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Full text of "Gœthe et la musique; ses jugements, son influence, les œuvres qu'il a inspirées"

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£-^ s-^t. fl-g 



GŒTHE 



ET 



LA MUSIQUE 



^UTRES^OUVRAGES DE U AUTEUR. 



Histoire du Costume au Théâtre, depuis ks origines du théâtre 
en France jusqu'à nos jours, ouvrage orné de vingt-sept gravures 
et dessins originaux extraits des Archives de l'Opéra et repro- 
duits en fac-similé (grand in-8, Charpentier éditeur). 

L'Opéra secret au xvm* siècle (1770-1790), Aventures et intri- 
gues secrètes, racontées d'après les papiers inédits conservés aux 
Archives de l'État et de l'Opéra;, avec frontispice, en-tète et cul- 
de-lampe à l'eau-forte par de Malval (in-8 écu, Rouveyre éditeur). 

La Comédie et la Galanterie au xviii* siècle : L'Église et 
l'Opéra en 17^^, les Spectateurs sur le théâtre, le Théâtre des de- 
moiselles VerrièreSj A la Bastille; avec frontispice à l'eau-forte en 
trois couleurs par M. L. Rau>vcyre, euKète et cul-de-lampe à 
l'eau-forte par ée MalNml (in-9 écu, Rcuveyre éditeur). 

La Ville et la CotJR au xtiii* siècle r Mo\art à Paris, Marie- 
Antoinette musicienne, la Musique et les Philosophes; avec frontis- 
pice, en-téte et cul-de-lampc à l'eau-forte par de Malval (in-8 
écu, Rouveyre éditeur). 

La Cour et l'Opéra sous Louis XVI : Marie- Antoinette et Sac- 
chini, Saliaci, Favart si Gluck; d'apiés de» dociunent» inédits 
conservés aux Archives de ITËtal et i lapera (în-iS» Didier 
éditeur). 

Airs variés. Critique, histoire, biographies musicales et dramatiques 
(in- 18, Charpentier éditeur)^ 

Histoire du Théâtre de M"* de Pompadour, dit Théâtre des 
PeTits-Cabinets, avec une eau-forte de Martial d'après Bou- 
cher (grand in-8, Baur éditeur). 

Les Grandes Nuits de Sceaux, le Théâtre de la duchesse du 
Maine, d'après des documents inédits (in-8, Baur éditeur). 

La Comédie a la cour de Louis XVI, Le Théâtre de la Reine à 
Trianon, d'après des documents nouveaux' et inédits (in-8, 
Baur éditeur). 

Un Potentat musical. Papillon de la Ferti, son règne à l'Opéra 
de lySo à 17^, d'après ses lettres et ses papiers manuscrits 
conservés aux Archives de l'État et à la Bibliothèque de la Ville 
de Paris, avec un portrait de La Ferté, gravé à l'eau-forte par 
Adolphe Varin (in-8, Détaille éditeur). 

Weber a Paris en 1826, Son voyage de Dresde à Lotidres par la 
France; la musique et les théâtres, le monde et la presse pendant 
son séjour (in-8, Deuille éditeur). 



Paris. Typ. Deurbergue, boulevard de Vaugirard, 113. 



GŒTHE 



LA MUSIQUE 

^ ii s J UGliMHNTi, bOK "IM-LUENCE. 
LES ŒUVRES QU'IL A INSPIRÉES 



ADOLPHE JULLIEX 




G. 1-lbCHBACHIiR. tDllEL'R 

• a. BUE DE •4E.NE, H 




c 



KO 



•'•.1 



A MADAME 



CLARA SCHUMANN 



HOMMAGE RESPECTUEUX DE l'aUTEUR 
EN GAGE D*ADMIRATION 
POUR LES ŒUVRES DE SON ILLUSTRE ÉPOUX 



^VANT-TROPOS. 



Voici, riumes en volume, 4es études que je donnai, 
il y a déjà quelques années, à la Revue et Gazette 
musicale, et qui ont acquis depuis hrs un dévelop- 
pement considérable, au moins en ce qui regarde 
Faust. Le titre général de l'ouvrage et l'intitulé de 
chacune des parties indiquent clairement et le sujet 
tout nouveau de ce travail et les principaux aspects 
sous lesquels il s'est offert à mon esprit^ 

L'objet de la première partie est d'exposer, de dis- 
cuter les opinions que Goethe s'était faites sur l'art 
musical, les impressions qu'il ressentait à l'audition 
de tel ou tel chef-d'œuvre, puis de montrer le rôle 
asscTi important que la musique tenait dans ses dé- 
lassements de famille. Le but de la seconde partie 
est de constater l'influence souveraine que les créations 
maîtresses de son génie exercèrent sur les compositeurs 
de toutes les écoles et de tous les pays, d'étudier enfin 
tes œuvres qu'elles leur inspirèrent. 



AVANT-PROPOS. 



J'ai dû diviser cette dernière partie en différentes 
séries. En effet Faust et Wflhelm Meister occupent 
une place tellement' importante dans l'œuvre entier 
de Goethe, et les compositeurs ont si souvent mis à 
contribution ces deux ouvrages, que l'examen de leurs 
transformations musicales exigeait une place presque 
aussi étendue que l'étude des autres œuvres capitales 
du maître réunies ensemble. Il convenait donc, pour 
plus de clarté, d'attribuer à chacun de ces sujets une 
place distincte qui lui fut propre. 

Cette division avait aussi l'avantage de se prêter 
à la publication préalable en articles, sans^ rompre 
en rien le plan général de l'ouvrage; or, cette façon 
de procéder me paraît extrêmement utile, quand, il 
s'agit d'un travail de longue haleine, qui peut se 
propager vite et loin sous cette forme légère. L'auteur 
se trouve dès lors en position de mieux juger l'en- 
semble de son livre futur ^ d'étudier l'impression pro- 
duite, de recueillir les critiquas et renseignements 
qu'on ne manque pas de lui adresser. 

Il en fut ainsi pour le présent ouvrage. On pour- 
rait compter près de cent journaux de différents pays 
qui m'ont emprunté la liste toute sèche des musiciens 
qui se sont inspirés soit de Faust soit de Wilhelm 
Meister. D'autre part, les journaux de musique 



AVANT-PROPOS. 5 



allemands suivaient ces études avee^ attention et les 
signalaient article par article; la Espana musical, 
de Barcelone, et la Gazzetta musicale di Milano 
en traduisaient, avec mon agrément, des fragments 
considérables; je recevais enfin, par lettres et par 
journaux, d'utiles renseignements provenant surtout 
de France et d'Allemagne, 

J'ai mis à profit toutes les observations et j'en 
sollicite de nouvelles, dans l'espoir de voir ce livre 
arriver à une nouvelle édition; mais, sans regarder 
si loin dans l'avenir, je souhaite seulement — pour 
l'heure présente — qu^ ce travail soit aussi bien ac- 
cueilli en volume qu'il le fut sous sa forme première. 



GOETHE 

ET LA MUSIQUE 



r 1 r ^__^,»fc_^i^ 



PREMIÈRE PARTIE. 

LE PENSER DE GŒTHE SUR LA MUSIQJJE. 



CHAPITRE PREMIER. 

Gœthe et Mendelssohn. Amitié de Gcethe et de Zelter. 
Séjour que Mendelssohn fit hans la famille de Gcethe 
EN 1850. Séances intimes de musique. Opinions de Gœthe 
SUR Bach et Beethoven. Adieux du jeune compositeur 
au poëte. 

« Au premier moment, on s'étonne de trouver 
de la froideur et même quelque chose de raide 
à l'auteur de Werther; mais quand on obtient 
de lui qu'il se mette à l'aise, le mouvement de 
son imagination fait disparaître en entier la gêne 
qu'on a d'abord sentie : c'est un homme dont 
l'esprit est universel, et impartial parce qu'il est 
universel; car il n'y a point d'indifférence dans 
son impartialité : c'est une double existence, une 



À GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

■ I I ■ . — fc»^ « ■ ir I. ■ 1 ■ 

double force, une double lumière qui éclaire à 
la fois dans toute chose les deux côtés de la 
question. Quand il s'agit de penser, rien ne 
l'arrête, ni son siècle, ni ses habitudes, ni ses 
relations; il' fait tomber à plomb son regard 
d'aigle sur les objets qu'il observe; s'il avait eu 
une carrière politique, si son âme s'était déve- 
loppée par les actions, son caractère serait plus 
décidé, plus ferme, plus patriote; mais' son 
esprit ne planerait pas si librement sur toutes ' 
les manières de voir : les passions ou les inté- 
rêts lui traceraient une route positive. » ^ 

Tel est le portrait que M™® de Staël trace de 
Gœthe dans son livre sur V Allemagne, et nulle 
n'était en meilleure situation pour le dépeindre 
que la femme éminente qui, fuyant les persécu- 
tions acharnées du premier consul, avait trouvé 
un abri sûr à Weimar et y avait noué des rela- 
tions avec Goethe, Wieland et Schiller, ces trois 
princes de l'Athènes germanique. 

La précieuse impartialité dont Goethe donnait 
la preuve dans ses moindres jugements était donc 
une conséquence forcée de l'universalité de ses 
connaissances. Comment exprimer en effet quels , 
rapides développements avait acquis ce puissant 



PREMIERE PARTIE. 



esprit, le plus grand poète de l'Allemagne et l'un 
des plus vastes génies du monde moderne ? On 
pourrait presque dire de lui qu'il savait tout. Ses 
ouvrages, en effet, Faust en première ligne, nous 
font réflécliir sur tout, et, pour emprunter le lan- 
gage d'un savant naïf du moyen âge, sur quelque 
chose de plus que tout, de omnibus rébus et quibus-- 
dam aliis. 

On ne saurait, d'un seul coup d'œil, embrasser 
l'étendue des connaissances d'un esprit «aussi 
vaste. Veut-on l'étudier avec profit, veut-on pé- 
nétrer la pensée intime du poëte, il faut user 
d'habileté et, reconnaissant notre faiblesse en 
face du génie, laisser de côté maints trésors pour 
ne chercher dans la vie et les récits de Gœthe 
que ce qui a trait à une seule branche des con- 
naissances humaines. 

Ainsi ferons-nous pour la Musique, laissant à 
d'autres le plaisir de consulter les ouvrages du 
maître sur les lettres, sur les arts du dessin ou 
sur l'histoire. Nous ne sortirons pas du domaine 
des sons, et, sous cette réserve, nous essaierons 
de répondre à plusieurs questions qui se sont 
souvent posées devant nous à la lecture dij chef: 

d'œuvre du poëte. 

1. 



10 GŒTHE BT LA MUSiaUE. 



Que pensait Gœthe de la musique? Âvait-il 
une juste estime ^ professait-il une admiration 
sincère et convaincue pour l'art musical, pour 
les compositeurs qui en furent les plus fervents 
adeptes, pour les œuvres qui en furent les mani- 
festations les plus brillantes ? Croyait-il, en un 
mot, que les musiciens fussent à l'égal des poètes 
les favoris des Dieux, et que la musique fût sœur 
de la poésie ? 

«( C'est étourdissant, disait*il, c'est étourdis- 
sant! » lorsque Mendelssohn exécutait devant 
lui lés créations des différents maîtres de la 
musique. Étourdissant, expression vague, pa- 
role d'admiration, mais d'une admiration incer- 
taine, louange qui frise de bien près la critique. 
L'esprit du poète était comme étourdi p^ les 
merveilles que Mendelssohn lui faisait entendre 
chaque jour, et dont il ne gardait qu'une idée 
assez confuse. 

- Et pourtant il se plaisait à ces auditions mu- 
sicales, et le jeune artiste, alors à son aurore, 
payait ainsi par des concerts intimes la cordiale 
hospitalité que lui offrait le grand homme déjà 
bien près de la tombe. 

A peine âgé de douze ans, au milieu de Tété 



PREMIÈRE PARTIE. II 

ê 

de 1 82 1 , Mendelssohn avait été présenté à Gœthe 
par Zelter, son maître, émerveillé des facultés 
naturelles et des rapides progrès de son élève/ 
Cîœthe n'avait pu mieux faire que de ratifier les 
éloges de son vieil ami Zelter, et cet encoura- 
gement venu de si haut avait prodiût une vive 
impression sur l'esprit de l'enfant. 

Vieille et solide amitié que celle qui unissait 
4e savant musicien avec l'auteur de Faust ^ amitié 
<iue ne pouvait même pas affaiblir la distance. 
2elter demeurait à Berlin, Gœthe à Weimar ; mais 
ils ne cessaient de correspondre l'un avec l'autre ^ . 
Quel jour de joie daçs la maison du poète, quand 
le musicien arrivait à l'improviste, heureux de 
surprendre son ami et la famille ; mais aussi quelle 
tristesse ou jour du départ, alors que les deux 
^eux amis se disaient adieu une fois . encore , 
craignant que ce ne fût la dernière ! 

« Oui,, disait un joiir Gœthe, à propos d'un 
album où se trouvait écrite de la main de Zelter 
cette sage parole : Apprends à obéir! oui, Zelter 
a toujours de la solidité et du grandiose. Je par- 

» La corttspondahce de Gœthe et de Zelter se continue de- 
puis 1799 jusqu'à lanKirt de Gœthe. Elle a été publiée, en 1833 
parRicmer (6 volumes). Malheureusement elle n*a pas encore 
ététradttitt. 



12 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

cours en ce moment avec Riemer ses lettres : elle 
renferment d'inestimables trésors. Les lettres 
qu'il m'a écrites en voyage sont surtout de grande 
valeur; car, en sa qualité de bon architecte et 
de bon musicien, il trouve toujours des objets 
intéressants à juger. A son entrée dans une ville, 
tous les édifices lui parlent et lui disent leurs 
mérites et leurs défauts. Les sociétés chantantes 
l'attirent bien vite chez elles et elles montrent 
au montre leurs qualités et leurs faiblesses. Si un 
sténographe avait écrit ses conversations musi- 
cales avec ses élèves, nous aurions un livre 
unique; car sur ces matières Zelter a du génie ^ 
il est grand, et toujours il sait frapper le clou sur 
la tête. ». 

Enfant, Mendelssohn avait été reçu par Gœthe 
avec une bonté toute .paternelle; jeune honmie, 
il le fut avec affection et sympatliie. Quelques 
années après cette première présentation; Félix 
et son père, rentrant à Berlin au retour d'un 
voyage en France, passèrent par Weimar, où le 
maître leur offrit cette noble hospitdité qu'il 
exerçait envers les étrangers, les recevant tous, 
causant avec eux dans leur langue, « n'ayant 
d'autre but eji toute chose que V agrandissement 



\ / 



PREMIÈRE PARTIE. 



13 



de soh goût y comme dit Saint-Beuve, serein, 
<=alme, sans fiel, sans envie. » 

En iSjo enfin, Mendelssohn inaugurait son 

"voyage artistique à travers l'Europe ^ par un 

j)èlerinage à Weimar. Il y resta une quinzaine de 

jours^ enchanté del'accueil empressé de son hôte, 

^e l'amabilité de sa beUe-fiUe Ottilie, de lagen- 

Tillesse de ses petits-enfants, Walter et WolfF, et 

<Ie la grâce de M"® Ulrique de Pogwisch, sœur 

de M"« de Gœthe. 

«- Voilà déjà longtemps , écrivait-il à Zelter , 
que je voulais vous adresser un nouveau témoi-» 
gnage.de reconnaissance; mais les expiassions 
me viennent mal quand mon cœur déborde à 
ce point. Lorsque vous m'avez présenté chez 
Gœthe, il y a de cela neuf ans, vous compreniez, 
vousy «toute l'inlportance du service que vous me 
rendiez; mdi, eâÊmt^ je ne sentais pas tout mon 
honheur^AIais aujourd'hui, après cet accueil si 
aimable et si cordial de bi et des siens, après 
cetcesériê de jours pour moi mémorables à ja-» 




» C'est à la fin de ce voyage que Mendelssohn arriva â Paris. 
11 y resta près de six mois; sur cef point spécial, nous renvoyons 
nos lecteurs au récit détaillé que nous avons fait du séjour de 
Mendelssohn à Paris, daijs notre livre : Airs variés ( Paris, Char- 
pentier, 1877). 



14 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

mais, où chaque heure m'a apporté sa gerbe 
d'enseignement, de joie et d'honneur, je com- 
prendsi tout ce que vous avez fait pour moi 
et je ne sais comment vous en remercier di- 
gnement ^ » 

Le temps passait vite à Weiniar dans la mai- 
son du poëte. Les journées s'écoulaient rapides 
et charmantes, le maitre causant, effleurant d'un 
mot ou traitant à fond mille sujets divers, pein- 
ture, philosophie, sciences, musique, poésie, le 
jeune homme écoutant avec attention les doctes 
paroles du \idillard. Mais le moment venait où 
le musicien devait répondre au poëte ; celui-ci 
alors « roubit de grands yeux comme un vieux 
lion qui veut s'endormir » et Félix se mtsttait au 
piano. * 

« C'est singulier, disait Goethe, que je sois 
resté si longtemps saiis entendre , de musique! 
Pendant ce temps vous: n'avez pas ci&sséL, vous 
autres, de faire progresser l'art, et je ne suis 
plus au courant; allons, expliquez-moi cela tout 

* Mendelsshon. LetUe du 22 juin 1850, à Zelter. Sans que 
nous puissions deviner pourquoi, cette lettre, — et ce n'est .pas 
la seule, — ne 6gure pas dans le livre de M. Rolland, Lettres 
inédites de Meitdelssohn. Nous l'empruntons à l'intéressante étude, 
que M. Ernouf a fait paraître dans la Revue Contemporaine. 



PREMIÈRE PARTIE. I5 

au long, car il s'agit maintenant de causer rai- 
sonnablement ^ » 

Et l'élève, devenant maître à son tour, s'ef- 
forçait de mettre le vieillard au courant des 
nouvelles créations de la musique^ Chaque après- 
dlner était consacré à quelqu'un de ces concerts 
en famille. 

«... Aujourd'hui, écrit Mendelssohn, je dois 
lui jouer du Bach, du Haydn, du Mozart, et le 
conduire ainsi jusqu'à nos jours^ comme il le 
dit lui-même^.... Hier, j'assistais à une soirée 
chez Gœthe, et j'y ai joué seul tout le temps^ 
J'ai joué le Concerto, l'Invitation à la Valse, la 
Polonaise en ut, de Weber, trois morceaux fran- 
çais et des sonates écossaises 3. n 

Mais Gœthe se montrait insensible aux beau- 
tés grandioses de celui qui fut son. contemporain 
et son rival de gloire, de Beethoven. MendeJs- 
sohn, de son côté, prenant au sérieux son rôle 
de maître d'esthétique musicale, obligeait son 
illustre élève à l'entendre, et, sinon à admirer, 
du moins à méditer les plus belles pages du 
grand compositeur. 

' Meadelssohn. Lettre du 24 mai, à sa famille. 
* Mendebsohn. Lettre du 24 mai, à sa famille. 
3 Mendclssohn. Lettre du 25 mai, à sa famille. 



lé ÔŒTHE ET LA MUSIQUE. 

« Malgré son antipathie mal déguisée pour 
la musique de Beethoven, je ne pouvais lui en 
faire grâce, puisqu'il tenait à se rendre compte 
de la situation présente de l'art.... Mais ce qui le 
rendit vraiment heureux, ce fut une grande ou- 
verture de Bach que je lui jouai de mon mieux. 
« Comme cela est pompeux et grandiose, me 
disait Gœthe. Il me semble voir une procession 
de hauts personnages en habits de gala, descen- 
dant les marches d'un grand escalier ^ ! » 

C'était comprendre la musique de Bach en 
véritable poète. Pour mieux l'admirer, le vieil- 
lard se plaisait, les yeux fermés et l'oreille pleine 
de ces larges accords, à se représenter dans 
l'esprit quelque scène analogue , quelque situa- 
tion concordant avec la majesté de la musique^ 
mais en agissant ainsi, l'auteur de Faust rendait 
bien moins hommage au génie musical de Bach 
qu'à la merveilleuse puissance de sa propre ima- 
gination poétique . 

« Avant midi, je dois, pendant une petite 
heure, lui jouer sur le piano des morceaux de 
divers grands compositeurs, par ordre chronolo- 
gique, et lui expliquer comment ils ont fait pro- 

' Mcndclssohn. Lcttrç ilu. 22 juin, à Zcltcr. ' 



PREMIERE PARTIE. I7 

gresser l'art. Pendant ce temps-là, il se tient assis 
dans un coin, sombre comme un Jupiter tonnant, 
^t ses yeux lancent des éclairs. Il ne voulait pas 
du tout mordre à Beethoven; mais je lui dis que 
3 e ne savais comment le lui fidre comprendre 
et je liie mis à lui jouer le premier morceau de 
la symphonie en ut mineur, qui lui fit une im- 
pression tout à fait étrange. Il commença par 
dire : « Mais cela ne produit que de Tétonne- 
ment et n'émeut pas du tout; c'est grandiose. » 
Il murmura encore quelques mots entre ses 
dents; puis, après une longue pause, il reprit : 
a C'est très-grand et tout à fait étourdissant; on 
dirait presque que la maison va crouler; mab 
que serait-ce donc si tous les hommes ensemble 
se mettaient à jouer cela ^ ! » 

Décidément, Goethe se montrait tout à fait 
rebelle aux sublimes accords de Beethoven, et 
l'on ne saurait voir, il nous semble, dans ces pa- 
roles d'une exagération tout h3rperbolique, que la 
preuve M'une adniiration trop outrée pour être 
sincère. 

Peu à peu les soirées devinrent plus brillantes, 
et l'assemblée plus nombreuse. Mais la discrétion 

* Mendeissohn. Lettre du 25 mai, k sa famille. 



l8 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

du jeune homme lui conseillait de ne pas abuser 
d'une hospitalité aussi cordiale et bientôt, quoi- 
que à regret, il fit demander à Goethe si par 
hasard il ne venait pas trop souvent. « Eh quoi, 
répondit en grondaot ce dernier à sa belle-fille 
qui s'était chxtgit de la commission, je vais 
seulement commencer à causer avec lui, car il 
s'exprime très^clairement sur son art, et il a 
beaucoup à m'apprendre. » 

Parole véridique et qui nous montré au juste 
pourquoi le vieillard retenait le jeune musicien 
avec tant d'insistance. Depuis longtemps, l'au- 
teur de Faust ne se ccMitraignait plus pour per- 
sonne. C'était donc uniquement pour son plaisir 
qu'il gardait si longtemps Mendelssohn, en se 
faisant jouer par lui toute sorte de musique. Et 
lui-même dit en toute naïveté, dans une lettre 
qu'il adresse à son vieil ami Zelter, pourquoi la 
présence de Félix à Weimar lui était si agréable. 
« C'est surtout parce qu'elle m'a prouvé que 
le sens musical n'était chez moi nullement 
oblitéré. » 

Mais Mendelssohn était bien loin de deviner 
quelle secrète jouissance son art faisait éprouver 
au vieillard et pourquoi celui-ci s'efforçait tant 



PREMIÈRE PARTIE. I9 

de le dissuader de partir. Aussi bien, lorsque 
Félix qui, selon sa propre expression, « savait 
son monde, » annonça l'intention de continuer 
son voyage, le vieillard prétendit le retenir en 
disant qu'il avait sur le cœur beaucoup de choses 
qu'il devait lui expliquer. Comment Mendelssohn 
eût-il résisté à de si pressantes instances, aux 
vœux de son protecteur, de celui qui avait bien 
voulu lui accorder de mettre en musique sa fa- 
meuse ballade Walpurgisnacbt? 

a ... Je voulais, comme je vous l'ai mandé, 
partir pour Munich ; je le dis même en éùagaat à 
<jœtlie qai se sonffla mot. Seulement après le 
dîner, il attira Ottilie à part dans l'embrasure 
d'une fenêtre et lui dit : « Tu feras en sorte qu'il 
reste. » Elle vint en conséquence &ire avec moi 
plusieurs tours de jardin et s'eflForça de me per- 
suader, mais je voulus faire preuve de fermeté 
et je persistai dans ma résolution. Alors l'illustre 
vieillard vint lui-même à moi et me dit : « A quoi 
bon tant te presser? J'ai encore beaucoup de 
choses à te raconter, et tu as, toi, beaucoup de 
choses à me jouer. Quant à ce que tu m'as dit 
du but de ton voyage , cela ne signifie rien du 
tout; Weimar en est maintenant le véritable 



20 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

terme , et je ne vois pas ce qui te manque ici , 
que tu puisses trouver dans les tables d'hôte. 
Tu dois être reçu encore dans beaucoup de fe^ 
milles.... » Bref, il me pressa tant que j'en fus 
tout ému. Ajoutez à cela qu'Ottilie et Ulrique 
se mirent aussi de la partie et essayèrent de me 
faire comprendre qu'il ne forçait jamais les gens 
à rester, mais bien souvent à s'en aller. D'ailleurs, 
disaient-elles , nul n'est assez certain du compte 
de ses beaux jours pour en sacrifier quelques-uns 
de gaieté de cœur, et puis nous vous accompa- 
gnerons jusqu'à léna. Je n'eus plus envie alors 
de me montrer ferme et je restai '. » 

Il resta, mais ce ne pouvait être pour long- 
temps, et peu de jours après, lorsqu'il dut partir, 
Gœthe lui fit présent d'un feuillet de son ma- 
nuscrit de Faust, au bas duquel il avait écrit : 
« A mon jeune et cher ami F. M. B., le puissant 
et» doux maître du piano, souvenir amical des 
agréables jours de mai 1830.. — J. W. Goethe. » 
Et , donnant au voyageur l'adieu paternel , « Al- 
lons, dit-il, il s'agit maintenant de me conserver 
jusqu'à ton retour. » Ne semblait-il pas prévoir 
dans ce touchant adieu que ce souhait serait 

* Mendclsshon. Lettre du 6 juin, à sa famille. 



PREMIERE PARTIE. 21 



Stérile, et qu'il ne lui serait pas donné de revoir 
le jeune musicien son ami, son respectueux 
disciple ^ ? 

* Quelques semaines avant que Mendelsshon n'arrivât i Weimar, 
Eckermann, le confident attitré du -poète, en partait accompagnant 
dans son voyage d'outre-monts le fils de Gœthe, qui devait 
trouver en Italie une mort prématurée. Il y a donc à cet endroit 
une lacune r^ettable dans le journal d'Hckermann. Voici pour- 
tant une page qui semble avoir trait au musicien voyageur, mais 
elle est postérieure d'une année. 

Mardi, 22 nurs 185 1. 

Au dessert, Goethe m'a lu des passages d'unt lettre qu'un de 
ses jeunes amis lui a écrite de Rome. On y voit quelques artistes 
allemands avec de longs cheveux, des moustaches, de grands cols 
de c|iemise rabattus sur des habits taillés à l'ancienne mode alle- 
mande, des pipes et des dogues. Ils ne paraissent pas être venus 
à. Rome pour les grands maîtres, et pour apprendre quelque chose. 
Raphaël leur paraît faible, et Titien n'est à leur goût qu'un bon 
coloriste. — « Niebuhr a eu raison, dit Goethe, quand il a vu 
venir un temps de barbarie. Le voilà déjà, nous y sommes plongés, 
car en quoi consiste la barbarie, sinon à ne pas distinguer l'ex- 
cellent? » 

Le jeune ami de Goethe parle du carnaval, de l'élection du 
nouveau pape, de la révolution qui a éclaté, d'Horace Vemet, qui 
se fortifie comme un chevalier dans son château ; quelques artistes 
allemands ne sortent pas de leur maison et se coupent la barbe, 
ce qui prouve que ces déguisements n'ont pas été très-bien accueillis 
des Romains. Nous nous demandons si cette folie qui se moytre 
chez quelques jeunes artistes allemands a pris son origine dans 
quelques individus et s'est ensuite répandue comme une maladie 
intellectuelle conugieuse, ou bien si elle est due à l'esprit général 
da temps. 

« Elle est due à un petit nombre d'individus, dit Gcethe^ voilà 
déjà quarante ans qu'elle dure. La doctrine était : Pour que l'ar- 
tiste arrive au premier rang, il lui faut avant tout piéié et génie. 
C'était là une théorie très-séduisante et on l'accueillit à bras ou- 
verts. Car pour être pieux, il n'y a pas besoin d'étudier; quant 



22 GŒTHE ET LA MUSIQJUE. 

Le séJQur de Mendelssohn auprès de Gœthe 
peut déjà nous montrer d'une façon assez claire 
que la musique ne faisait pas une profonde im- 
pression sur l'esprit du grand homme. Il était 
loin, sans doute, d'être insensible aux beautés de 
l'art musical, mais à voir l'ignorance où, ainsi 
qu'il l'avoue lui-même, il était resté du mouve- 
ment musical de son époque, à le voir dire d'un 
ton d'ironie un peu dédaigneuse, en parlant de la 
Fiancée du brigand, de Ries : « H y a là tout ce 
qu'il faut pour faire le bonheur d'un artiste : une 
fiancée et un brigand ; » à le voir surtout fermer 
l'oreille aux puissantes inspirations de Beethoven, 
il est bien permis de douter que la musique eût 
le don de le charmer et de l'émouvoir à l'égal de 
la poésie ou de la peinture. 

au géaie, chacun l'avait reçu en naissant de madame sa mère. 
Pour être sûr d'avoir beaucoup de succès dans la foule des esprits 
médiocres, il n'y a qu'à exprimer des idées qui flattent la vanité 
et k paresse. » 

Si nous comparons cet extrait avec les lettres que Félix écri- 
vait d'Italie à sa famille, la concordance de lieu, de date et de 
sujets nous fait fortement présumer que Mendelssohn pourrait 
bien être le jeune ami qui correspondait avec Gœthe. 



PREMIÈRE PARTIE. 23 

f 



CHAPITRE IL 
Opinions générales de Gœthe sur les beaux-arts, la musique 

ET LE DRAME MUSICAL. IDENTITÉ d'oPINION AVEC LAMENNAIS. 
Ses JUGEMENTS SUR LA FlÛTE ENCHANTÉE, LA MUETTE DE 

PoRTici, LES Deux Journées, le FreischOtz et Euryanthe. 
Ses PRÉVISIONS sur la musique de Faust. 



« Goethe est un homme d'un esprit prodi- 
gieux en conversation, écrit encore M°** de Staël 
dans son portrait du maître. QiiaAd on sait le 
faire parler, il est admirable; son éloquence est 
nourrie de pensées, sa plaisanterie est en même 
temps pleine de grâce et de philosophie. » 
M""' de Staël disait vrai. Comme Diderot, Gœthe 
déployait en causant les richesses d'un esprit 
inépuisable et se montrait, dans le feu du dia- 
logue, presque supérieur à lui-même. 

Aussi est-il un livre qu'on ne saurait trop con- 
sulter quand on veut bien connaître le poëte et 
pénétrer les secrets de sa pensée. Nous vouIotis 
parler des Conversations de Gœthe pendant les der- 
nières années de sa vie, conversations pieusement 
recueillies par son disciple et secrétaire, Ecker- 
mann, sur qui le maître, après plusieurs années 
d'un commerce intime, a rendu ce glorieux té- 



24 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

, y . : 

moignagne : « Le fidèle Eckart est pour moi d'un 
grand secours. Il conserve sa manière de voir 
pure et droite, et il augmente tous les jours ses 
connaissances; sa pénétration, l'étendue de sa 
vue s'agrandissent; l'excitation qu'il me donne 
par la part qu'il prend à mes travaux me le rend 
indispensable ^ » 

Eckermann, comme on sait, était un obscur 
homme de lettres, fils d'un paysan hanovrien; 
sa mère était couturière, ses deux frères matelots 
et ses deux sœurs servantes. Il avait d'abord 
envoyé un manuscrit à l'illustre poëte en lui de- 
mandant de vouloir bien le lire pour le recom- 
mander à un éditeur, puis, en 1823, il était 
venu frapper à la porte de Goethe. Le vénérable 
patriarche de la littérature allemande devina sous 
une enveloppe grossière les bonnes et sérieuses 
qualités de l'honnête homme et il résolut de se 
l'attacher. Il en fit son secrétaire, l'admit peu à 
peu dans son intimité, s'habitua à causer devant 
lui et même à le faire venir uniquement pour 
avoir à qui parler. 

Le modeste écrivain, en retour, professait 
pour Goethe un respect quasi-religieux et, pour 

* Lettre de Goethe à Zeltcr, 4u 14 décembre 1850. 






PREMIERE PARTIE. 25 

, ■---.- _ ■■ - __ _ — — 

• 

mieux établir la distance qui le séparait de son 
bienfaiteur, il ne l'appelait jamais que Votre 
Excellence. Pendant les neuf années qu'il passa 
dans la société du grand poëte, de Tannée 1823 
à Tannée 1832, époque de la mort de Goethe, 
il recueillit jour par jour et nota avec une atten- 
tion scrupuleuse les jugements du maître, ses 
critiques en matière d'art, de science ou de lit- 
térature, ses causeries, et jusqu'à ses moindres 
pensées. 

Durant ce long commerce, le poëte parlait 
allant d'un sujet à T^cutre au gré de son caprice, 
et le disciple, les yeux fixés sur lui, gravait les 
moindres paroles dans sa tête, les méditait à 
part lui et les transcrivait enfin sur le papier. 

De là ce précieux recueil de pensées sur les 
arts, les mœurs et la littérature, de là ce livre 
d'un si vif intérêt qui nous introduit pour ainsi 
dire sous le toit de Gœthe, nous fait vivre à ses 
côtés, nous fait assister à ses causeries intimes, 
nous associe aux joies comme aux peines de la 
famille. * 

Jamais on ne pourra mieux qu'en ouvrant ce 
livre se rendre compte de la puissante univer- 
salité du génie de Gœthe, de l'énorme savoir de 



26 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

cet homme qui a exercé et exerce encore une 
véritable royauté dans le monde de l'intelligence. 
Aussi n'est-ce pas sans regret qu'on voit cet es- 
prit supérieur ne s'ouvrir qu'avec effort aux 
choses de la musique et, par le peu de paroles 
qu'il y consacre, montrer qu'il a bien pouf l'art 
musical une admiratioa raisonnée, mais une 
admiration presque de convenance et qu'il n'est 
pas réellement ému par les compositions les plus 
grandioses. 

Byron, Kant, Lessing, Sophocle, Rubens, 
Qaude Lorrain, Molière, Shakespeare, Calde- 
ron, Raphaël, Manzoni, Schiller, Hegel, Walter 
Scott, voilà plusieurs des noms qui reviennent le 
plus souvent dans ses causeries. Et quelle atten- 
tion il prêtait aux moindres nouvelles venues de 
France! Une leçon de Villemain, de Cousin, 
de Guizot^ l'intéressait au plus haut point. De 
même des poésies de Victor Hugo, des cartons 
de Delacroix, des chansons de Béranger, des 
articles d'Ampère et surtout des nouvelles de 
Mérimée. Mais il ne montrait qu'un médiocre 
souci des choses de la musique, et, tout en pre- 
nant garde de se bien tenir au courant de ce qui 
survenait dans le monde des lettres, des arts, de 



PREMIÈRE PARTIE. 2^ 

■ — • — ■ — ■ • ■ — ■ ■ - -^ ., 

la philosophie, il faisait une fâcheuse exception 
en ce qui regardait l'art musical. Comment ex- 
pliquer cette différence sinon par la direction de 
son esprit, qui l'entraînait de préférence vers les 
autres manifestations du génie et de la science 
humaine ? 

Il donne bien en causant de nombreux et d'ex- 
cellents préceptes d'esthétique, mais qui, dans 
leur généralité, semblent viser toute autre bran- 
che des beaux-arts plutôt que la musique. Il y a 
bien de par le livre abondance de sages et fines 
pensées, mais combien peu ont trait spéciale- 
ment à l'art musical ! 

Il n*est pas bon de conseiller à un prince Tabdication 
même de la moindre prérogative. 

Quiconque veut former des comédiens doit posséder un 
fonds inépuisable de patience. 

La vie de cour ressemble à la musique, où chacun doit 
observer ses mesures et ses pauses. 

Il en est de nous autres écrivains comme des femmes. 
Pendant l'accouchement, elles protestent qu'elles n*auront 
plus de rapports avec leurs maris; mais avant qu'on en 
soit avisé, les voilà de nouveau enceintes. 

Q^e signifie un fatras de vieilles règles froides et suran- 
nées! C2p'est-ce que tout ce bruit à propos de classiques 
et de romantiques? Le point essentiel, c'est qu'une œuvre 
soit, d'un bout à l'autre, bonne et bien faite; elle ne 
manquera pas alors d'être classique. 



28 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

Nous venons d'oublier un peu notre sujet en 
feuilletant le livre de Gœthe. Qu'on nous per- 
mette, avant d'y rentrer, de faire encore un mo- 
ment l'école buissonnièje : on ne saurait perdre 
son temps en pareille compagnie. 

Tout d'abord une bien jolie et surtout bien 
modeste définition de l'originalité : 

On parle toujours d'originalité, mais que veut-on dire 
par là? A peine sommes-nous venus au jour, que le 
monde commence à agir sur nous, et son action se con- 
tinue jusqu'à notre fin. Quelle chose pouvons-nous jamais 
appeler nôtre, si ce n'est l'énergie, la force, la volonté?... 
Si je pouvais confesser tout ce dont je suis redevable à mes 
prédécesseurs ou à mes contemporains illustres, il ne me 
resterait plus rien. 

Et plus loin : 

Il est presque impossible de trouver encore de nos jours 
une situation qui soit neuve, dans le sens absolu du mot. 
Le point de vue sous lequel on la considère, l'art avec 
lequel on la développe, peuvent seuls constituer une nou- 
veauté; encore est-on menacé sans cesse d'avoir quelque 
réminiscence involontaire. 

Puis une spirituelle leçon à notre adresse : 

Les critiques français oublient que l'imagination a des 
lois propres, auxquelles la raison ne peut ni ne doit tou- 
cher. Si la fantaisie n'enfantait pas des créations destinées 
à rester pour la raison des problèmes éternels, sou do- 



PREMIERE PARTIE. 29 

■■ « ^_ 

maine serait bien restreint. Cest par là que la poésie se 
distingue de la prose , laquelle est , peut et doit être le pa- 
trimoine de la raison. 

A propos d*ua paysage de Rubens, un brillant 
portrait de l'artiste : * 

L*artiste tient à la nature par un double rapport : il est 
â la fois son esclave et son maître : son esclave , par les 
moyens matériels qu'il doit invoquer à son aide pour 
être compris; son maître, parce qu*il met ces moyens ma- 
tériels sous la dépendance d*une inspiration raisotinée, à 
laquelle il les fait servir d'instruments. L'artiste entend 
s'adresser à l'humanité par un ensemble : or, cet en- 
semble, il ne le rencontre pas dans la nature; c'est l'en- 
fant de son propre génie , ou , si vous le voulez , c'est l'é- 
manation fécçnde du souffle divin. 

Enfin quelques lignes que ne sauraient trop 
lire et relire les directeurs de théâtre. Quelle 
surprise pour nous s'il en était un seul qui vou- 
lût bien méditer et suivre les conseils du maître ! 

Le difficile , dans la direction d'un grand théâtre , c'est 
de savoir rejeter l'accessoire et de ne pas le laisser nous 
détourner de nos grands principes. Ces grands principes 
consistent dans un bon répertoire de tragédies , d'opéras et 
de comédies, composé d'excellentes œuvres sur lesquelles 
on puisse compter, et quil faut considérer comme une 
base immuable. Par l'accessoire et l'accidentel, j'entends 
une pièce nouvelle que l'on est curieux de Connaître, un 
acteur en représentation que l'on veut voir dans certains 



30 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

rôles, etc. Il ne faut pas que tout cela nous détourne de 
notre voie , ^et nous devons toujours revenir à notre ré- 
pertoire. Notre temps est si riche en pièces vraiment 
bonnes, qu'il n*y a rien de plus facile à un connaisseur 
que de former un bon répertoire. Mais rien de plus diffi- 
cile que de le mîûntenir. * 

Arrêtons-Ià nos citations extra-musicales et 
rentrons dans notre sujet en empruntant à Gœthe 
deux comparaisons bien originales, pour ne pas 
dire davantage, l'une entre la musique et l'archi- 
tecture, l'autre entre Napoléon et Hummel. 

Je viens de trouver dans mes papiers une feuille sur 
laquelle j'appelle l'architecture une musique fixée, disait 
Gœthe aujourd'hui. Et en effet, il y a quelque chose 
comme cela ; l'effet que produit l'architecture se rapproche 
de l'effet produit par la musique '. 

Napoléon traitait le monde comme Hummel traitait 
son piano. Leur manière semble, à tous deux, impos- 
sible; nous comprenons aussi peu l'une que l'autre, et 
pourtant on ne peut en nier les effets. 

La grandeur de Napoléon consistait particulièrement à 

I Lamennais exprime en ces termes la même pensée que 

Gœthe : « Sous ce rapport, Tarchitecture ou l'harmonie des 

f jrmes présente quelque chose de semblable à ce qu'on retrouve 
dans la musique ou dans l'harmonie des sons. Ni Tune ni Tautre 
ne manifestent l'idée telle qu'elle est en temps qu'objet de la con- 
naissance, ridée pure, nette, précise, ou ne la déterminent, mais 
elles déterminent dans l'être qui voit ou entend un certain état 
interne ou des sentiments correspondants à un ordre d'idées. » 
(De VArt et du Beau, tiré du 3* volume de Y Esquisse d'une philo- 
sophie,) 



PREMIÈRE PARTIE. 3I 

être le même à toute heure. Avant et pendant une ba- 
taille , après une victoire ou une défaite , il était dans son 
assiette ordinaire; il avait la même lucidité, la même ré- 
solution. Il était toujours dans son élément, toujours à. la 
hauteur des circonstances, d'une situation quelconque, de 
même que Hununel n'éprouve aucun embarras, qu'il ait à, 
jouer un adagio ou un allegro, un contralto ou un so- 
prano. Tdle est la facilité qui se trouvé partout où un ta- 
lent réel existe , dans les arts de la paix comme dans ceux 
de la guerre, au piano comme derrière des batteries. 

Mais voici un sujet sur lequel le maître reve- 
nait fréquemment et qui Iu*i tenait fort au coeur. 
Il s'agit du drame musical. Ce point, on le com- 
prend de reste, devait particulièrement intéresser 
l'auteur de Gcet:^^, de Clavijo, à^Iphiginie en Tau-- 
ride, qui, comme on va le voir, ne voulait pas, 
pour juger un ouvrage lyrique, séparer le drame 
de la musique. C'était parler en poëte pour qui 
l'action dramatique est, dans un opéra, au moins 
aussi importante que la traduction musicale. Là 
était le germe d'une école qui devait bientôt 
surgir en Allemagne par le fait d'un homme 
de génie et produire alors des œuvres véritable- 
ment hors ligne, telles que Tannhauser et Loben- 
grin, telles que Tristan et les Maîtres chanteurs. 

Aussi lorsque les hasards de la conversation 
amènent le titre d'un opéra, est-ce bien plutôt 



32 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

du poëme et du drame que Goethe aime à par- 
ler que de la musique. S'agit-il d'un ouvrage dé 
Mozart, de Cherubini, de Rossini ou de Weber, 
peu importe. Ce qu'il cherche et étudie de pré- 
férence, c'est la contexture de la pièce, l'agence- 
ment des scènes. 

Mais laissons parler Eckermann. Mieux que 
personne il peut nous dire ce que Gœthe pensait 
de plusieurs chefs-d'œuvre de la musique dra- 
matique. 

Lundi JS avril 182^, 

.... Nous avons parlé ensuite du texte de la Flûte en- 
chantée, dont Gœthe a écrit une suite, sans avoir trouvé 
encore un compositeur capable de traiter convenablement 
le sujet. Il convient que la première partie que Ton joue 
est pleine d*invraisemblance et de plaisanteries que tout 
le monde ne sait pas mettre à leur place et apprécier; 
mais cependant, quoi qu'il en soit, on doit reconnaître 
que l'auteur entendait parfaitement Tart d'agir par les 
contrastes et d'amener de grands effets de théâtre ». 

Lundi 14 Mars iSp 

Dîné avec Goethe. Je lui parle de la Muette de Portici 
. qui a été donnée avant-hier. Les vrais motifis de la révo- 

* Cette note recueillie par Eckermann et intei^lée dans son 
livre, fait partie du journal de Soret. Celui-ci était un Genevois 
qui, sur sa réputation d'esprit libre et de républicain , avait été 
mandé à Wcimar pour fiiirc l'éducation du grand-duc héritier : 
depuis son arrivée il était etj rapports intimes avec Gœthe. 



PREMIERE PARTIE. 35 

lution n'y sont pas expliqués, remarquons-nous, et^c*e$t 
là une cause de succès, parce que chacun suppose que 
ces motifs sont ceux mêmes qu'il voit dans sa ville ou dans 
son pays. — « L'opéra tout entier, dit Gœthe, est au fond 
une satire du peuple , Car faire des amours d'une pêcheuse 
une affaire publique, et appeler un prince un tyran parce 
qu'il épouse une princesse , c'est là une absurdité aiissi ri- 
dicule que possible. 

Mardi 7 octobre 1828 

.... On s'est entretenu du théâtre, et l'on a beaucoup 
discuté sur le dernier opéra de Rossini, son Moïse. On a 
critiqué le sujet; on a loué et blâmé la musique. Gœthe 
dit alors : « Mes chers enfants, je ne comprends pas 
comment vous pouvez séparer et goûter isolément le sujet 
et la musique. Le sujet n'a aucune valeur, prétendez-vous, 
mais vous vous en êtes consolés par un régal d'excellente 
musique. J'admire que la nature vous ait ainsi organisés, 
que votre oreille puisse écouter des sons charmants , tan- 
dis que la vue , le plus parÊuf de nos sens , est tourmen- 
tée par des objets absurdes. Vous ne niere? point que 
votre Moïse ne soit en effet par trop absurde. Au lever du 
rideau voilà nos gens qui prient. Cela est fort inconve- 
nant. « Lorsque tu voudras prier, dit l'Écriture, reste 
dans u chambre et ferme la porte sur toi. » — Donc, au 
théâtre , point de prière. — Quant à moi , je vous eusse 
donné un Moïse tout différent. D'abord je vous aurais 
montré les enfants d'Israël accablés de mille corvées 
odieuses et souffrant de la tyrannie des gouverneurs de 
l'Egypte. De cette sorte, vous eussiez saisi ensuite plus fa- 
cilement les mérites de Moïse à l'égard de son peuple, 
qu'il a su délivrer d'une honteuse oppression.... » 



34 GOETHE ET LA MUSIQUE. 

Alors Gœthe s'est mis à reconstruire, avec une facilité 



supérieure , Fensemble de Topera , qu'il suivait pas à pas , 
scène par scène, acte par acte, procédant toujours avec 
esprit , avec animation , dans le sens historique du sujet, 
à la satisfaction , à l'étonnement de toute la compagnie, 
qui ne se lassait pas>d'admirer le flux irrésistible de y^ 
pensées et la gracieuse abondance de son invention. — Les 
idées passaient trop vite devant nous pour que j'aie pu les 
retenir. Cependant il m'est resté en mémoire une danse 
d'Égyptiens que Gœthe intercalait après la disparition àiçs 
ténèbres. C'était une manifestation de leur joie pour la lu- 
mière qu'ils venaient de recouvrer. 

Deux jours plus tard, le 9 octobre, dans un 
dîner de famille qui ne comptait que trois con- 
vives, Gœthe, sa belle-fille et Eckermann, ce- 
lui-ci rappelait cette heureuse improvisation sur 
le drame de Mme. Gœthe alors : 

Je ne sais plus ce que , dans un moment de plaisanterie 
et de bonne humeur, j'ai pu dire de Moïse, ces choses-là 
s'oublient vite. Mais ce qui est certain, c'est que je ne peux 
jouir vraiment d'un opér^ que lorsque le poème est aussi 
parfait que la musique, et que tous deux marchent du 
même pas. Si vous me demandez quel opéra je trouve bon, 
je vous citerai le Porteur d'eau (les Deux Journées), car la pièce 
est si bonne qu'on la donnerait et qu'on la verrait seule 
avec plaisir. Les compositeurs ne comprennent pas l'im- 
portance d'un bon sujet, ou bien il leur manque des poètes 
qui s'entendent à leur écrire de bons poèmes. Si le Franc 
ArcJjer n'était pas aussi heureux, la musique aurait eu de 
la peine à donner à l'opéra la popularité dont il jouit; 



PREMIERE PARTIE. 35 

on devrait donc avoir aussi quelque considération pour 
M. IGnd. 

Voilà d'un mot Bouilly et Kind singulière- 
ment élevés au-^iessus de Cherubini et de Weber. 
Ainsi donc, au dire de Goethe, le drame des 
Deux Journées pourrait être donné avec succès 
sans musique et c'est le ppëme de Kind qui a 
fait la vogue du FreischutT^ de par le monde. Il 
est presque inutile de signaler la double erreur 
contenue dans ces lignes, tant l'histoire l'a plei- 
nement mise en lumière. Sans trop déprécier le 
drame de Freischiït:;^ où le fantastique de la lé- 
gende se mêle heureusement à la couleur fami- 
liale des scènes d'intérieur, tout en donnant 
au drame de Kind les éloges que Weber lui 
accorde dans ses lettres, il serait puéril aujour- 
d'hui de ne pas vouloir reconnaître l'énorme dis- 
tance qui sépare l'ébauche du poëte de l'œuvre 
du musicien et qui n'est rien moins que celle 
du talent au génie. Quant au Porteur d'eau ^ 
(pour employer le titre allemand des Deux 
fournées^ y non seulement la pièce sans la mu- 



» Goethe faisait grand cas de ce drame : dans Vérité et Poésie, 
il le cite encore comme « le sujet le plus heureux peut-être que 
nous ayons jamais vu au théâtre. » 



36 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

sique serait insupportable , mais si la belle par- 
tition de Checubini n*a pu rencontrer presque 
nulle part le glorieux accueil qu'elle mérite, elle 
est redevable de cette maleohance au drame en- 
fantin du bonhomme -Bouilly. 

Weber était sans contredit, à cette heure, le 
compositeur qui, et par ses créations et en s' op- 
posant aux envahissements de la musique ita- 
lienne , répondait le plus aux idées et aux aspi- 
rations de r Allemagne; mais Gœthe n'était pas 
à même d'apprécier son génie et en le rabaissant 
ainsi, il répétait simplement la leçon de son 
mentor musical, de Zelter, qui avait écrit à pro- 
pos de Freischût:(^ « que Weber n'avait réussi 
qu'à créer une gigantesque nullité sur un poëme 
plus nul encore. » Qu'on lise ensuite deux autres 
passages qui n'ont vraiment trait qu'aux poëmes 
de Freischûi:^ et à' Euryanthe , et cela seul suffira 
pour prouver que le maître se souciait assez peu 
de la musique, quand bien même son jugement 
sur Euryanthe ne montrerait pas à quel point un 
homme peut se tromper, cet homme s'appelât-il 
Gœthe. 

L'angoissé naît chez le lecteur ou le spectateur 

lorsque les acteurs sont menacés d'un danger matériel, 



PREMIÈRE PARTIE. 37 

comme, par exemple, dans les GaUrims ^ ou dans h 
Franc Arclxr de Weber. Bien plus, dans la scène du Val 
du Loup, ce n*est pas seulement de l'angoisse, c'est un 
abattement complet, pour tous ceux qui en sont té- 
moins 

Un poète qui se prépare à écrire pour le théâtre doit 
avoir la connaissance de la scène , afin d'apprécier les res- 
sources qui sont à sa disposition et de savoir, en général, 
ce qu'il faut admettre ou rejeter. De même, un compo- 
siteur ne saurait se priver d'une certaine intelligence de la 
poésie. Qu'il apprenne à distinguer le bon du mauvais, et 
il ne prodiguera point les ressources de son art à des 
poèmes défectueux. 

Weber n'aurait point dû composer la musique âHEu- 
ryantlx; il devait voir, au premier coup d'œil, que c'é- 
tait un sujet malheureux dont on ne pouvait rien tirer. 

Erreurs qvte ses paroles si injustes à Tégard 
de Cherubini et de Weber. Erreur aussi que 
cette singulière réponse du maître, un jour 
(c'était en 1829) qu'Eckermann assurait n'avoir 
pas perdu l'espérance de voir naître une musique 
convenable pour Faust, 

« C est tout à fait impossible , dit Goethe. Les accents 
durs , pénibles, terribles, qu'elle devrait renfermer par places 
sont tout à fait opposés à ce temps-ci. La jnusique devrait 
être dans le caractère de Don Juan; Mozart aurait pu écrire 

I Mélodrame en trois actes, traduit de Saint -Aldéron par 
Théodore Hell ( Winkler). 

3 



38 GŒTHE ET LA MUSICIUE. 

la partition du Faust, Meyerbeer le pourrait peut-être; 
mais il ne se laissera pas entrdner à une pareille œuvre, il 
est trop engagé avec les théâtres d'Italie. » 

Et pourtant, à l'heure même où Gœthe pro- 
nonçait ces paroles décourageantes, au moment 
où préjugeant l'avenir, il condamnait par avance 
tous les compositeurs qui prétendraient s'inspirer 
de son Faust, un homme grandissait en Alle- 
magne, — jeune homme encore et étudiant le 
droit, contre son gré, à l'université de Leipzig, 
pour répondre aux vœux de sa mère et de son 
tuteur, — qui devait faire de Faust une concep- 
tion musicale hors ligne et tout à fait digne 
d'aller de pair avec l'œuvre originale. 

C'était Robert Schumann, Nous admettons 
bien. que Gœthe n'ait eu, si toutefois.il en avait 
pris connaissance, qu'une assez pauvre idée des 
tentatives musicales de Joseph Strauss, de Lickl, 
de Seyfried, ou même de l'ouvrage alors unani- 
mement applaudi de Spohrj mais on ne com- 
prend guère qu'il ait indiqué comme pouvant de 
préférence composer une partition de Faust l'ar- 
tiste dont la douce mélodie, dont les suaves 
accents semblaient en complet désaccord avec les 
heurts violents et les conceptions surhumaines 



PREMIÈRE PARTIE. 39 

du poëme. Et pourtant, à l'aspect des dessins de 
Delacroix sur son Faust, Goethe lui-même avait 
proclamé que la rudesse sauvage, dont les Fran- 
çais faisaient habituellement reproche à leur 
peintre, était là parfaitement à sa place. Si, 
conune la raison le demande, une traduction 
de Faust doit exiger, pour être magistrale, les 
mêmes qualités du peintre et du musicien, 
quelle musique fut jamais moins rude et moins 
sauvage que celle du chantre de Chérubin et 
de dona Elvire? Moins encore comprend-on que 
l'illustre maître de la littérature allemande ait eu 
la témérité grande de jeter en quelque sorte un 
défi à la musique. Schumann ne tarda pas à le 
relever, et la victoire couronna son audace. 



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40 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE. 



CHAPITRE III. 
Soirées biusicales dans la maison de Gœthe. Sa théorie 

SUR LE TRAVAIL CRÉATEUR DE L'ARTISTE ET DU MUSICIEN. 
Son JUGEMENT SUR LA QUERELLE DES BoUFFONS, A PROPOS 

DU Neveu de Rameau. Sa rencontre avec Mozart enfant. 
Son admiration pour l'auteur de Don Juan. Sa douleur 
a la mort de Mozart. 



Dans la maison de Gœthe, la musique faisait 
partie des distractions habituelles, aux réceptions 
privées comme aux soirées de famille. Tantôt 
c'était le conseiller Schmidt qui exécutait quelque 
sonate de Beethoven, tantôt Hummel, alors 
maître de chapelle du grand-duc de Weimar, 
qui improvisait avec une puissance et un talent 
hors ligne:. 

Un jour le chef d'orchestre de la cour, Eber- 
wein, faisait entendre le premier acte de son 
opéra le Comte de Gleichen, avec le concours des; 
acteurs de la troupe et de quelques dames de 
la ville; un autre jour, une jeune virtuose polo- 
naise, M™*" Szymanowska, dont Gœthe, malgré 
ses soixante-quatorze ans, s'était épris comme 
un jeune homme lors de son séjour à Marienbad, 
se faisait applaudir dans une soirée organisée 



PREMIÈRE ÇARTIE. 4I 

1 

tout exprès pour elle. « On dit qu'elle a fort bien 
joué, demandait Eckermann. — Supérieure- 
ment. — Aussi bien que Hummel ? — Pensez, 
dit Gœthe, qu'elle n'est pas seulement une 
grande virtuose, mais aussi et en même temps 
une belle femme;. tout ce qui vient d'elle a donc 
quelque chose de plus séduisant. Ses doigts ont 
une agilité étonnante. — A-t-elle aussi de l'éner- 
gie? — Oui certes, elle a de l'énergie, et c'eçt 
là même ce qu'il y a de plus remarquable en 
elle, car c'est ce qui manque généralement aux 
femmes. » 

Un soir, on exécuta sous la direction d'Eber- 
wein, des fragments du Messie, de Haendel. 
M"*^ de Gœthe et plusieurs demoiselles de ses 
amies s'étaient jointes aux chanteuses pour sa- 
tisfaire un vœu (Jue Gœthe formait depuis long- 
temps. Lui, assis à peu de distance, écoutait 
avec une attention profonde. « Il passa une soirée 
de bonheur, toute consacrée à l'admiration de 
cette œuvre grandiose. » Une autre fois, la 
famille Eberwein et d'autres artistes de l'or- 
chestre avaient organisé une soirée musicale 
chez le poète. Peu d'auditeurs : le surintendant 
général Rohr, le conseiller ^lulique Vogel, et 



42 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

quelques dames. Goethe avait désiré entendre 
un quatuor écrit par un jeune compositeur cé- 
lèbre. Un bon musicien de seize ans, Charles 
Eberwein, tenait le piano avec assurance : bref, 
l'exécution du quatuor fut fort satis£iisante. 

« Il est bizarre, dit Gœthc, de voir où les 
compositeurs contemporains sont conduits par 
la perfection actuelle du mécanisme et de la 
partie technique; ce qu'ils font, ce n'est plus de 
la musique; cela est au-dessus du niveau des 
sentiments humains, et notre esprit et notre 
cœur ne nous fournissent plus rien que nous 
puissions faire servir à l'interprétation de pa- 
reilles œuvres. Qjiel eflFet cela vous £ût-il ? Pour 
moi, tout cela me vient dans l'oreille, et c'est 
tout. » Je répondis qu'il en était absolument de 
même pour moi. — « L'allégro, cependant, 
continua-t-il , avait du caractère. Ce tourbillon- 
nement, ce tournoiement perpétuel, m'a remis 
devant les yeux la danse des sorcières du Blocks- 
berg, et j'ai pu trouver là une image à placer 
sous cette singulière musique. » 

Ici comme plus haut, à propos de l'ouverture 
de Bach, le maître montre bien quelle était sa 
façon de juger la musique. D fallait qu^il pût 



PREMIÈRE PARTIE. 43 

I ■ I » Il ■ ■ ■ ■ ' I ■ 

placer une image sous les accords qui frappaient 
son oreille. Cette épreuve ne réussissait-elle pas, 
il n'appréciait que mécliocrement les plus belles 
compositions musicales* Ainsi en était-il pour 
Beethoven. Les divines inspirations du musicien 
n'avaient pu enchaîner le libre esprit du poëte. 
Le conseiller Schmidt et Mendelsshon avaient 
fait de vains efforts : Gœthe restait insensible à 
l'audition de ces pages merveilleuses. Si même 
on lit attentivement cette dernière citation, il 
semblera bizarre que Gœthe ait fait au jeune 
musicien l'honneur d'un jugement aussi déve- 
loppé. A voir cette opinion sérieusement méditée 
et longuement motivée, on ne serait pas éloigné 
de croire que Gœthe visait plus haut, et que, 
passant par-dessus le débutant, sa critique dans 
sa pensée devait aller frapper un plus grand 
maître, Beethoven, le chantte inspiré de son 
Egmont, qui passait alors, — on était en 1827, — 
dans la gêne et la douleur les derniers jours qui 
lui restaient à vivre. 

Nous venons d'exposer et de discuter plu- 
sieurs opinions de Gœthe ; nous ne saurions trop 
admirer en revanche la justesse de son esprit et 
la profondeur de ses vues chaque foi^ qu'il traite 



44 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

de Tart pur, chaque fois que, laissant de côté 
tel ou tel ouvrage, il développe avec une richesse 
d'expressions éblouissante ses pensées fécon- 
dantes d'esthétique générale. 

« Le travail qui s'accomplit dans toute 

intelligence créatrice est donc à la fois conscient 
et inconscient; les rapports qui naissent entre 
cette double nature d'opérations sont très-variés. 
Qpand un bon compositeur, par exemple, écrit, 
une grande partition, dans son ouvrage, la ré- 
flexion consciente et l'instinct inconscient se 
mêlent comme la chaîne et la trame, pour em- 
ployer une comparaison que j'aime beaucoup. 
La pratique, l'enseignement, la réflexion, le 
succès, l'insuccès, les encouragements, les résis- 
tances, et surtout l'incessant travail de la pensée, 
exercent sur ce qu'il écrit une action dont il ne 
se rend pas compte, et c'est ainsi que son œuvre, 
réunion complexe de.qualités acquises et de qua- 
lités innées, prend un caractère nouveau et frap- 
pant. » 

Quelle grandeur dans ces idées ! Quel respect 
dii génie et de l'intelligence ! Comme il semble 
que ses généreuses paroles, extraites d'une lettre 
adressée à Guillaume de Humboldt, la dernière 



PREMIÈRE PARTIE. 45 

- 

que l'illustre vieillard put écrire , empruntent à 
cette douloureuse circonstance un éclat rayon- 
nant, une élévation surhumaine ! 

Il est impossible de bien apprécier la justesse 
d'esprit du maître et la supériorité de son intel- 
ligence, si l'on n'a pas lu certaine note ou, pour 
mieux dire, certain chapitre qu'il a inséré dans sa 
belle traduction du Neveu de Rameau , de Diderot. 
« Schiller m'avait remis im manuscrit français, 
le Neveu de Rameau, et me demandait de le tra- 
duire, dit-il dans ses Annales. J'avais depuis 
longtemps beaucoup de goût, non pas pour les 
opinions de Diderot, maïs pour sa manière d'é- 
crire, et je trouvai un remarquable mérite dans 
le petit cahier que j'avais sous les yeux. J'avais 
rarement vu quelque chose de plus téméraire et 
de plus contenu, de plus spirituel et de plus 
hardi, de plus moralement immoral, et je réso- 
lus donc de le traduire. » Onfut longtemps, même 
en France, sans connaître le texte original de ce 
brillant opuscule. Aussi, lorsque Gœthe publia 
sa version allemande, maintes personnes préten- 
dirent-elles que tout était de l'invention du poëte. 
En vain celui-ci objectait qu'il lui eût été im- 
possible d'imiter les finies peintures et le style de 



46 GŒTHE ^T LA MUSIQJJE. 

Diderot, et que le Rameau dHom^nà n'était rien 
de plus qu'une très-fidèle traduction. Pour se bien 
pénétrer du beau livre de Diderot, un des écri- 
vains français qu'il aimait le plus à lire et dont il 
disait : « Diderot a avec nous assez d'affinités, 
car, en tout ce que les Français blâment chez lui, 
il est un véritable Allemand ; » Goethe avait ac- 
compagné sa traduction de nombreuses notes. 
L'une d'elles offre, le tableau de la musique au 
dix-huitième siècle. Peu de peintures sont à la 
fois plus vives et plus spirituelles. « Toute musi- 
que moderne, dit Gœthe en commençant, ap- 
partient à l'un de ces deux systèmes : ou bien, 
comme les Italiens, on la considère comme un 
art indépendant, qui doit se développer par lui- 
même, et qui s'adresse à un de nos sens, délica- 
tement exercé; ou bien, comme le font et le 
feront toujours les Français, les Allemands et 
tous les hommes du Nord, on la considère dans 
ses rapports avec la raison, le sentiment, la pas- 
sion, et alors on cherche à la faire parler aux 
puissances de V esprit et de Vâme, etc. ^ » Telle 

' Cet article est trop long pour que nous puissions le rc« 
produire, mais nous ne saurions trop engager nos lecteurs à le 
lire et à le méditer. On le trouvera dans TAppendice mis par 
M. Délerot à la suite de sa traduaion des Conversations de Gatbe* 



r 

i>REMlÈRE PARITE. 47 

- 

est ridée que Gœthe développe par la suite avec 
une verve et une justesse inimaginables : il a su 
faire de cette note un chef-d'œuvre en quelques 
pages. 

Si Gœthe n'avait pu ouvrir son âme aux divins 
concerts de Beethoven, s'il ne paraît pas pro- 
fesser une grande estime pour Cherubini et 
pour Weber, en revanche quelques musiciens lui 
inspiraient une vive admiration : Haendel, Bach, 
Cimarosa, et, par-dessus tout, l'auteur de Don 
Juan et de la Flûte enchantée. 

Déjà, lors de son voyage en Italie et de son 
séjour à Rome, l'auteur de Faust avait exprimé 
avec chaleur les douces jouissances que la mu- 
sique de Cimarosa lui faisait éprouver. Voici ce 
que, dix ans plus tard (31 janvier 1798), il écri- 
vait de Weimar à son illustre ami Schiller : 

« Nous avons entendu hier un nouvel opéra. 
Cimarosa, dans cette composition, déploie l'art 
d'un maître accompli ^ Quant au texte, il est 
à la manière itaUenne, et je me suis expUqué à 
ce sujet comment il est possible que des niaise- 



I // Marilo disperato, de Cimarosa (1785). Le texte italien a 
été traduit par Einsiedel^ sous ce titre : La jalousie punie, Die 
ïesirafte Eifersucbt. 



48 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 



ries, des absurdités même s'unissent si heureu- 
sement aux plus hautes magnificences de l'in- 
spiration musicale. C'est Y humour seul qui pro- 
duit ce résultat, car l'humour, même sans être 
poétique, est une sorte de poésie, et nous élève 
par sa nature au-dessus du sujet. Si les Allemands 
comprennent si rarement cette poésie de l'hu- 
mour, c'est que les niaiseries qu'ils aiment, avec 
leurs goûts de Philistins, sont celles qui ont une 
apparence de sensibilité ou de bon sens. » 

Goethe n'avait vu qu'une fois Mozart, mais cet 
heureux souvenir s'était profondément gravé 
dans sa pensée. « Je l'ai vu quand il n'était qu'un 
enfant de sept ans, avait-il coutume de dire. Il 
voyageait et donnait un concert. J'avais moi- 
même environ quatorze ans, et je me rappelle 
encore très-bien le petit homme avec ses che- 
veux frisés et son épée. » 

Le nom de Mozart, chaque fois qu'il revient 
dans la bouche de Goethe, semble prendre une 
signification extraordinaire. Ce paraît être une 
abstraction. Mozart, Raphaël, Shakespeare for- 
ment à ses yeux une trinité sainte. Personnifica- 
tions absolues du beau dans tous les arts, ces trois 
noms brillent à ses regards d'un éclat sans égal. 



PREMIERE PARTIE. 



4T 



C'est avec un respect voisin du culte qu'il les 
prononce, c'est avec une crainte religieuse qu'il 
se couvre de leur égide tutélaire. En un mot, le 
sentiment que lui inspire le maître de Salzbourg 
tient bien plus de la vénération mystique que de 
l'admiration artistique, et Mozart est bien moins 
pour lui un musicien ayant corps et âme, un 
homme qui composa Don Jtian, les Noces ou 
le Requiem, qu'un être immatériel, que le génie 
même de la musique. 

Productivité j génie, ce sont là deux choses qui 

se touchent de bien près. (iu*est-ce en effet que le génie, 
si ce n'est une force productive, de laquelle résultent des 
actes qui peuvent affronter les regards de Dieu et de la 
nature, et, par cela même, ont une suite et une durée. 
Toutes les œuvres de Mozart sont dans ce genre; il y a 
en elles une force génératrice qui exerce sa puissance d'âge 
en âge et qu'on ne saurait épuiser ni consumer de sitôt. 
Cela s'applique aux grands artistes et compositeurs. Com- 
bien Phidias et Raphaël ont eu d'influence sur les siècles 
postérieurs à eux, combien Durer et Holbein 1 

C'est une expression vraiment détestable, que 

nous devons aux Français et dont nous devrions chercher 
à nous débarrasser aussitôt que possible. Comment peut-on 
dire que Mozart a cotnposé son Don Jtian ? Comme s'il s'a- 
gissait d'une pâtisserie ou d'un biscuit que l'on confectionne 
au moyen d'un mélange de farine, d'œufs et de sucre ! 
C'est une création du génie ; le tout, comme la partie, est 
fondu, d*un même jet, pénétré du morne souffle de vie ; 




50 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

l'auteur ne tâtonnait nullement : il ne procédait pas pièce 
par pièce, et selon son bon plaisir. Son âme était en proie 
au démon de l'inspiration , qui fatalement le pliait â ses 
ordres souverains. 

Le talent musical doit naturellement se montrer 

le premier, parce que la musique est quelque chose de tout 
â £ait inné, d'intime, qui n'a pas besoin de secours exté- 
rieur et d'expérience puisée dans la vie. Mais un phéno- 
mène comme Moiart reste toujours une exception inexpli- 
cable. Comment la Divinité trouverait-elle l'occasion de 
faire des miracles, si elle ne s'essayait pas parfois dans ces 
* êtres extraordinaires qui nous étonnent et que nous ne 
pouvons comprendre. 

Je ne peux pas me défendre de la pensée que les 

démons, pour taquiner et railler l'humanité, font appa- 
raître de temps en temps des figures si attrayantes, que 
tout le monde cherche â les imiter, et si grandes que per- 
sonne ne peut les atteindre. Ils ont fait ainsi paraître Ra- 
phaël, chez qui l'acte et la pensée étaient également parfaits ; 
quelques-uns de ces excellents successeurs ont approché de 
lui, mais personne ne l'a atteint. En musique, l'être inacces- 
sible qu'ils ont fait paraître, c'est Mozart. Dans la poésie 
c'est Shakespeare '. 

' Il est curieux de signaler chez notre grand peintre Ingres un 
enthousiasme égal à l'égard des mêmes maîtres de la peinture et 
de la musique. « ..... Ah 1 mon cher ami, écrivait-il à M. Yarcol- 
lier, je vous reviens comme je suis parti : toujours avec les mêmes 
adorations et les mêmes exclusions, mettant Raphaël au-dessus de 
tout, parce qu'à sa grâce divine il joint tout juste le degré de ca- 
ractère et' de force qu'il faut, ne dépassant jamais la mesure. Q}ii 
mettre au même rang que lui? personne, si ce n'est celui qui, en 
musique, a eu la même âme, mon divin Mozart, tous deux sages 
et grands comme Dieu même!... » (Henri Delaborde, Ingres; sa 
vie, SCS travaux, sa doctrine.') 



PREMIÈRE PARTIE. 5I 

La mort de Mozart fut un véritable deuil pour 
l'auteur de Ftf«^. Sa correspondance avec Schiller 
nous envoie comme un lointain écho de son 
affliction et de sa fervente admiration pour le 
chantre de Fiordiligi et de Zerline. « Je suis bien 
fâché, — écrit-il à son ami en décembre 1797, 
juste dix ans après la mort du grand musicien, — 
que votre chère fenune n'ait pu s'arrêter assez 
longtemps à Weimar pour faire un pèlerinage à 
notre sanctuaire artistique. Si vous aviez pu as- 
sister dernièrement à la représentation de Don 
Juan, vous y auriez vu réalisées toutes vos espé- 
rapces au sujet de Topera. Mais aussi cette pièce 
est tout à fait seule de son genre, et la mort de ' 
Mozart a détruit tout espoir de voir jamais quel- 
que chose de semblable. » 



-•-•^^^S©^**^ 



52 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 



CHAPITRE IV. 

VOYAOE DE GCETHE EN ITALIE. LeS IMPRESSIONS QU'iL EN RAP- 
PORTA SUR LA MUSIQUE DRAMATIQUE ET LA MUSIQUE RELW 
CIEUSE. Un AVEU A SCHILLER. 

Admiration et blâme, éloges et critiques, nous 
avons relevé dans le livre d'Eckermann tout ce 
qui visait l'art musical^ nous y avons soigneu- 
sement recueilli les opinions du maître de Wei- 
mar sur les choses du domaine de la musique. 
Cette lecture n'a pu que nous confirmer dans la 
pensée que Gœthe, tout en professant une sorte 
de culte pour l'un des plus illustres maîtres de 
l'art, tout en éclairant des lueurs de sa raison bien 
des points d'esthétique musicale, n'avait pas pour 
la musique une aussi grande estime que pour les 
créations de la peinture ou de la sculpture. Il est 
facile de le voir à la seule inspection du livre, 
c'était de tous les arts celui dont il aimait le 
moins à s'entretenir, c'était donc celui qui ap- 
portait à son esprit les moindres jouissances. 

Comme l'a fort bien dit Sainte-Beuve, « il 
avait organisé sa vie avec ensemble, avec une su- 
prême ordonnance. Très-occupé jusqu'à la fin de 
s'agrandir, de se perfectionner en tout, de faire 



PREMIERE PARTIE. 53 

de soi une plus noble et plus complète créature, 
il s'est arrangé pour avoir auprès de lui à qui par- 
ler en chacune des applications multiples qu'il 
varie d'un jour à l'autre. » C'étaient le philologue 
Riemer, le peintre Meyer, l'architecte Coudray, 
le chancelier deMûller, Soret, le savant genevois, 
et enfin son vieil ami le musicien Zelter. Mais, par 
ime fâcheuse occurrence, de tous ceux avec qui 
Gœthe aimait à causer pour se distraire ou s'in- 
struire, celui-là seul était loin de Weimar qui eût 
pu lui parler des choses de la musique. Les deux 
amis s'efforcent bien de raccourcir la distance par 
un fréquent échange de lettres, Zelter tient le 
poète au courant des nouveautés musicales, des 
talents et des virtuoses en vogue ; mais quelle 
correspondance, même la plus active, valut ja- 
mais la causerie intime en tête-à-tête ? 

Du reste, Gœthe lui-même confessait à son 
fidèle Eckermann que la musique lui offrait un 
moindre intérêt que les autres arts, bien plus, 
qu'elle lui était presque étrangère. Écoutons plu- 
tôt le confident du poëte qui venait de lire le 
manuscrit du voyage en Suisse. « Je lui dis que 
j'avais eu du plaisir à voir comme, pendant son 
voyage, il avait pris intérêt à tout et tout saisi : 



54 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE. 

fomie, situation, composition des montagnesy ter- 
rains, fleuves, populations, air, vents, tempéra- 
ture, naissance et développement des villes, ar- 
chitecture, peinture, théâtre, organisation et 
administration des villes, commerce, agriculture, 
routes, races humaines, mœurs, curiosités, po- 
litique, affaires militaires, etc. Gœthe répondit : 
« Mais vous n'avez pas trouvé une syllabe sur 
la musique, et cela parce que la musique n'est 
pas dans ma sphère. U faut que chacun sache ce 
qu'il a à voir dans son voyage et ce qui lui ap- 
partient comme son affaire propre ^ » 

U est vrai qu'il s'agit ici de son voyage en 
Suisse, et ce n'était ni à Bâle ni à Genève qu'il 
convenait de chercher de vives jouissances mu- 
sicales. Mais son voyage en Italie ne renferme 
pas beaucoup plus de pages consacrées à la mu- 
sique. S'il en.parle, c'est presque toujours d'une 
façon si générale qu'il est bien difficile de con- 
trôler son jugement, c'est avec une concision qui 



> Ailleurs encore, dans ses Annales, à propos de sa traduction 
du Neveu de Rameau, Gœthe reconnaît que depuis son enfance, il 
avait entièrement cessé de s'occuper de musique. Voici ses propres 

paroles : « Je dus aussi revenir aux études musicales, qui 

m'avaient occupé autrefois si agréablement, et que j'avais depuis 
longtemps laissées en oubli. » {Anttales, année 1805.) 



PREMUfeRE PARTIE. 55 



dénote assez d'indifférence. Vicence, Venise, 
Rome et Naples ne lui inspirent que de bien 
courtes réflexions sur les œuvres musicales qu'il 
put y entendre. 

Ici — « J'allai hier à l'Opéra, dit-il. '. Le 
spectacle a duré jusqu'à minuit, et je sentais le 
besoin du repos. La pièce est feite de lambeaux, 
cousus assez maladroitement, des Trais Sultanes 
et de Y Enlèvement du Sérail. On écoute la mu- 
sique avec plaisir, mais elle est probablement 
d'un amateur : point d'idée nouvelle qui m'ait 
frappé. » Là — « Mon plan à la main, écrit-il 
de Venise 2, j'ai tâché de parvenir à travers le 
plus étrange labyrinthe, jusqu'à l'église des Men- 
diants. Ccst là que se trouve le Conservatoire 
qui est maintenant le plus goûté. Les femmes ont 
chanté un oratorio derrière la grille. L'église était 
pleine d'auditeurs, la musique très-belle et les 
voix magnifiques. Un contralto chantait le rôle du 
roi Saûl, le héros du poëme. Je n'avais aucune 
idée d'une voix pareille. Qiielques passages de la 
musique étaient d'une beauté infinie, le texte par- 
faitement chantant, d'un latin si italien, qu'il fait 

* Vicence, 20 septembre 1786. 

* 3 octobre 1786. 



56 GŒTHE ET LA MUSIQjLJE. 

rire en quelques endroits; mais la musique y 

trouve un vaste champ Je suis allé hier à 

Topera de San-Mosè (caries théâtres empruntent 
leur nom à l'église la plus proche). Je n'ai pas été 
fort satisfait. Il manque au plan, à la musique, aux 
chanteurs,' l'intime énergie, qui seule peut élever 
ce spectacle au plus haut point. On ne pourrait 
dire d'aucune partie qu'elle est mauvaise; mais 
les deux femmes faisaient seules des efforts, 
beaucoup moins cependant pour bien jouer que 
pour se produire et pour plaire. » 

Dans la Ville étemelle, il' assiste, le 22 no- 
vembre à la célébration de la fête de sainte 

Cécile. « Vis-à-vis du maître-autel, sous 

l'orgue, deux échafaudages, aussi tendus de ve- 
lours, sur l'un desquels étaient les chanteurs, sur 
l'autre, l'orchestre qui ne cessait de faire de la 
musique. L'église était comble. L'exécution mu- 
sicale m'a frappé par son beau caractère. Comme 
on a des concertos de violon ou d'autres instru- 
ments, on exécute ici des concertos avec les voix; 
une voix, par exemple le soprano, est dominante 
et chante le solo; le chœur entre de temps en 
temps et l'accompagne, mais toujours avec 
l'orchestre. Cela produit un bon effet. » 



. PREMIERE PARTIE. 57 

Enfin à Naples il n'éprouve plus à l'Opéra 
qu'eiinui et lassitude. « En revanche, écrit-il le 
9 mars 1787, le théâtre ne me fait plus aucun 
plaisir. On joue ici pendanf le carême des opéras 
spirituels, qui ne se distinguent des opéras mon- 
dains que par l'absence de ballets dans les en- 
tr'acteis. Au reste, ils sont aussi extravagants que 
possible. On joue au théâtre San-Carlo la Des- 
truction de Jérusalem par Nabuchodonosor. C'est 
pour moi une grande lanterne magique : il sem- 
ble que j'ai perdu le goût de ces choses ^ » 

Pourtant, quelques mois plus tard, au retour 
de son excursion en Sicile, la musique reprend 
sur lui quelque empire, et son second séjour à 
Rome offre au musicien plusieurs pages intéres- 
santes. « Ce soir, j'ai été à l'Opéra -Comique. 
On joue un nouvel intermède, l'Imprésario in an- 
gusHe, qui est excellent, et qui nous divertira plus 
d'un soir, si forte que soit la chaleur de la salle. 
Dans un quintette fort heureux, le poëte lit sa 

» Voulons-nous du reste connaître le fonrf de la pensée de 
Gœthe sur Topera, nous n'avons qu'à lire les lignes suivantes 
des Annales : « L'opéra étant toujours le plus commode et le plus 
sûr moyen d'attirer et de charmer le public, nous y pourvûmes 
par la traduction d'opéras français et italiens, et, tranquilles de ce 
côté, nous pûmes donner une plus sérieuse attention à la comédie 
et au drame. » (1791). 



58 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

pièce, l'imprésario et la prima donna Tapprou- 
^vent, le compositeur et la seconda donna le cri- 
tiquent, et il en résulte à la fin une dispute géné- 
rale. Les castrats dégtlisés en femmes remplissent 
toujours mieux leurs rôles et plaisent toujours 
davantage.... » Bientôt, l'arrivée de son ami, le 
musicien Christophe Kayser ^, de Francfort, 
qui avait entrepris d'écrire une s)miphonie sur 
Egmont, contribua et beaucoup à tourner l'esprit 
du poëte vers les choses de la musique. Goethe 
l'avoue en propres termes. « La présence de 
notre Kayser éleva et étendit notre amour de la 
musique, qui s'était borné jusque-là aux œuvres 
théâtrales. Kayser s'enquérait soigneusement des 
fêtes d'église, et nous fûmes ainsi conduits à 
écouter les musiques solennelles qu'on exé- 
cutait ces jours-là. Nous les trouvions assuré- 
ment très-mondaines, avec orchestre au grand 
complet, quoique le chant dominât toujours. Je 
me souviens d'avoir entendu pour la première 
fois, à la fête de sainte Cécile, un air de bra- 
voure soutenu par un chœur. Il produisit sur 

I « L*opérette de Badinage, Ruse ci Vengeance fut pour moi une 
occasion de renouer avec mon compatriote Kayser, qui demeurait 
alors à Zurich, une amitié de jeunesse qui se renouvela à Rome et 
s*cst toujours maintenue. » (Gœthe, Annales, de 1781 à 86.) 



PREMIÈRE PARTIE- ,' 59-" 



moi un effet extraordinaire, comme en éprouve 
le public, -quand des airs de ce genre se ren- 
contrent dans les opéras. » (Novembre 1787). 

Goethe nous apprend ici quel était alors le 
genre de musique à la mode. D n'a guère changé 
depuis lors, et peut-être ne changera-t-il pas de 
sitôt, quelque regret qu'en puissent avoir les 
gens sérieusement épris de Fart musical. H s'était 
écoulé plusieurs jours avant qu'on se fût procuré, 
qu'on eût essayé et accordé le clavecûi, et qu'il 
fût arrangé selon la fantaisie du capricieux artiste, 
qui trouvait toujours quelque chose à reprendre 
et à désirer. « Cependant, continue Gœthe, nous 
fûmes bientôt dédommagés de toutes ces peines 
et de ces retardements par les productions d'un 
artiste plein de souplesse, parfaitement à la hau- 
teur de son époque, et qui exécutait aisément la 
musique k plus difficile de ce temps-là. Et pour 
que le dilettante sache tout de suite de quoi il est 
question, je ferai observer que Schubart ^ passait 

* Schubart (Chrétien-Frédéric-Daniel), né en 1739 à Oberstein, 
dans le duché d'Oldenbourg, fut d*abord maître d*école et orga- 
niste à Geislingen, puis directeur de la musique à Louisbourg. 
Il s'établit plus tard à Munich, où il fit des cours de musique, 
donna des concerts mêlés de lectures sur Tart, et publia un écrit 
périodique politique, la Chronique allemande. Arrêté pour un 
article contre le général Ried, ministre de l'empereur, il fut 
détenu pendant dix ans dans la forteresse d'Asperg. Rendu à la 



60 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

alors pour incomparable, et que la pierre de 
touche du pianiste exercé était l'exécution de 
variations dans lesquelles un thème simple, mo- 
dulé artistement, reparaissait enfin dans sa forme 
naturelle, et permettait à l'auditeur de reprendre 
haleine. » 

Les cérémonies de là semaine sainte n'eurent 
pas lieu sans attirer souvent le voyageur dans les 
différentes églises de Rome. « On a célébré au- 
jourd'hui dans l'église Saint-Charles , écrit-il le 
7 mars 1788, les funérailles du cardinal Visconti. 
Comme la chapelle du pape devait chanter à la 
grand'messe, nous y sommes allés afin de pré- 
parer nos oreilles pour demain. C étsîtun Requiem 
chanté par deux soprani, la chose la plus singu- 
lière qu'on puisse entendre. D n'y avait non plus 
ni orgue, ni aucune autre musique. — J'ai senti 
vivement hier au soir dans le chœur de Saiiit- 
Pierre, combien l'orgue est un déplorable instru- 
ment. Il accompagnait le chant à vêpres .^ Il ne se 
marie nullement avec la voix humaine, et il est 



liberté en mars 1787, il alla à Stuttgart, où il fut nommé direc- 
teur de musique du théâtre de la Cour. Il y mourut le 10 oc- 
tobre 1791, laissant des poésies, beaucoup d'écrits sur la musique, 
des mélodies et douze variations pour le piano gravées^n 1787 à 
Spire. 



PREMIERE PARTIE. 6l 



violent ! Quel charme, au contraire, dans la cha- 
pelle Sixtine, où les voix ne sont pas accompa- 
gnées! » 

« La musique de la chapelle, écrit-il le 22 mars, 
est d'une beauté qui passe l'imagination, surtout 
le Miserere d'Allegri et les Improperi ou repro- 
ches que le Dieu crucifié fait à son peuple. On 
les chante le matin du Vendredi-Saint. Le mo- 
ment où le pape, dépouillé de toute sa pompe, 
descend du trône pour adorer la croix, ttodis que 
toute l'assistance reste à sa place et demeure 
inamobile, et où le chœur entonne : Populus 
meus, quid tibi feci? est une des plus belles de 
ces remarquables cérémonies. Mais ce sont des 
choses qu'il faut réserver à la conversation. 
Quant à la musique, tout ce qui peut se re- 
cueillir, Kayser le recueillera. J'ai joui selon 
mon désir de toutes ces cérémonies autant que 
la chose était possible, et j'ai fait à par moi mes 
réflexions sur le reste. » 

Ces remarques dernières, bien qu'elles aient 
trait sunout à la mise en scène des cérémonies 
religieuses, indiquent chez le maître une plus 
vive estime pour les créations de la musique; 
mais ce ne devait guère durer, et cette admira- 

.4 



/" 



62 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 



-"^ 



tion s*évanouit bientôt devant le charme irré- 
sistible de nouvelles études. « Les opéras ne 
m'amusent point; ce qui est profondément et 
éternellement vrai peut seul me plaire aujour- 
d'hui, » écrit Goethe vers la même époque. Et 
deux lignes plus haut, il \îent de nous dire ce 
qu'il juge être le vrai. « L*étude du corps hu- 
main me possède tout entier; dovant elle tout le 
reste s'efiace. » 

Une pîurole de Gœthe à propos de ses voyages 
nous a entraîné à le suivre dans celui qu'il fit en 
Italie. Cette rapide analyse, au seul point de vue 
musical, d'un livre si attrayant, n'a pu que con- 
firmer l'opinion que nous avions émise et que 
Gœthe, s'il le faut, appuiera de son témoignage 
en reconnaissant de fort bonne grâce son peu 
de compétence en matière musicale. « Les notes 
du Neveu de Rameau^ écrit-il à Schiller, m'ont 
poussé dans le domaine de la musique; comme 
ce domaine ne m'est pas très-famillier, je me 
bornerai à y tracer quelques lignes principales, 
puis j'en sortirai le plus tôt possible, » 

Certes, le maître de Weimar était loin de dé- 
précicr les belles conceptions des plus grands 
compositeurs, mais l'homme qui était resté aussi 



PREMIÈRE PARTIE. . 63 

longtemps qu'il le disait sans entendre une note 
de musique, l'homme qui, du haut de la royauté 
intellectuelle qu'il exerçait à si juste titre, restait 
étranger aux progrès de l'art musical au point de 
méconnaître l'incomparable génie de Beethoven,- 
ne pouvait être bien avide de jouissances musi- 
cales. 

Sans doute, la musique liji procurait par ins- 
tants une douce émotion, on n'en saurait douter 
après les extraits que nous venons de lire ; mais 
s'il en parlait rarement, s'il la jugeait avec indiffé- 
rence, c'est qu'il restait froid à l'entendre, c'est 
qu'il était loin de ressentir, à l'audition des plus 
belles pages, cette émotion profonde que ressent 
tout véritable amateur, cette admiration sincère 
et expansive que lui inspiraient les créations dra- 
matiques djî Calderon, de Schiller, de Shakespeare 
ou de Molière, les tableaux de Raphaël ou de 
Rubens, les poèmes de Byron ou du Tasse. 



DEUXIÈxME PARTIE. 

LES TRADUCTIONS MUSICALES DES ŒUVRES 

DE GŒTHE. 



PREMIÈRE SÉRIE. 

FAUST. 



CHAPITRE PREMIER. 

LE DRAME ORIGINAL. 

De toutes les créations de l'esprit humain, 
aucune n'eut jamais autant que Faust le don d'at- 
tirer et de charmer les natures les plus géné- 
reuses, aucune n'eut le dangereux honneur 
d'inspirer tant d'artistes, qu'ils aient eu recours, 
pour traduire leur pensée créatrice, au marbre, au 
pinceau ou à l'orchestre. 

Et pourtant c'est une témérité grande que de 
s'attaquer à un sujet reconnu de l'ordre le plus 
élevé, que d'avoir ainsi à répondre aux exigenceâ^- 

4^ 



66 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

de Topinion publique, surtout lorsque, en raison 
même de l'admiration qu'elle a pour le chef- 
d'œuvre, elle doit montrer envers ceux qui ne 
redoutent pas de l'aborder une plus grande sé- 
vérité. 

Là est le danger. Mais aussi quel attrait pour 
le véritable artiste! quelle jouissance il éprouve 
à se mesurer avec le génie, à viser un idéal aussi 
pur, aussi élevé! C'est une lutte opiniâtre 'entre 
l'aniste et son modèle, lutte dont l'issue, même 
en cas d'insuccès, ne saurait être que glorieuse. 
Il y avait honneur rien qu'à l'entreprendre. 

De tous les arts qui se sont inspirés de la Di- 
vine Comédie du poëte allemand, la musique fut 
longtemps le moins heureux. Goethe y pensait 
quelquefois. Un jour même, il exprima tout le 
plaisir qu'il aurait éprouvé à voir Meyerbeer écrire 
la musique de Faust. Le maître et Eckermann 
s'entretenaient de l'épisode ^Hélène : « Cet en- 
semble, dit ce dernier, nécessitera une grande 
magnificence et Une grande variété de décorations 
et de costumes ; je me réjouis à la pensée de le 
voir sur la scène. Pourvu seulement que la mu- 
sique soit écrite par un vrai grand musicien ! — 
Par exemple, par quelqu'un comme Meyerbeer, 



DEUXIÈME PARTIE. 67 

qui ait longtemps vécu en Italie ; il faudrait une 
nature allemande familiarisée avec le style italien. 
Cela se trouvera, je n'en doute nullement.... » 
Le vœu du poëte ne fut qu'à moitié exaucé. Il se 
rencontra bien pour traduire son Faust en mu- 
sique un homme d'une nature essentiellement 
allemande, mais qui ne s'était nullement Éimi- 
liarisé avec le style italien. L'art n'y perdit rien. 
Goethe ne put pas connaître ce musicien de 
génie, et les traductions musicales qu'il lui fut 
possible d'entendre n'étaient rien moins que des 
œuvres de valeur. Alors qu' Ary Scheffer peignait 
ses beaux tableaux dç Faust à V étude, de Margue- 
rite au rouet, ou qu'il nous dévoilait le charme pu- 
dique de leur prefnière causerie; — alors' que 
Delacroix créait les pqissantes compositions de la 
Cave d'Auerbach, ou de Faust et Méphistophélès 
galopant à travers les nuages sur des chevaux 
lancés à toute bride ; — alors que ces deux gra- 
vures parvenues à Weimar, arrachaient à Gœthe, 
déjà vieux, cette parole d'éloge : ce L'imagination 
supérieure d'un tel artiste nous force à nous re- 
présenter les situations comme il se les est repré- 
sentées à Ifti-même^ et s'il me faut avouer que 
M. Delacroix a surpassé les tableaux que .je 



68 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

■ ri I I -i^-^^— I ' ■ I ■ I ^ 

m'étais faits des scènes écrites par moi-même, 
à plus forte raison les lecteurs trouveront- ils 
toutes ces compositions pleines de vie et al- 
lant bien au delà des images qu'ils se sont 
créées; » — alors, nombre de musiciens, gens 
de beaucoup ou de peu de valeur, hommes de 
talent ou de génie, s'emparaient du poëme alle- 
mand et prétendaient créer, eux aussi, un drame 
musical digne de figurer dans l'histoire à côté 
du poëme de Gœthe, artistes pleins de vaillance, 
qui, puisant dans leur admiration une audace et 
une force surhumaine, tentaient de se mesurer 
avec une des plus grandes conceptions du génie 
de l'homme. 

De la part de ceux qui échouèrent, ce fut une 
illusion généreuse, pour ceux qui réussirent un 
glorieux triomphe. Et pourtant, que le succès ait 
où non couronné d'aussi louables efforts, qu'ils 
aient fait montre de talent dans cette difficile 
entreprise, qu'ils aient même fait preuve d'un 
génie musical hors ligne, combien diraient au- 
jourd'hui leurs noms? Les uns sont oubliés, les 
autres méconnus. Un seul savoure en paix la joie 
de la victoire. • 

C'est le devoir de la critique de rappeler à la 



DEUXIÈME PARTIE. 69 



foule indifférente ou hostile qu'à côté de l'œuvre 
qu'elle applaudit il en est d'autres qui méritent 
son suffrage, — c'est son devoir de produire au 
grand jour ces auteurs et leurs admirables créa- 
tions, de rappeler à tous que, lorsqu'il s'agit 
d'une œifvre comme le Faust de Gœthe, aucun 
compositeur ne doit être oublié, qui s'est senti 
le courage de se mesurer avec le maître; qui a 
prétendu saisir le sens intime de cette œuvre 
unique, moitié passion, moitié fantaisie; qui à 
voulu peindre en traits de feu ces admirables 
figures : mdtre Méphisto, à la diabolique allure, 
mi-démon, mi-sophiste ; le docteur Faust, double 
comme l'homme avec ses enthousiasmes de sa- 
vant et ses amours de jeune poète, et surtout 
cette apparition enchanteresse, la blonde et pure 
enfant du poète, Maf guérite. 



70 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 



CHAPITRE II. 

Les Faust de Joseph Strauss, de G. Lickl, du chevalier de 
Seyfried, de Bishop, de Charles Eberwein, de Béancourt, 

DU BARON DB PeLLAERT, DE SCHUBERT, DE M^^* LoUISE BeRTIN, 
DE LiNDPAINTNER, DU PRINCE RaDZIWILL, DE RiETZ, DE CONRA- 

Dnr Kreutzer, de L. Gordiglani, de Joseph Grégoir, de 
Henry Cohen^ de Hugh Pierson, de Boito, de Ferdinand 
DE Roda et de Ed. Lassen. 

Faust fut l'occupation constante et favorite de 
Gœthe, l'œuvre de toute sa vie. « Voilà plus de 
soixante ans que j'ai conçu le Faust — mandait-il 
à Guillaume deHumboldt, le 17 mars 1832, dans 
la dernière lettre qu'il ait écrite — j'étais jeune 
alors, et j'avais déjà clairement dans l'esprit, 
sinon toutes les scènes avec leur détail, au moins 
toutes les idées de l'ouvrage. Ce plan ne m'a 
jamais quitté, partout il m'accompagnait douce- 
ment dans ma vie, et de temps en temps je dé- 
veloppais les passages* qui m'intéressaient à ce 
moment même. . . » Le poëme de Faust se divise, 
chacun le sait, en deux parties bien distinctes. 
La première parut en 1807; la deuxième, vul- 
gairement appelée le second Faust, ne vit le jour 
qu'en 183 1, après avoir été le labeur préféré du 
grand poëte au déclin de ses jours. Mais la mu- 



DEUXIÈME PARTIE. yi 

sique n'attendit pas si longtemps. Sept ans pas* 
ses à peine après l'apparition du premier Faust, 
elle s'attaquait résolument à cette œuvre gigan- 
tesque. 

Joseph Strauss ' entra le premier dans la car- 
rière. Musicien de mérite, élève de Teyber et 
d' Albrechtsberger, et de plus fort habile violoniste, 
Strauss fut tour à tour premier violon au théâtre 
de Pesth, directeur de la musique à Temeswar, 
en Hongrie, et enfin maître de chapelle à Mann- 
heim. Ce fut vers 1814 qu'il fit jouer dans la 
province de Transylvanie, où il était directeur de 
l'Opéra allemand, son opéra la Vie et les Actions 
de Faust. 

Un an plus tard, un autre musicien, Georges 
Lickl ^, professeur de piano distingué et orga- 
niste en renom, s'emparait du même sujet, et^ 
allongeant le titre pour se distinguer de son de- 
vancier, donnait son opéra, la Vie, les Actions et 
la Descente de Faust aux enfers, au théâtre Schi- 
kaneder, à Vienne. . 



I Strauss (Joseph), né à Brûnn en 1798, piort à Carisruhe, 
le !•' décembre 1866. 

' Lickl (Jean-Georges), né à Korn-Neuburg (Basse-Autriche) 
en 1769, mort en 1845 à Fûnfkirchen, après avoir été maître de 
chapelle en Hongrie. 



72 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

s 

Cinq ans s'écoulèrent entre cette tentative et 
la suivante. En 1820, le chevalier Ignace-Xavier 
de Seyfried ^ fit représenter à Vienne, sous le 
titre de Faust, un mélodrame dont il avait com- 
posé la musique. Ce n'était pas le premier venu 
que le chevalier. Il avait eu l'honneur d'être 
l'élève de Mozart pour le piano, d'Haydn pour 
l'harmonie et de Winter pour la composition 
dramatique. De ces trois maîtres illustres il n'a- 
vait retenu, paraît-il, qu'une ardeur sans seconde 
pour le travail, et si sa musique était dépourvue 
de toute originalité, il avait du moins la répu- 
tation d'un travailleur infatigable. 

Encore cinq ans d'intervalle, et; un composi- 
teur anglais, Bishop 2, élève de Blanchi, faisait 
représenter à Londres, sur le théâtre de Covent- 
Garden où il était directeur de la musique, un 
opéra de Faustus qui, bien que signé de son 
nom, n'était en réalité qu'un arrangement plus 
ou moins réussi du Faust de Spohr. Cette sorte 
d'ouvrage était, du reste, la spécialité assez peu 
méritoire de cet auteur, qui écrivit de la mêm? 

» Seyfried (Ignace-Xavier, chevalier de), né à Vienne en 1776, 
y mourut en 1841. 

* Bishop (Henry Rowley), né à Londres en 1782, y mourut 
en 1855. 



DEUXIÈME PARTIE. 73 

façon un nombre considérable de morceaux de 
danse^ de vaudevilles^ de mélodies et de pastiches. 

Vers la même époque, Charles Eberwein, le 
même qui, tout jeune homme, charmait les 
loisirs de Gœthe par son talent sur le piano, 
composa une ouverture et de la musique mélo- 
dramatique pour Faust, en même temps qu'il 
écrivait des entr'actes pour plusieurs drames du 
poëte et une ouverture pour son monodrame de 
Troserpine; ces divers ouvrages furent enten- 
dus avec succès à Weimar. Ce compositeur, qui 
devint directeur de la musique de cette ville, où 
il était né en 1784, avait appris la musique sous 
la direction de son père, en même temps qu'il 
faisait ses études littéraires et scientifiques au 
gymnase de Weimar. Plus tard, il reçut dès le- 
çons d'harmonie et de composition de son frère 
aine Maximilien, mais il possédait des idées plus 
originales que son frère et un fonds d'invention 
plus riche : ces dons de nature s'évanouirent i 
mesure que son admiration croissait pour les 
<Kuvres de Mozart ; il se contenta d'imiter, du 
plus près possible, le style et les formules de son 
maître favori. 

En 1827 enfin, la tragédie de Gœthe était 

5 



74 GŒTHE ET LA MUSIQJLJE. 

transportée pour la' première fois sur la scène 
française, mais sous quelle forme et avec quelle 
musique! Faust, opéra en trois actes, pa- 
roles de Théaulon et de Gondelier, musique 
de Béancourt, fut joué le 27 octobre 1827 sur 
le théâtre des Nouveautés. La musique n'aura 
pas le privilège de nous arrêter : qu'il suflSise 
de savoir qu'elle était tirée de divers opéras 
français. Mais quel pitoyable scénario que celui 
de Théaulon, quelle misérable parodie! Ceux 
de nos lecteurs qui voudront en avoir une idée 
n'auront qu'à ouvrir les journaux du temps et 
notamment le Constitutionnel : ils y trouveront 
un récit ^rès-amusant d'une pièce qui l'était fort 
peu. Quatre acteurs de talent s'étaient char- 
gés d'interpréter ce drame lyrico- burlesque : 
Bouffé et Armand jouaient Méphistophélès et 
Frédéric (lisez Faust), M"* Albert figurait 
Marguerite, et Casaneuve représentait spn père, 
le bonhomme Conrad, vieux soldat retraité dont 
on retrouve souvent la figure dans les vaude- 
villes de l'époque. 

Tel est le charme inhérent aux créations de 
génie que , même défigurées par l'arrangeur le 
plus vulgaire, elles conservent le don d'attirer et 



DEUXlÈlifE PARTIE. 75 

de séduire les vrais artistes. Ainsi en fut-il du 
drame de Gœthe. Bien que morcelé et travesti 
comme l'on sait, il eut encore le singulier pou- 
voir de tenter un homme sincèrement épris des 
choseç de la musique. Le baron de Peellaert ' était 
le fils d'un ancien chambellan de Napoléon P'; 
lui-même avait été sous-lieutenant d'in£mterie, 
puis attaché à l'état-major et décoré au siège d'An- 
vers. Il ne pouvait malheureusement consacrer 
aux beaux-arts que les instants de répit que lui 
laissait la carrière militaire, mais il s'acharna au 
travail et, les livrets manquant, il écrivit lui- 
même les poèmes de ses premiers opéras. Il fit 
jouer enfin, à Bruxelles, plusieiurs ouvrages qui 
n'étaient pas sans mérite, notamment son Faust 
(mars 1834) qui obtint un succès réel, étant 
fort bien chanté par ÇhoUet et NP^* Prévost pour 
les rôles de Faust et de Marguerite. 

Sons composer un opéra de Faust, Schubert 
a mis en musique quelques scènes du drame, et 
quatre de ses mélodies sont exactement copiées 
sur le texte de Gœthe. La plus connue, Margue- 
rite au rouet j qu'il dédia au comte Moritz de Pries, 

« Peellaert (Augustîn-Philippe-Marie Ghislain, baron de), né à 
Bruges en 1793, mort à S^-Jossc-Ten-Noode-lez-Bnixelles en 1876. 



76 GŒTHE ET LA, MUSIQUE. 

rend d'une façon saisissante la douleur de Mar- 
guerite et l'amère jouissance qu'elle éprouve à se 
retracer le bonheur évanoui. Le musicien a trouvé 
des accents admirables pour traduire toutes les 
phases du délire, de la passion, depuis le début, 
triste, calme, résigné, jusqu'à l'instant où la pau- 
vre fille s'écrie d'une voix brisée par l'émotion : 
« Et le charme de sa parc^e, et le serrement 
de sa main! et puis, ah! son baiser! » jus- 
qu'à ce dernier transport d'amour : « Ah ! que ne 
puis-je le saisir et le retenir pour toujours ! l'em- 
brasser à mon envie ! et finir mes jours sous ses 
baisers! », 

La ballade du Rai de ThuU, que Schubert écrivit 
en 18 16, est d'une expression aussi touchante 
qu'elle est simple de forme. L'année d'après, il 
composa sa Marguerite implorant V image de la 
Vierge, une page dramatiquement traitée qui dé- 
bute par un chant plein d'onction et va s'animant 
à mesure que la J)écheresse, folle de douleur et 
de repentir, répète sa prièf« avec plus d'ardeur et 
se traîne aux pieds de la Mère des douleurs; Trois 
ou quatre ans auparavant, Schubert avait mis en 
musique la Seine de l'église, conçue exactement 
d'après le texte original, mais qui peut être chantée 



DEUXIÈME PARTIE. 77 



par une seule personne, le chœur même n'étant 
écrit qu'à une voix. En s'imposant un cadre si 
restreint, Schubert ne pouvait pas prétendre com- 
poser une grande page dramatique, mais il a su 
prêter des accents vrais à chacun de ses person- 
nages. L'acre ironie du démon, l'ardent déses- 
poir de la fille perdue, la terrible grandeur du 
chant religieux, y sont exprimés avec un égal 
bonheur, et le cri de Marguerite : « De l'air ! » 
est d'une vérité déchirante. Cette peinture en 
raccourci ne saurait être comparée à aucune des 
créations que cette scène a inspirées à d'autres 
compositeurs, mais elle renferme l'esquisse d'un 
tableau hors ligne. 

Ces deux dernières mélodies, bien qu'assez 
peu connues, peuvent compter parmi les plus 
belles du célèbre compositeur, mais des pages 
aussi pathétiques sont moins des mélodies que de 
véritables scènes de drame, auxquelles il ne man- 
querait que l'orchestre. Ces quatre fragments de 
Faust, augmentés d'un chœur d'anges resté iné- 
dit (probablement celui de la fête de Pâques) , 
forment, à tout prendre, un ensemble assez con- 
sidérable pour qu'on puisse l'intituler, comme 
nous avons fait, le Faust de Schubert. 



yS GŒTHE ET LA MUSIQPE. 

Le 8 mars 183 1, l'Opéra italien de Paris an- 
nonçait la première représentation d'un opéra de 
Fausto. C'était par le £iit le premier essai sé- 
rieux tenté en France de traduire l'oeuvre de 
Gœthe. Â ce titre, il mérite de fixer un instant 
notre attention. L'auteur était une femme, mais 
une femme vivement éprise de son art et qui avait 
appris des meilleurs maîtres la science de l'har- 
monie et l'art de composer. Elle tenait la plume 
d'une main exercée, et ses œuvres, d'une con- 
texture savante, ne portaient nullement l'em- 
preinte féminine. En véritaUe artiste, M^'"" Bertin 
n'eût pas consenti à mettre en musique vai pas- 
tiche difforme de l'œuvre allemande; elle pro- 
fessait un trop profond respea pour le grand 
nom de Gœthe. 

Aussi le scénario qu'elle adopta reproduisait* 
il fidèlement les situations capitales du -drame. 
Elle eut même l'heureuse idée de conserver un 
épisode dédaigné par ceux qui vinrent après elle 
et qui prêtait singulièrement aux couleurs les 
plus fantastiques. C'est la scène intitulée une 
Cuisine de sorcière. U est minuit; les gnomes, les 
nains aux pieds de chèvre^ les diables, les esprits, 
les singes et les guenons procèdent à leurs effroya- 



DEUXIEME PARTIE. 79 

——»——■ ■■— ^»— Il I II ■ — — — 

blés mystères et dansent une ronde de sabbat au- 
tour de la chaudière flamboyante. Survi^pnent 
le démon et son élève. Faust veut demander à la 
sorcière le breuvage magique qui doit lui rendre 
la jeunesse, et, tandis que Méphisto, se couchant 
dans un fauteuil et jouant avec un goupillon, dit 
en ricanant : « Me voilà comme un roi sur son 
trône; je tiens le sceptre : il ne me manque plus 
que la couronne, » Faust, lui, maniant un miroir, 
y distingue la ravissante image de Marguerite. 
« Qjie vois-je? Qjielle apparition céleste se 
montre dans ce miroir magique? Amour, oh! 
prête-moi ton aile la plus rapide, et mène-moi 
dans son pays ! Ah ! si je ne reste pas à cette 
place, si je me hasarde d'approcher, je ne puis 
la voir que comme dans un brouillard... La plus 
belle figure de femme!... Est-il possible qu'une 
fiemme soit si belle ? Dois-[e, en cette figure cou- 
chée, voir l'abrégé de tous les cieux ? Rien de 
pareil se trouve-t-il sur la terre? » 

L'ouvrage de M"* Bertin ne rencontra dans 
les journaux que des juges bienveillants, qui su- 
rent rendre justice à son mérite et aussi dissi? 
muler de sages critiques sous des compliments 
bien flatteurs pour une jeune femme. A l'égard 



8o GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

é 

d'une personne considérée et bien née dans la 
presse, une louange exagérée aurait été aussi dé- 
placée qu'une critique trop acerbe. Là était un 
écueil que les journalistes tournèrent avec beau- 
coup d'adresse. Voici du reste, à titre d'exemple, 
ce que disait la Revue de Paris. 

« Des juges éclairés ont apprécié et apprécie- 
ront encore cette musique trop neuve, trop en 
dehors du sentier battu pour être tout d'abord 
populaire... Du reste, les prévisions du public, 
comme il arrive toujours, ont été complètement 
trompées. On attendait d'une jeune personne des 
chants gracieux et purs, des mélodies suaves et 
molles peut-être; on s'effrayait de ce sujet si grave, 
si puissant, jeté entre des mains débiles qu'il devait 
écraser. La surprise a été grande d'entendre une 
instrumentation constamment neuve et variée, 
gracieuse parfois, mais le plus souvent énergique 

et sombre'. » 

\ 

» La première représentation du Fauii de M"* Bcrtin fut 
donnée au bénéfice de Donzelli. Voici ce que le même journal 
dit des chanteurs : « Donzelli a joué sagement et chanté avec 
goût, mais avec froideur, le rôle difficile de Faust, le docteur 
amoureux. M*"* Méric-Lalande, qui, comme actrice, nous semble 
faire chaque jour d'incontestables progrès, a déployé dans le rôle 
de Marguerite les intentions les plus dramatiques... Bordogni a 
été nul dans le rôle du frère de Marguerite, et Santini a trouvé 
Tart de n'être ni effrayant, ni risibk dans celui de Méphistophélès. » 



DEUXIÈME PARTIE. 8l 

Cependant rAIlemagne musicale était loin de 
délaisser le chef-d'œuvre de Goethe. En 1832, 
Lindpaintner ' faisait représenter avec assez de 
succès, à Stuttgart, un Faust qui fut repris à Ber- 
lin en 1854 : l'ouverture surtout est un morceau 
de grand caractère dramatique, et d'une couleur 
saisissante. Cette création fait honneur à cet ar- 
tiste de talent qui, en restant fidèle à son poste 
de maître de chapelle du roi de Wurtemberg 
depuis 1817 jusqu'à l'année de sa mort (1856), 
domia l'exemple d'une constance trop rare pour 
n'être pas appréciée ainsi qu'elle le mérite. 

En 1833, le prince Antoine Radziwill 2, gou- 
verneur du grand duché de Posen pour le compte 
du roi de Prusse, et du reste amateur passionné 
de musique et brillant violoncelliste, publia, à 
Berlin, un poëme musical de Faust, auquel au- 
rait peut-être collaboré le maître de chapelle 
Guillaume Schneider. Cet ouvrage remarquable, 
au dire de Fétis, a été exécuté dans bien des villes 

» Lindpaintner (Pierre- Joseph), né à Coblentz en 1791, élève 
de Wetzka, de Winter et surtout de Joseph Grsetz qui lui apprit 
le contre-point et l'art d'écrire, mort à Nonnenhorhn en 1856. 

> Radziwill (le prince Antoine-Henri), né à Posen en 1775, 
mort à Berlin eh 1835. On trouvera la nomenclature exacte des 
scènes et des morceaux de sa partition dans \e Dktionnaire des mu- 
siciens polomis et slaves, de M. Sowinski. 

S- 



82 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

d* Allemagne et représenté mainte fois à Berlin, 
où l'Académie royale le joue souvent le jour an- 
niversaire de la mort du prince. Gœthe en a fait 
réloge en Tannée 1 8 14 de ses Annales : « La visite 
du prince de Radziwill éveilla également un désir 
difficile à satisfaire : la musique originale quHl 
avait composée pour Fausty cette musique heu- 
reuse^ entraînante, ne nous donnait toutefois 
qu'une espérance éloignée de porter sur la scène 
ce singulier ouvrage. » 

Enfin vers 1836, Jules Rietz S élève du cé- 
lèbre Zelter et fort habile violoncelliste, faisait 
représenter un Faust de sa façon sur le théâtre 
fondé par Immermann à Dûsseldorf : il y avait 
été spécialement appelé par Mendelssohn qui lui 
avait confié la direction musicale de ce théâtre. 
Il succéda bientôt à Mendelssohn dans le poste 
de chef de musique de la ville, puis il devint à 
la fois directeur du Gewandhaus de Leipzig et 
chef d'orchestre au théâtre, et enfin maître de 
chapelle du roi de Saxe. 

A peu près vers 4a même époque, Conradin 
Kreutzer, dont les ouvrages se font plus remar- 
quer par des qualités de facture et d'expérience 

» Rietz (Jules), né à Berlin en 1812, mort à Dresde en 1877. 



DEUXIÈME PARTIE. 83 

que par la richesse de l'invention, composait et 
Élisait exécuter à Vienne, une série de morceaux 
composés sur les principales scènes de Faust. Ce 
musicien réputé qui, né d'assez basse extraction, 
avait su s'élever presqu'au premier rang dans son 
art à force de persévérance et de travail, finis- 
sait comme il avait commencé, sous le patro- 
nage de Goethe. Il avait, en effet, composé son 
second ouvrage théâtral sur le livret d'opéra- 
comique de Gœthe, Jery et Bœtdy, et avait dû 
de le voir jouer sur le théâtre de la cour de 
Vienne à la méprise du directeur, Weigl, lequel, 
toujours hostile aux jeunes débutants, n'avait 
donné cette pièce qu'avec la conviction qu'elle 
n'aurait aucun succès. L'attente de cet homme 
envieux fut trompée et cette représentation re- 
cruta de nombreux partisans au jeune musicien. 
Gœthe l'avait favorablement servi à son début ; il 
l'inspira également bien sur la fin de sa carrière, 
car ces deux ouvrages peuvent être rangés parmi 
les meilleurs que Conradin Kreutzer ait produits 
au théâtre et au concert. 

Adapter au poëme allemand les inspirations de 
la muse italienne était une tentative périlleuse, 
que pouvait seul excuser, en cas de non-réussite. 



84 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

- 

l'honneur même de l'avoir entreprise. L'opéra 
italien Fausto, de Gordigiani ^ parut en 1837 au 
théâtre de la Pergola, à Florence. L'auteur s'é- 
tait laissé séduire par un fort mauvais livret et 
avait terminé sa musique dans un temps très- 
court, à terme fixe. L'issue fut un /^^o? éclatant, 
comme on «i compte peu dans l'histoire des ré- 
volutions théâtrales. Cet échec fut dû aux absur- 
dités du livret, à l'insufiBsance des répétitions, à 
la négligence des artistes, et enfin à la puérilité 
des machines employées pour les changements et 
les enchantements. La musique, où l'on remar- 
quait quelques mélodies faciles, n'était pas de 
force à conjurer un tel désastre. Ce malheureux 
événement était comme le présage de la carrière 
de l'auteur, qui composa tant et plus de morceaux 
de musique de chambre et de mélodies^ sans 
pouvoir jamais réussir au théâtre. 

A l'époque même où Berlioz écrivait les pre- 
mières scènes de sa Damnation de Faust au milieu 
du bruit et de l'agitation de Paris, un jeune mu- 
sicien belge polissait et repolissait une partition 
inspirée par le même sujet et qu'il voulait bien- 

' Gordigiani (Luigi), né à Florence en 1814, y mourut' 
en i86o.- 



DEUXIÈME PARTIE. 85 

tôt produire en public. Le 27 janvier 1847, en- 
fin, Joseph Gregoir faisait exécuter son œuvre à 
Anvers dans un grand festival organisé par lui . 
avec le concours de 200 chanteurs et autant d'ins- 
trumentistes. Le début du jeune compositeur fit 
grand bruit dans son pays natal. Le concert eut 
lieu dans la salle de la Cité, « toute resplendis- 
santé de lumières, » disent les journaux du temps. 
Des dames de la ville chantaient les chœurs, 
aussi les billets du festival Gregoir faisaient prime 
depuis plusieurs jours à la Bourse. L'auteur fut 
acclamé, chanté en vers et en prose : puis mu- 
sique et musicien retombèrent dans l'oubli. 

Le plan de ce « poëme musical » est à peu près 
celui que les collaborateurs de Gounod devaient 
suivre plus tard pour écrire leur libretto, car 
M. Gregoir a choisi tout simplement les scènes 
principales du premier Faust de Gœthe et il les a 
mises en musique* Chose singulière, il a compris 
son sujet à peu près de la même façon que Gou- 
nod, et il l'a rendu dans la même gamme aima- 
ble et discrète, dans cette demi-teinte qui est 
comme le clair de lune du génie. Il s'est arrêté de 
préférence aux scènes sentimentales, touchantes 
et passionnées, qui se rencontrent dans le drame 



86 GŒTHE ET LA MUSIQJJE. 

philosophique du poëte allemand; il s'est même 
si bien cantonné dans cet agréable domaine qu'il 
a écarté de son poème le personnage du démon. 
Un Faust sans Méphisto, autant vaudrait un Faust 
sans Marguerite ou sans Faust. 

En cette même année 1847, un compositeur 
français, M. Henry Cohen, fit exécuter dans la 
salle du Conservatoire, à Paris, un poème ly- 
rique, Marguerite et Faust, qui reçut assez bon 
accueil. On y applaudit surtout une grande scène 
intitulée le Triomphe de MiphistophUis. Ce poëme 
lyrique reste le principal ouvrage de ce musicien 
instruit qui avait appris l'harmonie de Reicha, 
le chant de Laïs et de Pellegrini, et qui, après 
être allé par deux fois tenter la fortune théâtrale 
en Italie^ devint directeur du Conservatoire de 
Lille, fonction dont il se démit bientôt, à la suite 
de dissentiments survenus avec une conmiission 
administrative qui lui était adjointe en qualité de 
conseiL 

Quelques années plus tard, l'Angleterre paya 
un nouveau tribut au poëte par l'intermédiaire 
de Hugh Pierson, un artiste de mérite (né à Ox- 
ford en 1 8 1 6) qui s'était voué à la musique contre 
le gré de son père, prédicateur en titre du roi 



DEUXIÈME PARTIE. ' 87 

Georges IV, et qui avait Eût son éducation mu- 
sicale un peu trop à bâtons rompus, recevant 
tour à tour les leçons et les conseils de l'orga- 
niste Attwood, de Paër à Paris, de Walmisley 
à l'université de Cambridge, de Tomaschek et 
de Reissiger en Allemagne. Lorsque Bishop mou- 
rut, il le remplaça un instant à l'université d'E- 
dimbourg , mais il' se lassa vite de professer et 
retourna en Allemagne où son opéra, le Triom- 
phe des Sylphes, fut joué à Brunn avec quelque 
succès, tandis que celui de Leila soulevait à 
Hambourg de bruyants orages. Il demeura huit 
ans dans cette ville, puis retourna en 1853 à 
Londres où il composa un oratorio du Paradis 
et un second Faust qui passe pour son meilleur 
ouvrage : Pierson est mort à Leipzig au com- 
mencement de 1873. 

En mars 1868, un compositeur italien, M. Ar- 
rigo Boito, qui est, dans la péninsule, le par- 
tisan le plus convaincu des théories novatrices 
de Richard Wagner, fît représenter à la Scala de 
Milan un Mefistofele qui doit être compté parmi 
les pastiches musicaux du drame de Gœthe. Cet 
opéra ne réussit pas, et la seconde représenta- 
tion souleva un tumulte effroyable : ce fut pour 



88 GŒTHE ET LA MUSICÏUE. 

l'ouvrage un arrêt de mort immédiate. Le princi- 
pal reproche encouru par le jeune musicien était 
de manquer de mélodie : en pouvait-il être au- 
trement, étant connues ses tendances néo-ger- 
maines, ses préférences et son admiration pour 
« la musique de l'avenir »? Cet échec n'impli- 
quait donc pas que l'opéra fût dénué de mérite, 
et de l'aveu même des journaux de musique, il 
renfermait plusieurs pages d'une belle concep- 
tion et d'une exécution puissante. D'ailleurs, le 
mérite de l'auteur fut reconnu par tous les juges 
non prévenus lorsque son opéra fiit repris à Bo- 
logne le 4 octobre 1875 : il appartenait à la ville 
qui, la première en Italie, avait admiré et zp- 
phuài Lohengrin y de rendre justice, non sans .dis- 
cussion passionnée, aux efforts et au talent de 
M. Boîto dont le seul tort est d'être né en Italie. 
Il faut dire aussi que cette œuvre dramatique 
est d'une conception très-singulière et d'une va- 
leur très-inégale. M. Boito, qui paraît avoir un 
véritable culte pour Gœthe et qui a sûrement 
étudié les commentaires écrits en bien des lan- 
gues sur le Faust, s'est taillé lui-même un poëme 
dans le drame de Gœthe, comme aurait fait 
Berlioz ou Wagner, mais c'est moins là un livret 



DEUXIÈME PARTIE. 89 

d'opéra qu'une àuite de huit scènes assez mal 
soudées ensemble : le prologue dans le ciel, la 
fête de Pâques, la scène sur les remparts de la 
ville, le cabinet d'étude de Faust, le jardin, la 
nuit du Sabbat, la mort de Marguerite et celle 
de Faust, ces deux derniers épisodes empruntés 
au second Faust. De plus, M. Boito,^ qui est 
un philologue et qui, à l'exemple de Wagner, 
attache presque plus d'importance à ses vers 
qu'à sa musique, a fait pi;écéder sa partition 
d'une note, où il examine les diverses' ortho- 
griaphes et explications du mot MéphistopMéSy 
où il s'autorise du livre de Le toyer sur les 
Spectres pour faire chanter aux invités Saboé dans 
le sabbat, et aux sorcières : Hor Sahbah! où 
il explique pourquoi il a adopté le mètre du 
vers grec dans la scène d'Hélène et comment la 
langue italienne se prête mieux que la française 
à toutes les pompes et les grâces du mètre grec 
et du latin, etc. Enfin, il s'est tellement pénétré 
de son auteur favori que presqu'à chaque scène 
il met en évidence quelque vers, quelque tirade, 
où il voit, non sans raison, l'essence, le nœud 
de la scène entière. Dans le cabinet d'étude, 
par exemple, cette- apostrophe du docteur au 



90 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

démon : ce Si je te dis un seul instant : Restons- 
en là; je suis heureux de ce que tu me présentes! 
Alors tu peux m'entourer de biens; alors je con- 
sens à m'anéantir! » et pour le tête-à-tête amou- 
reux dans le jardin, cette réplique de Faust : 
« Ma bicn-aimée, qui oserait dire : }e crois m 
Dieu? Demande^le aux prêtres et aux sages, et 
leur réponse semblera être une raillerie de la 
demande. » La partition même de M. Boito 
montre quels efforts doit faire un compositeur 
élevé à l'école italienne pour secouer ces for- 
mules vieillies, pour concevoir une œuvre vrai- 
ment sérieuse et surtout pour lui donner une 
forme sévère. Quelque mal qu'il prenne, il 
n'arrive, tant est grande l'influence du milieu 
artistique, qu'à produire une œuvre très-in^ale, 
très-laborieuse, où certaines parties jurent avec 
d'autres et dont le mérite, très- réel en sorhme, 
consiste plus encore dans les efforts tentés que 
dans l'effet réalisé. En général, les passages fan- 
tastiques ont mieux servi M. Boito que les scènes 
de tendresse; le plus souvent sa mélodie est 
commune dans celles-ci, et son orchestre peu in- 
téressant, tandis qu'il traite les premiers avec une 
grande puissance et non sans originalité : c'est 



DEUXIÈME PARltE. 9I 

~7X < 

évidemment vers la force et le dramatique que 
le pousse son talent naturel, mais ehcore un com- 
positeur de ce mérite pourrait-il se surveiller 
plus sévèrement, et ne pas retomber dans les or- 
nières où s'est trainé toute sa vie un Petrella. 

Au commencement de 1872, le 7 mars, Fer- 
dinand de Roda, pianiste, harpiste, compositeur 
et professeur de musique à l'université de Ros- 
tQck, Élisait entendre dans cette ville un nouveau 
drame musical de Faust ^ interprété par l'Acadé- 
mie de chant et les orchestres réunis de Rostock 
et de Schwerin. L'auteur dirigeait lui-même 
l'exécution de son œuvre qui se recommandait, 
dit-on, par de réelles qualités dramatiques et 
qai oteint im certsdn succès. Qpoi qu'il en soit, 
cette première audition fut aussi la dernière, et ce 
musicien qui avait déjà produit des oratorios, des 
cantates, une symphonie, plusieurs morceaux de 
piano, est mort en septembre 1877 au château 
de Bûlow, près Crivitz (Mecklembourg-Schwe- 
rin), sans avoir pu réentendre son Faust; il 
n'était pas encore très-âgé et allait atteindre 
seulement soixante ans le 26 mars suivant. 
^ En 1874 enfin^ un compositeur norwégien, 
M. Edouard Lassen, fit entendre à Weimar une 



92 GŒTHE ET LA MUSIQjLJE. 

nouvelle musique adaptée au drame de Goethe. 
Né à Copenhague, mais amené dès l'âge de deux 
ans à Bruxelles, ayant fait ses études musicales 
au Conservatoire de cette ville et plusieurs fois 
lauréat des concours de composition institués dans 
les principales villes de Belgique, Lassen, lors 
d'une grande tournée qu'il fit en Allemagne, avait 
été surtout bien accueilli par Spohr à Cassel et par 
Liszt à Weimar. Ce fut ce dernier qui, en faisant 
représenter sur le théâtre grand-ducal son opéra 
le Roi Edgard, déclaré inexécutable à Bruxelles, 
provoqua le succès qui fit offrir à Lassen la place 
de directeur de la musique de la cour et l'attacha 
à Weimar, où il se fixa d'une façon définitive 
après le grand succès de son second opéra, 
Frauenhb. 

Sa nouvelle œuvre, qui suit scène par scène le 
drame de Goethe, est très-importante, car elle com- 
prend plus de cinquante morceaux de tout genre, 
mais elle est aussi très-intéressante et renferme 
plus d'une page remarquable. Le prologue dans 
le ciel, qui ouvre naturellement la partition, puis 
tous les mélodrames accompagnant les médita- 
tions du docteur dans son cabinet d'étude, sont 
d'une excellente couleur, et le chant de Pâques 






DEUXIÈME PARTIE. 93 

« 

est d'une simplicité toucliante avec sa sonnerie 
persistante des cloches. La scène aux portes de 
la ville est fort jolie avec sa triste complainte du 
mendiant et la ronde animée des paysans ; le mur- 
mure des esprits invisibles dans le cabinet de Faust 
et leur joyeux susurrement pendant le sonuneil 
du docteur ont inspiré au musicien de gracieuses 
pensées d'une légèreté toute féerique. La scène 
de la taverne d'Auerbach, .par contre, est rendue 
avec une grande franchise et une rare vigueur, la 
courte phrase en canon des buveurs repus : « Nous 
voilà diablement bien et gorgés comme cinq cents 
truies » est d'une lourdeur on ne peut plus ex- 
pressive. Le tableau de la cuisine de sorcière ne 
manqu^e pas non plus de couleur, mais c'est surtout 
la chaste figure de Marguerite et les divers épi- 
sodes auxquels elle se rattache que M. Lassen a 
traités d'une façon charmante. La jolie mélodie 
d'orchestre quand elle rentre dans sa chambrette, 
la vieille chanson du roi de Thulé, dont il a si 
bien accusé le caractère archaïque, la lamenta- 
tion de dame Marthe sur son mari absent^ la brus- 
que entrée du démon, etc., autant de petits 
morceaux, de simples phrases quelquefois, d'ac- 
cents très-divers et qui aboutissent à la prome- 



94 GOETHE ET LA MUSIQUE. 

nade dans le jardin que le compositeur accom- 
pagne par un léger bruissement dont le charme 
excite à la rêverie et aux douces confidences. Le 
monologue de Faust traînant ses désillusions à 
travers les bois et les cavernes est souligné par 
un morceau d'orchestre qui fait image et qui 
semble peindre les efforts répétés du marcheur 
pour gravir de plus en plus haut; quant au 
mélodrame placé sous l'invocation de Margue- 
rite à la Mater dolorosa, il est empreint d'une tris- 
tesse pénétrante que fait mieux ressortir encore 
l'étrangeté de la chanson du diable, et la trans* 
cripdon exaae du Dies ira dans la scène de la 
'cathédrale produit un effet terrible. Mais le mor- 
ceau capital de cette première partie, celui dans 
laquelle l'auteur a déployé le plus de puissance 
et d'imagination est sans contredit la Nuit roman^ 
tique de Walpurgis : il y a là une rare étrangeté 
d'invention servie par une grande habileté de 
main, et ces deux qualités réunies n'étaient pas 
de trop pour se mesurer avec cette étonnante 
conception de la fantaisie de Goethe. 

Ces mêmes qualités se retrouvent à un égal 
degré dans toutes les scènes fantastiques de la 
deuxième partie, maïs la prolongation de ce 



dËUXiÈME PARTIE. 95 

genre de musique, visant toujours par des moyens 
qui varient peu, au féerique, au surnaturel, ne 
laisse pas de fatiguer à la longue, et cette mono- 
tonie, il Ëiut l'avouer, découlait forcément du 
sujet, la musique n'ayant pas des ressources assez 
multiples pour peindre des épisodes à peu près 
de même nature avec des couleurs qui varieraient 
sans cesse. Il y a, dans le nombre, quelques 
morceaux délicieux et d'une légèreté vaporeuse, 
comme le chœiu: d'Âriel.et des Elfes qui ouvre le 
second Faust, conmie le chant des Sirènes dans 
le Haut Finie et le refrain tournoyant des Lamies, 
conmie les danses enlacées d'Euphorion et des 
jeunes filles dans la scène de l'Ârcadie. Ce tableau 
débute par un joli prélude pastoral, et deux autres 
morceaux d'orchestre très-importants, très-colo- 
rés, sont la grande bacchanale qui termine le troi- 
sième acte et la polcHiaise qui accompagne la mas- 
carade dans le palais de l'Empereur. Les deux 
fragments du poème auxquels l'auteur a donné, à 
bon droit, le plus d'importance musicale sont la 
grande scène de la Nuit classique de fValpurgis et 
le joli épisode d'Hélène ; il les a rendus, du reste, 
avec une légèreté de touche et une variété de 
tons très-remarquables. Il se rencontrait dans le 



96 GŒTHE ET LA MUSftiUE. 

second Faust plus encore que dans le premier cer- 
taines scènes qui semblaient exiger quelques traits 
de musique purement descriptive et l'auteur n'a 
pu se soustraire à cette exigence pour peindre 
le bruit du char de Plutus, la course du centaure 
Chiron, le frétillement du gnome Homunculus, la 
chute d'Icare -Euphorion, etc.; mais il ne note 
que ce qui est strictement nécessaire dans ce 
genre un peu puéril et passe outre. Il a sagement 
fait aussi d'adopter comme un fil conducteur 
pour relier ces morceaux épars, et il ramène heu- 
reusement de temps à autre deux mélodies ca- 
ractéristiques, mais de genre divers, celle toute 
gracieuse qui à signalé la première apparition 
d'Hélène dans la scène de l'astrologie, et la 
mélopée grave et triste sur laquelle le démon a 
révélé au docteur l'origine des choses, l'existence 
des divinités primitives, les Mères. En appro- 
chant de la fin du second Faust, en abordant les 
scènes où le Souci aveugle le présomptueux doc- 
teur, où les Lémures creusent la tombe réservée 
à Faust, en arrivant au chœur mystique, l'au- 
teur se retrouvait, comme pour la scène initiale 
d' Ariel et des Sylphes, en présence de tableaux où 
la musique n'a plus rien à dire après l'admirable 



DEUXIÈME PARTIE. 97 

traduction de Schumann. Aussi M. Lassen a-t-ii 
traité ces scènes le plus brièvement possible, 
sans les raccourcir, mais aussi sans les dévelop- 
per, de façon à ne pas paraître vouloir entrer en 
rivalité avec un maître qu'il admire sûrement, 
car il procède directement de lui. 

Cette, œuvre de valeur est donc la dernière 
adaptation musicale de Faust qu'on ait tentée ; ou 
plutôt c'était la dernière il y a cinq ans, car, 
avec l'attraction constante que la bizarre concep- 
tion de Goethe exerce 5ur les compositeurs, il se- 
rait bien étonnant qu'aucun Faust ne fÙt éclos 
depuis lors dans un cerveau de musicien. Qu'il 
soit éclos ou qu'il ne fasse que germer, il en sur- 
gira sûrement quelque autre avant peu, puis un 
autre encore — et ce ne sera jamais le dernier. 



—*^^=M£ m>riy^~^ 



98 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 



CHAPITRE III. 

Les ouvBUTUiifiS de Creétien Schuu, de Ferd. Hillee bt 
DE R. Wagner. La symphonie de Fr. Liszt. Le ballet 
d'Ad. Adak. 



Avant d'arriver aux quatre grandes composi- 
tions vocales inspirées par le drame de Faust, il 
faut ajouter à tous ces opéras, opéras-comiques, 
poèmes musicaux ou recueils de mélodies quatre 
créations orchestrales, — une symphome et trois 
ouvertures, — dans lesquelles les auteurs se sont 
efforcés de condenser tout le poème de Gœthe. 
Elles sont signées de Chrétien Schulz, de Ferdi- 
nand Hiller, de Richard Wagner et de Franz Liszt. 

La première de ces ouvertures de Faust re- 
monte assez loin; elle date des premières années 
du siècle et fut composée à Leipzig, entre 1800 
et 18 10, par Chrétien Schulz qui écrivait dès 
lors quantité d'ouvertures, chœurs, marches, 
airs de danse, etc., pour la troupe dramatique de 
Seconda, et qui dirigeait chaque année l'orchestre 
du théâtre pendant le, séjour de cette troupe à 
Leipzig. Ce brave S.chulz, aujourd'hui si com- 
plètement inconnu, était arrivé dans cette ville 



DEUXliME PARTIE. 99 

t 

à Tâge de dix ans et n'en sortit plus . D*abord élève 
à Técole de Saint-Thomas, ayant eu, à sa sortie 
du collège, des velléités thèologiques, puis s'étant 
tourné vers la musique, ayant étudié d'abord 
avec l'organiste du château, Engler, puis sous 
la direction de Schicht^ il avait obtenu enfin la 
place de directeur des concerts hebdomadaires de 
la ville, et il mourut dans cette position en jan- 
vier 1 827 : il avait dix-sept ans de fonctions, cin- 
quante-trois ans d'âge et quarante-trois de séjour 
à Leipzig. 

L'ouverture de Faust de M, Hiller est une 
œuvre de jeunesse dû célèbre Musikdirectar, qui 
la composa et la fit exécuter à Paris durant le 
séjour de huit années qu'il fit dans notre ville de- 
puis 1828, afin d'asseoir auprès des amateurs 
français sa réputation naissante de pianiste et de 
compositeur. En même temps qu'il se produisait 
avec succès à côté de pianistes tels que Liszt, 
Kalkbrenner, Osbome et Chopin, il pouvait, grâce 
à la fortune de ses parents, organiser de grandes 
séances avec orchestre pour soumettre au public 
ses principales compositions. C'est au second de 
ces concerts, donné en décembre 1831 dans la 
salle du Conservatoire, qu'il fit entendre cette 



100 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

ouverture de Faust, ainsi qu'une symphonie et 
un concerto de piano. 

Fétis, dont on connaît l'hostilité déclarée en- 
vers l'école musicale qu'il qualifiait de roman- 
tique, juge avec une indulgence relative l'œuvre du 
jeune compositeur, mais non sans faire d'abord le 
procès aux musiciens français et allemands « qui, 
comme Berlioz et Hiller, tentent de poursuivre 
la révolution que Beethoven a voulu consommer 
dans la musique, qui sont portés par leurs goûts 
et leur conviction vers un genre vague où le 
charme mélodique est remplacé par des images 
plus ou moins heureusement exprimées, où la 
variété, fruit d'une fantaisie sans bornes, dispa- 
raît devant une pensée dominante, dont le com- 
positeur est toujours préoccupé et à laquelle il 
rattache toutes ses idées de mélodie, de rhythme, 
de modulation et d'harmonie.... » Une fois ses 
griefs énoncés contre cette poétique musicale qui 
paraît aujourd'hui si juste, si élevée, Fétis examine 
assez longuement la symphonie, dans laquelle il 
trouve à reprendre une uniformité de pensée fa- 
tigante, une monotonie fâcheuse qui l'emporte 
sur les beautés réelles de l'ouvrage; puis il pour- 
suit en ces termes : « L'ouverture pour le Faust 



DEUXIEME PARTIE. 10 1 



de Gœthe, ayant un sujet déterminé, doit être 
plus facilement comprise; aussi a-t-elle eu du 
succès parmi l'auditoire. Je l'avouerai cependant, 
le succès ne m'a pas absolument convaincu en 
faveur du système adopté par M. Hiller. J'y ai 
bien vu qu'il a voulu peindre les trois caractères 
du drame : Faust, Méphistophélès et Marguerite; 
mais dans ce dessein même pourrait se rencontrer 
une variété d'effets que j'ai cherchée en vain. 
La couleur en est généralement sombre et le 
rhythme trop uniforme. Je ne doute pas de l'af- 
fection que M. Hiller a pour ce morceau, dont 
plusieurs parties sont d'ailleurs fort remarqua- 
bles ; on n'adopte jamais à demi un système qu'on 
croit bon, précisément parce qu'on a la foi, mais 
à l'âge de M. Hiller, il est facile de se modifier; 
et je crois qu'il se modifiera avec le temps. » Les 
observations de Fétis furent aussi vaines que son 
espoir, et M, Hiller eut le bon esprit de ne mo- 
difier en rien ses tendances ni son prétendu sys- 
tème. 

Juste dix ans après M. Hiller, Richard Wagner 
écrivait aussi à Paris une ouverture de Faust, 
lors de son premier séjour au milieu de nous, en 

même temps qu'il terminait son RieriTii en vue 

6. 



102 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

de notre grand Opéra et qu'il composait la par- 
tition du Vaisseau Fantôme, dont Touverture lui 
fiit inspirée par le souvenir de Tépouvantable 
tempête qui Pavait assailli dans la traversée de 
Riga à Boulogne. L'éditeur Maurice Schlesinger 
qui, sur la recommandation de Meyerbeer, s'em- 
ployait activement à produire son jeune compa- 
triote et le faisait vivre en lui demandant quelques 
travaux critiques ou musicaux dont le salaire sub- 
venait à ses besoins les plus pressants, avait ob- 
tenu promesse formelle des musiciens de Tor*^ 
chestre du G)nservatoire qu'ils essaieraient un 
morceau de son protégé et qu'ils l'exécuteraient 
en concert public, s'il leur semblait mériter cet 
honneur* Tout heureux de cette assurance, 
Wagner écrivit d'inspiration cette ouverture qui, 
dans sa pensée, devait ne pas rester isolée, mais 
former la première page d'une grande sym- 
phonie résumant tout le drame de Gœthe, et 
les artistes du Conservatoire essayèrent le mor- 
ceau « qui parut — au dire de Fétis — - une 
longue énigme aux exécutants. » Il ne fallait 
donc pas penser à produire en public une pa- 
reille élucubration et l'auteur dut garder pré- 
cieusement son ouvrage pour des temps meil- 



DEUXIÈME PARTIE. IO3 

leurs. Mais il était écrit que cette ouverture 
composée à Paris en vue des amateurs parisiens 
serait exécutée à Paris, et elle le fut en effet — 
au bout de trentfe ans. Le dimanche 6 mars 1870, 
M. Pasdeloup la fit entendre au Concert popu* 
laire, mais sans grand succès ni même sans grand 
tapage, car cette audition n'a pas encore eu de 
lendemain. 

Cette production de jeunesse du célèbre com- 
positeur est pourtant bien supérieure aux opéras 
qui datent de la même période ; elle est, en effet, 
beaucoup plus personnelle et indique chez Fau- 
teur une maturité d'esprit, une pleine possession 
de lui-même qu'on ne rencontre pas à égal de- 
gré dans RienTii ni même dans le Vaisseau Fantôme. 
Cette ouverture, empreinte d'une puissance, d'une 
passion, d'une douleur extrêmes, est comme une 
œuvre à part dans l'œuvre entier de Wagner; 
elle n'affecte pas en effet cette forme d'un cres- 
cendo immense qui devait inspirer au maître ses 
magnifiques ouvertures du Vaisseau Fantôme, de 
Tannhauser et des Maîtres Chanteurs; elle est 
d'une conception non pas plus admirable, mais 
plus libre, qui lui permet de suivre de près toutes 
les phases du drame original et de les traduire, 



104 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

de les accentuer avec une vérité surprenante. Cet 
incessant contraste de force et de douceur, ce 
heurt perpétuel de la joie avec la tristesse, ces 
délicieuses mélodies subitement coupées d*un 
cri de rage, ces élans de passion haletante tra- 
versés d'effluves mélancoliques, ces transports 
de fureur suivis d'affaissements douloureux, cette 
désillusion calme du début, ces emportements 
affolés qui jettent l'esprit et le corps dans un 
complet anéantissement, forment d'ensemble 
une conception hors ligne : cette ouverture offre 
donc, avec celle que Schumann devait composer 
plus tard, la plus admirable s)mthèse qui se 
puisse voir du drame de Gœthe. Nous n'avons 
malheureusement qu'une ouverture, nous au- 
rions sans doute aujourd'hui toute une sympho- 
nie si les docteurs du Conservatoire n'avaient 
pas, en leur infaillibilité, condamné comme une 
« longue énigme » cette création de génie. 

Dix ans après que Wagner avait écrit son ou-« 
verture, vingt ans après que M. Hiller avait com- 
posé la sienne, Franz Liszt abordait le même 
sujet et écrivait non plus seulement une ouver- 
ture, mais une symphonie entière, une œuvre 
purement orchestrale à la fin de laquelle seule- 



DEUXIÈME PARTIE. IO5 

ment s'adjoint un chœur d'hommes pour ren- 
forcer la péroraison. Liszt avait dû s'éprendre 
bien plus de la légende dramatique de Berlioz que 
du poëme de Gœthe, et s'il entreprit de le tra- 
duire en musique à son tour, ce dut être par 
admiration pour la création de Berlioz, et par 
ambition de se mesurer sur le même terrain avec 
le grand musicien français. Deux faits semblent 
prouver la justesse de cette induction, d'abord 
la dédicace de l'œuvre — Berlioz avait dédié 
son Faust à Franz Liszt, Liszt dédia le sien à 
Hector Berlioz; — puis la date de la composi- 
tion, car cette symphonie fut écrite durant les 
années qui suivirent l'apparition de la Damnation 
de Faust en France et en Russie. C'est en 1848, 
deux ans après la première et malheureuse au- 
dition de la Damnation de Faust à Paris, que 
Liszt, forcé par les événements politiques d'in- 
terrompre ses pérégrinations musicales aux 
quatre coins de l'Europe, prit définitivement 
possession de ses fonctions de premier maître 
de chapelle à Weimar, ne s'en éloignant plus que 
pour de rares fêtes musicales et de courts voyages, 
se consacrant tout entier à l'amélioration de la 
chapelle du grand-duc de Weimar et de son 



.I06 GŒTHE ET LA MUSIOIUE. 

Opéra qui, peu renommé auparavant, 6xa bientôt 
l'attention de tout le monde musical. C'est sur 
ce théâtre, en effet, que furent représentés alors, 
par les soins et sous la direction de Liszt, les 
principaux ouvrages des plus grands compositeurs 
contemporains, particulièrement ceux de Schu- 
nunn, de Berlioz, de Richard Wagner : d'abord 
ce chef-d'œuvre incomparable, Lohengrin, joué 
pour la première fois en 1850 sous la direction 
de Liszt, et à lui dédié par l'auteur; puis, les an- 
nées suivantes, Geneviève et Manfred, de Schu- 
mann, Alphonse et Estrella, de Schubert, d'autres 
opéras nouveaux de Sobolewski, Raff, Lassen, 
Cornélius; enfin Benvenuto Celliniy en répara- 
ûovji de l'échec éprouvé à Paris par ce bel ou'* 
vrage et dont le public parisien n'a pas encore Êiit 
amende honorable à Berlioz. 

Mais Liszt ne conduisait pas seulement les ou* 
vrages des autres, il dirigeait aussi les siens et 
en composait beaucoup à cette époque : il écri- 
vit alors et publia ses Dou^e poèmes symphoniques 
pour orchestre, sa symphonie de la Divine Co^ 
medie, d'après Dante, sa messe pour la consécra- 
tion de la basilique de Gran, quantité d'ouvrages 
pour piano, et enfin sa symphonie de Fflw^/. Ils'est 






DEUXIÈME PARTIE. IO7 

inspiré du poème, de Goethe de la &çon la plus 
large, et sans s'efforcer aucunement d'en traduire 
les épisodes dramaticjues; il a voulu seulement 
dépeindre et résumer^ dans trois morceaux très- 
différents de caractère, les trois personnages prin- 
cipaux du drame : il a prétendu donner, en 
quelque sorte, une synthèse musicale et psycho- 
logique de chacun d'eux. C'est assurément une 
idée singulière que de vouloir personnifier Faust 
danstm allegro^ Marguerite dans un andanU saave 
et Méphistophélès dans un scher:p molto vivace 
ironica; mais la bizarrerie même et la dif&culté 
de l'entreprise devaient exciter à la tenter un 
artiste pour lequel le nouveau a toujours eu tant 
de charme et qui, pour s'inspirer de Goethe et 
se mesurer avec Berlioz, ne voulait sans doute 
rien Élire qu'on eût fait avant lui. 

Le premier morceau de cette s3rmphonie est 
bâti sur une phrase agitée et passionnée des 
violons, qu'une courte rentrée du basson soude 
à une introduction sombre et menaçante. Cette 
mélodie caractéristique de Faust a de la puissance 
€t de l'élan, elle se développe bien et reparaît cha- 
que fois avec de nouvelles ressources instrumen- 
tales, avec un nouvel accroissement de sonorité, 



I08 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

jusqu'à ce qu'elle s'éteigne à la fin dans un long 
smor%anào, conune le docteur, après de folles se- 
cousses et de vains effor|p pour ressaisir la jeu- 
nesse qui le fuit, retombe accablé sous le poids 
d'une vie toute de doute et d'ennui. Tel est le 
plan général, mais ces diverses reprises du motif 
s)anbolique, qui font l'unité de ce long mor- 
ceau, sont traversées soit de courtes mélodies, 
soit par de longs épisodes qui doivent rendre tous 
les mouvements de l'âme du docteur. Lassitude 
de l'existence, retour involontaire vers le prin- 
temps de la vie, doute et dégoût de toute chose 
humaine, appels mystérieux de l'amour, sensa- 
tions sourdes des voluptés terrestres, — le com- 
positeur a voulu traduire tous ces soubresauts de 
l'esprit humain, toutes ces fluctuations du vieil- 
lard à la fois las de vivre et avide de jouir par 
les combinaisons sonores les plus diverses qu'on 
pût imaginer. L'andante intitulé : Marguerite, 
repose sur deux phrases tendres et rêveuses : la 
première, chantée d'abord par le hautbois sur 
une batterie des altos, puis reprise, comme à 
deux voix, par la flûte et la clarinette avant de 
reparaître aux violons dans un iutti mystérieux; 
l'autre, d'une expression plus amoureuse, plus 



DEUXIÈME PARTIE. IO9 

aban4onnée avec sa S3mcope très-accusée au troi- 
sième temps, exposée tour à tour par le quatuor 
des cordes et par celui des instruments de bois, 
qui ne tardent pas à se fondre en un chant va- 
poreux. Le milieu du morceau est rempli par une 
mélodie passionnée que les violoncelles et les vio- 
lons chantent à tour de rôle sous un doux bruis- 
sement des flûtes unies aux seconds violons ; puis 
la phrase primordiale reparaît sous un trait inin- 
terrompu des premiers violons et ramène heu- 
reusement la plainte amoureuse de Marguerite. 
Ces divers bruits se perdent bientôt dans le si- 
lence, les altos seuls répètent discrètement quel- 
ques notes de la mélodie première; tout se tait : 
Marguerite succombe aux tentations du démon 
et se laisse aller entre les bras du bîen-aimé. 

Après la séduction et les élans de tendresse, 
les rires stridents du diable et les cris affreux du 
sabbat, après les pâmoisons d'amour, les re- 
mords désespérés et les appels menaçants de 
Tenfer; Méphistophélès a perdu l'âme de Mar- 
guerite, mais il a gagné celle du docteur, et les 
démons célèbrent la victoire de leur maître et 
seigneur. Ge tableau infernal offrait un attrait 
irrésistible et une réussite assui:ée à un compo- 

7 



IIO GCETHE ET LA MUSiaUE. 

siteur aussi versé que Liszt dans le maniement 
de Torchestre et qui sait aussi bien que lui tirer 
des instruments tout ce qu'ils peuvent donner 
— et même un peu plus. Aussi ce finale diabo- 
lique a-t-il été traité et réussi par lui jusque 
dans les effets les plus bizarres et les plus auda- 
cieux. Tout Tenfer résonne dans son orchestre, 
et ces mille instruments sifflant, grondant, grin- 
çant, hurlant, dpnnent aux damnés un concert 
autrement terrible que tant d'autres enfers à 
l'eau de rose où les démons chantent des valses 
pour se distraire, où les trépassés expriment leur 
souffrance en imitant le bruit du vent dans les 
arbres. Cette explosion de joie sardonique s'ar- 
rête brusquement lorsque les voix humaines 
s'unissent à l'orchestre; le^ basses, aidées d'un 
orgue ou harmonium, entonnent alors le chœur 
final sous une batterie mystérieuse des instru- 
ments à archet. Cet andante mistico, qui clôt 
toute la symphonie, est vraiment d'un beau ca- 
ractère et se développe avec une placidité re- 
marquable après tant d'éclats de rire et de fu- 
reur; le chœur d'hommes, alternant avec le 
ténor solo, sur les grondements de l'orgue et Je 
chant large de, l'harmonie unie aux cuivres. 



DEUXIEME partie; III 

termine avec calme cette trilogie du doute, de 
l'amour et de la haine, en disant entendre le 
chorus mysticus que Gœthe a mis à la fin du 
sicorti Faust : « Tout ce qui passe n'est qu'ap- 
parence ; ici les choses imparfaites s'accomplis* 
sent, rinefiable est réalisé; le charme étemel de 
la femme nous élève aux deux ^ » 

Gluck a composé un ballet de Dm Juàn, 
Adolphe Adam en écrivit un sur Faust : l'idée 
était singulière de part et d'autre, et je n'oserais 
pas aflSrmer que l'idée fût justifiée par l'exécu- 
tion *avec Gluck non plus qu'avec Adam. C'est 
pendant un séjour de neuf mois à Londres, 
en 1832, que le futur auteur du Chalet accepta 
la proposition bizarre d'écrire la musique d'un 
ballet composé par le danseur Deshayes sur le 
poëme de Gœthe. H est vrai que cette proposi- 
tion lui était faite par son beau-fi'ère , Laporte , 
qui avait pris la direction du King's Théâtre : il 
y aurait eu cruauté à refuser ce scénario en trois 

' Le sujet même de Pausi a toujours attiré Liszt, indépendam- 
ment de l'admiration qu'il pouvait porter au drame de Gœthei car 
il a composé par la suite et dédié k Cari Tausig deux morceaux 
très-remarquables sur des épisodes du Faust de Lenau : la Proces- 
sion nocturne et la Danse àTauberge de viihgt (Mtphisto-valsé). 
Il a écrit aussi une marche solennelle, composition plus pom- 
peuse que grandiose, pour les fêtes du jubilé de Gœthe. 



112 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

actes qu'on lui mettait ainsi sur les bras en le 
pressant de le composer pendant le court séjour 
qu'il allait £aire à Paris pour assister à la pre- 
mière représentation du Pré aux clercs. Adam 
travailla assez activement à ce nouvel ouvrage, 
et lorsqu'il repartit pour Londres le 21 janvier 
1833, sa partition était terminée. Elle fut mise 
aussitôt à l'étude, et le ballet de Faust , dansé et 
mimé par Albert, Perrot, Coulon, mesdames 
Pauline Leroux et Montessu, tous artistes du 
grand Opéra de Paris, fut joué à la fin de février 
ou au commencement de mars : « Le succès fut 
très-grand, écrit Adam, même pour la musique. » 
La remarque finale est séante, car une telle en- 
treprise est plus bizarre que glorieuse, même 
après réussite, et un peu de modestie était de 
mise en pareil cas. 

Nous venons de passer rapidement en revue 
presque tous les compositeurs ' qui n'ont pas 
craint de se mesurer avec la grandiose concept 
tion du poëte allemand. D en reste encore quatre, 
dont les œuvres, pour être sûrement jugées, 
doivent être longuement étudiées : ces quatre 
compositeurs sont, — par ordre de date, — 
Spohr, Berlioz, Schumann et Gounod. 



DEUXIÈME PARTIE. II 3 



CHAPITRE IV. 
Le Faust de Spohr. 

Le Faust de Spohr est demeuré longtemps 
populaire en Allemagne : c'est par là qufil a 
droit à notre attention, et nullement comme 
une traduction du chef-d'œuvre de Goethe. Cet 
opéra n'a de Faust que le nom; l'auteur du 
poëme, qui du reste a prudemment tu son nom, 
n'a fait qu'empnmter au maître deux de ses 
personnages, Faust et le démon, pour les lancer 
dans une série d'événements de son invention, 
des plus baroques à la fois et des plus naïfs. 
Nous en donnerons tout à l'heure une idée au 
lecteur; qu'il lui suffise de savoir pour l'instant 
que dans ce drame il n'y a plus de Marguerite. 

Quoi qu'il en soit du poëme, nous devons 
au musicien d'étudier sérieusement son œuvre : 
elle le mérite à tous égards, une fois abstrac- 
tion faite de ce titre &llaciëux. Par la date de sa 
représentation, l'ouvrage de Spohr n'est que le 
troisième des opéras qui ont été inspirés par le 
poëme de Gœthe oiwqui se sont décorés du nom 



114 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

de son héros, mais il est le second par ordre 
de conception. Écrit à Vienne en 1814, Tannée 
même où Joseph Strauss faisait jouer sa Vie et 
actions de Fuust^ l'opéra de Spoht fut représenté 
avec succès à Francfort en 18 18. Depuis lors, 
il s'est maintenu pendant plus de trente ans au 
répertoire des grandes scèaes d^Âllemagne sans 
rien perdre de la faveur du |M:Aik. Il fut joué 
notamment avec succès k Berlin, (A k célèbre 
chanteur Devrient brilla dans le rôle de Faim» 
et à Londres où l'auteur se rendit pour en diri- 
ger l'exécution. En 1830 enfin, la France put 
entendre cette œuvre si vantée : la troupe d'opéra 
allemand dirigée par Rœckel qui vint donner 
des représentations à Paris, salle Favart, joua le 
20 avril le Faust de Spohr. 

Mais il faut connaître le drame avant de par- 
ler de la musique. Faust rajeuni, enrichi, jouit 
depuis longtemps des avantages que son pacte 
avec le diable lui a procurés. Mais comme les 
grands seigileurs et les rois, il s'ennuie. Méphis* 
tophélès, de son côté, est las d'être l'écuyer de 
son esclave, et, pour hâter sa perte, il lui sus-^ 
cite de méchantes afiaires qui puissent l'entrai^ 
ner au crime. Voici Faust : il sort d'un bal et 



DEUXIÈME PARTIE. II5 

songe à Roschen , une jeune paysanne dont il 
s*est amourachée II l'enlève bientôt et lui jure 
amour et fidélité dans un duo dont la situation 
est la même que celle du lÀ ci darem la mano, 
de Dan Giovatmi. Le bijoutier Franz, véritable 
Mazetto, arrive en force, et, l'épée à la main, 
réclame sa fiancée. Méphistophélès la cache à 
tous les yeux; Faust et ses amis s'échappent 
par une trappe, au grand désappointement du 
bijoutier et de ses compagnons. Roschen reste 
entre les mains du diable qui la rend, selon toute 
apparence, à Franz, puisque c'est avec lui que 
nous la retrouverons plus tard. La décoration 
chailge et nous transporte dans le château de 
Gulf, un seigneur brutal et discourtois qui tient 
en captivité la belle Kûnigunde, et la menace 
d'employer tous les moyens afin d'obtenir le don 
d'amoureuse merci. Résistance de Kûnigunde, 
colère de Gulf; la scène change, on voit une 
forêt où le comte Hugo chante une cavatine, en 
manière de harangue, pour engager ses soldats 
à délivrer Kûnigunde qu'il veut épouser. Ros- 
chen reparaît avec Franz; Méphistophélès les 
endort et les enlève en faisant marcher le banc 
de gazon sur lequel ils sont assis. Nous voici de- 



Il6 GŒTHE ET LA MUSIQjUE. 

vant le château fort de Gulf. Faust et le diable * 
rencontrent Hugo, le comte accepte leurs ser- 
vices, et ils donnent l'assaut à la citadelle qui 
s'écroule. Kûnigunde est sauvée, mais Gulf vit 
encore : le démon s'empare de lui et le jette dans 
le brasier qui consume son château. 

Le second acte s'ouvre par un choeur de sor- 
• cières; Faust vient les consulter pt leur demande 
un philtre amoureux. La scène suivante se passe 
devant l'église où le comte Hugo se marie avec 
Kûnigunde; on entend les chants religieux; 
Franz et Roschen sont encore ensemble, en dé- 
pit des artifices d'un lutin maladroit. La noce 
défile, Faust est invité , Roschen se plaint de la 
firoideur de cet amant et le suit au bal offert 
par Hugo. Toute la noblesse des environs s'est 
donné rendez-vous à cette fête. Au milieu du bal, 
Méphistophélès révèle au comte les coupables 
entreprises de Faust, et le lui montre aux genoux 
de Kûnigunde. Le séducteur offre à la dame le 
philtre amoureux que les sorcières lui ont remis. 
Kûnigunde veut se défendre; mais le poison se 
glisse dans ses veines.... Hugo tire l'épée, Faust 
se met en garde, on croise le fer, Hugo tombe 
frappé à mort. Méphistophélès a détourné son 



DEUXIEME PARTIE. II 7 

épée. Inutile de signaler la ressemblance de cette 
scène, qui termine le second acte, avec celle de 
Don Juan. Faust échappe à la colère des amis du 
comte, mais il est en proie au remords ! Roschen, 
désespérée, se jette à la rivière; Kûnigimde veut 
poignarder son séducteur, Méphistophélès l'ar- 
rête, et, saisissant Faust parles cheveux, il Ten- 
traîrie en enfer. — Voilà le beau poëme sur lequel 
Spohr n'a pas craint d'écrire sa musique : cet in- 
génieux imbroglio est de la façon du poëte al- 
lemand C. Bernard. 

En dépit de l'épithète qu'il lui: a donnée, 
l'œuvre de Spohr n'a rien de romantique. La 
musique du maître allemand, en général assez 
peu mélodieuse, et d'un travail harmonique très- 
seiyé dans les parties vocales comme dans l'or- 
chestre, est pleine de formes classiques, scolas- 
tiques même, de tours de chant en usage dans 
le siècle dernier. 

Cet opéra débute par une ouverture savam- 
ment écrite, et qui aurait besoin d'une exécu- 
tion foudroyante pour produire quelque effet : 
vers le milieu se trouve un andante dont les 
entrées en imitation ne manquent pas d'élé- 
gance, mai^ tout le morceau a un caractère plus 

7- 



( 



ir8 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

■- r 

instrumental que dramatique. Le duo d'intro-* 
duction entre Faust et le démon, précédé de 
récitatifs à l'italienne et écrit lui-même dans ce 
genre ) n'accuse pas assez la figure des personna-* 
ges; du reste, c'est un reproche général à Êiire à 
Spohr que de n'avoir pas su donner au démon une 
teinte différente des autres rôles. Le duo d'amour 
entre Faust et Roschen est d'une mélodie expres- 
sive; le docteur séduirait bientôt le cœur de la 
jeune fille si le jaloux Franz n'arrivait avec ses 
amis et ne défiait son rival : cette scène est traitée 
avec assez d'éclat et de vigueur. 

Le tableau suivant nous transporte au château 
de Gulf. L'air de Kûnigunde captive est gracieux 
à son début, et Vagitato renferme un bon mou- 
vement d'orchestre. L'air que chante Hugo ppur 
exhorter ses partisans à délivrer sa bien-aimée 
forme la contre-partie de la scène précédente : 
il est écrit avec chœurs et commence largement, 
mais le trait en roulades qui le termine est d'un 
goût suranné. Le trio qui suit entre Roschen, 
Franz et Méphistophélès est un des jolis mor- 
ceaux de la partition : le dialogue des deux amou- 
reux est gracieusement accompagné par un trait 
de violon entrecoupé des langoureux soupirs du 



DEUXIÈME PARTIS. II9 

hautbois. La jolie phrase du diable évoquant le 
sommeil se détache sur un doux bruissement de 
l'orchestre : les amoureut cèdent au pouvoir du 
démon et s'endorment : tout se tait, les mille 
bruits de la nuit se perdent dans l'espace* Enfin, 
le finale du premier acte e^t une page importante 
qui ne manque pas d'éclat : auâsi produim-il 
beaucoup d'effet lors de la représentation de l'ou- 
vrage à Paris. 

Toute la scène de sorcellerie qui ouvre le se- 
cond acte est d'une bonne couleur : le chœur des 
sorcières est d'une originalité suffisante, et le 
changement de mesure qui fait passer alternatif 
vement la mélodie de 2/4 à 3 temps a quelque 
chose de bizarre et de fantastique. Au tableau 
suivant, nous sommes devant l'église où se célè- 
bre le mariage du comte Hugo et de Kûnigunde : 
le chœur religieux, à l'imitation des chorals pro- 
testants, est d'un bel effet. La jeune Roschen 
chante ensuite une cavatine en sol mineur d'une 
forme élégante et d'une harmonie pleine de dé- 
licatesse. 

L'air de Faust qui suit renferme une jolie 
phrase : Ma di Rosa il dolce amorey mais il se 
lance bientôt dans une série de roulades tout à 



120 GC3ETHE ET LA MUSIQ.UE. 

fait hors de saison. Spohr, comme plus tard Schu- 
mann, a écrit le rôle de Faust pour voix de bary- 
ton. Jusqu'ici rien de mieux; le timbre du baryton 
convient autant que celui du ténor au caractère 
du rôle, mais il semble singulièrement exagéré 
de le faire rouler jusqu'au contre-mi bimol ' : 
Schumann, au contraire, a su se garder de cet 
écueil. La grande scène du bal n'a qu'à-demi in- 
spiré le compositeur : le dialogue du début entre 
Hugo et sa fenmie est tendre et langoureux; les 
airs de danse sont gracieux, mais la catastrophe 
finale, le défi d'Hugo et son duel avec Faust ne 
sont pas rendus d'une façon assez saisissante. Le 
rôle du diable n'est pas assez mis en relief; il 
n'agit plus, il chante une partie, il ne semble pas 
diriger cette scène de meurtre le rire et le sar- 
casme aux lèvres : ce n'est plus le démon. 

On peut faire le même reproche à l'air que 
Méphistophélès chante après cette grande scène : 
il est diabolique d'intonatioQ et de facture et ne 
l'est pas de caractère. Il y a encore de beaux ac- 
cents dans le finale, des phrases touchantes. 



' Une seule fois il est vrai, et à l'extrémité d'un rapide arp^e 
descendant. Du reste, quelques mesures plus loin, Spohr fait triller 
son héros sur un sol grave. 



DEUXIEME PARTIE. 



121 



celle de Roschen entre autres, Chi VanuUo ben 
m'addita? mais l'auteur n'a pas rencontré la puis- 
sante inspiration qu'il eût âillu pour retracer en 
musique la ruine de Faust, la perte étwiielle de 
l'honmie qui s'est donné au démon. 

Telle est, esquissée à grands traits, cette œu- 
vre qui fat longtemps le seul opéra de Faust 
connu et admiré. Elle est intéressante à étudier. 
D'une mélodie souvent un peu courte et dépour- 
vue d'originalité, d'un travail d'harmonie très- 
curieux, mais parfois trop savant, cet opéra 
s'adresse aux érudits en musique bien plutôt 
qu'à la masse du public. Il n'est pas non plus 
exempt du défaut qu'on a souvent reproché à 
l'auteur et qui consiste à accumuler des harmo- 
nies disparates dans le plus court espace possible, 
de manière à faire quelquefois passer trop d'ac- 
cords différents sous une seule note de la mélodie. 
Le Faust de Spohr est antérieur au FreyschûtTi de 
huit années, et pourtant il existe entre ces deux 
œuvres un air de parenté qu'on peut expliquer 
par le goût des combinaisons nouvelles que 
Spohr se plaisait à tenter comme Weber. 

Pour le juger d'un mot, Faust est l'ouvrage 
d'un artiste dont le tempérament çt les facultés 




122 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

convenaient beaucoup moins au théâtre qu'à la 
musique ixistrumentale, à la symphonie. En effet, 
bien qu^il rénfemtô quelques belles pages, son 
opéra est en général dépourvu d'élan, de con-« 
trastes, de variété, de ce qui donne la vie à la 
musique et surtout à la musique dramatique. Et 
pourtant Faust est, avec Jessûttda, le meilleur ou- 
vrage lyrique qu'il ait produit. 

« Faust t grand sujet, digne dUnspirer une 
muse germanique, écrivait Fétis lors de la repré- 
sentation à Paris ^ Mais Faust, pour les Français, 
c'est l'ouvrage de Goethe, avet ses beautés, ses 
défauts, le vague de son style et l'exagération de 
ses idées. Ce sont les caractères fortement tra- 
cés et les situations intéressantes, bien qu'invrai- 
semblables, qui distinguent cette création, qu'on 
désire voir au théâtre. Malheureusement rien de 
tout cela ne se trouve dans l'informe Ubretto dont 
Spohr a écrit la musique... Une musique très- 
forte pouvait seule lutter contre les désavantages 
d'un canevas semblable, malheureusement je suis 
forcé d'avouer que celle de Faust n*est pas ce qu'il 

I C'était Uetz qui rempHsstit le rôle de Faust, et Gênée celui 
de Méphistophélès. Le célèbre ténor Haitzinger chantait Hugo, 
M** Fischer jouait Kûnigunde et M"* Rdand Roschen. 



DEUXlàMB PARTIE. 123 

fallait : elle n'a point justifié la haute réputation 
de son auteur» et j'ai peine à me persuader que 
ce soit là l'ouvrage dont j'ai lu tant d'éloges. Et 
qu'on ne croie point qu'il soit ici question d'une 
de ces compositions dont le genre nouveau, les 
combinaisons intriguées et les hardiesses deman-* 
dent du temps pour être comprises; car, hormis 
quelques modulations trop précipitées, rien n'est 
plus ample ni moins neuf que cette musique. 
D'un artiste tel que Spohr, habitué à manier les 
masses instrumentales, et de qui j'ai entendu à 
Lcmdres une symphonie remplie de beaux eâfets, 
J'espérais ime ouverture vigoureuse, analogue 
à la nature du sujet, et croyais n'avoir à redouter 
que quelques germanismes un peu trop hardis; 
au- lieu de cela, j'ai entendu une symphonie à 
l'ancienne manière, d'un style plutôt gai que 
triste, remplie de formules usées, et qu'on aurait 
prise pour l'ouvermre d'un opéra bouffon, si le 
titre de l'ouvrage n'avait été sur l'affiche.... En 
résumé , Faust n'a point justifié les espérances 
qu'il avait fait naître. » 

D'autre part, Mendelssohn, arrivant l'année 
suivante à Paris, et pressé par son père de choi- 
sir un livret d'opéra français à défaut de poëme 



124 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

allemand qui fÙt à son gré, lui répondait dans sa 
lettre du 19 novembre 1 831 : «... Le succès 
que ces sujets-là (la Muette et Guillaume Tell^ 
ont dans toute l'Allemagne ne tient certaine- 
ment pas à ce qu'ils sont bons ou dramatiques, 
car Guillaume Tell n'est ni l'un ni l'autre, mais 
bien à ce qu'ils viennent de Paris et qu'ils y ont 
plu. Assurément il est un chemin à prendre pour 
être apprécié en Allemagne, c'est celui qui passe 
par Paris et Londres; toutefois ce n'est pas le 
seul, comme le prouve non-seulemènt tout We- 
ber, mais Spohr lui-même dont le Faust est 
maintenant mis ici au rang de la musique clas- 
sique et sera donné la saison prochaine au grand 
opéra de Londres... » 

Quelques années après avoir été joué à Paris 
en allemand, cet opéra fut chanté à Marseille en 
français. Il avait été traduit par le directeur du 
théâtre, Clérisseau, et par un artiste de l'or- 
chestre, de Groot, le père de M. Ad. de Groot 
qui fut chef d'orchestre au Châtelet et au Vau- 
deville. Hébert, le mari de M°** Hébert-Massy, 
jouait Faust; Potet, Méphistophélès, et M"« Mar- 
gueron. Rose. Pour rompre la monotonie de 
Fouvrage, le directeur avait eu l'idée d'y intro- 



DEUXIEME PARTIE. I25 

duire des airs de danse, et de Groot se chargea 
de les composer, tout en gardant l'incognito. 
L'opéra ne réussit qu'à moitié, la musique de 
danse fit florès. Et tout le public marseillais de 
s'extasier, de déclarer que jamais Spohr n'avait 
rien composé d'aussi joli que ces airs de ballet, 
que c'était la plus charmante page de son opéra, 
qu'un musicien allemand était seul capable d^é- 
crire d'aussi délicieux airs de danse, etc., etc.... 
On se garda bien de détromper ces admirateurs 
enthousiastes, et ils continuèrent de fêter de 
Groot sous le couvert de Spohr, tout comme 
on applaudit un jour à Paris la Fuite en Egypte ^ 
de Pierre Ducré, qu'on n'aurait pas manqué de 
siflier sous le nom de Berlioz, tout comme nos 
pères avaient accueilli avec enthousiasme, sous 
le nom de Gluck, les Danaîdes, un chef-d'œuvre 
qu'ils auraient peut-être dédaigné s'il eût été si- 
gné de Salieri. Il y a beau jour que La Fontaine 
a dit : 

L'enseigne fait la chalandise. 
J'ai vu dans le palais une robe mal mise 

Gagner gros : les gens Tavoient prise 
Pour maître tel, qui traînait après soi 
Force écoutants. Demandez-moi pourquoi. 



126 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 



CHAPITRE V. 
Le Faust di BtRLiot. 

C'est le dimanche 6 décembre 1846, dans un 
concert de jour doaaé à TOpéra-Comique, que 
fut exécutée la légende dramatique de Berlioz, 
la DamaMion de Faust '. Cettç œuvre signée du 
nom d*un jeune compositeur, amoureux de la 
lutte et curieux des obstacles, était la réalisation 
d'ardentes théories musicales. Ce fut im coup 
d'éclat, ce ne fut pas un succès. Loin de là, le 
public habitué à rire de cet artiste échevelé ou 
de sa prétendue musique, et tout aise de pou- 
voir se prononcer, sans presque l'écouter, sur 
une œuvre de cette importance, fit la sourde 
oreille aux beautés de premier ordre qui abon- 
dent dans l'ouvrage et n'en voulut distinguer que 
les hardiesses pour crier haro sur l'hérétique. 

L'œuvre de Berlioz ne saurait être donnée pour 
une paraphrase exacte du poëme de Gœthe; 
mais, si elle s'en écarte sensiblement de temps à 

> Roger chantait le r6le de Faust, Hennann-Léon celai de Mé« 
phistophélès, Henri celui de Brander et M*^ Dufiot-Maillart celui 
de Marguerite. 



DEUXIEME PARTIE. 127 

autre, si l'auteur, par une omission qu'on ne sau- 
rait trop regretter, a passé sous silence des scè- 
nes capitales, telles que la prison ou l'église, si, 
renonçant au rôle de Valentin, il se privait par 
là des admirables épisodes du duel et de la mort 
du soldat expirant en maudissant sa sœur, en re- 
vanche, il a traité certaines situations négligées 
des compositeurs qui l'avaient précédé conmie 
de ceux qui devaient le suivre, et il a su composer 
lui-^même un poëme, tant copié sur l'original 
que de £intaisie, auquel on ne saurait nier deux 
qualités essentielles, la couleur et la vie. 

Quand Berlioz publia sa partition pour orches- 
tre de 2a ^taiMtimifeAncsr, S &Et pris d^ fe-* 
mords de conscience et voulut se justifier d'en 
avoir usé si librement avec le poème original. 
Voici ce qu'il dit dans son avant-propos : « Le 
titre seul de cet ouvrage indique qu'il n'est pas 
basé sur l'idée principale du Faust de Goethe, 
puisque, dans l'illustre poëme, Faust est sauvé. 
L'auteur de la Damnation de Faust a seulement 
emprunté à Gœthe un certain nombre de scènes 
qui pouvaient entrer dans le plan qu'il s'était tracé, 
scènes dont la séduction sur son esprit était irré- 
sistible. Mais flit-*il resté fidèle à la pensée de 



128 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

^ ^ __* _^ _____^^_ '. 

Gœthe, il n'en eût pas moins encouru le reproche, 
que plusieurs personnes lui ont déjà adressé (quel- 
ques-unes avec amertume), à^ avoir mutili un mo- 
nument. 

» En effet, on sait qu'il est absolument impra- 
ticable de mettre en musique un poème de 
quelque étendue, qui ne fut pas écrit pour être 
chanté, sans lui faire subir une foule de modifi- 
cations. Et de tous les poëmes dramatiques exis- 
tants, FauHy sans aucun doute, est le plus impos- 
sible à chs^nter intégralement d'un bout à l'autre. 
Or, si tout en conservant la donnée du Faust 
de Goethe, il faut, pour en faire le sujet d'une 
composition musicale, modifier le chef-d'œuvre 
de cent façons diverses, le crime de lèse-njajesté 
du génie est tout aussi évident dans ce cas que 
dans l'autre et mérite une égale réprobation » 

Ces scrupules, pour être exagérés, font hon- 
neur à Berlioz, mais il n'avait que faire de se 
justifier : c'était son droit, sinon son intérêt, 
d'arranger à sa guise le drame original. De plus 
il se trompe en assurant qu'il est impraticable de 
mettre en musique, sans le mutiler, un poëme qui 
n'a pas été fait pour être chanté, et surtout Faust. 
Schumann a victorieusement prouvé le contrairei. 



DEUXIÈME PARTIE. I29 

Il est intéressant de savoir comment Berlioz 
conçut le projet d'écrire la musique de Faust et 
dans quelles circonstances il la composa. Lui- 
même le raconte tout au long dans ses Mémoires, 
mais bien auparavant, il avait eu l'idée d* écrire 
un ballet de Faust ^ et le 12 novembre 1828, il 
avait même adressé à ce sujet une lettre au 
vicomte de La Rochefoucauld. « Le jury de 
l'Académie royale de Musique, disait-il en sub- 
stance, a reçu, il y a deux mois, un ballet de 
Faust. M. Bohain, qui en est l'auteur, désirant 
lui fournir l'occasion de se produire sur la scène 
de l'Opéra, lui a confié la composition de la 
musique de son ouvrage.... Il a mis en musique 
la plus grande partie des poésies du drame de 
Goethe, il, a la tête pleine de Faust, et si la na- 
ture l'a doué de quelque imagination, il croit 
qu'il lui est impossible de rencontrer un sujet 
sur lequel il puisse se développer avec plus 
d'avantages '. » Ce fut là, sans nul doute, l'ori- 
gine secrète de sa grande légende dramatique. 

Voyons maintenant ce qu'il en dit dans ses 
Mémoires officiels, où il ne soijfile mot de ces es- 

< Lettre résumée dans un catalogue d'autographes dressé par 
Laverdct, jo mars 1865. ' . 



I}0 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

pérances passées ni de sa démarche infructueuse 
auprès de M. de La Rochefoucauld. 

Ce fîit pendant ce voyage en Autriche, en Hon- 
grie, en Bohènie et en Russie que je commençai la com- 
position de ma légende de Faust, dont je niminais le plan 
depuis longtemps. Dès que je me fus décidé à l'entre- 
prendre, je dus me résoudre ausn â écrire moi-même 
presque tout le livret ; les fragments de la traduction fran- 
çaise du Fatist de Goethe par Gérard de Nerval, que j*awais 
déjà mis en musique vingt ans auparavant, et que je 
comptais faire rentrer, en les retouchant, dans ma nou- 
velle partition, et deux ou trois autres scènes écrites sur 
mes indications par M.' Gandonnière, avant mon départ 
de Paris, ne formaient pas dans leur ensemble la siûème 
partie de l'œuvre. 

J'essayai donc, tout en roulant dans ma vieille chaise de 
poste allemande, de faire les vers destinés à la musique. Je 
débutai par l'invocation de Faust à la nature, ne cherchant 
ni à traduire, ni même à imiter le chef-d'œuvre, mais 
à m'en inspirer seulement et à en extraire la substance mu- 
sicale qui y est contenue. £t je fis ce morceau qui me donna 
l'espoir de parvenir à écrire le reste : 

Natur« immense, impénétrable et fière ! 
I Toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin ! 

Sur ton sein tout-puistant je sent moins ma misère, 

Je retrouve ma force et je crois vivre enfin. 

Oui, soufflez, ouragans ; criez, forêts profondes ; 
^ Croulez, rochers ; torrents, précipitez vos ondes ! 

A vos bruits souverains ma voix aime à s'unir. 

Forêts, rochers, torrents, je vous adore! Mondes 

Qjii scintillez, vers vous s'élance le désir 
' D'un cœur trop vaste et d'une âme altérée 

D'un bonheur qui la fuit 



DEUXIÈME PARTIE. I3I 

Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur 
et à mesure que me venaient les idées musicales, et je 
composai ma partition avec une facilité que j'ai bien rare* 
nient éprouvée pour mes autres ouvrages. Je l'écri- 
vais quand je pouvais et où je pouvais ; en voiture, en che- 
min de fer, en bateau à vapeur, et même dans les villes, 
malgré les soins divers auxquels m'obHgeaient les concerts 
que j'avais à y donner. Ainsi dans une auberge de passage, 
sur les frontières de la Bavière, j'ai écrit l'introduction « I0 
vieil hiver a fait pkc^ au printemps, » A Vienne, j'ai fiait 
les scènes des bords de l'Elbe, l'air de Méphistophèlès 
« Foiâ des roses tA et le ballet des Sylphes. J'ai dit à quelle 
occasion et comment je fis en une nuit, à Vienne également, 
la marche sur le thème hongrois de Rakoczy. L'effet ex- 
traordinaire qu'elle produisit à Pesth, m'engagea à l'intro- 
duire dans ma partition de Faust, en prenant la liberté de 
placer mon héros en Hongrie au début de l'action, et en 
le faisant assister au passage d'une armée hongroise à tra- 
vers la plaine où il promène ses rêveries ^ 

A Pesth, à la lueur du bec de gaz d'une boutique, un 
soir que je m'étais égaré dans la ville, j'ai écrit le refrain 
en chœur de la Ronde des Paysans. 

A Prague, je me levai au milieu de la nuit pour écrire 
un chant que je tremblais d'oublier, le chœur d'anges de 
l'apothéose de Marguerite : 

Remonte au ciel, âme naïve 
Q}ie Tamour égara. 

A Breslau, j'ai fait les paroles et la musique de la chanson 
latine des étudiants « Jam nox steîlata veîamina pandit, » 

De retour en France, étant allé passer quelques jours près 
de Rouen à la campagne de M. le baron de Malleville, j'y 
composai le grand trio « Ange adoré, dont la céleste intage. » 



132 GŒTHE ET LA MUSIQUE . 

Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à Timproviste, 
chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur 
une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas 
^ les idées, je les laissais venir, et elles se présentaient dans 
Tordre le plus imprévu. Qjiand enfin l'esquisse entière de 
la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à en 
polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble 
avec tout l'acharnement et toute la patience dont je suis 
capable, et à terminer l'instrumentation qui n'était qu'in- 
diquée çà et là. Je regarde cet ouvrage comme l'un des 
meilleurs que j'aie produits ; le public jusqu'à présent pa- 
rait de cet avis. 

Il s'agit là bien entendu du public étranger et 
non pas du public français '. De l'aveu même de 
Berlioz, rien ne le blessa plus profondément dans 
toute sa carrière d'artiste que notre profonde in- 
diflférence à l'égard de cette œuvre admirable, que 
l'Allemagne a mainte fois entendue et applaudie 
dans son entier, tandis que nous sommes encore 
réduits à n'en connaître que de courts fragments ^. 

' Lorsque cette étude a été rédigée et publiée, le Faust de Berlioz 
était aussi inconnu à Paris que l'est encore aujourd'hui celui de 
Schumann ; en la republiant aujourd'hui, j'ai tenu, on comprendra 
facilement pourquoi, à n'y pas changer un mot. 

* Depuis la première exécution jusqu'en 1869, on n'avait pu 
entendre que deux fois à Paris des fragments de la Damnation de 
Faust. Le 15 avril 1849, le Conservatoife avait exécuté le chœur et 
le ballet des Sylphes suivis de la Marche hongroise. Le 7 avril 1861, 
il avait donné de nouveaux extraits : un air de Méphistophélès, 
le chœur des Sylphes durant le sommeil de Faust, la valse des 
Sylphes et le double chœur des étudiants et des soldats. Cette 



DEUXIÈME PARTIE. I33 

Au début de la première partie, Faust erre au 
milieu des plaines de Hongrie, chantant un h3nnne 
au printemps qui renaît, au soleil qui se lève, dans 
ui\e mélodie charmante qu'accompagne un suave 
murmure d'orchestre, le doux concert de la na- 
ture qui s'éveille. « Le fleuve et les ruisseaux 
sont délivrés de leurs glaces par le doux et vivifiant 
regard du printemps; dans le vallon verdoie Iç 
bonheur d'espérance ; le vieil hiver, dans sa fai- 
blesse, s'est retiré sur les âpres montagnes; de 
là, il n'envoie, en fuyant, que d'impuissantes gi- 
boulées de grésil perlé, qui sillonnent la plaine 
verdoyante; mais le soleil ne laisse plus rien de 
blanc; partout s'éveille le mouvement et la vie; 

exécution eut peu de succès et causa beaucoup de tapage. Scudo, 
qui s'était de tout temps £ut remarquer par son animosité contre 
l'auteur, déclara que « jamais on ne réentendrait pareille musique 
en pareil lieu. » En 1869 enfin, M. Litolff fit entendre aux 
concerts de l'Opéra la valse des Sylphes et le menuet des Follets : 
on se rappelle encore la surprise du public à l'audition de ses mer- 
veilles de grdce. Peu après, M. Reyer fit applaudir l'air du dé 
mon et la scène 'du sommeil de Faust dans le beau festival qu'il 
organisa à l'Opéra en l'honneur de Berlioz. Depuis lors ces pages 
sont connues et admirées de tous les artistes. Le Conservatoire 
vient de rejouer cette année même tous les fragments qu'il avait 
donnés il y a onze ans. Cette fois, c'est un grand succès. Cette 
réapparition de Berlioz au Conservatoire est un fait capital : il 
sied à la Société des Concerts de poursuivre envers ce grand 
artiste l'œuvre de réparation commencé par MM. Litolflfet Reyer. 
(Févriçr 1872.) 

8 



134 ^ GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

tout s'anime de couleurs nouvelles; cependant 
les fleurs manquent dans la campagne : elle se 

couvre, en échange, d'une foule parée Même 

sur les lointains sentiers de la montagne brillent à 
nos yeux les vêtements de fête. J'entends déjà le 
tumulte du village : c'est ici le vrai ciel du peu- 
ple; grands et petits poussent des cris de joie; ici 
je suis homme, ici j'ose l'être. » 

Suit un charmant tableau symphonique. Mille 
rumeurs agrestes arrivent à notre oreille jusqu'à 
ce qu'éclate, franche et joyeuse, ime ronde de 
paysans. Cette gaieté bruyante arrache au mal- 
heureux un soupir de regret , qui s'exhale dans 
une phrase toute mélancolique. Enfin des troupes 
passent au loin faisant sonner leurs fanfares guer- 
rières. Berlioz n'a pas eu grand remords (il le 
confesse lui-même) de changer ainsi le lieu de 
l'action pour pouvoir y insérer la belle marche 
de Rakoczy, si populaire en Hongrie. A quoi 
bon lui reprocher ce caprice, puisqu'il nous a 
valu un morceau de cette valeur et aussi admi- 
rablement orchestré ? 

Nous voici à la seconde partie. Faust est dans 
son laboratoire, au milieu des in-folio, des astro- 
labes et des cornues, avide de savoir et las de 



DEUXIÈME PARTIE. I35 

\ 

vivre. H va porter h coupe de mort à ses lèvres 
quand résonne le chant de la fête de Pâques. 
« Qh I retentissez encore^ doux cantique du ciell 
s'écrie le sceptique laissant échapper le poison^ 
mes larmes coulent, la terre m'a reconquis ! » 
Cette scène, tirée textuellement du po^me de 
Gœthe, est de toute beauté : la désillusion et 
Tardeur du savant y sont peintes de main de 
maître. L'apparition du démon est traitée en 
quelques mesures très-colorées, et, sitôt le 
pacte conclu, le démon transporte son seigneur 
et maître à la taverne d'Auerbach. 

Ici Berlioz a agi plus résolument que M. Gounod 
ne fit plus tard. Il a pris telles quelles scène et 
chanson, et les a traduites. Et cette manière de 
faire lui a réussi, du moins en grande partie. Le 
chœur des buveurs est d'un entrain irrésistible; 
puis cédant à la demande de ses compagnons, 
Brandcr, déjà titubant, chante à plein gosier ses 
couplets du Rat, lourds et avinés comme il sied 
à pareils ivrognes. A peine la foule émue par 
cette oraison funèbre a-t-elle prononcé son h^ 
mQnXzblQ Requiescat in pacel que commence une 
fugue échevelée sur le mot Ameny plaisanterie 
musicale de Berlioz, tout joyeux de donner un 



136 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

bon coup de patte à ses détracteurs, la plupart 
défenseurs acharnés de la fiigue classique. Et 
afin que nul n'en ignore : « Écoute, ricane Mé- 
phistophélès, tu vas voir la bestialité dans toute 
sa candeur. » La fugue terminée, le diable lance 
au nez des buveurs ébahis sa bizarre chanson 
de la Puce. Ici seulement l'auteur a faibli : il 
aurait fallu que le refrain du diable fût plus stri- 
dent, plus âpre. 

Sous le titre Bosquets et Prairies au bord de 
l'Elbe, Berlioz a transcrit la fin de la scène troi- 
sième, et il a composé sur ce délicieux sujet une 
merveille d'inspiration gracieuse et féerique. La 
mélodie que le diable murmure à l'oreille de 
Faust est d'une suavité pénétrante. ^Quand au 
chœur des Gnomes et au ballet des Sylphes, ils dé- 
fient toute description par la parole. « Il som- 
meille, dit le dial)le. C'est bien, enfants de l'air, 
tendres esprits : vous l'avez fidèlement endormi 
par vos chants. Je vous suis obligé de cette sym- 
phonie. Tu n'es pas encore homme à tenir le 
diable enchaîné. Faites voltiger autour de lui 
d'aimables songes ; plongez-le dans une mer d'il- 
lusions... A présent, Faust, poursuis tes rêves, 
jusqu'au revoir. » Mais Faust a entrevu la douce 



DEUXIÈME PARTIE . 1 3 7 

f n -, 

image de Marguerite à travers ses songes. « Pro- 
cure-moi quelque chose du trésor de cet ange; 
mène-moi dans le lieu où elle repose; procure- 
moi un mouchoir qui ait couvert son sein, uri^ 
jarretière de ma mignonne. » Et le démon l'en- 
traîne en se mêlant aux groupes de soldats et d'é- 
tudiants qui s'en vont chantant la guerre et 
l'amour. 

Jam nox stellata velamina pandit; nunc bibendum et 
amandum est! Vita brevis fugaxque voluptas. Gaudea- 
mus igitur, gaudeamus! 

Nobis subridente lunâ, per urbem quserentes puellas 
eamus 1 ut cras, fortunati Caesares, dicamus : Veni, vidi, 
vici! Gaudeamus igitur, gaudeamus! 

La nuit tombe, tambours et clairons sonnent 
la retraite, Faust pénètre dans la chambre de la 
jeune fille. Quelle ravissante cantilène, quelle tra- 
duction inspirée de ce verset si plein d' aspirions 
amoureuses ! « Salut, doux crépuscule qui pénètre 
dans ce sanctuaire! Empare-toi de mon cœur, 
douce peine d'amour, qui te nourris avec lan- 
gueur de la rosée de l'espérance ! Conmie respire 
alentour le sentiment de la paix,v de l'ordre, du 
contentement! Dans cette pauvreté, quelle abon 

dance! Dans cette prison, quelle félicité!... 

8. 



138 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE. 

O main ch^ie, main divine^ par toi la cabane 

devient un parvis céleste. Et ici (// sotdive un 

rideau du lit.) Quel frisson de volupté me saisit! 
Ici je pourrais m'arrèter des heures entières. Na^ 
ture, ici, dans des songes légers tu achèves de 
former cet ange né sur la terre; ici reposa cette 
enfant, au tendre sein, rempli de chaleur et de 
vie ; et ici, avec une sainte et pure activité, se dé- 
veloppa l'image des dieux. Et toi, qu'est-ce qui 
t* amène! Qjie je me sens profondément émul 
Que viens-je chercher ici! Pourquoi ton cœur 
est-il oppressé? Misérable Faust, je ne te connais 
plus. Ici suîs-je enveloppé d'une vapeur enchan- 
tée ? Je courais à la jouissance, et je me perds en 
amoureuses rêveries ! Sommes-nous le jouet de 
chaque impression de l'air? Et, si elle entrait 
tout à coup, comme tu expierais ton audace! 
Ahî le grand Jean serait bien petit! Il se fondrait 
aux pieds de la jeune fille. » 

Marguerite entre, le cœur troublé et la tête 
enfiévrée. Elle chante pour distraire sa pensée, 
elle chante une vieille ballade aux formes archaï- 
ques dont les dernières paroles expirent sur st^ 
lèvres comme un doux baiser. Ici reparaît le 
poëme de Berlioz : toute la fin de cette partie, 



DfiUXiÈMB PÀXTŒ. 139 



'm-' 



sauf h, sérénade et le dialogue des amoureux, 
est de son invention. Sur un signe du démon, 
les Follets viennent voltiger à la porte de Mar- 
guerite (quelle pige ravissante que ce menuet, 
digne pendant du ballet des Sylphes!) et Mé- 
phistophélès roucoule de sa vOix railleuse une 
sérénade endiablée* Faust et Marguerite restent 
seuls, enivrés par ces délicieuses cantilènes, 
et Faust laisse exhaler son amour dans une 
phrase d'une passion extrême. Les bras s'en- 
lacent, les vûix s'unissent dans un élan aditii- 
rable, cri suprême de deux êtres foui d'amour. . . . 
Le démon surgit. « Partons, crie-t-il, les voisins 
accourent, la mère artive !» Et le trio final 
éclate, superbe d'empûrteinent, de passion et de 
joie satanique. Quels regrets amers dans la 
phrase de Faust : « Adieu donc, belle nuit! » 
Mais le danger presse, le tumulte augmente et 
le démon entraîne Faust, laissant la malheu- 
reuse fille éperdue d'amour, en butte aux impi- 
toyables quolibets de la foule qui clabaude sous 
la fenêtre. 

Au début de la quatrième partie, Marguerite 
est dans sa chambre, pleurant, désespérée, at- 
tendant, anxieuse, que le bien-aimé reparaisse. 



140 GŒTHE £T LA MUSIQUE. 

a Ma paix est perdue, mon coeur est navré, je ne la 
retrouverai jamais, jamais, jamais! » Elle s'assied 
à son rouet et murmure une mélodie pleine 
d'angoisse. « C'est lui seul que je guette par la 
fenêtre ! C'est lui seul que je cherche hors de la 
maison! » Et la musique devient plus fière^^ 
conune la passion de Marguerite se réveille au 
souvenir de son brillant seigneur; un plaintif écho 
de ce premier amour passe à travers l'orchestre 
et la jeune fille court à la fenêtre : « Mon sein, 
qui palpite, s'élance après lui. Ah ! si je pouvais 
le saisir, et le garder, et le couvrir de baisers, 
comme je voudrais. . . . Sous ses baisers il faudrait 
mourir! » On entend au loin les derniers refrains 
des étudiants, le dernier écho de la retraite. La 
nuit tombe. Tout rappelle à la malheureuse eii- 
fant le doux souvenir de cette soirée sans len- 
demain. « n ne vient pas! » s'écrie-t-elle, et elle 
glisse à terre à demi-morte de remords et d'an- 
goisse. 

Dans le morceau suivant. Forêts et Caver- 
nés, le musicien s'est inspiré de la belle invo- 
cation à la nature qui se trouve dans la même 
scène du poëme. « Esprit sublime, tu m'as donné 
tout ce que demandait ma prière. Ce n'est pas 



DEUXIÈME PARTIE. I4I 

en vain que tu as tourné vêts moi ton visage au 
sein de la flamme. Tu m'as donné pour empire 
la magnifique nature, la force de la sentir, d'en 
jouir.... Oh! je sens maintenant qu'il n'est pour 
l'homme rien de parfait. A côté de ces délices, 
x]ui m'approchent des dieux de plus en plus, 
tu m'as donné un compagnon dont je ne puis 
déjà plus me passer, bien que, par sa froideur 
et son insolence, il me ravale à mes propres 
yeux et qu'il réduise tes dons au néant par un 
souflie de sa bouche. Il attise incessamment 
dans mon sein une ardeur furieuse pour cette 
beauté. Ainsi je cours avec ivresse du désir à 
la jouissance, et, dans la jj|ftissance, je soupire 
après le désir. » 

L'air désespéré de Faust traduit de la façon 
la plus admirable ce cri brûlant, cette ardente 
aspiration aux jouissances infinies. Mais le dé- 
mon survient, qui retrace au docteur, sur des 
accords d*une couleur sinistre, les remords de 
la bien-aimée, son crime, son emprisonnement, 
sa mort prochaine. « A moi, Vortex, Giaour! » 
crie le diable, et tous deux, montés sur les noirs 
chevaux, se lancent à travers l'espace. C'est la 
course à l'abîme. Ici, Berlioz, donne champ libre 



142 GOETHE ET LA MUSiaUE. 

à. ses imaginations les plus audacieuses. Course 
effirénée des cavales d'enfer, conjurations des 
sorcières, exclamations folles de Faust, ricane- 
ments du diable, il peint tout dans un efiroyable 
déchaînement des masses orchestrales. 

Pour finir, deux pages d'une violence et d'un 
charme extrême, formant ainsi un contraste ab- 
solu. Paniœmonium, c'est l'enfer avec ses grince- 
ments sinistres, avec ses joies dévorantes, c'est > 
le triomphe du démon saisissant sa proie de ses 
griffes crochues; h Ciel, c'est la jouissance pure 
et ineffable, c'est l'apparition de la misérable pé- 
cheresse, c'est le divin concert des anges rappe- 
lant au bienheureux séjour Marguerite, leur 
sœur, purifiée par le repentir. 

La damnation de Faust, on finira par le recon- 
naître f est une œuvre de la plus grande valeur. 
Berlioz a été servi , dans cette périlleuse tenta- 
tive, par une imagination des plus riches, que 
surexcitaient encore la grandeur de l'œUvre et 
l'idéale beauté du modèle. Alors même qu'il s'é- 
loigne du texte original, et que, combinant à sa 
façon divers épisodes, il en fait sortir une situa- 
tion toute différente, telle que la scène d'amour 
interrompue par l'arrivée du démon, lé musicien 



DEUXIÈME PARTIE. I43 

» .. '^ 

se sent encore soutenu par le poète, et ses inspi- 
rations jaillissent aussi riches, aussi grandioses^. 
Cest, à coup sûr, une œuvre digne de figurer 
dans l'avenir à côté du drame original, et qui, 
pareille aux dessins de Delacroix, aurait arraché 
à Goethe, ^'il ^vait pu l'entendre, une parole 
d'admiration. G:>mme elle eût été U bienvenue 
à Paris ! Comme cet encouragement, venant de 
si haut, eût apporté au compositeur une bien 
juste consolation des critiques et de$ railleries 
auxquelles U était en butte ! Par n^ilheur, Goethe 
était mdrt depuis longtemps quand le musicien 
français produisit son œuvre, et rien ne vint le 
soutenir dans cette épreuve que h conviction 
d'avoir fait^ par son travail, oeuvre de véritable 
artiste, que la rare jouissance d'avoir été, durant 
cette fi-équentation assidue, le pieux disciple de 
ce miître illustre. 



I44 GOETHE ET LA MUSIQUE. 



/ i 



CHAPITRE VI. 
Le Faust de ScAumann. 

I 

Faust est — avec Manfrtd, avec la Vie d'une 
Rose, avec Geneviève, avec le Paradis et la Péri, 
— un des chefs-d'œuvre de Schumann; mal- 
heureusement il n'eut pas le temps de l'achever. 
C'était son œuvre favorite. Il s'en était occupé 
dès l'âge de treize ans, et il y revenait avec an^our 
aux moments où ii se sentait le mieux' inspiré. 
C'est qu'en eflfet peu de sujets offraient à son 
génie éminemment poétique une source plus vive 
d'inspirations gracieuses ou fantastiques. Nul, 
mieux que lui, n'aurait su peindre le caractère 
tourmenté du docteur bu la douce figure de Mar- 
guerite; nul n'aurait su prêter au démon une 
couleur plus satanique. Mais c'était surtout le 
second Faust, œuvre toute d'idéal et de fantaisie, 
qui devait charmer et inspirer *sa nature encline au 
mystère et à la rêverie. Aussi s'est-il élevé à une 
grande hauteur dans cette interprétation, par lui 
seul tentée, des conceptions vivantes ou ab- 
straites du poëte. Plusieurs des morceaux les plus 



DEUXIÈME PARTIE. I43 

remarquables de cette seconde partie ont été 
écrits par le compositeur au milieu de la tour- 
mente de 1848 qui, par un phénomène singulier, 
semble avoir donné un nouveau nerf à ses facul- 
tés créatrices. « J'ai bien à remercier Dieu, écri- 
vait-il alors à F. Hiller, de ce qu'il me laisse, en 
des temps pareils, le courage et la faculté de tra- 
vailler ! » Et ailleurs : « Poursuivons notre œuvre 
tant qu'il reviendra au moins un jour '. » 

Ainsi fit-il. Vers 1850, il parvint enfin à ter- 
miner non son ouvrage entier, mais bien la se- 
conde partie. Il écrivit alors les deux derniers 
morceaux, et jugeant, comme par un doulou- 
reux pressentiment, qu'il n'aurait pas le temps 
de compléter la première partie de son œuvre, 
il réunit les divers fragments qu'il avait mis en 
musique et les fit précéder d'une grande intro- 
duction instrumentale. « J'ai beaucoup travï^llé 
dans ces derniers temps, écrit-il sur la fin de 1853 
à M. Strackerjan, jeune officier grand amateur 
de musique. J'ai écrit une ouverture de Faust, 

I Notice de M. Ernouf sur Schumann (Revue contetnporaiue^ 
31 janvier 1864). Il n'existe encore en français que deux travaux 
complets sur Schumann : celui de M. Ernouf qui, le premier en 
France, a rendu hommage au musicien de génie, et la grande bio- 
graphie de Wasieleswki, qui a paru dans le Mètiestrêl^imàmxt d'une 
façon très-fantaisiste par M. F. Herzog. 



14e GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

couronnement de l'édifice d'une suite de scènes 
tirées de la tragédie. » Ne semble-t-il pas, à voit 
cette œuvre inachevée, qu'il y ait là comme une 
cruelle ironie du sort, qui, de tant de composi- 
teurs, impose précisément silence à celui-là qui 
comprenait le mieux les conceptions du poëte, 
qui pensait pour ainsi dire ses pensées et les tra- 
duisait avec génie dans la langue inimitable de 
la musique ? 

Ce n'est pas une légende dramatique que 
Schumann a prétendu écrire, moins encore un 
opéra : il a pris tout uniment le poëme, le texte 
même du maître, et l'a mis en musique. Pas de 
façon de procéder plus simple; il n'en était pas 
non plus qui pût mieux servir le musicien; aussi, 
son œuvre est-elle mieux qu'une traduction, 
c'est une véritable transfiguration musicale du 
drame de Gœthe. Le Faust de Schumann com- 
prend trois parties. La première , malheureuse- 
ment fort incomplète, ne compte que trois scè- 
nes détachées. La deuxième renferme plusieurs 
fragments du second Faust; au début, la scène 
d'Ariel et des Sylphes, puis différents épisodes : 
Minuit, la scène des quatre sorcières, le dialogue 
du docteur avec le Souci, et la mort de Faust. 



DEUXIÈME PARTIE. I47 

^ ■ ■ I ■■ ■ ■ I I ■—■■■!■ II-. ■■! ^ I....» ■ ■ ■»■ III — -■ ■— ■— . — 

Enfin, la troisième partie, la seule complète, ne 
comporte que la scène finale du second Faust, 
mais elle est de beaucoup la plus considérable, 
grâce aux développements grandioses que lui a 
, donnés le compositeur. 

L'ouverture que Schumann a placée en tête 
de son ouvrage porte bien l'empreinte de son 
génie. A la fois fière et charmante, pleine de 
grâce et de terreur, elle donne à merveille 
comme une vue d'ensemble de cet admirable 
poème. Et le musicien, dans ces pages inspirées, ' 
écrites sur le tard de la vie, ne semble-t-il pas 
s'écrier avec le poëte : « Vous revenez à moi, 
flottantes visions, que, dans ma jeunesse, je vis 
apparaître un jour à mon regard troublé : puis-je 
essayer de vous enchaîner aujourd'hui? Mon 
cœur se sent encore de l'attrait pour cette rêve- 
rie. Vous accourez en foule! Eh bien, régnez eii 
souveraines , telles que vous montez autour de 
moi, du sein des vapeurs et des nuages. J'éprouve 
les transports de la feunesse, au souffle magique 
qui se joue autour de votre cortège ^ » 



» Dédicace de Faust, placée en tête de la première partie, mais 
évidemment composée à l'occasion de la seconde, alors que Goethe 
était déjà fort avancé en dge. 



148 GOETHE ET LA MUSIQ.UE. 

Les trois scènes du premier Faust que Schu- 
mann a eu le temps d'écrire sont : la scène du 
jardin, celle de l'église et Marguerite implorant 
l'image de la Vierge. Dans chacune de ces pages, 
il s'est efforcé de traduire l'esprit et même le verbe 
du poëte. D'autres se livreront sur les mêmes 
scènes (le Jardin et l'Église) à de plus longs dé- 
veloppements appropriés aux exigences de la 
scène, nul ne mettra dans le premier aveu des 
deux amants plus de charme voilé et de ten- 
dresse infinie, nul n'accablera d'un « dies irœ » 
plus foudroyant le tardif repentir de l'infortunée 
Marguerite. 

La scène du jardin, cette chaste causerie de 
deux âmes encore pures, est d'une mélodie ex- 
quise; la phrase de Faust s'excusant d'avoir pris 
la main de la jeune fille est d'une suavité péné- 
trante, ainsi que la timide réponse de Marguerite. 
Elle cueille une fleur et Teffeuille, et le doux 
murmure de l'orchestre accompagne de brûlantes 
paroles dites à voix basse. « Il m'aime ! » s'écrie- 
t-elle, et Faust lance avec transport une mélo- 
die admirable qui semble porter au ciel son 
cri de triomphe. Tout, dans cette musique, 
tout jusqu'au rire sec du démon, paraphrase 



DEUXIÈME PARTIE. I49 

■ , ■ I I ■ I M 

d'une façon inimitable là scène originale, le 
Jardin de Marthe. 

Faust. — Tu m*as reconnu, petit ange, dès que je 
suis entré dans le jardin? 

Marguerite. — N'avez-vous pas vu que j*ai baissé les 
yeux? 

Faust. — Et tu pardonnes la'Hiberté que j'ai prise, ce 
que ma témérité se permit Tautre jour , comme tu sortais 
de l'église? 

Marguerite. — Je fus troublée : cela ne m'était jamais 
arrivé. Personne ne pouvait médire de moi. « Ah ! me di- 
sîds-je, a-t-il vu dans ta démarche quelque chose de hardi, 
de malséant? Il semblait d'abord que l'envie lui prit sim- 
plement d'agir sans façon avec cette fille. » Je l'avoue ce- 
pendant, je ne sais quoi conmiençait à s'émouvoir ici en 
votre faveur. Mais assurément j'étais bien fâchée contre moi 
de ne pouvoir être plus fâchée contre vous. 

Faust. — Douce amie ! 

Marguerite. — Laissez un peu ! (Elle cueille une mar^ 
guérite, et en détache les feuilles une à une.) 

Faust. — Qjie veux-tu faire? Un bouquet? 

Marguerite. — Non; ce n'est qu'un jeu. 

Faust. — G>mment? 

MARGUERrre. — Allez ! Vous rirez de moi. (Elle effeuille 
la fleur en murmurant.) 

Faust. — Q.u'est-ce que tu murmures? 

Marguerite, à demi-voix, — Il m'aime... il ne m'aime 
pas. 

Faust. — Douce créature du ciel î 

Marguerite, poursuivant, — Il m'aime... il ne m'aime 



150 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

pas... il m'aime... ne m'aime pas... (Avec joie en détachant 
la dernière feuille.) Il m'aime ! 

Faust. — Oui, mon enfant! Que cette parole de la 
fleur soit pour toi l'oracle des dieux. Il t'aime! Gim- 
prends-tu ce que cela veut dire ! Il t'aime ! (Il lui prend les 
deux mains.) 

Marguerite. — Je frissonne. 

Faust. — Oh ! ne tremble pas. Qjie ce regard, que ce 
serrement de main te disent ce qui est inexprimable. Se 
donner tout entier et sentir une joie qui doit être éter- 
nelle ! étemelle ! . . . la fin en serait k «fêsespoir ! Non, point 
de fin ! point de fin ! (Marguerite lui serre les mains, u dé- 
gage et s^enfuit. Il reste un moment à rêver et il la suit.) 

Marthe, approchant. — La nuit tombe. 

Méphistophélès. — Oui, et nous allons partir. 

Schumann et le prince Radziwill ont eu seuls 
ridée de traiter la scène où Marguerite implore 
Notre-Dame des Sept Douleurs, en se traînant 
au pied de l'image sainte. Quelle page admirable 
ont inspiré au maître de Zwickau les supplica- 
tions effarées de la pécheresse ! D'abord, sa prière 
est toute pleine d'onction, mais la douleur la 
torture à la pensée de trouver la mère du Christ 
inflexible, et elle s'écrie d'une voix haletante : 
« Viens, sauve-moi de honte et de mort. Daigne 
abaisser, ô mère des douleurs ! un regard de pitié 
sur ma détresse. » 

Quant à la scène de l'église, Schumann en a 



DEUXIEME PARTIE. I5I 

fait une création intraduisible. Jamais la musique 
n'a exprimé avec plus de force Tardent repentir 
de la fille coupable ^ les railleuses et brûlantes 
imprécations du démon. Et lorsque éclatent les 
foudroyants appels du chœur, il semble que la 
terre s'entr'ouvre, prête à engloutir la malheu- 
reuse victime, si pure encore en sa flétrissure. 

Après ces tableaux d'une couleur passionnée 
et terrifiante, l'auteur s'abandonne dans la scène 
d'Ariel et des Sylphes à ses inspirations les plus 
rêveuses. Les arpèges voilés de la harpe nous 
transportent aux régions éthérées, où la douce 
voix du génie nous enchante par ses suaves can- 
tilènes. C'est la scène même qui ouvre le second 
Faust : Un site agréable. A peine la voix d'Ariel 
s'est-elle éteinte, que le docteur sort de son rêve 
étrange et chante un cantique d'actions de grâces 
au jour qui naît, à la nature qui se réveille : cette 
mélodie exquise est délicieusement accompagnée 
par les altos et les violoncelles. Mais le doute 
renaît en cette âme troublée, et la musique, 
changeant de caractère, peint à notre oreille ses 
désirs inassouvis, ses angoisses déchirantes. 

Minuit. — C'est le triste chant des sorcières, 
la Dette, l'Indigence, la Misère. C'est le cri de 



152 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE. 

joie du Souci, qui se glisse là où ses sœurs ne 
peuvent pénétrer. « La porte est fermée, nous 
ne pouvons entrer. C'est la demeure d'un 
riche; nous ne voulons pas y entrer. — Vous, 
mes sœurs, vous ne pouvez pas et n'osez pas en- 
trer : le souci se glisse par le trou de la serrure. » 
Faust paraît, l'âme en proie à une sourde inquié- 
tude. « N'as-tu jamais connu le souci ? » demande 
le malfaisant génie. « Non, répond le docteur 
dans un air plein de chaleur, qu'accompagne un 
incessant dessin d'orchestre, image du tourbillon 
de la vie. Je n'ai fait autre chose que courir le 
monde; je prenais aux cheveux chaque plaisir : 
ce qui ne me contentait pas, je le laissais aller; 
ce qui m'échappait, je le laissais courir. Je n'ai 
fait que désirer et satisfaire mes désirs, puis je 
souhaitais encore. » Mais le Souci répond sur 
une mélopée pleine de sourdes menaces : « A 
celui qu'une fois je possède, le monde entier est 
inutile. D'étemelles ténèbres descendent sur lui; 
le soleil ne se lève, ni ne se couche; avec des 
sens parfaitement sains, en lui l'obscunté réside; 
eût-il tous les trésors, il ne sait pas en jouir. » 
Le docteur rit des folles colères du génie, et re- 
fuse de reconnaître sa puissance. « Éprouve-la 



DEUXIEME PARTIE. * ^53 

donc ! » s'écrie le Souci qui s'enfuit en lui souf- 
flant au visage, et Faust, aveuglé, se perd en 
projets insensés, en rêves irréalisables. Cette 
scène, si abstraite qu'elle soit, a trouvé chez 
Schumann un musicien à sa hauteur, qui a 
rendu d'une façon fort émouyante cette lutte de 
l'homme et du Souci. 

La grande cour devant le Palais, telle est la 
scène que Schumann a littéralement traduite du 
poëme original, sous ce titre : la Mort de Faust. 
Au début, la fantastique scène du démon évo- 
quant les Lémures et les excitant avec un rire 
étrange à creuser une tombe, terme fatal de 
toute existence humaine. Pas n'est besoin de 
dire de quelle sombre couleur, de quels tons si- 
nistres Schumann a su peindre ce bizarre épi- 
sode, aussi bien que l'apparition de Faust, 
, éveillé par le bruit sourd des bêches et sortant 
du palais en se heurtant contre les piliers de la 
porte. Déjà sur le bord de la tombe, le docteur 
se livre aux projets les plus chimériques. Tra- 
vailler, semer, embellir, construire, voilà les 
derniers rêves de l'homme qui va mourir. 
« Qu'il me fût donné de voir un pareil mouve- 
ment sur un libre territoire, avec un peuple libre, 

9- 



154 * GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

et je dirais au moment : « Arrête ! tu es si beau ! » 
La trace de mes jours terrestres ne peut se perdre 
dans la suite des siècles... Dans le pressentiment 
d'une si grande félicité^ je goûte le plus beau 
moment de ma vie ! » Et Faust tombe à la ren- 
verse dans la fos^e creusée sous ses pas par les 
fantômes, aux stridents éclats de rire du diable '. 
Le dernier chapitre du second Faust, inti- 
tulé : ForétSy rochers, ravins, solittules, a fourni à 
Schumann le canevas de sa troisième partie et 
lui a inspiré une longue suite de morceaux admi- 
rables. Quoi de plus frais que le premier chœur 
avec ses suaves réponses : « La forêt se balance, 
les rochers pèsent alentour, les racines se cram- 
ponnent, tige contre tige s'élève, flots sur flots 
jaillissent; la grotte profonde nous abrite; les 
lions rampent, muets et caressants, autour de 
nous : ils respectent le lieu consacré, le saint asile 
de l'amour! » Quoi de plus inspiré que l'invo- 
cation de Faler extaticuSy avec son dessin de vio- 

' Schumann a encore écrit une mélodie séparée sur des pa- 
roles de Faust. On trouvera ce morceau dans les Mélodies dédiées 
à la jeunesse. Ce chant du gardien de la tour n'est autre que le 
chant de Lyncée au cinquième acte du second Faust : « Né pour 
voir, chargé d*observer, voué à la tour, j'aime ce monde. Je 
regarde au loin, je vois auprès la lune et les étoiles, la forêt et 
le chevreuil.... » 



DEUXIÈME PARTIE. I55 

I II. 

loncelles enlaçant la phrase mélodique comme 
un lierre fleuri les arceaux d'un vieux cloître ? 
Quel cantique plus plein d'onction que celui de 
Pater profundus : « O Dieu! apaise mes pensées, 
éclaire mon cœur qui te cherche ! » Quelle mé- 
lodie plus vaporeuse que celle de Vater seraphi- 
eus? Quel chant plus plein d'une sainte ardeur 
que celui des Enfants bienheureux, débutant par 
une caressante mélodie, éclatant bientôt en un 
brillant concert, en un brûlant cantique d'actions 
de grâces : « Dis-nous, père, où nous allons; dis- 
nous, bon père, qui nous sommes ? Nous sommes 
heureux : il est pour tous, il est si doux de 
vivre ! » 

Voici encore une véritable merveille de grâce 
et de fraîcheur; c'est le chœur des anges planant 
dans la région, supérieure et portant la partie 
immortelle de Faust : « Il est sauvé, le noble 
membre du monde des esprits, il est sauvé du 
mal. Celui qui toujours travaille, animé de no- 
bles désirs, nous pouvons le délivrer, et, si 
l'amour même s'intéresse à lui des hautes de- 
meures, la troupe céleste vient à sa rencontre 
et lui fait un accueil fraternel. » On ne sait quoi 
préférer, dans cette page merveilleuse, des chants 



156 GŒTHE ET LA MUSIQjLJE. 

des anges accomplis ou de ceux des anges no-^ 
vices, du grand ensemble final ou du petit chœur 
des Enfants bienheureux, un murmure séra- 
phique : « Nous l'accueillons avec joie à l'état 
de chrysalide; en lui nous obtenons un gage an- 
gélique. Enlevez la dépouille qui l'enveloppe : 
il est déjà grand et beau de la vie sainte. » 

Q.ue de beautés éclatantes! Et nous n'en avons 
pas encore fini avec cette œuvre grandiose. Voici 
la belle invocation du docteur Marianus, accom- 
pagnée par un doux concert de hautbois et de 
harpes; voici le chœur des Pénitentes, avec sa 
longue phrase suppliante des trois femmes, la 
Grande Pécheresse, la Femme Samaritaine, 
Marie l'Égyptienne, unissant leur repentir et 
leurs prières. Voici l'invocation suprême de 
Marguerite, implorant pour Faust la clémence 
divine : « Daigne, ô daigne! Vierge incom- 
parable. Vierge radieuse, tourner ton visage 
propice vers mon bonheur ! Celui que j'aimai 
sur la terre, désormais en repos, est de retour.... 
Entouré du chœur sublime des esprits, le nou- 
veau venu se reconnaît à peine'^ il soupçonne à 
peine sa nouvelle vie, que déjà il ressemble à la 
sainte phalange. Vois comme il s'arrache à tous 



DEUXIÈME PARTIE. 



157 



les terrestres liens de son ancienne enveloppe, 
et comme sous ses vêtements éthérés se montre 
la vigueur première de la jeunesse! Permets- 
moi de l'instruire! Le nouveau jour l'éblouit 
encore! » Voici enfin le double chœur final, 
chant de triomphe, hosanna céloste, pour lequel 
Schumann a réservé ses idées les plus gran- 
•4ioses, ses harmonies les plus originales, ses 
couleurs les plus éclatantes ^ 

Telle est cette œuvre hors ligne, telle est cette 
traduction sans rivale de l'œuvre dé Gœthe. 
Schumann, nous l'avons dit, est de tous les 
compositeurs celui qui a le mieux compris la 
pensée du poëte. Aussi ne saurait-on trop re- 
gretter qu'il n'ait pas eu le loisir de traduire 
toutes les situations capitales du drame. C'est à 
la lecture de ces scènes, admirables paraphrases 
de génie d'une œuvre de génie, qu'on peut juger 
combien l'art musical a perdu à ce que Schu- 
mann n'ait pas pu achever la première partie de 
son œuvre. Par bonheur, la troisième partie est 
complète. On comprend alors, en le voyant 

' Schumann est revenu plusieurs fois sur cette page capitale. 
Il en a même laissé deux versions différentes, toutes deux égale- 
ment belles, mais dont l'une comporte de bien plus grands déve- 
loppements. 




158 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

s'élever si haut dans cette interprétation musi- 
cale du secofid Faust, qu'il a seul osée et que 
seul peut-être il était capable de faire à la fois 
si exacte et si brillante, combien Gœthe voyait 
juste quand il écrivait, sans se douter du chef- 
d'œuvre qu'il devait inspirer à ce grand compo- 
siteur : ft Mes ouvrages ne sont point suscep- 
tibles de devenir populaires. Je n'ai point écrit 
pour les masses, mais pour une classe d'hommes, 
dont la volonté, les études et les tendances ont 
de l'analogie avec les miennes. » 



>o8Kc>^^ 



DEUXIEME PARTIE. I59 



CHAPITRE VIL 
Le Faust de Gounod. 

Ce dernier Faust est avant tout un opéra; il 
ne saurait donc, sauf quelques morceaux, être 
comparé à la légende romantique de Berlioz, 
ni au poëme musical de Schumann. En tant 
qu'opéra, l'ouvrage de M. Gounod devait sur- 
tout satisfaire aux exigences de la scène. Aussi 
les auteurs ont-ils conservé du drame allemand 
les principaux personnages, les situations les plus 
dramatiques, laissant de côté ce qui leur sem- 
blait extra-lyrique, notamment toute la partie 
fantastique, y compris la nuit de Walpurgis. 

L'histoire musicale a de singuliers retours. Tel 
ouvrage qui jouit longtemps d'une grande po- 
pularité se trouve subitement remplacé dans la 
faveur publique par une œuvre plus jeune d'in- 
spiration et de facture. D en fut ainsi pour le 
Faust de Spohr. L'opéra français ne tarda pas à 
réunir tous les suffrages et à faire oublier l'opéra 
allemand, même en Allemagne. C'est que le 
Fau^st de M. Gounod est surtout une œuvre de 



l60 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

l'époque, qui répond à souhait au goût musical 
et aux aspirations du milieu de notre siècle. Le 
Faust de Spohr eut le même succès durant de 
longues années. Qui sait si le temps, ce juge 
suprême des çeuvres d'art et de littérature, n'en- 
lèvera pas au Faust français tout ou partie de 
cette faveur tant soit peu mondaine ? 

Qu'on ne s'y trompe pas, nous n'avons pas 
l'idée de «déprécier une œuvre que nous regar- 
dons comme un des meilleurs ouvrages lyriques 
qui aient paru en France depuis longtemps, mais, 
en raison même de cette estime, nous prétendons 
exprimer nettement notre pensée, dût-elle aller 
à rencontre de l'opinion générale. Malgré son 
respect de la situation et des caractères, M. Gou- 
nod ne nous semble avoir rendu que par instants 
le sens intime de la légende allemande. La sim- 
plicité lui £iit surtout défaut et aussi cette can- 
deur naïve que respirent les moindres paroles de 
Marguerite ou de Faust, ce savant docteur dont 
la science, péniblement acquise, s'envole au 
souffle de la jeunesse, au spectacle de la nature. 
Cette musique si châtiée, si curieusement fouil- 
lée, si classique — bien qu'elle aflfecte de timides 
audaces que l'auteur serait bien aise de donner 



DEUXIEME PARTIE. l6l 

pour des hardiesses, — semble être un compro- 
mis habilement ménagé entre l'école française, 
4'école allemande et même l'école italienne. Cette 
façon de procéder offrait de grandes chances de 
réussite, mais elle expose l'ouvrage au risque d'ê- 
tre jugé plus sévèrement par la postérité : toute 
mode n'a qu'un temps. 

Parfois aussi, l'auteur en use trop librement 
avec le poëme original. Certes le Choral des 
épées est une page large et puissante, mais pour- 
quoi avoir supprimé les couplets de Brander? 
Quelle fausse pudeur a pu conseiller aux libret- 
tistes de modifier la fameuse chanson de la Puce ? 
Le compositeur, semble-t-il, n'aurait pu que ga- 
gner à s'inspirer des paroles mêmes du poëte. Il 
est du reste fort curieux de remarquer combien 
l'auteur s'élève à mesure qu'il se rapproche du 
drame original. Le début, le monologue du doc- 
teur résolu à mourir, et la fin, l'acte de la prison, 
où se combinent la passion amoureuse, l'enthou- 
siasme religieux et la rage satanique, sont des 
morceaux bien venus. La scène du duel est pau- 
vrement traitée, et le musicien a «voulu s'écarter 
de Berlioz en donnant à la sérénade du diable 
une couleur moins enivrante, mais plus railleuse : 



l62 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

il n'y a pas réussi. La chanson du roi de Thuié 
(une fois mises à part les interjections de Mar- 
guerite, dont il n'y a pas trace dans le mono- 
logue de Gœthe) est une inspiration délicate; 
la scène même* de Marguerite au rouet, — sans 
valoir la mélodie de Schubert, un chef-d'œuvre, 
— est pleine d'élan et d'ardeur anxieuse. Enfin 
l'air de Faust : « Salut, demeure chaste et pure, » 
bien qu'inférieur à la mélodie de Berlioz, respire 
le calme et la paix du sanctuaire virginal. 

Abordons-nous la partie passionnée du drame, 
nous rencontrons dans l'opéra français deux pa- 
ges capitales, la scène du jardin et le grand duo 
d'amour. M. Gounod a rétabli dans sa scène 
d'amour qui débute par une phrase exquise : 
« Laisse-moi contempler ton visage ! » le déli- 
cieux épisode de la marguerite qu'il avait retran- 
ché de la scène précédente. Ici et dans l'excla- 
mation de Faust « Il t'aime ! comprends-tu ce 
que cela veut dire ? Il t'aime ! » le musicien est 
resté au-dessous de son modèle, mais il répare 
vite ce moment d'oubli par deux pages ravissan- 
tes, l'andante « O nuit d'amour! » et l'invocation 
de Marguerite aux étoiles. Le quatuor du jardin 
est aussi une joUe page de musique dramatique. 



DEUXIÈME PARTIE. 163 

M. Gounod a réuni dans ce morceau les deu;^ 
épisodes : la Maison de la voisine et le Jardin de 
Marthe; Schumann, lui, n'a peint qu'un coin du 
tableau, et pourtant le compositeur français, 
quel que soit son mérite, est vaincu par le maître 
allemand écrivant d'inspiration une mélodie 
d'une expres^on incomparable : l'un a fait œu- 
vre de talent, de grand talent, l'autre a fait œu- 
de génie. 

Que M. Gounod se rapproche encore de son 
modèle, et il écrira deux pages bien supérieures. 
Nous voulons parler de la mort de Valentin 
et de la scène de l'église. Ici l'auteur suit pas 
à pas le texte allemand. A ce contact, sa mélodie 
s'élève, sa conception devient plus large. Les 
imprécations de Valentin, la stupeur de la foule, 
l'égarement de Marguerite, tout, jusqu'au chœur 
d'une brièveté si terrible et si vraie qui clôt l'acte, 
tout ici rend heureusement la couleur de la 
scène originale. On en peut dire autant de la 
scène de la cathédrale. Certes, le tableau du 
musicien français n'est pas aussi terriblement 
grandiose que celui de Schumann, mais tel qu'il 
est, il mérite d'être mis en regard. Ce sont deux 
scènes saisissantes, avec cette différence que le 



164 GŒTHE ET KA MUSIQUE. 

compositeur allemand arrive à un effet beaucoup 
plus grand par des moyens plus simples. 

Nous ne savons pas ce que l'avenir réserve à 
l'œuvre capitale du musicien français, mais si 
plusieurs pages courent risque d'être plus tard 
moins estimées, ce sont croyons-nous celles qu'on 
admire davantage aujourd'hui. Quoi qu'on fasse 
ou qu'on dise, le temps est proche où l'on exi- 
gera avant tout du compositeur une musique 
concordant exactement avec les réalités de la vie, 
non de la nôtre, mais de celle de ses personnages. 
Tout ce qui n'est que convention disparaîtra. Et 
cela arrivera par la force même des choses, par 
les tentatives réitérées de musiciens dont on con- 
damnera peut-être d'abord les hardiesses, pour les 
admirer plus tard. Et, du reste, quel compositeur 
de génie n'a pas innové à son jour, à son heure ? 
Est-ce Gluck? Est-ce Spontini? Est-ce Weber? 
Est-ce Rossini? Est-ce Wagner? M. Gounod, 
lui, a eu le tort de ne pas assez oser. Les demi- 
hardiesses ne réussissent guère, en musique 
non plus qu'ailleurs. S'attaquant à un sujet de 
cette grandeur, il ne devait reculer devant au- 
cune audace, dût-elle faire crier le monde et 
la critique. 



DEUXIÈME PARTIE. 163 

Et du reste, le transport de Faust à l'Opéra 
n'a-t-il pas commencé à réaliser notre dire ? Les 
morceaux, les scènes qu'on admirait le plus au- 
paravant parurent encore charmantes, mais Ton 
crut découvrir sous ces accords quelque peu de 
mièvrerie et de sentimentalisme; les fines harmo- 
nies du musicien, ses cadences préférées semblè- 
rent un peu précieuses. En revanche le final de la 
prisonproduisituneffetplusgrandqueparlepassé; 
les malédictions de Valentin expirant, et la belle 
scène de la cathédrale, qu'on écdutait jadis d'une 
oreille distraite, firent passer comme un firisson 
de terreur au milieu de l'assemblée surprise et 
troublée. Voilà quels sont les tableaux où, de 
notre avis, l'auteur a le plus approché de son 
redoutable modèle. C'est là qu'il s'est le mieux 
livré aux inspirations de sa riche nature d'artiste 
et qu'il a le plus oublié les règles et les exi- 
gences de la mode. Aussi est-ce là qu'il a com- 
posé les meilleures pages de musique dramatique 
qu'il lui fut jamais donné d'écrire. 



l66 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 



CHAPITRE VIII. 

Les Faust projetés de Beethoven, Mekdelssohn, Meterbeer, 
rossmi et boïeldieu. résumé de la première série. 



Nous voici arrivés au terme de cette étude. 
Nous avons, chemin faisant, cité ou commenté 
une trentaine d'ouvrages, nous efforçant de 
prêter aux principaux une égale attention et de 
faire ressortir leur valeur réelle, sans tenir aucun 
compte des préférences du monde. Nous avons 
tiré plusieurs noms de Toubli et fait revivre un 
instant ces auteurs et leurs ouvrages, puis nous 
avons longuement étudié les quatre créations 
capitales qu'a inspirées à la musique le drame 
de Gœthe. Le Faust de Spohr n'offrait guère 
qu'un intérêt spéculatif: il était curieux de par- 
courir un opéra qui défia longtemps toute con- 
currence, mais çpî ne saurait supporter la 
comparaison avec aucune des trois oeuvres 
rivales. Restent donc Gounod, Berlioz et Schu- 
mann, trois compositeurs de grand talent ou de 
génie, bien dignes d'entrer en lice et de lutter à 
qui comprendra et traduira le mieux ce gigan- 
tesque poëme, qui embrassé tout l'univers. 



DEUXIÈME PARTIE. 167 

êtres et abstractions, causes et résultats, réalités 
et chimères, le possible et l'impossible. 

Le drame de Faust est comme un miroir qui 
retracerait fidèlement à nos yeux toute la vie du 
poëte. A voir les remaniements successifs qu'il 
lui a fait subir, on croirait assister à toutes les 
transformations de Gœthe, on croirait suivre 
l'immense et subtil travail de son esprit pendant 
la dernière partie de sa carrière. Les premières 
' scènes, qui parurent en 1790, se rattachent à 
sa jeunesse. Fier, hardi, passionné au débuts 
Gœthe, lorsqu'il se remit à l'œuvre et composa 
les scènes qui furent publiées en 1807 pour com- 
pléter le premier Faust y devint plus mystérieux, 
plus symbolique ^ Enfin, pendant près de trente 
ans, il conçut et fit germer dans son esprit cette 
seconde partie, œuvre étrange et saisissante, 
défectueuse peut-être au point de vue de l'art, 
mais que le génie seul a pu créer. Gœthe a donc 
en quelque sorte vécu son poëme de Faust^ 
généreux, passionné, romantique à vingt ans, 
amoureux d'art antique, de sérieux et de calme 

» Citons parmi ces épisodes le monologue de Faust après le 
départ de Wagner, sa tentative de suicide interrompue' par les 
chants de la fête de Pâques, la double promenade au jardin et la 
mort de Valentin. 



l68 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

à son retour d'Italie, cherchant enfin, dans l'âge 
mûr, l'éclectisme universel, unissant la poésie 
à la "science, l'esprit antique à l'esprit mo- 
derne. 

Beethoven, comme plus tard Meyerbeex, eut 
durant toute sa vie le désir de mettre en mu- 
sique le poëme de Gœthe. Un jour même, vers 
1807, dans un moment de bonne humeur^ il 
écrivit ime chanson de la Puce; mais son atten- 
tion, un instant détournée, dut revenir à des ^ 
travaux plus pressés. « Je n'écris pas toujours 
ce que je veux, disait-il tristement à son ami 
Bihler, je travaille pour de l'argent! Mais quand 
les mauvais temps seront passés, j'écrirai ce 
qui me plaira, pour l'art seul; ce sera probable- 
ment Faust '. » 

Malheureusement, les mauvais temps ne pas- 
sèrent point, et, quelques années après, quand 
le littérateur Rochlitz lui proposa de la part de 
la maison Hàrtel, de Leipzig, de composer de 
la musique pour Faust y comme il avait fait pour 
Egtnonty Beethoven, alors tout entier à la con- 
ception de la neuvième symphonie, lui répondit : 

» Vie de Beetboi>en, par Schindier, traduction Sowinski, p. 204. 



DEUXIÈME PARTIE. 169 

« J'ai déjà trois autres grands ouvrages depuis 
quelque temps; ils sont en partie éclos dans ma 
tête, et je voudrais m'en débarrasser d'abord, 
savoir : deux grandes symphonies différentes 
des premières et un oratorio. Cela sera long, 
car, voyez-vous, depuis un certain temps, je 
n'ai plus la même facilité pour écrire, je reste et 
je pense longtemps, et cela ne vient pas à point 
sur le papier. Je redoute de commencer de 
grands ouvrages, mais une fois parti, cela va ^. » 
C'était en juillet 1822. Des œuvres annoncées, 
aucune ne vit le jour que la symphonie avec 
chœurs. 

Gœthe, avons-nous dit plus haut, aurait dé- 
siré que son Faust fût mis en musique par 
Meyerbeer, et peu s'en fallut que celui-ci ne 
réalisât le secret désir et la prédiction du poëte, 
car il eut mainte fois l'idée d'écrire une partition 
de Faust. S'il renonça à ce projet, ce fut, paraît- 
il, pour ne pas désobliger d'abord Spohr, son 
ami, puis M. Gounod. Cependant Meyerbeer 
laissa à sa mort une œuvre inachevée, la Jeunesse 
de Gœthe, drame de M. Blaze de Bury, pour le- 

» Vie de Beetboirn, par Schindler, traduction Sowinski, p. 217. 

10 



lyO GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

quel il avait composé une partie musicale fort 
importante; cet intermède comprend, entre 
autres fragments empruntés au poésie de Gœthe, 
la scène de la Cathédrale et Yhosa$i$ia final de 
la seconde partie ^ Malheureusement, le testa- 
ment du musicien, confirmé par les tribunaux 
français, défendait expressément la représenta- 
tion et la publication de cet ouvrage. Il fiiut 
s'incliner devant les scrupules du vivant comme 
devant la volonté du mort, mais on peut bien 
regretter de ne pas connaître quels morceaux 
ces pages capitales avaient pu inspirer à l'auteur 
des Huguenots. 

Mendelssohn avait été également frappé par 
la grandeur et la passion pathétique du drame 
de Goethe. Dans cette poursuite infiiictueuse 
d'un bon poëme d'opéra qui fiit la préoccupa- 
tion constante de toute sa vie et le regret de sa 
vieillesse, il revenait de préférence et comme 
d'instinct aux amours ineffables du docteur Faust 
avec la jeune orpheline, aux sombres incanta- 
tions du démon, qu'il sentait devoir enflammer 
son imagination et prêter à son inspiration encore 

» Blaze de Bury, Meyerbeer et yson temps. 



DEUXIÈME PARTIE. I7I 

plus de tendresse et de poésie fantastique. Mais 
jamais il n'osa passer de la pensée à l'acte et écrire 
les premières notes d'une œuvre qui exerçait 
pourtant sur lui un charme tout-puissant. 

« Tu es précisément le seul homme qui 

pourrait m'aider s'il le voulait! écrivait-il en 
1843 ^ son cher anli Edouard Devrient. Que 
ne le veux-tu ? L'art occupe en ton cœur une 
place aussi considérable que dans le mien, et 
nous avons été d'accord sur toutes les questions 
que nous avons agitées. Ne t'est-il donc jamais 
rien tombé sous les yeux dont tu puisses faire 
un chef-d'œuvre ? N'as-tu rien en portefeuille ? 
Dernièrement je pensais que si l'on mettait en 
vers tant soit peu possibles cinq ou six pièces de 
Shakespeare, ce serait un plaisir de les mettre en 
musique. Ne penses-tu pas de même ? Le Roi 
Lear, par exemple, — ou bien encore Faust y au- 
quel je reviens toujours?... » 

Rossini a aussi caressé longtemps l'idée d'écrire 
un opéra de Faust sur un livret qu'Alexandre 
Dumas devait lui préparer. Le comte Pillet- 
Will, dont on connaît les relations intimes avec 
Rossini, a donné à une personne de foi, de qui 
nous les tenons, les détails suivants sur ce sujet. 



172 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Rossini avait signé avec Véron un traité par le- 
quel il s'engageait à composer pour l'Opéra cinq 
ouvrages entièrement nouveaux, dans des genres 
différents. Le premier était Guillaume Tell, le 
second devait être Faust, Quelque temps après 
la représentation de Robert h Diablcy Rossini 
alla trouver Véron pour lui parler de son futur 
opéra, mais l'heureux directeur, tout étourdi par 
le succès d'un ouvrage qu'il n'avait joué qu'à 
contre-cœur, le reÇut froidement, prétexta mainte 
et mainte raison pour différer : bref, Rossini, 
impatienté, déchira son traité séance tenante, et • 
partit. A quelque temps de là, il retourna habi- 
ter l'Italie. H y reçut un jour la visite de Fètis 
et montra au musicien stupéfait une grosse par- 
tition, en ajoutant : « Ceci est un Faust de moi. » 
C'est Fétis qui a raconté lui-même ce trait à 
la personne de qui nous l'avons appris. Rossini 
disait-il vrai, ou était-ce là une de ces mystifica- 
tions auxquelles se plaisait son esprit moqueur? 
Nous ne savons, mais nous voulons croire qu'il 
ne plaisantait pas. Il nous plait de penser que 
l'auteur de Guillaume n'avait pu se soustraire 
au charme que le poëme de Goethe exerce sur 
les imaginations d'élite, qu'il avait cédé à la ten- 



DEUXIEME PARTIE. I73 

tation d'écrire, et que, seul, sans autre but que 
son propre plaisir, il avait composé un opéra 
'entier, avec l'idée arrêtée qu'il ne verrait jamais 
le jour, n est vrai qu'on ne trouve aucune men- 
tion de cet ouvrage dans la liste des œuvres 
inédites publiées à la mort de Rossîni : peut-être 
l'aura-t-il détruit ou perdu. Il n'en paraît pas 
moins constant que nous devons à l'insouciance 
de Véton de n'avoir pas vu ce génie de la lu- 
mière et la passion extérieure aux prises avec la 
poésie sombre, chaste et naïve du maître de 
Weimar. 

De son côté, Boïeldieu, sans être vivement 
ému par le poëme de Gœthe, fut sollicité de le 
mettre en musique par un auteur bien connu 
qui voyait là une chance de succès de plus pour 
certain drame de sa façon. C'est à l'époque où 
Boïeldieu écrivait les Deux Nuits qu'Antony 
Béraud, l'ami de Frédéric Soulié, le futur direc- 
teur de rOpéra-Comique, lui fit l'offre — assez 
bien accueillie d'abord — d'arranger, à son in- 
tention, le Faust en opéra-comique. Béraud a 
raconté lui-même dans un article de journal les 
propositions qu'il avait faites dans ce sens au 
célèbre compositeur, les hésitations de ce der- 

10. 



174 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

nier, son indécision et finalement son refus. 
Boïeldieu lui avait, j)araît-il, demandé s'il vou- 
drait faire avec son concours un ouvrage à grand 
ira la la : ce sont les expressions propres du 
musicien. Tout fier d'un pareil honneur, Béraud, 
qui travaillait alors à un drame de Faust pour la 
Porte-Saint-Martin, avec le concours de Merle, 
directeur adjoint de ce théâtre, eut l'idée de 
transformer ce drame en opéra-comique, malgré 
l'opposition première de son collaborateur qu'il 
n'eut pas de peine à vaincre, et quelques jours 
après, il soumettait au musicien le plan d'un 
Faust mis en opéra-comique, avec un Méphis- 
tophélès féminin. 

Mais Boïeldieu avait déjà changé d'avis, et il 
retourna bientôt son poëme à Béraud avec une 
lettre très-aimable, où tout en nunifestant le 
désir d'être son collaborateur pour quelque sujet 
original et tant soit peu diabolique, tout en re- 
connaissant les détails piquants et les effets dra- 
matiques que présenterait cette pièce, surtout 
avec le diable sous les traits d'une jolie fenmie, 
il ne croyait pas pouvoir accepter son offre par 
la raison que voici : « Comme j'ai eu l'honneur 
de vous le dire, M. Scribe a traité ou doit 



DEUXIÈME PARTIE. I75 

traiter ce sujet pour Feydeau; il le destine à 
M. Meyerbecr, et comme j'ai été dans la con- 
fidence de ce projet, il y aurait mauvais procédé 
de ma part à vous engager de le traiter pour 
rOpéra-Comique. » Qiic cette raison fût véri- 
table ou que ce fût un prétexte pour ne point 
désobliger Béraud par im refus non motivé, tou- 
jours est-il que Boïeldieu n'entreprit pas de se 
mesurer avec la vaste conception de Gœthe, 
pour laquelle, on peut le dire sans défaveur, il 
n'était nullement préparé. La lettre de refus du 
musicien est du 9 mars 1828 : neuf mois après, 
le 20 octobre, avait lieu à la Porte-Saint-Martin 
la première représentation du grand drame de 
Béraud, qui obtint un éclatant succès, auquel les 
douces et mélodiques inspirations de Boïeldieu 
n'auraient sans doute rien ajouté — si elles n'y 
avaient pas nui ^ 

Mais revenons aux musiciens qui, plus heu- 
reux que Beethoven, Rossini et Meyerbeer, ont 
pu donner libre cours à leur inspiration et laisser 
chanter leur âme émue et troublée à la lecture 
de cet admirable poëme. 

» Nous empruntons ces curieux détails au livre de M. Arthur 
Pougin : Boïeldieu, sa vie, ses œuires, son caractère, sa correspondance. 
(In-18, chez Charpentier, 1875.) 



176 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Schiunann est le seul d'entre eux qui, à 
l'exemple de Goethe, ait fait de sa conception 
musicale l'œuvre de toute sa vie, qui y ait traduit 
les aspirations de ses divers âges, qui ait, pour 
ainsi dire, vécu la vie de ses personnages. Cette 
similitude complète avec son modèle lui donne 
déjà sur ses rivaux une supériorité incontestable, 
mais il a aussi sur Berlioz et sur M. Gounod le 
précieux avantage d'être essentiellement Alle- 
mand d'esprit^ de cœur et de tendances, de 
saisir, par conséquent, mieux que personne les 
sens les plus cachés, les pensées les plus ab- 
straites, les profondeurs les plus mystérieuses 
du poëme allemand. Aussi, qu'on compare les 
épisodes du Jardin et de l'Église (les deux seuls 
qu'il se trouve avoir traités ainsi qu'un de ses 
rivaux) , et bientôt sa supériorité éclatera aux 
yeux de tous, sans même aller chercher dans 
les autres parties de son œuvre, qui abondent 
en inspirations de premier ordre et qui portent 
à chaque page la marque irrécusable du génie. 

M. Gounod et Berlioz ont sur leur rival l'avan- 
tage, assez insignifiant dans l'espèce, d'avoir pu 
parfaire leur ouvrage, l'un avec le soin et la 
recherche qu'il apportait naguère à ses moindres 



DEUXIÈME PARTIE. l^f 

productions, l'autre avec sa fougue et son en- 
thousiasme romantique. Chaque œuvre porte 
profondément gravée en elle l'empreinte de l'ar- 
tiste : l'une refharquablement travaillée, fine- 
ment ciselée, remplie d'une douce passion et 
d'une chaste rêverie, mais entachée parfois de 
mièvrerie et de recherche; l'autre, plus puis- 
sante, plus vigoureuse, pleine de passion brû- 
lante et de fiévreuse ardeur. L'une séduit, 
charme, enivre; l'autre saisit, 'domine, exalte. 
L'une est l'œuvre d'une inspiration réfléchie, 
l'autre d'une ardente imagination. 

Gœthe peut donc à bon droit compter, parnii 
les œuvres musicales que son poëme a inspirées, 
pour le moins trois créations hors ligne, dont 
une vraiment incomparable. Autour de ces trois 
astres gravitent de nombreux satellites. Autour 
des noms de Schumann, de Berlioz, de Gounod, 
brillent d'un éclat tempéré ceux de Spohr, de 
M"* Bertin, de Laindpaintner, de Radzivill et 
de tant d'autres qui, à défaut de succès et de 
gloire, ont eu le précieux honneur de se me- 
surer avec le génie et ont ainsi mérité que leur 
nom ne mourût pasj, 

Et qui peut dire lersecrets de l'avenir ? Peut- 



lyS GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

être un jour quelque nom nouveau briliera-t-il à 
côté de ceux qui furent les plus favorisés de la 
fortune, peut-être surgira-t-il quelque homme 
de génie qui créera encore un chef-d'œuvre sur 
le poëme du maître et qui viendra, de nouveau, 
après Gounod, après Berlioz, après Schumann, 
à la fois confirmer, par sa tentative, et démentir, 
par sa réussite, cette sévère prédiction de Goethe : 
« Le Faust est au fond une oeuvre que l'on ne 
peut mesurer tout entière; toute tentative pour 
en donner l'intelligence complète doit échouer. 
Il faut, de plus, tenir compte- d'une chose, c'est 
que la première partie est l'expression d'une 
pensée que les ténèbres assiègent encore. Ces 
ténèbres mêmes exercent une attraction sur les 
hommes, et ils s'efforcent d'en triompher, comme 
de tout problème insoluble. » 



DEUXIÈME SÉRIE. 

EGMOKT, GŒTZ DE BERLICHiNGEN, WERTHER, 

HERMANN ET DOROTHÉE, POÉSIES, 

RINALDO, LA PREMIÈRE NUIT DE WALPURGIS. 



CHAPITRE PREMIER. 
Egmont. 

Nous avons précédemment recherché quelle 
influence Gœthe avait exercée sur les composi- 
teurs de son temps et de l'avenir, par quel charme 
irrésistible il les avait attirés à lui et en avait 
élevé plusieurs à sa hauteur, mais nous n'avons 
encore vu cette domination s'établir que par le 
prestige d'une seule œuvre, œuvre gigantesque, 
il est vrai, et qui reste la plus brillante manifes- 
tation de son génie. 

Là ne s'est pas arrêtée sa puissance : la musi- 
que, qui s'était si largement inspirée de Fausty 
ne trouva pas un moindre attrait dans les autres 
créations du poëte. Ces grandes conceptions. 



l80 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

dont l'éclat avait été un peu tempéré parle rayon- 
nement de Faust, tentèrent aussi quantité de mu- 
siciens. Gœthe n'eut pas qu'une seule lignée de 
disciples en musique, et la riche variété qui for- 
mait l'essence même de son talent devait se re- 
fléter dans les œuvres qu'il inspirait. 

Ce sont ces ouvrages que nous allons étudier, 
afin d'avoir une idée aussi complète que possible 
de r (empire que Goethe exerça sur le monde mu- 
sical, empire involontaire et qui lui importait 
peu, mais empire souverain et qui s'étendait 
jusque sur les plus puissants. 

Témoin Beethoven. 

C'est en iSioet 1811 que Beethoven écrivit 
la musique pour la tragédie d'Egmont. Il était 
alors à l'apogée de son génie et avait déjà produit 
plusieurs de ses immortels chefs-d'œuvre, dont 
FideliOy la Symphonie héroïque, celle en ut mineur et 
la Pastorale. Si nous énonçons ce fait tout d'abord, 
c'est qu'il ne laisse pas de surprendre. A lire la 
musique d'Egmont, on ne se douterait guère que 
celui qui l'a composée venait d'écrire hSymphonie 
pastorale. Soit que la préoccupation de composer 
pour le théâtre l'ait troublé, vu les précédents 
échecs de Fidelio^ soit que la contrainte qu'il de- 



DEUXIÈME PARTIE. l8l 

vait subir pour rester dans un cadre assez resserré 
ait gêné le développement de son génie, il nous 
paraît constant que cette composition n'est pas 
telle qu'on pouvait l'attendre de Beethoven trai- 
tant un sujet de cette grandeur. L'ouverture et 
deux ou trois autres morceaux peuvent cependant 
prendre rang parmi ses plus belles créations : là 
seulement il a donné libre cours à son génie. De 
ce mélange d'audace et de timidité est né un ou- 
vrage de demi-caractère, qui renferme quantité 
de jolies pages, et aussi de rares beautés, mais 
qui est loin de valoir cette admirable œuvre 
lyrique, une des plus- pathétiques qui soient, 
Fidelio. 

L'ouverture de Beethoven forme une magni- 
fique préface à la tragédie de Goethe. Elle débute 
par un tutti éclatant sur fa. Après un silence, les 
instruments à cordes frappent de lourds accords 
en fa mineur, auxquels répond un chant plaintif 
de l'harmonie; puis, les cordes battant un tré- 
molo, les violons dessinent une courte mélodie 
qu'ils reprennent avec la flûte et qui va enchaîner 
l'introduction à Vallegro, Ce début est de toute 
beauté, et du reste la suite de l'ouverture ne lui 

cède en rien. On y retrouve en maint endroit 

II 



l82 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE. 

la puissance créatrice du maître: dans ces ré- 
pliques haletantes des instruments à cordes, dans 
ce doux dialogue des instruments à vent, dans 
cette belle phrase descendante des violoncelles, 
dans ces terrifiants accords du début qui repa- 
raissent souvent et donnent au morceau une 
sombre couleur. Après un long decrescendo et un 
repos sur l'accord à'ut,}es violons attaquent une 
brillante coda tnfa majeur qui gagne bientôt tout 
l'orchestre et termine le morceau par un tutti 
d'une sonorité éclatante. C'est une page magis- 
trale que cette ouverture, et l'on peut, à bon 
droit, comme a fait le célèbre critique Gottfried 
Weber, la comparer à « un miroir magique qui 
reflète tous les grands traits de la tragédie, le 
chaud entraînement qui distingue toute l'action, 
la noble grandeur du héros, la tendresse de son 
amour, les plaintes de Clara, la gloire et l'apo- 
théose du héros qui tombe sans avoir plié. » 

Au premier acte, le compositeur avait à met- 
tre en musique la chanson favorite de Claire, le 
refrain de soldat qu'elle se plaît à redire en rê- 
vant à son bien-aimé : 

Le tambour bat, 
Le fifre résonne, 



DEUXIÈME PARTIE. 183 

^a^ - - ■ ■ ■ 

Mon amant, armé, 
Commande la troupe ; 
Il porte la lance, 
Il conduit la bande. 
Oh! le cœur me bat, 
Et mon sang bouillonne ! 
Que n'ai-je pourpoint. 
Chausses et chapeau ! 

Beethoven a fait grand usage ici de la petite 
flûte et des timbales, comme les paroles sem- 
blaient l'y engager, mais le procédé ne lui a pas 
réussi et son morceau n'a pas grand caractère : 
c'est plus bizarre que martial. 

Le premier entr'acte comprend deux épisodes, 
l'un tout amoureux, l'autre plein d'accents guer- 
riers. Le premier ne se rattache à aucune scène 
précise du drame; c'est un andante en la majeur 
dessiné d'abord par les bassons et les violons, 
puis continué par ceux-ci sur un dessin persistant 
des altos : cette petite page, qui ne compte pas 
trente mesures, est de tout point charmante. Le 
deuxième épisode est un morceau violent et d'une 
belle sonorité qui paraît annoncer l'arrivée du 
duc d'Albe. C'est le commentaire de ces mots 
prononcés par Orange dans sa grande scène avec 
Egmont, à la fin du deuxième acte : « Albe est 



184 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

en chemin.... La gouvernante va lui faire place. 
Je connais l'homme et son humeur sanguinaire, 
et il amène une armée avec lui. » 

En écrivant son deuxième entr'acte, Beethoven 
paraît avoir eu surtout en vue l'incomparable 
scène d'amour entre Claire et Egmont, qui ter- 
mine l'acte troisième : elle l'a supérieurement 
inspiré. Après un sourd roulement de^mbales, 
les violons entament un chant délicieux qu'ac- 
compagne un incessant murmure des altos et des 
basses; peu à peu, la mélodie s'élève et domine 
les sourds grondements de l'orchestre, puis tout 
s'éteint sur un trille répété des cordes graves et 
le morceau se perd dans une demi-teinte déli- 
cieuse. A entendre cette page admirable, on 
pressent la beauté de la scène originalç. Il est 
surtout tel endroit où les deux violons séparés 
chantent une mélodie délicieuse qui semble être 
la douce causerie dès deux amants, tandis que 
le sourd murmure des instruments graves paraît 
annoncer la terrible catastrophe qui va briser leur 
bonheur. Cet entr'acte est une véritable création 
de génie,^ une traduction digne de cet enivrant 
dialogue d'amour. 



DEUXIÈME PARTIE. I85 



CLAIRE. 

Ldsse-moi me taire 1 Laisse-moi te posséder ! Laisse- 
moi fixer mes yeux sur les tiens, y trouver tout, consola- 
tion, espérance, joie et douleur. (Elle l'embrasse et le regarde 
fixement.) Dis-moi, dis, je ne puis comprendre.... Es-tu 
Egmont? le comte Egmont? le grand Egmont? qui fait, 
tant de bruit, de qui Ton parle dans les gazettes, auquel 
se fient les provinces? 

EGMONT. 

Non, Qaire, je ne suis pas cet Egmont. 

CLAIRE. 

Comment? ' 

EGMONT. 

Vois-tu, ma pefite Qaire.... Que je m'asseye. (Il s'as- 
sied; elle se met à genoux devant lui sur un tabouret y s'appuie 
sur Egmofit el le regarde.) Cet autre Egmont est un Egmont 
chagrin, contraint, glacé, obligé de s'observer, de prendre 
tantôt un visage, tantôt un autre; tourmenté, méconnu, 
embarrassé, tandis que les gens le croient joyeux et con- 
tent ; aimé par un peuple qui ne sait ce qu'il veut ; honoré 
et exalté par une foule avec laquelle on ne peut rien en- 
treprendre; entouré d'amis auxquels il n'ose se confier; 
observé par des hommes qui voudraient, par tous les 
moyens, avoir prise sur lui; travaillant et se fatiguant, 
souvent sans but, presque toujours sans récompense.... 
Oh! laisse-moi te taire ce qu'il éprouve, ce qu'il sent. 
Mais celui-ci, mon enfant, il est tranquille, ouvert, heu- 
reux, aimé et connu du cœur le plus excellent, qu'il con- 
naît aussi tout entier, et qu'avec un amour et une confiance 
sans réserve il presse contre le sien, ({l l'embrasse.) C'est 
là ton Egmont. 



l86 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

CLAIRE. 

' Oh! laisse-moi mourir!... Le monde n'a plus de joies 
après celle-là. 

C'est au troisième acte que se trouve la chan- 
son de Claire : 

Être joyeuse, 

Et souflfrante, 

Et rêveuse, 

Désirer 

Et trembler 
Dans la peine inquiète ; 
Jusqu'au ciel ravie, 
Jusqu'à la mort navrée.... 
Oh ! seule fortunée 
L'âme qui sait aimer I 

cette a chanson magique avec laquelle elle a 
déjà maintes fois endormi un grand enfant. » 
La mélodie que Beethoven a mise sur ces paroles 
n'est que jolie et gracieuse. Cela suffirait-il à 
Claire pour endormir son grand enfant? 

Schubert a aussi mis cette chanson en mu- 
sique : il a composé sur ces paroles une mélodie 
d'un charme pénétrant, mais dont la couleur 
rêveuse et triste ne rend qu'à moitié la pensée 
de Gœthe. La mélodie de Beethoven respire une 
joie trop vive, celle de Schubert une souffi'ance 
trop douloureuse. 



DEUXIÈME PARTIE. l6j 

Dans le prélude du quatrième acte, Beethoven 
paraît s'être encore inspiré de. la belle scène 
d'amour de Claire et d'Egmont et avoir voulu 
peindre son héros oubliant le danger dans les 
bras de sa bien-aimée. Si telle fut sa pensée,, il 
l'a rendue avec moins de bonheur que dans 
l'entr'acte précédent. Cet épisode débute par des 
fusées de violons qu'interrompt par deux fois un 
point d'orgue du hautbois, puis commence une 
charmante fantaisie pour le hautbois, auquel la 
flûte se joint de temps à autre. Ce concert pas- 
toral est tout à fait charmant, mais il n'est guère 
en situation et ne rend en aucune façon l'enivre- 
ment de la scène originale. Une petite marche 
qui débute en sourdine après un appel des cors et 
des timbales, semble vouloir rappeler Egmont 
. à la réalité : la double reprise du motif est coupée 
par un joli dialogue de la symphonie et de l'har- 
monie qui se termine par un decrescendo des in- 
struments à cordes; la marche reprend de plus 
belle et se termine par d^éclatantes fanfares. Le 
duc d'Albe vient d'arriver. 

Si, comme il est probable, Beethoven a voulu 
traduire dans le dernier entr'acte la grande scène 
qui ouvre le cinquième acte, où Claire tente 



l88 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

» 

de soulever le peuple pour arracher Egmont à 
la mort, il faut avouer qu'il n*a pas réussi. Le 
morceau débute par une reprise du chant d'a- 
mour du deuxième entr'acte accompagné par 
les murmures menaçants des altos et des violon- 
celles : cette évocation du bonheur disparu est 
heureusement amenée et frappe l'imagination. 
Les violons attaquent alors un allegro agitato que 
les flûtes et les clarinettes reprennent à tour de 
rôle { ce peut être un joli morceau de musique^ 
mais il ne traduit pas avec vérité la scène où la 
malheureuse Claire s'adresse en vain à ceux qui 
semblaient naguère le plus dévoués à Egmont, 
où elle s'efforce de relever leurs esprits, d'en- 
flammer leur courage et va de l'un à l'autre 
en criant : « Et je n'ai pas des bras, des forces, 
comme vous ! Mais j'ai ce qui manque à vous 
tous, le courage et le mépris du danger. Ah! si 
mon souffle pouvait vous enflammer! Si je pou- 
vais, en vous pressant sur mon sein, vous échauf- 
fer et vous animer! Venez! Je marcherai au 
milieu de vous!... Comme, sans défense, un 
étendard flottant conduit une noble troupe de 
guerriers, mon esprit luira sur vos têtes, et l'a- 
mour et le courage réuniront en une formidable 



. DEUXIÈME PARTIE. 189 

armée un peuple chancelant et dispersé ! » Vains 
discours. Les bourgeois s'éloignent sans plus 
faire attention aux propos de cette folle. « Elle 
me fait pitié ! » ajoute Jetter, celui-là même qui 
chantait jadis le plus haut les louanges d'Eg- 
mont. Et Claire reste seule.... Cest une scène 
des plus pathétiques, dont la musique ne peut 
donner une idée. 

Le cinquième acte de la tragédie renferme 
deux épisodes, qui devaient heureusement servir 
le compositeur : c'est d'abord la mort de Claire, 
puis le rêve d'Egmont dans son cachot. La mort 
de l'héroïne a en eflfet inspiré une page fort tou- 
chante à Beethoven; ce morceau qui débute par 
une plainte du hautbois et de la clarinette ré- 
pondant aux sons du cor et qui s'éteint sur une 
longue tenue dés clarinettes, hautbois et bassons, 
est tout plein d'une morne douleur. Il nous 
semble entendre ces douces paroles que Claire, 
résolue à mourir, adresse au dévoué Bracken- 
burg qui l'aime d'un amour profond, inaltérable : 
« .... Tu n'y peux rien changer. La mort est 
mon partage ! Et ne m'envoie pas la prompte et 
douce mort que tu avais préparée pour toi-même. 

Donne-moi ta main.... Au moment où j'ouvre 

II. 



190 GŒTHE ET LA MUSIQPE. 

la porte sombre d'où Ton ne revient pas, puissé-je 
dire, par ce serrement de main, combien je t'ai- 
mai, combien je te plaignais!... Mon frère mbu- 
rut jeune; je t'avais choisi pour le remplacer, 
ton cœur s'y refusa, et nous tourmenta tous les 
deux; tu demandais ardemment, toujours plus 
ardemment ce qui ne t'était pas destiné. Par- 
donne-moi et s^ois heureux ! Laisse-moi t'appeler 
mon frère! C'est un nom qui comprend bien 
des noms. Cueille d'un cœuf fidèle la dernière, 
la belle fleur de ceux qui se séparent.... Prends 
ce baiser. i.. La mort réunit tout, Brackenburg; 
elle nous unira. » 

Beethoven a su tirer un égal parti de la scène 
de la prison. Le rêve d'Egmont lui a inspiré une 
belle mélodie chantée par les flûtes et les clari- 
nettes sur des arpèges voilés des instruments à 
cordes : c'est d'une couleur exquise. Le héros 
dort. Derrière son lit, la muraille semble s'ou- 
vrir, puis se montre une brillante apparition, 
telle que Claire l'avait dépeinte dans le délire, 
inspiré qui la saisit à l'approche de la mort. 
« .... Dieu, qu'on a outragé en faisant de lui le 
signal de rage, Dieu envoie un de ses anges : 
touchés pat le message cêteste, les verrous, les 



DEUXIÈME PARTIE. I9I 

chaînes se brisent; il environna son ami d'une 
lumière propice, et d'une marche douce et tran- 
quille, le mène à travers la nuit à la liberté. Et 
moi aussi je marche secrètement à sa rencontre 
dans ce chemin ténébreux. » Cet ange, c'est la 
Liberté sous les traits de Claire. Elle se penche 
sur le héros endormi, lui annonce que sa mort 
donnera l'indépendance aux provinces et lui pré- 
sente une couronne de laurier en signe de vic- 
toire. Tout à coup résonne «au loin un bruit de 
fifres et de tambours. L'apparition s'évanouit; 
Egmont s'éveille. La prison est faiblement éclai- 
rée par l'aurore. Le bruit des, tambours et des 
trompettes se rapproche, des soldats pénètrent 
dans le cachot. A ce moment la trompette éclate 
avec force. Egmont marche aux Espagnols d'un 
pas ferme, et sort. Un roulement de tambours 
annonce qtfil monte sur l'échafaud, un trémolo 
séraphique s'élève dans les hauteurs de l'or- 
chestre.... Le héros est mort. La marche guer- 
rière qu'on a entendue à la fin de l'ouverture re- 
prend avec un nouvel éclat : cri de triomphe des 
Espagnols, cri de vengeance des Flamands qui 
courent se ranger sous la bannière de Guillaume 
d'Orange. 



192 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Nous avons cl^erché par cette analyse étudiée 
à justifier l'opinion que nous avions émise dès 
le début. Egmant n*est pas pour nous une des 
créations maîtresses du génie de Beethoven et 
nous ne l'admirons pas sans restrictions. C'est 
qu'à nos yeux tout morceau, vocal ou instru- 
mental, mais composé en vue du théâtre, n'est 
absolument beau que si, outre son mérite musi- 
cal, il traduit fidèlement la situation du drame 
que le musicien avait en vue en l'écrivant. Or, 
si les pages remarquables abondent dans l'ouvrage 
de Beethoven, il en est plusieurs qui sont en dés- 
accord avec la scène de la tragédie qu'elles doi- 
vent peindre. Prises absolument, ce sont de char- 
mantes inspirations, mais elles pèchent par plus 
d'un point dès qu'on les considère comme com- 
mentaire musical du drame. Faut-il fournir une 
preuve à l'appui de notre opinion? il suffira pour 
cela de comparer l'impression qu'on ressent à la 
lecture du drame et celle qu'on éprouve à l'au- 
dition de la musique. La logique et le bon sens 
voudraient que cette impression fût la même, 
mieux encore, que la musique renforçât l'effet 
produit par la tragédie. C'est le contraire qui a 
lieu. Le drame de Gœthe touche, émeut, agite 



DEUXIÈME PARTIE. I93 

et laisse en définitive une impression doulou- 
reuse; la musique de Beethoven charme Toreille, 
séduit l'esprit et le laisse sous les impressions les 
plus douces. L'œuvre de Beethoven respire une 
grâce et un charme extrêmes, mais n'inspire ni 
pitié ni terreur. C'est ainsi que le hasard déjoue 
les prévisions les mieux fondées. Il paraissait 
tout d'abord que si quelqu'un était capable de 
traduire en musique l'admirable drame de Gœthe, 
ce devait être Beethoven : de la collaboration de 
ces deux génies semblait devoir naître une œu- 
vre incomparable. L'événement a trompé cette 
espérance : le grand compositeur a bien écrit sur 
ce sujet une partition remarquable, mais à côté 
dti modèle et qui n'ajoute rien à sa beauté. 
Egmont peut être une création charmante, ce n'est 
que par endroits une traduction inspirée du drame 
original. 



194 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 



CHAPITRE IL 
Gœtz de Berlichingen. Werther. Hermann et Dorothée. 

Gœthe avait vingt- quatre ans quand il publia 
son premier grand ouvrage, un drame historique, 
GœtT^ de ^erlichingen, qu'il avait longuement éla- 
boré en secret lors de son séjour à Strasbourg. 
Toutes les inspirations tumultueuses qui agitaient 
son cœur avaient pris corps dans cette œuvre 
puissante, où il avait voulu peindre TAllemagne 
sur la fin du moyen-âge. Dans la ruine des mœurs 
anciennes, au milieu de l'anarchie morale et po- 
litique, un homme, un chevalier, le dernier 
digne de ce nom, ose se prononcer en faveur de 
la justice outragée ; fidèle servant de l'honneur, 
prêt à défendre toute cause juste en danger, lut- 
tant seul contre tout un monde corrompu, ce 
loyal chevalier passera pour un rebelle, sera ca- 
lomnié, condamné, flétri et mourra tristement, 
méconnu de tous, entre son fidèle compagnon 
d'armes et sa pieuse Elisabeth. 

On était en 1773, quand parut cette œuvre 
du jeune disciple de Herder. Ce drame fut Une 



DEUXIÈME PARTIE. I95 

' ^--- 

révélation. La hardiesse des sentiments, la vi- 
gueur naturelle du style, attestaient un poëte de 
premier ordre. Toute l'Allemagne salua sa venue 
d'un cri d'admiration. Dès lors s'ouvrit pour 
Gœthe cette vie de gloire et d'applaudissements 
que troublèrent peu les inimitiés venimeuses de 
la critique et de l'envie. De ce jour il fut illustre 
en son pays ; le succès de Werther allait prochai- 
nement consacrer sa réputation par toute l'Eu- 
rope. 

' Cette renommée éblouissante attira bientôt 
l'attention de Haydn. Le grand musicien avait 
alors plus de cinquante ans et était dans toute 
la maturité de son talent. Lui aussi paya son 
tribut d'admiration à la gloire naissante du poëte 
en composant pour Gœt;^ de Berlichingen une 
ouverture et d'autres morceaux qui sont datés 
de Vienne, vers 1784. Cet ouvrage est un des 
moins connus de Haydn,, mais, si nous en ju- 
geons par les œuvres qu'il composa à la même 
époque, les jolies symphonies de la Loge Olym- 
pique et son oratorio de» Sept Paroles du Christ, 
on peut croire qu'il n'était pas trop indigne du 
modèle. 

Vers le même -temps, il y avait au château 



196 GŒTHE ET LA MUSIQiJE. 

de Reinsberg, chez le prince Henri de Prusse, 
un maître de chapelle de mérite. Pierre Schulz, 
fils d'un boulanger, résistant aux vœux de son 
père qui le destinait à l'état ecclésiastique, avait 
d'abord pris des leçons de clavecin de Schmûgel; 
puis, un beau jour- de 1762, à l'âge de quinze 
ans, il avait quitté Lunebourg, sa ville natale, et 
était parti à pied, presque sans ressources, pour 
aller travailler à Berlin sous la direction du ce- 
lèbre Kimberger. En 1768, il entreprit, à la suite 
de la princesse Sapieha, un voyage à travers la 
France, l'Italie et l'Allemagne qui ne dura pas 
moins de cinq ans. De retour à Berlin, il s'oc- 
cupa surtout d'ouvrages d'enseignement et de 
théorie, puis il fut chargé de diriger l'orchestiîp 
du théâtre français qui s'établit dans cette ville 
en 1776. Au bout de quatre ans, le théâtre ferma 
et Schulz entra au service du prince de Prusse, 
puis accepta plus tard la fonction de maître de 
chapelle de la cour de Copenhague. Il rendit de 
grands services dans cette. place; mais il y re- 
nonça pour retourner en Allemagne, où il mou- 
rut le 10 juin 1800, à l'âge de cinquante-trois 
ans. C'est vers la fin de son séjour à Reinsberg, 
auprès du prince de Prusse et peu avant de se 



DEUXIÈME PARTIE. 



197 



rendre à Copenhague, qu'il composa sa parti- 
tion de Gcet:(^ de Berlichingen. 

* 

Juste un an après Gœt:(^, Goethe publia les 
Souffrances du jeune Werther. On ne saurait se 
faire une idée exacte de l'immense succès qu'ob- 
tint ce livre dès qu'il parut et de l'émotion qu'il 
produisit d'un bout de l'Europe à l'autre. Ardem- 
ment discuté en Allemagne, accueilli par les uns 
avec un« admiration niêlée de reproches amers, 
par les autres avec des transports d'enthou- 
siasme, il fut bientôt traduit dans toutes les lan- 
gues. On en publia des commentaires et des 
imitations; les parodies même ne manquèrent 
pas à ce triomphe. 

La musique ne résista pas à l'engouement gé- 
néral, et pourtant, si jamais ouvrage fut impropre 
à être mis en musique, c'était bien ce livre étrange 
qui soulevait les âmes et dont le sombre héros 
enseignait comment un esprit jeune et bien 
doué, mais obsédé par le doute , énervé par le 
découragement,^ peut en arriver à un dégoût in- 
vincible de la vie. L'intérêt du récit, la grâce de 
Charlotte, la passion orageuse du héros, ont se- 



198 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

duit quelques compositeurs, alors qu'ils auraient 
dû ^redouter les analyses psychologiques, les 
subtilités abstraites de ce livre qui est bien moins 
un roman qu'une peinture tristement vraie de 
l'Allemagne intellectuelle et morale à la veille 
des révolutions qui allaient agiter l'Europe. 

Ce fut un musicien français qui essaya le pre- 
mier de traduire en musique ce livre intraduisible . 
Le mercredi i*' février 1792, l'affiche du Théâtre- 
Italien annonçait la représentation de Werther et 
Charlotte, comédie nouvelle en un acte, oji prose, 
mêlée d'ariettes, de Dejaure et Rodolphe Kreut- 
zer, le futur auteur de Lodoïska et de Paul et 
Virginie, M"* Saint-Aubin jouait Charlotte, 
Michu Werther, et Chenard Albert. Cet ouvrage 
n'ayant pas été publié, nous n'avons qu'uij 
moyen de savoir à peu près ce qu'il valait, c'est 
de lire les feuilles du temps. Ouvrons le Moniteur: 

« Charlotte et Werther a été accueilli avec beau- 
coup d'intérêt. Tout le monde connaît le roman 
de Goîthe intitulé : les Souffrances du jeune Wer- 
ther. C'est le dénoûment de cet ouvrage que 
l'auteur a voulu mettre en scène, et il a pu se 
convaincre d'une chose déjà dite et prouvée de- 
puis longtemps, que ce qui peut convenir à la 



DEUXIÈME PARTIE. I99 

lecture où les longs développements sont permis, 
ne convient pas de même au théâtre, où Ton ne 
veut voir que des événements rapprochés et une 
action rapide. » Suit une analyse succincte de la 
pièce. L'auteur avait ainsi modifié la catastrophe 
finale : au moment où retentit le coup de pisto- 
let, Charlotte tombe évanouie; mais le vieux 
valet de Werther vient annoncer qu'il a eu le 
bonheur de détourner le pistolet, et que son- 
maître n'est point mort : Werther reparaît pour 
faire des excuses et promettre de renoncer à sa 
passion. Disons à l'honneur de nos pères que 
cette sotte modification fiit blâmée. « .... La 
musique a paru fort belle , dit en terminant le 
critique du Moniteur y travaillée avec soin et même 
un peu trop travaillée. L'auteur, M. Kreutzer, 
est jeune, il a beaucoup d'idées; il devrait se dé- 
fier davantage de son goût pour les modulations 
fréquentes et recherchées, qui^ trop multipliées, 
ne produisent plus d'effet, et ne servent qu'à fa- 
tiguer l'attention des auditeurs. A cela près, 
cette composition a beaucoup de mérite. » C'est 
aussi l'avis du Journal de Taris qui dit assez naï- 
vement : « Pour la musique, il n'y a eu qu'une 
voix, elle est de la plus belle et de la plus riche 



200 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

expression, et plusieurs morceaux ont de la mé- 
lodie. » 

Les musiciens français se gardèrent bien d'en- 
gager de nouveau une partie si difficile; mais 
il n'en fut pas de même en Italie. En 1804, un 
compositeur romain, élève de Fenaroli et de Sala, 
Vincenzo Puccita, fit représenter à Milan un 
Werter e Carlotta. Ce compositeur, qui possé- 
dait plus de facilité que d'imagination, écrivit 
plus de trente opéras dont aucun n'est connu 
aujourd'hui; lui-même ne dut un moment de 
renommée qu'à M"* Catalani, dont il s'était fait 
l'accompagnateur et qu'il suivit en cette qualité 
dans ses pérégrinations à travers l'Europe. 

Un médiocre musicien italien, Carlo Coccia, 
qui avait d'abord pris des leçons d'un maître 
obscur, nommé Visocchi, puis était devenu un 
des élèves préférés de Paisiello, fit représenter à 
Florence, en 18 14, un nouveau Carlotta e Wer- 
ter. Cet ouvrage n'eut aucun succès. Cela ne 
dut pas surprendre Coccia qui était fait à pa- 
reille épreuve; l'habitude n'est-elle pas une se- 
conde nature? 

En novembre 1862, un jeune compositeur 
italien, RafFaele Gentili, fit jouer à Rome un 



DEUXIEME PARTIE. 201 

quatrième et dernier Werter e Carlotta. Il fallait 
avoir toute l'audace de la jeunesse pour tenter 
encore Taventure. Cet ouyrage réussit d'abord, 
et Tàuteur put croire un instant qu'il sortirait 
vainqueur de la lutte ; mais deux ans plus tard, 
en novembre 1864, son opéra fut repris à Milan 
au théâtre de la Canobbiana et essuya cette fois 
un échec dont il ne s'est pas relevé. 

* 

Si le sombre désespoir qui agite l'âme de 
Werther était impossible à traduire en musique, 
il a'en était pas de même de ce roman intime 
où la grâce se marie à la grandeur, de cette 
idylle épique intitulée Hermann et Dorothée. Où 
le musicien puiserait-il une inspiration élevée, 
si ce n'est dans cette pensée si pure et si haute, 
représentée par des figures si simples et si vi- 
vantes, la douce Dorothée, le loyal Hermann, 
qui, en ressentant le contre-coup lointain de la 
Révolution, met la main dans celle de sa fiancée 
et lui adresse ces paroles : « Au milieu de l'ébran- 
lement universel, que notre union, ô Dorothée ! 
soit d'autant plus solide! Tâchons de rester 
fermes dans l'orage, tâchons de résister et de 



202 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

vivre!... L'homme dont le cœur vacille à une 
époque où tout vacille et tombe, aggrave encore 
le mal et le propage au loin; T homme résolu, 
au contraire, se crée un monde à son image. » 

Et pourtant ce délicieux sujet n'inspira à la 
musique qu'un, opéra et qu'une ouverture. 

L'auteur de l'opéra s'appelait Girl Schœnfeld* 
n était d'abord flûtiste et musicien de la chambre 
du duc de Mecklembourg-Strélitz, puis, en 1842, 
il fut appelé à Copenhague en qualité de direc- 
teur de musique et de chef d'orchestre de l'opéra 
allemand; ce doit être vers cette époque qu'il fit 
représenter son ouvrage, dont il ne reste pas la 
moindre trace. 

L'ouverture d'Hermann et Dorothà est une des 
dernières créations de Schumann. C'était en 1 85 1 . 
Il venait de produire sa quatrième symphonie, 
ses ouvertures de la Fiancée de Messine et de Jules 
César, ses Contes de fées ainsi que ses ballades du 
Fils du Roi et du Pèlerinage de la Rose, quand 
Moritz Hom, un jeune écrivain de talent qui lui 
avait fait agréer la poésie de ce dernier ouvrage, 
lui proposa de remanier le poëme à^Hertnannet 
Dorothée pour en faire le texte d'un opéra. Ce 
projet sourit à Schumann, qui témoigna d'abord 



DEUXIÈME PARTIE. 20 3 

un vif désir de le mettre à exécution. « Hermann 
et T)orothée, voilà depuis longtemps un de mes 
rêves favoris, lui écrit-il le 21 novembre 185 1. 
N'abandonnez pas cette charmante idée. Quand 
vous voudrez vous mettre, sérieusement au tra- 
vail, écrivez-moi, je vous prie, pour que je puisse 
vous communiquer avec détails mes pensées là- 
dessus. » 

Quinze jours à peine écoulés (le 8 décembre), 
il lui mandait de nouveau : « Je n'ai pas encore 
pu rassembler mes idées au sujet à' Hermann et 
Dorothée, Mais réfléchissez donc, je vous prie, si 
vous pourriez- traiter le sujet de façon à ce qu'il 
remplisse une soirée de théâtre, ce dont je 
doute.... Je veux que ce soit un grand opéra, et 
vous êtes certainement de mon avis. Musique et 
poésie devront être écrites d'un style simple, naïf 
et champêtre. » 

Quelques jours après, il revenait encore sur 
ce sujet favori. « L'idée de faire un oratorio 
à^ Hermann et Dorothée me plairait certainement, 
écrit-il le 20 décembre à son collaborateur. 
Donnez-moi bientôt plus de détails sur ce projet. 
J'ai déjà écrit une ouverture, comme je vous Fai 
dit. » 



204 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

U est à remarquer que, dans l'intervalle de ces 
deux lettres, le musicien et le poëte avaient un 
peu modifié leurs vues sur Hermann et Dorothée : 
ils n'en voulaient plus faire un opéra, mais un 
oratorio, une sorte de poëme musical. Ce retour 
sur son premier avis montre encore une fois 
combien Schumann s'identifiait avec Gœthe et 
combien leurs génies étaient similaires. Ecker- 
mann nous apprend en effet qu'il répugnait à 
' Gœthe de voir porter son Hermann et Dorothée 
sur le théâtre. Voici en quels termes il condam- 
nait cette tentative : « On croit qu'un fait inté- 
ressant par lui-même conservera de l'intérêt s'il 
est transporté sur les planches; mais pas du tout! 
Certaines choses très-jolies à lire, à se figurer en 
esprit, si elles sont portées sur le théâtre, chan- 
gent d'aspect; et justement ce qui nousenthou- 
siasme dans le livre nous laissera peut-être froid 
vu sur la scène. Quand on lit Hermann et T^oro- 
thée, on croit que c'est là une œuvre bonne aussi 
pour le théâtre. Tœppfer s'est laissé entraîner à 
l'y porter, mais qu'a-t-il fait là ? Quel effet pro- 
duit son œuvre, surtout si les acteurs ne sont 
pas excellents? Qui peut dire que ce soit là à 
tous les points de vue une bonne pièce? » 



DEUXIEME PARTIE. 20 5 

Ce projet en resta là. Schumann voyait alors 
approcher la fin de sa carrière : des symptômes 
de plus en plus inquiétants se manifestaient dans 
sa santé.' Averti par un sinistre pressentiment, il 
venait de terminer ses scènes de Faust et allait en 
écrire l'ouverture, sorte de testament musical. Il 
jugea sans doute qu'il était trop tard pour com- 
mencer une œuvre nouvelle, et n'en souffla plus 
mot. Cependant tel était son désir de mettre en 
musique ce petit drame intime que, durant cet 
échange de lettres avec Horn, il n'avait pu y ré- 
sister et avait écrit l'ouverture de son ouvrage 
à venir. 

« Je l'ai composée de verve, en l'espace de 
cinq heures, » lit-on sur le manuscrit. Et de fait, 
peu d' œuvres de Schumann portent l'empreinte 
d'une inspiration plus chaude. La pensée mélo- 
dique respire un charme et une tendresse extrê- 
mes, tandis que les phrases coupées du chant de 
la Marseillaise annoncent l'approche de l'armée 
française et que les triolets, qui reprennent çà et 
là, semblent peindre l'effroi des paysans fuyant 
devant l'invasion et délaissant les riches campa- 
gnes d'outre-Rhin. Ce petit tableau musical, 

d'une touche si fine et de tons si discrets, forme 

12 



206 GŒTHE ET LA MUSIQJJE. 

comme une éclaircie dans cette période tour- . 
mentée de la vie de Schumann. Ce furent cinq 
heures d'oubli que celles pendant lesquelles il 
écrivit d'inspiration cette page charmante. Aussi 
Ta-t-il dédiée à sa « chère Clara » en souvenir 
de cette jouissance si vite évanouie '. 

I Goethe écrivit aussi quelques opéras-comiques, comme Lilla, 
Erwin et Eltnire, Claudine de Villabella, Jery et Bœteîy (qui fournit 
à Ad. Adam le sujet du Cbalet). Chacun de ses ouvrages fut 
traité par quantité de compositeurs; mais tout cela ne compte 
guère dans Tœuvre de Gœthe, et n'offre aucun intérêt au point 
de vue musical. 



DEUXIÈME PARTIE, 207 



CHAPITRE III. 
Poésies. Rxnaldo. 

Que le lecteur se rassure, notre intention n'est 
pas de lui faire passer en revue, du plus illustre 
au moins connu, tous les compositeurs qui ont 
emprunté à Gœthe quelques-unes de ses poésies 
pour les mettre en musique. Nous les connaî- 
trions tous que nous ne voudrions infliger à 
personne la lecture de cette liste interminable. 
Nous procéderons ici par d'énormes décomptes, 
et, passant sous silence jusqu'à Mendeksohn et 
Schumann, dont nous allons bientôt parler à pro- 
pos d'ouvrages plus importants; nous arrivons 
tout droit aux deux musiciens qui ont fait le plus 
d'emprunts aux poésies du maître de Wejmar. 

Ce sont Beethoven et Schubert. 

Beethoven éprouvait un vif plaisir à s'inspirer 
des charmantes poésies de son rival de gloire, et 
il ne cachait nullement l'impression que lui fai- 
sait le génie du grand homme. « .... Quand vous 
écrirez à Gœthe, mande-t-il à Bettina, le lo fé- 
vrier 1 8 1 1 , cherchez tous les mots les plus prg- 



208 GCLTHE ET LA MUSIQ.UE. 

près à lui exprimer ma vénération et mon ad- 
miration. Je suis sur le point de lui écrire 
moi-même au sujet de son Egniont, que j'ai mis 
en musique uniquement par amour pour ses 
poésies, auxquelles je dois tant de bonheur. » 

A cette date, Beethoven venait précisément 
d'écrire la musique de neuf des poésies de Gœthe 
qu'il avait dédiées à la princesse Kinska. Toutes 
portent le reflet de ce puissant esprit avec lequel 
il avait tant d'affinités. Nous n'avons à parler ici 
ni de Mignon^ ni du Roi des puces, mais que de 
charme il y a dans YAvertissetnent à Gretely dans 
la mélodie intitulée : Avec un ruban orné de des- 
sins; que d'ardeur dans celle du Désir! Au bien- 

» 

aimé absent et l'Homme content sont de jolies chan- 
sons, mais les plus belles de ces mélodies sont à 
notre avis : Nouvel amour, nouvelle vicy qui dé- 
borde de passion, et Volupté de la mélancolie, si 
pleine d'une douce aniertune : 

Ne tarissez pas, ne tarissez pas, larmes de Tamour éter- 
nel ! Ah ! comme à l'œil encore humide le monde semble 
mort et désert ! Ne tarissez pas, ne tarissez pas, larmes de 
l'amour malheureux ! 

Sur la fin de sa vie, Beethoven ^e sentit encore 
attiré par le charme extrême de ces poésies ce qui 



DEUXIÈME PARTIE. 2O9 



portaient déjà en elles, disait-il, le secret des har- 
monies » et il emprunta au maître le sujet de deux 
compositions chorales. L'une est le Chant d'al- 
liance, que Schubert devait aussi mettre en mu- 
sique. Beethoven l'écrivit pour deux voix seules 
et chœur avec accompagnement de deu^ clari- 
nettes, deux cors et deux bassons. Il le composa 
en 1822 pour le ténor Ehlers, qui le chanta la même 
année à Presbourg, dans un concert à son béné- 
fice. Cet hymne à J' amitié inspira dignement un 
homme qui avait trop souvent méconnu ses amis 
les plus sûrs, mais qui avait l'âme tendre, et qui 
se réconcilia successivement avec ceux qu'il 
avait repoifssés. 

A chaque pas s'élargit la rapide carrière de la vie, et, 
toujours, toujours sereins, nos regards s'adressent plus 
haut; nous n'éprouvons jamais d'alarmes quand tout s'é- 
lève ou tombe, et nous resterons unis longtemj)s, longtemps, 
toujours!.... 

Quelques années auparavant, en 1812, Bee- 
thoven avait traduit en musique les deux petites 
pièces de Goethe, Mer calme et Heureux voyage. 

Un calme profond règne sur les eaux; la mer sans mou- 
vement repose, et le nocher soucieux contemple de toutes 
parts la surface unie. Aucun souffle d'aucun côté ! Un af- 

12. 



2IO GŒTHE RT LA MUSIQ]LJE. 

\ 

freux silence de mort! Dans Timmense étendue pas uq 
flot ne s'éveille. 

Les nuages se déchirent, le ciel est clair, Éole délie la 
chaîne inquiète, les vents munhurent, le matelot s*empresse. 
Vite ! vite ! Les flots se partagent, le lointain s'approche : 
déjà je vois le bord. 

Cette grande composition pour orchestre et 
chœur est un des plus beaux morceaux de 
Beethoven, et pourtant elle est loin d'être des 
plus célèbres. Elle porte à chaque page Tem- 
j)reinte du génie : la première partie notamment 
est d'une couleur admirable, et le maître a trouvé, 
pour peindre l'immensité unie des flots, des 
effets de voix et d'instruments qui vont de pair 
avec les passages les plus vantés de- la Sympho- 
nie pastorale. Beethoven a dédié cette page admi- 
rable àGœthe : c'est un juste tribut de reconnais- 
sance payé par le musicien au poëte qui l'avait 
si heureusement inspiré ^. 

Il n'est pas de musicien qui se soit autant 
que Schubert servi des poésies de Gœthe. La 
beauté de la forme, ^a richesse et la variété des 
sujets, la pureté et l'élégance du style devaient 
attirer et charmer cet esprit si sensible à toutes 

* Beethoven composa encore différents morceaux sur des poésies 
de Gœthe, dont une ou deux mélodies à une voix et un canon à 
six voix sur ^ Divan. 



DEUXIÈME PARTIE. 211 

I I III .1 1 > I II ■ 

les séductions du rhythme des vers et de la 
musique. Le lied du grand poëte prend si direc- 
tement sa source dans la poésie pure, il oflfre 
au musicien une mélodie parlée si ravissante, 
qu'il donna des ailes à Timagination du musi- 
cien, et réleva jusque dans les plus hautes ré- 
gions de l'art. 

Franz n'était âgé que de dix-neuf ans et avait 
déjà misicn musique quelques poésies de Gœthe, 
quand en 1816 il écrivit tout d'un trait — dans 
l'espace d'une après-midi — cette admirable mé- 
lodie qui mérite d'être mise en regard des plus 
belles créations de la musique, le Roi des Aulnes, . 
Son ami Spaun nous dit qu'il lui suffit de lire 
deux fois cette ballade pour concevoir sa mu- 
sique, et lorsque lui, Spaun, entra dans la petite 
chambre de Franz, il le trouva en train de la 
noter avec une ardeur fiévreuse. 

Schubert porta le soir même sa mélodie à 
l'école municipale du Stadtconvict où il avait été 
admis après un brillant examen; il la chanta et 
la fit redire par Holzapfel : elle obtint un plein 
succès, sauf pourtant certaine dissonnance qui 
se trouve sous If s mots : « Mein Vater, jetait fasst 
er mich an! Mon père, maintenant il me saisit! » 



212 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

dissoTinance aisément admise aujourd'hui, mais 
qui fit alors froncer le sourcil à plusieurs et que 
le professeur Ruczizka dut se donner la peine 
d'expliquer à ses élèves. A partir de ce jour, on 
commença à chanter cette mélodie dans quelques 
salonslle Vienne, mais elle ne devint célèbre que 
cinq ans plus tard. 

C'était le 7 mars 1821, jour des Cendres; une 
société de Vienne donnait un concert de charité 
qui comprenait à la fois de la musique, des ta- 
bleaux et de la déclamation. Un des c^hauds protec- 
teurs de Schubert, Léopold de Sonnleithner, avait 
fait inscrire au programme trois chants de son 
ami, dont le Roi des Aulnes, Vogl le chanta; en 
entendant cette œuvre admirable, le public fut 
saisi d'un tel enthousiasme qu'il obligea l'artiste 
à la répéter d'un bout à l'autre. Ce succès écla- 
tant fut pour Schubert le commencement de la 
célébrité. La veille, il ne pouvait pas trouver un 
éditeur pour pubUer gratis ses mélodies que 
quatre amis des arts, Sonnleithner entête, avaient 
fait paraître en se cotisant : le lendemain, c'était 
à lui dç faire la loi. 

Comme nous ne voulons pa^ parler ici des 
poésies empruntées à Faust et à Wilhelm Meister, 



DEUXIÈME PARTIE. 21 3 

la première mélodie que nous trouvons après le 
Roi des Aulnes, signée à la fois Gœthe et Schu- 
bert, est la Plainte du berger : « Là-haut, sur cette 
montagne, je m'arrête mille fois, penché sur 
mon bâton, et je regarde en bas la vallée. » Ce- 
morceau, d'uneinspiration exquise, est le premier 
de l'auteur qu'on ait entendu dans un concert 
public : le 28 février 18 19 (Franz avait alors 
vingt-deux ans) le ténor Jaeger l'avait chanté 
avec succès au concert^u violoniste Joël von 
Jaeger et avait révélé à la foule le nom inconnu 
de Schubert. Viennent en suite la Rose sauvage, 
une petite page d'une simplicité charmante, le 
XJhant du chasseur y dont la tonalité voilée de ré 
bémol traduit bien la couleur rêveuse : « Je me 
traîne dans les campagnes, silencieux et farouche, 
mon fusil tout armé, et ta chère image, ta douce 
image flotte radieuse devant moi ; » le Calme de 
la mer y un trop grand tableau pour un si petit 
cadre, et enfin les deux jolies mélodies inspirées 
à Schubert par le Chant de nuit du voyageur: « Sur 
tous les sommets est le repos; dans tous les 
feuillages tu sens un souffle à peine ; les oiselets 
se taisent dans le bois; attends un peu, bientôt 
tu reposeras aussi ! » 



214 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Les deux mélodies de Suleika et celles du Se- 
cretf que Schubert composa en 182 1, ont toutes 
trois beaucoup de charme, la première surtout; 
dont la conclusion, une phrase mollement ca- 
dencée en si majeur, semble peindre le gracieux 
balancement du hamac. C'est là le seul passage 
où Schubert paraisse avoir voulu donner une 
couleur orientale à ses lieder inspirés par les poé- 
sies ensoleillées du Divan, qui respirent les dé- 
licieux parfums de l'Orient. 

La mélodie Au Postillon Kronos, que Schubert 
écrivit en 1827, moins d'un an avant sa mort, 
est une de ses meilleures : elle est empreinte 
d'une sinistre couleur. Schubert a surtout tra- 
duit d'une façon fort heureuse le galop préci- 
pité du cheval d'enfer et les sinistres appels du 
cor du démon : « Postillon, sonne du cor, 
fais retentii" le trot du coursier sonore, afin que 
Pluton entende notre arrivée, et que, sur le 
seuil de la porte, l'hôte nous fasse un gracieux 
accueil. » Les hasards de l'édition ont mis 
à côté de ce morceau de maître deux autres mé- 
lodies antérieures de dix ans, mais qui n'ont point 
à redouter pareil voisinage. C'est d'abord la, jolie 
mélodie de GanymêdCy qu'il faut rapprocher de 



DEUXIÈME PARTIE. 



2X5 



celle qu'il écrivit plus tard sur Prométhà (toutes 
deux sont tirées du drame de Prométhée que 
Gœthe esquissa en 1773 ). C'est ensuite la pièce 
A Mignon, qui a inspiré au musicien une page 
tout 'pleine de charme et de tendresse. 

Bienvenue et Adieu, que Schubert composa en 
1822, est encore une de ses bonnes productions. 
La joie de l'amant qui court au rendez-vous 
dès la tombée de la nuit, la douleur qu'il ressent 
en quittant sa bien-aimée au premier rayon du 
soleil, y sont rendues avec vérité. Le Salut du 
spectre et la Chanson de table sont des morceaux 
moins saillants; la Volupté de la mélancolie ^ovmQ 
une mélodie agréable, mais trop courte et qui 
ne saurait se comparer à celle de l'admirable 
chant de Beethoven; la Pileuse est encore une 
page touchante qui peint bien l'affliction de la 
pauvre fille délaissée par son amant. 

' Le chant Bornes de l'humanité est un cantique 
plein d'onction qui respiré une foi ardente au 
Créateur; la Consolation dans les larmes exprime 
bien l'acre jouissance que le malheureux éprouve 
à s'isoler dans sa douleur; Désir et Ravissement 
sont deux jolies mélodies, la seconde surtout, 
remarquable d'expression et de passion conte- 




21 6 GŒTHE ET LA MUSIQjUE. 

nue; enfin Qui veut acheter des amour si est une 
gracieuse chansonnette, spirituelle paraphrase 
de ce gai refrain : « De toutes les belles choses 
amenées au marché, il n'en est point de préfé- 
rable à celle que nous vous apportons des pays 
étrangers. Écoutez ce que nous chantons, et 
voyez ces jolis oiseaux, ils sont à vendre. » 
Parmi les morceaux qui restent, nous ne ferons 
que citer le Chant de nuit, la Chanson du preneur 
de rats, le Compagnon orfèvre et la Chanson du 
menuisier, que ne distingue aucune qualité sail- 
lante et auxquels nous préférons les deux mélo- 
dies A la Lune que Schubert écrivit en 1815 en 
s'inspirant de la double invocation du poëte à 
l'astre des nuits. 

Un des derniers ouvrages publiés de Schu- 
bert est son Chant des Esprits sur les eaux. Ce 
chœur pour huit voix d'hommes avait été exé- 
cuté à ce concert du 7 mars 1 821, où avait com- 
mencé la célébrité du musicien avec le succès 
du Roi des Aulnes \ cette belle page, qui rend si 
bien la poésie de Gœthe : « Esprit de l'homme, 
que tu ressembles à l'onde ! destinée de l'homme, 
que tu ressembles aii vent! » avait été très-froi- 
dement accueillie. Quinze jours après, VAllge- 



DEUXIÈME PARTIE. 21 J 

même musikalische Zeitung motivait ainsi cet inr- 
juste arrêt : « Le public a reçu le chœur à huit 
vbix d'hommes de Schubert comme un amas 
de modulations et de déviations accumulées sans 
but, sans ordre, sans portée. Le compositeur 
ressemble à un cocher qui conduirait, sans pou- 
voir les contenir, un attelage de huit chevaux 
se jetant tantôt à droite, tantôt à gauche, aban- 
donnant la voie, la reprenant, et ne parvenant 
jamais à suivre la ligne droite. » Ce chœur si 

jnaltraité eut pourtant son jour dé faveur : le 
30 mars, il fut vivement applaudi dans une soi- 
rée donnée par le docteur Ignace Sonnleithner. 
Enfin, après trente-huit ans d'oubli complet, il 
fut repris en 1858 par la Société chorale de 

. Vienne et reçu avec des applaudissements en- 
thousiastes. 

Somme toute, Schubert a mis en musique 
près de cinquante poésies de Gœthe. Et encore 
ne comptons-nous pas quelques morceaux iné- 
dits, le Chant d'alliance qu'il composa en août 
181 5, sept ans avant Beethoven, qui écrivit le 
sien en 1822; un fragment du Dieu et la Bayadêre 
qui date de la même époque; le Chant de 
Mahomet (1821) qu'il laissa inachevé; Au Lac, 

13 



2l8 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Le Désir (avril 1813); deux versions de la mé- 
lodie Au Fleuve (181 5 et 1823); une troisième 
invocation A la Lune; Espérance et U Absente '. 
On aura peine à croire après cela que l'auteur 
de tant de charmantes mélodies n'ait jamais eu 
le moindre rapport avec celui qui les lui inspi- 
rait. C'est pourtant la vérité. Cependant, un 
beau jour de 181 9, un sien ami avait conseillé à 
Schubert d'envoyer au maître de Weimar quel- 
ques-unes de ses meilleures mélodies; mais le 
vieux poète, qui devait montrer tant d'indiffé- 
rence à Beethoven et juger si sévèrement Weber, 
ne donna pas la moindre marque d'attention à 
ce jeune jiomme inconnu ; Schubert ne sut même 
jamais si son envoi lui était parvenu. Ce n'est 
qu'après la mort du fécond mélodiste que Gœthe « 
semble avoir eu une révélation rétrospective de 
son génie. Au mois d'avril 1830, M"* Schrœder- 
Devricnt , se rendant à Paris, passa par Weïmar 
et se fit présenter à lui. Elle lui chanta le Roi des 
Aulnes. A l'audition de ce morceau, le vieillard 
se sentit ému, il saisit dans ses mains la tète de 



I Dans un recueil publié plus récemment par Spina, il s*en 
trouve encore une, La BUn-Aîniée écrit, que Schubert composa 
vers 18 19. 



V 



DEUXIÈME PARITE. 21 9 

< w^m^mmma m i ii Mfc^i^^— ^— — ^— ^i— i i ■ i ■ ■ i i i , 

la cantatrice et, la baisant au front : a Mille fois 
merci, lui dit-il, pour cette exécution grandiose. 
J'avais déjà entendu une fois cette ballade, mais 
elle ne m'avait rien dit; interprétée comme vous 
venez de le &ire, elle devient un tableau vivant. » 
C'est là le seul mot d'éloge que Gœthe ait pro- 
noncé sur une mélodie de Schubert, et encore 
s'adressait-il à la chanteuse bien plutôt ,qu'à 
l'œuvre du grand musicien. 






Sur la fin d'octobre 1853, Schumann écrivait 
à son ami Maurice Strackerjan : « Nous avons 
aussi (avec Joachim) en ce moment, à Dûs- 
seldorf, un jeune homme de Hambourg, nommé 
Johannes Brahms, d'un talent si puissant et si 
original, qu'il me semble dépasser de beaucoup 
tous les jeunes artistes de ce temps-ci. Ses 
œuvres si remarquables, principalement ses 
mélodies, ne tarderont sans doute pas à parvenir 
jusqu'à vous. » Au commencement de l'année 
suivante, il annonçait encore à son ami qu'il se 
préparait à faire une petite excursion en Hanovre, 
où l'on devait exécuter le Paradis et la Péri, et 



220 GŒTHE EX LA MUSIQUE. 

il ajoutait : « Nous y trouverons Joachim et 
Brahms, deux garçons de génie. » 

De ces deux artistes, l'un est devenu le grand 
violoniste, célèbre par toute l'Europe; l'autre, 
le pianiste et compositeur Johannes Brahms, 
avait juste vingt ans lorsque, passant à Dûssel- 
dorf, il excita à ce point l'intérêt de Schumann, 
qui le prit sous son patronage, le guida de ses 
conseils, fit de lui, en un mot, son disciple pré- 
féré. L'élève a confirmé les prévisions de son 
maître. D s'est déjà essayé dans tous les genres, 
sauf l'opéra, et il a produit dans chaque branche 
de l'art musical quelque œuvre remarquable, où 
se révèle une personnalité puissante. On peut 
assurer, en effet, que si ce compositeur procède 
directement de Schumann, s'il admire profondé- 
ment ses magnifiques créations, il ne se contente 
pas de s'inspirer de lui, et que, comme tout 
élève véritablement doué, il veut non plus seu- 
lement imiter, mais créer à son tour. 

Par une communauté d'opinions et de préfé- 
rences qui accuse encore sa conformité de pensée 
avec son maître, Brahms s'est senti irrésistible- 
ment attiré vers le poëte auquel Schumann a si 
couvent demandé d'enflammer son inspiration 



DEUXIÈME PARTIE. ^21 



créatrice, et il a dernièrement mis en musique 
une des cantates les moins connues de Goethe, 
charmante amplification du célèbre épisode de 
la Jérusalem délivrée, qui a déjà fourni le sujet 
de tant d'opéras italiens, allemands ou français. 
Cette cantate, où les enchantements surnaturels 
se mêlent aux accents héroïques, devait tenter, 
tôt ou tard, quelque compositeur allemand, et il 
est assez singulier qu'on ait attendu jusqu'à ce 
jour pour mettre en musique une page aussi fa- 
vorable aux grandioses et poétiques combinai- 
sons de l'art musical. 

L'épigraphe même que Gœthe a mise en tête 
de son Rinaldo et qui est traduite, vers pour 
vers, du quatorzième chant de la Jérusalem^ in- 
dique quels vers du Tasse lui fournirent le ca- 
nevas de cette composition. C'est la fin du dis- 
cours adressé par le vieux magicien à Ubalde et 
au Chevalier danois, au moment où ils vont par- 
tir pour aller chercher Renaud et l'arracher aux 
séductions d' Armide : 

Siede in tne:(7iO un giojrdin del lober into, 
Che par che daogni fronde anwre spiri : 
Quivi in grenibo alla verde erba novelîa 
Giacerà il cavalière e la don:^ella. 



222 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Ma, conu essa, lasciando il caro amante. 
In altra parte il piede avrà rivolto, 
Vo* cV a lui vi scopriate, e d'adamante 
Un scudo, âf io daro, gli al:(iate al volto; 
SiccV egli vi si specchi, e il suo semblante 
Veggia, e Vabito molle onde f à involto : 
Che a toi vista potran vergogna e sdegno 
Scacciar dal petto suo Vamore indegno '. 

Après une courte introduction, mollement ca- 
dencée comme les vagues de la mer, et dont le 
doux bercement continue pendant le dialogue 
qui suit, les compagnons de Renaud s'efforcent 
de vaincre les charmes pernicieux de l'enchan- 
tercsse. « C'est affaire au .brave de se montrer 
ici car nous allons traverser la mer, » disent-ils 
avec une ardeur croissante. Mais le héros im- 
plore quelque répit : « Oh! laissez-moi dans ces 
lieux un instant encore ! » et se complaît dans 
sa douleur, dans le souvenir amer des délices 



I «... An milieu du labyrinthe se trouve un jardin où Tamoar 
semble respirer doas chaque branche : c'est là, sur l'herbe nouvelle 
et verdoyante, que vous trouverez le chevalier étendu près de sa 
maltresse. — Celle-ci abandonnera aussitôt son cher amant pour 
chercher un refuge dans une autre partie du jardin ; prenez ce 
moment pour vous découvrir à Renaud et présentez-lui le bou- 
clier de diamant que je vais vous remettre ; fidtes ^«e ton regard 
s'y attache, qu'il y voie son image et l'habit effémisè^ont il s'est 
laissé vêtir : à cette vue, la honte et le dédain cbassepont de son 
cœur l'indigne amour qui l'occupe. » 



DEUXIEME PARTIE. 223 

passées : « Le charme de la terre, le charme du 
ciel a disparu; qu'est-ce donc qui me retient 
encore en cq lieu de terreur? » Ses. amis cédant 
à ses instances, Renaud s'absorbe en lui-même 
et évoque le passé dans une mélodie extatique, 
murmurée d'abord par les instruments à vent : 
« O mon coBiu:, je t'entends battre; fais revivre 
encore une fois le paradis des rêves dorés. » La 
phrase intermédiaire : « Les roses fleurissent 
près de la terre et lès arbres fleurissent dans les 
airs, » est d'une enivrante langueur et ramène 
heureusement, par une gracieuse rentrée de 
hautbois et clarinette, la mélodie première de 
l'allégro sur ces jolis vers : « Rayons des eaux, 
flocons d'écume, vous faites bruire vos éclats 
d'argent; la tourterelle exerce ses charmes ainsi 
que le rossignol. » 

Les chevaliers voudraient éveiller le héros de 
cette extase menteuse; ils s'approchent et lui 
disent à mi-voix sur un motif mystérieux et in- 
génieusement dialogué : « Venez doucement, 
venez, pour remplir les plus nobles destins; tous 
les charmes sont dissipés qu'avait enfantés la 
magie. A vous maint^iant, hélas! de panser ses 
blessures et de consoler ses peines, douces et 



224 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

dévouées paroles d'amitié. » Mais Renaud, en 
proie à une hallucination amoureuse, répète 
comme en rêve, sur un doux murmure des in- 
struments de bois : « La tourterelle exerce ses 
charmes ainsi que le rossignol; » puis, s'exaltant 
à la pensée que sa maîtresse va paraître, il laisse 
éclater sa jalouse ardeur; Le calme rentre un 
instant dans son cœur et se traduit par une va- 
poreuse cantilène, entrecoupée des doux soupirs 
de la flûte : « Alors les lys et les roses s'entre- 
lacent en couronnes,^ alors les tièdes zéphyrs 
accourent et babillent en leurs danses cares- 
santes, entraînant les parfums qui se fuient et se 
cherchent, éveillés de leur sommeil. » Cette 
délicieuse mélodie se perd dans un vague bruis- 
sement, puis l'amour mordant au cœurle héros, 
il répète avec une fièvre croissante cette phrase 
passionnée : « Mais tout ne fait que l'annoncer; 
il ne s'agit que d'elle et tout s'évanouit dès qu'elle 
se montre en sa jeunesse aimable, en son éclat 
brillant. » 

Le caractère de la musique change avec la 
décision que prennent les chevaliers de détruire 
le charme d'enfer. Le chœur : « Non! il ne faut 
pas différer plus longtemps! éveillez-le de ses 



DEUXIÈME PARTIE. 225 

rêves !» respire une mâle énergie , et l'entrée 
successive des quatre voix d'hommes produit 
un grand eflfet de sonorité que termine un bel 
éclat sur ces mots : « Montrez-lui le bouclier de 
diamant ! » De brillants appels des .trompettes, 
contrastant avec les délicieux soupirs des flûtes 
et clarinettes sur une menaçante mélopée des 
trombones, traduisent d'une façon saisissante la 
révolution qui s'opère dans l'âme de Renaud, 
quand il se regarde dans le bouclier magique. 
Son récit sombre et désespéré : « Faut-il donc 
que je me voie ainsi, qtffe je me retrouve aussi 
profondément amoindri?» est d'une grandeur 
mystérieuse, ainsi que sa phrase courageuse- 
ment résignée : « Oui, c'est fait, je te veux; je 
veux quitter le séjour adoré et pour la seconde 
fois Armide ! ! ! C'en est fait, il faut partir. » Les 
chevaliers reprennent aussitôt ces dernières pa- 
roles et, jugeant sa décision irrévocable, enton- 
nent un chant large et joyeux qui respire l'allé- 
gresse de la victoire remportée sur la magicienne 
et l'espoir d'un prochain triomphe sur les infi- 
dèles. 

Renaud va suivre ses amis, lorsqu'un nouveau 
délire s'empare de ses sens : les violons avec 



226 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

sourdine, puis les hautbois soupirent une plainte 
délicieuse qui lui trouble le cœur. Il s'arrête et 
s'écrie : « Pour la seconde fois, je la vois appa- 
raître, et gémir, et pleurer dans cette même 
vallée, la femme des femmes. Dois-je voir une 
seconde fois ce spectacle, ne dois-je pas la dé- 
fendre, la sauver ? » Ses compagnons reviennent 
sur leurs pas et murmurent de cette lâcheté, 
tandis que lui, comme halluciné, laisse tomber 
de ses lèvres cette plainte amère dont la flûte et 
le hautbois répètent les derniers échos. Mais le 
charme infernal x déjà*moins d'empire sur l'es- 
prit du guerrier, qui triomphe enfin de cette 
dernière tentation : « Je vois la métamorphose 
de cette divinité ; son regard, son geste sont ceux 
des démons; il n'y a plus de ménagements à at- 
tendre! Déjà la foudre frappe le palais. Fêtes di- 
vines, plaisirs, charmes de l'esprit malin, tout 
est dispersé! » Cette page, animée et pathétique^ 
aboutit à un bel andante où se confondent deux 
mélodies de caractère opposé : la dernière plainte 
amoureuse de Renaud, cédant à regret aux in- 
stances de ses amis : « Je suis ému jusqu'au 
fond des entrailles en vous entendant. Vous me 
pressez de venir. Voyage infortunée vent mau- 



DEUXIÈME PARTIE. 227 

dit ! » et une mélodie large et religieuse, enton- 
née par les chevaliers, pour soutenir le courage 
chancelant du héros : « Vous voilà donc exau- 
cées, prières des hommes pieux. Qjie tardes-tu ? 
Le vent favorable invite au voyage ! Vite ! vite,! » 
Cet ensemble arrive, par une progression sai- ^ 
sissante, à un grand éclat de toutes les voix réu- 
nies sur ce cri final. Renaud, redevenu maître 
de lui-même, gagne les vaisseaux avec les che- 
valiers ; le signal du départ est donné, et tous 
entonnent, du haut des navires, un chant mari- 
time, où le bruissement des violons en triolets 
aigus se mêle délicieusement à la mélodie vo- 
cale, mollement balancée : « Les voiles se gon- 
flent. O les lames glauques, les blanches écumes, 
les vastes espaces verts sillonnés de dauphins 
rapides ! » La cantilène intermédiaire : « Ils 
viennent, ils flottent, ils se jouent en se' préci- 
pitant, puis ils s'arrêtent si touchants et si gra- 
cieux; » emprunte un charme double à la grâce 
de la mélodie et aux douces caresses de la flûte 
et des cors. Après une reprise du motif original, 
commence un long crescendo, habilement mé- 
nagé sur ces paroles : « Voilà qui rafraîchit, qui 
çffacc le passé. L'entreprise bénie est commcn- 



228 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

cée ! Puis cette large mélodie aboutit à un ma- 
gnifique chant de victoire : « C'est par un pro- 
dige que nous sommes venus, par un prodige 
aussi que nous partons. Déjà nous touchons à 
notre noble but. Partout retentit sur le rivage 
sacré le mot d'ordre pour la terre promise : 
Godefiroy et Soliman! » 

Cette grande composition, la dfemière qui ait 
été tentée sur un poëme de Goethe, n'est pas 
indigne d'être mise en regard des créations ins- 
pirées précédemment par les poésies du maître 
de Weimar. Elle se distingue autant par la ri- 
chesse mélodique que par la couleur poétique, 
par la variété et l'abondance des combinaisons 
d'orchestre que par la fusion intime des voix 
humaines et des voix instrumentales; mais en 
dehors même de sa valeur absolue, cette parti- 
tion a le rare mérite d'être une paraphrase par- 
faite de la cantate de Goethe et d'en rendre à 
merveille la délicieuse poésie, la chaleur héroïque 
et la douloureuse passion. Il semble, en eflFet, 
à lire les vers du poëte à travers les mélodies du 
musicien, que Brahms ait assez profondément 
pénétré l'esprit de son maître pour y puiser 
cette merveilleuse intuition du génie de Gœthe, 



DEUXIEME PARTIE. 



229 



et qu'il ait hérité de Schumann jusqu'à cette 
faculté exceptionnelle de s*încamer dans l'œu- 
vre du poète au point que sa musique paraisse 
être moins une traduction qu'une transfigu- 
ration. 



€^<^ J^n yf! Cy>t^ 'i^- 




2JO GŒTHE ET LA MUSIQUE. 



CHAPITRE IV. 
La PnEMitRE Nuit de Walpurgis. 

Lorsque Mendelssohn, sourd aux instances de 
Goethe, se décida à quitter cette maison où il 
avait été traité en membre de la famille et à 
poursuivre sa route vers l'Italie, il emportait un 
double gage de la vive amitié que lui avait vouée 
le patriarche de Weimar. C'était d'abord un 
portrait du maitre avec la flatteuse dédicace que 
nous connaissons, puis la cantate de la Nuit de 
Walpurgis que Goethe lui avait permis de mettre 
en musique. Le jeune voyageur se remit en 
route et reprit son tour d'Europe, le coeur tout 
joyeux de sa double conquête. Peut-être les 
distractions du voyage lui auraient-elles fait ou- 
blier le précieux poëme qu'il venait d'obtenir, 
si un incident bien ordinaire n'était venu le lui 
remettre en mémoire. Il était, comme nous 
savons, en correspondance suivie avec sa fa- 
mille et surtout avec sa soeur, sa chère Faimy 
(M™* Hensel), qu'il aimait d'une affection pro- 
fonde et dont la mort devait lui porter un si 



DEUXIEME PARTIE. 25 I 

terrible coup. Durant l'hiver de 183 1 ( il y avait 
déjà près d'un an que Félix était parti), Fanny 
imagina d'organiser des réunions musicales pour 
passer gaiment le jour du dimanche. Elle, fit 
part de cette idée à son frère qui l'approuva 
fort et promit aussitôt de lui envoyer quelque 
morceau qu'il composerait exprès pour eHe. 

o .... Ces concerts du dimanche vont déjà 
être cause que j'aurai produit un morceau nou- 
veau, lui écrit-il de Rome, le 22 février. Der- 
nièrement, lorsque tu me fis part de ton idée, 
je songeai si je ne pourrais rien t'envoyer, et je 
revins à mon projet favori d'autrefois; mais il a 
pris de tels développements que je ne puis en- 
core rien donner à C... pour te le porter, et 
que je ne te l'enverrai que plus tard. Écoute et 
admire ! J'ai composé depuis Vieilne la Première 
Nuit de Sainte-Walpurge, de Goethe, et je n'ai 
pas encore eu le courage de l'écrire. Maintenant 
la chose a pris tournure, mais elle est devenue 
une grande cantate avec orchestre complet, et 
on peut la rendre très-gaie, car il y a au com- 
mencement des chants de printemps et une foule 
.de morceaux du même genre. Aux cris des hî^ 
boux, au bruit que font les veilleurs avec leurs' 



232 GCETHE ET LA MUSIQUE. 

fourches et leurs manches à balai, vient se joindre 
le vacarme des sorcières pour lequel j'ai, tu le 
sais, un faible particulier. Des trompettes en ut 
majeur annoncent les druides sacrificateurs, puis 
un chœur saccadé, sinistre, est chanté par les 
veilleurs saisis d'épouv^te, et le tout se termine 
parle chant grave et plein du sacrifice. Ne crois- 
tu pas que cela pourrait faire un nouveau genre 
de cantate ? Je n'ai pas besoin d'y mettre une 
introduction instrumentale, l'ensemble est suffi- 
samment animé. J'espère avoir bientôt terminé 
ce travail. » 

Félix se leurrait là d'un vain espoir, et sa niai- 
heureuse partition devait encore traîner sur bien 
des tables d'auberge avant d'être parachevée. 
« .... Je ne désire plus qu'une chose, mande-t-il 
de Rome, le 29 mars, c'est de pouvoir achever 
d'écrire ici la Nuit de ScUnte-Walpurge. Cela se 
fera si je puis avoir aujourd'hui et demain deux 
bonnes journées, c'est-à-dire du mauvais temps, 
car, par un beau soleil, la tentation est trop forte. 
Dès que, pour un instant, le travail ne veut pas 
marcher, on. espère que cela ira mieux dehors; 
on sort, mais, une fois en plein air, on songe 
à autre chose qu'au travail ; on flâne , ot, ^ 



DEUXIEME PARTIE. 233 

■ ■■ ■ I . f ■ I , 

un instant, on est tout étonné d'entendre les 
cloches des églises sonner Y Ave Maria. Cepen- 
dant il ne me manque plus qu'un bout d'intro- 
duction; si cela me vient, le morceau sera com- 
plet, et il ne me faudra pas plus de deux ou trois 
jours pour l'écrire. » 

Deux ou trois jours, c'était peu. Aussi bien, 
un mois après, il était à Naples, et son ouvrage 
n'avait guère avancé. « J'ai profité pour tra-» 
vailler, écrit-il de cette ville le 27 avril, du mau- 
vais temps que nous avons eu pendant quelques 
jours, et je me suis mis avec ardeur à la Nuit 
de Sainte-Walpurge. Ce sujet m'a de plus en plus 
intéressé, de sorte que maintenant, dès que j'ai 
une minute, c'est à cela que je l'emploie. » Puis, * 
après avoir parlé de choses et d'autres, de Pom- 
péi, de la Fodor, de la liquéfaction du sang de 
Saint Janvier : « Mais il faut que je retourne à 
mes sorcières, s'écrie-t-il, permettez-moi d'en 
rester là pour aujourd'hui. Je suis très-indécis sur 
le point de savoir si je dois ou non faire usage 
de la grosse caisse dans ce morceau. Les pin- 
cettes, les fourches et les bruyantes cliquettes 
m'y engagent, mais la modération m'en dissuade. 
Je suis le seul assurément qui compose le Blocks- 



234 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

I ' ..... 

berg sans petite flûte, mais pour la grosse caisse 
cela me fait peine d'y renoncer. D'ailleurs, avant 
que le conseil de Fanny ne m'arrive, la Nuit de 
SainU^Walpurge sera déjà finie et emballée; je 
serai encore une fois par monts et par vaux, et 
Dieu sait de quoi il sera question alors. Je suis 
convaincu que Fanny me dirait oui, mais néan- 
moins je suis irrésolu. En tout cas, il faut dans 
ce morceau qu'il se fasse un grand vacarme. % 

Mendelssohn vainquit ses scrupules, peut-être 
sur le conseil de sa sœur, et, il employa tout à la 
fois la grosse caisse, la petite flûte et les cym- 
bales. Du reste, la réponse de Fanny eut grand 
temps de lui parvenir, car deux mois plus tard 
il arrivait à Milan avec son interminable partition, 
qui n'était ni finie ni emballée, a Aussitôt ar- 
rivé, écrit-il le 14 juillet, mon premier soin fut 
de me procurer un piano droit, et de me mettre 
cm fabbia à cette éternelle Nuit de Sainte- Wal-- 
purge, pour en finir une bonne fois. Demain 
matin elle sera complètement terminée, sauf 
l'ouverture, dont je ne sais pas encore si je veux 
faire une grande symphonie ou une courte intro- 
duction printanière. J'aurais besoin de prendre 
à cet égard l'avis d'un savant. La fin est mieux 



DEUXIÈME PARTIE. 235 

» ■ I II — — ^ ■■■■III ■ 1 1 1 1 1 

venue que je ne l'avais moi-même espéré. Le 
fantôme et le druide barbu, avec ses trompettes 
qui s'arrêtent et qui sonnent derrière lui, m'amu- 
sent comme un bienheureux, et j'ai passé ainsi 
deux matinées délicieuses. » Cette fois, Félix 
voyait à peu près juste. Quelle dut être sa joie 
quand il put dater d'Isola-Bella, 24 juillet, ce 
triomphant post-scripium : « La Nuit de Sainte^ 
Walpurgô est tout à fait finie ; j'y ai mis la der- 
nière main! » 

D lui restait bien encore à composer Touver- 
ture dont il s'était décidé à faire une grande 
symphonie, mais il prit son temps pour l'écrire 
et ne la termina que six mois après, lors de son 
séjour à Paris, sur les pressantes instances de sa 
sœur. « Tu me demandes encore pourquoi je 
ne compose pas la symphonie italienne eh la 
majeur, lui répond-il le 21 janvier 1832; c'est 
parce que je compose l'ouverture saxonne en 
la mineur, qui doit précéder la Nuit de Sainte- 
WalpurgCy afin que ce morceau puisse figurer 
honorablement à mon concert de Berlin et 
ailleurs. Tu veux que je me retire au Marais et 
que j'y passe toute la journée à écrire. Cela 
n'est pas possible, mon enfant. Il ne me reste 



236 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

plus que trois mois à peine pour voir Paris, et 
il faut ici se jeter dans le courant.... » 

Il parvint enfin à terminer cette malheureuse 
ouverture malgré les mille sujets de distraction 
que lui offrait une ville comme Paris, et, sitôt 
qu'elle fut finie, il se hâta de mander cette bonne 
nouvelle à sa famille. « Mon ouverture en la 
mineur est terminée, écrit-il le 13 février; elle 
représente le mauvais temps. Une introduction 
dans laquelle on sent la rosée et le printemps est 
également terminée depuis une couple de jours; 
j'ai donc compté les feuilles de la Nuit de Saint- 
Walpurge; j'ai retouché encore un peu les sept 
numéros, puis j'ai écrit au bas avec satisfaction : 
Milan, juillet, — Paris, février. Je pense que 
cela vous plaira.... » 

Après avoir assisté à son éclosion tant soît 
peu accidentée, il nous reste à étudier et à juger 
cet ouvrage écrit par un musicien de vingt-deux 
ans, alors dans tout le feu de sa juvénile admi* 
ration pour les chefs-d'œuvre des arts et de la 
nature, à travers les incessantes distractions d'un 
voyage en Italie et en Suisse. Nous le ferons 
tout à l'heure : parlons d'abord du poëme. 

La. cantate de Gœthe, la Première Nuit de 



DEUXIÈME PARTIE. 237 



Walpurgis, (\\3l on intitule parfois inexactement 
la Nuit du i*' mai, ou la Nuit du Sabbat, ou le 
Sabbat des Sorcières^ n'a de commun que le nom 
avec la nuit du sabbat de Faust. Voici ce dont 
il s'agit. Pendant la première nuit de mai (qu'on 
nomma plus tard, en Allemagne, Nuit de WaU 
purgisy parce qu'on fête à cette date la canonisa- 
tion de Sainte- Walpurge, abbesse d'Heidenheim, 
morte au vni* siècle), les Germains célébraient 
au milieu des bois le retour du printemps et le 
réveil de la nature. Quand leur religion eut fait 
place au christianisme, les cérémonies du culte 
druidique furent proscrites et les assemblées sur- 
les hauts lieux interdites sous des peines sévères. 
Toutefois, elles ne cessèrent pas complètement, 
et à la faveur même de l'eflFroi que les diables, 
inspiraient aux chrétiens, les adorateurs des 
faux dieux trouvèrent moyen d'accomplir en sé- 
curité leurs sacrifices. Pendant les nuits consa* 
crées à l'œuvre sainte, ils plaçaient aux abords 
de la montagne des sentinelles armées, cou- 
vertes de déguisements étranges. A un signal 
convenu, et quand le prêtre, montant à l'autel, 
entonnait l'hymne sacré, cette troupe agitait 
fourches et torches en faisant entendre des cris 



238 GŒTHE ET LA MUSIQ]LJE. 

épouvantables pour effrayer les chrétiens qui 
auraient voulu s'opposer à la célébration de 
leurs mystères. 

Il est curieux de voir Mendelssohn, le croyant 
fervent et convaincu, aux prises avec cette bal- 
lade où les vieilles idées druidiques sont mon- 
trées comme supérieures à celles des premiers 
chrétiens, dont on raille les erreurs grossières 
et les superstitions. Il a traité ce sujet avec toute 
la fougue, toute l'exubérance qu'on peut at- 
tendre d'un musicien de son âge. On dit que 
Mendelssohn ' revit et corrigea son ouvrage 
quatre ou cinq ans avant sa mort. Si cela est, 
U ne dut pas lui faire subir de bien grands chan- 
gements, car U porte toujours l'empreinte d'une 
ardeur toute juvénile. 

L'ouverture oflfre comme un tableau raccourci 
de tout l'ouvrage : c'est une longue préface d'im 
style sombre et passionné qu'on peut mettre au 
nombre des belles créations de Mendelssohn. 
Bien qu'il y ait cédé souvent à son amour de la 
musique pittoresque (comment s'en garder lors- 
qu'on vient d'écrire l'ouverture du Songe d'une 
nuit d'été!) y il a su lui donner un vif éclat et 
un caractère grandiose en rapport avec le sujet 



DEUXIÈME PARTIE. 239 

religieux qu'il allait traiter. Il y a vers le milieu 
un passage charmant où des traits de violon ré- 
pondent aux appels répétés des cors. Aucuns 
ont cru voir dans ce jeu d'orchestre une annonce 
du chœur des sentinelles : cela parait fort peu 
probable, l'auteur ayant pris soin de nous dire 
que c'était l'hiver qu'il avait voulu peindre dans 
ce morceau. Tout à coup les brunies se dissi- 
pent, l'hiver fait place au printemps : pour tra- 
duire cette transition soudaine, les violons atta- 
quent un chant joyeux en la majeur que les voix 
de femmes vont bientôt reprendre, sorte d'hynme 
à la nature renaissante. 

Une large phrase du violoncelle unit cette 
belle introduction au corps de l'ouvrage, qui 
débute par un chœur de femmes accompagné 
d'un gai susurrement de l'orchestre : c'est un 
joyeux concert en l'honneur du printemps. Cette 
page, toute imprégnée de douces senteurs, est 
la seule de la partition où l'auteur ait pu mettre 
un peu de charme ; dès les premières mesures 
du morceau suivant, la couleur change : la grâce 
fait place à l'effroi. 

Un druide exhorte le peuple à monter sur la 
hauteur et à célébrer le vieux culte national : 



240 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

son enthausiasme gagne peu à peu la foulç qui 
s'élance à sa suite en poussant des cris fanatiques. 
Les cuivres donnent un grand éclat à cette page 
qui peint bien l'ardente passion des derniers 
défenseurs du druidisme. Mais une femme hésite 
et refuse de s'exposer à une mort certaine ; l'ef- 
froi gagne ses compagnes qui font mine de re- 
culer devant le danger : cet incident donne lieu 
à un dialogue d'un style sec et heurté (en ré 
mineur)^ qui traduit aussi bien que possible cette 
lutte intérieure de l'efifroi humain et de la foi 
religieuse. Ces hésitations de femmes ne font 
que redoubler l'ardeur des druides, et le grand- 
prêtre reproche aux lâches de mériter leur escla- 
vage. Sa voix se développe sur un chant plein 
d'onction qu'accompagnent les arpèges des altos 
et que la foule va reprendre avec plus d'éclat :- 
cette scène a donné naissance à un court en- 
semble en mi mineur d'un bel élan et d'une riche 
sonorité. « Dressez le bûcher! » s'écrie le prêtre. 
« Que la flamme monte aux cieux! » répond 
la foule exaltée en poussant des clameurs toutes 
vibrantes de fureur religieuse. 

« Dispersez-vous ! » dit le prêtre à ceux qui 
doivent faire sentinelle aux abords de la mon- 



DEÙXIEIOE PARTIE. 24I 

1 ■ ' ' -— 

tàgne. Cet épisode scénique offrait à Mendelssohn 
l'occasion d'écrire un de ces petits morceaux 
pittoresques auxquels il excelle : il n'eut garde 
d'y manquer. Après quelques mesures d'or- 
chestre d'une légèreté vaporeuse, les voix at- 
taquent discrètement une petite marche cano- 
nique, allègre et bien rhythmée : à l'entendre, 
on croirait voir les gardes des druides se glisser 
furtivement dans l'ombre de la nuit. Cette page 
finement nuancée porte à chaque mesure la mar- 
que de l'auteur. On devinerait Mendelssohn aux 
moindres détails de cette orchestration si savante 
et 'si délicate, à ces légers pi:^cati des cordes, 
à ces lointains échos du cor, à ce gazouillement 
des instruments de bois, à ce doux murmure des 
violons, à mille précieux détails qui sont siens 
et qui font le plus clair de son originalité. Ce 
petit tableau nocturne peut être présenté à bon 
droit comme un modèle d'un genre où Men- 
delssohn est passé maître, genre où l'imagina- 
tion ne joue qu'un rôle secondaire et qui doit 
son charme surtout à la science de l'orchestre, 
à l'intuition des effets de timbre et de rhythme. 
Voici venir la scène capitale,, celle où les 
gardes des druides s'efforcent d'épouvanter les 



242 GŒTHE ET I^ MUSIQjUE. 

chrétiens en agitant des torches, en poussant 
des cris effroyables, bref en faisant mille diablerûs. 
Cette vaste composition débute par un récit de 
basse tout plein de colère et d'ironie à l'adresse 
des chrétiens, puis les hommes entonnent un 
chant de fureur scandé par quelques roulements 
de timbales ; les femmes se mettent bientôt de 
la partie, puis l'orchestre, et cette masse énorme 
de voix et d'instruments éclate enfin dans un 
allegro ferou d'une rapidité vertigineuse et d'une 
sonorité ef&ayante. Il est bien clair que cette 
scène de démons était ce que Mendelssohn 
prisait le plus dans la cantate de Goethe : c'est 
là surtout ce qui l'a tenté et l'a engagé à deman- 
der au maître la permission de la mettre en 
musique. De son propre aveu, il avait un feible 
particulier pour les scènes de sorcellerie. Aussi 
s'en est-il donné là à cœur-joie. Jamais peut- - 
être on n'entendit pareil déchaînement de masses 
sonores. Tout cela crie, hurle, grince, mugit. 
C'est un vacarme effroyable, — passez-moi le 
mot, — un sabbat de tous les diables. Cette page 
diabolique a le grand tort d'être trop longue. 
A voir Mendelssohn se lancer dans les dévelop- 
pements sans fin, on voit au juste quel charme 



DEUXIEME PAKTIE* • ^ 243 

» - 

étrange exerçaient sur lui ces scènes de soi:- 
ciëres* Mais à mesure qu'il avance, on sent da- 
vantage le métier. C'est en fin de compte un 
tableau d'une confusion extrême, sans le moindre 
éclair de fantaisie vaporeuse. Aussi ne tarde-t-il 
pas à paraître monotone en dépit de la variété 
des procédés mis en œuvre : c'est que jamais 
le procédé, si curieux soit-il, ne peut suppléer 
à l'inspiration. En un mot, toute cette sorcellerie 
est bien un morceau de maître, mais d'un maître 
savant à qui l'inspiration tient rigueur. 

La scène qui suit retrace le sacrifice des drui- 
des. L'hymne du prêtre est ime large mélodie 
respirant une pieuse ferveur : elle est richement 
soutenue par les arpèges des altos, que l'auteur 
a spécialement employés pour accompagner ses 
invocations religieuses. Cependant les clameurs 
des gardes ont mis en déroute les chrétiens. 
Les cris qu'ils poussent en se sauvant dominent 
un instant la voix du prêtre, mais le bruit s'é- 
loigne et les païens peuvent poursuivre en paix 
l'accomplissement de leurs mystères. Ds repren- 
nent leurs prières et adressent à leurs divinités 
un fervent hommage pour la victoire qu'ils vien- 
nent de remporter sur leurs oppresseurs. 



244 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

Ce chant religieux en ut majeur forme la pé- 
roraison de cette vaste composition : c'est du 
reste, avec l'ouverture, la plus belle page de 
l'œuvre entière. H est assez curieux d'observer 
que c'est précisément l'expression du sentiment 
religieux qui a le mieux inspiré Mendelssohn, 
alors que c'était la scène de sorcellerie qui 
l'avait surtout tenté dans ce poëme bizarre. 
Lui-même se flattait d'avoir écrit tout cet our 
vrage d'inspiration et sans se préoccuper de 
l'effet qu'il ferait sur le public. « J'ai fait aussi, 
depuis que nous ne nous sommes vus — écrit-il 
de Milan, le»i5 juillet 183 1, à son ami Edouard 
Devrient — une grande composition qui sera 
peut-être de nature à produire de l'effet sur le 
public : c'est la Première Nuit de Sainte-Walpurge 
de Goethe. Je ne l'ai entreprise que parce que 
cela me plaisait et que le sujet m'inspirait, mais 
je n'ai nullement songé à l'exécution. Seule- 
ment, à présent qu'elle est terminée, je m'aper- 
çois qu'elle convient parfaitement pour un grand 
concert, et, dans le premier concert que je don- 
nerai à Berlin, tu y chanteras la partie du druide 
barbu. Je l'ai écrite exprès pour toi, il est donc 
juste que tu la chantes, et comme j'ai toujours 



DEUXIEME PARTIE. 



245 



observé que les morceau^ que j'avais écrits en 
me préoccupant le moins du public étaient pré- 
cisément ceux qui lui plaisaient le mieux, j'ai 
lieu de croire qu'il en sera de même pour 
celui-ci. » 

Mendelssohn expose ici une théorie qui est 
juste et louable, mais il s'abuse s'il croit l'avoir 
constamment mise en pratique dans son ou- 
vrage. C'est précisément pour s'être trop in- 
quiété du public qu'il n'a qu'à demi réussi dans 
ses tableaux de sorcellerie. Bien loin que la 
scène du sabbat ait été écrite d'inspiration, elle 
porte à chaque page l'empreinte d'un labeur 
assidu, d'une recherche extrême, et l'on peut 
deviner sous chaque mesure la grande préoccu- 
pation de l'auteur, qui est de frapper fort plus 
encore que juste. Il est résulté de là une page 
difficile qui, en dépit d'efforts surhumains, a 
moins de valeur et produit moins d'effet que 
l'invocation finale : c'est que là il y avait sur- 
tout du métier, tandis qu'ici il y a de l'inspi- 
ration. 

Malgré l'intérêt qu'il offrait, cet ouvrage n'a 

été entendu à Paris dans son entier qu'à de 

rares intervalles. Le Conservatoire l'a exécuté 

14. 



246 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 



deux fois, en 1853, sur une mauvaise traduction 
de Bélanger, qui en avait fait une scène bohé- 
mienne : depuis lors il n'en a donné que de 
courts fragments, comme il lui arrive souvent 
de le faire pour les œuvres les moins connues 
et les plus dignes de l'être. En février 1872, on 
a pu entendre la Nuit de Walpurgis exécutée 
en entier aux concerts du Casino, sur une bonne 
traduction de M. V. Wilder : elle y a produit 
grand effet. Est-ce donc une oeuvre hors ligne ? 
Nous ne le croyons pas, malgré l'afl&rmation de 
Berlioz, et l'audition de cet ouvrage n'a fait que 
confirmer l'idée que nous nous en étions Éwte 
à la lecture. 

« Cette partition est d'une clarté par&ite 
malgré sa complexité, dit Berlioz dans une lettre 
écrite d'Allemagne; les effets de voix et d'ins- 
truments s'y croisent dans tous les sens, se 
contrarient, se heurtent avec un désordre appa- 
rent qui est le comble de l'art. Je citerai surtout 
comme des choses magnifiques, en deux genres 
opposés, le morceau mystérieux du placement 
des sentinelles et le chœur final où la voix du 
prêtre s'élève par intervalles, calme et pieuse, 
au-dessus du fracas infernal de la troupe des 



DEUÎ^IÈME PARTIE. 247 



faux démons et des sorciers. On ne sait ce qu'il 
faut le plus louer dans ce finale ou de l'orchestre, 
ou du chœur, ou du mouvement tourbillonnant 
de l'ensemble. » 

N'oublions pas que Berlioz était alors tout 
enthousiasmé de l'accueil que lui faisait Men- 
delssohn à Leipzig;' cette heureuse disposition 
d'esprit a bien pu lui faire louer outre mesure 
l'œuvre de son ami d'un jour. Peut-être eût-il 
sensiblement atténué l'expression de son enthou- 
siasme s'il avait su alors, con^me il l^a su plus 
tard, que celui qui le recevait à bras ouverts et 
qui lui donnait l'accolade en plein concert l'avait, 
dans une lettre adressée de Rome à sa famille, 
traité de « caricature, sans l'ombre de talent, d'une 
vanité incommensurable, qu'il lui prenait parfois 
envie de dévorer, » 

Cependant Berlioz a raison sur un point, c'est 
quand il parle de l'habileté de l'auteur. En dépit 
de son âge, Mendelssohn était déjà d'une habi- 
leté consommée et il tira un merveilleux parti 
des ressources variées que lui offrait le poëme 
de Gœthe. A vingt-deux ans, il savait déjà tout 
ce qu'on peut apprendre et il a mis dans son 
ouvrage tout ce qu'il savait. De là une œuvre 



248 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

qui offre surtout un vif intérêt d'étude. On ne 
peut qu'applaudir à cette richesse d^orchestra- 
tion, à ces curieux effets de voix et d'instru- 
ments, mais on désirerait trouver autre chose 
dans l'œuvre du jeune maître. L'art y est poussé 
. à un point extrême, l'inspiration feit défeut. Il 
y a de la couleur, de la bizarrerie même, comme 
il convenait à pareil sujet, mais peu de gran- 
deur, sauf dans la scène finale. C'est une œuvre 
remarquable de facture, mais qui ne commande 
pas l'admiration. 



■"**<^*^.5 



TROISIÈME SÉRIE. 

WILHELM MEISTER. 



CHAPITRE PREMIER. 
Le Roman original. Les Mélodies de Beethoven. 

Quand on lit les Années d'apprentissage de WiU 
helm Meister, une figure d'un charme étrange 
vous séduit dès son apparition et se détache en 
pleine lumière sur cette nombreuse galerie de 
femmes, Marianne, Aurélie, Thérèse, Nathalie. 
C'est Mignon. Tandis que l'aventureux héros du 
roman se laisse prendre le cœur à tous les dé- 
tours du chemin et s'en va déposer son hommage 
aux pieds de toutes les femmes qu'il rencontre 
sur sa route, celle qu'il a arrachée aux mauvais 
traitements d'un chef de saltimbanques et qui 
s'est attachée à lui d'un profond amour, se con- 
sume et languit sans oser avouer sa passion 
jusqu'au jour où elle tombe frappée à mort en 
apprenant que son bien-aimé va épouser Thé- 
rèse. Qu'est-ce que cette enfant bizarre, sicrain- 



250 GŒTHE ET LA MUSIQIUE. 

tive en sa hardiesse, si sauvage en sa passion, 
dont toute la vie est contenue dans ces deux 
termes : sa patrie perdue, son amour méconnu, 
et qui meurt de cet amour sans avoir revu la 
terre natale ? Un souffle, une ombre charmante 
et fugitive. Mais qu'était-ce que Mignon pour le 
poëte? H nous semble qu'elle représente à ses 
yeux la partie lyrique du roman : entre tant 
de personnages empruntés à la vie réelle, il a 
voulu créer un être d'une nature supérieure. 
Wemer, Marianne, Serlo, Philine, Laërte, 
Nathalie, Lothairc, etc., c'est la réalité; Mignon, 
c'est l'idéal. Avec le temps, tous les personnages 
du roman, voire le héros, se spnt peu à peu 
effacés devant cette apparition charmante; et 
cette figure, à laquelle les autres font corîége, 
brille maintenant d'un vif éclat : l'admiration de 
la postérité l'a entourée d'une auréole lumineuse. 
Ce qui nous Êiit croire qu'il fut bien d^ns l'in- 
tention du maître de donner une couleur sur- 
naturelle à cette création idéale, c'est qu'il eut 
souvent recours pour la peindre à la langue 
idéale, à la poésie; c'est aussi qu'il lui fait jouer 
à l'égard de Wilhelm le rôle d'une protectrice 
inspirée. Une sorte de seconde vue fait deviner à 



DEUXIÈME PARTIE. 25 I 

Mîgnon les dangers que court son maître et elle 

« 

les lui indique d*un geste, d'un mot. Elle le dé- 
fend contre les brigands, elle arrache le petit 
Félix à la mort, elle donnerait tout son sang 
pour son bien-aimé, — et il ne vient jamais à 
Tcsprit de Wilhelm de se demander quelle pas- 
sion entraîne cette enfant à se sacrifier pour lui, 
si là n'est pas l'amour, le bonheur! 

La peinture et la musique ont prêté une nou- 
velle vie à la ravissante création du poëte. Il se 
produisit même là un curieux phénomène. De 
même que le roman s'était peu à peu condensé 
dans la figure de Mignon, de même Mignon, 
s'incarna tout entière dans les strophes qui tra- 
duisent son ardente aspiration vers la pat;rie ab- 
sente. Pour beaucoup. Mignon ne fut longtemps 
qu'un tableau et qu'une chanson : personne, en 
effet, qui ne ccMinaisse la poétique toile d'Ary 
Scheffer, et aussi cette touchante poésie : 

Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent? 
Dans le feuillage sombre Torange d'or flamboie ; 

Un vent souflUe du ciel bleu; 
Le Qiyrte discret, le laurier superbe s'y dressent. 

Le connais-tu? 

Cest là, c'est là, 
P mon bien-aimé, que je voudrais aller avec toi! 



252 GOETHE ET LA MUSIQUE. 

On ne saurait dire au juste combien de musi- 
ciens ont essayé de traduire ce délicieux rêve de 
l'enfant perdue : ils s'appellent légion. Aussi 
bien n'est-ce pas d'eux que nous voulons parler, 
mais de ceux qui n'ont pas vu seulement une 
chanson dans Mignon, et qui, s'inspirant plus 
largement du drame de Goethe, ont voulu don- 
ner une traduction musicale complète de la partie 
lyrique de son roman d'aventures. 

• ♦ 

* * 

Le premier qui l'ait tenté est Beethoven. Il a 
dit lui-même, à propos à^Egmonty quel charme 
il éprouvait à la lecture des poésies de Goethe, 
et la musique qu'elles lui ont inspirée est une 
preuve éclatante qu'il disait vrai. La mélodie 
qu'il a écrite Sur le chant de Mignon : Connais-tu 
le pays? est un nouveau gage de sa vive ad- 
miration. Dans son roman, Gœthe a pris soin 
d'expliquer en quelques mots quel caractère de- 
vrait avoir toute musique composée sur ces pa- 
roles pour rendre au mieux sa pensée. Il fait bon 
relire ces lignes où l'auteur donne conrnie une 
poétique musicale de sa chanson : elles nous ser- 






DEUXIÈME PARTIE. 233 

virent de critérium pour juger les divers com- 
positeurs qui se sont essayés à la traduire. 

« Mignon commençait chaque strophe d'une 
manière pompeuse et solennelle conmie pour 
préparer f attention à quelque chose d'extraordi- 
naire, comme pour exprimer quelque idée im- 
portante. Au troisième vers, le chant, devenait 
plus sourd et plus grave. Ces mots : Le connais-tu ? 
étaient rendus avec réserve et mystère; C'est là! 
c'est là! était plein d'un irrésistible désir^ et, cha- 
que fois, elle savait modifier de telle sorte les 
dernières paroles : Je voudrais aller avectoilqu'éïlts 
étaient tour à tour suppliantes, pressantes, pleines 
d* entraînement et de riches promesses. » 

Beethoven a fidèlement rendu dans sa mélodie 
les diverses nuances de ce petit poëme. Voici du 
reste, à ce propos, quelques lignes d'une lettre de 
Bettina d'Amim à Goethe, qui, malgré l'exagéra- 
tion habituelle de l'auteur, peuvent nous enseigner 
quelle profonde impression les poésies de Gœthe 
faisaient sur l'auteur de Fidelio. « Beethoven, dit- 
elle, me chanta d'une voix si forte et si incisive 
que sa mélancolie réagissait sur moi : Connais-tu 
lepays où fleurissent lescitronniers^M'^st-CQpas que 
c'est beau ?s'écria-t-il tout inspiré: — C'est mer- 

15 



254 OOETHE ET LA MUSIQ.UE. 

yeitleuXy répondis^je. — « Alors fe vais recom^ 
mencet. Il y a bkn des gens^ dit-^, qui sont 
touchés des bonnes choses; cr ne sont pâs des 
natures artistes^ Les artKtes ne plearcat pas, ils 
sMtde fea. La mélodie est la ^e sensible de la 
poésie^ Dans la chanson de Mignon, n'est-ce pas 
la mélodie qui Eut oimprcndre ce qn'épcouTe la 
}6une âUeiet cetscemèmejnélodien'éveiUe-t-^e 
pas à son tour d'antres i émotions que le poëme 
n'a pas exprimées? r 

Beethoven nm en(tctie en musique la lamen- 
tation que chantent Mignon et le joueur de harpe 
au ^evet de Wilheim blessé* Q a écrit sur ce 
sujet jusqu'il quatre mélodies, toutes gracieuses, 
mais qui rendent impaiiaitement la douleur pas- 
sionnée de ces strophes : 

Seuli ceki qui connaît là langueur 

S^t ce que je soufïirel 

Isolée et privée de toute joie^ 

Je regarde au firmament 

De ce côté, là-bas^. 

Ah! celui qui m'aime et me connaît 

Est dans rékng^iement. 

La tête me tourne, cela me brûle 

Dans les entrailles. 

Seul, celui -qui connaît la longueur 

Sait ce que \p souffre 1 



DEUXIÈME PARTIE. ' 255 



Beethoven n'alla pas plus loin dans sa traduc- 
tion de Wilhelm Meister; mais d'autres musiciens 
tentèrent après lui cette glorieuse entreprise et 
poursuivirent jusqu'à la fin. Ils sont au nombre de 
quatre, mais tous ne procédèrent pas de la même 
faço^. Trois d'entre eux, jugeant déjà la tâche 
' assez ardue, se contentèrent de mettre en musi- 
que la partie lyrique du roman de Gœthe : l'autre 
osa d'avantage et s'efforça de combiner dans 
im opéra certaines'scènes capitales et les strophes 
qui lui semblaient le mieux l'inspirer. Quel qu'ait 
été le résultat de ces diverses tentatives, elles 
commandent l'attention et méritent d'être sérieu- 
sement étudiées. Nous allons procéder ici comme 
nou^ avons fait pour Faust; nous étudierons ces 
créations à loisir, les comparant entre elles et les 
mettant en regard de l'original; nous arriverons 
ainsi à connaître quel compositeur a traduit le 
plus heureusement la pensée de Gœthe, lequel 
s'est élevé le plus haut au contact de son génie : 
de M. Thomas, de Schubert, de Schumann, ou 
de Rubinstein. 



256 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 



CHAPITRE IL 
La Mignon d'âmbroise Thomas. 

H en est de la Mignon de M. Thomas comme 
du Faust de M. Gounod. Ce serait faire injure • 
au lecteur que lui raconter une pièce qu'il con- 
naît i merveille : aussi bien ne prétendons-nous 
rien lui apprendre à ce sujet, nous voulons seu- 
lement étudier cet ouvrage conmie traduction 
musicale du roman de Gœthe et rechercher s'il 
rend fidèlement la pensée créatrice du maître. 

H suffit d'avoir lu une fois les Années d'^appren- 
tissage de Wilhelm Meister pour comprendre 
quelle difliculté il y avait à faire de Mignon l'hé- 
roïne d'un opéra. Il fallait plus que de l'habileté, 
presque de l'imagination, pour donner un corps 
à cette ombre à peine entrevue, pour grouper 
autour de cette fugitive et délicate fiction tous 
les incidents, tous les personnages d'un drame 
vivant. Les auteurs sont venus assez heureuse- 
ment à bout de cette tâche ingrate. Ils ont tout 
d'abord mis au premier plan les deux person- 
nages de la partie lyrique du roman. Mignon et 



DEUXIÈME PARTIE. 257 

le joueur de harpe, puis le héros même, en 
les faisant escorter des figures secondaires du 
joyeux Laërte et de la rieuse Philine. Si Wilhelm 
Meistcr conserve sur la scène le caractère indé- 
jcis de spectateur qu'il a dans le roman, il n'en 
est pas de même des autres personnages : il eût 
été difficile de les faire passer du livre au théâtre 
sans altérer leur caractère, leur physionomie, et 
même sans les métamorphoser entièrement. C'est 
ainsi que le joueur' de harpe a pris le nom de 
Lôthario, et qu'on le voit à la fin, sortir de la 
chambre du comte Cipriani, vêtu du costume des 
patriciens de Venise et tenant sous le bras une 
cassette au fond de laquelle Mignon va retrouver 
la raison. 

Les auteurs n'oiit guère conservé que trois 
scènes intactes du roman : Tépisode des saltim- 
banques où Mignon se révolte contre le joug 
de son maître; le délicieux dialogue de Mignon 
et de Wilhelm lorsque celui-ci lui demande 
quel est son nom^ son pa3rs ; et enfin la scène de 
l'incendie que le mendiant allume non plus par 
folie, mais pour exaucer le vœu de Mignon, pour 
englQudr au milieu d'un triomphe la coquette 
Philine qui a ravi le cœur de Wilhelm. Nous ne 



258 GOETHE ET LA MUSIQIUE. 

chicanerons pas les auteurs sur les changements 
qu'ils ont dû apporter au texte, nop plus que 
sur les sctoes de leur invention (quelques-unes 
sont bien dans le caractère du modèle)» mais 
nous ^ur reprocherons d'avoir £iit. une même 
personne de Mignon et de Sperata, et d'avoir 
mêlé à une poétique l^ende cette terrible lys- 
toire d'inceste âratetnel; noes leur demanderons 
enfin pourquoi ils ont imaginé cette scène de co- 
quetterie où Mignon abandonne son costume 4e 
garçon pour se parer des robes de Philine. Piftil 
épisode est en désaccord complet avec le carac- 
tère que Gcetbe a donné à son héroïne, et lui- 
même l'a condamné par aVancé quand il. écrit 
après la scène de l'incendie : « Le feu avait con- 
sumé la petite garde-robe de Mignon, etj lors- 
qu'on voulut la pourvoir de quelques vêtements 
nouveaux, Amélie proposa de lui £dre porter 
enfin des habits de fetnme. Mignon s'y refusa 
obstinément ; elle demanda, avec une grande vi- 
vacité, de conserver son habillement ordinaire^ 
et il fallut céder à son désir. » 

Reste la question de vie, ou de mort. Il parait 
que dans une première version du drame desti- 
née au Théâtre-Lyrique, où Marguerite est 



DEUJUÈME PARTIE. 259 

moite^ où Didon est morte, où JoUettie est 
motte. Mignon dev»U mounr. TnoKportée snr 
une scène où tant de mariages se sont déià ce- 
kfbrfe. Mignon ne pouvait donner le speetade 
de ;9on lagonie i un public ennemi dés dénoû- 
menu tragiques. Voilà pourquoi, malgré Goethe, 
M^on, redevenue Spçistta, la £iUe du comte 
Qpriani, épouse à la fin Williehn Meister par la 
grâce de Philine qui ks unit tA lenr o&e^ en 
guise de bouquet nuptial^ une intermiosable guir- 
lande de brillantes vocalises. 

Les auteurs pensèrent que cette conclusion 
heureuse ne serait pas du goAt des ÂUemands et 
écrivixiem à leur intention un déno&nsbent repré^ 
sentant la mort de l'héroïne : i leur grand éton-^ 
nement, les Allemands cècusëteni cette fin qui 
ect celle du roman et préférènent voir -vivre Vbt$k- 
reu^e Mignon. En ÀUemagne comme en France, 
Mignon revient donc àla^e et épouse son bienr 
aimé, seulemoit aujourd'hui la pièce se termâne 
brusqiuemem après ia reconnaissance de Mignon 
par scm père : il Tunk à Wilhdm et la bénit. 
C'est pkis naturel et plus conronable. 

n n'est pas difficâie de comprendre.quel motif 
a pu ^oider les amateurs allemands dans leur 



4 

V 



f 

260 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE. 

préférence : ils n'ont vu dans Topéra-comique 
français qu'une lointaine imitation du roman et 
n'ont pas cru qu'il y eût lieu de se montrer bien 
sévères à cet égard; dès lors ils ont admis la 
résurrection de l'hérome. Nous aussi, nous 
passerions volontiers condamnation si lious ne 
savions que les auteurs avaient d'abord composé 
leur pièce de fiiçon à conserver le dénoûment 
original; or, il est difficile d'admettre qu'on cor- 
rige Gœthe à seule fin de ne pas trop émouvoir 
les cœurs tendres qui fréquentent l'Opéra-Co- 
mique. 

Cet examen du livret d'opéra comparé au ro- 
man n'était rien moins qu'inutile. U devait nous 
enseigner dans quelle situation le musicien se 
trouvait à l'égard de Gœthe en composant son 
ouvrage, et par là nous mettre à même de l'ap- 
précier plus sûrement. Parlons d'abord, en com- 
mençant l'étude de la musique, des épisodes et 
des strophes qui sont fidèlement empruntés au 
roman. La majeure partie de l'introduction est 
composée de cette façon : elle comprend la 
scène où Mignon refuse de danser le pas des 
œufs et où Wilhelm la défend contre la sauvage 
colère de son maître. Les librettistes ont dû y 



. DEUXIÈME PARTIE. 26 1 

ajouter quelques incidents de leur invention, 
mais alors même ils se sont efforcés de rester le 
plus près possible du texte original ; c'est ainsi 
qu'introduisant au milieu de cette scène le joueur 
de harpe, ils liii font chanter non pas une ro- 
mance quelconque, mais bien des strophes de 
Goethe. Le musicien a placé là une introduction 
assez bruyante. Au lever du rideau, des bourgeois 
attablés au cabaret fêtent la dive bouteille sur un 
rh3rthme joyeux qu'interrompent bientôt les ac- 
cords de la harpe. Augustin ou Lothario paraît 
et chante alors la strophe qu'il déclame dans le 
roman, peu après l'incendie : 

Le long àts portes je me glisserai, 

Je m'y tiendrai, silencieux et modeste, 

Une main pieuse me tendra de la nourriture, 

£t je passerai plus loin. 

Chacun se trouvera heureux. 

Lorsque mon image apparaîtra, 

Il pleurera une larme. 

Et je ne sais ce qu'il pleurera. 

U ne semble pas que le compositeur ait donné 
un caractère assez saillant à cette plainte du 
fou; elle est trop écourtée (on n'en a mis en 
musique que la première moitié) et manque de 

15- 



262 GŒTHE ET LA MUSQUE. 

couleur: Du moment qu'on jugeait à propos de 
placer li une strophe du poëté, il ùibxt prendre 
garde de ne pas l'amoindrir en Pencadnmt dans 
un choeur de buveurs et lui donner le plus de 
relief possible; elle passe presque inaperçue à la 
scène. La troupe des saltimbanques fyt son en- 
trée jsur une marche bizarre, puis la danse corn- ' 
mence, danse bohémienne an rhjrtfame maxtpiè 
et à la tonalité vague sur laquelle se détachent 
jen notes piquées les caquets de la rieuse Philine . 

Ge tableau musical n'est pas mal venu. La 
danse du pas des œufs que l'orchestre joue en 
sourdine, pendant que Jamo réveille Mignon et 
la présente à l'assemblée, est gracieuse; les 
apartés de la sauvage enfant, qui sent croître, sa 
fierté au bruit des rires de la foule, sont empreints 
d'un charme pudique; l'éclat de colère et de sur- 
prise qui accompagne le refus orgueilleux de 
Mignon est rendu avec énergie ; bref, toute cette 
page est traitée d'une main habile, jusqu'à mais 
non compris la conclusion qui est conçue dans 
un style trop italien pour rendre avec justesse 
les sentiments opposés *qui agitent les diverti 
personnages du drame. 

n est encore au premier acte une scène que 



DEUXIÈME PARTIE. 263 

le mussôen a fidèlement trâduke àsi roman , 
c'est le dialogue si simple et si toucham de 
Wilfaebxi av£c i'enÊmt qu'il vieiit de racheter. 
Sik Im répond à peine et s'absorbe dans laoon- 
temp^tioa de la patrie abseone. La Hiélodie que 
M. Thomas a écrite »ir les paroles consacrées: 
Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent ? 
Si obtemi 4|ine vDgue inespérée dans les sakms et 
les conoerts : elk la 4oiç surtout i sa, grâce ma- 
niérée. X'est im morceau finement ouTté mais 
qui ne rend guère ^ vagues aspirations de la 
rêveuse eréttttt y^x^ la patrie, vers l'amour. 
Harmonie et mélodie sont d'une élégance trcq) 
cherchiëe; ce peut être une jolie romance, mais 
qui conviendratt aussi Uen à toute autre fille 
qu'à Mignon; on ne sent guère battre un cœur 
brûlant sous cette mélodie contournée^, on ne 
devine pas, sous ces accords langoureux, l'ar- 
dente passion de la sauvage enfant. 

La scène de l'incendie ne forme dans l'opéra 
qu'un final bruyant et banal, mais il £uit émdier 
d'ensemble tout ce deuKième tableau du second 
acte et ne pas détacher l'épisode final des scènes 
qui précèdent : celle où Mignon veut s'élancer 
à l'eau dans un accès de désespoir, et celle où 



264 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

le vieillard la serre dans ses bras et pleure avec 
elle son bonheur perdu. Dans ce dernier mor- 
ceau, le musicien s'est directement inspiré du 
génie de Gœthe et il semble que cette généreuse 
influence ait rejailli jusque sur la icène précé- 
dente où le compositeur a rencontré d'heureux 
accents. 

Cette scène au bord du lac débute par un joli 
prélude d'orchestre : c'est le doux concert de la 
brise du soir se perdant à travers le feuillage, 
c'est le murmure de l'eau qui vient mourir sur 
le sable de la rive. Mignon parait, les vêtements 
et la chevelure en désordre. Le silence mysté- 
rieux de la nuit, interrompu seulement par des 
bravos et des fanfares qui lui annoncent le 
triomphe de sa rivale, redouble sa haine et son 
amour. Sa plainte s'exhale en paroles pressées 
auxquelles répond une touchante mélodie du 
violoncelle; peu à peu la douleur lui trouble la 
raison, un charme indicible l'attire vers le lac. 
La musique rend assez bien ce doux enivrement 
de la malheureuse enfant, tandis qu'une phrase 
mélodique du cor solo semble peindre le naouve- 
ment cadencé des eaux du lac, le murmure des 
flûtes et des clarinettes, soutenu par un trémolo 



DEUXIÈME PARTIE. 265 

aigu des violons, retrace à l'oreille les mille bruits 
de la nature endormie. La Ëiible raison de l'en^ 
fant succombe à ce vaporeux concert qui évoque 
à son esprit troublé des visions enchanteresses, 
elle court vers le lac... A ce moment, le men^ 
dia«t parait, qui reçoit dans ses bras et serre sur 
son cœur cette pauvre fille vers laquelle il se 
sent attiré par le charme du malheur. Le mu- 
sicien a écrit là un morceau bien senti, le duo : 
As'4u souffert ? As-tu pleuré? Cette mélodie entrer 
* coupée et empreinte d'une douce amertume cpn- 
vient bien aux strophes : Seul, celui quicormait la 
langueur sait ce que je souffre, que le mendiant et 
Mignon chantent — dans le roman — auprès de 
Wilhelm, alors que celui-ci, guéri des blessures 
qu'il a reçues en se battant contre les brigands, 
s'enivre du souvenir de sa libératrice, de lafemme 
adorable qu'il a vue à ses côtés quand il a repris 
connaissance et qui a disparu comme une divi- 
nité protectrice. 

Nous venons de passer en revue les pages de 
l'opéra de Mignon où le compositeur a pu s'in- 
spirer directement de Wilhelm Meister; mais on 
pourrait citer encore quelques^ssages gracieux. 
Ce serait d'abord, non pas le duo des hirondelles 



266 GŒTHE £T LA MUMQJLJE. 

I 

qu'on a vanté outre mesure, ni k scyrienne que 
chante Migixm en se fardant et en s'acdfant des 
parafes d/e Philine, dguûs la ronuuice de Wâfaelm 
qui suit : Adieu, Mignon^ où se reflète une cen** 
dreœ mêlée de douleur ; -^ ce sentit encore le 
duo d'amour de Mignon et de Wilhelm, avec un 
gradeux andaitee pendant lequel les denx amants 
suivent dir regard les faalanceiles qui glissent sur 
le lac et s'enivrent des vapeurs lemlmiimées 4)ue 
leur envoie la nature au ré veU ; — ce serait enfin 
la jolie scène où M^nonlit dans le livre d'heures 
de son et^ance la prière qu'elle épelait jadis, 
laisse tomber le livre et achève de mémoire la 
prière commencée. 

Nous venons de séparer le bon grain de 
Tivrate. L'ivraie dans l'ouvrage de M« Thomas, 
c'est une bonne partie de l'ouverture, c'est le 
premier air de Mister, c'est la majeure paitie 
du finale du ^emiet acte, c'est. . . (abrégeons).. w 
c'est le rôle entier de Philine, un interminable 
chapelet de trilles, d'arpèges, de roulades qui 
ne signifient rien et ne valent pas davantage. Ce 
rôle, M. Thomas ne l'avait pas écrit pour lui, 
mais pour le public, etle public (bien fol est qui 
s'y fie!) ne l'a nullement récompensé de sa con^ 



DEUXIÈME PARTIE. 267 

descendsnca : il s'est montré beaucoup plus 
channé des cantilènes de Mignon que des mor- 
ceaux à grand effet de Philine, disons mieux, de 
M°*« Cabel. Qu'en reste-t-il, maintenant qu'elle 
a disparu? 

H serait difficile <ie dire aujourd'hui quel 
avenir ^st réservé à l'ouvrage de M. Thomas : il 
n'est eiKore âgé que de treize ans et l'on s'aven- 
turerait beaucoup en concluant d'une jeunesse 
aussi peu avancée à une lot^e vieUlesse. Cet 
opéra • renferme des qualités de charme voilé, 
de tendresse discrète, mais il a un <lé&ut grave : 
ce n'est pas une œuvre d'audace, ni même de 
conviction. Le gr^ tort de l'auteur est d'avoir 
voulu concilier, tempérer. En l'écrivant, M. Tho- 
mas n'a pas eu la force <ie caractère qu'on est 
en droit d'attendre d'un musicien vivement épris 
de son art. Et nous sommes d'autant plus à l'aise 
pour lui adresser ce reproche que lui-même 
semble l'avoir prévu ; nous n'en voulons pour 
preuve que le soin qu'il prend ii'élaguer un à 
un de son ouvrage les morceaux qu'il y avait 
d'abord mis pour gagner les faveurs de la foule. 

Quoi qu'il fasse, nous doutons qu'il arrive à 
faire de sa Mignon une incarnation parfaite de la 



268 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Mignoû de Gœthe. Expliquons-nous. Des obsta- 
cles de toute sorte se dressent devant le musicien 
qui prétend traduire dans la langue des son^, des 
créations d'un ordre aussi élevé que celles de 
Gœthe. H est vrai qu'il est soutenu dans son 
essor par le génie du maître, mais en revanche 
il est bien difficile à la critique de ne pas mon- 
trer de justes exigences .envers ceux qui ont 
eu assez de confiance en leurs propres forces 
pour tenter une entreprise aussi périllepse : l'ap- 
pui d'un nom comme celui de Gœthe est un 
appui dangereux qui dessert souvent plus qu'il 
ne soutient celui qui s'y fie. De plus, si le com-' 
positeur est d'une nationalité étrangère, il éprou- 
vera une grande difficulté à s'identifier avec 
l'esprit du maître, à bien pénétrer le sens intime 
de son œuvre, ses plus secrè.tes pensées. Veut-il 
révéler au vulgaire ces rares beautés, il £aut 
d'abord qu'il s'y initie lui-même, et le plus 
souvent il n'y réussira qu'à moitié. Pour sur- 
monter de tels obstacles, il ne faut rien moins 
que du génie. 

. On aura beau dire, la Mignon de M. Thomas 
et la Marguerite de M. Gounod ne sont pas la 
Mignon et la Marguerite de Gœthe. Ce sont 



b 



DEUXIÈME PARTIE. 269 

deux gracieuses figures, presque deux sœurs, 
douces, résignées, poétiques, mais maniérées 
et froides. La passion leur manque, et aussi cette 
simplicité idéale, cette pudeur adorable dont le 
poëte a fait une pure auréole à ses héroïnes. Ce 
sont deux créations de notre époque ; nous dou- 
tons qu'elles soient de tous les temps, comme 
leurs modèles. La postérité pourrait bien mon- 
trer à leur égard une juste sévérité sans plus 
tenir compte aux musiciens des qualités qui font 
aujourd'hui leur succès auprès du public, de 
cette recherche, de cette afféterie de style, toutes 
mignardises charmantes qui rendent à merveille 
non plus l'idée allemande, mais la coquetterie 
parisienne. Le savoir et l'habileté servent de peu 
quand il s'agit de se mesurer avec Goethe ou 
Shakespeare : ce qu'il faut, c'est la puissance 
créatrice. Tel musicien de talent pourra bien à 
un moment donné s'élever assez près de son 
modèle par la force de la volonté; Thomme de 
géiiie seul saura créer une œuvre qui soit une 
nouvelle et resplendissante incarnation de la 
conception première d'un maître de génie. 



270 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 



CHAPITRE III. 

La Mz0V^lf 9S ScvtTBSftr. 

Schubert» noQ plus que Schumann, n'a pas 
écrk un opira de Mignon, mais Us ont, l'un et 
Tautre, mis en musique la partie lyrique du ^o* 
man de Wilbelm Meister et 6ût chanter les deux 
personnages que Goethe avait &it dédamer. 
Mignon et le joueur de harpe : c'était une ex- 
cellente façon d'adapter la musique au roman 
sans violenter la pensée créatrice du msakre. 
Mignon et le harpiste ont chacun quatre mélo* 
dies à chanter y au milieu desquelles Philine 
lance son gai refrain comme un joyeux éclat de 
rire« Schubert a négligé de mettre en musiqne 
cette chanson : il a eu tort, il s'est privé par là 
d'un contraste qui aurait fait d'autant ressortir 
ses chants de douleur. En revanche, Schubert a 
écrit sur certaines strophes jusqu'à deux et trois 
mélofties, mais l'abondance ne hit pas la diver-i> 
site , et rien ne vient rompre la teinte triste et 
rêveuse de ses inspirations. H est vrai que cette 



DEUXIÈME PAKTIE. 27I 

monotonie n'est sensible qu'autant qu'on rap- 
proche ces mélodies les unes des autres, tandis 
que l'auteur les a composées sans ordre, à des 
époques différentes, et les a disséminées au ha- 
sard dans le recueil de ses lieder, Cest dans cette 
masse de six cents morceaux qu'il faut recher- 
cher une à une les dix ou onze mélodies qu'il a 
tirées de Wilhelm Meîster, pour reconstituer la 
Migfum de Schubert. 

Le chant de Mignon : « Connais-tu le pays? » 
(liv. 20 des œuvres posthumes, édition Ri- 
chault) est une mélodie charmante, mais qui ne 
^Jnspœ pas assez des strophes de Gœthe. Oa 
voit pourtant, àii^ job ckraier^ qw Schabert 
s'est efforcé de suivre le prc^amme tracé par 
le poete^ Le troisième vers est d'une teinte 
mystérieuse, la fin de chaque strophe est prise 
d'un mouvement plus rapide et soutenue d'un 
murmure ondoj^nt qui semble emporter Tesprit 
de Tendant aux pays lointains. D'où vient donc 
que cette mélodie finement ciselée ne rend qu'à 
demi la pensée du poète ? c'est que l'inspiration . 
du musicien a faibli. Il a bien vu comment il 
fallait faire, il l'a tenté... et n'a produit qu'un 
joli lied. 



272 GŒTHE ET LA KfUSIQUE. 

C'est en 181 6 que Schubert composa la bal- 
lade (op. 1 17) que le harpiste chante en entrant 
dans l'assemblée des comédiens : 

C2M'entends-je là, en dehors de la porte, 

Qji'est-ce qui vibre sur le pont? * 

Laissez, que les chants à mon oreille 

Résonnent dans la salle. 

Voilà ce que dit le roi ; le page courut ; 

Le page revint, le roi s'écria : 

Faites entrer le vieillard I 

Cette scène dramatique a heureusement senri 
le musicien : il a traduit dans une large mélodie 
et dans de beaux récits la parole inspirée et la 
noble fierté du barde qui refuse la chaîne d'or 
qu'on lui offre en récompense de ses chants, 
demande une^coupe de vin et la vide en l'hon- 
neur de son hôte. 

Durant Tautomme de 1821, Schubert était 
allé, avec son ami Schober, passer plusieurs 
jours chez un parent de celui-ci, l'évèque de 
de Saint-Polten, von Dankesreithner^ qui les 
. avait fort bien reçus en son château d'Ochseû- 
burg. Franz le remercia de son hospitalité en 
lui dédiant les trois chants du harpiste (op. 12) 
qu'il publia l'année suivante. 



DEUXIÈME PARTIE. 273 

Les deux premières mélodies : « Celui qui 
n'a jamais mangé son pain mouillé de larmes, » 
et : « Celui qui s'abaadonne à la solitude, » 
sont empreintes d'une mélancolie profonde, et 
telles qu'elles devaient être pour charmer la 
douleur de Wilhelm, qui, en entendant ce chant 
triste accompagné par les plaintifs accords de 
la harpe, s'écrie : « Quelles sensations tu as 
excitées en moi, bon vieillard! Tu viens de 
rendre la vie à tout ce que renfermait mon cœur 
engourdi ; ne t'arrête pas, continue : en soula- 
geant tes propres souf&ances, tu rends heureux 
un ami! » Le troisième chant du harpiste : « Le 
long des portes je me glisserai, » a moins de 
caractère. L'auteur a eu l'idée peu heureuse de 
peindre dans l'accompagnement le pas pesant 
du vieillard : en persistant, ce dessin donne au 
morceau l'apparence d'une marche, imitation 
forcée qui ne tarde pas à lasser l'oreille et semble 
un peu puérile. 

Le lied : « Seul, celui qui connaît la lan- 
gueur..., » que le harpiste ^et Mignon chantent 
auprès de Wilhelm blessé, est celui qui a le plus 
et le mieux inspiré Schubert. Il n'a pas écrit 
sur ces vers moins de cinq morceaux, dont trois 



274 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

lUdeTf un duo pour ténor et soprano, et un 
quintette pour deux ténors et trois basses : ce 
dernier est inédit et l'autographe appartient à 
M. Stadler, de Vienne. Nous ne connaissons 
qu'un des lieder et le duo (op, 62, n*** i et 4). 
Ce sont deux pages d'une expression pénétrante 
et s'harmonisant à merveille aVec les sensations 
dm malade qui était tombé dans uiie langueur 
rêveuse. 

Ces deux morceaux ont été composés vers 
1815 oui8i6> ainsi que deux autres mdodies 
de Mignon (op. 62, n''* 2 et 3) qui ne sont pas 
des m:eilleures pages de Schubert. La mélodie 
qu'il a mise dans la bouche de Mignon sur ces^ 
paroles : 

Ne me dis pas dç parler, ne me dis pas de me taire. 
Car le secret est pour moi un devoir : 
Je pourrais te montrer mon cœur à nu, 
Mais le sort ne le veut pas 1 

ne rend que Êiiblement la vive ardeur d'une pas- 
sion que l'enfant cherche vainement à contenir 
et dont l'aveu lui échappe en dépit de son si- 
lence obstiné. 



. DEUXIÈME PARTIE. 275 

■II " > » I ■ ■ I II I II I I I 1 1 I 

Là caatique que chante Mignon lorsqu'elle 
est habillée en ange : 

Laissez-moi paraître, en attendant que je sois ; 

Ne me retirez pas ce vêtement blanc : 

Je m'ettfiiis dé la belle terre 

Pour descendre dans la solide demeure. 

a dicté à Schubert deux mélodies qui ne se dis- 
tinguent pas par des qualités bien saillantes 
(op. 62, n° 3; et liv. 48 des œuvres posthumes). 
L'une et l'autre sont assez jolies, mais cela ne 
suffit pas pour peindre la transfiguration de Mi- 
gnon qui, avec les ailes des anges, a pris aussi 
leur nature éthétée, leur voix séraphique : la 
musique de Schubert est trop terrestre pour 
dcHiner idée de cette extase angélique. 

Après avoir passé en revue ces mélodies, il 
serait peut-être bon de porter un jugement gé- 
néral, mais cela ne laisse pas d'être assez diffi- 
cile, précisément parce que l'auteur n'a pas 
prétendu faire une œuvre d'ensemble. Voici 
pourtant ce que nous dirons. Presque tous ces 
morceaux ont un charme assez vif, deux ou 
trois sont remarquables; mais on doit ajouter 
que s'ils portent bien l'empreinte du musicien, 



276 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

ils ne reflètent guère la pensée du poète. Schu- 
bert — et c'est un tort — ne semble pas s'être 
inquiété de leur donner uo caractère distinct de 
celui de ses autres lieder. Chacun de ses mor- 
ceaux pris à part peut être charmant, mais on 
n'y perçoit pas la double influence de son génie 
et de celui de Gœthe. 



-f — 



DEUXIÈME PARTIE. 277 



■^*r- 



CHAPITRE IV. 
La Mignon de Schumann. 

Lorsqu'on étudie le recueil des mélodies com- 
posées par Schumann sur les poésies de Wilhelm 
MeistcTy il ne £iut pas longtemps pour distinguer 
que même sans parler de son génie musical, 
l'admiration et le respect qu'il professait pour 
les créations du patriarche de Weimar devaient 
lui rendre la tâche plus facile et lui donner en 
fait une supériorité marquée sur les musiciens 
qui s'étaient épris du même sujet. L'examen de 
son Faust a pu le prouver : nul esprit n'était 
plus apte que le sien à pénétrer les conceptions 
les plus profondes de Gœthe, nul génie plus 
propre à les traduire dans la langue des sons. 
Aussi lui seul a-t-il trouvé le vrai moyen d'a- 
dapter la musique au roman de Wilhelm Meister : 
Schubert n'avait fait que le pressentir. Au con- 
traire de Schubert, Schumann fit de cette traduc- 
tion le travail assidu de quelques jours. II pré- 
tendit faire un tout de ces mélodies isolées et sut, 
en les composant sans interruption, donner à 

chacune une couleur plus vive : Tune faisait res- 

, 16 



ayS GŒTHE ET LA MUSUJUE. 

sortir l'autre. Il les mit toutes en musique, y 
compris la chanson de Philine, mais il ne laissa 
qu'une version de chacune; enfin il couronna 
son travail en écrivant un grand Requiem sur la 
scène des. funérailles de Mignon. 

Cest sur b fin de sa carrière» en 1849, que 
Schumann composa ce bel ouvrage. La Société 
chorale ou Cborgesangvordn de Dresde^ qui s'était 
iooA^e l'année précédente grâce à son initiative» 
et dont il était de droit le did^cteur^ offiratt un 
nouveau but à ses Cultes créatrice. Cette ac- 
tivité extérieure exerça une influence bienfaisante 
sur le cerveau malade du grand musicien. L'in* 
térèt qu'il portait à la société naissante l'engagea 
à écrire de nombreuses compositions vocales» 
et il choisit, pour les mettre en omsique, les 
poésies de Wilhelm Mdster. Grâce au catalogue ' 
qu'il tenait alors de ces productions de chaque 
jour, nous pouvons retrouver la date denaissance 
de CQ% divers morceaux. Du 18 au 22 juin» il 
composa les quatre mélodies de Mignon^Ja bal-^ 
kde du harpiste et la chanson de Philine; le 2 
et le 3 juilfet, il écrivit la sctoe des funérailies^;^ 
puis, le é'C^fc 7, les troisinélodics du harpiste. 
Il lui suffit donc de neuf jours pour composer les 



DBXnOÈME PARTIE. 279 

m 

neuf morceaux de chant solo et le grand Re- 
quum avec chœurs et orchestre qui fonnent le 
cycle musical de Mignon. 

Le chant de Mignon « Coionais^tu le pay^? » 
est — avec la mélodie de Beethoven. — la 
meilleure traduction que nous connaissions des 
strophes de Gœthe : la première phrase est d'unç 
rêverie exquise, tandis que l'exclamation finale 
«C'est là! » respire la passion la plus vive^ 
C'est, de la première à la dernière note, line 
page de maitre. 

Le morceau suivant est la ballade que chante 
le harpiste sur l'invitation de Wilhelm dev^Mit 
tous les comédiens assemblés. Cette ballade : 
K Qu'emends-^jelà, en dehors de laporte? «forme 
une grande scène dramatique dont Schumann a 
traité les divers épisodes avec une variété d'ins- 
piration qui n'a d'égale que la vérité de ses ac- 
cents. Le début a un caractère de grandeur qui 
convient bien au rédt du roi et à la salutation du 
ménestrel devant cette noble assemblée; l'excla- 
mation : « Vous, mes yeux, fermez-vous ! » est 
empreinte d'une douce tristesse; la phrase : « Le 
chantre ferma les yeux » est gracieusement ac- 
compagnée par les arpèges de la harpe; le refus 



28o GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

du barde : a Ne me la donne pas, la chaîne d'or n 
respire une noble fierté et forme un heureux 
. contraste avec la phrase poétique : « Je chante 
comme chante l'oiseau; » enfin l'exclamation 
finale : « O boisson douce et bienfaisante! » 
traduit avec feu l'expansion reconnaissante de 
ce cœur brisé par la douleur. 

Schumann a fait chanter par Mignon seule les 
strophes : « Seul celui qui connaît la langueur, » 
qu'elle déclame avec le harpiste dans le roman 
auprès de Wilhelm blessé. La mélodie de Schu 
mann forme une lamentation assez courte, mais 
d'une expression irrésistible, où se reflète la 
douleur résignée de Mignon. Pourtant à ces 
mots : « Ah ! celui qui m'aime et me connaît est 
dans l'éloignement! » la passion la mord au 
cœur; elle rougit et son chant trahit cet accè^ 
de fièvre amoureuse. Elle retombe bientôt dans 
un abattement profond et c'est du bout des lè- 
vres qu'elle répète les premiers mots de sa triste 
plainte. 

La mélodie du harpiste : 

Celui qui n*a jamais mangé son pain mouillé de larmes. 

Celui qui pendant des nuits d'anxiété 

N'est pas resté pleurant assis sur son lit, 

Celui-là ne vous connaît pas, ô puissances célestes 



DEUXIÈME PARTIE. 28î 

Vous nous faites entrer dans la vie ! ^^ 

Vous laissez le malheureux devenir coupable. 
Puis vous l'abandonnez à la souffrance ! 
Car toute faute s'expie sur la terre. 

est empreinte d'un grand •sentiment de souf- 
france. Il semble parfois que les larmes empê- 
chent le vieillard de continuer, et l'instrument 
résonne seul jusqu'à ce que la voix y mêle de 
nouveaux ses accents éplorés. C'est bien là ce 
chant plaintif qui remue profondément l'âme de 
Wilhelm. La douleur de l'inconnu touche son 
cœur navré, les larmes coulent de ses yeux et il 
adresse au vieillard ces douces paroles : « Chante 
ce que tu voudras, ce qui convient à ta situa- 
tion; fais comme si je n^étais pas là. Il me semble 
qu'aujourd'hui tu ne saurais te tromper. Que 
tu es heureux de pouvoir ainsi charmer ta soli- 
tude, et, puisque tu es étranger- en tous lieux, 
de trouver ainsi dans ton cœur de plus agréables 
connaissances! » 

Le vieillard prend alors sa harpe et, après un 
prélude mélancolique, se met à chanter : 

Celui qui n'a jamais connu la solitude» 
Oh î celui-là est bientôt seul, • 
Chacun vit, chacun aime, 

Et tout le laisse à sa souffrance. 

t6. 



282 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

Ces strophes ont inspiré au mnsicien un chant 
d'une tristesse amère, sauf dans la phrase : « Un 
amant se glisse doucement, prêunt l'oreille pour 
guetter si son amie est seule, » qui respire une 
tendresse ineffable : ce contraste est du plus 
heureux effet. La mélodie s'éteint sur les ar- 
pèges voilés de la harpe, fesprit du chanteur 
se perd dans la contemplation de l'infini. 

Le troisième chant du harpiste : « Le long 
des portes je me glisserai, » ne le cède en rien 



aux précédents. Schumann a évité Técueil où 
Schubert était tombé; il 4 moins sacrifié à 
l'imitation et n'a que légèrement retracé la 
marche lente du mendiant; la phrase : « Une 
main pieuse me tendra ma nourriture,.» est 
fort touchante, et l'exclamation finale : « Je 
ne sais ce qu'il pleurera, » est empreinte d'un 
morne désespoir. 

La malicieuse chanspn de Philîne a inspiré 
au maître des couplets d'une gaieté spirituelle : 

Ne chantez pas sur un air lugubre 

La solitude de la nuit ; 
Non, elle est, ô favorables beautés, 

'Faite pour la société. ' 



DEUXIÈME PAKTIE. 283 



Cest pourquoi 4^0$ h lopg\^ journée 
Pjensez-y, mpn cher cœur : 
Le jour a son tourment, 
La nuit a son plaisir. 

Resteat deut mélpdi^s d€ Mignon, celks que 
Schubert a. le moi^h^evireus^ment traitées : 
Sdiuauum y a réus^* I^s strophes : « Ne me 
dis pas de parler, ne me dis pas de me taire^ » 
l'ont surtout biçn $i^rvi ; le tnaj^r arrivant sur 
ces mots : « Le cours du soleil chasse la sombre 
nuit, » £^t d'un ^et délideux, et la phlrase : 
« Giacun cHerche le r:epQ3 dans les bras d'ua 
ami> » respire une tendre iv^es^e: jL'^vei^ de son 
amour. va lui échapper, mais elle reprend em-* 
pire sur ses. sens et murmure jtristement : « Mais 
un serment ferme mes lèvres, ^ mon Dieu seul 
est capable de les ouvrir ! » La mélodie :,« Lais- 
sez-moi paraître en attendant que je sois... y^ 
cadre bien avec le caractère semi^dlvin qu'a pris 
Mignon en endossant le costume d'ange; elle 
est d'une teinte >oilèe «t. rêveuse qui retrace 
bien l'extase religieuse de Ten&nt. , 

Nous voici arrivés à la page la plus impor- 
tante de l'ouvrage, la scène des funérailles de 
Mignon. 



284 GŒTHE ET LA MUSIC2]UE. 

a Le soir, l'abbé invita ses amis aux funérailles 
de Mignon. La société se rendit dans la salle du 
passé et la trouva éclairée et décorée de la façon 
la plus saisissante. Les murs étaient tapissés du 
haut en bas de tentures bleu de ciel, qui ne lais- 
saient voir que la plinthe et la irise. De grands 
cierges brûlaient dans les quatre candélabres des 
angles, ainsi que dans les plus petits qui entou- 
raient le sarcophage au milieu de la salle. Alen- 
tour, quatre jeunes garçons, vêtus d'une étoffe 
bleu céleste, lamée d'argent, balançaient4e larges 
éventails en plumes d'autruche, comme pour 
agiter Pair autdur d'une figure qui reposait sur 
le sarcophage. Tout le monde s'assit, et deiix 
choeurs invisibles commencèrent par demander 
avec un chant mélodieux : 

» Qjii amenez-vous dans notre paisible de- 
meure ?» » * 

Les quatre jeunes gens répondirent d'une voix 
douce : 

« Nous vous amenons un compagnon fatigué; 
laissez-le reposer parmi vous, jusqu'à ce que les 
cris d'allégresse de ses frères célestes viennent 
le réveiller. » 

Cette demande du chœur forme le début de 



DEUXIÈME PARTIE. 285 

cette belle page musicale : quatre voix de femmes, 
figurant les quatre jeunes garçons, y répondent 
par quelques mesures d'une expression péné- 
trante; puis le chœur complet des anges entonne 
un bel ensemble en mi bimel pour saluer la ve- 
nue de leur nouvelle compagne : 

« Premier fruit de la jeunesse dans notre so- 
ciété, sois le bienvenu ! avec tristesse nous te 
disons : sois le bienvenu ! qu'aucun garçon, 
qu'aucune fille ne te suive ! que la vieillesse seule 
s'approche, calme et résignée, de notre salle si- 
lencieuse, et que l'enfant, la chère enfant, re- 
pose dans cette grave société! 

» Hélas ! répondent les j eunes garçons, comme 
à regret nous l'avons amenée ! Hélas ! Et elle 
doit rester ici! Restons-y aussi, pleurons, pleu- 
rons sur son cercueil ! » 

Le musicien a écrit sur cette strophe une 
mélodie pour deux voix de femmes pleine d'a- 
mers regrets. La tonalité ^ut mineur donne à 
cette déploration un grand caractère de morne 
tristesse, tandis que le dessin haletant des vio- 
lons semble peindre les sanglots qui s'échappent 
de tous les yeux au moment de se séparer de 
cette chère dépouille ! 



286 GŒTHÇ ET LA MUSiaUE. 

Tout à coup le mouvement s'apime, les ténors 
lancent une phrase joyeuse : « Voyez ces ailes 
puissantes! » que tout le chœur répète avec une 
sainte ardeur : 1^ voix et Torchestre poursui- 
vent ce beau crescendo jusqu'aux derniers mots 
de la strophe, où les voix se taisent presque; 
un doux murmure succède à ce brillant con- 
cert. 

« Voyez ces ailes; puissantes! voyez jce voile 
pur et léger! Conime elle ra^yonne autour de sa 
tête, la bandelette d'or ! Voyez ce beau, ce digne 
sommeil! » 

Après avoir ainsi développé cette strophe, le 
musicien l'a combinée d'une façon très-drama- 
tique avec celle qui suit et que chantait les 
jeunes garçons : 

« Hélas ! les ailes ne se déploient pas* Le voile 
ne se joue plus en plis légers; quand nous cou- 
ronnions sa tête de roses, elle nous regardait 
douce et a0ectueuse. » 

 chaque fois que le chçg^r répète avec une 
chaleur croissante : « Voyez ces ailes puis- 
santes! » les jeunes garçons répondent avec 
douleur : « Hélas ! les ailes ne se déploient plus. » 
Ce dialogue qui va se précipitant produit un 



DEUXIEME PARTIE, 287 



effet saisissant, à chaque cri de joie répond une 
clameur de tristesse : ce contraste répété des 
chants d'allégresse et des sanglots forme un 
admirable tableau musical. 

a Regardez en liautavecles yeux de l'esprit I » 
s'écrie le chœur dans uil dernier transport. Les 
cors et les trombones entonnent un chant reli- 
gieux auquel toutes les voix répondent sur ces 
paroles : « Q]l*elle vive en vous, cette force créa- 
trice, qui porte au delà des étoiles ce qu'il y a 
de plus beau, de plus élevé, la vie! 

» Mais, hélas! elle nous manque ici, répli- 
quent en fleurant les jeunes garçons, elle ne 
dourt plus dans le jardin, elle ne cueille plus 
lès fleurs de la prairie* Pleurons et restons au- 
près d'elle! » 

Ici encore, les sanglots des jeunes garçons 
interrompent les hymnes joyeux des chérubins. 
Cet ensemble, qd comporte de longs dévelop- 
pements, est d'un effet très«-dramatique : cet 
accompagnement acharné de six noires contre 
quatre qui' sont au: chant (un procédé faniilidr 
de Schui|iann) prête au morceau 'un élan irré- 
sistible et qui va ■croissant jusqu'à là fin». « Re- 
gardez ien haut! "» ^'écrient les utts; et les autres 



288 GCHTHE ET LA MUSIQUE . 

de répondre ; « Pleurons et restons auprès 
d'eUel » 

La seconde partie de la cérémonie des funé- 
railles (elle n'est séparée de la première que 
par un point d'orgue) renfermé aussi des beau- 
tés d'un ordre élevé, mais elle n'est pas déve- 
loppée d'une façon aussi grandiose. Ici s'arrête 
ce terrible contraste des chants de fête et des 
pkurs; tous se consolent à l'espoir de la félicité 
pure que la morte goûtera auprès des bien- 
heureux et tous unissent leurs voix pour célébrer 
son bonheur étemel. 

(c Enfants, retournez dans la vie. L'air frais 
qui se joue autour du ruisseau sinueux essuiera 
vos larmes. Fuyez la nuit! Le jour, le plaisir, 
la stabilité sont le partage des vivants. » 

Schumann a écrit sur cette strophe' uue mélo- 
die pour voix de basse, large et expressive que 
le hautbois et le basscm enserrent en des méan- 
dres gracieux. On entend un appel des trom- 
pettes. Les jeunes garçons entonnent alors un 
chant joyeux, dont la fin surtout, unei sorte de 
balancement régulier qui invite ^u;jepos et à 
l'oubli, ei^t d'un eflfet délicieux. 

« Allons, disentrils, xetoùirnoris dans la vie. 



DEUXIÈME PARTIE. 289 

Qjie le jour nous donne plaisir et travail, jusqu'à 
ce que le soir nous apporte le repos, et que le 
sommeil de la nuit répare nos forces. » 

Puis toutes les voix de l'orchestre et des chœurs 
s'unissent dans un chant d'actions de grâce, 
sorte d'hosanna triomphal : « Enfants, montez 
rapidement le chemin de la vie; que sous le pur 
vêtement de la beauté l'amour vienne au-devant 
de vous, vous ouvrant une perspective céleste 
et vous tendant la couronne de l'immortalité ! » 
Les trombones éclatent, les harpes joignent 
leur musique céleste à ce brillant concert qui 
termine d'une façon grandiose cette dernière con- . 
cation du génie de Schumann, ou l'on retrouve 
toutes ses qualités maîtresses: son charme tou- 
chant, sa tristesse pénétrante, son ardeur reli- 
gieuse; une. œuvre digne de ses aînées et qui peut* 
aller de pair avec ses créations les plus admirées. 



'* 33 ggE PCC ti 



17 



290 GŒTHE F.T LA MUSiaUE. 



CHAPITRE V. 

La Mignon de Rubinstein. 

Plus récemment, le célèbre pianiste Àûtome 
Rubinstein s'est inspiré à son tour it WiThdtn 
Meister. Le désdr de faire chariter Mignon et ié 
joueur de harpe lui serait venu, paraît-il, en en- 
tendant exécuter les mélodies de Scîitimann à la 
Singacademie de Berlin; fpaîs il a cherché à se- 
couer cette iilfluence et à se distinguier par quel- 
que côté du maître qu'il armait. Acétefiet/îl re- 
cueillit dans le roman lés moindres vë^ que 
celui-ci avait — à bon escient ^— rfégl^é de 
^ mettre en musique et il les ajouta à son rcrcùëil, 
"qui compte, de cette façbn, quatre iits de pdus 
que celui de Schumanh. KubînStéîn écrivit 'ces 
treize morceaux et la grande page du Requiem 
durant l'hiver de 1 87 1 à 1 872, de sorte qu'au mois 
d'avril 1872 son œuvre entière put être exécutée 
à Vienne (sauf le Requiem^ dans le concert du 
baryton Krûckl, qui s'était chargé du rôle du 
harpiste, à côté de M"" Messnick et Passy- 
Cornet qui interprétaient Mignon et Aurélie; 



. DEUXIEME PARTIE. 29 1 

mît indisposition du ténor Schùltner avait fait 
supprimer l'ariette de .Frédéric ^. 

Les trois mélodies du harpiste renferment de 
gracieux détails sans avoir une couleur bien tran- 
chée. Le début de : « Qa'emends-je là en dehors 
iàe h prortè ? d a de la noblesse, et h phrase « Sa- 
4at à voulants sdgnëursi )) est rendue par une 
jolie mélodie qui revient mal à propos à la qua- 
trième strophe, au moment où le chintseufTe- 
pousse iièvemèdt, comme im signe d'esckvage, 
la chaîne d'«cxr que le roi lui donné pour prix de 
de sa chanson : le même motif mélodique ne pou- 
"vait pas rendre avec vérité aïeux faats aussi dis- 
^embiai))es que ce saàit à l'assemblée et cet ac- 
cès die fieîté sauvage, Ce morceau .offi*e aussi un 
grave défeut de proportions, le musicien ayant 
'eu la «mgûïière idée d'arrêter net le chant sur 
■fes vers : <( Lie chantre ferma les yeux et frappa 
des acscords sonores n tpour intercaler là un 
brillant solo de :pîano plus long à lui seul que 
toute la ballade. Les deux autres mélodies: « Ce- 
lui qui n'a jamais mangé son pain mouillé de 
larmes » et « Celui qui s'abandonne à la solitude » 

' Une exécution inté^^rale de cet ouvrage eut lieu à la Hn de 
mai 187Î, à Dûsseldorf/ sons la direction deTt. Ratrenberger. 



292 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

• 

n'offrent pas de passages saillants; dans cette 
dernière pourtant, l'exclamation : « Étant en- 
tièrement solitaire, je ne suis plus seul, » est 
d'un bel élan. 

Le compositeur a traité avec un soin extrême 
les strophes consacrées de Mignon: « Connais-tu 
le pays ?» il a surtout donné une grande im- 
portance aux accompagnements dont le dessin 
varie à chaque strophe, il a bien observé le 
programme de Gœthe et traduit avec ardeur 
l'irrésistible désir de l'exclamation finale : a C'est 
là que je voudrais aller avec toi! » 

Voici maintenant deux des morceaux ajoutés 
par Rubinstein. Le premier qui forme une 
ariette légère, mais nullement ironique, est cette 
chanson satirique anonjrme où l'on tqumait en 
ridicule les prétentions littéraires du#l>aron et 
qui valut une si belle volée de bois vert au pé- 
dant de la troupe qui avait eu la sotte vanité de 
s'en laisser attribuer la paternité. 

Moi! pauvre diable, monsieur le baron, 

Je vous envie votre rang. 

Et votre place si près du trône, 

Et mainte belle pièce de terre ! 

Et le château-fort de votre père 

Et ses chasses et ses canons.... 



DEUXIÈME PARTIE. 293 



Si vous m'en croyez, monsieur le baron, 
Restons chacun comme nous sommes. 
Vous, restez l'enfant de monsieur votre père,' 
Et moi je reste le fils de ma mère. 
Nous vivons sans envie et sans haine. 
Nous ne convoitons pas nos titres : 
Vous, pa^ une place au Parnasse, 
Moi, par une place au Chapitre. 

Le second, où Ton remarque un joli dessin 
de piano, est cette courte lamentation que 
Wilhelm avait entendu chanter par le mendiant 
et qui lui avait fait reconnaître dans son misé- 
rable compagnon un homme sur lequel pesait le 
poids d'un grand crime, dont il traînait le remords 
partout avec lui : 

Pour lui, l'éclat du soleil levant colore 
De flammes le pur horizon. 
Et au-dessus de sa tête criminelle se brise 
En morceaux le vieil édifice de l'univers. 

Le duo de Mignon et du harpiste : « Seul 
celui qui connaît la langueur » a inspiré au com- 
positeur un morceau passionné, où circule un 
véritable soufBe dramatique, mais qui n'est 
pas exactement dans l'esprit du poète, dont les 
strophes respirent moins une ardente passion 



2^4 GŒTHE ET LA MUaQjLŒ. 

qu'une langueur rêveuse bien propre à endor- 
mir les douleurs morales et physiques du pauvre 
blessé. 

La chanson de Philine est d'une gaieté tem- 
pérée, bien d'accord avec le modèle; le chant 
du harpiste : « Le long des portes je me glisserai, » 
est traité dans un sentiment vrai, surtout au dé- 
but; enfin le musicien a rendu avec assez de 
vérité la tendre supplication de Mignon : « Ne 
me dis pas de parler, ne me dis pas de me taire; » 
où la sauvage enfant s'eflforce de cacher sous 
une froideur aflfectée son amour pour Wilhelm. 

Une gracieuse mélodie accompagne les trois 
vers qui se trouvent dans les Confessions d'une 
belle âniey où la triste Aurélie exprime l'invin- 
cible penchant qui l'attirait vers Narcisse : 

Je l'avais choisi seul pour moi, 

Je me semblais née pour lui seulement, 

Je ne désirais rien que son amour; 

mais ces vers ont si peu d'importance qu'on 
pouvait bien les laisser de côté. Le dernier air, 
que Mignon chante lorsqu'elle a revêtu le cos- 
tume d'ange : « Laissez-moi paraître en atten** 
dant que je sois... » est terne et n'a pas l'accent 



DEUXIÈME PARTIE. . 295 



•^ 



sérapl^quç q^ 'çonyîendr^t povir bien rendre 
cette trau$figura,tion 4e l^^ jeune fille, 

Pavif I^s funérailles de Mignonj, le composi- 
teur ^ suivi à,U lettre les indicîrtions du poëme, 
et son Requiem n^ est qv^'unç mélopée alternée 
entre le grand choeur et les quatre jeunes garçons 
placés aux coins du sarcophage. Ces chants fu- 
nèbres sont empreints d'une profonde tristesse, 
n^ais lis n'ont pas cette élévation, ce rayonne-, 
ment religieux qui distingue Toeuvre de Schu- 
mann. Les passages, les mieux venus de cette 
déploration un peu monotone sont le chant du 
grand choeur : « Premier fruit cfe la jeunesse dans 
notre société, sois le bienyenu! » l'exclamation 
des jeimes garçqns : « Hélas ! comme avec regret 
nous Tavpns amenép ! » puis le dialogue précipité 
des deux choeurs, soutenn par des triolets d'un 
effet pathétique : « Voyçz ces ailes puissantes ! 
ce voile pur et léger! — Hélas! les ailes ne se 
déploient pas : le voile ne se joue plus en plis 
légers. )^ 

La péroraison, depuis le cri : « Regardez en 
haut avec les yeux de l'esprit ! » forme un long 
crescendo habilement conduit et qui aboutit à 
un très-bel effet de sonorité. Lorsque les voix 



296 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 

\ 

se sont tues, le piano et le physharmonica ^ re- 
prennent en sourdine un chant religieux qui s'é- 
lève peu à peu à d'éclatants accords pour s'é- 
teindre ensuite dans un long smorT^ando; quatre 
jeunes hommes adressent alors un dernier adieu 
à la morte sur un chant sans accompagnement, 
puis le chœur entier clôt cette page sévère par un 
cantique triste et doux. Le musicien a rendu 
avec une certaine grandeur, dans cette double 
coda instrumentale et vocale, d'abord l'oraison 
que l'abbé prononce sur le corps de Mignon au 
moment de l'ensevelir, puis les dernières prières 
des jeunes hommes refermant le lourd couvercle 
du cercueil : « H est bien gardé maintenant le 
trésor, belle image du passé! Intact il repose 
dans le marbre, il vit, il agit encore dans vos 
cœurs. Retournez, retournez dans la vie, em- 
portez-y la sainte gravité, car la sainte gravité 
seule fait de la vie l'éternité. » 

Après cette scène capitale, Rubinstein a en- 
core composé une chanson de quelques mesures 
sur cts paroles de Frédéric : a Oh ! vous allez 
voir merveille ! Ce qui est fait est fait, ce qui est 

» L'œuvre originale est simplement accompagnée par ces deux 
instruments. 



DEUXIÈME PARTIE. 297 

dit est dit. Avaùt qu'il fasse jour, vous verrez 
merveille ! » lorsqu'il précipite par son étour- 
derie calculée l'aveu mutuel de l'amour de 
Nathalie et de Wilhelm. Cette pièce ne signifie 
pas grand'chose et fait seulement nombre dans 
le recueil. 

Nous tirerons une double conclusion de cette 
analyse. D'abord Rubinstein, tout en suivant la 
marche de Schumann, a prétendu faire davan- 
tage, sinon mieux. Il a donc recherché dans le 
roman les moindres bribes de poésie délaissées 
par Schumann, et s'est empressé de les mettre 
en musique. Or, cette aflfectation de fidélité dé- 
note simplement chez lui une certaine exagéra- 
tion d'idées. Schumann a extrait du Wilhelm 
Meister toutes les poésies qu'on en pouvait con- 
venablement tirer. En dehors des strophes décla- 
mées par le harpiste ou Mignon, la chanson de 
Phîline a seule de l'importance : on pouvait très- 
bien négliger les autres pièces de vers, qui n'ont 
aucun rapport avec les précédentes et qui rom- 
pent presque l'harmonie de ce tableau musical. 
Quant à la fameuse chanson : « Moi, pauvre 
diable, monsieur le baron, » elle ne se prêtait au- 
cunement au commentaire musical par la raison 

17- 



298 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

_ . » 

que c'est une épigramme et qu'aucun genre de 
poésie n'est plus rebelle à la musique. 

En second lieu^ il faut blâmer le caprice du 
compositeur introduisant au milieu d'une ballade 
un intermède descriptif plus long que le morceau 
entier. Ce défaut de mesure, cet oubli incons- 
cient de la proportion se rencontarent souvent 
dans les œuvres du célèbre pianiste qui se perd 
volontiers en développements excessifs.Esprit ar- 
dent, doué d'une grande richesse d'imag^atictn, 
cet artiste privilégié n'a pas su se tenir en;garde 
contre son extrême fecilité de production. Plu- 
sieurs de ses créations se &nt remarquer pay une 
rare verdeur; ses idées ont souvent de la fraî- 
cheur, une grâce juvénile, mais lui-^même ne 
les trie pas avec assez de soin et les jette trop 
vite sur le papier, sans plus s'inquiéter de leur 
valeur réelle et de leur originalité. Rubinstéin, 
en un mot, quoi qu'il écrive, se heurte toujours 
à l'un de ces écueils, parfois aux deux : sa vir- 
tuosité de pianiste et son abondance de compo- 
siteur. 



DEUXIÈME PARTIE. ^99 



CHAPITRE VI. 

Résumé de la Troisième Série. 

Le$ musiciens dont nous venons d'étudier les 
créations s'y s;ont pris dç façons bien différentes 
pour traduire çn musique le roman de Gœthe ^. 
Cette divÇjTsité de procédés suffit à indiquer clai- 
rement le plus ou moins d'affinité qu'ils avaient 
avec leur modèle, et, tont génie musical mis 
à part, celui-là devait avoir une supériorité in- 
d.iscutable qui possédait, p^r don de nature, cette 
initiation parfaite au génie du ppëte. 

M. A. Thomas n'a fait que s'inspirer vague- 
ment du roman original, il en a extrait quelques 
scènes et deux ou trois strophes qui lui ont 
fourni le sujet d'un opéra. D évitait ainsi mainte 
difficulté, mais il courait risque, en suivant 
d'aussi loin l'original, de produire une musique 
qui pourrait conve;nir autant à tout autre sujet 

» A noter encore, pour souvenir, une symphonie dramatique 
de Wilhelm Meister composée par le pianiste Georges Mathias et 
exécutée en avril 1859 dans un concert rempli d*ceuvrcs de sa 
façon. 



300 GŒTHE ET LA MUSIQUE, 

et qui ne porterait pas Tempreinte du maître. 
Ainsi fit-il : son ouvrage reirferme de gracieuse 
musique, mais, à quelques pages près, il n'ex- 
prime pas plus la passion muette et dévouée de 
Mignon qu'il ne peindrait Tamour de la première 
héroïne venue. 

Schubert a péché par Texcès contraire : bien 
loin de modifier son modèle au point qu'on ne 
reconnaisse plus la forme première, il l'a suivi 
de si près qu'il en a outré les contours et qu'il 
fait paraître ces mélodies plus décousues qu'elles 
ne sont dans le roman. Il tf a vu dans ces stro- 
phes éparses qu'un prétexte à écrire une dizaine 
de lieder et ne s'est guère inquiété de leur don- 
ner l'unité d'inspiration qu'elles ont dans le . 
poëme. 

Schumann sut à la fois respecter la forme 
adoptée par Gœthe et créer une œuvre origi- 
nale, vivant de sa propre vie, rien qu'en met- 
tant en musique les scènes et les strophes que 
le poëte lui offrait. C'est qu'il eut soin de don- 
ner à chaque morceau une couleur distincte, 
d'accord avec le sentiment qu'il devait traduire, 
et aussi de graver sur l'ouvrage entier son em- 
preinte personnelle; c'est qu'il sut appliquer 



DEUXIEME PARTIE. 



301 



dans toute sa rigueur cette règle d'esthétique 
sans laquelle il n'est pas d'œuvre vraiment belle : 
la variété dans l'unité. 

Rubinstein n'a guère fait que s'inspirer de 
Schumann, en prétendant le compléter; il a 
produit ainsi une œuvre de talent, mais d'un 
talent trop facile où l'on voit clairement que 
l'auteur a trop hâte d'écrire et n'exerce pas sur 
lui-même un sévère contrôle. Il en résulte que 
ses mélodies sont souvent banales, et l'on peut 
justement reprocher à cet ouvrage, vu d'en- 
semble, de manquer de caractère. 

Nous avons déjà reconnu, en parlant de Faust, 
la double supériorité de Schumann sur ses ri- 
vaux : supériorité de génie musical, supériorité 
de nature qui lui fait s'assimiler si complètement 
les créations du poëte qu'il admire et qu'il aime. 
La même relation établie naguère entre Schu- 
mann, Berlioz et Gounod se retrouve ici entre 
Schumann, Schubert et A. Thomas. De part 
et d'autre, Schumann se trouve en face de deux 
musiciens très-dissemblables de nature, d'aspi- 
rations, de tendances, dont l'un a reçu du ciel 
une grande puissance créatrice, tandis que l'autre 
doit la majeure partie de son talent à la science. 




302 GOETHE ET LA MUSIQUE. 

à l'étude, au travail; et des deux côtéSy qu'on 
lui pompare Schubert ou Berlioz, M. Gounod 
ou M, Thomas, il les dépasse par l'inspiration, 
par la grandeur, par la science même ; en un 
mot, par 4e génie. 



CONCLUSION. 



Goethe, nous Tayons établi dès le principe, 
n'avait pour la musique qu'une estime çiodéréie, 
qu'une admiration vague et presque de cpm^ 
mande. L'enthousiaspie qu'il témoignait à l'aU- 
dition de certains ouvrages, tels que les oratorios 
de Hasndel, les cantates de Bach, les opéms de 
Cimarosa ou de Mozart, et la façon dont il 
expliquait ses préférences, montrent bien que 
la musique n'avait de valeur à ses yeux qu'au- 
tant qu'elle éveillait dans son esprit quelque 
image distincte qu'il pût exactement adapter 
aux sons que percevait son oreille. La musique 
était chez lui affiaire de rai$onnement. A l'audi- 
tion d'une œuvre musicale, il s'établissait dans 
sa tête une sorte de syllogisme (qu'on nous 
passe cette comparaison -un peu sèche, mais 
exacte), dont le morceau entendu formait la 



304 GŒTHE ET LA MUSiaUE. 



majeure, et, s'il ne trouvait pas, à part lui, la 
mineure, la conséquence manquait. Partant, la 
musique ne valait rien à ses yeux. 

Comment cette vaste intelligence qui s'ou- 
vrait à toutes les manifestations de Fesprit 
humain, depuis la philosophie jusqu'à la pein- 
ture, depuis la sculpture jusqu'à la politique, 
depuis l'histoire naturelle jusqu'à la science des 
nombres, demeura-t-elle ainsi rebelle au doux 
langage des sons ? Combien faut-il regretter que 
ce génie si élevé ait ignoré les plus grands mu- 
siciens, Weber, Schubert, Beethoven, alors que 
tous les hommes d'élite, dans quelque branche 
que ce soit des connaissances humaines, avaient 
le privilège d'attirer son attention et parfois 
d'obtenir son approbation! 

Par quelle singulière ironie du destin est-ce 
précisément un homme insensible aux splen- 
deurs de l'art musical qui inspira à quantité de 
compositeurs leurs plus admirables créations? 
Quelle puissance souveraine est celle du génie, 
qui dicte des lois à ceux-là même qui devraient 
le moins reconnaître son empire, puisque lui- 
même méconnaissait leur grandeur! 

A son nom surgissent de toutes parts les 



CONCLUSION. 305 



œuvres les plus diverses de forme, de style, de 
valeur. Symph»nies, ouvertures, odes musi- 
cales, drames ou comédies lyriques, que n'a-t-il 
pas inspiré aux musiciens de toutes les écoles ? 

Artistes de médiocre ou de nul mérite, de 
talent ou de génie, tous sont venus puiser aux 
sources pures de la poésie et ont rêvé un jour 
de partager la gloire immortelle du maître, 
tous, depuis Strauss, Gentili, Lickl, Pellaert, 
Puccita, Schulz, Coccia, Seyfried, Gordigiani 
et tant d'autres. Jusqu'à Rietz, Boïto, Kreutzer, 
M"« Bertin, Radziwill, jusqu'à Spohr, Gounod, 
Lindpaintoer, Ambroise Thomas, Hiller, Ru- 
binstein, jusqu'à Meyerbeer, Mendeksohn, Listz 
et Schubert, jusqu'à Haydn, ^jusqu'à Berlioz et 
Wagner, Schuihann et Beethoven. 

Nous voici arrivés au plus haut de l'échelle 
du génie. 

Le génie musical ne suflSsait pas à l'artiste 
qui voulait se mesurer avec Gœthe; celui-là 
devait y joindre une intuition parfaite des con- 
ceptions du poète, il lui fallait s'identifier abso- 
lument avec son modèle. Or, les plus violents 
efforts dans ce sens étaient vains pour qui ne 
possédait pas cette initiation par don de nature. 



W6 GŒTHE £T l\ MUSIQUE. 



Ççsi ce qu\ fait (jue Schipunn z, surpass;é Bçer 
thpvçn dans cette interprétation des créations 
du paître de Weimar; il est en effet, nous 
croyons l'avpir démontré, Iç sçul musicien à 
qui la nature ait dép^^rti un génie pre^qu^ ho- 
mogène à ce|u^ 4^ Gqethe. 

Un jour qu'il y avait un dîner prié chez le 
poëte^, Çckermann avait devancé les invités pour 
s'entretenir avec Gcpthe d'un article que Carlyle 
lui avait consacré dans une rpvue, article où il 
ei^primait le^ désir que tout hqmme instruit lût 
Wilhelm Mcisicr, et en tirât autant de profit et de 
pjaisir que lui-même. 

A ces mots, Goethe attira Eckermann à unp 
fenêtre et lui dit r « Cher enfant, ie veu? vous 
faire une confidence qui dès à pi'ésent vous ai- 
dera à çompren4Fe )pî\pi des choses et vous ser- 
vira toute votre vie. Mes ouvrages ne peuvent 
pas devenir populaires ; celui qui pei^sp le con- 
tt-aire et qui travaille à les rendre populaires est 
dans Terreur. Ils npsont pas é.crits pour la masse, 
inais seulement pour ces hommes qui, voulant 
et cher/chant ce que j'ai voulu et cherché, maf- 
client dws les mêmes voies que n]oi.... » 

Une dame enf j:a alprs^ qui vint saluer Goethe 



CQNg;,V^QN. Î07 



et l'empêcha 4ç çont^n^^r, Il §^ avait dit avisez 
pour dévoiki sg p^^§é^. On ^e mit à table. 
Eckermann méditait i p%rt lui le? paroles d^maî^ 
treet s'ab$orbaitdw? ^s léflewîis. « Goethe 
a raiggn, pensaiHli §€;« ççuvre^ sont pour les 
natures coijteinplative^, qui yevilent pénétrer sur 
ses traces dans les profondeurs du mpnde et de 
l'humanité. Elles sont pour les êtres passionnés 
qui demandent aux poètes de leur faire éprouver 
toutes les délices et toutes les souflfrances du 
cœur.... Elles sont pour l'artiste parce qu'elles 
donnent de la clarté à ses pensées et lui ensei- 
gnent quels sujets ont un sens pour l'art, et par 
conséquent quels sont ceux qu'il doit traiter et 
ceux qu'il doit laisser de côté... Ainsi, tous les 
esprits dévoués à la science, à l'art, seront reçus 
comme hôtes à la table que garnissent les œu- 
vres de Gœthe, et dans leurs créations se re- 
connaîtra l'influence de cette source commune 
de lumière et de vie à laquelle ils auront 
puisé! » 

L'histoire ne tarda pas à confirmer la pensée 
du maître et les commentaires du disciple, du 
moins en ce qui concerne la musique, Gœthe 
ne connut pas l'artiste qui devait donner une 



308 GŒTHE ET LA MUSIQUE. 

nouvelle vie à ses œuvres préférées, il ne dut 
même pas entendre prononcer son nom. D s'é- 
teignit doucement, juste comme Schumann, alors 
âgé de vingt-deux ans, venait de publier ses pre- 
miers essais, de légères compositions pour le 
piano, et faisait timidement son entrée dans le 
monde musical. 



FIN. 



TABLE. 



Avant-propos ^ 

PREMIÈRE PARTIE. 

LE PENSER DE GOETHE SUR LA MUSIQUE. 

Chap. I. Goethe et Mendelssohn. Amitié de Gœthe et de 
Zelter. Séjour que Mendelssohn fit dans la 
famille de Gœthe en 1830. Séances intimes 
de musique. Opinions de Gœthe sur Bach 
et Beethoven. Adieux du jeune compositeur 
au poète. * 7 

Chap. II. Opinions générales de Gœthe sur les beaux-arts, 
la musique et le drame musical. Identité d'o- 
pinion avec Lamennais. Ses jugements sur la 
Flûte enchantée, la Muette de Portki, Moïse, les 
Deux fourni, le Freyscbiiti et Euryante. Ses 
prévisions sur la musique de Faust 23 

Chap. III. Soirées musicales dans la mafson de Gœther Sa 
théorie sur le travail créateur de l'artiste et 
du musicien. Son jugement sur la querell» 
des Bouffons, à propos du Neveu de Rameau, 
Sa rencontre avec Mozart enfant. Son admi> 
ration pour Tauteur de Doit Juan, Sa douleur 
à la mort de Mozart 40 

Chap. IV. Voyage de Gœthe en Italie. Les impressions 
qu'il en rapporta sur la musique dranjatique 
et la musique religieuse. Un aveu à Schiller. 52 



^10 TABLE. . 

DEUXIÈME PARTIE. 

LES TRADUCTIONS MUSICALES DES ŒUVRES DE GCETHE. 

PREMIÈRE SÉRIE. 

FAUST. 

Chap. I. Le drame original 65 

Chap. II. Les Faust de Joseph Strauss, de G. Lickl, du 
chevalier de Seyfried, de Bishop, de Charles 
Eberwein, de Béancoart, du baron de Pellaert, 
de Schubert, de M"* Louise Bertin, de Lind- 
[ paintner, du prince Radciwill, de Rietz, de 

Conradin Kreutzer, de L. Gordigiani, de 
Joseph Grégoir, de Henri Cohen, de Hngh 
Pierson, de Boïto, de Ferdinand de Roda et 

de Ed. Lassen.. 76 

CriAP. III. Les ouvertures de Chrétien Schulz, de Ferd. 
Hfller et de R. Wagner. La syikiphonie de 

Fr. Uszt. Le ballet d'Ad. Addm 98 

Chap. IV. Le Faust de Spobr 115 

Cha^. V. Le Faust de Berlioz 127 

Chap. VI. Le Faust de Schninann. 144 

Chap. VII. Le Faust de Gounod i$9 

Chap. VHI. -Les Fmw/ projetés de Beethoven, Mendelssohn^ 
IMèyerbeer, Roefsifli et Boleldteu. Résumé de 
la premiixe série 166 

DEUXIÈME ^RIE. 

EGMONt, GŒTZ DE BERLICHINGEN, WERTHER, 

HERMANN Et DOROTHÉE, 

POÉSIES, RINALD0, LA PREMIÈRE NUIT DE WALPURGIS. 

Chap. I. VEgmont Ût Beethbven. . .' 179 

Chap. II. 'Gœii'iABtrUcVingen : Hajrdn, Schulz. — ff^er- 

ther : Kreutzer, Puccita, Coccia, Gentili. — 
... lùrtnann et Dor<4bie : Sdtkœnfûd, Schuminn. 174 
Chap. III. Poètes : Beethoven et Schubert Rmaldo, de Jo- 

hmnes BrâhmSi^ '. 207 

Chap. IV. LaPrtmièreNuiidtfValpttfpsàtiAtnàitXssoYin, 230 



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TABLE. 311 

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TROISIÈME SÉRIE. 

WILHELM MEISTER. 

Chap. I. Le roman original. Les mélodies de Beethoven. 349 

Chap. II. La Mignon d*Ambroise Thomas 256 

Chap. III. La Mignon de Schubert 270 

Chap. IV. La Mignon de Schumann 277 

Chap. V. La Mignon de Rubinstein 290 

Chap. VI. Résumé de la troisième série 299 

Conclusion 305 



FIN DE LA TABLE. 









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LA MUSIQUE 

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G. FISCHBACHER, Éditeur^= 

Rue de Seine, 35, à Paris. 









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la musique vocale et instrumentale, par Mat bis Lussy; 3* édition 
et augmentée, i vol. gr. in-8. 

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Mesuard. Brochure in-8. 

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L'Art en Provinci;. La Musique a .Marseille. Ëtude de littératt 
de critique musicales par Alexis Rostand. 1 vol. 'in-12. 

Clément Maroi' et le .Psautier Huguenot. Ëtude histpiiqisi^ 
raire, musicale cl bibliographique, contenant les mélodies, 
des Psaumes et des spécimens d'harmonie de Clément Janneqi 
geois, J. Louis, Janibc-de-ler, Goudimel, Crassot, Sùreaii5^ Ser 
land de Lattre, Cl:iudin-lc- Jeune, Mareschall, SwèeKnçK/;*S' ' 
par O, Doucn. 2 vol. gr. iu-8. . ' 

LuvroRG DE Beaulilu, poète et musicien (xvi'-siètljjljii 
phiquc et bibliographique publiée avec la musique;^e^ 
par G. Bccker. Petil<* plaquette in-i8, tirée à lob^ei^èm^ 

Guillaume Guérouli- et ses Chansons sbiriiucUes (x,vi?sH 
graphique et bibliographique, publiée avec la mustqueoâ^^ 
par G. Beckcr. Petite plaquette iu-iS, tirée à lob exei 



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Paris. Typ. Deurbergue, boulevard de Vauiginird, jj