des  villes;  s'aigrissant 
petit  à  petit,  jusqu'à  ce  que  son  cœur  s'emplisse  d'amertume  et 
<l'ennui;  il  raconte  toutes  ses  souffrances;  non  sur  le  ton  pleur- 
nichard des  lakistes,  mais  avec  un  langage  de  feu,  âpre,  sar- 
Kîastique  et  insensible  en  apparence...  Déjà  tout  semble  être  fini 
pour  lui,  il  a  songé  au  suicide  et  il  l'a  rejeté  avec  dédain,  mais 
il  est  trop  clair  qu'il  ne  pourra  pas  longtemps  durer  dans  ce 
monde  trop  aride,  trop  désolé,  trop  solitaire  pour  lui;  quand 
vous,  c'est-à-dire  l'héroïne,  vous  entrez  dansante  en  scène 
devant  lui,  avec  vos  espiègleries  et  votre  nature  ardente,  vos 
signes  de  tête  et  vos  sourires  radieux  et  toute  votre  grâce 
innée.  Que  vous  dire?  le  bonhomme  perd  immédiatement  la 
tête...  mais  hélas,  le  Destin  fait  surgir  des  obstacles,  etc.,  etc. 
On  a  tous  les  deux  le  cœur  brisé,  et  on  meurt,  et  le  tout  finit 
avec  un  drap  mortuaire  et  une  escouade  de  croque-morts.  » 

Carlyle  ne  reprit  pas  son  projet  et  se  contenta  de  conter 
«  l'histoire  vraie  de  Cruthers  et  Johnson.  »  Plus  tard,  après  son 
mariage,  il  écrira,  en  collaboration  avec  Jane,  son  Wotton 
Reinfred.  Mais  l'influence  de  Wilhelm  Meister  l'entraînera  vers 
le  roman  didactique  et  il  n'y  aura  plus  de  place  dans  sa  pensée 
momentanément  pacifiée  pour  un  Werther  qui  eût  allié  l'amer- 
tume byronienne  à  l'humour  écossais. 

î  C'est  alors  qu'avec  une  passion  nouvelle  il  se  remet  à  l'étude 
de  la  littérature  allemande.  Il  court  les  librairies  et  les  biblio- 
thèques pour  procurer  à  Jane  le  texte  original  du  Famt,  mais 
celle-ci  ne  parvient  pas,  au  début,  à  s'enthousiasmer  pour 
Gœthe.  Elle  «  louvoie  »  lentement  à  travers  ses  œuvres.  Gœtz 
l'embarrasse  et  elle  l'abandonne.  Elle  choisit  Stella  parce  qu'elle 
l'avait  déjà  lu  en  français  et  n'en  vient  à  bout  qu'à  grand'peine; 


I 


412  GŒTHE   EN  ANGLETERRE 

de  même  pour  Clavigo  :  t  Je  ne  crois  pas  que  j'aimerai  beaucoup 
Gœthe,  écrit-elle  le  28  février  1823,  s'il  ne  fait  de  grands 
progrès.  Il  ne  manque  pas  de  feu,  mais  ce  n'est  pas  le  feu 
céleste  de  Schiller.  »  Dans  sa  réponse,  le  4  mars,  Carlyle  défend 
son  héros  :  «  Ce  Goethe  en  vaut  dix  autres;  ce  n'est  pas  un 
simple  rimeur  bachique  qui  jure,  écume  et  se  démène  comme 
s'il  avait  respiré  des  litres  d'oxyde  nitreux  ou  qui  déverse  sa 
plus  venteuse  philosophie  et  sa  larmoyante  douleur  en  sono- 
rités qui  écorchent  les  oreilles  des  messieurs  du  parterre,  mais 
un  homme  de  réelle  culture  et  de  génie  universel,  qui  n'est  pas 
moins  remarquable  pour  retendue  de  ses  connaissances,  la  pro- 
fondeur de  ses  idées  et  la  diversité  de  ses  sentiments  que  pour 
les  qualités  dont  il  fait  preuve  en  les  mettant  en  œuvre  :  énergie 
pleine  de  vie  et  de  charme,  sagacité  inventive  et  profondément 
méditative,  talent  de  tempérer,  avec  du  bon  sens,  les  ardeurs 
enthousiastes.  »  Ainsi,  c'est  déjà  un  exemple  d'humanité  que 
Carlyle  va  chercher  en  Gœthe. 

Devenu  le  précepteur  des  Buller,  à  Kinnaird  House,  dans  le 
pays  de  Perth,  il  commence  à  écrire  sa  Vie  de  Schiller,  et  plus 
il  découvre  le  romantisme  profond  de  cette  destinée,  plus  il 
apprécie  par  contraste  la  santé  et  le  calme  de  Gœthe.  En  mars,  il 
s'entretient,  avec  le  libraire  Boyde,  de  Wilhelni  Meister  t  qui  est 
très  intéressant  »  et  il  s'engage  à  en  fournir  une  traduction.  Il 
emprunte  le  roman  à  la  bibliothèque  de  l'Université  d'Edim- 
bourg, et  le  6  avril,  il  fait  à  Jane  un  éloge  de  Gœthe  où  il  entre 
déjà  de  la  reconnaissance  :  «  C'est  un  grand  génie,  et  il  ne  fait  pas 
pleurer.  Ses  sentiments  sont  aussi  divers  que  les  teintes  de  la  terre 
et  du  ciel,  mais  son  intelligence  est  le  soleil  qui  les  embrase  et  les 
ordonne  tous.  Il  ne  s'abandonne  pas  à  ses  émotions,  mais  il  les 
emploie  comme  des  objets  d'analyse  que  son  jugement  met 
en  œuvre  selon  ses  desseins.  J'estime  Gœthe  le  seul  type  vivant 
du  grand  écrivain.  »  Et  de  plus  en  plus  il  se  sent  attiré  vers 
l'homme.  En  écrivant  son  Schiller,  il  s'arrête  de  temps  en  temps 
pour  accorder  à  Gœthe  le  tribut  de  son  admiration.  Il  note  sa 
belle  attitude  «  patricienne  »  à  l'égard  de  Schiller  en  1789, 
lorsque,  sans  crainte  et  sans   ombrage,  il   demande,  pour  le 


LA   FORMATION   DE    CARLYLE  ii:i 

jeune  et  romantique  rival,  la  chaire  d'histoire  à  l'Université 
d'iéna.  11  apprécie  sa  retenue,  sa  dignité  et  sa  tolérance  dans 
la  bataille  kantienne,  à  l'heure  où  toute  l'Allemagne  s'acharne 
contre  le  philosophe  du  Nord,  où  Wieland  et  llerder  s'associent 
aux  attaques  générales.  Il  lui  fait  gloire  surtout  de  sa  grave  et 
pure  amitié  pour  Schiller.  Ne  l'a-t-il  pas  sauvé  «  de  la  solitude 
qui  exaspère  ou  tue  le  cœur  »,  et  ne  lui  a-t-il  pas  épargné  Tin- 
discrète  protection  qui  asservit? 

L'amour  de  la  littérature  allemande  devient  le  lien  le  plus 
fort  entre  Jane  et  Carlyle.  En  mai  1823,  Jane  songe  à  traduire 
VEgmont  de  Gœthe.  Carlyle  souhaite,  mais  sans  succès, 
de  s'assurer  sa  collaboration  pour  la  traduction  de  Wilhelm 
Meister,  et  il  caresse  le  rêve  d'aller  avec  elle  à  Weimar 
«  apprendre  la  philosophie  et  la  poésie  sous  la  direction  du 
grand  von  Gœthe  lui-même  ».  Enfin,  le  15  juin,  il  lui  annonce 
qu'il  a  commencé  la  version  de  Meister,  travail  pénible,  morcelé, 
interrompu  par  de  fréquents  déplacements.  11  était  allé  à  Main- 
hill  en  mai;  de  là,  il  gagna  Kinnaird  llouse;  en  juillet,  il  revint 
chez  lui,  et  il  partagea  de  nouveau  son  hiver  entre  son  précep- 
torat à  la  campagne  et  lUniversité  d'Edimbourg,  dont  les 
Buller  suivaient  les  cours.  C'est  l'époque  des  «  farouches 
courses  errantes  »  dans  les  terrains  vagues  du  Centre  d'Indif- 
férence. Il  est  encore  loin  de  l'apaisement.  A  chaque  instant,  son 
esprit  puritain,  avide  de  certitudes  morales,  se  cabre  :  il  proteste 
contre  le  détachement  de  Schiller,  trop  enclin  à  considérer  le 
monde  d'un  point  de  vue  d'esthétique  abstraite  :  «  On  est 
mortellement  fatigué  de  ses  palabres  (et  de  celles  de  Gœthe) 
sur  la  nature  des  beaux-arts.  »  Carlyle  demande  autre  chose 
que  des  dissertations  sur  le  beau  et  le  sublime,  le  naïf  et  le 
sentimental.  Non  seulement  l'esthétique  pure  ne  lui  paraît 
pas  une  étude  importante,  mais  il  ne  veut  pas  qu'on  l'as- 
socie étroitement  à  la  morale,  surtout  il  s'oppose  à  ce  qu'on 
substitue  le  culte  du  beau  à  celui  du  bien,  comme  le  faisaient 
les  Allemands.  Pour  Gœthe  et  Schiller,  le  perfectionnement 
est  lié  à  la  culture  plutôt  qu'à  la  moralité  :  il  est  dans  l'art, 
la  poésie,  le  théâtre,  plutôt  que  dans  l'observance  des  vieilles 
règles  du  devoir  et  du  droit,  et  ceci  alarme  Carlyle.  «  Schiller, 

8 


414  GœTHE   EN  ANGLETERRE 

écrit-il  (1),  était  un  digne  caractère,  possédait  de  grands  talents 
et. trouvait  toujours  les  moyens  de  les  employer  au  service  de 
nobles  buts.  La  poursuite  du  beau,  sa  représentation  dans  des 
formes  appropriées  et  la  propagation  des  sentiment^^  qu'il  ins- 
pire, tout  ceci  agissait  dans  son  âme  comme  une  sorte  de  reli- 
gion. Dans  plusieurs  de  ses  es>ais.  il  parle  de  l'esthétique  comme 
d'un  indispensable  moyen  de  perfectionnement  dans  les  civili- 
sations, et  ses  efforts  à  cet  égard  ne  satistaisaient  pas  seulement 
son  activité  infatigable,  son  désir  de  créer  et  d'agir  sur  autrui, 
mais  ils  procuraient  une  sorte  de  baume  à  sa  conscience.  Il  se 
considérait  lui-même  comme  un  apôtre  du  Sublime.  C'est  dom- 
mage qu'il  n'ait  pas  eu  de  meilleur  moyen  de  le  réaliser!  > 

Au  moment  où  Carlyle  termine  sa  Vie  de  Schiller  (2),  il  est  ner- 
veux et  fatigué.  Un  soir  de  novembre  1823,  il  laisse  percer  son 
impatience  dans  son  journal,  il  déclare  Schiller  laborieux, 
affecté,  maigre,  pompeux.  Il  se  tourne  lentement  vers  Goethe  : 
il  n'a  plus  devant  lui  le  portail  gothique  du  Faust,  mais  l'hos- 
pitalière résidence  de  Wilhelm  Mùster.  Il  va  s'engager,  d'un  pas 
fiévreux  et  saccadé,  dans  ses  jardins  ratisses.  Lui  qui  prend 
déjà  la  vie  «  terriblement  au  sérieux  »,  il  va  côtoyer  au  début 
des  actri'-es  et  des  jeunes  seigneurs  qui  la  prennent  plutôt  à  la 
légère.  Ne  soyons  donc  pas  surpris  s'il  s'arrête  plus  d'une  fois, 
perdu  dans  les  labyrinthes,  blessé  par  léclat  de  rire  de  Philine 
qui  l'épie  au  coin  d'un  bosquet. 

(1)  Fboode.  Early  life,  I.  200. 

(2)  Publiée  d'abold  dans  le  London  Magazine  (1823-24). 


r 


CHAPITRE    II 

LA    TRADDCTION    DE    «    WILHELM    MEISTER    »     ET    «    l'ÉTERNELLE 
AFFIRMATION     d    (1823-1827) 


La  traduction  et  les  jugements  successifs  de  Carlyle.  La  préface  et  la  ver- 
sion de  1824.  L'indiilérence  pour  la  métaphysique  allemande  (visite 
à  Colerid^e)  et  la  soif  du  réel  (séjour  à  Londres).  «  L'Éteiiielle  Affiima- 
tion  »  (1825).  —  Influence  morale  de  Wilhelm  Meister;  Les  Avnées 
d'apprentissage,  l'imaf^e  de  la  vie  quotidienne  et  le  principe  de  l'action; 
les  Années  de  voyage  et  l'évangile  de  la  soumission.  La  fin  du  byro- 
nisrne;  Gœthe  conçu  comme  sage.  —  Influence  littéraire;  Wotlon  Rein- 
(red  (182:7). 

«  I  understood  well  what  the  old 
Chrislian  people  meant  by  conver- 
sion, by  God's  infinité  mercy  lo  Ihein.  . 
I  Ihen  fell  and  stili  fe*-!  endlessly 
indebted  to  Gœthe  in  the  business. 
He  in  his  fashion,  1  perceived,  had 
travelled  the  steep  rocky  road  before 
me,  the  first  of  the  modems.  »  (Re- 
minùc,  I,  2J86.) 


Dès  le  mois  d'août  1823,  Carlyle  avait  commencé  e'nergique- 
ment  sa  tâche,  mais  son  pre'ceptorat  à  Kinnaird  House  ne  lui 
laissait  guère  de  temps.  Il  s'était  attelé  à  son  travail  avec  une 
soumission  farouche,  comme  pour  se  dompter  lui-même.  Son 
esprit  était  la  proie  d'un  combat  sans  trêve.  «  Un  feu  sans 
repos  brûlait  son  cœur.  »  Son  être  était  plein  de  contradictions. 
Il  souffrait  de  sa  timidité  gauche  et  cr  intive  et  de  ses  «  pas- 
sions sauvages,  désespérées,  ardentes  ».  De  là  une  inconséquence 
perpétuelle  dans  sa  conduite,  «  de  là  sa  coutume  de  souffrir 
plutôt  que  d'agir  ».  Il  maudit  la  douleur  physique,  la  dyspepsie 
qui  lui  ronge  les  entrailles  comme  un  rat,  et  il  fait  tout  pour 
l'oublier.  Il  traduit  dix  pages  de  Wilhelm  Meister  par  jour; 
avec  ses  promenades  à  cheval,  ses  répétitions  et  «  autres  assom- 
moirs » ,  il  est  rare  qu'il  puisse  commencer  avant  six  heures  du 


116  GCETHE   EN   ANGLETERRE 

soir.  «  Certains  passages  de  Meiater,  e'crit-il,  sont  bien  ennuyeux, 
et  tout  est  très  difficile  à  traduire.  »  Mais,  «  ne  méprisons  pas 
le  jour  des  petites  choses.  Toute  l'expérience  nous  dit  que  la 
foi  peut  déplacer  les  montagnes.  Oui,  je  le  jure,  ma  noble  Jane, 
vous  et  moi  nous  vaincrons  enfin  tous  ces  obstacles  mci^quins... 
Travaillez,  travaillez,  mon  héroïne  (1).  Il  ne  faut  que  peiner, 
peiner,  peiner,  jusqu'à  ce  que  la  cime  éclatante  soit  atteinte.  » 
Comme  on  le  voit,  Carlyle  n'attendait  pas  la  parole  de  Goethe 
pour  prêcher  l'évangile  du  travail  et  la  nécessité  de  l'action.  Il 
sera  heureux  de  trouver  dans  Wilhelm  Meister  les  préceptes 
lumineux  qui  condamnent  le  dilettantisme  et  recommandent  le 
bon  travail  sérieux,  la  soumission.  Mais  au  moment  où  il  tra- 
duit Gœlhe,  «  avec  une  férocité  d  hyène  »,  il  ne  se  rallie  pas  à 
lui,  il  ne  fait  pas  œuvre  d'amour,  il  accomplit  un  pensum. 
Harassé,  il  nomme  Gœthe  dans  une  lettre  à  J.  Johnstone,  le 
21  septembre,  «  le  plus  grand  génie  et  le  plus  grand  àne  qui  ait 
jamais  existé  ».  Jane  aussi  s'impatiente,  elle  voudrait  qu'il  en 
finisse,  qu'il  crée  lui-même  quelque  chose,  au  lieu  de  se  faire 
un  humble  tâcheron  au  service  d'un  étranger. 

Vers  le  début  de  1824,  il  est  délivré  des  Buller  pour  trois 
'mois,  et  il  revient  à  Edimbourg.  Là  il  emprunte  des  livres  à 
Gillies,  le  visiteur  de  Gœthe  que  nous  avons  déjà  rencontré  à 
Weimar,  le  traducteur  d  Hoffmann  et  de  Lamotte-Fouqué.  Il 
est  «  accablé  sous  le  poids  de  Mpister  comme  un  àne  entre  deux 
paniers  de  poussière  ».  Il  n'arrive  pas  à  s'intéresser  au  roman. 
«  Il  ne  s'y  trouve  pas,  écrit-il  à  Jane  le  7  mars,  la  plus  petite 
parcelle  d'intérêt  historique  (2),  sauf  ce  qui  touche  à  Mignon, 
et  celle-ci  ne  vous  apparaît  pleinement  que  tout  à  la  fin.  Meister 
lui-même  est  peut-être  une  des  plus  grandes  ^rtwacA^s  que  créèrent 
jamais  plume  et  encre.  Je  m'en  vais  écrire  une  furieuse  pré- 
face où  je  désavouerai  tout  rapport  avec  la  valeur  littéraire  et 
morale  de  l'ouvrage,  fondant  mes  prétentions  à  la  récompense 
ou  à  l'indulgence  sur  le  fait  que  j'ai  copié  scrupuleusement  un 
portrait  frappant  de  l'esprit  de  Gœthe,  le  plus  étrange  et,  par 
maints  côtés,  le  plus  grand  parmi  les  contemporains.  Quelle 

(1)  Il  s'agit  d'une  traduction  de  Musœus,  entreprise  par  Jane. 

(2)  C'est-à-dire  anecdolique,  romanesque. 


il 


LA   TRADUCTION   DIC   «    WILHKLM   MEISTER    »        H7 

ceuvre,  des  boisseaux  de  poussière,  de  paille  et  de  plumes, 
avec  çà  et  là  un  diamant  de  la  plus  belle  eau!  »  Jane  qui  reçoit 
les  épreuves  de  la  traduction,  à  mesure  qu'elles  sont  imprimées, 
déplore  que  son  beau  génie  se  soit  imposé  une  telle  corvée, 
et  la  seule  chose  qui  la  réconcilie  avec  cette  dépense  énorme 
de  travail  et  de  temps,  c'est  l'argent  que  sa  version  va  lui 
rapporter.  Elle  trouve  qu'on  s'embrasse  trop  dans  le  roman 
et  plaint  «  la  pauvre  petite  Mignon  avec  sa  danse  de  Saint- 
Guy  » . 

Par  contre,  l'opinion  de  Carlyle  se  modifie  peu  à  peu.  Dans 
une  lettre  du  15  avril,  il  convient  que  le  livre  ne  vaut  à  peu 
près  rien  comme  roman,  mais  c'est  par  sa  sagesse,  son  esprit, 
et  môme  ses  longueurs  qu'il  le  charme  et  qu'il  le  retient,  sur- 
tout à  la  seconde  lecture.  «  Je  n'ai  pas  tiré  autant  d'idées  d'un 
seul  livre  depuis  six  ans.  Vous  aimerez  mieux  Goethe  dans 
dix  ans  qu  à  présent.  Il  serait  regrettable  que  cet  homme  ne 
fût  pas  connu  parmi  nous.  Ces  dernières  années,  les  Anglais 
ont  conamencé  à  parler  de  lui,  mais  aucune  lumière  n'a  été  jetée 
sur  lui,  aucune  lumière,  mais  seulement  de  visibles  ténèbres. 
Les  syllabes  Gœthe  évoquent  une  idée  aussi  vague  et  aussi  ^  ^  ; 
monstrueuse  que  le  mot  Gorcrone  ou  Chimère.  »  Ainsi  voici 
Carlyle  gagné  par  Gœthe  parce  qu'il  a  trouvé  chez  lui  des 
idées.  Quelle  moisson  1  Peu  importe  qu'il  s'attarde  dans  un 
vallon  sans  air,  que  le  travail  soit  monotone,  énervant,  puisque 
les  épis  lourds  s'abattent  à  chaque  coup  de  faux.  Et  comme  il 
a  le  tempérament  généreux,  il  veut,  après  les  années  de  disette, 
remplir  les  granges  publiques.  Il  songe  à  lancer  des  articles, 
des  essais  sur  Gœthe.  Il  veut  faire  bénéficier  son  pays  de  ses 
récoltes.  Découverte  et  prédication  sont  pour  lui  indissoluble- 
ment liées.  Cette  pensée  d'être  utile  lui  rend  de  la  joie.  Sa  tra- 
duction ne  lui  paraît  plus  une  besogne  désagréable.  Il  préfère 
même  ce  travail,  qui  laisse  l'esprit  calme  et  le  discipline,  à  la 
composition  originale  où  l'on  s'agite,  «  où  l'on  se  consume,  "^^^  , 
lorsqu'on  y  a  mis  son  cœur  ».  Et  il  continue  à  marteler  sa  ver-  ,  I^. .Ç^i,^ 
sion,  avec  le  plaisir  du  bon  artisan  content  de  sa  matière,  «  tel  •.  ■,..  v^ 
un  cordonnier  qui  voit  se  façonner  son  cuir  en  un  soulier  » . 

Le  i9  mai,  Wilhdm  Meister  est  imprimé.  Coïncidence  curieuse, 


H8  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

il  annonce  la  nouvelle  à  Jane  au  moment  même  où  il  apprend 
la  mort  de  Byron.  II  ne  pressent  pas  que  cette  date  marque 
doublement  la  fin  d'une  grande  période.  La  sagesse  de  Goethe, 
devenue  la  soumission  de  Garlyle,  aura  raison  du  bjTonisme. 
Naturellement  il  n'écrit  pas  la  préface  insolente  qu'il  médi- 
tait jadis,  mais  une  étude  pénétrante  et  juste,  concise  et  forte, 
où  il  dit  au  public  plus  d'une  vérité.  Il  déplore  l'ignorance  où 
se  complaît  l'Angleterre  à  l'égard  de  la  littérature  allemande, 
les  choix  malheureux  et  l'exécution  médiocre  des  traducteurs, 
les  exigences  absurdes  et  le  mauvais  goût  des  lecteurs  qui  pré- 
fèrent Kotzebue  à  Goethe.  Il  est  temps  de  connaître  le  plus 
S  grand  poète  moderne,  celui  qui  se  place  d'emblée  à  côté  d'Homère 
et  de  Shakespeare.  Non,  il  n'est  pas  «  une  sorte  de  poétique 
Heraclite,  un  hypocondre  dont  les  yeux  débordent  de  larmes, 
dont  la  vie  s'est  passée  en  extase,  dans  la  contemplation  des 
cascades  et  des  nuages  ».  Les  traducteurs  anglais  ont  travesti 
son  Werther.  C'est  au  reste  un  héros  de  jeunesse  qui  fait  sou- 
rire maintenant  le  poète  assagi.  Goethe  n'est  pas  davantage 
un  «  sauvage  mystique,  adonné  à  la  démonologie  et  à  l'ostéo- 
logie,  qui  attire  l'attention  grâce  à  des  squelettes  et  à  de  mau- 
vais esprits  et  dont  la  supériorité  est  dans  l'extravagance  ». 
N'importe  quel  novice  en  allemand  pourrait  nous  le  dire, 
Famt  est  l'histoire  de  «  l'enthousiasme  humain,  aux  prises 
avec  les  doutes  et  les  erreurs  qui  viennent  du  dedans,  avec  le 
scepticisme,  le  mépris  et  l'égoïsme  qui  viennent  du  dehors  ». 
Mais  nous  n'écoutons  pas  cette  voix,  nous  préférons  notre 
ignorance.  Voici  maintenant  Wilhelm  Meister.  Là  aussi  il  y  a 
une  évolution,  un  développement.  Tandis  que  Faust  est  vaincu 
(Garlyle  doit  se  souvenir  de  son  premier  essai),  Wilhelm  Meister 
s'épanouit  largement,  en  refaisant  pour  lui  la  route  accomplie 
par  l'humanité .  Il  s'élève  graduellement  des  premières  et 
grossières  exhibitions  des  marionnettes  et  des  saltimbanques, 
j  à  travers  la  perfection  de  l'art  poétique  et  dramatique,  jusqu'à 
I  l'épanouissement  du  principe  des  religions  et  jusqu'au  plus 
grand  de  tous  les  arts,  l'art  de  vivre.  Peu  de  lecteurs  se  préoc- 
cuperont de  cette  valeur  symbolique.  Peu  d'entre  eux  se  deman- 
deront «  si  les  caractères  représentent  ou  non  les  dilTérentes 


r 


ï 


LA   TRADUCTION    DE    «   WILHELM   MEISTER   >        H9 

classes,  les  échelons  variés  de  l'humanité,  depuis  la  vivacité 
gaie  et  sensuelle  de  Philine  jusqu'à  la  sévère  grandeur  de 
l'oncle  et  la  splendi'le  perfection  morale  de  Lothario  ».  Pour 
ceux-là  seuls  qui  se  sont  créé  une  image  du  monde,  qui  se  sont 
tracé  une  philosophie  de  la  vie,  ceux  qui  sont  arrivés  aux 
limites  de  leurs  propres  conceptions,  qui  ont  lutté  avec  des 
pensées  et  des  sentiments  écrasants,  il  sera  réconfortant  «  de 
voir  élargi  l'horizon  de  leurs  certitudes,  ou  du  moins  de  le  con- 
templer séparé  par  une  ligne  ferme  de  Timpalpable  obscurité 
qui  le  baigne  de  tous  côtés  ».  Et  à  cette  valeur  morale  s'ajoute 
un  intérêt  artistique  :  n'oublions  pas  les  peintures  exquises, 
les  épisodes  brillants,  l'histoire  de  Mignon,  «  fille  de  l'enthou- 
siasme, du  ravissement,  de  la  passion  et  du  désespoir  »,  dont 
la  destinée  se  déroule  comme  un  fil  d'or  à  travers  la  trame  du 
roman. 

Tel  est  l'éloquent  appel  de  Carlyle  en  faveur  de  Wi/kelm 
Meister.  Il  présentait  au  public  anglais  une  traduction  forcément 
incomplète,  si  on  1h  compare  à  l'édition  définitive  de  i829  (1), 
mais  serrée,  colorée,  vivante.  Quant  à  lui,  toujours  en  quête 
de  solutions  au  problème  de  l'existence,  pour  les  autres  aussi 
bien  que  pour  lui,  il  venait  de  découvrir  une  mine  où  il  puisera 
longtemps.  La  conclusion  de  Wilhelm  Meister  fait  prévoir  déjà 
celle  du  Second  Faust  :  léducation  et  la  rédemption  d'un  enthou- 
siaste par  l'expérience  et  par  l'action.  La  dernière  impression 
de  Carlyle  est  identique  à  sa  première  :  il  se  souvient  de  cette 
nuit  bienfaisante  d'Edimbourg,  lorsque,  après  avoir  fermé  le 
livre,  il  errait  par  les  rues  de  la  ville,  exultant  du  bonheur  des 
découvertes.  Il  se  sentait  alors  si  sûr,  si  tranquille,  et  sous  la 
protection  majestueuse  du  château  qui  barrait  le  ciel,  accroupi 
sur  son  roc,  il  se  plaisait  à  prolonger  sa  rêverie,  à  écouter 
monter  au  fond  de  lui  un  étrange  hymne  de  gratitude.  Et  main- 
tenant encore  Wilhflm  Meister  i'a  ramené,  par  des  chemins 
détournés  et  souvent  pénibles,  à  la  joie  de  sa  première  intui- 
tion. 

(1)  La  traduction  de  Carlyle  est  faite  d'après  l'édition  de  1821.  Il  manque 
donc,  dans  le  livre  II,  les  cliapities  ix,  x  et  xi,  et  dans  le  livre  III  les  cha- 
pitres X  à  xviir. 


H 


i20  GOETHE   EN  ANGLETERRE 


*■ 
*    * 


En  juin  1824,  Carlyle  prit  le  bateau  pour  Londres.  C'était 
son  premier  grand  voyage,  et  lui  qui  avait  décide'  de  s'arracher 
à  lui-même,  de  se  jeter  dans  les  ilôts  de  la  vie  et  d'être  un 
rameur  courageux,  il.  allait  enfin  affronter  la  grande  ville, 
«  l'océan  de  briques  et  de  fumées  > .  A  Tépoque  où  s'affirmait 
en  lui  une  plus  haute  confiance,  un  désir  de  se  pencher  sur  la 
réalité,  d'oublier  les  suggestions  du  rêve  douloure^ux  et  d'écouter 
bruire  la  vie,  voici  que  les  Buller  l'appelaient  à  Londres.  Son 
existence  devenait  soudain  plus  riche,  plus  mouvante,  et  le 
hasard  se  chargeait  de  dérouler  sous  ses  yeux  les  grands  pano- 
ramas de  Londres,  de  Paris  et  de  Birmingham.  11  venait  de 
quitter  Wilhelm  Meister  et  de  parcourir  la  société  allemande  de 
son  temps,  il  y  avait  trouvé  un  reflet  de  la  vie  germanique,  il 
y  avait  entendu  parler  des  institutions  existantes  et  des  projets 
les  plus  chers  à  la  race,  de  la  franc-maçonnerie  et  d'un  théâtre 
national.  L'esprit  bourdonnant  de  toutes  les  réalités,  de  tous 
les  détails,  de  toutes  les  observations  qu'avait  amenés  dans  sa 
solitude  ce  vaste  roman  de  mœurs,  il  se  plongeait,  à  présent, 
dans  l'agitation  de  la  capitale,  dans  «  la  chaude  frénésie  de  la 
vie  ».  Son  sentiment  du  pittoresque  s'avivait;  son  humour,  ses 
prédilections  pour  les  grouillants  spectacles  du  réel,  étaient 
sollicités  par  la  grande  Joire  des  apparences,  le  marché  de  la 
friperie  humaine. 

En  même  temps,  il  allait  se  faire,  selon  le  mot  de  Sartor,  le 
pèlerin  des  sources  sacrées,  aborder  les  milieux  littéraires.  Il 
fut  déçu.  Procter  lui  parut  un  petit  poète,  Campbell,  un  dandy 
des  lettres.  C'était  là  ce  que  Carlyle,  pénétré  du  sérieux  de  sa 
vocation,  détestait  le  plus  au  monde.  11  s'était  aussi  dirigé  vers 
Highgale,  vers  la  colline  d'où  Coleridge  dominait  Londres  et 
ses  rumeurs.  Il  était  plein  d'attente  et  d'espoir.  Celui  qu'il  allait 
voir  ne  jouait-il  pas  le  rôle  d'un  propiièLe,  ne  passait-il  pas 
pour  posséder,  seul  en  Angleterre,  la  clef  de  la  métaphysique 
allemande?  Peut-être  lui  ouvrirait-il,  d'une  parole  sacrée,  le 
royaume  des  certitudes?  Hélas!  le  poète  lui  fit  une  pénible 


LA    TRADUCTION    D  K    '    WILHELM    MEISTER   »        12t 

impression  :  «  gros  homme  mollasse,  court,  replet  et  avachi, 
la  bouche  saliveuse,  avec  une  paire  d'étranges  yeux  bruns, 
timides,  mais  vifs  et  profonds  (1).  »  Il  l'écouta  prêcher,  d'une 
voix  dolente,  sur  le  matérialisme  du  temps,  la  misère  du 
monde;  il  lui  offrit  un  exemplaire  de  Wilhelm  Meister  et  s'entre- 
tint un  peu  de  Gœthe  avec  lui.  Mais,  comme  la  très  bien 
remarqué  E.  Barthélémy,  la  pensée  de  Coleridge  ne  pouvait  lui 
donner  1  Éternelle  Affirmation.  Qu'était-ce,  après  tout,  que  cette 
théosophie,  sinon  une  architecture  incohérente  qui,  au  lieu  de 
planter  ses  piUers  dans  la  réalité,  s'appuyait  sur  le  vieil  angli- 
canisme et  lançait  ses  flèches  fragiles  vers  un  ciel  sans  air  et 
sans  vie?  Bâtir  la  citer  du  Salut  sur  les  charpentes  pourries  de 
l'orthodoxie,  et^  placer  la  métaphysique,  comme  une  coupole, 
dans  un  mirage  glacé,  au-dessus  des  religions  officielles,  récon- 
cilier le  dogme  èl  la  raison  pure,  c'était  là  un  rêve  de  gnostique  .  o^'  j-^ 
dont  Carlyle  sentait  l'inconsistance  et  l'infécondité.  WUhelm''\j^-'"*'J/i'^ 
Meister  vient  de  lui  révéler  la  valeur  de  la  vie  quotidienne,  '  *  *■ 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  pratique  et  de  plus  menu.  Ce  qu'il 
faut,  ce  nest  pas  quitter  la  vie,  comme  Coleridge,  c'est  la  trans- 
figurer, la  magnifier,  l'élargir  jusqu'à  l'éternel.  Ici  se  précise 
l'attitude  de  Carlyle.  Il  est  bien  décidé  à  nourrir  sa  pensée  de 
réel,  à  ne  construire  aucune  métaphysique  abstraite,  mais  à 
■étreindre  le  monde,  à  le  secouer,  à  le  fouiller,  à  lui  arracher 
son  secret  et  son  sens  profond.  Et  quand  il  l'aura  saisi,  il  n'aura 
plus  qu'à  le  révéler  en  images  ardentes.  Gœthe  l'invite  à  em- 
brasser la  vie,  à  la  repenser,  à  donner,  de  ses  méditations,  non 
pas  un  exposé  philosophique,  mais  une  transposition  pitto- 
resque. Dans  le  voyageur  de  1824,  il  y  a  déjà  le  «  positiviste 
mystique  y>  de  Sarlor,  décidé  à  dégager  des  apparences  leurs 
significations  réelles  et  profondes.  Le  traducteur  de  Wilhelm 
Meister  est  lentement  conquis  par  le  réalisme  de  Gœthe. 

C'est  pendant  ce  premier  séjour  à  Londres  que  Carlyle  entra 
en  relations  avec  H.  C.  llobinson.  Celui-ci  le  rencontra,  le 
22  juin  1824,  chez  son  ami,  le  prédicateur  Irving,  et  l'invita 
plusieurs  fois  à  prendre  le  thé  pour  parler  de  Gœthe  et  de  la 

(ï)  Lettre  à  John  Carlyle,  24  juin  1824. 


t 


12i  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

littérature  allemande.  Carlyle,  qui  préparait  une  édition  de  sa 
Vie  de  Schiller,  lui  suggéra,  mais  sans  succès,  de  résumer  pour 
lui  ses  souvenirs  de  Weimar.  Il  eut  plus  tard  l'occasion,  à  pro- 
pos du  Roman  allemand,  de  recourir  à  son  obligeance.  En  atten- 
dant, «  Meister  est  en  train  de  devenir  à  Londres  un  petit  lion  ; 
les  journaux  lui  font  de  la  réclame,  les  gens  le  lisent,  beaucoup 
le  vénèrent  hautement  »  (1).  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  touchant, 
c'est  que,  là  bas,  dans  le  Nord,  la  vieille  mère  de  Carlyle,  qui 
n'avait  jamais  ouvert  de  roman,  lit,  pieusement,  péniblement, 
la  traduction  de  son  fils.  Elle  n'aime  pas  les  manières  trop  libres 
de  Philine  et  pourtant  elle  est  «  sous  un  charme  »,  et  continue, 
«  sans  pouvoir  dire  ce  qui  l'intéresse  »  (2). 

C'est  alors  que  Carlyle  quitte  définitivement  les  Buller  et  se 
rend  à  Birmingham,  chez  le  docteur  Badams,  un  ami  de  ren- 
contre qui  lui  avait  promis  de  guérir  sa  dyspepsie.  Il  demande 
à  Jane,  le  12  août,  de  traduire  quelques  poèmes  de  Schiller  et  il 
lui  propose  de  les  insérer  dans  son  nouveau  volume.  Mais  elle 
est  sans  grand  courage  :  «  J'ai  emporté  les  Mémoires  de  Gœthe  et 
les  Poèmes  de  Schiller  avec  moi,  mais  j'ai  à  peine  avancé.  »  Car- 
lyle lui  mentionne,  en  octobre,  les  comptes  rendus  de  WUhdm 
Meister  qu'ont  publiés  le  Blackwoo'V s  Magazine  et  le  London  Maga- 
zine; il  n'a  pas  encore  lu  la  violente  critique  du  «  Mangeur 
d'opium  ».  Il  en  parcourut  trois  pages,  un  jour  qu'il  étiit  souf- 
frant, à  Birmingham,  et  laissa  là  cette  «  revue  brutale  et  vul- 
gaire »  du  «  pauvre  petit  de  Quincey  ».  Beaucoup  de  gens 
crièrent  contre  l'immoralité  de  Wilhelm  Meister,  mais,  ainsi  qu'il 
l'écrit  à  sa  mère,  il  lui  suffisait  de  l'appréciation  d'une  âme  «  reli- 
gieuse, pure  et  sincère  »,  d'une  Mrs  Strachey  par  exemple,  pour 
chasser  tous  ses  scrupules.  Et  la  première  lettre  de  Gœthe,  t  sim- 
ple et  patriarcale  »,  vint  le  remercier  de  son  effort  et  le  récon- 
forter, aussitôt  après  son  retour  de  Paris,,  en  décembre  1824.  Il 
l'offre  en  cadeau  à  Jane  (3),  «  Tous  ces  critiques,  lui  écrit-il, 
aboient  aux  astres  :  Gœthe  est  la  lune  et  ce  sont  des  roquets  (4).  » 


{{)  Uttre  à  Jane,  22  juillet  1824. 

(2^  Lettre  de  John  Carlj/le,  24  juin  182  4. 

(3)  Lettre  de  Jane,  3  janvier  18::J5. 

(4)  Ibid.,  2S  février  1825. 


LA    TRADUCTION    DE    «    WILHKLM    MEISTER    »        123 

L'année  1825  allait  amener  les  certitudes;  l'époque  de  l'Éter- 
nelle Affirmation  approchait  (1).  «  La  littérature  est  le  vin 
de  la  vie,  écrit  Carlyle  à  Jane,  le  9  janvier,  elle  n'est  pas, 
elle  ne  veut  pas,  elle  ne  peut  pas  être  son  aliment...  Hinaus  ins 
freie  Feld,  comme  dit  le  diable  à  Faust.  Avant  d'essayer  d'être 
des  écrivains,  soyez  des  hommes.  »  C'est  le  moment  où  Teufels- 
drôckh  s'arrête  dans  ses  courses  errantes  et  s'assied,  attendant 
et  réfléchiï?sant,  comme  si  l'heure  d'un  changement  arrivait. 
Carlyle  retourne  en  mai  dans  le  pays  de  Dumfries  :  il  prend  à 
son  compte  la  ferme  de  Hoddam  Hill,  et  il  la  fait  valoir  avec  son 
frère  Alick.  Bien  des  années  se  sont  écoulées  depuis  qu'il  n'a 
été  aussi  heureux.  C'est,  comme  il  l'écrit  à  Jane,  le  24  juin,  une 
espèce  de  trêve  sainte,  une  Pax  Dei.  Là,  près  de  la  «  Tour  de 
repentance  »,  Carlyle  traduisit  des  morceaux  de  Jean-Paul,  de 
Tieck  et  d'Hoffmann,  qu'il  présenta  au  public  dans  ses  spéci- 
mens du  Roman  allemand.  Il  avait  d'abord  eu  l'intention  d'y  faire 
une  place  à  Wertlœr,  mais  il  ctiangea  d'avis  et  choisit  les 
Années  de  voyage  de  Wilhelm  Meister.  Nous  pouvons  l'imaginer, 
assis,  sous  les  bouleaux  frissonnants,  un  volume  de  Goethe  à  la 
main,  contemplant  vaguement  le  large  paysage  étalé  devant  lui, 
Skiddaw,  Saddleback,  Helvellyn  et  les  collines  bleues  au  bord  de 
l'horizon,  le  ruban  d'argent  de  la  Solway  déroulé  à  ses  pieds. 
Teufelsdrôckh  nous  invile  à  monter  sur  le  haut  plateau  sablon- 
neux et  à  conipter  les  neuf  villages  épars  dans  la  clarté.  N'est-ce 
pas  là  qu'eut  lieu  sa  conversion,  le  «  divin  moment  »,  lorsque, 
«  sur  son  âme  ballottée  par  la  tempête,  comme  autrefois  sur  le 
chaos  bouillonnant  »  se  fit  la  grande  lumière  sereine,  lorsque 
monta  du  fond  des  abîmes  1  Éternelle  Affirmation.  Plus  rien  ne 
pouvait  le  troubler;  au-dessous  de  lui  s'édifiaient  «  de  pro- 
fondes, silencieuses  fondations  de  roches  »  et  en  haut  la  voûte 
du  ciel  brillait  pâle  et  secourabie  «  avec  ses  éternels  lumi- 
naires ».  Véritable  révélation  dont  Carlyle  se  souvient  dans  ses 
Réminiscences. 

(1)  A  côté  de  l'influence  de  Goethe,  il  faut  également  tenir  compte  pour 
explicpier  cette  guérison  des  circonstances  biographiques.  Après  Je  séjour 
à  Biririiiigham.  la  santé  de  Carlyle  s'améliora;  son  ami  Badaras  l'orienta 
vers  une  loi  plus  positive:  les  lianvailles  avec  Jane  lui  appoitèrent  la  quié- 
tude du  cœur;  la  campagne  de  Hoddam  Hill  lui  donna  le  repos. 


124  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

«  Cette  année,  j'ai  trouvé  que  j'avais  vaincu  tous  messcepti- 
cismes,  mes  doutes  torturants,  mes  corps-à-corps  terribles  avec 
les  dieux  de  boue  de  mon  temps,  vils,  ignobles  et  tueurs  d'àmes. . . 
que  j'avais  échappé  à  pis  que  le  Tartare...  et  que  je  surgissais, 
libre  en  esprit,  dans  l'éternel  azur  de  l'éther...  J'ai  bien  compris 
ce  que  les  vieux  chrétiens  voulaient  dire  par  leur  conversion, 
par  la  clémence  infinie  de  Dieu  envers  eux...  J'ai  senti,  et  je 
sens  encore  mes  obligations  infinies  à  l'égard  de  Goethe,  en  cette 
affaire.  Lui,  à  sa  façon,  je  le  perçus,  avait  gravi  l'abrupte  route 
rocheuse  devant  moi,  le  premier  des  modernes.  » 

Quelle  est  donc  l'influence  de  Wilheim  Meister  sur  Carlyle,  à 
cette  époque?  Sa  lettre  à  Jane,  le  4  novembre  1825,  nous  aide  à 
la  préciser  :  «  Je  soutiens  que  le  bien  de  tout  être  humain,  non 
peut-être  sa  joie  et  sa  souffrance,  mais  son  vrai  bien,  le  plus 
haut,  dépend  de  lui-même...  Connaître  notre  devoir  (car  toute 
créature  vivante  a  un  devoir)  et  l'accomplir  de  tout  notre  cœur 
et  de  toute  notre  âme,  c'est  là  le  roc  inébranlable  de  la  sécurité 
humaine,  contre  quoi  ne  sauraient  prévaloir  les  tempêtes  ni  les 
flots;  c'est  là  la  véritable  attitude  du  Poète  et  du  Sage  (Goethe) 
que  je  n'avais  jamais  comprise  jusqu'ici,  et  que  le  grand  nombre 
ne  comprendra  jamais  :  «  être  suffisamment  pourvu  au 
dedans  (1).  »  Les  dons  extérieurs  ou  les  rapts  de  la  fortune  ne 
sont  que  les  matériaux  malléables  ou  durs,  au  moyen  desquels 
l'homme  doit  façonner  sa  plus  belle  œuvre  d'art  :  <  une  vie  digne 
de  lui-même  et  de  la  mission  à  laquelle  il  a  été  appelé.  » 

Cette  influence  de  Goethe  est,  au  début,  purement  morale.  |f 
Carlyle,  qui  avait  approfondi  Faust  et  Wilheim,  Meister  y  cherche 
moins  des  révélations  sur  l'univers  que  des  préceptes  pour  l'in- 
dividu. Il  est  difficile  de  parler  d'une  influence  philosophique  de 
Gœthe  sans  la  rapprocher  de  l'action  qu'ont  exercée  sur  Car- 
lyle les  écrits  de  Kant  et  de  Fichte.  C'est  là  une  question  qu'il 
faudra  aborder  plus  tard.  Carlyle  ne  commence  à  lire  Kichte 

(1)  Wilheim  Afeisler.  livre  IV. 


LA   TRADUCTION   DE    «   WILHELM    MEISTER    -        125 

qu'en  1827,  lorsqu'il  prépare  son  étude  sur  l'État  de  la  littéra- 
ture allemande  et  c'est  seulement  vers  cette  date  qu'il  s'explique 
philosophiquement  l'influence  de  Gœthe,  qu'il  intellectualise  un 
phénomène  de  sensibilité,  qu'il  décompose  sa  vision  et  découvre 
les  raisons  de  son  apaisement.  En  1825,  au  contraire,  il  se  rallie 
spontanément  à  la  sagesse  tout  humaine  de  Wilhelm  Meister,  il 
est  heureux  de  pouvoir  sortir  de  son  scepticisme  sans  le  secours 
d'une  philosophie,  de  n'avoir  pas  à  passer  au  crible  une  nou- 
velle théorie,  d'atteindre  la  terre  ferme  sans  naviguer  sur  les 
mers  incertaines  de  l'abstraction.  Sauvetage  provisoire  sans 
doute,  mais  qui  lui  permettra  de  se  construire  un  abri  et  d'as- 
surer son  salut  définitif.  L'Éternelle  Affirmation  est  une  affirma- 
tion morale  et  non  métaphysique.  Carlyle  dédaigne  les  archi- 
tectures commodes  du  dogmatisme,  il  ne  veut  pas  une  éthique,»  "^ 
transcendentale,  mais  une  sagesse  positive  et  souple  comme  'f';\ 
celle  de  Gœthe.  Il  faut  serrer  de  près  le  problème  de  la  vie, 
«  n'éluder  aucune  des  données  du  réel,  et  se  réaliser  soi-même  à 
travers  ces  données  (1).  » 

Gœlhe  enseigne  en  effet  à  sa  génération  la  valeur  profonde 
de  la  vie  actuelle.  Dans  Werther  et  Wilhelm  Meister,  il  dépeint 
l'existence  moderne,  il  observe  la  société  de  son  temps.  Au  lieu 
de  se  plonger  dans  le  passé,  d'y  chercher  des  thèmes  roman- 
tiques et  de  merveilleuses  légendes,  d'y  ramasser  tous  les 
débris  de  l'aventure  historique,  il  se  place,  dit  Carlyle,  sur  le 
terrain  de  l'humanité  universelle,  et  s'efforce  d'en  dégager  les 
caractères,  d'après  l'étude  de  son  époque.  A  travers  l'enchevê- 
trement de  «  ces  jours  d'incroyance  »,  il  fait  passer  «  la  lumière 
devant  les  hommes  » .  Il  ne  se  réfugie  pas  dans  un  rêve  comme 
Coleridge,  il  plante  sa  tente  en  pleine  vie.  L'histoire  de  Faust 
peut  être  médiévale,  sa  signification  est  moderne.  Ce  qui  nous 
intéresse,  ce  n'est  pas  l'alchimie  du  docteur,  mais  la  lassitude 
de  l'homme;  ce  n'est  pas  son  pacte  avec  le  diable,  mais  son 
combat  pour  emporter  d'assaut  sa  liberté  spirituelle;  c'est  son 
inquiète  recherche,  son  efTort.  Carlyle  n'est  pas  un  spéculatif, 
et  il  n'a  aucun  penchant  pour  une  métaphysique  éclectique  et 

(1)  E.  Barthélémy,  Essais  de  Carlylo,  1907,  p.  i2. 


126  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

glacée  :  Gœthe  lui  paraît  le  héros  qui  doit  soulever  l'époque, 
parce  qu'il  la  connaît  et  qu'il  la  comprend,  parce  qu'il  en  a  tra- 
versé les  crises,  qu'il  est  parti  du  pessimisme  et  du  méconten- 
tement révolutionnaire  pour  aboutir  à  un  optimisme  fécond,  et 
unir  en  lui  «  la  pénétration  d'un  Voltaire  à  la  soumission  d'un 
Fénelon  ».  Il  ne  plane  pas  dans  les  nuages,  dans  les  altitudes  de 
l'idéologie  :  botaniste,  géologue,  poète,  il  est  toujours  un  réa- 
liste profond  qui  pétrit  la  matière  quotidienne,  en  écoute  les 
pulsations  secrètes  et  la  modèle  selon  les  indications  perçues, 
selon  les  nécessités  internes.  Il  crée  ainsi  une  œuvre  d'une 
beauté  juste  et  pratique,  il  bâtit  un  temple  largement  ouvert  sur 
la  vie,  sur  la  grande  route  où  passe  le  pèlerinage  de  l'hu- 
manité. 

Pour  cette  humanité,  il  écrit  au  fronton  de  ce  temple 
quelques  maximes  directrices  :  «  Le  doute  ne  peut  être  écarté 
que  par  l'activité.  »  «  Être  actif,  c'est  la  première  vocation  de 
l'homme.  »  «  Souviens-toi  de  vivre  (1).  t»  Et  à  ceux  qui  veulent 
pénétrer  jusqu'au  fond  du  sanctuaire,  il  chante  la  beauté  du  res- 
pect et  de  la  soumission,  il  dépeint,  en  évoquant  la  mélodieuse 
nuit  de  l'Isola  Bella,  Tincomparable  douceur  du  renoncenient. 
Les  Années  d'apprentissage  de  Wilhelm  Meister  disent  la  supério- 
rité de  la  vie  et  de  l'expérience  sur  le  rêve.  Les  Années  de  voyage 
proclament  la  supériorité  de  la  vie  utile,  soumise,  résignée,  sur 
la  culture  individuelle  et  sur  l'action  égoïste.  Faire  un  homme 
d'abord,  mettre  cet  homme  au  service  de  l'humanité  ensuite, 
telle  est  la  pensée  de  Gœthe.  ^->  v-      yCcj.  ^'-,-;'    •■  '    -    '  •  '  - 

Il  replonge  l'idéal  dans  la  vie,  l'éternel  dans  l'actuel.  Il  dit  la 
nécessité  de  l'action,  mais  en  même  temps,  il  donne  à  notre 
activité  une  justification  psychologique,'hine  orientation  morale, 
un  but  social."  Nous  devons  agir,  parce  que.  nous  le  pouvons, 
parce  que  nous  sommes  libres  et  responsables  :  t  Le  caractère 
est  le  destin  de  l'homme  »,  et  en  ce  sens,  l'homme  qui  peut 
éduquer  son  caractère  est  le  forgeron  mênie  de  son  destin'.^'ous 
devons  agir  parce  que  le  devoir  est  simple,  parce  que  le  choix 
«st  facile,  parce  que  l'action  est  toute  indiquée  par  la  vie.  Le 

(1)  Lchrjahre.  Jubil.  Ausg.,\\n\.  p.  312. 


/ 
LA    TRADUCTION    DE    «    WILHKLM    MEISTER    »        127 


devoir^  ce  n'est  pas  un  impératif  kantien,  c'est  «  l'exigence  du  V.' 
jour  »  ^ilnfin  nous  devons  agir,  parce  que  nous  ne  sommes  pas 
seuls,  parce  que  nous  sommes  un  rouage  et  que  le  monde  doit 
tourner.  Écoutons  Wilhelm  Meister  :  «  Fais  de  toi  un  organe  et 
prends  la  place  que  l'humanité  t'assignera  dans  la  vie  univer- 
,  selle.  »   Il  faut  se  soumettre,  réprimer  le  vieil  individualisme   ^  j,-, 
^  toujours  prêt  à  la  révolte,  s'insérer  dans  la  trame  des  êtres  et  ' 
■  des  choses,  acquérir  le  sens  du  renoncement  et  du  respect  : 
lentsagenf  C'est  la  condition  de  l'ordre,  de  l'équilibre,  et  pour  le 
Goethe  du  classicisme,  cet  ordre,  c'est  la  beauté.  On  comprend 
que  Carlyle,  épris  d'harmonie  et  de  discipline,  soit  allé  vers 
Wilhelm  Meister,  comme  vers  le  salut.  Lui  qui  a  horreur  des 
époques  de  dissonance,  du  dix-huitième  siècle  et  de  la  Révo- 
lution française,  lui  qui  s'attriste  sur  le  spectacle  d'une  société 
sceptique  et  décadente,  qui  préfère  l'écroulement,  la  mort  d'un 
monde  à  son  anémie  morale,  il  se  réfugie  chez  Goethe,  jprédica-     ^ 
teur  de  soumission,  génie  del'ordre,  «  comme  un  naufragé  touche 
à  la  terre  ferme  » .  Le  mystique  avait  été  touché  par  les  Confessions 
d'une  belle  âme,  le  presbytérien  s'attarde  sans  fin  dans  la  Pro- 
vince pédagogique  :  il  y  glane  des  épis  pour  l'Éternité. 

Gœthe  sut  atteindre  la  cime  de  la  sérénité.  Carlyle,  en  marche 
à  travers  les  broussailles  et  les  rocs,  ne  fit  guère  que  l'entrevoir. 
Ses  études  allemandes  lui  ouvrirent,  par  delà  la  vie  étroite  et 
provinciale,  de  larges  trouées  vers  l'azur,  mais  avant  de  prendre 
en  main  le  bâton  des  pèlerinages  éternels,  il  n'eut  pas  le  cou- 
rage de  secouer  la  défroque  de  son  puritanisme.  11  s'en  ira  vers 
Gœthe,  l'œil  plein  de  clarté,  le  cœur  plein  d'espérance,  et  les 
lambeaux  de  son  vêtement  s'accrocheront  aux  ronces  de  la  route, 
et  sa  marche  en  sera  ralentie.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  trouva  chez 
Gœthe,  dès  1825,  les  éléments  de  sa  croyance  morale,  les  ins- 
truments dont  il  se  servira  pour  combattre  le  byronisme.  Byron 
chantait  la  rébeUion,  Carlyle  proclama  la  nécessité  de  la  sou- 
mission et  du  respect.  L'un  méprisait  l'existence  quotidienne, 
l'autre  en  révéla  la  beauté  et  la  fécondité  :  à  l'égoïsme  roman- 
tique de  Childe-Harold,  il  opposa  l'art  de  vivre  de  Wilhelm 
Meister.    ^-      ■  ^  ^.  ,  c 

Aussi   classera-t-il   Gœthe,    dans  la  préface  des    Aimées  de 


128  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

voyage  (1827),  parmi  les  Sages,  les  Sacri  Vates  de  l'humanité. 
Sa  paix  ne  vient  pas  de  l'aveuglement,  mais  de  la  claire  vision, 
son  cœur  est  plein  d'ardeur,  mais  sa  tète  est  lucide  et  froide;  ce- 
n'est  pas  un  négateur,  mais  un  voyant.  «  On  a  appelé  Goethe  le 
Voltaire  allemand,  mais  c'est  un  nom  qui  lui  fait  tort  et  le 
décrit  mal.  Si  ce  h'est  pour  la  commune  variété  de  leurs  études  et 
de  leurs  connaissances,  en  quoi  peut-être  Voltaire  a  le  dessous, 
les  deux  ne  se  peuvent  comparer.  Goethe  est  tout  ce  que  Vol- 
taire fut,  et  il  est  bien  autre  chose  encore  que  Voltaire  ne  se 
souciaitpas  d"être.Pour  ne  rien  dire  de  sa  dignité  et  de  la  sincérité 
de  son  caractère  comme  homme,  il  appartient  comme  penseur  et 
comme  écrivain  à  une  catégorie  bien  plus  haute  que  cet  «  enfant 
«  gâté  du  monde  qu'il  gâta  ».  Il  n'est  pas  celui  qui  doute  et  qui 
persifle,  mais  celui  qui  enseigne  et  qui  révère;  non  pas  un  des- 
tructeur, mais  un  constructeur,  non  pas  un  homme  d'esprit 
seulement,  mais  un  Sage  (1).  » 

Outre  cette  influence  morale,  WiJhelm  Meister  exerça  sur  Car- 
lyle  une  influence  littéraire  qui,  sans  être  très  importante, 
mérite  d'être  signalée.  Peu  de  temps  après  son  mariage,  celui  ci 
ébaucha  jun  roman  didactique,  Wotton  Reinfred.  Comme  lui 
jadis,  son  héros  est  fatigué  de  la  vie.  11  s'agit  de  le  sauver  de 
son  pessimisme  et  d'en  faire  un  homme.  Garlyle  le  fait  voyager 
en  compagnie  de  son  ami  Bernhard  :  il  le  conduit,  dès  le  qua- 
trième chapitre,  au  château  de  Maurice  Herbert. 

C'est  une  accueillante  maison  qui  fait  songer  à  celle  de 
Lothario.  Wotton  Reinfred  y  rencontre  «  des  penseurs  hardis 
et  libres  qui  pourtant  ne  semblent  pas  incroyants  ».  La  maison 
est  en  efl'et  ouverte  à  tous  les  gens  d'esprit  et  de  talent, 
«  artistes,  poètes,  savants,  hommes  d'État,  pédagogues...  ». 
Parmi  eux  se  trouve  Dalbrook.  un  vieillard  pénétré  de  sagesse 
gœthéenne.  «  La  plus  haute  vérité,  dit-il  en  reprenant  l'image 
du  Pro/ofjue  dans  le  ciel,  ne  peut  être  exprimée  en  paroles,  car  nos 
oreilles  sont  grossières,  et  la  divine  harmonie  des  sphères  est 
noyée  dans  les  âpres  et  brutales  dissonances  des  choses  ter- 

(1)  Trad.  B.xrthélémy,  Essais,  1907,  p.  17. 


LA    TRADUCTION    DE    «    WILHKLM    MliilSTER    »        129 

restres.  »  Telle  la  comtesse  de  Wilhelm  Meisler,  Jane  Mon- 
tagu,  l'héroïne  du  roman,  est  une  bonne  cavalière,  et  c'est  au 
cours  d'une  promenade  à  cheval,  à  travers  la  forêt,  qu'elle 
apparaît  à  Wotton.  Il  y  a  là  évidemment  une  réminiscence  de 
la  scène  où  Wilhelm,  blessé  par  les  brigands,  est  recueilli  par 
la  belle  amazone.  A  l'exemple  de  Mignon,  Jane  ne  connaît  pas 
le  secret  de  sa  naissance  :  «  J'ai  perdu  mes  parents,  dit-elle  à 
Wotton.  De  quelle  façon?  Je  ne  l'ai  jamais  su.  » 

Carlyle  abandonna  son  Wilhelm  Meister  comme  il  avait  aban- 
donné son  Werther.  Ce  roman  de  Wotton  Reinfred  eût  été  une 
façon  trop  indirecte  d'exprimer  ses  idées,  et  Carlyle  n'était  pas 
homme  à  sacrifier  Futile  à  l'agréable.  Son  héros  n'est  pas 
vivant  :  il  pense  et  parle,  mais  Carlyle  préfère  ne  pas  l'écouter, 
penser  tout  haut,  parler  lui-même.  A  propos  de  Goethe,  il  va 
répéter  sans  trêve  son  évangile  moral,  et  lui  qui  savait,  comme 
la  belle  âme  des  Confessions,  que  le  corps  n'est  qu'une  étoffe 
éphémère  jetée  sur  le  Moi  éternel,  lui  qui  avait  remarqué  les 
vêtements  symboliques  des  enfants  dans  la  Province  pédagogique, 
il  exprimera  plus  tard  son  idéalisme  sous  les  images  originales 
de  sa  philosophie  des  habits  (1). 

(1)  L'image  fondamentale  de  Sartor  resartus  n'est  d'ailleurs  pas  seule- 
ment gœthéenne  :  on  la  retrouve  dans  la^ible,  dans  Paseal,  Swift,  Jean- 
Paul  Richter,  etc. 


CHAPITRE  III 

LA    CORRESPONDANCE    AVEC    GCETHE    ET    l' INTE  R  PRET  ATION 
DE    SON    ŒUVRE    (1827-1832) 


L'acheminement  vers  la  philosophie  allemande.  La  collaboration  à  la  Revue 
(V  Ë  iim'}  mrg  La  correspontJfiiii-e  avec  Gœthe  en  18i7.  —Essai  »iir  l'Etat 
de  la  littérafure  alleni'inde  (1.s27j:  rinfluence  de  Fichte;  Gœthe  conçu 
comme  voyant;  la  première  idée  du  lioros.  —  Essai  sur  Hfléne  (18^8)  : 
l'attente  de  la  rédemption  et  l'iiiterprétalion  des  symboles.  —  Essai  sur 
Gœlhe  (1828)  :  l'évolution  morale  du  poète,  son  point  de  départ  et  son 
point  d'arrivée.  —  Les  autres  essais,  la  critique  de  W.  Taylor  et  le 
cosmopolitisme  littéraire. 

«  Dailly  must  I  think,  and  ofteDest 
Ihiiik  also  of  the  man  to  whoiu,  more 
than  any  other  living,  1  sland  undebfed, 
and  unitcd.  «(Lettre  de  Carlyle  à  Gœlhe, 
10  juin  1831.  Corre:>pondance,p.  279.) 

Carlyle  est  apaisé.  A  la  joie  des  affirmations  s'ajoute  la  calme 

félicité  du  jeune  foyer.  Jane  et  lui  sont  maintenant  installés 

'  dans  cette  maison  de  Comely  Bank  qu'il  décrit  à  11.  G.  Robinson, 

un  plaisant  cottaiic  avec  des  roses   de   Chine,   suffisamment 

éloigné  d  Edimbourg,  dont  «  on  entrevoit  les  tours  à  travers  les 

branches  de  leur  unique  arbre  ».  Comme  s'il  se  sentait  plus  sûr 

de  lui,  ferme  dans  ses  croyances,  il  affronte  la   philosophie 

allemande  qu'il  avait  ju^^qu'alors  ni^gligée  (1). 

,     ^,„.».      En  décembre  1826,  il  avait  déjà  abordé  Herder,  mais  il  avait 

Wo  wtî'**^^^été  scandalisé  par  ses  Liées  pour  la  phi/oso/thie  de  l'histoire  de  rhu- 

t"b  .  manité  (2;.  Comment  cet  homme,  que  l'on  disait  religieux,  avait-il 

pu  écrire  un  livre  aussi  athée?  D'après  ses  explications,  tout  en 

ce  monde  serait  le  résultat  des  circonstances,  du  milieu  ou  de 

(1)  Carlyle  ne  lut  la  Critique  de  la  raison  pure  qu'en  octobre  1826,  et 
avec  dirii<*ulté.  sans  onthonsiasm  ^  Cl".  FnouitE,  Eiirhi  Life,  p.  373.  Il  semble 
n'avoir  cotmu  Kiint  (pie  très  Miperliciellement  en  1823. 

{^)  FtiouDt;,  Earlij  Life,  I,  387. 


liSt^wh 


LA   CORRESPONDANCE   AVEC   GOETHE  131 

l'organisation,  et  le  souffle  de  la  vie  ne  serait  qu'une  forme  plus 
élevée,  plus  intense,  plus  pure,  de  la  lumière  et  de  l'électricité. 
Carlyle  ne  peut  goûter  ce  panthéisme  naturaliste  qui  était  com- 
mun à  Herder  et  à  (Jœlhe,  à  l'époque  du  Voyage  en  Italie.  Lui  -.  ^, 
qui  plus  tard  attaquera  violemment  Darwin,  il  s'irrite  de  trouver  ^  ^  ^^^ 
déjà  en  ce  «  dévot  »  prédicateur  et  en  ce  sage  poète  des  cham- 
pions de  l'évolutionnisme. 

Ni  sa  traduction  de  Wilhelm  Meister,  ni  sa  Vie  de  Schiller,  ni 
son  Roman  allemand  ne  lui  avaient  apporté  des  avantages  finan- 
ciers, et  il  fut  tout  heureux  d'être  présenté  à  Jeffrey  et  de  col- 
laborer à  la  Revue  d' Edimbourg.  Il  avait  déjà  forcé  quelques 
portes,  il  s'était  vu  accueillir,  grâce  à  Jane  surtout,  dans  les 
cercles  littéraires.  Il  fit  la  connaissance  de  John  Wilson,  l'édi- 
teur du  Blackvood's  Magazine,  et  de  Thomas  de  (juincey,  l'auteur 
un  peu  repentant  du  violent  article  contre  Wilhelm  Meister.  Sans 
adopter  l'admiration  exagérée  de  celui-ci  pour  Jean-Paul,  il  fut 
amené  par  lui  à  ce  grand  humoriste  dont  il  se  sentait  si  voisin. 
11  lui  consacre  le  premier  de  ses  articles  dans  la  Reoue  d'Edim- 
bourg, et  parmi  ces  pages  pénétrantes  se  glisse  encore  un  souvenir 
de  Wilhelm  Meister.  Il  exalte  cette  philosopliie  de  Jean-Paul  qui 
ne  surgit  ni  du  forum,  ni  du  laboratoire,  mais  des  profondeurs 
mystérieuses  de  l'àme,  cette  mystique  religion  qui,  par-dessus 
tous  les  dogmes,  chante  la  beauté  de  la  Soumission.  «  Un  respect, 
non  pas  une  crainte  intéressée,  mais  un  noble  respect  pour 
l'Esprit  de  toute  bonté,  forme  la  couronne  et  la  gloire  de  sa 
culture.  » 

Le  15  avril  1827,  Carlyle  envoya  à  Goethe  un  exemplaire  de 
sa  Vie  de  Schiller  et  ses  quatre  volumes  du  Roman  allemand.  Il 
profita  de  cette  occasion  pour  lui  redire  sa  gratitude  :  c'est  lui 
qui  l'a  tiré  des  ténèbres,  qui  lui  a  révélé  ses  devoirs  et  sa  des- 
tinée; il  éprouve  pour  lui  «  les  sentiments  d'un  disciple  pour 
son  maître,  bien  plus,  ceux  d'un  fils  pour  son  père  spirituel  ♦. 
Et  il  salue  l'avènement  prochain  de  son  règne  en  Angleterre  : 
Goethe  n'a  pas  à. souffrir  de  l'injustice,  mais  de  l'ignorance;  et 
les  temps  vont  changer.  Les  Années  d  apprentissage  ont  atteint 
leur  premier  mille  :  un  libraire  londonien  vient  de  lui  demander 
une  traduction  de  Poésie  et  Vérité.  Gœthe  remercia  Carlyle  le 


132  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

20  juillet.  Il  le  félicita  de  son  excellente  biographie  et  fit  l'éloge 
des  traducteurs  :  ce  sont  les  intermédiaires  dans  le  grand  com- 
merce spirituel,  et  puisque  l'efTort  des  meilleurs  écrivains  est 
dirigé  vers  ce  qui  est  universellement  humain,  la  littérature 
cosmopolite,  favorisée  par  la  paix  et  la  tolérance  ne  pourra  que 
se  développer. 

En  même  temps  que  cette  lettre,  un  paquet  était  arrivé  de 
Weimar;  c'étaient,  avec  des  médailles  et  quelques  vers  auto- 
graphes, un  bracelet  pour  Jane,  une  première  livraison  des 
Œu\:res  complètes  (1)  (y  compris  Hélène),  enfin  un  volume  d'Art 
et  Antiquité.  Maintenant  Carlyle  fait  de  son  cabinet  de  travail 
une  chapelle  gœthéenne  :  les  portraits  du  poète  décorent  les 
murs,  les  médailles  ornent  la  cheminée,  et  ses  propres  traduc- 
tions bien  rehées,  placées  sur  les  rayons,  en  face  de  son  bureau, 
retiennent  son  regard  et  sa  rêverie^  Il  répond  à  Gœthe  le 
20  août  :  «  Vos  œuvres  ont  été  un  miroir  pour  moi.  Inattendue, 
inespérée,  votre  sagesse  m'a  conseillé  et  c'est  ainsi  que  la  paix 
et  la  santé  de  l'âme  sont  venues  de  loin  me  visiter.  Car,  jadis,  je 
ne  croyais  plus,  non  seulement  en  la  religion,  mais  encore  en 
la  pitié  et  en  la  beauté  dont  elle  est  le  symbole.  Ballotté  par  les 
tempêtes  de  mon  imagination,  homme  séparé  des  autres 
hommes,  exaspéré,  misérable,  j'étais  presque  poussé  au  déses- 
poir; la  sauvage  malédiction  de  Faust  me  semblait  être  le  seul 
salut  qui  convînt  à  l'existence  humaine,  et  son  imprécation 
passionnée  :  «  Maudite  aussi  soit  la  patience!  »  clamait  du  fond 
de  mon  cœur.  Maintenant,  grâce  au  ciel,  tout  est  changé  ;  sans 
transformation  extérieure,  simplement  aidé  par  la  nouvelle 
lumière  qui  se  leva  sur  moi,  j'ai  conquis  des  pensées  nouvelles 
et  une  harmonie  que  j'aurais  jadis  considérée  comme  impos- 
sible... J'espère  peu  et  je  crains  peu  du  monde,  car  j'ai  appris 
que  ce  que  j'appelais  autrefois  le  bonheur,  non  seulement  ne 
peut  être  atteint,  mais  ne  doit  même  pas  être  recherché.  »  Car- 
Ij'le  fait  Gœthe  confident  de  sa  conversion  et  il  lui  en  attribue 
tout  le  mérite.  Alors  qu'il  désespérait,  qu'il  restait  inconnu 
dans  son  pays,  le  plus  grand  poète  de  son  temps  l'a  encourage 

(1)  Sâmtliche  Werke,  Volhtândige  Ausgabe  Utzter  Haud,  Cotta.  18iT. 


LA    CORRKSPONDANCE    AVEC   GOETHE  133 

Le  sage  conseiller  de  Wilhelm  Meister  lui  a  rendu,  outre  le  calme 
moral,  la  résignation,  la.  patience  clans  la  souffrance  physique. 
Carlyle  prend  son  parti  de  la  maladie  et,  comme  il  1  écrit  à 
Goethe,  il  n'espère  plus  guérir.  Il  accepte  sa  destinée,  il  .s'incline 
et  se  soumet. 

*  * 

En  octobre  1827,  il  fait  paraître,  dans  la  Revue  d'Edimbourg, 
son  étude  sur  VÉtat  de  la  littérature  allemande.  Il  découvre  au 
public  anglais  les  horizons  de  la  terre  promise,  la  chaîne  altière 
des  chefs-d'œuvre  et  des  philosophies.  Gœthe  et  Fichte  en  for- 
ment les  sommets,  lointains  sans  doute,  reculés  et  masqués  un 
peu  par  les  figures  qu'il  a  groupées  au  premier  plan  :  Lessing, 
Klopstock,  Kant,  Schiller,  Schlegel,  mais  suffisamment  précis, 
lumineux,  pour  que  l'on  puisse  saisir  la  première  oscillation  de 
sa  pensée  entre  ces  deux  grandes  cimes.  Ainsi  qu'il  le  rappelle 
dans  ses  Réminiscences^  cet  article  met  en  mouvement  «  bien  des 
langues  et  quelques  cerveaux  » .  Les  bourgeois  radicaux,  lecteurs 
'assidus  de  Jeffrey,  se  demandèrent  «  quel  étrange  monstre  » 
était  venu  troubler  leur  quiétude  et  Tordre  établi  par  la  nature. 
Plusieurs  revues  dénoncèrent  la  «  nouvelle  école  mystique  »,  le 
groupe  qui,  en  fait,  ne  se  composait  que  de  Carlyle  et  de  sa 
€  gaie  petite  femme  ».  Jeffrey  qui,  en  juin,  semblait  disposé  à 
lui  laisser  «  germaniser  »  le  public,  commença  à  s'émouvoir,  et 
dès  ce  moment  il  s'efforça  de  l'arracher  à  son  «  mysticisme 
allemand  »  et  de  le  ramener  au  <r  matérialisme  mort  des  Whigs 
écossais  » .  Quoi  qu'il  en  soit,  la  Revue  d'Edimbourg,  dont  l'hosti- 
lité à  Gœthe  avait  été  jusqu'alors  très  remarquée,  change  pour 
la  première  fois  d'attitude.  Aux  yeux  de  tous,  elle  prend  posi- 
tion pour  celui  qu'elle  avait  si  cruellement  raillé  en  1816,  et  la 
revue  rivale,  le  Blackivood's  Magazine,  ne  manque  pas  de  souli- 
gner ce  revirement. 

Le  temps  n'est  plus,  dit  Carlyle  au  début  de  son  essai,  où 
Ton  doutait,  comme  le  père  Bouhours  (1),  qu'un  Allemand  pût 
^voir  de  l'esprit,  mais  on  a  objecté  qu'il  n'avait  pas  de  goût. 

(1)  En  réalité  le  cardinal  du  Perron. 


434  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

On  a  protesté  contre  le  Sturm  iind  Drang  extravagant  et  la  poésie 
du  Clair  de  Lune.  Faust  passe  encore,  en  Angleterre,  pour  une 
histoire  de  sorcellerie.  C'est  là  une  erreur  grossière  :  Hamlet 
n'est-il  qu'un  mélodrame  qui  se  déroule  autour  d'un  fantôme? 
Donnons-nous  donc  la  peine  d'approfondir  Faust.  Que  les  Alle- 
mands aient  un  goût  différent  du  goût  anglais,  ceci  est  certain, 
mais  il  ne  s'ensuit  pas,  dit  Carlyle,  qu'il  soit  pire.  Ils  ont,  en 
tous  cas,  une  très  haute  conception  de  l'artiste  :  t  Selon  Fic-hte, 
il  y  a  une  Idée  divine  qui  envahit  et  soutient  Tunivers  visible, 
et  cet  univers  n'en  est  qu'un  symbole  et  une  manifestation  sen- 
sible. Les  écrivains  sont  les  interprètes  établis  de  cette  Idée 
divine  et  forment  un  perpétuel  sacerdoce...  Ils  sont  là.  généra- 
tions après  générations,  dispensateurs  et  types  vivants  de 
l'éternelle  sagesse  de  Dieu,  pour  la  révéler  dans  leurs  œu- 
vres et  dans  leurs  actions,  selon  la  forme  particulière  qu'exige 
leur  particulière  époque.  »  Ceci  est  très  important.  Carlyle  a  lu 
les  conférences  de  Fichte  sur  la  Nature  du  savant  (1),  et  il  se 
laissera  gagner  peu  à  peu  par  cette  doctrine  du  génie  qui  fut 
celle  de  tous  les  romantiques  allemands  et  que  Schleiermacher 
avait  déjà  esquissée  au  début  de  ses  Discours  sur  la  religion . 
Après  avoir  trouvé  en  Goethe  l'exemple  vivant,  il  découvre  chez 
\\  Fichte  la  théorie  philosophique.  Il  sentait  profondément  Goethe, 
il  il  va  maintenant  le  pénétrer  et  le  comprendre.  De  nouvelles 
lumières  lui  viennent  du  fond  de  la  Germanie.  Il  les  recueillera 
sur  un  miroir  ardent  et  il  dirigera  vers  la  grande  figure  du 
poète  le  faisceau  de  tous  ces  rayons.  Dès  4827,  au  contact  de 
Fichte,  ridée  du  héros  écrivain,  du  prophète,  du  voyant,  germe 
dans  son  esprit.  Goethe  va  cesser  d'être  un  moraliste,  un  simple 
conseiller,  un  prédicateur  de  soumission  :  il  sera  le  poète  du 
réel,  mais  aussi  celui  dont  la  vision  aiguë  dépasse  les  appa- 
rences, le  penseur  dont  le  monde  est  régi  par  des  lois  idéales 
et  souveraines,  le  voyant  qui  perçoit  sous  le  voile  des  phéno- 
mènes l'éternelle  splendeur  de  l'Idée. 

Cette  évolution  ne  s'accomplit  que  par  étapes. 

Dans  son  essai  de  4827,   Carlyle   considère   encore   Goethe 

(1)  Ueber  dos  Wesen  des  Gelehrten.  Erlangen,  4805. 


.1 


LA    CORRESPONDANCE   AVEC   GOETHE  135 

comme  le  type  du  critique,  du  censeur  qui  a  étudié,  pour  les 
mieux  juger,  tous  les  aspects  et  tous  les  degrés  de  l'art.  Il  com- 
pare sa  prose  à  celle  de  Milton,  «  combinant  la  clarté  française  à 
la  vieille  profondeur  britannique  ».  Il  admire  sa  poésie,  «  poésie 
sans  doute,  mais  poésie  de  notre  génération,  monde  idéal  et 
pourtant  monde  même  où  nous  vivons  ».  II  insiste,  le  premier 
peut-être,  sur  ce  caractère  essentiel  du  génie  gœthéen,  ce  réa-  || 
lisme  typique  dont  on  a  tant  parlé  depuis,  vision  pleine  d'infini  v 
et  frémissante  de  vie.  Sa  poésie,  «  ce  n'est  pas  un  regard  jeté 
en  arrière  vers  un  antique  pays  de  fées,  séparé  par  d'infran- 
chissables abîines  de  ce  monde  réel,  tel  qu'il  s'étend  en  nous  et 
autour  de  nous;  c'est  un  large  coup  d'oeil  promené  sur  ce 
monde  réel  lui-même  ».  Goethe  n'est  pas  dupe  des  illusions 
littéraires,  de  l'Orient  des  Mille  et  une  Nuits  et  du  moyen  âge 
des  Croisades.  Werther  et  Wilhelm  Meister  sont  des  figures  de 
notre  temps  :  «  le  siècle  est  étalé  devant  nous,  dans  toute  sa 
contradiction  et  sa  complexité,  stérile,  médiocre  et  triste  comme 
nous  l'avons  connu  »,  et  revêtu  de  beauté,  de  grandeur,  dans 
Tesprit  du  poète. 

Ici  pourtant  s'esquisse  Tidée  du  voyant.  Gœthe  nous  donne 
sans  doute  une  image  de  son  temps,  mais  il  fait  davantage,  il 
s'enfonce  dans  les  secrets  de  la  vie  et  de  la  nature.  Schiller  et  lui  X 
n'ont  pas  seulement  le  «  clair  regard  » ,  mais  <  le  cœur  fervent  »  : 
«  Ils  ont  pénétré  le  mystère  du  monde.  »  Après  une  longue 
épreuve,  ils  ont  été  initiés  :  devant  leur  effort  inlassé,  l'art  a 
enfin  cédé  et  c  révélé  son  secret  ».  Et  comme  l'art,  pour  Carlyle, 
ne  se  justifie  pas  seul,  comme  il  doit  être  dispensateur  de 
vérités  morales  et  religieuses,  ils  ne  peuvent  se  soustraire  à 
leur  mission  sublime,  ils  doivent  tenir  devant  les  hommes,  de 
leurs  mains  consacrées,  le  vaste  miroir  du  Temps.  Première  et 
indispensable  condition  des  poètes,  «  ils  sont  sages  et  bons,  ils 
ont  beaucoup  vu  et  beaucoup  souffert,  et  tout  cela,  ils  l'ont 
conquis,  ils  en  ont  fait  leur  propre  bien,  ils  ont  connu  la  vie 
dans  ses  altitudes  et  dans  ses  profondeurs,  ils  l'ont  maîtrisée  et 
ils  peuvent  enseigner  aux  autres  ce  que  c'est,  et  comment  il 
faut  l'orienter  ».  Ce  sont  des  croyants,  mais  leur  foi  n'est  pas 
la  languissante  plante  des  ténèbres,  elle  est  un  arbre  vert  et 


h  c.*- \    K.'*-'^     -vA/i^'w»  Vu^Y^v^c^M-X**. 


136  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

fleuri  qui  croît  dans  la  pleine  lumière  du  soleil.  On  sent  déjà 
que  peu  à  peu  l'idée  de  Fichte,  d'abord  illustrée  et  confirmée 
par  Goethe,  envahira  tout  l'esprit  de  Carlyle.  Elle  y  provoquera 
d'autres  associations,  y  éveillera  de  vieux  souvenirs.  C'est  une 
source  étrangère  qui  s'infiltre  dans  la  maçonnerie  chaotique  de 
son  œuvre  naissante,  elle  va  s'y  accumuler  longuement,  sour- 
dement, jusqu'au  jour  où  elle  s'ouvrira  un  chemin,  où  elle  se 
répandra,  fleuve  torrentueux  et  large,  parmi  les  plaines  des- 
séchées, charriant  les  débris  des  faux  temples,  emportant  vers 
la  mer  radieuse  les  arches  saintes  de  l'histoire,  les  barques 
royales  des  héros.  Ce  premier  essai  annonce  déjà  l'ardente  apo- 
logie des  grands  hommes,  les  conférences  de  1840. 

Critiqué  par  la  bourgeoisie  radicale,  l'article  fit  impression 
sur  plus  d'un  écrivain.  De  Quincey  le  loua  dans  sa  Poste  du 
samedi.  J.  Wilson  avoua  à  son  ami  J.  Gordon  qu'il  en  avait  tiré 
un  profit  moral.  Gœthe  lui-même  le  remarqua  et,  hésitant  à 
l'attribuer  à  Lockhart,  demanda  à  Carlyle  quel  en  était  l'au- 
teur. 

* 

*  * 

En  janvier  4828,  Carlyle  reçut  en  efl'et  deux  lettres  de  Wei- 
mar.  Gœthe  désirait  avoir  son  avis  sur  la  traduction  du  Tasse 
par  Charles  Des  A'œux,  et  il  lui  envoyait,  avec  la  seconde 
livraison  de  ses  Œuvres  complètes,  des  médailles  pour  Walter 
Scott  et  ses  autres  amis  anglais.  C'est  à  cette  époque  que  Car- 
lyle posa  sa  candidature  à  la  chaire  de  philosophie  morale  de 
Saint-Andrews.  Aux  recommandations  de  ses  amis  Irving,  Jef- 
frey et  Wilson,  il  voulut  ajouter  celle  de  Gœthe.  Mais  le  certi- 
ficat de  Weimar  arriva  trop  tard.  Le  poète  y  exprimait  son 
admiration  pour  la  compétence  de  Carlyle  en  matière  de  litté- 
rature allemande  et  se  plaisait  à  reconnaître  la  pénétration  de 
ses  idées  :  <  Il  faut  lui  accorder,  écrivait-il,  un  clair  jugement... 
et  des  vues  personnelles  attestant  au  grand  jour  qu'il  repose 
sur  un  terrain  original.  >  En  même  temps  et  sans  le  vouloir,  il 
marquait  la  difl'ércnce  profonde  qui  existait  entre  leurs  concep- 
tions morales.  Il  prétendait  que  la  littérature  allemande  était 
surtout  féconde  d'un  point  de  vue  largement  humain,  qu'elle 


LA    CORRESPONDANCE    AVEC   GOETHE  137 

développait  non  pas  «  une  timidité  anxieuse  et  ascétique  », 
mais  «  une  culture  libre  et  naturelle  »,  «  une  sereine  moralité  », 
une  allègre  soumission  aux  lois  de  l'univers.  Carlyle,  profes- 
seur de  philosophie  morale,  eût  certainement  affirmé  des  théo- 
ries plus~rigides  et  son  puritanisme  l'eût  incliné  vers  l'intran- 
sigeance. Il  ne  fut  pas  agréé.  Et  même  s'il  avait  pu  joindre  à 
son  dossier  le  témoignage  de  Goethe,  il  ne  l'aurait  pas  été 
davantage.  Quelle  valeur  pouvait  avoir,  aux  yeux  des  doctes 
professeurs  écossais,  l'attestation  d'un  poète  allemand  qu'ils 
prenaient  pour  un  rêveur?  Sans  se  décourager,  Carlyle  se  remit 
au  travail;  après  un  article  consacré  à  Zacharias  Werner,  il  fit 
paraître  au  printemps,  dans  la  Foreign  Review,  son  étude  sur 
Hélène. 

C'est  à  la  fois  une  analyse  et  une  interprétation  de  la  «  fan- 
tasmagorie classico-romantique  ».  Le  génie,  dit  Carlyle,  choisit 
lui-même  la  forme  qui  convient  à  sa  révélation,  et  c'est  à 
nous  de  nous  approcher  de  lui,  avec  respect  et  patience,  comme 
des  disciples  s'approchent  d'un  maître  :  Gœthe,  conscient  de 
sa  haute  mission,  déverse  la  masse  de  ses  idées  dans  un  cadre 
poétique,  et  la  tâche  du  critique  est  à  la  fois  d'évoquer  le  rêve 
et  d'en  donner  l'explication. 

Hélène  est  une  lointaine  continuation  de  Faust.  Le  premier 
drame  n'est  plus  seulement,  pour  Carlyle,  comme  en  1822, 
l'histoire  pathétique  de  l'enthousiasme  humain  aux  prises  avec 
le  mal  et  le  doute,  c'est  aussi  une  vaste  vision  panthéiste,  éclairée 
par  la  froide  clarté  de  la  métaphysique,  «  une  région  étrange  et 
sauvage,  où,  sous  une  pâle  lumière,  les  formes  primordiales 
du  Chaos,  pour  ainsi  dire  les  substructures  de  l'existence  elle 
même,  semblent  s'avancer  et  grandir,  obscures  et  géantes,  dans 
la  vague  immensité  qui  nous  entoure  ».  Ici,  la  vie  de  l'homme 
«  avec  ses  petits  intérêts,  sa  misère  et  son  péché,  ses  passions 
folles  et  sa  pauvre  frivolité  »,  ne  peut  que  passer  et  s'user, 
dominée  par  le  grand  Tout  dont  elle  est  une  indissoluble  et  mé- 
diocre partie. 

Carlyle  revient  sur  le  sujet  du  Faust.  Comme  dans  son 
premier  essai,  il  fait  une  analyse  des  caractères  :  Méphisto 


138  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

est  un  personnage  cultivé  et  sceptique  qui  pourrait  être 
membre  de  l'Institut  de  France,  et  en  même  temps  un  fils  de 
la  Nuit,  un  émissaire  du  Néant  primitif;  Faust  représente 
l'esprit  de  recherche  et  d'elîort,  il  est  le  fils  de  la  lumière  et  de 
la  liberté,  il  lui  manque  seulement  l'abnégation,  il  a  beau 
entasser  expérience  sur  expérience,  il  n'atteindra  pas  l'infini, 
l'absolu  que  crée  seule  dans  le  cœur  de  l'homme  la  loi  du 
renoncement.  Mais  il  est  impossible  qu'il  soit  damné;  après  la 
lutte,  il  finira  «  dans  une  paix  fondée  sur  une  meilleure  connais- 
sance ».  Carlj'le  avait  écrit  à  Gœthe,  le  20  août  1827,  après  la 
lecture  dCHelène  :  «  Si  de  simples  prières  humaines  pouvaient 
prévaloir  contre  une  nécessité  esthétique,  Faust  triompherait 
certainement  du  diable  et  de  lui-même.  »  Le  17  janvier  1828, 
il  lui  redisait  encore  son  impatient  désir  de  connaître  la  con- 
clusion :  «  De  Faust,  on  m'invife  à  attendre  avec  confiance,  non 
seulement  une  continuation,  mais  encore  un  achèvement,  et  je 
partage  le  sentiment  général  de  l'Europe,  la  curiosité  de  voir 
ce  que  cela  sera.  »  En  attendant,  il  abandonne  ses  conclusions 
de  1822  :  il  ne  sait  pas  encore  doù  viendra  la  rédemption, 
mais  il  sent  qu'elle  viendra. 

Avec  Hélène,  le  théâtre  change,  le  temps  antique,  englouti 
dans  le  grand  golfe  de  l'éternité,  sort  de  ses  profondeurs  silen- 
cieuses et  renaît,  (^e  n'est  pas  là  une  difficulté  pour  Méphisto, 
dit  Cari} le  :  il  est  suffisamment  philosophe,  pour  savoir  avec 
Kant  que  l'espace  et  le  temps  ne  sont  pas  des  réalités,  mais 
seulement  des  catégories  tle  notre  pensée.  Des  ombres,  des 
formes  pâles  et  musicales  s'élèvent  :  Hélène  et  ses  femmes 
paraissent.  «  La  scène  est  en  Grèce,  non  pas  dans  notre  pauvre 
Morée  ottomane,  mais  dans  Tantique  et  héroïque  llellade,  car 
le  soleil  de  nouveau  luit  sur  Sparte,  et  la  haute  maison  de  Tyn- 
dare  se  dresse,  éclatante  et  massive,  parmi  ses  montagnes, 
comme  au  temps  où  Ménélas  y  revint,  fatigué  par  dix  années 
de  guerre  et  huit  années  de  navigation.  >  Carlyle  résume  et 
commente,  pour  la  première  fois  en  Angleterre,  la  tragédie 
d^Hélène.  II  en  traduit  les  plus  beaux  passages  et  tout  en  se 
défendant  avec  ironie  contre  cette  matière  ardue,  il  donne  à  ses 
lecteurs  une  parfaite  idée  de  la  pièce.  Ce  n'est  pas  tout.  11  ne 


LA   CORRP:SPONDANCl!:   AVKC   GOETHE  ^M) 

peut  s'arrêter  devant  un  prestigieux  décor,  l'esprit  satisfait, 
apaisé.  Il  demande  autre  chose  à  Gœthe  qu'un  tableau  pathé- 
tique :  Hélène  et  son  chœur  sont  des  ombres,  des  images,  des 
idées  peut-être.  Il  cherche  la  clef,  la  signification  des  sym- 
boles. Il  n'ose  pas  développer  son  commentaire,  il  craint  de 
faire  violence  à  la  pensée  du  poète,  il  hésite  à  s'aventurer  dans 
ces  «  impalpables  limbes  »,  mais  il  analyse  avec  d'autant  plus 
de  plaisir  cette  vision  tour  à  tour  limpide  et  vague  qu'il  voit  se 
dresser,  tout  au  fond,  le  dur  horizon  du  premier  Faust  (\). 
Hélène  représente  l'art  grec,  réfugié  dans  le  Nord,  chassé  de 
sa  patrie  par  les  barbares  et  par  la  guerre.  Le  manoir  de  Faust 
est  la  forteresse  du  moyen  âge,  moitié  bourg  et  moitié  cathé- 
drale, la  construction  gothique  et  chrétienne,  demeure  de  la 
pensée  germanique.  Lyncée,  c'est  le  scolastique  déçu,  le  spé- 
culateur abstrait  qui,  soudain  ébloui  par  la  lumière  de  la  vie, 
dépose  aux  pieds  de  la  Beauté  bs  curieux  joyaux,  l'orfèvrerie 
subtile  de  sa  métaphysique.  Les  soldats  de  Faust,  lancés  à  la 
conquête  du  monde,  symbolisent  les  grandes  invasions,  et 
Euphorion,  fils  de  la  Beauté  grecque  et  de  l'exaltation  médié- 
vale, est  le  poète  moderne,  artiste  et  mystique  à  la  fois.  Carlyle 
se  refuse  à  voir  en  lui  un  portrait  de  Byron  :  une  interprétation 
aussi  particulière  nuirait  à  la  portée  de  l'œuvre. 

Ce  qui  importe,  pour  Carlyle,  c'est  que  Faust  soit  entré  dans 
la  voie  de  la  régénération.  La  rédemption  approche,  puisque  la 
beauté  et  la  souffrance  purifient.  Faust  a  souffert  :  le  voici  seuL  \ 
Son  rêve  s'est  évanoui.  Euphorion  a  expié  les  audaces  du  génie 
et,  dans  la  griserie  vertigineuse  des  altitudes,  il  s'est  abattu, 
du  haut  de  l'azur,  tel  Icare.  Sa  mère  la  suivi  aux  royaumes 
élyséens  et  elle  n'a  laissé  dans  les  mains  de  Faust  que  son  man- 
teau frissonnant,  soulevé  par  le  vent  de  Tinvisible. 

La  suprême  conclusion,  qui  devait  mettre  un  terme  à  tant 
d'hésitations,  ne  fut  connue  qu'après  la  mort  de  Gœthe  :  Faust, 
roi   d'un   nouveau  pays,    achève   sa  destinée   dans   factivité 


(1)  T.  L.  Beddoes  écrivait  à  la  même  époque  :  «  Ce  n'e?t  pas  palpable, 
cela  danse  devant  le  cerveau,  et  n'y  lais-^c  aucune  empreinte.  Il  y  a  là 
quelijue  chose  d'iiiilant.  eL  c'est  probajjlcnient  cet  hiéroglyphe  qui  décrit 
le  passage  de  la  Fable  antique  dans  le  moyen  âge.  » 


440  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

féconde.  L'action  a  vaincu  le  doute.  Mais  Carlyle  n'avait  pas 
besoin  d'attendre  le  second  Faust  pour  arrêter  son  évangile. 
Nous  avons  vu  qu'il  trouva  la  bonne  parole  dans  les  A?inées  de 
voyage  de  Wilhelm  Meister.  Il  condense  sa  pensée  à  la  fin  de  l'ar- 
ticle :  Faust  se  libère  lui-même  des  chaînes  de  la  vie  profane  et 
s'élève  dans  les  régions  supérieures  de  l'art.  Et  cette  ascension, 
qui  se  fait  d'abord  à  travers  les  réalités  de  la  vie  quotidienne, 
devient  de  plus  en  plus  immatérielle  et  s'évanouit  à  nos  yeux 
dans  la  région  fantasmagorique  où  le  symbole  et  le  réel  devien- 
nent indistincts  et  indiscernables.  D'ombres,  les  personnages 
deviennent  des  idées.  La  dialectique  de  l'existence  métaphy- 
sique correspond  ainsi  à  l'ascension  de  la  vie  morale. 

Ces  articles  commencent  à  mettre  Carlyle  en  vedette,  aux 
postes  avancés  de  la  critique  contemporaine.  D'après  une  lettre 
à  son  frère  John,  du  7  mars  1828,  le  Courrier  le  proclame  le 
plus  remarquable  Scholar  allemand  dans  l'empire  britannique, 
et  le  bon  Robinson  qui  attribue  ses  essais  au  philosophe 
Hamilton,  leur  reconnaît  naïvement  «  quelque  éloquence  »  et 
quelque  efficacité. 

*   * 

La  correspondance  avec  Goethe  devient  assez  suivie  pendant 
cet  été  de  1828.  Carlyle  recommande  à  son  frère  John,  qui 
voyage  en  Allemagne,  d'aller  jusqu'à  Weimar  et  de  voir  cette 
«  merveille  du  monde  ».  S'il  pénètre  mieux  l'écrivain,  l'homme 
lui  reste  inexplicable.  Les  lettres  de  Gœthe  lui  paraissent  iné- 
gales, tantôt  pleines  de  sagesse  et  dignes  d'un  oracle,  tantôt 
insignifiantes  et  vides.  Qu'un  tel  génie  puisse  se  plaire  dans  la 
compagnie  des  visiteurs  quelconques,  mentionnés  au  cours  de 
ses  lettres,  du  petit,  mélancolique  capitaine  Skinner,  des  Parry 
et  des  Heavyside,  c'est  là  ce  que  l'exclusif  Écossais  ne  peut  pas 
comprendre».  Le  18  avril,  il  le  remercie  de  son  certificat  et  de 
son  envoi.  Il  est  heureux  de  lui  apprendre  les  progrès  de  la  lit- 
térature allemande  en  Angleterre,  la  curiosité  sympathique  à 
son  égard  de  la  Foreiijn  Revieiv  et  de  la  Foreign  Quarterly  Beview, 
la  nouvelle  orientation  de  la  Reçue  dlùiiinbourg.  Jefl'rey,  qui  cri- 
tiqua lui-même   Wi/helm  Meister  et  accueillit  jadis  un  indigne 


LA   CORRESPONDANCE   AVEC    GOETHE  141 

pamphlet  sur  Poésie  et  Vérité,  semble  être  devenu  plus  tolérant, 
et  tout  ceci  compense  bien  la  médiocre  version  de  Charles  Des 
Vœux.  Le  i5  juin,  Goethe  envoie  à  Carlyle  la  troisième  livraison 
de  ses  Œuvres  complètes  et  il  se  déclare  enchanté  de  l'article 
sur  Hélène  qui  lui  est  arrivé  en  même  temps  que  celui  de 
J.-J.  Ampère  et  celui  du  critique  russe  Schewirefï.  «  Je  n'en  ai 
été  que  plus  sensible  à  votre  manière  de  comprendre  mon  frag- 
ment d'Hélène.  Je  vous  ai  retrouvé  là  encore,  fidèle  à  vous- 
même,  et  comme  j'ai  reçu  en  même  temps  que  le  vôtre  deux 
essais,  l'un  de  Paris,  l'autre  de  Moscou,  sur  cette  œuvre 
caressée  depuis  si  longtemps,  j'ai  résumé  mon  impression  sur 
ces  trois  critiques  dans  l'aphorisme  suivant  :  l'Écossais  cherche 
à  interpréter  l'œuvre,  le  Français  à  la  comprendre,  le  Russe  à 
se  l'assimiler.  »  C'est  à  ce  propos  qu'Eckermann  entre  en  rela- 
tions avec  Carlyle  et  lui  demande  de  traduire  Faust.  Gœthe 
annonce  à  Carlyle  la  mort  du  grand-duc  et  le  prie  de  lui  décrire 
un  peu  son  pays  et  sa  vie.  Aussi  dans  sa  dernière  lettre  de 
l'année,  le  25  septembre,  celui-ci  dépeint-il  sa  solitude  de  Crai- 
genputtock,  la  ferme  où  il  s'est  retiré  avec  Jane,  parmi  les 
montagnes  de  granit,  «  afin  de  n'avoir  pas  à  écrire  pour  gagner 
son  pain  et  de  ne  pas  être  tenté  de  mentir  pour  de  l'argent  » . 
C'est,  dit-il,  comme  une  verte  oasis  dans  un  désert  de  bruyères 
et  de  rochers.  11  y  faudra  sans  doute  planter  encore  des  roses, 
mais  elles  fleurissent  déjà  en  espérance.  Là,  entre  ses  courses 
à  cheval  et  ses  promenades  sur  les  hauteurs  d'où  l'on  aper- 
cevait au  loin  le  camp  d'Agricola,  Carlyle  écrivit  son  essai  syr 
Gœthe. 

Ce  n'est  pas  une  étude  biographique,  ce  n'est  pas  davantage 
une  analyse  de  ses  œuvres.  Carlyle  avait  rapidement  mêlé  l'une 
à  l'autre  dans  l'appendice  de  sa  traduction  des  Années  de  voyage 
et  il  ne  veut  pas  refaire  ce  travail.  Il  se  contente  d'en  détacher 
quelques  passages  importants  et  de  les  citer  à  nouveau,  comme 
des  emprunts  faits  à  un  autre  critique.  Ce  qu'il  veut  avant  tout 
montrer,  c'est  l'évolution  morale  de  Gœthe,  et  ses  pièces  à 
l'appui  sont  Werther  et  Wilhelm  Meister. 

Il  admire  et  justifie  l'extraordinaire  succès  de  Gœthe,  direc- 
teur intellectuel  de  son  pays,  «  prédicateur  d'une  belle  et  reli- 


14i>  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

gieuse  sagesse  » .  L'histoire  de  son  esprit  est,  en  fait,  celle  de 
la  culture  allemande,  et  ceci  justifie  suffisamment  la  narration 
menue  et  complaisante  de  Poésie  et  Vérité. 

Carlyle  rappelle  la  décadence  du  spiritualisme,  l'influence 
néfaste  des  sensualistes  et  des  sceptiques,  de  Locke  et  de  Vol- 
taire, et  il  voit  précisément  dans  Werther  le  cri  désespéré  d'une 
génération  en  détresse,  de  tous  les  chercheurs  d'idéal  qui  tré- 
buchent parmi  les  débris  des  temples,  dès  que  les  nuages  du 
doute  ont  caché  les  étoiles. 

Il  hésite  ici  entre  l'idée  du  héros  interprète  de  Dieu  qu'il  a 
trouvée  exprimée  par  Fichte,  et  l'idée  du  poète  porte-voix  de 
sa  génération  dont  Goethe  lui  paraît  l'exemple  vivant.  S'il  veut 
faire  impression  sur  son  temps,  le  poète  doit  moins  lui  apporter 
des  messages  d'en  haut  qu'écouter  la  vie  et  en  traduire  les  exi- 
gences. Il  doit  dire  simplement  aux  hommes  ce  qu'ils  pensent 
tout  bas.  Tous  cachaient,  dit  Carlyle,  à  propos  de  Werther, 
cette  inquiétude  sans  nom;  Gœthe  seul  sut  lui  donner  une  voix. 
Et  ici  est  le  secret  de  sa  popularité. 

«  Dans  son  cœur  profond  et  impressionnable,  il  sentit  d'une 
façon  mille  fois  plus  aiguë  ce  que  chacun  sentait;  avec  le  don 
créateur  qui  lui  appartenait  comme  poète,  il  l'incorpora  dans 
une  forme  visible,  et  il  se  fit  lui-même  l'interprète  de  sa 
génération.  »  Gœthe  n'est  pas  encore  devenu  uniquement 
pour  Carlyle  le  messager  de  l'infini,  le  héros  inspiré  par 
ridée  divine;  il  est  encore  ici  le  miroir  de  son  époque  et  de 
son  milieu. 

Avec  Wilhelm  Meister,  l'enthousiaste,  le  comédien,  l'artiste 
devient  un  homme.  Au  lieu  de  maudire  la  vie,  il  l'accepte  et 
la  fait  sienne,  il  la  pétrit.  «  L'homme  a  vaincu  son  incroyance, 
l'idéal  a  été  construit  sur  le  réel,  il  ne  flotte  plus  vaguement 
dans  l'obscurité  et  les  régions  des  rêves,  mais  il  repose  en  pleine 
lumière  sur  le  terrain  ferme  des  intérêts  humains  et  de  l'acti- 
vité, comme  en  son  vrai  théâtre,  sur  ses  assises.  »  Gœthe 
prêche  la  doctrine  de  la  vie.  Carlyle  admire  cet  optimisme, 
cherche  à  l'expliquer.  Si  Gœthe  a  atteint  ce  résultat.  >"il  a 
vaincu  la  vie,  nul  doute,  c'est  grâce  à  son  art,  à  sa  conception 
du  poète,  grâce  à  la  conscience  de  sa  tâche  nécessaire  et  divine. 


LA    CORRESPONDANCE   AVEC   GOETHE  li:; 

Ici  Garlyle  semble  revenir  à  l'idée  du  héros  inspiré  :  Gœthe 
n'est  plus  seulement  1  homme  représentatif,  mais  il  est  aussi  le 
guide  et  le  prophète.  Carlyle  cite  le  passage  connu  de  Wilhelin 
Meister  sur  la  mission  du  poète  voyant,  «  maître,  prophète,  ami 
des  dieux  et  des  hommes  >.  Admirable  page  qui  dut  l'impres- 
sionner tout  autant  que  celles  de  Fichte  et  raffermir  en  lui 
l'exigence  impérieuse  du  culte  des  héros. 

Après  les  Années  d'apprentissage,  il  examine  les  Années  de 
voyage,  et  c'est  là  qu'il  précise,  à  propos  de  la  Province  pédago- 
gique, ce  qu'il  croit  être  la  conception  religieuse  de  Gœthe. 

Inconsciemment,  il  transforme,  il  déforme  la  pensée  du  poète 
pour  se  préciser  à  lui-même  son  nouvel  idéalisme.  Il  accorde 
une  importance  exagérée  aux  deux  chapitres  de  la  Province  que 
Gœthe  a  consacrés  au  choix  d'une  rehgion.  Lorsque  Wilhelm 
et  son  fils  sont  introduits  dans  le  sanctuaire  de  la  croyance,  les 
trois  sages  leur  expliquent  leur  conception  religieuse.  Il  y  a 
trois  religions,  disent-ils  :  celle  qui  courbe  les  fronts  devant 
rinconnaissable,  sous  le  ciel  sans  bornes,  c'est  la  religion  pri- 
mitive, ethnique;  celle  qui  met  au  cœur  de  l'homme  un  amour, 
un  respect  pour  ceux  qui  vivent  autour  de  lui,  c'est  la  religion 
philosophique;  enfin  celle  qui  nous  incline  vers  les  malheu- 
reux qui,  plus  bas  que  nous,  peinent  dans  les  chemins  creux 
de  la  vie,  sous  le  poids  de  la  pauvreté,  de  la  souffrance  et  de  la 
faute,  c'est  la  religion  chrétienne.  Gœthe  ne  prend  pas  parti, 
c  car  toutes  les  trois  ensemble,  elles  constituent,  à  proprement 
parler,  la  vraie  religion  ».  Toutes  les  trois  ne  sont  que  les 
formes  d'une  même  pensée  idéaliste. 

Mais  une  chose  a  frappé  Carlyle  :  Gœthe  a  parlé  du  sanc- 
tuaire de  la  souffrance,  de  la  profondeur  divine  de  la  douleur. 
Il  a  dit  la  beauté  du  renoncement,  la  nécessité  de  la  résignation. 
Dans  sa  vie,  il  a  appris  à  se  dominer,  à  contempler  l'aimce 
I  comme  on  regarde  les  étoiles  »,  et  il  a  écrit  Iphigénie.  Carlyle 
s'empare  de  ces  paroles,  son  imagination  les  amplifie,  les  érige 
en  un  évangile  ardent,  et  tandis  que  le  renoncement  gœthéen 
n'est  que  le  développement  harmonieux  de  l'être,  la  soumis- 
sion du  sentiment  à  Tintelligence,  l'acceptation  du  monde  et 
l'adhésion  de  l'individu   à   la   société,  la  religion    de   Carlyle 


144  GOETHE   EN  ANGLETERRE 

devient  un  ascétisme  puritain.  Après  la  mort  de  son  père,  Car- 
lyle  écrira  à  son  frère  John  qui  se  trouve  seul  à  Rome,  en  proie 
aux  luttes  intérieures,  pour  le  consoler,  l'apaiser  et  l'encou- 
rager. Qu'il  suive  son  propre  exemple  et  qu'il  apprenne  de 
Gœthe  le  «  culte  divin  de  la  douleur  »...,  la  haute  signification 
du  renoncement.  «  Une  fois  ce  mot  compris  :  renoncer,  alors 
la  vie  commence  véritablement.  » 

Faire  du  renoncement  ainsi  entendu  un  principe  de  vie  est 
une  singulière  maxime  d'action,  et  Gœthe  n'y  aurait  pas  sous- 
crit. Carlyle  ne  veut  pas  voir  les  autres  aspects  du  poète,  il 
ignore  son  paganisme,  il  rétrécit  son  large  idéalisme,  et  fait  de 
la  religion  une  chose  rigoureuse  et  protestante.  Il  veut  empri- 
sonner l'élan  religieux  dans  la  formule  anglaise  du  devoir  et  il 
se  condamne  à  ne  comprendre  qu'un  Gœthe,  le  vieillard  fatigué 
qui  a  écrit  les  Années  de  voyage.  Or,  il  faut  le  répéter  avec  Taine 
à  propos  de  Carlyle  :  «  Si  une  portion  de  nous-mêmes  nous 
soulève  jusqu'à  l'abnégation  et  la  vertu,  une  autre  portion  nous 
emmène  vers  la  jouissance  et  le  plaisir.  L'homme  est  païen 
aussi  bien  que  chrétien  :  la  nature  a  deux  faces;  plusieurs 
races,  l'Inde,  la  Grèce  et  TltaUe  n'ont  compris  que  la  seconde 
et  n'ont  eu  pour  religions  que  l'adoration  de  la  force  déver- 
gondée et  l'extase  de  l'imagination  grandiose,  ou  bien  encore 
l'admiration  de  la  forme  harmonieuse,  avec  le  culte  de  la 
volupté,  de  la  beauté  et  du  bonheur.  >  Gœthe  fut  tour  à  tour 
un  gothique  et  un  Grec,  mais  il  fut  surtout  un  Grec.  Carlyle  ne 
l'a  pas  compris. 

*  * 

En  1828,  Carlyle  écrivit  son  article  sur  Burns.  L'essai  fut. tra- 
duit en  partie  par  Gœthe  et  durement  critiqué  par  Jeflrey. 
Celui-ci  vint  voir  Carlyle  en  octobre,  et  tout  en  le  félicitant  de 
son  étude  sur  Gœthe,  il  se  crut  obligé  de  modérer  son  enthou- 
siasme pour  la  littérature  allemande.  Mais  Carlyle  est  obstiné. 
Son  frère  John  revient  d'Allemagne  l'année  suivante  et  il  est 
plus  d'une  fois  l'hôte  de  Craigenputtock.  On  s'entretient  alors 
de  Gœthe  et  des  auteurs  préférés.  Carlyle  publie  dans  làForeign 
Review  son  étude  sur  Novalis  (1829)  et  le  poète  qui  trouva  dans 


LA    CORRESPONDANCE   AVEC   GOETHE  145 

la  Théorie  de  la  science  ses  premières  notions  de  métaphysique, 
le  ramène  naturellement  à  Fichte.  Il  voit  en  Novalis  une  belle 
ànie  <  purifiée  par  la  rude  affection  »  dans  le  «  sanctuaire  de  la 
souffrance  » ,  mais  aussi  un  mystique  au  regard  plongé  au  fond 
de  l'infini.  Pour  Novalis  comme  pour  Gœthe,  la  nature  n'est 
que  t  le  voile  et  le  mystérieux  vêtement  de  l'invisible  > ,  mais 
pour  lui  comme  pour  Fichte,  dit  Carlyle,  le  monde  invisible 
n'est  pas  seulement  une  réalité  :  il  est  l'unique  réalité. 

La  vie  à  Craigenputtock  reste  calme,  monotone  et  studieuse  : 
les  lettres  de  Gœthe  en  sont  les  grands  événements.  Un  soir  de 
l'été  1829,  Carlyle  flânait  devant  la  maison,  fumant  sa  pipe, 
•  silencieux  dans  le  grand  silence  »,  le  regard  attardé  sur  les 
bois  et  sur  les  collines  qui  se  doraient  dans  le  couchant.  Tout 
à  coup,  un  bruit,  des  voix,  un  trot  de  chevaux  vinrent  l'ar- 
racher à  sa  méditation.  C'étaient  son  frère  John  et  sa  sœur  Mar- 
guerite qui  arrivaient  de  Scotsbrig  et  lui  apportaient  une  lettre 
de  Gœthe.  Il  les  fit  entrer  dans  la  maison  et  lut  seul,  sans 
bouger,  la  grande  feuille  «  pure  et  blanche  »  dont  le  contenu 
était  «  plus  pur  encore  ».  Cette  lettre  était  «  comme  un  silen- 
cieux indice  de  TÉternité  »  :  il  convenait  de  la  lire  en  un  tel  lieu 
et  en  un  tel  moment.  Gœthe  s'y  montrait  particulièrement  affec- 
tueux. «  Si  vous  entendiez  un  écho,  disait-il  (1),  chaque  fois  que 
nous  pensons  à  vous  ou  que  nous  parlons  de  vous, 'vous  l'enten- 
driez souvent  et  vous  prêteriez  volontiers  l'oreille  à  cette  voix 
amie,  au  coin  de  votre  foyer  hospitalier,  à  l'heure  où  vous  êtes 
bloqué  par  la  neige  entre  les  rocs  et  les  prairies...  Je  viens 
vous  présenter  une  requête,  j'ai  coutume  de  l'adresser  à  mes 
amis  lointains,  vous  voudrez  bien  l'accueillir  avec  indulgence. 
Je  n'aime  pas,  quand  je  vais  leur  rendre  une  visite  par  la 
pensée,  laisser  mon  imagination  errer  à  l'aventure:  je  leur 
demande  donc  un  dessin,  une  esquisse  de  leur  appartement  et 
de  leurs  environs.  Voici  la  prière  que  je  vous  adresse.  Tant 
que  vous  habitiez  Edimbourg,  je  ne  me  suis  pas  hasardé  à 
aller  vous  voir,  car  comment  eussé-je  pu  espérer  vous  trouver 
dans  cette  ville  enchevêtrée,  dont  j'ai  vu  souvent  les  reproduc- 

(1)  Trad.  A.  Fanta.  Lettres  de  Gœthe,  Hachette  1913. 

10 


446 


GŒTHE    EN   ANGLETERRE 


tions  et  qui  m'est  toujours  demeurée  un  mystère.  Mais  depuis 
votre  installation  nouvelle,  je  me  suis  plu  à  me  figurer  de  mon 
mieux  la  vallée  où  coule  la  Nithe,  la  ville  de  Dumfries,  située 
sur  la  rive  gauche.  D'après  votre  description,  je  suppose  que 
vous  habitez  la  rive  droite  du  fleuve  et  je  me  figure  que  vous 
êtes  serré  de  près  par  les  rocs  de  granit  de  l'Est.  En  étudiant 
les  cartes  spéciales  que  je  me  suis  procurées,  j'ai  pu,  en  vieux 
géologue  expert,  me   rendre  un  compte  approximatif  de   la 
situation.  »  Quelques  jours  après,  le  6  juillet,  Gœthe  envoie  à 
Carlyle  la  quatrième  et  la  cinquième  livraison  de  ses  Œuvres, 
ainsi  que  la  première  partie  de  sa  Correspondance  avec  Schiller. 
Il  y  ajoute  quelques  épreuves  de  la  traduction  allemande  de  la 
Vie  de^  Schiller  et  une  courte  poésie  en  vers  ïambiques  où  il 
exprime  délicatement  la  joie  qu'il  ressent  à  se  retrouver  dans  la 
prose  de  Carlyle.  «  Récemment,  j'ai  cueilli  dans  le  pré  un  bouquet 
de  fleurs  des  champs;  pensif,  je  l'apportai  chez  moi  ;  la  chaleur 
de  ma  main  avait  fait  pencher  les  corolles.  Je  les  mis  dans  un 
verre  plein  d'eau.  0  merveille!  les  têtes  se  relevèrent  et  les 
tiges  se  redressèrent,  les  feuilles  reprirent  leur  éclat  verdoyant, 
et  les  voilà  fraîches  comme  si  le  sol  maternel  les  portait  encore. 
Tel  fut  mon  étonnement  ravi,  quand  j'entendis  ma  chanson  dans 
la  langue  étrangère.  »  Le  22  décembre,  Carlyle  expédie  à  Gœthe 
des  croquis  de  Craigenputtock,  dessinés  par  G.  Moir,  le  traduc- 
teur de  Wallenstein.  La  correspondance  prend  un  tour  de  plus  en 
plus  intime.  Jane  est  gagnée  par  la  contagion  des  cadeaux  réci- 
proques, elle  envoie  à  Gœthe  une  boucle  de  ses  cheveux  et 
l'embarrasse  un  peu  en  lui  demandant  une  de  ses  mèches  blan- 
ches; elle  collabore  avec  son  mari  au  Chaos  de  AVeimar,  la  petite 
revue  d'Ottilie;  elle  brode  pour  la  nièce  du  poète  un  bonnet  de 
velours  bleu,  orné  du  chardon  d'Ecosse.  Gœthe  accepte  avec 
courtoisie  et  gratitude  ces  témoignages  d'une  admiration  tou- 
chante. N'oublions  pas  qu'il  désire  la  difl'usion  de  ses  œuvres  à 
Tétranger  et  que,  s'il  s'intéresse  vivement  à  l'esprit  de  Carlyle, 
comme  en  témoigne  la  préface  qu'il   écrivit  pour  sa   Vie  de 
Schiller,  il  voit  surtout  en  lui  son  meilleur  lieutenant,  son  plus 
actif  et  éloquent  défenseur  en  Angleterre,  (jiràce  à  lui,  Carlyle 
est  nommé  membre  correspondant  de  la  Société  de  littérature 


LA    CORRESPONDANCE    AVEC   GCJETIIE  147 

étrangère  de  Berlin.  C'est  là  un  sérieux  encouragement  :  Carlyle 
le  sent  et  s'attache  à  le  mériter  davantage;  il  songe  à  écrire  une 
histoire  de  la  littérature  allemande,  à  entreprendre  la  traduction 
du  Faust.  Mais  il  en  est  empêché  par  d'autres  travaux,  son  article 
sur  VAperçu  historique  de  William  Taylor  et  son  obsédante 
ébauche  de  Sartor  resarlus. 

Le  22  janvier  1829,  il  annonce  à  Gœthe  sa  critique  de  l'ou- 
vrage de  Taylor,  parue  dans  la  Revue  d'Edimbourg  :  «  Je  crains 
que  vous  n'aimiez  pas  le  style  satirique;  par  contre,  d'autant  plus 
agréables  vous  seront  certaines  conclusions  sur  ce  que  j'appelle, 
d'après  vous,  littérature  mondiale,  et  sur  la  manière  dont  l'Eu- 
rope trouvera  de  nouveau,  dans  la  communion  de  ses  princi- 
paux écrivains,  un  Sacré  Collège  et  conseil  d'Amphictyons,  et 
deviendra  de  plus  en  plus  une  République  universelle.  » 

L'article  est  sévère  pour  Taylor.  Au  livre,  il  reproche  son 
caractère  fragmentaire,  son  manque  de  composition  ;  à  l'auteur, 
son  esprit  radical  et  impie.  Il  lui  en  veut,  au  fond,  d'avoir 
placé  Kotzebue  au  premier  rang  :  «  Schiller  et  Gœthe,  avec 
tout  le  monde  poétique  qu'ils  ont  créé,  restent  invisibles.  »  II 
ne  laisse  passer  aucune  erreur  qui  peut  déformer  la  physio- 
nomie littéraire  de  Gœthe,  il  accuse  Taylor  de  coupable  igno- 
rance, parce  qu'il  ne  croit  pas  à  la  vérité  absolue  des  Mémoires 
de  Gœthe;  il  ne  lui  pardonne  pas  surtout  d'avoir  dit  que 
«  Gœthe  avouait  lui-même  être  un  athée  » . 

L'été  de  1831  amena  à  Gœthe  les  deux  dernières  lettres  de 
Carlyle.  Celui-ci  lui  exprime  encore  sa  gratitude  :  «  de  lui  il 
apprit  —  comment  l'oublierait-il  —  que  le  respect  est  encore 
possible.  »  Il  lui  envoie,  pour  l'anniversaire  de  sa  naissance,  le 
cadeau  et  la  lettre  que  lui  adressent  quinze  amis  d'Angleterre  (1), 
un  cachet  orné  de  l'inscription  :  Ohne  Hast,  aher  ohne  Rast  (Sans 
hâte,  mais  sans  trêve).  A  cette  époque,  Carlyle  cherche  en  vain 
à  Londres  un  éditeur  pour  son  Sartor  resarlus.  Il  fait,  en  août, 

(1)  Les  sigaataires  de  la  lettre  étaient  :  Thomas  et  John  Carlyle,  Walter 
Scott,  Soulliey,  Wordsworth,  J.  G.  Lockliart,  Procter,  lord  Leveson 
Gower,  W.  Fraser  (éditeur  de  la  Foreign  Review),  Maginn,  Heraud  (éditeur 
du  Franer's  Mai/azine),  G.  Moir  (traducteur  de  ]Vallenstein),  Churcliill 
(autour  d'uue  traduction  da  Camp  de  [Vallenslein),  Jerdan  (éditeur  de  la 
Lilerary  Gazette)  et  John  Wilson  (éditeur  du  Blàckwood). 


148  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

la  connaissance  de  Sarah  Austin  et  de  John  Stuart  Mill,  «  un 
utilitariste  converti  qui  est  en  train  d'apprendre  l'allemand  »  (1), 
et  il  s'installe  dans  la  capitale  au  début  de  l'hiver. 

Les  préoccupations  sociales  commencent  à  le  tirailler  :  «  Le 
besoin  même  de  ce  temps,  écrit-il  dans  son  Journal  le  10  oc- 
tobre, n'est-il  pas  un  infini  besoin  de  gouverneurs,  un  besoin 
de  savoir  comment  se  gouverner?  Peux-tu  en  quelque  mesure 
répandre  dans  le  monde  le  respect  parmi  les  cœurs  des 
hommes?  Cela  serait  une  tâche  plus  élevée  qu'aucune  autre. 
Est-ce  possible  de  le  faire  par  l'art,  ou  bien  les  esprits  sont-il> 
encore  fermés  à  l'art  et  ouverts  tout  au  plus  à  la  prédication  ? 
Non  pas  mûrs  pour  un  Meister,  mais  seulement  pour  un  meil- 
leur et  bien  meilleur  Teufelsdrôckh.  Réfléchis  et  sois  silencieux.  » 
Carlyle  garde  de  Goethe  son  évangile  moral,  mais  il  ne  s'en 
contente  plus.  Il  a  soif  de  certitudes  philosophiques  et  dès  qu'il 
les  trouve,  il  sent  le  besoin  de  les  exprimer  directement.  Goethe 
mort,  il  se  tournera  vers  d'autres  héros,  vers  ceux  qui  sont, 
non  seulement  des  sages,  mais  des  guides,  non  seulement  des 
hommes  de  pensée,  mais  des  hommes  d'action. 

(1)  Leltre  à  Jane,  29  août  1831. 


CHAPITRE   IV 

LA     MORT     DE     GŒTHE     ET     LA.     FIN     DE     LA     PRÉDICATION 

(1832-1840) 


Les  derniers  essais  :  Portrait  de  Goethe;  la  Mort  de  Gœthe;  les  Œuvres  de 
Gœlhe.  Hésitation  permanente  entre  l'idée  du  héros-voyant  (Fichle)  et 
celle  du  héros-homme  représentatif  (l'auteur  de  Wilhelm  Meister)  ;  l'évo- 
lution religieuse  de  Gœthe  et  l'erreur  d'interprétation  de  Carlyle  ;  les 
trois  étapes.  —  Les  traductions,  la  Souvelle  et  le  Conte.  Le  commen- 
taire philosophique  du  Conte.  —  Les  réminiscences  dans  les  œuvres 
suivantes. 

«  The  unwearied  workman  now 
rests  from  his  labours,  the  fruit  of 
thèse  is  left  growing,  and  to  grow. 
His  earlhly  years  liave  becn  num- 
bereii  and  ended,  but  of  his  aclivity, 
for  it  stood  rooted  in  the  Eternal, 
there  is  no  end.  » 

(Carlyle,  TAe  Death  of  Gœthe,  Es- 
says,  II,  4e  partie,  p.  50.) 


L'année  1832  fut  une  année  de  deuil.  Carlyle  perdit  son  père 
en  janvier  et  il  apprit  en  avril  la  mort  de  Gœthe.  Il  venait  de 
publier,  à  propos  des  Conférences  philosophiques  de  F.  Schlegel, 
son  important  essai  :  Caractéridiques,  tout  imprégné  de  la 
métaphysique  de  Sartor  et  pourtant  inspiré  par  une  sagesse 
pratique  toute  gœthéenne.  Carlyle  y  fait  l'apologie  de  l'incons- 
cient, du  génie  spontané  et  y  déclare  la  guerre  à  la  philosophie 
spéculative.  A  quoi  peuvent  servir  les  systèmes,  s'ils  ne  con- 
duisent pas  l'homme,  directement,  à  l'acte  fécond  et  sûr,  à  la 
sagesse;  une  pensée  n'a  de  valeur  que  si  elle  est  l'image  et 
l'impulsion  d'une  action.  Dans  un  état  idéal,  la  philosophie  ne 
se  manifesterait  que  sous  la  forme  de  la  poésie  et  de  la  religion, 
et  Carlyle  n'a  pas  besoin  de  le  redire  ici,  les  souverains  véri- 
tables seraient  les  voyants  comme  Gœthe,  ceux  dont  l'intuition 
€st  concrète  et  vivante. 


150  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Outre  une  notice  sur  Schiller,  Goethe  et  Mme  de  Staël,  il  avait 
encore  écrit,  pour  le  Fraser's  Magazine,  un  bref  commentaire 
dM  Portrait  de  Gœthepàr  Maclise  :  «  Lecteur,  à  l'inte'rieur  de  cette 
tête  se  trouve  le  monde  tout  entier  reflété,  dans  une  harmonie 
claire  et  éthérée,  comme  il  ne  le  fut  jamais  en  aucune  autre, 
depuis  que  Shakespeare  nous  a  quittés  :  et  même  ce  monde, 
foire  aux  guenilles  où  tu  combats  douloureusement  et  où, 
comme  c'est  probable,  tu  trébuches,  tout  cela  s'y  trouve  trans- 
figuré et  révélé  de  la  manière  la  plus  authentique,  comme  une 
chose  encore  sacrée,  encore  divine.  Quelle  alchimie  c'était! 
Trouver  un  fol  univers,  plein  de  scepticisme,  de  discorde,  de 
désespoir,  et  le  transmuer  en  un  sage  univers  de  foi,  de  mélodie, 
de  révérence.  N'était-ce  pas  là  un  ojms  magnum,  s'il  en  fut 
jamais  un?  C'est  celui-ci  qui,  héroïquement  actif  et  soumis,  l'a 
accompli.  »  Garlyle  oppose  déjà  ici  les  deux  héros  du  temps 
présent  :  l'un,  dans  l'île  Sainte-Hélène,  dort  sombre  et  seul, 
éternellement  bercé  par  l'océan;  l'autre  vit  paisiblement  sur  les 
bords  de  l'ilm,  dans  la  clarté  heureuse  du  soleil.  Napoléon  fit 
d'une  création  un  chaos,  Gœthe  peut  refaire  de  ce  chaos  une 
création  :  «  Lecteur,  c'est  à  toi,  bien  à  toi,  maintenant  même, 
qu'il  a  un  conseil  à  donner  :  le  secret  de  sa  poétique  alchimie, 
Gedenke  zu  leben.  Oui,  souviens-toi  de  vivre.  Ta  vie,  quand  bien 
même  tu  serais  le  plus  pitoyable  des  fils  de  la  terre,  n'est  pas 
un  vain  rêve,  mais  c'est  une  solennelle  réalité.  Elle  est  ton 
bien,  elle  est  tout  ce  que  tu  as  pour  affronter  l'Éternité.  Tra- 
vaille donc,  comme  il  l'a  fait  et  comme  il  le  fait  encore,  «  tel  un 
astre,  sans  hâte  et  sans  trêve  ». 

Lorsque  son  père  meurt,  Garlyle  reprend  à  peu  près  les 
mêmes  termes  pour  consoler  sa  mère  et  surtout  son  frère  John. 
«  Il  faut  travailler  pendant  qu'il  est  encore  jour.  Le  doute,  quel 
qu'il  soit,  ne  peut  être  aboli  que  par  l'action.  Mais  tu  cries  :  Agir 
sur  quoi?  Je  te  réponds  avec  les  mots  de  Gœthe  :  Fais  le  devoir 
qui  est  le  plus  proche  de  toi...  celui  qui  suivra  t'apparaîtra  bien- 
tôt clairement...  Gœthe  en  particulier  fut  mon  évangéliste.  Ses 
œuvres,  si  tu  les  étudies  avec  le  sérieux  requis,  sont  l'annonce 
printanière  du  jour  qui  nous  visite  dans  la  nuit  sombre.  » 

Bulwer  avait  fait  demander  à  Schlegel  un  article  sur  Gœthe, 


V  > 


LA    MORT    DK    GOKTIIE  i'ôt 

par  l'intermédiaire  de  Ilayward,  le  futur  traducteur  du  Faust. 
Mais  le  critique  allemand  répondit  à  Ilayward  :  «  Dans  ma 
position,  je  ne  puis  pas  écrire  d'une  manière  superficielle  sur 
Gœthe.  Cela  exigerait  de  longues  méditations.  Mais  vous  ferez 
cela  à  merveille,  vous  ou  M.  Garlyle.  »  Ilayward  se  rejeta  donc 
sur  Garlyle.  11  attendait  de  lui  une  étude  définitive.  La  mort  de 
Gœthe,  que  Garlyle  apprit  en  rentrant  en  Ecosse,  le  détermina 
à  composer  d'abord  une  oraison  funèbre  pour  la  revue  de 
Bulwer  :  The  New  Monthly  Magazine,  puis  il  écrivit  son  grand 
essai  :  les  Œuvres  de  Gœthe. 

*   * 

La  Mort  de  Gœthe  fut  un  panégyrique  digne  d'un  héros 
antique  :  «  Gomme  le  soleil  matériel  est  l'œil  et  le  révélateur  de 
toutes  choses,  de  même  le  poète,  en  un  sens  spirituel.  La  vie 
de  Gœthe  elle  aussi,  si  nous  l'examinons,  est  bien  représentée 
par  ce  symbole  d'une  journée  solaire.  Magnifiquement  s'est 
levé  notre  soleil  estival,  somptueux  dans  la  rouge  incandes- 
cence de  l'Est,  dispersant  les  spectres  et  les  brouillards  mal- 
sains, fort,  bienfaisant  dans  sa  limpidité  de  midi,  il  a  poursuivi 
sa  course  triomphante  à  travers  les  royaumes  supérieurs,  et 
maintenant  voyez  comment  il  se  couche  :  So  stirht  ein  Held, 
anbetungsvoll  f  Ainsi  meurt  un  héros.  Et  pourtant,  lorsque  le 
soleil  inanimé  et  matériel  a  baissé  et  a  disparu,  il  nous  arrive 
de  rester  là  à  fixer  l'Ouest  encore  en  fusion,  et  là  s'élèvent  de 
grands  nuages  pâles  et  immobiles  comme  des  coulisses  et  des  ri- 
deaux, pour  refermer  le  théâtre  flamboyant;  et  alors,  dans  cette 
pause  funèbre  du  jour,  un  indicible  sentiment  nous  enveloppe; 
comme  si  les  pauvres  bruits  du  temps,  ces  coups  de  marteau  du 
travail  fatigué  sur  ses  enclumes,  ces  voix  des  simples  hommes 
étaient  devenus  redoutables  et  surnaturels;  comme  si,  en  écou- 
tant, nous  pouvions  les  entendre,  fondus  dans  le  perpétuel  son 
de  cloche  de  la  vieille  éternité.  A  de  pareils  moments,  les  secrets 
de  la  vie  nous  sont  plus  ouverts,  de  mystérieuses  choses  volent 
tout  autour  de  l'âme,  la  vie  elle-même  paraît  plus  sainte,  pleine 
de  mystère  et  d'elîroi.  Qu'est-ce  alors  lorsque  ce  coucher  de  soleil 
est  celui  d"un  soleil  vivant,  Iprsque  son  éclatant  visage  et  son 


152  GŒTHE   EN   ANGL  ETEJlRE 

rayonnement  ne  reviennent  plus  vers  nous,  non  seulement  le 
lendemain,  mais  plus,  plus  du  tout,  plus  jamais.  » 

Cet  éloquent  adieu  à  Goethe,  n'est-ce  pas  la  plus  belle  page 
que  Garlyle  ail  écrite  sur  le  Culte  des  Héros?  11  n'aura  plus 
besoin  d'ajouter  un  hymne  en  l'honneur  de  Goethe  à  ceux 
de  1840.  Non  seulement  il  l'appelle  le  voyant,  celui  dont  l'œil 
discerne  le  divin  mystère  de  l'univers,  mais  encore  le  rédemp- 
teur de  l'époque,  le  héros  spirituel  qui  s'aventura,  pour  nous 
délivrer,  dans  l'océan  de  l'incroyance. 

Au  moment  où  Garlyle  écrit  dans  la  Foreujn  Quarterly  Reiiew 
son  étude  :  les  Œuvres  de  Gœlhe,  il  a  terminé  Sartor  resartus^ 
mais  il  ne  peut  trouver  d'éditeur.  Longmans  et  Murray  ont 
décliné  l'honneur  de  présenter  ïeufelsdrôckh  au  public  anglais, 
et  Garlyle  veut  sortir  de  l'ombre  le  professeur  des  choses  en 
général  à  l'université  de  Weissnichtwo.  Ici  encore  la  philo- 
sophie des  habits  et  la  conception  de  Ihistoire  se  précisent  et 
s'éclairent  mutuellement.  De  plus  en  plus,  les  idées  s'arrêtent 
dans  l'esprit  de  Garlyle.  Tout  se  solidifie,  se  cristallise  autour 
d'un  point  central  :  l'idée  qu'il  se  tait  de  Goethe.  Garlyle  a  dit 
ce  qu'il  avait  à  dire  sur  le  poète,  il  l'a  révélé  en  quelques 
grands  aperçus,  il  a  déchiré  le  rideau  de  brume  qui  voilait 
l'horizon  sans  bornes,  et  voici  qu'à  la  faveur  de  cette  nouvelle 
i  lumière,  il  voit  plus  clair  en  lui-même,  il  se  révèle  à  lui-même. 
I  Oœthe,  nous  l'avons  vu,  fut  son  conseiller  pratique,  son  sau- 
'  veur  moral.  Il  n'est  pas  son  fournisseur  d'idées  Ses  professeurs 
de  philosophie,  ce  sont  Kant  et  Fichte.  Mais  Gœlhe  lui  donne 
l'occasion  éclatante  de  développer  sa  doctrine.  Il  lui  fournit 
maintenant,  non  plus  seulement  un  exemple,  mais  un  prétexte 
et  une  justification.  En  son  honneur,  Garlyle  élève  un  temple 
et  dans  ce  temple  il  prêche  sa  philosophie  nouvelle  :  le  Culte 
des  Héros  est  la  pensée  profonde  du  dernier  grand  essai  :  les 
Œuvres  de  Gœlhe. 

Le  monde  est  un  ensemble  d'apparences,  de  vêtements,  de 
symboles  :  toutes  les  choses,  dit  ici  (i)  ïeufelsdrôckh,  l'habit, 

{{)  Les  citations  de  cet  essai  sont  emprualées  à  la  traduction  d"E.  Bar- 
thélémy, Essais,  1907. 


LA   MORT    DE    GŒTIIE  153 

le  titre  de  comte,  la  popularité  existante,  etc.,  sont  des  sym- 
boles; des  billets  de  banque  qui  ont  cours  comme  l'or.  Mais 
comment  pourraient-ils  avoir  cours,  si  l'or  lui-même  n'existait 
pas?  Si  l'on  n'y  croyait  pas?  11  existe  donc  une  réalité  derrière 
la  série  multiple  des  phénomènes.  Cette  réalité  divine,  le  héros, 
le  grand  homme  la  perçoit  et  l'exprime.  D'autre  part,  il  ne 
pénètre  pas  seulement  dans  le  mystère  des  choses,  dans  ce  qui 
est  éternel,  il  domine  son  époque,  il  attire  à  lui  ce  qui  passe  et 
lui  confère  l'éternité.  Son  esprit  n'est  pas  seulement  intuition, 
il  est  encore  ordre  et  reflet.  «  Les  grands  hommes,  particuliè- 
rement les  grands  hommes  spirituels...  sont  les  hommes  qu'on 
imite  et  avec  lesquels  on  apprend  universellement  le  miroir  où 
des  générations  entières  s'examinent  et  se  forment.  »  Miroir 
aussi  où  elles  se  retrouvent  et  s'expriment,  où  non  seulement 
leurs  devoirs  s'éclairent,  mais  où  leurs  exigences  obscures  se 
reflètent. 

On  constate  encore  ici  la  même  hésitation  dans  l'esprit  de 
Carlyle  entre  le  héros  conçu  selon  la  théorie  de  Fichte  et  le 
héros  conçu  à  l'exemple  de  Gœthe.  En  1827,  dans  la  préface 
du  Roman  allemand,  Carlyle  se  représentait  le  poète  à  l'image 
de  Gœthe,  tel  qu'il  1  ui  était  apparu  dans  Wilhelm  Meister.  Ce 
n'était  pas  celui  qui  voit,  mais  celui  qui  crée;  il  était  moins 
le  révélateur  de  l'invisible  que  le  peintre  de  la  réalité  et  le 
conseiller  de  sagesse  pratique.  Le  poète,  ce  n'était  pas  un 
pur  esprit  relié  par  de  mystérieuses  presciences  à  la  «  divine 
Idée  du  monde  »  ;  c'était  un  homme  capable  de  sculpter  et 
de  modeler  la  vie;  ce  n'était  pas  un  instrument  inconscient 
dans  les  mains  de  la  Divinité,  c'était  un  créateur  de  beauté  et 
de  bonté,  un  artiste  et  un  sage.  A  cette  époque,  la  conception  de 
Carlyle  gravitait  autour  du  Réel  et  du  Bien.  Elle  n'était  pas 
encore  soulevée  par  l'exigence  métaphysique  et  religieuse. 
Werther  était  une  œuvre  d'art  et  aussi  un  reflet  du  temps;  son 
auteur  n'était  pas  le  messager  de  Dieu,  mais  l'interprète  de  sa 
génération.  Il  n'était  pas  le  héros  qui  laisse  tomber  sur  l'huma- 
nité la  parole  d'en-Haut,  il  était  celui  qui  exprime  ce  que  pense 
la  foule.  Dans  VE^isai  sur  la  littérature  allemrhnde  et  dans  V Essai 
sur  Gœthe  de   1828   s'esquissa   déjà,   nous   l'avons    vu,    l'idée 


154  GŒTHE   EN  ANGLETERRE 

fichtéenne  du  héros  voyant.  Mais  il  faut  bien  le  re'péter,  cette 
ide'e  ne  parvint  pas  tout  de  suite  à  chasser  l'autre  de  l'esprit  de 
Garlyle  Lorsqu'il  a  devant  lui  une  individualité'  aussi  riche  que 
celle  de  Goethe,  il  ne  peut  oublier  le  prophète  pour  la  prophétie, 
le  messager  pour  le  message,  le  héros  pour  le  Dieu  inspirateur 
d'héroïsme.  Dans  cet  essai  de  1832,  Goethe  apparaît  à  la  fois 
comme  le  révélateur  du  temps  et  le  mandataire  de  l'Éternité. 
Il  est  tout  ensemble  le  foyer  qui  fouille  de  ses  rayons  le  monde 
de  r4nvisible  et  le  miroir  qui  reflète  le  monde  actuel. 

Les  deux  notions  militent  sans  arriver  à  s'exclure  Lorsqu'il 
s'agit  de  Gœthe,  on  sent  très  bien  que  le  culte  de  CarlAle  va 
d'abord  au  héros,  ensuite  à  l'idée  héroïque.  Que  deviendrait  en 
effet  la  valeur  personnelle  du  poète,  si  on  négligeait  la  forme 
qui  lui  est  propre,  au  profit  de  Tidée  qui  peut-être  ne  lui  appar- 
tient pas?  Le  Culte  des  Héros  se  ramènerait  au  culte  de  la  Divi- 
nité. Mais  Carlyle  a  un  sens  trop  aigu  du  réel,  de  la  vie,  pour 
établir  définitivement  la  suprématie  absolue  de  l'Éternel  sur 
l'existence.  L'existence  est  pour  lui  grosse  d'éternité.  Ce  qui 
l'intéresse  par-dessus  tout,  c'est  l'homme,  et  l'enthousiasme 
pour  la  beauté  abstraite  de  Schiller,  ou  pour  l'idée  pure  de 
Fichte,  lui  reste  toujours  étranger.  Gœthe  le  rattache  à  la  vie. 
Plus  tard,  seulement,  dans  le  Culte  des  Héros,  il  admettra  la 
valeur  absolue  des  révélations,  quels  qu'en  soient  les  révéla- 
teurs. En  attendant,  Gœthe  lui  paraît  tour  à  tour  l'interprète 
de  Dieu  et  le  porte-voix  de  son  temps.  Fichte  n'a  pas  encore, 
dans  son  esprit,  vaincu  Willielni  Meister. 

Au  fond,  pour  Carlyle  comme  pour  Fichte,  il  n'y  a  pas, 
semble-t-il,  contradiction  entre  les  deux  notions.  II  n'y  a  pas 
opposition  entre  l'éternel  et  le  temporel.  Les  héros  révèlent 
l'Idée  divine  «  sous  la  forme  particulière  que  réclament  leurs 
temps  particuliers  »,  car  «  chaque  âge  est  différent  de  tout 
autre  âge  et  exige  une  représentation  différente  de  l'idée  ». 
C'est  ce  que  Carlyle  dit  lui-même,  au  sujet  de  Fichte,  dans  son 
Essai  sur  la  littérature  allemande.  Le  poète  qui  écoute  monter 
les  silencieuses  revendications  de  son  époque  travaillée  par  la 
faim  de  Dieu,  qui  dégage,  de  toutes  les  âmes  inconscientes,  la 
volonté  de  croyance  et  le  désir  de  lumière,  est  au  fond  Tinter- 


LA   MORT   DE    GOETHE  J.,., 

prête  de  l'Idée  divine.  Cette  Idée  du  monde  gît  dans  l'obscurité 
de  la  vie  inconsciente  :  le  poète  y  plonge  son  faisceau  de  rayons 
et  l'éclairé,  lui  donne  une  forme  dans  le  chef-d'œuvre,  dans  un 
Hamlet  ou  un  Faust;  et  dès  lors  elle  illumine  le  monde.  Le 
poète,  conçu  comme  homme  représentatif,  devient,  par  un 
approfondissement  de  sa  mission  dans  le  silence,  l6  héros  écri- 
vain qui  sera  le  messager  de  Dieu.  De  plus,  le  prophète  qui 
prêche  une  vérité  nouvelle  ne  descend  pas  dans  la  vallée,  les 
yeux  bandés,  éclairé  par  les  seules  lumières  de  l'inspiration 
divine,  mais  il  promène  son  vaste  regard  sur  la  vie.  S'il  impose 
son  idée,  il  sait  que  la  réalité  est  prête  à  la  recevoir,  que  le 
moment  est  venu.  Il  connaît  le  monde  dans  lequel  il  se  fraie  un 
chemin,  il  élève  sa  Bible  nouvelle  au-dessus  des  hommes,  mais 
il  sent  que  les  hommes  ont  déjà  tendu  les  bras  vers  elle.  Sa 
vérité  est  celle  qui  convient  k  son  époque.  Il  est  tout  ensemble 
voyant  de  l'invisible  et  connaisseur  de  son.  temps. 

Outre  un  secoursr  moral,  Goethe  ne  fournit  pas  autre  chose  à 
Carlyle  que  la  première  notion  du  poète,  celle  de  l'homme 
représentatif.  Fichte  l'agrandit  dans  son  esprit,  la  revêtit  de 
toutes  les  splendeurs  de  J'idéahsme  absolu,  et  lorsque  Goethe 
n'agira  plus  sur  la  pensée  de  Carlyle,  elle  deviendra  l'idée  du 
héros  de  1840,  guide  impérieux,  mandataire  delà  Divinité. 

En  attendant,  Carlyle  oppose  encore  les  deux  héros  de  son 
temps,  celui  de  l'action  et  celui  de  la  pensée,  le  météore  violent 
et  l'astre  au  rayonnement  durable.  Comparer  Gœthe  à  Napoléon 
eût  paru  stupéfiant  en  Angleterre,  quelques  années  auparavant. 
Le  poète  commence  toutefois  à  être  mieux  connu,  et  Carlyle 
triomphe  de  la  vieille  critique,  si  injuste  pour  Gœthe  :  «  Chez 
les  oiseaux  de  tout  plumage,  même  chez  les  plus  insolentes  cor- 
neilles et  chez  les  pies  voleuses,  demeure  un  respect  singulier 
de  l'aigle.  »  Maintenant  que  Gœthe  est  mort,  que  les  funérailles 
du  héros  sont  terminées,  «  que  le  grand  bûcher  avec  son  bois  de 
senteur,  parmi  les  gémissements  de  la  musique  éloquente  pour 
les  cœurs  muets,  a  flambé  jusqu'au  ciel  à  la  vue  de  tous  les 
Grecs  »,  il  faut  retracer  sa  vie. 

C'est  ce  qu'entreprend  ici  Carlyle,  en  s'appuyant  sur  les 
textes  de  Poésie  et  Vérité.  Il  faut  bien  le  souligner,  cette  étude. 


156  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

expliquée,  sinon  provoquée  par  l'édition  des  Œuvres  complètes 
de  Gœthe^  s'en  occupe  en  réalité  fort  peu.  11  eût  été  utile  de 
dresser,  pour  le  public  anglais,  une  table,  un  catalogue  des 
principales  œuvres,  d'en  donner  un  bref  résumé  et  une  appré- 
ciation. Le  compte  rendu  biographique  et  analeptique  que 
Carlyle  publia  dans  son  Roman  allemand  est  passé  inaperçu. 
Pourquoi  ne  pas  le  reprendre  et  l'étoffer  davantage?  Mais  Car- 
lyle laisse  à  d'autres,  à  Robinson  et  aux  fabricants  d'histoire 
littéraire,  un  travail  aussi  modeste.  11  est  arrivé  à  une  époque 
de  sa  vie  où  il  tient  d'abord  à  s'affirmer.  11  suit  donc  la  vie  du 
poète,  il  ne  croit  pas  nécessaire  de  parler  de  ses  écrits.  Dans 
l'essai  de  1828,  son  attitude  était  celle  d'un  critique  et  d'un  dis- 
ciple; ici  c'est  celle  d'un  prophète.  L'enseignement  l'emporte 
sur  l'examen,  l'examen  suscite  et  amène  l'enseignement.  Comme 
en  1828,  il  indique  l'évolution  de  Goethe,  mais  cette  fois,  il  dis- 
tingue trois  périodes.  Jadis  il  marquait  le  point  de  départ  et  le 
point  d'arrivée;  maintenant,  il  décompose  la  courbe,  il  en  isole 
.  ^  les  sommets  :  «  Nous  avons  appelé  Werther  la  voix  du  désespoir 
du  monde;  passionnée,  incontrôlable  est  cette  voix;  non  encore 
mélodieuse  et  suprême,  comme  nou€  finissons  cependant  par 
l'entendre  dans  l'étrange  Apocalypse  du  Faust  :  pareille  à  un 
chant  de  mort  des  mondes  qui  s'en  vont;  non  la  voix  des 
joyeuses  étoiles  du  matin,  chantant  en  chœur  les  louanges 
d'une  création;  mais  de  rouges  étoiles  de  nuit,  presque  éteintes, 
proclamant  en  un  sphéral  chant  de  cygne  :  C'est  fini.  Ce  qui 
j?  "suit,  nous  pourrions,  faute  d'un  terme  plus  juste,  l'appeler 
païen  ou  ethnique  de  caractère;  entendant  par  là  un  caractère 
anthropomorphique,  parent  de  celui  de  la  Grèce  et  de  Rome 
anciennes.  Wilhelm  Meister  est  de  ce  style  :  chaud,  cordial,  ra- 
dieux. Effort  humain,  libre  reconnaissance  de  la  vie  dans  sa 
profondeur,  sa  variété,  sa  majesté,  point  de  Divinité  encore 
reconnue  là.  Les  célèbres  Épigrammes  vénitiennes  ont  le  même 
ton  antique  et  païen;  harmonieuses,  joyeusement  vigoureuses, 
vraies,  mais  non  encore  la  vérité  achevée,  et  parfois,  dans  leur 
grossier  réalisme,  choquantes  pour  le  sentiment.  Le  Doute  rejeté 
git  maintenant  terrassé  sous  le  talon  :  le  feu  a  fait  son  œuvre, 
un  vieux  monde  est  en  cendres,  mais  le  vent  a  chassé  la  fumée 


^ 


LA   MORT   DE    GŒTHE  157 

et  la  flamme  et  de  nouveau  un  soleil  brille,  clair  sur  les  ruines, 
pour  y  faire  naître  une  verdure  et  des  fleurs  plus  nobles.  Jus- 
qu'à ce  qu'enfin,  dans  la  troisième  et  dernière  période,  triomphe 
la  Vénération  mélodieuse;  une  Foi  profonde  et  dont  tout  est 
pénétré,  nous  parle,  d'une  voix  douce,  grave  aussi  bien  que 
gaie,  dans  les  Années  de  voyage  de  Wilhelm  Meister,  dans  le  Divan 
occidental-oriental,  dans  mainte  petite  Xénie,  et  mainte  petite 
poésie  venue  du  cœur,  dont  vous  ne  trouverez  l'équivalent 
nulle  part,  a-t-on  dit,  sauf  dans  les  Écritures,  pour  la  fécondité 
et  la  profondeur  du  sens.  » 

Sans  doute  Carlyle  avait  déjà  esquissé  cette  évolution  d'une 
façon  très  vague,  dans  son  essai  sur  Gœthe  de  1828,  mais  il  y 
avait  vu  surtout  une  progression  morale,  l'histoire  d'un  homme 
qui  reconquiert  son  idéal  en  le  replongeant  dans  la  vie,  qui 
passe  du  désespoir  werthérien  à  la  sagesse  pratique  des  Années 
d'apprentissage  et  à  la  soumission  des  Années  de  voyage.  Ici,  il  est 
facile  de  deviner  d'autres  préoccupations.  L'auteur  àtSartor  ne 
se  cherche  plus  :  il  cherche  Dieu.  Il  a  trouvé  chez  Gœthe  une 
certitude  humaine,  le  sens  du  devoir  et  de  la  vie  active,  il  veut 
une  certitude  métaphysique  et  il  croit  découvrir,  par  delà  l'évo- 
lution morale  de  Gœthe,  une  évolution  religieuse,  de  la  négation 
de  Werther  et  du  premier  Faust,  en  passant  par  la  période 
païenne  du  premier  Meister,  à  l'adoration,  à  la  foi  résignée  et 
chrétienne  de  \di  Province  pédagogique. 

Sur  cette  interprétation,  ou  plutôt  sur  cette  théorie,  il  con- 
vient de  faire  les  plus  grandes  réserves.  Carlyle  commet 
l'erreur  de  prendre  Werther  à  la  lettre,  d'y  voir  une  confession 
pure  et  simple,  et  il  lui  attribue  trop  d'importance.  Werther 
n'est  pas  une  explosion  de  pessimisme  philosophique  :  c'est  la 
rapide  victoire  d'un  artiste  sur  une  crise  sentimentale.  Il  ne 
s'agit  pas,  chez  le  jeune  Gœthe,  d'une  crise  de  nihilisme  intel- 
lectuel :  il  s'agit  d'une  douloureuse  expérience,  et  c'est  tout. 
Gœthe  a  trouvé,  dans  sa  vie  et  dans  la  mort  de  Jérusalem,  les 
matériaux  d'un  roman,  mais  il  n'est  pas  forcément  tout  entier 
dans  le  caractère  de  Werther,  il  ne  fait  pas  siennes  les  idées 
de  son  héros.  Seul  un  Carlyle,  qui  établissait  un  lien  nécessaire 


158  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

entre  l'art  et  l'idée,  pour  qui  tout  ce  qui  était  dit  devait  aussi 
être  cru,  pouvait  déduire  du  désenchantement  de  Werther  le 
pessimisme  métaphysique  de  Goethe.  Non,  le  dix-huitième 
,  siècle  n'aurait  pas  compris  une  philosophie  de  ce  genre,  et 
Goethe  est  le  fils  du  dix-huitième  siècle.  Le  werthérisme  fut 
surtout  l'héritage  des  romantiques,  et  il  n'y  eut  pas,  avant 
Schopenhauer,  de  doctrinaire  de  la  tristesse.  L'évolution  de 
Goethe  n'a  pas  été  une  suite  de  batailles  livrées  au  doute  et  au 
pessimisme,  une  lutte  progressive  dont  le  poète  sortit  enfin  vic- 
torieux (c'est  là  une  construction  de  Garlyle,  d'après  l'expé- 
rience de  Garlyle),  elle  fut  un  lent  déroulement,  Ohne  Hast,  aber 
I  ohne  Rast,  sans  précipitation,  mais  sans  trêve.  Et  comment 
'  eût-ce  été  possible  autrement,  dans  une  calme  vie  provinciale, 
au  fond  d'une  capitale  minuscule  dont  le  théâtre,  le  patinage, 
la  chasse,  les  dîners  à  la  Gour  étaient  les  grands  événements? 
La  vie  du  poète  ne  se  développa  point  selon  le  triple  rythme 
martelé  par  Garlyle  :  Goethe  était  une  nature  à  la  fois  robuste  et 
patricienne,  capable  et  digne  très  tôt  d'un  optimisme  fécond. 
Son  idéalisme  harmonieux  était  encore  appuyé,  et  ceci  dès 
I  sa  jeunesse,  sur  un  spinozisme  qui  n'a  guère  varié  dans  la 
suite.  Il  aimait  d'une  égale  tendresse  toutes  les  formes  de  la 
vie,  il  ne  mettait  pas  de  barrière  entre  les  jeux  de  l'esprit  et 
ceux  des  sens,  et  sa  soumission  n'était  que  l'acceptation  et  le 
souci  de  l'harmonie  universelle.  Il  faut  de  multiples  degrés  à 
l'échelle  de  l'existence  :  le  bien  et  le  mal,  Faust  et  Méphisto 
appartiennent  l'un  et  l'autre  aux  royaumes  de  la  vie.  Goethe 
était  vraiment,  sans  le  vouloir,  le  héros  fichtéen,  il  considérait 
les  choses  sub  specie  œlernitatis  et  vivait  dans  «  l'idée  divine  du 
monde  » .  Garlyle  qui  le  savait  découpa  cependant  sa  vie  sur  le 
modèle  de  nos  pauvres  existences  «  trop  humaines  »,  il  y  vit  en 
calviniste  irréductible  l'habituel  combat  entre  le  doute  et  la 
croyance,  et  il  fit  de  la  sérénité  olympienne  un  renoncement 
puritain.  A  peine  s'était-il  approché,  sur  les  cîmes  les  plus 
élevées  de  la  vie,  du  héros  vivant  entrevu  dans  son  rêve,  qu'il 
saisit  son  manteau  radieux  et  l'attira  vers  lui,  le  traîna  vers 
l'humanité  médiocre,  lui  demandant  d'ouvrir  les  mains  et  de 
nourrir  la  foule.  Au  lieu  des  révélations  de  l'au-delà,  de  la 


LA   MORT    DE    GŒTHK  ~  159 

pure  et  éternelle  beauté,  il  ne  sut  obtenir  que  quelques  pré- 
ceptes pour  la  vie  quotidienne.  La  richesse  idéale  du  héros 
l'éblouit,  mais  elle  lui  échappe  :  il  lui  demande  des  gros  sous. 
Parfois  il  semble  s'apercevoir  qu'il  s'est  trompé  :  dans  le  même 
essai,  il  voit  en  Gœthe  l'artiste  qui  n^est  pas  seulement  «  celui 
qui  révère  »,  mais  celui  qui  «  réunit  victorieusement  »  les 
extrêmes,  «  le  conciliateur  des  contradictions  ».  N'a-t-il  pas 
montré  qu'on  pouvait  vivre  «  en  tenant  invinciblement  pour 
le  bien  sans  exaspération  tumultueuse  contre  le  mal  »  ?  Mais  il 
est  trop  tard  :  Carlyle  parle  publiquement  de  Gœthe  pour  la 
dernière  fois,  et  ce  n'est  pas  le  moment  démettre  un  doute  sur 
sa  propre  interprétation.  Il  a  parfois,  surtout  au  début  et  à  la 
lîn  de  cette  période  «  allemande  »,  pressenti  l'artiste,  mais  il  n'a 
jamais  voulu  contrôler  ce  pressentiment.  Tout  ce  qui,  dans  la 
vie  de  Gœthe,  ne  contribue  pas  à  l'édification  de  l'homme,  n'a 
pas  d'intérêt  pour  lui.  L'amour  et  les  beaux-arts,  qui  exercent 
sur  le  poète  un  continuel  ascendant,  semblent  n'avoir  jamais 
retenu  son  attention. 

Carlyle  étudie  ensuite  les  traits  essentiels  du  génie  de  Gœthe  : 
ardente  intuition,  représentation  imagée  et  vivante,  culture 
immense  et  féconde  expérience.  Et  c'est  pour  lui  une  occasion 
<le  faire  un  parallèle  entre  Gœthe  et  Shakespeare.  Il  eût  été 
audacieux,  dix  ans  auparavant,  d'oser  comparer  les  deux 
poètes  dans  une  revue  anglaise  :  Carlyle  a  bien  bataillé  pour 
conquérir  à  son  héros  le  droit  de  cité,  et  il  le  place  sans  hési- 
tation à  côté  de  Shakespeare.  Tous  deux  ont  une  vision  singu- 
lièrement perçante  :  «  pour  Gœthe  comme  pour  Shakespeare, 
le  monde  est  là  translucide,  entièrement  fusible,  pourrions-nous 
dire,  environné  par  le  prodigieux,  par  le  naturel,  en  réalité  le 
surnaturel,  car  pour  l'œil  du  voyant  les  deux  ne  sont  plus 
qu'un.  Que  sont  les  Hamlet  et  les  Tempête,  les  Faust  et  les 
Mifjnon,  sinon  des  lueurs,  à  nous  accordées,  de  ce  monde  trans- 
lucide, entouré  de  prodige.  » 

Quant  à  l'attitude  politique  de  Gœthe,  si  attaquée  en  Angle- 
terre, Carlyle  n'a  pas  de  peine  à  la  justifier.  «  Pour  le  poète, 
que  lui  reste-t-il  à  faire,  sinon  de  laisser  conservateurs  et  des- 
tructeurs s'arracher  réciproquement  les  cheveux  et  les  oreilles. . . 


460  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

et  de  s'efforcer  jour  et  nuit  de  seconder  le  petit  reste  souffrant 
des  créateurs,  de  ceux  qui,  par  un  effort  véritable  et  viril, 
fût-ce  sous  le  despotisme  ou  le  sans-culotlisme,  créent  si  peu 
que  ce  soit?...  »  Gàrlyle  termine  en  proposant  à  l'admiration 
des  hommes  ce  héros  de  l'idéalisme  :  Colite  ialem  virum!  Lui 
seul  en  effet  a  dégagé  la  musique  de  l'univers  de  l'effrayant 
vacarme  et  il  faut  écouter  sa  voix.  Si  les  hommes  s'obstinent 
dans  leur  effort  matérialiste,  s'ils  persistent  à  bâtir  l'orgueil- 
leuse Babel  de  l'industrie,  sans  se  préoccuper  des  choses  de 
l'âme,  qu'ils  n'espèrent  pas  dompter  la  nature  et  son  divin 
esprit  par  leurs  machines  à  vapeur  et  leurs  machines  à  logique, 
leurs  savants  mécanismes  et  leurs  habiles  manipulations.  Non, 
ils  n'escaladeront  pas  l'Empyrée;  ils  seront  frappés  par  la  con- 
fusion des  langues,  et  leurs  marteaux  et  leurs,  truelles  seront 
dispersés. 

Cet  article  dont  Carlyle  se  déclarait,  le  2  juillet  1832,  fatigué 
et  peu  satisfait  et  qui  est  pourtant  considéré  comme  un  de  ses 
meilleurs  essais,  fut  mal  accueilli  par  la  critique.  Elle  en  vou- 
lait à  ce  jeune  écrivain  qui  déjà  la  malmenait  sans  scrupule,  et 
l'on  conçoit  que  son  appréciation'  ait  été,  comme  l'écrit  Co- 
chrane,  «  éminemment  défavorable  ». 

Cette  môme  année,  Carlyle  traduisit  la  Nouvelle  de  Gœthe  et 
le  fameux  Conte  des  contes  qu'admirait  tant  Schlegel  et  dont 
Robinson  lui  avait  jadis  recommandé  la  lecture. 

Déjà,  en  1830,  Gœthe  avait  promis  à  Jane  Carlyle  de  lui  en 
envoyer  «  deux  interprétations  » ,  mais  elle  ne  semble  pas  les 
avoir  reçues.  Carlyle  écrivit  pour  elle  le  commentaire  désiré  et 
le  publia,  avec  sa  version,  dans  le  Fraser' s  Magazine.  Cette  ten- 
tative reflète  nettement  les  préoccupations  de  son  esprit.  C'est 
une  exégèse  imprégnée  de  métaphysique  allemande.  Sous  cette 
brillante  fantaisie,  traitée  comme  une  légende  orientale,  Carlyle 
veut  démêler  tout  un  symbolisme.  Le  Conte  est  «  l'emblème  de 
l'histoire  universelle  »  et  en  particulier  de  l'époque  actuelle,  âge 
de  trouble  et  de  transition.  Le  fleuve  représente  le  temps  qui 


LA   MORT    DE   GŒTHK  161 

coule  entre  les  deux  mondes,  l'au-delà  et  la  vie  actuelle,  le 
monde  surnaturel  et  profond,  le  monde  extérieur  et  quotidien. 
Tout  ce  qui  naît  passe  de  celui-là  en  celui-ci,  tout  ce  qui  meurt 
retourne  en  celui-là.  Il  s'agit  pour  l'homme  de  relier  dans  la 
vie  ces  deux  royaumes,  de  franchir  le  fleuve  qui  sépare  la  prin- 
cesse liliale  et  le  prince  errant,  qui  met  un  ahîme  entre  l'absolu 
et  l'humanité.  Hélas  1  les   communications  sont  précaires.    Le 
bon  vieux  passeur,  qui  symbolise  le  sacerdoce,  la  religion  et 
dont  la  hutte  représente  l'Église,  a  été  dupé  par  les  feux-follets, 
les  messagers  de  la  philosophie  sceptique;  il  les  a  transportés 
de  ce  côté-ci  de  la  vie,  et  ceux-ci,  dilettantes  élégants,  railleurs, 
comme  les  Français  du  dix-huitième  siècle,  gaspillent  ici-bas 
l'or  de  la  vraie  sagesse.  Il  y  a  bien  le  géant  dont  l'ombre  toute- 
puissante  peut  porter,  à  la  tombée  de  la  nuit,  les  voyageurs 
sur  l'autre  rive,  mais  il  est  la  superstition  aveugle,  endormie, 
qui  titube  et  écrase  les  peuples.  Il  y  a  aussi  le  serpent  radieux 
qui  se  nourrit  d'or,  la  science  qui  éclaire  la  route  obscure  de  la 
nature,  l'intelligence  qui  y  découvre  le  temple  souterrain.   II 
peut  s'allonger,  se  dilater,  ramper  sur  les  flots  vers  le  mysté- 
rieux rivage,  devenir  le  pont  de  pierreries  qui  fera  commu- 
niquer les  deux  mondes,  mais  pour  cela  il  faut  qu'il  meure  et 
se  sacrifie.  Un  autre,  plus  grand  que  lui,  est  le  véritable  auxi- 
Haire  de Ihumanité  :  c'est  le  porteur  de  la  lampe  sacrée,  celui 
dont  la  lumière  ne  jette  pas  d'ombre  et  change  tout  en  or;  il 
ne  peut  éclairer  l'obscurité  totale,  le  royaume  de  la  superstition 
et  de  l'ignorance,  et  le  serpent  de  la  science  lui  prépare  les 
voies.  Il  est  «  la  céleste  raisoïi  humaine  »,  la  raison  kantienne 
opposée  à  l'entendement,  et  aussi  l'intuition,  la  pure  vision, 
«  l'esprit  de  poésie  et  de  prophétie  ».  Sa  femme,  qui  repré- 
sente le  pauvre  effort  pratique,  a  été  flattée  et  dupée  par  les 
feux-follets,  les  sceptiques  sautillants  et  prodigues;  elle  a  laissé 
piller  la  maison.  Tous  deux  sont  «  la  raison  et  l'effort  dans  un 
âge  de  transition  »,  mais  c'est  lui  qui  heureusement  remet  les 
choses  en  ordre.  Appelé  par  le  serpent  de  la  science,  il  va  cher- 
cher aux  rivages  du  surnaturel  le  cadavre  du  prince  mort  de 
désespoir,  l'humanité  terrassée  en  face  de  l'idéal.  Il  le  ressus- 
cite, et  dans  le  temple  qui  existait,  «  préparé  et  certain  sous  le 

11 


162  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

présent  »,  qui  s'est  élevé  des  profondeurs  du  fleuve,  a  ébranlé 
la  hutte  du  passeur  et  l'a  reçue  dans  sa  coupole  ouverte,  il  le 
fait  roi.  Ceux  qui  le  couronnent  et  le  sacrent,  ce  sont  les  trois 
anciens  monarques,  les  rois  d'or,  d'argent  et  d'airain  :  la 
sagesse,  l'apparence  et  la  force.  Le  porteur  de  lampe  l'unit 
enfin  à  la  princesse  liliale,  à  l'inaccessible  aimée. 

Ainsi  la  science,  «  la  philosophie  mécanique  »  a  jeté  les  bases 
du  pont.  Le  géant  de  la  superstition,  pétrifié,  n'y  circulera  plus 
lourdement  et  n'y  troublera  plus  la  foule;  la  vieille  église, 
ébranlée  par  le  choc  de  l'avenir  qui  monte  sous  le  fleuve  du 
temps,  a  été  recueillie  dans  le  temple  et  transformée,  par 
l'éclat  de  la  lampe,  en  un  autel  d'argent;  l'âge  de  transition, 
d'incohérence,  d'hypocrisie  et  de  scepticisme  est  passé;  l'acti- 
vité humaine,  fondée  sur  une  intime  alliance  du  surnaturel  et 
du  quotidien,  peut  maintenant  se  réaliser,  le  dualisme  est 
vaincu,  «  la  raison  céleste  »  a  triomphé. 

C'est  là  une  vision  d'espérance  pour  Carl^-le,  et  quelles  que 
soient  les  réserves  ironiques  qu'il  fait  sur  son  interprétation,  il 
l'a  préciséeavec  amour.  Sept  ans  plus  tard,  il  recommandera  sa 
traduction  à  Emerson  qui  pubhe  une  édition  américaine  de  ses 
mélanges  :  «  Je  la  considère  comme  un  morceau  tout  à  fait 
remarquable,  bien  digne  d'être  parcouru  spécialement  par  tous 
mes  lecteurs  ».  On  comprend  la  lettre  qu'il  écrit  à  son  frère 
John,  le  2  décembre  1832  :  «  Je  deviens  plus  sérieux,  plus 
grave,  moins  malheureux  chaque  jour.  La  création  tout  entière 
m'apparait  de  plus  en  plus  divine,  le  naturel  de  plus  en  plus 
surnaturel.  Excepté  Gœthe  qui  est  mon  proche  voisin,  pour 
ainsi  dire,  aucune  œuvre  ne  m'attire  plus  (?nich  anspricht)  que 
les  Écritures,  bien  qu'elles  soient  si  lointaines.  »  A  cette  époque, 
Carlyle  reçoit  une  lettre  et  un  paquet  de  Weimar.  Le  fidèle 
Eckermann,  qui  a  traduit  son  article  sur  /n  Mort  de  Gœthe.  lui 
envoie  l'ouvrage  du  chancelier  de  Millier  :  (iiethc  dans  son  acti- 
vité pratique.  L'année  suivante,  il  lui  annonce  encore  la  publica- 
tion de  la  Correspondance  de  Gœthe  avec  Zelter,  mais  Carlyle  ne 
lui  répond  qu'en  1834  :  il  est  déjà  plongé  dans  l'étude  de  la 
Révolution  française,  submergé  par  le  bouillonnement  du 
passé.  Il  n'a  plus  le  temps  de  travailler  pour  les  autres,  dexpli- 


LA   MORT    DE    GOETHE  163 

quer  les  autres:  il  s'affirme  et  il  crée  lui-même.  Sartor  veHartua 
est  publié  en  1833  dans  le  Fraser's  Mafjazine,  et  Garlyle  ne  par- 
lera plus  guère  de  Goethe  qu'à  ses  amis,  à  un  Sterling,  à  un 
Emerson,  à  un  Stuart  Mill.  Il  considère  sa  mission  comme  ter- 
minée. Son  impression  personnelle  de  Gœthe,  si  discutable  et 
si  incomplète,  est  nette  et  arrêtée  :  «  Mon  Gœthe.  écrit-il  à  Ecker- 
mann,  avec  tout  ce  qui  tient  à  lui,  devient  plus  grand  et  tou- 
jours plus  vrai,  à  mesure  que  je  réalise  en  moi  plus  de  clarté. 
Et  pourtant  il  se  dresse  bien  là,  comme  un  objet  achevé,  si  l'on 
peut  dire,  auquel  rien  ne  pourra  plus  être  ajouté,  tel  un  pro- 
montoire de  granit,  haut  et  serein,  qui  s'avance  au  loin  dans  le 
chaos  désert,  mais  ne  le  traverse  pas.  »  A  l'historien  de  la  vie 
.  politique,  le  héros  de  la  pensée  et  de  la  poésie  ne  suffisent  plus, 
Carlylé  ne  perd  pas  Gœthe  de  vue,  il  voit  seulement  que  les 
hommes  veulent  dépasser  cette  conquête,  traverser  le  chaos  : 
le  monde  semble  chercher  un  autre  chemin,  demande  des 
affirmations  religieuses  et  sociales,  et  ceci  lui  paraît  i  haute- 
ment significatif  » . 

Quant  à  lui,  il  a  accompli  sa  tâche,  il  a  fait  son  devoir,  et  son 
effort  n'a  pas  été  vain  :  l'Angleterre  n'a-t-elle  pas  vu  paraître 
trois  nouvelles  traductions  du  Faust  depuis  un  an?  Il  est  à  la 
veille  de  quitter  définitivement  sa  solitude  de  Craigenputtock; 
dans  quelques  jours,  il  va  s'établir  à  Chelsea,  affronter  Londres 
et  enseigner  les  foules.  Son  idéal  est  toujours  de  conduire  les 
hommes,  à  travers  le  désert,  vers  la  terre  promise,  d'être  le 
pasteur  héroïque.  Et  comme  il  a  conscience  que  l'art,  le  moyen 
d'expression  de  Gœthe,  resterait  en  ses  mains  noueuses  un 
instrument  tremblant,  il  s'enfonce  résolument  dans  l'histoire. 
11  cherchera  à  retrouver  dans  la  vie  du  passé  la  révélation  que 
la  poésie  lui  a  donnée  jadis,  il  élèvera  la  voix  dans  le  tumulte 
des  révolutions,  il  dira  les  avertissements  de  Dieu,  et  il  entraî- 
nera les  hommes,  à  travers  les  époques  de  trouble,  de  boule- 
,  versement  et  de  conquête,  jusqu'à  ce  sommet  fulgurant  où 
s'élève  le  Temple  de  l'Éternel.  Il  a  terminé  ses  Années  dUippren- 
tissage.  Sans  doute  il  n'est  pas  devenu  un  sage.  Il  a  gardé  Tirrita- 
bilité  d'un  malade.  Lui  qui  recommande  aux  autres  le  précepte 


164  GŒTHE   EN  ANGLETERRE 

de  Goethe  :  «  accomplis  ton  devoir  le  plus  proche  •* ,  il  oubliera 
ses  propres  instructions  et  s'isolera  dans  son  foyer;  lui  qui 
prêche  le  renoncement,  il  sera  parfois  d'un  égoïsme  farouche, 
mais  il  est  devenu  un  Voyant,  une  personnalité  en  qui  s'affir- 
mait, comme  en  Gœthe,  une  force  morale  dont  les  effets,  impré- 
visibles encore,  allaient  être  illimités. 

Si  la  prédication  est  terminée,  les  réminiscences  restent  d'ail- 
leurs vivaces,  l'écho  se  prolonge  à  travers  toutes  les  œuvres  de 
Garlyle.  Cagliostro  (1833)  lui  rappelle  le  Voyage  en  Italie,  et  il  se 
souvient,  dans  son  essai  sur  Diderot  (1833),  de  la  traduction  du 
Neveu  de  Rameau,  par  Gœthe.  Dans  sa  Révolution  française,  il 
écrit  des  vers  de  Gœthe  en  tête  des  trois  parties  de  l'ouvrage  : 
la  Bastille  (1),  la  Constitution  (2)  et  la  Guillotine  (3);  il  suit,  en 
Argonne  et  au  cours  de  la  retraite  des  Prussiens,  «  le  poète 


(1)  Diesem  Amboss  vergleich  ich  das  Land,  den  Hammer  dem  Herrscher, 
Und  deni  Volke  das  Blech,  das  ia  der  Mitte  sicli  krûmmt. 

Wehe  dem  armen  Blecli,  wena  nur  wilkiirliche  Schliige 
Ungewiss  treiren,  und  nie  fertig  de  Kessel  ersclieint  »! 

{Epigrammei  vénitiennes,  Jubil.  Aiisg.  1,  208.) 

(2)  Mauern  seh  ich  gestûrzt  und  Mauern  seh  ich  errichtet 
Hier  Gefangene.  dort  aucli  der  Gefaagenen  viel. 

Ist  vielleicht  nur  die  Welt  ein  grosser  Kerker?  und  frei  ist 
Wohl  der  Toile,  der  sich  Ketten  zu  Kr.inzen  erkiest. 

{Prophéties  de  Bakou,  Jubil.  Ausg.  1,  230.) 

(3)  Aile  Freiheits  Apostel,  sie  waren  mir  immer  zuwider 
Willkûr  suchte  doch  nur  Jeder  am  Ende  fur  sich 
Willst-du  Viele  befreien?  so  ^vag'  es  Vielen  zu  dienen. 
Wie  gelahrlich  das  sei,  willst  dues  wissen?  Versuclis. 

{Epigrammes  vénitiennes,  Jubil.  Ausg.,  l,  217.) 

Ces  vers  sont  traduits  en  anglais  par  Garlyle  dans  son  Essai  :  Gœthe's 
Works,  1832. 

1.  A  cette  enclume  je  compare  le  pays,  au  marteau  son  gouvernement 
Et  au  peuple  cette  plaque  de  fer  qui  se  tord  entre  les  deux. 
Malheur  au  pauvre  fer,  quand  seuls  des  coups  capricieux 

Le  battent  au  hasard,  et  que  nul  chaudron  ne  se  fait. 

2.  Je  vois  des  murs  qu'on  abat,  je  vois  des  murs  qu'on  élève. 
Ici  des  prisonniers,  là  encore  des  prisonniers,  et  beaucoup. 
Le  inonde  est-il  donc  une  immense  prison,  n'y  a-t-il  de  libre 
Que  le  fou  qui  fait  de  ses  cliaines  des  couronnes? 

3.  Tous  les  apôtres  de  la  Liberté  m'ont  toujours  déplu. 
Chacun  ne  cherchait  pour  soi,  au  fond,  cpie  la  licence, 
Veux-tu  délivrer  les  iiommes?  Ose  dabord  les  servir. 
Le  danger  qu'il  y  a  là,  veux-tu  le  savoir?  Essaie. 


I 


t 


LA   MORT   DE   GOETHE  165 

mondial  »,  conseiller  privé  du  duc  de  Weimar.  En  d837,  il  lui 
fait  une  large  part  dans  ses  Conférences  sur  la  littérature  alle- 
mande :  la  quatrième  étudie  <  la  Renaissance  de  la  littérature, 
Werther  et  Gœtz  de  Berlichingen  »  ;  la  cinquième  a  pour  titre  : 
«  Caractéristiques  de  la  nouvelle  littérature  allemande,  Faust, 
les  philosophes  :  Kant,  Fichte,  Schelling,  Art  et  Croyance, 
Goethe.  »  De  nombreuses  réminiscences  attestent  jusqu'en  1840 
le  persistant  prestige  du  poète.  Carlyle  avait  écrit  à  Sterling, 
le  25  décembre  1837  :  <  Nous  sommes  loin  l'un  de  l'autre 
maintenant,  mais  je  bénirai  toujours  sa  mémoire  comme  celle 
d'un  libérateur  de  la  mort.  » 


CHAPITRE  V 
l'influence  de  gœthe  sur  la  pensée  de  carlyle 


Sartor  resartus.  —  La  métaphysique  de  Carlyle,  compromis  itit^onscient 
entre  l'idéalisme  de  Fichte  et  le  pantliéisraè  natm-aliste  de  GoHlie:  les 
deux  notions  principales,  l'idée  divine  du  monde,  l'universel  devenir. 
—  La  religion  de  Carlyle.  Optimisme  gœthéen  et  calvinisme  puritain. 
Passé  et  Présent.  —  La  morale;  la  leçon  d'a^célisme  et  l'évangile  de 
l'action.  —  La  conception  de  l'histoire  (la  distinction  gœthéenne  entre  les 
époques  positives  et  les  époques  négatives,  le  Culte  des  héros,  l'abandon 
de  Gœthe).  —  L'interprétation  morale  dans  la  critique.  —  Conclusion  ; 
la  transformation  de  Gœthe  dans  l'esprit  de  Carlyle. 


«  And  knowest  thou  no  prophet, 
even  in  the  veslure,  environment 
and  dialect  of  this  âge?  None  to 
whoni  the  Godlike  had  revealed 
itseif,  through  ail  the  meanest  and 
highest  forms  of  the  Coramon...  I 
know  bim  and  name  biœ.  Goethe.  > 

{Sartnr  resartus.  The  Edim- 
burgh  Edition,  p.  175.) 


Après  avoir  suivi  Carlyle  pas  à  pas  dans  ses  études  alle- 
mandes, après  avoir  indiqué  chaque  fois  ses  acquisitions  nou- 
velles, il  nous  reste  à  nous  demander  quelles  sont  les  grandes 
idées  qu'il  a  découvertes  (ou  qu'il  a  cru  découvrir)  en  Gœthe. 
Il  n'est  pas  nécessaire  de  revenir  ici  sur  l'influence  psycholo- 
gique de  Gœthe,  nous  avons  vu  ailleurs  le  rôle  que  joua  sa 
pensée  dans  la  formation  profonde,  dans  la  «  conversion  mo- 
rale »  de  Carlyle.  Et  il  ne  s'agit  pas  davantage  de  résumer  les 
résultats  déjà  fixés.  Il  faut  regarder  sans  doute  vers  le  passé, 
mais  surtout  scruter  l'avenir. 

Sans  oublier  les  Essais,  les  travaux  de  critique  littéraire  qui 
donnent  aux  Années  d'apprentissage  leur  rythme  particulier,  leur 
allure  impatiente  et  pourtant  soumise  encore,  abordons  main- 


L'INFLUENCE   DE    G01:THE  167 

tenant  les  anne'es  d'apostolat  personnel,  gardons  le  souvenir, 
l'écho  des  prédications  gœthéennes,  mais  cherchons  à  retrouver 
la  voix  de  Gœlhe  dans  les  nouvelles  affirmations.  Il  faut  exa- 
miner, de  ce  point  de  vue,  la  métaphysique  de  Carlyle,  sa  reli- 
gion, sa  morale,  sa  conception  de  l'histoire  et  de  la  critique. 
Sartor  resarlus  (1736),  son  autobiographie  fumeuse  et  tour- 
mentée, est  un  évangile  de  pensée  et  d'action,  et  c'est  là  que  se 
dégagent  le  plus  nettement,  sous  l'incohérence  de  l'exposé,  les 
obligations  intellectuelles  de  Carlyle.  Ajoutons  encore  à  l'essai 
intitulé  :  Caractéristiques,  le  Culte  des  Hiros  (1840)  et  Passé  et 
Présent  (1843). 

La  métaphysique  de  Carlyle  et  sa  conception  de  l'histoire 
sont  inséparables  :  au  premier  abord,  elles  semblent  se  ratta- 
cher uniquement  aux  doctrines  de  Kant  et  de  Fichte.  «  Ce  vaste 
décor  du  temps  et  de  l'espace  dont  Kant  avait  montré  l'irréalité, 
dit  M.  Cazamian,  la  présence  cachée  de  l'émanation  divine  vint 
le  soutenir  dans  l'abîme  vide  et  sans  cesse  le  renouveler;  le 
monde  sensible,  tout  pénétré  d'un  rayonnement  surnaturel,  prit 
une  valeur  d'emblème;  en  formules  toujours  changeantes,  les 
âges  de  l'humanité  s'efforcèrent  d'interpréter  le  sens  caché  des 
choses,  et  les  grands  hommes,  prêtres,  penseurs,  écrivains, 
eurent  pour  tâche  de  leur  expliquer  ce  mystère.  »  Tout  Carlyle 
est  là,  et  c'est  précisément  aussi  la  doctrine  de  Fichte  (1),  telle 
qu'elle  apparaît  résumée  dans  l'essai  sur  VÉtat  de  la  littérature 
allemande.  Dès  lors  où  est  l'apport  de  Gœthe?  La  métaphysique 
de  Carlyle  repose  sur  deux  conceptions  germaniques  :  le  pan- 
théisme idéaliste  et  la  théorie  de  l'universel  devenir.  Gœthe 
aida  Carlyle  à  imaginer  la  première,  il  lui  en  fournit  Vexpressionj 
la  forme.  Il  lui  apporta  d'autre  part  la  confirmation  de  la  seconde, 
il  lui  en  montra  l'application  dans  les  sciences  et  dans  la 
poésie. 

«  Il  n'y  a  pas  d'espace  ni  de  temps,  ditTeufelsdrôckh,  au  cha- 
pitre VIII  de  Sartor  resartus  :  «  le  Monde  débarrassé  de  ses  vète- 

(1)  Ueber  die  Beslimmung  des  Gelehrdn  (d794).  Veber  das  Weseii  des 
Gelehrten  (1805). 


168  G(BTHE   EN   ANGLETERRE 

ments.  »  Nous  sommes,  nous  ne  savons  quoi,  des  étincelles  de 

lumière  flottant  dans  l'éther  de  la  Déité.  De  sorte  que  ce  monde 

qui  semble  si  solide,  après  tout  ne  serait  qu'une  image  aérienne, 

que  notre  Moi  serait  la  seule  réalité,  et  que  la  nature,  avec  sa 

multiforme  production  et  destruction,  ne  serait  que  le  réflexe  de 

notre  force  intérieure,  «  la  fantaisie  de  notre  rêve  »  ou  ce  que 

l'Esprit  de  la  Terre  dans  Faust  appelle  la  robe  vivante  et  visible  de 

la  Divinité  : 

«  In  Lebensfluten,  im  Tatensturm, 

Wall'ich  auf  und  ab, 

Webe  hin  und  ber! 

Geburt  und  Grab, 

Ein  ewiges  Meer, 

Ein  wechselnd  Weben, 

Ein  glùhend  Leben, 
So  schaff'ich  am  sausenden  Webstuhl  der  Zeit, 
Und  wirke  der  Gottheit  lebendiges  Kleid.  » 

«  Dans  les  flots  de  la  vie,  dans  l'orage  de  l'action, 

Je  monte  et  je  descends, 

Je  flotte  ici  et  là. 

Naissance  et  tombeau. 

Mer  éternelle, 

Tissu  changeant. 

Vie  ardente. 
Ainsi  je  travaille  sur  le  bruyant  métier  du  Temps 
Et  tisse  le  manteau  vivant  de  la  Divinité.  » 


11 


Fichte  avait  parlé  de  «  lidée  divine  du  Monde  »,  de  la  réalité 
suprême  qui  vit  au  fond  des  apparences.  Mais  qu'était-ce  pour 
Carlyle,  sinon  une  abstraction?  Il  réclame  autre  chose.  Goethe 
déroule  devant  lui  la  grande  vision  attendue,  Kant  avait  dit  :  le 
Moi  organise  le  monde,  il  le  fait  rentrer  dans  ses  catégories, 
dans  les  cadres  illusoires  du  Temps  et  de  lEspace.  Fichte  va 
plus  loin  et  dit  :  le  Moi,  en  s'afflrmant,  se  limite  et  crée  le 
monde.  Il  n'y  a  qu'une  souveraineté  absolue  en  nous  et  au 
dehors  de  nous,  celle  de  l'esprit.  Et  c'est  bien  là  aussi  l'affirma- 
tion de  Carlyle  :  l'homme  n'est  pas  un  rouage  sans  âme  dans  le 
mécanisme  de  la  nécessité,  il  est  l'expression  mt^me  de  l'idée 
divine,  le  miroir  qui  la  reflète,  l'aclivité  qui  l'affirme;  son 
esprit  forme  de  la  pensée  éternelle,  participe  à  son  auguste 


r 


L'INFLUENCE    DE    GOETHE  169 

réalité.  Il  n'y  a  en  nous  comme  au  fond  des  choses  qu'une 
réalité  :  celle  de  l'Idée.  Et  cette  idée,  cette  raison,  cette  loi  des 
kantiens,  c'est  pour  Carlyle  le  Dieu  de  Gœthe,  l'activité  vivante 
sous  le  tissu  éternel  et  mouvant  des  phénomènes.  Son  pan- 
théisme idéaliste  s'exprime  dans  la  merveilleuse  image  du  Faust 
et  cette  image  devient  le  symbole  fondamental  de  Sartor 
resartus.  Carlyle  ne  peut  admettre  «  le  dieu  absent,  assis  pares- 
seusement depuis  le  dernier  Sabbat,  à  Textérieur  de  l'univers 
et  le  regardant  aller  ».  H  se  souvient  des  vers  de  Gœthe  dans 
son  recueil  :  Dieu  et  Monde  : 

«  Que  serait  un  Dieu  qui  donnerait  seulement  l'impulsion  du 
dehors,  qui  ferait  tourner  l'univers  en  cercle  autour  de  son 
doigt?  Il  lui  sied  de  mouvoir  le  monde  de  l'intérieur,  de  porter 
la  nature  en  lui,  de  résider  lui-même  dans  la  nature,  si  bien 
que  ce  qui  vit  et  opère  et  existe  en  lui  n'est  jamais  dépourvu 
de  sa  force,  de  son  esprit.  »  Pour  Carlyle  aussi  la  matière  est  la 
manifestation  de  l'idée.  La  chose  visible,  qu'est-elle  donc,  sinon 
un  habit,  un  vêtement  de  l'Invisible,  un  emblème.  Le  langage, 
la  poésie,  les  arts,  l'Église  ne  sont  que  des  symboles,  «  la  société 
fait  voile  à  travers  l'infini,  portée  sur  un  vêtement  comme  sur 
un  manteau  de  Faust  ».  Gœthe  fournit  à  Carlyle  l'expression, 
l'image,  infidèle  d'ailleurs,  de  son  panthéisme  fichtéen.  Il  laide 
à  formuler  sa  philosophie. 

La  nature  n'est-elle  pas  pour  le  poète  un  empire  harmonieux 
de  forces  qui  s'expriment  sous  des  formes,  sous  des  apparences 
variées,  une  échelle  infinie  que  gravissent  et  que  descendent 
éternellement,  en  portant  les  seaux  d'or  de  la  vie,  les  esprits 
mélodieux?  Gœthe  réconcilie  dans  une  adoration  panthéisi 
l'esprit  et  la  matière.  Mais,  et  c'est  là  qu'il  se  sépare  de  F 
il  ne  détruit  pas  la  matière  ;  elle  n'est  pas  seulement  une  pure 
apparence,  une  illusion,  elle  est  la  vie  même  de  la  divinité. 
Matière  et  pensée  sont  pour  lui,  comme  pour  Spinoza,  deux 
aspects  de  l'Infini.  L'esprit  et  la  nature  sont  un  seul  et  même 
Dieu,  conçu  sous  deux  formes  difi'érentes,  ici  dans  l'unité  de  son 
essence  intelligible,  là  dans  la  multiplicité  de  ses  déterminations. 
L'esprit  n'est  que  la  nature  vue  du  côté  des  idées,  la  nature 
n'est  que  Tesprit  vu  du  côté  de  la  réalité.  Elle  n'est  que  le 


ithéiste   \ 
Fichte,    \ 


470  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

développement  nécessaire  de  la  vie  divine,  elle  n'^est  pas,  comme 
la  philosophie  de  Fichte,  une  illusion,  une  fiction  jaillie  du  moi, 
créée  par  lui,  dès  qu'il  se  «  pose  » . 

L'image  gœthéenne,  dont  Carlyle  s'empare  fiévreusement,  ne 
correspond  donc  pas  exactement  à  l'idée  de  Fichte  :  elle  im- 
plique un  Dieu-nature,  un  panthéisme  où  le  monde  ne  s'éva- 
nouit pas  dans  l'insoutenable  lumière  de  l'esprit,  mais  au  con- 
traire subsiste  à  côté  de  l'esprit,  l'exprime  et  le  prolonge. 

Fichte  développe  une  métaphysique  strictement  idéaliste  qui 
surgit  du  moi  au  lieu  de  descendre  de  la  divinité.  Gœthe^ 
comme  Spinoza,  replonge  l'esprit  humain  dans  le  sein  de  la 
substance  dont  la  matière  et  la  pensée  ne  sont  que  les  attributs. 
L'un  découvre,  en  même  temps,  au  fond  de  l'esprit  et  des 
choses,  l'idée  divine  du  monde,  la  réalité  suprême,  mais  c'est 
en  déchirant,  d'un  geste  irrité,  le  voile  mensonger  de  la  nature. 
L'autre  qui  est  un  poète  sent  toute  la  beauté  des  apparences, 
ne  se  résigne  pas  à  n'y  voir  que  des  magnificences  fallacieuses, 
des  sortilèges  méprisables;  la  nature  lui  paraît  sacrée,  elle  est 
l'expression,  la  manifestation  même  de  Dieu;  et  son  panthéisme 
naturaliste,  dilaté  par  une  joie  saine,  par  un  grand  amour  de  la 
vie,  ne  se  plie  pas  à  l'idéalisme  rigide  des  doctrines  de  Fichte. 
Mais  Carl3ie  n'est  pas  un  métaphysicien  :  il  ne  se  rend  pas 
compte  que,  si  la  philosophie  de  Goethe  est  plus  colorée,  plus 
poétique  que  celle  de  Fichte,  c'est  précisément  parce  qu'elle 
embrasse  en  une  indulgente  effusion  tous  les  royaumes  de  la 
matière,  au  lieu  de  sisoler  sur  les  cimes,  sous  le  vent  purifica- 
teur de  l'idée.  11  voit  tout  simplement  en  Fichte  et  en  Gœthe 
deux  prophètes  d'une  même  religion  :  leurs  panthéismes  si  dif- 
férents lui  semblent  deux  formes.  Tune  abstraite,  l'autre  Ima- 
ginative, de  la  même  pensée,  et  c'est  pourquoi  son  esprit, 
avide  de  symboles  et  assoiffé  de  certitudes,  met  l'expression 
gœthéenne  au  service  de  la  métaphysique  idéaliste. 

N'avoir  pas  fait  cette  distinction  n'entraîie  d'ailleurs  aucune 
incohérence  dans  le  reste  de  la  doctrine.  Quelle  que  soit  l'es- 
sence même  de  Dieu,  qu'il  soit  l'Idée  victorieuse  des  apparences 
ou  la  vie  profonde  de  la  nature  et  de  l'esprit,  la  pensée  pure 
qui  exclut  la  matière  ou  la  substance  spinoziste  qui  réconcilie 


L'INFLUENCE    DE    GOETHE  471 

en  elle  la  matière  et  la  pensée,  il  se  manifeste  sans  cesse  à  Ira-  l 
vers  le  monde,  et  c'est  là  l'important.  Il  s'exprime,  non  seule- 
ment dans  un  riche  et  merveilleux  univers,  mais  aussi  dans 
l'humanité  et  les  événements  de  l'histoire.  Gœthe  l'admet  aussi 
bien  que  Fichte,  et  c'est  là  l'essentiel  de  la  philosophie  de  Car- 
Ij'le.  Dieu  dans  la  nature,  dans  l'homme  et  dans  le  temps,  c'est 
le  but  de  sa  recherche  passionnée.  Lorsqu'il  le  découvrira,  il 
emploiera,  pour  le  révéler,  le  langage  poétique  du  voyant.  Lui 
qui  admire  tant  «  l'intelligence  emblématique  »  de  Gœthe,  sa  ^ 
tendance  à  douer  «  de  forme,  de  vie,  l'opinion,  le  sentiment  qui 
l'occupent  »,  en  un  mot,  sa  puissante  faculté  poétique,  intuition 
lucide  et  vision  pittoresque,  il  écrit  la  symbolique  philosophie 
des  vêtements.  «  Son  originalité  philosophique,  ditM.  Cazamian, 
consiste  dans  la  transposition  imaginative,  non  dans  la  décou- 
verte des  idées.  Il  a  pris  mieux  conscience  de  ce  besoin  et  de  ce 
don  en  l'analysant  chez  Gœthe.  » 

Il  trouva  également  dans  l'œuvre  de  Gœthe,  exprimé  sous    L' 
une  forme  précise,  ce  sentiment  du  devenir  universel  qui  était 
au  fond  de  toute  la  pensée  allemande.  De  Herder  il  avait  appris 
les  grands  mouvements  de  l'humanité  en  marche;  il  connaissait 
le  rythme  métaphysique  mis  par  Fichte  à  l'origine  des  choses, 
et  indirectement  la  dialectique  de  Hegel,  son  déroulement  de 
thèses  et  d'antithèses  à  travers  le  monde  de  la  pensée  et  de   , 
l'histoire.  Gœthe  affirmait  le  progrès  des  formes  et  des  êtres,  la    \ 
transformation  nécessaire  des  espèces  vivantes  et  la  métamor-    ' 
phose  des  plantes.  Il  savait  que  derrière  les  apparences  chan- 
geantes subsistent  les  formes  éternelles.  Tantôt  il  insistait  sur 
l'écoulement,  la  fluctuation  incessante  des  choses,  comme  dans 
cette  poésie  de  son  recueil  :  Dieu  et  Monde.  «  Pour  se  retrouver 
dans  rinfmi,  l'individu  s'évanouit  volontiers...  Il  faut  que  tout 
être  se  meuve,  qu'il  glisse  en  créant,  qu'il  se  forme  d'abord, 
puis  se  transforme;  s'il  semble  se  reposer  un  moment,  ce  n'est 
qu'une  apparence.   L'essence  éternelle  se  meut  sans  cesse  en 
toutes  choses,  car  tout  doit  tomber  dans  le  néant,  s'il  veut  per- 
sévérer dans  l'être.  »  Tantôt,  comme  au  début  de  sa  poésie  : 
Testament,  il  affirme  au  contraire,  en  face  de  cette  existence  pas- 


472  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

sagère,  la  durée  du  principe  suprême,  léternité  de  l'activité 
divine  :  «  Aucun  être  ne  peut  tomber  dans  le  néant,  l'.essence 
éternelle  ne  cesse  de  se  mouvoir  en  tous,  attachez-vous  à  l'exis- 
tence avec  bonheur.  L'existence  est  éternelle,  car  des  lois  con- 
servent les  trésors  vivants  dont  l'univers  a  fait  sa  parure.  » 
Goethe  anime  Tabstraction  spinoziste,  il  applique  à  la  nature 
l'idée  du  développement,  il  considère  le  monde,  selon  les 
expressions  deTaine,  «  comme  une  échelle  de  formes  et  comme 
une  suite  d'états  ayant  en  eux-mêmes  la  raison  de  leur  succes- 
sion et  de  leur  être,  enfermant  dans  leur  nature  la  nécessité  de 
leur  caducité  et  de  leur  limitation,  composant  par  leur  ensemble 
un  tout  indivisible  qui,  se  suffisant  à  lui-même,  épuisant  tous 
les  possibles  et  reliant  toutes  choses  depuis  le  temps  et  l'espace 
jusqu'à  la  vie  et  la  pensée,  ressemble  par  son  harmonie  et  sa 
magnificence  à  quelque  Dieu  tout-puissant  et  immortel  (l)  ». 
Cette  même  idée,  il  l'applique  à  l'homme  dont  il  décrivit  dans 
Faust  et  dans  Wilhelm  Meister  le  développement  moral,  l'évolu- 
tion à  la  fois  individuelle  et  générale,  et  il  la  vérifia  par  ses 
travaux  scientifiques,  ramenant  tous  les  os  du  squelette  à  une 
vertèbre  unique,  tous  les  organes  des  plantes  à  un  type  primitif 
et  idéal. 

Carlyle  reprit  l'idée  de  l'universel  Devenir,  et  l'énigme  du 
temps  hanta  sa  pensée  inquiète.  Il  eut  l'effroi  de  l'éphémère, 
l'hallucination  des  existences  trop  brèves,  météores  engloutis 
dans  la  nuit  éternelle.  Et  pourtant  il  savait  que  les  apparences 
doivent  mourir,  que  les  grandeurs  et  les  événements  du  siècle 
n'ont  de  valeur  que  par  la  souveraine  réalité  de  Tldée,  que  les 
étofi'es  tissées  par  l'homme  s'usent,  se  déchirent  et  tombent  en 
poussière,  que  les  croyances,  les  gouvernements,  les  Églises 
sont  emportées  dans  le  grand  tourbillon,  le  long  de  la  spire 
vertigineuse  où  se  réalise  en  sens  inverse  l'éternel  Devenir. 
l'ascension  de  la  vie.  En  môme  temps  qu'il  concevait  ce  chan- 
gement incessant,  il  savait  que  de  ce  passé,  toujours  quelque 
chose  subsiste.  11  le  dit  dans  ses  Caractéristiques  en  termes  qui 
rappellent  ceux  de  Goethe  :  «  Le  vrai  passé  ne  passe  pas.  Rien 

(i)  Hist  tire  d'  la  littérature  anglaise,  v.  273-4. 


L'INFLUENCE    DE    GOETHE  175 

de  ce  qui  avait  une  valeur  dans  le  passé  ne  meurt.  Ni  ve'rité  ni 
bien  réalisés  par  Thomme  ne  périssent,  ne  peuvent  périr,  mais 
tout  est  toujours  là,  et  reconnu  ou  non,  vit  et  agit  à  travers  des 
changements  sans  fin.  Si  toutes  les  choses,  pour  parler  le 
jargon  allemand,  sont  discernées  par  nous  et  existent  pour  nous 
dans  un  élément  de  temps,  par  conséquent  de  mort  et  de  muta- 
bilité, le  temps  lui-même  repose  sur  l'Éternité;  ce  qui  est  vrai- 
ment grand  et  transcendental  a  sa  base  et  substance  dans 
l'Eternité,  nous  est  révélé  comme  Éternité  sous  le  vêtement  du 
temps...  et  le  présent  est  la  somme  vivante  du  passé  tout 
entier.  »  Tout  se  meut  et  se  meurt,  mais  au  fond  rien  ne  change. 
L'univers  peut  rouler  dans  l'éther  sous  la  pluie  des  étoiles 
défuntes,  et  toujours  à  l'horizon  jailliront  des  étoiles  nouvelles. 
La  philosophie  du  perpétuel  écoulement  est  souvent  assombrie 
par  la  terreur  de  Tinconnu  et  du  mystère  où  s'engouffrent  les 
êtres,  et  Carlyle  n'a  pas  échappé  à  ce  sentiment  d'angoisse. 
Mais  elle  est  aussi  la  philosophie  du  Devenir,  de  la  réalisation 
divine,  et  chaque  fois  que  Carlyle,  à  l'exemple  de  Gœthe,  l'a 
conçue  sous  cette  forme,  il  a  triomphé  comme  lui  du  pes- 
simisme en  regardant  l'avenir.  «  Devant  nous  est  le  temps  sans 
bornes  avec  ses  continents  et  ses  eldorados  encore  incréés  et 
inconquis,  que  nous  avons,  oui,  nous-mêmes,  à  conquérir  et  à 
créer,  et  du  fond  de  l'Éternité  luisent  pour  nous  guider  de 
célestes  étoiles.  »  Et  Carlyle  cite  ces  vers  du  Dixan  :  «  Comme 
mon  héritage  est  magnifique  et  vaste!  Le  temps  est  mon  héri- 
tage; mon  champ,  c'est  le  temps  (!)•  » 

Le  panthéisme  de  Carlyle  n'est  pas  une  croyance  profonde  : 
c'est  une  attitude  philosophique.  Concevoir  Dieu  comme  l'acti- 
vité interne  ou  l'Idée  profonde  du  monde,  la  nature  comme  son 
expression  visible,  son  manteau  vivant,  l'homme  comme  son 
reflet,  sa  révélation,  c'est  là  une  philosophie  qui  attire  et  retient 
Carlyle,  qui  satisfait  à  la  fois  sa  raison  et  sa  sensibilité,  ses 
revendications  intellectuelles  et  ses  exigences  mystiques. 

Pourtant  ce  n'est  qu'une  philosophie  et  nous  savons  le  mé- 
pris de  Carlyle  pour  l'idéologie.  Sans  doute  l'intuition  est  pos- 

(1)  Jubil.  Ausg.,  V,  p.  55. 


174  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

sible  pour  les  héros,  la  raison  transcendante  peut  franchir  les 
bornes  qui  limitent  l'entendement,  mais  l'humanité  tout  entière 
aura-t-elle,  comme  un  Gœîhe  ou  un  Fichte,  la  révélation  directe 
de  Dieu?  Non,  la  métaphysique  est  insuffisante  :  elle  n'a  qu'une 
valeur  négative.  Elle  a  tué  l'ironie  sceptique  et  anéanti  le  maté- 
rialisme, elle  rend  possible  l'avènement  de  la  croyance.  Là  où  la 
philosophie  s'arrête  commence  la  religion.  Carlyle  n'est  pan- 
théiste qu'à  demi  :  son  âpre  besoin  de  soutien  moral,  de  disci- 
pline, l'entraîne  à  chaque  instant,  des  hauteurs  où  il  bâtissait 
orgueilleusement  son  temple,  vers  l'église  chrétienne  de  la 
plaine  où  avaient  prié  ses  ancêtres.  Goethe  écrivait  à  Jacobi 
en  1813  :  «  Je  ne  puis,  avec  les  multiples  besoins  de  mon  être, 
me  contenter  d'une  seule  façon  de  penser.  Comme  artiste  et 
comme  poète,  je  suis  polythéiste;  panthéiste  au  contraire  en 
tant  que  naturaliste.  Ma  personnalité  d'homme  moral  exige- 
t-elle  un  Dieu?  Je  donne  encore  satisfaction  à  ce  nouveau 
besoin.  »  Carlyle  obéit  au  même  instinct  profond.  La  philoso- 
phie ne  lui  suffit  plus  :  il  ouvre  la  Bible.  Mais  là  encore  il  n^ou- 
blie  pas  Goethe;  si  paradoxal  que  cela  puisse  sembler,  son 
christianisme  s'appuie  plus  d'une  fois  sur  l'autorité  du  poète. 

* 
*   * 

Dans  son  essai  sur  Voltaire,  Carlyle  apprécie  la  valeur  du 
christianisme.  Il  est  sûr,  dit-il,  de  ne  pas  risquer  une  assertion 
nouvelle,  mais  «  de  reporter  simplement  ce  qui  est  déjtà  la  con- 
viction du  plus  Grand  de  notre  époque  »,  en  affirmant  que  la 
religion  chrétienne  ne  pourra  plus  passer,  qu'elle  durera  à  tra- 
vers tous  les  temps  sous  une  forme  ou  autre,  qu'il  est  écrit, 
dans  le  cœur  de  l'homme  comme  dans  l'Écriture  :  t  Les  portes 
de  l'enfer  ne  prévaudront  point  contre  elle.  »  Si  cette  foi  s'obs- 
curcit dans  la  mémoire  des  hommes,  sous  la  nuit  des  passions  et 
des  illusions,  elle  «  trouvera  toujours,  dans  chaque  àme  pure, 
dans  chaque  Sage,  un  nouveau  missionnaire,  jusqu'à  ce  que  le 
grand  livre  de  l'histoire  universelle  soit  fermé,  jusqu'à  ce  que 
les  destinées  de  l'homme  soient  accomplies  sur  cette  terre  ». 
Carlyle  ne  fait  que  développer  ici  un  passage  du  Divan  dans 


L'INFLUKNCE    DK    GOETHE  173 

les  notes  consacrées  à  xMahmud  de  Gasna.  <  Il  faut  louer  très 
haut,  dit  Goethe,  le  christianisme  dont  la  pure  et  noble  origine 
se  manifeste  toujours  à  travers  les  siècles,  car  après  les  plus 
grands  égarements  où  l'a  entraîné  l'homme  aveugle,  il  se  relève 
«t  s'affirme  à  nouveau,  en  tant  que  mission,  communauté  fami- 
liale et  fraternelle,  pour  la  satisfaction  des  besoins  moraux  de 
l'humanité.  »  Ici  encore  Garlyle  perçoit  comme  Goethe,  sous  la 
transformation  des  rites  et  la  variété  des  confessions,  la  durée 
et  l'unité  vivante  du  christianisme. 

Mais  sur  son  caractère  essentiel,  Garlyle  et  Goethe  se  sépa- 
rent. Ainsi  qu'il  le  dit  au  XV«  livre  de  Poésie  et  Vérité,  Goethe 
abandonna  le  piétisme  de  Francfort,  assombri  par  la  doctrine 
augustinienne  du  péché  originel  et  de  la  prédestination,  pour 
se  rapprocher  de  l'optimiste  croyance  de  Pelage  et  se  faire  «  un 
christianisme  à  son  usage  personnel  ».  Plus  tard  son  impérieux 
désir  de  culture  et  d'expérience  l'entraînera  vers  une  joyeuse 
sagesse  antique.  Au  contraire,  Garlyle  croyait,  comme  John  Knox 
et  Cromwell,  à  l'imperfection  de  la  nature  humaine.  De  toute 
son  âme  presbytérienne,  il  avait  l'horreur  du  péché.  11  avait 
beau  s'incliner  avec  reconnaissance  et  ferveur  devant  le  mys- 
tère divin  de  la  création,  adorer  dans  l'âme  immortelle  le  reflet 
de  la  Divinité  (ceci  était  l'exigence  de  son  esprit,  le  résultat  de 
ses  méditations  philosophiques),  il  était  torturé  par  son  scru- 
pule calviniste,  et  son  cœur  se  remplissait  d'etTroi  à  la  pensée 
de  l'éternelle  damnation  qu'il  évoquait  en  des  visions  dantes- 
ques. Il  hésita  toujours  entre  l'optimisme  gœthéen,  l'accepta- 
tion sereine  du  monde,  la  croyance  à  la  divine  nature  de 
l'homme,  et  le  pessimisme  ascétique,  la  peur  de  la  faute,  le 
besoin  d'expiation,  le  frémissant  et  douloureux  renoncement. 
Lorsque  sa  métaphysique  s'imprègne  de  religion,  lorsque  son 
idée  se  colore  d'un  sombre  sentiment  de  la  vie,  sa  certitude 
abstraite,  appuyée  sur  un  panthéisme  harmonieux,  vacille  et 
semble  s'écrouler.  Moniste  quand  il  réfléchit,  il  est  pluraliste, 
manichéen  quand  il  agit  et  quand  il  sent.  Toute  sa  philosophie 
décèle  ce  malaise;  elle  oscille,  selon  les  circonstances,  entre 
Goethe  et  Galvin,  entre  les  réconfortantes  intuitions  de  son 
esprit  et  les  âpres  revendications  de  sa  race  et  de  son  passé. 


176  GŒTHE   EN  ANGLETERRE 

Le  «  secret  ouvert  >,  dit-il  en  parlant  de  Gœthe  («  das  oflenbare 
Geheimnis  »  des  Années  de  voyage),  n'est  plus  un  secret  pour  lui, 
et  il  sait  que  l'univers  est  plein  de  bonté,  que  tout  ce  qui  a 
l'existence  a  la  beauté.  Dans  Passé  et  Présent^  il  définit  l'optimiste 
religion  que  lui  dicte  le  spectacle  du  monde  :  <  L'univers,  te 
dis-je,  est  régi  par  une  loi.  La  grande  âme  du  monde  est  juste 
et  non  point  injuste.  Plonge  tes  regards,  s'il  te  reste  des  yeux 
ou  une  âme,  dans  cet  immense  Incompréhensible  qui  n'a  point 
de  rivage  :  au  cœur  de  ces  tumultueuses  apparences,  de  ces 
complications,  de  ces  tourbillons  déchaînés  du  Temps,  n'aper- 
çois-tu pas,  silencieuse,  éternelle,  une  suprême  justice,  une 
suprême  beauté,  unique  réalité,  suprême  pouvoir  dirigeant  le 
tout?  Cela  n'est  pas  une  figure  de  rhétorique,  c'est  un  fait... 
Dans  le  cœur  de  qui  le  connaît,  ce  fait  s'enfonce  silencieux, 
terrible,  indicible.  Cet  homme  dira  avec  Faust  :  «  Qui  donc  ose 
Le  nommer...  (1).  Dans  le  temple  de  TÉternel,  qu'il  l'adore  en 
silence,  sil  ne  trouve  pas  les  mots  qu'il  faudrait...  «  Et  Carlyle 
termine  le  IIP  livre  de  Passé  et  Présent  par  le  Chant  du 
maçon  de  Gœthe,  poème  de  confiance  et  d'espoir  qui  s'élève 
entre  «  les  étoiles  silencieuses  »  et  les  «  silencieuses  tombes  », 
hymne  grave  à  la  liberté  humaine  et  au  courage  des  forts. 

«  Il  y  a  des  gens  qui  vous  regardent 

Dans  le  silence  de  rÉternité; 

Il  y  a  foule, 

0  braves,  pour  vous  récompenser. 

Travaillez  et  ne  désespérez  point.  » 

Mais  cette  religion  ne  parvient  pas  à  chasser  les  angoisses  et 
les  scrupules  du  calvinisme.  Le  christianisme  de  Carlyle  est 
tendu,  comme  un  voile  gris,  devant  le  décor  lumineux  quha- 
bite  la  sagesse  antique.  Gœthe  croit  à  la  bonté  de  l'homme  et  à 
la  beauté  de  l'univers,  Carlyle  veut  y  croire,  passionnément, 
mais  comme  l'a  dit  un  de  ses  critiques,  c'est  en  vain  que  brille 
au  loin  le  soleil  d'Ionie  :  sur  son  âme  attristée  pèse  la  malédic- 
tion du  Nord. 

(1)  G.  W.  Jubil.  Ausg.,  XIII,  149. 


L'INFLUENCE    DE   GOETHE  177 


*    * 


Cette  contradiction  entre  la  métaphysique  de  Carlyle  et  son 
protestantisme  s'explique  par  son  inquiétude  morale,  sa  haine 
invincible  du  péché.  Ce  qui  le  porte  à  douter  de  la  perfection 
humaine,  quelle  que  soit  la  valeur  divine  de  la  création,  c'est  le 
mal,  cest  l'immoralité  du  temps  :  il  ny  a  plus  de  saints,  de 
héros.  Et  la  voix  du  puritain  gronde  en  lui,  étouffant  les  affir- 
mations du  penseur.  La  divine  Idée  du  monde  de  Fichte,  le  Dieu- 
Nature  de  Goethe  disparaissent  dans  l'obscurité  des  métaphy- 
siques :  il  n'y  a  plus  devant  Carlyle,  parmi  les  flammes  aveu- 
glantes du  buisson  ardent,  que  le  Dieu  de  l'Ancien  Testament, 
celui  qui  dicte  et  qui  défend,  l'inspirateur  de  Moïse,  mais  aussi 
celui  disaïe  et  d'Ézéchiel,  le  Jéhovah  vengeur.  Dès  lors, 
Carlyle  abandonne  la  colline  sereine  et  le  clair  portique  où 
Gœthe  accueillait  toutes  les  religions  de  l'idéalisme,  celle  des 
Grecs  et  celle  des  «  Renonçants  »,  celle  d'Iphigénie  et  celle  de  la 
Province  pédagogique.  11  descend  vers  les  villes  noires,  les  vallées 
de  la  misère  et  du  vice;  tel  un  prophète  biblique,  il  prêche  la 
pénitence  et  il  menace  les  hommes  de  la  colère  divine.  11  a  oublié 
les  vers  du  poète  : 

«  Allen  Sûndern  wjrd  vergeben 
Und  die  HôUe  nicht  mehr  sein!  » 

«  A  tous  les  pécheurs  il  sera  pardonné  et  TEnfer  n'existera 
plus.  » 

Dans  Sartor  resartus,  au  chapitre  du  Oui  éternel,  Carlyle 
chante  la  résurrection  intérieure  due  à  Gœthe.  11  s'appuie  sur 
le  passage  déjà  cité  de  Wilhehn  Meister  et  il  en  tire  toute  sa 
morale.  «  Quel  acte  de  législation  a  jamais  décrété  que  tu 
dusses  être  heureux?  Il  y  a  seulement  un  moment,  tu  n'avais 
aucun  droit  à  l'existence...  Ferme  ton  Byron,  ouvre  ton  Gœthe.  » 
Sans  doute  Byron  se  révolte  et  Gœthe  recommande  le  courage, 
l'acceptation  de  la  destinée,  mais  comme  on  l'a  déjà  vu,  cette 
soumission  n'est  pas  la  mortification,  l'ascétisme.  Le  devoir 

12 


Il 


178  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

pour  Gœthe  consiste  à  aimer  ce  qu'on  se  commande  à  soi- 
même  :  il  adapte  sa  sensibilité  à  son  instinct  artistique  d'une 
part,  et  à  sa  croyance  métaphysique  de  l'autre. 

Le  panthéisme  de  Gœthe  entraîne  la  soumission  des  fornjes 
inférieures  aux  formes  supérieures,  l'individu  doit  s'insérer  à 
sa  place  dans  la  trame  du  monde  :  l'homme  doit  contribuer  à 
l'harmonie  de  l'univers;  il  doit  mettre  son  activité  au  service 
de  tout(«  Tâtigkeit  im  Dienste  desGanzen  »  (1).  ^lais  ce  culte  du 
devoir  est  identique  à  celui  de  la  beauté  :  si  Gœthe  donne,  dans 
l'ordre  scientifique,  une  telle  importance  à  l'unité  du  type  idéal 
que  les  êtres  particuliers  s'évanouissent  à  ses  yeux,  il  se  sou- 
vient avant  tout,  dans  l'ordre  moral,  de  la  grande  harmonie 
qui  recouvre  les  dissonances,  la  souffrance  et  la  laideur,  les 
modes  transitoires  et  négligeables  de  l'être.  Sa  philosophie  et 
son  esthétique  appellent  une  hiérarchie  des  formes,  et  son 
renoncement  est  accompagné  d'une  joie  profonde  :  «  Ame  du 
monde,  écrit-il,  viens  nous  pénétrer.  Pour  se  retrouver  dans 
l'infini,  l'individu  s'évanouit  volontiers.  S'abandonner  dans 
l'infini  est  une  ineffable  jouissance.  »  Au  contraire,  le  sacrifice 
que  demande  Carlyle  doit  être  douloureux.  La  souffrance  est 
un  absolu  :  par  elle  on  atteint  Dieu,  et  le  fameux  silence  de 
Carlyle  n'est  au  fond  que  la  capacité  d'endurance  et  de  douleur. 
Tandis  que  Gœthe  termine  noblement  une  longue  existence  heu- 
reuse, Carlyle  croit  avec  Schopenhauer  que  les  grands  pen- 
seurs sont  les  grands  souffrants  de  l'humanité  :  leurs  vies  sont 
encloses  «  dans  le  grand  empire  du  Silence,  plus  haut  que  les 
étoiles,  plus  profond  que  le  royaume  de  la  Mort  ».  Il  est  scan- 
dalisé lorsque  Sterling  lui  affirme  que  Gœthe  est  un  païen. 
Comme  le  dit  Matthew  Arnold,  il  fait  partout  et  toujours  pré- 
dominer rhébraïsme  aux  dépens  de  l'hellénisme.  Il  change 
inconsciemment  le  beau  précepte  de  Gœthe  (Confession  géné- 
rale) «  Im  Ganzen,  Guten,  Schonen,  résolut  zu  leben  (2)  >.  Et 
il  écrit,  à  la  fin  de  l'essai  sur  la  Mort  de  Gœthe  :  «  Vivre  résolu- 
ment dans  le  bon  et  le  vrai.  » 

La  morale  de  Carlyle  comme  celle  de  Gœthe  est  fondée  sur 

(1)  WUhclm   }fi'>ster. 

(2)  G    \V.  Jubil.  Ausg^  I,  82. 


LINFLUENCE   DE   GOETHE  179 

l'idée  d'une  évolution  personnelle  (1)  :  l'homme  se  fait  lui- 
même.  La  moralité  est  une  conquête,  elle  marche  par  étapes. 
Wilhelm  Meister  et  Faust  passent  du  trouble  à  l'harmonie,  Teu- 
felsdrôckh  s'achemine  du  Non  éternel  vers  l'Éternelle  affirma- 
tion. Mais  la  meilleure  préparation  est  encore  pour  Garlyle  la 
sainte  veillée  des  armes,  la  «  conversion  » .  Lorsque  l'âme  s'est 
ressaisie,  elle  peut  affronter  la  vie  et  le  travail.  Garlyle  répète 
sans  fin  les  préceptes  de  Gœthe  :  «  le  doute  ne  peut  être  aboli 
que  par  l'action  » ,  «  accomplis  le  devoir  qui  est  le  plus  proche  » , 
c'est-à-dire  :  vis  dans  l'actuel,  mets  ton  idéal  dans  ta  vie  au 
lieu  de  l'évoquer  dans  les  nues,  accomphs  ta  tâche  présente,  ne 
songe  pas  aux  obligations  futures,  n'enferme  pas  ton  existence 
dans  le  cadre  d'une  doctrine  abstraite,  mais  travaille,  crois  en 
toi,  sois  libre.  Cet  évangile  de  l'action  est  plus  gœthéen  que 
celui  du  sacrifice.  Le  Lothario  de  Wilhelm  Meister,  comme  le 
remarque  Garlyle  dans  Sartor,  découvre  que  «  son  Amérique  est 
ici  ou  nulle  part  ».  L'Abbé  pense  aussi  que  «  la  première  et 
dernière  chose  dans  l'homme,  c'est  l'activité  ».  Et  Garlyle 
répand  déjà,  dans  ses  Caractéristiques,  les  Maximes  qu'il  redira 
jusqu'à  sa  mort  :  «  L'homme  est  envoyé  ici-bas,  non  pas  pour 
questionner,  mais  pour  travailler...  La  fin  de  l'homme,  c'est 
l'action,  non  la  pensée...  Dans  l'action  seule,  nous  pouvons  avoir 
la  certitude.  »  Il  relie  la  sagesse  de  Gœthe  au  pragmatisme  con- 
temporain. 

La  conception  de  l'histoire,  chez  Garlyle,  reste  malgré  tout 
imprégnée  d'optimisme.  L'histoire  est  la  recherche  de  Dieu,  la 
réalisation  de  l'ordre  moral.  Il  y  a  des  époques  négatives,  celles 
de  doute,  dit  Garlyle  dans  son  essai  sur  Diderot,  mais  il  y  a 
aussi  des  époques  positives,  celles  de  croyance.  Garlyle  reprend 
ici  la  distinction  de  Gœthe,  dans  la  note  au  Divan  :  Israël  dans 
le  désert.  «  Toutes  les  époques  dans  lesquelles  règne  la  foi,  sous 
quelque  forme  que  ce  soit,  sont  brillantes,  élèvent  le  cœur  et 
sont  fécondes  pour  les  contemporains  et  la  postérité.  Toutes  les 

(1)  Cf.  L.  Cazamian,  Carlyle,  107. 


180  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

époques  au  contraire  dans  lesquelles  l'incroyance,  sous  quelque 
fornie  que  ce  soit,  affirme  une  pitoj^able  victoire,  sévanouissent 
aux  yeux  de  la  postérité,  parce  que  personne  n'aime  à  se  tor- 
turer pour  la  connaissance  de  ce  qui  est  infécond.  »  Pour  Car- 
lyle,  comme  pour  Gœthe,  la  foi  est  ici  comprise  dans  le  sens  le 
plus  large.  Ce  n'est  pas  l'adhésion  de  l'esprit  à  une  orthodoxie, 
mais  la  croyance  en  la  valeur  de  la  vie,  en  la  réalité  divine. 
Les  époques  négatives  ne  sont  d'ailleurs  pas  inutiles,  elles 
amènent  les  révolutions  qui  détruisent  les  faux  temples,  qui 
libèrent  la  société  de  ses  oripeaux  poussiéreux  et  de  ses  formes 
désuètes,  qui  consument  l'impureté  et  rendent  possible  «  la 
résurrection  du  Phénix  ». 

Dans  Sartor  resartus,  Carlyle  déploie  devant  nous  le  réseau 
des  vieilles  institutions,  l'étoffe  bariolée  qui  recouvre  les  reli- 
gions sans  âme,  la  tenture  illusoire,  jetée  par  les  constitutions, 
sur  les  royautés  infécondes  et  les  anciens  régimes.  Sans  doute, 
dit-il,  le  vêtement  de  la  religion  est  troué,  l'échafaudage  drapé 
de  la  société  branle  et  va  s'écrouler,  la  Révolution  française  a 
emporté  les  lambeaux  de  la  royauté,  le  monstre  de  l'utilitarisme 
bondit  à  travers  le  monde  et  écrase  de  son  large  sabot  les  palais 
et  les  temples,  mais  la  société  est  un  phénix  mystérieux.  Du 
feu  qui  brûlera  les  symboles  surannés,  les  rites  conventionnels, 
elle  surgira  régénérée,  tel  l'oiseau  des  dieux  qui  renaît  de  ses 
cendres  sur  le  bûcher  glorieux  et  s'envole  vers  l'âge  d'ar.  Il  ne 
faut  pas  désespérer,  il  faut  attendre  avec  confiance  :  les  cendres 
du  passé  cachent  des  filaments  organiques  autour  desquels  se 
solidifieront  bientôt  des  certitudes  et  déjà  un  prophète  des 
temps  nouveaux  a  élevé  la  voix  :  «  Et  ne  connais-tu  pas  de  pro- 
phète, même  dans  le  costume,  le  milieu  et  le  dialecte  de  cet 
âge?  Ne  connais-tu  personne  à  qui  le  Divin  se  soit  révélé,  à 
travers  toutes  les  formes,  basses  ou  nobles,  de  la  vie  ordinaire 
et  par  qui  il  ait  été  de  nouveau  prophétiquement  révélé  :  per- 
sonne dans  la  mélodie  inspirée  de  qui  la  vie  humaine,  même  en 
ces  jours  rassembleurs  de  haillons  et  brûleurs  de  haillons, 
recommence,  ne  fût-ce  que  vaguement,  à  être  divine?  Ne  con- 
nais tu  pas  cet  homme-là?  Je  le  connais  et  je  le  nomme  : 
Gœthe!  »  Ainsi  Gœthe,  qui  inspire  à  Carlyle  la  distinction  entre 


L'INFLUENCE   DE    GOETHE  481 

les  époques  négatives  et  les  époques  positives,  lui  apparaît 
encore  comme  le  rédempteur  du  Doute,  celui  qui  apporte  les 
révélations  nouvelles,  le  héros  écrivain  qui  conduit  l'humanité 
de  l'incroyance  aux  certitudes.  Grâce  à  lui,  Garlyle  entre  dans 
le  roj^aume  sacré  où  la  pfili)n/énésie  commence.  La  science 
n'explique  rien,  elle  est  dupe  de  l'espace  et  du  temps,  ces  fan- 
tasmagories de  la  pensée,  vastes  canevas  sur  lesquels  se  brodent 
toutes  nos  illusions,  rideaux  que  nous  tirons  devant  TÉternité. 
L'entendement  ne  suffit  pas  :  c'est  précisément  l'idée  que  Car- 
lyle  doit  trouver  dans  le  Conte  de  Gœthe.  Le  serpent  est 
impuissant.  Que  peut-il  sans  le  secours  du  divin  porteur  de 
lampe?  La  science  est  vaine  sans  l'intuition,  et  l'intuition^ 
Gœthe  en  est  le  plus  glorieux  exemple,  est  l'apanage  du  héros. 

a  Je  considère,  dit  Garlyle  dans  le  Culte  des  Héros,  que  depuis 
ces  cent  dernières  années,  le  plus  remarquable  de  beaucoup 
parmi  tous  les  écrivains  est  le  compatriote  de  Fichte,  Gœthe.  A 
cet  homme  aussi  fut  donnée  ce  que  nous  pouvons  appeler  une 
vie  dans  l'Idée  divine  du  monde,  une  vision  de  son  profond 
mystère  divin,  et  étrangement,  de  ses  livres,  le  monde  surgit 
une  fois  de  plus  à  l'image  de  Dieu,  atelier  et  temple  de  la  divi- 
nité. Tout  y  est  illuminé,  non  pas  de  la  redoutable  et  impure 
splendeur  d'un  Mahomet,  mais  d'un  doux  et  céleste  rayonne- 
ment. ■»  Pourtant  Garlyle  ne  range  pas  Gœthe  parmi  la  gran- 
diose hgnée  de  héros  qui  va  d'Odin  à  Napoléon.  En  dépit  de  ses 
efforts  personnels,  le  public  qui  se  presse  à  ses  conférences,  a 
de  Gœthe,  dit-il,  une  idée  trop  vague  pour  qu'un  examen  de 
son  œuvre  puisse  ici  être  utile.  Garlyle  se  résigne  à  parler  de 
Johnson,  de  Burns  et  de  Rousseau,  des  lutteurs  entravés,  par- 
fois vaincus  par  un  siècle  incrédule  où  les  charlatans,  les 
Gagliostro,  remplacent  les  héros. 

Gœthe  est  absent  du  Culte  des  Héros,  et  cette  absence  est  signi- 
ficative. Pendant  dix  ans,  Garlyle  a  célébré  le  culte  de  Gœthe. 
Bien  avant  les  Mahomet,  les  Luther,  les  Gromwell,  le  poète 
s'est  imposé  à  son  imagination.  Il  lui  est  apparu  comme  le 
héros,  le  seul  grand  homme  du  temps,  il  lui  a  donné  l'exemple 
vivant  qui  a  provoqué,  illustré,  confirmé  sa  théorie  de 
l'héroïsme.  Si  Garlyle  a  cru  si  profondément  au  héros  rédemp- 


182  GCETHE   EN   ANGLETERRE 

teur,  c'est quil  a  senti,  grâce  à  Gœthe,  toute  la  valeur,  toute  la 
force,  toute  l'efficacité  de  son  message.  L'héroïsme,  c'est  san& 
doute  une  idée  qu'il  a  trouvée  chez  Fichte,  mais  c'est  avant 
tout  une  expérience  qu'il  a  vécue,  au  contact  de  Gœthe.  Dès 
qu'il  choisit  le  terme  de  «  héros  »,  il  s'en  sert  pour  saluer  le 
poète.  Et  voici  que,  dans  son  Culte  des  Héros,  il  oublie  Gœthe? 
Sans  doute,  il  nous  donne  des  raisons  :  comment  parler  de  ce 
grand  homme  à  un  auditoire  qui  ne  le  connaît  pas?  Pourquoi 
l'exposer  à  être  mal  interprété? Comme  si  Carlyle  tenait  compte 
de  son  public?  Gomme  si  de  tels  égards,  de  tels  scrupules 
endiguaient  d'habitude  le  flot  de  ses  sentiments,  de  ses  idées? 
D'ailleurs  Gœthe  n'était  plus  si  totalement  ignoré  des  Anglais. 
Carlyle  a  livré  bataille  pour  lui  et  n'a-t-il  pas  écrit  en  1834  à 
Eckermann  que  la  bataille  était  gagnée  ?  Et  c'est  précisément 
à  ce  moment  qu'il  ignore  et  délaisse  celui  pour  qui  il  a  com- 
battu, qu'il  se  refuse  à  le  faire  sacrer.  11  ne  profite  pas,  il  ne 
veut  pas  profiter  de  la  victoire.  Pourquoi?  Il  y  a  une  raison 
plus  profonde  dont  il  ne  se  rend  peut-être  pas  compte  ou  qu'il 
ne  veut  pas  s'avouer.  Si  ce  croyant  n'impose  plus  sa  croyance, 
c'est  qu'il  ne  croît  plus.  Gœthe  a  sauvé  Carlyle,  mais  Carlyle 
sauvé  a  quitté  Gœthe.  Il  est  retourné  à  Calvin.  Moniste  dans  sa 
métaphysique,  il  est  manichéen  dans  sa  religion,  il  proclame  l'ir- 
réductible combat  entre  le  bien  et  le  mal.  Ses  héros,  ce  sont,  en 
définitive,  des  lutteurs,  hommes  de  douleur  et  de  combat.  Ils  ne 
reflètent  pas  seulement  une  époque,  ils  la  dirigent,  et  malgré 
elle.  Gœthe  fut,  pour  Carlyle,  pendant  la  longue  gestation  de  la 
théorie  de  l'héroïsme,  l'encouragement  le  plus  précieux.  Il  lui 
parut  la  réalisation  de  l'idéal  fichtéen.  Mais  aux  yeux  du  puri- 
tain, l'idée  divine  est  aussi  le  Dieu  biblique.  Dieu  et  Devoir  ne 
font  qu'un.  La  préoccupation  morale  et  religieuse  envahit  de 
nouveau  sa  pensée.  Son  héros,  dont  Gœthe  lui  avait  révélé  le 
premier  aspect,  se  transforme,  se  diversifie.  Il  devient,  non  plus 
le  pur  voyant,  mais  le  guide  actif,  celui  qui  travaille  l'époque... 
le  Saint,  le  Prophète,  le  Prêtre,  le  Koi. 

La  personnaUté  de  Gœthe  pèse  cependant  d'un  grand  poids  sur 
certaines  interprétations  historiques  de  Carlyle.  Elle  détruit 
l'équilibre   de   ses  jugements,    entraîne    des  rapprochements 


L'INFLUENCE   DE    GOETHE  18$ 

arbitraires,  provoque  des  appréciations  partiales.  11  oppose  vio- 
lemment Goethe  et  Napoléon,  Gœthe  et  la  Révolution  française. 
Son  admiration  pour  le  génie  de  l'ordre  ne  fait  qu'augmenter; 
par  contraste,  son  mépris  pour  les  époques  de  dissolution^ 
comme  le  dix-huitième  siècle.  Le  spectacle  des  soubresauts 
populaires  lui  devient  d'autant  plus  odieux  qu'il  voit  toujours 
se  dresser,  calme  à  l'horizon,  la  haute  figure  du  Sage.  «  Une 
Révolution  française  est  un  phénomène,  dit-il  dans  Passé  et  Pré- 
sent :  en  temps  que  son  complément  et  son  exposant  spirituel, 
un  poète,  Gœthe,  en  est  pour  moi  un  autre.  »  D'un  côté  l'incendie 
du  vieux  monde,  de  l'autre  une  vie  de  beauté  et  de  vérité, 
l'héroïsme  précurseur  des  temps  nouveaux. 

* 

■*   * 

La  critique  littéraire  de  Carlyle  est  aussi  influencée  par  l'idée 
qu'il  se  fait  de  Gœthe. 

Avant  de  connaître  Wilhelm  Meister,  il  se  rallie  encore  à  la 
vieille  critique.  Son  Essai  sur  Faust  en  1822  est  une  étude  strie-  \ 
tement  littéraire  et  formaliste.  Il  blâme  l'incohérence  du  drame 
et  admire  son  lyrisme.  Dans  son  Essai  sur  Gœthe  de  1828,  il 
néglige  la  forme  pour  dégager  le  contenu,  il  choisit,  parmi  les 
œuvres,  celles  qui  lui  semblent  significatives.  De  critique,  il 
devient  disciple.  Enfin,  en  1832,  Gœthe  s'est  tellement  identifié, 
dans  son  esprit,  avec  le  héros,  qu'il  célèbre  avant  tout  l'héroïsme. 
De  disciple  il  devient  prophète  à  son  tour.  Et  sa  critique  litté- 
raire se  fond  dans  le  culte  des  héros. 

A  propos  de  chaque  poète,  de  chaque  écrivain,  il  se  demande 
en  quoi  son  œuvre  est  révélatrice,  instructive,  édifiante  même; 
et  il  est  forcément  très  dur  pour  un  sceptique  comme  Voltaire, 
ou  un  révolté  comme  Byron.  Par  suite  de  l'idée  fausse  qu'il  se 
fait  maintenant  de  Gœthe,  il  relie  indissolublement  l'art  et  la  ] 
morale.  Lui  qui  est  avant  tout  un  visionnaire,  un  romantique 
halluciné,  il  admire  la  plénitude  harmonieuse  plus  que  le  génie 
jaillissant.  La  beauté  n'est  guère  à  ses  yeux  que  l'équilibre. 
Gœthe  est  ainsi  indirectement  responsable  de  cette  méthode 
morale  qu'introduit  Carlyle  dans  ses  études  littéraires.  Il  fournit 


1S4  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

sans  s'en  douter  au  critique  un  canon  de  discipline  et  d'ensei- 
gnement spirituel  dont  son  pur  helle'nisme  ne  se  serait  jamais 
accommodé.  De  plus,  Carlyle  généralisa  son  expérience  person- 
nelle et  attribua  une  trop  grande  importance  au  rôle  de  l'écri- 
vain. Parce  que  les  paroles  du  poète  furent  pour  lui  un  ensei- 
gnement, il  crut  qu'elles  en  avaient  été  un  pour  tout  un  peuple, 
il  ne  se  doutait  pas  que,  parmi  les  «  quarante  millions  d'Alle- 
mands méditatifs  »,  les  deux  tiers  n'avaient  jamais  entendu  le 
nom  de  Gœthe,  qu'un  million  à  peine  connaissait  plus  ou 
moins  ses  œuvres.  Par  contre  (et  par  suite),  le  rôle  négatif  de 
Voltaire  lui  parut  plus  considérable  qu'il  n'avait  été  réellement  : 
il  crut  qu'il  avait  déchaîné  la  guerre  civile  en  France,  comme 
il  crut  que  Gœthe  avait  paisiblement  régné  sur  toute  la  nation 
allemande. 

Enfin  Gœthe  l'aida  à  préciser  sa  méthode  d'interprétation 
biographique.  Carlyle  avait  écrit  dans  son  essai  de  1828  : 
*  Considéré  comme  une  œuvre  d'art,  il  y  aurait  beaucoup  à  dire 
de  Meister,  mais  tout  ceci  est  au  delà  de  notre  intention  pré- 
sente. Ici  nous  examinons  principalement  l'œuvre  comme  un 
document  pour  l'histoire  de  l'écrivain.  »  Il  s'agit  donc  d'inau- 
gurer une  méthode  littéraire,  de  comprendre,  d'après  les 
œuvres,  la  vie  et  le  tempérament  de  l'écrivain,  et  c'est  ce  que 
Carlyle  a  scrupuleusement  fait.  Ne  prélend-il  pas  dans  l'essai 
sur  la  Mort  de  Gœthe  que  «  le  plus  important  élément  de  ce  que 
chaque  homme  accomplir,  c'est  sa  vie  »?  Même  au  risque  de  se 
contredire,  il  continue  à  se  servir  de  cette  méthode,  lorsqu'il 
aborde  d'autres  individualités  héroïques.  S'il  s'agit  d'une  œuvre 
d'art  construite  sur  l'expérience  comme  celle  de  Gœthe,  il  est 
naturel  d'employer  des  procédés  aussi  discursifs.  Mais  qu'il 
s'agisse  d'un  «  message  de  l'invisible  »,  d'une  inspiration  divine 
comme  chez  un  Mahomet  ou  un  Luther,  cette  méthode  a  moins 
de  sens.  Ce  qui  est  important  ici,  au  point  de  vue  fichtéen,  ce 
n'est  pas  l'homme,  le  prophète,  c'est  là  prophétie,  le  divin; 
dans  une  «  Vie  des  Saints  »,  il  faut  s'attacher  moins  aux  inter- 
prétations biographiques  qu'aux  significations  éternelles.  Peu 
importe  cette  contradiction.  Klle  s'explique  par  le  développement 
même  de  l'idée  du  héros.  La  méthode  historique  indispensable 


I 


L'Influi<:nce  dk  goethe  dss 

pour  étudier  l'homme  représentatif  d'une  époque,  serait  logi- 
quement impuissante  à  ex|)liquer  le  phénomène  du  Génie,  à  dé- 
chiiïrer  le  «  message  »  du  Héros,  la  «  révélation  de  l'Éternité  ^> . 
Mais  Goethe  a  donné  à  Garlyle  le  sens  de  la  valeur  humaine, 
il  lui  a  enseigné  l'importance  de  la  vie  dans  l'œuvre  littéraire,  j 
et  retenu  malgré  lui  par  cet  admirable  exemple  d'humanité, 
€elui-ci  s'occupe  finalement  moins  de  l'Éternité  qu'il  n'en  avait 
l'intention.  L'homme  l'intéresse  ici  autant,  sinon  plus,  que 
Dieu,  et  voilà  pourquoi  sa  critique  reste  riche  et  vivante. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  conception  sociale  de  Garlyle  qui  ne  %v^^ 
soit  enrichie  du  souvenir  de  Gœthe.  Le  poète  voyant  n'est  pas 
loin  du  héros-roi,  du  despote  éclairé.  11  peut  entrer  en  conflit 
avec  lui,  comme  Garlyle  l'écrivait  dans  son  journal  en  1831  (1). 
Mais  pourquoi,  au  contraire,  ne  l'aiderai t-il  pas  ?  L'aristocratie  du 
génie  ne  peut-elle  collaborer  avec  l'aristocratie  de  la  race  et  de  la 
terre,  pour  la  direction  du  peuple  ?  A  la  cour  du  duc  de  Weimar, 
dit  Garlyle  dans  Passé  et  Présent,  il  y  avait  «  quatre  héros  spiri- 
tuels, travaillant  au  service  d'un  noble  praticien  du  pouvoir, 
Wieland,  llerder,  Schiller  et  surtout  Gœthe  >.  Être  un  Gœthe 
à  la  cour  d'un  duc  de  Weimar,  n'était-ce  pas  le  rêve  de  Garlyle? 
Mais  ici  encore  il  ne  sort  pas  de  lui-même;  il  est  Écossais, 
presbytérien,  homme  de  clan  et  d'autorité.  Dans  l'activité 
sociale  de  Gœthe,  il  ne  voit  rien  qui  ne  s'accorde  avec  ses  i 
propres  conceptions  du  pouvoir  patriarcal  et  du  despotisme  ! 
éclairé. 

Telle  est  l'influence  générale  de  Gœthe  sur  Garlyle.  Gelui  ci 
la  subit,  au  fond  et  malgré  lui,  peut-être  toute  sa  vie.  Il  l'avoue 
cent  fois.  Rien  d'étonnant  à  cela  :  Gœthe,  c'est  son  idéal,  c'est 
lui-même  en  perfection.  Il  voit  réalisées  en  lui  ses  plus  ardentes 
espérances.  Il  cherche  à  retrouver  en  lui  ses  idées  les  plus 
chères,  une  métaphysique  idéaliste,  un  christianisme  large  et 
fécond,  un  évangile  moral  de  soumission  et  d'action;  longtemps 
il  le  contemple  avec  respect  comme  le  type  vivant  du  héros. 

vl)  Voir  plus  haut  chapitre  m. 


(I 


186  GCETHE   EN   ANGLETERRE 

Sans  doute  il  ne  voit  pas  dans  sa  personnalité'  les  aspects  qui 
ne  l'inte'ressent  pas  :  le  savant  et  l'artiste;  sans  doute  l'influence 
de  Goethe  s'est  toujours  exerce'e  sur  lui  à  la  faveur  d'une  inter- 
prétation tendancieuse,  d'une  déformation  de  sa  pensée.  «  Tou- 
jours le  même,  toujours  obstiné,  dit  Chesterton^  Carlyle  essaye 
de  donner,  à  grands  coups  de  marteau,  une  nouvelle  forme  à 
son  idole  plutôt  que  d'en  choisir  une  autre.  Il  exagère  de  plus 
en  plus  les  extravagances  d'un  style  imagé,  mais  barbare  et  tout 
à  fait  dépourvu  d'harmonie,  pour  louer  un  poète  qui  en  réalité 
représentait  le  classicisme  le  plus  calme  et  l'effort  de  l'esprit 
pour  rétablirenlui  l'équilibre  hellénique.  On  croirait  voir  un  hir- 
sute habitant  de  la  Scandinavie  en  train  de  décorer  une  statue 
grecque  que  le  flot  par  hasard  a  jetée  sur  son  rivage  (1).  » 
Carlyle  mutila,  barbouilla  l'idole,  très  sérieusement,  sans 
éclater  de  ce  gros  rire  violent  qu'on  pouvait  attendre  de  lui. 
Car  il  avait  ce  que  Goethe  ne  possédait  pas  :  le  sens  de  Ihumour. 
Mais  le  prestige  de  la  statue,  même  défigurée,  resta  si  grand 
qu^il  n'osa,  à  aucun  moment,  s'en  moquer.  Il  était  trop  heureux 
d'avoir  à  célébrer  un  culte.  Que  lui  importaient  les  défauts  de 
l'idole,  puisqu'elle  lui  avait  permis  d'édifier  un  temple  près  de 
la  mer  orageuse?  Carlyle  ne  voulut  pas  voir  les  faiblesses  et 
les  ridicules  de  Goethe  :  «  Pour  grand  poète  qu'il  soit,  continue 
Chesterton  avec  quelque  exagération,  Goethe  garde  jusqu'au 
bout  quelque  chose  de  légèrement  fat  dans  son  air  important, 
mi-sceptique,  mi-sentimental,  un  lord  Chambellan  de  politique 
pour  «  five  o'clock  »,  un  vieux  beau  sérieux,  un  Germain  de  la 
Germanie.  »  Mais  Goethe  et  la  métaphysique  allemande  béné- 
ficient, a  priori,  d'une  générale  indulgence.  Carlyle  ici  crut  sur 
commande,  parce  qu'il  s'agissait  avant  tout  de  croire.  Et  même 
quand  sa  croyance  s'affaiblit,  il  se  persuada  qu'elle  restait 
forte.  Son  appréciation  de  Goethe  ne  fut  ni  complète  ni  impar- 
tiale. Mais  pour  lui,  mais  pour  nous  cela  n'est  pas  essentiel.  Il 
ne  fit  aucun  efl'ort  pour  comprendre  l'épicurien,  il  fit  tous  ses 
efforts  pour  ne  pas  voir  l'égoïste.  Il  demanda  à  Goethe  ce 
dont  il  avait  besoin  :  l'intuition  religieuse,  des  préceptes  d'action 

(1)  The  Victorian  Age  in  literature,  p.  52,  53, 


^.! 


L'INFLUENCE   DE   GŒTHE  187 

et  les  grandes  images  poétiques  qui  donnent  aux  certitudes 
abstraites  un  contour,  une  couleur,  une  vie.  Fichte  éclaira  son 
esprit,  Goethe  le  peupla,  sous  la  lumière  nouvelle,  de  visions 
apaisantes.  11  lui  rendit  la  foi  dans  la  valeur  de  la  vie,  il  calma 
son  cœur,  affermit  sa  pensée;  bref,  comme  le  dit  Calvin  Thomas, 
il  fit  pour  le  jeune  Écossais  ce  que  le  Juif  Spinoza  avait  fait 
pour  lui-même. 


TROISIÈME  PARTIE 

DE    L'INTERPRÉTATION    DE    CARLYLE 
A  LA   COMPRÉHENSION    DE   LEWES 

(1825-1855) 


CHAPITRE   PREMIER 

GOETHE    ET    l'oPINION    ANGLAISE    (1825-1850) 


Personnalités  et  revues.  Jeffrey  et  la  Revue  d'Edimbourg.  La  critique  de 
Wilhelm  Meister{[S2^).  J.  Wilson  et  le  Blackwood's  Magazine.  \Y.  Maginn 
et  le  Fraser's  Magazine.  — ^  Les  indépendants  ;  De  Quincey,  l'article  sur 
W.  Meister  dans  le  London  Magazine  (1824),  l'étude  sur  Gœthe  dans 
l'Encyclopédie  britannique  (1837);  J.  Sterling;  ses  rapports  avec  Cari  vie. 
—  Les  publications  biographiques  après  les  études  critiques  :  Sarab 
Austin  et  les  Caractéristiques  de  Gœthe  (1832).  —  Les  traductions  de 
Poésie  et  Vérité  et  des  Entretiens  avec  Eckermann.  La  sagesse  de  Gœthe 
djins  son  œuvre  et  dans  sa  vie. 

«  Grasshoppers  had  before  chirped 
for  and  against  the  rumoured  foreign 
singer.  Bos  locutus  est.  >  J.  Sterling. 

{London  and  Westminster  Review. 
1840,  XXIIl,  26.) 


II  nous  faut  aborder  maintenant  les  contemporains  de  Carlyle, 
ses  amis  et  ses  confrères  de  la  critique.  On  doit  distinguer  ici  les 
écrivains  et  les  revues.  Un  Jeffrey,  un  John  Wilson  sont  repré- 
sentatifs d'une  opinion  collective,  ils  sont  liés  aux  périodiques 
qu'ils  dirigent,  mais  un  De  Quincey  reste  indépendant  :  conser- 
vateur, il  collabore  au  libéral  London  Magazine.  John  Sterling 
doit  également  être  étudié  à  part,  dans  sa  correspondance  avec 


490  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Carlyle.  Sarah  Austin  inaugure  la  série  des  publications  biogra- 
phiques sur  Goethe  :  la  critique  intuitive  de  Carlj^e  appelle  un 
complément  documentaire,  et  l'Angleterre  acquiert  peu  à  peu, 
après  l'interprétation  de  l'œuvre,  des  connaissances  détaillées 
sur  la  vie  du  poète. 

A  la  fm  du  dix-huitième,  Goethe  avait  été  surtout  malmené 
par  les  conservateurs  de  VAnti- Jacobin,  Canning,  EUis  et  Gifford. 
Sans  doute,  lorsque  ce  dernier  prit  en  main  la  direction  de  la 
Quarterly  Review  en  1809,  il  n'était  guère  plus  disposé  à  faire 
bon  accueil  à  «  l'étranger  »,  et  le  grand  périodique  tor)-  ne 
changea  vraiment  d'attitude  qu'avec  J.  G.  Lockharten  1826  (1). 
Mais  c'est  la  Revue  d'Edimbourg,  l'organe  de  F.  Jeffrey,  des  poli- 
ticiens radicaux  et  utilitaristes,  qui  dirigea  contre  Goethe  les 
attaques  les  plus  violentes.  On  se  rappelle  les  articles  de  Sir 
Francis  Palgrave  sur  Poésie  et  Vérité  en  1816.  Parmi  les  collabo- 
rateurs du  début  se  trouvaient,  à  côté  d'un  philosophe  bienveil- 
lant comme  Hamilton,  des  esprits  nettement  opposés  à  la  pensée 
allemande,  Jeffrey,  Th.  Brown,  Brougham.  Goethe  ne  devait 
attendre  d'eux  ni  pénétration,  ni  appui. 

h     * 


Ce  fut  Jeffrey  lui-même  qui  écrivit,  en  1825,  le  compte  rendu 
de  Wilhelm  Meister.  Il  expUque,  à  propos  du  roman,  les  diffé- 
rences profondes  qui  existent  entre  le  goût  des  Allemands  et 
celui  des  Anglais.  Wilhelm  Meister  passe  pour  être  «  la  plus 
grande  œuvre  de  leur  plus  grand  écrivain  ».  A  en  juger  par  sa 
préface,  le  traducteur  est  un  homme  de  talent,  et  on  peut  se 
fier  à  sa  version.  Et  pourtant  cet  ouvrage  n'a  rien  qui  justifie 
une  telle  admiration.  «  Il  nous  apparaît,  dit  Jeffrey,  éminemment 
absurbe,  puéril,  incongru,  vulgaire  et  affecté,  et  bien  que  ceci 

(4)  La  Quarterly  Bevictc  ne  publia  entre  1809  et  1831  que  trois  articles 
dignes  d'être  mentionnes  sur  la  liltfrature  allemande.  (Mme  de  Stat^U 
A.  W.  Schlegol;  le  Faust  de  Gonver  et  le  fragment  de  Shelley)  La  Revue 
d'Edimbourg,  tour  à  tour  hostile  ou  condescendante,  ignorante  en  tous  cas, 
rendit  compte  en  outre  des  Mimoirea  de  Gœihe  et  de  \\Hhe\m  Meister. 
Seul  le  Blackivood  se  fit,  dès  le  dét>ut,  le  défenseur  de  la  littérature  alle- 
mande. 


N 


GŒTHK    P:T   L'OPINION   ANGLAISE  491 

soit  compensé  par  de  grandes  facultés  d'invention  et  quelques 
traits  de  vivacité,  loin  d'atteindre  la  perfection,  il  est  du  com- 
mencement à  la  fin  une  oO'ense  flagrante  à  tout  principe  de 
goût  et  à  toute  règle  de  composition.  »  Le  ton  de  cet  article 
n'est  pas  toujours  aussi  tranchant.  Il  est,  en  général,  moins 
méprisant  que  celui  d'un  De  Quincey.  Jeffrey  n'attaque  pas,  il 
constate  et  il  regrette,  avec  une  indulgente  ironie.  Il  fait  la  part 
des  choses  :  le  roman  est  inégal,  mais  la  faute  n'en  est  pas  à 
Goethe,  elle  en  est  à  son  pays  qui  n'a  ni  culture,  ni  finesse.  Il 
est  le  seul  critique,  parmi  les  contemporains  qui  ne  jette  pas 
les  hauts  cris  au  nom  de  la  morale  :  «  Nous  ne  pouvons  vraiment 
nous  rallier  à  la  censure  dont  on  a  si  généralement  accablé  ce 
roman  en  alléguant  sa  grossièreté  et  son  immoralité.  Il  est 
vulgaire,  c'est  certain,  dans  ses  exemples,  et  il  n'est  pas  très 
rigoureux  dans  ses  préceptes  éthiques.  Mais  il  n'est  pas  pire,  à 
cet  égard,  que  beaucoup  d'ouvrages  dont  nous  nous  enorgueil- 
lissons chez  nous,  Tom  Jones,  par  exemple,  et  Roder ick  Random. 
Il  y  a  des  passages  sans  doute  qui  pourraient  choquer  une  déli- 
cate jeune  fille;  quant  à  la  masse  des  lecteurs  pour  qui,  nous  le 
supposons,  il  a  été  surtout  écrit,  nous  ne  craignons  pas  qu'il 
lui  fasse  grand  mal  ou  qu'il  la  scandalise  beaucoup.  »  Au  cours 
de  son  analyse,  Jeffrey  note  les  platitudes  et  cite  aus-Mes  belles 
pages.  Un  des  premiers,  sinon  le  premier  en  Angleterre,  il 
remarqua  la  parenté  qui  existe  entre  Mignon  et  la  Fenella  de 
Walter  Scott,  et  il  rend  grâces  à  Gœthe  d'avoir  inspiré  à  Byron 
le  prélude  de  la  Fiancée  d^Abydos.  Il  n'hésite  pas  à  trouver, 
dans  le  chapitre  sur  Hamlet,  «  la  plus  éloquente  et  la  plus  pro- 
fonde analyse  du  caractère  qui  ait  été  donnée  au  monde  » ,  mais 
il  déclare  «  obscures  et  inintelligibles  ■»  les  Confessions  d'une  belle 
âme;  il  ne  peut  rien  trouver  de  plus  absurde  que  les  révélations 
de  l'Abbé  dans  la  chambre  des  manuscrits,  «  le  mystère  des 
mystères  » .  Bref,  s'il  y  a  là,  selon  lui,  des  pages  qui  n'auraient 
pu  être  écrites  en  Angleterre,  il  y  en  a  d'autres  qui  feraient 
honneur  à  toute  littérature.  Une  condamne  pas  l'œuvre  en  bloc, 
comme  le  fera  De  QuinceJ^  il  y  distingue  les  traces  du  mauvais 
goût  qui  est  imputable  à  l'Allemagne,  «  local  et  variable  »,  et 
les  marques  du  génie  qui  est  «  permanent  et  universel  ». 


192  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Au  fond,  Jeffrey  n'avait  pas  entièrement  méconnu  Gœthe  et 
il  avait  deviné  Carlyle.  Celui-ci  alla  lui  faire  visite,  à  Edim- 
bourg, en  1827,  au  moment  où  il  venait  de  publier  son  Roman 
allemand.  Comme  Jeffrey  lui  demandait  sa  collaboration  pour  la 
Revue  d'Edimbourg,  il  le  pria  de  lire  d'abord  son  travail  pour  le 
mieux  connaître  avant  de  le  choisir.  Jeffrey  n'hésita  pas  :  peu 
de  temps  après,  il  acceptait  l'essai  sur  l'État  de  la  littérature  alle- 
mande. Voici  ce  que  Carlyle,  à  ce  propos,  écrivait  à  Gœthe  : 
«  L'éditeur  de  la  Revue  d'Edimbourg  qui  lui-même  fit  la  critique 
de  Wilhelm  Meister  et  accueillit,  il  y  a  nombre  d'années,  un 
méprisable  essai  sur  votre  Poésie  et  Vérité,  est  considéré,  par  le 
fait,  comme  ayant  virtuellement  rétracté  sa  profession  de  foi 
concernant  la  littérature  allemande,  et  grand  est  l'étonnement, 
grande  est  même  la  consternation  de  plus  d'un  «  vieux  routier  > 
sur  qui  cet  homme  a  exercé  longtemps  un  doux  et  despotique 
pouvoir.  Ne  soyez  donc  pas  étonné  si  je  lui  donne,  à  lui  aussi, 
l'une  de  vos  médailles,  car  il  est  «  bien  intentionné  »,  comme 
tout  brave  homme  doit  l'être  pour  un  autre;  peu  importe  que 
la  distance  et  une  connaissance  imparfaite  aient,  pour  un 
temps,  faussé  ses  perceptions  et  lui  aient  fait  prendre  un  aspect 
froid  et  même  désagréable.  » 

La  conversion  de  Jeffrey  n'était  pas  aussi  complète  que  Car- 
lyle l'imaginait.  A  propos  des  essais  sur  Burns  et  sur  G<pthe,  il 
envoya  à  son  jeune  collaborateur  «  une  semonce  éditoriale  »  : 
«  Je  vous  prédis  avec  pleine  et  calme  assurance  que  votre  cause 
\  est  sans  espoir  et  que  l'Angleterre  n'admirera  jamais,  ni  même  ne 
supportera  vos  divinités  germaniques.  »  Ici  nous  touchons  le 
fond  de  sa  pensée.  Ce  radical  a  les  préjugés  de  la  vieille  Angle- 
terre. Il  est  tout  prêt  à  reconnaître  le  génie,  il  n'est  pas  hostile 
à  Gœthe  dont  il  entrevoit  la  grandeur,  mais  il  représente  la 
critique  formaliste,  la  tradition  du  bon  goût,  le  classicisme  en 
un  mot,  et  tous  les  Allemands,  quels  qu'ils  soient,  lui  paraissent 
dangereux  :  ce  sont  des  romantiques  extravagants  et  obscurs.  Il 
lui  faudra  toute  la  sympathie  réelle  qu'il  porte  à  Carlyle  et  sur- 
tout à  sa  femme,  pour  recommander  à  l'éditeur  Longmans,  en 
4830,  V Histoire  de  la  littérature  allemande.  Le  travail  de  Carlyle 
n'est  d'ailleurs  pas  accepté,  et  Jeffrey,  devenu  membre  du  Par- 


GOETHE    ET    L'OPINION   ANGLAISE  \9'i 

lement  et  Lord  Avocat,  en  prend  très  vite  son  parti.  A  cette 
époque,  il  vient  de  quitter  la  direction  de  la  Revue  d' ÉiUmhourfj , 
et  il  se  lance  dans  la  vie  politique.  Le  Fraser  s  Magazine  fondé 
par  Maginn,  la  Westminster  Èeciew,  dirigée  par  Bulwer,  et  la 
Foreign  Quarterlg  Review,  dont  Gillies  était  devenu  le  rédacteur 
en  1827,  offrent  un  asile  aux  fraguients  de  l'ouvrage,  et  Carlyle 
ne  cherche  pas  à  s'imposer  à  Macvey  Napier,  le  successeur  de 
Jeffrey. 

J.  G.  Lockhart  et  John  Wilson,  professeur  de  philosophie 
morale  à  l'université  d'É'3imbourg,  furent  les  premiers  soutiens 
du  Blackwood's  Magazine.  A  une  époque  où  la  Revue  d'Edimbourg 
affichait  nettement  son  animosité  à  Tégard  de  Goethe,  «  Maga  » 
(c'était  l'appellation  favorite  de  ses  collaborateurs)  se  montrait 
bienveillant  et  hospitalier.  Lockhart  avait  vu  Gœthe  à  Weimar; 
en  1818,  il  s'entretint  de  lui  avec  Walter  Scott  et  John  Wilson, 
et  sous  le  nom  du  baron  de  Lauerwinkel,  il  répondit  dans  le 
Blackwood  aux  critiques  injustes  de  la  Quarterlg  Review  et  de  la 
Revue  d'Edimbourg.  Comment  un  Gifford,  admirateur  de  Délia 
Crusca,  pouvait-il  «  se  former  une  opinion  raisonnable  sur  des 
hommes  comme  Scott  et  Wordsworth,  Byron  et  Gœthe  ».  Et  ce 
Jeffrev,  «  qui  ne  savait  pas  lire  l'allemand  »,  pouvait-il  faire 
autre  chose  qu'  «  amuser  ses  compatriotes  aussi  ignorants  que 
lui-même  »,  en  leur  présentant  une  «  caricature  »  du  poète. 

John  Wilson  n'a  pas  pour  Gœthe  la  grande  admiration  de 
Lockhart,  mais  il  ne  lui  est  pas  hostile.  Sans  doute,  dans  les 
Noctes  Ambrosianœ  de  1824,  Christopher  North  affecte  une  cer- 
taine indifférence,  quand  O'Doherty,  c'est-à-dire  Maginn,  lui 
apprendra  les  sarcasmes  du  «  Mangeur  d'opium  »  dans  le  Lon- 
don  Magazine.  Mais  il  est  très  bien  disposé  pour  Carlyle,  lors- 
qu'il le  rencontre  à  Edimbourg.  Il  s'intéresse  visiblement  à  ses 
études  germaniques  et  celui-ci  lui  offre  aussi  une  des  médailles 
envoyées  par  Gœthe  en  1828.  Sans  doute  encore  il  défend  molle- 
mentle  poète  contre  Tickler  dans  les  Noctes  d'avril  1832,  et,  après 
avoir  souscrit,  comme  Lockhart  et  Maginn,  pour  lui  offrir  le 
cadeau  symbolique  des  «  quinze  amis  anglais  »,  il  trouve  exagéré 
l'enthousiasme  de  Carlyle  :  «  11  écrit  toujours  comme  s'il  était 
impossible  d'ignorer  Gœthe  sans  ignorer  la  nature.  •>  Mais  il  n'y 

13 


194  GŒTHE    EN    ANGLETERRE 

a  pas  là  cette  outrageuse  critique  que  Haj'ward  reprochait  à 
Ghristopher  North.  Que  Tickler  déclare  Gœthe  un  «  vieux  fou  », 
ce  nest  pas  forcément  l'avis  de  J.  Wilson,  c'est  peut-être  celui  de 
son  oncle  Sj^m,  c'est  surtout  l'opinion  d'un  personnage  imagi- 
naire, faite  pour  attirer  la  r  optique.  Or,  la  réplique  seule  importe, 
et  Chiistopher  North  accorde  à  Gœthe  «  un  génie  extraordi- 
naire ».  Dans  les  iVoc/ps d'août  1834,  J.  Wilson  apprécie  favora- 
blement F«ws-^  et  la  traduction  de  Hayward.  S'il  fait  toujours  des 
réserves  sur  le  caractère  de  Gœthe,  qu'il  trouve  vaniteux  et 
même  charlatan,  il  explique  à  James  Hogg,  le  pâtre  de  l'Ettrick, 
la  valeur  littéraire  et  l'importance  de  l'œuvre.  Il  ne  s'agit  pas 
d'y  voir  partout  des  énigmes,  volontairement  semées  par  le 
poète  vieillissant,  il  ne  faut  pas  reprocher  aux  lecteurs  de 
l'époque,  comme  le  font  tant  de  snol)S,  de  ne  rien  comprendre 
à  Gœthe  :  «  Quelque  vaste  que  soit  l'édifice,  dit  J.  Wilson,  en  un 
passage  presque  carlylien,  ce  qu'a  voulu  dessiner  l'architecte,  ce 
ne  sont  pas  des  fenêtres  qui  arrêtent  la  lumière  et  des  passages 
qui  ne  conduisent  à  rien;  profondes  senties  niches  gothiques, 
sombres  sont  les  galeries  qui  s'enfoncent  au  loin  et  lugubrement 
sur  leurs  gonds  grincent  quelques-unes  des  portes,  et  elles  peu- 
vent être  diificiles  à  ouvrir,  mais  «  des  lampes  de  naphte  et 
d'asphalte,  où  la  lumière  se  nourrit  d'elle-même  »,  sont  suspen- 
dues aux  voûtes,  immobiles  et  fixées  par  leur  propre  poids,  et  si 
le  voyageur  y  rencontre  des  fantômes,  des  sorcières,  des  chats 
difformes,  avortons  de  Tenfer,  des  lutins,  des  mauvais  esprits, 
et  le  diable  lui-même,  pourtant  sans  murmurer  d'Ave  Maria  et 
de  Pater  Noster^  sans  autre  guide  et  gardien  que  sa  propre 
conscience,  il  n'a  pas  à  craindre  de  perdre  le  chemin  qui  va 
vers  la  grande  lumière  du  jour...  »  En  1831),  .1.  Wilson,  encore 
fidèle  à  Gœthe,  accueille  dans  le  Blaclnvood's  Mnijazine,  une  meil- 
leure tiaduction  de  l^oésie  et  Vérité,  due  à  la  plume  de  J.  Sterling. 
Les  efforts  de  Carlyle  n'ont  donc  pas  été  inutiles.  Jeffrey 
s'adoucit  et  son  gendre  William  Empson,  qui  devint  plus  tard 
le  directeur  de  la  Reçue  d'Édimbouru,  y  publia,  en  1831,  sur  la 
Correspondance  de  Gœthe  et  de  Srhiller,  une  étude  sympathique. 
Le  Blackwood's  Magazine,  avec  un  éditeur  comme  J.  ^^'ilson  et 
un  collaborateur  comme  Gillies,  était  plutôt  favorable  à  la  lit- 


GŒTHE    ET    L'OPINION   ANGLAISE  195 

térature  allemande.  Lockhart,  qui  le  quitta  en  1826  pour  prendre 
la  direction  de  la  Quarlerlij  Rcniew,  continua  à  défendre  G(jethe,  à 
son  nouveau  poste.  Enfin  W.  Maginn,  qui  créa  en  1830  le  Fra- 
ser's  Magazine,  y  offdt  aux  essais  de  Garlyle  et  à  ses  traductions 
du  Conte  et  de  la  ^^ouvelle  une  hospitalité  empressée.  Parmi 
les  souscripteurs  du  cachet  envoyé  à  Goethe,  se  trouvaient, 
à  côté  des  poètes  (4),  les  représentants  des  revues  :  W.  Fraser, 
éditeur  de  la  Foreign  Review,  W.  Maginn  et  D.  Héraud,  éditeurs 
du  F  raser' a  Magazine  (2),  Jerdan,  éditeur  de  la  Lilerary  Gazette, 
.1.  Wilson,  éditeur  du  BlackwooiV s  Magazine ,  J.  G.  Lockhart,  édi- 
teur de  la  Quarterly  Review.  Leur  lettre  de  félicitations  est  signi- 
ficative; ils  y  expriment,  par  la  plume  de  Carlyle,  leur  gratitude 
envers  «  leur  maître  spirituel  ».  On  retrouve  encore  l'influence 
de  Garlyle  dans  l'article  élogieux  pour  Goethe  publié  en  1832 
par  le  Taifs  Edinburgh  Magazine. 

*   * 

De  Quincey  est  à  la  fois  un  esprit  très  ouvert  et  très  étroit. 
Il  n'a  jamais  pu  se  dégager  de  certaines  conventions,  des  pré- 
jugés de  confession  ou  de  parti.  Tout  l'intéresse,  mais  sa  pensée 
très  tôt  fixée  ne  change  plus.  Il  enrichit  ses  connaissances,  il 
n'élargit  pas  son  horizon.  Il  en  veut  à  Gœthe  de  heurter  de 
front  la  morale  et  de  ne  pas  composer  un  roman.  11  ne  cherche 
pas  à  le  pénétrer,  comme  Garlyle;  il  ne  fait  pas  un  pas  vers  lui. 
Installé  dans  son  dogmatisme,  il  le  contemple  de  loin  et  de 
haut.  Garlyle  trouvait  chez  Gœthe  une  réponse,  un  écho;  dans 
ce  qu'il  écrivait  sur  lui,  il  y  avait  toujours  la  vérité  d'une  expé- 
rience intime.  De  Quincey  reste  un  critique  de  profession,  il 
<îite  Gœthe  à  son  bureau,  il  l'examine  sans  bouger  de  son  fauteuil, 
au-dessus  de  ses  livres  familiers.  Il  ne  se  pose  pas  de  questions, 
il  lui  en  pose;  il  ne  lui  demande  pas  son  point  de  vue,  il  le  juge 
du  sien.  La  vérité  lui  échappe,  sa  critique  est  mordante  autant 
que  dédaigneuse,  elle  reste  superficielle. 

(1)  Voir  p.  147. 

(2)  Héraud  savait  très   bien  rallemaad  et  fît  connaître  en  Angleterre  la 
philosophie  de  Schelling.  W.  Fraser  avait  vu  Gœthe  à  Weîmar,  en  1827. 


196  GŒTHE    EN  ANGLETERRE 

Il  connaissait  bien  l'allemand.  A  Oxford,  il  l'avait  étudié 
avec  un  «  tuteur  »  saxon,  et  dès  1813,  il  lisait  dans  le  texte  les. 
philosophes  kantiens.  En  1821,  il  fit  paraître  dans  le  London 
Magazine  son  article  sur  Jean  Paul;  en  iS23,  suivit  son  essai 
sur  Herder.  La  traduction  de  Wilhehn  Meister  par  Garlyle  pro- 
voqua sa  première  critique  de  Gcethe. 

Il  se  pose  bravement  en  idoloclaste.  Il  parcourt  d'abord 
«  la  galerie  des  portraits  de  femmes  :  Marianne,  Philine, 
Mme  Mélina,  etc.,  des  actrices  qui  ont  toutes  un  gage  d'amour 
sous  le  sein  (!)  »  ;  la  comtesse  est  une  «  âme  pure  »  qui  se  jette 
dans  les  bras  d'un  «  comédien  ambulant  »  ;  Thérèse,  une  «  ama- 
zone fermière  »,  qui  raconte  à  tout  venant  les  frasques  de  sa 
mère,  etc.  Puis  nous  passons  aux  «  affaires  de  cœur  de 
M.  Meister  »  et  De  Quincey  ridiculise  cet  inconstant  qui  aime,, 
tour  à  tour  et  même  à  la  fois,  toutes  les  héroïnes  du  roman. 
Il  s'amuse  à  compter  les  maîtresses  de  Serlo  (six  au  moins)  et 
comme  Philine,  qui  figure  sur  la  liste,  invite  Wilhelm  à  lui 
faire  la  cour  sans  pour  cela  négliger  Aurélie,  il  perd  pied  dans- 
le  tourbillon  de  cette  vertigineuse  chasse  à  l'amour,  t  Quel 
commentaire  pratique  à  la  théorie  des  combinaisons!  »  Les 
épisodes  du  roman  deviennent  sous  sa  plume  les  scènes  équi- 
voques d'une  farce.  Le  suicide  en  trois  temps  du  joueur  de 
harpe  excite  surtout  ses  railleries.  Record,  sinon  du  courage, 
du  moins  de  la  longueur  !... 

Le  ton  de  sa  critique  est  celui  du  mépris.  Nulle  part,  dans  le 
roman.  De  Quincey  ne  voit  ou  ne  cherche  une  pensée;  il  ne  se 
donne  aucune  peine  pour  suivre  l'évolution  du  héros.  Au  lieu 
des  sages  préceptes  qu'y  découvre  Garlyle,  il  s'obstine  à  n'y 
trouver  qu'une  histoire  fastidieuse,  des  mannequins  ridicules, 
des  épisodes  indécents.  Mignon  ne  le  touche  pas  parce  qu'elle 
est  «  fille  d'un  inceste  ».  Il  conclut  à  la  dangereuse  immortalité 
du  livre.  Des  écrivains  comme  Gœthe  devraient  être  mis  au  ban  de 
la  nation.  A  eux  s'applique  la  parole  de  Gicéron  :  Quod  non 
soJum  vilia  concipiunt.  sed  ca  infundunt  in  cicitatem  :  neque  solnm 
obsunt  quia  ipsicorrumpuntur,  sed  quia  corrumpunt;  plus  que  exemplo 
quant  peccato  nocent. 

En  1826,  J.  Wilson  pria  De  Quincey  de  collaborer  au  Black- 


GOETHE   ET    L'OPINION   ANGLAISE  197 

wood's  Magazine  et  le  «  mangeur  d'opium  »  y  commença  une  série 
d'e'tudes  sur  les  prosateurs  allemands.  Son  essai  critique  sur 
Lessing  et  ses  Derniers  Jours  d'Emmanuel  Kant  parurent  en  1827. 
C'est  à  cette  époque  que  Carlyle  le  rencontra  à  Edimbourg. 
Loin  de  lui  garder  rancune,  il  se  rapprocha  de  lui.  Il  appréciait 
sa  culture  germanique,  et  si  tous  deux  difïéraient  d'opinion 
sur  Gœthe,  ils  avaient  en  commun  une  profonde  admiration 
pour  la  philosophie  allemande.  Carlyle  l'invita  en  1828  à  venir 
passer  quelque  temps  à  Craigenputtock.  Pourquoi  n'y  forme- 
raient-ils pas,  écrit-il  en  plaisantant,  à  côté  de  l'école  des  lacs, 
une  école  des  hauts  plateaux? 

Macvey  Napier  avait  entrepris  une  septième  édition  de  VEncy- 
clopédie  britannique.  11  demanda  à  De  Quincey  les  articles  sur 
Schiller  et  sur  Gœthe.  Ce  dernier  essai  (i837j  n'est  guère  qu'une 
biographie  anecdotique,  construite  sur  Poésie  et  Vérité  et  sur  les 
Caractéristiques  de  Gœthe  de  Sarah  Austin.  Bien  quïl  soit  plus  cour- 
tois, il  révèle  la  même  attitude  d'esprit  que  lessai  sur  Wilhelm 
Meister.  De  Quincey  reste  «  le  critique  »  :  il  déduit  et  conclut 
en  toute  liberté.  Certains  événements  de  Poésie  et  Vérité  lui  sug-  ■ 
gèrent  des  réflexions  qui  attestent  à  la  fois  son  ingéniosité  et 
son  ignorance.  A  propos  du  couronnement  impérial  à  Franc- 
fort, il  soupçonne  Gœthe  de  mépriser  ces  pompes  surannées,  de 
les-^uger  en  ami  de  la  Révolution,  mais  de  déguiser  ses  senti- 
ments sous  l'apparence  loyaliste  d'un  courtisan.  Partout  De  ) 
Quincey  ne  saisit  que  le  détail,  l'épisode.  L'évolution  de  Gœthe, 
le  développement  de  sa  personnalité,  l'enrichissement  de  son  î 
expérience,  ce  qui  est  important  lui  échappe. 

11  consacre  quelques  pages  aux  œuvres  de  Gœthe.  Il  laisse  de 
côté  les  Lieds  et  passe  en  revue  les  romans  et  les  pièces  de 
théâtre.  11  fait  amende  honorable  à  Car  yle  :  t  Wilhelm  Meister 
tomba  aux  mains  d'un  traducteur,  quahfié  par  son  génie  ori- 
ginal pour  sympathiser,  même  à  l'excès,  avec  tous  les  mérites 
réels  de  cet  ouvrage.  »  Mais  son  opinion  dernière,  tout  en 
^tant  exprimée  moins  durement,  est  restée  la  même  que  jadis  : 
«  Ce  roman  est  dans  son  essence  et  dans  son  but  suffisamment 
obscur,  et  les  commentaires  qui  ont  été  écrits  sur  lui  par  les 
Humboldt  et  les  Schlegel  rendent   l'énigme  plus  énigmalique 


498  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

encore.  »  D'autre  part,  «  nous  ne  désirons  pas  offenser  les  admi- 
rateurs de  Goethe,  mais  la  simplicité  de  la  vérité  ne  nous 
permet  pas  de  cacher...  que  Wilhelm  Meister  est  en  guerre 
ouverte,  non  seulement  avec  le  décorum  et  le  bon  goût,  mais 
avec  la  pureté  morale  et  la  dignité  de  la  nature  humaine.  » 
Parmi  les  drames,  Be  Quincey  cite  Iphigénie,  Clavigo,  Eginont,  Le 
Tasse,  la  Fille  naturelle,  et  il  leur  consacre  quelques  vagues  et 
brèves  critiques,  qui  en  dénotent  une  connaissance  très  indi- 
recte. De  Faust,  e  ce  poème  indéchiffrable  »,  il  préfère  ne  rien 
dire.  Hermann  et  Dorothée  \v\\  paraît  par  contre  un  chef-d'œuvre  : 
Gœthe  aurait  dû  toujours  se  borner  à  la  peinture  du  réel  et  de 
la  vie  domestique  (!).  Quant  à  l'homme,  il  lui  concède  une 
belle  santé  morale,  un  heureux  équilibre,  mais  il  ajoute  aussi- 
tôt après  qu'il  eût  été  impuissant  devant  le  malheur  :  «  Une  pros- 
périté ensoleillée  était  essentielle  à  sa  nature.  »  Il  n'était  pas 
religieux,  il  n'élevait  pas  ses  regards  vers  Dieu  avec  lintérét  pas- 
sionné d'un  croyant,  mais  <  avec  l'intérêt  d'un  curieux  ».  Grand 
admirateur  de  Jean-Paul  et  de  Schiller,  De  Quincey  cherche  à 
expliquer,  en  terminant,  Tiramense  renommée  de  Gœthe  qui 
éclipsa  leur  gloire.  A  cette  réputation  il  ne  voit  que  trois  causes  : 
sa  longue  vieillesse  qui  fit  de  lui  le  patriarche  de  la  littérature, 
son  rang  social,  et  surtout  «  la  quantité  de  passages  énigma- 
tiques  et  inintelligibles  qu'il  a  jetés,  à  dessein,  dans  ses  der- 
nières œuvres,  pour  entretenir  un  système  de  discussion  et  de 
polémique  sur  sa  propre  pensée  » . 

Telle  est  l'appréciation  définitive  de  T.  De  Quincey.  Son  ton 
est  changé,  par  délicatesse  envers  Carlyle;  son  jugement  reste 
à  peu  près  le  même  qu'autrefois.  S'il  ne  reproduit  pas  le 
.pamphlet  de  1824  dans  ses  Œuvres  complètes j  il  avoue  encore 
en  1841  :  «  J'ai  été  très  sévère  pour  l'auteur,  mais  à  peine  autant 
qu'il  le  méritait.  > 

Quand  John  SterHng  devint  l'ami  de  Carlyle.  il  ne  connais- 
sait guère  que  les  théologiens  allemands,  les  Schleiermacher  et 
les  Tholuck,  et  il  ignorait,  ou  à  peu  près,  les  princes  de  la  lit- 
térature, Schiller,  Jean-Paul  et  Gœthe.  Celui-ci  lui  paraissait 
un  égoïste  froid  et  brillant.  Au  moment  où  sa  santé  fragile 


GŒTHE    ET    L'OIMNION   ANGLAISE  4y9 

l'obligea  à  émigrer  vers  le  Sud,  il  emporta  des  livres  et  dès 
qu'il  lut  un  peu  de  Goethe,  son  opinion  sembla  se  modifier.  Il 
trouva  dans  la  Forfif/n  Bevieu:  des  extraits  d'Eckermann  et  il 
écrivit  de  Î3ordeaux  à  Carlyle,  le  26  octobre  1836  :  «  La  conver- 
sation de  Gœthe  m'a  trotté  dans  la  tote  pendant  toute  cette 
quinzaine,  et  je  me  trouve  plus  disposé  à  apprécier  les  fleurs 
qui  poussent  (comme  dans  les  Alpes)  sur  les  bords  de  ses  gla- 
ciers. Je  lirai  Poésie  et  Vérité  et  le  Voyage  en  Italie,  lorsque  je 
trouverai  ces  livres  sur  mon  chemin.  «Hélas!  l'autobiographie 
de  Gœthe  ne  parvint  pas  vite  à  le  conquérir.  Le  16  novembre  1837, 
il  écrit  de  Madère  :  «  En  vérité  jai  peur  de  lui.  Je  le  goûte  et  je 
l'admire  tant,  et  je  sens  que  je  pourrai  facilement  être  tenté  de 
le  suivre.  Et  pourtant  j'ai  une  vieille  conviction  profondément 
enracinée  qu'il  était  le  plus  splendide  des  anachronismes,  lui 
qui  menaune  vie  complètement,  bien  plus  intensément  païenne, 
à  une  époque  où  c'est  le  devoir  de  l'homme  d'être  chrétien.  » 
Ironie  des  choses  :  cette  interprétation,  plus  juste,  à  tout 
prendre,  que  celle  de  Carlyle,  lui  est  diamétralement  opposée. 
Pour  Carlyle,  Goethe  est  un  chrétien  dans  un  âge  d'incroyance; 
pour  son  plus  cher  disciple,  il  est  un  incroyant  dans  un  âge 
travaillé  par  un  nouveau  christianisme.  Sterling  lavoue  à  Car- 
lyle, il  sent  a  que  le  ciel  vers  lequel  Gœthe  lève  les  yeux  est 
une  voûte  de  glace  »,  il  a  l'impression  «  d'un  esprit  profondé- 
ment immoral  et  irréligieux,  doué  plus  que  personne  de  rares 
qualités  d'intelligence  ». 

L'année  suivante,  John  Sterling  fit  paraître  dans  le  Black- 
uood's  Magazine  sa  nouvelle  intitulée:  l'Anneau  d'onyx.  Gœthe  y 
figure  sous  le  personnage  d'un  prétendu  artiste,  «  boîte  à 
horloge  creuse  et  ornementée  »,  dit  Carlyle.  Walsingham  est 
un  égoïste.  Que  les  autres  forgent  des  armes,  pense-t-il,  lui  pré- 
fère mouler  des  statuettes,  ciseler  un  camée,  dans  une  chambre 
claire  aux  fenêtres  enguirlandées  de  pampres.  Cet  artiste 
qui  découvre  aux  autres  la  beauté  du  monde,  n'hésite  pas  à 
repousser  dans  l'ombre  la  femme  dont  il  a  épanoui  l'àme  :  il 
abandonne  son  amante  Selina  pour  faire,  lui  aussi,  son  voyage 
en  Italie  et  il  lui  recommande  de  chercher  une  distraction  dans 
la  lithographie  (!). 


200  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Sterling  traduisit  Poésie  et  Vérité  pour  le  Blacknood's  Magazine 
en  1840,  mais  il  reprochait  encore  à  Gœthe  de  'manquer 
de  cœur,  de  n'être  qu'un  cerveau.  Carlyle  continua  à  batailler 
et  vainquit  finalement  sa  résistance.  Dans  une  lettre  du  3d  oc- 
tobre 4841,  il  fit  de  Gœthe  un  portrait  qui  semblait  justi- 
fier du  même  coup  sa  propre  attitude  :  «  L'amour  de  cet 
homme,  j'en  suis  sûr,  gisait  profonde'ment  caché  en  lui,  comme 
le  feu  au  centre  de  la  terre.  »  Gœthe  ne  manquait  pas  de  cœur, 
il  en  maîtrisait  les  élans,  Carl3^1e  en  avait  aussi,  mais  l'avait 
soumis  au  silence,  pour  entendre  la  voix  de  sa  mission. 

Lorsque  Sterling  connut  mieux  Gœthe,  il  lui  ouvrit  large- 
ment la  porte  du  temple  des  héros  :  «  Gœthe  occupait,  dit  Car- 
lyle, le  trône  du  monde  intellectuel  de  Sterling,  avant  que  tout 
fût  fini.  »  En  effet,  dès  1842,  dans  un  article  de  la  Foreiyn  Quar- 
terly  Bevieiv  sur  les  Prosateurs  allemands^,  Sterling  considère  le 
Fanst  comme  lexpression  la  plus  parfaite  du  génie  germanique, 
de  ce  génie  dont  la  caractéristique  est  le  sérieux,  la  dignité,  la 
conscience  de  la  valeur  humaine. 

* 

La  mort  de  Gœthe  ne  provoqua  pas  le  moindre  émoi  en 
Angleterre.  Les  journaux  étaient  remplis  de  discussions  poli- 
tiques, le  Reform  Bill  accaparait  l'opinion.  Les  premiers  détails 
sur  la  mort  du  poète  vinrent  de  France.  On  traduisit  farticle 
écrit  par  Saint-Marc  Girardin  dans  les  Débats  du  29  mars  1832. 
C'est  seulement  le  3  avril  que  le  Morniufi  Herald  et  le  Moniini^ 
Post  publièrent  des  «  Correspondances  d'Allemagne  ».  Le  8  avril, 
The  Examiner  consacra  à  Gœthe  une  brève  et  sympathique  étude. 
Mais  les  journaux  conservateurs  se  montrèrent  en  général 
injustes.  Leigh  liunt,  qui  est  l'auteur  d'une  méprisante  cri- 
tique dans  VAtlas,  fit  plus  tard  amende  honorable.  Devenu  le 
voisin  de  Carlyle  à  Chelsea,  en  1834,  il  apprit  à  mieux  con- 
naître Gu'the.  L'Athcnœiun  lui-même,  qui  avait  publié,  au  cours 
des  dernières  années,  de  noml)reuses  petites  notices  sur 
Weimar,  dues  à  Sarah  Austin  ou  à  ses  amis,  se  crut  obligé  de 
battre  en  brèche  les  germanophiles  et  de  défendre,  contre  eux. 


GOETHE   ET   L'OPINION   ANGLAISE  201 

les  droits  de  la  morale.  La  plupart  des  journaux  se  bornent 
■d'ailleurs  à  donner  des  détails  biographiques  :  l'Anglais  s'inté- 
resse avant  tout  à  l'anecdote,  à  l'épisode.  Le  Times  raconte  que 
Goethe  est  mort  dans  son  fauteuil,  en  appelant  le  printemps.  Le 
Monïmg  Herald  ajoute  qu'il  déplaçait  sa  main,  lentement,  sur 
ses  genoux,  comme  s'il  voulait  écrire  encore.  IL  C.  Robinson 
communique  à  ses  amis  une  lettre  de  Knehel  et  évoque  le 
grand  vieillard  travaillant  jusqu'à  la  fm,  retenant,  au  moment 
dexpirer,  un  livre  de  Salvandi  dans  sa  main  défaillante.  Sarah 
Austin  transmet  à  Carlyle  une  description  de  ses  derniers 
moments. 

Aux  yeux  de  quelques-uns  pourtant,  la  mort  de  Gœthe  donne 
soudain  à  sa  vie  un  nouvel  intérêt.  Les  conservateurs  ne  lui 
pardonnent  pas  encore  l'immoralité  de  ses  écrits,  les  radicaux 
lui  reprochent  son  aristocratique  détachement,  son  indifférence 
politique,  les  uns  et  les  autres  attendent,  pour  confirmer  leur 
opinion,  le  récit  de  sa  vie.  Sarah  Austin  va  se  mettre  à  les 
renseigner. 

Sarah  Taylor  de  Norwich,  devenue  Mrs.  Austin,  publia  en 
1833  ses  Caractéristiques  de  Gœthe;  Macaulay  l'appela,  dans  son 
■essai  sur  Ranke,  «  une  intermédiaire  entre  l'esprit  de  l'Alle- 
magne et  celui  de  l'Angleterre  » ,  et  Carlyle  la  décrivait  ainsi  à 
f?a  femme  le  31  août  1831  :  «  Elle  est  ravie  jusqu'à  l'extase  par 
l'apocalypse  allemande,  et  ainsi  qu'elle  le  dit  elle-même,  ver- 
■devtscht.  »  Elle  connaissait  bien  TAllemagne  et  avait  séjourné  à 
Bonn  en  1827.  Comme  Carlyle,  elle  s'était  adressée  à  IL  C.  Ro- 
binson pour  avoir,  sur  Weimar  et  Gœthe,  des  renseigne- 
ments personnels.  Les  matériaux  d'ailleurs  ne  lui  manquaient 
pas  :  elle  possédait  Poésie  et  Vérité;  son  ami,  le  prince  Pûckler, 
lui  avait  envoyé  une  brochure  anonyme  :  Das  Bûchlein  von  Gœthe; 
Ottilie  lui  adressa  le  discours  du  chancelier  de  Muller  :  Gœthe 
dans  son  activité  pratique  ei  elle  avait  déjà  les  Notices  de  Soret  et 
les  Souvenirs  de  Falk.  Robinson  aurait  désiré  qu'elle  écrivît  une 
véritable  biographie.  Cela  eût  complété,  d'une  façon  opportune, 
les  essais  critiques  de  Carlyle  :  l'Angleterre  aurait  eu  ainsi, 
aussitôt  après  l'interprétation  de  l'œuvre,  le  récit  de  la  vie.  Mais 
elle    préféra   faire   une    compilation,    traduire    les    différents 


202  GOETHE   EN    ANGLETERRE 

mémoires  en  les  commentant  par  des  notes,  conserver  ^  l'au- 
thenticité parfaite  et  lindividiuilité  de  chaque  partie  ».  Dans  sa 
préface,  elle  renvoie,  pour  les  conclusions  générales  sur 
rhomme  et  l'œuvre,  «  aux  écrits  de  son  ami  M.  Carl3^le  »,  et 
elle  explique  la  lente  pénétration  de  Gœthe  en  Angleterre.  Il 
était,  dit-elle,  un  génie  universel,  «  il  devenait  ce  qu'il  déôri-^ 
vait  »,  il  n'était  pas,  comme  l'écrivain  britannique,  «  attaché  à 
une  classe  ou  à  un  parti  » .  Dire  qu'il  fut  indifférent  aux  progrès 
de  la  nature  humaine,  c'est  là  une  erreur  manifeste,  mais  à 
ceux  qui  lui  demandaient  de  descendre  dans  l'arène  politique, 
il  aurait  pu  répondre  : 

MorUde  est  quod  quœris  ojms;  mihi  fama  peretmis  quœritur. 

Il  se  contentait  d'ennoblir  la  nature  humaine,  sans  vouloir 
en  changer  brusquement  les  destins.  II  était  avant  tout  un 
artiste,  il  considérait  l'art,  non  pas  comme  un  dispensateur  des 
joies  de  l'imagination  ou  comme  un  masque  doré  cachant  de 
fastidieuses  doctrines,  mais  comme  une  double  révélation  du 
beau  et  du  bien,  «  morale  en  elle-même  et  pour  elle-même  » 
pleine  d'idéalisme  et  d'humanité. 

Sarah  Austin  n'épargna  pas  sa  peine  :  ses  Caractéristiques  de 
Gœthe  (ce  titre  lui  fut  suggéré  par  Robinson)  sont  encadrées  par 
des  extraits  des  Tag  inid  Jahreshefte  et  par  de  nombreuses  tra- 
ductions des  Poésies  lyriques.  A.  Hajward  lui  donna  la  primeur 
d'une  scène  de  son  Faust  en  prose,  et  Robinson  écrivit  pour 
elle  certains  de  ses  Souvenirs  de  Weimar.  Le  livre  contient  peu 
de  critique  personnelle,  mais  cette  critique  est  perspicace  et 
juste. 

Carl^ie  a  rentré  ses  récoltes,  il  a  moissonné  jalousement  ses 
épis  et  s'est  retiré  dans  sa  grange,  et  là,  il  continue  à  s'agiter, 
à  gesticuler,  parmi  le  bon  blé  et  la  paille  sèche,  jusqu'au 
moment  où  il  se  précipitera  dans  la  rue  et  donnera  du  froment 
au  peuple.  Pour  le  moment,  il  regarde  la  plaine  où  glanent  der- 
rière lui  de  nouveaux  venus  et  il  les  méprise  un  peu.  En  1834. 
lorsque  paraissent  à  la  fois  quatre  traductions  du  Faust,  il  écrit 
à  Eckermann  :  «  En  vérité,  le  feu  est  allumé,  et  nous  avons 
assez  de  fumée,  plus  qu'assez...  Il  y  a  même  çà  et  là  une  petite 
flamme  comme  dans  les  Caractéristiques  de  Gœthe  de  Mrs  Austin.  » 


GOETHE   ET   L'OPIiNION   ANGLAISE  203 

Celle-ci  traduira  encore  des  passages  de  Gœthe  dans  ses  Prosa^ 
leurs  allemands  (1841),  et  elle  se  souviendra  de  lui  plus  d'une 
fois  dans  son  livre  sur  l'Allemagne  (1854 1.  Elle  exerça  une 
certaine  influence  sur  les  milieux  littéraires  :  comme  le  raconte 
Th.  Moore,  elle  ne  perdait  pas  une  occasion  de  parler  de  Gœthe. 
Elle  entretenait  souvent  son  ami,  le  jeune  Stuart  Mill,  qui  s'était 
précisément  mis  à  l'étude  des  auteurs  allemands,  au  moment  où 
elle  préparait  ses  Caractéristiques.  Celui-ci,  qui  l'appelait  affec- 
tueusement Mutter,  discutait  avec  elle  et  ne  partageait  pas 
jusqu'au  bout  ses  admirations.  Pour  lui,  l'erreur  de  Gœthe  était 
d'avoir  voulu  exprimer  son  époque  changeante  et  complexe 
dans  une  forme  d'art  antique  :  «  Il  a  cherché  par  tous  les 
moyens  à  être  un  Grec,  mais  il  n'a  jamais  réussi  à  produire 
quelque  chose  de  parfait.  »  Il  n'est  pas  «  l'homme  moderne 
typique  »  de  Carlyle,  «  l'homme  représentatif  >  d'Emerson;  il 
est  un  grand  attardé,  isolé  dans  la  contemplation  de  la  beauté 
passée.    "^  ^v^  .p    '    \-^C«    ^*.' 

*   * 

Avec  les  Caractéristiques  de  Sarah  Austin  s'ouvre  toute  une 
série  d'études  biographiques.  Les  publications  allemandes 
piquent  la  curiosité. 

On  croît  connaître  Gœthe  penseur,  on  veut  des  détails  sur 
l'homme.  En  1835,  V Athenœuni  signale  et  apprécie  la  Correspon- 
dance de  Gœthe  avec  Zelter;  en  1836,  la  Foreign  Quarterly  Review 
défend  Gœthe  contre  les  attaques  de  Menzel;  J.  S.  Blackie,  pro- 
fesseur à  l'Université  d'Edimbourg  (1),  reproche  aussi  à  Beltina 
d'Arnim  d'avoir  tourné  en  ridicule,  dans  la  Correspondance  de 
Gœthe  avec  une  enfant,  «  le  grand  sage  de  Weimar  ».  La  même 
année,  le  Dublin  University  Magazine  fait  l'éloge  de  Sarah  Austin 
et  cherche,  comme  Carlyle,  dans  les  Années  de  voyage,  «  la  grande 
révélation  du  poète  ».  Les  volumes  de  Bettina,  traduits  en 
anglais  par  elle-même,  paraissent  en  1837,  et  J.  S.  Blackie,  dans 
la  Foreign  Quarterhj  Review,  leur  oppose  les  Conversations  avec 
Erkermann  imprégnées  de  t  solide  et  substantielle  humanité  ». 

(l)Cf.  o*  partie,  cli.  m. 


204  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

Dès  1839,  le  Blacltcood's  Magazine  commence  la  publication  de 
Poésie  et  Vérité  de  J.  Sterling.  La  Correspondance  de  Gœtlie  et  de 
Schiller,  traduite  par  l'Américain  G.  H.  Calvert,  est  eMitée  à 
New -York  et  à  Londres  en  1845.  J.  Oxenford,  critique  drama- 
tique du  Times,  publie  en  1848  l'autobiographie  de  Gœthe  et 
en  1850  les  Entretiens  avec  Eckermann  et  Soret. 

Les  essais  de  Carlyle  sont  ainsi  complétés  par  la  compilation 
de  Sarah  Austin,  les  articles  biographiques,  les  traductions  des 
Mémoires  ou  de  la  Correspondance^  Les  voies  sont  préparées  à 
G.  H.  Lewes.  Ce  qu'on  cherche  dans  la  vie  de  Gœthe,  c'est 
l'exemple  de  sa  sagesse  et  le  précepte  de  son  expérience.  Avant 
Carlyle.  Gœthe  était  considéré  comme  un  auteur  dangereux  et 
un  caractère  immoral.  Maintenant  on  le  défend,  on  le  justifie, 
l'écrivain  aussi  bien  que  l'homme.  V Athenœum  parle  de  sa 
6  mûre  sagesse  ».  de  sa  «  vaste  expérience  »,  de  sa  «  grande 
idée  du  devoir  »  qui  le  soutint  jusqu'à  la  fin.  La  Foreign  Quar- 
terhj  prétend,  contre  Menzel.  qu'il  n'était  pas  égoïste  et  qu'il  ne 
manquait  pas  d'enthousiasme.  Gœthe  est  sacré' grand  homme, 
à  la  fois  dans  son  œuvre  et  dans  sa  vie.  On  commence  à  l'ap- 
précier pour  sa  pensée,  non  encore  pour  son  art.  Les  œuvres 
qui  font  impression,  ce  sont  surtout  les  Mémoires  et  la  Corres- 
pondance, c'est  Wilhelm  Mexster  et  c'est  Faust.  On  ne  se  préoccupe 
pas  des  poésies  lyriques,  des  drames  comme  Iphigénie  ou 
Egmont.  Gœthe  artiste  reste  inconnu;  le  révéler  sera  la  tâche 
de  Lewes.  11  a  déjà  publié,  dans  la  British  and  Foreign  Revieic 
(1843)  (1),  un  article  tout  à  fait  remarquable  sur  le  caractère  et 
le  génie  dç  Gœthe.  le  meilleur  sans  aucun  doute  qui  ait  paru 
depuis  les  essais  de  Carlyle.  En  tout  cas.  les  vieilles  résistances 
commencent  à  tomber.  Carlyle  est  presque  victorieux  et  John 
Sterling  a  raison  de  conclure  dans  la  Westminster  Revien-, 
en  1840  :  «  Avant  lui,  les  sauterelles  criaient  pour  ou  contre 
le  barde  étranger.  Bos  locutus  est.  »  11  a  rempli  la  vallée  de  son 
mugissement,. et  les  montagnes  lui  en  ont  renvoyé  l'écho. 

(l)  L'annôe  suivante,  la  British  aud  Foreign  Revieiv  devient  la  Britisfi 

{)uarterUi  lîcvii'ir. 


CHAPITRE    II 

«    WILHELM    MEISTER    »    ET    LES    JEUNES    ROMANCIERS 

(1825-4835) 


L'abandon  du  roman  historique  elle  retour  au  roman  philosophique  et  so- 
cial.—  E.Bulwer-Lytton.  Le  wertliérisme  de  Falklnnd{i8i6).  L'influence 
de  JVithelm  Meister;  l'idée  du  roman  <.  métaphysique  »,  le  thème  de 
l'apprentissage  humain  et  de  l'éducation  par  l'expérience  Les  fluctua- 
tions de  l'idée  et  les  premières  réalisations  :  Pelham  (1828).  Le  Deshérité 
(1829).  Paul  Clifford  (1830).  Godolphin  (183:^).  Les  romans  caractéris- 
tiques :  Ernest  Maltravers  (1837)  et  Alice,  ou  les  mystères  de  la  vie  (1838). 
—  B.  Disraeli.  Vivian  Grey  (1827).  Le  roman  autobiographique  et  la 
notion  d'expérience.  Contarini  Fleming  (1832)  :  le  développement  du 
poète;  du  rêve  à  l'action.  — W.  M.  Thackeray.  Les  allusions  à  Gœtlie 
dans  la  F'iire  aux  Vanités  (1847)  et  dans  Pendennis  (1850).  La  ballade 
comique  ae  W^^rther.  —  L'absolue  indépendance  de  Dickens. 


<  It  is  like  a  quiet  stream  that  car- 
ries  gold  wilh  it,  the  stream  passes 
away  insensibly,  but  the  gold  remains 
to  tell  where  it  bas  be-'D.  »  (E.  BtTL- 
WEE,  <  A  propos  de  ïï't//ie/m  Meis- 
ter ^. New  Monthly  Magazine,  1S32.) 

Le  roman  anglais  a  toujours  un  caractère  plus  ou  moins 
didactique.  Là  où  il  est  réaliste,  il  est  encore  dominé  par  la 
préoccupation  morale  ou  sociale.  En  même  temps  qu'il  étreint 
la  vie,  il  s'assujettit  à  en  extraire  un  suc.  Les  faits  qu'observent 
un  Richardson  et  un  Dickens  sont  différents,  différentes  les 
époques,  différents  les  milieux,  différents  les  préceptes,  mais 
la  méthode  reste  à  peu  près  la  même.  Un  évangile  succède  à 
un  autre,  et  c'est  tout.  A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  la  pré- 
dication morale  ou  féministe  se  mêle  aux  effusions  lyriques. 
Les  poétesses  que  nous  avons  vu  pleurer  sur  le  tombeau  de 
Werther  font  cause  commune  avec  les  romancières  qui  reven- 
diquent les  «  droits  de  la  femme  »  et  s'inspirent  des  doctrines 
de  Godwin.    Charlotte    Smith    devient    aussi   révolutionnaire 


206  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

qu'Elizabeth  Inchbald,  et  Thomas  Holcroft  qui  traduisit  Hermann 
^et  Dorothée j  dresse  dans  son  roman  :  Anne  Saint-Yves^  le  pro- 
gramme de  leur  sentimental  anarchisme.  Sans  doute  entre  les 
récits  d'un  Richardson  ou  d'un  Godwin  et  le  roman  social  d'un 
Dickens,  il  y  a  une  solutionde  continuité.  Avec  Anne  Radcliffe 
et  Monk  Lewis  est  née  «  l'école  de  la  terreur  ».  A  la  suite  de 
Gœtz  de  Berlichingen,  le  chevalier  à  la  main  de  fer,  Walter 
Scott  a  entraîné  ses  lecteurs  dans  un  étincelant  passé.  Le  roman 
historique  éloigne  l'écrivain  de  la  vie  contemporaine,  et  peu 
lui  importe  l'enrichissement  d'une  expérience.  Mais  voici  que 
Wilhelm  Meister  vient  à  son  tour  barrer  la  route  à  Gœtz.  Si  le 
roman  de  Gœthe  ne  fait  aucune  impression  sur  le  grand  public, 
il  ne  laisse  pas  indifférents  les  jeunes  littérateurs,  Edward  Bul- 
wer  Lytton,  Benjamin  Disraeli,  W.  M.  Thackeray.  En  attendant 
que  se  renoue  la  tradition  du  roman  social,  il  éveille  le  roman 
•philosophique. 

*    « 

Edward  Buhver  est  d'abord  conquis  par  Werther.  Pendant 
son  séjour  à  Paris,  en  1826,  il  écrit  son  FalJdand.  Le  werthé- 
risme  est  fini  en  Angleterre,  mais  le  Mal  du  siècle  triomphe  en 
France.  Deux  nouvelles  traductions  de  Werther  paraissent  en 
4822  et  en  1825.  René  a  provoqué  des  imitations,  et  Oberman 
paraît  en  1820.  C'est  alors  que  le  jeune  Buhver  lit  la  Nouvelle 
Héloïse  et  les  Rêveries  d'un  promeneur  solitaire. 

Comme  Werther,  Fal/dand  est  l'histoire  d'une  passion  malheu- 
reuse et  la  peinture  du  génie  incompris.  La  technique  est  la 
même  dans  les  deux  romans  :  nous  lisons  une  correspondance. 
Au  début,  Falkland  se  retire  à  la  campagne  et  il  y  retrouve  le 
calme  depuis  longtemps  perdu,  il  est  heureux  d'être  délivré  du 
monde,  de  purifier  sa  sensibilité  dans  l'amour  de  la  nature,  de 
se  sentir  apaisé  par  la  solitude.  Mais  il  rencontre  bientôt  Emilie 
Mandeville.  Sans  inclination  pour  son  mari,  celle-ci  reporte  sa 
tendresse  sur  son  enfant,  et  son  enfant  ne  lui  suffit  pas.  Falkland 
est  troublé  :  il  fuit  devatit  le  danger;  comme  Wertlier,  il 
retourne  à  la  ville,  puis  au  pays  de  son  enfance,  et  il  ne  peut 
oublier  Emilie  :  il  lui  écrit,  il  revient.  Il  trouve  auprès  d'elle 


«    WILHELM    MKISTER    »  207 

:SOn  mari,  à  peine  arrivé.  Dès  lors  le  roman  s'écarte  du  modèle  ; 
après  une  scène  d'abandon,  Emilie,  trahie  par  une  amie,  bruta- 
lisée par  Mandeville,  meurt  d'une  embolie,  tandis  que  Falkland 
va  se  faire  tuer  en  Espagne,  en  combattant  contre  les  Français. 

Les  caractères  ressemblent  à  ceux  de  Werther.  Toutefois 
Mandeville  e^i  plus  grossier  qu'Albert,  Emilie  est  plus  sensuelle 
que  Charlotte,  Falkland  est,  comme  Werther,  hostile  à  la 
société,  épris  de  l'humanité,  incapable  d'une  activité  régulière, 
enclin  à  la  tristesse,  mais  il  est  plus  violent,  plus  dur  que  lui, 
il  a  pris  aux  héros  de  Byron  leur  volonté  et  leur  amertume.- 
Certains  thèmes  sont  tout  à  fait  werthériens  :  Falkland  et  Emilie 
s'entretiennent  de  l'immortalité  devant  le  soleil  couchant,  dans 
le  soir  mélancolique  où  l'étoile  apparaît  «  comme  la  promesse 
d'une  vie  au  delà  du  tombeau  ». 

Bulwer,  guéri  du  mal  du  siècle,  lut  Falkland  «  avec  les  senti- 
ments qui  animaient  Gœthe  en  relisant  Werther  » .  Il  nous  le  dit 
lui-même  dans  la  préface  qu'il  écrivit  pour  Pelham  en  1835  : 
«  J'avais  débarrassé  mon  cœur  de  ce  qu'il  avait  en  lui  de  péril- 
leux. J'avais  confessé  mes  péchés  et  je  suis  absous.  »  Il  ne 
réédita  pas  son  premier  roman  :  l'étape  était  franchie  et  il 
considérait  l'œuvre  comme  dangereuse. 

Wilhelm  Meister  accéléra  la  guérison.  Dès  i826,  Bulwer  son- 
geait à  lui  consacrer  un  article.  Son  journal,  The  New  Monthly 
Magazine^  atteste  plus  d'une  fois  l'importance  qu'il  lui  accordait. 
Au  cours  de  ses  Conversations  avec  un  étudiant  ambitieux  (1830), 
il  avoue  que  Wilhelm  Meister  «  eut  une  influence  très  marquée 
sur  son  esprit  ».  Plus  tard,  en  avril  1832,  il  écrit  :  «  C'est  comme 
un  calme  fleuve  qui  charrie  de  l'or,  le  fleuve  passe,  mais  l'or 
reste  pour  nous  dire  les  pays  qu'il  a  traversés...  il  est  pour  la 
connaissance  de  la  pensée  ce  que  Gil  Blas  est  pour  la  connais- 
sance du  monde.  »  La  même  année,  en  juillet,  il  rapproche 
Contrarini  Fleming  et  Wilhelm  Meister^  romans  «  métaphysiques  » 
où  se  fondent  harmonieusement  l'allégorie  et  la  réalité.  Cette 
idée  du  roman  métaphysique,  exprimée  encore  en  1833,  hante 
l'esprit  de  Bulwer.  Il  veut  une  œuvre  qui  soit,  selon  les  paroles 
de  Carlyle,  une  synthèse  du  réel  et  de  l'idéal,  de  la  vie  et  de  la 
pensée,  conçue  sur  le  modèle  de  Wilhelm  Meister. 


208  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

Pelham  (1828)  est  un  roman  autobiographique.  Le  héros  est 
un  dandy  qui  ressemble  curieusement  au  jeune  Bulwer,  après- 
sa  sortie  de  Cambridge.  Sa  vie,  c'est  d'abord  celle  du  séjour  à 
Paris,  frivole,  brillante,  partagée  entre  l'art,  les  femmes  et  le 
jeu,  puis  celle  des  débuts  littéraires  à  Londres.  Mais  il  n'y  a 
pas  seulement,  dans  le  roman,  un  récit  plus  ou  moins  vécu,  il 
y  a  une  interprétation  philosophique;  il  y  a  une  expérience  et 
une  méditation  sur  l'expérience.  La  préface  de  1835  est  carac- 
téristique :  l'auteur  a  voulu  «  illustrer  la  rédemption  d'un  carac- 
tère ».  Son  idée,  c'est  l'éducation  dun  homme  par  la  vie,  l'ap- 
prentissage de  la  sagesse.  Son  héros  cesse  un  jour  d'être  un 
égoïste,  un  dilettante.  11  se  donne  tout  entier  à  la  cause  de  son 
ami  Glanville,  accusé  d'un  meurtre;  il  met  toute  son  activité  à 
retrouver  les  vrais  coupables,  il  n'a  de  repos  qu'il  n'ait  fait 
libérer  l'innocent.  11  apprend  enfm  à  agir,  non  plus  selon  ses 
instincts,  mais  selon  des  principes  moraux,  et  il  espère,  en  fon- 
dant un  foyer,  «  être  utile  à  ses  amis  et  à  l'humanité  » .  Pelham 
et  Glanville  reflètent  les  deux  aspects  du  jeune  Bulwer,  encore 
hésitant  entre  le  byronisme  et  la  joie  de  vivre  :  il  est  sur  le 
point  d'abandonner  Ghilde-Harold  et  Werther  et  de  suivre 
Wilhelm  Meister. 

La  composition  du  roman  rappelle  aussi  le  plan  de  Goethe. 
Bulwer  promène  Pelham  à  travers  toutes  les  classes  de  la 
société,  il  le  heurte  à  tous  les  types  d'humanité.  Lïrréductible 
épicurien,  l'homme  politique,  le  mondain,  l'escroc  et  le  franc 
scélérat,  tout  ce  monde  l'entoure  et  l'accoste,  l'intéresse  et 
même  le  retient,  jusqu'au  moment  où  la  silhouette  mélodra- 
matique de] 'Glanville  apparaît  et  l'entraîne  vers  un  mystère 
sanglant.  Comme  presque  dans  tous  les  romans  suivants, 
Buhver  a  adopté  la  technique  de  Wilhelm  Meister  :  l'action  est 
lâche,  retardéejpar  les  discussions  littéraires  ou  sociales  et  la 
description  des  expériences. 

L'intention  philosophique  de  Pelham  passa  inaperçue.  Le 
roman  eut  un  gros  succès,  mais  le  public  y  vit  surtout  un  Gil 
Blas  du  grand  monde,  une  peinture  de  la  vie  élégante.  Ceci 
n'empêcha  pas  Bulwer  de  revenir  à  son  idée  du  roman  méta- 
physique. Idée  d'ailleurs  imparfaite,  obscure,  qui  trouvera  seu- 


«    WILHELM    MEISTER    »  209 

Icment  plus  tard  son  expression  théorique,  mais  dont  il  tente 
déjà  confusément  l'application.  Dans  son  Déshérité  (1829),  il 
s'efforce  de  créer,  dit  son  fils,  «  le  roman  métaphysique  dont  il 
voit  dans  Wilkelm  Meisier  un  exemple  réussi  ».  —  Son  dessein 
est,  d'après  la  préface,  de  «  personnifier  certaines  dispositions 
de  l'âme  qui  ont  une  influence  sur  la  conduite  ».  C'est  ainsi  que 
Talbot  représente  la  vanité,  Warner  l'ambition,  Crawford  la 
sensualité  et  l'égoVsme,  personnages  contrastés  comme  Jarno, 
l'abbé,  Lothario,  mais  infiniment  moins  riches.  Ce  que  Bulwer 
appelle  improprement  le  roman  métaphysique,  c'est  le  roman 
psychologique.  Il  ne  s'agit  pas  d'y  exposer  une  conception  de  • 
l'univers,  mais  d'y  présenter  une  analyse  de  l'homme.  La  pra-  ' 
tique  de  la  vie  et  la  morale  y  occupent  plus  de  place  que  l'inter- 
prétation du  monde  et  la  religion.  Mais  cette  psychologie  du 
Déshérité  est  sans  vie.  Les  caractères  ont  bien  une  portée  géné- 
rale, mais  ils  n'ont  pas  de  vérité  individuelle,  ils  sont  entière- 
ment construits,  arrêtés,  immobiles.  Bulwer  n'a  pas  compris  la 
valeur  de  Wilhelm  Meister.  Elle  n'est  pas  dans  l'expression  ou 
l'opposition  des  idées,  elle  est  dans  la  vie  révélatrice.  Le  Déshé- 
rité est  un  roman  allégorique  et  abstrait,  Wilhelm  Meister  est  un 
roman  symbolique  et  vivant. 

Dans  Paul  Clijford  (1830),  l'observation  du  réel  vient  étofl'er 
l'armature  idéologique.  Ce  roman  social  marque  aussi  une  nou- 
velle étape  dans  l'évolution  de  l'auteur.  Sans  doute  la  prédi- 
cation utilitaire  de  Bulwer  n'est  guère,  selon  le  mot  de  M.  Caza- 
mian,  qu'une  fantaisie  intellectuelle;  sans  doute  «  il  défend,  le 
sourire  aux  lèvres,  la  vie  des  misérables  que  la  loi  détruit  et 
corrompt  »,  mais  il  s'intéresse  cependant  à  la  vie  contempo- 
raine et  aux  problèmes  qu'elle  soulève.  Il  abandonne  le  wer-~| 
thérisme  de  Falkland,  le  dandysme  de  Pelham,  le  byronisme  du  ; 
Déshérité^  et  il  se  rapproche  de  cet  idéal  de  sagesse  active  qui  ' 
est  au  terme  de  Wilhelm  Meister.  Carlyle  avait  vigoureusement 
dessiné  la  courbe  suivie  par  Goethe,  de  Werther  à  Wilhelm  Meis- 
ter, et  le  jeune  romancier  semble  presque  s'être  fixé  une  évo- 
lution identique.  Dans  sa  dédicace  de  Paul  Clifford  à  l'éditeur 
Cockburn,  il  exprime  nettement  la  pensée  de  Goethe  :  «  L'expé- 
rience est  le  seul  placement  qui  nous  rapporte  toujours  dix  fois 

44 


240  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

ce  qu'il  coûte,  et  nous  ne  pouvons  trouver  de  guides  plus  sûrs, 
à  travers  les  labjTinthes  de  la  vie  qu'il  nous  faut  traverser  et 
dont  il  nous  faut  revenir,  que  les  erreurs,  les  préjugés,  les 
regrets  laissés  derrière  nous,  à  intervalles,  sur  notre  chemin.  » 

Avec  Godolphiii  (1833),  Bulwer  reprend  l'idée  du  roman  méta- 
physique .  L'actrice  Fanny  Millinger,  une  seconde  Philine, 
réclame  «  un  Gil  Blas  métaphysique...,  un  roman  d'idées  autant 
que  d'incidents  » .  Cette  conception  littéraire  est  d'autant  plus 
réalisable  que  les  idées  morales  de  Bulwer  se  sont  maintenant 
précisées.  Dans  son  essai  Sur  la  satiété,  il  emploie  l'image  fon- 
I  damentale  de  Wilhelm  Meister  :  «  L'expérience  n'est  pas  acquise 
par  le  spectateur  de  la  vie,  mais  par  l'acteur.  »  Il  s'agit  d'ap- 
pliquer cette  loi  à  Godolphin. 

Ce  héros  nouveau  n'est  plus  le  tragique  personnage  byro- 
nien,  il  n'a  rien  de  commun  avec  le  Glanville  de  Pelham, 
l'Algernon  Mordaunt  du  Déshérité;  c'est  un  poète  à  l'imagina- 
tion rêveuse,  un  esprit  «  d'origine  germanique  ».  Sensualiste 
indolent,  il  est.  comme  Goethe,  spectateur  du  monde,  amou- 
reux de  l'Antiquité  et  de  lltalie,  amateur  d'art  et  de  théâtre.  Il 
a,  dit  Bulwer,  le  tempérament  d'Hamlet  d'après  l'analyse  de 
Gœthe,  et  il  quitte  à  chaque  instant  la  réalité  solide  pour  se 
réfugier  dans  ses  «  créations  aériennes  ».  Mais  cet  homme 
plein  d'hésitations  est  pourtant  capable  d'une  décision  :  à 
trente-six  ans,  il  change  sa  vie.  Il  sent  un  impérieux  besoin 
d'activité.  Au  lieu  de  s'isoler  du  monde,  il  veut  collaborer  avec 
lui  :  «  J'ai  rêvé  et  je  suis  éveillé.  »  Sous  l'influence  de  sa  femme 
Constance,  il  descend  dans  l'arène  politique,  devient  membre 
du  Parlement,  réconcilie  la  poésie  et  la  vérité,  l'idéal  et  le  réel. 
Toutefois,  eût-il  persisté  dans  cette  rude  voie?  Bulwer  amène 
accidentellement  la  mort  de  Godolphin.  C'est  la  solution  la  plus 
sûre.  Son  héros  s'est  élevé  jusqu'à  la  sphère  de  l'action  :  peut- 
être  n'est-il  pas  encore  capable  d'y  rester. 

Ernest  Maltravers  (4837)  et  Alice  ou  les  mystères  de  la  vie  (1838) 
sont,  de  tous  les  romans  de  Bulwer,  ceux  qui  accusent  le  plus 
nettement  l'influence  de  Gœthe.  Dans  sa  préface  de  1840, 
l'auteur  avoue  :  «  En  ce  qui  concerne  l'idée  première  (ce  que 


1 


«   WILHELM   MEISTER   »  211 

j'oserai  appeler,  avec  humilité,  le  dessein  philosophique),  celle 
d'une  e'ducation  morale  ou  d'un  apprentissage,  il  est  facile  de 
voir  que  je  la  dois  au  Wilhelm  Meister  de  Gœthe.  »  Son  intention 
a  e'te',  dit- il,  de  représenter  «  la  vie  telle  qu'elle  est  »,  mais  il  se 
rappelle  les  paroles  de  Garlyle,  il  sait  que  l'existence  dépeinte 
par  Gœthe  est  à  la  fois  légère  et  profonde,  naturelle  et  symbo- 
lique :  «  Par  vie  telle  qu'elle  est,  je  n'entends  pas  seulement  la 
vie  vulgaire  et  extérieure,  mais  la  vie  dans  son  caractère  plus 
visible  et  plus  matériel.  »  Il  n'est  donc  plus  question  d'opposer 
au  récit  historique  de  Walter  Scott  ce  que  Buhver  appelait  «  la 
fiction  métaphysique  » ,  le  roman  allégorique  et  glacé  qu'il  avait 
cru  trouver  chez  Gœthe  et  réaliser  à  son  tour  dans  le  Déshérité. 
Il  a  mieux  saisi  Wilhelm  Meister  :  il  a  vu,  grâce  à  Garlyle  dont 
la  pensée  le  travaille,  tout  ce  qu'il  y  a  de  vie  et  de  réalité  au 
fond  de  cette  œuvre. 

Ernest  Maltravers  est  un  poète,  un  génie,  non  pas  un  Ghilde- 
Ilarold  qui  erre  le  long  «  des  torrents  solitaires  et  des  coUines 
pastorales  » ,  mais  une  nature  ardente,  lancée  à  la  recherche  de 
l'idéal.  Il  apprend  tout  s^ul  l'allemand,  et  sa  mobile  imagina- 
tion s'attarde  un  moment  dans  la  compagnie  de  Werther  et  des 
Brif/ands.  Lorsqu'il  revient  de  Gœttingue,  il  connaît  Kant  aussi 
bien  que  Goleridge,  et  comme  Gœthe,  il  étudie  la  botanique.  Il 
aime  la  science  et  la  liberté,  la  métaphysique  et  la  poésie.  Il 
faut  orienter  ses  aspirations,  discipliner  son  talent,  faire  de  lui 
un  homme. 

A  peine  débarqué  en  Angleterre,  à  son  retour  d'Allemagne, 
il  tombe  dans  un  guet-apens,  et  il  est  sauvé  par  la  fille  même 
de  son  dangereux  hôte,  le  bandit  Darvil.  Cette  étrange  enfant, 
Alice,  est  une  sœur  de  Mignon.  Son  père  la  maltraite  :  elle 
l'abandonne  et  s'attache  à  l'étudiant.  Il  la  protège,  elle  le  sert. 
Il  fait  le  rêve  de  l'éduquer,  et  il  lui  apprend  à  lire.  Elle  se  ghsse, 
la  nuit,  jusqu'à  sa  porte,  pour  écouter  ses  lieds,  et  elle  l'émer- 
veille un  matin  par  son  chant.  L'amour  s'insinue  en  eux,  il  les 
pousse  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  Rapprochés,  tels  Marianne 
et  Wilhelm  Meister,  par  la  complicité  de  fart,  tous  deux  vivent 
heureux,  sans  remords,  jusqu'au  jour  où  Darvil,  profitant  d'une 
absence  de  Maltravers,  vient  piller  leur  cottage  et  reprend  Alice, 


212  GŒTHE    EN   ANGLETERRE 

l'entraîne  avec  lui  sur  les  grands  chemins.  Maltrav.ers  est  alors, 
comme  Wilhelm,  se'paré  de  sa  maîtresse  :  il  ne  connaît  pas  son 
enfant.  Le  premier  désespoir  l'abat,  mais  ses  amis  sont  là  qui 
veillent  sur  lui.  L'un  d'eux  l'emmène  en  Italie.  Il  est  alors  pris 
par  les  choses,  le  voyage,  le  mofide.  la  vie.  Son  t  apprentis- 
sage »  commence.  Les  femmes  lui  donnent  l'aisance,  la  finesse, 
la  culture.  Ses  amis  lui  apportent  le  bon  conseil,  l'appui  de  leur 
expérience.  Il  doit  traverser  <  des  émotions  violentes  et  des 
luttes  passionnées  »  afin  d"être  c  le  Wilhelm  Meister  de  la  vie 
réelle  >.  Pour  Bulwer,  le  héros  de  Goethe  fait  surtout  l'appren- 
tissage de  l'art;  Maltravers,  celui  de  la  vie  :  déjà  écrivain,  il 
sera  homme  politique. 

Au  cours  de  ses  voyages,  il  semble  prendre  goût  à  l'existence 
brillante  et  artificielle,  au  monde.  Que  lui  apprennent  les  fêtes 
de  l'ambassade  de  Naples  ou  les  promenades  en  bateau  sur  le 
lac  de  Côme'^  Peu  et  beaucoup,  rien  que  la  vie.  Valérie  de  Ven- 
tadour  lui  révèle  une  âme  noble,  De  Montaigne  un  sage  esprit. 
Il  se  débarrasse  de  sa  sentimentalité,  et  si  ses  aventures  lui 
enlèvent  un  peu  de  pureté,  elles  n'amoindrissent  en  rien  ses 
aspirations.  La  littérature  lui  paraît  une  vocation  sérieuse  :  il 
travaille,  et  sans  être  dupe  des  coteries  mondaines,  des  succès 
préparés,  il  n'attend  que  du  grand  public  le  suffrage  et  l'encou- 
ragement. La  politique  le  trempe  :  il  devient  l'homme  du  jour, 
mais  il  ne  se  laisse  pas  griser  par  la  réputation,  il  prend  seule- 
ment plus  contact  avec  le  réel.  La  vie  afflue  vers  lui,  avec  ses 
difficultés,    ses   douleurs.    Il   doit    débrouiller   l'intrigue   qu'a 
ourdie  contre  lui  son  ancien  ami  Ferrers,  il  voit  mourir  sa 
fiancée  Lady  Florence   Lascelles.  11   est  devenu   plus   grave, 
mais  il  est  encore  loin  du  but.  Son  activité  a  tué  son  dilet- 
tantisme, tempéré  son  exaltation,  mais  elle  est  restée  orgueil- 
leuse et  égoïste.  S'il  est  entré  dans  la  politique,  c'est   sans 
doute  pour  employer  son  talent,  c'est  aussi  pour  satisfaire  son 
ambition.  11  lui  faudra  terminer  son   apprentissage,  s'élever 
jusqu'à  l'humilité,  à  la  foi. 

Bulwer  écrit  dans  la  préface  d'Alice  en  i838  :  «  Le  héros  de 
ce  roman  (Ernest  Mallraiers)  est  loin  d'être  parfait,  et  si  ses 
principaux  défauts  avaient  été  corrigés  au  cours  des  volumes 


«    WILHblLM   MEISTER   »  213 

précédents,  on  eût  épargné  la  suite  au  lecteur.  C'est  parce  que 
ses  erreurs  dans  Taction  et  dans  la  pensée  ne  furent  pas  encore 
compensées  ou  redressées,  c'est  parce  que  ses  opinions  furent 
souvent  morbides  et  déraisonnables,  c'est  parce  que  ses  senti- 
ments fuient  plus  nobles  que  ses  actes  et  son  orgueil  trop  grand 
pour  ses  vertus,  que  ces  volumes  furent  nécessaires  à  l'achè- 
vement de  ses  épreuves  et  à  l'exécution  de  mon  dessein.   » 
Alice  enseigne  à  Maltravers  «  les  mystères  de  la  vie  ».  La  mort 
de  Florence  Lascelles  l'a  jeté  dans  un  dur  scepticisme.  11  vit 
seul  sur  sa  terre  de  Burleigh.  Mais  là  il  rencontre  une  jeune  fille 
dont  la  beauté  et  l'innocence  le  calment  et  Témeuvent  à  la  fois. 
Scènes  idylliques  qui  rappellent  celles  de  Walbeira!  Evelyn  lui 
apparaît,  comme  Charlotte  à  Werther,  dans  un  mutin  cercle 
d'enfants.  Elle  se  mêle  à  leur  jeux.  Entraîné  lui  aussi,  il  s'aban- 
donne à  cette  gaieté,  s'assied  sur  le  gazon,  joue  et  gagne,  en 
guise  de  prix,  le  ruban  d'Evelyn  qu'il  ne  veut  plus  lui  rendre. 
(Encore  un  souvenir  de  Werther  !)  Mais  l'épreuve  arrive,  Eve- 
lyn est  fiancée.  Maltravers  a  appris  à  être  stoïque.  La  vie  lui  a 
dit  la  nécessité  du  courage,  il  ne  se  tue  pas  comme  Werther,  il 
ne  va  pas  chercher  la  mort  sur  un  champ  de  bataille  comme 
Falkland,  il  a  lu  Carlyle  et  sait  tout  ce  qui  sépare  Werther  de 
Wilhelm  Meister.  Sa  consolation,  il  la  cherche  dans  l'activité. 
Pourquoi  ne  s'occuperait-il  pas  de  ses  terres  délaissées,  de  ses 
fermiers *?  Il  veut  améliorer  l'état  des  paysans.  Il  sort  de  lui- 
même.  Le  vent  sain,  vivifiant,  de  la  réalité,  disperse  les  nuages 
de  sa  tristesse.  Son  activité  lui  semble  bientôt  restreinte  :  il  se 
remet  à  voyager  et  il  retourne  à  Paris.  Là  il  discute  avec  De  Mon- 
taigne sur  la  vie  littéraire  et  politique  de  la  France,  il  critique  le 
romantisme.   Heureusement,    ce   qui   est  dangereux  dans    un 
ouvrage  de  génie  se  neutralise  souvent  en  quelques  années. 
Nous  pouvons  maintenant  lire  Werther^  «  sans  craindre  de  nous 
suicider  tout  bottés  :>  !  Maltravers  applique  son  inteUigence  à  la 
vie.  De  Montaigne  lui  dit  avec  raison  :  «  Vous  traversez  un  état 
de  transition,  vous   avez   pour  toujours   laissé  derrière  vous 
ridéal,  et  toute  chargée  d'expérience,  votre  barque  fait  voile 
vers  le  monde  pratique.  Quand  vous  aurez  touché  le  port,  vous 
aurez  atteint  le  complet  épanouissement  de  vos  forces.  »  Par- 


214  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

tout,  SOUS  la  trame  du  récit,  scintille  la  pensée  de  Goethe.  Dans  le 
même  entretien  revient  une  comparaison  inspirée  de  Wilhelm 
Meister  :  «  Je  ne  suis  qu'un  spectateur  >,  dit  Maltravers,  et  De 
Montaigne  lui  répond  :  f  Oui,  mais  vous  voulez  aller  derrière  la 
scène.  Et  celui  qui  devient  familier  avec  le  foyer  désire  vive- 
ment être  un  acteur.  j>  Pourtant  à  cette  «  rentrée  »,  il  y  a  encore 
des  obstacles.  La  doctrine  pessimiste  de  Maltravers  lui  fournit 
des  objections.  Difficultés  toutes  théoriques  dont  vient  à  bout 
De  Montaigne  :  «  Chaque  situation  a  ses  devoirs;  chaque  homme 
doit  juger  lui-même  ce  pour  quoi  il  est  fait.  Il  suffit  qu'il  veuille 
être  actif  et  travaille  à  être  utile,  qu'il  reconnaisse  le  précepte  : 
«  ne  jamais  se  fatiguer  de  bien  faire...  >  Maltravers  est  délivré 
de  ses  erreurs  :  il  est  encore  prisonnier  de  ses  faiblesses.  Son 
intelligence  s'est  éclaircie  :  sa  volonté  n'est  pas  purifiée.  Sauvé 
de  son  scepticisme,  il  est  malade  de  son  orgueil.  Il  a  besoin 
d'une  leçon  qui  l'humilie.  Il  apprend  soudain  qu'Alice  est  la 
mère  d'Evelyn.  Cette  révélation,  inexacte  d'ailleurs  (Alice  n'est 
que  sa  belle-mère),  rappelle  une  situation  de  Wilhelm  Meister. 
Lothario  ne  s'éloigne-t-il  pas  un  moment  de  Thérèse,  parce 
qu'il  la  croit  sa  propre  fille?  Maltravers  est  terrassé  par  la 
honte  et  la  douleur  :  il  s'enfuit  en  Suisse  :  <  Précipité  si  rude- 
ment du  piédestal  complaisant  du  haut  duquel  il  avait  si  long- 
temps contemplé  les  hommes  en  disant  :  «  Je  suis  plus  sage  et 
«  meilleur  que  vous  »,  il  devint  trop  sensible  à  ses  propres 
infirmités,  et  ce  désir  de  la  vertu,  qu'il  avait  toujours  entretenu 
profondément,  se  fit  entendre,  plus  distinctement  et  plus  haut, 
dans  les  ruines  et  le  silence  de  son  orgueil.  »  Soumission,  c'est 
là  le  mot  sacré  qui  ouvre  les  mystères  de  la  vie.  Il  s'incline 
devant  la  Providence  qui  l'éprouve,  et  en  même  temps  que  la 
foi,  il  retrouve  son  premier  amour.  La  vie  d'abnégation,  de 
courage,  qui  fut  celle  d'Alice,  lui  montre  où  est  le  devoir  :  «  Ici, 
lui  dit-il,  j'ai  trouvé  une  vertu  qui,  issue  à  la  fois  de  Dieu  et  de 
la  nature,  a  été  plus  sage  que  toute  ma  fausse  philosophie  et 
plus  ferme  que  tout  mon  orgueil.  »  11  rentre  dans  la  vie  poli- 
tique, il  se  lance  dans  l'activité,  avec  moins  d'enthousiasme, 
mais  avec  «  une  énergie  plus  pratique  et  plus  constante  ». 
Voici  qu'il  a  enfin  maîtrisé  son  mépris  pour  les  hommes  et 


I 


«   WILHELM   MEISTER   »  215 

secoué  la  tyrannie  de  la  chimère.  Ses  sentiments  sont  moins 
sublimes,  mais  qu'importe,  puisque  ses  actes  sont  meilleurs  l 

La  pensée  gœthéenne  donne  un  intérêt  réel  à  ces  romans 
d'une  action  languissante  et  d'un  style  médiocre.  L'influence  de 
Gœthe  sur  Bulvver  a  un  double  caractère  :  Wdhelm  Meisfer  sug- 
gère au  jeune  écrivain  lidée  du  roman  philosophique  et  le 
thème  de  l'apprentissage  humain  :  il  lui  fournit  à  la  fois  une 
formé"et  un  sujet.  Ce  sujet,  Bulwer  s'en  empare  avidement,  il 
prend  plaisir  à  le  traiter.  N'est-ce  pas  un  peu  sa  propre  histoire? 
Comme  Gœthe  s'est  acheminé  de  Werther  à  Wilhelm  Meister,  il 
a  parcouru  la  route  qui  va  de  FnlUand  à  Ernest  Maltravers. 
Entre  ces  deux  romans,  dix  années  se  sont  écoulées.  Le  parle- 
mentaire libéral  a  oublié  le  dandy.  La  vie  ne  l'a  pas  épargné,  il 
a  connu  la  souffrance  et  la  faute,  son  foyer  est  ruiné.  Mais  les 
années  qui  précèdent  Ernest  Maltravers  le  calment  et  lui  font  du 
bien .  Plus  clémentes ,  elles  apaisent  son  système  nerveux , 
ébranlé  par  les  dissensions  domestiques.  Les  Derniers  Jours  de 
Pompéi  consacrent  sa  réputation  littéraire,  le  titre  de  baronet 
vient  récompenser  son  activité  politique.  Période  de  trêve  et  de 
gloire,  sinon  de  bonheur,  qui  prépare  la  conclusion  d'Alice. 

* 

Disraeli  subit,  moins  que  Bulwer,  l'influence  allemande.  Son 
père  était  un  philosophe  radical  épris  surtout  de  l'antiquité  et 
de  la  littérature  française.  Dans  sa  bibliothèque,  le  jeune  auto- 
didacte lut  plutôt  Voltaire  que  Gœthe,  et  ce  n'est  guère  qu'en 
i824,  au  cours  -d'un  voyage  dans  les  pays  rhénans,  qu'il  apprit 
à  connaître  l'Allemagne. 

Pourtant  la  traduction  de  Wilhelm  Meister  par  Carlyle  ne  pou- 
vait passer  inaperçue  dans  le  milieu  d'Isaac  Disraeli.  N'y  par- 
lait-on pas  régulièrement,  autour  d'une  table  hospitalière,  des 
publications  récentes?  Comme  l'indique  son  journal  en  1822, 
son  père  l'emmenait  aussi  aux  dîners  de  l'éditeur  John  Murray; 
il  y  rencontrait  des  écrivains  tels  que  Thomas  Moore  et  il  y 
entendait  faire  «  la  revue  des  livres  ».  Les  convives,  qui  s'inté- 


216  '  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

ressaient  si  vivement  à  De  Quincey  et  à  ses  Confessions  d'un 
fumeur  d'opium,  ne  passèrent  pas  sous  silence  ses  rudes  attaques 
contre  Wilhelm  Meister.  Disraeli  dut  lire  la  version  de  Garlyle  et 
il  s'en  souvint  dans  son  premier  roman,  Vivian  Grey  (4827). 

Comme  Pelham,  comme  Wilhelm  Meister,  c'est  le  récit  dun 
apprentissage,  et  cet  apprentissage  est  celui  de  la  vie  par 
l'expérience.  Roman  autobiographique,  lui  aussi,  Vivian  Grey 
raconte  les  premières  batailles  de  Disraeli  contre  la  fortune.  Le 
voyage  de  Vivian  dans  le  pays  de  Galles,  son  intervention 
auprès  de  Cleveland,  n'est  que  sa  mission  en  Ecosse,  sa  visite  à 
Lockhart  et  à  Walter  Scott.  La  catastrophe  qui  survient  alors 
est  la  faillite  de  son  journal  :  The  Représentative.  Le  séjour  de 
son  héros  en  Allemagne  se  réduit,  au  fond,  aux  vacances  de 
1824  à  Heidelberg  et  à  Mannheim.  Les  allusions  à  Gœthe  que 
l'on  trouve  dispersées  dans  le  cours  du  récit  reflètent  l'opinion 
du  milieu  et  du  temps.  Au  château  du  marquis  de  Garabas,  les 
gravures  de  Retzsch  se  trouvent  sur  la  table  du  salon,  et  Vivian 
s'entretient  avec  miss  Manvers  d'un  diable  gentleman  qui  res- 
semble beaucoup  à  Méphisto  :  il  lui  parle  de  «  l'éloquence  »  de 
Gœthe  et  des  «  soUtudes  »  du  Hartz.  Son  amie,  Mrs  Félix  Lor- 
raine, une  Allemande  hystérique  et  dangereuse,  lit  sans  convic- 
tion la  trop  simple  aventure  (V llermann  et  Dorothée,  et  il  mentionne 
une  critique  de  Gœthe  dans  la  gazette  littéraire  de  Weimar.  Le 
nam  du  poète  n'éveille  d'ailleurs,  dans  la  société  de  Ghàteau- 
Désir,  que  les  souvenirs  de  Werther.  Les  autres  œuvres  ne  sont 
pas  encore  très  connues;  seul  Cleveland  —  et  ceci  n'a  rien 
d'étonnant  s'il  représente  plus  ou  moins  Lockhart  —  cite  un 
passage  de  Gœtz  de  Berhchinyen.  Forcé  de  s'exiler  après  son  duel, 
Vivian  Grey  ne  seniblç  pas  avoir  complété  en  Allemagne  sa  cul- 
ture germanique.  Il  s'arrête  huit  jours  à  Francfort  sans  songer 
à  Gœthe  et  rien  ne  nous  permet  d'identifier  la  cour  de  Reisen- 
burg  avec  celle  de  Weimar.  Sans  doute  le  grand-duc  est  ami 
des  arts,  sans  doute  son  épouse  Mme  Caroline  s'adonne,  telle 
la  duchesse  Amélie,  à  la  littérature,  et  elle  attire  aux  fêtes  du 
château  des  poètes,  des  historiens  et  même  un  philosoplie 
disciple  de  Fichte;  sans  doute  le  mystérieux  ministre  Becken- 
dorlf  est,  ainsi  que  Gœthe,  botaniste  et  amateur  de  gravures, 


«   WILHELM   MEISTER  »  217 

«nais  tous  ces  détails,  limités  et  combattus  par  d'autres,  ne  sont 
pas  assez  caractéristiques.  Ils  s'appliquent  plus  ou  moins  à 
ioute  petite  cour  allemande,  ils  sont  inventés  d'après  plusieurs 
modèles,  et  il  est  tout  naturel  de  songer  d'abord  à  Darmstadt 
où  Disraeli  s'arrêta  et,  comme  Vivian  Grey,  vit  jouer  Othel/o  en 
présence  du  grand-duc  de  Hesse. 

L'idée  fondamentale  de  Vivian  Grey  se  rattache  plus  sûrement 
à  celle  de  Wilhelm  Meister.  Il  s'agit  peut-être  moins  ici  de  vivre 
que  d'arriver,  mais  dans  ce  roman  de  l'ambition,  il  y  a  aussi  le 
roman  de  l'expérience  :  «  Expérience,  expérience,  mystérieux 
esprit,  dont  tous  sentent  les  effets,  dont  personne  ne  définit  la 
nature.  Nous  entendons  parler  de  toi  dans  la  chambre  d'enfants, 
dans  le  monde,  dans  les  livres,  mais  qui  t'a  reconnu  avant 
d'avoir  été  ton  esclave,  qui  t'a  découvert  avant  d'avoir  baisé 
ta  chaîne  ?  »  Il  ne  suffit  pas  d'être  spectateur  ;  l'idée  de  Wilhelm 
Meister  revient  ici  sans  cesse  :  «  C'est  seulement  quand  nous 
avons  agi  nous-mêmes  et  que  nous  avons  vu  agir  les  autres., 
c'est  seulement  quand  nous  avons  peiné  sous  le  poids  de  nos 
passions  et  que  nous  avons  vu  peiner  les  autres...  c'est  seule- 
ment alors  que  nous  gagnons  l'expérience.  »  Vivian  Grey 
ajoute  ce  que  Wilhelm  Meister  n'eût  jamais  affirmé  :  «  Expé- 
rience, tu  es  nécessaire  à  notre  bonheur  et  tu  le  ruines.  Tu  es 
le  salut  et  la  destruction  de  toutes  choses,  notre  meilleure  amie 
-et  notre  enneYnie  la  plus  amère,  car  tu  nous  enseignes  la  vérité, 
et  la  vérité,  c'est  le  désespoir.  »  Mais  la  pensée  profonde  de 
Disraeli  ne  s'exprime  pas  dans  cette  méditation  pessimiste. 
<]'est  plutôt  Beckendorff  qui  représente  ses  doctrines  favorites.  Il 
prêche  l'elfort,  car  son  effort  a  été  couronné  de  succès.  11  est 
un  Vivian  Grey  qui  aurait  triomphé  de  la  vie.  Pour  lui,  l'expé- 
rience est  une  lutte,  mais  aussi  une  victoire.  Il  reprend  presque 
les  termes  de  Gœthe  dans  Wilhelm  Meister  :  «  Fortuno,  Destin, 
Chance,  Providence  particulière  et  spéciale,  vains  motsi  Reje- 
tez-les tous.  Le  destin  d'un  homme  est  son  propre  caractère.  » 

Outre  cette  idée  de  l'expérience  —  qui  s'accorde  si  naturelle- 
ment avec  les  convictions  de  Disraeli  —  Wilhelm  Meister  fournit 
encore  à  Vivian  Grey  un  thème  littéraire.  Les  chœurs  organisés 
par  l'abbé  aux  funérailles  de  Mignon  ont  inspiré  sans  aucun 


218  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

doute  les  chœurs  dirigés  par  un  autre  abbé  au  mariage  d'Eugène 
de  Kônigstein.  Vers  la  fin  des  deux  romans,  le  récit  s'inter- 
rompt, l'action  succède  à  la  description  :  les.  formes  alternées 
du  théâtre  se  substituent  à  la  narration  continue  :   «  Enfants, 
disent  les  chœurs  de  Wilhelm  Meister,  retournez  dans  la  vie... 
fuyez  la  nuit.  Le  jour,  la  joie,  la  durée  sont  la  destinée  des 
vivants.  —  Debout,  répondent  les  enfants,  nous  retournons 
dans  la  vie.  Que  le  jour  nous  donne  le  travail  et  la  joie,  jusqu'à 
ce  que  le  soir  nous  apporte  le  repos  et  que  nous  rafraîchisse  le 
sommeil  nocturne.  —  Enfants,  hâtez-vous,  courez  vers  la  vie. 
Que  dans  le  pur  vêtement  de  la  beauté,  l'amour  vous  accueille 
avec  son  céleste  regard  et  la  couronne  de  l'immortalité.  »  Dans 
la  fête  villageoise  de  Vivian  Greij,  les  thèmes  du  jour  et  de 
la  vie,  ici  rapides  et  mêlés,  sont  élargis  et  dédoublés.  Les 
motifs  de  l'aube,  de  midi  et  du  soir  précèdent  les  motifs  de  la 
jeunesse,  de  l'âge  mûr  et  de  la  vieillesse  :  «  Les  heures  fuient, 
c'est  le  matin,...  les  années  glissent,  c'est  la  jeunesse.   »  Le 
chœur  des  heures  se  développe  parallèlement  au  chœur  des 
âges.  Jeunes  filles  et  jeunes  gens  célèbrent  tour  à  tour  le  triple 
rythme  du  jour  et  de  la  vie  :  *  Les  heures  fuient,  c'est  le  soir. 
La  douce  étoile  éclaire  pour  lui  le  chemin  de  sa  maison.  »  Les 
lignes  mélodiques  sont  différentes,  la  composition  est  la  même. 
Le  chant  funèbre  de  Mignon  inspire  des  variations  nouvelles, 
légères  et  gracieuses,  sur  l'éternel  thème  mineur  du  temps  qui 
s'écoule  et  de  la  vie  qui  passe. 

La  publication  de  Vivian  Grey  et  celle  de  Pelham  rapprochèrent 
leurs  deux  auteurs.  Disraeli  et  Bulwer  eurent,  au  début  de  leur 
carrière,  des  relations  suivies  et  ce  sont  leurs  discussions  que 
Bulwer  résuma  dans  son  étude:  l'Angleterre  et  les  Anglais  (1833). 
A  cette  époque,  celui-ci  étudiait  Wilhelm  Meister,  et  il  dut  en 
parler  à  son  ami.  L'exemple  de  Gœthe  restait  devant  leurs 
yeux,  son  approbation  était  pour  eux  un  encouragement,  et 
Disraeli  apprit  «  avec  plaisir  »,  en  1831,  que  «  le  vieillard  lui- 
même  et  Mme  Gœlhe,  sa  belle-fille,  étaient  parmi  les  plus 
ardents  admirateurs  de  Vivian  Grey  ». 

Quelques  mois  après  la  mort  de  Gœthe  parut  Contarini  Fle- 
ming (1832).  L'auteur  l'avait  d'abord  intitulé  :  le  Roman  psycho- 


«   WILHELM   MEISTER   »  219 

logique;  il  donnait  à  ce  terme  à  peu  près  le  sens  que  Bulwer 
attachait  à  sa  dénomination  du  roman  métaphysique.  C'était, 
comme  Wilhelm  Meister  et  Vivian  Grey,  une  œuvre  à  la  fois 
personnelle  et  symbolique,  vécue  et  révélatrice.  C'était,  en 
partie,  l'histoire  de  Disraeli;  en  partie,  la  destinée  même  du 
poète. 

Disraeli  nous  dit  dans  son  journal  ce  qu'il  y  a  d'autobiogra- 
phique dans  Contarini  Fleming  :  «  La  poésie  est  la  soupape  de 
sûreté  de  mes  passions...  Dans  Vivian  Grey,  ya.\  dépeint  mon 
ambition  active  et  réelle,  dans  Alroy  mon  ambition  idéale.  Le 
Roman  psychologique  est  le  développement  de  mon  caractère  poé- 
tique. Cette  trilogie  est  la  secrète  histoire  de  ma  sensibilité.  » 
Mais  la  préface  de  1833  insiste  uniquement  sur  la  valeur  géné- 
rale de  l'œuvre  :  «  Le  sujet  principal  est  le  développement  du 
caractère  poétique.  »  A  ceux  qui  lui  reprocheront  d'avoir  inter- 
calé, dans  Contarini  Fleming,  ses  propres  voyages,  Disraeli 
répond  ici  d'avance  :  «  La  vérité  est  qu'une  existence  errante 
est  une  étape  nécessaire  dans  la  carrière  du  héros...  Sans  ces 
voyages^  je  conçois  que  l'ouvrage  eût  été  imparfait.  »  Ils  appar- 
tiennent, comme  ceux  de  Wilhelm  Meister,  à  l'éducation  même 
du  poète. 

Milman  déclara  l'ouvrage  «  très  allemand  ».  Henri  Heine  en 
fit  un  éloge  enthousiaste  :  «  Le  sujet  est  le  plus  intéressant, 
sinon  le  plus  noble,  qu'on  puisse  imaginer,  le  devenir  d'un 
poète  »  ;  Bulwer  écrivit  dans  le  New  Monthly  Magazine  :  «  Con- 
tarini Fleming  est  une  peinture  (delineation)  d'idées  abstraites, 
dans  laquelle,  comme  dans  Wilhelm  Meister,  l'auteur  est  souvent 
allégorique  et  réel  à  la  fois...  Chaque  caractère  personnifie  cer- 
taines dispositions  d'esprit;  mais  dans  ce  travail  l'auteur 
s'oublie  de  temps  en  temps  et  ne  s'occupe  plus  que  du  monde 
extérieur,  de  ce  monde  qu'il  avait  d'abord  peint  comme  un 
manteau  pour  revêtir  les  créations  métaphysiques.  Je  le  com- 
pare sur  ce  point  à  Wilhelm  Meister.  Et  je  suis  tout  à  fait  sûr 
que,  si  Wilfielm  Meister  n'avait  pas  été  écrit,  Contarini  Fleming 
ne  serait  jamais  entré  dans  le  monde  idéal.  Pourtant,  malgré 
tout  cela,  il  n'y  a  pas  imitation,  ni  dans  l'histoire,  ni  dans  le 
caractère,  encore  moins  dans  le  style.  La  douceur  calme  de 


220  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Goethe  est  aussi  opposée  que  possible  à  l'étincelante  variété  de 
l'auteur  de  Contarini  Fleming.  » 

Buhver  a  raison  :  le  roman  n'est  pas  imité  de  Wilhelm  Meis- 
ter,  il  est  seulement  inspiré  par  lui  :  «  Comment  gagnerai-je  la 
sagesse  »,  c'est  là  ce  qu'écrit  Contarini  sur  la  première  page  de 
son  histoire?  Tel  Wilhem  Meister,  il  est  romantique,  amoureux 
de  musique  et  de  théâtre.  Parmi  les  ruines  d'une  abbaye,  il 
rencontre  un  jour  un  artiste,  Winter,  homme  d'expérience  et 
de  sagesse,  esprit  classique,  parent  de  Beckendorffet  de  Goethe. 
Winter  reconnaît  son  talent,  et  lui  laisse  quelques  règles  talis- 
maniques  qui  font  songer  aux  préceptes  de  Wd/ielm  Meister. 

L'histoire  de  Contarini  est  une  perpétuelle  oscillation  entre 
le  rêve  et  l'action.  Descendant  des  Vénitiens,  exilé  dans  le  Nord, 
il  veut  retrouver  sa  patrie   et  ses  splendeurs  anciennes.  Au 
début  de  ses  aventures,  il  rencontre  un  théâtre  ambulant,  s'at- 
tire la  tendresse  de  deux  actrices  en  même  temps  et  se  fait 
voler  sa  bourse  par  l'un  des  comédiens.  Bientôt  étudiant,  il 
fonde  une  société  secrète  qui,  traquée  par  l'autorité,  devient 
rapidement  un  repaire  de  bandits.  Il  échappe  aux  poursuites 
et,  après  avoir  tiré  de  cette  expérience  une  tragédie,  «  un  des 
produits  les  plus  exagérés  de  l'école  allemande  »,  il  se  donne  à 
la  vie  politique.  Son  roman,  Manstetn  (ou   Vivian  Grey)  lui  lait 
des  ennemis  :  sa  carrière  est  brisée.  Mais  il  voit  clair  en  lui.  il 
sait  qu'il  a  été  égoïste,  qu'il  a  voulu  diriger  les  choses  sans  les 
connaître,  et  il  décide  de  refaire  son  éducation   Voyager,  com- 
prendre l'homme  et  la  nature,  tel  est  son  but.  Venise,  Florence, 
l'Espagne,  l'Orient,  toutes  les  grandes  images  du  passé  passent 
devant  lui.  Il  aime,  il  soutire,  il  admire!  Il  connaît  la  douleur 
et  la  beauté.  Entre  le  rêve  et  l'action,  il  trouve  l'art.  Sans  doute, 
Winter  lui  dit,  comme  Carlyle,  la  nécessité  de  l'action  :  <  Le 
temps  est  arrivé,  dans  votre  vie,  de  renoncer  à  la  méditation. 
L'action  est  maintenant  votre  lot.  Agissez,   agissez,  agissez, 
agissez  sans  trêve,  et  vous  ne  parlerez  plus  de  la  vanité  de  la 
vie.  »  Mais  si  Disraeli  ne  tarde  pas  à  appliquer  ce  précepte,  s'il 
est,  dès  l'année  suivante,  candidat  aux  Communes  pour  Mary- 
lebone,  Contarini  ne  se  laisse  pas  convaincre.  Au  lieu  de  se 
miHer  à  la  bataille  politique,  il  reste  le  poète,  il  achète  à  Naple*- 


I 


«   WILIIELM  MEISTER    »  221 

une  villa  dont  il  fait  un  Temple  du  Beau.  Il  veut  «  créer  un 
paradis  ».  Oilœthe  aurait  certainement  aimé  cette  demeure  clas- 
sique, construite  dans  le  style  de  Palladio,  et  dédiée  aux  arts. 
N'en  avait-il  pas  donné  le  modèle  dans  Wilheim  3/m/^r  ?  L'oncle 
de  Lothario  eût  retrouvé  ici  sa  pensée  la  plus  chère.  Le  Temple 
du  Passé,  où  s'élève  son  sarcophage,  pourrait,  dit  Wilheim 
Meister,  être  aussi  justement  appelé  le  Temple  du  Présent  ou 
de  TAvenir.  Contarini  Fleming  lui  enlève  un  sphinx  pour  garder 
l'entrée  de  son  palais,  et  il  consacre  «  au  temps  futur  »  la  tour 
qui  sera  son  tombeau.  «  Laissez-moi  passer  ma  vie,  dit-il,  dans 
l'étude  et  dans  la  création  de  la  beauté.  Tel  est  mon  désir.  » 
Mais  il  ajoute  :  «  Sera-ce  ma  carrière?  c'est  douteux,  je  le 
sens  ». 

«  Je  veux  agir  ce  que  j'écris  »,  dit  l'auteur  dans  son  journal. 
ContaHni  l'avait  amené  au  seuil  de  l'action  :  il  franchira  ce 
seuil.  Il  n'était  pas  homme  à  se  retirer  dans  la  contemplation 
comme  Contarini,  ou  à  s'exténuer  en  rêves  de  conquête 
hébraïque  comme  Alroy  et  les  «  princes  de  la  captivité  ».  La 
victoire  d'Israël,  c'est  dans  sa  vie  qu'il  l'assurera,  et  il  devient 
peu  à  peu  le  maître  de  l'Angleterre.  Le  libéralisme  ne  lui  réussit 
pas  :  il  change  de  programme,  et  il  est  élu  avec  l'appui  des 
conservateurs  en  1837.  Sans  doute  il  fréquente  toujours  les 
cercles  littéraires,  il  parle  de  Wieland  à  lady  Blessington  et  de 
Gœthe  à  H.  G.  Robinson,  mais  de  plus  en  plus  la  politique  l'ac- 
capare. Chef  de  l'opposition  en  4847,  il  est  ministre  trois  ans 
plus  tard.  Et  dès  lors,  il  reprend  le  roman  comme  un  instru- 
ment de  propagande;  dans  Coningshy,  Sibylle,  Tancrède,  il  prêche 
son  torysme  social.  Les  jours  d'apprentissage  sont  maintenant 
très  loin  :  pas  plus  que  lord  Lytton,  lord  Beaconsfield  ne  se  sou- 
vient de  Wilheim  Meister. 

*.  * 

Nous  avons  déjà  rencontré  Thackeray  à  Weimar,  nous  l'avons 
vu  flâner  dans  le  parc,  crayonner  Gœthe  au  passage.  Déjà,  à 
cette  époque,  il  préférait  la  vie  aux  livres,  l'expérience  à  la  lec- 
ture. L'œuvre  du  poète  ne  semble  pas  l'avoir  retenu  longtemps. 
Il  lut  Faust  et,  à  en  juger  d'après  des  allusions  de  la  Foire  aiwr 


222  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

vanités  (1847),  il  connaissait  Werther  elles  Affinités  d'élite.  Mais 
rien  ne  nous  permet  d'afflrmer  avec  un  critique  allemand  que 
Wilhelm  Meister  exerça  une  influence  sur  son  Histoire  de  Pen- 
dennis  (i8oO). 

Sans  doute  ce  roman  est,  comme  Pelham  et  Vivian  Grey,  un 
roman  plus  ou  moins  autobiographique;  sans  doute,  sous  les 
variations  les  plus  fantaisistes  et  les  plus  savoureuses,  on  de'- 
mêle  le  même  thème  fondamental  que  dans  Wilhelm  Meister, 
celui  de  lexpérience  nécessaire.  Mais  cette  idée  du  roman  auto- 
biographique et  expérimental,  rien  ne  prouve  qu'elle  vienne  ici 
de  Goethe.  Thackeray  suit  un  courant  que  Bulwer  et  Disraeli 
ont  suivi  avant  lui  et  déjà  moditié.  D'ailleurs  Tenrichissement 
de  la  personnalité  de  Pen  l'intéresse  moins  que  l'exploration  des 
milieux  qu'il  traverse,  la  peinture  des  caractères  qui  se  heurtent  à 
lui.  Il  abandonne  souvent  son  héros  principal  pour  t  filer  »  des 
passants  dans  la  rue.  Et  que  Pen  s'éprenne  d'une  belle  et  insigni- 
fiante comédienne,  qu'il  fréquente  une  troupe  de  province,  il  n'y 
a  pas  là  de  quoi  établir  un  rapprochement  avec  WUhelm  Meister. 

Tout  au  plus  découvrirait-on  des  allusions  à  Goethe  dans 
des  remarques  de  détail.  Au  cours  du  chapitre  consacré  aux 
succès  dramatiques  de  Miss  Costigan.  n'est-il  pas  question 
à'Hamlet  et  de  t  la  théorie  du  grand  critique  allemand  sur  le 
sujet  »?  Plus  loin,  Pendennis  traduit  en  vers  anglais,  à  l'usage 
de  ses  jeunes  amies  Blanche  et  Laura,  «  les  ballades  de  Goethe 
et  de  Schiller  ».  Son  premier  roman,  d'un  genre  nettement  ger- 
manique, est  «  sombre  et  passionné  ».  On  y  trouve  tour  à  tour 
«  le  désespoir  byronien,  le  découragement  werthérien,  l'amère 
moquerie  de  Méphistophélès  dans  Faust  ».  Lorsqu'il  se  pro- 
mène à  Vauxhall  avec  Fanny  Bolton,  la  fille  du  concierge  de 
Shepherd's  Inn,  Pen  la  contemple  «  d'un  air  de  protection 
splendide,  comme  Egmont  regardait  Glaire  dans  la  pièce  de 
Goethe  »,  mais  il  ne  veut  pas  amorcer  une  histoire  de  séduction 
«  à  la  Faust  et  Marguerite  ».  Ce  sont  là  des  réminiscences 
rapides,  et  Thackeray  a  déjà  oublié  le  Pumpernickel  de  la  Foire 
au,r  vanités.  Après  une  grave  maladie,  Pendennis  va  faire  une 
cure  en  Allemagne,  mais  il  ne  s'arrête  même  pas  à  Weimar,  sur 
le  chemin  de  Bosenbad. 


«    WILHELM    MEISTER    »  223 

V 

Thackeray  n'avait  pas  besoin  de  Wilhelm  Meister  pour  se 
délivrer  du  werlhérisme.  Si  l'on  en  croit  l'histoire  de  Pen- 
dennis,  il  connut,  lui  aussi,  une  pe'riode  de  romantisme,  mais 
il  la  traversa  rapidement.  Son  humeur  s'accommodait  mal  des 
me'lancolies  prolongées,  et  Werther  provoquait  ses  railleries. 
Voici  la  «  ballade  comique  »  qu'il  publie  en  1835  dans  ses 
Mélanges. 

«  Werther  avait  pour  Charlotte  un  amour 

Tel  que  paroles  ne  pourraient  dire. 

Savez-vous  comment  il  la  vit,  pour  la  première  fois? 

Elle  faisait  des  tartines  de  beurre. 

Charlotte  était  une  dame  mariée, 
Werther  était  un  homme  moral, 
Qui  pour  toutes  les  richesses  des  Indes 
N'aurait  rien  fait  pour  la  blesser. 

Aussi  soupira-t-il,  lui  faisant  des  yeux  doux 
Jusqu'à  ce  que  sa  passion  bouillit  et  bouillonna. 
Et  fît  alors  sauter  son  idiote  cervelle 
Dont  plus  ne  fut  embarrassé. 

Charlotte  ayant  vu  son  cadavre  ^ 

Porté  devant  elle  sur  une  civière. 
Ainsi  qu'une  dame  bien  élevée, 
Continua  ses  tartines  de  beurre.  » 


* 
*   * 


Dickens  est  un  écrivain  profondément  personnel.  La  seule 
influence  qu'il  ressentit,  c'est  celle  de  la  vie.  Peu  cultivé,  il  ne 
connaissait  ni  Gœthe  ni  la  littérature  allemande.  Son  roman 
social  n'offrait  avec  le  roman  germanique  aucune  parenté.  Ches- 
terton le  compte,  ainsi  que  Carlyle  et  les  chefs  du  mouvement 
d'Oxford,  parmi  les  forces  vivantes  qui  ont  ébranlé  l'édifice  de 
l'utilitarisme,  qui  ont  assuré  la  «  revanche  des  instincts  »,  mais  il 
ajoute  avec  raison  qu'il  n'est  pas  un  théoricien,  qu'il  ne  prêche 
pas  un  évangile  abstrait,  quil  ne  cherche  pas  sa  nourriture 
dans  les  livres.  Dickens  est  à  lui  seul  une  sourde  révolte  popu- 


I 


224  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

laire,  une  force  de  la  nature.  Il  combattait  de  son  côté,  sans 
rien  savoir  de  Carlyle,  ni  d'où  il  prenait  ses  armes. 

Ainsi  le  Wilhelm  Meister  de  Goethe  a  été'  salué  avec  joie  par 
les  jeunes  écrivains  qui,  fatigués  du  roman  historique,  ont 
abordé  le  roman  philosophique.  Mais  à  mesure  que  le  roman 
anglais  est  redevenu  social,  le  modèle  fourni  par  Goethe  a  été 
délaissé.  Pour  les  lecteurs  vraiment  épris  de  littérature  alle- 
mande, Faust  offre  d'ailleurs  un  intérêt  plus  pathétique  que  M 
Wilhelm  Meister.  Le  problème  de  la  destinée  éternelle  passe  " 
avant  le  problème  de  l'existence  humaine.  On  sait  que  Wilhdm 
Meister  est  une  mine  profonde  où  gisent  des  trésors  de  sagesse, 
mais  on  s'en  rapporte  à  Carl^^le,  on  n'a  pas  le  temps  de  s'attar- 
der dans  ces  souterrains  de  la  pensée.  L'harmonie  des  sphères 
et  le  chœur  des  archanges  attirent  plutôt  les  regards  vers  la 
Porte  du  Ciel  où  se  déroule  le  prologue  du  Faust. 


i 


CHAPITRE  m 

AUTOUR    DU    «    FAUST 

(1835-1855) 


Les  traductions  de  la  première  partie  du  Fauxt,  la  version  en  prose  d'A.  Hay- 
ward  (1833).  Les  moilleures  traductions  en  vers  :  J.  St.  Blackie  (1834), 
J.  Anster  (1835),  A.  Swanwick  (1850).  Les  revues;  l'appréciation  de  }a 
première  partie.  —  Les  traductions  de  la  deuxième  partie  (1838-1842).  — 
Les  adaptations  et  parodies  au  théâtre.  La  caricature.  —  L'influence 
sur  les  poèmes  pliilosopliiques.  Paracehe  de  Browning  (1835)  :  «es 
thèmes  poétiques;  son  problème  métaphysique  et  moral.  Festus  de 
P.  J.  Bailey  (1839)  :  son  itnportance  littéraire,  sa  portée  théologique,  son 
développement.  Dipsychus  d'A.  Clough  (1850)  :  le  conflit  philoso- 
phique, les  motifs  gœthéens  et  la  sagesse  de  Carlyle. 


«  Wolfgang's  Faust  fiâmes  forth  the  fire 
divine, 

«  In  raany  a  solid  thought  and  glowing 
Une.  » 

(P.  J.  Baii.ey,  The  Age,  1858.) 


L'Angleterre  ne  connaissait  encore  Fanst  que  par  la  mauvaise 
transposition  de  lord  Gower  et  les  brillants  fragments  de  Shel- 
ley.  Coleridge  et  Carlyle  avaient  abandonné  leur  projet  de  tra- 
duction. Ce  dernier  demandait,  dans  son  premier  essai  de  1822, 
une  bonne  version  en  prose  et  son  vœu  fut  enfin  réalisé,  quand 
parut  en  1833  le  travail,  d'abord  anonyme,  d'Abraham  Hayward. 

L'auteur  était  un  jeune  juriste  qui  connaissait  bien  l'Alle- 
magne et  venait  de  traduire  un  ouvrage  de  Savigny.  Il  avait 
aidé  Carlyle  à  chercher  un  éditeur  pour  VHistoire  de  la  littéra- 
ture allemande  et  il  l'avait  encouragé  à  écrire  son  essai  sur  les 
(l'uvres  de  Gœthe  en  1832.  Il  était  allé  frapper  aussi  à  la  porte  du 
serviable  Robinson  et  lui  avait  demandé  «  dés  renseignements 
sur  Faust  » .  Avant  de  publier  sous  son  nom  sa  seconde  éditioh 
en  1834,  il  retourna  en  Allemagne,  il  y  vit  ïieck^  Chamisso, 

15 


226  GŒTHE    EN    ANGLETERRE 

Lamotte-Fouqué,  Retzsch  ;  il  fut  reçu  par  Eckermann  et  Ottilie 
de  Goethe.  Il  écrivit  à  A.  W.  Schlegel  et  à  Grimm  pour  avoir  des 
éclaircissements  sur  certains  passages  du  drame,  il  prit  l'avis  de 
Sarah  Austin  et  de  Cari  vie  :  bref,  il  fit  appel  à  toutes  les  compé- 
tences qui  lui  avaient  été  indiquées  par  Charles  Lamb.  Sa  ver- 
sion est  parfois  un  peu  prosaïque;  elle  est  toujours  pénétrante 
et  rigoureuse;  c'est  la  première  image  fidèle  de  Faust  en  Angle- 
terre. Elle  fut  généralement  bien  accueillie.  Soulhey,  Words- 
worth,  llaltam  le  félicitèrent.  Coleridge  lui-même,  hostile  à 
toute  traduction  en  prose,  jugea  le  travail  bien  fait.  En  tout  cas 
llayward  apporta  dans  son  interprétation  une  honnêteté  scru- 
puleuse, une  patiente  minutie,  et  en  le  nommant  membre  de  la 
Société  Royale  de  littérature  à  Berlin,  lAllemagne  reconnais- 
sait qu'il  avait  bien  mérité  de  Goethe.  Tous  les  traducteurs,  qui 
vinrent  après  lui  et  mirent  le  Faust  en  vers  anglais,  ne  purent 
se  passer  de  lui  et  de  sa  prose.  Sa  version,  simple  et  directe, 
donna  pour  la  première  fois  aux  lecteurs  britanniques  une  idée 
exacte  de  l'œuvre  :  elle  a  une  importance  historique  et  une 
valeur  littéraire,  et  Matthew  Arnold  f estimait  beaucoup. 

L'année  1834  vit  aussi  paraître  trois  traductions  en  vers  :  la 
première  anonyme,  et  la  seconde,  par  David  Syine,  sont  insigni- 
fiantes et  incomplètes;  la  troisième,  par  John  Stuart  Blackie. 
le  professeur  d'Edimbourg  dont  nous  avons  déjà  parlé  (1  . 
est  consciencieuse  et  intelligente  :  c'est  une  solide  transpo- 
sition métrique  qui  manque  parfois  de  souplesse  e.t  de  poésie. 
Blackie  supprima  lui  aussi  le  Prolotfue  dans  le  ciel,  quitte  à 
en  donner,  dans  l'appendice  de  son  volume,  une  version 
expurgée.  Pas  plus  que  Gower,  il  n'osait  présenter  face  à  face 
le  Très-Haut  et  le  Malin,  et  il  désapprouvait  «  le  ton  d'insou- 
ciante familiarité  surJequel  on  y  traitait  les  choses  divines  ». 
Comme  Hayward,  il  connaissait  bien  ralleniand.  Il  avait  étudié 
à  Goettingue  et  à  Berlin,  où  il  avait  suivi  les  coui*s  de  Schleier- 
macher,  et  il  s'était  préparé  sérieusement  à  son  travail,  mais  il 
avait  moins  cherché  à  s'entourer  de  certitudes  philologiques 
qu'à  retrouver  l'atmosphère  tragique  et  médiévale  du  drame. 

(1)  Cf.  3"  partie,  ch    i. 


AUTOUR   DU    «    FAUST    >  227 

A  la  Bil)Iiothèque  des  Avocats,  il  s'était  plongé  dans  les  livres 
de  sorcellerie,  et  tandis  que  Hayward  employait  sa  préface  à 
critiquer  ses  prédécesseurs,  il  consacra  surtout  la  sienne  à 
exposer  la  légende  de  Faust.  Sa  traduction  est  loin  d'être  par- 
faite, mais  c'est,  parmi  toutes  les  traductions  en  vers,  la  seule 
qui  retienne  vraiment  l'attention  entre  la  tentative  de  Gower  et 
la  réussite  d'Anna  Swanwick  en  1850.  G.  II.  Lewes  l'appréciait 
€t  il  lui  emprunta,  dans  sa  Vie  de  Gœthe^  ses  citations  de  Faust. 

En  1835  parurent  la  lourde  version  de  l'honorable  Robert 
Talbot,  dont  la  seconde  édition  fut  dédiée,  «  sans  sa  permission  » , 
à  Th.  Carlyle,  et  la  lyrique  composition  de  John  Anster,  plus 
tard  professeur  de  droit  civil  à  Dublin.  Celui-ci  en  avait  déjà 
publié  des  fragments  dans  le  Bladicood's  Mafjazine  en  1820. 

Le  Prologue  dans  le  ciel  figure  cette  fois  à  Sa.  place  primitive, 
mais  J.  Anster  croit  nécessaire  de  se  justifier  tout  au  long  dans 
son  avant-propos.  En  dépit  de  l'enthousiasme  des  revues  irlan- 
daises et  de  l'accueil  favorable  du  public,  son  travail  ne  peut 
être  considéré  comme  une  traduction  :  c'est,  selon  le  mot  de 
G.  11.  Lewes,  une  brillante  paraphrase.  Si  l'œuvre  de  Talbot 
n'est  qu'une  versification  dhiprès  la  prose  de  Hayward,  celle 
de  J.  Anster  est  une  suite  de  variations  sur  le  thème  de  Goethe. 

Le  médiocre  et  somptueux  volume  de  Jonatham  Birch,  orné 
des  gravures  de  Retzsch  et  dédié,  en  1839,  à  celui  qui  allait 
être  Frédéric-Guillaume  IV,  roi  de  Prusse,  lui  attira  de  la  part 
de  son  protecteur  plus  de  faveurs  qu'il  ne  méritait.  En  1841, 
Birch  fut  élu,  honneur  qui  ne  fut  partagé  que  par  Carlyle  et 
Hayward,  membre  de  la  Société  Royale  de  littérature  de  Berlin. 
La  traduction  de  John  Hills  (1840)  est  un  peu  meilleure,  celle 
de  Lewis  Filmore  (1841)  est  sans  prétentions  et  eut  l'avantage 
d'être  bon  marché,  celle  de  Sir  George  Lefèvre,  médecin  de 
Fajnbassade  britannique  à  Petrograd,  est  ridicule  et  vul- 
gaire (1841).  Le  capitaine  John  Knox,  qui  connut  Gœthe  à 
Weimar  et  collabora  au  Chaos  d'Ottilie,  ajouta  encore  la  sienne 
à  toutes  ces  versions  oubliées  (1847);  seule  Anna  Swanwick 
qui,  comme  J.  St.  Blackie,  traduisit  Eschyle,  publia  en  1850  un 
tf^avail  d'une  incontestable  valeur.  Presque  aussi  exact  que 
celui  de  Hayward,  plus  poétique  que  celui  de  Blackie,  son  Faust 


228  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

passa  inaperçu  parmi  les  drames  de  Gœthe,  édités  dans  la 
Collection  Bohn,  mais  il  sut  rallier  peu  à  peu  les  suffrages  des 
germanistes  et  les  préférences  du  public  averti. 

FauM  fut,  somme  toute,  bien  accueilli  après  1830.  Les  essais 
de  Garlyle,  la  mort  de  Gœthe,  la  publication  de  la  Seconde  partie 
dans  les  Œuvres  posthumes,  tout  ceci  forçait  l'attention  de  la  cri- 
tique. Les  traductions  avaient  du  succès.  Il  était  impossible  aux 
revues  d'ignorer  plus  longtemps  le  chef-d'œuvre.  On  voulut 
•s'y  intéresser,  on  prit  la  peine  de  le  discuter,  on  n'alla  point 
jusqu'à  le  comprendre.  Plus  d'une  revue  loua  son  pathétique 
émouvant,  son  lyrisme,  sa  puissance  ;  rares  sont  celles  qui  dé- 
mêlèrent sa  signification  profonde.  Sans  doute  un  ami  de 
J.  Anster  publie  en  i833,  dans  le  Dublin  University  Magazine, 
une  intelligente  analyse  du  drame  total  ;  il  voit  dans  la  tra- 
gédie d'Hélène  la  purification  par  la  beauté,  le  commence- 
ment de  la  rédemption  qu'annonçait  le  Prologue,  mais  Hayward 
lui-même,  en  un  article  de  la  Foreign  Quarterhj  Review  (1833),  se 
refuse  à  considérer  le  Second  Faust  comme  l'aboutissement 
logique  et  voulu  de  la  première  partie.  Il  ne  saisit  pas  com- 
ment «  le  plaisir  de  drainer  des  marécages  ou  même  de  lutter 
éternellement  pour  l'existence  avec  la  mer  »  peut  satisfaire  un 
homme  qui  a  parcouru  tout  le  cercle  des  joies  terrestres.  Il 
comprend  moins  encore  pourquoi  le  diable  est  joué  à  la  fin, 
car  la  vie  de  Faust  ne  s'est  pas  augmentée  «  d'une  seule  action 
vertueuse  et  à  peine  d'une  pensée  ennoblissante  « .  Il  n'a  rien 
fait  pour  être  racheté.  Blackie  n'apprécie  pas  davantage  la 
seconde  partie.  Selon  lui,  Faust  n'aurait  pas  dû  être  sauvé, 
sans  avoir  fait  pénitence  et  expié  ses  crimes. 

Rien  d'étonnant,  par  contre,  si  Garlyle,  toujours  avide  de 
conclusions  morales,  rapproche  aussitôt  les  deux  Faust  :  «  Je  lis 
Faust,  la  seconde  partie,  écrit-il  à  Sarali  Auslin,  le  13  jan- 
vier 1833,  avec  l'intérêt  que  vous  pouvez  imaginer...  Je  consi- 
dère le  drame  tout  entier,  tel  qu'il  est  achevé  maintenant, 
comme  quelque  chose  de  vaste  devant  moi  et  de  profond.  »  Et 
dans  une  lettre  à  Blackie,  le  28  avril  1834,  il  avoue  que  des 
deux  Faust  il  préfère  le  second,  il  y  découvre  «  considérable- 
ment plus  de  pensée  »,  et  c'est  pour  lui  l'essentiel. 


AUTOUR   DU   «   FAUST    »  229 

La  Quarterly  Revietv  ne  se  soucie  pas  de  la  seconde  partie 
qu'elle  déclare  très  médiocre  (1834).  La  Revue  d'Edimbourg 
(iSSB),  favorable  à  la  version  de  J.  Anster,  ne  croit  pas  à  une 
conclusion  optimiste  et  rejette  l'hypothèse  de  la  rédemption, 
émise  par  le  traducteur.  Le  Dublin  University  Magazine  affirme 
l'année  suivante  :  «  Nous  croyons  que  Faust  est  anéanti  et  cet 
anéantissement  est,  nous  le  répétons,  une  injure  à  la  divine 
Provi'dence.  »  La  catholique  Dublin  Review  (1840)  n'admet 
aucun  lien  entre  les  deux  parties.  Si  le  second  Faust  était  la 
continuation  du  premier,  il  faudrait  admettre  que  le  magicien 
fût  sauvé  sans  avoir  été  purifié,  sans  s'être  repenti.  Et  ce  serait 
détruire  la  valeur  morale  de  l'œuvre  :  Faust  n'exprime- t-il  pas 
la  vanité  des  tâtonnements  humains,  loin  de  la  lumière  divine  ? 
Ne  dit-il  pas  la  pauvreté  criminelle  des  plaisirs  terrestres? 
Ainsi  presque  toute  la  critique  conclut  à  la  damnation  de  Faust. 
Au  nom  des  mêmes  principes  religieux,  on  la  déplore  ou  on 
la  justifie.  Les  uns  y  voient  une  atteinte  à  la  bonté  de  Dieu, 
les  autres  une  preuve  de  sa  justice. 

*   * 

En  dépit  de  leurs  préfaces  explicatives  et  de  leurs  commen- 
taires, les  traductions  du  Second  Faust  par  J.  M.  Bell  (1838), 
L.  C.  Bernays  (i)  (1839)  et  Archer  Gurney  (1842)  ne'  modifient 
pas  l'opinion.  La  Monihly  Review  considère  la  tragédie  d'Hélène 
comme  un  intermezzo  qui  devait  trouver  sa  place  dans  une 
trilogie.  Seule  la  Foreign  Quarterhj  Revietv  publie  en"  1840  une 
étude  intelligente  et  juste  de  J.  S.  Blackie,  où  s'accuse  l'in- 
fluence de  Garlyle.  Blackie  ne  sépare  plus  comme  autrefois  les 
deux  parties  :  le  sujet  de  Faust  est  «  forigine,  le  progrès  et 
la  destinée  de  l'homme,  symbolisés  en  un  individu  ».  Le 
drame  se  transcrit  ainsi  dans  l'abstrait  :  la  raison  est  impuis- 
sante, l'esprit  de  la  terre  personnifie  «  toute  la  création  nou- 
ménale  ».,  trop  profonde  pour  être  saisie  par  l'homme  ;  la  phi- 
losophie transcendentale  a  détruit  l'intuition,  la  révélation  d'un 

(1)  Professeur  à  King's  Collège. 


230  GCETHE   EN   ANGLETERRE 

Swedenborg;  le  scepticisme  de  Kant  a  tue'  la  métaphysique 
elle-même;  la  sensibilité  est  aveugle  et  la  pensée  est  en  déroute  : 
que  resle-t-il,  sinon  l'action?  Mais  (et  ici  Blackie  se  sépare  de 
Carlyle)  un  symbole  n'est  pas  forcément  un  dogme,  une  idée 
n'entraîne  pas  un  apostolat.  Gœthe  n'a  pas  voulu  enseigner 
«  de  nouvelles  croyances  ».  Il  a  cherché  à  être  «  un  artiste  poé- 
tique, non  pas  un  révélateur  » .  Il  admet  simplement  que 
l'homme  peut  se  sauver  ici-bas  :  la  justification  des  actes  a  lieu 
sur  la  terre  et,  s'il  transporte  Faust  dans  le  ciel,  à  la  fin  du 
drame,  c'est  seulement  pour  lui  donner  la  consécration 
suprême,  la  sanctification.  Quant  à  la  seconde  partie  de  Faust, 
considérée  au  point  de  vue  dramatique,  elle  est  «  injouable  »  : 
c'est  à  la  fois  une  satire  et  «t  une  recherche  platonicienne  de 
la  beauté  éternelle  »  par  delà  la  beauté  sensuelle  et  fragile; 
c'est  surtout  une  image  de  l'époque,  non  pas  l'évangile  d'une 
seule  vérité,  mais  «  une  immense  multiplicité  de  symboles 
expressifs  ». 

Tout  à  fait  moderne,  cette  appréciation  de  Blackie  mérite 
d'être  retenue.  Que  Faust  soit  une  œuvre  d'art,  même  impar- 
faite, et  non  un  amoncellement  d'énigmes,  qu'il  y  ait  à  travers 
les  deux  parties  un  fil  conducteur,  et  sous  une  grande  com- 
plexité, une  profonde  unité  de  plan,  ce  sont  là  des  idées  toutes 
nouvelles  en  Angleterre.  Elles  nous  font  pressentir  l'interpré- 
tation de  G.  II.  Lewes.  Jusqu'à  présent  (et  Carlyle  en  est 
en  partie  responsable),  la  critique  a  cherché  le  contenu  moral 
de  Faust.  Elle  s'est  d'ailleurs  généralement  trompée  et  elle  a 
jugé  avec  les  règles  formalistes  de  l'orthodoxie  anglicane.  Elle 
n'a  pas  conçu,  ou  voulu  concevoir,  un  rachat,  un  pardon,  sans 
une  expiation  précise,  sans  une  pénitence,  elle  n'a  pas  imaginé 
une  ascension  qui  ne  quitte  pas  brusquement  la  vie,  mais  s'élève 
en  une  lente  spirale  autour  des  monts  de  l'Arcadie  lumineuse, 
elle  n'a  vu  qu'une  alternative  :  le  repentir  ou  l'anéantissement. 
Aussi  a-t-elle  accepté  la  damnation  de  Faust  comme  une  leçon 
de  la  justice  divine,  sans  chercher  à  comprendre  cette  pensée 
de  Gœthe,  toute  pénétrée  d'une  équité  supérieure  : 

«  Der  immer  strebend  sich  bemûht 
Den  konnen  \vir  erlôsen.  • 


AUTOUR   DU    «    FAUST    »  231 

L'interprétation  morale  du  Fdusl  est  partiale,  entachée  de 
puritanisme.  L'interprétation  artisti((ue  n'existe  pas  encore. 
Pour  la  première  fois,  en  1840,  un  critique  s'est  avisé  que  Faust 
est  une  œuvre  d'art,  et  non  une  œuvre  de  prédication.  Ceci 
nous  écarte  déjà  de  Carlyle.  G.  ïL  Lewes  ira  plus  loin,  trop 
loin  même.  Il  s'attachera  exclusivement  à  l'artiste  qui  est  en 
(îœthe  et  qui  a  écrit  le  premier  Faust  :  «  Les  artistes,  dira-t-il, 
ont  en  vue  tout  autre  chose  que  le  développement  d'une  idée.  » 
11  négligera  la  valeur  philosophique  de  l'œuvre,  et  comme  Hay- 
ward,  mais  pour  des  raisons  dilTérentes,  il  dédaignera  \c  Second 
Faust,  «  le  drame  allégorique  ». 

Si  la  critique,  en  écartant  presque  unanimement  le  Second 
Faust,  ne  montre  pas  une  grande  pénétration,  le  public  se 
met  à  lire  le  premier.  Sans  doute  il  ne  s'agit  pas  d'une  vogue, 
d'une  popularité  :  comme  le  dit  le  Fraser's  Magazine  en  1831, 
John  Bull  a  oublié  son  vieil  ami  Werther  et  il  ne  ferait  pas 
un  mouvement  si  toutes  les  traductions  de  Faust  étaient 
brûlées  devant  lui.  Mais  ces  traductions  commencent  à  avoir 
du  succès,  celle  de  Hayward  atteint  en  1847  une  quatrième 
édition,  celles  de  ïalbot,  deBirch,  et  de  Filmore  en  épuisent 
une  deuxième.  Les  gravures  de  Retzsch  sont  encore  publiées 
à  part  en  1843. 

*   * 

Faust  prend  timidement  et  tardivement  possession  du  théâtre. 
La  scène  de  Ilaymarket  présente  en  1833  un  Faust,  ballet  de 
M.  Deshayes;  en  1841,  Léman  Rede  fait  jouer  à  Londres,  au 
Théâtre-Royal,  son  drame  en-  trois  actes  :  Le  Diable  et  le  docteur 
Faustus;  H.  P.  Grattan  donne,  l'année  suivante,  à  Sadler  Wells, 
une  pièce  romantique  qui  n'a  qu'un  rapport  très  lointain  avec 
la  tragédie  allemande  :  Faust  ou  le  Démon  de  Drachenfels.  Tandis 
que  la  rampe  parisienne  était,  dès  1830,  encombrée  d'adapta- 
tions aux  machineries  fantastiques,  la  scène  anglaise  n'accueillit 
que  vingt  ans  plus  tard  le  drame  de  Gœthe.  Encore  faudra-t-il, 
pour  que  Faust  attire  le  public  au  théâtre,  qu'il  lui  soit  présenté 
par  les  Français,  Michel  Carré  et  Gounod  t 

Une  adaptation  en  six  actes,  au  théâtre  Saint-James  (1852),  ne 


-232  GOETHE    EN    ANGLETERRE 

semble  pas  avoir  eu  un  grand  succès.  Au  contraire,  la  pièce  de 
Michel  Carré  :  Faust  et  Marguerite,  montée  au  Princess  Théâtre 
en  1854,  eut  rapidement  une  vogue  brillante;  Charles  Kean  sou- 
tint admirablement  le  rôle  de  Méphisto. 
J.  Halford  qui  préparait,  à  la  même  époque,  une  adaptation 
;    du  Faust,  dut  renoncer  à  son  premier  projet.  Désespérant  de 
j    faire  jouer  sa  pièce,  il    la  transforma  en    une   comédie  bur- 
I    lesque.  La  pensée  de  Goethe  lui  était  si  peu  chère  qu'il  l'avilit 
!    sans  hésiter  et  la  sacrifia  à  son  succès  personnel.  Deux  mois 
'    après  Tapparition    du    drame    français,  il  fit  représenter   au 
théâtre  du  Nouveau  Strand  :  Faust  et  Marguerite,  «  a  great  ope- 
ratic  extravaganza  » .   Il  reprenait  les  données  de  l'original,  y 
ajoutait  quelques  personnages  absurdes  comme  les  étudiants 
en  logique,  en  mathématiques,   en  médecine  et  en  droit  qui 
remplacent  le  famulus,  et  multipliait  surtout  les  mauvais  jeux 
de  mots.  Dans  cette  honteuse  parodie,  il  n'y  a  aucun  esprit, 
aucun  comique  de  caractères  ou  de  situations.  L'auteur  (qui 
apparaît  lui-même  dans  le  Prologue)  s'est  largement  accordé  le 
plaisir  du  calembour  :  il  affectionne  le  rapprochement  facile  du 
moyen  âge  et  du  dix-neuvième  siècle,  il  aime  la  note  moderne 
qui  détone,  éclate  comme  une  bouffonnerie  dans  l'histoire  du 
vieux  docteur.  Faust  se  lamente  d'avoir  étudié  en  vain  Brewster 
et  Mesmer  et  il  regrette  de  n'avoir  pas  pris  la  direction  d'un 
magazine.  C'eût  été  plus  profitable!  Méphisto  le  fait  voyager 
par  le  câble  transatlantique  (!)  ;  les  buveurs  de  l'auberge  saxonne 
sont  devenus   des  joueurs  de  cartes,   et  Marguerite  a  substi- 
tué au  rouet  la  nouvelle  machine  à  coudre  de  (îrover.  Faust 
l'invite  à  une  fête  de  nuit,  et  le  duel  avec  Valentin,  l'attroupe- 
ment des  servantes,  les  scènes  de  la  rue,  tout  cela  fait  «  beau- 
coup de  bruit  pour  rien  » .  Enfin  le  Brocken  et  le  Hartz  trans- 
formés en  montagnes  du   t  cœur  brisé  »  (broken  heart!),  se 
prêtent  à  un  dernier  grand  spectacle  et  c'est  avec  un  soulage- 
ment que  l'on  voit  Faust  et  Mépiiisto  disparaître  dans  la  trappe 
infernale.  Dix  ans   plus  tard,  l'opéra  de  Gounod  ravivera  la 
verve  grossière  de  Halford,  et  la  même  parodie,  légèrement 
modifiée,  occupera  de  nouveau  la  scène.  Nous  sommes  encore 
loin  des  représentations  d'Henry  Irving  au  Lyceum  Théâtre. 


AUTOUR    DU    «    FAUST    »  233 

Docile  à  Shakespeare,  la  peinture  est  rebelle  à  Gœthe.  Charles 
Robert  Leslie  préfère  les  Joyeuses  comnières  de  Windsor  aux 
buveurs  de  la  Cave  d'Auerbach.  Gilbert  Newton  va  chercher  ses 
sujets  dans  les  histoires  de  Washington  Irving  et  de  Lesage, 
Richard  Bonington  met  toute  sa  distinction  à  évoquer  les  épi- 
sodes de  la  cour  de  Henri  IV  et  de  François  l".  Les  thèmes 
littéraires  et  historiques  abondent,  mais  Gœthe  n'en  fournit  pas. 
11  ne  trouve  pas  en  Angleterre  un  Ary  Scheffer  ou  un  Delacroix. 
Par  contre,  les  gravures  de  Retzsch,  devenues  populaires,  ins- 
pirent en  1834  à  l'illustrateur  A.  Growquill  une  série  de  carica- 
tures. Le  dessin,  fidèle  à  la  disposition  générale  de  Retzsch,  est 
simplifié  et  vulgarisé.  On  reconnaît  le  décor  traditionnel,  mais 
on  y  voit  un  docteur  Faust  qui  porte  la  toque  et  la  toge  des 
professeurs  d'Oxford.  Les  mêmes  personnages  apparaissent  aux 
mêmes  scènes  :  leurs  gestes  sont  ridicules,  leur  expression 
outrée.  Dans  le  miroir  de  la  sorcière,  Faust  contemple  avec 
enthousiasme  une  Gretchen  énorme  et  molle,  et  lorsqu'il  l'aborde 
au  sortir  de  l'église,  elle  s'arme  de  son  parapluie  pour  défendre 
sa  pudeur.  Le  coffret  de  3Iéphisto  renferme  un  collier...  de  sau- 
cisses, et  c'est  après  s'en  être  régalés  chez  dame  Marthe  que 
nos  amoureux  s'abandonnent  au  jardin  à  une  grasse  béatitude. 

En  résumé,  vers  1850,  le  Second  Faust,  volontairement  ignoré 
par  la  critique,  est  inconnu  du  public.  Le  drame,  réduit  à  sa 
première  partie,  est  accepté  comme  un  chef-d'œuvre.  11  est  classé 
dans  les  cerveaux,  il  n'émeut  pas  les  sensibilités.  11  a  suscité  un 
moment  l'intérêt;  il  n'a  jamais  eu  l'actualité  de  Werther,  il  est 
resté  sans  action  sur  l'art,  le  théâtre  et  l'opinion.  Tout  au  plus 
peut-on  démêler  l'influence  du  poème  sur  quelques  esprits 
d'éhte;  \q  Paracelsus  de  Browning  (1835),  le  Festus  de  Bailey 
(1839)  et  le  Dipsychus  de  Clough  (1850)  reflètent  plus  ou  moins 
la  pensée  du  Faust.  On  ne  nous  en  voudra  pas  de  nous  attarder 
un  peu  à  l'étude  de  ces  œuvres. 

P«rac^/5e  fut  publié  en  1835.  Browning  avait  vingt-trois  ans,  et 
son  poème  Pauline  {iS33)  n'avait  nullement  attiré  l'attention  sur 


234  GŒTHE   EN    ANGLETERRE 

lui.  Les  deux  anne'es  qui  séparent  ces  premières  œuvres  sont 
restées  assez  obscures.  Le  jeune  poète  traversa  rapidement 
l'AllemaiS^ne,  passa  quelques  mois  chez  un  ami  à  Petrograd,  et 
c'est  pendant  l'hiver  de  1834  qu'il  travailla  à  Paracelse.  Dans  sa 
préface  originale,  il  réclame  l'indulgence  pour  une  œuvre  qui, 
six  mois  auparavant,  n'était  pas  encore  conçue.  Paracelse  fut 
donc  écrit  après  l'apparition  du  Seco7id  Faust  (i),  et  aussitôt 
après  les  nombreuses  traductions  de  la  première  partie.  W .  J .  Fox, 
cet  ami  de  H.  C.  Robinson  qui  avait  accueilli  ses  articles  sur 
Gœthe  dans  le  Monthbj  Repository,  trouva  un  éditeur  à  Browning. 

La  vie  de  Paracelse  forme  le  fond  même  de  l'œuvre.  Mais  Para- 
celse n'est  pas  pour  Browning  l'aventureux  professeur  de  Bàle, 
l'alchimiste  qui  découvrit  le  zinc  et  Ihydrogène,  il  est  la  figure 
symbolique  du  savant  médiéval,  il  représente  les  penseurs  de 
toute  une  époque,  Albert  le  Grand,  Bacon,  Raymond  LuUe  et 
Faust.  Browning  ne  veut  pas  reprendre  le  héros  de  Marlowe  et 
dé  Gœthe.  parce  que  son  histoire  est  contée,  parce  que  le  sujet 
est  traité  pour  toujours  :  sa  psychologie  est  fixée,  sa  figure  est 
nette  dans  l'esprit  des  hommes.  Le  poète  se  souvient  de  lui  en 
appelant  Festus  un  de  ses  personnages,  mais  il  ne  tient  pas  à 
imiter  ou  à  prolonger  un  chef-d'œuvre.  Il  veut  créer  de  toutes 
pièces  un  caractère.  Aussi  choisit-il  de  tous  les  savants  du 
moyen  âge  un  des  moins  célèbres,  il  néglige  les  héros  de  l'his- 
toire ou  de  la  légende,  un  Bacon  ou  un  Faust.  La  personnalité 
de  Paracelse  n'existe  pas  encore  quand  il  se  saisit  de  lui.  Il  la 
crée,  il  lui  donne  la  grandeur,  le  tourment  et  la  faiblesse  de  son 
temps;  du  fond  du  passé  mort,  il  l'appelle  à  la  vie.  il  élit  Para- 
celse comme  il  élira  plus  tard  Sordello,  Abt  Vogler,  personnages 
insignifiants  et  oubliés. 

Ce  qui  nous  intéresse  ici,  ce  n'est  pas  la  physionomie  du 
héros,  l'ensemble  des  traits  individuels  qui  lui  donnent  cet 
aspect  original.  C'est,  au  contraire,  son  attitude,  sa  position  en 
face  de  l'univers,  bref  ce  qui  lui  est  commun  avec  Faust. 

Paracelse  est  un  romantique  :  il  veut  dépasser  les  frontières 

(1)  Browning  connaissait  un  peu  l'allemand  II  s'était  fait  inscrire,  le 
30  juin  iHtS,  à  l'Université  de  Londres,  pour  suivre  des  cours  de  latin,  de 
grec  et  d'allemand. 


AUTOUR   DU    «    FAUST    »  235 

de  la  vie.  Son  effort  n'est  plus,  comme  celui  des  héros  de  Byron, 
dirigé  vers  le  pouvoir,  mais  vers  le  savoir.  Il  est  le  romantique 
de  la  science,  et  en  ceci,  il  se  rapproche  de  Faust.  Paracelse 
n'est  spécialement  ni  alchimiste,  ni  médecin,  ni  philosophe,  il  a 
tout  étudié,  il  est  le  savant  universel  qui  veut  tout  embrasser  et 
tout  approfondir,  s'élever  jusqu'à  la  connaissance  absolue  de 
l'univers  et  de  Dieu. 

Au  début  du  poème,  «  Paracelse  aspire  ».  Il  veut  «  prouver 
son  âme  »,  découvrir  «  le  secret  du  monde  et  de  l'homme,  et 
son  but  réel,  ses  voies  et  son  destin  « .  Et  ce  savoir,  il  ne  le 
cherche  plus  dans  les  livrés,  il  le  demande  à  l'expérience  et  aux 
hommes.  Tel  le  docteur  Faust  dès  son  premier  monologue,  il 
est  lassé  des  parchemins  et  des  vieux  maîtres,  il  a  la  nostalgie 
de  la  nature,  t  Non,  je  les  rejette  et  je  les  méprise,  eux  et  tout 
ce  qu'ils  enseignent.  Resterai-je  à  côté  de  leurs  sources  taries, 
l'œil  trouble  et  la  lèvre-blême,  alors  que  dans  le  lointain  le  ciel 
est  ])leu  au-dessus  des  montagnes  où  dorment  les  lacs  que  n'a 
point  vus  le  soleil.  »  On  croirait  entendre  un  écho  de  l'invo- 
cation à  la  lune  :  «  Ah  f  je  voudrais  sur  les  cimes  des  monts 
m'en  aller  dans  ta  chère  lumière...  débarrassé  de  ma  science 
fumeuse,  me  baigner,  me  vivifier,  dans  ta  rosée.  »  Mais  dès  le 
second  chant,  la  déception  arrive.  Paracelse  est  seul  à  Constan- 
tinople,  et  de  la  maison  d'un  vieux  magicien  grec,  il  voit  des- 
cendre le  soleil  dans  la  mer.  Comme  sous  les  yeux  de  Faust 
recueilli,  le  soir  de  Pâques,  «  au-dessus  des  eaux,  dans  l'ouest 
vaporeux,  le  soleil  se  couche  ainsi  que  dans  une  sphère  d'or  ». 
La  ville  scintille  au  loin.  Tel  le  docteur,  Paracelse  s'abandonne 
à  la  mélancolie  du  jour  finissant  :  il  a  le  sentiment  de  son 
impuissance.  La  loi  de  la  vie  lui  échappe.  Quelle  est  donc  sa 
faute,  la  raison  de  sa  défaite?  C'est  qu'il  n'a  voulu  que  la 
science,  il  n'a  pas  connu  la  beauté  et  l'amour.  Le  poète  Aprile 
lui  conte,  avant  de  mourir,  son  orgueilleuse  et  triste  destinée;  il 
est  le  romantique  de  l'art,  il  a  voulu  aimer,  mais  sans  savoir^ 
Paracelse  avoue  que  lui-même  a  voulu  savoir  sans  aimer. 

D'après  G.  Saintsbury,  Aprile  a  été  «  évidemment  suggéré  » 
par  Euphorion.  Il  gravit  k  montagne  de  l'art  comme  le  fils  de 
Faust  escalade  les  cimes  de  la  poésie.  Il  rêve  de  découvrir,  au- 


236 


GOETHE    EN   ANGLETERRE 


dessus  du  monde  plastique  et  colore',  le  monde  du  pur  lyrisme  : 
«  Aucune  pensée  qui  ait  jamais  agite'  le  cœur  humain  ne  serait 
restée  sans  expression...  et  comme  par  un  brouillard  lumineux 
qui  joint  l'étoile  à  lautre,  tous  les  vides  seraient  remplis  par  de 
la  musique.  »  Aprile  voudrait  atteindre  les  hauteurs  où  s'enivre 
Euphorion,  arriver  au  sommet  des  arts  et  s'en  aller  vers  Dieu 
pour  s'abîmer  dans  sa  beauté.  Et  il  est  vaincu  par  son  trop  vaste 
effort,  il  meurt,  accueilli  par  les  ombres  des  «  poètes  perdus  ». 
Paracelse  a  saisi  la  leçon.  Il  voudrait  se  contenter  d'une 
connaissance  fragmentaire  et  utile,  il  est  maintenant  médecin 
et  professeur  à  Baie,  mais  voici  que  les  hommes  oublient  ses 
services,  envient  ses  succès,  repoussent  ses  idées.  Toute  sa  foi 
s'évanouit  de  nouveau,  et  dès  le  quatrième  chant,  il  se  grise  de 
voluptés,  il  saisit  au  vol  toutes  les  joies  terrestres,  quelles 
qu'elles  soient.  «  J'accepterai  toutes  les  aides.  Je  cherche  à 
savoir  et  à  jouir  tout  de  suite.  »  De  cette  sensualité,  il  est 
sauvé,  comme  Faust  dans  la  nuit  de  Walpurgis  par  l'image 
du  pur  amour,  de  «  l'éternel  féminin  ».  Il  apprend  soudain 
que  Michelle,  la  femme  de  son  ami  B'estus,  est  morte,  «  bien 
morte  »,  et  qu'on  l'a  déjà  déposée  «  parmi  les  Heurs  ». 
L'amour,  la  foi  renaissent  en  lui,  et  Paracelse  mourant  laisse 
à  Festus  le  magnifique  testament  de  son  esprit  calmé.  Il  a 
erré,  mais  à  présent  il  atteint  la  certitude,  puisqu'il  reconnaît 
son  erreur.  Festus  lui  demande  quelle  période  de  sa  vie  il 
regarde  enfin  comme  heureuse,  et  il  répond  :  «  Le  temps  que 
j'ai  consacré  moi  même  aux  hommes.  «  L'erreur,  ce  n'est 
pas  la  science  ou  l'art,  qu'ils  aient  la  prétention  d'être  univer- 
sels ou  qu'ils  restent  limités,  c'est  la  science  sans  l'amour,  et 
l'amour  sans  la  science;  c'est  la  spéculation  ou  la  contemplation 
égoïste,  inutile  à  l'humanité.  Pensée  qui  n'est  pas  éloignée  des 
conclusions  du  Fausll  Et  Paracelse  termine  sa  dernière  leçon 
par  une  invocation  à  la  vie  universelle,  éternel  devenir  et  éter- 
nelle joie  d'un  Dieu  qui,  tel  celui  de  Goethe,  se  réalise  dans 
le  progrès  infini  des  êtres,  qui  vit  «  dans  les  vagues  de  la  mer, 
les  jeunes  volcans,  les  oiseaux  et  les  hommes  ».  H  y  a  là  un  pan- 
théisme évolutionniste  qui  semble  deviner  et  reprendre,  avant 
Darwin,  les  idées  les  plus  profondes  de  Gœthe. 


AUTOUR   DU   «    FAUST   »  237 

Le  problème  métaphysique  de  Paracelse  est,  il  est  vrai,  plus 
complique'  que  celui  du  Faust,  et  le  philosophe  américain 
J.  Royce  l'a  analysé  avec  pénération.  Dans  Faust,  le  monisme 
panthéiste  est  une  donnée  primitive;  dans  Paracelse,  c'est  une 
conquête  finale.  Paracelse  est  un  pluraliste,  qui  accumule  des 
faits  sourdement  révélateurs,  entasse  des  expériences  morce- 
lées, se  heurte  à  des  présences  occultes  et  irréductibles.  C'est 
seulement  vers  la  fin  qu'il  aboutit  à  une  interprétation  unique 
du  monde,  qu'il  le  recrée  par  la  pensée  comme  Dieu.  Cet  empi- 
riste  s'affirme,  avant  de  mourir,  un  constructeur;  l'alchimiste, 
qui  cherchait  à  saisir  au  passage  le  flot  de  la  vie,  devient  un 
artiste  heureux  de  comprendre  son  cours.  Ilyalà  une  dialectique 
qui  n'existe  nullement  dans  le  Faust.  Mais  ce  qui  reste  com- 
mun aux  deux  œuvres,  c'est  cet  idéalisme  panthéiste,  qu'il 
soit  donné  ou  conquis.  L'idéalisme  de  Browning,  comme  celui 
de  Shelley,  s'oppose  à  celui  de  Platon  et  s'apparente  à  celui 
de  Gœthe.  Les  idées  ne  planent  pas  au-dessus  de  la  matière,  la 
pensée  ne  rayonne  pas  dans  un  empyrée  éloigné  de  la  vie.  Il 
faut  réconcilier  la  matière  et  l'esprit.  Gœthe  et  Browning  expri- 
mèrent cet  effort  dans  les  mêmes  images.  Dieu  dans  la  nature  1 
s'efforçant  vers  l'homme,  Dieu  dans  l'homme  s'efforçant  vers  | 
lui-même,  c'est-à-dire» travaillant  à  se  réahser  dans  une  huma-  \ 
nité  plus  complète,  c'est  là  le  fond  de  Faust  et  de  Paracelse. 

Quant  au  problème  moral  des  deux  poèmes,  il  est  posé  dans 
les  mêmes  termes.  Comme  Faust,  Paracelse  est  un  homme 
retenu  par  ses  instincts  et  poussé  par  son  idéal,  qui  risque  son 
âme  pour  un  absolu.  Méphisto  est  absent  du  poème  de  Browning, 
mais  Paracelse  n'a  pas  besoin  d'un  tentateur  :  il  écoute  la  voix 
de  ses  passions,  il  recèle  en  lui  son  Méphistophélès.  Les  données 
sont  les  mêmes,  quelles  que  soient  les  différences  extérieures, 
et  Paracelse  appartient  bien  au  cycle  du  Faust.  Si  Marguerite 
Ful.ler  a  le  droit  de  lui  préférer  le  drame  de  Gœthe,  elle  est 
injuste  quand  elle  le  déclare  «  de  beaucoup  inférieur  à  Festits  ». 

En  feuilletant  la  correspondance  de  Browning  avec  Elisabeth 
Barrett,  on  trouve  çà  et  là  des  allusions  à  Gœthe,  mais  il  serait 
téméraire  de  vouloir  relever  dans  son  œuvre  d'autres  indices 
d'une  influence  précise.  Le  poète  de  l'Italie  ne  pouvait  qu'aimer 


238  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

un  drame  comme  le  Tasse,  et,  dans  une  lettre  du  7  juillet  1846, 
il  avoue  son  admiration  pour  Iphif/énie. 

Bailev  lui  envoya  son  F  est  us.  Sans  doute  Browning  le  rap- 
procha t  il  du  Faust,  car  son  opinion  fut  plutôt  sévère,  l'œuvre 
était;,  malgré- ses  beautés,  «  dans  son  dessin  manquée  ». 

* 

*  * 

Si  l'on  discute  la  valeur  artistique  du  poème  de  Bailey,  on 
s'accorde  plus  facilement  sur  son  importance  historique.  F  estas 
est  une  date  significative  dans  l'histoire  de  la  poésie  anglaise. 
Le  romantisme  était  passé,  les  préoccupations  politiques  et 
sociales  avaient  envahi  le  champ  de  l'intelligence,  le  grand 
lyrisme  s'était  éteint.  La  génération  de  Coleridge  se  mourait 
lentement  et  Southey,  poète  lauréat,  «  ne  prenait  plus  plaisir  à 
la  passion  poétique  ».  Dans  la  préface  de  Philippe  d'Artevelde 
(-1834),  Sir  Henry  Taylor  proclamait,  contre  les  derniers  byro- 
niens,  la  nécessité  d'une  poésie  saine  et  raisonnable. 

Les  jeunes,  Tennyson  et  Browning,  ne  pouvaient  encore  s'im- 
poser. Elisabeth  Barrett  avait  bien  osé  publier,  en  1838,  ses 
Séraphins,  un  poème  ardent  et  irrégulier  qui  défiait  le  goût  du 
temps,  mais  pas  plus  que  les  précédentes,  celte  tentative  n'avait 
troublé  l'école  du  bon  sens,  dérangé  son  monotone  équilibre. 
Carlyle  écrivait  en  1837  :  «  Il  n'y  a  plus  qu'à  acheter  une  bêche 
et  un  fusil  et  à  se  retirer  dans  les  solitudes  transatlantiques.  » 
Festus  fut  le  premier  assaut  victorieux  du  grand  lyrisme  contre 
cette  sagesse  obstinée.  C'est  l'honneur  de  Philippe  James  Bailey, 
non  pas  d'avoir  suscité  les  rebelles  (car  Browning,  Elisabeth  Bar- 
rett, Tennyson,  étaient  prêts),  mais  de  s'être  mis  à  leur  tête,  de 
leur  avoir  fait  une  brèche,  quitte  à  rentrer  plus  tard  dans  le  rang. 

Bailey  avait  vingt-trois  ans.  Il  était  fils  d'un  journaliste  de 
Nottingham.  Il  avait  abandonné  successivement  la  théologie 
pour  le  droit  et  le  droit  pour  la  littérature,  mais  il  conserva  de 
ses  études  religieuses  à  l'Université  de  Glasgow  le  goût  des 
spéculations  abstraites.  Le  Faust  de  Gœthe  fit  sur  lui  u.ie  im- 
pression tenace,  éblouit  son  esprit  sans  satisfaire  son  cœur. 
Son  jeune  optimisme  ne  put  accepter  la  damnation  de  Faust. 


AUTOUR   DU   «    FAUST    »  239 

Le  problème  du  mal  ne  lui  parut  pas  bien  résolu.  Longue- 
ment, il  y  réfléchit,  et  bien  qu'il  se  fût  inscrit  comme  avocat  à 
Lincoln's  Inn  en  1834,  il  se  retira,  en  1836,  dans  sa  propriété 
•d'Old  Basford,  pour  reprendre  et  développer,  à  sa  façon,  le 
thème  de  Gœthe.  11  travailla  à  son  Festiis  pendant  deux  ans. 

Quand  le  poème  parut,  en  1839,  à  Londres,  la  critique  fut 
d'abord  surprise,  puis  enthousiaste.  La  marée  de  l'utilita- 
risme battait  son  plein;  et  Sir  Henry  ïaylor  avait  conseillé 
aux  poètes  de  construire  sur  la  côte,  selon  l'expression 
d'Edmond  Gosse,  «  de  confortables  villas  à  deux  étages,  bien 
pourvues  de  tous  les  accessoires  modernes  » .  Or,  voici  qu'appa- 
raissait un  téméraire  architecte,  élevant  dans  les  hauteurs  de 
l'invisible  des  «  chapelles  archangéliques  ».  Luxuriante  fan- 
taisie et  spéculation  audacieuse,  c'était  comme  un  message 
surnaturel,  et  tous  ceux  qui  étaient  torturés  par  la  faim  de  l'ab- 
solu, tous  ceux  qui  cheminaient  sur  la  grève  pierreuse  et  sté- 
rile, se  rassemblèrent  sous  le  porche  où  le  jeune  lévite  distribuait 
la  manne.  Sans  doute  VAthenœum  du  21  décembre  1839  accusa 
Bailey,  et  bien  à  tort,  d'avoir  plagié  Gœthe,  de  lui  avoir  pris  son 
impiété  sans  sa  poésie,  mais  les  censeurs  des  grandes  revues  et 
des  écrivains  comrne  E.  Bulwer,  Ebenezer  Elliot,  Richard 
IL  llorne,  Mary  Howitt  furent  unanimes  dans  leurs  éloges. 
Après  la  lecture  de  Festus,  James  Montgomery  croyait  «  avoir 
mangé  les  fruits  de  l'arbre  de  la  connaissance  ».  Tennyson 
écrivait  à  Fitz  Gerald  en  1846  :  «  Commandez  le  livre  et  lisez-le  : 
vous  le  trouverez  probablement  fort  ennuyeux,  mais  il  y  a  vrai- 
ment de  très  grandes  choses  dans  Festus.  » 

Bailey  traita  bientôt  son  Festus  comme  Gœthe  avait  traité  son 
Second  Faust.  Il  y  vit  un  cadre  très  souple,  fait  pour  emmaga- 
siner les  trésors  de  sa  sagesse  accrue.  C'est  ainsi  qu'il  y  inséra  le 
Monde  des  Anges  (1850),  une  épopée  céleste  vaguement  inspirée 
d'E/oa,  puis  des  fragments  de  son  recueil  miltonien  :  le  Mystique 
(1855)  et  son  Hymne  universel  (1867).  Peu  à  peu,  il  s'éloignait 
de  son  modèle  et  faisait  de  Festus  une  ennuyeuse  «  somme  » 
théologique  qui  atteignit,  en  1889,  40000  vers  et  41  éditions  (1). 

(1)  Onze  éditions  anglaises  et  trente  américaines. 


240  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Quoi  qu'il  en  soit,  FesUis  reste,  de  toutes  les  œuvres  inspirées 
Y^diV  Faust  en  Angleterre,  celle  qui  eut  le  plus  grand  succès. 
L'édition  de  1839  seule  nous  intéresse  ici.  Bailey  ne  s'est  pas 
encore  trop  éloigné  de  Gœthe,  et  son  œuvre  n'a  pas  été  gâtée 
par  ses  additions  successives. 

Festus  eût  été  apprécié  par  Coleridge.  C'est  une  protestation 
optimiste,  comme  celle  qu'il  voulait  écrire  contre  la  damnation 
de  Faust.  Sur  la  couverture  du  livre,  le  serpent  précipité  dans 
l'abîme  par  la  force  rayonnante  du  Triangle  dit  assez  le 
triomphe  de  Dieu.  Les  premières  traductions  du  Second  Faust 
ne  parurent  qu'en  1839  et  en  1842,  et  Bailey  ignorait  probable- 
ment la  conclusion  du  poème. 

Si  paradoxal  que  cela  paraisse,  sa  philosophie  rehgieuse 
rejoint  d'ailleurs  la  philosophie  païenne  de  Gœthe.  Pour  l'un  le 
mal  est  un  moindre  bien,  nécessaire  à  l'harmonie  du  monde  et 
à  l'expérience  de  l'homme;  pour  l'autre,  c'est  une  épreuve 
salutaire  à  l'homme  et  une  condition  de  la  mansuétude  divine. 
Il  faut  passer  par  le  péché,  comme  à  travers  un  feu,  pour  se 
débarrasser  des  impuretés  terrestres,  et  Dieu  a  besoin  de  la 
misère  humaine  pour  déployer  son  infinie  bonté.  Sans  notre 
faute,  que  deviendrait  sa  pitié?  Son  geste  de  pardon  attend 
le  geste  de  notre  prière,  sa  main  ne  s'abaisse,  bénissante,  que 
sur  nos  bras  tendus.  Le  mal  n'est  pas  irréductible,  il  est  l'ombre 
nécessaire  portée  par  la  création;  avec  elle,  il  s'abohra,  à  la  fin 
i  des  siècles,  dans  la  lumière  de  la  divinité;  l'enfer  n'existera 
plus,  la  Rédemption  sera  universelle.  Nul  doute  que  cette 
apaisante  doctrine,  développée  surtout  dans  les  éditions  ulté- 
rieures, n'ait  retenu,  tout  autant  que  les  vastes  imaginations  du 
poème,  plus  d'un  lecteur  anglais.  Ce  fut  la  hardiesse  poétique 
de  l'ouvrage  qui  lui  donna  la  victoire,  ce  fut  sa  valeur  morale 
qui  lui  conserva  sa  popularité. 

Si  l'on  compare  au  Faust  de  Gœthe  le  Festus  de  Bailey,  on  est 
d'abord  frappé  par  son  incohérence,  ses  contours  flottants,  son 
infériorité  dramatique.  Il  n'est  ni  construit,  ni  vivant.  Le  plan 
manque  de  solidité;  le  sujet  manque  de  pathétique.  L'armature 
du  poème  est  trop  frêle  pour  supporter,  selon  l'expression 
d'E.  Gosse,  ces  lourdes  draperies  de  brocart  qui  cachent  son 


cr 


AUTOUR   DU    «    FAUST    »  241 

insuffisance.  L'histoire  de  Festiis  est  inse'parablc  de  ses  élans 
lyri(iucs,  de  ses  de'veloppenaents  oratoires.  Sans  eux,  elle  exis- 
terait à  peine.  C'est  une  série  de  visions  dont  le  nombre  n'est 
pas  définitif,  dont  Tordre  est  môme  interchangeable.  (La  succes- 
sion des  scènes  varie  par  exemple  entre  la  première  et  la  cin- 
quième édition.) 

Festus  commence  par  un  Prologue  ddns  le  ciel.  Comme  les 
archanges  de  Goethe,  séraphins  et  chérubins  chantent,  tour  à 
tour  et  ensemble,  la  louange  du  ïrès-ÏIaut.  Tel  Méphistophélès, 
Lucifer  paraît  devant  Dieu.  Mais  son  attitude  est  autre  :  il  n'est 
ni  familier,  ni  sarcastique,  il  est  plus  un  serviteur  qu'un  ennemi,  \ 
même  soumis;  bien  humblement,  il  demande  au  Créateur  la  ! 
permission  de  tenter  Festus.  Dieu  répond  : 

«  11  est  tien,  pour  que  tu  Je  tentes... 
Sur  son  àme  tu  n'as  pas  de  pouvoir. 
Toules  les  âmes  sont  à  moi,  pour  toujours. 
Et  je  te  permets  ceci  pour  qu'il  sache 
Mon  amour  plus  grand  que  son  péché.  » 

Alors  le  prologue  s'élargit,  le  Saint-Esprit,  l'ange  gardien,  le 
Fils  de  Dieu  entrent  en  scène.  Les  anges  apprennent  de  Dieu 
que  la  terre  est  soumise  à  la  mort,  mais,  malgré  leur  tristesse, 
une  note  d'espérance  chante  dans  ce  prélude,  car  Téternité  s'ou- 
vrira pour  tous  après  la  fin  des  mondes.  Le  prologue  se  ter- 
mine par  le  chœur  tournoyant  des  puissances  célestes. 

La  première  scène  nous  ramène  sur  la  terre.  Festus  médite  à 
la  tombée  du  jour,  dans  un  paysage  fluvial  et  boisé.  Ce  n'est  " 
pas  un  vieux  docteur,  fatigué  de  la  science,  c'est  un  jeune 
désenchanté  qui  n'a  pas  trouvé  le  bonheur.  Lucifer  surgit  brus- 
quement devant  lui.  Au  «  Comment  t'appelles-tu?  »  de  Faust, 
répond  ici  le  «  Qui  es-tu?  »  de  Festus.  Lucifer  lui  offre  la  puis- 
sance, la  liberté,  la  joie,  et  il  l'entraîne  dans  une  suite  d'aven- 
tures qui  n'ont  avec  celles  de  Faust  qu'un  rapport  très  lointain. 
Une  scène  intitulée  :  Alcôve  et  jardin  n'est  guère  qu'un  entretien 
sur  l'amour  et  la  religion  entre  Festus  et  Clara,  la  première 
héroïne  du  poème.  Un  sermon  de  Lucifer  sur  la  prédestination, 
tenu  au  peuple  au  milieu  de  la  place  publique,  est  une  harangue 
digne  de  Méphisto,  pleine  d'ironie  et  de  sarcasme,  qui  finit  par 

16 


242  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

déchaîner  les  colères  de  la  foule  dupée.  Festus  resté  seul  avec 
Lucifer,  partage  son  mépris  pour  les  hommes,  prisonniers  de 
leurs  illusions.  En  termes  qui  rappellent  le  premier  monologue 
de  Faust,  il  dit  son  amère  déception  : 

«  Arts,  superstitions,  armes,  philosophie, 
Nous  ont  tour  à  tour  pris,  et  trahis,  et  joués.  » 

11  réclame  l'air  des  solitudes,  la  présence  de  Dieu.  Mais  Lucifer 
l'emporte  autour  du  monde,  en  une  chevauchée  semblable  à 
celle  qui  suit  la  nuit  du  Walpurgis.  Montés  sur  deux  noirs  pou- 
lains, tous  deux  traversent  au  galop  les  nations  de  la  terre. 
Soudain,  dans  un  village  en  fête,  Festus  rencontre^  au  milieu 
des  paj^sans,  un  étudiant  lassé  des  livres  qui  semble  sortir  tout 
droit  des  mains  de  Méphisto.  11  ne  croit  plus  aux  sciences  de  la 
terre  et  du  ciel,  méprise  le  droit,  l'alchimie,  Tastronomie,  veut 
voir  le  monde  et  connaître  la  vie.  Festus  prend  la  contre-partie 
des  discours  de  Méphisto  et  «  comme  les  hommes  les  plus  mau- 
vais donnent  souvent  le  meilleur  avis  » ,  il  lui  recommande  de 
garder  sa  pureté,  sa  foi. 

La  première  partie  de  ce  poème  aboutit  à  un  long  intermezzo 
comique,  à  une  scène  de  buveurs  et  de  filles  dans  une  taverne 
de  province,  d'un  esprit  douteux  et  d'un  mauvais  goût  cons- 
tant. Bailey  ne  sait  pas  être  gai,  et  sa  fade  compagnie,  présidée 
par  une  Hélène  qui  n'a  rien  de  commun  avec  celle  de  Gœthe, 
ferait  piètre  figure  dans  la  cave  d'Auerbach. 

La  seconde  partie  nous  fait  voyager  du  ciel  jusqu'à  l'enfer. 
Entre  temps,  sur  la  terre,  Festus  et  Lucifer  se  disputent  Elissa 
—  une  autre  Marguerite.  Plus  savante  toutefois,  elle  discute 
avec  habileté  en  matière  de  religion.  Festus  la  séduit  et  l'aban- 
donne. Elle  meurt  au  moment  même  où  il  revient  vers  elle,  et, 
après  s'être  vainement  emporté  contre  Lucifer,  Festus  se  retire 
dans  sa  bibliothèque.  Là,  il  exhale  sa  tristesse  en  un  grand 
monologue  qui  fait  songer  à  l'invocation  de  Faust  dans  la 
solitude,  mais  il  le  termine  en  implorant  le  pardon  de  Dieu. 
Lucifer  ne  se  tient  pas  pour  battu  :  la  connaissance  et  l'amour 
n'ont  pas  satisfait  Festus;  en  vain  il  a  parcouru  le  monde  des 
astres,  épuisé  les  voluptés  de  la  terre  ;  qu'il  goûte  maintenant 


AUTOUR    DU    «  FAUST    »  243 

la  toute-puissance.  Lucifer  le  fait  sacrer  roi  de  toutes  les 
nations,  et  c'est  au  milieu  de  son  triomphe  qu'arrive  la  fin  du 
monde.  Les  peuples  meurent.  Seul  et  souverain,  Festus  attend  la 
mort.  Alors,  du  fond  de  THadès,  comme  des  nuages,  les  âmes 
s'élèvent  en  foule  pour  venir  au  jugement  dernier.  Le  fils  de 
Dieu  vient  sauver  tous  les  hommes,  Festus  est  pardonné,  le  mal 
inhérent  à  la  création  disparaît  avec  elle,  Lucifer  et  les  mauvais 
anges  rentrent  dans  le  sein  de  Dieu;  tous  les  êtres,  sortis  de 
l'unité  suprême,  sont  absorbés  dans  sa  plénitude  solitaire,  et  le 
poème  s'achève,  comme  il  avait  commencé,  bien  au-dessus  d'une 
destinée  humaine,  par  l'hymne  des  anges  et  l'extase  de  Dieu. 

Bailey  resta  l'auteur  de  Festus  :  à  vingt-trois  ans,  il  se  révé- 
lait un  poète  plein  de  promesses,  à  quatre-vingt-six  ans,  n'ayant 
pas  réalisé  ces  -espérances,  il  vivait  encore  sur  sa  première 
renommée.  On  essaya  de  le  ranger  dans  différents  groupes  litté- 
raires. Pour  le  critique  Robert  Chambers,  il  formait  avec 
Browning  et  Richard  H.  Horne,  la  trinité  des  poètes  philoso- 
phiques. D'autre  part,  les  poètes  qu'on  a  appelés  les  «  spasmo- 
diques  »  et  q^ue  W.  E.  Aytoun  a  tournés  en  ridicule  dans  son 
Firmilian,  se  réclamèrent  de  Bailey  et  prirent  son  Festus  pour 
modèle.  C'est  alors  que  parurent  d'immenses  poèmes  semi-dra- 
matiques, assez  prétentieux  et  incohérents  :  le  Drame  d'une  vie, 
d'Alexandre  Smith  (1853);  Balder,  de  Sydney  Dobell  (1854);  la 
Nuit  et  rdme,  de  J.  S.  Bigg  (1854). 

*   * 

G.  Saintsbury  rapproche,  non  sans  raison,  A.  H.  Clough  de 
l'école  «  spasmodique  ».  Dipsychus  (1850)  est  un  poème  pure- 
ment philosophique,  sans  action,  sans  structure  apparente. 
Mais  l'esprit  de  Clough  est  plus  subtil,  plus  nuancé  que  celui  de 
Bailey,  et  son  œuvre  est  beaucoup  moins  touffue.  Il  y  a  plus  de 
richesse  dans  la  pensée,  moins  de  grandiloquence,  de  monotonie 
et  de  lourdeur  dans  l'expression. 

Comme  Paracelse,  Dipsychus est  l'histoire  d'une  âme  «  double  », 
divisée  par  l'éternel  combat  du  doute  et  de  la  croyance,  tiraillée 
«ntre  le  désir  de  rêver  et  la  nécessité  d'agir.  Le  personnage  de 


244  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Méphistophélès  est  absent  de  Paracelse,  mais  le  héros  le  porte 
en  lui,  la  voix  du  tentateur  monte  toujours  du  fond  de  la  cons- 
cience. Dans  le  poème  de  Glough.  cette  voix  résonne  au  dehors, 
Dipsychus  sent  toujours  à  côté  de  lui  la  présence  de  «^  lEsprit  ». 
11  l'écoute,  il  l'interpelle,  il  promène  par  le  monde  son  impé- 
rieux fantôme,  il  le  reconnaît  et  l'appelle  Méphistophélès.  Il 
n'y  a  pas  à  se  tromper  sur  ses  origines.  Cet  «  Esprit  »  vient  du 
Faust.  Il  n'a  pas  le  relief  de  Méphisto,  il  a  une  autre  significa- 
tion, mais  il  joue  le  même  rôle. 

Clough  connaissait  les  œuvres  de  Goethe.  Tuteur  à  Oxford,  il 
était  excellent  linguiste  et  savait  bien  Tallemand.  En  1839,  il 
avait  lu  les  Essais  de  Carlyle,  Werther,  les  Tables  votives  de 
Schiller  et  de  Goethe.  Dans  ses  lettres  à  sa  sœur,  il'  parle  de 
leurs  communes  lectures  allemandes,  de  Schiller,  de  Jean  Paul, 
et  son  ami  F.  T.  Palgrave  lui  offre  en  4849  les  Œuvres  complètes 
de  Gœthe.  Pour  celui  qu'il  appelle  «  le  grand  Gœthe  ».  Clough 
partageait  l'admiration  de  ses  amis  Carlyle,  Emerson  et  Matthew 
Arnold,  et  il  est  tout  naturel  qu'il  ait  été  frappé  par  Faust. 

Son  ûipsjjcfius  fut  écrit  pendant  un  court  séjour  à  Venise 
Clough  s'était  déjà  écarté  de  l'église  officielle  et  il  avait  fui 
Oxford  où  les  polémiques  de  Xewman  passionnaient  les  esprits. 
Il  dirigeait  alors  cet  University  Hall  de  Londres  dont  U.C.  Robin 
son  fut  l'un  des  fondateurs.  M.  E.  Guyot  a  dégagé  la  pensée 
philosophique  de  Dipsychus,  et  il  serait  inopportun  de  refaire 
son  analyse.  Si  Dipsychus  représente,  comme  le  dit  Clough 
dans  son  épilogue,  «  la  conscience  tendre  »,  avide  de  pureté, 
de  clarté  et  de  rêve,  effrayée  par  la  complexité,  la  tota- 
lité du  réel  et  par  les  multiples  compromis  qu'impose  la  vie, 
l'Esprit  au  contraire  exprime  la  «  force  du  monde  »  et  la  néces- 
sité d'agir.  «  Pour  Dipsychus,  il  est  sans  doute  l'Esprit  du  mal, 
mais  pour  nous  et  pour  Clough  lui-même,  il  est  quelque 
chose  de  plus.  11  perç^'oit  la  vie  à  sa  source,  dans  sa 
grandeur,  dans  sa  richesse,  dans  sa  puissance...  Par  rapport  à 
la  conscience,  il  est  le  tentateur,  l'ennemi  de  la  pensée,  laquelle 
veut  rester  libre  de  séparer,  d'éliminer,  de  créer  un  monde  à 
son  tour,  mais  par  rapport  au  monde  concret,  organique,  il  est 
la  volonté  créatrice,  le  »  cosmocrator  ».  Il  englobe  le  bon  et  le 


AUTOUR   DU   «    FAUST    »  245- 

mauvais.  »  Sa  portée  philosophique  est  donc  tout  autre  que 
celle  de  Méphisto.  L'un  est  l'Esprit  du  mal,  Tautre  l'Esprit  du 
réel,  et  du  réel  tout  entier;  l'un  est  celui  qui  nie,  l'autre  serait 
plutôt  celui  qui  affirme  ;  céder  à  Méphisto,  c'est  briHer  les 
étapes  de  la  vie,  cédera  l'Esprit,  c'est  les  conquérir;  d'un  côté, 
il  s'agit  de  connaître,  de  jouir,  de  rêver;  de  l'autre,  il  faut  agir. 
Mais  si  la  valeur  symbolique  est  dilférente,  son  attitude  est  la 
même.  Comme  Méphisto,  il  est  tour  à  tour  cynique,  éloquent, 
ironique,  il  accompagne  partout  le  héros  du  poème,  il  sait  inter- 
venir au  bon  moment.  Il  s'est  échappé  de  l'Allemagne  médiévale 
pour  s'aventurer  dans  la  Venise  moderne,  il  a  perdu  en  route  sa 
personnalité  aiguë,  sa  figure  s'est  estompée,  mais  il  a  conservé 
«a  virtuosité,  ses  ressources,  sa  force  persuasive  et  tentatrice. 

Au  début,  Dipsychîis  est,  ainsi  que  Faust^  le  tableau  du  scepti- 
cisme et  du  découragement.  Tandis  que  le  docteur  e>t  sauvé  de 
la  mort  par  le  chant  d'allégresse  :  «  Christ  est  ressuscité  » ,  Dip- 
sychus  reste  attristé  par  les  vulgaires  réjouissances  de  Pâques 
en  Italie.  N'a-t-il  pas  vu  à  Naples,  pendant  la  Semaine  Sainte, 
le  peuple  abandonné  aux  plaisirs  les  plus  bas?  Et  maintenant 
encore,  à  Venise,  son  hymne  de  désespoir  lui  revient  à  l'esprit  : 
«  Christ  is  not  risen.  »  Non,  pour  aboutir  à  ces  parodies,  le 
Christ  ne  s'est  pas  élevé  du  tombeau.  La  légende  s'est  trompée. 
Aux  couplets  du  chœur  angélique  :  «  Christ  ist  erstanden  »,  ré- 
pond ici  le  vers  sacrilège  de  Dipsychus  :  «  Christ  is  not  risen  !  » 

C'est  naturellement,  pour  l'Esprit  qui  guette,  le  moment 
favorable.  Il  parle  au  nom  du  sens  commun  (et  pour  Dipsychus 
le  sens  commun  est  le  péché)  :  «  La  vie  se  justifie  par  elle-même.  » 
Pourquoi  rattacher  cette  joie  du  Grand-Canal,  plein  de  gondoles 
et  fleuri  d'oriflammes,  au  gibet  de  Palestine  et  au  sépulcre  vide? 
Mais  Dipsychus  ne  peut  encore  se  soumettre.  Contre  le  tenta- 
teur, il  implore  la  nature  puriQante  : 


t  Claires  étoiles  là-haut,  toi,  ciel  rosé  du  couchant. 
Accueillez  mon  être  dans  le  vôtre 
Dans  votre  essentielle  pureté...  » 


Accueillez  mon  être  dans  le  vôtre...  baignez  mon  cerveau 


Prière  qui  pourrait  être  d'inspiration  gœthéenne  et  qui  se 
termine  comme  Tinvocation  de  Faust  à  l'Esprit  de  la  terre  : 


246  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

«  Grand  Dieu,  pourquoi  donc  ai-je  un  jour,  ne  fût-ce  qu'un 
bref  moment,  parlé  à  ce  Bélial  abject?  » 

Mais,  dès  la  scène  suivante,  l'Esprit  a  retrouvé  son  empire,  et  il 
emmène  Dipsychus  «  dans  la  bonne  société  » .  Les  expériences  et 
les  réflexions  s'accumulent.  Après  l'épisode  de  l'amour,  voici 
l'épisode  de  rhonneur:  l'Esprit  voudrait  pousser  au  duel  Dipsy- 
chus offensé  par  un  Croate. 

La  seconde  partie  du  poème  n'ofl're  plus  aucune  ressemblance 
avec  Faust.  L'Esprit  se  contente  de  faire  une  allusion  à  Goethe  : 

«  Crois-moi,  j'ai  lu  ton  Sage  allemand 
Avec  plus  d'intention  que  tu  n'en  eus  Jamais; 
Dans  sa  page  la  plus  sage,  tu  trouveras  ceci  : 
Celui  qui  trompe  Dieu,  est  bien  trompé.  » 

Deux  fois  Dipsychus  soupçonne  son  origine  germanique  et 
le  nomme  Méphistophélès. 

La  philosophie  de  Dipsychus  est  la  philosophie  de  l'action.  Le 
conflit  qui  s'y  révèle  est  le  conflit  entre  l'intellectualisme  et  ce 
qu'on  a  appelé  plus  tard  le  pragmatisme.  Grâce  aux  exhorta- 
tions de  l'Esprit,  Dipsychus  est  peu  à  peu  amené  à  s'adapter  à 
ia  vie  active.  Déjà,  dans  son  monologue  de  la  place  Saint- 
Marc,  il  abandonne  le  rêve  :  «  L'action,  c'est  ce  qu'il  faut  avoir, 
ceci  est  clair.  »  L'Esprit  achève  la  conversion.  Que  Dipsy- 
chus voie  enfin  les  choses  telles  qu'elles  sont,  qu'il  ne  cherche 
pas,  en  plein  midi,  l'étoile  invisible. 

«  Aucune  vague  inspiration 

Ne  prévaut  contre  le  simple  bon  sens  qui  dit  : 

t  Soumets-toi,  soumets-toi.  » 

Or,  cette  soumission  et  cette  action,  c'est  bien  ce  que  Carlyle 
prêchait  aux  hommes  de  son  temps,  choisissant  comme  texte  la 
parole  du  Faust  :  «  Entsagen  soUst  du?.soirst  entsagen!  »  t  Ce 
n'est  pas  à  une  abstraction,  dit  M.  Guyot,  qu'il  nous  faut  nous 
soumettre,  mais  à  une  série  de  réalités  complexes  et  nuancées 
qui  s'ofl'rent  une  à  une...  il  n'y  a  pas  d'action  essentielle,  c'est 
en  détail,  invisiblement,  que  nous  devons  céder.  »  La  pensée  de 
Glough,   c'est   celle   qu'exprimait  Goethe,   lorsqu'il   parlait  de 


AUTOUR   DU  »    FAUST    »  247 

l'exigence  du  jour,  du  devoir  le  plus  proche.  L'Esprit  fait  faire 
à  Dipsychus  «  son  second  apprentissage  »  ;  il  lui  enseigne,  en 
reprenant  le  terme  de  Carlyle  et  de  Gœthe,  «  la  seconde  révé- 
rence ».  Qu'il  contemple  la  nature  bien  en  face,  qu'il  prenne  la. 
vie  comme  elle  est  :  ^ 

«  Sois  le  bienvenu,  ô  monde,  et  adieu,  rêves î  » 

Dipsychus  a  cédé,  mais  il  n'est  pas  enchaîné,  comme  il  l'a 
cru.  Le  pacte  n'existait  que  pour  son  âme  ancienne,  celle  qui  se 
retranchait  dans  la  pensée  pure  et  fuyait  le  réel.  Il  n'existe  plus, 
il  n'a  plus  de  raison  d'exister  :  l'antinomie  entre  l'idée  et  la 
réalité  disparaît  dans  l'expérience  ;  les  deux  mondes  n'ont  plus 
besoin  de  traité,  de  contrat  :  ils  se  rejoignent,  ils  se  fondent. 

Ainsi  Gœthe  a  fourni  à  Glough  la  forme  littéraire  qui  conve- 
nait à  l'expression  du  conflit  philosophique,  Carlyle  qu'il  con- 
naissait très  bien,  semble  lui  'avoir  ofl'ert,  au  nom  de  Gœthe, 
la  solution  du  problème.  On  retrouve  à  la  fois  dans  Dipsychus 
le  thème  fondamental  du  Faust  et  la  sagesse  de  Willielm  Meister. 


CHAPITRE   IV 

l'hommage    au    poète     LYRI-gUE 

(1835-1855; 


Ignorance  ou  dédaia  à  l'égard  da  lyrisme  de  Gœtlie.  L'interprétation 
morale  et  la  poésie  raisonnable.  Les  traductions  des  humanistes  : 
VV.  Whewell.  —  Le  premier  recueil  important  :  Sir  -Th.  Martin  et 
W.  E.  Aytoun  (1844).  La  critique.  —  L'Iiommage  de  Tennyson  à 
Gœthe.  Caractères  communs  de  leur  lyrisme;  la  poésie  nocturno.  1  ins- 
piration pliilosopluque  et  religieuse,  les  ttiènies  :  l'immortalité,  la  sou- 
mission. Universalité  du  lyrisme  de  Gœthe.  L'adieu  de  Tennyson  à 
Goethe. 


Jusqu'en  1840,  les  poésies  lyriques  de  Gœthe  avaient  trouvé 
peu  d'écho  en  Angleterre.  Sans  doute  H.  G.  Robinson  faisait 
connaître  à  ses  amis  les  Épigrammes  vénitiennes  et  quelques  dis- 
tiques légers;  grâce  à  la  musique  de  Schubert,  le  Roi  des  aulnes 
ralliait  dans  les  salons  les  suffrages  féminins  ;  un  petit  poète, 
attardé  dans  le  byronisme,  J.  E.  Keade,  paraphrasait  le  Chant 
de  Mignon;  un  riche  bibliophile,  lord  Lindsay,  transposait 
quelques  ballades;  des  traducteurs,  comme  Sarah  Austin  et 
Charles  Des  Vœux,  faisaient  connaître  aussi  les  lieds  les  plus 
fameux,  mais  ce  sont  là  des  indices  épars  et  peu  révélateurs. 
Aucun  recueil  des  Poèmes  n'existait  encore. 

Tout  au  plus  connaissait-on,  dans  le  milieu  de  Carlyle,  l'an- 
thologie américaine  de  J.  S.  Dwight,  Tami  d'Emerson  et  de 
Marguerite  Fulier  (1839).  Dédié  au  sage  de  Chelsea,  ce  volume 
reprenait,  dès  la  préface,  ses  idées  les  plus  chères  sur  la  sagesse 
de  Gœthe.  Mais  pour  admirer  et  faire  admirer  le  lyrique,  il 
eût  fallu  oublier  un  instant  tout  cela,  écouter  ses  mélodies, 
toucher  une  corde  nouvelle  et  la  laisser  chanter.  Une  opinion 
se  formait  sur  Gœthe,  aussi  tenace  que  tardive  :  on  ne  voyait 


^^^ 


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L'HOMMAGE   AU    POÈTE    LYRIQUE  249 

plus  en  lui  qu'un  moraliste,  on  ignorait  le  poète  des  lieds. 
•C'était  un  peu  la  faute  de  Garlyle.  De  son  geste  impérieux,  il 
n'avait  indiqué  aux  lecteurs  que  des  œuvres  lourdes  de  pensée, 
Faust  et  Wilhelm  Meister.  Rien  d'étonnant  qu'ils  aient  négligé 
les  frêles  chansons  de  mai,  d'automne,  de  lune  et  de  nuit. 

D'autre  part,  la  poésie  anglaise  s'était  assagie.  Le  romantisme 
de  certaines  ballades  pouvait  paraître  aussi  inopportun  aux  dis- 
ciples de  Southey  que  la  fougue  de  Promélhée  et  l'élan  de  Gany- 
mède.  En  Angleterre,  on  ne  peut  associer,  comme  en  France,  à 
un  mouvement  littéraire  la  diffusion  de  cette  poésie  lyrique. 
Depuis  l'époque  de  Monk  Lewis  et  de  Walter  Scott,  les  lieds  de 
Gœthe  n'ont  pas  provoqué  d'imitations.  Faust  se  rattache, 
seul-  par  l'intermédiaire  de  Festus^  au  renouveau  poétique  de 
1840. 

Rares  sont  les  humanistes  qui  ont  accueilli,  ainsi  qu'ils  le 
devaient,  semble-t-il,  à  leur  cause,  la  poésie  classique  de 
Gœthe.  Comme  Julius  llare,  le  philosophe  W.  Whewell  avait 
une  prédilection  marquée  pour  ses  hexamètres.  Entre  ses 
deux  "g^rands  ouvrages  :  l'Histoire  et  la  Philosophie  des  sciences 
inductives.  il  traduisit  Hermann  et  Dorothée  (1839).  Ce  fut 
H.  C.  Robinson  qui  revit  sa  version.  Celui-ci  qui,  le  premier  en 
Angleterre,  avait  exposé  la  métrique  classique  de  Gœthe  en 
commentant  les  Epigrammes  vénitiennes  et  les  Xénies.  était  tout 
disposé  à  aider  le  savant  professeur  de  Trinity  Collège.  Sans 
doute  eût-il  aimé  lui  voir  traduire  les  Élégies,  mais  W.  Whewell 
s"en  tint  là.  Il  se  contenta  d'ajouter  à  un  recueil  d'hexamètres 
anglais  (1847)  la  Métamorphose  des  plantes,  le  poème  tant  admiré 
par  le  botaniste  John  Lindley.  L'astronome  J.  Herschel  traduisit 
pour  le  même  volume  la  Promenade  de  Schiller;  Julius  Hare  et 
le  directeur  du  collège  d'Eton,  E.  G.  Hawtrey,  excellent  philo- 
logue qui  avait  déjà  édité  les  Lyrische  Gedichte,  saisirent  celte 
occasion  pour  réimprimer  leurs  versions  de  V Athenœum  :  les 
deux  Epitres  et  Alexis  et  Dora.  Ces  hexamètres  voisinent  d'ail- 
leurs avec  ceux  de  Callinus  et  Méléagre  et  la  poésie  personnelle 
de  Gœthe  n'émerge  guère  de  cette  anthologie  d'inspiration 
-grecque. 

En  1840,  lady  Lees  dédiait  au  roi  Maximilien  de  Bavière  ses 


250 


GŒTHE  EN   ANGLETERRE 


lithogravures  du  Roi  des  aulnes.  Mais  si  les  poèmes  de  Goethe 
inspirèrent  quelques  musiciens,  entre  autres  sir  Julius  Benedict, 
directeur  de  l'Opéra,  ils,  n'eurent  aucun  succès  auprès  des 
peintres.  En  revanche,  les  dessins  de  l'artiste  allemand  Son- 
derland  parurent  à  Londres,  avec  texte  anglais,  en  1844. 
J.  H.  Merivale  [i)  fournit  à  l'éditeur  une  version  de  V Apprenti 
sorcier  qui  n'est  pas  très  exacte,  mais  rend  assez  bien  le  mou- 
vement de  l'original.  Peu  importaient  d'ailleurs  les  traductions. 
Les  lectrices  de  ce  luxueux  album  devaient  surtout  apprécier  le 
mièvre  romantisme  des  gravures,  leur  ornementation  régu- 
lière et  tempérée.  Dans  ce  cadre  de  guirlandes  fleuries,  le 
gentil  preneur  de  rats,  le  sorcier  au  bonnet  conique  et  l'ado- 
lescent étourdi  ne  peuvent  émouvoir  personne. 


C'est  aux  Écossais  sir  Théodore  Martin  et  W.  E.  Aytoun 
que  revient  le  mérite  d'avoir  révélé  le  poète  lyrique. 
W.  E.  Aytoun,  le  gendre  de  J.  Wilson,  avait  complété  ses 
études  à  l'Université  d'Edimbourg  par  un  séjour  en  Allemagne, 
à  Aschaffenbourg.  Dans  son  beau  poème  HermotinuSj  il  adopta 
le  mètre  difficile  de  la  Fiancée  de  Corinthe,  et  il  fournit  au 
Blackwood's  Magazine,  de  1836  à  1840,  des  traductions  de  diffé- 
rents poètes,  entre  autres  de  Uhland.  Puis  il  se  lia  avec  Théo- 
dore Martin,  le  futur  biographe  du  prince  Albert,  et  ils  pu- 
blièrent ensemble,  dans  le  TaiVs  et  le  F  raser' s  Magazine,  une 
suite  de  satires,  qu'ils  appelèrent  les  ballades  de  Bon  Gaultier 
(1845).  Tous  deux  y  raillaient,  chose  curieuse,  la  nouvelle 
poésie,  Tennyson,  Mrs  Browning  et  les  imitateurs  des  Alle- 
mands. Bon  Gaultier,  illustré  par  A.  Crowquill,  le  caricaturiste 
de  Faust,  eut  un  succès  considérable  et  assura  la  réputation 
littéraire  des  deux  jeunes  gens.  Entre  temps,  ils  avaient  donné 
au  Blackwood's  Magazine  leurs  traductions  des  poésies  lyriques 
de  Gœthe  (1844). 

Il  faut  insister  sur  cette  publication,  restée  longtemps  ano- 

(1)  Traducteur  de  Schiller  qui  ne   doit  pas  être  confoudu  avec  Herraan 
Mérivale,  auteur  d'articles  sur  Gœthe  dans  la  Revue  d'^dimbotirg. 


L'HOMMAGE   AU   POÈTE    LYRIQUE  2ot 

nyme.  Martin  et  Aytoun  ont  arrêté,  pour  la  première  fois  en 
Angleterre,  un  choix  judicieux  et  abondant  des  Poèmes  et  Bal- 
lades. Avant  leurs  traductions,  Gœthe  prenait  modestement 
place,  avec  Biii^er  et  Uhland,  parmi  les  lyriques  allemands,  et 
dans  les  anthologies  de  l'époque,  il  était  toujours  classé  après 
Schiller  dont  on  appréciait  davantage  la  noblesse  et  l'éloquence. 
Martin  et  Aytoun  proclament  nettement  la  supériorité  de  Gœthe. j 
Pour  eux,  il  est  surtout  grand  poète,  quand  il  est  poète  lyrique,! 
et  il  est  peut-être  de  tous  les  lyriques  le  plus  grand.  Il  est  temps ^ 
d'éclairer  cet  aspect  ignoré  de  son  universel  génie  :  i  Parais 
donc  devant  le  public  anglais,  ô  toi  multiple  et  ambidextre 
Gœthe,  ainsi  que  ton  Carlyle  aurait  pu,  ou  voulu,  ou  dû  t'ap- 
peler...  et  dis-nous  d'abord  comment  te  vint  l'inspiration.  » 
Ceci  amène  V Introduction  ou  Dédicace  (Zueignung)  et  aussitôt 
après  se  déroule  la  suite  des  poèmes  :  la  Fiancée  de  Covinthe, 
le  Roi  des  aulnes.  Mignon,  le  Ménestrel,  le  Pêcheur,  la  Violette,  la 
Complainte  de  la  noble  épouse  d'Asan  Aga,  etc.  La  seconde  par- 
tie, publiée  dans  un  autre  numéro,  comprend  :  l'Amour  peintre 
de  paysage,  le  Chant  matinal  de  l'artiste,  le  Dieu  et  la  bayadère,  le 
Chercheur  de  trésors,  le  Château  sur  la  montagne,  le  Chant  de  Phi- 
Une,  la  Rose  sauvage,  l'Apprenti  sorcier,  Pensée  de  nuit.  Nouvel 
Amour,  nouvelle  vie.  Séparation,  enfin  Prométhée  dont  «  la  concep- 
tion, digne  d'Eschyle  »,  obséda  longtemps  l'esprit  de  Th.  Martin. 
Ces  poèmes  sont  reliés  par  de  brefs  commentaires.  Parfois 
les  traducteurs  rattachent  la  pièce  citée  à  la  vie  de  Gœthe  ;  à 
propos  de  Cupidon  par  exemple,  ils  insistent  sur  les  goûts  du 
poète,  ses  études  d'art,  son  amour  de  l'Italie,  son  sens  de  la 
composition.  Parfois,  ils  établissent  un  rapprochement  avec 
une  œuvre  anglaise,  glissent  une  remarque  philosophique  ou 
une  érudite  observation;  le  plus  souvent  ils  suggèrent,  par 
petites  touches,  l'atmosphère  du  poème  et  donnent  leur  inter- 
prétation personnelle.  Avec  Sarah  Austin,  ils  soulignent  le 
rythme  solennel  et  lent  de  la  Fiancée  de  Corinthe.  retenu  comme 
par  un  sentiment  d'indéfinissable  effroi.  Le  Roi  des  aulnes  est 
associé  trop  souvent,  hélas!  à  des  images  de  salon,  piano  et 
cravates  blanches,  tendres  débutantes,  musiciens  hirsutes.  Il 
faut  chasser  ces   visions  mondaines,  évoquer,   dans   quelque 


2o2  GOETHE    EN   ANGLETERRE 

germanique  forêt,  une  clairière  où  s'engouffre  le  vent,  où  la 
lune  découpe,  sur  le  sentier  pâli,  les  ombres  agitées  et  hostiles 
des  branches.  Le  Pécheur,  au  contraire,  nous  transporte  au  bord 
d'un  fleuve  italien,  dans  un  paysage  où  la  chaleur,  comme  un 
voile  de  pourpre,  traîne  et  vibre  sur  l'eau,  où  le  vent  alangui 
et  l'azur  éblouissant  créent  un  vertige  sournois  qui  s'empare  de 
l'âme. 

La  collaboration  de  Martin  et  d'A^toun  cessa  peu  après  cette 
publication,  mais  leur  amitié  dura.  Martin  devint  avoué  à 
Londres,  Aytoun  fut  nommé  professeur  de  belles-lettres  à  lUni- 
versité  dÉdimbourg.  En  1850,  Martin  reprit  le  Prométhée dans  le 
Dublin  University  Magazine,  traduisant  cette  fois  tout  le  fragment 
et  le  commentant  à  l'aide  d'extraits  de  Poésie  et  Vérité.  Les  Poètnes 
et  Ballades  de  Gœthe,  parus  en  volume  dès  1858,  eurent  une 
seconde  édition  en  1860.  Martin  resta  toujours  fidèle  à  ses  pre- 
mières admirations.  Sa  traduction  de  Faust  (1866),  générale- 
ment appréciée,  fut  distinguée  par  Tattention  royale  :  lord 
Beaconsfield  la  reçut  des  mains,  de  sa  souveraine  comme  cadeau 
de  Noël.  Elle  fut  complétée  par  celle  du  Second  Faust,  dédiée  à 
J.  A.  Froude,  le  biographe  de  Carlyle,  et  Martin  pubHa,  plus 
tard  encore,  une  version  des  Élégies.  Ce  fut  son  dernier  hom- 
mage au  poète  lyrique. 

La  critique  fut  favorable  au  volume  des  Poèmes  et  ballades.  Le 
Bentleg's  Miscellany  (1858)  et  la  London  Quarterly  Review  (1859* 
souhaitèrent  la  bienvenue  au  grand  lyrique  méconnu. 
A.  IL  Glough  lui  consacra,  dans  le  Fraser's  Magazine  {iSo9),  des 
pages  remarquables.  Il  avait  traduit  lui-même  quelques-unes 
de  ses  courtes  poésies  et  de  ses  Épigrammes ^:  dans  l'édition  de 
ses  poèmes,  le  Chant  de  Nuit  du  voyageur  voisine  avec  l'émou- 
vant lied  de  Wilhelni  Meister  :  «  Celui  qui  n'a  pas  mangé  son 
pain  en  versant  des  larmes...,  etc.  » 

A  cette  époque  d'ailleurs,  l'exemple  de  Martin  et  d'Aytoun 
avait  été  suivi.  Le  traducteur  des  Poèmes  de  Schiller,  A.  E.  Bow- 
ring,  publia  en  1853  une  traduction  plus  complète  des  Poésies 
lyriques.  Dans  ce  volume  qu'il  offrit  à  la  comtesse  (îranville,  en 
mémoire  de  son  ancêtre  D'alberg,  il  fît  place  à  400  poèmes  : 
lieds,  ballades,  odes,  sonnets,  épigrammes  et  élégies.  Sa  ver- 


r 


L'HOMMAGK   AU    POKTE    LYRIQUK  25a 

sion  vise  à  l'exactitude  et  cherche  à  suivre  le  rythme  original. 
Les  poésies  sont  accompagnées  d'une  date,  parfois  d'une  note 
explicative  :  il  y  a  là  un  effort  louable  vers  la  compréhension. 

* 

*  * 

Mais  il  manquait  encore  à  Goethe  1  hommage  d'un  poète.  Un 
grand  lyrique  anglais  allait  se  tourner  vers  lui.  Personnalité 
déjà  formée,  Tennyson  ne  subit  pas,  à  vrai  dire,  son  influence, 
mais  il  voit  en  lui  le  maître,  le  modèle  :  il  aime  ses  vers  et 
vénère  sa  pensée. 

a  Tennyson,  dit  Jowett,  apprit  lui-même  le  français,  l'alle- 
mand et  l'italien.  Il  ne  fut  jamais  très  habile  à  les  manier,  mais 
sa  connaissance  était  suffisante  pour  lui  permettre  de  tout  lire 
avec  facilité.  Il  avait  un  profond  respect  pour  Gœthe.  »  Schiller 
lui  paraissait  trop  «  exalté  »  (schwàrmerisch);  devant  Gœlhe 
seul,  parmi  les  poètes  aKemands,  il  s'inclinait.  Non  pas  que 
son  admiration  ait  été  immédiate.  Malgré  la  puissance  du  Faust^ 
il  le  repousse  avec  dégoût  dès  la  première  lecture.  Il  doit  s'y 
accoutumer  lentement.  En  revanche,  il  aime  le  Tasse.  Que  lui 
importe  l'action  languissante!  il  est  ému  par  ce  poète  malheu- 
reux. Lui  que  Carlyle  appelait,  dans  une  lettre  à  Emerson,  «  un 
homme  solitaire  et  triste  »,  il  sent  aussi  ce  qui  lui  manque,  il 

saisit  l'idée  fondamentale  du  drame  et  se  plaît  à  citer  ces  vers  : 

« 

«  Es  bildet  ein  Talent  sich  in  der  Slille, 
Sich  ein  Character  in  dem  Strom  der  Welt.  » 

Mais  Gœthe  est  surtout  pour  lui  le  grand  lyrique.  Tennyson 
emporte  en  voyage  ses  Poèmes  :  «  Il  parlait  souvent  de  Gœthe, 
dit  F.  T.  Palgrave,  et  surtout  de  sa  poésie...  Parmi  les  mor- 
ceaux favoris  qu'il  lisait  avec  grand  plaisir,  il  y  avait  le  Nach- 
(jefïihl  et  der  Abschied  qu'il  admirait  pour  sa  délicatesse  exquise. 
Il  avait  des  larmes  dans  la  voix  quand  il  arrivait  à  la  seconde 

stance  : 

«  Traurig  wird  in  dieser  Stunde...  » 

et  peut-être  admirait-il  plus  encore  le  beau  poème  An  den  Moud 
dont  il  avait,  dans  mon  édition,  marqué  au  crayon  les  deux  der- , 


â54 


GŒTHE    EN   ANGLETERRE 


nières  strophes.  Il  était  familier,  lui  aussi,  sans  aucun  doute, 
avec  les  mystérieuses  pensées  qui  traversent,  la  nuit,  «  le  laby- 
rinthe du  cœur  » . 

Une  des  poésies  préférées  de  Tennyson  était  VÉlégie  de  Ma- 
rienhad.  11  citait  ces  deux  strophes  d'une  beauté  qu'il  disait 
«  shakespearienne  >  : 

«  Du  hast  gut  reden... 
Nun  bin  ich  fera...  • 


Il  aimait  la  plainte  nostalgique  de  l'amour  sacrifié  : 

«  Mich  treibt  umher  ein  unbezwinglich  Sehnen, 
Da  bleibt  kein  Rat  als  grenzenlose  Thrâneu.   » 

On  comprend  cette  prédilection  de  Tennyson  pour  les  lieds 
de  Goethe.  Ce  qui  frappe  surtout  dans  ses  plus  belles  poésies, 
n'est-ce  pas  l'émotion  retenue  dans  la  musique  du  vers,  la  mu- 
sique chargée  démotion?  C'est  le  rythme  de  son  glas  dou- 
loureux (Dirge)  dont  les  strophes  se  lèvent  comme  des  vo-. 
lées  de  cloches,  scandées  par  le  battement  morne  :  «  Let 
them  rave  »,  c'est  le  roulement  des  vagues  qui  se  déploie, 
comme  un  vaste  accompagnement  mineur,  sous  le  chant  de 
sa  souffrance  : 

«  Break,  break,  break, 

On  thy  cold  grey  stones,  o  Sea...   » 

Ou  c'est  la  poésie  de  la  nuit  éparse  dans  le  silence  musical  des 
astres.  Ses  biographes  nous  racontent  ses  méditations  pro- 
longées devant  le  ciel  nocturne,  son  véritable  culte  pour  les 
étoiles.  Le  délicat  idéaliste  qu'il  était  se  plaisait  à  épier,  comme 
Gœthe,  la  lointaine  harmonie  des  sphères,  se  retrouvait  lui- 
même  dans  le  lied  :  «  les  étoiles,  on  ne  les  désire  point,  on 
jouit  de  leur  splendeur,  et  on  lève  vers  elles  les  yeux  ravis  dans 
chaque  nuit  sereine.  » 

Pourtant  Tennyson  ne  peut  oublier  parfois  l'aspérité  de  la 
langue  allemande.  Cnethe  a  fait  un  tour  de  force  :  il  a  écrit  des 
vers  mélodieux  dans  un  langage  ingrat.  Tennyson  citait  sou- 


i 


l'hommagp:  au  poète  lyrique  255 

vent  :  Connais-tu  le  pays  comme  un  «  poème  parfait  »,  mais  il 
s'arrêtait  à  la  fin  de  la  seconde  strophe  : 

«  Kennst  du  es  wohl!  iJaliin,  daliin, 
Mbcht'ich  mit  dir,  o  mein  Beschùtzer,  ziehn  !  » 

Il  ne  pouvait  admettre  la  collision  des  deux  derniers  mots  : 
•t  BeschiXtzer-ziehn  est  un  son  hideux  au  milieu  de  la  poésie.  » 
Par  contre,  deux  ans  avant  de  mourir,  il  redisait  encore  avec 
admirtiaon  la  helle  complainte  du  joueur  de  harpe  : 

«  Wer  nie  sein  Brod  mit  Thrànen  ass...  » 

Plus  qu'aucun  autre,  Tennyson  était  sensible  à  cette  mélan- 
cohe  des  lieds  de  Wilhehn  Meister.  N'avait-il  pas  écrit  des 
«  chants  »  d'une  tristesse  et  d'une  douceur  semblables?  Carlyle, 
peu  amateur  de  poésie,  goûtait  beaucoup  ces  vers  célèbres  : 
Tears,  idle  tears,  et  il  citait  avec  émotion  l'automnale  mélopée 
«  of  the  daijs  t/iat  are  no  more  ».  Certains  petits  poèmes  de  Ten- 
nyson, d'une  Stimmung  si  attendrie,  rappellent  irrésistiblement 
les  lieds  de  Goethe.  Carlyle  fut  frappé  d'autres  analogies.  Il 
écrivait  à  Tennyson,  le  7  décembre  1842  :  «  Je  sais  que  vous 
ne  connaissez  pas  l'allemand  (sur  ce  point  il  se  trompait).  C'est 
d'autant  plus  intéressant  de  retrouver  dans  votre  Summer-oa/i 
(Talking-oakj  des  beautés  qui  ressemblent  à  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  dans  Gœthe.  > 

Avec  Carlyle,  Tennyson  croit  que  le  vrai  poète  est  non  seu- 
lement un  artiste,  mais  aussi  un  penseur.  Il  exige  qu'il  soit  le 
«  vates  »  inspiré  et  qu'il  exprime,  dans  ses  vers,  l'idée  profonde 
de  son  époque  :  «  Il  faut  distinguer,  dit-il,  Keats,  Shelley  et 
B^TOn  des  grands  sages,  des  grands  poètes  qui  sont  à  la  fois 
grands  penseurs  et  grands  artistes,  comme  Eschjie,  Shakespeare, 
Dante  et  Gœthe.  Gœthe  n'eut  pas  la  divine  immensité  de  Dante, 
mais  il  compte  parmi  les  plus  grands  sages  de  l'humanité  et  fut 
en  même  temps  un  grand  artiste.  »  Tennyson  retrouve  en 
Gœthe  son  idéal  du  poète.  Lui  aussi,  il  ne  veut  pas  être  seule- 
ment un  pur  lyrique,  il  prétend  affronter  les  sentiers  ardus  de 
la  pensée.  Après  avoir  eu  avec  lui  un  long  entretien  sur  Gœthe, 


256  GCETHE   EN    ANGLETERRE 

n.C.  Robinson  consigne  dans  son  journal,  le  31  janvier  4845  : 
«  Ses  poèmes  sont  pleins  de  génie,  mais  il  aime  l'énigmatique.  » 
Tennyson  prend  position  en  face  des  grands  problèmes.  Une 
poésie  comme  Tlie  higher  pantkeism  est  digne,  par  son  inspira- 
tion, du  recueil  :  Dieu  et  Monde. 

D'après  F.  T.  Palgrave,  Tennyson  admirait  beaucoup,  parmi 
les  poèmes  philosophiques  de  Gœthe,  les  Limites  de  l'humanité 
et  le  Divin,  «  pour  leur  solennelle  pensée  et  leur  profonde, 
calme  intelligence  de  la  vie  humaine  » .  Une  autre  poésie  l'atti- 
rait «  par  son  imposante  beauté  et  sa  tendre  sensibilité  » ,  c'est 
celle  que  Gœthe,  penché  sur  le  crâne  de  Schiller,  consacre  à  leur 
fidèle  amitié.  Dans  l'œuvre  de  Tennyson  aussi,  la  plus  haute 
méditation  philosophique  s'associe  au  souvenir  d'un  ami  :  In 
Memoriam  ! 

Du  désespoir  où  lavait  plongé  la  mort  d'Arthur  Hallam,  Ten- 
nyson s'élève  peu  à  peu  vers  Ja  paix  que  donne  la  foi  en  l'im- 
mortalilé.  Cette  croyance  suprême,  Tennyson  sent  bien  qu'il  la 
partage  avec  Gœthe  :  «  Gœthe,  écrit-i!,  considérait  comme  un 
signe  de  faiblesse  le  fait  de  perdre  la  foi  en  Timmortalité,  et  il 
disait  :  J'espère  bien  n'être  jamais  assez  faible  d'esprit  pour  me 
laisser  arracher  ma  croyance  en  une  vie  future.  Edel  sei  der 
Mensch  est  un  de  ses  plus  nobles  poèmes.  »  Plus  tard  encore, 
dans  un  entretien  avec  la  reine  Victoria,  le  7  août  1883,  il  se 
range,  ainsi  que  Gœthe,  dans  la  grande  armée  des  croyants,  et 
la  reine  en  est  elle-même  frappée  :  «  Il  parle  avec  horreur  des 
incroyants  et  des  philosophes  qui  voudraient  nous  faire  croire 
qu'il  n'y  a,  ni  autre  'monde,  ni  immortalité.  Il  cite  plusieurs 
vers  bien  connus  de  Gœthè  qu  il  admire  tant.  »  Il  y  a  d'ailleurs 
une  différence  profonde  entre  les  conceptions  des  deux  poètes 
sur  l'immortalité.  Pour  Gœthe,  l'anéantissement  de  l'égoVsme 
marque  Tavènement  de  la  vie  éternelle.  La  nature  est  un  perpé- 
tuel devenir.  Le  sacrifice  des  individus  est  nécessaire  à  l'bar- 
monie  du  tout.  L'esprit,  libéré  des.  instincts  qui  meurent, 
est  immortel.  C'est  aussi  la  pensée  de  Spinoza  pour  qui  le 
sage  entre  tout  vivant  dans  l'éternité.  Mais  cette  immortalité 
ne  suffit  pas  à  Tennyson,  il  la  veut  personnelle,  répara- 
trice.   Comme    Chateaubriand    après   la    mort    de    sa    mère. 


L'HOMMAGE    AU   POÈTE   LYRIQUE  2b7 

comme  Victor  Hugo  après  la  catastrophe  de  Villequier,  Tenny- 
son  pleure,  croit,  mais  demande.  Qu'il  y  a  loin  de  ses  épan- 
chements  douloureux  à  la  stoïque  fermeté'  de  Goithe,  appre- 
nant la  mort  de  son  fils.  Renoncement  surhumain  qui  faillit 
lui  coûter  la  vie!  «  On  supposait,  dit  Tennyson  lui-même,  que 
Goethe  était  insensible  Je  puis  seulement  dire  qu'il  parut  tout 
à  fait  calme  quand  on  lui  annonça  la  mort  de  son  fils,  mais 
que  peu  après,  pour  avoir  réprime'  son  émotion,  il  eut  une 
hémorragie.  » 

Tennyson  conquiert  sa  foi  dans  la  douleur.  Mais  comme 
Goethe,  il  admet  la  recherche  même  qui  s'égare,  le  doute  même 
qui  se  prolonge.  Il  aime  l'effort  de  Faust.  Dans  l'homme  qui 
doute,  il  y  a  plus  de  foi  que  dans  celui  qui  se  repose  sur  la 
croyance  facile  et  fermée  de  ses  pères.  Goethe  aurait  pu  adopter 
pour  épigraphe  du  Faust  ces  deux  vers  d'/n  Memoriam  que 
lui  apphque  si  justement  G.  H.  Lewes  (1)  : 

«  There  lives  more  faith  in  honest  doubt, 
Believe  me,  than  in  half  the  creeds.  » 

«  Il  y  a  plus  de  foi  vivante,  crois-moi, 
Dans  un  doute  honnête  que  dans  la  moitié  des  croyances.  » 

Mais  comme  Carlyle,  Tennyson  veut  que  cette  recherche  soit 
pure,  que  nous  la  poursuivions  dans  l'amour  de  la  vérité,  le 
respect  du  mystère  divin.  Ne  nous  jetons  pas  dans  la  révolte, 
n'imitons  pas  Byron,  car  le  désespoir,  l'amertume  obscurcissent 
la  vision.  Acheminons-nous  gravement,  comme  Goethe,  vers  la 
cime  du  vrai,  montons  religieusement  les  escaliers  de  Dieu. 
Tennyson  reprend,  tout  au  début  de  son  poème,  les  idées  chères 
à  Carlyle  et  chante  la  beauté  du  respect,  la  grandeur  du  re- 
noncement : 

«  Let  knowledge  grow  from  more  to  more, 
But  more  oî  révérence  in  us  dwell...  » 

t  Que  la  science  croisse  de  plus  en  plus, 
Mais  que  plus  de  respect  demeure  en  nous.  » 

(1)  Life  of  Goethe,  Everyman's,  Library,  p.  533. 

17 


258  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Et  si  la  pensée  ne  s'élève  que  par  la  soumission,  la  vie  ne  se 
purifie,  ne  se  divinise  que  par  le  sacrifice.  Tennyson  fait  ici 
directement  appel  à  Goethe  : 

t  I  heiti  it  tnilh  wilh  him  who  sings 
To  one  cleai*  harp  in  divers  tones 
That  men  maj'  rise  on  stepping  siones 
Of  their  dead  salves  to  higlier  things.  » 

«  Je  le  tiens  pour  vrai,  avec  celui  qiii  chante 
Sur  une  harpe  claire  en  nnodes  divers, 
Que  les  hommes,  en  foulant  aux  pieds 
Leurs  égoisnit-s  mori.s,  s'élèvent  à  de  plus  grandes  choses.  » 

Ce  poète  à  la  harpe  si  variée  qui  dit  la  nécessité  du  renonce- 
ment, c'est  l'auteur  de  Wilhelm  Meistcr  et  du  Un  an  :  «  J'ai  fait 
allusion,  dit  plus  tard  fennyson,  à  la  croyance  de  (îœlhe.  Parmi 
ses  dernières  paroles,  il  y  avait  celle-ci  :  Von  Aen'Ieruni/en  zu 
hôheren  Aenderungen,  de  changements  à  de  plus  hauts  change- 
ments. »  A  en  croii'e  Tennyson,  il  s'agirait,  dans  ces  ver<,  tout 
autant  d'une  ascension  vers  riuim  )rt alité  que  d'une  progres- 
sion terrestre  vers  le  bien,  d'une  victoire  sur  l'éuoïsrae.  Un  ne 
peut  d  ailleurs  séparer  la  m  )nlée  purificatrice,  après  la  vie, 
du  perfectionnement  moral  qui  la  prépare.  Pour  Gœlhe,  la 
mort  n'est  qu'une  transition,  liuiuiortalité  est  la  cime  qu'il  faut 
atteindre,  mais  pour  cela,  il  fiut  se  débarrasser  de  l'égoisme 
qui  entrave  la  marche,  il  faut  se  dépouiller,  s'alléger,  se  renier 
soi-même.   C'est    ce   que   signillent  les  vers   du    Divan  (Seiige 

Sehnsucht)  : 

«  Und  so  lang  du  das  nirht  hast 
Dièses  :  S  irb  und  w.M-de, 
bist  du  unv  ein  mii'ler  Gast 
Auf  der  dunklen  Erde.  » 

Tennyson  ne  se  rallie  pas  entièrement  à  la  stoïque  philoso- 
phie de  Gœlhe.  Il  y  a  dans  son  chant  un  tremblement.  Il  se  sou- 
met, mais  il  questionne;  il  adore,  mais  il  pleure.  L'immortalité 
de  Gœlhe  est  la  destruction  du  vouloir  vivre  égoïste,  l'immor- 
talité de  Tenny.son  est  la  revendication  du  vouloir-vivre  puiitié. 

Mais  Goethe  n'en  reste  pas  moins,  pour  Tennyson,   le  plus 


L'HOMMAGE    AU    POÈTE    LYRIQUE  259 

grand  des  artistes.  L'art  doit  exprimer  toute  la  vie.  Goethe  eut 
ce  pouvoir.  Comme  le  raconte  le  professeur  Sidgwick,  Tenny- 
son  vanta,  dans  un  dîner  de  la  Société  métaphf/sique,  cette  prodi- 
gieuse universalité  :  «  Gœthe,  dit-il,  est  un  artiste  consommé 
dans  tant  de  styles  différents  »,  et  il  indiqua  rapidement  plu- 
sieurs exemples,  le  Chant  de  Mignon,  le  Chant  de  nuit  du  voija- 
(jeur,  etc.,  insistant  sur  la  variété  de  ton  et  de  caractère.  La 
poésie  lyrique  de  Gœthe,  pleine  de  musique,  d'émotion  et  de 
pensée,  est  riche  comme  la  vie,  et  c'est  ce  que  Tennyson  expri- 
mait dans  la  première  strophe  de  son  poème  :  In  Memoriam  : 
'One  clear  harp  in  divers  tones. 

Il  fit  en  1865  le  pèlerinage  de  Weimar,  et  dix  ans  après,  il  en 
parlait  encore  à  Carlyle.  Il  se  souvint  longtemps  de  lémotion 
qui  l'étreignit  en  entrant  dans  le  bureau  de  Gœthe:  «  On  ne  peut 
expliquer  par  des  mots,  dit  Mrs  Tennyson,  le  respect  religieux 
et  la  tri^tesse  qui  remplirent  l'âme  d'Alfred  dans  cette  chambr** 
basse  et  sombre.  »  Il  fut  aussi  remué  devant  ce  Salve  qui  i'cic- 
cueillit  sur  le  seuil,  salut  de  la  pierre,  salut  froid  qui  venait 
du  fond  du  passé.  Mais  à  sa  triste.sse  se  mêlait  sans  doute  le 
sentiment  de  paix  qu'inspire  une  destinée  indestructible,  une 
pensée  qui  défie  la  mort.  Il  n'avait  qu'à  songer  à  son  poème 
préféré  : 

«  Ueber  allen  Gipfeln  ist  Ruh!  » 


CHAPITRE  V 

LA      t     VIE     DE      GCCTHE     »     DE    G.    H.     LEWES 
(4855) 


Les  travaux  précédents  et  suivants.  La  valeur  historique  de  l'ouvrage. 
La  documentation  nouvelle.  —  Le  contraste  entre  Cari  vie  et  Lewes  La 
Vie  de  Gœthe  de  G. -H.  Lewes.  Compréhension  totale,  explication  biogra- 
phique et  positive,  goût  classique.  Les  lacunes  comblées.  Iphigénie, 
les  Elégies,  Hermann  et  Dorothée.  Les  critiques  d'ordre  artistique:  les 
drames  et  les  romans.  —  Les  deux  nouveaux  aspects  de  Gœlhe;  l'artiste, 
le  savant.  L'art  dans  les  grandes  œuvres  :  Wilhelm  Meister  et  Faust. 
—  Les  études  scientifiques  de  Gœthe,  le  physicien,  le  botaniste,  le  zoolo- 
giste —  Le  jugement  sur  l'homme  et  les  rectifications  de  Lewes;  la 
légende  de  Gœthe  égoïste  et  de  Gœthe  immoral  (Gœthe  et  les  femmesV 
Le  génie  de  Gœthe,  l'emprise  du  réel  et  l'exigence  de  l'art. 


C'est  à  Carlyle  que  revient  l'honneur  d'avoir  écrit  la  première 
Vie  de  Schiller.  Lorsque  Viehotî  apprit  le  projet  de  G.  H.  Lewes, 
il  se  mit  au  travail  «  avec  un  zèle  allemand  et  une  allemande 
fidélité'  ».  L'honneur  de  la  littérature  allemande,  déclarait-il 
dans  sa  préface,  ne  souffrait  pas  qu'un  Anglais  fût  le  premier 
biographe  de  Gœthe.  Mais  sa  volumineuse  compilation  (1)  ne 
peut  guère  ambitionner  le  titre  d'une  biographie.  Il  a  rassemblé 
toute  la  documentation  publiée  à  celte  époque,  mais  rien  que 
cette  documentation.  Il  n'eut  pas  l'accès  des  sources  manus- 
crites et  ne  crut  même  pas  nécessaire  d'aller  à  Weimar  :  selon 
le  mot  de  G.  H.  Lewes,  il  écrivit  sur  Gœthe  comme  il  aurait 
écrit  sur  Cicéron.  Le  livre  de  Lewes  est  à  la  fois  plus  complet, 
plus  bref  et  plus  vivant.  Schâfer  (2)  raconta  la  vie  de  Gœthe, 
sans  s'occuper  des  œuvres:  Rosenkranz  (3i  au  contraire  s'atta- 
cha surtout  aux  poèmes  dont  il  donna  une  interprétation  philo- 

(1)  Gœlhes  Leben,  Geistes  Entwickelung  und   Werke,  4  vol. 

(2)  Gœthes  Leben. 

(3)  Gœthe  und  seine  Werke. 


LA    VIE    DE    GOETHE  261 

sophique.  Lewes  utilisa  leurs  ouvrages,  et  tout  en  étudiant  à  la 
fois  la  vie  du  poète  et  ses  écrits,  il  mit  tout  son  talent  à  dégager 
son  individualité.  Le  premier,  il  a  fièrement  campé,  devant  la 
critique  incertaine,  la  figure  de  Gœthe. 

Il  n'est  pas  question  ici  de  porter  un  jugement  absolu  sur 
Tœuvre  de  G.  H.  Lewes.  De  récents  biographes  de  Gœthe, 
Bielschowsky,  R.  M.  Meyer  etc.,  bénéficièrent  d'études  et  de 
documents  inaccessibles  à  Lewes.  Mais,  quelles  que  soient  ses 
lacunes,  l'étude  de  Lewes  reste  juste  et  vivante.  Il  n'est  pas  de 
point  essentiel  sur  lequel  il  se  soit  trompé,  et  si  sa  documen- 
tation n'est  pas  complète,  son  interprétation  générale  n'a  pas 
été  discutée.  Avec  celles  de  Bielschowsky  et  de  R.  M.  Meyer,  sa 
biographie  émerge  encore  au-dessus  du  flot  croissant  de  la  litté- 
rature gœthéenne. 

Ce  qui  nous  intéresse  ici,  c'est  ce  qu'elle  apporte  de  nouveau 
pour  l'époque.  Il  faut  l'apprécier  d'un  point  de  vue  historique. 
Depuis  les  essais  de  Carlyle,  aucune  étude  d'ensemble  n'avait 
paru  en  Angleterre.  Cette  Vie  de  Gœthe  s'alimentait  à  des 
sources  qui  venaient  d'être  ouvertes;  elle  faisait  connaître  aux 
Anglais,  et  pour  la  première  fois,  toute  sa  carrière  littéraire. 
Carlyle  s'était  appuyé  uniquement  sur  Poésie  et  Vérité,  Sarah 
Austin  avait  traduit  les  Mémoires  de  Falk  et  du  chancelier  de 
Millier,  Oxenford,  les  Conversations  avec  Eckermann  et  Soret  — 
connaissances  fragmentaires  qu'il  fallait  relier.  Lewes  sut  fer- 
mer le  cercle,  en  incorporant  dans  la  chaîne  de  nouveaux 
anneaux.  Carlyle  avait  adopté  sans  réserve  les  récits  de  Poésie 
et  Vérité.  Pour  Lewes  au  contraire,  l'autobiographie  de  Gœthe 
n'est  pas  la  source  principale,  elle  constitue  un  document  parmi 
les  autres  et  veut  être  corrigée,  complétée  par  eux  :  là  en  effet, 
dit  Lewes,  Gœthe  nous  parle  beaucoup  plus  des  autres  que  de 
lui.  De  plus,  le  spectacle  des  folies  juvéniles  et  des  passions 
éphémères  lui  apparaît  brouillé  par  la  brume  des  années  : 
«  Jupiter,  trônant  sur  l'Olympe  avec  sérénité,  oublie  qu'il  fut 
jadis,  avec  les  Titans,  un  rebelle.  »  Aussi  LcAves  fait-il  appel  à 
des  documents  plus  vivants,  à  la  correspondance  de  Gœthe,  si 
vive,  si  différente  de  ce  complaisant  arrangement  :  lettres  à  la 
•comtesse  Stolberg  (1839);  lettres  aux  amis  de  Leipzig  (1849); 


262  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

lettres  à  Kestner  et  à  Charlotte  (1854).  Pour  l'époque  de 
Weimar,  Lewes  utilise  —  outre  les  Annales  (Tag  und  Jahres- 
hefte),  les  Communications  de  Riemer  (1841)  et  les  lettres  de 
Gœlhe,  publiées  par  ses  soins  en  1846.  le  livre  de  Carus  (1843), 
la  correspondance  avec  Knebel  (1851)  et  avec  Charlotte  de 
Stein  (1848  à  1851).  Qu'on  njoute  à  cela  les  recherches  qu'il  fit 
avec  George  Eliot  en  Allema.iine,  les  informations  verbales 
qu'il  put  recevoir  d'Ottilie,  d'Eckermann,  de  Rauch  le  sculp- 
teur, et  les  renseignements  qu'il  obtint  par  correspondance,  et 
l'on  reconnaîtra  la  valeur  documentaire  de  son  ouvrage.  Pour 
enrichir  son  pays,  Lewes  explora  la  mine  avec  patience  et  scru- 
pule :  il  ne  se  contenta  pas.  comme  Carlyle,  d'en  retirer,  hâti- 
vement, guidé  par  une  intuition  de  génie,  quelques  lourds  et 
rayonnants  lingots. 

11  lui  dédia  son  ouvrage  :  «  A  Thomas  Carlyle  qui,  le  pre- 
mier, enseigna  à  l'Angleterre  le  prix  de  Goethe,  en  témoignage 
d'estime  pour  ses  rares  et  nobles  qualités.  »  Pourtant,  il  est 
diflicile  de  trouver  deux  esprits  plus  opposés;  au  dogmatisme 
étroit  de  Carlyle,  Lewes  oppose  une  tolérante  universalité  à 
son  mysticisme  ardent,  un  positivisme  irréductible.  Les  sym- 
pathies de  l'un  vont  au  romantisme  allemand,  l'autre  est  attaché 
à  l'idéal  antique  et  au  classicisme  français  ;  la  critique  littéraire 
du  premiejr  est  dominée  par  des  préoccupations  morales;  le 
second  cherche  dans  Técrivain,  non  pas  le  penseur  ou  le  sage, 
mais  avant  tout  l'artiste.  Enfin  Carlyle  a  le  mépris  de  la  science  : 
elle  est  pour  lui  l'alliée  des  mécanistes,  des  athées  et  il  ne  s'oc- 
cupe pas  de  Gœthe  savant.  Lewes  est  un  physiologiste,  et  c'est 
à  lui  que  revient  l'honneur  d'avoir  révélé  la  valeur  scientifique 
de  Gœthe. 

*   * 

G.  H.  Lewes  était,  dit  Arvède  Barine,  «  un  petit  homme 
chétif,  tout  grêlé  de  petite  vérole.  Ce  qui  lui  restait  de  figure 
était  mangé  par  la  barbe  et  les  sourcils.  Vif  comme  la  poudre, 
gai  comme  un  pinson,  brillant  causeur  et  esprit  facile,  c'était 
un  touche  à  tout,  faisant  ceci,  et  puis  cela,  paraissant,  dispa- 
raissant, reparaissant,  réussissant,  ne  réussissant  pas,  et  toujour.-' 


LA    VIE   DE    GΠTHE  263 

de  bonne  l^iimeiir  II  avait  élé  commis  négociant,  éludianten  mé- 
decine, philosophe,  journaliste,  romancier,  auteur  dramatique. 
Il  avnit  joué  les  Arlequins  dans  une  troupe  ambulante.  Il  avait 
scandalisé  Edimbourg  en  faisant  le  mntin  une  conférence  à  l'Ins- 
tilut  philosophique  eten  jouant>7////o/ A'  le  soir.Thackeray  s'atten- 
dait à  le  rencontrer  un  jour  dans  Pic<adilly  monté  sur  un  élé- 
phant blanc,  el  tout  Londres  aurait  trouvé  cela  aussi  naturel  que 
Thackeray.  Il  était  de  ces  gens  dont  rien  n'étonne,  qui  amusent 
toujours,  fatiguent  souvent,  que  personne  ne  prend  au  sérieux 
et  qu'on  ne  jieut  s'empêcher  d'airner.  » 

Tel  qu'il  est  avec  ses  délauts  et  ses  qualités,  Lewes  est  mieux 
fait  que  (lailyle  pour  cominendre  Gœtbe.  S'il  n'a  pas  le  génie 
aux  divinations  magnifiques,  il  a  la  pénétialion  et  la  souplesse. 
Ses  aptitudes  diverses,  ses  multiples  connaissances,  son  expé- 
rience lui  permettent  d'aborder  Gœlhe  de  tous  les  côtés.  Il  y  a, 
entre  eux,  des  affinités  piofondcs.  Lew^s  est  allé,  librement 
comme  Goethe,  avec  le  même  mrpiis  des  préjugés,  vers  les 
problèmHS  de  lart,  de  la  pensée  'et  de  la  vie.  Il  a  pratiqué  le 
culte  de  son  esprit  et  a  tendu,  de  toutes  sps  forces,  vers  l'uni- 
versalité. Il  a  la  culture  nécessaire  à  celui  qui  veut  contourner 
le  cercle  des  éludes  de  Goethe.  Comme  Gœlhe,  il  est  artiste  et 
Savatït.  Il  n'a  pas  le  génie  exclusif  et  violent  de  Carlyle;  il  a, 
par  contre,  une  intelligence  universelle,  dominée  par  le  bon 
sens,  orientée  par  le  bon  goût.  Il  embrasse  iovt  Gœthe,  parce 
qu'aucun  dogmatisme  ne  1  oblige  à  le  découper,  à  isoler  pas- 
sionnément un  aspect  de  son  esprit.  Autant  l'interprétation  de 
Carlyle  est  partielle  et  partiale,  autant  celle  de  Lewes  est  large 
et  équitable.  L'un  s'était  emparé  du  sage,  l'autre  nous  présente 
successivement  le  révolutionnaire  de  Francfort  et  le  théoricien 
de  l'antique,  l'artiste  et  le  savant,  le  penseur  et  l'homme, 

Carlyle  est  un  mystique.  Lewes  un  positiviste.  Dans  ses  der- 
niers essais  sur  Gœthe,  Carlyle  s'attache  plus  à  la  prophétie 
qu'au  prophète,  au  message  qu'au  messager.  Pour  Lewes  au 
contraire,  l'homme  passe  avant  l'œuvre,  le  héros  est  plus 
important  que  son  caractère  héroïque.  Il  s'agit  moins  d'inter- 
préter la  pensée  que  d'expliquer  la  personnalité.  L'existence  de 
Gœthe  est  plus  belle,  plus  riche  que  ses  écrits,  ou  plutôt  ses 


264  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

écrits  ne  sont  grands  qu'autant  qu'ils  participent  à  cette  exis- 
tence, et  non  parce  qu'ils  décèlent  une  inspiration  divine.  La 
Vie  de  Gœthe  est  avant  tout  un  essai  de  biographie  positive  et 
d'explication  historique.  Goethe  plonge  profondément  dans  son 
milieu  et  dans  son  époque.  Lewes  reprend,  non  pas  les  termes 
de  Carlyle,  mais  ceux  d'Emorson  :  Gœthe  est  «  le  grand  poète 
représentatif  du  temps  >,  «  le  secrétaire  de  son  âge  ».  Four  le 
comprendre,  il  faut  le  replacer  dans  le  milieu  qu'il  exprime,  et 
Lewes  accepterait  plutôt  la  méthode  de  Taine  que  celle  de  Car- 
lyle. Il  est  hostile  à  la  critique  allemande,  faussée,  à  son  avis, 
par  la  métaphysique  et  le  romantisme.  L'œuvre  de  Gœthe  ne 
lui  paraît  pas  un  mystère  qu'il  faut  déchiffrer.  Là  où  elle  est 
mystérieuse,  elle  ne  lïntéresse  plus.  Les  «  révélations  »  de 
Gœihe  le  laissent  froid.  11  admire  sa  personnalité,  son  humanité, 
son  génie.  Sur  ses  écrits,  il  fait  des  réserves.  Son  appréciation 
de  l'œuvre  est  mesurée  et  saine;  tandis  que  des  biographes  plus 
modernes  se  croient  obligés  de  louer  tout  ce  qui  est  sorti  de  la 
plume  de  Gœthe,  Lewes  est  justement  sévère  pour  certaines 
œuvres  de  vieillesse.  Que  lui  importe  la  pensée,  si  l'art  est  pro- 
fané avec  une  «  désinvolture  »  sénile? 

Pour  Carlyle,  la  forme  n'a  pas  d'importance.  Ce  n'est  qu'unt, 
apparence,  un  vêtement  illusoire.  Qu'elle  puisse  atteindre  à  la 
dignité  immuable,  à  l'éternité  d'un  «  style  »,  c'est  là  ce  qu'il  ne 
soupçonne  jamais.  11  préfère  la  profondeur  orageuse  du  roman 
tisme  allemand  à  la  beauté  du  classique  français.  Lewes  ne  par- 
tage pas  son  opinion.  Il  aiïecte  un  certain  mépris  pour  la  culture 
germanique,  raboteuse  et  instable.  Comme  il  récrivait  en  1845 
dans  la  Revue  d'Edimbourg,  il  aime  Lessing  parce  qu'il  est  «  le 
moins  Allemand  de  tous  les  Allemands  ».  Son  chapitre  sur 
«  l'école  romantique  »  marque  nettement  ses  positions  :  «  La 
philosophie  allemande  a  gâté  la  littérature,  et  elle  a  produit 
cette  brillante  erreur  connue  sous  le  nom  de  romantisme  ». 
Lewes  aime  la  sculpture  grecque,  il  pleure  devant  les  marbres 
I  d'Elgin;  les  œuvres  de  Gœthe  qu'il  préfère,  c'est  Iph'Kjénie,  ce 
sont  les  Elégies  l'omainrs,  c'est  Uermaun  et  Dorothée.^ 

Ip/ugénie  nest  d'ailleurs  pas,   comme  l'a  dit  Schlegel,  une 
tragédie  grecque.  Qui  ose  parler,  s'écrie  Lewes,  avant  Nietzsche. 


LA   VIE   DE   GŒTHE  265 

du  calme  des  trage'dies  antiques?  C'est  là  une  idée  fausse.  On 
a  juge'  les  drames  de  Sophocle  d'après  les  sculptures  du  temps 
de  Périclès.  Ils  n'ont  qu'une  harmonie  extérieure,  un  calme 
apparent;  les  masques  des  acteurs  cachent  toute  expression, 
mais  les  âmes  sont  violentes  et  troubles,  les  sujets  sont  terribles. 
Folie,  adultère,  vengeance,  inceste,  jalousie,  meurtre  partout. 
Ulphiqénie  de  Gœthe  n'est  pas  un  drame,  c'est  un  poème  et  c'est 
une  œuvre  d'art  :  «  Le  grand  pt  solennel  mouvement  de  son 
évolution  répond  aux  larges  et  simples  idées  qu'il  déploie.  » 
Comme  un  groupe  de  statues  grecques,  un  fronton  de  temple, 
<;ette  œuvre  a  un  majestueux  repos,  une  parfaite  unité.  Rien  ne 
semble  «  fait  »  ;  tout  croit  et  se  développe  lentement,  musica- 
lement. Rien  n'est  superflu,  tout  est  organique.  Iphigénie  n'est 
pas  une  tragédie  grecque,  c'est  un  poème  classique,  presque  un 
poème  chrétien. 

Il  était  nécessaire  d'attirer  l'attention  de  l'Angleterre  sur  Vlphi- 
^énie  de  Gœthe.  C'était  de  toutes  ses  grandes  œuvres  la  moins 
connue.  La  traduction  de  William  Taylor,  réimprimée  dans  son 
Aperçu  historique  en  1830,  la  version  fragmentaire  de  Felicia 
Hemans,  pubhée  après  sa  mort  en  4836,  et  celle  de  miss  Anna 
Swanwick  en  1843  étaient  restées  sans  écho  :  le  poète  classique 
€tait  ignoré.  Ce  n'est  pas  l'un  des  moindres  mérites  de  Lewes  que 
de  l'avoir  révélé.  Amené  vers  cette  œuvre  par  ses  préférences 
personnelles,  il  a  voulu,  en  même  temps,  réparer  une  injustice. 

Les  Élégies  romaines  sont,  d'après  lui,  «  les  plus  parfaits 
poèmes  du  genre  dans  toutes  les  littératures  ».  Vérité  et  style, 
émotion  maîtrisée,  c'est  là  ce  qu'il  aime  surtout  dans  ces  poésies 
voluptueuses,  où  il  n'y  a  rien  d'immoral  parce  qu'il  n'y  a  «  rien 
d'artificiel  »,  parce  que  la  forme  est  pure  et  le  sentiment  simple. 
La  passion  lui  semble  purifiée  par  l'expression  naïve  et  sérieuse, 
et  il  cite  avec  plaisir  la  traduction  de  Théodore  Martin  : 

«  Blush  not,  my  love,  at  the  thought,  thou  jieldest  so  soon  to  my 
Trust  me  I  think  it  no  shame  —  think  it  no  vileness  in  thee.  »     [passion, 

Lewes  consacre  tout  un  chapitre  à  Hermann  et  Dorothée.  Peu 
lui  importent  les  discussions  soulevées  par  la  critique  sur  le 
«  genre  »  littéraire.  Q\i' Hermann  et  Dorothée  soit  une  épopée  ou 


266  GŒTHE    EN  .  ANGLETERRE 

une  idylle,  c'est  «  un  poème  plein  de  vie,  de  caractère  et  de- 
beauté  »,  d'une  matière  et  d'une  technique  simples,  d'un  style 
riche  et  aisé,  de  toutes  les  idylles  la  plus  idyllique,  de  toutes  les 
peintures  la  plus  vraie.  Le  sujet  plaît  à  Lewes  à  cnuse  de  sa 
pure  «  humanité  »  ;  pas  de  déclamations  politiques,  pas  de  profes- 
sions de  foi,  mais  la  vie,  l'existence  quotidienne,  d'où  monte  l'éter- 
nel hymne  de  la  famille  et  de  Tamour.  La  forme  le  séduit  par 
son  classicisme  :  «  une  histoire  écrite  en  hexamètres  homéiiques 
avec  une  homérique  simplicité.  »  Lewes  analyse  tout  au  long 
le  poème  :  il  ne  semble  pas  connaître  les  traductions  de  William 
Whewell  (1840)  et  de  M.  A.  Winter  (1850),  et  celle  de  T.  Holcroft 
est  justement  oubliée.  Ici  encore,  son  livre  comble  une  lacune. 
Hermann  et  Dorothée  n'a  pas  sollicité  l'attention  de  la  critique, 
depuis  les  jours  où  William  Taylor  fit  l'éloge  de  cette  «  épopée 
bucolique  qui  jouit  en  Allemagne  d'une  popularité  nationale  ». 
Le  classicisme  de  Lewes  le  rend  impitoyable  pour  les  défauts 
de  forme  :  Un  drame  doit  être  construit,  un  roman  doit  être 
composé,  et  c'e^t  au  nom  de  l'unité  qu'il  adresse  à  (îœthe  ses 
plus  durs  reproches.  Goethe  n'est  pas  un  dramaturge  :  tantôt 
tumultueux  et  incohérent,  tantôt  lent  et  complaisant,  il  n'a  pas 
le  sens  du  théâtre,  il  ne  sait  pas  écrire  une  pièce  (1).  Gœtz  de  Ber- 
lichinijen  est  une  «  chronique  »  pathétique  et  mouvementée,  bien 
inférieure  aux  constructions  de  Shakespeare.  CInvigo  n'est  guère 
que  le  «  mémoire  »  de  Beaumarchais,  corsé  par  une  conrlusion 
extérieure  et  mélodramatique.  Stella  est  <  une  pauvre  produc- 
tion »,  «  un  fdible  drame  »,  doté  successivement  de  deux 
dénouements  médiocres.  Eymont  n'est  pas  plus  fermement 
établi  :  conçu  à  Francfort,  terminé  en  Italie,  il  est  disparate  et 
inégal.  Le  Tasse  «  est  une  série  de  vers  parfaits  »,  ce  n'est  pas  un 
drame  :  nous  sommes  spectateurs  d'une  maladie,  non  dune 
action.  La  FUle  naturelle  est  aussi  riche  en  symboles  que  pauvre 
en  intérêt.  Ni  la  vie,  ni  la  pensée  ne  peuvent  se  passer  de  la 
forme  :  l'œuvre  d'art  est  à  ce  prix. 


(1)  Les  Œui'res  dmmntiqupsdeGœlheînrenl  publiées  en  1850  parla  librairie 
Bohn.  Elles  »  onlicnneiil  Gœlz  df  lierltcliinyen,  trrtd.  par  Waller  Scott. 
Faust,  Itiltinénie,  Tasso,  Egmont,  traii.  par  A.  Swanwick,  Claviyo^  Irad.  par 

E.    A.    BOWRING. 


LA    VIE    DE   GŒTHE  267 

Lewes  critique  également,  dans  les  romans  de  Gœthe  et  ses 
œuvres  en  prose  (1),  la  nf^gligence  du  récit  et  1  incohérence  du 
développement.  Le  Voyaç/e  en  Italie  est  «  un  livre  décevant  » 
qui  n"a  «  ni  le  charme  d'une  collection  de  lettres,  ni  )a  solide 
excellence  d'un  ouvrage  réfléchi  ».  Lps  Affinités  d'élite  pou- 
vaient faire  une  nouvelle  ;  la  nouvelle  a  pris  les  proportions 
d'un  roman  et  le  journal  dOttilie  nest  qu'une  digression  en- 
nuyeuse. Les  Confessions  d'une  belle  âme  entravent  de  même  la 
marche  de  Wilhelm  Meister.  Quant  aux  Années  de  voyage,  elles 
forment  «  une  collection  d'esquisses  et  d'études,  souvent  in- 
complètes et  parfois  indignes  dètre  complétées...  C'est  inin- 
telligible, fatigant,  fra^imentaire,  fa>tidieux,  et  souvent  mal 
écrit  ».  Edouard  Irving  a  dit  qu'il  y  avait  plus  de  vraie  religion 
dans  l'épisode  des  Trois  Sages  que  dans  tous  les  écrits  théolo- 
giques du  temps,  Carlyle  a  noté  la  profondeur  de  certaines 
pages;  mais  de  beaux  passages,  dit  Lewes,  ne  font  pas  un 
livre.  Il  y  a,  dans  la  fabrication  hâtive  de  ce  volume,  «  une 
impertinence  à  l'égard  du  public  ». 

* 
*   * 

Carlyle  avait  révélé  le  sage,  le  penseur;  Lewes  cherche  à  dé- 
finir l'artiste  et  le  savant.  Sans  doute  Gœthe  n'a  pas  atteint  tou- 
jours la  perfection  formelle,  mais  il  est  pourtant  et  avant  tout 
un  artiste,  parce  qu'il  a  toujours  subi  la  tyrannie  de  Fart,  parce 
qu'il  a,  €  sans  hâte  et  sans  trêve  »,  créé  de  la  beauté,  parce  qu'il 
a  voulu  pétrir  et  modeler  la  réalité,  mettre  la  vie  en  formes,  faire 
avec  son  limon  des  statues  éternelles.  Carlyle  n'a  pas  assez  insisté 
sur  la  nature  artistique  de  Gœthe  et  c'est  là  la  nouveauté  du  Hvre 
de  Lewes.  Pour  Carlyle,  Gœthe  est  un  semeur  d'idées.  Lewes  est 
peu  sensible  au  contraire  à  l'enseignement  des  drames  ou  des  ro- 
mans. Il  les  considère  en  premier  lieu  comme  des  œuvres  d'art, 
et  c'est  au  nom  de  l'art  qu'il  Us  admire  ou  les  critique.  Cest  ce 
qui  explique  son  appréciation  de  WiUiehn  Meister  et  de  Faust. 

(1)  Le  Voimge  en  Italie  fut  publié  dan>  l'Antobiographie  de  Gathe.  trad. 
par  A.  J.  W.  MouRisoN,  Holin,  !849:  les  Affinilés  électives,  traduction 
anonyme,  parurent  cliez  Bolm  en  1864.  , 


268  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

Les  six  premiers  livres  de  Wilhelm  Meister  et  le  Premier  Faust 
sont  de  purs  chefs  d'œuvre.  Lewes  rejette  avec  de'dain  l'inter- 
prétation de  la  critique  allemande.  Il  les  explique,  non  par 
lïde'e,  mais  par  la  vie.  A  la  critique  philosophique  il  substitue 
la  critique  biographique.  Wilhelm  Meister  fut  commencé  avant 
le  Voifage  en  Italie,  alors  que  Goethe  se  consacrait  aux  représen- 
tations dramatiques  de  Weimar.  Directeur  de  théâtre,  régisseur 
et  acteur  à  la  fois,  il  n"avaitpas  d'autre  intention  que  de  peindre 
la  destinée  d'un  comédien  et  d'en  préciser  l'esthétique.  Intui- 
tion remarquable  qui  devait  être  confirmée  par  la  découverte  de 
la  Theatralisahe  Sendung  !  C'est  seulement  plus  tard  que  Goethe 
eut  l'idée  de  donner  à  son  roman  une  portée  symbolique,  que 
se  dessina  la  théorie  de  la  culture  et  de  l'éducation,  et  qu'il 
inventa  «  l'alliance  spirituelle  »  qui  protège  Wilhelm  Meister. 
Lewes  rappelle  cet  aveu  de  Goethe  à  Eckermann,  à  propos  de 
Wilhelm  Meister  :  «  Une  vie  riche  et  multiple,  placée  sous  nos 
yeux,  serait  suffisante  en  soi,  sans  aucune  tendance  définie,  ce 
qui,  après  tout,  n'intéresse  que  l'intelligence.  »  Les  derniers 
chapitres  où  s'exprime  la  théorie  de  l'éducation,  et  qui  parais- 
saient si  importants  à  Schlegel,  sont  pour  Lewes  les  plus  mé- 
diocres. Ce  qu'il  admire  le  plus  au  contraire,  c'est  la  première 
partie,  l'odyssée  des  comédiens.  Tous  ces  personnages  le  retien- 
nent par  leur  finesse  et  leur  vérité;  Aurélia,  ^Ime  Melina. 
Philine  surtout,  "  la  plus  originale  et  la  plus  difficile  création  du 
livre  ».  Il  est  séduit  par  la  poétique  beauté  de  Mignon  et  du 
joueur  de  harpe.  Ces  caractères  qui  nulle  part  ne  sont  décrits, 
mais  se  révèlent  progressivement  eux-mêmes,  forment  un  con- 
traste frappant  avec  les  pâles  figures  de  l'abbé,  de  Thérèse  et 
de  Natalie.  Dans  les  Années  de  voyage,  la  vie  est  remplacée  par 
l'abstraction,  l'homme  est  sans  passion,  le  style  sans  couleur. 
«  la  famille  mystérieuse  de  la  Tour  est  une  absurde  mystifica- 
tion ».  Les  Années  de  vogage.  sont  un  crime  contre  l'art,  et  peu 
importe  leur  sagesse!  Là  où  l'artiste  qu'il  aime  est  infé- 
rieur à  lui-même.  Lewes  est  impitoyable.  Il  admet  qu'une 
morale  se  dégage  lentement  d'un  livre,  mais  il  proteste  contre 
une  prédication  qui  s'étale  aux  dépens  de  la  vie.  Ce  qui  le 
frappe  dans  les  Années  d'apprentissage,  c'est  ce  que  Novalis  appe- 


LA   VIE   DE   GOETHE  26» 

lait  leur  «  artistique  athéisme  ».  Aucun  verdict,  aucun  sermon  ; 
une  existence  qui  se  déroule.  Jamais  l'auteur  ne  monte  en  chaire 
pour  la  juger.  Ces  scènes  quotidiennes  ont  une  portée  éternelle  : 
grâce  à  l'expérience,  AVilhelm  s'élève,  à  travers  l'erreur  néces- 
saire, vers  la  vérité  ;  mais  son  apprentissage  n'a  pas  besoin  de 
commentaire,  il  n'aurait  même  pas  besoin  de  conclusion.  Le 
roman  n'est  ni  moral,  ni  immoral,  il  est  le  spectacle  de  la  vie. 
Autant  Lewes  admire  le  Premier  Faust,  autant  il  est  dur  pour 
le  Second.  Quand  l'abstraction  et  l'allégorie   s'emparent   d'un 
esprit  aussi  vivant,  aussi  épris  de  réel  et  de  concret  que  celui  de 
Gœthe,  c'est  le  signe  de  sa  décadence.  L'artiste,  vieilli,  impuis- 
sant à  multiplier  la  vie,  se  met  à  épiloguer  sur  elle.  L'art  est 
représentation;  s'il  est  en  même  temps  symbolique,  il  faut  que 
les  symboles  aient  en  eux-mêmes  une  valeur,  une  beauté.  Sinon 
ce  ne  sont  plus  des  arabesques  fleuries,  ce.sont  des  hiéroglyphes. 
La  première  condition  pour  un  poème,  c'est  de  nous  plaire.  Or^ 
le  Second  Faust  nous  ennuie.  Sans  doute,  il  s'agissait,  dans  l'es- 
prit de  Gœthe,  de  conduire  Faust  vers  une  région  supérieure  au- 
dessus  de  la  vie  trouble  et  sensuelle,  mais  était-il  nécessaire  de 
substituer  à  une  pathétique  destinée  individuelle  une  fantasma- 
gorie générale  ?  Fallait-il  donc  sacrifier  l'art  à  la  signification  ? 
Il  n'y  a  dans  le  symbolisme  employé  «  aucune  beauté  intrin- 
sèque »  et  ce  symbolisme  est  obscur.  Un  vase  d'albâtre  peut  être 
aussi  beau  qu'un  vase  de  cristal.  Mais  ici  la  forme  est  opaque 
sans  être  artistique,  Talbâtre  n'est  pas  taillé.  On  ne  peut  repro- 
cher à  Lewes  d'être  superficiel,  de  n'avoir  pas  compris  l'œuvre 
la  plus  profonde  de  Gœthe.  Il  en  dégage,  aussi  brièvement  que 
nettement,  ie  sens  philosophique  :  s'il  croit  illusoire  le  lien  qui 
existe  entre  les  deux  parties  du  Faust,  c'est  qu'il  ne  le  voit  pas, 
c'est  qu'il  ne  trouve  pas  là  une  unité  organique.  11  sent  bien  que 
la  conclusion   s'élève   au-dessus  de  l'œuvre,  il  comprend  que 
Faust,  après  avoir  dépassé  l'égoisme,  ne  trouve  le  bonheur  que 
dans  le  travail  désintéressé,  mais  cette  idée  ne  suffit  pas  à  faire 
de  ces  deux  poèmes  un  poème.  Sans  doute  il  manque  à  Lewes 
le  sens  du  transcendental  et  le  tourment  de  l'infini.  Marguerite 
Fuller  le  décrivait  ainsi  à  Emerson  :  «  un  homme  spirituel,  à 
l'air  dégagé,  aux  allures  françaises,  en  train  d'écrire  une  vie  de 


270  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

Goethe,  tâche  pour  laquelle  il  est  aussi  impropre  que  son  irréli- 
gion et  son  esprit  brillarit  et  superfi<-iel  le  peuvent  rendre,  »  Pour- 
tant ce  positivisme  de  Lewes  est  précise'ment  la  meilleure  garantie 
de  son  ouvrage.  Garlyle  a  domine',  pour  un  moment,  de  sa  cla- 
meur enlhousiaste,  l'opposition  de  l'Angleterre.  Il  est  temps  de 
revenir  à  une  juste  et  égale  appréciation  de  Goethe.  Comme  le  dit 
Lewes  dans  sa  préface,  l'homme  est  si  grand  que  les  critiques 
méritées  ne  le  diminuent  pas. 

* 
*  * 

Le  chapitre  de  Lewes  sur  le  savant  est  le  plus  long  et  peut- 
être  le  plus  remarquable  de  son  livre.  C'est  le  premier  exposé 
synthétique  des  études  scientifiques  de  Goethe.  Celui-ci  défen- 
dait, avec  un  amour-propre  passionné,  sa  valeur  de  physicien 
et  de  naturaliste.  Elle  lui  fut  longtemps  contestée.  Ses  décou- 
vertes étaient  considérées  comme  des  accidents  de  génie.  Lewes 
combattit  le  préjugé  11  affirma  que  Goethe  n'était  pas  un  ama- 
teur, mais  un  chercheur  sérieux,  que  ses  études  n'étaient  pas  des 
fantaisies,  des  délassements,  mais  des  préoccupations  profondes, 
que  ses  théories  ne  surgissaient  pas  d'intuitions  éparses,  mais 
résultaient  de  travaux  coordonnés  et  méthodiques.  A  côté  de  sa 
carrière  littéraire,  Goethe  a  une  véritable  carrière  scientifique  : 
on  le  contestait  en  Allemagne,  on  l'ignorait  en  Ani^deterre. 

Pas  plus  que  Charles  de  Villers  en  France,  Mellish  ne  s'était 
décidé  à  tra«iuire,  pour  ses  compatriotes,  le  Traité  des  couleurs. 
Ch.  L.  Kastlake  en  donna  une  version  seulement  en  1840,  et  la 
Revue  d'Edimbourg  en  rendit  compte  à  deux  reprises.  Cette  spé- 
cieuse optique,  qui  prétendait  renverser  la  théorie  newtonienne, 
ne  pouvait  être  prise  au  sérieux  en  Angleterre,  où  plus  d'un 
phj'sicien  aurait  pu  s'écrier,  comme  Delambre  :  «  Surtout  ne 
commençons  pas  par  attaquer  Newton.  »  Lewes  n'essaie  pas  de 
la  défendre,  pourtant  il  prend  la  peine  de  l'exposer.  Il  ne  signale 
pas  dédaigneusement  l'erreur,  il  l'explique,  il  cherche  même  à 
en  tirer  un  profit.  Sa  conclusion  est  à  peu  près  celle  dj  *  Atfie- 
nœum  en  1840  :  «  En  tant  que  collection  systématique  de  nom- 
breux phénomènes  intéressants,  l'ouvrage  n'est  pas  absolument 


k 


LA    VIE   DE    GOETHE  271 

rsans  valeur.  »  Il  comprend  l'aversion  d'un  esprit  aussi  concret 
que  Gœlhe  pour  les  exf)lications  matlie'mati<jues  de  Newton. 
^Celui-ci  a  bien  démontré  que  la  lumière  blanche  est  la  résultante 
de  couleurs  d'une  réfrangil)ilité  variée,  mais  Goethe  est  peu  sen- 
sible aux  explications  quantitatives  :  il  ne  voit  pas  ces  ondes  qui 
se  propagent  avec  une  vitesse  dilTérente.  Les  mathématiques 
déroutent  son  esprit,  il  traite  les  couleurs  comme  des  qualités, 
il  prétend  que  la  couleur  n'est  pas  contenue  dans  la  lumière 
blanche,  mais  qu'elle  est  au  contraire  un  mélange  de  lumière  et 
d'obscurité.  Il  considère  l'obscurité  —  négation  de  la  lumière 
—  comme  une  qualité  positive,  un  facteur  qui  contribue,  en 
même  temps  que  la  lumière,  à  créer  la  couleur.  Cela  revient  à 
dire  (|ue  la  lumière  est  incolore,  si  elle  n'est  mélangée,  à  divers 
degrés,  avec  la  négation  d'elle-mt^me.  Quant  aux  analyses  et  aux 
observations  de  Gœthe,  elles  forment  une  contribution  intéres- 
sante à  létude  des  coloris.  Elles  ont  été  appréciées  des  peintres 
qui  négliiient  les  explications  quantitatives  des  phénomènes  et 
à  qui  sufïit  le  monde  éblouissant  des  qualités,  lliedel  avouait,  à 
Rome,  à  Lewes,  qu'il  avait  beaucoup  appris  dans  le  Traité  des 
couleurs  et  Turner  se  souvint  de  Gœlhe,  en  intitulant  deux  toiles  : 
Lumière  et  couleur.  Ombre  et  obscurité  (1843). 

Les  études  botaniques  de  Gœlhe  n'avaient  pas  trouvé  chez  les 
savants  anglais  l'accueil  que  leur  firent  Cuvier  et  Geoffroy 
Saint-Hilaire.  Sa  théorie  de  Vd  Métamorphose,  qui  ramène  la  plante 
tout  entière  à  une  feuille  primitive  transformée,  ne  semble 
guère  avoir  rallié  que  le  botaniste  John  Lindley.  Le  naturaliste 
diéna,  Voigt,  qui  fut  l'un  des  premiers  défenseurs  de  la  Méta- 
mor/>hose,  s'en  félicite  dans  une  lettre  à  II.  G.  Robinson  en  1834. 
Mais  l'essHi  de  W.  Darlington  «  sur  les  modifications  des  organes 
extérieurs  des  plantes  »,  d'après  la  théorie  de  Gœthe,  est  resté 
sans  influence  (1839).  Lewes  s'apphque  à  démontrer  l'origina- 
lité et  la  valeur  des  travaux  botaniques  de  Gœthe.  Sans  doute, 
comme  Whewell  l'indique  dans  son  Histoire  des  sciences  induc- 
tives,  Linné  entrevit  aussi  la  théorie  de  la  métamorphose.  Mais 
Sir  W.  J.  Hooker  le  note  avec  raison,  ceci  n'enlève  rien  au  mé- 
rite de  Gœthe.  Il  ne  doit  pas  plus  à  Linné  qu'il  ne  doit  à 
<].    F.    Wolff,    le   célèbre    auteur    de  la    Theoria   Générât ionis. 


272  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

AVolfï  et  Gœthe  sont  arrivés,  chacun  de  leur  côté,  à  des  conclu- 
sions presque  identiques.  Selon  l'avis  de  Lewes,  la  partie  mor- 
phologique du  traité  est  parfaite.  La  seule  objection  qu'on  puisse 
faire  à  Gœthe  est  davoir  accordé  trop  de  prédominance  à  la 
feuille  et  d'avoir  négligé  la  tige  qui  est,  dans  cette  évolution, 
un  élément  aussi  important.  La  tige  est  la  forme  typique  qui 
correspond  à  la  racine,  aux  branches,  aux  axes  verticaux  et  laté- 
raux; la  feuille  n'est  que  le  second  type  original,  dont  la  fleur, 
avec  le  pistil  et  les  pétales,  est  la  répétition  différenciée.  La 
partie  physiologique  est  plus  discutable  :  la  sève,  d'après 
Gœthe,  se  purifie,  s'améliore  en  montant,  et  la  fleur  est  le  pro- 
duit d'une  élaboration  plus  parfaite,  d'un  suc  meilleur.  Lewes 
oppose  à  cette  théorie  celle  de  Wolff  :  les  fleurs  sont  bien  des 
feuilles  modifiées,  mais  cette  modification  est  une  diminution, 
un  arrêt.  Ce  sont  des  feuilles,  Qont  le  développement,  faute  de 
sève,  a  été  entravé. 

Quelles  que  soient  les  critiques  qu'on  peut  faire  à  la  Métamor- 
pfiose,  Gœthe  a  le  mérite  d'avoir  été  l'un  des  créateurs  de  la 
morphologie.  L'unité  de  composition  organique  dans  le  monde 
végétal,  l'unité  de  composition  du  squelette,  telles  sont  les 
grandes  idées  qui  dominent  ces  recherches  scientifiques.  Lewes 
met  en  lumière  cette  exigence  profonde  de  son  esprit,  son 
besoin  d'unité,  de  simplicité  et  dordre.  Il  établit  l'originalité 
de  Gœthe,  par  rapport  à  Vicq  dAzir,  dans  la  découverte  de  l'os 
intermaxillaire  chez  l'homme.  Gœthe  croyait,  avec  Geoffroy 
Saint-Hilaire,  à  l'identité  primordiale  des  types  animaux,  et 
sa  divination  fut  confirmée  par  cette  découverte.  D'autre  part, 
la  métamorphose  des  formes  osseuses,  comme  la  métamorphose 
des  plantes,  était  une  théorie  chère  à  son  esprit  synthétique. 
La  même  idée  d'unité,  appliquée  à  Tostéologie,  Tamena  à  la 
conception  de  la  formation  vertébrale  du  crâne.  Lewes  men- 
tionne à  ce  propos  l'ouvrage  de  Richard  Owen  :  f  Archétype  et 
les  homologies  du  squelette,  où  le  savant  anglars  développe  des 
idées  analogues.  Avec  Owen,  Lewes  reconnaît  que  Gœthe 
occupe  une  place  éminente  parmi  les  naturalistes  :  il  doit  être 
regardé  comme  un  des  fondateurs  de  l'anatomie  philosophique. 
Il  n'est  pas  un  dilettante,  et  soit  Introiluct ion  à  ramitomie  corn- 


LA    VIE    DE   GŒTHE  273 

parée  n'est  pas  une  incursion  ge'niale  dans  un  domaine  qui  lui 
est  étranger.  Il  est  un  savant  qui  cherche  la  confirmation  de 
ses  hypothèses  dans  des  expérimentations  rigoureuses.  Avant 
Darwin,  il  saisit  le  principe  de  l'évolution,  et  en  formule  la  loi  : 
c'est  un  passage  du  général  au  particulier,  de  Thomogène  à 
l'hétérogène;  href,  il  possède  ce  que  Buffon  accordait  à  Pline, 
<  cette  faculté  de  penser  en  grand  qui  multiplie  la  science  » . 

* 

L'artiste,  le  savant,  voilà  ce  que  Lewes  révèle  à  l'Angleterre. 
Mais  il  n'y  a  pas  seulement  du  nouveau  dan$  son  livre,  il  y  a 
aussi  des  rectifications  essentielles.  L'homme  avait  été  attaqué 
par  Menzel,  faussement  représenté  par  Bettina  :  il  avait  droit 
aussi  à  sa  défense.  Sans  doute,  la  Littérature  allemande  de  Menzel 
ne  fut  pas  très  répandue  en  Angleterre,  mais  les  reproches  faits 
à  Gœlhe  étaient  formulés  d'une  façon  si  tranchante,  les  griefs 
étaient  si  violents,  qu'ils  se  détachèrent  du  livre,  se  répandirent 
dans  les  revues  :  «  Goethe  n'a  pas  plus  de  génie  que  de  cœur, 
nous  somm<'s  dupes  d'une  illusion,  ses  œuvres  sont  pleines 
d'hahileté,  vides  d'émotion.  Il  n'a  pas  de  bonté,  pas  d'amour. 
C'est  un  égoïste.  »  Lewes  s'indigne.  A  ce  polémiste,  il  dénie  le 
droit  de  juger  :  Il  n'a  ni  compétence  ni  équité.  Qu'on  écoute 
Carlyle!  «  Nulle  part  Gœthe  ne  parle  avec  âpreté  de  quelqu'un, 
rarement  m'me  de  quelque  chose.  Il  connaît  le  bien  et  l'aime. 
Son  amour  est  calme  et  actif.  »  Et  Schiller  n'a-t-il  pas  dit  :  «  Ce 
n'est  pas  la  grandeur  de  son  intelligence  qui  me  lie  à  lui.  Mais 
je  puis  dire,  en  toute  sincérité,  que,  pendant  les  six  ans  que 
j'ai  vécus  avec  lui,  je  n'ai  jamais  été  déçu  un  seul  instant  par 
son  caractère.  » 

«  Gœthe  immoral  »,  c'est  le  second  mythe  qu'il  faut  détruire. 
Lewes  aborde  les  relations  de  Gœthe  avec  les  femmes.  Sur 
l'épisode  de  Sesenheim  il  a  changé  d'avis  depuis  son  premier 
article  de  1843.  Il  citait  alors  la  phrase  de  Henri  Blaze  :  «  Fré- 
dérique  en  voulait  à  sa  pensée,  à  sa  tète,  à  son  cœur,  il  la  laissa 
mourir.  Sa  servante  n'en  voulait  qu'à  ses  sens,  il  l'épousa.  » 
On  a  assez  dit  que,  fidèle  à  son  amour,  il  eût  été  infidèle  à  son 

18 


274  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

çj'énie.  La  chose  est  plus  simple  :  on  peut  regretter  qu'il  se  soit 
jeté  à  la  légère  dans  cette  aventure,  mais  on  ne  peut  le  "blâmer 
de  s'en  être  retiré,  si  son  amour  n'était  pas  assez  fort  pour 
braver  la  vie.  Ce  mariage  de  pitié  n'eût  été  qu'un  mariage  de 
misère.  Quant  à  Christiane,  ce  n'était  pas  «  sa  servante  ». 
Lewes  la  réhabilite  :  la  sœur  de  Vulpius,  l'auteur  de  Rinaldo 
Rinaldini,  ne  fut  pas  c  la  m  lîtresse  basse  et  vulgaire  >  dont  par- 
laient certains  Anglais.  Elle  avait  son  charme,  fait  de  jeunesse, 
de  tendresse  vigilante.  Avec  ses  boucles  brunes,  ses  joues 
rouges,  ses  yeux  rieurs,  elle  avait,  comme  disait  Johanna  Scho- 
penhauer,  «  l'air  d'un  jeune  Dionysos  ».  Naïveté,  gaîté,  santé, 
elle  apportait  le  bonheur  du  moment.  Et  pourquoi  lui  dénier  un 
certain  esprit?  N'est-ce  pas  elle  qui  inspira  les  Élégies  romaines 
et  la  Métamorphose  des  p taules  ? 

«  Wird  doch  nicht  immer  gekûsst,  wirJ  auch  vernùnftig  gesprochen.  » 
f  On  ne  s'embrasse  pas  toujours,  on  cause  aussi  sensément.  » 

Que  plus  tard,  empâtée  par  l'âge,  vieillie  et  adonnée  au  vin, 
elle  «  ait  parfois  attristé  le  foyer  du  poète  »,  Lewes  n'en  discon- 
vient pas.  Mais  Gœthe  était  à  la  fois  trop  faible  pour  changer 
sa  position  et  assez  fort  pour  la  supporter.  Lewes  approuve 
son  mariage.  Mésalliance  sans  doute,  mais  logique  et  franchise. 
Lewes  a  moins  d'indulgence  pour  Charlotte  de  Stein  :  elle 
n'est  guère,  à  ses  yeux,  qu'une  coquette  intelligente,  tout  à  fait 
maîtresse  d'elle-même,  et  qui  joue  délibérément  avec  Gœlhe. 
Ici  sa  psychologie  est  en  détaut.  Mme  de  Stein  aima  Gœthe  très 
tôt  et  profondément,  elle  fut  digne  de  son  amour  et  exerça  sur 
lui  un  apaisant  et  doux  prestige.  Quant  à  Bettina,  Lewes  la 
juge  avec  une  juste  sévérité.  11  ne  lui  pardonne  pas  d'avoir  dé- 
formé volontairement  la  physionomie  de  Gœthe,  par  la  pubhca- 
tion  de  là  Correspondance  avec  une  enfant.  En  s'appuyant  sur  les 
communications  de  Riemer,  Lewes  n'a  pas  de  peine  à  démontrer 
que  la  Correspondance  est  une  fiction,  un  audacieux  et  men- 
songer arrangement  et  que  les  sonnets,  transmis  par  Gœthe  k 
Bettina,  ont  été  adressés,  non  pas  à  elle,  mais  à  MinnaHerzlieb, 
rOttilie  des  Affinités. 


/'  LA   VIE   DE   GOETHE  275 

i  Tel  est  le  Goethe  de  Lewes,  individualité  magnifique  et  pour- 

\  tant  profondément  humaine,  aussi  admirable  dans  sa  vie  que 
?  dans  ses  œuvres.  Non  pas  un  penseur,  un  poète  perdu  dans  un 
^  rêve,  mais  un  génie  nourri  de  réalité.  De  lui,  plus  que  de  tout 
autre,  on  peut  dire  que  son  œuvre  et  son  existence  se  con- 
fondent, et  c'est  le  mérite  de  Lewes  d'avoir  dégagé  le  fonde- 
ment biographique  de  ses  ouvrages.  L'homme,  le  savant  et 
l'artiste,  surtout  l'artiste,  tels  sont  les  aspects  de  Gœthe  qui 
étaient,  en  Angleterre,  inconnus  ou  discutés,  et  que  Lewes  a 
enfin  éclairés.  On  retrouve  dans  sa  Vie  de  Gœthe  les  préoccupa- 
tions de  son  article  de  1843  :  il  veut  défendre  Ihomme  au  nom 
de  sa  vocation  d'artiste.  A  ceux  qui  reprochent  à  Gœthe  d'être 
un  égoïste,  Lewes  répond  par  ces  paroles  de  Renan  :  t  Le  monde 
comprend  peu  un  pareil  stoïcisme,  et  voit  souvent  une  sorte  de 

^  sécheresse  dans  l'âprelé  de  ces  grandes  âmes  —  dures  pour 
elles-rnèmes  et  par  conséquent  un  peu  pour  les  autres,  qui  ont 
l'air  de  se  consoler  de  tout,  pourvu  que  l'univers  reste  livré  à 
leur  contemplation.  Mais  au  fond  c'est  le  plus  haut  degré  de 
désintéressement  et  le  plus  beau  triomphe  de  l'âme  humaine. 
Ce  que  la  conscience  timorée  des  âmes  tendres  et  vertueuses 
appelle  l'égoïsme  du  génie  n'est  d'ordinaire  que  le  détachement 
des  jouissances  personnelles  et  l'oubli  de  soi  pour  l'idéal  (1).  » 

(1)  Essais  de  morale,  p.  138. 


CONCLUSION 

Après  avoir  recueilli,  de  1780  à  1850,  les  principaux  témoi- 
gnages de  l'influence  de  Goethe  en  Angleterre,  après  avoir  com- 
menté les  interprétations  essentielles  de  sa  pensée,  depuis  les 
premiers  essais  de  Wdliam  Taylor  jusqu'à  la  biographie  de 
G.  H.  Lewes,  il  reste  à  dégager  les  conclusions  générales  de 
cette  enquête. 


D'abord  l'influence  de  Gœthe  ne  s'exerce  en  Angleterre  que  sur 
l'élite.  Le  poète  n'est  connu,  apprécié,  critiqué  que  par  une  mino- 
rité. Le  grand  public  a  rapidement  oublié  la  vogue  de  Werther, 
et  il  faudra  attendre  la  seconde  moitié  du  dix-neuvième  siècle 
pour  qu'il  soit  touché  par  certains  thèmes  littéraires  que  popu- 
lariseront l'opéra  et  le  théâtre.  La  Marguerite  de  Gounod,  la  Mi- 
gnon d'Ambroise  Thomas  ne  le  laisseront  pas  insensible,  et  le 
grand  acteur  Henry  Irving  lui  arrachera  des  acclamations, 
quand  il  jouera  le  rôle  de  Méphisto  au  Lyceum  Théâtre  en  1886. 

Cette  élite  intellectuelle  qui  sintéresse  à  Gœthe  ofl're  d'ailleurs 
le  spectacle  des  opinions  les  plus  contradictoires.  Sans  doute  la 
pensée  du  poète  pénètre  progressivement  en  Angleterre,  et  ce 
livre  a  marqué  ses  avances  successives.  Mais  cette  conquête  ne 
va  pas  sans  accrocs.  Que  de  fois  na-t-on  pas  l'impression  d'une 
stagnation  ou  d'un  retour  en  arrière?  Au  moment  même  où  tel 
critique  de  premier  rang,  telle  excellente  revue,  adoptent  déû- 
nitivement  Gœthe,  il  est  attaqué  par  un  autre  critique,  une  autre 
revue  d'une  égale  importance.  Des  essayistes,  des  écrivains  qui 
collaborent   aux    mêmes   périodiques,    qu'unissent    des   liens 


CONCLUSION  277 

d'amitié,  se  séparent  sur  ce  grand  débat.  Ce  sont  là  les  contra- 
dictions du  moment.  Il  ne  faut  pas  s'y  arrêter  trop  longuement. 
En  dépit  de  ces  oppositions,  —  qu'expliquent,  autant  que  cer- 
tains préjugés,  des  informations  imparfaites,  —  la  pensée  de 
Gœlhe  poursuit  sa  lente  progression. 

Dans  cette  élite,  il  est  difficile  d'établir  des  distinctions  d'ori- 
gine religieuse  ou  ethnique,  de  classe  sociale.  On  a  pu,  dans 
Gœthe  en  France,  se  demander  quelle  était  la  part  du  protestan- 
tisme ou  du  catholicisme  dans  certaines  interprétations,  et  com- 
ment se  répartissaient,  selon  les  provinces  françaises,  certaines 
réactions  intellectuelles.  En  Angleterre,  nous  l'avons  vu,  c'est 
avant  tout  le  point  de  vue  moral  qui  domine,  et  en  général  une 
revue  papiste  irlandaise  n'a  aucune  peine  à  s'accorder  sur  ce 
terrain  avec  une  revue  protestante  de  Londres.  Ce  qu'on  est 
toutefois  obligé  de  constater,  c'est  l'intérêt  sympathique  avec 
lequel  l'Ecosse  s'est  tournée  vers  Gœthe.  A  côté  de  Walter  Scott 
et  de  Carlyle,  il  faut  rappeler  que  des  hommes  de  lettres  comme 
H.  Mackenzie,  J.  G.  Lockhart,  J.  Wilson,  Th.  Martin,  des  jour- 
nalistes comme  R.  P.  Gillies  et  W.  Empson,  des  professeurs 
comme  J.  S.  Blackie  et  W.  E.  Aytoun,  des  philosophes  comme 
J.  Ferrier,  J.  H.  Stirling,  R.  B.  llaldane  sont  des  Écossais.  Le 
Blackwood's  Magazine,  le  grand  périodique  écossais  opposé  au 
London  Magazine,  prit  dès  le  début  le  parti  de  Gœthe.  Malgré 
l'opposition  de  Jeffrey  et  de  ses  collaborateurs  radicaux,  TÉcosse 
intellectuelle,  qui  avait  le  goût  du  romantisme,  de  la  rêverie  et 
des  spéculations  abstraites,  se  sentit  naturellement  inclinée  vers 
un  poète  qui  personnifiait  à  la  fois  la  richesse  et  la  profondeur 
de  l'esprit  germanique.  Gœthe  fut  mieux  accueilli  à  Edimbourg 
qu'à  Londres. 

Cette  élite  intellectuelle  compte  plus  d'un  professeur.  Et 
cependant,  avant  1850,  l'Université  ne  remplit  pas  un.  rôle  de 
médiation  et  d'exploration.  C'est  seulement  plus  tard  que  Gœthe 
bénéficia  de  l'impulsion  donnée  aux  études  germaniques  par  les 
professeurs  allemands  appelés  dans  les  universités  anglaises. 
La  Gœlhe  Society,  fondée  en  1886  par  Max  Mùller  et  dont  le  prési- 
dent était  encore  en  1911  Edward  Dowden,  contribua  à  grouper, 
à  un  moment  donné,  des  efforts  intéressants  :  elle  publia,  pen- 


278  GCBTHE   EN   ANGLETERRE 

dant  vingt-cinq  ans,  des  communications  régulières  sur  Goethe 
et  la  littérature  allemande  (1).  A  cette  époque  d'ailleurs,  les  tra- 
vaux des  universités  anglaises  trouvèrent  un  complément,  et 
souvent  même  un  stimulant,  dans  les  recherches  des  universités 

américaines. 

* 

L'influence  de  Gœthe  peut-elle  être  toujours  associée,  en  Angle- 
terre comme  en  France,  à  un  renouvellement  des  idées?  Si 
Gœthe  est  sorti  de  l'ombre,  est-ce  parce  que  l'esprit  anglais  cher- 
chait lui-même  une  nouvelle  lumière?  On  ne  peut  laffirmer  tou- 
jours d'une  façon  absolue.  M.  Baldensperger  a  écrit  qu'en  France 
Gœthe  était  du  parti  du  mouvement,  non  du  tumulte.  11  serait 
téméraire  de  le  situer  ainsi,  une  fois  pour  toutes,  à  IdL  gnuche  de 
la  pensée  britannique.  Les  étapes  de  sa  destinée  dans  les  deux 
pays  ne  se  correspondent  pas  exactement.  Le  romantisme  de 
Gœthe  parut  moins  révolutionnaire  aux  Anglais  qu'aux  Fran- 
çais. Ossian  les  avait  préparés  à  Werther,  et  ils  n'avaient  pas 
besoin  de  faire  appel  à  Gœtz  de  Berlichingen  pour  secouer  les 
règles  du  classicisme  dramatique,  puisque  Shakespeare  les  en 
avait  depuis  longtemps  libérés  :  sur  ces  deux  points,  Gœthe  ne 
fit  donc  pas  œuvre  d'émancipateur.  Par  contre,  il  n'a  pas  été 
étranger  à  l'éclosion  du  roman  historique  et  à  l'épanouissement 
du  byronisme.  Plus  tard,  ce  n'est  pas  Fajts^ui  révéla  au  rationa- 
lisme étriqué  «  qu'il  y  a  plus  de  choses  au  ciel  et  sur  terre  que 
n'en  imagine  la  philosophie  coutumière  »,  c'est  Carlyle  qui, 
voyant  en  Wilhelm  Meister  un  double  acte  de  foi  dans  la  vie 
quotidienne  et  le  divin   inconnaissable,   opposa  cette   sagesse 
nouvelle  aux  byroniens  et  aux  rationalistes.  Avec  lui,  Gœthe 
change  de  camp  et  apporte  son  appui  aux  intelligences  soumises 
et  aux  sensibihtés  mystiques.  Et  si,  chez  nous,  l'Académie  des 

(1)  La  Gcelhe  Society,  qui  n'était  déjà  plus  guère  vivante  en  1914  et  à  qui 
la  guerre  semble  avoir  porté  le  dernier  coup,  a  cora[tté  p.irini  ses  membres 
des  notabilités  comme  Sir  Thomas  Barclay,  Sir  Th.  Martin,  le  peintre 
Horkomer.  le  D'  L  Mond.  la  romancière  Mrs  Humphry  Ward.  le  grand 
acteur  Irving,  des  prolesseurs  comme  J.  S  Blackie,  C  TornlinsouJ  G  Ro- 
berlson,  des  critiques  comme  J.  Morley.  Riiliaid  Gariielt.  Anna  Swanwick. 
Le  secrétaire  général  de  la  Société  était  E.  Oswald,  l'auteur  d'une  Biblio- 
graphie de  Gœthe  en  Angleterre. 


CONCLUSION  279 

sciences  examine  vers  1830  les  idées  du  naturaliste,  si  Geoffroy 
Saint-llilaire  les  défend,  en  somme,  contre  Cuvier,  en  procla- 
mant lidentité  primordiale  des  types  animaux,  l'Angleterre 
savante  paraît  s'en  soucier  fort  peu  jusqu'en  1850.  A  peine  peut-on 
mentionner,  à  côté  de  la  dissertation  de  W.  Darlington  sur  la 
métamorphose  des  plantes,  quelques  marques  d'intérêt  pour 
Tœuvre  scientifique  de  Gœthe,  le  témoignage  d'un  botaniste 
comme  John  Lindley  et  d'un  anatomiste  comme  Richard 
Owen.  Ce  sera  le  privilège  de  G.  H.  Lewes  de  révéler  la  valeur  \ 
de  l'œuvre  scientifique  de  Gœthe.  Ces  constatations  isolées  ne 
permettent  pas  d'associer  sérieusement  la  pensée  de  Gœthe  au 
mouvement  évolutionniste  anglais,  et  inversement  il  n'y  a  rien 
dans  la  littérature  scientifique  avant  Darwin  (1)  qui  puisse 
préparer  les  voies  au  poète  du  panthéisme  évolutionniste  et 
rendre  plus  accessible  la  pensée  du  Faust. 

* 

Les  lecteurs  de  Gœthe  en  France  Y)onYai,\eni  s'attendre  à  trouver, 
dans  ce  volume  aussi,  un  chapitre  sur  le  poète  dramatique, 
un  autre  sur  le  savant.  Ils  s'expliquent  maintenant  pourquoi  ils 
ne  les  y  voient  pas.  Le  théâtre  de  Gœthe  n'a  pas  influencé  le 
théâtre  anglais,  si  médiocre  au  dix-neuvième  siècle;  il  n'au- 
rait pu  apporter  à  la  scène  de  Londres  d'autres  nouveautés 
que  les  libertés  shakespeariennes,  et  celle-ci  a  plus  besoin  dun 
bon  auteur  et  d'une  bonne  pièce  que  d'une  réforme  dramatique 
ou  dune  inspiration  étrangère.  D'autre  part,  si  Gœthe  peut  être 
considéré  comme  un  précurseur  de  Darwin,  on  ne  peut  repro- 
cher aux  Anglais  de  n'avoir  voulu  connaître  que  celui-ci  sans 
remonter  jusqu'à  celui-là.  Le  poète  allemand  n'a  pas  toujours 
joué  en  Angleterre  le  rôle  libérateur  qu'il  a  joué  en  France,  car 
ou  bien  le  rôle  était  inutile,  ou  bien  d'autres  l'ont  tenu  à  sa 
place. 

En  revanche,  on  a  trouvé  ici  de  nombreux  développements  et 
à  peu  près  tout  un  chapitre  sur  les  périodiques  anglais.  C'est 

(1)  U Origine  des  espèces  est  de  1859. 


2^0  GŒTHE   EN   ANGLETERRE 

que  l'apparition  et  l'extension  des  pe'riodiques  constituent  peut- 
être  le  trait  le  plus  caractéristique  du  dix-neuvième  siècle 
anglais.  Il  y  a  là  une  nouvelle  forme  de  littérature  qui  ne  tarde 
pas  à  submerger  toutes  les  autres.  Il  n'y  a  guère  d'œuvre  origi- 
nale, poésie,  roman,  histoire,  science,  philosophie,  théologie, 
qui  n'ait  d'abord  eaiprunté,  pour  paraître,  le  cadre  d'une 
revue.  Que  seraient  devenus  les  grands  essayistes  du  dix-neu- 
vième siècle,  sans  la  Revue  d'Edimbourg  et  la  Quarterly  Reiiew. 
sans  le  Blackwood  etle  London  Magazine?  De  plus  chacune  de  ces 
grandes  revues  a  une  doctrine  politique  et  intellectuelle,  et  c'est 
au  nom  de  cette  doctrine  qu'elle  prend  position  et  juge  Goethe. 
D'autres  raisons  entrent  d'ailleurs  en  jeu  :  les  questions  de  per- 
sonnes et  de  concurrence  ne  sont  pas  à  négliger.  Sir  Mackintosh 
et  Sir  F.  G.  Palgrave  attaquent  Gœtlie  en  1813  et  1816  dans  la 
radicale  Revue  d'Édimbourfj.  Lockhart  le  défend  en  1818  et  en  1820 
dans  le  conservateur  Blackwood's  Magazine.  Il  n'est  pas  indiffé- 
rent de  savoir,  quand  on  veut  s'expliquer  l'appréciation  d'une 
revue,  quel  en  était  à  l'époque  le  directeur  et  —  ce  qui  est 
plus  difficile  à  cause  de  l'anonymat  traditionnel  des  collabora- 
teurs —  quel  était  l'auteur  de  l'article.  Macvey  Napier  qui  fut, 
de  i828  à  4847,  directeur  de  la  Revue  d'Edimbourg,  se  montra 
plus  favorable  à  Gœthe  que  son  prédécesseur  Jeffrey; 
W.  Empson,  qui  lui  succéda  de  4847  a  4855,  fut  tout  à  fait  gagné 
à  la  cause.  Dès  que  Lockhart  prit  la  direction  de  la  Quarterly 
Review  en  4826,  il  donna  le  ton  en  écrivant  sur  Faust  un  article 
élogieux.  Maginn  venait  à  peine  de  lancer  le  Fraser's  Magazine 
qu'il  y  accueillit  l'essai  de  Garlyle  sur  Gœthe  et  Schiller  (4834 1. 
D'autres  partisans  de  Gœthe  prirent  la  tète  de  bonnes  revues. 
C'est  Bulwer-Lytton  qui  dirigea  le  Netv  Monthly  Magazine  à 
partif  de  4830.  C'est  R.  P.  GiUies  qui  fonda  et  dirigea  la  Foreign 
Quarterly  Review. 

*  * 

Dans  la,  seconde  partie  de  cet  ouvrage,  consacré  à  Carlyle,  je 
n'ai  pu  séparer  linfluence  de  Gœthe  de  celle  de  Fichte.  La  phi- 
losophie allemande  a  exercé  une  action  importante  sur  Carlyle 
et  ses  contemporains.  Quand  on^étudie  l'influence  de  l'Allemagne 


CONCLUSION  281 

en  Angleterre,  on  peut  distinguer  pour  ainsi  dire  deux  périodes  : 
une  période  littéraire,  qu'on  pourrait  appeler  gothicjue  ou  roman- 
tique, au  cours  de  laquelle  on  saisit  un  frémissement  des 
imaginations  attirées  par  le  «  Stunn  und  Drang  »,  tendues 
vers  le  roman  de  Lewis  ou  de  VValter  Scott;  une  période  philo- 
sophique, qu'on  pourrait  appeler  kantienne  ou  idéaliste,  au 
cours  de  laquelle  les  esprits  fatigués  de  l'utilitarisme  cherchent 
dans  la  métaphysique  de  plus  audacieuses  espérances.  Un  poète 
comme  Goleridge,  un  critique  comme  Garlyle  se  trouvent  à  mi- 
chemin  entre  les  deux  périodes.  Tous  deux  savent  que  le  roman- 
tisme allemand  plonge  dans  une  philosophie  originale,  que  la 
poésie  d'un  Novalis  n'est  qu'une  transcription  littéraire  d'un 
transcendantalisme  nouveau.  Mais  Garlyle,  épris  de  concret  et 
de  pratique,  rebuté  par  la  spéculation  pure,  s'attache  à  un  poète 
comme  Goethe  plutôt  qu'à  un  métaphysicien  :  «  La  philosophie, 
dit-il,  n'aurait  pas  d'existence,  si  elle  n'existait  en  tant  que 
poésie  et  rehgion.  »  Goleridge  au  contraire  se  met  à  l'étude  des 
kantiens,  et  c'est  lui  qui  découvre  aux  jeunes  la  route  de  la 
philosophie  allemande.  Des  esprits  comme  Julius  Hare,  J.  Ster- 
ling, F.  D.  iMaurice  subirent  fortement  sa  marque.  Bien  qu'ils 
se  soient,  à  des  degrés  divers,  intéressés  à  Goethe,  ils  appartien- 
nent à  une  autre  étude,  et  ils  trouveraient  mieux  leur  place,  à 
côté  d'un  kantien  comme  J.  Ferrier,  d'un  hégélien  comme 
J.  Hutchinson  Stirling,  dans  un  exposé  de  la  période  philoso- 
phique de  l'influence  allemande.  Goethe  ne  nous  entraîne  pas 
aussi  loin. 


Il 


Ainsi  que  je  l'ai  dit  dans  ma  préface,  il  me  semble  que  l'en- 
quête, arrêtée  à  la  moitié  du  dix-neuvième  siècle,  portant  sur 
une  période  de  soixante-quinze  années,  forme  un  ensemble 
cohérent.  Au  delà  de  1850,  Tinfluence  de  Goethe,  mêlée  à  d'autres 
influences,  devient  plus  difficile  à  saisir.  Mais  il  ne  s'ensuit  pas 
qu'il  n'y  ait  quelques  coups  de  sonde  à  donner  dans  deux  ou 


282  GCETHE   EN   ANGLETERRE 

trois  directions  essentielles.  Ces  recherches  supple'mentaires 
eussent  exigé  un  séjour  prolongé  en  Angleterre  que  je  ne  puis 
plus  me  permettre  de  faire,  après  cinq  années  de  guerre  et 
d'interruption  d'études.  La  vie  appelle;  l'enseignement  aussi. 
De  plus,  avec  les  difficultés  croissantes  qu'entraîne  l'édition 
d'un  ouvrage,  le  travail  scientifique  devient  le  plus  onéreux 
des  luxes,  et  l'on  hésite  avant  d'entreprendre  une  telle  tâche. 

Je  me  contenterai  donc  d'indiquer  ici  les  quelques  directions 
dans  lesquelles  on  pourrait  chercher  un  complément  d'infor- 
mation. 

Il  y  aurait  peut-être  lieu  de  se  demander  comment  les  Rus- 
kiniens  et  les  préraphaélites  ont  jugé  Goethe.  Sans  doute  ruskin 
ne  lui  est  pas  très  favorable,  il  est  dur  pour  Wllhelm  Meister 
qui,  «  en  dépit  du  précieux  enseignement  recueilli  par  Carlyle  >, 
lui  paraît  «  le  plus  intolérablement  ennuyeux  et  le  plus  faible 
roman  qui  sortît  jamais  d'une  cervelle  humaine  >.  Il  concède 
qu'il  a  appris  «  plus  qu'aucun  autre  de  Faust  et  particulière- 
ment de  la  seconde  partie  > ,  mais  il  trouve  très  faibles  et  très 
pâles,  en  face  des  individualités  skakespeariennes,  les  carac- 
tères du  drame.  Cependant  l'esthéticien  quil  était  aurait  dû, 
semble-t-il,  apprécier  Gœthe.  Les  résultats  auxquels  ils  par- 
viennent l'un  et  l'autre  sont  souvent  opposés,  la  méthode  qu'ils 
emploient  est  la  même.  Le  Gœthe  du  Voyage  en  Italie  déteste 
le  gothique  et  aime  Palladio.  Ruskin  se  détourne  des  marbres 
d'Elgin  et  s'attendrit  sur  les  primitifs  italiens.  Mais  l'un  et 
l'autre  procèdent  de  la  même  façon.  Comme  Gœthe,  Ruskin 
étaye  son  esthétique  sur  des  études  scientifiques.  Il  fait  la 
botanique  des  arbres  de  Claude  Lorrain,  la  géométrie  et  la  pers- 
pective des  nuages  de  Turner,  il  étudie  les  glaciers,  il  s'appuie 
sur  la  nature.  Et  c'est  au  nom  de  la  nature  qui  procède  par 
lentes  transitions  qu'il  demande  à  l'art  d  être  calme,  qu'il  sin- 
surge,  comme  Gœthe,  contre  le  faux  pathétique  et  les  compo- 
sitions tumultueuses. 

Ruskin  connaissait  mal  l'allemand,  et  malgré  les  encourage- 
ments de  Carlyle,  il  ne  l'apprit  guère  au  cours  de  son  voyage 
en  Allemagne  de  i859.  Il  n'approfondit  pas  Gœthe.  Mais  parmi 
tous  les  esprits  ardents  qui  se  sont  plus  ou  moins  réclamés  de 


CONCLUSION  283 

ses  doctrines,  il  s'en  est  peut-être  trouvé  quelques-uns  qui  se 
sont  intéressés  à  Goethe.  Si  les  jugements  artistiques  du  Voyage 
en  Italie  devaient  déplaire  aux  préraphaélites,  par  contre  la 
glorieuse  fin  du  Second  Faust,  toute  retentissante  du  chœur  des 
docteurs  et  des  saints,  pouvait  attirer,  p-ar  delà  la  sombre 
épopée  du  Dante,  les  regards  d'un  Rossetti,  d'un  Madox  Brown 
ou  d'un  Burne-Jones.  Et  il  n'est  pas  étonnant  qu'un  dessinateur 
comme  A.  Rackham,  qui  doit  tant  à  la  fois  à  Durer  et  aux  pré- 
raphaélites, ait  songé,  avant  la  guerre,  à  illustrer  le  Faust. 

A  côté  des  ruskiniens  et  des  préraphaélites,  il  y  aurait  lieu  de 
passer  en  revue  certains  historiens  et  critiques  d'art  qui  se  sont 
occupés  de  la  Grèce  ancienne  et  de  la  Renaissance.  J.  A.  Sy- 
monds,  qui  traduisit  la  vie  de  BenvenutoCellini  (1888),  estimait  la 
version  de  Goethe  «  une  œuvre  excellente  de  style  pur  et  solide  »  et 
la  jugeait  digne  «  de  la  plume  de  Faust  et  de  Wilhelm  Meister  » . 
Un  critique  comme  Walter  Pater  avait  une  plus  grande  connais- 
sance de  Gœthe.  Au  moment  où  Ruskin  voyageait  en  Allemagne, 
il  visitait  Worms>  Spire  et  Cologne  (1859)  et  se  plongeait  dans 
le  moyen  âge.  C'était  l'époque  de  ses  études  germaniques  et 
philosophiques.  Gœthe,  Coleridge,  Schelling  étaient  ses  maîtres. 
Mais  bientôt  l'Italie  se  révéla  à  lui  et  l'éloigna  pour  toujours  de 
la  métaphysique  et  de  la  science  :  «  Trop  de  science,  écrit-il, 
est  le  plus  grand  danger  qui  menace  l'artiste.  Gœthe  qui,  dans 
tes  Affinités  d'élite  et  le  Premier  Faust,  sut  opérer  la  transmuta- 
tion des  idées  en  images,  n'a  pas  toujours  retrouvé  la  formule 
magique  et  son  Second  Faust,  encombré  d'une  masse  de  science, 
n'a  plus  aucun  caractère  artistique.  »  Walter  Pater  garda  une 
vive  admiration  pour  Gœthe,  «  le  plus  grand  des  humanistes  », 
mais  c'est  Winckelmann  qui  devint  son  maître.  En  suivant 
ce  nouveau  guide  sur  les  routes  de  l'antiquité  grecque,  il  lui 
arriva  d'ailleurs  d'y  rencontrer  Gœthe  à  chaque  instant.  Il 
reprenait  ses  propres  termes  :  «  Ileiterkeit  »  et  «  All'gemeinheit  » 
pour  caractériser  l'art  hellénique  et  sa  philosophie  aboutit  à  un 
hédonisme  artistique  et  discrètement  païen  qui  reprit  à  son 
compte  plus  d'un  précepte  de  Gœthe. 

Un  Ruskin  et  un  Walter  Pater  oiit  élargi  le   champ    de   la 
critique  d'art.    Leur  contemporain    Matthew  Arnold  ne   s'oc- 

/   • 


284 


GOETHE   EN   ANGLETERRE 


cupa  point  d'art,  mais  sa  critique  littéraire  s'annexa  à  peu  près 
tout  le  reste  :  philosophie,  religion,  politique,  etc.  Avec  sa 
grande  culture,  sa  connaissance  des  langues  étrangères,  il  ne 
contribua  pas  peu  à  enrichir  la  littérature  de  son  temps  et  il 
exerça  une  réelle  influence  autour  de  lui.  Si  Ion  cherche  une 
image  de  Goethe  dans  la  critique  littéraire  après  1850,  c'est  par 
son  œuvre  qu'il  faut  commencer. 

11  avait  étudié  Goethe  à  Oxford  et  il  subit,  tout  jeune,  le 
charme  de  sa  poésie  l^^rique.  Poète  lui-même  et  non  des 
moindres,  il  écrivit  des  vers  d'une  émotion  contenue  et  d'une 
exquise  pureté  qui  rappellent  ceux  de  certains  «  lieds  ».  et  Ton 
comprend  que  R.  Garnett  et  G.  Saintsbury  y  aient  retrouvé,  à  côté 
de  l'accent  de  Wordsworth,  celui  de  Goethe.  Dans  la  préface  de 
son  premier  recueil  de  Poèmes  (1853),  il  se  révélait  déjà  le  cri- 
tique des  Essais  de  1865.  Il  y  discernait  la  valeur  de  Goethe  : 
ce  qui  le  met  hors  de  pair,  c'est,  comme  il  le  dit  dans  ses 
beaux  vers  sur  la  mort  de  Wordsworth,  «  la  clarté,  la  vérité  de 
sa  vision  ».  Aussi  sa  pensée  a-t-elle  une  puissance  libéiatrice, 
et  dans  l'Essai  sur  Heine  (1865),  Matthew  Arnold,  qui  reprochait 
aux  Anglais  de  son  temps  leur  manque  de  culture  et  leur 
absence  d'idées,  admire  surtout  en  Goethe  une  intelligence. 
Four  lui  —  et  c'est  ce  qu'il  développera  dans  son  article  sur 
les  études  allemandes  d'Edmond  Scherer  (18T8j  —  Goethe  est 
le  plus  grand  poète  des  temps  nouveaux,  non  pas  à  cause  de 
son  «  exceptionnel  don  poétique  »,  mais  parce  que,  «  a^^ant  ce 
don,  il  fut  en  même  temps,  par  la  largeur,  la  profondeur  et  la 
richesse  de  sa  critique  de  la  vie,  de  beaucoup  notre  plus  grand 
homme  moderne  » . 

Ici  nous  saisissons  sur  le  vif  le  défaut  de  la  critique  de  Mat- 
thew Arnold  :  il  n'a  pas  le  sens  artistique.  Les  chefs-d'œuvre 
littéraires  ne  l'attirent  que  dans  la  mesure  où  ils  sont  lourds  de 
pensée.  Il  ressemble  sur  ce  point  à  Carlyle.  La  vie,  l'intelligence 
et  la  pratique  de  la  vie  l'intéressent  plus  que  le  génie.  Il  déplore 
l'égoïsme  de  Gœthe,  il  ne  voit  pas  en  lui  l'artiste,  il  trouve 
«  artificiel  >  le  monde  où  se  meuvent  le  Tusse  et  I/ihigénie. 

L'art  de  Gœthe  est  ce  qui  est  le  plus  difficile  à  faire  com- 
prendre en  Angleterre.  Il  ne  m'appartient  pas  de  multiplier  ces 


CONCLUSION  285 

indications  sur  la  littérature  anglaise  dans  la  seconde  moitié  du 
dix-neuvième  siècle,  de  pousser  plus  loin  ces  sondages,  et  je  ne 
crois  pas  d'ailleurs  qu'ils  soient,  dans  l'ensemble,  très  fruc- 
tueux. rOn  s'engage  dans  des  avenues  i.^olées  et  on  n'y  ren- 
contre pas  grand  monde.)  Mais  une  chose  m'apparaît  à  peu  près 
certaine.  Si  Goethe  continue  à  intéresser  une  partie  de  l'élite 
intellectuelle  en  Angleterre,  ce  n'est  pas  à  cause  de  son  oeuvre 
poétique,  c'est  à  cause  de  sa  pensée.  Un  physicien  comme 
J.  ïyndall,  un  zoologiste  comme  T.  Huxley,  un  critique 
comme  J.  Morley,  un  philosophe  comme  R.  B.  Haldane,  se 
tournent  vers  lui  et  l'étudient  avec  fruit.  Mais  quel  est  l'auteur 
dramatique,  quel  est  le  poète,  quel  est  le  romancier  (à  part 
peut-être  Meredith)  qui  se  soient  inspirés  de  lui  à  l'époque  con- 
temporaine? ' 

*   * 

La  pensée  de  Gœthe  elle-même  a  été  trop  associée  en  Angle- 
terre à  l'influence  germanique  en  général  pour  qu'elle  n'ait  pas 
subi,  pendant  et  depuis  la  guerre,  le  discrédit  qui  s'est  attaché 
à  tout  ce  qui  est  allemand.  Que  l'Allemagne  ait  exercé  un  réel 
ascendant  sur  les  milieux  dirigeants  du  Royaume-Uni  avant 
1914,  qu'elle  ait  multiplié  ses  plus  actifs  lieutenants  dai\s  le 
monde  de  la  finance,  des  affaires,  de  la  poHtique  et  de  l'Université, 
c'est  là  un  fait  connu  de  tout  le  monde,  et  c'est  là  aussi  le  secret 
d'une  influence  dont  nous  avions  tout  lieu  de  redouter  les  effets. 
Mais  cette  Allemagne,  animée  de  la  volonté  de  puissance,  dilatée 
par  l'orgueil  de  son  développement  matériel,  de  sa  force  militaire. 
Gœthe  l'aurait  méprisée,  et  il  serait  absurde  de  le  solidariser 
avec  elle.  Souhaitons  qu'il  ne  se  soit  trouvé  personne  en  Angle- 
terre pour  déplacer  et  reporter  sur  lui  une  part  des  responsabi- 
lités morales  de  la  guerre.  On  ne  gagne  rien  à  ces  confusions. 
Au  lieu  de  condamner  en  bloc  tout  le  passé;,  il  serait  plus  récon- 
fortant de  rechercher  ce  qui,  dans  ce  passé,  peut  nous  faire 
mieux  juger  le  présent  et  augurer  d'un  meilleur  avenir.  C'est 
parce  qu'elle  a  préféré  au  libéralisme  de  Weimar  l'impérialisme 
de  Berlin,  c'est  parce  qu'elle  a  opté  contre  Gœthe  et  pour  Bis- 
marck que"  l'Allemagne  est  allée  à  la  catastrophe.  Et  inversement 


t 

286  GOETHE    EN   ANGLETERRE  ^ 

ce  qui  peut,  à  l'avenir, 'la  défendre  le  mieux  contre  elle-même,  > 

la  protéger  de  ses  instincts  de  conquête  et  de  revanche,  c'est  la 
pensée  de  liberté,  d'idéalisme  et  de  tolérance  que  représente  son 
plus  grand  génie.  Goethe  est  notre  allié,  non  pas  notre  ehnemi. 
De  même,  Chesterton  n'a  peut-être  pas  tort  de  compter,  parmi 
les  erreurs  de  l'Angleterre,  l'accueil  qu'elle  fit  aux  idées  alle- 
mandes sur  l'impérieuse  injonction  de  Garlyle.  Mais  ce  n'est  pas 
une  raison. pour  accabler  Garlyle  de  tous  les  crimes,  comme  cer- 
tains Anglais  l'ont  fait  pendant  la  guerre.  Il  s'est  souvent  trompé 
sur  l'Allemagne,  mais  ce  qui  en  elle  l'avait  attiré  avant  tout,  ne 
l'oublions  pas,  c'était  la  noblesse  de  ses  héros  de  la  pensée,  la 
grandeur  morale  d'un  Goethe  et  d'un  Schiller.  Lui  qui  dénonça 
si  âprement  les  contrefaçons  de  l'héro'isme,  les  charlatans  et 
les  faux  monnayeurs  de  l'idée,  il  se  serait  détourné  des  profes- 
seurs de  mensonge  et  des  mauvais  pasteurs  de  191-4.  La  France, 
qu'il  avait  crue  sceptique  et  frivole,  l'aurait  émerveillé  par  le 
grand  a'te  de  foi  qu'elle  répéta,  pendant  cinq  ans,  sur  les  champs 
de  bataille  de  son  territoire  dévasté;  et  contre  ceux  qui  répan- 
daient sur  ses  plaines  du  Nord  l'horreur  des  ravages  systémati- 
ques, le  prophète  déçu  aurait  pu  se  dresser,  en  leur  opposant  la 
belle  parole  de  Goethe  :  «  Ne  rien  gâter,  ne  rien  détruire.  » 


INDEX  ALPHABETIQUE 

DES  PRINCIPAUX  NOMS  PROPRES 


Addison,  4. 

Aguilar  (Uose  d'),  21,  28. 

Ampère  (J.-J  ),  61,  441 

Anster  (J),  82,  227,  228. 

Armstrong  (.1.),  11. 

Arnold  (iMatthew),  178,  226,  244, 

284. 
Armm  (Bettina  d'),  203,  274. 

AUBERT  DE   VlTRY,  IX,  96,   100. 

Aubry,  4. 

AusTiN    (Sarah),    xiii,    67,    147, 

197,  203,  201-203,  226,  228, 

248,  251,  261 
Aytoun  (W.-E.),  243,  250-252, 

277. 


Bailey  (P.-J  ).  238-243. 
Baldexsperger  (F.),    3,    4,    18, 

277,  278. 
Bancroft  (G.),  XV. 
Barclay  (Sir  Th.),  278. 
Barine  (a.),  262. 
Barrett- Browning   (Elisabeth), 

237,  238,  250. 
Barthélémy  (E.),  104,  105,  121. 
Bàrtolozzi,  10. 


Beckford,  6. 

Beddoes  (T.  L),  44,  99. 

Bell  (Major),  18. 

Bell  (J.  M  ),  229. 

Bentham,  101. 

Brresford  (B),  98. 

Berlioz,  84. 

Bernays(L.  C.),229 

Biel?chowsky,  261. 

BiGG  (J.  S  ),  243. 

BiRGH  (J).),  227,  231. 

Blackie  (J.   S),  203.  226-227, 

228,  229,  230,  277.  278 
Blake  (W),  94. 
Blaze  (H  ),  273. 
Blessi.ngton  (Lady),  221 
BODMER,  66. 
BONINGTON  (R),  233. 

BooTHBY  (Sir  Brooke),  52. 
BoRROW  (G.),  98. 
Bowles  (Caroline),  67 
BowRiNG  (E),  252. 
Brougham, 190. 
Brown(Th.),  190. 
Brown  (Madox),  283. 
Browning,  233-238,  243 
Bulwer-Lytton  (E.),   xiii,    150, 

151,  193,  206-215,  218,  219. 

239,  280. 
Bunbury  (H.),  10,  12. 


â88 


GŒTHE   EN    ANGLETERRE 


BuRGER,  36.  37,  98,  99,  231. 

BURNE-JONES,  283. 

BcRNEY  (Miss>,  13. 
BcRNS  (R.),30,  37,  32,  181. 
Byrox,  d4,  32.32.  33.37,  72-79. 
86,  127,  483.  491.  193,257. 


Callcott  (J.  W.),  10. 

COLVERT,  204 

Campbell  (Th),  ix,  15,  30,  120 

Canmng,  26,  190. 

Carlyle,  x-xiii,  13,  23.  41,  38, 
83,  92,  94,  93.  98,  101-187, 
192,  196,  197.  198,  199,  2U0, 
201,  202.  223,  226.  227,  228, 
230,  238,  244.  247,  248,  233, 
233,  237,  261-264,  267.  273, 
277.281.282.284.286. 

C.^rré  (Michel),  231,  232 

Car  es,  2(32. 

C.XZ.AMIAX  (L  ).  167,  171,  179. 

Chambers  (R.),  243. 

Chamisso,  223. 

Chattkrtox.  3,  17. 

Chesterton  (G.  K.).  186.  223, 
286. 

Churchill.  147. 

Chodowiecki,  10. 

Claldius,  99. 

Cloi-gh  (A  ),  243-247,  232. 

Cochrane,  160 

CoLERiDGE  (S.  T.),  14,29,  30,  44. 
47.  67-71 ,  82.  89, 91-92.  96. 97, 
12(i-J2I.  123.  211.  225.  226. 
240,  281,  283. 

Collier  (J  -P.),  99 

CO.NSTAXT  (B  ),  47,51. 

Cornélius.  82 

Crowol-ill  :a  ).  233,  250 

Cln.mngham  (Allam),  40. 

CuviER,  271,  279. 


Darlington  (W),  271,  279. 
Darwin,  131,  236.  273,  279. 
Delacroix,  82.  84,  233. 
Dklambre,  270 
Della  Crcsca,  7,  9. 
Deschamps  (Era.),  98. 
Deshayes.  231. 
Dickens,  203.  206 
Disraeli,  215-221,  232 
Dobell  (S.),  243. 
DowDEN  (E.).  278 
DwiGHT  (J  ),  248. 


Eastlake,  270. 

EcKERMANN.   162.   182,  199,  202, 

226,  262.  268. 
Elliot  (Ebenezer),  239. 
Elliot  (Ceorge),  262. 
Ellis,  26,  190. 
Kmerso.n,  XV.  162,  203,  244,  248. 

233.  264.  269. 
Empson  (\V.),  194,  277,  280. 
Erskine  (\V  ),  36. 
EsTouRNEL  (Comte  J.  d'),  18. 

EvERETT.   XV. 


Falk,  201. 

Farrell  (Sarah),  9. 

Ferglsson  (Adam),  71. 

Fkrrier  (J  ),  277.  281. 

FiCHTE,  IV.  18.  124,133,  134.136, 
143.  143,  132,  133,  134,  135, 
163,  167-171,  174,  280,  281.. 

FiLMORE  (Lewis).  227,  231. 

Fitz-Gkrald  (E.l,  239 

Flaxman.  90,  93,  96. 

FoRKS  (S   M.),  12. 

Fox  (W.  J.),  234. 


INDEX   ALPHABÉTIQUE 


289 


Francis  (Anne),  8. 
Fraser  (W.),  i47,  195. 
Frère  (Hookham),  26,  27. 
Froude  (J.  a.),  414,  130,252 
Froriep  (D^),  57,  95. 
FuLLER    (Marguerite),    xv,    237, 
248,. 269.    , 


Galt  (J.),  83. 

Garnett  (I\),  278,284. 

Gautier  (Th.),  84. 

Gellert,  22. 

Geoffroy    Saint -Hilaire,    271, 

272,  2'/ 9. 
Gessner,  36. 
GiLLiES  (R.  p.),  52,  55-56,  97, 

116,  193,  194,  277,  280. 
GiFFORD,  190,  193. 
GoDwiN,  30,  205,  206. 

GOLDSMITH,   2. 

GoRE  (Ch.),  49. 

Gosse  (E),  239,  240. 

gotzberg  (f.),  16. 

GouNOD, 231,  232,  276 

GowER  (Lord  Leweson),   83,  96, 

147,  225,  226. 
Granville  (A.  B.),  55. 
Grattan  (H.  P.),  231. 
Gray,  2. 

Green  (J.  H),  68. 
Grillparzer,  76. 
Grimm,  226. 
Grosvenor  (R),  9. 
GuRNEï  (A.),  229. 
GuYOT  (E.),  244,  246. 


H      • 

Hackert  (P.),  49. 
Halford  (J.),  232. 
Haldane  (R.  B.),  277,  285. 


Hallam  (A),  226,  256. 
Hamilton,  140,  190. 
Hare(J),  52,  95,  99,  249,  281 
Hare-Naylor  (F),  52 
Hawtrey  (E.  C  ),  249 
Hayward  (A),  83,  151,  194,  202, 

225-226,  228,  231. 
Hazlîtt,  14,  82,  83,  94,  97. 
Heavyside,  58,  140 
Hegel,  171. 
Heine,  (H),  219. 
Hemans  (Kelicia),  265. 
Heraud  (P.),  147,  195. 
Herder,  33,49,  50,  53,  113,131, 

171,  185. 
Herkomer,  278. 
Herschel  (J  ),  249. 
Hills  (John),  227. 
Hoffmann,  116, 123. 
HoGG,  194. 

Holcroft  (T.),  45,  96,  205,  266. 
Hôlty,  99. 

Hooker  (W.  J),  271. 
Horne  (R.  H),  239,  243. 
HowiTT  '(Marj),  239. 

HUMBOLDT,   197. 

HuNT  (Leigh),  82,  200. 
Huxley  (T.),  285. 


Inchbald  (E),  23,  206. 

Irving  (E),  94,    105,    106,  121, 

136,  267. 
Irving  (H),  232,  276,  278. 
Irving  (W.),  233. 


Jacobi,  99,  174. 

Jeffrey  (F),  xiii,  101,  131,  133, 

136,  138,  140,  144,  190-193, 

280. 

19 


290 


GŒTHE   EN   ANGLETERRE 


Jerdan  (W.),  147,  195. 

JOWETT,  253. 


Kant,    H3.   124,   133,   152,  165, 

167,  197,  211,  230. 
Kauffmann  (Angelica),  10,  21. 
Keats,  255. 
Kestner,  18,  262. 
Kleist,  99. 

Klopstock,  2,  14,  47,66, 133. 
Knebel,  61,  93,  96,  201,  262. 
Knox  (Cap.),  58,  227. 
KoszuL,  79. 
Kotzebue,  IX,  9,  20,  22,  23,  27, 

36,  118,  147. 
Kraus,  49. 


Lamb  (Gh.),  70,   89.    90,  91.  97, 

226. 
Lamb  (Mary),  89. 
Lamotte-Fouqué.  116,  226. 
Landor  (W.  s.),  93,  97. 
Lawrence  (J.  H  ),  50. 
Lees  (Ladj),  249. 
Lefèvre  (Sir  G.),  227. 
Lesage,  233. 
Leslie  (Ch.  R.),  233. 
Lessing,  2,  22,  24,  197,  264. 
Lewes  (G.  H.),  XIV,  69.  204,  227, 

230,  231,  257,  260-275,  279. 
Lewis  (Monk),    21,  30,   32-36, 

39,  46,  73,   81,  98,  206,  249, 

281. 
Leyden  (J.),  40. 
Lindley  (J.),  249,  271,  279. 
Lindsay  (Lord),  248. 
Linné,  271. 
LocKHART  (J.G.),  54,  55,  71,83, 

97,  136,  147,  193,  195,  ^77, 

280. 


M 

Macaulay,201. 

Mackenzie  (H.),  IX,  12,  22,  36, 

277. 
M.ACKiNTOSH  (Sir  J.),  280. 
Maclise  (D  ),  60,  150.        • 
Macpherson  VII.  2,  5,  17. 
Maginn  (W.),  147,  193,  195,  280. 
M.armier(X.),98. 
Martin  (Sir  Th.),  250-252,  265, 

277,  278. 
Matthisson,  99. 
Maturin  (C.-R.),  81. 
Maurice  (F.  D  ),  281. 
Mellish  (C  ),  48-49,  98,  270. 
Menzkl,  203,  204,  273. 
Meredith,  285. 
Merivalk  (J.  H.),  250. 
Merivale  (H.),  2.i0. 
Meyer  (R.  m.),  261. 
MiLL  (James),  101. 
MiLL  (John  Stuart),  xiii,  147,  163, 

203. 
MlLMAN,  219. 
MoiR  (G  ),  147. 
MoND  (D'L.),  278. 

MONTGOMERY   (J),  239. 

Moore  (Th.),  82,  203,  215. 

Morgan,  89,  91. 

MoRLEY  (J),  278,  285. 

MosES,  82. 

MoNTEGUT  (Km.),  72. 

MûLLER  (Chancelier  de),  201. 

MuLLER  (Max),  277. 

MuRRAY  (Ch.  A).  57. 

MuRRAY  (J),  57,  70,  71,  73,  76, 

152,  215. 
MusAEUS,  36, 116. 


N 


Napier  (Maevey),  193,  197,  280. 
Naylor  (Samuel),  58. 


INDEX   ALPHABÉTIQUE 


2tl 


Nerval  (G.  de),  84. 
Newman,  244. 
Nodier  (Gh),  98. 

NORTHCOTE  (J.)     10. 

NovALis,  144,  145,  268,  281 


OSBORNK,  52. 

OssiAN,  2,  5,  13 
OswALD  (E.),  278. 
OwKN  (R),  272,  279, 
OwENSON  (Miss  Sj/dnej),  15, 
OXKNFORD  (J.),  204,  261. 


Palgrave    (F.     T),    244,    253, 

256. 
Palgrave  (Sir  F.),  190,  280. 
Parry,  58,  140. 
Pater  (Waller),  283. 
Percy  (Th.),  30. 
Perrin,  11. 
PiGKERiNG  (Amélia),  8 
PiTT,  9,  26. 

Plumptree  (Anne),  ix,  23. 
Pope,  2,  30. 
Preston  (W.),  29. 
Pûckler,  201. 
Procter,  120,  147. 


Q 


QUINCEY   (T.   DE),   XIII,    122,   131, 
136,  189,  191,  195-198. 


Rackham  (A.),  283. 

Radgliffe  (Anne),  21,  30,  73,  81, 

206. 

[Ramberg  (H),  10. 
Ianke,  201. 


Rauch,  60,  262. 

Reade  (J.  E  ),  248. 

Rede  (Léman),  231. 

Reichardt,  98. 

Renan,  275. 

Render  (W),  3,  16. 

Retzsch,  79,  82,  216,  226,   227 

231,233. 
Reynolds  (F),  5-7. 
Richardson,  205,  206. 
Richter    (Jean -Paul),    89,    123 

429,  131,  198,  244 
Riedel,  271. 
Riemer,  262,  274. 

RiESBRCK,  17. 

Robertson  (J.  G),  278. 

RoBrNsoN  (H.  C),  18,  22,  45,  49, 
50-52,  54,  6i,  70,  82, 87-100, 
121,  140,  201,  202,  221,  225, 
234,  244,  248,  249,  256,  271. 

RoBiNSON  (Marj),  10. 

Rozenkranz,  260. 

RossETTr  (U.  G  ),283. 

Rousseau  (J.-J),  vu,  9,  13,  14, 
29,  181. 

Rowlandson  (T.),  12. 
Royce  (J.),  237. 
Ruskin  (J.),  282. 
RUSSELL  (J),  54. 


S 


Saint-Marc  Girardin,  200. 
Saintsbury  (G),  235,  243,  284. 
Salvandi,  201. 

SCHAEFER,  260. 
SCHKLLING,  165,  283. 
SCHERER  (E),  284. 
SCHEFFER  (Arj),  233. 
SCHEWIREFF,  141. 

ScHLEGEL  (A.  G.),  52,  69,  150, 

191,  197,  226,264,268. 
SCHLEGEL  (F.),  133,  149,  160. 

SCHLEIERMACHER,  134,  198,  226. 


^92 


GŒTHE   EN   ANGLETERRE 


Schiller.  20,  22,  24.  29,  47,  50, 
76,92,  103,  112,  113,  114,  122, 
133,  135,  154,  185,  197,  198, 
244,249,251,  252,  256,273. 

SCHOPENHAUER,    158,    178. 

ScHOPENHAUER  (Johanna),  274. 

Schubert,  248. 

schweitzer,  21. 

Scott  (Walter),  21,22,  23,  28,36- 
43,  54.  55,  61,  98,  136,  147, 
191,  193,  249,  277,281. 

Seume  (J.),  50. 

Shelley,  14,  79-81,  86,  96,  191, 
225. 

Shelley  (Mrs),  16,  80. 

SiDGWIGK,   259. 

Skene  de  Rubislaw,  37. 

Skinner,  58,  140. 

Smith  (Alex  ),  243. 

Smith  (Charlotte),  8,  205. 

Smith  (J.  R),  10. 

SOANE  (G.),  84. 

SONDERLAND,  250. 
SORET,  201,  204. 

Southey  (  r.),  14, 20, 26, 30, 43, 44, 
57,66-67,91,147,226,238,249. 

Stael  (Mme  de),  ix,  47,  51,  52, 
54,  79,81,  191. 

Stapfer,  61. 

Stein  (Ch.  de),  262,  274. 

Sterling  (J),  xiii,  52,  163,  165, 
178,  194,  198-200,  204,  281. 

Sterne,  2. 

Stirling  (J.  H),  277,  281. 

Stolberg  (Comtesse  de),  261. 

Swanwick  (Anna),  227,  265,  278. 

Swedenborg,  230. 

Syme  (D.),  226. 

Symonds  (J.  A.),  283. 


Talbot  (J),  227,  231 
Taine,  25,  75,  144,  172,  264. 


•i 


Taylor  (E.),7. 

Taylor  (H),  238.  'î 

Taylor  (William),  20, 21-22,  29, 

45,    46,  66,   95,  98,   147,  265, 

266,  276. 
Tennyson,  238.  239,   250,  253- 

259 
Thackeray,  19,  58-60,221-224, 

263. 
Tholuck,  198. 
Thomas  (Ambroise),  276. 
Thomas  (Calvin),  187. 
Thompson  (B.),  23,  24. 
Thomson,  5. 
Thomson  (A.),  9, 17- 
TiEGK,  123,  225. 
Tomlinson,  278. 
TuRNER,  271,  282. 
Tyndall  (J),  285. 


Uhland,  250,251. 


Vie  d'Azir,  272. 

Viehoff.  260. 

Vigny,  77. 

Villers  (Ch.  de),  270. 

Vœux  (Charles  Des),  58,  95,  99, 

136,  141,  248. 
VoiGT,  93,  95,271. 
Voss,  66. 
Vulpius,  274. 


W 

Wallace  (Lady),  8,  14. 
Walpole  (H.),  10, 
Ward  (Mrs  Bumphrj^),  278. 
Weber  (Veit),  36. 
Weissk,  22. 


I 


INDEX   ALPHABÉTIQUE 


293 


Welsh-Carlyle    (Jane),     106- 

124,  i32,  446,  460. 
Werner  (Z.)437. 
Whewell   (W.),  249,   266,   274. 
WiELAND,  2,   47,  22,  47,  50,  53, 

76,  443,  485,  224. 
WiLsoN  (John),  54,  55,  74,  434, 

436,  447,  193-194,  496,  250, 

277. 

WiNCKELMANN,  283. 

WiNTER  (M.  A.),  266. 
WoLFF  (G.  F.),  274,  272. 


WoLLSToxECRAFT  (Marj),  46. 
WoRDSwoRTH,  44,  30,  44,  47,  57, 
64-66,  94,  92,  94,    447,   493, 

226,  284. 


YouNG,  VII,  5,  43. 


Zelter,  203. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction i-xviii 

PREMIÈRE  PARTIE 

de  «  werther  »  a  «  wilhelm  meister  »  et  la  période 
d'hésitation  (1780-1830) 


CHAPITRE   PREMIER 

LE    SUCCÈS   DE    «    WERTHER    >    ET    LA    LITTÉRATURE    ÉLÉGIAQUE 

(1780-1800) 

L'Angleterre  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  L'accueil  fait  à  Werther.  La 
critique  et  le  public.  —  Les  adaptations  et  imitations  en  prose.  Le 
drame  de  Frédéric  Reynolds.  —  Les  poétesses  sentimentales  et  les 
épitres  en  vers.  La  musique  et  la  gravure  (école  de  Bartolozzi).  — 
Hostilité  croissante  de  la  critique  et  de  l'orthodo.xie;  faveur  de  la  mode. 
Apparition  du  Werther  populaire  et  de  la  caricature.  Adadisse nient 
géiiéral  du  type  gœthéen  et  individualisme  d'exception.  —  Les  poètes. 
Werther  et  le  féminisme  naissant.  —  Les  dernières  traductions.  L'au- 
teur de  Werther 1 


CHAPITRE  II 


LA  REACTION  MORALISANTE  ET  LES  DRAMES  DE  GOETHE 

(1790-1800) 

La  concurrence  de  Kotzebue  et  l'hostilité  conservatrice.  Le  libéralisme 
intellectuel  et  les  prédilections  classiques  de  William  Taylor.  La  con- 
férence de  Markenzie  sur  le  théâtre  allemand.  —  L'opposition  à  Stella 
(Parodie  de  V Antijacobin).  —  La  résistance  classique  et  moraiisante  à 
Gœtz  de  Berlichingen 20 


296 


GOETHE   EN   ANGLETERRE 


CHAPITRE  III 

LES  THÈMES  HISTORIQUES  ET  LÉGENDAIRES  DANS  LA  FORMATION 
DU    ROMANTISME    (1800-1810) 

L'éveil  du  romantisme;  Monk  Lewis  et  Walter  Scott.  —  Les  ballades  de 
Gœthe  et  les  traductions  de  Lewis.  Le  Roi  des  aulnes.  —  L'occultisme 
du  Fauft  et  son  influence  sur  le  Moine.  La  ballade  fanta>tique  des 
Taies  of  Wonder  and  Terror:  adaptations   de  Walter  Scott  et  de  Lewis. 

—  Gœtz  de  Berlichimjen  et  son  iniluence  sur  le  poème  et  le  roman  bis- 
torique  de  Walter  Scott.  Le  drame  révolutionnaire  et  médiéval  :  Robert 
Southey,  T.  L.  Beddoes.  —  Hostilité  au  «  baron  »  Gœthe 31 

CHAPITRE  IV 

LE    CONSEILLER    DE     GCffiTHE    ET    LES    ANGLAIS    A    WEIMAR 

(1800-1830) 

Les  devanciers;  Monk  Lewis  et  William  Taylor.  Les  voyageurs  ordi- 
naires; pas  d'enquête  littéraire;  curieux  de  passage  ou  habitués.  —  La 
colonie  anglaise  de  Weimar  et  le  «  Gehcimrat  »  au  début  du  siècle. 
Mellish,  Lawrence,  les  Gore,  H.  G.  Robinson,  Osborne,  Sir  Brooke 
Boothby,  les  Hare-Naylor.  —  Les  récits  des  voyageiu-s  après  1815. 
Lockhart,  J.  Russell,  Gillies,  Granville,  les  deux  Murray.  Les  étudiants 
anglais  et  le  jeune  Thackeray.  Gœthe,  conseiller  de  Weimar,  devient 
l'auteur  du  Fausl 46 

CHAPITRE  V 

l'auteur    du    «    FAUST    »    ET    LES    POÈTES    ROMANTIQUES 

(1810-1830) 

Avant  les  traductions  du  Faust.  Les  poètes  assagis  et  les  poètes  révoltés. 

—  Les  lakistes  et  l'irréligion  de  Gœthe.  Le  panthéisme  de  Wordsworth 
et  Faust;  l'opinion  de  Southey;  la  protestation  chrétienne  de  Coleridge. 
ses  projets  de  réplique  (.Michel  Scott)  et  de  traduction.  L'appréciation 
purement  littéraire  de  Walter  Scott.  —  Les  exilés  volontaires  et  l'indi- 
vidualisme de  Faust.  Les  héros  de  Byron,  non  pas  fils  de  Werther, 
mais  parents  de  Faust.  Manfred.  Hommage  de  Byron  à  Gœthe.  Cain  et 
le  Difforme  transformé.  Les  fragments  de  Shelley.  Faust  et  Prométhée. 
Le  Melmoth  de  Maturin.  —  Les  premières  traductions:  gravures  de 
Retzsch  :  faveur  renaissante  de  la  critique  ;  pas  d'influence  immédiate, 
unique  adaptation  de  Soane.  Le  romantisme  occulte  est  fini;  l'interpré- 
tation philosopliique  n'existe  pas  encore 63 


CHAPITRE  VI 

UN    PRÉCURSEUR    DE    CARLYLE    :    H 

(1810-1830) 


C.    ROBINSON 


L  opinion  cultivée  avant  Carlylc  et  les  divers  aspects  de  Gœthe  en  Angle- 
terre. —  H.  C.  Robinson;  ses  traductions,  ses  conversations  (Ch.  Lamb 


TABLE  DES    MATIÈRES  297 

et  Faust:  Coleridge  et  la  Théorie  des  couleurs,  l'essai  projeté  sur  Goethe;  le 
sculpteur  Flaxman),  ses  relations  avec  le  jeune  Cailyle;  sa  lettre  à  Gœthe 
en  18:29.  —  Insuffisance  de  cette  prédication  trop  modeste  et  purement 
orale;  appel  aux  individus  et  non  au  public;  les  lacunes  de  l'opi- 
nion et  les  aspects  méconnus  de  Goethe.  Vers  la  révélation  de  Carlyle; 
le  penseur 87 


DEUXIÈME  PARTIE 

l'avènement    des    CERTITUDES    MORALES 
ET    THOMAS    CARLYLE     (1820-1840) 


CHAPITRE  PREMIER 

LA  FORMATION  DE  CARLYLE  ET  SES  PREMIÈRES  ÉTUDES 
GERMANIQUES  (1816-1823) 

Goethe  et  Carlyle.  La  jeunesse  de  Carlyle,  sa  correspondance  avec  Jane 
Welsh  et  le  développement  de  leurs  communes  études  allemandes.  — 
Article  sur  Faust  (18:22).  Le  pessimisme  et  «  réternelle  négation  ».  Projet 
d'un  roman  autobiographique  à  la  Werther  (déc.  1822).  —  Vie  de 
Schiller  (1823).  Le  dédain  de  l'esthétique  schillérienne  et  le  besoin  de 
croyances  morales dOl 

CHAPITRE  II 

LA   TRADUCTION   DE    «    WILHELM    MEISTER    »    ET    «    L'ÉTERNELLE 
AFFIRMATION    »     (1823-1827) 

La  traduction  et  les  jugements  successifs  de  Carlyle.  La  préface  et  la  ver- 
sion de  1824.  L'indifférence  pour  la  métaphysique  allemande  (visite  à 
Coleridge)  et  la  soif  du  réel  (séjour  à  Londres)^  «  L'éternelle  affirmation  » 
(1825).  —  Influence  morale  de  Wilhelm  Meister;  les  Années  d'apprentis- 
sage, l'image  de  la  vie  quotidienne  et  le  principe  de  l'action,  les  Années 
de  voyage  et  l'évangile  de  la  soumission.  La  fin  du  byronisme.  Gœthe 
conçu  comme  sage.  —  Influence  littéraire;  Wotton  Reinfred  (iS21).     Ho 

CHAPITRE  III 

LA    CORRESPONDANCE    AVEC    GCETHE    ET    l'iNTERPRÉTATION 
DE    SON   ŒUVRE    (1827-1832) 

L'acheminement  vers  la  philosophie  allemande.  La  collaboration  à  la 
Revue  d'Edimbourg.  La  correspondance  avec  Gœthe  en  U27.  —  Essai 
sur  l'État  de  la  littérature  a/Zemande  (1827);  l'influence  de  Fichte;  Gœthe 


în  GOETHE   EN   ANGLETERRE 

conçu  comme  voyant;  la  première  idée  du  héros.  —  Essai  sur  Hélène 
(18i8)  :  l'attente  de  la  rédemption  et  l'interprétation  des  symboles.  — 
Essai  sur  Gœthe  (1828)  :  l'évolution  morale  du  poète,  son  point  de 
départ  et  son  point  d'arrivée.  —  "Les  autres  essais,  la  critique  de 
W.  Tay lor  et  le  cosmopolitisme  littéraire 130 

CHAPITRE  IV 

LA   MORT   DE   GOETHE   ET   LA   FIN   DE   LA    PRÉDICATION 
(1832-1840) 

Les  derniers  essais  :  Portrait  de  Gœthe;  La  mort  de  Gœthe;  Les  œuvres  de 
Gœthe.  Hésitation  permanente  entre  l'idée  du  héros-voyant  (Ficlite)  et 
celle  du  héros  homme  représentatif  (Wilhelm  Meister);  l'évolution  reli- 
gieuse de  Gœthe  et  l'erreur  d'interprétation  de  Carlyle;  les  trois 
étapes.  —  Les  traductions,  la  Nouvelle  et- le  Conte.  Le  commentaire 
philosophique  du  Conte.  Les  réminiscences  dans  les  œuvres  sui- 
vantes        149 

CHAPITRE  V 

l'influence   de    GOETHE    SUR    LA    PENSÉE    DE    CARLYLE 

Sartor  Resartus.  —  La  métaphysique  de  Carlyle,  compromis  inconscient 
entre  l'idéalisme  de  Fichte  et  le  panthéisme  naturaliste  de  Gœthe;  les 
deux  notions  principales,  l'Idée  divine  du  monde,  l'universel  Devenir. 
—  La  religion  de  Carlyle.  Optimisme  gœthéen  et  calvinisme  puritain. 
Passé  et  Présent  —  Là  morale;  la  leçon  d'ascétisme  et  l'évangile  de 
l'action.  —  La  conception  de  l'histoire  (la  distinction  gœthéenne  entre 
les  époques  positives  et  les  époques  négatives,  le  Culte  des  héros. 
l'abandon  de  Gœtiie).  —  L'interprétation  morale  dans  la  critique.  — 
Conclusion  :  la  transformation  de  Gœthe  dans  l'esprit  de  Carlyle.     166 


TROISIÈME  PARTIE 

DE    l'interprétation    DE    CARLYLE 
A    LA    COMPRÉHENSION    DE    LEWES 

(1825-1855) 


CHAPITRE  PREMIER 

GOETHE    ET    l'oPINION   ANGLAISE 

(1825-1850) 

Personnalités  et  revues.  JeCFrey  et  la  Revue  d'Edimbnurg.  La  critique  de 
Wilhelm  Meister  (1825).  J.  Wilson  et  le  Rlackwood's  Magazine.  Vv.  Ma- 


TABLE   DES   MATIÈRES  290 

ginn  et  le  Fraser's  Magazine.  —  Les  indépendants;  De  Quincey,  l'article 
sur  W.  Meixter  dans  le  London  Magazine  (1824),  l'étude  sur  Goethe  dans 
V Encyclopédie  britannique  (1837).  J.  Sterling;  ses  rapports  avec  Carlyle. 
—  Les  publications  biographiques  après  les  études  critiques  :  Sarah 
Austin  et  les  Caracléristiqnes  de  Galhe  (1832).  —  Les  traductions  de 
Poésie  et  Vérité  et  des  Entretiens  avec  Eckermann.  La  sagesse  de  Gœlhe 
dans  son  œuvre  et  dans  sa  vie 189 


CHAPITRE  II 

«     WILHELM    MEISTER    >    ET    LES    JEUNES   ROMANCIERS 

(1825-1835) 

L'abandon  du  roman  historique  et  le  retour  au  roman  philosophique  et  so- 
cial. —  E.  Bulwer-Lytton.  Le  werthérii-me  de  Falkland  (1826)  L'influence 
de  Wilhelm  Meister;  l'idée  du  roman  «  métaphysique  »,  le  thème  de 
l'apprentissage  humain  et  de  l'éducation  par  l'expérience.  Les  fluctua- 
tions de  l'idée  et  les  premières  réalisations:  Pelham  (1828).  Le  Déshérité 
(1829).  Paul  Clifford  (1830).  Godulphin  (1833).  Les  romans  caractéris- 
tiques :  Ernest  Maltravers  (1837)  et  Alice,  ou  les  mystères  de  la  vie  (1838). 
—  B.  Disraeli.  Vivian  Grei/  (1827).  Le  roman  autobiographique  et  la  notion 
d'expérience.  Contarini  Fleming  (1832)  :  le  développement  du  poète,  du 
rêve  à  l'action  —  W.  M.  Thackeray.  Les  allusions  à  Goethe  dans  la 
Foire  aux  Vanités  (18i7)  et  dans  Pendennis  (1850).  La  ballade  comique 
de  Werther.  —  L'absolue  indépendance  de  Dickens 205 


CHAPITRE  III 

AUTOUR    DU    «    FAUST    » 

(1835-1855) 

Les  traductions  de  la  première  partie;  la  version  en  prose  d'A.  Hayward 
(1833).  Les  meilleures  traductions  en  vers  :  J.  St.  Blackie  (1834), 
J.  Anster  (1835),  A.  Swanwick  (1850).  Les  revues,  l'appréciation  de  la 
première  partie.  —  Les  traductions  de  la  deuxième  partie  (1838  1842] 
—  Les  adaptations  et  parodies  au  théâtre.  La  caricature.  —  L'influence 
sur  les  poèmes  philosophiques.  Paracelse  de  Browning  (1835)  :  ses 
thèmes  poétiques,  son  problème  métaphysique  et  moral.  Festus  de 
P.  J.  Bailey  (18d9)  :  son  importance  littéraire,  sa  portée  théologique,  son 
développement.  Dipsychus  d'A.  Clough  (1850)  :  le  conflit  philosophique, 
les  motifs  gœlhéens  et  la  sagesse  de  Caxlyle 225 


CHAPITRE  IV 

L*HOMMAGE    AU    POÈTE    LYRIQUE 

(1835-1855) 

ignorance  ou  dédain  à  l'égard  du  lyrisme  de  Goethe.  L'interprétation 
morale  et  la  poésie  raisonnable.  Les  traductions  des  humanistes  : 
W.  Whewell.  —  Le  premier  recueil  important  :  Sir  Th.  Martin  et 
W.  E.  Aytoun  (1844).  La  critique.  —  L'hommage  de  Tennyson  à  Goethe. 


300 


GCËTHE   EN   ANGLETERRE 


Caractères  communs  de  leur  lyrisme;  la  poésie  nocturne,  l'inspiration 
philosophique   et  religieuse,   les  thèmes;  l'immortalité,  la  soumission 
Universalité  du  lyrisme  de  Gœthe.  L'adieu  de  Tennyson  à  Goethe.     248 


CHAPITRE  V 

LA   VIE    DE    GOETHE    PAR    G.    H.    LEWES(1855) 

Les  travaux  précédents  et  suivants.  La  valeur  historique  de  l'ouvrage. 
La  documentation  nouvelle.  —  Le  contraste  entre  Carlyle  et  Lewes. 
La  Vie  de  Gœthe  de  G.  H.  Lewes.  Compréhension  totale,  explication  bio- 
graphique et  positive,  goût  classique.  Les  lacunes  comblées,  Iphi- 
génie,  les  Elégies,  Hermann  et  Dorothée.  Les  critiques  d'ordre  artis- 
tique; les  drames  et  les  romans.  —  Les  deux  nouveaux  aspects  de 
Gœthe;  l'artiste,  le  savant.  L'art  dans  les  grandes  œuvres  :  Wxihelm 
Meister  et  Faust.  —  Les  études  scientifiques  de  Gœthe,  le  physicien,  le 
botaniste,  le  zoologiste.  —  Le  jugement  sur  l'homme  et  les  rectifications 
de  Lewes;  la  légende  de  Gœthe  égoïste  et  de  Gœthe  immoral  (Gœthe  et 
les  femmes).  Le  génie  de  Gœthe,  l'emprise  du  réel  et  l'exigence  de 
l'art 260 

Conclusion 276 

Index  alphabétique 287 


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La  Roeliefoucauld,  par  G.  Grappe.  Un  volume. 

Kapoléon  I«\  par  E.  Guillon.  Un  volume. 

André  Chénier,  par  Firmin  Roz.  Un  volume. 

Saint  Yincent  de  Paul,  par  l'abbé  Calvet.  Un  volume. 

Jean-Jaeques  Rousseau,  par  Albert  Bazaillas.  Deux  volumes. 

Mine  de  diirardln,  par  Jean  Balde.  Un  volume. 

Béranger,  par  Stéphane  Stroswki.  Un  volume. 

Racine,  par  Gh.  Le  Goffic.  Deux  volumes. 

Joubert,  par  V.  Gikaud.  Un  volume. 

La  Musique  au  XWIII°  siècle,  par  H.  de  Curzon.  Uq  volume. 

Ronsard,  par  P.  Villev. 

La  Rruyère,  par  Em.  Mag.ne.  Un  volume. 

Prix   de  cbaque  volume,  broché 4  fr. 

Cartonné  :  5  fr.  75.  Relié  :  8  fr.  2o. 


La  Vie  de  Jean  de  La  Fontaine,  par  Louis  Roche.  Un  volume  in- 

16 6  fr. 

Payes  choisies  du  vicomte  E.-HI.  de  l'ogiké,  de  l'Académie  fran- 
çaise. Préface  de  M.  Paul  Bourg  et,  de  l'Académie  française.  4'  édi- 
tion. Un  volume  in-16 6  fr. 

Essais  de  psjvpholoyie  contemporaine,  par  Paul  Bodrget,  de 
l'Académie  française.  Édition  définitive.  Deux  volumes  io-16.     15  fr 

Études  et  Portraits,  par  Paul  Bourget.  I.    Portraits  d'écrivains  et 

notes  d'esthétique.  Edition  définitive.  Un  vol.  in-lti G  fr. 

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III.  Sociologie  et  Littérature.  6*  mille.  Un  vol.  in-16 6  Ir 

Pages  de  critique  et  de  doctrine,  par  Paul  Bourgbt.  I.  Notes  de 
rhétorique  contemporaine.  —  II.  Notes  de  critique  psychologique.  — 
111.  Thèses  traditionalistes.  —  IV.  Quelques  exemples.  4*  mille.  Deu.\ 
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de  langues  et  de  littératures  d'origine  germanique  au  Collège  di' 
France.  Première  partie  :  Gœlz  de  Berlichingen.  —  Hermann  et  Dorothée. 

—  Le  Camp  de  Wallenstein.  Un  volume  in-16.  ; 6  fr. 

Deuxième  partie  :  Ewald  de  Kleist. —  Goethe  en  Champagne.  La  Jeu- 
nesse de  Schiller  {1759-1780).  —  Les  Brigands.    Un  volume  in-16 
Prix 6  fr. 


PARIS. —   TYP.    PLON-NOURRIT    ET    C'«,    8,   RUB   GARANCIBRB.    —    25241. 


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