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GUERRES
MARITIMES
80U8
LA RÉPUBLIQUE ET L'EMPlllE
CoiBKiL, mprimcrie c! &tcréolypic de C.rkti.
GUERRES
MARITIMES
sous
LA RÉPUBLiaUE ET L'EMPIRE
PÀl LB CAPITAINE DE VAISSEAU
£. JURIËN DE LA GRAVIERE
arec les plans des batailles natales
DU GAP SAINT-VINGBNT, D'ABOUKIR, DE G0PENUA6UB, DE TRAFALtiAR
ET UNE CARTE DU SUND
DrcMés et gravés fmr A. H. DmrttO»» géograplitf.
DEUXIEME EDITION
PARIS
CHARPENTIER, LIRRAIRE-ÉDITEUR,
17, RUE DE LILLE, FAUBOURG SAINT-GERMAIN.
1968
v.l
.j)/r
%|jf GUERRES
MARITIMES
SOUS
LA RÉPDBLIQDE ET L'EMPIRE.
CHAPITRE PREMIER.
Documents nouveaux sur les guerres de 1793 et de 1803.
— Correspondance des amiraux Jervis , Nelson et fiOl-
lingwoud.
Ce qu'on est convenu d'appeler Torgueil de
Louis XIV, ce sentiment profond de la grandeur
nationale que seconda si puissamment le génie de
Colbert, avait créé la marine française. Quand la
funeste apathie d'un gouvernement dégénéré eût
laissé périr ce royal héritage, le patriotisme éclairé
d'un roi honnête homme se hâta d'en relever
les ruines. Ce fut ainsi que Louis XVI, asso-
ciant à ses flottes les escadres espagnoles, put con-
traindre l'Angleterre à souscrire à l'émancipation
du continent Américain, et qu'il parvint à lui im-
I. i
2 GUERRES MARITIMES.
poser le seul traité qui, depuis des siècles, eût fait
reculer son ambition envahissante. Avant les guerres
désastreuses de la république, les prétentions de la
Grande-Bretagne à Tempire absolu des mers
vaient donc rencontré, de la part des puissances
européennes, une résistance opiniâtre; mais cette
domination dut paraître à jamais affermie le jour
où un amiral anglais put voir, avant d^expirer, les
eaux de Trafalgar engloutir les tristes débris de ces
deux grandes fortunes maritimes que les petits-
fils de Louis XIV avaient fondées avec les traditions
du grand roi, et qui semblèrent n'avoir une der-
nière fois uni leurs destinées que pour périr en-
semble et périr avec plus d'éclat. Les événements
dont la chaîne inflexible devait fatalement aboutir
à cette malheureuse journée peuvent se partager
en trois faisceaux distincts, et se grouper pour
ainsi dire autour de certains noms.
Les combats de lord How^e et de lord Hood, des
amiraux Hotham et Bridport, forment le premier
acte de ce drame sanglant, et vont se rattacher h
la guerre de Tindépendance américaine, dont ils
continuent les traditions stratégiques. C'est le temps
où la marine française se décompose lentement sous
l'action incessante d'un mal intérieur. La seconde
période appartient sans contestation à lord Jervis.
Cet amiral remporte sur nos alliés une grande et
opportune victoire ; le premier, c'est là son véri-
CHAPITRE i. 3
table titre de gloire, il s'occupe sérieusement de
raffermir la discipline ébranlée et d'organiser lu
marine anglaise. Dans la troisième période, la plus
lugubre et la plus éclatante, les soins de lord Jer-
vis ont porté leurs fruits. Nelson fonde avec lu
glaive la suprématie qu'ils ont préparée. Pendant
celte période, de 1798 à 180S, l'histoire du vain-
queur d'Aboukir et celle de la marine anglaise ne
cessent point un seul instant de se confondre.
Nelson remplit la scène, et de la lumière qu'il ab-
sorbe, quelques rares rayons peuvent à peine glis-
ser jusqu'à Collingwood.
Aventureux, mais justifiant ses témérités par sa
rare intelligence du métier de la mer, comptant
pour rien un demi-succès et toujours prêt à courir
de grands hasards, parce qu'il n'ambitionnait que
de grands avantages, Nelson était vraiment fait
pour occuper le premier rang dans cette lutte iné-
gale où l'Angleterre n'opposait que de vieux croi-
seurs à des armements exécutés à la hflle. La na-
ture l'avait merveilleusement doué pour conduire
au combat des vaisseaux disposés à le suivre et à
plonger avec lui au plus épais de la mêlée. Un con-
cours douteux de la part de ses capitaines, de l'in-
décision ou de la timidité dans leurs manœuvres,
eussent été mortels à sa gloire, car il inventa
I ^«HDs une tactique nouvelle qu'il ne mit sous ses
it ce que l'aririenne tactique avait de rè-
4 GUERRES MARITIMES.
gles prudentes et sages. S'il parut, en effet, par le
mode d'attaque qu'il adopta, vouloir porter sur des
points faibles des masses écrasantes, il se trouva,
au contraire, dans la plupart des circonstances,
que, n'ayant pas pris le loisir de serrer ses colonnes
et de grouper ses vaisseaux, ce fut lui qui fut sur
le point d'être écrasé par des feux supérieurs.
Nelson était pourtant, avant l'action, prévoyant
et presque minutieux , bien qu'il eût coutume de
dire que, dans la guerre de mer , il fallait laisser
quelque chose au hasard. Il avait soin d'arrêter
son plan longtemps à l'avance et d'y accoutumer
^intelligence de ses officiers ; mais, dès qu'il
était en présence de l'ennemi, il oubliait tout pour
courir par le chemin le plus direct et le plus
prompt à une action décisive.
Quçl contraste, on ne peut s'empêcher de le re-
marquer ici, entre ces traits passionnés et la figure
impassible de lord Wellington, de cet homme froid
et régulier qui ne se maintint dans la Péninsule
qu'à force d'ordre et de prudence? Appartiennent-
ils bien à la même nation, cet amiral plein d'en-
thousiasme, et ce général flegmatique qui, retran-
ché dans ses lignes de Torrès-Vedras, ou reformant,
sans s'émouvoir, ses carrés rompus sur le champ
de bataille de Waterloo, paraît vouloir lasser son
ennemi plus encore que le vaincre, et ne parvient
à en triompher que par sa patiente et inébranlable
CHAPITRE I. S
énergie? C'est ainsi cependant que devaient s'ac-
complir les desseins de la Providence. Elle permit
qu'il se rencontrât chez le général destiné à com-
battre des troupes d'une supériorité incontestable
sur le champ de bataille, et dont le premier élan
était irrésistible, cet esprit d'ordre et de tempori-
sation qui devait user lentement l'ardeur de
nos soldats; chez l'amiral, au contraire, auquel
nous opposions des vaisseaux sortant du port et
faciles à déconcerter par une attaque subite, cette
fougue et cette présomption qui pouvaient seules
amener les désastres dont les habitudes circon-
spectes de l'ancienne stratégie eussent préservé nos
escadres.
Ce n'est pas seulement sous le point de vue mi-
litaire qu'il est intéressant de rapprocher et de.
mettre en regard ces deux physionomies. Au mi-
lieu des péripéties de ces grandes luttes politiques
qui ont soulevé tant de passions, enflammé tant de
haines, dans des phases à peu près semblables, dans
des circonstances en quelque sorte identiques, la
conduite de ces deux hommes d'une nature si tran-
chée, d'une trempe si différente, présente encore
cette vive opposition qui les distinguait en face de
l'ennemi. Tous deux ont contribué à rétablir sur un
trône chancelant un pouvoir qui voulut s'affermir
par d'inutiles rigueurs : garants d'une capitulation
militaire, ils ont tous deux encouru les mêmes repro-
1.
jM
6 GUERRES MARITIMES.
ches et subi au sein du parlement le même blâme
injurieux. L'analogie des situations ne saurait être
plus complète; mais, dans cette épreuve où la
gloire de Nelson a été ternie par Temportement
d'un zèle aveugle et fanatique, c'est par Tinertie
d'une raison calme et impassible que celle de lord
Wellington s'est trouvée compromise. Ces deux
hommes ont suivi la pente de leur nature dans
ces événements à jamais regrettables. L'un y a
souillé sa victoire , l'autre a négligé d'y purifier la
sienne.
Également funestes à la grandeur de notre pays,
l'amiral illustre, le général heureux, appellent au
même titre nos méditations : c'est notre droit d'é-
tudier le principe de leurs succès, les causes et les
divers mobiles de leur conduite, notre devoir de
porter dans cet examen les sentiments qu'un galant
homme ne refuse pas à un adversaire dont il a
éprouvé le courage. Avant de juger ces deux
gloires ennemies, il nous faut donc chercher les
éléments d'un jugement équitable. Si ces éléments
peuvent se rencontrer quelque part dégagés de
toute altération étrangère, c'est surtout dans ces
publications, trop peu communes en France, où
tout ce qui reste d'un grand personnage, — ses let-
tres, ses dépêches, souvent même ses effusions les
plus intimes, — est livré sans réserve et sans voile
aux regards de la postérité. La correspondance de
CHAPITRE I. 7
lord Wellington, sa correspondance officielle, a été
publiée à Londres il y a quelques années, et ap-
préciée avec un rare talent par un écrivain dont les
lettres déplorent encore la retraite prématurée*.
La correspondance officielle et privée de lord Nel-
son, déjà connue en partie par les nombreux ex-
traits qu'en avaient donnés ses biographes, vient
d'être rassemblée de nouveau. Enrichi de docu-
ments jusqu'à ce jour inédits, ce recueil ne saurait
présenter cependant l'intérêt politique qui s'attache
aux dépêches du commandant en chef des armées
de la Péninsule, mais il ouvre un vaste champ d'é-
tudes aux hommes qui veulent trouver dans l'his-
toire de nos revers le moyen d'en prévenir le re-
tour. C'est qu'en effet, ces nombreuses dépêches
écrites le lendemain ou la veille d'une victoire, ces
révélations familières qui les complètent, ne nous
retracent point seulement d'un crayon plus fidèle
la physionomie d'un héros, et ce travail intérieur
d'où est sorti le vainqueur du Nil ; elles nous per-
mettent aussi, — c'est lace qui constitue, à nos yeux,
leur véritable importance, — de suivre pas à pas le
lent développement de cette pensée plus affermie
chaque jour, qui, s'autorisant du triste état de notre
marine, s'affranchit peu à peu des traditions de
^ M. Loëve-Veimars, aujourd'hui consul général à Bagdad.
(Voy. la Revue des Deux-Mondes du 15 septembre 1839.)
8 GUERRES MARITIMES.
Keppel et de Rodney, et conçoit bientôt un mode
d'attaque plus brusque et plus décisif. Elles nous
montrent ainsi sous quelles influences cette funeste
audace a grandi^ et nous laissent en quelque sorte
pénétrer le mystère de ces grands et majestueux
événements par lesquels Dieu règle le sort du
monde.
Quels traités, quelles œuvi*es spéciales pourraient
mieux que cette causerie sans apprêt nous initier
aux circonistances mal appréciées encore qui préci-
pitèrent et légitimèrent en 1798 une révolution
stratégique déjà entrevue vers la fin du siècle der-
nier par un génie non moins aventureux que celui
de Nelson? Seize ans avant Aboukir, Suifren vou-
lut aussi dégager la tactique navale des entraves
de la science et des idées reçues; mais^ pendant
qu^il se jetait d'un bond audacieux hors des sen-
tiers de la routine^ il faillit se briser aux écueils de
cette voie nouvelle que venait de découvrir son
courage. Les imprudences couronnées d'un succès
complet à Aboukir et à Trafalgar furent bien près
d'aboutir à de sanglants désastres dans la baie de la
Praya et dans la mer des Indes. C'est qu'en fait
d'instruction militaire et d'habitude de la mer, les
deux marines étaient à cette époque sur le même
niveau : elles avaient à un égal degré cette énergie
qu'on puise dans le sentiment de sa force, et ce
n'était point sans péril qu'un excès de confiance
CHAPITRE I. 9
pouvait laisser prendre alors quelque avantage à
Tennemi. La victoire, si indulgente plus tard pour
ces fautes généreuses, hésitait encore à les absou-
dre. Aussi le respect mutuel dont s'honoraient à
bon droit les deux marines, avait-il créé cette
guerre circonspecte et savante dans laquelle nos
tacticiens balancèrent si longtemps la fortune de
TAngleterre. Entre vaisseaux qui se valaient, c'é-
tait la guerre la plus sûre. Les événements de 1793
détruisirent l'équilibre ; Nelson apparut, et l'état
de faiblesse où nous étions tombés, après nos pre-
mières années de discordes civiles, lui permit d'ou-
blier ce que nous commandions dans des temps
plus heureux de réserve à nos adversaires. Son
coup d'œil exercé découvrit bientôt les principes
de dissolution qui s'étaient introduits dans notre
marine après l'entière dispersion de ses officiers.
Dès la première rencontre, il s'aperçut que ce
n'étaient plus là les vaisseaux qui avaient fait trem-
bler la Jamaïque. Sa correspondance entière en
fait foi. C'est parce qu'il connut la mauvaise orga-
nisation de nos navires, la précipitation de nos ar-
mements, les éléments confus d'où l'on avait fait
sortir un nouveau personnel pour remplacer celui
qui avait disparu; c'est parce qu'il avait également
observé les vaisseaux espagnols, soit comme alliés,
soit comme ennemis de l'Angleterre, qu'il osa,
dans les occasions les plus imposantes, tenter la
10 GUERRES MARITIMES.
faveur du ciel au mépris de toutes les règles. L'é-
vénement justifia son audace : il put toucher le but
dont avait approché Suffren, car la décadence de
nos institutions maritimes lui avait aplani le che-
min. Ce chemin, par lequel il parvint jusqu'au
cœur de nos flottes, reste ouvert à ses successeurs :
c'est à nous de le rendre impraticable.
CHAPITRE 11.
Jeunesse de Nelson.
Peu d'éducations maritimes ont commencé plus
tôt que celle de Nelson. Fils d'un pasteur du
comté de Norfolk, il avait à peine atteint Tâge de
douze ans, quand il quitta le collège de Norwich
pour suivre son oncle maternel, le capitaine Su-
ckling, à bord du vaisseau le RAISONNABLE^ Ses
études littéraires furent ainsi brusquement inter-
rompues ; mais celles de la plupart des officiers
anglais qui ont fait contre nous la dernière guerre,
n'ont pas été plus complètes. Avec un pareil sys-
tème, on ne faisait peut-être pas de grands clercs ;
ce qui valait mieux, on faisait de bons ma-
rins, on pliait de bonne heure ces jeunes es-
prits aux rudes épreuves d'une vie d'exception et
aux salutaires habitudes de l'obéissance passive.
Notre siècle est plus exigeant ; on ne saurait au-
1 Tuus les noms des navires anglais seront imprimés en
petites capitales ; ceux des bâtiments français ou alliés de la
France en caractères italiques.
12 GUERRES MARITIMES.
iourd'hui, sans de grands inconvénients, condam-
ner à une pareille infériorité tout un corps d'offi-
ciers, souvent appelés à remplir les missions les
plus délicates; mais il serait certainement possi-
ble de faire gagner à nos jeunes élèves deux ou
trois années de mer en simplifiant pour eux l'étude
des sciences exactes et en la dirigeant surtout ,
comme le font les Anglais, vers une application
pratique. Ce serait déjà avoir réalisé un grand
progrès, car on ne saurait commencer trop tôt le
métier de la mer. La vie maritime demande des
natures souples et dociles; un trop lourd bagage
scientifique au début d'une carrière où il y a
tant à gagner sur le terrain, tant à profiter de
l'expérience des autres, pourrait bien se trouver
plus embarrassant qu'utile. Nelson, dont l'opinion
a sans doute quelque valeur en pareille matière ,
disait souvent qu'on ne pouvait être un bon officier
sans posséder à la fois les connaissances pratiques
d'un matelot et les manières d'un gentleman. Aussi,
quand on l'interrogeait à cet égard , il recomman-
dait (on s'en étonnera peut-être) pour les jeunes
gens destinés à la marine , après l'étude de la na-
vigation et de la langue française, les leçons du
maître de danse^. Jusqu'à quel point il avait mis
^ Dancing is an accomplishment that probably a sea
oflicer may require. (To the Earl of Cork, Portsnioulh, july
22na, 1787.)
CHAPITRE II. 13
pour son propre compte ce dernier conseil en pra-
tique^ c'est ce que nous n'avons pu découvrir ;
mais il est certain que^ dès que la paix de 1783 eut
rouvert aux Anglais Taccès du continent, il s'em-
pressa de se rendre en France pour y apprendre
une langue dont il déclarait la connaissance indis-
pensable aux officiers de la marine britannique.
Quant aux détails les plus subtils de saprofession y
personne ne les possédait mieux que lui , et il leur
assignait dans son esprit le même rang que l'Em-
pereur accordait aux préoccupations les plus mi-
nutieuses du noble métier des armes. L'exemple
de ces esprits supérieurs est bon à citer en cette
occasion, car il peut faire justice des présomptueux
dédains qu'il est devenu de mode d'afficher au-
jourd'hui pour le premier mérite qu'un homme
puisse avoir : le mérite de sa spécialité.
Grâce aux campagnes qu'il avait faites à la
Jamaïque, au pôle nord et dans l'Inde, Nelson , à
l'âge de dix-huit ans et demi, se trouva en état
de passer son examen de lieutenant; mais ce ne
fut qu'après avoir justifié de six aimées de mer,
après avoir produit ses journaux du Cargass, du
Seahorse, du Dolphin et du Worgester, ainsi
que les attestations des capitaines Suckling, Lut-
widge, Farmer*, Pigot et Robinson, après avoir
1 Le même qui commandait la frégate le Québec danii
I. ''t
i4 GUERRES MARITIMES.
prouvé qu'il savait prendre un ris et faire une épis-
sure, qu'il reçut le certificat qui devait lui per-
mettre d'aspirer à un rang plus élevé dans la ma-
rine anglaise. Avec ce brevet de capacité , il pou-
vait cependant attendre longtemps encore le grade
de lieutenant. Heureusement son oncle, le capi-
taine Suckling, venait d'être nommé contrôleur de
la marine , et il obtint facilement pour son neveu
un grade après lequel bien des midshipmen ont
soupiré toute leur vie. C'était donc un grand pas
de fait , et Nelson , enchanté , écrivit le jour même
à son frère : « Me voilà enfin lieutenant ! C'est à
moi maintenant de me tirer d'affaire, et je m'en
acquitterai, je l'espère, de façon à me faire hon-
neur ainsi qu'à mes amis, n
Embarqué immédiatement sur la frégate le
LowESTOFFE, Nclsou reçut|, en partant pour la
Jamaïque, les pieuses recommandations de son père
et les instructions du capitaine Suckling. . Ce der-
nier lui rappelait (et c'étaient là des idées très-
avancées pour cette époque) qu'un navire de guerre
doit toujours avoir ses vergues droites et ses ma-
nœuvres bien roides, qu'aucune corde ne doit pen-
dre au dehors, que les hamacs doivent être ramassés
son célèbre combat contre la frégate la Surveillante, à la hau-
teur d'Ouessant, en 1779. La Surveillante ôlait sous les or-
dres du capitaine du Gouédic.
CHAPITRE 11. 45
avant huit heures du matin^ et soigneusement ran-
gés dans les bastingages^ les ponts et Textérieur la-
vés tous les jours^ le linge de l'équipage deux fois
par semaine^ et qu'il faut bien se garder de larguer
et d'établir ses voiles Tune après l'autre ; car, di-
sait le capitaine Sucklinh^ il n'y a rien au monde de
moins marin: nothing so lubberlyl Quand on songe
aux heureux effets de ces soins méthodiques, grâce
auxquels de si grands progrès ont été réalisés dans
l'hygiène des navires et dans les évolutions des
escadres, quand on se rappelle ces armements for-
midables de la France et de l'Espagne réduits deux
fois dans la même guerre à une complète impuis-
sance par l'invasion du scorbut, on n'est plus tenté
de sourire en lisant cette espèce de mémorandum ,
on se demanderait plutôt si, en marine comme
ailleurs, ce ne sont point les petites choses qui
ont réellement le plus d'importance.
Ces recommandations du capitaine Suckling fu-
rent les dei'nières qu'il put adresser à son élève,
novissima verba. Il mourut peu de temps après
l'arrivée de Nelson à la Jamaïque ; mais ce der-
nier ne resta pas sans protecteurs. Le capitaine du
LowESTOFFE avait conçu pour lui une vive affec-
tion , et il obtint que le vice -amiral Peter Parker,
alors commandant en chef dans ces parages, prît
Nelson avec lui sur le vaisseau le Bristol. Nulle
circonstance ne pouvait être plus favorable à l'a-
16 GUERRES MARITIMES.
vancement du jeune lieutenant. L'insalubrité des
Antilles occasionnait de fréquentes vacances dans
Tescadre, et le commandant en chef avait le droit
de pourvoir au remplacement des officiers qui
succombaient. Par ces nominations, Tamiral con-
férait alors le grade correspondant aux fonctions
devenues vacantes. Cette prérogative a été res-
treinte depuis cette époque; mais en 1778 elle
n'avait reçu aucune atteinte, et, sous un ciel
comme celui de la Jamaïque , elle ne laissait à la
disposition de Fofficier général commandant qu'un
trop grand nombre de faveurs. La^ guerre qui
éclata bientôt entre la France et l'Angleterre ,'
vint en aide au climat des Antilles pour amener
dans l'escadre de nouvelles vacances. Le capitaine
de la frégate le Hinghinbrook fut tué le 2 juin
1779, en contribuant à la capture d'une frégate
française. Nelson, qui commandait déjà le brick
LE Badger, fut appelé par la bienveillance de l'a-
miral à ce nouveau commandement , auquel il dut
le grade de capitaine de vaisseau. Il est digne de re-
marque qu'il avait été successivement remplacé sur
la frégate le Lowestoffe et sur le vaisseau le Bris-
tol par le lieutenant Collingvs^ood, dont le nom
devait être à jamais associé au sien par la plus
illustre fraternité d'armes; ce fut encore à Colling-
wood qu'il remit le commandement du Badger
et plus tard celui du Hinchinbrook , comme si la
CHAPITRE II. 17
fortune préparait déjà cet émule de Nelson à re-
cueillir l'héritage de Trafalgar.
Nelson n'avait que vingt et un ans quand il fut
nommé capitaine de vaisseau^ et son avenir mili-
taire se trouvait désormais assuré. En effet, d'après
les règlements de la marine anglaise, Tavancement
au choix s'arrêtait alors et s'arrête encore aujour-
d'hui au grade de capitaine de vaisseau. Jusqu'à
ce grade, l'ancienneté de service constitue à peine
un titre à de nouvelles fonctions ; mais, quand il
s'agit de la position d'officier général, elle reprend
ses droits pour gravir ce difficile échelon, il faut
que chacun s'avance à son rang et suive son tour
d'inscription. Les officiers qui n'ont pas rempli,
au moment de se mettre en marche, certaines
conditions de navigation, ne sont point dépassés
pour cela par ceux de leurs frères d'armes qui ont
été ou plus heureux ou plus actifs. Ils entrent
avec eux dans le cadre des contre-amiraux, mais
se rangent à part sous la dénomination d'officiers
généraux retires (retired). Une pareille disposition
quij en 1841, retenait encore dans le grade de ca-
pitaine de vaisseau des officiers distingués qui, dès
1806, commandaient des frégates, présente au
premier abord quelque chose d'étrange et de cho-
quant. Cependant, avec des cadres illimités comme
le sont ceux de la marine anglaise, cette règle a
moins d'inconvénients qu'on ne serait tenté de le
2.
iS GUERRES MARITIMES.
croire; elle offre d'ailleurs d'assez grands avan-
tages pour qu'on hésite longtemps encore à la mo-
difier ou à Tabolir. Outre le prestige qu'elle a né-
cessairement attaché à ces grandes positions d'un
si difficile accès, elle a eu un résultat plus im-
médiat et plus important. Elle a condamné les
penchants ambitieux à une inaction forcée préci-
sément à l'époque de la vie où ils ont coutume de
se manifester avec le plus d'énergie, et a intro-
duit ainsi dans le corps de la marine anglaise des
habitudes d'honnête camaraderie et de bon vou-
loir mutuel qui ont puissamment contribué aux
succès des armes britanniques.
Ce fut un mois après la nomination de Nelson à
son premier commandement, et lorsqu'il avait ac-
quis assez de maturité pour apprécier les événe-
ments qui allaient se passer sous ses yeux, que le
comte d'Estaing, abandonnant la côte d'Amérique,
vint transporter le principal théâtre de la guerre
dans la mer des Antilles, où le vice-amiral Byron se
hâtait de le suivre. Pendant que des renforts suc-
cessifs envoyés d'Europe maintenaient sur un pied
d'égalité les forces des deux amiraux dans cette
partie du monde, un grand événement nous assu-
rait ailleurs une prépondérance qui eût pu deve-
nir funeste à l'Angleterre. La cour de Madrid,
vaincue par les instances du gouvernement fran-
ç lis, entraînée par l'espoir de reprendre Gibraltar
CHAPITRE II. 49
et d'obtenir la restitution de la Jamaïque et des
deux Florides^ avait enfin secoué son apathie et
s'était déclarée en notre faveur. La flotte fran-
çaise, sortie de Brest sous le commandement de
M. d'Orviiliers^ et la flotte espagnole, sortie du
Ferrol , avaient opéré leur jonction. Cette armée
composée de 66 vaisseaux, après avoir chassé
devant elle la flotte ennemie, vint menacer les
côtes de l'Angleterre. Ce que l'Empereur désira
si ardemment quelques années plus tard se trouvait
ainsi réaUsé. Un mois entier nous fûmes maîtres
de la Manche. Quarante mille hommes rassemblés
sur les côtes de Bretagne et de Normandie étaient
prêts à monter à bord des nombreux transports
qui les attendaient, quand cette flotte formidable
rentra dans la rade de Brest sans avoir obtenu
aucun résultat, sans avoir même intercepté un seul
convoi. On s'en prit de cet insuccès à la constance
des vents d'est, à un manque de vivres, enfin, au
scorbut, qui enleva un sixième des équipages. On
eut pu en accuser également le désaccord des
chefs et y voir un nouvel exemple du peu de con-
fiance que doivent inspirer les coalitions mari-
times. Dans la rper des Antilles, au contraire, où
la France n'avait à opposer que ses propres vais-
seaux à ceux de l'Angleterre, les îles de Saint-
Vincent et de la Grenade se rendirent à ses armes;
l'amiral Byron, après un engagement où il faillit
20 GUERRES MARITIMES.
perdre trois vaisseaux, fut contraint de se réfugier
à Saint-Christophe, et, si nous eussions su pour-
suivre nos avantages, nous nous emparions de la
Janiaïque. Malheureusement les nouvelles que le
comte d'Estaing reçut à cette époque des côtes
d'Amérique lui persuadèrent que la cause de Tin-
dépendance était compromise, et il quitta subite-
ment la mer des Antilles pour voler au secours
des États-Unis.
Ce fut alors que le gouverneur général de la
Jamaïque, délivré des inquiétudes que lui avait
causées la présence de la flotte française dans les
ports de Saint-Domingue, entreprit de mettre à
exécution le projet audacieux qu'il avait formé de
s'emparer du fort de San-Juan de Nicaragua. Par
la possession de ce fort, bâti sur la rivière qui coule
du lac Nicaragua dans l'Atlantique, il comptait
intercepter les communications qui, par l'isthme
de Panama, avaient lieu entre les deux mers, et,
comme il le disait, couper en deux l'Amérique
espagnole. La partie maritime de cette importante
expédition fut confiée aux soins de Nelson, bien
qu'il n'eût alors que vingt-deux ans. Cinq cents
hommes partirent de la Jamaïque au commen-
cement de l'année 1780, sous Tescorte de sa
frégate, et furent mis à terre au cap Gracias à Dios
dans la province de Honduras. On s'y procura
quelques auxiliaires indiens, on y reçut quelques
CHAPITRE 11. 21
renforts^ et^ ayant rembarqué les troupes qui
avaient déjà souffert de leur campement dans une
plaine marécageuse et malsaine^ on descendit la
côte des Mosquitos. La mission de Nelson devait se
borner à transporter les troupes anglaises à l'em-
bouchure de la rivière de San-Juan ; mais, arrivé
là, il ne put se résigner au rôle inactif qui lui avait
été imposé, et s'offrit à conduire Texpédition jusque
sous les murs du fort dont elle devait s'emparer.
Pesant embarquer deux cents soldats sur les canots
de sa frégate et sur les pirogues que fournirent les
Indiens, il remonta sans hésiter la rivière. Il marchait
à la tête de ces troupes quand elles prirent d'assaut,
ou, selon son expression, enlevèrent à retordage la
batterie de Saint- Barthélémy, qui, construite sur
une petite île au milieu de la rivière, en commandait
le cours dans une des parties les plus rapides et
les plus difficiles. Ce ne fut qu'après dix-sept jours
de fatigues inouïes que les Anglais arrivèrent en
vue du château de San-Juan, situé à environ
trente-deux milles du lac de Nicaragua et à soixante-
neuf de l'embouchure de la rivière. Portant déjà
dans les conseils la même énergie et la même ré-
solution que dans les combats, Nelson était d'avis
de monter immédiatement à l'assaut. Il savait que
la mauvaise saison allait arriver, et qu'il n'y avait
point de temps à perdre. Ce parti vigoureux était
peut-être le plus sage, mais on préféra un siège en
22 GUERRES MARITIBIES.
règle, et il est probable qu'une attaque de vive
force eût coûté moins de monde que n'en coû-
tèrent les onze jours de siège pendant lesquels les
fièvres et la dyssenterie commencèrent leurs ra-
vages dans Tarmée. Il fallut une circonstance heu-
reuse pour sauver Nelson, atteint déjà de cette
dernière maladie. Une corvette partie de la Ja-
maïque avec des renforts lui apporta la nouvelle
que sir Peter Parker Tavait nommé au comman-
dement du vaisseau le Janus, devenu vacant
par la mort de son capitaine. Nelson quitta cette
terre funeste la veille de la reddition du château
de San-Juan. Ce n'en fut pas moins à lui que l'o-
pinion générale décerna les honneurs de ce triom-
phe, mais arrivé à la Jamaïque il était tellement
affaibli et épuisé par la dyssenterie, qu'il fallut le
porter à terre dans son cadre.
Après cinq mois d'occupation, les Anglais éva-
cuèrent leur fatale conquête. Des dix-huit cents
hommes qu'on avait employés en différents postes,
il n'en revenait que trois cent quatre-vingts. L'é-
quipage du HiNGHiNBROOK, dout CoUingwood avait
pris le commandement , était de deux cents
hommes à son départ d'Angleterre, dix seulement
purent revoir leur patrie: trop fréquente issue
de ces expéditions tropicales, où la victoire même
est le plus souvent désastreuse ! Quant à Nelson ,
il était trop souffrant pour conserver le comman-
CHAPITRE II. 23
dément du Jancis; il se vit forcé de retourner en
Angleterre pour y rétablir sa santé. Vers la fin du
mois de septembre 1780^ il s'embarqua sur le
vaisseau le Lion^ commandé par le capitaine
Cornvtrallis^ et dès son arrivée en Europe^ il se ren-
dit aux eaux de Bath. Sa constitution avait déjà
été éprouvée ^ dans son enfance y par les fièvres
de rinde. Cette nouvelle épreuve acheva de
ruiner à jamais sa santé; mais^ doué d'une
grande force nerveuse^ il ne perdit rien de son
activité^ et^ dans un corps chétif et soufirant^
conserva une âme indomptable. Les eaux de Bath
eurent d'abord assez d'efficacité pour qu'au bout
de trois mois il crût devoir faire le voyage de Lon-
dres^ afin d'y solliciter de nouveau du service. Il ne
tarda point à en obtenir : sur la frégate l'Albe-
MARLE^ il visita les côtes du Danemark et prit une
part active aux opérations qui eurent lieu dans le
golfe de Saint-Laurent^ ainsi que dans les parages
de l'Amérique du Nord. Jaloux de paraître sur un
plus grand théâtre^ il avait obtenu de lord Hood
de le suivre dans la mer des Antilles^ quand la
paix de 4783 vint arrêter un instant sa carrière.
La guerre dont cette date marque le terme avait
eu, nous l'avons dit déjà, des chances diverses,
mais, en général, peu décisives. Guerre d'obser-
vation en Europe, elle se fit avec plus d'activité
de l'autre côté de l'Atlantique, où elle resta ce-
24 GUERRES MARITIMES.
pendant une guerre de tactique. Elle ne fut réelle-
ment poussée à fond que dans l'Inde, et ce fut
parce que Suflren y commandait. L'audace de ce
gland homme de mer n'a point encore été dé-
passée, et nul n'a égalé les ressources de son
génie et la rapidité de son coup d'œil. Sans ports
où il pût réparer ses vaisseaux, sans approvision-
nements pour les ravitailler, sans rechanges, sans
mâtures pour remplacer celles qu'il perdait dans
ses fréquents engagements avec l'ennemi, il ne se
déconcerta jamais et trouva moyen de suppléer à
tout. Les convois qu'on lui expédiait d'Europe
étaient interceptés, il lui arrivait même de man-
quer de munitions de guerre ; Suffren n'en conti-
nuait pas moins à harceler les escadres anglaises.
Il démâtait ses frégates pour mater ses vaisseaux,
improvisait des ateliers et des chantiers, emprun-
tait des soldats à M. de Bussy pour grossir le
nombre de ses matelots^ et lui rendait ces utiles
recrues après les avoir aguerries par une glorieuse
journée. Dans l'espace de sept mois, il joignit
quatre fois l'amiral Hughes et lui mit treize cents
hommes hors de combat. Les préliminaires de la
paix étaient déjà signés eu Europe, que, maître de
Gondelour et de Trinquemalé, il combattait en-
core pour défendre ses conquêtes. C'est assuré-
ment le plus grand caractère, le seul général ,
pour emprunter une expression du comte d'Es-
CHAPITRE II. 2r>
taing^ qui se soit manifesté dans cette guerre.
Appelé par une chance imprévue au commande-
ment supérieur des forces que nous avions réunies
dans la mer des Indes^ Sufiren vit une paix trop
prompte lui fermer cette carrière de gloire où il
grandissait chaque jour. Que n'eût*il point accom-
pli, si cette guerre se fût prolongée, s'il eût pu
opposer à Tamiral Hughes des capitaines complè-
tement initiés aux secrets de ses plans périlleux,
si, comme un maître entouré de fidèles disciples,
il n'eût jamais eu à redouter des vaisseaux qu'il
conduisait au feu ni hésitation ni fausse interpré-
tation de ses ordres ! Quoiqu'il n'ait point obtenu
d'aussi éclatants résultats que le vainqueur d'A-
boukir et de Trafalgar, Suffren semble avoir conçu
le premier la pensée des modifications que devait
subir la stratégie maritime. Nelson le trouva
devant lui dans ce chemin aventureux, comme
Bonaparte devait rencontrer dans le sien l'ombre
du grand Frédéric.
La gloire de la France n'eut donc point à souf-
fnr de cette lutte. Les combats de M. de Suffren
nous consolèrent de la défaite du comte de Grasse.
Après quatre années de guerre, le dommage ma-
tériel se trouvait à peu près balancé entre les deux
marines belligérantes. Soit par accident, soit du
fait de l'ennemi, la France et ses alliés avaient
perdu 117 navires, dont 20 vaisseaux de ligne;
I. 3
!26 GUERRES MARITIMES.
l'Angleterre, iO vaisseaux et 181 navires. Nos sa-
crifices, en y comprenant les pertes essuyées par
les États-Unis, la Hollande et TEspagne, attei-
gnaient le chiffre total de 5 000 bouches à feu,
ceux des Anglais, le chiffre de 4000. Leur maté-
riel naval avait un peu moins souffert que celui
des puissances alliées, mais cette différence était
sans doute plus que compensée par la reprise de
Minorque et l'émancipation du continent améri-
cain. Cependant les efforts de l'Angleterre, de 1 780
à 1783, n'étaient guère restés au-dessous de ceux
qu'elle déploya dans la grande guerre de la Révo-
lution et de l'Empire. Elle avait entretenu succes-
sivement H la mer 85000, 90000, 400000, et
enfin 110000 matelots; au mois de janvier 1783,
quelques mois avant la conclusion de la paix, elle
avait porté ses armements à 112 vaisseaux de
ligne, 20 vaisseaux de 50 canons et 150 frégates.
A la même époque, les flottes réunies de la France
et de l'Espagne ne s'élevaient pas à moins de 140
vaisseaux, dont 60, déjà mouillés en rade de
Cadix, n'attendaient plus qu'un dernier signal
pour mettre sous voiles et se porter dans la mer
des Antilles. 12 autres vaisseaux avaient quitté la
rade de Boston sous le commandement de M. de
Vaudreuil, et un corps d'armée considérable était
réuni à Saint-Domingue, prêt à s'élancer sur la Ja-
maïque. L'Angleterre avait dû peser tous les avan-
CHAPITRE 11. 27
tages de cette situation quand elle avait signé la
paix. c< Qui pourrait croire sérieusement, s'écriait
le jeune Pitt, alors en butte aux assauts de l'oppo-
sition, qui pourrait croire que la Jamaïque eût
résisté longtemps à une attaque régulière .soutenue
par 72 vaisseaux? Nos amiraux, après avoir reçu
les renforts qu'on leur eût envoyés d'Europe, n'en
auraient eu que 40 sous leurs ordres, et il y a
longtemps que, dans cette chambre, on a reconnu
qriune guerre défensive ne saurait aboutir qu*à une
ruine inévitable! Nos amiraux auraient-ils donc,
avec ces 40 vaisseaux, regagné par leurs armes ce
que les ministres ont recouvré par leur traité ? ou
ne devions-nous pas plutôt craindre avec trop de
raison que cette dernière campagne dans la mer
des Antilles ne- se terminât par la perte de la Ja-
maïque, seul reste de nos possessions dans cette
partie du monde ?» •
C'est sur ce ton résigné que s'exprimait alors
le fils de lord Chathara ; c'est en ces termes qu'il
essayait de justifier un traité onéreux et qu'il ré-
sumait la situation des puissances belligérantes,
dix années avant la guerre qui devait se terminer
par la ruine presque complète de notre marine.
Les alliances qui nous avaient soutenus dans cette
lutte ne nous manquèrent point cependant quand
nous la renouvelâmes, mais cet impuissantconcours
ne servit qu'à augmenter le retentissement de nos
28 GUERRES MARITIMES.
désastres. Ni le nombre des vaisseaux que nous
rassemblâmes, ni le dévouement intrépide de ceux
qui les montaient, ne purent tenir lieu de ce qui
manquait alors à notre flotte : une bonne organi-
sation, la. pratique de la mer, et surtout la con-
fiance qui naît des premiers succès.
CHAPITRE III.
Ouverture des hostilités entre la France et l'Anglelerre.
— 1" février 1793.
La paix de 1783 avait eu moins en vue de con-
cilier d^une façon durable des intérêts depuis si
longtemps rivaux et opposés, que de donner aux
puissances épiysées par une longue lutte le temps de
reprendre haleine et de se préparer à de nouveaux
sacrifices. Elle suspendit donc les hostilités sans
éteindre cet antagonisme funeste et ces prétentions
exclusives qui , depuis tant de siècles, ont agité
le monde^ Bientôt, en effet , à une guerre ou-
verte on vit succéder une guerre d'influence, dans
laquelle tout l'avantage devait rester au gouver-
nement le plus ferme et le plus éclairé. Ce fut
d'abord la politique française qui parut devoir
conserver l'ascendant moral que lui avait valu
l'issue favorable d'une lutte glorieuse. Elle triom-
pha en Hollande , et y fonda sa prépondérance ,
comme elle l'avait fait en Amérique , sur la pro-
tection des vrais intérêts nationaux et des grands
principes dont l'Europe lui attribuait déjà la dé-
fense ; mais, inhabile aux efforts suivis et aux vues
persévérantes, une année ne s'était point écoulée» ,
30 GUERRES MARITIMES.
que la France avait permis à l'Angleterre de pren-
dre une revanche éclatante, et avait compromis,
par une attitude indécise, la considération qu'elle
venait à peine d'acquérir. Le gouvernement an-
glais fut le premier à comprendre qu'entre deux
ennemis également fatigués de la guerre, égale-
ment incapables de recourir, sans péril pour leurs
finances, à cette extrême raison des rois, l'avantage
devait appartenir à celui qui saurait envisager la si-
tuation de l'œil le plus calme et conserver le mieux
son sang-froid au milieu des chances apparentes d'un
nouvel appel aux armes. Pendant que, sous un
prétexte frivole, les troupes prussiennes, comman-
dées par le duc de Brunswick, entraient tout à coup
sur le territoire des Provinces-Unies, et y rétablis-
saient l'autorité du stathouder, le ministère anglais,
auquel Pitt avait déjà imprimé sa vigueur, tenait
en échec le cabinet de Versailles et l'empêchait,
par la fermeté de son langage de remplir, en sou-
tenant la Hollande, les obligations qu'il avait con-
tractées envers ses nouveaux alliés. A partir de ce
premier succès , l'Angleterre ne s'arrêta plus dans
cette voie de réparations que l'habileté de ses mi-
nistres venait d'ouvrir à son orgueil blessé et à ses
intérêts un instant sacrifiés. En 1790, elle humi-
liait successivement l'Espagne et la Russie, et
montrait à l'Europe qu'elle était loin d'avoir abdi-
qué le rang élevé d'où on avait pu la croire des-
CHAPITRE III. 31
cendue. La première de ces puissances avait paru
décidée à soutenir^ les armes à la main , ses pré-
tentions à la domination exclusive des côtes occi-
dentales de F Amérique, et ses croiseurs avaient
maltraité des négociants anglais qui, pour se livrer
à un commerce de fourrures avec la Chine, s'étaient
établis à Nootka-Sound, sur la côte occidentale de
rtle de Vancouver, non loin de Tembouchure de
la Colombia et du territoire si récemment contesté
de rOrégon. Des explications très-vives suivirent
ces procédés violents et amenèrent une transaction
qui garantit à TÂngleterre la liberté du commerce
sur la côte nord -ouest de T Amérique. Cet orage,
en se dissipant, laissa donc la Grande-Bretagne en
possession d'une situation morale fortifiée par un
nouveau succès et avec un accroissement de puis-
sance maritime, résultat naturel de préparatifs
sérieux et considérables. La politique que le mi-
nistère anglais, d'accord avec les cabinets de
Vienne et de Berlin, adopta, quelques mois plus
tard , vis-à-vis de la Russie, inspirée par les mêmes
principes, eut les mêmes effets, et fut suivie des
mêmes conséquences. L'Angleterre , en cette oc-
casion, entreprit de prévenir le démembrement
(le l'empire ottoman, que les succès de la Russie
avaient rendu imminent, et, résolue à réconci-
lier cette puissance, de gré ou de force , avec la
Sublime Porte, elle se hâta d'augmenter encore
32 GUERRES MARITIMES.
ses armements. Ainsi, par une singulière coïnci-
dence, c^était à la faveur de questions qui, de nos
jours, n'ont rien perdu de leur gravité, que TAn-
gleterre préparait en silence le prodigieux déve-
loppement de sa marine, et tendait à la placer,
par ces soins constants et cette prévoyance soute-
nue, au-dessus des atteintes de la fortune.
Grâce aux préparatifs dont ses différends avec
TEspagne et la Russie avaient été Toccasion , le
gouvernement anglais possédait, au moment où
éclata la guerre de 1793 , 87 vaisseaux de ligne à
flot, dont plus de 60 étaient en état de prendre
immédiatement la mer. D'après le plan de sir
Charles Middleton, alors contrôleur de la marine,
et qui fut depuis, sous le nom de lord Barham ,
premier lord de l'amirauté, on avait, dès la fin
des hostilités en 1783, réuni dans dçs magasins
séparés le matériel complet de chaque vaisseau en
état de naviguer, organisant ainsi pour la première
fois ces magasins 'particuliers qui , de tous temps
ont été comptés parmi les mesures de prévoyance
les plus efficaces. Des approvisionnements de toute
espèce avaient en outre été rassemblés dans les ar-
senaux, et les précautions se trouvaient si bien
prises pour le prompt équipement de la flotte ,
que , quelques semaines après que l'ordre d'ar-
mer fut parvenu dans les ports, le nombre des vais-
seaux de ligne se trouva, comme par enchantement.
CHAPITRE III. 33
porté de 26 à 54^ et le nombre total des bâtiments
prêts à mettre sous voile de 136 à 200. 43 000 ma-
telots et soldats de marine durent former les équi-
pages de ces premiers armements. C'était peu
demander à une population maritime qui, dix
ans auparavant, avait fourni 110000 matelots à
TAngleterre, et qui s'était considérablement accrue
depuis cette époque ; mais dispersée , comme elle
l'était, sur tous les points du globe, cette popula-
tion était loin de constituer, au début de la guerre,
une force réelle et disponible. Les difficultés qu'é-
prouva l'amirauté pour former ces premiers équi-
pages, se sont représentées en 1846; elles se re-
présenteront toutes les fois que l'Angleterre se
trouvera obligée de faire face à des embarras im-
prévus, et laisseront toujours à un ennemi actif et
entreprenant le bénéfice de chances très-avanta-
geuses pendant les premiers mois de la guerre.
Privé de la plus grande partie de sa population
maritime au moment où les événements amenaient
une piîse d'armes inattendue, le gouvernement de
la Grande-Bretagne dut essayer de faire traîner les
négociations en longueur, afin de se donner le
temps de ramener dans ses ports cette précieuse
armée de matelots et ces mille navires laissés sans
protection contre les tentatives de l'ennemi; mais
la Convention reconnut le piège où tendaient ces
subtilités diplomatiques. A peine l'ambassadeur
34 GUERRES MARITIMES.
français, M. de Chauvelin, eut-il reçu, comme re-
présentant d'un pouvoir régicide, Tordre de quit-
ter TAngleterre dans le délai de huit jours, que,
refusant de poursuivre les négociations entamées
pour le maintien de la paix, la République offen-
sée prit elle-même Tinitiative d'une collision deve-
nue inévitable; elle déclara, le l*"^ février 1793, la
guerre à TAngleterre et à la Hollande. Le com-
merce anglais se trouva mis à découvert par cette
conduite audacieuse : Tembargo réciproque par
lequel les deux nations avaient préludé à Touver-
ture d'hostilités plus directes lui avait coûté 70 na-
vires. Il éprouva des pertes plus sérieuses encore
avant que Tamirauté eût pu rassembler des forces
suffisantes pour le protéger contre nos frégates et
nos nombreux corsaires. L'amirauté, en effet, ne
pouvait songer à détacher des bâtiments isolés pour
éloigner de la Manche ces intrépides croiseurs,
qu'après avoir pourvu à un soin plus pressant et
réuni les moyens de couvrir le retour des convois
de TInde, de Terre-Neuve, du Levant et des An-
tilles contre les entreprises de nos escadres. L'ar-
mement des deux flottes de la Méditerranée et de
la Manche, destinées à contenir celles que Ton sa-
vait rassemblées à Brest et à Toulon, devait donc
dominer les préoccupations de tout genre de Tami-
rauté britannique. L'amirauté ne serait même point
parvenue à compléter ces deux grands armements.
CHAPITRE III. 35
si elle ne se fût résignée à armer ses vaisseaux^
comme nous armons encore les nôtres, avec une
proportion considérable d'hommes pris en dehors
des professions maritimes. En cette occasion, un of-
ficier, qui, vers la fin de la guerre, fut élevé à la pai-
rie sous le nom de lord Exmouth^ le capitaine Ed-
ward Pellew fit preuve d'un discernement qui
pourrait nous servir de leçon. Parmi les hommes
étrangers au métier de la mer dont il dut composer
Féquipage de la Nymphe, il choisit de préférence des
mineurs de Cornouaiiles ^, comme nous pourrions
choisir des couvreurs ou des maçons, jugeant que
ces ouvriers seraient mieux préparés que d'autres
par les dangers habituels de leur profession aux pé-
rilleux exercices qui les attendaient dans leurs fonc-
tions improvisées. L'introduction de ce nouvel élé-
ment dans les rangs de la flotte ne pouvait ce-
pendant suffire à la gravité des circonstances,
le gouvernement anglais se vit bientôt contraint
d'avoir recours à un de ces moyens extrêmes qui
ne sauraient se justifier que par la plus absolue
nécessité. Le bill de presse fut promulgué. Il
n'existe en Angleterre aucune loi de recrutement
forcé pour subvenir aux besoins de l'armée et de
la marine. Les équipages des vaisseaux anglais ne
sont formés, en temps ordinaire, que par la voie
* Lord Exmoulh's Jife, by Osier.
36 GUERRES MARITIMES.
d'engagements volonlaires dont la durée se pro-
longe rarement au delà de trois ans, et tout capi-
taine pourvu d'un commandement se voit obligé
de faire pour ainsi dire le métier d'officier recru-
teur; mais, dès que la presse a été autorisée par
un acte du parlement, c'est un métier qu'il fait à
main armée. On volt alors, dans les ports de mer,
des bandes de marins déjà engagés marcher, sous
le nom de press-gangs, avec un officier ou un mids^
hipman à leur tête, à des expéditions nocturnes qui
n'ont d'autre but que d'aller ramasser des mate-
lots sans emplois dans les cabarets, ou des vaga-
bonds sans gîte dans les rues. Étrange abus dans un
pays libre! Singulière anomalie sur cette terre
classique de la légalité ! Moyen brutal et odieux
qui a fait pendant la dernière guerre presque au-
tant de déserteurs que de matelots, mais qui témoi-
gne des pouvoirs énergiques dont se trouve investi,
au moment du besoin, ce gouvernement redou-
table dont les institutions les plus libérales n'ont
pas affaibli les ressorts * !
Ce fut au milieu de ces embarras et de cette agi-
tation que Nelson fut nommé au commandement
du vaisseau l'Agamemnon , de 64 canons. Les dix
* Je me souviens d'avoir entendu ciler à ce sujet un pro-
pos assez piquant du célèbre amiral Napier : « La presse,
s'écria-t-il un jour dans la vivacité d'une discussion soute-
nue en français, c'est horrible^ mais c'est bon !
CHAPITRE III. 37
années de paix qui venaient de s'écouler n'avaient
point été perdues tout entières pour sa carrière.
Pendant trois années consécutives, il avait com-
mandé, sur la frégate le Borée, la station des îles
du vent, dans la mer des Antilles. Ce commande-
ment, bien qu'il eût été exercé tout entier au mi-
lieu d'une paix profonde , avait cependant servi à
jeter déjà les fondements de sa réputation, et à
faire éclater cette ardente initiative, ce caractère
résolu et opiniâtre, qui devaient plus tard, après
avoir fait sa gloire, le pousser à des actes violents
destinés à la ternir et à la compromettre. A Tâge
de vingt-six ans, sans protecteurs, sans fortune,
Nelson n'avait point hésité, dans la chaleur de son
zèle pom* la prospérité du commerce anglais et de
la navigation britannique, à braver des intérêts
passionnés et puissants, et à assumer sur sa tête
une responsabilité dont s'était effrayée la con-
science plus timide de son commandant en chef.
Détaché aux îles du Vent par l'amiral Hughes, qui
commandait alors à la Jamaïque, il trouva les ports
de ces îles remplis de navires américains. Au mé-
pris de l'acte de navigation rendu sous Charles II,
et qui interdisait aux étrangers toutes relations
m
commerciales avec les colonies anglaises, les Amé-
ricains, grâce à leur activité et au voisinage de leurs
côtes, s'étaient, depuis la paix, presque entière-
ment emparés du connncrce des Antilles. Nelson
I. 4
38 GUERRES MARITIMES.
ne tarda point à reconnaître tout ce qu'avait de
luneste pour la navigation nationale cette concur-
rence illicite, et, malgré les protestations des con-
seils coloniaux et des gouverAeurs, naalgré les ré-
ticences et les hésitatiqns de Tamiral Hughes, en
dépit même de ses ordres, il fit saisir et condamner
par les tribunaux de Tamirauté les navires améri-
cains qu'il trouva en contravention à la Barbade, à
Antigoa, à Saint-Christophe et à Nevia. Le capi-
taine Collingwood et son frère, qui faisaient éga-
lement partie tous les deux de la station des Antilles,
exerçaient en même temps, sous son inspiration,
la même police et les mêmes rigueurs à la Grenade
et à Saint-Vincent. Un grand nombre de navires se
trouvèrent ainsi saisis presque à la fois, et les tri-
bunaux compétents en validèrent la xîapluyg. ÇJe
fut, on peut le croire, une clan^eur universelle
dans les îles et une coalition générale contre ce
terrible petit capitaine. Lui, silencieux et obstiné,
faisait tête à Torag^, et supportait sans s'en émou-
voir Tanimadversion publique. S'il descendait quelr
quefois à terre, c'était pour y voir très-peu de
monde, car il n'avait aucun penchant, en général,
pour ces habitants des Aiitilles, que, dans son in-
dignation, il proclamait d'aussi grands rebelles que
les nouveaux citoyens des États-Unis. .
Cependant sa conduite fut bientôt approuvée par
le ministère, et le gouverneur général de la Jamaï*
i •
CHAPITRE ni. :m)
que reçut Tordre de le soutenir dans l'exécution
des mesures qu'il avait adoptées pour la répression
du commerce interlope; mais l'esprit ardent de
Nelson ne pouvait supporter le repos, et il sortait à
peine des embarras où l'avait jeté son zMe pour
les intérêts du commerce anglais, qu'il se créa de
nouveaux ennemis et un nouveau sujet d'inquié-
tudes, en dénonçant à l'amirauté les pratiques
scandaleuses des fournisseurs, des agents des prises
et des divers employés du service de la marine aux
Antilles. Du reste, cette facilité à s'engager dans
ces questions délicates, lui était inspirée par un dé-
vouement sincère et par une ardeur patriotique qui
ne laissa point d'être profitable à l'État. Dès les
première mois de l'année 4787, près de quatre
mille matelots se trouvèrent employés par ce coin-
•merce réservé qu'il avait restitué au pavillon bri-
tannique, et qui ne s'élevait pas à moins de 58 000
tonneaux. D'un autre côté, les transactions frau-
duleuses qu'il signalait au gouvernement se mon-
taient, pour Antigoa, Sainte-Lucie, la Barbade et la
Jamaïque, à plus de oO millions de francs. Ap-
puyées sur d'aussi réels services, les prétentions de
Nelson à une juste considération n'étaient point
assurément déplacées, et c'est à cette époque qu'il
répondait avec une fierté légitime au gouverneur
général de la Jamaïque, qui lui avait écrit que de
vieux généraux n'étaient point dans l'babitude de
40 GUERRES MARITIMES.
prendre conseils de jeunes capitaines : « J'ai Thon-
neur^ monsieur^ d'avoir le. même âge que le pre-
mier ministre d'Angleterre, et je me crois aussi
capable de commander un des bâtiments de Sa
Majesté, que ce ministre peut l'être de gouverner
l'État. »
Nelson venait de traverser alors une des plus pé-
nibles épreuves qui lui aient été réservées, mais il
y avait gagné l'estime de tous ceux qui avaient été
témoins de son dévouement et de sa constance
dans cette crise difficile. Collingwood, la physio-
nomie la plus noble et la plus pure qui ait honoré
la marine anglaise; Collingwood, cet aimable et
excellent homme, comme l'appelait Nelson, ne par-
lait déjà de son ami qu'avec respect et admiration,
et c'est à la même époque que le prince William
Henri, alors duc de Clarence, conçut pour le jeune
capitaine, dont s'occupaient en ce moment toutes
les Antilles, cette affection qu'il lui conserva pen-
dant tout le cours de sa carrière. Destiné à monter
un jour sur le trône, sous le nom de Guillaume iV,
le duc de Clarence commandait alors la frégate le
Pégase, avec laquelle il vint se ranger sous les or-
dres de Nelson. Il sut bientôt l'apprécier à sa juste
valeur, et quand, le il mars 4787, Nelson épousa
la veuve d'un médecin distingué de l'île de Nevis,
le docteur Nisbett , ce fut le prince William qui
voulut conduire à l'autel la jeune et aimable créole.
CHAPITRE m. M
Plein de vénération pour le sang de ses rois,
Nelson^ de con côté, reconnaissait par le plus
absolu dévouement Tafifection qu'il avait obtenue.
a Je n'ai point, disait-il, dans toute ma vie, une
action qui ne soit honorable : c'est aujourd'hui
surtout que je m'en félicite, puisque je me trouve
admis dans Tintimité du prince. Si j'en avais le
pouvoir, pas un homme ne l'approcherait qui
n'eût une réputation sans tache. » — a Je n'ai
qu'une ambition^ écrivait-il quelques années plus
tard au duc de Clarence lui-même, c'est de com-
mander un des vaisseaux destinés à soutenir le
vôtre dans la ligne de bataille. On verrait bien
alors s'il est un homme qui ait plus que moi votre
gloire à cœur. »
L'amitié du duc de Clarence semblait avoir as-
suré à Nelson un puissant patronage, mais la con-
duite qui lui avait concilié les plus honorables
affections était loin d'avoir produit une impression
aussi favorable dans les conseils de la marine. Bien
que cette conduite eût été hautement approuvée
par le ministère, on voyait dans celui qui l'avait
tenue un de ces esprits inquiets toujours prêts à
se mettre en avant, esprits généralement suspects
à toutes les administrations dont ils menacent l'ha-
bituelle quiétude. Aussi paraissait-on résolu à ne
plus mettre à l'épreuve ce zèle et cette ardeur
incommodes. Quand, en 4788, ne pouvant sup-
4.
42 GUERRES MARITIMES.
porter, malgré son mariage, cette inaction qui lui
était à charge, Nelson demandait avec instance à
retourner à la mer, les sollicitations du prince de
William lui-même restèrent sans succès, et le se-
crétaire de Tamirauté, M. Herbert, comme en
1 790 le comte de Chatam, eut la rudesse de résister
il une pareille intervention. Nelson, découragé,
fut alors à la veille de quitter le service et de
passer sur le continent ; il était surtout blessé du
peu d'égards qu'on avait témoignés à son auguste
protecteur, et ne pouvait songer à Tinuiile con-
descendance du prince sans se sentir aussi humilié
que surpris des refus obstinés de Tamirauté. « Ce-
pendant, disait-il, je suis bien certain d^avoir tou-
jours été un officier zélé et fidèle î » Malgré les
récompenses éclatantes qu'obtinrent plus tard ses
services, il n'oublia jamais ce qu'il avait souffert
pendant ces jours d'injuste disgrâce ; au faîte des
honneurs, il en parlait encore avec amertume.
Mais l'ambition de Nelson devait prouver sa légi-
timité par sa persévérance. La révolution française
s'avançait menaçante, et Nelson, attentif à tous les
bruits de guerre, devina des premiers le conflit
qui allait s'engager entre deux puissances desti-
nées à se disputer le monde ; oubliant soudain ses
rancunes et ses mécontentements, il s'empressa de
renouveler ses instances auprès de lord <]hatam,
et de réclamer avec plus d'énergie que jamais un
CHAPITRE III. 4.1
commandement qui lui permît de prendre, dès le
principe, à cette nouvelle guerre, la part qui con-
venait à son courage et à son dévouement. Soj;
démarches, cette fois, furent favorablement ac-
cueillies, et le 30 janvier 4793, il prit le com-
mandement de l'Agamemnon.
Cinq années d'un repos involontaire avaient
amassé chez lui une impatience et un besoin d'a-
gir qu^il comprimait à peine. Il était alors dans la
force de Tâge, signalé par l'opinion publique comme
un des premiers officiers du corps de la marine ,
et si avide de gloire , que l'occasion d'en acquérir
ne pouvait lui manquer dans l'arène où l'Angle-
terre et la France descendaient pour la seconde
fois. Son premier soin fut de se composer un équi-
page. Nous avons vu que ce n'était point chose
facile alors; mais, grâce à son activité et aussi à
son bon renom, car les matelots anglais ne s'en-
gagent point indifféremment avec tous les capi-
taines, Nelson , rêvant déjà fortune et honneurs ,
combats et parts de prises, eut bientôt rassemblé,
pour l'armement de l'Agamemnon , un personnel
dont la seule vue le remplissait de joie et d'espé-
rance. c( J'ai sous les pieds, écrivait-il à son frère,
le plus beau vaisseau de 64 canons que possède
l'Angleterre ; mes officiers sont tous gens de mé-
rite, mon équipage est vaillant et plein de santé.
Que m'importe donc le point du globe sur lequel
AA GUERRES MARITIMES.
on m'enverra ! » Heureusement pour sa gloire fu*
ture^ ce fut vers la Méditerranée qu on le dirigea.
Cette station devait devenir plus tard, sous sir
John Jervis, la meilleure école de la marine an-
glaise, et Nelson, destiné à y passer désormais la
plus grande partie de sa carrière, allait y acqué-
rier, pendant quatre années de croisière active, les
connaissances spéciales qui devaient le désigner un
jour au commandement de Tescadre d'Aboukir.
CHAPITRE IV.
Situation respective des deux marines en 1793. — Reprise
de Toulon par les troupes républicaines.
Quand , après avoir étudié la guerre de 1778, on
arrive à s'occuper de celle qui Ta suivie , il est im-
possible de ne point éprouver une certaine sur-
prise, une espèce de sensation singulière et indé-
finissable, comme en produirait un changement
soudain de température et de climat. Ces deux pé-
riodes, en eiiet , sont presque contiguës dans l'his-
toire : dix années de paix les unissent et semblent
les confondre; mais au point de soudure il s'est
formé un angle inattendu , un coude subit et brus-
que qu'on ne peut franchir sans se trouver tout à
coup transporté sous un autre ciel. L'aspect de la
scène a tellement changé, qu'on hésite à croire que
ce soient bien les mêmes nations qui l'occupent
encore. Quelle opposition entre le spectacle de
cette lutte ardente et celui qu'on avait tout à
l'heure sous les yeux î Au lieu de ces jeunes no-
bles qui se battaient en riant, deux peuples achar-
nés à se détruire ; au lieu de cette humeur belli-
10 GUF.RRES MARITIMES.
(| lieuse et sans fiel , un sentiment profond et opi-
niAtre, si(<ne précurseur des grandes guerres. A
voir les masses que ce zèle fanatique soulève et
pousse à rennemi , on peut pressentir que Tan-
cienne stratégie va se trouver insuffisante pour de
t(;lles passions et pour de tels combats. Les passes
brillantes, les évolutions circonspectes de Tan-
(•i(înne tactique , ne conuenilent qu'à des ennemis
(|ui ont plus de sang-froid et moins de haine. La
:stnilégî(î navale se transforme donc sous l'inspi-
ration (le Nelson, au moment même où cette trans-
sformation est devenue pour ainsi dire un besoin
(les es[)rits et de la nouvelle lutte qui vient i^e
s'ouvrir. Pourquoi, dans ces engagements déses-
pérés qui convenaient si bien à notre courage, le
sort trahit-il si constamment notre zèle et nos ef-
forts? Pourquoi tant de dévouement et tant de
désastres ? pourquoi tant d'intrépidité et de si
tristes résultats ? Une étude sincère et approfondie
(le celte guerre malheureuse pourra seule nous
rapprendre, mais il importe de constater avant
tout, en marchant cette fois encore sur les pas de
Nelson , dans quelle position relative la reprise des
hostilités trouva les deux marines.
Lord Hood , que Nelson suivit dans la Méditer-
ranée, était à cette époque l'officier général le
plus distingué qui se fût formé dans la guerre
d'Amérique. Après avoir croisé , pendant quinze
CHAPITRE IV. 47
jours, à la hauteur des îles Scilly pour y att(in(lre
le convoi de linde , il fit route vers le détroit do
Gibraltar avec i 1 vaisseaux et quelques frégattis.
' Réuni aux divisions qui l'avaient précédé dans la
Méditerranée, cet amiral se trouva devant Toulon
vers le milieu du mois d'août 4793, à la ttHo de
21 vaisseaux de ligne. Nous en avions alors, dans
ce port, 17 prêts à prendre la mer sous le com-
mandement de Tamiral Trogotf ; A autres y étaieut
en armement, 9 en réparation et 1 en construc-
tion. En y comprenant divers détachements en-
voyés à Tunis, en Corse et sur la côte d'Italie ,
f no» forces se montaient dans la Méditerranée , au
mèineiit où lord llood y parut avec son escadre ,
à 32 vaisseaux, 27 frégates et iG bricks ou cor-
vettes, dont plus de la moitié pouvaient mettre
sous voiles au premier signal. Dans les i)orts de
rOcéan, la défense et Tattaque semblaient prcMi-
dre des proportions plus formidables encore, l'cii-
dant que l'Angleterre rassemblait, sous les ordres
de lord Howe, Tancien adversaire du comte d'Es-
taing sur les côtes de l'Amérique, une Hotte des-
tinée à croiser à l'entrée de la Manche, nous
avions déjà, de notre côté, réuni 21 vaisseaux de
ligne que Tamiral Morard de Galles avait conduits
dans la baie de Quiberon. Cette escadre devait sur-
veiller le littoral de la Vendée et protéger en
même temps le retour du contre-amiral Sercey,
AH GUERRES MARITIMES.
qui , avec 4 vaisseaux et quelques corvettes, es-
cortait alors un convoi parti des Antilles. Au dé-
but do (îette guerre> nous avions donc , pour cou-
vrir la rentrée de nos convois et inquiéter ceux de
rennenii ^ i2 vaisseaux déjà hors de nos {>orts ou
pr^ft d'en sortir. C'est à ce chiffre qu'il faut s'arrê-
ter poin* apprécier à sa juste valeur rétablissement
naval que la monarchie léguait^ en s'écroulant , à
c(î pouvoir héroïque et brouillon qui devait, en
(|uelques années^ préparer la ruine de notre ma-
rine. Ces 43 vaisseaux de ligne, prêts à intercepter
ou h défendre toutes les grandes routes commer-
ciales par les(pielles devaient revenir en Europe
les richesses des Antilles, du Levant et de Flnde,
constituaient en notre faveur une situation que
nous serions loin de retrouver au début d'une nou-
velle guerre. Quelles que soient les bases que Ton
veuille adopter pour évaluer exactement les for-
ces des diverses puissances maritimes; quelque
compte qu'on veuille tenir des déplacements opé-
rés pur la science dans l'importance relative des
divers éléments constitutifs de la flotte, il est cer-
tain que le développement qu'avait atteint notre
marine en 4793 est bien loin aujourd'hui de nos
plus vastes espérances, peut-être même de nos
vœux les plus téméraires. Derrière ces 42 vaisseaux
prêts à prendre la mer, se trouvait d'ailleurs une
réserve imposante. Composée de 34 vaisseaux
CHAPITRE IV. 49
en bon état , elle devait bientôt s^augmeuter de
25 nouveaux vaisseaux qui allaient (Mre mis sur les
chantiers^^ et nos fonderies préparaient déjà plus
de 3 000 canons pour armer ce nouveau matériel.
Cependant^ malgré Timmense développement
de notre marine en 1793, elle se trouvait encore
inférieure à la marine anglaise. En faisant abstrac-
tion des non-valeurs, nous possédions alors 76 vais-
seaux tant à flot que sur les chantiers : TAngleterre
en possédait ii5; mais les vaisseaux français étant
généralement plus forts que les vaisseaux anglais,
notre infériorité devenait moins sensible à mesure
que Ton adoptait d'autres termes de comparai-
son plus exacts. Ainsi , la flotte anglaise portait
8 718 canons, et la nôtre 6 000. En outre , nos
canons étant, pour la plupart, d'un plus fort ca-
libre que ceux des Anglais, ils pouvaient lancer, en
ne considérant qu'un seul bord des vaisseaux, une
volée dont le poids s'élevait à près de 74 000 li-
vres. La volée totale des canons anglais restait
encore, il est vrai, plus considérable que celle des
nôtres, puisqu'elle était d'environ 88 000 livres;
mais elle ne la dépassait pourtant que d'un peu
plus d'un sixième, ce qui réduisait dans une no-
table proportion l'infériorité relative de notre ma-
rine, qui, d'après les premiers chiffres, ne se fût
trouvée composer que les deux tiers de la marine
anglaise. Même ainsi réduite, cette proportion ne
I. 6
50 GUERRES MARITIMES.
donnerait point encore une idée exacte de la va-
leur réelle des deux matériels, car, depuis qu'ils
avaient été doublés en cuivre comme les vaisseaux
anglais, nos vaisseaux avaient recouvré tout l'avan-
tage de marche que devait leur assurer une con-
struction infiniment supérieure. Les Anglais pos-
sédaient, il est vrai, beaucoup de vaisseaux à trois
ponts, sorte de vaisseaux de tout temps regardés
comme formidables; mais les uns, de 100 canons,
comme le Victor y, qui porta successivement le
pavillon de l'amiral Hood, de l'amiral Jervis et de
lord Nelson, comme le Queen Cdablotte, sur
lequel l'amiral Howe venait d'arborer le sien, bien
qu'excellents navires faits pour résister à de rudes
croisières, ne pouvaient d'aucune autre façon sou-
tenir la comparaison avec les trois-ponts français
ou espagnols; les autres, connus sous le nom de
vaisseaux de 98 ou de 90, qui égalaient à peine ,
sous le rapport de la masse de fer qu'ils pouvaient
lancer, nos magnifiques vaisseaux de 80, quoique
ces derniers n'eussent que deux batteries , leur
étaient surtout inférieurs par le manque absolu de
qualités nautiques. A côté de ces deux classes de
vaisseaux de premier rang, nos vaisseaux de 120 ca-
nons, tels que la Montagne * et le Commerce de Mar^
seille, que montait à cette époque l'amiral Trogoff,
* Qui exiîîle encore sons le nom de l'Ocvan.
CHAPITRE IV. M
nos vaisseaux de 120 canons (nous en trouvons la
preuve dans plusieurs lettres de Nelson) exci-
taient rétonnement des capitaines anglais par leur
masse imposante et l'épaisseur de leurs murailles^
qui semblaient impénétrables ou boulet. Les vais-
seaux anglais de 74 canons étaient également
beaucoup plus faibles d'échantillon que les nôtres^
et y quelques-uns de ces vaisseaux existant encore
de nos jours dans les deux marines^ il est facile de
se convaincre, par ce seul rapprochement , de la
distance qui séparait autrefois notre matériel na-
val, le plus beau qui fût en Europe, sans en
excepter celui des Espagnols, des modèles disgra-
cieux et cbétifs de la marine anglaise.
A la supériorité que donnait à nos vaisseaux un
système de construction plus avancé, il fallait
' ajouter encore Tavantage qu'ils retiraient, dans
toutes les occasions où il s'agissait de lutter de vi-
tesse, d'une mâture mieux assujettie, qui leur per-
mettait de défier, toutes voiles hautes, des rafales
par lesquelles se trouvaient souvent démâtés l(*s
vaisseaux ennemis. C'est ainsi qu'au commence-
ment de la guerre , on vit le conti*e-amiral Van-
Stabel, avec six vaisseaux et deux frégates, poursuivi
par l'avant-garde de lord Howe, lui échapper grâce
à la supériorité de marche de son escadre et à la
solidité de ses mâtures.
On voit donc combien de tout point, excepté en
52 GUERRES MARITIMES.
nombre^ nos vaisseaux se trouvaient supérieurs
aux vaisseaux anglais au début de la guerre; mais
nous devions bientôt perdre en partie cet impor-
tant avantage^ et même, lorsque nous le possédions
tout entier^ la désorganisation de notre personnel
et la dilapidation des approvisionnements rassem-
blés dans nos ports ne nous permirent point de le
mettre à profit. En même temps que nos arme-
ments devenaient plus précipités et que nous nous
trouvions réduits à employer de mauvais fers, des
bois de rebut , des chanvres de qualité inférieure,
rhabitude des longs blocus, la pratique constante
de la mer, apprenaient à nos ennemis à adopter
les proportions les plus convenables , les précau-
tions les mieux entendues pour donner à leurs
mâtures la solidité qui leur avait manqué jusque-là.
De ce côté, leurs navires eurent bientôt gagné
tout ce que nos bâtiments perdirent par suite de
notre détresse et de notre négligence. Il nous res-
tait des navires plus vastes et auxquels des lignes
d'eau plus habilement calculées assuraient une
marche supérieure. Les chances de la guerre en
mirent quelques-uns entre les mains des An-
glais f qui s'empressèrent de les réparer et de les
imiter. Leur marine s'enrichit ainsi de bâtiments
qui, construits sur les mêmes plans que les nôtres,
mais armés avec plus de soin et de connaissance
des exigences de la mer, loin d'avoir rien à envier
CHAPITRE IV. 53
à leurs modèles^ eurent sur eux une très-grande
supériorité dans les navigations difficiles et rigou-
reuses. Le Commerce de Marseille , qui avait porté
le pavillon du vice-amiral Truguet et celui du con-
tre-an}iral Trogoflf, ce superbe trois-ponts, dont
le tonnage dépassait de près de 500 tonneaux celui
du ViCTORY, conduit de Toulon à Portsmouth, y
resta pour servir de leçon aux constructeurs an-
glais, comme le Pompée de 74- , également enlevé
à Toulon, comme plus tard le Tonnant et le Fran-
Min, vaisseaux de 80 canons, capturés tous deux
à Aboukir, et qui, à cette époque, n'avaient
leurs pareils dans aucune marine du monde.
D^ailleurs, malgré l'espèce d'équilibre qui exis-
tait en 1793 entre les deux marines, équilibre ,
il est vrai , que l'adjonction des marines espa-
gnole, hollandaise, portugaise et napolitaine à
la marine anglaise ^ eût suffi pour détruire , la
guerre était à peine commencée , qu'il fut facile
d'en prévoir l'issue. Dans un temps où tous les
1 La Hollande possédait une force nominale de 49 vais-
seaux de ligne, dont la plupart ne portaient que 64 et 54 ca-
nons et étaient déjà en très-mauvais état. L'Espagne , sur
204 navires, comptait 76 vaisseaux et en avait 56 d'armés Le
Portugal promettait de fournir à la coalition 6 beaux vais-
seaux bien équipés et montés en partie par des officiers an-
glais. Le roi de Naples s'engageait à mettre à la disposition
du commandant de la flotte anglaise dans la Méditerranée
4 vaisseaux de 74 et un corps de 6 000 hommes.
5.
5i GUERRES MARITIMES.
liens sociaux se trouvaient relâchés, il y aurait eu,
en eflfet, folie à espérer à bord de nos navires le
maintien de cette obéissance passive et de ce res-
pect hiérarchique, seuls fondements possibles
d'une bonne discipline. Les équipages de la flotte
mouillée dans la baie de Quiberon furent les pre-
miers à donner Texemple de ces dangereuses sé-
ditions qui devaient se renouveler plusieurs fois à
bord des vaisseaux de la république : ils obligèrent
ramiï*al Morard de Galles à ramener la flotte à
Brest, et ne rentrèrent dans Tordre que lorsqu'une
partie des mutins eut été envoyée aux armées et
remplacée par des levées de pêcheurs et de con-
scrits. La perte de ces vieux matelots était moins
regrettable encore que celle des officiers qui, sous
d'Estaing, sous Guichen, sous Sufïren et d'Orvil-
liers, avaient appris à manœuvrer des vaisseaux et
à diriger des escadres. Ceux de ces officiers qui
n'émigrèrent pas furent emprisonnés ou tombèrent
sous la hache de la guillotine. Cette marine si glo-
rieuse, si dévouée, si redoutable aux ennemis de
la France, sembla disparaître tout entière dans une
seule année de terreur. Ce qu'un gouvernement
régulier n'eût point réussi à accomplir, un gouver-
nement nouveau , obligé de faire face à l'Europe ,
dut songer à l'entreprendre. Aux prises avec la
guerre civile, avec la famine, avec la désorganisa-
tion des esprits, il fallut qu'il s'occupât de combler
CHAPITRE IV. 55
cette brèche énorme par laquelle Fennemi devait
pénétrer, et de faire surgir des rangs les plus in-
fimes de la flotte des officiers et des commandants
pour ces vaisseaux abandonnés et ce matériel de-
venu inutile. Cependant la guerre était active et
pressante ; pour faire vivre le peuple, il était né-
cessaire d^assurer la rentrée des convois de blé
attendus d'Amérique. Le salut de la révolution
exigeait qu'on tînt des escadres à la mer, et il
fallait réaliser, avec la rapidité propre à cette épo-
que, de toutes les choses du monde celle qui de-
mande le plus de temps et de méthode, celle qui
s'accommode le moins de la précipitation et du dé-
sordre : la reconstitution d'une grande marine. La
Convention n'hésita point : elle poussa ses esca-
dres dehors avec ce personnel novice, décréta
Tactivîté dans nos arsenaux , l'héroïsme sur nos
vaisseaux , comme elle venait de décréter la vic-
toire aux frontières, et , tant Tenthousiasme a de
puissance, même dans les choses qui semblent le
plus échapper à son empire, peu s'en fallut qu'elle
ne surprît , en cette journée mémoiablu connue
sous le nom de combat du 13 prairial , à cet ami-
ral vétéran qiii avait tenu le comte d'Estaing en
échec et à ces vaisseaux anglais régulièrement
armés et commandés par des otficiers expérimen-
tés, un triomphe qui eût peut-être donné une di-
rection bien différente à la guerre. L'amiral Vil-
56 GUERRES MARITIMES.
laret-Joyeuse, en cette occasion, combattit pendant
trois jours dans le golfe de Gascogne la flotte de
lord Howe, composée de 25 vaisseaux , et , bien
qu'il eût perdu 7 vaisseaux dans le dernier enga-
gement qui eut lieu le l®' juin 1794, la flotte an-
glaise , aussi maltraitée que la nôtre , n'essaya pas .
de pousser plus loin ses avantages. Le convoi d'A-
mérique entra dans Brest peu de jours après cette
action malheureuse, et la république, sauvée d'une
disette imminente, put en rendre grâce aux vais-
seaux que lui avait légués l'infortuné Louis XVI.
Déjà ce magnifique héritage avait reçu une fa-
tale atteinte. Ivre de terreur, en apprenant l'entrée
du général Carteaux à Marseille, Toulon s'était
jeté, le 28 août 1793, dans les bras de l'Angle-
terre, et avait livré ses forts, sa rade et ses vais-
seaux à la flotte de lord Hood. Par suite de cette
funeste résolution , les Anglais se trouvèrent sans
combat en possession de 31 vaisseaux et de 15 fré-
gates. Lord Hood les reçut en dépôt au nom de
Louis XYII ; mais il n'y eut pas un officier anglais
qui se méprît sur la valeur d'un pareil engagement,
et Nelson fut des premiers à remarquer qu'il ne
faudrait pas une heure pour brûler la flotte fran-
çaise. Cette flotte échappa en partie à l'incendie
dans lequel les Anglais avaient voulu l'envelopper
tout entière. Ils avaient trouvé à Toulon 58 bâti-
ments ; 25 retombèrent entre les mains de la
CHAPITRE IV. 57
France. Cet événement cependant^ si Ton ne con-
sidère que le dommage matériel y fut plus fatal
à notre marine que ne Tavaient été les combats
réunis de M. Grasse et du i 3 prairial , car la perte
que nous supportâmes en cette occasion s'éleva à
13 vaisseaux et 9 frégates. 9 de ces vaisseaux fu-
rent brûlés par Sidney Smith , 3 bâtiments furent
emmenés par les Sardes et les Espagnols ^ et
4 vaisseaux suivirent avec 6 frégates Tescadre an-
glaise au moment où elle se retira aux îles d'Hyères.
En Angleterre, Topinion publique fut loin d'être
satisfaite de ce résultat : elle reprocha vivement à
lord Hood , non point ce qui a souillé son nom ,
d'avoir ajouté les horreurs de cet eflfroyable incen-
die à toutes les horreurs d'une évacuation préci-
pitée, mais d'avoir trop attendu pour s'y résoudre,
et d'avoir ainsi laissé son œuvre de destruction
incomplète. On se demandait pourquoi, à peine
maître des forts, il ne s'était point occupé d'expé-
dier dans les ports anglais cette belle flotte remise
en son pouvoir, pourquoi du moins il n'avait pas
pris à l'avance de telles mesures, qu'aucun de nos
vaisseaux ne pût échapper à l'incendie, quand une
évacuation, depuis longtemps prévue, serait de-
venue inévitable.
Heureusement pour la France, lord Hood n'é-
tait point entré seul à Toulon. En même temps
qu'il jetait l'ancre dans cette rade, une flotte es-
5H GCERKES MARITIMES.
|>agnole^ composée de 47 vaisseaux > y mouillait
aussi , et don Juan de Langara^ qui la comman-
Viait, don Juan de Langara^ Tancien prisonnier
de Rodney *, s'empressait de déclarer que Toulon
n'était point ^ connue lord Hood semblait disposé
à le croire, un /)oW virtuellement anglais^ mais
un dépôt confié à l'honneur de TËspagne aussi
bien qu'à celui de l'Angleterre. Après avoir mouillé
ses vaisseaux de manière à battre de la façon la
plus favorable les vaisseaux anglais affaiblis en
nombre par divers détachements qui croisaient
alors dans la Méditerranée , et en force effective
par les renforts qu'ils avaient dû envoyer aux gar-
nisons des différents postes « l'amiral espagnol ne
ne crut plus obligé de dissimuler que , dans son
opinion , la ruine de la fnarine française ne pou-
t L'amiral don Juan de Langara, né vers 1730, d'une fa-
mille noble de l'Andalousie, combattit le 16 janvier 1780,
avec 14 vaisseaux espagnols, l'amiral Rodney, qui, à la této
de 22 vaisseaux de ligne, voulait ravitailler Gibraltar. Un
de ses vaisseaux sauta en l'air, furent pris, et lui-même
fut fait prisonnier après avoir reçu trois blessures. En récom-
pense de sa conduite héroïque pendant ce combat, Charles 111
le nomma lieutenant général. Après la paix de Bàle, il fut
chargé du commandement de la flotte de Cadix, conduisit
celte flotte à Toulon, et obligea ainsi les Anglais à évacuer
la Corse et la Méditerranée. Au retour de cette expédition,
il se rendit à Madrid, où il succéda, au mois de janvier 1707,
à don Pedro Varela de Ulloa dans le ministère de la marine.
En 1798, il quitta ce ministère, et mourut en 1800 avec le
grade de capitaine général.
CHAPITRE IV. 50
vcdt qu'être préjudiciable aux intérêts de V Espagne,
Ce fut cette conduite pleine de fermeté, et dictée
assurément par la plus haute politique, qui sauva
une partie de notre flotte; mais elle ne put sauver
les malheureux habitants de Toulon des horribles
effets d^une évacuation entreprise sous le canon
des républicains. Cette ville contenait 28 000 âmes
quand elle invoqua le secours des Anglais. Peu de
semaines après qu'ils l'eurent quittée, elle n'en ren-
fermait plus que 7 000, et cependant J 5 000 per-
sonnes seulement avaient trouvé un refuge sur les
flottes alliées. En quelques mois, 6 000 habitants
avaient disparu. Un grand nombre avaient péri dans
les divers engagements qui précédèrent l'évacua-
tion ; quelques-uns, quand ce terrible moment fut
arrivé, se pressant sur les quais avec leurs femmes,
avec leurs enfants, furent coupés en deux par les
boulets que les républicains faisaient pleuvoir sur
eux des hauteurs qui dominent la ville. D'autres se
noyèrent dans le port; le reste, laissé à la merci
des vengeances populaires, .périt victime d'une
atroce réaction que le brave général Dugommier
s'efforça vainement de prévenir.
Au moment où la flotte anglaise quittait la rade
de Toulon, Nelson était avec l'Agamemnon mouillé
devant Livourne. Quatre navires chargés de blessés
y arrivèrent bientôt avec les bâtiments qui por-
taient une partie des malheureux émigrés. Des
60 GUERRES MARITIMES.
vaisseaux français les suivaient *^ car Tamiral Lan-
gara n'avait point réussi à convaincre les officiers
qui les commandaient qu'il était plus honorable
pour eux^ plus conforme aux intérêts de la France^
de placer ces vaisseaux sous la protection de l'Es-
pagne que sous la protection de l'Angleterre.
« Toulon a éprouvé en un jour, écrivait Nelson à
sa femme, toutes les calamités que peuvent enfan-
ter les guerres civiles. Des pères sont arrivés ici
sans leurs enfants, des enfants sans leurs pères.
C'est l'horreur sous toutes ses facîes. J'ai près de
moi le comte de Grasse, qui commande la frégate
la Topaze, Sa femme et sa fille sont à Toulon. Lord
Hood s'est jeté lui-même à la tête des troupes qui
fuyaient, et a fait l'admiration de tous ceux qui ont
été témoin de son courage ; mais le torrent était
irrésistible. Plusieurs de nos postes, occupés par
les troupes étrangères, ont été enlevés sans com-
bat; dans d'autres, défendus par nos soldats, pas
un homme ne s'est sauvé. Je ne puis tout écrire,
mon cœur est navré. »
Les événements dont Nelson fut témoin à cette
époque laissèrent dans son esprit une impression
* Les bàliments français qui furent ainsi ajoutés à la ma-
rine anglaise furent le Commerce de Marseille ^ de 130 ca-
nons ; les vaisseaux le Pompée , le Puissant et le Sctpion ,
de 74; les frégates VAréthuse et la Perle, de 40 canons;
l'Àlceste, la Lutine^ la Prosélyte et la Topaze, de 32; la
corvetle la Belette^ de 24.
CHAPITRE IV. Gl
profonde. Les deux premières années de la guerre
nous avaient coûté 23 vaisseaux; mais ce n'est pas
dans ces pertes prématurées que Nelson croyait dé-
couvrir le secret de notre faiblesse. 11 le voyait tout
entier dans Tinsubordination de nos équipages, et
répétait souvent a que nous ne réussirions point à
battre une flotte anglaise tant que nous n'aurions
pas rétabli la discipline dans la nôtre. » C'est à ces
habitudes démagogiques (the riotom bekaviour of
lawless Frenckmen) que, quelques années plus tard,
sur le cbamp de bataille d'Aboukir, il attribuait
encore les désastres de nos escadres. Il parle dans
une de ses lettres, écrite à la fin de 1793, d'une de
nos frégales qu'il bloquait devant Livourne, et dont
l'équipage, une belle nuit, déposa son capitaine et
le remplaça par le lieutenant d'infanterie de ma-
rine. Le désordre des clubs s'était, en effet, intro-
duit sur nos vaisseaux, et nos matelots, soupçon-
nant leurs officiers de vouloir les vendre à l'An-
gleterre, mettaient chaque jour en délibération
l'obéissance à leurs ordres. Nelson vit ces officiers
se partager en deux camps ennemis, et ceux qui
étaient demeurés les dépositaires des traditions glo-
rieuses des guerres de l'Inde et des Antilles, sortir
de Toulon à la suite de l'amiral anglais, pour se
ranger sous son pavillon. De là date sa présomp-
tueuse confiance : elle prit sa source dans la dé-
sorganisation de notre marine.
I. 6
i
CHAPITRE V,
OccupatloQ de la Corse par les Anglais.
Au moment de Tévacuation de Toulon, Nelson
avait gagné Testime et Taffection de lord Hood par
le zèle qu'il venait de déployer dans les diverses
missions dont il avait été chargé. Dans l'espace de
six mois, son vaisseau n'avait pas passé vingt jours
au mouillage. Pendant que Tescadre anglaise occu-
pait la rade de Toulon et en disputait la possession
aux batteries des républicains, Nelson, un jour à
Naples, le lendemain sur les côtes de Corse^ n'avait
cessé de tenir la mer. Gourant de Corse en Sardai-
gne, ou de Tunis à Livourne, négociant, bataillant,
ne connaissant ni le repos ni la crainte, il s'annon-
çait déjà avec toute l'audace et la brusquerie de sa
nature, et appelait résolument courage politique
cette facilité qu'il montra plus tard à violer toutes
les garanties du droit des gens et toutes les stipu-
lations protectrices des États secondaires* Frappé
des qualités qui faisaient de Nelson, sinon un très-
CHAPITRE V. 63
bon pôlifîqfue (ce dont ce dernier se piquait cepen-
dant), du moins un homme d'action inappréciable,
lord Hood lui avait plusieurs fois offert de quitter
son petit vaisseau de 64 pour un vaisseau de 7-i.
L'oftre était séduisante. Cependant Nelson ne pou-
vait se résoudre à se séparer de ses .officiers. Il leur
était très-attaché et ne parlait jamais d'eux qu'avec
les plus grands éloges. Chose singulière, cet homme,
chez lequel certains actes de triste célébrité sem-
bleraient accuser une âme inflexible, était doué, au
contraire, d'une grande sensibilité et de la nature
la plus affectueuse. L'exercice même de cette au-
torité despotique et sans contrôle dont il fut si
longtemps investi, n'avait pu altérer chez lui cette
égalité d'humeur et cette facilité de mœurs qui le
distinguaient dans la vie privée, et qu'il portait jus-
que dans ses moindres relations de service. Il suffit
de parcourir sa correspondance pour ne point con-
server le plus léger doute à cet égard. On ne trou-
verait peut-être pas dans tout le cours de ce volumi-
neux recueil, où Nelson s'abandonne aux effusions
les plus intimes, une seule plainte contre ses vais-
seaux, ses officiers ou ses équipages. Tout cela est
excellent, dévoué, plein d'ardeur, et tout cela le
devient en effet sous l'influence de cet heureux
optimisme et de cette disposition affable et bien-
veillante. C'était là, du reste, le grand art de Nelson.
Il savait s'adresser si bien aux aptitudes particu-
64 GUERRES MARITIMES.
lières de chacun^ qu'il n'était si méchant officier
dont il ne parvînt à faire un serviteur zélé^ souvent
même un serviteur capable.
Le temps pendant lequel il conserva le comman-
dement de ce petit vaisseau de 64 fut le plus heu-
reux de sa vie. Il était alors bien loin de prévoir
toute la gloire qui s'attacherait un jour à son nom^
mais une réputation honorable avait déjà récom-
pensé ses efforts, et le ton joyeux qui règne dans
les lettres qu'il écrivit à cette époque forme un in-
téressant et pénible contraste avec l'abattement qui
se trahit à chaque ligne de sa correspondance,
quand, au milieu des honneurs et des enivrements
qui suivirent la bataille d'Aboukir, mécontent de
lui et des autres, il appelait de tous ses vœux une
mort glorieuse et semblait n'aspirer qu'au repos
de la tombe. En 1794, moins illustre, mais plus
heureux, plus satisfait de lui-même, battu de ces
ouragans du golfe de Lyon dont il ressentait pour
la première fois la violence, ayant à peine touché
terre depuis son départ d'Angleterre, il trouvait
délicieuse cette vie rude et active, et la sérénité de
son âme lui rendait ces épreuves légères. c( Depuis
quelque temps, disait-il, nous n'avons eu que des
coups de vent; mais avec I'Agamemnon nous n'y
prenons pas garde... c'est un si bon vaisseau. Nous
n'avons pas d'ailleurs un malade à bord. Comment
y en aurait-il avec un si vaillant équipage? Et lord
CHAPITRE y. 65
Hood ! quel excellent officier ! Tout ce qui vient de
lui est tellement clair^ qu^il est impossible de ne
point comprendre ses intentions. » Ainsi enchanté
de son vaisseau^ de son équipage et de son amiral^
Nelson se promettait bien de ne point perdre une
heure de cette guerre^ et quoique tout le profit
qu'il osât en attendre fût quelque joli cottage du
prix d'environ 2 000 liv. sterl., quoiqu'il y eût alors
dans la Méditerranée plus d'honneur que de profit
à recueillir^ il prenait gaiement son parti de toutes
les privations et de toutes les misères, maintenant
sa chétive santé à travers les fatigues et les intem-
péries qui terrassaient les plus robustes. La marine
française semblait pour longtemps réduite à l'im-
puissance^ l'incendie de Toulon avait rendu la mer
déserte, et Nelson s'apprêtait à chercher sur un
autre élément de remploi pour l'activité de s&% ja-
quettes bleues qu'il voulait conduire à la tranchée
et à l'attaque des places fortes^ de façon à faire
honte aux habits rouges que les républicains ve-
naient de chasser de Toulon.
Lord Hood, en effet, avait à peine quitté cette
magnifique rade, qu'il songea à s'assurer dans la
Méditerranée un nouveau refuge pour sa flotte.
Depuis longtemps il convoitait la possession de la
Corse, que le vieux Paoli agitait par ses intrigues,
et, pendant son séjour à Toulon, il avait entamé
avec ce général une négociation qui fut suivie
6.
66 GUERRES MARITIMES.
d'une tentative infructueuse sur la ville de Saint-
Florent. Paoli promettait de soulever les habitants
et de les amener à accepter le protectorat de l'An-
gleterre , mais il voulait que lord Hood s'en-
gageât à chasser les Français des places fortes
qu'ils occupaient dans le nord de l'île. L'em-
ploi de quelques vaisseaux se fût trouvé insuffi-
sant contre des places aussi peu accessibles que
Bastia et Calvi , et , tant qu'il eut à défendre Tou*
Ion y lord Hood se trouva trop occupé pour pou-
voir former de nouvelles entreprises. L'évacuation
de Toulon laissait , au contraire , à sa disposition ,
Tin corps d'armée de 2 000 hommes qui devenait
un véritable embarras pour l'escadre, un matériel
considérable et tous les moyens d'entreprendre des
sièges réguliers. D'accord avec le major général
Dundas, il résolut donc de tenter une conquête
qui devait amplement sdédommager l'Angleterre
de la perte de Toulon. Le débarquement des
troupes s'opéra dans la baie de Saint-Florent. Les
positions qui défendaient cette ville furent enlevées
successivement, et Bastia, attaquée bientôt par
les seules troupes de la marine et une partie des
équipages de la flotte, contre l'avis et sans le con-
cours des généraux anglais , Bastia fut emportée
après quelques jours de siège. Calvi , que l'amiral
Martin, sorti de Toulon à la tête de sept vaisseaux ,
essaya vainement de secourir, opposa une plus
CHAPITRE V. 67
longue résistance; mais investie par des forces plus
considérables que celles qui avaient réduit Bastia ^
cette place finit par succomber également ^ et les
Français se trouvèrent entièrement chassés de la
Corse , qu'ils ne devaient reprendre qu'à la faveur
des triomphes de Tarmée d'Italie.
Nelson avait dirigé toutes les opérations du
siège de Bastia et pris une part active à celui de
Calvi. Ce fut dans une des batteries élevées contre
les fortifications de cette dernière place, qu'il
perdit l'usage de son œil droit, atteint par quelques
débris qu'un boulet avait fait voler en éclats en
frappant le merlon de cette batterie. Cette bles-
sure ne le tint renfermé qu'un seul jour; mais,
comme il l'écrivait alors, il ne s'en était pas fallu
de l'épaisseur d'un cheveu qu'il n'eût la tète em-
portée.
« C'esl une puissance infuiliibie (lui écrivait son père, es-
prit grave et religieux pour lequel Nelson éprouvait une
vénération profonde), c'est une puissance pleine de sagesse
et de bonté qui a diminué la force du coup dont vous avez
(Hé frappé. Bénie soit cotte main qui vous a sauvé pour être,
j'en suis certain, pendant bien des années encore, l'instru-
inenl du bien qu'elle prépare, l'exemple et la leçon de vos
compagnons! 11 n'y a point à craindre, mon cher Horace,
que ce soit jamais de moi que vous vienne une dangereuse
flatterie ; mais, je l'avoue, j'essuie quelquefois une larme de
joie en entendant citer votre nom d'une manière aussi hono-
rable. Puisse le Seigneur continuer à vous protéger, à vous
diriger, à vous assister dans tous vos efforts pour accomplir
68 GUERRES MARITIMES.
ce qui est salutaire et équitable ! Je sais que les militaires
sont généralement fatalistes Celle croyance peut sans doute
être utile , mais il ne faut pas qu'elle exclue la confin.nce
que tout chrétien doit avoir dans une providence spéciale
qui dirige tous les événements de ce monde. Votre destinée,
croyez-le bien, est dans les mains du Seigneur, et les che-
veux même de votre tête sont comptés. Je ne connais point,
quant à moi, de doctrine plus fortifiante. »
En vérité^ il y a une grande élévation de pensée
dans ces accents à la fois émus et résignés. Le
sentiment du devoir n'y a point laissé de place
pour ces insinuations timides qu'on eût pardonnées
cependant à la tendresse d'un père. Le noble
vieillard n'engage point son fils à ménager sa vie;
mais^ les yeux levés au ciel^ il espère^ pour em-
ployer les expressions mêmes que nous retrouvons
dans une autre de ses lettres, que Dieu le défendra
de la flèche qui vole à la clarté du jour et de la
peste qui chemine dans Vombre de la nuit. C'est
bien là le langage inspiré, le ton plein de vigueur
de cette grande Église, aujourd'hui chancelante,
qui fut, pendant deux siècles, le plus ferme pilier
de la constitution britannique. Ce sont bien ces,
fortes maximes qui semblent moins destinées à for-
mer des chrétiens pour le ciel que des citoyens
pour la vieille Angleterre, ces hautes notions du
devoir où l'on retrouve plus souvent peut-être les
inspirations du Dieu de Moïse que les touchantes
leçons du Dieu de l'Évangile, mais dans lesquelles
A
CHAPITRE V. 69
il est impossible de méconnattre le germe et le
principe des plus nobles vertus militaires. Les An-
glais, il n'en faut point douter, n'ont point été seu-
lement, dans la longue et sanglante guerre qu'ils
nous ont faite, d'habiles et persévérants automates;
ils ont été, comme nous l'étions alors, des combat-
tants ardents et convaincus, mourant, comme
nous, pour Tautel et le foyer, animés d'un enthou-
siasme semblable au nôtre, et aussi prêts que nous
à se sacrifier pour le triomphe de leurs idées et le
succès de leurs principes. Si, pendant cette ter-
rible lutte, ils n'eussent point eu aussi quelque
source sacrée où retremper leur dévouement et
leur énergie, jamais ils n'auraient pu résister à
cette race héroïque chez laquelle la vertu la plus
commune fut un suprême mépris de la mort. Mal-
gré la supériorité de leurs vaisseaux, la rapidité et
la précision de leur tir, ils eussent été emportés,
comme une paille légère, par ce tourbillon d'hom-
mes et de navires que soulevait l'ouragan révolu-
tionnaire; mais la foi républicaine rencontra dans
cette arène les restes de ce vieux fanatisme puri-
tain qui, depuis Cromwell, n'était point complète-
ment éteint encore. Pour résister à la furie fran-
çaise, il se retrouva parmi ces descendants des
têtes-rondes quelque chose de ce feu sombre et
opiniâtre que leurs pères opposaient jadis aux ca-
valiers de Charles Stuart, et c'est ainsi que, pen-
70 GUERRES MARITIMES.
(lant près d'un quart de siècle, il fut donné à ces
ardeurs rivales de se disputer et d'étonner le
monde.
Nelson lui-même, qui possédait au plus haut
degré ce qu'on peut appeler la bravoure de tem-
pérament, et qui n'a jamais connu, si l'on peut en
croire le témoignage de sa correspondance et celui
de ses contemporains, cette émotion involontaire
que ressentit le jeune Wellesley à sa première ba-
taille ; Nelson, qui jouait sa vie aussi résolument
qu'aucun homme au monde, ne dédaignait point
cependant, au moment de combattre, de raffermir
son courage au souvenir des pieuses exhortations
de son père. A la veille de ces grandes journées
d'où il est rarement sorti sans blessure, il éprou-
vait le besoin de se recueillir et d'envisager d'un
œil ferme et grave les chances qu'il allait courir.
Souvent il écrivit sur son journal une courte
prière.
« Notre vie à tous, disait-il , est entre les mains de celui
qui sait mieux que personne s'il doit préserver ou non la
mienne. Je m'en remets sur ce point à sa volonté. Mais ce
qui est dans mes propres mains, c'est ma réputation et mon
honneur, et vivre avec une réputation flétrie me serait in-
supportable. La mort est une dette que nous devons tous
payer un jour; il importe peu que ce soit aujourd'hui ou
dans quelques années. Ce que je veux, c'est que ma con-
duite ne puisse jamais attirer la rougeur sur le front de mes
amis.» — « Rappelez-vous (écrivait-il à sa femme au moment
où il pensait que lord Hood pourrait atteindre l'escadre
CHAPITRE V. 71
française accourue au secours de Calvi), rappelez - vous
ga'un brave homme ne meurt qu'une fuis, et qu'un lâche
raeurl toute sa vie. Si quelque accident devait m'arrivcr
dans cette rencontre, je suis certain du moins que ma con-
duite aura été de nature à vous donner des titres à la bien-
veillance royale. Ne croyez pas cependant que j'aie aucun
sinistre pressentiment, et que je craigne vraiment de ne plus
vous revoir; mais, s'il en devait être autrement, que la vo-
lonté de Dieu soit faite! Mon nom ne sera jamais un djC's-
honncur pour ceux qui le porlent. Le peu que je possède,
vous le savez, je vous l'ai déjà donné. Je voudrais que re fui
davantage , mais je n'ai jamais rien acquis d'une manière
qui ne fût honorable, et ce que je vous donne vient de mains
qui sont pures. »
Au mois d'octobre 1794, lord Hood rentra en
Angleterre sur le Victory, et laissa le comman-
dément temporaire de la flotte au vice-amiral Ho-
tham. Il avait eu souvent à se plaindre de la négli-
gence avec laquelle l'amirauté pourvoyait aux be-
soins de son escadre, et, à son arrivée en Angle-
terre, il s'en expliqua avec vivacité. Il était, vers
le mois d'avril 1795, à la veille de mettre sons
voiles pour aller reprendre le commandement de
la flotte de la Méditerranée, quand il crut devoir,
avant de partir, adresser de nouvelles remontrances
à l'amirauté sur l'insuffisance des forces entrete-
nues dans cette station. Son insistance excita un
tel mécontentement dans le conseil, que le 2 mai il
reçut, de la façon la plus inattendue, l'ordre d'a-
mener son pavillon, qui ne fut jamais rehissé de-
72 GUEURES MARITIMES.
puis cette époque. L'amiral sir John Jervis fut
nommé pour lui succéder, et partit pour la Médi-
terranée le 11 novembre 1795. Le commandement
de la flotte anglaise resta donc pendant plus d'une
année entre les mains du vice-amiral Holham, qui
ne Tavait reçu que d'une manière provisoire, et il
est probable que cet officier Teût conservé défini-
tivement, s'il eût su se montrer à la hauteur d'une
tâche qui était réellement au-dessus de ses forces.
« Holham , écrivait Nelson , est assurément le meilleur
homme qu'on puisse voir, mais il prend les choses trop phi-
losophiquement. Il faudrait ici un homme actif et entre-
prenant, et il n'est ni l'un ni l'autre. Pourvu que chaque
mois se passe sans que nous ayons de notre côté essuyé au-
cune perte, il se tient pour satisfait. Sous aucun rapport, il
n'est comparable à lord Hood. Ce dernier est vraiment l'of-
ficier le plus remarquable que j'aie connu. Lord Howe est
certainement un officier d'un rare mérite pour conduire et
diriger une flotte, mais c'est tout. Lord Hood est également
supérieur dans toutes les positions où puisse se trouver un
amiral. »
Jusqu'au moment où Nelson connut Tamiral
Jervis, lord Hood paraît avoir réalisé à ses yeux
l'idéal du commandant en chef. Aussi apprit-il avec
indignation la brusque destitution dont cet amiral
venait d'être l'objet. <t Oh ! misérable amirauté !
écrivait-il à son frère ; ces gens-là ont obligé le
premier officier de notre marine à quitter son com-
mandement. L'ancienne amirauté peut avoir causé
CHAPITRE V. 73
ia perte de quelques bâtiments de commerce par
son inertie et sa négligence; celle-ci a compromis
toute une flotte de bâtiments de guerre. L'absence
de lord Hood est une calamité nationale. x>
Les réclamations de lord Hood avaient été pré-
sentées avec une vivacité qu'il regretta plus tard,
mais elles étaient fondées. L'escadre qu'il avait
laissée à Famiral Hotham était en effet dépourvue
de tout, et la plupart de ses vaisseaux auraient eu
besoin de rentrer au port pour s'y refaire et s'y
réparer. Jetée à une si grande distance de l'Angle-
terre, qu'elle devait redouter une victoire incom-
plète presque à l'égal d'un revers, par l'impossibi-
lité où elle se fût trouvée après cette victoire de
remplacer les mâts qu'elle eût perdus S cette flotte
avait, en présence de l'alliance déjà douteuse de
l'Espagne, la Corse à défendre, les Autrichiens à
assister dans leurs opérations sur la côte de Gènes,
le commerce anglais à protéger contre une multi-
tude de corsaires, et, dans le port même de Tou-
lon, une escadre sans cesse menaçante à surveiller
et à contenir. Sidney Smith n'avait pas tout brûlé
dans ce malheureux port : Nelson, qui éprouvait
^ C'était TopiDion de Nelson lui-même et la meilleure
preuve des chances favorables avec lesquelles nous pourrons
souleuir une guerre maritime dans ce bassin de la Médi-
terranée compris entre l'Afrique et la France , l'Espagne et
les îles de Corse et de Sardaigne.
1. 1
74 GUERRES MÀRITIMBS.
peu de sympathie pour ce grand parleur, avait déjà
exprimé la crainte qu'il n'eût fait en cette occasion
« moins de besogne que de bruit; x> en effets au
lieu de 17 vaisseaux français^ comme on Tavait an-
noncé en Angleterre^ il n'y en avait eu que 9 de
détruits. Aussi^ cinq mois à peine après révacviar
tion de Toulon^ l'amiral Martin avait pu prendra
la mer avec 7 vaisseaux : chassant devant lui la
division de l'amiral Hotham^ il avait ^courageuse-
ment essayé de jeter des secours daps Calvi^ assiégé
par les troupes anglaises; mais, poursuivi parla
flotte de lord Hood^ il avait dû se réfugier dans le
golfe l\x9Xkp ovi, embossé sous la protection des forts
de l'île Sainte-Marguerite^ il avait défié pendant
plusieurs jours les attaques de l'ennemi.
Cette première tentative sur la Corse et l'activité
que l'on continuait à déployer dans nos arsenaux
auraient dû ouvrir les yeux à l'amirauté anglaise^
et lui faire comprendre le danger auquel pouvait
se trouver exposée la flotte de la Méditerranée, si
quelque important renfort, trompant la surveil-
lance de la flotte de la Manche, parvenait à sortir
des ports de l'Océan et à se joindreaux vaisseaux
déjà réunis à Toulon. Tel était en efiet le plan
qu'avait conçu, ve» la* fin de Tannée 4794, le co-
mité de salut public, et il est certain que l'exécu*
tion de ce projet eût pu amener dans la Méditer-
ranée les plus importants résultats. Malgré les pertes
CHAPITRE V. 75
qu'elle avait éprouvées à Toulon et au combat du
13 prairial^ la France possédait encore à cette épo-
que un imposant matériel. 35 vaisseaux de ligne^
13 frégates et i6 corvettes ou avisos se trouvaient
en rade de Brest^ prêts à prendre la mer. Le 3i dé-
cembre 4794, cette flotte, déjà réduite d'un vais-
seau qui s'était perdu dans une sortie , mit sous
voiles et se dirigea vers la haute mer. Elle était
commandée par le vice-amiral Villaret-Joyeuse,
sous les ordres duquel on avait placé les contre-
amiraux Bouvet, Nielly, Van-Stabel et Renaudin.
Ce dernier, avec 6 vaisseaux, devait se détacher de
la flotte dès qu'on n'aurait plus à craindre la ren-
contre de Tarmée anglaise, et entrer dans la Médi-
terranée pour y rallier l'amiral Martin. Malheureu-
sement la plus affreuse pénurie régnait alors dans
nos arsenaux. On n'y avait trouvé ni bois ni cor-
dages, pour réparer les vaisseaux désemparés dans
la journée du 13 prairial, et au moment de faire
sortir une flotte aussi considérable, on n'avait pas
même des vivres suffisants à lui donner. La farine et
le biscuit surtout manquaient complètement. Avec
beaucoup de peine on était parvenu à fournir six
mois de vivres à l'escadre destinée à renforcer la
flotte de Toulon, mais les autres vaisseaux de la
flotte de Brest n'en avaient pu embarquer que pour
quinze jours. Ainsi approvisionnés, avec des mâts
jumelés parce qu'on n'avait pu les changer, des
76 GUERRES MARITIMES.
gréeinents en mauvais état^ des coques mal répa-
rées et mal calfatées^ ces vaisseaux étaient envoyés
à la mer au cœur de l'hiver, pour y affronter les
tempêtes inévitables du golfe de Gascogne et la
rencontre probable de 33 vaisseaux ennemis. Les
vents contraires obligèrent bientôt les 6 vaisseaux
destinés pour Toulon à partager leurs vivres avec
leurs compagnons menacés d'en manquer. Arrivée
à cent cinquante lieues de nos côtes, la flotte, déjà
dispersée, fut assaillie par un coup de vent si vio-
lent, que trois vaisseaux, le Neuf Thermidor ^ le
Scipion et le Superbe ^ coulèrent à la mer, le Neptune
se jeta à la côte entre Bréhat et Morlaix, et un mois
après avoir quitté Brest, les débris de ce puissant
armement regagnèrent le port sans avoir pu at-
teindre le but qu'on s'était proposé par cette dé^
sastreuse sortie.
De pareilles expéditions semblent fabuleuses
aujourd'hui : des navires exposés à manquer de
vivres à la mer, sombrant de vétusté au premier
coup de vent, naviguant avec des mâts à demi
brisés et des gréements hors de service, ce sont là
des misères que notre génération n'a pas connues
et a peine à comprendre. Telles étaient cependant
les difficultés contre lesquelles eurent à lutter nos
marins pendant les premières années de la ré-
publique. Il fallait sans doute beaucoup de résolu-
tion et d'énergie pour ne pas se laisser abattre par
CHAPITRE V. 77
des chances aussi défavorables ; il fallait surtout
que ces hommes fussent animés d'un dévouement
bien profond^ d une abnégation bien exaltée^ pour
qu'ils consentissent à engager leur honneur et leur
responsabilité dans des entreprises fatalement des-
tinées à d'aussi déplorables issues. Nous ne pou-
vons apprécier ce qui se passait alors dans notre
marine sans embrasser du même coup d'œil l'en-
semble de cette époque fiévreuse où le même ca-
chet d'outrecuidance et d'audace se retrouve dans
le gouvernement de la société comme dans la con-
duite de la guerre^ dans les plans de constitutions
politiques comme dans ceux d'expéditions mili-
taires. Malheureusement l'influence de cette épo-
que révolutionnaire et de la direction qu'elle avait
donnée à la guerre maritime ne s'éteignit point
complètement avec elle. Longtemps après qu'elle
eut fait place à des temps mieux réglés et plus pros-
pères, on vivait encore à bord de nos vaisseaux
sur ces traditions de désordre et de négligences
qu'elle avait léguées à la marine de l'Empire. Avant
tout^ on s'y confiait dans son courage^ dans sa
ferme résolution de mourir à son poste et de ven-
dre chèrement sa jrie ; mais on y songeait peu à
préparer un succèfeertain par des soins constants
et des dispositions habituelles; puis le jour de l'ac-
tion venu, si l'on se trouvait en face d'un ennemi
mieux exercé, mieux discipUné, maniant avec plus
T.
78 GUERRES MARITIMES.
de facilité et de précision ses canons et ses voiles,
on se tenait pour satisfait de ne laisser entre ses
mains que des mâts abattus^ des ponts jonchés de
cadavres, un vaisseau près de couler, et Fon éprou-
vait une sorte de fierté à voir le vainqueur lui-mê-
me effrayé de tant de sang répandu, et comme
consterné d'une pareille victoire. Ce fut une mal-
heureuse guerre, mais ce fut une guerre hér€n[que
que celle qui se poursuivit ainsi pendant vingt ans.
Suivant nous, on n^a point assez dit sous quel astre
contraire nos marins combattirent à cette époque;
on n'a point assez fait sentir combien les in'stitlrtions
leur ont manqué ; on n'a point assez hôtià^è leur
résignation sublime, leurs combats sans espoir,
leurs sacrifices sans illusion et sans peiir. Gardons-
nous de méconnaître la gloire qui s'attache à de
pareils faits d'armes; gardons-nous de la répudier,
car le courage malheureux, quand il a cette dignité
et cette persévérance, offre quelque chose de plus
touchant, de plus digne de nos hommages peut-
être, que le courage favorisé par la fortune. « Le
succès, a dit souvent Nelson, suffit pour couvrir
hien des fautes, mais combien de belles actions
restent à jamais ensevelies sousune défaite ! »
CHAPITRE VI.
Combat da 14 mars 1795 dans le golfe do Gênes.
Quoique le plan de la Convention eût échoué, la
flotte de Toulon^ portée successivement par de
prodigieux efiorts à 45 vaisseaux de ligne^ appa-
reilla de ce port le 3 mars 4795 pour tenter un
nouveau coup de main sur la Corse et essayer d'y
jeter un corps de 6 000 hommes. L'amiral Ho-
tham était en ce moment à Livourne^ où il avait
conduit son escadre afin de se trouver à. portée de
lavoriser les opérations de Tarmée autrichienne
qui< manœuvrait sur les côtes de la rivière de Gènes.
Ses éclaireurs lui annoncèrent bientôt la sortie de
Tescadre française et lui apprirent la capture d'un
de ses vaisseaux, le Berwigk^ qui^ sorti de Saint-
Florent pour venir le rejoindre à Livourne, avait
donné au milieu de Tavant-garde ennemie. Avec
les 44 vaisseaux cjui lui restaient^ Tamiral Hotham
se porta immédiatement à la rencontre de l'amiral
Martin, tremblant d'arriver trop tard et de trou-
ver le débarquement des troupes françaises déjà
effectué. Malheureusement l'amiral Martin n'avait
80 GUERRES MARITIMES.
point osé tenter cette opération avec la perspec-
tive de la voir interrompue par l'arrivée d'une
escadre dont les éclaireurs étaient déjà venus le
reconnaître, et après avoir capturé le Berwigk il
s'était décidé à rallier les côtes de Provence. Sa
route l'avait conduit vers l'entrée du golfe de
Gênes, quand le 12 mars 4795, il aperçut l'escadre
anglaise. Le vent soufflait de l'ouest et du sud-
ouest par de fortes rafales. Pendant la nuit un vai^
seau français^ le Mercure, perdit son grand mftt de
hune, et se séparant de la flotte, parvint à gagner
le golfe Juan sous l'escorte d'une frégate.
Ainsi réduite au même nombre de vaisseaux
que l'escadre anglaise, notre flotte avait le désa-
vantage de ne compter dans ses rangs qu'un seul
trois-ponts le Sans-Culotte (et encore ce vaisseau
fut-il obligé, par les avaries qu'il éprouva le len-
demain, de quitter son poste pendant la nuit du
13 au 14 mars et d'aller se réfugier à Gênes),
tandis que l'amiral Hotham, dont le pavillon flottait
à bord d'un vaisseau de 100 canons, le Britannl4^
l'amiral Hotham avait en outre trois vaisseaux de
98 sous ses ordres. Il est vrai que, si la présence
de ces vaisseaux contribuait à donner à l'escadre
anglaise une apparence formidable, elle avait aussi
pour résultat de retarder et d'embarrasser tous ses
mouvements, ces vaisseaux étant de très-mauvais
marcheurs en général, et obligeant les 74 à dimi*
CHAPITRE VI. 81
nuer de voiles pour les attendre. L'amiral Martin
se trouvait donc à peu près le maître de chercher
ou de fuir un engagement. Les instructions de la
Convention lui recommandaient^ dit-on^ de ne pas
évite; le combat^ et en eftet^ le 12 mars^ quand il
avait aperçu Tennemi sous le vent de son escadre^
il avait résolument laissé arriver sur sa ligne de
bataille^ comme s'il eût été (^écidé à en venir im-
médiatement aux mains; mais la séparation du
vaisseau le Mercure, et la vue des quatre trois-
ponts rangés sous le pavillon de Famiral Hotham
ébranlèrent sa résolution^ et^ encore incertain s'il
se retirerait devant l'escadre anglaise ou s'il pren-
drait l'offensive, il passa la nuit du 12 au 13 mars
à petite distance de la ligne ennemie, qui placée
sous le vent; tenait ses feux allumés^ et semblait
moins poursuivre notre escadre que l'attendre. Le
13 cependant; au point du jour, l'amiral Hotham
se décida à signaler à ses vaisseaux de chasser en
avant et d'augmenter de voiles. A huit heures du
matin, le vaisseau français de 80, le Ça ira, com-
mandé par le capitaine Coudé, aborda le vaisseau
qui le précédait et perdit ses deux mâts de hune.
Rapproché comme il l'était alors de l'avant-garde
anglaise, ce vaisseau ainsi désemparé se trouvait
gravement compromis, et une des frégates enne-
mies, l'Inconstant, commençait déjà à le canonner,
quand une de nos frégates^ la Vestale^ laissant
82 GUERRES MARITIMES.
arriver sur lui, le prit à la remorque malgré rap-
proche du vaisseau l^Agàmemnon, qui s'avançait
alors sous toutes voiles. Nelson avait témoigné Tin-
tention de n'ouvrir son feu que lorsqu'il serait à bout
portant du Ça ira; mais ce vaisseau parut tirer avec
tant de précision ses canons de retraite, les seub
qu'il pût diriger contre l'Agamemnon, que Nelson,
ne voyant point autour de lui d'autres vaisseaux
qui pussent le soutenir s'il venait à être démâté,
j ngea prudent de ne point se présenter sous la volée
d'un aussi redoutable antagoniste. Manœuvrant
avec beaucoup de sang-froid et d'habileté, comme
on le peut faire quand on commande un bon vais-
seau et un équipage exercé, il eut soin de se tenir
par la hanche du Ça ira, et profita de sa marche
supérieure pour lui envoyer, dans de fréquentes
arrivées, des bordées qui eurent bientôt mis les
voiles de ce vaisseau en lambeau, et l'empêchèrent
de s'occuper de la réparation de ses avaries. Ce-
pendant plusieurs vaisseaux français avaient viré de
bord et menaçaient de couper l'Agamemnon de la
flotte anglaise. Le Ça ira lui-même, avec l'assistance
de la frégate qui le remorquait, était parvenu à exé-
cuter la même évolution et à faire route vers les
vaisseaux qui s'avançaient à son secours. Nelson
dut céder à la nécessité et obéir aux signaux de
l'amiral Hotham qui rappelait son avant-garde,
craignant de la compromettre dans un engage-
CHAPITRE VI. 83
ment partiel avec des forces supérieures. A deux
heures et demie de l'après-midi » le feu cessa de
part et d^autre. Le vaisseau le Cemeuvy que com-
mandait le capitaine Benoit^ remplaça la frégate
la Vestale, qui avait jusque-là remorqué le Ça ira,
et à laquelle ce vaisseau devait son salut. Les
deux escadres^ reformant aussi bien que possible
leur ligne de bataille^ passèrent encore cette nuit
en vue Tune de Tautre^ et attendirent le jour avec
impatience.
Au lever du soleil^ il fai^it presque calme : le
Sam-Culotte, qui^ pendant la nuit^ s'était séparé de
la flotte française^ avait disparu et se dirigeait sur
Gènes; le Censeur et le Ça ira étaient sous le vent à
une distance considérable des autres vaisseaux^ et
Peficadre anglaise^ profitant d'une petite brise de
nord qui venait de s'élever et lui avait donné l'a-
vantage du vent^ se portait sur ces deux vaisseaux
ainsi isolés^ comptant s'en emparer avant que le
reste de notre flotte pût leur venir en aide. Les
premiers vaisseaux anglais qui se présentèrent
pour attaquer le Censeur et le Ça ira furent deux
vaisseaux de lA, le Captain et le Bedford. Pen-
dant que les deux amiraux multipliaient les signaux
pour amener de nouvelles forces sur le lieu du
combat^ ces quatre vaisseaux échangeaient déjà de
rapides volées en présence des deux flottes^ ren-
dues immobiles par le calme plat qui venait de suc-
84 GUERRES MARITIMES.
céder à une folle brise bientôt éteinte : on eût dit^
à les voir au milieu de ce champ clos^ de valeureux
champions choisis par les deux armées pour éprou-
ver la fortune de la journée. Quoique placés par
les avaries du Ça ira dans la position la plus désa-
vantageuse^ les vaisseaux français n'avaient point
paru s'émouvoir de cet engagement inégal. Unis
Tun à l'autre comme ces jeunes héros que Thèbes
envoyait au combat^ ils présentaient^ sous ce ciel
aussi bleu que celui de la Grèce^ sur ces flots aussi
purs que ceux de Salamine, un spectacle imposant
et digne de Tantiquité. Le vaisseau le Censeur y en-
core frais et valide^ qui n'avait point une corde
coupée ni une voile avariée^ qui eût pu échapper
sans peine à cette terrible chance d'avoir bientôt
tout une flotte à combattre^ se tenait^ au contraire^
plus serré contre son compagnon à l'approche du
danger, comme pour lui mieux garantir son con-
cours et sa résolution de partager sa fortune. Le
sort sembla vouloir favoriser cette détermination
héroïque. Au bout d'une heure, le vaisseau le
Captain n'avait point une voile qui pût lui servir;
son gréement était haché, plusieurs de ses mâts
se trouvaient compromis par les boulets qu'ils
avaient reçus, et, se hâtant de s'éloigner sous les
lambeaux de voiles qui lui restaient, il faisait à l'a-
miral Hotham le signal de détresse. Le Bedford
avait moins souffert, mais il était également obligé
CHAPITRE YI. 85
de se faire remorquer par ses canots hors de la
portée de ses redoutables adversaires.
Cependant quatre nouveaux vaisseaux anglais^
aidés par un souffle de vent^ LiLLUSTRious^ le
Courageux^ la Princesse royale de 98^ portant le
pavillon de Tamiral Goodall^ et l' Agamemnon^ alors
à son poste de bataille^ s^avançaient pour rempla-
cer les bâtiments que le Censeur et le Ça ira avaient
désemparés. De son côté^ Tamiral Martin^ qui avait
arboré son pavillon sur une frégate^ profitant de
la brise qui venait de s'élever du nord-ouest^ faisait
signal à son escadre de virer vent arrière^ et de
suivre^ par un mouvement successif, en se repliant
vers la queue de la ligne^ le vaisseau le Duquesne,
chef de file de Tarmée^ auquel il confiait le soin de
conduire nos vaisseaux entre la flotte anglaise et
les deux bâtiments qu'elle s'apprêtait à accabler.
Les intentions de Tamiral furent mal comprises^
ou le vaisseau le Duquesne n'osa points à cause de
la faiblesse de la brise^ les exécuter. 11 vint au vent^
et^ gouvernant parallèlement à la ligne anglaise^ la
canonna du côté opposé à celui où se trouvaient
le Censeur et le Ça ira *. Nos autres vaisseaux le
^ .... « Le général y voulant prufiier de ce souffle de vent
que nous semblions recevoir, signala à l'armée de se former
en bataille pour dégager les deux vaisseaux assaillis ; mais
le Duquesne, qui était chef de file, loin d'exécuter l'ordre , a
tenu le vent et a passé au vent de l'escadre anglaise, au lieu
8
8t> GUERRES MARITIMES.
suivirent^ et^ comme les capitaines Benoît et Coudé
persistaient bravement à combattre^ Tavant-garde
anglaise se trouva^ pendant quelque temps^ placée
entre deux feux et obligée de servir ses canons des
deux bords. Ses deux premiers vaisseaux^ l^Illo-
STRiOLS et LE Ck)URAGEUx, virent tomber bientôt
leur grand mât et leur mât d'artimon^ et eurent^
en moins d'une heure^ 35 hommes tués et 93 bles-
sés. Malheureusement notre avant-garde ne pour-
suivit point ses avantages. Entraînant par son
exemple le reste de Tarmée^ elle s'éloigna et laissa
sur le champ de bataille^ comme on Tavait déjà vu
dans mainte affaire funeste à notre pavillon^ des
ennemis près de se rendre, et deux de nos vais-
seaux bien dignes assurément qu'une flotte se com-
promît pour les sauver. Avant de se laisser ama-
riner, le Censeur et le Ça ira avaient perdu quatre
cents hommes, vu tomber une partie de leur mâ-
ture et désemparé quatre vaisseaux ennemis, dont
l'un, l'Illustrious, se jeta à la côte, deux jours
après, par suite de ses avaries.
Que l'on compare cette magnifique défense avec
celle du Berwigk, capturé quelques jours aupara-
vant par Tescadre française après avoir perdu un
d'arriver entre nos deux, vaisseaux et l'armée ennemie , ce
qui les auraient probablement sauvés. » (Rapport du repré-
sentant du peuple Letourneur de la Manche, en mission près
l'armée navale de la Méditerranée, 26 ventôse an ui.)
CHAPITRE VI. 87
seul homme^ son capitaine^ et avoir eu quatre
matelots blessés, et l'on pourra juger si en effet,
comme on Ta voulu dire, dans nos derniers com-
bats, c'est la persévérance qui nous a manqué.
Les An^ais, nous en pouvons éprouver un bien
juste sentiment d'orgueil, ont bien peu d'actions de
guerre dont on puisse comparer Théroïsme à la
noble résistance de ces deux vaisseaux, à la dé-
fense du Guillaume Tell, célèbre dans les deux
marines, à celle du Vengeur ou du Redoutable;
mais il faut dire à leur gloire ( et on peut appré-
cier par là l'influence qu'exerçaient sur leurs es-
cadres des institutions plus fortes, l'habitude do la
soumission aux signaux de l'amiral et la crainte
de cette opinion publique qui avait déjà sacrifié le
malheureux Byng à ses exigences ), il faut dire que,
si l'escorte de l'amiral Hotham se fût trouvée le
7 mars à portée de secourir le Berwigk, ce vais-
seau n'eût été probablement point abandonné sur
1c champ de bataille, comme furent abandonnés
le Censeur et le Ca ira. Ce triste résultat ne saurait
du reste être imputé sans injustice à l'amiral Mar-
tin. Il avait signalé la seule manœuvre qui pût
sauver ses deux vaisseaux compromis, et il y eût
probablement réussi, si son pavillon, au lieu de
flotter à bord d'une frégate, eût été arboré à bord
d'un des vaisseaux engagés, et si, au lieu d'avoir à
signaler à ses capitaines de se porter au feu, il eût
88 GUERRES MARITIMES.
eu la liberté de les y conduire lui-même ; mais les
instructions du gouvernement étaient alors posi-
tives. Au moment du combat, l'amiral devait quit-
ter son vaisseau et monter à bord d'une des fré-
gates de Tescadre. Cette détestable disposition
avait été adoptée en France depuis que le comte
de Grasse avait été capturé sur la Ville de Paris
par la flotte de lord Rodney, et il en résultait que
deux des plus braves officiers généraux de notre
marine, dont Texemple eût suffi pour entraîner
leurs capitaines, Tamiral Martin et Tamiral Villa-
ret-Joyeuse, se voyaient, à la même époque, Tun
devant Gênes, l'autre devant Tîle de Groix, obligés
de rester spectateurs désespérés de la mollesse et
des fausses manœuvres de leurs vaisseaux.
A la suite du combat du 14 mars 1795, les deux
escadres se trouvèrent également affaiblies. Les
Anglais nous avaient, il est vrai, enlevé deux vais-
seaux, mais ils ne purent jamais parvenir à réparer
le Ça ira; le Censeur y qui devait être repris plus
tard sous le cap de Saint-Vincent par le contre-
amiral Richery, fut le seul qu'ils purent ajouter à
leur escadre. De notre côté, nous avions capturé
LE Berwick et occasionné la perte de l'Illustrious.
Le combat du 14 mars n'eût donc point été une
affaire désastreuse pour notre marine, si l'abandon
de deux vaisseaux sur le champ de bataille, en
présence de forces à peu près égales, n'était un de
CHAPITRE VI. 89
ces événements funestes qui doivent peser sur le
sort de toute une campagne. Nelson, avec la rapi-
dité de coup d'œil et la sûreté de jugement d'un
homme destiné à de grandes choses, avait compris
qu^une escadre qui se résignait à de tels sacrifices
était une escadre démoralisée^ à demi vaincue, et
qu'il fallait se hâter de poursuivre. Il se rendit
donc à bord de Tamiral Hotham, le pressa de laisser
ses vaisseaux désemparés et ceux qu'il venait d'a-
mariner sous Fescorte de quelques frégates, et de
se lancer avec les onze vaisseaux valides qui lui
restaient à la poursuite de Tennemi ; c( mais lut y
beaucoup plus calme, écrivait Nelson à sa femme,
me répondit : Nous devons être satisfaits, nous
avons eu là une bonne journée. — ^Pour moi, je vous
l'avoue, je ne puis être de cet avis, car, de ces
onze vaisseaux français qui fuyaient, en eussions-
nous pris dix^ si nous eussions laissé échapper le
onzième, le pouvant capturer, je ne pourrais appe-
ler cela une bonne journée. Je voudrais être ami-
ral à mon tour, et commander une flotte anglaise.
J'aurais bientôt obtenu de grands résultats ou
éprouvé un grand revers. Ha nature ne saurait
supporter de demi- mesures. Bien certainement, si
la flotte eût été sous mes ordres le 14 mars, l'ar-
mée ennemie tout entière eût embelli mon triom-
phe, ou je me serais trouvé moi-même dans un
terrible embarras. »
8
CHAPITRE VII.
Combat da 13 juillet 1795 , à la hauteur des îles d'Hyères.
Malgré l'insuccès d'une première tentative , le
gouvernement français n'avait point renoncé à en-
voyer des renforts à la flotte de la Méditerranée.
Le 22 février 1795, le contre-amiral Renaudin,
déjà illustré par le combat du Vengeur , partit de
Brest avec 6 vaisseaux et 3 frégates, et le A avril
il mouillait en rade de Toulon, apportant au vice-
amiral Martin un secours d'autant plus opportun,
que, parmi les vaisseaux déjà rangés sous ses or-
dres, venaient de se manifester les symptômes les
plus alarmants d'indiscipline. L'amiral Hotham, de
son côté, avait été rallié à la hauteur de Minorque
par une escadre de neuf vaisseaux que lui amenait
le contre-amiral Mann. Ayant alors sous son pa-
villon 21 vaisseaux anglais et 2 vaisseaux napoli-
tains, il revint mouiller à Saint-Florent. Il ignorait
que l'amiral Martin avait déjà repris la mer avec
17 vaisseaux et manœuvrait à l'entrée du golfe de
Gênes. Ayant rencontré le vaisseau l'Agamemnon,
que l'amiral Hotham avait détaché vers le général
CHAPITRE VII. 91
enchef delVmée autrîchiemie, Tamiral Martin,
dans Tespoir de s'emparer de ce vaisseau comme
il s'était emparé du Berwigk^ le poursuivit jus-
qu'en vue de la baie de Saint-Florent , où était
mouillée Tescadre anglaise. Ce ne fut que pendant
la nuit que l'amiral Hotham put appareiller à la
faveur d'une petite brise de terre. Présumant que
la flotte française, instruite de la supériorité de ses
forces, rallierait les côtes de Provence, il se dirigea
vers les îles d'Hyères, et, le 12 juillet, apprit par
des bâtiments neutres que cette flotte, peu éloi-
gnée de la sienne, faisait route pour gagner la terre.
Pendant la nuit, un vent violent de nord- ouest oc-
casionna à ses vaisseaux de nombreuses avaries.
Six d'entre eux avaient déchiré leur grand hunier.
Quand le lendemain matin la flotte française fut
aperçue à quelques lieues sous le vent, l'amiral
Hotham voulut, avant de l'attaquer , laisser à ses
vaisseaux le temps de remplacer les voiles qu'ils
avaient perdues, et il manqua ainsi l'occasion d'en-
gager, avec 23 vaisseaux contre 17, un combat qui
n'eût pu se terminer que par l'entière destruction
de notre escadre. L'amiral Martin , profitant de
cette faute, s'était empressé de rallier ses vaisseaux
et de les diriger sous toutes. voiles vers le golfe
Juan, qui se trouvait en ce moment le mouillage
le plus facile à atteindre. Cependant le vent mollis-
sait à mesure que nos vaisseaux se rapprochaient
92 GUERRES MARITIMES.
de la côte , et Tavant-garde ennemie s'avançait
rapidement à la faveur de la brise qui régnait en-
core au large. Trois vaisseaux anglais s'étaient
portés sur le serre-file de l'armée française, le
vaisseau de 74 l'Alcide , qui , bientôt dégréé , se
trouva, en quelques minutes, séparé par un assez
grand intervalle du reste de la ligne. Ce fut en ce
moment que la frégate l'Alceste, commandée par
le brave capitaine Hubert, essaya de sauver l'Ai-
cide, près d'être enveloppé par l'avant-garde enne-
mie. Quand les vaisseaux anglais virent cette noble
frégate venir se jeter ainsi au plus épais de la ca-
nonnade, mettre fièrement en panne sur l'avant de
rAlcide et amener un canot pour lui envoyer un
grelin de remorque, il y eut parmi eux un instant
de surprise et d'bésitation, pendant lequel on cessa
de tirer sur VAlcide. Le capitaine du Victory,
vaisseau à trois-ponts que montait le contre-amiral
Mann, était descendu lui-même dans les batteries,
recommandant auxcanonniers de réserver leur feu
jusqu'au moment où ils pourraient le diriger sur la
frégate; mais elle, recevant impassible cette ou-
ragan de fer , ne songea à s'éloigner que lorsque
son canot eut été coulé et qu'elle eut vu un ef-
froyable incendie se déclarer à iîord du vaisseau
qu'elle voulait sauver. Réparant alors à la hâte les
avaries qu'avait éprouvées son gréement, elle fit
route vers la flotte française, laissant, a dit un té-
CHAPITRE vn. 93
moin oculaire alors lieutenant à bord du Yigtory^
(( les vaisseaux anglais étonnés et pleins d'admira-
tion pour cette manœuvre^ la plus hardie et la plus
habile qui ait jamais été exécutée, »
Le feu qui embrasait en ce moment le vaisseau
VAlcide avait pris dans sa hune de misaine, où Ton
avait réuni quelques grenades destinées à être lan-
cées sur le pont de l'ennemi dans le cas où Ton en
viendrait à Tabordage. En quelques minutes^ les
flammes eurent gagné la voilure et enveloppé le
bâtiment. Sept vaisseaux anglais étaient alors en-
gagés avec Tarrière-garde française, quelques au-
tres s'en approchaient rapidement, mais Tamiral
Hotham se trouvait encore avec le reste de son
escadre à huit ou neuf milles en arrière. Cepen-
dant la brise , qui avait d'abord soufflé au nord-
ouest, venait de passer à Test. Ce brusque chan-
gement, très- fréquent sur les côtes de Provence,
donnait à l'amiral Martin l'avantage du vent sur
l'escadre anglaise, mais ne lui permettait plus d'at-
teindre le golfe Juan et d'y aller chercher la pro-
tection déjà éprouvée des batteries qui l'avaient
couvert contre le vaisseau de lord Hood. Notre es-
cadre se dirigeait donc avec une faible brise vers
le golfe de Fréjus, encore éloigné d'au moins trois
ou quatre lieues, quand tout à coup les vaisseaux
qui la poursuivaient cessèrent leur feu, et, virant
de bord , se portèrent à la rencontre de TamiraJ
94 GUERRES MARITIMES.
Hotham. Inquiet de la dispersion de son escadre et
de la proximité de la terre, ce dernier, après avoir
perdu le matin Toccasion d'accabler nos vaisseaux,
en abandonnait la poursuite quand les vents les
obligeaient à se réfugier dans un golfe ouvert et
sans défense !
Le seul avantage que les Anglais retirèrent de
cette escarmouche maladroite fut la destruction
du vaisseau français l'Alcide, Une heure et demie
environ après que Tincendie se fut déclaré à bord
de ce malheureux navire , une explosion terrible
en dispersa les débris et engloutit plus de la moitié
de son équipage. Des 615 hommes qui se trou-
vaient en ce moment à son bord, 300 seulement
purent être recueillis par les embarcations an-
glaises. Le reste périt victime d'un affreux acci-
dent qui s'est trop souvent renouvelé dans cette
longue et funeste guerre.
Pour la première fois peut-être, dans cette af-
faire insignifiante , les Anglais remarquèrent Tin-
certitude de notre tir. Pendant deux heures , les
vaisseaux de notre arrière -garde répondirent au
feu de Tennemi, sans lui causer d'autre dommage
que de désemparer le Culloden d'un de ses mâts
de hune , et encore , ainsi qu'on devait l'observer
pendant la durée entière des hostilités, un système
vicieux de pointage dirigeait-il nos coups vers la
mâture plutôt qu'à la carène ou aux œuvres mortes
CHAPITRE Vil. V)o
des vaisseaux ennemis. Au lieu de s'occuper de
rendre nos artilleurs plus habiles et leurs coups
plus assurés^ la Convention ne songeait qu'à intro-
duire à bord de nos navires de nouveaux moyens
de destruction^ dont l'emploi flattait son ardeur
par le caractère même d'acharnement qu'il sem-
blait prêter à cette guerre. £lle avait prescrit a
bord datons les vaisseaux de la république l'usage
de projectiles incendiaires^ d'obus et même de
boulets rouges que l'on faisait chauffer dans des
fours construits à cet effet dans l'entrepont ^. Les
Anglais parurent s'émouvoir d'abord de ce nouveau
mode d'attaque^ et Nelson lui-même traitait encore
en 1795 ces procédés inusités d'inventions diabo-
liques; mais les premiers combats dans lesquels
on fit usage de ces nouveaux projectiles eurent
bientôt fixé l'opinion sur les effets qu'on en pouvait
attendre^ et convaincu l'ennemi^ désormais rassuré^
que ces créations du génie révolutionnaire étaient
^ « .r.. Je fis signal de faire rougir les boulets,,, A six
heures, l'armée moailla en rade de Fréjus. On fit éteindre
les fourneaux et rétablir les branles. » (Rapport du contre-
amiral Martin après l'engagement du 13 juillet i795.) —
« L'ennemi ne m'a point paru avoir souffert. Je présume ce-
pendant que tous les vaisseaux ont fait usage des obus, bou-
lets artificiels et boulets rouges. J'en avais non-seulement
fait le signal, mais même envoyé l'ordre verbal par nos fré-
gates. » (Rapport du vice-amiral Villaret-Joyeuse après le
combat du 7 messidor an m, 23 juin 1795.)
96 GUERRES MARITIMES
encore moins diaboliques que puériles. Aujour-
d'hui même, en effet, où la science pyrotechnique
a fait d'immenses progrès, on peut se demander
encore si les boulets creux méritent bien réelle-
ment Tefifirayante réputation qu'on leur a faite, et
si le tir plus rapide et plus sûr des projectiles pleins
n'est point toujours celui dont l'efficacité demeure
le mieux établie *.
Ce qui manquait à nos escadres en 1795, c'é-
taient moins des moyens de destruction formi-
dables que l'art de s'en servir; c'était moins le
matériel que le personnel , et, dans ce personnel,
les équipages moins encore que les officiers. Ceux
qui commandaient alors nos vaisseaux étaient pour
la plupart fort ignorants de la tactique navale , et
\ Le plas grand inconvénient du tir à boulet rouge n'était
pas le danger de l'incendie pour le vaisseau même qui usait
de ce formidable moyen de destruction : c'était surtout la
perle d'un temps précieux, l'intervalle qui séparait deux
coups de canon étant généralement avec ce nouveau projec-
tile de six ou huit minutes. On en peut juger par le ta-
bleau suivant, extrait d'un mémoire inédit du célébra ingé-
nieur Forfait, qui dirigea toutes ces expériences.
Calibres Intervalle entre Temps nécessaire
deux coups de canon, pour faire rougir les boulets.
Pour du 8. 4 minutes. 20 minutes.
du 12. 4 1/2 24
du 18. Ô 30
du 24. 6 46
du 36. 8 50
CHAPITRE VII. 97
ne comprenaient quMmparfaitement les signaux qui
dirigent les mouvements d'ensemble d'une grande
flotte. Les plus singulières méprises^ commises sou-
vent en présence même de l'ennemi^ conduisaient à
des désastres qu'il eût été facile d'éviter. Au combat
de l'île de Groix^ dans lequel commandait le vice-
amiral Villaret-Joyeuse^ encore plein des souvenirs
de la guerre de 1778^ et prompt à user^ pour con-
tenir les vaisseaux de lord Bridport , de toutes les
ressources de la tactique^ ce malheureux chef^
menacé de voir son escadre entière entourée par
des forces supérieures y essayait en vain^ par des
combinaisons toujours incomprises , de remédier
aux fausses manœuvres qui l'obligeaient à com-
battre malgré lui. « L'insubordination de plusieurs
capitaines^ écrivait-il au ministre de la marine^ et
l'ignorance extrême de quelques autres rendirent
nulles toutes mes mesures^ et mon cœur fut navré
des malheurs que je présageai dès ce moment. »
Presque à la même époque , le représentant du
peuple Letourneur de la Manche^ envoyé en mis-
sion près de l'amiral Martin^ faisait entendre les
mêmes plaintes. « Les équipages^ disait-il après le
combat dans lequel avaient succombé le Censeur et
le Ça iray les équipages se sont conduits avec une
intrépidité peu commune^ et je suis convaincu que
ce revers, dont ils ont été eux-mêmes à portée
d'apprécier les causes, ne fera qu'ajouter à leur
9
98 GUERRES MARITIMES.
énergie. Il y a beaucoup de bonne volonté parmi
les officiers, mais je ne puis vous dissimuler qu'elle
n'est soutenue ni par V expérience nipar une capa-
cité suffisante y au moins pour la plupart. »
Les deux engagements de Tîle de Groix et des
îles d'Hyères terminèrent presque en même temps,
dans rOcéan et dans la Méditerranée, la campagne
de 1795. Cette campagne avait laissé de nouveaux
vides dans les rangs déjà si éclaircis de nos esca-
dres. Six vaisseaux étaient restés au pouvoir de
Tennemi, quatre vaisseaux avaient péri dans la dé-
sastreuse sortie de Tamiral Villaret; mais le con-
tre-amiral Richery reprenait le vaisseau le Censeur
sous le cap Saint-Vincent, et deux vaisseaux anglais,
l'Alexander, capturé par le contre-amiral Nielly,
LE Berwigk, enlevé par les frégates de l'amiral
Martin, pouvaient compenser la prise de deux de
nos vaisseaux et occuper la place qu'ils avaient
laissée vacante. D'importants événements nous ren-
daient d'ailleurs ces nouvelles pertes moins sensi-
bles : le 5 avril, la paix avait été signée avec la
Prusse; le 16 mai, la Hollande s'unissait avec nous
contre l'Angleterre, et l'Espagne allait bientôt
suivre son exemple. Les plus grands dangers étaient
donc passés, et la révolution ne pouvait plus dou-
ter du succès de sa cause. De sublimes efforts
avaient préparé ce triomphe j d'immenses sacrifices
en avaient déjà payé le prix* Notre marine surtout
€HAprrRE vu. 99
avait cruellement souffert dans cette lutte inégale^
car elle avait perdu 33 vaisseaux depuis le com-
mencement de la guerre. De ces 33 vaisseaux^ nos
discordes civiles en avaient livré 13 à l'ennemi; la
triste nécessité d'expéditions hâtives et mal conçues
e» avait livré 7 aux rigueurs de Thiver; l'Angle-
terre avait conquis le reste sur le champ de ba-
taille.
Cette période de décadence^ malgré les atteintes
profondes qu'elle avait portées à notre avenir ma-
ritime^ ne renfermait point cependant de journée
qu'on pût dire plus funestes à nos armes que le
malheureux combat soutenu par H. de Grasse^ en
1782^ dans le canal de la Dominique. Les vaisseaux
anglais étaient déjà mieux exercés que les nôtres^
mais nulle part, à cette époque, on ne trouve ex-
primé le sentiment de cette infériorité que Ville-
neuve proclamait avec tant de découragement
quelques années plus tard. C'est à la faveur d'une
immobilité apparente , de cette stagnation trom-
peuse qui suivît l'agitation de nos premières cam-
pagnes, que devait se préparer une nouvelle ère
maritime. Trois années allaient s'écouler sans ame-
ner de nouvelles rencontres entre nos escadres et
celles de l'Angleterre. Nos alliés seuls, pendant ce
temps, étaient destinés à supporter le poids de la
guerre, et nos vaisseaux n'y devaient prendre part
que dans des engagements isolés. Aucun d'eux.
iOO GUERRES MARITlIlES.
depuis le combat de Tile de Groix jusqu^à la fatale
nuit d^Aboukir, ne vint enrichir la marine enne-
mie; mais les avantages que remportèrent en 1797
sir John Jervis sur la marine espagnole^ et Tamiral
Duncan sur la marine hollandaise^ étaient de na^
ture à exciter de plus sérieuses alarmes que la
perte de quelques vaisseaux^ car ils indiquaient
déjà de merveilleux progrès dans l'organisation et
la discipline militaire des escadres anglaises. Ces
deux combats peuvent être regardés comme les
précurseurs d' Aboukir, celui du cap Saint-Vincent
plus encore que celui de Camperdovni. Au milieu
des plus sérieux embarras qui aient, jamais me-
nacé TAngleterre, ils ouvrent cette période de pé-
rils et de gloire qui devait consacrer sa puissance,
et font pressentir à notre marine une lutte plus
inégale encore. Quand Brueys, en efifet, au lieu de
Tamiral Hotham, eut à combattre dans les eaux
de rÉgypte Tamiral Nelson, ce n'étaient point non
plus les vaisseaux novices impunément bravés par
Tamiral Martin qui vinrent si hardiment s'embos-
ser devant sa ligne de bataille ; c'étaient les vété-
rans de lord Jervis, les vainqueurs du cap Saint-
Vincent, l'élite de cette flotte devenue dès ce jour
l'orgueil et l'espoir de TAngleterre.
CHAPITRE VIII.
L'amiral Jtrvis.
Après avoir assisté^ sous lord Hood et Tamiral
Hotham^ aux derniers efforts de Tancienne tacti-
que^ NelsoQ allait se former^ sous Tamiral Jervis^
à une école plus vigoureuse d'où devaient sortir
renouvelées la stratégie et la discipline navales. Le
jour où Tamiral Jervis vint arborer son pavillon sur
UB ViGTORT^ alors mouillé dans la baie de Saint-
Florent^ doit rester à jamais mémorable dans les
fastes de la marine anglaise, car il marque le point
de départ de la voie féconde dans laquelle cette
marine allait trouver le secret de ses triomphes.
Déjà connu par le combat du Foudroyant et du
Pégas€y sir John Jervis avait plus de soixante ans
quand il se trouva placé à la tête de Tescadre de la
Méditerranée. Plein de sève et de verdeur malgré
son âge avancé, il apportait avec lui de vastes pro-
jets de réforme et la ferme volonté de tenter enfin
sur une grande échelle l'application des idées qu^il
était parvenu à faire prévaloir, vers la fin de 1$
guerre d'Amérique, sur le vaisseau lb Fou-
droyant.
9.
i02! GUERRES MARITIMES.
La marine anglaise se rappelait encore avec
quelle crainte respectueuse les jeunes officiers de
cette époque, jaloux d'étudier de près ce modèle
si vanté de bonne tenue et de discipline, montaient
à bord de ce magnifique vaisseau, et affrontaient
le regard sévère et la grave contenance de Taustère
baronnet. Enlevé à notre marine en 1758^ le Fou-
droyant fut longtemps le plus beau vaisseau à
deux ponts de la fk)tte anglaise, et Tamiral Keppel
Tavait choisi piour son matelot d'arrière dan$ la
grande journée où il rencontra sous Ouessant la
flotte française Commandée par M.-d'OfviHiers.
Quand, phis tard, h Pégase tomba au pouvoir dé
Teisdadre de ramiral Barrîngton, le Foudroyant
diit encore à sa marche supérieure l^hônneur de
cette importante capture, et Famîtiil Barrington ne
put s'empêcher d'exprimer son admiration pour la
décision et l'activité que le capitaine Jervis avait
montrées dans cette poursuite. « Quelle noble créa-
ture que ce Jervis ! écrivait-il à un de ses amis.
N'est-il pas merveilleux qu'il ait pu prendre un
vaisseau d'égalé force sans perdre un seul homme
dans cet engagement? Que ne serions-nous en
droit d'attendre dé- cette escadre, si tous nos capi-
taines lui ressemblaient * ! » Remplir le vœu de
* Le Foudroyant, cependant, n'eût point pris le Pégaset
commandé par le brave chevalier du Gillart, si l'escadre de
CHAPITRE YIII. 103
ramiral Barrington fut précisément Tambition de
Famiral Jervis. Appelé au commandement de la
Méditerranée^ il voulut que tous les capitaines de
son escadre lui ressemblassent^ et que leurs vais-
seaux ressemblassent au Foudroyant.
Quand ^ le 30 novembre 1795, la frégate qui
portait Jervis vint mouiller au milieu de la flotte
dont l'amiral Hotham avait, depuis plus d'un mois,
remis le commandement au vice-amiral Hyde
Parker, nous n'avions plus à Toulon que 13 vais-
seaux de ligne et 6 frégates. Six vaisseaux , partis
de cette rade pour se rendre à Brest sous les or-
dres du contre-amiral Richery, étaient entrés à
Cadix; Gantheaume croisait dans TArchipel avec un
vaisseau et quelques frégates. Rien, en ce moment,
de la part du gouvernement républicain , n'indi-
quait l'intention de disputer la Corse aux Anglais ou
d'opposer de nouvelles escadres aux leurs. Ce calme
momentané était propre à favoriser les intentions de
sir John Jervis. Le Victory avait à peine arboré
son pavillon , que l'on put reconnaître à des signes
infaillibles la présence d'un nouveau commandant
en chef. En quelques mois, l'esprit de la flotte avait
entièrement changé. Plus d'un capitaine regretta
l'amiral Barringlon n'eût entouré , peu de temps après le
commencement du combat, le vaisseau français; mais Jervis,
par l'habilelé de sa manœuvre , avait arrêté le Pégase et
donné aux autres vaisseaux angolais le temps d'accourir.
i04 GUERRES MARITIMES.
le pouvoir débonnaire de l'amiral Hotham ; mais
Nelson, Gollingwood, Foley, Troubridge, Samuel
Hood, Hallowel, tous ces jeunes officiers qui de-
vaient être un jour Thonneur de ]a marine britan-
nique, tressaillirent d'une nouvelle ardeur sous
cette main vigoureuse. Le mouvement maritime
qu'en Tabsence de grands événements on eût pu
croire suspendu n'était que déplacé : il se pour-
suivait dans cette transformation silencieuse de la
discipline anglaise. Malgré les ombrages qui trou-
blèrent plus tard une honorable et mutuelle con-
fiance, personne ne s'est montré plus disposé que
Nelson à rendre hommages aux heureux efforts de
l'amiral Jervis. « C'est au grand et excellent comte
Saint-Vincent, s'écriait-il dans une lettre écrite
en 1799 à lord Keith , que nous devons tous le
feu qui nous anime et notre ardeur pour le métier
de la mer. — Jamais, lui écrivait-il à lui-même, ja-
mais l'Angleterre ne retrouvera une réunion de
vaisseaux tels que ceux que vous m'avez confiés.
C'est à vous surtout qu'est due la victoire d'Abou-
kir, et j'espère que notre pays ne l'oubliera pas.
— Je n'ai jamais rien vu , répétait-il encore pen-
dant la campagne de la Baltique, de comparable à
ces vingt vaisseaux qui ont servi dans la Médi-
terranée. Auprès des officiers qui ont grandi à
cette école , les autres laissent voir une telle pau-
vreté de ressources, que j'en suis vraiment étonné.»
CHAPITRE VIII. 105
Jervis lui-même^ quelques années plus tard , quand
Tamirauté anglaise Tappela à commander la flotte
de la Manche^ ne cessait de regretter ces capitaines
d'élite qu'il avait formés aux meilleurs jours de sa
carrière, a Envoyez -moi , écrivait-il le 15 juin
1800 au comte Spencer^ quelques-uns des officiers
qui ont servi sous mes ordres dans la Méditerra-
née. Le temps n'est peut-être pas éloigné où j'au-
rai à me féliciter qu'ils aient pris la place de ces
vieilles femmes, qui^ sous l'apparence de jeunes
hommes^ sont ici le fardeau de l'escadre. »
L'attention de John Jervis, quand il entreprit
l'importante réforme qu'il devait accomplir, se
porta sur trois points principaux : la tenue du
navire dont il faisait dépendre la santé des hommes
destinés à l'habiter, l'instruction militaire , et la
discipline de l'escadre. Deux maladies ravageaient
fréquemment le? armées navales à cette époque ,
le scorbut et le typhus. L'emploi des boissons aci-
dulées avaient déjà commencé à préserver des
vaisseaux anglais du premier de ces fléaux ; mais
le typhus était souvent la conséquence de l'agglo-
mération d'un grand nombre d'hommes dans les
espaces étroits et humides. Au moment même
où Jervis arrivait dans la Méditerranée, le vais-
seau napolitain le Tangredi, atteint de cette épi-
démie redoutable, avait dû quitter l'escadre an-
glaise et rentrer à Naples pour y débarquer les
106 GUËKRES MARITIMES.
débris de son équipage. L^aniiral Jervis indiqua ,
avec Tautorité que lui donnaient quarante-huit
années de service, les précautions qui devaient
prévenir Tinvasion de ces fièvres contagieuses. Par
ses ordres, on réserva à bord de chaque vaisseau ,
sur Tavant de la batterie haute, un vaste hôpital
isolé du reste de la batterie par une cloison mo-
bile et recevant Tair extérieur par deux larges
sabords. Il recommanda en outre de faire aérer et
secouer au moins une fois par semaine les hamacs
des matelots, leurs matelats et leurs couvertures ;
proscrivit les lavages à grande eau dans les batte-
ries basses et les entre-ponts, et, pour mieux as-
surer l'exécution de ses ordres, exigea que le dé-
tail de ces soins périodiques, ainsi que celui de la
propreté journalière, fût minutieusement inscrit
sur les journaux de bord soumis au visa du capi-
taine ^
1 On peut juger par le taMeau suivant, emprunté au bel
ouvrage de M. Charles Dupin sur la Force navale de la
Grande-Bretagne, des heureux résultats obtenus par ces
soins hygiéniques.
Pendant la guerre d'Amérique, de 1769 à 1782, il y eut en
moyenne, chaque année, 30 malades sur 100 hommes em
barques ;
En 1793, 1794, 1795, 1796, 24 malades sur 100 hommes
embarqués ;
En 1797, 1798, 1799, 1800, 14 malades sur 100 hommes
embarqués ;
CHAPITRE Vlli: 107
Ce û^était point assez pour l'amiral Jervis d'avoir
éloigné de ses navires le principe de ces épidémies
funestes^ sa sollicitude ne craignit point d'empié-
ter par des prescriptions plus spéciales encore sur
ce domaine exclusif où les hommes de Tart n'a-
vaient point jusque-là rencontré le regard d'un
commandant en chef, «t Je voudrais de tout mon
cœur, disait-il^ que nous n'eussions point tant de
docteurs en médecine parmi nos chirurgiens. A
peine ces messieurs ont-ils obtenu leur diplôme^
qu'ils regardent comme au-dessous de leur dignité
les soins les plus utiles, les devoirs les plus habi-
tuels de leur profession. Us passent leur journée
à souffler dans une flûte ou à jouer au trictrac au
lieu de soigner leurs malades; quant à leurs jour-
naux y ils en rédigent de magnifiques à l'aide de
Cullen ou d'autres auteurs d'ouvrages de méde-
cine, et se font ainsi, sans y avoir le moindre titre,
une réputation auprès du conseil de santé. » —
a Pour moi , j'entends, écrivait-il à ses capitaines ,
que les chirurgiens de cette escadre ne se promè-
nent jamais sur le pont , ne descendent jamais à
terre soit en corvée , soit pour leur plaisir, sans
avoir dans leur poche une boîte contenant leurs
En 1801, 1804, 1805, 1806,8 malades sur 100 hommes
embarqués.
Quel fécond sujet de réflexions olQfre cette admirable pro-
gression décroissante.
108 GUERRES MARITIMES.
instruments de chirurgie. » — « Je suis certain ,
ajoutait-il, que beaucoup d'affections graves pour-
raient être prévenues, si Ton obligeait les malades
à porter de la flanelle sur la peau. Le purser (agent
comptable) doit avoir à cet effet un certain nom-
bre de chemises ou de gilets de flanelle^ et, dès
qu'un matelot se plaint d'un catarrhe , d'une toux
violente , ou même d'un rhume ordinaire , il faut
le contraindre à user de cette précaution. J'engage
donc très-sérieusement les capitaines de cette es-
cadre à faire pénétrer cette doctrine dans l'esprit
de leurs chirurgiens, qui, souvent, par caprice
ou par une opposition perverse à tout règlement
salutaire, négligent grandement cet important de-
voir. »
Après s'être assuré des équipages valides, sir
John Jervis songea à les rendre redoutables à l'en-
nemi. Dès le commencement de la guerre d'Amé-
rique, il avait compris que dans des combats
d'artillerie le succès devait infailliblement apparte-
nir aux canonniers les plus habiles. Aussi, de tous
les exercices, ceux qu'on négligeait le plus à cette
époque, les exercices militaires, lui semblaient-ils
de beaucoup les plu§ importants. 11 était bien cer-
tain qu'en tenant ses vaisseaux à la mer il les ren-
drait suffisamment marins; mais il savait qu'il fallait
plus de soin pour en faire des vaisseaux de combat.
« 11 est du plus haut intérêt, dit-il à ses capitaines^
CHAPITRE VIII. i09
que nos équipages apprennent à manœuvrer con-
venaUement leurs canons : je veux donc que tous
les jours^ en rade comme à la nier^ un exercice
général ou partiel ait lieu à bord de chacun des
bâtiments de Tescadre. » Cette préoccupation sa-
lutaire a toujours tenu le premier rang dans son
esprit : trois fois il commanda de grandes escadres,
en 1796^ en 1800, en 1806, et trois fois il remit
en honneur dans la marine anglaise Texercice,
toujours négligé, du canon. Sous ses ordres,
l'escadre de la Méditerranée devint bientôt une
escadre formidable : chacun y faisait son devoir.
Les capitaines savaient quel chef ils avaient à sa-
tisfaire, et ne soufiFraient point chez leurs subor-
donnés des négligences dont ils eussent été les
premiers responsables. « Le métier de capitaine,
disait Jervis, ne doit point être une sinécure. Pour
moi, le commandant d'un vaisseau est comptable
de tout ce qui se passe à son bord. C'est lui qui me
répond de la conduite de ses officiers et de son
équipage. » 11 lui est cependant arrivé de mettre
aux arrêts du même coup le capitaine et Tétat-
major tout entier d'un bâtiment dont il avait à se
plaindre, de faire imputer sur la solde d'un officier
de quart négligent la réparation des avaries que le
vaisseau amiral avait éprouvées dans un abordage;
mais, en général, ses rigueurs et ses remontrances
portaient plus haut, et, passant au-dessus des ofti-
I. 10
110 GUERRES MARITIMES.
ciers subalternes^ allaient droit à leurs supérieurs.
c( Il y a bien peu d'hommes, écrivait-il au comte
Spencer, premier lord de Tamirauté , en état de
commander convenablement un vaisseau de ligne.
Plus d'un capitaine qui a pu se distinguer dans le
commandement d'une frégate se trouve parfaite-
ment incapable de gouverner et de diriger six ou
sept cents hommes de Tespèce de ceux qui'com-
posent aujourd'hui nos équipages. »
Cette extrême sévérité de l'amiral n'éteignait ni
le zèle ni l'initiative à bord des vaisseaux anglais.
Jervis était exigeant et inflexible, mais il aimait
sincèrement les officiers dont il avait pu apprécier
lA capacité et le dévouement, et cette aftection,
toujours active et empressée, eût suffi pour lui
faire pardonner bien des rigueurs. Ces sentiments
tenaient même dans sa vie une plus grande place
qu'on n'eût pu s'y attendre/ à ne considérer que
l'apparence extérieure de cette nature sèche et po-
sitive, qui semblait faite pour ignorer à janmis les
émotions de la tendresse. Quand Troubridge, l'ami
de Nelson comme le sien ^ périt avec le Blenheim
en révenant ducapdeBonne-Espérance, il éprouva
la plus vive douleur qu'il eût encore ressentie, et
Blenheim ! Blenheim ! s'écriait-il souvent, qu'es-tu
•
donc devenu? Qui me rendra un autre Trou-
bridge? » Nul amiral ti'a pris avec plus d'ardeur la
défense des serviteurs de l'État contre les pro-
It
CHAPITRE VIII. 111
tégés de Taristocratie et les honorables de la ma-
rine anglaise, a La couronne^ disait-il^ tient ses
faveurs en réserve pour s'assurer la majorité
dans le parlement^ et c'est là cependant la pire
espèce de corruption^ car ce parlement est un
monstre insatiable qu'on ne parviendra jamais
à satisfaire. Que résulte-t-il de cette condescen-
dance? c'est qu'on ne peut songer à réduire
les dépenses publiques sans s'exposer à rendre
ce monstre intraitable ^ et que^ pour lui com-
plaire^ il faut laisser dans Toubli les hommes de
mérite qui ont le tort de se trouver sans protec-
teurs. »
Ami politique de Fox, de Grey et de Whitbread,
sir John Jervis, envoyé à la chambre des com-
munes en 1790 par les électeurs de Whitcombe,
vota constamment avec les whigs jusqu'à la décla-
ration de guerre de 1793. Il s'était prononcé
comme eux contre cette guerre inutile, impoli-
tique et lamentable ; quand elle fut déclarée^ il
quitta le parlement pour y prendre une part ac-
tive. Jamais, chez lui, les convictions de Thomme
de parti n'ont ébranlé le dévouement de l'officier;
mais, dans l'exercice du commandement, il resta
fidèle aux principes qu'il avait défendus dans les
rangs de l'opposition, et n'usa de son patronage
qu'en faveur des officiers qui avaient su le mériter
par leurs services. « Il faut que je navigue avec sir
112 GUliiRRES MARITIMES. ^
John Jervis, disait le jeune Edward Berry, alors
lieutenant sans avenir^ et quelques années plus
tard capitaine de pavillon de Nelson à Aboukir.
S'il y a quelque mérite en moi^ c'est lui qui le dé-
couvrira. » Telle était la confiance qui attirait sous
les ordres de Jervis des officiers moins effrayés
de sa sévérité que touchés de l'emploi généreux
qu'il faisait de sa prérogative. En 1790, quand la
querelle de Nootka Sound faillit entraîner une
rupture entre l'Angleterre et l'Espagne, chaque
officier général eut le droit, après le désarmement
qui suivit des préparatifs demeurés inutiles, de
donner de l'avancement à un midshipman, Jervis,
alors contre-amiral, avait arboré son pavillon sur
LE Prince, de 98 canons. Le gaillard d'arrière de
ce vaisseau était couvert de jeunes gens apparte-
nant aux premières familles du royaume ; Jervis
remit le brevet de lieutenant au fils d'un vieil of-
ficier sans fortune. — Nelson, Troubridge, Hal-
lowell, tous ces officiers qu'il distingua bientôt, lui
étaient parfaitement inconnus quand il prit le
commandement de la Méditerranée. Sobre d'élo-
ges et de recommandations, il attendit longtemps,
malgré l'estime qu'il avait conçue pour eux, avant
de les signaler à l'attention de l'amirauté. « Je ne
veux pas, disait-il, qu'on me prenne pour un hâ-
bleur (a puffer) comme la plupart de mes cama-
rades; mais, tant que de pareils officiers me
CHAPITRE VIII. 113
prêteront leur concours^ l'amirauté peut compter
sur la restauration de la discipline, d
Ce dernier point était celui qui touchait le plus
vivement Tamiral Jervis; car la discipline était à
ses yeux le plus sûr élément de succès^ et Ton
peut dire que sa vie entière a été consacrée à la
raffermir dans la marine anglaise. Sur ce chapitre^
ses idées étaient arrêtées depuis longtemps. 11 ai-
mait à citer cette réplique de don Juan de Lan-
gara à lord Rodney : a La discipline^ milord^ est
tout entière dans un seul motespagnol, ob€diencia;n
et pour lui en effet il n'y avait d'autre fondement
possible au bon ordre que l'obéissance passive.
« Quand la discipline est dans les formes^ disait
sir John Jervis^ elle est bien près d'être dans les
choses. » Aussi avait- il voulu régler entre les offi-
ciers de son escadre les témoignages extérieurs de
respect et de soumission : plus d'un ordre du jour
avertit les jeunes lieutenants de la flotte anglaise
de n'aborder leurs supérieurs qu'en ôtant leur
chapeau^ et de ne point se contenter d'y porter la
main d'un air de négligence. D'une politesse froide
et irréprochable envers ses subordonnés, l'amiral
Jervis exigeait d'eux les plus scrupuleux égards.
Une consigne sévère interdisait l'accès du Victory
à tout officier qui se présentait pour monter à
bord de ce vaisseau dans une autre tenue que la
tenue prescrite. « Ce n'est point l'insubordination
10.
114 GUERRES MARiriMES.
des matelots que je redoute^ écrivait-il à Nelson^
mais les propos légers des officiers et leur tea-
dance présomptueuse à discuter les ordres qu'ils
reçoivent. Voilà le danger réel et le véritable prin-
cipe du désordre. » L'amiral lervis avait raison :
la discipline de la flotte est tout entière dans celle
de son état-major. En fait de subordination^
l'exemple doit venir de hauty et lervis ne Toubliait
pas. En 1798^ quand il choisit Nelson pour com-
mander l'escadre qui remporta la victoire d'Abou-
kir^ deux officiers généraux plus anciens que Nel-
son, sir William Parker et sir John Orde, servaient
dans la flotte de Cadix. Ils se montrèrent profon-
dément blessés du choix qui leur enlevait le
commandement de cette escadre. « J'ai fait tout
ce qui était en mon pouvoir, écrivait l'amiral
Jervis à Nelson, pour empêcher les deux baron-
nets de m'adressep par écrit leurs réclamations ;
malheureusement pour eux, . les mauvais conseils
des envieux l'ont emporté sur tous mes arguments.
J'attends leurs lettres^, et, dès que je les aurai re-
çues, je les renverrai tous deux en Angleterre. »
C'était en eflet pour des occasions pareilles que
l'illustre amiral réservait toute la fermeté de son
caractère, et c'est en frappant ainsi l'indiscipline à
la tête qu'il était parvenu à exercer un empire
absolu sur son escadre. Convaincu qu'il ne faut
qu'un chef à une armée, qu'une volonté devant
CHAPITRE VIII. 115
laquelle toutes les autres s'inclinent^ il n'eût point
toléré^ comme nous Tavons vu si souvent parmi
Dous^ que des gens appelés à lui prêter leur con-
cours devinssent à ses côtés le centre d'une oppo-
sition incompatible avec le bien du service et l'in-
térêt de l'État.
A son retour en Angleterre^ l'amiral lervis^
alors comte de Saint-Vincent^ fut provoqué en duel
par le vice-amiral Orde; mais il refusa d'accepter
ce cartel. Il n'admettait point cette façon de termi-
ner des discussions dont le service avait été l'objet^
et^ quand bien même sa résolution eût pu être
improuvée par l'opinion publique^ il n'eût jamais
consenti^ en agissant autrement^ à porter de ses
propres mains ce coup fatal à la discipline. Calme
et grave dans ses relations officielles^ il était ce-
pendant quelquefois amer et caustique dans ses
reproches^ quoiqu'il évitât avec soin de blesser la
dignité de ceux qui étaient l'objet de ses rigueurs.
«L'honneur d'un officier, disait-il, est comme
l'honneur d'une femme; on n'y peut porter la plus
légère atteinte sans le flétrir. » — « Si vous souf-
frez qu'on mêle autant de fiel à votre encre, écri-
vait-il en 1800 au secrétaire de l'amirauté, vous
chasserez du service tout officier de cœur et de
mérite. »
Tel éUût cet homme qui, mort en 1823, à l'âge
de quatre-vingt-neuf ans, après avoir commandé
ii6 GUERRES MARITIMES.
trois grandes flottes, pris part à trois grandes guer-
res, survécu à deux générations de marins, com-
battu sous l'amiral Keppel et vu combattre sous lui
Nelson et Collingwood, avait emporté dans sa re-
traite, vers la fin de Tannée 1807, l'honneur im-
mortel d'avoir raffermi la discipline dans la marine
anglaise. Il ne faut point cependant s^exagérer les
difficultés que Jervis rencontra dans Taccoroplisse-
ment de cette œuvre. Quand on parle de discipline,
on devrait toujours tenir compte de ce qu'on peut
appeler la discipline sociale d'un pays : en Angle-
terre, où la stabilité des institutions politiques et
rénergie des institutions militaires s'appuient sur la
même base et se prêtent un mutuel secours^ l'au-
torité paternelle a rendu la tâche facile au chef de
l'État comme au chef de Tarmée, C'est elle qui,
dès l'enfance, façonnant ces esprits un peu rudes,
a su leur inculquer ces principes de respectueuse
déférence pour l'expérience et pour l'âge, honorés
dans le magistrat ou le général qui commande,
ainsi qu'ils l'ont été dans le père de famille. Les
Anglais apportent donc au service des dispositions,
pour ainsi dire, natives, qui pourraient expliquer
jusqu'à un certain point la régularité de mouve-
ments à laquelle parvint à les plier l'amiral Jervis.
Chez nous, au contraire, tout tend, il faut bien le
dire, à déconsidérer la vieillesse et à lui enlever ce
respect pieux dont on l'entourait jadis; nos lois mé-
CHAPITRE VIII. 117
mes ont imprudemment contribué à ébranler cette
colonne sainte^ et un certain relâchement s'est in-
troduit^ depuis la révolution^ dans le gouvernement
intérîeur de la famille. Le père y commande d'une
voix moins ferme et moins grave, il y tient un rang
moins élevé qu'autrefois. Si Ton veut ajouter à celle
influence majeure de l'éducation première les iné-
vitables conséquences d'une intelligence en général
plus ardente et plus prompte, on ne s'étonnera
point de trouver chez nos officiers un esprit d'in-
dépendance et de critique bien autrement prononcé
que chez la plupart des officiers anglais. C'est là un
malheureux penchant contre lequel on s'irriterait
en vain. Il a fait de tout temps un peu partie du
caractère national, et cette époque de libre discus-
sion ne le verra probablement point disparaître.
C'est un ennemi avec lequel il faut vivre. On l'a
désarmé quelquefois par de la loyauté et de l'indif-
férence, raremeni par des complaisances ou des
rigueurs. L'amiral Jervis eût-il réussi à imposer ses
volontés à des officiers français, comme il les im-
posa à trois reprises différentes à la flotte de la Mé-
diterranée et à celle de la Manche? Il est permis
d'en douter. La marine anglaise a connu des chefs
moins rigides et plus populaires que l'amiral Jer-
vis. Tant que le génie français et l'éducation fran-
çaise seront les mêmes, ces amiraux sembleront de
plus sûrs modèles à proposer aux nôtres que le chef
ii6 GUERRES MARITIMES.
trois grandes flottes, pris part à trois grandes guer-
res, survécu à deux générations de marins, com-
battu sous l'amiral Keppei et vu combattre sous lui
Nelson et Collingwood, avait emporté dans sa re-
traite, vers la fin de Tannée 1807, Thonneur im-
mortel d'avoir raffermi la discipline dans la marine
anglaise. Il ne faut point cependant s'exagérer les
difficultés que Jervis rencontra dans Taccoroplisse-
ment de cette œuvre. Quand on parle de discipline,
on devrait toujours tenir compte de ce qu'on peut
appeler la discipline sociale d'un pays : en Angle-
terre, où la stabilité des institutions politiques et
l'énergie des institutions militaires s'appuient sur la
même base et se prêtent un mutuel secours^ l'au-
torité paternelle a rendu la tâche facile au chef de
l'État comme au chef de l'armée. C'est elle qui,
dès l'enfance, façonnant ces esprits un peu rudes,
a su leur inculquer ces principes de respectueuse
déférence pour l'expérience et pour l'âge, honorés
dans le magistrat ou le général qui commande,
ainsi qu'ils l'ont été dans le père de famille. Les
Anglais apportent donc au service des dispositions,
pour ainsi dire, natives, qui pourraient expliquer
jusqu'à un certain point la régularité de mouve-
ments à laquelle parvint à les plier l'amiral Jervis.
Chez nous, au contraire, tout tend, il faut bien le
dire, à déconsidérer la vieillesse et à lui enlever ce
respect pieux dont on l'entourait jadis; nos lois mô-
CHAPITRE VIII. 117
mes ont imprudemment contribué à ébranler cette
colonne sainte^ et un certain relâchement s'est in-
troduit^ depuis la révolution^ dans le gouvernement
intérieur de la famille. Le père y commande d^me
voix moins ferme et moins grave, il y tient un rang
moins élevé qu'autrefois. Si Ton veut ajouter à celte
influence majeure de l'éducation première les iné-
vitables conséquences d'une intelligence en général
plus ardente et plus prompte, on ne s'étonnera
point de trouver chez nos officiers un esprit d'in-
dépendance et de critique bien autrement prononcé
que chez la plupart des officiers anglais. C'est là un
malheureux penchant contre lequel on s'irriterait
en vain. Il a fait de tout temps un peu partie du
caractère national, et cette époque de libre discus-
sion ne le verra probablement point disparaître.
C'est un ennemi avec lequel il faut vivre. On l'a
désarmé quelquefois par de la loyauté et de l'indif-
férence, raremeni par des complaisances ou des
rigueurs. L'amiral Jervis eût-il réussi à imposer ses
volontés à des officiers français, comme il les im-
posa à trois reprises différentes à la flotte de la Mé-
diterranée et à celle de la Manche? Il est permis
d'en douter. La marine anglaise a connu des chefs
moins rigides et plus populaires que l'amiral Jer-
vis. Tant que le génie français et l'éducation fran-
çaise seront les mêmes, ces amiraux sembleront de
plus sûrs modèles à proposer aux nôtres que le chef
120 GUERRES MARITIMES.
de la côte d'Afrique pour y rappeler aux nombreux
pirates barbaresques la grandeur maritime de
l'Angleterre et les ménagements qu'exigeait sa
puissance. Obligé de pourvoir à tant d'intérêts di-
vers, sir John Jervis ne put conserver près de lui
qu'un petit nombre de navires; mais il était cer-
tain que son influence, appuyée sur une réputation
de sévérité déjà bien établie, se ferait sentir dans
toute l'étendue de son vaste commandement. Après
avoir dispersé ses divisions légères dans la Médi-
terranée, Jervis conduisit devant Toulon, au mois
de janvier 1796, les 13 vaisseaux qu'il avait réser-
vés pour le blocus de ce port. Jervis et Nelson ont
entendu les blocus d'une manière différente. Jervis
voulait serrer l'ennemi de si près <|u'il ne put es-
sayer de sortir du port : Nelson voulait, au con-
traire, lui laisser la mer libre, le faire observer par
quelques frégates et courir à sa poursuite dès qu'il
aurait pris le large. Ce système était plus auda-
cieux ; celui de Jervis protégeait mieux la sécurité
du commerce anglais. Jervis, d'ailleurs, avait pro-
mis aux généraux autrichiens que, tant qu'il serait
dans la Méditerranée, la flotte française ne quitte-
rait point la rade de Toulon. Une escadre avancée,
commandée par les capitaines Troubridge, Hood et
Hallowell, s'établit en croisière entre les îlesd^Hyè-
res et le cap Sicié; le gros de la flotte se tint plus
au large, prêt à voler au secours de cette division,
CHAPITRE IX. 121
si elle était menacée. Cette première croisière dura
cent quatre-vingt-dix jours. Les vaisseaux de Ta-
mirai Jervis n'étaient pas mieux approvisionnés qae
ceux de lord Hood ou de Tamiral Hotham^ mais
Jervis s'était interdit toute plainte inutile et avait
su imposer silence aux murmures de ses capitaines.
«Notre pays fait ce qu'il peut pour soutenir cette
guerre^ leur disait-il souvent : c'est à nous de lui
venir en aide par un loyal concours. »
Malgré le rigorisme de ses principes en fait de
discipline ^ sir John Jervis n'était vraiment intrai-
table que pour cette classe d'officiers qu'il appe-
lait les récalcitrants (the refractory). Eux seuls
supportaient tout le poids de cette volonté de fer.
Quant à Nelson y dès les premiers jours^ il sembla
le considérer plutôt comme un associé que comme
un capitaine placé sous ses ordres. Les autres com-
mandants de Tescadre en manifestèrent un éton-
nement mêlé d'un peu d'envie. « Du temps de
lord Heod^ dirent-ils à Nelson , vous agissiez comme
vous Tentendiez. Vous en avez tait autant avec
lord Hotham^ et vous continuez à faire de même
avec; sir John Jervis. Peu vous importe à vous quel
soit le commandant en chef. » Nelson^ en effets
nous l'avons dit^ avait conservé sous l'amiral Jer-
vis le commandement temporaire dont l'avait in-
vesti la confiance de l'amiral Hotham^et^ avant
que l'escadre eût quitté la baie de Saint-Florent
I. n
122 GUERRES MARITIMES.
pour se rendre devant Toulon , il était déjà re-
tourné dans le golfe de Gènes^ afin d'y surveiller
les mouvements de Tarmée française. Cette mis-
sion délicate convenait merveilleusement à son ca-
ractère actif et résolu. En dépit des réclamations
incessantes du gouvernement génois et des hési-
tations de Taiïiiral Hotham^ il n'avait pas craint^
avant Tarrivée de sir John Jervis, de s'engager
envers le général de Vins, placé en face de Sché-
rer, sur les hauteurs des Alpes maritimes , à ne
point laisser pénétrer jusqu'aux troupes de son
adversaire un seul bateau chargé de blé , un seul
convoi de munitions de guerre. La bataille de
Laono y dans laquelle les Autrichiens perdirent
leurs positions et qui faillit entraîner la destruction
de leur armée, avait, pour quelque temps, inter-
rompu cette coopération. Nelson la reprenait au
moment où la cour de Vienne envoyait pour ré-
parer l'échec essuyé par de Vins, celui que le
jeune Commodore anglais nommait alors le fameux
général Beaulieu.
Rien n'a plus contribué à donner à la physiono-
mie de Nelson une expression grimaçante et vul-
gaire que cette haine brutale qu'il a si souvent
manifestée contre les Français ; mais ce n'est guère
qu'après les événements de Naples , après qu'il eût
subi la funeste influence de sir ^lliam et de lady
Hamilton , que Ton vit apparaître sous sa plume
CHAPITRE IX. 123
ces odieuses invectives dont la grossièreté sied mal
à cette lutte héroïque dans laquelle il devait trou-
ver une fin si glorieuse. Avant cette époque , mal-
gré son aversion bien prononcée pour cette nation
frivole et volage, comme il nous désigne dans une
de ses lettres, malgré cette horreur profonde de
toute rébellion qu^il devait aux leçons de son
père y la haine n'aveuglait point tellement le fils
du pasteur de Burnham Thorpe^ qu'il ne pût
rendre justice aux vertus militaires de ces sol-
dats de la république qui , demi-nus, se montraient ,
disait-il , résolus à vaincre ou à mourir, a Qui eût
cru (écrivait-il après la victoire de Schérer) que
cette armée^ composée déjeunes gens de vingt-trois
ou vingt-quatre ans^ qui comptait même dans ses
rangs des enfants en ayant à peine quatorze , que
cette armée déguenillée eût pu battre ces belles
troupes autrichiennes? A voir ces soldats^ on eût
pensé que cent d'entre eux ne valaient pas seule-
ment réquipage de mon canot ^ et cependant les
plus vieux officiers conviennent qu'ils n'ont jamais
entendu parler d'une défaite plus complète que
celle que viennent d'essuyer les Autrichiens. Le
roi de Sardaigne^ frappé d'une terreur panique^
a failli demander la paix dans ce premier moment
d'effi'oi. »
Malheureusement Schérer ne sut pas poursui-
vre ses avantages; mais la glorieuse campagne
124 GUERBES MARITIMES.
de 1796 était à la veille de s'ouvrir par les com-
bats de Montenotte et de Mondovi; et nos armées,
cette fois, ne devaient s'arrêter que sur le chemin
de Vienne. Les généraux autrichiens qui rempla-
çaient de Vins et son état-major se souciaient peu
d'avoir à opérer de nouveau sur le littoral étroit
de la rivière de Gènes contre une infanterie qui
venait de donner de telles preuves de sa supério-
rité. Ils commençaient à s'apercevoir que la coopé-
ration de la flotte anglaise était beaucoup moins
efficace qu'ils ne l'avaient pensé d'abord, et ils
avaient hâte de rentrer sur un terrain plus favo-
rable, où ils pussent mettre en ligne leur cavale-
rie et développer librement leur armée. C'était
dans les plaines de la Lombardie , suivant Nelson ,
que Beaulieu voulait attendre l'armée de Bona-
parte. Le général autrichien promettait d'y écra-
ser les troupes françaises, et de se porter rapide-
ment sur la Provence, laissée à découvert. Nelson
cependant était inquiet et ne cessait de témoigner
ses craintes à l'amiral Jervis sur l'ouverture de
cette nouvelle campagne. « Les Français, disait-il,
ont dépouillé la Flandre et la Hollande. Leur pro-
pre pays est ruiné. 11 ne leur reste plus que l'Italie
à piller. C'est là, soyez-en convaincu, qu'ils vont
porter leurs efforts. L'Italie est la mine d'or de
l'Europe, et c'est un pays qui, par lui-même, ne
saurait opposer de résistance. Il suffit d'y pénétrer
CHAPITRE IX. 135
pour en être le maître. » Nelson pensait d'ailleurs
qoe Vwtnée française se partagerait en trois co-
lonnes^ et qu'après avoir menacé les passages des
Alpes^ elle s'avancerait sur le territoire de Gênes;
mais^ au lieu de filer ainsi le long de la mer^ Bo-
naparte avait conçu un plan plus hardi que n'a-
vaient pu le soupçonner encore ni Nelson ni Beau-
lieu. Il voulait se dérober à Taile gauche de l'armée
autrichienne^ se porter sur le sommet de l'Apen-
nin au col de Montenotte , qu'occupait le général
d'Argenteau , et y après avoir ainsi séparé les
Autrichiens des Piémontais campés à Ceva sur
le revers des Alpes^ déboucher de l'autre côté des
monts et menacer à la fois le Piémont et la Lom-
bardie.
Le général Beaulieu , cependant ^ avait déjà
concerté avec Nelson le projet d'enlever un corps
de troupes qui , sous les ordres du général Cer-
voni , avait été poussé jusqu'à Voltri , à quelques
lieues de Gênes ^ afin d'obtenir^ en intimidant le
sénat de cette ville^ un emprunt de 30 millions
que négociait Salicetti. Le 11 avril 1796, au cou-
cher du soleil , pendant que l'armée autrichienne
s'ébranlait et se portait sur Voltri, l'escadre an-
glaise appareillait de Gênes, et à neuf heures et
demie du soir l'Agamemnon mouillait à demi-portée
de canon de l'avant-garde du général Beaulieu.
Deux frégates mouillaient en même temps et avec
11.
i26 GCEURKS MARITIMES.
le même mystère entre Voltri et Savor.e , afin de
couper la retraite à nos troupes; mais le mouve-
ment de Tarmée autrichienne , commencé dès la
veille , attira l'attention du général Cervoni :• pen-
dant la nuit , il leva son camp et se porta , sans
être aperçu, en arrière des navires anglais. Nelson
fut désespéré de cet insuccès et attribua au défaut
de ponctualité des Autrichiens en cette occasion
les événements qui portèrent bientôt notre armée
au cœur de Tltalie.
<c Le 11 avril (écrivait-il au dac de Clarence), dix mille
Autrichiens occupèrent VoUri. La perte des Français dans
cette rencontre fut d'environ trois cents hommes, tués, bles-
sés ou faits prisonniers ; mais, l'attaque ayant commencé
douze heures avant le moment fixé par le général Beaulieu,
quatre mille d'entre eux effectuèrent leur retraite. Cette mal-
adresse eut de terribles conséquences. Nos bâtiments com-
mandaient si complètement la côte, que, si l'on eût exécuté
à la lettre le plan du général, pas un Français n'eût échappé.
Pendant la nuit, l'ennemi se replia sur lo col de Monte-
notte, situé à environ huit ou neuf milles en arrière de Sa-
vone, et y rallia un corps de deux mille hommes qui défen-
dait cette position. Au point du jour, le général d'Argenteau,
ignorant l'arrivée de ce renfort, attaqua le col avec quatre
mille fantassins. 11 fut repoussé et poursuivi. Neuf cents
Piémontais,cinq cents Autrichiens, des pièces de campagne,
restèrent entre les mains des troupes françaises. On ne sait
point encore le nombre des morts, mais le combat a été
rude. Le 13 et le M avril, les Français ont forcé les gorges
de Millesinio et le village de Dcgo, qui, malgré une belle
défense, ont dû tomber devant des forces supérieures. Le 15,
au matin, un détachement do l'arméo autrichienne, sous les
CHAPITRE IX. 427
ordres du colonel Waskanovick(Wakas80vich), posté à Sas-
sello&ar le flanc droit et un peu en arrière de Tennemi, ou,
comme nous dirions, nous autres marin s, j7ar sa hache de tri-
bord, attaquâtes Français à Speigno et les mit complètement
eo déroute. Non-seulement ce détachement reprit les vingt
pièces de canon que les Autrichiens avaient perdues, mais
il s'empara aussi de toute l'artillerie française. Malheureuse-
ment le colonel, voulant pousser trop loin ses avantages,
alla donner dans le gros do l'armée ennemie et fut entière^-
ment battu, après une résistance obstinée qui ne dura pas
moins de quatre heure§. Pour comble d'infortune, le général
Beauliea avait envoyé cinq bataillons d'Acquipour soutenir
ce brave colonel Waskanovick ; mais, hélas ! ils arrivèrent
trop tard et ne servirent qu'à ajouter au triomphe de l'ar-
mée française. Les Autrichiens, dit-on, ont perdu environ
dix mille hommes tant tués et blessés que prisonniers. La
perte des Français a été aussi très-grande, mais, en fait
d'hommes, ils n'ont pas besoin d'y regarder de si près que
les AtUrichiens. Le général Beaulieu a maintenant retiré
toutes ses troupes de la montagne et s'est campé dans la
plaine entre Novi et Alexandrie. J'espère encore, si les Fran-
çais l'attaquent dans cette position, qu'il pourra reprendre
le dessus et leur donner une bonne leçon. »
Beaulieu, en effet, avait souvent manifesté cet
espoir j mais les événements qui suivirent la ba-
taille de Montenotte allaient le priver de l'appui
de la Sardaigne et détacher de la coalition les vingt
mille hommes du général Colli. Bonaparte, vain-
queur à Mondovi , n'était plus qu'à dix lieues de
Turin , quand le roi de Sardaigne consentit à lui
livrer les trois places de Coni, Tortone et Alexan-
drie. La Sardaigne, à ce prix , obtint la conclusion
428 GUERRES MARITIMES.
d^un armistice qui fut signé à Cherasco le 29 avril
1796. « Cet armistice, écrivait Nelson, a été en-
voyé à Paris pour y recevoir la ratification des cinq
rois du Luxembourg. Naples, de son côté , s^ap-
préte à nous abandonner si nous avons la guerre
avec l'Espagne, et TEspagne certainement se dis-
pose à la guerre contre quelqu'un. Quant au général
Beaulieu , il est à Valence, avec un pont sur le Pô,
pour assurer sa retraite dans le Milanais. »
Beaulieu ne conservera pas longtemps cette po-
sition : il a en face de lui un adversaire décidé à ne
prendre de repos que lorsqu'il aura imposé la paix
à TAutriche. Nelson lui-même est ébloui : ces vic-
toires éclatantes , remportées coup sur coup par
l'armée d'Italie, l'étourdissent et le troublent. Que
sont donc devenus et de Vins et Schérer? Lui,
qui depuis trois ans voyait deux armées de trente
mille hommes manœuvrer au pied des Alpes ma-
ritimes et se disputer quelques postes d'Âlbenga à
Savone ; lui, à qui on affirmait récemment encore
que, s'il interceptait certain convoi attendu de
Marseille, il allait ramener les Français en arrière
de' Gênes, apprend soudain qu'ils sont à la veille
d'entrer à Milan !
« Les Français (écril-il à l'amiral Jervis) ont passé le Pô
sans éprouver de résistance. Beaulieu se retire, dit-on, sur
Mantoue^ et Milan a présenté ses clefs à l'ennemi. OU donc
CHAPITRE IX. 129
cet gent-là s' arrêteront-ils î Notre ministre à Gènes (ajoatc-
t il quelques jours plus tard] m'assure que Beaulieu a encore
avec. lui trente-huit mille hommes, el il espère qu'il n'aura
aucun engagement à soutenir avant d'avoir reçu des ren-
forts. Cependant j'éprouve le regret de vous faire connaître
que, de son côté, notre consul m'a envoyé une lettre, pu-
bliée par Salicetli, dans laquelle ce dernier annonce une
nouvelle défaite essuyée par Beaulieu. Ce général aurait
été battu le 11 mai à Lodi et aurait laissé au pouvoir de
l'ennemi son camp et toute son artillerie. C'est une histoire
très-mal racontée et que je serais fort lente de mettre en
doute, si je n'avais malheureusement été habitué à ajouter
foi aux victoires des Français. »
Sous rihfluence de ces nouveaux triomphes ,
les ducs de Parme et de Modène traitent avec le
général Bonaparte. Le pape lui-même^ épouvanté^
songe à prévenir l'arrivée des Français à Rome :
a II leur a fait oiirir^ écrivait Nelson à sa femme ,
10 millions de couronnes pour les empêcher d'y
venir; mais ils ont exigé qu'avant tout on leur li-
vrât la fameuse statue de TÂpoUon du Belvédère.
Quelle race bizarre ! mais, il faut en convenir, ils
ont fait des merveilles, »
Quoiqu'il n'y ait plus sur la côte de Gênes d'Au-
trichiens à assister, Nelson y commande toujours ,
et déjà son activité lui fournit l'occasion d'entraver
les progrès de Bonaparte. II capture devant Oneille
six bâtiments chargés de canons et de munitions
de guerre destinés au siège de Mantoue. Par quel-
ques papiers trouvés à bord de ces navires, il ap-
130 GUERRES MARITIMES.
prend que Teffectif de Tarmée française , au mo-
ment où Bonaparte en prit le commandement,
n'excédait pas 30 875 hommes. « En y comprenant
la garnison de Toulon et des autres points de la
côte, les forces de Tennemi, dit-il, se montaient
à 65000 liommes. Probablement la plus grande
partie de ces troupes aura rejoint Bonaparte; mais^
malgré tout , il parait que son armée n'était pas
aussi nombreuse que je l'aurais pensé, »
Quel que soit le dépit que nos triomphes inspi-
rent à Nelson, il semble que nous leur devons au-
près de lui ce qu'on pourrait appeler un succès
d'estime. Jamais il n'a parlé de la France avec tant
d'égards. Il y a plus, il est près de revenir aux
sentiments chevaleresques de la guerre de 1778,
et d'oublier que les gens qu'il combat sont les
fléaux du genre humain, La. capture des b&timents
dont il s'est emparé devant Oneille l'a mis en pos-
session d'une malle appartenant à un officier gé-
néral de notre armée. Je ne sais quel mouvement
de courtoisie, le seul dont il ait été coupable en-
vers nous, le porte à écrire sur-le-champ au mi-
nistre de France à Gênes ce petit billet qu'on ne
lui eût point pardonné à la cour de Naples.
« Monsieur,
« Des nations généreuses ne doivent causer d'autre tort
aux particuliers que celui auquel les obligent les lois bien
\
CUAPITAK IX. 131
connues <Jc la guerre. A boril d'un naviro, que vient de cap-
turer mon escadre, on a trouvé une impériale remplie d'ef-
fets appartenant à un officier général d'artillerie. Je vous
envoie ces effets tels qu'on les a trouvés et quelques papiers
qai peuvent 6tre utiles à cet officier, et je vous prie d'avoir
la bonté de les lui faire parvenir. »
Cependant^ bien que Bonaparte , privé de son
artillerie^ ait été contraint de lever le siège de
Uantoue^ il n'en poursuit pas moins ses conquêtes.
Pour la première fois, la marine anglaise lui fait
obstacle : il s^en venge , comme il le fera après
Trafalgar^ après Saint-Jean-d'Acre , sur les enne-
mis que TÂngleterre lui suscite. Wurmser est
battu comme Ta été Beaulieu. La Sardaigne cède
le comté de Nice à la république , et bientôt^ sui-
vant Texemple de la Prusse et de l'Espagne , le
gouvernement haineux de Naples demande à traiter
avec la France. « Je crains bien , écrit Nelson au
vice-roi de la Corse, que TAngleierre, qui a com-
mencé cette guerre avec TEurope entière pour
alliée, ne finisse avec presque toute l'Europe pour
ennemie. » Déjà, en effet, un traité d'alliance of-
fensive et défensive a uni la itollande et va unir
l'Espagne à la France. Le 19 août 1796, une con-
vention signée à Madrid entre le descendant de
Philippe V et le Directoire, stipule que, dans Tes-
pace de trois mois , celle des deux puissances qui
i'éclamera Tâssistance de Tautre en recevra 15 vais-
134 GUERRES MARITIMES.
malgré le magnifique matériel qui lui restait en-
core. Notre marine se souvenait davantage de son
antique splendeur, mais Tincroyable incurie de
l'administration avait amené pour nous, dès le
début de la guerre, par une série de désastres dont
Tennemi fut à peine complice, la nécessité de subir
des blocus dont nous éprouvions pour la première
fois rhumiliation ^. Occupés à croiser sur nos côtes,
tenus en haleine par lord Bridport et Jervis , les
vaisseaux anglais se formaient à la rude école de
la mer, tandis que nous perdions notre vieille ex-
périence dans les loisirs mal employés de nos ra'-
des. Jervis savait bien ce que de tels loisirs ont de
périlleux. « Ne voyez- vous pas, disait-il à ceux qui,
au mois de janvier 1797, le blâmaient de sortir du
Tage pour aller s'exposer à la rencontre de forces
supérieures , ne voyez-vous pas que ce séjour de*
vaut Lisbonne fera bientôt de nous tous des pol^-
trons? » Dieu merci, toutes déplorables qu'elles
ont été, les guerres maritimes de la république et
de Tempire ont prouvé qu'un pareil danger n'était
pas à craindre avec des marins français ; mais , si
1 «c Quand le nliilisiré d'Albarade quitta le ministère , on
s'aperçut que la liste de nos vaisseaux n'avait pas été con-
servée où renouvelée dans les bureaux de la marine. Le
suctiesseur de ce ministre donnait-il ordre d'armer tel ou
iel bâtiment, les ports répondaient que ces bâtiments étaient
pris depuis plusieurs mois. » {Vïmèref Principes organiques
de la marine milittxite, Paris, 1802*)
CHAPITRE X. 135
00$ équipages ne couraient point le risque de voir
s'évanouir leur courage dans une inaction pro-
longée , ils devaient y désapprendre le métier de
la mer. Aussi ^ pendant que les Anglais^ instruits
par de constantes croisières ^ réalisaient chaque
jour de nouveaux progrès^ pendant qu'ils perfec-
tionnaient l'organisation de leur service^ la ma-
nœuvre de leur artillerie et Tinstallation intérieure
de leurs vaisseaux^ pendant que leurs escadres
bravaient impunément les ouragans du golfe de
Lyon et du golfe de Gascogne^ la plus importante
de nos expéditions ^ Texpédition d'Irlande y allait
échouer par la seule inexpérience de nos équi-
pages.
Cette inexpérience dut frapper surtout les offi-
ders de Tancienne marine , qui destitués par la
Convention^ avaient échappé cependant aux pro-
scriptions de la terreur ou au funeste entrafaiement
de rémigration. Quand ils furent rappelés au ser-
vice par lé Directoire, ces officiers trouvèrent des
vaisseaux bien inférieurs sous tous les rapports à
ceux quMls avaient été habitués à commander.
Une excellente institution avait disparu , celle des
canonniers-marim ^. Nous les avions supprimés au
* « Il est de notoriété publique et prouvé par l'expérience
qne les troupes d'artillerie de marine sont restées inférieu-
res, à tons égards, à ces canonniert qu'on appelait 6our-
geds, lesquels étaient de bons matelots, naviguant toute la
M6 GUERRES ■ARTTIVES.
moment où les Anglais introduisaient sous ce rap-
port les plus importants perfectionneaients dans
leur flotte, ce Prenez garde, écrivait à la Conven*
tion le contre-amiral Kerguelen ^; il ùaA des ca-
nonniers exercés pour servir le canon à la mer. Les
canonniers de terre sont sur des bases solides et
tirent sur des objets fixes; ceux de mer^ an con-
traire, sur des bases mobiles , et tirent toujours,
pour ainsi dire, au vol. L^expérience des derniers
combats a dû vous prouver que nos canonniers
étaient inférieurs à ceux des ennemis ^. » Mais
comment ces prudentes paroles auraient-elles pu
exciter l'attention de ces républicains plus touchés
dos souvenirs de Rome et de la Grèce que des
glorieuses traditions de nos ancêtres? C'était le
temps où de présomptueux novateurs songeaient
sérieusement à rendre à la rame son importance, et
vIo, ol n'nvAionl d'AUtres officiers que ceux des vaisseaux;
r(iN(iMni>r« dont la suppression a été une vraie calamité dans
h nmrinv militaire, » (Forfait, Lettres d'un observateur sur
hmarinr, Purl», 1R02.)
* lUpitoi'l conservé nu dép(U des cartes et plans de la
nmrino.
• -^ Kn oot«p«rttnt In dernière guerre avec la guerre d'A-
n\(M'i«|Ho, on volt (\\\(^ dans colle-ci la perte des bâtiments
«n^lrtin oomhntlunt do« bAtiments français d'égale force fui
l»i»rtUouU|» pliiN ronuldi^rable. Au temps de Napoléon, des
Imn^H»»!» i»nUi^rf»« do valmoaux de ligne tiraient sans faire
Hhi«i \W litMl i)Ui>doux phVoes bien dirigées. » (Howard Dou-
«l«»«i, fmiif d*firlillmp nnrah.)
CHAPITRE X. 137
à jeter des ponts volants sur les vaisseaux anglais
comme sur les galères de Carthage ; candides vi-
sionnaires; qui résumaient naïvement les titres de
eur mission dans quelques-uns de ces bizarres
préambules conservés aux archives de la marine :
ff Législateurs^ voici les élans d'un ingénu patriote
qui n'a pour guide d'autre principe que celui de la
nature^ et un cœur vraiment français. »
Les institutions^ l'esprit de corps qui faisaient la
force de nos escadres , Tintelligence des véritables
progrès^ tout cela avait péri dans le grand nau-
frage. Morard de Galles^ Villaret, Truguet, Martin,
Brueys, Latouche-Tréville, Decrès, Missiessy^ Vil-
leneuve^ Bruix^ Gantheaume^ Blanquet-Duchayla,
Dupetît-Thouars, quelques autres capitaines en-
core^ mais en petit nombre ^ d'héroïques jeunes
gens portés subitement aux premiers grades de
leur arme y tels étaient les débris qu'avait laissés
derrière elle la marine la plus éclairée et la plus
brave de l'Europe. Le gouvernement modéré qui
venait de succéder au comité du salut public ras-
semblait avec empressement ces précieux débris^
et s'en servait le plus habilement possible pour
étayer l'édifice chancelant sorti en quelques jours
des mains des sociétés populaires.
« On s'est adressé à ces sociétés (écrivait à cette époque
an citoyen courageux) pour qu'elles désignassent des hom-
12. #
138 GUERRES MARITIMES.
mes qui réunissent les connaissances de la marine au pa-
triotisme. Les sociétés populaires ont cru qu'il suffisait à
un homme d'avoir beaucoup navigué pour être marin, si
d'ailleurs il élait patriote. Elles n*ont pas réfléchi que le pa-
triotisme seul ne conduit pas les vaisseaux.On a donc donné
des grades à des hommes qui n'ont dans la marine d'autre
mérite que celui d'avoir été beaucoup à la mer, sans songer
que tel homme est souvent dans un navire comme un ballot...
Aussi la routine de ces hommes s'est^lle trouvée décon-
certée au premier événement imprévu. Ce n'est point tou-
jours, il faut bien le dire, le plus instruit et le plus patriote
en même temps qui a obtenu les suffrages dans les sociétés,
mais souvent le plus intrigant et le plus faux, celui qfui, avec
de l'effronterie et un peu de babil, a su en imposer à la
majorité. On est tombé dans un autre inconvénient : sur une
apparence d'activité que produit l'effervescence de l'âge,
on a donné des grades à des jeunes gens sans connaissan-
ces, sans talents, sans expérience et sans examen. 11 a sem-
blé, sans doute, que les pilotes de l'ancienne marine étaient
faits pour aspirer à tous les grades ; aussi sont-ils tous
placés. Eh bien ! le mérite de la très-grande majorité parmi
eux se borne à estimer leur route, à faire leur point et à
pointer leur carte d'une manière routinière... Beaucoup
n'ont jamais été à portée de meltre à exécution la partie
Itrillanle du marin, {a manœuvre^ qui déjoue les disposi-
tions de l'ennemi et donne l'avanlage à forces égales. Qu'ont
de commun avec Tari du vrai marin les canonniers, les
voiliers, les calfats^ les charpentiers, et on peut dire les
maîtres d'équipage, dont la majeure partie sait à peine lire
et écrire, quelques-uns point du tout? Il y en a cependant
qui ont obtenu des grades d'officiers et même de capi-
taines 1 ».
On peut apprécier maintenant quelle était , en
* Document conservé au dépAt des cartes et plans de la
marine.
CHAPITRE X. 439
il96, la valeur réelle des forces que T Angleterre
allait avoir à combattre. Cependant^ dans le pre-
mier moment d'émotion^ le cabinet britannique
abandonna l'offensive et sembla reculer devant
cette alliance^ qui si récemment encore^ au mois
dejiûUet 4779^ avait rassemblé sous la conduite
de M. d'Orvilliers 66 vaisseaux de ligne à l'entrée
de la Manche. L'amiral Jervis reçut Tordre d'éva-
cuer la Corse et de sortir de la Méditerranée. Déjà
la flotte espagnole^ partie de Cadix 'dans les der-
niers jours du mois de septembre , avait paru de-
vant Garthagèile et y avait rallié une division de
7 vaisseaux. Elle se composait de 26 vaisseaux et
de quelques firégates^ quand elle fut aperçue à la
hauteur de 111e de Corse ^ le 15 octobre^ par les
éclaireurs de l'escadre anglaise. L'amiral Jervis
était alors mouillé avec 14 vaisseaux dans la baie
de iSaint-Florent. Il ignorait le départ de la flotte
espagnole^ et don Juan de Langara eût pu l'assaillir
avec avantage dans la baie profonde où son es-
cadre se trouvait enfermée; mais cette occasion de
porter un coup mortel à la puissance anglaise fut
négligée comme tant d'autres^ et faisant route
pour Toulon^ l'amiral espagnol vint mouiller de
nouveau sur cette rade qu'il avait quittée trois ans
plus tôt sous le feu des batteries républicaines. Il
y trouva 12 vaisseaux français prêts à prendre la
mer, et son arrivée porta à 38 vaisseaux et 20 fré-
140 GUERRES MARiriMES.
gâtes les forces alliées réuuies en ce moment dans
ce port. Cette armée formidable devait cependant
souffrir que sir John Jervis opérât tranquiUement
sa retraite î
Ce dernier pressait les préparatifs de son départ
avec la plus grande activité. Bastia avait été éva*
cuée sous la direction de Nelson; les garnisons de
Calvi et d'Ajaccio étaient embarquées^ et bien
qu'il lui restât à peine quelques jours de vivres^
sir John Jervis s'apprêtait à traverser la Méditer-
ranée. Le 2 novembre 1796^ six jours seulement
après l'arrivée de l'amiral Langara à Toulon^ Jervis
fut rallié par le vaisseau le Captain^ dont Nelson
avait pris le commandement: l'Agambmnon^ épuisé
par ses longs services, avait été renvoyé en An-
gleterre. L'escadre anglaise, alors composée de
15 vaisseaux et de quelques frégates, se hâta de
quitter la baie de Saint-Florent. Elle était suivie
d'un convoi qui emportait une partie des troupes et
du matériel débarqués en Corse. Ces bâtiments de
commerce furent pris à la remorque , mais , dans
une saute de vent, deux d'entre eux furent abordés
et coulés par les vaisseaux qui les remorquaient.
L'Excellent et le Captain démâtèrent chacun
dans la même journée d'im de leurs bas mâts , et
la traversée se prolongeant au delà de toutes les
prévisions, les équipages se trouvèrent réduits au
tiers de leur ration ordinaire. Il fallut leur délivrer
CHAPITRE X. 141
les balayures des soutes, endurer leurs justes
plaintes et supporter la vue de leurs souffrances.
Sir John Jervis resta inébranlable et ne dévia point
un instant de sa route; nriais il promit aux équi-
pages que les vivres qui ne leur auraient point été
distribués en nature leur seraient religieusement
remboursés en argent. Enfin le !«' décembre,
grâce à sa persévérance, il eut la satisfaction de
voir ses vaisseaux mouillés en sûreté sous les ca-
nons du rocher de Gibraltar. La Méditerranée se
trouva ainsi complètement évacuée par les An-
glais. Ce résultat une fois obtenu, la concentration
des forces considérables réunies à Toulon devenait
pour ainsi dire inutile, et la veille du jour où Ta*
mirai Jervis arrivait à Gibraltar, la flotte espa-
gnole , accompagnée du contre-amiral Villeneuve
et de 5 vaisseaux français, quittait les côtes de
France. Le 6 décembre, elle entra dans le port de
Garthagène. Quant à Villeneuve , il continua sa
route sur Brest et eut le bonheur de franchir le
détroit en plein jour par un violent coup de vent
d'est qui empêcha les vaisseaux anglais de lever
l'ancre et de se lancer à sa poursuite. Ce coup de
vent, qui lui fut si favorable , fut en même temps
fatal à la flotte de l'amiral Jervis. Trois vaisseaux
anglais chassèrent sur leurs ancres et déradèrent.
L'un d'eux alla se perdre, avec la plus grande
partie de son équipage, sur la côte d'Afrique ; un
142 GUERRES MARITIMES.
autre^ à moitié démâté , alla mouiller dans la baie
de Tanger après avoir franchi Textrémité d'un
récif. Enfin, le 16 décembre, sir John Jervisfit
voile pour Lisbonne où il devait attendre des ren-
forts, mais de nouvelles épreuves lui étaient réser-
vées : un de ses vaisseaux toucha sur une roche
devant Tanger, à la hauteur du cap Malabata; un
second vaisseau, le Bombàt-Castle , se perdit au
moment même où il entrait dans le Tage, sur un
des bancs qui obstruent l'entrée de cette rivière.
Ainsi, en moins de deux mois, sans avoir eu à
combattre d'autre ennemi que ce rude hiver de
1796 qui dispersait en ce moment même Texpédi-
tion que nous dirigions sur l'Irlande ^ la flotte an«
1 L'armée que nous destinions à envahir l'Irlande, partie
de Brest au mois de décembre 1796, eût certainement dé^
barque dans cette tle, si la flotte chargée de i'y conduire eùl
été mieux exercée ; mais cette flotte, commandée par le vice-
amiral Morard de Galles, se trouva séparée à la sortie même
de la rade de Brest. 15 vaisseaux et 10 frégates parvinrent
cependant à se rallier sous les ordres du contre-amiral
Bouvet, et arrivèrent, sans avoir rencontré l'ennemi, à l'en-
trée de la baie de Bantry. Des bâtiments habitués à plus
d'activité eussent pu, dès les premiers jours, atteindre un
mouillage favorable et mettre leurs troupes à terre. Le suc-
cès de l'expédition était encore assuré. Nos vaisseaux furent
malheureusement dispersés de nouveau par un coup de
vent qu'ils eurent l'imprudence d'attendre dans une baie
ouverte; ceux d'entre eux qui échappèrent au naufrage
furent contraints par leurs avaries et le manque de vivres
de rentrer à Brest. Des 44 navires qui composaient cette
CHAPITRE X . i 43
glaise se trouvait réduite de 15 vaisseaux k M.
Jervi^.ne laissa paraître aucune faiblesse dans ces
cirçoD^taoces critiques; mais il se promit dere«
dûiubtor à» vigilance et de réparer ces malheurs à
ibrcQ : 4'activité. Il songea d'abord à assurer Téva-
coatioo de Porto-Ferrajo ^ que les troupes an-
glaises avaient occupé le 18 juillet 1796^ et ce fut
N^aoa qu^il. chargea du soin périlleux d'aller en*
lever }^ garnison laissée dans cette place. Lui seul
était (Capable de remplir cette mission et de péné-
trer sana crainte au fond de la Méditerranée mal-
gré les escadres qui se croisaient en tous sens dans
ce vaste bassûn abandonné par l'Angleterre aux
pavUlonstuUms de France et de Castille. Nelson
quitta pour un instant son vaisseau^ et partit de
Gibraltar avec les deux frégates la Blanche et la
HiNBiVB.Peu de jours après son départ, il ren-
contira deux frégates espagnoles et leur donna la
chasse. La Minerve qu'il montait atteignit la Sa-
bifèe, commandée par un descendant expatrié ded
Stuarts. La frégate ennemie fut bientôt écrasée
sous ce feu redoutable^ comparé par les Espagnols
m feu de l'enfer, et que la Minerve avait appris à
vomir contre l'ennemi à l'école exigeante et sé-
vère de sir John Jervis. La Sabine amena après
paissante flotte, 2 coulèrent à la mer, 4 se jetèrent à la côte^
et 7 seulemetlt fdrent capturés par les croisières enne-
mies.
i44 GUERRES MARITIMES.
une très-belle défense ; mais Nelson se vit bientôt
obligé d'abandonner sa récente capture à une es-
cadre espagnole qui faillit le capturer lui-même.
Quelques jours après ce combat, il mouillait en
rade de Porto-Ferrajo. Le général anglais qui oc-
cupait cette place ne se crut point autorisé à la
quitter avant d'en avoir reçu Tordre d'Angleterre,
et Nelson dut se contenter de charger sur son es-
cadre les munitions navales déposées, au moment
de l'évacuation de la Corse, dans les magasins de
Tîle d'Elbe. « On voit bien, écrivait l'impétueux
Commodore, gêné par ses scrupules dans l'accom-
plissement de sa mission, que ces messieurs de
l'armée ne sont pas aussi souvent que nous appe-
lés à faire usage de leur jugement sur le terrain de
la politique. » Laissant derrière lui le capitaine
Freemantle, qu'il chargea de pourvoir au trans-
port des troupes quand elles prendraient le parti
de se retirer, Nelson, avec la Minerve, fit route
vers le cap Saint-Vincent, que l'amiral Jervis lui
avait assigné pour lieu de rendez-vous.
Le 18 janvier 1797, cet amiral appareilla de
Lisbonne avec les 11 vaisseaux qui lui restaient. Il
savait que l'escadre espagnole avait dû quitter
Carthagène, et en se portant au cap Saint-Vin-
cent, c'est-à-dire à l'extrémité sud-ouest de la Pé-
ninsule, il se plaçait au point le plus avantageux
pour l'observer. De là, si, comme il y avait lieu
cii APURE X. Ur)
de le craindre^ la destination de la tlotte espagnole
était le golfe de Gascogne; on pouvait^ avec des
éclaireurs actifs^ être averti de tous ses mouve-
ments^ la harceler jusque sur les côtes de France^
ou lui livrer bataille pour Tobliger à se réfugier à
Cadix. C'est avec cette intention que Tamiral Jer-
vis^ au lieu d'attendre dans le Tage les renforts
qui lui étaient annoncés, leur avait donné rendez-
vous à la hauteur du cap Saint-Vincent, et s'em-
pressait de s'y rendre lui-même ; mais une fatalité
inexplicable semblait le poursuivre, et une âme
moins ferme que la sienne eût vu dans le nouvel
accident qui vint le priver de l'un de ses plus im-
portants vaisseaux le présage infaillible de quelque
immense revers. Au moment où la flotte sortait du
Tage, un vaisseau à trois ponts se jeta sur le banc
où avait déjà péri le Bobibby-Castle, et ne parvint
à rentrer à Lisbonne qu'après avoir coupé sa mâture
etéti*e resté échoué près de quarante-huit heures;
il ne restait donc plus que 10 vaisseaux de cette
flotte, autrefois si fière.quc Nelson s'indignait de la
voir se retirer devant 38 vaisseaux français et espa-
gnols ; mais ces iO vaisseaux possédaient une préci-
sion de mouvements, un ensemble et une régula-
rité admirables, et, bien que privé du tiers de ses
forces par une succession inouïe d'accidents, sir
John lervis était encore rempli de confiance et
marchait sans crainte à la rencontre de l'ennemi.
1. 13
CHAPITRE XL
Combat du cap Saint-Vincent, 13 février 1797.
/
L'Angleterre, à cette époque^ venait dé porter
ses armements à 108 vaisseaux de ligne et 400 bâ-
timents montés par 120 000 marins ; mais, obligée
de protéger tant de colonies et d'intérêts dispersés
sur la face du globe, Tamirauté n'avait pu en-
voyer à la flotte du Tage que cinq vaisseaux de
ligne, momentanément détachés de la flotte de la
Manche. C'est ainsi que pendant cette guerre l'An-
gleterre sembla toujours, malgré l'immense déve-
loppement qu'avait pris sa v marine, éprouver, au
milieu de ses richesses, tous les embarras de la
misère. Après l'arrivée de ce renfort, qui le re-
joignit le 6 février^ l'amiral Jervis se trouva en-
core une fois à la tête de i 5 vaisseaux de ligne>
dont 6 à trois ponts> A frégates et 2 corvettes. Sa
mauvaise fortune n'était cependant pas complète-
ment épuisée* Le 12 février, deux de ses vais-
seaux, virant de bord par une nuit sombre et plu^
vieuse, s'abordèrent, et l'un deux, lb Cullodru,
CHAPITRE xr. 147
éprouva dans ce choc terrible des avaries tellement
sérieuses, qu'il eût fallu le renvoyer au port, s'il
n'eût été commandé par un des capitaines les plus
actifs de la marine anglaise ; mais, au grand éton-
nement de tous ceux qui avaient vu Tétat de son
vaisseau au point du jour, le capitaine Troubridge,
grâce à de prodigieux efforts^ put signaler dans
l'après-midi qu'il était prêt à combattre. L'éloi-
gnement de ce vaisseau eût été très-mal venu en
ce moment, car le lendemain la frégate la Mi-
nerve, portant le guidon de commandement de
Nelson, ralliait l'escadre anglaise avec la nouvelle
que, deux jours auparavant, la flotte espagnole
avait été aperçue en dehors du détroit.
Cette flotte, alors commandée par don Josef de
Cordova, avait quitté Carthagène le 1« février.
Elle se composait de 26 vaisseaux, dont 7 à trois
ponts, et de il frégates. Le 5 février, au point du
jour, elle franchit le détroit de Gibraltar et se di-
rigea vers Cadix; un coup de vent d'est l'empêcha
de gagner ce port, et le 13 février, dans la soirée,
pendant qu'elle luttait, pour s'en rapprocher,
contre des vents encore contraires, les éclaireurs
des deux armées signalèrent l'ennemi, dont ils
n'avaient pu cependant apprécier exactement la
force. Les Espagnols, qui n'avaient point eu con-
naissance du dernier renfort reçu par l'amiral
Jervis, rassurés par leur immense supériorité nu-
\AH GUERRES MARITIMES.
iiiérique, néglig(>rent de serrer leurs distances pen-
dant la nuit et continuèrent à naviguer sans ordre.
Peu désireux d'en venir aux mains avec Tescadre
anglaise^ ils pensaient que celle-ci n'oserait jamais
prendre Toffensive ; mais Jervis, au contraire, son-
geait à combattre. Il savait combien une victoire
était en ce moment nécessaire à l'Angleterre, et il
attendait cette victoire des soins judicieux qu'il
donnait depuis deux ans à l'instruction de son es-
cadre.
Au coucher du soleil, il fit signal à ses vais-
seaux de se préparer au combat, les rangea sur
deux colonnes et leur recommanda de se tenir
beaupré sur poupe pendant la nuit. Le 14 février,
ce jour si désastreux pour la marine espagnole,
se leva obscur et brumeux sur les deux flottes.
La flotte anglaise était formée en deux divisions
compactes, et le premier regard de Jervis se porta
avec satisfaction sur ces deux files égales et serrées
qui, par un mouvement rapide, pouvaient en un
instant présenter un front formidable. Vers l'o-
rient, la côte de Portugal montrait à peine, à tra-
vers le brouillard, ses falaises escarpées et les hau-
tes sierras de Monchique, qui dominent la baie de
Lagos; les frégates anglaises jetées en avant pour
observer l'ennemi ne signalaient encore que six
vaisseaux espagnols, et un voile épais planait sur
les deux escadres. Cependant, à mesure que le so-
CHAPITRE xr. 149
leil s'élevait au-dessus de Thorizon, la brunie^ qui
les avait enveloppées jusque-là^ se roulait en légers
flocons que la brise poussait devant elle^ ou mon-
tait en tourbillonnant vers la cime des mâts pour
aller se perdre dans le ciel. A neuf heures du ma-
tin^ 20 vaisseaux espagnols avaient été comptés
du haut des barres de perroquet du Yigtoby^ et à
onze heures les frégates anglaises en signalaient 25.
Par suite de la négligence avec laquelle ils avaient
navigué jusqu'à ce moment^ les vaisseaux espa-
gnols se trouvaient alors séparés en deux pelotons.
L'amiral Jervis se promit de profiter de cette faute^
et se disposa à attaquer séparément une de ces di-
visions. L'une^ composée de 19 vaisseaux^ formait
le gros de la flotte; Tautre n'en comptait que 6,
tombés sous le vent pendant la nuit et aperçus les
premiers par Tescadre anglaise. Toutes deux fai-
saient force de voiles pour opérer une jonction
imprudemment différée. Vers l'intervalle qui sé-
parait encore les deux pelotons ennemis^ inter-
valle qui diminuait à chaque instant^ s'avançait de
son côté l'escadre de Jervis^ alors rangée sur une
seule ligne de file. Tel fut le tableau plein d'émo«
tion que présenta pendant quelques heures le
champ de bataille; mais l'amiral espagnol s'aper-
cevant que y s'il continuait sa route^ la totalité de
sa division ne parviendrait pas à doubler l'escadre
anglaise^ vira de bord au moment où la tête de
13.
i50 GUERRES MATITIMES.
cette escadre s'approchait. Cependant trois des
vaisseaux espagnols avaient^ avant ce mouvement^
dépassé l'avant-garde ennemie et rallié la division
sur laquelle il était probable que sir John Jervis
porterait ses premiers efforts. Sir John^ avec une
rare sagacité^ en avait décidé autrement. En effets
s'il se fût laissé séduire par Tespoir d'écraser ces
neuf vaisseaux avec son escadre^ il est probable
qu'il aurait eu bientôt sur les bras toute la flotte
espagnole; car le vent^ dans cette circonstance^
eût servi les projets de l'amiral Cordova et lui eût
permis de se porter avec la totalité de ses forces
sur le théâtre du combat. En négligeant^ au con-
traire^ cette division^ paralysée par sa position et
obligée de remonter dans le vent pour venir pren-
dre part à l'action^ en ne laissant sur sesderrières
qu'une force insignifiante en comparaison de celle
qu'il allait poui*suivre^ sir John Jervis saisissait d'un
coup d'œil rapide et sûr la seule chance qu'il pût
avoir de triompher d'une flotte aussi supérieure.
A peine Cordova eut-il viré de bord^ que Jervis
fit au CuLLODEN le signal de virer aussi et de con-
duire l'armée à la poursuite des seize vaisseaux qui
s'éloignaient bâbord amures. La manière dont
cette manœuvre fut exécutée par Troubridge sous
le feu de Tarrière-garde espagnole lui arracha
un cri de joie, a Voyez, s'écria-t-il, voyez donc
Troubridge! ne manœuvre-t-il pas comme si toute
CHAPITRE XI. ir>l
'^Angleterre avait les yeux sur lui ? Plût à Dieu
qu'elle assistât en effet à ce combat! elle appren-
drait à apprécier comme moi le brave comman-
dant du GuLLODEN. » Placé sur le Vigtoby^ au
centre de son armée^ Jervis en surveillait les mou-
vements d'un œil inquiet. Les vaisseaux qui précé-
daient LE ViCTOBT avaient imité la manœuvre de
Troubridgeet s'étaient rangés successivement dans
les eaux du Culloden; mais la division espagnole^
laissée sous le vent, n'avait point renoncé à l'espoir
de traverser la ligne anglaise. Elle continuait à
s'avancer résolument sous les mêmes amures vers
les vaisseaux interposés entre elle et l'amiral es-
pagnol. Le vaisseau à trois ponts le Prince des As-
turies, portant au mât de misaine un pavillon de
vice-amiral^ la dirigeait dans cette tentative; ar-
rivé par le travers du Victory, ce vaisseau trouva
la ligne anglaise tellement serrée^ qu'il n'osa s'ex-
poser à un abordage qui semblait inévitable. 11 vira
<^e bord sous la volée même de l'amiral anglais^ et
''cçul pendant cette évolution un feu si terrible,
qu'il laissa arriver dans le plus grand désordre.
Les vaisseaux qui le suivaient, découragés par cet
exemple, s'éloignèrent également après avoir
échangé quelques boulets perdus avec l'arrîère-
Sarde anglaise. Cordova, cependant, se voyant
^Xposé à soutenir avec 16 vaisseaux le choc de
^ K vaisseaux anglais, était plus désireux que jamais
i52 GUERRES MARITIMES. ^
de rallier la division dont il s'était laissé séparer. U :
résolut de tenter un dernier effort pour la rejoiQ-*|i3(
dre. Précisons la position des deux escadres en •
cet instant critique : Tavant-garde anglaise avait < ]
viré de bord et se dirigeait à la poursuite des «
16 vaisseaux de Cordova; Tarrière-garde continuait/
sa bordée pour venir prendre le vent et virer égihi) .
lement par un mouvement successif dans les eauxr
du YiGTORY. L'amiral espagnol crut le momenbj
venu de passer sous le vent de la ligne ennemie*.!
Au milieu de la fumée ^ il espérait dérober oafi
mouvement à Jervis et le surprendre par la rapi-
dité de sa manœuvre. Marchant en tête de sa co-
lonne^ il se porta vers i'arrière-garde anglaise;:
mais Nelson^ qui avait rehissé son guidon de com-
modore à bord du Captain^ commandé par le
capitaine Miller^ montait le troisième vaisseau de
cette arrière-garde^ et veillait sur les destins de
la journée. Il n'avait derrière lui que l'Excellent,
de 74^ commandé par Coliingwood, et un petit
vaisseau de 64^ le Diadem. La manœuvre de Cor-
dova était à peine indiquée^ que Nelson, en devi*
nant l'objet, comprit qu'il n'aurait point le temps
de prévenir l'amiral Jervis et de prendre ses or-
dres. U n'y avait point en efïet un instant à perdre
si l'on voulait s'opposer à ce mouvement de la
flotte espagnole. Sans hésiter , Nelson quitte son
poste, vire de bord vent arrière, et, passant entre
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CHAPITRE xr. ir>3
l'Excellent ci le Diadem, qui continuent leur
roule, vient se placer sur le passage de la San-
timma Trinidad, cet énorme trois-ponts qu'il (le-
vait encore retrouver à Trafalgar. Il lui barre le
chemin, l'oblige à revenir au vent, et le rejette
sur Tavant-garde anglaise.
Une partie de cette avant-garde se porte alors
sous le vent de la ligne espagnole pour prévenir
• une nouvelle tentative semblable à celle qu'a ré-
primée Nelson. Les autres vaisseaux anglais, con-
duits par leYigtory, prolongent cette ligne au
vent, enveloppent Tarrière-garde de Cordova et la
prennent entre deux feux. Le succès de la ma-
nœuvre audacieuse de Nelson est complet; mais
lui-même, séparé de ses compagnons, s'est trouvé
pendant quelque temps exposé au feu de plusieurs
vaisseaux espagnols. Le Culloden et les vaisseaux
qui suivent le capitaine Troubridge ne le couvrent
un instant que pour le dépasser bientôt, le laissant
uix prises avec de plus nombreux adversaires. Il
lui faut monter de nouveaux projectiles de la cale ;
ceux qui garnissent les parcs à boulets de ses bat-
teries ont été épuisés par la rapidité de son tir.
C'est en ce moment où son feu s'est nécessaire-
Qient ralenti que Nelson se trouve sous la volée
d'un vaisseau de 80, ie San-Nicolas. La confusion
qui règne dans la ligne espagnole a réuni sur le
Qiéiiie point trois ou quatre vaisseaux qui, n'ayant
LdL"/.
i54 GUERRES MARITIMES.
pas d^autre ennemi à combattre^ dirigent vers lb
Captain ceux de leurs canons qui peuvent Tat-
teindre. Le 5an-/o5e/* surtout, vaisseau de 112 ca-
nons, placé en arrière du San-Nicolas, lui prête
l'appui de son artillerie formidable. La position de
Nelson n'est point sans danger : son gréement a
considérablement souffert de cette canonnade; une
partie de sa mâture est compromise, et il compte
déjà près de soixante-dix hommes hors de combat.
Pendant que Tavant-garde, conduite par le Cullo-
DEN, continue à engager les Espagnols sous le vent,
l'arrière- garde, que dirige sir John lui-même, les
combat au vent et est séparée de Nelson par un
triple rang de navires. La tête de la ligne espa-
gnole fait déjà force de voiles et semble abandon-
ner aux Anglais les vaisseaux qu'ils ont enveloppés,
parmi lesquels se distinguent parleur masse et leur
feu plus nourri quatre vaisseaux à trois ponts. C'est
cette arrière-garde sacrifiée que sir John se décide
à accabler. Tant qu'il a cru à une action plus gé-
nérale, il n'a point voulu affaiblir la colonne qui
contient l'ennemi du côté du vent, et il a rappelé
à lui l'Excellent au moment où Collingwood allait
se porter au secours de Nelson; mais quand l'en-
gagement est mieux dessiné, quand la flotte espa-
gnole éperdue lui livre une partie de ses vaisseaux,
il comprend la nécessité de s'assurer ces premiers
gages de sa victoire. Collingwood reçoit l'ordre de
PI. 2.
O
9
f
o
h
o
-A
i54 GUERRES Maritimes.
pas d'autre ennemi à combattre^ dirigent vers lb
Captaïn ceux de leurs canons qui peuvent Tat-
teindre. Le San-Josef suriouiy vaisseau de 112 ca-
nons, placé en arrière du San-Nicolas, lui prête
Tappui de son artillerie formidable. La position de
Nelson n'est point sans danger : son gréement a
considérablement souffert de cette canonnade; une
partie de sa mâture est compromise, et il compte
déjà près de soixante-dix hommes hors de combat.
Pendant que Tavant-garde, conduite par le Cullo-
DEN, continue à engager les Espagnols sous le vent,
Tarrière- garde, que dirige sir John lui-même, les-
combat au vent et est séparée de Nelson par un
triple rang de navires. La tête de la ligne espa-
gnole fait déjà force de voiles et semble abandon-
ner aux Anglais les vaisseaux qu'ils ont enveloppés,
parmi lesquels se distinguent par leur masse et leur
feu plus nourri quatre vaisseaux à trois ponts. C'est
cette arrière-garde sacrifiée que sir John se décide
à accabler. Tant qu'il a cru à une action plus gé-
nérale , il n'a point voulu affaiblir la colonne qui
contient l'ennemi du côté du vent, et il a rappelé
à lui l'Excellent au moment où Collingwood allait
se porter au secours de Nelson; mais quand l'en-
gagement est mieux dessiné, quand la flotte espa-
gnole éperdue lui livre une partie de ses vaisseaux,
il comprend la nécessité de s'assurer ces premiers
gages de sa victoire. Collingwood reçoit l'ordre de
M. t. /Sur. !.».>.
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CHAPITRE XI. 155
traverser la ligne ennemie^ et cet ordre est exécute
à rinstant. ^Excellent engage d'abord le Salvator
ifil Mundo, le dépasse et canonne le San-Isidro.
Ces deux vaisseaux^ déjà maltraités^ amènent leur
pavillon et sont amarinés par le Diadem et l'Irré-
HsnBLB» qui suivent Collingwood. Au milieu de la
mélée^ celui-ci cherche encore des compagnons à
secourir^ de nouveaux ennemis à combattre; il
cherche surtout des yeux le vaisseau de Nelson.
Il Taperçoit enfin échangeant avec le San-Nicolas
des volées que le manque de munitions a rendues
moins rapides. L^espace qui sépare ces deux ad-
versaires semble laisser à peine passage à son vais-
seau. C'est vers cet étroit intervalle qu'il le dirige :
conservant au feu ce coup d'œil de manœuvrier qui
le distingue entre tous les capitaines anglais^ Col-
lingwood range h San-Nicolas à portée de pisto-
let^ et lui envoie à bout portant la plus terrible
bordée que ce vaisseau ait encore reçue , puis^
continuant sa route^ il va se joindre au Blenheim^
à l'Orion et à l'Irrésistible^ contre lesquels la
Santùsima-Trtntdad se défend encore.
En voulant éviter la bordée de Collingwood, le
San-Nicolas s'est jeté sur le San-Josef, en partie
démâté; Nelson^ qui a lui-même perdu son petit
niftt de hune^ et qui craint d'être entraîné sous le
vent^ se décide à aborder ce groupe formidable.
Son beaupré s'est engagé dans les haubans d'arti*
156 GUEKKES MARITIMES.
mon du San-Nicolas, son bossoir de bâbord àans
la galerie de poupe du vaisseau espagnol. Le pre-
mier qui en profite pour sauter à bord de TenDeim
est un ancien lieutenant de l'Agamemnon^ le capi-
taine Berry, qui doit commander le Vanguaid à
Aboukir. Un des soldats que Nelson a ramenés de
Bastia brise une des fenêtres de la galerie^ et pé-
nètre ainsi dans la chambre même du comman-
dant espagnol. Nelson le suit^ et^ sur ses pas^ se
précipitent quelques hommes intrépides. D'autres
se sont joints au capitaine Berry. Ils trouvent un
équipage épouvanté et déjà réduit. Les officiers
seuls^ dignes d'un meilleur sort^ opposent à cet
assaut une vigoureuse résistance; mais le com-
mandant du San-Nicolas vient tomber mortelle-
ment blessé sur le gaillard d'arrière, et cet événe-
ment met fin à une lutte inégale. Pendant quelque
temps encore , l'équipage du San-Josef, qu'anime
l'amiral Francisco Winthuysen, dirige, de la du-
nette et de la galerie de ce vaisseau, un feu nourri
de mousqueterie sur les Anglais, déjà maîtres du
San-Nicolas. Vains efforts! l'amiral Winthuysen
est bientôt atteint d'un coup mortel, et le San-Jose)
doit céder aux renforts que le capitaine Miller,
resté à bord de son vaisseau par les ordres exprès
de Nelson , ne cesse de faire passer sur le San-Ni-
colas. Un officier espagnol se penche en dehors
des bastingages et fait connaître aux Anglais que
CHAPITRE XI. 157
le San- José f s'est rendu. Nelson prend possession
de cette nouvelle conquête^ et ajoute à ses tro-
phées Tépée du contre-amiral espagnol.
Le San-Josef et le Son-Nicolas furent les der-
niers vaisseaux dont put s'emparer la flotte an-
glaise. Bien que la Santissima-Trinidad eût perdu
son mât de misaine et son mât d'artimon, elle con-
tinuait à combattre quand la division de neuf vais-
seaux^ qui n'avait pu prendre qu'une part insigni-
fiante à l'action^ s'étant élevée au vent par une
longue bordée^ manifesta l'intention de venir dé-
gager Tamiral des ennemis qui l'entouraient. Cette
démonstration sauva Cordova^ car elle engagea
l'amiral anglais à rappeler à lui ses vaisseaux. Ce-
pendant l'armée espagnole était encore dans le
plus grand désordre. Si Jervis se fût alors décidé
à poursuivre ces vaisseaux dispersés et démoralisés^
et à les attaquer pendant la nuit obscure qui suivit
ce combat^ il est probable que l'horreur et la con-
fusion inséparable d'un pareil engagement eussent^
cette fois encore , tourné à l'avantage de l'esca-
dre la moins nombreuse et la mieux disciplinée;
mais Jervis craignit de compromettre dans des en-
gagements partiels les résultats importants qu'il
venait d'obtenir. Les vaisseaux espagnols mar-
chaient beaucoup mieux que les siens ^^ et les six
* n remarquera en effet que les 3 vaisseaux capturés,
bien qu'ils eussent été matés avec do s mâts de fortune et
I. 14
J58 GUERRES MARITIMES.
vaisseaux à trois ponts qu*il comptait dans son
escadre^ et qui en formaient le noyau le plus re-
doutable^ auraient dû peut-être^ dans une chaese
générale^ être laissés en arrière. Ces considéra-
tions le déterminèrent à ne point inquiéter la re-
traite de Tennemi. Pour se lancer avec cette au-
dace imprévoyante à la poursuite de 21 vaisseaux^
dont la plupart n^avaient point encore combattu^
il eût fallu être Nelson. Sir John Jervis n'était ni
assez grande ni assez téméraire pour cela. D'ailleurs
si^ après Âboukir^ cette circonspection eût couru
le risque d^être taxée de timidité^ à cette époque^
elle semblait encore trop naturelle^ trop conforaie
aux règles et aux usages établis pour ternir Téclat
de cette brillante victoire.
L'armée espagnole^ n'étant point troublée dans
sa fuite^ alla se réfugier à Cadix et à Âlgésiras^ et
l'escadre anglaise^ suivie des quatre vaisseaux
qu'elle avait capturés, après avoir réparé ses ava-
ries dans la baie de Lagos, revint mouiller à
Lisbonne.
Nelson venait enfin de trouver en ce jour une
occasion digne de lui, et l'opinion publique lui
décerna d'une voix unanime la gloire d'avoir dé-
cidé, par sa manœuvre audacieuse, la capture
irés-pauvremenl armés, gagnèrent tous les vaisseaux de
l'escadre anglaise, qaand cette escadre rentra en louvoyant
dans U Tage.
CHAPITRE XI. 459
des vaisseaux qui tombèrent au pouvoir de Tes-
cadre anglaise, a C'est à vous , lui écrivait Col-
lingwood le lendemain de la bataille , c'est à vous
et au GoLLODEN qu'appartient l'honneur de la jour-
née. Laissez-moi vous en féliciter^ mon cher et
bon ami^ et vous dire qu'au milieu de la joie que
j'éprouve d'un succès si glorieux pour la marine
anglaise , s'il est quelque chose qui puisse ajouter
à ma satisfaction d'avoir battu les Espagnols^ et
d'avoir vu, cette fois encore, mon cher commo-
dore au premier rang parmi ceux qui combattaient
pour les intérêts et la gloire de notre pays, c'est
la pensée que j'ai pu vous être utile hier, et prêter
à votre vaisseau une assistance opportune. » Ce
dut être, en effet, un beau moment pour Colling-
wood que celui où il vint couvrir le vaisseau de son
rival et de son ami ; il pouvait à bon droit s'en
souvenir le lendemain de cette journée mémora-
ble. La précision de sa manœuvre, le coup d'œil
rapide qui lui en avait fait entrevoir la possibilité,
le mouvement généreux qui lui en suggéra la
pensée, tout cela fut digne de l'officier intrépide
qui devait survivre à Nelson et consoler l'Angle-
terre de sa perte. Ce fut vraiment une noble affec-
tion que celle qui unit ces deux hommes. Fondée
sur une estime réciproque au début de leur car-
rière, elle traversa sans s'altérer de longues années
et de difficiles épreuves, jusqu'à ce jour néfaste où
460 GUERRES MARITIMES.
Trafalgar dut apprendre à la France ce que va —
lent et ce que produisent la cordiale union de^^
chefs et leur coopération sincère.
Nelson^ du reste^ n'avait point attendu la lettre
de Collingwood pour reconnaître le secours qu'iZ
avait reçu de son ami. « Il n'est point de meilleur
ami (lui écrivait-il dès que les vaisseaux anglais
furent libres de communiquer entre eux) que celui
qu'on trouve au moment du besoin , et votre glo-
rieuse conduite dans le combat d'hier m'en a
donné la preuve. Vous avez épargné de nouvelles
pertes au Captain. Recevez-en tous mes remercî-
ments. Nous nous reverrons dans la baie de Lagos;
mais je n'ai pas voulu attendre plus longtemps
pour vous exprimer tout ce que je dois à votre
assistance dans une situation qui pouvait devenir
critique. »
Rien ne devait manquer en ce jour à la gloire
de Nelson. Quand il se présenta à bord du Victor Y,
sir John Jervis le serra dans ses bras et refusa
d'accepter l'épée du contre-amiral espagnol qui
montait le San-Josef, a Gardez-la , lui dit-il ; elle
appartient à trop de titres à celui qui l'a reçue de
son prisonnier. » Quelques esprits jaloux essayè-
rent, il est vrai, d'atténuer l'effet de la belle con-
duite de Nelson en remarquant qu'il s'était écarté
du mode d'attaque prescrit par l'amiral. Cette cir-
constance pouvait exercer quelque influence sur
CHAPITRE XI. 161
Topinion d'un chef aussi rigide que sir John Jervis^
et le capitaine Calder se chargea de la signaler à
son attention, a Je m'en suis bien aperçu^ Calder^
répondit le malicieux amiral^ mais^ si vous com-
mettez jamais une pareille faute ^ soyez sûr que
je vous la pardonnerai aussi. »
L'annonce de cette victoire excita en Angleterre
des transports universels^ et cependant elle ne mé-
rite point^ selon nous^ d'être placée sur le même
niveau que les succès remportés sur nos flottes par
lord Rodney^ lord Howe ou Nelson. Les Espagnols^
à cette époque^ n'étaient déjà plus des ennemis sé-
rieux^ et le gouvernement de Madrid montra au-
tant d'injuste sévérité envers les malheureux of-
ficiers livrés par son impéritie aux chances d'un
combat inégal ^ , que le gouvernement anglais té-
moigna de facile reconnaissance envers les vain-
^ L'escadre espagnole avait à peine dans ce comhatfiO ou
SO matelots par vaisseau. Le reste des équipages se compo-
sait d'hommes entièrement étrangers à la navigation, recru-
tés depuis quelques mois dans la campagne ou dans les
prisons, et qui, de l'aveu même des historiens anglais, lors-
qu'on voulait les faire monter dans le gréemcnl, tombaient
à genoux, frappés d'une terreur panique, et s'écriaient
qu'ils aimaient mieux être immolés sur la place que de
s'exposer à une mort certaine en essayant d'accomplir un
service aussi périlleux. A bord d'un des vaisseaux capturés
par les Anglais, on trouva quatre ou cinq canons, du côté
où ce vaisseau avait combattu, qui n'avaient point été dé-
tapés. Que pouvaient le courage et le dévouement des offi-
ciers, leur habileté même, contre de pareilles chances ?
14.
162 GUERRES MARITIMES.
queurs. Sir John Jervis fut créé pair d'Angleterre
et obtint les titres de baron de Meaford et ôomte
(le Saint-Vincent, avec une pension annuelle de
3,000 livres sterling. Don Josef de Cordova, mal-
gré la magnifique défense de /a5aw^m/ma-7Wm'
dad^ fut cassé et déclaré incapable de servir. L'of-'
ficier général qui commandait sous ses ordres et
six de ses capitaines partagèrent sa disgrâce et
éprouvèrent le même sort.
CHAPITRE XII.
Insurrection des escadres anglaises.
Si rAngleterre avait vu ses amiraux remporter
des victoires plus brillantes que celle du cap Saint-
Vincent^ jamais elle ne leur dut victoire plus op-
portune. Menacée d'une invasion formidable^ aban-
donnée de la plupart de ses alliés^ à la veille de
voir TAutriche^ la seule puissance continentale
qui résistât encore à nos armes ^ écrasée sur le
Rhin et en Italie^ elle eût souscrit peut-être^
sans ce succès inattendu^ aux conditions de paix
les plus humiliantes et les plus dures. Déjà la ban-
que avait suspendu ses payements^ et les fonds
publics étaient tombés plus bas qu'aux plus mau-
vais jours de la guerre d'Amérique; Topinion gé-
nérale se prononçait contre la continuation des
hostiUtés y le parlement se montrait disposé à re-
fuser les subsides que réclamait le ministère^ et le
génie de Pitt ne soutenait qu'à peine le cabinet
ébranlé à travers tant de difficultés et de périls.
La victoire remportée sur la flotte espagnole ra-
nima l'esprit national et vint donner à l'adminis-
J64 GUERRES MARITIMES.
tration la force nécessaire pour faire face à cette
crise menaçante ; mais TAngleterre allait se trou-
ver en présence d'épreuves plus dangereuses en-
core qui préparaient à Jervis un nouveau triomphe.
En effet, vers la fin du mois de février 1797, au
moment même où venait avorter dans les eaux du
cap Saint-Vincent ce projet de coalition maritime
qui devait réunir dans le port de Brest la flotte de
Carthagène à celle du Texel, au moment où l'An-
gleterre voyait son littoral sans défense couvert
encore une fois par ses remparts mobiles qui l'a-
vaient défendue depuis les temps glorieux d'Elisa-
beth, une sourde agitation faisait éclater dans
Tescadre de la Manche les premiers symptômes
d'une insurrection cent fois plus redoutable que
ne l'eût été la présence d'une flotte ennemie à l'em-
bouchure de la Tamise. Lord Howe, qui comman-
dait alors à Portsmouth les forces anglaises réunies
dans la Manche, reçut plusieurs lettres anonymes
contenant les réclamations les plus vives en faveur
des équipages de la flotte; mais au lieu d'accorder
il ces pétitions l'attention qu'elles méritaient, cet
amiral se contenta de l'assurance qui lui fut trans-
mise par plusieurs capitaines du bon esprit qui_
régnait à bord de leurs vaisseaux, et il pensa qu'u
silence absolu ferait justice de ces prétentions. L
30 mars cependant, l'escadre qui croisait devan
Brest sous le commandement de lord Bridport via
CHAPITRE XII. iOr»
mouiller à Spithead^ et le 15 avrils au moment où
cette escadre recevait Tordre d'appareiller pour
aller reprendre sa croisière^ Téquipage du Royal-
George^ sur lequel flottait le pavillon du comman-
dant en cbef^ au lieu de se porter dans les batteries
pour lever Tancre^ monta dans les haubans du
vaisseau^ et poussa trois acclamations auxquelles
répondirent immédiatement^ comme un écho
terrible^ les houras séditieux des autres matelots de
Tescadre. Le secret de ce complot avait été si
bien gardé et l'aveuglement des chefs était telle-
ment complet^ que rien n'avait transpiré jusque-là
des projets des mécontents. En vain essaya-t on
de faire rentrer ces hommes égarés dans le devoir.
Les prières et les exhortations restèrent inutiles.
Ceux des officiers qui s'étaient rendus coupables
de quelques actes d'oppression furent envoyés à
terre; les autres purent rester à bord sans avoir à
subir aucun mauvais traitement. Le lendemain^
les équipages prêtèrent serment de rester fidèles
à la cause commune et de ne point lever l'ancre
qu'on n'eût fait droit à leurs demandes. Des cordes
furent en même temps passées au bout des vergues
pour indiquer le sort réservé à ceux qui failliraient
à ce serment^ et les délégués chargés par les ma-
telots de les représenter se réunirent à bord du
vaisseau-amiral^ afin de rédiger et de signer deux
pétitions^ Tune à la chambre des communes, Tau-
466 GUERRES MABITIMES.
tre à Tamirauté. Rappelant les services rendus au
pays par les marins anglais^ les pétitionnaires
exposaient leurs griefs dans un langage plein de
convenance et de respect; ces griefs, quelque fondés
qu'ils pussent être, n'auraient point, il faut le dire,
suffi pour soulever une flotte française. Nos ma-
telots sont moins dociles peut-être que les marins
anglais; en revanche, de plus nobles instincts les
animent. Les équipages de la flotte de lord Brid-
port réclamaient une augmentation de paye^ une
ration plus considérable et mieux composée^ une
distribution plus équitable des parts de prises,
divers avantages pour les matelots blessés ou in-
firmes, et la liberté, en revenant de la mer,
d'aller visiter leurs familles. Cette dernière de-
mande était assurément la plus légitime. Il est
impossible, en effet, de rien imaginer de plus
affreux que cette séquestration à laquelle se trou-
vait condamnée, pendant des années entières, la
p[rande majorité des équipages anglais. Quant à la
rigueur de la discipline maritime^ aux châtiments
corporels auxquels ils se trouvaient soumis sans le
moindre contrôle, les insurgés s'y arrêtaient à
peine et se bornaient à demander que ces châti-
ments ne leur fussent plus infligés au caprice des
officiers inférieurs. Les préoccupations matérielles,
les intérêts les plus grossiers, tenaient donc la pre-
mière place dans l'esprit des révoltés de Ports-
CHAPITRE XII. 107
moutb^ et l'insurrection d'une escadre française
ebt eu^ dès le principe^ on peut en être certain^ un
plus noble et plus dangereux caractère.
Dès que la nouvelle de ce mouvement eut été
transmise à Londres^ le gouvernement^ sérieuse-
ment alarmé^ ordonna à l'amirauté de se transpor-
ter à Portsmouth^ et lui prescrivit d'adopter im-
médiatement les mesures les plus efficaces pour
étouffer la révolte à sa naissance. Conformément
à ces instructions^ le premier lord de l'amirauté,
le comte Spencer^ après quelques pourpalers
inutiles; engagea les officiers généraux qui ser-
vaient sous les ordres de lord Bridport à se rendre
à bord du vaisseau sur lequel s^étaient réunis les
délégués/ afin d'essayer par de nouvelles démar-
ches de les faire rentrer dans le devoir. Les exi-
gences qui se manifestèrent dans cette entrevue
exaspérèrent tellement un de ces officiers généraux,
le vice-amiral Gardner, qu'il saisit un des délégués
au collet et jura qu'il les ferait tous pendre pour
prix de leur trahison. Cet acte de violence faillit
lui coûter la vie ; au retour de leurs délégués,
voulant témoigner qu'ils regardaient les confé^
rences comme rompues, les matelots ofiensés
hissèrent à bord de chaque vaisseau le pavillon
rouge en signe de défi et de rébellion; les canons
furent chargés, et les navires mis en état de dé-
fensCi
168 GUERRES MARITIMES.
Le lendemain cependant les mutins revinrent à
des sentiments plus calmes, et de nouvelles propo-
sitions de lord Bridport furent acceptées après
quelques instants de délibération. Près de quinze
jours s'écoulèrent ainsi ; la flotte, à l'exception de
trois vaisseaux, avait quitté Spithead pour aller
mouiller à rentrée même de la rade, et Tamiral
n'attendait plus qu'un vent favorable pour la con-
duire devant Brest, quand, irrités de ne point re-
cevoir du parlement et de la couronne la con-
firmation des promesses de lord Bridport, les
équipages arborèrent de nouveau l'étendard de la
révolte. Cette fois le sang coula à bord d'un vais-
seau, celui que montait le vice-amiral Colpoys.
Fidèles à leur vieille réputation de loyauté, les
soldats de marine prirent les armes; au moment
où l'équipage, confiné dans les batteries, braquait
vers le gaillard d'arrière deux canons qu'il venait
de démarrer de la batterie haute et qu'il avait
traînés sous les écoutilles, ils exécutèrent une
décharge générale qui renversa onze hommes et
en blessa six mortellement. Malgré cette décharge,
les matelots se précipitèrent sur le pont, s'empa-
rèrent du premier lieutenant, et s'apprêtèrent à
immoler cette première victime à leur ressenti-
ment; mais le vice-amhal Colpoys s'avançant vers
eux leur déclara que ce qui s'était passé n'avait eu
lieu que d'après ses ordres et conformément aux
GHAPITKE XII. IGl)
prescriptions de l'amirauté. Singulier exemple de
ce respect des lois si profondément empreint dans
le caractère britannique ! ces hommes en état de
révolte ouverte contre leurs officiers, encore
excités par la vue du sang répandu et de leurs
camarades expirants, demandèrent à prendre con-
naissance des instructions de Tamirauté, et s'incli-
nèrent humblement devant elles. L'emploi de la
force leur sembla suffisamment justifié, dès que
ces instructions autorisaient Tamiral à y avoir
recours. Le malheureux officier qu'ils allaient
sacrifier à leur aveugle fureur fut immédiatement
relâché, les soldats de marine furent désarmés sans
qu'on se portât contre eux à la moindre violence,
et le vice-amiral Colpoys reçut l'invitation de se
retirer dans sa chambre.
Enfin, le 14 mai, un mois après le commence-
ment de cette sédition, lord Hovs^e arriva de Lon-
dres avec de pleins pouvoirs pour terminer cette
malheureuse affaire. Il apportait aux équipages
révoltés l'assurance d'une amnistie complète, l'acte
du parlement qui sanctionnait les concessions
consenties par lord Bridport, et la nouvelle que
436,000 livres sterling avaient été votées par la
chambre des communes pour faire face aux nou-
velles charges imposées au trésor. Ces conditions
furent agréées; le lendemain, accompagnés de
lord et de lady Hovs^e et de plusieurs autres per-
1. tb
J70 GUERRES MARITIMES.
sonnages de distinction^ les délégués visitèrent les
bâtiments mouillés à Spithead^ apaisèrent par leur
présence une nouvelle révolte à la veille d'éclater
dans Tescadre de sir Roger Curtis, qui en ce mo-
ment arrivait de croisière, et, à leur retour à
Portsmouth, portèrent lord Hovs^e sur leurs épaules
jusqu'à la maison du gouverneur.
Des désordres semblables à ceux dont la rade
de Portsmouth avait été le théâtre avaient égale-
ment éclaté à bord des vaisseaux mouillés à Ply-
mouth ; mais, inspiré par les mêmes motifis que la
révolte de Spithead, ce mouvement s'apaisa de lui-
même, dès que la flotte de lord Bridport fut ren-
trée dans le devoir. Cependant une insurrection
d'une plus haute portée, et qui semblait se lier à
l'agitation politique du pays, se préparait dans la
flotte de la Tamise et dans celle de la mer du Nord.
Un grand nombre d'irlandais faisaient partie des
équipages de ces flottes, et la résistance que ces
deux escadres opposèrent aux premières tentatives
de conciliation, le ton menaçant de leurs réclama-
tions, l'audace des prétentions qu'elles afflchèrent
eussent suffi pour indiquer des mécontentements
plus sérieux et plus graves que ceux dont l'ami-
rauté venait de triompher. Les bâtiments mouillés
à Sheerness sous les ordres du vice-amiral Charles
Buckner furent les premiers à donner le signal de
ces nouveaux troubles, et bientôt l'escadre de
CHAPITRE XII. 171
l'amiral Duncan^ à Texception de deux vaisseaux^
viut se joindre à la flotte insurgée de la Tamise.
Cette escadre^ composée de 15 vaisseaux de ligne^
était partie de la rade de Yarmouth pour se rendre
devant le Texel^ et Tamiral Duncan^ malgré les
qualités aimables qui le recommandaient à Taifec-
tion de ses équipages^ se vit abandonné^ presque
en présence de Tennemi^ par une flotte qui avait
longtemps fait son orgueil et son espoir.
A Sheerness comme ailleurs^ les révoltés mirent
dans leur insurrection toutes les formes de Tordre
le plus régulier. Us nommèrent à bord de chaque
vaisseau un comité composé de douze membres^
qu'ils chargèrent de la police intérieure du navire^
et deux délégués par vaisseau^ qui^ réunis sous la
prt^idence d'un matelot du Sandvs^igh^ le fameux
Richard Parker^ durent présider aux mouvements
généraux de la flotte. Mouillée au milieu de la Ta-
mise^ cette escadre arrêtait les bâtiments mar-
chands qui remontaient vers Londres^ et menaçait^
si Ton tardait à faire droit à ses réclamations^ de
prendre la mer et de se rendre dans les ports d'Ir-
lande^ où les vaisseaux de l'amiral Kingsmiil ve-
naient aussi de se mutiner. Dans ces tristes conjonc-
tures, le gouvernement anglais se montra digne de
la confiance du pays et se maintint à la hauteur des
circonstances. L'amiral sir Roger Curtis dut se
tenir prêt à se porter dans la Tamise avec une
>
J7<2 GUERRES MARITIMES.
partie de la flotte de Portsmoiith^ sur la fidélité de
laquelle on crut pouvoir compter ; 15,000 hommes
d'infanterie et de cavalerie furent rassemblés au-
tour de Sheernes^ les fortifications de Gravesend
furent mises en état, et des fourneaux à boulets
rouges furent disposés dans tous les forts qui dé-
fendent les approches de cette place. En même
temps, on obtenait des vaisseaux mouillés à Spit-
head et à Plymouth de désavouer cette nouvelle
insurrection. Ces équipages réconciliés firent par-
venir à leurs camarades une adresse pathétique
pour les exhorter à suivre leur exemple et à se
contenter des concessions déjà faites. Cette dé-
marche produisit tout Tefiet qu'on en devait at-
tendre : plusieurs vaisseaux coupèrent leurs câbles,
et, se séparant des insurgés, allèrent se réfugier
sous les batteries de Woolwich et de Gravesend.
Le i3 juin, le pavillon rouge ne flottait plus qu'à
bord de trois vaisseaux sur lesquels s'étaient retirés
les délégués de la flotte; le lendemain, Téquipage
du Sandwich livrait Parker aux soldats envoyés
pour l'arrêter. Parker, sur lequel ces lugubres cir-
constances attirèrent un instant les yeux de l'Eu-
rope, était simple matelot à bord du Sandwich.
C'était un homme d'une trentaine d'années, d'une
taille assez élevée, et dont le visage hàlé et les traits
amaigris ne manquaient ni de dignité ni d'expres-
sion. Pendant l'exercice de son pouvoir éphémère,
CHAPITRE XII. 173
il avait conservé une veste bleue à demi usée^ et ce
fut dans ce costume qu'il comparut à bord du Nep-
tune devant la commission militaire appelée à pro-
noncer sur son sort. Pendant Tinstruction de son
procès^ qui remplit deux séances^ il se conduisit
avec autant de décence que de fermeté. Son main-
tien fut froid et recueilli; ses interpellations aux
témoins à charge indiquèrent plus d'habileté et de
présence d'esprit qu'on ne se fût attendu à en ren-
contrer chez un pareil homme. Du reste^ il n'es-
saya point de se défendre^ et sembla livrer sa tête
à ses juges avec la résignation d'un conspirateur qui
a mesuré d'avance les conséquences de sa défaite.
La mort de Parker n'éteignit point les ferments
de sédition qui^ depuis tant d'années^ bouillon-
naient dans ces équipages si cruellement traités
par un pays ingrat. L'insurrection de Portsmouth
était à peine apaisée^ que les renforts expédiés à
l'amiral Jervis apportèrent au milieu de son esca-
dre le germe de cet esprit turbulent qui avait in-
fecté les escadres du Nord. La main de fer du ri-
gide amiral eut bientôt comprimé ces tendances
subversives, et ce fut en face de l'ennemi, en vue
même de Cadix et de la flotte espagnole, qu'il brisa
ce dernier effort de l'indiscipline.
Pour subvenir aux besoins toujours croissants de
ses nombreux armements, le gouvernement anglais
avait été contraint de faire un nouvel appel au pays.
16.
i74 GUERRES MARITIMES.
Une loi qu'il obtint du parlement obligea chaque
paroisse ou district à fournir^ en raison de son éten-
due et de sa population^ un certain contingent des-
tiné au service de la flotte. Les paroisses^ de leur
côté, pour remplir cette obligation, offrirent, sous
le nom de bourity-money, une somme de 30 gui-
nées, souvent même une somme supérieure, aux
personnes qui voudraient s'engager volontairement
à faire partie de ce contingent. Cette prime séduisit
malheureusement beaucoup de gens qui avaient
occupé autrefois un rang plusélevédans la société:
de petits marchands ruinés, des clercs de procu-
reurs, des hommes perdus de débauches et de det-
tes, qui fuyaient, sur les vaisseaux du roi, la pri-
son du comté ou les poursuites de leurs créanciers.
Parmi ces volontaires se trouvèrent même quel-
ques Irlandais affiliés aux sociétés secrètes qui
rêvaient pour leur pays un affranchissement de-
venu impossible. Le serment des Irlandais unis
servit de lien au nouveau complot, et Bott, ancien
procureur, homme artificieux et résolu, nourri dans
les subtilités de la chicane et délégué d'un des co-
mités révolutionnaires les plus actifs, Bott, embar-
qué comme simple matelot sur la flotte de Cadix,
devint Tâme de l'entreprise. Il s'agissait, ainsi qu'il
l'avoua avant de mourir, de pendre lord Jervis, de
se débarrasser de tous les officiers dont les services
nip seraient pas reconnus indispensables, et de re-
CHAPITRE XII. i7r>
mettre le commandement de la flotte à un matelot
intelligent nommé David Davison. Cette révolution
une fois accomplie^ la flotte devait se rendre dans
un des ports d'Irlande^ appeler le peuple aux ar-
mes et décider une nouvelle insurrection.
Lord Jervis était prévenu par l'amirauté des
dangers qu'il allait courir ; mais il n'était pas homme
à s'en émouvoir. Il refusa ^ malgré les inquié-
tudes que lui témoignaient plusieurs capitaines^
d'arrêter la distribution des lettres qui arrivaient
d'Angleterre. « Cette précaution est inutile^ dit-il.
J'ose affirmer que le commandant en chef de cette
escadre saura bien maintenir son autorité^ si l'on
essaye d'y porter atteinte. » 11 se contenta d'inter-
dire toute communication entre les divers bâtiments
de la flotte; les officiers commandant les détache-
ments de soldats de marine embarqués sur l'esca-
dre furent mandés à bord du vaisseau la Ville de
Paris^ qui portait alors le pavillon de lord Jervis.
L'amiral leur fit connaître ses intentions. Leurs
soldats devaient désormais occuper dans les batte-
ries un poste de couchage séparé de celui des ma-
telots^ manger à part^ et former à bord de chaque
vaisseau un groupe distinct et respecté, spéciale-
ment chargé de la police du navire. Jervis voulut
on outre qu'il fût sévèrement interdit à ces soldats
(le converser en irlandais, et il prescrivit aux com-
mandants de l'escadre de ne rien négliger pour
176 GUERRES MARITIMES.
piquer d'honneur ces défenseurs de Tordre et de la
discipline. Après avoir ainsi préparé ses moyens
de défense^ il attendit l'insurrection de pied ferme.
Aux premiers symptômes qui en trahirent l'ap-
proche^ il frappa les coupables sans pitié conmie
sans peur. Pendant quelques mois^ les cours mar-
tiales et les exécutions se succédèrent dans l'escadre
de Cadix. Le capitaine Pellew voulut intercéder
auprès de lord Jervis en faveur d'un matelot dont
la conduiteavaitété jusque-là irréprochable. «Nous
n'avons encore puni que des misérables^ répondit
l'amiral^ il est temps que nos marins apprennent
qu'il n'est point de conduite passée qui puisse ra-
cheter un instant de trahison. » — «Le chfttiment
d'un franc vaurien^ disait-il souvent^ est sans uti-
lité, car il ne peut servir d'exemple; où en serions-
nous donc si la bonne réputation d'un coupable
pouvait lui assurer l'impunité ? »
Les circonstances étaient graves quand lord
Jervis s'exprimait ainsi, et peut-être exigeaient-
elles impérieusement ces extrêmes rigueurs ; ce-
pendant, il faut le reconnaître, malgré retendue
des services que le comte de Saint-Vincent a rendus
à son pays, il fut heureux pour l'Angleterre que le
sort eût placé derrière lui Nelson et Collingwood.
Ces natures inflexibles provoquent mal aux grandes
choses; elles humilient trop la volonté humaine
pour ne pas lui ravir un peu de son élan et de son
CHAPITRE XII. 177
énei'gie. Il appartenait à TamiraUervis d'organiser
la marine anglaise^ et d'y faire pénétrer^ à force
de vigueur et de persévérance^ ces doctrines ab-
solues et rigoureuses en dehors desquelles il n'en-
trevoyait que confusion et désordre. Dans un temps
où Finsurrection avait fait flotter le drapeau rouge
sous les yeux mêmes de l'amirauté, et contraint le
parlement à compter avec elle^ il avait consommé
sa victoire par un dernier triomphe, et raffermi
sur sa base la discipline ébranlée^ sa tâche était
remplie. Il fallait maintenant des chefs plus popu-
laires pour faire face aux péripéties qui se prépa-
raient. Grâce à Jervis^ la puissance de la marine
anglaise était fondée : Nelson et CoUingwood al-
laient la mettre en œuvre.
CHAPITRE XllI.
Nelson, chef d'escadre.
En quelques années^ deux grands faits s'étaient
produits dans le monde maritime : Tancienne or-
ganisation avait péri chez nous^ elle s'était perfec-
tionnée chez nos ennemis. Dès l'ouverture des hos-
tilités^ on vit la décadence de nos institutions se
trahir par des revers inattendus. Instruit par cet
exemple, Jervis^ au milieu des symptômes de dis-
solution qui menacent la marine anglaise^ voue un
culte austère à Tobéissance passive. La constitution
vigoureuse de la flotte remplit sa carrière et occupe
ses dernières pensées. Peu audacieux lui-même^
il ouvre la route à Taudace. Nelson s'y précipite
et vient manifester, avec la rapidité de la foudre,
les résultats latents d'une double révolution. L'in-
fluence administrative, remarquons-le bien, subit
plutôt qu'elle ne dirige ces transformations suc-
cessives des escadres britanniques. C'est que la vie,
en effet, n'est pas dans l'amirauté ; elle est dans
ces camps flottants où s'élaborent les succès qui
vont nous surprendre. Le pouvoir officiel n'est, si
CHAPITRE XIII. 179
Ton peut s'exprimer ainsi, que le creuset inerte
qui convertit les subsides du parlement en vais-
seaux. Il faut donner une âme à cette flotte im-
mense : les amiraux font jaillir Tétincelle qui doit
ranimer. Hood^ Jervis, Nelson, se transmettent ra-
pidement le flambeau créateur, et se lèguent Tun
à l'autre une sorte de royauté. Sous les regards
défiants de Tamirauté anglaise, c'est presque une
dynastie qui se fonde. Les maires du palais ont
dérobé le sceptre aux rois fainéants.
Au moment où Nelson s'apprête à recueillir l'hé-
ritage de Jervis, il n'est point inutile de chercher à
démêler^ à travers ce nuage lumineux que la for-
tune jette autour de ses favoris, les lignes vérita-
bles^ les traits profondément accusés de cette
grande physionomie, a La forfanterie de Nelson,
écrivait en 1805 l'amiral Decrès à l'empereur, égale
son ineptie ( et j'emploie ici le mot propre) ; mais
il a une qualité éminente, c'est de n'avoir avec ses
capitaines de prétention que celle de la bravoure
et du bonheur, d'où il résulte qu'il est accessible à
des conseils, et que, dans les occasions difficiles,
s*îl coininande nominalement, c'est un autre qui
dirige réellement. » C'était traiter bien durement
le plus illustre amiral de la marine anglaise, et
pourtant cette opinion, si choquante au premier
abord, n'en contient pas moins le germe d'une opi-
nion éclairée, et comme la substance du jugement
180 GUERRES MARITIMES.
désintéressé de Fhistoire. Nelson fut^ sans con-
tredit^ le plus grand des amiraux anglais : un peu
moins de bonheur^ et ses compatriotes eux-mêmes^
non moins sévères que Tamiral Decrès^ de tous ces
amiraux Teussent proclamé le plus incapable.
Nelson^ en effets n'a pas été moins téméraire^
moins dédaigneux des règles dans les occasions où
il a triomphé^ que dans celles où la fortune a
trompé ses efiorts. Entre Aboukir et Ténériflfe^
entre Copenhague et Boulogne^ il n*y a que la
différence du succès. C'est toujours la même au-
dace^ le même emportement^ la même tendance à
tenter l'impossible; la tactique de Nelson, celle
qu'il enseigne à ses capitaines vaincus devant Bou-
logne^ celle qu'il a mise lui-même en pratique jus-
qu'à sa dernière heure^ est là tout entière avec sa
grandeur et ses fautes : se jeter résolument au plus
fort du danger^ compter sur ses compagnons pour
en sortir vainqueur. Après l'avoir suivi sur le
champ de bataille^ après avoir étudié^ dans ces
grands événements auxquels il préside^ les moyens
aussi bien que les résultats, on se sent porté, en
dépit des idées reçues, à lui appliquer ces paroles
dont Jervis s'est servi pour tracer le portrait du
vainqueur de Camperdown* : « C'était un vaillant
* Le combat de Camperdown, dans lequel Tamiral Dun-
can, alors âgé de soixante-six ans, battit, le 11 octobre 1797,
CHAPITRE XIII. \H\
officier^ peu versé dans les subtilités de la tactique^
et qui s'y fût bien vite embarrassé. Quand il aperçut
l'ennemi, il courut à lui^ sans songer à former tel
ou tel ordre de bataille. Pour vaincre^ il compta
sur le brave exemple qu'il allait donner à ses capi-
taines^ et révénement répondit complètement à
son espoir. x>
Cette stratégie excentrique^ on le comprendra
facilement^ eût trouvé la discipline de Jervis insuf-
fisante. Il fallait ajouter à cette discipline un élé-
ment nouveau : la passion dans Tobéissance. a J'a-
vais le bonheur, milord^ écrivait Nelson à lord
Howe après le combat d'Aboukir, de commander
à une armée de frères. Un combat de nuit était donc
entièrement à mon avantage. Chacun de nous sa-
vait ce qu il avait à faire et j'étais cei^lain que tou3
la flotte hollandaise, commandée par l'amiral de Winter,
est en effet le premier exemple de ces affreuses mêlées qui
allaient succéder aux batailles rangées de la guerre d'Amé-
rique Ce fut une sanglante journée i 010 hommes furent
mis hors de combat à bord de la flotte anglaise, 1 160 à
bord de la flotte hollandaise, ih vaisseaux anglais étaient
sortis de la rade de Yarmoulh, I5 vaisseaux hollandais de
la rade de Texel. Les deux flottes se rencontrèrent devant
Camperdown, entre le Texlel et Rotterdam. Une partie des
vaisseaux hollandais lâcha pied. Les autres, exercés à un
tir plu:» meurtrier que celui de nos vaisseaux, tir qui s'a-
dressait a la coque et non à la mâture de l'ennemi, firent
chèrement payer à la flotte anglaise la capture de 9 vais-
seaux et de 2 frégates.
I. 16
182 GUERRES MARITIMES.
mes vaisseaux chercheraient dans la mêlée un
vaisseau français. » Une pareille confiance simplifie
singulièrement les situations^ et peut, bien justifier
quelques imprudences. Si cette confiance ne fut
jamais trahie^ si de tous les amiraux anglais^ Nel-
son fut le mieux servi par ses capitaines^ il n'eut
pas (insistons sur ce point) à en remercier la for-
tune : il ne dut cet avantage qu'à lui méme^ à
cette obéissance intime qu'on demande souvent en
vain à des règlements inflexibles^ et qu'il sut ob-
tenir d'un dévouement spontané et volontaire. C'est
ainsi que son audace et son ardeur devinrent con-
tagieuses, c'est ainsi que^ dans ces escadres dé-
vouées à de si rudes croisières, à de si pénibles
campagnes^ on vit toujours (ce qu'on n'eût point
trouvé peut-être dans la flotte de Jervîs) des vi-
sages satisfaits^ des fronts épanouis^ et cette appa-
rence de bien-être qui réjouit le cœur d'un chef.
Le succès obtenu, Nelson en rapportait généreu-
sement l'honneur à ses capitaines. Toujours prêt
à reconnaître un service rendu au feu, il faisait
appeler à Aboukir le commandant du Minotaur
pour le remercier de son assistance pendant l'ac-
tion. Dans une autre ai&ire moins éclatante, n'é-
tant encore que capitaine de l'Agamemnon, il avait
renvoyé à son premier lieutenant les éloges que
lui attirait la belle conduite de son vaisseau ; « car
jamais officier, écrivait-il, n'a ouvert un meilleur
CHAPITRE XIII. 183
avis dans un moment plus opportun. » Cet homme
héroïque sentait qu'entre lui et ses officiers le dé-
vouement devait être réciproque , et en toute oc-
casion on le vit défendre leurs intérêts avec cette
ardeur qu^ils mettaient à servir sa gloire.
A ce zèle honorable^ Nelson joignait cette sim-
plicité de manières qui^ chez les hommes supé-
rieurs^ est une séduction de plus. Il craignait peu
d'exposer sa dignité en se montrant comniunicatif
avec les gens qui l'entouraient^ et dont il acceptait
volontiers la supériorité dans quelques-uns de ces
mille détails dont se complique le métier de la mer.
Il rendait ainsi justice à ces mérites spéciaux, et
savait provoquer (Decrès lui accoi'dait cette qualité
éminente) des conseils d'où jaillissaient souvent
pour lui des lumières inattendues. Il pensait^ du
reste^ que cette participation de chacun au plan
définitif devait en assurer l'exécution et en faciliter
rintelligence ; car, persuadé qu'il ne doit y avoir
rien d'absolu dans un plan d'opérations arrêté à
l'avance, îl exigeait moins un respect trop scrupu-
leux de ses ordres, qu'un concours loyal et em-
pressé. Cependant il appréciait, autant que lord
Jervis lul*méme, la nécessité de la soumission la
plus passive à bord d'un navire de guerre, et nous
avons dit déjà que c'était à l'indiscipline de nos
équipages qu'il avait attribué la décadence de no-
tre marine; mais il était d'avis qu'il vaut mieux
184 GUERRES MARITIMES.
prévenir les délits que d'avoir à les réprimer.
Quand Jervis , devant Cadix^ éfouffa par une ré-
pression énergique les complots près d'éclater^
Nelson approuva sans hésiter ces rigueurs néces-
saires, a L'état des esprits , dit-il , exige des me-
sures extraordinaires^ et si Ton eût montré en An-
gleterre la même résolut ion que nous avons montrée
ici^ je ne crois pas que le mal eût jamais été aussi
loin. » — a Cependant^ ajoutait-il aussitôt^ je suis
tout à fait du parti de nos marins dans leurs pre-
mières réclamations. Lord Howe a eu grand tort
de ne point leur accorder Tattention qu'elles mé-
ritaient. Nous sommes^ en vérité^ gens dont on se
soucie trop peu. Une fois la paix venue^ c'est à qui
nous traitera le plus indignement. »
Aux yeux de Nelson^ le premier devoir d'un
amiral était de s'occuper sans cesse du bien-être
matériel et moral des hommes dont la conduite lui
était confiée. La veille de Trafalgar^ il songeait à
assurer l'exacte distribution^ sur tous les bâtiments
de la flotte^ des légumes venus de Gibraltar^ et
recommandait l'installation d'un théâtre à bord de
chaque vaisseau ; car ce qu'il craignait le plus pour
les matelots anglais^ c'étaient la monotonie des
longs blocus et les dangereuses tentations de l'oi-
siveté. Aussi l'activité était-elle chez lui un calcul
presque autant qu'un besoin de sa nature^ un
moyen de succès dans les grandes circonstances.
GHAPITBE XIII. 48.^
un moyen de discipline dans les temps ordinaires.
Il voulait que ses équipages fussent sans cesse tenus
en haleine par des coups de main audacieux^ par
des manœuvres périlleuses , parce qu'il comptait
sur Tattrait de ces entreprises pour éloigner d'eux
les mauvaises pensées et les retenir dans le devoir,
a J'aime mieux , disait-il y perdre cinquante hom-
mes par le feu de l'ennemi^ que d'être obligé d'en
pendre un seul. x> Il aimait d'ailleurs sincèrement
ces braves gens dont il appréciait le courage^
comme l'empereur aimait ses soldats^ comme tout
homme digne de commander aux autres doit ai-
mer ses frères d'armes et ses instruments de gloire.
Ses grognards, à lui^ étaient ces vieux Agamem-
nons * dont quelques-uns regardent peut-être en-
core couler la Tamise à Greenwich , et qui^ au
mois de juin 1800, voyant leur amiral s'apprêter
à quitter le Foudroyant sans eux, adressaient &
l'infidèle ces affectueux reproches :
< Milord, nous avons été avec vous dans tous vos combats
et de terre et de mer. Nous sommes l'équipage de votrecanot
et nous vous avons suivi déjà sur plus d'un navire. Puis-
que vous rentrez en Angleterre, permettez-nous d'y rentrer
avec vous, et veuillez excuser ce style un peu rade : c'est
relui de marins qui ne savent guère écrire, mais qui n'en
sont pas moins vos fidèles et obéissants serviteurs ^. »
1 AU old Agamemnons,
* « Un des plus sag<^s règlements de la marine anglaise
10.
186 GUERRES MlRinnS.
11 y a quelque chose de consolant à penser que
la discipline n'est point toi^ours obligée de revô-
tir des formes acerbes et doiies : aussi n'e^-oe
point sans un secret plaisir qu'on r^KHive^hes le
compagnon et Témule de Nelson, chez ThonnéCe
et le noble Collingwood , la même bienveillance
jointe à la même énergie^ le don de se faire aimer
uni encore une fois.au tident de.se faireobéir.
Dans un temps où il y avait à peine un matelot an«
glais qui ne portât sur ses ^[>aules le stigmate du
fouet aux neuf lanières^ ces deux amiraux illustres
témoignaient une égaie aversion pour les châti-
ments corporels. Tous deux, adorés de leurs équi-
pages et de leurs officiers , vivaient en parfaite
est, sans contredit, celai qui autorise le capitaine promu à
un nouveau commandement, ou l'amiral dont le pavillon
doit se transporter sur un nouveau vaisseau, à conserver
avec lui un certain nombre des subalternes et des matelots
qui servaient sous ses ordres.
« Outre son patron de canot, chaque capitaine peut faire
passer du bâtiment qu'il quitte sur celui qu'il va monter :
En débarquant d'un bâtiment de of.-mar. matel. Total.
100 can. et de 850 bom. d
*équip.
12
23
35 hom.
98 —
738 —
10
20
30
80 —
650 —
10
20
30 -
74 —
590 —
8
17
25 —
64 —
491 —
7
13
90 —
50 —
343 —
6
12
18
44 —
294 —
6
12
18 —
(Force navale de la Grande-Bretagne,
par M,
. Charles
Dupin. Paris,
1821.)
CHAPITRE XIII. 487
confiance au sein de cette grande famille militaire^
sans éprouver la crainte de v oir leur autorité com-
promise par la cordialité de ces rapports. Heureux
privilège de ces homines énergiques dont l'indul-
gence ne saurait être taxée de faiblesse^ de pouvoir
être impunément humains et débonnaires ! « Je
puis me vanter, disait Nelson , d'avoir fait mon
devoir tout aussi bien que les plus rigides de ces
messieurs, et de l'avoir fait sans perdre l'affection
de ceux qui servaient sous mes ordres. » Aussi,
pendant qde la sédition grondait sourdement dans
l'escadre de'Cadix/le vaisseau que montait Nelson
n'eut-il point à subir une seule cour martiale. Ce
vaisseau était cependant le Theseus , un de ceux
dont l'équipage avait pris la part la plus active aux
derniers troubles ; mais il portait à peine depuis
quelques isémaines le pavillon dé Nelson , que ce
dernier trouva sur le gaillard d'arrière le billet
suivant:
« Gloire à Tamiral l^elson 1 Que dieii bénisse le capitaine
Miller ! Grâces leur soient rendues pour les officiers qu'ils
nous ont donnés ! Nous sommes heureux et fiers de servir
sous leurs ordres, et nous verserons la dernière goutte de
notre sang pour le leur prouver. Le nom du Theseus sera
immortel comme l'est déjà celui du Gaptain ^. »
^ Vaisseau que montait Nelson au combat du cap Saint-
Vincent.
CHAPITRE XIV.
Tentative de Nelson sur l'tle de Ténériffe. 24 juillet 1*97.
Promu au grade de contre-amiral^ grâce à son
rang d'ancienneté^ le 20 février 1797, et maintenu
sous les ordres de Tamiral Jervis^ Nelson^ à Tâge
de trente-neuf ans^ avait à peine jeté les fonde-
ments de sa gloire; mais il répétait souvent avec
une naïve confiance ces paroles prophétiques :
a Une fois dans le champ de l'honneur ^ je défie
qu'on me tienne en arrière. » Sous un pareil chef^i
les matelots du Theseus ne pouvaient attendre
longtemps Toccasion de montrer la sincérité de
leurs promesses.
Le 31 mars 1797 ^ l'amiral Jervis , à la tête de
21 vaisseaux de ligne^ avait quitté la rade de Lis-
bonne et était venu établir sa croisière devant
Cadix , où se trouvaient réunis en ce moment
28 vaisseaux espagnols sous le commandement d(^
l'amiral Mazarredo. On ne doit point oublier quo
les galions chargés des trésors du nouveau monde
avaient, de tout temps, rendu la guerre avec l'Es-
\
CHAPITBE XIV. 189
pagne très-populaire dans la marine anglaise^ et
que Tescadre de Jervis avait hftte de recueillir les
fruits de sa victoire. Aussi , à peine le combat du
14 février avait-il obligé la flotte de Tamiral Cor-
(lova à se réfugier dans Cadix^ que les frégates
anglaises s'étaient échelonnées du détroit au cap
Saint^Vincent; afin d'intercepter les navires atten-
dus d'Amérique; mais le résultat n'avait point
répondu à leurs espérances : le vice-roi du
Mexique^ que l'on croyait parti de la Yera-Cruz avec
d'immenses trésors, n'avait pas encore paru^ et le
bruit se répandait^ qu'informé de la présence des
croisières anglaises^ il s'était arrêté à Santa-Cruz
de Ténériflfe. Nelson et Troubridge conçurent
aussitôt la pensée d'aller enlever dans ce port le
vice-roi et ses fabuleuses richesses. Déjà^ en 1657^
le célèbre amiral Blake avait réussi dans une sem-
blable expédition^ et ce souvenir avait de quoi
tenter l'audace de Nelson. Ses instances triom-
phèrent des derniers scrupules du comte de Saint-
Vincent, et le 15 juillet 1797, il quitta la flotte
avec une division composée de quatre vaisseaux
de ligne et de trois frégates.
L'île de Ténériffe est de facile défense j comme
les autres îles du groupe auquel elle appartient,
elle senjble le produit d'une éruption volcanique
et présente ces pics abrupts, ces côtes escarpées,
e^s rochers et ces précipices qui distinguent les
190 GUERRES MARITIMBS.
terrains d'origine plutonienne. La baie même de
Santa-Cruz n'est qu'un assez mauvais mouillage ;
car^ à moins d'un demi-mille de terre , on troiite
déjà près de quarante brasses de fond. Le rivage^
bordé de roches détachées et arrondies par Taction
incessante de la vague ^ sans abri contre la )iouIe
de r Atlantique qui vient se briser en^écnmànt sur
la plagé^ n'offre aucun point de débarquement où
les canots ne soient en danger. Un courant rapide^
des vents variables et souvent impétueux^ rendent
en outre les approches de llle difficiles et contri-
buent à la protéger contre une surprisé. Nelson
avait prévu ces obstacles^ mais il en eût faAu de
plus grands pour te faire reculer.
Cependant l'intérêt que semblait offrir cette
tentative périlleuse était déjà bien diminué ^ puis-
qu'on avait appris qu'au lieu des trésors du Mexique^
il n'y avait dans le port de Santa-Cruz qu'un bâti-
ment de Manille richement chargé^ il est vrai^ mais
dont la capture ne pouvait être mise en balance
des risques que l'on allait courir pour s'en emparer.
Si^ comme on le présumait ^ le numéraire et les
lingots faisant partie de la cargaison de ce navire
avaient été transportés dans la ville^ il fallait opérer
une descente sur l'île^ et sommer une nombreuse
garnison, protégée par de bonnes murailles, de
consentir à la honte de livrer sans combat cet
argent et ce navire pour sa rançon. Réduite à ces
V
CHAPITRE XIV. 191
proportiws^ cette expédition semblait faite^ il faut
bien ravouer^ pour exciter la cupidité de quelque
chef de boucaniers plutôt que Tambition d'un
amiral déjà illustré par de glorieux faits d'armes.
D'ailleurs jamais entreprise^ il est facile de le
comprendre, ne fut plus téméraire et n'ofirit moins
de chaaces de succès. Cependant Nelson^ qui allait
bientôt faire preuve de Tobstination la plus aveu-
gle^ déploya dans les préparatifs de ce coup de
main désespéré toutes les ressources de ce génie
actif et fécond qui a si souvent justifié ses témérîtés.
Les embarcations de l'escadre furent partagées
ep six divisions^ et il leur fut prescrit de se donner
mutuellement la remorque. Chaque division devait
réunir ainsi les hommes appartenant au même na-
vire, arriver à terre en force et débarquer d'un
seul coup un détachement complet. Dès que la
descente aurait été effectuée^ les canots avaient
Tordre de se remetti^e à flot et de se tenir au large.
Un capitaine de vaisseau fut spécialement chargé
de faire exécuter cette partie importante des in-
structions de l'amiral. Avec le peu de forces dont
on disposait, on ne pouvait songer à une attaque
régulière, mais des échelles d'escalade avaient été
disposées sous la direction même de Nelson, et il
ne désespérait pas d'enlever par surprise un des
forts qui dominent la ville. Le succès de cette
opération dépendait entièrement d'un premier
192 GUERRES MARITIMES.
moment de terreur et d'alarme. Aussi rien n'a-
vait il été négligé pour rendre plus imposant l'as-
pect des troupes anglaises. Nelson^ craignant que
ses matelots , avec leurs vestes bleues et leur ap-
parence peu militaire^ n'eussent plutôt l'air d'un
parti de maraudeurs que d'un corps d'armée venant
assiéger une ville , avait recommandé de rassem-
bler tous les habits rouges qu'on pourrait trouver
dans l'escadre^ d'en affubler autant de marins^ et^
pour compléter leur équipement^ de simuler avec
de la toile les baudriers qui leur manquaient.
Entre soldats et matelots on réunit ainsi environ
1^100 hommes que Nelson plaça sous les ordres de
Troubridge, ce brave commandant du CulXoden
que Jervis appelait le Bayard anglais, et que
nous avons vu, au combat du cap Saint-Vincent,
attaquer si résolument la ligne espagnole.
Le 20 juillet, traînant à la remorque toutes les
embarcations de l'escadre, les trois frégates se di-
rigèrent vers le port de Santa-Cruz ; mais une brise
très-fraîche et un courant contraire s'opposèrent
au débarquement. L'apparition de ces frégates
avait cependant éveillé l'attention des Espagnols,
et le surlendemain, quand, la nuit venue, les trou-
pes anglaises furent mises à terre dans l'est de la
ville, elles trouvèrent les hauteurs dont elles vou-
laient s'emparer si bien gardées par l'ennemi,
qu'elles furent contraintes de se rembarquer, sans
\
CHAPITRE XIV. 193
avoir fait aucun effort pour l'en déloger. Avertis
comme Tétaient alors les Espagnols^ il y avait plus
que de Timprudence à persister dans cette folle
expédition. Nelson y crut son honneur engagé^ et
Q résolut de diriger lui-même une troisième et der-
nière tentative. Le 24 juillet^ à cinq heures du soir^
les frégates vinrent mouiller à deux milles dans le
Qord-est de la ville et parurent se disposer à opé-
rer le débarquement des troupes dans cette direc-
tion; mais un plan plus hardi avait été conçu par
Nelson^ et c'était dans le port^ sous la volée de 30
ou 40 pièces d'artillerie^ qu'il avait donné rendez-
vous à ses canots. Comptant sur la hardiesse même
de ce projet pour en assurer le succès^ il voulait
surprendre l'ennemi en se présentant à l'impro-
viste sur le seul point où il ne pût être attendu. La
nuit était sombre et pluvieuse^ le temps à grains,
le vent variable et inégal. Nelson soupa avec ses
capitaines à bord de la frégate le Seahorse^ et^ à
onze heures du soir, 700 hommes s'embarquèrent
dans les canots de l'escadre^ 180 à bord du cutter
LE Fox^ et un détachement d'environ 80 hommes
dans un bateau capturé la veille. Les Espagnols
avaient à Santa-Cruz une garnison nombreuse^ et^
pour les aider dans leur défense^ 100 matelots
français ; ces matelots appartenaient au brick la
Mutine, que les embarcations des frégates le Li-
VELY et LA Minerve avaient enlevé deux mois au-
I. 17
J94i GUERRES MARITIMES.
paravant dans le port même de TénériDe^ pendant
qu'une grande partie de Téquipage et le comman-
dant lui-même se trouvaient à terre. Le cutter le
Fox et le canot de Tamiral^ suivis de quelques
autres embarcations^ étaient déjà arrivés à demi-
portée de canon de la tête du ïnôle avant que Ta-
larme eût été donnée dans la ville; mais soudain
le tocsin se fit entendre de toutes parts^ et les bat-
teries ouvrirent leur feu sur le cutter, qu'elles ve-
naient de découvrir. Un boulet le frappa au-des-
sous de la flottaison, et il coula immédiatement.
Des 480 hommes qu'il portait, 97 périrent sans
qu'on pût leur donner le moindre secours. Nelson,
cependant, animant ses canotiers, avait rapide-
ment franchi la distance qui le séparait encore de
la jetée, et il portait la main à la poigne de son
sabre, prêt à sauter sur le quai, que défendaient
quelques soldats espagnols, quand un boulet l'at-
teignit au coude et le renversa -«u fond de son ca-
not. Il fallut le ramener à bord de son vaisseau.
Le détachement de soldats et de matelots qui le
suivait s'était emparé du môle, mais de la citadelle et
des maisons voisines on faisait sur eux un feu ter*
rible qui eut bientôt moissonné presque tous ceux
qui avaient mis pied à terre.
Troubridge, qui commandait la seconde colonne
d'attaque, n'avait pu, à cause de l'obscurité de la
nuit, se diriger sur l'entrée du port, et il faisait
. ' CHAPITRE XIV. 195
de son cAié des efforts inutiles pour remonter vei*s
le point de débarquement convenu. Il se résigna
enfin à tenter de débarquer au sud de la citadelle.
C^ux des canots qui essayèrent d'imiter sa ma-
nœuvre furent roulés dans les brisants ou crevés sur
les roches^ et les munitions qu'ils contenaient se
trouvèrent ainsi mises hors de service.
Les capitaines Hood et Miller furent plus heu-
reux : ils trouvèrent un endroit moins exposé à la
houle pour mettre leurs troupes à terre; au point
du jour^ ils rallièrent le capitaine Troubridge^ dont
le détachement avait pénétré^ sans rencontrer
d'obstacle^ jusqu'au centre de la ville. Ce dernier
se trouva ainsi avec 340 hommes en face d'environ
8 000 Elspagnols^ sans moyens de retraite et sans
espoir de secours. La générosité du gouverneur de
Santa-Gruz lui accorda des conditions plus favora-
bles qu'il ne pouvait sérieusement l'espérer. Il fut
stipulé entre eux que les troupes anglaises se-
raient renvoyées à bord de leurs vaisseaux^ mais
que r^miral s'engagerait à ne tenter aucune nou-
velle attaque contre Ténériffe ou les autres îles
Canaries. Ainsi se termina cette malheureuse ex-
pédition> qui devait avoir son pendant quelques
années plus tard sur les plages de Boulogne.
HA hommes y perdirent la vie, et 105 furent griè-
vement blessés. La victoire du cap Saint-Vincent
avait moins coûté à l'Angleterre.
196 GUEBRES MARITIMES.
Nelson fut très-affecté de ce triste revers ; mais
lord Saint-Vincent parvint à le ranimer : « Il n'est
au pouvoir d'aucun homme, lui dit-il^ de comman-
der au succès ; mais vous et vos compagnons vous
Tavez certainement mérité en déployant dans cette
entreprise un héroïsme et une persévérance admi-
rables. » Cette opinion généreuse fut celle qui pré-
valut en Angleterre, et Nelson, que sa blessure
* condamnait pour quelque temps au repos, y fut
reçu avec toutes les marques de distinction qu'on
eût accordées à un vainqueur. Cependant les souf-
frances que lui occasionna sa blessure furent lon-
gues et cruelles, et, malgré son impatience, ce ne
fut que le 13 décembre 1797 que son chirurgien
le déclara en état de retourner à la mer. Fidèle
à ses sentiments religieux, Nelson envoya immé-
diatement au ministre de l'église Saint-Georges la
formule suivante d'action de grâces, dont la famille
de ce pasteur a précieusement conservé un fac-
similé : c< Un officier désire rendre grâces au Dieu
tout-puissant de son entière guérison d'une bles-
sure très-grave, et en même temps de tous les
biens que sa protection a répandus sur lui. »
Nelson avait alors, ainsi qu'il l'exposait dans un
mémoire au roi, pris part à trois batailles navales,
dont la première, celle du mois de mars 1795,
avait duré deux jours ; il avait soutenu trois com-
bats contre des frégates, six engagements contre
CHAPITRE XIV. 197
des batteries^ contribué à la capture ou à la des-
truction de 7 vaisseaux de ligne^ 6 frégates^ 4 cor-
vettes^ il corsaires et près de 60 bâtiments de com-
merce. Dans ses services il comptait deux sièges
réguliers^ celui de Bastia et celui de Calvi^ dix af-
faires d'embarcations^ de toutes les affaires de
guerre les plus périlleuses^ celles que Tour-
viUe citait avec le plus d'orgueil dans un mé-
moire semblable^ et cent vingt rencontres avec
Tennemi. Dans ces divers engagements^ il avait déjà
perda Tœil droit et le bras droit ; mais son pays^
pour emprunter les expressions du roi George III^
avait encore quelque chose à attendre de lui.
Nelson, en effets brûlait du désir de venger Téchec
de Ténériffe. Il n'avait supporté qu'avec peine ce
long éloignement du théâtre de la guerre, et il eût
depuis longtemps rallié la flotte anglaise devant
Cadix^ si Tamirauté ne Teùt retenu pour lui confier
la conduite des renforts qui devaient être expédiés
à Tamiral Jervis. Le départ de ces bâtiments se
trouvant encore différé^ Nelson obtint de ne point
les attendre^ et^ arborant son pavillon à bord du
vaisseau de 74 le Yanguard, il appareilla de la
rade de Portsmouth Je 9 avril 1798 avec le convoi
destiné pour Lisbonne.
17.
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^^ CHAPITRE XV.
S 'i-lyr-'U. '.L '■. ■ ' ■ ' ■
I . r / t i I ■. .
1 ' . * '
Dépari du général Bonaparte pour l'Egypte. 19 iKiai 17S^i
Depuis que Tamiral-Jervis avait quitté ia baie
de Saint-Florent vers la fin de l'année 1796, la
France était restée maîtresse absolue de la Médi-
terranée. Le contre-amiral Brueys, avec 6 vais-
seaux de ligne et plusieurs frégates, avait pris pos-
session des îles Ioniennes et des bâtiments vénitiens
mouillés à Corfou ; du fond de TÂdriatique et de
l'Archipel jusqu'au détroit de Gibraltar, on eût k
peine rencontré un croiseur anglais. Cependant ,
après que Tescadre espagnole eut quitté Cartha-
gène et se fut laissé bloquer dans Cadix , le pavil-
lon britannique pouvait sans péril reparaître dans
cette mer, qu'il nous avait un moment aban-
donnée. La cour de Naples, fort inquiète des nou-
velles exigences du Directoire et des grands pré-
paratifs maritimes qui avaient lieu en ce moment
dans les ports de la république, craignait d'être
attaquée à la fois en Sicile et sur le continent.
Entièrement livrée à la direction passionnée que
V
CHAPITRE XV. i99
lui imprimait la fille de Marie-Thérèse^ cette cour
ne cessait de réclamer auprès du cabinet de Saint-
James l'envoi dans la Méditerranée d'une esca-
dre assez considérable pour éloigner d'elle le dou-
ble danger dont la menaçaient Tarmée d'Italie et
la flotte de Toulon. D'un autre côté^ au moment
où Nelson rajiliait le comte de Sain1>-Yincent devant
Cadix ^ le consul de Livourne informait cet ami-
rai que le gouvernement français avait déjà ras-
semblé près de 400 navires dans les ports de
Provence et d'Italie^ et que cette flotte marchande,
sous l'escorte des vaisseaux dont on pressait l'ar-
mement avec une rare activité^ pourrait bientôt
porter 40000 soldats en Sicile ou à Malte ^ peut-
être même jusqu'en Egypte, a Quant àmoi^ ajou-
tait ce consul^ je ne regarde point cette dernière
destination comme improbable. La dernière im-
pératrice de Russie^ Catherine II y avait déjà conçu
un projet semblable^ et si les Français ont Tinten-
tion, en débarquant en Egypte, de s'unir à Tip-
poo-Saïb pour renverser la puissance anglaise
dans rinde, ce ne sera point le danger de perdre
la moitié de leur armée en traversant le désert
qui pourra les arrêter. »
L'amiral Jervis, ainsi prévenu de l'importance de
l'expédition qui se préparait à Toulon , se décida à
placer, le 2 mai i 798, sous les ordres de Nelson , trois
vaisseaux, lb Vanguard, l'Orion et l'Alexanbbr,
WO GUERRES MARITIMES.
avec quatre frégates et une corvette. Nelson devait
se rendre sur les côtes de Provence ou du
golfe de Gênes, afin de chercher à pénétrer le but
de cet immense armement. La division qu'il com-
mandait était déjà partie de Gibraltar, quand par-
vinrent au comte de Saint- Vincent les instructions
les plus secrètes, datées du jour même où il s'était
séparé de Nelson. L'amirauté Tinformait que le
contre-amiral sir Roger Curtis avait reçu Tordre
de lui conduire un renfort considérable , et qu'aus-
sitôt après l'arrivée de ce renfort, il devrait, sans
perdre de temps, détacher dans la Méditerranée,
sous le commandement d'un officier sûr et capa-
ble, une escadre de 12 vaisseaux de ligne et un
nombre correspondant de frégates. Cette escadre,
qui n'aurait d'autre mission que de poursuivre et
d'intercepter la flotte rassemblée à Toulon , était
autorisée à considérer et à traiter comme hostiles
tous les ports de la Méditerranée (à l'exception
cependant des ports de l'île de Sardaigne) dans
lesquels les bâtiments anglais ne seraient point
admis à se ravitailler. Cette dépêche officielle lais-
sait au comte de Saint-Vincent le choix de Tofficier
général auquel devait être confié cet important
commandement ; mais une lettre particulière du
comte Spencer, premier lord de l'amirauté , l'en-
gageait à choisir de préférence pour cette mission
l'amiral Nelson , qui , « par sa grande pratique
CHAPITRE XV. 201
de la navigation toute spéciale de la Méditerranée^
aussi bien que par son activité et son caractère
entreprenant et résolu ^ semblait éminemment
propre à ce genre de service. » Décidée à entra-
ver à tout prix les prodigieux progrès de la
France^ TAngleterre commençait dès lors à jeter
plus hardiment ses flottes dans la balance. Elle
voyait venir à elle ce torrent qui avait déjà dé-
bordé au delà du Rhin et de TAdige^ et compre-
nait enfin que ce n'était point en ménageant ses
vaisseaux qu'elle arrêterait un ennemi qui ména-
geait si peu ses armées. Pour répondre à tant
d'audace^ il fallait de Taudace aussi y et des chefs
plus déterminés que ceux qu'avait formés la guerre
d'Amérique. En ce moment de crise ^ le souvenir
de Ténériffe^ loin de nuire à Nelson y devait y au
contraire^ le désigner aux préférences de lord Saint-
Vincent et de l'amirauté.
Parti de Gibraltar le 8 mai avec ses trois vais-
seaux y les frégates l'Emerald et la Terpsighore
et la corvette la Bonne-Citoyenne, Nelson faisait
déjà voile vers les côtes de Provence : le même
jour, Bonaparte arrivait à Toulon. Les ports de
Marseille, Civita-Vecchia , Gènes et Bastia avaient
été appelés à concourir aux immenses pré-
paratifs de cette expédition mystérieuse, dont
personne encore n'avait complètement deviné le
secret. Le 17 mai, Nelson, parvenu à la hauteur
202 GUERRES MARITIMES.
du cap Sicié^ y captura un corsaire par lequel^H
apprit qu'il y avait ea ce moment à Toukm^ eny
comprenant les y^isseaux vénitiens^ 19 vaisseaux
de ligne ^ et que 15 d'entre eax étaient déjà prêts
à prendre la mer. Le 19^ un coup de vent de norck
ouest J'éloignatdQ la côte et fit i éprouver à. sos
vaisseau^ dans la nuit , du 2Qtau 21 ^.les pluftf raves
avaries. Deux mâts de hune et le mât de misaine
furent emportés par la violence de Fouragan^- Aa
point du jour,, yoya,nt le Yanguard complètement
désemparé y: Nelson ce décida à fuir devant le
temps, et^ $uivi de ses deux autres vaisseaux.y il
fit route vent arrière vers les côtes de Tîle de Sar-
daig^e. Cette manouvre 1^ sépara de ses frégates,
qui y à sec de voiles^ restèrent en travers au vent.
Nelson espérait pouvoir se réfugier avant la nuit
dans la baie d'Oristan, mai$ Tétat où se trouvait
son vaisseau Tempécha de gagner ce mouillage.
Le calme le surprit à quelque distance de la côte,
et LE Yanguard, que l'Alexandbr, commandé
par le papitaine Bail, avait pris à la remorcpie,
poussée terre. par une houJe.énoriae, fut à la
veille d'être jeté, sur la petite île de San-Pietro.,
qui fomfe vprs le sud-ouest rextrémité de la Sar-
daigne. ^La nuit se passa dans ces inquiétudes.
Déjà, n>algré l'obscurité, on croyait distinguer sur
la plage Téclat sinistre des brisants, quand un de
ces souffles insaisissables qui sauvent parfois les
CHAPITRE XV. i03
navires^ permit à l'Albxander d'entraîner le vais-
seau amiral loin de ce rivage dangereux et d'at-
tdndre la rade de San-Pietro^ où Tescadre an-
glaise y réduite à trois vaisseaux y mouilla le
22 mai 1708.
Le 49^ au matin^ le jour même où Nelson avait
été porté au large par le coup de vent dont il ne
devait ressentir que le lendemain toute la vio-
Lmce^ la flotte française, composée de 72 navires
de guerre^ quittait la rade de Toulon. Le vice-
amiral Brueys la commandait^ et avait prèâ de
lui le eontre-amiral Gantheaume, major général
de l'escadre. Il avait arboré son pavillon à bord du
vaisseau à trois ponts V Orient, et se tenait au cen-
tre du corps de bataille^ où figuraient aussi les
vaisseaux le Tonnant, V Heureux et le Mercure.
Trois contre-amiraux commandaient les autres di-
visions de la flotte; Blanquet-Duchayla dirigeait
Tavant-garde^ composée des vaisseaux le Guerrier,
le Conquérant , le Spartiate, le Peuple souverain ,
f Aquilon et /e /Vonft/m; Villeneuve était à l'ar-
rière-garde avec le Guillaume Tell , le Généreux
ei le Timoléon; Decrès conduisait Tescadre légère.
Serrant de près la côte de Provence, cette flotte
s'arrêta devant Gênes pour y rallier une division
de transport. Descendant alors vers la Corse, elle
en reconnut Textrémité septentrionale au mo-
ment où Nelson mouillait dans la baie de San-
204 GUERRES MARITIMES.
Pietro^ et jusqu'au 30 mai elle resta en vue de
cette île. Elle prolongeait sous petites voiles la côte
de Sardaigne dans l espoir d'être rejointe par le
convoi qui avait dû quitter Civita-Vecchia le 28 ,
quand Bonaparte apprit que trois vaisseaux anglais
avaient été aperçus près de Cagliari. Une division
de vaisseaux français fut expédiée dans cette di-
rection; maiS; n'ayant pu obtenir aucun nouvel
indice de la présence de l'ennemi dans ces parages^
cette division rallia le gros de la flotte^ et^ après
avoir attendu en vain pendant plusieurs jours le
convoi de Civita-Vecchia, Bonaparte se décida à
continuer sa route. Le 7 juin, l'armée française
passait à portée de canon du port de Mazara en
Sicile ; le 9, elle reconnaissait les îles de Goze et
de Halte, et , trois jours après, le pavillon de la
république avait remplacé sur ces îles le pavillon
des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Pendant que Bonaparte, confiant dans sa for-
tune, marchait avec cette lenteur calculée à la
9
conquête d'Egypte, Nelson , en moins de quatre
jours, était parvenu à mettre son vaisseau en état
de reprendre la mer. Il avait remplacé son mât de
misaine par un grand mât de hune par-dessu3
lequel il avait poussé un mât de perroquet, et,
ainsi gréé, il faisait route, non pour Gibraltar ou
tout autre port anglais, mais vers une côte enne-
mie où il devait s'attendre à rencontrer une esca-
CUAPITRB XV. 205
dre de 13 vaisseaux de ligne. « Si le Vanguard
eût été en Angleterre^ écrivait-il à sa femme^ il
eût follu^ après un pareil événement^ des mois
entiers pour le renvoyer à la mer. Ici mes opéra-
tions n'en ont été retardées que de quatre jours. »
Le 27 mai^ en effets au moment où la flotte fran-
çaise attendait sur la côte orientale de la Corse le
ccmvoi de Civita-Yecchia^ Nelson appareillait de
San-Pietro^ et le 31^ grâce à cette activité admi-
rable^ principe et gage de tant de merveilleux
succès^ il se retrouvait encore devant Toulon. Il y
apprit le départ de la flotte française^ mais il lui fut
impossible de se procurer aucune information sur
la destination de cette flotte et sur la route qu'elle
avait prise. Du reste^ le coup de vent qui avait
éloigné Nelson des côtes de Provence^ bien qu'il
en eût réparé si rapidement les terribles consé-
quenceS; ne fut pas moins pour lui un accident
très-fâcheuX; car il le sépara de ses frégates et le
laissa, même quand il eut été rallié par d'impor-
tants renforts, sans moyens d'éclairer sa route ^.
^ Les frégates de Nelson auraient dû l'attendre au rendez-
vous qu'il leur avait assigné en cas de séparation; mais le
capitaine Hope, qui les commandait, ayant été témoin du
démâtage du Vanguard, ne douta point que ce vaisseau
n'eût fait route pour quelque arsenal anglais, et, pensant
qu'il était inutile de l'attendre sur une côte ennemie, il
abandonna le rendez-vous indiqué pur Nelson pour courir
à sa recherche. « Je croyais, s'écria Nelson quand il fut in-
1. IS
:206 GUERRES MARITIMES.
Nelson soutint noblement ce choc imprévu et Tac-
cepta comme un salutaire avertissement du ciel^
comme un châtiment mérité de son orgueil. « Du
moins^ ce châtiment^ écrivait-il au comte de Saint-
Vincent, mes amis me rendront la justice que j'ai
su le supporter comme un homme. »
« Je ne dois pas, écrivait-il aussi à sa femme à la même
époque, considérer ce qui vient d'arriver au Yanguaru
comme un simple accident, car je crois fermement qiie c'est
la bonté divine qui a voulu mettre un frein à ma folle vanité.
Je devrai, je l'espère, à cette leçon d'être un meilleur offi-
cier, et je sens qu'elle a déjà fait de moi un meilleur homme.
Je baise avec humilité la verge qui m*a frappé. Figurez-
vous, le dimanche soir, au coucher da soleil, un homme
présomptueux se promenant dans sa clvambre, entouré
d'une escadre qui, les yeux sur son chef, ne comptait que
sur lui pour marcher à la gloire ; ce chef, plein de con-
fiance en son. escadre et convaincu qu'il n'y avait point en
France de si fiers vaisseaux qu'à nombre égal ils ne dussent
baisser pavillon devant les siens : figurez-vous maintenant
ce même homme si vain, si orgueilleux, quand le soleil se
leva le kindi matins avec un vaisseau démâté, une flotte
dispersée, et dans un tel. état de détresse, que la plus ché-
tive frégate française eût été regardée comme une rencontre
inopportune !... Il a plu au Dieu tout-puissant de nous con-
duire en sûreté au port. »
Nelson avait réparé ses avaries ; mais, incertain
de la route quMl devait suivre, contrarié par des
calmes constants, il était encore le 5 juin à la hau-
•i I i
formé de cette circonstance, qtie le capitaine Hope connais*
sait miettx son amiral !
GHAPITRB XV. 207
teur de la Corse, quand il fut rallié par le brick
u Mutins. Ce bfttiment précédait un renfort de
1 1 vaisseaux que lui amenait le capitaine Trou-
bridge, et lui portait Tordre de poursuivre la flotte
française sur quelque point qu'elle se fût dirigée^
jusqu'au fond de l'Adriatique ou de l'Archipel ;
jusqu'au fond de la mer Noire^ s'il était nécessaire.
Bientôt, en effet, Nelson opéra sa jonction avec la
division du capitaine Troubridge, et se trouva à la
tête d'une escadre composée de i 3 vaisseaux de 74
ot d'un vaisseau de 50 canons.
Le vaisseau de CoUingwood eût pu faire partie
(le ce renfort, mais lord Jervis l'avait retenu devant
Cadix, a Notre bon chef, écrivait CoUingwood dans
l'amertume de son désespoir, m'a trouvé de
roccupation. Il m'a envoyé croiser à la hauteur
de San-Lucar pour arrêter les bateaux espagnols
qui portent des légumes à Cadix. humiliation !
si je n'avais eu la conscience de n'avoir jamais mé-
rité mi traitement pareiU si je ne m'étais dit que
les caprices du pouvoir ne sauraient m'enlever
l'estime des gens de cœur^ je crois que je serais
mort d'indignation !... Mon vaisseau valait, sous
tous les rapports, ceux qu'on expédiait à Nelson.
Pour le zèle, je ne le cède assurément à personne,
et mon amitié, mon amour pour cet admirable
amiral me désignait avant tous les autres pour
servir sous ses ordres. J'ai vu cependant les vais-
208 GUERRES MARITIMES.
seaux qui Tallaient rejoindre se préparer à nous
quitter ; je les ai vus partir... et je suis resté ! » Ce
n'était point le dernier mécompte qui fût réservé
à Collingwood. Jusqu'à Trafalgar^ cet ardent offi-
cier^ constamment traversé dans ses espérances^
ne devait plus connaître de la guerre que d'ingrats
blocus.
Se flattant encore d'atteindre la flotte française
à la mer^ Nelson partagea ses forces en trois co-
lonnes d'attaque. Le Vanguard qu'il montait^ le
HiNOTAUR^ LE Leander^ l'Audagious et LE Defenge
formaient la première colonne ; la seconde^ con-
duite par le capitaine Samuel Hood^ se composait
du Zealous^ de l'Orion, du Goliath^ du Majestig
et du Belleropbon. Ces deux divisions devaient
combattre les 13 vaisseaux de l'amiral Brueys. La
troisième colonne^ qui ne comptait que 4 vais-
seaux^ LE CULLODEN , LE ThESEIJS^ l' AlEXANDER et
le Swiftsurb^ était destinée^ sous les ordres du
capitaine Troubridge, à se jeter dans le convoi et
à couler ou à détruire les bâtiments sans défense
qui portaient les glorieux soldats des armées du
Rhin et d'Italie. Toutefois le sort ne devait point
permettre cette rencontre dont l'Angleterre eût
bien pu déplorer l'issue. Le secret de notre expé-
dition en Egypte avait été si bien gardé ^ que^
malgré quelques vagues soupçons^ tels que ceux
que nous avons rapportés^ l'Egypte était la seule
CHAPITRE XV. 209
destination dont les instructions de Tamirauté :ie
fissent pdnt mention. On avait songé à Napies^ à
la Scile^ à la Morée^ au Portugal et même à Tir-
lande ; on n'avait point songé à TÉgypte. En pré-
sence de tant de suppositions différentes^ Nelson
ne pouvait guère compter que sur ses propres in-
ductions, et il faut reconnaître quil déploya , dès
le principe, pour se mettre sur la trace de l'escadre
française, autant de sagacité que d^activité. Le
jour où Malte capitulait, il doublait Textrémité
septentrionale de la Corse, et envoyait reconnaître
la vaste baie de Télamon, située au-dessous de
Piombino et en face de Tlle d'Elbe, point qu'il
avait signalé depuis longtemps comme le plus favo-
rable pour opérer un débarquement sur la côte
d'Italie. La baie de Télamon était vide; et les
Français n'y avaient point paru. Continuant sa
route le long de la côte de Toscane , Nelson, le
17 juin, se présenta devant la baie de Naples. Là,
il apprit que l'armée française s'était dirigée sur
Malte. Dévoré d'impatience, il passa le phare de
Messine le 20 juin, et remonta vers Malte à son
tour : depuis deux jours, notre flotte avait quitté
cette fle, dont elle venait de s'emparer. Cette nou-
velle lui fut transmise le 22, au point du jour,
par un bâtiment ragusain qui avait passé au milieu
de notre convoi. Le rapport de ce bâtiment était
de nature à mettre un terme aux incertitudes de
18.
210 Gl.ERRES MARITIMES.
Nelson^ car il lui apprenait que les Français, partis
(le Malte avec des vents de nord-ouest, avaient été
rencontrés dans Test de cette île, faisant route
vent arrière. Combinant cette circonstance avec
les documents qu'il avait recuejllis «t quelques
données plus certaines qui lui avaient été transmi-
ses par le ministre d'Angleterre à tapies, sir Wil-
liam Hamilton, Tamiral anglais ne douta plus que
ce ne fût vers l'Egypte que s'était portée >a flotte
de Brueys. Toujours prompt à prendre un parti,
il se (Couvrit de voiles sans recourir à de nouvelles
informations, et gouverna directement sur Alexan-
drie. Le 28 juin, il était devant cette ville, mais
on n'y avait encore aperçu aucun vaisseau français:
Nelson portait lui-même au gouverneur alarmé la
première nouvelledu danger qui menaçait TÉgypte.
A la vue de cette rade déserte, l'agitation de Nelson
fut extrême. Il perdit subitement confiance dans
les raisonnements qui l'avaient entraîné si loin de
la Sicile, et croyant déjà cette île envahie par
Tarmée française, sans mouiller, sans prendre un
instant de repos, il se décida à retourner sur ses
pas. Son activité le servit mal cette fois, car, s'il
eût attendu un seul jour, il voyait notre flolte
venir à lui. Pour remonter vers la Sicile, il lui
fallut louvoyer, jusqu'à la sortie de l'Archipel,
contre les vents constamment contraires, comme
ils le sont invariablement dans cette saison . e1
CHAPITHP XV. 211
pendant qu'il était rejeté par sa première bordét*
sur les côtes de Caramanie^ en dehors de la routr
de notre escadre^ celle-ci,, embarrassée dans sa
marche par Timmense convoi qn elle traînait à s<i
suite^ trouvait, grâce à cet heureux retard, la radt*
d'Alexandrie sans défense; elle opérait tranquilii*-
inent,le !•' juillet, le déliarquement de ses trou-
pes sur la plage altandonnée du Marabout.
CHAPITRE XVI.
Combat d'Aboukir. l«r août 1798.
Ainsi^ tout avait conspiré au succès de notre
expédition. Cette flotte^ qui portait une armée et
couvrait Tespace de plusieurs lieues^ avait pu des-
cendre lentement la mer Tyn'hénienne, en vue de
la Sardaigne et de la Sicile^ s'arrêter à Malte et
entrer dans la mer Libyque sans avoir encore
rencontré un seul navire anglais. Au moment où^
parti du cap Passaro^ Nelson se portait en ligne
droite sur Alexandrie^ nos vaisseaux^ par une in-
spiration providentielle, inclinaient leur route vers
rtle de Candie^ et^ au point le plus exposé du
passage^ à l'endroit où devaient se croiser les deux
escadres^ rencontraient, pour les dérober aux yeux
de leur ardent adversaire^ une brume épaisse et
compacte qui couvrit la Méditerranée pendant plu-
sieurs heures^ semblable à ces nuées mystérieuses
dont les dieux d'Homère enveloppaient parfois
les héros. Ce qui eût mérité quelque surprise^
même au milieu des vastes solitudes de TAtlan-
CHAPITRE XYI. 213
tique^ venait donc de s'accomplir dans une mer
intérieure et dans des bassins resserrés. Depuis
quarante jours^ Bonaparte s'avançait à son but avec
la calme majesté du génie ; ni son étoile^ ni sa
confiance^ ne s'étaient un instant démenties: mais,
Bonaparte absent, les destins de notre escadre
allaient brusquement changer.
Informée de l'apparition de Nelson sur la côte^
cette malheureuse escadre^ déjà condamnée par
le sort^ le croit parti pour ne plus revenir. Brueys
se demande si Nelson n'aura point été le chercher
au fond du golfe d'Alexandrette^ ou plutôt s'il
n'a pas Tordre de ne point l'attaquer avant d'avoir
réuni des forces plus considérables. On vit dans
cet espoir^ on s'endort dans cette illusion. L'en-
trée du port d'Alexandrie est reconnue^ mais
Tamiral se montre peu disposé à risquer ses vais-
seaux dans des passes où ses officiers lui signalent
cependant une profondeur d'eau suffisante. Héhé-
met-Ali; en 1839^ a bien trouvé ces canaux prati-
cables pour les trois-ponts turcs^ et Brueys ne
comptait qu'un seul trois-ponts dans son escadre.
D'ailleurs^ avec l'immense quantité de transports
dont il disposait en ce moment^ qui eût empêché
l'amiral français^ pour faciliter à ses vaisseaux ce
passage délicat^ de les faire entrer dans Alexan-
drie comme les vaisseaux anglais entrèrent en
iSOl dans la Baltique^ avec leur artillerie déposée
214 GUERRES MARITIMES.
provisoirement sur des bâtiments de commerce?
Mais, pour prendre une pareille résolution, il eût
fallu déployer plus d'activité que notre marine ne
savait en montrer à cette époque *.
Mouillée, depuis le A juillet, à Aboukir, notre
escadre, qui devrait déjà s'être abritée à Corfou,
puisqu'elle n'a point su trouver un port en Egypte,
se repose dans une sécurité funeste ; elle a cessé
de craindre le retour de Nelson, que déjà, ravi-
taillé à Syracuse, cet homme infatigable accourt en
toute hâte vers elle. Dévoré d'anxiété, sans repos,
sans sommeil depuis près d'un mois, il a quitté, le
24 juillet^ l'étroite enceinte de ce port, qui, pour
la première fois, a reçu une escadre de 14 vais-
seaux de ligne; le i" août, il arrive devant
Alexandrie. Quelques heures plus tard, il est de-
vant Aboukir. Notre escadre est mal préparée pour
ce retour inattendu. Les chaloupes employées à re-
1 Le 15 juillet , le capitaine Barré, chargé de sonder les
passes d'Alexandrie, informa l'amiral Brueys qu'en faisant
sauter une ou deux roches on pourrait se procurer un ca-
nal dans lequel la profondeur d'eau ne serait jamais infé-
rieare à 25 pieds. Si l'on n'avait point le loisir d'améliorer
ainsi le canal pour favoriser l'entrée des vaisseaux dans le
port d'Alexandrie, on eût pu du moins l'améliorerpourassu-
rer plus tard la sortie de notre flotte. Les renseignements
du capitaine Barré prouvaient donc que la crainte de voir nos
vaisseaux à jamais bloqués dans le port, s'ils en franchis-
saient unr» fois les passes, était une crainte sans fondrment.
CHAPITRE XVI. âi:)
uouveler rupprovisîonneinent d'eau des vaisseaux
sont à terre avec une partie des équipages^ et des
quatre frégates que possède Brueys aucune n'est
employée à croiser au large pour explorer l'hori-
zon et signaler diB loin l'upparition de l'ennemi.
Aussi ces deux nouvelles éclatent-elles comme la
foudre au milieu de la flotte surprise : L ennemi
est en vue! l'ennemi approche et se dirige vers la
baiel Le combattra-t-on sous voiles? Un seul offi-
cier géftérah^ le contre-amiral Blanquet-Duchayla,
émet cet avis; Dupetit-Thouars le partuge; mais
une résolution contraire prévaut dans le conseil^
car on craint de manquer de matelots pour ma-
nœuvrer et combattre à la fois. On se décide à
attendre Tescudre anglaise. Les chaloupes sont
rappelées : malheureusement Tétat de la mer, l'é-
loignement du rivage, diverses circonstances de-
meurées jusqu'ici inexplicables, les empêchent
pour la plupart de rallier leurs navires. Pour sup-
pléer à l'absence d'un si grand nombre de combat-
tants, l'amiral signale à ses frégates de faire passer
une partie de leurs équipages à bord des vaisseaux.
Cependant le jour baisse. Brueys nourrit en
secret l'espoir qu'il ne sera point attaqué à l'en-
trée de la nuit, et, si les Anglais remettent leur
attaque au lendemain, l'escadre française peut être
encore sauvée sans .combat. Plein de cette pensée,
Brueys ordonne à ses vaisseaux de gréer leurs
!2i6 GUERRES MARITIMES.
perroquets, et médite, à la faveur de Tobscurité,
un appareillage qui peut lui rouvrir la route si
imprudemment négligée de Corfou. 11 doit, en effet,
compter sur Tapparence formidable de son es-
cadre pour tenir les Anglais en respect jusqu'au
jour. Treize vaisseaux français, dont un de 1210 et
trois de 80 canons, sont rangés en bataille au fond
de la baie et appuient leur avant-garde aux bancs
de sable qui s'étendent jusqu'à trois milles du ri-
vage. Quatorze vaisseaux anglais ont été déjà
reconnus ; mais l'un d'eux est à perte de vue en
arrière ^, et deux autres, détachés devant le port
d'Alexandrie *, ne pourront avoir rejoint la flotte
avant huit ou neuf heures du soir. Il semble im-
possible que , dans de pareilles circonstances ,
l'armée française ait à redouter un engagement
immédiat. C'est ainsi que chacun raisonne, et cette
incertitude contribue à jeter le trouble dans nos
préparatifs de défense. L'amiral a prescrit les dis-
positions nécessaires pour rectifier la ligne mal
formée et pour en assurer l'embossage. Privés de
leurs chaloupes, attendant d'un instant à l'autre
des signaux contraires, nos vaisseaux n'exécutent
1 Le Ccllooën, à sept milles en arrière, remorquant un
brick français chargé de vins qu'il avait capturé deux jours
auparavant dans le port de Coron .
' L'Alexander et le SwiFTsuRE^à neuf milles dans le sud.
CHAPITRE XVI. âl7
point ces ordres ou ne les exécutent qu'à demi*.
Au milieu de cette confusion^ Tescadre anglaise
s*avance sous toutes voiles et ne révèle dans sa
manœuvre aucune hésitation, a On avait cru im-
poser à Tennemi, écrivait Villeneuve au ministre
de la marine après ce malheureux combat; mais
il ne s'y est pas mépris : nous voir et nous atta-
quer a été Tafifoire d'un moment. »
Favorisé par une belle brise du nord-ouest,
Nelson est déjà à l'entrée de la baie. Un de nos
bricks est alors détaché vers lui pour l'induire en
erreur et l'attirer sur le banc qui prolonge au
loin la pointe extérieure de la petite lie d'Aboukir.
L'escadre anglaise a deviné le piège ^. Le com-
mandant . du Goliath, le capitaine Foley, a pris
la tête de la ligne. On aperçoit ses sondeurs, qui,
* Rapport de l'amiral Bianquel-Dachayla. L'original de
ce rapporl n'existe point aux archives de la marine ; mais
une traduction de cette pièce importante, trouvée dans les
papiers de Nelson, a été publiée dans le troisième volume
de sa correspondance.
* Ce fut en ce moment qu'un bateau arabe, malgré les
efforts que fil le brick français pour l'arrétei, accosta le
Vangdaiid, qui avait mis en panne pour l'attendre. Ce ba«
leau portait-il des pilotes à l'escadre anglaise? on le crut
généralement à bord de nos bâtiments. Nelson cependant,
après avoir communiqué avec cette embarcation^ se borna ù
signaler à ses vaisseaux de continuer leur route. Le seul
concours qu'il reçut probablement de cette rencontre ines-
pérée fut d'apprendre d'une façon certaine qu'il n'existait
aucun obstacle entre lui et la flotte française.
I. 19
Si 8 GUERRES MARITIMES.
placés dans les porte-haubans du vaisseau^ inter-
rogent incessamment le fond et signalent rapproche
du danger. Le Goliath s'éloigne du banc et arron-
dit cette pointe perfide sur laquelle le Culloden
doit s'échouer. L'île d'Aboukir est doublée^ Tes-
cadre anglaise est dans la baie. Brueys^ en ce
moment^ signale à nos vaisseaux d'ouvrir le feu
dès que l'ennemi sera à portée. Nelson^ de son
côté^ ordonne aux siens de mouiller une ancre de
Tarrière et d'engager ainsi notre escadre bord à
bord. Par cette disposition^ mieux embossés que
notre escadre^ conservant un hunier amené pour
rectifier au besoin leur position^ les vaisseaux an-
glais doivenl faire un meilleur usage de leur ar-
tillerie^ et prendre aisément les batteries de nos
bâtiments en écharpe. Nelson permet que ses
vaisseaux s'avancent à Tennemi de toute leur vi-
tesse et sans conserver leurs rangs : il se borne à
leur signaler de porter leurs efforts sur notre
avant-garde. Depuis longtemps^ en effets il a été
convenu entre lui et ses capitaines que ce serait là
le mode d'attaque adopté : écraser la tête de la
ligne française avec des forces supérieures^ et ne
songer à l'arrière-garde que lorsque Tavant-garde
aura été réduite ; tel est le plan qu'en 1794 avait
conçu lord Hood^ quand il menaçait l'amiral Mar-
tin embossé sous les batteries du golfe Jouan^ plan
que Nelson aujourd'hui veut exécuter. L'intelli-»
V
CHAPITRE XVf. 249
gence du capitaine Foley y apporte sur le terrain
même une modification heureuse. Il se souvient
de ce mot de Nelson : a Partout où un vaisseau
ennemi peut tourner sur ses ancres^ un des nôtres
peut trouver à mouiller, a Digne du poste glo-
rieux quil occupe, le capitaine Foley n'hésite pas
à essayer de doubler la ligne française : à six heures
quarante minutes ^, passant devant le Guerrier y il
vient résolument mouiller à terre de ce vaisseau.
Quatre antres vaisseaux anglais, le Zealous,
l'Orion^ le Theseus, l'Addagious, suivent le Go-
liath et prennent poste successivement par le tra-
vers du Guerrier y du Conquérant y du Spartiate^ de
V Aquilon et du Peuple Souverain. Nelson mouille
le premier en dehors de notre ligne d'embossage.
Le Vanguard, sur lequel flotte son pavillon, exposé
au feu du Spartiate, que commande le brave capi-
taine Émeriau, éprouve bientôt des pertes consi-
rables. Nelson lui-même est atteint d'unbiscaïen à
la tête. Les vaisseaux le Hinotaur et le Defbnge
arrivent à propos pour soutenir le Vanguard. Cinq
vaisseaux français supportent en ce moment tout
* Uq pen avant six heures, suivant le rapport du contre-
amiral Blanquet-Ducbayla. Presqae tous les rapport anglais
ou français que nous avons consultés offrent un remar-
quable accord sur les principaux détails d^Aboukir; les
divergences qu'on y rencontre portent principalement sur le
moment auquel le feu a commencé ou cessé à bord de
chaque vaisseau.
^^ 6[ ERRES MARITIMES.
més^ annonce aux deux armées que l'Orient vient
de s'engloutir. Il disparaît^ entraînant avec lui dana
le gouffre ses blessés, la plus grande partie de son
équipage héroïque et la fortune de la journée. Un
nuage épais de fumée et de cendre marque encore
la place où le colosse a combattu. Sous l'émotion
de cette lugubre scène^ la canonnade. est restée
suspendue pendant près d'un quart d'heure; elle
recommence alors avec plus d'énergie, et c'est h
Franklin qui en donne le signal. Inutile héroïsme,
stérile sacrifice ! le destin s'est déjà prononcé
contre nous. Il n*est qu'une manœuvre qui pour-
rait sauver l'armée française, ce serait celle qui
amènerait au feu les vaisseaux négligés par l'en-
nemi, a Pendant quatre mortelles heures, l'arrière-
garde n'a vu de ce combat que le feu et la fumée
de nos adversaires et des deux premières escadres
qui étaient assaillies ^ ^ » et cependant cette ar-
rière-garde reste immobile. Le Timoléon seul,
hissant ses huniers, semble provoquer un ordre
d'appareillage que, dans l'horreur de cette nuit fu-
neste , personne ne songe à donner *. a Dès le
commencement de l'action, tout a été livré à la fa-
1 Journal particulier du contre-amiral Decrès adressé aa
vice-amiral Bruix, ministre de la marine.
* Rapport du citoyen Frégier. lieutenant de vaisseau fai-
sant fonctions de capitaine de frégate sur le Timoléon,
commandé par le capitaine de vaisseau Léonce Trullet.
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CHAPITRE XVI. ^^:i
culte individuelle de chaque vaisseau... • Ceux-là
seuls peuvent combattre qui se trouvent dans la
partie de la ligne que les ennemis ont voulu atta-
quer K » L'espoir de Nelson n'a point été trompé,
c Je savais bien^ disait- il quelques mois plus tard
qu'en attaquant l'avant-garde et le centre de
l'armée française avec une brise qui soufflait dans
la direction même de sa ligne d'em bossage ^ je
pourrais^ à mon gré, concentrer mes forces sur un
petit nombre de ses vaisseaux. Aussi avons-nous
constamment combattu avec des forces supé-
rieures. » Que pourront les plus nobles ofForts
contre de pareilles chances? Notre avant-garde
succombe la première : sur 400 hommes d'équi-
page, le Conquérant en a plus de 200 hors de com-
bat; le capitaine de l'Aquillon est mort sur son
banc de quart; celui du Spartiate a reçu deux bles-
sures. Ces deux vaisseaux ont eu 150 hommes tués
et 360 blessés, le Guerrier a perdu ses trois bas«
mâts; le Peuple-Souverain a coupé ses câbles et
laissé sur l'avant du Franklin un funeste inter*
valle qu'est venu occuper le Lbander. Le centre
où rincendie de l'Orient a jeté le désordre, voit
alors ses vaisseaux dispersés ou écrasés par l'en-
nemi. Au lever du soleil, on aperçoit le Mercure et
1 Lettre confideDtielle du contre-amiral Decrès aa vice-
amiral Brnix, ministre de la marine.
22 i GL^ERRES MARITIMES.
l'Heureux échoués au fond de la baie. Trop voi-
sins de r Orient y ils ont dû s'éloigner de ce vais-
seau embrasé. Le Tonnant ^ le Guillaume-lell, le
Généreux et le Timoléon figurent seuls encore sur
le champ de bataille; mais le Théseus et le Go-
liath, que notre avant-garde a cessé d'occuper,
viennent soutenir le Majestig et l^âlexander,
et d'autres vaisseaux anglais s'apprêtent à sui-
vre ce premier renfort. Le contre-amiral Ville-
neuve, qui, sur le Guillaume-Tell , commande Tar-
rière-garde, appareille, à onze heures du matin,
avec les débris de Tarmée française. En ce mo-
ment, l'Heureux , et le Mercure ont été amarinés
parTennemi; mais le Tonnant oi le Timoléon ne
le sont pas encore. Démâté de tous ses mâts, privé
de son capitaine, qui a eu un pied emporté et lu
jambe fracturée , le valeureux Tonnant , comme
l'appelle Decrès, compte déjà 110 hommes tués
et 150 blessés. Il a successivement combattu, à
portée de fusil, dans la nuit du !«' août, le Majes-
tig, dont le capitaine a été frappé à mort par une
balle, l'âlexander et le Swiftsure. Ses couleurs*
flottent au tronçon de son grand mât; il ne les
amène qu au bout de vingt-quatre heures, quanA
LE Thesels et LE Leander viennent de nouveau»
l'assaillir. Trop maltraité pour pouvoir imiter la
manœuvre de Villeneuve , le Timoléon est forcé
de faire côte. Le Guillaume-Tell et le Généreux,
CHAPITRE XVf. 225
accompagnés des frégates la Diane et la Justice y'pw-
viennent seuls à échapper au désastre le plus com-
plet qui ait jamais affligé dotre marine.
Sur les 13 vaisseaux et les 4 frégates que Nel-
son avait combattus dans la baie d'Âboukir^ 9 vais-
seaux tombèrent en sod pouvoir *. L'Orient sauta
pendant Taction; le Timoléon et la frégate IMr^e-
misey après s'être échoués, furent brûlés par leurs
équipages^ et la Sérieuse, peu digne par son artil-
lerie, si elle rétait par son courage, de la colère
d'un vaisseau de ligne, fut coulée par l'Orion, qui
eût pu dédaigner un pareil adversaire, il vais-
seaux et 2 frégates capturés ou détruits étaient
pour les Anglais le prix de ce combat acharné;
mais leurs vaisseaux dégrées ne purent s'opposer
au départ de Villeneuve. Le Guillaume -Tell , la
Diane et la Justice allèrent se réfugier à Malte. Le
1 De ces 9 vaisseaux, 6 seulement quittèrent, le 14 août,
la baie d'Aboukir, sous la conduite de sir James Saumarez.
chargé de les escorter avec 7 vaisseaux anglais. Arrivé à
Gibraltar, sir James Saumarez fut obligé de laisser dansée
port le Peuple-Souverain, qui avait failli sombrer pendant
la traversée, et parvint, non sans peine, à conduire à Ply-
mouth le Franklin et le Tonnant, de 80 ; le Spartiate l'A-
quillon et le Conquérant, de 74 ; Le Conquérant, et le
Peuple-Souverain étaient de très-vieux vaissaux. à peine
en état de tenir la mer; mais, suivant Nelson, ils avaient
moins souffert dans le combat que les autres vaisseaux cap-
turés, à travers lesquels, écrivait l'amiral anglais, on eût pu
faire passer un carrosse à quatre chevawr.
226 GUERRES MARITIMES.
Généreux, après avoir enlevé sous Candie le vais-
seau de 50 LE Leander^ qui portait en Angleterre
la nouvelle de la victoire d'Aboukir^ parvint à
gagner la rade de Corfou.
Telle fut rissue d'un combat dont les consé-
quences furent incalculables. Notre marine ne se
releva jamais de ce coup terrible porté à sa consi-
dération et à sa puissance. Ce fut ce combat qui,
pendant deux ans^ livra la Méditerranée aux Anglais
et y appela les escadres de la Russie^ qui enferma
notre armée au milieu d'un peuple soulevé^ et
décida la Porte à se déclarer contre nous, qui mit
rinde à Tabri de nos entreprises, et la France à
deux doigts de sa perte ; car il ralluma la guerre à
peine éteinte avec TAutriche, et porta Suwarow
et les Austro-Russes jusque sur nos frontières.
Dans cette nuit funèbre où Tescadre anglaise cou-
pait sur tant de points notre ligne de bataille et
brisait à coups redoublés le? anneaux de cette forte
chaîne^ quelle fatalité retenait donc à Tarrière-
garde les vaisseaux de Villeneuve, demeurés pen-
dant si longtemps spectateurs impassibles d'un en-
gagement inégal^ possesseurs indifférents de la
seule chance qui pût nous donner la victoire? Ces
vaisseaux étaient sous le vent de ceux qui combat-
taient, mais, à moins d'un calme plat, ce qui ne se
présenta point, ils eussent facilement refoulé le
faible courant qui règne sur cette côte, et gagné
CHAPITRE XVI. 227
dans une seule bordée un poste plus convenable
pour des gens de cœur. De la tête à la queue de
la ligne^ la distance n'excédait guère un mille et
demi^ et pour prendre part à l'action il suffisait
de s'élever au vent de quelques encablures. Les
vaisseaux de Villeneuve avaient deux grosses an-
cres à la mer^ mais ils pouvaient couper leurs
câbles à huit heures, à dix heures du soir ^, pour
aUer déneiger Tavant garde^ aussi bien que le len-
demain^ à onze heures du matin^ pour éviter de par-
tager son sort. S d'ailleurs les moyens de mouiller
de nouveau leur eussent alors manqué^ ce qu'il
est difficile de croire^ ils étaient libres de com-
battre sous voiles ou d'aborder quelque vaisseau
ennemi. Tout était préférable à cette inaction dé-
sastreuse. Sans doute, l'obscurité était profonde^
le désordre général^ les circonstances pleines d'é-
motion; les signaux de Tamiral pouvaient être mal
compris^ incomplètement obéis^ peut-être : pour-
^ S'il faut encore croire les procès-verbaux déposés aux
archives de la marine, le Guerrier amena à neuf heures
trois quarts, le Conquérant à neuf heures, le Spartiate entre
onze heures et minuit, l'Aquilon de neuf heures vingt cinq
minutes à neuf heures trente minutes, le Ffanklin à minuit ;
le Peuple-Souverain soitit de la ligne à huit heures et de-
mie, combattit jusqu'à dix heures un quart, cessa complète-
ment son feu à onze. L'Orient sauta à dix heures cinq mi-
nutes. À neuf heures, suivant le rapport du contre-amiral
Biaoquet-Duchayla, la plupart de ces vaisseaux avaient
d^à ralenti leur feu.
228 GUERRES MARITUIE8.
quoi donc des embarcations n^eussent^iies point
porté d'un vaisseau à l'autre les ordres de Ville-
neuve, porté même à bord de r Heureux, du Mer-
cure, du Timoléon, du Généreux y des officiers clutf-
gés d'en presser Texécution? Le contre-amiral
Decrès, les capitaines de Tescadre légère, les ca-
nots des frégates, ne pouvaient être mieux em-
ployés qu'à surveiller et favoriser cet appareillage,
car cet appareillage sauvait notre armée. Immo-
bile et résigné, Villeneuve attendit des ordres que
Brueys entouré n'était déjà plus en état de donner.
Il passa ainsi la nuit à échanger quelques boulets
douteux avecles vaisseaux anglais, et, chose étrange
pour un homme de ce courage éprouvé, il quitta
le champ de bataille, emmenant son vaisseau pres-
que intact du milieu de ses compagnons mutilés^.
Ainsi, une fois encore, mais non la dernière fois,
aussi nombreux que nos ennemis sur le champ de
i Nous extrayons le passage suivant d'une lettre particu-
lière adressée par Regnaud de Saint-Jean d'Angely, com-
missaire du gouvernement français, pour les lies de Malte
et de Goze, au citoyen Buffault, «à iMarseilie : c Je dois vous
dire qu'un mystère impénétrable couvre encore pour moi la
cause de ce désastre. Le vaisseau le Guillaume Tell, la Diane
et la Justice, ont leurs voiles sans trous ni pièces, leurs
haubans ne sont pas coupés, leurs manœuvres sont entières.
Ils ont seulement quelques coups de canons dans lo corps
du vaisseau, c ^Malte, 29 août 1798). — Archives du mi-
nistère do la marine.
CHAPITRE XVI. ââ9
bataille^ nous les avions combattus avec des forces
inférieures. Un jour devait venir où, comme le
comte de Grasse, comme Bianquet-Ducbayia ^,
1 Dans une lettre fort carieuse adressée au contre-amiral
BlanqueV-Dacbayla, et qui fait partie des documents con-
servés dans les archives de la marine, l'amiral Villeneuve a
exposé les motifs qui le portèrent à ne point appareiller
avec l'arriére- g^arde; mais pour apprécier cette justification,
dont nous citerons les passages les plus saillants, il ne faut
pas perdre de vue que l'amiral Brueys. une fois engagé,
c'est-à-dire une heure avant que tous les vaisseaux anglais
eussent mouillé, pouvait à peine savoir si l'arriére-gardc
combattait ou ne combattait pas, qu'il avait cru jusqu'au
dernier moment la tête de sa ligne suffisamment couvei le
par les bauts-fonds de la baie et une batterie de mortiers
qu'il avait établie sur la petite tie d'Aboukir, et que par con-
séquent, tous ses signaux avaient dû être préparés pour
porter l'avant garde et le centre au secours de l'autre aile,
c'est-à-dire de l'arriére-garde, contre laquelle, « sans nul
doute, écrivait-il le 13 juillet au général Bonaparte, les
principaux efforts de l'ennemi seront dirigés, »
Paris, 2f brumaire an ix (12 novembre 1800).
« Mon cher Blanquel, apeine sorti de ma longue réclusion
et du chaos de mon arrivée dans ce pays, je veux t'écrire et
entrer avec toi en explication. . . Je ne te cache pas que j'ai
appris avec bien de l'étonnement que toi aussi tu as été un
de ceux qui ont prétendu que, dans la fatale nuit du com-
bat d'Aboukir, j'aurais pu appareiller avec l'arriére-garde et
me porter au secours de lavant-garde. Dans une lettre que
j'écris au ministre de la marine, lettre nullement provoquée
par aucun procédé du gouvernement à mon égard, et dont je
diffère encore la remise, je dis qu'il n'y a que la malveillance,
la mauvaise foi ou l'ignorance la plus prononcée qui ait pu
I. 20
!2dO GUERRES MARITIIIES.
Villeneuve se plaindrait à son tour d'avoir été
abandonné par une partie de son armée. On est en
droit de soupçonner quelque raison secrète à cette
avancer une pareille absurdité. En effet, comment des vais-
seaux mouillés sous le vent de la ligne, ayant à la mer
deux grosses ancres, une petite, quatre grelins» eossent-ili
appareiller et louvoyer pour arriver au fort du combat avant
que les vaisseaux qui y étaient engagés eussent été réduits
dix fois ? Je dis que la nuit entière n'eut pas été suffisante. Je
ne pouvais pas faire cette manœuvre, abandonner aucune de
mes amarres ; et qu'on se rappelle le temps que nous met-
tions lorsque nous avous formé notre ligne pour nous élever
dans le vent et gagner deux ou trois encablures Qu'on se
rappelle que quelques jours auparavant les frégates 2a Juifiee
et la Junon^ ayant appareillé le soir pour se rendre à
Alexandrie, reparurent le lendemain sous le vent de U
pointe de Rosette.
« Je ne pouvais ni ne devais appareiller; la chose était
tellement reconnue, que l'amiral même, dans rinstruction
qu'il nous avait donnée, et dans les signaux supplémen-
taires qu'il y avait joints, avaient bien prévu le cas où il
pourrait faire af»pareiller l'avant-garde pour la faire porter
au secours du corps de bataille ou de l'arrière-garde atta-
qués, mais il n'y avait mis aucun article pour faire porter
l'arrière-garde au secours de l'avant -garde, parce que la
chose était impossible, et qu'il aurait séparé son escadre,
sans pouvoir en tirer aucun avantage. J'aurais encore mille
motifs à donner pour combattre cette assertion. Ils passent
les bornes que je dois me fixer dans cette lettre...
« J'ai parlé de cette affaire avec quelques-uns des capi-
taines de l'avant-gdrde. Tous sont convenus avec bonne foi
que, dans le moment où ils étaient le plus vivement chauffés
par l'ennemi, ils n'ont jamais espéré de secours des vaisseaux
de l'arriére-garde, et que la perte de Veseadre a été décidée
du moment où les vaisseaux anglais ont pu dotAler par la
CHAPITRE XVI. 231
fatale coïncidence. Il n'est pas naturel qu'entre
tant d'hommes d'honneur il se soit trouvé si sou-
vent des amiraux ou des capitaines pour encourir
ce reproche. Si le nom de quelques-uns d'entre
eux est aujourd'hui aussi tristement associé au sou-
venir de nos désastres^ la faute^ soyons-en con-
vaincus, n'en est point à eux tout entière. Il en
faut plutôt accuser la nature des opérations dans
lesquelles ils furent engagés, et ce système de
guerre défensive que Pitt proclamait dans le parle-
ment, l'avant-coureur d'une ruine inévitable. Ce
système quand nous y voulûmes renoncer, avait
déjà pénétré dans nos mœurs; il avait, pour ainsi
dire, énervé notre bras et paralysé notre con-
fiance. Trop de fois nos escadres sont sorties de
nos ports avec une mission spéciale à remplir et la
pensée d'éviter l'ennemi : le rencontrer était déjà
une chance contraire. C'était ainsi que nos vais-
seaux se présentaient au combat ; ils le subissaient
au lieu de l'imposer. Si d'autres plans de campa-
gne, si d'autres habitudes leur eussent permis de
saluer l'apparition des escadres anglaises comme
une heureuse fortune ; s'il eût fallu, en Egypte
tête, A bord des vaisseaux de Tarrière- garde, la pensée
d'appareiller et de se porter au fort du combat n'est venu à
personne, parce que c'était impraticable...
a Adieu, mon cher Duchayla ; tout à toi,
Villeneuve. »
232 GUEim HAirmns.
comme devant Cadix, poursoîrre Ndnnan in de
Tattendre, qui peut douter que les èrénemaits
n^eussent été profondément modifiés pw cette
seule circonstance? 'La flotte d'Abookir n'était
point une de ces flottes que la républiqiie impro-
visait de toutes pièces aux jours malheoTeox de93.
Quelques vaisseaux, il est vrai, w le Comçuénmiyli
Guerriery le Peuple-Souverain^ étaieiit de Yiem
vaisseaux déjà condamnés depuis deux ans ^.i On
les avait placés à Tavant-garde, croyant cette partie
de la ligne à Tabri de toute attaque, et ce fut pré-
cisément sur eux que Tennemi porta ses eflforts.
Les équipages, considérablement afEûblis, c se
(composaient d'hommes rassemblés au hasard et
presque au moment du départ *; » mais, pour
compenser ces désavantages, cette flotte comptait
dans ses rangs les officiers les plus renommés de
notre marine : Brueys, que Bonaparte avait dis-
I Leitre parliculiére du contre-amiral Decrès au tice-
amiral Bruix, minisire de la marine.
' Rapport du contre-amiral Gantheaume aa ministre de la
marine.
« Nos équi pagres sont très -faibles en nombre et eo
qualité d'hommes. Nos vaisseaux sont, en général, fort mal
armés, et je trouve qu'il faut bien du courage pour se ehoT'
ger de conduire des flottes aussi mal outillées. — Aboukir,
31 messidor an Yi (0 juillet 1798). L'amiral Brueys au mi-
nistre de la marine — Celte lettre a élé publiée à Londres
dans le recueil intitulé Lettres interceptées par les croisières
nnglaiies.
CHAPITRE XVI. ^33
tingué dans PAdriatique^ et qui n'avait pas alors
plus de quarante-cinq ans; Villeneuve dont per-
sonne n'a osé mettre la bravoure en doute^ et qui
avait fait avec honneur la guerre d'Amérique;
Blanquet-Duchayla^ justement réputé comme un
marin consommé^ et dont les Anglais admirèrent
le courage inébranlable ; Dupetit-Thouars^ qu'im-
mortalisa en ce jour la belle défense du Tonnant^
homme d'un esprit fin et gracieux et d'un cœur
hérdfqne; Thévenard, le brave capitaine de /'i4-
quUon, dont la république reconnaissante associa
le nom glorieux à celui de Brueys et de Dupetit-
Thouars; Decrès, qui montrasur le Guillaume-Tell ^
quand il sortit de Malte^ ce qu'on pouvait attendre
de sa fermeté et de sa valeur ; Emériau l'intrépide
commandant du Spartiate, l'adversaire choisi par
Nelson^ sur lequel l'Empereur jeta plus tard les
yeux pour lui confier le soin de venger un jour
nos malheurs; Casa-Bianca^ englouti avec son
jeune fils au milieu des débris de V Orient] Le
Joille enfin^ qui malgré l'impression sinistre d'une
aussi grande défaite^ poursuivait^ dix-huit jours
après la destruction de notre escadre^ un vaisseau
de 50 canons, dont une imagination plus frappée
eût pu assurément grossir l'apparence, et enlevait
d'un seul coup les trophées d'Aboukir et le capi-
taine du Vanguard avec celui du Leandbr ^.
^ Le capitaine Berry, commandant le Vanguard, avait
24.
234> GUERRES MARITIMES.
Ce n'étaient point de tels hommes^ bien qu'ils
eussent à combattre Télite de la flotte anglaise^
qui devaient justifier Taudace de Nelson. Sans
doute leurs vaisseaux étaient bien loin de posséder
cette admirable organisation des vaisseaux qu'avait
formés lord Jervis; sans doute l'incendie de V Orient
fut un accident funeste^ imprévu^ de nature à in-
fluer sur le sort d'un combat ; mais malgré tant de
chances réunies contre nous^ la fortune eût hésité
plus longtemps entre les deux armées^ et n'eût
point appuyé si lourdement sa main sur notre es-
cadre^ si Brueys^ épargnant à Nelson la moitié du
chemin^ eût pu courir à sa rencontre pour le com-
battre. Longtemps cette guerre embarrassée et ti-
mide qu'avaient faite Villaret et VLàvûn^cette guerre
défensive, avait pu se soutenir^ grâce à la circon-
spection des amiraux anglais et aux traditions de
la vieille tactique. C'était avec ces traditions qu'A-
boukir venait de rompre; le temps des combats
décisifs était arrivé.
pris passage sur le Leander, commandé par le capitaine
Ttiompson» el avait élé remplacé sur le vaisseau amiral par
un des jeunes officiers qu'affectionnait Nelson, Thomas
Hardy, capitaine du brick la Mutine.
CHAPITRE XVn.
Départ de Nelson pour Naple8,19 août 1798.
Le premier soin de Nelson après sa victoire fut
de rassurer l'Inde anglaise alarmée. Il expédia
aussitôt au gouverneur de Bombay un de ses of-
ficiers^ qui , débarqué à Alexandrette^ gagna par
Alep et Bagdad le golfe Persique et atteignit au
bout de soixante-cinq jours la presqu'île de Tln-
dostan. La lettre que Nelson adressa en cette oc-
casion au gouverneur de Bombay offre un échan-
tillon curieux de son style officiel et peut faire
juger du ton brusque et positif qu'il employait
pour traiter les affaires :
« Je vous dirai en peu de mots, lui écrit-il, qu'une armée
française de 40,000 hommes, embarquée sur 800 transports
et escortée par 13 vaisseaux de lig^ne, 11 frégates, des bom-
bardes, des canonnières, etc., arriva devant Alexandrie le
l«r juillet. Le 7, elle en partit pour se porter sur le Caire, où
elle entra le 22. Pendant leur marche, les Français ont eu
avec les mameloucks quelques engagements qu'ils appellent
de grandes victoires. Comme j'ai sous les yeux les dépè-
ches de Bonaparte, dont je me suis emparé hier, je peux
236 GUERRES MARITIMES.
parler de ses mouvements avec cerlitude. Il dit : « Je me
dispose à envoyer prendre Suez et Damiette. « Il ne s'ex-
prime point en termes très-favorables sur te compte du pays
et de ses habitants. Tout cela est écrit d'un style si bour-
souflé, qu'il n'est pas facile d'en tirer la vérité. Cependant
il ne fait pas mention de l'Inde dans ses lettres. Il s'occupe,
dit-il, d'organiser le pays ; mais vous pouvez être convaincu
qu'il n'est maître que du terrain que couvre son armée
J'ai eu le bonheur d'empêcher 12 000 hommes de quitter
Gènes, etau^^t de prendre 11 vaisseaux de lignes et 2 fré-
gates. En un mot, 2 vaisseaux et 2 frégates sont seuls par-»
venus à m'échapper. Ce glorieux combat a eu lieu à l'em-
bouchure du Nil et à l'ancre. Il a commencé au coucher du
soleil le 1«' août, et ne s'est terminé que le le]ndemai]i
malin à trois heures. L'action a été chaude, mais Dieu a
béni nos efforts et nous a accordé une grande victoire...
Bonaparte n'a point encore eu affaire à un officier anglais.
Je tâcherai de lui apprendre à nous respecter. Voilà tout
ce que j'ai à vous faire connaître. . . Ma lettre n'est peut*
être point aussi claire qu'on eût pu s'y attendre : j'espère
cependant que vous voudrez bien m'excuser quand j<^ vous
dirai que mon cerveau a été tellement ébranlé par la bles-
sure que j'ai reçue à la tête, que je ne suis pas toujours
aussi lucide, je le sens bien, qu'on serait en droit de le
désirer. Cependant, tant qu'il me restera un rayon de rai-
son, mon cœur et ma tête seront tout entiers au service de
mon roi et de mon pays. »
Cet empressement à faire parvenir dans l'Inde
la nouvelle de la bataille d'Aboukir témoigne suf-
fisamment de la gravité des inquiétudes que la
présence d'une armée française en Egypte avait
déjà excitées en Angleterre sur le sort d'un empire
encore mal affermi.
CHAPITRE xvn. 237
« On peut trouver la chose étrange au premier abord
(écrivait Nelson au comte de Saint-Vincent un moi» avant
sa victoire), mais, en vérité, un ennemi entreprenant pour-
rait très-aisément, soit en se rendant mattre du pays, soit
en obtenant le consentement du pacha d'Egypte, conduire
une armée jusque sur les bords de la mer Rouge. SI alors
il s'était concerté d'avance avec Tippoo-Saïb, et qu'il trou-
vât des bâtiments préparés à Suez, il lui faudrait à peine
trois semaines pour porter ses troupes sur les côtes de Ala-
labar; car telle est la durée moyenne en cette saison, el,
dans ce cas, nos possessions de l'Inde se trouveraient très-
sérieusement compromises. »
Appréciant comme Nelson les dangers d'une pa-
reille attaque^ la compagnie des Indes avait déjà
expédié les ordres les plus pressants pour qu'on
mit en état de défense les points qui pouvaient être
menacés par Tarmée française. La destruction de
notre flotte l'avait rassurée contre une tentative
d'invasion qui semblait désormais impossible , et,
en témoignage de sa reconnaissance^ la compagnie
vota au vainqueur d'Aboukir un don de 10,000 liv.
sterl. Ce premier hommage n'était que l'avant-
coureur des distinctions dont Nelson allait être
accablé. La compagnie turque * lui offrit un vase
d'argent^ la société patriotique un service estimé
500 liv. sterl. , la Cité de Londres une épée de la
valeur de 200 guinées en échange de Tépée du
1 Compagnie formée à Londres pour l'exploitation du
commerce du Levant.
^38 GL ERRES MARITIMES.
contre-amiral Ducbayla que Nelson lui avait en-
voyée, et qu'elle fit suspendre dans la salle même
de ses séances. Le sultan, l'empereur de Russie,
les rois de Sardaigne et de Naples, la petite île de
Zante elle-même, le comblèrent à Tenvi d'honneurs
et de présents. Le duc de Clarence, les vétérans de
l'armée anglaise, Hood, Howe, Saint- Vincent ;
Peter Parker, qui l'avait fait capitaine ; Goodall,
qui servait en 1795 sous l'ainiral Hotham; sir Ro-
ger Curtis, qui eût pu lui envier, comme sir
John Orde et sir William Parker, le commande-
ment de son escadre; tous ces amiraux, qui
voyaient en lui un élève ou un rival, s'empressè-
rent d'unir leurs félicitations à celles que lui adres-
saient de toutes parts les souverains étrangers et
les ennemis de la révolution française ^. CoUing-
v^ood vint y joindre le touchant suffrage de sa
vieille et fidèle amitié. Il était encore devant Ca-
dix, éloigné depuis plus de trois ans d'une famille
qu'il adorait, maudissant ce blocus inactif qui l'a-
vait privé d'assister au combat d'Âboukir, mais
toujours prêt à sacrifier à son pays ses goûts, son
repos et les plus chères inclinations de son cœur.
^ « Monsieur le vice-amiral Nelson, lui écrivait Paul !«,
la victoire complète que vous avez remportée sur l'ennemi
commun, et la destruction de la flotte française, sont assu-
rément des titres trop puissants pour ne pas vous attirer les
suffrages de la saine partie de V Europe, »
CHAPITRE XVII. 239
< Je ne saurais, mon cher ami (écrivait- il à Nelson), vous
exprimer toate la joie que j'ai éprouvée en apprenant votre
complète et glorieuse victoire sur l'armée française. Jamais
on n*en a remporté déplus décisive, de plus importante par
ses conséquences. Grâces soient rendues à la divine pro-
vidence pour la protection dont elle vous a couvert au mi-
lieu de tant de dangers! Mon cœur en est pénétré de recon-
naissance, car ce n'est point sans péril qu'on accomplit de
si grandes choses... Je déplore bien sincèrement la mort
du capitaine Westcott * : c'était un homme de bien et un
brave officier; mais, s'il dépendait de nous de choisir une
occasion pour sortir de cette vie, qui pourrait souhaiter un
plus beau jour, un jour plus mémorable que celui dans
lequel il a succombé ! »
Le ministère anglais sembla seul rester eu ar-
rière au milieu de cet entraînement général. En
entrant dans la baie d'Aboiikir le l^^* août 1798,
Nelson avait dit aux officiers qui Tentouraient :
« Demain^ avant cette heure, j'aurai mérité la pai-
rie ou Westminster. » Il obtint la pairie, mais le
combat de Saint- Vincent avait valu à Tamiral Jer-
vis le titre de comte et une pension de 3,000 liv.
sterl.; Duncan avait gagné celui de vicomte et une
pension semblable devant Camperdown; Nelson
ne reçut pour prix de sa victoire que le titre de
baron, et une dotation de 2,000 livres réversible
sur la tête de ses deux premiers héritiers mâles.
Il fut créé pair sous le nom de baron du Nil et de
Burnham-Thorpe. c( C'est la plus haute dignité
^ Commandant lu Majestic à Aboukir«
240 GUERRES MARITIMES.
nobiliaire^ lui écrivait lord Spencer^ qui ait été
conférée à un officier de votre grade, comman-
dant en sous-ordre. » Cette distinction entre les
services d'un commandant en chef et ceux d'un
amiral investi d'un commandement temporaire,
avait quelque chose de misérable en présence de
l'enthousiasme que cette victoire inattendue avait
excité dans toutes les cours de l'Europe et des im-
menses résultats qu'elle laissait déjà entrevoir.
Ce fut le sort de Nelson de subir toute sa vie ces
blessantes épreuves, et, bien que personne au
monde n'en ressentit plus profondément l'aiguillon,
il faut lui rendre cette justice qu'il ne mesura ja-
mais son dévouement à la reconnaissance du mi-
nistère ou du pays. Il est un mot, le dernier que
Nelson ait prononcé à son lit de mort, qui, sem-
blable à un talisman magique, a souvent ranimé sa
constance pendant cette longue guerre : le devoir.
Le devoir fut pour les Anglais ce qu'étaient pour
nous rhonneur et l'amour de la patrie. C'était le
même sentiment caché sous des noms divers; mais,
chez nos voisins, il prenait sa source dans les vieil-
les croyances religieuses que la France républi-
caine venait de répudier. Jamais ne s'est révélée
plus profonde qu'à cette époque la ligne de dé-
marcation qui de tout temps a séparé les génies si
divers des deux peuples. Ainsi, pendant que nos
marins intrépides se consolaient en riant de leur
CHAPITRE XVII. U\
défaite et se promettaient de prendre leur revan-
che, pendant que Troubridge écrivait à Nelson
« qu'il avait à son bord 20 officiers prisonniers dont
;>as un ne semblait reconnaître l'existence d'un
Être suprême, » les Anglais, s'agenouiilant sur le
iihamp de bataille d'Aboukir, rendaient grâce de
leur victoire au ciel. L'incendie dévorait encore le
Timoléon et la SérieusCy le Tonnant n'était point
aoiariné, quand ils s'acquittaient de ce pieux de*
voir. Nelson venait de les y convier et de remer-
cier en môme temps ses frères d'armes de leur dé-
vouement et de leurs efforts. Les ordres du jour
qu'il adressa à son escadre en cette occasion n'ont
point l'élan, n'ont point la pompe inspirée des bul-
letins de Bonaparte, mais ils sont l'expression la
plus vraie et la plus élevée des sentiments qui ani-
maient alors le camp ennemi.
« Le Dieu toul-puUsant, dit Nelsun à ses capilaines,
ayant béni les armes de Sa Majesté et leur ayant accordé
la victoire, l'amiral a l'intention de lui en rendre de publi-
ques actions de grâces, aujourd'hui même, à deux heures,
et il recommande à tous les vaisseaux d'en faire autant,
dès qu'ils le pourront sans inconvénient.. Il félicite du
fond du cœur les capitaines, officiers, matelots et soldats
de marine embarqués sur l'escadre qu'il a l'honneur de
commander, de l'issue de ce dernier engagement, et les prie
d'agréer ses sincères et affeclueux remercimcnis pour leur
noble conduite dans cette glorieuse action. 11 n'est aucun
nûilélètOitbgnrls qt|^ l/ltitidùiMBiir en ce jour quelle est la
A 21
242 GUEKRES MARITIMES.
pline sur ces hommes sans frein dont rien n'a pu régler les
tumultueux efforts. »
Légitime et salutaire hommage offert sur le
champ de bataille^ non point à l'enthousiasme, non
point à la valeur^ mais à ce qui peut triompher de
la valeur et de Tenthousiasme^ au bon ordre et à la
discipline !
L'homme qui parlait ainsi à son escadre^ douze
heures après la plus éclatante victoire, n'a pas tou-
jours conservé ce ton noble et imposant. Les gran-
des circonstances inspiraient Nelson ; mais en quit-
tant le champ de bataille, en dehors de ces moments
d'excitation qui agissaient si puissamment sur sa
nature nerveuse, cet homme, rendu à ses préjugés
d'enfance et à son humeur vaniteuse et bizarre,
devenu acceseible à toutes les séductions et à toutes
les flatteries, descendait subitement de ces hauteurs
auxquelles le vrai génie p^ut seul se maintenir. Il
n'est d'ailleurs que trop vrai que la victoire d'A-
boukir le jeta, par une élévation soudaine , dans
une sphère pour laquelle il n'était point fait. Il se
produisit alors chez lui, au milieu des enivrements
qui suivirent ce triomphe, une sorte de révolution
morale, un éblouissement et comme une perturba^*
tion de ses facultés, que plusieurs personnes n*ont
point craint d'attribuer au coup violent qu'il avait
reçu à la tète, et à l'ébranlement qui en était ré-
sulté dans la masse cérébrale ; mais les faveurs de
CHAPITRE XVU. 2^3
la fortune ont porté le trouble et Terreur dans de
plus hautes intelligences^ et Tair empoisonné de la
cour de Naplesfut plus funeste à la raison de Nel-
son que le biscaîen d'Aboukir. Il achevait à peine
d'amariner ses prises et de les mettre en état de ga-
gner les poils d* Angleterre^ que déjà le destin le
poussait vers ce fatal rivage. Les instructions con-
fidentielles qu'il reçut, le 15 août 1798, du comte
de Saint-Vincent, l'obligèrent en effet à quitter si
précipitamment l'Egypte, qu'il se hâta d'incendier
l'Heureux et le Mercure qu'il n'avait pu remettre à
flot,/e Guerrier qWW n'avait pu réparer *. Laissant
1 Pour chacun de ces 3 vaisseaux incendiés, le gouverne-
ment anglais paya aux vainqueurs la somme de 50,OoO francs.
Dans un cas semblable, les ordonnances encore en vigueur
dans ia marine française n'eussent alloué aux capteurs
qu'une somme d'environ 64,000 francs, c'est-à-dire 800 francs
par canon. Telle est la gratification accordée aux officiers
et équipages d'un bâtiment français pour la destruction d'un
vaisseau de ligne! Cette gratification est de COO francs par
camm.. si le navire détruit est une frégate ou tout autre bâti-
ment de guerre; elle est de 400 francs s'il s'agit d'un cor-
saire. En général, il faut le dire, notre législation est bien
moins libérale sur ce chapitre que la législation anglaise.
En Angleterre, la totalité des prises faites par les bâtiments
de guerre appartient, sauf un léger droit prélevé par l'ami-
rauté, aux officiers et aux équipages de ces bâtiments. En
France, tons les navires de guerre enlevés à l'ennemi appar-
tiennent également en totalité aux états-majois et équipa-
ges des bâtiments qui les ont capturés, sous la déduction
d'une retenue de 2 1/9 pour 1(0 au profit de la caisse des
Invalides; mais les corsaires et les bâtiments marchands
S44 GUEKKES MABITiMES.
au capitaine Hood^ pour bloquer le port d'Alexan-
drie^ les vaisseaux! le Zealous , le Goliath et lk
SwiFTSURE, il prit avec lui le Culloden^ le Van-
6UARD etL'ALEXANDER^ ct^ le 19 août^ fit routc pour
la baie de Naples^ où Tattendaient de nouvelles
épreuves et de plus grands dangers.
n'appartiennent aux capteurs que pour les 3/3 : un tiers dn
produit net est attribué à la caisse des Invalides, indépen-
damment de la retenue gfénérale de 2 1/2 pour 100. Si du
moins la part des capteurs «ainsi réduite leur eût toujours
élé fidèlement payée ! mais qui ne sait les interminables
procédures et les mille détours qui, pendant la dernière
guerre, ont si souvent ravi à nos marins ces dépouilles
opimes, arrosées dotant de sang, acquises au prix de tant
de périls et de fatigues ?
CHAPITRE XVUI
Arrivée de Nelson à Naples. 22 septembre 1798. — Fuite de
lacoar en Sicile. 23 décembre 1798.
Au moment où Nelson quittait TÉgypte^ il lui
restait encore quelqueyinnées à vivre et deux ba-
tailles à gagner; mais la fortune se fût montrée
plus propice à sa gloire^ si elle eût tranché sa vie
dans cette nuit mémorable qui avait vu périr Du-
petit-Thouars et Brueys Nelson eûtsuecombé alors
dans tout Téclat d'une renommée sans tache, com-
me avait succombé Marceau^ comme devait suc-
comber Desaix, couronné de cette auréole intacte
qui n'entoure que des fronts vierges de toute souil-
lure, a Mon grand et excellent fils, écrivait son père
à cette époque^ est entré dans ce monde sans f^-
tune, mais avec un cœur honnête elJ'ïi^AgiiUx^.'ï^
Le Seigneur l'a couvert diS'Soit bd^Hètf(ati^j(À)i^Wi>
combat, et a exaueé Itii^'Vaécix/qâll 4^aim^^ëmw
un jour 41ti^hirà!i^Ji^t^;> Hbàiïéiyiy<dei^h$ëëi?t^^
21.
<24() r.l'F.RRES MARITIMES.
Il est sans crainte^ parce qu'il est sans remords. »
Si Ton croit retrouver dans cette rapide esquisse
la physionomie vive et confiante de l'intrépide ami-
ral qui montait le Yanguard^ ce n'est point à ces
traits, il faut en convenir, que quelques mois plus
tard on eût pu reconnaître l'amant adultère de lady
Hamilton et le meurtrier de Caracciolo.
C'était en 1793, quand lord Hood le chargea
d'aller réclamer auprès du roi Ferdinand IV l'en-
voi d'un corps de troupes destiné à défendre Tou-
lon, que Nelson avait connu pour la prenjière fois
ces indignes amis qui devaient exercer une si triste
influence sur son avenir, sir William et lady Ha-
milton ; mais alors sir William n'avait été pour le
capitaine de l'Agamemkon qu'un agent diploma-
tique dont Nelson vantait l'activité et l'ardeur, et
lady Hamilton qu une jeune femme aimable dont
il avait remarqué la grâce et la distinction. Nelson
ne passa d'ailleurs en cette occasion que quelques
jours à Naples, et n'y reparut plus qu'après la
victoire d'Aboukir.
Sir William était frère de lait du roi Geor-
ges ni. Accrédité depuis plus de trente ans en
qualité de ministre d'Angleterre auprès du gou-
vernement des Deux-Siciles , il jouissait d'une
très-grande faveur à la cour de Naples. Il aimait
passionnément la chasse : c'était un titre à la bien-
veillance de Ferdinand lY. Il passait pour aimer
CIIAPITHE XVIII. 247
les beaux-arts^ quoiqu'il fût soupçonné à cet égard
d'un zèle un peu mercantile : c'était un titre aux
bontés de la reine. Cependant^ vivant dans Tinti-
mité de ces deux souverains et honoré de leur
confiance^ sir William ne se faisait point faute
d'exercer son esprit à leurs dépens : c'était un
vieillard facétieux et jovial ^ très-libre dans ses
discours et^ fort désabusé des illusions de ce monde^
un épicurien anglais dont les plaisanteries inépui-
sables eussent sufB^ au dire de Nelson^ pour guérir
et ranimer le comte de Saint-Vincent, si ce der-
nier, en 1799^ fût venu demander au climat de
Naples la santé qu'il allait chercher en Angleterre.
Les Anglais sont en général d'assez froids plai-
sants : il sied mal à leur tempérament flegmatique
de jouer avec le vice et de se railler des choses
honnêtes et décentes. Le bon sir William, comme
l'appelait Nelson, était donc un de ces esprits
sceptiques et peu délicats qui se rencontrent rare-
ment chez ce peuple habitué à respecter si pro-
fondément la sainteté des vertus domestiques. De
tels esprits, avec la teinte sèche et positive qu'ils
empruntent au caractère britannique, offrent je ne
sais quoi de plus nu et de plus repoussant encore
que les natures du même ordre chez un peuple
plus frivole et moins compassé.
A l'âge de soixante ans, sir William, épris d'une
passion subite, épousa la maîtresse de son ne-
24-8 GUERRES MARITIMES.
veu *. Cette maîtresse, connue à Londres sous le
nom de miss Emma Harte, était, s'il faut en croire
destémoignages contemporains et le portrait qu'en
alaissé le célèbre peintre Romney, une des femmes
les plus séduisantes de son temps; mais, fille d'une
pauvre servante du comté de Galles, qu'elle dé-
cora aux jours de sa grandeur, du nom de mis-
tress Cadogan, Emma Harte avait passé sa jeu-
nesse dans les plus singulières et les plus suspectes
aventures. Toutes ces circonstances, dont il était
instruit, n'empêchèrent pas sir William de l'épou-
ser. Il ne se montra point d'ailleurs plus soucieux
de l'avenir que du passé, et, doué au plus haut
degré de toutes les qualités d'un mari complaisant,
il vécut pendant plus de quatre ans entre sa femme
et lord Nelson sans prendre ombrage de leurs re-
lations, appelant Nelson son meilleur ami et l'homme
le plus vertueux qu'il eût jamais connu. A son lit
de mort, par un dernier trait d'Awwewr et d'excen-
tricité, il lègue sa femme aux soins de cet excel-
lent ami et la plus grande partie de sa fortune à
son neveu. Quant à lady Hamilton, avec cette
souplesse merveilleuse qui n'appartient qu'aux
femmes, elle s'était bientôt mise au niveau de sa
nouvelle fortune. Présentée à la cour de Naples,
elle était parvenue à gagner l'affection de la reine,
^ En 1791 : lady Hamilton avait alors prés de trente ans
CHAPITRE XVIII. 249
et nul embarras ne semble avoir trahi^ dans la
sphère élevée où la porta si soudainement le sort^
la honte de sa vie passée et la bassesse de son
origine.
La cour de Naples, où la prude Angleterre avait
alors de si étranges représentants , était la cour
des irrésolutions et des perfidies. Le roi et la reine
étaient bien d'accord pour détester la France ;
mais la haine du roi était indolente et craintive^
celle de la reine active et énergique. La politique
du gouvernement oscillait entre cesdeux influences^
obéissant un jour aux terreurs d'un Bourbon d'Es-
pagne et le lendemain aux emportements d'une
archiduchesse d'Autriche. Un étranger^ cher aux
deux souverains^ dirigeait les affaires dans cette
voie tortueuse ; c'était un autre Godoy, le cheva-
lier Acton, qui gouverna la reine pendant plus de
vingt ans. Né à Besançon en 1737^ Acton^ fils
d'un médecin irlandais, après quelques années
d'une vie aventureuse, fut appelé en 4779 à la cour
de Naples^ et pbtint successivement, par la faveur
de la reine, le ministère de la marine, celui de la
guerre et celui des affaires étrangères, qu'il con-
servait encore en 1798. Entièrement dévoué îi
l'alliance anglaise, lié d'une amitié particulière avec
sir William Hamilton, ce favori ne fut durant son
long règne que l'instrument servile du cabinet
britannique.
âÔO GlERKES JUATITIMES. *
Depuis 1776; la reine avait obtenu, par la nais-
sance d'un fils et suivant les stipulations de son
contrat de mariage, entrée et voix délibérative
dans le conseil. Sœur de la reine de France^ fille
cadette de Tempereur François 1*' et de Marie-
Thérèse, Marie-Caroline avait alors vingt-cinq ans.
Elle était belle, vive, intelligente , annie des réfor-
mes et éprise des applaudissements qui saluaient
à cette époque les vues philanthropiques des
princes de la maison d'Autriche. On célébrait son
activité, son goût éclairé pour les arts, son in-
struction profonde , ses idées généreuses : on ne
parlait encore qu'à voix basse de ses galanteries.
Tout faisait donc espérer que les Napolitains n'aur
raient point à regretter l'empire qu'elle était des-
tinée à exercer sur le fils indolent de Charles III.
Combien de règnes flétris par la postérité ont
commencé sous ces heureux auspices ! Appelée à
gouverner un plus grand peuple, Marie- Caroline
eût pris place peut-être à côté de Catherine II, là
gloire aurait alors ennobli ses faiblesses; en des
temps plus tranquilles, le bonheur de Naples les
lui eût fait pardonner, mais la fatalité qui la jeta
sur un théâtre trop étroit pour son esprit actif,
au milieu des agitations de ces jours difficiles, de-
vait la livrer sans défense à toutes les sévérités de
l'histoire. La révolution française fit bientôt suc-
céder dans le C(r*ur de la reine, aux tendances libé-
« CHAPITRE XVIII. 254
raies qu^elle avait manifestées d'abord^ une pro-
fonde horreur pour les principes qui^ après avoir
renversé le trône de Louis XVI, avait osé dresser
réchafaud de Marie-Antoinette. Attentive à étouf-
fer la sédition dès sa naissance, la reine prêta
Toreille aux suggestions d'Acton : la population
est fidèle et dévouée, répétait-elle d'après lui, mais
les nobles sont tous d'infâmes jacobins. Tels furent
les soupçons qui jetèrent dans les cachots de Naples
la plus haute noblesse du royaume. Jamais cepen-
dant^ — les plus violents ennemis de la reine lui
ont rendu cette justice, — elle n'eût secondé les
lâches atrocités de ses ministres sans le voile épais
qu'ils avaient étendu stir ses yeux. Les instincts gé-
néreux du sang de Marie-Thérèse ne devaient
succomber que sous la raison d*Ëtat et les sophis-
mes de la politique.
Abandonné de bonne heure à une tutelle né-
gligente, le roi réunissait à des instincts peu élevés
des habitudes grossières, qui ne charmaient que
la populace. 11 se mêlait rarement des affaires du
royaume, à moins qu'il n'y fût poussé par quelque
terreur secrète. En 179G, épouvanté des progrès
de Bonaparte, qui venait de disperser l'armée de
Wurmser, il était sorti de son apathie pour traiter
avec la république et avait envoyé à Paris le prince
Belmonte Pignatelli, malgré les vives réclamations
de la reine. Le danger passé, il était retombé dans
!2o2 GUERRES MARITIMES. *
son indifiiérence^ et n'avait point eu la force de
s'opposer aux nouvelles imprudences qui devaient
mettre sa couronne en péril et pousser le royaume
à sa ruine.
Tels étaient les personnages qui allaient entourer
le héros du Nil. Le 17 mai 1798^ le jour même où
l'armée d Egypte quittait le port de Toulon, un
traité signé à Vienne par le ministre Thugut pour
l'Autriche et le duc de Campo-Chiaro pour Na-
ples^ régla le contingent que l'empereur Fran*
çois II et le roi Ferdinand IV s'engageaient à en-
tretenir en Italie à la reprise des hostilités contre
la France ; quelques mois plus tard, Paul I'' et la
Porte-Ottomane entraient dans cette alliance, et
l'Angleterre envoyait à Naples la flotte de Nelson.
La reine crut le moment venu de se déclarer :
«Le brave, le vaillant amiral Nelson, écrivait-elle an
marquis de Circello, sou ambassadeur à Londres, a rem-
porté sur la flotte régicide une complète victoire... Je
voudrais pouvoir prêter des ailes au porteur de celle nou-
velle. L'Italie n'a plus rien à craindre du côté de la mer, e|
ce sont les Anglais qui l'ont sauvée... L'annonce de celte
glorieuse journée a produit à Naples un enthousiasme im-
possible a décrire Vous eussiez été touché de voir tous mes
enfants se jeter dans mes bras et pleurer de joie en appre-
nant celle heureuse nouvelle, doublement heureuse par le
moment critique o\\ elle nouç est parvenue. La crainte, l'a-
^)^Vd'k^i^<9ër}ii^i'^Jiâèi%\A^\y(^ifê/^Mi)UMmM'^^^^
CHAPITRE XVIII. i53
saires pour en rétablir la circulation. . . Bien des gens« qui
croyaient une crise prochaine , commençaient déjà à lever
le masque; mais, en apprenant la destruction de la flotte
de Bonaparte, ils sont devenus plus circonspects. Que l'em-
pereur déploie maintenant un peu d'activité, et nous pou-
vons espérer la délivrance de l'Italie I Quant à nous, nous
sommes prêts à nous montrer dignes de l'amitié et de l'al-
liance des intrépides défenseurs des mers. »
C^est au milieu de cette exaltation que^ le H sep-
tembre, Nelson arrive à Naples avec le Yanguard;
aussitôt on l'entoure, on le félicite on Tembrasse.
Le roi veut Taller visiter lui-même. « Croyez, lui
écrit la reine, mon valeureux et glorieux général,
que ma reconnaissante estime pour vous m'ac-
compagnera jusqu'au tombeau. » Lady Hamilton,
qu'un calcul ambitieux, peut-être aussi l'attrait
d'une grande gloire, portaient déjà à prodiguer à
Nelson un funeste encens, accourue au-devant du
Yanguard avant qu'il ait jeté l'ancre, ne peut ré-
sister à son émotion. Elle s'élance sur le pont du
vaisseau et tombe évanouie dans les bras de l'ami-
ral. Le roi l'appelle son sauveur, la cour le pro-
clame le libérateur de l'Italie ; la foule, qui se pré-
cipite sur les quais au moment où son canot entre
dans le port, le salue des mêmes titres et répète
les mêmes cris d'enthousiasme. C'était là une trop
forte épreuve pour cette nature naïve et ardente,
pour cet homme simple et passionné qui, ayant
moins vécu dans le monde que sur ses vaisseaux,
1. 2?
!254 GUERRES MARITlMltô.
se présentait sans défense à toutes les séductions
de la grandeur^ de la flatterie et de Famour. Le
vainqueur d'Aboukir, Tépoux de l'aimable veuve
du docteur Nisbett^ à qui les misères de cette basse
corruption italienne n'avaient d'abord inspiré qu'un
profond dégoût^ et qui appelait Naples a un pays
de musiciens et de poètes^ de voleurs et de fenunes
perdues^ d fut bientôt complètement subjugué par
les charmes de iady Hamiiton. Lady Hamilton le
donna à la reine et mit la flotte anglaise au ser-
vice de toutes les passions de la cour de Naples.
La correspondance de Nelson témoigna bientôt
des ridicules excès où se laissait entrdner sa sou-
daine tendresse, a Ne soyez pas surpris, écrivait-
il à lord Saint-Vincent, de la confusion étrange qui
règne dans cette lettre. Je vous écris en face de
iady Hamilton, et, si votre seigneurie était à ma
place, je doute fort qu'elle pût écrire encore aussi
bien. Il y a là de quoi troubler le cœur et faire
trembler la main. » Plus il demeure à Naples et
plus le joug s'appesantit. Le poison qu'ont reçu
ses veines se fait jour de toutes parts et transpire
à travers mille extravagances. Bientôt il n'achève
plus une lettre sans y mêler le nom de lady Ha-
milton 4 Lord Saint- Vincent, le comte Spencer^
l'ancien vice-roi de la Corse, lord Minto, l'empe-
reur Paul b"", qui, sur sa demande, accorde à lady
Hamilton l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusaleni, sa
CHAPITIIR XVIII. 255
femme elle-même^ cette compagne irréprochable
et dévouée de sa jeunesse^ cette amie éprouvée de
son humble fortune^ tels sont les confidents que va
prendre son fol enthousiasme. « Où en serais-je^
s^écrie-t-il, sans le bon sir William^ sans l'incom-
parable^ rinappréciable lad y Hamilton !... Ce sont
leurs soins qui m'ont rendu la santé... Tous deux
sont aussi grands par le cœur que par l'esprit...
Qu'ils approuvent ma conduite^ et je brave Tenvie
du monde entier!... Je ne voudrais rien faire sans
les consulter... car ma gloire leur est plus chère
qu'à nK)i-méme... Tous les trois nous ne faisons
qu'un. » Tria juncta in unOy c'est ainsi qu'il dé-
signe^ que sir William désigne lui-même cette sin-
gulière association.
La veuve du docteur Nisbett avait eu de son
premier mariage un fils qui^ entré dans la marine
sous le patronage de Nelson^ avait rapidement
franchi les premiers degrés de cette carrière. Déjà
lieutenant à Ténériffe^ le jeune Nisbett avait ac-
compagné Nelson dans cette expédition. Ce fut lui
qui releva l'amiral quand il fut renversé au fond
de son canot par le boulet qui l'atteignit au mo-
ment où il mettait le pied sur le môle. Il lui lia
fortement le bras avec sa cravate de soie^ arrêta le
sang qu'il perdait par sa large blessure, et^ grftce à
cette présence d'esprit^ lui sauva probablement la
vie. Nelson aimait ce jeune homme dès son en-
356 GUERRB8 MARITIMES.
fance, et cette circonstance les avait attachés da-
vantage encore Tun à l'autre. Ce fut le premier
lien dont il fit le sacrifice à sa fatale passion. Inquiet
de rinfluence plus marquée chaque jour qu'une
femme sans pudeur semblait prendre sur l'époux
de sa mère^ le jeune Josué Nisbett^ qui comman-
dait aloi's la frégate la Thalie sous les ordres de
Nelson^ ne sut point dissimuler son mécontente-
ment. D'abord importun^ il ne tarda point à de-
venir odieux. Une circonstance fortuite^ une of-
fensepublique dont lady Hamilton eut àse plaindre.
fit éclater le courroux de Tamiral. Le capitaine
Nisbett reçut Tordre de quitter Tescadre^ et Nelson
sembla se séparer sans regret d'un jeune homme
qui avait si longtemps combattu à ses côtés^ et à
qui il avait témoigné jusqu'à ce jour la tendresse
et la sollicitude d'un père.
Mais quelle affection eût pu résister dans son cœur
à ce charme tout-puissant qui captivait ses sens et
fascinait ses yeux? a Lady Hamilton est un ange^
écrivait-il au comte de Saint-Vincent^ qui^ déjà
sexagénaire^ devait s'étonner un peu de ces sin-
gulières confidences; c'est un ange^ et je place en
elle toute ma confiance. Soyez sûr^ mon cher
lord^ qu'elle la mérite entièrement. » Lady Hamil-
ton est devenue en effets près de la cour de Naples,
l'interprète empressée de sa politique impatiente.
C'est à elle qu'il adresse ses plaintes^ qu'il confie
CHAPITRE XVlll. 257
ses plus secrètes inquiétudes; c'est elle et non plus
sir William, qu'il charge de les porter jusqu'au
pied du trône. Voici le manifeste qu'il rédige à
cette occasion ; déjà le style de Nelson a changé;
à la précision nerveuse, à la simplicité puritaine
de ses premières dépêches a succédé une emphase
verbeuse qui rappelle les proclamations de Fer-
dinand lY.
« Chère madame (écrit-il à lady Hamilton le 3 octo-
bre 1798), je De puis envisager, sans en être ému, les maux
qui (j'en sais certain , bien que je ne sois pas un homme
d'État) ne peuvent manquer d'accabler ces contrées, au-
jourd'hui si loyales et si dévouées, grâce à la pire de toutes
les politiques, celle de la temporisation. Depuis mon arrivée
dans ces mers au mois de juin dernier, j'ai vu dans les Si-
ciliens le peuple le plus attaché à ses souverains, le plus
ennemi des Français et de leurs principes. Depuis mon
arrivée à Naples, j'ai trouvé toutes les classes de la société,
de la plus élevée jusqu'à la plus infime, pleines d'ardeur
pour une guerre contre la France ; car personne n'ignore
que la république prépare une armée de brigands pour
piller ces royaumes et y détruire la monarchie. J'ai vu le
ministre de ce gouvernement insolent laisser passer sans
observation la violation manifeste du troisième article du
traité conclu entre Sa Majesté et la république française < .
Cette conduite inusitée ne méritet-elle pas une sérieuse
attention? N'est-ce pas la coutume des Français d'endormir
les gouvernements étrangers dans une fausse sécurité pour
les détruire plus facilement ensuite ? Comme je l'ai déjà
établi, tout le monde ne sait-il pas que le pillage doit com-
mencer par Naples? Puisqu'on le sait et puisque Sa Ma-
i Article qui interdisait au roi des Deux-Siciles d'admeUre plus de 4
bâtiinents de guerre anglais à la fois d<iiDS la baie de Naples.
22.
:2«H8 GUERBES MARITIMES.
jesté a une armée toute prête à entrer dans on pays qui
l'appelle, pourquoi donc attendre la gruerre sur son terri-
toire, quand on peut la porter à l'extérieur? L'armée du
roi devrait être en marche depuis un mois... Si Ton veut
persister dans ce misérable, dans ce pernicteox système
d'ajournement, il ne me reste plus qu'à recommander à mes
amis de se tenir prêts à s'embarquer au premier signal. Ce
sera alors mon devoir de pourvoir à leur sûreté et à celle
(je gifmis de penser qu'une pareille mesure peut devenir
nécessaire) de l'aimable souveraine de ces États et de sa
royale famille. J'ai lu avec admiration son incomparable
lettre de septembre 1796, si pleine d'une véritable noblesse.
Puissent les conseils des Deux-Siciles être toujours guidés
par de pareils sentiments de dignité, d'honneur et de justice
et puissent ces paroles du grand William Pitt , comte de
Chatham, pénétrer jusqu'au cœur des ministres de ce
pays : « Ce sont les mesures les plus hardies qui sont les
plus sûres ! »
C^est ainsi que Nelson croyait sauver la monar-
chie napolitaine. Il était homme à jouer un
royaume aussi résolument qu'une flotte, et trou-
vait malheureusement dans la reine un fatal pen-
chant pour cette initiative imprudente. Suivant
lui^ il fallait se jeter à Timproviste sur les États du
pape^ y surprendre nos bataillons dispersés, faire
la guerre avant de la déclarer. Tels étaient les con-
seils que, par la bouche de lady Hamilton, il fit
souvent entendre à la cour de Naples. Des émigrés
romains y joignaient leurs excitations et promet-
taient à Tannée d'invasion le concours d'une mul-
titude fanatique. De tous les ministres, Acton
GHAPITKE XVIII. ^.^0
était le seul qui appuyât ce projet périlleux dans
le conseil. Le marquis de Gallo et le prince Bel-
monte Pignatelli^ plus sages et mieux instruits de
la situation de TEuropé, s'y opposaient de tout
leur pouvoir. Nelson ne pouvait leur pardonner
cette honnête résistance. « Ce marquis de Gallo^
écrivait-il à lord Spencer^ je le déteste. Il ignore
les plus simples égards. Sir William Hamilton
vient de découvrir qu'un messager part pour
Londres dans une heure^ et cependant j'ai passé
hier une partie de la soirée avec ce ministre sans
qu'il m'en ait dit un seul mot. Il admire ses cor-
dons^ ses bagues^ sa tabatière. En vérité^ en le
faisant ministre^ on a perdu là un parfait petit-
maître. B
Deux considérations majeures s'opposaient ce-
pendant à l'entrée en campagne des troupes na-
politaines. On n'avait ni argent pour les payer^ ni
général à mettre à leur tête. Le général, on l'avait
demandé à l'Allemagne ; l'argent, à cette inépui-
sable source de tous les subsides, l'Angleterre.
c( J'ai dit à la reine, écrivait Nelson au comte
Spencer, que je ne croyais pas que M. Pitt pût
exiger de nouveaux sacrifices du pays en ce mo-
ment, mais qu'assurément, si l'Angleterre voyait
ce royaume faire de courageux efforts pour échap-
per à la destruction dont la France le menace,
John Bull ne resterait pas en arrière et ne laisserait
260 GUERRES MARITIMES.
pas ses amis dans la détresse. Avec cette espé-
rance et l'arrivée du général Mack parurent s'éva-
nouir les derniers scrupules de la cour. Mack^ à
qui l'avenir réservait de si singulières mésaven«
tures^ et qui, après avoir perdu un royaume en
quinze jours, devait, quelques années plus tard,
capituler avec une armée, Mack passait alors pour
un des meilleurs généraux de l'Europe* Il fut reçu
à Naples comme le génie tutélaire des Deux-Siciles.
C'était un homme froid et grave, avare de longs
discours, laissant tomber chacun de ses mots comme
un oracle. Il promit d'écraser l'armée française,
et on le crut sur parole.
Naples allait donc avoir l'honneur d'ouvrir cette
nouvelle campagne. Le Piémont excité à seconder
ce mouvement, devait s'insurger sur les derrières
de notre armée; un corps de troupes, transporté
à Livourne sur les vaisseaux anglais, lui couperait
la retraite- Tout était préparé pour envelopper et
détruire les détachements français disséminés dans
les États du pape et la haute Italie. L'empereur,
cependant, ne bougeait point encore. Soit que la
saison lui parut trop avancée déjà, soit qu'il attendit
les Russes, qui n'étaient pas arrivés, le gouver-
nement autrichien avait résolu de temporiser et
de faire traîner les négociations en longueur jus-
qu'au mois d'avril. Cette résolution faillit abattre
l'ardeur du gouvernement de Naples.
CHAPITRE 3CVIII. SOI
« Milord (écrivait Nelson au comte Spencer, le 12 novem-
bre 1798, du camp de San-Germano, où s'était transportée
la coor), Sa Majesté m'a appelé hier auprès d'elle pour
concerter, avec le général Mack et le général Acton, l'ouver-
ture des hostilités; 30,000 hommes, composant ce que Mack
appelle la plu$ belle armée de l'Europe, ont défilé devant
moi, et. autant que je'puis juger de pareilles matières, je
confesse qa*on ne peut voir, en effet, de plus belles troupes.
Le soir, nous eûmes un conseil dans lequel il fut convenu
que 4,000 hommes d'infanterie et (.00 de cavalerie pren-
draient possession de Livourne. Je devais embarquer l'in-
fanterie sur LB Yanguard, lb Culloden, le MiNOTAUR et deux
vaisseaux portugais. Un vaisseau napolitain eût escorté la
cavalerie qui devait prendre passage sur des bâtiments de
commerce. . . Ce plan avait reçu l'approbation de Sa Ma-
jesté. Mack allait marcher sur Rome avec d0,000 hommes,
je le répète volontiers , des plus belles troupes qui soient en
Europe... Les choses en étaient là quand j'allai me cou-
cher. Ce matin, à six heures, je me suis présenté pour pren-
dre congé de Leurs Majestés ; mais je les ai trouvées très-
abattues. Le courrier qui a quitté Londres le 4 de ce mois
n'a apporté aucune assurance de secours de la part de
l'empereur. M. Thugut ne répond que d'une façon évasive
et désire, dit-il, que les Français soient les agresseurs. N'est-
ce donc pas une agression que de rassembler une armée,
comme celte cour le sait , comme le monde entier peut le
savoir, pour envahir Naples , et dans une semaine en faire
une république? Puisque personne n'ignore ces projets, à
coup sûr c'est là une agression, et de la plus sérieuse na-
ture. Les troupes de l'empereur ne sont pas dans l'habitude
de reprendre des royaumes sur l'ennemi, et il est plus aisé
de détruire que de restaurer. Je me suis donc permis de
dire à Leurs Majestés que le roi n'avait à choisir qu'entre
trois choses : marcher en avant avec l'aide de Dieu et d'une
juste cause, mourir, s'il le fallait, Vépée à la main, ou se
tenir coi jusqu'au moment où on viendrait le chasser à coups
de pieds de son royaume. Le roi m'a répondu qu'il mettait
262 GUERRES MARITIMES.
sa confiance en Dieu et ne reculerait pas. Il m'a prié en
même temps de rester ici jusqu'à midi, afin qu^on pût s'en-
tendre avec Mack sur la nouvelle tournure que prennent
les aJBTaires. »
Après de longues hésitations, on en revient en-
fin au plan primitif. Le 28 novembre, Nelson
débarque 5 000 hommes à Livourne, sous le com-
mandement du général Naselli; Tarmée napoli-
taine se déploie sur cinq colonnes et s'avance par
des routes parallèles, sur Rome et la partie des
États du pape qui confine aux Âbruzzes. Du côté
des Abruzzes, le chevalier Micheroux et le colonel
San-Filippo rencontrent les premiers les troupes
françaises, et laissent sur le champ de bataille
quelques morts, beaucoup de prisonniers, leur
artillerie et leurs bagages. L'aile droite de Tarmée
napolitaine a été repoussée, « pour ne pas dire
pis, » ajoute Nelson; mais Mack et Ferdinand IV
sont entrés à Rome. Championnet, averti à temps,
a évacué cette ville et concentré ses forces sur les
bords du Tibre, entre Civita-Castellana et Civita-
Ducale. La confiance de la cour de Naples com-
mence à chanceler, et Nelson, qui Ta confirmée
dans ses imprudents projets, n'est pas éloigné lui-
même de partager ses craintes.
« En peu de mots (écril-il au comte de Saint-Vincent, le
6 décembre 1798), voici quel est l'état de ce pays : Farmée
est à Rome; Givita-Vecchia est occupée; mais, dans le
château Saint-Ange, les Français ont encore 500 hommes.
Ils en ont 13,000 dans une position très-forte appelée Cas-
CUAPiTRE XVlil. ^63
tellana. Le ffénéral Mack marche contre eux avec 20,000 hom-
mes. Dans mon opinion , l'issue de ce combat est douteuse
et d'elle seule dépend le sort de Naples. Si Mack est battu,
ce pays-ci, en moins de quinze jours, est perdu, car l'empe-
reur n'a pas encore ébranlé son armée, et s'il ne se met
en marche , ce royaume n'est point en état de résister aux
Français. Mais il n'y avait point de choix à faire. C'est la
nécessité qui a contraint le roi de Naples à prendre l'offen-
sive, au lieu d'attendre que les Français eussent rassemblé
des forces suffisantes pour le chasser en une semaine de
son royaume. »
Les prévisions de Nelson ne tardent point à se
réaliser. La plus belle armée de V Europe s'est éva-
nouie au seul bruit du canon. Battu sur les bords
du tibre^ Hack n'essaye point de retarder les
progrès de Tennemi; il se croit environné de
traîtres^ et plus prompt encore dans sa retraite que
dans la marche incDnsidérée qui l'a porté jusqu'à
Rome^ il dépasse Velletri^ où Charles III avait
battu les Impériaux en 1744, Gaëte^ que le ma-
réchal Tschiudy livre sans combat à Mucdonald ,
le Garigliano, dont les eaux gonflées auraient cou-
vert ses troupes^ et ne s'arrête qu'à sept lieues de
Naples, sur la ligne du Volturne, et sous les rem-
parts de Capoue. Dans la précipitation de sa fuite,
7 000 soldats sont restés en arrière. Ce sont des
Napolitains, comme ceux qui se sont fait battre si
indignement à Fermo, à Castellana, à Terni ; mais
ceux-là ont un homme de cœur à leur tête, un
émigré français, le comte Roger de Damas, et^
bien que poursuivis par les troupes de Champion-
264 GUERRES MARITIMES.
net, coupés par celles de Kellermann^ ils s'ou-
vrent un passage vers les États toscans et vont
s'embarquer à Orbitello. Cependant lu terreur de
la cour est déjà à son comble. Le i \ décembre,
Ferdinand IV est arrivé à Caserte, suivi de près par
les troupes françaises^ et^ depuis trois jours, ni
l'ambassadeur anglais, ni Nelson, n'ont pu péné-
trer auprès de la reine ; « mais les lettres qu'elle
adresse à lady Hamilton, écrit l'amiral au comte
Spencer, peignent toute l'angoisse de son âme. »
— « Les officiers napolitains, dit-il, n'ont pas perdu
beaucoup d'honneur, car Dieu sait qu'ils en avaient
bien peu à perdre, mais ils ont perdu tout ce qu'ils
en avaient... Mack a vainement supplié le roi de
faire sabrer les fuyards. Il a lui-même, dit-on, ar-
raché les épaulettes de quelques-uns de ces misé-
rables pour les donner à de bons sergents... Tant
de trahison et de lâcheté a fini par abattre le cœur
de cette grande reine. Elle ne sait aujourd'hui en
qui placer sa confiance. »
La cour, en effet, ne se croit plus en ' sûreté à
Naples et songe à se réfugier en Sicile. Le d 5 dé-
cembre Nelson mouille son vaisseau hors de la
portée des forts et rappelle à Naples le capitaine
Troubridge, détaché avec deux vaisseaux sur la
côte de Toscane. « Le roi est de retour, lui écrit-il,
et tout va au plus mal. Pour l'amour de Dieu,
hâtez-vous et n'approchez de cette baie qu'avec
CHAPITRE XVIII. â6H
précaution. G^est probablement à Messine que vous
me trouverez; mais informez- vous^ en passant de-
vant les lies Lipari^ si nous ne sommes pas à Pa-
lerme. » La frégate l'Algméne et trois vaisseaux
portuguais^ sous les ordres du marquis de Niza^ le
rallient à propos dans ces circonstances critiques^
et la fuite de la cour se prépare avec le plus pro-
fond mystère. Chaque nuit^ par un passage sou-
terrain qui conduit du palais au bord de la mer^
lady Hamilton dirige elle-même le transport clan-
destin des joyaux et de l'argent de la couronne. Les
antiquités les plus précieuses, les plus beaux chefs-
d'œuvre des musées, les meubles des résidences
royales de Naples et de Caserte,le numéraire et les
lingots qui restent encore dans les banques pu-
bliques ou à l'hôtel de la monnaie, sont portés par
les embarcations anglaises à bord du vaisseau le
Vanguard. On montre encore au musée de Naples
un anneau d'or, trouvé à Pompéi, que le roi
Charles III y déposa en partant pour l'Espagne :
« Je ne puis emporter, dit-il, ce qui est la propriété
de l'État. » Son fils n'imita point ce généreux
exemple, car il ne songea à quitter la capitale de
son royaume qu'après avoir fait transporter sur
l'escadre anglaise des richesses dont la valeur fut
estimée par Nelson à plus de 60 millions de francs.
Quand ces trésors furent embarqués, le plus
difficile restait encore à faire. Il fallait enlever la
I. 23
iUG GUERRES MARITIMES.
famille royale du milieu d'un peuple ombrageux
et prêt à employer la violence pour la retenir.
En effets le bruit de son prochain départ s'est à
peine répandu dans Naples^ que des flots de peuple
se pressant dans tous les sens^ portant des ban-
nières et des armes de toute espèce^ accourent sur
la place du palais. Un courrier de cabinet^ arrêté
sur le môle au moment où il allait se rendre à
bord du Vanguard est la première victime de cette
effervescence : il tombe percé de coups^ et son
•
cadavre est traîné par les pieds jusque sous les fe-
nêtres du roi. Ferdinand IV parait alors à son
balcon^ engage le peuple à se disperser, et lui pro-
met de ne point quitter Naples ; mais le soir méme^
Nelson débarque secrètement dans l'arsenal ; les
canots de Tescadre s'approchent du quai et se tien-
nent prêts à lui prêter main-forte ; les canotiers
n'ont point reçu d'armes à feu^ car il faut qu'ils
agissent sans bruit si une collision devient inévi-
table ; les chaloupes portant leurs caronades s'as-
semblent à bord du Vanguard ; l'âlgmène n'attend
qu'un signal pour couper ses câbles et appareiller.
 huit heures et demie^ par une nuit orageuse et
sombre^ la famille royale^ sous la conduite de Nel-
son sort furtivement du palais et se dirige vers le
môle; à neuf heures et demie^ elle est en sûreté
sous le pavillon britannique; le lendemain^ unédit
affiché sur les murs de la ville annonce au peuple
CHAPITRE XVIII. 2OT
consterné que le roi a désigné pour vicaire général
du royaume le prince Francesco Pignatelli^ et qu'il
se rend en Sicile pour revenir bientôt à Naples avec
de puiisants secours.
Un vent contraire retint pendant deux jours le
Yanguard au mouillage. Le 23 décembre à sept
heures du soir il mit enfin à la voile^ suivi d'un
vaisseau napolitain^ le Samnite^ et d'une vingtaine
de bâtiments de transport. Le lendemain^ une
violente tempête^ la plus violente qu'il eût jamais
éprouvée, écrivait Nelson au comte de Saint-Vin-
cent f assaillit cette escadre fugitive, et le plus
jeune des princes napolitains , saisi d'un mal sou-
dain et inexplicable, expira dans les bras de lady
Hamilton. Quelques heures plus tard, le Yanguard
était en vue de Palerme; mais ce dernier coup
avait accablé la reine. Elle voulut se dérober aux
transports d'allégresse qui accueillirent l'arrivée de
la famille royale en Sicile. Laissant le roi savourer
ces hommages, elle descendit à terre quelques
heures avant lui, et gagna secrètement son palais,
le 26 décembre à cinq heures du matin, le cœur
plein d'une morne douleur et de sombres désirs
de vengeance.
Telle fut la déplorable issue de cette singulière
prise d'armes. De tous côtés, à Yienne, à Saint-
Pétersbourg, à Florence, à Londres même, on
bl&nia vivement l'imprudence de la cour de Na-
268 GUERRES MARITIMES.
ples^ et une partie du blâme retomba sur ceux
qui rayaient poussée à cette brusque rupture, a Je
n'avais jamais pensée écrivait Nelson à cette épo-
que^ que les Napolitains fussent un peuple de guer-
riers ; mais pouvais-je prévoir qu'un royaume dé-
fendu par 50^000 soldats^ tous jeunes et de belle
apparence^ serait envahi par d 2^000 hommes^
sans que cette conquête fût précédée de quelque
chose qu'on pût appeler une bataille? » On pou-
vait prévoir pourtant^ sans être un grand prophète^
que des bataillons de nouvelle levée tiendraient
difficilement contre les vieilles bandes de la répu-
blique. La manœuvre habituelle de Nelson^ une
imposante concentration de forces sur un des
points faibles de Tennemi , eût peut-être racheté
ce désavantage. Hack, au contraire^ avait disséminé
ses troupes en détachements qui se firent battre
Tun après l'autre. Cependant, ni les fautes de
Mack, ni l'inexpérience de son armée n'eussent
amené cette rapide invasion du royaume, si les
conseils d'Acton et des Anglais, si ses propres ter-
reurs n'eussent entraîné le roi en Sicile. Ce qu'il y
eut de plus funeste dans cette campagne, ce ne
fut point un premier revers qui pouvait être faci-
lement réparé : ce fut ce soudain désespoir qui,
déclarant tout perdu dès le principe, fit naître la
pensée de cette fuite odieuse, précédée du pillage,
suivie de l'anarchie, et que les Anglais qui l'avaient
CHAPITRE XVIII. 269
conseillée devaient rendre plus odieuse encore.
« Je n'onbliai point dans ces importanls moments (écrivait
Nelson le 28 décembre au comte de Saint-Vincent), qu'il
était de mon devoir de ne pas laisser derrière moi de
vaisseaux napolitains qui pussent tomber entre les mains
de l'ennemi. Je me préparai à les brûler avant mon départ ;
mais les représentations de Leurs Majestés m'engagèrent à
différer cette opération jusqu'au dernier moment. J'ai donc
invité le marquis de Niza à faire mouiller l'escadre napo-
litaine au large de sa division, et à diriger sur Messine ceux
de ces b&timents qu'on pourrait équiper avec des mâts de
fortune. Je lui ai prescrit en même temps, si les Français
s'approchaient de Naples, ou si le peuple se révoltait con-
tre son souverain légitime, de détruire immédiatement tous
les navires de guerre napolitains et de venir me joindre à
Palerme. »
Quelques jours après le départ de la famille
royale^ 3 vaisseaux^ 1 frégate et quelques corvettes
furent livrés aux flammes. En moins d'une heure,
la marine napolitaine eut cessé d'exister. Aux
plaintes de la cour^ Nelson répondit que ses or-
dres avaient été mal compris ; il désapprouva hau-
tement l'officier portugais qui les avait exécutés^
le Commodore Campbell^ Taccusant d'avoir incen-
dié les navires napolitains^ contrairement à ses
{instructions^ au moment où les troupes de Sa Ma-
esté obtenaient quelques avantages sur l'armée
ennemie. Il se montra même disposé à traduire
cet officier devaut un conseil de guerre; mais la
23.
270 GUERRES MARITIMES.
bonne et aimable reine voulut bien intervenir dans
cette désagréable affaire : le coupable rentra en
grâce, et Nelson lui pardonna en faveur de ses
bonnes intentions.
CHAPITRE XIX.
La république parlbénopéenne. -^ L'amiral Braix dans la
Méditerranée. Mai-juiiiet 1799.
Pendant que les événements que nous venons
de raconter se passaient dans le royaume de
Naples^ la victoire d'Aboukir portait ailleurs ses
fruits^ et les tristes conséquences de notre impuis-
sance maritime commençaient à se faire sentir.
Dès les premiers jours du mois d'octobre 1798^
les Maltais soulevés recevaient de l^escadre an-
glaise i ^200 fusils de munition ; 10 vaisseaux russes
et 30 bâtiments turcs^ rassemblés aux Dardanelles^
se portaient sur les îles Ioniennes^ et une expédi-
tion, partie de Gibraltar^ faisait voile vers Hinoque.
Un mois plus tard^ Corfou se trouvait investi par
8 000 Turcs^ la garnison de Malte était assiégée par
10 000 Maltais, bloquée par 3 vaisseaux anglais^et
resserrée dans Tenceinte fortifiée de La Vallette;
Hinorque succombait sous les efforts réunis du
Commodore Duckworth et du général Stuart. Tous
ces postes avancés^ qui gardent les issues de la
Héditerraoée et qu uoe poiiliqiie prévoyante, dont
les %iies se dîrigeaieDt déjà ver^ TOnrat, arût mis
entre les mains de la r^abfiqoe oa rangés soos
son influeooe ^ étaient donc à la veille de tomba*
an pouvoir de Feonemi : ilntérèt qa'exdtaient ces
possessions importantes 5*e&çaît cependant devant
on regret plus am^. L'armée d'Egypte semblait à
jamais perdœ pour la Fruioe. Elaient-oe les drax
vaisseaux vénitiens et les 8 Grégates bloqués dans
Alexandrie par Tescadre da capitaine Hood, le
Guillaume-Tell ret«m dans le port de Valte, le
Généreux conduit par le capitaine Lejoille, de Cor-
fon à Ancdne^ qui eussent pu frayer un passage à
nos troupes à travers les escadres anglaises? Les
flottes réunies de la France et de l'Espagne, eus-
sent à peine justifié cette tentative.
Loin de s^endormir dans une fausse confiance,
le gouvernement britannique , depuis le combat
d' Aboukir, redoublait d'activité. Les vaisseaux qui
venaient de combattre sous les ordres de Nelson
avaient été réparés à Gibraltar ou à Naples , et
TAngleterre, au commencement de Tannée 4799,
comptait à la mer 105 vaisseaux de ligne et 469
croiseurs. Ces 105 vaisseaux étaient presque tous
employés dans les mers d'Europe et prêts à s'ap-
puyer mutuellement à la première alarme. L'ami-
ral Duncan, avec 16 vaisseaux anglais et 40 vais-
seaux russes, veillait à la sûreté des convois de la
CHAPITRE XIX. 273
Baltique, et s'opposait à la sortie des débris de
Tescadre hollandaise mouillés au Texel. Lord Brid-
port croisait devant Brest , et lord Keith rempla-
çait devant Cadix le comte de Saint-Vincent, que
l'état de sa santé retenait à Gibraltar. L'ennemi
était donc en force sur tous les points^ et jamais
notre situation maritime n'avait semblé plus déses-
pérée.
Sur le continent, la république était encore
triomphante. En trois jours, le Piémont avait été
occupé par nos troupes, et, le 10 janvier 4799,
un armistice, sollicité par le prince Pignatelli,
livrait Capoue à Tarmée de Championnet. Le 22
du même mois, cette armée était aux portes de
Naples. Depuis le départ du roi, une populace en
démence épouvantait de ses excès cette malheu-
reuse ville. Le prince Pignatelli s'était enfui après
la conclusion de l'armistice, le général Mack s'était
réfugié dans le camp français, et les chefs que
s'était donné le peuple s'efforçaient vainement de
l'apaiser et de le contenir. Championnet' arrivait
à propos pour sauver Naples des fureurs de ses ha-
bitants : maître de cette ville après deux jours d'une
lutte opiniâtre, ce général songea à y rétablir
l'ordre et la sécurité. La sagesse de ses disposi-
tions eut bientôt calmé les ressentiments de la
multitude, et le gouvernement qu'il institua sous
le nom de république parthénopéenne obtint l'as-
374 GUERRES MARITIMES.
sentiment de la plupart des villes des Abnizzes ^
de la Calabre.
Déconcerté par la rapidité de cette conquête,
et croyant la famille royale éloignée pour loog-
temps du trône de Naples^ Nelson songea à presser
plus vivement le siège de Halte. Les récentes pré-
tentions que venait d'afficher la Russie au sufet de
cette lie lui en faisait un devoir. Paul l^^ succé-
dant au baron de Hompesch^ avait accepté le titre
de grand maître de Tordre de Saint-Jean de Jéru-
salem^ et Tescadre qui^ sous les ordres de ramîral
Ouschakofi, manœuvrait à rentrée de TÂdria-
tique^ n'attendait que la chute de Ck)rfou pour se
porter sur les côtes de Sicile. Nelson^ qui trouvait^
à son grand scandale^ les Russes moins dociles à ses
insinuations que les Portugais^ les eût mieux aimés
en ce moment sur les côtes d'Egypte, a Ces gens-là
écrivait-il dans son dépit^ me semblent plus occu-
pés de s'assurer des ports dans la Méditerranée
que de détruire l'armée de Bonaparte. Si jamais
ils s'établissent à Corfou^ la Porte aura là une fâ-
cheuse épine dans le pied. Comment le bon Turc
ne soupçonne-t-il pas ce danger? b II fallut bien
cependant qu'il se résignât à souffrir les Russes
dans les îles Ioniennes^ où ils restèrent jus-
qu'en 1807, mais il se promit bien de leur inter-
dire l'accès de Malte.
Quand l'empereur Charles-Quint avut cédé à
CHAPITRE XIX. i275
perpétuité le gouveruement des îles de Goze et de
Malte aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem^
il avait été stipulé^ comme condition de cette con-
cession^ que le jour où^ par un motif quelconque^
Pordre viendrait à abandonner ces îles^ Goze et
Halte feraient retour à la couronne des rois de Si-
cile, leurs anciens seigneurs suzerains. Lord Nel-
son et sir William Hamilton évoquèrent cet ancien
titre^ que Ferdinand IV semblait peu empressé de
faire valoir, et proclamèrent le roi de Naples sou-
verain légitime des îles occupées par Tarmée fran-
çaise. Les Maltais, qui de tout temps avaient
détesté le pouvoir tyrannique des chevaliers, ac«
ceptèrent sans difficulté cette combinaison, et, par
Torgane de leurs députés, reconnurent la suzerai-
neté de Ferdinand IV.
« Le roi de Naples, écrivait Nelson au capitaine Bail le
2i janvier et le 2.S février 1799, est le légitime souverain de
Malte, et je suis d'avis que son pavillon soit arboré sur
tous les points de Ttle, mais il est certain qu'une garnison
napolitaine livrerait la place au premier qui voudrait l'a-
cheter. . . 11 est donc nécessaire que l'Ile soit placée sous la
protection spéciale de Sa Majesté britannique pendant la
durée de cette guerre. C'est pourquoi le roi de Naples a
voulu que, partout où son pavillon serait arboré, le pa-
villon anglais fût arboré à la droite du sien, pour bien mar-
quer la protection dont nous le couvrons . . Je suis sûr
que le gouvernement napolitain ne ferait aucune difficulté
de céder la souveraineté de cette île à l'Angleterre, et j'ai
dernièrement, de concert avec sir William , réclamé de Sa
Majesté l'engagement secret de ne jamais céder Malte à au-
276 GUERRES MARITIMES.
cune puissance sans le consentement du cabinet britanni-
que. . . Le bruit a couru ici qu'un bâtiment russe chargé de
proclamations adressées aux Mallais était allé vous rendre
visite. Je hais les Russes , et, si ce bâtiment a été expédié
par l'amiral qui commande à Corfou, cet amiral estuf»j90-
lisson fa blackguardj . . . Vous ne devez souffrir sur l'tle
d'autre pavillon que le pavillon napolitain et le pavillon
anglais. Dans le cas où quelque parti voudrait arborer le
pavillon russe, ni le roi ni moi nous ne permettrions que
les Maltais tirassent à l'avenir du blé de la Sicile ou de tout
autre endroit. »
Telle était l'attitude hostile adoptée par Nelson
vis-à-vis du plus important allié de TAngleterre ;
mais les événements allaient bientôt rappeler son
esprit ardent et mobile vers un autre théâtre. Les
succès de Championnet n'avaient pu malheureu-
sement exercer qu'une faible influence sur Tissue
des grandes opérations qui allaient s'ouvrir. L'Au-
triche, informée de l'approche des Russes, s'était
enfin mise en mouvement, et la nouvelle coalition
comptait déjà plus de 300 000 hommes sous les ar-
mes. Le Directoire était mal préparé contre ces
attaques formidables. Dès l'ouverture de la cam-
pagne, l'archiduc Charles rejeta Jourdan du Da-
nube sur le Rhin, et le général Cray poussa
Schérer de l'Adige sur le Hincio , du Mincio sur
TAdda, où Suwarow, réuni au baron de Mêlas,
eût peut-être détruit notre armée, si le génie de
Moreau n'en eût protégé la retraite. Ces premiers
revers eurent pour résultat d'obliger les S8 000
CHAPITRE XIX. 277
hommes qui occupaient Naples et les États romains
à évacuer leurs récentes conquêtes. Appelé à rem-
placer Championnet dans ces circonstances dif-
ficiiesy Macdonald rappela les troupes qui^ sous les
ordres du général Duhesme^ poursuivaient à ou-
trance quelques bandes de paysans insurgés qui
désolaient déjà la Fouille et la Calabre^ laissa gar-
nison dans le fort Saint-Elme^ Capoue^ Gaête et
Civita-Vecchia, et^ le 22 avrils commença à se re-
plier sur la Toscane^ pendant que Horeau se reti-
rait vers la rivière de Gènes.
La nouvelle république se trouva donc aban-
donnée à ses propres forces ; mais tout ce que
Naples renfermait de noms illustres et d'hommes
considérés était déjà compromis pour sa cause.
Les nobles odieux à la cour^ les propriétaires sus-
pects aux lazaroni^ s'étaient spontanément réunis
pour défendre leur vie et leur fortune contre les
violences d'une populace effrénée; un légitime
instinct de conservation les avait faits républicains.
Le pouvoir exécutif fut confié à cinq directeurs.
Hercule d'Agnèse^ Napolitain naturalisé en France
depuis trente ans^ présida cette commission. Do-
minique Cirillo ^ un des médecins les plus estimés
de l'Europe^ dirigea les travaux du corps légis-
latif. Un ancien capitaine d'artillerie^ Gabriel
Hanthonè y fut nommé ministre de la guerre et
général en chef de l'armée napolitaine. La garde
24
i78 GUERRES MARITIMES.
(lu Château-Neuf fut confiée au chevalier Massa^
ingénieur militaire ; celle du fort de TCflaf au prince
de Santa Severina. Le général Bassetti fat placé à
la tête de la garde nationale; le prince Caracdok)
eut le commandement de quelques chaloupes ca-
nonnières qui composaient alors toute la marine
de la république. Ettore Caraffa^ comtedeRovoet
duc d'Ândria^ Schipani^ calabrais de naissance^
élevé récemment du grade de lieutenant à celui de
général , commandaient les détachements que le
gouvernement napolitain avait réunis aux troupes
du général Duhesme. De nouvelles levées se pré-
paraient à soutenir ces deux premières colounes :
3 000 hommes formèrent la légion calabraise^ le
duc de Rocca-Romana parvint à recruter un corps
de cavalerie, et deux officiers expérimentés, Spanô,
vieilli dans les grades inférieurs de Tarmée, Wirtz,
colonel suisse autrefois au service du roi, prirent
le commandement de deux régiments d'infanterie.
Chacun en ce moment voulait concourir au salut
de rÉtat. Les plus nobles dames quêtaient dans les
églises au nom de la république, les comédiens ne
représentaient plus que des tragédies d'Alfieri, et
cette femme qui fut peintre, improvisatrice et
martyre, la fameuse Éléonore Fonseca Pimentel,
chargée de rédiger le Moniteur républicain^ ré-
chauffait de sa verve les esprits attiédis, les cœurs
trop prompts à se décourager. L'instant critique
CHAPITRE XIX. 279
était en effet venu : en quelques jours^ la républi-
que parthénopéenne se serait consolidée ou aurait
vécu. La cour, livrée à de stériles regrets, ne lui
avait point fait obstacle, mais le peuple des cam-
pagnes, comme le peuple de Naples, s'était pro-
noncé spontanément contre elle. C'était là Tennemi
que la jeune république devait étouffer sans retard,
sous peine de succomber avant même d'avoir
révélé son existence à l'Europe. On attaquait moins
d'ailleurs son principe que son origine. La haine
de l'étranger, dont elle avait accueilli le drapeau,
avait soulevé contre elle les populations sauvages
des Âbruzzes et de la Calabre ; un instinct de dés-
ordre et de brigandage empêchait ces populations
de déposer les armes.
Les provinces napolitaines éaient alors soumises
à rinfluence immédiate de riches et puissants feu-
dataires , dont une milice armée, connue sous le
nom de sbires , faisait exécuter les volontés et les
caprices. Les vices inhérents à ces sortes d'admi-
nistrations féodales avaient depuis longtemps peu-
plé les montagnes d'une foule de bandits et de mi-
sérables qui formèrent avec les troupes baroniales
le noyau des premiers soulèvements. Dans les
Âbbruzes, les paysans marchaient sous la conduite
d'un ancien sbire du marquis del Vasto, que plu-
siers homicides avaient fait autrefois condamner
aux galères; dans la Terre de Labour, une bande
280 6UEBRES MARITIMES.
de brigands obéissait aux ordres d'un assassin à
qui ses crimes avaient valu le surnom de Fra-Dia-
volo^ et que Nelson ^ habile à défigurer les noms
étrangers^ appelait alors le grand diable. Un an-
cien meunier^ Gaêtano Hammoné^ partageait avec
Fra-Diavolo le commandement des insurgés decette
province. Les environs deSalerne étaient occupés
par un rassemblement à la tête duquel combattaient
un évéqueet un ancien chef des troupes de la police,
Gherardo Curci^ surnommé Sciarpa. La Basilicate
était déchirée par la guerre civile^ et quatre im-
posteurs corses^ se faisant passer pour des princes
du sang ou de grands officiers de la couronne^
mettaient la Fouille et la Capitanate en feu. Ce
n'étaient là pourtant que des mouvements se-
condaires; L'insurrection la plus grave avait éclaté
dans la Calabre. Habitués à une vie rude et active^
les Calabrais feraient aisément de bons soldats;
leur intelligence naturelle^ leur extrême sobriété^
leur grande pratique des armes à feu^ les rendent
surtout propres à la guerre de partisans. Les pre-
miers^ sous l'empire du fanatisme religieux , ils
devaient donner un commencement d'organisa-
tion politique à la réaction des campagnes napoli-
taines contre les villes. Un curé de la Scalca^ petite
ville située dans la Calabre citérieure^ don Reggio
Rinaldi, était parvenu à se créer un parti dans le
pays; il écrivit au roi pour lui faire part des dis-
CHAPITRE XIX. 281
positions des habitants et le prier d'envoyer en
Calabre une personne revêtue d'un caractère ho-
norable avec laquelle il pût conférer. Celte lettre
arriva à Palerme dans les premiers jours du mois
de février; elle trouva la cour dans le plus grand
abattement^ et n'espérant plus son rétablissement
sur le trône de Naples que des succès des armées
étrangères. La reine était alors fort souffrante et
dégoûtée des affaires, dont elle avait cessé de s'oc-
cuper; quant à Ferdinand IV^ il ne se souciait pas
plus des intérêts et de la dignité de sa couronne
que par le passé. Il avait accepté avec une résigna-
tion stoïque la perte de la moitié de ses Etats^ et
ce revers., qui avait répandu la consternation au-
tour de lui^ n'avait point un instant altéré sa santé,
a Le roi est le mieux portant de nous tous^ écri-
vait Nelson à cette époque; grâce à Dieu, c'est un
philosophe ! La reine seule a cruellement souffert
de tout ce' qui est arrivé. » Les propositions du
curé de la Scalca furent donc accueillies à Pa-
lerme avec la plus complète indifférence; mais
elles avaient frappé un homme entreprenant et
désireux de se distinguer, qui, pendant que tout
le monde hésitait encore à la cour, s'offrit pour
conduire cette entreprise.
Cet homme était le fils d'un baron calabrais, le
cardinal Ruffo, déjà presque sexagénaire; il avait
été trésorier apostolique du pape Pie YI, et avait
étonné Rome do scandale de ses amours et de ses
prodîgalHcs. Pour s'en dânrrasser, le pape l'avait
fait cardinal. Acton^ redoutant son esprit remuant
et actif, le nomma TÎcaire général du roifaume; il
cmt le perdre ^i décidant le roi à f envoyer en
Calabre. A la fin de février, tiaBo partit de Mes-
sine et vint dâiarqner à Scilla, où fl s'était mé-
nagé des intelligences. Il n'avait ni soldats, ni ar«
geot, car la bande armée du curé ftinaldi ne
Favait pas encore rejoint. La petite ville de Scilla
lui fournit 300 hommes dont il composa sa garde,
et avec lesquels il passa à Eagnara, qui avait été
autrefois un fief de sa famille. Des déserteurs, des
malfaiteurs échappés des bagnes ou des prisons,
des soldats que la république avait euTimprudence
de licencier, grossirent bientôt sa troupe. La ville
fortifiée de Honteleone mise à contribution lui
procura les moyens d'étendre le cercle de sa pro-
pagande. Distribuant, ainsi que récrivait Nelson
des ducats d'une main^ des bénédictions de Tautre,
il fit de rapides progrès dans le pays et fut bientôt
maître de la Calabre ultérieure. Le clergé cala-
brais, le clergé le plus ignorant et le plus fanatique
de TEurope , se joignit à lui pour prêcher cette
nouvelle croisade , et les curés de cette province,
marchant eux-mêmes à la tête des jeunes gens de
leur paroisse, arrivèrent en foule à Mileto, où il
avait établi son quartier général. Avec ces ren-
CHAPITRE XIX. 283
forts ^ il se jeta sur la petite ville de Cotrone quii
saccagea^ soumit Cotanzaro^ et^ reprenant le che-
min de Naples^ s'avança hardiment jusque sous les
murs de Cosenza.
Malgré Tavis qu'il reçut de ces succès^ le roi ne
plaçait encore son espoir que dans les secours qu'il
attendait de ses alliés. Peu rassuré sur la posses-
sion même de la Sicile^ il ne voulait point souffrir
que Nelson s'éloignât de Palerme. Sur les instances
deFamiral^ le général Stuart avait quitté Hinorque
et était venu occuper Messine avec 2 000 hommes.
Trois mois s'écoulèrent ainsi sans que l'escadre an-
glaise tentât aucune entreprise contre Naples. Au
mois de mars^ quand la Calabre entière s'était sou-
levée, Nelson qui partageait déjà tous les préjugés de
la cour, ne croyuit pas encore la Sicile en sûreté,
a Nous sommes tranquilles pour le moment, écri-
vait-il au comte Spencer; irais qui peut dire si
nous le serons longtemps? L'approche des Fran-
çais pourrait tout changer. Je ne regarderai le
royaume de Naples, la Sicile même, comme sauvés
que lorsque j'apprendrai l'entrée des troupes impé-
riales en Italie. » Corfou, cependant, ayant capi-
tulé le 3 mars 1799, on songea à demander quel-
ques troupes aux amiraux qui commandaient les
forces employées par la Russie et la Porte à la ré-
duction de cette île, et le chevalier de Miche-
roux fut détaché près d'eux en qualité d'envoyé
284 GUKRRES MARITIMES.
extraordinaire. Dans les premiers jours d'avril ,
4 à 500 Russes et autant d'Albanais débarqués à
Manfredonia rallièrent les bandes insurgées de la
Fouille et manœuvrèrent pour se réunir au corps
d'armée du cardinal. Ce dernier venait d'empor-
ter la place de Cosenza^ et la retraite des troupes
françaises augmentait son audace. Son armée
s'était d'ailleurs accrue des secours qu'on com-
mençait à lui faire passer de la Sicile^ ainsi que
des renforts que lui avaient amenés des environs
de Salerne Fra-Diavolo et Sciarpa. Il avait une
artillerie de campagne assez bien servie et des mu-
nitions en abondance : c'était précisément ce qui
manquait aux places fortes qui auraient pu retar-
der ses progrès. Après quelques jours de siège, il
enleva d'assaut la ville d'Âltamura qu'il livra au
pillage, prit Foggia, Ariano, Avellino, et, soutenu
par les troupes auxiliaires que conduisait le cbe-
valier de Micheroux, vint s'établir à Nola çur le
revers du mont Vésuve.
Depuis un mois, la nouvelle république marchait
rapidement à sa perte. Obligé d'évacuer la Fouille,
le comte de Ruvo s'était enfermé dans la citadelle
de Fescara; le duc de Rocca-Romana était passé
avec sa cavalerie dans les rangs du cardinal ; les
îles de Fonce et de Falmerola, celles de Capri,
Ischia et Frocida, qui commandent l'entrée du
golfe, étaient rentrer IJpbéissance à la vue
CHAPITRE XIX. 285
de 4 vaisseaux de ligne placés par Nelson sous les
ordres de Troubridge; Schipani avait été battu par
la bande indisciplinée de Sciarpa^ Bassetti par les
troupes de Hammone et de Fra Diavolo^ Spanô^
par les paysans de la Fouille^ Hanthonè par les
Calabrais du cadinal Ruffo. Naples seule, et quel-
ques points fortifiés^ reconnaissaient encore l'au-
torité de la république. Dès qu'il fut instruit de ces
événements^ Nelson se disposa à conduire son
escadre devant Naples; mais une nouvelle inatten-
due vint suspendre son départ. Bruix^ trompant
la surveillance de lord Bridport, avait franchi le
détroit de Gibraltar^ et remontait la Méditerranée
avec la flotte de Brest, composée de 25 vaisseaux
de ligne. L^escadre de l'amiral Keith^ courant où
le danger était le plus pressant^ s'était lancée à sa
poursuite; le 20 mai 1799^ elle se réunissait de-
vant Mahon^ sous les ordres du comte de Saint-
Vincent^ à la division du contre amiral Duckworth.
Ce mouvement dégageait la flotte espagnole mouil-
lée à Cadix, et Tamiral Mazarredo, pressé d'opérer
sa jonction avec la flotte française, en profita
pour appareiller avec 17 vaisseaux de ligue, dont
6 à trois ponts. Le jour même où 20 vaisseaux
anglais mouillaient à Mahon, Tamiral espagnol
arrivait devant Carthagène. Malheureusement ,
cette traversée de Cadix à Carthagène avait suffi
pour réduire la flotte espagnole à l'impuissance.
286 GUERRES MARITIMES.
11 vaisseaux sur 17 avaient été en partie démâtés
par un coup de vent que la flotte anglaise avait
également essuyé sans en éprouver aucun dom-
mage. Bruix^ à qui on prétait le projet de se ren-
dre en Egypte pour en ramener l'armée et Bona-
parte^ venait de reprendre la mer, et le comte de
Saint-Vincent, plus souffrant que jamais, avait re-
mis à Tamiral Keith le commandement de la flotte
anglaise. Ce dernier, rallié sous le cap Saint Sé-
bastien par 5 vaisseaux de ligne détachés de la
flotte de la Manche, songea d'abord à mettre Tes-
cadre de Nelson à Tabri d'une surprise : après lui
avoir expédié le contre-amiral Duckworth avec
4 vaisseaux, il se dirigea sur Toulon, dans l'espoir
d'y obtenir quelques renseignements sur la route
qu'avait prise l'amiral Bruix.
La gravité des circonstances vint arracher Nel-
son aux funestes délices de Palerme; il rappela
près de lui le capitaine Troubridge, et le capitaine
Bail, qui bloquait Malte avec deux vaisseaux.
Ballié bientôt par l'amiral Duckworth, il se trouva
à la tète de 16 vaisseaux de ligne, dont 3 vaisseaux
portugais. Avec cette escadre, Nelson s'établit en
croisière à la hauteur de Maritimo, sur le passagt;
présumé de la flotte française. Il pouvait occuper
cette station sans péril, car les événements avaient
obligé l'amiral Bruix à modifier ses premiers des-
seins : le projet de se rendre en Egypte devenait
GUAPiTRE XIX. 287
impraticable après les avaries qu^avaient éprou-
vées les vaisseaux espagnols. Bruix^ ne pouvant
plus se porter sur Alexandrie^ résolut de ravitailler
le corps de Moreau^ dont il connaissait la détresse,
et de secourir Gênes et Savone, menacées d'être
investies par les Austro-Russes. Le 30 mai^ il
mouilla dans la baie de Yado^ jeta dans Savone
1 000 hommes qu'il avait amenés de Brest ^ et,
dirigeant une de ses divisions sur Gênes, y fit en-
trer le 5 juin un immense convoi de blé. Dès le
lendemain montrant une activité trop peu com-
mune alors dans notre marine, il faisait voile vers
Touest, et, pendant que les Anglais Tattendaient
devant Minorque ou sur la route d'Alexandrie, il
mouillait en rade de Carthagène.
Lord Keith, cependant, avait enfin trouvé sa
trace ; mais, au moment où quelques lieues à peine
le séparaient de la flotte française mouillée devant
Savone, trois dépêches successives du comte de
Saint-Vincent, alors malade à Mahon, ^obligèrent
à rétrograder vers le cap Saint-Sébastien* Mal in-
formé de la position de l'amiral Fruix, le comte
de Saint-Vincent ne songeait qu'à prévenir la jonc-
tion de la flotte française avec les vaisseaux espa-^
gnols, et le mouvement rétrograde qu'il prescrivit
à l'amiral Keith favorisa précisément cette opéra-'
tion. En se rapprochant de Minorque pour y rallier
le vaisseau à trois ponts la Ville 1)E Paris, qui
288 GUERRES MARITIMES.
avait jusque-là porté le pavillon du comte de Saint-
Vincent^ lord Keith laissa pendant plusieurs jours
le passage libre à nos vaisseaux ; et quand il vint se
présenter, le 22 juin, à l'entrée de' Toulon, notre
flotte, en sûreté dans le port de Carthagène, était
déjà réunie à la flotte espagnole. Bruix ne voulait
point conduire cette double armée au combat. Son
but était atteint, il avait secouru Horeau ; il ne lui
restait plus qu'à rentrer dans TOcéan et à aller
abriter dans Brest la flotte espagnole , nouveau
gage d'une alliance ébranlée, pacifique trophée de
cette importante campagne. Lord Keith le pour-
suivit avec 31 vaisseaux jusqu'à la hauteur d'Oues-
sant ; mais, malgré les eflbrts de l'amiral anglais
pour regagner le terrain qu'il avait perdu par ses
hésitations, la flotte combinée entrait dans Brest,
le 13 juillet 1799, sans avoir soupçonné qu'à sa
suite marchait une armée ennemie.
CHAPITRE XX.
Retour de Nelson à Maples. — MortdeCaracciolo.
Depuis que Nelson avait concentré ses forces
sous Maritimo, et rappelé à Palerme le capitaine
Troubridge, qui venait de rétablir Tautorité de
Ferdinand lY dans les îles d'Ischia et de Procida^
il n'était resté dans la baie de Naples qu'une esca-
dre légère sous les ordres du capitaine Edward
Foote. Linsuffisance de cette station avait natu-
rellement contribué à prolonger la résistance des
patriotes^ et à entretenir Tespoir qu'ils avaient conçu
d'être secourus par l'amiral Bruix. Cependant^
malgré les plus héroïques efforts^ les troupes répu-
blicaines perdaient chaque jour du terrain^ et
voyaient tomber l'un après l'autre tous leurs postes
avancés. Le 11 juin^ le fort de Vigliena avait été
emporté par les Russes et les Albanais ; le 13^ les
Calabrais s'étaient établis au pont de la Madeleine;
le il y les forts de Rovigliano et de Castellamare
avaient capitulé sous le feu de la division anglaise^
et la petite troupe de Schipani^ séparée des détn-
I. 26
290 GUERRES MARITIMES.
chements qui défendaient Naples^ était venue se
faire égorger dans Portici.Le ISjuin^ les Français
occupaient encore le fort Saint-Elme ; mais le pa-
villon de la république parthénopéenne ne flottait
plus que sur deux châteaux de mauvaise défense :
le Château-Neuf et ié fort de Tdkif. Bâti par Char-
les d'Anjou^ vers le milieu du xiii« siècle^ le pre-
mier communique avec le palais du roi et Tarsenal;
il a souvent servi de refuge aux souverains et aux
vice-rois de Naples^ pendant les émeutes et les
guerres civiles. Le second^ construit par l'empe-
reur Frédéric II sur une pointe de rocher qui se
relie à la terre ferme par une chaussée étroite^
n'était alors qu'un amas confus de vieux bâtiments
sur lesquels on avait établi des batteries pour dé-
fendre la ville du côté de la mer. Ces derniers bou-
levards d'une liberté éphémère^ entourés de toutes
parts^ assaillis par 60 000 hommes^ et déjà battus
en brèche par 1 artillerie de campagne du cardinal^
ne pouvaient^ au dire des courtisans de Palerme^
opposer aux troupes royalistes qu'une résistance
inutile et désespérée. Si les républicains combat-
taient encore^ c'est qu'ils s'attendaient à être se-
courus par la flotte française ; mais que Nelson se
montrât dans la baie de Naples^ et la présence seule
de son escadre^ en éteignant cette suprême espé*
rance> allait les contraindre à se livrer sans condi-
tions à la merci royale*
CHAPITRE XX. 291
Nelson était alors entièrement dominé par lady
Hamilton et la reine. Pendant les six mois qui s'é-
taient écoulés depuis la fuite du roi à Palerme^
il n'avait cessé d'exhaler son indignation contre
les jacobins. C'était lui qui accusait la faiblesse
du gouvernement napolitain^ et gourmandait son
indulgence.
« Toutes mes propositions, écrivait-il de Palerme aa dac
de Clarence, sont accueillies avec empressement : les ordres
sont donnés à l'inslant pour qa'on s'y conforme; mais,
quand on en vient à l'exéculion, c'est autre chose. U y a là
de quoi me rendre fou. Sa Majesté vient cependant de faire
mettre en jugpement deux généraux accusés de trahison et
de l&cheté; elle a prescrit de les faire fusiller ou pendre,
dés que leur culpabilité aura été prouvée. Si ces ordres
peuvent être exécutés, ].'aurai quelque espoir d'avoir fait ici
un peu do bien, car je ne cesse de prêcher que le soin de
récompenser et de punir à propos est le seul fondement pos-
sible d'un bon gouvernement. Malheureusement, on n'a ja-
mais su faire ni l'un ni l'autre en ce pays. »
Entouré de capitaines qui chérissaient en lui
Pamiral intrépide et le chef bienveillant, Nelson
leur avait sans peine inspiré son ardeur et transmis
son exaltation. En finir avec les Français et les re-
belles était devenu le mot d'ordre de son escadre.
Troubridge avait subi l'entraînement général^ et
s'était d'abord distingué à Ischia et à Procida par
l'emportement de son zèle; mais bientôt^ mieux
éclairé sur les véritables intérêts de son pays^ il
292 6DERBES MABITIMBS.
avait dénoncé à Nelson le rôle odieux qu'on pré-
parait à TAngleterre dans Tatroce réaction qu'il
était facile de prévoir. Après avoir demandé à
Palerme un honnête juge qui pût condamner sur
la place ces misérables qui prêchaient la révolte à
Ischia ; après avoir voulu faire fusiller un général
napolitain pour je ne sais quelle expédition man-
quée à Orbitello^ le rude capitaine s'était soudain
effrayé de voir son nom et celui de son amiral si
intimement mêlés à ces querelles intestines.
« Je viens d'avoir une iongae conversation , écrivait-il à
Nelson, le 7 mai i790, avec le juge que la coor nous a en-
voyé. Il me dit qu'il aura fini son affaire la semaine pro-
chaine, et que l'habitude des gens de sa profession est de
se mettre en lieu de sûreté, dés que la condamnation a été
prononcée. Il demande donc à être immédiatement embar-
qué, et m'a fait entendre qu'il voudrait l'être sur un bâti-
ment de guerre J'ai appris aussi dans cet entretien que les
prêtres condamnés devaient être envoyés à Palerme pour y
être dégradés sous les yeux du roi, et qu'il faudrait ensuite
les ramener ici pour leur exécution. Un bâtiment de guerre
anglais employé à un pareil service ! En même temps, notre
juge m'a demandé im bourreau J'ai positivement refusé de
lui en fournir un. S'il n'en peut trouver ici, qu'il en fasse
venir un de Palerme! Je vois bien leur plan : ils veulent
nous mettre en avant dans cette affaire , afin d'en rejeter
tout l'odieux sur nous. >
•
Ce fut dans cette situation d'esprit que Trou-
bridge quitta la baie de Naples. Il y laissa le capi-
taine Foote avec la frégate le Sbahorse et quelques
CHAPITRE XX. 293
bâtiments légers^ et, le 17 mai^ rejoignit Nelson a
Palerme. Parti le 20 mai de ce port^ Nelson y rentra
le 29. 11 y apprit les nouveaux avantages que venait
de remporter le cardinal Ruffo^ et reçut^ le 12 juin^
au milieu de la nuit^ la lettre suivante de lady Ha-
milton :
« MoD cher lord, je viens de passer la soirée chez la reines
Elle est bien malheareuse ! Le peuple de Naples, dit-elle,
est entièrement dévoué à la cause royale, mais la flotte de
lord Nelson peut seule ramener dans cette ville la tranquil-^
lité et la soumission au pouvoir légitime. La reine vous prie
donc, mon cher lord, elle vous supplie, elle vous conjure,
si la chose est possible , de faire en sorte de vous rendre à
Naples. Pour l'amour de Dieu, songez-y, et faites ce que la
reine vous demande. Nous irons avec vous si vous voulez
bien nous recevoir. Sir William est malade ; je suis loin
d'être bien portante. Ce voyage nous fera du bien. Dieu
vous bénisse ! »
Le. lendemain^ Nelson était sous voiles ; mais
une lettre de lord Keith lui apprit que la flotte
française devait être en ce moment sur la côte d'I-
talie, et cet avis le ramena encore une fois à Pa-
lerme. Il se hâta de mettre à terre les troupes sici-
liennes qtfil avait embarquées sur ses vaisseaux,
et alla croiser, pendant plusieurs jours, devant
Maritimo. Le 21 juin, cependant, cédant à de nou-
velles sollicitations de la cour, et jugeant l'amiral
Bruix suffisamment occupé par les forces qu'avait
réunies le vice-amiral Keith, il abandonna cette
?5.
â94 GUERRES MARITIMES.
croisière^ reprit à bord du Foudroyant^ vaisseau
de 80, qui portait alors son pavillon^ sir William
et lady Hamilton^ et se dirigea enfin avec 18 vais-
seaux sur la baie de Naples.
Les patriotes avaient mis ces délais à profit :
dans la nuit du i 8 au i 9 juin^ ils avaient surpris
les Calabrais campés sur le quai de la Chiaia^
avaient encloué une batterie de canons^ fait sauter
les caissons^ et regagné leurs postes^ après avoir
répandu la terreur dans le camp ennemi. Quand
cette nouvelle arriva à Palerme^ elle y produisit
un profond découragement, a Hâtez- vous de pa-
raître devant Naples^ écrivit à Tinstant même le
ministre Acton à Nelson. Depuis que les républi-
cains ont appris que la flotte française est à la
mer, ils font de continuelles sorties contre nos
troupes, et je vous avouerai que je crois le cardinal
dans une position peu agréable. » Le cardinal par-
tageait probablement Tavis d'Acton sur sa situa-
tion, car, dès le lendemain de cette première sortie,
il faisait prier le capitaine Foote de suspendre les
hostilités, et offrait aux républicains des conditions
que ces derniers hésitèrent longtemps à accepter.
Le 22 juin, cependant, une capitulation fut signée
par les commandants des troupes auxiliaires, au
nom de la Russie et de la Porte Ottomane, par le
cardinal Ruffo et le chevalier Micheroux au nom
du roi de Naples, par le commandant du fort Saintr
CHAPITRE XX. ^r»
Elme et le chevalier Massa au nom de la France et
de la république parthénopéenne. Le capitaine du
Seahorse apposa sa signature au bas de cette capi-
tulation. Les conditions accordées aux républicains
étaient favorables; mais Ténergie désespérée dont
ils venaient de faire preuve^ et la présence de 25 vais-
seaux françaisdanslaMéditerranée^ ne permettaient
pas à leurs ennemis de se montrer plus exigeants.
Tous les individus composant la garnison du Châ-
teau-Neuf et celle du fort de TOEuf devaient en
sortir avec les honneurs de la guerre^ tambour
battant et enseignes déployées^ pour s'embarquer
sur des bâtiments qui^ munis d'un sauf-conduit^ les
transporteraient directement à Toulon. Jusqu'au
jour où Ton apprendrait à Naples la nouvelle cer-
taine de leur arrivée en France^ Tarchevéque de
Salerne, le chevalier de Micheroux^ le comte Dillon
et révéque d'Avellino^ seraient retenus comme
otages dans le fort Saint-Elme. Les personnes et
les biens des républicains seraient respectés et ga-
rantis. Ceux d*entre eux qui ne voudraient point
émigrer auraient la faculté de demeurer à Naples^
sans qu'on pût les inquiéter pour leur conduite
passée^ eux ou leurs familles. Ces conditions étaient
rendues communes non-seulement à toutes, les
-personnes des deux sexes enfermées dans les deux
forts admis à capituler, mais aussi à tous les pri-
sonniers faits sur les troupes républicainas depuis
:296 GUERRES MARITIMES.
Touverture des hostilités. C'est à ce prix que le roi
rentrait en pleine possession de ses Etats. Le comte
de Ruvo^ maître des forts de Civitella et de Pescara
dans les Abruzzes^ consentait à les céder au car-
dinal aux mêmes conditions que les châteaux de
Naples. Cependant les patriotes^ suspectant la
bonne foi ou la puissance du cardinal^ avaient
exigée avant de se rendre^ que la signature du ca-
pitaine Foote leur garantît^ mieux encore que les
otages du fort Saint-Elme, la fidèle exécution de
ce traité. Le capitaine du Seahorse y engagea son
honneur et celui de son pays. Il ne pouvait^ d'ail-
leurs^ conserver aucun doute sur les pouvoirs dont
il était revêtu en cette circonstance. « Le roi, écri-
vait Nelson au comte Spencer, le !«' mai, a fait
cx)nnaitre, par une proclamation, quels étaient les
républicains qui seraient exceptés d'une amnistie
générale ; mais tout individu, fût-ce le plus grand
rebelle, à qui Troubridge aura dit : Ton crime feat
pardonné, sera sauvé par ces seules paroles. » Le
capitaine Foote, héritier des pouvoirs du capitaine
Troubridge, n'eût donc pu, sans une obstination
inexplicable, refuser sa garantie au traité que ve-
nait de conclure le vicaire général du royaume.
Déjà, en effet, les otages étaient échangés, les
hostilités suspendues, et le pavillon de parlemen-
taire arboré sur les forts républicains comme h
bord de la frégate le Seahorse, quand Nelson
CHAPITRE XX. 297
parut à l'entrée de la baie. Il apprit, avant de
mouiller^ les conditions qui venaient d'être accor-
dées aux rebelles. A cette nouvelle^ il témoigna
une douloureuse surprise et déclara que c'était là
un infâme armistice qu'il ne ratifierait jamais. Le
capitaine Foote reçut Tordre^ par signal, d'amener
le pavillon de parlementaire arboré au mftt de mi-
saine de sa frégate, et^ le 28 juin^ Nelson fit con-
naître au cardinal Ruffo sa résolution de s'opposer
à l'exécution de cette capitulation, jusqu'au mo-
ment où elle aurait reçu l'approbation du roi de
Naples. Sa détermination, fortifiée par les éloges
de sir William et de lady Hamilton, fut dès lors
inébranlable. En vain le cardinal vint-il à bord
du Foudroyant défendre avec une noble énergie
l'engagement sacré qu'il avait reçu de son souve-
rain le droit de souscrire, comme le capitaine Foote
avait reçu de son commandant en chef le droit de
le ratifier ; en vain ce dernier fit-il observer à Nelson
que, lorsqu'il avait garanti des conditions aussi
favorables aux rebelles, il devait plutôt s'attendre
à voir arriver dans la baie de Naples la flotte fran-
çaise que l'escadre anglaise ; en vain lui représenta-
t-il qu'en présence d'une telle éventualité, il n'a-
vait pu se croire le droit de se montrer plus exigeant
que le cardinal : Nelson, tout en rendant pleine
justice à ce qu'il appelait les bonnes intentions du
capitaine Foote, n'en persista pas moins à soutenir
•298 GUERRES MARITIMES.
qu'il avait été la dupe de « ce misérable Ruffo,
qui cherchait à créer à Naples un parti hostile aux
vues de son souverain; » le 28 juin, il se débar-
rassa de ce censeur incommode en l'envoyant à
Palerme, avec Tordre d'y mettre sa frégate à la
disposition de la famille royale. Cependant, le 26,
après avoir, conformément au neuvième article de
la capitulation, relâché quelques prisonniers d'Etat,
parmi lesquels figuraient le frère du cardinal Ruffo
et dix soldats anglais tombés en leur pouvoir à
Salerne, les républicains évacuèrent leur dernier
refuge. Ils le quittèrent, ainsi qu'ils Tavaient sti-
pulé, avec les honneurs de la guerre^ et vinrent
déposer leurs armes sur le rivage. Des embarca-
tions les attendaient dans le port ; 14 navires
avaient été disposés pour les recevoir. Ils y mon-
tèrent, pleins de confiance dans la foi jurée, et, à
la honte éternelle de Nelson, n'en sortirent plus
que pour être livrés à la plus affreuse réaction qui
ait jamais ensanglanté les marches d'un trône.
Parmi les personnes compromises dans ces
tristes événements, il en était une que quarante
années de fidèles services semblaient recommander
plus spécialement à la clémence royale. C'était le
prince Francesco Caracciolo , vieillard septuagé-
naire, issu d'une branche cadette d'une des plus
nobles familles de Naples. Il avait longtemps servi
avec distinction dans la marine napolitaine et
CHAPITRE XX. 299
commandé^ sous Taniiral Hotham , le vaisseau le
Takgredi. En possession de la bienveillance de son
souverain et d'une immense popularité ; investi,
en 1798, des fonctions d'amiral, Caracciolo avait
mérité Testime et Taffection des capitaines anglais
au temps où la flotte britannique , oubliée de Ta-
mirante, saluait, à Saint -Florent, d'unanimes cris
de joie, l'opportune arrivée de deux vaisseaux na-
politains. Quand la famille royale se réfugia à Pa-
lerme,- Caracciolo l'y suivit avec son vaisseau, et
ne quitta la Sicile pour rentrer à Naples qu'après
avoir obtenu l'autorisation de Ferdinand IV; mais
bientôt, entraîné par les circonstances, il se laissa
placer à la tête des forces navales de la république,
et, avec quelques méchantes canonnières qu'il
parvint à réunir, ne craignit pas d'assaillir plus
d'une fois les frégates anglaises. Nelson, à cette
époque, blâmait sans trop d'emportement la folie
qu'il avait commise de quitter son maître, et sem-
blait disposé à admettre qu'aw fond du cœur l'ami-
ral napolitain n'était pas un véritable jacobin. Dès
que la capitulation fut signée, Caracciolo, mieux
éclairé que ses compagnons sur l'esprit des guerres
civiles, s'enfuit dans les montagnes. Sa tête fut
mise à prix ; il fut trahi par son domestique et
conduit à bord du Foudroyant, le 29 juin, à neuf
heures du matin. Le capitaine Hardy s'empressa
de le protéger contre les insultes et les violenceis
aOO GUERRES MARITIMES.
des misérables qui l'avaient arrêté^ et qui^ sur le
pont même du vaisseau anglais y outrageaieiit en-
core leur prisonnier. L'amiral fut prévenu de cette
arrestation^ et Caraccioio remis à la garde du pre-
mier lieutenant du Foudroyant.
Nelson^ en ce moment^ était sous Tinfluence
d^une extrême irritation nerveuse. Il se sentait
dominé par une passion funeste^ irrésistible^ et
qui devait détruire son bonheur domestique. Sou-
vent^ à cette époque^ il avait exprimé à ses amis
rabattement de son âme et souhaité le repos de la
tombe, ce Vous qui m'avez vu si rieur et si joyeux^
écrivait-il à lady Parker^ vous me reconnaîtriez à
peine aujourd'hui. i> Cet état de l'âme est souvent
le prélude de grandes fautes. Il semble^ en effets
que , sous l'empire de ces sentiments chagrins et
de ces reproches intérieurs^ le cœur se remplisse
d'une sombre amertume et se laisse plus facilement
entraîner à de tristes violences. Avec une précipi-
tation qui trahissait le trouble d'une conscience
mal affermie^ Nelson se décida à faire juger im-
médiatement Caraccioio. Un conseil de guerre^
présidé par le comte de Thurn^ commandant de la
frégate napolitaine la Minerve, reçut l'ordre de
s'assembler à bord du Foudroyant^ et à midi une
sentence de mort était portée contre l'infortuné
vieillard : ni ses cheveux blancs ni ses glorieux ser-
vices n'avaient pu le sauver.
CHAPITRE XX. 301
Dès que cet arrêt lui eut été communiqué^ Nel-
son donna les ordres nécessaires pour quMI fût
exécuté le soir même. Caracciolo devait être pendu
à la vergue de misaine de la frégate la Mmbrye.
Après avoir si longtemps proclamé la nécessité de
raffermir ^autorité royale par de rigoureux exem-
ples^ Nelson obéissait-il alors à un zèle fanatique,
ou, cédant à d'infâmes suggestions, secondait-il en
ce jour de lâches inimitiés et d'ignobles vengean-
ces? U est certain que sir William et lady Hamilton
étaient en ce moment à bord du Foudroyant,
qu'ils assistèrent tous deux à l'entrevue de Nelson
avec le cardinal Ruffb , servirent d'interprètes à
l'amiral anglais et prirent une part très-vive à cette
conférence orageuse ; mais, quand bien même de
pareils conseillers n'eussent pas été à ses côtés, il
est probable que la conduite de Nelson n'eût point
été différente en cette occasion. Proclamé dans
l'Europe entière le champion de la légitimité,
Nelson était alors enivré de sa propre gloire. Sa
raison s'altéra au contact de tant d'adulations et
s'égara dans un dévouement aveugle. Il avait
d'ailleurs professé de tout temps une singulière
estime pour cette espèce de courage qu'il appelait
courage politique y et qu'il faisait consister dans
Tadoption de mesures hardies et extrêmes, chaque
fois que les circonstances semblaient en exiger
l'application. U se louait lui-même de savoir pren-
a02 6UERR£S MARITIMES.
dre en ces occurrences une détermination prompte
et énergique^ et d'être au besoin tm homme de tête
aussi bien qu'un homme de cœur. Alliant à cette
initiative irréfléchie une persistance opiniâtre^ dès
qu'il se fut engagé dans cette voie détestable où
allait se souiller son honneur^ il ne voulut plus
reculer.
L'infortuné Caracciolo supplia deux fois le lieu-
tenant Parkinson^ à la garde duquel il était confié^
d'intercéder pour lui auprès de lord Nelson. Il de-
mandait un second jugement; il demandait^ du
moinS; s'il devait subir sa sentence^ la faveur d'être
fusillé. « Je suis vieux^ disait-il; je ne laisse point
d'enfants pour pleurer ma mort^ et Ton ne peut me
supposer un vif désir de prolonger une vie qui,
dans le cours de la nature, devait bientôt finir;
mais le supplice ignominieux auquel je suis con-
damné me semble trop affreux. » Le lieutenant
Parkinson n'obtint aucune réponse de l'amiral,
quand il lui transmit cette requête; il voulut in-
sister, plaider lui-même la cause du malheureux
vieillard : Nelson Técoutait, pâle et silencieux. Par
un effort soudain, il domina son émotion : a Allez,
monsieur, dit-il brusquement au jeune officier,
allez, et faites votre devoir ! » Réduit à une der-
nière espérance, Caracciolo pria le lieutenant Par-^
kinson de tenter une démarche auprès de lady
Hamilton; mais lady Hamilton avait fermé sa
L
CHAPITRE XX. 303
porte et ne sortit de sa chambre que pour assister
aux derniers instants du vieillard, qui avait fait un
inutile appel à son humanité. L'horrible exécution
eut lieu^ ainsi que Nelson Tavait prescrit^ à bord
de la frégate la Minervb^ mouillée sous les canons
du Foudroyant, et le comte de Thurn en adressa
à Tamiral anglais ce rapport sommaire, comme
sll eût voulu renvoyer à qui de droit la responsa-
bilité de ces odieux détails : « Si da parte a sua
eccellenza Vammiraglio lord Nelson, d'essere stata
eseguita la senienza di Francesco Caracciolo nella
maniera da lui ordinata ^. » Le corps de Caracx^iolo
resta suspendu à la vergue de misaine de la Mi-
nerve jusqu'au coucher du soleil. La corde qui
avait mis fin à ses jours fut alors coupée, et son
cadavre^ jugé indigne de la sépulture^ fut aban-
donné au milieu du golfe. Cet acte sauvage ac-
compli ^ Nelson en consigna la mémoire dans son
journal^ au milieu des événements de mer^ et ainsi
qu'il l'eût fait d'un incident ordinaire.
« Samedi, 29 juin. — Petite brise. — Temps couvert. —
Le vaisseau portugais la Rainha et le brick le Balloon
mouillent sur rade. — Assemblé une cour martiale. — Jugé,
condamné et pendu Francesco Caracciolo, à bord de la fré-
gate napolitaine la Minerve. »
^ € Son excellence Tamiral lord Nelson est prévenu que la
sentence de Francesco Caracciolo a été exécutée de la façon
qu'il avait ordonnée. »
304 GUERRES MARITIMES.
Quel étrange égarement raffermissait donc ainsi
ce cœur troublé ? A travers quel prisme mensonger
Nelson pouvait-il envisager cette exécution barbare
pour n'y voir qu'un acte régulier de justice mili-
taire ? Qui l'avait chargé de prendre en main la
vengeance de la cour de Naples? Qui l'avait auto-
risé à soustraire à la clémence royale un vieillard
qu'elle eût peut-être sauvé? Pourquoi cette initia-
tive^ pourquoi cette précipitation funeste^ pourquoi
ce meurtre inutile? Les massacres dont Naples fut
bientôt le théâtre excitèrent en Europe une répro-
bation générale ; mais cet horrible épisode vint je-
ter un éclat plus lugubre encore sur la part qu'avait
prise Nelson à ces malheureux événements : Fox^
le premier^ dénonça au parlement ces excès de la
légitimité^ dont la honte, par un manque de foi sans
exemple peut-être dans les fastes de la guerre^ avait
rejailli jusque sur le pavillon britannique. Nelson
sentit où portait cette attaque et voulut se justifier ;
maiS; mieux inspirés^ ses amis supprimèrent sa
protestation.
« Les rebelles, disait l'amiral, n'avaient obtenu qu'un ar-
mistice, et tout contrat de ce genre peut être rompu au gré
de l'une des deux pii^rties contractantes. . . Je suppose que ia
flotte française fût arrivée dans la baie de Naples, les Fran-
çais et les rebelles auraient-ils un instant respecté celte
trêve? Non, non, eût dit l'amiral français, je ne suis point
venu ici pour jouer le rôle de spectateur, mais pour agir.
L'amiral anglais en a dit autant; il a déclaré, sur son bon-
k
- CHAPITRE XX. 30î>
nenr, que Tarrivée de Tune des deux flottes , anglaise ou
française, était un événement qui devait détruire toute con-
vention préalable, car l'amiral français ni l'amiral anglais
ne pouvaient venir à Naples pour y rester les bras croisés . . .
J'ai donc proposé au cardinal de faire savoir aux Français
et aux rebelles, en son nom et an mien, que l'armistice se
trouvait rompu par le seul fait de la présence de la flotte
britannique devant Naples ; . . . que les Français ne seraient
point considérés comme prisonniers de guerre, si, dans
deux beures , ils avaient livré le château Saint-Elme aux
troupes de Sa Majesté ; mais que , pour les rebelles et les
traîtres, aucune puissance humaine n'avait le droit de s'in-
terposer entre eux et leur gracieux souverain, et qu'ils de-
vaient s'en remettre entièrement à sa clémence, car aucune
autre condition ne leur serait accordée. . . Le cardinal a re-
fusé de s'associer à cette déclaration ; je l'ai signée seul et
je l'ai envoyée aux rebelles. Ce n'est qu'après l'avoir reçue
qu'ils sont sortis de leurs forts, comme il convenait à des re-
belles, et comme le feront, j'espère, tous ceux qui trahiront
leur roi et leur pays , pour être pendus ou traités selon le
bon plaisir de leur souverain. »
Il est difficile de comprendre comment une na-
ture droite et généreuse put s'abaisser à d'aussi
misérables sophismes; comment cet homme^ dont
la marine anglaise admirait la mansuétude et la
loyauté^ qui ne vit jamais sans pâlir fustiger un de
ses matelots^ sut trouver le triste courage de violer
un engagement sacré et de commander le supplice
d'un frère d'armes et d'un vieillard. L'influence de
iady Hamilton a dû contribuer sans doute à ces ré-
solutions funestes ; mais il faut laisser aux passions
politiques, de toutes les passions les plus impi-
26.
306 GUERRES MARITIMES.
toyablos^ la part de responsabilité qu'elles ont le
droit de revendiquer dans ce double crime. C'est
à elles surtout qu'appartient ce fatal pouvoir de
renverser toute notion d'humanité et de justice^ de
mettre le mépris des droits les plus sacrés et des
lois les plus saintes au rang des vertus de l'homme
d'État. Aux yeux de lord Spencer^ les motifs qui
avaient dicté la conduite de Nelson parurent aussi
purs et aussi honnêtes que le succès de ses mesures
avait été complet, La morale des grands gouverne-
ments, il faut en convenir^ à fait quelque cheihin
depuis 1799.
V
CHAPITRE XXI,
Réaction royaliste. — Armée de Nelson à Yarmonth.
6 novembre 1800.
Dès le mois d'avril 1799, Troubridge, plein d'ar-
deur, eût voulu que Ferdinand IV vînt le rejoindre
devant Naples; mais Nelson connaissait miteux le
souverain des Deux-Siciles. a Où prenez- vous donc
de pareilles idées ? écrivait-il alors au capitaine du
CuLLODEN. Dévoué comme il Test à la cause royale,
le peuple n'aurait qu'à courir aux armes. Le roi,
s'il était sur les lieux, devrait nécessairement se
mettre à la tête de ses sujets, et pour cela, je vous
répondsqa'il n*y consentira jamais, n Ainsi, quand
il eût fallu combattre et reconquérir son royaume,
Ferdinand IV s'était tenu éloigné de sa capitale. Il
allait y rentrer pour y donner le signal de nouveaux
crimes et de nouveaux désordres. Le 5 juillet, lais-
sant la reine à Palerme, il arriva à Naples sur une
frégate napolitaine qu'escortait la frégate anglaise
LE Seahorsb. Tout ce que put <rf)tenir de lui le
capitaine Foote (et il l'obtint comme une &veur
308 GUERRES MARITIMES.
personnelle accordée à ses services)^ ce fut la con-
firmation de la capitulation de Castellamare. Celle
qui avait été conclue avec les garnisons du Château-
Neuf et du fort de TOEuf fut méconnue par le roi
de Naples^ comme elle l'avait été par Tamiral an-
glais^ et une ordonnance royale^ enveloppant dans
une proscription générale plus de 40 000 citoyens,
déclara passible de la peine capitale quiconque
avait porté les armes contre le peuple ou le cardi-
nal^ avait accepté quelques fonctions de la républi-
que^ pris part à Térection de Tarbre de la liberté ou
assisté à la destruction des emblèmes du pouvoir
légitime. Excitée par cette proclamation, la vile
populace obéit à sa férocité instinctive. Les lazaroni
furent une seconde fois les maîtres dans Naples. Ils
pénétraient dans les maisons sous prétexte d'y
chercher des jacobins, mais en réalité pour s'y li-
vrer au pillage; traînaient dans les rues les mal-
heureux qui leur étaient suspects, les conduisaient
eux-mêmes dans les prisons trop étroites déjà,
dressaient des bûchers sur les places publiques, et^
après y avoir précipité des hommes encore vivants,
se disputaient quelques lambeaux de leur chair à
demi brûlée. Et cependant le roi tenait sa cour à
bord du Foudroyant, y recevait les grossiers hom
mages de ses fidèles sujets, et Nelson écrivait à
lord Keith : <k On ne peut, sans se sentir ému, être
témoin de la joie que fait éclater le peuple de Na-
s
\
CHAPITRE XXI. 300
pies; il faut entendre les cris d'enthousiasme dont
tous ces hommes saluent leur père, car le roi^ pour
eux^ n'a plus d'autre, nom A peu d'exceptions près,
la conduite des nobles n été infâme ; mais le roi en
est instruit^ et je me réjouis de le voir si bien dis-
posé à rendre à chacun la justice qui lui est due..
Dieu merci^ tout va bien. Ce pays-ci sera plus heu-
reux que jamais : c'est le vœu le plus cher de Leurs
Majestés. » Que conclure de pareilles paroles? que
penser de celui qui les profère ? Faut-il s'indigner
de son hypocrisie^ ou le plaindre de son aveugle-
ment?
Secondés par un détachement considérable pris
à bord des vaisseaux anglais^ les alliés^ pendant
que ces horreurs se passaient à Naples^ rempor-
taient de nouveaux avantages. Après avoir fait ca-
pituler le fort Saint-EIme et repris les otages,
dernière garantie des malheureux patriotes^ ils
avaient mis le siège devant Capoue et Gaête , mm,
en ce moment, lord Keith quittait la Méditerranée
à la suite de l'amiral Bruix, et appelait à la défense
de Hinorque, laissée à la merci de quelques vais-
seaux espagnols mouillés à Cailhagène, l'escadre
que Nelson avait mise au service du roi des Deux-
Siciles. Malgré les ordres réitérés de lord Keith,
Nelson ne voulut point abandonner les côtes d'Italie
avant d'avoir rangé sous l'obéissance du souverain,
qui venait de le créer duc de Broute, la totalité de
3i0 GUERRES MARITIMES.
son royaume. Quoique Minorque n'eût point été
attaquée^ Fobstination de Nelson à résister aux in-
jonctions de Tamiral Keith fut vivement blâmée
par l'amirauté. Personne n'ignorait d'ailleurs^ en
Angleterre^ à quel point Tillusire amiral était sub-
jugué par la cour de Naples. Les journaux en mur*
muraient^ et ses amis en concevaient de justes
alarmes.
Dès que Gaëte et Capoue eurent capitulé^ Nel-
son^ inquiet des conséquences de sa résolution^
s'empressa d'expédier la plus grande partie de ses
forces à Hahon et revint à Palerme avec le rot de
Naples. Déjà les généraux Schipani et Spanô^ pris
les armes à la main^ avaient été immolés au stérile
besoin de vengeance qui présidait à (^tte fatale
restauration. Le général Mas$a^ qui avait rédigé la
capitulation ; Éléonore Pimentel^ cette femme hé-
roïque, ce grand rebelle^ comme l'appelait Nelson,
les avaient suivis au gibet. Ëttore Caraffa^ Gabriel
Hanthonè, Dominique Cirillo, dont la reine elle-
même implora vainement la grâce à genoux ; la
marquise de San-Felice, que l'intercession de la
princesse Marie-Clémentine, mariée à l'héritier du
trône, ne put parvenir à sauver; tant d'autres vic-
times non moins illustres et non moins regretta-
bles, ne marchèrent au supplice qu'après le départ
du roi. Les agents que Ferdinand IV avait investis
de son autorité ne vengèrent que trop bien alors
CHAPITRE XXI. 311
ses droits un instant méconnus. En quelques mois^
leur zèle mercenaire eut fait couler plus de sang
et de larmes que n'en avait coûté la guerre civile.
Sourd à toute prière^ Ferdinand confirmait ces
horribles sentences, a Le roi est dans le fond un
excellent homme ^ écrivait Nelson ; mais il est diffi-
cile de le faire changer d'opinion. Pour quelque
cause que je ne comprends pas^ l'acte d'amnistie^
signé depuis près de trois mois^ n'a pas encore été
promulgué... On ne peut cependant couper la tête
à tout un royaume j quand bien même ce royaume
ne serait composé que de coquins. » Ces violences
judiciaires prirent de telles proportions^ que le ca-
pitaine Troubridge^ ce héros bourru que Nelson
avait laissé à Naples avec le Cdlloden^ et qui n*avait
pas^ comme il le disait lui-même^ le cœur plus ten-
dre qu'un autre, s'émut enfin de ces atrocités et
commença à craindre qu'on ne poussât trop loin la
réaction. « Aujourd'hui^ écrivait-il à Nelson^ le
20 août i 799^ onze des principaux jacobins^ princes^
ducs^ représentants du peuple^ ont été exécutés;
des femmes ont partagé leur sort. J'espère sincè-
rement qu'ils en finiront bientôt sur une grande
échelle, et qu'ils proclameront alors une amnistie
générale^ car la mort nest rien auprès de leurs
prisons» »
Malgré les pleins pouvoirs qu'elle avait reçus de
Ferdinand Vf, la conunission de gouvernement;
312 GUERRES MARITIMES.
établie à Naples sous le nom de junte royale n'était
point entièrement satisfaite encore. Elle réclamait
avec instance le rappel du cardinal Ruffo^ qui
n'était^ disaitrcUe au capitaine Troubridge^ qu'un
véritable embarras^ et nuisait par sa présence à
rentier rétablissement de Tordre. Le roi n'avait
guère le temps de songer à ces réclamations : il
s'occupait alors de la fête de sainte Rosalie^ et la
junte dut écarter^ comme elle l'entendrait^ les ob-
stacles que lui suscitait le cardinal. Il est probable
qu'elle y réussit complètement; car^ un mois après
le départ du roi^ Troubridge écrivait à lord Nelson
. que plus de quarante mille familles gémissaient sur
le sort de quelques parents emprisonnés. « Il est
temps^ lui disait-il^ de proclamer une amnistie :
non pas que je sois d avis qu'on ait fait encore assez
d'exemples ; mais la loi est si lente^ que les inno-
cents comme les coupables tremblent d'être jetés
dans les cachots et de voir le glaive si longtemps
suspendu sur leurs têtes. Les biens des jacobins se
vendent ici à vil prix^ et les gens du roi sont ceux
qui les achètent. Aussi^ saisissent-ils tous les pré-
textes pour emprisonner un homme afin de le
voler. »
m
Troubridge était l'intime ami de Nelson comme
il l'avait été de lord Jervis. C'était un homme rude^
mais loyale et justement estimé dans la marine an-
glaise. Nelson lui avait accordé toute sa confiance
CHAPITRE XXI. 313
et lui permettait d'user à son égard d'une franchise
qu'il n'eût peut-être point tolérée chez un autre.
A peine les Français eurent-ils évacué les derniers
points qu'ils occupaient en Italie^ Rome et Civita-
Vecchia^ que Troubridge fut envoyé à Malte pour
en poursuivre le siège. Il eût voulu y entraîner
Nelson et l'enlever ainsi aux séductions de la cour.
« Pardonnez-moi, milord (lui écrivait-il), pardonnez-moi;
mais c'est ma sincère estime pour vous qui m'encourage à
aborder ce sujet. Je sais que vous n'éprouvez aucun plaisir
à passer la nuit entière à jouer aux cartes. Pourquoi donc sa-
crifier votre santé, vos goûts, votre bien-être, votre argent,
tout enfin, dans cette misérable cour? J'espère que la guerre
se terminera bientôt, et que la paix, en nous arrachant à ce
repaire d'infamies, nous rendra les sourires des femmes de
notre pays... Vous ignorez, milord, la moitié de ce qui se
passe; vous ignorez ce qu'on en dit. Âh! si vous saviez ce
que souffrent pour vous vos amis , je suis sûr que vous
rompriez avec toutes ces fêtes nocturnes. On ne parle partout
que des désordres de Palerme. Je vous en supplie, quittez
ce pays ! Je voudrais que ma plume pût exprimer ce que
j'éprouve. Vous n'hésiteriez pas à céder à mes instances. Ce
n'est que ma sincère estime pour votre caractère , je vous
le répète, milord, qui me donne la force de m'exposer ainsi
à votre déplaisir ; mais, en vérité, l'intérêt de mon pays m'y
oblige... Je maudis le jour où nous sommes entrés au ser-
vice de ce gouvernement napolitain ! Nous avons une répu-
tation à perdre, milord ; ces gens-ci n'en ont point. Notre
pays est juste sans doute, mais il est sévère, et je prévois
d'ici que nous perdrons bientôt le peu que nous avons gagné
dans son estime. »
On commençait^ en effets à se plaindre haute-
I. ?•
314 GUERRES MARITIMES.
ment en Angleterre de la conduite scandaleuse de
Tamiral Nelson, a On dit, lui écrivait le vice-amiral
Goodall, un de ses plus anciens amis; on dit, mon
cher lord, que vous êtes Renaud dans les bras d'Ar-
mide, et qu'il faudrait la fermeté d'Dbald et de son
compagnon pour vous arracher aux charmes de
Tenchanteresse. » Ces bruits malveillants tiiiirent
par prendre une telle consistance, que lad y Hamil-
ton elle-même crut devoir y répondre. Ce fut à
son ancien amant, l'honorable Charles Greviile,
neveu de sir William Hamilton, qu'elle adressa ses
plaintes hypocrites.
<c Nous sommes plus unis et plus heureox que jamais
(lui écrivait-elle le 25 février 1 800, n'en déplaise à ces infâ-
mes journaux jacobins, si jaloux de la gloire de lord Nelson,
de celle de sir William et de la mienne. . . Lord Nel.-on est,
dans toute l'acception du mot, un grand homme et un
homme vertueux ; mais c'est là le prix que nous devions
attendre de nos peines et de nos sacrifices. Parce que nous
avons perdu notre santé au service de la bonne cause, il
faut maintenant que notre réputation soit poignardée dans
l'ombre. On a commencé par dire que sir William et lord
Nelson s'étaient battus : ils vivent ensemble comme deux
frères; que nous nous avions joué et perdu : lord Nel-
son ne joue jamais, je puis vous en donner ma parole d'hon-
neur. Soyez donc assez bon, je vous prie , pour démentir
ces viles calomnies. Sir William et lord Nelson en rient ;
mais moi, je suis grondée par la reine et par eux tous, pour
m'en être laissé affliger pendant un jour. »
L'amiral Keith, cependant, de retour dans la
CHAPITRE XXI. 3ir>
Méditerranée^ était venu établir lui-même sa croi-
sière devant Halte^ et Nelson avait été contraint de
le suivre. Sa bonne fortune voulut qu'il atteignit
près du cap Passaro^ pendant que lord Keith gar-
dait l'entrée du port de Malte^ le Généreux, vaisseau
de 74^, échappé jadis au désastre d'Aboukir *. As-
sailli par 2 vaisseaux et i frégate^ le Généreux fut
obligé de se rendre, et le brave contre-amiral Fer-
rée, dont il portait le pavillon, perdit la vie dans ce
comt)at. Un éclat de bois Tavait déjà blessé à Tœil
gauche; mais il refusait de quitter son poste, a Ce
n'est rien, mes amis, disait-il aux matelots qui
Tentouraient ; ce n'est rien, continuons notre be-
sogne. Si Le visage couvert de sang, il commandait
encore lui-même la manœuvre, quand un boulet
^ Le Généreux, sous les ordres du capitaine Lejoille, avait
forcé le blocus de Corfou et s'était rendu à Ancâne pour y
demander des secours. Accompag^né de neuf transports qui
portaient environ 1 000 hommes de troupes et des vivres, le
capitaine Lejoille partit d'Ancône dans les derniers jours du
mois de février 17U9, et vint se présenter à l'entrée du port
de Brindes. Cette ville était alors au pouvoir des insurgés,
que commandait le Corse Boccbeciampe. le Généreux s'é>
tant échoué , par la faute de son pilote, sous les batteries
de la citadelle, ces batteries ouvrirent leur feu sur le vais-
seau, et le premier boulet tua le capitaine Lejoille et blessa
le général Clément, qui commandait les troupes. Après une
canonnade assez prolongée, un détachement de soldats fut
jeté à terre et enleva la citadelle. Boccheciampe fut tué dans
cet assaut. Le Généreux rentra à Ancône et de là à Toulon,
où il reçut le pavillon du contre-amiral Ferrée.
316 GUERRES MARITIMES.
lui enleva la jambe droite. II tomba sans connais-
sance sur le pont; et mourut au bout de quelques
minutes.
Nelson conduisit le Généreux à Pamiral Keith.
Rappelé devant Gênes^ que Hasséna défendait avec
un si admirable héroïsme contre Tarmée autri-
chienne^ cet amiral lui laissa le soin de bloquer le
port de Halte ; dont l'investissement se trouvait
complet depuis que le brigadier général Graham y
avait conduit une partie des troupes anglaises qui
tenaient garnison à Messine. Retenu loin de la cour^
Nelson ne cessait de se plaindre de sa santé et d'in-
sister auprès de lord Keith pour qu'il l'autorisât à
rentrer à Palerme. En vain ce dernier lui représen-
tait-il la nécessité de ne point disséminer ainsi ses
forces; en vain lui défendait-il d'aller se ravitailler
ailleurs qu'à Syracuse; en vain Troubridge lui ré-
pétait-il : « Malle ne peut tarder à se rendre^ les
seuls navires qui restent encore de la flotte d'A-
boukir sont mouillés dans ce port; écoutez les in-
stances d'un ami sincère^ ne retournez point en
Sicile maintenant. Il peut être désagréable pour
vous de rester sous voiles : eh bien ! laissez là le
Foudroyant; arborez votre pavillon à bord du
CuLLODEN^ qui peut demeurer au mouillage^ et
chargez-vous de diriger les opérations du siège de
concert avec le général. » Nelson n'y put tenir :
comme Antoine, il eût en ce moment sacrifié un
CHAPITRE XXI. 317
monde à son amour^ et ne l'eût point regretté. Au
mois de mars iSOO^ il retourna à Palerme^ malgré
la désapprobation de lord Keith^ et^ pendant son
absence^ le Guillaume-Tell, en voulant échapper à
la croisière anglaise^ fut capturé^ après une hé-
roïque défense^ par 2 vaisseaux et i frégate. Nel-
son essaya de se consoler d'avoir manqué cette
occasion de compléter son triomphe, a Je remercie
Dieu, écrivait-il à lord Keith^ de n'avoir point as-
sisté à ce glorieux engagement, car ce n'est pas
moi qui voudrais ravir la moindre feuille des lau-
riers de ces braves gens. »
Malgré la répugnance qu'éprouvait Nelson à
quitter Palerme^ il lui fallut cependant reparaître
devant Malte. Il y revint^ amenant avec lui sir Wil-
liam et lady Hamilton, et quitta encore une fois
cette croisière pour les reconduire en Sicile. En-
fin, sir William fut rappelé en Angleterre, et Nel-
son obtint d'y rentrer avec lui. Ce fut alors que le
premier lord de l'amirauté, le comte Spencer, lui
fit entendre ces sévères paroles : a J'aurais voulu,
milord, que votre santé vous permit de rester dans
la Méditerranée ; mais je crois, et c'est l'opinion de
tous vos amis, que vous la rétablirez plus sûrement
en Angleterre qu'en demeurant inactif dans une
cour étrangère, quelque agréables que puissent
être pour vous les hommages et la reconnaissance
qu'on y accorde à vos services. »
27.
318 GUERRES MARITIMES.
Le iO juin 1800^ Nelson partit de Palerme sur
LE Foudroyant. La reine de Naples^ qui devait
se rendre à Vienne^ sir William et lady Hamilton^
furent reçus à bord de ce vuisseau. Nelson débar-
qua avec eux à Livourne. Ils travei-sèrent Tltalie
au risque de rencontrer quelque détachement de
Tarmée française, déjà victorieuse à Marengo,
prirent passage à Ancône sur une frégate russe qui
les conduisit à Trieste, et de là gagnèrent la capi-
talede TAutriche. La reine s'y arrêta; maisNelson,
sir William et lady Hamilton continuèrent leur
voyage, et vinrent s'embarquer à Hambourg. Le
6 novembre, le vainqueur du Nil arrivait à Yar-
mouth. Il y fut accueilli par ces hommages spon-
tanés que sait improviser l'enthousiasme populaire,
hommages plus flatteurs pour lui que n'auraient
pu Tétre tous les honneurs officiels. De Yarmouth
à Londres, son voyage ne fut qu'un long triomphe.
La multitude saluait de ses acclamations, sans ré-
serve et sans arrière-pensée, le héros mutilé qui,
depuis huit années, n'avait jamais cessé de com-
battre au pren^ier rang, le chef aventureux dont
le succès avait absous Taudace. L'instinct plus dé-
licat des autres classes de la société, bien qu'elles
s'associassent à ces justes transports, réprouvait
déjà les erreurs du soldat heureux et les scandales
de sa vie privée. Sir William et lady Hamilton
n'avaient point quitté lord Nelson depuis son dé-
CHAPITRE XXI. 319
part de Palerme. Us le suivirent à Londres. Lady
Nelson et le vénérable père de Tamiral virent ce
couple odieux veni^ s'établir sous le toit môme où
ils s'étaient réunis pour fêter le retour d'un époux
et d'un fils; trois mois s'étaient à peine écoulés
depuis ce retour si impatiemment attendu^ que
Nelson, égaré par son fol amour, rejetait loin de
lui une femme qu'il avait tendrement aimée, et à
laquelle (triste aveu du honteux entraînement au-
quel il obéissait) il adressa ce loyal et cruel adieu:
« Je prends le ciel à témoin qu'il n'y a rien en vous,
ni dans votre conduite, que je pusse reprendre ou
que je voulusse changer ! » C'est alors que Nelson
et CoUingwood se rencontrèrent à Plymouth.
Promu au grade de vice-amiral de l'escadre bleue,
le i'r janvier 1801, Nelson venait d'arborer son
pavillon à bord du San-Josef. Le pavillon du
contre-amiral CoUingwood flottait à bord du Bar-
fleur. Depuis le jour où ils avaient combattu en-
semble sous le cap Saint-Vincent et partagé avec
le capitaine TroubridgeThonneur de cette journée,
les deux amis avaient cessé de marcher du môme
pas à la gloire et à la fortune. Le zèle ambitieux
de Nelson avait été mieux servi par les circonstan-
ces que le dévouement calme et résigné de Col-
lingwood. Pair d'Angleterre, le premier avait un
nom européen; la place du second n'était pas en-
core marquée dans l'histoire. De ces deux hommes.
320
GUnBKS MARinMES.
cependant^ celui qu'on enviait était celui qu'il eût
fallu plaindre. Il avait la grandeur et la célébrité ;
il avait perdu la paix de rame.
PIN DU TOXB PRKMIER.
TABLE
Dit
MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.
Chapitre premier. Documents nouveaux sur les
guerres de 1703 et de 1803. — Correspondance
des amiraux Jervis, Nelson et CoIIingwood 1
Chap. II. Jeunesse de Nelson Il
Chap. III. Ouverture des hostilités entre la France et
TAnglelerre. I" février 1793 28
Chap. IV. Situation respective des deux marines en
1793. — Reprise de Toulon par les troupes répu-
blicaines 45
Chap. Y. Occupation delà Corse par les Anglais.... GO
Chap. Yl. Combat du 14 mars 1795 dans le golfe de
Gônes. . 70
Chap. YII. Combat du i3 juillet 1795, à la hauteur
des tles d'Hyères 90
Chap. VIII. L'amiral Jervis 101
Chap. IX. Les Français en Italie 119
Chap. X. La marine espagnole 133
Chap. XI. Combats du cap Saint-Vincent. 14 février
1797 14G
Chap. XII. Insurrection des escadres anglaises 162
322 TABLE DES MATIÈRES.
Chap. XIII. NelsoD. chef d'escadre 177
Chap. XIV. Tentative de Nelson sur l'tle de Ténériffe.
24 juillet nul 188
Chap. XV. Départ du général Bonaparte pour l'Egypte.
19 mai 1798 198
Chap XVI. Combat d'Aboukir. 1« août 1798 2i2
Chap. XVII. Départ de Nelson pour Naples. 19 août
1798 236
Chap. XVIII. Arrivée de Nelson à Naples. 22 sep-
tembre 1798. — Fuite de la cour en Sicile. 23 dé-
cembre 17J.8 246
Chap. XIX. La république parthénopéenne. — L'ami-
ral Bruix dans la Méditerranée Mai-juillet 1799. .276
Chap. XX. Retour de Nelson à Naples. — Mort de
Caracciolo 289
Chap. XXi. Réaction royaliste. ~ Arrivée d« Nelson
à Yarmouth. 6 novembre 1800 307
FIN PB I.A TABLE ni' TOME PREMIRH.
OoiiiiL, typ. et stér. de CaiTi.
-PÎT
Wf t-ra*