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£-^ s-^t. fl-g
GŒTHE
ET
LA MUSIQUE
^UTRES^OUVRAGES DE U AUTEUR.
Histoire du Costume au Théâtre, depuis ks origines du théâtre
en France jusqu'à nos jours, ouvrage orné de vingt-sept gravures
et dessins originaux extraits des Archives de l'Opéra et repro-
duits en fac-similé (grand in-8, Charpentier éditeur).
L'Opéra secret au xvm* siècle (1770-1790), Aventures et intri-
gues secrètes, racontées d'après les papiers inédits conservés aux
Archives de l'État et de l'Opéra;, avec frontispice, en-tète et cul-
de-lampe à l'eau-forte par de Malval (in-8 écu, Rouveyre éditeur).
La Comédie et la Galanterie au xviii* siècle : L'Église et
l'Opéra en 17^^, les Spectateurs sur le théâtre, le Théâtre des de-
moiselles VerrièreSj A la Bastille; avec frontispice à l'eau-forte en
trois couleurs par M. L. Rau>vcyre, euKète et cul-de-lampe à
l'eau-forte par ée MalNml (in-9 écu, Rcuveyre éditeur).
La Ville et la CotJR au xtiii* siècle r Mo\art à Paris, Marie-
Antoinette musicienne, la Musique et les Philosophes; avec frontis-
pice, en-téte et cul-de-lampc à l'eau-forte par de Malval (in-8
écu, Rouveyre éditeur).
La Cour et l'Opéra sous Louis XVI : Marie- Antoinette et Sac-
chini, Saliaci, Favart si Gluck; d'apiés de» dociunent» inédits
conservés aux Archives de ITËtal et i lapera (în-iS» Didier
éditeur).
Airs variés. Critique, histoire, biographies musicales et dramatiques
(in- 18, Charpentier éditeur)^
Histoire du Théâtre de M"* de Pompadour, dit Théâtre des
PeTits-Cabinets, avec une eau-forte de Martial d'après Bou-
cher (grand in-8, Baur éditeur).
Les Grandes Nuits de Sceaux, le Théâtre de la duchesse du
Maine, d'après des documents inédits (in-8, Baur éditeur).
La Comédie a la cour de Louis XVI, Le Théâtre de la Reine à
Trianon, d'après des documents nouveaux' et inédits (in-8,
Baur éditeur).
Un Potentat musical. Papillon de la Ferti, son règne à l'Opéra
de lySo à 17^, d'après ses lettres et ses papiers manuscrits
conservés aux Archives de l'État et à la Bibliothèque de la Ville
de Paris, avec un portrait de La Ferté, gravé à l'eau-forte par
Adolphe Varin (in-8, Détaille éditeur).
Weber a Paris en 1826, Son voyage de Dresde à Lotidres par la
France; la musique et les théâtres, le monde et la presse pendant
son séjour (in-8, Deuille éditeur).
Paris. Typ. Deurbergue, boulevard de Vaugirard, 113.
GŒTHE
LA MUSIQUE
^ ii s J UGliMHNTi, bOK "IM-LUENCE.
LES ŒUVRES QU'IL A INSPIRÉES
ADOLPHE JULLIEX
G. 1-lbCHBACHIiR. tDllEL'R
• a. BUE DE •4E.NE, H
c
KO
•'•.1
A MADAME
CLARA SCHUMANN
HOMMAGE RESPECTUEUX DE l'aUTEUR
EN GAGE D*ADMIRATION
POUR LES ŒUVRES DE SON ILLUSTRE ÉPOUX
^VANT-TROPOS.
Voici, riumes en volume, 4es études que je donnai,
il y a déjà quelques années, à la Revue et Gazette
musicale, et qui ont acquis depuis hrs un dévelop-
pement considérable, au moins en ce qui regarde
Faust. Le titre général de l'ouvrage et l'intitulé de
chacune des parties indiquent clairement et le sujet
tout nouveau de ce travail et les principaux aspects
sous lesquels il s'est offert à mon esprit^
L'objet de la première partie est d'exposer, de dis-
cuter les opinions que Goethe s'était faites sur l'art
musical, les impressions qu'il ressentait à l'audition
de tel ou tel chef-d'œuvre, puis de montrer le rôle
asscTi important que la musique tenait dans ses dé-
lassements de famille. Le but de la seconde partie
est de constater l'influence souveraine que les créations
maîtresses de son génie exercèrent sur les compositeurs
de toutes les écoles et de tous les pays, d'étudier enfin
tes œuvres qu'elles leur inspirèrent.
AVANT-PROPOS.
J'ai dû diviser cette dernière partie en différentes
séries. En effet Faust et Wflhelm Meister occupent
une place tellement' importante dans l'œuvre entier
de Goethe, et les compositeurs ont si souvent mis à
contribution ces deux ouvrages, que l'examen de leurs
transformations musicales exigeait une place presque
aussi étendue que l'étude des autres œuvres capitales
du maître réunies ensemble. Il convenait donc, pour
plus de clarté, d'attribuer à chacun de ces sujets une
place distincte qui lui fut propre.
Cette division avait aussi l'avantage de se prêter
à la publication préalable en articles, sans^ rompre
en rien le plan général de l'ouvrage; or, cette façon
de procéder me paraît extrêmement utile, quand, il
s'agit d'un travail de longue haleine, qui peut se
propager vite et loin sous cette forme légère. L'auteur
se trouve dès lors en position de mieux juger l'en-
semble de son livre futur ^ d'étudier l'impression pro-
duite, de recueillir les critiquas et renseignements
qu'on ne manque pas de lui adresser.
Il en fut ainsi pour le présent ouvrage. On pour-
rait compter près de cent journaux de différents pays
qui m'ont emprunté la liste toute sèche des musiciens
qui se sont inspirés soit de Faust soit de Wilhelm
Meister. D'autre part, les journaux de musique
AVANT-PROPOS. 5
allemands suivaient ces études avee^ attention et les
signalaient article par article; la Espana musical,
de Barcelone, et la Gazzetta musicale di Milano
en traduisaient, avec mon agrément, des fragments
considérables; je recevais enfin, par lettres et par
journaux, d'utiles renseignements provenant surtout
de France et d'Allemagne,
J'ai mis à profit toutes les observations et j'en
sollicite de nouvelles, dans l'espoir de voir ce livre
arriver à une nouvelle édition; mais, sans regarder
si loin dans l'avenir, je souhaite seulement — pour
l'heure présente — qu^ ce travail soit aussi bien ac-
cueilli en volume qu'il le fut sous sa forme première.
GOETHE
ET LA MUSIQUE
r 1 r ^__^,»fc_^i^
PREMIÈRE PARTIE.
LE PENSER DE GŒTHE SUR LA MUSIQJJE.
CHAPITRE PREMIER.
Gœthe et Mendelssohn. Amitié de Gcethe et de Zelter.
Séjour que Mendelssohn fit hans la famille de Gcethe
EN 1850. Séances intimes de musique. Opinions de Gœthe
SUR Bach et Beethoven. Adieux du jeune compositeur
au poëte.
« Au premier moment, on s'étonne de trouver
de la froideur et même quelque chose de raide
à l'auteur de Werther; mais quand on obtient
de lui qu'il se mette à l'aise, le mouvement de
son imagination fait disparaître en entier la gêne
qu'on a d'abord sentie : c'est un homme dont
l'esprit est universel, et impartial parce qu'il est
universel; car il n'y a point d'indifférence dans
son impartialité : c'est une double existence, une
À GŒTHE ET LA MUSIQUE.
■ I I ■ . — fc»^ « ■ ir I. ■ 1 ■
double force, une double lumière qui éclaire à
la fois dans toute chose les deux côtés de la
question. Quand il s'agit de penser, rien ne
l'arrête, ni son siècle, ni ses habitudes, ni ses
relations; il' fait tomber à plomb son regard
d'aigle sur les objets qu'il observe; s'il avait eu
une carrière politique, si son âme s'était déve-
loppée par les actions, son caractère serait plus
décidé, plus ferme, plus patriote; mais' son
esprit ne planerait pas si librement sur toutes '
les manières de voir : les passions ou les inté-
rêts lui traceraient une route positive. » ^
Tel est le portrait que M™® de Staël trace de
Gœthe dans son livre sur V Allemagne, et nulle
n'était en meilleure situation pour le dépeindre
que la femme éminente qui, fuyant les persécu-
tions acharnées du premier consul, avait trouvé
un abri sûr à Weimar et y avait noué des rela-
tions avec Goethe, Wieland et Schiller, ces trois
princes de l'Athènes germanique.
La précieuse impartialité dont Goethe donnait
la preuve dans ses moindres jugements était donc
une conséquence forcée de l'universalité de ses
connaissances. Comment exprimer en effet quels ,
rapides développements avait acquis ce puissant
PREMIERE PARTIE.
esprit, le plus grand poète de l'Allemagne et l'un
des plus vastes génies du monde moderne ? On
pourrait presque dire de lui qu'il savait tout. Ses
ouvrages, en effet, Faust en première ligne, nous
font réflécliir sur tout, et, pour emprunter le lan-
gage d'un savant naïf du moyen âge, sur quelque
chose de plus que tout, de omnibus rébus et quibus--
dam aliis.
On ne saurait, d'un seul coup d'œil, embrasser
l'étendue des connaissances d'un esprit «aussi
vaste. Veut-on l'étudier avec profit, veut-on pé-
nétrer la pensée intime du poëte, il faut user
d'habileté et, reconnaissant notre faiblesse en
face du génie, laisser de côté maints trésors pour
ne chercher dans la vie et les récits de Gœthe
que ce qui a trait à une seule branche des con-
naissances humaines.
Ainsi ferons-nous pour la Musique, laissant à
d'autres le plaisir de consulter les ouvrages du
maître sur les lettres, sur les arts du dessin ou
sur l'histoire. Nous ne sortirons pas du domaine
des sons, et, sous cette réserve, nous essaierons
de répondre à plusieurs questions qui se sont
souvent posées devant nous à la lecture dij chef:
d'œuvre du poëte.
1.
10 GŒTHE BT LA MUSiaUE.
Que pensait Gœthe de la musique? Âvait-il
une juste estime ^ professait-il une admiration
sincère et convaincue pour l'art musical, pour
les compositeurs qui en furent les plus fervents
adeptes, pour les œuvres qui en furent les mani-
festations les plus brillantes ? Croyait-il, en un
mot, que les musiciens fussent à l'égal des poètes
les favoris des Dieux, et que la musique fût sœur
de la poésie ?
«( C'est étourdissant, disait*il, c'est étourdis-
sant! » lorsque Mendelssohn exécutait devant
lui lés créations des différents maîtres de la
musique. Étourdissant, expression vague, pa-
role d'admiration, mais d'une admiration incer-
taine, louange qui frise de bien près la critique.
L'esprit du poète était comme étourdi p^ les
merveilles que Mendelssohn lui faisait entendre
chaque jour, et dont il ne gardait qu'une idée
assez confuse.
- Et pourtant il se plaisait à ces auditions mu-
sicales, et le jeune artiste, alors à son aurore,
payait ainsi par des concerts intimes la cordiale
hospitalité que lui offrait le grand homme déjà
bien près de la tombe.
A peine âgé de douze ans, au milieu de Tété
PREMIÈRE PARTIE. II
ê
de 1 82 1 , Mendelssohn avait été présenté à Gœthe
par Zelter, son maître, émerveillé des facultés
naturelles et des rapides progrès de son élève/
Cîœthe n'avait pu mieux faire que de ratifier les
éloges de son vieil ami Zelter, et cet encoura-
gement venu de si haut avait prodiût une vive
impression sur l'esprit de l'enfant.
Vieille et solide amitié que celle qui unissait
4e savant musicien avec l'auteur de Faust ^ amitié
<iue ne pouvait même pas affaiblir la distance.
2elter demeurait à Berlin, Gœthe à Weimar ; mais
ils ne cessaient de correspondre l'un avec l'autre ^ .
Quel jour de joie daçs la maison du poète, quand
le musicien arrivait à l'improviste, heureux de
surprendre son ami et la famille ; mais aussi quelle
tristesse ou jour du départ, alors que les deux
^eux amis se disaient adieu une fois . encore ,
craignant que ce ne fût la dernière !
« Oui,, disait un joiir Gœthe, à propos d'un
album où se trouvait écrite de la main de Zelter
cette sage parole : Apprends à obéir! oui, Zelter
a toujours de la solidité et du grandiose. Je par-
» La corttspondahce de Gœthe et de Zelter se continue de-
puis 1799 jusqu'à lanKirt de Gœthe. Elle a été publiée, en 1833
parRicmer (6 volumes). Malheureusement elle n*a pas encore
ététradttitt.
12 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
cours en ce moment avec Riemer ses lettres : elle
renferment d'inestimables trésors. Les lettres
qu'il m'a écrites en voyage sont surtout de grande
valeur; car, en sa qualité de bon architecte et
de bon musicien, il trouve toujours des objets
intéressants à juger. A son entrée dans une ville,
tous les édifices lui parlent et lui disent leurs
mérites et leurs défauts. Les sociétés chantantes
l'attirent bien vite chez elles et elles montrent
au montre leurs qualités et leurs faiblesses. Si un
sténographe avait écrit ses conversations musi-
cales avec ses élèves, nous aurions un livre
unique; car sur ces matières Zelter a du génie ^
il est grand, et toujours il sait frapper le clou sur
la tête. ».
Enfant, Mendelssohn avait été reçu par Gœthe
avec une bonté toute .paternelle; jeune honmie,
il le fut avec affection et sympatliie. Quelques
années après cette première présentation; Félix
et son père, rentrant à Berlin au retour d'un
voyage en France, passèrent par Weimar, où le
maître leur offrit cette noble hospitdité qu'il
exerçait envers les étrangers, les recevant tous,
causant avec eux dans leur langue, « n'ayant
d'autre but eji toute chose que V agrandissement
\ /
PREMIÈRE PARTIE.
13
de soh goût y comme dit Saint-Beuve, serein,
<=alme, sans fiel, sans envie. »
En iSjo enfin, Mendelssohn inaugurait son
"voyage artistique à travers l'Europe ^ par un
j)èlerinage à Weimar. Il y resta une quinzaine de
jours^ enchanté del'accueil empressé de son hôte,
^e l'amabilité de sa beUe-fiUe Ottilie, de lagen-
Tillesse de ses petits-enfants, Walter et WolfF, et
<Ie la grâce de M"® Ulrique de Pogwisch, sœur
de M"« de Gœthe.
«- Voilà déjà longtemps , écrivait-il à Zelter ,
que je voulais vous adresser un nouveau témoi-»
gnage.de reconnaissance; mais les expiassions
me viennent mal quand mon cœur déborde à
ce point. Lorsque vous m'avez présenté chez
Gœthe, il y a de cela neuf ans, vous compreniez,
vousy «toute l'inlportance du service que vous me
rendiez; mdi, eâÊmt^ je ne sentais pas tout mon
honheur^AIais aujourd'hui, après cet accueil si
aimable et si cordial de bi et des siens, après
cetcesériê de jours pour moi mémorables à ja-»
» C'est à la fin de ce voyage que Mendelssohn arriva â Paris.
11 y resta près de six mois; sur cef point spécial, nous renvoyons
nos lecteurs au récit détaillé que nous avons fait du séjour de
Mendelssohn à Paris, daijs notre livre : Airs variés ( Paris, Char-
pentier, 1877).
14 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
mais, où chaque heure m'a apporté sa gerbe
d'enseignement, de joie et d'honneur, je com-
prendsi tout ce que vous avez fait pour moi
et je ne sais comment vous en remercier di-
gnement ^ »
Le temps passait vite à Weiniar dans la mai-
son du poëte. Les journées s'écoulaient rapides
et charmantes, le maitre causant, effleurant d'un
mot ou traitant à fond mille sujets divers, pein-
ture, philosophie, sciences, musique, poésie, le
jeune homme écoutant avec attention les doctes
paroles du \idillard. Mais le moment venait où
le musicien devait répondre au poëte ; celui-ci
alors « roubit de grands yeux comme un vieux
lion qui veut s'endormir » et Félix se mtsttait au
piano. *
« C'est singulier, disait Goethe, que je sois
resté si longtemps saiis entendre , de musique!
Pendant ce temps vous: n'avez pas ci&sséL, vous
autres, de faire progresser l'art, et je ne suis
plus au courant; allons, expliquez-moi cela tout
* Mendelsshon. LetUe du 22 juin 1850, à Zelter. Sans que
nous puissions deviner pourquoi, cette lettre, — et ce n'est .pas
la seule, — ne 6gure pas dans le livre de M. Rolland, Lettres
inédites de Meitdelssohn. Nous l'empruntons à l'intéressante étude,
que M. Ernouf a fait paraître dans la Revue Contemporaine.
PREMIÈRE PARTIE. I5
au long, car il s'agit maintenant de causer rai-
sonnablement ^ »
Et l'élève, devenant maître à son tour, s'ef-
forçait de mettre le vieillard au courant des
nouvelles créations de la musique^ Chaque après-
dlner était consacré à quelqu'un de ces concerts
en famille.
«... Aujourd'hui, écrit Mendelssohn, je dois
lui jouer du Bach, du Haydn, du Mozart, et le
conduire ainsi jusqu'à nos jours^ comme il le
dit lui-même^.... Hier, j'assistais à une soirée
chez Gœthe, et j'y ai joué seul tout le temps^
J'ai joué le Concerto, l'Invitation à la Valse, la
Polonaise en ut, de Weber, trois morceaux fran-
çais et des sonates écossaises 3. n
Mais Gœthe se montrait insensible aux beau-
tés grandioses de celui qui fut son. contemporain
et son rival de gloire, de Beethoven. MendeJs-
sohn, de son côté, prenant au sérieux son rôle
de maître d'esthétique musicale, obligeait son
illustre élève à l'entendre, et, sinon à admirer,
du moins à méditer les plus belles pages du
grand compositeur.
' Meadelssohn. Lettre du 24 mai, à sa famille.
* Mendebsohn. Lettre du 24 mai, à sa famille.
3 Mendclssohn. Lettre du 25 mai, à sa famille.
lé ÔŒTHE ET LA MUSIQUE.
« Malgré son antipathie mal déguisée pour
la musique de Beethoven, je ne pouvais lui en
faire grâce, puisqu'il tenait à se rendre compte
de la situation présente de l'art.... Mais ce qui le
rendit vraiment heureux, ce fut une grande ou-
verture de Bach que je lui jouai de mon mieux.
« Comme cela est pompeux et grandiose, me
disait Gœthe. Il me semble voir une procession
de hauts personnages en habits de gala, descen-
dant les marches d'un grand escalier ^ ! »
C'était comprendre la musique de Bach en
véritable poète. Pour mieux l'admirer, le vieil-
lard se plaisait, les yeux fermés et l'oreille pleine
de ces larges accords, à se représenter dans
l'esprit quelque scène analogue , quelque situa-
tion concordant avec la majesté de la musique^
mais en agissant ainsi, l'auteur de Faust rendait
bien moins hommage au génie musical de Bach
qu'à la merveilleuse puissance de sa propre ima-
gination poétique .
« Avant midi, je dois, pendant une petite
heure, lui jouer sur le piano des morceaux de
divers grands compositeurs, par ordre chronolo-
gique, et lui expliquer comment ils ont fait pro-
' Mcndclssohn. Lcttrç ilu. 22 juin, à Zcltcr. '
PREMIERE PARTIE. I7
gresser l'art. Pendant ce temps-là, il se tient assis
dans un coin, sombre comme un Jupiter tonnant,
^t ses yeux lancent des éclairs. Il ne voulait pas
du tout mordre à Beethoven; mais je lui dis que
3 e ne savais comment le lui fidre comprendre
et je liie mis à lui jouer le premier morceau de
la symphonie en ut mineur, qui lui fit une im-
pression tout à fait étrange. Il commença par
dire : « Mais cela ne produit que de Tétonne-
ment et n'émeut pas du tout; c'est grandiose. »
Il murmura encore quelques mots entre ses
dents; puis, après une longue pause, il reprit :
a C'est très-grand et tout à fait étourdissant; on
dirait presque que la maison va crouler; mab
que serait-ce donc si tous les hommes ensemble
se mettaient à jouer cela ^ ! »
Décidément, Goethe se montrait tout à fait
rebelle aux sublimes accords de Beethoven, et
l'on ne saurait voir, il nous semble, dans ces pa-
roles d'une exagération tout h3rperbolique, que la
preuve M'une adniiration trop outrée pour être
sincère.
Peu à peu les soirées devinrent plus brillantes,
et l'assemblée plus nombreuse. Mais la discrétion
* Mendeissohn. Lettre du 25 mai, k sa famille.
l8 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
du jeune homme lui conseillait de ne pas abuser
d'une hospitalité aussi cordiale et bientôt, quoi-
que à regret, il fit demander à Goethe si par
hasard il ne venait pas trop souvent. « Eh quoi,
répondit en grondaot ce dernier à sa belle-fille
qui s'était chxtgit de la commission, je vais
seulement commencer à causer avec lui, car il
s'exprime très^clairement sur son art, et il a
beaucoup à m'apprendre. »
Parole véridique et qui nous montré au juste
pourquoi le vieillard retenait le jeune musicien
avec tant d'insistance. Depuis longtemps, l'au-
teur de Faust ne se ccMitraignait plus pour per-
sonne. C'était donc uniquement pour son plaisir
qu'il gardait si longtemps Mendelssohn, en se
faisant jouer par lui toute sorte de musique. Et
lui-même dit en toute naïveté, dans une lettre
qu'il adresse à son vieil ami Zelter, pourquoi la
présence de Félix à Weimar lui était si agréable.
« C'est surtout parce qu'elle m'a prouvé que
le sens musical n'était chez moi nullement
oblitéré. »
Mais Mendelssohn était bien loin de deviner
quelle secrète jouissance son art faisait éprouver
au vieillard et pourquoi celui-ci s'efforçait tant
PREMIÈRE PARTIE. I9
de le dissuader de partir. Aussi bien, lorsque
Félix qui, selon sa propre expression, « savait
son monde, » annonça l'intention de continuer
son voyage, le vieillard prétendit le retenir en
disant qu'il avait sur le cœur beaucoup de choses
qu'il devait lui expliquer. Comment Mendelssohn
eût-il résisté à de si pressantes instances, aux
vœux de son protecteur, de celui qui avait bien
voulu lui accorder de mettre en musique sa fa-
meuse ballade Walpurgisnacbt?
a ... Je voulais, comme je vous l'ai mandé,
partir pour Munich ; je le dis même en éùagaat à
<jœtlie qai se sonffla mot. Seulement après le
dîner, il attira Ottilie à part dans l'embrasure
d'une fenêtre et lui dit : « Tu feras en sorte qu'il
reste. » Elle vint en conséquence &ire avec moi
plusieurs tours de jardin et s'eflForça de me per-
suader, mais je voulus faire preuve de fermeté
et je persistai dans ma résolution. Alors l'illustre
vieillard vint lui-même à moi et me dit : « A quoi
bon tant te presser? J'ai encore beaucoup de
choses à te raconter, et tu as, toi, beaucoup de
choses à me jouer. Quant à ce que tu m'as dit
du but de ton voyage , cela ne signifie rien du
tout; Weimar en est maintenant le véritable
20 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
terme , et je ne vois pas ce qui te manque ici ,
que tu puisses trouver dans les tables d'hôte.
Tu dois être reçu encore dans beaucoup de fe^
milles.... » Bref, il me pressa tant que j'en fus
tout ému. Ajoutez à cela qu'Ottilie et Ulrique
se mirent aussi de la partie et essayèrent de me
faire comprendre qu'il ne forçait jamais les gens
à rester, mais bien souvent à s'en aller. D'ailleurs,
disaient-elles , nul n'est assez certain du compte
de ses beaux jours pour en sacrifier quelques-uns
de gaieté de cœur, et puis nous vous accompa-
gnerons jusqu'à léna. Je n'eus plus envie alors
de me montrer ferme et je restai '. »
Il resta, mais ce ne pouvait être pour long-
temps, et peu de jours après, lorsqu'il dut partir,
Gœthe lui fit présent d'un feuillet de son ma-
nuscrit de Faust, au bas duquel il avait écrit :
« A mon jeune et cher ami F. M. B., le puissant
et» doux maître du piano, souvenir amical des
agréables jours de mai 1830.. — J. W. Goethe. »
Et , donnant au voyageur l'adieu paternel , « Al-
lons, dit-il, il s'agit maintenant de me conserver
jusqu'à ton retour. » Ne semblait-il pas prévoir
dans ce touchant adieu que ce souhait serait
* Mendclsshon. Lettre du 6 juin, à sa famille.
PREMIERE PARTIE. 21
Stérile, et qu'il ne lui serait pas donné de revoir
le jeune musicien son ami, son respectueux
disciple ^ ?
* Quelques semaines avant que Mendelsshon n'arrivât i Weimar,
Eckermann, le confident attitré du -poète, en partait accompagnant
dans son voyage d'outre-monts le fils de Gœthe, qui devait
trouver en Italie une mort prématurée. Il y a donc à cet endroit
une lacune r^ettable dans le journal d'Hckermann. Voici pour-
tant une page qui semble avoir trait au musicien voyageur, mais
elle est postérieure d'une année.
Mardi, 22 nurs 185 1.
Au dessert, Goethe m'a lu des passages d'unt lettre qu'un de
ses jeunes amis lui a écrite de Rome. On y voit quelques artistes
allemands avec de longs cheveux, des moustaches, de grands cols
de c|iemise rabattus sur des habits taillés à l'ancienne mode alle-
mande, des pipes et des dogues. Ils ne paraissent pas être venus
à. Rome pour les grands maîtres, et pour apprendre quelque chose.
Raphaël leur paraît faible, et Titien n'est à leur goût qu'un bon
coloriste. — « Niebuhr a eu raison, dit Goethe, quand il a vu
venir un temps de barbarie. Le voilà déjà, nous y sommes plongés,
car en quoi consiste la barbarie, sinon à ne pas distinguer l'ex-
cellent? »
Le jeune ami de Goethe parle du carnaval, de l'élection du
nouveau pape, de la révolution qui a éclaté, d'Horace Vemet, qui
se fortifie comme un chevalier dans son château ; quelques artistes
allemands ne sortent pas de leur maison et se coupent la barbe,
ce qui prouve que ces déguisements n'ont pas été très-bien accueillis
des Romains. Nous nous demandons si cette folie qui se moytre
chez quelques jeunes artistes allemands a pris son origine dans
quelques individus et s'est ensuite répandue comme une maladie
intellectuelle conugieuse, ou bien si elle est due à l'esprit général
da temps.
« Elle est due à un petit nombre d'individus, dit Gcethe^ voilà
déjà quarante ans qu'elle dure. La doctrine était : Pour que l'ar-
tiste arrive au premier rang, il lui faut avant tout piéié et génie.
C'était là une théorie très-séduisante et on l'accueillit à bras ou-
verts. Car pour être pieux, il n'y a pas besoin d'étudier; quant
22 GŒTHE ET LA MUSIQJUE.
Le séJQur de Mendelssohn auprès de Gœthe
peut déjà nous montrer d'une façon assez claire
que la musique ne faisait pas une profonde im-
pression sur l'esprit du grand homme. Il était
loin, sans doute, d'être insensible aux beautés de
l'art musical, mais à voir l'ignorance où, ainsi
qu'il l'avoue lui-même, il était resté du mouve-
ment musical de son époque, à le voir dire d'un
ton d'ironie un peu dédaigneuse, en parlant de la
Fiancée du brigand, de Ries : « H y a là tout ce
qu'il faut pour faire le bonheur d'un artiste : une
fiancée et un brigand ; » à le voir surtout fermer
l'oreille aux puissantes inspirations de Beethoven,
il est bien permis de douter que la musique eût
le don de le charmer et de l'émouvoir à l'égal de
la poésie ou de la peinture.
au géaie, chacun l'avait reçu en naissant de madame sa mère.
Pour être sûr d'avoir beaucoup de succès dans la foule des esprits
médiocres, il n'y a qu'à exprimer des idées qui flattent la vanité
et k paresse. »
Si nous comparons cet extrait avec les lettres que Félix écri-
vait d'Italie à sa famille, la concordance de lieu, de date et de
sujets nous fait fortement présumer que Mendelssohn pourrait
bien être le jeune ami qui correspondait avec Gœthe.
PREMIÈRE PARTIE. 23
f
CHAPITRE IL
Opinions générales de Gœthe sur les beaux-arts, la musique
ET LE DRAME MUSICAL. IDENTITÉ d'oPINION AVEC LAMENNAIS.
Ses JUGEMENTS SUR LA FlÛTE ENCHANTÉE, LA MUETTE DE
PoRTici, LES Deux Journées, le FreischOtz et Euryanthe.
Ses PRÉVISIONS sur la musique de Faust.
« Goethe est un homme d'un esprit prodi-
gieux en conversation, écrit encore M°** de Staël
dans son portrait du maître. QiiaAd on sait le
faire parler, il est admirable; son éloquence est
nourrie de pensées, sa plaisanterie est en même
temps pleine de grâce et de philosophie. »
M""' de Staël disait vrai. Comme Diderot, Gœthe
déployait en causant les richesses d'un esprit
inépuisable et se montrait, dans le feu du dia-
logue, presque supérieur à lui-même.
Aussi est-il un livre qu'on ne saurait trop con-
sulter quand on veut bien connaître le poëte et
pénétrer les secrets de sa pensée. Nous vouIotis
parler des Conversations de Gœthe pendant les der-
nières années de sa vie, conversations pieusement
recueillies par son disciple et secrétaire, Ecker-
mann, sur qui le maître, après plusieurs années
d'un commerce intime, a rendu ce glorieux té-
24 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
, y . :
moignagne : « Le fidèle Eckart est pour moi d'un
grand secours. Il conserve sa manière de voir
pure et droite, et il augmente tous les jours ses
connaissances; sa pénétration, l'étendue de sa
vue s'agrandissent; l'excitation qu'il me donne
par la part qu'il prend à mes travaux me le rend
indispensable ^ »
Eckermann, comme on sait, était un obscur
homme de lettres, fils d'un paysan hanovrien;
sa mère était couturière, ses deux frères matelots
et ses deux sœurs servantes. Il avait d'abord
envoyé un manuscrit à l'illustre poëte en lui de-
mandant de vouloir bien le lire pour le recom-
mander à un éditeur, puis, en 1823, il était
venu frapper à la porte de Goethe. Le vénérable
patriarche de la littérature allemande devina sous
une enveloppe grossière les bonnes et sérieuses
qualités de l'honnête homme et il résolut de se
l'attacher. Il en fit son secrétaire, l'admit peu à
peu dans son intimité, s'habitua à causer devant
lui et même à le faire venir uniquement pour
avoir à qui parler.
Le modeste écrivain, en retour, professait
pour Goethe un respect quasi-religieux et, pour
* Lettre de Goethe à Zeltcr, 4u 14 décembre 1850.
PREMIERE PARTIE. 25
, ■---.- _ ■■ - __ _ — —
•
mieux établir la distance qui le séparait de son
bienfaiteur, il ne l'appelait jamais que Votre
Excellence. Pendant les neuf années qu'il passa
dans la société du grand poëte, de Tannée 1823
à Tannée 1832, époque de la mort de Goethe,
il recueillit jour par jour et nota avec une atten-
tion scrupuleuse les jugements du maître, ses
critiques en matière d'art, de science ou de lit-
térature, ses causeries, et jusqu'à ses moindres
pensées.
Durant ce long commerce, le poëte parlait
allant d'un sujet à T^cutre au gré de son caprice,
et le disciple, les yeux fixés sur lui, gravait les
moindres paroles dans sa tête, les méditait à
part lui et les transcrivait enfin sur le papier.
De là ce précieux recueil de pensées sur les
arts, les mœurs et la littérature, de là ce livre
d'un si vif intérêt qui nous introduit pour ainsi
dire sous le toit de Gœthe, nous fait vivre à ses
côtés, nous fait assister à ses causeries intimes,
nous associe aux joies comme aux peines de la
famille. *
Jamais on ne pourra mieux qu'en ouvrant ce
livre se rendre compte de la puissante univer-
salité du génie de Gœthe, de l'énorme savoir de
26 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
cet homme qui a exercé et exerce encore une
véritable royauté dans le monde de l'intelligence.
Aussi n'est-ce pas sans regret qu'on voit cet es-
prit supérieur ne s'ouvrir qu'avec effort aux
choses de la musique et, par le peu de paroles
qu'il y consacre, montrer qu'il a bien pouf l'art
musical une admiratioa raisonnée, mais une
admiration presque de convenance et qu'il n'est
pas réellement ému par les compositions les plus
grandioses.
Byron, Kant, Lessing, Sophocle, Rubens,
Qaude Lorrain, Molière, Shakespeare, Calde-
ron, Raphaël, Manzoni, Schiller, Hegel, Walter
Scott, voilà plusieurs des noms qui reviennent le
plus souvent dans ses causeries. Et quelle atten-
tion il prêtait aux moindres nouvelles venues de
France! Une leçon de Villemain, de Cousin,
de Guizot^ l'intéressait au plus haut point. De
même des poésies de Victor Hugo, des cartons
de Delacroix, des chansons de Béranger, des
articles d'Ampère et surtout des nouvelles de
Mérimée. Mais il ne montrait qu'un médiocre
souci des choses de la musique, et, tout en pre-
nant garde de se bien tenir au courant de ce qui
survenait dans le monde des lettres, des arts, de
PREMIÈRE PARTIE. 2^
■ — • — ■ — ■ • ■ — ■ ■ - -^ .,
la philosophie, il faisait une fâcheuse exception
en ce qui regardait l'art musical. Comment ex-
pliquer cette différence sinon par la direction de
son esprit, qui l'entraînait de préférence vers les
autres manifestations du génie et de la science
humaine ?
Il donne bien en causant de nombreux et d'ex-
cellents préceptes d'esthétique, mais qui, dans
leur généralité, semblent viser toute autre bran-
che des beaux-arts plutôt que la musique. Il y a
bien de par le livre abondance de sages et fines
pensées, mais combien peu ont trait spéciale-
ment à l'art musical !
Il n*est pas bon de conseiller à un prince Tabdication
même de la moindre prérogative.
Quiconque veut former des comédiens doit posséder un
fonds inépuisable de patience.
La vie de cour ressemble à la musique, où chacun doit
observer ses mesures et ses pauses.
Il en est de nous autres écrivains comme des femmes.
Pendant l'accouchement, elles protestent qu'elles n*auront
plus de rapports avec leurs maris; mais avant qu'on en
soit avisé, les voilà de nouveau enceintes.
Q^e signifie un fatras de vieilles règles froides et suran-
nées! C2p'est-ce que tout ce bruit à propos de classiques
et de romantiques? Le point essentiel, c'est qu'une œuvre
soit, d'un bout à l'autre, bonne et bien faite; elle ne
manquera pas alors d'être classique.
28 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
Nous venons d'oublier un peu notre sujet en
feuilletant le livre de Gœthe. Qu'on nous per-
mette, avant d'y rentrer, de faire encore un mo-
ment l'école buissonnièje : on ne saurait perdre
son temps en pareille compagnie.
Tout d'abord une bien jolie et surtout bien
modeste définition de l'originalité :
On parle toujours d'originalité, mais que veut-on dire
par là? A peine sommes-nous venus au jour, que le
monde commence à agir sur nous, et son action se con-
tinue jusqu'à notre fin. Quelle chose pouvons-nous jamais
appeler nôtre, si ce n'est l'énergie, la force, la volonté?...
Si je pouvais confesser tout ce dont je suis redevable à mes
prédécesseurs ou à mes contemporains illustres, il ne me
resterait plus rien.
Et plus loin :
Il est presque impossible de trouver encore de nos jours
une situation qui soit neuve, dans le sens absolu du mot.
Le point de vue sous lequel on la considère, l'art avec
lequel on la développe, peuvent seuls constituer une nou-
veauté; encore est-on menacé sans cesse d'avoir quelque
réminiscence involontaire.
Puis une spirituelle leçon à notre adresse :
Les critiques français oublient que l'imagination a des
lois propres, auxquelles la raison ne peut ni ne doit tou-
cher. Si la fantaisie n'enfantait pas des créations destinées
à rester pour la raison des problèmes éternels, sou do-
PREMIERE PARTIE. 29
■■ « ^_
maine serait bien restreint. Cest par là que la poésie se
distingue de la prose , laquelle est , peut et doit être le pa-
trimoine de la raison.
A propos d*ua paysage de Rubens, un brillant
portrait de l'artiste : *
L*artiste tient à la nature par un double rapport : il est
â la fois son esclave et son maître : son esclave , par les
moyens matériels qu'il doit invoquer à son aide pour
être compris; son maître, parce qu*il met ces moyens ma-
tériels sous la dépendance d*une inspiration raisotinée, à
laquelle il les fait servir d'instruments. L'artiste entend
s'adresser à l'humanité par un ensemble : or, cet en-
semble, il ne le rencontre pas dans la nature; c'est l'en-
fant de son propre génie , ou , si vous le voulez , c'est l'é-
manation fécçnde du souffle divin.
Enfin quelques lignes que ne sauraient trop
lire et relire les directeurs de théâtre. Quelle
surprise pour nous s'il en était un seul qui vou-
lût bien méditer et suivre les conseils du maître !
Le difficile , dans la direction d'un grand théâtre , c'est
de savoir rejeter l'accessoire et de ne pas le laisser nous
détourner de nos grands principes. Ces grands principes
consistent dans un bon répertoire de tragédies , d'opéras et
de comédies, composé d'excellentes œuvres sur lesquelles
on puisse compter, et quil faut considérer comme une
base immuable. Par l'accessoire et l'accidentel, j'entends
une pièce nouvelle que l'on est curieux de Connaître, un
acteur en représentation que l'on veut voir dans certains
30 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
rôles, etc. Il ne faut pas que tout cela nous détourne de
notre voie , ^et nous devons toujours revenir à notre ré-
pertoire. Notre temps est si riche en pièces vraiment
bonnes, qu'il n*y a rien de plus facile à un connaisseur
que de former un bon répertoire. Mais rien de plus diffi-
cile que de le mîûntenir. *
Arrêtons-Ià nos citations extra-musicales et
rentrons dans notre sujet en empruntant à Gœthe
deux comparaisons bien originales, pour ne pas
dire davantage, l'une entre la musique et l'archi-
tecture, l'autre entre Napoléon et Hummel.
Je viens de trouver dans mes papiers une feuille sur
laquelle j'appelle l'architecture une musique fixée, disait
Gœthe aujourd'hui. Et en effet, il y a quelque chose
comme cela ; l'effet que produit l'architecture se rapproche
de l'effet produit par la musique '.
Napoléon traitait le monde comme Hummel traitait
son piano. Leur manière semble, à tous deux, impos-
sible; nous comprenons aussi peu l'une que l'autre, et
pourtant on ne peut en nier les effets.
La grandeur de Napoléon consistait particulièrement à
I Lamennais exprime en ces termes la même pensée que
Gœthe : « Sous ce rapport, Tarchitecture ou l'harmonie des
f jrmes présente quelque chose de semblable à ce qu'on retrouve
dans la musique ou dans l'harmonie des sons. Ni Tune ni Tautre
ne manifestent l'idée telle qu'elle est en temps qu'objet de la con-
naissance, ridée pure, nette, précise, ou ne la déterminent, mais
elles déterminent dans l'être qui voit ou entend un certain état
interne ou des sentiments correspondants à un ordre d'idées. »
(De VArt et du Beau, tiré du 3* volume de Y Esquisse d'une philo-
sophie,)
PREMIÈRE PARTIE. 3I
être le même à toute heure. Avant et pendant une ba-
taille , après une victoire ou une défaite , il était dans son
assiette ordinaire; il avait la même lucidité, la même ré-
solution. Il était toujours dans son élément, toujours à. la
hauteur des circonstances, d'une situation quelconque, de
même que Hununel n'éprouve aucun embarras, qu'il ait à,
jouer un adagio ou un allegro, un contralto ou un so-
prano. Tdle est la facilité qui se trouvé partout où un ta-
lent réel existe , dans les arts de la paix comme dans ceux
de la guerre, au piano comme derrière des batteries.
Mais voici un sujet sur lequel le maître reve-
nait fréquemment et qui Iu*i tenait fort au coeur.
Il s'agit du drame musical. Ce point, on le com-
prend de reste, devait particulièrement intéresser
l'auteur de Gcet:^^, de Clavijo, à^Iphiginie en Tau--
ride, qui, comme on va le voir, ne voulait pas,
pour juger un ouvrage lyrique, séparer le drame
de la musique. C'était parler en poëte pour qui
l'action dramatique est, dans un opéra, au moins
aussi importante que la traduction musicale. Là
était le germe d'une école qui devait bientôt
surgir en Allemagne par le fait d'un homme
de génie et produire alors des œuvres véritable-
ment hors ligne, telles que Tannhauser et Loben-
grin, telles que Tristan et les Maîtres chanteurs.
Aussi lorsque les hasards de la conversation
amènent le titre d'un opéra, est-ce bien plutôt
32 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
du poëme et du drame que Goethe aime à par-
ler que de la musique. S'agit-il d'un ouvrage dé
Mozart, de Cherubini, de Rossini ou de Weber,
peu importe. Ce qu'il cherche et étudie de pré-
férence, c'est la contexture de la pièce, l'agence-
ment des scènes.
Mais laissons parler Eckermann. Mieux que
personne il peut nous dire ce que Gœthe pensait
de plusieurs chefs-d'œuvre de la musique dra-
matique.
Lundi JS avril 182^,
.... Nous avons parlé ensuite du texte de la Flûte en-
chantée, dont Gœthe a écrit une suite, sans avoir trouvé
encore un compositeur capable de traiter convenablement
le sujet. Il convient que la première partie que Ton joue
est pleine d*invraisemblance et de plaisanteries que tout
le monde ne sait pas mettre à leur place et apprécier;
mais cependant, quoi qu'il en soit, on doit reconnaître
que l'auteur entendait parfaitement Tart d'agir par les
contrastes et d'amener de grands effets de théâtre ».
Lundi 14 Mars iSp
Dîné avec Goethe. Je lui parle de la Muette de Portici
. qui a été donnée avant-hier. Les vrais motifis de la révo-
* Cette note recueillie par Eckermann et intei^lée dans son
livre, fait partie du journal de Soret. Celui-ci était un Genevois
qui, sur sa réputation d'esprit libre et de républicain , avait été
mandé à Wcimar pour fiiirc l'éducation du grand-duc héritier :
depuis son arrivée il était etj rapports intimes avec Gœthe.
PREMIERE PARTIE. 35
lution n'y sont pas expliqués, remarquons-nous, et^c*e$t
là une cause de succès, parce que chacun suppose que
ces motifs sont ceux mêmes qu'il voit dans sa ville ou dans
son pays. — « L'opéra tout entier, dit Gœthe, est au fond
une satire du peuple , Car faire des amours d'une pêcheuse
une affaire publique, et appeler un prince un tyran parce
qu'il épouse une princesse , c'est là une absurdité aiissi ri-
dicule que possible.
Mardi 7 octobre 1828
.... On s'est entretenu du théâtre, et l'on a beaucoup
discuté sur le dernier opéra de Rossini, son Moïse. On a
critiqué le sujet; on a loué et blâmé la musique. Gœthe
dit alors : « Mes chers enfants, je ne comprends pas
comment vous pouvez séparer et goûter isolément le sujet
et la musique. Le sujet n'a aucune valeur, prétendez-vous,
mais vous vous en êtes consolés par un régal d'excellente
musique. J'admire que la nature vous ait ainsi organisés,
que votre oreille puisse écouter des sons charmants , tan-
dis que la vue , le plus parÊuf de nos sens , est tourmen-
tée par des objets absurdes. Vous ne niere? point que
votre Moïse ne soit en effet par trop absurde. Au lever du
rideau voilà nos gens qui prient. Cela est fort inconve-
nant. « Lorsque tu voudras prier, dit l'Écriture, reste
dans u chambre et ferme la porte sur toi. » — Donc, au
théâtre , point de prière. — Quant à moi , je vous eusse
donné un Moïse tout différent. D'abord je vous aurais
montré les enfants d'Israël accablés de mille corvées
odieuses et souffrant de la tyrannie des gouverneurs de
l'Egypte. De cette sorte, vous eussiez saisi ensuite plus fa-
cilement les mérites de Moïse à l'égard de son peuple,
qu'il a su délivrer d'une honteuse oppression.... »
34 GOETHE ET LA MUSIQUE.
Alors Gœthe s'est mis à reconstruire, avec une facilité
supérieure , Fensemble de Topera , qu'il suivait pas à pas ,
scène par scène, acte par acte, procédant toujours avec
esprit , avec animation , dans le sens historique du sujet,
à la satisfaction , à l'étonnement de toute la compagnie,
qui ne se lassait pas>d'admirer le flux irrésistible de y^
pensées et la gracieuse abondance de son invention. — Les
idées passaient trop vite devant nous pour que j'aie pu les
retenir. Cependant il m'est resté en mémoire une danse
d'Égyptiens que Gœthe intercalait après la disparition àiçs
ténèbres. C'était une manifestation de leur joie pour la lu-
mière qu'ils venaient de recouvrer.
Deux jours plus tard, le 9 octobre, dans un
dîner de famille qui ne comptait que trois con-
vives, Gœthe, sa belle-fille et Eckermann, ce-
lui-ci rappelait cette heureuse improvisation sur
le drame de Mme. Gœthe alors :
Je ne sais plus ce que , dans un moment de plaisanterie
et de bonne humeur, j'ai pu dire de Moïse, ces choses-là
s'oublient vite. Mais ce qui est certain, c'est que je ne peux
jouir vraiment d'un opér^ que lorsque le poème est aussi
parfait que la musique, et que tous deux marchent du
même pas. Si vous me demandez quel opéra je trouve bon,
je vous citerai le Porteur d'eau (les Deux Journées), car la pièce
est si bonne qu'on la donnerait et qu'on la verrait seule
avec plaisir. Les compositeurs ne comprennent pas l'im-
portance d'un bon sujet, ou bien il leur manque des poètes
qui s'entendent à leur écrire de bons poèmes. Si le Franc
ArcJjer n'était pas aussi heureux, la musique aurait eu de
la peine à donner à l'opéra la popularité dont il jouit;
PREMIERE PARTIE. 35
on devrait donc avoir aussi quelque considération pour
M. IGnd.
Voilà d'un mot Bouilly et Kind singulière-
ment élevés au-^iessus de Cherubini et de Weber.
Ainsi donc, au dire de Goethe, le drame des
Deux Journées pourrait être donné avec succès
sans musique et c'est le ppëme de Kind qui a
fait la vogue du FreischutT^ de par le monde. Il
est presque inutile de signaler la double erreur
contenue dans ces lignes, tant l'histoire l'a plei-
nement mise en lumière. Sans trop déprécier le
drame de Freischiït:;^ où le fantastique de la lé-
gende se mêle heureusement à la couleur fami-
liale des scènes d'intérieur, tout en donnant
au drame de Kind les éloges que Weber lui
accorde dans ses lettres, il serait puéril aujour-
d'hui de ne pas vouloir reconnaître l'énorme dis-
tance qui sépare l'ébauche du poëte de l'œuvre
du musicien et qui n'est rien moins que celle
du talent au génie. Quant au Porteur d'eau ^
(pour employer le titre allemand des Deux
fournées^ y non seulement la pièce sans la mu-
» Goethe faisait grand cas de ce drame : dans Vérité et Poésie,
il le cite encore comme « le sujet le plus heureux peut-être que
nous ayons jamais vu au théâtre. »
36 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
sique serait insupportable , mais si la belle par-
tition de Checubini n*a pu rencontrer presque
nulle part le glorieux accueil qu'elle mérite, elle
est redevable de cette maleohance au drame en-
fantin du bonhomme -Bouilly.
Weber était sans contredit, à cette heure, le
compositeur qui, et par ses créations et en s' op-
posant aux envahissements de la musique ita-
lienne , répondait le plus aux idées et aux aspi-
rations de r Allemagne; mais Gœthe n'était pas
à même d'apprécier son génie et en le rabaissant
ainsi, il répétait simplement la leçon de son
mentor musical, de Zelter, qui avait écrit à pro-
pos de Freischût:(^ « que Weber n'avait réussi
qu'à créer une gigantesque nullité sur un poëme
plus nul encore. » Qu'on lise ensuite deux autres
passages qui n'ont vraiment trait qu'aux poëmes
de Freischûi:^ et à' Euryanthe , et cela seul suffira
pour prouver que le maître se souciait assez peu
de la musique, quand bien même son jugement
sur Euryanthe ne montrerait pas à quel point un
homme peut se tromper, cet homme s'appelât-il
Gœthe.
L'angoissé naît chez le lecteur ou le spectateur
lorsque les acteurs sont menacés d'un danger matériel,
PREMIÈRE PARTIE. 37
comme, par exemple, dans les GaUrims ^ ou dans h
Franc Arclxr de Weber. Bien plus, dans la scène du Val
du Loup, ce n*est pas seulement de l'angoisse, c'est un
abattement complet, pour tous ceux qui en sont té-
moins
Un poète qui se prépare à écrire pour le théâtre doit
avoir la connaissance de la scène , afin d'apprécier les res-
sources qui sont à sa disposition et de savoir, en général,
ce qu'il faut admettre ou rejeter. De même, un compo-
siteur ne saurait se priver d'une certaine intelligence de la
poésie. Qu'il apprenne à distinguer le bon du mauvais, et
il ne prodiguera point les ressources de son art à des
poèmes défectueux.
Weber n'aurait point dû composer la musique âHEu-
ryantlx; il devait voir, au premier coup d'œil, que c'é-
tait un sujet malheureux dont on ne pouvait rien tirer.
Erreurs qvte ses paroles si injustes à Tégard
de Cherubini et de Weber. Erreur aussi que
cette singulière réponse du maître, un jour
(c'était en 1829) qu'Eckermann assurait n'avoir
pas perdu l'espérance de voir naître une musique
convenable pour Faust,
« C est tout à fait impossible , dit Goethe. Les accents
durs , pénibles, terribles, qu'elle devrait renfermer par places
sont tout à fait opposés à ce temps-ci. La jnusique devrait
être dans le caractère de Don Juan; Mozart aurait pu écrire
I Mélodrame en trois actes, traduit de Saint -Aldéron par
Théodore Hell ( Winkler).
3
38 GŒTHE ET LA MUSICIUE.
la partition du Faust, Meyerbeer le pourrait peut-être;
mais il ne se laissera pas entrdner à une pareille œuvre, il
est trop engagé avec les théâtres d'Italie. »
Et pourtant, à l'heure même où Gœthe pro-
nonçait ces paroles décourageantes, au moment
où préjugeant l'avenir, il condamnait par avance
tous les compositeurs qui prétendraient s'inspirer
de son Faust, un homme grandissait en Alle-
magne, — jeune homme encore et étudiant le
droit, contre son gré, à l'université de Leipzig,
pour répondre aux vœux de sa mère et de son
tuteur, — qui devait faire de Faust une concep-
tion musicale hors ligne et tout à fait digne
d'aller de pair avec l'œuvre originale.
C'était Robert Schumann, Nous admettons
bien. que Gœthe n'ait eu, si toutefois.il en avait
pris connaissance, qu'une assez pauvre idée des
tentatives musicales de Joseph Strauss, de Lickl,
de Seyfried, ou même de l'ouvrage alors unani-
mement applaudi de Spohrj mais on ne com-
prend guère qu'il ait indiqué comme pouvant de
préférence composer une partition de Faust l'ar-
tiste dont la douce mélodie, dont les suaves
accents semblaient en complet désaccord avec les
heurts violents et les conceptions surhumaines
PREMIÈRE PARTIE. 39
du poëme. Et pourtant, à l'aspect des dessins de
Delacroix sur son Faust, Goethe lui-même avait
proclamé que la rudesse sauvage, dont les Fran-
çais faisaient habituellement reproche à leur
peintre, était là parfaitement à sa place. Si,
conune la raison le demande, une traduction
de Faust doit exiger, pour être magistrale, les
mêmes qualités du peintre et du musicien,
quelle musique fut jamais moins rude et moins
sauvage que celle du chantre de Chérubin et
de dona Elvire? Moins encore comprend-on que
l'illustre maître de la littérature allemande ait eu
la témérité grande de jeter en quelque sorte un
défi à la musique. Schumann ne tarda pas à le
relever, et la victoire couronna son audace.
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40 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE.
CHAPITRE III.
Soirées biusicales dans la maison de Gœthe. Sa théorie
SUR LE TRAVAIL CRÉATEUR DE L'ARTISTE ET DU MUSICIEN.
Son JUGEMENT SUR LA QUERELLE DES BoUFFONS, A PROPOS
DU Neveu de Rameau. Sa rencontre avec Mozart enfant.
Son admiration pour l'auteur de Don Juan. Sa douleur
a la mort de Mozart.
Dans la maison de Gœthe, la musique faisait
partie des distractions habituelles, aux réceptions
privées comme aux soirées de famille. Tantôt
c'était le conseiller Schmidt qui exécutait quelque
sonate de Beethoven, tantôt Hummel, alors
maître de chapelle du grand-duc de Weimar,
qui improvisait avec une puissance et un talent
hors ligne:.
Un jour le chef d'orchestre de la cour, Eber-
wein, faisait entendre le premier acte de son
opéra le Comte de Gleichen, avec le concours des;
acteurs de la troupe et de quelques dames de
la ville; un autre jour, une jeune virtuose polo-
naise, M™*" Szymanowska, dont Gœthe, malgré
ses soixante-quatorze ans, s'était épris comme
un jeune homme lors de son séjour à Marienbad,
se faisait applaudir dans une soirée organisée
PREMIÈRE ÇARTIE. 4I
1
tout exprès pour elle. « On dit qu'elle a fort bien
joué, demandait Eckermann. — Supérieure-
ment. — Aussi bien que Hummel ? — Pensez,
dit Gœthe, qu'elle n'est pas seulement une
grande virtuose, mais aussi et en même temps
une belle femme;. tout ce qui vient d'elle a donc
quelque chose de plus séduisant. Ses doigts ont
une agilité étonnante. — A-t-elle aussi de l'éner-
gie? — Oui certes, elle a de l'énergie, et c'eçt
là même ce qu'il y a de plus remarquable en
elle, car c'est ce qui manque généralement aux
femmes. »
Un soir, on exécuta sous la direction d'Eber-
wein, des fragments du Messie, de Haendel.
M"*^ de Gœthe et plusieurs demoiselles de ses
amies s'étaient jointes aux chanteuses pour sa-
tisfaire un vœu (Jue Gœthe formait depuis long-
temps. Lui, assis à peu de distance, écoutait
avec une attention profonde. « Il passa une soirée
de bonheur, toute consacrée à l'admiration de
cette œuvre grandiose. » Une autre fois, la
famille Eberwein et d'autres artistes de l'or-
chestre avaient organisé une soirée musicale
chez le poète. Peu d'auditeurs : le surintendant
général Rohr, le conseiller ^lulique Vogel, et
42 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
quelques dames. Goethe avait désiré entendre
un quatuor écrit par un jeune compositeur cé-
lèbre. Un bon musicien de seize ans, Charles
Eberwein, tenait le piano avec assurance : bref,
l'exécution du quatuor fut fort satis£iisante.
« Il est bizarre, dit Gœthc, de voir où les
compositeurs contemporains sont conduits par
la perfection actuelle du mécanisme et de la
partie technique; ce qu'ils font, ce n'est plus de
la musique; cela est au-dessus du niveau des
sentiments humains, et notre esprit et notre
cœur ne nous fournissent plus rien que nous
puissions faire servir à l'interprétation de pa-
reilles œuvres. Qjiel eflFet cela vous £ût-il ? Pour
moi, tout cela me vient dans l'oreille, et c'est
tout. » Je répondis qu'il en était absolument de
même pour moi. — « L'allégro, cependant,
continua-t-il , avait du caractère. Ce tourbillon-
nement, ce tournoiement perpétuel, m'a remis
devant les yeux la danse des sorcières du Blocks-
berg, et j'ai pu trouver là une image à placer
sous cette singulière musique. »
Ici comme plus haut, à propos de l'ouverture
de Bach, le maître montre bien quelle était sa
façon de juger la musique. D fallait qu^il pût
PREMIÈRE PARTIE. 43
I ■ I » Il ■ ■ ■ ■ ' I ■
placer une image sous les accords qui frappaient
son oreille. Cette épreuve ne réussissait-elle pas,
il n'appréciait que mécliocrement les plus belles
compositions musicales* Ainsi en était-il pour
Beethoven. Les divines inspirations du musicien
n'avaient pu enchaîner le libre esprit du poëte.
Le conseiller Schmidt et Mendelsshon avaient
fait de vains efforts : Gœthe restait insensible à
l'audition de ces pages merveilleuses. Si même
on lit attentivement cette dernière citation, il
semblera bizarre que Gœthe ait fait au jeune
musicien l'honneur d'un jugement aussi déve-
loppé. A voir cette opinion sérieusement méditée
et longuement motivée, on ne serait pas éloigné
de croire que Gœthe visait plus haut, et que,
passant par-dessus le débutant, sa critique dans
sa pensée devait aller frapper un plus grand
maître, Beethoven, le chantte inspiré de son
Egmont, qui passait alors, — on était en 1827, —
dans la gêne et la douleur les derniers jours qui
lui restaient à vivre.
Nous venons d'exposer et de discuter plu-
sieurs opinions de Gœthe ; nous ne saurions trop
admirer en revanche la justesse de son esprit et
la profondeur de ses vues chaque foi^ qu'il traite
44 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
de Tart pur, chaque fois que, laissant de côté
tel ou tel ouvrage, il développe avec une richesse
d'expressions éblouissante ses pensées fécon-
dantes d'esthétique générale.
« Le travail qui s'accomplit dans toute
intelligence créatrice est donc à la fois conscient
et inconscient; les rapports qui naissent entre
cette double nature d'opérations sont très-variés.
Qpand un bon compositeur, par exemple, écrit,
une grande partition, dans son ouvrage, la ré-
flexion consciente et l'instinct inconscient se
mêlent comme la chaîne et la trame, pour em-
ployer une comparaison que j'aime beaucoup.
La pratique, l'enseignement, la réflexion, le
succès, l'insuccès, les encouragements, les résis-
tances, et surtout l'incessant travail de la pensée,
exercent sur ce qu'il écrit une action dont il ne
se rend pas compte, et c'est ainsi que son œuvre,
réunion complexe de.qualités acquises et de qua-
lités innées, prend un caractère nouveau et frap-
pant. »
Quelle grandeur dans ces idées ! Quel respect
dii génie et de l'intelligence ! Comme il semble
que ses généreuses paroles, extraites d'une lettre
adressée à Guillaume de Humboldt, la dernière
PREMIÈRE PARTIE. 45
-
que l'illustre vieillard put écrire , empruntent à
cette douloureuse circonstance un éclat rayon-
nant, une élévation surhumaine !
Il est impossible de bien apprécier la justesse
d'esprit du maître et la supériorité de son intel-
ligence, si l'on n'a pas lu certaine note ou, pour
mieux dire, certain chapitre qu'il a inséré dans sa
belle traduction du Neveu de Rameau , de Diderot.
« Schiller m'avait remis im manuscrit français,
le Neveu de Rameau, et me demandait de le tra-
duire, dit-il dans ses Annales. J'avais depuis
longtemps beaucoup de goût, non pas pour les
opinions de Diderot, maïs pour sa manière d'é-
crire, et je trouvai un remarquable mérite dans
le petit cahier que j'avais sous les yeux. J'avais
rarement vu quelque chose de plus téméraire et
de plus contenu, de plus spirituel et de plus
hardi, de plus moralement immoral, et je réso-
lus donc de le traduire. » Onfut longtemps, même
en France, sans connaître le texte original de ce
brillant opuscule. Aussi, lorsque Gœthe publia
sa version allemande, maintes personnes préten-
dirent-elles que tout était de l'invention du poëte.
En vain celui-ci objectait qu'il lui eût été im-
possible d'imiter les finies peintures et le style de
46 GŒTHE ^T LA MUSIQJJE.
Diderot, et que le Rameau dHom^nà n'était rien
de plus qu'une très-fidèle traduction. Pour se bien
pénétrer du beau livre de Diderot, un des écri-
vains français qu'il aimait le plus à lire et dont il
disait : « Diderot a avec nous assez d'affinités,
car, en tout ce que les Français blâment chez lui,
il est un véritable Allemand ; » Goethe avait ac-
compagné sa traduction de nombreuses notes.
L'une d'elles offre, le tableau de la musique au
dix-huitième siècle. Peu de peintures sont à la
fois plus vives et plus spirituelles. « Toute musi-
que moderne, dit Gœthe en commençant, ap-
partient à l'un de ces deux systèmes : ou bien,
comme les Italiens, on la considère comme un
art indépendant, qui doit se développer par lui-
même, et qui s'adresse à un de nos sens, délica-
tement exercé; ou bien, comme le font et le
feront toujours les Français, les Allemands et
tous les hommes du Nord, on la considère dans
ses rapports avec la raison, le sentiment, la pas-
sion, et alors on cherche à la faire parler aux
puissances de V esprit et de Vâme, etc. ^ » Telle
' Cet article est trop long pour que nous puissions le rc«
produire, mais nous ne saurions trop engager nos lecteurs à le
lire et à le méditer. On le trouvera dans TAppendice mis par
M. Délerot à la suite de sa traduaion des Conversations de Gatbe*
r
i>REMlÈRE PARITE. 47
-
est ridée que Gœthe développe par la suite avec
une verve et une justesse inimaginables : il a su
faire de cette note un chef-d'œuvre en quelques
pages.
Si Gœthe n'avait pu ouvrir son âme aux divins
concerts de Beethoven, s'il ne paraît pas pro-
fesser une grande estime pour Cherubini et
pour Weber, en revanche quelques musiciens lui
inspiraient une vive admiration : Haendel, Bach,
Cimarosa, et, par-dessus tout, l'auteur de Don
Juan et de la Flûte enchantée.
Déjà, lors de son voyage en Italie et de son
séjour à Rome, l'auteur de Faust avait exprimé
avec chaleur les douces jouissances que la mu-
sique de Cimarosa lui faisait éprouver. Voici ce
que, dix ans plus tard (31 janvier 1798), il écri-
vait de Weimar à son illustre ami Schiller :
« Nous avons entendu hier un nouvel opéra.
Cimarosa, dans cette composition, déploie l'art
d'un maître accompli ^ Quant au texte, il est
à la manière itaUenne, et je me suis expUqué à
ce sujet comment il est possible que des niaise-
I // Marilo disperato, de Cimarosa (1785). Le texte italien a
été traduit par Einsiedel^ sous ce titre : La jalousie punie, Die
ïesirafte Eifersucbt.
48 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
ries, des absurdités même s'unissent si heureu-
sement aux plus hautes magnificences de l'in-
spiration musicale. C'est Y humour seul qui pro-
duit ce résultat, car l'humour, même sans être
poétique, est une sorte de poésie, et nous élève
par sa nature au-dessus du sujet. Si les Allemands
comprennent si rarement cette poésie de l'hu-
mour, c'est que les niaiseries qu'ils aiment, avec
leurs goûts de Philistins, sont celles qui ont une
apparence de sensibilité ou de bon sens. »
Goethe n'avait vu qu'une fois Mozart, mais cet
heureux souvenir s'était profondément gravé
dans sa pensée. « Je l'ai vu quand il n'était qu'un
enfant de sept ans, avait-il coutume de dire. Il
voyageait et donnait un concert. J'avais moi-
même environ quatorze ans, et je me rappelle
encore très-bien le petit homme avec ses che-
veux frisés et son épée. »
Le nom de Mozart, chaque fois qu'il revient
dans la bouche de Goethe, semble prendre une
signification extraordinaire. Ce paraît être une
abstraction. Mozart, Raphaël, Shakespeare for-
ment à ses yeux une trinité sainte. Personnifica-
tions absolues du beau dans tous les arts, ces trois
noms brillent à ses regards d'un éclat sans égal.
PREMIERE PARTIE.
4T
C'est avec un respect voisin du culte qu'il les
prononce, c'est avec une crainte religieuse qu'il
se couvre de leur égide tutélaire. En un mot, le
sentiment que lui inspire le maître de Salzbourg
tient bien plus de la vénération mystique que de
l'admiration artistique, et Mozart est bien moins
pour lui un musicien ayant corps et âme, un
homme qui composa Don Jtian, les Noces ou
le Requiem, qu'un être immatériel, que le génie
même de la musique.
Productivité j génie, ce sont là deux choses qui
se touchent de bien près. (iu*est-ce en effet que le génie,
si ce n'est une force productive, de laquelle résultent des
actes qui peuvent affronter les regards de Dieu et de la
nature, et, par cela même, ont une suite et une durée.
Toutes les œuvres de Mozart sont dans ce genre; il y a
en elles une force génératrice qui exerce sa puissance d'âge
en âge et qu'on ne saurait épuiser ni consumer de sitôt.
Cela s'applique aux grands artistes et compositeurs. Com-
bien Phidias et Raphaël ont eu d'influence sur les siècles
postérieurs à eux, combien Durer et Holbein 1
C'est une expression vraiment détestable, que
nous devons aux Français et dont nous devrions chercher
à nous débarrasser aussitôt que possible. Comment peut-on
dire que Mozart a cotnposé son Don Jtian ? Comme s'il s'a-
gissait d'une pâtisserie ou d'un biscuit que l'on confectionne
au moyen d'un mélange de farine, d'œufs et de sucre !
C'est une création du génie ; le tout, comme la partie, est
fondu, d*un même jet, pénétré du morne souffle de vie ;
50 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
l'auteur ne tâtonnait nullement : il ne procédait pas pièce
par pièce, et selon son bon plaisir. Son âme était en proie
au démon de l'inspiration , qui fatalement le pliait â ses
ordres souverains.
Le talent musical doit naturellement se montrer
le premier, parce que la musique est quelque chose de tout
â £ait inné, d'intime, qui n'a pas besoin de secours exté-
rieur et d'expérience puisée dans la vie. Mais un phéno-
mène comme Moiart reste toujours une exception inexpli-
cable. Comment la Divinité trouverait-elle l'occasion de
faire des miracles, si elle ne s'essayait pas parfois dans ces
* êtres extraordinaires qui nous étonnent et que nous ne
pouvons comprendre.
Je ne peux pas me défendre de la pensée que les
démons, pour taquiner et railler l'humanité, font appa-
raître de temps en temps des figures si attrayantes, que
tout le monde cherche â les imiter, et si grandes que per-
sonne ne peut les atteindre. Ils ont fait ainsi paraître Ra-
phaël, chez qui l'acte et la pensée étaient également parfaits ;
quelques-uns de ces excellents successeurs ont approché de
lui, mais personne ne l'a atteint. En musique, l'être inacces-
sible qu'ils ont fait paraître, c'est Mozart. Dans la poésie
c'est Shakespeare '.
' Il est curieux de signaler chez notre grand peintre Ingres un
enthousiasme égal à l'égard des mêmes maîtres de la peinture et
de la musique. « ..... Ah 1 mon cher ami, écrivait-il à M. Yarcol-
lier, je vous reviens comme je suis parti : toujours avec les mêmes
adorations et les mêmes exclusions, mettant Raphaël au-dessus de
tout, parce qu'à sa grâce divine il joint tout juste le degré de ca-
ractère et' de force qu'il faut, ne dépassant jamais la mesure. Q}ii
mettre au même rang que lui? personne, si ce n'est celui qui, en
musique, a eu la même âme, mon divin Mozart, tous deux sages
et grands comme Dieu même!... » (Henri Delaborde, Ingres; sa
vie, SCS travaux, sa doctrine.')
PREMIÈRE PARTIE. 5I
La mort de Mozart fut un véritable deuil pour
l'auteur de Ftf«^. Sa correspondance avec Schiller
nous envoie comme un lointain écho de son
affliction et de sa fervente admiration pour le
chantre de Fiordiligi et de Zerline. « Je suis bien
fâché, — écrit-il à son ami en décembre 1797,
juste dix ans après la mort du grand musicien, —
que votre chère fenune n'ait pu s'arrêter assez
longtemps à Weimar pour faire un pèlerinage à
notre sanctuaire artistique. Si vous aviez pu as-
sister dernièrement à la représentation de Don
Juan, vous y auriez vu réalisées toutes vos espé-
rapces au sujet de Topera. Mais aussi cette pièce
est tout à fait seule de son genre, et la mort de '
Mozart a détruit tout espoir de voir jamais quel-
que chose de semblable. »
-•-•^^^S©^**^
52 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
CHAPITRE IV.
VOYAOE DE GCETHE EN ITALIE. LeS IMPRESSIONS QU'iL EN RAP-
PORTA SUR LA MUSIQUE DRAMATIQUE ET LA MUSIQUE RELW
CIEUSE. Un AVEU A SCHILLER.
Admiration et blâme, éloges et critiques, nous
avons relevé dans le livre d'Eckermann tout ce
qui visait l'art musical^ nous y avons soigneu-
sement recueilli les opinions du maître de Wei-
mar sur les choses du domaine de la musique.
Cette lecture n'a pu que nous confirmer dans la
pensée que Gœthe, tout en professant une sorte
de culte pour l'un des plus illustres maîtres de
l'art, tout en éclairant des lueurs de sa raison bien
des points d'esthétique musicale, n'avait pas pour
la musique une aussi grande estime que pour les
créations de la peinture ou de la sculpture. Il est
facile de le voir à la seule inspection du livre,
c'était de tous les arts celui dont il aimait le
moins à s'entretenir, c'était donc celui qui ap-
portait à son esprit les moindres jouissances.
Comme l'a fort bien dit Sainte-Beuve, « il
avait organisé sa vie avec ensemble, avec une su-
prême ordonnance. Très-occupé jusqu'à la fin de
s'agrandir, de se perfectionner en tout, de faire
PREMIERE PARTIE. 53
de soi une plus noble et plus complète créature,
il s'est arrangé pour avoir auprès de lui à qui par-
ler en chacune des applications multiples qu'il
varie d'un jour à l'autre. » C'étaient le philologue
Riemer, le peintre Meyer, l'architecte Coudray,
le chancelier deMûller, Soret, le savant genevois,
et enfin son vieil ami le musicien Zelter. Mais, par
ime fâcheuse occurrence, de tous ceux avec qui
Gœthe aimait à causer pour se distraire ou s'in-
struire, celui-là seul était loin de Weimar qui eût
pu lui parler des choses de la musique. Les deux
amis s'efforcent bien de raccourcir la distance par
un fréquent échange de lettres, Zelter tient le
poète au courant des nouveautés musicales, des
talents et des virtuoses en vogue ; mais quelle
correspondance, même la plus active, valut ja-
mais la causerie intime en tête-à-tête ?
Du reste, Gœthe lui-même confessait à son
fidèle Eckermann que la musique lui offrait un
moindre intérêt que les autres arts, bien plus,
qu'elle lui était presque étrangère. Écoutons plu-
tôt le confident du poëte qui venait de lire le
manuscrit du voyage en Suisse. « Je lui dis que
j'avais eu du plaisir à voir comme, pendant son
voyage, il avait pris intérêt à tout et tout saisi :
54 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE.
fomie, situation, composition des montagnesy ter-
rains, fleuves, populations, air, vents, tempéra-
ture, naissance et développement des villes, ar-
chitecture, peinture, théâtre, organisation et
administration des villes, commerce, agriculture,
routes, races humaines, mœurs, curiosités, po-
litique, affaires militaires, etc. Gœthe répondit :
« Mais vous n'avez pas trouvé une syllabe sur
la musique, et cela parce que la musique n'est
pas dans ma sphère. U faut que chacun sache ce
qu'il a à voir dans son voyage et ce qui lui ap-
partient comme son affaire propre ^ »
U est vrai qu'il s'agit ici de son voyage en
Suisse, et ce n'était ni à Bâle ni à Genève qu'il
convenait de chercher de vives jouissances mu-
sicales. Mais son voyage en Italie ne renferme
pas beaucoup plus de pages consacrées à la mu-
sique. S'il en.parle, c'est presque toujours d'une
façon si générale qu'il est bien difficile de con-
trôler son jugement, c'est avec une concision qui
> Ailleurs encore, dans ses Annales, à propos de sa traduction
du Neveu de Rameau, Gœthe reconnaît que depuis son enfance, il
avait entièrement cessé de s'occuper de musique. Voici ses propres
paroles : « Je dus aussi revenir aux études musicales, qui
m'avaient occupé autrefois si agréablement, et que j'avais depuis
longtemps laissées en oubli. » {Anttales, année 1805.)
PREMUfeRE PARTIE. 55
dénote assez d'indifférence. Vicence, Venise,
Rome et Naples ne lui inspirent que de bien
courtes réflexions sur les œuvres musicales qu'il
put y entendre.
Ici — « J'allai hier à l'Opéra, dit-il. '. Le
spectacle a duré jusqu'à minuit, et je sentais le
besoin du repos. La pièce est feite de lambeaux,
cousus assez maladroitement, des Trais Sultanes
et de Y Enlèvement du Sérail. On écoute la mu-
sique avec plaisir, mais elle est probablement
d'un amateur : point d'idée nouvelle qui m'ait
frappé. » Là — « Mon plan à la main, écrit-il
de Venise 2, j'ai tâché de parvenir à travers le
plus étrange labyrinthe, jusqu'à l'église des Men-
diants. Ccst là que se trouve le Conservatoire
qui est maintenant le plus goûté. Les femmes ont
chanté un oratorio derrière la grille. L'église était
pleine d'auditeurs, la musique très-belle et les
voix magnifiques. Un contralto chantait le rôle du
roi Saûl, le héros du poëme. Je n'avais aucune
idée d'une voix pareille. Qiielques passages de la
musique étaient d'une beauté infinie, le texte par-
faitement chantant, d'un latin si italien, qu'il fait
* Vicence, 20 septembre 1786.
* 3 octobre 1786.
56 GŒTHE ET LA MUSIQjLJE.
rire en quelques endroits; mais la musique y
trouve un vaste champ Je suis allé hier à
Topera de San-Mosè (caries théâtres empruntent
leur nom à l'église la plus proche). Je n'ai pas été
fort satisfait. Il manque au plan, à la musique, aux
chanteurs,' l'intime énergie, qui seule peut élever
ce spectacle au plus haut point. On ne pourrait
dire d'aucune partie qu'elle est mauvaise; mais
les deux femmes faisaient seules des efforts,
beaucoup moins cependant pour bien jouer que
pour se produire et pour plaire. »
Dans la Ville étemelle, il' assiste, le 22 no-
vembre à la célébration de la fête de sainte
Cécile. « Vis-à-vis du maître-autel, sous
l'orgue, deux échafaudages, aussi tendus de ve-
lours, sur l'un desquels étaient les chanteurs, sur
l'autre, l'orchestre qui ne cessait de faire de la
musique. L'église était comble. L'exécution mu-
sicale m'a frappé par son beau caractère. Comme
on a des concertos de violon ou d'autres instru-
ments, on exécute ici des concertos avec les voix;
une voix, par exemple le soprano, est dominante
et chante le solo; le chœur entre de temps en
temps et l'accompagne, mais toujours avec
l'orchestre. Cela produit un bon effet. »
. PREMIERE PARTIE. 57
Enfin à Naples il n'éprouve plus à l'Opéra
qu'eiinui et lassitude. « En revanche, écrit-il le
9 mars 1787, le théâtre ne me fait plus aucun
plaisir. On joue ici pendanf le carême des opéras
spirituels, qui ne se distinguent des opéras mon-
dains que par l'absence de ballets dans les en-
tr'acteis. Au reste, ils sont aussi extravagants que
possible. On joue au théâtre San-Carlo la Des-
truction de Jérusalem par Nabuchodonosor. C'est
pour moi une grande lanterne magique : il sem-
ble que j'ai perdu le goût de ces choses ^ »
Pourtant, quelques mois plus tard, au retour
de son excursion en Sicile, la musique reprend
sur lui quelque empire, et son second séjour à
Rome offre au musicien plusieurs pages intéres-
santes. « Ce soir, j'ai été à l'Opéra -Comique.
On joue un nouvel intermède, l'Imprésario in an-
gusHe, qui est excellent, et qui nous divertira plus
d'un soir, si forte que soit la chaleur de la salle.
Dans un quintette fort heureux, le poëte lit sa
» Voulons-nous du reste connaître le fonrf de la pensée de
Gœthe sur Topera, nous n'avons qu'à lire les lignes suivantes
des Annales : « L'opéra étant toujours le plus commode et le plus
sûr moyen d'attirer et de charmer le public, nous y pourvûmes
par la traduction d'opéras français et italiens, et, tranquilles de ce
côté, nous pûmes donner une plus sérieuse attention à la comédie
et au drame. » (1791).
58 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
pièce, l'imprésario et la prima donna Tapprou-
^vent, le compositeur et la seconda donna le cri-
tiquent, et il en résulte à la fin une dispute géné-
rale. Les castrats dégtlisés en femmes remplissent
toujours mieux leurs rôles et plaisent toujours
davantage.... » Bientôt, l'arrivée de son ami, le
musicien Christophe Kayser ^, de Francfort,
qui avait entrepris d'écrire une s)miphonie sur
Egmont, contribua et beaucoup à tourner l'esprit
du poëte vers les choses de la musique. Goethe
l'avoue en propres termes. « La présence de
notre Kayser éleva et étendit notre amour de la
musique, qui s'était borné jusque-là aux œuvres
théâtrales. Kayser s'enquérait soigneusement des
fêtes d'église, et nous fûmes ainsi conduits à
écouter les musiques solennelles qu'on exé-
cutait ces jours-là. Nous les trouvions assuré-
ment très-mondaines, avec orchestre au grand
complet, quoique le chant dominât toujours. Je
me souviens d'avoir entendu pour la première
fois, à la fête de sainte Cécile, un air de bra-
voure soutenu par un chœur. Il produisit sur
I « L*opérette de Badinage, Ruse ci Vengeance fut pour moi une
occasion de renouer avec mon compatriote Kayser, qui demeurait
alors à Zurich, une amitié de jeunesse qui se renouvela à Rome et
s*cst toujours maintenue. » (Gœthe, Annales, de 1781 à 86.)
PREMIÈRE PARTIE- ,' 59-"
moi un effet extraordinaire, comme en éprouve
le public, -quand des airs de ce genre se ren-
contrent dans les opéras. » (Novembre 1787).
Goethe nous apprend ici quel était alors le
genre de musique à la mode. D n'a guère changé
depuis lors, et peut-être ne changera-t-il pas de
sitôt, quelque regret qu'en puissent avoir les
gens sérieusement épris de Fart musical. H s'était
écoulé plusieurs jours avant qu'on se fût procuré,
qu'on eût essayé et accordé le clavecûi, et qu'il
fût arrangé selon la fantaisie du capricieux artiste,
qui trouvait toujours quelque chose à reprendre
et à désirer. « Cependant, continue Gœthe, nous
fûmes bientôt dédommagés de toutes ces peines
et de ces retardements par les productions d'un
artiste plein de souplesse, parfaitement à la hau-
teur de son époque, et qui exécutait aisément la
musique k plus difficile de ce temps-là. Et pour
que le dilettante sache tout de suite de quoi il est
question, je ferai observer que Schubart ^ passait
* Schubart (Chrétien-Frédéric-Daniel), né en 1739 à Oberstein,
dans le duché d'Oldenbourg, fut d*abord maître d*école et orga-
niste à Geislingen, puis directeur de la musique à Louisbourg.
Il s'établit plus tard à Munich, où il fit des cours de musique,
donna des concerts mêlés de lectures sur Tart, et publia un écrit
périodique politique, la Chronique allemande. Arrêté pour un
article contre le général Ried, ministre de l'empereur, il fut
détenu pendant dix ans dans la forteresse d'Asperg. Rendu à la
60 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
alors pour incomparable, et que la pierre de
touche du pianiste exercé était l'exécution de
variations dans lesquelles un thème simple, mo-
dulé artistement, reparaissait enfin dans sa forme
naturelle, et permettait à l'auditeur de reprendre
haleine. »
Les cérémonies de là semaine sainte n'eurent
pas lieu sans attirer souvent le voyageur dans les
différentes églises de Rome. « On a célébré au-
jourd'hui dans l'église Saint-Charles , écrit-il le
7 mars 1788, les funérailles du cardinal Visconti.
Comme la chapelle du pape devait chanter à la
grand'messe, nous y sommes allés afin de pré-
parer nos oreilles pour demain. C étsîtun Requiem
chanté par deux soprani, la chose la plus singu-
lière qu'on puisse entendre. D n'y avait non plus
ni orgue, ni aucune autre musique. — J'ai senti
vivement hier au soir dans le chœur de Saiiit-
Pierre, combien l'orgue est un déplorable instru-
ment. Il accompagnait le chant à vêpres .^ Il ne se
marie nullement avec la voix humaine, et il est
liberté en mars 1787, il alla à Stuttgart, où il fut nommé direc-
teur de musique du théâtre de la Cour. Il y mourut le 10 oc-
tobre 1791, laissant des poésies, beaucoup d'écrits sur la musique,
des mélodies et douze variations pour le piano gravées^n 1787 à
Spire.
PREMIERE PARTIE. 6l
violent ! Quel charme, au contraire, dans la cha-
pelle Sixtine, où les voix ne sont pas accompa-
gnées! »
« La musique de la chapelle, écrit-il le 22 mars,
est d'une beauté qui passe l'imagination, surtout
le Miserere d'Allegri et les Improperi ou repro-
ches que le Dieu crucifié fait à son peuple. On
les chante le matin du Vendredi-Saint. Le mo-
ment où le pape, dépouillé de toute sa pompe,
descend du trône pour adorer la croix, ttodis que
toute l'assistance reste à sa place et demeure
inamobile, et où le chœur entonne : Populus
meus, quid tibi feci? est une des plus belles de
ces remarquables cérémonies. Mais ce sont des
choses qu'il faut réserver à la conversation.
Quant à la musique, tout ce qui peut se re-
cueillir, Kayser le recueillera. J'ai joui selon
mon désir de toutes ces cérémonies autant que
la chose était possible, et j'ai fait à par moi mes
réflexions sur le reste. »
Ces remarques dernières, bien qu'elles aient
trait sunout à la mise en scène des cérémonies
religieuses, indiquent chez le maître une plus
vive estime pour les créations de la musique;
mais ce ne devait guère durer, et cette admira-
.4
/"
62 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
-"^
tion s*évanouit bientôt devant le charme irré-
sistible de nouvelles études. « Les opéras ne
m'amusent point; ce qui est profondément et
éternellement vrai peut seul me plaire aujour-
d'hui, » écrit Goethe vers la même époque. Et
deux lignes plus haut, il \îent de nous dire ce
qu'il juge être le vrai. « L*étude du corps hu-
main me possède tout entier; dovant elle tout le
reste s'efiace. »
Une pîurole de Gœthe à propos de ses voyages
nous a entraîné à le suivre dans celui qu'il fit en
Italie. Cette rapide analyse, au seul point de vue
musical, d'un livre si attrayant, n'a pu que con-
firmer l'opinion que nous avions émise et que
Gœthe, s'il le faut, appuiera de son témoignage
en reconnaissant de fort bonne grâce son peu
de compétence en matière musicale. « Les notes
du Neveu de Rameau^ écrit-il à Schiller, m'ont
poussé dans le domaine de la musique; comme
ce domaine ne m'est pas très-famillier, je me
bornerai à y tracer quelques lignes principales,
puis j'en sortirai le plus tôt possible, »
Certes, le maître de Weimar était loin de dé-
précicr les belles conceptions des plus grands
compositeurs, mais l'homme qui était resté aussi
PREMIÈRE PARTIE. . 63
longtemps qu'il le disait sans entendre une note
de musique, l'homme qui, du haut de la royauté
intellectuelle qu'il exerçait à si juste titre, restait
étranger aux progrès de l'art musical au point de
méconnaître l'incomparable génie de Beethoven,-
ne pouvait être bien avide de jouissances musi-
cales.
Sans doute, la musique liji procurait par ins-
tants une douce émotion, on n'en saurait douter
après les extraits que nous venons de lire ; mais
s'il en parlait rarement, s'il la jugeait avec indiffé-
rence, c'est qu'il restait froid à l'entendre, c'est
qu'il était loin de ressentir, à l'audition des plus
belles pages, cette émotion profonde que ressent
tout véritable amateur, cette admiration sincère
et expansive que lui inspiraient les créations dra-
matiques djî Calderon, de Schiller, de Shakespeare
ou de Molière, les tableaux de Raphaël ou de
Rubens, les poèmes de Byron ou du Tasse.
DEUXIÈxME PARTIE.
LES TRADUCTIONS MUSICALES DES ŒUVRES
DE GŒTHE.
PREMIÈRE SÉRIE.
FAUST.
CHAPITRE PREMIER.
LE DRAME ORIGINAL.
De toutes les créations de l'esprit humain,
aucune n'eut jamais autant que Faust le don d'at-
tirer et de charmer les natures les plus géné-
reuses, aucune n'eut le dangereux honneur
d'inspirer tant d'artistes, qu'ils aient eu recours,
pour traduire leur pensée créatrice, au marbre, au
pinceau ou à l'orchestre.
Et pourtant c'est une témérité grande que de
s'attaquer à un sujet reconnu de l'ordre le plus
élevé, que d'avoir ainsi à répondre aux exigenceâ^-
4^
66 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
de Topinion publique, surtout lorsque, en raison
même de l'admiration qu'elle a pour le chef-
d'œuvre, elle doit montrer envers ceux qui ne
redoutent pas de l'aborder une plus grande sé-
vérité.
Là est le danger. Mais aussi quel attrait pour
le véritable artiste! quelle jouissance il éprouve
à se mesurer avec le génie, à viser un idéal aussi
pur, aussi élevé! C'est une lutte opiniâtre 'entre
l'aniste et son modèle, lutte dont l'issue, même
en cas d'insuccès, ne saurait être que glorieuse.
Il y avait honneur rien qu'à l'entreprendre.
De tous les arts qui se sont inspirés de la Di-
vine Comédie du poëte allemand, la musique fut
longtemps le moins heureux. Goethe y pensait
quelquefois. Un jour même, il exprima tout le
plaisir qu'il aurait éprouvé à voir Meyerbeer écrire
la musique de Faust. Le maître et Eckermann
s'entretenaient de l'épisode ^Hélène : « Cet en-
semble, dit ce dernier, nécessitera une grande
magnificence et Une grande variété de décorations
et de costumes ; je me réjouis à la pensée de le
voir sur la scène. Pourvu seulement que la mu-
sique soit écrite par un vrai grand musicien ! —
Par exemple, par quelqu'un comme Meyerbeer,
DEUXIÈME PARTIE. 67
qui ait longtemps vécu en Italie ; il faudrait une
nature allemande familiarisée avec le style italien.
Cela se trouvera, je n'en doute nullement.... »
Le vœu du poëte ne fut qu'à moitié exaucé. Il se
rencontra bien pour traduire son Faust en mu-
sique un homme d'une nature essentiellement
allemande, mais qui ne s'était nullement Éimi-
liarisé avec le style italien. L'art n'y perdit rien.
Goethe ne put pas connaître ce musicien de
génie, et les traductions musicales qu'il lui fut
possible d'entendre n'étaient rien moins que des
œuvres de valeur. Alors qu' Ary Scheffer peignait
ses beaux tableaux dç Faust à V étude, de Margue-
rite au rouet, ou qu'il nous dévoilait le charme pu-
dique de leur prefnière causerie; — alors' que
Delacroix créait les pqissantes compositions de la
Cave d'Auerbach, ou de Faust et Méphistophélès
galopant à travers les nuages sur des chevaux
lancés à toute bride ; — alors que ces deux gra-
vures parvenues à Weimar, arrachaient à Gœthe,
déjà vieux, cette parole d'éloge : ce L'imagination
supérieure d'un tel artiste nous force à nous re-
présenter les situations comme il se les est repré-
sentées à Ifti-même^ et s'il me faut avouer que
M. Delacroix a surpassé les tableaux que .je
68 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
■ ri I I -i^-^^— I ' ■ I ■ I ^
m'étais faits des scènes écrites par moi-même,
à plus forte raison les lecteurs trouveront- ils
toutes ces compositions pleines de vie et al-
lant bien au delà des images qu'ils se sont
créées; » — alors, nombre de musiciens, gens
de beaucoup ou de peu de valeur, hommes de
talent ou de génie, s'emparaient du poëme alle-
mand et prétendaient créer, eux aussi, un drame
musical digne de figurer dans l'histoire à côté
du poëme de Gœthe, artistes pleins de vaillance,
qui, puisant dans leur admiration une audace et
une force surhumaine, tentaient de se mesurer
avec une des plus grandes conceptions du génie
de l'homme.
De la part de ceux qui échouèrent, ce fut une
illusion généreuse, pour ceux qui réussirent un
glorieux triomphe. Et pourtant, que le succès ait
où non couronné d'aussi louables efforts, qu'ils
aient fait montre de talent dans cette difficile
entreprise, qu'ils aient même fait preuve d'un
génie musical hors ligne, combien diraient au-
jourd'hui leurs noms? Les uns sont oubliés, les
autres méconnus. Un seul savoure en paix la joie
de la victoire. •
C'est le devoir de la critique de rappeler à la
DEUXIÈME PARTIE. 69
foule indifférente ou hostile qu'à côté de l'œuvre
qu'elle applaudit il en est d'autres qui méritent
son suffrage, — c'est son devoir de produire au
grand jour ces auteurs et leurs admirables créa-
tions, de rappeler à tous que, lorsqu'il s'agit
d'une œifvre comme le Faust de Gœthe, aucun
compositeur ne doit être oublié, qui s'est senti
le courage de se mesurer avec le maître; qui a
prétendu saisir le sens intime de cette œuvre
unique, moitié passion, moitié fantaisie; qui à
voulu peindre en traits de feu ces admirables
figures : mdtre Méphisto, à la diabolique allure,
mi-démon, mi-sophiste ; le docteur Faust, double
comme l'homme avec ses enthousiasmes de sa-
vant et ses amours de jeune poète, et surtout
cette apparition enchanteresse, la blonde et pure
enfant du poète, Maf guérite.
70 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
CHAPITRE II.
Les Faust de Joseph Strauss, de G. Lickl, du chevalier de
Seyfried, de Bishop, de Charles Eberwein, de Béancourt,
DU BARON DB PeLLAERT, DE SCHUBERT, DE M^^* LoUISE BeRTIN,
DE LiNDPAINTNER, DU PRINCE RaDZIWILL, DE RiETZ, DE CONRA-
Dnr Kreutzer, de L. Gordiglani, de Joseph Grégoir, de
Henry Cohen^ de Hugh Pierson, de Boito, de Ferdinand
DE Roda et de Ed. Lassen.
Faust fut l'occupation constante et favorite de
Gœthe, l'œuvre de toute sa vie. « Voilà plus de
soixante ans que j'ai conçu le Faust — mandait-il
à Guillaume deHumboldt, le 17 mars 1832, dans
la dernière lettre qu'il ait écrite — j'étais jeune
alors, et j'avais déjà clairement dans l'esprit,
sinon toutes les scènes avec leur détail, au moins
toutes les idées de l'ouvrage. Ce plan ne m'a
jamais quitté, partout il m'accompagnait douce-
ment dans ma vie, et de temps en temps je dé-
veloppais les passages* qui m'intéressaient à ce
moment même. . . » Le poëme de Faust se divise,
chacun le sait, en deux parties bien distinctes.
La première parut en 1807; la deuxième, vul-
gairement appelée le second Faust, ne vit le jour
qu'en 183 1, après avoir été le labeur préféré du
grand poëte au déclin de ses jours. Mais la mu-
DEUXIÈME PARTIE. yi
sique n'attendit pas si longtemps. Sept ans pas*
ses à peine après l'apparition du premier Faust,
elle s'attaquait résolument à cette œuvre gigan-
tesque.
Joseph Strauss ' entra le premier dans la car-
rière. Musicien de mérite, élève de Teyber et
d' Albrechtsberger, et de plus fort habile violoniste,
Strauss fut tour à tour premier violon au théâtre
de Pesth, directeur de la musique à Temeswar,
en Hongrie, et enfin maître de chapelle à Mann-
heim. Ce fut vers 1814 qu'il fit jouer dans la
province de Transylvanie, où il était directeur de
l'Opéra allemand, son opéra la Vie et les Actions
de Faust.
Un an plus tard, un autre musicien, Georges
Lickl ^, professeur de piano distingué et orga-
niste en renom, s'emparait du même sujet, et^
allongeant le titre pour se distinguer de son de-
vancier, donnait son opéra, la Vie, les Actions et
la Descente de Faust aux enfers, au théâtre Schi-
kaneder, à Vienne. .
I Strauss (Joseph), né à Brûnn en 1798, piort à Carisruhe,
le !•' décembre 1866.
' Lickl (Jean-Georges), né à Korn-Neuburg (Basse-Autriche)
en 1769, mort en 1845 à Fûnfkirchen, après avoir été maître de
chapelle en Hongrie.
72 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
s
Cinq ans s'écoulèrent entre cette tentative et
la suivante. En 1820, le chevalier Ignace-Xavier
de Seyfried ^ fit représenter à Vienne, sous le
titre de Faust, un mélodrame dont il avait com-
posé la musique. Ce n'était pas le premier venu
que le chevalier. Il avait eu l'honneur d'être
l'élève de Mozart pour le piano, d'Haydn pour
l'harmonie et de Winter pour la composition
dramatique. De ces trois maîtres illustres il n'a-
vait retenu, paraît-il, qu'une ardeur sans seconde
pour le travail, et si sa musique était dépourvue
de toute originalité, il avait du moins la répu-
tation d'un travailleur infatigable.
Encore cinq ans d'intervalle, et; un composi-
teur anglais, Bishop 2, élève de Blanchi, faisait
représenter à Londres, sur le théâtre de Covent-
Garden où il était directeur de la musique, un
opéra de Faustus qui, bien que signé de son
nom, n'était en réalité qu'un arrangement plus
ou moins réussi du Faust de Spohr. Cette sorte
d'ouvrage était, du reste, la spécialité assez peu
méritoire de cet auteur, qui écrivit de la mêm?
» Seyfried (Ignace-Xavier, chevalier de), né à Vienne en 1776,
y mourut en 1841.
* Bishop (Henry Rowley), né à Londres en 1782, y mourut
en 1855.
DEUXIÈME PARTIE. 73
façon un nombre considérable de morceaux de
danse^ de vaudevilles^ de mélodies et de pastiches.
Vers la même époque, Charles Eberwein, le
même qui, tout jeune homme, charmait les
loisirs de Gœthe par son talent sur le piano,
composa une ouverture et de la musique mélo-
dramatique pour Faust, en même temps qu'il
écrivait des entr'actes pour plusieurs drames du
poëte et une ouverture pour son monodrame de
Troserpine; ces divers ouvrages furent enten-
dus avec succès à Weimar. Ce compositeur, qui
devint directeur de la musique de cette ville, où
il était né en 1784, avait appris la musique sous
la direction de son père, en même temps qu'il
faisait ses études littéraires et scientifiques au
gymnase de Weimar. Plus tard, il reçut dès le-
çons d'harmonie et de composition de son frère
aine Maximilien, mais il possédait des idées plus
originales que son frère et un fonds d'invention
plus riche : ces dons de nature s'évanouirent i
mesure que son admiration croissait pour les
<Kuvres de Mozart ; il se contenta d'imiter, du
plus près possible, le style et les formules de son
maître favori.
En 1827 enfin, la tragédie de Gœthe était
5
74 GŒTHE ET LA MUSIQJLJE.
transportée pour la' première fois sur la scène
française, mais sous quelle forme et avec quelle
musique! Faust, opéra en trois actes, pa-
roles de Théaulon et de Gondelier, musique
de Béancourt, fut joué le 27 octobre 1827 sur
le théâtre des Nouveautés. La musique n'aura
pas le privilège de nous arrêter : qu'il suflSise
de savoir qu'elle était tirée de divers opéras
français. Mais quel pitoyable scénario que celui
de Théaulon, quelle misérable parodie! Ceux
de nos lecteurs qui voudront en avoir une idée
n'auront qu'à ouvrir les journaux du temps et
notamment le Constitutionnel : ils y trouveront
un récit ^rès-amusant d'une pièce qui l'était fort
peu. Quatre acteurs de talent s'étaient char-
gés d'interpréter ce drame lyrico- burlesque :
Bouffé et Armand jouaient Méphistophélès et
Frédéric (lisez Faust), M"* Albert figurait
Marguerite, et Casaneuve représentait spn père,
le bonhomme Conrad, vieux soldat retraité dont
on retrouve souvent la figure dans les vaude-
villes de l'époque.
Tel est le charme inhérent aux créations de
génie que , même défigurées par l'arrangeur le
plus vulgaire, elles conservent le don d'attirer et
DEUXlÈlifE PARTIE. 75
de séduire les vrais artistes. Ainsi en fut-il du
drame de Gœthe. Bien que morcelé et travesti
comme l'on sait, il eut encore le singulier pou-
voir de tenter un homme sincèrement épris des
choseç de la musique. Le baron de Peellaert ' était
le fils d'un ancien chambellan de Napoléon P';
lui-même avait été sous-lieutenant d'in£mterie,
puis attaché à l'état-major et décoré au siège d'An-
vers. Il ne pouvait malheureusement consacrer
aux beaux-arts que les instants de répit que lui
laissait la carrière militaire, mais il s'acharna au
travail et, les livrets manquant, il écrivit lui-
même les poèmes de ses premiers opéras. Il fit
jouer enfin, à Bruxelles, plusieiurs ouvrages qui
n'étaient pas sans mérite, notamment son Faust
(mars 1834) qui obtint un succès réel, étant
fort bien chanté par ÇhoUet et NP^* Prévost pour
les rôles de Faust et de Marguerite.
Sons composer un opéra de Faust, Schubert
a mis en musique quelques scènes du drame, et
quatre de ses mélodies sont exactement copiées
sur le texte de Gœthe. La plus connue, Margue-
rite au rouet j qu'il dédia au comte Moritz de Pries,
« Peellaert (Augustîn-Philippe-Marie Ghislain, baron de), né à
Bruges en 1793, mort à S^-Jossc-Ten-Noode-lez-Bnixelles en 1876.
76 GŒTHE ET LA, MUSIQUE.
rend d'une façon saisissante la douleur de Mar-
guerite et l'amère jouissance qu'elle éprouve à se
retracer le bonheur évanoui. Le musicien a trouvé
des accents admirables pour traduire toutes les
phases du délire, de la passion, depuis le début,
triste, calme, résigné, jusqu'à l'instant où la pau-
vre fille s'écrie d'une voix brisée par l'émotion :
« Et le charme de sa parc^e, et le serrement
de sa main! et puis, ah! son baiser! » jus-
qu'à ce dernier transport d'amour : « Ah ! que ne
puis-je le saisir et le retenir pour toujours ! l'em-
brasser à mon envie ! et finir mes jours sous ses
baisers! »,
La ballade du Rai de ThuU, que Schubert écrivit
en 18 16, est d'une expression aussi touchante
qu'elle est simple de forme. L'année d'après, il
composa sa Marguerite implorant V image de la
Vierge, une page dramatiquement traitée qui dé-
bute par un chant plein d'onction et va s'animant
à mesure que la J)écheresse, folle de douleur et
de repentir, répète sa prièf« avec plus d'ardeur et
se traîne aux pieds de la Mère des douleurs; Trois
ou quatre ans auparavant, Schubert avait mis en
musique la Seine de l'église, conçue exactement
d'après le texte original, mais qui peut être chantée
DEUXIÈME PARTIE. 77
par une seule personne, le chœur même n'étant
écrit qu'à une voix. En s'imposant un cadre si
restreint, Schubert ne pouvait pas prétendre com-
poser une grande page dramatique, mais il a su
prêter des accents vrais à chacun de ses person-
nages. L'acre ironie du démon, l'ardent déses-
poir de la fille perdue, la terrible grandeur du
chant religieux, y sont exprimés avec un égal
bonheur, et le cri de Marguerite : « De l'air ! »
est d'une vérité déchirante. Cette peinture en
raccourci ne saurait être comparée à aucune des
créations que cette scène a inspirées à d'autres
compositeurs, mais elle renferme l'esquisse d'un
tableau hors ligne.
Ces deux dernières mélodies, bien qu'assez
peu connues, peuvent compter parmi les plus
belles du célèbre compositeur, mais des pages
aussi pathétiques sont moins des mélodies que de
véritables scènes de drame, auxquelles il ne man-
querait que l'orchestre. Ces quatre fragments de
Faust, augmentés d'un chœur d'anges resté iné-
dit (probablement celui de la fête de Pâques) ,
forment, à tout prendre, un ensemble assez con-
sidérable pour qu'on puisse l'intituler, comme
nous avons fait, le Faust de Schubert.
yS GŒTHE ET LA MUSIQPE.
Le 8 mars 183 1, l'Opéra italien de Paris an-
nonçait la première représentation d'un opéra de
Fausto. C'était par le £iit le premier essai sé-
rieux tenté en France de traduire l'oeuvre de
Gœthe. Â ce titre, il mérite de fixer un instant
notre attention. L'auteur était une femme, mais
une femme vivement éprise de son art et qui avait
appris des meilleurs maîtres la science de l'har-
monie et l'art de composer. Elle tenait la plume
d'une main exercée, et ses œuvres, d'une con-
texture savante, ne portaient nullement l'em-
preinte féminine. En véritaUe artiste, M^'"" Bertin
n'eût pas consenti à mettre en musique vai pas-
tiche difforme de l'œuvre allemande; elle pro-
fessait un trop profond respea pour le grand
nom de Gœthe.
Aussi le scénario qu'elle adopta reproduisait*
il fidèlement les situations capitales du -drame.
Elle eut même l'heureuse idée de conserver un
épisode dédaigné par ceux qui vinrent après elle
et qui prêtait singulièrement aux couleurs les
plus fantastiques. C'est la scène intitulée une
Cuisine de sorcière. U est minuit; les gnomes, les
nains aux pieds de chèvre^ les diables, les esprits,
les singes et les guenons procèdent à leurs effroya-
DEUXIEME PARTIE. 79
——»——■ ■■— ^»— Il I II ■ — — —
blés mystères et dansent une ronde de sabbat au-
tour de la chaudière flamboyante. Survi^pnent
le démon et son élève. Faust veut demander à la
sorcière le breuvage magique qui doit lui rendre
la jeunesse, et, tandis que Méphisto, se couchant
dans un fauteuil et jouant avec un goupillon, dit
en ricanant : « Me voilà comme un roi sur son
trône; je tiens le sceptre : il ne me manque plus
que la couronne, » Faust, lui, maniant un miroir,
y distingue la ravissante image de Marguerite.
« Qjie vois-je? Qjielle apparition céleste se
montre dans ce miroir magique? Amour, oh!
prête-moi ton aile la plus rapide, et mène-moi
dans son pays ! Ah ! si je ne reste pas à cette
place, si je me hasarde d'approcher, je ne puis
la voir que comme dans un brouillard... La plus
belle figure de femme!... Est-il possible qu'une
fiemme soit si belle ? Dois-[e, en cette figure cou-
chée, voir l'abrégé de tous les cieux ? Rien de
pareil se trouve-t-il sur la terre? »
L'ouvrage de M"* Bertin ne rencontra dans
les journaux que des juges bienveillants, qui su-
rent rendre justice à son mérite et aussi dissi?
muler de sages critiques sous des compliments
bien flatteurs pour une jeune femme. A l'égard
8o GŒTHE ET LA MUSiaUE.
é
d'une personne considérée et bien née dans la
presse, une louange exagérée aurait été aussi dé-
placée qu'une critique trop acerbe. Là était un
écueil que les journalistes tournèrent avec beau-
coup d'adresse. Voici du reste, à titre d'exemple,
ce que disait la Revue de Paris.
« Des juges éclairés ont apprécié et apprécie-
ront encore cette musique trop neuve, trop en
dehors du sentier battu pour être tout d'abord
populaire... Du reste, les prévisions du public,
comme il arrive toujours, ont été complètement
trompées. On attendait d'une jeune personne des
chants gracieux et purs, des mélodies suaves et
molles peut-être; on s'effrayait de ce sujet si grave,
si puissant, jeté entre des mains débiles qu'il devait
écraser. La surprise a été grande d'entendre une
instrumentation constamment neuve et variée,
gracieuse parfois, mais le plus souvent énergique
et sombre'. »
\
» La première représentation du Fauii de M"* Bcrtin fut
donnée au bénéfice de Donzelli. Voici ce que le même journal
dit des chanteurs : « Donzelli a joué sagement et chanté avec
goût, mais avec froideur, le rôle difficile de Faust, le docteur
amoureux. M*"* Méric-Lalande, qui, comme actrice, nous semble
faire chaque jour d'incontestables progrès, a déployé dans le rôle
de Marguerite les intentions les plus dramatiques... Bordogni a
été nul dans le rôle du frère de Marguerite, et Santini a trouvé
Tart de n'être ni effrayant, ni risibk dans celui de Méphistophélès. »
DEUXIÈME PARTIE. 8l
Cependant rAIlemagne musicale était loin de
délaisser le chef-d'œuvre de Goethe. En 1832,
Lindpaintner ' faisait représenter avec assez de
succès, à Stuttgart, un Faust qui fut repris à Ber-
lin en 1854 : l'ouverture surtout est un morceau
de grand caractère dramatique, et d'une couleur
saisissante. Cette création fait honneur à cet ar-
tiste de talent qui, en restant fidèle à son poste
de maître de chapelle du roi de Wurtemberg
depuis 1817 jusqu'à l'année de sa mort (1856),
domia l'exemple d'une constance trop rare pour
n'être pas appréciée ainsi qu'elle le mérite.
En 1833, le prince Antoine Radziwill 2, gou-
verneur du grand duché de Posen pour le compte
du roi de Prusse, et du reste amateur passionné
de musique et brillant violoncelliste, publia, à
Berlin, un poëme musical de Faust, auquel au-
rait peut-être collaboré le maître de chapelle
Guillaume Schneider. Cet ouvrage remarquable,
au dire de Fétis, a été exécuté dans bien des villes
» Lindpaintner (Pierre- Joseph), né à Coblentz en 1791, élève
de Wetzka, de Winter et surtout de Joseph Grsetz qui lui apprit
le contre-point et l'art d'écrire, mort à Nonnenhorhn en 1856.
> Radziwill (le prince Antoine-Henri), né à Posen en 1775,
mort à Berlin eh 1835. On trouvera la nomenclature exacte des
scènes et des morceaux de sa partition dans \e Dktionnaire des mu-
siciens polomis et slaves, de M. Sowinski.
S-
82 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
d* Allemagne et représenté mainte fois à Berlin,
où l'Académie royale le joue souvent le jour an-
niversaire de la mort du prince. Gœthe en a fait
réloge en Tannée 1 8 14 de ses Annales : « La visite
du prince de Radziwill éveilla également un désir
difficile à satisfaire : la musique originale quHl
avait composée pour Fausty cette musique heu-
reuse^ entraînante, ne nous donnait toutefois
qu'une espérance éloignée de porter sur la scène
ce singulier ouvrage. »
Enfin vers 1836, Jules Rietz S élève du cé-
lèbre Zelter et fort habile violoncelliste, faisait
représenter un Faust de sa façon sur le théâtre
fondé par Immermann à Dûsseldorf : il y avait
été spécialement appelé par Mendelssohn qui lui
avait confié la direction musicale de ce théâtre.
Il succéda bientôt à Mendelssohn dans le poste
de chef de musique de la ville, puis il devint à
la fois directeur du Gewandhaus de Leipzig et
chef d'orchestre au théâtre, et enfin maître de
chapelle du roi de Saxe.
A peu près vers 4a même époque, Conradin
Kreutzer, dont les ouvrages se font plus remar-
quer par des qualités de facture et d'expérience
» Rietz (Jules), né à Berlin en 1812, mort à Dresde en 1877.
DEUXIÈME PARTIE. 83
que par la richesse de l'invention, composait et
Élisait exécuter à Vienne, une série de morceaux
composés sur les principales scènes de Faust. Ce
musicien réputé qui, né d'assez basse extraction,
avait su s'élever presqu'au premier rang dans son
art à force de persévérance et de travail, finis-
sait comme il avait commencé, sous le patro-
nage de Goethe. Il avait, en effet, composé son
second ouvrage théâtral sur le livret d'opéra-
comique de Gœthe, Jery et Bœtdy, et avait dû
de le voir jouer sur le théâtre de la cour de
Vienne à la méprise du directeur, Weigl, lequel,
toujours hostile aux jeunes débutants, n'avait
donné cette pièce qu'avec la conviction qu'elle
n'aurait aucun succès. L'attente de cet homme
envieux fut trompée et cette représentation re-
cruta de nombreux partisans au jeune musicien.
Gœthe l'avait favorablement servi à son début ; il
l'inspira également bien sur la fin de sa carrière,
car ces deux ouvrages peuvent être rangés parmi
les meilleurs que Conradin Kreutzer ait produits
au théâtre et au concert.
Adapter au poëme allemand les inspirations de
la muse italienne était une tentative périlleuse,
que pouvait seul excuser, en cas de non-réussite.
84 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
-
l'honneur même de l'avoir entreprise. L'opéra
italien Fausto, de Gordigiani ^ parut en 1837 au
théâtre de la Pergola, à Florence. L'auteur s'é-
tait laissé séduire par un fort mauvais livret et
avait terminé sa musique dans un temps très-
court, à terme fixe. L'issue fut un /^^o? éclatant,
comme on «i compte peu dans l'histoire des ré-
volutions théâtrales. Cet échec fut dû aux absur-
dités du livret, à l'insufiBsance des répétitions, à
la négligence des artistes, et enfin à la puérilité
des machines employées pour les changements et
les enchantements. La musique, où l'on remar-
quait quelques mélodies faciles, n'était pas de
force à conjurer un tel désastre. Ce malheureux
événement était comme le présage de la carrière
de l'auteur, qui composa tant et plus de morceaux
de musique de chambre et de mélodies^ sans
pouvoir jamais réussir au théâtre.
A l'époque même où Berlioz écrivait les pre-
mières scènes de sa Damnation de Faust au milieu
du bruit et de l'agitation de Paris, un jeune mu-
sicien belge polissait et repolissait une partition
inspirée par le même sujet et qu'il voulait bien-
' Gordigiani (Luigi), né à Florence en 1814, y mourut'
en i86o.-
DEUXIÈME PARTIE. 85
tôt produire en public. Le 27 janvier 1847, en-
fin, Joseph Gregoir faisait exécuter son œuvre à
Anvers dans un grand festival organisé par lui .
avec le concours de 200 chanteurs et autant d'ins-
trumentistes. Le début du jeune compositeur fit
grand bruit dans son pays natal. Le concert eut
lieu dans la salle de la Cité, « toute resplendis-
santé de lumières, » disent les journaux du temps.
Des dames de la ville chantaient les chœurs,
aussi les billets du festival Gregoir faisaient prime
depuis plusieurs jours à la Bourse. L'auteur fut
acclamé, chanté en vers et en prose : puis mu-
sique et musicien retombèrent dans l'oubli.
Le plan de ce « poëme musical » est à peu près
celui que les collaborateurs de Gounod devaient
suivre plus tard pour écrire leur libretto, car
M. Gregoir a choisi tout simplement les scènes
principales du premier Faust de Gœthe et il les a
mises en musique* Chose singulière, il a compris
son sujet à peu près de la même façon que Gou-
nod, et il l'a rendu dans la même gamme aima-
ble et discrète, dans cette demi-teinte qui est
comme le clair de lune du génie. Il s'est arrêté de
préférence aux scènes sentimentales, touchantes
et passionnées, qui se rencontrent dans le drame
86 GŒTHE ET LA MUSIQJJE.
philosophique du poëte allemand; il s'est même
si bien cantonné dans cet agréable domaine qu'il
a écarté de son poème le personnage du démon.
Un Faust sans Méphisto, autant vaudrait un Faust
sans Marguerite ou sans Faust.
En cette même année 1847, un compositeur
français, M. Henry Cohen, fit exécuter dans la
salle du Conservatoire, à Paris, un poème ly-
rique, Marguerite et Faust, qui reçut assez bon
accueil. On y applaudit surtout une grande scène
intitulée le Triomphe de MiphistophUis. Ce poëme
lyrique reste le principal ouvrage de ce musicien
instruit qui avait appris l'harmonie de Reicha,
le chant de Laïs et de Pellegrini, et qui, après
être allé par deux fois tenter la fortune théâtrale
en Italie^ devint directeur du Conservatoire de
Lille, fonction dont il se démit bientôt, à la suite
de dissentiments survenus avec une conmiission
administrative qui lui était adjointe en qualité de
conseiL
Quelques années plus tard, l'Angleterre paya
un nouveau tribut au poëte par l'intermédiaire
de Hugh Pierson, un artiste de mérite (né à Ox-
ford en 1 8 1 6) qui s'était voué à la musique contre
le gré de son père, prédicateur en titre du roi
DEUXIÈME PARTIE. ' 87
Georges IV, et qui avait Eût son éducation mu-
sicale un peu trop à bâtons rompus, recevant
tour à tour les leçons et les conseils de l'orga-
niste Attwood, de Paër à Paris, de Walmisley
à l'université de Cambridge, de Tomaschek et
de Reissiger en Allemagne. Lorsque Bishop mou-
rut, il le remplaça un instant à l'université d'E-
dimbourg , mais il' se lassa vite de professer et
retourna en Allemagne où son opéra, le Triom-
phe des Sylphes, fut joué à Brunn avec quelque
succès, tandis que celui de Leila soulevait à
Hambourg de bruyants orages. Il demeura huit
ans dans cette ville, puis retourna en 1853 à
Londres où il composa un oratorio du Paradis
et un second Faust qui passe pour son meilleur
ouvrage : Pierson est mort à Leipzig au com-
mencement de 1873.
En mars 1868, un compositeur italien, M. Ar-
rigo Boito, qui est, dans la péninsule, le par-
tisan le plus convaincu des théories novatrices
de Richard Wagner, fît représenter à la Scala de
Milan un Mefistofele qui doit être compté parmi
les pastiches musicaux du drame de Gœthe. Cet
opéra ne réussit pas, et la seconde représenta-
tion souleva un tumulte effroyable : ce fut pour
88 GŒTHE ET LA MUSICÏUE.
l'ouvrage un arrêt de mort immédiate. Le princi-
pal reproche encouru par le jeune musicien était
de manquer de mélodie : en pouvait-il être au-
trement, étant connues ses tendances néo-ger-
maines, ses préférences et son admiration pour
« la musique de l'avenir »? Cet échec n'impli-
quait donc pas que l'opéra fût dénué de mérite,
et de l'aveu même des journaux de musique, il
renfermait plusieurs pages d'une belle concep-
tion et d'une exécution puissante. D'ailleurs, le
mérite de l'auteur fut reconnu par tous les juges
non prévenus lorsque son opéra fiit repris à Bo-
logne le 4 octobre 1875 : il appartenait à la ville
qui, la première en Italie, avait admiré et zp-
phuài Lohengrin y de rendre justice, non sans .dis-
cussion passionnée, aux efforts et au talent de
M. Boîto dont le seul tort est d'être né en Italie.
Il faut dire aussi que cette œuvre dramatique
est d'une conception très-singulière et d'une va-
leur très-inégale. M. Boito, qui paraît avoir un
véritable culte pour Gœthe et qui a sûrement
étudié les commentaires écrits en bien des lan-
gues sur le Faust, s'est taillé lui-même un poëme
dans le drame de Gœthe, comme aurait fait
Berlioz ou Wagner, mais c'est moins là un livret
DEUXIÈME PARTIE. 89
d'opéra qu'une àuite de huit scènes assez mal
soudées ensemble : le prologue dans le ciel, la
fête de Pâques, la scène sur les remparts de la
ville, le cabinet d'étude de Faust, le jardin, la
nuit du Sabbat, la mort de Marguerite et celle
de Faust, ces deux derniers épisodes empruntés
au second Faust. De plus, M. Boito,^ qui est
un philologue et qui, à l'exemple de Wagner,
attache presque plus d'importance à ses vers
qu'à sa musique, a fait pi;écéder sa partition
d'une note, où il examine les diverses' ortho-
griaphes et explications du mot MéphistopMéSy
où il s'autorise du livre de Le toyer sur les
Spectres pour faire chanter aux invités Saboé dans
le sabbat, et aux sorcières : Hor Sahbah! où
il explique pourquoi il a adopté le mètre du
vers grec dans la scène d'Hélène et comment la
langue italienne se prête mieux que la française
à toutes les pompes et les grâces du mètre grec
et du latin, etc. Enfin, il s'est tellement pénétré
de son auteur favori que presqu'à chaque scène
il met en évidence quelque vers, quelque tirade,
où il voit, non sans raison, l'essence, le nœud
de la scène entière. Dans le cabinet d'étude,
par exemple, cette- apostrophe du docteur au
90 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
démon : ce Si je te dis un seul instant : Restons-
en là; je suis heureux de ce que tu me présentes!
Alors tu peux m'entourer de biens; alors je con-
sens à m'anéantir! » et pour le tête-à-tête amou-
reux dans le jardin, cette réplique de Faust :
« Ma bicn-aimée, qui oserait dire : }e crois m
Dieu? Demande^le aux prêtres et aux sages, et
leur réponse semblera être une raillerie de la
demande. » La partition même de M. Boito
montre quels efforts doit faire un compositeur
élevé à l'école italienne pour secouer ces for-
mules vieillies, pour concevoir une œuvre vrai-
ment sérieuse et surtout pour lui donner une
forme sévère. Quelque mal qu'il prenne, il
n'arrive, tant est grande l'influence du milieu
artistique, qu'à produire une œuvre très-in^ale,
très-laborieuse, où certaines parties jurent avec
d'autres et dont le mérite, très- réel en sorhme,
consiste plus encore dans les efforts tentés que
dans l'effet réalisé. En général, les passages fan-
tastiques ont mieux servi M. Boito que les scènes
de tendresse; le plus souvent sa mélodie est
commune dans celles-ci, et son orchestre peu in-
téressant, tandis qu'il traite les premiers avec une
grande puissance et non sans originalité : c'est
DEUXIÈME PARltE. 9I
~7X <
évidemment vers la force et le dramatique que
le pousse son talent naturel, mais ehcore un com-
positeur de ce mérite pourrait-il se surveiller
plus sévèrement, et ne pas retomber dans les or-
nières où s'est trainé toute sa vie un Petrella.
Au commencement de 1872, le 7 mars, Fer-
dinand de Roda, pianiste, harpiste, compositeur
et professeur de musique à l'université de Ros-
tQck, Élisait entendre dans cette ville un nouveau
drame musical de Faust ^ interprété par l'Acadé-
mie de chant et les orchestres réunis de Rostock
et de Schwerin. L'auteur dirigeait lui-même
l'exécution de son œuvre qui se recommandait,
dit-on, par de réelles qualités dramatiques et
qai oteint im certsdn succès. Qpoi qu'il en soit,
cette première audition fut aussi la dernière, et ce
musicien qui avait déjà produit des oratorios, des
cantates, une symphonie, plusieurs morceaux de
piano, est mort en septembre 1877 au château
de Bûlow, près Crivitz (Mecklembourg-Schwe-
rin), sans avoir pu réentendre son Faust; il
n'était pas encore très-âgé et allait atteindre
seulement soixante ans le 26 mars suivant.
^ En 1874 enfin^ un compositeur norwégien,
M. Edouard Lassen, fit entendre à Weimar une
92 GŒTHE ET LA MUSIQjLJE.
nouvelle musique adaptée au drame de Goethe.
Né à Copenhague, mais amené dès l'âge de deux
ans à Bruxelles, ayant fait ses études musicales
au Conservatoire de cette ville et plusieurs fois
lauréat des concours de composition institués dans
les principales villes de Belgique, Lassen, lors
d'une grande tournée qu'il fit en Allemagne, avait
été surtout bien accueilli par Spohr à Cassel et par
Liszt à Weimar. Ce fut ce dernier qui, en faisant
représenter sur le théâtre grand-ducal son opéra
le Roi Edgard, déclaré inexécutable à Bruxelles,
provoqua le succès qui fit offrir à Lassen la place
de directeur de la musique de la cour et l'attacha
à Weimar, où il se fixa d'une façon définitive
après le grand succès de son second opéra,
Frauenhb.
Sa nouvelle œuvre, qui suit scène par scène le
drame de Goethe, est très-importante, car elle com-
prend plus de cinquante morceaux de tout genre,
mais elle est aussi très-intéressante et renferme
plus d'une page remarquable. Le prologue dans
le ciel, qui ouvre naturellement la partition, puis
tous les mélodrames accompagnant les médita-
tions du docteur dans son cabinet d'étude, sont
d'une excellente couleur, et le chant de Pâques
DEUXIÈME PARTIE. 93
«
est d'une simplicité toucliante avec sa sonnerie
persistante des cloches. La scène aux portes de
la ville est fort jolie avec sa triste complainte du
mendiant et la ronde animée des paysans ; le mur-
mure des esprits invisibles dans le cabinet de Faust
et leur joyeux susurrement pendant le sonuneil
du docteur ont inspiré au musicien de gracieuses
pensées d'une légèreté toute féerique. La scène
de la taverne d'Auerbach, .par contre, est rendue
avec une grande franchise et une rare vigueur, la
courte phrase en canon des buveurs repus : « Nous
voilà diablement bien et gorgés comme cinq cents
truies » est d'une lourdeur on ne peut plus ex-
pressive. Le tableau de la cuisine de sorcière ne
manqu^e pas non plus de couleur, mais c'est surtout
la chaste figure de Marguerite et les divers épi-
sodes auxquels elle se rattache que M. Lassen a
traités d'une façon charmante. La jolie mélodie
d'orchestre quand elle rentre dans sa chambrette,
la vieille chanson du roi de Thulé, dont il a si
bien accusé le caractère archaïque, la lamenta-
tion de dame Marthe sur son mari absent^ la brus-
que entrée du démon, etc., autant de petits
morceaux, de simples phrases quelquefois, d'ac-
cents très-divers et qui aboutissent à la prome-
94 GOETHE ET LA MUSIQUE.
nade dans le jardin que le compositeur accom-
pagne par un léger bruissement dont le charme
excite à la rêverie et aux douces confidences. Le
monologue de Faust traînant ses désillusions à
travers les bois et les cavernes est souligné par
un morceau d'orchestre qui fait image et qui
semble peindre les efforts répétés du marcheur
pour gravir de plus en plus haut; quant au
mélodrame placé sous l'invocation de Margue-
rite à la Mater dolorosa, il est empreint d'une tris-
tesse pénétrante que fait mieux ressortir encore
l'étrangeté de la chanson du diable, et la trans*
cripdon exaae du Dies ira dans la scène de la
'cathédrale produit un effet terrible. Mais le mor-
ceau capital de cette première partie, celui dans
laquelle l'auteur a déployé le plus de puissance
et d'imagination est sans contredit la Nuit roman^
tique de Walpurgis : il y a là une rare étrangeté
d'invention servie par une grande habileté de
main, et ces deux qualités réunies n'étaient pas
de trop pour se mesurer avec cette étonnante
conception de la fantaisie de Goethe.
Ces mêmes qualités se retrouvent à un égal
degré dans toutes les scènes fantastiques de la
deuxième partie, maïs la prolongation de ce
dËUXiÈME PARTIE. 95
genre de musique, visant toujours par des moyens
qui varient peu, au féerique, au surnaturel, ne
laisse pas de fatiguer à la longue, et cette mono-
tonie, il Ëiut l'avouer, découlait forcément du
sujet, la musique n'ayant pas des ressources assez
multiples pour peindre des épisodes à peu près
de même nature avec des couleurs qui varieraient
sans cesse. Il y a, dans le nombre, quelques
morceaux délicieux et d'une légèreté vaporeuse,
comme le chœiu: d'Âriel.et des Elfes qui ouvre le
second Faust, conmie le chant des Sirènes dans
le Haut Finie et le refrain tournoyant des Lamies,
conmie les danses enlacées d'Euphorion et des
jeunes filles dans la scène de l'Ârcadie. Ce tableau
débute par un joli prélude pastoral, et deux autres
morceaux d'orchestre très-importants, très-colo-
rés, sont la grande bacchanale qui termine le troi-
sième acte et la polcHiaise qui accompagne la mas-
carade dans le palais de l'Empereur. Les deux
fragments du poème auxquels l'auteur a donné, à
bon droit, le plus d'importance musicale sont la
grande scène de la Nuit classique de fValpurgis et
le joli épisode d'Hélène ; il les a rendus, du reste,
avec une légèreté de touche et une variété de
tons très-remarquables. Il se rencontrait dans le
96 GŒTHE ET LA MUSftiUE.
second Faust plus encore que dans le premier cer-
taines scènes qui semblaient exiger quelques traits
de musique purement descriptive et l'auteur n'a
pu se soustraire à cette exigence pour peindre
le bruit du char de Plutus, la course du centaure
Chiron, le frétillement du gnome Homunculus, la
chute d'Icare -Euphorion, etc.; mais il ne note
que ce qui est strictement nécessaire dans ce
genre un peu puéril et passe outre. Il a sagement
fait aussi d'adopter comme un fil conducteur
pour relier ces morceaux épars, et il ramène heu-
reusement de temps à autre deux mélodies ca-
ractéristiques, mais de genre divers, celle toute
gracieuse qui à signalé la première apparition
d'Hélène dans la scène de l'astrologie, et la
mélopée grave et triste sur laquelle le démon a
révélé au docteur l'origine des choses, l'existence
des divinités primitives, les Mères. En appro-
chant de la fin du second Faust, en abordant les
scènes où le Souci aveugle le présomptueux doc-
teur, où les Lémures creusent la tombe réservée
à Faust, en arrivant au chœur mystique, l'au-
teur se retrouvait, comme pour la scène initiale
d' Ariel et des Sylphes, en présence de tableaux où
la musique n'a plus rien à dire après l'admirable
DEUXIÈME PARTIE. 97
traduction de Schumann. Aussi M. Lassen a-t-ii
traité ces scènes le plus brièvement possible,
sans les raccourcir, mais aussi sans les dévelop-
per, de façon à ne pas paraître vouloir entrer en
rivalité avec un maître qu'il admire sûrement,
car il procède directement de lui.
Cette, œuvre de valeur est donc la dernière
adaptation musicale de Faust qu'on ait tentée ; ou
plutôt c'était la dernière il y a cinq ans, car,
avec l'attraction constante que la bizarre concep-
tion de Goethe exerce 5ur les compositeurs, il se-
rait bien étonnant qu'aucun Faust ne fÙt éclos
depuis lors dans un cerveau de musicien. Qu'il
soit éclos ou qu'il ne fasse que germer, il en sur-
gira sûrement quelque autre avant peu, puis un
autre encore — et ce ne sera jamais le dernier.
—*^^=M£ m>riy^~^
98 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
CHAPITRE III.
Les ouvBUTUiifiS de Creétien Schuu, de Ferd. Hillee bt
DE R. Wagner. La symphonie de Fr. Liszt. Le ballet
d'Ad. Adak.
Avant d'arriver aux quatre grandes composi-
tions vocales inspirées par le drame de Faust, il
faut ajouter à tous ces opéras, opéras-comiques,
poèmes musicaux ou recueils de mélodies quatre
créations orchestrales, — une symphome et trois
ouvertures, — dans lesquelles les auteurs se sont
efforcés de condenser tout le poème de Gœthe.
Elles sont signées de Chrétien Schulz, de Ferdi-
nand Hiller, de Richard Wagner et de Franz Liszt.
La première de ces ouvertures de Faust re-
monte assez loin; elle date des premières années
du siècle et fut composée à Leipzig, entre 1800
et 18 10, par Chrétien Schulz qui écrivait dès
lors quantité d'ouvertures, chœurs, marches,
airs de danse, etc., pour la troupe dramatique de
Seconda, et qui dirigeait chaque année l'orchestre
du théâtre pendant le, séjour de cette troupe à
Leipzig. Ce brave S.chulz, aujourd'hui si com-
plètement inconnu, était arrivé dans cette ville
DEUXliME PARTIE. 99
t
à Tâge de dix ans et n'en sortit plus . D*abord élève
à Técole de Saint-Thomas, ayant eu, à sa sortie
du collège, des velléités thèologiques, puis s'étant
tourné vers la musique, ayant étudié d'abord
avec l'organiste du château, Engler, puis sous
la direction de Schicht^ il avait obtenu enfin la
place de directeur des concerts hebdomadaires de
la ville, et il mourut dans cette position en jan-
vier 1 827 : il avait dix-sept ans de fonctions, cin-
quante-trois ans d'âge et quarante-trois de séjour
à Leipzig.
L'ouverture de Faust de M, Hiller est une
œuvre de jeunesse dû célèbre Musikdirectar, qui
la composa et la fit exécuter à Paris durant le
séjour de huit années qu'il fit dans notre ville de-
puis 1828, afin d'asseoir auprès des amateurs
français sa réputation naissante de pianiste et de
compositeur. En même temps qu'il se produisait
avec succès à côté de pianistes tels que Liszt,
Kalkbrenner, Osbome et Chopin, il pouvait, grâce
à la fortune de ses parents, organiser de grandes
séances avec orchestre pour soumettre au public
ses principales compositions. C'est au second de
ces concerts, donné en décembre 1831 dans la
salle du Conservatoire, qu'il fit entendre cette
100 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
ouverture de Faust, ainsi qu'une symphonie et
un concerto de piano.
Fétis, dont on connaît l'hostilité déclarée en-
vers l'école musicale qu'il qualifiait de roman-
tique, juge avec une indulgence relative l'œuvre du
jeune compositeur, mais non sans faire d'abord le
procès aux musiciens français et allemands « qui,
comme Berlioz et Hiller, tentent de poursuivre
la révolution que Beethoven a voulu consommer
dans la musique, qui sont portés par leurs goûts
et leur conviction vers un genre vague où le
charme mélodique est remplacé par des images
plus ou moins heureusement exprimées, où la
variété, fruit d'une fantaisie sans bornes, dispa-
raît devant une pensée dominante, dont le com-
positeur est toujours préoccupé et à laquelle il
rattache toutes ses idées de mélodie, de rhythme,
de modulation et d'harmonie.... » Une fois ses
griefs énoncés contre cette poétique musicale qui
paraît aujourd'hui si juste, si élevée, Fétis examine
assez longuement la symphonie, dans laquelle il
trouve à reprendre une uniformité de pensée fa-
tigante, une monotonie fâcheuse qui l'emporte
sur les beautés réelles de l'ouvrage; puis il pour-
suit en ces termes : « L'ouverture pour le Faust
DEUXIEME PARTIE. 10 1
de Gœthe, ayant un sujet déterminé, doit être
plus facilement comprise; aussi a-t-elle eu du
succès parmi l'auditoire. Je l'avouerai cependant,
le succès ne m'a pas absolument convaincu en
faveur du système adopté par M. Hiller. J'y ai
bien vu qu'il a voulu peindre les trois caractères
du drame : Faust, Méphistophélès et Marguerite;
mais dans ce dessein même pourrait se rencontrer
une variété d'effets que j'ai cherchée en vain.
La couleur en est généralement sombre et le
rhythme trop uniforme. Je ne doute pas de l'af-
fection que M. Hiller a pour ce morceau, dont
plusieurs parties sont d'ailleurs fort remarqua-
bles ; on n'adopte jamais à demi un système qu'on
croit bon, précisément parce qu'on a la foi, mais
à l'âge de M. Hiller, il est facile de se modifier;
et je crois qu'il se modifiera avec le temps. » Les
observations de Fétis furent aussi vaines que son
espoir, et M, Hiller eut le bon esprit de ne mo-
difier en rien ses tendances ni son prétendu sys-
tème.
Juste dix ans après M. Hiller, Richard Wagner
écrivait aussi à Paris une ouverture de Faust,
lors de son premier séjour au milieu de nous, en
même temps qu'il terminait son RieriTii en vue
6.
102 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
de notre grand Opéra et qu'il composait la par-
tition du Vaisseau Fantôme, dont Touverture lui
fiit inspirée par le souvenir de Tépouvantable
tempête qui Pavait assailli dans la traversée de
Riga à Boulogne. L'éditeur Maurice Schlesinger
qui, sur la recommandation de Meyerbeer, s'em-
ployait activement à produire son jeune compa-
triote et le faisait vivre en lui demandant quelques
travaux critiques ou musicaux dont le salaire sub-
venait à ses besoins les plus pressants, avait ob-
tenu promesse formelle des musiciens de Tor*^
chestre du G)nservatoire qu'ils essaieraient un
morceau de son protégé et qu'ils l'exécuteraient
en concert public, s'il leur semblait mériter cet
honneur* Tout heureux de cette assurance,
Wagner écrivit d'inspiration cette ouverture qui,
dans sa pensée, devait ne pas rester isolée, mais
former la première page d'une grande sym-
phonie résumant tout le drame de Gœthe, et
les artistes du Conservatoire essayèrent le mor-
ceau « qui parut — au dire de Fétis — - une
longue énigme aux exécutants. » Il ne fallait
donc pas penser à produire en public une pa-
reille élucubration et l'auteur dut garder pré-
cieusement son ouvrage pour des temps meil-
DEUXIÈME PARTIE. IO3
leurs. Mais il était écrit que cette ouverture
composée à Paris en vue des amateurs parisiens
serait exécutée à Paris, et elle le fut en effet —
au bout de trentfe ans. Le dimanche 6 mars 1870,
M. Pasdeloup la fit entendre au Concert popu*
laire, mais sans grand succès ni même sans grand
tapage, car cette audition n'a pas encore eu de
lendemain.
Cette production de jeunesse du célèbre com-
positeur est pourtant bien supérieure aux opéras
qui datent de la même période ; elle est, en effet,
beaucoup plus personnelle et indique chez Fau-
teur une maturité d'esprit, une pleine possession
de lui-même qu'on ne rencontre pas à égal de-
gré dans RienTii ni même dans le Vaisseau Fantôme.
Cette ouverture, empreinte d'une puissance, d'une
passion, d'une douleur extrêmes, est comme une
œuvre à part dans l'œuvre entier de Wagner;
elle n'affecte pas en effet cette forme d'un cres-
cendo immense qui devait inspirer au maître ses
magnifiques ouvertures du Vaisseau Fantôme, de
Tannhauser et des Maîtres Chanteurs; elle est
d'une conception non pas plus admirable, mais
plus libre, qui lui permet de suivre de près toutes
les phases du drame original et de les traduire,
104 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
de les accentuer avec une vérité surprenante. Cet
incessant contraste de force et de douceur, ce
heurt perpétuel de la joie avec la tristesse, ces
délicieuses mélodies subitement coupées d*un
cri de rage, ces élans de passion haletante tra-
versés d'effluves mélancoliques, ces transports
de fureur suivis d'affaissements douloureux, cette
désillusion calme du début, ces emportements
affolés qui jettent l'esprit et le corps dans un
complet anéantissement, forment d'ensemble
une conception hors ligne : cette ouverture offre
donc, avec celle que Schumann devait composer
plus tard, la plus admirable s)mthèse qui se
puisse voir du drame de Gœthe. Nous n'avons
malheureusement qu'une ouverture, nous au-
rions sans doute aujourd'hui toute une sympho-
nie si les docteurs du Conservatoire n'avaient
pas, en leur infaillibilité, condamné comme une
« longue énigme » cette création de génie.
Dix ans après que Wagner avait écrit son ou-«
verture, vingt ans après que M. Hiller avait com-
posé la sienne, Franz Liszt abordait le même
sujet et écrivait non plus seulement une ouver-
ture, mais une symphonie entière, une œuvre
purement orchestrale à la fin de laquelle seule-
DEUXIÈME PARTIE. IO5
ment s'adjoint un chœur d'hommes pour ren-
forcer la péroraison. Liszt avait dû s'éprendre
bien plus de la légende dramatique de Berlioz que
du poëme de Gœthe, et s'il entreprit de le tra-
duire en musique à son tour, ce dut être par
admiration pour la création de Berlioz, et par
ambition de se mesurer sur le même terrain avec
le grand musicien français. Deux faits semblent
prouver la justesse de cette induction, d'abord
la dédicace de l'œuvre — Berlioz avait dédié
son Faust à Franz Liszt, Liszt dédia le sien à
Hector Berlioz; — puis la date de la composi-
tion, car cette symphonie fut écrite durant les
années qui suivirent l'apparition de la Damnation
de Faust en France et en Russie. C'est en 1848,
deux ans après la première et malheureuse au-
dition de la Damnation de Faust à Paris, que
Liszt, forcé par les événements politiques d'in-
terrompre ses pérégrinations musicales aux
quatre coins de l'Europe, prit définitivement
possession de ses fonctions de premier maître
de chapelle à Weimar, ne s'en éloignant plus que
pour de rares fêtes musicales et de courts voyages,
se consacrant tout entier à l'amélioration de la
chapelle du grand-duc de Weimar et de son
.I06 GŒTHE ET LA MUSIOIUE.
Opéra qui, peu renommé auparavant, 6xa bientôt
l'attention de tout le monde musical. C'est sur
ce théâtre, en effet, que furent représentés alors,
par les soins et sous la direction de Liszt, les
principaux ouvrages des plus grands compositeurs
contemporains, particulièrement ceux de Schu-
nunn, de Berlioz, de Richard Wagner : d'abord
ce chef-d'œuvre incomparable, Lohengrin, joué
pour la première fois en 1850 sous la direction
de Liszt, et à lui dédié par l'auteur; puis, les an-
nées suivantes, Geneviève et Manfred, de Schu-
mann, Alphonse et Estrella, de Schubert, d'autres
opéras nouveaux de Sobolewski, Raff, Lassen,
Cornélius; enfin Benvenuto Celliniy en répara-
ûovji de l'échec éprouvé à Paris par ce bel ou'*
vrage et dont le public parisien n'a pas encore Êiit
amende honorable à Berlioz.
Mais Liszt ne conduisait pas seulement les ou*
vrages des autres, il dirigeait aussi les siens et
en composait beaucoup à cette époque : il écri-
vit alors et publia ses Dou^e poèmes symphoniques
pour orchestre, sa symphonie de la Divine Co^
medie, d'après Dante, sa messe pour la consécra-
tion de la basilique de Gran, quantité d'ouvrages
pour piano, et enfin sa symphonie de Fflw^/. Ils'est
DEUXIÈME PARTIE. IO7
inspiré du poème, de Goethe de la &çon la plus
large, et sans s'efforcer aucunement d'en traduire
les épisodes dramaticjues; il a voulu seulement
dépeindre et résumer^ dans trois morceaux très-
différents de caractère, les trois personnages prin-
cipaux du drame : il a prétendu donner, en
quelque sorte, une synthèse musicale et psycho-
logique de chacun d'eux. C'est assurément une
idée singulière que de vouloir personnifier Faust
danstm allegro^ Marguerite dans un andanU saave
et Méphistophélès dans un scher:p molto vivace
ironica; mais la bizarrerie même et la dif&culté
de l'entreprise devaient exciter à la tenter un
artiste pour lequel le nouveau a toujours eu tant
de charme et qui, pour s'inspirer de Goethe et
se mesurer avec Berlioz, ne voulait sans doute
rien Élire qu'on eût fait avant lui.
Le premier morceau de cette s3rmphonie est
bâti sur une phrase agitée et passionnée des
violons, qu'une courte rentrée du basson soude
à une introduction sombre et menaçante. Cette
mélodie caractéristique de Faust a de la puissance
€t de l'élan, elle se développe bien et reparaît cha-
que fois avec de nouvelles ressources instrumen-
tales, avec un nouvel accroissement de sonorité,
I08 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
jusqu'à ce qu'elle s'éteigne à la fin dans un long
smor%anào, conune le docteur, après de folles se-
cousses et de vains effor|p pour ressaisir la jeu-
nesse qui le fuit, retombe accablé sous le poids
d'une vie toute de doute et d'ennui. Tel est le
plan général, mais ces diverses reprises du motif
s)anbolique, qui font l'unité de ce long mor-
ceau, sont traversées soit de courtes mélodies,
soit par de longs épisodes qui doivent rendre tous
les mouvements de l'âme du docteur. Lassitude
de l'existence, retour involontaire vers le prin-
temps de la vie, doute et dégoût de toute chose
humaine, appels mystérieux de l'amour, sensa-
tions sourdes des voluptés terrestres, — le com-
positeur a voulu traduire tous ces soubresauts de
l'esprit humain, toutes ces fluctuations du vieil-
lard à la fois las de vivre et avide de jouir par
les combinaisons sonores les plus diverses qu'on
pût imaginer. L'andante intitulé : Marguerite,
repose sur deux phrases tendres et rêveuses : la
première, chantée d'abord par le hautbois sur
une batterie des altos, puis reprise, comme à
deux voix, par la flûte et la clarinette avant de
reparaître aux violons dans un iutti mystérieux;
l'autre, d'une expression plus amoureuse, plus
DEUXIÈME PARTIE. IO9
aban4onnée avec sa S3mcope très-accusée au troi-
sième temps, exposée tour à tour par le quatuor
des cordes et par celui des instruments de bois,
qui ne tardent pas à se fondre en un chant va-
poreux. Le milieu du morceau est rempli par une
mélodie passionnée que les violoncelles et les vio-
lons chantent à tour de rôle sous un doux bruis-
sement des flûtes unies aux seconds violons ; puis
la phrase primordiale reparaît sous un trait inin-
terrompu des premiers violons et ramène heu-
reusement la plainte amoureuse de Marguerite.
Ces divers bruits se perdent bientôt dans le si-
lence, les altos seuls répètent discrètement quel-
ques notes de la mélodie première; tout se tait :
Marguerite succombe aux tentations du démon
et se laisse aller entre les bras du bîen-aimé.
Après la séduction et les élans de tendresse,
les rires stridents du diable et les cris affreux du
sabbat, après les pâmoisons d'amour, les re-
mords désespérés et les appels menaçants de
Tenfer; Méphistophélès a perdu l'âme de Mar-
guerite, mais il a gagné celle du docteur, et les
démons célèbrent la victoire de leur maître et
seigneur. Ge tableau infernal offrait un attrait
irrésistible et une réussite assui:ée à un compo-
7
IIO GCETHE ET LA MUSiaUE.
siteur aussi versé que Liszt dans le maniement
de Torchestre et qui sait aussi bien que lui tirer
des instruments tout ce qu'ils peuvent donner
— et même un peu plus. Aussi ce finale diabo-
lique a-t-il été traité et réussi par lui jusque
dans les effets les plus bizarres et les plus auda-
cieux. Tout Tenfer résonne dans son orchestre,
et ces mille instruments sifflant, grondant, grin-
çant, hurlant, dpnnent aux damnés un concert
autrement terrible que tant d'autres enfers à
l'eau de rose où les démons chantent des valses
pour se distraire, où les trépassés expriment leur
souffrance en imitant le bruit du vent dans les
arbres. Cette explosion de joie sardonique s'ar-
rête brusquement lorsque les voix humaines
s'unissent à l'orchestre; le^ basses, aidées d'un
orgue ou harmonium, entonnent alors le chœur
final sous une batterie mystérieuse des instru-
ments à archet. Cet andante mistico, qui clôt
toute la symphonie, est vraiment d'un beau ca-
ractère et se développe avec une placidité re-
marquable après tant d'éclats de rire et de fu-
reur; le chœur d'hommes, alternant avec le
ténor solo, sur les grondements de l'orgue et Je
chant large de, l'harmonie unie aux cuivres.
DEUXIEME partie; III
termine avec calme cette trilogie du doute, de
l'amour et de la haine, en disant entendre le
chorus mysticus que Gœthe a mis à la fin du
sicorti Faust : « Tout ce qui passe n'est qu'ap-
parence ; ici les choses imparfaites s'accomplis*
sent, rinefiable est réalisé; le charme étemel de
la femme nous élève aux deux ^ »
Gluck a composé un ballet de Dm Juàn,
Adolphe Adam en écrivit un sur Faust : l'idée
était singulière de part et d'autre, et je n'oserais
pas aflSrmer que l'idée fût justifiée par l'exécu-
tion *avec Gluck non plus qu'avec Adam. C'est
pendant un séjour de neuf mois à Londres,
en 1832, que le futur auteur du Chalet accepta
la proposition bizarre d'écrire la musique d'un
ballet composé par le danseur Deshayes sur le
poëme de Gœthe. H est vrai que cette proposi-
tion lui était faite par son beau-fi'ère , Laporte ,
qui avait pris la direction du King's Théâtre : il
y aurait eu cruauté à refuser ce scénario en trois
' Le sujet même de Pausi a toujours attiré Liszt, indépendam-
ment de l'admiration qu'il pouvait porter au drame de Gœthei car
il a composé par la suite et dédié k Cari Tausig deux morceaux
très-remarquables sur des épisodes du Faust de Lenau : la Proces-
sion nocturne et la Danse àTauberge de viihgt (Mtphisto-valsé).
Il a écrit aussi une marche solennelle, composition plus pom-
peuse que grandiose, pour les fêtes du jubilé de Gœthe.
112 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
actes qu'on lui mettait ainsi sur les bras en le
pressant de le composer pendant le court séjour
qu'il allait £aire à Paris pour assister à la pre-
mière représentation du Pré aux clercs. Adam
travailla assez activement à ce nouvel ouvrage,
et lorsqu'il repartit pour Londres le 21 janvier
1833, sa partition était terminée. Elle fut mise
aussitôt à l'étude, et le ballet de Faust , dansé et
mimé par Albert, Perrot, Coulon, mesdames
Pauline Leroux et Montessu, tous artistes du
grand Opéra de Paris, fut joué à la fin de février
ou au commencement de mars : « Le succès fut
très-grand, écrit Adam, même pour la musique. »
La remarque finale est séante, car une telle en-
treprise est plus bizarre que glorieuse, même
après réussite, et un peu de modestie était de
mise en pareil cas.
Nous venons de passer rapidement en revue
presque tous les compositeurs ' qui n'ont pas
craint de se mesurer avec la grandiose concept
tion du poëte allemand. D en reste encore quatre,
dont les œuvres, pour être sûrement jugées,
doivent être longuement étudiées : ces quatre
compositeurs sont, — par ordre de date, —
Spohr, Berlioz, Schumann et Gounod.
DEUXIÈME PARTIE. II 3
CHAPITRE IV.
Le Faust de Spohr.
Le Faust de Spohr est demeuré longtemps
populaire en Allemagne : c'est par là qufil a
droit à notre attention, et nullement comme
une traduction du chef-d'œuvre de Goethe. Cet
opéra n'a de Faust que le nom; l'auteur du
poëme, qui du reste a prudemment tu son nom,
n'a fait qu'empnmter au maître deux de ses
personnages, Faust et le démon, pour les lancer
dans une série d'événements de son invention,
des plus baroques à la fois et des plus naïfs.
Nous en donnerons tout à l'heure une idée au
lecteur; qu'il lui suffise de savoir pour l'instant
que dans ce drame il n'y a plus de Marguerite.
Quoi qu'il en soit du poëme, nous devons
au musicien d'étudier sérieusement son œuvre :
elle le mérite à tous égards, une fois abstrac-
tion faite de ce titre &llaciëux. Par la date de sa
représentation, l'ouvrage de Spohr n'est que le
troisième des opéras qui ont été inspirés par le
poëme de Gœthe oiwqui se sont décorés du nom
114 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
de son héros, mais il est le second par ordre
de conception. Écrit à Vienne en 1814, Tannée
même où Joseph Strauss faisait jouer sa Vie et
actions de Fuust^ l'opéra de Spoht fut représenté
avec succès à Francfort en 18 18. Depuis lors,
il s'est maintenu pendant plus de trente ans au
répertoire des grandes scèaes d^Âllemagne sans
rien perdre de la faveur du |M:Aik. Il fut joué
notamment avec succès k Berlin, (A k célèbre
chanteur Devrient brilla dans le rôle de Faim»
et à Londres où l'auteur se rendit pour en diri-
ger l'exécution. En 1830 enfin, la France put
entendre cette œuvre si vantée : la troupe d'opéra
allemand dirigée par Rœckel qui vint donner
des représentations à Paris, salle Favart, joua le
20 avril le Faust de Spohr.
Mais il faut connaître le drame avant de par-
ler de la musique. Faust rajeuni, enrichi, jouit
depuis longtemps des avantages que son pacte
avec le diable lui a procurés. Mais comme les
grands seigileurs et les rois, il s'ennuie. Méphis*
tophélès, de son côté, est las d'être l'écuyer de
son esclave, et, pour hâter sa perte, il lui sus-^
cite de méchantes afiaires qui puissent l'entrai^
ner au crime. Voici Faust : il sort d'un bal et
DEUXIÈME PARTIE. II5
songe à Roschen , une jeune paysanne dont il
s*est amourachée II l'enlève bientôt et lui jure
amour et fidélité dans un duo dont la situation
est la même que celle du lÀ ci darem la mano,
de Dan Giovatmi. Le bijoutier Franz, véritable
Mazetto, arrive en force, et, l'épée à la main,
réclame sa fiancée. Méphistophélès la cache à
tous les yeux; Faust et ses amis s'échappent
par une trappe, au grand désappointement du
bijoutier et de ses compagnons. Roschen reste
entre les mains du diable qui la rend, selon toute
apparence, à Franz, puisque c'est avec lui que
nous la retrouverons plus tard. La décoration
chailge et nous transporte dans le château de
Gulf, un seigneur brutal et discourtois qui tient
en captivité la belle Kûnigunde, et la menace
d'employer tous les moyens afin d'obtenir le don
d'amoureuse merci. Résistance de Kûnigunde,
colère de Gulf; la scène change, on voit une
forêt où le comte Hugo chante une cavatine, en
manière de harangue, pour engager ses soldats
à délivrer Kûnigunde qu'il veut épouser. Ros-
chen reparaît avec Franz; Méphistophélès les
endort et les enlève en faisant marcher le banc
de gazon sur lequel ils sont assis. Nous voici de-
Il6 GŒTHE ET LA MUSIQjUE.
vant le château fort de Gulf. Faust et le diable *
rencontrent Hugo, le comte accepte leurs ser-
vices, et ils donnent l'assaut à la citadelle qui
s'écroule. Kûnigunde est sauvée, mais Gulf vit
encore : le démon s'empare de lui et le jette dans
le brasier qui consume son château.
Le second acte s'ouvre par un choeur de sor-
• cières; Faust vient les consulter pt leur demande
un philtre amoureux. La scène suivante se passe
devant l'église où le comte Hugo se marie avec
Kûnigunde; on entend les chants religieux;
Franz et Roschen sont encore ensemble, en dé-
pit des artifices d'un lutin maladroit. La noce
défile, Faust est invité , Roschen se plaint de la
firoideur de cet amant et le suit au bal offert
par Hugo. Toute la noblesse des environs s'est
donné rendez-vous à cette fête. Au milieu du bal,
Méphistophélès révèle au comte les coupables
entreprises de Faust, et le lui montre aux genoux
de Kûnigunde. Le séducteur offre à la dame le
philtre amoureux que les sorcières lui ont remis.
Kûnigunde veut se défendre; mais le poison se
glisse dans ses veines.... Hugo tire l'épée, Faust
se met en garde, on croise le fer, Hugo tombe
frappé à mort. Méphistophélès a détourné son
DEUXIEME PARTIE. II 7
épée. Inutile de signaler la ressemblance de cette
scène, qui termine le second acte, avec celle de
Don Juan. Faust échappe à la colère des amis du
comte, mais il est en proie au remords ! Roschen,
désespérée, se jette à la rivière; Kûnigimde veut
poignarder son séducteur, Méphistophélès l'ar-
rête, et, saisissant Faust parles cheveux, il Ten-
traîrie en enfer. — Voilà le beau poëme sur lequel
Spohr n'a pas craint d'écrire sa musique : cet in-
génieux imbroglio est de la façon du poëte al-
lemand C. Bernard.
En dépit de l'épithète qu'il lui: a donnée,
l'œuvre de Spohr n'a rien de romantique. La
musique du maître allemand, en général assez
peu mélodieuse, et d'un travail harmonique très-
seiyé dans les parties vocales comme dans l'or-
chestre, est pleine de formes classiques, scolas-
tiques même, de tours de chant en usage dans
le siècle dernier.
Cet opéra débute par une ouverture savam-
ment écrite, et qui aurait besoin d'une exécu-
tion foudroyante pour produire quelque effet :
vers le milieu se trouve un andante dont les
entrées en imitation ne manquent pas d'élé-
gance, mai^ tout le morceau a un caractère plus
7-
(
ir8 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
■- r
instrumental que dramatique. Le duo d'intro-*
duction entre Faust et le démon, précédé de
récitatifs à l'italienne et écrit lui-même dans ce
genre ) n'accuse pas assez la figure des personna-*
ges; du reste, c'est un reproche général à Êiire à
Spohr que de n'avoir pas su donner au démon une
teinte différente des autres rôles. Le duo d'amour
entre Faust et Roschen est d'une mélodie expres-
sive; le docteur séduirait bientôt le cœur de la
jeune fille si le jaloux Franz n'arrivait avec ses
amis et ne défiait son rival : cette scène est traitée
avec assez d'éclat et de vigueur.
Le tableau suivant nous transporte au château
de Gulf. L'air de Kûnigunde captive est gracieux
à son début, et Vagitato renferme un bon mou-
vement d'orchestre. L'air que chante Hugo ppur
exhorter ses partisans à délivrer sa bien-aimée
forme la contre-partie de la scène précédente :
il est écrit avec chœurs et commence largement,
mais le trait en roulades qui le termine est d'un
goût suranné. Le trio qui suit entre Roschen,
Franz et Méphistophélès est un des jolis mor-
ceaux de la partition : le dialogue des deux amou-
reux est gracieusement accompagné par un trait
de violon entrecoupé des langoureux soupirs du
DEUXIÈME PARTIS. II9
hautbois. La jolie phrase du diable évoquant le
sommeil se détache sur un doux bruissement de
l'orchestre : les amoureut cèdent au pouvoir du
démon et s'endorment : tout se tait, les mille
bruits de la nuit se perdent dans l'espace* Enfin,
le finale du premier acte e^t une page importante
qui ne manque pas d'éclat : auâsi produim-il
beaucoup d'effet lors de la représentation de l'ou-
vrage à Paris.
Toute la scène de sorcellerie qui ouvre le se-
cond acte est d'une bonne couleur : le chœur des
sorcières est d'une originalité suffisante, et le
changement de mesure qui fait passer alternatif
vement la mélodie de 2/4 à 3 temps a quelque
chose de bizarre et de fantastique. Au tableau
suivant, nous sommes devant l'église où se célè-
bre le mariage du comte Hugo et de Kûnigunde :
le chœur religieux, à l'imitation des chorals pro-
testants, est d'un bel effet. La jeune Roschen
chante ensuite une cavatine en sol mineur d'une
forme élégante et d'une harmonie pleine de dé-
licatesse.
L'air de Faust qui suit renferme une jolie
phrase : Ma di Rosa il dolce amorey mais il se
lance bientôt dans une série de roulades tout à
120 GC3ETHE ET LA MUSIQ.UE.
fait hors de saison. Spohr, comme plus tard Schu-
mann, a écrit le rôle de Faust pour voix de bary-
ton. Jusqu'ici rien de mieux; le timbre du baryton
convient autant que celui du ténor au caractère
du rôle, mais il semble singulièrement exagéré
de le faire rouler jusqu'au contre-mi bimol ' :
Schumann, au contraire, a su se garder de cet
écueil. La grande scène du bal n'a qu'à-demi in-
spiré le compositeur : le dialogue du début entre
Hugo et sa fenmie est tendre et langoureux; les
airs de danse sont gracieux, mais la catastrophe
finale, le défi d'Hugo et son duel avec Faust ne
sont pas rendus d'une façon assez saisissante. Le
rôle du diable n'est pas assez mis en relief; il
n'agit plus, il chante une partie, il ne semble pas
diriger cette scène de meurtre le rire et le sar-
casme aux lèvres : ce n'est plus le démon.
On peut faire le même reproche à l'air que
Méphistophélès chante après cette grande scène :
il est diabolique d'intonatioQ et de facture et ne
l'est pas de caractère. Il y a encore de beaux ac-
cents dans le finale, des phrases touchantes.
' Une seule fois il est vrai, et à l'extrémité d'un rapide arp^e
descendant. Du reste, quelques mesures plus loin, Spohr fait triller
son héros sur un sol grave.
DEUXIEME PARTIE.
121
celle de Roschen entre autres, Chi VanuUo ben
m'addita? mais l'auteur n'a pas rencontré la puis-
sante inspiration qu'il eût âillu pour retracer en
musique la ruine de Faust, la perte étwiielle de
l'honmie qui s'est donné au démon.
Telle est, esquissée à grands traits, cette œu-
vre qui fat longtemps le seul opéra de Faust
connu et admiré. Elle est intéressante à étudier.
D'une mélodie souvent un peu courte et dépour-
vue d'originalité, d'un travail d'harmonie très-
curieux, mais parfois trop savant, cet opéra
s'adresse aux érudits en musique bien plutôt
qu'à la masse du public. Il n'est pas non plus
exempt du défaut qu'on a souvent reproché à
l'auteur et qui consiste à accumuler des harmo-
nies disparates dans le plus court espace possible,
de manière à faire quelquefois passer trop d'ac-
cords différents sous une seule note de la mélodie.
Le Faust de Spohr est antérieur au FreyschûtTi de
huit années, et pourtant il existe entre ces deux
œuvres un air de parenté qu'on peut expliquer
par le goût des combinaisons nouvelles que
Spohr se plaisait à tenter comme Weber.
Pour le juger d'un mot, Faust est l'ouvrage
d'un artiste dont le tempérament çt les facultés
122 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
convenaient beaucoup moins au théâtre qu'à la
musique ixistrumentale, à la symphonie. En effet,
bien qu^il rénfemtô quelques belles pages, son
opéra est en général dépourvu d'élan, de con-«
trastes, de variété, de ce qui donne la vie à la
musique et surtout à la musique dramatique. Et
pourtant Faust est, avec Jessûttda, le meilleur ou-
vrage lyrique qu'il ait produit.
« Faust t grand sujet, digne dUnspirer une
muse germanique, écrivait Fétis lors de la repré-
sentation à Paris ^ Mais Faust, pour les Français,
c'est l'ouvrage de Goethe, avet ses beautés, ses
défauts, le vague de son style et l'exagération de
ses idées. Ce sont les caractères fortement tra-
cés et les situations intéressantes, bien qu'invrai-
semblables, qui distinguent cette création, qu'on
désire voir au théâtre. Malheureusement rien de
tout cela ne se trouve dans l'informe Ubretto dont
Spohr a écrit la musique... Une musique très-
forte pouvait seule lutter contre les désavantages
d'un canevas semblable, malheureusement je suis
forcé d'avouer que celle de Faust n*est pas ce qu'il
I C'était Uetz qui rempHsstit le rôle de Faust, et Gênée celui
de Méphistophélès. Le célèbre ténor Haitzinger chantait Hugo,
M** Fischer jouait Kûnigunde et M"* Rdand Roschen.
DEUXlàMB PARTIE. 123
fallait : elle n'a point justifié la haute réputation
de son auteur» et j'ai peine à me persuader que
ce soit là l'ouvrage dont j'ai lu tant d'éloges. Et
qu'on ne croie point qu'il soit ici question d'une
de ces compositions dont le genre nouveau, les
combinaisons intriguées et les hardiesses deman-*
dent du temps pour être comprises; car, hormis
quelques modulations trop précipitées, rien n'est
plus ample ni moins neuf que cette musique.
D'un artiste tel que Spohr, habitué à manier les
masses instrumentales, et de qui j'ai entendu à
Lcmdres une symphonie remplie de beaux eâfets,
J'espérais ime ouverture vigoureuse, analogue
à la nature du sujet, et croyais n'avoir à redouter
que quelques germanismes un peu trop hardis;
au- lieu de cela, j'ai entendu une symphonie à
l'ancienne manière, d'un style plutôt gai que
triste, remplie de formules usées, et qu'on aurait
prise pour l'ouvermre d'un opéra bouffon, si le
titre de l'ouvrage n'avait été sur l'affiche.... En
résumé , Faust n'a point justifié les espérances
qu'il avait fait naître. »
D'autre part, Mendelssohn, arrivant l'année
suivante à Paris, et pressé par son père de choi-
sir un livret d'opéra français à défaut de poëme
124 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
allemand qui fÙt à son gré, lui répondait dans sa
lettre du 19 novembre 1 831 : «... Le succès
que ces sujets-là (la Muette et Guillaume Tell^
ont dans toute l'Allemagne ne tient certaine-
ment pas à ce qu'ils sont bons ou dramatiques,
car Guillaume Tell n'est ni l'un ni l'autre, mais
bien à ce qu'ils viennent de Paris et qu'ils y ont
plu. Assurément il est un chemin à prendre pour
être apprécié en Allemagne, c'est celui qui passe
par Paris et Londres; toutefois ce n'est pas le
seul, comme le prouve non-seulemènt tout We-
ber, mais Spohr lui-même dont le Faust est
maintenant mis ici au rang de la musique clas-
sique et sera donné la saison prochaine au grand
opéra de Londres... »
Quelques années après avoir été joué à Paris
en allemand, cet opéra fut chanté à Marseille en
français. Il avait été traduit par le directeur du
théâtre, Clérisseau, et par un artiste de l'or-
chestre, de Groot, le père de M. Ad. de Groot
qui fut chef d'orchestre au Châtelet et au Vau-
deville. Hébert, le mari de M°** Hébert-Massy,
jouait Faust; Potet, Méphistophélès, et M"« Mar-
gueron. Rose. Pour rompre la monotonie de
Fouvrage, le directeur avait eu l'idée d'y intro-
DEUXIEME PARTIE. I25
duire des airs de danse, et de Groot se chargea
de les composer, tout en gardant l'incognito.
L'opéra ne réussit qu'à moitié, la musique de
danse fit florès. Et tout le public marseillais de
s'extasier, de déclarer que jamais Spohr n'avait
rien composé d'aussi joli que ces airs de ballet,
que c'était la plus charmante page de son opéra,
qu'un musicien allemand était seul capable d^é-
crire d'aussi délicieux airs de danse, etc., etc....
On se garda bien de détromper ces admirateurs
enthousiastes, et ils continuèrent de fêter de
Groot sous le couvert de Spohr, tout comme
on applaudit un jour à Paris la Fuite en Egypte ^
de Pierre Ducré, qu'on n'aurait pas manqué de
siflier sous le nom de Berlioz, tout comme nos
pères avaient accueilli avec enthousiasme, sous
le nom de Gluck, les Danaîdes, un chef-d'œuvre
qu'ils auraient peut-être dédaigné s'il eût été si-
gné de Salieri. Il y a beau jour que La Fontaine
a dit :
L'enseigne fait la chalandise.
J'ai vu dans le palais une robe mal mise
Gagner gros : les gens Tavoient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
Force écoutants. Demandez-moi pourquoi.
126 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
CHAPITRE V.
Le Faust di BtRLiot.
C'est le dimanche 6 décembre 1846, dans un
concert de jour doaaé à TOpéra-Comique, que
fut exécutée la légende dramatique de Berlioz,
la DamaMion de Faust '. Cettç œuvre signée du
nom d*un jeune compositeur, amoureux de la
lutte et curieux des obstacles, était la réalisation
d'ardentes théories musicales. Ce fut im coup
d'éclat, ce ne fut pas un succès. Loin de là, le
public habitué à rire de cet artiste échevelé ou
de sa prétendue musique, et tout aise de pou-
voir se prononcer, sans presque l'écouter, sur
une œuvre de cette importance, fit la sourde
oreille aux beautés de premier ordre qui abon-
dent dans l'ouvrage et n'en voulut distinguer que
les hardiesses pour crier haro sur l'hérétique.
L'œuvre de Berlioz ne saurait être donnée pour
une paraphrase exacte du poëme de Gœthe;
mais, si elle s'en écarte sensiblement de temps à
> Roger chantait le r6le de Faust, Hennann-Léon celai de Mé«
phistophélès, Henri celui de Brander et M*^ Dufiot-Maillart celui
de Marguerite.
DEUXIEME PARTIE. 127
autre, si l'auteur, par une omission qu'on ne sau-
rait trop regretter, a passé sous silence des scè-
nes capitales, telles que la prison ou l'église, si,
renonçant au rôle de Valentin, il se privait par
là des admirables épisodes du duel et de la mort
du soldat expirant en maudissant sa sœur, en re-
vanche, il a traité certaines situations négligées
des compositeurs qui l'avaient précédé conmie
de ceux qui devaient le suivre, et il a su composer
lui-^même un poëme, tant copié sur l'original
que de £intaisie, auquel on ne saurait nier deux
qualités essentielles, la couleur et la vie.
Quand Berlioz publia sa partition pour orches-
tre de 2a ^taiMtimifeAncsr, S &Et pris d^ fe-*
mords de conscience et voulut se justifier d'en
avoir usé si librement avec le poème original.
Voici ce qu'il dit dans son avant-propos : « Le
titre seul de cet ouvrage indique qu'il n'est pas
basé sur l'idée principale du Faust de Goethe,
puisque, dans l'illustre poëme, Faust est sauvé.
L'auteur de la Damnation de Faust a seulement
emprunté à Gœthe un certain nombre de scènes
qui pouvaient entrer dans le plan qu'il s'était tracé,
scènes dont la séduction sur son esprit était irré-
sistible. Mais flit-*il resté fidèle à la pensée de
128 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
^ ^ __* _^ _____^^_ '.
Gœthe, il n'en eût pas moins encouru le reproche,
que plusieurs personnes lui ont déjà adressé (quel-
ques-unes avec amertume), à^ avoir mutili un mo-
nument.
» En effet, on sait qu'il est absolument impra-
ticable de mettre en musique un poème de
quelque étendue, qui ne fut pas écrit pour être
chanté, sans lui faire subir une foule de modifi-
cations. Et de tous les poëmes dramatiques exis-
tants, FauHy sans aucun doute, est le plus impos-
sible à chs^nter intégralement d'un bout à l'autre.
Or, si tout en conservant la donnée du Faust
de Goethe, il faut, pour en faire le sujet d'une
composition musicale, modifier le chef-d'œuvre
de cent façons diverses, le crime de lèse-njajesté
du génie est tout aussi évident dans ce cas que
dans l'autre et mérite une égale réprobation »
Ces scrupules, pour être exagérés, font hon-
neur à Berlioz, mais il n'avait que faire de se
justifier : c'était son droit, sinon son intérêt,
d'arranger à sa guise le drame original. De plus
il se trompe en assurant qu'il est impraticable de
mettre en musique, sans le mutiler, un poëme qui
n'a pas été fait pour être chanté, et surtout Faust.
Schumann a victorieusement prouvé le contrairei.
DEUXIÈME PARTIE. I29
Il est intéressant de savoir comment Berlioz
conçut le projet d'écrire la musique de Faust et
dans quelles circonstances il la composa. Lui-
même le raconte tout au long dans ses Mémoires,
mais bien auparavant, il avait eu l'idée d* écrire
un ballet de Faust ^ et le 12 novembre 1828, il
avait même adressé à ce sujet une lettre au
vicomte de La Rochefoucauld. « Le jury de
l'Académie royale de Musique, disait-il en sub-
stance, a reçu, il y a deux mois, un ballet de
Faust. M. Bohain, qui en est l'auteur, désirant
lui fournir l'occasion de se produire sur la scène
de l'Opéra, lui a confié la composition de la
musique de son ouvrage.... Il a mis en musique
la plus grande partie des poésies du drame de
Goethe, il, a la tête pleine de Faust, et si la na-
ture l'a doué de quelque imagination, il croit
qu'il lui est impossible de rencontrer un sujet
sur lequel il puisse se développer avec plus
d'avantages '. » Ce fut là, sans nul doute, l'ori-
gine secrète de sa grande légende dramatique.
Voyons maintenant ce qu'il en dit dans ses
Mémoires officiels, où il ne soijfile mot de ces es-
< Lettre résumée dans un catalogue d'autographes dressé par
Laverdct, jo mars 1865. ' .
I}0 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
pérances passées ni de sa démarche infructueuse
auprès de M. de La Rochefoucauld.
Ce fîit pendant ce voyage en Autriche, en Hon-
grie, en Bohènie et en Russie que je commençai la com-
position de ma légende de Faust, dont je niminais le plan
depuis longtemps. Dès que je me fus décidé à l'entre-
prendre, je dus me résoudre ausn â écrire moi-même
presque tout le livret ; les fragments de la traduction fran-
çaise du Fatist de Goethe par Gérard de Nerval, que j*awais
déjà mis en musique vingt ans auparavant, et que je
comptais faire rentrer, en les retouchant, dans ma nou-
velle partition, et deux ou trois autres scènes écrites sur
mes indications par M.' Gandonnière, avant mon départ
de Paris, ne formaient pas dans leur ensemble la siûème
partie de l'œuvre.
J'essayai donc, tout en roulant dans ma vieille chaise de
poste allemande, de faire les vers destinés à la musique. Je
débutai par l'invocation de Faust à la nature, ne cherchant
ni à traduire, ni même à imiter le chef-d'œuvre, mais
à m'en inspirer seulement et à en extraire la substance mu-
sicale qui y est contenue. £t je fis ce morceau qui me donna
l'espoir de parvenir à écrire le reste :
Natur« immense, impénétrable et fière !
I Toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin !
Sur ton sein tout-puistant je sent moins ma misère,
Je retrouve ma force et je crois vivre enfin.
Oui, soufflez, ouragans ; criez, forêts profondes ;
^ Croulez, rochers ; torrents, précipitez vos ondes !
A vos bruits souverains ma voix aime à s'unir.
Forêts, rochers, torrents, je vous adore! Mondes
Qjii scintillez, vers vous s'élance le désir
' D'un cœur trop vaste et d'une âme altérée
D'un bonheur qui la fuit
DEUXIÈME PARTIE. I3I
Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur
et à mesure que me venaient les idées musicales, et je
composai ma partition avec une facilité que j'ai bien rare*
nient éprouvée pour mes autres ouvrages. Je l'écri-
vais quand je pouvais et où je pouvais ; en voiture, en che-
min de fer, en bateau à vapeur, et même dans les villes,
malgré les soins divers auxquels m'obHgeaient les concerts
que j'avais à y donner. Ainsi dans une auberge de passage,
sur les frontières de la Bavière, j'ai écrit l'introduction « I0
vieil hiver a fait pkc^ au printemps, » A Vienne, j'ai fiait
les scènes des bords de l'Elbe, l'air de Méphistophèlès
« Foiâ des roses tA et le ballet des Sylphes. J'ai dit à quelle
occasion et comment je fis en une nuit, à Vienne également,
la marche sur le thème hongrois de Rakoczy. L'effet ex-
traordinaire qu'elle produisit à Pesth, m'engagea à l'intro-
duire dans ma partition de Faust, en prenant la liberté de
placer mon héros en Hongrie au début de l'action, et en
le faisant assister au passage d'une armée hongroise à tra-
vers la plaine où il promène ses rêveries ^
A Pesth, à la lueur du bec de gaz d'une boutique, un
soir que je m'étais égaré dans la ville, j'ai écrit le refrain
en chœur de la Ronde des Paysans.
A Prague, je me levai au milieu de la nuit pour écrire
un chant que je tremblais d'oublier, le chœur d'anges de
l'apothéose de Marguerite :
Remonte au ciel, âme naïve
Q}ie Tamour égara.
A Breslau, j'ai fait les paroles et la musique de la chanson
latine des étudiants « Jam nox steîlata veîamina pandit, »
De retour en France, étant allé passer quelques jours près
de Rouen à la campagne de M. le baron de Malleville, j'y
composai le grand trio « Ange adoré, dont la céleste intage. »
132 GŒTHE ET LA MUSIQUE .
Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à Timproviste,
chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur
une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas
^ les idées, je les laissais venir, et elles se présentaient dans
Tordre le plus imprévu. Qjiand enfin l'esquisse entière de
la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à en
polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble
avec tout l'acharnement et toute la patience dont je suis
capable, et à terminer l'instrumentation qui n'était qu'in-
diquée çà et là. Je regarde cet ouvrage comme l'un des
meilleurs que j'aie produits ; le public jusqu'à présent pa-
rait de cet avis.
Il s'agit là bien entendu du public étranger et
non pas du public français '. De l'aveu même de
Berlioz, rien ne le blessa plus profondément dans
toute sa carrière d'artiste que notre profonde in-
diflférence à l'égard de cette œuvre admirable, que
l'Allemagne a mainte fois entendue et applaudie
dans son entier, tandis que nous sommes encore
réduits à n'en connaître que de courts fragments ^.
' Lorsque cette étude a été rédigée et publiée, le Faust de Berlioz
était aussi inconnu à Paris que l'est encore aujourd'hui celui de
Schumann ; en la republiant aujourd'hui, j'ai tenu, on comprendra
facilement pourquoi, à n'y pas changer un mot.
* Depuis la première exécution jusqu'en 1869, on n'avait pu
entendre que deux fois à Paris des fragments de la Damnation de
Faust. Le 15 avril 1849, le Conservatoife avait exécuté le chœur et
le ballet des Sylphes suivis de la Marche hongroise. Le 7 avril 1861,
il avait donné de nouveaux extraits : un air de Méphistophélès,
le chœur des Sylphes durant le sommeil de Faust, la valse des
Sylphes et le double chœur des étudiants et des soldats. Cette
DEUXIÈME PARTIE. I33
Au début de la première partie, Faust erre au
milieu des plaines de Hongrie, chantant un h3nnne
au printemps qui renaît, au soleil qui se lève, dans
ui\e mélodie charmante qu'accompagne un suave
murmure d'orchestre, le doux concert de la na-
ture qui s'éveille. « Le fleuve et les ruisseaux
sont délivrés de leurs glaces par le doux et vivifiant
regard du printemps; dans le vallon verdoie Iç
bonheur d'espérance ; le vieil hiver, dans sa fai-
blesse, s'est retiré sur les âpres montagnes; de
là, il n'envoie, en fuyant, que d'impuissantes gi-
boulées de grésil perlé, qui sillonnent la plaine
verdoyante; mais le soleil ne laisse plus rien de
blanc; partout s'éveille le mouvement et la vie;
exécution eut peu de succès et causa beaucoup de tapage. Scudo,
qui s'était de tout temps £ut remarquer par son animosité contre
l'auteur, déclara que « jamais on ne réentendrait pareille musique
en pareil lieu. » En 1869 enfin, M. Litolff fit entendre aux
concerts de l'Opéra la valse des Sylphes et le menuet des Follets :
on se rappelle encore la surprise du public à l'audition de ses mer-
veilles de grdce. Peu après, M. Reyer fit applaudir l'air du dé
mon et la scène 'du sommeil de Faust dans le beau festival qu'il
organisa à l'Opéra en l'honneur de Berlioz. Depuis lors ces pages
sont connues et admirées de tous les artistes. Le Conservatoire
vient de rejouer cette année même tous les fragments qu'il avait
donnés il y a onze ans. Cette fois, c'est un grand succès. Cette
réapparition de Berlioz au Conservatoire est un fait capital : il
sied à la Société des Concerts de poursuivre envers ce grand
artiste l'œuvre de réparation commencé par MM. Litolflfet Reyer.
(Févriçr 1872.)
8
134 ^ GŒTHE ET LA MUSiaUE.
tout s'anime de couleurs nouvelles; cependant
les fleurs manquent dans la campagne : elle se
couvre, en échange, d'une foule parée Même
sur les lointains sentiers de la montagne brillent à
nos yeux les vêtements de fête. J'entends déjà le
tumulte du village : c'est ici le vrai ciel du peu-
ple; grands et petits poussent des cris de joie; ici
je suis homme, ici j'ose l'être. »
Suit un charmant tableau symphonique. Mille
rumeurs agrestes arrivent à notre oreille jusqu'à
ce qu'éclate, franche et joyeuse, ime ronde de
paysans. Cette gaieté bruyante arrache au mal-
heureux un soupir de regret , qui s'exhale dans
une phrase toute mélancolique. Enfin des troupes
passent au loin faisant sonner leurs fanfares guer-
rières. Berlioz n'a pas eu grand remords (il le
confesse lui-même) de changer ainsi le lieu de
l'action pour pouvoir y insérer la belle marche
de Rakoczy, si populaire en Hongrie. A quoi
bon lui reprocher ce caprice, puisqu'il nous a
valu un morceau de cette valeur et aussi admi-
rablement orchestré ?
Nous voici à la seconde partie. Faust est dans
son laboratoire, au milieu des in-folio, des astro-
labes et des cornues, avide de savoir et las de
DEUXIÈME PARTIE. I35
\
vivre. H va porter h coupe de mort à ses lèvres
quand résonne le chant de la fête de Pâques.
« Qh I retentissez encore^ doux cantique du ciell
s'écrie le sceptique laissant échapper le poison^
mes larmes coulent, la terre m'a reconquis ! »
Cette scène, tirée textuellement du po^me de
Gœthe, est de toute beauté : la désillusion et
Tardeur du savant y sont peintes de main de
maître. L'apparition du démon est traitée en
quelques mesures très-colorées, et, sitôt le
pacte conclu, le démon transporte son seigneur
et maître à la taverne d'Auerbach.
Ici Berlioz a agi plus résolument que M. Gounod
ne fit plus tard. Il a pris telles quelles scène et
chanson, et les a traduites. Et cette manière de
faire lui a réussi, du moins en grande partie. Le
chœur des buveurs est d'un entrain irrésistible;
puis cédant à la demande de ses compagnons,
Brandcr, déjà titubant, chante à plein gosier ses
couplets du Rat, lourds et avinés comme il sied
à pareils ivrognes. A peine la foule émue par
cette oraison funèbre a-t-elle prononcé son h^
mQnXzblQ Requiescat in pacel que commence une
fugue échevelée sur le mot Ameny plaisanterie
musicale de Berlioz, tout joyeux de donner un
136 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
bon coup de patte à ses détracteurs, la plupart
défenseurs acharnés de la fiigue classique. Et
afin que nul n'en ignore : « Écoute, ricane Mé-
phistophélès, tu vas voir la bestialité dans toute
sa candeur. » La fugue terminée, le diable lance
au nez des buveurs ébahis sa bizarre chanson
de la Puce. Ici seulement l'auteur a faibli : il
aurait fallu que le refrain du diable fût plus stri-
dent, plus âpre.
Sous le titre Bosquets et Prairies au bord de
l'Elbe, Berlioz a transcrit la fin de la scène troi-
sième, et il a composé sur ce délicieux sujet une
merveille d'inspiration gracieuse et féerique. La
mélodie que le diable murmure à l'oreille de
Faust est d'une suavité pénétrante. ^Quand au
chœur des Gnomes et au ballet des Sylphes, ils dé-
fient toute description par la parole. « Il som-
meille, dit le dial)le. C'est bien, enfants de l'air,
tendres esprits : vous l'avez fidèlement endormi
par vos chants. Je vous suis obligé de cette sym-
phonie. Tu n'es pas encore homme à tenir le
diable enchaîné. Faites voltiger autour de lui
d'aimables songes ; plongez-le dans une mer d'il-
lusions... A présent, Faust, poursuis tes rêves,
jusqu'au revoir. » Mais Faust a entrevu la douce
DEUXIÈME PARTIE . 1 3 7
f n -,
image de Marguerite à travers ses songes. « Pro-
cure-moi quelque chose du trésor de cet ange;
mène-moi dans le lieu où elle repose; procure-
moi un mouchoir qui ait couvert son sein, uri^
jarretière de ma mignonne. » Et le démon l'en-
traîne en se mêlant aux groupes de soldats et d'é-
tudiants qui s'en vont chantant la guerre et
l'amour.
Jam nox stellata velamina pandit; nunc bibendum et
amandum est! Vita brevis fugaxque voluptas. Gaudea-
mus igitur, gaudeamus!
Nobis subridente lunâ, per urbem quserentes puellas
eamus 1 ut cras, fortunati Caesares, dicamus : Veni, vidi,
vici! Gaudeamus igitur, gaudeamus!
La nuit tombe, tambours et clairons sonnent
la retraite, Faust pénètre dans la chambre de la
jeune fille. Quelle ravissante cantilène, quelle tra-
duction inspirée de ce verset si plein d' aspirions
amoureuses ! « Salut, doux crépuscule qui pénètre
dans ce sanctuaire! Empare-toi de mon cœur,
douce peine d'amour, qui te nourris avec lan-
gueur de la rosée de l'espérance ! Conmie respire
alentour le sentiment de la paix,v de l'ordre, du
contentement! Dans cette pauvreté, quelle abon
dance! Dans cette prison, quelle félicité!...
8.
138 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE.
O main ch^ie, main divine^ par toi la cabane
devient un parvis céleste. Et ici (// sotdive un
rideau du lit.) Quel frisson de volupté me saisit!
Ici je pourrais m'arrèter des heures entières. Na^
ture, ici, dans des songes légers tu achèves de
former cet ange né sur la terre; ici reposa cette
enfant, au tendre sein, rempli de chaleur et de
vie ; et ici, avec une sainte et pure activité, se dé-
veloppa l'image des dieux. Et toi, qu'est-ce qui
t* amène! Qjie je me sens profondément émul
Que viens-je chercher ici! Pourquoi ton cœur
est-il oppressé? Misérable Faust, je ne te connais
plus. Ici suîs-je enveloppé d'une vapeur enchan-
tée ? Je courais à la jouissance, et je me perds en
amoureuses rêveries ! Sommes-nous le jouet de
chaque impression de l'air? Et, si elle entrait
tout à coup, comme tu expierais ton audace!
Ahî le grand Jean serait bien petit! Il se fondrait
aux pieds de la jeune fille. »
Marguerite entre, le cœur troublé et la tête
enfiévrée. Elle chante pour distraire sa pensée,
elle chante une vieille ballade aux formes archaï-
ques dont les dernières paroles expirent sur st^
lèvres comme un doux baiser. Ici reparaît le
poëme de Berlioz : toute la fin de cette partie,
DfiUXiÈMB PÀXTŒ. 139
'm-'
sauf h, sérénade et le dialogue des amoureux,
est de son invention. Sur un signe du démon,
les Follets viennent voltiger à la porte de Mar-
guerite (quelle pige ravissante que ce menuet,
digne pendant du ballet des Sylphes!) et Mé-
phistophélès roucoule de sa vOix railleuse une
sérénade endiablée* Faust et Marguerite restent
seuls, enivrés par ces délicieuses cantilènes,
et Faust laisse exhaler son amour dans une
phrase d'une passion extrême. Les bras s'en-
lacent, les vûix s'unissent dans un élan aditii-
rable, cri suprême de deux êtres foui d'amour. . . .
Le démon surgit. « Partons, crie-t-il, les voisins
accourent, la mère artive !» Et le trio final
éclate, superbe d'empûrteinent, de passion et de
joie satanique. Quels regrets amers dans la
phrase de Faust : « Adieu donc, belle nuit! »
Mais le danger presse, le tumulte augmente et
le démon entraîne Faust, laissant la malheu-
reuse fille éperdue d'amour, en butte aux impi-
toyables quolibets de la foule qui clabaude sous
la fenêtre.
Au début de la quatrième partie, Marguerite
est dans sa chambre, pleurant, désespérée, at-
tendant, anxieuse, que le bien-aimé reparaisse.
140 GŒTHE £T LA MUSIQUE.
a Ma paix est perdue, mon coeur est navré, je ne la
retrouverai jamais, jamais, jamais! » Elle s'assied
à son rouet et murmure une mélodie pleine
d'angoisse. « C'est lui seul que je guette par la
fenêtre ! C'est lui seul que je cherche hors de la
maison! » Et la musique devient plus fière^^
conune la passion de Marguerite se réveille au
souvenir de son brillant seigneur; un plaintif écho
de ce premier amour passe à travers l'orchestre
et la jeune fille court à la fenêtre : « Mon sein,
qui palpite, s'élance après lui. Ah ! si je pouvais
le saisir, et le garder, et le couvrir de baisers,
comme je voudrais. . . . Sous ses baisers il faudrait
mourir! » On entend au loin les derniers refrains
des étudiants, le dernier écho de la retraite. La
nuit tombe. Tout rappelle à la malheureuse eii-
fant le doux souvenir de cette soirée sans len-
demain. « n ne vient pas! » s'écrie-t-elle, et elle
glisse à terre à demi-morte de remords et d'an-
goisse.
Dans le morceau suivant. Forêts et Caver-
nés, le musicien s'est inspiré de la belle invo-
cation à la nature qui se trouve dans la même
scène du poëme. « Esprit sublime, tu m'as donné
tout ce que demandait ma prière. Ce n'est pas
DEUXIÈME PARTIE. I4I
en vain que tu as tourné vêts moi ton visage au
sein de la flamme. Tu m'as donné pour empire
la magnifique nature, la force de la sentir, d'en
jouir.... Oh! je sens maintenant qu'il n'est pour
l'homme rien de parfait. A côté de ces délices,
x]ui m'approchent des dieux de plus en plus,
tu m'as donné un compagnon dont je ne puis
déjà plus me passer, bien que, par sa froideur
et son insolence, il me ravale à mes propres
yeux et qu'il réduise tes dons au néant par un
souflie de sa bouche. Il attise incessamment
dans mon sein une ardeur furieuse pour cette
beauté. Ainsi je cours avec ivresse du désir à
la jouissance, et, dans la jj|ftissance, je soupire
après le désir. »
L'air désespéré de Faust traduit de la façon
la plus admirable ce cri brûlant, cette ardente
aspiration aux jouissances infinies. Mais le dé-
mon survient, qui retrace au docteur, sur des
accords d*une couleur sinistre, les remords de
la bien-aimée, son crime, son emprisonnement,
sa mort prochaine. « A moi, Vortex, Giaour! »
crie le diable, et tous deux, montés sur les noirs
chevaux, se lancent à travers l'espace. C'est la
course à l'abîme. Ici, Berlioz, donne champ libre
142 GOETHE ET LA MUSiaUE.
à. ses imaginations les plus audacieuses. Course
effirénée des cavales d'enfer, conjurations des
sorcières, exclamations folles de Faust, ricane-
ments du diable, il peint tout dans un efiroyable
déchaînement des masses orchestrales.
Pour finir, deux pages d'une violence et d'un
charme extrême, formant ainsi un contraste ab-
solu. Paniœmonium, c'est l'enfer avec ses grince-
ments sinistres, avec ses joies dévorantes, c'est >
le triomphe du démon saisissant sa proie de ses
griffes crochues; h Ciel, c'est la jouissance pure
et ineffable, c'est l'apparition de la misérable pé-
cheresse, c'est le divin concert des anges rappe-
lant au bienheureux séjour Marguerite, leur
sœur, purifiée par le repentir.
La damnation de Faust, on finira par le recon-
naître f est une œuvre de la plus grande valeur.
Berlioz a été servi , dans cette périlleuse tenta-
tive, par une imagination des plus riches, que
surexcitaient encore la grandeur de l'œUvre et
l'idéale beauté du modèle. Alors même qu'il s'é-
loigne du texte original, et que, combinant à sa
façon divers épisodes, il en fait sortir une situa-
tion toute différente, telle que la scène d'amour
interrompue par l'arrivée du démon, lé musicien
DEUXIÈME PARTIE. I43
» .. '^
se sent encore soutenu par le poète, et ses inspi-
rations jaillissent aussi riches, aussi grandioses^.
Cest, à coup sûr, une œuvre digne de figurer
dans l'avenir à côté du drame original, et qui,
pareille aux dessins de Delacroix, aurait arraché
à Goethe, ^'il ^vait pu l'entendre, une parole
d'admiration. G:>mme elle eût été U bienvenue
à Paris ! Comme cet encouragement, venant de
si haut, eût apporté au compositeur une bien
juste consolation des critiques et de$ railleries
auxquelles U était en butte ! Par n^ilheur, Goethe
était mdrt depuis longtemps quand le musicien
français produisit son œuvre, et rien ne vint le
soutenir dans cette épreuve que h conviction
d'avoir fait^ par son travail, oeuvre de véritable
artiste, que la rare jouissance d'avoir été, durant
cette fi-équentation assidue, le pieux disciple de
ce miître illustre.
I44 GOETHE ET LA MUSIQUE.
/ i
CHAPITRE VI.
Le Faust de ScAumann.
I
Faust est — avec Manfrtd, avec la Vie d'une
Rose, avec Geneviève, avec le Paradis et la Péri,
— un des chefs-d'œuvre de Schumann; mal-
heureusement il n'eut pas le temps de l'achever.
C'était son œuvre favorite. Il s'en était occupé
dès l'âge de treize ans, et il y revenait avec an^our
aux moments où ii se sentait le mieux' inspiré.
C'est qu'en eflfet peu de sujets offraient à son
génie éminemment poétique une source plus vive
d'inspirations gracieuses ou fantastiques. Nul,
mieux que lui, n'aurait su peindre le caractère
tourmenté du docteur bu la douce figure de Mar-
guerite; nul n'aurait su prêter au démon une
couleur plus satanique. Mais c'était surtout le
second Faust, œuvre toute d'idéal et de fantaisie,
qui devait charmer et inspirer *sa nature encline au
mystère et à la rêverie. Aussi s'est-il élevé à une
grande hauteur dans cette interprétation, par lui
seul tentée, des conceptions vivantes ou ab-
straites du poëte. Plusieurs des morceaux les plus
DEUXIÈME PARTIE. I43
remarquables de cette seconde partie ont été
écrits par le compositeur au milieu de la tour-
mente de 1848 qui, par un phénomène singulier,
semble avoir donné un nouveau nerf à ses facul-
tés créatrices. « J'ai bien à remercier Dieu, écri-
vait-il alors à F. Hiller, de ce qu'il me laisse, en
des temps pareils, le courage et la faculté de tra-
vailler ! » Et ailleurs : « Poursuivons notre œuvre
tant qu'il reviendra au moins un jour '. »
Ainsi fit-il. Vers 1850, il parvint enfin à ter-
miner non son ouvrage entier, mais bien la se-
conde partie. Il écrivit alors les deux derniers
morceaux, et jugeant, comme par un doulou-
reux pressentiment, qu'il n'aurait pas le temps
de compléter la première partie de son œuvre,
il réunit les divers fragments qu'il avait mis en
musique et les fit précéder d'une grande intro-
duction instrumentale. « J'ai beaucoup travï^llé
dans ces derniers temps, écrit-il sur la fin de 1853
à M. Strackerjan, jeune officier grand amateur
de musique. J'ai écrit une ouverture de Faust,
I Notice de M. Ernouf sur Schumann (Revue contetnporaiue^
31 janvier 1864). Il n'existe encore en français que deux travaux
complets sur Schumann : celui de M. Ernouf qui, le premier en
France, a rendu hommage au musicien de génie, et la grande bio-
graphie de Wasieleswki, qui a paru dans le Mètiestrêl^imàmxt d'une
façon très-fantaisiste par M. F. Herzog.
14e GŒTHE ET LA MUSiaUE.
couronnement de l'édifice d'une suite de scènes
tirées de la tragédie. » Ne semble-t-il pas, à voit
cette œuvre inachevée, qu'il y ait là comme une
cruelle ironie du sort, qui, de tant de composi-
teurs, impose précisément silence à celui-là qui
comprenait le mieux les conceptions du poëte,
qui pensait pour ainsi dire ses pensées et les tra-
duisait avec génie dans la langue inimitable de
la musique ?
Ce n'est pas une légende dramatique que
Schumann a prétendu écrire, moins encore un
opéra : il a pris tout uniment le poëme, le texte
même du maître, et l'a mis en musique. Pas de
façon de procéder plus simple; il n'en était pas
non plus qui pût mieux servir le musicien; aussi,
son œuvre est-elle mieux qu'une traduction,
c'est une véritable transfiguration musicale du
drame de Gœthe. Le Faust de Schumann com-
prend trois parties. La première , malheureuse-
ment fort incomplète, ne compte que trois scè-
nes détachées. La deuxième renferme plusieurs
fragments du second Faust; au début, la scène
d'Ariel et des Sylphes, puis différents épisodes :
Minuit, la scène des quatre sorcières, le dialogue
du docteur avec le Souci, et la mort de Faust.
DEUXIÈME PARTIE. I47
^ ■ ■ I ■■ ■ ■ I I ■—■■■!■ II-. ■■! ^ I....» ■ ■ ■»■ III — -■ ■— ■— . —
Enfin, la troisième partie, la seule complète, ne
comporte que la scène finale du second Faust,
mais elle est de beaucoup la plus considérable,
grâce aux développements grandioses que lui a
, donnés le compositeur.
L'ouverture que Schumann a placée en tête
de son ouvrage porte bien l'empreinte de son
génie. A la fois fière et charmante, pleine de
grâce et de terreur, elle donne à merveille
comme une vue d'ensemble de cet admirable
poème. Et le musicien, dans ces pages inspirées, '
écrites sur le tard de la vie, ne semble-t-il pas
s'écrier avec le poëte : « Vous revenez à moi,
flottantes visions, que, dans ma jeunesse, je vis
apparaître un jour à mon regard troublé : puis-je
essayer de vous enchaîner aujourd'hui? Mon
cœur se sent encore de l'attrait pour cette rêve-
rie. Vous accourez en foule! Eh bien, régnez eii
souveraines , telles que vous montez autour de
moi, du sein des vapeurs et des nuages. J'éprouve
les transports de la feunesse, au souffle magique
qui se joue autour de votre cortège ^ »
» Dédicace de Faust, placée en tête de la première partie, mais
évidemment composée à l'occasion de la seconde, alors que Goethe
était déjà fort avancé en dge.
148 GOETHE ET LA MUSIQ.UE.
Les trois scènes du premier Faust que Schu-
mann a eu le temps d'écrire sont : la scène du
jardin, celle de l'église et Marguerite implorant
l'image de la Vierge. Dans chacune de ces pages,
il s'est efforcé de traduire l'esprit et même le verbe
du poëte. D'autres se livreront sur les mêmes
scènes (le Jardin et l'Église) à de plus longs dé-
veloppements appropriés aux exigences de la
scène, nul ne mettra dans le premier aveu des
deux amants plus de charme voilé et de ten-
dresse infinie, nul n'accablera d'un « dies irœ »
plus foudroyant le tardif repentir de l'infortunée
Marguerite.
La scène du jardin, cette chaste causerie de
deux âmes encore pures, est d'une mélodie ex-
quise; la phrase de Faust s'excusant d'avoir pris
la main de la jeune fille est d'une suavité péné-
trante, ainsi que la timide réponse de Marguerite.
Elle cueille une fleur et Teffeuille, et le doux
murmure de l'orchestre accompagne de brûlantes
paroles dites à voix basse. « Il m'aime ! » s'écrie-
t-elle, et Faust lance avec transport une mélo-
die admirable qui semble porter au ciel son
cri de triomphe. Tout, dans cette musique,
tout jusqu'au rire sec du démon, paraphrase
DEUXIÈME PARTIE. I49
■ , ■ I I ■ I M
d'une façon inimitable là scène originale, le
Jardin de Marthe.
Faust. — Tu m*as reconnu, petit ange, dès que je
suis entré dans le jardin?
Marguerite. — N'avez-vous pas vu que j*ai baissé les
yeux?
Faust. — Et tu pardonnes la'Hiberté que j'ai prise, ce
que ma témérité se permit Tautre jour , comme tu sortais
de l'église?
Marguerite. — Je fus troublée : cela ne m'était jamais
arrivé. Personne ne pouvait médire de moi. « Ah ! me di-
sîds-je, a-t-il vu dans ta démarche quelque chose de hardi,
de malséant? Il semblait d'abord que l'envie lui prit sim-
plement d'agir sans façon avec cette fille. » Je l'avoue ce-
pendant, je ne sais quoi conmiençait à s'émouvoir ici en
votre faveur. Mais assurément j'étais bien fâchée contre moi
de ne pouvoir être plus fâchée contre vous.
Faust. — Douce amie !
Marguerite. — Laissez un peu ! (Elle cueille une mar^
guérite, et en détache les feuilles une à une.)
Faust. — Qjie veux-tu faire? Un bouquet?
Marguerite. — Non; ce n'est qu'un jeu.
Faust. — G>mment?
MARGUERrre. — Allez ! Vous rirez de moi. (Elle effeuille
la fleur en murmurant.)
Faust. — Q.u'est-ce que tu murmures?
Marguerite, à demi-voix, — Il m'aime... il ne m'aime
pas.
Faust. — Douce créature du ciel î
Marguerite, poursuivant, — Il m'aime... il ne m'aime
150 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
pas... il m'aime... ne m'aime pas... (Avec joie en détachant
la dernière feuille.) Il m'aime !
Faust. — Oui, mon enfant! Que cette parole de la
fleur soit pour toi l'oracle des dieux. Il t'aime! Gim-
prends-tu ce que cela veut dire ! Il t'aime ! (Il lui prend les
deux mains.)
Marguerite. — Je frissonne.
Faust. — Oh ! ne tremble pas. Qjie ce regard, que ce
serrement de main te disent ce qui est inexprimable. Se
donner tout entier et sentir une joie qui doit être éter-
nelle ! étemelle ! . . . la fin en serait k «fêsespoir ! Non, point
de fin ! point de fin ! (Marguerite lui serre les mains, u dé-
gage et s^enfuit. Il reste un moment à rêver et il la suit.)
Marthe, approchant. — La nuit tombe.
Méphistophélès. — Oui, et nous allons partir.
Schumann et le prince Radziwill ont eu seuls
ridée de traiter la scène où Marguerite implore
Notre-Dame des Sept Douleurs, en se traînant
au pied de l'image sainte. Quelle page admirable
ont inspiré au maître de Zwickau les supplica-
tions effarées de la pécheresse ! D'abord, sa prière
est toute pleine d'onction, mais la douleur la
torture à la pensée de trouver la mère du Christ
inflexible, et elle s'écrie d'une voix haletante :
« Viens, sauve-moi de honte et de mort. Daigne
abaisser, ô mère des douleurs ! un regard de pitié
sur ma détresse. »
Quant à la scène de l'église, Schumann en a
DEUXIEME PARTIE. I5I
fait une création intraduisible. Jamais la musique
n'a exprimé avec plus de force Tardent repentir
de la fille coupable ^ les railleuses et brûlantes
imprécations du démon. Et lorsque éclatent les
foudroyants appels du chœur, il semble que la
terre s'entr'ouvre, prête à engloutir la malheu-
reuse victime, si pure encore en sa flétrissure.
Après ces tableaux d'une couleur passionnée
et terrifiante, l'auteur s'abandonne dans la scène
d'Ariel et des Sylphes à ses inspirations les plus
rêveuses. Les arpèges voilés de la harpe nous
transportent aux régions éthérées, où la douce
voix du génie nous enchante par ses suaves can-
tilènes. C'est la scène même qui ouvre le second
Faust : Un site agréable. A peine la voix d'Ariel
s'est-elle éteinte, que le docteur sort de son rêve
étrange et chante un cantique d'actions de grâces
au jour qui naît, à la nature qui se réveille : cette
mélodie exquise est délicieusement accompagnée
par les altos et les violoncelles. Mais le doute
renaît en cette âme troublée, et la musique,
changeant de caractère, peint à notre oreille ses
désirs inassouvis, ses angoisses déchirantes.
Minuit. — C'est le triste chant des sorcières,
la Dette, l'Indigence, la Misère. C'est le cri de
152 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE.
joie du Souci, qui se glisse là où ses sœurs ne
peuvent pénétrer. « La porte est fermée, nous
ne pouvons entrer. C'est la demeure d'un
riche; nous ne voulons pas y entrer. — Vous,
mes sœurs, vous ne pouvez pas et n'osez pas en-
trer : le souci se glisse par le trou de la serrure. »
Faust paraît, l'âme en proie à une sourde inquié-
tude. « N'as-tu jamais connu le souci ? » demande
le malfaisant génie. « Non, répond le docteur
dans un air plein de chaleur, qu'accompagne un
incessant dessin d'orchestre, image du tourbillon
de la vie. Je n'ai fait autre chose que courir le
monde; je prenais aux cheveux chaque plaisir :
ce qui ne me contentait pas, je le laissais aller;
ce qui m'échappait, je le laissais courir. Je n'ai
fait que désirer et satisfaire mes désirs, puis je
souhaitais encore. » Mais le Souci répond sur
une mélopée pleine de sourdes menaces : « A
celui qu'une fois je possède, le monde entier est
inutile. D'étemelles ténèbres descendent sur lui;
le soleil ne se lève, ni ne se couche; avec des
sens parfaitement sains, en lui l'obscunté réside;
eût-il tous les trésors, il ne sait pas en jouir. »
Le docteur rit des folles colères du génie, et re-
fuse de reconnaître sa puissance. « Éprouve-la
DEUXIEME PARTIE. * ^53
donc ! » s'écrie le Souci qui s'enfuit en lui souf-
flant au visage, et Faust, aveuglé, se perd en
projets insensés, en rêves irréalisables. Cette
scène, si abstraite qu'elle soit, a trouvé chez
Schumann un musicien à sa hauteur, qui a
rendu d'une façon fort émouyante cette lutte de
l'homme et du Souci.
La grande cour devant le Palais, telle est la
scène que Schumann a littéralement traduite du
poëme original, sous ce titre : la Mort de Faust.
Au début, la fantastique scène du démon évo-
quant les Lémures et les excitant avec un rire
étrange à creuser une tombe, terme fatal de
toute existence humaine. Pas n'est besoin de
dire de quelle sombre couleur, de quels tons si-
nistres Schumann a su peindre ce bizarre épi-
sode, aussi bien que l'apparition de Faust,
, éveillé par le bruit sourd des bêches et sortant
du palais en se heurtant contre les piliers de la
porte. Déjà sur le bord de la tombe, le docteur
se livre aux projets les plus chimériques. Tra-
vailler, semer, embellir, construire, voilà les
derniers rêves de l'homme qui va mourir.
« Qu'il me fût donné de voir un pareil mouve-
ment sur un libre territoire, avec un peuple libre,
9-
154 * GŒTHE ET LA MUSiaUE.
et je dirais au moment : « Arrête ! tu es si beau ! »
La trace de mes jours terrestres ne peut se perdre
dans la suite des siècles... Dans le pressentiment
d'une si grande félicité^ je goûte le plus beau
moment de ma vie ! » Et Faust tombe à la ren-
verse dans la fos^e creusée sous ses pas par les
fantômes, aux stridents éclats de rire du diable '.
Le dernier chapitre du second Faust, inti-
tulé : ForétSy rochers, ravins, solittules, a fourni à
Schumann le canevas de sa troisième partie et
lui a inspiré une longue suite de morceaux admi-
rables. Quoi de plus frais que le premier chœur
avec ses suaves réponses : « La forêt se balance,
les rochers pèsent alentour, les racines se cram-
ponnent, tige contre tige s'élève, flots sur flots
jaillissent; la grotte profonde nous abrite; les
lions rampent, muets et caressants, autour de
nous : ils respectent le lieu consacré, le saint asile
de l'amour! » Quoi de plus inspiré que l'invo-
cation de Faler extaticuSy avec son dessin de vio-
' Schumann a encore écrit une mélodie séparée sur des pa-
roles de Faust. On trouvera ce morceau dans les Mélodies dédiées
à la jeunesse. Ce chant du gardien de la tour n'est autre que le
chant de Lyncée au cinquième acte du second Faust : « Né pour
voir, chargé d*observer, voué à la tour, j'aime ce monde. Je
regarde au loin, je vois auprès la lune et les étoiles, la forêt et
le chevreuil.... »
DEUXIÈME PARTIE. I55
I II.
loncelles enlaçant la phrase mélodique comme
un lierre fleuri les arceaux d'un vieux cloître ?
Quel cantique plus plein d'onction que celui de
Pater profundus : « O Dieu! apaise mes pensées,
éclaire mon cœur qui te cherche ! » Quelle mé-
lodie plus vaporeuse que celle de Vater seraphi-
eus? Quel chant plus plein d'une sainte ardeur
que celui des Enfants bienheureux, débutant par
une caressante mélodie, éclatant bientôt en un
brillant concert, en un brûlant cantique d'actions
de grâces : « Dis-nous, père, où nous allons; dis-
nous, bon père, qui nous sommes ? Nous sommes
heureux : il est pour tous, il est si doux de
vivre ! »
Voici encore une véritable merveille de grâce
et de fraîcheur; c'est le chœur des anges planant
dans la région, supérieure et portant la partie
immortelle de Faust : « Il est sauvé, le noble
membre du monde des esprits, il est sauvé du
mal. Celui qui toujours travaille, animé de no-
bles désirs, nous pouvons le délivrer, et, si
l'amour même s'intéresse à lui des hautes de-
meures, la troupe céleste vient à sa rencontre
et lui fait un accueil fraternel. » On ne sait quoi
préférer, dans cette page merveilleuse, des chants
156 GŒTHE ET LA MUSIQjLJE.
des anges accomplis ou de ceux des anges no-^
vices, du grand ensemble final ou du petit chœur
des Enfants bienheureux, un murmure séra-
phique : « Nous l'accueillons avec joie à l'état
de chrysalide; en lui nous obtenons un gage an-
gélique. Enlevez la dépouille qui l'enveloppe :
il est déjà grand et beau de la vie sainte. »
Q.ue de beautés éclatantes! Et nous n'en avons
pas encore fini avec cette œuvre grandiose. Voici
la belle invocation du docteur Marianus, accom-
pagnée par un doux concert de hautbois et de
harpes; voici le chœur des Pénitentes, avec sa
longue phrase suppliante des trois femmes, la
Grande Pécheresse, la Femme Samaritaine,
Marie l'Égyptienne, unissant leur repentir et
leurs prières. Voici l'invocation suprême de
Marguerite, implorant pour Faust la clémence
divine : « Daigne, ô daigne! Vierge incom-
parable. Vierge radieuse, tourner ton visage
propice vers mon bonheur ! Celui que j'aimai
sur la terre, désormais en repos, est de retour....
Entouré du chœur sublime des esprits, le nou-
veau venu se reconnaît à peine'^ il soupçonne à
peine sa nouvelle vie, que déjà il ressemble à la
sainte phalange. Vois comme il s'arrache à tous
DEUXIÈME PARTIE.
157
les terrestres liens de son ancienne enveloppe,
et comme sous ses vêtements éthérés se montre
la vigueur première de la jeunesse! Permets-
moi de l'instruire! Le nouveau jour l'éblouit
encore! » Voici enfin le double chœur final,
chant de triomphe, hosanna céloste, pour lequel
Schumann a réservé ses idées les plus gran-
•4ioses, ses harmonies les plus originales, ses
couleurs les plus éclatantes ^
Telle est cette œuvre hors ligne, telle est cette
traduction sans rivale de l'œuvre dé Gœthe.
Schumann, nous l'avons dit, est de tous les
compositeurs celui qui a le mieux compris la
pensée du poëte. Aussi ne saurait-on trop re-
gretter qu'il n'ait pas eu le loisir de traduire
toutes les situations capitales du drame. C'est à
la lecture de ces scènes, admirables paraphrases
de génie d'une œuvre de génie, qu'on peut juger
combien l'art musical a perdu à ce que Schu-
mann n'ait pas pu achever la première partie de
son œuvre. Par bonheur, la troisième partie est
complète. On comprend alors, en le voyant
' Schumann est revenu plusieurs fois sur cette page capitale.
Il en a même laissé deux versions différentes, toutes deux égale-
ment belles, mais dont l'une comporte de bien plus grands déve-
loppements.
158 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
s'élever si haut dans cette interprétation musi-
cale du secofid Faust, qu'il a seul osée et que
seul peut-être il était capable de faire à la fois
si exacte et si brillante, combien Gœthe voyait
juste quand il écrivait, sans se douter du chef-
d'œuvre qu'il devait inspirer à ce grand compo-
siteur : ft Mes ouvrages ne sont point suscep-
tibles de devenir populaires. Je n'ai point écrit
pour les masses, mais pour une classe d'hommes,
dont la volonté, les études et les tendances ont
de l'analogie avec les miennes. »
>o8Kc>^^
DEUXIEME PARTIE. I59
CHAPITRE VIL
Le Faust de Gounod.
Ce dernier Faust est avant tout un opéra; il
ne saurait donc, sauf quelques morceaux, être
comparé à la légende romantique de Berlioz,
ni au poëme musical de Schumann. En tant
qu'opéra, l'ouvrage de M. Gounod devait sur-
tout satisfaire aux exigences de la scène. Aussi
les auteurs ont-ils conservé du drame allemand
les principaux personnages, les situations les plus
dramatiques, laissant de côté ce qui leur sem-
blait extra-lyrique, notamment toute la partie
fantastique, y compris la nuit de Walpurgis.
L'histoire musicale a de singuliers retours. Tel
ouvrage qui jouit longtemps d'une grande po-
pularité se trouve subitement remplacé dans la
faveur publique par une œuvre plus jeune d'in-
spiration et de facture. D en fut ainsi pour le
Faust de Spohr. L'opéra français ne tarda pas à
réunir tous les suffrages et à faire oublier l'opéra
allemand, même en Allemagne. C'est que le
Fau^st de M. Gounod est surtout une œuvre de
l60 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
l'époque, qui répond à souhait au goût musical
et aux aspirations du milieu de notre siècle. Le
Faust de Spohr eut le même succès durant de
longues années. Qui sait si le temps, ce juge
suprême des çeuvres d'art et de littérature, n'en-
lèvera pas au Faust français tout ou partie de
cette faveur tant soit peu mondaine ?
Qu'on ne s'y trompe pas, nous n'avons pas
l'idée de «déprécier une œuvre que nous regar-
dons comme un des meilleurs ouvrages lyriques
qui aient paru en France depuis longtemps, mais,
en raison même de cette estime, nous prétendons
exprimer nettement notre pensée, dût-elle aller
à rencontre de l'opinion générale. Malgré son
respect de la situation et des caractères, M. Gou-
nod ne nous semble avoir rendu que par instants
le sens intime de la légende allemande. La sim-
plicité lui £iit surtout défaut et aussi cette can-
deur naïve que respirent les moindres paroles de
Marguerite ou de Faust, ce savant docteur dont
la science, péniblement acquise, s'envole au
souffle de la jeunesse, au spectacle de la nature.
Cette musique si châtiée, si curieusement fouil-
lée, si classique — bien qu'elle aflfecte de timides
audaces que l'auteur serait bien aise de donner
DEUXIEME PARTIE. l6l
pour des hardiesses, — semble être un compro-
mis habilement ménagé entre l'école française,
4'école allemande et même l'école italienne. Cette
façon de procéder offrait de grandes chances de
réussite, mais elle expose l'ouvrage au risque d'ê-
tre jugé plus sévèrement par la postérité : toute
mode n'a qu'un temps.
Parfois aussi, l'auteur en use trop librement
avec le poëme original. Certes le Choral des
épées est une page large et puissante, mais pour-
quoi avoir supprimé les couplets de Brander?
Quelle fausse pudeur a pu conseiller aux libret-
tistes de modifier la fameuse chanson de la Puce ?
Le compositeur, semble-t-il, n'aurait pu que ga-
gner à s'inspirer des paroles mêmes du poëte. Il
est du reste fort curieux de remarquer combien
l'auteur s'élève à mesure qu'il se rapproche du
drame original. Le début, le monologue du doc-
teur résolu à mourir, et la fin, l'acte de la prison,
où se combinent la passion amoureuse, l'enthou-
siasme religieux et la rage satanique, sont des
morceaux bien venus. La scène du duel est pau-
vrement traitée, et le musicien a «voulu s'écarter
de Berlioz en donnant à la sérénade du diable
une couleur moins enivrante, mais plus railleuse :
l62 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
il n'y a pas réussi. La chanson du roi de Thuié
(une fois mises à part les interjections de Mar-
guerite, dont il n'y a pas trace dans le mono-
logue de Gœthe) est une inspiration délicate;
la scène même* de Marguerite au rouet, — sans
valoir la mélodie de Schubert, un chef-d'œuvre,
— est pleine d'élan et d'ardeur anxieuse. Enfin
l'air de Faust : « Salut, demeure chaste et pure, »
bien qu'inférieur à la mélodie de Berlioz, respire
le calme et la paix du sanctuaire virginal.
Abordons-nous la partie passionnée du drame,
nous rencontrons dans l'opéra français deux pa-
ges capitales, la scène du jardin et le grand duo
d'amour. M. Gounod a rétabli dans sa scène
d'amour qui débute par une phrase exquise :
« Laisse-moi contempler ton visage ! » le déli-
cieux épisode de la marguerite qu'il avait retran-
ché de la scène précédente. Ici et dans l'excla-
mation de Faust « Il t'aime ! comprends-tu ce
que cela veut dire ? Il t'aime ! » le musicien est
resté au-dessous de son modèle, mais il répare
vite ce moment d'oubli par deux pages ravissan-
tes, l'andante « O nuit d'amour! » et l'invocation
de Marguerite aux étoiles. Le quatuor du jardin
est aussi une joUe page de musique dramatique.
DEUXIÈME PARTIE. 163
M. Gounod a réuni dans ce morceau les deu;^
épisodes : la Maison de la voisine et le Jardin de
Marthe; Schumann, lui, n'a peint qu'un coin du
tableau, et pourtant le compositeur français,
quel que soit son mérite, est vaincu par le maître
allemand écrivant d'inspiration une mélodie
d'une expres^on incomparable : l'un a fait œu-
vre de talent, de grand talent, l'autre a fait œu-
de génie.
Que M. Gounod se rapproche encore de son
modèle, et il écrira deux pages bien supérieures.
Nous voulons parler de la mort de Valentin
et de la scène de l'église. Ici l'auteur suit pas
à pas le texte allemand. A ce contact, sa mélodie
s'élève, sa conception devient plus large. Les
imprécations de Valentin, la stupeur de la foule,
l'égarement de Marguerite, tout, jusqu'au chœur
d'une brièveté si terrible et si vraie qui clôt l'acte,
tout ici rend heureusement la couleur de la
scène originale. On en peut dire autant de la
scène de la cathédrale. Certes, le tableau du
musicien français n'est pas aussi terriblement
grandiose que celui de Schumann, mais tel qu'il
est, il mérite d'être mis en regard. Ce sont deux
scènes saisissantes, avec cette différence que le
164 GŒTHE ET KA MUSIQUE.
compositeur allemand arrive à un effet beaucoup
plus grand par des moyens plus simples.
Nous ne savons pas ce que l'avenir réserve à
l'œuvre capitale du musicien français, mais si
plusieurs pages courent risque d'être plus tard
moins estimées, ce sont croyons-nous celles qu'on
admire davantage aujourd'hui. Quoi qu'on fasse
ou qu'on dise, le temps est proche où l'on exi-
gera avant tout du compositeur une musique
concordant exactement avec les réalités de la vie,
non de la nôtre, mais de celle de ses personnages.
Tout ce qui n'est que convention disparaîtra. Et
cela arrivera par la force même des choses, par
les tentatives réitérées de musiciens dont on con-
damnera peut-être d'abord les hardiesses, pour les
admirer plus tard. Et, du reste, quel compositeur
de génie n'a pas innové à son jour, à son heure ?
Est-ce Gluck? Est-ce Spontini? Est-ce Weber?
Est-ce Rossini? Est-ce Wagner? M. Gounod,
lui, a eu le tort de ne pas assez oser. Les demi-
hardiesses ne réussissent guère, en musique
non plus qu'ailleurs. S'attaquant à un sujet de
cette grandeur, il ne devait reculer devant au-
cune audace, dût-elle faire crier le monde et
la critique.
DEUXIÈME PARTIE. 163
Et du reste, le transport de Faust à l'Opéra
n'a-t-il pas commencé à réaliser notre dire ? Les
morceaux, les scènes qu'on admirait le plus au-
paravant parurent encore charmantes, mais Ton
crut découvrir sous ces accords quelque peu de
mièvrerie et de sentimentalisme; les fines harmo-
nies du musicien, ses cadences préférées semblè-
rent un peu précieuses. En revanche le final de la
prisonproduisituneffetplusgrandqueparlepassé;
les malédictions de Valentin expirant, et la belle
scène de la cathédrale, qu'on écdutait jadis d'une
oreille distraite, firent passer comme un firisson
de terreur au milieu de l'assemblée surprise et
troublée. Voilà quels sont les tableaux où, de
notre avis, l'auteur a le plus approché de son
redoutable modèle. C'est là qu'il s'est le mieux
livré aux inspirations de sa riche nature d'artiste
et qu'il a le plus oublié les règles et les exi-
gences de la mode. Aussi est-ce là qu'il a com-
posé les meilleures pages de musique dramatique
qu'il lui fut jamais donné d'écrire.
l66 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
CHAPITRE VIII.
Les Faust projetés de Beethoven, Mekdelssohn, Meterbeer,
rossmi et boïeldieu. résumé de la première série.
Nous voici arrivés au terme de cette étude.
Nous avons, chemin faisant, cité ou commenté
une trentaine d'ouvrages, nous efforçant de
prêter aux principaux une égale attention et de
faire ressortir leur valeur réelle, sans tenir aucun
compte des préférences du monde. Nous avons
tiré plusieurs noms de Toubli et fait revivre un
instant ces auteurs et leurs ouvrages, puis nous
avons longuement étudié les quatre créations
capitales qu'a inspirées à la musique le drame
de Gœthe. Le Faust de Spohr n'offrait guère
qu'un intérêt spéculatif: il était curieux de par-
courir un opéra qui défia longtemps toute con-
currence, mais çpî ne saurait supporter la
comparaison avec aucune des trois oeuvres
rivales. Restent donc Gounod, Berlioz et Schu-
mann, trois compositeurs de grand talent ou de
génie, bien dignes d'entrer en lice et de lutter à
qui comprendra et traduira le mieux ce gigan-
tesque poëme, qui embrassé tout l'univers.
DEUXIÈME PARTIE. 167
êtres et abstractions, causes et résultats, réalités
et chimères, le possible et l'impossible.
Le drame de Faust est comme un miroir qui
retracerait fidèlement à nos yeux toute la vie du
poëte. A voir les remaniements successifs qu'il
lui a fait subir, on croirait assister à toutes les
transformations de Gœthe, on croirait suivre
l'immense et subtil travail de son esprit pendant
la dernière partie de sa carrière. Les premières
' scènes, qui parurent en 1790, se rattachent à
sa jeunesse. Fier, hardi, passionné au débuts
Gœthe, lorsqu'il se remit à l'œuvre et composa
les scènes qui furent publiées en 1807 pour com-
pléter le premier Faust y devint plus mystérieux,
plus symbolique ^ Enfin, pendant près de trente
ans, il conçut et fit germer dans son esprit cette
seconde partie, œuvre étrange et saisissante,
défectueuse peut-être au point de vue de l'art,
mais que le génie seul a pu créer. Gœthe a donc
en quelque sorte vécu son poëme de Faust^
généreux, passionné, romantique à vingt ans,
amoureux d'art antique, de sérieux et de calme
» Citons parmi ces épisodes le monologue de Faust après le
départ de Wagner, sa tentative de suicide interrompue' par les
chants de la fête de Pâques, la double promenade au jardin et la
mort de Valentin.
l68 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
à son retour d'Italie, cherchant enfin, dans l'âge
mûr, l'éclectisme universel, unissant la poésie
à la "science, l'esprit antique à l'esprit mo-
derne.
Beethoven, comme plus tard Meyerbeex, eut
durant toute sa vie le désir de mettre en mu-
sique le poëme de Gœthe. Un jour même, vers
1807, dans un moment de bonne humeur^ il
écrivit ime chanson de la Puce; mais son atten-
tion, un instant détournée, dut revenir à des ^
travaux plus pressés. « Je n'écris pas toujours
ce que je veux, disait-il tristement à son ami
Bihler, je travaille pour de l'argent! Mais quand
les mauvais temps seront passés, j'écrirai ce
qui me plaira, pour l'art seul; ce sera probable-
ment Faust '. »
Malheureusement, les mauvais temps ne pas-
sèrent point, et, quelques années après, quand
le littérateur Rochlitz lui proposa de la part de
la maison Hàrtel, de Leipzig, de composer de
la musique pour Faust y comme il avait fait pour
Egtnonty Beethoven, alors tout entier à la con-
ception de la neuvième symphonie, lui répondit :
» Vie de Beetboi>en, par Schindier, traduction Sowinski, p. 204.
DEUXIÈME PARTIE. 169
« J'ai déjà trois autres grands ouvrages depuis
quelque temps; ils sont en partie éclos dans ma
tête, et je voudrais m'en débarrasser d'abord,
savoir : deux grandes symphonies différentes
des premières et un oratorio. Cela sera long,
car, voyez-vous, depuis un certain temps, je
n'ai plus la même facilité pour écrire, je reste et
je pense longtemps, et cela ne vient pas à point
sur le papier. Je redoute de commencer de
grands ouvrages, mais une fois parti, cela va ^. »
C'était en juillet 1822. Des œuvres annoncées,
aucune ne vit le jour que la symphonie avec
chœurs.
Gœthe, avons-nous dit plus haut, aurait dé-
siré que son Faust fût mis en musique par
Meyerbeer, et peu s'en fallut que celui-ci ne
réalisât le secret désir et la prédiction du poëte,
car il eut mainte fois l'idée d'écrire une partition
de Faust. S'il renonça à ce projet, ce fut, paraît-
il, pour ne pas désobliger d'abord Spohr, son
ami, puis M. Gounod. Cependant Meyerbeer
laissa à sa mort une œuvre inachevée, la Jeunesse
de Gœthe, drame de M. Blaze de Bury, pour le-
» Vie de Beetboirn, par Schindler, traduction Sowinski, p. 217.
10
lyO GŒTHE ET LA MUSIQUE.
quel il avait composé une partie musicale fort
importante; cet intermède comprend, entre
autres fragments empruntés au poésie de Gœthe,
la scène de la Cathédrale et Yhosa$i$ia final de
la seconde partie ^ Malheureusement, le testa-
ment du musicien, confirmé par les tribunaux
français, défendait expressément la représenta-
tion et la publication de cet ouvrage. Il fiiut
s'incliner devant les scrupules du vivant comme
devant la volonté du mort, mais on peut bien
regretter de ne pas connaître quels morceaux
ces pages capitales avaient pu inspirer à l'auteur
des Huguenots.
Mendelssohn avait été également frappé par
la grandeur et la passion pathétique du drame
de Goethe. Dans cette poursuite infiiictueuse
d'un bon poëme d'opéra qui fiit la préoccupa-
tion constante de toute sa vie et le regret de sa
vieillesse, il revenait de préférence et comme
d'instinct aux amours ineffables du docteur Faust
avec la jeune orpheline, aux sombres incanta-
tions du démon, qu'il sentait devoir enflammer
son imagination et prêter à son inspiration encore
» Blaze de Bury, Meyerbeer et yson temps.
DEUXIÈME PARTIE. I7I
plus de tendresse et de poésie fantastique. Mais
jamais il n'osa passer de la pensée à l'acte et écrire
les premières notes d'une œuvre qui exerçait
pourtant sur lui un charme tout-puissant.
« Tu es précisément le seul homme qui
pourrait m'aider s'il le voulait! écrivait-il en
1843 ^ son cher anli Edouard Devrient. Que
ne le veux-tu ? L'art occupe en ton cœur une
place aussi considérable que dans le mien, et
nous avons été d'accord sur toutes les questions
que nous avons agitées. Ne t'est-il donc jamais
rien tombé sous les yeux dont tu puisses faire
un chef-d'œuvre ? N'as-tu rien en portefeuille ?
Dernièrement je pensais que si l'on mettait en
vers tant soit peu possibles cinq ou six pièces de
Shakespeare, ce serait un plaisir de les mettre en
musique. Ne penses-tu pas de même ? Le Roi
Lear, par exemple, — ou bien encore Faust y au-
quel je reviens toujours?... »
Rossini a aussi caressé longtemps l'idée d'écrire
un opéra de Faust sur un livret qu'Alexandre
Dumas devait lui préparer. Le comte Pillet-
Will, dont on connaît les relations intimes avec
Rossini, a donné à une personne de foi, de qui
nous les tenons, les détails suivants sur ce sujet.
172 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Rossini avait signé avec Véron un traité par le-
quel il s'engageait à composer pour l'Opéra cinq
ouvrages entièrement nouveaux, dans des genres
différents. Le premier était Guillaume Tell, le
second devait être Faust, Quelque temps après
la représentation de Robert h Diablcy Rossini
alla trouver Véron pour lui parler de son futur
opéra, mais l'heureux directeur, tout étourdi par
le succès d'un ouvrage qu'il n'avait joué qu'à
contre-cœur, le reÇut froidement, prétexta mainte
et mainte raison pour différer : bref, Rossini,
impatienté, déchira son traité séance tenante, et •
partit. A quelque temps de là, il retourna habi-
ter l'Italie. H y reçut un jour la visite de Fètis
et montra au musicien stupéfait une grosse par-
tition, en ajoutant : « Ceci est un Faust de moi. »
C'est Fétis qui a raconté lui-même ce trait à
la personne de qui nous l'avons appris. Rossini
disait-il vrai, ou était-ce là une de ces mystifica-
tions auxquelles se plaisait son esprit moqueur?
Nous ne savons, mais nous voulons croire qu'il
ne plaisantait pas. Il nous plait de penser que
l'auteur de Guillaume n'avait pu se soustraire
au charme que le poëme de Goethe exerce sur
les imaginations d'élite, qu'il avait cédé à la ten-
DEUXIEME PARTIE. I73
tation d'écrire, et que, seul, sans autre but que
son propre plaisir, il avait composé un opéra
'entier, avec l'idée arrêtée qu'il ne verrait jamais
le jour, n est vrai qu'on ne trouve aucune men-
tion de cet ouvrage dans la liste des œuvres
inédites publiées à la mort de Rossîni : peut-être
l'aura-t-il détruit ou perdu. Il n'en paraît pas
moins constant que nous devons à l'insouciance
de Véton de n'avoir pas vu ce génie de la lu-
mière et la passion extérieure aux prises avec la
poésie sombre, chaste et naïve du maître de
Weimar.
De son côté, Boïeldieu, sans être vivement
ému par le poëme de Gœthe, fut sollicité de le
mettre en musique par un auteur bien connu
qui voyait là une chance de succès de plus pour
certain drame de sa façon. C'est à l'époque où
Boïeldieu écrivait les Deux Nuits qu'Antony
Béraud, l'ami de Frédéric Soulié, le futur direc-
teur de rOpéra-Comique, lui fit l'offre — assez
bien accueillie d'abord — d'arranger, à son in-
tention, le Faust en opéra-comique. Béraud a
raconté lui-même dans un article de journal les
propositions qu'il avait faites dans ce sens au
célèbre compositeur, les hésitations de ce der-
10.
174 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
nier, son indécision et finalement son refus.
Boïeldieu lui avait, j)araît-il, demandé s'il vou-
drait faire avec son concours un ouvrage à grand
ira la la : ce sont les expressions propres du
musicien. Tout fier d'un pareil honneur, Béraud,
qui travaillait alors à un drame de Faust pour la
Porte-Saint-Martin, avec le concours de Merle,
directeur adjoint de ce théâtre, eut l'idée de
transformer ce drame en opéra-comique, malgré
l'opposition première de son collaborateur qu'il
n'eut pas de peine à vaincre, et quelques jours
après, il soumettait au musicien le plan d'un
Faust mis en opéra-comique, avec un Méphis-
tophélès féminin.
Mais Boïeldieu avait déjà changé d'avis, et il
retourna bientôt son poëme à Béraud avec une
lettre très-aimable, où tout en nunifestant le
désir d'être son collaborateur pour quelque sujet
original et tant soit peu diabolique, tout en re-
connaissant les détails piquants et les effets dra-
matiques que présenterait cette pièce, surtout
avec le diable sous les traits d'une jolie fenmie,
il ne croyait pas pouvoir accepter son offre par
la raison que voici : « Comme j'ai eu l'honneur
de vous le dire, M. Scribe a traité ou doit
DEUXIÈME PARTIE. I75
traiter ce sujet pour Feydeau; il le destine à
M. Meyerbecr, et comme j'ai été dans la con-
fidence de ce projet, il y aurait mauvais procédé
de ma part à vous engager de le traiter pour
rOpéra-Comique. » Qiic cette raison fût véri-
table ou que ce fût un prétexte pour ne point
désobliger Béraud par im refus non motivé, tou-
jours est-il que Boïeldieu n'entreprit pas de se
mesurer avec la vaste conception de Gœthe,
pour laquelle, on peut le dire sans défaveur, il
n'était nullement préparé. La lettre de refus du
musicien est du 9 mars 1828 : neuf mois après,
le 20 octobre, avait lieu à la Porte-Saint-Martin
la première représentation du grand drame de
Béraud, qui obtint un éclatant succès, auquel les
douces et mélodiques inspirations de Boïeldieu
n'auraient sans doute rien ajouté — si elles n'y
avaient pas nui ^
Mais revenons aux musiciens qui, plus heu-
reux que Beethoven, Rossini et Meyerbeer, ont
pu donner libre cours à leur inspiration et laisser
chanter leur âme émue et troublée à la lecture
de cet admirable poëme.
» Nous empruntons ces curieux détails au livre de M. Arthur
Pougin : Boïeldieu, sa vie, ses œuires, son caractère, sa correspondance.
(In-18, chez Charpentier, 1875.)
176 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Schiunann est le seul d'entre eux qui, à
l'exemple de Goethe, ait fait de sa conception
musicale l'œuvre de toute sa vie, qui y ait traduit
les aspirations de ses divers âges, qui ait, pour
ainsi dire, vécu la vie de ses personnages. Cette
similitude complète avec son modèle lui donne
déjà sur ses rivaux une supériorité incontestable,
mais il a aussi sur Berlioz et sur M. Gounod le
précieux avantage d'être essentiellement Alle-
mand d'esprit^ de cœur et de tendances, de
saisir, par conséquent, mieux que personne les
sens les plus cachés, les pensées les plus ab-
straites, les profondeurs les plus mystérieuses
du poëme allemand. Aussi, qu'on compare les
épisodes du Jardin et de l'Église (les deux seuls
qu'il se trouve avoir traités ainsi qu'un de ses
rivaux) , et bientôt sa supériorité éclatera aux
yeux de tous, sans même aller chercher dans
les autres parties de son œuvre, qui abondent
en inspirations de premier ordre et qui portent
à chaque page la marque irrécusable du génie.
M. Gounod et Berlioz ont sur leur rival l'avan-
tage, assez insignifiant dans l'espèce, d'avoir pu
parfaire leur ouvrage, l'un avec le soin et la
recherche qu'il apportait naguère à ses moindres
DEUXIÈME PARTIE. l^f
productions, l'autre avec sa fougue et son en-
thousiasme romantique. Chaque œuvre porte
profondément gravée en elle l'empreinte de l'ar-
tiste : l'une refharquablement travaillée, fine-
ment ciselée, remplie d'une douce passion et
d'une chaste rêverie, mais entachée parfois de
mièvrerie et de recherche; l'autre, plus puis-
sante, plus vigoureuse, pleine de passion brû-
lante et de fiévreuse ardeur. L'une séduit,
charme, enivre; l'autre saisit, 'domine, exalte.
L'une est l'œuvre d'une inspiration réfléchie,
l'autre d'une ardente imagination.
Gœthe peut donc à bon droit compter, parnii
les œuvres musicales que son poëme a inspirées,
pour le moins trois créations hors ligne, dont
une vraiment incomparable. Autour de ces trois
astres gravitent de nombreux satellites. Autour
des noms de Schumann, de Berlioz, de Gounod,
brillent d'un éclat tempéré ceux de Spohr, de
M"* Bertin, de Laindpaintner, de Radzivill et
de tant d'autres qui, à défaut de succès et de
gloire, ont eu le précieux honneur de se me-
surer avec le génie et ont ainsi mérité que leur
nom ne mourût pasj,
Et qui peut dire lersecrets de l'avenir ? Peut-
lyS GŒTHE ET LA MUSIQUE.
être un jour quelque nom nouveau briliera-t-il à
côté de ceux qui furent les plus favorisés de la
fortune, peut-être surgira-t-il quelque homme
de génie qui créera encore un chef-d'œuvre sur
le poëme du maître et qui viendra, de nouveau,
après Gounod, après Berlioz, après Schumann,
à la fois confirmer, par sa tentative, et démentir,
par sa réussite, cette sévère prédiction de Goethe :
« Le Faust est au fond une oeuvre que l'on ne
peut mesurer tout entière; toute tentative pour
en donner l'intelligence complète doit échouer.
Il faut, de plus, tenir compte- d'une chose, c'est
que la première partie est l'expression d'une
pensée que les ténèbres assiègent encore. Ces
ténèbres mêmes exercent une attraction sur les
hommes, et ils s'efforcent d'en triompher, comme
de tout problème insoluble. »
DEUXIÈME SÉRIE.
EGMOKT, GŒTZ DE BERLICHiNGEN, WERTHER,
HERMANN ET DOROTHÉE, POÉSIES,
RINALDO, LA PREMIÈRE NUIT DE WALPURGIS.
CHAPITRE PREMIER.
Egmont.
Nous avons précédemment recherché quelle
influence Gœthe avait exercée sur les composi-
teurs de son temps et de l'avenir, par quel charme
irrésistible il les avait attirés à lui et en avait
élevé plusieurs à sa hauteur, mais nous n'avons
encore vu cette domination s'établir que par le
prestige d'une seule œuvre, œuvre gigantesque,
il est vrai, et qui reste la plus brillante manifes-
tation de son génie.
Là ne s'est pas arrêtée sa puissance : la musi-
que, qui s'était si largement inspirée de Fausty
ne trouva pas un moindre attrait dans les autres
créations du poëte. Ces grandes conceptions.
l80 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
dont l'éclat avait été un peu tempéré parle rayon-
nement de Faust, tentèrent aussi quantité de mu-
siciens. Gœthe n'eut pas qu'une seule lignée de
disciples en musique, et la riche variété qui for-
mait l'essence même de son talent devait se re-
fléter dans les œuvres qu'il inspirait.
Ce sont ces ouvrages que nous allons étudier,
afin d'avoir une idée aussi complète que possible
de r (empire que Goethe exerça sur le monde mu-
sical, empire involontaire et qui lui importait
peu, mais empire souverain et qui s'étendait
jusque sur les plus puissants.
Témoin Beethoven.
C'est en iSioet 1811 que Beethoven écrivit
la musique pour la tragédie d'Egmont. Il était
alors à l'apogée de son génie et avait déjà produit
plusieurs de ses immortels chefs-d'œuvre, dont
FideliOy la Symphonie héroïque, celle en ut mineur et
la Pastorale. Si nous énonçons ce fait tout d'abord,
c'est qu'il ne laisse pas de surprendre. A lire la
musique d'Egmont, on ne se douterait guère que
celui qui l'a composée venait d'écrire hSymphonie
pastorale. Soit que la préoccupation de composer
pour le théâtre l'ait troublé, vu les précédents
échecs de Fidelio^ soit que la contrainte qu'il de-
DEUXIÈME PARTIE. l8l
vait subir pour rester dans un cadre assez resserré
ait gêné le développement de son génie, il nous
paraît constant que cette composition n'est pas
telle qu'on pouvait l'attendre de Beethoven trai-
tant un sujet de cette grandeur. L'ouverture et
deux ou trois autres morceaux peuvent cependant
prendre rang parmi ses plus belles créations : là
seulement il a donné libre cours à son génie. De
ce mélange d'audace et de timidité est né un ou-
vrage de demi-caractère, qui renferme quantité
de jolies pages, et aussi de rares beautés, mais
qui est loin de valoir cette admirable œuvre
lyrique, une des plus- pathétiques qui soient,
Fidelio.
L'ouverture de Beethoven forme une magni-
fique préface à la tragédie de Goethe. Elle débute
par un tutti éclatant sur fa. Après un silence, les
instruments à cordes frappent de lourds accords
en fa mineur, auxquels répond un chant plaintif
de l'harmonie; puis, les cordes battant un tré-
molo, les violons dessinent une courte mélodie
qu'ils reprennent avec la flûte et qui va enchaîner
l'introduction à Vallegro, Ce début est de toute
beauté, et du reste la suite de l'ouverture ne lui
cède en rien. On y retrouve en maint endroit
II
l82 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE.
la puissance créatrice du maître: dans ces ré-
pliques haletantes des instruments à cordes, dans
ce doux dialogue des instruments à vent, dans
cette belle phrase descendante des violoncelles,
dans ces terrifiants accords du début qui repa-
raissent souvent et donnent au morceau une
sombre couleur. Après un long decrescendo et un
repos sur l'accord à'ut,}es violons attaquent une
brillante coda tnfa majeur qui gagne bientôt tout
l'orchestre et termine le morceau par un tutti
d'une sonorité éclatante. C'est une page magis-
trale que cette ouverture, et l'on peut, à bon
droit, comme a fait le célèbre critique Gottfried
Weber, la comparer à « un miroir magique qui
reflète tous les grands traits de la tragédie, le
chaud entraînement qui distingue toute l'action,
la noble grandeur du héros, la tendresse de son
amour, les plaintes de Clara, la gloire et l'apo-
théose du héros qui tombe sans avoir plié. »
Au premier acte, le compositeur avait à met-
tre en musique la chanson favorite de Claire, le
refrain de soldat qu'elle se plaît à redire en rê-
vant à son bien-aimé :
Le tambour bat,
Le fifre résonne,
DEUXIÈME PARTIE. 183
^a^ - - ■ ■ ■
Mon amant, armé,
Commande la troupe ;
Il porte la lance,
Il conduit la bande.
Oh! le cœur me bat,
Et mon sang bouillonne !
Que n'ai-je pourpoint.
Chausses et chapeau !
Beethoven a fait grand usage ici de la petite
flûte et des timbales, comme les paroles sem-
blaient l'y engager, mais le procédé ne lui a pas
réussi et son morceau n'a pas grand caractère :
c'est plus bizarre que martial.
Le premier entr'acte comprend deux épisodes,
l'un tout amoureux, l'autre plein d'accents guer-
riers. Le premier ne se rattache à aucune scène
précise du drame; c'est un andante en la majeur
dessiné d'abord par les bassons et les violons,
puis continué par ceux-ci sur un dessin persistant
des altos : cette petite page, qui ne compte pas
trente mesures, est de tout point charmante. Le
deuxième épisode est un morceau violent et d'une
belle sonorité qui paraît annoncer l'arrivée du
duc d'Albe. C'est le commentaire de ces mots
prononcés par Orange dans sa grande scène avec
Egmont, à la fin du deuxième acte : « Albe est
184 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
en chemin.... La gouvernante va lui faire place.
Je connais l'homme et son humeur sanguinaire,
et il amène une armée avec lui. »
En écrivant son deuxième entr'acte, Beethoven
paraît avoir eu surtout en vue l'incomparable
scène d'amour entre Claire et Egmont, qui ter-
mine l'acte troisième : elle l'a supérieurement
inspiré. Après un sourd roulement de^mbales,
les violons entament un chant délicieux qu'ac-
compagne un incessant murmure des altos et des
basses; peu à peu, la mélodie s'élève et domine
les sourds grondements de l'orchestre, puis tout
s'éteint sur un trille répété des cordes graves et
le morceau se perd dans une demi-teinte déli-
cieuse. A entendre cette page admirable, on
pressent la beauté de la scène originalç. Il est
surtout tel endroit où les deux violons séparés
chantent une mélodie délicieuse qui semble être
la douce causerie dès deux amants, tandis que
le sourd murmure des instruments graves paraît
annoncer la terrible catastrophe qui va briser leur
bonheur. Cet entr'acte est une véritable création
de génie,^ une traduction digne de cet enivrant
dialogue d'amour.
DEUXIÈME PARTIE. I85
CLAIRE.
Ldsse-moi me taire 1 Laisse-moi te posséder ! Laisse-
moi fixer mes yeux sur les tiens, y trouver tout, consola-
tion, espérance, joie et douleur. (Elle l'embrasse et le regarde
fixement.) Dis-moi, dis, je ne puis comprendre.... Es-tu
Egmont? le comte Egmont? le grand Egmont? qui fait,
tant de bruit, de qui Ton parle dans les gazettes, auquel
se fient les provinces?
EGMONT.
Non, Qaire, je ne suis pas cet Egmont.
CLAIRE.
Comment? '
EGMONT.
Vois-tu, ma pefite Qaire.... Que je m'asseye. (Il s'as-
sied; elle se met à genoux devant lui sur un tabouret y s'appuie
sur Egmofit el le regarde.) Cet autre Egmont est un Egmont
chagrin, contraint, glacé, obligé de s'observer, de prendre
tantôt un visage, tantôt un autre; tourmenté, méconnu,
embarrassé, tandis que les gens le croient joyeux et con-
tent ; aimé par un peuple qui ne sait ce qu'il veut ; honoré
et exalté par une foule avec laquelle on ne peut rien en-
treprendre; entouré d'amis auxquels il n'ose se confier;
observé par des hommes qui voudraient, par tous les
moyens, avoir prise sur lui; travaillant et se fatiguant,
souvent sans but, presque toujours sans récompense....
Oh! laisse-moi te taire ce qu'il éprouve, ce qu'il sent.
Mais celui-ci, mon enfant, il est tranquille, ouvert, heu-
reux, aimé et connu du cœur le plus excellent, qu'il con-
naît aussi tout entier, et qu'avec un amour et une confiance
sans réserve il presse contre le sien, ({l l'embrasse.) C'est
là ton Egmont.
l86 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
CLAIRE.
' Oh! laisse-moi mourir!... Le monde n'a plus de joies
après celle-là.
C'est au troisième acte que se trouve la chan-
son de Claire :
Être joyeuse,
Et souflfrante,
Et rêveuse,
Désirer
Et trembler
Dans la peine inquiète ;
Jusqu'au ciel ravie,
Jusqu'à la mort navrée....
Oh ! seule fortunée
L'âme qui sait aimer I
cette a chanson magique avec laquelle elle a
déjà maintes fois endormi un grand enfant. »
La mélodie que Beethoven a mise sur ces paroles
n'est que jolie et gracieuse. Cela suffirait-il à
Claire pour endormir son grand enfant?
Schubert a aussi mis cette chanson en mu-
sique : il a composé sur ces paroles une mélodie
d'un charme pénétrant, mais dont la couleur
rêveuse et triste ne rend qu'à moitié la pensée
de Gœthe. La mélodie de Beethoven respire une
joie trop vive, celle de Schubert une souffi'ance
trop douloureuse.
DEUXIÈME PARTIE. l6j
Dans le prélude du quatrième acte, Beethoven
paraît s'être encore inspiré de. la belle scène
d'amour de Claire et d'Egmont et avoir voulu
peindre son héros oubliant le danger dans les
bras de sa bien-aimée. Si telle fut sa pensée,, il
l'a rendue avec moins de bonheur que dans
l'entr'acte précédent. Cet épisode débute par des
fusées de violons qu'interrompt par deux fois un
point d'orgue du hautbois, puis commence une
charmante fantaisie pour le hautbois, auquel la
flûte se joint de temps à autre. Ce concert pas-
toral est tout à fait charmant, mais il n'est guère
en situation et ne rend en aucune façon l'enivre-
ment de la scène originale. Une petite marche
qui débute en sourdine après un appel des cors et
des timbales, semble vouloir rappeler Egmont
. à la réalité : la double reprise du motif est coupée
par un joli dialogue de la symphonie et de l'har-
monie qui se termine par un decrescendo des in-
struments à cordes; la marche reprend de plus
belle et se termine par d^éclatantes fanfares. Le
duc d'Albe vient d'arriver.
Si, comme il est probable, Beethoven a voulu
traduire dans le dernier entr'acte la grande scène
qui ouvre le cinquième acte, où Claire tente
l88 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
»
de soulever le peuple pour arracher Egmont à
la mort, il faut avouer qu'il n*a pas réussi. Le
morceau débute par une reprise du chant d'a-
mour du deuxième entr'acte accompagné par
les murmures menaçants des altos et des violon-
celles : cette évocation du bonheur disparu est
heureusement amenée et frappe l'imagination.
Les violons attaquent alors un allegro agitato que
les flûtes et les clarinettes reprennent à tour de
rôle { ce peut être un joli morceau de musique^
mais il ne traduit pas avec vérité la scène où la
malheureuse Claire s'adresse en vain à ceux qui
semblaient naguère le plus dévoués à Egmont,
où elle s'efforce de relever leurs esprits, d'en-
flammer leur courage et va de l'un à l'autre
en criant : « Et je n'ai pas des bras, des forces,
comme vous ! Mais j'ai ce qui manque à vous
tous, le courage et le mépris du danger. Ah! si
mon souffle pouvait vous enflammer! Si je pou-
vais, en vous pressant sur mon sein, vous échauf-
fer et vous animer! Venez! Je marcherai au
milieu de vous!... Comme, sans défense, un
étendard flottant conduit une noble troupe de
guerriers, mon esprit luira sur vos têtes, et l'a-
mour et le courage réuniront en une formidable
. DEUXIÈME PARTIE. 189
armée un peuple chancelant et dispersé ! » Vains
discours. Les bourgeois s'éloignent sans plus
faire attention aux propos de cette folle. « Elle
me fait pitié ! » ajoute Jetter, celui-là même qui
chantait jadis le plus haut les louanges d'Eg-
mont. Et Claire reste seule.... Cest une scène
des plus pathétiques, dont la musique ne peut
donner une idée.
Le cinquième acte de la tragédie renferme
deux épisodes, qui devaient heureusement servir
le compositeur : c'est d'abord la mort de Claire,
puis le rêve d'Egmont dans son cachot. La mort
de l'héroïne a en eflfet inspiré une page fort tou-
chante à Beethoven; ce morceau qui débute par
une plainte du hautbois et de la clarinette ré-
pondant aux sons du cor et qui s'éteint sur une
longue tenue dés clarinettes, hautbois et bassons,
est tout plein d'une morne douleur. Il nous
semble entendre ces douces paroles que Claire,
résolue à mourir, adresse au dévoué Bracken-
burg qui l'aime d'un amour profond, inaltérable :
« .... Tu n'y peux rien changer. La mort est
mon partage ! Et ne m'envoie pas la prompte et
douce mort que tu avais préparée pour toi-même.
Donne-moi ta main.... Au moment où j'ouvre
II.
190 GŒTHE ET LA MUSIQPE.
la porte sombre d'où Ton ne revient pas, puissé-je
dire, par ce serrement de main, combien je t'ai-
mai, combien je te plaignais!... Mon frère mbu-
rut jeune; je t'avais choisi pour le remplacer,
ton cœur s'y refusa, et nous tourmenta tous les
deux; tu demandais ardemment, toujours plus
ardemment ce qui ne t'était pas destiné. Par-
donne-moi et s^ois heureux ! Laisse-moi t'appeler
mon frère! C'est un nom qui comprend bien
des noms. Cueille d'un cœuf fidèle la dernière,
la belle fleur de ceux qui se séparent.... Prends
ce baiser. i.. La mort réunit tout, Brackenburg;
elle nous unira. »
Beethoven a su tirer un égal parti de la scène
de la prison. Le rêve d'Egmont lui a inspiré une
belle mélodie chantée par les flûtes et les clari-
nettes sur des arpèges voilés des instruments à
cordes : c'est d'une couleur exquise. Le héros
dort. Derrière son lit, la muraille semble s'ou-
vrir, puis se montre une brillante apparition,
telle que Claire l'avait dépeinte dans le délire,
inspiré qui la saisit à l'approche de la mort.
« .... Dieu, qu'on a outragé en faisant de lui le
signal de rage, Dieu envoie un de ses anges :
touchés pat le message cêteste, les verrous, les
DEUXIÈME PARTIE. I9I
chaînes se brisent; il environna son ami d'une
lumière propice, et d'une marche douce et tran-
quille, le mène à travers la nuit à la liberté. Et
moi aussi je marche secrètement à sa rencontre
dans ce chemin ténébreux. » Cet ange, c'est la
Liberté sous les traits de Claire. Elle se penche
sur le héros endormi, lui annonce que sa mort
donnera l'indépendance aux provinces et lui pré-
sente une couronne de laurier en signe de vic-
toire. Tout à coup résonne «au loin un bruit de
fifres et de tambours. L'apparition s'évanouit;
Egmont s'éveille. La prison est faiblement éclai-
rée par l'aurore. Le bruit des, tambours et des
trompettes se rapproche, des soldats pénètrent
dans le cachot. A ce moment la trompette éclate
avec force. Egmont marche aux Espagnols d'un
pas ferme, et sort. Un roulement de tambours
annonce qtfil monte sur l'échafaud, un trémolo
séraphique s'élève dans les hauteurs de l'or-
chestre.... Le héros est mort. La marche guer-
rière qu'on a entendue à la fin de l'ouverture re-
prend avec un nouvel éclat : cri de triomphe des
Espagnols, cri de vengeance des Flamands qui
courent se ranger sous la bannière de Guillaume
d'Orange.
192 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Nous avons cl^erché par cette analyse étudiée
à justifier l'opinion que nous avions émise dès
le début. Egmant n*est pas pour nous une des
créations maîtresses du génie de Beethoven et
nous ne l'admirons pas sans restrictions. C'est
qu'à nos yeux tout morceau, vocal ou instru-
mental, mais composé en vue du théâtre, n'est
absolument beau que si, outre son mérite musi-
cal, il traduit fidèlement la situation du drame
que le musicien avait en vue en l'écrivant. Or,
si les pages remarquables abondent dans l'ouvrage
de Beethoven, il en est plusieurs qui sont en dés-
accord avec la scène de la tragédie qu'elles doi-
vent peindre. Prises absolument, ce sont de char-
mantes inspirations, mais elles pèchent par plus
d'un point dès qu'on les considère comme com-
mentaire musical du drame. Faut-il fournir une
preuve à l'appui de notre opinion? il suffira pour
cela de comparer l'impression qu'on ressent à la
lecture du drame et celle qu'on éprouve à l'au-
dition de la musique. La logique et le bon sens
voudraient que cette impression fût la même,
mieux encore, que la musique renforçât l'effet
produit par la tragédie. C'est le contraire qui a
lieu. Le drame de Gœthe touche, émeut, agite
DEUXIÈME PARTIE. I93
et laisse en définitive une impression doulou-
reuse; la musique de Beethoven charme Toreille,
séduit l'esprit et le laisse sous les impressions les
plus douces. L'œuvre de Beethoven respire une
grâce et un charme extrêmes, mais n'inspire ni
pitié ni terreur. C'est ainsi que le hasard déjoue
les prévisions les mieux fondées. Il paraissait
tout d'abord que si quelqu'un était capable de
traduire en musique l'admirable drame de Gœthe,
ce devait être Beethoven : de la collaboration de
ces deux génies semblait devoir naître une œu-
vre incomparable. L'événement a trompé cette
espérance : le grand compositeur a bien écrit sur
ce sujet une partition remarquable, mais à côté
dti modèle et qui n'ajoute rien à sa beauté.
Egmont peut être une création charmante, ce n'est
que par endroits une traduction inspirée du drame
original.
194 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
CHAPITRE IL
Gœtz de Berlichingen. Werther. Hermann et Dorothée.
Gœthe avait vingt- quatre ans quand il publia
son premier grand ouvrage, un drame historique,
GœtT^ de ^erlichingen, qu'il avait longuement éla-
boré en secret lors de son séjour à Strasbourg.
Toutes les inspirations tumultueuses qui agitaient
son cœur avaient pris corps dans cette œuvre
puissante, où il avait voulu peindre TAllemagne
sur la fin du moyen-âge. Dans la ruine des mœurs
anciennes, au milieu de l'anarchie morale et po-
litique, un homme, un chevalier, le dernier
digne de ce nom, ose se prononcer en faveur de
la justice outragée ; fidèle servant de l'honneur,
prêt à défendre toute cause juste en danger, lut-
tant seul contre tout un monde corrompu, ce
loyal chevalier passera pour un rebelle, sera ca-
lomnié, condamné, flétri et mourra tristement,
méconnu de tous, entre son fidèle compagnon
d'armes et sa pieuse Elisabeth.
On était en 1773, quand parut cette œuvre
du jeune disciple de Herder. Ce drame fut Une
DEUXIÈME PARTIE. I95
' ^---
révélation. La hardiesse des sentiments, la vi-
gueur naturelle du style, attestaient un poëte de
premier ordre. Toute l'Allemagne salua sa venue
d'un cri d'admiration. Dès lors s'ouvrit pour
Gœthe cette vie de gloire et d'applaudissements
que troublèrent peu les inimitiés venimeuses de
la critique et de l'envie. De ce jour il fut illustre
en son pays ; le succès de Werther allait prochai-
nement consacrer sa réputation par toute l'Eu-
rope.
' Cette renommée éblouissante attira bientôt
l'attention de Haydn. Le grand musicien avait
alors plus de cinquante ans et était dans toute
la maturité de son talent. Lui aussi paya son
tribut d'admiration à la gloire naissante du poëte
en composant pour Gœt;^ de Berlichingen une
ouverture et d'autres morceaux qui sont datés
de Vienne, vers 1784. Cet ouvrage est un des
moins connus de Haydn,, mais, si nous en ju-
geons par les œuvres qu'il composa à la même
époque, les jolies symphonies de la Loge Olym-
pique et son oratorio de» Sept Paroles du Christ,
on peut croire qu'il n'était pas trop indigne du
modèle.
Vers le même -temps, il y avait au château
196 GŒTHE ET LA MUSIQiJE.
de Reinsberg, chez le prince Henri de Prusse,
un maître de chapelle de mérite. Pierre Schulz,
fils d'un boulanger, résistant aux vœux de son
père qui le destinait à l'état ecclésiastique, avait
d'abord pris des leçons de clavecin de Schmûgel;
puis, un beau jour- de 1762, à l'âge de quinze
ans, il avait quitté Lunebourg, sa ville natale, et
était parti à pied, presque sans ressources, pour
aller travailler à Berlin sous la direction du ce-
lèbre Kimberger. En 1768, il entreprit, à la suite
de la princesse Sapieha, un voyage à travers la
France, l'Italie et l'Allemagne qui ne dura pas
moins de cinq ans. De retour à Berlin, il s'oc-
cupa surtout d'ouvrages d'enseignement et de
théorie, puis il fut chargé de diriger l'orchestiîp
du théâtre français qui s'établit dans cette ville
en 1776. Au bout de quatre ans, le théâtre ferma
et Schulz entra au service du prince de Prusse,
puis accepta plus tard la fonction de maître de
chapelle de la cour de Copenhague. Il rendit de
grands services dans cette. place; mais il y re-
nonça pour retourner en Allemagne, où il mou-
rut le 10 juin 1800, à l'âge de cinquante-trois
ans. C'est vers la fin de son séjour à Reinsberg,
auprès du prince de Prusse et peu avant de se
DEUXIÈME PARTIE.
197
rendre à Copenhague, qu'il composa sa parti-
tion de Gcet:(^ de Berlichingen.
*
Juste un an après Gœt:(^, Goethe publia les
Souffrances du jeune Werther. On ne saurait se
faire une idée exacte de l'immense succès qu'ob-
tint ce livre dès qu'il parut et de l'émotion qu'il
produisit d'un bout de l'Europe à l'autre. Ardem-
ment discuté en Allemagne, accueilli par les uns
avec un« admiration niêlée de reproches amers,
par les autres avec des transports d'enthou-
siasme, il fut bientôt traduit dans toutes les lan-
gues. On en publia des commentaires et des
imitations; les parodies même ne manquèrent
pas à ce triomphe.
La musique ne résista pas à l'engouement gé-
néral, et pourtant, si jamais ouvrage fut impropre
à être mis en musique, c'était bien ce livre étrange
qui soulevait les âmes et dont le sombre héros
enseignait comment un esprit jeune et bien
doué, mais obsédé par le doute , énervé par le
découragement,^ peut en arriver à un dégoût in-
vincible de la vie. L'intérêt du récit, la grâce de
Charlotte, la passion orageuse du héros, ont se-
198 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
duit quelques compositeurs, alors qu'ils auraient
dû ^redouter les analyses psychologiques, les
subtilités abstraites de ce livre qui est bien moins
un roman qu'une peinture tristement vraie de
l'Allemagne intellectuelle et morale à la veille
des révolutions qui allaient agiter l'Europe.
Ce fut un musicien français qui essaya le pre-
mier de traduire en musique ce livre intraduisible .
Le mercredi i*' février 1792, l'affiche du Théâtre-
Italien annonçait la représentation de Werther et
Charlotte, comédie nouvelle en un acte, oji prose,
mêlée d'ariettes, de Dejaure et Rodolphe Kreut-
zer, le futur auteur de Lodoïska et de Paul et
Virginie, M"* Saint-Aubin jouait Charlotte,
Michu Werther, et Chenard Albert. Cet ouvrage
n'ayant pas été publié, nous n'avons qu'uij
moyen de savoir à peu près ce qu'il valait, c'est
de lire les feuilles du temps. Ouvrons le Moniteur:
« Charlotte et Werther a été accueilli avec beau-
coup d'intérêt. Tout le monde connaît le roman
de Goîthe intitulé : les Souffrances du jeune Wer-
ther. C'est le dénoûment de cet ouvrage que
l'auteur a voulu mettre en scène, et il a pu se
convaincre d'une chose déjà dite et prouvée de-
puis longtemps, que ce qui peut convenir à la
DEUXIÈME PARTIE. I99
lecture où les longs développements sont permis,
ne convient pas de même au théâtre, où Ton ne
veut voir que des événements rapprochés et une
action rapide. » Suit une analyse succincte de la
pièce. L'auteur avait ainsi modifié la catastrophe
finale : au moment où retentit le coup de pisto-
let, Charlotte tombe évanouie; mais le vieux
valet de Werther vient annoncer qu'il a eu le
bonheur de détourner le pistolet, et que son-
maître n'est point mort : Werther reparaît pour
faire des excuses et promettre de renoncer à sa
passion. Disons à l'honneur de nos pères que
cette sotte modification fiit blâmée. « .... La
musique a paru fort belle , dit en terminant le
critique du Moniteur y travaillée avec soin et même
un peu trop travaillée. L'auteur, M. Kreutzer,
est jeune, il a beaucoup d'idées; il devrait se dé-
fier davantage de son goût pour les modulations
fréquentes et recherchées, qui^ trop multipliées,
ne produisent plus d'effet, et ne servent qu'à fa-
tiguer l'attention des auditeurs. A cela près,
cette composition a beaucoup de mérite. » C'est
aussi l'avis du Journal de Taris qui dit assez naï-
vement : « Pour la musique, il n'y a eu qu'une
voix, elle est de la plus belle et de la plus riche
200 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
expression, et plusieurs morceaux ont de la mé-
lodie. »
Les musiciens français se gardèrent bien d'en-
gager de nouveau une partie si difficile; mais
il n'en fut pas de même en Italie. En 1804, un
compositeur romain, élève de Fenaroli et de Sala,
Vincenzo Puccita, fit représenter à Milan un
Werter e Carlotta. Ce compositeur, qui possé-
dait plus de facilité que d'imagination, écrivit
plus de trente opéras dont aucun n'est connu
aujourd'hui; lui-même ne dut un moment de
renommée qu'à M"* Catalani, dont il s'était fait
l'accompagnateur et qu'il suivit en cette qualité
dans ses pérégrinations à travers l'Europe.
Un médiocre musicien italien, Carlo Coccia,
qui avait d'abord pris des leçons d'un maître
obscur, nommé Visocchi, puis était devenu un
des élèves préférés de Paisiello, fit représenter à
Florence, en 18 14, un nouveau Carlotta e Wer-
ter. Cet ouvrage n'eut aucun succès. Cela ne
dut pas surprendre Coccia qui était fait à pa-
reille épreuve; l'habitude n'est-elle pas une se-
conde nature?
En novembre 1862, un jeune compositeur
italien, RafFaele Gentili, fit jouer à Rome un
DEUXIEME PARTIE. 201
quatrième et dernier Werter e Carlotta. Il fallait
avoir toute l'audace de la jeunesse pour tenter
encore Taventure. Cet ouyrage réussit d'abord,
et Tàuteur put croire un instant qu'il sortirait
vainqueur de la lutte ; mais deux ans plus tard,
en novembre 1864, son opéra fut repris à Milan
au théâtre de la Canobbiana et essuya cette fois
un échec dont il ne s'est pas relevé.
*
Si le sombre désespoir qui agite l'âme de
Werther était impossible à traduire en musique,
il a'en était pas de même de ce roman intime
où la grâce se marie à la grandeur, de cette
idylle épique intitulée Hermann et Dorothée. Où
le musicien puiserait-il une inspiration élevée,
si ce n'est dans cette pensée si pure et si haute,
représentée par des figures si simples et si vi-
vantes, la douce Dorothée, le loyal Hermann,
qui, en ressentant le contre-coup lointain de la
Révolution, met la main dans celle de sa fiancée
et lui adresse ces paroles : « Au milieu de l'ébran-
lement universel, que notre union, ô Dorothée !
soit d'autant plus solide! Tâchons de rester
fermes dans l'orage, tâchons de résister et de
202 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
vivre!... L'homme dont le cœur vacille à une
époque où tout vacille et tombe, aggrave encore
le mal et le propage au loin; T homme résolu,
au contraire, se crée un monde à son image. »
Et pourtant ce délicieux sujet n'inspira à la
musique qu'un, opéra et qu'une ouverture.
L'auteur de l'opéra s'appelait Girl Schœnfeld*
n était d'abord flûtiste et musicien de la chambre
du duc de Mecklembourg-Strélitz, puis, en 1842,
il fut appelé à Copenhague en qualité de direc-
teur de musique et de chef d'orchestre de l'opéra
allemand; ce doit être vers cette époque qu'il fit
représenter son ouvrage, dont il ne reste pas la
moindre trace.
L'ouverture d'Hermann et Dorothà est une des
dernières créations de Schumann. C'était en 1 85 1 .
Il venait de produire sa quatrième symphonie,
ses ouvertures de la Fiancée de Messine et de Jules
César, ses Contes de fées ainsi que ses ballades du
Fils du Roi et du Pèlerinage de la Rose, quand
Moritz Hom, un jeune écrivain de talent qui lui
avait fait agréer la poésie de ce dernier ouvrage,
lui proposa de remanier le poëme à^Hertnannet
Dorothée pour en faire le texte d'un opéra. Ce
projet sourit à Schumann, qui témoigna d'abord
DEUXIÈME PARTIE. 20 3
un vif désir de le mettre à exécution. « Hermann
et T)orothée, voilà depuis longtemps un de mes
rêves favoris, lui écrit-il le 21 novembre 185 1.
N'abandonnez pas cette charmante idée. Quand
vous voudrez vous mettre, sérieusement au tra-
vail, écrivez-moi, je vous prie, pour que je puisse
vous communiquer avec détails mes pensées là-
dessus. »
Quinze jours à peine écoulés (le 8 décembre),
il lui mandait de nouveau : « Je n'ai pas encore
pu rassembler mes idées au sujet à' Hermann et
Dorothée, Mais réfléchissez donc, je vous prie, si
vous pourriez- traiter le sujet de façon à ce qu'il
remplisse une soirée de théâtre, ce dont je
doute.... Je veux que ce soit un grand opéra, et
vous êtes certainement de mon avis. Musique et
poésie devront être écrites d'un style simple, naïf
et champêtre. »
Quelques jours après, il revenait encore sur
ce sujet favori. « L'idée de faire un oratorio
à^ Hermann et Dorothée me plairait certainement,
écrit-il le 20 décembre à son collaborateur.
Donnez-moi bientôt plus de détails sur ce projet.
J'ai déjà écrit une ouverture, comme je vous Fai
dit. »
204 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
U est à remarquer que, dans l'intervalle de ces
deux lettres, le musicien et le poëte avaient un
peu modifié leurs vues sur Hermann et Dorothée :
ils n'en voulaient plus faire un opéra, mais un
oratorio, une sorte de poëme musical. Ce retour
sur son premier avis montre encore une fois
combien Schumann s'identifiait avec Gœthe et
combien leurs génies étaient similaires. Ecker-
mann nous apprend en effet qu'il répugnait à
' Gœthe de voir porter son Hermann et Dorothée
sur le théâtre. Voici en quels termes il condam-
nait cette tentative : « On croit qu'un fait inté-
ressant par lui-même conservera de l'intérêt s'il
est transporté sur les planches; mais pas du tout!
Certaines choses très-jolies à lire, à se figurer en
esprit, si elles sont portées sur le théâtre, chan-
gent d'aspect; et justement ce qui nousenthou-
siasme dans le livre nous laissera peut-être froid
vu sur la scène. Quand on lit Hermann et T^oro-
thée, on croit que c'est là une œuvre bonne aussi
pour le théâtre. Tœppfer s'est laissé entraîner à
l'y porter, mais qu'a-t-il fait là ? Quel effet pro-
duit son œuvre, surtout si les acteurs ne sont
pas excellents? Qui peut dire que ce soit là à
tous les points de vue une bonne pièce? »
DEUXIEME PARTIE. 20 5
Ce projet en resta là. Schumann voyait alors
approcher la fin de sa carrière : des symptômes
de plus en plus inquiétants se manifestaient dans
sa santé.' Averti par un sinistre pressentiment, il
venait de terminer ses scènes de Faust et allait en
écrire l'ouverture, sorte de testament musical. Il
jugea sans doute qu'il était trop tard pour com-
mencer une œuvre nouvelle, et n'en souffla plus
mot. Cependant tel était son désir de mettre en
musique ce petit drame intime que, durant cet
échange de lettres avec Horn, il n'avait pu y ré-
sister et avait écrit l'ouverture de son ouvrage
à venir.
« Je l'ai composée de verve, en l'espace de
cinq heures, » lit-on sur le manuscrit. Et de fait,
peu d' œuvres de Schumann portent l'empreinte
d'une inspiration plus chaude. La pensée mélo-
dique respire un charme et une tendresse extrê-
mes, tandis que les phrases coupées du chant de
la Marseillaise annoncent l'approche de l'armée
française et que les triolets, qui reprennent çà et
là, semblent peindre l'effroi des paysans fuyant
devant l'invasion et délaissant les riches campa-
gnes d'outre-Rhin. Ce petit tableau musical,
d'une touche si fine et de tons si discrets, forme
12
206 GŒTHE ET LA MUSIQJJE.
comme une éclaircie dans cette période tour- .
mentée de la vie de Schumann. Ce furent cinq
heures d'oubli que celles pendant lesquelles il
écrivit d'inspiration cette page charmante. Aussi
Ta-t-il dédiée à sa « chère Clara » en souvenir
de cette jouissance si vite évanouie '.
I Goethe écrivit aussi quelques opéras-comiques, comme Lilla,
Erwin et Eltnire, Claudine de Villabella, Jery et Bœteîy (qui fournit
à Ad. Adam le sujet du Cbalet). Chacun de ses ouvrages fut
traité par quantité de compositeurs; mais tout cela ne compte
guère dans Tœuvre de Gœthe, et n'offre aucun intérêt au point
de vue musical.
DEUXIÈME PARTIE, 207
CHAPITRE III.
Poésies. Rxnaldo.
Que le lecteur se rassure, notre intention n'est
pas de lui faire passer en revue, du plus illustre
au moins connu, tous les compositeurs qui ont
emprunté à Gœthe quelques-unes de ses poésies
pour les mettre en musique. Nous les connaî-
trions tous que nous ne voudrions infliger à
personne la lecture de cette liste interminable.
Nous procéderons ici par d'énormes décomptes,
et, passant sous silence jusqu'à Mendeksohn et
Schumann, dont nous allons bientôt parler à pro-
pos d'ouvrages plus importants; nous arrivons
tout droit aux deux musiciens qui ont fait le plus
d'emprunts aux poésies du maître de Wejmar.
Ce sont Beethoven et Schubert.
Beethoven éprouvait un vif plaisir à s'inspirer
des charmantes poésies de son rival de gloire, et
il ne cachait nullement l'impression que lui fai-
sait le génie du grand homme. « .... Quand vous
écrirez à Gœthe, mande-t-il à Bettina, le lo fé-
vrier 1 8 1 1 , cherchez tous les mots les plus prg-
208 GCLTHE ET LA MUSIQ.UE.
près à lui exprimer ma vénération et mon ad-
miration. Je suis sur le point de lui écrire
moi-même au sujet de son Egniont, que j'ai mis
en musique uniquement par amour pour ses
poésies, auxquelles je dois tant de bonheur. »
A cette date, Beethoven venait précisément
d'écrire la musique de neuf des poésies de Gœthe
qu'il avait dédiées à la princesse Kinska. Toutes
portent le reflet de ce puissant esprit avec lequel
il avait tant d'affinités. Nous n'avons à parler ici
ni de Mignon^ ni du Roi des puces, mais que de
charme il y a dans YAvertissetnent à Gretely dans
la mélodie intitulée : Avec un ruban orné de des-
sins; que d'ardeur dans celle du Désir! Au bien-
»
aimé absent et l'Homme content sont de jolies chan-
sons, mais les plus belles de ces mélodies sont à
notre avis : Nouvel amour, nouvelle vicy qui dé-
borde de passion, et Volupté de la mélancolie, si
pleine d'une douce aniertune :
Ne tarissez pas, ne tarissez pas, larmes de Tamour éter-
nel ! Ah ! comme à l'œil encore humide le monde semble
mort et désert ! Ne tarissez pas, ne tarissez pas, larmes de
l'amour malheureux !
Sur la fin de sa vie, Beethoven ^e sentit encore
attiré par le charme extrême de ces poésies ce qui
DEUXIÈME PARTIE. 2O9
portaient déjà en elles, disait-il, le secret des har-
monies » et il emprunta au maître le sujet de deux
compositions chorales. L'une est le Chant d'al-
liance, que Schubert devait aussi mettre en mu-
sique. Beethoven l'écrivit pour deux voix seules
et chœur avec accompagnement de deu^ clari-
nettes, deux cors et deux bassons. Il le composa
en 1822 pour le ténor Ehlers, qui le chanta la même
année à Presbourg, dans un concert à son béné-
fice. Cet hymne à J' amitié inspira dignement un
homme qui avait trop souvent méconnu ses amis
les plus sûrs, mais qui avait l'âme tendre, et qui
se réconcilia successivement avec ceux qu'il
avait repoifssés.
A chaque pas s'élargit la rapide carrière de la vie, et,
toujours, toujours sereins, nos regards s'adressent plus
haut; nous n'éprouvons jamais d'alarmes quand tout s'é-
lève ou tombe, et nous resterons unis longtemj)s, longtemps,
toujours!....
Quelques années auparavant, en 1812, Bee-
thoven avait traduit en musique les deux petites
pièces de Goethe, Mer calme et Heureux voyage.
Un calme profond règne sur les eaux; la mer sans mou-
vement repose, et le nocher soucieux contemple de toutes
parts la surface unie. Aucun souffle d'aucun côté ! Un af-
12.
2IO GŒTHE RT LA MUSIQ]LJE.
\
freux silence de mort! Dans Timmense étendue pas uq
flot ne s'éveille.
Les nuages se déchirent, le ciel est clair, Éole délie la
chaîne inquiète, les vents munhurent, le matelot s*empresse.
Vite ! vite ! Les flots se partagent, le lointain s'approche :
déjà je vois le bord.
Cette grande composition pour orchestre et
chœur est un des plus beaux morceaux de
Beethoven, et pourtant elle est loin d'être des
plus célèbres. Elle porte à chaque page Tem-
j)reinte du génie : la première partie notamment
est d'une couleur admirable, et le maître a trouvé,
pour peindre l'immensité unie des flots, des
effets de voix et d'instruments qui vont de pair
avec les passages les plus vantés de- la Sympho-
nie pastorale. Beethoven a dédié cette page admi-
rable àGœthe : c'est un juste tribut de reconnais-
sance payé par le musicien au poëte qui l'avait
si heureusement inspiré ^.
Il n'est pas de musicien qui se soit autant
que Schubert servi des poésies de Gœthe. La
beauté de la forme, ^a richesse et la variété des
sujets, la pureté et l'élégance du style devaient
attirer et charmer cet esprit si sensible à toutes
* Beethoven composa encore différents morceaux sur des poésies
de Gœthe, dont une ou deux mélodies à une voix et un canon à
six voix sur ^ Divan.
DEUXIÈME PARTIE. 211
I I III .1 1 > I II ■
les séductions du rhythme des vers et de la
musique. Le lied du grand poëte prend si direc-
tement sa source dans la poésie pure, il oflfre
au musicien une mélodie parlée si ravissante,
qu'il donna des ailes à Timagination du musi-
cien, et réleva jusque dans les plus hautes ré-
gions de l'art.
Franz n'était âgé que de dix-neuf ans et avait
déjà misicn musique quelques poésies de Gœthe,
quand en 1816 il écrivit tout d'un trait — dans
l'espace d'une après-midi — cette admirable mé-
lodie qui mérite d'être mise en regard des plus
belles créations de la musique, le Roi des Aulnes, .
Son ami Spaun nous dit qu'il lui suffit de lire
deux fois cette ballade pour concevoir sa mu-
sique, et lorsque lui, Spaun, entra dans la petite
chambre de Franz, il le trouva en train de la
noter avec une ardeur fiévreuse.
Schubert porta le soir même sa mélodie à
l'école municipale du Stadtconvict où il avait été
admis après un brillant examen; il la chanta et
la fit redire par Holzapfel : elle obtint un plein
succès, sauf pourtant certaine dissonnance qui
se trouve sous If s mots : « Mein Vater, jetait fasst
er mich an! Mon père, maintenant il me saisit! »
212 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
dissoTinance aisément admise aujourd'hui, mais
qui fit alors froncer le sourcil à plusieurs et que
le professeur Ruczizka dut se donner la peine
d'expliquer à ses élèves. A partir de ce jour, on
commença à chanter cette mélodie dans quelques
salonslle Vienne, mais elle ne devint célèbre que
cinq ans plus tard.
C'était le 7 mars 1821, jour des Cendres; une
société de Vienne donnait un concert de charité
qui comprenait à la fois de la musique, des ta-
bleaux et de la déclamation. Un des c^hauds protec-
teurs de Schubert, Léopold de Sonnleithner, avait
fait inscrire au programme trois chants de son
ami, dont le Roi des Aulnes, Vogl le chanta; en
entendant cette œuvre admirable, le public fut
saisi d'un tel enthousiasme qu'il obligea l'artiste
à la répéter d'un bout à l'autre. Ce succès écla-
tant fut pour Schubert le commencement de la
célébrité. La veille, il ne pouvait pas trouver un
éditeur pour pubUer gratis ses mélodies que
quatre amis des arts, Sonnleithner entête, avaient
fait paraître en se cotisant : le lendemain, c'était
à lui dç faire la loi.
Comme nous ne voulons pa^ parler ici des
poésies empruntées à Faust et à Wilhelm Meister,
DEUXIÈME PARTIE. 21 3
la première mélodie que nous trouvons après le
Roi des Aulnes, signée à la fois Gœthe et Schu-
bert, est la Plainte du berger : « Là-haut, sur cette
montagne, je m'arrête mille fois, penché sur
mon bâton, et je regarde en bas la vallée. » Ce-
morceau, d'uneinspiration exquise, est le premier
de l'auteur qu'on ait entendu dans un concert
public : le 28 février 18 19 (Franz avait alors
vingt-deux ans) le ténor Jaeger l'avait chanté
avec succès au concert^u violoniste Joël von
Jaeger et avait révélé à la foule le nom inconnu
de Schubert. Viennent en suite la Rose sauvage,
une petite page d'une simplicité charmante, le
XJhant du chasseur y dont la tonalité voilée de ré
bémol traduit bien la couleur rêveuse : « Je me
traîne dans les campagnes, silencieux et farouche,
mon fusil tout armé, et ta chère image, ta douce
image flotte radieuse devant moi ; » le Calme de
la mer y un trop grand tableau pour un si petit
cadre, et enfin les deux jolies mélodies inspirées
à Schubert par le Chant de nuit du voyageur: « Sur
tous les sommets est le repos; dans tous les
feuillages tu sens un souffle à peine ; les oiselets
se taisent dans le bois; attends un peu, bientôt
tu reposeras aussi ! »
214 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Les deux mélodies de Suleika et celles du Se-
cretf que Schubert composa en 182 1, ont toutes
trois beaucoup de charme, la première surtout;
dont la conclusion, une phrase mollement ca-
dencée en si majeur, semble peindre le gracieux
balancement du hamac. C'est là le seul passage
où Schubert paraisse avoir voulu donner une
couleur orientale à ses lieder inspirés par les poé-
sies ensoleillées du Divan, qui respirent les dé-
licieux parfums de l'Orient.
La mélodie Au Postillon Kronos, que Schubert
écrivit en 1827, moins d'un an avant sa mort,
est une de ses meilleures : elle est empreinte
d'une sinistre couleur. Schubert a surtout tra-
duit d'une façon fort heureuse le galop préci-
pité du cheval d'enfer et les sinistres appels du
cor du démon : « Postillon, sonne du cor,
fais retentii" le trot du coursier sonore, afin que
Pluton entende notre arrivée, et que, sur le
seuil de la porte, l'hôte nous fasse un gracieux
accueil. » Les hasards de l'édition ont mis
à côté de ce morceau de maître deux autres mé-
lodies antérieures de dix ans, mais qui n'ont point
à redouter pareil voisinage. C'est d'abord la, jolie
mélodie de GanymêdCy qu'il faut rapprocher de
DEUXIÈME PARTIE.
2X5
celle qu'il écrivit plus tard sur Prométhà (toutes
deux sont tirées du drame de Prométhée que
Gœthe esquissa en 1773 ). C'est ensuite la pièce
A Mignon, qui a inspiré au musicien une page
tout 'pleine de charme et de tendresse.
Bienvenue et Adieu, que Schubert composa en
1822, est encore une de ses bonnes productions.
La joie de l'amant qui court au rendez-vous
dès la tombée de la nuit, la douleur qu'il ressent
en quittant sa bien-aimée au premier rayon du
soleil, y sont rendues avec vérité. Le Salut du
spectre et la Chanson de table sont des morceaux
moins saillants; la Volupté de la mélancolie ^ovmQ
une mélodie agréable, mais trop courte et qui
ne saurait se comparer à celle de l'admirable
chant de Beethoven; la Pileuse est encore une
page touchante qui peint bien l'affliction de la
pauvre fille délaissée par son amant.
' Le chant Bornes de l'humanité est un cantique
plein d'onction qui respiré une foi ardente au
Créateur; la Consolation dans les larmes exprime
bien l'acre jouissance que le malheureux éprouve
à s'isoler dans sa douleur; Désir et Ravissement
sont deux jolies mélodies, la seconde surtout,
remarquable d'expression et de passion conte-
21 6 GŒTHE ET LA MUSIQjUE.
nue; enfin Qui veut acheter des amour si est une
gracieuse chansonnette, spirituelle paraphrase
de ce gai refrain : « De toutes les belles choses
amenées au marché, il n'en est point de préfé-
rable à celle que nous vous apportons des pays
étrangers. Écoutez ce que nous chantons, et
voyez ces jolis oiseaux, ils sont à vendre. »
Parmi les morceaux qui restent, nous ne ferons
que citer le Chant de nuit, la Chanson du preneur
de rats, le Compagnon orfèvre et la Chanson du
menuisier, que ne distingue aucune qualité sail-
lante et auxquels nous préférons les deux mélo-
dies A la Lune que Schubert écrivit en 1815 en
s'inspirant de la double invocation du poëte à
l'astre des nuits.
Un des derniers ouvrages publiés de Schu-
bert est son Chant des Esprits sur les eaux. Ce
chœur pour huit voix d'hommes avait été exé-
cuté à ce concert du 7 mars 1 821, où avait com-
mencé la célébrité du musicien avec le succès
du Roi des Aulnes \ cette belle page, qui rend si
bien la poésie de Gœthe : « Esprit de l'homme,
que tu ressembles à l'onde ! destinée de l'homme,
que tu ressembles aii vent! » avait été très-froi-
dement accueillie. Quinze jours après, VAllge-
DEUXIÈME PARTIE. 21 J
même musikalische Zeitung motivait ainsi cet inr-
juste arrêt : « Le public a reçu le chœur à huit
vbix d'hommes de Schubert comme un amas
de modulations et de déviations accumulées sans
but, sans ordre, sans portée. Le compositeur
ressemble à un cocher qui conduirait, sans pou-
voir les contenir, un attelage de huit chevaux
se jetant tantôt à droite, tantôt à gauche, aban-
donnant la voie, la reprenant, et ne parvenant
jamais à suivre la ligne droite. » Ce chœur si
jnaltraité eut pourtant son jour dé faveur : le
30 mars, il fut vivement applaudi dans une soi-
rée donnée par le docteur Ignace Sonnleithner.
Enfin, après trente-huit ans d'oubli complet, il
fut repris en 1858 par la Société chorale de
. Vienne et reçu avec des applaudissements en-
thousiastes.
Somme toute, Schubert a mis en musique
près de cinquante poésies de Gœthe. Et encore
ne comptons-nous pas quelques morceaux iné-
dits, le Chant d'alliance qu'il composa en août
181 5, sept ans avant Beethoven, qui écrivit le
sien en 1822; un fragment du Dieu et la Bayadêre
qui date de la même époque; le Chant de
Mahomet (1821) qu'il laissa inachevé; Au Lac,
13
2l8 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Le Désir (avril 1813); deux versions de la mé-
lodie Au Fleuve (181 5 et 1823); une troisième
invocation A la Lune; Espérance et U Absente '.
On aura peine à croire après cela que l'auteur
de tant de charmantes mélodies n'ait jamais eu
le moindre rapport avec celui qui les lui inspi-
rait. C'est pourtant la vérité. Cependant, un
beau jour de 181 9, un sien ami avait conseillé à
Schubert d'envoyer au maître de Weimar quel-
ques-unes de ses meilleures mélodies; mais le
vieux poète, qui devait montrer tant d'indiffé-
rence à Beethoven et juger si sévèrement Weber,
ne donna pas la moindre marque d'attention à
ce jeune jiomme inconnu ; Schubert ne sut même
jamais si son envoi lui était parvenu. Ce n'est
qu'après la mort du fécond mélodiste que Gœthe «
semble avoir eu une révélation rétrospective de
son génie. Au mois d'avril 1830, M"* Schrœder-
Devricnt , se rendant à Paris, passa par Weïmar
et se fit présenter à lui. Elle lui chanta le Roi des
Aulnes. A l'audition de ce morceau, le vieillard
se sentit ému, il saisit dans ses mains la tète de
I Dans un recueil publié plus récemment par Spina, il s*en
trouve encore une, La BUn-Aîniée écrit, que Schubert composa
vers 18 19.
V
DEUXIÈME PARITE. 21 9
< w^m^mmma m i ii Mfc^i^^— ^— — ^— ^i— i i ■ i ■ ■ i i i ,
la cantatrice et, la baisant au front : a Mille fois
merci, lui dit-il, pour cette exécution grandiose.
J'avais déjà entendu une fois cette ballade, mais
elle ne m'avait rien dit; interprétée comme vous
venez de le &ire, elle devient un tableau vivant. »
C'est là le seul mot d'éloge que Gœthe ait pro-
noncé sur une mélodie de Schubert, et encore
s'adressait-il à la chanteuse bien plutôt ,qu'à
l'œuvre du grand musicien.
Sur la fin d'octobre 1853, Schumann écrivait
à son ami Maurice Strackerjan : « Nous avons
aussi (avec Joachim) en ce moment, à Dûs-
seldorf, un jeune homme de Hambourg, nommé
Johannes Brahms, d'un talent si puissant et si
original, qu'il me semble dépasser de beaucoup
tous les jeunes artistes de ce temps-ci. Ses
œuvres si remarquables, principalement ses
mélodies, ne tarderont sans doute pas à parvenir
jusqu'à vous. » Au commencement de l'année
suivante, il annonçait encore à son ami qu'il se
préparait à faire une petite excursion en Hanovre,
où l'on devait exécuter le Paradis et la Péri, et
220 GŒTHE EX LA MUSIQUE.
il ajoutait : « Nous y trouverons Joachim et
Brahms, deux garçons de génie. »
De ces deux artistes, l'un est devenu le grand
violoniste, célèbre par toute l'Europe; l'autre,
le pianiste et compositeur Johannes Brahms,
avait juste vingt ans lorsque, passant à Dûssel-
dorf, il excita à ce point l'intérêt de Schumann,
qui le prit sous son patronage, le guida de ses
conseils, fit de lui, en un mot, son disciple pré-
féré. L'élève a confirmé les prévisions de son
maître. D s'est déjà essayé dans tous les genres,
sauf l'opéra, et il a produit dans chaque branche
de l'art musical quelque œuvre remarquable, où
se révèle une personnalité puissante. On peut
assurer, en effet, que si ce compositeur procède
directement de Schumann, s'il admire profondé-
ment ses magnifiques créations, il ne se contente
pas de s'inspirer de lui, et que, comme tout
élève véritablement doué, il veut non plus seu-
lement imiter, mais créer à son tour.
Par une communauté d'opinions et de préfé-
rences qui accuse encore sa conformité de pensée
avec son maître, Brahms s'est senti irrésistible-
ment attiré vers le poëte auquel Schumann a si
couvent demandé d'enflammer son inspiration
DEUXIÈME PARTIE. ^21
créatrice, et il a dernièrement mis en musique
une des cantates les moins connues de Goethe,
charmante amplification du célèbre épisode de
la Jérusalem délivrée, qui a déjà fourni le sujet
de tant d'opéras italiens, allemands ou français.
Cette cantate, où les enchantements surnaturels
se mêlent aux accents héroïques, devait tenter,
tôt ou tard, quelque compositeur allemand, et il
est assez singulier qu'on ait attendu jusqu'à ce
jour pour mettre en musique une page aussi fa-
vorable aux grandioses et poétiques combinai-
sons de l'art musical.
L'épigraphe même que Gœthe a mise en tête
de son Rinaldo et qui est traduite, vers pour
vers, du quatorzième chant de la Jérusalem^ in-
dique quels vers du Tasse lui fournirent le ca-
nevas de cette composition. C'est la fin du dis-
cours adressé par le vieux magicien à Ubalde et
au Chevalier danois, au moment où ils vont par-
tir pour aller chercher Renaud et l'arracher aux
séductions d' Armide :
Siede in tne:(7iO un giojrdin del lober into,
Che par che daogni fronde anwre spiri :
Quivi in grenibo alla verde erba novelîa
Giacerà il cavalière e la don:^ella.
222 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Ma, conu essa, lasciando il caro amante.
In altra parte il piede avrà rivolto,
Vo* cV a lui vi scopriate, e d'adamante
Un scudo, âf io daro, gli al:(iate al volto;
SiccV egli vi si specchi, e il suo semblante
Veggia, e Vabito molle onde f à involto :
Che a toi vista potran vergogna e sdegno
Scacciar dal petto suo Vamore indegno '.
Après une courte introduction, mollement ca-
dencée comme les vagues de la mer, et dont le
doux bercement continue pendant le dialogue
qui suit, les compagnons de Renaud s'efforcent
de vaincre les charmes pernicieux de l'enchan-
tercsse. « C'est affaire au .brave de se montrer
ici car nous allons traverser la mer, » disent-ils
avec une ardeur croissante. Mais le héros im-
plore quelque répit : « Oh! laissez-moi dans ces
lieux un instant encore ! » et se complaît dans
sa douleur, dans le souvenir amer des délices
I «... An milieu du labyrinthe se trouve un jardin où Tamoar
semble respirer doas chaque branche : c'est là, sur l'herbe nouvelle
et verdoyante, que vous trouverez le chevalier étendu près de sa
maltresse. — Celle-ci abandonnera aussitôt son cher amant pour
chercher un refuge dans une autre partie du jardin ; prenez ce
moment pour vous découvrir à Renaud et présentez-lui le bou-
clier de diamant que je vais vous remettre ; fidtes ^«e ton regard
s'y attache, qu'il y voie son image et l'habit effémisè^ont il s'est
laissé vêtir : à cette vue, la honte et le dédain cbassepont de son
cœur l'indigne amour qui l'occupe. »
DEUXIEME PARTIE. 223
passées : « Le charme de la terre, le charme du
ciel a disparu; qu'est-ce donc qui me retient
encore en cq lieu de terreur? » Ses. amis cédant
à ses instances, Renaud s'absorbe en lui-même
et évoque le passé dans une mélodie extatique,
murmurée d'abord par les instruments à vent :
« O mon coBiu:, je t'entends battre; fais revivre
encore une fois le paradis des rêves dorés. » La
phrase intermédiaire : « Les roses fleurissent
près de la terre et lès arbres fleurissent dans les
airs, » est d'une enivrante langueur et ramène
heureusement, par une gracieuse rentrée de
hautbois et clarinette, la mélodie première de
l'allégro sur ces jolis vers : « Rayons des eaux,
flocons d'écume, vous faites bruire vos éclats
d'argent; la tourterelle exerce ses charmes ainsi
que le rossignol. »
Les chevaliers voudraient éveiller le héros de
cette extase menteuse; ils s'approchent et lui
disent à mi-voix sur un motif mystérieux et in-
génieusement dialogué : « Venez doucement,
venez, pour remplir les plus nobles destins; tous
les charmes sont dissipés qu'avait enfantés la
magie. A vous maint^iant, hélas! de panser ses
blessures et de consoler ses peines, douces et
224 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
dévouées paroles d'amitié. » Mais Renaud, en
proie à une hallucination amoureuse, répète
comme en rêve, sur un doux murmure des in-
struments de bois : « La tourterelle exerce ses
charmes ainsi que le rossignol; » puis, s'exaltant
à la pensée que sa maîtresse va paraître, il laisse
éclater sa jalouse ardeur; Le calme rentre un
instant dans son cœur et se traduit par une va-
poreuse cantilène, entrecoupée des doux soupirs
de la flûte : « Alors les lys et les roses s'entre-
lacent en couronnes,^ alors les tièdes zéphyrs
accourent et babillent en leurs danses cares-
santes, entraînant les parfums qui se fuient et se
cherchent, éveillés de leur sommeil. » Cette
délicieuse mélodie se perd dans un vague bruis-
sement, puis l'amour mordant au cœurle héros,
il répète avec une fièvre croissante cette phrase
passionnée : « Mais tout ne fait que l'annoncer;
il ne s'agit que d'elle et tout s'évanouit dès qu'elle
se montre en sa jeunesse aimable, en son éclat
brillant. »
Le caractère de la musique change avec la
décision que prennent les chevaliers de détruire
le charme d'enfer. Le chœur : « Non! il ne faut
pas différer plus longtemps! éveillez-le de ses
DEUXIÈME PARTIE. 225
rêves !» respire une mâle énergie , et l'entrée
successive des quatre voix d'hommes produit
un grand eflfet de sonorité que termine un bel
éclat sur ces mots : « Montrez-lui le bouclier de
diamant ! » De brillants appels des .trompettes,
contrastant avec les délicieux soupirs des flûtes
et clarinettes sur une menaçante mélopée des
trombones, traduisent d'une façon saisissante la
révolution qui s'opère dans l'âme de Renaud,
quand il se regarde dans le bouclier magique.
Son récit sombre et désespéré : « Faut-il donc
que je me voie ainsi, qtffe je me retrouve aussi
profondément amoindri?» est d'une grandeur
mystérieuse, ainsi que sa phrase courageuse-
ment résignée : « Oui, c'est fait, je te veux; je
veux quitter le séjour adoré et pour la seconde
fois Armide ! ! ! C'en est fait, il faut partir. » Les
chevaliers reprennent aussitôt ces dernières pa-
roles et, jugeant sa décision irrévocable, enton-
nent un chant large et joyeux qui respire l'allé-
gresse de la victoire remportée sur la magicienne
et l'espoir d'un prochain triomphe sur les infi-
dèles.
Renaud va suivre ses amis, lorsqu'un nouveau
délire s'empare de ses sens : les violons avec
226 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
sourdine, puis les hautbois soupirent une plainte
délicieuse qui lui trouble le cœur. Il s'arrête et
s'écrie : « Pour la seconde fois, je la vois appa-
raître, et gémir, et pleurer dans cette même
vallée, la femme des femmes. Dois-je voir une
seconde fois ce spectacle, ne dois-je pas la dé-
fendre, la sauver ? » Ses compagnons reviennent
sur leurs pas et murmurent de cette lâcheté,
tandis que lui, comme halluciné, laisse tomber
de ses lèvres cette plainte amère dont la flûte et
le hautbois répètent les derniers échos. Mais le
charme infernal x déjà*moins d'empire sur l'es-
prit du guerrier, qui triomphe enfin de cette
dernière tentation : « Je vois la métamorphose
de cette divinité ; son regard, son geste sont ceux
des démons; il n'y a plus de ménagements à at-
tendre! Déjà la foudre frappe le palais. Fêtes di-
vines, plaisirs, charmes de l'esprit malin, tout
est dispersé! » Cette page, animée et pathétique^
aboutit à un bel andante où se confondent deux
mélodies de caractère opposé : la dernière plainte
amoureuse de Renaud, cédant à regret aux in-
stances de ses amis : « Je suis ému jusqu'au
fond des entrailles en vous entendant. Vous me
pressez de venir. Voyage infortunée vent mau-
DEUXIÈME PARTIE. 227
dit ! » et une mélodie large et religieuse, enton-
née par les chevaliers, pour soutenir le courage
chancelant du héros : « Vous voilà donc exau-
cées, prières des hommes pieux. Qjie tardes-tu ?
Le vent favorable invite au voyage ! Vite ! vite,! »
Cet ensemble arrive, par une progression sai- ^
sissante, à un grand éclat de toutes les voix réu-
nies sur ce cri final. Renaud, redevenu maître
de lui-même, gagne les vaisseaux avec les che-
valiers ; le signal du départ est donné, et tous
entonnent, du haut des navires, un chant mari-
time, où le bruissement des violons en triolets
aigus se mêle délicieusement à la mélodie vo-
cale, mollement balancée : « Les voiles se gon-
flent. O les lames glauques, les blanches écumes,
les vastes espaces verts sillonnés de dauphins
rapides ! » La cantilène intermédiaire : « Ils
viennent, ils flottent, ils se jouent en se' préci-
pitant, puis ils s'arrêtent si touchants et si gra-
cieux; » emprunte un charme double à la grâce
de la mélodie et aux douces caresses de la flûte
et des cors. Après une reprise du motif original,
commence un long crescendo, habilement mé-
nagé sur ces paroles : « Voilà qui rafraîchit, qui
çffacc le passé. L'entreprise bénie est commcn-
228 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
cée ! Puis cette large mélodie aboutit à un ma-
gnifique chant de victoire : « C'est par un pro-
dige que nous sommes venus, par un prodige
aussi que nous partons. Déjà nous touchons à
notre noble but. Partout retentit sur le rivage
sacré le mot d'ordre pour la terre promise :
Godefiroy et Soliman! »
Cette grande composition, la dfemière qui ait
été tentée sur un poëme de Goethe, n'est pas
indigne d'être mise en regard des créations ins-
pirées précédemment par les poésies du maître
de Weimar. Elle se distingue autant par la ri-
chesse mélodique que par la couleur poétique,
par la variété et l'abondance des combinaisons
d'orchestre que par la fusion intime des voix
humaines et des voix instrumentales; mais en
dehors même de sa valeur absolue, cette parti-
tion a le rare mérite d'être une paraphrase par-
faite de la cantate de Goethe et d'en rendre à
merveille la délicieuse poésie, la chaleur héroïque
et la douloureuse passion. Il semble, en eflFet,
à lire les vers du poëte à travers les mélodies du
musicien, que Brahms ait assez profondément
pénétré l'esprit de son maître pour y puiser
cette merveilleuse intuition du génie de Gœthe,
DEUXIEME PARTIE.
229
et qu'il ait hérité de Schumann jusqu'à cette
faculté exceptionnelle de s*încamer dans l'œu-
vre du poète au point que sa musique paraisse
être moins une traduction qu'une transfigu-
ration.
€^<^ J^n yf! Cy>t^ 'i^-
2JO GŒTHE ET LA MUSIQUE.
CHAPITRE IV.
La PnEMitRE Nuit de Walpurgis.
Lorsque Mendelssohn, sourd aux instances de
Goethe, se décida à quitter cette maison où il
avait été traité en membre de la famille et à
poursuivre sa route vers l'Italie, il emportait un
double gage de la vive amitié que lui avait vouée
le patriarche de Weimar. C'était d'abord un
portrait du maitre avec la flatteuse dédicace que
nous connaissons, puis la cantate de la Nuit de
Walpurgis que Goethe lui avait permis de mettre
en musique. Le jeune voyageur se remit en
route et reprit son tour d'Europe, le coeur tout
joyeux de sa double conquête. Peut-être les
distractions du voyage lui auraient-elles fait ou-
blier le précieux poëme qu'il venait d'obtenir,
si un incident bien ordinaire n'était venu le lui
remettre en mémoire. Il était, comme nous
savons, en correspondance suivie avec sa fa-
mille et surtout avec sa soeur, sa chère Faimy
(M™* Hensel), qu'il aimait d'une affection pro-
fonde et dont la mort devait lui porter un si
DEUXIEME PARTIE. 25 I
terrible coup. Durant l'hiver de 183 1 ( il y avait
déjà près d'un an que Félix était parti), Fanny
imagina d'organiser des réunions musicales pour
passer gaiment le jour du dimanche. Elle, fit
part de cette idée à son frère qui l'approuva
fort et promit aussitôt de lui envoyer quelque
morceau qu'il composerait exprès pour eHe.
o .... Ces concerts du dimanche vont déjà
être cause que j'aurai produit un morceau nou-
veau, lui écrit-il de Rome, le 22 février. Der-
nièrement, lorsque tu me fis part de ton idée,
je songeai si je ne pourrais rien t'envoyer, et je
revins à mon projet favori d'autrefois; mais il a
pris de tels développements que je ne puis en-
core rien donner à C... pour te le porter, et
que je ne te l'enverrai que plus tard. Écoute et
admire ! J'ai composé depuis Vieilne la Première
Nuit de Sainte-Walpurge, de Goethe, et je n'ai
pas encore eu le courage de l'écrire. Maintenant
la chose a pris tournure, mais elle est devenue
une grande cantate avec orchestre complet, et
on peut la rendre très-gaie, car il y a au com-
mencement des chants de printemps et une foule
.de morceaux du même genre. Aux cris des hî^
boux, au bruit que font les veilleurs avec leurs'
232 GCETHE ET LA MUSIQUE.
fourches et leurs manches à balai, vient se joindre
le vacarme des sorcières pour lequel j'ai, tu le
sais, un faible particulier. Des trompettes en ut
majeur annoncent les druides sacrificateurs, puis
un chœur saccadé, sinistre, est chanté par les
veilleurs saisis d'épouv^te, et le tout se termine
parle chant grave et plein du sacrifice. Ne crois-
tu pas que cela pourrait faire un nouveau genre
de cantate ? Je n'ai pas besoin d'y mettre une
introduction instrumentale, l'ensemble est suffi-
samment animé. J'espère avoir bientôt terminé
ce travail. »
Félix se leurrait là d'un vain espoir, et sa niai-
heureuse partition devait encore traîner sur bien
des tables d'auberge avant d'être parachevée.
« .... Je ne désire plus qu'une chose, mande-t-il
de Rome, le 29 mars, c'est de pouvoir achever
d'écrire ici la Nuit de ScUnte-Walpurge. Cela se
fera si je puis avoir aujourd'hui et demain deux
bonnes journées, c'est-à-dire du mauvais temps,
car, par un beau soleil, la tentation est trop forte.
Dès que, pour un instant, le travail ne veut pas
marcher, on. espère que cela ira mieux dehors;
on sort, mais, une fois en plein air, on songe
à autre chose qu'au travail ; on flâne , ot, ^
DEUXIEME PARTIE. 233
■ ■■ ■ I . f ■ I ,
un instant, on est tout étonné d'entendre les
cloches des églises sonner Y Ave Maria. Cepen-
dant il ne me manque plus qu'un bout d'intro-
duction; si cela me vient, le morceau sera com-
plet, et il ne me faudra pas plus de deux ou trois
jours pour l'écrire. »
Deux ou trois jours, c'était peu. Aussi bien,
un mois après, il était à Naples, et son ouvrage
n'avait guère avancé. « J'ai profité pour tra-»
vailler, écrit-il de cette ville le 27 avril, du mau-
vais temps que nous avons eu pendant quelques
jours, et je me suis mis avec ardeur à la Nuit
de Sainte-Walpurge. Ce sujet m'a de plus en plus
intéressé, de sorte que maintenant, dès que j'ai
une minute, c'est à cela que je l'emploie. » Puis, *
après avoir parlé de choses et d'autres, de Pom-
péi, de la Fodor, de la liquéfaction du sang de
Saint Janvier : « Mais il faut que je retourne à
mes sorcières, s'écrie-t-il, permettez-moi d'en
rester là pour aujourd'hui. Je suis très-indécis sur
le point de savoir si je dois ou non faire usage
de la grosse caisse dans ce morceau. Les pin-
cettes, les fourches et les bruyantes cliquettes
m'y engagent, mais la modération m'en dissuade.
Je suis le seul assurément qui compose le Blocks-
234 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
I ' .....
berg sans petite flûte, mais pour la grosse caisse
cela me fait peine d'y renoncer. D'ailleurs, avant
que le conseil de Fanny ne m'arrive, la Nuit de
SainU^Walpurge sera déjà finie et emballée; je
serai encore une fois par monts et par vaux, et
Dieu sait de quoi il sera question alors. Je suis
convaincu que Fanny me dirait oui, mais néan-
moins je suis irrésolu. En tout cas, il faut dans
ce morceau qu'il se fasse un grand vacarme. %
Mendelssohn vainquit ses scrupules, peut-être
sur le conseil de sa sœur, et, il employa tout à la
fois la grosse caisse, la petite flûte et les cym-
bales. Du reste, la réponse de Fanny eut grand
temps de lui parvenir, car deux mois plus tard
il arrivait à Milan avec son interminable partition,
qui n'était ni finie ni emballée, a Aussitôt ar-
rivé, écrit-il le 14 juillet, mon premier soin fut
de me procurer un piano droit, et de me mettre
cm fabbia à cette éternelle Nuit de Sainte- Wal--
purge, pour en finir une bonne fois. Demain
matin elle sera complètement terminée, sauf
l'ouverture, dont je ne sais pas encore si je veux
faire une grande symphonie ou une courte intro-
duction printanière. J'aurais besoin de prendre
à cet égard l'avis d'un savant. La fin est mieux
DEUXIÈME PARTIE. 235
» ■ I II — — ^ ■■■■III ■ 1 1 1 1 1
venue que je ne l'avais moi-même espéré. Le
fantôme et le druide barbu, avec ses trompettes
qui s'arrêtent et qui sonnent derrière lui, m'amu-
sent comme un bienheureux, et j'ai passé ainsi
deux matinées délicieuses. » Cette fois, Félix
voyait à peu près juste. Quelle dut être sa joie
quand il put dater d'Isola-Bella, 24 juillet, ce
triomphant post-scripium : « La Nuit de Sainte^
Walpurgô est tout à fait finie ; j'y ai mis la der-
nière main! »
D lui restait bien encore à composer Touver-
ture dont il s'était décidé à faire une grande
symphonie, mais il prit son temps pour l'écrire
et ne la termina que six mois après, lors de son
séjour à Paris, sur les pressantes instances de sa
sœur. « Tu me demandes encore pourquoi je
ne compose pas la symphonie italienne eh la
majeur, lui répond-il le 21 janvier 1832; c'est
parce que je compose l'ouverture saxonne en
la mineur, qui doit précéder la Nuit de Sainte-
WalpurgCy afin que ce morceau puisse figurer
honorablement à mon concert de Berlin et
ailleurs. Tu veux que je me retire au Marais et
que j'y passe toute la journée à écrire. Cela
n'est pas possible, mon enfant. Il ne me reste
236 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
plus que trois mois à peine pour voir Paris, et
il faut ici se jeter dans le courant.... »
Il parvint enfin à terminer cette malheureuse
ouverture malgré les mille sujets de distraction
que lui offrait une ville comme Paris, et, sitôt
qu'elle fut finie, il se hâta de mander cette bonne
nouvelle à sa famille. « Mon ouverture en la
mineur est terminée, écrit-il le 13 février; elle
représente le mauvais temps. Une introduction
dans laquelle on sent la rosée et le printemps est
également terminée depuis une couple de jours;
j'ai donc compté les feuilles de la Nuit de Saint-
Walpurge; j'ai retouché encore un peu les sept
numéros, puis j'ai écrit au bas avec satisfaction :
Milan, juillet, — Paris, février. Je pense que
cela vous plaira.... »
Après avoir assisté à son éclosion tant soît
peu accidentée, il nous reste à étudier et à juger
cet ouvrage écrit par un musicien de vingt-deux
ans, alors dans tout le feu de sa juvénile admi*
ration pour les chefs-d'œuvre des arts et de la
nature, à travers les incessantes distractions d'un
voyage en Italie et en Suisse. Nous le ferons
tout à l'heure : parlons d'abord du poëme.
La. cantate de Gœthe, la Première Nuit de
DEUXIÈME PARTIE. 237
Walpurgis, (\\3l on intitule parfois inexactement
la Nuit du i*' mai, ou la Nuit du Sabbat, ou le
Sabbat des Sorcières^ n'a de commun que le nom
avec la nuit du sabbat de Faust. Voici ce dont
il s'agit. Pendant la première nuit de mai (qu'on
nomma plus tard, en Allemagne, Nuit de WaU
purgisy parce qu'on fête à cette date la canonisa-
tion de Sainte- Walpurge, abbesse d'Heidenheim,
morte au vni* siècle), les Germains célébraient
au milieu des bois le retour du printemps et le
réveil de la nature. Quand leur religion eut fait
place au christianisme, les cérémonies du culte
druidique furent proscrites et les assemblées sur-
les hauts lieux interdites sous des peines sévères.
Toutefois, elles ne cessèrent pas complètement,
et à la faveur même de l'eflFroi que les diables,
inspiraient aux chrétiens, les adorateurs des
faux dieux trouvèrent moyen d'accomplir en sé-
curité leurs sacrifices. Pendant les nuits consa*
crées à l'œuvre sainte, ils plaçaient aux abords
de la montagne des sentinelles armées, cou-
vertes de déguisements étranges. A un signal
convenu, et quand le prêtre, montant à l'autel,
entonnait l'hymne sacré, cette troupe agitait
fourches et torches en faisant entendre des cris
238 GŒTHE ET LA MUSIQ]LJE.
épouvantables pour effrayer les chrétiens qui
auraient voulu s'opposer à la célébration de
leurs mystères.
Il est curieux de voir Mendelssohn, le croyant
fervent et convaincu, aux prises avec cette bal-
lade où les vieilles idées druidiques sont mon-
trées comme supérieures à celles des premiers
chrétiens, dont on raille les erreurs grossières
et les superstitions. Il a traité ce sujet avec toute
la fougue, toute l'exubérance qu'on peut at-
tendre d'un musicien de son âge. On dit que
Mendelssohn ' revit et corrigea son ouvrage
quatre ou cinq ans avant sa mort. Si cela est,
U ne dut pas lui faire subir de bien grands chan-
gements, car U porte toujours l'empreinte d'une
ardeur toute juvénile.
L'ouverture oflfre comme un tableau raccourci
de tout l'ouvrage : c'est une longue préface d'im
style sombre et passionné qu'on peut mettre au
nombre des belles créations de Mendelssohn.
Bien qu'il y ait cédé souvent à son amour de la
musique pittoresque (comment s'en garder lors-
qu'on vient d'écrire l'ouverture du Songe d'une
nuit d'été!) y il a su lui donner un vif éclat et
un caractère grandiose en rapport avec le sujet
DEUXIÈME PARTIE. 239
religieux qu'il allait traiter. Il y a vers le milieu
un passage charmant où des traits de violon ré-
pondent aux appels répétés des cors. Aucuns
ont cru voir dans ce jeu d'orchestre une annonce
du chœur des sentinelles : cela parait fort peu
probable, l'auteur ayant pris soin de nous dire
que c'était l'hiver qu'il avait voulu peindre dans
ce morceau. Tout à coup les brunies se dissi-
pent, l'hiver fait place au printemps : pour tra-
duire cette transition soudaine, les violons atta-
quent un chant joyeux en la majeur que les voix
de femmes vont bientôt reprendre, sorte d'hynme
à la nature renaissante.
Une large phrase du violoncelle unit cette
belle introduction au corps de l'ouvrage, qui
débute par un chœur de femmes accompagné
d'un gai susurrement de l'orchestre : c'est un
joyeux concert en l'honneur du printemps. Cette
page, toute imprégnée de douces senteurs, est
la seule de la partition où l'auteur ait pu mettre
un peu de charme ; dès les premières mesures
du morceau suivant, la couleur change : la grâce
fait place à l'effroi.
Un druide exhorte le peuple à monter sur la
hauteur et à célébrer le vieux culte national :
240 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
son enthausiasme gagne peu à peu la foulç qui
s'élance à sa suite en poussant des cris fanatiques.
Les cuivres donnent un grand éclat à cette page
qui peint bien l'ardente passion des derniers
défenseurs du druidisme. Mais une femme hésite
et refuse de s'exposer à une mort certaine ; l'ef-
froi gagne ses compagnes qui font mine de re-
culer devant le danger : cet incident donne lieu
à un dialogue d'un style sec et heurté (en ré
mineur)^ qui traduit aussi bien que possible cette
lutte intérieure de l'efifroi humain et de la foi
religieuse. Ces hésitations de femmes ne font
que redoubler l'ardeur des druides, et le grand-
prêtre reproche aux lâches de mériter leur escla-
vage. Sa voix se développe sur un chant plein
d'onction qu'accompagnent les arpèges des altos
et que la foule va reprendre avec plus d'éclat :-
cette scène a donné naissance à un court en-
semble en mi mineur d'un bel élan et d'une riche
sonorité. « Dressez le bûcher! » s'écrie le prêtre.
« Que la flamme monte aux cieux! » répond
la foule exaltée en poussant des clameurs toutes
vibrantes de fureur religieuse.
« Dispersez-vous ! » dit le prêtre à ceux qui
doivent faire sentinelle aux abords de la mon-
DEÙXIEIOE PARTIE. 24I
1 ■ ' ' -—
tàgne. Cet épisode scénique offrait à Mendelssohn
l'occasion d'écrire un de ces petits morceaux
pittoresques auxquels il excelle : il n'eut garde
d'y manquer. Après quelques mesures d'or-
chestre d'une légèreté vaporeuse, les voix at-
taquent discrètement une petite marche cano-
nique, allègre et bien rhythmée : à l'entendre,
on croirait voir les gardes des druides se glisser
furtivement dans l'ombre de la nuit. Cette page
finement nuancée porte à chaque mesure la mar-
que de l'auteur. On devinerait Mendelssohn aux
moindres détails de cette orchestration si savante
et 'si délicate, à ces légers pi:^cati des cordes,
à ces lointains échos du cor, à ce gazouillement
des instruments de bois, à ce doux murmure des
violons, à mille précieux détails qui sont siens
et qui font le plus clair de son originalité. Ce
petit tableau nocturne peut être présenté à bon
droit comme un modèle d'un genre où Men-
delssohn est passé maître, genre où l'imagina-
tion ne joue qu'un rôle secondaire et qui doit
son charme surtout à la science de l'orchestre,
à l'intuition des effets de timbre et de rhythme.
Voici venir la scène capitale,, celle où les
gardes des druides s'efforcent d'épouvanter les
242 GŒTHE ET I^ MUSIQjUE.
chrétiens en agitant des torches, en poussant
des cris effroyables, bref en faisant mille diablerûs.
Cette vaste composition débute par un récit de
basse tout plein de colère et d'ironie à l'adresse
des chrétiens, puis les hommes entonnent un
chant de fureur scandé par quelques roulements
de timbales ; les femmes se mettent bientôt de
la partie, puis l'orchestre, et cette masse énorme
de voix et d'instruments éclate enfin dans un
allegro ferou d'une rapidité vertigineuse et d'une
sonorité ef&ayante. Il est bien clair que cette
scène de démons était ce que Mendelssohn
prisait le plus dans la cantate de Goethe : c'est
là surtout ce qui l'a tenté et l'a engagé à deman-
der au maître la permission de la mettre en
musique. De son propre aveu, il avait un feible
particulier pour les scènes de sorcellerie. Aussi
s'en est-il donné là à cœur-joie. Jamais peut- -
être on n'entendit pareil déchaînement de masses
sonores. Tout cela crie, hurle, grince, mugit.
C'est un vacarme effroyable, — passez-moi le
mot, — un sabbat de tous les diables. Cette page
diabolique a le grand tort d'être trop longue.
A voir Mendelssohn se lancer dans les dévelop-
pements sans fin, on voit au juste quel charme
DEUXIEME PAKTIE* • ^ 243
» -
étrange exerçaient sur lui ces scènes de soi:-
ciëres* Mais à mesure qu'il avance, on sent da-
vantage le métier. C'est en fin de compte un
tableau d'une confusion extrême, sans le moindre
éclair de fantaisie vaporeuse. Aussi ne tarde-t-il
pas à paraître monotone en dépit de la variété
des procédés mis en œuvre : c'est que jamais
le procédé, si curieux soit-il, ne peut suppléer
à l'inspiration. En un mot, toute cette sorcellerie
est bien un morceau de maître, mais d'un maître
savant à qui l'inspiration tient rigueur.
La scène qui suit retrace le sacrifice des drui-
des. L'hymne du prêtre est ime large mélodie
respirant une pieuse ferveur : elle est richement
soutenue par les arpèges des altos, que l'auteur
a spécialement employés pour accompagner ses
invocations religieuses. Cependant les clameurs
des gardes ont mis en déroute les chrétiens.
Les cris qu'ils poussent en se sauvant dominent
un instant la voix du prêtre, mais le bruit s'é-
loigne et les païens peuvent poursuivre en paix
l'accomplissement de leurs mystères. Ds repren-
nent leurs prières et adressent à leurs divinités
un fervent hommage pour la victoire qu'ils vien-
nent de remporter sur leurs oppresseurs.
244 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
Ce chant religieux en ut majeur forme la pé-
roraison de cette vaste composition : c'est du
reste, avec l'ouverture, la plus belle page de
l'œuvre entière. H est assez curieux d'observer
que c'est précisément l'expression du sentiment
religieux qui a le mieux inspiré Mendelssohn,
alors que c'était la scène de sorcellerie qui
l'avait surtout tenté dans ce poëme bizarre.
Lui-même se flattait d'avoir écrit tout cet our
vrage d'inspiration et sans se préoccuper de
l'effet qu'il ferait sur le public. « J'ai fait aussi,
depuis que nous ne nous sommes vus — écrit-il
de Milan, le»i5 juillet 183 1, à son ami Edouard
Devrient — une grande composition qui sera
peut-être de nature à produire de l'effet sur le
public : c'est la Première Nuit de Sainte-Walpurge
de Goethe. Je ne l'ai entreprise que parce que
cela me plaisait et que le sujet m'inspirait, mais
je n'ai nullement songé à l'exécution. Seule-
ment, à présent qu'elle est terminée, je m'aper-
çois qu'elle convient parfaitement pour un grand
concert, et, dans le premier concert que je don-
nerai à Berlin, tu y chanteras la partie du druide
barbu. Je l'ai écrite exprès pour toi, il est donc
juste que tu la chantes, et comme j'ai toujours
DEUXIEME PARTIE.
245
observé que les morceau^ que j'avais écrits en
me préoccupant le moins du public étaient pré-
cisément ceux qui lui plaisaient le mieux, j'ai
lieu de croire qu'il en sera de même pour
celui-ci. »
Mendelssohn expose ici une théorie qui est
juste et louable, mais il s'abuse s'il croit l'avoir
constamment mise en pratique dans son ou-
vrage. C'est précisément pour s'être trop in-
quiété du public qu'il n'a qu'à demi réussi dans
ses tableaux de sorcellerie. Bien loin que la
scène du sabbat ait été écrite d'inspiration, elle
porte à chaque page l'empreinte d'un labeur
assidu, d'une recherche extrême, et l'on peut
deviner sous chaque mesure la grande préoccu-
pation de l'auteur, qui est de frapper fort plus
encore que juste. Il est résulté de là une page
difficile qui, en dépit d'efforts surhumains, a
moins de valeur et produit moins d'effet que
l'invocation finale : c'est que là il y avait sur-
tout du métier, tandis qu'ici il y a de l'inspi-
ration.
Malgré l'intérêt qu'il offrait, cet ouvrage n'a
été entendu à Paris dans son entier qu'à de
rares intervalles. Le Conservatoire l'a exécuté
14.
246 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
deux fois, en 1853, sur une mauvaise traduction
de Bélanger, qui en avait fait une scène bohé-
mienne : depuis lors il n'en a donné que de
courts fragments, comme il lui arrive souvent
de le faire pour les œuvres les moins connues
et les plus dignes de l'être. En février 1872, on
a pu entendre la Nuit de Walpurgis exécutée
en entier aux concerts du Casino, sur une bonne
traduction de M. V. Wilder : elle y a produit
grand effet. Est-ce donc une oeuvre hors ligne ?
Nous ne le croyons pas, malgré l'afl&rmation de
Berlioz, et l'audition de cet ouvrage n'a fait que
confirmer l'idée que nous nous en étions Éwte
à la lecture.
« Cette partition est d'une clarté par&ite
malgré sa complexité, dit Berlioz dans une lettre
écrite d'Allemagne; les effets de voix et d'ins-
truments s'y croisent dans tous les sens, se
contrarient, se heurtent avec un désordre appa-
rent qui est le comble de l'art. Je citerai surtout
comme des choses magnifiques, en deux genres
opposés, le morceau mystérieux du placement
des sentinelles et le chœur final où la voix du
prêtre s'élève par intervalles, calme et pieuse,
au-dessus du fracas infernal de la troupe des
DEUÎ^IÈME PARTIE. 247
faux démons et des sorciers. On ne sait ce qu'il
faut le plus louer dans ce finale ou de l'orchestre,
ou du chœur, ou du mouvement tourbillonnant
de l'ensemble. »
N'oublions pas que Berlioz était alors tout
enthousiasmé de l'accueil que lui faisait Men-
delssohn à Leipzig;' cette heureuse disposition
d'esprit a bien pu lui faire louer outre mesure
l'œuvre de son ami d'un jour. Peut-être eût-il
sensiblement atténué l'expression de son enthou-
siasme s'il avait su alors, con^me il l^a su plus
tard, que celui qui le recevait à bras ouverts et
qui lui donnait l'accolade en plein concert l'avait,
dans une lettre adressée de Rome à sa famille,
traité de « caricature, sans l'ombre de talent, d'une
vanité incommensurable, qu'il lui prenait parfois
envie de dévorer, »
Cependant Berlioz a raison sur un point, c'est
quand il parle de l'habileté de l'auteur. En dépit
de son âge, Mendelssohn était déjà d'une habi-
leté consommée et il tira un merveilleux parti
des ressources variées que lui offrait le poëme
de Gœthe. A vingt-deux ans, il savait déjà tout
ce qu'on peut apprendre et il a mis dans son
ouvrage tout ce qu'il savait. De là une œuvre
248 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
qui offre surtout un vif intérêt d'étude. On ne
peut qu'applaudir à cette richesse d^orchestra-
tion, à ces curieux effets de voix et d'instru-
ments, mais on désirerait trouver autre chose
dans l'œuvre du jeune maître. L'art y est poussé
. à un point extrême, l'inspiration feit défeut. Il
y a de la couleur, de la bizarrerie même, comme
il convenait à pareil sujet, mais peu de gran-
deur, sauf dans la scène finale. C'est une œuvre
remarquable de facture, mais qui ne commande
pas l'admiration.
■"**<^*^.5
TROISIÈME SÉRIE.
WILHELM MEISTER.
CHAPITRE PREMIER.
Le Roman original. Les Mélodies de Beethoven.
Quand on lit les Années d'apprentissage de WiU
helm Meister, une figure d'un charme étrange
vous séduit dès son apparition et se détache en
pleine lumière sur cette nombreuse galerie de
femmes, Marianne, Aurélie, Thérèse, Nathalie.
C'est Mignon. Tandis que l'aventureux héros du
roman se laisse prendre le cœur à tous les dé-
tours du chemin et s'en va déposer son hommage
aux pieds de toutes les femmes qu'il rencontre
sur sa route, celle qu'il a arrachée aux mauvais
traitements d'un chef de saltimbanques et qui
s'est attachée à lui d'un profond amour, se con-
sume et languit sans oser avouer sa passion
jusqu'au jour où elle tombe frappée à mort en
apprenant que son bien-aimé va épouser Thé-
rèse. Qu'est-ce que cette enfant bizarre, sicrain-
250 GŒTHE ET LA MUSIQIUE.
tive en sa hardiesse, si sauvage en sa passion,
dont toute la vie est contenue dans ces deux
termes : sa patrie perdue, son amour méconnu,
et qui meurt de cet amour sans avoir revu la
terre natale ? Un souffle, une ombre charmante
et fugitive. Mais qu'était-ce que Mignon pour le
poëte? H nous semble qu'elle représente à ses
yeux la partie lyrique du roman : entre tant
de personnages empruntés à la vie réelle, il a
voulu créer un être d'une nature supérieure.
Wemer, Marianne, Serlo, Philine, Laërte,
Nathalie, Lothairc, etc., c'est la réalité; Mignon,
c'est l'idéal. Avec le temps, tous les personnages
du roman, voire le héros, se spnt peu à peu
effacés devant cette apparition charmante; et
cette figure, à laquelle les autres font corîége,
brille maintenant d'un vif éclat : l'admiration de
la postérité l'a entourée d'une auréole lumineuse.
Ce qui nous Êiit croire qu'il fut bien d^ns l'in-
tention du maître de donner une couleur sur-
naturelle à cette création idéale, c'est qu'il eut
souvent recours pour la peindre à la langue
idéale, à la poésie; c'est aussi qu'il lui fait jouer
à l'égard de Wilhelm le rôle d'une protectrice
inspirée. Une sorte de seconde vue fait deviner à
DEUXIÈME PARTIE. 25 I
Mîgnon les dangers que court son maître et elle
«
les lui indique d*un geste, d'un mot. Elle le dé-
fend contre les brigands, elle arrache le petit
Félix à la mort, elle donnerait tout son sang
pour son bien-aimé, — et il ne vient jamais à
Tcsprit de Wilhelm de se demander quelle pas-
sion entraîne cette enfant à se sacrifier pour lui,
si là n'est pas l'amour, le bonheur!
La peinture et la musique ont prêté une nou-
velle vie à la ravissante création du poëte. Il se
produisit même là un curieux phénomène. De
même que le roman s'était peu à peu condensé
dans la figure de Mignon, de même Mignon,
s'incarna tout entière dans les strophes qui tra-
duisent son ardente aspiration vers la pat;rie ab-
sente. Pour beaucoup. Mignon ne fut longtemps
qu'un tableau et qu'une chanson : personne, en
effet, qui ne ccMinaisse la poétique toile d'Ary
Scheffer, et aussi cette touchante poésie :
Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent?
Dans le feuillage sombre Torange d'or flamboie ;
Un vent souflUe du ciel bleu;
Le Qiyrte discret, le laurier superbe s'y dressent.
Le connais-tu?
Cest là, c'est là,
P mon bien-aimé, que je voudrais aller avec toi!
252 GOETHE ET LA MUSIQUE.
On ne saurait dire au juste combien de musi-
ciens ont essayé de traduire ce délicieux rêve de
l'enfant perdue : ils s'appellent légion. Aussi
bien n'est-ce pas d'eux que nous voulons parler,
mais de ceux qui n'ont pas vu seulement une
chanson dans Mignon, et qui, s'inspirant plus
largement du drame de Goethe, ont voulu don-
ner une traduction musicale complète de la partie
lyrique de son roman d'aventures.
• ♦
* *
Le premier qui l'ait tenté est Beethoven. Il a
dit lui-même, à propos à^Egmonty quel charme
il éprouvait à la lecture des poésies de Goethe,
et la musique qu'elles lui ont inspirée est une
preuve éclatante qu'il disait vrai. La mélodie
qu'il a écrite Sur le chant de Mignon : Connais-tu
le pays? est un nouveau gage de sa vive ad-
miration. Dans son roman, Gœthe a pris soin
d'expliquer en quelques mots quel caractère de-
vrait avoir toute musique composée sur ces pa-
roles pour rendre au mieux sa pensée. Il fait bon
relire ces lignes où l'auteur donne conrnie une
poétique musicale de sa chanson : elles nous ser-
DEUXIÈME PARTIE. 233
virent de critérium pour juger les divers com-
positeurs qui se sont essayés à la traduire.
« Mignon commençait chaque strophe d'une
manière pompeuse et solennelle conmie pour
préparer f attention à quelque chose d'extraordi-
naire, comme pour exprimer quelque idée im-
portante. Au troisième vers, le chant, devenait
plus sourd et plus grave. Ces mots : Le connais-tu ?
étaient rendus avec réserve et mystère; C'est là!
c'est là! était plein d'un irrésistible désir^ et, cha-
que fois, elle savait modifier de telle sorte les
dernières paroles : Je voudrais aller avectoilqu'éïlts
étaient tour à tour suppliantes, pressantes, pleines
d* entraînement et de riches promesses. »
Beethoven a fidèlement rendu dans sa mélodie
les diverses nuances de ce petit poëme. Voici du
reste, à ce propos, quelques lignes d'une lettre de
Bettina d'Amim à Goethe, qui, malgré l'exagéra-
tion habituelle de l'auteur, peuvent nous enseigner
quelle profonde impression les poésies de Gœthe
faisaient sur l'auteur de Fidelio. « Beethoven, dit-
elle, me chanta d'une voix si forte et si incisive
que sa mélancolie réagissait sur moi : Connais-tu
lepays où fleurissent lescitronniers^M'^st-CQpas que
c'est beau ?s'écria-t-il tout inspiré: — C'est mer-
15
254 OOETHE ET LA MUSIQ.UE.
yeitleuXy répondis^je. — « Alors fe vais recom^
mencet. Il y a bkn des gens^ dit-^, qui sont
touchés des bonnes choses; cr ne sont pâs des
natures artistes^ Les artKtes ne plearcat pas, ils
sMtde fea. La mélodie est la ^e sensible de la
poésie^ Dans la chanson de Mignon, n'est-ce pas
la mélodie qui Eut oimprcndre ce qn'épcouTe la
}6une âUeiet cetscemèmejnélodien'éveiUe-t-^e
pas à son tour d'antres i émotions que le poëme
n'a pas exprimées? r
Beethoven nm en(tctie en musique la lamen-
tation que chantent Mignon et le joueur de harpe
au ^evet de Wilheim blessé* Q a écrit sur ce
sujet jusqu'il quatre mélodies, toutes gracieuses,
mais qui rendent impaiiaitement la douleur pas-
sionnée de ces strophes :
Seuli ceki qui connaît là langueur
S^t ce que je soufïirel
Isolée et privée de toute joie^
Je regarde au firmament
De ce côté, là-bas^.
Ah! celui qui m'aime et me connaît
Est dans rékng^iement.
La tête me tourne, cela me brûle
Dans les entrailles.
Seul, celui -qui connaît la longueur
Sait ce que \p souffre 1
DEUXIÈME PARTIE. ' 255
Beethoven n'alla pas plus loin dans sa traduc-
tion de Wilhelm Meister; mais d'autres musiciens
tentèrent après lui cette glorieuse entreprise et
poursuivirent jusqu'à la fin. Ils sont au nombre de
quatre, mais tous ne procédèrent pas de la même
faço^. Trois d'entre eux, jugeant déjà la tâche
' assez ardue, se contentèrent de mettre en musi-
que la partie lyrique du roman de Gœthe : l'autre
osa d'avantage et s'efforça de combiner dans
im opéra certaines'scènes capitales et les strophes
qui lui semblaient le mieux l'inspirer. Quel qu'ait
été le résultat de ces diverses tentatives, elles
commandent l'attention et méritent d'être sérieu-
sement étudiées. Nous allons procéder ici comme
nou^ avons fait pour Faust; nous étudierons ces
créations à loisir, les comparant entre elles et les
mettant en regard de l'original; nous arriverons
ainsi à connaître quel compositeur a traduit le
plus heureusement la pensée de Gœthe, lequel
s'est élevé le plus haut au contact de son génie :
de M. Thomas, de Schubert, de Schumann, ou
de Rubinstein.
256 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
CHAPITRE IL
La Mignon d'âmbroise Thomas.
H en est de la Mignon de M. Thomas comme
du Faust de M. Gounod. Ce serait faire injure •
au lecteur que lui raconter une pièce qu'il con-
naît i merveille : aussi bien ne prétendons-nous
rien lui apprendre à ce sujet, nous voulons seu-
lement étudier cet ouvrage conmie traduction
musicale du roman de Gœthe et rechercher s'il
rend fidèlement la pensée créatrice du maître.
H suffit d'avoir lu une fois les Années d'^appren-
tissage de Wilhelm Meister pour comprendre
quelle difliculté il y avait à faire de Mignon l'hé-
roïne d'un opéra. Il fallait plus que de l'habileté,
presque de l'imagination, pour donner un corps
à cette ombre à peine entrevue, pour grouper
autour de cette fugitive et délicate fiction tous
les incidents, tous les personnages d'un drame
vivant. Les auteurs sont venus assez heureuse-
ment à bout de cette tâche ingrate. Ils ont tout
d'abord mis au premier plan les deux person-
nages de la partie lyrique du roman. Mignon et
DEUXIÈME PARTIE. 257
le joueur de harpe, puis le héros même, en
les faisant escorter des figures secondaires du
joyeux Laërte et de la rieuse Philine. Si Wilhelm
Meistcr conserve sur la scène le caractère indé-
jcis de spectateur qu'il a dans le roman, il n'en
est pas de même des autres personnages : il eût
été difficile de les faire passer du livre au théâtre
sans altérer leur caractère, leur physionomie, et
même sans les métamorphoser entièrement. C'est
ainsi que le joueur' de harpe a pris le nom de
Lôthario, et qu'on le voit à la fin, sortir de la
chambre du comte Cipriani, vêtu du costume des
patriciens de Venise et tenant sous le bras une
cassette au fond de laquelle Mignon va retrouver
la raison.
Les auteurs n'oiit guère conservé que trois
scènes intactes du roman : Tépisode des saltim-
banques où Mignon se révolte contre le joug
de son maître; le délicieux dialogue de Mignon
et de Wilhelm lorsque celui-ci lui demande
quel est son nom^ son pa3rs ; et enfin la scène de
l'incendie que le mendiant allume non plus par
folie, mais pour exaucer le vœu de Mignon, pour
englQudr au milieu d'un triomphe la coquette
Philine qui a ravi le cœur de Wilhelm. Nous ne
258 GOETHE ET LA MUSIQIUE.
chicanerons pas les auteurs sur les changements
qu'ils ont dû apporter au texte, nop plus que
sur les sctoes de leur invention (quelques-unes
sont bien dans le caractère du modèle)» mais
nous ^ur reprocherons d'avoir £iit. une même
personne de Mignon et de Sperata, et d'avoir
mêlé à une poétique l^ende cette terrible lys-
toire d'inceste âratetnel; noes leur demanderons
enfin pourquoi ils ont imaginé cette scène de co-
quetterie où Mignon abandonne son costume 4e
garçon pour se parer des robes de Philine. Piftil
épisode est en désaccord complet avec le carac-
tère que Gcetbe a donné à son héroïne, et lui-
même l'a condamné par aVancé quand il. écrit
après la scène de l'incendie : « Le feu avait con-
sumé la petite garde-robe de Mignon, etj lors-
qu'on voulut la pourvoir de quelques vêtements
nouveaux, Amélie proposa de lui £dre porter
enfin des habits de fetnme. Mignon s'y refusa
obstinément ; elle demanda, avec une grande vi-
vacité, de conserver son habillement ordinaire^
et il fallut céder à son désir. »
Reste la question de vie, ou de mort. Il parait
que dans une première version du drame desti-
née au Théâtre-Lyrique, où Marguerite est
DEUJUÈME PARTIE. 259
moite^ où Didon est morte, où JoUettie est
motte. Mignon dev»U mounr. TnoKportée snr
une scène où tant de mariages se sont déià ce-
kfbrfe. Mignon ne pouvait donner le speetade
de ;9on lagonie i un public ennemi dés dénoû-
menu tragiques. Voilà pourquoi, malgré Goethe,
M^on, redevenue Spçistta, la £iUe du comte
Qpriani, épouse à la fin Williehn Meister par la
grâce de Philine qui ks unit tA lenr o&e^ en
guise de bouquet nuptial^ une intermiosable guir-
lande de brillantes vocalises.
Les auteurs pensèrent que cette conclusion
heureuse ne serait pas du goAt des ÂUemands et
écrivixiem à leur intention un déno&nsbent repré^
sentant la mort de l'héroïne : i leur grand éton-^
nement, les Allemands cècusëteni cette fin qui
ect celle du roman et préférènent voir -vivre Vbt$k-
reu^e Mignon. En ÀUemagne comme en France,
Mignon revient donc àla^e et épouse son bienr
aimé, seulemoit aujourd'hui la pièce se termâne
brusqiuemem après ia reconnaissance de Mignon
par scm père : il Tunk à Wilhdm et la bénit.
C'est pkis naturel et plus conronable.
n n'est pas difficâie de comprendre.quel motif
a pu ^oider les amateurs allemands dans leur
4
V
f
260 GŒTHE ET LA MUSIQ.UE.
préférence : ils n'ont vu dans Topéra-comique
français qu'une lointaine imitation du roman et
n'ont pas cru qu'il y eût lieu de se montrer bien
sévères à cet égard; dès lors ils ont admis la
résurrection de l'hérome. Nous aussi, nous
passerions volontiers condamnation si lious ne
savions que les auteurs avaient d'abord composé
leur pièce de fiiçon à conserver le dénoûment
original; or, il est difficile d'admettre qu'on cor-
rige Gœthe à seule fin de ne pas trop émouvoir
les cœurs tendres qui fréquentent l'Opéra-Co-
mique.
Cet examen du livret d'opéra comparé au ro-
man n'était rien moins qu'inutile. U devait nous
enseigner dans quelle situation le musicien se
trouvait à l'égard de Gœthe en composant son
ouvrage, et par là nous mettre à même de l'ap-
précier plus sûrement. Parlons d'abord, en com-
mençant l'étude de la musique, des épisodes et
des strophes qui sont fidèlement empruntés au
roman. La majeure partie de l'introduction est
composée de cette façon : elle comprend la
scène où Mignon refuse de danser le pas des
œufs et où Wilhelm la défend contre la sauvage
colère de son maître. Les librettistes ont dû y
. DEUXIÈME PARTIE. 26 1
ajouter quelques incidents de leur invention,
mais alors même ils se sont efforcés de rester le
plus près possible du texte original ; c'est ainsi
qu'introduisant au milieu de cette scène le joueur
de harpe, ils liii font chanter non pas une ro-
mance quelconque, mais bien des strophes de
Goethe. Le musicien a placé là une introduction
assez bruyante. Au lever du rideau, des bourgeois
attablés au cabaret fêtent la dive bouteille sur un
rh3rthme joyeux qu'interrompent bientôt les ac-
cords de la harpe. Augustin ou Lothario paraît
et chante alors la strophe qu'il déclame dans le
roman, peu après l'incendie :
Le long àts portes je me glisserai,
Je m'y tiendrai, silencieux et modeste,
Une main pieuse me tendra de la nourriture,
£t je passerai plus loin.
Chacun se trouvera heureux.
Lorsque mon image apparaîtra,
Il pleurera une larme.
Et je ne sais ce qu'il pleurera.
U ne semble pas que le compositeur ait donné
un caractère assez saillant à cette plainte du
fou; elle est trop écourtée (on n'en a mis en
musique que la première moitié) et manque de
15-
262 GŒTHE ET LA MUSQUE.
couleur: Du moment qu'on jugeait à propos de
placer li une strophe du poëté, il ùibxt prendre
garde de ne pas l'amoindrir en Pencadnmt dans
un choeur de buveurs et lui donner le plus de
relief possible; elle passe presque inaperçue à la
scène. La troupe des saltimbanques fyt son en-
trée jsur une marche bizarre, puis la danse corn- '
mence, danse bohémienne an rhjrtfame maxtpiè
et à la tonalité vague sur laquelle se détachent
jen notes piquées les caquets de la rieuse Philine .
Ge tableau musical n'est pas mal venu. La
danse du pas des œufs que l'orchestre joue en
sourdine, pendant que Jamo réveille Mignon et
la présente à l'assemblée, est gracieuse; les
apartés de la sauvage enfant, qui sent croître, sa
fierté au bruit des rires de la foule, sont empreints
d'un charme pudique; l'éclat de colère et de sur-
prise qui accompagne le refus orgueilleux de
Mignon est rendu avec énergie ; bref, toute cette
page est traitée d'une main habile, jusqu'à mais
non compris la conclusion qui est conçue dans
un style trop italien pour rendre avec justesse
les sentiments opposés *qui agitent les diverti
personnages du drame.
n est encore au premier acte une scène que
DEUXIÈME PARTIE. 263
le mussôen a fidèlement trâduke àsi roman ,
c'est le dialogue si simple et si toucham de
Wilfaebxi av£c i'enÊmt qu'il vieiit de racheter.
Sik Im répond à peine et s'absorbe dans laoon-
temp^tioa de la patrie abseone. La Hiélodie que
M. Thomas a écrite »ir les paroles consacrées:
Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent ?
Si obtemi 4|ine vDgue inespérée dans les sakms et
les conoerts : elk la 4oiç surtout i sa, grâce ma-
niérée. X'est im morceau finement ouTté mais
qui ne rend guère ^ vagues aspirations de la
rêveuse eréttttt y^x^ la patrie, vers l'amour.
Harmonie et mélodie sont d'une élégance trcq)
cherchiëe; ce peut être une jolie romance, mais
qui conviendratt aussi Uen à toute autre fille
qu'à Mignon; on ne sent guère battre un cœur
brûlant sous cette mélodie contournée^, on ne
devine pas, sous ces accords langoureux, l'ar-
dente passion de la sauvage enfant.
La scène de l'incendie ne forme dans l'opéra
qu'un final bruyant et banal, mais il £uit émdier
d'ensemble tout ce deuKième tableau du second
acte et ne pas détacher l'épisode final des scènes
qui précèdent : celle où Mignon veut s'élancer
à l'eau dans un accès de désespoir, et celle où
264 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
le vieillard la serre dans ses bras et pleure avec
elle son bonheur perdu. Dans ce dernier mor-
ceau, le musicien s'est directement inspiré du
génie de Gœthe et il semble que cette généreuse
influence ait rejailli jusque sur la icène précé-
dente où le compositeur a rencontré d'heureux
accents.
Cette scène au bord du lac débute par un joli
prélude d'orchestre : c'est le doux concert de la
brise du soir se perdant à travers le feuillage,
c'est le murmure de l'eau qui vient mourir sur
le sable de la rive. Mignon parait, les vêtements
et la chevelure en désordre. Le silence mysté-
rieux de la nuit, interrompu seulement par des
bravos et des fanfares qui lui annoncent le
triomphe de sa rivale, redouble sa haine et son
amour. Sa plainte s'exhale en paroles pressées
auxquelles répond une touchante mélodie du
violoncelle; peu à peu la douleur lui trouble la
raison, un charme indicible l'attire vers le lac.
La musique rend assez bien ce doux enivrement
de la malheureuse enfant, tandis qu'une phrase
mélodique du cor solo semble peindre le naouve-
ment cadencé des eaux du lac, le murmure des
flûtes et des clarinettes, soutenu par un trémolo
DEUXIÈME PARTIE. 265
aigu des violons, retrace à l'oreille les mille bruits
de la nature endormie. La Ëiible raison de l'en^
fant succombe à ce vaporeux concert qui évoque
à son esprit troublé des visions enchanteresses,
elle court vers le lac... A ce moment, le men^
dia«t parait, qui reçoit dans ses bras et serre sur
son cœur cette pauvre fille vers laquelle il se
sent attiré par le charme du malheur. Le mu-
sicien a écrit là un morceau bien senti, le duo :
As'4u souffert ? As-tu pleuré? Cette mélodie entrer
* coupée et empreinte d'une douce amertume cpn-
vient bien aux strophes : Seul, celui quicormait la
langueur sait ce que je souffre, que le mendiant et
Mignon chantent — dans le roman — auprès de
Wilhelm, alors que celui-ci, guéri des blessures
qu'il a reçues en se battant contre les brigands,
s'enivre du souvenir de sa libératrice, de lafemme
adorable qu'il a vue à ses côtés quand il a repris
connaissance et qui a disparu comme une divi-
nité protectrice.
Nous venons de passer en revue les pages de
l'opéra de Mignon où le compositeur a pu s'in-
spirer directement de Wilhelm Meister; mais on
pourrait citer encore quelques^ssages gracieux.
Ce serait d'abord, non pas le duo des hirondelles
266 GŒTHE £T LA MUMQJLJE.
I
qu'on a vanté outre mesure, ni k scyrienne que
chante Migixm en se fardant et en s'acdfant des
parafes d/e Philine, dguûs la ronuuice de Wâfaelm
qui suit : Adieu, Mignon^ où se reflète une cen**
dreœ mêlée de douleur ; -^ ce sentit encore le
duo d'amour de Mignon et de Wilhelm, avec un
gradeux andaitee pendant lequel les denx amants
suivent dir regard les faalanceiles qui glissent sur
le lac et s'enivrent des vapeurs lemlmiimées 4)ue
leur envoie la nature au ré veU ; — ce serait enfin
la jolie scène où M^nonlit dans le livre d'heures
de son et^ance la prière qu'elle épelait jadis,
laisse tomber le livre et achève de mémoire la
prière commencée.
Nous venons de séparer le bon grain de
Tivrate. L'ivraie dans l'ouvrage de M« Thomas,
c'est une bonne partie de l'ouverture, c'est le
premier air de Mister, c'est la majeure paitie
du finale du ^emiet acte, c'est. . . (abrégeons).. w
c'est le rôle entier de Philine, un interminable
chapelet de trilles, d'arpèges, de roulades qui
ne signifient rien et ne valent pas davantage. Ce
rôle, M. Thomas ne l'avait pas écrit pour lui,
mais pour le public, etle public (bien fol est qui
s'y fie!) ne l'a nullement récompensé de sa con^
DEUXIÈME PARTIE. 267
descendsnca : il s'est montré beaucoup plus
channé des cantilènes de Mignon que des mor-
ceaux à grand effet de Philine, disons mieux, de
M°*« Cabel. Qu'en reste-t-il, maintenant qu'elle
a disparu?
H serait difficile <ie dire aujourd'hui quel
avenir ^st réservé à l'ouvrage de M. Thomas : il
n'est eiKore âgé que de treize ans et l'on s'aven-
turerait beaucoup en concluant d'une jeunesse
aussi peu avancée à une lot^e vieUlesse. Cet
opéra • renferme des qualités de charme voilé,
de tendresse discrète, mais il a un <lé&ut grave :
ce n'est pas une œuvre d'audace, ni même de
conviction. Le gr^ tort de l'auteur est d'avoir
voulu concilier, tempérer. En l'écrivant, M. Tho-
mas n'a pas eu la force <ie caractère qu'on est
en droit d'attendre d'un musicien vivement épris
de son art. Et nous sommes d'autant plus à l'aise
pour lui adresser ce reproche que lui-même
semble l'avoir prévu ; nous n'en voulons pour
preuve que le soin qu'il prend ii'élaguer un à
un de son ouvrage les morceaux qu'il y avait
d'abord mis pour gagner les faveurs de la foule.
Quoi qu'il fasse, nous doutons qu'il arrive à
faire de sa Mignon une incarnation parfaite de la
268 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Mignoû de Gœthe. Expliquons-nous. Des obsta-
cles de toute sorte se dressent devant le musicien
qui prétend traduire dans la langue des son^, des
créations d'un ordre aussi élevé que celles de
Gœthe. H est vrai qu'il est soutenu dans son
essor par le génie du maître, mais en revanche
il est bien difficile à la critique de ne pas mon-
trer de justes exigences .envers ceux qui ont
eu assez de confiance en leurs propres forces
pour tenter une entreprise aussi périllepse : l'ap-
pui d'un nom comme celui de Gœthe est un
appui dangereux qui dessert souvent plus qu'il
ne soutient celui qui s'y fie. De plus, si le com-'
positeur est d'une nationalité étrangère, il éprou-
vera une grande difficulté à s'identifier avec
l'esprit du maître, à bien pénétrer le sens intime
de son œuvre, ses plus secrè.tes pensées. Veut-il
révéler au vulgaire ces rares beautés, il £aut
d'abord qu'il s'y initie lui-même, et le plus
souvent il n'y réussira qu'à moitié. Pour sur-
monter de tels obstacles, il ne faut rien moins
que du génie.
. On aura beau dire, la Mignon de M. Thomas
et la Marguerite de M. Gounod ne sont pas la
Mignon et la Marguerite de Gœthe. Ce sont
b
DEUXIÈME PARTIE. 269
deux gracieuses figures, presque deux sœurs,
douces, résignées, poétiques, mais maniérées
et froides. La passion leur manque, et aussi cette
simplicité idéale, cette pudeur adorable dont le
poëte a fait une pure auréole à ses héroïnes. Ce
sont deux créations de notre époque ; nous dou-
tons qu'elles soient de tous les temps, comme
leurs modèles. La postérité pourrait bien mon-
trer à leur égard une juste sévérité sans plus
tenir compte aux musiciens des qualités qui font
aujourd'hui leur succès auprès du public, de
cette recherche, de cette afféterie de style, toutes
mignardises charmantes qui rendent à merveille
non plus l'idée allemande, mais la coquetterie
parisienne. Le savoir et l'habileté servent de peu
quand il s'agit de se mesurer avec Goethe ou
Shakespeare : ce qu'il faut, c'est la puissance
créatrice. Tel musicien de talent pourra bien à
un moment donné s'élever assez près de son
modèle par la force de la volonté; Thomme de
géiiie seul saura créer une œuvre qui soit une
nouvelle et resplendissante incarnation de la
conception première d'un maître de génie.
270 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
CHAPITRE III.
La Mz0V^lf 9S ScvtTBSftr.
Schubert» noQ plus que Schumann, n'a pas
écrk un opira de Mignon, mais Us ont, l'un et
Tautre, mis en musique la partie lyrique du ^o*
man de Wilbelm Meister et 6ût chanter les deux
personnages que Goethe avait &it dédamer.
Mignon et le joueur de harpe : c'était une ex-
cellente façon d'adapter la musique au roman
sans violenter la pensée créatrice du msakre.
Mignon et le harpiste ont chacun quatre mélo*
dies à chanter y au milieu desquelles Philine
lance son gai refrain comme un joyeux éclat de
rire« Schubert a négligé de mettre en musiqne
cette chanson : il a eu tort, il s'est privé par là
d'un contraste qui aurait fait d'autant ressortir
ses chants de douleur. En revanche, Schubert a
écrit sur certaines strophes jusqu'à deux et trois
mélofties, mais l'abondance ne hit pas la diver-i>
site , et rien ne vient rompre la teinte triste et
rêveuse de ses inspirations. H est vrai que cette
DEUXIÈME PAKTIE. 27I
monotonie n'est sensible qu'autant qu'on rap-
proche ces mélodies les unes des autres, tandis
que l'auteur les a composées sans ordre, à des
époques différentes, et les a disséminées au ha-
sard dans le recueil de ses lieder, Cest dans cette
masse de six cents morceaux qu'il faut recher-
cher une à une les dix ou onze mélodies qu'il a
tirées de Wilhelm Meîster, pour reconstituer la
Migfum de Schubert.
Le chant de Mignon : « Connais-tu le pays? »
(liv. 20 des œuvres posthumes, édition Ri-
chault) est une mélodie charmante, mais qui ne
^Jnspœ pas assez des strophes de Gœthe. Oa
voit pourtant, àii^ job ckraier^ qw Schabert
s'est efforcé de suivre le prc^amme tracé par
le poete^ Le troisième vers est d'une teinte
mystérieuse, la fin de chaque strophe est prise
d'un mouvement plus rapide et soutenue d'un
murmure ondoj^nt qui semble emporter Tesprit
de Tendant aux pays lointains. D'où vient donc
que cette mélodie finement ciselée ne rend qu'à
demi la pensée du poète ? c'est que l'inspiration .
du musicien a faibli. Il a bien vu comment il
fallait faire, il l'a tenté... et n'a produit qu'un
joli lied.
272 GŒTHE ET LA KfUSIQUE.
C'est en 181 6 que Schubert composa la bal-
lade (op. 1 17) que le harpiste chante en entrant
dans l'assemblée des comédiens :
C2M'entends-je là, en dehors de la porte,
Qji'est-ce qui vibre sur le pont? *
Laissez, que les chants à mon oreille
Résonnent dans la salle.
Voilà ce que dit le roi ; le page courut ;
Le page revint, le roi s'écria :
Faites entrer le vieillard I
Cette scène dramatique a heureusement senri
le musicien : il a traduit dans une large mélodie
et dans de beaux récits la parole inspirée et la
noble fierté du barde qui refuse la chaîne d'or
qu'on lui offre en récompense de ses chants,
demande une^coupe de vin et la vide en l'hon-
neur de son hôte.
Durant Tautomme de 1821, Schubert était
allé, avec son ami Schober, passer plusieurs
jours chez un parent de celui-ci, l'évèque de
de Saint-Polten, von Dankesreithner^ qui les
. avait fort bien reçus en son château d'Ochseû-
burg. Franz le remercia de son hospitalité en
lui dédiant les trois chants du harpiste (op. 12)
qu'il publia l'année suivante.
DEUXIÈME PARTIE. 273
Les deux premières mélodies : « Celui qui
n'a jamais mangé son pain mouillé de larmes, »
et : « Celui qui s'abaadonne à la solitude, »
sont empreintes d'une mélancolie profonde, et
telles qu'elles devaient être pour charmer la
douleur de Wilhelm, qui, en entendant ce chant
triste accompagné par les plaintifs accords de
la harpe, s'écrie : « Quelles sensations tu as
excitées en moi, bon vieillard! Tu viens de
rendre la vie à tout ce que renfermait mon cœur
engourdi ; ne t'arrête pas, continue : en soula-
geant tes propres souf&ances, tu rends heureux
un ami! » Le troisième chant du harpiste : « Le
long des portes je me glisserai, » a moins de
caractère. L'auteur a eu l'idée peu heureuse de
peindre dans l'accompagnement le pas pesant
du vieillard : en persistant, ce dessin donne au
morceau l'apparence d'une marche, imitation
forcée qui ne tarde pas à lasser l'oreille et semble
un peu puérile.
Le lied : « Seul, celui qui connaît la lan-
gueur..., » que le harpiste ^et Mignon chantent
auprès de Wilhelm blessé, est celui qui a le plus
et le mieux inspiré Schubert. Il n'a pas écrit
sur ces vers moins de cinq morceaux, dont trois
274 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
lUdeTf un duo pour ténor et soprano, et un
quintette pour deux ténors et trois basses : ce
dernier est inédit et l'autographe appartient à
M. Stadler, de Vienne. Nous ne connaissons
qu'un des lieder et le duo (op, 62, n*** i et 4).
Ce sont deux pages d'une expression pénétrante
et s'harmonisant à merveille aVec les sensations
dm malade qui était tombé dans uiie langueur
rêveuse.
Ces deux morceaux ont été composés vers
1815 oui8i6> ainsi que deux autres mdodies
de Mignon (op. 62, n''* 2 et 3) qui ne sont pas
des m:eilleures pages de Schubert. La mélodie
qu'il a mise dans la bouche de Mignon sur ces^
paroles :
Ne me dis pas dç parler, ne me dis pas de me taire.
Car le secret est pour moi un devoir :
Je pourrais te montrer mon cœur à nu,
Mais le sort ne le veut pas 1
ne rend que Êiiblement la vive ardeur d'une pas-
sion que l'enfant cherche vainement à contenir
et dont l'aveu lui échappe en dépit de son si-
lence obstiné.
. DEUXIÈME PARTIE. 275
■II " > » I ■ ■ I II I II I I I 1 1 I
Là caatique que chante Mignon lorsqu'elle
est habillée en ange :
Laissez-moi paraître, en attendant que je sois ;
Ne me retirez pas ce vêtement blanc :
Je m'ettfiiis dé la belle terre
Pour descendre dans la solide demeure.
a dicté à Schubert deux mélodies qui ne se dis-
tinguent pas par des qualités bien saillantes
(op. 62, n° 3; et liv. 48 des œuvres posthumes).
L'une et l'autre sont assez jolies, mais cela ne
suffit pas pour peindre la transfiguration de Mi-
gnon qui, avec les ailes des anges, a pris aussi
leur nature éthétée, leur voix séraphique : la
musique de Schubert est trop terrestre pour
dcHiner idée de cette extase angélique.
Après avoir passé en revue ces mélodies, il
serait peut-être bon de porter un jugement gé-
néral, mais cela ne laisse pas d'être assez diffi-
cile, précisément parce que l'auteur n'a pas
prétendu faire une œuvre d'ensemble. Voici
pourtant ce que nous dirons. Presque tous ces
morceaux ont un charme assez vif, deux ou
trois sont remarquables; mais on doit ajouter
que s'ils portent bien l'empreinte du musicien,
276 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
ils ne reflètent guère la pensée du poète. Schu-
bert — et c'est un tort — ne semble pas s'être
inquiété de leur donner uo caractère distinct de
celui de ses autres lieder. Chacun de ses mor-
ceaux pris à part peut être charmant, mais on
n'y perçoit pas la double influence de son génie
et de celui de Gœthe.
-f —
DEUXIÈME PARTIE. 277
■^*r-
CHAPITRE IV.
La Mignon de Schumann.
Lorsqu'on étudie le recueil des mélodies com-
posées par Schumann sur les poésies de Wilhelm
MeistcTy il ne £iut pas longtemps pour distinguer
que même sans parler de son génie musical,
l'admiration et le respect qu'il professait pour
les créations du patriarche de Weimar devaient
lui rendre la tâche plus facile et lui donner en
fait une supériorité marquée sur les musiciens
qui s'étaient épris du même sujet. L'examen de
son Faust a pu le prouver : nul esprit n'était
plus apte que le sien à pénétrer les conceptions
les plus profondes de Gœthe, nul génie plus
propre à les traduire dans la langue des sons.
Aussi lui seul a-t-il trouvé le vrai moyen d'a-
dapter la musique au roman de Wilhelm Meister :
Schubert n'avait fait que le pressentir. Au con-
traire de Schubert, Schumann fit de cette traduc-
tion le travail assidu de quelques jours. II pré-
tendit faire un tout de ces mélodies isolées et sut,
en les composant sans interruption, donner à
chacune une couleur plus vive : Tune faisait res-
, 16
ayS GŒTHE ET LA MUSUJUE.
sortir l'autre. Il les mit toutes en musique, y
compris la chanson de Philine, mais il ne laissa
qu'une version de chacune; enfin il couronna
son travail en écrivant un grand Requiem sur la
scène des. funérailles de Mignon.
Cest sur b fin de sa carrière» en 1849, que
Schumann composa ce bel ouvrage. La Société
chorale ou Cborgesangvordn de Dresde^ qui s'était
iooA^e l'année précédente grâce à son initiative»
et dont il était de droit le did^cteur^ offiratt un
nouveau but à ses Cultes créatrice. Cette ac-
tivité extérieure exerça une influence bienfaisante
sur le cerveau malade du grand musicien. L'in*
térèt qu'il portait à la société naissante l'engagea
à écrire de nombreuses compositions vocales»
et il choisit, pour les mettre en omsique, les
poésies de Wilhelm Mdster. Grâce au catalogue '
qu'il tenait alors de ces productions de chaque
jour, nous pouvons retrouver la date denaissance
de CQ% divers morceaux. Du 18 au 22 juin» il
composa les quatre mélodies de Mignon^Ja bal-^
kde du harpiste et la chanson de Philine; le 2
et le 3 juilfet, il écrivit la sctoe des funérailies^;^
puis, le é'C^fc 7, les troisinélodics du harpiste.
Il lui suffit donc de neuf jours pour composer les
DBXnOÈME PARTIE. 279
m
neuf morceaux de chant solo et le grand Re-
quum avec chœurs et orchestre qui fonnent le
cycle musical de Mignon.
Le chant de Mignon « Coionais^tu le pay^? »
est — avec la mélodie de Beethoven. — la
meilleure traduction que nous connaissions des
strophes de Gœthe : la première phrase est d'unç
rêverie exquise, tandis que l'exclamation finale
«C'est là! » respire la passion la plus vive^
C'est, de la première à la dernière note, line
page de maitre.
Le morceau suivant est la ballade que chante
le harpiste sur l'invitation de Wilhelm dev^Mit
tous les comédiens assemblés. Cette ballade :
K Qu'emends-^jelà, en dehors de laporte? «forme
une grande scène dramatique dont Schumann a
traité les divers épisodes avec une variété d'ins-
piration qui n'a d'égale que la vérité de ses ac-
cents. Le début a un caractère de grandeur qui
convient bien au rédt du roi et à la salutation du
ménestrel devant cette noble assemblée; l'excla-
mation : « Vous, mes yeux, fermez-vous ! » est
empreinte d'une douce tristesse; la phrase : « Le
chantre ferma les yeux » est gracieusement ac-
compagnée par les arpèges de la harpe; le refus
28o GŒTHE ET LA MUSIQUE.
du barde : a Ne me la donne pas, la chaîne d'or n
respire une noble fierté et forme un heureux
. contraste avec la phrase poétique : « Je chante
comme chante l'oiseau; » enfin l'exclamation
finale : « O boisson douce et bienfaisante! »
traduit avec feu l'expansion reconnaissante de
ce cœur brisé par la douleur.
Schumann a fait chanter par Mignon seule les
strophes : « Seul celui qui connaît la langueur, »
qu'elle déclame avec le harpiste dans le roman
auprès de Wilhelm blessé. La mélodie de Schu
mann forme une lamentation assez courte, mais
d'une expression irrésistible, où se reflète la
douleur résignée de Mignon. Pourtant à ces
mots : « Ah ! celui qui m'aime et me connaît est
dans l'éloignement! » la passion la mord au
cœur; elle rougit et son chant trahit cet accè^
de fièvre amoureuse. Elle retombe bientôt dans
un abattement profond et c'est du bout des lè-
vres qu'elle répète les premiers mots de sa triste
plainte.
La mélodie du harpiste :
Celui qui n*a jamais mangé son pain mouillé de larmes.
Celui qui pendant des nuits d'anxiété
N'est pas resté pleurant assis sur son lit,
Celui-là ne vous connaît pas, ô puissances célestes
DEUXIÈME PARTIE. 28î
Vous nous faites entrer dans la vie ! ^^
Vous laissez le malheureux devenir coupable.
Puis vous l'abandonnez à la souffrance !
Car toute faute s'expie sur la terre.
est empreinte d'un grand •sentiment de souf-
france. Il semble parfois que les larmes empê-
chent le vieillard de continuer, et l'instrument
résonne seul jusqu'à ce que la voix y mêle de
nouveaux ses accents éplorés. C'est bien là ce
chant plaintif qui remue profondément l'âme de
Wilhelm. La douleur de l'inconnu touche son
cœur navré, les larmes coulent de ses yeux et il
adresse au vieillard ces douces paroles : « Chante
ce que tu voudras, ce qui convient à ta situa-
tion; fais comme si je n^étais pas là. Il me semble
qu'aujourd'hui tu ne saurais te tromper. Que
tu es heureux de pouvoir ainsi charmer ta soli-
tude, et, puisque tu es étranger- en tous lieux,
de trouver ainsi dans ton cœur de plus agréables
connaissances! »
Le vieillard prend alors sa harpe et, après un
prélude mélancolique, se met à chanter :
Celui qui n'a jamais connu la solitude»
Oh î celui-là est bientôt seul, •
Chacun vit, chacun aime,
Et tout le laisse à sa souffrance.
t6.
282 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
Ces strophes ont inspiré au mnsicien un chant
d'une tristesse amère, sauf dans la phrase : « Un
amant se glisse doucement, prêunt l'oreille pour
guetter si son amie est seule, » qui respire une
tendresse ineffable : ce contraste est du plus
heureux effet. La mélodie s'éteint sur les ar-
pèges voilés de la harpe, fesprit du chanteur
se perd dans la contemplation de l'infini.
Le troisième chant du harpiste : « Le long
des portes je me glisserai, » ne le cède en rien
aux précédents. Schumann a évité Técueil où
Schubert était tombé; il 4 moins sacrifié à
l'imitation et n'a que légèrement retracé la
marche lente du mendiant; la phrase : « Une
main pieuse me tendra ma nourriture,.» est
fort touchante, et l'exclamation finale : « Je
ne sais ce qu'il pleurera, » est empreinte d'un
morne désespoir.
La malicieuse chanspn de Philîne a inspiré
au maître des couplets d'une gaieté spirituelle :
Ne chantez pas sur un air lugubre
La solitude de la nuit ;
Non, elle est, ô favorables beautés,
'Faite pour la société. '
DEUXIÈME PAKTIE. 283
Cest pourquoi 4^0$ h lopg\^ journée
Pjensez-y, mpn cher cœur :
Le jour a son tourment,
La nuit a son plaisir.
Resteat deut mélpdi^s d€ Mignon, celks que
Schubert a. le moi^h^evireus^ment traitées :
Sdiuauum y a réus^* I^s strophes : « Ne me
dis pas de parler, ne me dis pas de me taire^ »
l'ont surtout biçn $i^rvi ; le tnaj^r arrivant sur
ces mots : « Le cours du soleil chasse la sombre
nuit, » £^t d'un ^et délideux, et la phlrase :
« Giacun cHerche le r:epQ3 dans les bras d'ua
ami> » respire une tendre iv^es^e: jL'^vei^ de son
amour. va lui échapper, mais elle reprend em-*
pire sur ses. sens et murmure jtristement : « Mais
un serment ferme mes lèvres, ^ mon Dieu seul
est capable de les ouvrir ! » La mélodie :,« Lais-
sez-moi paraître en attendant que je sois... y^
cadre bien avec le caractère semi^dlvin qu'a pris
Mignon en endossant le costume d'ange; elle
est d'une teinte >oilèe «t. rêveuse qui retrace
bien l'extase religieuse de Ten&nt. ,
Nous voici arrivés à la page la plus impor-
tante de l'ouvrage, la scène des funérailles de
Mignon.
284 GŒTHE ET LA MUSIC2]UE.
a Le soir, l'abbé invita ses amis aux funérailles
de Mignon. La société se rendit dans la salle du
passé et la trouva éclairée et décorée de la façon
la plus saisissante. Les murs étaient tapissés du
haut en bas de tentures bleu de ciel, qui ne lais-
saient voir que la plinthe et la irise. De grands
cierges brûlaient dans les quatre candélabres des
angles, ainsi que dans les plus petits qui entou-
raient le sarcophage au milieu de la salle. Alen-
tour, quatre jeunes garçons, vêtus d'une étoffe
bleu céleste, lamée d'argent, balançaient4e larges
éventails en plumes d'autruche, comme pour
agiter Pair autdur d'une figure qui reposait sur
le sarcophage. Tout le monde s'assit, et deiix
choeurs invisibles commencèrent par demander
avec un chant mélodieux :
» Qjii amenez-vous dans notre paisible de-
meure ?» » *
Les quatre jeunes gens répondirent d'une voix
douce :
« Nous vous amenons un compagnon fatigué;
laissez-le reposer parmi vous, jusqu'à ce que les
cris d'allégresse de ses frères célestes viennent
le réveiller. »
Cette demande du chœur forme le début de
DEUXIÈME PARTIE. 285
cette belle page musicale : quatre voix de femmes,
figurant les quatre jeunes garçons, y répondent
par quelques mesures d'une expression péné-
trante; puis le chœur complet des anges entonne
un bel ensemble en mi bimel pour saluer la ve-
nue de leur nouvelle compagne :
« Premier fruit de la jeunesse dans notre so-
ciété, sois le bienvenu ! avec tristesse nous te
disons : sois le bienvenu ! qu'aucun garçon,
qu'aucune fille ne te suive ! que la vieillesse seule
s'approche, calme et résignée, de notre salle si-
lencieuse, et que l'enfant, la chère enfant, re-
pose dans cette grave société!
» Hélas ! répondent les j eunes garçons, comme
à regret nous l'avons amenée ! Hélas ! Et elle
doit rester ici! Restons-y aussi, pleurons, pleu-
rons sur son cercueil ! »
Le musicien a écrit sur cette strophe une
mélodie pour deux voix de femmes pleine d'a-
mers regrets. La tonalité ^ut mineur donne à
cette déploration un grand caractère de morne
tristesse, tandis que le dessin haletant des vio-
lons semble peindre les sanglots qui s'échappent
de tous les yeux au moment de se séparer de
cette chère dépouille !
286 GŒTHÇ ET LA MUSiaUE.
Tout à coup le mouvement s'apime, les ténors
lancent une phrase joyeuse : « Voyez ces ailes
puissantes! » que tout le chœur répète avec une
sainte ardeur : 1^ voix et Torchestre poursui-
vent ce beau crescendo jusqu'aux derniers mots
de la strophe, où les voix se taisent presque;
un doux murmure succède à ce brillant con-
cert.
« Voyez ces ailes; puissantes! voyez jce voile
pur et léger! Conime elle ra^yonne autour de sa
tête, la bandelette d'or ! Voyez ce beau, ce digne
sommeil! »
Après avoir ainsi développé cette strophe, le
musicien l'a combinée d'une façon très-drama-
tique avec celle qui suit et que chantait les
jeunes garçons :
« Hélas ! les ailes ne se déploient pas* Le voile
ne se joue plus en plis légers; quand nous cou-
ronnions sa tête de roses, elle nous regardait
douce et a0ectueuse. »
 chaque fois que le chçg^r répète avec une
chaleur croissante : « Voyez ces ailes puis-
santes! » les jeunes garçons répondent avec
douleur : « Hélas ! les ailes ne se déploient plus. »
Ce dialogue qui va se précipitant produit un
DEUXIEME PARTIE, 287
effet saisissant, à chaque cri de joie répond une
clameur de tristesse : ce contraste répété des
chants d'allégresse et des sanglots forme un
admirable tableau musical.
a Regardez en liautavecles yeux de l'esprit I »
s'écrie le chœur dans uil dernier transport. Les
cors et les trombones entonnent un chant reli-
gieux auquel toutes les voix répondent sur ces
paroles : « Q]l*elle vive en vous, cette force créa-
trice, qui porte au delà des étoiles ce qu'il y a
de plus beau, de plus élevé, la vie!
» Mais, hélas! elle nous manque ici, répli-
quent en fleurant les jeunes garçons, elle ne
dourt plus dans le jardin, elle ne cueille plus
lès fleurs de la prairie* Pleurons et restons au-
près d'elle! »
Ici encore, les sanglots des jeunes garçons
interrompent les hymnes joyeux des chérubins.
Cet ensemble, qd comporte de longs dévelop-
pements, est d'un effet très«-dramatique : cet
accompagnement acharné de six noires contre
quatre qui' sont au: chant (un procédé faniilidr
de Schui|iann) prête au morceau 'un élan irré-
sistible et qui va ■croissant jusqu'à là fin». « Re-
gardez ien haut! "» ^'écrient les utts; et les autres
288 GCHTHE ET LA MUSIQUE .
de répondre ; « Pleurons et restons auprès
d'eUel »
La seconde partie de la cérémonie des funé-
railles (elle n'est séparée de la première que
par un point d'orgue) renfermé aussi des beau-
tés d'un ordre élevé, mais elle n'est pas déve-
loppée d'une façon aussi grandiose. Ici s'arrête
ce terrible contraste des chants de fête et des
pkurs; tous se consolent à l'espoir de la félicité
pure que la morte goûtera auprès des bien-
heureux et tous unissent leurs voix pour célébrer
son bonheur étemel.
(c Enfants, retournez dans la vie. L'air frais
qui se joue autour du ruisseau sinueux essuiera
vos larmes. Fuyez la nuit! Le jour, le plaisir,
la stabilité sont le partage des vivants. »
Schumann a écrit sur cette strophe' uue mélo-
die pour voix de basse, large et expressive que
le hautbois et le basscm enserrent en des méan-
dres gracieux. On entend un appel des trom-
pettes. Les jeunes garçons entonnent alors un
chant joyeux, dont la fin surtout, unei sorte de
balancement régulier qui invite ^u;jepos et à
l'oubli, ei^t d'un eflfet délicieux.
« Allons, disentrils, xetoùirnoris dans la vie.
DEUXIÈME PARTIE. 289
Qjie le jour nous donne plaisir et travail, jusqu'à
ce que le soir nous apporte le repos, et que le
sommeil de la nuit répare nos forces. »
Puis toutes les voix de l'orchestre et des chœurs
s'unissent dans un chant d'actions de grâce,
sorte d'hosanna triomphal : « Enfants, montez
rapidement le chemin de la vie; que sous le pur
vêtement de la beauté l'amour vienne au-devant
de vous, vous ouvrant une perspective céleste
et vous tendant la couronne de l'immortalité ! »
Les trombones éclatent, les harpes joignent
leur musique céleste à ce brillant concert qui
termine d'une façon grandiose cette dernière con- .
cation du génie de Schumann, ou l'on retrouve
toutes ses qualités maîtresses: son charme tou-
chant, sa tristesse pénétrante, son ardeur reli-
gieuse; une. œuvre digne de ses aînées et qui peut*
aller de pair avec ses créations les plus admirées.
'* 33 ggE PCC ti
17
290 GŒTHE F.T LA MUSiaUE.
CHAPITRE V.
La Mignon de Rubinstein.
Plus récemment, le célèbre pianiste Àûtome
Rubinstein s'est inspiré à son tour it WiThdtn
Meister. Le désdr de faire chariter Mignon et ié
joueur de harpe lui serait venu, paraît-il, en en-
tendant exécuter les mélodies de Scîitimann à la
Singacademie de Berlin; fpaîs il a cherché à se-
couer cette iilfluence et à se distinguier par quel-
que côté du maître qu'il armait. Acétefiet/îl re-
cueillit dans le roman lés moindres vë^ que
celui-ci avait — à bon escient ^— rfégl^é de
^ mettre en musique et il les ajouta à son rcrcùëil,
"qui compte, de cette façbn, quatre iits de pdus
que celui de Schumanh. KubînStéîn écrivit 'ces
treize morceaux et la grande page du Requiem
durant l'hiver de 1 87 1 à 1 872, de sorte qu'au mois
d'avril 1872 son œuvre entière put être exécutée
à Vienne (sauf le Requiem^ dans le concert du
baryton Krûckl, qui s'était chargé du rôle du
harpiste, à côté de M"" Messnick et Passy-
Cornet qui interprétaient Mignon et Aurélie;
. DEUXIEME PARTIE. 29 1
mît indisposition du ténor Schùltner avait fait
supprimer l'ariette de .Frédéric ^.
Les trois mélodies du harpiste renferment de
gracieux détails sans avoir une couleur bien tran-
chée. Le début de : « Qa'emends-je là en dehors
iàe h prortè ? d a de la noblesse, et h phrase « Sa-
4at à voulants sdgnëursi )) est rendue par une
jolie mélodie qui revient mal à propos à la qua-
trième strophe, au moment où le chintseufTe-
pousse iièvemèdt, comme im signe d'esckvage,
la chaîne d'«cxr que le roi lui donné pour prix de
de sa chanson : le même motif mélodique ne pou-
"vait pas rendre avec vérité aïeux faats aussi dis-
^embiai))es que ce saàit à l'assemblée et cet ac-
cès die fieîté sauvage, Ce morceau .offi*e aussi un
grave défeut de proportions, le musicien ayant
'eu la «mgûïière idée d'arrêter net le chant sur
■fes vers : <( Lie chantre ferma les yeux et frappa
des acscords sonores n tpour intercaler là un
brillant solo de :pîano plus long à lui seul que
toute la ballade. Les deux autres mélodies: « Ce-
lui qui n'a jamais mangé son pain mouillé de
larmes » et « Celui qui s'abandonne à la solitude »
' Une exécution inté^^rale de cet ouvrage eut lieu à la Hn de
mai 187Î, à Dûsseldorf/ sons la direction deTt. Ratrenberger.
292 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
•
n'offrent pas de passages saillants; dans cette
dernière pourtant, l'exclamation : « Étant en-
tièrement solitaire, je ne suis plus seul, » est
d'un bel élan.
Le compositeur a traité avec un soin extrême
les strophes consacrées de Mignon: « Connais-tu
le pays ?» il a surtout donné une grande im-
portance aux accompagnements dont le dessin
varie à chaque strophe, il a bien observé le
programme de Gœthe et traduit avec ardeur
l'irrésistible désir de l'exclamation finale : a C'est
là que je voudrais aller avec toi! »
Voici maintenant deux des morceaux ajoutés
par Rubinstein. Le premier qui forme une
ariette légère, mais nullement ironique, est cette
chanson satirique anonjrme où l'on tqumait en
ridicule les prétentions littéraires du#l>aron et
qui valut une si belle volée de bois vert au pé-
dant de la troupe qui avait eu la sotte vanité de
s'en laisser attribuer la paternité.
Moi! pauvre diable, monsieur le baron,
Je vous envie votre rang.
Et votre place si près du trône,
Et mainte belle pièce de terre !
Et le château-fort de votre père
Et ses chasses et ses canons....
DEUXIÈME PARTIE. 293
Si vous m'en croyez, monsieur le baron,
Restons chacun comme nous sommes.
Vous, restez l'enfant de monsieur votre père,'
Et moi je reste le fils de ma mère.
Nous vivons sans envie et sans haine.
Nous ne convoitons pas nos titres :
Vous, pa^ une place au Parnasse,
Moi, par une place au Chapitre.
Le second, où Ton remarque un joli dessin
de piano, est cette courte lamentation que
Wilhelm avait entendu chanter par le mendiant
et qui lui avait fait reconnaître dans son misé-
rable compagnon un homme sur lequel pesait le
poids d'un grand crime, dont il traînait le remords
partout avec lui :
Pour lui, l'éclat du soleil levant colore
De flammes le pur horizon.
Et au-dessus de sa tête criminelle se brise
En morceaux le vieil édifice de l'univers.
Le duo de Mignon et du harpiste : « Seul
celui qui connaît la langueur » a inspiré au com-
positeur un morceau passionné, où circule un
véritable soufBe dramatique, mais qui n'est
pas exactement dans l'esprit du poète, dont les
strophes respirent moins une ardente passion
2^4 GŒTHE ET LA MUaQjLŒ.
qu'une langueur rêveuse bien propre à endor-
mir les douleurs morales et physiques du pauvre
blessé.
La chanson de Philine est d'une gaieté tem-
pérée, bien d'accord avec le modèle; le chant
du harpiste : « Le long des portes je me glisserai, »
est traité dans un sentiment vrai, surtout au dé-
but; enfin le musicien a rendu avec assez de
vérité la tendre supplication de Mignon : « Ne
me dis pas de parler, ne me dis pas de me taire; »
où la sauvage enfant s'eflforce de cacher sous
une froideur aflfectée son amour pour Wilhelm.
Une gracieuse mélodie accompagne les trois
vers qui se trouvent dans les Confessions d'une
belle âniey où la triste Aurélie exprime l'invin-
cible penchant qui l'attirait vers Narcisse :
Je l'avais choisi seul pour moi,
Je me semblais née pour lui seulement,
Je ne désirais rien que son amour;
mais ces vers ont si peu d'importance qu'on
pouvait bien les laisser de côté. Le dernier air,
que Mignon chante lorsqu'elle a revêtu le cos-
tume d'ange : « Laissez-moi paraître en atten**
dant que je sois... » est terne et n'a pas l'accent
DEUXIÈME PARTIE. . 295
•^
sérapl^quç q^ 'çonyîendr^t povir bien rendre
cette trau$figura,tion 4e l^^ jeune fille,
Pavif I^s funérailles de Mignonj, le composi-
teur ^ suivi à,U lettre les indicîrtions du poëme,
et son Requiem n^ est qv^'unç mélopée alternée
entre le grand choeur et les quatre jeunes garçons
placés aux coins du sarcophage. Ces chants fu-
nèbres sont empreints d'une profonde tristesse,
n^ais lis n'ont pas cette élévation, ce rayonne-,
ment religieux qui distingue Toeuvre de Schu-
mann. Les passages, les mieux venus de cette
déploration un peu monotone sont le chant du
grand choeur : « Premier fruit cfe la jeunesse dans
notre société, sois le bienyenu! » l'exclamation
des jeimes garçqns : « Hélas ! comme avec regret
nous Tavpns amenép ! » puis le dialogue précipité
des deux choeurs, soutenn par des triolets d'un
effet pathétique : « Voyçz ces ailes puissantes !
ce voile pur et léger! — Hélas! les ailes ne se
déploient pas : le voile ne se joue plus en plis
légers. )^
La péroraison, depuis le cri : « Regardez en
haut avec les yeux de l'esprit ! » forme un long
crescendo habilement conduit et qui aboutit à
un très-bel effet de sonorité. Lorsque les voix
296 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
\
se sont tues, le piano et le physharmonica ^ re-
prennent en sourdine un chant religieux qui s'é-
lève peu à peu à d'éclatants accords pour s'é-
teindre ensuite dans un long smorT^ando; quatre
jeunes hommes adressent alors un dernier adieu
à la morte sur un chant sans accompagnement,
puis le chœur entier clôt cette page sévère par un
cantique triste et doux. Le musicien a rendu
avec une certaine grandeur, dans cette double
coda instrumentale et vocale, d'abord l'oraison
que l'abbé prononce sur le corps de Mignon au
moment de l'ensevelir, puis les dernières prières
des jeunes hommes refermant le lourd couvercle
du cercueil : « H est bien gardé maintenant le
trésor, belle image du passé! Intact il repose
dans le marbre, il vit, il agit encore dans vos
cœurs. Retournez, retournez dans la vie, em-
portez-y la sainte gravité, car la sainte gravité
seule fait de la vie l'éternité. »
Après cette scène capitale, Rubinstein a en-
core composé une chanson de quelques mesures
sur cts paroles de Frédéric : a Oh ! vous allez
voir merveille ! Ce qui est fait est fait, ce qui est
» L'œuvre originale est simplement accompagnée par ces deux
instruments.
DEUXIÈME PARTIE. 297
dit est dit. Avaùt qu'il fasse jour, vous verrez
merveille ! » lorsqu'il précipite par son étour-
derie calculée l'aveu mutuel de l'amour de
Nathalie et de Wilhelm. Cette pièce ne signifie
pas grand'chose et fait seulement nombre dans
le recueil.
Nous tirerons une double conclusion de cette
analyse. D'abord Rubinstein, tout en suivant la
marche de Schumann, a prétendu faire davan-
tage, sinon mieux. Il a donc recherché dans le
roman les moindres bribes de poésie délaissées
par Schumann, et s'est empressé de les mettre
en musique. Or, cette aflfectation de fidélité dé-
note simplement chez lui une certaine exagéra-
tion d'idées. Schumann a extrait du Wilhelm
Meister toutes les poésies qu'on en pouvait con-
venablement tirer. En dehors des strophes décla-
mées par le harpiste ou Mignon, la chanson de
Phîline a seule de l'importance : on pouvait très-
bien négliger les autres pièces de vers, qui n'ont
aucun rapport avec les précédentes et qui rom-
pent presque l'harmonie de ce tableau musical.
Quant à la fameuse chanson : « Moi, pauvre
diable, monsieur le baron, » elle ne se prêtait au-
cunement au commentaire musical par la raison
17-
298 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
_ . »
que c'est une épigramme et qu'aucun genre de
poésie n'est plus rebelle à la musique.
En second lieu^ il faut blâmer le caprice du
compositeur introduisant au milieu d'une ballade
un intermède descriptif plus long que le morceau
entier. Ce défaut de mesure, cet oubli incons-
cient de la proportion se rencontarent souvent
dans les œuvres du célèbre pianiste qui se perd
volontiers en développements excessifs.Esprit ar-
dent, doué d'une grande richesse d'imag^atictn,
cet artiste privilégié n'a pas su se tenir en;garde
contre son extrême fecilité de production. Plu-
sieurs de ses créations se &nt remarquer pay une
rare verdeur; ses idées ont souvent de la fraî-
cheur, une grâce juvénile, mais lui-^même ne
les trie pas avec assez de soin et les jette trop
vite sur le papier, sans plus s'inquiéter de leur
valeur réelle et de leur originalité. Rubinstéin,
en un mot, quoi qu'il écrive, se heurte toujours
à l'un de ces écueils, parfois aux deux : sa vir-
tuosité de pianiste et son abondance de compo-
siteur.
DEUXIÈME PARTIE. ^99
CHAPITRE VI.
Résumé de la Troisième Série.
Le$ musiciens dont nous venons d'étudier les
créations s'y s;ont pris dç façons bien différentes
pour traduire çn musique le roman de Gœthe ^.
Cette divÇjTsité de procédés suffit à indiquer clai-
rement le plus ou moins d'affinité qu'ils avaient
avec leur modèle, et, tont génie musical mis
à part, celui-là devait avoir une supériorité in-
d.iscutable qui possédait, p^r don de nature, cette
initiation parfaite au génie du ppëte.
M. A. Thomas n'a fait que s'inspirer vague-
ment du roman original, il en a extrait quelques
scènes et deux ou trois strophes qui lui ont
fourni le sujet d'un opéra. D évitait ainsi mainte
difficulté, mais il courait risque, en suivant
d'aussi loin l'original, de produire une musique
qui pourrait conve;nir autant à tout autre sujet
» A noter encore, pour souvenir, une symphonie dramatique
de Wilhelm Meister composée par le pianiste Georges Mathias et
exécutée en avril 1859 dans un concert rempli d*ceuvrcs de sa
façon.
300 GŒTHE ET LA MUSIQUE,
et qui ne porterait pas Tempreinte du maître.
Ainsi fit-il : son ouvrage reirferme de gracieuse
musique, mais, à quelques pages près, il n'ex-
prime pas plus la passion muette et dévouée de
Mignon qu'il ne peindrait Tamour de la première
héroïne venue.
Schubert a péché par Texcès contraire : bien
loin de modifier son modèle au point qu'on ne
reconnaisse plus la forme première, il l'a suivi
de si près qu'il en a outré les contours et qu'il
fait paraître ces mélodies plus décousues qu'elles
ne sont dans le roman. Il tf a vu dans ces stro-
phes éparses qu'un prétexte à écrire une dizaine
de lieder et ne s'est guère inquiété de leur don-
ner l'unité d'inspiration qu'elles ont dans le .
poëme.
Schumann sut à la fois respecter la forme
adoptée par Gœthe et créer une œuvre origi-
nale, vivant de sa propre vie, rien qu'en met-
tant en musique les scènes et les strophes que
le poëte lui offrait. C'est qu'il eut soin de don-
ner à chaque morceau une couleur distincte,
d'accord avec le sentiment qu'il devait traduire,
et aussi de graver sur l'ouvrage entier son em-
preinte personnelle; c'est qu'il sut appliquer
DEUXIEME PARTIE.
301
dans toute sa rigueur cette règle d'esthétique
sans laquelle il n'est pas d'œuvre vraiment belle :
la variété dans l'unité.
Rubinstein n'a guère fait que s'inspirer de
Schumann, en prétendant le compléter; il a
produit ainsi une œuvre de talent, mais d'un
talent trop facile où l'on voit clairement que
l'auteur a trop hâte d'écrire et n'exerce pas sur
lui-même un sévère contrôle. Il en résulte que
ses mélodies sont souvent banales, et l'on peut
justement reprocher à cet ouvrage, vu d'en-
semble, de manquer de caractère.
Nous avons déjà reconnu, en parlant de Faust,
la double supériorité de Schumann sur ses ri-
vaux : supériorité de génie musical, supériorité
de nature qui lui fait s'assimiler si complètement
les créations du poëte qu'il admire et qu'il aime.
La même relation établie naguère entre Schu-
mann, Berlioz et Gounod se retrouve ici entre
Schumann, Schubert et A. Thomas. De part
et d'autre, Schumann se trouve en face de deux
musiciens très-dissemblables de nature, d'aspi-
rations, de tendances, dont l'un a reçu du ciel
une grande puissance créatrice, tandis que l'autre
doit la majeure partie de son talent à la science.
302 GOETHE ET LA MUSIQUE.
à l'étude, au travail; et des deux côtéSy qu'on
lui pompare Schubert ou Berlioz, M. Gounod
ou M, Thomas, il les dépasse par l'inspiration,
par la grandeur, par la science même ; en un
mot, par 4e génie.
CONCLUSION.
Goethe, nous Tayons établi dès le principe,
n'avait pour la musique qu'une estime çiodéréie,
qu'une admiration vague et presque de cpm^
mande. L'enthousiaspie qu'il témoignait à l'aU-
dition de certains ouvrages, tels que les oratorios
de Hasndel, les cantates de Bach, les opéms de
Cimarosa ou de Mozart, et la façon dont il
expliquait ses préférences, montrent bien que
la musique n'avait de valeur à ses yeux qu'au-
tant qu'elle éveillait dans son esprit quelque
image distincte qu'il pût exactement adapter
aux sons que percevait son oreille. La musique
était chez lui affiaire de rai$onnement. A l'audi-
tion d'une œuvre musicale, il s'établissait dans
sa tête une sorte de syllogisme (qu'on nous
passe cette comparaison -un peu sèche, mais
exacte), dont le morceau entendu formait la
304 GŒTHE ET LA MUSiaUE.
majeure, et, s'il ne trouvait pas, à part lui, la
mineure, la conséquence manquait. Partant, la
musique ne valait rien à ses yeux.
Comment cette vaste intelligence qui s'ou-
vrait à toutes les manifestations de Fesprit
humain, depuis la philosophie jusqu'à la pein-
ture, depuis la sculpture jusqu'à la politique,
depuis l'histoire naturelle jusqu'à la science des
nombres, demeura-t-elle ainsi rebelle au doux
langage des sons ? Combien faut-il regretter que
ce génie si élevé ait ignoré les plus grands mu-
siciens, Weber, Schubert, Beethoven, alors que
tous les hommes d'élite, dans quelque branche
que ce soit des connaissances humaines, avaient
le privilège d'attirer son attention et parfois
d'obtenir son approbation!
Par quelle singulière ironie du destin est-ce
précisément un homme insensible aux splen-
deurs de l'art musical qui inspira à quantité de
compositeurs leurs plus admirables créations?
Quelle puissance souveraine est celle du génie,
qui dicte des lois à ceux-là même qui devraient
le moins reconnaître son empire, puisque lui-
même méconnaissait leur grandeur!
A son nom surgissent de toutes parts les
CONCLUSION. 305
œuvres les plus diverses de forme, de style, de
valeur. Symph»nies, ouvertures, odes musi-
cales, drames ou comédies lyriques, que n'a-t-il
pas inspiré aux musiciens de toutes les écoles ?
Artistes de médiocre ou de nul mérite, de
talent ou de génie, tous sont venus puiser aux
sources pures de la poésie et ont rêvé un jour
de partager la gloire immortelle du maître,
tous, depuis Strauss, Gentili, Lickl, Pellaert,
Puccita, Schulz, Coccia, Seyfried, Gordigiani
et tant d'autres. Jusqu'à Rietz, Boïto, Kreutzer,
M"« Bertin, Radziwill, jusqu'à Spohr, Gounod,
Lindpaintoer, Ambroise Thomas, Hiller, Ru-
binstein, jusqu'à Meyerbeer, Mendeksohn, Listz
et Schubert, jusqu'à Haydn, ^jusqu'à Berlioz et
Wagner, Schuihann et Beethoven.
Nous voici arrivés au plus haut de l'échelle
du génie.
Le génie musical ne suflSsait pas à l'artiste
qui voulait se mesurer avec Gœthe; celui-là
devait y joindre une intuition parfaite des con-
ceptions du poète, il lui fallait s'identifier abso-
lument avec son modèle. Or, les plus violents
efforts dans ce sens étaient vains pour qui ne
possédait pas cette initiation par don de nature.
W6 GŒTHE £T l\ MUSIQUE.
Ççsi ce qu\ fait (jue Schipunn z, surpass;é Bçer
thpvçn dans cette interprétation des créations
du paître de Weimar; il est en effet, nous
croyons l'avpir démontré, Iç sçul musicien à
qui la nature ait dép^^rti un génie pre^qu^ ho-
mogène à ce|u^ 4^ Gqethe.
Un jour qu'il y avait un dîner prié chez le
poëte^, Çckermann avait devancé les invités pour
s'entretenir avec Gcpthe d'un article que Carlyle
lui avait consacré dans une rpvue, article où il
ei^primait le^ désir que tout hqmme instruit lût
Wilhelm Mcisicr, et en tirât autant de profit et de
pjaisir que lui-même.
A ces mots, Goethe attira Eckermann à unp
fenêtre et lui dit r « Cher enfant, ie veu? vous
faire une confidence qui dès à pi'ésent vous ai-
dera à çompren4Fe )pî\pi des choses et vous ser-
vira toute votre vie. Mes ouvrages ne peuvent
pas devenir populaires ; celui qui pei^sp le con-
tt-aire et qui travaille à les rendre populaires est
dans Terreur. Ils npsont pas é.crits pour la masse,
inais seulement pour ces hommes qui, voulant
et cher/chant ce que j'ai voulu et cherché, maf-
client dws les mêmes voies que n]oi.... »
Une dame enf j:a alprs^ qui vint saluer Goethe
CQNg;,V^QN. Î07
et l'empêcha 4ç çont^n^^r, Il §^ avait dit avisez
pour dévoiki sg p^^§é^. On ^e mit à table.
Eckermann méditait i p%rt lui le? paroles d^maî^
treet s'ab$orbaitdw? ^s léflewîis. « Goethe
a raiggn, pensaiHli §€;« ççuvre^ sont pour les
natures coijteinplative^, qui yevilent pénétrer sur
ses traces dans les profondeurs du mpnde et de
l'humanité. Elles sont pour les êtres passionnés
qui demandent aux poètes de leur faire éprouver
toutes les délices et toutes les souflfrances du
cœur.... Elles sont pour l'artiste parce qu'elles
donnent de la clarté à ses pensées et lui ensei-
gnent quels sujets ont un sens pour l'art, et par
conséquent quels sont ceux qu'il doit traiter et
ceux qu'il doit laisser de côté... Ainsi, tous les
esprits dévoués à la science, à l'art, seront reçus
comme hôtes à la table que garnissent les œu-
vres de Gœthe, et dans leurs créations se re-
connaîtra l'influence de cette source commune
de lumière et de vie à laquelle ils auront
puisé! »
L'histoire ne tarda pas à confirmer la pensée
du maître et les commentaires du disciple, du
moins en ce qui concerne la musique, Gœthe
ne connut pas l'artiste qui devait donner une
308 GŒTHE ET LA MUSIQUE.
nouvelle vie à ses œuvres préférées, il ne dut
même pas entendre prononcer son nom. D s'é-
teignit doucement, juste comme Schumann, alors
âgé de vingt-deux ans, venait de publier ses pre-
miers essais, de légères compositions pour le
piano, et faisait timidement son entrée dans le
monde musical.
FIN.
TABLE.
Avant-propos ^
PREMIÈRE PARTIE.
LE PENSER DE GOETHE SUR LA MUSIQUE.
Chap. I. Goethe et Mendelssohn. Amitié de Gœthe et de
Zelter. Séjour que Mendelssohn fit dans la
famille de Gœthe en 1830. Séances intimes
de musique. Opinions de Gœthe sur Bach
et Beethoven. Adieux du jeune compositeur
au poète. * 7
Chap. II. Opinions générales de Gœthe sur les beaux-arts,
la musique et le drame musical. Identité d'o-
pinion avec Lamennais. Ses jugements sur la
Flûte enchantée, la Muette de Portki, Moïse, les
Deux fourni, le Freyscbiiti et Euryante. Ses
prévisions sur la musique de Faust 23
Chap. III. Soirées musicales dans la mafson de Gœther Sa
théorie sur le travail créateur de l'artiste et
du musicien. Son jugement sur la querell»
des Bouffons, à propos du Neveu de Rameau,
Sa rencontre avec Mozart enfant. Son admi>
ration pour Tauteur de Doit Juan, Sa douleur
à la mort de Mozart 40
Chap. IV. Voyage de Gœthe en Italie. Les impressions
qu'il en rapporta sur la musique dranjatique
et la musique religieuse. Un aveu à Schiller. 52
^10 TABLE. .
DEUXIÈME PARTIE.
LES TRADUCTIONS MUSICALES DES ŒUVRES DE GCETHE.
PREMIÈRE SÉRIE.
FAUST.
Chap. I. Le drame original 65
Chap. II. Les Faust de Joseph Strauss, de G. Lickl, du
chevalier de Seyfried, de Bishop, de Charles
Eberwein, de Béancoart, du baron de Pellaert,
de Schubert, de M"* Louise Bertin, de Lind-
[ paintner, du prince Radciwill, de Rietz, de
Conradin Kreutzer, de L. Gordigiani, de
Joseph Grégoir, de Henri Cohen, de Hngh
Pierson, de Boïto, de Ferdinand de Roda et
de Ed. Lassen.. 76
CriAP. III. Les ouvertures de Chrétien Schulz, de Ferd.
Hfller et de R. Wagner. La syikiphonie de
Fr. Uszt. Le ballet d'Ad. Addm 98
Chap. IV. Le Faust de Spobr 115
Cha^. V. Le Faust de Berlioz 127
Chap. VI. Le Faust de Schninann. 144
Chap. VII. Le Faust de Gounod i$9
Chap. VHI. -Les Fmw/ projetés de Beethoven, Mendelssohn^
IMèyerbeer, Roefsifli et Boleldteu. Résumé de
la premiixe série 166
DEUXIÈME ^RIE.
EGMONt, GŒTZ DE BERLICHINGEN, WERTHER,
HERMANN Et DOROTHÉE,
POÉSIES, RINALD0, LA PREMIÈRE NUIT DE WALPURGIS.
Chap. I. VEgmont Ût Beethbven. . .' 179
Chap. II. 'Gœii'iABtrUcVingen : Hajrdn, Schulz. — ff^er-
ther : Kreutzer, Puccita, Coccia, Gentili. —
... lùrtnann et Dor<4bie : Sdtkœnfûd, Schuminn. 174
Chap. III. Poètes : Beethoven et Schubert Rmaldo, de Jo-
hmnes BrâhmSi^ '. 207
Chap. IV. LaPrtmièreNuiidtfValpttfpsàtiAtnàitXssoYin, 230
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TABLE. 311
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TROISIÈME SÉRIE.
WILHELM MEISTER.
Chap. I. Le roman original. Les mélodies de Beethoven. 349
Chap. II. La Mignon d*Ambroise Thomas 256
Chap. III. La Mignon de Schubert 270
Chap. IV. La Mignon de Schumann 277
Chap. V. La Mignon de Rubinstein 290
Chap. VI. Résumé de la troisième série 299
Conclusion 305
FIN DE LA TABLE.
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LA MUSIQUE
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Guillaume Guérouli- et ses Chansons sbiriiucUes (x,vi?sH
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