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Full text of "Guerre et civilisation"

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http://www.archive.org/details/guerreetcivilisaOOnyro 


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GUERRE  ET  CIVILISATION 


PRINCIPAUX  OUVRAGES  DE  M.  CHRISTOPHE  NYROP 


Nouveau  recueil  de  Farces  françaises  des  quinzième 
et  seizième  siècles,  publié  en  collaboration  avec  Emile 
Picot.  Paris,  D.  Morgand  et  C.  Fatout,  1880. 

Den  oldfranske  Heltedigtning  (Histoire  de  l'Épopée 
française  au  Moyen  Age).  Copenhague,  i883.  — Storia 
dell'  epopea  francese  nel  medio  evo,  traduzione  di  Egidio 
Gorra,  con  aggiunte  e  correzioni  fornite  dall'  autore.  Flo- 
rence, Carnesecchi,  1886. 

Grammaire  historique  de  la  Langue  française.  Tome  I 
(1899,  1904,  1914)5  Phonétique.  Tome  II  (1903),  Morpho- 
logie. Tome  III  (1908),  Formation  des  mots.  Tome  IV 
(191 3),  Sémantique.  Tome  V  (en  préparation),  Syntaxe. 
Paris,  A.  Picard. 

Manuel  phonétique  du  français  parlé.  3e  édition,  tra- 
duite et  remaniée  par  Emm.  Philipot.  Paris,  A.  Picard, 
1901  (2e  édition,   igi3). 

Fransk  Verslœre  (Traité  de  versification  française). 
Copenhague,  1910. 

Recueil  de  Textes  français  (jjubliés  pour  les  cours  uni- 
versitaires). Tome  I,  Philologie  française  (2e  édition, 
1915).  Tomes  II  et  III,  Poésie  française  (1900  et  1909). 
Copenhague,  Gyldendalske  Boghandel,  et  Paris,  A.  Picard. 

France,  traduit  par  Jacques  de  Coussange.  Paris,  Larousse, 
1916. 

L'Arrestation  des  professeurs  belges  et  l'Université 
de  Gand,  traduit  par  Emm.  Philipot.  Paris  et  Lausanne, 
Payot,  191 7. 


MAI     2;973 


CHRISTOPHE  NYROP 


PROFESSEUR    A    L  UNIVERSITE    DE    COPENHAGUE 


UERRE  ET  CIVILISATION 


TRADUIT     T3XJ     DANOIS 

Par  Emm.  PHILIPOT 

MAURE    DE    CONFÉRENCES    A    LA   FACULTÉ    DES    LETTRES    DE    RENNES 


PREFACE  PAR   PAUL    VERRIER 


CHARGE    DE    COURS    A   LA    SORBONNE 


BERGER-LEVRAULT,   LIBRAIRES-ÉDITEURS 


PARIS 

5-7,    RLE    DBP   BEAUX-ARTS 


NANCY 

RUE     DES     GLACIS,      l8 


1917 


/f/7 


PRÉFACE 


ri 'était  en  191 1,  au  mois  de  mai.  Le  profes- 
v _j  seur  de  langues  et  littératures  romanes  à 
l'Université  de  Copenhague,  M.  Nyrop  ('), 
devait  faire  trois  conférences  publiques  au 
Collège  de  France.  Le  sujet  pouvait  sembler 
un  peu  spécial  :  «  L'euphémisme  en  français.  » 
Dès  la  première  fois,  cependant,  il  vint  des 
auditeurs  en  grand  nombre,  attirés  par  la 
renommée  du  savant  Danois,  par  la  sympathie 
que  nous  inspire  communément  son  pays,  par 
la  curiosité.  Quand  parut  l'orateur,  quand  il 
prit  la  parole  en  excellent  français,  on  fut 
surpris,  surpris  et  charmé  :  il  y  avait  —  malgré 
les  verres  noircis  qui  cachaient  les  yeux 
presque  éteints  par  la  maladie  —  il  y  avait 
dans  ce  visage  au  teint  frais  tant  de  vie  et  de 


(1)  Né  à   Copenhague   en    i858,   étudiant  à  Paris   en    1877-1878 
(cours  de  Gaston  Paris,  Paul  Mcyer,  etc.),  docteur  es  lettres  (Co- 

Îenhague)  en  1886,  maître  de  conférences  à  l'Université  de  Copen- 
ague  en  1888,  professeur  titulaire  en  i8g5,  membre  correspondant 
de  l'Institut  en  191a.  —  En  1906,  il  était  frappé  de  cécité  à  peu  près 
complète. 


GUERRE    ET    CIVILISATION 


VI  PREFACK 


souriante  jeunesse!  il  y  avait  tant  de  vie  et 
d'aisance  dans  cette  voix  et  dans  cette  pensée, 
claires  toutes  deux,  souples  et  riches,  en  même 
temps  que  nettes  et  fermes!  Ingénieux  et  joli- 
ment tourné,  sans  rien  sacrifier  de  l'ordonnance 
et  de  la  rigueur  scientifiques,  l'exposé  inté- 
ressait vivement  tout  le  monde,  captivai! 
l'attention,  souvent  même  amusait  par  quelque 
rapprochement  inattendu,  quelque  remarque 
spirituelle,  qui  projetait  sur  la  question  un  gai 
rayon  de  lumière.  A  la  deuxième  conférence, 
la  salle  était  comble  ;  à  la  troisième,  elle  était 
plus  que  bondée,  et  les  applaudissements  de  la 
fin  prirent  un  caractère  d'ovation. 

Combien  il  y  a  de  vie  chez  M.  Nyrop,  ceux- 
là  s'en  rendent  compte  qui  ont  eu  l'avantage 
de  le  fréquenter  pendant  ses  nombreux  séjours 
à  Paris;  ceux-là  seuls  le  savent  bien  qui  ont 
passé  de  longues  heures  dans  son  hospitalière 
demeure  de  Copenhague,  —  où  son  admirable 
compagne,  toujours  vibrante,  elle  aussi,  de  vie 
et  de  jeunesse,  l'aide  avec  tant  de  grâce  et 
d'intelligence  à  recevoir  et  à  travailler.  C'est  là 
qu'il  faut  l'avoir  vu  et  entendu,  soit  dans  le 
tête-à-tête,  soit  plutôt  encore  au  milieu  de  ses 
élèves  et  de  ses  amis,  surtout  quand  il  parle  de 
la  France. 


PRÉFACE  VII 

Et  quelle  énergie!  Incapable  depuis  1906  de 
lire,  d'écrire  et  de  se  diriger  seul,  il  a  eu  le 
courage  et  la  force  de  continuer  ses  cours,  de 
poursuivre  ses  multiples  travaux,  il  a  conservé 
son  bel  entrain. 

Cette  vie  qui  rayonne  pour  ainsi  dire  de  sa 
personne,  son  œuvre  en  est  comme  pénétrée. 
Voici,  par  exemple,  son  principal  ouvrage  : 
Grammaire  historique  de  la  langue  française 
(en  français).  C'est  une  étude  complète  et 
approfondie,  en  cinq  gros  volumes,  expressé- 
ment composée  pour  les  philologues,  maîtres 
ou  apprentis.  Prenez-en  la  première  partie 
(histoire  générale  de  la  langue  française)  :  si 
profane  que  vous  soyez,  vous  la  lirez  jusqu'au 
bout  avec  plaisir.  Quant  au  reste,  l'érudition 
s'y  déploie,  solide  et  abondante,  mais  sans  rien 
de  compact,  d'embroussaillé,  d'obscur,  comme 
dans  tels  lourds  manuels  :  il  y  a  de  l'air  et  de 
la  lumière,  de  l'élégance  et  de  la  clarté,  de  la 
vie. 

Dans  les  mots,  derrière  les  mots,  ce  «  philo- 
logue »  aperçoit  la  vie,  non  seulement  La  Vie 
des  mots,  —  ainsi  qu'il  a  baptisé  un  de  ses 
livres  les  plus  attrayants,  —  mais  encore  la  vie 
de  la  pensée,  la  vie  des  hommes,  la  vie  des 
peuples.  A  Paris,  en  Provence,  en  Roumanie, 


VIII  PREFACE 


eu  Danemark,  bien  ailleurs  encore,  il  s'est 
appliqué  à  démêler  dans  la  langue,  dans  les 
textes  anciens  et  modernes,  dans  les  traditions 
et  les  mœurs  l'évolution  si  variée  de  la  vie.  Il 
a  beaucoup  écrit  là-dessus.  Citons  encore 
quelques  titres  :  Histoire  de  V Epopée  française, 
travail  remarquable,  traduit  sur-le-champ,  — 
en  français?  non,  —  en  italien;  Une  Représen- 
tation dramatique  au  Moyen  Age;  Mosaïques 
romanes,  où  sont  décrites  avec  art  la  Roumanie 
et  la  Provence;  La  Légende  d'Ulysse  et  de 
Polyphème;  La  Puissance  du  Nom  ;  Le  Juif 
Errant;  Le  Cœur  du  Chanteur  ;  La  Comtesse 
aux  trois  cent  soixante-cinq  enfants;  Tann- 
hàuser  au  Venusberg  ;  Le  Baiser  et  son  histoire 
(traduit  en  anglais). 

C'est  à  la  France  avant  tout  qu'il  a  consacré 
ses  recherches  et  son  enseignement,  à  la 
France  avant  tout  qu'il  a  intéressé  des  généra- 
tions d'auditeurs  assidus.  Au  fur  et  à  mesure 
qu'il  l'étudiait  ainsi,  dans  les  manifestations  de 
sa  vie  intellectuelle  à  travers  les  âges,  il  se 
passionnait  de  plus  en  plus  pour  sa  langue,  sa 
littérature,  sa  civilisation,  ses  idéals. 

Depuis  le  commencement  de  la  guerre,  il  ne 
cesse  de  plaider  notre  cause,  la  cause  de  la 
France,  de  la  Belgique,  de  l'Italie,  des  Alliés. 


PREFACE  IX 

Son  infirmité  n'a  pu  le  retenir  d'aller  faire  des 
conférences  à  travers  tout  le  Danemark  et 
jusqu'en  Suède.  Elles  palpitent  d'une  affection 
ardente,  d'une  ardente  admiration  pour  notre 
pays.  Elles  ont  paru  en  brochure,  brochure 
que  tout  Français  devrait  avoir  lue  :  France. 

Quant  aux  articles  de  journaux  où  il  a 
exprimé  son  indignation,  ses  douleurs,  ses 
sympathies,  ses  espoirs,  sa  foi,  il  vient  d'en 
réunir  une  partie  en  volume  :  Guerre  et  Civili- 
sation. 

Cet  amant  de  la  vie  en  déteste  âprement  la 
brutale  destructrice  :  la  guerre.  Encore  y  a-t-il 
pour  lui  guerre  et  guerre.  Il  pense  comme  Le- 
conte  de  Lisle  : 

0  barbarie  !  ô  soif  du  meurtre  !  acharnement 
Horrible  !  odeur  des  morts  qui  suffoques  et  navres  ! 
Soyez  maudits  devant  ces  cent  mille  cadavres 
Et  la  stupide  horreur  de  cet  égorgement. 

Mais,  sous  l'ardent  soleil  ou  sur  la  plaine  noire, 
Si,  heurtant  de  leur  cœur  la  gueule  du  canon, 
Ils  sont  morts,  Liberté,  ces  braves,  en  ton  nom, 
Béni  soit  le  sang  pur  qui  fume  vers  ta  gloire  ! 

(Le  Soir  d'une  Bataille.) 

Malgré  l'horreur  du  présent,  cet  amant  de 
la  vie  garde  en  elle  une  confiance  inébran- 
lable   :    si  le  monde  de  la  guerre   s'effondre 


PBEFACK 


aujourd'hui  en  ruines  ensanglantées,  c'est  pour 
fertiliser 

de  ses  restes  immondes 
Les  sillons  de  l'espace  où  fermentent  les  mondes, 

c'est  pour  faire  place  à  une  humanité  meilleure, 
au  monde  de  la  paix  et  de  la  civilisation. 

Tel  est,  à  ces  deux  égards,  l'esprit  du  livre. 
Rien  de  plus  net. 

On  y  relèvera  cependant  encore  le  souci 
d'équité  qui  induit  l'auteur  à  noter  çà  et  là  ce 
qu'il  croit  discerner  de  louable  chez  nos  adver- 
saires ou  de  critiquable  chez  nous.  D'aucuns, 
peut-être,  estimeront  que  cette  délicatesse  de 
conscience  l'entraîne  quelquefois  un  peu  loin. 
Mais  pareil  scrupule  d'impartialité  ne  donne 
que  plus  de  force  au  terrible  réquisitoire  qui  se 
dégage  clairement  de  ces  pages  émues,  — 
pour  éclater  dans  le  transparent  symbole  de 
l'avant-dernier  chapitre,  —  contre  les  empe- 
reurs du  mensonge  et  du  meurtre,  contre  les 
c  Ratberts  »  et  leur  suite,  ces  ennemis  de  la 
vie. 

Paul  Verrier, 

Chargé  de  cours  à  la  Sorbonne. 


AVANT-PROPOS 


Ce  livre,  qui  traite  de  la  guerre  et  de  tout  ce 
i  qui  s' y  rattache,  a  été  écrit  par  un  ami  de  la 
paix.  Il  fait  donc  la  guerre  à  la  guerre,  et  nous 
aurions  pu  lui  donner  comme  épigraphe  la  de- 
vise de  M"ie  Berthe  von  Suttner:  «  Bas  les  armes  !  » 

Si  Je  l'ai  intitulé,  dans  V édition  française, 
«  Guerre  et  Civilisation  »,  dans  l'édition  da- 
noise, «  La  Guerre  est-elle  un  fait  de  civilisa- 
tion ?  »  ce  n'est  pas  que  j'aie  l'intention  de  dis- 
cuter dans  les  règles  la  question  ainsi  posée, 
mais  j'estime  que  les  divers  chapitres  du  livre 
fourniront,  par  les  faits  qu'ds  présentent,  les 
moyens  de  fa  résoudre. 

Ce  livre  suit  un  plan  déterminé.  Après  une 
introduction  générale,  viennent  quatre  chapitres 
consacrés  aux  dévastations  commises  en  Bel- 
gique et  dans  la  France  du  Nord  ;  la  question 
du  manifeste  des  g3  et  des  réponses  qu'il  a  pro- 
voquées s'y  rattache  très  naturellement.  La  guerre 
amène  l'annexion,  laquelle  entraîne  avec  elle  la 
tyrannie  militaire  :  quelques-unes  des  questions 
relatives  aux  annexions  et  au  régime  d' occupa- 


XII  AVANT-PROPOS 

tion  sont  traitées  dans  les  trois  chapitres  suivants. 
Comment  l'oppression  des  nationalités  provoque 
des  réactions  violentes  et  prépare  des  explosions 
de  haine,  c'est  ce  que  montre  par  exemple  le 
mouvement  irrédentiste  en  Italie,  et  c'est  pour- 
quoi nous  avons  étudié  l'attitude  de  l'Italie  dans 
la  présente  guerre.  Enfin  j'essaie  dans  deux 
courtes  sections  d'éclairer  par  quelques  exemples 
les  rapports  entre  la  guerre  et  la  religion,  entre 
la  guerre  et  la  langue,  et  le  dernier  chapitre 
indique  dans  le  lointain  celte  cité  de  Dieu  r  ue  les 
hommes  devraient  édifier  ensemble  dans  un  esprit 
de  concorde. 

J'espère  aussi  que  mon  livre  apportera  divers 
textes  peu  connus  ou  peu  accessibles  qui  offrent 
un  intérêt  historique  et  psychologique.  Mais,  je 
le  répète,  ce  livre  a.  pour  but  principal  de  faire 
la  guerre  à  la  guerre  :  je  parle  naturellement 
non  pas  de  la  guerre  défensive  à  laquelle  cer- 
taines nations  sont  contraintes  pour  protéger 
leur  territoire  et  leurs  foyers,  mais  de  la  guerre 
d'agression  qui  détruit,  pille,  suce  le  vaincu 
jusqu'aux  moelles  et  annexe  son  pays.  Qui  ne 
proteste  pas  est  complice  ! 

Ghr.  N. 

Copenhague,  novembre  191 6. 


GUERRE  ET  CIVILISATION 


MOLTKE  ET  MAUPASSANT 


Dans  un  bel  hymne  à  l'âme  de  la  France, 
Maurice  Barrés  a  glorifié  le  soldat,  la  vie 
militaire  et  l'esprit  guerrier.  Il  célèbre  les  héros 
des  tranchées,  sans  cesse  menacés  de  la  mort  ou 
de  la  mutilation,  qui  supportent  sans  un  murmure 
toutes  les  privations,  bravent  toutes  les  souffrances 
et  font  preuve  des  vertus  et  des  qualités  les  plus 
hautes  que  connaisse  l'humanité  :  courage,  vail- 
lance, grandeur  d'âme,  enthousiasme,  décision, 
sang-froid,  esprit  de  sacrifice  et  de  résignation. 

Pour  Barrés  la  guerre  est  quelque  chose  d'infini- 
ment beau  et  élevé,  quelque  chose  de  saint.  Mais 
toute  guerre  n'est  pas  sainte.  En  même  temps  qu'il 
chante  les  louanges  de  la  guerre  et  place  le  soldat 
au  rang  d'un  jeune  dieu,  il  voit  dans  l'incendie  qui 
dévore  l'Europe  une  des  plus  effroyables  tragédies 
que  la  civilisation  ait  jamais  connues. 

En  fait,  dans  l'esprit  de  Barrés,  la  seule  guerre 
sainte  est  celle  qui  se  donne  pour  tâche  de  «  dé- 
fendre pouce  à  pouce,  motte  à  motte,  la  mère  des 

GUERRE    KT    CIVILISATION  1 


M.IERUE    ET    CIVILISATION 


hommes  et  des  idées,  le  sol  natal  d'où  procèdent 
toutes  choses,  les  plus  raffinées  et  les  plus  primi- 
tives,... la  terre  et  l'âme  que  nous  avons  reçues  de 
nos  pères  et  que  nous  voulons  transmettre  à  nos 
fils  aussi  belles  que  nous  les  avons  héritées  ». 

D'autres,  se  plaçant  à  des  points  de  vue  diffé- 
rents, soutiennent  que  la  guerre  est  pour  l'huma- 
nité une  nécessité  primordiale.  La  guerre,  disent- 
ils,  est,  si  on  l'examine  comme  il  faut,  un  bien,  un 
bien  absolu,  car  l'humanité  dégénérerait  sans  la 
guerre.  La  paix  renferme  de  grands  dangers  pour 
un  peuple,  tandis  que  la  guene  est  un  bonheur 
pour  lui.  Les  bienfaits  de  la  paix  ne  sauraient  être 
mis  en  balance  avec  ceux  de  la  guerre.  La  guerre 
est  une  manifestation  de  toutes  les  énergies  ras- 
semblées d'une  nation,  et  elle  répond  à  un  besoin 
essentiel  de  l'humanité.  La  guerre  est  le  grand 
facteur  de  la  civilisation  ;  elle  sert  à  développer 
toutes  les  vertus  les  plus  hautes  qui  fortifient  les 
hommes  et  leur  donne  la  trempe  de  l'acier  ;  elle 
fond  la  nation  en  un  tout  indissoluble  ;  elle  est 
la  plus  belle  manifestation  vitale  d'un  peuple  ca- 
pable de  progrès  ;  elle  est  un  signe  de  force  et  de 
santé  ;  elle  est  une  renaissance.  C'est  pourquoi  elle 
est  sainte. 

Parmi  ces  apologistes  de  la  guerre  il  faut  compter 
le  maréchal  Helmuth  von  Moltke.  Un  jour  qu'il 
recevait  une  députation  d'une  société  allemande 
pour  la  paix,  il  formula  son  opinion  en  ces  termes 
vigoureux  :  «  La  guerre  est  sainte,  d'institution 
divine  ;  c'est  une  des  lois  sacrées  du  monde  ;  elle 
entretient   chez  les   hommes  tous  les  grands,  les 


MOLTKE    KT    MAUPASSANT  5 

nobles  sentiments  :  sentiment  de  l'honneur,  al- 
truisme, magnanimité,  courage  ;  bref,  elle  empêche 
les  hommes  de  tomber  dans  le  plus  répugnant 
matérialisme.  » 

Tous  les  militaristes,  grands  et  petits,  ont  par- 
tagé cette  opinion.  Nous  avons  pu  entendre  répéter 
les  mêmes  idées  sur  des  tons  différents,  tantôt 
avec  un  cynisme  et  une  brutalité  sans  atténuation, 
tantôt  avec  une  forte  addition  de  patriotisme  exalté. 
Et  les  écrivains  militaires  défenseurs  de  cette  thèse 
ont  recruté  des  disciples  enthousiastes  parmi  les 
civils,  chez  des  savants  de  catégories  diverses. 
Même  au  milieu  de  la  tuerie  actuelle,  des  professeurs 
allemands  bien  disciplinés  font  l'éloge  de  la  guerre 
et  parlent  de  la  paix  avec  mépris.  Dans  un  discours 
sur  Bas  deutsche  Selbsthewusstsein  ('),  prononcé 
par  le  professeur  E.  Schwarz,  de  Strasbourg,  le 
io  mars  191 5,  nous  lisons  ce  passage  :  «  De  même 
que  tout  ce  que  le  cœur  et  la  volonté  de  l'homme 
contiennent  de  vérité  se  réduirait  à  un  vain  mot 
s'il  n'existait  pas  l'implacable  vérité  de  la  mort,  de 
même  la  guerre  est  l'épreuve  impitoyable  à  laquelle 
sont  soumises  la  vérité  et  la  réalité  de  la  puissance 
et  de  la  force  d'un  Etat.  •> 

Quelques  jours  auparavant,  M.  Ulrich  von  Wi- 
lamowitz-Moellendorff,  dans  une  conférence  sur 
l'empire  d'Auguste,  avait  mis  ses  auditeurs  en 
garde  contre  la  croyance  que  la  paix  soit  un  bien; 
il  tirait  précisément  ses  preuves  de  l'histoire  de 
l'Empire  romain  :  «  Il  n'est  nullement  nécessaire, 

(1)  u  La  fierté  allemande.  » 


4  GUERRE    ET    CIVILISATION 

disait-il,  qu'une  longue  paix  soit  pour  le  inonde  un 
bienfait.  C'est  même  une  question  de  savoir  si  elle 
peut  l'être.  La  paix  peut  rendre  les  hommes  mala- 
difs et  rachitiques,  paresseux  et  engourdis,  faibles 
et  lâches.  Comme  ils  ne  sauraient  vivre  sans  sti- 
mulants, ils  demandent  à  des  sportsmen  de  pro- 
fession des  spectacles  qui  font  passer  dans  leurs 
moelles  un  frisson  inoffensif  :  courses  de  chevaux 
et  d'hommes,  jeux  du  cirque,  courses  de  taureaux, 
combats  de  boxe  et  combats  de  gladiateurs.  Ils  ont 
de  quoi  payer  le  sang  d'autrui.  La  paix  ne  fait 
pas  les  hommes  plus  doux,  mais  plus  brutaux;  le 
fait  a  été  mis  en  évidence  pendant  la  seule  longue 
période  de  paix  universelle  que  l'humanité  ait  vécue 
jusqu'ici.  » 

Les  effroyables  événements  qui  se  déroulent 
autour  de  nous  et  qui  constituent  sans  aucun  doute 
la  plus  grande  catastrophe  qui  ait  frappé  l'univers 
depuis  le  déluge,  ont  provoqué  en  beaucoup  de 
pays  une  nouvelle  discussion  des  thèses  dont  nous 
venons  de  parler.  Les  esprits  que  possède  le  «  mili- 
tarisme nationaliste  »  ont  en  général  fait  hautement 
profession  de  leur  doctrine  et  ont  célébré  la  guerre 
comme  une  puissance  bienfaisante  et  divine,  créa- 
trice de  civilisation  nouvelle.  Cependant,  sous  la 
pression  immédiate  de  la  guerre  et  de  ses  orgies 
de  sang,  des  voix  de  plus  en  plus  nombreuses  se 
sont  élevées  depuis  le  mois  d'août  iqi4  pour  pro- 
tester avec  une  énergie  croissante  contre  le  droit 
absolu  de  la  force  brutale,  contre  l'assassinat  mé- 
thodique. 

Il  est  intéressant  de  faire  observer  qu'une  pro- 


MOLTKE    ET    MAUPASSANT  5 

testation  de  ce  genre  avait  été  formulée  depuis 
longtemps  déjà  par  le  grand  écrivain  Guy  de  Mau- 
passant.  Il  est  un  des  premiers  qui  aient  repoussé, 
au  nom  de  l'humanité,  la  thèse  de  xMoltke. 

Guy  de  Maupassant  était  un  pur  Français  de 
France,  aussi  bon  patriote  que  qui  que  ce  fût; 
c'était  à  tous  les  points  de  vue  un  excellent  repré- 
sentant de  sa  race.  Il  avait  vécu  l'hiver  terrible  de 
1 870-1 871  ;  il  en  avait  souffert,  et  il  portait  le  deuil 
des  malheurs  de  la  France;  mais  la  guerre  en  tant 
que  guerre  n'était  à  ses  yeux  qu'une  force  de  bar- 
barie et  de  destruction  que  cet  esprit  d'une  culture 
si  haute,  si  affinée,  contemplait  avec  stupeur,  sans 
la  comprendre.  11  avait  pour  idéal  une  humanité 
intellectuellement  libérée,  et  voilà  pourquoi  il 
apostrophe  la  guerre  avec  une  indignation  brû- 
lante. Il  la  flétrit  dans  une  langue  vigoureuse, 
pittoresque  ;  il  en  évoque  toutes  les  horreurs  en 
termes  concis  et  énergiques.  Il  s'adresse  directe- 
ment à  Moltke  : 

«  Ainsi,  se  réunir  en  troupeaux  de  4oo.ooo 
hommes,  marcher  jour  et  nuit  sans  repos,  ne  penser 
à  rien  ni  rien  étudier,  ni  rien  apprendre,  ne  rien 
lire,  n'être  utile  à  personne,  pourrir  de  saleté, 
coucher  dans  la  fange,  vivre  comme  les  brutes  dans 
un  hébétement  continu,  piller  les  villes,  brûler  les 
villages,  ruiner  les  peuples,  puis  rencontrer  une 
autre  agglomération  de  viande  humaine,  se  ruer 
dessus,  faire  des  lacs  de  sang,  des  plaines  de  chair 
pilée  mêlée  à  la  terre  boueuse  et  rougie,  des  mon- 
ceaux de  cadavres,  avoir  les  bras  ou  les  jambes 
emportés,  la  cervelle  écrabouillée  sans  profit  pour 


0  GUERRE    ET    CIVILISATION 

personne,  et  crever  au  coin  d'un  champ,  tandis  que 
vos  vieux  parents,  votre  femme  et  vos  enfants 
meurent  de  faim  :  voilà  ce  qu'on  appelle  ne  pas 
tomber  dans  le  plus  hideux  matérialisme... 

«  Entrer  dans  un  pays,  égorger  l'homme  qui  dé- 
fend sa  maison  parce  qu'il  est  vêtu  d'une  blouse  et 
n'a  pas  un  képi  sur  la  tête,  brûler  les  habitations 
de  misérables  qui  n'ont  plus  de  pain,  en  voler 
d'autres,  boire  le  vin  trouvé  dans  les  caves,  violer 
les  femmes  trouvées  dans  les  rues,  brûler  des  mil- 
lions de  francs  en  poudre  et  laisser  derrière  soi  la 
misère  et  le  choléra  :  voilà  ce  qu'on  appelle  ne  pas 
tomber  dans  le  plus  hideux  matérialisme.  » 

Et  la  pensée  de  l'auteur  se  reportant  à  l'épou- 
vantable hiver  de  guerre  que  la  France  avait  connu 
récemment,  il  poursuit  : 

«  Nous  l'avons  vue,  la  guerre.  Nous  avons  vu  les 
hommes  redevenus  des  brutes,  affolés,  tuer  par 
plaisir,  par  terreur,  par  bravade,  par  ostentation. 
Alors  que  le  droit  n'existe  plus,  que  la  loi  est  morte, 
que  toute  notion  du  juste  disparaît,  nous  avons  vu 
fusiller  des  innocents  trouvés  sur  une  route  et 
devenus  suspects  parce  qu'ils  avaient  peur.  Nous 
avons  vu  tuer  des  chiens  enchaînés  à  la  porte  de 
leurs  maîtres  pour  essayer  des  revolvers  neufs,  nous 
avons  vu  mitrailler  par  plaisir  des  vaches  couchées 
dans  un  champ,  sans  aucune  raison,  pour  tirer  des 
coups  de  fusil,  histoire  de  rire.  Voilà  ce  qu'on  ap- 
pelle ne  pas  tomber  dans  le  plus  hideux  maté- 
rialisme. » 

Dans  sa  protestation  virulente  contre  le  général 
prussien,  qu'il  caractérise  comme  un  artiste  supé- 


MOLTKE    ET    MAUPASSANT  7 

rieur  dans  l'art  de  tuer  les  hommes,  Guy  de  Mau- 
passant  ne  se  contente  pas  de  clouer  la  guerre  au 
pilori  :  il  place  la  paix  en  face  d'elle  et  compare  : 

«  Les  nommes  de  guerre  sont  les  fléaux  du 
monde.  Nous  luttons  contre  la  nature,  l'ignorance, 
contre  les  obstacles  de  toute  sorte,  pour  rendre 
moins  dure  notre  misérable  vie.  Des  hommes,  des 
bienfaiteurs,  des  savants  usent  leur  existence  à  tra- 
vailler, à  chercher  ce  qui  peut  aider,  ce  qui  peut 
secourir,  ce  qui  peut  soulager  leurs  frères.  Ils  vont, 
acharnés  à  leur  besogne  utile,  entassant  les  décou- 
vertes, agrandissant  l'esprit  humain,  élargissant  la 
science,  donnant  chaque  jour  à  l'intelligence  une 
somme  de  savoir  nouveau,  donnant  chaque  jour  à 
leur  patrie  du  bien-être,  de  l'aisance,  de  la  force. 
La  guerre  arrive.  En  six  mois,  les  généraux  ont 
détruit  vingt  ans  d'efforts,  de  patience  et  de  génie. 
Voilà  ce  qu'on  appelle  ne  pas  tomber  dans  le  plus 
hideux  matérialisme.  » 

Maupassant  éprouve  une  haine  méprisante  pour 
ceux  qui  font  de  la  guerre  un  métier  ;  il  essaie  par 
tous  les  moyens  de  combattre  la  croyance  commune 
d'après  laquelle  ils  auraient  accompli  des  choses 
grandes  et  dignes  d'admiration. 

«  Ou'ont-ils  donc  fait  pour  prouver  même  un  peu 
d'intelligence,  les  hommes  de  guerre  ?  Rien.  Qu'ont- 
ils  inventé?  Des  canons  et  des  fusils.  Voilà  tout. 
L'inventeur  de  la  brouette  n'a-t-il  pas  plus  fait 
pour  l'homme,  par  cette  simple  et  pratique  idée 
d'ajuster  une  roue  à  deux  bâtons,  que  l'inventeur 
des  fortifications  modernes?...  Est-ce  que  Napo- 
léon Ier  a  continué  le  grand  mouvement  intellectuel 


8  GUERRE    ET    CIVILISATION 

commencé  par  les  philosophes  à  la  fin  du  dernier 
siècle  ?  » 

Guy  de  Maupassant  fit  un  jour  une  visite  à  bord 
du  cuirassé  Le  Courbet,  qui  était,  il  y  a  une  géné- 
ration, une  des  plus  belles  unités  de  la  marine  fran- 
çaise. Cette  visite  lui  inspira  les  réflexions  sui- 
vantes : 

«  Rien  ne  donne  l'idée  du  labeur  humain,  du 
labeur  minutieux  et  formidable  de  cette  petite  bête 
aux  mains  ingénieuses  comme  ces  énormes  cita- 
delles de  fer  qui  flottent  et  marchent,  portent  une 
armée  de  soldats,  un  arsenal  d'armes  monstrueuses 
et  qui  sont  faites,  ces  armes,  de  petits  morceaux 
ajustés,  soudés,  forgés,  boulonnés,  travail  de  four- 
mis et  de  géants,  qui  montre  en  même  temps  tout 
le  génie  et  toute  l'impuissance  et  toute  l'irrémé- 
diable barbarie  de  cette  race  si  active  et  si  faible 
qui  use  ses  efforts  à  créer  des  engins  pour  se  dé- 
truire elle-même. 

«  Ceux  d'autrefois,  qui  construisaient  avec  des 
pierres  des  cathédrales  en  dentelle,  palais  féeriques 
pour  abriter  des  rêves  enfantins  et  pieux,  ne  va- 
laient-ils pas  ceux  d'aujourd'hui,  lançant  sur  la 
mer  des  maisons  d'acier  qui  sont  des  temples  de  la 
mort?  » 

Comme  on  le  voit,  Maupassant  démontre  avec 
une  logique  inébranlable  que  seuls  les  travaux  de 
la  paix  assurent  le  bonheur.  La  guerre  est  une  sur- 
vivance mauvaise  dont  les  hommes  doivent  s'ap- 
pliquer consciemment  à  se  libérer.  Dans  cet  ordre 
d'idées,  Maupassant  avait  eu  en  Victor  Hugo  un 
devancier.  Ce  géant,  à  qui  rien  d'humain  n'était 


MOLTKE    ET    MAUPASSANT  9 

étranger,  avait  écrit  en  effet  dans  son  style  lapi- 
daire : 

«  Aujourd'hui,  la  force  s'appelle  la  violence  et 
commence  à  être  jugée  ;  la  guerre  est  mise  en  accu- 
sation. La  civilisation,  sur  la  plainte  du  genre 
humain,  instruit  le  procès  et  dresse  le  grand  dos- 
sier criminel  des  conquérants  et  des  capitaines.  Les 
peuples  en  viennent  à  comprendre  que  l'agrandis- 
sement d'un  forfait  n'en  saurait  être  la  diminution  ; 
que  si  tuer  est  un  crime,  tuer  beaucoup  n'en  peut 
être  la  circonstance  atténuante;  que  si  voler  est  une 
honte,  envahir  ne  saurait  être  une  gloire. 

«  Ah  !  proclamons  ces  vérités  absolues,  déshono- 
rons la  guerre.  » 

Maintenant  que  la  guerre  a  ravagé  pendant  plus  de 
deux  ans  l'Europe  et  une  grande  portion  de  l'Asie, 
on  est  tenté  de  mettre  Moltke,  représentant  du  mi- 
litarisme, en  face  de  Maupassant  et  de  Victor  Hugo, 
représentants  de  l'humanisme,  et  de  confronter  leurs 
idées.  Le  temps  n'est-il  pas  venu  où  l'on  pourrait 
décider  lequel  des  deux  partis  a  raison?  11  est  bien 
probable  que  la  plupart  des  hommes  se  rallieront 
sans  hésiter  à  la  théorie  des  deux  écrivains  français, 
comme  à  l'expression  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé, 
de  plus  beau  et  de  plus  noble  chez  l'homme.  Et  l'on 
peut  vraiment  donner  le  nom  de  terre  du  progrès 
au  pays  dans  lequel,  malgré  tant  de  traditions  et 
de  tendances  guerrières,  de  pareilles  idées  ont  été 
exprimées  avec  tant  d'éloquence,  de  conviction, 
—  et  j'ajouterai  :  si  tôt,  car  la  France  a  protesté 
contre  la  guerre  longtemps  avant  le  dix-neuvième 
siècle. 


10  GUERRE    ET    CIVILISATION 

Voltaire  exerce  son  ironie  mordante  sur  la  folie 
guerrière.  Il  imagine  une  conversation  entre  un 
habitant  de  Sirius,  le  géant  Micromégas,  et  quel- 
ques-uns des  habitants  de  notre  globe,  parmi  les- 
quels se  trouvent  plusieurs  philosophes.  Us  lui 
donnent  diverses  explications  sur  les  occupations 
des  hommes,  et  ces  renseignements  le  remplissent 
tour  à  tour  d'étonnement,  de  colère  et  de  mépris. 
Au  cours  de  la  conversation,  l'un  des  philosophes 
lui  parle  de  la  guerre  de  1763  contre  les  Turcs  : 

«  En  écoutant  ces  paroles,  l'habitant  de  Sirius  eut 
un  frisson;  il  demanda  quelle  pouvait  bien  être  la 
raison  de  ces  combats  effroyables  entre  des  créa- 
tures si  petites  et  si  faibles. 

«  Le  philosophe  répondit  qu'il  s'agissait  seule- 
ment de  quelques  malheureuses  pièces  de  terre  dont 
aucun  des  belligérants  ne  se  souciait,  et  que  per- 
sonne d'entre  eux  n'avait  jamais  vues,  non  plus 
que  cet  Empereur  ou  ce  Sultan  pour  lequel  ils  se 
massacraient  les  uns  les  autres. 

«  Saisi  d'épouvante,  Micromégas  s'écria,  tout 
tremblant  de  colère,  qu'une  pareille  folie  lui  était 
incompréhensible  et  qu'il  avait  envie  d'écraser  du 
pied  cette  fourmilière  d'assassins  ridicules. 

«  Le  philosophe  lui  répondit  : 

«  Ne  vous  en  donnez  pas  la  peine;  ils  travaillent 
«  assez  à  leur  ruine.  Sachez  qu'au  bout  de  dix  ans  il 
«  ne  reste  jamais  la  centième  partie  de  ces  misé- 
«  râbles  ;  sachez  que,  quand  même  ils  n'auraient  pas 
«  tiré  l'épée,  la  faim,  la  fatigue  ou  l'intempérance  les 
«  emportent  presque  tous.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas 
«  eux  qu'il  faut  punir,  ce  sont  ces  barbares  séden- 


3I0LTKE    ET    MAUPASSANT  I  I 

«  taires  qui,  du  fond  de  leur  cabinet,  ordonnent, 
«  dans  le  temps  de  leur  digestion,  le  massacre  d'un 
«  million  d'hommes,  et  qui  ensuite  en  font  remer- 
«  cier  Dieu  solennellement.  » 

Comme  on  le  voit,  l'homme,  malgré  tout,  ne 
change  guère,  et  l'ironie  de  Voltaire  convient  tout 
aussi  bien  au  vingtième  siècle  qu'au  dix-hui- 
tième. Seuls  les  groupements  des  belligérants  se 
sont  un  peu  modifiés,  mais  sans  aucun  avantage 
pour  la  civilisation.  En  ce  temps-là,  les  Russes  et 
les  Autrichiens  s'étaient  coalisés  pour  combattre  le 
Turc;  maintenant  les  Autrichiens  ont  passé  du 
côté  des  Turcs.  La  politique  mondiale  n'a  rien  à 
faire  avec  l'humanité  et  la  civilisation. 

Avant  Voltaire,  Rabelais  avait  déjà  écrit  de 
belles  pages  contre  la  guerre  ;  dans  la  personne  et 
dans  la  destinée  de  Picrochole,  roi  de  Lerné,  il 
tourne  en  ridicule  tous  les  conquérants  présomp- 
tueux avec  leurs  projets  insensés  et  barbares. 
L'épisode  de  Picrochole  est  un  des  ornements  de 
ce  Gargantua,  où  tant  d'idées  humaines  et  saines 
de  la  Renaissance  ont  trouvé  leur  expression. 

La  France  a  toujours  été  une  nation  directrice, 
tantôt  dans  un  domaine,  tantôt  dans  l'autre,  et 
tantôt  enfin  dans  plusieurs  domaines  à  la  fois. 
Depuis  le  Moyen  Age  la  France  a  été  en  Europe  le 
pays  progressif  et  initiateur  par  excellence,  et  ce 
rôle,  elle  l'a  conservé  jusqu'à  notre  époque,  même 
après  que  sa  puissance  et  son  importance  poli- 
tiques eurent  subi  une  diminution  dans  le  siècle 
précédent. 

La  France  a  continué  à  être  la  patrie  de  la  liberté, 


12  GUERRE    ET    CIVILISATION 

parce  que  c'est  le  pays  où  l'individualité  est  res- 
pectée, où  elle  peut  se  développer  librement  et  par 
suite  fournir  la  plus  grande  contribution  à  l'œuvre 
civilisatrice.  Ce  qui  passe  en  première  ligne  pour  le 
Français,  ce  n'est  pas  l'obligation  de  satisfaire  aux 
exigences  de  l'Etat,  ce  n'est  pas  le  souci  obsédant, 
étouffant,  du  bien-être  de  l'État  en  voie  de  dévelop- 
pement, mais  c'est  le  souci  des  intérêts  de  l'indi- 
vidu. 

Ce  trait  de  caractère  national  a  laissé  sa  marque 
dans  la  vigoureuse  protestation  de  Guy  de  Maupas- 
sant  contre  la  guerre.  L'écrivain  en  appelle  direc- 
tement au  peuple.  Il  sait  que  le  peuple  français  se 
compose  d'individus  libres,  indépendants  et  non 
pas  d'automates  mus  par  l'Etat;  et  il  approuve  que 
cette  nation  se  fasse  au  besoin  justice  à  elle-même 
en  tenant  tête  à  un  gouvernement  rétrograde.  Il 
s'agit  de  conserver  la  sainte  liberté  ;  il  s'agit  de 
lutter  toujours  pour  de  nouveaux  progrès,  et  la 
condition  de  ces  progrès,  c'est  qu'ils  aient  pour  but 
le  bonheur  de  l'individu.  Voici  comment  parle 
Maupassant  : 

«  Eh  bien,  oui  !  puisque  les  Gouvernements  pren- 
nent ainsi  le  droit  de  mort  sur  les  peuples,  il  n'y  a 
rien  d'étonnant  à  ce  que  les  peuples  prennent  par- 
fois le  droit  de  mort  sur  les  Gouvernements.  Ils  se 
défendent,  ils  ont  raison.  Personne  n'a  le  droit 
absolu  de  gouverner  les  autres.  On  ne  le  peut  faire 
que  pour  le  bien  de  ceux  que  l'on  dirige.  Oui- 
conque  gouverne  a  autant  le  devoir  d'éviter  la 
guerre  qu'un  capitaine  de  navire  a  celui  d'éviter  le 
naufrage.  » 


MOLTKE    ET    MAUPASSANT  l3 

Tout  le  monde  reconnaîtra  que  le  pays  où  de  telles 
paroles  se  font  entendre  a  pour  devise  :  «  Liberté 
et  progrès.  »  Mais  tout  en  espérant  que  l'humanité 
s'avançait  vers  un  avenir  plus  lumineux  que  le  pré- 
sent, Maupassant  était  saisi  de  toutes  sortes  d'inquié- 
tudes sur  la  possibilité  d'une  libération  prochaine. 
Son  idéalisme  se  trouvait  sans  cesse  en  opposition 
tranchée  avec  son  tempérament  de  sceptique  ;  son 
expérience  pratique  de  la  vie  lui  inspirait  des  rai- 
sons de  se  méfier.  Voilà  pourquoi  des  doutes  amers 
se  mêlent  à  ses  considérations  sur  la  possibilité 
pour  les  hommes  de  secouer  le  cauchemar  de  la 
guerre.  Il  s'écrie  : 

«  Et  nous  avons  aujourd'hui,  à  notre  époque, 
avec  notre  civilisation,  avec  l'étendue  de  science  et 
le  degré  de  philosophie  où  l'on  croit  parvenu  le 
génie  humain,  des  écoles  où  l'on  apprend  à  tuer,  à 
tuer  de  très  loin,  avec  perfection,  beaucoup  de 
monde  en  même  temps,  à  tuer  de  pauvres  diables 
d'hommes  innocents,  chargés  de  famille  et  sans 
casier  judiciaire. 

«  Et  le  plus  stupéfiant,  c'est  que  le  peuple  ne  se 
lève  pas  contre  le  Gouvernement.  Quelle  différence 
y  a-t-il  donc  entre  les  monarchies  et  les  répu- 
bliques? Le  plus  stupéfiant,  c'est  que  la  société 
tout  entière  ne  se  révolte  pas  à  ce  seul  mot  de 
guerre. 

«  Ali  !  nous  vivrons  toujours  sous  le  poids  des 
vieilles  et  odieuses  coutumes,  des  criminels  pré- 
jugés, des  idées  féroces  de  nos  barbares  aïeux,  car 
nous  sommes  des  bêtes,  nous  resterons  des  bêtes 
que  l'instinct  domine  et  que  rien  ne  change.  » 


l.'l  GUERRE    ET    CIVILISATION 

Au  cours  de  la  grande  guerre  un  grand  nombre  de 
représentants  éminenls  de  l'art,  de  la  science  et  de 
l'industrie,  appartenant  à  beaucoup  de  pays  divers, 
ont  exprimé  des  idées  analogues  à  celles  de  Mau- 
passant  et  protesté  contre  la  thèse  qui  voit  dans  la 
guerre  un  facteur  de  civilisation.  Je  citerai  ici 
quelques  déclarations  du  Danois  Georges  Brandès; 
elles  sont  extraites  d'un  article  où  le  célèbre  cri- 
tique part  en  campagne  contre  l'apologie  de  la 
guerre  : 

«  Je  sais  que  les  Allemands  sont  civilisés,  les 
Russes  pleins  de  cœur,  les  Autrichiens  élégants. 
La  guerre  les  a  tous  transformés  en  barbares.  Une 
fois  que  le  meurtre  du  soi-disant  «  ennemi  »  et  la 
destruction  d'êtres  humains,  de  villes  et  de  champs 
ont  été  qualifiés  exploits  méritoires  et  même  actes 
de  sainteté,  la  brutalité  se  trouve  déchaînée  de  tous 
côtés.  Sous  le  vernis  de  la  civilisation  se  révèle 
alors  un  sauvage  qui  appartient  essentiellement  à 
l'âge  de  la  pierre.  » 

On  lit  plus  loin  dans  le  même  article  : 

«  La  disparition  de  toute  guerre  ne  serait  certai- 
nement pas  plus  dangereuse  pour  la  conservation 
des  valeurs  les  plus  hautes  de  la  vie  humaine  que 
la  suppression  de  l'institution  du  duel.  Nous 
connaissons  tous  la  thèse  rebattue  qui  veut  que  la 
cessation  de  la  guerre,  au  lieu  d'ennoblir  les 
hommes,  les  amollisse  et  ne  leur  offre  plus  pour 
idéal  que  le  bien-être  physique...  On  nous  a  répété 
assez  souvent  que  c'est  seulement  dans  la  guerre 
que  se  développent  l'abnégation  et  l'esprit  de  sacri- 
fice. 


MOLTKE    ET    MAUPASSANT  l5 

«  Personne  ne  nie  que  si  la  guerre  produit  des 
horreurs  et  des  désastres  sans  nombre  et  sans 
mesure,  elle  révèle  aussi  le  courage  et  le  sacrifice 
de  soi.  Mais  cette  constatation  n'est  pas  de  nature 
à  diminuer  le  moins  du  monde  notre  aversion  pour 
la  guerre. 

«  Les  incendies  donnent  à  de  vaillants  pompiers 
l'occasion  de  déployer  de  l'audace,  de  l'héroïsme, 
de  l'ingéniosité  et  de  l'endurance;  mais  personne 
ne  glorifiera  pour  cela  l'incendie,  surtout  quand  il 
réduit  toute  une  ville  en  cendres. 

«  Des  épidémies  redoutables  donnent  à  des  mé- 
decins consciencieux  et  à  de  vaillantes  infirmières 
l'occasion  de  faire  preuve  de  courage,  de  prudence, 
d'intelligence,  de  présence  d'esprit  et  de  beaucoup 
d'autres  qualités;  mais  personne  ne  chante  pour 
cela  un  hymne  au  choléra.  » 

Dans  un  discours  que  Mme  Ellen  Key  prononça 
il  y  a  quelque  temps  devant  l'Académie  suédoise  à 
Stockholm,  elle  se  livra  à  des  considérations  sem- 
blables à  celles  de  M.  Brandès.  Voici  ce  qu'elle  dit 
entre  autres  choses  :  «  On  a  accusé  les  amis  de  la 
paix  de  ne  pas  apprécier  les  beaux  côtés  de  la 
guerre.  Cette  accusation  est  injuste.  Mais  de  ce 
qu'on  voit  ce  qu'il  y  a  d'héroïque  dans  la  guerre, 
il  ne  s'ensuit  pas  qu'on  doive  souhaiter  l'état  de 
guerre.  Les  rivalités  de  familles  dans  l'ancienne 
Islande  ont  produit  des  traits  de  noblesse  sublime, 
mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  nous  souhai- 
tions le  retour  de  pareilles  époques.  » 

Ainsi  donc  les  esprits  les  plus  divers  se  rencon- 
trent dans  une  même  condamnation  énergique  de 


l6  GUERRE    ET    CIVILISATION' 

la  guerre,  dans  la  même  horreur  douloureuse  pour 
cette  institution.  Et  des  protestations  de  ce  genre, 
comme  nous  l'avons  vu,  ont  été  formulées  avant 
notre  époque,  au  siècle  de  Voltaire,  pendant  la 
Renaissance,  et.  même  dès  l'antiquité.  Plutarque  a 
écrit  sur  la  musique  un  dialogue  qu'il  introduit  par 
les  considérations  suivantes  : 

«  L'épouse  de  Phocion  le  Juste  mettait,  comme 
on  le  sait,  toute  sa  fierté  dans  les  exploits  guerriers 
de  son  époux.  J'estime  au  contraire  que  je  dois 
signaler  l'activité  artistique  et  scientifique  de  mon 
maître  comme  une  chose  qui  inspire  de  la  fierté 
non  seulement  à  moi,  mais  à  ses  amis.  En  effet, 
l'expérience  nous  prouve  que  même  les  exploits 
les  plus  brillants  accomplis  par  des  guerriers  se 
bornent  à  libérer  d'un  danger  momentané  quelques 
soldats,  une  seule  ville  ou  peut-être  un  seul  peuple  ; 
mais  ils  ne  rendent  nullement  meilleurs  ni  les  sol- 
dats, ni  les  citoyens  de  la  ville,  ni  ceux  de  l'Etat. 
En  revanche,  on  peut  constater  que  le  développe- 
ment intellectuel,  qui  est  le  fondement  du  bonheur 
et  une  source  de  sagesse,  profite  non  seulement  à 
une  famille,  à  une  cité  ou  à  un  peuple,  mais  à  l'hu- 
manité tout  entière.  Or,  s'il  convient  de  placer  delà 
sorte  les  biens  de  l'intelligence  et  de  l'âme  au-dessus 
de  n'importe  quel  exploit  guerrier,  l'intérêt  qu'on 
leur  a  témoigné  est  d'autant  plus  digne  d'une  étude 
historique.  »  Après  quoi  Onésicrate  commence  à 
discuter  avec  ses  amis  des  questions  musicales. 

«  Le  bénéfice  de  la  guerre  s ,  dit  Mm*  Elien  Key  à 
la  fin  de  son  discours,  «  c'est  l'éveil  dans  la  con- 
science des  peuples  de  cette  idée  qu'il  faut  vaincre 


MOLTKE    ET    MAUPASSANT  17 

la  guerre.  »  Espérons  qu'il  ne  s'écoulera  pas  trop 
de  temps  avant  que  le  but  soit  atteint,  avant  que 
l'appétit  de  meurtre  patriotique  ait  été  complète- 
ment extirpé  de  l'humanité  civilisée.  Espérons  que 
nous  n'attendrons  pas  trop  longtemps  le  moment 
où  tous  les  hommes  uniront  leurs  efforts  pour 
triompher  de  la  guerre.  Espérons  que  tous  com- 
prendront bientôt  que,  quand  la  guerre  n'a  pas  le 
but  que  lui  assigne  Maurice  Barrés,  elle  est  un 
crime  monstrueux. 

Lorsque  Charles  Bordes  fut  reçu  en  1759  membre 
de  l'Académie  de  Nancy,  il  prononça  un  discours 
où  il  célébrait  le  siècle  des  lumières  et  l'esprit  phi- 
losophique, et  terminait  ainsi  :  «  Puisse-t-il  (')  un 
jour,  plus  sublime,  plus  utile  encore,  ramener  les 
hommes  à  la  plus  grande  égalité  possible,  et  ins- 
pirer aux  peuples  et  aux  princes  une  horreur  pro- 
fonde de  ce  crime  des  crimes,  la  guerre  !  » 

(1)  L'esprit  philosophique. 


iLIERRK    ET    CIVILISATION 


II 

BELGIQUE  D'AUTREFOIS 
BELGIQUE  D'AUJOURD'HUI 


Emile  Verhaeren  (*)  a  publié  en  igi5  un  livre  qui 
porte  ce  titre  sinistre  :  La  Belgique  sanglante. 

Tous  ceux  qui  admirent  et  aiment  le  grand 
poète,  tous  ceux  qui  sympathisent  avec  sa  malheu- 
reuse patrie,  liront  ce  livre  qui  saisit  et  attache,  qui 
excite  l'enthousiasme  et  l'indignation  et  laisse  une 
impression  ineffaçable  dans  l'âme  du  lecteur.  Il  est 
brûlant  de  passion  ;  on  y  sent  à  la  fois  une  haine 
ardente  et  un  amour  profond,  concentré,  plein  de 
tristesse.  Ce  livre  ne  décrit  pas  seulement  ce  qu'an- 
nonce le  titre,  savoir  la  Belgique  qui  saigne  et 
souffre  depuis  le  mois  d'août  19 14  ;  il  décrit  aussi 
la  Belgique  d'avant  la  guerre. 

Il  n'y  avait  certainement  pas  au  monde  un  écri- 
vain mieux  fait  pour  cette  tâche  que  Verhaeren. 
Aucun  auteur  belge  n'a  eu  une  compréhension 
plus  intime,  plus  profonde  de  son  pays  avec  ses 
nombreuses  et  diverses  particularités  nationales. 
Aucun  poète  belge  n'a  décrit  avec  plus  de  puis- 


(1)  Depuis  que  ce  chapitre  a  été  écrit,  Emile  Verhaeren  est  mort. 
En  décembre  igi5  il  fut,  on  Je  sait,  victime  d'un  terrible  accident 
à  Rouen. 


BELGIQUE  D  AUTREFOIS,  BELGIQUE  D'AUJOURD'HUI       10, 

sance  artistique  et  de  fantaisie  Famé  de  la  Belgique 
moderne,  de  la  Wallonie  aussi  bien  que  de  la 
Flandre. 

Verhaeren  est  une  nature  fière,  qui  a  conscience 
de  sa  valeur.  Il  est  fier  d'être  né  Belge,  fier  d'ap- 
partenir à  une  nation  qui,  maigre  l'exiguïté  de  son 
territoire,  malgré  les  éléments  hétérogènes  qui  s'y 
juxtaposent,  a  apporté  à  plusieurs  reprises,  et  tout 
particulièrement  à  notre  époque,  des  contributions 
très  importantes  à  la  civilisation  européenne.  En 
traits  brefs  et  vigoureux  il  retrace  l'histoire  de  la 
civilisation  belge  et  célèbre  la  peinture,  l'architec- 
ture, la  littérature  et  l'industrie  de  son  pays.  Un 
pays  dont  le  développement  est  marqué  par  des 
noms  tels  que  van  Eyck,  Memling,  Rubens,  van 
Dyck,  Brouwer,  Teniers,  Jordacns,  Charles  de 
Coster,  Maeterlinck,  van  Lerberghe  et  Camille  Le- 
monnier,  a  des  droits  à  la  reconnaissance  de  toutes 
les  nations. 

Verhaeren  évoque  le  passé,  le  temps  où  la  Bel- 
gique était  un  des  pays  les  plus  commerçants  de 
l'Europe,  où  ses  ports  et  ses  entrepôts  se  remplis- 
saient incessamment  de  marchandises  provenant 
de  tous  les  coins  de  l'univers,  où  ses  fleuves  étaient 
parcourus  par  une  flotte  innombrable  de  navires  de 
commerce.  Il  insiste  spécialement  sur  Ypres,  qui 
était  au  Moyen  Age  une  ville  de  commerce  floris- 
sante, riche,  puissante,  amie  du  beau.  Ses  archi- 
tectes l'ornaient  de  bâtisses  fières  et  originales, 
parmi  lesquelles  les  Halles  sont  particulièrement 
célèbres.  C'était  un  bâtiment  unique  en  son  genre. 
«  Jadis,  les  drapiers,  les  tisserands  et  les  foulons 


20  GUERRE    ET    CIVILISATION 

en  firent  le  centre  de  leurs  trafics.  Elles  virent  les 
révoltes  et  les  émeutes  populaires.  Elles  tressail- 
lirent d'angoisse  et  de  fièvre,  ou  de  joie  et  d'orgueil. 
Elles  étaient  les  siècles,  debout.  » 

Verhaeren  évoque  aussi  un  petit  village  de 
Flandre,  à  l'écart  des  grandes  voies,  un  petit  vil- 
lage où  l'on  vit  comme  on  vivait  il  y  a  plusieurs 
siècles.  Il  revoit  les  petites  fermes  avec  leurs  portes 
peintes  en  vert,  leurs  toits  rouges  et  leurs  pignons 
blancs  ;  il  entend  le  fléau  frapper  l'aire  de  la  grange, 
et  il  entend  broyer  et  battre  le  lin.  11  accompagne 
les  paysans  dans  leur  existence  humble  et  paisible, 
il  observe  leur  recueillement  dans  les  petites  éfjlises 
qu'animent  de  nombreuses  images  de  la  Vierge 
aux  couleurs  vives  et  des  statues  de  saints. 

Ou  bien  encore  l'imagination  du  poète  le  trans- 
porte dans  la  petite  ville  idyllique  de  Dixmude,  où 
les  pieuses  béguines,  par  groupes  de  trois  ou 
quatre,  se  promènent  tout  autour  du  tranquille 
jardin  du  cloître,  où  de  vieilles  femmes  usées  par 
la  vie  sont  assises  derrière  les  vitres  de  petites 
maisons  calmes  :  elles  demeurent  tout  l'hiver  à  la 
même  place  et  dans  la  même  position,  tandis  que 
leurs  pauvres  mains  accomplissent  sans  trêve  le 
même  travail  ;  c'est  seulement  en  été  qu'elles  sor- 
tent de  leurs  chambres  séculaires  pour  respirer  l'air 
frais  sur  le  seuil  de  la  maison  ;  pour  elles,  l'habi- 
tude et  l'uniformité  sont  devenues  le  suprême 
bonheur.  La  vie  est  comme  suspendue  dans  ces 
vieilles  villes  flamandes  à  moitié  oubliées.  «  Vrai- 
ment, si  la  Vierge  revenait  sur  terre,  elle  choisirait, 
pour  vivre  en  recluse  après  la  mort  de  son  fils,  un 


BELGIQUE  D'AUTREFOIS,  BELGIQUE  D  AUJOURD  HUI       2  1 

tel  séjour  de  pauvreté,  de  calme  et  de  bonne 
pensée.  » 

Mais  chaque  fois  que  Verhaeren  a  trouvé  un 
bref  repos  dans  ces  rêveries,  il  se  retourne  d'un 
mouvement  brusque  et  douloureux  vers  le  présent, 
et  la  Belgique  du  passé  fait  place  dans  sa  con- 
science à  un  pays  ravagé,  épuisé  et  asservi.  Il  ra- 
conte les  villes  dévastées,  les  maisons  en  flammes, 
les  églises  démolies  à  coups  d'obus,  les  tours  écrou- 
lées, les  châteaux  mis  à  sac,  les  vieillards  et  les 
enfants  massacrés,  les  femmes  violentées,  les  pay- 
sans pendus,  et  sa  voix,  en  décrivant  ces  horreurs, 
a  un  tremblement  de  douleur  et  de  haine  infinies. 

Il  veut  voir  de  ses  yeux  l'œuvre  de  destruction 
dans  la  petite  portion  de  sa  patrie  que  les  Alle- 
mands n'ont  pu  occuper.  Venant  de  France,  il  fran- 
chit en  automobile  la  frontière,  actuellement  sup- 
primée, des  deux  pays.  Il  passe  près  d'un  village 
où  les  soldats  dorment  dans  le  cimetière  et  dans 
l'église  et  suspendent  leurs  cartouchières  aux  sta- 
tues des  saints. 

Il  pleut,  et  dans  une  échoppe  sur  la  place  un 
brave  petit  commerçant  vend  du  tabac  aux  soldats. 
Lorsque  la  pluie  a  rendu  le  tabac  humide  et  lourd, 
chaque  soldat  reçoit  un  petit  supplément  :  «  C'est 
à  cause  du  mauvais  temps  »,  fait-il  observer, 
«  mais  c'est  aussi  parce  que  j'aime  les  soldats.  » 
Verhaeren  prend  plaisir  à  noter  de  ces  petits  traits 
qui  donnent  la  vie  à  une  figure. 

Il  arrive  enfin  à  Pervyse,  où  il  voit  de  ses  yeux 
les  traces  abominables  laissées  par  la  guerre  :  «  La 
grand'rue  ressemble  à  un  énorme  musée  de  faune 


2  2  GUERRE    ET    CIVILISATION 

préhistorique  ;  les  toits  des  maisons,  dont  toutes  les 
tuiles  sont  tombées,  et  dont  les  laitages  s'affaissent 
jusqu'aux  trottoirs,  apparaissent  comme  des  ver- 
tèbres suspendues,  tandis  que  ce  qui  reste  debout 
des  murs  et  des  pignons  fait  songer  à  de  formi- 
dables ossatures  rongées  ou  fendues.  » 

Une  seule  maison  a  été  épargnée,  et  le  proprié- 
taire continue  de  l'habiter.  C'est  un  homme  entre 
deux  âges.  Il  voit  passer  l'automobile,  sans  dire 
un  mot.  Il  tient  dans  les  mains  un  grand  balai,  et, 
au  milieu  du  bourg  dévasté,  il  balaie  consciencieu- 
sement son  trottoir;  c'est  que  le  lendemain  est  un 
dimanche.  Même  en  pleine  guerre,  le  Flamand  con- 
serve ses  goûts  de  propreté. 

L'automobile  poursuit  sa  route.  De  nouvelles 
destructions,  de  nouvelles  horreurs  se  présentent 
aux  regards  de  Verhaeren.  11  éprouve  un  sentiment 
de  terreur,  il  est  secoué  au  plus  profond  de  lui- 
même,  mais  il  ne  désespère  point.  Malgré  tout,  il 
conserve  une  confiance  inébranlable  en  la  patrie 
belge,  en  sa  juste  cause,  en  son  avenir.  De  toutes 
ces  villes  et  de  tous  ces  villages  maintenant  en 
cendres  surgira  une  merveilleuse  Renaissance.  On 
rebâtira  la  bibliothèque  de  Louvain  et  l'église  Saint- 
Pierre,  les  halles  d'Ypres,  les  tours  de  Dixmude  et 
de  Nieuport,  et  «  l'on  en  scellera  toutes  les  pierres 
avec  un  mortier  aussi  dur  et  aussi  solide  qu'est 
dure  et  solide  l'aversion  qu'on  éprouve  actuelle- 
ment pour  les  Allemands  ». 

Le  livre  de  Verhaeren  est  à  la  fois  un  écrit  apolo- 
gétique et  un  acte  d'accusation.  D'une  part  l'écri- 
vain défend  son  pays,  dont  il  met  en  relief  la  grande 


BELGIQUE  D'AUTREFOIS,  BELGIQUE  D'AUJOURD'HUI       23 

importance  pour  le  développement  de  la  culture 
européenne.  La  Belgique  était  un  pays  pacifique, 
laborieux,  artiste,  riche,  qui  pouvait  compter  sur 
le  respect  et  l'admiration  non  seulement  des  petites 
nations  mais  des  grandes  ;  ce  pays  collaborait  avec 
les  autres,  mais  en  pleine  indépendance,  à  l'évolu- 
tion de  la  civilisation.  Et  d'autre  part  l'auteur  accuse 
l'Allemagne  dans  les  termes  les  plus  violents  pour 
son  attentat  contre  la  neutralité  belge,  pour  sa 
politique,  pour  sa  façon  de  conduire  la  guerre.  L'ul- 
timatum brutal  et  cynique  du  2  août  19 14  offrait  à 
la  Belgique  une  indemnité  pécuniaire  en  échange 
du  passage  des  troupes  allemandes.  La  Belgique 
repoussa  avec  fierté  cette  proposition  et  décida  ainsi 
de  sa  destinée.  Verhaeren  se  révolte  à  l'idée  qu'on 
ait  pu  croire  que  la  Belgique  était  à  vendre.  Les 
Allemands,  qui  ne  comprennent  pas  les  idées  que 
se  font  de  l'honneur  les  autres  nations,  «  appelèrent 
notre  Gouvernement  au  comptoir,  dans  une  arrière- 
boutique.  Ils  ne  prononcèrent  qu'un  mot  :  Com- 
bien? Ils  s'attendaient  à  ce  qu'on  leur  répondît  à 
l'instant  :  Trente  deniers  ». 

Le  livre  de  Verhaeren  est  en  même  temps  une 
confession.  L'auteur,  qui  adresse  aujourd'hui  à 
l'Allemagne  les  plus  sanglants  reproches,  éprouvait 
avant  la  guerre  d'autres  sentiments  pour  la  puis- 
sante voisine  de  la  Belgique.  Il  l'avoue  dans  son 
introduction  : 

«  Celui  qui  composa  ce  livre,  où  la  haine  ne  se 
dissimule  point,  était  jadis  un  vivant  pacifique.  Il 
admirait  bien  des  peuples  ;  il  en  aimait  quelques- 
uns.  Parmi  ceux-là  se  rangeait  l'Allemagne. 


-).l\  GUERRE    ET    CIVILISATION 

«  N'était-elle  pas  féconde,  travailleuse,  entrepre- 
nante, audacieuse  et  organisée  mieux  qu'aucune 
aulre  nation  ?  N'oflfrait-elle  point  à  ceux  qui  la  visi- 
taient l'impression  de  la  sécurité  dans  la  force?  Ne 
regardait-elle  point,  avec  les  yeux  les  plus  aigus  et 
les  plus  ardents  qui  fussent,  l'avenir? 

«  La  guerre  survint. 

«  L'Allemagne  parut  autre,  immédiatement.  Sa 
force  se  fit  injuste,  fourbe,  féroce.  Elle  n'eut  plus 
d'autre  orgueil  que  celui  d'une  tyrannie  métho- 
dique. Elle  devint  le  fléau  dont  il  faut  se  défendre 
afin  que  la  vie  haute  ne  périsse  point  sur  la  terre. 

«  Pour  l'auteur  de  ce  livre,  aucune  désillusion 
ne  fut  plus  grande  ni  plus  soudaine.  Elle  le  frappa 
au  point  qu'il  ne  se  crut  plus  le  même  homme.  » 

L'amour  profond  d'un  poète  pour  sa  patrie  ; 
l'infini  désespoir  de  cet  homme  en  face  des 
malheurs  de  cette  patrie  ;  sa  haine  brûlante  contre 
les  auteurs  du  désastre;  l'horreur  qu'un  idéaliste 
ami  de  la  paix  éprouve  pour  la  barbarie  de  la 
guerre  :  voilà  ce  qu'on  trouve  dans  le  livre  de 
Verhaeren.  L'amour  et  la  haine,  la  douleur  et  le 
désespoir  s'y  expriment  d'une  façon  poignante. 
La  Belgique  sanglante  laisse  une  impression  inef- 
façable. 

Le  destin  qui  a  frappé  la  Belgique  innocente  lui 
a  assuré  la  sympathie  profonde  de  tout  le  monde 
civilisé.  Je  dis  sympathie,  parce  que  je  n'ai  pas 
d'autre  mot  à  ma  disposition  ;  mais  en  réalité  je 
pense  à  quelque  chose  de  bien  différent,  à  quelque 
chose  de  beaucoup  plus  chaud  et  plus  intime,  à  un 
mot  qui  signifierait  à  la  fois  un  respect  infini  et 


BELGIQUE  D'AUTREFOIS,  BELGIQUE  D'AUJOURD'HUI       25 

une  indignation  violente,  où  l'on  sentirait  de  l'ad- 
miration très  humble  en  même  temps  qu'un  trem- 
blement de  colère.  Mais,  encore  une  fois,  un  tel 
vocable  me  manque.  Le  langage  lui  aussi  s'adapte 
insuffisamment  aux  événements  actuels;  on  dirait 
qu'il  n'a  pas  été  réglé  en  vue  de  la  richesse  des 
sentiments  que  suscite  cette  guerre.  Les  mots  em- 
ployés jusqu'à  ce  jour  paraissent  maintenant  trop 
banaux,  trop  peu  expressifs  ou  trop  vides.  Ils  ne 
rendent  pas  les  images  d'horreur  qui,  après  vingt 
mois  de  démence  et  de  désespoir,  remplissent  les 
âmes  des  hommes. 


III 
LE  PAYS  QUI  NE  VEUT  PAS  MOURIR 


Plusieurs  noms  belges  ont  acquis  dans  ces 
derniers  temps  une  renommée  universelle.  Il 
suffit  de  citer  le  philosophe-poète  Maurice  Maeter- 
linck, le  lyrique  Emile  Verhaeren,  le  sculpteur  et 
peintre  Constantin  Meunier  et  l'explorateur  polaire 
Adrien  de  Gerlache  de  Gomery. 

Le  commandant  de  Gerlache,  qui  appartient  à 
une  vieille  famille  noble  de  Belgique,  a  aujourd'hui 
la  cinquantaine.  Ce  n'est  pas  seulement  un  explo- 
rateur et  un  organisateur  de  grande  envergure, 
c'est  aussi  un  savant  et  un  écrivain.  La  première 
impression  qu'on  reçoit  au  cours  d'une  conversation 
avec  lui  est  celle  d'une  énergie  concentrée  et  d'une 
grande  clarté  d'esprit.  De  nombreuses  années  de 
travail  acharné  à  la  poursuite  de  buts  définis  ont 
laissé  leur  empreinte  sur  sa  physionomie  et  sur  son 
allure.  Les  souffrances,  elles  aussi,  l'ont  fortement 
marqué.  Sa  voix  a  un  timbre  voilé,  son  langage 
hésite,  comme  s'il  craignait  de  révéler  un  secret 
qu'il  veut  tenir  caché  ;  ses  yeux  profonds,  ardents 
et  douloureux,  semblent  parfois  chercher  quelque 
chose  dans  le  lointain. 

M.  de  Gerlache  attira  pour  la  première  fois  l'at- 
tention du  monde  en  1896,  lorsqu'il  conçut  le  plan 


LE    PAYS    QUI    NE    VEUT    PAS    MOURIR  21] 

d'une  expédition  au  pôle  sud.  Il  quitta  Anvers  en 
août  1897  à  bord  d'un  ancien  bateau  de  pêche 
suédois  qui  reçut  le  nom  de  Belgica,  et  ce  n'est 
que  deux  ans  plus  tard  qu'il  rentra  après  un 
voyage  rempli  d'aventures,  riche  en  résultats  scien- 
tifiques; il  était  le  premier  qui  eût  passé  l'hiver 
dans  les  régions  antarctiques.  11  aida  ensuite  à  orga- 
niser deux  autres  expéditions  au  pôle  sud,  l'une 
française,  commandée  par  Charcot  (1903),  l'autre 
anglaise,  conduite  par  Shackleton  (19 12).  Au  reste, 
il  a  été  lui-même  à  la  tête  d'une  série  d'expéditions, 
en  partie  scientifiques  et  en  partie  commerciales, 
dans  les  régions  les  plus  diverses  du  globe.  En 
1 901,  il  était  dans  le  Golfe  Persique;  en  1907,  dans 
la  mer  de  Kara;  en  1909,  dans  la  terre  de  François- 
Joseph.  Il  a  de  plus  entrepris  deux  voyages  au 
Groenland  à  bord  du  Belgica,  la  première  fois  en 
compagnie  du  duc  d'Orléans,  et  ses  travaux  carto- 
graphiques ont  beaucoup  contribué  à  préciser 
notre  connaissance  de  cette  terre  arctique. 

Aussitôt  après  la  déclaration  de  guerre  il  fournit 
un  travail  considérable  à  Ostende,  où  il  exerça  les 
fonctions  d'une  sorte  de  directeur  militaire  du  port, 
organisa  une  station  d'aviation  et  régla  le  débar- 
quement des  troupes  et  du  matériel  que  fournissait 
l'Angleterre;  finalement  il  dirigea  l'évacuation  du 
port,  le  i3  octobre  ig i4- 

Après  cet  événement  si  douloureux  de  l'histoire 
de  la  Belgique,  le  commandant  de  Gerlache  a  em- 
ployé son  temps  et  sa  rare  énergie  à  réunir  un  vaste 
ensemble  de  documents  relatifs  à  cette  guerre  qui 
avait  été  imposée  à  son  pays  si  brusquement  et 


28  GUERRK    ET    CIVILISATION 

d'une  façon  si  inattendue.  Il  a  vérifié  ses  matériaux 
avec  toute  la  précision  critique  d'un  savant,  après 
quoi  il  en  a  tiré  parti  pour  composer  un  grand  ou- 
vrage intitulé  Le  Pays  qui  ne  veut  pas  mourir  (  '  >. 
L'ouvrage  a  été  traduit  en  norvégien  et  en  suédois. 

Ce  livre,  qui  «n  est  déjà  à  sa  2e  édition,  est 
pourvu  d'un  grand  nombre  d'illustrations,  qui  suf- 
firaient à  elles  seules  pour  en  assurer  le  succès  : 
on  y  trouve  des  vues  de  villes  et  de  villages,  de 
châteaux  et  d'églises,  de  rues  et  de  places  avant 
et  après  la  guerre,  des  portraits  de  la  famille  royale 
et  des  nombreuses  personnalités  éminentes  dont 
les  noms  sont  cités  avec  admiration  depuis  le  mois 
d'août  191 4  :  le  général  Léman,  le  bourgmestre 
Max,  le  cardinal  Mercier,  le  ministre  des  Affaires 
étrangères  Davignon,  etc.  ;  et  ce  sont  encore  des 
instantanés  représentant  l'armée  d'invasion  et  ses 
exploits,  des  dessins  allégoriques,  des  cartes 
postales  allemandes  relatives  à  la  guerre,  divers 
pamphlets,  etc.  Toute  la  guerre  passe  devant  les 
yeux  du  lecteur  avec  sa  brutalité  et  ses  épouvantes. 

Et  cependant,  si  instructives  et  attachantes  que 
soient  ces  gravures,  elles  ne  constituent  que  l'ac- 
cessoire. L'intérêt  principal  réside  dans  le  texte 
même  du  commandant  de  Gerlache.  La  langue  est 
simple  et  sans  apparat;  exposé  calme,  contenu  et 
sobre  ;  pas  de  recherche  de  l'effet,  pas  de  tentative 
directe  pour  forcer  l'adhésion  du  lecteur.  Ce  sont 
des  faits,  rien  que  des  faits,  présentés  dans  leur 


(1)  Publié  en  français  sous  le  titre  :   La  Belgique  et  le»  Belges 
pendant  la  guerre.  Paris,  Benjer-Levrault,  éditeurs. 


LE  PAYS  OUI  NE  VEUT  PAS  MOURIR        2Q 

ordre  de  succession  historique,  et  leur  réalité  bru- 
tale est  si  puissante  que  nous  lisons  le  livre  avec 
une  passion  croissante,  tantôt  enflammés  d'enthou- 
siasme, tantôt  glacés  de  terreur,  tantôt  à  demi 
étouffés  par  l'indignation  et  la  colère. 

Ce  livre  traite  du  martyre  de  la  Belgique.  Jus- 
qu'au 4  août  1914?  ^  royaume  de  Belgique  était  un 
pays  d'environ  3o.ooo  kilomètres  carrés,  peuplé  de 
7  millions  d'habitants,  un  pays  florissant  avec  une 
riche  culture  intellectuelle  et  de  précieux  trésors 
artistiques,  une  industrie  imposante  et  un  mouve- 
ment commercial  qui  n'était  pas  très  loin  d'égaler 
celui  de  la  France  ;  c'était  un  pays  dont  la  neu- 
tralité absolue  avait  pour  garantes  les  puissances 
européennes  en  vertu  du  traité  de  i83g.  Le  29  avril 
igi3,  au  cours  d'une  réunion  de  la  Commission  du 
budget,  le  secrétaire  d'Etat  allemand  von  Jagow, 
répondant  à  une  question  posée  par  un  membre 
socialiste,  avait  déclaré  que  «  l'Allemagne  était 
décidée  à  respecter  la  neutralité  belge,  stipulée  par 
des  conventions  internationales  ». 

Actuellement,  le  royaume  de  Belgique  ne  compte 
plus  que  de  700  à  800  kilomètres  carrés;  sa  popu- 
lation est  insignifiante  et  son  Gouvernement  est  allé 
s'établir  au  Havre,  où  il  a  plein  droit  d'exterritoria- 
lité. La  plus  grande  partie  de  ce  qui  fut  autrefois 
la  Belgique  est  maintenant  occupée,  considérée 
comme  territoire  allemand,  ravagée,  détruite.  Plu- 
sieurs centaines  de  mille  de  ses  habitants  ont  été 
tués  ou  chassés  de  leurs  demeures  et  vivent  exilés 
en  Hollande,  en  Angleterre,  en  France  et  en  Suisse. 

Le  2  août,  l'Allemagne  lança  son  ultimatum,  que 


3o  GUERRE    ET    CIVILISATION 

la  Belgique  repoussa  avec  fierté;  le  i3  octobre,  le 
Gouvernement  belge  s'établissait  en  terre  étrangère. 
Des  scènes  indescriptibles  se  passèrent  à  Ostende 
lorsqu'il  s'agit  de  transporter  en  lieu  sûr  les  objets 
les  plus  hétéroclites,  depuis  les  archives  jusqu'aux 
chevaux  et  aux  voitures  du  Roi. 

Ce  sont  en  particulier  les  événements  compris 
entre  le  4  août  et  le  i3  octobre  que  le  commandant 
de  Gerlache  décrit  dans  son  livre.  Il  parle  de  l'armée 
belge  qui,  pendant  un  mois  et  demi,  avec  une  cons- 
tance et  un  courage  merveilleux,  a  tenu  tête,  au 
cours  de  sa  lente  retraite,  à  un  ennemi  supérieur 
et  lui  a  infligé  des  pertes  énormes;  et  il  nous  parle 
aussi  de  l'armée  allemande  d'invasion,  dont  il  dé- 
nonce par  un  grand  nombre  d'exemples  la  cruauté 
systématique. 

Il  existe  dès  maintenant  des  documents  si  abon- 
dants sur  les  méthodes  de  guerre  employées  en 
Belgique  par  l'Allemagne  pendant  les  mois  d'au- 
tomne igi4?  °iue  l'on  peut  se  former  à  leur  sujet 
une  opinion  impartiale.  Outre  les  carnets  de  soldats 
que  M.  Bédier  a  fait  connaître  et  qu'il  a  complétés 
ensuite  par  plusieurs  additions  importantes,  nous 
possédons  les  «  Rapports  sur  la  violation  du  droit 
des  gens  en  Belgique  »  publiés  par  la  Commission 
officielle  belge,  avec  une  préface  de  van  den 
Heuvel  ;  nous  possédons  encore  les  lettres  pasto- 
rales du  cardinal  Mercier  et  enfin  nous  avons 
l'enquête  autrichienne  extrêmement  intéressante  du 
P.  van  den  Bergh  sur  les  actes  de  violence  commis 
par  les  troupes  allemandes  contre  les  prêtres 
belges  :  les  résultats   de   cette   enquête  diffèrent 


LE    PAYS    QUI    NE    VEUT    PAS    MOURIR  3l 

considérablement  de  ceux  auxquels  aboutit  la 
Commission  allemande. 

On  a  essayé  en  Allemagne  de  jeter  la  suspicion 
sur  la  publication  faite  par  M.  Bédier  des  carnets 
de  route  de  soldats  allemands.  Mais  cette  tentative 
a  échoué  sur  les  points  essentiels.  On  s'est  attaché 
à  de  prétendues  inexactitudes  verbales,  à  des  vir- 
gules omises,  afin  de  détourner  l'attention  des  faits 
eux-mêmes,  qu'il  était  impossible  de  contester. 
Impossible  d'éluder  le  témoignage  de  ces  notes 
brèves  où  les  soldats  ont  consigné  leurs  propres 
crimes.  Un  jeune  savant  français,  qui  travaillait  au 
ministère  de  la  Guerre  pendant  l'automne  de  1914» 
m'a  affirmé  avoir  lu  et  transcrit  un  grand  nombre 
de  ces  carnets  qui  contenaient  des  récits  encore 
plus  révoltants  que  ceux  que  l'on  peut  lire  dans  les 
deux  brochures  de  M.  Bédier. 

Les  Allemands  ont  tenté  d'excuser  les  cruautés 
commises  en  les  présentant  comme  de  justes  repré- 
sailles contre  les  francs-tireurs  belges.  Il  y  a  long- 
temps que  ces  histoires  de  francs-tireurs  ont  été 
reléguées  dans  le  monde  des  légendes  par  les  cri- 
tiques militaires  compétents.  Au  reste,  cette  ques- 
tion très  importante  est  traitée  tout  au  long  par  le 
commandant  de  Gerlache. 

De  plus,  les  Allemands  ont  prétendu  que  la  Bel- 
gique s'était  depuis  longtemps  préparée  à  une 
guerre  de  guérillas.  Après  l'occupation  de  Louvain, 
un  officier  allemand  a  raconté  qu'il  avait  découvert 
des  meurtrières  dans  un  grand  nombre  de  maisons  : 
c'étaient  des  tubes  de  fer  qui  traversaient  le  mur 
extérieur  et  qui  étaient  munis  d'une  plaque  d'acier 


32  GUERRE    ET    CIVILISATION 

s'ouvrant  en  dehors.  L'officier  allemand  se  livre  à 
des  considérations  profondes  sur  ces  tuyaux  de  fer; 
selon  lui,  ils  prouvent,  entre  autres  choses,  que  les 
Belges  s'étaient  préparés  à  lutter  contre  une  inva- 
sion par  des  moyens  «  dont  un  peuple  civilisé 
comme  le  peuple  allemand  ne  peut  se  faire  la 
moindre  idée  ».  L'humble  vérité,  c'est  que  ces 
tubes,  que  l'on  trouve  dans  la  plupart  des  maisons 
belges  modernes,  sont  destinés  à  fixer  les  échafau- 
dages servant  à  des  réparations  éventuelles  ;  en 
outre,  ils  sont  disposés  au-dessous  du  toit  de  telle 
sorte  qu'il  serait  impossible  de  les  utiliser  comme 
meurtrières.  Un  plus  long  commentaire  est  superflu. 

Les  Allemands  ont  cherchée  justifier  la  violation 
de  la  neutralité  belge  en  faisant  valoir  que  la  Bel- 
gique aurait  conclu  une  convention  avec  l'Angle- 
terre. La  vérité  sur  ce  point  a  été  démontrée  par 
M.  Emile  Waxweiler,  qui  a  travaillé  sur  le  fac- 
similé  allemand  du  texte  invoqué.  Il  n'y  est  parlé 
que  d'une  conversation:  mais  ce  mot  a  été  fausse- 
ment traduit  en  allemand  par  Abkommen  (conven- 
tion), et  dans  une  nouvelle  traduction  française  du 
texte  allemand  on  introduit  sans  scrupule  le  mot 
convention.  En  fait,  il  ne  subsiste  plus  rien  de  ces 
révélations  sensationnelles  sur  un  accord  anglo- 
belge,  que  la  Norddeutsche  Allgemeine  Zeitung 
publia  le  i3  octobre  19 14- 

Enfin  on  a  prétendu  en  Allemagne  que  la  Bel- 
gique avait  conclu  une  convention  secrète  avec  la 
France,  qui  l'aurait  approvisionnée  de  munitions 
plusieurs  années  avant  la  guerre.  Le  commandant 
de  Gerlache  remarque  à  ce  sujet  :  «  J'ai  constaté  moi- 


LE  PAYS  QUI  NE  VEUT  TAS  MOURIR       33 

même  que,  plusieurs  semaines  après  l'ouverture  des 
hostilités,  il  arriva  à  Ostende  dix  mille  fusils  Lebel 
que  le  Gouvernement  belge  avait  dû  faire  venir  de 
France.  Des  munitions  françaises  accompagnaient 
ces  armes,  et  voilà  comment  il  se  fait  que  dans  les 
combats  autour  d'Anvers  les  Allemands  ont  pu 
ramasser  des  cartouches  françaises  portant  la  date 
de  19 12,  d'où  ils  ont  conclu  que  dès  19 12  nous 
avions  un  accord  secret  avec  la  France.  » 

On  trouvera  beaucoup  d'explications  positives 
comme  celles  que  nous  venons  de  citer  dans  le  livre 
du  commandant  de  Gerlache,  qui  sera  certainement 
une  source  de  première  importance  pour  les  histo- 
riens de  l'avenir.  Au  reste,  l'auteur  ne  se  contente 
pas  de  nous  entretenir  du  martyre  de  sa  patrie,  des 
pillages,  contributions  de  guerre,  réquisitions, 
exactions,  proclamations  et  jugements  de  cours 
martiales;  il  nous  parle  aussi  de  la  résurrection  de 
la  Belgique.  Il  croit  en  son  pays  avec  la  même  foi 
ardente  qu'Emile  Verhaeren  ;  il  croit  à  l'unité  de  la 
nation  belge,  à  son  amour  de  la  liberté,  à  son 
énergie  inflexible.  Il  constate  que  la  volonté  de 
vivre  maintient  debout  les  Belges  exilés  et  que  l'es- 
prit d'entreprise  des  Belges  à  l'étranger  a  déjà 
laissé  de  fortes  empreintes.  Nous  citerons  ce  seul 
exemple  :  le  plus  ancien  journal  du  pays,  Ulndé- 
oendance  belge,  se  remit  à  paraître  à  Londres  huit 
ours  après  l'évacuation  d'Ostende,  et  il  tire  main- 
tenant à  plus  de  3o.ooo  exemplaires. 

Le  pays  belge  ne  veut  pas  mourir.  C'est  ce  que 
lit  le  roi  Albert  dans  la  fière  allocution  qu'il  adres- 
sait le  4  août  à  l'Assemblée  législative  de  Bruxelles  : 

GUERRE   ET    CIVILISATION  3 


34  GUERRE    ET    CIVILISATION 

«  Je  crois  à  notre  avenir;  un  pays  qui  se  défend 
conquiert  le  respect  de  tous;  ce  pays  ne  saurait 
disparaître.  »  Ces  paroles  royales  vivent  dans  tous 
les  cœurs  belges  et  sont  sur  toutes  les  lèvres  des 
Belges. 

Ce  pays  ne  peut  pas  mourir.  Celui  qui  en  dou- 
terait n'a  qu'à  lire  les  belles  pages  émouvantes  qui 
terminent  le  livre  du  commandant  de  Gerlache.  L'au- 
teur y  décrit  l'âme  du  peuple  belge  telle  qu'elle  se 
révèle  pendant  l'occupation  allemande,  et  cite  une 
série  de  petits  traits  caractéristiques,  touchants, 
admirables  et  sublimes;  ils  témoignent  de  l'esprit 
qui  anime  toute  la  nation  depuis  les  plus  hauts 
fonctionnaires  jusqu'aux  travailleurs  les  plus  pau- 
vres ;  ils  dénotent  le  courage  et  l'abnégation,  le 
sentiment  de  l'honneur,  la  fierté  et  la  constance,  et 
surtout  une  foi  lumineuse  dans  l'avenir. 

Non,  ce  pays  ne  mourra  pas.  Depuis  le  Ier  fé- 
vrier 191 5,  La  Libre  Belgique  paraît  dans  le  pays 
occupé  sous  les  yeux  du  gouverneur  général  et  de 
la  police  allemande.  Et  personne  ne  sait  où  cette 
feuille  s'imprime,  personne  ne  sait  qui  la  rédige, 
personne  ne  sait  qui  la  distribue.  Cette  feuille  mys- 
térieuse, magique,  est  une  manifestation  imposante 
du  patriotisme  des  Belges,  de  leur  courage,  de  leur 
opposition  indomptable. 

Non,  la  Belgique  ne  mourra  pas.  Aucune  vio- 
lence extérieure  n'a  pu  tuer  l'âme  de  ce  peuple. 
Cette  âme  est  en  elle-même  une  puissance  sacrée, 
et  elle  continue  à  vivre  malgré  les  malheurs  et  les 
souffrances,  pleine  d'espoir,  forte  et  fière,  ayant 
acquis  encore  plus  de  ressort  qu'auparavant. 


LE  PAYS  QUI  NE  VEUT  PAS  MOURIR       35 

Le  martyre  de  la  Belgique  a  été  chanté  par 
Emile  Cammaerts  dans  une  suite  de  poèmes  émou- 
vant*^ L'un  d'eux  célèbre  la  gloire  du  drapeau 
belge,  et  un  courage  viril,  une  fierté  droite,  une 
espérance  invincible,  se  dégagent  de  ces  strophes 
inspirées  : 

Rouge  pour  le  sang  des  soldats 

—  Noir,  jaune  et  rouge  — 
Noir  pour  les  larmes  des  mères 

—  Noir,  jaune  et  rouge  — 
Et  jaune  pour  la  lumière 

Et  l'ardeur  des  prochains  combats. 

Rouge  pour  la  pourpre  héroïque 

—  Noir,  jaune  et  rouge  — 
Noir  pour  le  voile  des  veuves 

—  Noir,  jaune  et  rouge  — 
Et  jaune  pour  l'orgueil  épique 
Et  le  triomphe  après  l'épreuve. 

Rouge  pour  la  rage  des  flammes 

—  Noir,  jaune  et  rouge  — 
Noir  pour  la  cendre  des  deuils 

—  Noir,  jaune  et  rouge  — 
Et  jaune  pour  le  salut  de  l'àme 
Et  l'or  fauve  de  notre  orgueil. 


Au  drapeau,  mes  enfants, 

La  patrie  vous  bénit, 
Il  n'a  jamais  été  si  grand 
Que  depuis  qu'il  est  si  petit. 
Il  n'a  jamais  été  si  fort 
Que  depuis  qu'il  brave  la  mort. 


IV 

L'UNIVERSITÉ  DÉTRUIT; 


Il  y  avait  en  Belgique,  avant  le  mois  d'août 
191 4,  quatre  universités,  dont  deux,  celles  de 
Gand  et  de  Liège,  dépendaient  de  l'Etat,  tandis  que 
les  deux  autres,  celles  de  Louvain  et  de  Bruxelles, 
étaient  des  institutions  libres. 

Or,  l'une  de  ces  quatres  universités  n'est  plus 
qu'un  tas  de  décombres.  Pendant  la  nuit  du  20  au 
26  août,  la  ville  de  Louvain  fut  saccagée  par  l'armée 
allemande,  et  l'Université  subit  le  même  sort  qu'une 
grande  partie  de  la  ville,  c'est-à-dire  qu'elle  fut 
incendiée  et  détruite  de  fond  en  comble.  Dans  le 
désastre  disparut  avec  l'Université  la  riche  et  pré- 
cieuse bibliothèque,  qui  contenait  3oo. 000  volumes 
et  une  rare  collection  de  vieux  manuscrits  flamands. 

L'Université  de  Louvain  a  un  long  et  glorieux 
passé.  Elle  atteignit  son  apogée  au  temps  de  la 
Renaissance,  où  elle  était  fréquentée  annuellement 
par  quelque  6.000  étudiants;  des  hommes  illustres 
comme  Erasme,  de  Rotterdam,  Juste  Lipse  et 
l'Espagnol  Louis  Vives  y  firent  des  leçons.  Elle 
connut  une  nouvelle  floraison  à  la  fin  du  dix-neu- 
vième siècle,  où  elle  devint,  particulièrement  dans 
le  monde  catholique,  un  grand  centre  d'études 
classiques. 


l'université  détruite  37 

Cette  Université  date  du  quinzième  siècle.  Elle 
fut  primitivement  destinée  à  être  un  foyer  intellec- 
tuel national,  un  centre  d'études  capable  de  lutter 
contre  l'émigration  de  la  jeunesse  studieuse  vers 
Paris  et  Bologne  ;  au  cours  de  leurs  pérégrinations 
à  l'étranger,  beaucoup  de  ces  jeunes  gens  se  lais- 
saient pervertir  ou  tout  au  moins  perdaient  leur 
empreinte  nationale. 

Une  autre  raison  importante  de  cette  fondation, 
c'est  que  la  ville  de  Louvain  subissait  à  cette  époque 
une  décadence  ;  la  fabrication  des  draps  était  en 
baisse,  et  il  s'agissait  de  relever  la  ville  en  lui  don- 
nant un  attrait  nouveau  et  une  renommée  nouvelle. 
Louvain  accepta  donc  avec  joie  l'Académie  qu'on 
lui  offrait,  tandis  que  d'autres  villes  avaient  décliné 
cet  honneur,  craignant  les  difficultés  que  pourrait 
susciter  la  présence  d'une  jeunesse  turbulente. 

C'est  en  l'an  i425  que,  dans  la  vieille  ville  com- 
merçante et  industrielle  de  Louvain,  fut  fondé  ce 
qu'on  appela  un  «  studium  »,  autrement  dit  une 
école  supérieure  dont  les  cadres  furent  vite  élargis 
de  façon  à  comprendre  des  facultés  de  théologie, 
de  médecine  et  de  droit.  On  installa  l'Université 
dans  une  aile  des  vieilles  halles  ;  mais  au  fur  et  à 
mesure  de  sa  croissance  elle  prit  dans  le  bâtiment 
une  place  de  plus  en  plus  grande,  ce  pendant  que 
l'industrie  des  draps  déclinait  rapidement. 

Les  halles  de  Louvain  remontent  au  milieu  du 
quatorzième  siècle.  Elles  ont  une  très  grande  im- 
portance au  point  de  vue  artistique  et  archéolo- 
gique, car  elles  représentent  les  plus  anciennes 
tentatives  pour  créer  un  art  nouveau,  indépendant, 


38  GUERRE    ET    CIVILISATION 

national,  et  elles  forment  le  point  de  départ  de  cette 
architecture  flamande  si  originale,  si  remarquable, 
représentée  par  un  grand  nombre  de  constructions 
publiques  et  privées  dont  beaucoup  sont  aujour- 
d'hui mutilées  ou  détruites. 

En  1676,  l'Université  acheta  les  halles  de  la  ville. 
Elle  était  devenue  avec  le  temps  une  institution 
bien  rentée,  grâce  aux  dons  et  legs  d'anciens  élèves. 

Les  guerres  de  la  Révolution  furent  pour  l'Uni- 
versité une  période  de  tribulations  :  on  la  ferma  en 
1797  et  les  halles  revinrent  à  la  municipalité.  Mais 
au  bout  de  quelque  temps  elle  fut  rétablie  dans  les 
conditions  d'autrefois,  et  elle  fonctionna  avec  plus 
d'ampleur  en  qualité  d'Ecole  supérieure  des  Lettres 
et  des  Sciences. 

La  bibliothèque  est  d'une  date  plus  récente  que 
l'Université.  Elle  a  été  fondée  en  i636  par  le 
célèbre  historien  Valère  André,  qui  en  fut  le  pre- 
mier bibliothécaire.  Le  fonds  primitif  fut  constitué 
par  diverses  collections  particulières  que  donnèrent 
des  bienfaiteurs  érudits,  et  ce  fonds  s'accrut 
bientôt  soit  par  achats,  soit  par  des  legs  testamen- 
taires. La  bibliothèque  eut  en  1778  son  principal 
accroissement  par  suite  de  l'achat  de  grandes 
collections  qui  appartenaient  aux  collèges  de 
Jésuites. 

La  bibliothèque  n'était  pas  seulement  consultée 
par  des  étudiants  et  professeurs  belges  ;  des  savants 
étrangers  la  visitaient  sans  cesse,  surtout  à  cause 
des  manuscrits  précieux  qu'elle  contenait. 

Maintenant,  il  ne  reste  plus  rien  ni  de  l'Université 
ni  de  la  bibliothèque.  Ces  belles  bâtisses  historiques 


l'université  détruite  3g 

avec  leurs  amphithéâtres  riches  en  souvenirs  et  leurs 
trésors  bibliographiques,  tout  cela  est  détruit. 

Mais  le  1er  et  le  feu  ne  peuvent  rien  contre  la 
pensée,  dont  le  travail  se  poursuit,  infatigable,  im- 
périssable. Les  professeurs  de  Louvain  continuent 
leurs  recherches  dans  d'autres  pays  et  dans  des 
conditions  difficiles  ;  quelques-uns  d'entre  eux  ont 
repris  leurs  leçons  dans  des  universités  étrangères. 
Le  Collège  de  France  a  ouvert  ses  portes  et  ses 
amphithéâtres  à  MM.  Paul  Delannoy,  Doutrepont 
et  Brachet. 

Le  premier  de  ces  trois  savants  exilés  n'était  pas 
seulement  professeur  à  l'Université  de  Louvain, 
mais  aussi  conservateur  de  cette  célèbre  biblio- 
thèque dont  il  connaissait  mieux  que  personne  les 
livres  et  les  manuscrits.  Dans  une  série  de  leçons 
professées  par  lui  à  Paris  en  février  191 5,  puis 
réunies  en  volume,  M.  Delannoy  a  exposé  tout  au 
long  le  rôle  que  l'Université  de  Louvain  a  joué  au 
cours  des  âges.  En  des  termes  où  vibre  l'indigna- 
tion, il  parle  de  la  destruction  de  l'Université  et 
tout  spécialement  de  la  bibliothèque,  et  il  prononce 
un  réquisitoire  terrible  contre  le  commandement 
de  l'armée  allemande  : 

«  Le  monde  entier  a  été  frappé  de  stupeur  en 
apprenant  le  crime  de  Louvain  et  l'acte  odieux  qui 
a  livré  aux  flammes  les  trésors  inappréciables 
réunis  depuis  des  siècles  dans  la  bibliothèque  de 
l'Université.  La  sauvagerie  brutale  d'un  pillage 
habilement  organisé  et  la  destruction  sacrilège 
d'un  des  joyaux  de  la  Belgique  scientifique  ont. 
provoqué  un  sursaut  d'indignation  dans  toutes  les 


[\Q  GUERRE    ET    CIVILISATION 

consciences  loyales  dont  la  voix  n'était  étouffée  ni 
par  l'intérêt  ni  par  la  crainte  de  l'impérialisme 
militaire. 

c  En  vain  les  intellectuels  d'outre-Rhin  ont  pré- 
tendu couvrir  de  leur  prestige  les  excès  les  plus 
révoltants  des  armées  impériales  ;  la  science  alle- 
mande s'est  déshonorée  en  s'inféodant  au  césa- 
risme  et  en  se  mettant  au  service  des  passions 
politiques;  en  vain  les  prétextes  les  plus  variés, 
voire  même  contradictoires,  ont  été  invoqués  : 
pour  excuser  les  massacres  et  le  pillage,  on  inventa 
la  légende  tant  de  fois  réfutée  des  francs-tireurs  ; 
pour  expliquer  l'incendie  de  la  bibliothèque,  on 
affirma  qu'un  vent  malencontreux  et  l'absence  des 
employés  permirent  aux  flammes  des  maisons  voi- 
sines de  s'étendre  et  de  se  propager  plus  qu'il  ne 
fallait.  Tous  ceux  qui  connaissent  la  disposition  des 
halles  universitaires  de  Louvain,  tous  ceux  qui  ont 
frémi  d'horreur  au  récit  des  cruautés  de  cette  nuit 
du  25  au  26  août,  au  milieu  de  laquelle  sombrè- 
rent les  plus  beaux  édifices  de  la  cité  universitaire, 
jugeront  sévèrement,  comme  elles  le  méritent,  ces 
allégations  fantaisistes,  odieuses  et  mensongères. 

«  Les  ruines  de  Louvain  resteront  comme  un 
stigmate  éternel  au  front  du  militarisme  allemand, 
quels  que  soient  les  efforts  déployés  par  la  culture 
germanique  pour  en  laver  la  trace.  Les  preuves 
irrécusables  de  la  longue  préparation  de  l'attentat 
abondent  aujourd'hui,  et,  lorsque  la  lumière  pourra 
se  faire  pleine  et  entière,  personne  ne  mettra  plus 
en  doute  la  préméditation.  Au-dessus  des  reîtres 
qui  ont  exécuté  les  ordres,  par  delà  le  major  qui, le 


L  UNIVERSITÉ    DETRUITE  /jl 

sourire  aux  lèvres,  ordonna  tant  de  cruels  martyres, 
c'est  dans  les  grands  conseils  de  l'Empire  que  nous 
devons  rechercher  les  auteurs  responsables  d'un  si 
horrible  forfait.  S'il  en  était  autrement,  devant  la 
réprobation  universelle,  les  chefs  suprêmes  auraient 
désavoué  les  coupables;  ils  n'ont  même  exprimé 
aucun  regret.  » 

Ce  réquisitoire  est  violent,  et  l'auteur  y  donne 
cours  à  une  indignation  bien  justifiée.  L'Empereur 
allemand,  dans  son  adresse  bien  connue  au  prési- 
dent Wilson,  a  avoué  que  ses  soldats  avaient  dé- 
truit Louvain;  mais,  ajoute-t-il,  ils  y  avaient  été 
contraints  pour  se  défendre  contre  les  agissements 
perfides  et  les  traîtrises  d'une  population  surexci- 
tée. «  Quelques  villages,  dit  le  Kaiser,  et  même  la 
vieille  cité  de  Louvain,  à  l'exception  de  son  bel 
hôtel  de  ville,  ont  dû  être  détruits  par  mes  troupes 
pour  des  raisons  de  légitime  défense.  »  On  a  cher- 
ché diverses  excuses  à  cet  acte  de  vandalisme,  et 
on  trouve  dans  la  presse  allemande  et  dans  la  litté- 
rature allemande  de  guerre  les  accusations  les  plus 
lourdes  contre  la  rasende  Einwohnerschaft,  la  «  po- 
pulation enragée  »,  et  son  attitude  à  l'égard  de  la 
pacifique  armée  d'invasion.  La  plupart  de  ces  accu- 
sations sont  si  absurdes  que  divers  auteurs  n'ont 
pas  eu  de  peine  à  les  réfuter;  nous  renverrons  no- 
tamment aux  descriptions  de  la  nuit  d'horreur  de 
Louvain  qui  ont  été  faites  par  deux  témoins  ocu- 
laires non  belges,  le  Français  René  Chambry  et  le 
Hollandais  L.-H.  Grondijs. 

Peu  de  pays  ont  eu  une  destinée  aussi  agitée  que 
la  Belgique.  A  plusieurs  reprises,  des  usurpateurs 


l\1  GUERRE    ET    CIVILISATION 

étrangers  ont  franchi  ses  frontières  et  tenté  de 
soumettre  sa  population,  mais  l'amour  de  ce  peuple 
pour  la  liberté  et  le  sentiment  toujours  vivant  de 
son  indépendance  ont  été  des  forces  invincibles. 
Ni  Charles-Quint,  ni  le  duc  d'Albe,  ni  l'empereur 
Joseph  II  ne  sont  parvenus  à  asservir  la  Belgique. 
Et  tout  Belge  demeure  intimement  persuadé  que  ce 
que  les  soldats  espagnols,  autrichiens,  français, 
hollandais  n'ont  pas  réussi  à  faire  dans  le  passé, 
les  Allemands  ne  le  feront  pas  non  plus  de  nos 
jours. 

L'Université  de  Louvain  était  un  des  principaux 
foyers  intellectuels  de  la  Belgique.  Il  se  peut  qu'en 
l'anéantissant  on  ait  voulu  porter  un  coup  mortel 
à  la  civilisation  belge,  mais  le  résultat  sera  certai- 
nement tout  opposé.  Le  martyre  de  cette  université 
rassemblera  toutes  les  forces  qui  travaillent  et  tra- 
vailleront à  la  libération  et  à  la  résurrection  de  la 
Belgique.  Les  pierres  parleront,  et  pendant  de 
longs  âges  les  générations  nouvelles  viendront  écou- 
ter avec  recueillement  leur  voix  puissante  et  leurs 
exhortations. 


LA  CATHÉDRALE  DE  REIMS 


C'est  maintenant  un  fait  indiscutable  que  la  ca- 
thédrale de  Reims  est  détruite,  détruite  de  fond 
en  comble.  On  avait  été  pendant  quelque  temps  in- 
certain de  son  sort.  Les  renseignements  étaient 
contradictoires,  et  on  espérait  le  plus  longtemps 
possible.  Maintenant  la  certitude  est  venue.  Impos- 
sible d'espérer  et  de  douter.  La  cathédrale  de 
Reims  n'est  plus  qu'une  ruine  noire. 

Pour  comprendre  pleinement  ce  que  cela  signifie, 
il  faut  être  Français.  En  effet,  la  cathédrale  de 
Reims  n'était  pas  seulement  un  des  exemplaires  les 
plus  beaux  et  les  plus  nobles  de  l'architecture  go- 
thique du  treizième  siècle.  C'était  aussi  une  véri- 
table Bible  en  pierre,  avec  ses  incomparables  repré- 
sentations sculpturales  de  la  création,  de  l'histoire 
des  prophètes  et  des  apôtres,  de  la  légende  dorée 
des  martyrs.  C'était  surtout  le  témoin  silencieux,  à 
travers  les  âges,  de  tant  d'événements  importants 
de  l'histoire  de  France.  Cette  cathédrale  était,  plus 
que  toute  autre  église  française,  l'église  des  sou- 
venirs historiques. 

Le  remarquable  historien  de  l'art,  M.  Emile 
Mâle,  qui  a  publié  des  ouvrages  de  premier  ordre 
sur  l'art  religieux  du  Moyen  Age  et  qui  a  particu- 


44  GUERRE    ET    CIVILISATION 

lièrement  traité  avec  tant  d'intelligence  et  d'amour 
des  églises  du  nord  de  la  France,  parle  ainsi  de  la 
destruction  de  celle  de  Reims  :  «  Le  monde  entier 
s'émut  de  ce  crime  :  on  sentit  qu'une  étoile  avait 
pâli,  que  la  beauté  avait  diminué  sur  la  terre.  Que 
penserait-on  d'un  tyran  assez  puissant  pour  anéan- 
tir la  Divine  Comédie  de  Dante?  La  cathédrale  de 
Reims  valait  la  Divine  Comédie;  elle  avait  comme 
elle  la  majestueuse  beauté  de  l'ordonnance,  la  ri- 
chesse infinie  de  la  pensée,  la  perfection  de  la 
forme.  Le  monde  a  senti  que  l'Allemagne  lui  arra- 
chait une  de  ses  merveilles  :  il  ne  lui  pardonnera 
pas.  » 

Nous  possédons  maintenant  un  récit  officiel 
abrégé  du  martyre  de  la  cathédrale  jusqu'au  C  oc- 
tobre 1914  ;  nous  le  devons  à  M.  Henri  Jadart, 
secrétaire  de  l'Académie  de  Reims  et  conservateur 
du  musée  historique  et  de  la  bibliothèque  de  cette 
ville.  Ce  récit,  qui  comprend  aussi  la  destruction 
d'autres  bâtiments  et  de  collections  artistiques  et 
historiques,  a  été  exposé  par  M.  Jadart  lui-même 
devant  l'Institut  de  France  dans  la  séance  du  i3  no- 
vembre iqi4-  11  a  paru  en  brochure  beaucoup  plus 
tard  ;  voici  cet  important  document  : 

«  Invité  à  indiquer  devant  vous  l'état  des  mo- 
numents endommagés  et  des  collections  anéanties, 
je  vous  en  présente  le  tableau  d'après  mes  consta- 
tations, depuis  le  commencement  du  bombardement 
(4  septembre)  jusqu'au  jour  où  j'ai  été  obligé  de 
quitter  Reims  (6  octobre),  au  moment  où  ma  de- 
meure était  aux  deux  tiers  détruite.  Nous  savons 
que  le  péril  a  repris  depuis  le  commencement  de 


LA    CATHÉDRALE    DE    REIMS  [£) 

novembre,  et  je  préciserai  surtout  les  pertes  résul- 
tant des  incendies  des  1 8  et  19  septembre.  Ce  der- 
nier jour,  la  cathédrale  et  le  palais  contigu  subirent 
les  plus  terribles  atteintes,  qui  mutilèrent  considé- 
rablement la  première  et  ne  firent  qu'une  ruine  de 
l'ancien  logis  des  rois  et  des  archevêques. 

«  On  connaît  déjà  les  phases  du  bombardement 
de  la  cathédrale  si  malencontreusement  favorisé  par 
l'échafaudage  qui  entourait  la  tour  du  nord  du 
grand  portail,  depuis  la  base  jusqu'à  la  Galerie  des 
Rois  et,  au  dedans,  par  les  amas  de  paille  qui  jon- 
chaient les  nefs  où  avaient  été  déposés  les  blessés 
allemands.  Le  feu,  allumé  par  les  bombes  et  rapi- 
dement communiqué  aux  combles,  détruisit  la 
charpente  et  la  couverture  en  plomb  de  tout  l'édi- 
fice, ainsi  que  le  carillon  central,  les  toitures  des 
tours  du  transept,  l'élégant  clocher  à  l'Ange  de 
l'abside  et  le  Sagittaire  du  croisillon  sud.  Les  ga- 
leries hautes  et  les  pignons  du  transept  restent  seuls 
debout  dans  les  sommets  du  monument. 

«  La  tour  du  Nord,  par  suite  de  l'embrasement  de 
l'échafaudage,  fut  détériorée  dans  ses  sculptures 
jusqu'à  une  grande  hauteur  et  dans  la  statuaire  de 
la  porte,  dite  des  Saints  rémois,  qui  ouvre  dans 
sa  façade.  Ces  statues,  saint  Remy,  saint  Thierry, 
saint  Nicaise,  sainte  Eutropie,  etc.,  particulièrement 
curieuses  pour  l'histoire  locale,  n'avaient  pas  été 
moulées  et  ont  été  léchées  par  les  flammes  assez 
profondément  pour  que  la  pierre  se  délite  de  plus 
en  plus. 

«  La  statuaire  des  autres  portes  de  la  façade  occi- 
dentale n'a  souffert  que  des  éclats  d'obus  qui  ont 


4G  GUERRE    ET    CIVILISATION 

atteint  quelques  plis  des  vêtements.  Au  portail  la- 
téral du  côté  nord,  en  face  de  la  rue  du  Préau,  les 
statues  ont  eu  pareillement  des  déchirures,  ainsi 
que  les  bas-reliefs  des  tympans  ;  mais  le  feu,  qui  ne 
s'est  pas  étendu  jusque-là,  ne  les  a  pas  léchées,  et 
les  dégâts  ne  s'étendront  pas  comme  aux  Saints 
rémois  du  grand  portail. 

«  A  l'intérieur,  les  murailles  et  les  bases  des  co- 
lonnes ont  subi  l'action  du  feu  de  la  paille.  Les 
tambours  sculptés  des  deux  côtés  du  grand  portail, 
embrasés  à  leur  tour,  ont  calciné  les  niches  à  per- 
sonnages si  délicats  garnissant  l'encadrement  des 
portes.  Ces  sculptures  n'avaient  pas  été  moulées; 
leur  perte  est  lamentable.  Il  en  est  de  même  de 
celle  des  vitraux,  des  rosaces  et  des  fenêtres,  brisés 
et  percés  en  différents  endroits  d'une  manière  irré- 
médiable. Les  tapisseries  du  seizième  siècle  et  le 
Trésor  ont  été  heureusement  sauvés. 

«  Le  palais  contigu  à  la  cathédrale  a  été  totalement 
incendié,  sauf  la  chapelle,  privée  seulement  de  sa 
toiture.  Là  se  trouvaient  des  trésors  de  tout  genre, 
dont  on  ne  retrouvera  sans  doute  que  peu  de  ves- 
tiges dans  les  décombres.  La  salle  des  Rois  et  les 
dix  tapisseries  de  Pepernack  qui  y  étaient  tendues 
ont  été  consumées,  ainsi  que  les  portraits  d'arche- 
vêques qui  ornaient  tous  les  salons  de  l'appartement 
des  Sacres,  mêlés  à  d'autres  portraits  de  person- 
nages historiques.  Des  portraits  rémois,  de  pré- 
cieuses vues  de  la  ville,  des  meubles  et  des  bronzes 
de  haute  valeur,  comme  le  pied  du  fameux  candé- 
labre de  Saint-Remy,  du  douzième  siècle,  ont  subi 
le  même  sort. 


LA    CATHÉDRALE    DE    REIMS  47 

«  L'Académie  de  Reims  a  perdu  tout  son  patri- 
moine dans  ce  palais  où  elle  siégea  de  i84i  à 
1906;  son  mobilier  y  était  resté  avec  ses  archives, 
ses  procès-verbaux,  les  manuscrits  de  ses  publica- 
tions et  de  ses  concours,  le  dépôt  de  ses  travaux 
et  documents  inédits,  sa  bibliothèque  des  sociétés 
savantes  :  tout  est  réduit  en  cendres. 

«  La  bibliothèque,  fondée  parle  cardinal  Gousset, 
comprenait  20.000  volumes  de  choix;  elle  a  été  la 
proie  des  flammes  dans  sa  belle  salle  lambrissée, 
occupant  tout  un  corps  de  bâtiment  à  l'entrée  de 
la  première  cour. 

«  Le  Musée  ethnographique  de  la  Champagne, 
organisé  et  donné  par  M.  le  Dr  Guelliot,  et  si  pré- 
cieux pour  l'étude  des  anciennes  mœurs  et  des 
métiers  de  la  région,  a  disparu  totalement  des 
combles  du  bâtiment  suivant. 

«  Enfin  le  Musée  archéologique  de  la  ville,  renfer- 
mant les  collections  d'antiquités  champenoises  les 
plus  connues,  récemment  installées  dans  les  sept 
salles  et  le  vestibule  du  premier  étage  du  logis  des 
rois,  n'existe  plus;  et  l'on  n'en  pourra  exhumer 
aucune  série  complète.  Il  avait  été  classé  méthodi- 
quement par  le  même  Dr  Guelliot  et  il  allait  être 
ouvert  au  public.  Les  registres  des  fouilles  et  les 
inventaires  manuscrits  ont  également  péri. 

«  La  basilique  romane  de  Saint-Remy  a  subi,  le 
4  septembre,  un  choc  violent  d'obus  à  son  portail 
méridional;  la  voûte,  de  ce  côté,  a  été  ébranlée,  et 
de  précieux  vitraux  ont  été  brisés  dans  l'abside 
et  le  transept.  Les  tapisseries  du  seizième  siècle 
avaient  été  transportées  en  lieu  sûr.  » 


[\S  gukrrf:  et  civilisation 

Tel  est  le  compte  rendu  de  M.  Jadart.  Sous  sa 
forme  concise  et  précise,  il  est  profondément 
émouvant,  et  l'on  frémit  en  pensant  aux  valeurs 
inestimables  que  la  guerre  a  détruites  à  jamais 
dans  une  seule  ville,  avant  le  6  octobre  19 1 4- 

Les  Allemands  ont  prétendu  que  le  bombarde- 
ment de  la  cathédrale  était  indispensable  pour  des 
raisons  d'ordre  militaire.  C'est  ce  qu'affirme  le 
ministère  de  la  Guerre  allemand  dans  le  rapport 
qu'il  a  publié  sur  «  Le  bombardement  de  la  cathé- 
drale de  Reims  »  (p.  9)  : 

«  Il  a  été  prouvé  que  la  ville  fortifiée  de  Reims 
faisait  partie  de  la  ligne  de  défense  de  l'Etat-major 
français.  L'artillerie  française  prit  position,  — 
comme  il  a  été  démontré,  —  non  seulement  dans 
les  environs  immédiats  de  la  ville,  mais  aussi  dans 
ses  faubourgs,  sur  des  places,  et  même  à  proximité 
de  la  cathédrale.  La  ville  était  remplie  de  troupes. 
Son  bombardement  était  donc  d'une  nécessité 
absolue.  On  avait  résolu  d'épargner  la  cathédrale, 
mais  le  Gouvernement  français  nous  contraignit  à 
la  bombarder  en  établissant  dans  le  voisinage 
immédiat  du  monument  des  batteries  de  canons 
lourds  et  en  utilisant  une  tour  comme  poste  d'ob- 
servation. » 

Ce  récit  officiel  ne  demeura  pas  sans  réplique, 
et  l'autorité  la  plus  compétente  a  fait  entendre  une 
protestation  énergique.  Le  vicaire  général  de  l'ar- 
chevêque de  Reims,  le  chanoine  Landrieux,  archi- 
prêtre  de  la  cathédrale,  qui  se  trouvait  dans  la 
ville  pendant  le  bombardement,  a  rédigé  cette 
déclaration  catégorique  : 


LA    CATHÉDRALE    DE    REIMS  49 

«  Les  informateurs  de  M.  de  Bethmann-Hollweg 
ont  été  trompés  à  un  tel  point  que  l'on  serait  tenté 
de  croire  à  une  mystification,  mais  l'erreur  est  trop 
grosse  de  conséquences  pour  n'être  pas  relevée, 
étant  donné  surtout  que  l'on  nous  laisse  entendre 
que  la  cathédrale  déjà  dévastée  pourrait  encore 
avoir  à  pâtir.  Au  nom  de  S.  Em.  le  cardinal  arche- 
vêque de  Reims,  et  témoin  moi-même  heure  par 
heure  de  ce  qui  se  passe  dans  mon  église,  j'oppose 
le  démenti  le  plus  formel  à  l'invraisemblable  com- 
muniqué allemand  :  pas  plus  de  poste  d'obser- 
vation sur  les  tours  que  de  bUteries  sur  le  parvis, 
ni  cantonnement,  ni  stationnement  quelconque  de 
troupes,  à  aucun  moment,  à  proximité  de  la  cathé- 
drale. Toute  la  population  en  témoignerait.  » 

Et  maintenant,  je  citerai  trois  textes  allemands 
qui  tous  trois  concernent  la  cathédrale  de  Reims 
et  souhaitent  sa  destruction  ou  triomphent  du 
désastre  accompli.  La  haine  contre  l'église  de 
Jeanne  d'Arc  est  invétérée  en  Allemagne  :  elle  a 
maintenant  réussi  à  atteindre  son  but. 

Le  plus  ancien  de  ces  textes  remonte  à  plus 
d'un  siècle.  Il  se  trouve  dans  le  Rheinischer 
Merkur  d'avril  i8i4  et  il  a  pour  auteur  le  célèbre 
Josef  Jacob  von  Gôrres,  historien  de  la  littéra- 
ture, orientaliste  et  mystique,  qui  était  alors  un 
ennemi  acharné  de  la  France.  Il  disait  à  ses  compa- 
triotes :  «  Réduisez  en  cendres  cette  basilique  de 
Reims  où  Clovis  fut  sacré,  et  où  les  Francs,  ces 
aux  frères  des  nobles  Germains,  fondèrenl  leur 
oyaume.  Brùiez  cette  cathédrale  !...  » 

L'autre  texte,   qui   est  du  début  de  la  guerre, 

GUERRE   ET    CIVILISATION  4 


50  GUERRE   ET   CIVILISATION 

reprend  le  vœu  formulé  par  Gôrres.  Voici  ce  qu'on 
pouvait  lire  dans  le  Berliner  Blatt  du  5  septembre 
191 4  '•  «  L'aile  droite  de  notre  armée  de  France  a 
déjà  dépassé  la  seconde  ligne  des  forteresses 
d'arrêt,  à  l'exception  de  Reims,  dont  le  joyau  royal, 
qui,  date  du  temps  des  lis  blancs,  s'effondrera 
bientôt  en  poussière  sous  le  feu  de  nos  obusiers.  » 
Enfin  nous  emprunterons  le  troisième  texte  au 
supplément  littéraire  du  Berliner  Lokal-Anzeiger 
du  ier  janvier  igi5.  C'est  une  ode  composée  par 
Rudolf  Herzog  pour  célébrer  la  destruction  de  la 
cathédrale  :  «  Les  cloches  ne  sonnent  plus  dans  la 
cathédrale  aux  deux  tours  jumelles.  La  bénédiction 
s'est  tue!...  0  Reims,  nous  avons  fermé  avec  le 
plomb  de  nos  canons  ton  temple  d'idoles  !  »  Her- 
zog se  souvenait  peut-être,  en  écrivant  ses  strophes, 
des  deux  vers  d'Emanuel  Geibel  que  répètent 
toutes  les  lèvres  allemandes  : 

Und  es  mag  an  deutschem  Wesen 
Einmal  noch  die  Weit  genesen  ! 
(Il  est  réservé   au   germanisme   de  rendre    au  monde   la 
santé.) 

La  cathédrale  de  Reims  a  de  nombreuses  sœurs 
d'infortune.  Lors  de  son  invasion  dans  la  France 
du  Nord,  l'armée  allemande  a  détruit,  en  totalité 
ou  en  partie,  par  les  boulets  ou  par  l'incendie,  les 
églises  et  chapelles  d'Albert,  de  Serres,  de  Vieille- 
Chapelle,  d'Etavigny,  de  Soissons,  d'Hébuterne, 
de  Ribécourt,  de  Suippes,  de  Montceau,  de  Barcy, 
de  Revigny,  de  Souain,  de  Maurupt,  de  Berry-au- 


LA    CATHÉDRALE    DE    REIMS  5l 

Bac,  de  Mandray,  de  Heiltz-le-Maurupt,  de  Ser- 
maize-les-Bains,  de  Doncières,  etc.. 

Qui  peut  se  représenter  l'étendue  complète  de 
toutes  ces  dévastations,  imaginer  tout  ce  qui  s'est 
perdu  d'œuvres  d'art  et  de  beauté,  de  souvenirs 
nationaux  et  de  valeurs  culturelles,  de  paix  et  de 
bonheur  humain?  Sont-re  là  encore  les  consé- 
quences inévitables  de  ces  «  raisons  militaires  » 
que  l'on  met  toujours  en  avant  quand  il  s'agit 
d'expliquer,  de  défendre  ou  d'excuser  des  manifes- 
tations par  trop  ignobles  du  militarisme  national? 
Ou  bien  faut-il  voir  dans  tout  cela  le  début  de  ce 
Ragnarok  allemand,  de  ce  sinistre  crépuscule  des 
dieux  que  le  poète  Henri  Heine  a  prophétisé  au 
IIIe  livre  de  son  Deutschland,  et  auprès  duquel  la 
Révolution  française  ne  serait  plus  qu'une  inno- 
cente idylle  ?  Rappelons-nous  ce  passage  de  Y  Alle- 
magne de  Henri  Heine  : 

«  Le  plus  beau  mérite  du  christianisme,  c'est 
d'avoir  adouci  dans  une  certaine  mesure  la  bruta- 
lité belliqueuse  du  Germain,  mais  il  n'a  pu  l'extir- 
per; et  quand  la  croix,  ce  talisman  qui  l'enchaîne, 
viendra  à  se  briser,  alors  déborderont  de  nouveau  la 
férocité  des  anciens  guerriers  et  l'ivresse  combative 
tant  de  fois  chantée  et  décrite  parles  vieux  scaldes. 
Le  talisman  est  maintenant  sans  force,  et  le  jour 
est  proche  où  il  s'effondrera.  Alors  les  dieux  de 
pierre  du  passé  surgiront  des  vieux  blocs  brisés,  ils 
essuieront  de  leurs  yeux  la  poussière  millénaire, 
et  Thor  se  précipitera  avec  son  marteau  gigantesque 
pour  démolir  les  cathédrales  gothiques.  » 

Le  Thor  allemand  a  brandi  son  marteau  et  cou- 


52  GUERRE    ET    CIVILISATION 

vert  la  Belgique  et  la  France  du  Nord  de  ruines  et 
de  tas  de  pierres.  On  a  déjà  agité  la  question  de 
savoir  si,  après  la  guerre,  ces  ruines  demeureraient 
des  ruines  ou  si  l'on  tenterait  une  reconstruction. 
Dans  le  Strand  de  décembre  igi5,  des  artistes  et 
savants  français  et  belges  se  sont  prononcés  sur 
ce  point.  Quelques-uns  estiment  que,  comme  les 
médecins  militaires  font  leurs  efforts  pour  guérir 
les  soldats  français  et  belges  blessés,  de  même  les 
artistes  devront  chercher  à  panser  et  à  rétablir  les 
édifices  mutilés.  Mais  de  l'avis  de  la  majorité,  il  est 
préférable  que  les  ruines  restent  intactes,  comme 
un  témoignage  éternel  de  l'infamie  des  barbares. 
Ecoutons  à  ce  sujet  le  sculpteur  Antonin  Mercié  : 

«  N'y  touche  pas  !  tu  n'en  as  pas  le  droit.  Tu  ne 
dois  rien  rebâtir.  Il  faut  que  tout  cela  demeure 
sans  changement  dans  l'état  où  l'ont  mis  les  obus 
des  barbares...  Au  reste,  qui  donc  pourrait  recons- 
truire une  vieille  église  gothique  ?  Personne  ne 
serait  en  état  de  le  faire,  et  c'est  pourquoi  tu  n'a- 
jouteras pas  une  barbarie  nouvelle  à  celle  des 
Allemands.  Entoure  les  ruines  de  parterres  de 
fleurs,  protège-les  comme  de  rares  trésors,  mais 
n'y  touche  pas  !  » 

Telle  est  aussi  l'opinion  de  M.  Joseph  Reinach, 
si  l'on  en  juge  par  ce  qu'écrivait  Polybe  dans  le 
Figaro  du  21  décembre  igi4  : 

«  La  façade  de  la  cathédrale  de  Reims,  mutilée 
dans  ses  plus  exquises  sculptures  et  dans  sa  magni- 
fique décoration,  et  l'amas  informe  des  décombres 
que  sont  devenus  l'Hôtel  de  Ville  et  le  beffroi 
d'Arras  —  pour  ne  prendre,  sur  notre  territoire, 


LA    CATHÉDRALE    DE    REIMS  53 

que  ces  deux  désastres  —  c'est  pour  l'enseignement 
des  générations  à  venir  qu'il  faut  les  laisser  tels 
quels,  pour  la  glorification  des  villes  affligées, 
désolées,  mart)Tisées,  comme  une  évocation  venge- 
resse du  crime  accompli  et  comme  l'un  des  châti- 
ments des  auteurs  du  crime.  Il  nous  manquait  des 
Parthénon,  desPaestum,  des  Forum  de  Trajan.  Nous 
les  avons.  Gardons-les.  Ils  sont  au  nombre  des 
trésors  de  nos  épreuves  et  de  nos  deuils.  Ne  souf- 
frons pas  qu'on  y  touche.  » 


VI 
LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS 


Pendant  l'automne  de  191  (\,  alors  que  le  monde 
civilisé  vivait  dans  l'épouvante  de  tout  ce  qui 
s'était  passé  en  Belgique  et  dans  la  France  du  Nord, 
9.3  représentants  de  la  science  et  de  l'art  allemands 
publièrent  un  manifeste  solennel  protestant  contre 
les  accusations  de  barbarie  qui  pesaient  sur  l'armée 
allemande.  Le  manifeste  fut  répandu  dans  le  monde 
entier  à  un  nombre  imposant  d'exemplaires  et  en 
beaucoup  de  langues.  Nous  donnons  in  extenso  le 
texte  français  original,  tel  qu'il  a  été  envoyé  par 
les  g3  aux  intellectuels  des  pays  neutres. 

Appel  au  Monde  civilisé 

En  qualité  de  représentants  de  la  science  et  de  l'art  alle- 
mands, nous,  soussignés,  protestons  solennellement  devant  le 
monde  civilisé  contre  les  mensonges  et  les  calomnies  dont 
nos  ennemis  tentent  de  salir  la  juste  et  bonne  cause  de 
l'Allemagne  dans  la  terrible  lutte  qui  nous  a  été  imposée  et 
qui  ne  menace  rien  de  moins  que  notre  existence.  La 
marche  des  événements  s'est  chargée  de  réfuter  cette 
propagande  mensongère  qui  n'annonçait  que  des  défaites 
allemandes.  Mais  on  n'en  travaille  qu'avec  plus  d'ardeur  à 
dénaturer  la  vérité  et  à  nous  rendre  odieux.  C'est  contre  ces 
machinations  que  'nous  protestons  à  haute  voix  :  et  cette 
voix  est  la  voix  de  la  vérité. 


LE    MANIFESTE    DES    INTELLECTUELS  55 

II  n'est  pas  vrai  que  l'Allemagne  ait  provoqué  cette 
guerre.  Ni  le  peuple,  ni  le  Gouvernement,  ni  l'Empereur 
allemand  ne  l'ont  voulue.  Jusqu'au  dernier  moment,  jusqu'aux 
limites  du  possible,  l'Allemagne  a  lutté  pour  le  maintien  de 
la  paix.  Le  monde  entier  n'a  qu'à  juger  d'après  les  preuves 
que  lui  fournissent  les  documents  authentiques.  Maintes  fois, 
pendant  son  règne  de  vingt-six  ans,  Guillaume  II  a  sauve- 
gardé la  paix,  fait  que  maintes  fois  nos  ennemis  mêmes  ont 
reconnu.  Ils  oublient  que  cet  empereur,  qu'ils  osent  comparer 
à  Attila,  a  été  pendant  de  longues  années  l'objet  de  leurs 
railleries  provoquées  par  son  amour  inébranlable  de  la  paix. 
Ce  n'est  qu'au  moment  où  il  fut  menacé  d'abord  et  attaqué 
ensuite  par  trois  grandes  puissances  en  embuscade,  que 
notre  peuple  s'est  levé  comme  un  seul  homme. 

//  n'est  pas  vrai  que  nous  ayons  violé  criminellement  la 
neutralité  de  la  Belgique.  Nous  avons  la  preuve  irrécusable 
que  la  France  et  l'Angleterre,  sûres  de  la  connivence  de  la 
Belgique,  étaient  résolues  à  violer  elles-mêmes  cette  neutra- 
lité !  De  la  part  de  notre  patrie,  c'eût  été  commettre  un 
suicide  que  de  ne  pas  prendre  les  devants. 

//  n'est  pas  vrai  que  nos  soldats  aient  porté  atteinte  à  la 
vie  ou  aux  biens  d'un  seul  citoyen  belge  sans  y  avoir  été 
forcés  par  la  dure  nécessité  d'une  défense  légitime.  Car,  en 
dépit  de  nos  avertissements,  la  population  n'a  cessé  de  tirer 
traîtreusement  sur  nos  troupes,  a  mutilé  les  blessés  et  a 
égorgé  des  médecins  dans  l'exercice  de  leur  profession  chari- 
table. On  ne  saurait  commettre  d'infamie  plus  grande  que 
de  passer  sous  silence  les  atrocités  de  ces  assassins  et 
d'imputer  à  crime  aux  Allemands  la  juste  punition  qu'ils  se 
sont  vus  forcés  d'infliger  à  des  bandits. 

//  n'est  pas  vrai  que  nos  troupes  aient  brutalement 
détruit  Louvain.  Perfidement  assaillies  dans  leurs  cantonne- 
ments par  une  population  en  fureur,  elles  ont  dû,  bien  à 
contre-cœur,  user  de  représailles  et  canonner  une  partie  de 
la  ville.  La  plus  grande  partie  de  Louvain  est  restée  intacte. 
Le  célèbre  Hôtel  de  Ville  est  entièrement  conservé  :  au  péril 
de  leur  vie,  nos  soldats  l'ont  protégé  contre  les  flammes. 
Si  dans  cette  guerre  terrible,  des  œuvres  d'art  ont  été 
réduites  ou  l'étaient   un  jour,   voilà  ce  que  tout  Allemand 


56  GUERRE    ET    C1VILISATI0X 

déplorera  sincèrement.  Tout  en  contestant  d'être  inférieurs  à 
aucune  autre  nation  dans  notre  amour  de  l'art,  nous  refusons 
énergiquement  d'acheter  la  conservation  d'une  œuvre  d'art 
au  prix  d'une  défaite  de  nos  armes. 

Il  n'est  pas  vrai  que  nous  fassions  la  guerre  au  mépris  du 
droit  des  gens.  Nos  soldats  ne  commettent  ni  actes  d'indis- 
cipline ni  cruautés.  En  revanche,  dans  l'est  de  notre  patrie, 
la  terre  boit  le  sang  des  femmes  et  des  enfants  massacrés 
par  les  hordes  russes,  et  sur  les  champs  de  bataille  de 
l'ouest  les  projectiles  dum-dum  de  nos  adversaires  déchirent 
les  poitrines  de  nos  braves  soldats.  Ceux  qui  s'allient  aux 
Russes  et  aux  Serbes,  et  qui  ne  craignent  pas  d'exciter  des 
Mongols  ci  «les  nègres  contre  la  race  blan<  he,  offrant  ainsi 
au  monde  civilisé  le  spectacle  le  plus  honteux  qu'on  puisse 
imaginer,  sont  certainement  les  derniers  qui  aient  le  droit 
de  prétendre  au  rôle  de  défenseurs  de  la  civilisation  euro- 
péenne. 

Il  n'est  pas  vrai  que  la  lutte  contre  ce  qu'on  appelle  notre 
militarisme  ne  soit  pas  dirigée  contre  notre  culture,  comme 
le  prétendent  nos  hypocrites  ennemis.  Sans  notre  militarisme, 
notre  civilisation  serait  anéantie  depuis  longtemps.  C'est 
pour  la  protéger  que  ce  militarisme  est  né  dans  notre  pays, 
exposé  comme  nul  autre  à  des  invasions  qui  se  sont  renou- 
velées de  siècle  en  siècle.  L'armée  allemande  et  le  peuple 
allemand  ne  font  qu'un.  C'est  dans  ce  sentiment  que  frater- 
nisent aujourd'hui  70  millions  d'Allemands  sans  distinction 
de  culture,  dé  classe  ni  de  parti. 

Le  mensonge  est  l'arme  empoisonnée  que  nous  ne  pouvons 
arracher  des  mains  de  nos  ennemis.  Nous  ne  pouvons  que 
déclarer  à  haute  voix  devant  le  monde  entier  qu'ils  rendent 
faux  témoignage  contre  nous.  A  vous  qui  nous  connaissez 
et  qui  avez  été,  comme  nous,  les  gardiens  des  biens  les  plus 
précieux  de  l'humanité,  nous  crions  : 

Croyez-nous  !  Croyez  que  dans  cette  lutte  nous  irons 
jusqu'au  bout  en  peuple  civilisé,  en  peuple  auquel  l'héritage 
d'un  Goethe,  d'un  Beethoven  et  d'un  Kant  est  aussi  sacré 
que  son  sol  et  son  foyer.  Nous  vous  en  répondons  sur  notre 
nom  et  sur  notre  honneur. 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        b'] 

Suivent  les  noms  des  g3  manifestants.  Nous 
citerons  quelques-uns  d'entre  eux  :  Emil  von 
Behring,  Wilhelm  von  Bode,  Franz  von  Defregger, 
Richard  Dehmel,  Wilhelm  Dôrpfeld,  Paul  Ehrlich, 
Ernst  Haeckel,  Max  Halbe,  Adolf  von  Harnack, 
Gerhart  Hauptmann,  Fritz  August  von  Kaulbach, 
Max  Klinger,  Karl  Lamprecht,  Franz  von  Liszt, 
Walter  Nernst,  Wilhelm  Ostwald,  Max  Reinhardt, 
Wilhelm  Rôntgen,  Hermarin  Sudermann,  Siegfried 
Wagner,  Ulrich  von  Wilamowitz-Moellendorff, 
Wilhelm  Wundt,  etc.  Comme  on  le  voit,  les  noms 
les  plus  illustres  de  l'Allemagne  moderne  dans  les 
sciences,  les  lettres  et  les  arts,  des  célébrités  mon- 
diales. 

On  n'exagère  pas  en  disant  que,  dans  la  plupart 
des  cas,  ce  manifeste  produisit  un  résultat  contraire 
à  celui  qu'il  visait.  On  comprit  tout  de  suite  que 
tous  ces  hommes  éminents  avaient,  dans  leur  zèle 
patriotique,  engagé  leur  parole  d'honneur  sur  une 
foule  de  choses  dont  ils  ne  savaient  évidemment 
rien,  dont  ils  ne  pouvaient  rien  savoir.  Les  savants 
de  tous  les  pays  considérèrent  avec  stupeur  et  mé- 
fiance cet  étrange  document,  qui  formait  un  con- 
traste si  frappant  avec  tout  ce  qu'on  était  en  droit 
d'attendre  de  la  méthode  et  de  la  profondeur  alle- 
mandes. En  Italie,  à  une  époque  où  ce  pays  n'était 
pas  encore  entré  parmi  les  nations  belligérantes, 
la  surprise  et  la  déception  furent  si  grandes  que 
les  g3    Vertreter  der  deutschen   Kaltur  (x)  furent 


(i)  Représentants  de  la  culture  allemande. 


58  GUERRE    ET    CIVILISATION 

rebaptisés,  avec  un  jeu  de  mots  malicieux,  les  Ver- 
rater  der  deutschen  Kultar  ('). 

Le  manifeste  provoqua  une  série  de  protestations 
et  de  réponses  provenant  d'institutions  publiques 
ou  de  personnalités  privées  de  divers  pays  :  France, 
Angleterre,  Amérique,  Hollande  et  Suisse.  Je 
citerai  ici  deux  de  ces  réponses. 

Après  que  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  dans  une  déclaration  solennelle  adoptée  à 
la  séance  du  22  octobre  19 14,  eut  réfuté  les  affir- 
mations du  manifeste  allemand,  et  que  plusieurs 
autres  sections  de  l'Institut  de  France  se  furent 
associées  à  cette  déclaration,  les  professeurs  des 
Universités  françaises  rédigèrent  une  protestation 
se  présentant  sous  la  forme  d'une  série  de  questions. 
Voici  le  texte  de  ce  manifeste  : 

«  Les  Universités  allemandes  viennent  de  pro- 
tester contre  les  accusations  dont  leur  pays  est 
l'objet  à  l'occasion  de  la  guerre. 

«  Les  Universités  françaises  se  borneront  à  vous 
soumettre  les  questions  suivantes  : 

«  Qui  a  voulu  la  guerre  ? 

«  Oui,  pendant  le  trop  court  répit  laissé  aux  déli- 
bérations de  l'Europe,  s'est  ingénié  à  trouver  des 
formules  de  conciliation? 

«  Qui,  au  contraire,  a  refusé  toutes  celles  qu'ont 
successivement  proposées  l'Angleterre,  la  Russie, 
la  France  et  l'Italie  ? 

«  Qui,  au  moment  précis  où  le  conflit  paraissait 


(1)  Traîtres  à  la  culture  allemande. 


LE    MANIFESTE    DES    INTELLECTUELS  bty 

s'apaiser,  a  déchaîné  la  guerre,  comme  si  l'occasion 
propice  était  attendue  et  guettée? 

«  Qui  a  violé  la  neutralité  de  la  Belgique  après 
l'avoir  garantie  ? 

«  Qui  a  déclaré,  à  ce  propos,  que  neutralité  est  un 
mot,  que  g  les  traités  sont  des  chiffons  de  papier  » 
et  qu'en  temps  de  guerre  «  on  fait  comme  on 
peut  »  ? 

«  Qui  tient  pour  non  avenues  les  conventions 
internationales  par  lesquelles  les  puissances  signa- 
taires se  sont  engagées  à  n'user,  dans  la  conduite 
de  la  guerre,  d'aucun  moyen  de  force  constituant 
une  «  barbarie  »  ou  une  «  perfidie  »  et  à  respecter 
les  monuments  historiques,  les  édifices  des  cultes, 
des  sciences,  des  arts  et  de  la  bienfaisance,  sauf 
dans  les  cas  où  l'ennemi,  les  dénaturant  le  premier, 
les  emploierait  à  des  fins  militaires  ? 

«  Dans  quelles  conditions  l'Université  de  Louvain 
a-t-elle  été  détruite  ? 

«  Dans  quelles  conditions  la  cathédrale  de  Reims 
a-t-elle  été  brûlée  ? 

«  Dans  quelles  conditions  des  bombes  incendiaires 
ont-elles  été  jetées  sur  Notre-Dame  de  Paris? 

«  A  ces  questions  les  faits  seuls  doivent  répondre. 

«  Déjà  vous  pouvez  consulter  les  documents  pu- 
bliés par  les  chancelleries,  les  résultats  d'enquêtes 
faites  par  des  neutres,  les  témoignages  trouvés 
dans  des  carnets  allemands,  les  témoignages  des 
ruines  de  Belgique  et  des  ruines  de  France. 

«  Ce  sont  nos  preuves. 

«  Contre  elles,  il  ne  suffit  pas,  ainsi  que  l'ont  fait 
les  représentants  de  la  science  et  de  l'art  allemands, 


60  GUERRE    ET    CIVILISATION 

d'énoncer   des   dénégations,    appuyées  seulement 
d'une  «  parole  d'honneur  »  impérative. 

«  Il  ne  suffit' pas  davantage,  comme  font  les  Uni- 
versités allemandes,  de  dire  :  «  Vous  connaissez 
«  notre  enseignement  :  il  n'a  pu  former  une  nation 
«  de  barbares.  » 

«  Nous  savons  quelle  a  été  la  valeur  de  cet  ensei- 
gnement. Mais  nous  savons  aussi  que,  rompant 
avec  les  traditions  de  l'Allemagne  de  Leibnitz,  de 
Kant  et  de  Goethe,  la  pensée  allemande  vient  de  se 
déclarer  solidaire,  tributaire  et  sujette  du  milita- 
risme prussien  et  que,  emportée  par  lui,  elle  pré- 
tend à  la  domination  universelle. 

«  De  cette  prétention  les  preuves  abondent.  Hier 
encore,  un  maître  de  l'Université  de  Leipzig  écri- 
vait :  «  C'est  sur  nos  épaules  que  repose  le  sort 
«  futur  de  la  culture  en  Europe.  » 

«  Les  .Universités  françaises,  elles,  continuent  de 
penser  que  la  civilisation  est  l'œuvre  non  pas  d'un 
peuple  unique,  mais  de  tous  les  peuples;  que  la 
richesse  intellectuelle  et  morale  de  l'humanité  est 
créée  par  la  variété  et  l'indépendance  nécessaire  de 
tous  les  génies  nationaux.  » 

Une  protestation  non  moins  vigoureuse  contre 
l'adresse  allemande  «  au  monde  civilisé  »  se  trouve 
dans  une  lettre  ouverte  de  M.  S.  H.  Church,  pré- 
sident de  l'Institut  Carnegie  à  Pittsburg,  adressée 
au  professeur  Fritz  Schaper.  Cette  lettre,  qui  est 
une  critique  impitoyable  du  manifeste  allemand,  a 
d'autant  plus  d'intérêt  que  M.  Church  entretenait 
d'étroites  relations  avec  la  science  et  les  savants  de 
l'Allemagne. 


LE    MANIFESTE    DES    INTELLECTUELS  6l 

Les  répliques  hollandaise  et  suisse  que  je  vais 
signaler  maintenant  sont  écrites  sur  un  ton  beau- 
coup plus  aigre  que  la  protestation  des  Universités 
françaises.  Cela  s'explique  très  naturellement  par  ce 
fait  qu'elles  sont  dues  à  des  individus  parlant  pour 
leur  compte  personnel,  et  non  à  des  institutions 
d'Etat.  La  réponse  hollandaise,  qui  a  pour  auteur 
le  professeur  CL.  Dake,  présente  un  intérêt  tout 
particulier;  aussi  en  donnerai-je  une  traduction 
complète  : 

«  Le  manifeste  allemand  «  au  monde  civilisé  » 
m'est  parvenu  directement  d'Allemagne,  et  c'est 
pourquoi  je  m'estime  en  droit  de  me  prononcer 
sur  la  protestation  de  ces  imposantes  personnalités 
allemandes  dans  un  journal  où  j'ai  tenu  pendant 
plus  de  cinq  années  l'emploi  de  critique  d'art.  De 
ces  g3  Allemands,  63  environ  sont  professeurs  dans 
diverses  académies  de  sciences  et  d'art.  Il  y  a  là 
des  artistes,  des  philosophes,  des  médecins,  des 
chimistes,  des  économistes,  des  directeurs  de  mu- 
sées, des  théologiens  protestants  et  catholiques, 
des  historiens,  etc.,  tous  plus  ou  moins  célèbres. 
Incontestablement  nous  pouvons  les  considérer 
dans  leur  ensemble  comme  des  représentants  de  la 
civilisation  allemande  moderne.  Il  n'est  pas  surpre- 
nant que  ces  hommes  éminenls,  effrayés  du  senti- 
ment d'horreur  que  les  troupes  allemandes  ont 
suscité  dans  le  monde  entier  par  leur  conduite 
dans  les  pays  occupés,  s'efforcent  de  bonne  foi 
d'excuser  cette  conduite.  Ils  comprennent  avec 
raison  que,  même  si  les  armées  allemandes,  supé- 
rieurement   organisées,    réussissaient    à   avoir   le 


62  GUERRE    ET    CIVILISATION 

dessus  et  à  vaincre  l'Europe  entière  et  par  suite  le 
monde  entier,  l'Allemagne  finirait  cependant  par 
subir  le  sort  qui  frappe  inévitablement  toute  tenta- 
tive faite  pour  s'arroger  la  domination  du  monde. 
L'usurpateur  sera  toujours  victime  de  sa  propre 
force.  Les  représentants  de  la  culture  allemande 
moderne,  qui  veulent  nous  persuader  que  l'Alle- 
magne n'a  pu  éviter  la  guerre,  qui  veulent  nous 
faire  croire  que  les  actes  commis  par  les  soldats 
allemands,  leurs  meurtres,  leurs  pendaisons  et 
leurs  incendies,  qu'ils  déplorent  certainement  eux- 
mêmes,  étaient  choses  inévitables,  —  ces  hommes 
qui  soutiennent  que  la  violation  de  la  neutralité 
belge,  garantie  par  des  engagements  et  par  des 
documents  écrits,  était  nécessaire  et  qu'il  n'est  pas 
vrai  que  les  troupes  allemandes  aient  attenté  à  la 
vie  et  aux  biens  de  sujets  belges,  sauf  en  cas  d'ab- 
solue nécessité,  —  ces  hommes  qui  nient  la  des- 
truction brutale  de  Louvain  (ils  ne  parlent  pas  de 
la  destruction  de  la  cathédrale  de  Reims),  qui  nient 
que  les  soldats  allemands  fassent  la  guerre  avec 
une  «;  cruauté  indisciplinée  »  {xuchtlose  Grausam- 
keit),  et  qui  considèrent  le  militarisme  comme  le 
rempart  de  leur  culture,  —  ces  hommes-là  sont 
trompés  et  se  trompent  eux-mêmes,  parce  que  la 
crainte  de  l'avenir  les  égare. 

«  J'accorde  que  la  «  cruauté  indisciplinée  »  doit 
être  plus  rare  dans  l'armée  allemande,  si  bien 
dressée,  que  dans  toute  autre  armée.  Mais  c'est 
précisément  la  cruauté  disciplinée,  la  cruauté  com- 
mandée, qui  bouleverse  d'horreur  le  monde  entier. 
C'est  précisément  cette  cruauté  disciplinée    qui  a 


LE    MVNIFESTE    DES    INTELLECTUELS  63 

mis  entre  les  mains  des  soldats  allemands  des 
bombes  incendiaires,  et  c'est  elle  qui  est  cause  que 
ces  bombes  ont  répandu  la  mort  et  les  ruines  dans 
des  cités  pacifiques.  C'est  la  cruauté  disciplinée 
qui  est  cause  que  les  notables  et  les  prêtres  de  tant 
de  villes  et  villages  ont  été  fusillés  parce  qu'un 
certain  nombre  d'habitants  désespérés  avaient  tiré 
sur  les  troupes  victorieuses. 

«  11  est  certain  que  si  ces  93  Allemands  de  marque 
n'avaient  pas  été  complètement  aveuglés,  ils  se 
seraient  demandé  si  les  autorités  militaires  de  leur 
pays  n'étaient  pas  en  train  de  détruire  le  bon  renom 
de  l'Allemagne  pour  plusieurs  siècles.  Au  lieu  de 
s'adresser  en  vain  «  au  monde  civilisé  »,  qui  voit 
les  progrès  des  troupes  allemandes  jalonnés  par  des 
ruines  fumantes  et  des  œuvres  d'art  réduites  en 
miettes,  ils  auraient  dû  inviter  leurs  chefs  d'armées 
à  organiser  une  enquête  sévère  sur  des  accusations 
qu'appuyaient  avec  éloquence  des  flots  de  sang  et 
des  destructions. 

«  S'ils  avaient  agi  de  la  sorte,  l'humanité  épou- 
vantée leur  eût  témoigné  sa  sympathie,  en  remer- 
ciant Dieu  de  ce  que  cette  patrie  des  canons  et  des 
baïonnettes  comptât  encore  une  phalange  d'indi- 
vidus nobles,  pouvant  inspirer  l'espoir  d'une  amé- 
lioration. 

«  Vous  voulez  excuser  les  cruautés  de  vos  chefs 
militaires  en  invoquant  la  nécessité  politique,  la 
barbarie  des  Russes  et  quelques  petites  caisses  de 
balles  dum-dum  qui  auraient  été  trouvées  dans  une 
forteresse  française. 

«  Mais  si  votre  cause  avait  été  juste,  vous  auriez 


64  GUERRE    ET    CIVILISATION 

pu  invoquer  la  générosité  bien  connue  de  vos 
princes  et  de  vos  généraux,  citer  des  actes  par  les- 
quels vous  aviez  forcé  le  respect  de  vos  ennemis 
vaincus,  rappeler  l'aide  apportée  par  vous  aux 
malheureuses  victimes  de  la  guerre,  vos  précau- 
tions respectueuses  à  l'égard  des  églises  et  des 
œuvres  d'art.  Mais  en  compensation  des  incendies, 
des  meurtres  et  des  traitements  brutaux,  impitoya- 
bles, infligés  par  vos  troupes  à  chaque  ville  ou 
village  qu'elles  traversaient,  l'histoire  ne  peut  citer 
aucun  acte  qui  témoigne  de  quelque  pitié  à  l'égard 
des  vaincus.  La  devise  Vœ  victis  est  inscrite  sur 
vos  drapeaux. 

«  Votre  protestation  se  fonde  sur  les  déclarations 
de  ceux  qui  donnent  les  ordres,  mais  les  accusa- 
teurs présentent  comme  témoins  des  morts  inno- 
cents et  des  monceaux  de  décombres. 

«  A  vous,  Allemands  éminents,  je  dis  enfin  : 
N'aggravez  pas  votre  erreur  en  croyant  que  ce 
que  j'ai  écrit  et  qui,  j'en  suis  convaincu,  exprime 
aussi  l'opinion  dominante  dans  le  monde  civilisé, 
soit  inspiré  par  la  haine  et  le  goût  de  la  calomnie.  » 

La  réplique  suisse  est  due  à  M.  Edouard  Cha- 
puisat,  qui  joint  à  une  culture  très  raffinée  de 
vastes  connaissances.  Il  a  étudié  aux  Universités 
de  Berlin  et  de  Paris;  il  est  historien,  juriste  et 
député  de  Genève.  Sa  réponse,  qui  a  été  publiée 
dans  un  grand  nombre  de  journaux  suisses,  est 
ainsi  conçue  : 

«  Vous  avez  cru  devoir  m'adresser  votre  «  Appel 
«  aux  nations  civilisées  ».  J'en  ai  pris  connaissance, 
et,  je  vous  l'avoue  très  franchement,  je  n'y  aurais 


LE    MANIFESTE    DES    INTELLECTUELS  65 

pas  attaché  d'importance  s'il  n'était  signé  de  noms 
respectés  dans  le  monde  de  la  science. 

«  Je  ne  puis  oublier  en  effet  avec  quel  intérêt  j'ai 
suivi  à  l'Université  de  Berlin  les  cours  des  profes- 
seurs von  Liszt,  Schmoller,  —  qui,  à  cette  époque, 
n'était  point  si  respectueux  de  l'autorité  impé- 
riale, —  von  Harnack  et  von  Wilamowitz-Moellen- 
dorff,  qui  nous  parlait,  lui,  avec  tant  d'éloquence, 
de  la  culture  artistique  et  du  développement  de 
l'art  immortel. 

«  De  trouver  ces  noms  au  bas  de  votre  Appel, 
ma  déception  fut  grande.  Ledit  appel,  en  ce  qui 
me  concerne,  tombe  mal.  Il  parvient  aux  citoyens 
d'un  Etat  neutre,  mais  renseigné. 

«  Je  suis  en  effet  particulièrement  bien  placé 
pour  savoir  dans  quelles  conditions  l'Allemagne  a 
prévu  la  guerre  actuelle.  De  hautes  personnalités 
étrangères  à  mon  pays,  mais  qui  me  font  l'honneur 
de  me  témoigner  quelque  confiance,  me  signalaient, 
quinze  jours  avant  la  guerre,  l'appui  prêté  par 
l'Allemagne  à  l'Autriche  dans  ses  revendications 
contre  le  Gouvernement  serbe.  S'il  est  vrai,  comme 
vous  le  pensez,  que  le  peuple  allemand  n'a  pas 
voulu  la  guerre,  ne  dites  pas,  Messieurs,  que  votre 
Gouvernement  ne  l'a  pas  voulue.  Si  vous  mainte- 
niez cette  affirmation,  vous  devriez  reconnaître 
l'impuissance  de  sa  diplomatie  et  la  faillite  de  son 
influence  vis-à-vis  de  son  unique  alliée,  l'Autriche. 

«  Il  n'est  pas  vrai,  écrivez- vous,  que  nous  ayons 
«  violé  criminellement  la  neutralité  de  la  Belgique.  » 
Une  violation,  Messieurs,  est  toujours  un  crime. 
Aux  yeux  d'un  citoyen  suisse,  il  est  sans  excuse; 

GUERRE   ET    CIVILISATION  5 


66  GUERRE    ET    CIVILISATION 

ceux  qui  le  commettent  doivent  s'attendre  à  l'effort 
désespéré  qu'inspire  toujours  un  cas  de  légitime 
défense. 

«  Il  n'est  pas  vrai,  dites-vous  encore,  que  nos 
«  troupes  aient  brutalement  détruit  Louvain.  »  Je 
m'en  réfère  sur  ce  point  au  rapport  de  l'expert  dé- 
signé par  votre  Gouvernement,  qui  reconnaît  impli- 
citement les  pertes  irréparables  causées  à  l'art  et  à 
la  culture  universelle  par  la  destruction  d'un  édifice 
admirable  et  de  manuscrits  précieux  ;  vous  ne 
parlez  pas  de  Reims,  j'en  conviens,  et  je  rends 
nommage  à  la  désapprobation  que  souligne  votre 
silence. 

«  Il  n'est  pas  vrai  que  vous  fassiez  la  guerre  au 
mépris  du  droit  des  gens?  Demandez,  en  Suisse, 
aux  familles  Hennin  et  Bernasconi  dans  quelles 
circonstances  leurs  chefs  furent  fusillés  et  vous 
verrez,  Messieurs,  que  votre  bonne  foi  a  été  sur- 
prise en  affirmant  qu'aucun  acte  répréhensible  ne  fut 
commis  par  vos  troupes. 

«  La  lutte,  déclarez-vous  en  terminant,  est  di- 
«  rigée  contre  notre  culture.  »  J'ignore  quelles  sont 
les  idées  du  peuple  slave,  qui  me  paraît  suffisam- 
ment fort  et  étendu  pour  se  soucier  assez  peu  de 
propager  le  slavisme  dans  les  contrées  où  il  n'est 
pas  d'essence.  En  ce  qui  concerne  la  France,  je 
vous  l'affirme,  vous  tombez  dans  une  erreur  assez 
amusante.  Jamais  la  France  ne  fit  autant  d'efforts, 
d'efforts  loyaux,  désintéressés,  pour  comprendre 
vos  diverses  attitudes  philosophiques  ou  vos  con- 
ceptions historiques.  Prenez,  je  vous  prie,  le  som- 
maire des  thèses  de  facultés  de  ces  dix  dernières 


LE    MANIFESTE    DES    INTELLECTUELS  67 

années  et  dites-moi  si,  au  contraire,  la  jeunesse 
française  cultivée,  avec  son  intelligence  souvent 
brillante  et  toujours  perspicace,  n'a  pas  scruté 
l'âme  de  vos  penseurs  avec  une  méthode  et  une 
lucidité  que  la  jeunesse  allemande  peut  lui  envier. 

«  Que  vous  puissiez  écrire  ceci,  vous,  Monsieur 
von  Harnack,  l'apôtre  de  la  théologie  moderne  ;  vous, 
Monsieur  von  Liszt,  le  criminaliste  précis;  vous, 
Dôrpfeld,  le  Maspero  et  le  Naville  de  l'Allemagne, 
que  vous  puissiez  écrire  :  «  Sans  notre  militarisme, 
«  notre  civilisation  serait  anéantie  depuis  long- 
ce  temps  »,  voilà  pour  confondre  l'humble  historien 
et  juriste  que  je  suis. 

«  Non,  Messieurs,  c'est  votre  militarisme  qui 
risquerait  d'anéantir  la  civilisation  si  celle-ci  ne 
portait  en  elle  le  germe  immortel  du  droit  et  de  la 
liberté. 

a  Je  sais  qui  vous  êtes,  Messieurs  ;  je  sais  que 
l'héritage  d'un  Goethe,  d'un  Beethoven  et  d'un 
Kant  est  pour  vous  chose  sacrée.  Mais  Goethe,  Bee- 
thoven et  Kant  ont  disparu  et  le  monde  est  debout. 
Ne  permettez  pas  qu'il  les  haïsse  en  leur  faisant 
endosser,  au  travers  d'un  siècle,  les  responsabilités 
de  la  mort  de  tant  d'hommes  dont  les  bras  et  le  cer- 
veau eussent  été  utiles  au  sol,  au  foyer  et  à  l'es- 
prit. » 

Il  est  juste  d'ajouter  que  même  en  Allemagne  il 
s'est  trouvé  des  hommes  pour  protester  contre  le 
manifeste.  Une  protestation  particulièrement  élo- 
quente a  été  insérée  dans  la  première  livraison  de 
la  seconde  année  de  la  revue  Bas  Forum,  revue 
qui  a  été  supprimée  depuis  lors  et  qui  était  pu- 


68  GUERRE    ET    CIVILISATION 

bliée  par  Wilhelm  Herzog,  de  Munich.  L'article 
en  question,  composé  par  le  professeur  Walther 
Schûcking,  de  Marbourg,  examine  l'attitude  des 
professeurs  allemands  vis-à-vis  de  la  guerre  mon- 
diale. N'ayant  pas  eu  cet  article  à  ma  disposition, 
je  le  cite  de  seconde  main  d'après  un  compte  rendu 
donné  par  le  journal  danois  Berlingske  Tidende. 
Voici  ce  qu'on  y  trouve  : 

M.  Schûcking  souligne  cet  exclusivisme  patrio- 
tique qui  s'est  manifesté  chez  les  représentants 
allemands  des  sciences  morales  et  politiques,  en 
particulier  chez  les  historiens,  que  leur  mentalité  de 
nationaux-libéraux  imprégnés  de  pangermanisme 
isolait  désormais  de  l'étranger. 

«  Il  est  extrêmement  regrettable  que  pendant 
plusieurs  dizaines  d'années  des  généraux  en  retraite 
écrivant  dans  des  feuilles  libérales  aient  réussi  à 
persuader  à  notre  bon  public  que  le  mouvement 
pacifiste  était  une  pure  sottise.  Si  moi,  professeur 
de  droit  international,  je  voulais  donner  mon  opi- 
nion sur  des  problèmes  stratégiques,  personne  ne 
me  prendrait  au  sérieux  ;  mais  quand  il  s'agissait 
de  problèmes  intéressant  le  droit  des  gens  et  l'évo- 
lution d'une  organisation  juridique  internationale, 
c'étaient  en  fait  les  opinions  de  vieux  généraux  qui 
déterminaient  les  réflexions  du  public.  C'est  là 
qu'il  faut  chercher  les  racines  profondes  du  mouve- 
ment de  réprobation  générale  que  suscite  le  milita- 
risme allemand.  » 

Dans  aucune  des  publications  de  savants  alle- 
mands que  l'auteur  a  pu  lire  jusqu'à  ce  jour,  n'est 
exprimé  l'aveu   «  que  tout  ce  pacifisme  pratique 


LE  MANIFESTE  DES  INTELLECTUELS        69 

dont  l'Allemagne  a  fait  preuve  pendant  quarante- 
quatre  ans  n'a  pu  compenser  le  tort  qu'elle  s'est 
fait  dans  l'esprit  de  l'étranger  par  son  attitude  vis- 
à-vis  du  mouvement  d'opinion  qui  réclamait  qu'on 
armât  pour  la  paix  au  lieu  d'armer  pour  la  guerre. 
De  tous  les  professeurs  qui  ont  signé  le  manifeste 
et  écrit  des  brochures  de  guerre,  en  est-il  un  qui 
se  rende  compte  à  quel  point,  dans  cette  question 
des  armements,  l'Allemagne  a  heurté  les  bonnes 
volontés  des  autres  puissances  dans  les  conférences 
de  La  Haye  ?  » 

«  On  nous  parle  sur  tous  les  tons  »,  'continue 
M.  Schûcking,  «  de  la  jalousie  de  l'étranger  en 
présence  de  notre  développement  économique, 
mais  on  néglige  de  considérer  que  notre  constitu- 
tion politique  suffisait  à  nous  mettre  en  antago- 
nisme avec  certaines  nations  de  même  race  que  la 
nôtre,  —  par  exemple  la  Norvège,  —  qui  n'ont 
aucune  raison  de  nous  considérer  comme  des 
concurrents  économiques.  Si  le  tsarisme  nous 
paraît  antipathique,  l'étranger  a  une  opinion  tout 
aussi  défavorable  du  principe  autoritaire  qui  est  à 
la  base  de  la  constitution  allemande.  » 

L'appel  des  savants  allemands  «  au  monde  civi- 
lisé »  restera  dans  l'histoire  comme  la  manifestation 
déplorable  d'un  esprit  de  militarisme  et  de  nationa- 
lisme, qui,  cultivé  méthodiquement  pendant  plu- 
sieurs générations,  s'est  emparé  au  moment  décisif 
des  têtes  les  plus  claires.  Cependant,  pour  appré- 
cier correctement  le  manifeste,  il  ne  faut  pas  man- 
quer de  tenir  compte  d'un  article  paru  dans  le 
Berliner  Tageblatt  du  i3  mars   1916,  dans  lequel 


70  GUERRE    ET    CIVILISATION 

on  nous  explique  qu'un  grand  nombre  de  signa- 
taires ont  donne  leurs  noms  sans  connaître  le  texte 
du  factum,  et  que  plusieurs  d'entre  eux,  par  exem- 
ple Ehrlich  et  Wassermann,  n'auraient  pas  signé 
s'ils  avaient  eu  connaissance  de  ce  texte. 


VII 
LES  ENNEMIS  DE  L'ALLEMAGNE 


Au  printemps  igi5,  le  grand  journal  viennois 
Die  Zeit  s'adressa  à  divers  hommes  politiques, 
artistes  et  savants  des  pays  belligérants  et  neutres 
pour  solliciter  d'eux  une  réponse  à  la  question  sui- 
vante :  a  Pourquoi  l'Allemagne  a-t-elle  tant  d'en- 
nemis? » 

On  imagine  difficilement  pareille  question  posée 
par  une  feuille  allemande  ;  en  tout  cas,  on  n'en 
eût  pas  fait  en  Allemagne  un  sujet  de  consultation 
générale.  Mais  un  journal  autrichien  pouvait  se 
permettre  cette  petite  méchanceté  d'enfant  terrible. 
La  Zeit  fit  précéder  son  questionnaire  de  l'obser- 
vation suivante  :  «  Jusqu'à  présent  la  guerre  a 
mis  en  lumière  ce  fait,  surprenant  à  beaucoup 
d'égards,  que  l'Allemagne  a  plus  d'ennomis  à  l'étran- 
ger qu'on  ne  le  supposait  pendant  la  paix  ;  elle  a 
non  seulement  des  ennemis  dans  les  pays  contre 
lesquels  combattent  nos  fidèles  alliés,  mais  elle 
(encontre  aussi  des  inimitiés,  —  ou  tout  au  moins 
des  amitiés  fort  douteuses,  —  chez  les  nations 
neutres.  » 

Le  journal  voulait  donc  amener  des  personna- 
lités de  divers  partis  et  de  diverses  nationalités  à 


72  GUERRE    ET    CIVILISATION 

se  prononcer  sur  les  causes  possibles  du  mau- 
vais vouloir  général  à  l'égard  de  l'Allemagne. 
Les  réponses  parvenues  parurent  le  dimanche 
4  avril. 

Elles  étaient  de  nature  et  de  valeur  très  diverses. 
Mais  aucune  d'elles  ne  mettait  en  discussion  l'objet 
même  de  la  question.  Toutes  considéraient  comme 
acquis  le  fait  que  l'Allemagne  et  le  germanisme  ne 
sont  pas  aimés  des  autres  nations. 

Qu'ils  nous  haïssent  donc,  écrit  un  des  corres- 
pondants ;  viel  FeincV ,  viel  Ehr  (beaucoup  d'enne- 
mis, beaucoup  d'honneur).  Un  autre  répondit  tout 
simplement  par  la  vieille  citation  latine  :  Oderint 
dum  metuant.  L'Allemagne  n'a  pas  le  sourire  qui 
attire  l'amour;  mais  elle  ne  paraît  pas  non  plus 
tenir  autrement  à  se  faire  aimer. 

En  dehors  de  ces  quelques  réponses  tranchantes, 
la  plupart  des  consultants  s'efforçaient  honnête- 
ment de  tirer  au  clair  les  raisons  pour  lesquelles 
l'Allemagne  rencontre  tant  de  malveillance  à  l'é- 
tranger, et  il  va  sans  dire  que  les  motifs  découverts 
étaient  des  plus  flatteurs  pour  l'Allemagne.  Partout 
revenait  ce  refrain  :  si  on  ne  nous  aime  pas,  c'est 
avant  tout  par  jalousie;  nous  sommes  trop  conscien- 
cieux et  trop  capables,  nous  savons  trop  bien  mettre 
ordre  à  nos  affaires,  voilà  pourquoi  on  nous  craint, 
et  la  crainte  engendre  la  haine  ;  de  plus,  les  étran- 
gers sont  absolument  incapables  de  comprendre  et 
d'apprécier  le  génie  allemand.  Un  correspondant 
insista  particulièrement  sur  l'extraordinaire  force 
vitale  de  l'Allemagne,  sur  sa  volonté  de  vivre,  et 
il  ajoutait  cette  sentence  bien  caractéristique  :  haïr 


LES    ENNEMIS    DE    l' ALLEMAGNE  jS 

l'Allemagne  n'est  pas  un  signe  de  santé  chez  une 
nation,  et  cette  haine  ne  saurait  se  fonder  en  éthique, 
en  morale  ni  en  pratique. 

Je  traduis  ici  quelques  réponses  qui  me  paraissent 
typiques  à  divers  points  de  vue.  Laissons  d'abord 
la  parole  au  conseiller  aulique  Albert  Frankfurter, 
directeur  général  du  Lloyd  autrichien  : 

«  Par  leur  activité  infatigable,  leur  stricte  probité, 
leur  insatiable  besoin  de  culture,  leur  solidarité 
prête  à  tous  les  sacrifices  individuels,  par  leur  dis- 
cipline inflexible,  les  Allemands  sont  devenus 
depuis  longtemps  des  modèles  pour  l'univers.  Mais 
il  arrive  dans  la  vie  des  peuples  comme  dans  la  vie 
quotidienne  que  l'écolier  soit  disposé  à  voir  un 
ennemi  dans  son  maître.  La  reconnaissance  de  la 
supériorité  allemande  a  produit  chez  beaucoup  de 
nations  un  sentiment  de  malveillance  à  l'égard  du 
peuple  allemand  ;  ce  sentiment  est  fait  de  l'angoisse 
qu'inspire  la  grandeur  incomparable  de  l'Alle- 
magne et  d'un  retour  humiliant  de  ces  nations  sur 
leur  propre  faiblesse.  » 

Le  vice-maréchal  Franz  Rieger  écrivit  : 

«  Si  l'Allemagne  a  tant  d'ennemis  dans  le  monde 
c'est  à  cause  de  ses  qualités  éminentes.  Schiller  a 
dit  :  «  Le  monde  aime  à  noircir  ce  qui  rayonne  et 
«  brille,  à  renverser  dans  la  poussière  ce  qui  est 
«  élevé.  On  fait  la  guerre  à  tout  ce  qui  s'élève. 
«  Socrate  dut  vider  la  coupe  de  ciguë,  Christophe 
«  Colomb  fut  jeté  dans  les  fers  et  Jésus-Christ  cloué 
«  sur  la  croix.  » 

Une  correspondante,  la  célèbre  chanteuse  wagné- 
rienne  Amalie  Friedrich-Materna,  constate  avec  tris- 


74  GUERRE    ET    CIVILISATION 

tesse  que  c'est  aussi  son  expérience  personnelle 
que  l'Allemagne  n'est  pas  aimée  à  l'étranger;  mais 
il  lui  est  impossible  de  savoir  pourquoi  :  «  J'ai 
beaucoup  voyagé,  écrit-elle,  j'ai  fait  beaucoup  d'ob- 
servations et  accumulé  des  expériences;  j'ai  eu 
l'occasion  d'apprendre  à  connaître  beaucoup  de 
nations  étrangères,  et  il  ne  m'a  pas  échappé  qu'en 
général  les  Allemands  ne  peuvent  se  flatter  d'être 
aimés  à  l'étranger.  Mais  je  n'ai  jamais  pu  découvrir 
la  cause  de  ce  fait,  bien  que  je  me  sois  dès  le  début 
efforcée  de  la  rechercher.  Et  aujourd'hui  encore  je 
me  déclare  hors  d'état  de  résoudre  ce  problème  de 
psychologie  populaire...  Peut-être  un  étranger  doué 
de  l'impartialité  requise  serait-il  mieux  placé  pour 
en  trouver  la  solution,  i 

Parmi  ceux  qui  répondirent  à  la  question  posée 
par  Die  Zeit,  il  y  eut  deux  Scandinaves.  L'un  était 
le  professeur  suédois  Otto  Nordenskjôld,  de  Go- 
thembourg.  Il  émit  l'opinion  que  la  haine  des  Alle- 
mands avait  pour  cause  la  supériorité  économique 
de  l'Allemagne  et  le  grand  essor  qu'avait  pris  son 
commerce  avec  l'étranger.  L'autre  Scandinave  était 
l'auteur  du  présent  livre.  Voici  sa  réponse  traduite 
de  l'allemand  : 

«  Avant  de  répondre  à  la  question  posée,  je  ferai, 
pour  éviter  tout  malentendu,  cette  déclaration  pré- 
liminaire :  j'éprouve  un  vif  sentiment  de  reconnais- 
sance pour  la  science  allemande  et  pour  la  vie  intel- 
lectuelle allemande,  et  je  me  félicite  des  relations 
très  amicales  que  j'entretiens  avec  nombre  d'émi- 
nents  collègues  allemands.  Mon  cas  est  celui  d'un 
grand  nombre,  peut-être  de  la  majorité  de    mes 


LES    ENNEMIS    DE    i/ALLEMAGNE  ^b 

compatriotes.  Mais  nous  autres,  Danois,  nous  ne 
pouvons  oublier  : 

«  Que  l'Allemagne  a  démembré  le  Danemark  en 
i864  et  que  depuis  ce  temps  elle  impose  à  la  partie 
danoise  duSlesvig  un  régime  de  terreur; 

«  Que  l'Allemagne  en  1878  a  abrogé  de  sa  propre 
autorité  le  paragraphe  5  du  traité  de  Prague  qui 
promettait  la  rétrocession  au  Danemark  de  la  partie 
danoise  du  Slesvig  après  un  plébiscite  ; 

«  Que  l'Allemagne  a  complètement  annexé  notre 
pays  dans  quelques-uns  de  ses  manuels  scolaires 
de  géographie  les  plus  répandus  (H.  A.  Daniel  et 
E.  von  Seydlitz)  et  que  la  devise  de  là  revue  pan- 
germaniste  Heimdal  commence  par  ces  mots  :  Von 
Skagen  bis  sur  Adria  (De  Skagen  à  l'Adriatique). 

«  Pourquoi  notre  puissante  voisine  a-t-elle  sans 
cesse  blessé  notre  conscience  nationale  ?  Une  nation 
qui  veille  aussi  jalousement  que  l'Allemagne  à  ce 
qu'on  respecte  ses  droits  devrait  savoir  respecter 
aussi  les  droits  des  autres  nations. 

«  Les  Danois  estiment  que  le  progrès  de  la  civilisa- 
tion ne  s'obtient  pas  en  imposant  de  force  l'hégé- 
monie d'une  nation  particulière,  mais  qu'il  résulte 
du  libre  épanouissement  des  individualités  aussi 
bien  dans  l'intérieur  de  chaque  pays  que  dans  ia 
société  des  nations.  » 


VIII 
FAUT-IL  FAIRE  DES  ANNEXIONS  ? 


Ferons-nous  des  annexions  ?  Telle  est  la  question 
qui  a  agité  longtemps  les  esprits  allemands; 
on  l'a  examinée  à  tous  les  points  de  vue,  et  on  y 
a  répondu  tantôt  par  l'affirmative,  tantôt  par  la 
négative  ;  mais  dans  l'immense  majorité  des  cas  la 
réponse  fut  un  «  oui  »  énergique,  victorieux, 
triomphal. 

Au  reste,  la  question  des  annexions  a  été  sou- 
mise au  chancelier  allemand.  Le  20  mai  1916,  six 
grandes  sociétés  ou  groupements  économiques  de 
l'Allemagne  l'ont  invité  à  réclamer,  lors  du  prochain 
traité  de  paix,  la  Belgique,  une  partie  de  la  France 
du  Nord  et  de  l'Est,  une  grande  portion  de  la  Po- 
logne et  les  provinces  baltiques. 

Plus  tard,  les  dirigeants  du  parti  conservateur 
se  sont  prononcés  dans  le  même  sens  et  ont  repré- 
senté qu'ils  se  trouvaient  d'accord  avec  l'ensemble 
du  peuple  allemand  pour  demander  la  continuation 
de  la  guerre  jusqu'au  moment  où  il  serait  possible 
de  conclure  une  paix  durable,  assurant  une  base 
solide  au  développement  futur  de  l'Allemagne;  par 
suite,  ils  se  déclaraient  prêts  à  soutenir  toutes  les 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS  Y  77 

annexions  qui  seraient  nécessaires  pour  atteindre 
ce  but. 

Cependant,  des  opinions  tout  opposées  se  sont 
manifestées  aussi.  Le  nouveau  groupement  Neues 
Vaterland  (Nouvelle  Patrie),  qui  au  milieu  de  l'ef- 
froyable chaos  de  chauvinisme  délirant  paraît  repré- 
senter le  bon  sens  et  la  réflexion,  a  protesté  auprès 
du  chancelier  contre  les  vastes  appétits  des  an- 
nexionnistes, qu'il  signale  comme  dangereux  pour 
l'Empire.  Cette  protestation  a  été  imprimée;  elle 
existe  sous  la  forme  d'une  petite  brochure  qu'il  est, 
paraît-il,  assez  difficile  de  se  procurer,  le  Gouver- 
nement ne  tenant  pas  à  ce  qu'elle  passe  entre  trop 
de  mains  ;  par  bonheur  il  en  existe  sous  ce  titre  : 
S  kola  vi  annektera  ?  (Ferons-nous  des  annexions  ?) 
une  traduction  suédoise  qui  a  paru  à  Stockholm 
(Svenska  Andelsfôrlaget).  Ce  tract  mérite  la  plus 
grande  attention  ;  il  dénote  chez  son  auteur  des 
connaissances  étendues,  une  réflexion  pénétrante 
et  des  vues  très  humaines.  Il  examine  les  projets 
annexionnistes  aux  points  de  vue  politique,  écono- 
mique, industriel,  historique  et  social  et  repousse 
résolument  toute  pensée  d'annexion.  J'en  traduirai 
quelques  passages  particulièrement  dignes  d'inté- 
rêt; on  y  trouvera  condensées  les  idées  de  l'auteur 
sur  la  façon  dont  il  faut  réagir  contre  une  annexion 
éventuelle,  même  dans  les  régions  occupées  et  dans 
les  pays  neutres  : 

<i  II  est  clair  que  dans  les  régions  françaises  an- 
nexées nous  devons  compter  avec  une  population 
qui  nourrit  contre  nous  une  haine  mortelle.  C'est 
justement  dans  une  partie  des  départements  fran- 


78  GUERRE    ET    CIVILISATION 

çais  de  la  frontière  que  le  nationalisme  germano- 
phobe était  le  plus  violent,  même  en  temps  de  paix. 
On  y  combattrait  par  tous  les  moyens  toute  tenta- 
tive d'adaptation  à  une  suzeraineté  allemande,  et 
pendant  plusieurs  générations  il  faudrait  renoncer 
à  l'espoir  d'établir  là  un  modus  vivendi  à  peu  près 
tolérablc. 

<(  En  Belgique,  l'esprit  de  la  population  est  le 
même  qu'en  France.  Les  Belges,  animés  d'une 
haine  profonde  contre  les  Allemands,  créeraient  à 
notre  administration  toute  sorte  de  difficultés  et  se 
feraient  un  mérite  de  la  trahison. 

«  En  Allemagne,  on  entend  souvent  exprimer  l'idée 
que  nous  trouverions  dans  la  population  flamande 
de  la  Belgique  des  sympathies  dont  nous  pourrions 
nous  servir  contre  les  Wallons.  C'est  une  illusion 
dangereuse.  Il  est  certain  que  les  Flamands  de  Bel- 
gique ont  lutté  pendant  plusieurs  années  pour  faire 
reconnaître  leurs  prérogatives  nationales.  Incontes- 
tablement ils  eussent  souvent  été  heureux  de  ren- 
contrer en  Allemagne  un  appui  à  leurs  revendica- 
tions de  culture  autonome  ;  mais  ils  n'ont  guère  eu 
de  succès.  A  l'heure  actuelle,  le  peu  d'affinités 
germaniques  qui  se  trouvait  chez  les  Flamands  a 
fait  place  chez  presque  tous  à  une  exaspération  sans 
bornes  causée  par  notre  invasion  et  par  nos  ravages. 

«  Mais  le  fait  essentiel,  c'est  que,  par  leur  concep- 
tion de  la  vie  comme  par  leurs  traditions  pratiques, 
Français  et  Belges  sont  en  opposition  complète 
avec  les  principes  qui  régissent  en  Allemagne  la  vie 
publique.  Se  fondant  sur  un  passé  que  remplissent 
des  luttes  séculaires  de  municipalités  conscientes 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS  !  79 

d'elles-mêmes  contre  les  pouvoirs  féodaux  et  royaux, 
soumis  à  l'influence  de  la  Révolution  française  et 
de  la  législation  française,  aidé  dans  ses  revendi- 
cations par  une  constitution  libérale  et  par  des  lois 
démocratiques,  tout  ce  peuple  s'est  accoutumé  à 
vivre  et  à  penser  démocratiquement,  malgré  l'in- 
fluence de  l'église  catholique  et  du  parti  clérical. 
Notre  organisation,  avec  sa  hiérarchie  savamment 
ordonnée,  apparaît  souvent  aux  Français  et  aux 
Belges  comme  une  intolérable  tyrannie.  Notre  bu- 
reaucratie peut  incontestablement  accomplir  cer- 
taines œuvres  excellentes,  mais  elle  est  certaine- 
ment incapable  de  nous  gagner  des  sympathies  en 
pays  étranger.  Dans  certaines  régions  une  partie 
de  la  population  n'est  pas  seulement  libérale,  elle 
est  récalcitrante  et  prête  aux  violences.  On  ne  man- 
querait pas  d'utiliser  à  des  fins  politiques  les  com- 
plications inévitables  qui  prendraient  des  formes 
particulièrement  aiguës  par  suite  du  manque  de 
compréhension  mutuelle... 

«  Si  l'Allemagne  annexe  la  Belgique ,  elle  s'attirera 
pour  bien  longtemps  l'inimitié  du  monde  entier, 
même  des  Etats  qui  restent  encore  neutres  et  rela- 
tivement bien  disposés  à  notre  égard. 

«  Nous  exprimons  ces  idées  avec  la  conviction 
entière  qu'elles  sont  justes,  car  des  membres  de 
notre  association  ont  pu  observer  à  l'étranger  l'in- 
fluence exercée  par  la  question  belge  sur  l'état 
d'esprit  et  les  sentiments  des  neutres.  Le  Gouver- 
nement a  certainement  reçu  des  renseignements 
analogues  de  ses  représentants  à  l'étranger.  Au  cas 
où  ces  renseignements  ne  confirmeraient  pas  les 


80  GUERRE    ET    CIVILISATION 

nôtres,  c'est  que  les  agents  officiels  allemands 
n'ont  pas  été  à  même  de  fréquenter  assez  intime- 
ment les  étrangers  neutres  pour  que  ceux-ci  leur 
aient  parlé  à  cœur  ouvert;  car  il  faut  un  certain 
degré  de  confiance  et  d'amitié  pour  connaître  la 
vérité. 

«  Notre  expérience  nous  dit,  sans  la  moindre  res- 
triction ni  réserve,  que  la  violation  de  la  neutralité 
belge  a  produit  presque  partout  une  impression 
formidable  sur  les  neutres,  et  qu'à  l'heure  actuelle, 
après  dix  mois  écoulés,  cette  impression,  loin  de 
diminuer  d'intensité,  s'est  au  contraire  renforcée 
d'une  façon  déplorable. 

«  Elle  se  renforcera  encore  davantage  et  se  main- 
tiendra vivante  pendant  bien  longtemps  si  l'Alle- 
magne, en  concluant  la  paix,  veut  imposer  l'an- 
nexion de  la  Belgique. 

«  Par  cette  annexion  la  Hollande  se  sentira  le 
plus  directement  menacée.  Le  Gouvernement  hol- 
landais est  resté  jusqu'à  ce  jour  strictement  neutre. 
La  population  elle-même,  surtout  dans  les  milieux 
cultivés,  mais  aussi  dans  la  classe  ouvrière  orga- 
nisée, fait  effort  pour  observer  en  paroles  et  en 
actes  les  devoirs  de  la  neutralité.  Mais  cette  cons- 
tatation ne  doit  pas  nous  faire  oublier  que  l'opinion 
de  ce  pays  n'est  pas  en  général  bien  disposée  pour 
nous  et  qu'elle  nous  est  devenue  encore  plus  défa- 
vorable par  suite  de  l'invasion  de  la  Belgique  et 
de  la  guerre  de  sous-marins.  Elle  deviendrait  fran- 
chement hostile  si  nous  annexions  la  Belgique  : 
non  pas  que  les  Hollandais  éprouvent  des  sympa- 
thies particulières  pour  les  Belges  (le  contraire  serait 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS?  8l 

plutôt  vrai),  mais  parce  que  le  destin  de  la  Belgique 
serait  interprété  dans  toute  la  Hollande  comme  un 
M  a  né,  Thécel,  Phares. 

«  L'annexion  de  la  Belgique  produirait  en  Suisse 
le  même  effet  qu'en  Hollande  ;  sans  doute  l'impres- 
sion serait  un  peu  moins  violente  par  suite  des 
dispositions  nettement  germanophiles  de  beaucoup 
de  Suisses  alémaniques  ;  mais  d'autre  part  l'irri- 
tation n'en  serait  que  plus  grande  dans  la  Suisse 
romande  dont  les  sentiments  germanophobes  sont 
connus.  Malgré  les  sympathies  pro-allemandes  de 
la  plupart  des  Suisses  alémaniques,  ceux-ci  com- 
prennent que  le  sort  de  la  Belgique  les  concerne 
immédiatement,  eux  et  la  neutralité  suisse. 

«  L'impression  produite  dans  les  pays  les  plus 
directement  intéressés,  Hollande  et  Suisse,  s'éten- 
drait aussi  aux  pays  Scandinaves.  Au  Danemark  et 
en  Norvège,  nous  devons,  malgré  la  neutralité  de 
ces  deux  États,  compter  sur  l'existence  d'un  courant 
souterrain  de  germanophobie  ou  plus  exactement 
d'anglophilie.  L'annexion  de  la  Belgique  donnerait 
à  ce  courant  une  direction  nettement  anti-alle- 
mande. En  Suède,  notre  situation  est  un  peu  meil- 
leure à  cause  de  l'antagonisme  naturel  entre  la 
Suède  et  la  Russie.  Mais,  à  part  quelques  germa- 
nophiles déclarés,  appartenant  aux  milieux  réac- 
tionnaires et  militaires,  qui  admirent,  les  yeux 
fermés,  tout  ce  que  fait  l'Allemagne,  aucun  Suédois 
n'approuvera  l'annexion  de  la  Belgique.  La  plupart 
s'en  indigneront  et,  comme  les  Hollandais  et  les 
Suisses,  comme  les  Danois  et  les  Norvégiens,  ils  y 
verront  l'indice   que    la   politique    allemande    de 

GUERRE  ET   CIVILISATION  6 


82  GUERRE    ET    CIVILISATION 

conquête  menace  l'indépendance  des  petits  Etats  et 
la  liberté  de  l'Europe. 

«  Nous  avons  pu  jusqu'ici  réfuter  en  toute  con- 
science cette  thèse,  grâce  à  laquelle  nos  ennemis 
ont  rendu  l'Allemagne  suspecte  à  tout  l'univers  ; 
l'Empereur  l'a  également  repoussée  dans  son  dis- 
cours du  trône,  et  nous  continuerons  à  le  faire  ;  si 
nous  annexons  la  Belgique,  la  confiance  disparaîtra. 
Chez  la  seule  grande  puissance  qui  soit  encore 
neutre,  les  Etats-Unis,  la  question  belge  est  envi- 
sagée par  l'opinion  publique  exactement  comme  en 
Europe. 

«  La  plupart  des  membres  de  notre  association 
savent  quelle  forte  impression  la  violation  de  la 
neutralité  belge  a  faite  sur  la  majorité  des  Améri- 
cains, même  sur  les  germanophiles,  bien  qu'il 
existe  naturellement,  ici  comme  partout,  des 
exceptions.  Il  est  extrêmement  difficile  de  faire 
comprendre  aux  Américains  les  exigences  du  «  droit 
«  de  la  nécessité  ».  Avec  le  temps  l'opinion  des 
Etats-Unis  est  devenue  plus  défavorable  encore. 
Malgré  les  efforts  des  Germano-Américains  et  des 
Irlandais,  elle  subit  toujours  l'influence  de  l'agitation 
anglaise  et  de  la  grande  presse  anglo-américaine. 

«  L'annexion  de  la  Belgique  serait  considérée  dans 
tous  les  pays  comme  un  acte  -de  violence  contre  un 
peuple  libre,  entièrement  innocent  du  sort  lamen- 
table qui  l'a  frappé,  et  elle  produirait  dans  tous  les 
pays  où  l'opinion  est  déjà  indisposée  contre  nous, 
une  impression  déplorable  qui  serait  sans  doute  de 
longue  durée.  Naturellement,  l'indignation  ne  peut 
se  maintenir  pendant  des   années  avec  la  même 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS?  83 

intensité.  Mais  l'annexion  créerait,  comme  nous 
l'avons  dit,  une  situation  telle  qu'il  en  sortirait  sans 
cesse  de  nouveaux  conflits.  La  population  des  pays 
annexés  et  nos  ennemis  du  dehors  mettraient  cer- 
tainement tous  leurs  soins  à  ce  que  le  monde  reten- 
tît à  nouveau  de  plaintes  et  de  colères,  jusqu'au 
jour  de  la  revanche  où  nous  devrions  lutter  contre 
une  nouvelle  coalition  puissante,  dans  un  monde 
rempli  d'ennemis.  » 

Ces  paroles  hardies  ne  prouvent  pas  uniquement 
du  courage;  elles  prouvent  aussi  beaucoup  d'hu- 
manité en  même  temps  que  le  don  d'observer 
froidement  les  réalités.  Les  idées  exprimées  parais- 
sent si  claires  au  premier  coup  d'œil,  que  l'on  est 
stupéfait  à  la  pensée  que  leur  justesse  ait  pu  être 
discutée. 

Une  autre  protestation  très  énergique  contre 
toute  idée  d'annexion  a  été  présentée  dans  les 
B  lût  ter  fur  Z  wischenstaatliche  Organisation  (sep- 
tembre 191 5)  par  le  pasteur  Umfried,  de  Stuttgart. 
Il  écrit  : 

«  Le  peuple  allemand  tout  entier  est  uni  dans  la 
pensée  que  les  effroyables  sacrifices  que  nous 
impose  cette  horrible  guerre  ne  peuvent  être  com- 
pensés que  par  une  paix  qui  ait  des  chances  de 
durer  pendant  plusieurs  générations.  Mais  les  avis 
se  partagent  dès  qu'il  est  question  des  moyens 
propres  à  obtenir  ce  résultat. 

«  Beaucoup  estiment  qu'onme  peut  avoir  une  paix 
durable  qu'en  affaiblissant  l'adversaire  au  point  de 
l'anéantir  et  qu'en  élargissant  le  territoire  soumis 
à  la  puissance  allemande.  Partant  de  ce  principe, 


84  GUERRE    ET    CIVILISATION 

on  en  est  venu  à  l'idée  d'augmenter  le  domaine  de 
l'Empire  par  de  vastes  annexions,  sans  considérer 
que  l'on  foule  aux  pieds  les  droits  sacrés  de  l'hu- 
manité, et  que  l'oppression  des  populations  parlant 
une  langue  étrangère  s'achète  au  prix  de  la  haine 
qu'on  déchaîne  chez  les  opprimés  eux-mêmes  et 
chez  leurs  défenseurs. 

«  Un  ennemi  que  nous  aurions  empêché  de  venir 
dévaster  notre  territoire  ne  verrait  là,  réflexion 
faite,  qu'un  juste  refus  opposé  à  une  prétention 
déraisonnable  ou  tout  au  moins  un  inévitable  coup 
du  destin  ;  mais  ce  même  ennemi  considérerait 
l'occupation  de  son  propre  pays  comme  une  injus- 
tice criante. 

«  L'objection  immédiate  qu'on  pourrait  faire,  à 
savoir  que  si  l'ennemi  triomphait  il  ne  reculerait 
pas  devant  une  annexion,  ne  va  pas  au  fond  de  la 
question,  car  les  mauvais  desseins  du  voisin  ne 
peuvent  justifier  notre  injustice.  Si  nous  nous  élevons 
à  un  point  de  vue  moral  supérieur,  nous  devons  pro- 
tester contre  les  ambitions  annexionnistes  de  notre 
propre  pays  aussi  résolument  que  contre  celles  de 
l'adversaire... 

«  Nous  invitons  le  peuple  allemand  à  se  souvenir 
des  paroles  prononcées  par  l'Empereur  dans  la 
séance  historique  du  Reichstag,  le  4  août  igi4  • 
«  Ce  n'est  pas  l'esprit  de  conquête  qui  nous  pousse  » 
et  de  cette  promesse  du  chancelier  :  «  L'injustice 
«;  que  nous  commettons  vis-à-vis  de  la  Belgique  sera 
«  réparée  par  nous  lorsque  nous  aurons  atteint  notre 
«  but  militaire.  » 

«  Si  étrange  que  cela  puisse  paraître,  le  meilleur 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS?  85 

appui  pour  notre  thèse  nous  est  fourni  par  l'homme 
qui  aux  yeux  du  monde  représente  précisément  le 
germanisme,  le  général  Bernhardi.  Dans  son  livre 
intitulé  Notre  Avenir,  il  a  dit  textuellement  :  «  Il 
«  ne  saurait  naturellement  être  question  de  politique 
«  de  conquête  ;  une  telle  politique  serait  contraire  à 
«  l'esprit  de  notre  temps  et  à  nos  véritables  intérêts. 
«  Car  nous  ne  pourrions  conquérir  en  Europe  que 
«  des  territoires  dont  la  population  nous  serait  hos- 
«  tile.  »  Telle  est  aussi  notre  opinion.  Qu'advien- 
drait-il des  échanges  de  civilisation  entre  les 
peuples,  de  cette  communauté  de  culture  qui  a  été 
un  bienfait  pour  notre  nation,  si  nous  creusions 
un  fossé  infranchissable  entre  nous  et  le  reste  du 
monde  civilisé  ?  » 

Les  idées  de  ces  deux  Allemands  que  nous 
venons  de  citer  concordent  avec  celles  qu'expri- 
mait Alphonse  Daudet  dans  ce  conte  si  touchant  qui 
s'intitule  Le  Siège  de  Berlin.  Le  héros  est  un  vieux 
général  français  que  l'on  entretient  dans  l'illusion 
que  c'est  l'armée  française  qui,  en  1 870-1 871,  a 
envahi  l'Allemagne  et  menace  Berlin.  Le  général 
est  persuadé  que  son  fils,  qui  est  officier,  prend 
part  à  l'invasion;  il  lui  écrit  de  nombreuses  lettres 
où  il  lui  expose  des  considérations  politiques.  11 
parle  des  conditions  de  la  paix,  et  il  ne  se  montre 
point  exigeant,  il  ne  réclamerait  que  des  indem- 
nités, pas  autre  chose  :  «  Pourquoi,  écrit-il,  leur 
prendrait-on  des  territoires  ?  Est-ce  qu'on  peut 
faire  de  la  France  avec  de  l'Allemagne  ?  » 

Voilà  le  point  essentiel.  Toute  annexion,  det 
quelque  nature  qu'elle  soit,  porte  atteinte  au  droi 


86  GUERRE    ET    CIVILISATION 

le  plus  primitif  de  l'humanité  et  constitue  par  suite 
un  acte  de  violence  de  l'espèce  la  plus  criminelle. 
Elle  ne  produit  que  le  deuil  et  le  désespoir  sans 
apporter  des  avantages  qui  puissent  compenser 
tant  de  misère.  On  ne  peut  transformer  des  Fran- 
çais en  Allemands  ni  des  Allemands  en  Français  ; 
toute  tentative  en  ce  sens  est  condamnée  à  échouer 
et  doit  être  réprouvée  comme  une  indignité.  Com- 
ment peut-on  prétendre  que  nous  vivons  dans  une 
époque  de  liberté,  tant  qu'il  existe  des  nations  ou 
des  parties  de  nations  opprimées?  Ce  principe  si 
simple  qu'un  gouvernement  est  fait  pour  le  peuple 
et  non  le  peuple  pour  le  gouvernement,  ne  paraît 
pas  encore  être  arrivé  à  se  faire  comprendre  et  re- 
connaître de  tous.  Et  pourtant,  on  pourrait  croire 
qu'il  dût  être  immédiatement  clair  pour  chacun. 
Le  gouvernement  n'a  de  raison  d'être  que  le  bien 
du  peuple  et  a  pour  premier  devoir  d'assurer  aux 
individus  des  conditions  d'existence  aussi  heureuses 
que  possible.  Combien  de  temps  trouvera-t-on 
encore  des  êtres  doués  de  pensée  pour  approuver 
la  thèse  que  le  professeur  allemand  Schâfer  sou- 
tenait avec  tant  d'énergie  contre  le  savant  danois 
Troels-Lund,  et  qu'il  exprimait  ainsi  :  «  Dans  notre 
siècle,  qui  est  le  siècle  où  se  sont  constitués  les 
Etats  nationaux,  on  a  l'ait  passer  pour  un  article  de 
foi  cette  erreur  que  toute  nation  a  le  droit  de  former 
un  Etat  national.  » 

On  aura  un  exemple  saisissant  de  l'effet  produit 
par  une  annexion,  même  avant  qu'elle  ait  été  défi- 
nitivement résolue,  en  relisant  la  déclaration  que 
les  représentants  de  l'Alsace-Lorraine  présentèrent 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS?  87 

à  l'Assemblée  nationale  le  16  février  187 1.  C'est  un 
document  qu'il  faut  citer  en  entier  : 

Nous  soussignés,  citoyens  français,  choisis  et  députés  par 
les  départements  du  Haut,  du  Bas-Rhin,  de  la  Moselle  et  de 
la  Meurthe,  pour  apporter  à  l'Assemblée  nationale  de 
France  l'expression  de  la  volonté  unanime  des  populations 
de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  après  nous  être  réunis  et  en 
avoir  délibéra,  nous  avons  résolu  d'exposer  dans  une  décla- 
ration solennelle  leurs  droits  sacrés  et  inaliénables,  afin  que 
l'Assemblée  nationale,  la  France  et  l'Europe,  ayant  sous  les 
yeux  les  vœux  et  résolutions  de  nos  commettants,  ne 
puissent  consommer  ni  laisser  consommer  aucun  acte  de 
nature  à  porter  atteinte  aux  droits  dont  un  mandat  ferme 
nous  a  confié  la  garde  et  la  défense. 

DÉCLARATION 

I.  —  L'Alsace  et  la  Lorraine  ne  veulent  pas  être  alié- 
nées. 

Associées  depuis  plus  de  deux  siècles  à  la  France,  dans  la 
bonne  comme  dans  la  mauvaise  fortune,  ces  deux  provinces, 
sans  cesse  exposées  aux  coups  de  l'ennemi,  se  sont  constam- 
ment sacrifiées  pour  la  grandeur  nationale  :  elles  ont  scellé 
de  leur  sang  l'indissoluble  pacte  qui  les  rattache  à  l'unité 
française.  Mises  aujourd'hui  en  question  par  les  prétentions 
étrangères,  elles  affirment  à  travers  les  obstacles  et  tous  les 
dangers,  sous  le  joug  même  de  l'envahisseur,  leur  inébran- 
lable fidélité. 

Tous  unanimes,  les  citoyens  demeurés  dans  leurs  foyers 
comme  les  soldats  accourus  sous  les  drapeaux,  les  uns  en 
votant,  les  autres  en  combattant,  signifient  à  l'Allemagne 
et  au  monde  l'immuable  volonté  de  l'Alsace  et  de  la 
Lorraine  de  rester  françaises. 

II.  —  La  France  ne  peut  consentir  ni  signer  la  cession 
de  la  Lorraine  et  de  l'Alsace. 

Elle  ne  peut  pas,  sans  mettre  en  péril  la  continuité  de  son 
existence  nationale,  porter  elle-même  un  coup  mortel  à  sa 


88  ^  GUERRE    ET    CIVILISATION 

propre  unité  en  abandonnant  ceux  qui  ont  conquis,  par  deux 
cents  ans  de  dévouement  patriotique,  le  droit  d'être  défendus 
par  le  pays  tout  entier  contre  les  entreprises  de  la  force 
victorieuse. 

Une  assemblée,  même  issue  du  suffrage  universel,  ne 
pourrait  invoquer  sa.  souveraineté  pour  couvrir  ou  ratifier 
des  exigences  destructives  de  l'intégrité  nationale.  Elle 
s'arrogerait  un  droit  qui  n'appartient  même  pas  au  peuple 
réuni  dans  ses  comices.  Un  pareil  excès  de  pouvoir  qui 
aurait  pour  effet  de  mutiler  la  mère  commune  dénoncerait 
aux  justes  sévérités  de  l'histoire  ceux  qui  s'en  rendraient 
coupables. 

La  France  peut  subir  les  coups  de  la  force,  elle  ne  peut 
en  sanctionner  les  arrêts. 

III.  —  L'Europe  ne  peut  permettre  ni  ratifier  l'abandon 
de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine. 

Gardiennes  des  règles  de  la  justice  et  du  droit  des  gens, 
les  nations  civilisées  ne  sauraient  rester  plus  longtemps 
insensibles  au  sort  de  leurs  voisines,  sous  peine  d'être  à 
leur  tour  victimes  des  attentats  qu'elles  auraient  tolérés. 
L'Europe  moderne  ne  peut  laisser  saisir  un  peuple  comme 
un  vil  troupeau;  elle  ne  peut  rester  sourde  aux  protestations 
répétées  des  populations  menacées;  elle  doit  à  sa  propre 
conservation  d'interdire  de  pareils  abus  de  la  force.  Elle 
sait,  d'ailleurs,  que  l'unité  de  la  France  est,  aujourd'hui 
comme  par  le  passé,  une  garantie  de  l'ordre  général  du 
monde,  une  barrière  contre  l'esprit  de  conquête  et  d'inva- 
sion. 

La  paix  faite  au  prix  d'une  cession  de  territoire  ne  serait 
qu'une  trêve  ruineuse  et  non  une  paix  définitive.  Elle  serait 
pour  tous  une  cause  d'agitation  intestine,  une  provocation 
légitime  et  permanente  à  la  guerre. 

Et  quant  à  nous,  Alsaciens  et  Lorrains,  nous  serions  prêts 
à  recommencer  la  guerre  aujourd'hui,  demain,  à  toute 
heure,  à  tout  instant. 

En  résumé,  l'Alsace  et  la  Lorraine  protestent  contre 
toute  cession  ;  la  France  ne  peut  la  consentir,  l'Europe  la 
sanctionner. 

En  foi  de  quoi,  nous  prenons  nos  concitoyens  de  France, 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS?  89 

les  gouvernements  et  les  peuples  du  monde  entier  à  témoin 
que  nous  tenons  pour  nuls  et  non  avenus  tous  actes  et 
traités,  votes  ou  plébiscites,  qui  consentiraient  abandon  en 
faveur  de  l'étranger  de  tout  ou  partie  de  l'Alsace  et  de  la 
Lorraine. 

Nous  proclamons,  par  les  présentes,  à  jamais  inviolable  le 
droit  des  Alsaciens  et  des  Lorrains  de  rester  membres  de  la 
nation  française,  et  nous  jurons,  tant  pour  nous  que  pour 
nos  commettants,  nos  enfants  et  leurs  descendants,  de  le 
revendiquer  éternellement  et  par  toutes  les  voies,  envers  et 
contre  tous  usurpateurs. 

Suivent  les  noms  des  36  signataires,  dont  les 
plus  connus  sont  Gambetta  et  Scheurer-Kestner. 

La  déclaration  citée  est  un  document  historique 
du  plus  haut  intérêt,  à  la  fois  au  point  de  vue  poli- 
tique et  à  un  point  de  vue  simplement  humain. 
C'est  l'expression  fîère  et  touchante  de  la  profonde 
douleur  ressentie  par  la  population  des  deux  pro- 
vinces à  la  pensée  d'être  séparées  de  la  mère  patrie. 

Quiconque  lit  cette  protestation  n'est  pas  seule- 
ment saisi  par  l'enthousiasme  patriotique  qui  s'en 
dégage,  mais  aussi,  —  quand  on  considère  les  évé- 
nements de  ces  deux  dernières  années,  —  par  la 
vérité  des  principes  dont  elle  s'inspire.  C'est  un 
document  qui  a  un  intérêt  actuel  et  dont  on  peut 
encore  tirer  bien  des  leçons  profitables. 

Le  manifeste  des  AlsaciensrLorrains  exprime  en 
termes  frappants  cet  évangile  des  droits  de  l'homme 
dont  la  France  reste  aujourd'hui  encore,  entre 
toutes  les  nations  de  la  terre,  la  plus  éloquente 
propagatrice.  L'assujettissement  d'une  race  étran- 
gère, l'annexion  d'un  territoire  étranger  sont  des 
crimes  contre  l'humanité.  Si  ce  principe  n'arrive 


gO  GUERRE    ET    CIVILISATION 

pas  à  s'implanter  définitivement,  l'horreur  de  la 
guerre  ne  cessera  jamais.  Puisse  la  force  ne  plus 
trancher  brutalement  les  questions  de  nationalités! 

Mais  l'appel  à  la  liberté  et  à  l'indépendance  des 
nations,  que  l'on  entend  maintenant  dans  tous  les 
pays,  ne  restera  pas  un  vain  cri  de  détresse.  Le 
principe  des  nationalités  vaincra,  ou  la  vie  ne  sera 
pas  digne  d'être  vécue.  En  Allemagne  même,  on 
commence  à  comprendre  que  le  principe  des  an- 
nexions est  inconciliable  avec  la  civilisation  mo- 
derne. Aux  deux  déclarations  allemandes  que  j'ai 
citées  plus  haut  j'en  ajouterai  une  troisième,  qui 
concerne  le  Slesvig  annexé,  et  que  nous  devons 
au  plus  célèbre  des  linguistes  austro-allemands, 
M.  Hugo  Schuchardt,  professeur  à  l'Université  de 
Graz.  Dans  la  revue  Wissen  und  Leben,  qui  paraît 
à  Zurich,  ce  savant  a  adressé  une  lettre  ouverte  au 
directeur,  M.  E.  Bovet. 

Cette  lettre  contient  des  vues  pénétrantes  sur  la 
situation  actuelle  de  l'Europe.  L'auteur  s'y  montre 
tour  à  tour  sublime  et  paradoxal.  Il  se  refuse  à 
admettre  l'idée  des  États-Unis  d'Europe,  mais  il 
défend  avec  ardeur  le  droit  historique  des  diverses 
nations. 

«  Chacun,  dit-il,  peut  imaginer  l'avenir  comme  il 
l'entend.  Cependant,  si  l'on  rêve  de  victoire,  on  ne 
doit  pas  seulement  songer  à  prendre,  mais  aussi  à 
donner.  » 

Et  voici  les  belles  paroles  relatives  au  Slesvig 
annexé  : 

«  Tandis  que  le  Midi  fut  l'objectif  de  nos  guer- 
riers d'abord,  puis  de  nos  artistes  et  de  nos  poètes, 


FAUT-IL    FAIRE    DES    ANNEXIONS?  91 

le  Nord  a  été  notre  berceau,  et  les  chansons  de 
nourrice  qui  nous  vinrent  de  là-haut  continuent  de 
charmer  nos  oreilles  et  nos  cœurs.  Nous  espérons 
que  le  Nord  ne  nous  fera  entendre  aucune  disso- 
nance, et  voilà  pourquoi  nous  souhaitons,  avec 
toute  la  sincérité  de  nos  cœurs  allemands,  ou  plutôt 
voilà  pourquoi  nous  rêvons  qu'un  tout  petit  mor- 
ceau en  bordure  de  notre  frontière  septentrionale 
soit  rendu  à  ses  anciens  possesseurs.  En  pareil  cas, 
perdre  équivaudrait  certainement  à  gagner.  » 


IX 

ON  EMPRISONNE  DES  SAVANTS 


C'est  un  fait  connu  que  plusieurs  professeurs 
d'Universités  belges  ont  été  récemment  arrêtés 
et  conduits  en  Allemagne.  On  sait  également  que 
les  premières  victimes  universitaires  de  la  colère  du 
gouverneur  général  von  Bissing  furent  deux  his- 
toriens de  notoriété  européenne,  MM.  Henri  Pi- 
renne  et  Paul  Frédéricq.  V Indépendance  belge  nous 
a  donné  des  détails  dramatiques  sur  l'arrestation 
de  Pirenne.  Von  Bissing  avait  offert  à  Pirenne  la 
place  de  recteur  de  l'Université  de  Gand.  Reçu  en 
audience  par  le  fameux  gouverneur,  Pirenne  se 
déclara  prêt  à  accepter  la  nomination,  mais  à  une 
condition.  «  Laquelle  ?  demanda  le  gouverneur.  — 
Je  désire  que  ma  nomination  soit  signée  par  S.  M. 
Albert  Ier,  roi  de  Belgique.  »  Le  journal  assure  que 
c'est  cette  fière  réponse  qui  motiva  l'arrestation  de 
l'historien. 

Ce  récit  est  légendaire,  nous  le  savons  mainte- 
nant de  source  certaine  (I).  Au  reste,  le  Hamburger 


(i)  Voir  la  lettre  adressée  par  M.  von  Bissing  lui-même  à  un  savant 
suédois  et  que  nous  avons  publiée  dans  un  opuscule  spécial  consacré 
par  nous  à  la  question  de  l'arrestation  des  professeurs  belges  :  Chr. 
Nyrop,  De  arresterede  Professorer  og  Universitetet  i  Gent.  Co- 
penhague, 1916  (traduit  en  français  par  E.  Philipot  sous  ce  titre  : 
L'arrestation  des  professeurs  belges  et  l'Université  de  Gand. 
Paris  et  Lausanne,  Payot,  1947). 


ON    EMPRISONNE    DES    SAVANTS  §3 

Fremdenblatt  le  démentait  de  la  façon  la  plus  caté- 
gorique dans  un  article  dont  XzBerlingske  Tidende 
du  17  mai  191 6  a  donné  une  traduction  danoise. 
Mais  cet  article  est  rédigé  de  telle  sorte  que  les 
lecteurs  peu  au  courant  des  questions  très  particu- 
lières et  très  intéressantes,  mais  assez  compliquées, 
qui  se  rattachent  à  l'Université  de  Gand,  se  forme- 
ront certainement  sur  toute  cette  affaire  une  opinion 
incorrecte  et  unilatérale.  Je  vais  donc  en  donner  un 
bref  exposé  historique. 

La  Belgique  est  un  pays  où  l'on  parle  deux 
langues,  le  français  et  le  flamand.  Le  français  a 
toujours  eu  la  place  dominante,  mais,  depuis  la 
Renaissance,  les  Flamands  ont  lutté  avec  ardeur 
pour  faire  valoir  les  droits  de  leur  idiome  à  côté  de 
ceux  du  français.  Dans  ces  derniers  temps  surtout, 
les  défenseurs  du  flamand,  ceux  qu'on  appelle  les 
Flamingants,  ont  déployé  une  grande  activité  qui  a 
déjà  obtenu  des  résultats  importants.  Sur  cette 
intéressante  lutte  linguistique,  qu'on  me  permette 
de  renvoyer  à  une  étude  de  moi  dans  le  grand 
ouvrage  illustré,  La  Belgique,  qui  vient  d'être 
publié  à  Copenhague.  Je  me  bornerai  ici  à  faire 
observer  en  toute  généralité  que  la  coexistence  de 
deux  langues  a  naturellement  suscité  beaucoup  de 
difficultés,  en  particulier  dans  l'enseignement  à 
tous  les  degrés. 

La  langue  de  l'enseignement  était  exclusivement 
le  français  dans  les  Universités,  sauf  dans  celle  de 
Gand;  en  191 1,  on  y  faisait  248  séries  de  confé- 
rences, dont  24  en  langue  flamande  :  ces  dernières 
consistaient    surtout    en    exercices    pratiques     de 


g4  GUERRE    ET    CIVILISATION 

droit  et  de  philologie.  Mais  cet  état  de  choses  ne 
satisfaisait  pas  les  Flamingants.  Ils  avaient  déjà 
signalé  les  grosses  difficultés  que  pouvait  entraîner 
l'emploi  presque  exclusif  du  français.  Ces  difficul- 
tés apparurent  en  pleine  lumière  lorsque  l'Univer- 
sité de  Gand,  suivant  un  mouvement  général, 
consentit  à  faire  une  place  plus  grande  à  un  ensei- 
gnement de  caractère  démocratique.  On  constata 
que  dans  les  conférences  populaires  et  dans  les  inter- 
rogations qui  les  suivaient,  dans  les  visites  aux 
musées,  etc.,  les  difficultés  résultant  de  la  langue 
étaient  assez  grandes  pour  faire  obstacle  à  tout 
rapprochement  intime  entre  le  maître  et  ses  audi- 
teurs. 

Les  Flamingants  ont  fait  observer  que  la  grande 
majorité  des  étudiants  se  composait  de  Flamands, 
et  c'est  pourquoi  ils  ont,  à  plusieurs  reprises,  ré- 
clamé avec  force  la  création  d'une  université  entiè- 
rement flamande. 

Pour  appuyer  ce  mouvement,  qui  rencontrait  une 
forte  opposition,  en  particulier  dans  le  haut  clergé 
belge,  on  organisa  une  série  de  congrès  scienti- 
fiques annuels,  congrès  de  médecine,  de  droit  et 
d'histoire,  tenus  les  uns  à  Anvers,  les  autres  à 
Gand. 

Ces  congrès,  qui  recueillaient  un  nombre  crois- 
sant d'adhésions,  aboutirent  au  projet  de  fonder 
une  cinquième  université,  exclusivement  flamande, 
à  Anvers,  qui  est  à  tous  les  points  de  vue  le  centre 
de  la  culture  flamande.  Mais  ce  projet,  qui  exigeait 
un  très  gros  effort  économique,  échoua  au  premier 
examen  approfondi  et  n'a  pas  été  repris  depuis  lors. 


ON    EMPRISONNE    DES    SAVANTS  g5 

Les  Flamingants  s'en  tinrent  désormais  à  leur 
ancien  projet  favori  de  transformer  l'Université  de 
Gand  en  une  institution  entièrement  flamande,  et 
en  mars  191 1  ils  présentèrent  à  la  Chambre  un 
projet  de  loi  dont  le  premier  article  était  ainsi 
conçu  :  «  A  l'Université  de  Gand  tous  les  cours  se 
feront  en  flamand.  »  Ce  projet  de  loi  fit  sensation  et 
suscita  des  discussions  passionnées.  La  majorité  en 
repoussa  ce  qu'il  contenait  de  trop  radical,  et  le 
parti  flamingant  présenta  au  mois  d'avril  suivant 
un  nouveau  projet  portant  que  les  deux  langues 
seraient  placées  sur  le  même  pied  et  jouiraient  des 
mêmes  droits,  et  que  l'on  doublerait  le  nombre  des 
professeurs  dans  tous  les  cas  où  le  besoin  s'en 
ferait  sentir.  On  maintiendrait  les  cours  en  fran- 
çais, mais,  à  côté  d'eux,  on  instituerait  autant  de 
cours  en  flamand  que  le  demanderaient  les  étu- 
diants. 

Après  l'occupation,  les  Allemands  ont  favorisé 
par  tous  les  moyens  le  mouvement  flamingant,  afin 
d'enfoncer  un  coin  entre  Flamands  et  Wallons,  et, 
le  3i  décembre  191 5,  le  gouverneur  général  pro- 
mulguait un  décret  d'après  lequel  le  flamand  serait 
la  langue  de  l'enseignement  à  l'Université  de  Gand. 
Ce  décret  fut  salué  avec  enthousiasme...  par  la 
presse  allemande  de  Belgique  :  elle  trompetta  à 
tous  les  échos  que  la  population  flamande  était 
transportée  d'aise  de  voir  le  Gouvernement  venir 
ainsi  au-devant  de  ses  désirs.  Or  la  réalité  est  bien 
différente.  Tous  les  Flamands  se  refusèrent  nette- 
ment à  accepter  aucune  faveur  des  mains  de  l'en- 
nemi ;  même  les  Flamingants  les  plus  zélés  repous- 


0,6  GUERRE    ET    CIVILISATION 

sèrent  la  fondation  d'une  université  flamande  dans 
les  conditions  actuelles,  et  ils  adressèrent  au  gou- 
verneur général  une  protestation  très  énergique,  se 
terminant  par  ces  fières  paroles,  qui  prouvent  que 
les  Flamands  ne  sont  pas  disposés  à  plier  l'échiné 
et  qu'ils  ont  dans  l'avenir  une  confiance  inébran- 
lable : 

«  Comment  l'histoire  nous  jugerait-elle,  nous 
autres  Flamands,  si  à  un  moment  où  nos  soldats 
luttent  contre  les  vôtres  dans  les  tranchées,  nous 
devions  accepter  des  mains  du  conquérant  un 
avantage  quelconque,  même  si  cet  avantage  devait 
apparaître  comme  ne  faisant  que  réparer  des  injus- 
tices passées?  Nous  sommes  d'une  race  qui,  tou- 
jours dans  le  passé,  a  tenu  à  régler  elle-même  ses 
propres  affaires  sur  son  propre  sol. 

«  Nous  nous  permettons,  Excellence,  de  vous 
demander  de  soumettre  ces  considérations  à  un 
examen  sérieux  et  attentif,  et  nous  espérons  que  si 
le  projet  dont  nous  parlons  a  réellement  été  conçu, 
nos  arguments  vous  paraîtront  tels  qu'il  n'y  sera 
donné  aucune  suite,  et  nous  exprimons  cet  espoir 
dans  l'intérêt  même  de  la  cause  flamande. 

«  Quelque  difficiles  que  puissent  être  les  circons- 
tances, il  vaut  mieux  que  le  pouvoir  occupant  ne 
conserve  aucun  doute  au  sujet  de  notre  opinion,  et 
ne  soit  pas  sous  l'impression  qu'il  existe,  quant  à 
la  situation  internationale,  la  moindre  divergence 
de  vues  entre  les  Flamands  et  les  Wallons. 

«  Ainsi  que  l'un  des  nôtres  l'a  dit  récemment 
dans  une  séance  publique  du  Conseil  communal 
d'Anvers,  le  seul  point  de  vue  auquel  nous  autres, 


ON    EMPRISONNE    DES    SAVANTS  97 

Flamands  et  Flamingants,  nous  puissions  nous 
placer,  c'est  celui  de  l'indépendance  de  la  nation 
belge.  » 

On  notait  parmi  les  signataires  :  Paul  Frédéricq, 
professeur  à  l'Université  de  Gand  et  président  du 
Willemfonds  ;  van  Neuben,  président  du  Davidfonds 
et  vice-président  de  l'Association  de  la  Presse  belge  ; 
Julian  de  Vriendt,  directeur  de  l'Académie  royale 
des  Beaux- Arts  ;  Karel  Adriaenssens,  président  de 
l'Association  des  Instituteurs;  A.  Vermeylen,  pro- 
fesseur à  l'Université  de  Bruxelles  et  membre  de  la 
Commission  de  l'Université  flamande  ;  Léonard 
Willems,  avocat  à  la  Cour  d'appel,  président  du 
Barreau  flamand  de  Gand;  Louis  Franck,  député, 
président  de  l'Association  des  Juristes  flamands  et 
membre  de  la  Commission  de  l'Université  flamande; 
Jan  de  Vos,  bourgmestre  d'Anvers;  A.  Cools,  éche- 
vin  de  la  même  ville  ;  F.  Cleynhens,  chanoine  et 
curé-doyen  de  l'église  Notre-Dame  d'Anvers,  etc.. 

J'ai  tenu  à  citer  un  assez  grand  nombre  de  signa- 
taires, en  indiquant  leur  situation  sociale  et  leur 
lieu  de  résidence,  afin  de  montrer  que  la  protesta- 
tion représente  aussi  complètement  que  possible 
tout  le  parti  qui  luttait  avant  1914  pour  assurer  à 
la  culture  flamande  honneur  et  considération  aux 
côtés  de  la  culture  française.  Tous  les  chefs  du 
mouvement  flamingant  ont  apposé  leur  signature  ; 
nous  avons  là  des  hommes  politiques,  des  journa- 
listes, des  fonctionnaires  municipaux,  des  juristes, 
des  ecclésiastiques  et  des  professeurs,  des  artistes 
et  des  savants.  Il  n'y  manque  même  pas  des  mem- 
bres de  la  commission  créée  avant  la  guerre  pour 

GUERRE   ET    CIVILISATION  7 


g8  GUERRE    ET    CIVILISATION 

préparer  la  refonte  de  l'Université  de  Gand,  ni  les 
présidents  des  deux  grands  fonds  que  Ton  avait 
constitués  en  souvenir  des  créateurs  du  mouvement 
flamingant  et  qui  portent  leurs  noms. 

Comme  on  l'a  vu,  la  protestation  des  Flamands 
ne  laissait  rien  à  désirer  pour  ce  qui  est  de  la  net- 
teté, et  l'Université  ne  pouvait  en  fait  fonctionner, 
attendu  qu'elle  manquait  à  la  fois  de  professeurs  et 
d'étudiants.  Le  bruit  courut,  il  est  vrai,  que  les  an- 
ciens professeurs  s'étaient  engagés  à  faire  des 
cours  en  flamand  ;  mais  on  reconnut  bientôt  que  ce 
n'était  qu'une  invention.  Quatre  —  je  dis  quatre 
—  professeurs  offrirent  leurs  services,  et  parmi  eux 
il  n'y  avait  qu'un  Belge,  M.  G.  de  Vrees,  qui  avant 
191 4  donnait  déjà  son  appui  aux  tendances  sépara- 
tistes et  entretenait  des  relations  étroites  avec  la 
presse  germanophile.  Les  trois  autres  étaient  des 
étrangers  :  Stôber  est  né  en  Allemagne,  Hoffmann 
dans  le  Luxembourg  et  Hogemann  en  Hollande. 

L'attitude  résolue  des  professeurs  de  l'Université 
vis-à-vis  du  décret  de  von  Bissing  et  la  façon  non 
équivoque  dont  ils  se  refusaient  à  l'appliquer  ame- 
nèrent naturellement  une  tension  grave  qui  eut  pour 
résultat  final  l'arrestation  des  deux  professeurs  les 
plus  influents.  Cette  intervention  brutale  du  gou- 
verneur ne  fit  que  resserrer  les  liens  de  solidarité 
qui  unissaient  tous  les  professeurs.  Ils  déclarèrent 
partager  les  responsabilités  de  leurs  collègues  em- 
prisonnés et  faire  cause  commune  avec  eux  ;  ils 
adressèrent  au  gouverneur  la  missive  que  voici  : 

«  Les  soussignés,  professeurs  et  chargés  de  cours 
de  l'Université  de  Gand,  se  trouvant  actuellement 


ON    EMPRISONNE    DES    SAVANTS  99 

en  cette  ville,  prennent  la  liberté  de  venir  vous  ex- 
poser combien  ils  ont  été  émus  par  la  mesure  prise 
à  l'égard  de  deux  de  leurs  collègues,  les  plus  émi- 
nents  et  les  plus  justement  estimés,  MM.  Frédéricq 
et  Pirenne. 

«  Votre  Excellence  sait  que  ces  deux  honorables 
professeurs  ont  été  subitement  arrêtés  et  déportés 
en  Allemagne,  et  leurs  collègues  se  demandent  vai- 
nement ce  qui  peut  leur  avoir  attiré  un  traitement 
aussi  sévère.  Elle  n'ignore  pas  que  MM.  Frédéricq 
et  Pirenne  sont  des  savants  d'un  mérite  hautement 
reconnu  et  dont  la  renommée  a  franchi  nos  fron- 
tières. M.  Frédéricq,  dont  les  grands  travaux  histo- 
riques sont  connus  dans  toute  l'Europe,  est  parti- 
culièrement apprécié  en  Hollande,  et  les  services 
qu'il  a  rendus  à  la  science  et  aux  lettres  néerlan- 
daises lui  ont  valu  le  titre  de  membre  associé  de 
l'Académie  royale  d'Amsterdam  et  celui  de  mem- 
bre d'honneur  des  principales  sociétés  savantes  des 
Pays-Bas.  Il  est  en  outre  docteur  honoris  causa 
des  Universités  de  Marbourg  et  de  Genève.  M.  Pi- 
renne est  un  des  maîtres  de  l'historiographie  du 
Moyen  Age  ;  il  a  fait  paraître  sa  remarquable  His- 
toire de  Belgique  simultanément  en  allemand  et 
en  français,  et,  à  la  suite  de  cette  publication,  il  a 
recueilli  dans  toute  l'Allemagne  de  nombreuses 
marques  de  sympathie  et  d'admiration.  Il  a  été  élu 
correspondant  de  l'Académie  royale  de  Bavière, 
de  la  Société  des  Sciences  de  Gœttingue,  etc.,  et  il 
a  reçu  le  diplôme  de  docteur  honoris  causa  des 
Universités  de  Leipzig  et  de  Tubingue.  Tous  deux 
sont  des  hommes  adonnés  à  la  science,  des  profes- 


.Pc!*vi3nei* 


100  GUERRE    ET    CIVILISATION 

seurs  dévoués  à  leurs  fonctions  et  des  citoyens  d'une 
honorabilité  incontestée. 

«  En  ce  qui  concerne  les  obligations  du  corps 
professoral  envers  le  pouvoir  occupant  et  la  con- 
ciliation de  ces  obligations  avec  les  devoirs  du 
patriotisme,  l'idée  que  s'en  font  les  deux  membres' 
frappés  ne  diffère  en  rien  de  celle  de  leurs  collè- 
gues. 

«  Votre  Excellence  appréciera,  à  n'en  pas  douter, 
les  sentiments  de  solidarité  qui  unissent  en  cette 
occurrence  les  membres  de  la  famille  universitaire. 
Elle  comprendra  que  tous  se  sentent  frappés  par  la 
mesure  qui  atteint  si  durement  deux  d'entre  eux.  Il 
ne  lui  échappera  pas  que  l'émotion  éprouvée  par 
l'Université  de  Gand  sera,  dans  tous  les  pays,  par- 
tagée par  le  monde  scientifique,  'au  sein  duquel 
MM.  Frédéricq  et  Pirenne  jouissent  d'une  si  grande 
autorité.  » 

Cette  lettre  provoqua  de  nouvelles  arrestations, 
qui  n'ont  pas,  cela  va  sans  dire,  amélioré  les 
chances  de  la  future  Université  flamande  de  Gand; 
l'union  indissoluble  des  savants  belges  et  leur  ré- 
sistance intrépide  ont  suscité  partout  la  sympathie, 
l'admiration  et  le  respect.  Même  dans  un  pays 
occupé  par  l'ennemi  il  y  a  des  domaines  où  la  force 
ne  devient  pas  le  droit,  où  nul  conquérant  ne  sau- 
rait imposer  sa  volonté. 

Les  Allemands  ont  dit  et  répété  sur  tous  les  tons 
que  leur  occupation  de  la  Belgique  avait  été  vue 
d'un  bon  œil  par  les  Flamands,  qui  n'aspiraient 
qu'à  être  délivrés  de  la  domination  belge  :  les 
Flamands  eux-mêmes  se  sont  chargés  de  réfuter 


ON    EMPRISONNE    DES    SAVANTS  IOI 

cette  prétention  de  la  façon  la  plus  énergique. 
Toute  l'entreprise  allemande  a  complètement 
échoué,  les  Flamands  s'étant  montrés  inaccessibles 
aux  bienfaits  administratifs  de  la  culture  germa- 
nique. L'ennemi,  cette  fois  encore,  s'est  heurté  le 
front  au  bloc  national  belge. 


X 

L'ITALIE  SOUS  LE  JOUG 


Tous  ceux  qui  aiment  l'Italie,  tous  ceux  qui  se 
sentent  liés  par  la  reconnaissance  à  cette  terre 
merveilleuse,  terre  de  soleil,  de  joie  et  de  beauté, 
où  ils  ont  oublié  chagrins  et  soucis,  où  la  vie  fut 
une  fête  quotidienne  pour  leurs  yeux  et  pour  leur 
âme,  tous  ceux-là,  —  et  ils  sont  nombreux,  —  ont 
éprouvé  l'an  dernier  un  coup  douloureux  à  la  nou- 
velle que  l'Italie  avait  pris  rang  parmi  les  puissances 
belligérantes.  Ils  ont  frémi  dans  leurs  fibres  les 
plus  intimes  en  pensant  que  la  barbarie  de  la 
guerre  pouvait  atteindre  Venise,  Vérone,  Florence, 
Sienne.  La  chose  effroyable,  que  l'on  jugeait 
impossible,  était  devenue  une  réalité  en  Belgique 
et  en  France.  Pourquoi  les  villes  italiennes  échap- 
peraient-elles à  la  destinée  qui  avait  frappé  Louvain, 
Malines,  Ypres,  Dixmude,  Reims,  Arras,  Soissons, 
Senlis  ? 

Voici  plus  d'un  an  que  l'Italie  est  entrée  en 
guerre.  L'armée  italienne  n'a  pas  seulement  défendu 
les  frontières  du  pays,  elle  a  pénétré  sur  le  territoire 
ennemi,  et  jusqu'ici  aucun  bombardement  aérien 
n'a  causé  de  dommages  trop  graves  aux  villes  de 
l'Italie  du  Nord.  Les  Scandinaves  auraient  eu  donc 


l'italie  sous  le  joug  io3 

de  bonnes  raisons  de  parler  et  d'écrire  sur  l'Italie; 
mais  on  a  gardé  dans  nos  pays  un  silence  surpre- 
nant. 

Ce  silence,  qui  a  péniblement  étonné  tous  les 
amis  de  l'Italie,  est  dû  à  des  causes  très  diverses  : 
je  me  contenterai  d'en  signaler  deux.  D'une  part, 
les  opérations  militaires  se  sont  déroulées  avec  une 
lenteur  extraordinaire,  parce  qu'elles  se  font  sur 
un  terrain  des  plus  difficiles  ;  d'autre  part,  il  n'existe 
pas  en  Italie,  —  du  moins  à  ma  connaissance,  — 
d'organisation  centrale  ayant  pour  objet  de  guider 
l'opinion  publique  à  l'étranger.  L'Italie  ne  fait 
presque  pas  de  propagande  en  dehors  de  ses  fron- 
tières. 

Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'existe  pas  de  litté- 
rature italienne  de  guerre ,  au  contraire  ;  à  ce 
point  de  vue,  la  contribution  de  l'Italie  est  très 
importante,  mais  ses  livres  et  brochures  sont 
destinés  avant  tout  à  des  lecteurs  italiens.  Dans  la 
mesure  où  je  connais  cette  littérature  de  guerre, 
elle  a  deux  buts  essentiels  :  elle  veut  expliquer 
pourquoi  l'Italie  fait  la  guerre  et  elle  rend  compte 
de  la  manière  dont  la  guerre  a  été  conduite  jusqu'à 
ce  jour.  J'examinerai  dans  ce  qui  suit  quelques- 
unes  des  idées  directrices  qui  ont  agi  sur  les 
volontés  italiennes. 

C'est  le  2  juin  191 5  que  M.  Salandra  prononça 
son  grand  discours  du  Capitole;  il  y  exposa  la 
situation  politique  de  l'Italie  et  parla  en  termes 
éloquents  et  pleins  de  confiance  de  la  guerre  qui 
venait  de  commencer.  De  cette  guerre  devait  sortir 
une  Italie  plus  grande,  plus  forte,  encore  plus  consi- 


104  GUERRE    ET    CIVILISATION 

dérée,  une  Italie  qui,  revenant  avec  des  forces  nou- 
velles aux  luttes  fécondes  de  la  paix,  jouerait  le  rôle 
de  champion  de  la  liberté  et  de  la  justice  dans  le 
monde,  mais  avant  tout  une  Italie  qui  aurait  réalisé 
l'œuvre  de  libération  laissée  inachevée  par  les 
héros  du  Risorgimento. 

Pendant  plus  de  mille  ans,  l'Italie  a  été  divisée, 
morcelée.  Chaque  cité,  chaque  province  formait  un 
petit  royaume  à  part  gouverné  par  une  famille  noble 
italienne  ou  par  un  usurpateur  étranger.  L'Italie  a 
eu  des  maîtres  normands,  allemands,  autrichiens, 
français  et  espagnols.  Mais  sous  ce  morcellement 
vivait  et  germait  l'idée  de  l'unité.  On  la  trouve  chez 
Dante,  chez  Machiavel,  chez  César  Borgia. 

Nicolas  Machiavel,  diplomate  de  premier  ordre 
en  même  temps  qu'humaniste  érudit,  historien 
remarquable  et  observateur  pénétrant,  termine  son 
livre  du  «  Prince  »  par  un  chapitre  intitulé  : 
«  Exhortation  à  délivrer  l'Italie  des  Barbares  ».  Il 
y  déplore  que  sa  patrie  soit  sans  chef,  sans  consti- 
tution, battue,  pillée,  déchirée,  dévastée,  accablée 
de  mille  maux.  Mais  le  libérateur  viendra  et  il 
sera  reçu  comme  un  Messie  :  «  Comment  décrirai- 
je  les  marques  d'amour  qu'on  lui  prodiguera  dans 
toutes  les  provinces  qui  ont  souffert  du  déluge  des 
étrangers;  avec  quelle  soif  de  vengeance,  avec 
quelle  foi  inébranlable,  avec  quelle  piété,  avec 
quelles  larmes  il  sera  accueilli!  Quelles  portes  se 
fermeraient  devant  lui?  Quel  peuple  lui  refuserait 
l'obéissance?  Quelle  jalousie  lui  ferait  obstacle? 
Quel  Italien  hésiterait  à  le  suivre?  Tout  le  monde 
subit  avec  dégoût  la  domination  des  Barbares.  » 


l'italie  sous  le  joug  io5 

Après  celte  violente  sortie  contre  le  gouverne- 
ment des  étrangers,  Machiavel  se  console  en  pen- 
sant qu'il  y  a  assez  de  courage  et  de  force  dans  le 
peuple  italien  pour  réaliser  l'idée  d'unité,  et  il  cite 
les  vers  du  vieux  Pétrarque  : 

Virtà  contro  al  fur  or  e 

Prenderà  l'arme,  e  fia  il  cornbatter  corto  : 

Chè  l'antico  valore 

Negli  italici  cuor  non  è  ancor  morto  ('). 

Le  libérateur  ne  fut  pas  un  Borgia,  comme  l'avait 
espéré  Machiavel.  Des  siècles  passèrent  avant  que 
commençât  l'œuvre  de  libération.  C'est  seulement 
au  dix-neuvième  siècle  que  la  vieille  idée  de  l'unité 
italienne  prit  corps;  une  fois  mise  en  marche,  elle 
progressa  rapidement.  Le  royaume  de  Sardaigne 
fut  le  noyau  autour  duquel  se  développa  l'Italie 
nouvelle.  En  1859,  l'Autriche  dut  abandonner  la 
Lombardie.  En  1860,  l'expédition  aventureuse  de 
Garibaldi  eut  pour  résultat  de  libérer  Naples  et  la 
Sicile.  En  1866,  fut  incorporée  la  Vénétie,  et,  le 
20  septembre  1870,  les  troupes  victorieuses  de 
Victor-Emmanuel  entraient  dans  Rome,  qui  devint 
désormais  la  capitale  de  l'Italie  unie. 

Le  nouveau  royaume  se  consolida  dans  un  temps 
extraordinairement  court.  Dans  tous  les  domaines 
on  travailla  avec  une  énergie  et  une  intelligence 
rares  à  opérer  l'unification  des  diverses  provinces. 


(1^  Le  courage  prendra  les  armes  contre  la  violence  furieuse,  et  le 
combat  sera  court,  car  l'antique  valeur  n'est  pas  encore  morte  dans 
les  cœurs  italiens. 


106  GUERRE    ET    CIVILISATION 

Une  œuvre  vaste,  imposante,  unique,  a  été  accom- 
plie en  Italie  après  1870,  œuvre  qui  a  suscité 
l'admiration  de  tous  et  que  M.  C.  G.  Glausen  a 
exposée  en  Danemark  avec  compétence  dans  un 
excellent  petit  livre  sur  L'Histoire  politique,  finan- 
cière et  sociale  de  l'Italie  de  1870  à  i8g6. 

Malgré  ce  développement  prodigieux,  malgré 
tout  ce  qu'on  avait  obtenu,  il  manquait  cependant 
quelque  chose  à  la  réalisation  complète  de  l'idée. 
On  était  parvenu  tout  près  du  but,  mais  on  ne 
l'avait  pas  touché.  La  frontière  politique  du 
royaume  avait  été  largement  étendue  vers  le  nord, 
mais  cette  frontière  était  en  plusieurs  endroits  très 
désavantageuse  au  point  de  vue  stratégique,  et  en 
dehors  d'elle  vivait  encore  une  population  de 
langue  italienne  comptant  environ  2  millions  d'in- 
dividus, partie  dans  la  région  méridionale  du 
Trentin,  partie  le  long  de  l'Adriatique  dans  la 
Venezia  Giulia,  qui  comprend  le  Gorigiano,  Trieste 
et  l'Istrie.  On  réunit  ces  deux  régions  sous  la  dési- 
gnation générale  de  Yltalia  irredenta,  c'est-à-dire 
l'Italie  non  encore  libérée,  et  leurs  habitants  furent 
appelés  gli  irredenti.  Il  se  constitua  dans  le 
royaume  un  parti  politique,  celui  des  «  irréden- 
tistes »,  dont  l'idéal  était  la  réunion  à  la  couronne 
de  ces  régions  exilées  en  Autriche  ;  c'est  seulement 
après  ce  résultat  obtenu  que  l'unité  serait  enfin 
accomplie. 

Les  irrédentistes  se  mirent  aussitôt  à  mener  une 
propagande  acharnée,  qui  eut  pour  conséquence, 
en  1882,  un  projet  d'attentat  contre  l'empereur 
François-Joseph.  La  Triple  Alliance,  qui  se  conclut 


L  ITALIE    SOUS   LE    JOUG  IO7 

la  même  année,  ne  paraît  pas  avoir  sensiblement 
ralenti  le  zèle  des  irrédentistes.  Ils  ont  continué  leur 
propagande  par  diverses  méthodes,  non  seulement 
en  secret,  mais  ouvertement.  Ainsi  ils  ont  abondam- 
ment usé,  dans  leur  correspondance  à  l'intérieur  et 
à  l'étranger,  de  cartes  postales  figurant  l'Italie  du 
Nord  avec  une  triple  frontière,  politique,  linguis- 
tique et  historique.  Cette  dernière  est  désignée 
comme  étant  la  frontière  naturelle,  et  elle  l'est  en 
fait  dans  la  plupart  des  cas,  attendu  que  les  Ro- 
mains faisaient  généralement  passer  leur  frontière 
politique  par  des  points  où  les  conditions  naturelles 
rendaient  la  défense  le  plus  facile.  Ces  cartes  pos- 
tales étaient  destinées  à  entretenir  sans  cesse  le  feu 
sacré,  à  rappeler  sans  cesse  à  l'Italie  et  à  l'étranger 
qu'il  existait  encore  des  régions  de  langue  italienne 
attendant  leur  affranchissement.  Autant  que  nous 
le  sachions,  ce  procédé  pratique  de  propagande 
n'a  soulevé  aucune  objection  diplomatique  de  la 
part  de  l'Autriche,  ce  qui  est  vraiment  surprenant. 
Il  est  certain  qu'officiellement  l'Italie  était  la  bonne 
amie  et  l'alliée  de  l'Autriche  ;  mais  il  y  a  cependant 
des  limites  aux  taquineries  que  l'on  peut  passer  à 
un  ami,  et  l'on  se  demande  comment  la  Russie 
aurait  accueilli  l'emploi  de  cartes  postales  analogues 
par  un  petit  pays,  par  exemple  par  la  Roumanie. 
J'ai  reçu,  au  cours  de  mes  relations  avec  des  Italiens 
du  Nord,  plusieurs  de  ces  cartes  irrédentistes. 

On  agissait  aussi  par  l'entremise  des  écoles  et 
de  l'enseignement,  et  on  réimprimait  dans  des 
livres  de  lecture  et  des  chrestomathies  d'anciennes 
poésies  patriotiques  où  il  était  question  de  l'Italie 


Iû8  GUERRE    ET    CIVILISATION 

irredenta.  On  peut  citer  par  exemple  la  poésie 
quelque  peu  mélodramatique  de  Giovanni  Berchet 
intitulée  Giulia,  qui  date  des  alentours  de  i84o. 
Si  elle  vit  encore  et  est  connue  du  grand  public, 
elle  ne  le  doit  pas  tant  à  sa  valeur  poétique  qu'à 
son  intérêt  politique  et  historique.  Elle  décrit  une 
journée  de  printemps  dans  un  village  lombard,  où 
le  tirage  au  sort  vient  d'appeler  six  jeunes  gens  à 
servir  dans  l'armée  autrichienne.  Auprès  d'eux 
sont  réunis  tous  les  jeunes  gars  du  pays  ainsi  que 
leurs  parents,  leurs  frères  et  sœurs  et  d'autres 
habitants  du  voisinage.  Beaucoup  assistent  avec 
une  indifférence  muette  à  ce  drame  de  la  conscrip- 
tion :  un  asservissement  séculaire  les  a  rendus 
apathiques  et  lâches  ;  la  tyrannie  de  l'étranger  a 
laissé  sur  cette  humanité  sa  lamentable  empreinte. 
Mais  à  travers  la  foule  s'avance  une  femme  fière  et 
droite  qui  aime  sa  patrie  et  son  peuple  d'un  amour 
passionné.  Elle  est  remplie  d'horreur  et  d'indigna- 
tion à  la  pensée  que  ce  n'est  pas  pour  défendre 
l'Italie  que  les  jeunes  hommes  de  Lombardie  sont 
appelés  sous  les  armes,  mais  pour  servir  en 
esclaves  un  peuple  parlant  une  langue  étrangère. 
Et  son  cœur  est  près  de  se  briser  lorsqu'elle  entend 
prononcer  le  septième  nom,  —  celui  de  son  fils 
Carlo  :  à  sa  honte,  celui-ci  est  désormais  condamné 
à  quitter  le  pays  natal  pour  endosser  l'uniforme 
blanc  abhorré,  pour  ceindre  le  sabre  aiguisé  par 
l'Autriche  et  dont  il  se  servira  contre  les  ennemis 
de  l'Autriche,  peut-être,  —  qui  sait?  —  contre  son 
propre  frère.  Cette  pièce  a  été  utilisée  à  des  lins 
d'agitation  patriotique;  elle  était  destinée  à  rap- 


L  ITALIE    SOUS    LE    JOUG  1 09 

peler  à  la  génération  montante  que,  même  après 
1870,  il  existait  des  mères  italiennes  qui  devaient 
subir  le  triste  sort  de  Giulia  et  se  désoler  comme 
elle. 

Des  associations  irrédentistes  diverses  ont 
essayé  par  de  nombreux  moyens  d'entretenir  des 
relations  constantes  et  directes  avec  les  frères 
italiens  de  l'autre  côté  de  la  frontière.  On  a  soutenu 
la  langue  italienne  et  la  culture  italienne,  que  l'Au- 
triche combattait  dans  une  certaine  mesure.  On 
exprima  le  vœu  de  la  création  d'une  université 
italienne  à  Trieste,  mais  l'Autriche  fit  la  sourde 
oreille.  En  revanche,  il  existe  dans  cette  ville  tout 
italienne  un  théâtre  italien  dont  la  propagande  a 
pu  se  servir.  Ainsi,  lorsque  l'auteur  dramatique  très 
populaire,  mais  aussi  très  discuté,  Sam  Benelli,  eut 
composé,  il  y  a  quelques  années,  son  drame  histo- 
rique de  La  Gorgone,  il  voulut  que  la  première 
représentation  fût  donnée  à  Trieste  :  c'était  comme 
un  salut  adressé  par  lui  à  ses  compatriotes  opprimés . 
La  première  eut  lieu  en  effet  à  Trieste,  le  i4  mars 
iqi3,  au  milieu  d'ovations  enthousiastes.  Cette 
démonstration  patriotique  eut  son  retentissement 
dans  toute  l'Italie.  Les  irrédentistes  continuèrent 
leur  propagande  encore  plus  à  découvert,  et  l'idée 
de  la  réintégration  des  provinces  perdues  gagna 
sans  cesse  des  forces.  Il  y  a  deux  ans,  pendant  un 
séjour  dans  l'Italie  du  Nord,  j'eus  l'occasion  de 
m'entretenir  dans  diverses  villes  avec  de  nombreux 
artistes,  savants  et  hommes  politiques,  et  je  pus 
constater  que  l'alliance  avec  l'Autriche  était  non 
seulement  impopulaire,  mais  détestée  et  méprisée  ; 


IIO  GUERRE    ET    CIVILISATION 

on  aspirait  à   se   mesurer  avec    cette    puissance 
Jamais  sans  doute  on  n'a  observé  un  tel  état  de 
choses  entre  alliés. 

Lorsque  l'Italie  dénonça  la  Triple  Alliance,  l'irré- 
dentisme pouvait  certainement  revendiquer  sa 
grande  part  dans  cet  acte;  mais  d'autres  facteurs 
plus  puissants  y  ont  contribué.  Il  faut  placer  en 
première  ligne  l'action  indépendante  de  l'Autriche 
contre  la  Serbie,  action  que  l'Italie  considéra  dès 
le  début  comme  une  violation  de  l'alliance. 

Il  semble  cependant  incontestable  que,  pour  la 
majorité  du  peuple  italien,  la  guerre  est  presque 
exclusivement  une  guerre  de  libération.  C'est 
l'idée  d'unité  qui  touche  à  sa  réalisation  définitive, 
c'est  l'achèvement  de  la  lutte  libératrice  commen- 
cée au  dix-neuvième  siècle  et  conduite  par  des 
hommes  comme  Gavour,  Mazzini  et  Garibaldi.  Le 
roi  Victor-Emmanuel  II,  si  justement  aimé  de  son 
peuple,  avait  été  salué  comme  le  grand  libérateur 
qui  présidait  de  Rome  aux  destinées  de  l'Italie 
refaite  et  donnait  un  corps  aux  rêves  séculaires  de 
la  nation. 

Mais  il  manquait  encore  une  pierre,  et  une 
pierre  singulièrement  précieuse,  à  la  magnifique 
couronne  royale  italienne.  Et  c'est  cette  gemme 
que  Victor-Emmanuel  III,  petit-fils  du  libérateur, 
veut  enchâsser  dans  son  diadème,  à  la  grande 
joie  de  tout  son  peuple. 

Les  publications  de  propagande  que  nous  avons 
lues  insistent  tout  spécialement  sur  ces  faits  histo- 
riques. Elles  visent  à  faire  comprendre  au  grand 
public  la  nécessité  de  la  guerre  et  à  exalter  les 


L  ITALIE    SOUS    LE    JOUG  I  I  I 

sentiments  patriotiques.  Elles  cherchent  donc  tous 
les  moyens  de  tourner  les  regards  des  Italiens  dans 
la  même  direction.  C'est  Yltalia  irrcdenta,  l'Italie 
non  encore  libérée,  qui  est  le  but  de  la  guerre. 

Aucun  Italien  ne  doit  oublier  que  la  conquête  de 
Trente  et  de  Trieste  est  l'objectif  essentiel.  Aucun 
Italien  ne  doit  ignorer  les  principaux  faits  qui  ont 
marqué  la  domination  autrichienne  dans  ces  deux 
villes.  C'est  pourquoi  on  répandit  dès  le  début  de 
la  guerre  un  Dfario  Triestino,  sorte  de  calendrier 
historique  portant  sur  «  cent  ans  de  lutte  natio- 
nale »  et  prenant  pour  point  de  départ  le  Congrès 
de  Vienne  qui,  le  9  juin  181 5,  décida  que  Trieste 
appartiendrait  à  l'Autriche  par  droit  de  conquête. 

Cependant  une  littérature  de  propagande  qui 
donne  exclusivement  des  chiffres  et  des  faits  ne 
saurait  prétendre  à  exercer  une  grande  influence, 
si  éloquents  que  soient  les  faits.  Aussi  a-t-on  recouru 
à  d'autres  procédés  :  on  a  réimprimé  beaucoup  des 
vers  enflammés  où  les  poètes  italiens  avaient,  au 
cours  des  siècles,  appelé  le  peuple  aux  armes  pour 
délivrer  les  frères  opprimés  par  la  domination 
étrangère. 

Il  faut  signaler  en  première  ligne  un  petit  recueil 
de  poésies  et  d'études  de  Giosuè  Carducci,  que  le 
littérateur  bien  connu  Guido  Mazzoni,  professeur  à 
l'Université  de  Florence,  a  publié  sous  le  titre 
Contro  l'eterno  Barbaro. 

Le  titre  était  un  défi  et  avait  été  choisi  comme 
tel.  Un  défi  et  un  coup  de  trompette  destiné  à 
enflammer  le  patriotisme.  Il  fallait  que  ce  cri 
d'appel  contre  les  Barbares  qui  guettaient  à  la 


112  GUERRE    ET    CIVILISATION 

frontière  eût  son  écho  dans  toute  l'Italie.  Tout  le 
monde  sait  que  le  plus  grand  poète  lyrique  italien 
du  dix-neuvième  siècle,  l'historien  libéral  de  la 
littérature,  le  grand  patriote  au  cœur  chaud,  l'in- 
trépide républicain  Giosuè  Carducci,  avait  sans 
cesse  objurgué  ses  compatriotes  d'avoir  l'œil  sur 
les  Barbares  transalpins.  Dans  une  de  ses  poésies 
composées  peu  après  1870,  on  lisait  ces  vers  : 

E  voi,  se  l'Unno  e  se  lo  Slaoo  invacie 
Eccovi,  0  figli,  Vaste,  ecco  le  spade, 
Morrete  per  la  nostra  Ubertà  (x). 

Mais  les  années  passèrent.  L'évolution  politique 
amena  un  rapprochement  à  la  fois  avec  l'Alle- 
magne et  avec  l'Autriche- Hongrie,  la  Triple 
Alliance  se  noua,  l'influence  allemande  se  lit  sentir 
partout  en  Italie,  dans  le  domaine  social,  politique, 
littéraire,  et  il  sembla  que,  malgré  les  efforts  opi- 
niâtres des  irrédentistes,  l'oubli  se  faisait  dans  beau- 
coup d'esprits  sur  l'oppression  séculaire  et  sur  les 
dures  déceptions.  Le  cri  d'appel  poussé  par  Car- 
ducci n'eut  qu'un  faible  écho  dans  l'Italie  nouvelle, 
et  peu  de  ses  compatriotes  répétèrent  son  énergique 
mot  d'ordre  :  Stranieri  a  dietrof  (Arrière  les  étran- 
gers !) 

Vint  la  guerre  mondiale,  et  avec  elle  se  brisa 
l'union  contre  nature,  à  demi  imposée,  avec  l'en- 
nemi héréditaire.  Maintenant  la  voix  de  Carducci 
pouvait  de  nouveau  retentir  dans  tout  le  pays,  et 


(1)  Si  les  Huns  ou  les  Slaves  envahissent  votre  pays,  voici  des 
piques,  ô  mes  fils,  et  voici  des  épées  ;  vous  mourrez  pour  notre  b'berté  ! 


l'italie  sous  le  joug  ii3 

la  célèbre  Società  Dante  Alighieri,  de  fondation 
ancienne,  confia  à  Mazzoni  le  soin  de  faire  un 
choix  des  déclarations  les  plus  patriotiques  de 
Carducci.  Ce  petit  livre,  qui  se  vend  au  bénéfice  de 
la  Croix-Rouge  et  des  familles  de  mobilisés,  con- 
tient des  poésies  et  des  discours  dont  le  sujet  se 
rattache  étroitement  aux  événements  de  l'Italie 
îrredenta. 

Le  recueil  fait  une  place  éminente  à  Oberdan  et 
à  sa  destinée  tragique.  Ce  jeune  Triestin,  qui  avait 
étudié  les  mathématiques  à  Rome,  avait  reçu  par 
tirage  au  sort  la  mission  de  tuer  l'empereur  Fran- 
çois-Joseph. Un  traître  le  dénonça  et  il  fut  arrêté 
dans  le  Friouh  Comme  on  trouva  chez  lui  deux 
bombes  Orsini,  il  fut  traduit  devant  un  conseil  ds 
guerre,  condamné  à  mort  et  pendu  à  Trieste  le 
20  décembre  1882.  Ses  dernières  paroles  furent  : 
«  Viva  Trieste  italianal  » 

On  fît  de  grands  efforts  pour  empêcher  l'exécu- 
tion de  cet  arrêt  barbare.  Victor  Hugo  adressait 
à  l'Empereur,  le  18  décembre,  le  télégramme  sui- 
vant : 

«  Dans  ces  deux  derniers  jours,  j'ai  reçu  onze 
adresses  télégraphiques  d'universités  et  d'aca- 
démies italiennes.  Toutes  demandent  qu'on  sauve 
la  vie  d'un  condamné.  Il  dépend  de  l'empereur 
d'Autriche  de  faire  grâce.  S'il  signe  la  grâce  il 
accomplira  un  grand  acte.  » 

Ce  télégramme  fut  aussitôt  publié  dans  les 
journaux  italiens  ;  mais  Carducci,  qui  savait  que 
tout  recours  à  l'Empereur  serait  inutile,  épancha 
sa  douleur  dans  une  lettre  ouverte  à  Victor  Hugo, 

GUERRE    ET    CIVILISATION  8 


I  1 4  GUERRE    ET    CIVILISATION 

où  il  protestait  qu'il  ne  fallait  pas  appeler  Oberdan 
un  «  condamné».  «  C'est  un  confesseur,  un  martyr 
de  la  religion  de  la  patrie.  »  Et  il  terminait  ainsi 
son  plaidoyer  passionné  : 

«  Non,  l'Empereur  ne  lui  fera  pas  grâce.  Non,  ô 
grand  poète.  L'empereur  d'Autriche,  bien  loin 
d'accomplir  un  grand  acte,  ne  pourra  même  pas 
accomplir  un  acte  de  justice  pure  et  simple.  Gu- 
glielmo  Oberdan  terminera  sa  jeune  vie  sur  l'écha- 
faud,  et  c'est  pourquoi  je  crie  une  fois  encore  : 
Maudit  soit  l'Empereur!  Des  temps  meilleurs  vien- 
dront, et  le  drapeau  italien  flottera  sur  le  grand 
arsenal  de  Trieste.  Des  temps  meilleurs  viendront, 
où  nous  pourrons  glorifier  la  mémoire  d'Oberdan. 
Maintenant,  nous  n'avons  qu'à  nous  taire.  » 

Après  l'exécution  d'Oberdan,  Carducci  adressa 
au  peuple  italien  plusieurs  invocations  où  frémit 
l'esprit  de  vengeance.  Il  stigmatise  l'Empereur  dans 
les  termes  les  plus  violents  : 

«  Jeune,  il  a  vécu  dans  le  sang,  et  c'est  encore 
dans  le  sang  qu'il  se  vautre,  devenu  vieux.  Espé- 
rons qu'il  sera  étouffé  dans  le  sang,  dans  le  sien 
propre...  Nous  avons  pris  Rome  au  Pape,  nous 
arracherons  Trieste  à  l'Empereur,  à  l'empereur  des 
pendus.  » 

A  côté  de  cette  ardente  littérature  de  guerre 
qui  flétrit  et  insulte  l'ennemi,  qui  secoue  violem- 
ment les  sentiments  patriotiques  et  les  fouette  jus- 
qu'à l'écume,  il  en  existe  une  autre  toute  différente 
qui  vise  à  pénétrer  jusque  dans  les  couches  les  plus 
profondes  du  peuple  et  qui  adopte  pour  cela  un 
langage  simple,  ingénu,  parfois  très  naïf.  Elle  ne 


l'italie  sous  LE  JOUG  I  1 5 

prétend  pas  créer  ni  maintenir  de  haine  fanatique, 
elle  veut  expliquer  et  instruire.  Je  veux  donner 
un  exemple  caractéristique  de  cette  littérature  de 
guerre  à  forme  pédagogique. 

L'Union  générale  des  membres  de  l'enseignement 
(L'Unione  générale  degli  Insegnantî)  a  publié  un 
petit  tract  qu'elle  a  fait  répandre  dans  toute  l'Italie 
par  centaines  de  mille  exemplaires.  Il  s'intitule 
La  Gaerra  deW  ltalia  spîegata  al  popolo,  et  a  pour 
objet,  comme  l'indique  ce  titre,  d'expliquer  au 
peuple  pourquoi  l'Italie  fait  la  guerre.  Tout  y  est 
présenté  de  telle  sorte  que  l'intelligence  la  plus 
modeste  puisse  suivre  le  raisonnement;  c'est  pour- 
quoi aussi  on  a  eu  recours  à  la  forme  du  dialogue. 

Nous  sommes  à  la  campagne.  Un  médecin  can- 
tonal rencontre  un  brave  paysan  du  nom  de  Lo- 
renzo.  Celui-ci  se  plaint  que  ses  deux  fils  adultes, 
qui  pourraient  travailler,  soient  au  front,  tandis 
qu'il  reste  seul  avec  trois  filles  trop  jeunes  et  un 
petit  garçon.  Les  malheurs  tombent  toujours  sur 
les  pauvres  gens.  Le  médecin  lui  explique  que 
tous  les  jeunes  gens  doivent  partir  pour  se  battre, 
que  leur  père  soit  un  marquis  ou  un  paysan  :  la 
guerre  est  un  malheur  qui  frappe  tout  le  monde 
également.  «  Mais  pourquoi,  demande  Lorenzo,  le 
Gouvernement  nous  a-t-il  mis  cette  guerre  sur  les 
bras  ?  Car  c'est  nous  qui  avons  déclaré  la  guerre  à 
l'Autriche,  et  non  pas  l'inverse.  »  Le  médecin  lui 
explique  alors,  à  l'aide  d'images  et  de  comparai- 
sons empruntées  à  la  vie  journalière  du  village, 
que  la  guerre  était  nécessaire  non  seulement  à 
cause  des   nombreux  Italiens  qui   sont   sujets   de 


Il6  GUERRE    ET    CIVILISATION 

l'Autriche  et  que  celle-ci  brutalise  sans  cesse  en 
raison  de  leur  nationalité,  mais  aussi  parce  que 
l'Autriche  avait  de  mauvais  desseins  contre  l'Italie. 
Lorenzo  objecte  qu'avec  les  puissants  il  faut  être 
prudent.  «  Sans  doute,  répond  le  médecin,  mais 
jusqu'à  un  certain  point.  Si  l'homme  fort  menace 
ta  vie,  un  jour  arrive  où  tu  envoies  promener  la 
prudence  et  où  tu  cognes  pour  te  défendre.  L'Italie 
a  essayé  honnêtement  de  vivre  en  paix  avec  l'Au- 
triche. Mais  que  lui  a  valu  sa  bonne  volonté? 
Pense  donc,  Lorenzo,  le  commandant  en  chef  de 
l'armée  autrichienne  a  voulu,  il  y  a  quelques 
années,  persuader  son  Gouvernement  de  profiter 
de  notre  situation  difficile  après  le  tremblement  de 
terre  de  Messine  et  de  Reggio  pour  se  jeter  sur 
nous  et  nous  détruire  complètement  par  une 
guerre.   » 

Le  médecin  continue  à  expliquer  à  Lorenzo 
comme  quoi  la  guerre  est  devenue  une  nécessité 
absolue  pour  l'Italie.  Lorenzo  est  toujours  scep- 
tique; mais  son  interlocuteur  fait  intervenir  de 
nouveaux  arguments,  à  la  fois  politiques,  écono- 
miques et  moraux.  Et  il  enchevêtre  dans  un 
curieux  mélange  les  raisons  morales  et  les  raisons 
économiques.  «  Nous  luttons,  dit-il,  pour  notre  bon 
droit,  pour  qu'on  nous  fasse  justice  ;  mais  le  droit 
et  la  justice  ne  sont  pas  un  morceau  de  pain  qu'on 
peut  manger  ni  un  habit  qu'on  peut  endosser.  Ce 
sont  des  choses  sans  lesquelles  il  est  impossible 
de  vivre  quand  on  est  un  homme  et  non  pas  un 
animal;  cela  vous  donne  de  la  considération  et  de 
l'autorité  dans  le  monde.  Tu  es  certainement  con- 


L  ITALIE    SOUS    LE    JOUG  117 

tent  d'être  bien  considéré,  non  seulement  parce 
que  tu  aimes  à  marcher  le  front  haut,  mais  parce 
que  tu  sais  que  la  bonne  opinion  des  braves  gens 
sert  aussi  dans  la  vie  pratique,  et  parce  que  cela  te 
fait  du  tort  si  on  te  regarde  de  travers.  » 

Cet  argument  fait  naturellement  impression  sur 
le  paysan,  qui  comme  tous  les  paysans  est  bon  cal- 
culateur et  considère  en  toute  chose  ses  intérêts  ; 
néanmoins  il  continue  à  critiquer  le  Gouvernement 
et  la  guerre.  Alors  le  médecin  lui  parle  du  tribunal 
d'arbitrage  international  de  La  Haye  et  continue 
ainsi  : 

«  Sais-tu  quel  est  le  pays  qui  n'a  pas  voulu 
reconnaître  ce  tribunal?  Quel  est  le  pays  qui  a 
voulu  la  guerre?  Quel  pays  a  préféré  cette 
horrible  boucherie  de  millions  d'hommes?  C'est 
l'Allemagne,  l'alliée  de  l'Autriche.  C'est  l'Alle- 
magne qui  se  tenait  derrière  l'Autriche  et  l'a 
poussée  à  faire  la  guerre.  Si  nous  avons  la  victoire, 
nous  et  les  Alliés,  nous  pouvons  assurer  la  paix 
pour  toujours.  Mais  des  choses  aussi  précieuses 
que  la  paix  et  la  justice  parmi  les  peuples  ne  s'ob- 
tiennent qu'en  faisant  des  sacrifices.  Il  faut  payer 
pour  tout,  chaque  chose  a  son  prix.  Il  n'y  a  que 
les  charlatans  de  la  foire  qui  pour  deux  sous  te 
vendent  une  marchandise  en  te  racontant  qu'elle 
vaut  dix  fois  plus.  Nous  devons  tous  faire  des  sacri- 
fices, les  jeunes  comme  les  vieux,  afin  que  la  paix 
puisse  régner  sur  cette  terre,  la  paix  et  la  fraternité 
entre  tous  les  peuples  et  la  justice  dans  les  relations 
entre  les  forts  et  les  faibles.  » 

Le  médecin  demande    enfin  à  Lorenzo  s'il  n'a 


I  1 8  GUERRE    ET    CIVILISATION 

pas  eu  de  nouvelles  de  ses  fils  partis  pour  la  guerre, 
et  le  colloque  se  termine  ainsi  : 

«  Si  j'ai  eu  de  leurs  nouvelles?  Oui  donc.  Il  y 
avait  à  rire  et  à  pleurer  dans  leurs  lettres.  Ils  sont 
de  très  bonne  humeur,  et  ils  écrivent  qu'ils  sont 
heureux  de  se  battre  pour  l'Italie,  et  qu'ils  n'ont 
pas  peur. 

«  —  Tu  vois  bien.  Au  milieu  du  danger  tes  gars 
aiment  leur  pays,  le  pays  qui  les  envoie  peut-être  à 
la  mort.  Tu  béniras  leur  courage,  et  toi-même  tu 
seras  courageux.  Du  moment  que  tes  fils  ne  se 
plaignent  pas,  il  ne  faut  pas  que  tu  te  plaignes  non 
plus.  Au  revoir,  Lorenzo. 

«  —  Au  revoir,  Monsieur  le  docteur,  et  mille 
mercis. 

«  —  De  quoi  ? 

«  —  Parce  que  cela  m'a  fait  du  bien  de  causer 
avec  vous.  » 

L'Italie  fait  aussi  la  guerre  pour  des  raisons 
d'économie  nationale.  Sa  situation  industrielle, 
commerciale  et  financière  en  était  arrivée  à  un 
point  où  l'indépendance  du  pays  se  trouvait 
menacée  dans  beaucoup  de  domaines  importants. 
L'expansion  austro-allemande  était  en  train  d'étouf- 
fer toute  initiative  italienne.  Comme  un  affreux 
incube,  elle  pressait  lourdement  sur  ce  pays  et 
entravait  sa  libre  respiration.  Dans  la  lutte  brutale 
que  les  nations  se  livrent  pour  l'existence,  l'esprit 
d'entreprise  et  la  méthode  des  Germains  avaient 
eu  raison  de  l'insouciance  latine. 

Quiconque  a  fait  pendant  ces  vingt  dernières 
années  une  visite,  si  rapide  fût-elle,  en  Italie,  n'a  pu 


L  ITALIE    SOUS    LE    JOUG  II9 

s'empêcher  d'observer  la  marque  de  l'emprise  alle- 
mande dans  diverses  manifestations  de  l'activité  de 
ce  pays;  et  celui  qui  a  séjourné  longtemps  en 
Italie  ou  bien  y  est  revenu  à  plusieurs  reprises  a 
pu  noter  les  progrès  de  cette  germanisation. 

Si  l'on  se  promène  par  un  soir  de  printemps  sur 
la  place  Saint-Marc  à  Venise,  on  n'entend  pour 
ainsi  dire  parler  que  l'allemand  autour  de  soi;  dans 
les  cafés  qui  bordent  la  place,  on  trouve  des 
gérants  allemands,  souvent  aussi  des  garçons  alle- 
mands. On  voit  aussi,  dans  les  restaurants  et  cafés, 
ces  petites  tables  à  nappes  rouges  si  caractéris- 
tiques des  tavernes  d'Allemagne,  des  Bîerstuben, 
où  elles  paraissent  si  gentiment  confortables,  tan- 
dis qu'elles  font  presque  l'effet  d'un  outrage  en  Ita- 
lie, où  l'on  s'attend  à  dîner  sur  du  marbre.  Voya- 
geant à  Vérone  il  y  a  quelques  années,  je  descendis 
dans  un  hôtel  que  je  connaissais  déjà  et  où  je 
m'étais  trouvé  très  bien  à  cause  de  son  caractère 
nettement  italien.  Mais  cette  fois  tout  était  changé. 
Il  était  venu  un  nouveau  directeur  qui  me  souhaita 
la  bienvenue  par  ces  mots  :  Deutsches  Haas.  Dans 
l'intervalle,  l'hôtel  était  passé  entre  des  mains  alle- 
mandes, et  notre  Zimmermadchen  ne  savait  pas 
un  mot  d'italien.  Beaucoup  de  voyageurs  en  Italie 
ont  pu  observer  le  même  changement  de  décor 
dans  d'autres  villes. 

A  Florence,  il  y  a  de  grands  magasins  de  nou- 
veautés et  de  passementerie  dont  tous  les  articles 
ont  un  cachet  allemand  indiscutable.  Partout  des 
pensions  allemandes.  Sur  la  place  Victor-Emma- 
nuel même,  un  grand  restaurant  où  l'on  sert  de  la 


120  GUERRE    ET    CIVILISATION 

bière  allemande  et  où  le  nom  de  Reinighausen 
éclate  en  lettres  d'or  sur  les  vitres.  Et  c'est  le  même 
état  de  choses  à  Home,  où  je  suis  tombé  sur  une 
«  Gambrinus  Halle  »  en  pleine  Villa  Borghèse. 

Tout  cela,  ce  sont  des  faits  qui  sautent  aux  yeux; 
mais  il  y  en  a  qu'on  n'aperçoit  pas  et  ce  sont  les  plus 
importants.  Des  étrangers  ne  voient  pas  comment 
les  capitaux  allemands  dominent  à  peu  près  toute 
l'industrie  italienne.  Les  Italiens,  eux  non  plus, 
n'ont  pas  pu  s'en  rendre  compte.  Sans  doute, 
certains  économistes  ont  dénoncé  avant  la  guerre  le 
danger  allemand  ou,  comme  ils  l'appellent  d'un 
terme  énergique,  la  lue  teutonica,  la  peste  alle- 
mande. Mais  personne  ne  les  croyait  ou  on  ne  les 
croyait  qu'à  moitié.  Maintenant  les  yeux  se  sont 
enfin  ouverts;  et,  au  début  de  la  guerre,  M.  G.  Pre- 
ziosi  a  rassemblé  quelques-uns  de  ses  articles  en 
un  volume  qu'il  a  intitulé  La  Ger mania  alla 
conquista  delV  Italia  (La  conquête  de  l'Italie  par 
l'Allemagne)  et  qui  a  fait  grande  sensation  par  la 
précision,  par  la  clarté  implacable  avec  laquelle  il 
dévoile  et  expose  la  vérité. 

Comme  exemple  de  l'extension  qu'avait  prise 
l'influence  allemande  dans  l'industrie  et  le  com- 
merce, on  peut  citer  le  cas  de  la  Banca  commer- 
ciale d 'Italia.  Cette  banque  est  de  date  relative- 
ment récente.  Aux  alentours  de  1890,  il  se  produisit 
en  Italie,  comme  on  le  sait,  une  crise  financière  qui 
aboutit  à  la  faillite  de  la  grande  Banca  romana. 
Des  financiers  allemands  surent  mettre  à  profit  de 
la  façon  la  plus  avantageuse  la  gêne  qui  en  résulta, 
et  ce  fut  essentiellement  avec  l'aide  allemande  que 


L  ITALIE    SOUS    LE    JOUG  121 

la  Banca  commerciale  se  fonda  à  Milan  en  1894,  au 
capital  de  5  millions  de  lires.  Son  capital  social, 
après  une  vingtaine  d'années  d'exercice,  s'élève 
maintenant  à  plus  de  i5o  millions,  et  le  chiffre 
annuel  de  ses  opérations  est  évalué  à  800  millions. 
Le  nom  de  la  banque  est  italien.  Elle  compte 
dans  son  conseil  d'administration  quinze  Italiens  de 
distinction,  comtes  et  marquis,  sénateurs  et  autres 
hommes  politiques,  mais  pas  un  seul  banquier  de 
profession.  Seulement  la  direction  comprend  deux 
groupes,  et  à  côté  des  Italiens  il  y  a  aussi  des 
étrangers.  Le  groupe  étranger  se  compose  de 
dix-huit  membres,  dont  la  plupart  sont  Allemands 
ou  Autrichiens.  Citons  quelques  noms  :  Hans 
Schuster,  directeur  de  la  Dresdner  Bank  de  Berlin  ; 
le  Dr  Paul  von  Schwabach,  de  la  maison  Bleichrô- 
der  de  Berlin;  Julius  Blum,  sous-directeur  de  la 
grande  Kreditbank  de  Vienne,  et  tout  particulière- 
ment Fiïederich  Weil,  Otto  Joël  et  Toeplitz.  Ce 
sont,  comme  le  dit  M.  Preziosi,  ces  trois  derniers 
qui,  par  leurs  brillantes  capacités  administratives, 
leur  intelligence  supérieure  des  affaires  et  leur 
opiniâtreté  sans  scrupules,  ont  «  tissé  maille  à 
maille  l'immense  filet  dont  l'Allemagne  a  enlacé 
l'Italie,  la  soumettant  à  sa  domination  économique 
et  politique.  A  la  croissance  gigantesque  de  la 
Banque  de  Commerce  a  correspondu  pour  nous 
une  dépendance  de  jour  en  jour  croissante  vis-à-vis 
de  l'Allemagne  ».  M.  Preziosi  démontre  avec  force 
que  les  membres  italiens  du  conseil  d'administra- 
tion n'étaient  que  des  mannequins  décoratifs;  ce 
sont  les  Allemands  au  courant  de  toutes  les  mani- 


122  GUERRE    ET    CIVILISATION 

pulations  techniques  qui  dirigent  le  tout,  et  c'est 
pourquoi  aussi  leur  influence  politique  est  allée 
grandissant  d'une  façon  inquiétante.  C'est  Crispi 
qui  accorda  la  concession.  S'il  avait  su  lire  dans 
l'avenir,  il  eût  certainement  étouffé  dans  le  germe 
«  la  pieuvre  qui  enserre  aujourd'hui  toute  la  nation 
italienne  entre  ses  mille  tentacules  ». 

A  côté  de  la  Banca  commerciale  d'Italia,  il 
existe  beaucoup  de  sociétés  financières  diverses,  de 
società  anonime,  qui,  au  nombre  d'environ  25o, 
sont  disséminées  sur  toute  l'Italie.  Elles  reçoivent 
une  partie  de  leurs  capitaux  de  la  grande  banque 
de  Milan  et  elles  servent  à  écouler  en  Italie  des 
produits  allemands.  Il  est  extrêmement  intéressant 
de  remarquer  que,  quand  une  entreprise  italienne  a 
besoin  de  marchandises,  de  machines  ou  de  maté- 
riaux quelconques,  et  qu'elle  fait  appel  à  des  sou- 
missionnaires pour  la  fourniture,  elle  reçoit  aussitôt 
une  lettre  lui  offrant  des  produits  allemands  ou  lui 
recommandant  avec  instance  telle  ou  telle  grande 
maison  allemande.  En  beaucoup  de  cas  cette  missive 
équivaut  à  une  sorte  d'ultimatum  :  le  négociant  ou 
l'industriel  italien  est  placé  dans  l'alternative  ou  de 
faire  ses  commandes  à  la  firme  recommandée,  ou 
de  se  voir  couper  tout  crédit  par  la  banque. 

C'est  ainsi  qu'on  est  arrivé  à  donner  à  l'impor- 
tation allemande  un  essor  «  colossal  ».  De  1907  à 
191 1,  l'Allemagne  importait  annuellement  en  Italie 
525  millions  de  marchandises,  tandis  que  l'Angle- 
terre n'en  importait  que  5oo  millions  et  la  France 
3o4  millions.  La  seule  importation  des  articles 
d'électricité  s'élevait  à  200  millions  par  an,  et  ces 


l'italie  sous  LE  JOUC  123 

articles  provenaient  tous  des  trois  firmes  mondiales 
Siemens,  Brown  Boveri  et  A.  E.  G.  ('). 

Peu  à  peu,  la  plupart  des  grandes  entreprises 
ressortissant  à  la  métallurgie,  à  la  mécanique  et  à 
la  construction  des  navires,  ainsi  qu'un  grand 
nombre  de  sociétés  de  navigation  à  vapeur,  par 
exemple  la  Società  di  Navigazione  générale  ita- 
liana,  devinrent  complètement  dépendantes  de  la 
Banca  Commerciale  et  firent  partie  en  fait  de 
l'industrie  allemande  et  de  l'organisation  alle- 
mande. Une  très  grande  part  du  bénéfice  réalisé 
par  les  armateurs  italiens  passe  dans  les  poches  de 
financiers  allemands. 

C'est  partout  la  même  invasion  allemande  ;  par- 
tout on  retrouve  les  fils  innombrables  et  solides  du 
vaste  filet  pangermaniste.  A  Milan,  à  Turin,  à 
Venise,  à  Gênes,  à  Florence,  à  Rome,  à  Naples,  à 
Palerme,  on  compte  un  nombre  imposant  d'Alle- 
mands immigrés.  Beaucoup  d'entre  eux  sont  à  la 
tête  de  grandes  entreprises  fructueuses,  d'autres 
sont  installés  dans  les  banques  où  ils  détiennent 
des  places  de  confiance  ;  ils  constituent  les  avant- 
postes  actifs  de  l'emprise  allemande.  Un  auteur 
humoristique,  mais  qui  a  évidemment  connu  des 
accès  de  mauvaise  humeur,  faisait  observer,  il  y  a 
quelque  temps,  que  le  jour  n'était  pas  très  éloigné 
où  l'on  enseignerait  dans  les  écoles  que  l'Italie  est 
une  province  allemande  ayant  pour  gouverneur 
Victor-Emmanuel  III  sous  la  souveraineté  des 
Hohenzollern. 


(i)  Allgemeine  Elektricitats-Gesellschaft. 


124  GUERRE    ET    CIVILISATION 

Beaucoup  d'entreprises  de  journaux  sont  égale- 
ment tombées  entre  les  mains  de  la  banque  de 
Milan,  qui  s'en  est  servie  pour  accroître  sa  puis- 
sance. 

Mais  l'Italie  n'est  pas  la  seule  victime  du  pan- 
germanisme commercial.  En  fait,  le  même  mal 
s'observe,  avec  plus  ou  moins  de  gravité,  dans 
beaucoup  d'autres  pays  de  l'Europe.  Il  y  a  une 
dizaine  d'années  déjà,  des  voix  s'élevaient  en  Bel- 
gique pour  se  plaindre  de  la  servitude  économique 
du  pays  en  matière  de  banque  et  d'industrie.  Ainsi  la 
Deutsche  Bank  de  Berlin  avait  des  succursales  extra- 
ordinairement  actives  dans  la  plupart  des  grandes 
villes  belges,  et  la  situation  de  l'industrie  était  fort 
inquiétante.  Il  nous  suffira  de  rappeler  le  cas  de  la 
Fabrique  «  nationale  »  d'armes  de  Herstal  près  de 
Liège;  c'était  à  l'origine  une  entreprise  purement 
belge,  mais  peu  à  peu  toutes  les  actions  passèrent 
entre  des  mains  allemandes;  la  maison "Lôwe,  de 
Berlin,  en  détenait  la  plus  grande  partie.  Beaucoup 
de  mines  appartenaient  en  majorité  à  des  action- 
naires allemands,  lesquels  avaient  ainsi  le  moyen 
d'intervenir  efficacement  dans  l'activité  économique 
de  la  Belgique  et  dans  les  conditions  de  son  travail. 

Même  en  France,  l'Allemagne  avait  étendu  ses 
tentacules,  et  l'on  vendait  à  Paris  nombre  de  pro- 
duits allemands  auxquels  on  tâchait  de  donner  une 
apparence  française.  Plus  d'une  «  société  fran- 
çaise »  travaillait  en  réalité  avec  des  capitaux 
allemands  et  des  marchandises  allemandes.  On 
importait  principalement  des  articles  d'électricité, 
et,  dans    la    Revue    de  Paris  du    iei    a\ril    1916, 


l'italie   SOUS   LE  JOUG  125 

M.  E.  Boulay  a  exposé  comment  une  firme  alle- 
mande importait  en  France  de  grands  stocks  de 
lampes  :  tous  ces  articles  portaient,  conformément 
à  la  loi,  l'estampille  importé,  mais  une  fois  qu'ils 
avaient  passé  la  frontière,  un  procédé  chimique  les 
débarrassait  de  cette  mention  compromettante. 

Rappelons  encore  que  l'industrie  allemande  dé- 
core souvent  ses  produits  de  désignations  exotiques, 
qu'on  fabrique  en  Allemagne  des  «  soieries  de 
Lyon  »,  des  «  gants  de  Grenoble  »  et  de  la  «  bonne- 
terie de  Troyes  ».  On  va  plus  loin  :  on  imite  les 
productions  de  l'étranger  et  on  vend  les  contrefaçons 
allemandes  en  les  donnant  pour  des  produits  origi- 
naux. Il  existe  à  Hellerup,  près  de  Copenhague, 
une  usine  pour  la  fabrication  des  cordes  de  soie 
pour  violons;  c'est  une  spécialité  ancienne,  unique 
au  monde  en  son  genre.  Or,  cette  fabrique  a,  pen- 
dant les  années  qui  ont  précédé  la  guerre,  subi 
des  pertes  graves  du  fait  que  plusieurs  maisons 
allemandes  ont  écoulé  leurs  produits  sous  la  déno- 
mination de  Echte  Kopenhagener  Quinten. 

On  imite  aussi  en  Allemagne  les  productions 
artistiques  des  pays  les  plus  divers.  Ainsi  il  se  fa- 
brique à  Dresde  beaucoup  de  porcelaine  de  Sèvres. 
Je  puis  rapporter  également  qu'il  y  a  quelques 
années,  une  dame  de  Florence  montra  à  un  ami 
danois  un  grand  vase  de  porcelaine  de  Copenhague. 
C'était  un  cadeau  qu'on  lui  avait  fait  et  dont  elle 
tirait  quelque  fierté.  Ledit  vase  inspira  dès  le 
premier  abord  de  la  méfiance  ;  sans  doute,  on  lui 
avait  donné  à  la  cuisson  les  couleurs  obligées  :  gris 
et  bleu   pâle,  mais   ce  n'étaient  pas  les   nuances 


I2Ô  GUERRE    ET    CIVILISATION 

justes  ;  et  un  examen  ultérieur  révéla  qu'il  portait 
sur  son  fond  la  marque  «  Copenhagen  »  (en  alle- 
mand) et  divers  signes  qui  ne  sont  employés  par 
aucune  fabrique  danoise  de  porcelaine. 

Ainsi  donc,  l'esprit  entreprenant  de  l'Allemagne 
ne  se  contente  pas  de  dominer  dans  les  pays  étran- 
gers des  affaires  industrielles  et  commerciales;  il 
cherche  encore  à  faire  concurrence  par  l'imitation  à 
l'industrie  nationale  de  ces  pays.  Sa  victoire  serait 
complète  le  jour  où  l'on  pourrait  acheter  à  Florence 
de  la  faïence  Cantagalli  «  made  in  Germany  » .  Mais 
ce  jour  n'arrivera  point,  car  on  semble  bien  avoir 
ouvert  les  yeux  sur  le  nombre  des  contrefaçons 
importées  d'Allemagne,  et  les  acheteurs  ont  appris 
à  se  méfier. 

Dans  une  concurrence  loyale  entre  l'industrie 
artistique  de  l'Italie  et  celle  de  l'Allemagne,  le  sens 
de  la  beauté  inné  chez  les  Italiens  et  leur  technique 
traditionnelle,  perfectionnée  par  d'innombrables 
générations,  leur  assureraient  aisément  la  victoire.  Il 
n'est  guère  de  pays  qui  ne  puisse  offrir  de  plus  beaux 
produits  que  l'Italie  en  fait  de  verreries,  de  faïences, 
de  mosaïques,  d'objets  d'or  et  d'argent.  Dans  le 
domaine  de  l'industrie  d'art,  le  pays  suit  ses  excel- 
lentes traditions,  et  aucune  influence  étrangère  n'a 
pu  effacer  l'empreinte  nationale.  Les  Italiens  se  de- 
mandent avec  une  curiosité  mêlée  d'espoir  si  la 
guerre  actuelle  libérera  aussi  la  grande  industrie 
italienne,  esclave  soumise  au  joug  étranger. 

Si  dans  les  pays  Scandinaves  on  a  fait  le  silence 
autour  de  l'Italie  et  si  des  renseignements  inexacts, 
tendancieux  sur  ce  pays  n'ont  été  réfutés  que  rare- 


L  ITALIE    SOUS    LE    JOUG  127 

ment,  la  faute  en  revient  surtout  à  l'Italie  elle- 
même.  Elle  aurait  certainement  intérêt  à  organiser 
une  agence  de  renseignements  plus  active,  laquelle 
pourrait  être  le  point  de  départ  de  relations  plus 
intimes  avec  la  Scandinavie,  à  l'avantage  des  deux 
parties  intéressées. 

Beaucoup  de  Scandinaves  rêvent  de  l'Italie.  Assez 
peu  d'entre  eux  ont  l'occasion  de  voir  le  pays 
même.  Mais  nous  pourrions  cultiver  plus  que  nous 
ne  l'avons  fait  jusqu'ici  sa  langue,  sa  littérature,  sa 
civilisation. 

Quiconque  le  peut  doit  chercher  à  ouvrir  en 
quelque  sorte  une  fenêtre  du  côté  de  l'Italie.  Cela 
fait,  il  respirera  aussitôt  un  air  plus  doux,  un  air 
balsamique,  tout  imprégné  du  parfum  des  citron- 
niers en  fleur;  il  fera  entrer  dans  sa  chambre  des 
rayons  de  soleil  et  des  échos  de  mandolines  loin- 
taines et  de  chants  populaires  où  s'expriment  la  joie 
de  vivre  et  le  culte  de  la  beauté  : 

Quai  dolce  cosa  un  giorno  pien  di  sole  ! 

Ma  un  sole  più  bello  sorride  a  me 

Il  sole  che  splende  negli  occhi  a  te  (')! 

Cette  fenêtre  lui  ouvrira  des  perspectives  sur  des 
paysages  et  sur  des  cités  magnifiques,  et  il  pourra 
observer  de  plus  près  la  grande  et  belle  civilisation 
dont  la  nôtre  dérive  indirectement,  l'Italie  de  l'anti- 
quité, du  Moyen  Age,  de  la  Renaissance  ;  sous  ses 
yeux  l'Italie  historique  se  fondra  avec  l'Italie  mo- 


(1)  Quelle  douce  chose  qu'un  jour  plein  de  soleil!  Mais  un  soleil 
plus  beau  encore  me  sourit,  —  le  soleil  qui  resplendit  dans  les  yeux. 


128  GUERRE    ET    CIVILISATION 

derne,  qui  continue  les  traditions,  réalise  les  aspi- 
rations séculaires  dans  la  lutte  pour  l'unité  et  l'in- 
dépendance de  la  patrie,  et  conserve  toujours  le  don 
héréditaire  de  créer  de  la  beauté.  Une  poésie  de 
Giovanni  Pascoli  n'est-elle  pas  d'une  forme  aussi 
achevée  qu'un  sonnet  de  Pétrarque,  aussi  riche  et 
variée  que  les  portes  du  Baptistère  ?  Et  ne  saisit-elle 
pas  notre  âme  du  même  enchantement  souverain 
que  tel  de  ces  jardins  anciens  des  environs  de  Vé- 
rone, de  Florence  et  de  Rome  où  la  mélancolie  rêve 
dans  les  longues  allées  de  cyprès  au  bout  desquelles 
on  aperçoit  une  fontaine  de  marbre  blanc,  inondée 
de  soleil,  éblouissante,  dont  l'eau  chante  et  clapote 
dans  les  vasques,  tandis  que  les  lézards  verts 
jouent  dans  la  lumière,  —  un  de  ces  jardins  où  la 
nature  et  l'art  s'unissent  dans  une  harmonie  mer- 
veilleuse, paisible,  et  où  le  rêve  de  beauté  devient 
une  réalité  saisissable? 

Tous  ceux  qui  connaissent  et  aiment  l'Italie  du 
passé,  tous  ceux  qui  aiment  et  connaissent  l'Italie 
du  présent,  tournent  avec  espoir  et  confiance  leurs 
regards  vers  l'Italie  de  l'avenir. 


XI 
LE  SALUT  D'UN  FRANCISCAIN  A  L'ITALIE 


Dans  un  petit  village  perdu  au  fond  des  Céven- 
nes,  loin  des  hommes  et  des  cités,  le  célèbre 
érudit  français  Paul  Sabatier  poursuit  ses  belles 
études  de  théologie.  Il  est  né  dans  les  Cévennes  en 
i858;  et  après  de  longues  années  de  voyages,  de 
travaux  et  de  pastorat  dévoué,  il  est  revenu  au  pays 
natal  pour  y  couler  dans  le  calme  et  la  solitude  les 
dernières  années  de  sa  vie. 

Saint  François  d'Assise  a  toujours  exercé  sur  lui 
une  attraction  irrésistible.  Ce  noble  apôtre  de  la 
pitié  et  de  la  bonté,  de  l'humilité  et  du  sacrifice  fut 
l'idéal  lumineux  de  sa  jeunesse,  et  il  fit  un  pèleri- 
nage à  la  petite  ville  ombrienne  où  François  avait 
vécu  et  agi  sur  les  âmes.  L'intention  de  Sabatier 
n'était  pas  seulement  de  visiter  la  région  où  est  né 
le  merveilleux  cycle  de  légendes  des  «  Fioretti  »  ; 
il  voulait  étudier  sur  les  lieux  la  vie  de  son  grand  et 
saint  maître.  Le  résultat  de  ce  pieux  voyage  fut  un 
ouvrage  important,  La  Vie  de  saint  François  d'As- 
sise, qui  parut  en  1893  à  Paris  et  qui  fut  accueilli 
partout  avec  la  satisfaction  la  plus  vive,  à  la  fois 
pour  les  faits  nouveaux  qu'il  apportait  et  pour  le 

GUlSRh/:    ET    CIVILISATION  9 


, 


l30  GUERRE    ET    CIVILISATION 

sentiment  poétique  et  l'enthousiasme  qui  échauf- 
faient cet  exposé  historique. 

Sabatier  poursuivit  ses  travaux  à  Assise  pen- 
dant plusieurs  années.  Il  s'attacha  à  cette  petite 
ville,  qui  lui  conféra  les  droits  de  citoyen.  C'était  à 
qui  honorerait  le  savant  étranger  qui  avait  projeté 
une  lumière  nouvelle  sur  la  vie  de  saint  François, 
et  tous  aimaient  le  pasteur  français,  doux  et  mo- 
deste, dont  la  conception  élevée  de  la  vie  s'appa- 
rentait de  si  près  à  celle  de  saint  François  lui-même. 

Sabatier  est  revenu  vivre  en  France,  dans  son 
pays  de  montagnes,  mais  il  continue  à  se  tenir  en 
relations  avec  les  Franciscains  d'Assise.  La  décla- 
ration de  guerre  le  bouleversa.  Dans  son  ermitage 
il  s'était  complu  à  des  rêves  idylliques  de  paix  et 
d'amour  du  prochain,  et  maintenant  le  réveil  brutal 
le  laissait  désemparé,  frappé  de  terreur  en  présence 
de  la  réalité.  Mais  sa  foi  candide  dans  le  triomphe 
final  de  l'amour  sur  cette  terre  le  soutint  et  lui 
permit  de  sortir  sain  et  sauf  de  la  crise  ;  à  plu- 
sieurs reprises,  dans  les  lettres  qu'il  a  écrites  à 
des  amis  français,  italiens  et  danois,  il  a  parlé  de 
la  grande  mission  que  la  Providence  a,  selon  lui, 
confiée  à  la  France.  Lorsque  l'Italie  déclara  la 
guerre  à  l'Autriche,  il  fut  transporté  d'une  joie 
frémissante  à  voir  que  les  deux  pays  qu'il  aimait 
le  plus  étaient  enfin  unis  pour  le  combat,  et  il 
adressa  à  un  ami  franciscain  une  longue  lettre 
enthousiaste,  à  demi  prophétique,  que  nous  croyons 
devoir  reproduire  ici.  On  y  trouve,  il  est  vrai,  l'ex- 
pression d'une  haine  sainte,  mais  nous  y  admirons 
surtout  une  charité  profondément  sentie  et  pensée 


LE    SALUT    D'UN    FRANCISCAIN    A    L'iTALIE  l3l 

et  noblement  rendue,  une  philosophie  élevée  et 
une  foi  inébranlable  dans  la  victoire  finale  du 
bien. 


A  .Monsieur  le  Professeur  Mari  a  no  Falcinelli, 
Président  de  la  Société  internationale  des  Etudes  francis- 
caines, à  Assise  {Italie). 

La  Maisonnette, 

par  Saint-Sauveur-de-Montayut  (Ardcchc), 

38  mai  et  3  juin  iyi5. 

Cher  et  excellent  Président, 

Vous  avez  senti,  n'est-ce  pas,  qu'en  ces  journées  histori- 
ques ma  pensée  vole  vers  vous  avec  une  inexprimable  émo- 
tion? Nos  campagnes  apparemment  muettes  depuis  dix 
mois,  et  qui  semblaient  n'avoir  pas  songé  à  fêter  même  la 
victoire  de  la  Marne,  hier  ont  tout  à  coup  pavoisé  ;  et  les 
plus -reculés  de  nos  villages  se  sont  ornés  d'une  multitude 
de  drapeaux  aux  couleurs  de  l'Italie.  Je  voudrais  être  poète 
pour  vous  dire,  chers  amis  d'Assise,  quelle  sorte  de  joie 
vient  de  nous  donner  votre  noble  et  grande  Patrie. 

Chez  beaucoup  de  nos  vieillards  cévenols  j'ai  senti  le 
contentement  tout  simple  et  naturel  d'hommes  qui,  par  leurs 
enfants,  ont  fait  de  grands  sacrifices,  dont  toute  l'énergie 
s'est  tendue  en  un  magnifique  effort,  et  qui  voient  arriver, 
pour  combattre  les  mêmes  batailles,  une  armée  jeune,  belle, 
enthousiaste. 

Mais  ce  concours  matériel  est  loin  d'être  tout  ce  que  nous 
vous  devons.  Et  ici  je  crains  bien  que  la  langue  ne  me  fasse 
défaut  pour  exprimer  ce  que  je  sens  si  bien  en  moi,  ce  que 
j'ai  senti  si  vivement  chez  beaucoup  d'autres.  Dans  cette 
guerre  que  le  peuple  de  France  croyait  impossible,  et  à 
laquelle  on  l'a  brusquement  contraint,  il  s'est  redressé  avec 
une  énergie  qu'il  ne  se  soupçonnait  pas,  et  dont  personne 
ne  le  savait  capable,  pour  une  idée  ou  plutôt  pour  l'idée.  Il 
lui  a  semblé  qu'il  représentait  l'effort  moral,  l'àme  vivante, 
l'esprit  même  de  la  création,  menacé  par  des  forces  maté- 


l3î  GUERRE    ET    CIVILISATION 

rielles  et  brutales.  Il  a  lutté  d'instiuct,  avec  une  foi  indomp- 
table, sans  songer  à  se  préoccuper  des  succès  ou  des 
revers. 

La  sécurité  de  sa  foi,  la  netteté  de  son  devoir  ne  dépen- 
dent pas  des  circonstances.  Mais  quelle  n'est  pas  l'ardeur 
de  son  entrain  quand  il  voit  d'autres  peuples  se  lever  à 
l'appel  de  la  même  idée.  Il  n'avait  jamais  pu  douter  de  la 
victoire,  parce  qu'en  douter  eût  été  le  suicide  du  divin  en 
lui.  Cependant,  de  cette  certitude  mystique  du  triomphe  à  la 
vue  du  triomphe  encore  difficile,  mais  tout  prochain,  il  y  a 
loin.  Or,  cette  distance,  c'est  vous,  amis  et  frères  d'Italie, 
qui  nous  avez  permis  de  la  franchir  d'un  bond. 

Tout  cela  est  fort  complexe,  et  pourtant,  je  m'assure  que 
nous  nous  comprenons.  Il  y  a  quelques  mois,  dans  un  élan 
d'horreur  contre  les  atrocités  dont  le  récit  parvenait  jusqu'à 
vous,  et  de  pitié  pour  tant  d'innocentes  victimes,  vous  aviez 
souhaité  la  paix  et  tenté  un  effort  dans  ce  sens.  Et  voilà  que 
cette  guerre  devient  la  vôtre.  Nous,  nous  y  avions  été  en- 
traînés de  vive  force,  et  rien  au  monde  ne  pouvait  éloigner 
l'épreuve  de  nous,  —  sauf  la  trahison  ou  la  lâche  abdica- 
tion ;  —  vous,  vous  l'avez  faite  vôtre,  par  un  acte  de  volonté 
réfléchie  auquel  toute  la  nation  a  collaboré.  Pendant  plus  de 
neuf  mois  vous  avez  vu  jour  après  jour  ce  qu'il  en  coûte  de 
se  défendre  contre  l'Allemagne.  Deux  petits-fils  de  Garibaldi, 
et  autour  d'eux  une  foule  de  vos  concitoyens  sont  tombés, 
là-bas  dans  l'Argonne,  inoubliables  héros  auxquels  tous  les 
cœurs  bien  nés  du  monde  entier  ont  tressé  des  couronnes. 
Leurs  compagnons  de  gloire  et  de  labeur  vous  ont  raconté 
ce  que  sont  les  carnages  de  la  guerre  moderne...  Et  voilà 
que  ces  corps  à  corps  gigantesques  que  vous  maudissiez 
naguère,  que  vous  auriez  voulu  arrêter,  vous  "vous  y  jetez  à 
votre  tour  avec  une  mâle  énergie.  Et  dans  cette  décision, 
qui  semble  au  premier  abord  contredire  votre  effort  pacifique 
d'il  y  a  quelques  mois,  vous  trouvez,  j'en  suis  sûr,  une 
immense  joie  et  comme  une  délivrance. 

Si  d'autres  que  vous  lisent  ces  lignes,  peut-être  jugeront- 
ils  étrange  que  des  amis  de  la  paix  soient  heureux  d'une 
déclaration  de  guerre.  Et  pourtant,  il  en  est  ainsi,  n'est-il 
pas  vrai?  C'est  que  si  nous  y  regardons  bien,   l'Italie  a  été 


LE    SALUT    D'UN    FRANCISCAIN    A    l'iTALIE  1 33 

amenée  à  ce  pas  décisif  par  des  forces  mystérieuses  qui  ne 
se  pèsent  ni  ne  se  comptent,  mais  qui,  en  de  rares  heures 
de  l'histoire,  renversent  tout  pour  créer  une  ère  nouvelle. 

Je  n'aurai  pas  l'impertinence  de  dire  que  les  pourparlers 
diplomatiques  ne  furent  qu'une  sorte  de  vain  cérémonial.  Ils 
ont  été  sincères  et  je  sais  l'immense  valeur  intellectuelle  et 
morale  de  Sonnino  ;  mais  dans  les  salons  de  la  «  Consulta  », 
entre  lui  et  son  interlocuteur  passait  l'âme  latine.  Et  l'âme 
latine  vient  de  remporter  une  de  ses  plus  grandes  victoires 
historiques. 

Le  monde  entier  suspendait  sa  respiration  pour  voir  ce  qui 
allait  se  passer.  L'émotion  de  la  France  était  plus  anxieuse 
encore.  Elle  avait  un  caractère  particulier;  c'était  un  peu 
celle  de  la  jeune  fille  qui  aime,  qui  aime  de  toutes  ses 
forces,  qui  croit  être  aimée  et  qui  cependant  n'a  pas  le  droit 
de  parler  de  son  noble  et  idéal  amour.  Et  alors,  elle  attend, 
et  dans  son  attente  il  y  a  à  la  fois  émotion  et  sécurité;  car 
il  lui  semble  que  son  amour  est  conforme  à  la  nature  des 
choses  et  à  la  vie.  Il  est  à  la  fois  très  vif  et  très  pur.  Il  est 
inspiré  par  un  grand  rêve  de  collaboration  efficace  à  une 
œuvre  idéale. 

Et  la  France  chaque  matin  levait  les  yeux  vers  Rome  et 
aussi  vers  tant  d'autres  de  vos  cités  qui  comptent  plus  dans 
l'histoire  que  Berlin  et  Vienne  réunies  ;  et  des  signes,  qui  aux 
autres  ne  disaient  rien,  faisaient  battre  son  cœur  plus  fort. 
Lorsque  les  restes  de  Garibaldi  quittèrent  nos  tranchées, 
elle  les  suivit,  non  pas  comme  on  suit  des  cercueils,  mais 
comme  on  suit  des  reliques  de  glorieux  martyrs  qui  ont  eu 
la  joie  de  rendre  témoignage  à  la  vérité  et  dont  la  mort 
change  le  cours  des  choses.  Les  funérailles  de  Bruno  et  de 
Constante  montrèrent  que  le  cœur  de  l'Italie  battait  à  l'unis- 
son de  la  France;  puisque  l'union  des  âmes  était  si  éclatante, 
l'autre  ne  pouvait  tarder. 

Tels  sont,  chers  amis  d'Assise,  les  sentiments  qui  ont 
donné  aux  pièces  diplomatiques  par  lesquelles  votre  pays 
s'est  joint  au  nôtre  une  base  et  une  portée  que  jamais,  au 
cours  des  siècles,  n'avaient  eues  des  arrangements  interna- 
tionaux. Jamais  peuple  civilisé  n'a  été  tenté  de  considérer 
les   traités   comme   des   chiffons  de    papier,    mais  les  plus 


1 34  GUERRE    ET    CIVILISATION 

importantes  conventions  ne  s'occupent  d'ordinaire  que  de 
questions  matérielles.  Cette  fois,  le  travail  des  chancelleries 
a  été  précédé,  inspiré  et  dominé,  od  peut  le  dire,  par  des 
explosions  de  sentiments  qui  feront  que  les  forces  les  plus 
vives  de  chacun  de  nos  peuples  travailleront  ensemble, 
s'harmoniseront,  s'intensifieront  et  arriveront  dans  un  pro- 
chain avenir  à  une  hauteur  de  vues  digne  de  préparer  une 
civilisation  nouvelle. 

Ce  n'est  pas  le  hasard  qui  a  fait  que  Slaves,  Anglo- 
Saxons  et  Latins,  nous  nous  trouvons  unis  en  un  effort 
commun  contre  la  force  brutale,  et  que  le  nom  à' Entente  lui 
a  été  donné.  Cette  appellation  nouvelle  indique  une  cohésion 
morale  inspirée  par  l'intelligence  et  le  cœur,  et  où  les  stipu- 
lations matérielles  ne  sont  guère  que  les  premières  pierres 
milliaires  d'un  chemin  qui  se  prolonge  au  delà  de  ce  que 
nous  pouvons  voir  et  prévoir. 

Notre  viatique,  au  moment  où  nous  partons  tous,  la  main 
dans  la  main,  pour  cette  épopée  nouvelle,  n'est  pas  un  sen- 
timent de  haine.  Nous  avons  eu  horreur  des  atrocités  alle- 
mandes, de  ce  hideux  militarisme  organisé  avec  une  si 
redoutable  méthode,  et  qui  semble  avoir  fait  disparaître  des 
consciences  la  distinction  du  bien  et  du  mal  ;  nous  avons 
frémi  et  nous  eussions  été  tentés,  si  c'eût  été  possible,  de 
douter  de  Dieu  et  de  la  vérité,  en  voyant  la  grossière  hypo- 
crisie qui  profane  les  deux  plus  nobles  efforts  de  l'humanité  : 
la  religion  et  la  science,  mais  notre  instinct  optimiste  a 
repris  bien  vite  le  dessus.  Nous  avons  avec  nous  les  forces 
profondes,  les  forces  vraies,  celles  qui  ont  pu  être  mises  en 
échec  provisoirement  au  cours  de  l'histoire,  mais  qui,  à 
travers  toutes  les  difficultés,  ne  cessent  pourtant  pas  de 
grandir  :  le  droit,  la  justice,  la  liberté,  la  vie,  l'amour. 

C'est  à  ce  triomphe  que  nous  nous  sommes  donnés,  et  non 
pas  à  la  réalisation  de  rêves  sanguinaires.  Quand  la  Ger- 
manie aura  été  enchaînée  et  placée  dans  l'impossibilité 
absolue  de  mettre  de  nouveau  ses  voisins  en  péril,  nous 
aurons  vis-à-vis  d'elle  des  devoirs  précis.  Nous  n'abandon- 
nons pas  les  démoniaques  et  les  déments,  même  les  plus  dan- 
gereux ;  mais,  après  les  avoir  réduits  à  l'impuissance,  nous 
guettons  les  instincts  de  lucidité   pour   tâcher  d'éveiller  en 


LE    SALUT    D'UN    FRANCISCAIN    A    L'iTALIE  l35 

eux  la  conscience.  Nous  ferons  de  même  pour  nos  ennemis 
d'aujourd'hui,  sans  trop  compler  sur  leur  guérison  à  bref 
délai  ;  d'une  part  en  garde  contre  le  véritable  génie  de  simu- 
lation dont  sont  souvent  capables  les  aliénés,  d'autre  part 
fermement  décidés  à  faire  vis-à-vis  d'eux  tout  notre  devoir 
de  membres  de  l'humanité. 

C'est  ainsi  que  cette  guerre,  plus  atroce  que  ce  que 
l'imagination  aurait  pu  supposer,  prend,  vue  de  nos  lignes, 
un  caractère  d'effort  moral. 

Pardonnez-moi  de  vous  retenir  si  longtemps,  car  tout  cela, 
vous  le  savez,  j'ai  éprouvé  le  besoin  de  venir  en  parler  avec 
vous,  d'en  rêver  avec  vous,  comme  on  rêve  d'une  musique 
qu'on  entend  tous  les  jours,  dont  on  ne  se  lasse  jamais,  et 
dans  la  répétition  de  laquelle  on  trouve  un  aliment  spirituel 
toujours  ancien,  toujours  nouveau. 

Et  puis,  il  faut  bien  nous  avouer  que  tous  les  dangers  qui 
nous  menacent  ne  sont  pas  là-bas,  au  delà  de  la  dernière 
ligne  occupée  par  nos  soldats.  Les  idées  allemandes  se  sont 
infdtrées  partout,  et  il  a  pu  y  avoir  çà  et  là  quelques-uns 
de  nos  jeunes  gens  qui,  un  instant,  se  sont  laissés  séduire 
par  la  théorie  du  surhomme  et  de  la  force  créant  le  droit. 

En  faisant  appel  aux  passions  les  plus  brutales,  l'Alle- 
magne a  réveillé  des  instincts  qui  somnolent  en  chacun  de 
nous,  que  de  longs  siècles  de  civilisation  avaient  presque 
éliminés,  mais  contre  le  retour  desquels  il  faut  nous  pré- 
munir. Fatalement  nous  sommes  tentés  de  répondre  à  nos 
adversaires  sur  le  terrain  même  où  ils  nous  attaquent  et 
avec  les  moyens  qu'eux-mêmes  emploient.  C'est  là  que 
notre  patriotisme  devra  s'élever  à  une  hauteur  de  vues  non 
encore  atteinte  par  l'humanité,  et  dont  l'histoire  du  passé 
ne  nous  fournit  pas  d'exemple. 

Vaincre  nos  ennemis  sur  les  champs  de  bataille,  les 
réduire  à  merci,  n'est  pas,  en  effet,  la  seule  tâche  qui 
s'impose.  Quand  celle-ci  sera  couronnée  d'un  plein  succès, 
il  s'en  présentera  une  autre,  non  moins  nécessaire,  non 
moins  difficile,  et  qu'il  faut  prévoir  dès  maintenant:  je  veux 
parler  de  la  lutte  qu'il  s'agira  d'engager,  dans  nos  divers 
pays  et  dans  nos  propres  cœurs,  contre  les  idées  et  les 
méthodes   de  l'Allemagne.  Ni  les   hommes   d'église,    ni   les 


1 36  GUERRE    ET    CIVILISATION 

hommes  de  science  n'ont  su,  chez  nos  ennemis,  voir  ;'i 
quelles  monstruosités  morales  et  politiques  les  conduisait 
une  fausse  conception  de  l'amour  de  la  patrie  : 

Deutschland  ùber  ailes!  Quelques  générations  ont  suffi, 
durant  lesquelles  toutes  les  voix  artistiques,  religieuses  et 
scientifiques  ont  enseigné  cela  pour  fausser  les  idées  et  le 
cœur  de  ce  pays  et  en  faire  non  seulement  un  redoutable 
danger  pour  ses  voisins  de  l'Europe,  mais  un  péril  moral 
pour  la  civilisation  tout  entière. 

Voilà  ce  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  un  seul  instant, 
et  puisque  l'opinion  publique  des  pays  alliés  est  restée  pure, 
puisqu'elle  sent  que  le  vrai  culte  de  la  patrie  trouve  sa 
consécration  dans  l'amour  de  la  vérité,  de  la  justice,  du 
droit  et  de  la  liberté,  veillons  pieusement  sur  ces  germes 
d'idéalisme  en  nous  et  autour  de  nous  pour  les  développer 
et  faire  qu'au  lendemain  du  cataclysme  européen  ils  soient 
plus  vigoureux  que  jamais. 

Nous  ne  pouvons  pas  tout,  mais  nous  pouvons  quelque 
chose  pour  que  les  divines  clartés  prennent  chaque  jour  plus 
d'éclat.  Nous  allons  délivrer  la  Serbie  et  la  Belgique,  les 
provinces  irredente  et  l'Alsace-Lorraine,  ressusciter  la 
Pologne  ;  dans  cet  effort  nous  aurons  avec  nous  toutes  les 
forces  vives  de  l'humanité,  non  seulement  pour  applaudir  et 
admirer,  mais  obligées  en  quelque  sorte  de  se  trouver  en 
communion  d'idées  avec  nous  et  solidaires  de  ce  que  nous 
ferons.  L'Entente  s'élargira  encore  et  la  paix  européenne 
sera  établie  sur  des  bases  qu'elle  n'a  jamais  eues.  Si,  au 
contraire,  nous  succombions  à  la  tentation  de  nous  venger 
de  nos  ennemis  en  employant  contre  eux  leurs  propres 
armes,  en  nous  inspirant  de  leurs  méthodes,  en  créant  de 
nouveaux  pays  irredenti  ou  de  nouvelles  Alsaces,  notre 
victoire  serait  précaire  et  la  paix  mal  assurée. 

Ces  bases  morales  de  l'Entente  doivent  être  gravées  en 
caractères  ineffaçables  sur  nos  drapeaux,  afin  d'écarter  de 
notre  chemin  l'adhésion  de  quiconque  n'a  pas  cet  idéal  et 
méditerait  d'utiliser  notre  supériorité  matérielle  pour  des 
entreprises  contre  le  droit  ou  la  liberté  des  autres. 

Il  serait  singulièrement  dangereux  de  ne  pas  nous  rendre 
compte  de  l'immensité  de  la  tache  que  nous  avons  entre- 


LE    SALUT    D'UN    FRANCISCAIN    A    L'iTALIE  lZ'] 

prise.  Ni  nos  fils  ni  nos  petits-fils  n'en  verront  la  fin.  La 
déroute  du  militarisme  prussien  et  l'abaissement  de  l'orgueil 
germanique  ne  seront  qu'un  point  de  départ.  Il  faudra 
bientôt  déterminer  les  causes,  établir  les  responsabilités,  et 
alors  on  s'apercevra  que  les  crimes  qui  ont  fait  trembler 
d'étonnement  et  d'indignation  le  monde  entier  sont  la  suite 
naturelle,  et  pas  très  lointaine,  d'erreurs  morales.  L'aveugle- 
ment scientifique  des  princes  de  la  critique  et  de  la  science 
allemandes  qui  ont  signé  le  manifeste  des  g3,  l'absence  de 
tout  sursaut  de  conscience,  de  pitié  ou  d'amour  chez  les 
cardinaux  et  les  évêques,  aussi  bien  que  chez  les  pasteurs 
prolestants  et  les  aumôniers  qui  ont  assisté  à  des  massacres 
et  à  des  profanations  qu'on  n'ose  raconter,  tout  cela  découle 
de  l'erreur  qui  consiste  à  diviniser  la  patrie,  à  voir  dans  ses 
intérêts,  même  les  plus  matériels,  les  fins  suprêmes. 

L'erreur  allemande  guette  tous  les  peuples  ;  elle  nous 
guettera  surtout  nous,  belligérants,  quand  nous  serons 
penchés  pieusement  sur  nos  patries  respectives  pour  en 
panser  les  blessures. 

Si  après  la  victoire  sur  les  champs  de  bataille  nous 
n'arrivions  pas  à  remporter  la  victoire  spirituelle  et  à  réin- 
tégrer l'idéal  à  la  place  qui  lui  convient,  l'héroïsme  de  nos 
soldats  n'aurait  fait  que  reculer  la  catastrophe  de  quelques 
années. 

Le  culte  de  la  force  et  de  la  matière  que  l'Allemagne  a 
érigé  en  religion  d'Etat  n'a  laissé  aucun  autre  peuple  tout  à 
fait  indemne.  Puisque  nous  nous  sommes  levés  tous  ensemble 
pour  arrêter  sa  marche  triomphale,  rendons-nous  bien 
compte  de  l'effort  gigantesque  qui  nous  est  demandé. 
Désormais,  nous  sommes  les  représentants  de  l'ascension 
humaine  vers  la  vérité  et  vers  la  sainteté  ;  et  toutes  les 
émotions,  toutes  les  ardeurs,  toutes  les  espérances  dont 
tressaillit  le  cœur  de  François  d'Assise  doivent  faire 
tressaillir  les  nôtres. 

La  mission  qui  s'impose  à  nous  est  de  restaurer  le  temple 
des  idées  nouvelles  :  Vade,  Francisée,  et  repara  domum 
meam,  quse  tota,  ut  cernis,  destruitur. 

A  cette  œuvre  qui  ne  consiste  ni  à  renverser  le  passé  ni 
à  le  répéter,  mais  à  l'accomplir  et  à  donner  à  la  civilisation 


l38  GUERRE    ET    CIVILISATION 

morale  et  spirituelle  une  vigueur  analogue  à  celle  des 
progrès  accomplis  dans  le  domaine  matériel,  viendra  colla- 
borer l'élite  du  monde  entier;  mais  vous  ne  trouverez  pas 
étonnant,  j'espère,  que  les  autres  membres  de  l'Entente  se 
tournent  avec  confiance  vers  l'Italie  et  se  rappellent  qu'elle 
n'est  pas  seulement  la  terre  classique  de  l'art  et  du  soleil, 
mais  celle  aussi  de  la  sainteté.  Et  nous,  franciscanisants  d'au 
delà  des  Alpes,  qui  sommes  vos  frères  et  vos  admirateurs  et 
vos  obligés  un  peu  plus  encore  que  le  reste  de  nos  compa- 
triotes, nous  savons,  à  n'en  pas  douter,  que  le  sol  de 
l'Ombrie  n'a  pas  perdu  sa  fertilité  et  que  la  terre  qui  donna 
au  monde  saint  Benoît,  saint  François,  sainte  Claire, 
F.  Egide  et  F.  Léon  et  tant  d'autres,  saura  nous  donner 
encore  les  serviteurs  de  l'idéal  après  lesquels  nous  soupi- 
rons :  Rorate,  cœli,  desuper  et  nubes  pliiant  justum. 

Il  me  serait  doux  de  penser,  chers  amis  d'Assise,  que 
vous  ne  m'en  voudrez  pas  de  cette  trop  longue  lettre,  et 
qu'elle  ne  vous  semblera  pas  trop  indigne  d'être  lue  sur  le 
sol  béni  où  naquit  le  Patriarche  de  la  démocratie  chrétienne, 
le  précurseur  d'une  ère  nouvelle.  Je  n'ai  pu  m'empècher  de 
venir  causer  avec  vous  en  cette  heure  grave  entre  toutes, 
persuadé  que,  concitoyens  du  plus  grand  des  novateurs 
spirituels  qui  aient  existé  depuis  le  Christ,  vous  avez  saisi 
toute  l'ampleur  de  la  tâche  qui  incombe  à  l'Europe  nouvelle 
et  que  la  petite  ville  chantée  par  Dante  réalisera  la  prophétie 
de  l'immortel  poète  : 

. . .  Chi  d'esso  loco  fa  parole 

non  dica  Ascesi,  che  direbbe  eorto, 

ma  Oriente,  se  proprio  dir  vuole  ('). 

Votre  dévoué  et  heureux  concitoyen, 
Signé  :  Paul  Sabatier. 


(i)  «  Que  celui  qui  parle  de  ee  lieu  ne  l'appelle  pas  Assise,  car 
ce  serait  trop  peu  dire;  qu'il  l'appelle  de  son  vrai  nom  :  l'Aurore.  » 


XII 
LA  GUERRE  ET  LA  LANGUE 


On  pouvait  voir  affiché  dans  beaucoup  de  maga- 
sins allemands,  pendant  l'été  de  191 5,  un 
placard  portant  cet  avertissement  :  Nicht  Adieu, 
sondera  guten  Tag ;  ce  qui  signifie  :  «  Ne  dites  pas 
adieu,  mais  guten  Tag  (bonjour).  »  S'il  arrivait  que 
le  client,  au  moment  de  quitter  le  magasin,  oubliât 
cette  admonition  et  commît  le  crime  de  lèse-patrie 
qui  consiste  à  employer  un  mot  étranger  comme 
formule  d'adieu,  la  factrice  tendait  au  coupable 
une  sébile  ou  un  petit  tronc  dans  lequel  il  lui  était 
loisible  de  déposer  une  amende  volontaire  en  expia- 
tion de  sa  faute.  Ce  menu  trait  de  la  vie  courante 
est  significatif  et  nous  renseigne  sur  un  côté  bien 
caractéristique  de  la  situation  actuelle. 

La  guerre  entre  les  diplomates,  les  hommes  de 
finance  et  les  états-majors  conduisit  à  la  guerre 
entre  les  nations,  et  la  guerre  des  nations  eut  pour 
conséquence  la  guerre  des  langues.  Il  est  très 
naturel  que  la  haine  contre  une  nation  se  reporte 
sur  l'expression  la  plus  caractéristique  du  génie  de 
cette  nation,  c'est-à-dire  sur  la  langue;  aussi  la 
haine  linguistique  a-t-elle  donné  lieu,  dans  les 
premiers  temps  de  la  guerre,  à  diverses  manifesta- 


l4o  GUERRE    ET    CIVILISATION 

tions  très  curieuses  et  extrêmement  violentes.  La 
haine  de  l'étranger  et  le  chauvinisme  avaient  trouvé 
là  un  terrain  d'exercices  où  tout  était  permis  et 
d'où  l'on  excluait  tout  bon  sens. 

La  guerre  linguistique  employa  aussitôt  deux 
méthodes,  l'une  externe,  qui  consistait  à  boycotter 
complètement  l'usage  de  l'idiome  étranger,  l'autre 
interne,  qui  consistait  à  débarrasser  la  langue 
nationale  de  tous  les  mots  appartenant  aux  pays 
avec  lesquels  on  se  trouvait  en  guerre. 


1 


Parlons  d'abord  de  la  méthode  externe.  L'appel 
au  boycottage  linguistique  prit  au  début  de  la 
guerre  des  formes  très  violentes,  parfois  même  très 
grossières.  Nous  citerons  quelques  exemples. 

Dans  Le  Figaro  du  28  septembre  igi4  M.  José- 
phin  Péladan  écrivit  un  article  fanatique  intitulé 
«  Leur  Langue  »,  où  il  déclarait  la  guerre  sainte  à 
la  langue  allemande  en  France.  Il  commence  par 
faire  observer  qu'avant  l'irruption  des  armées  alle- 
mandes à  travers  la  frontière  française  la  langue  des 
barbares  et  leur  esprit  avaient  pénétré  en  France  par 
de  nombreuses  voies,  envahi  le  théâtre,  les  revues 
et  la  science  ;  l'enseignement  lui-même  était  infecté 
de  «  prussianisme  »  :  «  Nous  savons  vaincre,  nous 
ne  savons  pas  haïr.  Il  faudra  l'apprendre...  Plus 
d'allemand  sur  les  lèvres,  sur  la  scène,  plus  de 
langue  allemande  en  terre  de  France.  Est-ce  qu'on 
peut  encore  avoir  un  ami  allemand?  » 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  1 4 1 

L'auteur  expose  ensuite  son  programme  d'extir- 
pation, qui  comprend  trois  articles  principaux. 

Quand  on  sait  combien  s'était  répandu  dans  les 
familles  françaises  l'usage  de  la  gouvernante  alle- 
mande, de  la  «  Fràulein  »,  on  comprend  que 
M.  Péladan  réclame  en  premier  lieu  la  suppression 
de  ces  anges  gardiens. 

Le  second  article  est  plus  draconien  encore  : 
l'auteur  exige  que  l'allemand  disparaisse  de  l'en- 
seignement des  lycées  et  collèges  et  même  des 
universités.  Il  paraît,  il  est  vrai,  avoir  la  sensation 
qu'en  risquant  une  telle  proposition  il  va  un  peu 
trop  loin,  car  il  ajoute  la  raison  suivante,  qui 
dans  son  étrangeté,  ressemble  à  une  excuse  :  «  Ici 
on  va  hurler  peut-être.  Cependant,  n'est-il  pas 
démontré  que  nous  ne  pouvons  parler  avec  eux 
que  par  le  fer,  n'est-il  pas  entendu  que  nous  ne. 
devons  plus  commercer?  A  quoi  donc  servirait 
l'étude  de  l'allemand  ?  » 

Il  est  naturel  qu'un  homme  qui  aime  son  pays 
par-dessus  tout  et  que  désespère  au  plus  profond 
de  l'âme  le  sort  terrible  infligé  à  sa  patrie,  qui  a 
non  seulement  la  haine  mais  le  mépris  total  de 
l'ennemi,  puisse  penser  et  parler  de  la  sorte.  Mais 
n'est-ce  point  là  une  chose  infiniment  regrettable 
et  une  nouvelle  preuve  que  la  guerre  est  un 
mmense  crime  contre  toute  civilisation  ? 

Enfin  M.  Péladan  réclame  qu'il  ne  soit  plus 
prononcé  un  seul  mot  d'allemand  sur  une  scène 
i  rançaise.  Nous  pouvons  représenter  des  opéras  de 
\  Wagner  et  chanter  sa  musique  merveilleuse,  mais 
le  texte  allemand  doit  être  banni  sans  retour.  Le 


l42  GUKRRE    ET    CIVILISATION 

privilège  que  l'on  concède  à  la  musique  est  refusé 
à  la  littérature.  Aucun  écrivain  allemand  ne  sera 
désormais  traduit  en  français  ;  nos  théâtres  et  nos 
revues  seront  fermés  aux  Teutons. 

L'article  se  termine  par  cet  appel  vigoureux  : 
«  Chassons  l'idiome  de  ces  assassins  de  nos  foyers, 
de  nos  théâtres  :  je  voudrais  qu'une  loi  défendît  de 
jamais  employer  cet  idiome  en  public.  C'est  leur 
refrain  que  partout  où  résonne  l'allemand,  la  terre 
leur  appartient.  » 

Des  déclarations  et  des  vœux  analogues  ont  été 
formulés  en  Allemagne  et  en  Autriche,  où  l'on  a 
voulu  boycottera  la  fois  le  français  et  l'anglais.  Ces 
deux  langues  devraient  disparaître  complètement 
de  l'enseignement  des  écoles,  ont  pensé  les  natio- 
nalistes extrêmes  ;  mais  ils  ne  paraissent  pas  avoir 
rencontré  beaucoup  d'adeptes,  et  l'écrivain  Hugo 
von  Hofïmannsthal  a  protesté  contre  eux  dans  la 
Neue  Freie  Presse  du  27  septembre  1914?  mais  en 
employant,  il  est  vrai,  des  arguments  d'un  chauvi- 
nisme aussi  absurde  que  l'opinion  adverse.  L'auteur 
estime  avec  raison  que  le  boycottage  des  langues 
étrangères  est  une  arme  à  deux  tranchants  et  cons- 
tituerait dans  la  réalité  un  véritable  attentat  contre 
la  génération  à  venir.  Il  importe  que  la  jeunesse 
allemande  soit  aussi  bien  armée  que  possible  pour 
les  luttes  de  la  vie,  et  elle  aura  besoin  de  langues 
étrangères  comme  elle  a  besoin  de  muscles  et  de 
nerfs,  car  la  supériorité  de  l'Allemagne  dépendra 
plus  encore  que  précédemment  de  sa  connaissance 
approfondie  des  autres  peuples  ;  voilà  pourquoi 
il  faut  posséder  les  langues  étrangères.  La  France 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  l/}3 

restera  une  des  nations  les  plus  importantes  du 
monde,  mais  son  rôle  politique  sera  fortement 
réduit  et,  au  point  de  vue  financier,  elle  sera,  après 
la  guerre,  la  banquière  de  l'Allemagne  ;  la  langue 
française  aura  donc  pour  la  prochaine  génération 
une  importance  encore  plus  grande  que  pour  la 
génération  actuelle,  mais  à  un  autre  point  de  vue. 
Quant  à  l'anglais,  la  connaissance  de  cette  langue 
sera  précisément  un  des  moyens  à  l'aide  desquels 
l'Allemagne  arrachera  à  l'Angleterre  l'empire  du 
monde  ;  en  outre  l'anglais  est  l'idiome  de  l'Amé- 
rique du  Nord,  et  personne  ne  peut  raisonnablement 
songer  à  interdire  à  nos  enfants  l'accès  de  l'Amé- 
rique. Voilà  pourquoi  il  s'agit  d'étudier  les  langues 
vivantes  avec  plus  de  zèle  encore  que  par  le  passé. 
Il  est  superflu  de  caractériser  cet  article,  dont  le 
ton  et  les  arguments  sont  si  choquants.  M.  Péladan 
était  aveuglé  par  une  haine  farouche,  par  un  mé- 
pris infini  et  une  douleur  profonde  ;  il  était  fatal 
qu'il  prononçât  un  jugement  brutal  et  tranchant; 
mais  son  geste  s'explique  par  du  patriotisme  blessé, 
par  un  besoin  impérieux  de  défendre  le  bien  na- 
tional contre  l'ennemi.  M.  Hugo  von  Hoffmannsthal, 
lui,  parle  le  langage  de  cette  mégalomanie  incroya- 
blement arrogante  que  Chesterton,  Lavisse,  Durk- 
heim,  Andler,  Verhaeren  et  tant  d'autres  ont 
étudiée  et  décrite  ;  il  demande  qu'on  développe 
l'étude  des  langues  étrangères  à  seule  fin  que 
l'Allemagne  puisse  s'imposer  plus  facilement  aux 
nations  étrangères;  il  ne  s'agit  pas  pour  lui  d'as- 
similer des  éléments  de  civilisation,  mais  de  dominer 
et  d'opprimer. 


1 44  GUERRE    ET    CIVILISATION 

Les  vantardises  de  l'écrivain  allemand  ne  res- 
tèrent pas  sans  réplique.  La  protestation  se  pro- 
duisit bientôt  sous  la  forme  d'un  petit  écrit  polé- 
mique intitulé  Deatsch  gegen  Franzôsisch  und 
Englisch  (L'allemand  contre  le  français  et  l'an- 
glais), dont  l'auteur  n'était  autre  que  l'éminent 
linguiste  déjà  mentionné,  M.  Hugo  Schuchardt. 
Il  plaça  le  débat  des  langues  sur  un  terrain  en- 
tièrement nouveau  et  posa  les  problèmes  d'une 
manière  toute  différente  de  ses  prédécesseurs;  sa 
brochure  est  à  la  fois  élégamment  écrite  et  riche 
d'idées. 

M.  Schuchardt  commence  par  constater  que 
l'Allemagne  n'a  pas  réussi  au  cours  de  cette  guerre 
à  réunir  les  sympathies  des  neutres,  et  il  ajoute 
avec  tristesse  que,  de  toutes  les  nations  de  l'Europe, 
la  nation  allemande  est  celle  qu'on  aime  le  moins. 
11  pense  que  ce  fait  tient  pour  une  bonne  part  à  ce 
que  l'anglais  et  le  français  ont  une  diffusion  plus 
grande  et  sont  plus  employés  que  l'allemand  dans 
les  relations  internationales.  Il  cite  à  ce  sujet  la 
grave  protestation  que  M.  Ch.  W.  Eliot,  le  prési- 
dent très  considéré  de  l'Université  américaine  de 
Harvard,  a  rédigée  contre  le  manifeste  tristement 
célèbre  des  intellectuels  allemands  ;  elle  lui  inspire 
cette  réflexion  :  «  Le  langage  est  tout-puissant. 
M.  Eliot  lit  certainement  au  moins  cent  pages  d'an- 
glais pour  une  page  d'allemand.  Tout  est  là  !  Si  on 
lisait  plus  d'allemand  on  nous  connaîtrait  mieux. 
Dans  l'état  actuel  des  choses  notre  campagne  lit- 
téraire est  condamnée  à  échouer.  Et  pour  ce  qui  est 
de  l'échange  des  idées  par  la  voie  orale,  le  français 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  1^5 

est  plus  fréquemment  employé  que  l'allemand. 
Notre  français  diplomatique  est  correct  tout  au 
plus,  mais  en  tout  cas  il  est  dépourvu  de  saveur  et 
de  force.  Avec  cet  instrument  médiocre  on  peut 
exposer  des  faits  et  formuler  des  vœux,  mais  non 
faire  impression,  convaincre,  séduire.  Cela,  on  ne 
peut  le  faire  qu'avec  sa  langue  maternelle. 

M.  Schuchardt  soulève  ensuite  la  question  de 
savoir  ce  qu'on  pourrait  faire  pour  réagir  contre  la 
prépondérance  du  français  et  de  l'anglais.  Il  com- 
mence par  examiner  les  raisons  historiques  de  cette 
suprématie  et  fait  valoir  avec  force  qu'elle  est  due  à 
des  causes  purement  politiques  bien  plus  qu'à  des 
faits  de  civilisation.  Ce  n'est  pas  Molière  ni  La  Fon- 
taine, mais  la  cour  brillante  du  grand  Roi,  ce  n'est 
pas  Shakspeare  ni  Mil  ton,  mais  la  puissance  mari- 
time de  l'Angleterre  qui  ont  fait  du  français  et  de 
l'anglais  des  langues  mondiales.  L'Empire  allemand 
est  resté  pendant  des  siècles  divisé,  morcelé,  et 
voilà  pourquoi  sa  langue  a  joué  un  rôle  si  mé- 
diocre. 

On  ne  peut  qu'approuver  ces  considérations  his- 
toriques de  M.  Schuchardt  ;  cependant,  pour  ce  qui 
est  du  français,  il  néglige  un  point  très  important. 
Si  cette  langue  a  joué  depuis  le  treizième  siècle  un 
rôle  aussi  prédominant  en  Europe,  cela  ne  tient 
pas  seulement  à  la  grande  importance  politique  de 
la  France,  mais  aussi  à  la  beauté,  à  la  grâce,  à  la 
clarté  élégante  de  l'idiome  français.  Dès  le  Moyen 
Age  les  étrangers  célèbrent  très  haut  la  gloire  du 
français;  je  ne  sache  pas  que  l'allemand  ait  jamais 
reçu  de  pareils  éloges. 

GUERRE   BT    CIVILISATION  10 


l46  GUERRE    ET    CIVILISATION 

Si  doDC  les  étrangers  n'ont  jamais  mis  beaucoup 
de  zèle  à  apprendre  l'allemand,  les  Allemands 
d'autre  part  en  ont  trop  mis  à  apprendre  les  langues 
étrangères.  Goethe  disait  en  1818  :  «  Un  Allemand 
doit  apprendre  toutes  les  langues  pour  qu'aucun 
étranger  ne  lui  cause  d'embarras  dans  son  propre 
pays  et  pour  que  lui-même  se  sente  chez  lui  dans 
tous  les  pays  étrangers.  »  Or  ce  goût  d'apprendre, 
si  louable  qu'il  puisse  être,  présente  quelques  in- 
convénients. M.  Schuchardt,  qui  possède  toutes 
les  langues  et  sait  à  la  fois  les  parler  et  les  écrire 
avec  maîtrise,  n'attribue  pas  en  fait  une  grande 
valeur  à  la  simple  faculté  de  parler  couramment  un 
idiome  étranger;  c'est  pour  lui  un  genre  de  vir- 
tuosité qui  n'a  rien  à  faire  avec  l'éducation  propre- 
ment dite. 

Les  Allemands,  pense  M.  Schuchardt,  se  sont 
montrés  vraiment  trop  prévenants  à  l'égard  des 
étrangers  en  apprenant  leurs  langues  et  en  se  ser- 
vant avec  eux  de  ces  langues  dans  les  relations  ver- 
bales et  écrites  ;  il  demande  donc  qu'à  l'avenir  les 
Allemands  s'en  tiennent  à  leur  propre  langue, 
parlent  allemand  avec  tous  les  étrangers,  rédigent 
leur  correspondance  en  allemand  et  n'admettent 
dans  leurs  revues  que  des  articles  en  allemand. 
Mais  cela  ne  veut  pas  dire  naturellement  que  l'Al- 
lemagne doive  repousser  toute  influence  étran- 
gère. Au  contraire,  elle  aura  soin  de  s'approprier 
tout  ce  qui  peut  surgir  d'utile  en  dehors  de  ses 
frontières;  elle  aura  cent  oreilles  pour  écouter, 
mais  une  seule  langue  pour  parler.  Néanmoins,  la 
civilisation   allemande   ne   doit    pas    se    borner  à 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  l^ 

recevoir,  il  faut  aussi  qu'elle  donne.  Dans  l'état 
actuel  des  choses,  «  l'universalité  de  l'Allemagne 
tient  à  ce  qu'elle  parle  beaucoup  de  langues,  tandis 
que  l'universalité  de  la  France  tient  à  ce  qu'elle  ne 
parle  qu'une  seule  langue.  Nous  pouvons  lire  pro- 
fondément dans  le  cœur  des  autres  nations,  et  pour- 
tant nous  sommes  hors  d'état  d'exercer  aucune 
influence  sur  elles  ;  c'est  l'inverse  qui  a  lieu  pour 
les  Français  ». 

Or  pour  que  les  étrangers  puissent  apprendre  à 
connaître  l'Allemagne  comme  il  faut,  il  est  néces- 
saire de  les  obliger  à  apprendre  la  langue  allemande. 
«  La  guerre  que  je  prêche,  écrit  M.  Schuchardt,  est 
une  guerre  toute  pacifique  ;  au  reste,  elle  ne  pourra 
commencer  vraiment  que  quand  la  paix  sera 
conclue.  Nous  devons  d'abord  engager  une  lutte 
contre  nous-mêmes  et  extirper  ce  préjugé  fortement 
enraciné  que  le  fait  de  pouvoir  parler  une  langue 
étrangère  soit  un  signe  d'éducation  et  de  supério- 
rité ;  il  faut  nous  débarrasser  aussi  de  cette  vanité 
scolaire  qui  fait  que  nous  rougissons  d'être  loués 
ou  blâmés  par  un  étranger  qui  ne  sait  parler  qu'une 
langue.  » 

Après  ces  paroles  hardies,  qui  sonneront  désa- 
gréablement aux  oreilles  de  beaucoup  de  péda- 
gogues modernes  à  vues  utilitaires,  M.  Schuchardt 
termine  en  adjurant  chaleureusement  les  femmes 
allemandes  de  défendre  leur  langue  nationale  ;  il 
invite  le  beau  sexe  à  prendre  place  sur  la  ligne  de 
feu  !  Jusqu'ici  la  femme  a  trop  fait  de  coquetteries 
avec  les  langues  étrangères  comme  en  général  avec 
toutes  les  choses  exotiques.  Il  faut  qu'elle  se  corrige  ; 


l48  GUERRE    ET    CIVILISATION 

il  faut  qu'elle  cesse  de  franciser.  C'est  à  elle  surtout 
que  reviendra  la  tâche  de  maintenir  notre  langue 
maternelle  dans  sa  pureté.  Elle  a  un  rôle  créateur 
en  matière  de  langage  ;  c'est  elle  qui  le  transmet  à 
la  génération  suivante. 

L'étude  de  M.  Schuchardt  renferme  des  considé- 
rations intéressantes  sur  la  puissance  comparée  des 
trois  grandes  langues  civilisatrices.  Nous  y  trou- 
vons aussi  le  plaidoyer  d'un  ardent  patriote  en  fa- 
veur de  sa  langue  maternelle,  dont  il  défend  les 
droits  et  qu'il  veut  entourer  de  soins  pieux;  mais 
le  livre  est  gâté  par  une  haine  non  dissimulée  de 
l'Angleterre,  et  par  suite  il  ne  contribuera  point  à 
renouer  les  liens  que  la  catastrophe  mondiale  a 
brisés,  au  contraire. 

Depuis  la  publication  du  livre  de  M.  Schuchardt, 
il  n'a  para,  à  ma  connaissance,  aucun  écrit  impor- 
tant sur  la  guerre  linguistique  externe.  Mais  celle- 
ci  se  poursuit  avec  la  même  intensité,  comme  le 
prouve  l'incident  suivant  :  les  journaux  allemands, 
à  la  fin  de  février  1916,  exprimèrent  une  grande 
indignation  de  ce  que  le  consul  de  Grèce  à  Hanovre 
eût  fait  paraître  en  français  dans  les  journaux  du 
grand-duché  une  «  Publication  du  Consulat  royal 
de  Grèce  à  Hanovre.  » 

La  guerre  des  langues  existe  aussi  en  Turquie, 
où  elle  a  donné  lieu  à  des  manifestations  caracté- 
ristiques. Le  représentant  de  la  Turquie  au  Dane- 
mark, Djeved  bey,  interviewé  à  la  fin  de  février 
1916  par  un  journaliste  de  Copenhague,  lui  fit  la 
déclaration  suivante  :  «  Jusqu'ici,  on  parlait  dans 
notre  capitale  toutes  les  langues  possibles,  excepté 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  l/jo, 

le  turc.  Toutes  les  enseignes  de  magasins  portaient 
des  annonces  en  langue  étrangère,  et  même  les 
noms  de  rues  étaient  indiqués  en  français.  Dans  les 
notes  officielles,  dans  les  rapports  ministériels, 
dans  les  pétitions,  dans  les  traités,  chaque  nation 
se  servait  de  sa  propre  langue,  et  c'était  une 
véritable  tour  de  Babel.  Maintenant,  nous  avons 
introduit  le  turc  en  Turquie.  C'est  la  première  ma- 
nifestation d'un  réveil  national.  »  Le  ministre  plé- 
nipotentiaire ajouta  :  «  Quand  nous  changeons  les 
vieilles  enseignes  et  les  vieilles  plaques  indicatrices 
de  rues,  nos  ennemis  prétendent  que  c'est  par  haine 
et  par  malice  que  nous  arrachons  les  inscriptions 
européennes.  Mais  ce  n'est  pas  vrai.  Nous  faisons 
simplement  ce  que  toutes  les  nations  ont  fait  avant 
nous.  » 

Enfin  nous  attirerons  l'attention  sur  ce  fait  sin- 
gulier que  la  lutte  des  langues  s'est  propagée  même 
en  terre  neutre. 

Un  collègue  américain  m'écrivait  Je  18  février 
1 9 1 6  :  «  Cela  vous  intéressera  peut-être  d'ap- 
prendre que  partout  dans  les  Etats-Unis  l'enseigne- 
ment de  l'allemand  est  en  décadence  dans  nos 
écoles.  On  m'a  montré  hier  une  trentaine  de  lettres 
de  divers  proviseurs  et  recteurs  qui  faisaient  tous 
cette  même  déclaration  au  directeur  de  l'Enseigne- 
ment de  New- York  :  «  Nous  n'avons  presque  plus 
«  d'élèves  dans  les  classes  d'allemand  ;  ne  pourriez- 
«  vous  pas  employer  à  d'autres  services  nos  profes- 
«  seurs  d'allemand?  » 


l5o  GUERRE    ET    CIVILISATION 


II 

A  côté  de  ce  que  nous  avons  appelé  la  lutte  ex- 
terne, qui  consiste  à  boycotter  la  langue  ennemie, 
il  existe  aussi  une  guerre  linguistique  de  caractère 
interne  ;  elle  est  dirigée  contre  les  éléments  étran- 
gers d'origine  ennemie  qui  se  rencontrent  dans  la 
langue  nationale.  C'est  ce  genre  de  guerre  qui  fait 
que  les  Russes  ont  échangé  le  nom  allemand  de 
Saint-Pétersbourg  contre  celui  de  Petrograd,  qui  est 
slave  ;  et  c'est  encore  la  guerre  interne  qui  exige 
qu'en  Allemagne  on  se  salue  d'un  Guien  Tag  en 
se  séparant  et  non  plus  de  la  formule  française 
Adieu  ou  Adè.  Ce  genre  d'opération  se  fait  presque 
exclusivement  en  Allemagne,  ce  qui  est  en  somme 
fort  naturel,  attendu  que  l'allemand  moderne  s'est 
annexé  un  grand  nombre  de  mots  français  et  anglais 
facilement  reconnaissables. 

Au  reste,  l'Allemagne  avait  depuis  longtemps 
déclaré  la  guerre  aux  éléments  linguistiques  étran- 
gers ;  et  bien  avant  la  conflagration  actuelle,  les 
nationalistes  avaient  demandé  qu'on  extirpât  les 
vocables  étrangers  pour  les  remplacer  par  des 
équivalents  indigènes.  Il  était  acquis  qu'on  ne 
devait  plus  dire  Telefon,  Billet,  rekommandierter 
Brief,  Lift,  mais  bien  Fernsprecher,  Fahrkarte , 
Et  nsc  h  reib-  Brief,  F  ah  rstuhl. 

La  lutte  méthodique  et  organisée  contre  les  mots 
étrangers  a  commencé  en  i885,  année  où  se  cons- 
titua une  grande  association  intitulée  :  Der  Allge- 
meine  Deutsche  Sprachverein    (L'Association  gé- 


LA  GUERRE  ET  LA  LANGUE  l5l 

nérale  allemande  pour  la  défense  de  la  langue); 
cette  société  compte  maintenant  plus  de  3o.ooo 
membres,  comprend  3 16  comités  locaux  et  agit  par 
des  réunions  et  des  conférences,  par  la  publication 
d'une  revue  et  en  répandant  des  brochures,  qui 
contiennent  entre  autres  choses  des  listes  de  mots 
germanisés. 

Le  mouvement  pour  l'épuration  de  la  langue  reçut 
une  impulsion  nouvelle  en  août  io,i4'  H  fut  dirigé 
à  la  fois  contre  tous  les  éléments  étrangers,  en  par- 
ticulier ceux  d'origine  anglaise  et  française,  même 
s'ils  avaient  reçu  plein  droit  de  cité  dans  la  langue, 
et  contre  l'emploi  très  largement  répandu  de  termes 
purement  anglais  et  français  dans  toute  sorte  de 
réclames  commerciales.  Les  enseignes  de  modistes 
portant  Robes  et  Manteaux  durent  disparaître;  le 
café  Piccadilly  fut  rebaptisé  Vaterland  (Patrie)  et 
aucun  magasin  de  confections  pour  hommes  n'eut 
le  droit  de  s'adorner  du  nom  d'Old  England.  Des 
désignations  anglaises  couramment  usitées,  telles 
que  Combination  et  Sweater,  furent  remplacées  par 
les  termes  nationaux,  mais  combien  peu  élégants, 
de  Hemdhose  et  de  Schwitzer.  Mais  on  fit  surtout 
la  chasse  aux  mots  français,  évidemment  pour  la 
raison  très  simple  qu'ils  constituent  la  majorité  des 
éléments  exotiques,  et  donc  on  boycotta  Hôtel, 
Sauce,  Regissôr  et  cent  autres.  Au  lieu  d: Hôtel  il 
fallut  dire  Gasthaus  ou  Hof,  Sauce  fut  remplacé  par 
Tunke  et  le  Regissôr  céda  la  place  au  Spielleiter.  Si 
violente  fut  cette  haine  linguistique,  que  même  des 
dénominations  où  les  adjectifs  englisch  et  franzô- 
sisch  entraient  comme  premier  terme  durent  être 


l52  GUERRE    ET    CIVILISATION 

modifiées.  Ainsi  il  y  avait  à  Graz,  au  moment  de  la 
guerre,  une  hôtellerie  qui  s'intitulait  Zum  englischen 
Dachs  (Au  basset  anglais).  La  propriétaire  fit  dispa- 
raître sous  une  couche  de  peinture  le  mot  englischen 
et  la  presse  locale  la  félicita  de  cette  exécution. 
M.  Hugo  Schuchardt,  dans  l'ouvrage  mentionné 
plus  haut,  fait  observer  avec  ironie  que  cette  direc- 
trice d'hôtel  aurait  mieux  fait  de  modifier  le  mot 
principal  et  d'intituler  sa  maison  Zum  englischen 
Frechdachs  (A  l'impudent  basset  anglais). 

Après  que  l'Italie  fut  entrée  parmi  les  nations 
belligérantes,  on  se  mit  aussi  à  remplacer  les  mots 
italiens  par  des  mots  allemands.  Au  lieu  de  Maca- 
roni on  commença  à  dire  Treiibriichnudeln  et  le 
petit  chasseur  du  café,  que  l'on  appelait  Pîccola, 
devint  un  Unterober.  Il  est  vrai  que  ces  néolo- 
gismes  ne  se  rencontrent  guère  que  dans  les  jour- 
naux comiques  et  sont  plutôt  une  manifestation 
grammaticale  de  la  haine  et  du  mépris  que  les  Al- 
lemands ont  voués  aux  Italiens. 

Beaucoup  de  braves  patriotes  tinrent  à  prendre 
leur  part  du  travail  qui  a  consisté  à  débarrasser  des 
parasites  étrangers  la  bonne  et  loyale  langue  alle- 
mande. Il  y  aurait  à  citer  maint  exemple  caracté- 
ristique de  ce  zèle.  Ainsi  on  promit  par  voie  d'an- 
nonces dans  les  journaux  des  récompenses  honnêtes 
à  qui  pourrait  trouver  des  dénominations  alle- 
mandes convenables  pour  des  articles  de  modes 
qui  avaient  jusque-là  porté  des  noms  anglais  et 
français.  Détail  piquant,  les  annonces  se  termi- 
naient en  demandant  que  toutes  les  réponses 
fussent  adressées  (adressiert)  au  Reklame-Bureau  : 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  1 53 

comme  on  le  voit,  l'ennemi  restait  au  cœur  de  la 
place,  car  ce  n'est  pas  une  chose  si  facile  qu'on  le 
croit  de  vaincre  les  mots  étrangers.  Un  esprit  cri- 
tique proposa  alors  de  modifier  la  fin  de  l'annonce  ; 
d'après  lui,  il  fallait  dire,  conformément  aux  prin- 
cipes et  à  l'objet  mêmes  de  cette,  annonce,  que 
les  réponses  seraient  an  die  Anpreisungsstelle  zu 
richten.  Mais  il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  de 
comprendre  ce  que  signifie  cet  Anpreisungsstelle . 

Lorsque  la  Société  allemande  des  artistes  drama- 
tiques tint  sa  grande  réunion  générale  annuelle  à 
Darmstadt,  au  printemps  de  191 5,  elle  étudia  à 
fond  la  question  des  moyens  à  employer  pour 
lutter  contre  «  le  détestable  scandale  résultant  de 
l'emploi  de  ces  termes  étrangers  et  de  ces  mots 
d'emprunt  qui  souillent  notre  admirable  langue 
maternelle  ».  Naturellement,  c'était  avant  tout  la 
langue  du  théâtre  que  la  société  en  question  vou- 
lait épurer.  De  toutes  les  langues  techniques,  c'est 
peut-être  celle  qui  contient  le  plus  de  termes  d'o- 
rigine française,  ce  qui  s'explique  aisément  par 
l'histoire  de  la  civilisation.  Sur  ce  point,  il  en  est  de 
l'Allemagne  comme  des  autres  pays  civilisés,  où 
personne  ne  se  plaint  de  cette  suprématie  du  fran- 
çais. Citons  pour  exemple  le  vocabulaire  théâ- 
tral du  Danemark  :  nous  nous  servons  de  termes 
tels  que  Parterre,  Parket,  Balkon,  Loge,  Etage, 
Galleri,  Foyer,  Débutant,  Première,  Regissor, 
Repetitôr,  Sufjlôr,  Kulisse,  Rampe,  Feu,  Ballet, 
Vaudeville,  Farce,  Opérette,  Revy,  Garderobe, 
Kontrolôr,  Program,  etc.. 

Beaucoup  de  ces  termes  se  retrouvent  dans  le 


1 54  GUERRE    BT    CIVILISATION 

vocabulaire  allemand  du  théâtre,  lequel  emploie  en 
outre  des  mots  directement  empruntés  au  latin  et 
au  grec;  il  y  a  donc  là  un  vaste  champ  de  bataille 
pour  la  guerre  des  langues;  on  y  trouve  beaucoup 
de  «  mauvaises  herbes  »  à  déraciner.  L'écrivain 
Paul  Lindau  s'est  occupé  de  la  question  dans  un 
article  qui,  si  l'on  en  juge  par  sa  forme  extérieure, 
a  des  intentions  sérieuses  ;  mais  derrière  cette  gra- 
vité qu'imposaient  les  circonstances  se  dissimule 
certainement  une  bonne  part  de  satire. 

Nous  citerons  pour  commencer  quelques  exem- 
ples des  mots  allemands  dont  Paul  Lindau  recom- 
mande l'emploi  en  remplacement  de  mots  français. 
L'Operahaus  s'appellera  Wohllautshalle  ;  Podium 
est  remplacé  par  Bretter,  Musikinsfrumente  par 
Wohllautwerkzeuge,  Proscenium  par  Vorbûhne , 
Loge  par  Sonder  g  emaeh,  Parterre  par  Hinterraum 
im  Erdgeschoss,  Gallerie  par  Gelanderraum  im 
obersten  Stockwerk.  Pour  Kulissen  on  dira  Schie- 
bewande,  pour  Souffleur,  Einblâser,  pour  Teater- 
friseur,  Buhnenhaarkunstler ,  pour  Perûcke,  Haar- 
trachtnachahmung ,  pour  Fiasko,  Durclifall,  pour 
Statisten  (figurants),  stumme  Gelegenheitsspieler, 
pour  Pantomime,  Gebardenspiel  ohne  Worte,  etc. 

Dans  ces  propositions  le  sérieux  et  le  plaisant  se 
mêlent  fraternellement.  Quelques-uns  des  germa- 
nismes de  M.  Lindau  sont  bons  et  utilisables  ; 
mais  la  plupart  sont  sans  valeur  pratique  et  fabri- 
qués sans  goût.  Un  mot  comme  Wohllautwerkzeuge 
est  un  monstre  à  tous  les  points  de  vue. 

Mais  Paul  Lindau  ne  se  borne  pas  à  remplacer 
un  mot  étranger  par  un  seul  mot  allemand;  dans 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  I 55 

beaucoup  de  cas  où  un  terme  unique  ne  convient 
pas  ou  ne  peut  se  trouver,  il  imagine  des  périphrases 
et  des  définitions  longues  d'une  lieue.  Donnons  des 
exemples  :  Lors  de  la  répétition  générale,  de  la 
Haupiprobe,  —  le  mot  Generalprobe  étant  natu- 
rellement éliminé,  —  le  comédien  joue  avec  son 
maquillage  complet,  avec  son  Maske,  disait-on  en 
allemand  ;  mais  il  faut  maintenant  éviter  ce  vilain 
mot,  et  voici  la  périphrase  que  M.  Lindau  lui  subs- 
titue :  mit  dem  durcit  Schminke,  Kohlenstifie  und 
àhnliche  Hilfsmittel  sowie  darch  die  Haartracht, 
den  geklebten  Bart  usw.  im  Ausdruck  der  Eige  nart 
des  darzustellenden  Wesens  entsprechend  zurecht- 
gemachten  Gesicht. 

Cet  exemple  n'est  pas  unique.  Au  contraire,  il 
y  a  une  longue  liste  de  monstruosités  du  même 
goût.  Gomme  elles  me  paraissent  fort  caractéris- 
tiques pour  plusieurs  raisons,  j'en  citerai  d'autres 
spécimens. 

Le  censeur  et  le  régisseur,  qui  en  Allemagne  sont 
souvent  un  seul  et  même  personnage,  ont  été  jus- 
qu'à présent  désignés  sous  le  nom  de  Dramaturg  ; 
on  dira  désormais  :  Léser  und  Begutachter  einge- 
reic/iter  und  Mit he (fer  bei  der  Uebung  angenom- 
niener  Stiicke. 

Pour  Opéra,  on  dira  :  Kunstgesang,  begleitet 
von  Wohllautwerkzeugen.  Au  lieu  d'Orkcster  on 
dira  :  Der  fur  dieSpielleute  auf  lautgebenden  Werk- 
zeugen  ans  Holz  und  Blech  abgesteckte  Vorraum. 
Le  mot  Bampe  est  également  banni  ;  il  aura  pour 
remplaçant:  Der  mit Beleuchtungserzeugern verse- 
hene  Abschhiss   des   Bùhnenfussbodens  :  Lindau 


l56  GUERRE    ET    CIVILISATION 

ajoute  que  cette  dénomination  est  à  la  fois  meil- 
leure et...  plus  courte  que  le  terme  français. 

Il  est  clair  que  nous  avons  affaire  à  un  persiflage. 
Lindau  a  voulu  démontrer  que  les  termes  étrangers 
étaient  indispensables.  Par  suite  de  l'évolution 
historique,  ils  sont  devenus  l'expression  concise, 
conventionnelle,  de  notions  souvent  très  complexes 
qui,  sans  eux,  ne  pourraient  s'exprimer  que  par  de 
longues  explications.  Le  grand  comique  danois 
Holberg  voyait  déjà  les  choses  comme  Paul  Lindau. 
Lui  non  plus  n'avait  qu'un  sourire  moqueur  pour 
ces  gens  qui  emploient  de  «  longues  périphrases  et 
circonlocutions  pour  rendre  une  idée  qui  ne  s'ex- 
prime bien  que  par  un  mot  unique  ». 

Dans  sa  correspondance  privée  Paul  Lindau  s'est 
amusé  à  employer  une  langue  où  tous  les  mots 
étrangers  étaient  remplacés  par  des  mots  allemands. 
Ainsi,  par  l'intermédiaire  de  son  Geheimschreiber 
(secrétaire),  il  s'était  adressé  au  Rechmingsbeamter 
(caissier)  d'un  théâtre  pour  commander  einen  yuten 
Seh-und  Hôrranm  im  Erdgeschoss  oder  aach  im 
ers/en  Stockwerk  (entendez  :  une  bonne  place  de 
parterre  ou  de  balcon),  qu'il  pria  de  lui  réserver 
an  der  Einlassverkaufstelle  (au  bureau),  où  il  irait 
retirer  son  billet  contre  présentation  de  sa  Besuchs- 
pappe  (carte  de  visite).  On  lui  renvoya  sa  lettre 
avec  cette  mention  :  <<  Incompréhensible.  »  Il  est 
intéressant  de  constater  que,  dans  les  petites  choses 
comme  dans  les  grandes,  l'humanité  ne  fait  que  se 
répéter  sans  cesse.  Les  puristes  allemands  ont  eu 
de  nombreux  devanciers,  et  nous  nous  souvenons 
en  Danemark  de  ces  puristes  hollandais  que  notre 


LA  GUERRE  ET  LA  LANGUE  l5j 

Holberg  a  critiqués  avec  beaucoup  d'humour.  Je 
citerai  le  passage  suivant  de  sa  4i5e  épître  :  «  Dans 
cette  œuvre  d'épuration  de  la  langue,  les  Hollan- 
dais montrent  le  zèle  le  plus  ardent,  et  l'on  doit 
s'étonner  qu'un  peuple  qui  fait  preuve  de  tant  de 
tolérance  en  matière  de  religion  et  protège  toutes  les 
sectes,  refuse  de  donner  quartier  à  un  mot  étranger 
quand  celui-ci  ne  peut  prouver  que  ses  ancêtres 
étaient  de  vieux  Bataves  ;  il  s'ensuit  que  leur 
langue,  non  seulement  pour  les  étrangers  mais 
pour  eux-mêmes,  est  devenue  lourde  et  presque 
inintelligible,  principalement  dans  les  sujets  philo- 
sophiques. J'ai  tenté  une  fois  la  lecture  d'une  tra- 
duction hollandaise  du  philosophe  Descartes,  mais 
la  première  page  me  fatigua  comme  si  j'avais 
tout  un  jour  travaillé  dans  une  forge  ou  battu  le 
blé  dans  une  grange.  » 

Un  expurgeur  de  langue  —  si  l'on  peut  parler 
ainsi  —  ne  doit  pas  seulement  posséder  certaines 
connaissances  philologiques  ;  il  faut  aussi  qu'il  ait 
du  tact  et  du  goût,  beaucoup  de  sens  pratique  et 
l'aptitude  à  la  création  linguistique  heureuse.  Sans 
quoi  son  travail  est  vain  et  il  s'expose  au  ridicule. 
Qu'est-il  resté  des  efforts  acharnés  de  notre  com- 
patriote M.  H.-P.  Selmers  pour  daniser  des  mots 
étrangers  ?  De  son  gros  livre  on  ne  se  rappelle 
plus  guère  que  certaines  créations  particulièrement 
baroques  telles  que  lldbrummeri  (grondement  de 
feu)  pour  Arlilleri,  et  gudsvidenskabelig  Prôvestil- 
ler  (candidat  dans  la  science  divine)  pour  teologisk 
Kandidat. 

Plusieurs  germanisations  modernes  souffrent  de 


1 58  GUERRE    ET    CIVILISATION 

tares  constitutionnelles.  Il  arrive  très  souvent  que 
l'on  s'en  tienne  exclusivement  à  la  signiiication  éty- 
mologique du  mot  étranger  et  qu'on  cherche  à  la 
traduire  sous  une  forme  allemande.  C'est  ainsi  que 
pour  Sekretùr  on  a  proposé  Geheimschreiber  : 
mais  un  tel  néologisme  est  impossible.  On  oublie 
que  dans  une  foule  de  cas  la  signification  réelle 
d'un  mot  est  toute  différente  de  celle  que  révèle 
l'analyse  étymologique.  Il  est  bien  vrai  que  secré- 
taire dérive  de  secret;  mais  le  sens  primitif 
d'  «  homme  initié  à  un  secret,  confident  d'un 
secret  »  est  depuis  longtemps  effacé,  et  depuis  le 
dix-septième  siècle  aucun  lien  sémantique  ne  lie 
plus  secrétaire  à  secret.  Donc  la  transcription 
Geheimschreiber  représente  tout  simplement  le  sens 
que  le  mot  pouvait  avoir  au  temps  de  la  Renais- 
sance, mais  non  pas  le  sens  moderne. 

La  guerre  linguistique  interne  a  jusqu'ici  sévi 
principalement  sur  le  vocabulaire  du  théâtre.  Il  est 
un  autre  domaine  très  fortement  infecté  de  galli- 
cisme, que  l'on  pourrait  recommander  aux  net- 
toyeurs de  la  langue,  et  c'est  le  vocabulaire  mili- 
taire. Mais  que  ferait-on,  que  dirait-on  en  Allemagne 
si  l'on  pouvait  un  beau  jour  se  passer  de  Militaris- 
mus,  de  Générale,  de  Majore,  de  Leatnants,  de 
Soldaten,  d' Infanterie,  à' Artillerie,  de  Kavallerie, 
de  Kanonen,  de  Bomben  et  de  Granaten?  Ne  ver- 
rions-nous pas  se  produire  une  catastrophe  ana- 
logue à  celle  que  prédisait  notre  Holberg  dans  sa 
64e  épître  ?  Il  y  raconte  comment  il  ferma  la  bouche 
à  un  Hollandais,  puriste  fanatique;  il  lui  tint  ce 
langage  :  «  Si  vous  allez  trop  loin  dans  votre  ré- 


LA    GUERRE    ET    LA    LANGUE  l5o 

forme  du  vocabulaire,  vous  risquez  de  priver  votre 
patrie  de  ses  meilleurs,  de  ses  seuls  produits,  qui 
sont  Boter  en  Kaes,  beurre  et  fromage,  car  ces 
deux  mots  ont  une  origine  latine.  Oui,  vous  pouvez 
aussi  perdre  votre  Tabac,  de  sorte  qu'il  ne  vous  res- 
tera plus  rien,  que  l'air  dense  et  malsain  où  vous 
vivez.  Quand  il  entendit  ces  paroles,  il  s'en  alla  sans 
mot  dire.  » 

On  n'ajusqu'ici,  du  moins  à  ma  connaissance,  cri- 
tiqué qu'une  seule  fois  l'emploi  des  mots  français 
dans  la  langue  militaire  allemande.  Voici  l'anec- 
dote :  Le  général  commandant  le  XVe  corps  alle- 
mand avait  donné  à  un  confiseur  de  Glogau  l'ordre 
d'effacer  le  mot  Bonbons  sur  quelques  boîtes  de 
chocolat,  parce  qu'on  ne  pouvait  tolérer  ce  galli- 
cisme. Le  confiseur  répondit  que  si  on  voulait 
débarrasser  l'allemand  des  mots  français,  il  faudrait 
commencer  par  supprimer  le  mot  General.  Là-des- 
sus le  général  lui  intenta  un  procès  pour  outrage  à 
l'armée,  et  le  malheureux  confiseur  fut  condamné 
à  une  amende  de  ioo  marks  et  subsidiairement  à 
un  mois  de  prison.  Cependant  le  bon  sens  eut  le 
dernier  mot,  car  la  cause  étant  venue  en  appel 
devant  la  Cour  de  Leipzig,  le  confiseur  fut  pure- 
ment et  simplement  acquitté. 

Comme  on  le  voit,  ce  ne  sont  pas  seulement  les 
philologues,  mais  les  généraux  qui  prennent  part 
aux  hostilités  linguistiques.  Les  Allemands  sont 
partout  sur  le  qui-vive.  Aussi  doit-on  considérer 
comme  une  chose  absolument  impossible  que 
depuis  le  2  août  1914  un  mot  français  ait  réussi  à 
s'infiltrer  en  Allemagne.  On  fait  bonne  garde  aux 


IÔO  GUERRE    ET    CIVILISATION 

frontières  et  l'on  veille  encore  plus  soigneusement 
qu'autrefois  à  la  pureté  du  langage.  Par  contre, 
nous  constatons  ce  phénomène  très  curieux  que  des 
mots  allemands  ont  pénétré  en  France  en  pleine 
guerre  et  ont  été  généralement  employés  par  les 
Français  non  seulement  dans  la  conversation  jour- 
nalière mais  même  dans  la  langue  officielle. 

Ainsi  l'Etat-major  français  a  adopté  des  termes 
tels  que  Minenwerfer  et  Drachen.  Un  officier  s'en 
est  plaint  avec  juste  raison  dans  le  Temps  du 
7  mars  19 16.  Il  remarque  spirituellement  que  le 
décret  promulgué  au  début  de  la  guerre  par  le 
Gouvernement  et  qui  interdisait  à  tous  les  citoyens 
français  d'entretenir  des  relations  d'aucune  sorte 
avec  l'ennemi,  n'avait  eu  d'application  qu'en  ma- 
tière de  commerce  et  non  en  matière  de  langage, 
ce  qu'il  faut  déplorer  pour  plusieurs  raisons. 
Pourquoi  l'Etat-major  veut-il  copier  l'ennemi  et 
parle-t-il  de  Minenwerfer  quand  nous  possédons 
une  expression  aussi  française  que  lance-torpilles? 
Pourquoi  l'Etat-major  se  rend-il  ridicule  en  se 
servant  d'une  abréviation  dépourvue  de  sens  comme 
Drachen? Le  terme  allemand  complet  est Drachen- 
Ballon,  ce  qui  veut  dire  en  bon  français  ballon- 
cerf-volant.  Mais  l'Etat-major  n'est  pas  seul  à  avoir 
adopté  des  mots  allemands  :  tous  les  Français  em- 
ploient le  terme  de  Taube.  Quand  il  est  question 
d'un  aéroplane  français  on  dit  un  avion;  si  l'appa- 
reil est  allemand,  on  l'appelle  volontiers  un  tob. 

Une  expression  très  curieuse  et  fort  usitée  main- 
tenant, c'est  le  composé/eu  de  tambour  par  lequel 
on  désigne  une  fusillade  ou  une  canonnade  conti- 


LA  GUERRE  ET  LA  LANGUE  l6l 

nue,  incessante,  crépitante.  Nous  avons  là  une 
traduction  servile  et,  en  fait,  absurde,  du  composé 
allemand  Trommelfeuer.  Mais  ce  qu'il  y  a  d'amu- 
sant, c'est  que  Trommelfeuer  lui-même  traduit 
l'expression  française  «  feu  roulant  »,  laquelle  se 
comprend  aisément  parce  que  les  tambours,  au 
commandement  de  Roulez,  exécutaient  un  roule- 
ment très  bruyant  et  au  reste  fort  difficile  à 
produire. 

C'est  avant  tout  l'Allemagne  qui  a  mené  cette 
guerre  linguistique.  La  France  l'ignore  à  peu  près, 
et  on  en  peut  dire  autant  de  l'Angleterre.  Il  n'existe 
que  fort  peu  de  mots  allemands  dans  l'anglais 
moderne,  de  sorte  que  la  condition  primordiale 
d'un  mouvement  d'épuration  fait  ici  défaut.  Si 
l'Angleterre  néanmoins  n'est  pas  restée  entière- 
ment en  dehors  de  la  bataille  linguistique,  c'est 
qu'il  y  a  dans  ce  pays  un  grand  nombre  de  familles 
qui  portent  des  noms  allemands.  Beaucoup  d'entre 
elles  ont,  depuis  le  mois  d'août  1914?  demandé  à 
changer  de  nom  et  remplacé  les  consonances  alle- 
mandes par  des  syllabes  incontestablement  an- 
glaises. Nombre  de  ces  changements  se  produisirent 
dès  les  premiers  mois  de  la  guerre  ;  mais  ils 
augmentèrent  notablement  de  fréquence  après  le 
torpillage  du  Lusitcmia  en  mai  i()i5,  et  une 
recrudescence  nouvelle  a  eu  lieu  après  chaque  fait 
de  guerre  qui  a  soulevé  la  colère  et  le  mépris  des 
Anglais. 

On  a  donc  cherché  en  Allemagne  à  débarrasser 

l'idiome  national  de  ces  apports  exotiques  qui  té- 

,  moignent  si  clairement  de  la  forte  influence  civili- 

QUERRE    BT    CIVILISATION  11 


1G2  GUERRE    ET    CIVILISATION 

satrice  exercée  par  la  France  au  cours  des  dix-sep- 
tième, dix-huitième  et  dix-neuvième  siècles.  On  a, 
dans  la  mesure  où  l'état  des  choses  le  permettait, 
répondu  à  ces  défis  dans  les  pays  adversaires  de 
l'Allemagne;  mais  le  mal  à  combattre  était  si  insi- 
gnifiant !  Si  on  réalise  en  Allemagne  la  guerre 
linguistique  telle  qu'on  l'a  projetée,  elle  aura  des 
conséquences  considérables  ;  car  l'allemand  mo- 
derne est  tout  imprégné  d'emprunts  français.  Un 
philologue  allemand,  le  Dr  Seiler,  écrivait  quelques 
années  avant  la  guerre  :  «  Si  nous  nous  représen- 
tions la  disparition  brusque  de  tous  les  emprunts 
modernes  faits  par  notre  langue  au  français,  nous 
pourrions  constater  qu'il  nous  serait  impossible  de 
nous  faire  comprendre  à  la  fois  dans  la  conversation 
courante  et  en  matière  de  science,  d'art,  de  com- 
merce et  d'industrie.  »  On  trouverait  difficilement 
un  témoignage  plus  éloquent  du  rôle  extraordinaire 
joué  par  la  civilisation  française  dans  l'évolution 
sociale,  commerciale  et  intellectuelle  de  l'Alle- 
magne entre  la  Renaissance  et  le  romantisme. 


XIII 
5A  GUERRE  ET  LA  RELIGION 


Lorsqu'une  guerre  éclate,  on  décrète  en  général 
un  moratorium  destiné  à  protéger  les  intérêts 
économiques.  La  guerre,  qui  bouleverse  toutes 
choses,  entraîne  de  graves  difficultés  commerciales 
et  industrielles;  il  importe,  pour  le  bien  du  pays  et 
des  particuliers,  que  ces  difficultés  soient  écartées 
aussi  rapidement  et  aussi  pratiquement  que  pos- 
sible, et  c'est  à  quoi  contribue  le  moratorium,  qui 
libère  pour  un  certain  temps  le  débiteur  de  ses 
obligations  à  l'égard  de  son  créancier. 

Mais  ce  moratorium  juridique  ne  nous  paraît 
nullement  suffisant.  Dans  les  pays  belligérants, 
l'Eglise  aurait  dû  suivre  l'exemple  donné  par  l'Etat. 
En  fait,  le  besoin  se  fait  grandement  sentir  d'un 
moratorium  ecclésiastique  qui  puisse,  pour  la 
durée  de  la  guerre,  lever  toutes  les  obligations 
morales  et  abroger  les  dix  commandements  de 
Dieu.  La  conscience  de  beaucoup  de  soldats  serait 
certainement  soulagée  si  un  document  en  bonne 
forme  leur  garantissait  que  plusieurs  actes  autrefois 
considérés  comme  déshonorants  et  criminels  sont 
maintenant  des  exploits  patriotiques,  que  le  mora- 
torium  permet  le  vol,    le  pillage,  le   brigandage, 


1 64  GUERRK    ET    CIVILISATION 

l'incendie,  le  viol,  l'assassinat,  qu'il  s'agit  mainte- 
nant, pour  le  bien  de  l'Etat,  de  faire  le  plus  de 
dégâts  et  de  maux  possible,  qu'on  ne  se  bornera 
pas  à  lutter  contre  une  armée  régulière,  mais 
qu'on  torturera,  qu'on  affamera  une  population 
pacifique  et  entièrement  innocente.  L'Eglise  doit 
veiller  à  ce  que,  dans  l'accomplissement  de  la 
tâche  que  l'Etat  leur  impose,  les  soldats  ne  soient 
pas  trop  gênés  par  leur  conscience.  Car  nous 
avons  entendu  dire  que  des  soldats  avaient  des 
scrupules,  éprouvaient  de  la  pitié  et  même  sen- 
taient toute  leur  âme  se  révolter. 

Dans  la  revue  Die  christliche  Welt  (191 5,  n°  20) 
un  soldat  allemand  a  écrit  un  article  extrêmement 
intéressant  et  saisissant  sous  ce  titre  :  Zur  Kir- 
chenfrage ;  aus  der  Front  (Sur  la  question  reli- 
gieuse; lettre  du  front).  Il  y  développe  cette  idée 
que  la  vie  dans  les  tranchées  est  absolument  in- 
conciliable avec  le  christianisme.  Les  aumôniers 
militaires,  dit-il,  vivent  en  général  hors  de  la  zone 
vraiment  dangereuse  et  ne  connaissent  pas  l'état 
réel  des  choses;  c'est  pourquoi  beaucoup  de  leurs 
sermons  n'ont  pas  l'efficacité  voulue.  Il  ajoute  : 

«  Lorsque  la  gloire  de  Notre  Seigneur  dans  sa 
vie  et  ses  souffrances  humaines  nous  est  exposée 
de  la  sorte  à  nous,  hommes  de  première  ligne,  et 
qu'on  nous  l'offre  comme  un  exemple  et  un  aver- 
tissement, nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  ré- 
pondre que,  nous  autres,  indignes  de  faire  partie 
de  la  communauté  des  fidèles,  nous  ne  sommes 
pas  de  vrais  chrétiens. 

«  Au  reste,  des  prêtres  bons  psychologues  ont 


LA    GUERRE     ET    LA    RELIGION  J  65 

compris  cet  élat  d'esprit  et  ne  s'étonnent  pas 
quand  un  combattant  vient  leur  dire  :  «  Avec  mon 
«  cœur  taché  de  sang  je  ne  puis  approcher  de  la 
«  Sainte  Table.  » 

«  Contrairement  au  surintendant  ecclésiastique 
allemand  Lahussen  qui  a  dit  :  g  Maintenant  la  pa- 
«  rôle  est  à  Dieu,  et  nous,  nous  nous  tairons  », 
le  soldat  des  tranchées  déclare  :  «  Maintenant  la 
«  parole  est  au  démon  ;  dès  lors,  que  pouvons-nous 
«  dire  ou  faire,  nous  chrétiens?  Je  souhaite  que 
«  cela  soit  bien  compris  des  fidèles.  Dans  les  tran- 
«  chées,  se  trouvent  des  hommes  qui  ont  vécu  le 
a  mal  radical,  le  mal  venu  du  fond  de  l'abîme,  le 
«  péché  tout  pur.  Je  veux  aussi  préciser  le  moment 
«  où  le  mal  dans  toute  sa  réalité  atteint,  selon  mon 
«  expérience  morale,  son  point  culminant  :  c'est 
«  dans  l'assaut,  quand  on  sort  de  la  tranchée  pour 
«  courir  sur  l'ennemi.  Ce  que  la  préparation  de  ces 
«  attaques  coûte  à  la  personne  morale,  la  contrainte 
«  qu'elle  impose,  comment  elle  nous  oblige  à  dé- 
«  pouiller  morceau  par  morceau  notre  humanité  et 
«  à  renoncer  à  tout  ce  qui  nous  distingue  comme 
«  chrétiens,  il  est  impossible  de  l'exprimer  par  des 
«  mots,  et  ceux-là  seuls  peuvent  le  comprendre  qui 
«  ont  vécu  de  tels  moments.  » 

Pendant  la  guerre,  le  meurtre  est  un  devoir  pour 
tous  les  soldats,  mais  ce  devoir  est  incompatible 
avec  les  exigences  du  christianisme.  Cette  contra- 
diction ne  gêne  pas  les  aumôniers,  qui  présentent 
aussitôt  une  nouvelle  espèce  de  christianisme,  le 
christianisme  patriotique.  Il  est  incontestable  que 
cet  artifice  endort  beaucoup  de  consciences  et  leur 


l66  GUERRE    ET    CIVILISATION 

dissimule  la  brutalité  du  métier  des  armes;  mais  il 
est  loin  de  suffire  à  toutes  les  âmes,  et  nous  en 
avons  un  exemple  saisissant  dans  l'article  cité.  Le 
même  soldat  écrit  en  effet  : 

«  J'avais  auprès  de  moi  un  soldat  brave,  un 
dur-à-cuire  bien  caractérisé,  qui  haïssait  les  Fran- 
çais d'une  haine  pour  ainsi  dire  personnelle,  car  il 
leur  en  voulait  de  tout  ce  qu'il  avait  souffert  au 
cours  de  ses  campagnes  d'Afrique  dans  la  légion 
étrangère.  Je  l'entendis  murmurer  pour  lui-même  : 
«  Cela  me  fait  tout  de  même  de  la  peine  de  l'avoir 
«  tué!  »  Comme  je  l'interrogeais,  il  me  répondit  : 
«  C'était  l'autre  jour,  pendant  la  dernière  patrouille  ; 
«  je  m'étais  avancé  très  loin;  j'arrivai  à  un  tas  de 
«  paille  et  je  trouvai  là  un  Français,  qui  lui  aussi 
«  avait  dû  être  envoyé  en  éclaireur,  il  avait  dû  s'en- 
«  dormir.  Quand  je  fus  tout  contre  lui,  il  se  leva 
«  en  sursaut...  et  je  le  tuai.  » 

«  Et  ce  souvenir  lui  faisait  de  la  peine  !  Que  l'on 
veuille  bien  croire  à  l'arrière  que  beaucoup,  beau- 
coup d'entre  nous  portent  au  cœur  de  telles  bles- 
sures ;  et  que  l'on  n'attache  pas  trop  de  confiance 
à  toutes  ces  bravades  qui  ornent  tant  de  lettres  du 
front.  Quand  le  soldat  écrit  aux  siens,  il  dissimule 
généralement  ce  qu'il  sent  au  plus  profond  de  lui- 
même...  » 

La  promulgation  d'un  moratorium  religieux  ap- 
porterait aussi  ce  bénéfice  que  l'Eglise,  en  tant 
qu'Eglise,  n'aurait  aucun  rapport  direct  avec  la 
guerre.  Cette  abstention  ne  pourrait  que  profiter 
aux  pasteurs  et  aux  fidèles,  et  rehausserait  certai- 
nement le  prestige  de  l'Eglise.  Celui  qui  a  une  fois 


•     LA    GUERRE    ET    LA    RELIGION  1 67 

compris  que  le  noyau  du  christianisme  est  l'amour 
du  prochain,  que  le  Christ  est  un  Deus  caritatis  et 
qu'il  voulait  accomplir  le  grand  idéal  de  faire 
régner  la  paix  sur  la  terre,  celui-là  doit  considérer 
comme  infiniment  lamentable  et  blasphématoire 
l'acte  du  prêtre  chrétien  bénissant  les  soldats  qui 
partent  pour  tuer  d'autres  soldats  ou  peut-être  des 
femmes  et  des  enfants  sans  défense,  bénissant  les 
armes  des  soldats,  leurs  canons,  leurs  mortiers  et 
leurs  mitrailleuses,  leurs  bombes  incendiaires  et 
leurs  grenades,  et  peut-être  leurs  gaz  empoisonnés 
et  leurs  liquides  enflammés,  leurs  sous-marins, 
leurs  torpilleurs  et  leurs  dirigeables.  C'est  là  un 
domaine  où  le  Christ  n'a  rien  à  faire. 

La  vie  dans  les  tranchées  est  un  effroyable  défi 
lancé  à  tout  ce  qui  s'appelle  christianisme.  Mais  il 
est  souvent  nécessaire  de  maintenir  les  illusions,  il 
faut  amener  le  soldat  à  croire  que  son  œuvre  san- 
glante est  agréable  à  Dieu;  et  c'est  pourquoi,  par 
exemple,  on  répand  par  milliers  des  cartes  postales 
édifiantes  représentant  des  soldats  qui,  derrière  un 
parapet,  tirent  une  salve  contre  l'ennemi  qui  s'a- 
vance. D'un  côté  se  tient  l'officier  commandant,  le 
sabre  levé  ;  de  l'autre  côté  on  voit  le  Christ  en  che- 
mise blanche.  Son  visage  nimbé  de  longs  cheveux 
a  une  expression  d'enfant.  On  lit  au-dessous  de  la 
gravure  :  Sie,  ich  bin  bei  Euch  aile  Tage  (')  (Mat- 
thieu XXVIII,  19).  Peut-on  imaginer  un  abus  plus 
grave  de  la  religion  ? 

La  guerre  et  la  religion  chrétienne  ou,  si  l'on 


(1)  «  Amis,  je  suis  tout  le  temps  avec  vous.  » 


l68  GUERRE    ET    CIVILISATION 

veut,  la  guerre  et  la  civilisation  moderne  sont  infi- 
niment éloignées  l'une  de  l'autre.  Un  abîme  s'ouvre 
entre  elles,  ce  sont  deux  mondes  entièrement  diffé- 
rents et  qui  continueront  de  l'être,  malgré  les 
nombreuses  tentatives  que  l'on  a  laites  pour  adapter 
le  christianisme  à  la  guerre  ou  pour  représenter  la 
guerre  comme  un  acte  agréable  à  Dieu  ou  comme 
un  bien  pour  la  civilisation.  Il  faut  bien  que  tout  le 
monde  se  persuade  une  bonne  fois  que  la  guerre 
est  une  forme  de  la  barbarie.  Guy  de  Maupassant 
l'a  dit  et  redit,  il  a  écrit  quelque  part  : 

«  Quand  je  songe  seulement  à  ce  mot,  la  guerre, 
il  me  vient  un  effarement  comme  si  l'on  me  parlait 
de  sorcellerie,  d'inquisition,  d'une  chose  lointaine, 
finie,  abominable,  monstrueuse,  contre  nature. 

«  Quand  on  parle  d'anthropophages,  nous  sou- 
rions avec  orgueil  en  proclamant  notre  supériorité 
sur  ces  sauvages,  les  vrais  sauvages.  Mais  quels 
sont  les  vrais  sauvages,  ceux  qui  se  battent  pour 
manger  les  vaincus,  ou  ceux  qui  se  battent  pour 
tuer,  rien  que  pour  tuer?  » 

La  grande  majorité  des  Allemands  se  fait  de  la 
guerre  une  image  toute  différente.  Ils  sont  atteints 
de  psychose  guerrière  et  n'éprouvent  aucune  diffi- 
culté à  établir  le  lien  le  plus  intime  entre  la  guerre 
d'une  part  et  d'autre  part  le  christianisme  et  la 
civilisation.  Ce  phénomène  inquiétant  a  été  étudié 
et  décrit  à  plusieurs  reprises,  en  dernier  lieu  par  le 
professeur  danois  J.  P.  Bang  dans  son  livre  intitulé 
Hurrah  et  Alléluia!  Pour  ajouter  une  preuve  nou- 
velle à  celles  que  contient  cet  ouvrage  si  instructif, 
je  donnerai  connaissance  de   deux  lettres  échan- 


LA    GUERRE    ET    LA    RELIGION  169 

gées  entre  un  évêque  danois  et  un  pasteur  allemand. 
Ces  deux  lettres  ont  été  publiées  d'abord  dans  un 
journal  allemand,  d'où  elles  ont  passé  en  traduc- 
tion dans  la  presse  danoise. 

...,  a3  décembre  igiS. 
Mon  cher  ami, 

J'éprouve  le  besoin  de  te  souhaiter,  à  toi  et  à  ta  femme, 
la  bénédiction  de  Dieu  et  la  paix  de  Dieu  dans  votre  maison 
et  dans  vos  actes.  Ma  femme  joint  ses  vœux  aux  miens. 

Comme  la  dureté  des  temps  pèse  sur  toutes  choses  !  Je  la 
sens,  moi  aussi.  En  disant  cela  je  ne  pense  ni  à  la  vie  chère, 
ni  aux  inconvénients  de  ce  genre,  ni  à  l'angoisse  du  malheur 
qui  pourrait  fondre  aussi  sur  notre  petit  pays.  Je  pense  à 
l'oppression  physique  qui  m'accable,  surtout  pendant  ces 
fêtes  de  Noël,  à  un  moment  où  il  faut  que  nous  parlions  en 
chaire  de  la  paix  sur  la  terre.  Cette  oppression  renforce  et 
aggrave  les  autres  chagrins  et  soucis  que  l'on  peut  avoir  ; 
elle  les  réveille  et  les  accroît,  de  même  qu'une  maladie 
comme  l'influenza  réveille  et  aggrave  nos  infirmités  chro- 
niques, même  si  elle  ne  donne  pas  à  l'une  d'elles  une  acuité 
particulière. 

Tu  dois  éprouver  la  même  sensation,  peut-être  avec  plus 
de  force,  peut-être  d'une  autre  façon.  A  l'heure  actuelle, 
même  un  vainqueur  a  tant  de  charges  à  supporter  qu'il  doit 
s'attendre  à  en  souffrir  et  à  en  gémir  pendant  toute  une 
génération. 

Que  Dieu  qui  dirige  tout  veuille  nous  accorder  des  jours 
moins  sombres  I 

Ton  tout  dévoué, 

N.  N. 

...,  le  27  décembre  igi5. 
Mon  cher  ami, 

Je  te  remercie  beaucoup  de  ta  lettre  du  23  et  de  tes  sou- 
haits de  Noël.  Nous  t'envoyons  en  échange  nos  meilleurs 
vœux  pour  toi  et  ta  femme.  Bonne  et  heureuse  année  ! 


I70  GUERRE    ET    CIVILISATION 

...  Au  reste  je  te  dirai  tout  d'abord  que  nous  ne  compre- 
nons pas  la  guerre  comme  une  punition  ni  comme  une 
épreuve  douloureuse;  nous  vivons  les  merveilles  de  Dieu 
{màgnalia  Dci),  et  par  là  nous  sentons  que,  si  Dieu  nous 
frappe  il  est  vrai  et  nous  humilie,  c'est  à  seule  fin  de  nous 
témoigner  son  amour  infini,  qui  dépasse  toute  intelligence 
humaine.  De  grands  avantages  ne  s'obtiennent  jamais  sans 
sacrifices,  ainsi  le  veut  la  constitution  du  royaume  de  Dieu; 
on  oublie  facilement  cette  loi  en  temps  de  paix,  dans  les 
jours  heureux.  Dieu  a  enlevé  à  nos  ennemis  et  nous  a  fait 
conquérir  un  territoire  aussi  grand  que  l'Allemagne!  Deux 
royaumes  européens  aussi  grands  ou  plus  grands  que  ta 
patrie  ont  été  effacés  de  la  carte  d'Europe.  Et  comme  les 
ennemis  ne  veulent  pas  encore  croire  malgré  tout  qu'ils  ont 
été  vaincus  à  fond,  il  est  probable  qu'ils  perdront  encore 
plus  de  terrain  qu'ils  ne  l'ont  fait  jusqu'ici. 

Te  souviens-tu  qu'au  début  de  la  guerre,  lorsque  je  te  disais 
avec  confiance  :  «  Nous  devons,  nous  voulons  vaincre  et  nous 
vaincrons  »,  tu  me  fis  cette  réponse  sceptique  :  «  Comment 
pareille  chose  serait-elle  possible?  »  Naturellement,  tu  ne  me 
poses  plus  cette  question,  maintenant  que  nos  armées  victo- 
rieuses occupent  la  Courlande  et  la  Pologne  et  s'étendent  de 
Vilna  à  Salonique,  d'Arras  à  l'Euphrate  :  nous  tenons  ce  que 
nous  voulons  tenir  et  prenons  ce  que  nous  voulons  prendre. 
Quand  des  éclats  d'obus  américains  eurent  brisé  le  bras  et 
la  jambe  de  notre  petit  garçon  —  il  a  dix-huit  ans,  —  comme 
ses  camarades  le  portaient  au  pansement  en  civière  sous  un 
feu  roulant  d'obus,  il  chantait  :  «  Hardi,  camarades,  à  che- 
val, à  cheval  1  »  Naturellement,  ce  n'est  pas  lui  qui  m'a 
raconté  la  chose,  mais  ses  camarades  me  l'ont  écrite. 
Aussitôt  que  son  moignon  de  bras  sera  guéri  et  qu'il  pourra 
se  servir  de  son  pied  artificiel,  son  intention  est  de  repartir 
au  feu,  si  on  veut  l'accepter.  Et  ce  cas  n'est  nullement 
exceptionnel  :  tel  est  l'état  d'âme  de  notre  jeunesse.  —  A 
Langemark,  i.5oo  étudiants  de  Marbourg  et  de  Bonn,  —  de 
jeunes  recrues,  —  s'élancèrent  en  chantant  vers  l'ennemi. 
Et  au  bas  des  faire-part  annonçant  la  mort  de  nos  soldats 
tombés  sur  les  champs  de  bataille,  tu  trouveras  souvent  cette 
mention  :  «  Avec  fierté  et  douleur!  Les  parents,  etc..  » 


LA    GUERRE    ET    LA    RELIGION  I7I 

Je  vous  plaias,  vous  autres  neutres,  d'être  exclus  de  cette 
vie  magnifique  dans  la  gloire  de  Dieu,  et  je  vous  plains  en 
particulier,  vous  qui  vous  appelez  Scandinaves  et  qui  êtes 
des  luthériens  germains.  Vous  n'avez  rien  de  tout  ce  que 
Dieu  a  prodigué  de  grand  et  de  magnifique  au  peuple  alle- 
mand depuis  bientôt  un  an  et  demi.  A  celui  qui  n'a  rien  sera 
enlevé  même  ce  qu'il  n'a  pas.  Assurément  la  guerre  n'est 
pas  un  five  o'clock  tea  et  le  service  militaire  n'a  rien  de 
commun  avec  les  ouvrages  de  dames  ;  mais  le  Seigneur, 
qui  a  permis  que  son  fils  mourût  sur  la  croix,  n'est  pas  non 
plus  le  président  d'une  réunion  de  thé,  et  Celui  qui  est 
venu  ici-bas  pour  apporter  non  la  paix,  mais  le  glaive,  n'est 
pas  un  commissionnaire  :  «  Vivit,  régnât,  triumphat.  »  Au 
reste,  le  chant  des  anges  de  Bethléem  :  «  Paix  sur  la  terre  », 
est  au  moins  aussi  vrai  aujourd'hui  qu'il  l'était  quand  on  le 
chanta  pour  la  première  fois.  Alors  gisait  dans  sa  crèche 
l'Enfant  qui  devait  plus  tard  lutter,  mourir  et  vaincre  pour 
apporter  la  paix  au  monde.  Nos  soldats  qui  en  1870  ont 
versé  leur  sang,  qui  sont  morts  et  qui  ont  vaincu,  ont  lutté 
pour  donner  une  paix  de  quarante-quatre  ans  à  l'Allemagne, 
à  la  Scandinavie  et  à  l'Europe  Centrale.  Aujourd'hui  nos 
soldats  combattent  encore  pour  les  mêmes  peuples  et  pour 
conquérir  une  paix  encore  plus  longue.  Et  nous  ne  devons, 
nous  ne  voulons  pas  déposer  les  armes  avant  d'avoir  obtenu 
cette  paix  :  Gloria — Victoria  ! 

Je  crains  que  nous  ne  nous  entendions  pas  sur  ce  que  je 
t'écris  ici.  Mais  tu  me  dis  ce  que  tu  penses,  et  c'est  pour- 
quoi tu  me  permettras  d'en  faire  autant. 

Je  vous  salue  cordialement,  toi  et  ta  femme. 

Ton  fidèle  G. 


Le  journal  slesvigois  Ribe  Stiftstidende  nous 
a  révélé  que  l'auteur  de  la  première  lettre  est 
M.  Koch,  évêque  de  Ribe  (Jutland  méridional).  Il 
l'adressait  à  un  ami  de  jeunesse  qui  avait  été  son 
camarade  d'études  à  l'Université  d'Erlangen,  et 
avec  qui  il  était  resté  depuis  lors  en  relation. 


l^J'l  GUERRE    ET    CIVILISATION 

Les  idées  qui  ont  reçu  une  expression  si  forte 
dans  la  lettre  du  pasteur  allemand,  nous  les  retrou- 
vons, transposées  pour  trombones  et  trompettes, 
dans  une  foule  de  sermons,  de  traités  et  de  bro- 
chures composés  par  des  pasteurs  et  prêtres  alle- 
mands et  par  des  professeurs  de  théologie.  Tous 
prêchent  le  même  évangile  d'une  mission  divine  de 
l'Allemagne  étroitement  liée  à  sa  grandeur  mili- 
taire; ils  le  proclament  en  phrases  retentissantes, 
avec  une  sûreté  de  soi  et  une  arrogance  capables 
d'inspirer  l'enthousiasme  fanatique  ou  la  terreur, 
suivant  l'état  d'esprit  des  auditeurs. 

Dans  toutes  ces  productions  théologiques,  réap- 
paraît, avec  assez  peu  de  variations,  ce  même 
thème  fondamental  :  les  Allemands  sont  le  peuple 
élu,  et  ils  représentent  le  véritable  christianisme; 
c'est  grâce  à  eux  que  le  monde  sera  régénéré,  car 
ils  ont  reçu  la  mission  de  détruire  la  puissance  de 
Satan  et  d'exterminer  les  peuples  sans  Dieu.  Les 
Allemands  ne  haïssent  pas  leurs  ennemis;  au  con- 
traire, ils  les  aiment;  quand  ils  les  tuent  et  rava- 
gent leurs  territoires,  ils  accomplissent  une  œuvre 
de  charité  et  d'amour;  les  hommes  doivent  souffrir 
pour  être  sauvés,  et  c'est  pour  le  bien  des  autres 
nations  que  les  Allemands  les  châtient. 

L'armée  allemande  marche  sur  les  traces  du 
Christ.  Le  Christ  lui-même  n'a-t-il  pas  prédit  la 
discorde  que  sa  doctrine  susciterait  dans  le  monde? 
Ses  paroles  sont  claires  et  catégoriques.  «  Ne 
pensez  pas  que  je  sois  venu  pour  faire  régner  la 
paix  sur  la  terre;  je  ne  suis  pas  venu  pour  apporter 
la  paix,  mais  le  glaive.  »  (Matthieu  X,  34.)  Et  avec 


LA    GUERRE    ET    LA    RELIGION  I70 

plus  d'énergie  encore,  dans  un  autre  passage  du 
Nouveau  Testament,  il  a  annoncé  les  combats  aux- 
quels donnerait  lieu  son  Evangile  :  «  Je  suis  venu 
pour  lancer  les  flammes  sur  la  terre,  et  comme  je 
voudrais  que  cet  incendie  fût  déjà  allumé  !  »  (Luc 

XII,  49-) 

C'est  ainsi  que  le  Christ  est  transformé  en  un 
dieu  de  la  guerre  farouche,  dégouttant  de  sang, 
qui  tourmente  les  hommes  par  le  glaive  et  par  le 
feu,  afin  de  répandre  l'évangile  des  bienfaits  de  la 
civilisation  allemande.  Ce  Christ  ne  prend  pas  les 
petits  enfants  par  la  main  ;  c'est  le  bon  ami  et  le 
collaborateur  de  Krupp. 


XIV 
LES  OISEAUX  DE  PROIE  DU  ROI  RATBERT 


Le  sang  d'Abel  crie  vers  le  ciel. 
La  guerre  n'est  au  fond  que  le  meurtre.  C'est 
là  un  fait  qu'on  ne  saurait  éluder,  et  c'est  pourquoi 
il  faut  qu'on. cesse  de  le  dissimuler  sous  des  péri- 
phrases décoratives.  La  guerre  s'accomplit  essen- 
tiellement par  le  meurtre,  sans  doute  un  meurtre 
légalisé,  autorisé,  longuement  préparé  et  prémé- 
dité, —  mais  un  meurtre.  Le  soldat  saccagera, 
volera,  pillera,  violera,  détruira  de  toutes  les  fa- 
çons ;  mais  avant  tout  et  surtout  il  tuera. 

La  guerre  est  une  boucherie  d'hommes.  Nous 
poussons  des  cris  d'indignation  et  de  révolte  quand 
nous  entendons  parler  de  divinités  barbares  qui 
exigeaient  des  sacrifices  humains.  Nous  frémissons 
quand  nous  lisons  chez  les  historiens  espagnols 
qu'un  temple  mexicain  répandait  un  odeur  plus 
infecte  qu'un  abattoir  castillan  :  cette  odeur  prove- 
nait du  sang  des  mortels  égorgés  en  l'honneur  des 
dieux  tout-puissants. 

Mais  avons-nous  vraiment  le  droit  de  nous  indi- 
gner? Avons-nous  le  droit  de  nous  enorgueillir? 
Toute  notre  civilisation  et  notre  morale  si  célébrées, 
si  «  avancées  » ,  n'ont-elles  pas  fait  lamentablement 


LES    OISEAUX    DE    PROIE    DU    ROI    RATBERT         1 7 5 

faillite  ?  Et  ne  sacrifions-nous  pas,  en  ce  vingtième 
siècle,  à  un  Moloch  plus  sauvage  et  plus  cruel  que 
tous  ceux  que  les  temps  anciens  ont  connus  ?  Mo- 
loch a  changé  de  nom,  mais  derrière  les  noms  nou- 
veaux, qui  éblouissent  les  hommes  de  leur  éclat 
trompeur,  se  dissimule  une  idole  créée  par  la  su- 
perstition routinière,  par  des  coutumes  ennemies 
du  bonheur,  par  des  théories  insensées. 

Un  sacrifice  humain  moderne  est  soigneusement 
préparé  pendant  des  années  par  les  plus  hauts 
serviteurs  du  temple  qui  s'appellent  les  diplomates  ; 
ils  sont  assistés  des  principaux  fonctionnaires  des 
royaumes,  qui  décident  dans  des  conciliabules  se- 
crets de  la  date  où  doit  commencer  le  sacrifice.  Dès 
que  l'heure  est  venue,  interviennent  les  généraux 
et  amiraux,  les  négociants  et  spéculateurs  à  la 
Bourse,  les  ingénieurs,  les  chimistes  et  les  fabri- 
cants de  canons.  Quelques-uns  d'entre  eux  condui- 
sent les  victimes  à  l'autel  du  dieu;  d'autres  ont 
pour  tâche  de  rendre  le  sacrifice  aussi  long,  aussi 
douloureux,  aussi  barbare  que  possible.  Dans  ces 
deux  dernières  années,  on  a  offert  en  holocauste  au 
dieu  de  la  guerre  à  peu  près  toute  la  jeunesse  la 
plus  belle  et  la  plus  vigoureuse  de  l'Europe.  Les 
victimes  se  comptent  par  millions,  et  le  dieu,  qui 
est  plus  cruel  et  plus  assoiffé  de  sang  que  Moloch 
et  Malik,  que  Kronos  et  Busiris,  tue  ses  victimes, 
les  dépèce  ou  les  fait  sauter  en  morceaux,  les  mu- 
tile pour  la  vie  ou  les  empoisonne  de  gaz  délé- 
tères, de  sorte  qu'ils  deviennent  comme  des  cada- 
vres vivants. 

La  guerre  est  un  sacrifice  humain,  une  boucherie 


I76  GUERRE    ET    CIVILISATION 

d'hommes,  et  là  où  elle  sévit  s'assemblent  les 
oiseaux  mangeurs  de  charognes. 

La  guerre,  qui  n'est  que  sauvagerie  et  horreur, 
l'esprit  de  rapine  qui  entraîne  à  la  violation  des  lois, 
au  parjure  et  à  la  déloyauté,  l'appétit  de  domination 
qui  engendre  la  lâcheté,  la  fausseté  et  la  soumission 
vile,  la  soif  de  sang  qui  s'assouvit  dans  la  cruauté 
et  le  sadisme,  ont  inspiré  à  Victor  Hugo  un  poème 
étincelant  de  la  Légende  des  Siècles  intitulé 
«  Ratbert  ».  La  scène  a  pour  théâtre  l'Italie  médié- 
vale, mais  tous  les  cadres  historiques  sont  brisés. 
Derrière  un  éblouissant  chaos  de  personnages  et 
de  villes,  se  développe  une  action  simple  dans  ses 
traits  .essentiels,  poignante  et  d'une  incomparable 
grandeur  tragique.  Dans  cette  poésie,  Victor  Hugo 
a  trouvé  des  expressions  sublimes  pour  tous  les 
sentiments  humains,  les  plus  élevés  comme  les  plus 
bas. 

Dans  la  cité  d'Ancône,  est  assis  sur  son  trône 
d'or  Ratbert,  fils  de  Rodolphe  et  d'Agnès,  comtesse 
d'Elsencur,  petit-fils  de  Charlemagne.  Il  est  roi 
d'Arles  et  s'intitule  Empereur.  C'est  par  la  fraude 
qu'il  est  devenu  seigneur  d'Ancône  et  c'est  par  la 
fraude  qu'il  veut  se  rendre  maître  de  Final,  qui 
appartient  à  la  petite  Isora,  âgée  de  cinq  ans, 
orpheline  de  père  et  de  mère  ;  elle  n'a  plus  auprès 
d'elle  que  son  grand-père  Fabrice,  un  vieillard. 

Le  roi  Ratbert,  qui  s'intitule  Empereur,  a  convo- 
qué à  Ancône  tous  les  tyrans,  princes  et  roitelets 
de  l'Italie.  Ils  le  craignent  et  ils  lui  rendent  hom- 
mage. Ratbert  leur  fait  part  de  ses  desseins  contre 
la  petite  Isora,  à  qui  il  veut  enlever  la  vie  et  les 


LES    OISEAUX    DE    PROIE    DU    ROI    RATBERT         177 

biens,  et  tous  l'applaudissent.  Un  par  un  il  s'a- 
vancent pour  répondre  à  ses  questions,  et  ils  louent 
sa  grandeur,  sa  puissance  et  la  sagesse  de  son 
esprit. 

Gibo  dit  ceci  :  «  0  roi,  seuls  des  scélérats  osent 
te  braver,  toi  qui  commandes  aux  villes  et  aux 
campagnes  ;  te  combattre  serait  crime,  orgueil  et 
folie;  quiconque  ne  dit  pas  que  Ratbert  est  Empe- 
reur doit  mourir.  Il  y  a  bien  ici  des  potences,  je 
l'espère.  Pour  moi,  si  mon  propre  père  osait  s'atta- 
quer à  l'Empereur  dont  Dieu  conduit  les  pas,  je 
voudrais  que  les  corbeaux  du  gibet  se  posassent  la 
nuit  sur  son  cadavre  et  que  la  lune  apparût  à 
travers  son  squelette.  » 

Malaspina,  le  guerrier  redouté,  qui  remplissait 
de  serpents  morts  les  puits  desAbruzzes,  s'exprime 
en  peu  de  mots  :  «  La  guerre  est  sainte.  Grand  Dieu, 
fais  que  l'Empereur  étende  sa  domination  du  Nord 
à  l'Orient;  c'est  par  sa  bouche  auguste  que  ta  voix 
se  fait  entendre.  » 

Afranus  parla  le  dernier.  C'était  un  homme 
d'église.  Il  était  évêque,  pieux,  bienfaisant,  savant; 
pour  témoigner  de  son  humilité  il  portait  une  corde 
autour  de  son  froc.  Il  invoqua  l'Esprit  Saint  et 
commença  ainsi  :  «  Ratbert  a  planté  par  r.use  sa 
bannière  sur  les  murs  d'Ancône.  C'est  chose  per- 
mise. Ancône  a  agi  imprudemment,  et  la  ruse  est 
légitime  lorsqu'elle  réussit  et  qu'elle  sert  au  bien  de 
tous.  Tous  les  prétextes  sont  bons  quand  il  s'agit 
de  conquérir  une  ville.  »  Et  il  ajouta  :  «  La  ruse, 
ou  ce  qu'on  appelle  ainsi,  adoucit  l'art  de  la 
guerre  :  moins  de  coups,  moins  de  bruit;  la  victoire 


6UF.RHE    ET    CIVILISATION 


I78  GUERRE    ET    CIVILISATION 

plus  sûre.  Je  présente  mon  avis  timidement;  je 
suis  d'église,  et  ne  possède  que  l'humble  intelli- 
gence d'un  simple  clerc;  je  m'entends  mieux  à 
chanter  des  psaumes  qu'à  parler  devant  d'aussi 
hauts  seigneurs.  Je  suis  très  ignorant;  à  chacun  sa 
monture.  L'Empereur  chevauche  devant  tous  les 
autres  sur  son  vigoureux  palefroi  bardé  de  fer, 
l'archange  sur  un  dragon,  l'apôtre  sur  un  âne.  Il  va 
ainsi  du  droit,  qui  doit  être  large  pour  le  roi  et 
étroit  pour  le  peuple.  Le  peuple  est  le  troupeau  de 
moutons  et  le  roi  son  berger.  Seigneur,  un  empereur 
ne  veut  rien  sans  que  Dieu  le  désire.  Agis  d'après  ce 
principe.  Tu  peux  faire  la  guerre  aux  chrétiens 
aussi  bien  qu'aux  Turcs  sans  prévenir  de  ton  dessein. 
Les  Turcs  sont  hors  des  lois  communes,  et  par  suite 
toute  déclaration  de  guerre  est  superflue  en  ce  qui 
les  concerne.  Et  si  les  chrétiens  s'opposent  à  ta 
puissance  et  à  tes  désirs,  ils  cessent  d'être  des 
chrétiens  et  doivent  être  traités  en  conséquence. 
Ce  serait  un  malheur  si  des  scrupules  retenaient  un 
prince  quand  il  s'agit  du  bien  de  l'Etat.  » 

Partant  de  ces  prémisses,  Afranus  conseille  à 
l'Empereur  de  s'emparer  de  Final.  La  loi  salique, 
qui  interdit  aux  femmes  de  monter  au  trône  est 
sans  effet  à  Menton,  où  règne  la  sœur  de  l'Empereur, 
mais  doit  être  appliquée  rigoureusement  à  Final. 

L'Empereur  n'hésite  plus  désormais  à  exécuter 
son  projet.  Il  envoie  à  Final  un  messager  avec  de 
précieux  cadeaux  pour  le  vieux  Fabrice  et  des  jouets 
pour  sa  îpetite-fîlle.  Il  fait  annoncer  qu'il  va  venir 
saluer  Isora  et  la  baiser  au  front  —  un  honneur 
que  Ratbert  n'accorde  qu'aux  reines. 


LES    OISEAUX    DE    PROIE    DU    ROI    RATBERT        1 79 

Fabrice  est  tout  heureux  et  ordonne  de  tenir  tout 
prêt  pour  recevoir  aussi  solennellement  que  pos- 
sible cet  hôte  illustre  ;  mais,  pendant  qu'il  relit  la 
lettre  impériale,  un  corbeau  vient  à  voler  et  le  sombre 
oiseau  de  malheur  qui  avait  enseigné  le  chemin  à 
Judas  quand  celui-ci  cherchait  Jésus,  jette  son 
ombre  sur  le  parchemin  blanc.  Fabrice  repousse 
son  augure  funeste,  mais  le  gardien  du  château  est 
saisi  de  sombres  pressentiments.  L'inquiétude  se 
répand;  la  nature  elle-même  frissonne  dans  une 
attente  anxieuse. 

Le  soir  vient,  le  soleil  descend  dans  son  brasier  ; 
Et  voilà  qu'au  penchant  des  mers,  sur  les  collines, 
Partout,  les  milans  roux,  les  chouettes  félines, 
L'autour  glouton,  l'orfraie  horrible  dont  l'œil  luit 
Avec  du  sang  le  jour,  qui  devient  feu  la  nuit, 
Tous  les  tristes  oiseaux  mangeurs  de  chair  humaine, 
Fils  de  ces  vieux  vautours,  nés  de  l'aigle  romaine, 
Que  la  louve  d'airain  aux  cirques  appela, 
Qui  suivaient  Marius  et  connaissaient  Sylla, 
S'assemblent  :  et  les  uns,  laissant  un  crâne  chauve, 
Les  autres,  aux  gibets  essuyant  leur  bec  fauve, 
D'autres,  d'un  mât  rompu  quittant  les  noirs  agrès, 
D'autres,  prenant  leur  vol  du  mur  des  lazarets, 
Tous,  joyeux  et  criant,  en  tumulte  et  sans  nombre, 
Ils  se  montrent  Final,  la  grande  cime  sombre 
Qu'Othon,  fils  d'Aleran  le  Saxon  crénela, 
Et  se  disent  entre  eux  :  «  Un  empereur  est  là  !  » 

Puis  commence  la  seconde  grande  partie  du 
drame.  L'Empereur  qui  avait  conquis  Ancône  par 
la  ruse  s'est  emparé  de  Final  par  la  ruse.  Sous  le 
masque  de  l'amitié  il  est  entré  dans  le  château  où 
tout  était  préparé  pour  une  réception  de  gala.  Sa 


l8o  GUERRE    ET    CIVILISATION 

horde  a  massacré  toute  la  garnison,  étouffé  la  petite 
Isora  et  jeté  Fabrice  dans  les  fers.  Quand  l'œuvre 
de  la  journée  fut  accomplie  et  que  la  nuit  s'approcha, 
on  célébra  de  grandes  orgies  dans  la  cour  et  dans 
les  salles  du  château. 

Sans  doute,  c'est  un  sinistre  spectacle  de  voir  un 
vautour  aux  ailes  éployées  descendre  sur  sa  proie 
et  la  déchirer;  sans  doute,  nous  frissonnons  quand 
nous  entendons  le  petit  oiseau  crier  dans  les  serres 
de  l'aigle;  sans  doute,  il  est  horrible  d'entendre 
l'épervier  ronger  et  broyer  les  os  de  sa  victime. 
Mais  la  nature  même  excuse  ces  oiseaux.  La  faim 
est  la  loi  de  tout  ce  qui  vit.  Et  le  ciel,  qui  connaît 
les  mystères  profonds  et  rigoureux  de  la  nature, 
la  nuit,  qui  protège  le  vol  silencieux  et  vigilant 
du  hibou  quand  celui-ci  épie  de  ses  grands  yeux 
ronds,  qui  protège  l'araignée  quand  elle  tisse  son 
pâle  filet,  font  briller  les  étoiles  au-dessus  de  la 
fête  lugubre  des  oiseaux  de  proie. 

Mais  le  fils  d'Adam,  l'être  doué  de  raison,  l'élu, 
qui  doit  trouver  le  bien  parce  qu'il  a  lutté  pour  le 
conquérir,  l'homme  qui  tue  l'homme  et  rit  de  son 
acte,  épouvante  tout  l'infini  vivant,  même  si  son 
crime  se  cache  dans  la  nuit  la  plus  opaque.  Et 
Caïn  tuant  Abel  frappe  d'effroi  Dieu  lui-même. 


XV 
SOLVET  SECLUM 


Solvet  seclam,  le  monde  se  dissoudra,  le  monde 
disparaîtra,  est-il  dit  dans  la  vieille  hymne  sur  le 
jugement  dernier.  Solvet  seclum  in  favilla,  le  monde 
disparaîtra  dans  un  océan  de  flammes.  Cette  pro- 
phétie menaçante  du  Moyen  Age  inspire  de  nouveau 
la  terreur  et  excite  de  sombres  pressentiments  dans 
l'âme  des  hommes.  N'est-ce  pas  le  jour  du  juge- 
ment qui  s'approche  ?  Ne  marchons-nous  pas  vers 
la  destruction  totale?  Des  villes  sont  ravagées  et 
brûlées,  de  grands  pays  transformés  en  déserts  ; 
des  populations  entières  sont  chassées  de  leurs 
maisons  et  périssent  misérablement  sur  les  routes 
ou  vivent  d'une  existence  précaire  parmi  des  étran- 
gers. Des  régions  sont  éventrées  par  les  tranchées; 
les  champs  sont  engraissés  de  sang  et  labourés 
par  des  explosions  d'obus.  De  puissantes  machines 
massacrent  méthodiquement  les  plus  robustes  des 
jeunes  ou  les  mutilent  pour  toujours. 

Des  hommes  détruisent  sciemment  ce  que  les 
hommes  ont  créé  et  protégé  pendant  de  longues 
années.  L'œuvre  de  destruction  progresse  inlassa- 
blement dans  tous  les  domaines,  dans  celui  des 
âmes  comme  dans  celui  des  corps.  Partout  où  nous 


l82  GUERRE    ET    CIVILISATION 

jetons  nos  regards,  c'est  le  même  spectacle  déso- 
lant de  ruines  parmi  lesquelles  la  plante  vénéneuse 
de  la  haine  croit  à  profusion.  Pour  donner  une  idée 
des  grandes  valeurs  civilisatrices  que  la  guerre 
a  déjà  détruites,  je  considérerai  ce  qui  se  passe 
actuellement  dans  le  petit  cercle  des  linguistes  et 
des  historiens  des  pays  belligérants.  On  pourra 
tirer  de  là  des  conclusions  plus  générales  sur  l'état 
des  esprits. 

Peu  de  temps  après  la  guerre  franco-allemande 
de  1870-1871,  deux  savants  français,  jeunes,  mais 
déjà  fort  connus,  Gaston  Paris  et  Paul  Meyer,  fon- 
dèrent une  revue  nouvelle  intitulée  Romania.  Elle 
avait  pour  objet  d'étudier  le  développement  de  la 
langue  et  de  la  civilisation  dans  les  pays  romans  ; 
elle  devint  bientôt  une  des  revues  savantes  les 
plus  considérées  de  l'Europe.  Elle  eut  une  impor- 
tance non  seulement  scientifique,  mais  aussi  poli- 
tique en  ce  sens  qu'elle  contribua  beaucoup  à  faci- 
liter et  à  accélérer  la  réconciliation  entre  la  science 
française  et  la  science  allemande.  On  trouve,  dès  les 
premières  années,  des  articles  composés  par  les 
deux  plus  célèbres  romanistes  de  l'Allemagne, 
Hugo  Schuchardt  et  Adolf  Tobler,  et  par  la  suite  le 
nombre  des  collaborateurs  allemands  s'est  aug- 
menté considérablement.  En  outre,  les  directeurs 
prenaient  soin  de  donner  des  comptes  rendus  dé- 
taillés et  des  résumés  d'ouvrages  et  de  revues 
publiés  en  allemand.  C'est  ainsi  que  la  coopération 
entre  les  philologues  des  deux  côtés  du  Rhin  reprit 
rapidement,  et  l'exemple  donné  par  la  Romania  fit 
sentir  bientôt  son  influence  dans  d'autres  domaines 


SOLVET    SECLUM  I 83 

de  la  science.  Il  faut  ajouter  à  cela  la  séduction 
irrésistible  qu'exerçait  Gaston  Paris  ;  c'était  le  guide 
par  excellence,  le  maître  admiré  et  aimé  ;  chaque 
année,  des  Allemands,  jeunes  étudiants  et  vieux 
professeurs,  affluaient  autour  de  sa  chaire. 

Gaston  Paris  travailla  toute  sa  vie  à  panser  les 
blessures  faites  par  la  guerre  et  à  amener  une  com- 
préhension mutuelle,  une  harmonie  entre  l'esprit 
français  et  l'esprit  allemand.  Il  chercha  aussi  à 
établir  dans  le  domaine  de  la  philologie  romane 
une  sorte  de  fraternité  internationale.  Et  ses  efforts 
curent  le  plus  beau  succès. 

Le  12  mars  1903,  Gaston  Paris  était  enterré  avec 
toutes  sortes  de  marques  d'honneur  données  par  sa 
patrie  et  par  l'étranger,  et,  le  soir  du  même  jour, 
quelques-uns  de  ses  élèves  se  réunissaient  et  déci- 
daient de  fonder  une  société  scientifique  internatio- 
nale, une  «  Société  amicale  Gaston  Paris  ».  Le 
projet  fut  chaleureusement  accueilli,  la  société  se 
constitua  et  recruta  des  membres  dans  toutes  les 
nations  civilisées  du  globe. 

Cette  association  fut  comme  la  réalisation  d'un 
rêve  de  jeunesse  de  Gaston  Paris.  Dans  la  leçon, 
devenue  plus  tard  si  célèbre,  qu'il  fit  au  Collège  de 
France  en  décembre  1870,  lorsque  l'armée  alle- 
mande étreignait  Paris  d'un  cercle  de  fer,  il  parla 
en  termes  enthousiastes  de  la  science,  qui  poursuit 
par  toute  la  terre  un  seul  et  même  but,  la  décou- 
verte de  la  vérité,  et  qui  par  suite  doit  réunir  les 
hommes  comme  dans  une  patrie  commune,  supé- 
rieure aux  diverses  nationalités  étroites  et  hostiles, 
patrie  qu'aucune  guerre  ne  pourra  ensanglanter, 


1 84  GUERllE    ET    CIVILISATION 

qu'aucune  conquête  ne  peut  menacer,  et  où  les 
âmes  trouveront  le  repos  et  la  sécurité  :  c'était  une 
sorte  de  Civitas  Dei,  quelque  chose  comme  cette 
cité  de  Dieu  dont  les  âmes  pieuses  rêvaient  dans 
le  haut  Moyen  Age. 

La  société  amicale  internationale  qui  portait  le 
nom  de  Gaston  Paris  était  devenue  un  asile  qui  se 
rapprochait  de  cette  Civitas  Dei.  Aujourd'hui,  la 
société  est  dissoute,  et  beaucoup  de  ses  membres 
combattent  dans  des  camps  adverses.  Le  même 
fait  s'est  reproduit  dans  d'autres  domaines.  Des 
savants  français  et  allemands,  italiens  et  autri- 
chiens, qui  vivaient  auparavant  dans  la  plus  parfaite 
entente,  se  poursuivent  maintenant  d'une  haine 
impitoyable.  Toutes  les  relations  de  collègue  à 
collègue,  tous  les  liens  d'amitié  sont  brisés.  Il  ne 
reste  plus  qu'un  chaos  sinistre.  Et  personne  n'en- 
trevoit d'issue  possible,  si  solides  sont  les  positions 
occupées  par  les  adversaires. 

En  France,  le  célèbre  historien  Ernest  Lavisse  a 
exposé  son  point  de  vue  dans  un  article  qu'il  inti- 
tule :  Non  possumus.  Ce  sont  les  termes  bibliques 
dont  se  servit  le  pape  Clément  VII  lorsqu'il  re- 
poussa Henri  VIII.  La  même  formule  est  employée 
aujourd'hui  par  les  savants  français  les  plus  émi- 
nents  à  l'occasion  d'une  tentative  faite  par  les 
Suisses  pour  préparer  les  voies  à  une  réconciliation 
future.  «  Nous  ne  pouvons  pas  »,  disent  MM.  La- 
visse, Gustave  Lanson,  Alfred  Morel-Fatio,  Emile 
Picot  et  beaucoup  d'autres;  la  guerre  a  démontré 
qu'il  existe  dans  les  deux  pays  des  conceptions 
diamétralement  opposées  de  Dieu  et  de  l'humanité. 


SOLVET    SECLUM  l85 

C'est  pourquoi  aucune  réconciliation  n'est  pos- 
sible. 

Du  côté  allemand,  la  situation  semble  également 
sans  espoir.  M.  Hugo  Schuchardt,  le  grand  lin- 
guiste, dont  j'ai  déjà  signalé  les  suggestives  inter- 
ventions dans  d'autres  questions  actuelles,  a  publié 
une  petite  brochure  qu'il  intitule  :  Aus  dem  Herzen 
eines  Romanisten  (Réflexions  sorties  du  cœur  d'un 
romaniste)  et  qui  se  vend  au  profit  des  corps 
d'armée  autrichiens  occupés  sur  le  front  italien. 

Cette  brochure  est  un  adieu  émouvant  adressé  à 
l'Italie.  Schuchardt  a  aimé  ce  pays  depuis  sa  plus 
tendre  jeunesse  ;  il  lui  est  attaché  par  d'innom- 
brables liens  d'amitié  et  il  en  connaît  la  langue 
comme  personne.  Pourtant  il  vient  de  rompre  avec 
lui  dans  les  termes  les  plus  absolus.  Sa  brochure 
débute  ainsi  :  «  J'écrivais,  il  y  a  quarante  ans,  dans 
Y Allgemeine  Zeitang  :  Si  l'Angleterre  s'enfonçait 
sous  les  eaux,  la  perte  serait  grande  ;  mais  quelle 
serait  notre  désolation  si  un  jour,  sur  le  versant 
sud  des  Alpes,  nous  n'avions  plus  devant  nous 
qu'une  étendue  d'eau  déserte  et  morne  ?  Eh  bien  ! 
cette  désolation,  cette  amertume,  la  plus  grande 
de  toutes,  nous  l'éprouvons  aujourd'hui;  l'Italie,  la 
terre  où  fleurissent  les  citronniers,  a  disparu  pour 
nous  sous  les  eaux.  » 

L'Italie  est  devenue  à  tel  point  pour  Schuchardt 
une  terre  fermée,  qu'il  s'écrie  ensuite  en  soupi- 
rant :  «  Il  nous  sera  absolument  impossible  de 
suivre  l'exemple  de  ces  Européens  qui  s'habillent 
en  mahométans  pour  pouvoir  visiter  les  lieux  saints 
de  l'Islam.  »  Quel  amour  profond  pour  l'Italie  se 


1  86  GUERRE    ET    CIVILISATION 

révèle  dans  ces  paroles  !  L'Italie  est  pour  Schu- 
chardt,  comme  pour  tant  d'autres,  la  terre  sainte, 
mais  désormais  l'accès  lui  en  est  interdit. 

Schuchardt  termine  sa  brochure  par  une  citation 
tirée  d'une  tragédie  de  Métastase,  où  Didon  parle 
ainsi  à  Enée  :  «  Le  flambeau  est  éteint,  le  lien  est 
déchiré,  —  et  c'est  à  peine  si  je  me  souviens  de 
ton  nom.  »  En  conformité  parfaite  avec  les  senti- 
ments qu'il  exprime  ici,  Schuchardt  avait  envoyé, 
aussitôt  après  la  rupture  de  la  paix,  une  lettre  à  la 
Tagespost  qui  fut  publiée  le  il\  mai  191 5  et  où  il 
disait  :  «  Au  lieu  d'une  couronne  mortuaire  au 
peuple  italien  que  j'ai  autrefois  si  profondément 
aimé  et  sur  lequel  je  pleure  maintenant,  je  vous 
envoie  ci-joint  3oo  francs  pour  notre  caisse  de 
secours  de  guerre.  » 

Tout  le  monde  en  Autriche  et  en  Allemagne 
partage  les  sentiments  de  Schuchardt.  Je  citerai 
encore  une  déclaration  caractéristique.  L'éminent 
historien  de  l'art,  G.  Dehio,  a  publié,  le  3o  mai 
iqi5,  dans  la  Frankfurter  Zeitung,  un  article 
contre  l'Italie,  qui  se  termine  par  ces  mots  :  «  11 
faut  qu'il  en  ,soit  ainsi.  Sur  la  place  de  la  Seigneu 
rie  à  Florence,  sur  la  place  Saint-Marc  à  Venise, 
nous  n'avons  plus  rien  à  faire  dans  l'avenir,  que 
nous  sortions  de  cette  guerre  en  vainqueurs  ou  en 
vaincus.  » 

Vouloir  intervenir  comme  médiateur  entre  les 
Autrichiens  et  les  Allemands  d'une  part,  les  Italiens 
et  les  Français  de  l'autre,  ce  serait  une  entreprise 
folle  :  j'en  ai  fait  moi-même  la  douloureuse  expé- 
rience. Toute  compréhension  réciproque  est  impos- 


SOLVET    SECLUM  I 87 

sible.  Ils  ne  voient  que  leur  propre  droit  et  l'injus- 
tice de  l'adversaire  ;  et  celui  qui  n'est  pas  avec  eux 
est  contre  eux. 

Montrons  par  un  exemple  frappant  comment  les 
mêmes  faits  historiques  se  reflètent  de  façon  diffé- 
rente suivant  que  l'observateur  appartient  à  l'un 
ou  à  l'autre  camp.  Il  s'agit  de  l'Autriche,  de  sa 
structure  ethnographique  si  extraordinaire  et  de 
ses  droits  à  l'existence. 

Le  linguiste  français  le  plus  considérable,  M.  An- 
toine Meillet,  écrit  à  ce  sujet  :  «  En  ce  qui  concerne 
l'Autriche,  tout  le  monde  sait  que  ce  n'est  pas  une 
nation,  mais  un  assemblage  de  pays  soumis  à  la 
couronne  des  Habsbourg,  assemblage  où  une 
bureaucratie  essentiellement  allemande  opprime 
les  aspirations  et  les  espérances  des  Tchèques,  des 
Ruthènes,  des  Slovènes  et  des  Italiens,  sans  arriver 
à  développer  dans  ces  races  une  véritable  vie  na- 
tionale nouvelle.  » 

Et  voici  ce  qu'écrit  M.  Hugo  Schuchardt  :  «  Notre 
monarchie  est  un  fait  unique  dans  la  géographie 
politique,  mais  elle  ne  l'est  pas  seulement  comme 
une  relique  vénérable  du  passé;  elle  l'est  encore 
en  tant  que  symbole  heureux  de  l'avenir  :  car  c'est 
une  grandiose  station  d'expériences  dont  l'objet 
suprême  et  définitif  est  de  fondre  en  une  grande 
famille  toutes  les  nationalités  et  toutes  les  races.  » 

On  a  peine  à  croire  que  c'est  du  même  pays  que 
parlent  les  deux  auteurs.  Ainsi  s'opposent,  dans  une 
antithèse  brutale,  façon  de  penser  à  façon  de  penser  ; 
les  Français  insultent  les  Allemands  et  ceux-ci  le 
leur  rendent  de  tout  cœur.  Hugo  Schuchardt  s'ex- 


1 88  GUERRE    ET    CIVILISATION 

prime  de  la  sorte  :  «  Les  Latins  sont,  si  nous 
allons  au  fond  des  choses,  des  verbalistes,  et  les 
Germains,  des  réalistes;  ce  qui  importe  pour  nous, 
c'est  la  chose,  et  pour  eux,  c'est  le  mot.  Nous  ap- 
précions le  vrai  et  le  bien  même  s'ils  sont  habillés 
de  haillons,  et  les  autres  apprécient  l'or  et  la 
pourpre,  même  s'ils  recouvrent  l'insignifiance  ou 
le  pur  néant.  »  Quand  un  Schuchardt  se  laisse  aller 
à  une  généralisation  aussi  injuste,  on  ne  doit  pas 
s'étonner  des  aberrations  et  des  confusions  d'idées 
que  l'on  peut  observer  chez  beaucoup  d'esprits  de 
moindre  qualité,  et  qui  ont  produit  des  manifesta- 
tions du  plus  mauvais  goût. 

Où  est  donc  le  Gaston  Paris  capable  d'amener 
après  la  guerre  une  réconciliation  entre  les  nations? 
Viendra-t-il  jamais?  On  a  des  raisons  d'en  douter. 
Et  pourtant  il  est  impossible  de  renoncer  à  l'espoir 
de  voir  revenir  le  jour.  Beaucoup  de  germes  ont 
été  déjà  semés,  et  ils  ne  pourriront  pas  tous  dans 
le  sol.  L'appel  lancé  de  Suisse  par  MM.  J.  Hâber- 
lein  et  G.  de  Reynold,  ainsi  que  le  travail  accompli 
par  le  Neues  Vaterland  en  Allemagne  et  l'interna- 
tionale Frdternitas  medicorum  mettront  en  mouve- 
ment les  pensées  et  les  sentiments  de  beaucoup 
d'hommes  et  leur  inspireront  le  goût  d'appliquer 
leurs  efforts  à  réparer  et  à  guérir,  à  construire  une 
nouvelle  cité  de  Dieu  qu'aucune  guerre  n'ensan- 
glantera. Car  la  guerre  est  le  crime  gigantesque,  la 
barbarie  destructrice  qu'il  faut  apprendre  aux 
hommes  à  haïr  et  à  mépriser.  La  génération  qui 
viendra  devra  savoir  que  le  meurtre  et  l'incendie, 
le  pillage  et  le  viol  sont  des  crimes  de  l'espèce  la 


SOL VET    SECLUM  189 

plus  basse  et  qu'ils  deviennent  encore  plus  mépri- 
sables et  plus  répugnants  quand  ils  sont  commis 
en  uniforme  et  par  ordre  supérieur. 

Soluet  seclum,  le  vieux  monde  s'écroulera  ;  mais, 
comme  dit  Leconte  de  Lisle  dans  la  puissante  pa- 
raphrase qu'il  a  donnée  de  cette  prophétie,  les 
scories  impures  de  ce  vieux  monde  fertiliseront  les 
sillons  où  germe  le  monde  nouveau. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

Préface  v 

Avant-propos xi 

I.  —  Moltke  et  Maupassant i 

II.  —  Belgique  d'autrefois,  Belgique  d'aujourd'hui  .  18 

III.  —  Le  pays  qui  ne  veut  pas  mourir 26 

IV.  —  L'université  détruite 36 

V.  —  La  cathédrale  de  Reims 43 

VI.  —  Le  manifeste  des  intellectuels. 54 

VII.  —  Les  ennemis  de  l'Allemagne 71 

VIII.  —  Faut-il  faire  des  annexions  ? 76 

IX.  —  On  emprisonne  des  savants 92 

X.  — L'Italie  sous  le  joug 102 

XI.  —  Le  salut  d'un  Franciscain  à  l'Italie 129 

XII.  —  La  guerre  et  la  langue. i3g 

XIII.  —  La  guerre  et  la  religion i63 

XIV.  —  Les  oiseaux  de  proie  du  roi  Ratbert 174 

XV.  —  Solvel  seclu/n 181 


NANCY,    IMPRIMERIE   BERGER-LE  VRAULT    —   AVRIL    IQI7 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


23  OCT.  2300 


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