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GUERRE ET CIVILISATION
PRINCIPAUX OUVRAGES DE M. CHRISTOPHE NYROP
Nouveau recueil de Farces françaises des quinzième
et seizième siècles, publié en collaboration avec Emile
Picot. Paris, D. Morgand et C. Fatout, 1880.
Den oldfranske Heltedigtning (Histoire de l'Épopée
française au Moyen Age). Copenhague, i883. — Storia
dell' epopea francese nel medio evo, traduzione di Egidio
Gorra, con aggiunte e correzioni fornite dall' autore. Flo-
rence, Carnesecchi, 1886.
Grammaire historique de la Langue française. Tome I
(1899, 1904, 1914)5 Phonétique. Tome II (1903), Morpho-
logie. Tome III (1908), Formation des mots. Tome IV
(191 3), Sémantique. Tome V (en préparation), Syntaxe.
Paris, A. Picard.
Manuel phonétique du français parlé. 3e édition, tra-
duite et remaniée par Emm. Philipot. Paris, A. Picard,
1901 (2e édition, igi3).
Fransk Verslœre (Traité de versification française).
Copenhague, 1910.
Recueil de Textes français (jjubliés pour les cours uni-
versitaires). Tome I, Philologie française (2e édition,
1915). Tomes II et III, Poésie française (1900 et 1909).
Copenhague, Gyldendalske Boghandel, et Paris, A. Picard.
France, traduit par Jacques de Coussange. Paris, Larousse,
1916.
L'Arrestation des professeurs belges et l'Université
de Gand, traduit par Emm. Philipot. Paris et Lausanne,
Payot, 191 7.
MAI 2;973
CHRISTOPHE NYROP
PROFESSEUR A L UNIVERSITE DE COPENHAGUE
UERRE ET CIVILISATION
TRADUIT T3XJ DANOIS
Par Emm. PHILIPOT
MAURE DE CONFÉRENCES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE RENNES
PREFACE PAR PAUL VERRIER
CHARGE DE COURS A LA SORBONNE
BERGER-LEVRAULT, LIBRAIRES-ÉDITEURS
PARIS
5-7, RLE DBP BEAUX-ARTS
NANCY
RUE DES GLACIS, l8
1917
/f/7
PRÉFACE
ri 'était en 191 1, au mois de mai. Le profes-
v _j seur de langues et littératures romanes à
l'Université de Copenhague, M. Nyrop ('),
devait faire trois conférences publiques au
Collège de France. Le sujet pouvait sembler
un peu spécial : « L'euphémisme en français. »
Dès la première fois, cependant, il vint des
auditeurs en grand nombre, attirés par la
renommée du savant Danois, par la sympathie
que nous inspire communément son pays, par
la curiosité. Quand parut l'orateur, quand il
prit la parole en excellent français, on fut
surpris, surpris et charmé : il y avait — malgré
les verres noircis qui cachaient les yeux
presque éteints par la maladie — il y avait
dans ce visage au teint frais tant de vie et de
(1) Né à Copenhague en i858, étudiant à Paris en 1877-1878
(cours de Gaston Paris, Paul Mcyer, etc.), docteur es lettres (Co-
Îenhague) en 1886, maître de conférences à l'Université de Copen-
ague en 1888, professeur titulaire en i8g5, membre correspondant
de l'Institut en 191a. — En 1906, il était frappé de cécité à peu près
complète.
GUERRE ET CIVILISATION
VI PREFACK
souriante jeunesse! il y avait tant de vie et
d'aisance dans cette voix et dans cette pensée,
claires toutes deux, souples et riches, en même
temps que nettes et fermes! Ingénieux et joli-
ment tourné, sans rien sacrifier de l'ordonnance
et de la rigueur scientifiques, l'exposé inté-
ressait vivement tout le monde, captivai!
l'attention, souvent même amusait par quelque
rapprochement inattendu, quelque remarque
spirituelle, qui projetait sur la question un gai
rayon de lumière. A la deuxième conférence,
la salle était comble ; à la troisième, elle était
plus que bondée, et les applaudissements de la
fin prirent un caractère d'ovation.
Combien il y a de vie chez M. Nyrop, ceux-
là s'en rendent compte qui ont eu l'avantage
de le fréquenter pendant ses nombreux séjours
à Paris; ceux-là seuls le savent bien qui ont
passé de longues heures dans son hospitalière
demeure de Copenhague, — où son admirable
compagne, toujours vibrante, elle aussi, de vie
et de jeunesse, l'aide avec tant de grâce et
d'intelligence à recevoir et à travailler. C'est là
qu'il faut l'avoir vu et entendu, soit dans le
tête-à-tête, soit plutôt encore au milieu de ses
élèves et de ses amis, surtout quand il parle de
la France.
PRÉFACE VII
Et quelle énergie! Incapable depuis 1906 de
lire, d'écrire et de se diriger seul, il a eu le
courage et la force de continuer ses cours, de
poursuivre ses multiples travaux, il a conservé
son bel entrain.
Cette vie qui rayonne pour ainsi dire de sa
personne, son œuvre en est comme pénétrée.
Voici, par exemple, son principal ouvrage :
Grammaire historique de la langue française
(en français). C'est une étude complète et
approfondie, en cinq gros volumes, expressé-
ment composée pour les philologues, maîtres
ou apprentis. Prenez-en la première partie
(histoire générale de la langue française) : si
profane que vous soyez, vous la lirez jusqu'au
bout avec plaisir. Quant au reste, l'érudition
s'y déploie, solide et abondante, mais sans rien
de compact, d'embroussaillé, d'obscur, comme
dans tels lourds manuels : il y a de l'air et de
la lumière, de l'élégance et de la clarté, de la
vie.
Dans les mots, derrière les mots, ce « philo-
logue » aperçoit la vie, non seulement La Vie
des mots, — ainsi qu'il a baptisé un de ses
livres les plus attrayants, — mais encore la vie
de la pensée, la vie des hommes, la vie des
peuples. A Paris, en Provence, en Roumanie,
VIII PREFACE
eu Danemark, bien ailleurs encore, il s'est
appliqué à démêler dans la langue, dans les
textes anciens et modernes, dans les traditions
et les mœurs l'évolution si variée de la vie. Il
a beaucoup écrit là-dessus. Citons encore
quelques titres : Histoire de V Epopée française,
travail remarquable, traduit sur-le-champ, —
en français? non, — en italien; Une Représen-
tation dramatique au Moyen Age; Mosaïques
romanes, où sont décrites avec art la Roumanie
et la Provence; La Légende d'Ulysse et de
Polyphème; La Puissance du Nom ; Le Juif
Errant; Le Cœur du Chanteur ; La Comtesse
aux trois cent soixante-cinq enfants; Tann-
hàuser au Venusberg ; Le Baiser et son histoire
(traduit en anglais).
C'est à la France avant tout qu'il a consacré
ses recherches et son enseignement, à la
France avant tout qu'il a intéressé des généra-
tions d'auditeurs assidus. Au fur et à mesure
qu'il l'étudiait ainsi, dans les manifestations de
sa vie intellectuelle à travers les âges, il se
passionnait de plus en plus pour sa langue, sa
littérature, sa civilisation, ses idéals.
Depuis le commencement de la guerre, il ne
cesse de plaider notre cause, la cause de la
France, de la Belgique, de l'Italie, des Alliés.
PREFACE IX
Son infirmité n'a pu le retenir d'aller faire des
conférences à travers tout le Danemark et
jusqu'en Suède. Elles palpitent d'une affection
ardente, d'une ardente admiration pour notre
pays. Elles ont paru en brochure, brochure
que tout Français devrait avoir lue : France.
Quant aux articles de journaux où il a
exprimé son indignation, ses douleurs, ses
sympathies, ses espoirs, sa foi, il vient d'en
réunir une partie en volume : Guerre et Civili-
sation.
Cet amant de la vie en déteste âprement la
brutale destructrice : la guerre. Encore y a-t-il
pour lui guerre et guerre. Il pense comme Le-
conte de Lisle :
0 barbarie ! ô soif du meurtre ! acharnement
Horrible ! odeur des morts qui suffoques et navres !
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide horreur de cet égorgement.
Mais, sous l'ardent soleil ou sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur cœur la gueule du canon,
Ils sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume vers ta gloire !
(Le Soir d'une Bataille.)
Malgré l'horreur du présent, cet amant de
la vie garde en elle une confiance inébran-
lable : si le monde de la guerre s'effondre
PBEFACK
aujourd'hui en ruines ensanglantées, c'est pour
fertiliser
de ses restes immondes
Les sillons de l'espace où fermentent les mondes,
c'est pour faire place à une humanité meilleure,
au monde de la paix et de la civilisation.
Tel est, à ces deux égards, l'esprit du livre.
Rien de plus net.
On y relèvera cependant encore le souci
d'équité qui induit l'auteur à noter çà et là ce
qu'il croit discerner de louable chez nos adver-
saires ou de critiquable chez nous. D'aucuns,
peut-être, estimeront que cette délicatesse de
conscience l'entraîne quelquefois un peu loin.
Mais pareil scrupule d'impartialité ne donne
que plus de force au terrible réquisitoire qui se
dégage clairement de ces pages émues, —
pour éclater dans le transparent symbole de
l'avant-dernier chapitre, — contre les empe-
reurs du mensonge et du meurtre, contre les
c Ratberts » et leur suite, ces ennemis de la
vie.
Paul Verrier,
Chargé de cours à la Sorbonne.
AVANT-PROPOS
Ce livre, qui traite de la guerre et de tout ce
i qui s' y rattache, a été écrit par un ami de la
paix. Il fait donc la guerre à la guerre, et nous
aurions pu lui donner comme épigraphe la de-
vise de M"ie Berthe von Suttner: « Bas les armes ! »
Si Je l'ai intitulé, dans V édition française,
« Guerre et Civilisation », dans l'édition da-
noise, « La Guerre est-elle un fait de civilisa-
tion ? » ce n'est pas que j'aie l'intention de dis-
cuter dans les règles la question ainsi posée,
mais j'estime que les divers chapitres du livre
fourniront, par les faits qu'ds présentent, les
moyens de fa résoudre.
Ce livre suit un plan déterminé. Après une
introduction générale, viennent quatre chapitres
consacrés aux dévastations commises en Bel-
gique et dans la France du Nord ; la question
du manifeste des g3 et des réponses qu'il a pro-
voquées s'y rattache très naturellement. La guerre
amène l'annexion, laquelle entraîne avec elle la
tyrannie militaire : quelques-unes des questions
relatives aux annexions et au régime d' occupa-
XII AVANT-PROPOS
tion sont traitées dans les trois chapitres suivants.
Comment l'oppression des nationalités provoque
des réactions violentes et prépare des explosions
de haine, c'est ce que montre par exemple le
mouvement irrédentiste en Italie, et c'est pour-
quoi nous avons étudié l'attitude de l'Italie dans
la présente guerre. Enfin j'essaie dans deux
courtes sections d'éclairer par quelques exemples
les rapports entre la guerre et la religion, entre
la guerre et la langue, et le dernier chapitre
indique dans le lointain celte cité de Dieu r ue les
hommes devraient édifier ensemble dans un esprit
de concorde.
J'espère aussi que mon livre apportera divers
textes peu connus ou peu accessibles qui offrent
un intérêt historique et psychologique. Mais, je
le répète, ce livre a. pour but principal de faire
la guerre à la guerre : je parle naturellement
non pas de la guerre défensive à laquelle cer-
taines nations sont contraintes pour protéger
leur territoire et leurs foyers, mais de la guerre
d'agression qui détruit, pille, suce le vaincu
jusqu'aux moelles et annexe son pays. Qui ne
proteste pas est complice !
Ghr. N.
Copenhague, novembre 191 6.
GUERRE ET CIVILISATION
MOLTKE ET MAUPASSANT
Dans un bel hymne à l'âme de la France,
Maurice Barrés a glorifié le soldat, la vie
militaire et l'esprit guerrier. Il célèbre les héros
des tranchées, sans cesse menacés de la mort ou
de la mutilation, qui supportent sans un murmure
toutes les privations, bravent toutes les souffrances
et font preuve des vertus et des qualités les plus
hautes que connaisse l'humanité : courage, vail-
lance, grandeur d'âme, enthousiasme, décision,
sang-froid, esprit de sacrifice et de résignation.
Pour Barrés la guerre est quelque chose d'infini-
ment beau et élevé, quelque chose de saint. Mais
toute guerre n'est pas sainte. En même temps qu'il
chante les louanges de la guerre et place le soldat
au rang d'un jeune dieu, il voit dans l'incendie qui
dévore l'Europe une des plus effroyables tragédies
que la civilisation ait jamais connues.
En fait, dans l'esprit de Barrés, la seule guerre
sainte est celle qui se donne pour tâche de « dé-
fendre pouce à pouce, motte à motte, la mère des
GUERRE KT CIVILISATION 1
M.IERUE ET CIVILISATION
hommes et des idées, le sol natal d'où procèdent
toutes choses, les plus raffinées et les plus primi-
tives,... la terre et l'âme que nous avons reçues de
nos pères et que nous voulons transmettre à nos
fils aussi belles que nous les avons héritées ».
D'autres, se plaçant à des points de vue diffé-
rents, soutiennent que la guerre est pour l'huma-
nité une nécessité primordiale. La guerre, disent-
ils, est, si on l'examine comme il faut, un bien, un
bien absolu, car l'humanité dégénérerait sans la
guerre. La paix renferme de grands dangers pour
un peuple, tandis que la guene est un bonheur
pour lui. Les bienfaits de la paix ne sauraient être
mis en balance avec ceux de la guerre. La guerre
est une manifestation de toutes les énergies ras-
semblées d'une nation, et elle répond à un besoin
essentiel de l'humanité. La guerre est le grand
facteur de la civilisation ; elle sert à développer
toutes les vertus les plus hautes qui fortifient les
hommes et leur donne la trempe de l'acier ; elle
fond la nation en un tout indissoluble ; elle est
la plus belle manifestation vitale d'un peuple ca-
pable de progrès ; elle est un signe de force et de
santé ; elle est une renaissance. C'est pourquoi elle
est sainte.
Parmi ces apologistes de la guerre il faut compter
le maréchal Helmuth von Moltke. Un jour qu'il
recevait une députation d'une société allemande
pour la paix, il formula son opinion en ces termes
vigoureux : « La guerre est sainte, d'institution
divine ; c'est une des lois sacrées du monde ; elle
entretient chez les hommes tous les grands, les
MOLTKE KT MAUPASSANT 5
nobles sentiments : sentiment de l'honneur, al-
truisme, magnanimité, courage ; bref, elle empêche
les hommes de tomber dans le plus répugnant
matérialisme. »
Tous les militaristes, grands et petits, ont par-
tagé cette opinion. Nous avons pu entendre répéter
les mêmes idées sur des tons différents, tantôt
avec un cynisme et une brutalité sans atténuation,
tantôt avec une forte addition de patriotisme exalté.
Et les écrivains militaires défenseurs de cette thèse
ont recruté des disciples enthousiastes parmi les
civils, chez des savants de catégories diverses.
Même au milieu de la tuerie actuelle, des professeurs
allemands bien disciplinés font l'éloge de la guerre
et parlent de la paix avec mépris. Dans un discours
sur Bas deutsche Selbsthewusstsein ('), prononcé
par le professeur E. Schwarz, de Strasbourg, le
io mars 191 5, nous lisons ce passage : « De même
que tout ce que le cœur et la volonté de l'homme
contiennent de vérité se réduirait à un vain mot
s'il n'existait pas l'implacable vérité de la mort, de
même la guerre est l'épreuve impitoyable à laquelle
sont soumises la vérité et la réalité de la puissance
et de la force d'un Etat. •>
Quelques jours auparavant, M. Ulrich von Wi-
lamowitz-Moellendorff, dans une conférence sur
l'empire d'Auguste, avait mis ses auditeurs en
garde contre la croyance que la paix soit un bien;
il tirait précisément ses preuves de l'histoire de
l'Empire romain : « Il n'est nullement nécessaire,
(1) u La fierté allemande. »
4 GUERRE ET CIVILISATION
disait-il, qu'une longue paix soit pour le inonde un
bienfait. C'est même une question de savoir si elle
peut l'être. La paix peut rendre les hommes mala-
difs et rachitiques, paresseux et engourdis, faibles
et lâches. Comme ils ne sauraient vivre sans sti-
mulants, ils demandent à des sportsmen de pro-
fession des spectacles qui font passer dans leurs
moelles un frisson inoffensif : courses de chevaux
et d'hommes, jeux du cirque, courses de taureaux,
combats de boxe et combats de gladiateurs. Ils ont
de quoi payer le sang d'autrui. La paix ne fait
pas les hommes plus doux, mais plus brutaux; le
fait a été mis en évidence pendant la seule longue
période de paix universelle que l'humanité ait vécue
jusqu'ici. »
Les effroyables événements qui se déroulent
autour de nous et qui constituent sans aucun doute
la plus grande catastrophe qui ait frappé l'univers
depuis le déluge, ont provoqué en beaucoup de
pays une nouvelle discussion des thèses dont nous
venons de parler. Les esprits que possède le « mili-
tarisme nationaliste » ont en général fait hautement
profession de leur doctrine et ont célébré la guerre
comme une puissance bienfaisante et divine, créa-
trice de civilisation nouvelle. Cependant, sous la
pression immédiate de la guerre et de ses orgies
de sang, des voix de plus en plus nombreuses se
sont élevées depuis le mois d'août iqi4 pour pro-
tester avec une énergie croissante contre le droit
absolu de la force brutale, contre l'assassinat mé-
thodique.
Il est intéressant de faire observer qu'une pro-
MOLTKE ET MAUPASSANT 5
testation de ce genre avait été formulée depuis
longtemps déjà par le grand écrivain Guy de Mau-
passant. Il est un des premiers qui aient repoussé,
au nom de l'humanité, la thèse de xMoltke.
Guy de Maupassant était un pur Français de
France, aussi bon patriote que qui que ce fût;
c'était à tous les points de vue un excellent repré-
sentant de sa race. Il avait vécu l'hiver terrible de
1 870-1 871 ; il en avait souffert, et il portait le deuil
des malheurs de la France; mais la guerre en tant
que guerre n'était à ses yeux qu'une force de bar-
barie et de destruction que cet esprit d'une culture
si haute, si affinée, contemplait avec stupeur, sans
la comprendre. 11 avait pour idéal une humanité
intellectuellement libérée, et voilà pourquoi il
apostrophe la guerre avec une indignation brû-
lante. Il la flétrit dans une langue vigoureuse,
pittoresque ; il en évoque toutes les horreurs en
termes concis et énergiques. Il s'adresse directe-
ment à Moltke :
« Ainsi, se réunir en troupeaux de 4oo.ooo
hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser
à rien ni rien étudier, ni rien apprendre, ne rien
lire, n'être utile à personne, pourrir de saleté,
coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans
un hébétement continu, piller les villes, brûler les
villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une
autre agglomération de viande humaine, se ruer
dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair
pilée mêlée à la terre boueuse et rougie, des mon-
ceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes
emportés, la cervelle écrabouillée sans profit pour
0 GUERRE ET CIVILISATION
personne, et crever au coin d'un champ, tandis que
vos vieux parents, votre femme et vos enfants
meurent de faim : voilà ce qu'on appelle ne pas
tomber dans le plus hideux matérialisme...
« Entrer dans un pays, égorger l'homme qui dé-
fend sa maison parce qu'il est vêtu d'une blouse et
n'a pas un képi sur la tête, brûler les habitations
de misérables qui n'ont plus de pain, en voler
d'autres, boire le vin trouvé dans les caves, violer
les femmes trouvées dans les rues, brûler des mil-
lions de francs en poudre et laisser derrière soi la
misère et le choléra : voilà ce qu'on appelle ne pas
tomber dans le plus hideux matérialisme. »
Et la pensée de l'auteur se reportant à l'épou-
vantable hiver de guerre que la France avait connu
récemment, il poursuit :
« Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les
hommes redevenus des brutes, affolés, tuer par
plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation.
Alors que le droit n'existe plus, que la loi est morte,
que toute notion du juste disparaît, nous avons vu
fusiller des innocents trouvés sur une route et
devenus suspects parce qu'ils avaient peur. Nous
avons vu tuer des chiens enchaînés à la porte de
leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous
avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées
dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des
coups de fusil, histoire de rire. Voilà ce qu'on ap-
pelle ne pas tomber dans le plus hideux maté-
rialisme. »
Dans sa protestation virulente contre le général
prussien, qu'il caractérise comme un artiste supé-
MOLTKE ET MAUPASSANT 7
rieur dans l'art de tuer les hommes, Guy de Mau-
passant ne se contente pas de clouer la guerre au
pilori : il place la paix en face d'elle et compare :
« Les nommes de guerre sont les fléaux du
monde. Nous luttons contre la nature, l'ignorance,
contre les obstacles de toute sorte, pour rendre
moins dure notre misérable vie. Des hommes, des
bienfaiteurs, des savants usent leur existence à tra-
vailler, à chercher ce qui peut aider, ce qui peut
secourir, ce qui peut soulager leurs frères. Ils vont,
acharnés à leur besogne utile, entassant les décou-
vertes, agrandissant l'esprit humain, élargissant la
science, donnant chaque jour à l'intelligence une
somme de savoir nouveau, donnant chaque jour à
leur patrie du bien-être, de l'aisance, de la force.
La guerre arrive. En six mois, les généraux ont
détruit vingt ans d'efforts, de patience et de génie.
Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus
hideux matérialisme. »
Maupassant éprouve une haine méprisante pour
ceux qui font de la guerre un métier ; il essaie par
tous les moyens de combattre la croyance commune
d'après laquelle ils auraient accompli des choses
grandes et dignes d'admiration.
« Ou'ont-ils donc fait pour prouver même un peu
d'intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu'ont-
ils inventé? Des canons et des fusils. Voilà tout.
L'inventeur de la brouette n'a-t-il pas plus fait
pour l'homme, par cette simple et pratique idée
d'ajuster une roue à deux bâtons, que l'inventeur
des fortifications modernes?... Est-ce que Napo-
léon Ier a continué le grand mouvement intellectuel
8 GUERRE ET CIVILISATION
commencé par les philosophes à la fin du dernier
siècle ? »
Guy de Maupassant fit un jour une visite à bord
du cuirassé Le Courbet, qui était, il y a une géné-
ration, une des plus belles unités de la marine fran-
çaise. Cette visite lui inspira les réflexions sui-
vantes :
« Rien ne donne l'idée du labeur humain, du
labeur minutieux et formidable de cette petite bête
aux mains ingénieuses comme ces énormes cita-
delles de fer qui flottent et marchent, portent une
armée de soldats, un arsenal d'armes monstrueuses
et qui sont faites, ces armes, de petits morceaux
ajustés, soudés, forgés, boulonnés, travail de four-
mis et de géants, qui montre en même temps tout
le génie et toute l'impuissance et toute l'irrémé-
diable barbarie de cette race si active et si faible
qui use ses efforts à créer des engins pour se dé-
truire elle-même.
« Ceux d'autrefois, qui construisaient avec des
pierres des cathédrales en dentelle, palais féeriques
pour abriter des rêves enfantins et pieux, ne va-
laient-ils pas ceux d'aujourd'hui, lançant sur la
mer des maisons d'acier qui sont des temples de la
mort? »
Comme on le voit, Maupassant démontre avec
une logique inébranlable que seuls les travaux de
la paix assurent le bonheur. La guerre est une sur-
vivance mauvaise dont les hommes doivent s'ap-
pliquer consciemment à se libérer. Dans cet ordre
d'idées, Maupassant avait eu en Victor Hugo un
devancier. Ce géant, à qui rien d'humain n'était
MOLTKE ET MAUPASSANT 9
étranger, avait écrit en effet dans son style lapi-
daire :
« Aujourd'hui, la force s'appelle la violence et
commence à être jugée ; la guerre est mise en accu-
sation. La civilisation, sur la plainte du genre
humain, instruit le procès et dresse le grand dos-
sier criminel des conquérants et des capitaines. Les
peuples en viennent à comprendre que l'agrandis-
sement d'un forfait n'en saurait être la diminution ;
que si tuer est un crime, tuer beaucoup n'en peut
être la circonstance atténuante; que si voler est une
honte, envahir ne saurait être une gloire.
« Ah ! proclamons ces vérités absolues, déshono-
rons la guerre. »
Maintenant que la guerre a ravagé pendant plus de
deux ans l'Europe et une grande portion de l'Asie,
on est tenté de mettre Moltke, représentant du mi-
litarisme, en face de Maupassant et de Victor Hugo,
représentants de l'humanisme, et de confronter leurs
idées. Le temps n'est-il pas venu où l'on pourrait
décider lequel des deux partis a raison? 11 est bien
probable que la plupart des hommes se rallieront
sans hésiter à la théorie des deux écrivains français,
comme à l'expression de ce qu'il y a de plus élevé,
de plus beau et de plus noble chez l'homme. Et l'on
peut vraiment donner le nom de terre du progrès
au pays dans lequel, malgré tant de traditions et
de tendances guerrières, de pareilles idées ont été
exprimées avec tant d'éloquence, de conviction,
— et j'ajouterai : si tôt, car la France a protesté
contre la guerre longtemps avant le dix-neuvième
siècle.
10 GUERRE ET CIVILISATION
Voltaire exerce son ironie mordante sur la folie
guerrière. Il imagine une conversation entre un
habitant de Sirius, le géant Micromégas, et quel-
ques-uns des habitants de notre globe, parmi les-
quels se trouvent plusieurs philosophes. Us lui
donnent diverses explications sur les occupations
des hommes, et ces renseignements le remplissent
tour à tour d'étonnement, de colère et de mépris.
Au cours de la conversation, l'un des philosophes
lui parle de la guerre de 1763 contre les Turcs :
« En écoutant ces paroles, l'habitant de Sirius eut
un frisson; il demanda quelle pouvait bien être la
raison de ces combats effroyables entre des créa-
tures si petites et si faibles.
« Le philosophe répondit qu'il s'agissait seule-
ment de quelques malheureuses pièces de terre dont
aucun des belligérants ne se souciait, et que per-
sonne d'entre eux n'avait jamais vues, non plus
que cet Empereur ou ce Sultan pour lequel ils se
massacraient les uns les autres.
« Saisi d'épouvante, Micromégas s'écria, tout
tremblant de colère, qu'une pareille folie lui était
incompréhensible et qu'il avait envie d'écraser du
pied cette fourmilière d'assassins ridicules.
« Le philosophe lui répondit :
« Ne vous en donnez pas la peine; ils travaillent
« assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans il
« ne reste jamais la centième partie de ces misé-
« râbles ; sachez que, quand même ils n'auraient pas
« tiré l'épée, la faim, la fatigue ou l'intempérance les
« emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas
« eux qu'il faut punir, ce sont ces barbares séden-
3I0LTKE ET MAUPASSANT I I
« taires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent,
« dans le temps de leur digestion, le massacre d'un
« million d'hommes, et qui ensuite en font remer-
« cier Dieu solennellement. »
Comme on le voit, l'homme, malgré tout, ne
change guère, et l'ironie de Voltaire convient tout
aussi bien au vingtième siècle qu'au dix-hui-
tième. Seuls les groupements des belligérants se
sont un peu modifiés, mais sans aucun avantage
pour la civilisation. En ce temps-là, les Russes et
les Autrichiens s'étaient coalisés pour combattre le
Turc; maintenant les Autrichiens ont passé du
côté des Turcs. La politique mondiale n'a rien à
faire avec l'humanité et la civilisation.
Avant Voltaire, Rabelais avait déjà écrit de
belles pages contre la guerre ; dans la personne et
dans la destinée de Picrochole, roi de Lerné, il
tourne en ridicule tous les conquérants présomp-
tueux avec leurs projets insensés et barbares.
L'épisode de Picrochole est un des ornements de
ce Gargantua, où tant d'idées humaines et saines
de la Renaissance ont trouvé leur expression.
La France a toujours été une nation directrice,
tantôt dans un domaine, tantôt dans l'autre, et
tantôt enfin dans plusieurs domaines à la fois.
Depuis le Moyen Age la France a été en Europe le
pays progressif et initiateur par excellence, et ce
rôle, elle l'a conservé jusqu'à notre époque, même
après que sa puissance et son importance poli-
tiques eurent subi une diminution dans le siècle
précédent.
La France a continué à être la patrie de la liberté,
12 GUERRE ET CIVILISATION
parce que c'est le pays où l'individualité est res-
pectée, où elle peut se développer librement et par
suite fournir la plus grande contribution à l'œuvre
civilisatrice. Ce qui passe en première ligne pour le
Français, ce n'est pas l'obligation de satisfaire aux
exigences de l'Etat, ce n'est pas le souci obsédant,
étouffant, du bien-être de l'État en voie de dévelop-
pement, mais c'est le souci des intérêts de l'indi-
vidu.
Ce trait de caractère national a laissé sa marque
dans la vigoureuse protestation de Guy de Maupas-
sant contre la guerre. L'écrivain en appelle direc-
tement au peuple. Il sait que le peuple français se
compose d'individus libres, indépendants et non
pas d'automates mus par l'Etat; et il approuve que
cette nation se fasse au besoin justice à elle-même
en tenant tête à un gouvernement rétrograde. Il
s'agit de conserver la sainte liberté ; il s'agit de
lutter toujours pour de nouveaux progrès, et la
condition de ces progrès, c'est qu'ils aient pour but
le bonheur de l'individu. Voici comment parle
Maupassant :
« Eh bien, oui ! puisque les Gouvernements pren-
nent ainsi le droit de mort sur les peuples, il n'y a
rien d'étonnant à ce que les peuples prennent par-
fois le droit de mort sur les Gouvernements. Ils se
défendent, ils ont raison. Personne n'a le droit
absolu de gouverner les autres. On ne le peut faire
que pour le bien de ceux que l'on dirige. Oui-
conque gouverne a autant le devoir d'éviter la
guerre qu'un capitaine de navire a celui d'éviter le
naufrage. »
MOLTKE ET MAUPASSANT l3
Tout le monde reconnaîtra que le pays où de telles
paroles se font entendre a pour devise : « Liberté
et progrès. » Mais tout en espérant que l'humanité
s'avançait vers un avenir plus lumineux que le pré-
sent, Maupassant était saisi de toutes sortes d'inquié-
tudes sur la possibilité d'une libération prochaine.
Son idéalisme se trouvait sans cesse en opposition
tranchée avec son tempérament de sceptique ; son
expérience pratique de la vie lui inspirait des rai-
sons de se méfier. Voilà pourquoi des doutes amers
se mêlent à ses considérations sur la possibilité
pour les hommes de secouer le cauchemar de la
guerre. Il s'écrie :
« Et nous avons aujourd'hui, à notre époque,
avec notre civilisation, avec l'étendue de science et
le degré de philosophie où l'on croit parvenu le
génie humain, des écoles où l'on apprend à tuer, à
tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de
monde en même temps, à tuer de pauvres diables
d'hommes innocents, chargés de famille et sans
casier judiciaire.
« Et le plus stupéfiant, c'est que le peuple ne se
lève pas contre le Gouvernement. Quelle différence
y a-t-il donc entre les monarchies et les répu-
bliques? Le plus stupéfiant, c'est que la société
tout entière ne se révolte pas à ce seul mot de
guerre.
« Ali ! nous vivrons toujours sous le poids des
vieilles et odieuses coutumes, des criminels pré-
jugés, des idées féroces de nos barbares aïeux, car
nous sommes des bêtes, nous resterons des bêtes
que l'instinct domine et que rien ne change. »
l.'l GUERRE ET CIVILISATION
Au cours de la grande guerre un grand nombre de
représentants éminenls de l'art, de la science et de
l'industrie, appartenant à beaucoup de pays divers,
ont exprimé des idées analogues à celles de Mau-
passant et protesté contre la thèse qui voit dans la
guerre un facteur de civilisation. Je citerai ici
quelques déclarations du Danois Georges Brandès;
elles sont extraites d'un article où le célèbre cri-
tique part en campagne contre l'apologie de la
guerre :
« Je sais que les Allemands sont civilisés, les
Russes pleins de cœur, les Autrichiens élégants.
La guerre les a tous transformés en barbares. Une
fois que le meurtre du soi-disant « ennemi » et la
destruction d'êtres humains, de villes et de champs
ont été qualifiés exploits méritoires et même actes
de sainteté, la brutalité se trouve déchaînée de tous
côtés. Sous le vernis de la civilisation se révèle
alors un sauvage qui appartient essentiellement à
l'âge de la pierre. »
On lit plus loin dans le même article :
« La disparition de toute guerre ne serait certai-
nement pas plus dangereuse pour la conservation
des valeurs les plus hautes de la vie humaine que
la suppression de l'institution du duel. Nous
connaissons tous la thèse rebattue qui veut que la
cessation de la guerre, au lieu d'ennoblir les
hommes, les amollisse et ne leur offre plus pour
idéal que le bien-être physique... On nous a répété
assez souvent que c'est seulement dans la guerre
que se développent l'abnégation et l'esprit de sacri-
fice.
MOLTKE ET MAUPASSANT l5
« Personne ne nie que si la guerre produit des
horreurs et des désastres sans nombre et sans
mesure, elle révèle aussi le courage et le sacrifice
de soi. Mais cette constatation n'est pas de nature
à diminuer le moins du monde notre aversion pour
la guerre.
« Les incendies donnent à de vaillants pompiers
l'occasion de déployer de l'audace, de l'héroïsme,
de l'ingéniosité et de l'endurance; mais personne
ne glorifiera pour cela l'incendie, surtout quand il
réduit toute une ville en cendres.
« Des épidémies redoutables donnent à des mé-
decins consciencieux et à de vaillantes infirmières
l'occasion de faire preuve de courage, de prudence,
d'intelligence, de présence d'esprit et de beaucoup
d'autres qualités; mais personne ne chante pour
cela un hymne au choléra. »
Dans un discours que Mme Ellen Key prononça
il y a quelque temps devant l'Académie suédoise à
Stockholm, elle se livra à des considérations sem-
blables à celles de M. Brandès. Voici ce qu'elle dit
entre autres choses : « On a accusé les amis de la
paix de ne pas apprécier les beaux côtés de la
guerre. Cette accusation est injuste. Mais de ce
qu'on voit ce qu'il y a d'héroïque dans la guerre,
il ne s'ensuit pas qu'on doive souhaiter l'état de
guerre. Les rivalités de familles dans l'ancienne
Islande ont produit des traits de noblesse sublime,
mais ce n'est pas une raison pour que nous souhai-
tions le retour de pareilles époques. »
Ainsi donc les esprits les plus divers se rencon-
trent dans une même condamnation énergique de
l6 GUERRE ET CIVILISATION'
la guerre, dans la même horreur douloureuse pour
cette institution. Et des protestations de ce genre,
comme nous l'avons vu, ont été formulées avant
notre époque, au siècle de Voltaire, pendant la
Renaissance, et. même dès l'antiquité. Plutarque a
écrit sur la musique un dialogue qu'il introduit par
les considérations suivantes :
« L'épouse de Phocion le Juste mettait, comme
on le sait, toute sa fierté dans les exploits guerriers
de son époux. J'estime au contraire que je dois
signaler l'activité artistique et scientifique de mon
maître comme une chose qui inspire de la fierté
non seulement à moi, mais à ses amis. En effet,
l'expérience nous prouve que même les exploits
les plus brillants accomplis par des guerriers se
bornent à libérer d'un danger momentané quelques
soldats, une seule ville ou peut-être un seul peuple ;
mais ils ne rendent nullement meilleurs ni les sol-
dats, ni les citoyens de la ville, ni ceux de l'Etat.
En revanche, on peut constater que le développe-
ment intellectuel, qui est le fondement du bonheur
et une source de sagesse, profite non seulement à
une famille, à une cité ou à un peuple, mais à l'hu-
manité tout entière. Or, s'il convient de placer delà
sorte les biens de l'intelligence et de l'âme au-dessus
de n'importe quel exploit guerrier, l'intérêt qu'on
leur a témoigné est d'autant plus digne d'une étude
historique. » Après quoi Onésicrate commence à
discuter avec ses amis des questions musicales.
« Le bénéfice de la guerre s , dit Mm* Elien Key à
la fin de son discours, « c'est l'éveil dans la con-
science des peuples de cette idée qu'il faut vaincre
MOLTKE ET MAUPASSANT 17
la guerre. » Espérons qu'il ne s'écoulera pas trop
de temps avant que le but soit atteint, avant que
l'appétit de meurtre patriotique ait été complète-
ment extirpé de l'humanité civilisée. Espérons que
nous n'attendrons pas trop longtemps le moment
où tous les hommes uniront leurs efforts pour
triompher de la guerre. Espérons que tous com-
prendront bientôt que, quand la guerre n'a pas le
but que lui assigne Maurice Barrés, elle est un
crime monstrueux.
Lorsque Charles Bordes fut reçu en 1759 membre
de l'Académie de Nancy, il prononça un discours
où il célébrait le siècle des lumières et l'esprit phi-
losophique, et terminait ainsi : « Puisse-t-il (') un
jour, plus sublime, plus utile encore, ramener les
hommes à la plus grande égalité possible, et ins-
pirer aux peuples et aux princes une horreur pro-
fonde de ce crime des crimes, la guerre ! »
(1) L'esprit philosophique.
iLIERRK ET CIVILISATION
II
BELGIQUE D'AUTREFOIS
BELGIQUE D'AUJOURD'HUI
Emile Verhaeren (*) a publié en igi5 un livre qui
porte ce titre sinistre : La Belgique sanglante.
Tous ceux qui admirent et aiment le grand
poète, tous ceux qui sympathisent avec sa malheu-
reuse patrie, liront ce livre qui saisit et attache, qui
excite l'enthousiasme et l'indignation et laisse une
impression ineffaçable dans l'âme du lecteur. Il est
brûlant de passion ; on y sent à la fois une haine
ardente et un amour profond, concentré, plein de
tristesse. Ce livre ne décrit pas seulement ce qu'an-
nonce le titre, savoir la Belgique qui saigne et
souffre depuis le mois d'août 19 14 ; il décrit aussi
la Belgique d'avant la guerre.
Il n'y avait certainement pas au monde un écri-
vain mieux fait pour cette tâche que Verhaeren.
Aucun auteur belge n'a eu une compréhension
plus intime, plus profonde de son pays avec ses
nombreuses et diverses particularités nationales.
Aucun poète belge n'a décrit avec plus de puis-
(1) Depuis que ce chapitre a été écrit, Emile Verhaeren est mort.
En décembre igi5 il fut, on Je sait, victime d'un terrible accident
à Rouen.
BELGIQUE D AUTREFOIS, BELGIQUE D'AUJOURD'HUI 10,
sance artistique et de fantaisie Famé de la Belgique
moderne, de la Wallonie aussi bien que de la
Flandre.
Verhaeren est une nature fière, qui a conscience
de sa valeur. Il est fier d'être né Belge, fier d'ap-
partenir à une nation qui, maigre l'exiguïté de son
territoire, malgré les éléments hétérogènes qui s'y
juxtaposent, a apporté à plusieurs reprises, et tout
particulièrement à notre époque, des contributions
très importantes à la civilisation européenne. En
traits brefs et vigoureux il retrace l'histoire de la
civilisation belge et célèbre la peinture, l'architec-
ture, la littérature et l'industrie de son pays. Un
pays dont le développement est marqué par des
noms tels que van Eyck, Memling, Rubens, van
Dyck, Brouwer, Teniers, Jordacns, Charles de
Coster, Maeterlinck, van Lerberghe et Camille Le-
monnier, a des droits à la reconnaissance de toutes
les nations.
Verhaeren évoque le passé, le temps où la Bel-
gique était un des pays les plus commerçants de
l'Europe, où ses ports et ses entrepôts se remplis-
saient incessamment de marchandises provenant
de tous les coins de l'univers, où ses fleuves étaient
parcourus par une flotte innombrable de navires de
commerce. Il insiste spécialement sur Ypres, qui
était au Moyen Age une ville de commerce floris-
sante, riche, puissante, amie du beau. Ses archi-
tectes l'ornaient de bâtisses fières et originales,
parmi lesquelles les Halles sont particulièrement
célèbres. C'était un bâtiment unique en son genre.
« Jadis, les drapiers, les tisserands et les foulons
20 GUERRE ET CIVILISATION
en firent le centre de leurs trafics. Elles virent les
révoltes et les émeutes populaires. Elles tressail-
lirent d'angoisse et de fièvre, ou de joie et d'orgueil.
Elles étaient les siècles, debout. »
Verhaeren évoque aussi un petit village de
Flandre, à l'écart des grandes voies, un petit vil-
lage où l'on vit comme on vivait il y a plusieurs
siècles. Il revoit les petites fermes avec leurs portes
peintes en vert, leurs toits rouges et leurs pignons
blancs ; il entend le fléau frapper l'aire de la grange,
et il entend broyer et battre le lin. 11 accompagne
les paysans dans leur existence humble et paisible,
il observe leur recueillement dans les petites éfjlises
qu'animent de nombreuses images de la Vierge
aux couleurs vives et des statues de saints.
Ou bien encore l'imagination du poète le trans-
porte dans la petite ville idyllique de Dixmude, où
les pieuses béguines, par groupes de trois ou
quatre, se promènent tout autour du tranquille
jardin du cloître, où de vieilles femmes usées par
la vie sont assises derrière les vitres de petites
maisons calmes : elles demeurent tout l'hiver à la
même place et dans la même position, tandis que
leurs pauvres mains accomplissent sans trêve le
même travail ; c'est seulement en été qu'elles sor-
tent de leurs chambres séculaires pour respirer l'air
frais sur le seuil de la maison ; pour elles, l'habi-
tude et l'uniformité sont devenues le suprême
bonheur. La vie est comme suspendue dans ces
vieilles villes flamandes à moitié oubliées. « Vrai-
ment, si la Vierge revenait sur terre, elle choisirait,
pour vivre en recluse après la mort de son fils, un
BELGIQUE D'AUTREFOIS, BELGIQUE D AUJOURD HUI 2 1
tel séjour de pauvreté, de calme et de bonne
pensée. »
Mais chaque fois que Verhaeren a trouvé un
bref repos dans ces rêveries, il se retourne d'un
mouvement brusque et douloureux vers le présent,
et la Belgique du passé fait place dans sa con-
science à un pays ravagé, épuisé et asservi. Il ra-
conte les villes dévastées, les maisons en flammes,
les églises démolies à coups d'obus, les tours écrou-
lées, les châteaux mis à sac, les vieillards et les
enfants massacrés, les femmes violentées, les pay-
sans pendus, et sa voix, en décrivant ces horreurs,
a un tremblement de douleur et de haine infinies.
Il veut voir de ses yeux l'œuvre de destruction
dans la petite portion de sa patrie que les Alle-
mands n'ont pu occuper. Venant de France, il fran-
chit en automobile la frontière, actuellement sup-
primée, des deux pays. Il passe près d'un village
où les soldats dorment dans le cimetière et dans
l'église et suspendent leurs cartouchières aux sta-
tues des saints.
Il pleut, et dans une échoppe sur la place un
brave petit commerçant vend du tabac aux soldats.
Lorsque la pluie a rendu le tabac humide et lourd,
chaque soldat reçoit un petit supplément : « C'est
à cause du mauvais temps », fait-il observer,
« mais c'est aussi parce que j'aime les soldats. »
Verhaeren prend plaisir à noter de ces petits traits
qui donnent la vie à une figure.
Il arrive enfin à Pervyse, où il voit de ses yeux
les traces abominables laissées par la guerre : « La
grand'rue ressemble à un énorme musée de faune
2 2 GUERRE ET CIVILISATION
préhistorique ; les toits des maisons, dont toutes les
tuiles sont tombées, et dont les laitages s'affaissent
jusqu'aux trottoirs, apparaissent comme des ver-
tèbres suspendues, tandis que ce qui reste debout
des murs et des pignons fait songer à de formi-
dables ossatures rongées ou fendues. »
Une seule maison a été épargnée, et le proprié-
taire continue de l'habiter. C'est un homme entre
deux âges. Il voit passer l'automobile, sans dire
un mot. Il tient dans les mains un grand balai, et,
au milieu du bourg dévasté, il balaie consciencieu-
sement son trottoir; c'est que le lendemain est un
dimanche. Même en pleine guerre, le Flamand con-
serve ses goûts de propreté.
L'automobile poursuit sa route. De nouvelles
destructions, de nouvelles horreurs se présentent
aux regards de Verhaeren. 11 éprouve un sentiment
de terreur, il est secoué au plus profond de lui-
même, mais il ne désespère point. Malgré tout, il
conserve une confiance inébranlable en la patrie
belge, en sa juste cause, en son avenir. De toutes
ces villes et de tous ces villages maintenant en
cendres surgira une merveilleuse Renaissance. On
rebâtira la bibliothèque de Louvain et l'église Saint-
Pierre, les halles d'Ypres, les tours de Dixmude et
de Nieuport, et « l'on en scellera toutes les pierres
avec un mortier aussi dur et aussi solide qu'est
dure et solide l'aversion qu'on éprouve actuelle-
ment pour les Allemands ».
Le livre de Verhaeren est à la fois un écrit apolo-
gétique et un acte d'accusation. D'une part l'écri-
vain défend son pays, dont il met en relief la grande
BELGIQUE D'AUTREFOIS, BELGIQUE D'AUJOURD'HUI 23
importance pour le développement de la culture
européenne. La Belgique était un pays pacifique,
laborieux, artiste, riche, qui pouvait compter sur
le respect et l'admiration non seulement des petites
nations mais des grandes ; ce pays collaborait avec
les autres, mais en pleine indépendance, à l'évolu-
tion de la civilisation. Et d'autre part l'auteur accuse
l'Allemagne dans les termes les plus violents pour
son attentat contre la neutralité belge, pour sa
politique, pour sa façon de conduire la guerre. L'ul-
timatum brutal et cynique du 2 août 19 14 offrait à
la Belgique une indemnité pécuniaire en échange
du passage des troupes allemandes. La Belgique
repoussa avec fierté cette proposition et décida ainsi
de sa destinée. Verhaeren se révolte à l'idée qu'on
ait pu croire que la Belgique était à vendre. Les
Allemands, qui ne comprennent pas les idées que
se font de l'honneur les autres nations, « appelèrent
notre Gouvernement au comptoir, dans une arrière-
boutique. Ils ne prononcèrent qu'un mot : Com-
bien? Ils s'attendaient à ce qu'on leur répondît à
l'instant : Trente deniers ».
Le livre de Verhaeren est en même temps une
confession. L'auteur, qui adresse aujourd'hui à
l'Allemagne les plus sanglants reproches, éprouvait
avant la guerre d'autres sentiments pour la puis-
sante voisine de la Belgique. Il l'avoue dans son
introduction :
« Celui qui composa ce livre, où la haine ne se
dissimule point, était jadis un vivant pacifique. Il
admirait bien des peuples ; il en aimait quelques-
uns. Parmi ceux-là se rangeait l'Allemagne.
-).l\ GUERRE ET CIVILISATION
« N'était-elle pas féconde, travailleuse, entrepre-
nante, audacieuse et organisée mieux qu'aucune
aulre nation ? N'oflfrait-elle point à ceux qui la visi-
taient l'impression de la sécurité dans la force? Ne
regardait-elle point, avec les yeux les plus aigus et
les plus ardents qui fussent, l'avenir?
« La guerre survint.
« L'Allemagne parut autre, immédiatement. Sa
force se fit injuste, fourbe, féroce. Elle n'eut plus
d'autre orgueil que celui d'une tyrannie métho-
dique. Elle devint le fléau dont il faut se défendre
afin que la vie haute ne périsse point sur la terre.
« Pour l'auteur de ce livre, aucune désillusion
ne fut plus grande ni plus soudaine. Elle le frappa
au point qu'il ne se crut plus le même homme. »
L'amour profond d'un poète pour sa patrie ;
l'infini désespoir de cet homme en face des
malheurs de cette patrie ; sa haine brûlante contre
les auteurs du désastre; l'horreur qu'un idéaliste
ami de la paix éprouve pour la barbarie de la
guerre : voilà ce qu'on trouve dans le livre de
Verhaeren. L'amour et la haine, la douleur et le
désespoir s'y expriment d'une façon poignante.
La Belgique sanglante laisse une impression inef-
façable.
Le destin qui a frappé la Belgique innocente lui
a assuré la sympathie profonde de tout le monde
civilisé. Je dis sympathie, parce que je n'ai pas
d'autre mot à ma disposition ; mais en réalité je
pense à quelque chose de bien différent, à quelque
chose de beaucoup plus chaud et plus intime, à un
mot qui signifierait à la fois un respect infini et
BELGIQUE D'AUTREFOIS, BELGIQUE D'AUJOURD'HUI 25
une indignation violente, où l'on sentirait de l'ad-
miration très humble en même temps qu'un trem-
blement de colère. Mais, encore une fois, un tel
vocable me manque. Le langage lui aussi s'adapte
insuffisamment aux événements actuels; on dirait
qu'il n'a pas été réglé en vue de la richesse des
sentiments que suscite cette guerre. Les mots em-
ployés jusqu'à ce jour paraissent maintenant trop
banaux, trop peu expressifs ou trop vides. Ils ne
rendent pas les images d'horreur qui, après vingt
mois de démence et de désespoir, remplissent les
âmes des hommes.
III
LE PAYS QUI NE VEUT PAS MOURIR
Plusieurs noms belges ont acquis dans ces
derniers temps une renommée universelle. Il
suffit de citer le philosophe-poète Maurice Maeter-
linck, le lyrique Emile Verhaeren, le sculpteur et
peintre Constantin Meunier et l'explorateur polaire
Adrien de Gerlache de Gomery.
Le commandant de Gerlache, qui appartient à
une vieille famille noble de Belgique, a aujourd'hui
la cinquantaine. Ce n'est pas seulement un explo-
rateur et un organisateur de grande envergure,
c'est aussi un savant et un écrivain. La première
impression qu'on reçoit au cours d'une conversation
avec lui est celle d'une énergie concentrée et d'une
grande clarté d'esprit. De nombreuses années de
travail acharné à la poursuite de buts définis ont
laissé leur empreinte sur sa physionomie et sur son
allure. Les souffrances, elles aussi, l'ont fortement
marqué. Sa voix a un timbre voilé, son langage
hésite, comme s'il craignait de révéler un secret
qu'il veut tenir caché ; ses yeux profonds, ardents
et douloureux, semblent parfois chercher quelque
chose dans le lointain.
M. de Gerlache attira pour la première fois l'at-
tention du monde en 1896, lorsqu'il conçut le plan
LE PAYS QUI NE VEUT PAS MOURIR 21]
d'une expédition au pôle sud. Il quitta Anvers en
août 1897 à bord d'un ancien bateau de pêche
suédois qui reçut le nom de Belgica, et ce n'est
que deux ans plus tard qu'il rentra après un
voyage rempli d'aventures, riche en résultats scien-
tifiques; il était le premier qui eût passé l'hiver
dans les régions antarctiques. 11 aida ensuite à orga-
niser deux autres expéditions au pôle sud, l'une
française, commandée par Charcot (1903), l'autre
anglaise, conduite par Shackleton (19 12). Au reste,
il a été lui-même à la tête d'une série d'expéditions,
en partie scientifiques et en partie commerciales,
dans les régions les plus diverses du globe. En
1 901, il était dans le Golfe Persique; en 1907, dans
la mer de Kara; en 1909, dans la terre de François-
Joseph. Il a de plus entrepris deux voyages au
Groenland à bord du Belgica, la première fois en
compagnie du duc d'Orléans, et ses travaux carto-
graphiques ont beaucoup contribué à préciser
notre connaissance de cette terre arctique.
Aussitôt après la déclaration de guerre il fournit
un travail considérable à Ostende, où il exerça les
fonctions d'une sorte de directeur militaire du port,
organisa une station d'aviation et régla le débar-
quement des troupes et du matériel que fournissait
l'Angleterre; finalement il dirigea l'évacuation du
port, le i3 octobre ig i4-
Après cet événement si douloureux de l'histoire
de la Belgique, le commandant de Gerlache a em-
ployé son temps et sa rare énergie à réunir un vaste
ensemble de documents relatifs à cette guerre qui
avait été imposée à son pays si brusquement et
28 GUERRK ET CIVILISATION
d'une façon si inattendue. Il a vérifié ses matériaux
avec toute la précision critique d'un savant, après
quoi il en a tiré parti pour composer un grand ou-
vrage intitulé Le Pays qui ne veut pas mourir ( ' >.
L'ouvrage a été traduit en norvégien et en suédois.
Ce livre, qui «n est déjà à sa 2e édition, est
pourvu d'un grand nombre d'illustrations, qui suf-
firaient à elles seules pour en assurer le succès :
on y trouve des vues de villes et de villages, de
châteaux et d'églises, de rues et de places avant
et après la guerre, des portraits de la famille royale
et des nombreuses personnalités éminentes dont
les noms sont cités avec admiration depuis le mois
d'août 191 4 : le général Léman, le bourgmestre
Max, le cardinal Mercier, le ministre des Affaires
étrangères Davignon, etc. ; et ce sont encore des
instantanés représentant l'armée d'invasion et ses
exploits, des dessins allégoriques, des cartes
postales allemandes relatives à la guerre, divers
pamphlets, etc. Toute la guerre passe devant les
yeux du lecteur avec sa brutalité et ses épouvantes.
Et cependant, si instructives et attachantes que
soient ces gravures, elles ne constituent que l'ac-
cessoire. L'intérêt principal réside dans le texte
même du commandant de Gerlache. La langue est
simple et sans apparat; exposé calme, contenu et
sobre ; pas de recherche de l'effet, pas de tentative
directe pour forcer l'adhésion du lecteur. Ce sont
des faits, rien que des faits, présentés dans leur
(1) Publié en français sous le titre : La Belgique et le» Belges
pendant la guerre. Paris, Benjer-Levrault, éditeurs.
LE PAYS OUI NE VEUT PAS MOURIR 2Q
ordre de succession historique, et leur réalité bru-
tale est si puissante que nous lisons le livre avec
une passion croissante, tantôt enflammés d'enthou-
siasme, tantôt glacés de terreur, tantôt à demi
étouffés par l'indignation et la colère.
Ce livre traite du martyre de la Belgique. Jus-
qu'au 4 août 1914? ^ royaume de Belgique était un
pays d'environ 3o.ooo kilomètres carrés, peuplé de
7 millions d'habitants, un pays florissant avec une
riche culture intellectuelle et de précieux trésors
artistiques, une industrie imposante et un mouve-
ment commercial qui n'était pas très loin d'égaler
celui de la France ; c'était un pays dont la neu-
tralité absolue avait pour garantes les puissances
européennes en vertu du traité de i83g. Le 29 avril
igi3, au cours d'une réunion de la Commission du
budget, le secrétaire d'Etat allemand von Jagow,
répondant à une question posée par un membre
socialiste, avait déclaré que « l'Allemagne était
décidée à respecter la neutralité belge, stipulée par
des conventions internationales ».
Actuellement, le royaume de Belgique ne compte
plus que de 700 à 800 kilomètres carrés; sa popu-
lation est insignifiante et son Gouvernement est allé
s'établir au Havre, où il a plein droit d'exterritoria-
lité. La plus grande partie de ce qui fut autrefois
la Belgique est maintenant occupée, considérée
comme territoire allemand, ravagée, détruite. Plu-
sieurs centaines de mille de ses habitants ont été
tués ou chassés de leurs demeures et vivent exilés
en Hollande, en Angleterre, en France et en Suisse.
Le 2 août, l'Allemagne lança son ultimatum, que
3o GUERRE ET CIVILISATION
la Belgique repoussa avec fierté; le i3 octobre, le
Gouvernement belge s'établissait en terre étrangère.
Des scènes indescriptibles se passèrent à Ostende
lorsqu'il s'agit de transporter en lieu sûr les objets
les plus hétéroclites, depuis les archives jusqu'aux
chevaux et aux voitures du Roi.
Ce sont en particulier les événements compris
entre le 4 août et le i3 octobre que le commandant
de Gerlache décrit dans son livre. Il parle de l'armée
belge qui, pendant un mois et demi, avec une cons-
tance et un courage merveilleux, a tenu tête, au
cours de sa lente retraite, à un ennemi supérieur
et lui a infligé des pertes énormes; et il nous parle
aussi de l'armée allemande d'invasion, dont il dé-
nonce par un grand nombre d'exemples la cruauté
systématique.
Il existe dès maintenant des documents si abon-
dants sur les méthodes de guerre employées en
Belgique par l'Allemagne pendant les mois d'au-
tomne igi4? °iue l'on peut se former à leur sujet
une opinion impartiale. Outre les carnets de soldats
que M. Bédier a fait connaître et qu'il a complétés
ensuite par plusieurs additions importantes, nous
possédons les « Rapports sur la violation du droit
des gens en Belgique » publiés par la Commission
officielle belge, avec une préface de van den
Heuvel ; nous possédons encore les lettres pasto-
rales du cardinal Mercier et enfin nous avons
l'enquête autrichienne extrêmement intéressante du
P. van den Bergh sur les actes de violence commis
par les troupes allemandes contre les prêtres
belges : les résultats de cette enquête diffèrent
LE PAYS QUI NE VEUT PAS MOURIR 3l
considérablement de ceux auxquels aboutit la
Commission allemande.
On a essayé en Allemagne de jeter la suspicion
sur la publication faite par M. Bédier des carnets
de route de soldats allemands. Mais cette tentative
a échoué sur les points essentiels. On s'est attaché
à de prétendues inexactitudes verbales, à des vir-
gules omises, afin de détourner l'attention des faits
eux-mêmes, qu'il était impossible de contester.
Impossible d'éluder le témoignage de ces notes
brèves où les soldats ont consigné leurs propres
crimes. Un jeune savant français, qui travaillait au
ministère de la Guerre pendant l'automne de 1914»
m'a affirmé avoir lu et transcrit un grand nombre
de ces carnets qui contenaient des récits encore
plus révoltants que ceux que l'on peut lire dans les
deux brochures de M. Bédier.
Les Allemands ont tenté d'excuser les cruautés
commises en les présentant comme de justes repré-
sailles contre les francs-tireurs belges. Il y a long-
temps que ces histoires de francs-tireurs ont été
reléguées dans le monde des légendes par les cri-
tiques militaires compétents. Au reste, cette ques-
tion très importante est traitée tout au long par le
commandant de Gerlache.
De plus, les Allemands ont prétendu que la Bel-
gique s'était depuis longtemps préparée à une
guerre de guérillas. Après l'occupation de Louvain,
un officier allemand a raconté qu'il avait découvert
des meurtrières dans un grand nombre de maisons :
c'étaient des tubes de fer qui traversaient le mur
extérieur et qui étaient munis d'une plaque d'acier
32 GUERRE ET CIVILISATION
s'ouvrant en dehors. L'officier allemand se livre à
des considérations profondes sur ces tuyaux de fer;
selon lui, ils prouvent, entre autres choses, que les
Belges s'étaient préparés à lutter contre une inva-
sion par des moyens « dont un peuple civilisé
comme le peuple allemand ne peut se faire la
moindre idée ». L'humble vérité, c'est que ces
tubes, que l'on trouve dans la plupart des maisons
belges modernes, sont destinés à fixer les échafau-
dages servant à des réparations éventuelles ; en
outre, ils sont disposés au-dessous du toit de telle
sorte qu'il serait impossible de les utiliser comme
meurtrières. Un plus long commentaire est superflu.
Les Allemands ont cherchée justifier la violation
de la neutralité belge en faisant valoir que la Bel-
gique aurait conclu une convention avec l'Angle-
terre. La vérité sur ce point a été démontrée par
M. Emile Waxweiler, qui a travaillé sur le fac-
similé allemand du texte invoqué. Il n'y est parlé
que d'une conversation: mais ce mot a été fausse-
ment traduit en allemand par Abkommen (conven-
tion), et dans une nouvelle traduction française du
texte allemand on introduit sans scrupule le mot
convention. En fait, il ne subsiste plus rien de ces
révélations sensationnelles sur un accord anglo-
belge, que la Norddeutsche Allgemeine Zeitung
publia le i3 octobre 19 14-
Enfin on a prétendu en Allemagne que la Bel-
gique avait conclu une convention secrète avec la
France, qui l'aurait approvisionnée de munitions
plusieurs années avant la guerre. Le commandant
de Gerlache remarque à ce sujet : « J'ai constaté moi-
LE PAYS QUI NE VEUT TAS MOURIR 33
même que, plusieurs semaines après l'ouverture des
hostilités, il arriva à Ostende dix mille fusils Lebel
que le Gouvernement belge avait dû faire venir de
France. Des munitions françaises accompagnaient
ces armes, et voilà comment il se fait que dans les
combats autour d'Anvers les Allemands ont pu
ramasser des cartouches françaises portant la date
de 19 12, d'où ils ont conclu que dès 19 12 nous
avions un accord secret avec la France. »
On trouvera beaucoup d'explications positives
comme celles que nous venons de citer dans le livre
du commandant de Gerlache, qui sera certainement
une source de première importance pour les histo-
riens de l'avenir. Au reste, l'auteur ne se contente
pas de nous entretenir du martyre de sa patrie, des
pillages, contributions de guerre, réquisitions,
exactions, proclamations et jugements de cours
martiales; il nous parle aussi de la résurrection de
la Belgique. Il croit en son pays avec la même foi
ardente qu'Emile Verhaeren ; il croit à l'unité de la
nation belge, à son amour de la liberté, à son
énergie inflexible. Il constate que la volonté de
vivre maintient debout les Belges exilés et que l'es-
prit d'entreprise des Belges à l'étranger a déjà
laissé de fortes empreintes. Nous citerons ce seul
exemple : le plus ancien journal du pays, Ulndé-
oendance belge, se remit à paraître à Londres huit
ours après l'évacuation d'Ostende, et il tire main-
tenant à plus de 3o.ooo exemplaires.
Le pays belge ne veut pas mourir. C'est ce que
lit le roi Albert dans la fière allocution qu'il adres-
sait le 4 août à l'Assemblée législative de Bruxelles :
GUERRE ET CIVILISATION 3
34 GUERRE ET CIVILISATION
« Je crois à notre avenir; un pays qui se défend
conquiert le respect de tous; ce pays ne saurait
disparaître. » Ces paroles royales vivent dans tous
les cœurs belges et sont sur toutes les lèvres des
Belges.
Ce pays ne peut pas mourir. Celui qui en dou-
terait n'a qu'à lire les belles pages émouvantes qui
terminent le livre du commandant de Gerlache. L'au-
teur y décrit l'âme du peuple belge telle qu'elle se
révèle pendant l'occupation allemande, et cite une
série de petits traits caractéristiques, touchants,
admirables et sublimes; ils témoignent de l'esprit
qui anime toute la nation depuis les plus hauts
fonctionnaires jusqu'aux travailleurs les plus pau-
vres ; ils dénotent le courage et l'abnégation, le
sentiment de l'honneur, la fierté et la constance, et
surtout une foi lumineuse dans l'avenir.
Non, ce pays ne mourra pas. Depuis le Ier fé-
vrier 191 5, La Libre Belgique paraît dans le pays
occupé sous les yeux du gouverneur général et de
la police allemande. Et personne ne sait où cette
feuille s'imprime, personne ne sait qui la rédige,
personne ne sait qui la distribue. Cette feuille mys-
térieuse, magique, est une manifestation imposante
du patriotisme des Belges, de leur courage, de leur
opposition indomptable.
Non, la Belgique ne mourra pas. Aucune vio-
lence extérieure n'a pu tuer l'âme de ce peuple.
Cette âme est en elle-même une puissance sacrée,
et elle continue à vivre malgré les malheurs et les
souffrances, pleine d'espoir, forte et fière, ayant
acquis encore plus de ressort qu'auparavant.
LE PAYS QUI NE VEUT PAS MOURIR 35
Le martyre de la Belgique a été chanté par
Emile Cammaerts dans une suite de poèmes émou-
vant*^ L'un d'eux célèbre la gloire du drapeau
belge, et un courage viril, une fierté droite, une
espérance invincible, se dégagent de ces strophes
inspirées :
Rouge pour le sang des soldats
— Noir, jaune et rouge —
Noir pour les larmes des mères
— Noir, jaune et rouge —
Et jaune pour la lumière
Et l'ardeur des prochains combats.
Rouge pour la pourpre héroïque
— Noir, jaune et rouge —
Noir pour le voile des veuves
— Noir, jaune et rouge —
Et jaune pour l'orgueil épique
Et le triomphe après l'épreuve.
Rouge pour la rage des flammes
— Noir, jaune et rouge —
Noir pour la cendre des deuils
— Noir, jaune et rouge —
Et jaune pour le salut de l'àme
Et l'or fauve de notre orgueil.
Au drapeau, mes enfants,
La patrie vous bénit,
Il n'a jamais été si grand
Que depuis qu'il est si petit.
Il n'a jamais été si fort
Que depuis qu'il brave la mort.
IV
L'UNIVERSITÉ DÉTRUIT;
Il y avait en Belgique, avant le mois d'août
191 4, quatre universités, dont deux, celles de
Gand et de Liège, dépendaient de l'Etat, tandis que
les deux autres, celles de Louvain et de Bruxelles,
étaient des institutions libres.
Or, l'une de ces quatres universités n'est plus
qu'un tas de décombres. Pendant la nuit du 20 au
26 août, la ville de Louvain fut saccagée par l'armée
allemande, et l'Université subit le même sort qu'une
grande partie de la ville, c'est-à-dire qu'elle fut
incendiée et détruite de fond en comble. Dans le
désastre disparut avec l'Université la riche et pré-
cieuse bibliothèque, qui contenait 3oo. 000 volumes
et une rare collection de vieux manuscrits flamands.
L'Université de Louvain a un long et glorieux
passé. Elle atteignit son apogée au temps de la
Renaissance, où elle était fréquentée annuellement
par quelque 6.000 étudiants; des hommes illustres
comme Erasme, de Rotterdam, Juste Lipse et
l'Espagnol Louis Vives y firent des leçons. Elle
connut une nouvelle floraison à la fin du dix-neu-
vième siècle, où elle devint, particulièrement dans
le monde catholique, un grand centre d'études
classiques.
l'université détruite 37
Cette Université date du quinzième siècle. Elle
fut primitivement destinée à être un foyer intellec-
tuel national, un centre d'études capable de lutter
contre l'émigration de la jeunesse studieuse vers
Paris et Bologne ; au cours de leurs pérégrinations
à l'étranger, beaucoup de ces jeunes gens se lais-
saient pervertir ou tout au moins perdaient leur
empreinte nationale.
Une autre raison importante de cette fondation,
c'est que la ville de Louvain subissait à cette époque
une décadence ; la fabrication des draps était en
baisse, et il s'agissait de relever la ville en lui don-
nant un attrait nouveau et une renommée nouvelle.
Louvain accepta donc avec joie l'Académie qu'on
lui offrait, tandis que d'autres villes avaient décliné
cet honneur, craignant les difficultés que pourrait
susciter la présence d'une jeunesse turbulente.
C'est en l'an i425 que, dans la vieille ville com-
merçante et industrielle de Louvain, fut fondé ce
qu'on appela un « studium », autrement dit une
école supérieure dont les cadres furent vite élargis
de façon à comprendre des facultés de théologie,
de médecine et de droit. On installa l'Université
dans une aile des vieilles halles ; mais au fur et à
mesure de sa croissance elle prit dans le bâtiment
une place de plus en plus grande, ce pendant que
l'industrie des draps déclinait rapidement.
Les halles de Louvain remontent au milieu du
quatorzième siècle. Elles ont une très grande im-
portance au point de vue artistique et archéolo-
gique, car elles représentent les plus anciennes
tentatives pour créer un art nouveau, indépendant,
38 GUERRE ET CIVILISATION
national, et elles forment le point de départ de cette
architecture flamande si originale, si remarquable,
représentée par un grand nombre de constructions
publiques et privées dont beaucoup sont aujour-
d'hui mutilées ou détruites.
En 1676, l'Université acheta les halles de la ville.
Elle était devenue avec le temps une institution
bien rentée, grâce aux dons et legs d'anciens élèves.
Les guerres de la Révolution furent pour l'Uni-
versité une période de tribulations : on la ferma en
1797 et les halles revinrent à la municipalité. Mais
au bout de quelque temps elle fut rétablie dans les
conditions d'autrefois, et elle fonctionna avec plus
d'ampleur en qualité d'Ecole supérieure des Lettres
et des Sciences.
La bibliothèque est d'une date plus récente que
l'Université. Elle a été fondée en i636 par le
célèbre historien Valère André, qui en fut le pre-
mier bibliothécaire. Le fonds primitif fut constitué
par diverses collections particulières que donnèrent
des bienfaiteurs érudits, et ce fonds s'accrut
bientôt soit par achats, soit par des legs testamen-
taires. La bibliothèque eut en 1778 son principal
accroissement par suite de l'achat de grandes
collections qui appartenaient aux collèges de
Jésuites.
La bibliothèque n'était pas seulement consultée
par des étudiants et professeurs belges ; des savants
étrangers la visitaient sans cesse, surtout à cause
des manuscrits précieux qu'elle contenait.
Maintenant, il ne reste plus rien ni de l'Université
ni de la bibliothèque. Ces belles bâtisses historiques
l'université détruite 3g
avec leurs amphithéâtres riches en souvenirs et leurs
trésors bibliographiques, tout cela est détruit.
Mais le 1er et le feu ne peuvent rien contre la
pensée, dont le travail se poursuit, infatigable, im-
périssable. Les professeurs de Louvain continuent
leurs recherches dans d'autres pays et dans des
conditions difficiles ; quelques-uns d'entre eux ont
repris leurs leçons dans des universités étrangères.
Le Collège de France a ouvert ses portes et ses
amphithéâtres à MM. Paul Delannoy, Doutrepont
et Brachet.
Le premier de ces trois savants exilés n'était pas
seulement professeur à l'Université de Louvain,
mais aussi conservateur de cette célèbre biblio-
thèque dont il connaissait mieux que personne les
livres et les manuscrits. Dans une série de leçons
professées par lui à Paris en février 191 5, puis
réunies en volume, M. Delannoy a exposé tout au
long le rôle que l'Université de Louvain a joué au
cours des âges. En des termes où vibre l'indigna-
tion, il parle de la destruction de l'Université et
tout spécialement de la bibliothèque, et il prononce
un réquisitoire terrible contre le commandement
de l'armée allemande :
« Le monde entier a été frappé de stupeur en
apprenant le crime de Louvain et l'acte odieux qui
a livré aux flammes les trésors inappréciables
réunis depuis des siècles dans la bibliothèque de
l'Université. La sauvagerie brutale d'un pillage
habilement organisé et la destruction sacrilège
d'un des joyaux de la Belgique scientifique ont.
provoqué un sursaut d'indignation dans toutes les
[\Q GUERRE ET CIVILISATION
consciences loyales dont la voix n'était étouffée ni
par l'intérêt ni par la crainte de l'impérialisme
militaire.
c En vain les intellectuels d'outre-Rhin ont pré-
tendu couvrir de leur prestige les excès les plus
révoltants des armées impériales ; la science alle-
mande s'est déshonorée en s'inféodant au césa-
risme et en se mettant au service des passions
politiques; en vain les prétextes les plus variés,
voire même contradictoires, ont été invoqués :
pour excuser les massacres et le pillage, on inventa
la légende tant de fois réfutée des francs-tireurs ;
pour expliquer l'incendie de la bibliothèque, on
affirma qu'un vent malencontreux et l'absence des
employés permirent aux flammes des maisons voi-
sines de s'étendre et de se propager plus qu'il ne
fallait. Tous ceux qui connaissent la disposition des
halles universitaires de Louvain, tous ceux qui ont
frémi d'horreur au récit des cruautés de cette nuit
du 25 au 26 août, au milieu de laquelle sombrè-
rent les plus beaux édifices de la cité universitaire,
jugeront sévèrement, comme elles le méritent, ces
allégations fantaisistes, odieuses et mensongères.
« Les ruines de Louvain resteront comme un
stigmate éternel au front du militarisme allemand,
quels que soient les efforts déployés par la culture
germanique pour en laver la trace. Les preuves
irrécusables de la longue préparation de l'attentat
abondent aujourd'hui, et, lorsque la lumière pourra
se faire pleine et entière, personne ne mettra plus
en doute la préméditation. Au-dessus des reîtres
qui ont exécuté les ordres, par delà le major qui, le
L UNIVERSITÉ DETRUITE /jl
sourire aux lèvres, ordonna tant de cruels martyres,
c'est dans les grands conseils de l'Empire que nous
devons rechercher les auteurs responsables d'un si
horrible forfait. S'il en était autrement, devant la
réprobation universelle, les chefs suprêmes auraient
désavoué les coupables; ils n'ont même exprimé
aucun regret. »
Ce réquisitoire est violent, et l'auteur y donne
cours à une indignation bien justifiée. L'Empereur
allemand, dans son adresse bien connue au prési-
dent Wilson, a avoué que ses soldats avaient dé-
truit Louvain; mais, ajoute-t-il, ils y avaient été
contraints pour se défendre contre les agissements
perfides et les traîtrises d'une population surexci-
tée. « Quelques villages, dit le Kaiser, et même la
vieille cité de Louvain, à l'exception de son bel
hôtel de ville, ont dû être détruits par mes troupes
pour des raisons de légitime défense. » On a cher-
ché diverses excuses à cet acte de vandalisme, et
on trouve dans la presse allemande et dans la litté-
rature allemande de guerre les accusations les plus
lourdes contre la rasende Einwohnerschaft, la « po-
pulation enragée », et son attitude à l'égard de la
pacifique armée d'invasion. La plupart de ces accu-
sations sont si absurdes que divers auteurs n'ont
pas eu de peine à les réfuter; nous renverrons no-
tamment aux descriptions de la nuit d'horreur de
Louvain qui ont été faites par deux témoins ocu-
laires non belges, le Français René Chambry et le
Hollandais L.-H. Grondijs.
Peu de pays ont eu une destinée aussi agitée que
la Belgique. A plusieurs reprises, des usurpateurs
l\1 GUERRE ET CIVILISATION
étrangers ont franchi ses frontières et tenté de
soumettre sa population, mais l'amour de ce peuple
pour la liberté et le sentiment toujours vivant de
son indépendance ont été des forces invincibles.
Ni Charles-Quint, ni le duc d'Albe, ni l'empereur
Joseph II ne sont parvenus à asservir la Belgique.
Et tout Belge demeure intimement persuadé que ce
que les soldats espagnols, autrichiens, français,
hollandais n'ont pas réussi à faire dans le passé,
les Allemands ne le feront pas non plus de nos
jours.
L'Université de Louvain était un des principaux
foyers intellectuels de la Belgique. Il se peut qu'en
l'anéantissant on ait voulu porter un coup mortel
à la civilisation belge, mais le résultat sera certai-
nement tout opposé. Le martyre de cette université
rassemblera toutes les forces qui travaillent et tra-
vailleront à la libération et à la résurrection de la
Belgique. Les pierres parleront, et pendant de
longs âges les générations nouvelles viendront écou-
ter avec recueillement leur voix puissante et leurs
exhortations.
LA CATHÉDRALE DE REIMS
C'est maintenant un fait indiscutable que la ca-
thédrale de Reims est détruite, détruite de fond
en comble. On avait été pendant quelque temps in-
certain de son sort. Les renseignements étaient
contradictoires, et on espérait le plus longtemps
possible. Maintenant la certitude est venue. Impos-
sible d'espérer et de douter. La cathédrale de
Reims n'est plus qu'une ruine noire.
Pour comprendre pleinement ce que cela signifie,
il faut être Français. En effet, la cathédrale de
Reims n'était pas seulement un des exemplaires les
plus beaux et les plus nobles de l'architecture go-
thique du treizième siècle. C'était aussi une véri-
table Bible en pierre, avec ses incomparables repré-
sentations sculpturales de la création, de l'histoire
des prophètes et des apôtres, de la légende dorée
des martyrs. C'était surtout le témoin silencieux, à
travers les âges, de tant d'événements importants
de l'histoire de France. Cette cathédrale était, plus
que toute autre église française, l'église des sou-
venirs historiques.
Le remarquable historien de l'art, M. Emile
Mâle, qui a publié des ouvrages de premier ordre
sur l'art religieux du Moyen Age et qui a particu-
44 GUERRE ET CIVILISATION
lièrement traité avec tant d'intelligence et d'amour
des églises du nord de la France, parle ainsi de la
destruction de celle de Reims : « Le monde entier
s'émut de ce crime : on sentit qu'une étoile avait
pâli, que la beauté avait diminué sur la terre. Que
penserait-on d'un tyran assez puissant pour anéan-
tir la Divine Comédie de Dante? La cathédrale de
Reims valait la Divine Comédie; elle avait comme
elle la majestueuse beauté de l'ordonnance, la ri-
chesse infinie de la pensée, la perfection de la
forme. Le monde a senti que l'Allemagne lui arra-
chait une de ses merveilles : il ne lui pardonnera
pas. »
Nous possédons maintenant un récit officiel
abrégé du martyre de la cathédrale jusqu'au C oc-
tobre 1914 ; nous le devons à M. Henri Jadart,
secrétaire de l'Académie de Reims et conservateur
du musée historique et de la bibliothèque de cette
ville. Ce récit, qui comprend aussi la destruction
d'autres bâtiments et de collections artistiques et
historiques, a été exposé par M. Jadart lui-même
devant l'Institut de France dans la séance du i3 no-
vembre iqi4- 11 a paru en brochure beaucoup plus
tard ; voici cet important document :
« Invité à indiquer devant vous l'état des mo-
numents endommagés et des collections anéanties,
je vous en présente le tableau d'après mes consta-
tations, depuis le commencement du bombardement
(4 septembre) jusqu'au jour où j'ai été obligé de
quitter Reims (6 octobre), au moment où ma de-
meure était aux deux tiers détruite. Nous savons
que le péril a repris depuis le commencement de
LA CATHÉDRALE DE REIMS [£)
novembre, et je préciserai surtout les pertes résul-
tant des incendies des 1 8 et 19 septembre. Ce der-
nier jour, la cathédrale et le palais contigu subirent
les plus terribles atteintes, qui mutilèrent considé-
rablement la première et ne firent qu'une ruine de
l'ancien logis des rois et des archevêques.
« On connaît déjà les phases du bombardement
de la cathédrale si malencontreusement favorisé par
l'échafaudage qui entourait la tour du nord du
grand portail, depuis la base jusqu'à la Galerie des
Rois et, au dedans, par les amas de paille qui jon-
chaient les nefs où avaient été déposés les blessés
allemands. Le feu, allumé par les bombes et rapi-
dement communiqué aux combles, détruisit la
charpente et la couverture en plomb de tout l'édi-
fice, ainsi que le carillon central, les toitures des
tours du transept, l'élégant clocher à l'Ange de
l'abside et le Sagittaire du croisillon sud. Les ga-
leries hautes et les pignons du transept restent seuls
debout dans les sommets du monument.
« La tour du Nord, par suite de l'embrasement de
l'échafaudage, fut détériorée dans ses sculptures
jusqu'à une grande hauteur et dans la statuaire de
la porte, dite des Saints rémois, qui ouvre dans
sa façade. Ces statues, saint Remy, saint Thierry,
saint Nicaise, sainte Eutropie, etc., particulièrement
curieuses pour l'histoire locale, n'avaient pas été
moulées et ont été léchées par les flammes assez
profondément pour que la pierre se délite de plus
en plus.
« La statuaire des autres portes de la façade occi-
dentale n'a souffert que des éclats d'obus qui ont
4G GUERRE ET CIVILISATION
atteint quelques plis des vêtements. Au portail la-
téral du côté nord, en face de la rue du Préau, les
statues ont eu pareillement des déchirures, ainsi
que les bas-reliefs des tympans ; mais le feu, qui ne
s'est pas étendu jusque-là, ne les a pas léchées, et
les dégâts ne s'étendront pas comme aux Saints
rémois du grand portail.
« A l'intérieur, les murailles et les bases des co-
lonnes ont subi l'action du feu de la paille. Les
tambours sculptés des deux côtés du grand portail,
embrasés à leur tour, ont calciné les niches à per-
sonnages si délicats garnissant l'encadrement des
portes. Ces sculptures n'avaient pas été moulées;
leur perte est lamentable. Il en est de même de
celle des vitraux, des rosaces et des fenêtres, brisés
et percés en différents endroits d'une manière irré-
médiable. Les tapisseries du seizième siècle et le
Trésor ont été heureusement sauvés.
« Le palais contigu à la cathédrale a été totalement
incendié, sauf la chapelle, privée seulement de sa
toiture. Là se trouvaient des trésors de tout genre,
dont on ne retrouvera sans doute que peu de ves-
tiges dans les décombres. La salle des Rois et les
dix tapisseries de Pepernack qui y étaient tendues
ont été consumées, ainsi que les portraits d'arche-
vêques qui ornaient tous les salons de l'appartement
des Sacres, mêlés à d'autres portraits de person-
nages historiques. Des portraits rémois, de pré-
cieuses vues de la ville, des meubles et des bronzes
de haute valeur, comme le pied du fameux candé-
labre de Saint-Remy, du douzième siècle, ont subi
le même sort.
LA CATHÉDRALE DE REIMS 47
« L'Académie de Reims a perdu tout son patri-
moine dans ce palais où elle siégea de i84i à
1906; son mobilier y était resté avec ses archives,
ses procès-verbaux, les manuscrits de ses publica-
tions et de ses concours, le dépôt de ses travaux
et documents inédits, sa bibliothèque des sociétés
savantes : tout est réduit en cendres.
« La bibliothèque, fondée parle cardinal Gousset,
comprenait 20.000 volumes de choix; elle a été la
proie des flammes dans sa belle salle lambrissée,
occupant tout un corps de bâtiment à l'entrée de
la première cour.
« Le Musée ethnographique de la Champagne,
organisé et donné par M. le Dr Guelliot, et si pré-
cieux pour l'étude des anciennes mœurs et des
métiers de la région, a disparu totalement des
combles du bâtiment suivant.
« Enfin le Musée archéologique de la ville, renfer-
mant les collections d'antiquités champenoises les
plus connues, récemment installées dans les sept
salles et le vestibule du premier étage du logis des
rois, n'existe plus; et l'on n'en pourra exhumer
aucune série complète. Il avait été classé méthodi-
quement par le même Dr Guelliot et il allait être
ouvert au public. Les registres des fouilles et les
inventaires manuscrits ont également péri.
« La basilique romane de Saint-Remy a subi, le
4 septembre, un choc violent d'obus à son portail
méridional; la voûte, de ce côté, a été ébranlée, et
de précieux vitraux ont été brisés dans l'abside
et le transept. Les tapisseries du seizième siècle
avaient été transportées en lieu sûr. »
[\S gukrrf: et civilisation
Tel est le compte rendu de M. Jadart. Sous sa
forme concise et précise, il est profondément
émouvant, et l'on frémit en pensant aux valeurs
inestimables que la guerre a détruites à jamais
dans une seule ville, avant le 6 octobre 19 1 4-
Les Allemands ont prétendu que le bombarde-
ment de la cathédrale était indispensable pour des
raisons d'ordre militaire. C'est ce qu'affirme le
ministère de la Guerre allemand dans le rapport
qu'il a publié sur « Le bombardement de la cathé-
drale de Reims » (p. 9) :
« Il a été prouvé que la ville fortifiée de Reims
faisait partie de la ligne de défense de l'Etat-major
français. L'artillerie française prit position, —
comme il a été démontré, — non seulement dans
les environs immédiats de la ville, mais aussi dans
ses faubourgs, sur des places, et même à proximité
de la cathédrale. La ville était remplie de troupes.
Son bombardement était donc d'une nécessité
absolue. On avait résolu d'épargner la cathédrale,
mais le Gouvernement français nous contraignit à
la bombarder en établissant dans le voisinage
immédiat du monument des batteries de canons
lourds et en utilisant une tour comme poste d'ob-
servation. »
Ce récit officiel ne demeura pas sans réplique,
et l'autorité la plus compétente a fait entendre une
protestation énergique. Le vicaire général de l'ar-
chevêque de Reims, le chanoine Landrieux, archi-
prêtre de la cathédrale, qui se trouvait dans la
ville pendant le bombardement, a rédigé cette
déclaration catégorique :
LA CATHÉDRALE DE REIMS 49
« Les informateurs de M. de Bethmann-Hollweg
ont été trompés à un tel point que l'on serait tenté
de croire à une mystification, mais l'erreur est trop
grosse de conséquences pour n'être pas relevée,
étant donné surtout que l'on nous laisse entendre
que la cathédrale déjà dévastée pourrait encore
avoir à pâtir. Au nom de S. Em. le cardinal arche-
vêque de Reims, et témoin moi-même heure par
heure de ce qui se passe dans mon église, j'oppose
le démenti le plus formel à l'invraisemblable com-
muniqué allemand : pas plus de poste d'obser-
vation sur les tours que de bUteries sur le parvis,
ni cantonnement, ni stationnement quelconque de
troupes, à aucun moment, à proximité de la cathé-
drale. Toute la population en témoignerait. »
Et maintenant, je citerai trois textes allemands
qui tous trois concernent la cathédrale de Reims
et souhaitent sa destruction ou triomphent du
désastre accompli. La haine contre l'église de
Jeanne d'Arc est invétérée en Allemagne : elle a
maintenant réussi à atteindre son but.
Le plus ancien de ces textes remonte à plus
d'un siècle. Il se trouve dans le Rheinischer
Merkur d'avril i8i4 et il a pour auteur le célèbre
Josef Jacob von Gôrres, historien de la littéra-
ture, orientaliste et mystique, qui était alors un
ennemi acharné de la France. Il disait à ses compa-
triotes : « Réduisez en cendres cette basilique de
Reims où Clovis fut sacré, et où les Francs, ces
aux frères des nobles Germains, fondèrenl leur
oyaume. Brùiez cette cathédrale !... »
L'autre texte, qui est du début de la guerre,
GUERRE ET CIVILISATION 4
50 GUERRE ET CIVILISATION
reprend le vœu formulé par Gôrres. Voici ce qu'on
pouvait lire dans le Berliner Blatt du 5 septembre
191 4 '• « L'aile droite de notre armée de France a
déjà dépassé la seconde ligne des forteresses
d'arrêt, à l'exception de Reims, dont le joyau royal,
qui, date du temps des lis blancs, s'effondrera
bientôt en poussière sous le feu de nos obusiers. »
Enfin nous emprunterons le troisième texte au
supplément littéraire du Berliner Lokal-Anzeiger
du ier janvier igi5. C'est une ode composée par
Rudolf Herzog pour célébrer la destruction de la
cathédrale : « Les cloches ne sonnent plus dans la
cathédrale aux deux tours jumelles. La bénédiction
s'est tue!... 0 Reims, nous avons fermé avec le
plomb de nos canons ton temple d'idoles ! » Her-
zog se souvenait peut-être, en écrivant ses strophes,
des deux vers d'Emanuel Geibel que répètent
toutes les lèvres allemandes :
Und es mag an deutschem Wesen
Einmal noch die Weit genesen !
(Il est réservé au germanisme de rendre au monde la
santé.)
La cathédrale de Reims a de nombreuses sœurs
d'infortune. Lors de son invasion dans la France
du Nord, l'armée allemande a détruit, en totalité
ou en partie, par les boulets ou par l'incendie, les
églises et chapelles d'Albert, de Serres, de Vieille-
Chapelle, d'Etavigny, de Soissons, d'Hébuterne,
de Ribécourt, de Suippes, de Montceau, de Barcy,
de Revigny, de Souain, de Maurupt, de Berry-au-
LA CATHÉDRALE DE REIMS 5l
Bac, de Mandray, de Heiltz-le-Maurupt, de Ser-
maize-les-Bains, de Doncières, etc..
Qui peut se représenter l'étendue complète de
toutes ces dévastations, imaginer tout ce qui s'est
perdu d'œuvres d'art et de beauté, de souvenirs
nationaux et de valeurs culturelles, de paix et de
bonheur humain? Sont-re là encore les consé-
quences inévitables de ces « raisons militaires »
que l'on met toujours en avant quand il s'agit
d'expliquer, de défendre ou d'excuser des manifes-
tations par trop ignobles du militarisme national?
Ou bien faut-il voir dans tout cela le début de ce
Ragnarok allemand, de ce sinistre crépuscule des
dieux que le poète Henri Heine a prophétisé au
IIIe livre de son Deutschland, et auprès duquel la
Révolution française ne serait plus qu'une inno-
cente idylle ? Rappelons-nous ce passage de Y Alle-
magne de Henri Heine :
« Le plus beau mérite du christianisme, c'est
d'avoir adouci dans une certaine mesure la bruta-
lité belliqueuse du Germain, mais il n'a pu l'extir-
per; et quand la croix, ce talisman qui l'enchaîne,
viendra à se briser, alors déborderont de nouveau la
férocité des anciens guerriers et l'ivresse combative
tant de fois chantée et décrite parles vieux scaldes.
Le talisman est maintenant sans force, et le jour
est proche où il s'effondrera. Alors les dieux de
pierre du passé surgiront des vieux blocs brisés, ils
essuieront de leurs yeux la poussière millénaire,
et Thor se précipitera avec son marteau gigantesque
pour démolir les cathédrales gothiques. »
Le Thor allemand a brandi son marteau et cou-
52 GUERRE ET CIVILISATION
vert la Belgique et la France du Nord de ruines et
de tas de pierres. On a déjà agité la question de
savoir si, après la guerre, ces ruines demeureraient
des ruines ou si l'on tenterait une reconstruction.
Dans le Strand de décembre igi5, des artistes et
savants français et belges se sont prononcés sur
ce point. Quelques-uns estiment que, comme les
médecins militaires font leurs efforts pour guérir
les soldats français et belges blessés, de même les
artistes devront chercher à panser et à rétablir les
édifices mutilés. Mais de l'avis de la majorité, il est
préférable que les ruines restent intactes, comme
un témoignage éternel de l'infamie des barbares.
Ecoutons à ce sujet le sculpteur Antonin Mercié :
« N'y touche pas ! tu n'en as pas le droit. Tu ne
dois rien rebâtir. Il faut que tout cela demeure
sans changement dans l'état où l'ont mis les obus
des barbares... Au reste, qui donc pourrait recons-
truire une vieille église gothique ? Personne ne
serait en état de le faire, et c'est pourquoi tu n'a-
jouteras pas une barbarie nouvelle à celle des
Allemands. Entoure les ruines de parterres de
fleurs, protège-les comme de rares trésors, mais
n'y touche pas ! »
Telle est aussi l'opinion de M. Joseph Reinach,
si l'on en juge par ce qu'écrivait Polybe dans le
Figaro du 21 décembre igi4 :
« La façade de la cathédrale de Reims, mutilée
dans ses plus exquises sculptures et dans sa magni-
fique décoration, et l'amas informe des décombres
que sont devenus l'Hôtel de Ville et le beffroi
d'Arras — pour ne prendre, sur notre territoire,
LA CATHÉDRALE DE REIMS 53
que ces deux désastres — c'est pour l'enseignement
des générations à venir qu'il faut les laisser tels
quels, pour la glorification des villes affligées,
désolées, mart)Tisées, comme une évocation venge-
resse du crime accompli et comme l'un des châti-
ments des auteurs du crime. Il nous manquait des
Parthénon, desPaestum, des Forum de Trajan. Nous
les avons. Gardons-les. Ils sont au nombre des
trésors de nos épreuves et de nos deuils. Ne souf-
frons pas qu'on y touche. »
VI
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS
Pendant l'automne de 191 (\, alors que le monde
civilisé vivait dans l'épouvante de tout ce qui
s'était passé en Belgique et dans la France du Nord,
9.3 représentants de la science et de l'art allemands
publièrent un manifeste solennel protestant contre
les accusations de barbarie qui pesaient sur l'armée
allemande. Le manifeste fut répandu dans le monde
entier à un nombre imposant d'exemplaires et en
beaucoup de langues. Nous donnons in extenso le
texte français original, tel qu'il a été envoyé par
les g3 aux intellectuels des pays neutres.
Appel au Monde civilisé
En qualité de représentants de la science et de l'art alle-
mands, nous, soussignés, protestons solennellement devant le
monde civilisé contre les mensonges et les calomnies dont
nos ennemis tentent de salir la juste et bonne cause de
l'Allemagne dans la terrible lutte qui nous a été imposée et
qui ne menace rien de moins que notre existence. La
marche des événements s'est chargée de réfuter cette
propagande mensongère qui n'annonçait que des défaites
allemandes. Mais on n'en travaille qu'avec plus d'ardeur à
dénaturer la vérité et à nous rendre odieux. C'est contre ces
machinations que 'nous protestons à haute voix : et cette
voix est la voix de la vérité.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 55
II n'est pas vrai que l'Allemagne ait provoqué cette
guerre. Ni le peuple, ni le Gouvernement, ni l'Empereur
allemand ne l'ont voulue. Jusqu'au dernier moment, jusqu'aux
limites du possible, l'Allemagne a lutté pour le maintien de
la paix. Le monde entier n'a qu'à juger d'après les preuves
que lui fournissent les documents authentiques. Maintes fois,
pendant son règne de vingt-six ans, Guillaume II a sauve-
gardé la paix, fait que maintes fois nos ennemis mêmes ont
reconnu. Ils oublient que cet empereur, qu'ils osent comparer
à Attila, a été pendant de longues années l'objet de leurs
railleries provoquées par son amour inébranlable de la paix.
Ce n'est qu'au moment où il fut menacé d'abord et attaqué
ensuite par trois grandes puissances en embuscade, que
notre peuple s'est levé comme un seul homme.
// n'est pas vrai que nous ayons violé criminellement la
neutralité de la Belgique. Nous avons la preuve irrécusable
que la France et l'Angleterre, sûres de la connivence de la
Belgique, étaient résolues à violer elles-mêmes cette neutra-
lité ! De la part de notre patrie, c'eût été commettre un
suicide que de ne pas prendre les devants.
// n'est pas vrai que nos soldats aient porté atteinte à la
vie ou aux biens d'un seul citoyen belge sans y avoir été
forcés par la dure nécessité d'une défense légitime. Car, en
dépit de nos avertissements, la population n'a cessé de tirer
traîtreusement sur nos troupes, a mutilé les blessés et a
égorgé des médecins dans l'exercice de leur profession chari-
table. On ne saurait commettre d'infamie plus grande que
de passer sous silence les atrocités de ces assassins et
d'imputer à crime aux Allemands la juste punition qu'ils se
sont vus forcés d'infliger à des bandits.
// n'est pas vrai que nos troupes aient brutalement
détruit Louvain. Perfidement assaillies dans leurs cantonne-
ments par une population en fureur, elles ont dû, bien à
contre-cœur, user de représailles et canonner une partie de
la ville. La plus grande partie de Louvain est restée intacte.
Le célèbre Hôtel de Ville est entièrement conservé : au péril
de leur vie, nos soldats l'ont protégé contre les flammes.
Si dans cette guerre terrible, des œuvres d'art ont été
réduites ou l'étaient un jour, voilà ce que tout Allemand
56 GUERRE ET C1VILISATI0X
déplorera sincèrement. Tout en contestant d'être inférieurs à
aucune autre nation dans notre amour de l'art, nous refusons
énergiquement d'acheter la conservation d'une œuvre d'art
au prix d'une défaite de nos armes.
Il n'est pas vrai que nous fassions la guerre au mépris du
droit des gens. Nos soldats ne commettent ni actes d'indis-
cipline ni cruautés. En revanche, dans l'est de notre patrie,
la terre boit le sang des femmes et des enfants massacrés
par les hordes russes, et sur les champs de bataille de
l'ouest les projectiles dum-dum de nos adversaires déchirent
les poitrines de nos braves soldats. Ceux qui s'allient aux
Russes et aux Serbes, et qui ne craignent pas d'exciter des
Mongols ci «les nègres contre la race blan< he, offrant ainsi
au monde civilisé le spectacle le plus honteux qu'on puisse
imaginer, sont certainement les derniers qui aient le droit
de prétendre au rôle de défenseurs de la civilisation euro-
péenne.
Il n'est pas vrai que la lutte contre ce qu'on appelle notre
militarisme ne soit pas dirigée contre notre culture, comme
le prétendent nos hypocrites ennemis. Sans notre militarisme,
notre civilisation serait anéantie depuis longtemps. C'est
pour la protéger que ce militarisme est né dans notre pays,
exposé comme nul autre à des invasions qui se sont renou-
velées de siècle en siècle. L'armée allemande et le peuple
allemand ne font qu'un. C'est dans ce sentiment que frater-
nisent aujourd'hui 70 millions d'Allemands sans distinction
de culture, dé classe ni de parti.
Le mensonge est l'arme empoisonnée que nous ne pouvons
arracher des mains de nos ennemis. Nous ne pouvons que
déclarer à haute voix devant le monde entier qu'ils rendent
faux témoignage contre nous. A vous qui nous connaissez
et qui avez été, comme nous, les gardiens des biens les plus
précieux de l'humanité, nous crions :
Croyez-nous ! Croyez que dans cette lutte nous irons
jusqu'au bout en peuple civilisé, en peuple auquel l'héritage
d'un Goethe, d'un Beethoven et d'un Kant est aussi sacré
que son sol et son foyer. Nous vous en répondons sur notre
nom et sur notre honneur.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS b']
Suivent les noms des g3 manifestants. Nous
citerons quelques-uns d'entre eux : Emil von
Behring, Wilhelm von Bode, Franz von Defregger,
Richard Dehmel, Wilhelm Dôrpfeld, Paul Ehrlich,
Ernst Haeckel, Max Halbe, Adolf von Harnack,
Gerhart Hauptmann, Fritz August von Kaulbach,
Max Klinger, Karl Lamprecht, Franz von Liszt,
Walter Nernst, Wilhelm Ostwald, Max Reinhardt,
Wilhelm Rôntgen, Hermarin Sudermann, Siegfried
Wagner, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff,
Wilhelm Wundt, etc. Comme on le voit, les noms
les plus illustres de l'Allemagne moderne dans les
sciences, les lettres et les arts, des célébrités mon-
diales.
On n'exagère pas en disant que, dans la plupart
des cas, ce manifeste produisit un résultat contraire
à celui qu'il visait. On comprit tout de suite que
tous ces hommes éminents avaient, dans leur zèle
patriotique, engagé leur parole d'honneur sur une
foule de choses dont ils ne savaient évidemment
rien, dont ils ne pouvaient rien savoir. Les savants
de tous les pays considérèrent avec stupeur et mé-
fiance cet étrange document, qui formait un con-
traste si frappant avec tout ce qu'on était en droit
d'attendre de la méthode et de la profondeur alle-
mandes. En Italie, à une époque où ce pays n'était
pas encore entré parmi les nations belligérantes,
la surprise et la déception furent si grandes que
les g3 Vertreter der deutschen Kaltur (x) furent
(i) Représentants de la culture allemande.
58 GUERRE ET CIVILISATION
rebaptisés, avec un jeu de mots malicieux, les Ver-
rater der deutschen Kultar (').
Le manifeste provoqua une série de protestations
et de réponses provenant d'institutions publiques
ou de personnalités privées de divers pays : France,
Angleterre, Amérique, Hollande et Suisse. Je
citerai ici deux de ces réponses.
Après que l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, dans une déclaration solennelle adoptée à
la séance du 22 octobre 19 14, eut réfuté les affir-
mations du manifeste allemand, et que plusieurs
autres sections de l'Institut de France se furent
associées à cette déclaration, les professeurs des
Universités françaises rédigèrent une protestation
se présentant sous la forme d'une série de questions.
Voici le texte de ce manifeste :
« Les Universités allemandes viennent de pro-
tester contre les accusations dont leur pays est
l'objet à l'occasion de la guerre.
« Les Universités françaises se borneront à vous
soumettre les questions suivantes :
« Qui a voulu la guerre ?
« Oui, pendant le trop court répit laissé aux déli-
bérations de l'Europe, s'est ingénié à trouver des
formules de conciliation?
« Qui, au contraire, a refusé toutes celles qu'ont
successivement proposées l'Angleterre, la Russie,
la France et l'Italie ?
« Qui, au moment précis où le conflit paraissait
(1) Traîtres à la culture allemande.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS bty
s'apaiser, a déchaîné la guerre, comme si l'occasion
propice était attendue et guettée?
« Qui a violé la neutralité de la Belgique après
l'avoir garantie ?
« Qui a déclaré, à ce propos, que neutralité est un
mot, que g les traités sont des chiffons de papier »
et qu'en temps de guerre « on fait comme on
peut » ?
« Qui tient pour non avenues les conventions
internationales par lesquelles les puissances signa-
taires se sont engagées à n'user, dans la conduite
de la guerre, d'aucun moyen de force constituant
une « barbarie » ou une « perfidie » et à respecter
les monuments historiques, les édifices des cultes,
des sciences, des arts et de la bienfaisance, sauf
dans les cas où l'ennemi, les dénaturant le premier,
les emploierait à des fins militaires ?
« Dans quelles conditions l'Université de Louvain
a-t-elle été détruite ?
« Dans quelles conditions la cathédrale de Reims
a-t-elle été brûlée ?
« Dans quelles conditions des bombes incendiaires
ont-elles été jetées sur Notre-Dame de Paris?
« A ces questions les faits seuls doivent répondre.
« Déjà vous pouvez consulter les documents pu-
bliés par les chancelleries, les résultats d'enquêtes
faites par des neutres, les témoignages trouvés
dans des carnets allemands, les témoignages des
ruines de Belgique et des ruines de France.
« Ce sont nos preuves.
« Contre elles, il ne suffit pas, ainsi que l'ont fait
les représentants de la science et de l'art allemands,
60 GUERRE ET CIVILISATION
d'énoncer des dénégations, appuyées seulement
d'une « parole d'honneur » impérative.
« Il ne suffit' pas davantage, comme font les Uni-
versités allemandes, de dire : « Vous connaissez
« notre enseignement : il n'a pu former une nation
« de barbares. »
« Nous savons quelle a été la valeur de cet ensei-
gnement. Mais nous savons aussi que, rompant
avec les traditions de l'Allemagne de Leibnitz, de
Kant et de Goethe, la pensée allemande vient de se
déclarer solidaire, tributaire et sujette du milita-
risme prussien et que, emportée par lui, elle pré-
tend à la domination universelle.
« De cette prétention les preuves abondent. Hier
encore, un maître de l'Université de Leipzig écri-
vait : « C'est sur nos épaules que repose le sort
« futur de la culture en Europe. »
« Les .Universités françaises, elles, continuent de
penser que la civilisation est l'œuvre non pas d'un
peuple unique, mais de tous les peuples; que la
richesse intellectuelle et morale de l'humanité est
créée par la variété et l'indépendance nécessaire de
tous les génies nationaux. »
Une protestation non moins vigoureuse contre
l'adresse allemande « au monde civilisé » se trouve
dans une lettre ouverte de M. S. H. Church, pré-
sident de l'Institut Carnegie à Pittsburg, adressée
au professeur Fritz Schaper. Cette lettre, qui est
une critique impitoyable du manifeste allemand, a
d'autant plus d'intérêt que M. Church entretenait
d'étroites relations avec la science et les savants de
l'Allemagne.
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 6l
Les répliques hollandaise et suisse que je vais
signaler maintenant sont écrites sur un ton beau-
coup plus aigre que la protestation des Universités
françaises. Cela s'explique très naturellement par ce
fait qu'elles sont dues à des individus parlant pour
leur compte personnel, et non à des institutions
d'Etat. La réponse hollandaise, qui a pour auteur
le professeur CL. Dake, présente un intérêt tout
particulier; aussi en donnerai-je une traduction
complète :
« Le manifeste allemand « au monde civilisé »
m'est parvenu directement d'Allemagne, et c'est
pourquoi je m'estime en droit de me prononcer
sur la protestation de ces imposantes personnalités
allemandes dans un journal où j'ai tenu pendant
plus de cinq années l'emploi de critique d'art. De
ces g3 Allemands, 63 environ sont professeurs dans
diverses académies de sciences et d'art. Il y a là
des artistes, des philosophes, des médecins, des
chimistes, des économistes, des directeurs de mu-
sées, des théologiens protestants et catholiques,
des historiens, etc., tous plus ou moins célèbres.
Incontestablement nous pouvons les considérer
dans leur ensemble comme des représentants de la
civilisation allemande moderne. Il n'est pas surpre-
nant que ces hommes éminenls, effrayés du senti-
ment d'horreur que les troupes allemandes ont
suscité dans le monde entier par leur conduite
dans les pays occupés, s'efforcent de bonne foi
d'excuser cette conduite. Ils comprennent avec
raison que, même si les armées allemandes, supé-
rieurement organisées, réussissaient à avoir le
62 GUERRE ET CIVILISATION
dessus et à vaincre l'Europe entière et par suite le
monde entier, l'Allemagne finirait cependant par
subir le sort qui frappe inévitablement toute tenta-
tive faite pour s'arroger la domination du monde.
L'usurpateur sera toujours victime de sa propre
force. Les représentants de la culture allemande
moderne, qui veulent nous persuader que l'Alle-
magne n'a pu éviter la guerre, qui veulent nous
faire croire que les actes commis par les soldats
allemands, leurs meurtres, leurs pendaisons et
leurs incendies, qu'ils déplorent certainement eux-
mêmes, étaient choses inévitables, — ces hommes
qui soutiennent que la violation de la neutralité
belge, garantie par des engagements et par des
documents écrits, était nécessaire et qu'il n'est pas
vrai que les troupes allemandes aient attenté à la
vie et aux biens de sujets belges, sauf en cas d'ab-
solue nécessité, — ces hommes qui nient la des-
truction brutale de Louvain (ils ne parlent pas de
la destruction de la cathédrale de Reims), qui nient
que les soldats allemands fassent la guerre avec
une «; cruauté indisciplinée » {xuchtlose Grausam-
keit), et qui considèrent le militarisme comme le
rempart de leur culture, — ces hommes-là sont
trompés et se trompent eux-mêmes, parce que la
crainte de l'avenir les égare.
« J'accorde que la « cruauté indisciplinée » doit
être plus rare dans l'armée allemande, si bien
dressée, que dans toute autre armée. Mais c'est
précisément la cruauté disciplinée, la cruauté com-
mandée, qui bouleverse d'horreur le monde entier.
C'est précisément cette cruauté disciplinée qui a
LE MVNIFESTE DES INTELLECTUELS 63
mis entre les mains des soldats allemands des
bombes incendiaires, et c'est elle qui est cause que
ces bombes ont répandu la mort et les ruines dans
des cités pacifiques. C'est la cruauté disciplinée
qui est cause que les notables et les prêtres de tant
de villes et villages ont été fusillés parce qu'un
certain nombre d'habitants désespérés avaient tiré
sur les troupes victorieuses.
« 11 est certain que si ces 93 Allemands de marque
n'avaient pas été complètement aveuglés, ils se
seraient demandé si les autorités militaires de leur
pays n'étaient pas en train de détruire le bon renom
de l'Allemagne pour plusieurs siècles. Au lieu de
s'adresser en vain « au monde civilisé », qui voit
les progrès des troupes allemandes jalonnés par des
ruines fumantes et des œuvres d'art réduites en
miettes, ils auraient dû inviter leurs chefs d'armées
à organiser une enquête sévère sur des accusations
qu'appuyaient avec éloquence des flots de sang et
des destructions.
« S'ils avaient agi de la sorte, l'humanité épou-
vantée leur eût témoigné sa sympathie, en remer-
ciant Dieu de ce que cette patrie des canons et des
baïonnettes comptât encore une phalange d'indi-
vidus nobles, pouvant inspirer l'espoir d'une amé-
lioration.
« Vous voulez excuser les cruautés de vos chefs
militaires en invoquant la nécessité politique, la
barbarie des Russes et quelques petites caisses de
balles dum-dum qui auraient été trouvées dans une
forteresse française.
« Mais si votre cause avait été juste, vous auriez
64 GUERRE ET CIVILISATION
pu invoquer la générosité bien connue de vos
princes et de vos généraux, citer des actes par les-
quels vous aviez forcé le respect de vos ennemis
vaincus, rappeler l'aide apportée par vous aux
malheureuses victimes de la guerre, vos précau-
tions respectueuses à l'égard des églises et des
œuvres d'art. Mais en compensation des incendies,
des meurtres et des traitements brutaux, impitoya-
bles, infligés par vos troupes à chaque ville ou
village qu'elles traversaient, l'histoire ne peut citer
aucun acte qui témoigne de quelque pitié à l'égard
des vaincus. La devise Vœ victis est inscrite sur
vos drapeaux.
« Votre protestation se fonde sur les déclarations
de ceux qui donnent les ordres, mais les accusa-
teurs présentent comme témoins des morts inno-
cents et des monceaux de décombres.
« A vous, Allemands éminents, je dis enfin :
N'aggravez pas votre erreur en croyant que ce
que j'ai écrit et qui, j'en suis convaincu, exprime
aussi l'opinion dominante dans le monde civilisé,
soit inspiré par la haine et le goût de la calomnie. »
La réplique suisse est due à M. Edouard Cha-
puisat, qui joint à une culture très raffinée de
vastes connaissances. Il a étudié aux Universités
de Berlin et de Paris; il est historien, juriste et
député de Genève. Sa réponse, qui a été publiée
dans un grand nombre de journaux suisses, est
ainsi conçue :
« Vous avez cru devoir m'adresser votre « Appel
« aux nations civilisées ». J'en ai pris connaissance,
et, je vous l'avoue très franchement, je n'y aurais
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 65
pas attaché d'importance s'il n'était signé de noms
respectés dans le monde de la science.
« Je ne puis oublier en effet avec quel intérêt j'ai
suivi à l'Université de Berlin les cours des profes-
seurs von Liszt, Schmoller, — qui, à cette époque,
n'était point si respectueux de l'autorité impé-
riale, — von Harnack et von Wilamowitz-Moellen-
dorff, qui nous parlait, lui, avec tant d'éloquence,
de la culture artistique et du développement de
l'art immortel.
« De trouver ces noms au bas de votre Appel,
ma déception fut grande. Ledit appel, en ce qui
me concerne, tombe mal. Il parvient aux citoyens
d'un Etat neutre, mais renseigné.
« Je suis en effet particulièrement bien placé
pour savoir dans quelles conditions l'Allemagne a
prévu la guerre actuelle. De hautes personnalités
étrangères à mon pays, mais qui me font l'honneur
de me témoigner quelque confiance, me signalaient,
quinze jours avant la guerre, l'appui prêté par
l'Allemagne à l'Autriche dans ses revendications
contre le Gouvernement serbe. S'il est vrai, comme
vous le pensez, que le peuple allemand n'a pas
voulu la guerre, ne dites pas, Messieurs, que votre
Gouvernement ne l'a pas voulue. Si vous mainte-
niez cette affirmation, vous devriez reconnaître
l'impuissance de sa diplomatie et la faillite de son
influence vis-à-vis de son unique alliée, l'Autriche.
« Il n'est pas vrai, écrivez- vous, que nous ayons
« violé criminellement la neutralité de la Belgique. »
Une violation, Messieurs, est toujours un crime.
Aux yeux d'un citoyen suisse, il est sans excuse;
GUERRE ET CIVILISATION 5
66 GUERRE ET CIVILISATION
ceux qui le commettent doivent s'attendre à l'effort
désespéré qu'inspire toujours un cas de légitime
défense.
« Il n'est pas vrai, dites-vous encore, que nos
« troupes aient brutalement détruit Louvain. » Je
m'en réfère sur ce point au rapport de l'expert dé-
signé par votre Gouvernement, qui reconnaît impli-
citement les pertes irréparables causées à l'art et à
la culture universelle par la destruction d'un édifice
admirable et de manuscrits précieux ; vous ne
parlez pas de Reims, j'en conviens, et je rends
nommage à la désapprobation que souligne votre
silence.
« Il n'est pas vrai que vous fassiez la guerre au
mépris du droit des gens? Demandez, en Suisse,
aux familles Hennin et Bernasconi dans quelles
circonstances leurs chefs furent fusillés et vous
verrez, Messieurs, que votre bonne foi a été sur-
prise en affirmant qu'aucun acte répréhensible ne fut
commis par vos troupes.
« La lutte, déclarez-vous en terminant, est di-
« rigée contre notre culture. » J'ignore quelles sont
les idées du peuple slave, qui me paraît suffisam-
ment fort et étendu pour se soucier assez peu de
propager le slavisme dans les contrées où il n'est
pas d'essence. En ce qui concerne la France, je
vous l'affirme, vous tombez dans une erreur assez
amusante. Jamais la France ne fit autant d'efforts,
d'efforts loyaux, désintéressés, pour comprendre
vos diverses attitudes philosophiques ou vos con-
ceptions historiques. Prenez, je vous prie, le som-
maire des thèses de facultés de ces dix dernières
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 67
années et dites-moi si, au contraire, la jeunesse
française cultivée, avec son intelligence souvent
brillante et toujours perspicace, n'a pas scruté
l'âme de vos penseurs avec une méthode et une
lucidité que la jeunesse allemande peut lui envier.
« Que vous puissiez écrire ceci, vous, Monsieur
von Harnack, l'apôtre de la théologie moderne ; vous,
Monsieur von Liszt, le criminaliste précis; vous,
Dôrpfeld, le Maspero et le Naville de l'Allemagne,
que vous puissiez écrire : « Sans notre militarisme,
« notre civilisation serait anéantie depuis long-
ce temps », voilà pour confondre l'humble historien
et juriste que je suis.
« Non, Messieurs, c'est votre militarisme qui
risquerait d'anéantir la civilisation si celle-ci ne
portait en elle le germe immortel du droit et de la
liberté.
a Je sais qui vous êtes, Messieurs ; je sais que
l'héritage d'un Goethe, d'un Beethoven et d'un
Kant est pour vous chose sacrée. Mais Goethe, Bee-
thoven et Kant ont disparu et le monde est debout.
Ne permettez pas qu'il les haïsse en leur faisant
endosser, au travers d'un siècle, les responsabilités
de la mort de tant d'hommes dont les bras et le cer-
veau eussent été utiles au sol, au foyer et à l'es-
prit. »
Il est juste d'ajouter que même en Allemagne il
s'est trouvé des hommes pour protester contre le
manifeste. Une protestation particulièrement élo-
quente a été insérée dans la première livraison de
la seconde année de la revue Bas Forum, revue
qui a été supprimée depuis lors et qui était pu-
68 GUERRE ET CIVILISATION
bliée par Wilhelm Herzog, de Munich. L'article
en question, composé par le professeur Walther
Schûcking, de Marbourg, examine l'attitude des
professeurs allemands vis-à-vis de la guerre mon-
diale. N'ayant pas eu cet article à ma disposition,
je le cite de seconde main d'après un compte rendu
donné par le journal danois Berlingske Tidende.
Voici ce qu'on y trouve :
M. Schûcking souligne cet exclusivisme patrio-
tique qui s'est manifesté chez les représentants
allemands des sciences morales et politiques, en
particulier chez les historiens, que leur mentalité de
nationaux-libéraux imprégnés de pangermanisme
isolait désormais de l'étranger.
« Il est extrêmement regrettable que pendant
plusieurs dizaines d'années des généraux en retraite
écrivant dans des feuilles libérales aient réussi à
persuader à notre bon public que le mouvement
pacifiste était une pure sottise. Si moi, professeur
de droit international, je voulais donner mon opi-
nion sur des problèmes stratégiques, personne ne
me prendrait au sérieux ; mais quand il s'agissait
de problèmes intéressant le droit des gens et l'évo-
lution d'une organisation juridique internationale,
c'étaient en fait les opinions de vieux généraux qui
déterminaient les réflexions du public. C'est là
qu'il faut chercher les racines profondes du mouve-
ment de réprobation générale que suscite le milita-
risme allemand. »
Dans aucune des publications de savants alle-
mands que l'auteur a pu lire jusqu'à ce jour, n'est
exprimé l'aveu « que tout ce pacifisme pratique
LE MANIFESTE DES INTELLECTUELS 69
dont l'Allemagne a fait preuve pendant quarante-
quatre ans n'a pu compenser le tort qu'elle s'est
fait dans l'esprit de l'étranger par son attitude vis-
à-vis du mouvement d'opinion qui réclamait qu'on
armât pour la paix au lieu d'armer pour la guerre.
De tous les professeurs qui ont signé le manifeste
et écrit des brochures de guerre, en est-il un qui
se rende compte à quel point, dans cette question
des armements, l'Allemagne a heurté les bonnes
volontés des autres puissances dans les conférences
de La Haye ? »
« On nous parle sur tous les tons », 'continue
M. Schûcking, « de la jalousie de l'étranger en
présence de notre développement économique,
mais on néglige de considérer que notre constitu-
tion politique suffisait à nous mettre en antago-
nisme avec certaines nations de même race que la
nôtre, — par exemple la Norvège, — qui n'ont
aucune raison de nous considérer comme des
concurrents économiques. Si le tsarisme nous
paraît antipathique, l'étranger a une opinion tout
aussi défavorable du principe autoritaire qui est à
la base de la constitution allemande. »
L'appel des savants allemands « au monde civi-
lisé » restera dans l'histoire comme la manifestation
déplorable d'un esprit de militarisme et de nationa-
lisme, qui, cultivé méthodiquement pendant plu-
sieurs générations, s'est emparé au moment décisif
des têtes les plus claires. Cependant, pour appré-
cier correctement le manifeste, il ne faut pas man-
quer de tenir compte d'un article paru dans le
Berliner Tageblatt du i3 mars 1916, dans lequel
70 GUERRE ET CIVILISATION
on nous explique qu'un grand nombre de signa-
taires ont donne leurs noms sans connaître le texte
du factum, et que plusieurs d'entre eux, par exem-
ple Ehrlich et Wassermann, n'auraient pas signé
s'ils avaient eu connaissance de ce texte.
VII
LES ENNEMIS DE L'ALLEMAGNE
Au printemps igi5, le grand journal viennois
Die Zeit s'adressa à divers hommes politiques,
artistes et savants des pays belligérants et neutres
pour solliciter d'eux une réponse à la question sui-
vante : a Pourquoi l'Allemagne a-t-elle tant d'en-
nemis? »
On imagine difficilement pareille question posée
par une feuille allemande ; en tout cas, on n'en
eût pas fait en Allemagne un sujet de consultation
générale. Mais un journal autrichien pouvait se
permettre cette petite méchanceté d'enfant terrible.
La Zeit fit précéder son questionnaire de l'obser-
vation suivante : « Jusqu'à présent la guerre a
mis en lumière ce fait, surprenant à beaucoup
d'égards, que l'Allemagne a plus d'ennomis à l'étran-
ger qu'on ne le supposait pendant la paix ; elle a
non seulement des ennemis dans les pays contre
lesquels combattent nos fidèles alliés, mais elle
(encontre aussi des inimitiés, — ou tout au moins
des amitiés fort douteuses, — chez les nations
neutres. »
Le journal voulait donc amener des personna-
lités de divers partis et de diverses nationalités à
72 GUERRE ET CIVILISATION
se prononcer sur les causes possibles du mau-
vais vouloir général à l'égard de l'Allemagne.
Les réponses parvenues parurent le dimanche
4 avril.
Elles étaient de nature et de valeur très diverses.
Mais aucune d'elles ne mettait en discussion l'objet
même de la question. Toutes considéraient comme
acquis le fait que l'Allemagne et le germanisme ne
sont pas aimés des autres nations.
Qu'ils nous haïssent donc, écrit un des corres-
pondants ; viel FeincV , viel Ehr (beaucoup d'enne-
mis, beaucoup d'honneur). Un autre répondit tout
simplement par la vieille citation latine : Oderint
dum metuant. L'Allemagne n'a pas le sourire qui
attire l'amour; mais elle ne paraît pas non plus
tenir autrement à se faire aimer.
En dehors de ces quelques réponses tranchantes,
la plupart des consultants s'efforçaient honnête-
ment de tirer au clair les raisons pour lesquelles
l'Allemagne rencontre tant de malveillance à l'é-
tranger, et il va sans dire que les motifs découverts
étaient des plus flatteurs pour l'Allemagne. Partout
revenait ce refrain : si on ne nous aime pas, c'est
avant tout par jalousie; nous sommes trop conscien-
cieux et trop capables, nous savons trop bien mettre
ordre à nos affaires, voilà pourquoi on nous craint,
et la crainte engendre la haine ; de plus, les étran-
gers sont absolument incapables de comprendre et
d'apprécier le génie allemand. Un correspondant
insista particulièrement sur l'extraordinaire force
vitale de l'Allemagne, sur sa volonté de vivre, et
il ajoutait cette sentence bien caractéristique : haïr
LES ENNEMIS DE l' ALLEMAGNE jS
l'Allemagne n'est pas un signe de santé chez une
nation, et cette haine ne saurait se fonder en éthique,
en morale ni en pratique.
Je traduis ici quelques réponses qui me paraissent
typiques à divers points de vue. Laissons d'abord
la parole au conseiller aulique Albert Frankfurter,
directeur général du Lloyd autrichien :
« Par leur activité infatigable, leur stricte probité,
leur insatiable besoin de culture, leur solidarité
prête à tous les sacrifices individuels, par leur dis-
cipline inflexible, les Allemands sont devenus
depuis longtemps des modèles pour l'univers. Mais
il arrive dans la vie des peuples comme dans la vie
quotidienne que l'écolier soit disposé à voir un
ennemi dans son maître. La reconnaissance de la
supériorité allemande a produit chez beaucoup de
nations un sentiment de malveillance à l'égard du
peuple allemand ; ce sentiment est fait de l'angoisse
qu'inspire la grandeur incomparable de l'Alle-
magne et d'un retour humiliant de ces nations sur
leur propre faiblesse. »
Le vice-maréchal Franz Rieger écrivit :
« Si l'Allemagne a tant d'ennemis dans le monde
c'est à cause de ses qualités éminentes. Schiller a
dit : « Le monde aime à noircir ce qui rayonne et
« brille, à renverser dans la poussière ce qui est
« élevé. On fait la guerre à tout ce qui s'élève.
« Socrate dut vider la coupe de ciguë, Christophe
« Colomb fut jeté dans les fers et Jésus-Christ cloué
« sur la croix. »
Une correspondante, la célèbre chanteuse wagné-
rienne Amalie Friedrich-Materna, constate avec tris-
74 GUERRE ET CIVILISATION
tesse que c'est aussi son expérience personnelle
que l'Allemagne n'est pas aimée à l'étranger; mais
il lui est impossible de savoir pourquoi : « J'ai
beaucoup voyagé, écrit-elle, j'ai fait beaucoup d'ob-
servations et accumulé des expériences; j'ai eu
l'occasion d'apprendre à connaître beaucoup de
nations étrangères, et il ne m'a pas échappé qu'en
général les Allemands ne peuvent se flatter d'être
aimés à l'étranger. Mais je n'ai jamais pu découvrir
la cause de ce fait, bien que je me sois dès le début
efforcée de la rechercher. Et aujourd'hui encore je
me déclare hors d'état de résoudre ce problème de
psychologie populaire... Peut-être un étranger doué
de l'impartialité requise serait-il mieux placé pour
en trouver la solution, i
Parmi ceux qui répondirent à la question posée
par Die Zeit, il y eut deux Scandinaves. L'un était
le professeur suédois Otto Nordenskjôld, de Go-
thembourg. Il émit l'opinion que la haine des Alle-
mands avait pour cause la supériorité économique
de l'Allemagne et le grand essor qu'avait pris son
commerce avec l'étranger. L'autre Scandinave était
l'auteur du présent livre. Voici sa réponse traduite
de l'allemand :
« Avant de répondre à la question posée, je ferai,
pour éviter tout malentendu, cette déclaration pré-
liminaire : j'éprouve un vif sentiment de reconnais-
sance pour la science allemande et pour la vie intel-
lectuelle allemande, et je me félicite des relations
très amicales que j'entretiens avec nombre d'émi-
nents collègues allemands. Mon cas est celui d'un
grand nombre, peut-être de la majorité de mes
LES ENNEMIS DE i/ALLEMAGNE ^b
compatriotes. Mais nous autres, Danois, nous ne
pouvons oublier :
« Que l'Allemagne a démembré le Danemark en
i864 et que depuis ce temps elle impose à la partie
danoise duSlesvig un régime de terreur;
« Que l'Allemagne en 1878 a abrogé de sa propre
autorité le paragraphe 5 du traité de Prague qui
promettait la rétrocession au Danemark de la partie
danoise du Slesvig après un plébiscite ;
« Que l'Allemagne a complètement annexé notre
pays dans quelques-uns de ses manuels scolaires
de géographie les plus répandus (H. A. Daniel et
E. von Seydlitz) et que la devise de là revue pan-
germaniste Heimdal commence par ces mots : Von
Skagen bis sur Adria (De Skagen à l'Adriatique).
« Pourquoi notre puissante voisine a-t-elle sans
cesse blessé notre conscience nationale ? Une nation
qui veille aussi jalousement que l'Allemagne à ce
qu'on respecte ses droits devrait savoir respecter
aussi les droits des autres nations.
« Les Danois estiment que le progrès de la civilisa-
tion ne s'obtient pas en imposant de force l'hégé-
monie d'une nation particulière, mais qu'il résulte
du libre épanouissement des individualités aussi
bien dans l'intérieur de chaque pays que dans ia
société des nations. »
VIII
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS ?
Ferons-nous des annexions ? Telle est la question
qui a agité longtemps les esprits allemands;
on l'a examinée à tous les points de vue, et on y
a répondu tantôt par l'affirmative, tantôt par la
négative ; mais dans l'immense majorité des cas la
réponse fut un « oui » énergique, victorieux,
triomphal.
Au reste, la question des annexions a été sou-
mise au chancelier allemand. Le 20 mai 1916, six
grandes sociétés ou groupements économiques de
l'Allemagne l'ont invité à réclamer, lors du prochain
traité de paix, la Belgique, une partie de la France
du Nord et de l'Est, une grande portion de la Po-
logne et les provinces baltiques.
Plus tard, les dirigeants du parti conservateur
se sont prononcés dans le même sens et ont repré-
senté qu'ils se trouvaient d'accord avec l'ensemble
du peuple allemand pour demander la continuation
de la guerre jusqu'au moment où il serait possible
de conclure une paix durable, assurant une base
solide au développement futur de l'Allemagne; par
suite, ils se déclaraient prêts à soutenir toutes les
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS Y 77
annexions qui seraient nécessaires pour atteindre
ce but.
Cependant, des opinions tout opposées se sont
manifestées aussi. Le nouveau groupement Neues
Vaterland (Nouvelle Patrie), qui au milieu de l'ef-
froyable chaos de chauvinisme délirant paraît repré-
senter le bon sens et la réflexion, a protesté auprès
du chancelier contre les vastes appétits des an-
nexionnistes, qu'il signale comme dangereux pour
l'Empire. Cette protestation a été imprimée; elle
existe sous la forme d'une petite brochure qu'il est,
paraît-il, assez difficile de se procurer, le Gouver-
nement ne tenant pas à ce qu'elle passe entre trop
de mains ; par bonheur il en existe sous ce titre :
S kola vi annektera ? (Ferons-nous des annexions ?)
une traduction suédoise qui a paru à Stockholm
(Svenska Andelsfôrlaget). Ce tract mérite la plus
grande attention ; il dénote chez son auteur des
connaissances étendues, une réflexion pénétrante
et des vues très humaines. Il examine les projets
annexionnistes aux points de vue politique, écono-
mique, industriel, historique et social et repousse
résolument toute pensée d'annexion. J'en traduirai
quelques passages particulièrement dignes d'inté-
rêt; on y trouvera condensées les idées de l'auteur
sur la façon dont il faut réagir contre une annexion
éventuelle, même dans les régions occupées et dans
les pays neutres :
<i II est clair que dans les régions françaises an-
nexées nous devons compter avec une population
qui nourrit contre nous une haine mortelle. C'est
justement dans une partie des départements fran-
78 GUERRE ET CIVILISATION
çais de la frontière que le nationalisme germano-
phobe était le plus violent, même en temps de paix.
On y combattrait par tous les moyens toute tenta-
tive d'adaptation à une suzeraineté allemande, et
pendant plusieurs générations il faudrait renoncer
à l'espoir d'établir là un modus vivendi à peu près
tolérablc.
<( En Belgique, l'esprit de la population est le
même qu'en France. Les Belges, animés d'une
haine profonde contre les Allemands, créeraient à
notre administration toute sorte de difficultés et se
feraient un mérite de la trahison.
« En Allemagne, on entend souvent exprimer l'idée
que nous trouverions dans la population flamande
de la Belgique des sympathies dont nous pourrions
nous servir contre les Wallons. C'est une illusion
dangereuse. Il est certain que les Flamands de Bel-
gique ont lutté pendant plusieurs années pour faire
reconnaître leurs prérogatives nationales. Incontes-
tablement ils eussent souvent été heureux de ren-
contrer en Allemagne un appui à leurs revendica-
tions de culture autonome ; mais ils n'ont guère eu
de succès. A l'heure actuelle, le peu d'affinités
germaniques qui se trouvait chez les Flamands a
fait place chez presque tous à une exaspération sans
bornes causée par notre invasion et par nos ravages.
« Mais le fait essentiel, c'est que, par leur concep-
tion de la vie comme par leurs traditions pratiques,
Français et Belges sont en opposition complète
avec les principes qui régissent en Allemagne la vie
publique. Se fondant sur un passé que remplissent
des luttes séculaires de municipalités conscientes
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS ! 79
d'elles-mêmes contre les pouvoirs féodaux et royaux,
soumis à l'influence de la Révolution française et
de la législation française, aidé dans ses revendi-
cations par une constitution libérale et par des lois
démocratiques, tout ce peuple s'est accoutumé à
vivre et à penser démocratiquement, malgré l'in-
fluence de l'église catholique et du parti clérical.
Notre organisation, avec sa hiérarchie savamment
ordonnée, apparaît souvent aux Français et aux
Belges comme une intolérable tyrannie. Notre bu-
reaucratie peut incontestablement accomplir cer-
taines œuvres excellentes, mais elle est certaine-
ment incapable de nous gagner des sympathies en
pays étranger. Dans certaines régions une partie
de la population n'est pas seulement libérale, elle
est récalcitrante et prête aux violences. On ne man-
querait pas d'utiliser à des fins politiques les com-
plications inévitables qui prendraient des formes
particulièrement aiguës par suite du manque de
compréhension mutuelle...
« Si l'Allemagne annexe la Belgique , elle s'attirera
pour bien longtemps l'inimitié du monde entier,
même des Etats qui restent encore neutres et rela-
tivement bien disposés à notre égard.
« Nous exprimons ces idées avec la conviction
entière qu'elles sont justes, car des membres de
notre association ont pu observer à l'étranger l'in-
fluence exercée par la question belge sur l'état
d'esprit et les sentiments des neutres. Le Gouver-
nement a certainement reçu des renseignements
analogues de ses représentants à l'étranger. Au cas
où ces renseignements ne confirmeraient pas les
80 GUERRE ET CIVILISATION
nôtres, c'est que les agents officiels allemands
n'ont pas été à même de fréquenter assez intime-
ment les étrangers neutres pour que ceux-ci leur
aient parlé à cœur ouvert; car il faut un certain
degré de confiance et d'amitié pour connaître la
vérité.
« Notre expérience nous dit, sans la moindre res-
triction ni réserve, que la violation de la neutralité
belge a produit presque partout une impression
formidable sur les neutres, et qu'à l'heure actuelle,
après dix mois écoulés, cette impression, loin de
diminuer d'intensité, s'est au contraire renforcée
d'une façon déplorable.
« Elle se renforcera encore davantage et se main-
tiendra vivante pendant bien longtemps si l'Alle-
magne, en concluant la paix, veut imposer l'an-
nexion de la Belgique.
« Par cette annexion la Hollande se sentira le
plus directement menacée. Le Gouvernement hol-
landais est resté jusqu'à ce jour strictement neutre.
La population elle-même, surtout dans les milieux
cultivés, mais aussi dans la classe ouvrière orga-
nisée, fait effort pour observer en paroles et en
actes les devoirs de la neutralité. Mais cette cons-
tatation ne doit pas nous faire oublier que l'opinion
de ce pays n'est pas en général bien disposée pour
nous et qu'elle nous est devenue encore plus défa-
vorable par suite de l'invasion de la Belgique et
de la guerre de sous-marins. Elle deviendrait fran-
chement hostile si nous annexions la Belgique :
non pas que les Hollandais éprouvent des sympa-
thies particulières pour les Belges (le contraire serait
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS? 8l
plutôt vrai), mais parce que le destin de la Belgique
serait interprété dans toute la Hollande comme un
M a né, Thécel, Phares.
« L'annexion de la Belgique produirait en Suisse
le même effet qu'en Hollande ; sans doute l'impres-
sion serait un peu moins violente par suite des
dispositions nettement germanophiles de beaucoup
de Suisses alémaniques ; mais d'autre part l'irri-
tation n'en serait que plus grande dans la Suisse
romande dont les sentiments germanophobes sont
connus. Malgré les sympathies pro-allemandes de
la plupart des Suisses alémaniques, ceux-ci com-
prennent que le sort de la Belgique les concerne
immédiatement, eux et la neutralité suisse.
« L'impression produite dans les pays les plus
directement intéressés, Hollande et Suisse, s'éten-
drait aussi aux pays Scandinaves. Au Danemark et
en Norvège, nous devons, malgré la neutralité de
ces deux États, compter sur l'existence d'un courant
souterrain de germanophobie ou plus exactement
d'anglophilie. L'annexion de la Belgique donnerait
à ce courant une direction nettement anti-alle-
mande. En Suède, notre situation est un peu meil-
leure à cause de l'antagonisme naturel entre la
Suède et la Russie. Mais, à part quelques germa-
nophiles déclarés, appartenant aux milieux réac-
tionnaires et militaires, qui admirent, les yeux
fermés, tout ce que fait l'Allemagne, aucun Suédois
n'approuvera l'annexion de la Belgique. La plupart
s'en indigneront et, comme les Hollandais et les
Suisses, comme les Danois et les Norvégiens, ils y
verront l'indice que la politique allemande de
GUERRE ET CIVILISATION 6
82 GUERRE ET CIVILISATION
conquête menace l'indépendance des petits Etats et
la liberté de l'Europe.
« Nous avons pu jusqu'ici réfuter en toute con-
science cette thèse, grâce à laquelle nos ennemis
ont rendu l'Allemagne suspecte à tout l'univers ;
l'Empereur l'a également repoussée dans son dis-
cours du trône, et nous continuerons à le faire ; si
nous annexons la Belgique, la confiance disparaîtra.
Chez la seule grande puissance qui soit encore
neutre, les Etats-Unis, la question belge est envi-
sagée par l'opinion publique exactement comme en
Europe.
« La plupart des membres de notre association
savent quelle forte impression la violation de la
neutralité belge a faite sur la majorité des Améri-
cains, même sur les germanophiles, bien qu'il
existe naturellement, ici comme partout, des
exceptions. Il est extrêmement difficile de faire
comprendre aux Américains les exigences du « droit
« de la nécessité ». Avec le temps l'opinion des
Etats-Unis est devenue plus défavorable encore.
Malgré les efforts des Germano-Américains et des
Irlandais, elle subit toujours l'influence de l'agitation
anglaise et de la grande presse anglo-américaine.
« L'annexion de la Belgique serait considérée dans
tous les pays comme un acte -de violence contre un
peuple libre, entièrement innocent du sort lamen-
table qui l'a frappé, et elle produirait dans tous les
pays où l'opinion est déjà indisposée contre nous,
une impression déplorable qui serait sans doute de
longue durée. Naturellement, l'indignation ne peut
se maintenir pendant des années avec la même
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS? 83
intensité. Mais l'annexion créerait, comme nous
l'avons dit, une situation telle qu'il en sortirait sans
cesse de nouveaux conflits. La population des pays
annexés et nos ennemis du dehors mettraient cer-
tainement tous leurs soins à ce que le monde reten-
tît à nouveau de plaintes et de colères, jusqu'au
jour de la revanche où nous devrions lutter contre
une nouvelle coalition puissante, dans un monde
rempli d'ennemis. »
Ces paroles hardies ne prouvent pas uniquement
du courage; elles prouvent aussi beaucoup d'hu-
manité en même temps que le don d'observer
froidement les réalités. Les idées exprimées parais-
sent si claires au premier coup d'œil, que l'on est
stupéfait à la pensée que leur justesse ait pu être
discutée.
Une autre protestation très énergique contre
toute idée d'annexion a été présentée dans les
B lût ter fur Z wischenstaatliche Organisation (sep-
tembre 191 5) par le pasteur Umfried, de Stuttgart.
Il écrit :
« Le peuple allemand tout entier est uni dans la
pensée que les effroyables sacrifices que nous
impose cette horrible guerre ne peuvent être com-
pensés que par une paix qui ait des chances de
durer pendant plusieurs générations. Mais les avis
se partagent dès qu'il est question des moyens
propres à obtenir ce résultat.
« Beaucoup estiment qu'onme peut avoir une paix
durable qu'en affaiblissant l'adversaire au point de
l'anéantir et qu'en élargissant le territoire soumis
à la puissance allemande. Partant de ce principe,
84 GUERRE ET CIVILISATION
on en est venu à l'idée d'augmenter le domaine de
l'Empire par de vastes annexions, sans considérer
que l'on foule aux pieds les droits sacrés de l'hu-
manité, et que l'oppression des populations parlant
une langue étrangère s'achète au prix de la haine
qu'on déchaîne chez les opprimés eux-mêmes et
chez leurs défenseurs.
« Un ennemi que nous aurions empêché de venir
dévaster notre territoire ne verrait là, réflexion
faite, qu'un juste refus opposé à une prétention
déraisonnable ou tout au moins un inévitable coup
du destin ; mais ce même ennemi considérerait
l'occupation de son propre pays comme une injus-
tice criante.
« L'objection immédiate qu'on pourrait faire, à
savoir que si l'ennemi triomphait il ne reculerait
pas devant une annexion, ne va pas au fond de la
question, car les mauvais desseins du voisin ne
peuvent justifier notre injustice. Si nous nous élevons
à un point de vue moral supérieur, nous devons pro-
tester contre les ambitions annexionnistes de notre
propre pays aussi résolument que contre celles de
l'adversaire...
« Nous invitons le peuple allemand à se souvenir
des paroles prononcées par l'Empereur dans la
séance historique du Reichstag, le 4 août igi4 •
« Ce n'est pas l'esprit de conquête qui nous pousse »
et de cette promesse du chancelier : « L'injustice
«; que nous commettons vis-à-vis de la Belgique sera
« réparée par nous lorsque nous aurons atteint notre
« but militaire. »
« Si étrange que cela puisse paraître, le meilleur
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS? 85
appui pour notre thèse nous est fourni par l'homme
qui aux yeux du monde représente précisément le
germanisme, le général Bernhardi. Dans son livre
intitulé Notre Avenir, il a dit textuellement : « Il
« ne saurait naturellement être question de politique
« de conquête ; une telle politique serait contraire à
« l'esprit de notre temps et à nos véritables intérêts.
« Car nous ne pourrions conquérir en Europe que
« des territoires dont la population nous serait hos-
« tile. » Telle est aussi notre opinion. Qu'advien-
drait-il des échanges de civilisation entre les
peuples, de cette communauté de culture qui a été
un bienfait pour notre nation, si nous creusions
un fossé infranchissable entre nous et le reste du
monde civilisé ? »
Les idées de ces deux Allemands que nous
venons de citer concordent avec celles qu'expri-
mait Alphonse Daudet dans ce conte si touchant qui
s'intitule Le Siège de Berlin. Le héros est un vieux
général français que l'on entretient dans l'illusion
que c'est l'armée française qui, en 1 870-1 871, a
envahi l'Allemagne et menace Berlin. Le général
est persuadé que son fils, qui est officier, prend
part à l'invasion; il lui écrit de nombreuses lettres
où il lui expose des considérations politiques. 11
parle des conditions de la paix, et il ne se montre
point exigeant, il ne réclamerait que des indem-
nités, pas autre chose : « Pourquoi, écrit-il, leur
prendrait-on des territoires ? Est-ce qu'on peut
faire de la France avec de l'Allemagne ? »
Voilà le point essentiel. Toute annexion, det
quelque nature qu'elle soit, porte atteinte au droi
86 GUERRE ET CIVILISATION
le plus primitif de l'humanité et constitue par suite
un acte de violence de l'espèce la plus criminelle.
Elle ne produit que le deuil et le désespoir sans
apporter des avantages qui puissent compenser
tant de misère. On ne peut transformer des Fran-
çais en Allemands ni des Allemands en Français ;
toute tentative en ce sens est condamnée à échouer
et doit être réprouvée comme une indignité. Com-
ment peut-on prétendre que nous vivons dans une
époque de liberté, tant qu'il existe des nations ou
des parties de nations opprimées? Ce principe si
simple qu'un gouvernement est fait pour le peuple
et non le peuple pour le gouvernement, ne paraît
pas encore être arrivé à se faire comprendre et re-
connaître de tous. Et pourtant, on pourrait croire
qu'il dût être immédiatement clair pour chacun.
Le gouvernement n'a de raison d'être que le bien
du peuple et a pour premier devoir d'assurer aux
individus des conditions d'existence aussi heureuses
que possible. Combien de temps trouvera-t-on
encore des êtres doués de pensée pour approuver
la thèse que le professeur allemand Schâfer sou-
tenait avec tant d'énergie contre le savant danois
Troels-Lund, et qu'il exprimait ainsi : « Dans notre
siècle, qui est le siècle où se sont constitués les
Etats nationaux, on a l'ait passer pour un article de
foi cette erreur que toute nation a le droit de former
un Etat national. »
On aura un exemple saisissant de l'effet produit
par une annexion, même avant qu'elle ait été défi-
nitivement résolue, en relisant la déclaration que
les représentants de l'Alsace-Lorraine présentèrent
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS? 87
à l'Assemblée nationale le 16 février 187 1. C'est un
document qu'il faut citer en entier :
Nous soussignés, citoyens français, choisis et députés par
les départements du Haut, du Bas-Rhin, de la Moselle et de
la Meurthe, pour apporter à l'Assemblée nationale de
France l'expression de la volonté unanime des populations
de l'Alsace et de la Lorraine, après nous être réunis et en
avoir délibéra, nous avons résolu d'exposer dans une décla-
ration solennelle leurs droits sacrés et inaliénables, afin que
l'Assemblée nationale, la France et l'Europe, ayant sous les
yeux les vœux et résolutions de nos commettants, ne
puissent consommer ni laisser consommer aucun acte de
nature à porter atteinte aux droits dont un mandat ferme
nous a confié la garde et la défense.
DÉCLARATION
I. — L'Alsace et la Lorraine ne veulent pas être alié-
nées.
Associées depuis plus de deux siècles à la France, dans la
bonne comme dans la mauvaise fortune, ces deux provinces,
sans cesse exposées aux coups de l'ennemi, se sont constam-
ment sacrifiées pour la grandeur nationale : elles ont scellé
de leur sang l'indissoluble pacte qui les rattache à l'unité
française. Mises aujourd'hui en question par les prétentions
étrangères, elles affirment à travers les obstacles et tous les
dangers, sous le joug même de l'envahisseur, leur inébran-
lable fidélité.
Tous unanimes, les citoyens demeurés dans leurs foyers
comme les soldats accourus sous les drapeaux, les uns en
votant, les autres en combattant, signifient à l'Allemagne
et au monde l'immuable volonté de l'Alsace et de la
Lorraine de rester françaises.
II. — La France ne peut consentir ni signer la cession
de la Lorraine et de l'Alsace.
Elle ne peut pas, sans mettre en péril la continuité de son
existence nationale, porter elle-même un coup mortel à sa
88 ^ GUERRE ET CIVILISATION
propre unité en abandonnant ceux qui ont conquis, par deux
cents ans de dévouement patriotique, le droit d'être défendus
par le pays tout entier contre les entreprises de la force
victorieuse.
Une assemblée, même issue du suffrage universel, ne
pourrait invoquer sa. souveraineté pour couvrir ou ratifier
des exigences destructives de l'intégrité nationale. Elle
s'arrogerait un droit qui n'appartient même pas au peuple
réuni dans ses comices. Un pareil excès de pouvoir qui
aurait pour effet de mutiler la mère commune dénoncerait
aux justes sévérités de l'histoire ceux qui s'en rendraient
coupables.
La France peut subir les coups de la force, elle ne peut
en sanctionner les arrêts.
III. — L'Europe ne peut permettre ni ratifier l'abandon
de l'Alsace et de la Lorraine.
Gardiennes des règles de la justice et du droit des gens,
les nations civilisées ne sauraient rester plus longtemps
insensibles au sort de leurs voisines, sous peine d'être à
leur tour victimes des attentats qu'elles auraient tolérés.
L'Europe moderne ne peut laisser saisir un peuple comme
un vil troupeau; elle ne peut rester sourde aux protestations
répétées des populations menacées; elle doit à sa propre
conservation d'interdire de pareils abus de la force. Elle
sait, d'ailleurs, que l'unité de la France est, aujourd'hui
comme par le passé, une garantie de l'ordre général du
monde, une barrière contre l'esprit de conquête et d'inva-
sion.
La paix faite au prix d'une cession de territoire ne serait
qu'une trêve ruineuse et non une paix définitive. Elle serait
pour tous une cause d'agitation intestine, une provocation
légitime et permanente à la guerre.
Et quant à nous, Alsaciens et Lorrains, nous serions prêts
à recommencer la guerre aujourd'hui, demain, à toute
heure, à tout instant.
En résumé, l'Alsace et la Lorraine protestent contre
toute cession ; la France ne peut la consentir, l'Europe la
sanctionner.
En foi de quoi, nous prenons nos concitoyens de France,
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS? 89
les gouvernements et les peuples du monde entier à témoin
que nous tenons pour nuls et non avenus tous actes et
traités, votes ou plébiscites, qui consentiraient abandon en
faveur de l'étranger de tout ou partie de l'Alsace et de la
Lorraine.
Nous proclamons, par les présentes, à jamais inviolable le
droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la
nation française, et nous jurons, tant pour nous que pour
nos commettants, nos enfants et leurs descendants, de le
revendiquer éternellement et par toutes les voies, envers et
contre tous usurpateurs.
Suivent les noms des 36 signataires, dont les
plus connus sont Gambetta et Scheurer-Kestner.
La déclaration citée est un document historique
du plus haut intérêt, à la fois au point de vue poli-
tique et à un point de vue simplement humain.
C'est l'expression fîère et touchante de la profonde
douleur ressentie par la population des deux pro-
vinces à la pensée d'être séparées de la mère patrie.
Quiconque lit cette protestation n'est pas seule-
ment saisi par l'enthousiasme patriotique qui s'en
dégage, mais aussi, — quand on considère les évé-
nements de ces deux dernières années, — par la
vérité des principes dont elle s'inspire. C'est un
document qui a un intérêt actuel et dont on peut
encore tirer bien des leçons profitables.
Le manifeste des AlsaciensrLorrains exprime en
termes frappants cet évangile des droits de l'homme
dont la France reste aujourd'hui encore, entre
toutes les nations de la terre, la plus éloquente
propagatrice. L'assujettissement d'une race étran-
gère, l'annexion d'un territoire étranger sont des
crimes contre l'humanité. Si ce principe n'arrive
gO GUERRE ET CIVILISATION
pas à s'implanter définitivement, l'horreur de la
guerre ne cessera jamais. Puisse la force ne plus
trancher brutalement les questions de nationalités!
Mais l'appel à la liberté et à l'indépendance des
nations, que l'on entend maintenant dans tous les
pays, ne restera pas un vain cri de détresse. Le
principe des nationalités vaincra, ou la vie ne sera
pas digne d'être vécue. En Allemagne même, on
commence à comprendre que le principe des an-
nexions est inconciliable avec la civilisation mo-
derne. Aux deux déclarations allemandes que j'ai
citées plus haut j'en ajouterai une troisième, qui
concerne le Slesvig annexé, et que nous devons
au plus célèbre des linguistes austro-allemands,
M. Hugo Schuchardt, professeur à l'Université de
Graz. Dans la revue Wissen und Leben, qui paraît
à Zurich, ce savant a adressé une lettre ouverte au
directeur, M. E. Bovet.
Cette lettre contient des vues pénétrantes sur la
situation actuelle de l'Europe. L'auteur s'y montre
tour à tour sublime et paradoxal. Il se refuse à
admettre l'idée des États-Unis d'Europe, mais il
défend avec ardeur le droit historique des diverses
nations.
« Chacun, dit-il, peut imaginer l'avenir comme il
l'entend. Cependant, si l'on rêve de victoire, on ne
doit pas seulement songer à prendre, mais aussi à
donner. »
Et voici les belles paroles relatives au Slesvig
annexé :
« Tandis que le Midi fut l'objectif de nos guer-
riers d'abord, puis de nos artistes et de nos poètes,
FAUT-IL FAIRE DES ANNEXIONS? 91
le Nord a été notre berceau, et les chansons de
nourrice qui nous vinrent de là-haut continuent de
charmer nos oreilles et nos cœurs. Nous espérons
que le Nord ne nous fera entendre aucune disso-
nance, et voilà pourquoi nous souhaitons, avec
toute la sincérité de nos cœurs allemands, ou plutôt
voilà pourquoi nous rêvons qu'un tout petit mor-
ceau en bordure de notre frontière septentrionale
soit rendu à ses anciens possesseurs. En pareil cas,
perdre équivaudrait certainement à gagner. »
IX
ON EMPRISONNE DES SAVANTS
C'est un fait connu que plusieurs professeurs
d'Universités belges ont été récemment arrêtés
et conduits en Allemagne. On sait également que
les premières victimes universitaires de la colère du
gouverneur général von Bissing furent deux his-
toriens de notoriété européenne, MM. Henri Pi-
renne et Paul Frédéricq. V Indépendance belge nous
a donné des détails dramatiques sur l'arrestation
de Pirenne. Von Bissing avait offert à Pirenne la
place de recteur de l'Université de Gand. Reçu en
audience par le fameux gouverneur, Pirenne se
déclara prêt à accepter la nomination, mais à une
condition. « Laquelle ? demanda le gouverneur. —
Je désire que ma nomination soit signée par S. M.
Albert Ier, roi de Belgique. » Le journal assure que
c'est cette fière réponse qui motiva l'arrestation de
l'historien.
Ce récit est légendaire, nous le savons mainte-
nant de source certaine (I). Au reste, le Hamburger
(i) Voir la lettre adressée par M. von Bissing lui-même à un savant
suédois et que nous avons publiée dans un opuscule spécial consacré
par nous à la question de l'arrestation des professeurs belges : Chr.
Nyrop, De arresterede Professorer og Universitetet i Gent. Co-
penhague, 1916 (traduit en français par E. Philipot sous ce titre :
L'arrestation des professeurs belges et l'Université de Gand.
Paris et Lausanne, Payot, 1947).
ON EMPRISONNE DES SAVANTS §3
Fremdenblatt le démentait de la façon la plus caté-
gorique dans un article dont XzBerlingske Tidende
du 17 mai 191 6 a donné une traduction danoise.
Mais cet article est rédigé de telle sorte que les
lecteurs peu au courant des questions très particu-
lières et très intéressantes, mais assez compliquées,
qui se rattachent à l'Université de Gand, se forme-
ront certainement sur toute cette affaire une opinion
incorrecte et unilatérale. Je vais donc en donner un
bref exposé historique.
La Belgique est un pays où l'on parle deux
langues, le français et le flamand. Le français a
toujours eu la place dominante, mais, depuis la
Renaissance, les Flamands ont lutté avec ardeur
pour faire valoir les droits de leur idiome à côté de
ceux du français. Dans ces derniers temps surtout,
les défenseurs du flamand, ceux qu'on appelle les
Flamingants, ont déployé une grande activité qui a
déjà obtenu des résultats importants. Sur cette
intéressante lutte linguistique, qu'on me permette
de renvoyer à une étude de moi dans le grand
ouvrage illustré, La Belgique, qui vient d'être
publié à Copenhague. Je me bornerai ici à faire
observer en toute généralité que la coexistence de
deux langues a naturellement suscité beaucoup de
difficultés, en particulier dans l'enseignement à
tous les degrés.
La langue de l'enseignement était exclusivement
le français dans les Universités, sauf dans celle de
Gand; en 191 1, on y faisait 248 séries de confé-
rences, dont 24 en langue flamande : ces dernières
consistaient surtout en exercices pratiques de
g4 GUERRE ET CIVILISATION
droit et de philologie. Mais cet état de choses ne
satisfaisait pas les Flamingants. Ils avaient déjà
signalé les grosses difficultés que pouvait entraîner
l'emploi presque exclusif du français. Ces difficul-
tés apparurent en pleine lumière lorsque l'Univer-
sité de Gand, suivant un mouvement général,
consentit à faire une place plus grande à un ensei-
gnement de caractère démocratique. On constata
que dans les conférences populaires et dans les inter-
rogations qui les suivaient, dans les visites aux
musées, etc., les difficultés résultant de la langue
étaient assez grandes pour faire obstacle à tout
rapprochement intime entre le maître et ses audi-
teurs.
Les Flamingants ont fait observer que la grande
majorité des étudiants se composait de Flamands,
et c'est pourquoi ils ont, à plusieurs reprises, ré-
clamé avec force la création d'une université entiè-
rement flamande.
Pour appuyer ce mouvement, qui rencontrait une
forte opposition, en particulier dans le haut clergé
belge, on organisa une série de congrès scienti-
fiques annuels, congrès de médecine, de droit et
d'histoire, tenus les uns à Anvers, les autres à
Gand.
Ces congrès, qui recueillaient un nombre crois-
sant d'adhésions, aboutirent au projet de fonder
une cinquième université, exclusivement flamande,
à Anvers, qui est à tous les points de vue le centre
de la culture flamande. Mais ce projet, qui exigeait
un très gros effort économique, échoua au premier
examen approfondi et n'a pas été repris depuis lors.
ON EMPRISONNE DES SAVANTS g5
Les Flamingants s'en tinrent désormais à leur
ancien projet favori de transformer l'Université de
Gand en une institution entièrement flamande, et
en mars 191 1 ils présentèrent à la Chambre un
projet de loi dont le premier article était ainsi
conçu : « A l'Université de Gand tous les cours se
feront en flamand. » Ce projet de loi fit sensation et
suscita des discussions passionnées. La majorité en
repoussa ce qu'il contenait de trop radical, et le
parti flamingant présenta au mois d'avril suivant
un nouveau projet portant que les deux langues
seraient placées sur le même pied et jouiraient des
mêmes droits, et que l'on doublerait le nombre des
professeurs dans tous les cas où le besoin s'en
ferait sentir. On maintiendrait les cours en fran-
çais, mais, à côté d'eux, on instituerait autant de
cours en flamand que le demanderaient les étu-
diants.
Après l'occupation, les Allemands ont favorisé
par tous les moyens le mouvement flamingant, afin
d'enfoncer un coin entre Flamands et Wallons, et,
le 3i décembre 191 5, le gouverneur général pro-
mulguait un décret d'après lequel le flamand serait
la langue de l'enseignement à l'Université de Gand.
Ce décret fut salué avec enthousiasme... par la
presse allemande de Belgique : elle trompetta à
tous les échos que la population flamande était
transportée d'aise de voir le Gouvernement venir
ainsi au-devant de ses désirs. Or la réalité est bien
différente. Tous les Flamands se refusèrent nette-
ment à accepter aucune faveur des mains de l'en-
nemi ; même les Flamingants les plus zélés repous-
0,6 GUERRE ET CIVILISATION
sèrent la fondation d'une université flamande dans
les conditions actuelles, et ils adressèrent au gou-
verneur général une protestation très énergique, se
terminant par ces fières paroles, qui prouvent que
les Flamands ne sont pas disposés à plier l'échiné
et qu'ils ont dans l'avenir une confiance inébran-
lable :
« Comment l'histoire nous jugerait-elle, nous
autres Flamands, si à un moment où nos soldats
luttent contre les vôtres dans les tranchées, nous
devions accepter des mains du conquérant un
avantage quelconque, même si cet avantage devait
apparaître comme ne faisant que réparer des injus-
tices passées? Nous sommes d'une race qui, tou-
jours dans le passé, a tenu à régler elle-même ses
propres affaires sur son propre sol.
« Nous nous permettons, Excellence, de vous
demander de soumettre ces considérations à un
examen sérieux et attentif, et nous espérons que si
le projet dont nous parlons a réellement été conçu,
nos arguments vous paraîtront tels qu'il n'y sera
donné aucune suite, et nous exprimons cet espoir
dans l'intérêt même de la cause flamande.
« Quelque difficiles que puissent être les circons-
tances, il vaut mieux que le pouvoir occupant ne
conserve aucun doute au sujet de notre opinion, et
ne soit pas sous l'impression qu'il existe, quant à
la situation internationale, la moindre divergence
de vues entre les Flamands et les Wallons.
« Ainsi que l'un des nôtres l'a dit récemment
dans une séance publique du Conseil communal
d'Anvers, le seul point de vue auquel nous autres,
ON EMPRISONNE DES SAVANTS 97
Flamands et Flamingants, nous puissions nous
placer, c'est celui de l'indépendance de la nation
belge. »
On notait parmi les signataires : Paul Frédéricq,
professeur à l'Université de Gand et président du
Willemfonds ; van Neuben, président du Davidfonds
et vice-président de l'Association de la Presse belge ;
Julian de Vriendt, directeur de l'Académie royale
des Beaux- Arts ; Karel Adriaenssens, président de
l'Association des Instituteurs; A. Vermeylen, pro-
fesseur à l'Université de Bruxelles et membre de la
Commission de l'Université flamande ; Léonard
Willems, avocat à la Cour d'appel, président du
Barreau flamand de Gand; Louis Franck, député,
président de l'Association des Juristes flamands et
membre de la Commission de l'Université flamande;
Jan de Vos, bourgmestre d'Anvers; A. Cools, éche-
vin de la même ville ; F. Cleynhens, chanoine et
curé-doyen de l'église Notre-Dame d'Anvers, etc..
J'ai tenu à citer un assez grand nombre de signa-
taires, en indiquant leur situation sociale et leur
lieu de résidence, afin de montrer que la protesta-
tion représente aussi complètement que possible
tout le parti qui luttait avant 1914 pour assurer à
la culture flamande honneur et considération aux
côtés de la culture française. Tous les chefs du
mouvement flamingant ont apposé leur signature ;
nous avons là des hommes politiques, des journa-
listes, des fonctionnaires municipaux, des juristes,
des ecclésiastiques et des professeurs, des artistes
et des savants. Il n'y manque même pas des mem-
bres de la commission créée avant la guerre pour
GUERRE ET CIVILISATION 7
g8 GUERRE ET CIVILISATION
préparer la refonte de l'Université de Gand, ni les
présidents des deux grands fonds que Ton avait
constitués en souvenir des créateurs du mouvement
flamingant et qui portent leurs noms.
Comme on l'a vu, la protestation des Flamands
ne laissait rien à désirer pour ce qui est de la net-
teté, et l'Université ne pouvait en fait fonctionner,
attendu qu'elle manquait à la fois de professeurs et
d'étudiants. Le bruit courut, il est vrai, que les an-
ciens professeurs s'étaient engagés à faire des
cours en flamand ; mais on reconnut bientôt que ce
n'était qu'une invention. Quatre — je dis quatre
— professeurs offrirent leurs services, et parmi eux
il n'y avait qu'un Belge, M. G. de Vrees, qui avant
191 4 donnait déjà son appui aux tendances sépara-
tistes et entretenait des relations étroites avec la
presse germanophile. Les trois autres étaient des
étrangers : Stôber est né en Allemagne, Hoffmann
dans le Luxembourg et Hogemann en Hollande.
L'attitude résolue des professeurs de l'Université
vis-à-vis du décret de von Bissing et la façon non
équivoque dont ils se refusaient à l'appliquer ame-
nèrent naturellement une tension grave qui eut pour
résultat final l'arrestation des deux professeurs les
plus influents. Cette intervention brutale du gou-
verneur ne fit que resserrer les liens de solidarité
qui unissaient tous les professeurs. Ils déclarèrent
partager les responsabilités de leurs collègues em-
prisonnés et faire cause commune avec eux ; ils
adressèrent au gouverneur la missive que voici :
« Les soussignés, professeurs et chargés de cours
de l'Université de Gand, se trouvant actuellement
ON EMPRISONNE DES SAVANTS 99
en cette ville, prennent la liberté de venir vous ex-
poser combien ils ont été émus par la mesure prise
à l'égard de deux de leurs collègues, les plus émi-
nents et les plus justement estimés, MM. Frédéricq
et Pirenne.
« Votre Excellence sait que ces deux honorables
professeurs ont été subitement arrêtés et déportés
en Allemagne, et leurs collègues se demandent vai-
nement ce qui peut leur avoir attiré un traitement
aussi sévère. Elle n'ignore pas que MM. Frédéricq
et Pirenne sont des savants d'un mérite hautement
reconnu et dont la renommée a franchi nos fron-
tières. M. Frédéricq, dont les grands travaux histo-
riques sont connus dans toute l'Europe, est parti-
culièrement apprécié en Hollande, et les services
qu'il a rendus à la science et aux lettres néerlan-
daises lui ont valu le titre de membre associé de
l'Académie royale d'Amsterdam et celui de mem-
bre d'honneur des principales sociétés savantes des
Pays-Bas. Il est en outre docteur honoris causa
des Universités de Marbourg et de Genève. M. Pi-
renne est un des maîtres de l'historiographie du
Moyen Age ; il a fait paraître sa remarquable His-
toire de Belgique simultanément en allemand et
en français, et, à la suite de cette publication, il a
recueilli dans toute l'Allemagne de nombreuses
marques de sympathie et d'admiration. Il a été élu
correspondant de l'Académie royale de Bavière,
de la Société des Sciences de Gœttingue, etc., et il
a reçu le diplôme de docteur honoris causa des
Universités de Leipzig et de Tubingue. Tous deux
sont des hommes adonnés à la science, des profes-
.Pc!*vi3nei*
100 GUERRE ET CIVILISATION
seurs dévoués à leurs fonctions et des citoyens d'une
honorabilité incontestée.
« En ce qui concerne les obligations du corps
professoral envers le pouvoir occupant et la con-
ciliation de ces obligations avec les devoirs du
patriotisme, l'idée que s'en font les deux membres'
frappés ne diffère en rien de celle de leurs collè-
gues.
« Votre Excellence appréciera, à n'en pas douter,
les sentiments de solidarité qui unissent en cette
occurrence les membres de la famille universitaire.
Elle comprendra que tous se sentent frappés par la
mesure qui atteint si durement deux d'entre eux. Il
ne lui échappera pas que l'émotion éprouvée par
l'Université de Gand sera, dans tous les pays, par-
tagée par le monde scientifique, 'au sein duquel
MM. Frédéricq et Pirenne jouissent d'une si grande
autorité. »
Cette lettre provoqua de nouvelles arrestations,
qui n'ont pas, cela va sans dire, amélioré les
chances de la future Université flamande de Gand;
l'union indissoluble des savants belges et leur ré-
sistance intrépide ont suscité partout la sympathie,
l'admiration et le respect. Même dans un pays
occupé par l'ennemi il y a des domaines où la force
ne devient pas le droit, où nul conquérant ne sau-
rait imposer sa volonté.
Les Allemands ont dit et répété sur tous les tons
que leur occupation de la Belgique avait été vue
d'un bon œil par les Flamands, qui n'aspiraient
qu'à être délivrés de la domination belge : les
Flamands eux-mêmes se sont chargés de réfuter
ON EMPRISONNE DES SAVANTS IOI
cette prétention de la façon la plus énergique.
Toute l'entreprise allemande a complètement
échoué, les Flamands s'étant montrés inaccessibles
aux bienfaits administratifs de la culture germa-
nique. L'ennemi, cette fois encore, s'est heurté le
front au bloc national belge.
X
L'ITALIE SOUS LE JOUG
Tous ceux qui aiment l'Italie, tous ceux qui se
sentent liés par la reconnaissance à cette terre
merveilleuse, terre de soleil, de joie et de beauté,
où ils ont oublié chagrins et soucis, où la vie fut
une fête quotidienne pour leurs yeux et pour leur
âme, tous ceux-là, — et ils sont nombreux, — ont
éprouvé l'an dernier un coup douloureux à la nou-
velle que l'Italie avait pris rang parmi les puissances
belligérantes. Ils ont frémi dans leurs fibres les
plus intimes en pensant que la barbarie de la
guerre pouvait atteindre Venise, Vérone, Florence,
Sienne. La chose effroyable, que l'on jugeait
impossible, était devenue une réalité en Belgique
et en France. Pourquoi les villes italiennes échap-
peraient-elles à la destinée qui avait frappé Louvain,
Malines, Ypres, Dixmude, Reims, Arras, Soissons,
Senlis ?
Voici plus d'un an que l'Italie est entrée en
guerre. L'armée italienne n'a pas seulement défendu
les frontières du pays, elle a pénétré sur le territoire
ennemi, et jusqu'ici aucun bombardement aérien
n'a causé de dommages trop graves aux villes de
l'Italie du Nord. Les Scandinaves auraient eu donc
l'italie sous le joug io3
de bonnes raisons de parler et d'écrire sur l'Italie;
mais on a gardé dans nos pays un silence surpre-
nant.
Ce silence, qui a péniblement étonné tous les
amis de l'Italie, est dû à des causes très diverses :
je me contenterai d'en signaler deux. D'une part,
les opérations militaires se sont déroulées avec une
lenteur extraordinaire, parce qu'elles se font sur
un terrain des plus difficiles ; d'autre part, il n'existe
pas en Italie, — du moins à ma connaissance, —
d'organisation centrale ayant pour objet de guider
l'opinion publique à l'étranger. L'Italie ne fait
presque pas de propagande en dehors de ses fron-
tières.
Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de litté-
rature italienne de guerre , au contraire ; à ce
point de vue, la contribution de l'Italie est très
importante, mais ses livres et brochures sont
destinés avant tout à des lecteurs italiens. Dans la
mesure où je connais cette littérature de guerre,
elle a deux buts essentiels : elle veut expliquer
pourquoi l'Italie fait la guerre et elle rend compte
de la manière dont la guerre a été conduite jusqu'à
ce jour. J'examinerai dans ce qui suit quelques-
unes des idées directrices qui ont agi sur les
volontés italiennes.
C'est le 2 juin 191 5 que M. Salandra prononça
son grand discours du Capitole; il y exposa la
situation politique de l'Italie et parla en termes
éloquents et pleins de confiance de la guerre qui
venait de commencer. De cette guerre devait sortir
une Italie plus grande, plus forte, encore plus consi-
104 GUERRE ET CIVILISATION
dérée, une Italie qui, revenant avec des forces nou-
velles aux luttes fécondes de la paix, jouerait le rôle
de champion de la liberté et de la justice dans le
monde, mais avant tout une Italie qui aurait réalisé
l'œuvre de libération laissée inachevée par les
héros du Risorgimento.
Pendant plus de mille ans, l'Italie a été divisée,
morcelée. Chaque cité, chaque province formait un
petit royaume à part gouverné par une famille noble
italienne ou par un usurpateur étranger. L'Italie a
eu des maîtres normands, allemands, autrichiens,
français et espagnols. Mais sous ce morcellement
vivait et germait l'idée de l'unité. On la trouve chez
Dante, chez Machiavel, chez César Borgia.
Nicolas Machiavel, diplomate de premier ordre
en même temps qu'humaniste érudit, historien
remarquable et observateur pénétrant, termine son
livre du « Prince » par un chapitre intitulé :
« Exhortation à délivrer l'Italie des Barbares ». Il
y déplore que sa patrie soit sans chef, sans consti-
tution, battue, pillée, déchirée, dévastée, accablée
de mille maux. Mais le libérateur viendra et il
sera reçu comme un Messie : « Comment décrirai-
je les marques d'amour qu'on lui prodiguera dans
toutes les provinces qui ont souffert du déluge des
étrangers; avec quelle soif de vengeance, avec
quelle foi inébranlable, avec quelle piété, avec
quelles larmes il sera accueilli! Quelles portes se
fermeraient devant lui? Quel peuple lui refuserait
l'obéissance? Quelle jalousie lui ferait obstacle?
Quel Italien hésiterait à le suivre? Tout le monde
subit avec dégoût la domination des Barbares. »
l'italie sous le joug io5
Après celte violente sortie contre le gouverne-
ment des étrangers, Machiavel se console en pen-
sant qu'il y a assez de courage et de force dans le
peuple italien pour réaliser l'idée d'unité, et il cite
les vers du vieux Pétrarque :
Virtà contro al fur or e
Prenderà l'arme, e fia il cornbatter corto :
Chè l'antico valore
Negli italici cuor non è ancor morto (').
Le libérateur ne fut pas un Borgia, comme l'avait
espéré Machiavel. Des siècles passèrent avant que
commençât l'œuvre de libération. C'est seulement
au dix-neuvième siècle que la vieille idée de l'unité
italienne prit corps; une fois mise en marche, elle
progressa rapidement. Le royaume de Sardaigne
fut le noyau autour duquel se développa l'Italie
nouvelle. En 1859, l'Autriche dut abandonner la
Lombardie. En 1860, l'expédition aventureuse de
Garibaldi eut pour résultat de libérer Naples et la
Sicile. En 1866, fut incorporée la Vénétie, et, le
20 septembre 1870, les troupes victorieuses de
Victor-Emmanuel entraient dans Rome, qui devint
désormais la capitale de l'Italie unie.
Le nouveau royaume se consolida dans un temps
extraordinairement court. Dans tous les domaines
on travailla avec une énergie et une intelligence
rares à opérer l'unification des diverses provinces.
(1^ Le courage prendra les armes contre la violence furieuse, et le
combat sera court, car l'antique valeur n'est pas encore morte dans
les cœurs italiens.
106 GUERRE ET CIVILISATION
Une œuvre vaste, imposante, unique, a été accom-
plie en Italie après 1870, œuvre qui a suscité
l'admiration de tous et que M. C. G. Glausen a
exposée en Danemark avec compétence dans un
excellent petit livre sur L'Histoire politique, finan-
cière et sociale de l'Italie de 1870 à i8g6.
Malgré ce développement prodigieux, malgré
tout ce qu'on avait obtenu, il manquait cependant
quelque chose à la réalisation complète de l'idée.
On était parvenu tout près du but, mais on ne
l'avait pas touché. La frontière politique du
royaume avait été largement étendue vers le nord,
mais cette frontière était en plusieurs endroits très
désavantageuse au point de vue stratégique, et en
dehors d'elle vivait encore une population de
langue italienne comptant environ 2 millions d'in-
dividus, partie dans la région méridionale du
Trentin, partie le long de l'Adriatique dans la
Venezia Giulia, qui comprend le Gorigiano, Trieste
et l'Istrie. On réunit ces deux régions sous la dési-
gnation générale de Yltalia irredenta, c'est-à-dire
l'Italie non encore libérée, et leurs habitants furent
appelés gli irredenti. Il se constitua dans le
royaume un parti politique, celui des « irréden-
tistes », dont l'idéal était la réunion à la couronne
de ces régions exilées en Autriche ; c'est seulement
après ce résultat obtenu que l'unité serait enfin
accomplie.
Les irrédentistes se mirent aussitôt à mener une
propagande acharnée, qui eut pour conséquence,
en 1882, un projet d'attentat contre l'empereur
François-Joseph. La Triple Alliance, qui se conclut
L ITALIE SOUS LE JOUG IO7
la même année, ne paraît pas avoir sensiblement
ralenti le zèle des irrédentistes. Ils ont continué leur
propagande par diverses méthodes, non seulement
en secret, mais ouvertement. Ainsi ils ont abondam-
ment usé, dans leur correspondance à l'intérieur et
à l'étranger, de cartes postales figurant l'Italie du
Nord avec une triple frontière, politique, linguis-
tique et historique. Cette dernière est désignée
comme étant la frontière naturelle, et elle l'est en
fait dans la plupart des cas, attendu que les Ro-
mains faisaient généralement passer leur frontière
politique par des points où les conditions naturelles
rendaient la défense le plus facile. Ces cartes pos-
tales étaient destinées à entretenir sans cesse le feu
sacré, à rappeler sans cesse à l'Italie et à l'étranger
qu'il existait encore des régions de langue italienne
attendant leur affranchissement. Autant que nous
le sachions, ce procédé pratique de propagande
n'a soulevé aucune objection diplomatique de la
part de l'Autriche, ce qui est vraiment surprenant.
Il est certain qu'officiellement l'Italie était la bonne
amie et l'alliée de l'Autriche ; mais il y a cependant
des limites aux taquineries que l'on peut passer à
un ami, et l'on se demande comment la Russie
aurait accueilli l'emploi de cartes postales analogues
par un petit pays, par exemple par la Roumanie.
J'ai reçu, au cours de mes relations avec des Italiens
du Nord, plusieurs de ces cartes irrédentistes.
On agissait aussi par l'entremise des écoles et
de l'enseignement, et on réimprimait dans des
livres de lecture et des chrestomathies d'anciennes
poésies patriotiques où il était question de l'Italie
Iû8 GUERRE ET CIVILISATION
irredenta. On peut citer par exemple la poésie
quelque peu mélodramatique de Giovanni Berchet
intitulée Giulia, qui date des alentours de i84o.
Si elle vit encore et est connue du grand public,
elle ne le doit pas tant à sa valeur poétique qu'à
son intérêt politique et historique. Elle décrit une
journée de printemps dans un village lombard, où
le tirage au sort vient d'appeler six jeunes gens à
servir dans l'armée autrichienne. Auprès d'eux
sont réunis tous les jeunes gars du pays ainsi que
leurs parents, leurs frères et sœurs et d'autres
habitants du voisinage. Beaucoup assistent avec
une indifférence muette à ce drame de la conscrip-
tion : un asservissement séculaire les a rendus
apathiques et lâches ; la tyrannie de l'étranger a
laissé sur cette humanité sa lamentable empreinte.
Mais à travers la foule s'avance une femme fière et
droite qui aime sa patrie et son peuple d'un amour
passionné. Elle est remplie d'horreur et d'indigna-
tion à la pensée que ce n'est pas pour défendre
l'Italie que les jeunes hommes de Lombardie sont
appelés sous les armes, mais pour servir en
esclaves un peuple parlant une langue étrangère.
Et son cœur est près de se briser lorsqu'elle entend
prononcer le septième nom, — celui de son fils
Carlo : à sa honte, celui-ci est désormais condamné
à quitter le pays natal pour endosser l'uniforme
blanc abhorré, pour ceindre le sabre aiguisé par
l'Autriche et dont il se servira contre les ennemis
de l'Autriche, peut-être, — qui sait? — contre son
propre frère. Cette pièce a été utilisée à des lins
d'agitation patriotique; elle était destinée à rap-
L ITALIE SOUS LE JOUG 1 09
peler à la génération montante que, même après
1870, il existait des mères italiennes qui devaient
subir le triste sort de Giulia et se désoler comme
elle.
Des associations irrédentistes diverses ont
essayé par de nombreux moyens d'entretenir des
relations constantes et directes avec les frères
italiens de l'autre côté de la frontière. On a soutenu
la langue italienne et la culture italienne, que l'Au-
triche combattait dans une certaine mesure. On
exprima le vœu de la création d'une université
italienne à Trieste, mais l'Autriche fit la sourde
oreille. En revanche, il existe dans cette ville tout
italienne un théâtre italien dont la propagande a
pu se servir. Ainsi, lorsque l'auteur dramatique très
populaire, mais aussi très discuté, Sam Benelli, eut
composé, il y a quelques années, son drame histo-
rique de La Gorgone, il voulut que la première
représentation fût donnée à Trieste : c'était comme
un salut adressé par lui à ses compatriotes opprimés .
La première eut lieu en effet à Trieste, le i4 mars
iqi3, au milieu d'ovations enthousiastes. Cette
démonstration patriotique eut son retentissement
dans toute l'Italie. Les irrédentistes continuèrent
leur propagande encore plus à découvert, et l'idée
de la réintégration des provinces perdues gagna
sans cesse des forces. Il y a deux ans, pendant un
séjour dans l'Italie du Nord, j'eus l'occasion de
m'entretenir dans diverses villes avec de nombreux
artistes, savants et hommes politiques, et je pus
constater que l'alliance avec l'Autriche était non
seulement impopulaire, mais détestée et méprisée ;
IIO GUERRE ET CIVILISATION
on aspirait à se mesurer avec cette puissance
Jamais sans doute on n'a observé un tel état de
choses entre alliés.
Lorsque l'Italie dénonça la Triple Alliance, l'irré-
dentisme pouvait certainement revendiquer sa
grande part dans cet acte; mais d'autres facteurs
plus puissants y ont contribué. Il faut placer en
première ligne l'action indépendante de l'Autriche
contre la Serbie, action que l'Italie considéra dès
le début comme une violation de l'alliance.
Il semble cependant incontestable que, pour la
majorité du peuple italien, la guerre est presque
exclusivement une guerre de libération. C'est
l'idée d'unité qui touche à sa réalisation définitive,
c'est l'achèvement de la lutte libératrice commen-
cée au dix-neuvième siècle et conduite par des
hommes comme Gavour, Mazzini et Garibaldi. Le
roi Victor-Emmanuel II, si justement aimé de son
peuple, avait été salué comme le grand libérateur
qui présidait de Rome aux destinées de l'Italie
refaite et donnait un corps aux rêves séculaires de
la nation.
Mais il manquait encore une pierre, et une
pierre singulièrement précieuse, à la magnifique
couronne royale italienne. Et c'est cette gemme
que Victor-Emmanuel III, petit-fils du libérateur,
veut enchâsser dans son diadème, à la grande
joie de tout son peuple.
Les publications de propagande que nous avons
lues insistent tout spécialement sur ces faits histo-
riques. Elles visent à faire comprendre au grand
public la nécessité de la guerre et à exalter les
L ITALIE SOUS LE JOUG I I I
sentiments patriotiques. Elles cherchent donc tous
les moyens de tourner les regards des Italiens dans
la même direction. C'est Yltalia irrcdenta, l'Italie
non encore libérée, qui est le but de la guerre.
Aucun Italien ne doit oublier que la conquête de
Trente et de Trieste est l'objectif essentiel. Aucun
Italien ne doit ignorer les principaux faits qui ont
marqué la domination autrichienne dans ces deux
villes. C'est pourquoi on répandit dès le début de
la guerre un Dfario Triestino, sorte de calendrier
historique portant sur « cent ans de lutte natio-
nale » et prenant pour point de départ le Congrès
de Vienne qui, le 9 juin 181 5, décida que Trieste
appartiendrait à l'Autriche par droit de conquête.
Cependant une littérature de propagande qui
donne exclusivement des chiffres et des faits ne
saurait prétendre à exercer une grande influence,
si éloquents que soient les faits. Aussi a-t-on recouru
à d'autres procédés : on a réimprimé beaucoup des
vers enflammés où les poètes italiens avaient, au
cours des siècles, appelé le peuple aux armes pour
délivrer les frères opprimés par la domination
étrangère.
Il faut signaler en première ligne un petit recueil
de poésies et d'études de Giosuè Carducci, que le
littérateur bien connu Guido Mazzoni, professeur à
l'Université de Florence, a publié sous le titre
Contro l'eterno Barbaro.
Le titre était un défi et avait été choisi comme
tel. Un défi et un coup de trompette destiné à
enflammer le patriotisme. Il fallait que ce cri
d'appel contre les Barbares qui guettaient à la
112 GUERRE ET CIVILISATION
frontière eût son écho dans toute l'Italie. Tout le
monde sait que le plus grand poète lyrique italien
du dix-neuvième siècle, l'historien libéral de la
littérature, le grand patriote au cœur chaud, l'in-
trépide républicain Giosuè Carducci, avait sans
cesse objurgué ses compatriotes d'avoir l'œil sur
les Barbares transalpins. Dans une de ses poésies
composées peu après 1870, on lisait ces vers :
E voi, se l'Unno e se lo Slaoo invacie
Eccovi, 0 figli, Vaste, ecco le spade,
Morrete per la nostra Ubertà (x).
Mais les années passèrent. L'évolution politique
amena un rapprochement à la fois avec l'Alle-
magne et avec l'Autriche- Hongrie, la Triple
Alliance se noua, l'influence allemande se lit sentir
partout en Italie, dans le domaine social, politique,
littéraire, et il sembla que, malgré les efforts opi-
niâtres des irrédentistes, l'oubli se faisait dans beau-
coup d'esprits sur l'oppression séculaire et sur les
dures déceptions. Le cri d'appel poussé par Car-
ducci n'eut qu'un faible écho dans l'Italie nouvelle,
et peu de ses compatriotes répétèrent son énergique
mot d'ordre : Stranieri a dietrof (Arrière les étran-
gers !)
Vint la guerre mondiale, et avec elle se brisa
l'union contre nature, à demi imposée, avec l'en-
nemi héréditaire. Maintenant la voix de Carducci
pouvait de nouveau retentir dans tout le pays, et
(1) Si les Huns ou les Slaves envahissent votre pays, voici des
piques, ô mes fils, et voici des épées ; vous mourrez pour notre b'berté !
l'italie sous le joug ii3
la célèbre Società Dante Alighieri, de fondation
ancienne, confia à Mazzoni le soin de faire un
choix des déclarations les plus patriotiques de
Carducci. Ce petit livre, qui se vend au bénéfice de
la Croix-Rouge et des familles de mobilisés, con-
tient des poésies et des discours dont le sujet se
rattache étroitement aux événements de l'Italie
îrredenta.
Le recueil fait une place éminente à Oberdan et
à sa destinée tragique. Ce jeune Triestin, qui avait
étudié les mathématiques à Rome, avait reçu par
tirage au sort la mission de tuer l'empereur Fran-
çois-Joseph. Un traître le dénonça et il fut arrêté
dans le Friouh Comme on trouva chez lui deux
bombes Orsini, il fut traduit devant un conseil ds
guerre, condamné à mort et pendu à Trieste le
20 décembre 1882. Ses dernières paroles furent :
« Viva Trieste italianal »
On fît de grands efforts pour empêcher l'exécu-
tion de cet arrêt barbare. Victor Hugo adressait
à l'Empereur, le 18 décembre, le télégramme sui-
vant :
« Dans ces deux derniers jours, j'ai reçu onze
adresses télégraphiques d'universités et d'aca-
démies italiennes. Toutes demandent qu'on sauve
la vie d'un condamné. Il dépend de l'empereur
d'Autriche de faire grâce. S'il signe la grâce il
accomplira un grand acte. »
Ce télégramme fut aussitôt publié dans les
journaux italiens ; mais Carducci, qui savait que
tout recours à l'Empereur serait inutile, épancha
sa douleur dans une lettre ouverte à Victor Hugo,
GUERRE ET CIVILISATION 8
I 1 4 GUERRE ET CIVILISATION
où il protestait qu'il ne fallait pas appeler Oberdan
un « condamné». « C'est un confesseur, un martyr
de la religion de la patrie. » Et il terminait ainsi
son plaidoyer passionné :
« Non, l'Empereur ne lui fera pas grâce. Non, ô
grand poète. L'empereur d'Autriche, bien loin
d'accomplir un grand acte, ne pourra même pas
accomplir un acte de justice pure et simple. Gu-
glielmo Oberdan terminera sa jeune vie sur l'écha-
faud, et c'est pourquoi je crie une fois encore :
Maudit soit l'Empereur! Des temps meilleurs vien-
dront, et le drapeau italien flottera sur le grand
arsenal de Trieste. Des temps meilleurs viendront,
où nous pourrons glorifier la mémoire d'Oberdan.
Maintenant, nous n'avons qu'à nous taire. »
Après l'exécution d'Oberdan, Carducci adressa
au peuple italien plusieurs invocations où frémit
l'esprit de vengeance. Il stigmatise l'Empereur dans
les termes les plus violents :
« Jeune, il a vécu dans le sang, et c'est encore
dans le sang qu'il se vautre, devenu vieux. Espé-
rons qu'il sera étouffé dans le sang, dans le sien
propre... Nous avons pris Rome au Pape, nous
arracherons Trieste à l'Empereur, à l'empereur des
pendus. »
A côté de cette ardente littérature de guerre
qui flétrit et insulte l'ennemi, qui secoue violem-
ment les sentiments patriotiques et les fouette jus-
qu'à l'écume, il en existe une autre toute différente
qui vise à pénétrer jusque dans les couches les plus
profondes du peuple et qui adopte pour cela un
langage simple, ingénu, parfois très naïf. Elle ne
l'italie sous LE JOUG I 1 5
prétend pas créer ni maintenir de haine fanatique,
elle veut expliquer et instruire. Je veux donner
un exemple caractéristique de cette littérature de
guerre à forme pédagogique.
L'Union générale des membres de l'enseignement
(L'Unione générale degli Insegnantî) a publié un
petit tract qu'elle a fait répandre dans toute l'Italie
par centaines de mille exemplaires. Il s'intitule
La Gaerra deW ltalia spîegata al popolo, et a pour
objet, comme l'indique ce titre, d'expliquer au
peuple pourquoi l'Italie fait la guerre. Tout y est
présenté de telle sorte que l'intelligence la plus
modeste puisse suivre le raisonnement; c'est pour-
quoi aussi on a eu recours à la forme du dialogue.
Nous sommes à la campagne. Un médecin can-
tonal rencontre un brave paysan du nom de Lo-
renzo. Celui-ci se plaint que ses deux fils adultes,
qui pourraient travailler, soient au front, tandis
qu'il reste seul avec trois filles trop jeunes et un
petit garçon. Les malheurs tombent toujours sur
les pauvres gens. Le médecin lui explique que
tous les jeunes gens doivent partir pour se battre,
que leur père soit un marquis ou un paysan : la
guerre est un malheur qui frappe tout le monde
également. « Mais pourquoi, demande Lorenzo, le
Gouvernement nous a-t-il mis cette guerre sur les
bras ? Car c'est nous qui avons déclaré la guerre à
l'Autriche, et non pas l'inverse. » Le médecin lui
explique alors, à l'aide d'images et de comparai-
sons empruntées à la vie journalière du village,
que la guerre était nécessaire non seulement à
cause des nombreux Italiens qui sont sujets de
Il6 GUERRE ET CIVILISATION
l'Autriche et que celle-ci brutalise sans cesse en
raison de leur nationalité, mais aussi parce que
l'Autriche avait de mauvais desseins contre l'Italie.
Lorenzo objecte qu'avec les puissants il faut être
prudent. « Sans doute, répond le médecin, mais
jusqu'à un certain point. Si l'homme fort menace
ta vie, un jour arrive où tu envoies promener la
prudence et où tu cognes pour te défendre. L'Italie
a essayé honnêtement de vivre en paix avec l'Au-
triche. Mais que lui a valu sa bonne volonté?
Pense donc, Lorenzo, le commandant en chef de
l'armée autrichienne a voulu, il y a quelques
années, persuader son Gouvernement de profiter
de notre situation difficile après le tremblement de
terre de Messine et de Reggio pour se jeter sur
nous et nous détruire complètement par une
guerre. »
Le médecin continue à expliquer à Lorenzo
comme quoi la guerre est devenue une nécessité
absolue pour l'Italie. Lorenzo est toujours scep-
tique; mais son interlocuteur fait intervenir de
nouveaux arguments, à la fois politiques, écono-
miques et moraux. Et il enchevêtre dans un
curieux mélange les raisons morales et les raisons
économiques. « Nous luttons, dit-il, pour notre bon
droit, pour qu'on nous fasse justice ; mais le droit
et la justice ne sont pas un morceau de pain qu'on
peut manger ni un habit qu'on peut endosser. Ce
sont des choses sans lesquelles il est impossible
de vivre quand on est un homme et non pas un
animal; cela vous donne de la considération et de
l'autorité dans le monde. Tu es certainement con-
L ITALIE SOUS LE JOUG 117
tent d'être bien considéré, non seulement parce
que tu aimes à marcher le front haut, mais parce
que tu sais que la bonne opinion des braves gens
sert aussi dans la vie pratique, et parce que cela te
fait du tort si on te regarde de travers. »
Cet argument fait naturellement impression sur
le paysan, qui comme tous les paysans est bon cal-
culateur et considère en toute chose ses intérêts ;
néanmoins il continue à critiquer le Gouvernement
et la guerre. Alors le médecin lui parle du tribunal
d'arbitrage international de La Haye et continue
ainsi :
« Sais-tu quel est le pays qui n'a pas voulu
reconnaître ce tribunal? Quel est le pays qui a
voulu la guerre? Quel pays a préféré cette
horrible boucherie de millions d'hommes? C'est
l'Allemagne, l'alliée de l'Autriche. C'est l'Alle-
magne qui se tenait derrière l'Autriche et l'a
poussée à faire la guerre. Si nous avons la victoire,
nous et les Alliés, nous pouvons assurer la paix
pour toujours. Mais des choses aussi précieuses
que la paix et la justice parmi les peuples ne s'ob-
tiennent qu'en faisant des sacrifices. Il faut payer
pour tout, chaque chose a son prix. Il n'y a que
les charlatans de la foire qui pour deux sous te
vendent une marchandise en te racontant qu'elle
vaut dix fois plus. Nous devons tous faire des sacri-
fices, les jeunes comme les vieux, afin que la paix
puisse régner sur cette terre, la paix et la fraternité
entre tous les peuples et la justice dans les relations
entre les forts et les faibles. »
Le médecin demande enfin à Lorenzo s'il n'a
I 1 8 GUERRE ET CIVILISATION
pas eu de nouvelles de ses fils partis pour la guerre,
et le colloque se termine ainsi :
« Si j'ai eu de leurs nouvelles? Oui donc. Il y
avait à rire et à pleurer dans leurs lettres. Ils sont
de très bonne humeur, et ils écrivent qu'ils sont
heureux de se battre pour l'Italie, et qu'ils n'ont
pas peur.
« — Tu vois bien. Au milieu du danger tes gars
aiment leur pays, le pays qui les envoie peut-être à
la mort. Tu béniras leur courage, et toi-même tu
seras courageux. Du moment que tes fils ne se
plaignent pas, il ne faut pas que tu te plaignes non
plus. Au revoir, Lorenzo.
« — Au revoir, Monsieur le docteur, et mille
mercis.
« — De quoi ?
« — Parce que cela m'a fait du bien de causer
avec vous. »
L'Italie fait aussi la guerre pour des raisons
d'économie nationale. Sa situation industrielle,
commerciale et financière en était arrivée à un
point où l'indépendance du pays se trouvait
menacée dans beaucoup de domaines importants.
L'expansion austro-allemande était en train d'étouf-
fer toute initiative italienne. Comme un affreux
incube, elle pressait lourdement sur ce pays et
entravait sa libre respiration. Dans la lutte brutale
que les nations se livrent pour l'existence, l'esprit
d'entreprise et la méthode des Germains avaient
eu raison de l'insouciance latine.
Quiconque a fait pendant ces vingt dernières
années une visite, si rapide fût-elle, en Italie, n'a pu
L ITALIE SOUS LE JOUG II9
s'empêcher d'observer la marque de l'emprise alle-
mande dans diverses manifestations de l'activité de
ce pays; et celui qui a séjourné longtemps en
Italie ou bien y est revenu à plusieurs reprises a
pu noter les progrès de cette germanisation.
Si l'on se promène par un soir de printemps sur
la place Saint-Marc à Venise, on n'entend pour
ainsi dire parler que l'allemand autour de soi; dans
les cafés qui bordent la place, on trouve des
gérants allemands, souvent aussi des garçons alle-
mands. On voit aussi, dans les restaurants et cafés,
ces petites tables à nappes rouges si caractéris-
tiques des tavernes d'Allemagne, des Bîerstuben,
où elles paraissent si gentiment confortables, tan-
dis qu'elles font presque l'effet d'un outrage en Ita-
lie, où l'on s'attend à dîner sur du marbre. Voya-
geant à Vérone il y a quelques années, je descendis
dans un hôtel que je connaissais déjà et où je
m'étais trouvé très bien à cause de son caractère
nettement italien. Mais cette fois tout était changé.
Il était venu un nouveau directeur qui me souhaita
la bienvenue par ces mots : Deutsches Haas. Dans
l'intervalle, l'hôtel était passé entre des mains alle-
mandes, et notre Zimmermadchen ne savait pas
un mot d'italien. Beaucoup de voyageurs en Italie
ont pu observer le même changement de décor
dans d'autres villes.
A Florence, il y a de grands magasins de nou-
veautés et de passementerie dont tous les articles
ont un cachet allemand indiscutable. Partout des
pensions allemandes. Sur la place Victor-Emma-
nuel même, un grand restaurant où l'on sert de la
120 GUERRE ET CIVILISATION
bière allemande et où le nom de Reinighausen
éclate en lettres d'or sur les vitres. Et c'est le même
état de choses à Home, où je suis tombé sur une
« Gambrinus Halle » en pleine Villa Borghèse.
Tout cela, ce sont des faits qui sautent aux yeux;
mais il y en a qu'on n'aperçoit pas et ce sont les plus
importants. Des étrangers ne voient pas comment
les capitaux allemands dominent à peu près toute
l'industrie italienne. Les Italiens, eux non plus,
n'ont pas pu s'en rendre compte. Sans doute,
certains économistes ont dénoncé avant la guerre le
danger allemand ou, comme ils l'appellent d'un
terme énergique, la lue teutonica, la peste alle-
mande. Mais personne ne les croyait ou on ne les
croyait qu'à moitié. Maintenant les yeux se sont
enfin ouverts; et, au début de la guerre, M. G. Pre-
ziosi a rassemblé quelques-uns de ses articles en
un volume qu'il a intitulé La Ger mania alla
conquista delV Italia (La conquête de l'Italie par
l'Allemagne) et qui a fait grande sensation par la
précision, par la clarté implacable avec laquelle il
dévoile et expose la vérité.
Comme exemple de l'extension qu'avait prise
l'influence allemande dans l'industrie et le com-
merce, on peut citer le cas de la Banca commer-
ciale d 'Italia. Cette banque est de date relative-
ment récente. Aux alentours de 1890, il se produisit
en Italie, comme on le sait, une crise financière qui
aboutit à la faillite de la grande Banca romana.
Des financiers allemands surent mettre à profit de
la façon la plus avantageuse la gêne qui en résulta,
et ce fut essentiellement avec l'aide allemande que
L ITALIE SOUS LE JOUG 121
la Banca commerciale se fonda à Milan en 1894, au
capital de 5 millions de lires. Son capital social,
après une vingtaine d'années d'exercice, s'élève
maintenant à plus de i5o millions, et le chiffre
annuel de ses opérations est évalué à 800 millions.
Le nom de la banque est italien. Elle compte
dans son conseil d'administration quinze Italiens de
distinction, comtes et marquis, sénateurs et autres
hommes politiques, mais pas un seul banquier de
profession. Seulement la direction comprend deux
groupes, et à côté des Italiens il y a aussi des
étrangers. Le groupe étranger se compose de
dix-huit membres, dont la plupart sont Allemands
ou Autrichiens. Citons quelques noms : Hans
Schuster, directeur de la Dresdner Bank de Berlin ;
le Dr Paul von Schwabach, de la maison Bleichrô-
der de Berlin; Julius Blum, sous-directeur de la
grande Kreditbank de Vienne, et tout particulière-
ment Fiïederich Weil, Otto Joël et Toeplitz. Ce
sont, comme le dit M. Preziosi, ces trois derniers
qui, par leurs brillantes capacités administratives,
leur intelligence supérieure des affaires et leur
opiniâtreté sans scrupules, ont « tissé maille à
maille l'immense filet dont l'Allemagne a enlacé
l'Italie, la soumettant à sa domination économique
et politique. A la croissance gigantesque de la
Banque de Commerce a correspondu pour nous
une dépendance de jour en jour croissante vis-à-vis
de l'Allemagne ». M. Preziosi démontre avec force
que les membres italiens du conseil d'administra-
tion n'étaient que des mannequins décoratifs; ce
sont les Allemands au courant de toutes les mani-
122 GUERRE ET CIVILISATION
pulations techniques qui dirigent le tout, et c'est
pourquoi aussi leur influence politique est allée
grandissant d'une façon inquiétante. C'est Crispi
qui accorda la concession. S'il avait su lire dans
l'avenir, il eût certainement étouffé dans le germe
« la pieuvre qui enserre aujourd'hui toute la nation
italienne entre ses mille tentacules ».
A côté de la Banca commerciale d'Italia, il
existe beaucoup de sociétés financières diverses, de
società anonime, qui, au nombre d'environ 25o,
sont disséminées sur toute l'Italie. Elles reçoivent
une partie de leurs capitaux de la grande banque
de Milan et elles servent à écouler en Italie des
produits allemands. Il est extrêmement intéressant
de remarquer que, quand une entreprise italienne a
besoin de marchandises, de machines ou de maté-
riaux quelconques, et qu'elle fait appel à des sou-
missionnaires pour la fourniture, elle reçoit aussitôt
une lettre lui offrant des produits allemands ou lui
recommandant avec instance telle ou telle grande
maison allemande. En beaucoup de cas cette missive
équivaut à une sorte d'ultimatum : le négociant ou
l'industriel italien est placé dans l'alternative ou de
faire ses commandes à la firme recommandée, ou
de se voir couper tout crédit par la banque.
C'est ainsi qu'on est arrivé à donner à l'impor-
tation allemande un essor « colossal ». De 1907 à
191 1, l'Allemagne importait annuellement en Italie
525 millions de marchandises, tandis que l'Angle-
terre n'en importait que 5oo millions et la France
3o4 millions. La seule importation des articles
d'électricité s'élevait à 200 millions par an, et ces
l'italie sous LE JOUC 123
articles provenaient tous des trois firmes mondiales
Siemens, Brown Boveri et A. E. G. (').
Peu à peu, la plupart des grandes entreprises
ressortissant à la métallurgie, à la mécanique et à
la construction des navires, ainsi qu'un grand
nombre de sociétés de navigation à vapeur, par
exemple la Società di Navigazione générale ita-
liana, devinrent complètement dépendantes de la
Banca Commerciale et firent partie en fait de
l'industrie allemande et de l'organisation alle-
mande. Une très grande part du bénéfice réalisé
par les armateurs italiens passe dans les poches de
financiers allemands.
C'est partout la même invasion allemande ; par-
tout on retrouve les fils innombrables et solides du
vaste filet pangermaniste. A Milan, à Turin, à
Venise, à Gênes, à Florence, à Rome, à Naples, à
Palerme, on compte un nombre imposant d'Alle-
mands immigrés. Beaucoup d'entre eux sont à la
tête de grandes entreprises fructueuses, d'autres
sont installés dans les banques où ils détiennent
des places de confiance ; ils constituent les avant-
postes actifs de l'emprise allemande. Un auteur
humoristique, mais qui a évidemment connu des
accès de mauvaise humeur, faisait observer, il y a
quelque temps, que le jour n'était pas très éloigné
où l'on enseignerait dans les écoles que l'Italie est
une province allemande ayant pour gouverneur
Victor-Emmanuel III sous la souveraineté des
Hohenzollern.
(i) Allgemeine Elektricitats-Gesellschaft.
124 GUERRE ET CIVILISATION
Beaucoup d'entreprises de journaux sont égale-
ment tombées entre les mains de la banque de
Milan, qui s'en est servie pour accroître sa puis-
sance.
Mais l'Italie n'est pas la seule victime du pan-
germanisme commercial. En fait, le même mal
s'observe, avec plus ou moins de gravité, dans
beaucoup d'autres pays de l'Europe. Il y a une
dizaine d'années déjà, des voix s'élevaient en Bel-
gique pour se plaindre de la servitude économique
du pays en matière de banque et d'industrie. Ainsi la
Deutsche Bank de Berlin avait des succursales extra-
ordinairement actives dans la plupart des grandes
villes belges, et la situation de l'industrie était fort
inquiétante. Il nous suffira de rappeler le cas de la
Fabrique « nationale » d'armes de Herstal près de
Liège; c'était à l'origine une entreprise purement
belge, mais peu à peu toutes les actions passèrent
entre des mains allemandes; la maison "Lôwe, de
Berlin, en détenait la plus grande partie. Beaucoup
de mines appartenaient en majorité à des action-
naires allemands, lesquels avaient ainsi le moyen
d'intervenir efficacement dans l'activité économique
de la Belgique et dans les conditions de son travail.
Même en France, l'Allemagne avait étendu ses
tentacules, et l'on vendait à Paris nombre de pro-
duits allemands auxquels on tâchait de donner une
apparence française. Plus d'une « société fran-
çaise » travaillait en réalité avec des capitaux
allemands et des marchandises allemandes. On
importait principalement des articles d'électricité,
et, dans la Revue de Paris du iei a\ril 1916,
l'italie SOUS LE JOUG 125
M. E. Boulay a exposé comment une firme alle-
mande importait en France de grands stocks de
lampes : tous ces articles portaient, conformément
à la loi, l'estampille importé, mais une fois qu'ils
avaient passé la frontière, un procédé chimique les
débarrassait de cette mention compromettante.
Rappelons encore que l'industrie allemande dé-
core souvent ses produits de désignations exotiques,
qu'on fabrique en Allemagne des « soieries de
Lyon », des « gants de Grenoble » et de la « bonne-
terie de Troyes ». On va plus loin : on imite les
productions de l'étranger et on vend les contrefaçons
allemandes en les donnant pour des produits origi-
naux. Il existe à Hellerup, près de Copenhague,
une usine pour la fabrication des cordes de soie
pour violons; c'est une spécialité ancienne, unique
au monde en son genre. Or, cette fabrique a, pen-
dant les années qui ont précédé la guerre, subi
des pertes graves du fait que plusieurs maisons
allemandes ont écoulé leurs produits sous la déno-
mination de Echte Kopenhagener Quinten.
On imite aussi en Allemagne les productions
artistiques des pays les plus divers. Ainsi il se fa-
brique à Dresde beaucoup de porcelaine de Sèvres.
Je puis rapporter également qu'il y a quelques
années, une dame de Florence montra à un ami
danois un grand vase de porcelaine de Copenhague.
C'était un cadeau qu'on lui avait fait et dont elle
tirait quelque fierté. Ledit vase inspira dès le
premier abord de la méfiance ; sans doute, on lui
avait donné à la cuisson les couleurs obligées : gris
et bleu pâle, mais ce n'étaient pas les nuances
I2Ô GUERRE ET CIVILISATION
justes ; et un examen ultérieur révéla qu'il portait
sur son fond la marque « Copenhagen » (en alle-
mand) et divers signes qui ne sont employés par
aucune fabrique danoise de porcelaine.
Ainsi donc, l'esprit entreprenant de l'Allemagne
ne se contente pas de dominer dans les pays étran-
gers des affaires industrielles et commerciales; il
cherche encore à faire concurrence par l'imitation à
l'industrie nationale de ces pays. Sa victoire serait
complète le jour où l'on pourrait acheter à Florence
de la faïence Cantagalli « made in Germany » . Mais
ce jour n'arrivera point, car on semble bien avoir
ouvert les yeux sur le nombre des contrefaçons
importées d'Allemagne, et les acheteurs ont appris
à se méfier.
Dans une concurrence loyale entre l'industrie
artistique de l'Italie et celle de l'Allemagne, le sens
de la beauté inné chez les Italiens et leur technique
traditionnelle, perfectionnée par d'innombrables
générations, leur assureraient aisément la victoire. Il
n'est guère de pays qui ne puisse offrir de plus beaux
produits que l'Italie en fait de verreries, de faïences,
de mosaïques, d'objets d'or et d'argent. Dans le
domaine de l'industrie d'art, le pays suit ses excel-
lentes traditions, et aucune influence étrangère n'a
pu effacer l'empreinte nationale. Les Italiens se de-
mandent avec une curiosité mêlée d'espoir si la
guerre actuelle libérera aussi la grande industrie
italienne, esclave soumise au joug étranger.
Si dans les pays Scandinaves on a fait le silence
autour de l'Italie et si des renseignements inexacts,
tendancieux sur ce pays n'ont été réfutés que rare-
L ITALIE SOUS LE JOUG 127
ment, la faute en revient surtout à l'Italie elle-
même. Elle aurait certainement intérêt à organiser
une agence de renseignements plus active, laquelle
pourrait être le point de départ de relations plus
intimes avec la Scandinavie, à l'avantage des deux
parties intéressées.
Beaucoup de Scandinaves rêvent de l'Italie. Assez
peu d'entre eux ont l'occasion de voir le pays
même. Mais nous pourrions cultiver plus que nous
ne l'avons fait jusqu'ici sa langue, sa littérature, sa
civilisation.
Quiconque le peut doit chercher à ouvrir en
quelque sorte une fenêtre du côté de l'Italie. Cela
fait, il respirera aussitôt un air plus doux, un air
balsamique, tout imprégné du parfum des citron-
niers en fleur; il fera entrer dans sa chambre des
rayons de soleil et des échos de mandolines loin-
taines et de chants populaires où s'expriment la joie
de vivre et le culte de la beauté :
Quai dolce cosa un giorno pien di sole !
Ma un sole più bello sorride a me
Il sole che splende negli occhi a te (')!
Cette fenêtre lui ouvrira des perspectives sur des
paysages et sur des cités magnifiques, et il pourra
observer de plus près la grande et belle civilisation
dont la nôtre dérive indirectement, l'Italie de l'anti-
quité, du Moyen Age, de la Renaissance ; sous ses
yeux l'Italie historique se fondra avec l'Italie mo-
(1) Quelle douce chose qu'un jour plein de soleil! Mais un soleil
plus beau encore me sourit, — le soleil qui resplendit dans les yeux.
128 GUERRE ET CIVILISATION
derne, qui continue les traditions, réalise les aspi-
rations séculaires dans la lutte pour l'unité et l'in-
dépendance de la patrie, et conserve toujours le don
héréditaire de créer de la beauté. Une poésie de
Giovanni Pascoli n'est-elle pas d'une forme aussi
achevée qu'un sonnet de Pétrarque, aussi riche et
variée que les portes du Baptistère ? Et ne saisit-elle
pas notre âme du même enchantement souverain
que tel de ces jardins anciens des environs de Vé-
rone, de Florence et de Rome où la mélancolie rêve
dans les longues allées de cyprès au bout desquelles
on aperçoit une fontaine de marbre blanc, inondée
de soleil, éblouissante, dont l'eau chante et clapote
dans les vasques, tandis que les lézards verts
jouent dans la lumière, — un de ces jardins où la
nature et l'art s'unissent dans une harmonie mer-
veilleuse, paisible, et où le rêve de beauté devient
une réalité saisissable?
Tous ceux qui connaissent et aiment l'Italie du
passé, tous ceux qui aiment et connaissent l'Italie
du présent, tournent avec espoir et confiance leurs
regards vers l'Italie de l'avenir.
XI
LE SALUT D'UN FRANCISCAIN A L'ITALIE
Dans un petit village perdu au fond des Céven-
nes, loin des hommes et des cités, le célèbre
érudit français Paul Sabatier poursuit ses belles
études de théologie. Il est né dans les Cévennes en
i858; et après de longues années de voyages, de
travaux et de pastorat dévoué, il est revenu au pays
natal pour y couler dans le calme et la solitude les
dernières années de sa vie.
Saint François d'Assise a toujours exercé sur lui
une attraction irrésistible. Ce noble apôtre de la
pitié et de la bonté, de l'humilité et du sacrifice fut
l'idéal lumineux de sa jeunesse, et il fit un pèleri-
nage à la petite ville ombrienne où François avait
vécu et agi sur les âmes. L'intention de Sabatier
n'était pas seulement de visiter la région où est né
le merveilleux cycle de légendes des « Fioretti » ;
il voulait étudier sur les lieux la vie de son grand et
saint maître. Le résultat de ce pieux voyage fut un
ouvrage important, La Vie de saint François d'As-
sise, qui parut en 1893 à Paris et qui fut accueilli
partout avec la satisfaction la plus vive, à la fois
pour les faits nouveaux qu'il apportait et pour le
GUlSRh/: ET CIVILISATION 9
,
l30 GUERRE ET CIVILISATION
sentiment poétique et l'enthousiasme qui échauf-
faient cet exposé historique.
Sabatier poursuivit ses travaux à Assise pen-
dant plusieurs années. Il s'attacha à cette petite
ville, qui lui conféra les droits de citoyen. C'était à
qui honorerait le savant étranger qui avait projeté
une lumière nouvelle sur la vie de saint François,
et tous aimaient le pasteur français, doux et mo-
deste, dont la conception élevée de la vie s'appa-
rentait de si près à celle de saint François lui-même.
Sabatier est revenu vivre en France, dans son
pays de montagnes, mais il continue à se tenir en
relations avec les Franciscains d'Assise. La décla-
ration de guerre le bouleversa. Dans son ermitage
il s'était complu à des rêves idylliques de paix et
d'amour du prochain, et maintenant le réveil brutal
le laissait désemparé, frappé de terreur en présence
de la réalité. Mais sa foi candide dans le triomphe
final de l'amour sur cette terre le soutint et lui
permit de sortir sain et sauf de la crise ; à plu-
sieurs reprises, dans les lettres qu'il a écrites à
des amis français, italiens et danois, il a parlé de
la grande mission que la Providence a, selon lui,
confiée à la France. Lorsque l'Italie déclara la
guerre à l'Autriche, il fut transporté d'une joie
frémissante à voir que les deux pays qu'il aimait
le plus étaient enfin unis pour le combat, et il
adressa à un ami franciscain une longue lettre
enthousiaste, à demi prophétique, que nous croyons
devoir reproduire ici. On y trouve, il est vrai, l'ex-
pression d'une haine sainte, mais nous y admirons
surtout une charité profondément sentie et pensée
LE SALUT D'UN FRANCISCAIN A L'iTALIE l3l
et noblement rendue, une philosophie élevée et
une foi inébranlable dans la victoire finale du
bien.
A .Monsieur le Professeur Mari a no Falcinelli,
Président de la Société internationale des Etudes francis-
caines, à Assise {Italie).
La Maisonnette,
par Saint-Sauveur-de-Montayut (Ardcchc),
38 mai et 3 juin iyi5.
Cher et excellent Président,
Vous avez senti, n'est-ce pas, qu'en ces journées histori-
ques ma pensée vole vers vous avec une inexprimable émo-
tion? Nos campagnes apparemment muettes depuis dix
mois, et qui semblaient n'avoir pas songé à fêter même la
victoire de la Marne, hier ont tout à coup pavoisé ; et les
plus -reculés de nos villages se sont ornés d'une multitude
de drapeaux aux couleurs de l'Italie. Je voudrais être poète
pour vous dire, chers amis d'Assise, quelle sorte de joie
vient de nous donner votre noble et grande Patrie.
Chez beaucoup de nos vieillards cévenols j'ai senti le
contentement tout simple et naturel d'hommes qui, par leurs
enfants, ont fait de grands sacrifices, dont toute l'énergie
s'est tendue en un magnifique effort, et qui voient arriver,
pour combattre les mêmes batailles, une armée jeune, belle,
enthousiaste.
Mais ce concours matériel est loin d'être tout ce que nous
vous devons. Et ici je crains bien que la langue ne me fasse
défaut pour exprimer ce que je sens si bien en moi, ce que
j'ai senti si vivement chez beaucoup d'autres. Dans cette
guerre que le peuple de France croyait impossible, et à
laquelle on l'a brusquement contraint, il s'est redressé avec
une énergie qu'il ne se soupçonnait pas, et dont personne
ne le savait capable, pour une idée ou plutôt pour l'idée. Il
lui a semblé qu'il représentait l'effort moral, l'àme vivante,
l'esprit même de la création, menacé par des forces maté-
l3î GUERRE ET CIVILISATION
rielles et brutales. Il a lutté d'instiuct, avec une foi indomp-
table, sans songer à se préoccuper des succès ou des
revers.
La sécurité de sa foi, la netteté de son devoir ne dépen-
dent pas des circonstances. Mais quelle n'est pas l'ardeur
de son entrain quand il voit d'autres peuples se lever à
l'appel de la même idée. Il n'avait jamais pu douter de la
victoire, parce qu'en douter eût été le suicide du divin en
lui. Cependant, de cette certitude mystique du triomphe à la
vue du triomphe encore difficile, mais tout prochain, il y a
loin. Or, cette distance, c'est vous, amis et frères d'Italie,
qui nous avez permis de la franchir d'un bond.
Tout cela est fort complexe, et pourtant, je m'assure que
nous nous comprenons. Il y a quelques mois, dans un élan
d'horreur contre les atrocités dont le récit parvenait jusqu'à
vous, et de pitié pour tant d'innocentes victimes, vous aviez
souhaité la paix et tenté un effort dans ce sens. Et voilà que
cette guerre devient la vôtre. Nous, nous y avions été en-
traînés de vive force, et rien au monde ne pouvait éloigner
l'épreuve de nous, — sauf la trahison ou la lâche abdica-
tion ; — vous, vous l'avez faite vôtre, par un acte de volonté
réfléchie auquel toute la nation a collaboré. Pendant plus de
neuf mois vous avez vu jour après jour ce qu'il en coûte de
se défendre contre l'Allemagne. Deux petits-fils de Garibaldi,
et autour d'eux une foule de vos concitoyens sont tombés,
là-bas dans l'Argonne, inoubliables héros auxquels tous les
cœurs bien nés du monde entier ont tressé des couronnes.
Leurs compagnons de gloire et de labeur vous ont raconté
ce que sont les carnages de la guerre moderne... Et voilà
que ces corps à corps gigantesques que vous maudissiez
naguère, que vous auriez voulu arrêter, vous "vous y jetez à
votre tour avec une mâle énergie. Et dans cette décision,
qui semble au premier abord contredire votre effort pacifique
d'il y a quelques mois, vous trouvez, j'en suis sûr, une
immense joie et comme une délivrance.
Si d'autres que vous lisent ces lignes, peut-être jugeront-
ils étrange que des amis de la paix soient heureux d'une
déclaration de guerre. Et pourtant, il en est ainsi, n'est-il
pas vrai? C'est que si nous y regardons bien, l'Italie a été
LE SALUT D'UN FRANCISCAIN A l'iTALIE 1 33
amenée à ce pas décisif par des forces mystérieuses qui ne
se pèsent ni ne se comptent, mais qui, en de rares heures
de l'histoire, renversent tout pour créer une ère nouvelle.
Je n'aurai pas l'impertinence de dire que les pourparlers
diplomatiques ne furent qu'une sorte de vain cérémonial. Ils
ont été sincères et je sais l'immense valeur intellectuelle et
morale de Sonnino ; mais dans les salons de la « Consulta »,
entre lui et son interlocuteur passait l'âme latine. Et l'âme
latine vient de remporter une de ses plus grandes victoires
historiques.
Le monde entier suspendait sa respiration pour voir ce qui
allait se passer. L'émotion de la France était plus anxieuse
encore. Elle avait un caractère particulier; c'était un peu
celle de la jeune fille qui aime, qui aime de toutes ses
forces, qui croit être aimée et qui cependant n'a pas le droit
de parler de son noble et idéal amour. Et alors, elle attend,
et dans son attente il y a à la fois émotion et sécurité; car
il lui semble que son amour est conforme à la nature des
choses et à la vie. Il est à la fois très vif et très pur. Il est
inspiré par un grand rêve de collaboration efficace à une
œuvre idéale.
Et la France chaque matin levait les yeux vers Rome et
aussi vers tant d'autres de vos cités qui comptent plus dans
l'histoire que Berlin et Vienne réunies ; et des signes, qui aux
autres ne disaient rien, faisaient battre son cœur plus fort.
Lorsque les restes de Garibaldi quittèrent nos tranchées,
elle les suivit, non pas comme on suit des cercueils, mais
comme on suit des reliques de glorieux martyrs qui ont eu
la joie de rendre témoignage à la vérité et dont la mort
change le cours des choses. Les funérailles de Bruno et de
Constante montrèrent que le cœur de l'Italie battait à l'unis-
son de la France; puisque l'union des âmes était si éclatante,
l'autre ne pouvait tarder.
Tels sont, chers amis d'Assise, les sentiments qui ont
donné aux pièces diplomatiques par lesquelles votre pays
s'est joint au nôtre une base et une portée que jamais, au
cours des siècles, n'avaient eues des arrangements interna-
tionaux. Jamais peuple civilisé n'a été tenté de considérer
les traités comme des chiffons de papier, mais les plus
1 34 GUERRE ET CIVILISATION
importantes conventions ne s'occupent d'ordinaire que de
questions matérielles. Cette fois, le travail des chancelleries
a été précédé, inspiré et dominé, od peut le dire, par des
explosions de sentiments qui feront que les forces les plus
vives de chacun de nos peuples travailleront ensemble,
s'harmoniseront, s'intensifieront et arriveront dans un pro-
chain avenir à une hauteur de vues digne de préparer une
civilisation nouvelle.
Ce n'est pas le hasard qui a fait que Slaves, Anglo-
Saxons et Latins, nous nous trouvons unis en un effort
commun contre la force brutale, et que le nom à' Entente lui
a été donné. Cette appellation nouvelle indique une cohésion
morale inspirée par l'intelligence et le cœur, et où les stipu-
lations matérielles ne sont guère que les premières pierres
milliaires d'un chemin qui se prolonge au delà de ce que
nous pouvons voir et prévoir.
Notre viatique, au moment où nous partons tous, la main
dans la main, pour cette épopée nouvelle, n'est pas un sen-
timent de haine. Nous avons eu horreur des atrocités alle-
mandes, de ce hideux militarisme organisé avec une si
redoutable méthode, et qui semble avoir fait disparaître des
consciences la distinction du bien et du mal ; nous avons
frémi et nous eussions été tentés, si c'eût été possible, de
douter de Dieu et de la vérité, en voyant la grossière hypo-
crisie qui profane les deux plus nobles efforts de l'humanité :
la religion et la science, mais notre instinct optimiste a
repris bien vite le dessus. Nous avons avec nous les forces
profondes, les forces vraies, celles qui ont pu être mises en
échec provisoirement au cours de l'histoire, mais qui, à
travers toutes les difficultés, ne cessent pourtant pas de
grandir : le droit, la justice, la liberté, la vie, l'amour.
C'est à ce triomphe que nous nous sommes donnés, et non
pas à la réalisation de rêves sanguinaires. Quand la Ger-
manie aura été enchaînée et placée dans l'impossibilité
absolue de mettre de nouveau ses voisins en péril, nous
aurons vis-à-vis d'elle des devoirs précis. Nous n'abandon-
nons pas les démoniaques et les déments, même les plus dan-
gereux ; mais, après les avoir réduits à l'impuissance, nous
guettons les instincts de lucidité pour tâcher d'éveiller en
LE SALUT D'UN FRANCISCAIN A L'iTALIE l35
eux la conscience. Nous ferons de même pour nos ennemis
d'aujourd'hui, sans trop compler sur leur guérison à bref
délai ; d'une part en garde contre le véritable génie de simu-
lation dont sont souvent capables les aliénés, d'autre part
fermement décidés à faire vis-à-vis d'eux tout notre devoir
de membres de l'humanité.
C'est ainsi que cette guerre, plus atroce que ce que
l'imagination aurait pu supposer, prend, vue de nos lignes,
un caractère d'effort moral.
Pardonnez-moi de vous retenir si longtemps, car tout cela,
vous le savez, j'ai éprouvé le besoin de venir en parler avec
vous, d'en rêver avec vous, comme on rêve d'une musique
qu'on entend tous les jours, dont on ne se lasse jamais, et
dans la répétition de laquelle on trouve un aliment spirituel
toujours ancien, toujours nouveau.
Et puis, il faut bien nous avouer que tous les dangers qui
nous menacent ne sont pas là-bas, au delà de la dernière
ligne occupée par nos soldats. Les idées allemandes se sont
infdtrées partout, et il a pu y avoir çà et là quelques-uns
de nos jeunes gens qui, un instant, se sont laissés séduire
par la théorie du surhomme et de la force créant le droit.
En faisant appel aux passions les plus brutales, l'Alle-
magne a réveillé des instincts qui somnolent en chacun de
nous, que de longs siècles de civilisation avaient presque
éliminés, mais contre le retour desquels il faut nous pré-
munir. Fatalement nous sommes tentés de répondre à nos
adversaires sur le terrain même où ils nous attaquent et
avec les moyens qu'eux-mêmes emploient. C'est là que
notre patriotisme devra s'élever à une hauteur de vues non
encore atteinte par l'humanité, et dont l'histoire du passé
ne nous fournit pas d'exemple.
Vaincre nos ennemis sur les champs de bataille, les
réduire à merci, n'est pas, en effet, la seule tâche qui
s'impose. Quand celle-ci sera couronnée d'un plein succès,
il s'en présentera une autre, non moins nécessaire, non
moins difficile, et qu'il faut prévoir dès maintenant: je veux
parler de la lutte qu'il s'agira d'engager, dans nos divers
pays et dans nos propres cœurs, contre les idées et les
méthodes de l'Allemagne. Ni les hommes d'église, ni les
1 36 GUERRE ET CIVILISATION
hommes de science n'ont su, chez nos ennemis, voir ;'i
quelles monstruosités morales et politiques les conduisait
une fausse conception de l'amour de la patrie :
Deutschland ùber ailes! Quelques générations ont suffi,
durant lesquelles toutes les voix artistiques, religieuses et
scientifiques ont enseigné cela pour fausser les idées et le
cœur de ce pays et en faire non seulement un redoutable
danger pour ses voisins de l'Europe, mais un péril moral
pour la civilisation tout entière.
Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue un seul instant,
et puisque l'opinion publique des pays alliés est restée pure,
puisqu'elle sent que le vrai culte de la patrie trouve sa
consécration dans l'amour de la vérité, de la justice, du
droit et de la liberté, veillons pieusement sur ces germes
d'idéalisme en nous et autour de nous pour les développer
et faire qu'au lendemain du cataclysme européen ils soient
plus vigoureux que jamais.
Nous ne pouvons pas tout, mais nous pouvons quelque
chose pour que les divines clartés prennent chaque jour plus
d'éclat. Nous allons délivrer la Serbie et la Belgique, les
provinces irredente et l'Alsace-Lorraine, ressusciter la
Pologne ; dans cet effort nous aurons avec nous toutes les
forces vives de l'humanité, non seulement pour applaudir et
admirer, mais obligées en quelque sorte de se trouver en
communion d'idées avec nous et solidaires de ce que nous
ferons. L'Entente s'élargira encore et la paix européenne
sera établie sur des bases qu'elle n'a jamais eues. Si, au
contraire, nous succombions à la tentation de nous venger
de nos ennemis en employant contre eux leurs propres
armes, en nous inspirant de leurs méthodes, en créant de
nouveaux pays irredenti ou de nouvelles Alsaces, notre
victoire serait précaire et la paix mal assurée.
Ces bases morales de l'Entente doivent être gravées en
caractères ineffaçables sur nos drapeaux, afin d'écarter de
notre chemin l'adhésion de quiconque n'a pas cet idéal et
méditerait d'utiliser notre supériorité matérielle pour des
entreprises contre le droit ou la liberté des autres.
Il serait singulièrement dangereux de ne pas nous rendre
compte de l'immensité de la tache que nous avons entre-
LE SALUT D'UN FRANCISCAIN A L'iTALIE lZ']
prise. Ni nos fils ni nos petits-fils n'en verront la fin. La
déroute du militarisme prussien et l'abaissement de l'orgueil
germanique ne seront qu'un point de départ. Il faudra
bientôt déterminer les causes, établir les responsabilités, et
alors on s'apercevra que les crimes qui ont fait trembler
d'étonnement et d'indignation le monde entier sont la suite
naturelle, et pas très lointaine, d'erreurs morales. L'aveugle-
ment scientifique des princes de la critique et de la science
allemandes qui ont signé le manifeste des g3, l'absence de
tout sursaut de conscience, de pitié ou d'amour chez les
cardinaux et les évêques, aussi bien que chez les pasteurs
prolestants et les aumôniers qui ont assisté à des massacres
et à des profanations qu'on n'ose raconter, tout cela découle
de l'erreur qui consiste à diviniser la patrie, à voir dans ses
intérêts, même les plus matériels, les fins suprêmes.
L'erreur allemande guette tous les peuples ; elle nous
guettera surtout nous, belligérants, quand nous serons
penchés pieusement sur nos patries respectives pour en
panser les blessures.
Si après la victoire sur les champs de bataille nous
n'arrivions pas à remporter la victoire spirituelle et à réin-
tégrer l'idéal à la place qui lui convient, l'héroïsme de nos
soldats n'aurait fait que reculer la catastrophe de quelques
années.
Le culte de la force et de la matière que l'Allemagne a
érigé en religion d'Etat n'a laissé aucun autre peuple tout à
fait indemne. Puisque nous nous sommes levés tous ensemble
pour arrêter sa marche triomphale, rendons-nous bien
compte de l'effort gigantesque qui nous est demandé.
Désormais, nous sommes les représentants de l'ascension
humaine vers la vérité et vers la sainteté ; et toutes les
émotions, toutes les ardeurs, toutes les espérances dont
tressaillit le cœur de François d'Assise doivent faire
tressaillir les nôtres.
La mission qui s'impose à nous est de restaurer le temple
des idées nouvelles : Vade, Francisée, et repara domum
meam, quse tota, ut cernis, destruitur.
A cette œuvre qui ne consiste ni à renverser le passé ni
à le répéter, mais à l'accomplir et à donner à la civilisation
l38 GUERRE ET CIVILISATION
morale et spirituelle une vigueur analogue à celle des
progrès accomplis dans le domaine matériel, viendra colla-
borer l'élite du monde entier; mais vous ne trouverez pas
étonnant, j'espère, que les autres membres de l'Entente se
tournent avec confiance vers l'Italie et se rappellent qu'elle
n'est pas seulement la terre classique de l'art et du soleil,
mais celle aussi de la sainteté. Et nous, franciscanisants d'au
delà des Alpes, qui sommes vos frères et vos admirateurs et
vos obligés un peu plus encore que le reste de nos compa-
triotes, nous savons, à n'en pas douter, que le sol de
l'Ombrie n'a pas perdu sa fertilité et que la terre qui donna
au monde saint Benoît, saint François, sainte Claire,
F. Egide et F. Léon et tant d'autres, saura nous donner
encore les serviteurs de l'idéal après lesquels nous soupi-
rons : Rorate, cœli, desuper et nubes pliiant justum.
Il me serait doux de penser, chers amis d'Assise, que
vous ne m'en voudrez pas de cette trop longue lettre, et
qu'elle ne vous semblera pas trop indigne d'être lue sur le
sol béni où naquit le Patriarche de la démocratie chrétienne,
le précurseur d'une ère nouvelle. Je n'ai pu m'empècher de
venir causer avec vous en cette heure grave entre toutes,
persuadé que, concitoyens du plus grand des novateurs
spirituels qui aient existé depuis le Christ, vous avez saisi
toute l'ampleur de la tâche qui incombe à l'Europe nouvelle
et que la petite ville chantée par Dante réalisera la prophétie
de l'immortel poète :
. . . Chi d'esso loco fa parole
non dica Ascesi, che direbbe eorto,
ma Oriente, se proprio dir vuole (').
Votre dévoué et heureux concitoyen,
Signé : Paul Sabatier.
(i) « Que celui qui parle de ee lieu ne l'appelle pas Assise, car
ce serait trop peu dire; qu'il l'appelle de son vrai nom : l'Aurore. »
XII
LA GUERRE ET LA LANGUE
On pouvait voir affiché dans beaucoup de maga-
sins allemands, pendant l'été de 191 5, un
placard portant cet avertissement : Nicht Adieu,
sondera guten Tag ; ce qui signifie : « Ne dites pas
adieu, mais guten Tag (bonjour). » S'il arrivait que
le client, au moment de quitter le magasin, oubliât
cette admonition et commît le crime de lèse-patrie
qui consiste à employer un mot étranger comme
formule d'adieu, la factrice tendait au coupable
une sébile ou un petit tronc dans lequel il lui était
loisible de déposer une amende volontaire en expia-
tion de sa faute. Ce menu trait de la vie courante
est significatif et nous renseigne sur un côté bien
caractéristique de la situation actuelle.
La guerre entre les diplomates, les hommes de
finance et les états-majors conduisit à la guerre
entre les nations, et la guerre des nations eut pour
conséquence la guerre des langues. Il est très
naturel que la haine contre une nation se reporte
sur l'expression la plus caractéristique du génie de
cette nation, c'est-à-dire sur la langue; aussi la
haine linguistique a-t-elle donné lieu, dans les
premiers temps de la guerre, à diverses manifesta-
l4o GUERRE ET CIVILISATION
tions très curieuses et extrêmement violentes. La
haine de l'étranger et le chauvinisme avaient trouvé
là un terrain d'exercices où tout était permis et
d'où l'on excluait tout bon sens.
La guerre linguistique employa aussitôt deux
méthodes, l'une externe, qui consistait à boycotter
complètement l'usage de l'idiome étranger, l'autre
interne, qui consistait à débarrasser la langue
nationale de tous les mots appartenant aux pays
avec lesquels on se trouvait en guerre.
1
Parlons d'abord de la méthode externe. L'appel
au boycottage linguistique prit au début de la
guerre des formes très violentes, parfois même très
grossières. Nous citerons quelques exemples.
Dans Le Figaro du 28 septembre igi4 M. José-
phin Péladan écrivit un article fanatique intitulé
« Leur Langue », où il déclarait la guerre sainte à
la langue allemande en France. Il commence par
faire observer qu'avant l'irruption des armées alle-
mandes à travers la frontière française la langue des
barbares et leur esprit avaient pénétré en France par
de nombreuses voies, envahi le théâtre, les revues
et la science ; l'enseignement lui-même était infecté
de « prussianisme » : « Nous savons vaincre, nous
ne savons pas haïr. Il faudra l'apprendre... Plus
d'allemand sur les lèvres, sur la scène, plus de
langue allemande en terre de France. Est-ce qu'on
peut encore avoir un ami allemand? »
LA GUERRE ET LA LANGUE 1 4 1
L'auteur expose ensuite son programme d'extir-
pation, qui comprend trois articles principaux.
Quand on sait combien s'était répandu dans les
familles françaises l'usage de la gouvernante alle-
mande, de la « Fràulein », on comprend que
M. Péladan réclame en premier lieu la suppression
de ces anges gardiens.
Le second article est plus draconien encore :
l'auteur exige que l'allemand disparaisse de l'en-
seignement des lycées et collèges et même des
universités. Il paraît, il est vrai, avoir la sensation
qu'en risquant une telle proposition il va un peu
trop loin, car il ajoute la raison suivante, qui
dans son étrangeté, ressemble à une excuse : « Ici
on va hurler peut-être. Cependant, n'est-il pas
démontré que nous ne pouvons parler avec eux
que par le fer, n'est-il pas entendu que nous ne.
devons plus commercer? A quoi donc servirait
l'étude de l'allemand ? »
Il est naturel qu'un homme qui aime son pays
par-dessus tout et que désespère au plus profond
de l'âme le sort terrible infligé à sa patrie, qui a
non seulement la haine mais le mépris total de
l'ennemi, puisse penser et parler de la sorte. Mais
n'est-ce point là une chose infiniment regrettable
et une nouvelle preuve que la guerre est un
mmense crime contre toute civilisation ?
Enfin M. Péladan réclame qu'il ne soit plus
prononcé un seul mot d'allemand sur une scène
i rançaise. Nous pouvons représenter des opéras de
\ Wagner et chanter sa musique merveilleuse, mais
le texte allemand doit être banni sans retour. Le
l42 GUKRRE ET CIVILISATION
privilège que l'on concède à la musique est refusé
à la littérature. Aucun écrivain allemand ne sera
désormais traduit en français ; nos théâtres et nos
revues seront fermés aux Teutons.
L'article se termine par cet appel vigoureux :
« Chassons l'idiome de ces assassins de nos foyers,
de nos théâtres : je voudrais qu'une loi défendît de
jamais employer cet idiome en public. C'est leur
refrain que partout où résonne l'allemand, la terre
leur appartient. »
Des déclarations et des vœux analogues ont été
formulés en Allemagne et en Autriche, où l'on a
voulu boycottera la fois le français et l'anglais. Ces
deux langues devraient disparaître complètement
de l'enseignement des écoles, ont pensé les natio-
nalistes extrêmes ; mais ils ne paraissent pas avoir
rencontré beaucoup d'adeptes, et l'écrivain Hugo
von Hofïmannsthal a protesté contre eux dans la
Neue Freie Presse du 27 septembre 1914? mais en
employant, il est vrai, des arguments d'un chauvi-
nisme aussi absurde que l'opinion adverse. L'auteur
estime avec raison que le boycottage des langues
étrangères est une arme à deux tranchants et cons-
tituerait dans la réalité un véritable attentat contre
la génération à venir. Il importe que la jeunesse
allemande soit aussi bien armée que possible pour
les luttes de la vie, et elle aura besoin de langues
étrangères comme elle a besoin de muscles et de
nerfs, car la supériorité de l'Allemagne dépendra
plus encore que précédemment de sa connaissance
approfondie des autres peuples ; voilà pourquoi
il faut posséder les langues étrangères. La France
LA GUERRE ET LA LANGUE l/}3
restera une des nations les plus importantes du
monde, mais son rôle politique sera fortement
réduit et, au point de vue financier, elle sera, après
la guerre, la banquière de l'Allemagne ; la langue
française aura donc pour la prochaine génération
une importance encore plus grande que pour la
génération actuelle, mais à un autre point de vue.
Quant à l'anglais, la connaissance de cette langue
sera précisément un des moyens à l'aide desquels
l'Allemagne arrachera à l'Angleterre l'empire du
monde ; en outre l'anglais est l'idiome de l'Amé-
rique du Nord, et personne ne peut raisonnablement
songer à interdire à nos enfants l'accès de l'Amé-
rique. Voilà pourquoi il s'agit d'étudier les langues
vivantes avec plus de zèle encore que par le passé.
Il est superflu de caractériser cet article, dont le
ton et les arguments sont si choquants. M. Péladan
était aveuglé par une haine farouche, par un mé-
pris infini et une douleur profonde ; il était fatal
qu'il prononçât un jugement brutal et tranchant;
mais son geste s'explique par du patriotisme blessé,
par un besoin impérieux de défendre le bien na-
tional contre l'ennemi. M. Hugo von Hoffmannsthal,
lui, parle le langage de cette mégalomanie incroya-
blement arrogante que Chesterton, Lavisse, Durk-
heim, Andler, Verhaeren et tant d'autres ont
étudiée et décrite ; il demande qu'on développe
l'étude des langues étrangères à seule fin que
l'Allemagne puisse s'imposer plus facilement aux
nations étrangères; il ne s'agit pas pour lui d'as-
similer des éléments de civilisation, mais de dominer
et d'opprimer.
1 44 GUERRE ET CIVILISATION
Les vantardises de l'écrivain allemand ne res-
tèrent pas sans réplique. La protestation se pro-
duisit bientôt sous la forme d'un petit écrit polé-
mique intitulé Deatsch gegen Franzôsisch und
Englisch (L'allemand contre le français et l'an-
glais), dont l'auteur n'était autre que l'éminent
linguiste déjà mentionné, M. Hugo Schuchardt.
Il plaça le débat des langues sur un terrain en-
tièrement nouveau et posa les problèmes d'une
manière toute différente de ses prédécesseurs; sa
brochure est à la fois élégamment écrite et riche
d'idées.
M. Schuchardt commence par constater que
l'Allemagne n'a pas réussi au cours de cette guerre
à réunir les sympathies des neutres, et il ajoute
avec tristesse que, de toutes les nations de l'Europe,
la nation allemande est celle qu'on aime le moins.
11 pense que ce fait tient pour une bonne part à ce
que l'anglais et le français ont une diffusion plus
grande et sont plus employés que l'allemand dans
les relations internationales. Il cite à ce sujet la
grave protestation que M. Ch. W. Eliot, le prési-
dent très considéré de l'Université américaine de
Harvard, a rédigée contre le manifeste tristement
célèbre des intellectuels allemands ; elle lui inspire
cette réflexion : « Le langage est tout-puissant.
M. Eliot lit certainement au moins cent pages d'an-
glais pour une page d'allemand. Tout est là ! Si on
lisait plus d'allemand on nous connaîtrait mieux.
Dans l'état actuel des choses notre campagne lit-
téraire est condamnée à échouer. Et pour ce qui est
de l'échange des idées par la voie orale, le français
LA GUERRE ET LA LANGUE 1^5
est plus fréquemment employé que l'allemand.
Notre français diplomatique est correct tout au
plus, mais en tout cas il est dépourvu de saveur et
de force. Avec cet instrument médiocre on peut
exposer des faits et formuler des vœux, mais non
faire impression, convaincre, séduire. Cela, on ne
peut le faire qu'avec sa langue maternelle.
M. Schuchardt soulève ensuite la question de
savoir ce qu'on pourrait faire pour réagir contre la
prépondérance du français et de l'anglais. Il com-
mence par examiner les raisons historiques de cette
suprématie et fait valoir avec force qu'elle est due à
des causes purement politiques bien plus qu'à des
faits de civilisation. Ce n'est pas Molière ni La Fon-
taine, mais la cour brillante du grand Roi, ce n'est
pas Shakspeare ni Mil ton, mais la puissance mari-
time de l'Angleterre qui ont fait du français et de
l'anglais des langues mondiales. L'Empire allemand
est resté pendant des siècles divisé, morcelé, et
voilà pourquoi sa langue a joué un rôle si mé-
diocre.
On ne peut qu'approuver ces considérations his-
toriques de M. Schuchardt ; cependant, pour ce qui
est du français, il néglige un point très important.
Si cette langue a joué depuis le treizième siècle un
rôle aussi prédominant en Europe, cela ne tient
pas seulement à la grande importance politique de
la France, mais aussi à la beauté, à la grâce, à la
clarté élégante de l'idiome français. Dès le Moyen
Age les étrangers célèbrent très haut la gloire du
français; je ne sache pas que l'allemand ait jamais
reçu de pareils éloges.
GUERRE BT CIVILISATION 10
l46 GUERRE ET CIVILISATION
Si doDC les étrangers n'ont jamais mis beaucoup
de zèle à apprendre l'allemand, les Allemands
d'autre part en ont trop mis à apprendre les langues
étrangères. Goethe disait en 1818 : « Un Allemand
doit apprendre toutes les langues pour qu'aucun
étranger ne lui cause d'embarras dans son propre
pays et pour que lui-même se sente chez lui dans
tous les pays étrangers. » Or ce goût d'apprendre,
si louable qu'il puisse être, présente quelques in-
convénients. M. Schuchardt, qui possède toutes
les langues et sait à la fois les parler et les écrire
avec maîtrise, n'attribue pas en fait une grande
valeur à la simple faculté de parler couramment un
idiome étranger; c'est pour lui un genre de vir-
tuosité qui n'a rien à faire avec l'éducation propre-
ment dite.
Les Allemands, pense M. Schuchardt, se sont
montrés vraiment trop prévenants à l'égard des
étrangers en apprenant leurs langues et en se ser-
vant avec eux de ces langues dans les relations ver-
bales et écrites ; il demande donc qu'à l'avenir les
Allemands s'en tiennent à leur propre langue,
parlent allemand avec tous les étrangers, rédigent
leur correspondance en allemand et n'admettent
dans leurs revues que des articles en allemand.
Mais cela ne veut pas dire naturellement que l'Al-
lemagne doive repousser toute influence étran-
gère. Au contraire, elle aura soin de s'approprier
tout ce qui peut surgir d'utile en dehors de ses
frontières; elle aura cent oreilles pour écouter,
mais une seule langue pour parler. Néanmoins, la
civilisation allemande ne doit pas se borner à
LA GUERRE ET LA LANGUE l^
recevoir, il faut aussi qu'elle donne. Dans l'état
actuel des choses, « l'universalité de l'Allemagne
tient à ce qu'elle parle beaucoup de langues, tandis
que l'universalité de la France tient à ce qu'elle ne
parle qu'une seule langue. Nous pouvons lire pro-
fondément dans le cœur des autres nations, et pour-
tant nous sommes hors d'état d'exercer aucune
influence sur elles ; c'est l'inverse qui a lieu pour
les Français ».
Or pour que les étrangers puissent apprendre à
connaître l'Allemagne comme il faut, il est néces-
saire de les obliger à apprendre la langue allemande.
« La guerre que je prêche, écrit M. Schuchardt, est
une guerre toute pacifique ; au reste, elle ne pourra
commencer vraiment que quand la paix sera
conclue. Nous devons d'abord engager une lutte
contre nous-mêmes et extirper ce préjugé fortement
enraciné que le fait de pouvoir parler une langue
étrangère soit un signe d'éducation et de supério-
rité ; il faut nous débarrasser aussi de cette vanité
scolaire qui fait que nous rougissons d'être loués
ou blâmés par un étranger qui ne sait parler qu'une
langue. »
Après ces paroles hardies, qui sonneront désa-
gréablement aux oreilles de beaucoup de péda-
gogues modernes à vues utilitaires, M. Schuchardt
termine en adjurant chaleureusement les femmes
allemandes de défendre leur langue nationale ; il
invite le beau sexe à prendre place sur la ligne de
feu ! Jusqu'ici la femme a trop fait de coquetteries
avec les langues étrangères comme en général avec
toutes les choses exotiques. Il faut qu'elle se corrige ;
l48 GUERRE ET CIVILISATION
il faut qu'elle cesse de franciser. C'est à elle surtout
que reviendra la tâche de maintenir notre langue
maternelle dans sa pureté. Elle a un rôle créateur
en matière de langage ; c'est elle qui le transmet à
la génération suivante.
L'étude de M. Schuchardt renferme des considé-
rations intéressantes sur la puissance comparée des
trois grandes langues civilisatrices. Nous y trou-
vons aussi le plaidoyer d'un ardent patriote en fa-
veur de sa langue maternelle, dont il défend les
droits et qu'il veut entourer de soins pieux; mais
le livre est gâté par une haine non dissimulée de
l'Angleterre, et par suite il ne contribuera point à
renouer les liens que la catastrophe mondiale a
brisés, au contraire.
Depuis la publication du livre de M. Schuchardt,
il n'a para, à ma connaissance, aucun écrit impor-
tant sur la guerre linguistique externe. Mais celle-
ci se poursuit avec la même intensité, comme le
prouve l'incident suivant : les journaux allemands,
à la fin de février 1916, exprimèrent une grande
indignation de ce que le consul de Grèce à Hanovre
eût fait paraître en français dans les journaux du
grand-duché une « Publication du Consulat royal
de Grèce à Hanovre. »
La guerre des langues existe aussi en Turquie,
où elle a donné lieu à des manifestations caracté-
ristiques. Le représentant de la Turquie au Dane-
mark, Djeved bey, interviewé à la fin de février
1916 par un journaliste de Copenhague, lui fit la
déclaration suivante : « Jusqu'ici, on parlait dans
notre capitale toutes les langues possibles, excepté
LA GUERRE ET LA LANGUE l/jo,
le turc. Toutes les enseignes de magasins portaient
des annonces en langue étrangère, et même les
noms de rues étaient indiqués en français. Dans les
notes officielles, dans les rapports ministériels,
dans les pétitions, dans les traités, chaque nation
se servait de sa propre langue, et c'était une
véritable tour de Babel. Maintenant, nous avons
introduit le turc en Turquie. C'est la première ma-
nifestation d'un réveil national. » Le ministre plé-
nipotentiaire ajouta : « Quand nous changeons les
vieilles enseignes et les vieilles plaques indicatrices
de rues, nos ennemis prétendent que c'est par haine
et par malice que nous arrachons les inscriptions
européennes. Mais ce n'est pas vrai. Nous faisons
simplement ce que toutes les nations ont fait avant
nous. »
Enfin nous attirerons l'attention sur ce fait sin-
gulier que la lutte des langues s'est propagée même
en terre neutre.
Un collègue américain m'écrivait Je 18 février
1 9 1 6 : « Cela vous intéressera peut-être d'ap-
prendre que partout dans les Etats-Unis l'enseigne-
ment de l'allemand est en décadence dans nos
écoles. On m'a montré hier une trentaine de lettres
de divers proviseurs et recteurs qui faisaient tous
cette même déclaration au directeur de l'Enseigne-
ment de New- York : « Nous n'avons presque plus
« d'élèves dans les classes d'allemand ; ne pourriez-
« vous pas employer à d'autres services nos profes-
« seurs d'allemand? »
l5o GUERRE ET CIVILISATION
II
A côté de ce que nous avons appelé la lutte ex-
terne, qui consiste à boycotter la langue ennemie,
il existe aussi une guerre linguistique de caractère
interne ; elle est dirigée contre les éléments étran-
gers d'origine ennemie qui se rencontrent dans la
langue nationale. C'est ce genre de guerre qui fait
que les Russes ont échangé le nom allemand de
Saint-Pétersbourg contre celui de Petrograd, qui est
slave ; et c'est encore la guerre interne qui exige
qu'en Allemagne on se salue d'un Guien Tag en
se séparant et non plus de la formule française
Adieu ou Adè. Ce genre d'opération se fait presque
exclusivement en Allemagne, ce qui est en somme
fort naturel, attendu que l'allemand moderne s'est
annexé un grand nombre de mots français et anglais
facilement reconnaissables.
Au reste, l'Allemagne avait depuis longtemps
déclaré la guerre aux éléments linguistiques étran-
gers ; et bien avant la conflagration actuelle, les
nationalistes avaient demandé qu'on extirpât les
vocables étrangers pour les remplacer par des
équivalents indigènes. Il était acquis qu'on ne
devait plus dire Telefon, Billet, rekommandierter
Brief, Lift, mais bien Fernsprecher, Fahrkarte ,
Et nsc h reib- Brief, F ah rstuhl.
La lutte méthodique et organisée contre les mots
étrangers a commencé en i885, année où se cons-
titua une grande association intitulée : Der Allge-
meine Deutsche Sprachverein (L'Association gé-
LA GUERRE ET LA LANGUE l5l
nérale allemande pour la défense de la langue);
cette société compte maintenant plus de 3o.ooo
membres, comprend 3 16 comités locaux et agit par
des réunions et des conférences, par la publication
d'une revue et en répandant des brochures, qui
contiennent entre autres choses des listes de mots
germanisés.
Le mouvement pour l'épuration de la langue reçut
une impulsion nouvelle en août io,i4' H fut dirigé
à la fois contre tous les éléments étrangers, en par-
ticulier ceux d'origine anglaise et française, même
s'ils avaient reçu plein droit de cité dans la langue,
et contre l'emploi très largement répandu de termes
purement anglais et français dans toute sorte de
réclames commerciales. Les enseignes de modistes
portant Robes et Manteaux durent disparaître; le
café Piccadilly fut rebaptisé Vaterland (Patrie) et
aucun magasin de confections pour hommes n'eut
le droit de s'adorner du nom d'Old England. Des
désignations anglaises couramment usitées, telles
que Combination et Sweater, furent remplacées par
les termes nationaux, mais combien peu élégants,
de Hemdhose et de Schwitzer. Mais on fit surtout
la chasse aux mots français, évidemment pour la
raison très simple qu'ils constituent la majorité des
éléments exotiques, et donc on boycotta Hôtel,
Sauce, Regissôr et cent autres. Au lieu d: Hôtel il
fallut dire Gasthaus ou Hof, Sauce fut remplacé par
Tunke et le Regissôr céda la place au Spielleiter. Si
violente fut cette haine linguistique, que même des
dénominations où les adjectifs englisch et franzô-
sisch entraient comme premier terme durent être
l52 GUERRE ET CIVILISATION
modifiées. Ainsi il y avait à Graz, au moment de la
guerre, une hôtellerie qui s'intitulait Zum englischen
Dachs (Au basset anglais). La propriétaire fit dispa-
raître sous une couche de peinture le mot englischen
et la presse locale la félicita de cette exécution.
M. Hugo Schuchardt, dans l'ouvrage mentionné
plus haut, fait observer avec ironie que cette direc-
trice d'hôtel aurait mieux fait de modifier le mot
principal et d'intituler sa maison Zum englischen
Frechdachs (A l'impudent basset anglais).
Après que l'Italie fut entrée parmi les nations
belligérantes, on se mit aussi à remplacer les mots
italiens par des mots allemands. Au lieu de Maca-
roni on commença à dire Treiibriichnudeln et le
petit chasseur du café, que l'on appelait Pîccola,
devint un Unterober. Il est vrai que ces néolo-
gismes ne se rencontrent guère que dans les jour-
naux comiques et sont plutôt une manifestation
grammaticale de la haine et du mépris que les Al-
lemands ont voués aux Italiens.
Beaucoup de braves patriotes tinrent à prendre
leur part du travail qui a consisté à débarrasser des
parasites étrangers la bonne et loyale langue alle-
mande. Il y aurait à citer maint exemple caracté-
ristique de ce zèle. Ainsi on promit par voie d'an-
nonces dans les journaux des récompenses honnêtes
à qui pourrait trouver des dénominations alle-
mandes convenables pour des articles de modes
qui avaient jusque-là porté des noms anglais et
français. Détail piquant, les annonces se termi-
naient en demandant que toutes les réponses
fussent adressées (adressiert) au Reklame-Bureau :
LA GUERRE ET LA LANGUE 1 53
comme on le voit, l'ennemi restait au cœur de la
place, car ce n'est pas une chose si facile qu'on le
croit de vaincre les mots étrangers. Un esprit cri-
tique proposa alors de modifier la fin de l'annonce ;
d'après lui, il fallait dire, conformément aux prin-
cipes et à l'objet mêmes de cette, annonce, que
les réponses seraient an die Anpreisungsstelle zu
richten. Mais il n'est pas donné à tout le monde de
comprendre ce que signifie cet Anpreisungsstelle .
Lorsque la Société allemande des artistes drama-
tiques tint sa grande réunion générale annuelle à
Darmstadt, au printemps de 191 5, elle étudia à
fond la question des moyens à employer pour
lutter contre « le détestable scandale résultant de
l'emploi de ces termes étrangers et de ces mots
d'emprunt qui souillent notre admirable langue
maternelle ». Naturellement, c'était avant tout la
langue du théâtre que la société en question vou-
lait épurer. De toutes les langues techniques, c'est
peut-être celle qui contient le plus de termes d'o-
rigine française, ce qui s'explique aisément par
l'histoire de la civilisation. Sur ce point, il en est de
l'Allemagne comme des autres pays civilisés, où
personne ne se plaint de cette suprématie du fran-
çais. Citons pour exemple le vocabulaire théâ-
tral du Danemark : nous nous servons de termes
tels que Parterre, Parket, Balkon, Loge, Etage,
Galleri, Foyer, Débutant, Première, Regissor,
Repetitôr, Sufjlôr, Kulisse, Rampe, Feu, Ballet,
Vaudeville, Farce, Opérette, Revy, Garderobe,
Kontrolôr, Program, etc..
Beaucoup de ces termes se retrouvent dans le
1 54 GUERRE BT CIVILISATION
vocabulaire allemand du théâtre, lequel emploie en
outre des mots directement empruntés au latin et
au grec; il y a donc là un vaste champ de bataille
pour la guerre des langues; on y trouve beaucoup
de « mauvaises herbes » à déraciner. L'écrivain
Paul Lindau s'est occupé de la question dans un
article qui, si l'on en juge par sa forme extérieure,
a des intentions sérieuses ; mais derrière cette gra-
vité qu'imposaient les circonstances se dissimule
certainement une bonne part de satire.
Nous citerons pour commencer quelques exem-
ples des mots allemands dont Paul Lindau recom-
mande l'emploi en remplacement de mots français.
L'Operahaus s'appellera Wohllautshalle ; Podium
est remplacé par Bretter, Musikinsfrumente par
Wohllautwerkzeuge, Proscenium par Vorbûhne ,
Loge par Sonder g emaeh, Parterre par Hinterraum
im Erdgeschoss, Gallerie par Gelanderraum im
obersten Stockwerk. Pour Kulissen on dira Schie-
bewande, pour Souffleur, Einblâser, pour Teater-
friseur, Buhnenhaarkunstler , pour Perûcke, Haar-
trachtnachahmung , pour Fiasko, Durclifall, pour
Statisten (figurants), stumme Gelegenheitsspieler,
pour Pantomime, Gebardenspiel ohne Worte, etc.
Dans ces propositions le sérieux et le plaisant se
mêlent fraternellement. Quelques-uns des germa-
nismes de M. Lindau sont bons et utilisables ;
mais la plupart sont sans valeur pratique et fabri-
qués sans goût. Un mot comme Wohllautwerkzeuge
est un monstre à tous les points de vue.
Mais Paul Lindau ne se borne pas à remplacer
un mot étranger par un seul mot allemand; dans
LA GUERRE ET LA LANGUE I 55
beaucoup de cas où un terme unique ne convient
pas ou ne peut se trouver, il imagine des périphrases
et des définitions longues d'une lieue. Donnons des
exemples : Lors de la répétition générale, de la
Haupiprobe, — le mot Generalprobe étant natu-
rellement éliminé, — le comédien joue avec son
maquillage complet, avec son Maske, disait-on en
allemand ; mais il faut maintenant éviter ce vilain
mot, et voici la périphrase que M. Lindau lui subs-
titue : mit dem durcit Schminke, Kohlenstifie und
àhnliche Hilfsmittel sowie darch die Haartracht,
den geklebten Bart usw. im Ausdruck der Eige nart
des darzustellenden Wesens entsprechend zurecht-
gemachten Gesicht.
Cet exemple n'est pas unique. Au contraire, il
y a une longue liste de monstruosités du même
goût. Gomme elles me paraissent fort caractéris-
tiques pour plusieurs raisons, j'en citerai d'autres
spécimens.
Le censeur et le régisseur, qui en Allemagne sont
souvent un seul et même personnage, ont été jus-
qu'à présent désignés sous le nom de Dramaturg ;
on dira désormais : Léser und Begutachter einge-
reic/iter und Mit he (fer bei der Uebung angenom-
niener Stiicke.
Pour Opéra, on dira : Kunstgesang, begleitet
von Wohllautwerkzeugen. Au lieu d'Orkcster on
dira : Der fur dieSpielleute auf lautgebenden Werk-
zeugen ans Holz und Blech abgesteckte Vorraum.
Le mot Bampe est également banni ; il aura pour
remplaçant: Der mit Beleuchtungserzeugern verse-
hene Abschhiss des Bùhnenfussbodens : Lindau
l56 GUERRE ET CIVILISATION
ajoute que cette dénomination est à la fois meil-
leure et... plus courte que le terme français.
Il est clair que nous avons affaire à un persiflage.
Lindau a voulu démontrer que les termes étrangers
étaient indispensables. Par suite de l'évolution
historique, ils sont devenus l'expression concise,
conventionnelle, de notions souvent très complexes
qui, sans eux, ne pourraient s'exprimer que par de
longues explications. Le grand comique danois
Holberg voyait déjà les choses comme Paul Lindau.
Lui non plus n'avait qu'un sourire moqueur pour
ces gens qui emploient de « longues périphrases et
circonlocutions pour rendre une idée qui ne s'ex-
prime bien que par un mot unique ».
Dans sa correspondance privée Paul Lindau s'est
amusé à employer une langue où tous les mots
étrangers étaient remplacés par des mots allemands.
Ainsi, par l'intermédiaire de son Geheimschreiber
(secrétaire), il s'était adressé au Rechmingsbeamter
(caissier) d'un théâtre pour commander einen yuten
Seh-und Hôrranm im Erdgeschoss oder aach im
ers/en Stockwerk (entendez : une bonne place de
parterre ou de balcon), qu'il pria de lui réserver
an der Einlassverkaufstelle (au bureau), où il irait
retirer son billet contre présentation de sa Besuchs-
pappe (carte de visite). On lui renvoya sa lettre
avec cette mention : << Incompréhensible. » Il est
intéressant de constater que, dans les petites choses
comme dans les grandes, l'humanité ne fait que se
répéter sans cesse. Les puristes allemands ont eu
de nombreux devanciers, et nous nous souvenons
en Danemark de ces puristes hollandais que notre
LA GUERRE ET LA LANGUE l5j
Holberg a critiqués avec beaucoup d'humour. Je
citerai le passage suivant de sa 4i5e épître : « Dans
cette œuvre d'épuration de la langue, les Hollan-
dais montrent le zèle le plus ardent, et l'on doit
s'étonner qu'un peuple qui fait preuve de tant de
tolérance en matière de religion et protège toutes les
sectes, refuse de donner quartier à un mot étranger
quand celui-ci ne peut prouver que ses ancêtres
étaient de vieux Bataves ; il s'ensuit que leur
langue, non seulement pour les étrangers mais
pour eux-mêmes, est devenue lourde et presque
inintelligible, principalement dans les sujets philo-
sophiques. J'ai tenté une fois la lecture d'une tra-
duction hollandaise du philosophe Descartes, mais
la première page me fatigua comme si j'avais
tout un jour travaillé dans une forge ou battu le
blé dans une grange. »
Un expurgeur de langue — si l'on peut parler
ainsi — ne doit pas seulement posséder certaines
connaissances philologiques ; il faut aussi qu'il ait
du tact et du goût, beaucoup de sens pratique et
l'aptitude à la création linguistique heureuse. Sans
quoi son travail est vain et il s'expose au ridicule.
Qu'est-il resté des efforts acharnés de notre com-
patriote M. H.-P. Selmers pour daniser des mots
étrangers ? De son gros livre on ne se rappelle
plus guère que certaines créations particulièrement
baroques telles que lldbrummeri (grondement de
feu) pour Arlilleri, et gudsvidenskabelig Prôvestil-
ler (candidat dans la science divine) pour teologisk
Kandidat.
Plusieurs germanisations modernes souffrent de
1 58 GUERRE ET CIVILISATION
tares constitutionnelles. Il arrive très souvent que
l'on s'en tienne exclusivement à la signiiication éty-
mologique du mot étranger et qu'on cherche à la
traduire sous une forme allemande. C'est ainsi que
pour Sekretùr on a proposé Geheimschreiber :
mais un tel néologisme est impossible. On oublie
que dans une foule de cas la signification réelle
d'un mot est toute différente de celle que révèle
l'analyse étymologique. Il est bien vrai que secré-
taire dérive de secret; mais le sens primitif
d' « homme initié à un secret, confident d'un
secret » est depuis longtemps effacé, et depuis le
dix-septième siècle aucun lien sémantique ne lie
plus secrétaire à secret. Donc la transcription
Geheimschreiber représente tout simplement le sens
que le mot pouvait avoir au temps de la Renais-
sance, mais non pas le sens moderne.
La guerre linguistique interne a jusqu'ici sévi
principalement sur le vocabulaire du théâtre. Il est
un autre domaine très fortement infecté de galli-
cisme, que l'on pourrait recommander aux net-
toyeurs de la langue, et c'est le vocabulaire mili-
taire. Mais que ferait-on, que dirait-on en Allemagne
si l'on pouvait un beau jour se passer de Militaris-
mus, de Générale, de Majore, de Leatnants, de
Soldaten, d' Infanterie, à' Artillerie, de Kavallerie,
de Kanonen, de Bomben et de Granaten? Ne ver-
rions-nous pas se produire une catastrophe ana-
logue à celle que prédisait notre Holberg dans sa
64e épître ? Il y raconte comment il ferma la bouche
à un Hollandais, puriste fanatique; il lui tint ce
langage : « Si vous allez trop loin dans votre ré-
LA GUERRE ET LA LANGUE l5o
forme du vocabulaire, vous risquez de priver votre
patrie de ses meilleurs, de ses seuls produits, qui
sont Boter en Kaes, beurre et fromage, car ces
deux mots ont une origine latine. Oui, vous pouvez
aussi perdre votre Tabac, de sorte qu'il ne vous res-
tera plus rien, que l'air dense et malsain où vous
vivez. Quand il entendit ces paroles, il s'en alla sans
mot dire. »
On n'ajusqu'ici, du moins à ma connaissance, cri-
tiqué qu'une seule fois l'emploi des mots français
dans la langue militaire allemande. Voici l'anec-
dote : Le général commandant le XVe corps alle-
mand avait donné à un confiseur de Glogau l'ordre
d'effacer le mot Bonbons sur quelques boîtes de
chocolat, parce qu'on ne pouvait tolérer ce galli-
cisme. Le confiseur répondit que si on voulait
débarrasser l'allemand des mots français, il faudrait
commencer par supprimer le mot General. Là-des-
sus le général lui intenta un procès pour outrage à
l'armée, et le malheureux confiseur fut condamné
à une amende de ioo marks et subsidiairement à
un mois de prison. Cependant le bon sens eut le
dernier mot, car la cause étant venue en appel
devant la Cour de Leipzig, le confiseur fut pure-
ment et simplement acquitté.
Comme on le voit, ce ne sont pas seulement les
philologues, mais les généraux qui prennent part
aux hostilités linguistiques. Les Allemands sont
partout sur le qui-vive. Aussi doit-on considérer
comme une chose absolument impossible que
depuis le 2 août 1914 un mot français ait réussi à
s'infiltrer en Allemagne. On fait bonne garde aux
IÔO GUERRE ET CIVILISATION
frontières et l'on veille encore plus soigneusement
qu'autrefois à la pureté du langage. Par contre,
nous constatons ce phénomène très curieux que des
mots allemands ont pénétré en France en pleine
guerre et ont été généralement employés par les
Français non seulement dans la conversation jour-
nalière mais même dans la langue officielle.
Ainsi l'Etat-major français a adopté des termes
tels que Minenwerfer et Drachen. Un officier s'en
est plaint avec juste raison dans le Temps du
7 mars 19 16. Il remarque spirituellement que le
décret promulgué au début de la guerre par le
Gouvernement et qui interdisait à tous les citoyens
français d'entretenir des relations d'aucune sorte
avec l'ennemi, n'avait eu d'application qu'en ma-
tière de commerce et non en matière de langage,
ce qu'il faut déplorer pour plusieurs raisons.
Pourquoi l'Etat-major veut-il copier l'ennemi et
parle-t-il de Minenwerfer quand nous possédons
une expression aussi française que lance-torpilles?
Pourquoi l'Etat-major se rend-il ridicule en se
servant d'une abréviation dépourvue de sens comme
Drachen? Le terme allemand complet est Drachen-
Ballon, ce qui veut dire en bon français ballon-
cerf-volant. Mais l'Etat-major n'est pas seul à avoir
adopté des mots allemands : tous les Français em-
ploient le terme de Taube. Quand il est question
d'un aéroplane français on dit un avion; si l'appa-
reil est allemand, on l'appelle volontiers un tob.
Une expression très curieuse et fort usitée main-
tenant, c'est le composé/eu de tambour par lequel
on désigne une fusillade ou une canonnade conti-
LA GUERRE ET LA LANGUE l6l
nue, incessante, crépitante. Nous avons là une
traduction servile et, en fait, absurde, du composé
allemand Trommelfeuer. Mais ce qu'il y a d'amu-
sant, c'est que Trommelfeuer lui-même traduit
l'expression française « feu roulant », laquelle se
comprend aisément parce que les tambours, au
commandement de Roulez, exécutaient un roule-
ment très bruyant et au reste fort difficile à
produire.
C'est avant tout l'Allemagne qui a mené cette
guerre linguistique. La France l'ignore à peu près,
et on en peut dire autant de l'Angleterre. Il n'existe
que fort peu de mots allemands dans l'anglais
moderne, de sorte que la condition primordiale
d'un mouvement d'épuration fait ici défaut. Si
l'Angleterre néanmoins n'est pas restée entière-
ment en dehors de la bataille linguistique, c'est
qu'il y a dans ce pays un grand nombre de familles
qui portent des noms allemands. Beaucoup d'entre
elles ont, depuis le mois d'août 1914? demandé à
changer de nom et remplacé les consonances alle-
mandes par des syllabes incontestablement an-
glaises. Nombre de ces changements se produisirent
dès les premiers mois de la guerre ; mais ils
augmentèrent notablement de fréquence après le
torpillage du Lusitcmia en mai i()i5, et une
recrudescence nouvelle a eu lieu après chaque fait
de guerre qui a soulevé la colère et le mépris des
Anglais.
On a donc cherché en Allemagne à débarrasser
l'idiome national de ces apports exotiques qui té-
, moignent si clairement de la forte influence civili-
QUERRE BT CIVILISATION 11
1G2 GUERRE ET CIVILISATION
satrice exercée par la France au cours des dix-sep-
tième, dix-huitième et dix-neuvième siècles. On a,
dans la mesure où l'état des choses le permettait,
répondu à ces défis dans les pays adversaires de
l'Allemagne; mais le mal à combattre était si insi-
gnifiant ! Si on réalise en Allemagne la guerre
linguistique telle qu'on l'a projetée, elle aura des
conséquences considérables ; car l'allemand mo-
derne est tout imprégné d'emprunts français. Un
philologue allemand, le Dr Seiler, écrivait quelques
années avant la guerre : « Si nous nous représen-
tions la disparition brusque de tous les emprunts
modernes faits par notre langue au français, nous
pourrions constater qu'il nous serait impossible de
nous faire comprendre à la fois dans la conversation
courante et en matière de science, d'art, de com-
merce et d'industrie. » On trouverait difficilement
un témoignage plus éloquent du rôle extraordinaire
joué par la civilisation française dans l'évolution
sociale, commerciale et intellectuelle de l'Alle-
magne entre la Renaissance et le romantisme.
XIII
5A GUERRE ET LA RELIGION
Lorsqu'une guerre éclate, on décrète en général
un moratorium destiné à protéger les intérêts
économiques. La guerre, qui bouleverse toutes
choses, entraîne de graves difficultés commerciales
et industrielles; il importe, pour le bien du pays et
des particuliers, que ces difficultés soient écartées
aussi rapidement et aussi pratiquement que pos-
sible, et c'est à quoi contribue le moratorium, qui
libère pour un certain temps le débiteur de ses
obligations à l'égard de son créancier.
Mais ce moratorium juridique ne nous paraît
nullement suffisant. Dans les pays belligérants,
l'Eglise aurait dû suivre l'exemple donné par l'Etat.
En fait, le besoin se fait grandement sentir d'un
moratorium ecclésiastique qui puisse, pour la
durée de la guerre, lever toutes les obligations
morales et abroger les dix commandements de
Dieu. La conscience de beaucoup de soldats serait
certainement soulagée si un document en bonne
forme leur garantissait que plusieurs actes autrefois
considérés comme déshonorants et criminels sont
maintenant des exploits patriotiques, que le mora-
torium permet le vol, le pillage, le brigandage,
1 64 GUERRK ET CIVILISATION
l'incendie, le viol, l'assassinat, qu'il s'agit mainte-
nant, pour le bien de l'Etat, de faire le plus de
dégâts et de maux possible, qu'on ne se bornera
pas à lutter contre une armée régulière, mais
qu'on torturera, qu'on affamera une population
pacifique et entièrement innocente. L'Eglise doit
veiller à ce que, dans l'accomplissement de la
tâche que l'Etat leur impose, les soldats ne soient
pas trop gênés par leur conscience. Car nous
avons entendu dire que des soldats avaient des
scrupules, éprouvaient de la pitié et même sen-
taient toute leur âme se révolter.
Dans la revue Die christliche Welt (191 5, n° 20)
un soldat allemand a écrit un article extrêmement
intéressant et saisissant sous ce titre : Zur Kir-
chenfrage ; aus der Front (Sur la question reli-
gieuse; lettre du front). Il y développe cette idée
que la vie dans les tranchées est absolument in-
conciliable avec le christianisme. Les aumôniers
militaires, dit-il, vivent en général hors de la zone
vraiment dangereuse et ne connaissent pas l'état
réel des choses; c'est pourquoi beaucoup de leurs
sermons n'ont pas l'efficacité voulue. Il ajoute :
« Lorsque la gloire de Notre Seigneur dans sa
vie et ses souffrances humaines nous est exposée
de la sorte à nous, hommes de première ligne, et
qu'on nous l'offre comme un exemple et un aver-
tissement, nous ne pouvons nous empêcher de ré-
pondre que, nous autres, indignes de faire partie
de la communauté des fidèles, nous ne sommes
pas de vrais chrétiens.
« Au reste, des prêtres bons psychologues ont
LA GUERRE ET LA RELIGION J 65
compris cet élat d'esprit et ne s'étonnent pas
quand un combattant vient leur dire : « Avec mon
« cœur taché de sang je ne puis approcher de la
« Sainte Table. »
« Contrairement au surintendant ecclésiastique
allemand Lahussen qui a dit : g Maintenant la pa-
« rôle est à Dieu, et nous, nous nous tairons »,
le soldat des tranchées déclare : « Maintenant la
« parole est au démon ; dès lors, que pouvons-nous
« dire ou faire, nous chrétiens? Je souhaite que
« cela soit bien compris des fidèles. Dans les tran-
« chées, se trouvent des hommes qui ont vécu le
a mal radical, le mal venu du fond de l'abîme, le
« péché tout pur. Je veux aussi préciser le moment
« où le mal dans toute sa réalité atteint, selon mon
« expérience morale, son point culminant : c'est
« dans l'assaut, quand on sort de la tranchée pour
« courir sur l'ennemi. Ce que la préparation de ces
« attaques coûte à la personne morale, la contrainte
« qu'elle impose, comment elle nous oblige à dé-
« pouiller morceau par morceau notre humanité et
« à renoncer à tout ce qui nous distingue comme
« chrétiens, il est impossible de l'exprimer par des
« mots, et ceux-là seuls peuvent le comprendre qui
« ont vécu de tels moments. »
Pendant la guerre, le meurtre est un devoir pour
tous les soldats, mais ce devoir est incompatible
avec les exigences du christianisme. Cette contra-
diction ne gêne pas les aumôniers, qui présentent
aussitôt une nouvelle espèce de christianisme, le
christianisme patriotique. Il est incontestable que
cet artifice endort beaucoup de consciences et leur
l66 GUERRE ET CIVILISATION
dissimule la brutalité du métier des armes; mais il
est loin de suffire à toutes les âmes, et nous en
avons un exemple saisissant dans l'article cité. Le
même soldat écrit en effet :
« J'avais auprès de moi un soldat brave, un
dur-à-cuire bien caractérisé, qui haïssait les Fran-
çais d'une haine pour ainsi dire personnelle, car il
leur en voulait de tout ce qu'il avait souffert au
cours de ses campagnes d'Afrique dans la légion
étrangère. Je l'entendis murmurer pour lui-même :
« Cela me fait tout de même de la peine de l'avoir
« tué! » Comme je l'interrogeais, il me répondit :
« C'était l'autre jour, pendant la dernière patrouille ;
« je m'étais avancé très loin; j'arrivai à un tas de
« paille et je trouvai là un Français, qui lui aussi
« avait dû être envoyé en éclaireur, il avait dû s'en-
« dormir. Quand je fus tout contre lui, il se leva
« en sursaut... et je le tuai. »
« Et ce souvenir lui faisait de la peine ! Que l'on
veuille bien croire à l'arrière que beaucoup, beau-
coup d'entre nous portent au cœur de telles bles-
sures ; et que l'on n'attache pas trop de confiance
à toutes ces bravades qui ornent tant de lettres du
front. Quand le soldat écrit aux siens, il dissimule
généralement ce qu'il sent au plus profond de lui-
même... »
La promulgation d'un moratorium religieux ap-
porterait aussi ce bénéfice que l'Eglise, en tant
qu'Eglise, n'aurait aucun rapport direct avec la
guerre. Cette abstention ne pourrait que profiter
aux pasteurs et aux fidèles, et rehausserait certai-
nement le prestige de l'Eglise. Celui qui a une fois
• LA GUERRE ET LA RELIGION 1 67
compris que le noyau du christianisme est l'amour
du prochain, que le Christ est un Deus caritatis et
qu'il voulait accomplir le grand idéal de faire
régner la paix sur la terre, celui-là doit considérer
comme infiniment lamentable et blasphématoire
l'acte du prêtre chrétien bénissant les soldats qui
partent pour tuer d'autres soldats ou peut-être des
femmes et des enfants sans défense, bénissant les
armes des soldats, leurs canons, leurs mortiers et
leurs mitrailleuses, leurs bombes incendiaires et
leurs grenades, et peut-être leurs gaz empoisonnés
et leurs liquides enflammés, leurs sous-marins,
leurs torpilleurs et leurs dirigeables. C'est là un
domaine où le Christ n'a rien à faire.
La vie dans les tranchées est un effroyable défi
lancé à tout ce qui s'appelle christianisme. Mais il
est souvent nécessaire de maintenir les illusions, il
faut amener le soldat à croire que son œuvre san-
glante est agréable à Dieu; et c'est pourquoi, par
exemple, on répand par milliers des cartes postales
édifiantes représentant des soldats qui, derrière un
parapet, tirent une salve contre l'ennemi qui s'a-
vance. D'un côté se tient l'officier commandant, le
sabre levé ; de l'autre côté on voit le Christ en che-
mise blanche. Son visage nimbé de longs cheveux
a une expression d'enfant. On lit au-dessous de la
gravure : Sie, ich bin bei Euch aile Tage (') (Mat-
thieu XXVIII, 19). Peut-on imaginer un abus plus
grave de la religion ?
La guerre et la religion chrétienne ou, si l'on
(1) « Amis, je suis tout le temps avec vous. »
l68 GUERRE ET CIVILISATION
veut, la guerre et la civilisation moderne sont infi-
niment éloignées l'une de l'autre. Un abîme s'ouvre
entre elles, ce sont deux mondes entièrement diffé-
rents et qui continueront de l'être, malgré les
nombreuses tentatives que l'on a laites pour adapter
le christianisme à la guerre ou pour représenter la
guerre comme un acte agréable à Dieu ou comme
un bien pour la civilisation. Il faut bien que tout le
monde se persuade une bonne fois que la guerre
est une forme de la barbarie. Guy de Maupassant
l'a dit et redit, il a écrit quelque part :
« Quand je songe seulement à ce mot, la guerre,
il me vient un effarement comme si l'on me parlait
de sorcellerie, d'inquisition, d'une chose lointaine,
finie, abominable, monstrueuse, contre nature.
« Quand on parle d'anthropophages, nous sou-
rions avec orgueil en proclamant notre supériorité
sur ces sauvages, les vrais sauvages. Mais quels
sont les vrais sauvages, ceux qui se battent pour
manger les vaincus, ou ceux qui se battent pour
tuer, rien que pour tuer? »
La grande majorité des Allemands se fait de la
guerre une image toute différente. Ils sont atteints
de psychose guerrière et n'éprouvent aucune diffi-
culté à établir le lien le plus intime entre la guerre
d'une part et d'autre part le christianisme et la
civilisation. Ce phénomène inquiétant a été étudié
et décrit à plusieurs reprises, en dernier lieu par le
professeur danois J. P. Bang dans son livre intitulé
Hurrah et Alléluia! Pour ajouter une preuve nou-
velle à celles que contient cet ouvrage si instructif,
je donnerai connaissance de deux lettres échan-
LA GUERRE ET LA RELIGION 169
gées entre un évêque danois et un pasteur allemand.
Ces deux lettres ont été publiées d'abord dans un
journal allemand, d'où elles ont passé en traduc-
tion dans la presse danoise.
..., a3 décembre igiS.
Mon cher ami,
J'éprouve le besoin de te souhaiter, à toi et à ta femme,
la bénédiction de Dieu et la paix de Dieu dans votre maison
et dans vos actes. Ma femme joint ses vœux aux miens.
Comme la dureté des temps pèse sur toutes choses ! Je la
sens, moi aussi. En disant cela je ne pense ni à la vie chère,
ni aux inconvénients de ce genre, ni à l'angoisse du malheur
qui pourrait fondre aussi sur notre petit pays. Je pense à
l'oppression physique qui m'accable, surtout pendant ces
fêtes de Noël, à un moment où il faut que nous parlions en
chaire de la paix sur la terre. Cette oppression renforce et
aggrave les autres chagrins et soucis que l'on peut avoir ;
elle les réveille et les accroît, de même qu'une maladie
comme l'influenza réveille et aggrave nos infirmités chro-
niques, même si elle ne donne pas à l'une d'elles une acuité
particulière.
Tu dois éprouver la même sensation, peut-être avec plus
de force, peut-être d'une autre façon. A l'heure actuelle,
même un vainqueur a tant de charges à supporter qu'il doit
s'attendre à en souffrir et à en gémir pendant toute une
génération.
Que Dieu qui dirige tout veuille nous accorder des jours
moins sombres I
Ton tout dévoué,
N. N.
..., le 27 décembre igi5.
Mon cher ami,
Je te remercie beaucoup de ta lettre du 23 et de tes sou-
haits de Noël. Nous t'envoyons en échange nos meilleurs
vœux pour toi et ta femme. Bonne et heureuse année !
I70 GUERRE ET CIVILISATION
... Au reste je te dirai tout d'abord que nous ne compre-
nons pas la guerre comme une punition ni comme une
épreuve douloureuse; nous vivons les merveilles de Dieu
{màgnalia Dci), et par là nous sentons que, si Dieu nous
frappe il est vrai et nous humilie, c'est à seule fin de nous
témoigner son amour infini, qui dépasse toute intelligence
humaine. De grands avantages ne s'obtiennent jamais sans
sacrifices, ainsi le veut la constitution du royaume de Dieu;
on oublie facilement cette loi en temps de paix, dans les
jours heureux. Dieu a enlevé à nos ennemis et nous a fait
conquérir un territoire aussi grand que l'Allemagne! Deux
royaumes européens aussi grands ou plus grands que ta
patrie ont été effacés de la carte d'Europe. Et comme les
ennemis ne veulent pas encore croire malgré tout qu'ils ont
été vaincus à fond, il est probable qu'ils perdront encore
plus de terrain qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici.
Te souviens-tu qu'au début de la guerre, lorsque je te disais
avec confiance : « Nous devons, nous voulons vaincre et nous
vaincrons », tu me fis cette réponse sceptique : « Comment
pareille chose serait-elle possible? » Naturellement, tu ne me
poses plus cette question, maintenant que nos armées victo-
rieuses occupent la Courlande et la Pologne et s'étendent de
Vilna à Salonique, d'Arras à l'Euphrate : nous tenons ce que
nous voulons tenir et prenons ce que nous voulons prendre.
Quand des éclats d'obus américains eurent brisé le bras et
la jambe de notre petit garçon — il a dix-huit ans, — comme
ses camarades le portaient au pansement en civière sous un
feu roulant d'obus, il chantait : « Hardi, camarades, à che-
val, à cheval 1 » Naturellement, ce n'est pas lui qui m'a
raconté la chose, mais ses camarades me l'ont écrite.
Aussitôt que son moignon de bras sera guéri et qu'il pourra
se servir de son pied artificiel, son intention est de repartir
au feu, si on veut l'accepter. Et ce cas n'est nullement
exceptionnel : tel est l'état d'âme de notre jeunesse. — A
Langemark, i.5oo étudiants de Marbourg et de Bonn, — de
jeunes recrues, — s'élancèrent en chantant vers l'ennemi.
Et au bas des faire-part annonçant la mort de nos soldats
tombés sur les champs de bataille, tu trouveras souvent cette
mention : « Avec fierté et douleur! Les parents, etc.. »
LA GUERRE ET LA RELIGION I7I
Je vous plaias, vous autres neutres, d'être exclus de cette
vie magnifique dans la gloire de Dieu, et je vous plains en
particulier, vous qui vous appelez Scandinaves et qui êtes
des luthériens germains. Vous n'avez rien de tout ce que
Dieu a prodigué de grand et de magnifique au peuple alle-
mand depuis bientôt un an et demi. A celui qui n'a rien sera
enlevé même ce qu'il n'a pas. Assurément la guerre n'est
pas un five o'clock tea et le service militaire n'a rien de
commun avec les ouvrages de dames ; mais le Seigneur,
qui a permis que son fils mourût sur la croix, n'est pas non
plus le président d'une réunion de thé, et Celui qui est
venu ici-bas pour apporter non la paix, mais le glaive, n'est
pas un commissionnaire : « Vivit, régnât, triumphat. » Au
reste, le chant des anges de Bethléem : « Paix sur la terre »,
est au moins aussi vrai aujourd'hui qu'il l'était quand on le
chanta pour la première fois. Alors gisait dans sa crèche
l'Enfant qui devait plus tard lutter, mourir et vaincre pour
apporter la paix au monde. Nos soldats qui en 1870 ont
versé leur sang, qui sont morts et qui ont vaincu, ont lutté
pour donner une paix de quarante-quatre ans à l'Allemagne,
à la Scandinavie et à l'Europe Centrale. Aujourd'hui nos
soldats combattent encore pour les mêmes peuples et pour
conquérir une paix encore plus longue. Et nous ne devons,
nous ne voulons pas déposer les armes avant d'avoir obtenu
cette paix : Gloria — Victoria !
Je crains que nous ne nous entendions pas sur ce que je
t'écris ici. Mais tu me dis ce que tu penses, et c'est pour-
quoi tu me permettras d'en faire autant.
Je vous salue cordialement, toi et ta femme.
Ton fidèle G.
Le journal slesvigois Ribe Stiftstidende nous
a révélé que l'auteur de la première lettre est
M. Koch, évêque de Ribe (Jutland méridional). Il
l'adressait à un ami de jeunesse qui avait été son
camarade d'études à l'Université d'Erlangen, et
avec qui il était resté depuis lors en relation.
l^J'l GUERRE ET CIVILISATION
Les idées qui ont reçu une expression si forte
dans la lettre du pasteur allemand, nous les retrou-
vons, transposées pour trombones et trompettes,
dans une foule de sermons, de traités et de bro-
chures composés par des pasteurs et prêtres alle-
mands et par des professeurs de théologie. Tous
prêchent le même évangile d'une mission divine de
l'Allemagne étroitement liée à sa grandeur mili-
taire; ils le proclament en phrases retentissantes,
avec une sûreté de soi et une arrogance capables
d'inspirer l'enthousiasme fanatique ou la terreur,
suivant l'état d'esprit des auditeurs.
Dans toutes ces productions théologiques, réap-
paraît, avec assez peu de variations, ce même
thème fondamental : les Allemands sont le peuple
élu, et ils représentent le véritable christianisme;
c'est grâce à eux que le monde sera régénéré, car
ils ont reçu la mission de détruire la puissance de
Satan et d'exterminer les peuples sans Dieu. Les
Allemands ne haïssent pas leurs ennemis; au con-
traire, ils les aiment; quand ils les tuent et rava-
gent leurs territoires, ils accomplissent une œuvre
de charité et d'amour; les hommes doivent souffrir
pour être sauvés, et c'est pour le bien des autres
nations que les Allemands les châtient.
L'armée allemande marche sur les traces du
Christ. Le Christ lui-même n'a-t-il pas prédit la
discorde que sa doctrine susciterait dans le monde?
Ses paroles sont claires et catégoriques. « Ne
pensez pas que je sois venu pour faire régner la
paix sur la terre; je ne suis pas venu pour apporter
la paix, mais le glaive. » (Matthieu X, 34.) Et avec
LA GUERRE ET LA RELIGION I70
plus d'énergie encore, dans un autre passage du
Nouveau Testament, il a annoncé les combats aux-
quels donnerait lieu son Evangile : « Je suis venu
pour lancer les flammes sur la terre, et comme je
voudrais que cet incendie fût déjà allumé ! » (Luc
XII, 49-)
C'est ainsi que le Christ est transformé en un
dieu de la guerre farouche, dégouttant de sang,
qui tourmente les hommes par le glaive et par le
feu, afin de répandre l'évangile des bienfaits de la
civilisation allemande. Ce Christ ne prend pas les
petits enfants par la main ; c'est le bon ami et le
collaborateur de Krupp.
XIV
LES OISEAUX DE PROIE DU ROI RATBERT
Le sang d'Abel crie vers le ciel.
La guerre n'est au fond que le meurtre. C'est
là un fait qu'on ne saurait éluder, et c'est pourquoi
il faut qu'on. cesse de le dissimuler sous des péri-
phrases décoratives. La guerre s'accomplit essen-
tiellement par le meurtre, sans doute un meurtre
légalisé, autorisé, longuement préparé et prémé-
dité, — mais un meurtre. Le soldat saccagera,
volera, pillera, violera, détruira de toutes les fa-
çons ; mais avant tout et surtout il tuera.
La guerre est une boucherie d'hommes. Nous
poussons des cris d'indignation et de révolte quand
nous entendons parler de divinités barbares qui
exigeaient des sacrifices humains. Nous frémissons
quand nous lisons chez les historiens espagnols
qu'un temple mexicain répandait un odeur plus
infecte qu'un abattoir castillan : cette odeur prove-
nait du sang des mortels égorgés en l'honneur des
dieux tout-puissants.
Mais avons-nous vraiment le droit de nous indi-
gner? Avons-nous le droit de nous enorgueillir?
Toute notre civilisation et notre morale si célébrées,
si « avancées » , n'ont-elles pas fait lamentablement
LES OISEAUX DE PROIE DU ROI RATBERT 1 7 5
faillite ? Et ne sacrifions-nous pas, en ce vingtième
siècle, à un Moloch plus sauvage et plus cruel que
tous ceux que les temps anciens ont connus ? Mo-
loch a changé de nom, mais derrière les noms nou-
veaux, qui éblouissent les hommes de leur éclat
trompeur, se dissimule une idole créée par la su-
perstition routinière, par des coutumes ennemies
du bonheur, par des théories insensées.
Un sacrifice humain moderne est soigneusement
préparé pendant des années par les plus hauts
serviteurs du temple qui s'appellent les diplomates ;
ils sont assistés des principaux fonctionnaires des
royaumes, qui décident dans des conciliabules se-
crets de la date où doit commencer le sacrifice. Dès
que l'heure est venue, interviennent les généraux
et amiraux, les négociants et spéculateurs à la
Bourse, les ingénieurs, les chimistes et les fabri-
cants de canons. Quelques-uns d'entre eux condui-
sent les victimes à l'autel du dieu; d'autres ont
pour tâche de rendre le sacrifice aussi long, aussi
douloureux, aussi barbare que possible. Dans ces
deux dernières années, on a offert en holocauste au
dieu de la guerre à peu près toute la jeunesse la
plus belle et la plus vigoureuse de l'Europe. Les
victimes se comptent par millions, et le dieu, qui
est plus cruel et plus assoiffé de sang que Moloch
et Malik, que Kronos et Busiris, tue ses victimes,
les dépèce ou les fait sauter en morceaux, les mu-
tile pour la vie ou les empoisonne de gaz délé-
tères, de sorte qu'ils deviennent comme des cada-
vres vivants.
La guerre est un sacrifice humain, une boucherie
I76 GUERRE ET CIVILISATION
d'hommes, et là où elle sévit s'assemblent les
oiseaux mangeurs de charognes.
La guerre, qui n'est que sauvagerie et horreur,
l'esprit de rapine qui entraîne à la violation des lois,
au parjure et à la déloyauté, l'appétit de domination
qui engendre la lâcheté, la fausseté et la soumission
vile, la soif de sang qui s'assouvit dans la cruauté
et le sadisme, ont inspiré à Victor Hugo un poème
étincelant de la Légende des Siècles intitulé
« Ratbert ». La scène a pour théâtre l'Italie médié-
vale, mais tous les cadres historiques sont brisés.
Derrière un éblouissant chaos de personnages et
de villes, se développe une action simple dans ses
traits .essentiels, poignante et d'une incomparable
grandeur tragique. Dans cette poésie, Victor Hugo
a trouvé des expressions sublimes pour tous les
sentiments humains, les plus élevés comme les plus
bas.
Dans la cité d'Ancône, est assis sur son trône
d'or Ratbert, fils de Rodolphe et d'Agnès, comtesse
d'Elsencur, petit-fils de Charlemagne. Il est roi
d'Arles et s'intitule Empereur. C'est par la fraude
qu'il est devenu seigneur d'Ancône et c'est par la
fraude qu'il veut se rendre maître de Final, qui
appartient à la petite Isora, âgée de cinq ans,
orpheline de père et de mère ; elle n'a plus auprès
d'elle que son grand-père Fabrice, un vieillard.
Le roi Ratbert, qui s'intitule Empereur, a convo-
qué à Ancône tous les tyrans, princes et roitelets
de l'Italie. Ils le craignent et ils lui rendent hom-
mage. Ratbert leur fait part de ses desseins contre
la petite Isora, à qui il veut enlever la vie et les
LES OISEAUX DE PROIE DU ROI RATBERT 177
biens, et tous l'applaudissent. Un par un il s'a-
vancent pour répondre à ses questions, et ils louent
sa grandeur, sa puissance et la sagesse de son
esprit.
Gibo dit ceci : « 0 roi, seuls des scélérats osent
te braver, toi qui commandes aux villes et aux
campagnes ; te combattre serait crime, orgueil et
folie; quiconque ne dit pas que Ratbert est Empe-
reur doit mourir. Il y a bien ici des potences, je
l'espère. Pour moi, si mon propre père osait s'atta-
quer à l'Empereur dont Dieu conduit les pas, je
voudrais que les corbeaux du gibet se posassent la
nuit sur son cadavre et que la lune apparût à
travers son squelette. »
Malaspina, le guerrier redouté, qui remplissait
de serpents morts les puits desAbruzzes, s'exprime
en peu de mots : « La guerre est sainte. Grand Dieu,
fais que l'Empereur étende sa domination du Nord
à l'Orient; c'est par sa bouche auguste que ta voix
se fait entendre. »
Afranus parla le dernier. C'était un homme
d'église. Il était évêque, pieux, bienfaisant, savant;
pour témoigner de son humilité il portait une corde
autour de son froc. Il invoqua l'Esprit Saint et
commença ainsi : « Ratbert a planté par r.use sa
bannière sur les murs d'Ancône. C'est chose per-
mise. Ancône a agi imprudemment, et la ruse est
légitime lorsqu'elle réussit et qu'elle sert au bien de
tous. Tous les prétextes sont bons quand il s'agit
de conquérir une ville. » Et il ajouta : « La ruse,
ou ce qu'on appelle ainsi, adoucit l'art de la
guerre : moins de coups, moins de bruit; la victoire
6UF.RHE ET CIVILISATION
I78 GUERRE ET CIVILISATION
plus sûre. Je présente mon avis timidement; je
suis d'église, et ne possède que l'humble intelli-
gence d'un simple clerc; je m'entends mieux à
chanter des psaumes qu'à parler devant d'aussi
hauts seigneurs. Je suis très ignorant; à chacun sa
monture. L'Empereur chevauche devant tous les
autres sur son vigoureux palefroi bardé de fer,
l'archange sur un dragon, l'apôtre sur un âne. Il va
ainsi du droit, qui doit être large pour le roi et
étroit pour le peuple. Le peuple est le troupeau de
moutons et le roi son berger. Seigneur, un empereur
ne veut rien sans que Dieu le désire. Agis d'après ce
principe. Tu peux faire la guerre aux chrétiens
aussi bien qu'aux Turcs sans prévenir de ton dessein.
Les Turcs sont hors des lois communes, et par suite
toute déclaration de guerre est superflue en ce qui
les concerne. Et si les chrétiens s'opposent à ta
puissance et à tes désirs, ils cessent d'être des
chrétiens et doivent être traités en conséquence.
Ce serait un malheur si des scrupules retenaient un
prince quand il s'agit du bien de l'Etat. »
Partant de ces prémisses, Afranus conseille à
l'Empereur de s'emparer de Final. La loi salique,
qui interdit aux femmes de monter au trône est
sans effet à Menton, où règne la sœur de l'Empereur,
mais doit être appliquée rigoureusement à Final.
L'Empereur n'hésite plus désormais à exécuter
son projet. Il envoie à Final un messager avec de
précieux cadeaux pour le vieux Fabrice et des jouets
pour sa îpetite-fîlle. Il fait annoncer qu'il va venir
saluer Isora et la baiser au front — un honneur
que Ratbert n'accorde qu'aux reines.
LES OISEAUX DE PROIE DU ROI RATBERT 1 79
Fabrice est tout heureux et ordonne de tenir tout
prêt pour recevoir aussi solennellement que pos-
sible cet hôte illustre ; mais, pendant qu'il relit la
lettre impériale, un corbeau vient à voler et le sombre
oiseau de malheur qui avait enseigné le chemin à
Judas quand celui-ci cherchait Jésus, jette son
ombre sur le parchemin blanc. Fabrice repousse
son augure funeste, mais le gardien du château est
saisi de sombres pressentiments. L'inquiétude se
répand; la nature elle-même frissonne dans une
attente anxieuse.
Le soir vient, le soleil descend dans son brasier ;
Et voilà qu'au penchant des mers, sur les collines,
Partout, les milans roux, les chouettes félines,
L'autour glouton, l'orfraie horrible dont l'œil luit
Avec du sang le jour, qui devient feu la nuit,
Tous les tristes oiseaux mangeurs de chair humaine,
Fils de ces vieux vautours, nés de l'aigle romaine,
Que la louve d'airain aux cirques appela,
Qui suivaient Marius et connaissaient Sylla,
S'assemblent : et les uns, laissant un crâne chauve,
Les autres, aux gibets essuyant leur bec fauve,
D'autres, d'un mât rompu quittant les noirs agrès,
D'autres, prenant leur vol du mur des lazarets,
Tous, joyeux et criant, en tumulte et sans nombre,
Ils se montrent Final, la grande cime sombre
Qu'Othon, fils d'Aleran le Saxon crénela,
Et se disent entre eux : « Un empereur est là ! »
Puis commence la seconde grande partie du
drame. L'Empereur qui avait conquis Ancône par
la ruse s'est emparé de Final par la ruse. Sous le
masque de l'amitié il est entré dans le château où
tout était préparé pour une réception de gala. Sa
l8o GUERRE ET CIVILISATION
horde a massacré toute la garnison, étouffé la petite
Isora et jeté Fabrice dans les fers. Quand l'œuvre
de la journée fut accomplie et que la nuit s'approcha,
on célébra de grandes orgies dans la cour et dans
les salles du château.
Sans doute, c'est un sinistre spectacle de voir un
vautour aux ailes éployées descendre sur sa proie
et la déchirer; sans doute, nous frissonnons quand
nous entendons le petit oiseau crier dans les serres
de l'aigle; sans doute, il est horrible d'entendre
l'épervier ronger et broyer les os de sa victime.
Mais la nature même excuse ces oiseaux. La faim
est la loi de tout ce qui vit. Et le ciel, qui connaît
les mystères profonds et rigoureux de la nature,
la nuit, qui protège le vol silencieux et vigilant
du hibou quand celui-ci épie de ses grands yeux
ronds, qui protège l'araignée quand elle tisse son
pâle filet, font briller les étoiles au-dessus de la
fête lugubre des oiseaux de proie.
Mais le fils d'Adam, l'être doué de raison, l'élu,
qui doit trouver le bien parce qu'il a lutté pour le
conquérir, l'homme qui tue l'homme et rit de son
acte, épouvante tout l'infini vivant, même si son
crime se cache dans la nuit la plus opaque. Et
Caïn tuant Abel frappe d'effroi Dieu lui-même.
XV
SOLVET SECLUM
Solvet seclam, le monde se dissoudra, le monde
disparaîtra, est-il dit dans la vieille hymne sur le
jugement dernier. Solvet seclum in favilla, le monde
disparaîtra dans un océan de flammes. Cette pro-
phétie menaçante du Moyen Age inspire de nouveau
la terreur et excite de sombres pressentiments dans
l'âme des hommes. N'est-ce pas le jour du juge-
ment qui s'approche ? Ne marchons-nous pas vers
la destruction totale? Des villes sont ravagées et
brûlées, de grands pays transformés en déserts ;
des populations entières sont chassées de leurs
maisons et périssent misérablement sur les routes
ou vivent d'une existence précaire parmi des étran-
gers. Des régions sont éventrées par les tranchées;
les champs sont engraissés de sang et labourés
par des explosions d'obus. De puissantes machines
massacrent méthodiquement les plus robustes des
jeunes ou les mutilent pour toujours.
Des hommes détruisent sciemment ce que les
hommes ont créé et protégé pendant de longues
années. L'œuvre de destruction progresse inlassa-
blement dans tous les domaines, dans celui des
âmes comme dans celui des corps. Partout où nous
l82 GUERRE ET CIVILISATION
jetons nos regards, c'est le même spectacle déso-
lant de ruines parmi lesquelles la plante vénéneuse
de la haine croit à profusion. Pour donner une idée
des grandes valeurs civilisatrices que la guerre
a déjà détruites, je considérerai ce qui se passe
actuellement dans le petit cercle des linguistes et
des historiens des pays belligérants. On pourra
tirer de là des conclusions plus générales sur l'état
des esprits.
Peu de temps après la guerre franco-allemande
de 1870-1871, deux savants français, jeunes, mais
déjà fort connus, Gaston Paris et Paul Meyer, fon-
dèrent une revue nouvelle intitulée Romania. Elle
avait pour objet d'étudier le développement de la
langue et de la civilisation dans les pays romans ;
elle devint bientôt une des revues savantes les
plus considérées de l'Europe. Elle eut une impor-
tance non seulement scientifique, mais aussi poli-
tique en ce sens qu'elle contribua beaucoup à faci-
liter et à accélérer la réconciliation entre la science
française et la science allemande. On trouve, dès les
premières années, des articles composés par les
deux plus célèbres romanistes de l'Allemagne,
Hugo Schuchardt et Adolf Tobler, et par la suite le
nombre des collaborateurs allemands s'est aug-
menté considérablement. En outre, les directeurs
prenaient soin de donner des comptes rendus dé-
taillés et des résumés d'ouvrages et de revues
publiés en allemand. C'est ainsi que la coopération
entre les philologues des deux côtés du Rhin reprit
rapidement, et l'exemple donné par la Romania fit
sentir bientôt son influence dans d'autres domaines
SOLVET SECLUM I 83
de la science. Il faut ajouter à cela la séduction
irrésistible qu'exerçait Gaston Paris ; c'était le guide
par excellence, le maître admiré et aimé ; chaque
année, des Allemands, jeunes étudiants et vieux
professeurs, affluaient autour de sa chaire.
Gaston Paris travailla toute sa vie à panser les
blessures faites par la guerre et à amener une com-
préhension mutuelle, une harmonie entre l'esprit
français et l'esprit allemand. Il chercha aussi à
établir dans le domaine de la philologie romane
une sorte de fraternité internationale. Et ses efforts
curent le plus beau succès.
Le 12 mars 1903, Gaston Paris était enterré avec
toutes sortes de marques d'honneur données par sa
patrie et par l'étranger, et, le soir du même jour,
quelques-uns de ses élèves se réunissaient et déci-
daient de fonder une société scientifique internatio-
nale, une « Société amicale Gaston Paris ». Le
projet fut chaleureusement accueilli, la société se
constitua et recruta des membres dans toutes les
nations civilisées du globe.
Cette association fut comme la réalisation d'un
rêve de jeunesse de Gaston Paris. Dans la leçon,
devenue plus tard si célèbre, qu'il fit au Collège de
France en décembre 1870, lorsque l'armée alle-
mande étreignait Paris d'un cercle de fer, il parla
en termes enthousiastes de la science, qui poursuit
par toute la terre un seul et même but, la décou-
verte de la vérité, et qui par suite doit réunir les
hommes comme dans une patrie commune, supé-
rieure aux diverses nationalités étroites et hostiles,
patrie qu'aucune guerre ne pourra ensanglanter,
1 84 GUERllE ET CIVILISATION
qu'aucune conquête ne peut menacer, et où les
âmes trouveront le repos et la sécurité : c'était une
sorte de Civitas Dei, quelque chose comme cette
cité de Dieu dont les âmes pieuses rêvaient dans
le haut Moyen Age.
La société amicale internationale qui portait le
nom de Gaston Paris était devenue un asile qui se
rapprochait de cette Civitas Dei. Aujourd'hui, la
société est dissoute, et beaucoup de ses membres
combattent dans des camps adverses. Le même
fait s'est reproduit dans d'autres domaines. Des
savants français et allemands, italiens et autri-
chiens, qui vivaient auparavant dans la plus parfaite
entente, se poursuivent maintenant d'une haine
impitoyable. Toutes les relations de collègue à
collègue, tous les liens d'amitié sont brisés. Il ne
reste plus qu'un chaos sinistre. Et personne n'en-
trevoit d'issue possible, si solides sont les positions
occupées par les adversaires.
En France, le célèbre historien Ernest Lavisse a
exposé son point de vue dans un article qu'il inti-
tule : Non possumus. Ce sont les termes bibliques
dont se servit le pape Clément VII lorsqu'il re-
poussa Henri VIII. La même formule est employée
aujourd'hui par les savants français les plus émi-
nents à l'occasion d'une tentative faite par les
Suisses pour préparer les voies à une réconciliation
future. « Nous ne pouvons pas », disent MM. La-
visse, Gustave Lanson, Alfred Morel-Fatio, Emile
Picot et beaucoup d'autres; la guerre a démontré
qu'il existe dans les deux pays des conceptions
diamétralement opposées de Dieu et de l'humanité.
SOLVET SECLUM l85
C'est pourquoi aucune réconciliation n'est pos-
sible.
Du côté allemand, la situation semble également
sans espoir. M. Hugo Schuchardt, le grand lin-
guiste, dont j'ai déjà signalé les suggestives inter-
ventions dans d'autres questions actuelles, a publié
une petite brochure qu'il intitule : Aus dem Herzen
eines Romanisten (Réflexions sorties du cœur d'un
romaniste) et qui se vend au profit des corps
d'armée autrichiens occupés sur le front italien.
Cette brochure est un adieu émouvant adressé à
l'Italie. Schuchardt a aimé ce pays depuis sa plus
tendre jeunesse ; il lui est attaché par d'innom-
brables liens d'amitié et il en connaît la langue
comme personne. Pourtant il vient de rompre avec
lui dans les termes les plus absolus. Sa brochure
débute ainsi : « J'écrivais, il y a quarante ans, dans
Y Allgemeine Zeitang : Si l'Angleterre s'enfonçait
sous les eaux, la perte serait grande ; mais quelle
serait notre désolation si un jour, sur le versant
sud des Alpes, nous n'avions plus devant nous
qu'une étendue d'eau déserte et morne ? Eh bien !
cette désolation, cette amertume, la plus grande
de toutes, nous l'éprouvons aujourd'hui; l'Italie, la
terre où fleurissent les citronniers, a disparu pour
nous sous les eaux. »
L'Italie est devenue à tel point pour Schuchardt
une terre fermée, qu'il s'écrie ensuite en soupi-
rant : « Il nous sera absolument impossible de
suivre l'exemple de ces Européens qui s'habillent
en mahométans pour pouvoir visiter les lieux saints
de l'Islam. » Quel amour profond pour l'Italie se
1 86 GUERRE ET CIVILISATION
révèle dans ces paroles ! L'Italie est pour Schu-
chardt, comme pour tant d'autres, la terre sainte,
mais désormais l'accès lui en est interdit.
Schuchardt termine sa brochure par une citation
tirée d'une tragédie de Métastase, où Didon parle
ainsi à Enée : « Le flambeau est éteint, le lien est
déchiré, — et c'est à peine si je me souviens de
ton nom. » En conformité parfaite avec les senti-
ments qu'il exprime ici, Schuchardt avait envoyé,
aussitôt après la rupture de la paix, une lettre à la
Tagespost qui fut publiée le il\ mai 191 5 et où il
disait : « Au lieu d'une couronne mortuaire au
peuple italien que j'ai autrefois si profondément
aimé et sur lequel je pleure maintenant, je vous
envoie ci-joint 3oo francs pour notre caisse de
secours de guerre. »
Tout le monde en Autriche et en Allemagne
partage les sentiments de Schuchardt. Je citerai
encore une déclaration caractéristique. L'éminent
historien de l'art, G. Dehio, a publié, le 3o mai
iqi5, dans la Frankfurter Zeitung, un article
contre l'Italie, qui se termine par ces mots : « 11
faut qu'il en ,soit ainsi. Sur la place de la Seigneu
rie à Florence, sur la place Saint-Marc à Venise,
nous n'avons plus rien à faire dans l'avenir, que
nous sortions de cette guerre en vainqueurs ou en
vaincus. »
Vouloir intervenir comme médiateur entre les
Autrichiens et les Allemands d'une part, les Italiens
et les Français de l'autre, ce serait une entreprise
folle : j'en ai fait moi-même la douloureuse expé-
rience. Toute compréhension réciproque est impos-
SOLVET SECLUM I 87
sible. Ils ne voient que leur propre droit et l'injus-
tice de l'adversaire ; et celui qui n'est pas avec eux
est contre eux.
Montrons par un exemple frappant comment les
mêmes faits historiques se reflètent de façon diffé-
rente suivant que l'observateur appartient à l'un
ou à l'autre camp. Il s'agit de l'Autriche, de sa
structure ethnographique si extraordinaire et de
ses droits à l'existence.
Le linguiste français le plus considérable, M. An-
toine Meillet, écrit à ce sujet : « En ce qui concerne
l'Autriche, tout le monde sait que ce n'est pas une
nation, mais un assemblage de pays soumis à la
couronne des Habsbourg, assemblage où une
bureaucratie essentiellement allemande opprime
les aspirations et les espérances des Tchèques, des
Ruthènes, des Slovènes et des Italiens, sans arriver
à développer dans ces races une véritable vie na-
tionale nouvelle. »
Et voici ce qu'écrit M. Hugo Schuchardt : « Notre
monarchie est un fait unique dans la géographie
politique, mais elle ne l'est pas seulement comme
une relique vénérable du passé; elle l'est encore
en tant que symbole heureux de l'avenir : car c'est
une grandiose station d'expériences dont l'objet
suprême et définitif est de fondre en une grande
famille toutes les nationalités et toutes les races. »
On a peine à croire que c'est du même pays que
parlent les deux auteurs. Ainsi s'opposent, dans une
antithèse brutale, façon de penser à façon de penser ;
les Français insultent les Allemands et ceux-ci le
leur rendent de tout cœur. Hugo Schuchardt s'ex-
1 88 GUERRE ET CIVILISATION
prime de la sorte : « Les Latins sont, si nous
allons au fond des choses, des verbalistes, et les
Germains, des réalistes; ce qui importe pour nous,
c'est la chose, et pour eux, c'est le mot. Nous ap-
précions le vrai et le bien même s'ils sont habillés
de haillons, et les autres apprécient l'or et la
pourpre, même s'ils recouvrent l'insignifiance ou
le pur néant. » Quand un Schuchardt se laisse aller
à une généralisation aussi injuste, on ne doit pas
s'étonner des aberrations et des confusions d'idées
que l'on peut observer chez beaucoup d'esprits de
moindre qualité, et qui ont produit des manifesta-
tions du plus mauvais goût.
Où est donc le Gaston Paris capable d'amener
après la guerre une réconciliation entre les nations?
Viendra-t-il jamais? On a des raisons d'en douter.
Et pourtant il est impossible de renoncer à l'espoir
de voir revenir le jour. Beaucoup de germes ont
été déjà semés, et ils ne pourriront pas tous dans
le sol. L'appel lancé de Suisse par MM. J. Hâber-
lein et G. de Reynold, ainsi que le travail accompli
par le Neues Vaterland en Allemagne et l'interna-
tionale Frdternitas medicorum mettront en mouve-
ment les pensées et les sentiments de beaucoup
d'hommes et leur inspireront le goût d'appliquer
leurs efforts à réparer et à guérir, à construire une
nouvelle cité de Dieu qu'aucune guerre n'ensan-
glantera. Car la guerre est le crime gigantesque, la
barbarie destructrice qu'il faut apprendre aux
hommes à haïr et à mépriser. La génération qui
viendra devra savoir que le meurtre et l'incendie,
le pillage et le viol sont des crimes de l'espèce la
SOL VET SECLUM 189
plus basse et qu'ils deviennent encore plus mépri-
sables et plus répugnants quand ils sont commis
en uniforme et par ordre supérieur.
Soluet seclum, le vieux monde s'écroulera ; mais,
comme dit Leconte de Lisle dans la puissante pa-
raphrase qu'il a donnée de cette prophétie, les
scories impures de ce vieux monde fertiliseront les
sillons où germe le monde nouveau.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Préface v
Avant-propos xi
I. — Moltke et Maupassant i
II. — Belgique d'autrefois, Belgique d'aujourd'hui . 18
III. — Le pays qui ne veut pas mourir 26
IV. — L'université détruite 36
V. — La cathédrale de Reims 43
VI. — Le manifeste des intellectuels. 54
VII. — Les ennemis de l'Allemagne 71
VIII. — Faut-il faire des annexions ? 76
IX. — On emprisonne des savants 92
X. — L'Italie sous le joug 102
XI. — Le salut d'un Franciscain à l'Italie 129
XII. — La guerre et la langue. i3g
XIII. — La guerre et la religion i63
XIV. — Les oiseaux de proie du roi Ratbert 174
XV. — Solvel seclu/n 181
NANCY, IMPRIMERIE BERGER-LE VRAULT — AVRIL IQI7
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
23 OCT. 2300
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