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âtrit tClINTlA ViâlTAt
ARCHIVES MAROCAINES
Volume XIV
ARCHIVES
MAROCAINES
PUBLICATION
DE LA
MISSION SCIENTIFIQUE DU MAROC
VOLUME XIV
HÉBR^O-PHÉNICIENS ET JUDÉO-BERBÈRES
INTRODUCTION
A L'mSTOmE DES JUIFS ET DU JIIBÂÏ81IE ER AFRIQUE
NAHUM 8LOU80HZ
Docteur es Lettres
Auxilitlre à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettre»
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, Tl*
1908
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INTRODUCTION
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LES
HÉBRJIO-PHÉNICIENS
69 462 AA A 30
INTRODUCTION
Cadmos et Melqart sont deux personnages mythiques,
dont les traits personnifient pour l'antiquité classique les
migrations des Phéniciens et leur influence sur le déve-
loppement de la société méditerranéenne. Voici ce que
les traditions grecques racontent à leur sujet ^
Cadmos TErrant ou V « Oriental » est le petit-fils de
Poséidon à qui Libye donna deux fils : Bélos (Baal) et
Agénor (Canaan). Le premier devint roi d'Egypte, le
second, roi des Phéniciens. Celui-ci épousa Téléphassa
(celle qui luit au loin) et en eut quatre enfants : une 611e,
Europa, et trois fils : Cadmos, Phénix et Cilix.
Europa ayant été ravie par Zeus, Agénor envoya ses
fils à sa recherche, mais comme ils ne la trouvaient point,
Phénix s'établit en Phénicie, Cilix en Cilicie et Cadmos
poussa vers l'Occident. Pendant ses pérégrinations en
Grèce, Cadmos arriva à un endroit où il rencontra une
vache qu'il suivit; puis il se mit à fonder des villes, entre
autres celle de Thébes, la Cadmée par excellence, et pro-
bablement aussi Carthage la Cadméenne -.
Cadmos — ailleurs Cadmilos ^ — le dieu Qedem, apporte
1. Cf. la Dote I. Supplément.
2. Cf. MovERS, Die Phœnizier, II, II, p. 36.
8. SN'Qlp, c'est le quatrième Cabire ou l'Hermès adoré en Thracie, i6iV/.,
t. 1, 1, p. 23. La leçon Cadmiel-Cadmilus, qu'on rencontre dans plusieurs
textes anciens, confirme définitivement l'origine sémitique de ce terme.
ARCU. MAROC. 1
2 ARCHIVES MAROCAINES
l'alphabet cadméen^ et enseigne l'art d'exploiter les mines.
Il introduit le culte de Dionysos, c'est-à-dire le vin. Entre
autres exploits, il combat le Dragon.
Ce mythe, — dont les éléments étymologiques d'ori-
gine orientale sont à retenir ici, — qui faisait venir les
Cadméens de l'Afrique, fait d'eux les atnés des Phéniciens^
les congénères des Égyptiens ; il se trouve d'accord avec
la liste généalogique de la Bible qui compte, parmi les fils
de Gham, Goush, Misraïm, Pout et Canaan. Canaan engen-
dra Sidon et Heth et les peuplades cananéennes de la
Palestine 2.
L'autre mythe concernant les Phéniciens se rattache et
l'époque de la prédominance tyrienne ; il est compris dans,
le cycle légendaire d'Héraclès — Hercule — Melqart»
En voici une analyse succincte ^.
Le dieu Héraclès, né à Tyr, protecteur de cette ville
qui l'adorait dans un temple splendide sous le nom de
« Melqart » ou « roi de la cité », aurait accompli des
voyages et fait des conquêtes dans tout l'Occident ; il
subjuguait les peuples barbares, renversait les tyrans,
détruisait les bêtes sauvages qui ravageaient les pays,
abolissait les coutumes cruelles et inhospitalières et
répandait partout la connaissance des arts les plus néces-
saires à la vie des hommes, avec les bienfaits de la civi-
lisation asiatique.
Après avoir parcouru la Grèce, le héros tyrien équipa
une flotte ; il se rendit en Crète, passa de là en Afrique
où il tua le cruel Antée ^, y introduisit l'art et Fagricul-
1. Cf. Ph. Berger, VÉcrilureel les Inscriplions sémitiques, p. 16 et suiv.,
où la question est précisée. Il existait un alphabet cadméen primitif
composé de 16 ou 18 lettres (Maspero, Hist, anc. des peuples de V Orient ,
édit. 1905, p. 844).
2. Genèse, X, 6 et 15-20.
3. L'abbé Barges a résumé la question dans ses Recherches archéolo-
giques sur la colonisation phénicienne, p. 11 et suiv.
Cf. DiODORE DE Sicile, 1, IV, ch. VI ; Movers, toc. cil. (cf. note 1, supp.).
4. Fils de Neptune et de Géa.
INTRODUCTION S-
ture, le bien-être et la paix. II bâtit ensuite une grande
cité du nom d'Hécatompyle ^ la « ville aux cent portes» et
arriva avec son armée aux bords de l'Océan, où il érigea
deux colonnes sur les rivages opposés de Tun et de l'autre
continent, afin d'immortaliser le souvenir de son expédi*
tion. Après avoir soumis TEspagne et y avoir établi un
gouvernement sage et vertueux, il prit le chemin de la
Gaule et de l'Italie.
Ces deux mythes sont la représentation symbolique de
l'histoire du peuple phénicien : celui qui se rattache à
Cadmos semble faire venir ce dernier de la Libye et lui
assigne une parenté égyptienne.
Dans ce récit, Cadmos a peu à voir avec la Phénicie
proprement dite : il y figure comme frère aîné de Phé-
nix et symbolise, par conséquent, une race plus an-
cienne ; c'est d'Egypte ou de Libye qu'il pénètre en Grèce
où il parait avoir concentré son activité civilisatrice.
On s'attendrait vainement à rencontrer le nom de Sidon,
r M aîné de Canaan » ; le nom de Tyr ne s'y trouve pas
davantage. Quant au mythe de Melqart, il est d'un carac-
tère tout différent : c'est, comme son nom l'indique, le roi
de la Cité, le « Baal » qui domine la période de l'activité
maritime de Tyr 2 ; son champ d'action qui s'étend très
peu en Grèce, mais qui embrasse toute l'Afrique du Nord
et la Méditerranée occidentale, correspond exactement à
celui des migrations maritimes des Phéniciens de l'époque
plus ou moins historique. La légende de Melqart doit
donc être considérée comme le symbole de l'histoire véri-
table de Tyr.
Il est vrai que certains critiques ont cherché à enlever
à ces mythes tout caractère historique. Ils rejettent
jusqu'à l'étymologie sémitique du mot « Cadmos » et
1. Tebessa. L L
2. Cf. Corpus Inscripilonum Semiticarum.L 122, 1X^7- Hlp'îai ]"ÎMb.
4 ARCHIVES MAROCAINES
traitent de pur artifice Tidentification de Melqart avec
Héraclès-Hercule .
Cependant cette chute des dieux éponymes, loin de faire
avancer la solution du problème des origines phéniciennes,
a plutôt entraîné refTondrement delà seule base qui servit
de point d'appui aux historiens de la Phénicie de toutes les
époques. La critique scientifique des données fournies
par la Bible sur leur origine hamitique n'a pas été faite
non plus pour jeter la lumière sur ce problème obscur :
Que n'a-t-on pas imaginé sur l'origine et le caractère de
ce peuple phénicien célèbre entre tous, dont l'histoire, la
langue, les traditions présentent des affinités si intimes
avec celles des Hébreux de Palestine ? Alors que les uns
font venir les Phéniciens du golfe Persique, les autres
voient en eux une population palestinienne autochtone,
tandis que d'autres encore leur assignent une origine
anatolienne et vont jusqu'à nier le rôle joué par les Phéni-
ciens dans l'histoire de la civilisation.
Une théorie récente, qui procède d'ailleurs d'une mé-
thode déductive, cherche à remettre en honneur les tradi-
tions bibliques et fait venir les Phéniciens de la Palestine,
de l'Afrique ^ tout en diminuant la portée de leur action
civilisatrice et politique. Si bien que le chercheur indé-
pendant, pris entre toutes ces théories inconciliables,
demeure interdit, étreîntpar le doute, en présence d'hypo-
hèses dont plusieurs sont nées dans le cerveau des maîtres.
Heureusement, les documents qui servirent de base aux
historiens des temps passés, bien que discrédités par
une critique trop hâtive, restent toujours intacts et ont
souvent le mérite d'être sinon certaines, du moins ingé-
nieuses ; l'helléniste, déconcerté parla divergence des opi-
nions, tf toujours la possibilité de revenir à ses anciens
1. Cf. surtout Landau, Die Bedeutang der Phônizier im Vôklrleben,
Leipzig, I905y passim. L'auteur de ce petit essai s'appuie surtout sur les
recherches de Winckler, dont il sera question plus loin.
INTRODUCTION
auteurs préférés et de reprendre pour son propre compte
un nouvel examen des textes suspectés par certaines
écoles critiques*.
La Bible et telles traditions talmudiques demeurent
toujours, du moins en ce qui concerne Thistoire des
Sémites du nord, les documents les plus solides, sinon
dans le détail, du moins quant au fond et à l'ensemble ;
c'est la source première à laquelle on revient toujours 2.
Heureusement, les prodigieuses découvertes archéolo-
giques effectuées dans tous les pays de TOrient sontvenues
non seulement régénérer la science archéologique, mais
élargir notre connaissance du monde antique : sur des
périodes de plusieurs milliers d'années, qui naguère appar-
tenaient à la préhistoire, se lève pour nous le voile qui les
enveloppait ; les documents contemporains des événe-
ments qu'ils relatent nous font pénétrer le mystère des
destinées des deux premières grandescivilisations jusqu'au
IV* millénaire avant Tère vulgaire. Déjà, dans l'état actuel
1. Que le dernier mot n'a pas encore été dit, pour ce qui concerne le
caractère et l'âge des productions de l'antiquité classique, nous prouve le
dernier ouvrage de M. Michel Bréal intitulé : Pour mieux faire connaître
Homère, Dans cette ingénieuse étude, l'illustre maître développe une idée
que je l'ai entendu formuler pour la première fois au Collège de France
et qui se résume dans la phrase suivante : Homère représente la matu-
rité et non l'enfance d'un âge poétique. Appliquée à la littérature biblique,
cette maxime qui se laisse confirmer par l'archéologie, nous ouvre des
horizons nouveaux sur les origines de la poésie hébraïque.
2. J'ai acquis cette certitude surtout après avoir suivi pendant de lon-
gues années l'enseignement que mon éminent maître, M. Philippe Ber-
ger, fait au Collège de France. Ce savant s'attache surtout à étudier les
textes bibliques au point de vue de l'archéologie comparée et les envi-
sage d'un double point de vue : point de^vue extérieur, qui consiste à étu-
dier les textes dans leurs rapports avec les données de l'archéologie, et
point de \'ue intérieur, qui consiste dans une étude minutieuse des textes
bibliques. De tout cet enseignement une vérité, qui fait honneur à la
science française se dégage : La Bible n'est pas un recueil de littérature
pure, mais plutôt une savante compilation où la précision du style est
commandée par son caractère d'oracle et où chaque mot, môme douteux,
mériterait une étude minutieuse avant d'être écarté d'emblée. Ce carac-
tère d'oracle s'impose surtout pour ce qui concerne les livres prophé-
tiques de la Bible.
s ARCHIVES MAROCAINES
de nos connaissances, nous savons qu'au commencement
du IIP millénaire une grande et puissante civilisation flo-
rissait sur les rives de TEuphrate et du golfe Persique,
dont procède la civilisation de TÉgypte et de tous les
pays d'Orient, depuis les Indes jusqu'à l'Arménie * . Déjà
nous commençons à distinguer toute une suite de nations
civilisées, de races florissantes que l'antiquité classique
elle-même ne connaissait plus, si ce n'est sous la forme
de mythes dont les héros se disputaient la domination du
monde.
Il en est de même pour la Méditerranée, où la décou-
verte des antiquités mycéniennes et étrusques fait sup-
poser que des relations de commerce, d'art et de pensée
s'étaient établies entre le Levant et l'Océan Atlantique dès
le début du II® millénaire 2. Si bien qu'au lieu de placer
l'apogée de la civilisation antique vers le commencement
du premier millénaire, on doit considérer cette époque
comme celle de la décadence morale d'une civilisation
vieille et usée ; il faut plutôt se représenter l'humanité, à
la veille de la naissance de la civilisation méditerranéenne,
comme étant dans le même état où elle se retrouvera plus
de dix siècles après, lorsque, décrépite, elle deviendra la
proie des Barbares du nord.
Au point de vue de l'évolution des civilisations antiques,
ces trois peuples classiques de l'humanité nouvelle, les
Hébreux, les Phéniciens et les Grecs, nous apparaissent
comme les débris de races plus ou moins homogènes
réussissant à sauver le patrimoine d'un passé glorieux et
qui reconstitueront sur les ruines d'un monde disparu
une civilisation nouvelle : Cadmos-Yahou et Melqart-Her-
cule ne sont plus pour le chercheur le premier écho d'un
monde naissant, mais l'expression synthétique de plusieurs
1. WiNCKLER, Geschichie der Stadt Babylon{Der Aile Orient.Vl, I, p. 12-18).
Idem, Forschungen III, p. 360 ; Landau, ouvr, cilé^ p. 30.
2. WiNCKLER dans ses Forschungen^ pas. cité.
INTRODUCTION
millénaires de civilisation et d'évolution humaines : ils
passent des civilisations de l'Orient qui déclinent à celle
de la Méditerranée qui va s'épanouir.
Comment expliquer autrement le silence des textes
cunéiformes et hiéroglyphiques, jusqu'à une époque très
tardive, sur l'histoire de ces trois peuples, alors que ces
mêmes textes font revivre pour nous tant de civilisations
-qui ont disparu sans laisser de traces ?
Comment concevoir l'ignorance complète des Orientaux
sur la genèse et l'évolution de ces peuples? Car ce n'est
qu'à l'époque où la décadence est sensible déjà en Méso-
potamie et en Egypte et où les populations amalgamées de
la Syrie et de l'Asie Mineure se constituent en groupe-
ment sautonomes, que quelques informations nous sont
fournies.
Comment expliquer surtout que la première manifesta-
tion de la conscience individuelle de chacun de ces peuples
se produise à peu près au même moment?
Le Cantique de Débora qui marque la première appari-:
tion de la conscience nationale d'Israël, les légendes des
guerres de Troie, qui ont la même valeur pour les Grecs,
ne sont-ils pas suivis de près par le mythe de Melqart, le
génie des Phéniciens ^ ?
Ces trois épisodes nous montrent trois nouveaux
groupes ethniques, trois nouvelles civilisations se déga-
geant du chaos qui préside à tout travail de gestation. 11
serait trop hasardeux de vouloir lever le voile qui couvre
les origines de ces peuples, il serait téméraire surtout de
vouloir poursuivre l'évolution des idées et des éléments
moraux qui ont influé sur leur constitution matérielle :
1. M. Michel Bréal {Ibid., p. 6) place Tère de la composition déflnitive
de Homère au septième siècle. La rédaction du Livre des Juges daterait
de cette même époque. Quant aux origines des mythes de Melqart» le roi-
Dieu de la cité tyrienne, elles apparaissent pour la première fois dans
le livre d*Ezéchiel (V. plus loin, ch. XII).
ARCHIVES MAROCAINES
comme tous les embryons, tant qu'ils ne vivent pas de leur
vie propre, ils échappent à notre contrôle.
En revanche, les documents archéologiques et épigra-
phiques dont nous disposons actuellement, nos connais-
sances ethnographiques et géographiques sur l'évolution
des peuples classiques nous permettent d'ores et déjà de
nous faire une idée plus ou moins précise des ancêtres
de ces peuples, de l'importance et des facteurs de leur
activité et de leurs migrations : elles nous permettent
surtout de percevoir, à la lumière des documents décou-
verts, le fond de vérité caché sous les mythes grecs ou
sous les récits prophétiques de la Bible.
En revisant, à la lumière des découvertes archéolo-
giques de notre temps, ces données qui ont pour elles le
mérite d'être anciennes et plus voisines de la réalité, nous
pourrions aboutir à des conclusions plus ou moins déci-
sives sur le problème des origines.
II
LE BENI-QEDEM DANS LA BIBLE
L'opinion prédominante dans les études historiques de
notre époque tend à rattacher les origines des deux
anciennes civilisations de l'Orient à une race, qui aurait
différé sensiblement de celle que nous trouvons plus
tard établie dans les régions sémitiques de TAsie.
Touranîenne selon les uns, proto-sémitique ouhamitique
selon les autres ^, cette race semble avoir déjà été sub-
mergée par les invasions sémitiques vers 3000, c'est-à-dire
à l'époque à laquelle remontent les premiers documents
retrouvés en Mésopotamie : du moins, langue et mœurs,
croyances et organisation portent déjà, à l'époque de Sar-
gon d'Agade l'Ancien 2, un cachet sémitique prononcé. Il
n'en devait pas être de même en Egypte : l'égyptien et
les autres idiomes, que l'on pourrait intituler proto-sémi-
tiques 3, s'arrêtèrent dans leur évolution, à cause de l'iso-
lement géographique du bassin du Nil, alors que dans
1. Maspero,^<s/. anc.des peuples de V Orient, l"éd.,I, p. 561. Sémite ou Su-
mérien, on ne sait encore lequel précéda l'autre aux embouchures de l'Eu-
phrate. M. Joseph Halévy, lui, est plus catégorique. Dans de nombreuses
recherches, l'éminent savant rejette l'existence même des Sumériens.
2. WiNGKLER (Unlersuehungen, p. 44-45) place ce roi au troisième millé-
naire.
3. Le terme est de Maspero. Hommel (Geschichle der Vôlker des alten
MorgenlandSj p. 36) croit à Torigine commune de l'égyptien et des langues
hamito-coushites. Nous admettrions volontiers pour les langues éthio-
piennes et berbères un croisement sémito-égyptien.
10 ARCHIVES MAROCAINES
les pays mésopotamiens, sous le choc continuel des no-
mades du voisinage, les langues continuaient leur évolu-
tion pendant de longs siècles avant d'arriver à leur forme
actuelle.
C'est précisément la deuxième race sémitique de la
Bible, celle des Yaqtan, qui doit être considérée comme la
première nation de Proto-Sémites conquérants ; celte race
réussit à s'emparer de la Mésopotamie et à imprimer à
la Syrie et à TArabie la physionomie sémitique qu'elles
ont gardée depuis. Il faut chercher le lieu de séjour pri-
mitif de ces Sémites entre l'Indo-Kouch et le golfe Per-
sique, ce qui explique le fait que les traditions postérieures
s'accordent toutes à les faire venir du Qedem ou de
l'Orient*. L'état de civilisation assez élevé, dans lequel
nous les rencontrons, s'explique parfaitement par le con-
tact que ces ancêtres des Sémites durent prendre avec la
civilisation mésopotamienne, avant de passer en Arabie et
en Syrie :aussi sont-ils connus, dès la plus haute antiquité,
dans les textes archaïques de la Bible, sous le nom géné-
rique de Beni-Qedem, Sémites orientaux, par opposition
aux Beni-Ereb ou Sémites occidentaux, de formation pos-
térieure, avant que la Bible n'ait introduit par sa table gé-
néalogique des divisions par trop subjectives et artificielles,
reposant seulement sur l'état des choses en Orient vers le
dixième siècle avant Jésus-Christ.
Au cours de leurs longues pérégrinations, les Béni-
1. Le Paradis se trouve au Qedem ou à l'est du lieu du séjour d*Adam
après la chute {Genèse, 11,8 et 111,28;. Les anciens peuples qui construisirent
la Tour de Babel figurent comme « ayant voyagé du Qedem » {ibid,, XL 2).
Dans la table généalogique de la Genèse, Élam situé à Test de la Méso-
potamie est rainé de Sem. Les fouilles entreprises à Suse par M. de Mor-
gan et les travaux du P. Scbeil ont révélé la haute antiquité de cette civi-
lisation, qui déjà vers 2000-2500 av. J.-C. avait débordé jusqu'à la Médi-
terranée syrienne.
Ce Qedem primitif est-il l'État mystérieux qui, à partir du deuxième
millénaire, sépare la mer de la Mésopotamie et met (In aux relations com-
merciales que ce pays entretenait avec les Indes ? Cf. Winckler, die Po-
liiische Enlwicklung Babyloniens und Assyriens, p. 10.
LE BENI-QEDEM DANS LA BIBLE 11
Qedem culbutent toutes les populations proto-sémitiques
ou autres d'origine obscure qu'ils rencontrent sur leur
route : en Mésopotamie, ils se rendent maîtres du pays;
clans les régions maritimes et les oasis du désert, ils s'in-
filtrent lentement, mais sûrement, et comme les Arabes en
Afrique, tantôt ils exterminent les aborigènes et les sup-
plantent, tantôt ils se croisent avec eux. Plus tard, de nou-
velles branches qui leur sont apparentées, mais qui ont
subi par suite d'un long séjour en Chaldée l'influence de
la civilisation mésopotamienne, les suivent dans la même
voie; ils refoulent certains peuples jusqu'à la Mer Rouge,
ils s'amalgament à certains autres, et la fusion entre ces
divers groupes ethniques donne naissance à de nouvelles
races congénères, notamment celle des Hébreux (ceux
d'au delà de l'Euphrate), des Araméens (ceux du nord mon-
tagneux), des Arabes enfin, race solidement assise à l'Occi-
dent : de ces heurts, de ces croisements de races, de
cette confusion des traditions généalogiques, les auteurs
de la Bible, imbus d'une conception moniste cherchent à
dégager toujours de simples unités, ce qui aboutit à
d'étranges contradictions.
En effet, les mêmes peuples, les mêmes groupements
ethniques figurent dans la Bible comme appartenant tantôt
à la branche coushite, tantôt à celle des Yaqtanides et sou-
vent même à la jeune branche, incontestablement d'ori-
gine mésopotamienne, des Abrahamides ou Hébréo-Ara-
méens \ Prenons quelques exemples qui appuieront notre
recherche.
La table généalogique de la Genèse attribue à Coush la
descendance suivante : Saba, Havila, Sabta, Ragema père
de Shaba et de Vedan. Ici toutes ces peuplades figurent
comme Coushites congénères de Mizraïm et de Canaan^.
1. Cf. rexpression ^N flN "»mM (Dealer., XXVl, 5) : mon ancêtre (Abra-
ham) fut un Araméen nomade.
2. Genèse, X, 7. Coush est identique à TÉthiopie et se trouve sur les
12 ARCHIVES MAROCAINES
Cependant cette même table attribue également à Yaqtan
le Sémite la jrace de Shaba, de Ophir et de Havila, qui
occupent l'Arabie jusqu'au mont d'Orient (Qedem)*.
Arrive un troisième texte qui fait de Yaqtan-Jaqshan
rituréen, le fils d'Abraham, Tancêtre de ces mêmes Shaba,
Dedan et Epher, les fils de Midian qui occupent exac-
tement le territoire de Qedema, du côté de la terre de
Qedem «.
Nous ne nous arrêterons pas à une quatrième et à une
cinquième sources, selon lesquelles se serait établie sur
les monts de Qedem et à Qadoumala race araméenne, dont
plusieurs peuples portent les noms qui se trouvent déjà
chez les Coushites et les Yaqtanides de pure race •^.
Le phénomène d'ailleurs n'aurait rien d'extraordinaire :
la généalogie des Berbères, qui se plaît à attribuer aux
fractions diverses d'une même souche tantôt une origine
berbère pure, tantôt une origine himyarite, tantôt une ori-
gine juive ou arabe (et ceci selon les influences religieuses
ou ethniques, selon le séjour géographique et surtout
selon le croisement avec les autres races), nous fournit la
clé de ces contradictions apparentes qui tiennent à la con-
ception même des Orientaux ^.
Cependant, en ce qui concerne les Berbères du moins,
nous sommes renseignés sur le fond du problème : nous
savons que dans l'éponyme de Ber, fils de Himyar, etc., il
faut voir, abstraction faite des croisements de races, des
infiltrations étrangères et d'autres circonstances primor-
diales, un ensemble ethnique plus ou moins homogène
deux rives de l'Erythrée. Saba se trouve située au sud-ouest de l'Ara-
bie (DiLMANN, die GenesiSy p. 181).
1. Ibid., \, 26.
2. /6/t/., XXV, 25. On reconnaît facilement dans Qetura, la prétendue
femme d'Abraham, Yetur, ou la race ituréenne.
3. Jbid,, XXII et XXV ; entre autres (v. 14), nmpT y\'n\
4. Nous avons étudié cette question dans notre essai : Judéo-Hellènes
et Judéo-Berbères, II, ch. I-lII.
LE BENI-QBDEM DANS LA BIBLE 18
constituant une race nouvelle, subdivisée à son tour en
plusieurs branches secondaires.
Existait-il quelque chose d'analogue chez les races dont
la formation était différente, mais Torigine identique?
Pourrions-nous retrouver, dans Tétat actuel de nos con-
naissances historiques, le nom générique de tous les
nomades sémites, dont le trait caractéristique est préci-
sément cette direction de leurs migrations, qui les portait
depuis la plus antiquité de TOrient vers le Sud-Ouest ?
Retrouverons-nous un terme commun qui pour les Sémites
de la première race, serait Tégal d'« Arabes » dans les pays
islamisés, de « Berbères » en Afrique, de « Tartares » pour
les Mongols, de « Slaves » pour TEurope orientale?
Nous croyons pouvoir répondre affirmativement à cette
question; nous retrouvons ce nom générique dans le
terme géographique même de Qedem qui, chose curieuse,
se rencontre simultanément dans plusieurs des listes
généalogiques de la Bible ; et il coïncide avec le lieu de
séjour de toutes ces races prises dans leur ensemble. En
effet, les Beni-Qedem de toute origine occupaient invaria-
blement toute la région de Havila et de la Mer Rouge jus-
qu'au désert Shour* ; ce sont toujours les mêmes nomades
qui, sous des désignations diverses, se rencontrent sur
la même étendue : Beni-Qedem, Araméens, Minéens et
Hébreux, suite des races congénères, forment toujours les
mêmes. Ces populations, dans leur marche vers TOcci-
dent,apportèrent avec elles des éléments d'une civilisation
à peine inférieure à celle des Égyptiens 2. Leur langue,
comme l'indiquent les termes sémitiques ^ fournis par les
1. Genèse, XXX, 1 D"îp "»ai y"'M. Selon VVinckler, ces peuples habitaient
refit et le sud-est de la Mer Rouge (Geschichle laraeU, II, p. 63). Déjà la
cinquième dynastie pénétra au Soudan et au Pouanit, pays des baumes et
des parfums (HoMMEL, ouur. cité, p. 61). Y. Genèse, XXV, 6 ; XXIX, 1 ; Juges,
VI, 3 et 33, etc.
2. Maspero, Hisl. anc, etc., éd. 1905, p. 124.
3. /6/d., p. 97-98. *Araou, Harichatou, Habâsa, Tiba-Tema, etc.
14 ARCHIVES MAROCAINES
textes égyptiens dès la dixième dynastie, était déjà fonciè-
rement sémitique; ils connaissaient Tart de la navigation,
puisque Pharaon Ounou se vante déjà d'avoir réfréné les
hardiesses des pirates de la Mer Rouge. Le groupe avant-
coureur de ces envahisseurs du Golfe Persique réussit à
se fixer en Mésopotamie ; un deuxième groupe vint
s'échouer dans le nord de la Mer Rouge où il fonda le
royaume de Qadouma des Égyptiens, Qedema des textes
hébreux, devenu plus tard Edom ou « pays rouge »;
Magan * ou Ma'an des textes chaldéens n'est que la partie
orientale de cette agglomération, de même que Tiba ou
Tema devrait peut-être être considérée comme en étant
la partie méridionale.
Successivement le bassin de la Mer Rouge est occupé
par ces nomades. Des races maritimes s'installent dans
le Pouanit, le Habashet, et commencent à dominer les rives
africaines jusqu'alors occupées par les noirs.
Les textes égyptiens précisent ce passage des races sémi-
tiques sur la Mer Rouge. Sous la dixième dynastie, Qa-
douma et Tema existaient déjà en Arabie. Leurs congé-
nères maritimes commencent à envahir la rive africaine
encore peuplée de noirs. Pharaon cherche à réagir contre
cette occupation des régions du Nil, mais il ne réussit
qu'à détourner les envahisseurs de l'Egypte même 2. Suc-
cessivement, des races cadméennes, dont Ma'an-Minà,
Havila et Saba, se transportent du golfe d'Aqaba vers le
golfe de Bab-el-Mandeb. Des empires civilisés se fondent
en Nubie et en Afrique : la Nubie est occupée par des
1. IIoMMEL, Gesch. des alten Morgenlands, p. 41 : « Magan der spâter nach
Sùdarabicn ùberlragene Landesname Ma'an, dieMinaerder Araber. i»
2. Hommel et Glaser ont d'abord placé les origines de la civilisa-
tion ma'anéenne-minéenne vers l'an 2000 (av. J.-C). Cf. Lagrange, Revue
Biblique, 1902, p. 250 et suiv. Aujourd'hui Hommel {ouvr. cité, p. 107) s'en
tient encore à la date de 1300 comme étant celle de la floraison de la civi-
lisation des Minéens du sud.
>f» Otto Webrr (Arabien vor dem hlam^ p. 15) considère les Minéens
LE BBNI-QEUEM DANS LA BIBLE 15
Havila ^ Shaba et Dedan qui se dispersent et refoulent
les Proto-Sémites vers l'Afrique intérieure; les origines
de la couche première des Berbères doit être cherchée
dans cette poussée des Orientaux.
Cependant les Beni-Qedem restent confinés dans le pays
de Qedem, qui est leur centre principal, et nous les y
retrouvons jusqu'à l'époque historique d'Israël.
Le désert de Qedemot est mentionné à Toccasion de
l'Exode -; à côté du pays de Qedema •'* et de HarHa-Qedem^,
nous avons la mer Qadmoni et la tribu cananéenne de
Qadmoni ^.
Les traditions postérieures des Hébreux et des Phéni-
ciens sont toutes d'accord pour placer l'origine de ces
peuples, de leurs croyances et de leur civilisation dans ce
pays de Qedema qui correspond à la presqu'île de Sinaï :
les légendes de Peleg et Yaqtan, c'est-à-dire des Sémites
après la séparation, celles d'Abraham ou de Nahor (Tera-
hides), c'est-à-dire des Hébreux et des Araméens, se rap-
portent à cette région: les origines religieuses du peuple
d'Israël, son Olympe même, demeurent tributaires de ce
premier courant de civilisation sémitique^.
La sagesse des Beni-Qedem*^ est vantée par les auteurs
bibliques : elle se perpétue même à l'époque où Edom,
devenu à son tour vassal et parent d'Israël, domine Petra
et les Cananéens comme une seule race, dont les origines remontent au
troisième millénaire.
1. M. J. Halévy place Ophir et Havila dans le Vémen oriental sur les
rives du Golfe Persique {Revue des études juive», t. VI, p. 291).
HoMiCEL {ouvr, cilé, p. 12) les place simplement près du Golfe Persique.
Nousadmettons volontiers que le séjour au Yémen ne fut qu'une deuxième
phase dans l'histoire de ce peuple. Les Phéniciens avaient des emporia
et des teintureries dans le bassin de la Mer Rouge et de TÉrythrée (cf.
Barges, ouvr. cUé, p. 150).
2. Deuter., II, 26.
3. Nombres, XXV, 20; /6/rf., XXIIÏ, 7.
4. Genèse, X. 30; Nombres, XXI II, 3,
6. Ibid.t XLI, 6. Le Qadmoni est souvent mentionné dans la Bible.
6. Cf. WiNCKLER, Geschich, Israëls, I, 68-60.
7. I Bois, V, 10.
16 ARCHIVES MAROCAINES
et Tema. La sorcellerie vient de Qedem ^ ; le premier pro-
phète, Balaam le Midianite, habite les Monts de Qedem ^.
Onpourrait citer d'autres passages relatifs à la haute civili-
sation des Édomites qui, à Fépoque israélite, occupent le
territoire même de Qadouma et de Tema.
Les noms varient, la race mère jamais. Qu'elle s'appelle
Qadouma ou, de préférence, Qedem, qu'elle s'appelle Edom
ou Tema, Havila ou Ophîr, Dedan ou Shaba, Pouanit ou
Habashet, Coush ou Midian, Haggarites ou Ismaélites 3,
c'est toujours la perpétuation de l'ancienne civilisation,
la véritable conquérante de Qedem.
Le premier peuple de navigateurs et de trafiquants,
dont les caravanes sillonnèrent dès la plus haute anti-
quité tout le monde connu de l'Afrique et de l'Asie, dont les
flottilles du Golfe Persique débouchèrent écumant l'Océan
Indien à une époque où la Chaldée était encore le centre
d'activité du monde civilisé ^. Ce sont toujours ces Béni-
Qedem, ces Proto-Phéniciens de Havrla, qui dès le IV mil-
lénaire apportent en Chaldée l'or et les pierres d'Oman et
des Indes ; ce sont encore eux qui de Qadouma dans l'Est,
de Pouanit et de Habashat dans le Sud importent en
Egypte ^, à partir de l'époque de la domination des Hycsos,
de l'or, des pierres précieuses, des baumes, des parfums.
Ce sont toujours les Beni-Qedem, qui plus tard, sous le
nom de Midianites ou même d'Ismaélites, détiennent, lors
de l'apparition des Israélites, le commerce de l'Orient ^\
1. haïe, II, 6.
2. Nombres f XXIII, 7. A noter que le clan rubéntde de "^l^n se re-
trouve chez les Midianites. Cf. Genèse, XXV, 4; I Chron.,V, 8.
3. Midian est souventassimilé aux Coushites. Cf. Nombres^ XIl, I ; Haba-
eue, m, 7, etc.
D'autre part, les Qénites et les Midianites sont des groupes subordon-
nés aux Beni-Qedem (Wingkler).
4. Au troisième millénaire, les navires égyptiens pénètrent sans inter-
médiaires dans le Pouanit. Meltzer, Gesch. der Karthager, I, 17.
5. Maspero, ouvr. cilé, p. 195.
6. La famille d*Abraham semble avoir monopolisé le commerce dès
ses débuts; Douma, Tema, Kedar, Nebaïot, Midian, Épha,Dedan, Shaba,
LE BENI-QEDEM DANS LA BIBLE 17
Goushites, ils le sont à Havila ou à Ophir parmi une popu-
lation proto-sémitique, pour être Hamîtes à Ma'an et à
Sinaï sous la domination égyptienne; Sémites, puis Midia-
nites, Dedanites * et Ismaélites dans les régions où les
Abrahamides s'installent en maîtres. A ces époques recu-
lées ces peuples, dans leur trafic, font déjà preuve de la
souplesse, faculté d'assimilation surprenante qui fait la
fortune des Hébréo-Phéniciens de l'époque historique.
Une conclusion, bien que toute négative, s'impose.
Parmi ces populations civilisées, commerçantes, qui
dominent les Sémites par la religion, les traditions, nulle
mention n'est faite du peuple phénicien comme tel; jamais
il n'est question d'un rôle que les Cananéens auraient
joué; jamais il n'est question, avant le douzième siècle, de
la Phénîcie Palestinienne. Déjà les Hébreux apparaissent
comme une entité historique ; Édom, Ammon et Moab se
fondent; Israël entre en scène avec le Cantique de Débora;
seuls les Phéniciens figurent à l'époque des Juges seule-
ment, sous le nom de Sidoniens. Même ils font leur ap-
parition dans l'histoire à côté de Maon etd'^Amaleq^, c'est-
à-dire des Beni-Qedem de l'Erythrée par excellence ; mais
ils n'y figurent que comme les Shasu-Shosim de la Bible,
Bédouins « pillards » que personne n'oserait prendre pour
Yétour. etc., tous ces enfants d'Abraham s*adonnent au commerce (Cf.
Mo¥ERS, ibid., II, III, p. 272).
1. SynceUus affirme que les Phéniciens descendraient des Dedan qui
habitaient originairement les rives du Golfe Persique. Josèphe {Aniiq., I,
6, 2) place ce peuple, qu'il appelle Juda-Dan, en Ethiopie (Movers, die
Phônizier, II, I, 69}. Dedan du prophète est Ad-Dan, Attana du Golfe
Persique de Pline (Cf. notre append. V).
2. JugcÈ^ X, 12. On remarquera que les Sidoniens figurent dans ce
passage comme les aines des Mao'nites et des Amalécitcs. Pour nous, il
s agit d*une invasion de la Palestine par les Beni-Qedem nomades venus
de la presqu'île de Sinaï. C'est à ces invasions successives des Beni-
Qedem, qu'il faudrait attribuer la fondation de Sidon (dérivé du nom du
dieu générique Sid), celle des villes qui portent le nom de Ma'on ou
Baal-Ma*on, de même que l'installation des Amalécites dans le Mont
d'Éphraîm (Cf. Juges, V, 14 ; XII, 15). Une fois de plus la tradition clas-
sique sur Torigine érytbréenne des Sidoniens se trouve corroborée.
ARCII. MAROC. 2
18 ARCHIVES MAROCAINES
des Phéniciens civilisés; nulle mention du commerce et de
rindustrie, qu'ils auraient exercés à Tépoque des pa-
triarches, comme à celle des Juges. Ce sont encore lesMi-
dianites et les Israélites qui font la besogne des Cananéens
de Tépoque historique. Ce n'est donc pas comme Phéni-
ciens, que les premiers éléments sémitiques font irruption
en Palestine, mais bien comme Beni-Qedem : les sanc-
tuaires, la mythologie primitive des anciens habitants de
la Syrie, leurs traditions les plus accréditées, les termes
géographiques et l'onomastique dénotent une antique in-
fluence cadméenne à tel point visible, que nous croyons pou-
voir poser le problème du rôle joué par les Beni-Qedem en
tant que civilisateurs du Levant, avant que les Égyptiens
n'eussent établi leur autorité sur les confins de la Syrie.
Cette conception des Siatou ou des Sémites nomades à
une époque anté-hycsosiste nous est suffisamment connue*
par des textes égyptiens pour que nous puissions ne pas
y insister. Disons seulement que le Panthéon céleste de
ces populations est dominé par le dieu El-Chronos^ qui
forme le trait caractéristique des Sémites 3; c'est là que
domine la théologie des nomades*, qui préside à la fonda-
tion des antiques cités phéniciennes déjà existantes, avant
la pénétration des idées égyptiennes en Asie. Et il semble
que, sous la diversité des noms selon les pays et les tribus,
on adorait toujours le même dieu de Qedem, comme plus
tard le Baal Shamaïm arrive à imposer son nom à toutes
les divinités araméennes *. Expliquons-nous.
1. Les Siatou sont probablement les nW=nTn^:i de la Bible (Cf.
Nombres, XIV, 17) ; sur l'origine présumée du culte de Jéhovah chez le
fils de Set cf. Genèse, IV, 24.
2. C'est le Elohim collectif du Shamaïm subdivisé en divinités locales
dont il est le résumé (V. note I, sup).
8. Lagrange, Et. sur les relig. sémitiques^ p. 71 et suir., où cet auteur
résume les opinions diverses émises à ce sujet.
4. El Elion est le dieu de tous les Hébreux, on l'adorait sous un arbre
[Genèse, XII, 18 ; XXI, 33), sur une montagne [ibid,, XXII, 2), sur une source
j6., XXI, 27), sur des pierres béthyl (i6., XVIII, 18). Cf. Movers, i6/d, 1,8.
LE BENI'QEDEM DANS LA BIBLE 19
Le terme Qedem implique une valeur étymologique
double : ancienneté (Chronos) et Levant. Dans la mytho-
logie grecque Cadmos ou Cadm-El est le fils d'Agénor
(l'Océan et la Lune^).
Pour les Sémites, c'est le nom collectif des sept divinités
(les Cabirim) qui, selon la conception babylonienne et
hébraïque, correspond à Tidée des sept planètes-. Ces
sept cieux se rattachent dans la Bible au terme de « Cieux
des Cieux de Qedem » ^. Mais chacun de ces cieux, dont la
littérature hébraïque nous avait conservé les noms dis-
tincts, équivaut à un Dieu-Ciel (Ouranos) de l'ancien Pan-
théon de Qedem. De plus, Jéhovah lui-même ouïe Dieu de
Zabaot (« armées célestes ») semble se rattacher au mythe
cadméen. Voici, d'ailleurs, la liste de ces sept divinités
célestes d'après le Talmud : Vilon ; Raqia (firmament);
Shehaqim ; Zebul ; Ma'ôn ; Maçon ; Arabot^.
Le fait que plusieurs de ces noms s'identifient avec ceux
des peuplades sémitiques nous permet de supposer qu'il
s'agissait des divinités éponymes, qui plus tard prennent
place dans le Panthéon des Sémites comme relevant de
Qedem. Peut-être le Har Ha-Qedem était-il l'Olympe des
Cadméens, comme la Mecque Test pour les Arabes, comme
Jérusalem Test pour les Hébreux? Parmi ces dieux célestes,
Ma'on-Minos, le dieu des Mé'unim-Minéens, nous semble
être le plus ancien : il correspond au nom sous lequel Sar-
1. Agénor est Chnas Î2p ou yj!l^ selon un grammarien grec et d'après
le Liuredes Jubilés; Pietschmann, Gesch, der Phônizier, p. 98.
2. Dip ''att? ^aW3 23lS. Psaumes, LXVIII. 34.
3. UoMMEL, ouvr. cUéy p. 48; Winckler, ibid.\ Lagrange, ouvr, cit., pas-
sim.
4. Talm. Babyl., tr. Haguiga, f. 126. (Cf. tr. Nedarim, f. 39.) Tf\ 7lS^1
nniy pD pya Sn*? o^pn^.
Viion n'a aucun attribut : Raqia garde le soleil, la lune et les étoiles ;
Sbehaqim est réservé aux justes ; Zebul est le ciel où se trouvent
situés Jérusalem, le temple, l'autel et l'ange Michaël ; Ma'on est le siège
des anges ; Maçon, le foyer des neiges, des orages, des grêles ; Arabot
est le siège du char divin. Il va sans dire que cette liste varie avec le
milieu et l'époque.
20 AUCIIIVES MAROCAINES
gon d'Agade désigne le premier peuple sémite sédentaire,
celui même que les Égyptiens connaissent sous le nom de
Qadouma : c'est le nom qui se généralise plus tard avec les
Mé'onim de l'époque biblique, les Maunéens des Égyptiens
du second empire, les Minéens des auteurs mythologiques
classiques : leur territoire primitif est le pays de la révéla-
tion de Moïse et du culte du Sinaï*.
Ma'on, Élohim de Qedem (le dieu du Temps), est à
plusieurs reprises identifié avec Tancien Dieu d'Israël.
La bénédiction de Moïse nous dit : « Ma'on ^ Élohim de
Qedem est celui qui chassa les ennemis. » Dans ce passage
Ma'on est associé à Shehaqim et à Arabot qui corres-
pondent au troisième et au septième cieux.
c< Ma'on, tu étais à nous, de génération en génération,
avant que les monts et les hommes existassent 'M », s'écrie
le Psalmite dans une épiphanie, qui a certainement trait à
l'idée de Chronos. Le Lévite en dira autant*.
Habacouc ne fait pas autrement lorsqu'il s'écrie :
« N'est-il pas de Qedem Yahou? » (toujours dans le sens de
Chronos)...
Plusieurs localités de Palestine portent le nom de Ma'on
et nous montrent la pénétration de ce culte dans ce pays.
Mentionnons par exemple Bet-Ma'on,Gour-Ma'on et même
Baal-Ma'on,nom qui est l'équivalent de Baal-Shamaïm. Les
Ma'onites sont en guerre avec les Israélites ; David les
subjugue et les judaïse ; ce roi, de même que ses succès-
1. Cadmos (Qlp), Macar (]^C), Minos (]T^) sont trois dieux célestes ;
Carl Niebuhr. Gesch. des Hebràischen Zeitalters, I, p. 67. Ma'on et Mines
ne font qu'un (cf. Movers, i6/d., 1, I, p. 32 et I, I, p. 264).
2. Deuter., XXXIII, 27. La version primitive de Ma*on ^VQ est pré-
sumée par le passage talmudique de Meguila, f. 9.
H. Psaumes, XC, I. Cf. aussi Samuel, II, 29 et 32 ; Douter., XXVI, 15 ;
Psaumes, LXXI, 3; /6/d., LXVllI, 6; II, Chron., XXX. 27 (•'.^'Tp ^ITC
4. Deuler., VI, 15. "{Oip y^TOIl n2^ptt7n. Tous ces passages se ratta-
chent à une terminologie sacrée.
LE BENI-QEDEM DANS LA BIBLE 21
seurs, s'empare d'ÉIat, la ville des Ma'onim ; plus tard
nous les rencontrons, avec les Nefousséens, parmi les
Judéens revenus avec Esdras ^
Dans Tétymologie hébraïque Ma'on est le synonyme
de Zebul, termes qui signifient tous deux « demeure ».
Ce ciel occupe dans la carte céleste une place à part :
il doit être rattaché à un des plus purs groupements
ethniques d'Israël, dont la tribu de Zabulon fut le dernier
rameau.
C'est dans le Carmelque nous trouverons un sanctuaire
consacré au Dieu invisible qui rappelle celui du Sinaï. Bien
que le nom de Baal-Zebulne nous soit connu, semble-t-il,
qu'à une époque postérieure^ il ne faudrait pas considérer
comme un simple hasard le fait que dans la partie reconnue
la plus ancienne de la dédicace de Salomon le temple est
appelé le « Bet-Zeboul » à côté de Maçon 3, lequel corres-
pond au sixième ciel, là où résident les « brumes ».
C'est dans le ciel dit Zebul que sont situés a Jérusalem,
le temple et Michael, le génie du peuple hébreu ».
Comme Ma'on, Zebul est le dieu Chronos des Hébreux,
le « El-Elion » qui est adoré à Jérusalem et à Sidon ^.
Qedem est donc une divinité cadméenne qui, chez les
Sémites de l'époque anté-égyptienne, marque un attribut
du Dieu-Ciel. Pour revenir à l'objet de notre recherche,
nous pouvons désormais émettre l'hypothèse suivante :
avant l'établissement des Hébreux en Palestine et avant
l'invasion des Hycsos en Egypte, l'antiquité sémitique a
connu dans le pays que Ton désigne aujourd'hui sous le
nom d'Arabie et dans les dépendances de ce pays, une
civilisation plus ou moins indépendante, une conception
1. Esdras, II, Z\Néhémie, VII, 52.
2. Cf. plus loin ch. V (Movers, Die Phœnizier, I, I, p. 261).
3. I Bois^ VIII, 3. Maçon est le ciel des pluies, des grêles, des grandes
e^ux.Jébovah ne procède pas autrement.
4. Barges, ibidem; cf. .1727 "TC^TIT^^CG^' {Habac.y III, 11).
22 ARCHIVES MAROCAINES
religieuse apparentée sans doute à celle de la Chaldée^
mais ayant son caractère propre.
Cette civilisation, ces croyances variant avec les tribus
se rattachent à une seule origine, qui fait que tout l'en-
semble ethnique des Beni-Qedem, comme plus tard les
Beni-Ereb ou les Arabes, formeront une nouvelle race sé-
mitique. Peu importe que les Égyptiens appellent de noms
différents les uns des autres, Qedema ou Qadouma ou
Adouma^ le foyer de cette civilisation qui marque la pre-
mière étape de la marche des Cadméens du Golfe Persique
vers la Mer Rouge ; à cette époque, rien ne séparait encore
les fils de Qedem des Hébreux, des Phéniciens et des
autres races de formation secondaire.
1. L'ancienne, Oadouma ou pays des Beni-Oedcm, devient après l'inva-
sion des Hycsos Adouma-Edom ou pays rouge (Winckler, Gesch. Isra^ls,
I, p. 45). Quand on pense à la persistance de la tradition qui lait venir les
Phéniciens de la Mer Uouge, à la confusion entre phénix et çoivtxr^ç (le
rouge^ v. p. 45 et suiv.)» à la présence dans la mythologie des Ty riens du
mythe d'Esaus-Esau, on ne peut qu'affirmer davantage l'origine cadméenne
et phénicienne. A répo(iuc des troubles entraînés par les Hycsos, plu-
sieurs peuples trafiquants de Qadouma-Adouma remontent vers la Phé-
nicie.
III
CANAAN ET COUSH
Au troisième millénaire, le Qedem, le Sud-Est de la
Mésopotamie où les Sémites placent leur Éden, semble être
devenu un foyer de populations conquérantes. Parallèle-
ment au mouvement des Ariens personnifiés dans la légende
du roi Indo-Thyrsis *, mouvement qui aboutit à Toccupation
du nord et de l'Europe par les Indo-Européens et proba-
blement pour lès mêmes raisons économiques ou sociales,
on signale l'apparition d'une nouvelle race méridionale se
dirigeant vers le sud. Celle-ci semble avoir porté le nom
de Coush; Canaan en serait l'aîné. Aux origines, elle habi-
tait les rives du Golfe Persique. Ce sont déjà les conqué-
rants phéniciens, comme les appelle Winckler, qui s'em-
parent de la Chaldée et ils poussent leurs conquêtes plus
loin. C'est la race qui est personnifiée par Nemrod, le chas-
seurdevantl'Éternel^, Téponyme des Coushites, qui pénètre
d'abord dans la Mésopotamie sémitique, pour être ensuite
refoulée vers la Mer Rouge 3. Voici comment M. Maspero
1. Maspero, ouvr, cité, p. 125.
2. HoMMEL (ouvr, cité, p. 64) place l'invasion des Coushites vers 1900. Les
noms des rois de la dynastie d'Hammourabi ne sont pas absolument
Phéniciens comme le croit Winckler {Gesch. Israël», II, 30), mais purement
et sidiplement Hébreux. Cf. Hammourabi 3TQV, Abichoua ^TI^^IN,
Schoumoulou SmIQVi Amouzadoca p113?^OV.
Cet auteur (/6/d., p. 65) place la date de Tinvasion des Hycsos en
Egypte vers 1800. Toutefois si nous excluons le terme de Salitis (Q^SuT)
les noms des rois hycsos et hittites (Apopi, Khayan), comme ceux des Hit-
24 ARCHIVES MAROCAINES
résume ce remous de peuples, qu'il tient d'ailleurs pour
des Sémites concentrés sur la rive occidentale et méridio-
nale du Golfe Persique. « Ces populations de Test avaient
appris l'art de la navigation et s'étaient enrichies par le
commerce. Leurs caravanes cheminaient à travers le
désert d'Arabie jusque vers les côtes d'Afrique. Une pre-
mière aventure avait déjà jeté Coush l'aîné dans le bassin
du Nil. Une seconde conduisit les Pouanit du sud au nord
de l'Egypte. La descente des Elamites en Chaldée n y dut
pas être étrangère. Ils quittèrent leur patrie et se diri-
gèrent vers rOccident, entraînant à leur suite les peuples
qu'ils rencontrèrent sur la route. Selon les uns, ils
auraient longé le cours de TEuphrate, se seraient reposés
dans les environs de Babylone, puis se seraient introduits
en Syrie. D'après les historiens arabes, ils traversèrent
la gorge de la péninsule Arabique, de l'embouchure de
TEuphrate à la vallée du Jourdain* . A leur arrivée, ils
culbutèrent sans peine les nations à demi barbares, proba-
blement les populations dites Hamites (proto-Sémites?),
Rephaïm,Nephilini, Zamzumim,que la tradition leur op-
pose, et ils s'emparèrent du pays tout entier. Après avoir
conquis la Syrie, ils se ruèrent sur TÉgypte (vers 1900),
s'emparèrent de Memphiset du Nord, se donnèrent pour
roi Shalati et inaugurèrent la période des Pasteurs en
Egypte. »
Celte invasion des Hycsos ou rois-pasteurs marque un
tournant dans Thistoire du monde : elle fait entrer l'Egypte,
qui jusqu'alors se tenait dans ce que nous appellerions un
« superbe isolement », dans l'orbite du monde sémitique.
Mais quels étaient ces pasteurs envahisseurs? Le fait que
titcs (v. notre p. 38) sont d'allure peu sémitique. Les Coushites ne sont pas
Sémites, mais ils sont suivis par des populations cadméennes. En Afrique,
où 1 élément égyptien prédomine, les rois pasleurs se hamitisent. En
Syrie, ils subissent l'ascendant des autochtones sémites.
1. Justin, l, XIII, c. 14,) 2. Coussin de Perceval, I, 33, 512.
CANAAN ET COUSH 25
cette invasion des nomades ait pu modifier la carte
ethnique du monde ancien, la fait ressembler aux migra-
tions des peuples du commencement du moyen âge.
C'était une mêlée de peuples poussés par des pasteurs,
mais il n'est pas douteux que les Beni-Qedem, soit entraî-
nés de force par ces « chasseurs », soit attirés par Tappât du
gain, participèrent largement à ce mouvement *.
Les populations commerçantes de la Mer Rouge convoi-
taient trop les richesses de Mizraïm pour ne pas chercher
à lancer de ce côté les nomades venus de l'Orient : seule,
la civilisation avancée des Beni-Qedem, qui accompa-
gnèrentles Pasteurs, explique ce fait que les Hycsos aient
pu se maintenir en Egypte et y fomenter des luttes reli-
gieuses.
La tradition d'une migration cananéenne s'est perpétuée
dans le monde grec avec une singulière précision. D'après
Hérodote 2, les Phéniciens (qui sont Cananéens, dit
Manéthon) viennent de la mer Erythrée. Homère {Odys-
sée, IV, 84) et à sa suite Eustathe {Schol. in Odys.) ^ y font
allusion. Strabon^ a rapporté, sans y croire, la même tra-
dition attestée par les gens du Golfe Persique où l'on
retrouvait les noms de Sidon, de Tyr et d'Arad et où les
temples étaient semblables à ceux des Phéniciens. Pline
relate les mêmes faits •'. Justin indique les circonstances
de cette migration : Tyriorum gens condiia a Phœni-
cibus fuil^ qui terras moiu vexaii relicio patriœ solo ad
Syrium siagnum primo mos mari proximum lilus inco-
luerunt condiia ibi urbe grama a piscium Sidona^ Sidona
appelleverunl^ nam pisces phœnices Sidon vocanl ^.
1. Cf. NiEBUHR, die Gesch. des Zeiiallers delJebràer; Munk, Palestine,
p. 197.
2. Hérodote, I, 2; IV, 27; VII, 89; XVI, 4.
3. Cf. Lagrange, ouvr. cité, p. 57-8.
4. Slrabon, XVI, 3, 4.
6. His, Nat., IV, 36.
6. XVIII, III, 2-4. Des pirates arabes se rencontrent encore dans la
26 ARCHIVES MAROCAINES
Le P. Lagrange croit que le lac de Syrie est la Mer
Morte et il rapproche ce passage du texte des Nombres (XIII,
29) selon lequel les Cananéens habitent Arad dans le sud.
Et il ajoute : « Si les Phéniciens étaient déjà marins sur
les côtes du Golfe Persique et des îles Bahrein, on s'expli-
querait mieux comment, dans le premier élan de leur
migration, ils sont devenus matelots sur les bords de la
Méditerranée. » M. Berger * constate que les Phéniciens
appartenaient à la race coushite. On les voit apparaître
déjà sous Thoutmès III comme tributaires de Pharaon,
chargés des objets de leur commerce, d'or, d'argent, de
lapis-Iazuli et de vases en métal richement décorés. Or,
« non seulement ces hommes n'ont pas le type sémitique,
mais ils ont la barbe rare et la peau rouge et offrent la
plus grande analogie avec les Egyptiens ». Seulement,
Winckler atrès bien vu- que ce n'est pas comme simples
marchands que les Phéniciens ont exercé tant d'influence
en Occident, en Grèce, en Afrique, en Espagne. Ce ne
sont pas de simples comptoirs qu'ils ont fondés; ils ont
occupé le sol, parfois assez avant dans les terres. Leur
expansion s'explique mieux comme une conquête véri-
table que comme le résultat d'un trafic. Cette migration
ressemble à celle de l'Islam : or, c'est surtout aux débuts
qu'un semblable mouvement déploie toute sa force.
Cependant est-il nécessaire de voir dans les Hycsos ces
Phéniciens trafiquants ? Le fait qu'une tribu cananéenne oc-
cupait, à l'époque de l'Exode, à la lisière même del'Egypte,
une partie du pays serait-il suffisant pour l'établir? Est-il
bourgade de Zur, près d'Aqaba (Lagranoe, ouur. ciié, p. 38). C'est proba-
blement le nom de liy y^ Uuges, VII, 26 ; haïe, X, 2^). Tyr Tarabique
(telle serait la s^ignification de ce terme) est dissimulée sous le nom du chef
mïdiamie """HiJoêué, XIII, 21j. Ce Zur, à en croire les textes bibliques, lut
le roi de la tribu midianite-roubenidc "ti:in.
1. La Phénicie, p. 2 (cf. plus haut).
2. Die Bedeutung der Phônizier fiir die Kulturen des Mitlelmeers [ZeiU-
chrifl fiir Sozialwissenschaft^ t. VI, 1903).
CANAAN ET COUSH 27
certain que les Cananéens et les Phéniciens forment une
seule race ? De l'avis même des anciens auteurs, rien n'est
moins sûr. La table généalogique de la Bible ne saurait
nous fournir de preuves suffisantes pour une époque aussi
reculée.
D'après la source de Jules l'Africain (alias Manéthon) ^
ces Hycsos ou Pasteurs étaient Phéniciens. Seulement,
Josèphe, d'après ce même Manéthon 2, les fait venir de
rOrient, ajoutant que selon certains ils auraient été Arabes :
M. Maspero, qui voit dans les chefs envahisseurs des Khati,
dit maintenant que le gros de la population était sémite.
L'opinion du célèbre orientaliste mérite toute notre atten-
tion. Les renseignements des auteurs de l'antiquité sur une
grande migration, venue du Golfe Persique vers le commen-
cement du troisième millénaire, sont trop affirmatifs. « Hé-
rodote dans son récit sur la formation de Tyr rapporte le
témoignage des Phéniciens. Strabon a recueilli une ono-
mastique locale, dont la persistance, si elle pouvait être
contrôlée, serait la meilleure des preuves. » Winckler croit
reconnaître des Cananéens dans les dynasties d'Our et de
Lagash ^.
Le P. Lagrange ^ s'étonne de voir M. Maspero revenir
sur sa thèse et considérer les Khati comme les chefs de
l'invasion, peut-être les Ilycsos en personne.
Seulement, M. Maspero, avec la sagacité clairvoyante qui
le caractérise, a très bien saisi la connexité existant entre
l'apparition des Hycsos rois-pasteurs et le remous des
peuples sémitiques venus de l'Orient. Le fait que les
Hittites et les Hycsos adoraient le même dieu (Soutouch)
est très important: les Hycsos ou rois-pasteurs ne seraient-
ils pas des tribus plus remuantes qui, à l'instar des Francs et
1. Fragm. Hist. Grxc.j éd. Didot, II, p. 566-8.
2. Contre Appion,
3. Getch. Babyloniens and Assyriens, I. Ges. /sr., II, 80.
4. Pas. cité.
28 ARCHIVES MAROCAINES
des Huns, entraînèrent des populations hétérogènes, et ne
serait-il pas plus rationnel de voir dans cette population
conquérante une hégémonie militaire coushite qui s'im-
pose aux Sémites ? C'est Topinion de l'auteur biblique,
qu'aucun fait nouveau n'est encore venu contredire*.
L'époque qui avait précédé ce mouvement est illustrée
par le règne de Hammourabi, fondateur de la monarchie
babylonienne, celui qui déplaça définitivement, en faveur
de cette ville, l'axe de la domination de la Mésopotamie.
Neuf noms sur onze des rois de la dynastie de Hammou-
rabi sont plutôt arabes que chaldéens. C'est une nouvelle
race sémitique qui afl'ranchit la Chaldée et l'ouest du joug
élamite. Parmi ces « Arabes » on rencontre des noms pu-
rement hébreux 2. D'après la Bible, Eber a deux fils, Yaq-
tan et Peleg : le premier est père des Arabes, l'autre des
Araméens et des Hébreux. Les deux races auraient donc
une même origine hébraïque.
Ce mouvement, qui met en branle les tribus de la
deuxième race sémitique, qui se répand, avec l'aide des
Coushites, sur l'Occident, devait se heurter partout à des
populations cadméennes solidement établies dans les
régions fertiles de l'Arabie et de la Syrie ; du moins, la
langue et les noms propres sont déjà les mêmes ; les divi-
nités ne changent pas non plus.
Seulement rien ne prouve que ces Sémites soient les
Hycsos et les ancêtres des Phéniciens ; rien ne prouve
surtout que les Cananéens soient Sémites et que la langue
cananéenne soit Thébreu ; par contre, nous admettons
volontiers avec la Bible, Josèphe et M. Maspero que les
1. Les noms propres hittites qu'on trouve dans les textes de Tell El-
Amarna sont d'une allure non sémitique : Kourigalzou, Barraburias le
Kanachéen (le Cananéen ? Hommel, ibid,, p. 90), Nawaizama, etc.
Les récentes fouilles entreprises par \Vinckler nous fournissent les
noms suivants : Khatousil, Shoubilouli, Moursilou, etc. (Maspero, Jour-
nal des Débats du 21 juin 1908).
2. V. le ch. précédent.
CANAAN ET COUSH 2Î>
Hycsos, les Khati (et les Cananéens) aient une même ori-
gine : les uns et les autres n'apparaissent pas dans les
textes avant Tinvasion des Hycsos. C'est une race de
chasseurs coushites qui forme partout une minorité domi-
nante : en Egypte et dans l'Ethiopie, pays déjà antérieu-
rement colonisés par les Égyptiens, ils sont absorbés par
les Égyptiens et donnent naissance à toute une série de
peuples hamitiques ; ceux d'entre eux qui s'établissent
en Syrie, dans la région du Liban surtout S subissent les
effets de la même loi ; en tant que minorité, ils s'y laissent
absorber par les Cadméens sémites.
La table généalogique de la Genèse assimile les Hittites,
les Cananéens et les Sidoniens aux Égyptiens : tous font
partie de la race hamitique qui est étrangère dans les
pays des Sémites 2.
Ce qu'on a appelé depuis la « race rouge » n'est, en eft'et,
qu'un mélange des Égyptiens et des Coushites sémitisés.
Ainsi Adouma-Edom ne remplace Qadouma-Qedem qu'à
Tépoque des Hycsos. Peut-être une parenté lointaine liait-
elle ces deux peuples. Pour ce qui concerne les pays sémi-
tiques, du moins, jamais les Hamites ne surent les absor-
ber : dans l'Arabie du Sud on considère les autochtones de
Havila et les Sabéens comme Coushites; en Palestine
même, on les considère comme étrangers, bien qu'ils sem-
blent avoir parlé la langue des Hébreux à l'époque de la
prédominance de ce peuple ^.
1. Renan [Mission de Phénicie, p. 358) montre le peu d'influence
que rélément phénicien avait exercé sur les populations de la montagne.
Par contre, il constate Tinfluence de l'Egypte sur la Phénicie (16/d.,
pp. 70100).
WiNCKLER {Die Vôlker Vorderasiens, p. 20) suggère l'idée que les con-
quérants de Khati seraient les précurseurs des Indo-Germains.
2. J. HALÉvYleur attribue une origine hittite {Rev. S«m., I, 3, p. 31). En
réalité Libyens, Canaanéens, Hittites et probablement aussi les D^ns de
Chypre ne font qu'une seule race d'origine mixte.
3. WiNCKLER, Gesch. Israël»^ p. 52, place les débuts des Amorrhéens au
quinzième siècle. Cette hypothèse doit être conforme à la réalité.
SO ARCHIVES MAROCAINES
Profitant de la faiblesse de TÉgypte et de la Chaidée, les
Pasteurs gagnent le sud. Au temps dWménophîs III et IV,
Rab-Abdiy roi de Byblos, se plaint des attaques de Hittites,
comme le roi de Tyr se plaint de celles des Amorrhéens.
Pour les villes phéniciennes, ces nouveaux venus sont des
barbares, des envahisseurs de race étrangère. Le fait que
les Hittites ont dominé pendant de longs siècles plusieurs
régions syriennes et qu'ils n*ont jamais su s'imposer aux
indigènes, nous montre une race conquérante peu civilisée
et peu nombreuse *.
Jensen a remarqué avec raison que Khati était moins un
nom de peuple qu'un nom de pays 2.
Si la Bible rattache les Hittites à la race hamitique
coushite dont Canaan est le frère, elle entend par là que
ce peuple était un peuple étranger, envahisseur d'un pays
qui était sémitique, où il ne fut qu'une minorité ^. D'ailleurs
-Josèphe et Julien l'Africain ne se contredisent nullement :
les Cananéens entraînèrent à leur suite des populations
arabes, entre autres des Havila, Saba, etc., tous les Cad-
méens qui dominaient le commerce du monde.
Mais peu importe ; l'invasion des Hycsos a provoqué
une transformation dans la carte ethnique de l'Orient :
c'est une période qui rappelle celle des débuts du chris-
tianisme ; du choc des races et des croyances naissent des
nations, sortent des religions.
Les cinq siècles de domination des Pasteurs ne furent
pas inféconds. L'Egypte sort de cette crise à moitié sémi-
tisée ; l'Arabie occidentale et la Nubie * prennent depuis
1. Cf., les Textes de Tell El-Amarna ; Carl Niebuhr, die Tell-el-Amarna
ZeiL
2. ZeiUchrift der Deutsch. Morgenl. Ges., t. XLVIII, p. 245 ; Lagrange,
ouvr. cilé^ p. 60.
3. Cf. entre autres, Genèse, XII, 6 ; XIII, 7, etc. Les Hittites apparais-
sent seulement sous la dix-neuvième dynastie (Meltzrr, ouvr. ciléy I,
.p. 18).
4^ Cf. Maspero, ouvr, ciléy p. 24.
CANAAN ET COUSH 81
leur aspect hamitique . Le Delta ne cesse plus de demeu-
rer un lieu de séjour des Sémites.
En Syrie, les peuples qui avaient possédé ces régions
au temps de Tancien empire égyptien s'étaient effacés
presque complètement. Surpris par la grande invasion
cananéenne, protégés par les Hycsos, ils avaient été en
partie détruits, en partie absorbés par les conquérants.
Si rÉgypte est soumise à Tinfluence sémitique, la
Palestine devient plus tard une dépendance politique et
morale de TÉgypte.
Ce phénomène, qui se produisait dans TEst asiatique du
Nil, devait nécessairement se répéter dans l'Ouest afri-
cain. A partir de la domination des Ilycsos, les textes
égyptiens font mention de ces peuples qui, sous leurs
noms divers de Machacha, Rotenou ou Lotenu* ou môme
de Lebou-Lehabim, constituent la race libyenne qui devait
ensuite essaimer vers l'Afrique septentrionale *.
Le mouvement, partant de la Mer Rouge pour se diriger
vers le Nord et l'Est africain, est devenu presque une loi
historique pour les races non noires du continent africain ;
les Proto-Sémites apparentés aux Égyptiens ne devaient
pas échapper à cette règle, comme d'ailleurs les Cousho-
Poutites sous la poussée des Cananéens et des Hébreux.
Une fois posée l'hypothèse de l'arrivée des Libyens en
Libye au début du II® millénaire, il reste à l'établir par
des témoignages historiques •^.
1. Le9Lotenou-Rotcnou(]t3lS"t3l^ ^2 1) apportent à Pharaon (dix-hui-
tième dynastie] des présents en argenl, en baumes et en nègres de
Cousoh. Arvad, Samyra, Beruth, Tyr, Acco, Jaffa apparaissent dans les
textes (M ELTZER, Gesch. der Karthager^l^ p. 18).
2. Les Machoucha-Mazices, Masutœ. Les Égyptiens appellent les no-
mades de rOuest maritime Temhu ou Tahcnna (peaux claires) et ceux du
désert Lebu ou Rebu (Meltzer, ouvr, cité, p. 52, ibid., 65). HebuLebu
apparaissent vers 1300 au-delà de la Cyrénaïque. Aucun monument, aucun
souvenir d'une influence égyptienne antérieure à la dix-huitième dynastie
n'y subsiste (Meltzer, ihid., p. 63).
3. Cf. WiNCKLER, die Bedeulung der Phœnizier [Zeilschrifl filr Sozial-
wiêsensch., VI, 1903) ; Landau, ouvr, cité, p. 30.
32 ARCHIVES MAROCAINES
En premier lieu, constatons que jusqu^à l'époque des
Hycsos l'activité commerciale du monde s'exerçait entre
les Indes et la Mésopotamie ; que dans les relations qui
semblent avoir existé entre la Mésopotamie ^ et la Médî-
terrannée, les Phéniciens et les cités maritimes de la
Palestine ne sont pour rien.
Peut-être faudrait-il citer ici les Lydiens, la Méonîe
d'Homère, qu'Hérodote présente comme le premier peuple
commerçant du monde.
Ce n'est qu'avec les conquêtes des Hycsos que le cadre
maritime s'élargit ; des relations maritimes entre TÉgypte
et les pays méditerranéens s'établissent; les « peuples
de la Mer » (dont les Phéniciens non palestiniens) sur-
gissent et commencent à jouer un rôle considérable.
Reprenons seulement les textes qui *se rattachent à
l'apparition première des Phéniciens.
Ceux-ci apparaissent au moment où la Méditerranée
devient un centre de civilisation, où les transits commer-
ciaux s'établissent entre elle et la Mer Rouge ; une pous-
sée de civilisation vers le nord se manifeste à partir de
ce moment.
Les Phéniciens peuvent donc avoir été des fractions
des populations coushites ou cadméennes qui, si elles ne
provoquèrent pas les invasions des Pasteurs, en profitèrent
du moins pour étendre leur activité vers le nord, sous la
protection du Shaliti-Hycsos.
Strabon, quand il fait venir les Phéniciens du Golfe
Persique*^, confirme les origines primitives des peuples
navigateurs, dont les villes du sud portaient les noms de
Sidon et d'Arvad avant l'existence même de ces cités.
Lorsque Justin'', généralement très bien renseigné,
indique en chiffres ronds Tannée 2000 comme date de
1. HoMMEL, ouvr, cité, p. 60.
2. V. plus haut, p. 31. Cf. Munk, Palestine, p. 79.
3. V. plus haut, ibid., et Mu?ck, ibid,, p. 78.
CANAAN ET COUSH 33
rapparition première des Phéniciens dans le Levant, son
affirmation concorde parfaitement avec le rôle que jouèrent
réellement les Hycsos dans cette poussée vers le nord.
Et quand Hérodote* fait venir de la Mer Rouge les
Phéniciens de Palestine, il nous indique que ces peu-
ples avaient gardé le souvenir de leur séjour précédent
dans le pays d'Édom, « l'Erythrée ».
Tous ces indices rattachent, comme le font la table
généalogique de la Bible et le mythe de Cadmos, les Phé-
niciens aux autres Cadméens commerçants.
Diodore de Sicile ^, surtout, a raison de constater la pré-
sence en Afrique d'une race libo-phénicienne : il s'agit
là des Cadméens égyptiens, comme il y avait en Palestine
des Philistins et des Cananéens hébraïsés. La langue ne si-
gnifie rien pour un peuple trafiquant. Les Libo-Phéniciens
de Leptis n'ont jamais parlé l'hébreu ^. D'ailleurs, les Juifs
nous fournissent le meilleur exemple de la facilité avec
laquelle des colonies commerçantes changent leur langue.
Il devait pourtant y avoir un lien de parenté entre les
Phéniciens et les anciens Beni-Qedem, ce qui fait une fois
de plus surgir le problème de l'origine du nom ethnique
des Phéniciens : faudrait-il voir dans les Phéniciens des
Beni-Qedem égyptisés ou les Coushites sémitisés ^ ?
Les textes égyptiens, qui seuls auraient pu nous ren-
seigner, sont muets sur ce point : pour les Pharaons du
quinzième siècle, la côte libyenne s'appelle Dzech ou
Tech, tandis que la Phénicie s'appelle Tahou-Zahi; c'est
le même nom qui semble indiquer les « peaux claires^ ».
1. II, i, 69.
2. V. plus loin p. 42.
S. Cf. ibid.
4. Ce n'est qu'après la disparition des Hycsos qu'on rencontre les Ma-
choucha, les Lebou (aux yeux bleus), ces ancêtres des Berbères. En 1300,
les Lebou, les Machoucha et les Qehaq s'associent aux peuples de la mer
pendant Tinvasion de TEgypte (Meltzer, ibid., p. 64).
5. Cf. HoMMEL, ibid,^ p. 83. L'auteur traduit ce terme par die Schûnme-
BE?IDE.
ARGH. MAROC. 3
M ARCHITES MAROCMNES
Les sources hébraïques connaissent d'abord les Phéni-
ciens sous les noms divers des peuplades trafiquantes de
TArabie, pour les rattacher plus tard à Canaan et aux
peuples de la Mer.
« Mais il est étonnant, dit leur dernier historien S que les
Phéniciens, en tant que peuple et que race, n'aient jamais
eu de nom ethnique distinct. »
Le fait suivant montre que cet étonnement n'est pas
justifié.
Les Phéniciens n'ont jamais été un peuple à part ; comme
les Juifs de la Diaspora ils constituaient une caste, de
préférence la caste trafiquante et industrielle des peuples
anciens. Cadméens- maritimes, ils ne tardèrent pas à
adopter la langue et les coutumes de leurs maîtres mé-
sopotamîens. Sémites maritimes, ils se laissèrent facile-
ment assimiler, au moment où la race cananéenne entra
en scène, parles civilisations coushite et égyptienne. Seul
leur esprit de corps et leurs intérêts économiques, qui
dominaient le commerce mondial, expliquent l'autonomie
relative dont ils jouissaient dans leurs emporia maritimes.
A ce point de vue, Tinvasion des Hycsos est une étape
importante dans l'histoire des relations internationales du
monde antique : une première invasion sémitique avait
transporté le centre de gravité du Golfe Persique dans
l'Erythrée ; une deuxième, guidée par les Hycsos ou Cou-
shites chasseurs, Favait porté jusqu'à l'Egypte, pays médi-
terranéen par excellence.
1. PiETSCHMANN, Gesch. dtr Phônizier^ p. 96.
'J.?A noter le terme « Cadmos l'Errant », lequel, pour rantiquité, fait pen-
dant au « Juif Errant » du moyen âge. (Cf., entre autres, Hérodote, Hist.,
IV, 147; V, 87, etc.) Les colonies cadméennes sont souvent expulsées.
D'ailleurs « les Phéniciens sont cités chez Homère comme de rusés com-
merçants et c'est tout » (M. Bréal, ibid., p. 3ô}.
IV
CADMÉENS ET PHÉNICIENS
Le remous des nations nomades déterminé par les
Hycsos et qu'on a justement comparé à la poussée des
invasions arabes, ne devait plus s'arrêter jusqu'à la forma-
tion du peuple d'Israël. L'Egypte, à moitié sémitisée, en-
traine dans son orbite la Syrie et la Libye lesquelles pour
longtemps devaient être ses satellites ; mélange de races,
mélange de croyances entre les deux continents ne cesse-
ront plus.
La puissance des Pasteurs en Egypte n'a pas été dé
longue durée : ces Cananéens s'usèrent, subirent l'ascen-
dant de la civilisation égyptienne et finirent par succom-
ber: leur dernier effort armé, que le concours de la nou-
velle race nomade, celle des Hébreux et des Araméens,
n'avait pas appuyé, se brisa contre la résistance natio-
nale des Égyptiens ; il y a certainement un grand fond de
vérité historique dans le récit de Manéthon reproduit par
Josèphe sur l'expulsion des Pasteurs bien avant ]a prise
finale d'Auaris. Les Pasteurs que cet auteur identifie avec
les Cananéens (Phéniciens) se ruent, selon lui, sur la Pales-
tine : là ils purent s'appuyer sur leurs congénères, les
Hittites.
1. L'émigration d*une partie de l'armée hycsos vers la Syrie est confir-
mée par Manéthon, par Polkmon (Eusêbe, 1. X, c. 11), par Syncellus,
120, par Tacite, ///«/. V, Il et jusque par Aboulfeda (Histoire antéisla-
mique^ p. 179, éd. Fleischer). Cf. Movcbs, oui\ cité^ 1, 1, p. 35.
30 ARCHIVES MAROCAINES
Les sources bibliques, dans lesquelles, à l'époque des
patriarches, il n'est pas question encore des Cananéens,
en parlent après la domination des Hycsos; dans les textes
égyptiens, le nom de Canaan se retrouve depuis très fré-
quemment. Ces envahisseurs se caractérisent par leur su-
périorité militaire. Les Cananéens, peuples de la plaine,
possédaient des chars de fer qui devaient jusqu'à l'époque
de David inspirer la terreur aux Hébreux nomades ; ce trait
leur est commun avec les Hittites et les peuples de la Li-
bye, qui nous sont présentés dans les textes égyptiens
comme voyageant sur des chars attelés de bœufs. C'est une
simple confirmation de la table généalogique, qui attribue
aux peuples de la tybie et aux Cananéens une origine
coushite commune.
Diodore de Sicile * nous parle de l'existence en Afrique,
avant Tarrivée des Phéniciens, de populations libo-phéni-
ciennes venues par terre, populations de même origine
que les Tyro-Sidonicns, auxquels ils doivent leurs succès
coloniaux. Les livres du Jubilé et de Hénoch (sources
de 135 av. J.-C.) affirment que Canaan séjourna primiti-
vement sur la cote africaine et qu'il ne s'empara de la Pa-
lestine que par « sédition ».
Josèphe identifie les Gétules avec Ilavila ou Haula de la
Bible : il les fait venir de la Mer Rouge ^; ce même auteur
attribue aux Africains une origine ituréenne (térahide)
et il signale l'existence en Afrique de deux races : les
1. IV, r»5. 20. Les Libo-Phéniciens sont des Libyens phénicisés ou des
Cadméoiis borliêrisosi, C est la m<>me population qui occupait de nom-
breuses \illes maritimes, mais qui occupait éj?alemenl le pays fertile
du Tell SiRADON, 17, 3>. L'exemple de Leplis iSalluste, B. J., LXXVIl)
el de Sabralha ,Mflt/kr, ourr. c//c, I, note 2.")), deux villes libo-phéni-
cienne< où on ne parlait pas le phénicien» devrait èlre généralisé.
La mHo d'Hadrunièle cf. r''2''jrM doit ^-on origine à une colonie éry-
thr«HMuie. \\ en «lexrait être de même de Carthaue, l'ancienne Canibaoù
Kadmea d'a\ant rimiu:i:ration tyrieime.
2. .11..'',, I. 1, r>. Ci. (iA-^ri.R, r.ftrorJi-U^s ofJerahniicl, 189i), p. 68. CL notre
él. ; JiU.'O'iicii^'itrs HJud(.o-l>vr hères, l. IL cil. 1-liL
CADMEENS ET PHENICIENS 37
Coushites du sud et les Abrahamides, Sémites du nord.
Les textes législatifs du Talmud, généralement très
réservés en ce qui concerne les restrictions au mariage
avec les gentils, n'hésitent pas à attribuer aux Libyens
indigènes une origine commune avec les Égyptiens ^
C'est donc en Egypte, et à une époque qui ne doit pas
être antérieure à la domination des Hycsos, qu'il faut cher-
cher le problème des origines des Phéniciens. C'est chez
les Libo-Phéniciens, population mélangée de Coushites
et de Cadméens marchands qui avaient subi l'influence
égyptienne, qu'il faudrait voir l'origine de leur activité
maritime.
Nous avons signalé déjà l'importance relative qu'il faut
attribuer aux différences de langue et d'écriture. Il est pos-
sible que le^ premiers Phéniciens, venus vers la Méditerra-
née sous la conduite des Hycsos, aient oublié bien vite leur
langue sémitique pour subir l'influence des langues égyp-
to-berbères; il est possible aussi que l'écriture libyque^,
si différente de la phénicienne, soit le prototype de l'al-
phabet cadméen et que cette écriture, dont l'origine égyp-
tienne a été supposée par ChampoUion et Ilalévy, soit la
plus ancienne des écritures connues^ ; si on l'admet, il n'y
a plus à se demander pourquoi les Sémites de la Syrie
continuaient à se servir des cunéiformes : l'écriture, déjà
répandue en Arabie, en Afrique et jusque dans les îles
méditerranéennes, n'aurait pénétré en Palestine qu'à une
époque postérieure.
La légende de Cadmos, qui s'accorde parfaitement avec
la Bible, ne procède pas autrement lorsqu'elle fait venir
1. Talm. Jérus., Kilaïm, 8, 3 ; Sabbat, 5, 7, etc. nafD Nin UlS Nin. Les
Libyens sont de la même origine que les Égyptiens.
2. U est certain, dit d'AvEZAC {VUniv, PilL, Numidie et Mauritanie, p. 79),
qu'une partie des Maures connut toujours la navigation. Poséidon est un
dieu d'origine libyenne. Sous les Romains, les pirates maures font des
incursions en Espagne.
3. Cf. plus haut, p. 8, note 1.
38 ARCHIVES MAROCAINES
Cadmos, frère aîné de Phénix, de la Libye et qu'elle le
présente comme civilisant la Grèce, à une époque où la
Phénicie syrienne s'appelait encore Zabi ; elle a double-
ment raison quand elle rattache la première activité des
Cadméens à l'Egypte : les Cadméens, frères aînés des Phé-
niciens, sont précisément les peuples maritimes de la Mer
Rouge qui, entraînés par le flot des Pasteurs, se trans-
portent vers la côte égypto-libyenne où ils font souche
et donnent naissance à cette race libo-phénicienne qui
devait plus tard faire la fortune des colonisateurs phéni-
ciens
Après avoir pris contact avec la civilisation égyptienne
et y avoir puisé des renseignements plus ou moins précis
sur les pays méditerranéens, ces Beni-Qedem égyptiens
inaugurent la première période des excursions maritimes
sous le nom de Cadmos l'Errant, nom générique des
populations du Golfe Persique 2.
En Crète 3, en Lydie, en Grèce, en Étrurie ^, ces Cad-
méens jouent exactement le rôle que leur attribue la lé-
gende. Issus de Qedem-Chronos ou Ma'on-Minos, appa-
rentés aux Égyptiens, ces Cadméens initient la population
1. Cf. MovERS» die Phosnizier, t. II, p. i, p. 40; Hérodote fait venir les
Phéniciens de TÉrythrée. Meltzer {quvr, cité, I, noie 3) ne contredit pas
cette opinion, mais croit que les Phéniciens étaient encore à l'état bar-
bare lorsqu'ils vinrent en Palestine.
Sur les Phéniciens en Egypte, V. Odyssée^ XIV, 29; Hérodote, 1,1 et II, 12.
Les Phéniciens dominaient sous Cadmos une partie de l'Asie. Phénix et
Cadmos vinrent de Thèbes en Syrie et s'emparèrent de Tyr et de Sidon
(Syncellus, 228). Cadmos est appelé « TErrant ». Une partie des Hycsos
s'établit sous la conduite de Cadmos et Danaos en Grèce. (Movers, ouvr.
cité, I, I, 36.)
2. Les Israélites ne parlent plus l'hébreu sans cesser pour cela de se
considérer comme les descendants des Hébreux.
3. Les anciens signalent pour la Crète une tallassocratie sous le règne
de Minos-Ma'on (Movehs, ibid., I, I, p. 38). Minos est également l'éponyme
de la Lydie-Méonie (Bréal, /&/</., p. 35). La nation des Minyens est re-
marquable par ses richesses, sa civilisation et ses arts (Reclus, CHomme
et la Terre, II, p. 282).
4. Sur Cadmus-Hermès l'Ëtrurien, voir Movers, I, 512. Nonnus appelle ce
dieu du nom de yftBjjif.Xo;.
CADMÉENS ET PHÉNICIENS 39
de rÉreb à Tagriculture, au culte de Dionysos, leur en-
seignant l'art d'exploiter les mines et leur donnant une
organisation sociale et militaire. Qedem ou Qadmilos pré-
side à ce mouvement des Proto-Sémites, comme le dieu
Qedem préside à la formation du culte du peuple hébreu.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici que Car-
thage elle-même, l'ancienne Cacabé ou « étoilée », avait
autrefois porté le nom de Cadméa, attribut qui ne fut
celui d'aucune ville de la Phénicie syrienne. La « ville
nouvelle » aurait donc joué un rôle important bien long-
temps avant l'apparition des Phéniciens, à une époque où
Cadmos incarnait les migrations maritimes des Proto-Phé-
niciens.
Si nous acceptons celte explication du mythe de Cad-
mos, nous arriverons facilement à trancher quelques
problèmes qui ne cessent de préoccuper les savants.
En premier lieu, elle confirme les traditions grecques,
déjà corroborées par les traditions bibliques, d'après les-
quelles c'est de l'Afrique et de l'Egypte, et non pas de
l'Asie, qu'était venue la civilisation primitive de la Grèce ;
elle confirme que la première colonisation orientale en
Crète et en Grèce vient des Phéniciens de l'Egypte et de la
Libye, ce qui concorde avec les données de l'anthropologie
et de la linguistique ^ Plusieurs savants ont été frappés
de la parenté physiologique des populations préhistoriques
de Crète avec les Berbères. D'autre part, la mythologie
grecque la plus ancienne qui se rattache au cycle cadméen
ne se rapproche-t-elle pas par sa simplicité des idées na-
turalistes des anciens Sémites, avant que le culte solaire
d'Osiris — dont Melqart n'est qu'une des multiples in-
1. Cf. El. Reclus, V Homme ella Terre, H, p. 269.
V. le docteur Bertholon, Origine ei formation de la langue berbère
{Rev. Tunisienne, 1906). Cet auteur arrive (p. 51) à la conclusion suivante :
Il existe dans les langues berbères une première couche d'expressions
archaïques ayant été usitées aussi en Europe et en Asie Mineure. Et en
Palestine, ajoutons-nous.
.40 ARCHIVES MAROCAINES
carnations — ne soit venu leur imprimer le caractère ex-
travagant et mythologique que Ton sait.
En second lieu, nous ferons ainsi tomber une grosse
objection qu'opposent les archéologues non sémitisants
au rôle civilisateur des Phéniciens à une époque préhis-
torique : la grande civilisation mycénienne notamment,
qui remonte au moins au milieu du deuxième millénaire,
avait déconcerté les historiens les plus conservateurs ; on
se trouvait acculé à deux thèses, dont Tune tendait à dimi-
nuer le rôle des Phéniciens dans l'histoire de la civilisa-
tion et à faire de ce peuple un tributaire de la civilisation
méditerranéenne, et dont l'autre aurait été réduite à recu-
ler l'histoire de la Phénicie jusqu'à des époques où même
le nom ethnique de ce peuple ne pouvait pas exister.
Or, si nous tenons compte du fait que les Hycsos appa-
raissent en Egypte et dans la Méditerranée vers Tan 2000
et si nous plaçons à cette époque les origines de l'activité
maritime des Cadméens, entraînés de la Mer Rouge vers
le nord, nous comprenons facilement que, plusieurs siècles
après, une civilisation prospère, profondément influencée
par celle de l'Egypte, ait été florissante déjà sur plusieurs
points de la Méditerranée, que des relations maritimes
aient existé à partir du quinzième siècle depuis Tarshish
« l'espagnole » jusqu'en Asie Mineure. Les invasions des
peuples de la Mer en Egypte et en Syrie et les traditions
qui rattachent les Phéniciens et les Philistins de la Pales-
tine à l'île de Crète se trouvent par ce moyen expliquées
tout simplement. La civilisation mycénienne fut donc
tributaire des Cadméens égyptiens, comme plus tard la
civilisation occidentale sera tributaire des Tyro-Phéni-
ciens.
Il nous reste à dire quelques mots de l'origine des mots
1. M. Bertholon {ibid., p. 163) explique Torigine du terme Tarsis par
Telbnique Toursha-Tyrsiens, peuple maritime par excellence. C*est à lui
que doivent leurs noms Tarsis-Tars et Tarsis l'africaine et l'espagnole.
CADMÉENS ET PHÉNICIENS 41
« Phéniciens » ou « Puniques », termes qui ont fini par
prévaloir chez les peuples classiques.
Au risque de paraître exagérer notre manière d'élu-
cider tant de problèmes compliqués, nous croyons devoir
présenter ici une nouvelle hypothèse.
Tout d'abord, il est évident que le terme « Phéniciens »
n'est pas d'origine sémitique. Les anciens Égyptiens ont
deux termes pour désigner les peuples maritimes de la
côte libyenne : ce sont les Dzamhi ou les Tahi-Dzahi (les
peaux claires). D'autre part, on a déjà pensé à la racine
grecque (çoivi;, rouge), ce qui répondrait à Tarigine primi-
tive des Phéniciens venus, d'après certains auteurs, de la
Mer Rouge, en outre aux termes de Édom — pays rouge —
(la Qadouma de l'époque préhistorique) et, même, à Adam
le « Rouge », l'ancêtre présumé de la race humaine.
La couleur rouge s'explique, d'ailleurs, par les teintes
rougeâtres des sables sur les côtes de la Phénicie
syrienne et africaine. En hébreu, ce mot se traduit Hôl, plus
correctement « Haul >>; Haula veut dire « Dunes mari-
times ». Or, ce terme se retrouve dans plusieurs localités
occupées parles Beni-Qedem, sous le nom de Haoula (pays
des sables rouges*).
On rencontre un pays de Havila dans l'extrême est du
Golfe Persîque, la patrie première des Phéniciens naviga-
teurs 2. Strabon connaît encore un pays « Havelata » ; le
Targoum traduit Havila-Indica, c'est-à-dire les Indes dans
le sens large du mot 3. Or, ce pays de Havila se trouve être,
1. nS^tn. Cf. nwn nSaa, c. m. C'est un collectif formé de Sin à l'ins-
tar de nzXf {Job, III, 4) de ]:V, etc.
2. On pourrait affirmer que nS^in a toujours désigné un peuple des
dunes et des sables (Cf. les Touaregs de nos jours). C'est le cas pour la
Bible. Lorsque Josèphe (v. p. 48) traduit T\T^T\ par Gétules, il pense évi-
demment h la valeur étymologique de ce terme. En effet, Salluste place
les Gétules aux bords du Sahara {Bellum Jugurt., XIX, II); Strabon, XVI,
Jerachmiel et Eldad le Danite placent les Havila-Haulata dans le même
pays.
3. Cf. ScHWARTZ, yiNH mKi:in, Havila.
42 ARCHIVES MAROCAINES
avec Ophir, le centre commercial du monde antique :
Havila est le pays de Tor, c'est là qu'on trouve également
le bdellion et Tonyx^
On peut donc supposer que le commerce était exercé pri-
mitivement par les habitants de Haoula, habitants des
dunes ou « Cadméens de la mer ».
Plus tard, à Tépoque où la deuxième race sémitique
entre en scène et où le bassin de la Mer Rouge devient un
pays sémitique, nous trouvons un Havila — fils de Yaqtan
— dans Textrême Sud-Arabique, exactement au point du
Pouanit qui devient, à partir de la dixième dynastie, avec Ha-
bashet, le centre commercial des rives de la Mer Rouge 2.
Ce sont donc des fractions des anciens marins de la
Mésopotamie, les Havila ou populations des dunes mari-
times du Golfe Persique, qui pénètrent à cette époque
jusqu'aux dunes de l'Erythrée, où ils fondent une nou-
velle Havila. Après la conquête des Hycsos, les Havila
pénètrent en Afrique et plus tard Josèphe identifie les
Gétules avec les Havila, pensant probablement à l'étymo-
logie du mot, qui veut dire sables^. L'histoire de ce terme
géographique est donc exactement l'histoire des pérégri-
nations des Cadméens maritimes ; après avoir primitive-
ment séjourné à Havila, « pays de l'or et de l'onyx », centre
du commerce mésopotamien, ceux-ci font avec les Sémites
cadméens une étape cadméenne et arrivent avec les
Hycsos à la Libye-Phénicie.
Dans le Delta comme dans les parages du sud, ces mar-
chands occupent toujours les dunes maritimes : ce sont
les gens des sables rouges ou des dunes, comme les Cana-
1. Genèse, II.
2. Les injscriptions proto-arabes connais!?ent une divinité du nom de
Sin (Otto Weber, Arabien vor dem Islam, p. 19).
3. Les Havila sont les concurrents des Ma'ounim (Minéens), pour ce
qui concerne la domination commerciale. Dans la grande inscription de
Glaser n" 1155, nous voyons les Havila s'associer aux Sabéens pour sur-
prendre la caravane marchande des Minéens (Otto Weber, ibid., p. 2S}.
cadméens et phéniciens 43
néens sont les gens de la plaine ; les Amorrhéens, les habi-
tants des montagnes ; les Labnani, les habitants des neiges
du Liban.
Cette simple exposition étymologique paraîtrait sans
doute trop vague et trop faible, si la mythologie chère aux
anciens ne venait la corroborer. La mythologie ne fait
pas dériver « Phénix» de « rouge », mais de Phénix, frère
cadet de Cadmos — oiseau fabuleux qui renaîtrait de ses
cendres tous les mille ans ^ Or, le rapprochement étymo-
logique qui en Grèce fait associer « rouge » à « Phénix »
se retrouve en hébreu, et nous pourrions très bien pré-
sumer que les origines du mythe de Phénix sont plutôt
sémitiques que grecques : en effet, dans la légende
grecque, le Phénix se perd dans le sable du désert; en
hébreu, le terme « Haul », sable, s'applique au Phénix lui-
même. Déjà le livre de Job connaît cette faculté mythique
du Phénix lorsqu'il dit : « Je mourrai avec mon nid et je
multiplierai mes jours comme le Phénix*^. » La version des
Septante n'a pas hésité à traduire Haul par cpoivixo;. Le
Talmud raconte que le Ilaul est un oiseau qui n'a pas
mangé du fruit prohibé de TÉden. Aussi vit-il mille ans,
après quoi il déchoit, son corps se détruit et il finit par
ne plus rester qu'un œuf qui se transforme en oiseau 2.
1. Genèse Rabba, 19, 4. Le V"s est un oiseau pur, qui couvre en volant la
sphère solaire. Talm. Bab. Ir. Sanhédrin, f. 108. Tous lui obéirent (à Eve)
sauf le Hôl = Phénix. En commentant le verset 18 du chapitre XXIX de
Job, le Talmud dit que le Phénix vit mille ans, après quoi il disparaît dans
le sable pour renaître de ses cendres. La question précisée par Movers
(v. II, 1. 1, p. 23) est reprise par Meltzer {Geschicfile der Kartharjer, 1, 3, 76).
Cet auteur écarte avec raison les termes de TDIS-Pount et de Fenchu ;
90IV1?, ootviiuc, 9otv'.yïj sont des mots grecs certains. L'hypothèse de la
provenance de ce terme de çoivixt) « pays des palmiers « ne tient égale-
ment pas debout. l\ en est de même pour ooivioaEiv de 901V0; = brigand,
qui ne saurait pas être expliqué par la forme latine, qui est Pœnus. Les
Egyptiens désignent leur pays du nom de Kern (pays noir), mais ils
appellent aussi le pays de la côte syrienne du nom de Désert ou pays
rouge, ce qui correspond à l'hébreu DHN.
2. Midrash Rabba, Genèse,2 et 19, 4 ; Midrash Samuel, § 12; Talm. Bab., tr.
44 ARCHIVES MAROCAINES
Tout cela nous amène à Tétymologie sémitique de Ha-
vila-HouIa qui a pour racine les Dunes Maritimes : les con-
ceptions de rouge et de phénix ne viennent que plus tard.
Les peuples méditerranéens auraient donc pu expliquer
ainsi l'origine étymologique de la fraction maritime des
Cadméens qui portait le nom de Beni-Havila, peuples des
Dunes, rapproché de celui de Haul-Phénix et que person-
nifient les fils du Phénix.
On nous objectera que ce terme n'était pas connu en
Palestine, berceau de la langue phénicienne, telle que
nous la connaissons. A quoi nous répondrons que la Phé-
nicie arabe et africaine ayant peut-être précédé celle de
la Syrie, ce terme se répandit dans la Méditerranée avant
d'être connu en Palestine. Cependant, nous avons déjà vu
que, pour les anciens Hébreux, les Sidoniens figuraient à
côté des Beni-Qedem envahisseurs ; ils les guidaient peut-
être. Mais même en Syrie la trace du nom de Havila,
<( habitants des Dunes », ne semble pas avoir été absolu-
ment effacée. Il y avait, parmi les peuplades araméennes
avoisinant Hamat la Cananéenne, une tribu qui portait
précisément le nom de HouP. D'autre part, la Bible ne
mentionne pas le nom du petit lac du nord, qu'elle appelle
simplement le Mé-Mérom, lac Supérieur-. Cependant, ce
lac est célèbre par le fait que les Israélites y rempor-
tèrent une victoire décisive contre la coalition des Cana-
néens et des Amorrhéens. Or, ce lac a conservé son ancien
nom : les Arabes l'appellent toujours du nom Bachr-el-
Houl. Les sources talmudiques connaissent encore l'an-
cien terme de Hauvalata ^, nom qui dans cet endroit dé-
pourvu de sables n'a rien à voir avec Tétymologie de
Sanhédrin, f. 108. La légende de Phénix e^t plus lard reprise pour le
compte de Hiram. Tout comme le Phénix ce rui aurait vécu 1000 ans.
1. Gtnèfe, X. 23.
2. C-rS^C^JoscÉ, XI, 6 et 7.
3. Talm. Jérus., ir. Deniàï, II, commencement.
CADMÉENS ET PHÉNICIENS 45
dunes et qui doit se rattacher à un groupement ethnique.
D'ailleurs, les Israélites établis en Galilée ^ continuent
à désigner ce lac sous le nom de Yam-Havila : simple
coïncidence, dira-t-on, que rien ne permet plus d'expli-
quer. Mais ce fait se rencontre précisément dans la ré-
gion la plus phénicienne de la Palestine, en face de Si-
don la Grande. S'il est vrai que les Phéniciens sont
originaires de la Ilavila du Golfe Persique, ou de l'Ery-
thrée, nous nous expliquons facilement la persistance de
ce nom dans une région qui fut toujours le point d'appui
des Phéniciens de la Palestine et d'où procédèrent proba-
blement les ancêtres des Sidoniens; de là à conclure
qu'à un moment donné de l'histoire on désignait les
divers clans des Cananéens de la Haute-Galilée sous le
nom générique de Ilavila, il n'y aurait qu'un pas. Tou-
tefois, on ne saurait négliger cet indice au sujet d'une
population cadméenne, dont les avant-gardes, selon la
Bible, campaient de « Havila au désert de Shour ».
La mythologie, les traditions, l'archéologie et l'anti-
quité classique, l'étymologie elle-même s'accordent pour
faire des Phéniciens une race cadméenne qui apparaît
simultanément en Afrique et en Syrie sous la protection
cananéenne. De plus, en leur assignant comme patrie
primitive le bassin de la Mer Rouge et partant TÉgypte
et la Libye, l'antiquité semble avoir voulu indiquer que
les Phéniciens n'étaient que des nouveaux venus en
Palestine. Cette tendance, qui est certainement déjà celle
des livres bibliques, est formellement exprimée par les
apocryphes du deuxième siècle avant Jésus-Christ, lors-
qu'ils font de l'Afrique la patrie primitive des Cananéens.
Reste à préciser si on peut voir dans ces Phéniciens des
populations d'origine étrangère qui auraient, à un moment
donné, prédominé en Palestine.
1. J. ScHWARz, yiNH niNim, p. 63.
LES HÉBREUX
Derniers venus en Syrie, les Hébreux ou « ceux de Tau
delà de i'Euphrate », c'est-à-dire les plus Ghaldéens des
Sémites, profitent de la domination des Hycsos pour s'in-
filtrer simultanément en Syrie, en Arabie et dans le Delta.
Leur individualité sémitique plus prononcée que celle des
autres, leur long séjour dans les pays mésopotamiens font
de ces nomades les plus résistants, les plus conscients des
Sémites K Les Beni-Qedem du désert et de l'Est palesti-
nien s'hébraïsent bien vite ; sur les ruines des anciens
peuples, des nouvelles tribus s'établissent, Ammon, Moab,
Édom,etc., qui harcèlent les Coushites cananéens etamor-
rhéens ; les anciens Cadméens de pure race tels les Saba,
Tema, Havila, subissent eux-mêmes Tascendant des nou-
veaux venus et par des liens généalogiques se rattachent à
Abraham, « le père de multiples races».
Dans le Delta, ceux de leurs congénères qui devaient
former le noyau du peuple d'Israël s'installent en pasteurs;
asservis plus tard par les Pharaons, on les rencontre
comme fugitifs dans les traditions juives et égyptiennes
et comme «Ephriu » jusqu'à l'époque des Juges 2.
En Palestine, la domination égyptienne ne les empêcha
pas de devenir les maîtres du pays : les tablettes de Tell
1. Cf. Maspero, ouvr. cilé^ p. 201 et suiv.
2. Ce terme était-il l'équivalent de "«zy ou celui de onSN?
LES HÉBREUX 47
EI-Amarna, qui jettent une lumière nouvelle sur la situation
de la Syrie du quinzième siècle, nous montrent la Pales-
tine harcelée par les Habirou ou par les clans de Haber et
de Malkiel * qui précèdent les Beni-lsraël.
Nous les voyons s'emparer successivement du territoire
d'innombrables petits royaumes, dont l'organisation rap-
pelle singulièrement celle des sociétés berbères de nos
jours. Pendant toute la durée que la Bible assigne à
l'époque des Juges, c'est-à-dire entre le quinzième et le
onzième siècle, la Palestine traverse une crise où se for-
ment et se développent de nouvelles nations, et au fond
de tous les récits qui nous ont été transmis, nous voyons
deux races aux prises pour la conquête du pays : celle des
Cananéens, à laquelle on rattache les Amorrhéens et les Hitti-
tes, vers le nord, race militaire et conquérante primitive
et ayant « des chars de fer et des chevaux », qui pénètre
jusqu'à la montagne, et celle des Hébreux, race nomade,
mais apparentée aux Cadméens et ayant une conception
religieuse très élevée et une conscience propre très déve-
loppée. C'est en vain que nous chercherions à découvrir
entre ces deux envahisseurs, qui tantôt s'entr'égorgent
sans merci, tantôt fusionnent entre eux ou avec les petites
peuplades cadméennes, le fameux peuple phénicien, illus-
tre entre tous ; ces habitants de la côte du Liban, qui déjà
au dix-huitième siècle auraient écume les mers, civilisé
les peuples, colonisé l'Espagne, se réduisent au quinzième
siècle, en Palestine même, à quelques bourgs situés au
bord de la mer et nullement distincts des autres Beni-
Qedem. Les textes de Tell El-Amarna nous montrent les
villes d'Arvad, de Gebal, de Berut, de Sidon, de Tyr ,2
1. Cf. HoMMEL, Gesch., etc., p. 100; /6/d., p. 68 et 88; Landau, ouvr,
cilé, p. 15. Les Habirou menacent Arad-Hiba le roi-prôlre de Jérusalem.
Malkiel et ses partisans font fuire les garnisons de Guezcr, de Kiltu-
Ké'ila et de Rubutu-Hebron (îaiK nnp); Hommel, ibid., p. 89.
2. Hommel, i6i£f., p. 82.
48 ARCHIVES MAROCAINES
d'Acco et d'Alasia-Ghypre, formant toutes de petites prin-
cipautés isolées à l'instardes autres villes de la Syrie; toutes,
elles sont menacées par les Khati et les Amorrhéens du
nord, les Habirouou Hébreux du sud. Ce n'est qu'à cette
époque, que les Amorrhéens occupent Arvad et Byblos et
que ceux qui devaient devenir les Sidoniens s'emparent
de la ville maritime de Sidon. Quanta Tyr, son prince ne
garde plus que la petite lie ou « rocher de la mer », où « il
est enfermé comme un oiseau dans une cage » et où il im-
plore en vain l'aumône de l'eau et d'un peu de bois : com-
bien nous sommes loin de l'époque où la mer fournissait
à « Tyr la Couronnée » les richesses d'outre-mer !
De navigation mondiale, de solidarité d'intérêts et de
croyances, aucune trace : de ces fameux Phéniciens écu-
meurs des mers, aucun indice n'existe encore dans les an-
nales trouvées à Tell El-Amarna.
Tout le pays de Zabi se réduit à quelques bourgs isolés,
comme le resta plus tard Laïch-Dan, pauvres, insigni-
fiants comme le reste de la Palestine, ayant d'ailleurs la
même onomastique, les mêmes origines que les autres
cités cadméennes.
Soumis par les Cananéens-Amorrhéens, dont ils embras-
sent peut-être la religion et dont l'origine ne s'explique
que parles Hycsos « Hamites )),ces villes reçoivent, ulté-
rieurement peut-être, ce nom de Canaan, qu'illustrèrent
aux yeux des Hébreux les peuples ayant des origines com-
munes avec les Coushites ^
Mais déjà les Habirou ou les Hébreux les suivaient de
près ; ce qui ne fut point occupé par les Cananéens devint
la proie des fils d'Abraham. En voici un exemple caracté-
1. Ce qui confirme que les Cananéens et les Hittites sont des Hycsos
refoulés de l'Egypte. La présence des Cananéens dans le désert de Sinai
{Nombres, XXI, ï, etc., et des Hittites à Hébron {Genèse, XXHI) nous
montre la persistance des arrière-gardes des pasteurs dans le sud. L*oc-
cupation de la vallée de TOronte ne daterait que de cette époque.
LES HlÊBREUit '40
ristique : les Cananéens réussissent à s'emparer du nord de
la Phénicie ; ils y restent et occupent le Liban jusqu'à
Hamat. Le nord de la côte syrienne se rattache dès lors au
monde coushito-égyptien. Cependant, les deux clans hé-
breux de Haber etdeMalkiel, qui du temps des tablettes
de Tell El-Amarna occupent le territoire de Juda, sem-
blent se retrouver, un siècle plus tard, établis dans le nord
où ils occupent le paysd'« Aseru », c'est-à-dire la Phénicie
méridionale, que les Amorrhéens n'ont pas pu reconquérir
sur les anciens Beni-Qedem * .
L'Egypte, qui était alors la souveraine de la Palestine,
semble avoir pratiqué la politique du laisser-faire ; elle se
contentait d'occuper quelques points stratégiques impor-
tants, dont Guezer, que Pharaon cédera à Salomon (dixième
siècle), devait être le dernier vestige ; Tinfluence égyp-
tienne s'exerçait par la fondation des colonies |religieuse3,
dont les souvenirs se perpétuent, tels ces nombreux Bet
Shemesh ou les « Hères » — Serah-Héliopolis y\n 2 qui
se rencontrent après cette époque en Palestine, prouvant
l'introduction du culte d'Osiris — Amon en Syrie.
Tyr la Maritime n'aurait-elle pas été occupée par une
garnison égyptienne, et son sanctuaire devenu plus tard
celui de Melqart n'aurait-il pas une origine africaine ?
Nous n'en savons rien ; mais ce qui nous est connu, c'est
qu'au commencement le Baal de Tyr paraît avoir été un dieu
du Ciel localisé et qu'on l'adorait sans forme ni image ^; ce
qui est plus certain encore, c'est qu'aux yeux des auteurs
hébreux, les Cananéens et les Hébreux représentaient deux
groupes ayant des tendances distinctes; les uns Chaldéens
etCadméens personnifiant le culte de Qedem, leEl Elion-
Baal-ShamaIm,dontle culte austère devait aboutir à Jéhovah;
1 C*e8t Topinion de M. Jastrow (cf. Jew. Encyclopedia, art. Asher).
2. Joêué, XV, 10; XIX, 22 et 41 ; XXI, 16; Juges, I, 35 ; VIII, 13 ; II Rois,
XIV, 11, etc.
8. V. notre ch. XII.
ARCH. MAROC. 4
50 ARCHIVES MAtlOCAlNES
les autres, les Cananéens, les Hittites, etc., ayant subi une
influence égyptienne, restent fidèles aux conceptions égyp-
tiennes et perpétuent le culte du Soutouch-Baal, le dieu So-
leil, qui personnifie la civilisation égyptienne de l'époque.
Plus tard, ce culte aboutit à Melqart-Amon, le dieu sangui-
naire et somptueux. Ce qui n'empêcha pas, du moins à
l'époque où nous en sommes, un phénomène de croise-
ment et d'absorption entre les deux races : plusieurs des
fils de Jacob sont d'origine mixte hébréo-cananéenne ^-
Cependant, l'arrivée inopinée d'un troisième facteur
donna une nouvelle tournure aux destinées ultérieures
de la Palestine.
Nous parlons de ces peuples de la Mer, dont, grâce à la lu-
mière des textes, le rôle commence à s'éclaircir.
Après la poussée des Cadméens du Golfe Persique du
troisième millénaire, la Phénicie palestinienne, située
juste au centre géographique deé trois continents, devient
nécessairement le rendez-vous de toutes les races con-
nues de l'antiquité.
1. Les patriarches épousent fréquemment des Cananéennes.
VI
LES MÉDITERRANÉENS EN PALESTINE
Dès le quatorzième siècle, les peuples riverains de la
Méditerranée commencent à jouer un rôle actif dans
les destinées de la Méditerranée sémitique : quelques
siècles de contact avec les Libo-Phéniciens en Afrique,
avec les Hittites en Anatolie (et probablement aussi un
courant de colonisation active partant aussi bien de
l'Egypte que de la Libye pour aller en Grèce et en Italie,
avec nie de la Crète comme point de ralliement central)
avaient fait naître dans les régions des îles de Kittim une
civilisation assez avancée *. Les « peuples de la Mer »,
comme les Égyptiens les appellent, peut-être grossis
des premiers flots indo-aryens, commencent à se distin-
guer surtout comme navigateurs et comme guerriers ;
aussi Ramsès IP les emploie-t-il déjà dans ses campagnes
contre les Hittites. Dans les récits des guerres de ce sou-
verain, nous rencontrons les Loukou(Lyciens), les Darden
(Dardaniens), les Moschi, les Javan, les Kishag-Kolch,'à
côté des Libyens et des Nubiens ^ ; les relations maritimes
1. V. E. de RouGÉ, Extraits (Tun mémoire sur les attaques dirigées contre
t Egypte par les peuples de la Méditerranée {Rev. Archéoi, nouv. sér.,
l. XVI).
2. HoMMEL, Gesch., etc., p. 38 ; Meltzer, Gesch, der Karl., I, p. 18.
3. M. Halévy attribue à tous ces peuples une origine libyenne (Journé
Asial.y 1874, p. 408). On pourrait dire, avec autant de raison, origine cad-
méenne-égyptienne ou méditerranéenne, les mouvements maritimes en
52 ARCHIVES MAROCAINES
entre ces peuples riverains des trois continents ne peuvent
donc plus être contestées ; Thomogénéité de leur civilisa-
tion, de leur caractère est confirmée par les gravures
égyptiennes : on voit nettement que le génie de Cadmos
a passé par là. Les peuples mercenaires subissent toujours
la loi de l'attraction qui les attire vers leurs clients : c'est
là une règle historique à laquelle les peuples dits « de la
Mer » n'ont pas échappé. .
Sous le règne de Mer-en-Ptah (4258-1230), une coalition
de pirates méditerranéens, convoitant les richesses de
rÉgypte et de la Syrie, se jette sur les côtes de ces pays.
Leurs troupes, pour la plus grande partie, se composaient
de peuples du nord et de tous les pays de la Mer, peuples
classiques : Loukou (Lyciens), Akhaïvach (Âchaïens), Tour-
shou (Tyrsiens), Shakloush (Siciliens), Sharden (Sardes),
Mashoush (Libyens, Berbères, etc.)^ Voici un tableau de
cette invasion que nous ont transmis les Égyptiens: « Au-
cun peuple ne résista à leurs armes. Du pays des Hittites
et de Qode (golfe d'Isée), de Carchemish jusqu'à Arvad et
Alasia (Chypre), ils exterminèrent la population et dres-
sèrent leur camp jusqu'à l'intérieur du pays d'Amoura dont
les bourgs furent saccagés, les champs ravagés de fond
en comble ».
« Ils arrivèrent en armes et menaçaient en Egypte : leur
force principale consistait en Palsat, Zakkal, Dardaniens,
Danan, Chaklouch et Mashousha. »
Cette époque troublée, où la Syrie et TÉgypte se trou-
vèrent menacées par les Libyens et les insulaires, coïn-
cide avec la première apparition du peuple d'Israël dans
un texte écrit : un document égyptien se plaint qu'en même
temps les peuples de la Palestine du Sud furent harcelés
par « la tribu d'Israël qui occupait alors le pays entre
quesUon étant TefTet d'une réaction des Méditerranéens contre les Cad-
méens soumis à Tinfluence de l'Egypte, leurs maîtres en civilisation.
1. Maspero, ouvr, citéy p. 295 ; Hommel, ibid.f p. 100.
LES MÉDITERRANÉENS EN PALESTINE 53
Âskalon, Guezer, In'oam d'un côté et la Troglodyte (Hori-
Édom), de l'autre * ».
Ce fut une politique avisée que de livrer ce même terri-
toire au reste des peuples de la Mer, car c'était mettre le
noyau du futur peuple d'Israël aux prises avec une race
qui lui était infiniment supérieure dans l'art militaire ; le
roi d'Egypte se débarrassait ainsi des menaces de l'un en
faisant des autres ses mercenaires. Les Philishis, les
étrangers — terme d'origine hamitique probable ^ — ne
cesseront plus d'être une dépendance égyptienne.
Les nouveaux venus s'installèrent dans les cités mari-
times : la ville d'Askalon, la cité la moins ancienne, mais
aussi la plus purement maritime de la fédération des Phi-
listins, doit probablement son nom aux Shakoula, comme
Zéqalag et Zakkal^-En Dor le doivent aux Zakkala. Quant
aux « Danan », il en sera question plus loin.
L'établissement des peuples de la Mer sur la côte
syrienne eut une influence décisive dans l'histoire du
peuple d'Israël. C'est grâce au choc avec cet ennemi
d'outre-mer, qui soumit les « Beni-Eber » à une rude et
longue épreuve, que ces derniers se ressaisirent et finirent
par affirmer leur individualité propre : Israël tendra
désormais à personnifier les Hébreux en général. Les
textes Bibliques les plus anciens ont conservé le souvenir
de cette invasion. C'est à elle que fait allusion l'oracle de
Balaam ^ :
« Des flottilles viendront des Kittim ^ ; elles affligeront
1. Maspero, ibid., p. 208; Hommel, ibid., p. 101.
2. Cf. celui de Phalabha de nos jours.
3. HoM]iEL,i6i£f., p. 106.
4. Nombres, XXIV, 24.
6. L'idenUlé des Hittites avec les Kittim, entrevue par Movers, est
mise en doute par Meltzer {ouvr, cité, I, notes 7 et 11), mais elle ne sau-
rait être réfutée. C'est là le propre de toutes ces colonisations qui fait
que plusieurs fractions des tribus maritimes s'établissent chacune sur un
point différent de la Méditerranée. Ainsi nous trouvons des villes qui
portent le nom de IMi en Phénicie et près du Golfe d'Akaba ; celui.de
54 ARCHIVES MAROCAINES
Asour * et affligeront Eber, mais (après tant d'autres) elles
aussi finiront par être détruites... »
Les deux siècles qui vont suivre sont connus pour être
l'âge héroïque d'Israël. C'est l'époque où les Hébreux et
les Méditerranéens, qui finirent par se sémitiser, amal-
gamés aux anciens aborigènes cadméens, donneront nais-
sance à une race nouvelle et éclectique : la race hébréo-
phénicienne qui, vers la fin de l'époque des Juges, prendra
définitivement conscience d'elle-même.
Jaffa (13^ = Jappo-Hyppo) en Palestine et en Afrique ; celui de Ascalon
]Spt27K en Palestine et en Ibérie; celui de Tarsis-Tars, celui demOlîfn
Hadrumète, en Arabie et en Afrique, etc.
1. Il s*agit ici évidemment de la côte palestinienne occupée parla tribu
d*Asher. Or, le territoire de Tyr porte déjà dans les textes égyptiens du
quatorzième siècle le nom d'Aseru. Movers nous signale une forme
grecque Zvp pour désigner la Phénicie. Que la Phénicie tyrienne ait
autrefois porté le nom de n^'N, cela nous est confirmé par le passage
du II Rois, II, 9. Or nu?N et "iny (c'est-à-dire Edom, Midian, Israël), etc.,
ont tous les deux passé par Ma'on (Otto Weber, Arabien vor dem Islam,
p. 24-6), le foyer des Beni-Oedera qui campaient entre IITT = IITTK et nS^'in
=r Phénicie.
VII
LES PHILISTINS EN PALESTINE
L'établissement des peuples de la Mer sur la côte
syrienne marque la deuxième époque de l'activité mari-
time des Phéniciens, celle que symbolise le cycle de Mel-
qart — génie local de Tyr — qui finit par dominer les
divinités rivales.
Parmi ces immigrants maritimes, il y avait des ancêtres
des anciens Ioniens, originaires de Crète ou des autres
iles grecques, il y avait des Anatoliens, il y avait certai-
nement aussi des Lybiens originaires d'Afrique, races
hamitiques, probablement apparentées aux anciens Cad-
méens de la Palestine, mais fortement mélangées d'Égyp-
tiens. La Bible, en rattachant les Cananéens et les Phi-
listins de la Phénicie à la race coushito-égyptienne, montre
que tous ces peuples ont profondément reçu l'empreinte
égyptienne, ce qui les mettait sous la dépendance des
Hamites (Khem). D'ailleurs, les peuples de la Mer (les Asca-
loniens) inaugurent leur activité par la destruction de Sidon.
L'existence de leur colonie, qui supplanta celle des Sido-
niens Cadméens, était sans doute la raison pour laquelle
les Hébreux plaçaient en Afrique l'origine des Sidoniens.
Quoi qu'il en soit, dans la tradition juive, les Sidoniens de-
meureront pour toujours des Cananéens non hébreux.
D'autre part, la colonisation de Sidon par des Shakala met
aux mains des Philistins la suprématie du commerce ma-
56 ARCHIVES MAROCAINES
ritime et de Tactivité industrielle, qu^ils ne perdront
qu'avec rétablissement de l'empire de David.
A travers les légendes et les traditions qui nous sont
parvenues touchant cette époque, à peine entrevoyons-
nous quelques lueurs historiques sur le temps des
Shofetim.
Pendant ces siècles du « devenir » de toutes les races
qui se disputaient la possession de la Palestine, les Hébreux
se montrent les plus résistants, les plus vigoureux : suc-
cessivement ils se débarrassent de toutes les invasions nou-
velles des nomades en Palestine, refoulant les unes, absor-
bant les autres ; ils rejettent les Cananéens vers le nord
du Liban et finissent par supplanter les Philistins dans
Tart militaire. Non seulement ils réussirent à se maintenir
contre ces derniers, mais ils imposèrent aux Philistins et
à tous les peuples de la côte leur langue et leurs traditions
ethniques. A Tépoque historique, le pays de Canaan ou
d'Israël a la même langue et la même civilisation.
La première manifestation de l'individualité naissante
d'Israël est marquée par la grande victoire des Hébreux
du nord sur les Cananéens, victoire illustrée par le Can-
tique de Débora. C*est le premier réveil d'une race maî-
tresse qui prend conscience d'elle-même. C*est probable-
ment à la suite de cette victoire, que les tribus du nord
enlèvent la Phénicie aux Cananéens et forcent plusieurs
tribus restées sur la côte à aller chercher, parmi leurs con-
génères libo-phénicîens, un refuge en Afrique. En effet,
la tradition postérieure qui place en 1100 la fondation de
la plus ancienne colonie phénicienne, parait établir cet
état de choses et prouve les relations maritimes avec
FAfrique *. D'autres traditions qui remontent au moins
au troisième siècle av. J.-C." précisent même les noms des
tribus, qui avaient quitté la Palestine pour se diriger en
1. Pb. Bergeb. ia Phéiicie. p. 7.
LES PHILISTINS EN PALESTINE 57
Afrique, notamment les Amorrhéens, qui occupaientla côte
au temps de Tell El-Amarna; le Gergeséen, sur lequel on
insiste particulièrement ; les Qenites, tribu d'origine cad-
méenne qui habitait le nord du temps de Débora ; les Qad-
moni ou Cadméens de Juda ; les Qenizi, dont une fraction
fitpartie de Juda et dont une autre figure comme la fonda-
trice de Carthage^
Ces traditions, que certains auteurs tendent à considérer
comme imaginaires, sont trop anciennes pour que l'on
puisse les traiter de la sorte : les relations entre la Phé-
nicie syrienne et africaine étaient encore trop intimes
pour que le souvenir s'en soit perdu ; d'autre part, l'ono-
mastique punique nous fournit de nombreux exemples de
noms de Qenaz, Girgash, noms qui n'existaient pas chez
les Hébreux et dont on doit nécessairement tenir compte.
Ces populations refoulées par les Hébreux, mais déjà
fortement influencées par eux, sont précisément les Ca-
nanéens qui, venus, selon Diodore de Sicile, par la mer,
s'établirent en Afrique à côté et grâce à l'aide des Libo-
Phéniciens et qui demeurèrent depuis lors tributaires de
la mère patrie ^; leur onomastique, leurs croyances, leur
organisation se distinguent tellement des races anté-
rieures qu'ils gardent une place à part : ce sont des Phé-
niciens venus par voie de mer, des représentants des Hé-
bréo-Phéniciens de la Syrie. Si les Philistins, grossis par
des apports nouveaux du côté de la mer, savent encore
maintenir leur individualité, les Phéniciens, dont l'ex-
pansion ultérieure devait être paralysée par les Méditer-
1. Les noms de t&AlA àe 'r:]p sont très fréquents dans les inscriptions
puniques de Carthage (C. /. S.), «pnSNS IsSn ^JIQTpl ^V2p, ^:^p Tal. Jér.
nm33 41 ; niTatZT, VI, 36 etc. Strabon et Ptolomée signalent la pré-
sence en Afrique de populations qui portent des noms sémitiques ; entre
autres, les Kénitiens, lesQedamasiens, les Erebides, les Negabiens (D*Ave-
lAC, rAfr, ane., p. 179),
S. Il est certain que les Libo-Phéniciens se considéraient comme Cana-
néens (Saint Augustin, Epié, ad Rom.y 13).
58 ARCHIVES MAROCAINES
ranéens, s'effacent de plus en plus : ils tendent à devenir
Hébreux.
Peut-être Sidon a-t-elle joué un rôle dans ces migra-
tions des Cananéens ^ mais nulle trace ne se retrouve
d'une activité qu'aurait exercée la future reine des mers,
avant le dixième siècle et à l'époque des Juges. Tyr (la
continentale) faisait partie du territoire d'Asher, occupé
parles Hébreux. Elle était environnée des tribus israélites
qui toutes, comme nous allons le démontrer, s'adonnaient
à la navigation, autant que le leur permettaient les Phi-
listins, dont l'influence s'exerçait peu vers le nord. A
l'époque des Juges, les cités phéniciennes ne sont pas
encore maîtresses des mers ; elles sont les égales, sinon
les sujettes, de tant d'autres cités maritimes échelonnées
depuis la Crète jusqu'à Tarsis l'Anatolienne et dont les
relations commerciales, après l'invasion des peuples de
la Mer, tendaient à se concentrer sur la rive de la Pa-
lestine. Ce pays ne se trouvait-il pas être, à une époque
où l'Aiiatolie et la Grèce s'éveillent à la vie, le centre du
monde alors connu ?
Movers^, en plaçant la fondation de la grandeur de Tyr
au onzième siècle, est plus voisin de la vérité historique
que tous les autres historiens ^ : tout au plus pourrait-on
supposer qu'il y avait dans Tyr « le Rocher de la Mer » une
garnison égyptienne qui, comme Guezer, avait pu s'y main-
tenir depuis l'époque des Tablettes de Tel El-Amarna. Il se
pourrait aussi que ce fut un sanctuaire consacré à Amon-
1. Sidon ef^t prise deux fois, une fois parles Amorrhéens (au quatorzième
siècle} et une autre parles Ascaloniens (au douzième). Sa population, et
surtout la classe dominante, devait donc être d'origine étrangère. Cepen-
dant rr^nCÎ? la divinité principale des Sidoniens et qui est la même que
.\thar, la déesse des Arabes, a une origine sémitique certaine.
2 /6id., Il, 11, p. 157-1(m ; cf. toutefois Pietschmann, Gesch, der Phœnizier,
p. 374.
8. Berger, ouvr. cUé^ p. 7. La puissance maritime des Phéniciens se
développa sous la suprématie de Tyr vers 1000-900. Landau {ibid.) croit
pouvoir la retarder jusqu'au sixième siècle.
LES PHILISTINS EN PALESTINE r>9
Osiris qui donna naissance au culte de Melqart. Là serait
l'origine de l'influence égyptienne ou des Libo-Phéniciens
d'Afrique, devenus plus ou moins Égyptiens, sur le culte
local, influence qui finit par avoir sa répercussion au temps
où le culte de Jéhovah triomphe en Israël et détache les
Hébreux des Tyriens.
Mais au moment où nous sommes, Hébreux et Phéni-
ciens (ceux du sud au moins) forment un seul groupe-
ment : la communauté de langue est établie, la circonci-
sion^, d'origine égyptienne, est pratiquée par les deux
peuples, à l'inverse des Philistins et des autres tribus
non hébraïques ; les croyances cadméennes et égyptiennes
sont partagées par les deux peuples : Samson et Josué
tirent leur origine des mêmes conceptions mythiques que
Melqart à Tyr 2. L'Egypte domine la tradition religieuse de
Tyr; il en est de même pour celle des Joséphites qui, eux,
font remonter leur origine au prêtre d'On et dont le sym-
bole est le « taureau » ; le veau est l'emblème du dieu Soleil
d'Israël, comme il est celui de Melqart : ce sont toujours
les « mêmes dieux qui font sortir Israël de la terre de Miz-
raïm » ou qui font venir Melqart-Baal de l'Egypte. Il en est
de même aussi pour le culte du El-Elion ou du Baal-Sha-
malm de la basse époque : Sidon, Arvad et Byblos ont,
avec Jérusalem et le Carmel, le dieu suprême de Qedem
en vénération ; l'activité monothéiste d'EIie se concentre
plutôt en Phénicie et le Carmel précède Jérusalem dans
son évolution monothéiste. De plus, le dieu Bérit, le Baal-
Béritde la basse époque, qui, simultanément, se rencontre
à Bérit et à Sichem, reste le centre de la fédération des
Beni-IsraëP ; si Saûl, David et Salomon laissent subsister
1. HérodoU, II, 104 ; Ezichiel, XXVIII, 18; Josèphe, Contre Appion, I.
2. Voir notre appendice Melqart et Josué,
S. Sichem est la Ka'aba des tribus d'Israël. Cf. SkIIT^ pN njm UXTQ
Genèse, IL, 24. C'est là qu'on trouve le betyl ou la pierre sacrée consa-
crée au Baal-Beril, le dieu suprême de la fédération hébraïque. C'est là que
Josué dépose Tarche, « sanctuaire de l'alliance des tribus du nord ». Abi-
eO ARCHIVES MAROCAINES
Tyr seule, c'est qu'ils lui sont « frères » , et « alliés * ». En-
core deux siècles plus tard, le prophète d'Israël reproche
aux Tyriens, qui vendaient les Beni-Israël comme esclaves
aux Grecs, de ne pas se souvenir du Bérit fraternel qui
« alliait » les deux peuples.
Donc, à Tépoque des Juges, Hébreux et Phéniciens ne
formaient qu'une seule entité ethnique. Les uns et les
autres doivent être considérés comme un peuple cadméen
à l'origine, mais avec des mélanges hétérogènes entre
Hébreux et Cananéens et même entre Méditerranéens
et Libo-Phéniciens.
En admettant qu'on puisse encore faire à notre thèse
quelques objections au sujet des Phéniciens du Nord, sub-
mergés par les Cananéens, lesquels surent pendant long-
temps se maintenir dans le Liban, aucune contestation n'est
possible pour les Phéniciens du Sud dont Tyr fut le centre,
et où les Hébreux, assimilés aux Beni-Qedem, possèdent
du pays et le cultivent à partir de Pépoque des Juges K
Le rôle de Tyr se réduit à celui d'un petit bourg mari-
time fortifié, ce qui explique le nom de Mibezar-Zor ou
« le Fort de Tyr « ; celle-ci ne pouvait pas encore être la
reine des mers : le pût-elle, que les Philistins de la côte
l'en auraient empêchée, de même qu'ils empêchaient les
tribus d'Israël de prendre leur essor ; tout au plus, Tyr
avait-elle des Suffètes peu différents des Shofetim qui pré-
sidaient, à la même époque, aux destinées des tribus
éparses d'IsraëP. La période de développement de Tyr
melec. Saûl, David et Roobaam y sont successivement couronnés. Cf.
WiNCKLER, Geschichle Israëls, II, p. 56 et notre appendice sur Melqart et
Josué. Masoudi {Prairies dOr, I, p. 115) connaît encore le terme de « Tour
Berit » ou montagne du Berit, par lequel on désignait le mont de Garizim.
1. Amos, I, 9, D^nN nna.
2. Tyr, dit Movers (/6/d., II, I, p. 67). n'a pas été fondée par Sidon.
Melqart est le génie de Tyr, tandis qu'Astarté est la déesse locale de
Sidon.
8. Avant Abibaal, Tyr fut gouvernée par deux sufTètes (V. Movbrs,
ibid., II, I, p. 353; Maspero, ouvr. cité, p. 391).
LES PHIUST1N8 EN PALESTINE 61
ne dépasse pas celle de Forganisation définitive du peuple
d'Israël : elle n'est guère devenue possible qu'après que
les Israélites, sous Samuel et David, eurent réussi à secouer
définitivement le joug des Philistins. Cette domination
des Philistins, ce « peuple crétois », pesait d'ailleurs sur
les Phéniciens de la mer comme sur les Israélites de la
terre : l'écrasement des « Étrangers », que Hiram pro-
clame dans son message à David, fut le signal de l'hégé-
monie de Tyr sur la mer et de Jérusalem au point de vue
militaire ^ La victoire de David s'annonçait comme bien-
faisante pour les deux nouveaux royaumes et rien n'an-
nonçait encore la rivalité qui devait régner plus tard entre
Tyriens et Israélites.
Les Tyriens étaient si peu Cananéens qu'ils voyaient
d'un œil indifférent Salomon attacher à la glèbe les Cana-
néens restés en Palestine. Le chiffre de 150.000 auquel on
évalue le nombre de ces Cananéens est exagéré sans
doute, mais il montre pourtant le caractère de cette race
guerrière, qui n'a jamais formé qu'une minorité conqué-
rante, perdue parmi une population hébréo-cadméenne
solidement assise 2 ; d'autre part, les souvenirs des an-
ciennes relations des Cadméens avec les peuples de la Mer
Rouge et du Golfe Persique étaient encore vivants chez les
Phéniciens de Palestine. Hiram profite de l'écrasement
des Philistins pour se rendre maître du commerce de
Tarsis (l'Afrique et l'Ibérie), il s'empresse de mettre à la
disposition du conquérant hébreu des « flottilles de
Tarsis » pour renouveler les ancien nés croisières vers
1. Il Samuel, V, II.
S. Les Cananéens et les Hittites sont probablement les 240.000 guerriers
Hycsos qui, selon Manéthon, quittèrent TÉgypte pour s'installer en Pales-
tine. Encore ce chiffre ne devrait-il pas être pris en sérieuse considération.
Toutefois, il s'agissait de plusieurs invasions successives : ce sont d*abord
les Cananéens qui s'installent à 'Arad et les Hittites à Hébron; puis vinrent
les Yebousites, qui s'emparent de Jérusalem sur les Cadméens de Malchi-
Zedec. Partout, d'ailleurs, ces envahisseurs passent sans laisser de
traces durables.
62 ARCHIVES MAROCAINES
les pays d'Ophir, de Havila et reprendre le chemin de
ces Indes antiques; comme on le sait, la domination du
golfe d'Aqaba et la suprématie de la navigation arabe
avaient préoccupé tous les rois guerriers de Jérusalem.
Asa, Josaphat et Uzia s'y mettent avec ardeur. Les
Judéens colonisent Elat et les ports de la Mer Rouge,
comme les Tyriens colonisent Tarsis, l'Afrique et la Mé-
diterranée de l'Est ^
Par ce fait, qu'on ne peut mettre en doute, sont expli-
quées les traditions populaires qui de tout temps avaient
cours en Arabie et en Ethiopie au sujet des exploits de
Salomon; comme le dit fort bien M. Maspero^ le rôle
d'Israël a été tout indiqué : « Le territoire d'Israël situé
entre la Méditerranée, la Mer Rouge et le désert comman-
dait les deux grandes routes du monde. » C*est une asso-
ciation parfaite. Tyr fournit la direction et Israël les res-
sources en hommes et en nature.
Pourquoi en serait-il autrement en ce qui concerne les
pays d'outre-mer ? Nous savons, du reste, que Salomon se
réserva le monopole du fîl, des chars et des chevaux, et
que ses successeurs cherchèrent à en faire autant.
La participation directe et systématique des Beni-Israêl
aux mouvements maritimes des Phéniciens est donc un
fait qui s'impose. Dans ce cas, ne serait-il pas plus logique
d'accepter sans restriction la thèse d'une collaboration des
Israélites et des Phéniciens à l'œuvre de colonisation
dans les pays d'outre-mer ? Ainsi, ce qu'on appelle géné-
ralement colonisation cananéenne serait plutôt une colo-
nisation hébréo-phénicienne.
Le problème se pose si nettement que M. Pietschmann
lui-même, le dernier historien des Phéniciens 3, dont « l'es-
prit nie tout » ce qui n'est pas confirmé par des documents
1. Cf. HouuEL, ouvr. cilé, p. 120 et notre note 2, suppl.
2. Ouvr. cité, p. 392-393.
3. Pietschmann, Gesch. der Phœniziery p. 28.
LES PHILISTINS EN PALESTINE 63
autres que la Bible, finit par reconnaître quedesfractionsde
tribus du Nord ont pris part aux migrations des Tyriens.
Heureusement, des indices plus ou moins décisifs
existent et démontrent jusqu'à Tévidence que la seconde
période de la colonisation phénicienne, notamment celle
des Tyro-Phéniciens proprement dite, qui distingue le
cycle de Melqart de celui de Cadmos, difTère de la pre-
mière, ou période libo-phénicienne, par son caractère
foncièrement hébréo-phénicien.
Ces indices, on les rencontre un peu partout :
1" Dans les textes bibliques dont nous entreprenons ici
une nouvelle révision, à la lumière des connaissances
archéologiques actuelles ;
2"* Dans les documents épigraphiques que le Corpus
Inscript ionum Semilicarum nous fournit dans leur ensem-
ble et qui tous se rattachent à l'époque et à la civilisa-
tion hébréo-phénicienne ;
3^ Dans l'onomastique, la théologie et le rituel sacer-
dotal même des deux peuples ;
h^ Dans les données de la mythologie et du folklore
fournies par les anciens et dont les survivances se retrou-
vent encore dans l'Afrique du Nord.
Nous ne saurions mieux faire, pour appuyer notre thèse,
que d'énumérer minutieusement les sources qui concer-
nent chacun de ces points. Étudions d'abord celles d'entre
les tribus d'Israël qui, par leur situation géographique
ou par leurs relations directes avec la Méditerranée, se
trouvaient prédestinées à exercer une influence sur les
migrations maritimes, à l'époque de la suprématie tyrienne ^ .
1. MovERS, dit Phfrnizier, II, I, p. 306-311, admet que des Israélites des tri-
bus de Dan, d'Asher, de Zabulon, d'issachar, de Naphtali ont formé une
partie (\e la population des villes phéniciennes, où ils auraient exercé
en tant que métèques les métiers d'artisans, de conducteurs de carava-
nes, et de marins.
VIII
TRIBUS MARITIMES D ISRAËL
LES DANITES
Parmi les tribus dont les destinées semblent avoir été
intimement liées aux migrations des peuples de la Mer et
à celles des Phéniciens, la tribu de Dan mérite tout parti-
culièrement notre attention. Un examen approfondi des
textes, qui se rapportent à elle, nous montre qu'aux yeux
même des auteurs bibliques, elle n'a jamais été l'égale de
toutes les autres tribus d'Israël. Parmi les (ils de Jacob,
Dan figure comme une des quatre tribus «c filles des concu-
bines », c'est-à-dire issus de race mixte ; en outre, c'est la
seule tribu qui ne soit pas composite : ses descendants for-
ment un seul clan, celui de Shucham ou de Husham * « le fils
de l'inconnu », ce qui indique le peu d'importance qu'avait
déjà cette tribu à l'époque de la rédaction des listes gé-
néalogiques du Pentateuque ; d'ailleurs, les récits les plus
anciens ayant trait à l'époque des Juges désignent assez
vaguement les Danites comme tribu en Israël : tantôt ils
les appellent la famille Danite^, tantôt tout simplement
1. I Chron,, VII, 12. in» ^22, Dtt?n. J'écarte la leçon de Shucham qui est
très peu sémitique, tandis que D^n fait penser à p3;Z7n (ville en Judée,
Josué, XV, 27), n^QTZrn (station des Béni Israël au désert; Nombres^
XXXIII, 29-30) ; et surtout à D^njfQ ^:D D^:Dtt?n (Psaumes, LXVIII, 82).
2. Wn nnStro, Juges, XIII, 2 ; XVIII, II.
TiUBUS MARITIMES D'ISRAËL 66
le « camp de Dan ^ ». Déjà Kuenen et Gheyne * ont reconnu
dans le nom de Dan un dieu éponyme, ce qui semble être
confirmé par le texte concernant la conquête de Laïch où
il est question du nom de « Dan leur père » ^. D'ailleurs,
tous les autres noms des tribus s^expliquent de la même
façon. Par ses origines douteuses, par le culte qui illustra
le sanctuaire de Dan * où Jéhovah fut adoré sous la forme
d'un taureau d'or, par son caractère de peuple maritime (à
Tépoque de Débora) et surtout par le cycle légendaire qui
donna naissance à la légende de Samson, le Melqart des
Danites, cette peuplade nous rappelle une de ces tribus
libo-phéniciennes venues de TÉrythrée par l'Egypte, qui
s'échouèrent en Palestine.
Le fait que les « Danan », qui figurent parmi les peuples
venus avec les Philistins, disparaissent définitivement de
la Palestine, tandis que les Phalazet, les Shakoula, les
Zakkala^ et plusieurs autres comme les Cretois et les
Cariens y laissent des traces de leur passage, nous permet-
trait peut-être de voir dans ces guerriers nomades les
derniers venus du flot des peuples de la Mer. Dans la
mythologie grecque, Danaos est le fils de Bélus (le
Baal) et d'Anchirrhoé, fille du Nil, nymphe d'un fleuve de
la Libye se rattachant à la Phénicie, qui, elle, est petite-
fiUe de Poséidon et de Libye ^. Rien n'empêche de
supposer qu'à l'origine les Danites ne furent qu'une frac-
1. Ibidem, XIII, 25.
2. Theologische Tigchriefl, t. V, p. 291 ; Encyclopedia Biblica, art. Dan.
3. Dn^3K p msn Juges, XVIII, 29; XIX, 47. L'Apocalypse de Jean (VII)
' ne mentionne pas non plus la tribu de Dan. ^ y{{J. Samuel, XXW, 6), serait
Esculape ou Eshmoun le thérapeute (Movers, I, I, p. 533).
4. Dan est le serpent et le dragon sacré. Cf. Friedlander, Revue deê
éiade$ Juives, t. XXXVII, p. 25.
5. L'origine du nom de la ville d'Ascalon doit être cherché de ce côté
la ville de Dora avait porté le nom de Zaccala jusqu'à Tinvasion assy-
rienne. Celle de âSpIP-Zakalag doit son origine à la même cause.
6. On remarquera que le premier Danite qui apparaît dans la Bible
(Ltvil., XXIV) est le fils d'un Égyptien ; que l'autre Danite de marque
(rarcbitecte de Salomon) a un Tyrien pour père.
ARCH. MAROC. 5
66 ARCHIVES BIAROGAINËS
tion de ces Danaens classiques, jetés par le sort des armes
en Phénicie.
Dans la Bible même, deux indications incitent à formu-
ler cette hypothèse : la première est fournie par le fameux
passage, très ancien, qui, exactement rétabli par la critique
moderne, a trait à la prise de JaiTa par les Cananéens ^
Or, Jaffa fut une possession danite avant de tomber aux
mains des Philistins 2. Le deuxième texte, qui date de
rétablissement de la royauté en Israël, dit explicitement :
ce Puisse Dan juger son peuple aussi bien qu^une des
tribus d'Israël ^. » Dan est donc un nouveau venu, un fils
adoptif admis à participer à la fédération législative du
peuple d'Israël. D'ailleurs, la première mention biblique
d'un individu appartenant à cette tribu ^ nous le repré-
sente comme un Danito-Égyptien.
Cette naturalisation. Dan semble l'avoir largement
méritée.
A l'époque de la coalition cadméenne-israélite, sous
Débora, contre les Cananéens, la tribu de Juda n'avait pas
encore l'ascendant qu'elle devait exercer plus tard ^ ; aussi
les Danites se désintéressent-ils des luttes qui mettent
aux prises Hébreux et Cananéens. Débora leur reproche
de continuer à vivre sur les eaux et de ne pas prêter
leur concours aux autres Israélites ^. Ce reproche indique
qu'à cette époque les Danites étaient déjà entrain de s'hé-
braïser.
Cependant, ils sont mis en contact avec les peuples delà
Mer par la poussée de ceux-ci ou peut-être même par Tar-
rivée de nouveaux immigrés de la Mer (Cretois et Cariens),
qui ne figuraient pas sur la liste égyptienne des peuples de
1. Voir la note 6, supp.
2. Cf. Josué, XIX, 26.
». Genèse, XLIX, 17. SnIU^ 'ÏÏS^ "ïllND.
4. Léviiique, XXIV, JO.
6. Les Qenites du nord participent à cette campagne (cf. Juges, V-VI).
6. Juge*y V, 17.
tnitltâ MARITIMES D*1SRAEL 6f
la Mer, et congénères des Philistins * . Acculé à la montagne
de Juda, le camp de Dan, harcelé par les clans judéens, et
plus développé sans doute au point de vue militaire que
les Hébreux, soutenait le choc des envahisseurs-. Cette
lutte des Danites contre les Philistins, est symbolisée par
le mythe de Samson, le Melqart hébreu du Sud, qui com-
bat contre Dagon, le dieu Poisson, la divinité nationale des
Philistins ^.
Dans cette lutte nous voyons Samson, personnification
de sa tribu, s'user en usant l'ennemi ^.
Dans la Bénédiction de Jacob ^, rattachée au séjour pri-
mitif de Dan dans le sud, l'oracle s'exprime de la sorte :
« Dan est un serpent ^ sur le chemin et un céraste dans le
sentier, mordant les paturons du cheval afin que son cava-
lier tombe à la renverse. O Éternel ! J'ai attendu ton
salut !... »
Dans l'impossibilité où il était de se maintenir au sud,
épuisé par les Philistins et tenu en échec par Juda, un clan
de Danites comptant 600 guerriers, se décide à remonter
vers le nord pour s'y établir solidement.
C'est l'histoire de la prise de Laïch sur les Cananéens
et de l'établissement de la ville et des sanctuaires de Dan,
dans le point le plus septentrional du pays d'Israël 7.
Dans le nord comme dans le sud, les Danites, déjà défi-
nitivement hébraïsés, forment le rempart d'Israël contre
les Philistins étrangers. C'est à ce rôle des Danites soute-
1. I Samuel ^nSsi TlID VIII, 18; XXX, 14 ; II Samuel, XV, 18 ; I Chro-
niques, XVIII, 17, etc. ; II Samuel, ^"^DH, XX, 23. Les Cananéens figurent
souvent comme étant des Cretois. {Ézechiely XXV, 17 ; Sophonie, II, 5).
2. A noter que la ville 'Yr Shemesh (Heliopolis) est comptée parmi les
villes des Danites {Josué, XIX, 41). Abandonnée par les Danites, elle fut
occupée sous le nom de Bet-Shemesh par les Ephraïmils {Juges, I, 35).
3. V. notre appen. I.
4. Juges, XVI, 30 W^nWlB DV ^«723 HCn.
5. Genèse, XLIX.
6. Dan reste pour la Cabbale le symbole d'un serpent.
7. Juges, XVIII.
C8 ARCHIVES MAROCAINES
nant le choc des Bédouins nomades, que fait allusion la
Bénédiction de Moïse ^•
« Dan est comme un jeune lion : il sautera du Bassan ».
Au couronnement de David, Dan entre définitivement
dans Talliance ou le Berit d'Israël ; les Danites figurent
comme ayant délégué au roi 28.600 « guerriers dressés ^ ».
Mais le rôle des Danites ne s'arrête pas à celui de tribu-
tampon et d'instructeur militaire d'Israël ; détenteurs de
la civilisation méditerranéenne, déjà supérieure matériel-
lement, sinon moralement, à celle des Hébreux, les Da-
nites apparaissent comme leurs éducateurs en matière in-
dustrielle et religieuse.
Pour juger de l'ascendant que les Danites prirent sur
Israël au point de vue religieux, il suffit de citer le mythe
de Samson qui se répandit dans toutes les tribus d'Is-
raël.
D'autre part, le culte des veaux d'or, importation afri-
caine incontestable, couramment pratiquée à Dan jusqu'à
l'exil, s'introduit à Bet-El, ville limitrophe du séjour pri-
mitif des Danites, et domine toute la tradition religieuse
d'Israël ; il est si profondément enraciné dans les mœurs
que, malgré les efforts des rédacteurs de la Bible, le nom
d'Aaron, l'ancêtre présumé de la caste des prêtres, est inti-
mement lié à l'introduction du culte du veau d'or ^. Les des-
cendants directs de Moïse figurent comme les prêtres du
culte de Dan jusqu'à la destruction du royaume d'Israël *.
Le premier prétendu blasphémateur de Jéhovah"» en Israël
est un Danite dont le père est Égyptien.
1. D«u/er., XXXIII, 22.
2. I Chron»f XII, 35. Les chiffres n'y sont d'ailleurs que trop probléma-
tiques.
3. Cf. Exode, XXVII, 36. nnN .itt^v WK Savn.
i. Jugeg.XVUl 31.
5. Lévit.y XXIV, 10. A noter cependant que n^obir, le nom de la mère
de ce prétendu blasphémateur, est le môme que celui du chef du clan
des Lévites descendants de Moïse à l'époque de David (I Chron,, XXVI,
TRIBUS MARITIMES D ISRAËL 69
L'influence des Danites sur le culte de la Palestine nous
ramène à la supériorité industrielle de cette tribu ; le
sombre tableau que nous trace l'auteur du livre de
Samuel * sur Tabsence de toute notion d'art et de métiers
chez les Hébreux, nous montre les Danites dominant les
cultes du « Pesel » et des veaux d'or et probablement
aussi du Nehoustan (dieu-Serpent d'airain), en leur qualité
de population industrielle. Aux époques les plus impor-
tantes de l'histoire de l'art en Israël, les Danites se trouvent
toujours comme ses éducateurs.
Nous pourrions les comparer aux camps de nomades
juifs ou Bahouzim, dont les survivants se rencontrent
encore en Afrique, réunissant l'art de la guerre aux arts
de la paix. Aujourd'hui encore ces Bédouins juifs sont les
orfèvres, les forgerons et les tisserands des populations du
désert ^. Mais revenons à la Bible.
La première mention des arts en Israël, si nous
tenons compte de l'état actuel des livres sacrés, se ren-
contre à propos de la construction du Tabernacle sacré.
Dans le texte qui raconte les détails de cette prétendue
construction, l'auteur évoque les noms des deux premiers
artistes en Israël, notamment celui de Bezalel,fîlsdeOuri,
fils de Hour, de la tribu de Juda, et celui de Ahaliab, (ils de
Ahisamach, de la tribu de Dan. Le malheur est qu'en rap-
prochant les textes, on sent qu'un rédacteur aaronide, qui
24-28). Ce récit serait-il l'écho lointain d'un conflit entre Mosaides et Aaro-
nides? Toutefois, le culte du Nehoustan (^n^^n^ Dieu serpent), attribué
à Moïse, nous semble être à la base du récit lévitique. Or, cette
idole de fonte flgurait dans le culte du temple de Jérusalem jusqu'à
l'époque d'Ézechias (H Rois, XVI H, 4). D'ailleurs, les Docteurs du
Talmud et môme les Pères de l'Église n'ont jamais caché leur sentiment
de répulsion pour celle tribu (UApocal. de saint Jean, Vil et l'apocr. IV
Etdras l'ont supprimé ; cf. Irénée, Contra heretic.y V, 30, 2 ; Talm. Bab.
Sanfiedrin 96a; Genèse Rabha^ 43, 98; tous ils ne savent trop blâmer l'atti-
tude des Danites).
1. \ Samuel, XIII, 29 ; cf. aussi Juges, ï, 19, etc.
2. Cf. M. Netter, Univers israélite, v. VII, p. 312 et s,, et notre Voyage
(téfudes juives en Afrique,
70 ARCHIVES MAROCAINES
ne pouvait plus admettre qu'un événement de cette impor-
tance ait eu lieu sans le concours de Juda, a complètement
remanié le fond du récit primitif.
Si l'on tient compte du fait que les rédacteurs bibliques
n'inventent jamais et qu'ils s'efforcent de rétablir, avec
les éléments que leur fournissent des textes divers, des
vérités conformes à leur conception jéhoviste, nous arri-
verons facilement à découvrir les origines des noms des
artistes qui figurent dans les deux récits. On a déjà
reconnu que le récit de la construction problématique du
Tabernacle est calqué sur celui de la construction du
temple de Salomon. Ceci relève du domaine de l'histoire ^
On sera frappé de rencontrer les mêmes éléments étymo-
logiques dans une partie de l'onomastique qui a trait aux
artistes des deux constructions, comme on s'étonne de
retrouver exactement les mêmes termes dans l'apprécia-
tion des qualités artistiques des deux générations d'ar-
tistes. Évidemment l'auteur du passage de l'Exode a
connu le passage infiniment plus historique des construc-
tions de Salomon-.
Dès lors, comment se fait-il que ce soit précisément
dans le récit fabuleux de la construction du Tabernacle
que les noms des artistes figurent avec une précision
qu'on ne retrouve pas dans le récit certainement authen-
tique, du moins quant au fond, de la construction du temple
de Salomon dans le texte des livres des Rois et des Ghro-
1. Cf. entre autres, Exode, XXXI, XIII, 8-7: « Je l'ai rempli de Tesprit
de Dieu en industrie, en intelligence, en science pour toute sorte de tra-
vaux, en or, en argent, et en airain et en sculpture de pierre et de bois...
ils feront en pourpre, en a/Air (/6/</., XVII, 7). » Hiram de Tyr, rarchitecte
de Salomon, est également rempli de l'esprit de Dieu en industrie, en in-
telligence, en science pour toute sorte de travaux, en or, en argent, en
airain, en pierre, en pourpre, etc. (I liois, VI et II Chron., II, 13-14). On
accordera que ce ne fut pas au désert que notre artiste aurait pu exécu-
ter tous ces travaux artistiques compliqués.
2. Josèphe {Antiquités, VIII, 2, 4) affirme avoir copié aux archives même
de Tyr les originaux des lettres échangées entre Salomon et Hiram.
TRIBUS MARITIMES D ISRAËL 71
niques. En effet, le nom de l'artiste a subi de telles altéra-
tions qu'il faut voir là le parti pris d'un rédacteur habitué
à modifier, à écarter ou à changer une leçon qui le gène.
L'histoire des versions différentes que comporte ce nom
est d'ailleurs très instructive. Dans le récit des Livres des
Rois \ certainement mutilé, l'artiste que Hiram envoie à
Salomon porte le nom même du roi de Tyr, ce qui prête
déjà à des équivoques. Dans ce texte, Hiram est Tyrien
d'origine, mais sa mère est issue de la tribu de Naphtali.
Dans les Chroniques 2, qui souvent puisent à des sources
anciennes, le nom est Houram-Abi, un Tyrien dont la mère
est de la tribu de Dan. Or, la traduction des Septante est
ici très mutilée. Seul, Josèphe, qui prétend avoir lu des
documents authentiques concernant ce sujet, a conservé
la leçon de Houram ben Ouri : c'est le nom même du père
du prétendu artiste de Moïse 3, Bezalel, de la tribu de Juda.
Comme on ne saurait prétendre que les noms des artistes
du Livre de l'Exode aient été modifiés, il est évident que
l'intention d'écarter une contradiction flagrante a poussé
les derniers rédacteurs des Livres des Rois à effacer les
traces trop évidentes d'une coïncidence par trop fâcheuse.
En réalité, les différentes versions du nom du construc-
teur du temple de Salomon nous fournissent les éléments
étymologiques, qui devaient servir de base aux rédacteurs
de la Bible.
Cet artiste s'appelait primitivement Ouri ben Hour (am)
Abi de la tribu de Dan, nom qui avait servi à fabriquer la
généalogie de l'artiste judéen du Tabernacle : [Bezalel] le
fils de Ouri, le fils de Hour. L'embarras qu'éprouvaient les
rédacteurs bibliques devant cette identité de noms leur a
suggéré l'idée de remplacer, à une époque où le Penta-
teuque était déjà clos, le nom de l'artiste par celui du
1. I Rois, VII, V. 13 et suiv.
2. Il, ch. II.
8. Tin p mK p hniTl Exode, XXXI, 2.
72 ARCHIVES MAROCAINES
roi Hiram, le seul nom tyrien de l'époque qui leur fût
connu.
Une seconde correction avait fait de ce Danite un homme
de la tribu de Naphtali. Ici, comme dans beaucoup d'autres
endroits, ce sont les Chroniques, lesquelles se trouvent
d'accord avec Josèphe, qui nous ont conservé la meilleure
leçon. Quant au nom de Bezalel, il peut être un simple
doublet du nom d'Âhaliab : l'idée exprimée par les deux
étymologies est à peu près identique ^
Qu'on nous pardonne cette digression dans le domaine
de l'Exégèse : elle nous confirme le rôle des Danites
comme peuple navigateur, artisan, industriel et militaire.
Le fait que ce fut un Danite qui dirigea la construction du
Tabernacle, que ce fut un autre Danite établi à Tyr qui
fut l'artiste chargé de diriger les entreprises du roi Salo-
mon ; ce fait, joint aux récits des veaux d'or, du serpent
d^airain et des idoles de fonte, n'est-il pas concluant pour
démontrer la supériorité industrielle des Danites ?
D'ailleurs, la tribu de Dan disparaît de bonne heure de
la Palestine. Le cas du clan de 600 Danites qui se voient
forcés à chercher un refuge dans le nord, ne doit pas être
unique. Peuplade maritime et industrielle, mélangée
d'Égyptiens et de Tyriens, les Danites doivent être les pre-
miers à profiter de la reprise par les Hébreux des rela-
tions commerciales avec les pays méditerranéens.
La grande colonisation qui se poursuit des deux côtés,
du côté sud, vers le Golfe Persique, et du côté nord, vers
la Méditerranée, explique seule la disparition de cette
tribu, dans le sud, après le règne de Salomon, et dans le
nord, un peu plus tard. Dans les textes où il est question
des tribus d'Éphraïm, de Manassé et même de Siméon, il
n'est jamais plus question de Dan. L'inscription de Zakir,
1. SkSsD = « dans l'ombre (rabri) de El • 3N^SnN = « ma tente (mon
abri) est Ab. » A noter que Ab fait partie du nom de Houram-Abi tel qu'il
figure dans la version des Chroniques.
TRIBUS MARITIMES D ISRAËL 78
roi de Hamat, semble parler de Laïch * comme d'une ville
araméenne. Parmi les tribus du nord qui reprennent sous
Ezéchias les relations avec Jérusalem, Dan fait totalement
défaut : dans le sud comme dans le nord, Dan disparait de
bonne heure de la terre d'Israël.
Dans rOracle d'Ézéchiel sur Tyr, il est question d'un
peuple arabe du Sud du nom de Dan ou de Ou-Dan^ qui
fournissait à la Phénicie du fer et d'autres matières pre-
mières et qui figura parmi les peuples commerçants de
la Mer Rouge, à côté des Arabes et des Sabéens. Sans
doute, on aura de la peine à reconnaître dans ce peuple
les Danites des tribus d'Israël, mais, d'autre part, les tra-
ditions qui courent les pays éthiopiens depuis la plus
haute antiquité, et qui ont trait aux premiers rois de Juda,
se trouvent singulièrement renforcées par tout un cycle
de légendes qui se rattachent aux Danites et expliquent
les origines d'une influence juive sur les deux rives de
l'Erythrée. Depuis que les Arabes ont remué l'Asie et
l'Afrique et amené des régions inconnues à la civilisa-
tion, on signale plusieurs apparitions des Danites, Juifs
primitifs, industriels et maritimes qui surgissent des ténè-
bres de l'Arabie et de l'Ethiopie ^.
Nous traiterons ailleurs de ces apparitions systématiques
des Danites depuis Eldad, le Danite aventurier du neu-
vième siècle, jusqu'aux temps modernes.
1. M. Pognon, Inseriptiortê sémiliques de la Syrie; M. Berger, à son cours
(1^)- L ....
2.Chap. XXVII, 19. ir^a ]VT ]1\ On a voulu corriger ici pi sans tenir
compte du fait que ce dernier nom ethnique flgure déjà dans ce chapitre
même (v. 15, à côté des peuples du nord et v. 20, à côté des Arabes et des
Sabéens). Si nous admettons que l^M^ est certainement une région arabe,
(voir Genèse, X, 27 et I Chron., I, 21) les deux autres noms doivent être
cherchés dans la même direction. Cf. Tappendice V et notre étude sur les
Judéo-Heliènes etJudéo- Berbères. Ajoutons que r Apocalypse de S. Jean, VII
cl Tapocryphe EsdraslW, méconnaissent jusqu'à l'existence de la tribu
de Dan. Le Talmud {SanhedrinJ. 96) dit que « Dan repose dans l'obscu-
rité «.Les Chroniquesne connaissent plus la généalogie des Danites.
3. Cf. nos appendices IV et V.
74 ARCHIVES MAROCAINES
Encore au seizième siècle les rabbins du Caire voient
dans les Phalacha, ces Juifs primitifs de TAbyssinie dont
le nom rappelle celui de Philistins^, des descendants des
Danites.
Le rôle joué par ces Danites dans le folklore juif du
Moyen âge est tellement frappant que M. Neubauer s'écrie
avec raison : « Évidemment les Danites se rencontrent
avec plus de persistance que toutes les autres tribus d'Is-
raël 2», Rien d'impossible à ce que des fractions impor-
tantes de Danites, plus ou moins monothéistes, aient pris
la mer sur les flottilles de Salomon, d'Asa et de Josaphat,
et à ce que ces Juifs primitifs aient laissé dans l'Arabie et
l'Ethiopie ^ des colonies plus ou moins importantes ; le
cycle légendaire qui se rattache à Salomon et à la reine de
Saba, comme plusieurs autres traditions connues des
rabbins et des Arabes an té-islamiques, ne seraient-ils pas
l'écho de ces migrations des Danites ^ ?
1. V. appendice V.
2. Were are the ien iribes of Israël'*. Jewish Quarterly Review I, I-IV.
3. Ces migrations s'efTectuaient également par voie terrestre. Cf. les
exploits des Déni Ruben qui refoulent les Haggariens, des Ituréens, etc. ;
ceux des Béni Siméon qui supplantent les Ma'ounim et les Hamites
(I Chron., IV et V). Les migrations des IsratHites vers TArabie ont donc
commencé à partir du dixième siècle av. J.-C. Que certaines fractions
d'entre ces populations nomades n'aient pas rompu tout contact avec
Isra<5l, cela nous est démontré par les renseignements précis que donnent
les Chroniques à leur égard.
4. Cf. notre appendice V, et notre étude : Judéo-Hellènes et Judéo-
Berbères,
IX
LA TRIBU D ASHEB
L'histoire de la tribu d'Asher, telle qu'elle se trouve
dans la Bible, est des plus instructives si on veut se faire
une idée des rapports entre Hébreux et Phéniciens. Avec
Dan, Asher figure au nombre des tribus k filles des con-
cubines », c'est-à-dire de race mixte.
Le nom de cette tribu se rapporte également à une di-
vinité éponyme : Asher est identifié avec Adonis Esmun *
et Esculape ^; c'est le dieu local qui en féminin fait Ashéra,
l'Astarté des Hébréo-Phéniciens, dont le culte est certaine-
ment d'origine sémitique.
Les tablettes de Tell El-Amarna nous montrent les clans
hébreux de Heber et de Malkiel (Habirou et Milkili) enva-
hissant le sud de Juda. Mais déjà au dix-huitième siècle,
Pharaon s'empare du territoire d'Aserou, qui n'est autre
que la Phénicie méridionale occupée par les }3eni-Asher3.
Les frontières de cette tribu sont bien indiquées dans le
livre de Josué * : Asher occupe dix-neuf villes, c'est tout
1. Nous supposons que c'est à celte identité que fait allusion le jeu
de mots qui figure dans la bénédiction de Jacob [Genèse, XLIX) llTKîD
2. Le Baal-Marpé; cf. Ph. Berger, la Phénicie, p. 21 : « Esmoun était la
manifestation suprême de la divinité, celle qui enveloppait toutes les
autres manifestations et les résumait en sa personne, comme le monde
enveloppe les sept cieux planétaires ». C'est donc un dieu du Qedem qui
devient plus tard Es'moun-Melqart.
3. Cf. Max Mûller, Asien and Europa, p. 236.
76 ARCHIVES MAROCAINES
le territoire de la Phénicie méridionale, de Sidon à Acco ;
la ville de Tyr est comprise dans ce territoire sous le nom
de Fort de Tyr ^
Cette dernière ville est si bien occupée parles Hébreux
qu'elle ne figure pas au nombre de celles qui restaient en
la possession des Cananéens, telles que Sidon et Acco '. Le
voisinage des Cananéens et des Hébreux a donné lieu à
une de ces races mixtes désignées sous le nom de « filles
de concubines ». Dans la division théocratique des tribus
d'Israël en quartiers, Asher se trouve être le voisin de Dan
et de Naphtali^. A l'époque des Juges, Asher occupait toute
la côte maritime. Le Cantique de Débora, confirmé par le
texte égyptien, dit expressément* : « Asher s'est tenu aux
portes de la mer et il est demeuré dans ces parages. » Du
temps de Saûl, les Philistins poussèrent jusqu'à Apheq ^
ce qui nous montre la Phénicie non moins menacée que
les autres tribus Israélites par les peuples méditerranéens.
D'ailleurs, les Tyriens de l'époque de David étaient si
bien considérés comme des Israélites que dans la table
généalogique de la Genèse ^, où une origine distincte est
indiquée pour chaque ville du nord, aucune mention n'est
faite pour Tyr, qui pourtant était déjà à ce moment la
grande cité des Phéniciens.
Dans la liste des tribus qui se réunissent à Hébron pour
consacrer la confédération d'Israël sous Thégémonie
de David, Asher figure pour le chiffre respectable « de
40.000 guerriers habiles à organiser la guerre" ».
L'empressement de la tribu d' Asher, qui du temps de
1. "^S? "^51^, probablement Palalyros.
2. es. Jugea, I. 31-32.
3. Xombres, II, 25-27.
4. Juges, V, 17.
5. 1 Samuel. IV; Apheq se trouvait dans le voisinage de Tyr; cf. 11
ftois, Xni. 17, etc.
6. M. Halkvy place sa rédaction sous le règne de Salomon Recherches
Bibliques^ T.
7. I Chroniqueâ, Xll, 36.
LA TRIBU DASHER 77
Débora participa mollement à la guerre contre les Cana-
néens, s'explique par le fait que C3 peuple fut heureux de
se débarrasser d'un ennemi aussi gênant que l'étaient les
Philistins, depuis la destruction de Sidon et jusqu'à l'oc-
cupation d'Apheq. L'hégémonie de Tyr, la plus méri-
dionale des grandes cités phéniciennes, mais aussi la plus
israélite de toutes, ne commence qu'avec la fondation de
Tempire d'Israël et l'entrée en scène des Hébréo-Phéni-
ciens qui succèdent à la courte domination des Canaano-
Phéaiciens.
Peu importe que Tyr ait gardé, dès l'époque des Juges,
un Shofet particulier comme tant d'autres tribus d'Israël,
et qu'à l'époque de l'installation du royaume d'Israël, Abi-
baal, le père de Hiram, s'improvise roi. La soumission de
Biblos et de Sidon à l'hégémonie de Tyr ne commence
que sous le règne de David et de Salomon, et probable-
ment aussi grâce au concours militaire de ces derniers ^ .
De tous les rois de Syrie, Hiram est le premier à saluer
David, auquel il envoie des bois de cèdres, des maçons et
des menuisiers^; il demeure son ami sa vie durant. La
supériorité industrielle des Sidoniens subjugués par les
Tyriens, comme la puissance militaire du royaume de
David et de Salomon, expliquent que, de tous les royaumes
de la Syrie méridionale, Tyr seule eût été épargnée et
que, d'autre part, Hiram eut envoyé des présents au roi de
1. 1 Bois, V, 21 et 32. Les ouvriers sont Sidoniens ou Giblites, Tartiste
Danite ; raristocratic dominante de Tyr est militaire. Les troupes de
terre sont peut-être les 40.000 guerriers habiles d'Asher (I Chron., XIX).
2. H Samuel, V, 11; I Rois, V, 15; ibid., IX, 14 où nous voyons Hiram
envoyer 120 talents d'or à Salomon à l'occasion de Timpôt que ce roi
préleva sur la Syrie. Hiram flgure comme un ami constant de David
{V, 19); il appelle Salomon son « frère » (IX, 13). L'« alliance de frères »
entre Tyr et Israôl est mentionnée par Amos, 1. L'hypothèse de Winckler
sur la prétendue soumission de Salomon à Hiram est réfutée par toutes
ces citations (les seules sources que nous possédons), par tout ce qui pré-
cède et finalement par la thèse de cet auteur lui-même, lequel, ailleurs,
refuse à Tyr toute importance mondiale antérieurement à Tépoque assy-
rienne.
78 ARCHIVES MAROCAINES
Juda. Le Berit des frères de race a seul pu servir de
point de départ pour la suprématie de Tyr sur la mer. A
noter que, sous le règne de David, Asher n'a pas de gou-
verneur spécial tandis que, sous Salomon, il y a un inten-
dant à Asher et à Baalat *.
L'histoire ultérieure de la tribu d'Asher est d'ailleurs
celle des Tyriens eux-mêmes : cette tribu ne doit plus
exercer aucune influence sur les destinées d'Israël.
La Bénédiction de Jacob fait allusion au rôle de fournis-
seur commercial joué par cette tribu. « Le pain qui
viendra d' Asher sera si gras qu'il fera les délices des
rois 2. »
L'auteur de la Bénédiction de Moïse ^ parait être jaloux
de l'étonnante fortune de cette tribu : « Asher est le plus
heureux des fils d'Israël ! » s'écrie-t-il, non sans ajouter :
« Puisse-t-il demeurer agréé par ses frères! » Ce qui
montre que, déjà enrichi par le commerce des mers, Asher
tendait à s'écarter de ses frères. « O toi qui trempes tes
pieds dans Thuile, toi qui as le fer et Tairain pour chaus-
sure ! » continue ce même oracle en faisant allusion au
commerce des métaux et à l'industrie, source des ri-
chesses de Tyr « puisse ta vieillesse ne pas démentir ta
vigueur! puisses-tu te rappeler qu'il n'y a guère d'autre
dieu que TEl de Yechouroun, c'est Lui qui vient à ton
aide. Ma'on, le dieu de Qedem, qui soutient les bras éter-
nels, qui chevauche les Arabot^ est à ton aide et les She-
haqim^ avec sa majesté... »
Dans ce texte prophétique, on sent le regret de Tauteur
pour rêloignement de plus en plus marqué des Tyriens, les-
quels Uniront par préférer Melqart à Yahou, TEIobim de
1. ï Bois, l\\ u.
a. Genèse, pas. oilé.
8. Deuierot.. X\XlILS-24.
4. C^pnC n*2*? sont avec Ma'on des dieux planétaires. Cf. plus haut,
ch. 11.
LA TRIBU DASHER 79
Qedem. Vain appel, vaines récriminations ! La tribu
d'Asher, enrichie par le commerce d'outre-mer, spécial à
Tyr entre les années 1000 et 500, devait subir la loi d'at-
traction que le facteur économique détermine dans toute
société prospère. La petite île de Tyr, qui ne devait con-
tenir que quelques milliers de pécheurs, devient sous
Hiram une grande cité qui s'étend sur le continent et
absorbe toutes les populations environnantes. L'ancien
temple du Baal (probablement le Baal Shamai'm des Cad-
méens qui, au dire d'Hérodote, n'avait pas d'autre repré-
sentation divine que les deux colonnes que nous retrou-
vons à Jérusalem)^ devient le sanctuaire de Melqart, le
« roi de la cité », d'origine égyptienne, qu'on adorait
sous la forme d'un taureau 2. D'ailleurs, pour cesécumeurs
des mers, Melqart, le conquérant de l'Afrique et de la Mé-
diterranée, offrait plus de ressources que le pauvre dieu
du Demos judéen, le Yahou de Sion.
Le territoire d'Asher, absorbé par la Phénicie, ne réap-
paraît plus dans les documents archéologiques ^ ; les en-
vahisseurs assyriens, égyptiens ne connaissent plus ce
nom ethnique ; le dieu éponyme d'Asher ne figure qu'une
fois dans les inscriptions phéniciennes*. C'est Ashera-
Ashtoret, le féminin sidonien de Baal, le correspondant, qui
finit par prédominer dans la théologie hébréo-phénicienne.
A Tépoque de la destruction du royaume du Nord,
Asher partage le sort de la Phénicie ; les populations de
la banlieue de Tyr n'ont jamais été déplacées par les
Assyriens comme celles de Samarie et de Sidon ^. Seule
1. Cf. Meltzer, ouor. cité, v. I, note I, où il résume la littérature sur
lliistoire du temple de Melqart.
2. M. Berger, ouvr. cité, p. 20.
8. Asoros et Karchedon {aliaSy Xa>^xi|8ov) seraient les fondateurs de
Cartbage (Melzter, ibid., II, note I). Cf. Herodien qui désigne la Phénicie
8OU8 le nom de 2ûp,que Movers fait dériver de 1\Z7N. Voir plus haut, p. 60.
4. C. I. Sem,, I, 65.
5. HoMMEL, Gesch. d, ail. Morgenl., p. 100-112.
80 ARCHIVES MAROCAINES
Fécole jéhoviste, fidèle aux traditions qui se rattachent à
l'époque de la grandeur d'Israël sous le drapeau de Yahou,
se rappellera encore cette ancienne parenté des Tyriens
et des Hébreux. Presque tous les prophètes antérieurs à
la captivité traitent Tyr avec indulgence ; ce sont toujours
des anciens « frères », des frères ennemis, il est vrai, mais
nullement perdus ^ Comme il arrive dans toutes les répu-
bliques aristocratiques, les grandes masses du peuple et
la classe rurale elle-même, qui devait être composée d'Is-
raélites, étaient les plus atteintes par l'état d'inimitié et
d'asservissement que la grandeur de Tyr devait entraîner
pour elles. Au fur et à mesure que Jéhovah, le dieu du
peuple affaibli et appauvri de Sion, se démocratisait, s'hu-
manisait, se rapprochait des humbles et des petits, Mel-
qart prenait le caractère sanguinaire et égoïste qui est
spécial à son culte. Ce n'est point par un simple hasard que
la pauvre veuve d'Élie est placée à Zarepta, en plein terri-
toire des Phéniciens,et que plus tard, après la destruction
de Samarie, « des gens d'Asher » figurent parmi les pre-
miers qui se soumettent à Jéhovah '^. Parmi les habitants
du territoire d'Asher qui suivaient les Tyriens dans leurs
migrations maritimes, il devait y en avoir qui s'humi-
liaient devant Jéhovah et demeuraient fidèles à l'ancien
idéal d'Israël. Pour Asher, le conflit entre Faristocratie
et les masses ouvrières laisse voir un antagonisme orga-
nique, qui menait à la séparation définitive du peuple de
Jéhovah de celui de Melqart, et cet antagonisme se voit plus
nettement chez d'autres tribus, ses parentes, notamment
chez celle de Zabulon.
1. Cf. notre chap. XIII.
2. Il Chron., XXX, 11. Selon saint Luc (11, 31), la prophét«8se Anne ap-
partenait à la tribu d'Asher.
LA TRIBU DE ZABULON
La tribu de Zabulon occupait le Carmel et ses dépen-
dances et dominait la côte phénicienne. L'éponyme de
Zebul, qui est le synonyme de Ma'on * et de Qedem, fait
supposer qu'il s'agit de Tune des anciennes tribus cad-
méennes qui, à l'époque des invasions des Cananéens, re-
montèrent vers le nord et s'installèrent solidement dans
le Carmel. On trouve d'ailleurs une montagne du nom de
Carmel en Judée 2. Un personnage mythique important
de l'époque des Juges s'appela Zebul ^. Dans la tradition
biblique Zabulon figure comme une race d'origine hé-
braïque pure : il est avec Issachar le fils légitime de
Jacob et de Léa ; dans la répartition militaire des tribus,
celles-ci figurent toutes les deux sous le drapeau de Juda '*
Il s'agit donc d'une fraction des Beni-Qedem, qui pri
rent, d'après leur divinité éponyme, le nom de Zabulon
On rencontre, d'ailleurs, sur le territoire même des Zabu
Ion une ville du nom de Ma'on. Quant à la divinité de Baal
Zebul, elle nous est connue d'après les données des
anciens. A un certain moment de l'histoire, les Beni-Zabu-
lon semblent avoir possédé la ville de Sidon. Dans la tra-
1. On trouve sur le territoire de Zabulon une ville du nom de Ma'on
[Talm.Bab,, ir. Zebahim, f. 118).
2. II Samuel XXV, 2, 6 et 7.
3. Juges ^ IX, etc.
4. Nombres^ pas. cité.
AnCII. MAHOC.
82 ARCHIVES MAROCAINES
dition juive, le Baal-Sidon * est identifié avec le patriarche
Zabulon. Les Cananéens ou les Libo-Phéniciens de l'Afri-
que s'emparèrent de bonne heure de Sidon la Grande.
Sidon est une ville qui ne devait point être occupée par les
Beni-Israël. En revanche, leur frontière longea celle de la
ville même, dont ils dominaient aussi la banlieue. D'ori-
gine sémitique pure, le culte qui caractérise les Beni-
Zabulon présente des affinités incontestables avec celui
du Jéhovah de Jérusalem ; l'importance que ce territoire a
prise dans l'histoire du développement du monothéisme,
en a fait une Judée du Nord : Zabulon personnifie le réveil
de la conscience nationale et religieuse d'Israël. Il dirige
les autres tribus, soit àla'guerre, soit en temps de paix.
A l'époque de l'écrasement des Cananéens par Débora,
la tribu de Zabulon s'expose tout entière à la mort pour
défendre sa suprématie ; c'est elle qui, plus avancée que
les autres, fournit les scribes et l'état-major à Israël.
« Zabulon est un peuple qui a exposé sa vie, avec Naphtali
en rase campagne. Les rois de Canaan ont vainement
combattu... Eux, ils luttent avec désintéressement^! »
Ainsi sous David, 50.000 Zabulonites, « tous militaires
experts en l'art de la guerre et prêts à tous sacrifices ^ »,
embrassent la cause du conquérant jéhoviste ; leurs chefs
portent déjà à cette époque des noms théophores jého-
vistes ^.
C'est peut-être sous l'influence de la divinité éponyme
de cette tribu que Salomon appelle son sanctuaire « Bet
ZebuP». Toutefois, il demeure acquis qu'un sanctuaire
1. IpSna llpa pSllT Tosephia, Ir. Gillin, I ; J. Schwarz: Teboaot Ha-
arez, p. 232. Il existe encore près de Sidon une « qoubba » que les Arabes
appellent '< Cheiq es- Sidon » et que les Juifs désignent comme étant la
tombe de Zabulon.
2. Juges, V, 18.
3. II Chron., XII, 32.
5. l Rois, VIII, 14.
LA, TRIBU DE ZABULON 83
cadméen très ancien existait sur le territoire de Zabulon.
La Bénédiction de Moïse nous le dit explicitement : « Les
peuples se réuniront sur la montagne, là ils offriront des
sacrifices de Zedec ^ »
On ne peut pas ne pas rapprocher ce Zedec du Malhi-
Zedec et de Adoni-Zedec (ou Bezeq 2) des anciens sanc-
tuaires de Jérusalem : il s'agirait, comme Tindique la
variante de Bezeq, d'un Zeus-Jupiter^ tonnant, maître de
la mer, qui habitait un bocage dans le Carmel ^, divinité
des Méditerranéens ; c'est le Dieu planétaire qui corres-
pond à Jupiter et qui, dans le Panthéon des dieux cad-
méens, correspondrait à Zebul.
Ce sanctuaire, situé sur la montagne et dont nous étu-
dierons l'évolution ultérieure, est avec celui du Sinaï un
des foyers du monothéisme.
La grande révolution prophétique, qui se rattache inti-
mement au nom mystérieux d'Élie et dans laquelle Yahou,
le dieu unique, finit par l'emporter sur les prêtres du Baal,
se serait accomplie sur l'autel du Carmel ; le récit drama-
tique de la sécheresse dans le Livre des Rois, récit dont le
fond est confirmé par les annales tyriennes, nous explique
le caractère plus social que religieux de cette révolu-
tion ^.
En présence de l'opulence et de la supériorité de Tyr,
arrivée sous Itobaal à son apogée et réunissant les deux
royaumes d'Israël sous la tutelle du roi et du Baal tyriens,
la conscience morale opprimée des masses prolétariennes,
représentées par le Nabi, se révolte et réagit.
1. Dealer., XXXIII, 18-19. « Réjouis-loi, Zabulon, dans ta sortie et toi,
Usachar, dans tes tentes. Les peuples (de la Palestine) se réuniront sur
la montagne ; ils offriront là des sacrifices de Zedec 1N"1p^ IH D^CT.
2. Juges y I, 5-7.
o. Baal Zcus = Sydec. Cf. notre appendice Zedec et Zadoc.
4. Cf. Michée, VII, 1. Sa"^3 ^1^2 'T 1111 ^:3V7. Toi qui habites solitaire
le bois au milieu du Carmel ! Cf. njD ^J312? (corrig. 1310)1 Deutér.,
XXXIII, 16.
6. MÉNANDRB, dans J08ÊPHE, Anfiquiiés, VIII, 7.
84 ARCHIVES MAROCAINES
Dans cette lutte symbolique de Yahou contre le Baal, le
Dieu-tonnerre tient son rôle. Ce n*est pas le Baal Soleil
qui peut amener la pluie et le tonnerre, mais c'est Yahou-
Zedec, le dieu des tonnerres, des grandes eaux, qui finit
par devenir le dieu de la Justice.
Le lendemain d'une crise « où il ne resta guère plus dans
Israël de 7.000 hommes non prosternés devant le Baal »,
Jéhovah prend sa physionomie spiritualiste définitive sur
Tautel du Carmel.
Jéhovah est le nouveau nom de rÉlohim cadméen qui se
dresse en face du Melqart africain ; son nom est le mot
d'ordre donné sur ce sanctuaire de Zabulon : aussi ce der-
nier échappa-t-il à la débâcle, qui fit oublier tous les autres
Bamot ou hauts-lieux de la Syrie. 11 subsista jusqu'à
l'époque romaine, et même nous devons à Tacite des ren-
seignements précis, qui sont une preuve de l'identité de
cet autel avec celui du dieu de Moïse, d'Élie et des dernier
prophètes de Juda, après la réforme d'Ézéchias.
Cet auteur * raconte que de son temps on adorait au
Carmel, en vertu d'une ancienne tradition, un dieu qui
n'avait ni temple, ni statue, mais seulement un autel où
l'invoquait sous le nom du dieu des Carmel ^ : « Est Ju-
daeam inter Syriamque Carmelus ita vocant montem
Deumque ; nec simulacrum Deo aut templum ; situm tra-
didere majores, aram tantum et reverentiam. » Il s'agit
donc d'une Bama de Jéhovah, d'un haut-lieu qui est à l'ori-
gine des sanctuaires hébreux ^.
L'historien romain continue :
(( En l'an 69, Vespasien lors de son passage à Ptolémals,
ayant appris qu'il y avait, sur la montagne voisine, une
divinité prédisant l'avenir, voulut la consulter. II ren-
1. Tacite, Hisl., II, 78.
2. Cf. Deul, pas. cité INID^ IH D^ D^ qu'on pourrait traduire : les peuples
invoquent « la montagne ».
8. Cf. Berger, ouvr, cité, p. 26.
LA TRIBU DE ZABULON 85
contra sur le Carmel un prêtre du nom de Basilides qui
lui prédit (suit le récit)... »
Suétone * confirme ces détails ; des auteurs chrétiens
conservent le souvenir de ce sanctuaire.
Une synagogue se dressait sur son emplacement aux
premiers siècles de l'ère chrétienne et ce fut sous la forme
de Nazaréens ou d'Essenéens, qu'on retrouva au même en-
droit les descendants des anciens Nabi.
Le Dieu invisible de Zabulon qui finit par imposer à
Jéhovah son caractère de Zédec, dieu de justice, ne pou-
vait pas être inconnu des grandes masses émigrantes qui
colonisaient les pays méditerranéens ; en effet, selon la
tradition, Zabulon fournissait à la Phénicie l'élément
industriel et travailleur par excellence. Déjà la Genèse
précise ce caractère des Zabulonites : « Zabulon réside au
nord des mers, il habite le bord des bateaux et son flanc
touche à Sidon 2. »
. Dans le Cantique de Débora, Zabulon fournit, en dehors
de guerriers, des « experts en l'art d'écrire ^ ».
Dans la Bénédiction de Moïse ^, Zabulon apparaît
comme peuple marin. « Réjouis-toi, Zabulon, dans tes
excursions ! s'écrie l'auteur de la Bénédiction de Moïse.
Car ils suceront Tabondance de la mer et les trésors
cachés dans les sables. » Il est curieux de constater que
les trois grandes inventions attribuées par l'antiquité grec-
que aux Phéniciens se trouvent localisées sur le territoire
de Zabulon. Pour la première, c'est-à-dire l'habileté dans
l'art d'écrire, il suffit de se reporter au Cantique de Débora^.
1. Vespasien, V. ; cf. Movers, ibid., II, p. 670. Elisée (II RoiSy II, 26 et
IV, 23) passe par le Carmel. Jamblique prétend que Pythagore aurait
vécu dans la société des ascètes du Carmel (Smith, Dictionary of tht
Bible, art. Carmel).
2. Genèse, XLIX, 16.
3. Juges, V, pas cité.
4. Deutéron,, XXXIII, U.
6. ISiD B3W3 -pO
86 ARCHIVES MAROCAINES
Quant aux deux autres, la fabrication de la pourpre azu-
rée et celle du verre blanc, elles nous sont confirmées par
le passage où il est dit « qu'ils héritent de Tabondancc
des mers, des « trésors cachés dans le sable », et par les
traditions talmudiques commentant ce passage. « L'abon-
dance des mers, ce sont les vers de pourpre ; les trésors
cachés dans le sable, c'est le verre blanc ^ »
Ce rôle maritime de Zabulon est tellement accrédité
dans la tradition, que Tauteur du livre de Jonas, lorsqu'il
cherche un nom prophétique pour son roman à thèse, le
trouve à Gat-Hefer ^, sur le territoire de Zabulon', tant il
considérait comme naturel que ce fût un Zabulonite qui
s'embarquut à Tarsis. A noter que Jonas déclare lui-même
être un « Hébreu qui craint Jéhovah ».
Industrielle, maritime, pleine d'activité, la tribu de
Zabulon apparaît comme la plus israélite, la plus hébraïque
de toutes les tribus israélites du nord. Tous les textes la
disent foncièrement attachée au culte du Yahou l'invisible.
Foyer du monothéisme, comment pourrait-on concevoir
le rôle des émigrants qu'elle devait envoyer à travers la
Méditerranée autrement que comme l'avant-garde du
Jéhovisme, même dans les pays d'outre-mer ? Si des tradi-
tions, dont l'origine est souvent antérieure à l'Islam, cou-
rent, en plusieurs pays de la Méditerranée, sur Josué ben
Noun, sur Salomon et Joab, ne serait-il pas plus logique,
au lieu de les attribuer à une influence musulmane, de les
faire remonter à l'époque de la colonisation tyrienne, c'est-
à-dire entre 1000 et 500 avant Jésus-Christ ? D'ailleurs, plu-
sieurs auteurs n'ont pas hésité à désigner le groupe zabu-
lonite comme le plus ancien parmi les Juifs d'Afrique *.
1. Tr. Meguila, f. 6a.
2. II Rois, XIV, 25.
3. Josué, XIX, 13.
4. Les rédacteurs des listes généalogiques du livre I des Chroniques ne
connaissaient plus la filiation des Béni Zabulon.
LA TRIBU DE ZABULON Sf
Nous devons ajouter que si la Galilée du second temple
nous apparaît, à l'exception de la Samarie, comme un pays
essentiellement juif, elle le devait à la persistance de cette
tribu jéhoviste peu entamée par les déplacements assy-
riens. Du moins les textes talmudiques placent en Phé-
nicie une partie des dix tribus disparues d'Israël ^
Ajoutons que pendant tout le moyen âge les Israélites
de la Phénicie s^adonnaient à l'industrie du verre et à la
teinturerie. On sait combien les professions et les mé*
tiers ont un caractère héréditaire en Orient 2.
Il y aurait quelques mots à dire du rôle joué par la tribu
de Naphtali durant la guerre de Débora ; au temps de
David, elle envoie « 37.000 guerriers portant le bouclier
et la hallebarde ». On pourrait ajouter quelques mots sur
le rôle que joua la tribu d'Issachar, sœur de Zabulon, au
sujet de laquelle il est écrit : « Les chefs d'Issachar sont
avec Débora; Issachar est l'appui de Débora. » — Ailleurs
on vante leur science astrologique : « Les fils d'Issachar
qui étaient fort habiles, à consulter le temps pour savoir ce
qu'Israël devait faire ».
Mais nous estimons que nos recherches ont suffisam-
ment établi que les Phéniciens de l'époque tyrienne for-
maient en réalité un seul bloc avec les Hébreux-Israélites
et qu'il y a même impossibilité, au double point de vue géo-
1. Cf. ialm. Jéras,, Ir. Sanhédrin, chap. XI, J 6 : iSa nvSa ^S^
nnNi N'»DV'D2K hvj n:sT nnn nnxT "[VûnaD ihûd d^jsS nnK Ski^t^
DD31 ]23rnDn>Sy TI^IZT. Les Israélites ont subi trois exils successifs : le
premier les transporta sur la rive opposée du fleuve Sambation, Tautre
les jeta sous les ruines d'Antiochie et le dernier les couvrit d'une nuée
qui descendit du Ciel. « Le premier de ces événements fait probablement
allusion à la destruction d'Antioche en 114. Le deuxième peut se rappor-
ter aux Israélites qui habitaient le nord de la Phénicie près du fleuve
Sabbatique, cf. : Joséphe, Guerres Jud.^ VII, 13. Corroboré par le Yàlkout
Shimeoni, IsalCy XLIX, etc., ce passage nous montre qu'il s'agit des dix
tribus d'Israël.
2. Itinéraire de Benjamin de Tudèle.
8S ARCHIVES MAROCAINES
graphique et ethnique, de séparer les uns des autres :
d'ailleurs la pratique de la circoncision, l'onomastique
commune, la formation du rituel du culte et jusqu'aux
archaïsmes proto-israélites, qui après leur disparition de la
métropole se retrouvent encore dans les colonies phéni-
ciennes de l'Afrique, tout cela est tellement évident que
nous pourrions affirmer que, qui dit Tyro-Phénicien, dit
Hébréo-Phénicien. . .
XI
LES ORIGINES DE MELQABT
En introduisant ici les Phéniciens de l'époque de la
suprématie tyrienne, dans le cadre de l'histoire des
Hébreux, nous nous attendons à l'objection formulée par
maint savant et très bien résumée par M. Ph. Berger*.
« Le passage de la table généalogique de la Bible, dit
celui-ci, présente les Cananéens comme proches parents
des Coushites et des Égyptiens et comme formant avec
eux le groupe des peuples hamitiques. On a cherché à
expliquer la place faite par la Genèse aux Cananéens par
Tantipathie qu'inspirait aux Hébreux un peuple rival au-
quel ils disputaient la Palestine. Mais à ce compte, ajoute
avec raison M. Ph. Berger, les Hébreux auraient dû en faire
autant pour les Moabites, les Ammonites et surtout les
Iduméens et les Amalécites, leurs ennemis traditionnels. »
Cette objection tombe d'elle-même, si nous admettons
la thèse que nous avons tenté d'établir sur l'origine
coushite des Hycsos : ce seraient ces envahisseurs non
sémitiques qui, ayant subi le contact de la civilisation et
de la langue égyptiennes, se propagent dans le bassin de
la Mer Rouge, dans l'Afrique du Nord, sur les îles de la
Méditerranée et le littoral de la Syrie ; l'auteur de la table
généalogique, qui a vécu un millénaire après l'invasion des
Hycsos, se trouvant en présence de deux races orientales
1. Ouvr, cité, p. 2.
90 ARCUn-ES MAROa\INE$
distinctes par leurs croyances et leurs traditions, n'a fait
que constater cette division qui rapprochait les uns des
Egyptiens, les autres des Mésopotamiens. La difficulté
qu'il y avait dès cette époque à faire cette distinction, nous
est montrée par la confusion des textes bibliques sur les
origines à la fois sémitiques et hamitiques de tel ou tel
peuple. En ce qui concerne les Phéniciens proprement
dits, même confusion, mêmes contradictions ^ Les auteurs
bibliques avaient connaissance d'une origine plus ou moins
cadméenne des peuples marins de la Palestine, et te-
naient des Sidoniens mêmes, des traditions qui les rap-
prochent des Benî-Qedem, parmi les mélanges perpétuels,
impossibles à suivre, entre populations de l'Afrique, delà
Crète, de Chypre et de la côte phénicienne. D'autre part,
les Hittites 2 et les Cananéens qui s'emparèrent de Sidon
et d'autres villes, étaient considérés par eux comme des
Ilamites purs. En outre, les origines des cultes phéniciens
subissaient une influence Wibo-êgyptienne, qui s'accentua
à partir de l'invasion de Sheshanq (vers 900).
Movers soutient ^ pourtant que Byblos ou Gebal, la plus
ancienne ville phénicienne, par le caractère de son Pan-
théon et de son culte particulier toujours distingué par la
Bible, a été peuplée par des Hébréo-Araméens. L'inscrip-
tion, publiée par Renan*, confirme le rapprochement de
sa langue avec l'hébreu. Beyrouth, la ville du Berith,
nous semble avoir gardé le même caractère. Quant à Tyr,
nous avons suffisamment établi son caractère hébraïque à
1. A noter toutefois que cette confusion n'existe pas dans la Bible en
ce qui concerne les peuples dits Japétites.
2. L'influence égyptienne sur la civilisation hittite est attestée par les
dernières fouilles (Maspero, les Hittites et leur empire, Journ. des
Débals, du 21 juin 1908).
3. Die Phônizier, II, 1, p. 20 etsuiv. Meltze r (ouur. cité, I, p. 18) montre
avec raison que Byblos n'a jamais joué le rôle que lui attribue Movers,
et que Sidon elle-même n'apparait dans les anciens textes égyptiens que
comme une ville d'importance secondaire.
4. Journal des Savants, juillet 1875 ; Berger, ouvr. cité, p. 6.
LES ORIGINES DE MELQART 91
Tépoque de la constitution du royaume d'Israël. Nous
allons trouver, jusqu'à une époque tardive, cette parenté
consciente entre Tyr et Israël exprimée par le « Bérit fra-
ternel » et montrer que la séparation entre Melqart et
Jéhovah ne date que d'une époque postérieure.
Le second roi de Tyr, Hiram, réussit à subjuguer les
Phéniciens et à faire de sa capitale la métropole des
« Sidoniens » ^. Il emploie des ouvriers giblites, sidoniens
et libanais dans les constructions de Salomon : Hiram
suit donc, à l'égal des peuplades indigènes du Liban, la
même politique d'asservissement que Salomon à l'égard
des Cananéens^. Roi vassal, ou tout au plus protégé,
Hiram fournit à Salomon des ouvriers et des matériaux,
des capitaines sidoniens et des métaux précieux. Lors-
que le somptueux roi de Juda voudra le récompenser par
la concession de Cabulun, Hiram se gardera bien de
s'aliéner les sympathies des tribus d'Israël : il refusera
nettement •^.
En revanche, il profitera de la sécurité que l'écrasement
des Philistins avait fait régner sur la Méditerranée, pour
exécuter de grands travaux et entreprendre dans la Médi-
terranée la colonisation sur une vaste échelle.
« La ville qui couvrait alors plusieurs Ilots séparés » par
des bras de mer, fut agrandie et réunie au moyen de rem-
blais et de quais fortifiés ^. Elle pouvait abriter environ
30.000 habitants et elle déborda sur le continent; l'ab-
sorption des Beni-Asher se poursuivait donc à cette
1. Berger, ouvr. cité^ p. 7.
2. I Bois, V, VIII, IX, X. JosÈPHE {Aniiq,, VIII. 2) affirme que les ar-
chives de la ville de Tyr possédaient encore de son temps des documents
authentiques concernant les relations entre Hiram et Salomon. A en
croire cet auteur, le roi de Jérusalem occupait une place honorable dans
le folklore des Tyriens (cf. V Histoire du sage Abdémon).
3. JosÈPHE (/6id.) a raison d'interpréter les v. 10-13 de IJRois IX comme
un refus d'accepter ce cadeau.
4. JosÊPiiE, ibid.f VIII, 2 ; Maspero, Hist. anc. des ueup, de V Orient,
p. 434.
92 ARCHIVES MAROCAINES
époque déjà, et par des moyens pacifiques. La « Qarta »
ou la cité par excellence fut ainsi créée. Avec la ville, le « roi
de la cité » ou Melqart entra en scène et inaugura l'activité
maritime des Tyrîens, que les Grecs devaient plus tard
représenter par le mythe de Melqart.
Mais à Tépoque où nous en sommes, Melqart ne pou-
vait encore prendre Tascendant qu'il devait avoir plus
tard. D'après là cosmogonie tyrienne, que nous a con-
servée Sanchoniaton, Tyr avait été fondée par deux frères,
Sameroumos et Ous'oos. Or, Sameroumos est le Ciel
haut, une divinité cadméenne certaine ; quant à Ous'oos,
on a cherché à l'identifier avec Esaû, le père mythique
d'Edom ou « Peuple rouge », frère d'Israël et maître des
débouchés maritimes du Sud*.
Du temps de Hiram, un des îlots tyriens possédait un
temple que les Grecs identifièrent plus tard avec leur
Zeus olympien et qui correspond à un El-Elion sémitique.
Sur une autre île, la plus grande, Hiram bâtit le temple
du Baal tyrien ou de dieu local qui doit peut-être son ori-
gine à une ancienne colonisation africaine. Seulement, du
temps de Hiram, et même plus tard, Melqart était encore
loin d'avoir la physionomie solaire que l'antiquité clas-
sique lui attribua^.
Le temple de Hiram semble être la copie exacte de celui
de Salomon^. Deux colonnes (le Jachin et le Boaz de la
1. Après MovERS et Renan (Mém de CAcad. des Inser. et B.-Lellret, XXIII,
p. 241-334), M. Delagrange [Etudes sur les retig. simit.^ p. 861 et 8.) a
repris la critique de Tœuvre du cosmographe tyrien. Nous admettons
volontiers une antique origine hébraïque, commune aux cosmographies
phénicienne et biblique. Le rôle que lODITN joue dans ces textes ne
nous surprend nullement, les Phéniciens eux-mêmes ayant tiré leur
origine de l'Idumée.
2. Maspero, ibid.
S. I Rois, VH, 21. \n^ ^3^. Étymologiquement, le terme phénicien
5>y correspond à l'hébreu n^H^ = ^^T. Quant au terme TW» il figura
tans la Bible comme étant le nom de Tancétre du roi David. Ces deux
colonnes sj-mboliques doivent être identifiées avec les fameuses colonnes
d Hercule-Héraclès .
LES ORIGINES DE MELÇART 93
Bible ^) représentaient, à Texclusion de toute autre, l'image
de la divinité, et ceci du temps d'Hérodote. La forme
égyptienne du taureau, qui s'imposera plus tard au culte
de Melqart, n'a donc jamais réussi à pénétrer jusqu'à l'in-
térieur du temple, où un conservatisme puritain interdisait
toute innovation. Cette forme sera d'ailleurs commune aux
Tyriens et aux Israélites qui, eux, adoreront Jéhovah sous
la forme d'un veau d'or ; aussi les prophètes de l'ancienne
école, antérieure à la réforme de Josias, seront-ils très
indulgents à l'égard de Tyr. Pour Amos, Tyr est l'allié
fraternel d'Israël. Isaïe a beaucoup d'égards pour Tyr 2.
Il prévoit même un retour de Tyr à Jéhovah, auquel elle
apportera toutes ses « richesses ».
Ézéchiely qui écrit au moment de l'apogée de la puisn
sance maritime de Tyr^, nous dit explicitement que la divi-
nisation de Melqart n'a commencé que de son temps.
« Tu étais parfait^ dans tes voies depuis le jour où tu
fus créé et jusqu'à ce qu'une perversité fût trouvée
en toi. » Cette perversité, — le prophète y revient dans ce
chapitre à deux reprises, — c'est la divinisation du roi
de la cité. « Parce que ton cœur s'est élevé et que tu as
dit : Je suis El et je suis assis sur le trône de Elohim
au sein de la mer, quoique tu ne sois qu'un homme et
non pas le Dieu fort... parce que tu as élevé ton cœur
comme s'il était le cœur de Dieu... »
En réalité, la divinisation mythique de Melqart, le roi de
la cité, date d'une époque postérieure. Les rois d'Israël,
qui ont pourtant professé tous les cultes païens de la
Syrie, n'ont jamais connu ce culte demeuré étranger aux
1. Berger, ibid.^ p. 22.
2. Chap. XXIII.
3. Ch. XXVIII.
4. D't2n
6. Melqart porte avec les rois de Tyr la pourpre. Hiram lui-même est
identifié (dans la Haggâda juive du moins) avec le Phénix qui vit
1.000 ans.
94 ARCHIVES MAROCAINES
Hébreux. C'est à une infiltration de basse époque que les
Hébreux doivent Tadoration humaine, la mythologie com-
pliquée, ainsi que les procédés sanguinaires qui accom-
pagnent les cultes du Baal.
Sous Hiram et ses successeurs, nous nous trouvons donc
en plein monde hébréo-phénicien : c'est Tépoque ou
Melqart inaugure sa campagne maritime. Cest Tépoque
tyrienne qui succède à celle des Cadméens africains et
méditerranéens ; c'est la civilisation hébraïque qui sup-
plante celle des Libo-Phéniciens.
En effet, Melqart n'invente pas l'écriture * ni la pourpre,
ni la fabrication du verre : tout cela était connu avant
même la fondation de Tyr. Mais Melqart préside à la pro-
pagation d'un nouvel alphabet, celui que les Juifs désignent
sous le nom d'écriture hébraïque et qui compte vingt-deux
lettres . Des hypothèses assez fondées permettent de croire
à l'existence d'une ancienne écriture qui, en Arabie, aurait
été imaginée sous les Hycsos et qui semble avoir été fami-
lière aux peuples de l'Afrique et de la Méditerranée. Mais
en Palestine même, on continua assez longtemps à em-
ployer une écriture cunéiforme comme nous le montrent
les tablettes de Tell El-Amarna et le terme biblique de
« Écriture divine 2». Les premières inscriptions phéni-
ciennes n'apparaissent qu'au neuvième siècle et on cons-
tate une écriture jeune encore, peu usitée. Cette écriture
se propagea depuis à travers tous les pays occidentaux.
11 en est de même pour la colonisation; Melqart ne
civilise pas la Grèce : Cadmos l'a déjà fait ; mais il par-
court ce pays et la Crète pour recruter une armée ^, ce
1. Cf. D^I^V 3r)3 par opposition au D^IICK 1713 ou araméenne ; Tal.
Bab. Sanhédrin, t. 21.
2. D^nS^ in3D ; écriture sacrée ou hiéroglyphe dans laquelle furent
écrites les tables de la Loi (ExodCy XXVI I, 16). Cf. Berger, ouor. ci7ê, p. 6.
Noter le passage des II Chron,, II, 10 in^l DTn n'^VT^I.
3. Des mercenaires et des matelots.
LES ORIGINES DE MELQUART 95
qui est conforme à la réalité matérielle. Des mercenaires
grecs et crétois se retrouvent chez les Phéniciens.
II concentre, avec l'aide des peuples de la mer, son action
maritime et politique en Afrique et dans la Méditerranée
occidentale, jusqu'aux colonnes d'Hercule ; ces colonnes
ne sont autre chose que la représentation de la divinité de
Tyr à une époque fort ancienne.
On connaît les étapes de cette colonisation : c'est d'abord
l'île de Chypre qui, du temps de Tell El- Amarna, portait le
nom d'Alasia ou d'ÉIasa et était sous la domination d'un
seul roi (Hittite ?) *. Les lettres que ce roi adresse à Pharaon
nous montrent que l'île n'avait alors aucun rapport avec la
Phénicie et les Phéniciens ; sa population faisait partie des
peuples de la mer, ancêtres des Ioniens. La ville de Cytion
ou Qittim, dont le nom devait se répandre sur tous les
pays du nord méditerranéen, notamment après l'affaiblis-
sement des Philistins, nous est montrée par les inscrip-
tions comme une colonie tyrienne du nom de Qarta-
Hadasha, c'est-à-dire la « Ville Nouvelle », exactement
comme la Carthage africaine 2. Peu à peu, cependant, l'île
subît l'influence phénicienne ; de même que plus tard
Carthage, elle devint le dépôt central des richesses et du
commerce des Tyriens. C'est elle qui, comme le fera plus
tard la Carthage africaine lors du siège de Tyr par
Alexandre, donne refuge aux Tyriens pendant un siège
du roi assyrien 2.
L'occupation de Rhodes et de Thasos par les Tyriens ne
doit pas être d'une époque plus reculée. C'est de là que
les Tyriens poursuivent leurs excursions à travers les lies
de la Méditerranée et jusqu'en Espagne.
En effet, si les navires de Tarsis (ou les Transatlan-
1. Maspero, ouvr. ciléj 284 ; Landau, ouvr. cité, p. 27. On remarquera
qu*à l'époque de la suprématie Hittite en Asie, Tile de Chypre — i'Alasia
des textes éfryptiens — avait Cytion ou D^n3 pour centre.
2. /«are, XXIII, 18: ^TIV ^Dlp D^'TS.
'.4
96 ARCHIVES MAROCAINES
tiques, comme nous le dirons), faisaient déjà sous Hiram
des expéditions jusque sur les côtes d'Espagne, rien ne
prouve que la côte de Tarsis, TEspagne et l'Afrique occi-
dentale fût occupée par les Phéniciens de la Palestine.
Si Gadès semble être de fondation tyrienne, la ville
d'Escaluna doit probablement ses origines aux mêmes
Shakoula qui envahirent les rives de la Méditerranée et
qui, en Palestine, bâtirent Âskalon et occupèrent Sidon.
Hérodote, qui parle des Phéniciens établis jusqu'à Car-
thage, nous dit explicitement que de son temps encore il
n'y avait pas de Phéniciens ni de Grecs qui se trouvent
« au delà de la Libye » ^ Carthage existait déjà du temps
des Juges, mais sous un nom plus ou moins indigène,
comme Kition la Hittite ou la Cananéenne existait déjà
avant que les Tyriens ne s'en fussent emparés. En effet,
les anciens signalent sur l'emplacement de Carthage une
antique ville qui portait le nom de Kambe et même de
Cadmea^. Cette ville, une des capitales de Tarsis, sinon
Tarsis elle-même, devait être un ancien centre de co-
lonisation libo-phénicienne comme la plupart des cités
maritimes d'Afrique et d'Espagne. Elle pouvait être l'aînée
même de Tyr. Du temps d'Isaïe, Tarsis est encore une
concurrente redoutable de Tyr.
« Traverse ton pays comme une rivière, ô fille de
Tarsis, tu n*as plus de ceinture qui t'enferme^... N'est-
ce pas ici votre ville d'Élisa (la Joyeuse) celle qui du
Qedem le plus antique est venue de loin pour y habi-
ter* ?... » Mais, c'est là cependant que les Tyriens cher-
1. La question est élucidée par d'Avezac {P Afrique ancienne^ p. 167-169).
2. Entre autres Stéphane de Byzance ( M eltzeb, ou ur.ci/é, note 9). Exa).£iTo
$£ Kxivii izùAiç xai Kao{A£ix xat Oïvoixia xac Kaxxa6r|. Une inscription porte
Jbid., U «) "»S n3 NSàX 1*23 D^K D-^nr? Aux Sidoniens, mère (métro-
pole) de Kamba. de Hyppo, de Kiti et de Tyr|?) Cf. Virgile, jEn., 1, U.
3. Chap. XXin, 10. 2CD doit peutétre être rapproché de ^TJ Œzéchiel,
XXX. 5\ Cf. noire note 6, supp.
4. Dans l'original n'î'?''2V yj\'^ nr'2Tp DTp '''0^'2 nvh7 DdS riNTH.
LES ORIGINES DE MELQART 97
chent un refuge. « Passez dans Tarsis. Hurlez, vous qui
habitez dans les lies. »
Ézéchiel mentionne Pautonomie de Tarsis ' : « Tarshish
trafique avec toi de toutes sortes de richesses, faisant
abonder sur tes marchés l'argent, le fer, Fétain et le
plomb. »
Les marchands de Tarshish font avec leurs « lion-
ceaux 2 », c'est-à-dire leurs dépendances, le commerce de
la Palestine.
Sous l'un des rois de Jérusalem (Josaphat ou plutôt
Ézéchias ^, on nous dit que « Tyr et les rois de Tarsis et
des îles apportaient leurs présents au roi de Juda ».
Tous ces renseignements contemporains indiquent
qu'au temps des premiers rois d'Israël, Tyr et la Phé-
nicie entière ne jouent pas encore le rôle politique que
la postérité leur attribue. Tout au plus, le génie de la
cité tyrienne, incarné par le roi Hiram plus que par tout
autre, commence ses migrations à travers la Méditer-
ranée, sans chercher d'autre profit que celui des relations
commerciales entre les peuples de la Méditerranée et les
pays hébreux.
Ces considérations nous expliquent l'absence dans les
pays d'Occident de toute inscription phénicienne datant
d'une époque éloignée, de même que le caractère peu
TiaS fTSai On ne saurait pas assez tenir compte de l'intérêt que pré-
sente ce texte pour Tétude des origines de Carthage. Les prophètes ont
admirablement bien connu le monde phénicien (à preuve, le chapitre XXIU
d'/wre et la description qu'Êzéchiel fait de Tyr, description qui demeure un
chef-d'œuvre de précision ethnographique et économique). D'autre part
le caractère d'oracle que porte cette prophétie exclut toute idée d'im-
précision voulue. Isaïe a certainement connu le mythe d*£lisa — Hîny
(allusion probable à Elisa) et l'attribut de Kadmea. Sur l'étymologie de
ce terme, cf. Meltzer, Gesch, des Karthager, I, 129 au sujet de Dido-
Elissa, Tanit, Ashera, la déesse génie de Carthage Ôai'fxwv Kap/.ïi8ovici>v.
Les monnaies de Tyr portaient l'emblème de Didon qui s'enfuit devant
Pygmalion (Babelon, Carthage, p. 15).
l.XXVII, 12,
2. /6id., XXVIII. 18.
3. Psaumes, LXXII, 10.
ARCH. MAROC.
7
98 ARCHIVES MAROCAINES
hébraïque des prétendues colonies phéniciennes en
Afrique et l'origine égyptienne incontestable des objets
d'art les plus anciens qu'on ait trouvés en Afrique ; elles
nous expliqueraient surtout le caractère africain du culte
phénicien de basse époque, caractère qui se marquera
surtout à partir de l'échec de la politique hébraïque d'Ito-
baal. Mais n'anticipons pas sur les événements.
XII
YAHOU ET MELQART
L'essor politique d'Israël sous David et Salomon ne de-
vait pas avoir de lendemain. L'Egypte affaiblie et divisée
se ressaisit au moment de Tavènement au trône de She-
shaq ou Sheshonq, un de ces chefs libyens militaires * qui
depuis Tinvasion des Hycsos fournissaient à TÉgypte ses
mercenaires devenus ensuite ses maîtres. Sheshonq ne
laissa pas de tourner ses regards du côté de la Syrie.
Sans rompre avec Salomon, il encouragea les soulèvements
fomentés par Jéroboam en Israël et par Adad Tlduméen,
en Syrie. Cinq ans après le schisme israélite, il envahit
la Judée, pilla Jérusalem et passa en Israël. Il emmena
nombre de captifs qui purent servir de souche à la pre-
mière colonie Israélite en Egypte. Cette invasion, comme
l'hostilité constante entre Juda et Israël, les invasions des
Araméens et le choc incessant des factions achevèrent
d'affaiblir le peuple hébreu et lui enlevèrent tout prestige
politique 2.
De même à Tyr, qui subit les mêmes influences et ne
cesse pas d'être ensanglantée par des révolutions inces-
santes 3.
1. Sur l'origine asiatique primitive de ces Libyens, cf. Maspero, ouvr.
ciié^ p. 419. Pour nous, il s'agit des groupes libo-phéniciens, qui se for-
ment d*un mélange de proto-sémites égyptisés et des coushito-cadméens.
Cf. ibid., pp. 391, 409 et 416.
2. Ibid., p. 436.
3. Pn. Berger, ouvr. cilé, p. 8.
100 ARCHIVES MAROCAINES
Ces événements eurent pour conséquence une émigra-
tion qui se dirigea ensuite vers l'Afrique et jusque vers
l'Espagne, où les Phéniciens ne se contentèrent plus de
simples « emporia 9 mais cherchèrent à établir des colo-
nies ^ Car, n'ayant pu asseoir solidement leur suprématie
en Asie, les Hébréo-Phéniciens se tourneront dès lors
vers les pays d'outre-mer ; c'est probablement à cette
époque que se fondent les « camps de Tyr » de Memphis
et les autres colonies signalées en Egypte par Hérodote.
Mais l'influence égyptienne ne se manifesta pas seule-
ment par cette reprise des invasions en Palestine. L'ins-
tallation des deux veaux d'or, sous l'image desquels on
adorait Yahou,le dieu de David, à Dan et à Bethel, marquent
une tendance consciente de détacher Israël du culte hé-
breu de Jérusalem et de le rapprocher de celui d'Osiris-
Amon : « Nous n'avons pas de part avec David, ni d'héri-
tage avec le fils d'isaî. Retourne à tes tentes, ô Israël^ ! m
Cet appel n'est en réalité qu'une réaction en faveur d'un
renouveau de l'influence égyptienne.
Lorsque Joroboam s'écriera: « Voici tes dieux, Israël, qui
t'avaient sorti du pays de Mizraîm ! » il ne voudra que
mieux accentuer l'origine égyptienne de ce culte, un peu
trop tard, il est vrai 3. La légende du veau d'or, qui n'est
que le récit de cet événement symbolisé par Técole prophé-
tique, nous montre l'ancienne croyance cadméenne, sin-
gulièrement idéalisée par la gloire à jamais perdue désor-
mais des règnes de David et de Salomon, avec des racines
déjà trop fortes pour qu'une simple réforme ait pu l'abo-
1. Cf. Mo^-ERS, ouvr. cité, II, pp. 340-346.
2. \ RoU.Xn. 28, etc.
3. Cf. Exode, XXXIII, 16, où ce même passage est reproduit. C'est
que rtiistoire du veau d or • fabriqué par Aaron • o*est que la fiction
d'un prophète écœuré du retour d I>raêl au paganisme. La même note
de nuMancolie suprême se rencontre dans le récit d'Élie qui invoque
Jéhovah au mont Horeb, et de Moïse regrettant la fabrication du veau
d'or.
TAHOU BT MBLQART 101
lir : L'histoire du royaume du Nord sera désormais l'his-
toire même de la lutte séculaire qui se livrait entre Baal
et Yahou. Toute la politique d'Israël sera dorénavant diri-
gée en un double courant : l'un, celui de l'aristocratie
égyptisée, l'autre, celui des prophètes cadméens qui de-
vient populaire ^
Les choses ne devaient pas se passer d'une façon bien
différente dans le royaume de Tyr ; là, l'aristocratie nais-
sante, qui n'avait plus rien à voir en Palestine, tenait à
l'Egypte par ses intérêts commerciaux de plus en plus con-
centrés à Chypre et en Afrique. L'incarnation du Baal
tyrien dans un taureau d'or doit être rapportée aux
mêmes origines que l'introduction des veaux d'or en
Israël; seulement à Tyr cette divinité tendait de plus en
plus à se confondre avec Osiris-Amon ou le Baal-Amon, le
Dieu Soleil des Libyens ~. A en juger par les révolutions
qui avaient ensanglanté Tyr après la mort de Hiram et
par l'influence que le prophétisme juif avait exercée jus-
qu'en Phénicie, cette transformation ne se fît pas tout
d un coup.
Une révolution populaire à prétentions démocratiques
détache le royaume du Nord de celui de Juda, et en même
temps une conspiration d'ouvriers, de mercenaires et
d'esclaves renverse le trône des successeurs de Hiram ^.
La domination désastreuse de la plèbe eut pour eff'et
l'émigration en Afrique d'une partie de l'aristocratie. Les
révolutions se succédèrent à Tyr, comme en Israël, jusqu'à
l'avènement au trône de l'usurpateur Itobaal, le second
grand roi de Tyr. Itobaal était prêtre d'Astarté*; par là
1. Déjà sous le règne de David, Yahou, le Dieu des forces naturelles,
se spiritualise pour devenir T]^T]'* Dieu de l'Être et du devenir. Mais celte
abstraction ne demeura accessible qu*à une élite (Winckler, Gesch,
hraeli, I, p. 29 et 39).
2. Berger, ouvr. cité, p. 27.
S. Maspero, ouvr. cité, p. 486-6.
4. Berger, ouvr. eité^ p. 8.
103 ARCHIVES MAROCiUNES
s^explique la haine violente que lui et ses enfants profes-
saient pour les prophètes de Yahou, représentant les aspi-
rations des grandes masses hébraïques qui, tant enPhénicie
qu'en Israël, tendaient à revenir à l'ancienne unité, sous
l'égide du Dieu de Sion. Appuyé par Taristocratie tyrienne
qui avait des intérêts matériels et moraux dans les colo-
nies d'Afrique, Itobaal conçut l'idée de reprendre pour son
compte l'œuvre de David et de se mettre à la tête d'un
empire syrien.
11 contracta une alliance de famille avec les deux dynas-
ties royales israélites, qu'une sage politique réussit à
rapprocher, malgré une animosité séculaire. Élevée dans
les pratiques pieuses par son père qui avait été grand
prêtre d'Astarté, Izabel construisit à Samarie même un
temple à Baal et à TAshéra, dont les prêtres et les pro-
phètes s'assirent à la table royale. Mais le temps n^était
plus où l'on pouvait ériger un autel à Baal près de celui
de Yahou sans exciter ni horreur, ni colère. Si Salomon
avait pu tolérer chez ses femmes des cultes étrangers, ce
n'était que parce que Baal le cédait à cette époque en
dignité à Yahou et parce que le dieu africain n'avait pas
encore son caractère de dieu « jaloux » et de conquérant
impérialiste, ni les pratiques égyptiennes qui le distingue-
ront par la suite. Les rôles sont alors changés': Baal ten-
dait de plus en plus à devenir la divinité de Taristocratie
centralisatrice de Tyr, pendant que Yahou était devenu le
dieu Qedem des populations démocratiques * en décadence
et qui, jalouses de leur indépendance morale, aspiraient
à rétablir un régime glorieux sous le règne du Dieu de
1. LMdéal suprême de Tlsraélite démocrate se résume dans les deux
passages suivants réitérés dans la Bible :
.1* • Chacun sous sa vigne et sous son figuier. » (I Rois, V, 5 ; Miehét^
IV, 4, etc.)
2* • Point de roi en Israél ; chacun faisait ce que bon lui semblait. •
{Juges. XV'II, 6 et XXl, 25.) La répétition de ces passages accentue leur
caractère populaire.
TAHOU ET MELQART 103
Jérusalem. Aussi les prophètes de Yahou prirent-ils parti
contre Baal, contre la reine qui l'adorait, contre le roi qui
en tolérait la religion ; ils le poursuivirent de leur haine
sans relâche ^ Le grand projet impérialiste d'Itobaal allait
échouer contre cette résistance qui parait avoir été
soutenue par le démos.
Itobaal ne trouva pas d'autre moyen que d'organiser
l'extermination des Jéhovistes en Palestine. Un moment il
ne resta pas a plus de 7.000 fidèles qui ne sont pas pros-
ternés devant le dieu BaaI... ))Mais là une réaction ne tarda
pas à se produire. D'ailleurs, plusieurs indications tirées
du cycle prophétique d'Élie et d'Elisée nous montrent que
la révolution politique et morale de la Palestine à ce
moment-là fut d'ordre social et économique ; entre autres,
rhistoire de la pauvre femme qui voit ses enfants vendus
par le fisc, la sécheresse qui dévastait alors le pays d'Israël
et la Phénicie ^, les invasions araméennes qui ruinaient la
population ; l'usurpation de la vigne d'Isréel où Izabel et
Âchab figurent sous les traits de tyrans rapaces, tout cela
devait soulever une crise d'indignation populaire. Pour la
premièt*e fois dans l'histoire, le peuple prend conscience
de sa dignité humaine et se révolte au nom de Yahou 3,
auquel l'attribut de Jupiter-Zedec, le dieu des forces de
la nature et du tonnerre, rattachait l'idée d'un dieu de la
Justice *. Le dieu invisible du Carmel et de Sion qui s'in-
carne dans la personnalité miraculeuse d'Élie, le prophète
jaloux du Carmel et du Horeb, déclare une guerre sans
merci à Baal. Après avoir accompli des miracles en Phé-
nicie et en Israël, après avoir massacré les prêtres du
1. Maspero, ouvr. cité, p. 437. Wellhausen, Pro/eyomena, p. 305 et suiv.
2. MÉNANDRB, cité par JosÈPUE, donne d'après les sources phéniciennes
des détails sur cette sécheresse (V. plus haut, p. 89).
3. Le caractère naturaliste de Yahou est précisé par Wincklbr ; c'est le
dieu des vents, du tonnerre, des changements de saisons; comme
Tamouz-Adonis au printemps (Gt9ch. Isr.^ II, 78).
4. V. notre appendice II.
104 ARCHIVES MAROCAINES
Baal et détruit par le ridicule le culte de ce dieu, Élie se
retire au mont Horeb pour y refaire l'œuvre de Moïse. Un
examen attentif des textes nous permet de comprendre,
au fond, la tristesse de Moïse, en présence de l'adoration
du veau d'or ; on trouve des accents qui finiront par don-
ner une conception plus spirituelle du monothéisme.
Dans le récit de l'apparition du mont Horeb, Yahou, le
dieu invisible, se dégage définitivement des attributs que
personnifiaient en lui les forces de la nature. « Après le
vent, le tremblement de terre et le feu, c'est la voix
silencieuse, imperceptible», qui personnifie la divinité ^
C'en était fait de tout un monde plusieurs fois millé-
naire; cette déchéance des forces naturelles fut un défi jeté
à toutes les divinités païennes. Yahou, qui n'est plus le
dieu exclusif d'un phénomène naturel, mais le dieu de tout
l'univers, le El suprême, n'entendra plus avoir des rivaux.
Dans cette vision, Élie reçoit Tordre cruel d'oindre Jéhu,
fils de Nimchi, comme roi d'Israël, Elisée, fils de Saphat,
comme Nabi en sa place, et Khazael comme roi de Syrie.
Fanatisé par cette idée, il déclare cruellement : « Qui-
conque échappera à l'épée de Khazael, Jéhu le fera mou-
rir, et quiconque échappera à Tépée de Jéhu, Elisée le fera
mourir 2. »
Les péripéties de ce drame prophétique se déroulant
simultanément sur toute l'étendue de l'ancien empire de
David, en Phénicie et en Judée, en Israël et à Damas,
nous montrent qu'il s'agissait d'une réaction hébréo-ara-
méenne (c'est-à-dire des Sémites purs) qui tendait à op-
poser à des idées et à des conceptions neuves venues du
1. itois, XIX, 17. Le caractère abstrait et purement moral de Taltribut
npT naOT bip est expliqué par le chap. IV de Job T^WWH Slpl naa"T,etc.
2. Pour le Nabi israélite, Hazael représente la réaction du puritanisme
hébréo^raméen conti^e le culte égyptien introduit par la dynastie idu-
méenne d'Hadad. Cf. le récit de Na'aman et d*Élisée (11 Roiê, V) et le
chap. IX de Zaccharie, où Jéhovah se repose à Damas et à Hadrak, en
même temps qu'il maudit Tyr.
TAHOU ET MELQART 105
dehors, le dernier mot de sa mentalité propre, de ses ten-
dances puritaines.
Partout les démocraties guidées par les prophètes cher-
chent à secouer le joug d'une aristocratie qui, au temps
de la suprématie de Tyr, avait cherché à les opprimer ^
Une nouvelle conception sociale allait se former.
Ma'on, le Elohim de Qedem, l'antique dieu de Hammou-
rabi et d'Abraham, localisé sur le Carmel, écrasé par des
divinités étrangères qui le harcelaient dans son domaine
propre, ne pouvait plus recouvrer son individualité que
par une révolution sanguinaire. Se soumettre ou se sépa-
rer de ses rivaux était devenu pour lui une question vitale.
Il préféra le dernier parti. Le cri séditieux : « Yahou est
Elohim ! » a d'ailleurs eu son pendant dans l'histoire. A sept
siècles de distance on verra Juda le <c Maccabi » lancer à
son tour contre Zeusle Grec qui menaçait Adonaï, le dieu
des Judéo-Araméens, le cri de guerre : « Qui est comme
toi parmi les Elohim, ô Jéhovah ! ^ »
Le choc ^violent entre Yahou et Melqart inaugure une
nouvelle étape dans l'histoire de l'humanité ; seulement
on aurait tort d'y voir la manifestation d'une société à
naître, Taube d'un] monde nouveau. En réalité, la sépa-
ration entre les deux divinités marque la séparation entre
deux principes qui jusqu'alors, confondus dans le chaos
des conceptions religieuses et cosmogoniques primitives,
agissaient indistinctement sur l'humanité. En mettant
Jéhovah au-dessus de la nature, l'idée monothéiste elle-
1. Il y avait des Nabi du Baal ; mais il y avait des. croyants du dieu
Qedem chez les autres peuples de la Syrie. M. Ph. Bergeb a étudié à son
cours la nouvelle inscription syro-phénicienne trouvée par M. Pognon.
Il en résulte que les Hébréo-Araméens (?) adoraient le Baal Shamaïm,
avaient un panthéon de sept dieux célestes planétaires ; que les rois
avaient è leur disposition des H^n (cf. VV^) qui émettaient des oracles
dans le même style que les prophètes disraél.
2. H):]^ DnN2 "nos ^O en initiales = U3Q est à l'origine du terme
Machabée.
106 ARCHIVES MAR0GUNB5
même entre en scène et le prophétisme spirituel juif est
né. Les deux noms de Melqartetde Yahou sont le dernier
mot d'une civilisation millénaire usée.
Cette ancienne race cadméenne, mêlée de toutes les
r^ces, répandue sur tous les pays civilisés, exploratrice
de toutes les mers connues de l'antiquité, avait vainement
cherché à s'asseoir solidement et à dominer les destinées
du monde ; sa dernière création matérielle, l'empire de
David, croula par suite des dissentions ethniques, comme
l'impérialisme d'Itohaal devait échouer devant une crise
sociale et religieuse, la première dont l'histoire fasse
mention. L'une et l'autre tentatives ont avorté par suite de
cette impuissance à s'organiser, qu'on rencontre dans
les sociétés usées et lasses de vivre.
Comment expliquer autrement le souffle mélancolique,
cette espèce de romantisme plein de regrets et de tris-
tesses qui anime l'épopée d'Élie \ qui se retrouve dans
le récit de l'adoration du veau d'or attribué à Moïse ^.
Comment, d'autre part, expliquer le fanatisme farouche,
l'exclusivisme efl^rayant qui caractérise cette lutte d'exter-
mination entre Baal et Yahou, qui laissera sa trace dans
l'histoire de l'humanité.
Dégagé des brumes du Panthéon céleste de Qedem pour
devenir une divinité solaire suprême, le Baal de Tyr
incarne une aristocratie économique puissante, qui
menacée sans cesse, se réfugie dans un égoïsme farouche,
dans un particularisme cruel, et qui, dans l'amas d'appétits
démesurés de domination et de jouissance, ne craint que
la fatalité des forces de la nature ; aussi le culte de Mel-
qart, privé de toute joie de vivre, de toute sensibilité et de
tout idéalisme 3, ne deviendra-t-il qu'un tissu de supersti-
1. Cf. surtout I Rois, XIX, 4-15,
2. Exode, XXXII. Notez Texclamation : « Sinon efface-moi de ton livre! »
3. Toutefois il ne faudrait pas prendre trop à la lettre les renseigne-
ments que les anciens nous fournissent sur la religion de Carthage.
YAHOU ET MELQART 107
lions tendant toutes à faire éviter à ses fidèles l'efTet de ses
forces brutales et à prolonger leur existence matérielle * ,
Moloch est Taboutissant et nullement le point de départ
de Melqart.
Isolé désormais du Panthéon des divinités cadméennes,
Jéhovah-Zedec, qui deviendra le Dieu-Idée abstrait, supé-
rieur, roi unique et exclusif, le Dieu sans nom^, incarne la
conception d'une démocratie tiraillée, décimée, obligée
(le se réfugier à Jérusalem ^. Cette dernière tend de plus
en plus à devenir la cité des Ebionim, le « peuple pauvre et
misérable qui restera seul à Sion et dont Jéhovah seul est le
protecteur ». Au nom de l'idée pure du monothéisme
abstrait qu'elle avait la première conçue, l'école prophé-
tique essaiera d'opposer un idéal démocratique et mora-
liste, la suprématie de l'idée sur la force, du sentiment de
la justice sur l'intérêt. Devant le naufrage de tant d'aspira-
tions et d'efforts, un mot retentira que plusieurs siècles
entendront : « Le royaume de Dieu (de l'idée) sur la
terre ! »
L'histoire a enregistré les conséquences ultérieures
de la réforme se rapportant à l'épopée d'Élie sur le Car-
mel.
La révolution organisée par le parti prophétique aboutit
à la destruction de la maison d'Achab et à la mort cruelle
d'Izabel elle-même.
Cependant à Jérusalem une femme énergique, Athalie,
digne émule de sa grande mère, réussit à se maintenir pen-
dant quelques années encore. La maison sacerdotale de
1. V. Mbltzer, Gesehichie der Karthager^ II.
2. Cf. notre appendice, Zedtc et Zadoe,
3. Cf. Sophonie, 111, 12 (et bien d'autres) : — « El je laisserai — à Jéru-
salem — un peuple pauvre et humilié, qui cherchera un abri dans le
nom de Jéhovah. » Cependant le mot suprême de la situation est fourni par
le passage suivant : « Les peuples peinent pour le feu (deslructeur) ; les
nations 8*uscnt pour un avenir futile I » {HabacouCy II, 8 ; Jérémie, LI, 38|.
• Vanité des vanités •• est une idée prophétique. Pareil état d*esprit
marque la fin et nullement Taube d'une civilisation.
108 ARCHIVES MAROCAINES
Zadoc, représentée par Joadas * , ne tardera pas à restau-
rer le pouvoir de la maison de David. Les cultes étrangers
seront encore tolérés par les classes régnantes en Israël,
mais le peuple est définitivement acquis à Yahou.
A Tyr, une révolution survenue vers Tan 800 provoque
rémigration d'une grande partie de Faristocratie à Cacabé
ou àCadméa, laquelle reçut plus tard le nom de Cartaha-
dashat.
La colonisation de cette ville est le commencement d'un
grand mouvement d'émigration qui porta les Phéniciens
de la Palestine vers l'Afrique. Les invasions des Assyriens,
qui aboutirent à la destruction de Sidon et à la soumission
de Tyr, jetèrent de nombreux colons, dont faisait partie
l'aristocratie et le peuple, sur les rives de la Méditerranée
occidentale. Depuis cette époque seulement, on peut parler
sérieusement de la colonisation, de la propagation de la
langue et de la culture phéniciennes en Afrique. On a vu
que les tribus israélites du nord furent entraînées dans ce
mouvement. Parmi les marchands et les mercenaires de
Tyr il y avait certainement des Israélites. D'autre part, les
Tyriens, « oublieux de l'alliance fraternelle », vendent les
Israélites aux Grecs et aux autres peuples de la mer. Une
Diaspora plus ou moins consciente de sa jeune individua-
lité commence à se dessiner.
1. Du temps de Jérémie, c^est Joadas qui est considéré comme le chef
delà dynastie sacerdotale {Jérémie^ XXIX, 26).
XIII
JERUSALEM ET TYR
A partir du neuvième siècle, un nouvel arbitre entre
dans rhistoire de Phénicie : c'est TÂssyrie qui dans sa
marche vers l'Occident devait, pour atteindre PÉgypte,
soumettre la Syrie *. Aussi, durant toute la période des
guerres de TAssyrie et de la Chaldée contre l'Egypte,
voyons-nous la Phénicie et le royaume d'Israël liés à un
sort commun et souvent alliés. Le royaume de Samarie
devait plus d'une fois mettre en pratique un éclectisme
religieux hébréo-phénicien. Tyr, dont la sécurité colo-
niale dépendait de l'Egypte, était d'accord avec l'aristo-
cratie de Samarie pour s'appuyer sur cette puissance, mal-
gré les exhortations des prophètes à qui la religion astrale
des Chaldéens sémites semblait moins dangereuse pour
le monothéisme que le polythéisnie égyptien. Lors de la
prise de Samarie par Salmanasar, toute la côte phéni-
cienne se sépara de Tyr dont la domination pesait lourde-
ment sur ses voisins, pour porter secours aux Assy-
riens du côté de la mer. Les Tyriens, appuyés par les
colonies, battirent la flotte ennemie, mais ils durent
subir un blocus de cinq ans. Les familles des assiégés
semblent avoir été chercher à cette occasion un refuge à
Chypre, mais là encore ils ne furent pas en sécurité. Sar-
1. Voir pour les détails, Berger, ouvr. ciléy p. 9.
110 AMCHITES MAROCiUNBS
gon et Sennacherib exercèrent leur cruauté contre la cité
reine, qui sortit de cette crise « humiliée et amoindrie
pour soixante-dix ans ». Quant à Sidon, elle ne laissa pas
d'être à cette occasion détruite de fond en comble et sa
population fut remplacée par une colonie étrangère.
Les invasions assyriennes ont mis fin à la prospérité
de la Syrie. L'une après l'autre, les capitales, qui se
disputent la suprématie de ce pays, disparaissent de la
scène de l'histoire : Damas et Karkemish sont détruites ;
Sidon et Samarie se voient peuplées de colonies étran-
gères. Seules Jérusalem et Tyr, toutes deux affaiblies
et amoindries, tiennent encore, tels deux rocs émergeant
au-dessus de l'inondation. A la veille de leur disparition,
les deux cités hébréo-phéniciennes auront encore quelques
moments de prospérité, de grandeur même, qui leur assu-
reront de vivre dans l'histoire de l'humanité ; et cette gran-
deur momentanée fut la cause profonde de la rivalité qui,
en cette dernière période, divisa les deux villes.
L'insécurité des mers pour les relations avec Chypre
explique l'essor économique de Jérusalem sous le règne
de Uzia, Jotham et Ahas. Le commerce par terre avec les
Sabéens florissait à l'époque des derniers rois de Judée,
tandis qu'Élat ^ le débouché maritime du sud, retomba
sous l'influence juive. Le roi Sennacherib, après avoir
occupé et dévasté la Judée, dut lever le siège de Jérusalem
pour une cause imprévue et de caractère peu précis, mais
qui ne laissa pas d'être commentée par Isaîe comme une
victoire due à Jéhovah. Cette délivrance, admirablement
exploitée par un roi sage, contribua à augmenter le pres-
tige de la Ville, la seule qui n'eut pas été occupée par un
étranger. Seul parmi les dieux locaux de la Syrie, Yahou
demeurait dans sa cité sacrée de Sion. Grande victoire
pour le monothéisme et pour ses prophètes ! Belle occa-
1. V. la note 2, Supplément.
JÉRUSALEM ET TYR lli
sion pour ua poète exalté, doublé d'un homme d'État
comme Isaïe, de donner libre expansion à son tempéra-
ment ! Ce visionnaire en qui vécurent les plus idéales con-
ceptions de rhumanité, semble s'être trouvé, au lendemain
de la délivrance de Jérusalem, dans la situation d'un
homme qui, hier menacé de la faillite, échappe miracu-
leusement au désastre et reprend même ses spécula-
tions, riche d'espérance. Aussi se laissa-t-il entraîner.
Le roi Ézéchias Técouta, le peuple l'adora. Maître spi-
rituel de la Judée, le prophète pense à profiter de l'état
d'anarchie où se trouve la Syrie, après la prise de Sama-
rie, et à exploiter l'affaiblissement de Tyr pour restaurer
l'ancien empire de David.
On institue une fête de Pâques à Jérusalem, on envoie
des messagers à toutes les tribus d'Israël pour les y
inviter *. Les gens d'Ephraïm se moquèrent des envoyés
du roi de Juda, mais, du nord, des gens d'Asher (Phénicie
lyrienne), de Menashé et de Zabulon se rendirent à Jéru-
salem ; une union partielle des tribus d'Israël eut donc
lieu. Mais le prophète, conscient de la mission des Hébreux
et de leur dispersion loin de la Palestine, ne s'en tient pas
là 2 : comme il prévoit que Tyr va revenir à Jéhovah, il
désire un pareil retour de toutes les colonies d'outre-mer.
Les pays riverains de la Mer Rouge attirent surtout sa
sollicitude. Là, dans cette Saba lointaine, des colonies
israélites existaient peut-être déjà au temps des croisières
maritimes de Salomon, des échanges commerciaux s'y
faisaient avec Jérusalem ^, Une occasion politique se pré-
senta pour nouer des relations avec Coush l'Africaine :
la dynastie éthiopienne, représentée par Tirhaka, envoya
l.nChron., XXX.
2. Cf. haïe, X. 120, etc.
3. Cf. Joël^ IV, 8; Isaïe, XLV, U. Les historiens modernes admettent
que les Juifs auraient civilisé le monde érythréen à partir du sixième
siècle (Weber, Arabien vordem Islam, p. 34).
112 ARCHIVES MAROCAINES
une délégation à Ézéchias pour conclure un traité contre
les Assyriens, ennemis communs.
Le prophète profita de cette occasion pour prédire la
conversion des Éthiopiens à Jéhovah. Le chapitre XVII
d'Isaïe parle, en effet, du peuple qui « fait ombre avec ses
deux ailes (les deux rives juxtaposées du Nil méridional,
au delà des fleuves de Coush), qui envoie par mer des
ambassadeurs dans des vaisseaux de jonc en disant: « Allez,
messagers légers, vers la nation tiraillée et écrasée, vers
un peuple que l'on craint à partir d'aujourd'hui et dont
les fleuves (le pays du Nil et la Mésopotamie) avaient pillé
le pays... »
Cet événement, qui date peut-être des premières rela-
tions entre l'Ethiopie et la Judée, ne devait plus être oublié.
Le prophète Sophonie reprend le même chant : « Alors je
changerai les lèvres de tous les peuples en lèvres pures,
afin qu'ils invoquent tous le nom de Jéhovah pour le servir
d^un même esprit. Mes adorateurs qui sont au delà des
fleuves de Coush, la fille de mes dispersées, m'apporteront
leurs offrandes ^ »
Ailleurs : « Des Hashmanim viendront d'Egypte ; Coush
se hâtera d'étendre sa main vers Jéhovah ^. »
La présence des Juifs à Coush est d'ailleurs attestée par
Isaïe lui-même ^.
1. Chap. III, 9-10. Les mots ^y.S ri3 ^nny sont d'ailleurs obscurs.
WiNCKLER(/6/Vf., I, p. 198) parle d'une alliance probable entre la Sabée et
Ézéchias. Cf. Amos, IX, 7. V. notre appendice V.
2. Psaumen, LXVIII, 32 D^JD^n de W^n le flls de Dan ou de p^n =
TDttJN. Le chapitre tout entier trahit l'époque d'Isaîe. C'est d'abord le
jeune maître Benjamin ; ce sont les chefs de Zabulon et de Naphtali qui
se déclarent émaner de la source d'Israël (SnI^^ np^Q). Ceux d'Ephraïm
et des tribus du centre y font défaut, puisque ce sont eux qui se mo-
quent des envoyés du roi de Juda (II Chron., XX, 11). En revanche,
des rois exotiques envoient des tributs. Les cadeaux des Hébréo-Phéni-
ciens de l'Egypte et de l'Ethiopie, ceux du Bashan (les Rubenides) et des
pays maritimes (v. 23) sont adressés à Jéhovah.
3. Chap. XI, 13.
JÉRUSALEM ET TYR 118
Cette propagande qui tend à faire de Jérusalem une
métropole mondiale, comme elle en avait fait la métropole
syrienne, ne devait plus se ralentir.
Elle se répand parmi les Juifs de la Diaspora comme
parmi ceux de la Palestine, jusqu'à Pavènement de Jéré-
mie. La réforme jéhoviste d'Osias a couronné un effort
plusieurs fois séculaire. Le pieux roi réussit à rallier les
débris des tribus du nord à la cause de Jéhovah^ et à
détruire les sanctuaires profanes en Israël. De Samarie, de
Sichem et de Silo, les anciennes rivales de Jérusalem 2,
on apporte des offrandes à Jérusalem ! Jérémie, de
son côté, multipliait les prophéties pour faire revenir
Israël r « égaré », c'est-à-dire les tribus du nord 3.
Jérusalem, à la veille de sa destruction, semblait avoir
atteint un degré de suprême prospérité. La cité de David
allait devenir la capitale de la Syrie. Cependant, cette fois
ce fut Neco, le roi d'Egypte, qui mit fin au règne du roi de
Juda et à la prospérité de son peuple. Osias paya de sa
vie sa fidélité à la politique anti-égyptienne des pro-
phètes.
En 587, Nébucadnasar prit Jérusalem et en exila l'aristo-
cratie et le clergé à Babylone. Tyr, sa sœur rivale, avait
atteint précisément Tapogée de sa grandeur. La pitto-
resque description qu'en fait Ézéchiel demeure un chef-
d'œuvrede précisionhistorique et ethnographique. A la nou-
velle de la destruction de la ville rivale, entrevoyant déjà
sa propre suprématie sur les populations décimées de la
Syrie, l'aristocratie égoïste de Tyr se serait écriée : « Ah !
ah ! la porte ralliant les peuples a été brisée, elle va se
tourner de mon côté, c'est moi qui remplirai les ruines
(les vides laissés par Jérusalem) ^ ! »
1. II /?oî«, XVIII.
2. Jérémie, XLI, 5.
3. Ibid., III, IV, VI, etc.
4. Ezéchiel, XXVI, 2.
ARCU. MAROC.
IH ARCHIVES IIAR0GA1NE.S
Seulement, Nébucadnasar, après avoir pris Jérusalem,
se tourna contre Tyr ; le siège de treize ans qu'il lui fit
subir devait achever la décadence de la cité de Hiram ^
Ces deux événements, la prise de Jérusalem et le siège
de Tyr, marquent la fin d'une civilisation.
On sait le reste. Tant d'invasions, tant de haines entre
frères, tant de transferts des populations indigènes, tant
de massacres avaient fini par désoler la Palestine. Ce
malheureux pays était devenu le symbole d'une région
qui « dévore la race humaine et consume ses propres
peuples »^. L'exil de l'aristocratie noble de Samarie et
de l'aristocratie intellectuelle et religieuse de Jérusalem,
suivi de l'émigration de la ploutocratie de Tyr en Afrique
et de l'oligarchie militaire de Jérusalem en Egypte, avait
enlevé à ce qui restait d'Israël toute trace d'individua-
lité propre. L'arrivée des colons cuthéens à Samarie et
en Phénicie ne put remplacer la perte des classes intel-
lectuelles, issues de la vieille race hébréo-phénicienne.
L'idée impérialiste de Tyr, Tidéal universaliste de Jérusa-
lem résultant d'une civilisation millénaire avaient subi,
pour un moment du moins, un arrêt. Peu à peu cepen-
dant les régions désolées de la Palestine centrale se peu-
plaient, la vie et le commerce avaient repris; seule, l'indi-
vidualité de la race hébraïque n'y revit plus. Ézéchiel,
ou plutôt un prophète anonyme, trace le tableau peu capti-
vant de la Palestine au moment de son relèvement ^i
« Tu viendras au pays où reviendront ceux qui ont été
sauvés de l'épée, pays où sont ramassés des peuples
multiples... savoir, aux montagnes d'Israël qui ont été dé-
sertées. Lorsque ce peuple aura été retiré d'entre les peu-
ples, ils y habiteront en toute assurance^... Tu mettras tes
1. Berger, ouvr. cité^ p. 10.
2. Ézéchiel, XXXVI, 1».
3. Chap. XXXVIII, 8.
4. Ibid., V. 12.
jéRUSALBU ET TYR ll^
mains sur les lieux déserts, sur les populations qui ont été.
ramassées dans plusieurs nations et qui s'adonnent à Téie-
vage et au commerce (grâce à sa situation) au centre du
monde... »
Cest le tableau exact de la Palestine avant Tinvasion
grecque : pays qui deviendra <c un ramassis de tous les
peuples », un pêle-mêle de toutes les races.
Lorsque les gens de la captivité reviendront de Babel
avec Zorobabel et Esdras, les Samaritains, les Âsdodiens,
les Tyriens auront de la peine à reconnaître dans ces des-
cendants de la race de David leurs congénères et co-
religionnaires : un puritanisme extrême, un exclusivisme
jaloux aboutira à faire de la nouvelle Judée une race de
Nibdalim d^Stij, ces précurseurs des Pharisiens, qui
ouvrent une période nouvelle dans l'histoire d'Israël,
celle des Judéo-Araméens, ou Juifs de la Synagogue.
Il en sera de même enPhénicie. Le relèvement momen-
tané de Tyr aboutira à un retour d'une partie au moins
de son aristocratie dans la métropole. Mais celle-ci sera
désormais tellement imprégnée des conceptions reli-
gieuses et morales des Africains, qu'on aura de la peine
à reconnaître dans ces adorateurs de Melqart des Hébréo-
Phéniciens classiques ; une réaction libo- phénicienne
dominera dès lors dans la cité tyrienne.
La destruction de Sidon par Artaxerxès(351) et celle de
Tyr par Alexandre (333) privèrent les villes phéniciennes de
leurs derniers habitants autochtones. Des Grecs, des Ara-
méens et des Juifs les remplacèrent et s'assimilèrent sans
peine la civilisation des ennemis séculaires, les Phéni-
ciens. Pour les Phéniciens de la Méditerranée, Tyr devien-
dra la citée sacrée ; la Syro-Phénicie des temps des Séleu-
cides sera peuplée d'une race mixte, que Josèphe appelle
avec raison Helléno-Phéniciens.
En même temps que Jéhovah abandonne sa ville propre
pour devenir le Dieu universaliste de la Diaspora, Melqart
116 ARCHIVES MAROCAINES
perd sa personnalité pour s'identifier avec des divinités
étrangères. Il faut pousser les recherches historiques jus-
qu'en Occident, approfondir les destinées des anciens
colons hébréo-phéniciens en Afrique pour retrouver
quelques rares souvenirs d*une ancienne fraternité de
race, d'une communion d'idées, de traditions, d'écriture
entre les représentants des Hébreux et des Phéni-
1. Cf. nos appendices : Melqart et Jomé et : Un Temple à Yahou.
XIV
LES HÊBRÉO-PHÉNICIENS DANS LÀ MÉDITERRANÉE
On a vu qu'à travers toute leur évolution en Palestine
les Hébreux avaient subi alternativement l'influence des
deux grandes civilisations de ^l'antiquité. Si bien que la
rivalité entre l'influence égyptienne et l'influence mésopo-
tamienne doit être considérée comme le pivot de leur his-
toire ; on a cherché à démontrer que, d'une façon géné-
rale, l'aristocratie et le clergé qui dirigeaient les destinées
des peuples hébreux inclinaient vers le côté égyptien.
Ces castes se montraient presque toujours éprises du
culte somptueux, de la civilisation luxueuse, du régime
fortement organisé de l'Egypte et des intérêts matériels
et immédiats du commerce avec ce pays, ses dépendances
africaines et arabes ; mais en Palestine et dans le pays
d'Israël surtout, les conditions ethniques et religieuses
n'étaient pas les mêmes qu'en Egypte. Les classes domi-
nantes avaient devant elles une population qui, par suite
des apports incessants de congénères nomades \ n'avait
jamais cessé de demeurer imbue d'une conception de vie
plus ou moins anarchique, réfractaire à toute tentative
de domination absolue et de centralisation despotique.
Cette tendance démocratique, qui trouva dans le Nabi et
1. Ce sont les Beni-Qedem qui, sous rinfluence de la poussée ara-
méenne et hébraïque, tendent à devenir des Ismaélites et des Hagga-
riens.
118 ARCHIVES MAROCAINES
le Nazir son expression la plus haute, était surtout hostile à
Tinfluence égyptienne. L*école prophétique, qui ne pou-
vait certes voir dans les puissances mésopotamiennes des
amis d^Israêl, préférait cependant leur domination à une
alliance avec Mizralm. Rien n^effrayait autant ces idéo-
logues qu^une assimilation avec les régimes et les
croyances de l'Egypte : le retour en Mizraîm est interdit
à jamais dans la législation de Moïse. Seule Faristocratie,
chez les peuples hébreux, savait résister à ce courant
hostile à rÉgypte; pour elle, il ne s'agissait, d'ailleurs,
que d'un simple caprice de tyran.
Trop de relations ethniques et religieuses, trop d'inté-
rêts économiques et sociaux rattachaient la Syrie aux pays
du Nil, pour que ses populations pussent s'écarter de
celles-ci définitivement.
Pour les Phéniciens, l'Egypte était l'escale principale
vers leurs possessions africaines, la protectrice naturelle
de leur trafic dans la Mer Rouge et dans la Libye, elle
était aussi leur éducatrice en matière industrielle, leur
inspiratrice en matière religieuse ; elle était devenue
même, par le nombre et l'importance des colonies phéni-
ciennes établies chez elle, une seconde patrie.
Hérodote nous raconte * qu'autour du palais de Pro-
taius à Memphis habitaient les Tyriens de Tyr qui y for-
maient une ville entière nommée « camp tyrien ». Ils pos-
sédaient, en outre, des entrepôts dans les cités du Delta : à
Tanis, à Bubasta, à Mendés, à Sais, et à Ramsés-
Ânakhouistou, entrepôts soumis à la surveillance de l'au-
torité égyptienne^.
Les captifs et les réfugiés israélites venaient grossir le
nombre des Phéniciens, à une époque où Phéniciens et
Hébreux se distinguaient encore très peu les uns des
autres.
1. L. Il, 6 112.
2. Mabpero, Hiit. anc^ etc., p. 246.
LES HÉBRÉO-PHÉNIGIENS DANS LK MÉDITERRANÉE 119
Ces (( descentes en Egypte » par les Hébreux ont été très
fréquentes : Joroboam, le fondateur du royaume du Nord,
se réfugie en Egypte, d'où il ramène le culte des veaux
d'or. Sheshonq, le conquérant libyen» envahît la Pales-
tine et en ramène un grand nombre de captifs hébreux.
A Tépoque des invasions assyriennes, les classes aisées
d'Israël cherchent un asile en Egypte. Osée * ne se lasse
pas de prédire toutes les calamités possibles à ces émi-
grants qui se rendent en Egypte. « En réalité, Mizraïm leur
servira de sépulcre, Memphis les enterrera ; on n'y désire
que leur argent. » Les autres reviendront « tels un oiseau
captif de TÉgypte et des pays de la mer ».
Les prophètes s'acharnent surtout contre les relations
politiques avec l'Egypte, laquelle, à les en croire, pratiquait
à l'égard de ses alliés syriens une politique des plus équi-
voques.
La chute de Samarie, conséquence directe de cette poli-
tique égyptophile, ne laissa pas de jeter en Egypte bon
nombre de fugitifs venant du royaume du Nord 2. Les
prophètes de Juda n'en profitèrent que pour sévir davan-
tage contre les relations avec le pays du Nil. Mais après la
chute de Samarie, intermédiaire entre Jérusalem et Tyr,
Faristocratie Israélite qui pratiquait une sorte d'éclectisme
religieux, combinaison de Jéhovah avec le Baal, fut ou
exterminée ou envoyée en exil ; l'état militaire qui four-
nissait à Tyr des mercenaires et des alliés fut remplacé
par des colonies étrangères ; quant aux « Âm ha-arez »,
c'est-à-dire à la grande masse de la population, la politique
d'Ezéchias et de Jozias, encouragée par les prophètes,
avait tout fait pour les grouper autour de Jérusalem et
les détacher de la Phénicie. Le drapeau jéhoviste n'est
1. Chap. VII, VIII, IX et XII,
2. Maspero, ouvr. cilé, p. 576. Jirimie (chap. XXIV) oppose la captivité
de Babylone partie avec Joïacin et destinée à revenir à Jébovah, à Tan-
cienne colonie jutve.de TËgypte. Cette dernière ne reverrait, plus la
Palestine.
laO ARCHIVES MAROCAINES
pas seulement devenu un culte prédominant en Juda, il
est devenu le signe de ralliement de tous les Hébreux
et même de Thumanité, dont la vision hanta les derniers
prophètes d*Israêl.
A l'époque même où Tyr, protégée par sa flotte et par
les secours égyptiens, avait atteint l'apogée de son impé-
rialisme colonial, Jérusalem, déçue de son rêve de restau-
ration du royaume de David, était arrivée à la conception
d'un universalisme spirituel : elle rêvait la conquête reli-
gieuse et morale de l'humanité. L'idée messianique a
germé avec Isaïe ; en substituant l'ambition impérialiste
morale à l'ambition nationale ethnique,elle ne devait plus
s'arrêter dans sa marche. La prise de Samarie, la ruine de
la Judée, a où subsista seulement une population faible et
misérable », enfin la délivrance de Jérusalem ont plus fait
pour la séparation entre les deux peuples que toutes les
propagandes prophétiques antérieures.
La recherche de la cause première de l'universalisme
prophétique avait déjà préoccupé les historiens de tous
les temps; mais on ne saurait aborder le problème, sans
tenir compte de deux phénomènes, qui devaient réagir sur
les populations syriennes de Tépoque.
Le premier consiste dans le caractère même de la colo-
nisation Phénicienne, qui au septième siècle av. J.-C. avait
déjà englobé presque tout le monde connu. Une Diaspora
hébréo-phénicienne existait déjà un peu partout et, si l'œil
mal exercé d'un voyageur grec ne savait pas distinguer
entre Phéniciens et Phéniciens, les Juifs, eux, savaient
très bien retrouver « ceux qui étaient à Baal et ceux
qui étaient à Yahou ».
La Diaspora, dont les origines se perdent dans l'histoire
obscure de la colonisation phénicienne, a reçu un accrois-
sement considérable ; les populations de la Syrie,démem-
brées, se dispersaient à travers le monde entier; de grandes
colonies palestiniennes se fondaient jusque dans l'Asie
LES HÉBRJEO-PHiNICIBlfS DANS LA MÉDITERRANÉE 191
centrale ^ d'autres en Ethiopie et sur les rives du Golfe
Persique ; on aura beau contester la filiation directe qui
existe entre les populations iraélites de la Méditerranée,
on ne saurait nier la présence de colonies juives ou
hébréo-phéniciennes dans la plupart des pays connus à
partir du septième siècle avant Jésus-Christ.
C'est la dispersion des Hébreux dans le monde entier
qui devait inspirer aux derniers prophètes l'idéal uni-
versaliste, la propagation du culte de Jéhovah chez tous
les peuples de la terre. Le Ebed-Yahou, le serviteur de
Jéhovah qui parcourt le monde pour y porter la parole
divine, naquit dans le chaos de la décadence hébréo-phé-
nicienne.
Les textes nous permettent d'ailleurs de nous faire une
idée exacte de l'étendue de cette Diaspora primitive.
Nous faisons ici abstraction des colonies éthiopiennes
et de leur mission jéhoviste déjà étudiées ailleurs ; nous
passons sur la présence parmi les Arabes et les Ituriens,
qui entrent en scène avec les guerres de la Chaldée, des
fractions des tribus juives de Siméon et de Ruben^. En
effet, une profonde influence juive, qui se retrouvera tou-
jours dans les traditions premières et la généalogie, se
fait sentir sur le monde arabe. La présence de colonies
israélites nombreuses en Egypte et dans toute l'Erythrée
ne laisse pas de doute.
Mais même l'expansion de ces colonies sur la Méditer-
ranée, expansion dont le caractère avait échappé aux
Grecs, mais qui ressort du caractère même de la colonisa-
tion phénicienne, est confirmée par des textes multiples.
Le trafic d'esclaves,qui fut une des spécialités des Grecs 3,
avait servi d'amorce à une colonisation juive dans les
1. Cf. nos études: Le$ Juifs en Afghanistan et tes Juifs et ie judaïsme aux
Indes (Bev. du Monde musulman, avril et mai 1906).
2. V. notre appendice Y et l'étude ; Judéo-Hellènes et Judéo-Berbères.
8. Ézéchiel, XXVI, 13. .
IS2 AROHITIES MAROCAINBS
mers grecques. Le prophète Joël S se plaint de la disper-
sion de son peiiple. « Les Tyriens et les Philistins ven-
daient les fils de Juda et de Jérusalem aux Ioniens dans
le but de les éloigner de leur patrie respective. » Or, les
(ils de Juda et de Jérusalem furent les plus jéhovistes des
Israélites.
' Isaïe définit les limites de la Diaspora dans les termes
suivants 2 :
u Jéhovah rentrera en possession des restes de son
peuple qui seront restés d'Assur, d^Égypte, dePathros, de
Coush, de Élam, de Sinear, de Hamat et des îles de la
mer. »
Ces allusions à une Diaspora qui s'étendait jusqu'à la
Libye, TÉthiopie et les îles méditerranéennes ne cesse-
ront plus de hanter l'imagination des prophètes jusqu'à la
destruction de Jérusalem : et même le jour où Tyr se
croira la maîtresse, « la porte des peuples », le prophète
lui opposera son messianisme universaliste pour pré-
server le reste d'Israël. D'ailleurs, les Israélites ont tout
fait pour accroître le nombre des colonies de la Diaspora.
Des mercenaires israélites figuraient parmi les troupes
tyriennes 3. Après la destruction de Jérusalem, les chefs
militaires de Juda, guidés par Johanan Ben-Qareah, pré-
férèrent s'expatrier en Egypte plutôt que de se soumettre
à la Chaldée. Ces Hébréo-Phéniciens restent jusqu'à leur
dernier souffle fidèles à la politique philo-égyptienne
chère aux peuples de la Palestine. Malgré les exhortations
de Jérémie, « Johanan fils de Kareah et les capitaines des
gens de guerre prirent tout le reste de ceux de Juda qui
étaient revenus des nations où ils avaient été dispersés
1. Chap. IV, 2-6 ; cf. Zaccharie, IX, 13.
2. Chap. XI, 11.
3. O^ée, IX, 13. Cest là la seule traduction plauRible de ce verset:
Ëpfaraïm livrait au massacre ces, fils, cependant que les Tyriens eux-
mêmes demeuraient en repos dans leur cité opulente.
LES RÉBR^O-PHéNICIENS DANS LA MÉDITERRANÉE 123
pour demeurer dans le pays de Juda. Les hommes, les
femmes, et les enfants, les filles du roi... et aussi Jérémie
le prophète et Barouch, fils de Nérija. Et ils entrèrent au
pays d'Egypte... »^
Ce furent les premiers Judéens ou Juifs qui s'établirent
à Migdol ^, à Noph et au pays de Pathros ^.
En réalité, ce fut tout un peuple qui redescendait en
Egypte guidé par les chefs militaires : un peuple qui était
uniquement inspiré par le désir patriotique « de retourner
dans le pays de Juda », mais indifférent à l'exclusivisme
religieux *. Ce fut une dernière couche de ces Hébréo-
Phéniciens qui depuis un millénaire gravitaient autour
de la civilisation des Égyptiens. L'Egypte, point de départ
de l'essor pris par cette race, devait aussi lui servir de
sépulture ^..
1. Jérémie^ XLI. Les nouveaux venus trouvèrent en Egypte une colonie
judéenne peu orthodoxe, établie de longue date [Jérémie, XXIV). A no-
ter la curieuse inscription trouvée en Egypte et publiée par M. Clermont
Ganneau (C. R. dé VAcad, d. /, el B. I.,, p. 237) et qui traite des poids et
mesures. L*éminent savant conclut que cette inscription est d'ongine
juive et antérieure à Tépoque persane.
2. Les papyrus d*Élèpbantine (voir notre appendice III) nous permettent
dHdentifler cette ville avec Assouan ou le Migdol Sevené d'Ezéchiel
(XXIX, 10 et XXX, 6).
8. Ibid., XLIV.
4. Ibid,
6. Cf. Oêée, IX, 6.
XV
LA FIN D UNE CIVILISATION
Ce qui distingue surtout la colonie venue avec Jérémie
en Egypte, c'est son caractère militaire et son éclectisme
en matière religieuse. Par là elle tenait encore de la
vieille tradition palestinienne qui faisait de l'Egypte et de
son culte une civilisation à imiter. Le caractère militaire de
cette colonie judéenne se manifeste nettement par la pré-
sence de chefs de guerre à sa tète. Il ressort des don-
nées postérieures et il explique Tattitude bienveillante
dont Pharaon Ëphren fait preuve à Tégard de ces Judéens,
qui ne demandent pas mieux que de reconquérir la Judée
avec l'aide de TÉgypte.
Pharaon désigna aux Judéens les villes déjà occupées
par les Phéniciens, comme lieu de séjour; entre autres,
Memphis ou Nof, Nô ou la future Alexandrie (?), Taphnis
ou Daphné, Héliopolis, Patros (Bubasta ?) dans le Delta et
Migdol (Assouan?)^ Il en use à l'égard de ces Judéens
comme son fils Psammétique en usera avec les colons
grecs, auxquels il concédera Naucratis.
Une confédération hébréo-phénicienne ou un Pentapole
paratt avoir existé depuis en Egypte 2. Le pseudo-Aristée
1. Cf. sur ridentiflcation de ces localités, la Pesikta de 'Rabbi Gahbna,
éd. Buber, p. 63 et note 2. Talm, Bab.^ Menaholy f. 110a. V. sur les villes
tyriennes d'Egypte, v. Maspero d'après Movers, p. 282.
2. Hérodote (pas. cité) parle de cinq villes phéniciennes en Egypte ; le
prophète Isale (XIX, 18) connaît également cinq viUes qui parlent la
LA FIN DUNE CIVILISATION 185
dont les assertions — d'ailleurs en partie confirmées par
Josèphe — se sont trouvées vérifiées par les papyrus
récemment découverts à Assouan, dit explicitement que
des troupes juives ont été employées par Psammétique
contre les Éthiopiens. D'autre part, l'allusion que Jérémie
fait à une extermination des Juifs sous Héphren pourrait
bien se rapporter à sa campagne désastreuse contre les
Cyrénéens^
Les papyrus d'Éléphantine ne laissent d'ailleurs plus de
doute sur l'existence, sous les Pharaons et avant l'occu-
pation persane, de juifs mercenaires et de sanctuaires
jusqu'en Ethiopie.
Reste à préciser l'état religieux de cette colonie. Sous
ce rapport, le chapitre XLI V de Jérémie est catégorique :
non seulement il nous donne un aperçu de la mentalité
religieuse de cette dernière colonie, mais en même temps
il nous trace un tableau des croyances religieuses de
toutes les colonies juives de la Méditerranée. Ce tableau,
le passage biblique se rattachant aux Samaritaines le
résume comme suit : « Ils craignent Jéhovah, mais en
môme temps ils adorent les « Baals ». En Afrique comme
en Palestine, ils continuent à avoir des Bama ou des Hauts-
Lieux pour adorer Jéhovah 2. Ainsi si les Judéens ont bien
recours à Jérémie pour qu'il consulte Jéhovah en leur
faveur, leurs femmes, avec l'assentiment de maris, con-
tinuent à offrir des encens à la Déesse Céleste ou à
Astarté, à faire des images relevant du culte solaire phé-
nicien.
Qu'on affirme après cela qu'il ne pouvait guère y avoir
d'Israélites dans les colonies phéniciennes d'outre-mer,
langue de Canaan » ; de môme Jérémie lorsqu'il énumère les villes qui
servirent de refuge en Egypte.
1. Le passage de Jérémie, XLIV, 2d-30, ne serait-il pas une allusion à
cet événement ?
2. Cf. Isaïe, XIX. « Un autel à Jéhovah en Egypte et une Mazébah près
de sa frontière. ^
126 ARCHlTEfl lUROGAINBS
pour la simple raison que les documents que l\>n y trouve
sont d^origine païenne * !
D'ailleurs, à Taphnis-On ou Héliopolis, un antique sanc-
tuaire hébraïque existait dont les origines remontaient
peut-être à Tépoque de Joseph et de Moïse ^. C*est là que
s'élevait un Haut-Lieu ou Agora en l'honneur du dieu So-
laire. Le fait qu'un sanctuaire juif s'élevait un peu plus tard
à Éléphantine nous permet de saisir le sens profond de
l'imprécation acharnée de Jérémie contre « les Mazebot de
Beth Shemesh qui sont dans le pays de Mizraïm -^ x>
La tradition postérieure nous montrera que ce sanctuaire
du Delta a joué un rôle dans révolution de la religion
d'Israël.
Ce caractère éclectique et tolérant des colonies juives
de l'Afrique, nous place en pleine société hébréo-phéni-
cienne : la langue, l'onomastique et Fécriture, les mœurs et
les professions furent toujours celles de « Canaan », terme
qui finit par prévaloir après la destruction des royaumes
d'Israël.
Les rares inscriptions phéniciennes^ qui traitent du
rituel des sacrifices, et dont aucune n'est antérieure à
Tépoque de la captivité, nous rappellent trop de passages
analogues du code sacerdotal pour que Ton ne soit pas
tenté de vouloir leur trouver une origine commune.
Dans le pays d outre-mer cet état de choses devait
durer longtemps encore.
Malheureusement jusqu'ici l'épigraphie a fourni peu de
données. La Bible elle-même n'a que peu de choses à dire
sur les pays situés à l'ouest de l'Egypte.
Aussi, comment pourrait-on distinguer entre Israélites
1. Dans le temple môme de Jérusalem et à la veille de sa destruction
les femmes pleuraient Tamouz- Adonis (Ézéchiel^ VIII, 14)!
2. V. notre appendice Zedec et Zadoc.
3. Jérémie, XLIII, 13.
4. V. notre appendice Hébréo-Phéniciem et Juifs.
LA FIN DUNE aVILISATlON 127
et Phéniciens, à Carthage par exemple, alors que les seuls
documents épigraphiques que nous possédons sont d'ordre
religieux et non ethniques et historiques et, puisque, à
Jérusalem même, la déesse Céleste et Adonis-Tamouz
eurent un culte jusqu'à la destruction de la ville par
Nébuchodnasar * ?
Voici, d'ailleurs, ce que nous relevons dans ces docu-
ments épigraphiques. La Cyrénaîque, qui parait être le
« pays des rois du pays alliés » dans Ézéchiel^, se retrouve
peut-être dans le passage suivant du prophète Abadia :
« Et l'armée des enfants d'Israël transportés comme
Cananéens jusqu'à Sarepté ; et les transportés de Jéru-
salem qui sont à Sépharad^ ».
Ce texte se rapporte aux Beni-Israêl qui se sont portés
vers le nord de la Phénicie, tandis que des Judéens pous-
saient jusqu'aux Hespérides. Par une coïncidence assez
bizarre, on a trouvé dans la Cyrénaîque, une inscription
hébraïque qui porte le nom même du prophète : Obadia-
hou ben Jachoub^. D'autre part, on rencontre des Cana-
néens de la Cyrénaîque jusqu'à l'époque du Christ.
Y avait-il des Israélites à Carthage? Les traditions juives
semblent avoir gardé le souvenir de la fondation de cette
ville: elles l'attribuent aux Qenizi ou au clan apparenté aux
Calebites judéens. La Bible nous cite Carthage sous le
nom de Tarshish: il semblerait même qu'Isaîe fit allusion
à la domination de l'ancienne Cadmea, et qu'il eut connu
le mythe d'Elisa. Toutefois, on peut conclure que lors, du
1. Le Deutéronome, XXVI II, 28, semble indiquer le retour des Juifs en
Égypie par la voie maritime. La présence d'esclaves juifs jusqu'en
Grèce semble être confirmée par un passage d'Aristophane (le* Phinicitn»^
II, 1. V. MovERS, ouvr. cité, III, 1, p. 12.
2. ÉzéchUl, XXX, fi.
3. Ce nom serait-iila forme hébraïque du nom des Hespériden? Il s'agit
de celles de la Libye où le nom de Cananéen a persisté jusqu'à l'époque
chrétienne {Martyrologe Hiérony mique, elc,) 2,10^ p ^n'fiyshiJahrbuch fUr
die Geic/i. d, Juden, t. II, p. 263). Movers signale dans ce pays des mar-
chands Edomites et Nabatéens à une époque antérieure au christianisme.
128 ARCHIVES MAROCAINES
siège de Tyr par Salmanasar, ses habitants, qui s^étaient vus
dans l'impossibilité d'expédier leurs familles à Chypre \
les expédiaient à Carthage, comme pendant le siège
d'Alexandre ^.
La religion de Carthage parait d'ailleurs avoir eu une
origine africaine : l'identification de Tanit avec Astarté
est postérieure et, dans l'état actuel de nos connaissances,
nous ne saurions préciser laquelle des deux cités phéni-
ciennes, en matière religieuse du moins, avait le plus
emprunté à l'autre.
Il faut noter toutefois, que le plus beau sarcophage
qu'on ait trouvé dans la nécropole de Carthage, contient
un sceau qui porte le nom théophore de Joab ^. Comme
M. Berger l'observe avec raison, l'écriture date d'une
époque fort ancienne. Le sarcophage est d'ailleurs de
fabrication grecque.
A cette même origine il faut rapporter plusieurs autres
noms de l'onomastique carthaginoise ^ : les noms rabbi-
niques eux-mêmes se retrouveront en grand nombre à
Carthage.
Le grand rêveur qu'était le prophète anonyme connu
sous le nom d'Isaîe II, a certainement connu cette dis-
persion dans les pays de la Méditerranée; il y revient
à plusieurs reprises : « Car les îles attendront mon appel
et les navires de Tarshish seront les premiers pour ame-
ner tes fils des pays éloignés, avec leur argent et leur
or^. »
« J'enverrai des échappés d'entre eux en Tarshish, Poul
(Pout), Loud, vers les peuples qui tirent de l'arc, en Toubal
1. Cela ressort du pas. cité d'haïe, XXIII, 1 et 12.
2. Quinte Curce, Alex, le Grand, 1. IV, chap. 6.
3. V. pour les détails l'appendice IV. J'ai pu étudier ce monument à
Carthage môme ; sceau et sarcophage appartiennent certainement à un
haut personnage.
4. V. notre appendice IV.
5. haïe, XLIII, 6.
lA FIN D UNE CIVILISATION 129
et en Javan (lonie) et les îles éloignées qui n'ont point
entendu parler de mon nom ^ »
La grandiose vision universaliste du prophète ano-
nyme ne s'explique pas autrement que par l'existence
d'une Diaspora dans tous les pays connus. L'idée de la mis-
sion du Ebed-Jéhovah, également le Nabi des Israélites et
des Gentils, ne s'explique que par cette dispersion des
Hébreux vers des îles inconnues.
Le rêveur dans sa conception d'une société meilleure est
bien loin pourtant d'imiter Jérémie et Ézéchiel, qui basent
tous leurs espoirs sur le salut individuel d'Israël dans sa
patrie. Loin de ce premier citoyen du monde l'idée
d'écarter les non-israélites et même les frères d'hier
devenus des ennemis d'aujourd'hui, de « l'héritage de Jé-
hovah ». Pour ce visionnaire la patrie juive est partout où
le monde hébréo- phénicien existe. La « semence d'Israël
est une semence bénie » distincte des autres par sa mora-
lité. Celle d'Abraham est sa préférée 2. Elle porte une
marque distincte de son origine divine, de sa sélection
< spirituelle ». Jamais idée n'a atteint une pureté aussi
grande, jamais aspiration n'a été plus humaine...
C'est à cette même inspiration que nous devons l'oracle
selon lequel le futur temple de Jéhovah s'élèvera à Hélio-
polis, en Egypte ^,
« Ce jour-là, il y aura cinq villes dans les pays d'Egypte
qui parleront la langue cananéenne^ et qui jureront fidé-
lité à Jéhovah, le Dieu des armées célestes. L'une d'entre
elles s'appellera la Ville du Soleil ^. Ce jour-là, il y aura un
autel à Jéhovah au milieu du pays de Mizraïm et un monu-
ment dressé à Jéhovah sur sa frontière. »
1. haie, LXVI, 9.
2. haïe, XLI,8;LI, 2.
3. Chap. XIX.
4. Il s'agit des Hébréo-Phéniciens.
6. Dinn TV est certainement la leçon primitive. Cf. notre append. Z«f/«c
et Zadoc.
ARGH. MAROC. 9
130 ARCHIVES MAROCAINES
A la vue de celle Assyrie où sont cantonnés les captifs
d'Israël * ; de cette Egypte en pleine décadence, peuplée
de colonies hébraïques et phéniciennes prospères, le pro-
phète oubliera les anciennes haines et les rivalités pour
prédire « Tunion des Assyriens, devenus son peuple, avec
les Égyliens, Tœuvre de ses mains, par l'intermédiaire
d'Israël, son héritage ».
Ce fut le chant du cygne de toute une race qui se mou-
rait. Jamais plus Jéhovah, le dieu spiritualisé des Cad-
méens, ne retrouvera son peuple : jamais plus Tantique
langue de Canaan ne fera entendre des accents aussi
beaux. La poussée des civilisations nouvelles, de forces
bien supérieures, avait enlevé pour toujours aux Hébréo-
Phéniciens leur prépondérance sur la civilisation et jus-
qu'à leur indépendance.
Deux groupes, réduits à une minorité parmi les popula-
tions qui les environnaient, résistent encore à cet anéan-
tissement de l'individualité.
D'un côté l'aristocratie peu nombreuse de Carthage doit
à l'énergie vitale qui caractérise le peuple, incarné dans
le mythe du « Phénix », d'avoir pu être, un moment du
moins, l'arbitre de la Méditerranée et braver la puissance
naissante de Rome. Mais le grand élan, illustré par Tépopëe
de Hannibal, devait se briser à l'exclusivisme haineux et
orgueilleux d'une ploutocratie qui finit par tomber dans
les superstitions les plus atroces. Ce fut dans le sang de
la jeunesse noble qui lui fut immolée, que Melqart s'en-
gloutit*^.
Jéhovah, le dieu des armées célestes, plus heureux, renaît
dans sa ville sacrée de Jérusalem et règne en maître sur
son fidèle peuple de Judéo-Araméens, connus depuis sous
le nom de Juifs. A un moment donné, il a failli reprendre
1. Les Hébreux du pays de Safon (du Nord) sont souvent invoqués par
les prophètes postérieurs à la destruction de Samarie.
2. Quinte Curce, Alex, le Grand, IV, § 6.
LA FIN D UNE CIVILISATION Idl
son ancienne splendeur et soumettre à son influence tout
le monde connu * : mais l'exclusivisme d'une race vieillie,
déçue clans ses rêves millénaires, et l'infiltration des idées
mystiques qui réapparaissaient avec la civilisation gréco-
romaine, arrêtent l'élan donné par les Saducéens et les
Hasnionnéens conquérants.
li'Kglise et la Synagogue sont les héritières, mais ne
marquent nullement une étape en avant dans l'évolution
du prophétisme.
!• V. noire append. Zedec el Zadoc,
XVI
CONCLUSION
Depuis les temps les plus reculés de rhistoire ancienne,
des fractions maritimes des Benî-Qedem ou Sémites orien-
taux s'adonnaient au commerce par voie de terre et à la
piraterie par voie de mer. Ils devaient à leur qualité de
« Havila » ou « ceux des dunes de la mer », et de noma-
des des sables du désert, d'avoir pu, les premiers, orga-
niser des caravanes internationales sur les routes con-
nues des populations sémitiques de la Mésopotamie ; ils
lui devaient aussi d'avoir, les premiers, été poussés à
longer la côte du golfe Persique, de s'être ainsi créé des
débouchés vers les Indes lointaines. Par rapport aux Méso-
potamiens, ces Beni-Qedem commerçants qui leur appor-
taient l'or, le bdellion, la pierre d'onyx et les autres pro-
duits des Indes étaient déjà des Phéniciens des pays de
l'Est.
La terminologie maritime la plus ancienne que nous
retrouvions dans les textes mésopotamiens, semble se rap-
porter aux ancêtres des Phéniciens maritimes.
Une première poussée de nomades sémites avait jeté
sur le golfe d'Akqaba et de la mer Rouge des populations
de Beni-Qedem qui apportèrent en Arabie, en Syrie et en
Ethiopie une civilisation avancée : celle de Ma'on (Minos),
de Havila, de Qadouma, des Cadméens de la Syrie et des
Pouanit de l'Erythrée.
. CONCLUSION 133
Avec ces migrations, les centres du commerce mondial
s'élargissent et prennent leur extension vers Touest. Une
nouvelle Havila ou une nouvelle Ophir, ayant ses origines
dans les mêmes populations qui habitaient autrefois le
Golfe Persique, se fondent en Erythrée : ce sont les foyers
des peuples faisant le commerce avec TÉgypte, les futurs
Dedan, les Teima, les Midian et les Sidon, tous des Beni-
Qedem exerçant leur commerce entre les pays du littoral
du Golfe Persique et ceux de TArabie ou de l'Egypte.
L'influence de ce dernier pays sera décisive sur les desti-
nées ultérieures de ces population maritimes.
Le pays du Nil se trouvait entouré de races sémitiques
qui convoitaient ses richesses naturelles et sa fertilité
prodigieuse.
Mais rÉgypte n'était pas seulement riche par elle-
même : elle était en même temps la clé naturelle, qui
ouvrait la voie aux pays de la Méditerranée, un centre
d'expansion maritime et terrestre : aussi voyons-nous
les Phéniciens profiter de l'invasion des Hycsos, « chas-
seurs » coushites et des Hittites pour remonter à leur suite
vers le nord.
Cette invasion des Pasteurs, qui quittaient les environs
de la Mésopotamie pour envahir les pays connus de la
Méditerranée, provoque un grand remous de races et de
pays. C'est sous la domination anarchique cinq fois sécu-
laire des Hycsos en Egypte, dont l'influence peut être
comparée à celle des Francs en Gaule, que surgit le
monde connu de la Bible. L'Egypte sort de cette crise à
moitié sémitisée, mais les envahisseurs coushites, qui su-
bissent l'ascendant de leurs congénères, les Shalitis
d'Egypte se hamitisent. Une race mixte éclôt, se rattachant
à l'égyptienne, comme autrefois les Beni-Qedem se ratta-
chant à la race mésopotamienne ; c'est le monde hamitique,
opposé à celui des Sémites. Il s'étend jusqu'à l'Arabie,
dont plusieurs peuples sédentaires, et non des moindres,
\U ARCHIVES MAROCAIxNES
sont considérés tantôt comme Sémites, tantôt comme
Hamites. Or l'Arabie reçoit incessamment de nouveaux
apports de nomades qui descendent vers le sud ; et cepen-
dant elle garde sa physionomie sémitique. Le croisement
des races donne lieu à la formation des Beni-Ereb ou sémi-
tes occidentaux par opposition aux Beni-Qedem ou « Sémi-
tes orientaux ».
Il en était autrement en Afrique : les conquérants sémi-
tiques de rÉrythrée avaient refoulé les anciennes races
blanches proto-sémitiques et congénères des Égyptiens
vers le désert et le nord ; ce sont ces populations, ancêtres
probables des Libyens, que les Cadméens, en marche vers
la Méditerranée, rencontrent devant eux, partout sur leurs
chemins. Les stations maritimes que les navigateurs cad-
méens fondent en Egypte et en Libye établissent une nou-
velle étape dans l'histoire du monde: c'est cette admirable
expansion maritime qui est symbolisée par le mythe de
Cadmos, fils de Poséidon et de Libye, qui civilise la Médi-
terranée orientale.
C'est sous la protection des rois Hycsos que les Cad-
méens maritimes entraînent à leur suite les populations
libyennes qui colonisent la Sicilie, Tlbérie, la Crète, Chy-
pre, rÉtrurie, les pays grecs, etc.
Les Cadméens eux-mêmes se contentent de fonder des
stations maritimes, dont Alasia, Hadrumète, Camba (Cad-
méa ?), Carthage, Cytion, Thèbes-Cadméa et plusieurs
autres subsistèrent.
C'est la première indication d'un mouvement maritime
que devaient renouveler Tyr et Venise : si bien qu'à la
veille de l'écrasement de la puissance des Hycsos, une nou-
velle civilisation éclôt, celle des « peuples de la Mer », se-
lon les textes égyptiens ou des races hamitiques issues
d'Égjpte, selon la Bible.
Cependant vers la fin de la première moitié du
deuxième millénaire, la race des Rois-Pasteurs, restée une
CONCLUSION 136
minorité infime au milieu d'une population autochtone très
nombreuse et très cultivée, se laisse en partie absorber, en
partie éliminer par une réaction nationale des Égyptiens
contre le joug des barbares. Ces derniers sont d'ailleurs
encore assez nombreux et surtout trop bien organisés
militairement pour ne pas chercher un dérivatif sur les
pays avoisinants de la Méditerranée.
Pendant leur séjour en Egypte, ils occupaient les
plaines du Delta où ils semblent avoir surtout pratiqué
lart de conduire les chars militaires : c'est cette supério-
rité guerrière qui devait faire tomber aux mains des Cana-
néens « ceux du pays bas », les plaines de la Libye. Leur
assimilation aux proto-sémites Libyens donna probable-
ment naissance à cette race Libo-Phénicienne venue par
terre en Afrique et qui même plus tard appuyait Texpansion
des Phéniciens sur mer. L'antiquité avait considéré l'Afri-
que et non pas la Palestine comme la patrie des Cananéens.
Guidés par les « Havila » ou les Cadméens maritimes, les
Libo-Phéniciens se propagent dans toute la Méditerranée,
où ils inaugurent la période troublée des « peuples de la
Mer », lesquels convoitent la Syrie etTÉgypte.
D'autres mouvements de Cananéens « issus de TÉgypte »
se portent vers la Syrie ; si des doutes sont possibles en
ce qui concerne les Hittites, rien ne peut être opposé aux
données de la Bible sur Toriginehamitique des Cananéens
et sur leur rôle d'intrus en Palestine.
A la veille du quinzième siècle, ceux-ci n'occupaient pas
même les cités maritimes de la Phénicie palestinienne,
dont le rôle historique est nul à cette époque. D'autre part,
les Hittites et les Cananéens ne laissent dans l'onomas-
tique, l'ethnographie, la théologie et la linguistique de la
Syrie, aucune trace qui permette de les considérer autre-
ment que comme une minorité d'envahisseurs éphé-
mères.
Cependant, par un juste retour des choses, les peuples
ARCHIVES MAROCAINES
de la Libye, grossis des ancêtres des peuples classiques,
profitent de raffaiblissement de l'Egypte vers le treizième
siècle pour chercher à s'emparer à la fois de TÉgypte et
de la Syrie.
Ils échouent en Egypte, maisréussissent mieux en Syrie,
grâce au concours des Pharaons qui se servent de ces
troupes bien armées pour tenir en respect les nouveaux
venus sémitiques, lesquels menaçaient leur suzeraineté
égyptienne dans la presqu'île du Sinaï et en Palestine.
Il s'agit des migrations des Hébreux, race d'origine
cadméenne, mais pénétrée de l'esprit chaldéen, qui remon-
tèrent la Syrie et la Palestine et dont les arrière-gardes
retenues en Egypte devaient constituer les futures tribus
d'Israël.
La tactique des Pharaons d'opposer entre eux les peu-
ples de la Mer, — dont les Philistins, — devait cependant
échouer, contre la résistance tenace des Hébreux qui, du
reste, rencontraient en Palestine une population cad-
méenne congénère et autochtone. Les populations sémiti-
ques se trouvent assez fortes pour s'organiser et secouer,
avec l'aide des peuples de la Mer, le joug des Cananéens,
dont certaines fractions semblent avoir quitté la Palestine
vers le treizième siècle pour céder la place aux Hébreux.
Toutefois ce sont les Philistins et les autres populations
du littoral qui dominent, entre le treizième et le onzième
siècles, le commerce maritime, et qui doivent être considé-
rés comme les premiers organisateurs du commerce médi-
terranéen international.
Successivement, les Hébreux se constituent en nation
homogène et apparaissent vers le onzième siècle comme
les Beni-Israël de l'histoire : race vraiment civilisatrice,
ils absorbent tous les autres éléments, prennent aux
Cananéens leur art militaire, aux Philistins leur supério-
rité maritime et industrielle. Du choc de tant d'influences,
du croisement de tant de groupes ethniques^ une race
CONCLUSION 137
nouvelle se formera : celle des Hébrèo-Phéniciens, carac-
térisée par une langue, une écriture, une religion et une
civilisation homogènes. Sous David, l'Empire hébréo-phé-
nicien se trouvera organisé et même imbu d'un principe
centralisateur, il cherchera à subordonner <( au Dieu sans
nom » de Qedem toutes les autres individualités ethni-
ques et religieuses des peuples de la Syrie.
Cependant cette tendance centralisatrice se heurtait à
un écueil : deux grands centres des Hébreux, Tyr et
Jérusalem, procédaient chacun d'un principe vital : Jéru-
salem, capitale d'une tribu demi-nomade, demeurée démo-
cratique et égalitaire, se voyait obligée de diriger ses
destinées selon les conceptions des nomades qui ne ces-
saient pas de graviter autour d'elle ; elle demeura fonciè-
rement cadméenne. Tyr, la cité maritime isolée du reste
du monde hébreu, se détachait de plus en plus de ses
anciens congénères; devenue maîtresse des mers, foyer
d'une colonisation dont Texpansion tendait vers l'occident,
obligée de compter sur l'appui de l'Egypte, laquelle lui
offrait un débouché et des escales pour ses migrations,
la cité de Hiram évolua dans un sens opposé à celui des
Beni-Israël. Son aristocratie, forte de ses richesses, tenant
aux principes autoritaires qui constituaient le fond des
croyances et de la civilisation égyptiennes, subissait de
plus en plus l'ascendant de cette civilisation. Non sans
résistance d'ailleurs. Pendant plusieurs siècles les classes
populaires représentées par les prophètes d'Israël exerce-
ront leur activité révolutionnaire. Pendant de nombreuses
années, les trois capitales hébraifques,Tyr, Samarie et Jéru-
salem, seront le théâtre de luttes sanglantes entre le Demos
et l'Oligarchie despotique : et, même, la plus grande révo-
lution monothéiste se déroulera en territoire phénicien.
Mais si Samarie située entre ses deux rivales hésite et
succombe, Jérusalem finit par se décider à devenir, du
moins à partir de la chute de Samarie, la cité de Yahou, le
138 ARCHIVES MAROCAINES
Dieu unique, subsistant parmi les croyances anciennes, et
devenait avec son peuple le citoyen du monde spiritualisé.
Quant à Tyr, dont la partie continentale avait été plu-
sieurs fois détruite de fond en comble, l'aristocratie con-
finée dans son île se laisse définitivement entraîner par
l'influence africaine. Melqart, le roi de la Cité de Hiram,
deviendra le synonyme de BaaI-Hamon, de Dieu-Soleil,
Amon-Osiris, présidant aux destinées de son peuple.
Après la chute de Jérusalem et de Tyr, c'en était fait
des anciens rêves impérialistes des Hébréo-Phéniciens.
Les Judéo-Araméens ou l'aristocratie théocratique qui
reviennent en Palestine n'auront plus qu'un seul souci :
la conservation de l'idée monothéiste, d'une conception
morale particulière, dont les origines se perdent dans les
ténèbres de l'apparition des premiers Hébreux ^
Les Tyriens puniques, dont l'aristocratie oligarchique
est concentrée à Carthage, ne chercheront qu'à défendre
leur suprématie maritime dont dépendait leur avenir et
leur raison d'être même.
De là à prétendre que toute trace de conscience ethnique
hébréo-phénicienne fût disparue, il y a loin et ce serait
méconnaître la psychologie même des sociétés humaines''^.
Les luttes pour la suprématie d'une idée ou d'un ordre
social sont rarement le fait des grandes masses tou-
jours prêtes à se laisser entraîner, momentanément du
moins, par des conceptions d'ordre plus immédiat ; mais
c'est l'élite morale ou sociale qui demeure consciem-
ment fidèle à ses idées. 11 en était de même pour les
Ilébréo-Phéniciens. En dehors des deux aristocraties,
Tune théocratique et l'autre ploutocratique, qui finirent par
incarner les anciennes conceptions hébraïques, il y avait de
1. Left lext<»8 It^gislatifs de Hammourabi doivent être considérés comme
la première manifeslalion de celte mentalité hébraïque qui aboutit à la
Loi de Moïse.
2, V. notre app. I et IV.
CONCLUSION 139
grandes masses de « peuple de la terre » qui demeuraient
indifférentes à toutes questions d'ordre religieux ou po-
litique et qui, par conséquent, continuaient à se considérer
comme descendant des anciens Hébréo-Phéniciens.
En Palestine même, les « Am Ha-Arez » hésitaient après
la victoire des Hamonéens entre Jéhovah et Baal. Quant
aux Éphraïmites de Sichem qu'il faut se garder de con-
fondre avec les Cuthéens de Samarie, ils continueront
jusqu'au deuxième siècle à osciller entre Jéhovah et Baal.
A propos de la persécution d'Antiochus-Épiphane, les
Hébreux de Sichem font une déclaration très caracté-
ristique : « Les Sidoniens (Phéniciens) qui habitent dans
Sichem se présentent au roi Antiochus, dieu visible. Nos
ancêtres s'engagèrent à célébrer le SabbaJt et à bâtir sur
le Garizim un temple en l'honneur d'un « dieu sans nom ^ ».
Maintenant on nous persécute parce qu'on nous considère
comme ayant la même origine que les Juifs. Or, il est aisé
de démontrer par nos archives que nous sommes de
souche sidonienne et que nos coutumes et nos origines
diffèrent de celles des Judéens. »
Le sanctuaire de Sichem, n'ayant jamais été détruit
depuis qu'il avait servi de « ca'aba » pour les tribus
d'Israël, il était aisé à ses prêtres de démontrer leur ori-
gine commune avec les Phéniciens qui, contrairement aux
Juifs, n'ont jamais quitté la Palestine. Quoi qu'en disent
les critiques, nous croyons que si ces archives n'existaient
pas, les Sidoniens de Sichem n'auraient jamais osé les in-
voquer. En effet, le roi confirme leur droit en les appelant
« Sidoniens qui habitent dans Sichem ».
I. JosÊPHE, Aniiq,, t. XII, chap. VII. En réalité ce fut le El Elion qui
était adoré à Samarie sous le nom grec de Zeuç u^iotoç ou ëXicuv xaXoufi.Evo{
wpioTo; (cf. MovERS, ibid., I, 1, p. 5U et p, 341). Dans l'esprit de ses ado-
rateurs, une divinité subordonnée servait d'intermédiaire entre lui et
l'humanité. Cf. Maléach-Jéhovah, Melqart, Adonis, Josué, Sanbat chez les
Phalacba de nos jours. Logos, Métatron chez les juifs orthodoxes. (V.
noire appendice Melqart et Josué.)
140 ARCHIVES MAROCAINES
Si telle était encore au deuxième siècle la situation dans
la Palestine même, à plus forte raison ces affinités entre
Hébreux et Phéniciens devaient-elles se perpétuer dans
les colonies lointaines des Phéniciens, où des représen-
tants nombreux des tribus d'Israël les avaient suivis. Une
étude minutieuse des survivances ethnologiques, généalo-
giques et mythologiques pourrait apporter quelques
lueurs sur ce problème du rôle des Hébreux dans la Médi-
terranée africaine et européenne. C'est à cette étude que
nous consacrons la série de discussions et de notes qui
accompagnent ce travail et qui servent à consolider les
conclusions qui s'en dégagent.
Mais ici nous touchons de près à un autre problème
non moins compliqué, celui des origines juives dans ces
mêmes pays : à Télucidation de ces problèmes, qui se
posent particulièrement en Afrique, nous consacrerons une
étude spéciale*.
1. Judéo-Hellènes el Judéo-Berbères.
APPENDICE I
MËLQART ET JOSUÉ
La période dite des Juges est l'époque héroïque du
peuple d'Israël. Un ancien recueil de chants épiques inti-
tulé : le Livre des Guerres de Yahou^, paraît avoir servi
de source principale pour les récits développés dans les
premiers livres historiques de la Bible. Le mythe et l'épo-
pée avaient été, à un moment donné, florissants en Israël
comme en Phénicie, en Palestine comme en Grèce. Ce
mythe se fait remarquer par son caractère solaire, qui le
classe parmi les mythes méditerranéens dont ceux de
Melqart et d'Héraclès sont les plus populaires, avec une dif-
férence cependant: tandis que chez les Tyriens et les Grecs
demeurés païens jusqu'au bout, les récits héroïques ont
évolué en se compliquant et ont suivi de près les destinées
des peuples qu'ils représentaient, chez les Israélites, en
Judée, ils subissent les efl'ets de la réaction prophétique
qui domine à partir du huitième siècle l'histoire connue
du peuple d'Israël. Sous son influence, se manifeste une
évolution contraire à celle qui se retrouve chez les autres
peuples antiques. Les héros mythiques symbolisent l'épo-
1. mn^ monSa ISD, Nombres, XXI, 14.
143 ARCHIVES MAROCAINES
que des premiers efforts d'un peuple, finissent par être
mis au rang des dieux ; au contraire, chez les auteurs
bibliques, ils sont réduits à Tétat de simples mortels.
Cette « chute des dieux » est un trait qui caractérise l'évo-
lution religieuse du peuple d'Israël. C'est ainsi que, sans
nous hasarder à suivre M. Winckler dans son ingénieuse
« méthode astrale », nous ne pouvons nous refuser à voir
dans la légende du fameux Samson un mythe solaire qui
personnifie les luttes des Danites contre les Philistins.
Samson — Le Soleil, — le fils de Manoah, dieu hébréo-
phénicien^ naquit sur le même sol que Melqart, Témule
phénicien d'Hercule. Comme Melqart qui combat Neptune,
le dieu des peuples de la mer, Samson combat Dagon
(Neptune) : de même que le premier représente l'épopée
maritime de Tyr, le second est la personnification locale de
la lutte des Israélites contre les Philistins. Comme Melqart
et Héraclès, il accomplit une série d'exploits surhumains ;
comme Hercule, il subit les charmes de la femme.
Ce qui distingue Samson de ses émules, c'est son carac-
tère plus humain, sa bonhomie qui en fait un être presque
réel, pris sur le vif. On sent que le mythe de ce héros s'ar-
rête trop tôt, n'a pas eu le temps d'arriver à la divinisa-
tion et, même, que les rédacteurs ont tout fait pour en
effacer la dernière trace, celle qui aurait pu permettre de
reconnaître dans le héros danite, un mythe solaire-.
L'épopée de Samson est une preuve évidente de l'exis-
tence d'une mythologie solaire chez les anciens Hébreux :
on est alors porté à se demander si un exemple pareil est
isolé dans les traditions juives et si l'antiquité hébraïque
ne nous a pas légué d'autres souvenirs, d'un personnage
qui, à l'instar de Melqart, — personnification de l'histoire
1. Barges, Rech. archéol. sur les colonies phéniciennes, etc., p. 61.
2. M. Ph. Berger a consacré une série de conférences très instructives
sur les rapports qui exiî^tent entre les récits héroïques d'Israël et la my-
thologie orientale.
MELQART ET JOSUE 143
des Tyrîens, — aurait résumé en lui l'histoire des « Guer-
res de Yahou » et de la conquête de la Palestine?
Et il semble bien qu'on puisse l'affirmer.
En effet, l'examen comparé des textes fournis par la
Bible et par la tradition postérieure nous permet de décou-
vrir un personnage qui préside à la conquête de la Palestine
par les Israélites, à savoir Josué ben Noun : sa vie, ses
œuvres, les miracles accomplis par lui, les contradictions et
les incohérences qui se rattachent à sa personne, nous
montrent, tel qu'il apparaît dans Tétat actuel des textes, un
personnage mythique sous la figure d'un général con-
quérant.
Loin de nous la pensée d'aller jusqu'à nier l'existence
réelle de Josué ben Navé, mieux Hosea ben Noun. Le nom
de Hoshe'a, — sous sa forme primitive, — est assez fré-
quent chez les Israélites du nord *, pour que nous puis-
sions l'écarter d'emblée.
L'arrêt même constaté dans l'évolution de sa légende,
est beaucoup trop brusque pour qu'on puisse mettre en
doute la vie effective du personnage : cependant, tel qu'il
nous est présenté, trop de traits légendaires sont attachés
à la personne de Josué pour qu'on puisse se passer de les
soumettre à une analyse rapide. Étranges sont, en effet,
les destinées de ce conquérant israélite : étranges surtout
les exploits qu'on lui attribue ; si bien que pour Tauteiir
du Livre de Josué, ce héros résume toute l'époque de la
conquête de Jéhovah, comme Melqart résume celle de Tyr.
Hoche'a, le fils de Noun pa, nom qui ne se retrouve nulle
part ailleurs et qui est synonyme exact de Dagon, le dieu
des Philistins^, est de la tribu d'Éphraïm, à une époque
où les tribus de Joseph n'existaient même pas encore.
1. Ce nom est même très fréquent. Le chef des Ëphraïmites du temps
de David s'appelait Hoshea (I Chron., XXVII, 20). Hosliea est le nom du
prophète du nord bien connu, comme il est celui du dernier roi de Samarie.
2. ]iai signifle « poisson » et « floraison >» (de ^il). A noter que Josué,
144 ARCHIVES MAROCAINES
Comme Stade Ta très bien reconnu *, Josué incarne les
clans joséphites; il est leur patriarche: c'est Téponyme
d'une tribu, ayant fini par s'établir dans la région monta-
gneuse du centre de la Palestine et par devenir le noyau
du futur Israël.
Le rédacteur jéhoviste, préoccupé de réduire le rôle du
héros éphraïmite à celui d'un subordonné de Moïse, subs-
titue à son nom originaire d'Hoshea le théophore de
Josué. Pour cet auteur, Josué est surtout le subordonné
du législateur, qui préside à la formation du peuple d'Israël.
Ainsi, il lui fait inaugurer le cycle guerrier d'Israël par
une campagne entreprise sur l'ordre de Moïse contre les
Amalécites du désert : l'artifice du procédé ressort nette-
ment, si l'on considère que jusqu'à l'époque des Juges, le
futur Mont d'Éphraïm s'appelait encore Mont d'Amaleq et
que, par conséquent, la lutte des Éphraïmites contre les
Amalécites se réduit à une campagne d'invasion dans le
centre de la Palestine 2.
Même procédé pour le second exploit de Josué, du
vivant de Moïse : sa participation à l'exploration de la
Palestine sur l'ordre de Moïse. On a voulu établir à tout
prix que le héros avait pris part à cette campagne à côté
de Caleb le Judéen. Cependant son nom manque à deux
reprises dans les passages du récit où on s'attendrait par-
ticulièrement à le voir jouer un rôle auprès de Caleb 3.
Dans les autres passages, le rôle du futur chef d'Israël est
singulièrement effacé. Dans les deux cas, la mention de
Josué se trouve être une interpolation, remontant à l'épo-
que de la rédaction de la Bible.
Le récit miraculeux du passage du Jourdain est préci-
dans la Bible, n*est presque jamais séparé de son père (cf. Niebuhr, Gesch.
des Zeilallers der Ilebrâer, pp. 322 et 371).
1. Gesch. Israëls, p. 136-161.
2. Cf. pSrjyi DWiw DnsK •»:a Juges, v, 14 ; ^phnyr^ ini onsK ri»n
Ibid., Xll, 15.
3. Cf. NiEBUHR, ouvr. cilé, p. 322.
kfiLOARt ET iosué 146
sèment trop miraculeux, pour que l'on puisse le prendre
au sérieux. Ici Josué n'est que la doublure éphraïmite de
Moïse et d'Élie : l'un fend les eaux de la mer Rouge,
les deux autres celles du Jourdain. La chute des murs de
Jéricho est un récit qui date certainement d'une époque
postérieure à Élie.
Avec Élie, Josué a d'ailleurs plus d'un point d'attache,
si bien que Niebhur a pu démontrer, par une simple étude
comparée des endroits où s'était exercée l'activité des
deux personnages, que l'histoire concernant Jéricho est em-
pruntée à l'histoire d'Élie ^ En réalité, Josué n'a jamais
quitté le domaine propre du pays d'Éphraïm, qui s'étendait
de Bethel jusqu'au Carmel. Les sanctuaires de Bethel et
de Sichem sont les seuls points de repère sérieux, qui sub'
sistent du champ d'activité attribué par la postériorité à
notre héros*
Continuons, d'ailleurs, l'examen de la vie de Josué.
Caleb''' qui l'accompagna dans l'exploration et qui est
l'éponyme des Calébites, reçut de Moïse, ou selon une autre
version de Josué, un lot en Palestine 3. Josué ne reçut rien,
aucune famille en Israël ne se rattache à ce héros ^.
D'ailleurs, Josué ne laisse pas de postérité, bien que
Moïse lui-même soit Tancétre d'une lignée qui se per-
pétue jusqu'à l'époque de la royauté en Israël. La sté-
rilité lui est d'ailleurs commune avec Samson, son émule
judéo-danite.
Il est vrai que le Livre des Chroniques ^ cherche à
arranger les choses en expliquant que Josué n'avait point
de fils, mais seulement des filles.
1. NiBBUHR, oavr. cité, p. 326-331.
2. Il est lui-même un non israélite, puisqu'il est un iT^Jp ou de la triba
cadméenne de t:3p.
5. Nombres, XII, 31 et Josué, XIV, 13.
4. Le passage de Josué, XIX, 49-50 est une addition de basse époque
(NiBBUHR, Ibid., p. 309. Cf. plus loin).
6. I, I, 27.
ARCB. MAROC» lO
Hé ÀttcmvES MAitocAiNés
Quelles sont donc ces filles ? La première a donné son
nom à Timnat ou Timnat Herès * — ville qui se rattache
au culte solaire, — la seconde a donné le sien à Tamar, ou
Baal Tamar 2, qui se rattache au culte des arbres sacrés, et
finalement à 'Aïa, ville qui aurait été détruite par Josué
après le passage du Jourdain.
- En outre, Timnat est précisément la même ville, où
îious rencontrons Samson aux prises avec les Philistins,
tandis que le second nom de cette ville est Hérès le
soleil, le synonyme même de Shemesh-Samson.
Ainsi le cycle de Josué TÉphraïmite, comme celui de
Samson le Danite, gravite autour du culte solaire.
Ce caractère solaire du mythe de Josué, qui est déjà dans
le fond du récit de Joseph ^, son ancêtre présumé, nous
ramène à Tinfluence des cultes égyptiens qui caractérise
les récits concernant les mythes solaires de la Palestine.
Ainsi Josué accomplit le miracle de circoncire
600.000 individus dans un seul jour ^. Or, on sait que les
Hébreux et les Phéniciens racontaient qu'ils avaient tous
les deux appris la circoncision des Égyptiens^''.
Cependant, le plus grand miracle qui soit associé au
nom de Josué, c'est l'arrêt du soleil à Gabaon^, mythe qui
servit de base à la tradition juive et chrétienne, car on ne
voulait pas se résoudre à admettre que la terre n'est pas
le centre du monde planétaire.
Le sanctuaire de Gabaon^, où un éclectisme religieux,
• 1. Din'riTiTIID cf. MovERS, ï, I, 229 et le nom générique WNniniD.
2. Zîu; ATjfxapou; V. NiEDUHR, ibid., p. 320.
3. Joseph est le gendre du prêtre d'On ou Héliopolis et d'origine égyp-
tienne. Cf. iS -lin -m^; "1122 {Deui., xxxiii, 17) et nï? -«Sy TT2rï ni:n
[Genèse XLIX, 22). Ce sont des allusions au Taureau symbolique.
^ 4. NiEBUHH, 228. On les circoncit avec des D^Tiï "♦Din. Décidément le
terme Din est très fréquent dans l'hisloire de Josué.
5. V. plus haut.
6. Josué, IX, 10-11.
7. Josué, XX, 8 ; Il Samuel, II, 17 ; I /?o/s, III, 5 et IX, 2 ; I Chroniques,
XVII, 3y; XXI, 29, etc.
IIELQARt ET JOSUÉ 147
datant de l'époque de l'invasion des Hébreux, se découvre
par les récits postérieurs, est le berceau de cette tradi-
tion. Le livre ltt7M, l'Iliade disparue des Hébreux, racon-
tait qu'à l'occasion de sa victoire sur les Amorrhéens,
Josué avait ordonné au soleil de s'arrêter en lui disant :
« Soleil, arréte-toi sur Gabaon, et toi. Lune, dans la vallée
d'Ajalon ! Et le soleil s'arrêta et la lune aussi, jusqu'à ce
que le peuple se fût vengé de ses ennemis. Le soleil donc
s'arrêta au milieu des cieux et ne hâta point de se cou-
cher un jour entier. »
Voilà qui est clair : Josué est le maître du soleil, qu'il
commande, comme Adonis en personne.
Mais où Josué parait dans son milieu, c'est dans les
luttes des Israélites contre les Philistins. Cette histoire»
qui donne naissance à l'épopée de Samson, ne laisse pas
d'ignorer Josué.
Le récit de la captivité de l'arche de l'alliance * emme-
née par les Philistins et de la vengeance de Yahou sur
Dagon, le dieu des Philistins, se termine par l'épisode
suivant, l'arche de l'alliance après avoir causé toutes
sortes de calamités aux Philistins, est ramenée par ces
derniers à Bet-Shemesh (Héliopolis) sur le territoire
hébreu. Elle fut déposée « sur la grande pierre qui
est dans le champ de Josué, l'homme de Bet-Shemesh,
jusqu'à ce jour-ci^ ». Le récit de l'épidémie, qui aurait
sévi parmi les habitants de Ben-Shemesh, n'est qu'un com-
mentaire émanant d'un rédacteur jéhoviste de basse
époque, lequel n'a pas pu admettre que le sanctuaire de
Jéhovah se fut un jour allié au culte solaire de Josué et
d'Héliopolis.
En réalité, cette « pierre », ou betyl, associée au nom
de Josué, réapparaît maintes fois dans le récit des exploits
1. iSamae/, VI, p. 14-18.
2. A noter Hf H DVH 1?.
148 ARCHtVBS MAROCAlNeS
de Josué : elle est toujours associée à Sichem, la ville de
« Berit », le centre de Tunion d'Israël jusqu'à l'époque de
Salomon*. Ainsi Josué contracta un Berit avec le peuple
à Sichem^. lly amena r« arche de l'alliance». Ailleurs il est
dit que « Josué contracta une alliance, ce jour-là, avec le
peuple et proposa des statuts et des ordonnances à
Sichem. Et Josué écrivit ces paroles sur le livre de la Loi
de Jéhovah. 11 prit aussi une grande pierre et l'éleva là
sous le chêne (sacré) qui est au sanctuaire de Jéhovah ^ ».
Si nous ajoutons que Josué construisit un autel à E'bal
devenu plus tard le mont de la Malédiction ^, que bientôt
il en fit autant à Gilgal ou à Sichem même, on arrive faci-
lement à se faire une idée de la synthèse qui s'opéra, entre
le conquérant de ce nom et une ancienne divinité hé-
braïque.
11
Nous pouvons maintenant reprendre notre démonstra-
tion pour établir qu'une seule et même base servit à
l'édification de la légende de Josué, le héros des Hébreux,
et de celle de Melqart, l'Hercule des Tyriens. Seule-
ment celle de Josué nous parait être d'origine plus an-
cienne.
Melqart parcourt toute la Méditerranée, subjuguant les
1. Cf. plus haut, chap. V.
2. Josué, XXIV, 25-26.
3. Cf. Weiss, Vt:rim m yn I, où cet auteur (qu'on ne «aurait pourtant
pas soupçonner de criticisme outré) conclut au caractère astarUen de ce
chêne.
4. On remarquera que le Mont de Ébal,6ur leque Josué construisit ua
autel à Jéhovah {VIII, 30), devient, pour e DeuléronomCy le Mont de la Ma-
lédiction (Dcu/er., XI, 29; XXVII, 13). Les Samaritains eux-mêmes n ose-
ront plus le consacrer.
MELQART ET JOSUÉ 149
peuples barbares, renversant les Tyrans, détruisant les
bêtes sauvages.
Il en est de même pour Josué en Palestine : depuis
Moïse et jusqu'à Débora, c'est-à-dire pendant plusieurs
siècles, il préside à toutes les conquêtes d'Israël.
C'est lui qui s'empare de Hébron et de Debir, selon le
Livre de Josué, alors que, dans les textes plus anciens, ce
fut le clan judéen de Calebqui accomplit cette même con-
quête d'ailleurs, après la mort de Josué K C'est lui qui ex-
termina les Anaqim, alors qu'on attribue cet exploit au
clan de Caleb. De plus, la grande victoire des Hébréo-
Phéniciens, remportée sur Jabin, le roi de Hazor, celle qui
devait couronner l'œuvre de la conquête de la Palestine sur
les Cananéens et qui est illustrée par le cantique de
Débora, se trouve elle-même attribuée à Josué, malgré le
contexte du Livre des Juges ^.
Nous avons donc raison de considérer ce héros comme
le génie mythique de la tribu de Joseph, qui présida à la
constitution du peuple d'Israël : Melqart terrasse les mons-
tres; Josué fit de même pour les Anaqim. Melqart exter-
mine les bêtes sauvages : en Palestine, ce sont les
a Zir'ah ^ » qui fuient devant les Beni-Israël ». La rencontre
de Josué avec l'ange, chef des armées de Jéhovah, relève
du même ordre d'idées *.
Melqart arriva avec son armée aux bords de l'océan, où
il érigea deux colonnes sur les rivages opposés de l'un et
l'autre continent. Josué passe avec son armée le Jourdain
et érige un autel de douze pierres sur le Gilgal ^ et
un autre sur le mont Ebal ; il consacre le Betyl et le
chêne Astarté de Sichem ; il transporte l'arche de l'ai-
1. Josué, X, 36, 39, et Juges, l, 20.
2. Cf. Josué, XI, et Juges, IV.
3. Josué, XXIV, 12 nTl^j bêle fauve ou insecte mystérieux.
4. V, 13-16. Elle est inspirée par Exode, II.
6. Josué^ IV. Sur ce sanctuaire et le 7V\n^ "^nSq, voir Juges, II, 1 ; cf.
les Idoles adorées par Ehud, etc., (/6«U, IV, 19 ; I Samuel, XI, 13, etc.).
150 ARCHIVES MAROCAINES
liance à Sichem et donne des loîs aux tribus d'Israël, tout
comme Melqart le fera pour les peuples d'Afrique,
Melqart combat à l'embouchure du Rhône contre deux
terribles enfants de Neptune; il les écrase avec le secours
de Jupiter qui déchaîne sur eux une pluie de cailloux.
C'est la répétition même de l'histoire de la campagne de
Gabaon : là, Josué défait les Cananéens grâce aux rochers
et aux cailloux que Jéhovah fait pleuvoir sur eux ^
Le même fond de légendes aurait donc donné naissance
aux deux mythes. Seulement, comme la conquête de la
Palestine par les Hébreux avait de beaucoup précédé les
exploits maritimes attribués à Melqart, et comme le cycle
de Josué est plus humain et plus naturel, oti serait assez na-
turellement amené à considérer le mythe de Josué comme
de beaucoup antérieur à celui de son émule tyrien.
Reste à savoir si l'évolution de la légende de Josué était
achevée lors de la rédaction des textes bibliques et si, dans
l'esprit populaire du moins, cette légende n'avait pas
accompagné les Beni-Israël hors de Palestine, avant la
rédaction de la Bible.
On sait quelle mauvaise fortune s'était acharnée contre
le héros réel ou imaginaire de la conquête de la Palestine,
après cette conquête. Les rédacteurs jéhovistes, qui ne
pouvaient ignorer les textes écrits et oraux concernant la
tradition populaire du héros éponyme d'Éphraïm, se virent
dans la nécessité d'accepter le cycle légendaire en rédui-
sant le héros au rôle de serviteur du grand prophète et
législateur de Jéhovah.
Ici s'arrête l'influence efl'acée et secondaire du héros,
1. Cf. Barges, ouvr. cité, p. 11-13 ; Pomponius Mêla, II, 5; Eschyle,
Promélhée Enchaîné,
MELQART ET JOSUÉ 161
dans le judaïsme traditionnel comme dans celui de la Loi^
Le pauvre créateur du peuple d'Israël a été condamné à
Toubli dans les textes prophétiques ultérieurs. La Hagga-
dah ne sait rien ou plutôt ne veut rien savoir de ce héros
dans lequel elle flairait une origine peu jéhoviste,
« Aux rabbins, dit Niebuhr, il manquait les matériaux
et l'envie de s'occuper de ce héros ^ »
L'envie, si l'on veut, mais nullement les matériaux. Les
Samaritains, demeurés attachés au culte et aux sanctuaire?
du royaume du nord, considèrent le conquérant de la Pales-
tine comme leur seul prophète et héros. On va voir que le
folklore des populations hébraïques du nord devait encore
être puissamment hanté par le souvenir de ce héros.
Des textes d'origine fort ancienne ^ lui attribuent des
conquêtes jusqu'en Arménie, dans le Nord, et ju^u'en
Afrique et au Yémen.
N'osant plus s'attaquer à une personnalité qui joue uu
rôle prépondérant dans l'Hexateuque, les rabbins cherchè-
rent à faire autour de lui un silence au moins étrange. De
temps à autre, ils laissent cependant échapper un mot
qui marque leur aversion pour ce héros. Qu'est-ce, en
effet, que cet attribut « de tête coupée »^ dont la Hag-
gadah se permet de le couronner et que des textes posté-
rieurs cherchent à accommoder avec la Bible ? Et com-
bien d'autres que nous étudierons ailleurs !
Il serait trop hardi de vouloir identifier la divinité de
Josué avec l'une des divinités phéniciennes. Néanmoins
si des comparaisons étymologiques sont permises, nous
verrons aisém^çnt dans ce nom un doublet de Eshmoun
(Adonis). En effet, dans la triade phénicienne, Eshmoun ve-
nait immédiatement après Baal et Astarté ; il correspond au
Logos, à l'intermédiaire, à l'ancien « Maleach de Jéhovah »
1. Ouvr, cité, p. 318.
2. Le livre de Josué des Samaritains^ le folklore de l'Arraénie, etc.
3. yvop irn. V. appcnd. I.
152 ARCHrVES MAROCAINES
et à ridée postérieure du Dieu-fils. Or nous savons que
les Juifs de Jérusalem eux-mêmes avaient adoré ce Dieu
jusqu'à Tépoque de la destruction de Jérusalem. Dans le
temple même de Jéhovah, les femmes pleuraient la mort
d'Adonis sous son nom mésopotamien de TamouzS Ceculte
avait donc suivi les émigrants juifs, tout comme celui de
la Déesse Céleste. D'autre part, Eshmoun assimilé à Her-
mès est le dieu du salut, le Zcu; ScuTilp des Grecs. Le mot
« salut » en hébreu veut dire exactement Yechou'a, terme
qui joue un rôle capital dans la théologie juive. Certes, il
y a loin d'ici à conclure que le Josué-Eshmoun des Hébreux
soit de même origine que la divinité complexe Eshmoun-
Melqart^, encore que la fortune extraordinaire de ce
nom en dehors de la Synagogue, prête à plus d'une hypo-
thèse.
Une des particularités qui sont communes à Josué, à Mel-
qart et à Hercule, c'est la multiplicité des lieux où ils au-
raient leur tombeau. Ce sujet a déjà fourni à M. R. Basset
l'occasion d'une étude ^. En effet, selon la Bible, Josué
est enterré à Timnat Hères, <x dans sa possession ».
Selon Joseph, le même tombeau se trouvait à Gabata ^. La
chronique des Samaritains, elle, le fait reposer à Gawaïra.
Des sources juives du moyen âge le placent ailleurs ^.
Mais le plus curieux, c'est la présence dans l'Afrique du
Nord et près des colonnes de Melqart d'un sanctuaire-
tombeau qui porte encore le nom du héros israélite. Seule-
ment, avant d'exposer les détails de cette étrange survi-
vance, nous croyons devoir exposer les traditions qui se
rattachent à Josué dans le sein du judaïsme lui-même.
1. Ézéchiel, VIII, 14.
2. V. Berger, la Phénicie, p. 25.
3. Nedromah et les Traras, chap. V.
4. Antiquités, 1. V.
5. scHWARzyiNH mNiin.
MELQART ET JOSUÉ 15S
III
En premier lieu, le rôle de Josué chez les Samaritains
mérite d'attirer notre attention.
On a pris l'habitude de considérer ces dissidents comme
des Cuthéens d'origine. Toutefois, on oublie volontiers
que le centre religieux des Samaritains ne fut pas Samarie,
mais Sichem*, l'antique capitale d'Israël, dont le sanc-
tuaire se rattache au nom des patriarches et de Josué.
Aucun indice ne nous permet de considérer Sichem
comme ayant été peuplé par des colonies étrangères.
Sous Jérémie, des gens de Sichem, de Silo et même de
Samarie, apportent des offrandes à Jérusalem ^. Les Juifs
établis à Eléphantine reconnaissent encore Samarie ou
Sichem, comme le second centre d'Israël ^. Ben Sirah
appelle les Samaritains « peuple insensé de Sichem* ».
Au temps d'Alexandre, le Pentateuque fait déjà autorité
en Samarie, mais Sichem est le chef-lieu religieux et
administratif de la Samarie.
n Sichem assise sur la montagne était la capitale des
Samaritains ; elle fut habitée par des Israélites déserteurs
de leur nation », c'est-à-dire des juifs authentiques, à l'ex-
clusion des Cuthéens de Samarie, mais n'ayant pas reconnu
la réforme puritaine d'Esdras ^.
Le sanctuaire qu'ils occupaient sur le Garizim était
d abord un haut-lieu ou Bama ; mais, même après la
construction du temple samaritain, sous Alexandre, on
continuait à n'y tenir aucun compte des restrictions concer-
1. Cf. JosÈPHE, Antiquités^ XI, 8.
3. Jirémie, XLI, 6.
3. V. notre appendice III.
4. nyan Ssd m, ch. i^
6. JosÈPHE, Antiquités, XXII, 7.
t5( ARCHIVES MAAOpAINXS
nant les viandes défendues et Tobservation du sabbat. On
demeurait à Sichem en plein éclectisme hébréo-phénicien.
Cet état proto-hébreu des Sichémites, mêlés des débris
plus ou moins amalgamés des anciennes tribus du nord,
apparaît nettement lors de la persécution dirigée par
Antiochus Épiphane contre le monothéisme * : alors que
les Juifs préféraient la mort à la trahison religieuse, les
Samaritains de Sichem, arguant de leur origine phéni-
cienne, n'éprouvent aucune difficulté à identifier leur
divinité avec le Zeus des Grecs. Ils se déclarent être des
« Sidoniens qui habitent dans Sichem, observant le sabbat
et immolant des victimes en Thonneur du « Dieu sans
nom ». D'ailleurs, leurs archives les présentent comme
Sidoniens ^.
C'est donc à Sichem, dont le culte n'a en réalité subi
aucune révolution brusque, et non à Jérusalem, qu'il fau-
drait chercher les vieilles traditions hébraïques.
En effet, les Samaritains possèdent un Livre de Josué,
essentiellement différent de celui des livres bibliques. On
y trouve des exploits attribués à Josué qui ne figurent pas
dans les récits bibliques. Entre autres, on l'y voit com-
battre Sobach, roi d'Arménie, fils de Hamam, fils de Pout,
fils de Ham que « Dieu bénit quand il sortit d'Arca ».
Les Samaritains sont probablement les plus anciens à
reconnaître en Josué l'Esprit de Dieu, le fils de Dieu : « Ipse
sum Jusaô Nuni filius naturœ humanœ sed simul divinx
particeps, Discipulus ejus qui cum Deo collaquebalur filins
Amici Dei?.,. »3,
On pense involontairement à cette parenté de Jésus
figuré par le Poisson, avec Josué, fils de Noun ou le Pois-
son, qu'on adorait avec le signe d'ictos ou du poisson.
1. JosÈPHE, Antiquités^ XII, 7.
2. Cf. plus haut, conclusion.
3. Liber Jusaœ, Chronicum Samaritarum, chap. XXIX; cf. Hieronymus
Paulino. Venum ad Jcsum Nave, qui typum Doraini non solum gesti,
verum etiam nomine praîfert.
MELQART ET JOSUÉ 155
Une secte juive ou samaritaine, les Sabaïtes, prétendait,
aux premiers siècles de Thégire, que Josué, fils de Noun,
était un Dieu. On dit qu'Abd Allah ibn Saba, le fondateur
de cette secte, renia sa foi et substitua Ali à Josué ^
Dans un ouvrage allemand analysé par M. Julien
Weill dans la Bévue des études juives 2, on étudie le
Jésus anté-chrétien et le nom même des Nazaréens, qui
sont tous les deux antérieurs au début du christianisme.
Chez les Caraïtes, juifs dissidents qui, au huitième siècle,
reconstituèrent les anciens schismes juifs, le nom de
Jechua est devenu célèbre parce qu'il faisait allusion au
salai messianique 3. Or, on a déjà établi que les Caraïtes
avaient certainement connu les livres des Saducéens et
des Esséniens ^.
Dans le Yémen, où des tribus proto-israélites existaient
même avant la Bible, les légendes sur Josué circulaient
déjà. Les Juifs yéménites croient encore être venus dans
ce pays avec Josué. De vagues traditions d'une lutte entre
juifs de la Synagogue, représentés par le personnage d'Es-
dras et les Juifs de Josué, s'y sont maintenues ^. M. Basset a
déjà étudié la légende qui courait dans l'Arabie anté-
islamique sur Josué et le Poisson. On y trouve Josué et
Miriam, la sœur de Moïse, confondu avec Jésus, le fils de
Marie ^.
Ces légendes, qui sont antérieures à l'Islam, contredisent
trop les traditions écrites de la Bible pour qu'on puisse
leur attribuer une origine juive orthodoxe. D'ailleurs, on
1. Chronique samaritaine^ éd. Adier et Seligson ; Bévue des Éludes
jmvtt, t. XLX, p. 249.
2. Reu. des Et. juives, t. LU.
3. Bâcher, Bev, des Et. juives, v. XXVIII, p. 290.
4. P0ZNAN8KY, revue citée, t. LI.
6. Cora/i, Soura III, 31 et XVIII, 52 ; Moïse et Josué vont au con-
fluent de deux mers et y perdent le poisson. Cf. soura XXI, 82 sur D'oui
Noun.
6. Coran, Soura XXI, 87. V. notre Étude sur VUisl. des Juifs au Maroc, I,
p. 48.
166 ARCHIVES MAROCAINES
verra que les juifs arabes ont été très primitifs dans leurs
conceptions religieuses ^ Ces traditions sont surtout
abondantes en Afrique. Si Josué devait, à un moment
donné, jouer le rôle de personnage mythique, c'était bien
dans ces pays demeurés longtemps sous Tinfluence du
polythéisme phénicien.
Nous avons insisté sur le fait que Tinvasion des Hébreux,
en refoulant les Cananéens, dut les rejeter du côté de la
mer. On a vu que les Beni-lsraêl avaient suivi les Cana-
néens dans ces migrations. Une rivalité entre les deux
groupes semble s'être manifestée, en Afrique, de tous les
temps ; les premières données à ce sujet nous apparais-
sent même associées au nom de Josué -.
Déjà au troisième siècle, c'est-à-dire à une époque anté-
rieure à la destruction de Carthage, ces traditions prennent
corps : les Septante d'Isaïe connaissent la tradition rabbi-
nique concernant la fuite des Cananéens sous la poussée des
Beni-lsraël ^. Un vieux texte talmudique, que laTossephta
du deuxième siècle considère déjà comme fort ancien,
mentionne explicitement le rôle de Josué * : trois « con-
ditions M furent envoyées par Josué en Palestine avant
que les Israélites ne fussent entrés dans le pays : « Que ceux
des Cananéens qui résident en Palestine s'en aillent, qu'ils
demandent la paix ou qu'ils lui déclarent la guerre. Le
peuple gergésien, entre autres, se retira alors en Afrique ».
Un autre texte d'origine certainement antique qui, à côté
d'Alexandre, fait figurer le nom d'un ancien docteur,
prêtre du Temple, raconte'' que les Cananéens de l'Afrique
auraient réclamé la restitution de la Palestine enlevée par
Josué à leurs ancêtres. Ce passage curieux du folklore
1. Cf. noire élude : Judéo-Hellènes et Judéo- Berbères, 1. II, chap. I-III.
2. Cf. MovERS, die Phônizier, II, II, p. 15 et suiv. et p. 427 et auiv. Talm.
Jérus., msnitt? § 6; Talm. Bab. VMn:D f. 91.
3. Isaïe, XVII, 9. *
4. Talm, Jérus., mVIltt^ § 14 el Hll Vnir2.
6. Talm. Bab., Sanhedririy ibid.
MELQART ET JOSUÉ lÔT
juif semble se rattacher à la traduction des Septante.
Le fait est successivement enregistré par le Livre des
Jubilés ^ par le Livre d'Hénoch^, par saint Jérôme, par
saint Augustin qui, tous, connaissent les migrations des
Cananéens en Afrique.
Mais Procope surtout est formel ^ : « Ils habitent encore
le pays et ils se servent de la langue phénicienne. Ils
construisirent un fort dans une ville de Numidie, Tigisis;
on y voit près d'une grande fontaine deux stèles de pierre
blanche (les deu^c colonnes de Melqart?) couvertes de
caractères phéniciens qui signifient : « Nous sommes ceux
qui s'enfuirent devant Josué, fils de Noun, le brigand. »
On a discuté jusqu'au fait, mais on a négligé les rensei-
gnements qui s'y rapportent et qui sont confirmés par un
document antérieur à Procope lui-même.
La chronique arménienne de Mar Apas Katina confirme
les données de Procope * : « Défaits par Josué, les Cana-
néens, pour échapper à l'extermination, passèrent en
Afrique, cinglant sur Tharsis ; une inscription relatant ce
fait s'y trouverait encore. »
En admettant que le but de l'inscription ne soit qu'une
invention, que l'inscription soit apocryphe ou inspirée
par la Bible, nous ne pouvons pas rejeter le fond du récit,
rien ne nous y autorise.
La tradition touchant Josué qui a cours en Afrique est
donc antérieure à l'Islam. Elle est de même nature que
celle de Melqart, le conquérant. Elle doit son origine,
sinon à des souvenirs précis sur les origines palesti-
niennes des Puniques, du moins à une rivalité entre les
Juifs et les Phéniciens à partir des derniers siècles de
l'existence de Carthage.
1. Chap. IX, I.
2. Chap. VIII, 22.
Z.DeBeUo vandalico, II, 10.
4. Colleclion des Hihloriens de V Arménie ^ Paris, 1867 ; 1. 1, p. 30.
158 ARCHIVES MAHOCAtNES
D'ailleurs, cette opinion a trouvé une conGrmatîon écla-
tante dans le travail important que nous apporte M. Bas-
set sur le folklore judéo-berbère de l'Afrique. Il s'agit de
la Qoubba de Sidna-Oucha, près de Nedroma dans TOranie,
et que la tradition locale attribue à Josué ben Noun. J'ai
déjà traité ce sujet dans un travail précédent, mais depuis
j'ai eu Toccasion de visiter ce sanctuaire, et cette visite
n'a fait que confirmer mon opinion sur son antiquité.
Si, à un moment donné, des Beni-lsraêl avaient dû
coloniser ces parages, ils n'auraient pu faire un choix plus
heureux pour élever un sanctuaire à leur Melqart à eux.
Ce qui accentue davantage ce caractère héracléen du
sanctuaire, ce sont précisément ses attributs gigantesques.
Les Berbères du Beni-Menir ne font pas de difficultés
pour déclarer que Sidi-Oucha avait été un « Israïl » et un
conquérant de taille gigantesque. La pierre qui couvre sa
tombe est très longue : elle mesure dix à quinze mètres
et les traditions s'accordent à affirmer qu'à Sidna-Oucha
ne repose pas un simple mortel, mais Hercule *.
A proximité de Sidi-Oucha, on trouve un autre sanc-
tuaire, sur la pente d'une montagne, dans une grotte arti-
ficielle qui rappelle singulièrement celle d'EIie sur le
Carmel. C'est là que serait enterré Noun, le père de Josué.
La grotte a été certainement creusée à une époque fort
ancienne. Quant au nom de Noun, j'ai déjà eu l'occasion
de dire que ce terme est le synonyme hébreux du mot
Dagon, dieu-poisson *.
De chaque côté des colonnes d'Hercule, à Tlemcen, à
Ceuta et au cap Noun, le folklore juif est plein d'allusions
aux poissons légendaires se rapportant à Moïse et à
1. Cf. Slousch, Un voyage d Études juives en Afrique,
2. M. Martin nous apporte dans son ouvrage sur les Oasis sahariennes
(p. 34) un fait nouveau sur la découverte qu'il a faite à Touat d'une idole à
tête de poisson. C'est le chaînon, croit cet auteur, entre les anciens Hé-
breux et la colonisation juive du moyeu âge.
MELQART ET JOSUé U9
Josué : l'un et Pautre s'avancèrent jusqu'au couchant du
soleil.
La plus importante de ces traditions est celle qui traite
de Noun comme faisant partie du mythe du poisson res-
suscité, ce qui rappelle le mythe d'Adonis et de Jésus ^
A noter que les Juifs de Gibraltar et de Ceuta s'obsti-
nent à ne pas manger une certaine espèce de poisson qui
se rattacherait à cette tradition.
11 y aurait beaucoup à dire sur les superstitions et les
coutumes qui relèvent de ce culte : tout porte à croire que
nous avons affaire ici à une survivance d'un ancien mythe
hébréo-phénicien.
' L'hypothèse d'un émule de Meiqart, que les colons
hébréo-phéniciens se représentaient sous la figure de
Eshraoun-Josué, serait ici plausible, surtout si nous tenons
compte de ce que la région environnante comptait parmi
ses habitants, jusqu'au septième siècle, des tribus judéo-
berbères, entre autres les Mediouna et les Riata. On est
frappé du caractère phénicien que présentent encore
certains rites religieux chez les Riata du Riff ; le nom de
Mediana se retrouve avec certitude, déjà au temps de Pro-
cope^: ce serait la tribu de ce nom qui aurait apporté
ie culte de Josué sur le littoral nord africain.
Les tribus des Beni-Noun, des Beni-Mousa, des Beni-
Sha'ban, des Oulad-lchou, de nos jours, se rattacheraient à
la même souche. La persistance du son de w (sh) propre à
l'hébreu dans le nom des Beni-lchou indiquerait égale-
ment une origine anté-islamique. Seulement ici nous cons-
tatons la présence du théophore v 3, qui n'est qu'une abré-
viation de Yahou.
1. M. Basset, pas. cilé ; Bévue des Écoles Isr., III ; M. Vassel, Lit, Pop,
des Juifs tunisiens, p. 128.
2. Slousch, Judéo-Hellènes et Judéo-Berbères ^ U, chap. II L
3. Cf. 3ntt7^ des Chroniques qui remplace la forme prophétique
160 ARCHIVES MAROCAINES
Mais plus convaincante est la forme Oucha', que con-*
tinue à porter le sanctuaire. Oucha' est proprement le mot
Ochea\ mais prononcé par les Puniques et les Africains^
Or, comment les Juifs africains auraient-ils continué à
désigner leur héros par son nom primitif « Ochea », si
ce nom n'avait pas été transporté en Afrique avant la
rédaction de la Bible qui confère le théophore Yehuchu'a
au héros d'Éphraïm ? A la preuve étymologique apportée
par M. Basset sur Tancienneté et la persistance de la
lettre w dans ce nom, nous en ajoutons donc ainsi une
nouvelle.
Dans le pays, d'ailleurs, on trouve d'assez nombreux
souvenirs juifs anciens. Entre autres, je signalerai le fait,
peu probant d'ailleurs, que les Berbères de la région
appellent les Juifs « El-Ichornén », ce qui n'est autre
chose que le Jechourun^ de l'époque archaïque de la
Bible, nom qu'il est assez curieux à retrouver à cette
place.
M. Basset, qui conclut à l'ancienneté du sanctuaire, dit
avec raison : «c La vénération du tombeau d'un prophète
commun aux trois religions a d'abord été le fait des Juifs,
puis des Chrétiens, puis des Musulmans ». Or la Qoubba
d'Oucha est également sacrée aux juifs comme aux musul-
mans.
Toutes les raisons invoquées par M. Basset ne semblent
d'ailleurs pas avoir satisfait le célèbre orientaliste qu'est
M. Goldziher^ : ce savant réfute la thèse de M. Basset
pour les raisons suivantes.
VA l'en croire, Josué ben Noun n'a joui d'aucune noto-
riété parmi les Juifs. Les traditions qui se rattachent à
1. La voyelle o est prononcée ou môme par les Juifs Sahariens de
nos jours (cf. Slousch, un Voyage d*éL J, en Afr, Notes).
2. ."[TITOi, V. la note 7, supp.
3. Revue de VhUtoire des religions, 1902, v. II : Nouvelles contribaiions à
Vhagiographie musulmane.
MELQART ET JOSUÉ 161
l'Afrique traitent des migrations des Cananéens et non pas
de celles des Juifs.
2<> Noun, le père de Josué, est inconnu dans le folklore
hébreu.
3** La localisation de la légende de Josué à Nedroma ne
paraît pas suffisante pour admettre l'existence d'une an-
cienne influence juive sur les populations de ce pays.
4** En outre, une influence juive aurait dû laisser tout
d*abord des traces dans les survivances éparses de cou-
tumes et d'usages ou d'institutions spécifiquement juives,
étrangères au caractère propre des indigènes.
A notre grand regret, malgré notre respectpour Téminent
savant, nous ne croyons pas qu'il soit possible de le
suivre sur ce terrain.
M. Goldziher a parfaitement raison lorsqu*il parle du
rôle peu notoire de Josué dans la tradition juive : nous
avons vu que cette tradition cherche à diminuer l'impor-
tance de ce héros de caractère peu jéhoviste ; mais il y a
judaïsme et judaïsme^ En dehors de la Synagogue, qui est
une formation d'époque postérieure, il y a des Saducéens,
ou Juifs demeurés fidèles à la dynastie pontificale de
Zadoc, qui sont, pour le judaïsme post-macabbéen, le parti
national réfractaire à l'exclusivisme de la Synagogue d'Es-
dras : or, il se trouve que ce parti, prépondérant à Jérusalem
jusqu'au deuxième siècle av. J.-C. et qui, après, demeura
à la tête des deux sanctuaires dissidents de Sichem et de
Léontopolis, ne reconnaissait pas, pas plus que les
Samaritains, la sainteté des livres de la Bible, sauf le Hexa-
teuque. Pour lui comme pour eux, Josué est l'aboutis-
sant, le dernier mot de la religion juive. On a déjà montré
que pour les Samaritains du moins, Josué est le Maleach,
l'Esprit saint, le fils de Dieu ; que pour les Sabaïtes il est
1. L'auteur du livre de Néhémie connaît encore V « époque de Josué
ben Noun » comme celle de Tapogée de la religion Israélite. (Néhémie,
VllI, 17.)
ARCH. MAROC. 11
162 ARCHIVES MAttOCAtNEd
le Dieu en personne, et que même pour les Caraîtes ce
nom équivaut à celui du Sauveur par excellence.
Il y avait, comme nous le montrent le Coran et certaines
autres traditions dont plusieurs se sont propagées jusqu^au
Soudan^, une confusion entre Josué, disciple de Moïse, et
Jésus fils de Marie : cette confusion est la propre cause
du peu de notoriété dont le conquérant de la Palestine
jouit chez les rabbins réfractaires à toute infiltration
d'idée chrétienne.
Seulement, il se trouve que le rabbinisme lui-même a
été impuissant à eflacer une mythologie moyenâgeuse qui
se rattachait au nom de Josué. Josué, le fils du Poisson,
animait la tradition desMidrashim, lesquels nous ont con-
servé des traits encontradiction flagrante avec le Josué de la
Bible. Nous avons vu que la Haggadah le désigne sous le
nom peu flatteur de « tête tranchée » 2. Le Midrash Ta am^,
qui se trouve confirmé par le « livre des Contes » de
r. Nissim le Gaon de Caïrouan ^, nous a conservé le récit
suivant sur la cause de cette désignation. Voici les détails
de cette anecdote.
« Le père de Josué résidait à Jérusalem (!) Comme il
n'avait pas d'enfants, il pria Dieu de lui accorder un fils.
Dieu exauça la prière du saint homme et sa femme devint
enceinte. Cependant le père, au lieu de se réjouir de
l'heureux événement, ne cessait pas de jeûner et de
pleurer jour et nuit. La femme tout attristée insista
auprès du saint homme pour qu'il lui révélât la cause de son
affliction. Finalement il lui déclara qu'une révélation d'En-
Haut lui avait annoncé que ce fils tant attendu devait un
1. M. Le Chatelier, F Islam dans P Afrique occidentale, p. 14, etc.
2. Jd/m. Bab.,Sola, 36.
8. V. D'»SVS :n Revue des Midrashim de r. Abraham^ Varsovie, 1894, p. 23.
4. Dixième siècle. Cf. Isr. Lévi, B, des Et, juiv., t. XLIII, p. 283-284. Ce
Bavant lit Josué ben Lévi au lieu de Josué ben Noun. Notre legon, con-
firmée par le Talmud (V^lSpim). est d'ailleurs certaine.
MELOARf ET JOSUÉ Itô
jour trancher la tête à son père. La femme eut pleine foi
dans les paroles de son mari, et elle décida d'écarter de
lui un malheur aussi grand. Dès qu'elle fut accouchée,
elle prit un coffret, l'enduisit de bitume et de poix, elle y
mit son enfant et le lança sur les eaux du fleuve *. Dieu
envoya un grand poisson qui avala le coffret. Ce jour-là, le
roi donnait un grand festin à ses seigneurs : on apporta
sur la table un grand poisson, et grande fut la surprise
g^énérale, lorsqu'on trouva dans le ventre de ce poisson
un enfant qui pleurait. Le roi fit chercher une nourrice et
l'enfant fut élevé dans sa cour. Dès qu'il fut grand, le roi
le nomma Sandator (chef des bourreaux). Or, il arriva
que le saint homme (Noun) ayant commis un crime contre
le roi d'Egypte, celui-ci donna l'ordre à son bourreau de
lui couper de la tète : c« qui fut fait. Selon la coutume du
pays, la femme, les enfants et les biens de la victime
revenaient au bourreau. Cependant, lorsque le Sandator se
fut approché de sa mère, le lait jaillit des seins de celle-ci
et se répandit dans tout le lit. Josué, effrayé, saisit l'épée
pour tuer celle qu'il croyait être une sorcière. C'es.t alors
que la pauvre femme lui révéla son origine et le songe de
son père. Le jeune homme s'empressa de se retirer et de
faire pénitence. Dès lors, le peuple l'appela Fils de Noun
ou du poisson et ses collègues l'appelèrent « tête tran-
chée » parce qu'il avait tranché la tête à son père. »
Cette histoire confirmée par des données anté-islamiques,
ne dénote guère l'intention d'embellir le rôle de Josué.
Nous y verrions volontiers une version rabbinique d'un
conte samaritain d'origine mythique. C'est toujours l'his-
toire de Jésus ou d'Adonis qui circule dans le folklore
populaire.
Le mysticisme juif a, d'ailleurs, conservé des traditions
1. Ainsi la Haggada, d'accord avec la Bible, calque rhistoire de Josué
sur celle de Moïse.
164 ARCHIVES MAROCAINES
sur ce caractère de Josué : « Josué ben Noun ressemble à
un poisson : c'est lui qui est l'intermédiaire entre la
terre et la Divinité* », exactement comme le Logos des
Thérapeutes, le Métatron des rabbins et le Sanbat des
Phalacha2.
Dans les prières qui ont trait au rituel de la Corne isw,
on voit en Josué « une espèce de ministre de l'intérieur» de
Jéhovah^. On a voulu voir dans ce passage une interpola-
tion d'origine chrétienne; mais ce qui précède nous
montre qu'en réalité il s'agit d'une idée mystique, anté-
rieure au christianisme, concernant un intermédiaire
entre Dieu et l'homme. Nous avons d'ailleurs montré que
Josué ben Noun joue un rôle prépondérant dans l'épisode
de Eldad le Danite, le voyageur du neuvième siècle ^.
M. Israël Lévi parle d'un passage emprunté à un
Midrash par Raymond Martini ^\ où il est question de
Josué ben Noun comme législateur des Juifs. Ce savant
croit à une influence d'Eldad le Danite et mentionne, en
outre, que le texte en question figure déjà dans le Coran.
Peu importe d'ailleurs.
1** Par ce qui précède, on voit la littérature juive d'ac-
cord avec le Coran, pour ce qui concerne le caractère my-
thique des noms de Josué et de son père : Noun, le syno-
nyme mythique du poisson, Dagon, a une place à part
dans le mysticisme juif. Si nous ajoutons à cela que les
premiers chrétiens avaient l'habitude d'associer Jésus, le
fils de Marie, au signe symbolique du poisson, on arrive-
1. "^nNH 2ip2 D-:i::nn'-;i?2^^S ai'^ nann pj p 7Wn\ Ce passage, qui
figure encore dans le rituel des prières juives, est très caractéristique.
2. V. noire et. Judéo-Hellènes et Judéo-BerbèreSy II, ctiap. III et appendice:
Thérapeutes et Maghrabia.
3. ClSn 'VS2 TX3^ (rituel du Stiofar).
4. Cf. notre étude sur /'///«/. des Juifs au Maroc, II, Eldad, voyageur du
neuvième siècle, commence tous les textes législatifs qu'il attribue aux
dix tribus d'Israël par le HTian 'ïSD \\2 n TW^T^t «iini IDK.
5. Reu. des El. juives, t. XVII, p. 313.
MELQART ET JOSUÉ 166
raît peut-être à se faire une idée plus exacte de Torigine
véritable de la légende de Josué, le Nazaréen, confondu
avec le Christ et le Logos.
2** La localisation de la légende de Josué est confirmée
par une série de traditions qui attestent une influence
juive ou plutôt hébraïque dans tout le Maghreb * : elle ren-
ferme des réminiscences d'un cycle héroïque parallèle à
celui de Melqart.
Des tribus juives primitives, d'ailleurs, s'y retrouvent
jusqu'après l'invasion arabe.
3** Un voyage que je fis en Afrique et un contact person-
nel avec les Berbères et leur folklore m'ont définitivement
renseigné à ce sujet, surtout en raison de la survivance
des Juifs d'origine ancienne et dont une partie se trouve
encore à l'état nomade ou troglodytique.
La légende de Josué peut donc servir de point d'appui
pour l'élucidation du problème des origines du judaïsme
eu Afrique.
M. de Motylinski a signalé la présence chez les Ber-
bères d'un terme divin qui, sous le nom Youche, remplace
encore pour certains Berbères du désert le nom d'Allah - :
c'est ainsi, comme ce savant le montre assez clairement,
qu'il faut lire le terme de Yacouch qui avait été le Dieu
des schismatiques judaïsants de Berghôuta ^. Comme le
Sanbat chez les Phaiacha, Youche préside aux pluies. Nous
y reviendrons.
Ce Youche serait-il le même que celui d'Oucha'-Youch
avecl'adoucissement du v si fréquent chez les Berbères?
Quoi qu'il en soit, ce nom se rencontre chez les Berghouata,
dans le Nefoussa et les ksour du Sahara, c'est-à-dire par-
tout où l'influence juive se manifeste.
1. Cf. pour le bassin du Rhône, Barges, ouvr. cité, p. 48.
2. Le nom berbère de Dieu chez les Abbadiles, Revue Africaine, 1906,
1. II, p. 257 et s.
3. V. notre étude précitée.
APPENDICE II
ZEDEC ET ZADOG
On n'a pas assez tenu compte de Tinfluence de Thellé-
nisme sur la Judée à partir des conquêtes d'Alexandre et
peut-être même antérieurement. On néglige volontiers
le fait que le premier choc entre le judaïsme et l'hellé-
nisme a été très pacifique et que jamais, avant le deuxième
siècle, la bonne entente entre les deux peuples ne s'est
démentie.
Friedlaender * a très bien apprécié la profonde influence
de l'hellénisation du judaïsme alexandrin sur les Juifs de la
Judée elle-même. Il montre que sous l'action de la pensée
platonicienne le judaïsme s'épure : le culte épuré par l'al-
légorie des Thérapeutes et des Esséniens est indubitable-
ment d'origine alexandrine. Cette spiritualisation des
anciennes croyances matérialistes distingue les Hébréo-
Phéniciens des Judéo-Araméens et elle détermine un rap-
prochement des uns et des autres ; les deux groupes se
réconcilient sur l'allégorie qui se substitue à la pratique
religieuse. En Judée même on constate, dès le troisième
siècle ; un relâchement du culte des sacrifices et d'autres
pratiques matérialistes qui finiront par aboutir à la Syna-
gogue 2.
Dans ces conditions, on ne doit pas être surpris de
1. Bévue des Éludes Juives^ v. XIV : Les Esséniens.
2. Ibidem, p. 193.
ZËDEC ET ZADOC 167
trouver, dans Tancienne littérature juive, des traces d^une
vieille tendance de syncrétisme gréco-juif qui consistait à
rapprocher le Zeus Olympien, le dieu du tonnerre et des
forces de la nature, de Jéhovah, le dieu du tonnerre et des
grandes eaux, au moyen d'une interprétation symbolique
des termes considérés comme les attributs de ces divinités.
Ce jeu mystique devait se manifester d'autant mieux, que
rarement un mot se prête à autant de formes allégoriques
que le terme hébraïque de Zédec qui désigne la planète
Jupiter ^ Zédec est un des anciens dieux planétaires des
Hébreux, mais il signifie aussi la « Justice ». Or, cette der-
nière était devenue avec les prophètes Tattribut cardinal de
Jéhovah; elle se trouve, en outre, à la source étymolo-
gienne même de la dynastie légale des prêtres de Jérusa-
lem, de Samarie et de Onion qui tous descendent de Zadoc,
personnage peu historique du temps de David 2. La secte
des Saducéens doit son nom à la famille des prêtres, au
moins dans le sens allégorique qu'il a pris après la desti-
tution de la maison de Zadoc. D'ailleurs au premier siècle
on a connu une secte qui portait le nom de Melchisédec ;
il en est question dans l'Épttre aux Hébreux attribuée à
saint Paul.
« L'auteur de cette épître est « un melchisédécien »
convaincu qui finit par se séparer de sa secte pour se
rapprocher du culte de Jésus ^. »
Melchisédec est pour ses fidèles le roi de la Justice et
de la grande force « sans commencement, ni fin », « sans
père », « sans mère » et « sans génération ».
C'est le Logos, un Jésus anté-chrétien.
1. p*T3r Jupiter ; Tripoli, la ville de rAlliance n^ll, fut consacrée aux
Cabires. les fils de Sydec-Zedec. Zedec équivaut donc à Cadmos et à
Yahu. Mo VERS, die PhOnizier, II, I, p. 555. Malchi-Zedec est le fils d'Her-
cule et d*A8tarté, ibid., I, I, p. 152.
2. On a vu que, du temps de Jérémie, on considérait encore Joadas
comme le fondateur de la maison sacerdotale (Jérémie^ XXIX, 26),
3. Revue des Etudes juives y t. V, p. 189.
16^ ARCHIVES MAROCAINES
L'épftre semble être l'œuvre d'un Alexandrin, adepte de
quelque société mystique, abstinent et ascète comme les
Thérapeutes et les Esséniens; peut-être même est-ce leur
profession de foi propre.
Nous retenons cette opinion d'un profond connaisseur de
rhellénisme alexandrin que nous n'osons pas contredire.
Mais tout en admettant que tel ait été le caractère de la
secte melchizédécienne au temps de Jésus, nous voulons
démontrer que ce n'était là que la dernière étape dans l'évo-
lution mystique et allégorique d'un ancien mythe hébréo-
phénicien sous l'influence grecque.
En réalité, Zédec est un attribut divin dont les débuts
se perdent dans les ténèbres de l'antiquité babylonienne.
Déjà au troisième millénaire, un roi du nom d'Ami-
zadoc* règne à Babylone. La première mention de Jérusa-
lem dans un texte relatif à Abraham, dont le caractère
archaïque ne semble pas faire de doute, nous montre Mel-
chisédec, le Cohen de Salem, comme le prêtre auquel
Abraham paie la dîme légale.
A l'époque des Juges, les sacrifices qu'on apporte au
« Dieu sans nom du Carmel » s'appellent sacrifices de
Zédec 2 ; cette constatation nous permet de supposer que
cette même divinité était adorée à Jérusalem avant que
Jéhovah, le Dieu de Sinaï, ne fût établi dans le sanctuaire
de Salomon. Zédec n'en cesse pas moins de demeurer un
attribut de Jéhovah.
Le roi-prêtre de Jérusalem, du temps de la conquête,
porto le nom d'Adoni-Zédec, simple variante de Malchi-
Zédec ^. Dans le Livre des Juges ^, ce roi est appelé Adonî-
Bezec, seigneur de l'éclair (et du tonnerre) ^, ce qui con-
1. Cf. plus haut, chap. III.
2. V. ch. II.
a. Josué, X, 1 et 3.
4. Juges, 1, 5, 6 et 7.
6. Cf. Ezéchiei, I, U.
ZEDEC ET ZADOC 169
firme ridentification de ce nom avec celui de Jupiter. On
voit donc qu'il s'agit d'une divinité Zédec qui n'est que le
Sydic de Sanchoniaton et le Sydic Baal-Zeus des anciens,
attachés au culte primitif de Jérusalem. Si, à l'époque
prophétique, le culte du Dieu sans nom se dégage, s'épure,
pour devenir le culte du représentant de l'idée de la
Justice *, Jérusalem ne cesse pas pour cela de devenir la
ville de « Zédec ^ », la demeure de « Zédec ^ », tandis que
les fidèles sont ceux qui poursuivent le Zédec, qui
cherchent Jéhovah, « les connaisseurs du Zédec ^ ». Jéhovah
lui-même est appelé dans plusieurs textes avec insistance :
« Jéhovah est notre Zédec ^ ».
Après la Restauration, la famille de Zadoc réussit à
l'emporter sur tous ses concurrents et à dominer à Jéru-
salem et à Sichem ^.
Elle atteint son apogée sous Simon le Zadic (le Juste ou
le véritable Homme de Zédec) ^. Devant l'infiltration du
mysticisme dans le culte de la Judée après l'exil, le prin-
cipe monothéiste demeure le maître incontestable. C'est
même dans cette victoire définitive du Dieu unique et
suprême qu'il faut chercher la raison pour laquelle les
« séparés » D'»S'Taj, qui ne transigeaient cependant pas sur
les questions d'unité divine et de justice et sur la moralité,
se laissèrentpénétrer par toutescescroyances païennes, que
les prophètes ne pouvaient assez condamner. C'est que
1. Cf. plus haut, ch. X.
2. haXe, I, 26.
3. Jérémie, XXX, 1, 2, 3, et 4.
4. haU, LI {ici, Zédec est parallèle à Jéhovah), I et 6 (ici, Zédec est
parallèle à ya?"»); cf. aussi, Ibid., XLI, 2, etc. Le caractère symbolique de
ces passages est certain.
5. i:pT3f mn^ JérémU, XXIII; 6, XXXIII, 16, etc.
6. La rivalité entre la dernière école prophétique et la maison de
Zadoc est attestée par plusieurs passages de Zaccharie (ch. III) et de
Maiachie. Cf. le texte sacerdotal &Ezéchiel (ch. XL-XLVIII).
7. Que le terme pnïH ne soit pas propre à ce Simon montre le fait, qu'il
y avait deux grands prêtres auxquels la tradition attribue cette épithète.
170 ARCHIVES MAROCAINES
la période mythologique était définitivement close pour
Israël. Jéhovah régnait en maître absolu et indépendant,
mais, précisément, Tinconnu, le vide qui subsiste entre
les forces célestes et la nature réelle laissèrent le champ
ouvert à une infiltration des anciennes idées païennes,
mais cette fois celles-ci sont définitivement subordonnées
à ridée monothéiste ^ C'est ainsi que le mysticisme qui
ne menace plus la foi monothéiste, devenue inattaquable,
supplante facilement la mythologie. Les anciennes divi*
nités rivales de Jéhovah déchues reparaissent dans le
Judaïsme sous la forme d'anges, de démons ou même de
génies nationaux. C'est toute une légion d*intermédiaires
célestes entre Thomme et Jéhovah. Etres spirituels chez
les Juifs ayant passé par la philosophie platonicienne,
créatures plus ou moins matérielles chez les Judéo-Ara-
méens, ces anges, génies ou démons dominent les derniers
livres de la Bible. C'est ainsi que le Livre de Daniel connaît
l'existence de <( génies » nationaux propres à chaque
peuple. L'ange Michel serait même le génie d'Israël ^.
Aux génies célestes correspondent les génies terrestres,
qui, chez la plupart des peuples de l'antiquité, étaient les
rois ou les premiers prêtres. Déjà à l'époque d'Ézéchiel,
les Tyriens divinisèrent leurs rois 3. Le Corpus Inscrip^
tionum Semiticarum nous révèle le fait qu'à l'époque où
nous en sommes, les grands-prêtres et les rois puniques
portaient le titre de MeqomÉlim^, c'est-à-dire les rempla-
çants ou les vicaires des dieux.
1. On remarquera que dans les textes se rattachant au grand-prAtre de
la Restauration, Josué ben Jéhozadoc réapparaît comme étant le ^K^O
Ty^T]"^ ou l'intermédiaire entre Jéhovah et l'homme du temps des Juges
(Zacchariet chap. III, etc.)-
2. Cf, surtout les apocryphes: Le Livre des Jubilés y celui de Hénoch, etc.
S. V. plus haut, ch. XII.
4. Cf. D^Sn DpO- C'est ainsi qu'il faut lire les passages du C. /. 5. n* 227,
260*262 et 317. La leçon qiSn Dp^D qui apparaît dans un texte muUlé
cf. Ph. Berce Rf Beuue Assyr., 1888, p. 30), ne prouve rien.
ZÉDEC ET ZADOC 171
Il en devait être de même, mais sous une forme plus
puriste et allégorique, à Jérusalem. Le culte de cette
antique cité sacrée était trop attaché au terme de Zédec,
ses prêtres légaux eux-mêmes jouaient trop de leur ori-
gine zadocite pour qu'on ne soit, à un moment donné,
tenté par l'idée d'une synthèse allégorique entre le culte
de Jéhovah-Zédec, dieu de la justice, et de Zeus l'Olym-
pien, interprétation qui serait basée sur l'étymologie même
du mot Zédec. En effet, le terme « Zédec » a un trop grand
rôle dans les textes post-exiliques de la Bible, pour qu'on
puisse n^en pas tenir compte.
Ainsi, le nom de Melchisédec qui ne se rencontre plus
depuis Abraham, et qui donne naissance à une secte juive,
se retrouve dans un psaume de basse époque, où, à côté
du Cohen, figure son synonyme Malchi-Zédec ^ Dans un
autre passage les Cohen revêtent le « Zédec ^ ». Le Livre de
Daniel parle de la période mystique du « Zédec » éternel.
Le Livre des Jubilés, produit mystique du deuxième siècle
et très certainement d'origine hébréo-phénicienne, lequel
reflète l'état réel de la synthèse hébréo-phénicienne,
montre Sem construisant une ville qui porte le nom de
« Zédecat-lebab ^ ».
C'est probablement dans ce sens qu'il faut chercher
l'étymologie réelle du terme Ha-Zadic, l'attribut des deux
grands princes-prêtres de Jérusalem à l'époque ptolo-
maîque, alors que la bonne entente entre Juifs et Grecs
ne pouvait que favoriser un rapprochement des concep-
tions religieuses des deux peuples.
C'est là surtout qu'il faudrait voir l'origine logique du
terme tellement discuté de « Saducéen * » lesquels Sadu-
céenSy comme partisans de l'ancienne politique phénico-
1. V. le curieux passage des Psaumes, CX, 4.
2.1bid., CXXXII, 9.
8. Ch. I, MS-npT3f.
4. En hébreu ^pITX.
173 ARCHIVES MAROCAINES
hellène des prêtres Sadocites, et comme adeptes du culte de
Jéhovah-Zédec, formeront l'aristocratie guerrière et poli-
tique d'Israël même, après la disparition des Zadocites à
Jérusalem et la réforme pharisienne des Machabées ^
Ce qui montre que notre hypothèse n'est pas trop
risquée, c'est l'attitude prise par les prêtres sadocites, alors
qu'Antiochus Épiphane commençait la persécution contre
Jéhova et ses adorateurs. La branche des Sadocites de
Sichem ne fait pas de difficultés pour se soumettre à l'in-
troduction du culte de Zeus gréco-phénicien. Plusieurs
prêtres officiels de Jérusalem même sont parmi les insti-
gateurs de cette réforme. C'est à cette origine qu'il faut
attribuer la conception messianique qui se manifeste sous
le symbole d'un taureau blanc. Le Livre des jubilés (écrit
vers 135 av. J.-G.) dit que le Messie apparaîtra sousla forme
d'un taureau blanc. Ce taureau est le symbole de Zeus
Melqart le tyrien. Un texte talmudique très ancien, qui se
rattache à la persécution d'Antioche, s'exprime comme
suit : « Inscrivez sur la corne du taureau que vous renoncez
au culte du Elion dieu d'Israël ^ ». Ce texte, qui déroute
les commentateurs s'explique par Tinfiltration de Melqart-
Zeus en Judée opposé à Jéhovah-Jupiter, le dieu suprême.
D'ailleurs les vestiges du culte du Taureau chez les Juifs
se retrouvent dans la liturgie juive de la fête de Pâques.
Seulement, le plus indépendant d'entre les Sadocites,
Onias IV, préfère l'exil à une apostasie. Il s'en alla pour
refaire une Jérusalem nouvelle à Héliopolis, mais même
là, l'ancienne interprétation allégorique du terme « Zédec »
ne semble pas avoir été abandonnée. On a déjà cité le
passage prophétique sur lequel ce prêtre s'était appuyé
pour consacrer un temple à Jéhovah en Egypte. Mais on
est surpris de voir que les Septante, la version la plus
1. V., sur cette secte, Schûrer, Gesch. des Judentumgj etc. I, pastim,
2. PT^ niao; Midrash nn"<, Genèse, IV.
zéDEC ET ZADOC 173
autorisée en la matière, puisqu'elle a été faite en
Egypte, traduit les mots Dinn T'sr * ou Héliopolis par kôXiç
"A6e8£x, la ville de Zédec. Cette petite substitution nous
montre le caractère éclectique et peu orthodoxe de ce
temple, destiné à favoriser un rapprochement entre Juifs
et Gentils. Une fois de plus, Josèphe a raison de dire
qu'Onias escomptait une clientèle indigène 2.
Cependant avec la victoire des Hasmonéens, les « sépa-
rés » deviennent les maîtres de Jérusalem. Un puritanisme
et un exclusivisme outrés fondent sur la Synagogue pha-
riséenne. On rompt avec toutes les pratiques venues du
dehors. Au terme Malchi-Zédec se substitue définitive-
ment le terme de El-Elion, qui accompagne désormais
tous les actes officiels en Israël et qui n'est que la confir-
mation exclusive de l'ancien dieu hébreu spiritualisé •^.
On revient au culte matérialiste et aux pratiques minu-
tieuses des sacrifices et de la pureté du corps ; on reprend
l'écriture et la langue hébréo-phéniciennes par réaction
contre l'hellénisme syrien. Les textes de l'époque (les
derniers psaumes, les vieilles Beraïtoth, le Livre des Ma-
chabées ^) trahissent une renaissance de l'hébreu.
1. haïe, XIX, 18.
2. Cf. notre et. Jud.-Hel. et Judéo-Berbères, chap. II.
3. Lea monnaies et les actes offlciels de l'époque portent invariable-
ment les termes TvSsT SnS Slia ]n3. Graetz, ibid., Ir. hébr. I fin et II,
p. 1-25. Le véritable sens de cette réforme nous est expliqué par la
n^iynnS^a chap. 11 et ch. VII; dans le premier de ces passages nous
lisons : [SN1tt?^%lSN] ]vh7l pSn DdS ]^N ^3 11tt?n [pp] hy nna. « Le gou-
vernement gréco-syrien a ordonné de graver sur la corne du taureau que
leurs propriétaires n*ont point part dans le Elion (Dieu d'Israël). » L'autre
texte, qui complète le premier, nous explique que lors de la persécution
grecque de nombreux Juifs ont trahi la foi dans le « Dieu qui est au
ciel ». En revanche, la victoire des Hasmonéens a abouti au rétablisse-
ment du culte du El Elion et même, pour mieux célébrer cette réforme
du règne du Dieu du ciel, on décida que tous les actes publics porteraient
la formule de l'année du règne du ]vSy SnS Sna ]nD.
4. On remarquera que les monnaies de Tépoque hasmonéenne et de
celle des guerres Judéo-romaines ont des légendes en caractères phéni-
174 ARCHIVES MAROCAINES
Seuls les Saducéens, des sectes puritaines et ascétiques
comme les ascètes Malchi-Zédécéens, les Esséniens, etc.,
garderont les traces de cette ancienne tentative de syn-
thèse sadocite. Chez les uns, cette tendance continuera à
s'affirmer : ainsi le Livre des Jubilés reflète le mieux le carac-
tère véritable du culte d'Onias, avec son rituel propre des
sacrifices, avec son calendrier solaire, avec ses concep-
tions d^un « Messie » qui sera comme un « taureau blanc »
symbolique, qui rappelle Melqart-Hercule le tyrien*.
Les autres, tels les Melchisédécéens continueront à
cultiver l'ancien mythe de Zédecou de Zadoc, le vicaire de
Dieu, sous une forme allégorique.
ciens. Le style tantôt aramisé, tantôt imité de Ben Sirah, l'araméen des
livres d'Esdras et de Daniel, Thébreu artiflciel et barbare des derniers
chapitres de Daniel et des chroniques cèdent la place à un néo-hébreu
dont procéderont la Haggadah et la Mischna.
1. Les survivances de ce culte solaire se rencontrent jusque dans le
Talmud. Ainsi le patriarche Jacob en personne est appelé Soleil etSerapis
(Meguila, 18aj Joseph procède du soleil {Baba Balra^ 16a).
APPENDICE III
UN TEMPLE DU D^EU YAHOU A ÉLÉPHANTINE (v® S.)
Nous avons fait ressortir le caractère syncrétiste absolu
de la religion jéhoviste qu'avait pratiquée la colonie
militaire et aristocratique venue avec Jérémie à Memphis.
Nous avons démontré que ces Judéens étaient restés
hébréo-phéniciens, adorant à la fois Jéhovah et la
Déesse Céleste (cf. la formule hn ]S des inscriptions pu-
niques). Le culte de Tamouz- Adonis ne devait pas leur être
étranger non plus. C'est à J. Salvador que nous devons*
d'avoir reconnu dans les Thérapeutes, secte si chère à
Philon, les descendants de ces anciens Hébreux. D'autre
part, S.-J. Rapoport a établi l'identité qui existe entre les
anciens ascètes rechabites de l'époque de Jérémie ^ et les
Juifs de Khaïbar dont parlent les Midrash, le Coran et
les auteurs juifs du moyen âge ^. Cependant, même sous
la domination persane, lorsque le Mazdéisme aura
contribué à épurer le mysticisme hébraïque, ce syncré-
tisme ne cessera pas d'exercer son influence sur les
colonies juives en Afrique. A ce point de vue la décou-
verte récente, faite à Éléphantine, des papyrus araméens
d'origine juive du cinquième siècle^ sert de confirmation
1. JisuS'Christ et sa doctrine, I, p. 142 et s.
2. Jérémie, chap. XXXV.
3. Tout ce problème est étudié par nous dans les Judéo-Hellènes et
Judéo-Berbères, app. Thérapeutes et Maghrabia.
176 ARCHIVES MAROCAINES
éclatante à notre thèse sur la persistance d'un judaïsme
primitif en Afrique.
Il s'agit des documents authentiques contemporains de
la réforme puritaine d'Esdras et de Néhémie, laquelle
devait aboutir à la Synagogue orthodoxe et à la séparation
définitive des Judéo-Araméens de la Judée du reste des
Hébreux.
La ville de Syène est le marché militaire de TÉgypte et
des pays du haut Nil. Une colonie hébréo-phénicienne peut
y avoir existé du temps de Salomon^ Le pseudo-Aris-
tée affirme que des militaires juifs y avaient été em-
ployés par Psammétique II contre les Éthiopiens. Héro-
dote ^ raconte que les Perses entretenaient à Éléphantine
une garnison militaire ^. C'est dans ce milieu militaire que
se trouvait située une colonie juive qui avait, dans un en-
droit appelé Yeb, une agora (ou un autel) consacrée à
Yahou le Dieu du ciel et ayant à son service un clan de
Gohenites ou de prêtres légaux. L'onomastique qui se ren-
contre dans ces documents est' hébraïque et théophore.
Quand les personnages qui y figurent prêtent serment,
c'est au nom de leur Dieu Yahou. Seulement nos papyrus
montrent que les scrupules religieux n'embarrassaient pas
encore ces Hébreux. On les voit adopter la législation
perse et même dans un différend jurer par le nom d'une
divinité égyptienne.
Trois papyrus ont d'ailleurs trait à l'organisation du
culte de cette colonie juive. Voici le texte et la traduction
du plus intéressant de ces documents* :
1. Cf.ch. XIII.
2. II, 17, 18, 28,30. Il n'est pas douteux, croit M. Isr. Lévi, que la cons-
truction du temple d'Éléphantine, soit antérieure à la réforme de Josias
(Hev. des Et. juiv.y L. IV, p. 165).
3. Ed. Sachau Drei aramdische Papyrus, Berlin, 1907.
4. D'après la Heu. des Et, juives, t. LIV.
UN TEMPLE DU DIEU YAHOU 177
TEXTE
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178 ARCHIVES MAROCAINES
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UN TEMPLE DU DIEU YAHOU 179
TRADUCTION
(D'après Isr. LéTi, in Rev, de$ EL juives,)
(1) A notre seigneur, Bagoas, gouverneur de Judée, tes
serviteurs Yedoniah et consorts, prêtres de Yeb (Éléphan*
tine), la forteresse, salut.
(2) Que notre Seigneur, le Dieu du ciel, veuille beau-
coup ton bien en tout temps, qu'il te concilie la faveur du
roi Darius (3) et de sa famille mille fois plus encore
qu'aujourd'hui; qu'il t'accorde une longue vie, et sois
heureux et bien portant en tout temps !
(4) Maintenant voici ce qu'ont à te dire tes serviteurs
Yedoniah et consorts : Au mois de Tamouz de l'année 14
du roi Darius, lorsqu'Arsame s'absenta pour rendre visite
au roi, les prêtres du dieu Chnoum de Yeb la forteresse
se concertèrent avec Vidrang, ton commandant ici, (6)
dans le dessein de détruire le temple du Dieu Yahou, à
Yeb la forteresse. Ensuite, cet ignoble Vidrang (7) envoya
une lettre à Napian, son fils, qui était chef de corps à
Syène la forteresse, lettre ainsi conçue : « Qu'on démolisse
le temple de Yeb (8) la forteresse. » Puis Napian prit des
Égyptiens et d'autres troupes; ils arrivèrent dans la forte-
resse de Yeb avec leurs armes, (9) entrèrent dans ce
temple, le détruisirent jusqu'au ras du sol, brisèrent les
colonnes de pierre, arrachèrent les portes (10) de pierre
au nombre de cinq, faites en pierre de taille, qui se trou-
vaient dans ce temple; quant aux battants des portes qui
restaient et aux gonds (11) d'airain qui étaient fixés à ces
portes, au toit tout en bois de cèdre, avec le reste (?)
des murs et autres choses qui y figuraient (12), tout
cela ils l'incendièrent. Quant aux bassins d'or et d'ar-
180 ARCHIVES MAROCAINES
gent et aux objets qui étaient dans ce temple, ils les
prirent (13) et se les attribuèrent à eux-mêmes. Or, c'est
déjà sous la domination des rois d'Egypte que nos ancêtres
avaient édifié ce temple à Yeb la forteresse, et, lorsque
Cambyse vint en Egypte, (14) il trouva ce temple construit.
Tandis qu'on démolit tous les temples des dieux des
Égyptiens, personne ne fit le moindre dommage à celui-
ci. (15) Lors donc qu'on eut ainsi agi, nous, avec nos
femmes et nos enfants^ nous revêtîmes le cilice, nous
jeûnâmes et priâmes Yahou, Dieu du ciel, (16) qu'il nous
montrât la ruine de ce chien de Vidrang. Les chaînes
lui furent enlevées des pieds (?), tous les biens qu'il
avait acquis périrent, tous ceux (17) qui avaient voulu du
mal à ce temple furent tués et nous vîmes leur défaite.
Or déjà avant cela, au temps où ce mal (18) nous arriva,
nous avions envoyé une lettre [à] notre seigneur et à
Yohanan, grand-prêtre, et à sa suite, les prêtres de Jéru-
salem, à Oustan, son frère (19), qui est le même qu'Anani,
et aux notables juifs. Mais ils ne nous adressèrent aucune
réponse. Depuis ce jour de Tamouz de l'année 14 du roi
Darius (20) jusqu'à ce jour, nous portons le cilice, nous
jeûnons, des femmes sont devenues comme des veuves,
nous ne faisons pas d'onctions (21), nous ne buvons plus
de vin. Pareillement depuis ce temps jusqu'au jour [20]
de Tannée 17 du roi Darius, nous n'offrons plus d'obla-
tions, d'encens et d'holocaustes (22) dans ce temple.
Maintenant tes serviteurs, Yedaniah et consorts et les
Juifs, tous habitants de Yeb, s'expriment ainsi : (23) S'il
plaît à notre seigneur, qu'il soit décidé au sujet de ce
temple qu'il soit rebâti, car nous ne nous permettons pas
de le restaurer. Vois ceux qui ont éprouvé tes bienfaits
(24) et tes amis qui sont ici en Egypte. Qu'il soit expédié
une lettre à leur destination, au sujet du temple du Dieu
Yahou (25) pour qu'il soit reconstruit à Yeb la forteresse
tel qu'il était bâti auparavant, et on offrira des oblations,
UN TEMPLE DU DIEU YAHOU ISI
de l'encens et des holocaustes (26) sur l'autel du Dieu
Yahou en ton honneur; nous prierons pour toi en tout
temps, nous, nos femmes, nos enfants et les Juifs, (27)
tous tant qu'ils sont ici. Que si tu le fais, jusqu'à la
reconstruction de l'autel, tu tireras un mérite devant
Yahou, Dieu du (28) ciel, de tout homme qui lui offrira
des holocaustes et des sacrifices, de la valeur de mille
kikar d'argent et d'or. Sur cela (29) nous avons envoyé
un rapport. Pareillement nous avons envoyé le récit de
tout cela dans une lettre à Delaïah et à Schelémiah, fils
de Sanaballat, gouverneur de Samarie. (30) De tout ce qui
nous avait été fait Arsame ne savait rien. Le [20] Marhes-
chvan, l'an 17 du roi Darius.
Voilà qui est net. Les plaignants disent explicitement
que leurs ancêtres avaient édifié ce temple consacré à
Yahou le « Dieu du Ciel » à Yeb avec la permission des rois
d'Egypte, et que Cambyse trouva déjà ce temple construit.
11 s'agit donc des Israélites venus avec Jérémie ou du
moins de leurs contemporains. Par une savante collation
des textes, M. Israël Lévi démontre que le texte araméen
est une traduction de l'hébreu qui demeurait la langue
propre des juifs de Yeb. Nous ajoutons que les hébraïs-
mes qui s'y rencontrent se ressentent du style du Penta-
teuque seulement. Ce fait, qui confirme l'origine peu
orthodoxe de cette communauté, est corroboré par les
considérations suivantes. Le Cohen de Yeb qui ne reçoit
pas de réponse de Jérusalem et pour cause (le judaïsme
d'après l'exil avait condamné tous les sanctuaires et les
prêtres qui se trouvaient en dehors de Jérusalem), ne se
fait pas scrupule de s'adresser aux fils de Sanaballat, le
Samaritain, le rival et l'ennemi de Néhémie.
Le temple de Yahou à Éléphantine tient donc par ses
182 ARCHIVES MAROCAINES
origines et par son caractère éclectique aux anciens cultes
hébréo-phéniciens ^ Si telle était à cette époque la situation
des Juifs en Egypte et dans un milieu plus ou moins ara-
méen, combien plus syncrétistes devaient alors être les
premiers établissements juifs des pays méditerranéens
éloignés !
1. Le passage suivant, que Josèphe attribue à Onias, nous montre que
ce temple ne fut pas unique : « J'ai trouvé presque partout (en Egypte)
des sanctuaires élevés contre toute convenance » (Antiq,, XIII, GO. Cf.
Clermont-Ganneau, Recueil d*Archéol. Orientale^ VIII, 1907).
APPENDICE IV
HÉBRÉO-PHÉNICIENS ET JUIFS
(ÉuoluUon postérieure)
Un sceau trouvé à Carthage appartenait à un certain
Joab — on notera la forme théophore pleine de 3k1' avec la
lettre l — et porte un ange aux ailes déployées. Ce sont
peut-être des Chérubins d'origine hébraïque. On ren-
contre parmi les anciens Carthaginois des personnages
qui portaient les noms théophoresde tt?N%SN^ (Joël, Joas),
avec la suppression de la lettre 1 très fréquente dans les
textes de la Bible postérieurs à l'exil* .
L'organisation politique et religieuse des Carthaginois
dénote des affinités incontestables avec celle des Hébreux
de la basse époque. Tout comme Jérusalem, Carthage
avait à sa tête un Synedrion 2. Le conseil municipal s'ap-
pelait gerousia. Des grands-prêtres de la lignée de Hiram
semblent avoir présidé au culte du temple de Melqart à
Carthage : ce chef spirituel s'intitule lui-même d^Sn opa
(le vicaire des Dieux) 3. On a vu dans notre appendice sur
1. Cf. C. R. d. VAc. d. I. el B.-L., 1905 p. 757; C. /. S., I, 132, etc.
2. Justin^ I, 18, 7, etc.
3. C. /. S., ly 26, etc. Le terme DpQ signifie dans les textes talmudi-
ques « en place de ». En outre, D*lpDn est un attribut de la Divinité. Cf.
C. /. S. /., 227, 260-262, 377, etc.
184 ARCHIVES MAROCAINES
« Zedec et Zadoc » que cette idée d'un vicaire des dieux
n'a pas été complètement étrangère au culte sacerdotal de
Jérusalem. Les deux curieuses inscriptions* qui traitent
du rituel des sacrifices, bien qu'elles soient adaptées au
parler phénicien de basse époque, rappellent trop certains
passages des Lévitiques pour qu'on ne soit pas tenté d'y
voir une origine commune. A noter que les Carthaginois
faisaient accompagner leurs troupes de guerres par un
tabernacle sacré et des voyants 2, et qu'ils envoyaient à
Tyr des dîmes et des prises de guerre 3.
Une classe de scribes onsiD, analogue à celle qui existait
chez les Juifs après l'exil, se forme en même temps en
Phénicie — à Sidon surtout — et on rencontre plusieurs
de ses représentants à Carthage ^.
Mais ici ne s'arrêtent pas les affinités qui existaient
certainement entre Juifs et Phéniciens de l'époque gréco-
romaine. En même temps que Jérusalem, Sidon et jus-
qu'à Carthage subissent les effets de Taramisation qui
domine l'Orient post-biblique.
La langue et l'onomastique des Phéniciens d'outre-mer
subissent, d'ailleurs, la même évolution à tendance ara-
méenne que celles des Juifs de Palestine.
Il est curieux de retrouver dans les inscriptions de
la Carthage des derniers siècles de son existence et
jusque dans la Carthage romaine elle-même, les mêmes
noms qui se rencontrent dans le Talmud. Exemple :
KTK, KIK-Nl, ^^U-"3K, «nSiV, "^-jiy, «:^D.
Il en est de même pour la langue. Ce qui distingue les
1. Cf. C. /. S. I, 165, etc.
2. Meltzeb, Gesch. dcr Karlhagtr^ I, p. 145-146.
3. /6/rf., p. 460 et Babelon, Carthage, p. 13.
4. C. /. S., I, 273, etc. DnSID. Cf. Esdras « le Sofer ».
5. Ibid.y 2653 et 2874.
6. Ibid., t. II, f. 3.
7. Ihid,
8. Ibid., 2832.
HÉBRÉO-PHÉNIGIENS ET JUIFS 185
désignations de localités de la basse époque, c'est leur
caractère araméen. Déjà le terme Knip a une allure ara-
méenne ; c'est dans le même sens qu'il faut chercher l'ex-
plication du nom de Byrsa, qui pourrait être un dérivé de
Kmu(cf.nV3m). Le termedeHeracleaCaceaberia qu'Etienne
de Byzance traduit : tête de cheval qui s'identifie avec
l'araméen «]pip"Knsplp ^ A cette catégorie de mots appar-
tiennent les termes néo-hébraïques qu'on retrouve dans
les inscriptions phéniciennes, tels que : naa = menui-
sier; nSn = caverne; ^D3p = j'adjure; pan = tu enlèveras;
rraaS = en bas, etc.
Une chose est certaine : la langue punique, bien que
mutilée, a survécu à l'existence des colonies phéni-
ciennes 2. Sa disparition ne daterait que du sixième siècle.
Or, cette date coïncide avec une renaissance de sa sœur
ainée, la langue hébraïque, qui réapparaît à partir de
cette époque sur les épitaphes des pays de la Méditerra-
née pour se substituer au grec et au latin 3; c'est, en outre,
l'époque de la formation définitive de la liturgie juive.
Or, on est frappé de trouver dans cette dernière des pas-
sages entiers empruntés à la terminologie phénicienne.
Elle se manifeste par la persistance des superstitions et
des coutumes d'origine phénicienne qui se retrouvent
encore chez les Juifs africains ^, dans toute une littérature
mystique et anthropomorphique conçue dans un hébreu
pur et original (cf. le m^yi b nDlp n^w b, les Midrashim
1. Cf. Barges, Rech. archéol. sur les colon, phén.^ p. 37 et 187 ; Meltzer,
ouvr, cité^ I, note 49. La tendance araméenne est confirmée, entre autres,
parla C.LS., I. 1,3, etc., et par la grandie inscription de Micispa, publiée
par M. Berger {Rev. Assyr., 1888, p. 30 et suiv.).
2. Cf. Renan, Hisl. camp, des Long, sémil., 1855, p. 23. V. note 7 supplé-
ment.
3. La Jewish Encyclopedia^ art. Catacombs, a groupé ces textes.
4. M. Vassel (La Liltér. popuL des Israël. Tunis, livr. II; a réuni tous
les matériaux qui confirment notre point de vue. La persistance des
coutumes puniques a été démontrée par M. Ph. Berger d'une façon déci-
sive {Rapport sur les tatouages tunisiens, Rev, d*Assyr. et d archéol., 1894,
21, 38).
186 ARCHIVES MAROCAINES
abondant d'éléments mythologiques et folkloristes hébréo-
phéniciens du sixième et du septième siècle), enfin dans
un idiome populaire qui contient des éléments africains
ou grecs (cf. le style personnel et les idiotismes propres
aux œuvres d'Eldad le Danite, (neuvième siècle, recueil-
lis par M. Epstein*; voir aussi les récits de Elhanan le
Marchand, publié par M. Gaster dans son « Chronicle of
Jerahmiel »). C'est à cette origine hébréo-phénicienne
que j'attribue les vestiges du dialecte hébreu que j'ai
retrouvé dans le Sahara 2.
Nous étudierons dans un travail spécial cette question
de la disparition du bassin de la Méditerranée de Télément
phénicien auquel se substitue l'élément juif, tant pour la
pratique de la langue que pour l'exercice de la navigation
et du commerce ^.
Mais dans cette étude consacrée à l'antiquité seule-
ment, nous nous contenterons de réunir quelques données
sur l'évolution moyen-âgeuse d'un groupe commerçant
ancien dont les origines se perdent dans les ténèbres de
l'antiquité phénicienne.
Le bassin du Rhône semble avoir été de tous les temps
un centre d'activité phénicienne. C'est ici que la légende
localise la lutte de Melqart contre Neptune *. C'est dans ce
pays que se fondent depuis la plus haute antiquité, les co-
lons rhodiens qui donnèrent leur nom à la ville de Rho-
danesia. Barges ^ signale près de l'embouchure du Var la
survivance de toute une nomenclature d'origine hébréo-
phénicienne. Ainsi on y rencontre des Bérotins que cet
auteur fait dériver de nns et qui y seraient venus sous la
conduite de Jehus (? nm^) de Berut la phénicienne 6. Une
1. .^:ti tiSn d
s. Voym/e d'ét, juives en Afrique.
3. JudMIellènes el Jadéo Berbères, 1. 1, ch. VIII.
4. Cf. Melqart et Josué,
6. Ouur, cité, p. 00.
6. Aujourd'hui Beyrouth.
HÉBRÉO-PHÉNICIENS ET JUIFS 187
vallée y porte encore le nom de Chanaan; ou y trouve, en
outre, des localités qui portaient les noms de Manasés, de
Salomon, d'Uriel et d'Adon^
Seulement, ici ne s'arrête pas le rôle des Rhodaniens.
Les villes marchandes situées près de la rive du Rhône
connaissent, dès les premiers siècles de Tère vulgaire, des
marchands rhodaniens et même des JSaulx Rhodanili-.
On sait, en effet, que les conditions du commerce inter-
national n'ont pas subi de transformation radicale, du
moins avant que les Croisades n'eussent forcé les portes
de l'Orient au profit des Vénitiens. Cependant, entre ces
derniers et les Phéniciens, une lacune subsiste : on se
demande vainement quel groupe eût remplacé les Phé-
niciens dans l'exercice du commerce international? Il
est vrai que trop d'indices, provenant tant d'Asie que
d'Afrique et d'Europe, nous indiquent que l'élément juif
a joué, au moins à partir du cinquième siècle, un rôle
prépondérant sinon exclusif dans l'existence du commerce
mondial antérieur aux Croisades^. Mais il reste à élucider
le problème de la transmission du commerce par les Phé-
niciens aux Juifs, fait sur lequel la littérature juive ortho-
doxe ne nous renseigne nullement. Or, il se trouve qu'un
auteur arabe qui a écrit en l'an 817, c'est-à-dire à ujie
époque où rien n'était changé encore dans les relations
internationales, désigne nettement les Juifs commerçants
sous le nom de Rodanites.
Dans son Kilab el Maçalik wa'n IMamaHk édité par Bar-
bier de Meynard et M. J. Goeje,Ibn Khordâdbeh trace l'iti-
néraire complet de « ces marchands juifs rodanites », qui
parcourent tout le monde connu des anciens, qui sont
1. Une nomenclature pareille se retrouve dans le Gharian, la Troglo-
dyte tripolitaine.
2. M. Simonsen a signalé ce fait dans la Btv. d. El. juives, t. LIV, p. 141.
S. Nous avons étudié cette question dans /es Judéo- Hellènes et Judéo-
Berbères, pas cité. V. les détails chez Herzfelo, Handelsgesch. der Juden,
1877, passim.
188 ARCHIVES MAROCAINES
chez eux dans le palais des rois Francs comme dans les
ksour du Sahara; qui organisent des expéditions maritimes
vers la mer Rouge et les Indes et qui poussent leurs
caravanes jusqu'à la Chine et au Soudan.
Ces maîtres du commerce qui continuent à porter le
nom de Rodanites, tout en étant Juifs, ne semblent cepen-
dant pas être en faveur chez leurs coreligionnaires ortho-
doxes. Dans les milieux juifs on les appelle tantôt Doda-
nites^ tantôt Dardanites (les Juifs indépendants du
Caucase et de l'illyrie chez les rabbins), tantôt Béni Had-
danites ^Jin ^Ji chez Dounash (auteur africain du dixième
siècle^), tantôt Danites.
Or, ces Danites, comme nous le montre le cas du mys-
térieux voyageur Eldad, qu'on rencontre jusqu'au sei-
zième siècle, nous sont donnés comme parlant un dialecte
hébreu très personnel^. Une fois, ils figurent à côté des
adorateurs d'Astarté-Melita dont les adeptes subsistaient
encore dans le Soudan du neuvième siècle *.
En outre, ils sont tous dissidents et, tout comme les
Samaritains, ils méconnaissent les Prophètes et les doc-
teurs talmudiques ^. Jusqu'au dixième siècle du moins,
leur maître et chef unique est Josué fils de Noun. Tous
leurs textes commencent invariablement comme suit :
Si l'on pense que ces Rodanites ou Dedanites, alias
Danites^, se rencontrent surtout sur toutes les grandes
1. Ibn Daoud dans le nSlpnb An. (cf. Targoum, Onkelos, Genèse, XVI).
Cr. Appendice V, où nous reprenons le problème.
2. V. A. Epstein, Eldad le Danite.
3. Neubauer, Wereare ihe len îribes \Jeiv. Quarl, Rev., 1. 1, 1-IV) et Epstein,
oiivr. cité, ont résumé la question, sans toutefois la résoudre.
4. Epstein, ibid,
5. Ainsi au seizième siècle, le rabbin David ben Zemera du Caire
ne sait s'il doit considérer ces Danites comme Juifs ou comme Caraîtes.
(>. La confusion entre ces deux leçons règne déjà dans les textes
bibliques. La Genèse (X) a D^JTI tandis que les Chroniques (II] ont
.D^m. Les Septante ont invariablement Rodanites.
HÉBRÉO-PHÉNICIENS ET JUIFS 189
routes commerciales autrefois occupées par les Phéni-
ciens ; que la Synagogue orthodoxe semble les ignorer
intentionnellement, comme elle ignore tous les judaïsmes
qui existaient certainement depuis la plus haute antiquité,
en Gaule comme en Espagne, en Berbérie comme en
Ethiopie ; que la disparition des idiomes phéniciens coïn-
cide avec une renaissance de Thébreu chez les Juifs et
avec la pénétration jusque dans les milieux juifs orthodoxes
de toute une littérature mystique et même mythologique ;
que ce phénomène est caractérisé par la recrudescence des
superstitions et des survivances païennes dont le rabbi-
nisme lui-même se ressentira et d'où sortira la Kabbale ;
si Ton pense surtout que les premières données que
nous possédons sur le judaïsme français' ou autre (cf. Isr.
Lévi, Hisl. des Juifs en France^ ^) ont trait à ces concep-
tions mystiques et anthropomorphiques d'origine phéni-
cienne probable, ne serions-nous pas en droit d'émettre
cette hypothèse hardie, mais non moins logique qui res-
sort de tout ce qui précède ?
Les Juifs des côtes du bassin méditerranéen et de ses
dépendances seraient, en grande partie, les descendants
directs des anciens colons hébréo-phéniciens de l'anti-
quité.
1. MovERS, die PhOnizier, II, III.
2. Voici, d'après cet auteur, les premiers faits de l'histoire des Juifs
en France :
Les Juifs apparaissent pour la première fois dans l'histoire des Gaules,
comme marchands, marins, traflquants d'esclaves, médecins (p. 10), mili-
taires, etc. Us y personnifient la classe commerçante, si bien que
« quand les Normands débarquent sur les côtes de la Gaule narbon-
naise on les prend pour des marchands juifs (p. 21). Les premières
notions qui nous arrivent des Gaules nous parlent des conceptions de
basse mystique et de gnosticisme grossier qui représentent Dieu sous
une forme corporelle (p. 20). Le rabbinisme n'y pénètre que vers le
dixième siècle (p. 27). Les historiens de l'ilc de Malte consacrent de
multiples études aux survivances des influences phéniciennes (cf. Preca,
Malla Cananeùt Carouana, etc.).
APPENDICE V
DANITES ET RODANITES
A côté des tribus nomades et agricoles, il y avait sur les
deux rives de TÉrythrée, des tribus marchandes de reli-
gion juive. Nous avons déjà étudié Thistoire des relations
maritimes qui existaient entre Édom et la Judée et entre
les Sabiens et les Dédanites de Tépoque biblique. Il faut
supposer que* sous la poussée des guerres d'invasion de
Nabuchodonazar, un bouleversement général se produisit
dans la constitution ethnique des régions méridionales de
l'Arabie 2. Les Sabéens tendent à disparaître et leurs der-
niers groupes se transportent sur les côtes africaines. Les
Dédanites sont refoulés vers le Sud où ils se divisent plus
tard, tantôt 3 sous le nom de Dédanites, tantôt sous celui
de Rodanites^'. Pline ^ les connaît sous le nom d'Attana,
ce dernier nom pouvant s'expliquer par l'arabe Ad-Dan^.
Movers rapproche ce dernier terme de celui de pi (Ou-
Dan), peuple marchand du sud arabique du temps d'Ézé-
chieP. Ces Ou-Danites qui seraient les ancêtres des Had-
1. Les Hébréo-PhénicienSj ch.Xlll; Otto Vi ebeh, Arabien vor dtm Islam
et append. IV.
2. Movers, die PhOnizier, II, III, p. 303.
3. Targoum Onkelos, Genèse^ XXV, 3.
4. Cf. notre ch. VII.
6. Hist. NaL, VI, 32, i 147.
6. Movers, ibid., 303.
7. Ezéchiel, XXVI I, 19. Cf. les Dana-ouna, peuple maritime des texte6
égyptiens,
DANITES ET RODANITES 191
Danîtes OU Danites du moyen âge occupaient les débouchés
maritimes d'Aden et de ses dépendances jusqu'au golfe
Persique. En même temps, on rencontre dans ces mêmes
passages une autre population maritime qui portait le
nom de Yenos ou Yanos et que Movers rapproche de
celui d'Yenisos et de Yanos. Ces Yoniens seraient peut-
être les Yavan(os) de Ouzal (Zânéa)d'Ézéchiel*.
A ces deux peuples succède, à partir du troisième siècle
avant J.-C, une nouvelle population riveraine connue
chez les anciens sous le nom de Guerréens Tippa^. Ce
peuple, dont Torigine est inconnue, demeure pendant plu-
sieurs siècles le maître du commerce maritime et des
débouchés méridionaux. Il domine les bords de la mer
Rouge et du golfe Persique; il se sent assez fort pour
aller porter le pillage jusque sur les côtes de la Perse, de
rÉthiopie et des Indes. Le caractère sémitique de cette
population étant certaine, on serait tenté de rapprocher
le terme de Guéra, n'îa de celui des D^^nan, nomades qui
jouent un certain rôle dans les annales bibliques et aux-
quels les Rubénides avaient enlevé leur territoire ^. Or, le
terme na ou nan (rerrant,rétranger) fait immédiatement pen-
ser à celui des Djeroua guerriers juifs qui jouent un rôle
capitale dans l'histoire des Berbères ^, de même qu'à celui
des Phalacha-Phiiistins, la racine ^Ss n'étant elle-même
qu'un synonyme éthiopien du na hébreu. D'ailleurs, les
Phalacha ne doivent ce terme ethnique qu'à leurs voisins
non juifs, tandis qu'eux-mêmes ils se donnent le nom de
Qar{an) ou GdLT{sLn)^. Ce rapprochement linguistique est
corroboré par des données historiques qui témoignent
l.Ezichiel, II, III, p. 286 StIN^Î ]V.
2. Aristobule chez Strabon, XVI, 3. Movers, II, III, p. 291 et 302-305.
3. I Chroniques ^\ ,
4. Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, I et II (cf. notre étude Jud.-Hel,
et Judéo-Berbères,\. II et III).
6. np. cf. D. Maguid, W^DX: liOV liW recueil Meassef, Sainl-Pélcre-
bourg, 1902, p. 227-239.
192 ARCHIVES MAROCAINES
d'une suprématie marchande dont les Juifs auraient joui
dans l'Arabie préislamique.
Ainsi nous savons que l'empereur Constance fut obligé
de renoncer à l'établissement de relations maritimes avec
les Indes devant la résistance des Juifs du port d'Aden^
L'île de Yataba située en face de cette dernière ville était
le siège d'une république juive indépendante 2. 11 en
devait être de même de l'île de Tylos que fut occupée par
les Attana — ou ad-Dana — de Pline. Quant à la fameuse
tribu maritime juive de Yanos, elle a sa place à part dans
le folldore juif du moyen âge. Or, elle ne serait autre que
les Younéens des anciens, le Yavan d'Ouzal d'Ézéchiel ^,
On sait qu'une principauté commerçante juive, ayant une
origine arabe probable subsista aux Indes jusqu'au quin-
zième siècle ^.
D'ailleurs, des colonies de pirates juifs qui s'aventu-
raient jusqu'en Ethiopie, existaient encore en Arabie au
douzième siècle-^.
La dynastie chrétienne de l'Ethiopie, secondée par
l'empire de Byzance, ayant voulu s'emparer du commerce
maritime^, déchaîna les guerres sanglantes du sixième
siècle, qui durent modifier profondément l'état des
choses.
Les Guerra disparaissaient de bonne heure de l'Arabie
et, si nous en jugeons d'après le chemin que suivirent
leurs successeurs, c'est en Afrique qu'il faudrait chercher
leurs traces. Les Phalacha et les Djeroua, que deux docu-
ments désignent sous le nom de Philistins" seraient peut-
1. Graetz, d'après Caussin de Perceval, éd. hébr. III, p. 46-47.
2. Procope, de Bello persico, L, 9.
3. Cf. A. Epstein, Eldad lla-Dani.
4. Y. StouscH, les Juifs et le judaïsme aux Indes. {Rev, du Monde musul-
man, mai 1908).
6. Benjamin deTudèle, Itinéraire.
6. Ces guerres caractérisées par l'épopée de Dou Nouas sont racontées
par Graetz, v. III (éd. hébr.).
7. J. GiiABERG, Spechio geogr. e stalistico delVimpero de Maroceo^ Gc-
DANITES ET RODAMITES 199
être leurs descendants. Quant aux Had-Danites ou Roda-
nites, leurs descendants se retrouvent au moyen âge,
alors qu'ils sont maîtres du commerce mondiaP.
La tribu mystérieuse de Yanos elle-même se rencontre
en Ethiopie et jusqu'au Soudan. Si bien qu'on a voulu
voir dans ce terme géographique l'origine de la légende
du prêtre Jean.
Une fois de plus la littérature hébraïque apporte une
contribution importante à la solution du problème des
origines asiatiques des Africains.
nova, 1834, p. 88 (cf. Movers, II, III, p. 337 ; V. aussi notre Voyage (TEî.
juives en Afrique).
1. Cf. notre et Jad.-HeL, etc., 1. I., ch. VIII.
ARCH. MAROC. 13
NOTES
1 . — Éponymes ou divinités génériques.
Cf. Philippe Bebger, la Phinicie^ p. 6 ; Maspero, Histoire ancienne des
Peuples de l'Orient, p. 295 ; Lenormant, la Légende de Cadmus et les éta-
blissements des Phéniciens en Grèce ; Grande Encyclopédie, art. Cadmus ;
Preller, Griectiische Mythologie^ II, p. 22-9 ; Meltzf.r, Geschichte der
Karlhager, l, notes.
Movers dans son ouvrage capital, Die Phoenizier, approfondit la ques-
tion, mais il exagère certainement, lorsqu'il cherche à tirer des conclu-
sions historiques des divers mythes qui s'y rattachent. Ainsi (v. II,
1. 2, p. 58 et suiv.)* il tente d'appliquer les diverses versions aux difTé-
rentes étapes, que la colonisation phénicienne avait parcourues. Si bien
que cet auteur croit pouvoir diviser Thistoire des Phéniciens en plu-
sieurs périodes successives, comme suit :
a) Époque méditerranéenne ou préhistorique, qui correspond aux mi-
grations de Chronos-EI. dont nous parle la mythologie grecque ; 6) Épo-
que sidonienne, qui correspond à la légende d'Astarté, divinité locale
des Sidoniens et qui, selon cet auteur, ne serait qu'une version sémi-
tique du culte d'Isis et d'importation égyptienne ; c) Époque cadméenne,
caractérisée par le mythe Chronos ou Cadmos TErrant, dont l'activité
est d'ailleurs peu précisée par lui et d) Époque héraclienne ou tyrienne,
la plus connue des peuples classiques.
Malgré toute son ingéniosité, ce système ne doit pas être pris à la
lettre, pour la simple raison que les textes mythologiques, sur les-
quels Movers s'appuie, varient avec les auteurs et les origines et man-
quent d'unité et de cohésion.
Cependant, un examen attentif des textes multiples que cet historien
a su grouper avec autant de sagacité que d'érudition, joint à une
étude approfondie des textes bibliques et des données archéologiques,
nous permet de reprendre pour notre propre compte les seuls éléments
qui restent solides dans ces mythes, savoir : ceux d'entre les noms
propres, les figures et les descriptions de cultes qui sont d'origine
hébraïque certaine. On aura beau discuter et chercher des explications
diverses â des termes tels que Cadmos, Cadmiel, Melqart, Bel-Baal,
Ëreb-Eremb, Adonis, etc. ; on aura beau discuter le caractère sémitique
du culte des Cabires et de Dionysos, pour l'hébraïsant leur origine sémi-
tique, leur affinité avec les cultes syriens correspondants ne peuvent
pas faire de doute.
203 AHCHIVES MAROCAINES
Cependant, si Ton veut mieux saisir l'intérêt ethnographique et histo-
rique que ces noms présentent pour une compréhension plus nette de
l'histoire antique, il faut surtout tenir compte du rôle que jouent, chez
les anciens, les dieux locaux ou les éponymes de chaque peuple et sou-
vent même de chaque cité ou tribu. Sous des termes multiples, c'est
toujours la même divinité qui se perpétue, mais qui change de nom,
selon que tel ou tel peuple prend son essor et l'emporte sur ses voi-
sins, ou selon qu'il change d'habitat. Si nous faisons abstraction
des deux noms plus ou moins communs à tous les Sémites, celui de El
(El Elion le Dieu Ciel ou Chronos) k l'époque ancienne et celui de Baal-
Bel (le Seigneur, le plus souvent le Dieu solaire) et d*Adon (qui a la même
signiflcation) à Tépoque historique, tous les autres noms de divinités
s expliquent par les origines génériques. Par exemple, Ma'on-Minos est
le dieu Ciel des Ma'onim à une époque anté-biblique ; Qedem est le dieu
de tous les sémites orientaux ; Sem est probablement le El-Sham (du
Cielj.commeHam serait le non Sn = ^on in (Dieu soleil), etc. Les tri-
bus d'Israël elles-mêmes ne fonl pas exception à la règle : presque tous
les noms de ces tribus correspondent à des noms de divinités. Ainsi
le nom de ]*!3r2TZ^ dérive probablement de ]!r2~CC; c'est la fusion entre
l'ancien dieu Ciel-Shem et le dieu local de Ma*on dont les Siméonites
occupent le territoire. Celui de nTn^ s'explique par le nom de Tn^n^
Dieu-Tonnerre, un des attributs de Yahou (en arabe Tn signifie encore
tonnerre), ISTTTIP est composé de 'y^W CN, Thomme de Sacar, divinité
phénicienne qui se retrouve en Afrique et dont le Corpuê Inscriptionum
Semilicarum nous fournit plusieurs exemples. La Massora a donc raison
de transcrire ce nom avec deux C Le nom de ]1*51î s'explique par
celui du dieu (1) S^lî S^Tl. TI est le Dieu-FoKune des Phéniciens :
1CN (2) est le Esmoun-Esculape des environs de Tyr; le nom de Sl«np7M3)
se retrouve dans les inscriptions égyptiennes antérieures é la formation
même du peuple d'Israël ; on conï^tate l'influence égyptienne dans le
terme de ]N ]n3 '^S^c^'S le prétendu ancêtre df*s Josephites et dans
celui de 12'^K'*]3 Tancien nom générique de Benjamin ; il est difficile de
ne pas y reconnaître le dieu ^-^ On-Hélios.
Quant aux noms de tribus de ^2*N"^ et de ^iS, ils semblent être tous
deux d'origine libyenne. Les textes égyptiens, ne faisant pas de difTérence
entre les lettres L et B écrivent Bebu au lieu de Lebu : Beuben l'ainé,
le •^'532 destitué au profil de Lévi, pourrait donc être une altération
sémitique du nom de Leb ou Libyens. Quant au nom de i-.S (cf. hnS
la femme de Jacob), Nieiubr Gesch. des ihbr. ZeUallerit, p. 32' Ta déjà
rapproché de celui des Lebu-Loua les Libyens). Nous verrions volon-
tiers dans les deux autres noms génériques ^'^rs* et ?i des survivances
de divinités méditerranéennes qui proviennent de Danaus (4} et de Nep-
tune.
L'hypothèse ne serait pas suffisamment fondée, si elle n'avait pas pour
L Cf. plus haut, chap. IV.
2. /6/J., ch. IX.
8. HoMMEL, Gtsch. des ait. Aforgen., p. b8.
4. Cf. plus haut, ch. Vlll.
NOTES 203
elle le fait capital qui ressort de tout ce qui précède, notamment que
chaque peuple ou tribu porte le nom d'une divinité éponyme, localisée
dans le pays qu'elle occupe i. La fédération des douze tribus représen-
tée par Tautel du Berit et présidée par Yahou forme le panthéon dlsraël.
Envisagée à ce point de vue, l'histoire des migrations des Sémites et
des croisements entre les races, gagne beaucoup en clarté.
2. — Le commerce de la Judée.
Elat et Ezion Geber (VAqaba de nos jours) occupent une place con~
sidérable dans Thistoire des relations maritimes de la Judée avec les
peuples du Sud. Déjà sous Moïse, les Beni-Israfil auraient campé à
Ezion-Geber {Nombres, XXXIII, 36 et 36 ; Ueutér., Il, 8). David étendit sa
domination sur les nomades hamitiques qui occupèrent une partie de la
presqu ile du Sinaï (cela résulte de I Chron,, IV, 40 D^WM Dn *n ^3). Les
Israélites de la tribu de Siméon occupèrent depuis les rives du golfe
(i6û/.,41). Salomon, désireux de reprendre les anciennes excursions ma-
ritimes vers Ophir, se rend en personne à Elat et à Ezion-Geber (cf. II
Chron., VllI, 17-19), où il organise, avec Taide de capitaines de Hiram
et de matelots israélites, des expéditions vers les pays du Sud (I /?o/8,
IX, 26 ;X, 22, etc.). Le roi Josaphat reprend celte tentative (1 Bois
XXII, 49) qui ne lui réussit d'ailleurs pas. Après la victoire qu'il rem-
porte sur Edom, le roi LJztas réussit à reprendre le port d'Élat (II Rois,
XIV, 22). Successivement Aram et Edom réussissent à s'emparer de la
ville d'Élat. Rezon, le roi d'Aram, en chasse les Juifs pour établir dans
cette ville des Edomites (/ôicf., XVI). Cependant sous Ézéchias plusieurs
clans de la tribu de Siméon parviennent à refouler les Ma'onites et les
Edomites de la presqu'île. Plusieurs indices bibliques (II Bois, XIV, 22 ;
XVI, 6, Isaîe, II, 6 et suiv., III, 18-24) témoignent de l'essor commercial
pris par la Judée du huitième et du septième siècle. Dans un passage
prophétique (Joël, IV, 6), on oppose l'activité commerciale des Judéens,
qui s'exerçait par l'intermédiaire des Sabéens, à celle des Tyriens par
rapport aux Grecs. La période sabéenne qui se succède à celle des Mi-
néens commence vers le huitième siècle av. J.-C. (Winckler, die Vôlker
Vorderasiens, p. 17). On rencontre depuis des Juifs en Arabie (V. notre
appendice V.]. Toutefois M. Clermont Ganneau vient de communiquer à
TAc. d'I. et deB.-L. (Séance du 16 octobre) une inscription minéenne de
Delos qui date du troisième siècle av. J.-C.
3. — Les Danites à Jaffa,
Cf. NiEBUHR, Gesch. des Zeitalters der Ifebrâer, p. 30-38 et 88. Cet
auteur, d'accord avec Budde et Pietschmann, rattache à ces événements
le passage archaïque de la Genèse^ IX, 26. Seulement il le lit de la fagon
suivante : lS 133? p» M^l [W] QtZ? %iSn mn> 1113
.toS 733? tV23 %-l>1 [O] QtZ? '•SnN3 T3C7^1 nS''S DmSk FIDV
Il s'agirait de la ville de JafTa (la Japhth Palias de la mythologie) dont
1. C'est le IW ou le génie propre à chaque peuple (cf. Daniel).
204 ARCHIVES MAROCAINES
les peuples de la mer (les fils de Japel) s'emparent vers le quatorzième
siècle. Ces Japétites, adorateurs du soleil et ennemis des Cananéens, se-
raient ils les Danites, dont Toriginc étrangère nous semble être plus ou
moins certaine (cr. Josui^ XIX, 46) ? Un mot sur la valeur étymologique
du nom de JafTa. On ne tient pas assez compte de Torthographe hé-
braïque de ce nom, qui ne s'écrit pas ns^ mais ÎS^ {Esdras.lU^ 7, a même
la leçon de k*IS^)- Le terme serait de même origine que le mythe de
Japhetot (le titan frère de Chronos, auquel Tantiquilé rattache ce nom).
On devrait le prononcer Jappo ou même Yippo. Dans ce cas, Torigine très
contestée du nom de la ville africaine d'Hippon (Hyppo) s'expliquerait
par ce même terme de is>.
4. — Traditions bibliques antérieures à F Islam.
L^Éthiopie est riche en traditions juives antiques. Les rois David,
Salomon et le grand-prêtre Zadoc lui-même figurent dans le folklore
local. Jérémie y joue un certain rôle (cf. R. Basset, les Apocryphes
Éthiopiens^ l, p. 2), Moïse lui-même y aurait régné pendant 40 ans (Jo-
SÈPHE, Antiquités, II, 18). Tout un cycle midrashique a trait aux guerres
que les Israélites et les Iduméens y auraient soutenues contre les Beni-
Qedem (cf. 1«?M 1SD, mctt? ;21pSv etc.).
Dans la grande Syrte, les Juifs de Borion attribuaient Torigine de leur
synagogue au roi Salomon (Procope, De Mdifîciis, 6, 29). Au Maroc, les
traditions concernant Daniel, Joab et Salomon sont relevées par Léon
TAfricain, par Chénier et, en dernier lieu, par M. Doutté (cf. Slousch,
Et, sur ^histoire des Juifs au Maroc, Archives Marocaines, IV et VI, passim].
Dans l'ile de Djerba, une pareille tradition persiste encore (cf. Cahen, Hist.
des Juifs de t Afrique septent,). En Espagne surtout, des traditions ana-
logues et émanant d'une époque anté-islamique, pullulent. On y retrouve
de nombreuses villes qui portent les mêmes noms que celles de la
Palestine (Escaluna, Maqeda, Jopes, Aseca, Gadara, Rimon, etc.). Cf.
Graetz, trad. hebr., III, p. 66^6 et Fagnan, Hist, de V Afrique et de VEs-
pagne (Al Bayani el Maghreb), p. 40.
5. — Le mythe de Hiram.
MovERS suppose {ibid., II, I, p. 339) que Hiram construisit dans l'ile
de Tyr un temple analogue à celui de Salomon et qu'il y introduisit les
mêmes pratiques cultuelles que celles de Jérusalem. Le folklore midra-
hique s'occupe beaucoup de Hiram. 11 prétend que Hiram aurait vécu
mille ans dans un Paradis et qu'il aurait construit un temple composé de
sept cieux en verre situé en pleine mer. (Cf. Yalkout Siméoni, Eze-
CHiEL ; Origène, Homil., Ezéchiel, XIII, connaît déjà ces traditions). Le
culte de Hiram ou de Hurmubel (SviDTn) doit être à Torigine de celui
de Melqart. Le fait que la Haggada lui attribue une vie de 1000 ans, qui
est celle du Phénix (le génie des Phéniciens), et qu'elle le fait habiter un
Paradis composé de sept cieux, justifie notre hypothèse sur l'identité que
le grand roi tyrien présenterait avec Melqart nip "^Sc, le roi de la Cité.
NOTES 205
6. — Leê Cananienê el Carthagt,
Le Talmad affirme que le Guirgashi, le QeDÎ, le Qenisi et le Qadmon
émigrërent CD Afrique. Le Qenisi aurait même fondé Carlhag^ I (V. plus
haut p. 63.) En réalité, Carlhage Tancienne ne pouvait pas encore jouerun
rôle commercial important. Nous avons des raisons de croire que les
Cadméens et les Cananéens émigrés en Afrique s'y adonnaient surtout à
Tagriculture. On remarquera que Cadmos et Melqart enseignent Tagri-
culture aux Grecs et aux Lybiens, qu*un traité important sur Tagricul-
ture d'origine carthaginoise fût très célèbre dans Tantiquité. D'autre
part, on sait que les Maures se livraient à la navigation. (Cf. Yanovsky»
Carlhage, p. 1.^2). L'essor pris par Carthage ne commence qu'à partir du
moment où les colonies méditerranéennes menacées par les Grecs se
groupent autour de Taristocratie tyricnne, laquelle se fond dans la cité
nouvelle (huitième siècle, cf. Thucydide, VI, 21). Ce n'est qu'à partir de
cette époque que les auteurs hébreux commencent à désigner particuliè-
rement Carthage sous le nom de Tarshish. Ce dernier terme est à juste
litre rapproché de celui de 0«XaaaT)ç (cf. D^l Pno dans le Talmud). La
pierre précieuse qui dans la Bible porte le nom de Tarshish semble être
celle que Pline désigne sous le nom de CarbuncuU Carchadonii {ibid.,
p. 136). Les Septante, qui traduisent souvent Tarshish par le terme de
icXoVa OaXaaoT); (cf. haïe, XI, 16), traduisent avec raison les passages de
haïe, XXIII, 1 et Ézéchiel, XXXVII, 12 par celui de Carlhage. La version
de Josèphe {Aniiq,, I, 6, 1) n'a trait qu'à la liste généalogique primitive de
la Bible.
7. — Les HébréO'Phénicienê el la liturgie juive,
11 est curieux de retrouver dans les textes liturgiques de la Synagogue
des expressions et des termes qui lui sont communs avec plusieurs
textes phéniciens ou puniques. Ainsi le terme votif [l~|i:3[l]t7N est encore
en usage chez les Juifs. On a déjà cité le texte concernant Josué ben
NouD, l'émule du Poisson. Plus instructifs sont les passages suivants :
(C. L S. 1, 1). iS pm Hin piy j)i2 ^3- VT\:ïW^ ra^ -iiNm iinm
yiN ny ^:]^3;Si [d\-iSh] d^An ^r:rS p... piy ncïSi ^nt ^m Sn ^m Sy
(Ibid., 1, 86). Plusieurs textes phéniciens semblent être empruntés à la
Bible. Exemples : KIH 131.1 n^nwy nayn[>j3. (C.I.L.S.2); DNSiriK 33\ïnD
{Ibid.j I, 3) ; piy nOX {Ibid,, ï, 86) ; ntT^I D^ V^K 713? {Ibid., 1, 1). Sidon la
maritime et Sidon terre de Yechouroun. On est tenté de voir dans ce
dernier mot ^IW^ ouïe synonyme d'Israël, les Phéniciens ayant occupé
le territoire des tribus du nord. Si bien que les Samaritains du deuxième
siècle (av. J.-C.) se réclamaient eux-mêmes d*une origine sidonienne.
Sous ce rapport, une étude des termes angéologiques de la liturgie et du
Midrashim qui contiennent des éléments mythologiques et des traditions
bébréo-phéniciennes (cf. entre autres, le rôle des Beni-Qedem en Arabie
et en Ethiopie selon le "it^^nb) présenteraient un véritable intérêt histo-
rique.
JUDÉO-HELLÊNES
ET
JUDÉO-BERBÈRES
JUDÉO-HELLÈNES
ET
JUDÉO-BERBÈRES
LIVRE PREMIER
JUDÉO-HELLÈNES ET JUDÉO-ROMAINS
LES ISRAÉLITES EN AFRIQUE
Le problème des origines juives en Afrique est intime-
ment lié à celui des premières migrations asiatiques
vers le continent noir. Cette question relève de la préhis-
toire et il serait au moins hasardeux d'assigner une date
précise à l'arrivée, dans telle ou telle contrée africaine,
d'un groupe juif quelconque ; le fait général n'en subsiste
pas moins, et l'on peut affirmer que la race hébraïque
suivit de tout temps ses congénères sémitiques dans leurs
migrations en Afrique. On sait, en effet, que la constitu-
tion des groupes d'où sortirent ensuite les Beni-lsraël fut
provoquée par l'anarchie des pays du Nil, depuis l'inva-
sion des Hycsos. Nous avons essayé de démontrer ailleurs *
que des Hébréo-Phéniciens avaient participé à la colonisa-
tion du Nord africain. Les Annales bibliques ont enre-
gistré plusieurs courants d'émigration juive, tant vers
rÉgypte que vers l'Arabie et l'Ethiopie 2.
Cependant, ces Proto-Juifs, même en Palestine, ne se
distinguaient encore ni par leur culte, ni par une cons-
cience ethnique ; en outre, ils s'établissaient dans des
régions, dont ne parlent point les auteurs classiques : si
1. Les Hébréo-Phéniciens, chap. XIII.
2. Ibidem, chap. XIV; Maspero, Hisl. anc. des peuples de V Orient (Paris,
1906), p. 636; v. Osée, VII, 16; VIII, 13; IX, S et 6 ; Jérémie, XXIV, 8;
ch. XLII-XLIV.
212 ARCHIVES MAROCAINES
bien qu'il est difficile d'avoir quelques données précises
sur la colonisation première des Juifs dans les pays afri-
cains. En effet, la période où l'on commence à distinguer
les Juifs d'Afrique de leurs anciens compatriotes phéni-
ciens, samaritains et araméens, commence seulement
après l'extension de la réforme puritaine d'Esdras aux
colonies palestiniennes ^
La Synagogue ne commence qu'avec la réponse hautaine
de Néhémie aux Samaritains désireux de participer à la
construction du temple de Jéhovah : « Ce n'est pas à vous
de construire avec nous une maison à Jéhovah. » Les
Nibdalim 2, ou les « séparés », se séparent non seulement
des frères ennemis Samaritains, des colons phéniciens
établis à Âsdod 3, mais encore des 'Am Ha-Arez *, c'est-
à-dire des paysans de la Judée elle-même, de ceux qui
n'ont jamais quitté le sol de leurs ancêtres et qui sont
demeurés indifférents au mouvement de puritanisme reli-
gieux, suivant les exilés de Babel.
En réalité, les exilés de Babylone ne formaient qu'une
minorité infime au milieu des peuples de la Palestine,
une aristocratie théocratique qui réussit à s'imposer au
judaïsme par ses mœurs austères, par sa démocratie éco-
nomique, politique et théocratique et par le prestige
qu'exerçait sur les foules le souvenir du temple de Jéhovah
dont elle était demeurée maîtresse^; elle dut sa fortune,
d'ailleurs, à ses attaches avec le gouvernement persan, qui
comprit tout le profit à tirer d'une centralisation du culte
juif, dont les adhérents étaient déjà dispersés dans les
« cent vingt-sept pays » ^ de l'empire.
1. Esdras, IV, 3.
2. Ibid., VI, 21. Le terme hl12 en hébreu équivaut à ttTTIS en judéo-
araméen. C'est la première mention des Pharisiens dans les textes Juifs.
3. Cf. M. Pu. Berger, la Phénicie, p. 24.
4. Cf. Néhémie, X. 29.
5. Cf. le chap. V du livre de Néhémie.
6. Esther, 1 et III.
LES ISRAÉLITES EN AFRIQUE 213
Cette suprématie du grand prêtre de la maison de Sadoc,
mis par la force des événements à la tête du peuple juif,
ne devait porter que sur la Judée ; mais, comme nous le
montre le schisme de Sichem, elle était plutôt illusoire
dans les provinces où des Hébréo-Phéniciens, établis avant
la réforme d'Esdras, continuaient à pratiquer une espèce
de religion éclectique. En Egypte et en Ethiopie notam-
ment, il n'y eut pas de grand changement à la vie reli-
gieuse des Juifs, jusqu'à la veille de la conquête grecque.
Nous avons, dans un travail spécial, étudié le caractère
certainement syncrétiste de la religion, qu'avait pratiquée
la colonie militaire et aristocratique venue avec Jérémie à
Memphis. Nous avons démontré que ces Judéens étaient
restés Hébréo-Phéniciens, adorant Jéhovah et le Baal à la
fois. C'est à J. Salvador * que revient le mérite d'avoir
reconnu dans les thérapeutes, secte si chère à Philon, les
descendants de ces anciens Hébreux. Cependant, même
sous la domination persane, le syncrétisme religieux ne
cessa pas d'exercer une influence sur les colonies juives
en Afrique. A ce point de vue, la découverte récente faite
à Eléphantine de manuscrits araméens du cinquième
siècle, nous révèle l'état religieux des colonies juives;
elle nous permet d'entrevoir ce que devait être la situa-
lion religieuse des Juifs des autres pays. Ces documents,
de l'époque persane, sont relatifs à une période dont l'im-
portance est capitale pour la suite de notre thèse ; aussi en
donnerons-nous une analyse succincte. C'est le moment
où, sous l'influence du mazdéisme, le judaïsme se
purifie définitivement des mystères anthropomorphiques
empruntés à la mythologie méditerranéenne. Aussi les
papyrus d'Assouan nous permettent-ils de nous rendre
compte de l'état réel de la mentalité religieuse des
1. JéêuS'Chrisi el sa doctrine, t. I, p. 142 et suiv. Cf. notre appendice :
Thérapeules el Maghrabia.
214 ARCHIVES MAROCAINES
Hébreux à l'époque de transition, alors que la réforme
d'Esdras n'était pas encore venue imposer le spiritualisme
monothéiste à ceux qui devaient devenir les Juifs de
la Diaspora.
La ville de Syène est le marché militaire de TÉgypte et
des pays du haut Nil. L'île d'Éléphantine domine l'Arabie
et l'Ethiopie ; elle a, de tous temps, servi d'escale pour
le commerce mondial. Une colonie hébréo-phénicienne
pouvait y avoir existé du temps de Salomon. « Sous le
règne de Psammétique on met les automales pour
défendre ce pays contre les Éthiopiens. » Les Perses, dit
Hérodote, ont encore aujourd'hui des troupes dans les
mêmes places que sous Psammétique, car il y a une
garnison persane à Éléphantine et à Daphné*.
Or, c'est à Éléphantine et à Syène (l'Assouan d'aujour-
d'hui) que des papyrus d'origine juive viennent nous
révéler l'existence d'une colonie juive dès le temps de
Xerxès (471 avant l'ère chrétienne). « 11 ne s'agit pas celte
fois, dit M. Israël Lévi, de conjectures plus ou moins
savantes. Les documents sont datés avec la plus minu-
tieuse précision, et le fait ne laisse aucun doute. ^ »
La première série de papyrus contient des contrats
rédigés en araméen; ces documents faisaient partie des
archives d'une des familles juives domiciliées dans les
deux villes d'Éléphantine et de Syène. Ils s'échelonnent
sur une période de soixante ans. Le chef de la famille
s'appelle Mahseyah,fîls de Yedaniah. 11 marie sa fille nom-
mée Mibtahyah avec Yezaniah, fils d'Ouriah, son voisin.
Cette Mibtayah devient ensuite la femme d'x\s Hor, alias
Nathan fils de Téos. Elle en a deux fils, Yedaniah, qui
porte le nom de l'aïeul et Mahseiah, appelé comme son
grand-père. Les noms sont juifs, hébraïques, théophores,
1. Hérodote, Histoires, II, 17, 18, 28, 30.
2. Revue des Études juives^ 1907, t. LIV. Nous avons déjà traité de cette
découverte dans les Hébr,-Phén.y appendice III.
LES ISRAÉLITES EN AFRIQUE 216
parfois ils sont décorés du titre de Juifs « Yéhoudi » ;
quand ils prêtent serment, c'est au nom de leur dieu
Yahou ; Juifs également sont les nombreux habitants de
Syène et d'Éléphantine qui sont en relations avec eux,
leurs voisins de propriétés, témoins ou scribes dans les
procès qui les concernent. Sur les quarante noms donnés
par les documents, neuf seulement ne sont pas de ceux
que donne la Bible ; encore s'en rapprochent-ils. Vingt-
six se rencontrent dans Esdras,Néhemie ou les Chroniques,
ce qui établit certaines affinités avec les « captifs de
Babylone ».
En outre, pas un de ces noms théophores n'a la forme
Yahou, mais Yah, ce qui se remarque surtout dans les listes
de la Bible postérieures à l'exil. En général, on peut
affirmer que c'est bien là l'onomastique des Juifs contem-
porains du retour en Judée après l'exil Babylonien. L'un
des contractants porte même la forme n> au lieu de n\
On a vu dans ces juifs des banquiers ; M. Lévi y voit
des colons militaires, comme ceux qui étaient au service
des Ptolémées^
Le mot Sai, comme le lit justement M. Lévî, est le terme
du commandement, traduit par To^iMixa 2, C'est donc un
terme hébraïque qui dénote une origine anté-araméenne.
M. Lévi conclut que la colonie d'Éléphantine était en
majorité juive. C'est là que se trouvait, sur la route
royale, « TAgora » ^ de Yahou.
Comme l'a très bien vu Schûrer, une des assertions du
pseudo-Aristée se trouve ainsi confirmée, à savoir, que
beaucoup de militaires juifs sont venus avec les Perses
en Egypte.
1. M. Th. Reinach, Papyrus grecs et démoiiques, etc., Revue des Études
juives, t. XLVII.
2. Cf. Nombres, I, 5 et XI, 17.
3. Je rapproche NIIJIN du terme de 13^ et de celui de lia. Il s'agit d'un
autel de pierres. Le Targoum de Jérus. (I Rois, XIII, 2) traduit raîD par
ARCH. MAROC. 14
216 ARCHIVES MAROCAINES
Nos papyrus montrent que nuls scrupules religieux
n'empêchaient ces Juifs d'être de bons soldats. Les Juifs
qui choisissaient le métier des armes ne s'embarrassaient
guère de ces scrupules. On les voit adopter la législation
persane, et même, dans un différend avec un Égyptien,
jurer par le nom d'une divinité égyptienne.
Nous avons donc affaire à des Juifs, qui, comme leurs
ancêtres venus avec Jérémie, pratiquaient encore l'éclec^
tisme religieux se rapprochant des anciens cultes hébréo-
phéniciens .
Ces papyrus, dont l'importance était déjà considérable,
viennent d'être complétés par une nouvelle série que pu-
blie M. Sachau ^ et dont l'intérêt historique est capital:
Toute une colonie descendant probablement des Juifs
venus en Egypte avec Jérémie^ mais ayant déjà subi l'in-
fluence des captifs retournés à Jérusalem, nous y est pré-
sentée. Ce groupe possédait, depuis le règne de Darius,
un temple dit « Agora ». Seulement, les prêtres égyptiens
profitèrent de la révolution qui avait affranchi l'Egypte du
joug persan, pour détruire le temple de Yahou le « Dieu
du Ciel » 2. On retrouve là les traces de cette ancienne riva-
lité des adorateurs d'Amon contre le Baal-Shamaïm des
Sémites. Les persécutions religieuses sont donc plus an-
ciennes qu'on ne le croirait. D'ailleurs, Tautel échappa à
la destruction du temple, et ce dernier avait, — comme
l'aura plus tard le temple d'Onias, — son clan de prêtres
qui sont : Yedania et ses collègues, les Cohanim de Yeb,
la ville de notre Seigneur le « Dieu des Cieux ».
Ce que nous avons ici de plus caractéristique, c'est de
voir la colonie s'adresser pour des questions d'ordre local,
1. Drei aramaîsche Papyrus aus Eléphant ine, Berlin, 1907.
2. Le terme « Dieu du Ciel » ou D^lOV 171 tend, depuis l'entrée en
scène de l'élément araméen, à se snbstiluer chez les Sémites à toutes les
autres désignations de la divinité suprême. On sait que les Juifs eux-
mêmes n'échappèrent pas à cette influence. Cf. les Hébr.-Phén,, append.
LES ISRAÉLITES EN AFRIQUE 217
non pas au gouverneur égyptien, mais au pacha judéen :
ceci nous confirme que les Perses, — comme plus tard
Rome, et ensuite le Khalifat, favorisaient la centralisation
nationale et religieuse des Juifs : et l'attitude ultérieure
de ces Juifs, d'après les textes mêmes, vient appuyer notre
opinion. Voici d'ailleurs la traduction intégrale de cette
lettre qui ouvre l'histoire du judaïsme africain :
« A notre Seigneur, Bagoas, gouverneur de Judée, les
serviteurs Yedaniah et consorts, prêtres de Yeb (Élé-
phantine), la forteresse, salut.
ce Que notre Seigneur, le Dieu du Ciel, veuille beaucoup
ton bien en tout temps, qu'il te concilie la faveur du rqi
Darius et de sa famille mille fois plus encore qu'aujour-
d'hui ; qu'il t'accorde une longue vie, et sois heureux et
bien portant en tout temps !
a Maintenant voici ce qu'ont à te dire tes serviteurs
Yedaniah et consorts: Au mois de Tamouz de l'année 1&
du roi Darius, lorsqu'Arsame s'absenta pour rendre visite
au roi, les prêtres du dieu Chnoum de Yeb la forteresse
se concertèrent avec Yidrang, ton commandant ici,
dans le dessein de détruire le temple du Dieu Yahou, à
Yeb la forteresse. Ensuite, cet ignoble Yidrang envoya
une lettre à Napian, son fils, qui était chef de corps si
Syène la forteresse, lettre ainsi conçue : « Qu'on démo-
« lisse le temple de Yeb la forteresse. » Puis Napian prit
des Égyptiens et d'autres troupes ; ils arrivèrent dans la
forteresse de Yeb avec leurs armes, entrèrent dans ce
temple, le détruisirent jusqu'au ras du sol, brisèrent les
colonnes de pierre, arrachèrent les portes de pierre au
nombre de cinq, faites en pierres de taille, qui se trou-
vaient dans ce temple ; quant aux battants des portes qui
restaient et aux gonds d'airain qui étaient fixés à ces
portes, au toit tout en bois de cèdre, avec le reste des
murs et d'autres choses qui y figuraient ; tout cela, ils
l'incendièrent.
218 ARCHIVES MAROCAINES
« Quant aux bassins d'or et d'argent et aux objets qui
étaient dans ce temple, ils les prirent tous et se les attri-
buèrent à eux-mêmes. Or, c'est déjà sous la domination
des rois d'Egypte que nos ancêtres avaient édifié ce temple
à Yeb la forteresse, et, lorsque Cambyse vint en Egypte,
il trouva ce temple construit *. Tandis qu'on démolit tous
les temples des dieux des Égyptiens, personne ne fit le
moindre dommage à celui-ci. Lors donc qu'on eut ainsi
agi, nous, avec nos femmes et nos enfants, nous revêtîmes
le cilice, nous jeûnâmes et priâmes Yahou, Dieu du Ciel,
qu'il nous montrât la ruine de ce chien de Vidrang. Les
chaînes lui furent enlevées des pieds, tous les biens
qu'il avait acquis périrent, tous ceux qui avaient voulu du
mal à ce temple furent tués, et nous vîmes leur défaite.
Or, déjà avant cela, au temps où ce mal nous arriva, nous
avions envoyé une lettre à notre Seigneur et à Yohanan,
grand prêtre et à sa suite, les prêtres de Jérusalem, à
Oustan son frère qui est le même qu'Anani, et aux nota-
bles juifs. Mais ils ne nous adressèrent aucune réponse.
Depuis ce jour de Tamouz de l'année 1& du roi Darius
jusqu*à ce jour, nous portons le cilice, nous jeûnons, nos
femmes sont devenues comme des veuves, nous ne fai-
sons pas d'onctions, nous ne buvons plus de vin ^. Pareil-
lement, depuis ce jour jusqu'au jour de l'année 17 du roi
Darius, nous n'offrons plus d'oblations, d'encens et d'ho-
locaustes dans ce temple. Maintenant tes serviteurs, Ye-
doniah et consorts et les Juifs, tous habitants de Yeb,
s'expriment ainsi : s'il plaît à notre seigneur, qu'il soit
décidé au sujet de ce temple qu'il soit rebâti, car nous ne
nous permettrons pas de le restaurer. Vois ceux qui ont
1. Le document confirme que les ancêtres de ces Juifs vinrent en
Egypte avant l'occupation persane, il s'agît donc de la colonie militaire
venue avec Jérémie ^cf. Jérémie, chap. xLlII-XLIV\ mais ayant déjà plus
ou moins subi l'influence du judaïsme épuré par la restauration d*Es-
dras.
2. Cf. notre appendice : Thérap. ei Maghrab.
LES ISRAÉLITES EN AFRIQUE 219
éprouvé tes bienfaits et tes amis qui sont ici en Egypte.
Qu'il soit expédié une lettre à leur destination, au sujet
du temple du dieu Yahou, pour qu'il soit reconstruit à
Yeb la forteresse, tel qu'il était bâti auparavant, et on of-
frira des oblations, de l'encens et des holocaustes sur
l'autel du dieu Yahou en ton honneur; nous prierons pour
toi en tout temps, nous, nos femmes, nos enfants et les
Juifs, tous tant qu'ils sont ici. Que si tu le fais, jusqu'à la
reconstruction de l'autel, tu tireras un mérite devant
Yahou Dieu du ciel, de tout homme qui lui offrira des ho-
locaustes et des sacrifices, de la valeur de mille talents
d'argent et d'or. Sur cela nous avons envoyé le récit de
tout cela dans une lettre à Delaïah et à Schelémiah, (ils de
Sanaballat, gouverneur de Samarie. De tout ce qui nous
avait été fait, Arsame ne savait rien. Le (20) Marheschvan,
Fan 17 du roi Darius. »
Voilà quiestnet: le contraste entre la religion des Hébreux
et celle des Égyptiens est tel, que déjà surgissent des idées
de persécutions religieuses et d'exclusivisme national.
Par une savante collation des textes, M. Israël Lévi
arrive à la conclusion suivante : « Le style des papyrus
est indubitablement hébreu ; il y a des phrases sous les-
quelles on sent courir la langue biblique, telle par exem-
ple celle qui décrit l'affliction des Juifs et les interdic-
tions qu'ils s'imposent pour conjurer leur malheur ^ » 11
est donc vraisemblable que ce texte araméen est une
traduction de l'hébreu. Cette conjecture est corroborée
par des corrections orthographiques relevées par le même
savant. Le scribe s'est aperçu qu'il avait laissé trop d'hé^
braïsmeSj et il s'est efforcé de rendre son texte plus in-
telligible au fonctionnaire perse. Ceci nous explique la
présence de l'écriture araméenne, au lieu de la phéni-
cienne qui aurait dû être employée.
1. Nous publions ailleurs le texte araméen du document en question
{les Hébr.'Phén., appendice 111).
280 ARCHIVER MAROCAINES
Ce qui est frappant, c'est Téclectisme pratiqué par ces
prêtres. On sait que les Juifs de la synagogue admet-
taient exclusivement la sainteté du sanctuaire de Jéru-
salem. Telle était la cause principale de la rivalité entre
Juifs et Samaritains.
Or, le Cohen de Yeb, qui ne reçoit pas de réponse de
Jérusalem et pour cause |(le judaïsme d'après l'exil avait
condamné tous les sanctuaires et les prêtres qui se trou-
vaient en dehors de Jérusalem), ne se fait pas scrupule
de s'adresser aux fils de Sanaballat, le rival et l'ennemi
de Néhemie. Ce fait, joint au caractère foncièrement
hébreu du texte, qui a été démontré par M. Israël Lévi,
nous transporte en pleine période d'éclectisme hébréo-
phénicien.
II ne nous déplatt pas, au début de notre thèse sur les
origines juives en Afrique, d'étudier ce document d'après
le commentaire d'un critique aussi précis que sobre.
Dans notre « Étude sur les Juifs au Maroc », nous avions
déjà entrevu en Afrique des influences proto-juives anté-
rieures à l'Islamisme * ; notre hypothèse se trouve confir-
mée ; et le témoignage documentaire nous vient du lieu
même qui commandait les marchés d'Ethiopie et d'Afrique.
En effet, c'est l'Ethiopie qui, de tous temps, avait été le
point de départ des migrations sémitiques. Celles-ci,
presque toutes, avaient établi leur quartier général sur les
rives méridionales du Nil ; de là, elles se propageaient
dans les Ksour du Sahara et jusqu'au Tell du Nord afri-
cain.
1. Archivée Marocaines, t. IV cl VI.
II
JUDÉO-ARiUiÉBNS ET HELLÈNES
La conquête de rOrient par Alexandre nous fait entrer
en pleine période historique : les témoignages classiques
corroborent les traditions juives et nous permettent de
suivre aisément l'évolution des établissements juifs, tant
en Afrique qu'en Europe.
Le premier choc entre le judaïsme et l'hellénisme ne
provoqua pas grande perturbation, soit que le disciple
d'Aristote se fût réellement épris de la majesté puritaine
du culte juif, soit qu'il eût cherché à se concilier une
population répandue au loin, dont la fidélité et les vertus
militaires avaient été mises à l'épreuve sous les Perses.
Il semble probable qu'Alexandre traita le grand-prétre
de Jérusalem et le sanctuaire de Jéhovah avec les plus
grands égards ^
Non seulement il permit aux Juifs de vivre selon les lois
de leurs ancêtres ; mais il les exempta, la septième année,
du tribut qu'ils lui avaient payé jusque-là, et il ordonna
que, par tout l'empire, ils pussent vivre selon leurs lois.
Ceux qu'il enrôla dans ses armées, reçurent également le
droit d'y vivre selon leur religion et leurs coutumes.
1. JosBPHB, AnliquitéM, VI, 8, { 4*6 ; Lévitique Rabba, XIII, fln ; cf. Reuue
de$ Études Juiveê, III, p. 2S9 et suiv. Malgré les réservée que la critique
moderne a faites à ce sujet, nous admettons une parcelle de vérité dans
ces renseignements, où Josèphe se trouve être d'accord avec la Haggada,
222 ARCHIVES MAROCAINES
Quant aux Samaritains, ils n^avaient pas encore le ca-
ractère ethnique et religieux particulier qu'ils présen-
tèrent ensuite : cependant, profitant de la bienveillance
d'Alexandre ou tout au moins d'un de ses généraux, Sane-
ballat II, gouverneur de Samarie, obtint la permission de
construire un temple, rival de celui du « Dieu sans
nom », sur le mont Garizim. Il exposa au roi grec
l'utilité qu'il y aurait pour TÉtat à diviser les forces juives
et empêcher des révoltes dangereuses. Ainsi se serait
produit le schisme du Sichem, à la tête duquel nous
trouvons Manassé, fils de Yadoua, grand-prêtre de Jéru-
salem. Seulement, Alexandre ne voulut pas laisser en
Palestine les 8.000 soldats que lui amenait le gouverneur
de Samarie, et il les établit en garnison dans la Thébaïde ^
Nous trouvons plus tard une ville du nom de Samarie au
centre de l'Egypte 2.
En même temps, le roi transporta des colons volontaires
juifs à Alexandrie 3. Convaincu de leur fidélité au serment
prêté, il confia à des soldats juifs la garde de diverses
places^. A en croire Josèphe, il accorda aux émigrants
juifs un emplacement au bord de la mer et leur conféra le
droit de cité macédonienne. Ceux-ci établirent leur
domination jusqu'au débouché nord-africain qui, sur la
côte, servait d'escale aux navires de commerce.
Les nouveaux venus trouvèrent déjà établies en Egypte
des populations hébraïques et des colonies samaritaines.
Aussi, la rivalité entre Jérusalem et Garizim devait-elle
s'étendre jusqu'aux colonies égyptiennes ; c'est ce que le
Talmud et Josèphe nous apprennent en détail ^.
En Egypte, dit Josèphe^ les descendants des Juifs furent
en guerre continuelle avec les Samaritains, parce que ni
1. Josèphe, Antiquités^ XI, 8.
2. Th. Reinach, Papyrus grecs et démotiques. Revue des Études juives.
t. XLVII, p. 178.
3. Josèphe, Contre Appion, II, 4.
é. Josèphe, Antiq.^ XII, l.
JUDÉO-ARAMÉENS ET HELLÈNES 223
les uns ni les autres ne voulaient se départir de leurs
coutumes. Ceux de Jérusalem soutenaient que seul leur
temple était saint et qu'on ne devait point faire de sacri-
fices ailleurs. Les Samaritains protestaient qu'au con-
traire il fallait offrir les sacrifices sur la montagne de
Garizim^ .
Si nous ajoutons que des sanctuaires locaux se parta-
geaient les croyants, on se représentera les heurts de
croyances et d'opinions qui bouleversèrent le judaïsme
africain.
Ptolémée Sôter, fondateur de la dynastie lagide, inau-
gura son règne par une invasion de la Palestine. Il arriva
à Jérusalem le jour de Sabbat et profita de ce que les
Juifs, en ce jour de repos, ne voulaient pas prendre les
armes ; il les traita cruellement, emmenant, tant de la
ville que des montagnes de la Judée et de Garizim, plus
de cent mille captifs. Comme il savait, — par la conquête
d'Alexandre, — qu'ils observaient très scrupuleusement
leurs serments, il leur confia la garde de diverses places
et leur donna le droit de bourgeoisie dans Alexandrie,
comme aux Macédoniens. Certains allèrent de leur plein
gré s'établir en Egypte, attirés par la fertilité du pays et
par les faveurs de Ptolémée. C'était la reprise de l'an-
cienne politique des Pharaons, qui s'appuyaient sur les
colonies militaires libyennes ou sémitiques^. Il choisit
trente mille des plus vigoureux captifs juifs et samari-
tains, et leur confia les forteresses grecques, le Delta et
le débouché de la mer. En même temps, voulant s'em-
parer de Cyrène et de la Libye, Ptolémée fit appel aux
Juifs, qui, en grand nombre, s'installèrent dans les villes de
la Pentapole et aux autres points stratégiques de la Libye ^.
1. La rivalité entre Jérusalem et Samarie 8*accentue depuis le règne
d'Alexandre (cf. Kirghheim, ]ni2TO ^QlD, p. 2. et Josêphe, pa$. cité ;
ScHÛRER, Geêchichie dt$ Judentums, etc., t. Il, p. 108.
2. Cf. notre étude les Hébréo-Phénicienê, chap. XIV.
S. Guerres Juiu., Il, 18, 7; AniiquUés, XVI ; 6, 1, Xl\; Contre Apion, II, 4.
2S4 ARCHIVES MAROCAINES
L'origine de ces colonies nous est inconnue ; mais il
est certain que, sur les points secondaires du moins, une
influence hébraïque prédominait. Quant aux villes grec*
ques de la Pentapole cyrénéenne, les Juifs y jouissaient
des mêmes droits que leurs concitoyens grecs. Chaque
communauté avait à sa tête un conseil municipal, laMn^^,
présidé par un magistrat.
La civilisation grecque pénétra de bonne heure dans la
Cyrénalque ; déjà au deuxième siècle avant Tère chré-
tienne, un historien juif, Jason de Cyrène, y écrivait un
récit en cinq parties des guerres des Hasmonéens ^ Le
caractère à peu près orthodoxe de cet ouvrage, dont l'ana-
lyse nous a été conservée par le second livre des Mâcha-
bées, atteste des rapports entre Cyrène et Jérusalem. La
présence des nécropoles judéo-palestiniennes^ dans ce
pays, ainsi que certaines données datant du premier siècle,
et des traditions locales qui sont perpétuées jusqu'à nos
jours, témoignent d'une influence judéo*araméenne dans
ce pays par delà TÉgjpte.
A |>artir de cette époque, les Juifs prennent dans
l'Afrique hellénique une importance politique et sociale
de premier ordre ; leurs cadres, grossis sans cesse par des
immigrants venus de la Palestine et par Tassimilation des
éléments phéniciens et syriens, deviennent, par un progrès
continu, le facteur prépondérant dans Thistoire des Pto-
lémées.
Ptolémée Philadelphe, le premier, s'appuie sur l'élément
juif guerrier et industrieU pour commencer ainsi la poli-
tique qui caractérisera la conduite de ses successeurs :
Il affranchit les 120.000 captifs amenés de la Judée par
son |>ère; ce qui lut assure les sympathies de ceux de
rÉg\'pte et de ceux de Jérusalem. C'est lui encore qui,
1.11 Jlfa<^^,KVr$. IL SS : Schûker, Gestk, 6a JméÊmJumtL, de,, 3* éd., t III,
i« V. JrNX^A A>r'^\'%\Kieiia« aii, C«L'«M^tàs ; t. plos Mb, L II.
JUDÉO-ARAMÉENS ET HELLÈNES 225
dit-OQ, avait présidé à la traduction du Pentateuque dite
« des Septante », traduction qui devait cimenter l'union
entre les diverses couches juives d'Egypte et qui, en réa-
lité, souleva de violentes discussions entre Juifs, Cana-
néens et Samaritains ^
Par suite de cette traduction, un nouveau judaïsme,
THellénisme juif, allait éclore : sous la protection des Pto-
lémées, l'aristocratie de la Judée elle-même, à laquelle
appartiennent Joseph le Tobiade et les prêtres sadu-
céens, se rapprocha de la vie et des mœurs grecques.
La langue araméenne et même la langue hébraïque
allaient céder la place au grec. En Egypte les épitaphes
et les dédicaces, qui, au troisième siècle encore, étaient
écrites dans l'idiome hébreu, finissent par être écrites
en gprec^. La Palestine elle-même, qui, sous la paix pto-
léméenne, avait atteint une prospérité inconnue depuis
des siècles, suivit dès lors le mouvement.
Le prosélytisme date de l'époque de la traduction de la
Bible, et les Grecs éclairés regardèrent d'abord avec
une curiosité bienveillante l'idée nouvelle d'une religion
différente de toutes les autres ^.
La prédiction du prophète, annonçant la victoire de l'idée
universaliste dans le pays de Mizraïm, sembla vouloir se
réaliser à Alexandrie plutôt qu'à Jérusalem. L'influence
de la philosophie grecque a d'ailleurs contribué à la spi-
ritualisation des idées religieuses.
1. JosÈPHE, Anliquités^ XII, II. Les textes talmudiques parlent tantôt de
70 anciens, comme traducteurs, tantôt de 5 traducteurs (Talm. Bah,
Meguila, f. 19; Mischna, Soferim, Wll; Mechilla Exode, XII, 40. etc. La
traduction, quoi qu'en dise Graetz, remonte à l'an 280 (cf. Weiss, ihid,).
Il parait qu'exécutée par cinq traducteurs, la version fut approuvée par
le Synedrion de 70 anciens.
2. Cf. M. Th. Reinach, Revue des Études juives, t. XXXVII, p. 250 et
t. XLVI,p. 161.
3. Cf. les anciens textes groupés par Josèphe dans son Conlre Appion
et par M. Reinach dans son recueil : Textes grecs et latins relatifs aux
Juifs.
296 ARCHIVES MAROCAINES
L'anthropomorphisme de certains passages bibliques
choqua les lettrés, qui, nourris de Platon, admettaient
cependant toujours la sainteté intégrale de la Loi, ce qui
donna naissance à cette manière allégorique d'interpréter
les textes sacrés, consistant à ramener toutes les
croyances et tous les mystères à la Bible. Le Christia-
nisme et la Kabbale sortirent de là^
Une école de « Nazirim », c'est-à-dire des disciples des
Nabi, comme Élie, comme les Beni-Réchab, comme plus
tard les Thérapeutes, cherchait surtout à gagner les cœurs
au judaïsme. Les ermites apportèrent à l'explication des
textes des interprétations qui leur étaient propres. Ils
personnifiaient l'œuvre de Dieu, la création de l'univers;
ils en faisaient par la pensée, un individu animé, un
Adam. Les livres sacrés, les mots hébreux eux-mêmes,
avaient une âme, un sens caché. Philon parle de l'allé-
gorie des anciens maîtres, de Thérapeutes, qui remonte
à plusieurs siècles. La Regina Cœli des Juifs, venue
avec Jérémie, adorée à côté du Dieu du ciel et d'Adonis,
a donné naissance à une interprétation mixte, propre
aux Évangiles. La figure de Jésus est le résumé vivant
d'une divinité qui, sous sa forme humaine incarnée,
apparaissait alternativement en qualité d'épouse et de
mère, et d'un dieu qui, pour ressusciter avec plus d'é-
clat, tombait victime d'une noire trahison •.
Ainsi, sous l'influence des idées judéo-araméennes, les
mvlhes des Hébréo-Phéniciens tendaient à s'abstraire, à
se dégager de leur caractère anthropomorphique, pour
aboutir à la métaphysique néo-platonicienne de Philon.
En Afrique, comme en Palestine, le Judaïsme grandit
paisiblement sous la domination des Ptolémées. L'Hellé-
nisme s'était introduit à la suite des armées macédo-
niennes. Les séductions inséparables de son culte ris-
1. Cf. notre appendice I.
2. J. Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, p. 153.
JUDÉO-ARAMÉENS ET HELLÈNES 227
quaient non seulement de transformer la vie matérielle
et intellectuelle des Juifs, mais encore de ruiner leurs
croyances.
« La tolérance et le temps, croit M. Th. Reinach,
auraient peut-être résolu le problème en faveur de la
Grèce. » Cette hypothèse trouve une singulière confir-
mation dans plusieurs textes obscurs de l'époque ^
La domination des Ptolémées doit être considérée
comme l'âge d'or de la Judée après la captivité : la des-
truction de la suprématie de Tyr par Alexandre avait
rendu à Jérusalem son rang de première ville hébraïque.
D'autre part, la déchéance des divinités sémitiques devait
grouper autour du temple de Jéhovah la plupart des po-
pulations hébraïques. La Galilée notamment redevint un
pays israélite.
La maison sacerdotale de Sadoc, placée par les événe-
ments à la tète des destinées d'Israël, se dégage de la
théologie exclusiviste des Scribes, pour revenir à la tolé-
rance universaliste des Juifs antérieurement à la Dias-
pora. Quiconque analyse le style inspiré par le classi-
cisme juif de Ben Sirah y découvre une mentalité sobre
et dégagée de toute conception mystique, et il est évi-
dent que les classes régnantes de la Judée cherchaient à
se dégager de l'étreinte des Soferim, nnsiD, pour revenir
à la conception prophétique universaliste, cosmopolite et
humanitaire ^.
La glorification de Simon le Juste par cet auteur doit
être considérée comme un des chapitres les plus élevés
de la littérature hébraïque ^. A travers les confusions de
cette littérature, on perçoit de vagues indices, en Judée
même, d'un rapprochement entre la conception de Jéhovah,
le Dieu des Cieux, et Jupiter-Zeus l'Olympien ; lente-
1. Th. Reinach, Histoire des Israélites (3* édii.), p. 3.
2. Cf. le» Hébréo-Phéniciensj appendice Zedec et Zadoe.
S. U Ecclésiastique^ L.
228 ARCHIVES MAROCAINES
ment, mais sûrement un syncrétisme religieux commen-
çait à prévaloir. Décidément, le Judaïsme subissait l'as-
cendant de rilellénisme.
Seulement, la cession de la Judée aux Séleucides de-
vait arrêter net cette évolution : A la curiosité et à la
bienveillance intéressée que les Ptolomées témoignaient
au Judaïsme, succéda la persécution. L'ancienne rivalité
entre Judéens et Tyriens vint se rallumer sous sa forme
hellénisée.
L'impatience d'Antiochus Épiphane, qui voyait dans
l'unité religieuse des Juifs une menace pour son empire
gréco-syrien, provoqua un des plus violents bouleverse-
ments moraux de l'histoire. Ce roi entra en Egypte avec
une forte armée ; mais il fut arrêté par les Romains et ne
put s'emparer de la terre des Pharaons.
Obligé de reculer, il dut être particulièrement ému de
l'union qui liait les Juifs d'Egypte à ceux de la Pales-
tine *.
Le parti philo-ptoléméen, dont l'existence à Jérusalem
est attestée par Josèphe '^^ l'effrayait particulièrement. Il
ne trouva pas d'autre moyen, pour réagir contre cette
alliance entre Juifs égyptiens et judéens, que d'essayer
de les détacher de leur culte commun et d'établir à Jéru-
salem le culte gréco-phénicien. Sans doute, il faut tenir
compte en ceci de quelques autres facteurs, comme la
rivalité impérissable contre Jérusalem et Tyr : mais on
ne saurait expliquer pourquoi ce monarque traita les Juifs,
si différemment avant sa tentative de conquête sur
l'Egypte et après l'échec de cette tentative. Ainsi, à plus de
six siècles d'intervalle, le roi des Gréco-Phéniciens essaya
de reprendre la politique d'Itobaal et de Izabel, en impo-
sant aux Juifs la religion païenne et en les poussant vers une
1. JoàÊPHE, Antiquiiéêf XII, 7.
2. Josèphe, Guerres, I, I.
3. Cf. Josèphe, Guerres juiv., passim.
JUDÉO-ARAMÉENS ET HELLÈNES 229
fusion avec leurs voisins syriens. Antiochus, Épiphane se
jette sur Jérusalem, pille le temple et ruine la ville par
un massacre effroyable. Mais il s'attaque surtout à la
religion et cherche à effacer toute trace du culte mono-
théiste de Jéhovah. On connaît le rôle joué par certains
prêtres et par les Tobiades dans cette affaire *.
L'aristocratie juive, éprise de la civilisation grecque et
de son culte fastueux, prête son concours à Tenvahisseur
et inaugure à Jérusalem le règne du Zeus Olympien sym-
bolisé par un taureau.
Devant ces provocations brutales, le vieil esprit d'Élie et
des prophètes se réveilla ; le soulèvement de Matathias
THasmonéen fut le signal d'une réaction démocratique et
théocratique salutaire. La bravoure des insurgés, le talent
de leurs chefs, les déchirements intérieurs de la dynastie
séleucide, l'appui intéressé donné aux patriotes par les Ro-
mains, influences auxquelles nous ajouterons le démocra-
tisme conscient des masses juives: tous ces facteurs assu-
rèrent le triomphe de l'indépendance. La dynastie des
Hasmonéens succédait aux Sadocites et consacrait le retour
définitif, à El Elion^ « le Dieu suprême ^ ».
Le nationalisme théocratique et stoïcien des Pharisiens,
ces stoïciens par excellence, supplante l'éclectisme des
Saducites ; les aticiens maîtres du temple et leurs alliés
seront exclus de la synagogue.
Les Saducéens, partisans de la maison de Sadoc et
d'une politique d'oligarchie aristocratique et laïque, ne
constitueront désormais qu'une aristocratie épicurienne 3,
1. Cf. Ltf« HébréO'PhénicienSj ibidem.
2. Désormais les actes officiels et les monnaies de la Judée portent la
légende de IvS^ li< (cf. Josêphe, Anliq.yXVl, 6, 2; VAêiompHon de MoXse^
VI, I, etc.). n'ïJVn nSaa (cf. notre et. précité).
3. Si bien que le mot Dllp^SN équivaut dans la littérature juive à celui
d'hérétique. Par contre, les Pharisiens réalisent Pidéal de Zenon. Le doc-
teur Max Nordau ( Vu« de dehors, chap. Guy de Maupassant], a consacré
plusieurs pages vraiment ingénieuses à la psychologie stoïcienne du
judaïsme traditionnel.
2S0 ARCHIVES MAROCAINES
qui tendra à perdre de plus en plus son ancien prestige.
La royauté hasmonéenne ne manque pas d'éclat : des
conquêtes heureuses, des conversions forcées mais dura-
bles, étendirent rapidement le territoire et la religion
des Juifs. Mais était-il possible de maintenir longtemps
l'accord entre une législation austère et minutieuse, faite
pour une petite communauté de dévots et les conditions
d'existence d'un état considérable, de caractère profane,
guerrier et pillard à l'occasion? L'événement prouva que
non*. Les docteurs, désormais plus respectés que les
prêtres, se consacreront à l'explication de la loi et à son
développement par la tradition orale, c'est-à-dire en fai-
sant entrer dans le rituel les us et coutumes combinés avec
tout un système de restrictions, qui tendaient surtout à
isoler Juda de ses voisins, à en faire un royaume théo-
cratique. Le terme Juif, opposé à celui de Gentil, eut
alors son application. Et telle fut l'importance de ce fac-
teur, que les rois de la dynastie hasmonéenne, entravés
dans leur politique d'expansion et de tolérance par tout
un système de restrictions religfîeuses, finirent par pas-
ser du côté de leurs adversaires, les Saducéens. On
était arrivé au point où la raison d'État n'était plus com-
patible avec la raison de la Synagogue.
1. Th. Reinach, Hisi. des Ur,, p.
III
LA MAISON D ONIAS
Juste au moment où la dernière lueur de l'ancienne
religion hébraïque se mourait en Palestine, en même
temps que la dynastie légale des Sadocites, un représen-
tant de cette famille conçut l'idée de transporter ce culte
en Egypte.
La présence des diverses classes de Syriens, Hébréo-
Phéniciens, Israélites, Samaritains et Judéo-Araméens, la
persistance des cultes éclectiques, des traditions anté-
rieures à la réforme d'Esdras, la survivance de temples
anciens, la tendance universaliste qui se manifestait à
cause du voisinage des Grecs et de la tolérance des Pto-
lémées, faisait de l'Egypte un centre très important de
l'ancien Israël ; les guerres et les persécutions qui rava-
gèrent la Judée au deuxième siècle av. J.-C. jetèrent dans ce
pays et dans la Libye* de nombreux fugitifs, parmi lesquels
des gens de marque, comme le savant prêtre Dositheus
et surtout Onias III, le petit-fils et l'héritier légal du
grand-prêtre de Jérusalem.
Onias IV^ fils d'Onias III et petit-fils de Simon le
Juste, semble avoir dès le début de sa carrière con-
damné la politique tyro-hellénique de plusieurs membres
1. JosÈPHE, Aniiq,, 1. XII et XIII ; cf. I, Machabées, chap. XV 2, 3 et II,
Machab., chap. I.
2. L'histoire est racontée par J^^èphe, AntiquitéSy ÏXIII, 6.
ARCH. MAROC. 16
232 ARCHIVES MAROCAINES
de la famille. Fidèle à la tradition de ses prédécesseurs,
rtiéritier du pontificat de Jérusalem fut dévoué jusqu'au
dernier moment à la cause des Ptolémées en Syrie : pour
se compte de ces derniers, il entreprit des voyages en
Phénicie. Entre le particularisme religieux exclusiviste des
Pharisiens et la politique d'assimilation dissolvante préco-
nisée par le parti favorable aux Syriens, qui était celui des
usurpateurs de son héritage pontifical, Onias demeura
fidèle au syncrétisme éclairé des Saducéens ; il chercha
à accorder les raisons de la conscience avec celles de
rÉtat. Tempérament ambitieux doublé d*un esprit mili-
taire, Onias finit par désespérer de la cause de la
Judée, qu'il croyait à la veille du soulèvement des Has-
monéens, ruinée par les Macédoniens et vouée à une
perte certaine*. Jugeant que TÉgypte et ses dépendances
avec leurs colonies hébraïques agricoles et industrielles,
avec leurs groupes autonomes d'artisans et de naviga-
teurs, avec leurs populations nomades limitrophes à moi-
tié judaïsées 2, offrait un vaste champ à l'ambition d'un
homme énergique, le petit-fils de Simon le Juste déserta
la Palestine pour aller s'établir en Egypte. Il se rappela
<[u'un ancien oracle prédisait à un sanctuaire de Jéhovah
un grand avenir et qu'un antique autql consacré à une divi-
nité hébréo-phénicienne existait à Héliopolis'. Il conçut
donc le projet de construire une Jérusalem nouvelle sur
la terre de Mizraïm^ sans peut-être oser faire concur-
rence à Jérusalem elle-même. Dans sa lettre adressée à
Ptolémée et à Cléopâtre, Onias dit explicitement qu'il
considère surtout les divers groupes juifs ou plutôt hé-
breux de toute origine, de toute croyance, « par qui ont
été bâtis divers temples sans que les règles nécessaires
1. JosÈPHE, ibid., XIV, 7,2.
2. Cf. sur l'état social des Juifs en Egypte, MUchna, tr. DH^, IV, 3; Tal-
mud. Jérus., Ir. HDID, V ; Tal. Babli, même tr. f. 56, etc.
3. Isaïe, XIX, fin ; cf. noire étude : les Hibr.-Phén., chap. XV.
LA MAISON DONIAS 283
aient été observées, ce qui met entre eux une grande
division * ».
La présence d*un temple de Jéhovah à Éléphantine,
avec son régime d'ascétisme (Nazir), qui existaient dé
toute antiquité en Egypte, nous montre le caractère véri-
table de ce projet. La tendance au prosélytisme qui se
trouve au fond même de l'oracle d'Isaïe, dont se réclame
Onias, ne devait pas être étrangère à la tentative d'unifi-
cation des diverses couches hébraïques en Afrique.
Un syncrétisme religieux qui explique certains rappro-
chements entre le caractère du rituel propre à la maison
d'Onias ^ et le culte solaire, ou la formation d*un
judaïsme éclectique, rappelant le christianisme primitif,
se laisse deviner par le passage suivant : « Les Égyp-
tiens aussi commettent la même faute par la multitude de
leurs temples et la diversité de leurs sentiments dans les
choses de la religion ». Ils tendaient à rien moins qu'à la
conversion des Egyptiens au nom de Jéhovah ! Et pour-
quoi pas? le prophète l'avait bien prédit.
Ptolémée et Cléopâtre accordèrent au prêtre légal de
Jérusalem un ancien temple païen de Léontopolis, pour
y construire une maison à Jéhovah, « à moins que ceci ne
soit contraire à la loi juive ». On a des raisons de croire,
que l'emplacement choisi par Onias servait de lieu sacré
aux Sémites qui peuplaient le Delta. Seulement, par une
mesure de sagesse clairvoyante, le fondateur s'était bien
gardé d'imiter la maison de Jérusalem dans tous ses
détails, et il se défendit de porter atteinte à la supré-
matie du temple de Jérusalem. Aussi, les rabbins qui
excommunièrent le sanctuaire de Sicheni hésitèrent-ils à
1. Rapprochez le temple de Yeb. D^autre part, on sait que les Samari-
tains avaient en Egypte des temples et un grand-prôtre légal. Cf. Jew.
Encyclopy art. Samaritan),
De ce rituel, nous savons, il est vrai, peu de choses, cf. la plus haut,
notre appendice et notre et. les Hébr.-Phén,^ ap. Zedec et Zadoc.
284 ARCHIVES MAROCAINES
condamner absolument ce qu'ils appelaient « la Maison
d'Onias ». Pendant un certain temps, ils le considérèrent
comme un Bama^ ou un « haut lieu », culte qu'on tolérait
à l'époque prophétique *. Mais, peu à peu, l'écart entre
les deux cultes frères, dont l'un subissait l'influence des
Pharisiens et l'autre celle des Hellénistes, devenait très
grand : il semble même qu'en Egypte les Samaritains
aient combattu ce temple dès ses origines 2. A Alexan-
drie, le Synédrion rabbinique des soixante-dix anciens ^
se met décidément sous la tutelle des Pharisiens, et
Philon ne mentionne même plus l'existence de cette mai-
son sacrée.
A plus forte raison, l'influence religieuse de ce temple,
d'ailleurs toléré par les orthodoxes, devait-elle s'exercer sur
les groupes hébreux primitifs de l'Afrique. Si bien qu'on
ne peut se faire une idée exacte de ce qu'était le Judaïsme
primitif de l'Afrique, sans tenir compte de l'influence
exercée sur les Gentils par ce sanctuaire éclectique, hel-
lénisé, universaliste, agissant en dehors de la synagogue
orthodoxe.
Que cette action s'exerça en premier lieu sur les Sé-
mites nomades, à la lisière même de l'Egypte, et qu'elle
se propage plus tard tant en Arabie qu'en Ethiopie,
cela s'explique par le rôle politique et militaire
qu'Onias soutint dès les débuts de sa carrière *. Onias,
en ed'et, accompagné d'unautre Juif influent, Dositheus, se
fait octroyer le titre de généralissime, qui resta hérédi-
taire dans sa famille ; il reçut, en outre, une région au-
tonome, dont il fit son quartier général. Ce territoire est
celui de l'O/i/o/i, qui devint une nouvelle Judée dans Tan-
cien quartier des Sémites en Egypte. C'est de ce quartier
1. Cf. Talm. Bab., Ir. Menahol, f. 109, Hala, f. 4.
2. Antiquités, VI, 4.
3. Tossephta Souca, IV ; Tal.Jérus. Souca, V, I.
4. V. Graetz, ouvr, cité, III, p. 392.
LA MAISON DONIAS 236
qu'Onias dominait les Arabes, entre l'Arabie et l'Egypte ;
d'où son titre d'arabarque *.
Si nous ajoutons qu'Onias fut le collecteur de l'impôt
sur les navires qui arrivaient au Delta, qu'il fut nommé
juge et ethnarque des Juifs d'Alexandrie, on comprendra
toute l'importance de la maison d'Onias dans les desti-
nées ultérieures du Judaïsme africain.
Par sa situation même, Onion était devenu une sorte
d'état-tampon contre les envahisseurs d'Asie, ce qui don-
nait à son chef la haute main sur les destinées de l'Egypte.
La terre de l'Onion gouvernée par le prêtre arabarque
(chef des troupesarabes) de venait ainsi un fief militaire de
rÉgypte, comme elle avait été pendant longtemps le foyer
de la propagande juive vers l'Arabie et l'Ethiopie.
Des indices assez vagues que nous étudierons dans
une note spéciale, nous révèlent une sorte de renaissance
de l'éclectisme religieux, qui en tout temps caractérisa
la rivalité entre les cultes solaires et lunaires ^ ; peut-
être ce mouvement intéressait-il les Cananéens établis en
grand nombre en Egypte, dont la conversion a été pré-
dite par Isaïe ; peut-être aussi des mystères antérieurs à
la construction du temple d'Onias se rattachaient-ils au
culte local de Léontopolis et de la région d'On-Héliopolis.
Quoi qu'il en soit, à la veille de la victoire définitive de
la Synagogue, victoire qui devait entraîner jusqu'aux
Juifs citadins de l'Egypte, un nouveau judaïsme se fait
jour, en face de celui de Jérusalem, sur le continent afri-
cain ; il est imbu de la conception universaliste des pro-
phètes et de l'éclectisme religieux des Proto-Hébreux;
il a même à sa tête un représentant de la dynastie sa-
cerdotale légitime de Sadoc ^.
1. JosÈPHE, Aniiquitég, XXII, 8,9; Graetz, III, p. 324 et 392 894 (la
forme alabarque ne serait que la doublure de celle d'arabarque).
2. Les « Sibylles Juives » et probablement aussi le « Livre des Jubilés »
sortirent de ce milieu.
3. Cf. notre étude citée ; append. Josué el Mtlqarl ; Zedtc et Zadoc,
236 ARCHIVES MAROCAINES
Seulement, le caractère éclectique du nouvel État, son
rôle laïque et militaire à outrance, sa composition hété-
rogène, devaient de plus en plus le détacher du judaïsme
traditionnel ; la maison d'Onias, à peine tolérée par les
anciens docteurs de Jérusalem, finira par devenir un
sanctuaire dissident comme celui de Samarie; ses prêtres
et ses lévites, pourtant d'origine authentique, seront
exclus du service du Temple ^
L'histoire de la maison d'Onias est celle du Judaïsme
primitif en Afrique ; elle est intimement liée au pro-
blème des origines juives sur ce continent. Si, au bout
de quelques siècles, nous rencontrons tantôt en Arabie,
tantôt en Ethiopie et jusqu'aux Oasis du Sahara, des
traces d'un Judaïsme primitif difTérent de celui de Jéru-
salem, ne pourrons-nous pas admettre la très grande im-
portance de ce sanctuaire pour le Judaïsme en Afrique ?
La tendance manifeste à concilier le culte solaire avec
celui de la lune 2, la persistance des termes grecs et
des noms hellénisés dans le rituel des Juifs dissidents
de TArabie et de l'Afrique, l'existence d'un rituel spécial
concernant la mise à mort des animaux, la réapparition
des. familles de prêtres chefs militaires, l'existence de
temples et de sanctuaires dans l'Afrique lointaine, l'ob-
servation stricte et non rabbinique des lois sur la pureté,
qui donnent naissance à la « Hâra », tout cet ensemble de
faits que nous nous proposons d'étudier ici n'établit-il
pas l'influence considérable de ce sanctuaire sur les Proto-
Juifs de l'Afrique ^ ?
Mais cette influence ne s'exerçait pas sur les Juifs seu-
1. Tal. B. Menahot, f. 109 ; Mirchna, tr. YadaXm, 3, 4. Cf. Weiss, ouvr,
cilé, t. I.
2. Celle tendance ressort de plusieurs passages ayant trait au calen-
drier juif qu'on trouve dans le Livre des Jubilés ; elle se manifeste sui^
tout chez les Thérapeutes et leui*s successeurs africains du moyen Age
<V. notre appendice Thérapeutes et Magbrabia).
3. Cf. notre appendice précité ; Josèpiie, Antiquités, pas. cité; Guerres^
VII. La question est élucidée dans notre deuxième partie.
LA MAISON DONIAS 287
lement. L'arabarque dominait le désert de Sinaï, rendez-
vous de nomades arabes. Comme chez les primitifs, la
suprématie religieuse va de pair avec la suzeraineté poli-
tique ; le Judaïsme faisait des progrès parmi ces fils du
désert.
D'autre part, la conversion forcée des Iduméens et des
Ituréens par Hyrcan, roi de la Judée, gagna au judaïsme
tout le reste du Nord arabique. Le bassin de la mer
Rouge se trouvait ainsi pris entre deux courants juifs
qui l'influençaient de chaque côté. Les limites des « En-
fants d'Abraham », comme sont appelés par le Talmud
tous les Sémites pratiquant le monothéisme primitif et la
circoncision ^ s'élargissaient avec les migrations des
Arabes^. Si Ton tient compte de ce qu'aux derniers siècles
avant Jésus-Christ les races proto-arabes, Ituréens, Naba-
téens et Himyarites, se fondent dans l'Arabie heureuse et
s'emparent de l'Ethiopie et des rives de la mer Rouge,
pour attendre une occasion de se jeter sur le reste de
l'Afrique, on arrivera facilement à se faire une idée des
origines de l'influence juive constatée par les historiens;
mais on comprendra surtout le caractère peu orthodoxe
de ces influences qui aboutissent à l'Islam. L'existence
de temples autonomes à Éléphantine, à Léontopolis,
montre quelle fut l'influence hébraïque primitive en
Afrique.
Après la mort d'Onias, ses fils Helkias et Ananias lui
succédèrent. Les Grecs, irrités par la politique juive de
Ptolémée et de Cléopâtre, se révoltèrent au profit de
Ptolémée Lator. Seuls les Juifs demeurèrent fidèles à
Cléopâtre ; mais cet appui fut suffisant pour lui assurer
la victoire.
Helkias et Ananias poursuivirent les troupes de Lator
1. Cet acte est appelé IJ^IN DnilK hw inna ; cf. Urael Levi - le
Prosélytisme juif » {Rev. des El, y., t. LU).
2. JosÈPHE, Anliq., XIII, 10,4; 13, I.
238 ARCHIVES MAROCAINES
jusqu'en Syrie. Durant cette campagne, Helkias mourut
en Palestine, et son frère Ânanias demeura seul géné-
ralissime. Cléopâtre alors se laissa séduire par le conseil
de son fils, qui voulait prendre la Judée au roi juif
Alexandre. Bien qu' Ananias eût pu profiter de cette occa-
sion pour rallier les deux Judées, il blâma ce projet et
objecta à la souveraine « que si eile faisait tort au roi, ou
à son peuple, tous les Israélites deviendraient les enne-
mis irréductibles de son royaume et de son trône ».
Intimidée par cette menace, Cléopâtre s'empressa de con-
clure une alliance avec le roi de Judée. D'ailleurs, la
conversion de Hyrcan aux idées des Saducéens devait
lui aliéner les masses. En Judée, comme dans les cités
égyptiennes, le Temple cesse d'être un sanctuaire dominé
par le rituel : une conception plus spiritualiste se fait
jour et s'impose. La maison de Jéhovah tend de plus en
plus à devenir une grande synagogue, centralisant les
petites synagogues locales établies un peu partout. La
prière se substitue aux rituels des sacrifices, l'étude de
la loi aux mystères ; le Scribe au Prêtre.
Lorsque la domination romaine viendra anéantir les
dernières forteresses politiques du monde hébreu,
lorsque Carthage sera ruinée, Jérusalem asservie, l'Egypte
subjuguée, les Hébreux devront porter le deuil de leur
indépendance politique, de leur individualité sociale,
exprimée par leurs cultes nationaux : En face de la puis-
sance de Rome, qui représente l'idée d'une centralisa
tion fondée sur la force, Jéhovah le Dieu des armées s'éva»
nouira pour devenir le Dieu abstrait et spiritualisé de la
Synagogue. Pendant un certain temps, celle-ci cherchera
à opposer à l'universalisme matériel de Rome un univer-
salisme spirituel, incapable de combattre l'adversaire
par la Force, mais cherchant à se l'asservir par l'Idée.
IV
LA DIASPORA AFRICAINE
Pour affaiblir la puissance de Tempire syrien, Rome se
fît volontiers la protectrice et l'alliée des premiers Has-
monéens K Le Sénat romain renouvela cette alliance avec
Hyrcan et ordonna à Antioche de restituer à la Judée
tout ce qu'il lui avait pris. Le second royaume de Juda
est donc plus ou moins une dépendance romaine : mais
l'empressement des Romains à venir en aide à ce peuple
ne peut procéder d'un sentiment altruiste, que leur poli-
tique ne connut jamais.
Cette politique s'explique autrement, par l'importance
déjà grande à cette époque d'une Diaspora à caractère
militaire en Afrique, — industrielle ailleurs, et commer-
ciale un peu partout.
La clairvoyance des Romains avait déjà entrevu tout le
profit à tirer de la centralisation des Hébreux de tous les
pays, sous la tutelle de Jérusalem. Avec le grand-prêtre
et le Temple sous sa main, et par l'unification du culte,
Rome pouvait plus facilement surveiller ce peuple, qui
comptait déjà de nombreux représentants dans tous les
pays.
Les conquêtes d'Hyrcan, singulièrement encouragées
1. UMachabées, XV, 16-24 ; Josèpue, Anliqail^ê, XII, 17; XIII, 9 et 17.
240 ARCHIVES MAROCAINES
par les Romains, eurent pour conséquence le rétablisse-
ment de l'ancien royaume d'Israël.
Mais la prospérité des Juifs s'étendait au-delà de Jérusa-
lem et de la Judée, jusqu'à Alexandrie, en Egypte, et dans
l'tle de Chypre. Strabon de Cappadoce dit « que nul
n'était écouté de Cléopàtre, que les généralissimes Chel-
kias et Ânanias, car seuls les Juifs étaient fidèles à cette
reine »,
Ce même Strabon nous entretient de l'importance prise
par l'élément juif dans la Libye 2. En parlant des troupes
que LucuUus avait envoyées à Cyrène contre une sédition
de Juifs (demeurés probablement fidèles à Ptolomée?),
il dit : « Il y avait dans Cyrène des bourgeois, des labou-
reurs, des étrangers (métèques) et des Juifs. Car ces der-
niers sont répandus dans toutes les villes, et il serait dif-
ficile de trouver un lieu par toute la terre, qui ne les eût
reçus et où ils ne fussent les maîtres ^ ».
« L'Egypte et la Cyrénaïque, lorsqu'elles étaient assu-
jetties à un même prince, demême que plusieurs autre sna-
tions encore ont estimé les Juifs au point d'embrasser leurs
coutumes, et d'observer les mêmes lois^. Il y a en Egypte
plusieurs colonies de Juifs ^, sans parler d'Alexandrie qu'ils
occupent en grande partie. Ils ont dans cette ville des?
magistrats pour régler tous les difTérends selon leurs lois
et pour confirmer les contrats et les autres actes qu'ils
passent entre eux comme dans les républiques les plus
absolues. Ainsi, cette nation s'est implantée en Egypte, au
point que les Égyptiens semblent les descendants des
Juifs, qu'aucune différence ne fasse sentir le passage de
1. JosÈPHE, ibid., XIII, 18.
2. Ibid., XIV, 12.
3. /61V/., XI V, 7, 2.
4. Ce témoignage, datant d'une époque antérieure au christianisme, est
à retenir.
5. Une inscription trouvée à Athribis et concernant la fondation d*une
synagogue porte le nom d'un capitaine de police (Th. Reinach, Revue des.
Eludes juives, t. XVII, p. 236).
LA DIASPORA AFRICAINE 2il
l'un à l'autre, de même qu'aucune différence ne sépare de
VÉgypie la Cyrénaïque qui non seulement en est voisine,
mais encore en a fait partie. »
Les auteurs constatent^ un instinct de révolte chez
les Juifs de la Cyrénaïque contre tous ceux qui voulaient
limiter leurs droits particuliers.
Du temps de Philon, les Juifs formaient la majorité des
populations de la Cyrénaïque 2.
Ainsi, depuis Éléphantine jusqu'à la Byzacène romaine
et jusqu'en Ethiopie, l'histoire, constate à la veille de la
pénétration romaine, et longtemps avant que le nom
même de Berbères apparût, l'existence de républiques
juives, autonomes, militaires, agricoles et industrielles ;
ces républiques constituaient, dans les pays soustraits à
la colonisation grecque, le seul élément qui eût sur les
indigènes une supériorité militaire et religieuse, une
action civilisatrice et surtout qui possédât une organisa-
tion cultuelle 3.
Cette conclusion sera celle, non seulement de l'histo-
rien habitué au maniement des textes de l'antiquité, mais
du géographe clairvoyant qui, par des voies autres que
la simple recherche archéologique, arrive au même point,
ainsi que l'a fait par exemple Elisée Reclus.
Carthage, comme centre impérialiste, effrayait les Ro-
mains ; Jérusalem, comme centre religieux, servait leurs
desseins ; aussi, dès l'an 138 ou 139, le Sénat romain,
dans un message adressé à tous les gouvernements des
pays méditerranéens, se déclare l'allié du peuple juif*;
et, dans ce message, la Cyrénaïque figure à part, ce qui
1. Cf. JosLPHE, ibid,, VI, I.
2. JostPHEy Contre Appion, II, 4; Guerres, II, 187; Antiquités, XII, XVI,
6, I, M0MM8EN et Markhardt ; Antiq. romaines, trad. fr., t. IX, p. 424 ;
Légal, ad Cajum 30.
3. Cf. ELISÉE Reclus, VHomme et la Terre, l. II, p. 239 ; cf. Fournel,
les Berbères, I, p. 23; Mercier, VHist. de V Afrique sept,, I, 70.
4. JosÈPHE. Antiquités, XII, 3 ; XIV, 10 ; XVI, 6 ; XX, 8. Contre Ap. I .i.S.
Guerres, 11,13, 18.20..
24S ARCHIVES MAROCAINES
prouve la répercussion de Tantagonisme entre Juifs et
Grecs de Syrie dans les colonies de l'Afrique, en dépit
de rhellénisation des Juifs dans les grands centres grecs.
Les persécutions syriennes attirèrent en Cyrénaïque de
nombreux réfugiés venus de Jérusalem et contribuèrent à
resserrer l'union entre Jérusalem et la Libye juive*. Les
Lybiens ont leur synagogue à Jérusalem ; leurs prosé-
lytes figurent très souvent dans les textes talmudiques
et apostoliques.
Cette préoccupation, de favoriser la centralisation du
judaïsme de la Diaspora à Jérusalem, est le trait saillant
de rhistoire des relations entre Juifs et Romains. Elle
survivra même au temple de Jérusalem. Seulement, le
règne des derniers Hasmonéens et de la dynastie idu-
méenne des Hérodes, les profanations fréquentes du
temple, avaient fini par discréditer définitivement le culte
officiel de Jéhovah et le collège de ses prêtres. Le jour
était venu où en face de l'ancienne maison de Jéhovah, un
docteur pharisien déclarait que le monde est basé sur trois
principes : la Tora (Loi), la Aboda (le culte assimilé à la
prière) et la Charité mutuelle ^. La Synagogue, définitive-
ment acquise à la foi dans la récompense et le châtiment in-
dividuels, finira par abandonner l'ancien idéal patriotique.
Ce n'est plus Israël le peuple de Dieu qui se dressera en
face de l'humanité, mais l'individu, le Juif, qui trouvera
son salut dans sa conduite personnelle. Les soulèvements
successifs qui ensanglantèrent le monde romain sont dé-
sormais de simples convulsions d'un organisme qui brise
les liens de sa tradition antique. Mais cette race épuisée,
déçue de ses rêves millénaires d'impérialisme 3, avant de
déposer les armes, nourrit encore l'ambition d'une con-
quête morale et spirituelle du monde.
1. Cf. H, MachabéeM, I.
2. Tr. miN ou les Principes, I, 2.
«. Cf. Le» HibriO'Phéniciens, chap. XIV.
LA DIASPORA AFRICAINE 243
Une entente tacite, basée sur la communauté des inté-
rêts, semble avoir uni Rome à la Synagogue. Tant que
Rome ne porte pas atteinte à Tindépendance morale
d^Israêl, le parti pharisien qui commence à prédominer
en Judée comme dans la Diaspora, se montre résolument
hostile à toute résistance armée : on sait que les guerres
de Tan 68-70 elles-mêmes furent déchaînées plutôt par la
persécution religieuse et morale des préfets que par un
patriotisme farouche des Juifs ^ Les derniers consuls de
la République et César lui-même comprirent bien cette
action pacificatrice de la Synagogue ; aussi favorisèrent-
ils celle de Jérusalem aux dépens de toutes les autres,
qiii leur paraissaient suspectes à juste titre. L'épisode
suivant est très caractéristique : César inaugura sa dic-
tature par un acte de courtoisie envers les Juifs. 11 renou-
vela l'ancien pacte d^amitié et d^alliance entre le peuple
romain et la nation juive ; celle-ci ne laissa pas de lui accor-
der son concours contre Pompée, qu'elle considérait comme
le promoteur de son asservissement ^. « Mais les Juifs de
la province égyptienne qui porte le nom d'Onias, voulu-
rent s'opposer à César ; or Antipater, le père d'Hérode,
partisan de César, réussit à les persuader, au moyen de
lettres du grand-prêtre Hyrcan, les exhortant à fournir
à l'armée de César des vivres et d'autres choses dont elle
pouvait avoir besoin. » Cependant, les anciennes colonies
hébraïques de Memphis, centre des Hébréo-Phéniciens 3,
où jusqu'au moyen âge se retrouvent leurs descendants,
ne se laissèrent pas prendre '*. Ils appelèrent Mithridate
et firent cause commune avec lui. La bataille d'où César
sortit victorieux fut livrée en un lieu nommé « le Camp
des Juifs ». César se garda bien de punir les Juifs; mais
1. Anliquitéê, XIV, 16.
2. Ibid, XIV, 14, 15.
3. Cf. notre étude précitée ^ chap. XIV.
4. V. notre appendice : tes Thérapeutes et tes Maghrabia.
244 ARCHIVES MAROCAINES
il accorda à Ântipater riduméen sa haute protection,
après lui avoir conféré le titre de citoyen romain, s'as-
surant ainsi un contrôle sur les affaires juives. La surveil-
lance était d^autant plus efficace qu^il répugnait aux Juifs
d^étre administrés par des Iduméens : cette solidarité de
la maison d'Hérode avec Rome est même la cause pour
laquelle le folklore juif confond toujours Rome avec Edom.
D^ailleurs, César prodigua aux Juifs les marques de son
affection : A Alexandrie, où la populace grecque, jalouse
du bien-être des Israélites, commençait à les harceler,
César fit mettre sur une colonne de bronze le texte des
droits de citoyens dont jouissait la colonie juive de cette
ville K
Les républiques de Sidon, de Tyr et d'Ascalon, dont
les habitants traitaient les Juifs en frères ennemis, reçu-
rent de l'empereur des ordonnances conçues dans des
termes tels, que les Gréco-Phéniciens y purent voir plutôt
une menace dirigée contre leurs droits propres qu'une
simple confirmation des droits de leurs concitoyens juifs.
Il décréta « qu'Hyrcan et ses descendants seraient à perpé-
tuité reconnus princes et grands-prêtres des Juifs de toutes
les contrées^ pour exercer ces charges selon les lois et
les coutumes de leur pays, comme aussi ils seraient nos
amis et alliés... Qu'ils jugent selon leurs lois ceux de
leur nation... Que les rois de Syrie et de Phénicie res-
tituent aux Juifs les terres qu'ils leur ont prises... ^ »
Dans la Cyrénaïque, César ordonna aux Grecs de ne
pas empêcher l'envoi des sommes destinées au temple de
Jérusalem. Ce fut un « État dans les États, avec Jéru-
salem comme sa capitale, que formait la Diaspora juive».
Parmi les populations de la Méditerranée, les Juifs sont
seuls exemptés de Tinterdiction de faire des assemblées
1. Antiquités, XIV, 7.
2. /6id., XIV, 24.
lA DIASPORA AFRICAINE 246
publiques. Antoine continue la politique de César. Ainsi,
il ordonne au .Sénat de Tyr de rendre les terres prises
aux Juifs ^
. Auguste, qui devient le protecteur d*Hérode, confirme
ces ordres. En ce qui concerne l'Afrique, Marc-Agrippa
envoie en son nom le décret suivant ^ :
« Marc Agrippa, aux magistrats et au Sénat de Cyrène,
salut ! Les Juifs qui demeurent à Cyrène nous ayant
adressé des plaintes, parce que, bien qu'Auguste ait
ordonné à Flavius, gouverneur de la Libye, et aux Afri-
cains de cette province de les laisser envoyer en toute
liberté de l'argent sacré à Jérusalem, comme ils en ont
eu de tout temps l'habitude, il se trouve aussi des gens
assez malveillants pour vouloir les en empêcher, sous le
prétexte de quelques tributs dont ils seraient, prétend-on,
redevables, et qu'en réalité ils ne doivent point. Sur quoi
nous ordonnons qu'ils soient maintenus en pleine jouis-
sance de leurs droits, sans qu'ils puissent être troublés et
que, s'il est arrivé que, dans quelque ville, de l'argent
sacré ait été soustrait, cet argent soit restitué par ceux
qui seront nommés à cet effet. »
Ailleurs, Auguste adresse aux Grecs un autre message :
« Les Juifs ont toujours été fidèles au Peuple Romain el
particulièrement à César, Auguste ordonne donc, suivant
Tavis du Sénat, qu'ils vivront selon leurs lois et coutumes,
comme au temps de Hyrcan, grand-prêtre de Jérusalem.
11 leur sera permis d'envoyer à Jérusalem l'argent qu'ils
consacrent au service de Dieu ; ils ne seront pas con-
traints de paraître en jugement, ni le jour du sabbat, ni la
veille du sabbat après neuf heures ; si quelqu'un dérobe
leurs livres saints, ou l'argent destiné au temple de Jéru-
salem, il sera puni comme sacrilège, et ses biens seront
confisqués. »
1. Antiquités, XIV, 22.
2. Ibid., XVI, U.
246 ARCHIVES MAROCAINES
L'inscription grecque trouvée à Benghazi nous donne
une idée exacte des relations entre les Juifs et les auto-
rités romaines au temps de Jésus-Christ. Cette inscription
date en effet de Tan 1& avant Jésus-Christ au plus tard K
En voici la traduction :
(( L'an 55, le 25 de Paophi, en l'assemblée de la fête des
Tabernacles, sous l'archontat de Cléanthe, fils de Strato-
nicus ; d'Euphranor, fils d'Ariston ; de Sougène, fils de
Sorippe; d'Ândromaque, fils d'Ândromaque; de Marcus
Lélius Onasion, fils d'Apollonius ; de Philonide, fils d'Agé-
mon ; d'Autoclis, fils de Zenon ; de Zonicus, fils de Théo-
pote et de Joseph, fils de Straton.
« Étant donné que Marcus Titien, fils de Sextus de la
tribu iEmilia, personnage excellent, s*est depuis son
avènement à la préfecture comporté dans les affaires pu-
bliques avec beaucoup d'humanité et d'équité ; et qu'ayant
témoigné dans sa conduite toutes sortes de bontés, il con-
tinue d'en user de même et qu'il se montre humain, non
seulement dans les choses générales, mais aussi à l'égard
de ceux qui ont recours à lui pour des affaires particu-
lières, traitant surtout favorablement les Juifs de notre
synagogue, et qu'il ne cesse de faire desa ctions dignes
de son caractère bienfaisant. A ces causes, les chefs et
les corps des Juifs de Bérénice ont ordonné qu'il serait
prononcé un discours à sa louange, et que son nom serait
orné d'une couronne d'olivier, avec le lemnisque, à cha-
cune de leurs assemblées publiques et à chaque lune nou-
velle, et qu'à la diligence des dits chefs, la présente déli-
bération serait gravée sur une colonne de marbre de
Paros, à ériger au lieu le plus en vue de l'amphithéâtre. »
L'inscription de Bérénice nous montre que Juifs et auto-
rités romaines s'appuyaient les uns sur les autres, bien
1. C. /. Gr., III, 6364.
LA DIASPORA AFRICAINE 247
que les noms et la langue en usage chez les Juifs fussent
grecs ; ceci témoigne que chaque ville de la Pentapole
avait un régime autonome (i:oX{Teu{ia) sous la direction de
neuf Archontes. Pour les grands centres au moins, il faut
ajouter un gerousia (Yspouafa) et un ethnarque ('«OvapxTiç). En
outre, chaque synagogue dans les colonies hellènes qui
avaient servi de prototypes aux colonies romaines, avait
à sa tête un archi-synagogue, ou un « pater-synagogue * ».
Ainsi, il est établi que depuis 138-139 (av. J.-C.) et jus-
qu*à la destruction de Jérusalem, les Juifs de la Pentapole,
sous la domination de Rome, jouirent de la bienveillance
des autorités comme au temps de Ptolémée. Une seule
fois, nous les voyons se révolter : ce fut en 87, lorsque
les Romains enlevèrent la province aux Ptolémées. Après
la mort d'Appion, le dernier roi grec de la Libye et de la
Cyrénaîque, ces pays furent annexés à Tempire romain
(74 av. J.-C). La prospérité des colonies juives, les privi-
lèges et faveurs exclusives dont elles profitaient, joints à
la rivalité qui caractérisait les relations entre Juifs et Hel-
lènes depuis le deuxième siècle, avaient suscité les jalou-
sies de leurs voisins grecs.
D'ailleurs des colonies juives existaient dans toutes les
contrées de la Libye, et rien ne prouve que ces dernières
aient toutes subi l'influence de la langue et de la civili-
sation grecques.
C'est aux Juifs ou aux Hébreux qui habitaient la Libye
que remontent probablement les nécropoles qu'on re-
trouve dans la Cyrénaîque *, et l'inscription hébréo-phé-
nicienne qui par sa forme est antérieure à la destruction
du peuple 2.
Dans les Évangiles, il est même question des Juifs ou
des Cananéens originaires de la Libye : ainsi, l'on y men-
1. Cf. plus loin, chap. VIII.
2. ai?'» p inniyS. y.Jahrbuch far d. Gesch. de$ Judentumê, l. II, p. 263.
ARCH. MAROC. 16
248 ARCHIVES MAROCAINES
lionne un certain Simon de Cyrène, et il est question de
ses relations avec Jésus ^ Dans le martyrologe hiérony-
mique, il est également question de Simon le Cananéen,
que certains auteurs identifient avec Simon de Cyrène.
Or le terme de Cananéen ne peut guère s^appliquer aux
Phéniciens de la Palestine ; car ceux-ci, à cette époque,
avaient perdu ce nom. Par contre, seuls les Hébréo-Phé-
niciens d'Afrique conservent ce nom jusqu'à la fin du qua-
trième siècle.
Les témoignages de Texistence des Juifs en Libye
abondent dans les Évangiles : « Or, il y avait à Jérusalem
des Juifs qui y séjournèrent, des hommes pieux de toutes
les nations... Entre autres d'Egypte et des contrées de la
Libye Cyrénaïque, tant Juifs que prosélytes 2. »
« Mais quelques-uns de ceux de la Synagogue dite des
affranchis, des Cyrénéens et des Alexandrins se levèrent
pour disputer avec Etienne 3. »
A cette époque, la Libye Cyrénéenne semble encore
avoir conservé ses populations libyennes autochtones,
dont Hérodote dit qu'ils s'étendaient depuis l'Egypte jus-
qu'au lac Triton^. Ces populations qui furent autrefois
refoulées d'Egypte, mais restèrent en relations constantes
avec sa civilisation, avaient été en guerre permanente
avec les Grecs et les Carthaginois. Les Pharaons les
défendirent souvent contre les Grecs, Psammétique ^ no-
tamment.
C'est parmi ces indigènes que s'exerçait le prosély-
tisme juif sur lequel les Évangiles et le Talmud sont d'ac-
cord. Une curieuse dissertation rabbinique, qui date d'une
époque contemporaine au christianisme, vient contribuer
1. Matthieu, XXVII, 32 ; Marc, XV, 21 ; Luc, XXIII, 26.
2. Cf. Leclerg, l'Afrique chrétienne, l, p. 36; Actes dei Apôtres, II, 6.
3. Ibid., VI, 9.
4. Histoires. IV, 186, I.
6. Cf. Babelon, Cyrénaïque {Grande Encyclopédie),
LA DIASPORA AFRICAINE 249
à la solution du problème des origines des autochtones
africains. Comme il s'agit d'un texte législatif, rien ne sau-
rait rendre suspecte son authenticité.
Selon la loi de Moïse ^ les Égyptiens sont considérés
comme une race dont les représentants, même convertis
au Judaïsme, ne peuvent pas épouser un Juif jusqu'à la
troisième génération.
Or, en présence des prosélytes venus en nombre à Jéru-
salem, on se demandait s'il fallait assimiler les prosélytes
d'origine libyenne aux Égyptiens.
a Les prosélytes qui arrivaient de la Libye devaient
attendre trois générations avant de pouvoir contracter
mariage avec les Israélites. » Telle fut la décision nette :
nxa Kin uiS «in il n'y a aucune différence de race entre un
Égyptien et un Libyen. La linguistique semble confirmer
cette dernière opinion *.
Quoi qu'il en soit, à la veille de la destruction de Jéru-
salem, les Juifs et les judaïsants formaient déjà une grande
partie, sinon la majorité de la population de la Libye.
Strabon et Philon^ sont trop catégoriques à ce sujet
pour qu'on puisse en douter.
1. Deuiéron., XXIII, ^10.
2. Talm. Jérus,, O^vH^ 8|3; nitff 6J» etc. Il s'agit des textes antérieurs à
la destruction de Jérusalem, puisque Habbi Akiba n*en tient plus compte
(cf. Tossephta^ tr. Qedoushin^ II).
3. Legatio ad Cajum, % 30; Scuûber, ouvr. cité, III, p. 72; Grabtz, tr.hébr.,
t. II, p. 39.
LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM ET d'oNION
A la veille de sa destruction, Jérusalem nous apparaît
comme une des métropoles du monde : centre religieux
d'une grande partie de Thumanité, elle était en même
temps un des marchés les plus fréquentés. La grande cité
judéenne se trouvait alors à l'apogée de sa grandeur. Les
derniers revers politiques finirent par donner la supré-
matie aux Pharisiens qui dominèrent Topinion publique.
La simplicité de la vie, la bonté, la foi dans le monde
futur, tendances qui se confondaient avec le messianisme,
la substitution de la prière aux sacrifices, comme celle de la
synagogue au Temple, voilà ce que le grand Hillel réussit
à imposer à Israël. Les vertus des Juifs, leur manière de
vivre, leurs discours, dit Josèphe, sont partout objets de
louanges ^ Ce sont donc les Pharisiens qui dominent les
masses et qui substituent la foi individuelle à Tidéal patrio-
tique, Texclusivisme puritain à Tuniversalisme éclectique
vague. Ainsi la grande insurrection, qui devait amener la
destruction de l'État juif, avait été plutôt Tœuvre des Israé-
lites des autres pays que de ceux de la Judée 2. En pre-
mier lieu vient la Galilée ; ce pays demeurait hébréo-phé-
nicien par le caractère primitif de ses populations et par
1. Josèphe, Guerres et Herzpeld, Hadehgeschichte der Juden^ passim.
2. AntiquitéSyXVUl.lS.
LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM ET d'oNION 251
la divergence de ses croyances et de ses origines,
qui tantôt le rattachaient aux Phéniciens, tantôt aux Ju-
déens.
Les anciens souvenirs des Nabi et des Nazir vivaient
encore dans cette province ; un patriotisme ardent animait
ses populations; la race hébraïque légèrement hellénisée, y
tenait encore ferme contre les infiltrations du dehors ; elle
représentait même le dernier souffle de l'ancienne indi-
vidualité hébraïque. Aussi ce fut en Galilée que Juda le
Galiléen fonda la secte des Zélateurs qui devait détermi-
ner le sort ultérieur d'Israël : ces anarchistes jéhovistes,
tout en admettant les pratiques des Pharisiens qui sont
démocratiques par leur fond, demeuraient fidèles aux
anciennes idées des Hébreux nomades; ceux-ci, en eff*et,
croyaient que seul Jéhovah est digne d'être le maître.
Ils soulevèrent contre Rome la révolte qui devait em-
braser toute la Diaspora. Les premiers qui répondirent à
leur appel furent les Iduméens, ces Bédouins pillards
d'hier, réfractaires à toute discipline d'État. Les anciennes
tribus israélites disséminées en Arménie et en Perse
s'empressèrent de venir en aide aux insurgés ^ Seuls les
Pharisiens de la synagogue hésitaient encore : il en était
de même en Afrique : Alexandrie, la cité éclairée, avec
son sjTiédrion de Pharisiens qui se substitue au syncré-
tisme du culte d'Onion ; Cyrène avec ses riches Juifs im-
bus d'individualisme pharisien, se tiennent à l'écart. En
revanche, les pays lointains, les judaïsmes primitifs s'of-
frent volontiers à combattre. L'exposé que nous fait
Josèphe de tout ce qui avait péri dans la ruine de Jéru-
salom, confirme que le siège de la ville coûta la vie à
onze cent mille Juifs, qui, pour la plupart, n'étaient pas
nés dans la Judée, mais y étaient venus de toutes les pro-
vinces pour célébrer la fête de Pâques. Parmi ces der-
1. Guerreê, VI, 46.
2C2 ARCHIVES MAROCAINES
niers, les Libyens* étaient en grand nombre. En outre,
de nombreux esclaves vendus par Titus avaient pénétré
en Afrique ^.
La chute de Jérusalem enleva au monde hébreu son
dernier rempart, et elle aviva encore l'animosité des Juifs
contre leurs adversaires gréco-romains.
Les guerres d'extermination qui ravageaient la Judée
eurent leur répercussion dans les colonies helléniques
d'Afrique. La jalousie à peine contenue des Grecs
d'Alexandrie et de Cyrène fut favorisée par l'abaissement
politique d'Israël.
Les Égyptiens autochtones furent entraînés dans ce
mouvement antijuif. Leurs prêtres joignirent à cette ja-
lousie politique un autre facteur venant de la différence
entre les religions, entre la pureté toute céleste de Tune
et la brutalité toute terrestre de l'autre, différence sem-
blable à celle qui existe entre la nature de Dieu et celle
des animaux irraisonnables ^.
Toute une école de démagogues, dont Appion, Posedo-
nius et Apollonius, avaient préparé ce mouvement d'ani-
mosité contre les Juifs ^.
On eut pour les Juifs les mêmes procédés qui se
répéteront à travers l'histoire, à toutes les époques. Déjà
du temps de Philon, un mouvement populaire éclate
contre les Juifs d'Alexandrie : on maltraite les chefs du
Synedrion ; on pille les maisons des riches ; on massacre
les pauvres, etl'on expulse ce qui reste, du quartiergrec vers
le Delta. Une partie de l'aristocratie juive dont Alexandre
Tibère, le propre neveu de Philon, abjure sa religion et
préfère la désertion à une vie d'humiliation sociale^.
1. Guerres, VI, 2.
2. V. Neubauer, Mediavel Jewish Chronicleê^ I, 190.
3. Cf. JosÊPHE, Contre Appioriy I, 9.
4. Ibid,
6. Aniiquilés, XVI II, 8 et XIX, 5 ; Philon,, Leg. ad Cajum; Conlra Fia-
ceam; Rev, d. El, Juives, t. XXXI, p. 161-178.
LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM ET D*ONION 253
A cette époque les Juifs comptent, rien qu'en Egypte,
un million d'individus : ils forment la septième partie de
sa population totale ^ Ils se sentent trop puissants pour
ne pas chercher à réagir contre une politique d'abaisse-
ment : mais une rencontre entre Juifs, Grecs et Égyp-
tiens, qui eut lieu sous Néron, coûta la vie à cinquante
mille des premiers.
Néanmoins, la bourgeoisie commerçante et industrielle
d'Alexandrie et de Cyrène demeurait fidèle à Rome: même
après la prise de Jérusalem, les Juifs aisés ne reculèrent
pas devant un massacre des fugitifs qui cherchaient, en
Afrique, à fomenter l'émeute contre Rome.
« Les Juifs qui étaient établis dans les provinces éloi-
gnées se ressentaient des effets de cette propagande, et
un certain nombre de Zélateurs qui s'étaient établis aux
environs d'Alexandrie furent massacrés ^ ».
« En Egypte, raconte Josèphe, ceux de la faction des
Sicaires qui purent se sauver en ce pays, ne se contentèrent
pas d'y demeurer à l'abri du danger ; mais, toujours prêts
à la révolte pour conserver leur liberté, ils disaient que
les Romains n'étaient pas plus vaillants qu'eux et qu'ils
ne reconnaissaient que Dieu pour mattre. Les plus con-
sidérables des Juifs, ne partageant pas leurs sentiments,
en tuèrent plusieurs et s'efforcèrent de persuader les
autres. Alors, les plus qualifiés de la nation demeurés
fidèles aux Romains, devant leur opiniâtreté, voyant qu'ils
ne pourraient sans grand péril les réduire ouvertement,
assemblèrent les autres Juifs, leur représentèrent jusqu'où
allaient la folie et la fureur de ces factieux, qui étaient la
cause de tous leurs maux. Si nous nous contentons de
les contraindre à s'enfuir, nous ne serons pas pour cela
en sûreté, car les Romains n'auront pas plutôt appris
1. Harnack, Mission and AusbrtHung des Chrislenlums, p. 9.
2. JoBÈPHE, Guerres, VII, 36.
i.
V
254 ARCHIVES MAROCAINES
leurs mauvais desseins qu'ils s*en vengeront sur nous et
feront mourir les innocents avec les coupables; ainsi, le
seul moyen de pourvoir à notre salut est de les livrer
aux Romains pour les punir comme ils Font mérité.
L'imminence du péril persuada l'assemblée ; on se jeta
sur ces Sicaires ; six cents furent pris : le reste s'enfuit à
Thèbes où ils furent arrêtés et amenés à Alexandrie. On ne
pouvait voir sans admiration leur invincible constance,
que je ne sais comment qualifier : folie, ou fermeté d*âme,
ou fureur ; car, au milieu des tourments les plus horri-
bles, on ne put jamais en amener un seul à donner à
l'empereur le nom de maître ; tous demeurèrent inflexi-
bles dans leur refus ; leurs âmes paraissaient insensibles
aux douleurs que subissaient leurs corps, et ils sem-
blaient prendre plaisir à voirie ferles mettre en pièces et
le feu les consumer. Mais, dans cet horrible spectacle,
rien ne parut plus étonnant que Topiniâtreté incroyable
des jeunes enfants à refuser aussi de donner à l'empereur
le nom de maître, tant les maximes de cette secte furieuse
avaient affermi leur esprit et les avaient élevés au-dessus
de leur âge. »
Lupus, alors gouverneur d'Alexandrie, rendit aussitôt
compte de l'événement à l'empereur; celui-ci, voyant
combien les Juifs étaient portés à la révolte et combien il
leur était facile de se grouper avec d'autres, ordonna au
gouverneur de ruiner le temple qu'ils avaient dans la ville
d'Onias. Lupus, pour exécuter l'ordre de l'empereur, alla
au temple, prit une partie de ses ornements et le fît fermer.
Après sa mort, Paulin son successeur obligea les sacrifi-
cateurs, par de violentes menaces, à lui livrer tous les
ornements qui restaient; il les prit, fit fermer le temple,
sans souffrir que personne y allât dorénavant adorer Dieu.
Il y avait 2&3 ans que ce temple avait été bâti ^
1. J08ÈPHE, ibid,; cf. Gbaetz, ibid,, II, p. 137.
LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM ET D*ONION 265
Cet épisode, joint au fait que les Zélateurs cherchaient à
pénétrer à Onion au delà de Thèbes, dans le désert lybien
et en Arabie, c'est-à-dire dans les endroits où se trouvaient
des colonies de Juifs guerriers, est très caractéristique.
Il nous découvre les dessous de la grande insurrection
qui devait soulever le monde romain entre 115 et 133.
Telle fut donc la fin du dernier vestige de l'ancien culte
hébreu. De tant de calamités, la Synagogue rabbinique
sortit seule intacte. Titus demeura fidèle à la politique de
protection à Pégard de cette dernière; aussi, refusa-t-il aux
Alexandrins de priver les Juifs de leurs droits de citoyens.
Cependant déçus en Egypte, les Zélateurs portèrent leur
propagande en Libye, où des colonies militaires juives
existaient depuis Ptolémée. L'audace des Sicaires se ré-
pandit comme un mal contagieux dans les bourgs des
environs de Cyrène *. Un tisserand zélateur, nommé Jona-
than, réunit deux mille Juifs qui le prirent comme chef ^.
Josèphe, qui faillit personnellement être impliqué dans
cette affaire, appelle ce patriote « un des plus méchants
hommes du monde » ; il raconte que Jonathan conduisit
ses partisans dans le désert lybien, avec promesse de leur
faire voir des miracles. Cependant, sa conduite ultérieure
nous montre en Jonathan plutôt un patriote guerrier qu'un
magicien. Josèphe avait tout intérêt à le tourner en ridi-
cule, lui et ses compagnons qui devaient plus tard l'accuser
personnellement, avec les riches Juifs de Rome et d'Alexan-
drie, d'être traître à la cause de Rome. En réalité, il s'agis-
sait pour ces patriotes de rallier les tribus du désert, dont
Strabon dit déjà qu'elles embrassaient les coutumes jui-
ves 3. Mais les notables Juifs de Cyrène dénoncèrent Jona-
than au préfet Catulle. Harcelé par les Romains le zélateur
1. Guerres, VII, 34, 36, 37 : Vita, 76 ; Graetz, III, p. 455.
2. J'ai réussi à retrouver les ruines des bourgs militaires juifs de Tin-
lérieur de la Libye. V. l'appendice II.
3. Y. plus haut, cbap. II.
366 ARCHIVES MAROCAINES
qui manquait d^armes, ne put pas résister. La plupart de
ses partisans se tuèrent eux-mêmes et les autres furent
conduits devant Catulle; Jonathan lui-même fut arrêté. Ce
Zélateur demeura jusqu'à son dernier souffle un vengeur
farouche : pour châtier les notables juifs, il en dénonça
plusieurs comme ses complices. Le préfet Catulle profita
de l'occasion ; il en Ct massacrer trois mille et confisqua
leurs biens. Redoutant Pinfluence des Juifs à la cour de
Titus, Catulle recommanda à Jonathan de dénoncer José-
phe et les plus importants des Juifs de Rome et d'Alexan-
drie, mais ceux-ci n'eurent pas de peine à se justifier ;
Jonathan fut brùlé vif et Catulle destitué.
La Libye était donc capable de se révolter : peut-être
faudrait-il chercher dans ces mouvements la cause de la
décapitation d'Ismaêl. grand-prêtre de Jérusalem, exécuté
à Cyrène*. Le fait, en tout cas^ nous laisse supposer une
grande effervescence, que la présence dans ces parages
de colonies militaires juives, devenues suspectes à Rome,
devait puissamment entretenir.
1. JosÊPHB, Ouerrtê, VI, 9.
VI
JUDÉO-HELLÈNES ET ROMAINS
La destruction de Jérusalem met pour quelque temps
Alexandrie à la tête du Judaïsme universel : la grande
Synagogue de cette ville dont le Talmud ne sait comment
décrire la splendeur ^ remplaçait, pour les Juifs hellénistes
du moins, l'ancienne majesté du temple de Jéhovah : ceux
d'Alexandrie semblent s'être résignés à leur rùle de sujets
romains. Mais il n'y avait pas que des citoyens paisibles
parmi les Juifs d'Afrique : aux anciens colons militaires
qui occupaient les frontières d'Egypte et de Libye vinrent
s'ajouter des prisonniers de guerre amenés par les Romains
comme colons dans l'Atlas^ et des Zélateurs qui cherchaient
à venger la défaite nationale ^. Aux griefs politiques se
joignaient des griefs d'ordre moral et social. L'animosité
de la société grecque d'Afrique contre les droits dont
jouissaient les Juifs, poussa les divers groupes de ces
derniers à secouer leur torpeur et à s'organiser; ceux
mêmes qui, lors des guerres de Tindépendance, s'étaient
tenus à l'écart, déclarèrent une guerre acharnée à la
société grecque soutenue par les Romains, qui n'avaient
plus de raison de ménager les susceptibilités des Juifs.
1. Toiêephla Souca^ IV, etc.
2. Cf. Neubauer, Mediavel Jewish Chronicles, pas. cité, p. 19 ; Cf. notre
Voyage (TEL juives en Afrique (rec. des Savants étr. à TAcad. des Ins. et B. L.
3. JosÈPHE, Guerreêy VI, 9, 2.
S58 ARCBIYES MAROCAINES
L'ancienne rivalité entre les races et les civilisations phéni-
ciennes et grecques réapparaît sous la forme d^un anta-
gonisme entre Juifs et Gréco-Romains * ; les rabbins eux-
mémeSy jusqu'alors pacifiques à outrance, inaugurent cette
œuvre de particularisme juif. La S>*nagogue réformée à
Jamnia commence par interdire Fétude de la science
grecque et par entraver le prosélytisme. Tout un système
de prescriptions légales et de mesures d'exclusion isole
les Juifs de leurs voisins, conser\'e intacte leur race et leur
individualité religieuse. Le succès de la propagande des
disciples de Paul ne fit qu'écarter davantage les rabbins
de l'ancienne mystérologie *. Si le peuple juif, déjà conta-
miné par les Gentils, se laissait gagner par la doctrine
du Logos qui n'était que la reprise métaphysique de Tan-
cienne mythologie hébréo-phénicienne, les chefs du
Synédrion en prévoyaient le sort. Au nom de c< Faction
qui prime le raisonnement et la parole », ils déclarèrent
la guerre à toute la société non juive, y compris les Juifs
hellénistes ^ et les judaîsants.
A un moment donné, les représentants les plus éner-
giques de la SjTiagogue chercheront à étendre cette
méthode d' « action » jusqu'à une reprise de la résistance
contre Rome.
Après la mort de Yohanan ben Zakaî, le docteur rabbi
Akiba prendra de plus en plus d'ascendant sur la Syna-
gogue. Nous pourrions en quelque sorte donner à ce
patriote farouche le nom d'Anti-Paul, tellement fut grand
cet organisateur de la résistance nationale, ce théoricien
d'une suprématie de la Loi orale basée sur l'action et non
sur les abstractions, ce législateur de la S}'nagogue. Sa
manière de voir est exprimée dans la maxime suivante :
1. Rachmout, Die Juden in Sordafrika : Jûdischt Monaischrip^ 1906,
p. 30.
a. Graetz, i6id., U II, p. 208.
3. Cf Tal. Bab. Soia, f. 49 ; Baba Qama, f. 82-83.
JUDÉO-HELLÈNES ET BOMAINS S&9
« Tout est prévu, mais le libre arbitre existe; le monde est
jugé avec bonté mais selon la grandeur de l'Action ! (par
opposition au Verbe). »
Véritable organisateur du judaïsme de la Synagogue,
Qabbi Akiba parcourt tous les pays connus en apôtre ou
en maître. On lui attribue 24.000 élèves dont plusieurs
sont originaires d'Afrique ^
Mnemon, le prosélyte mesréen, Hanan, un Égyptien
distingué, Siméon le Yémeenite sont parmi ses élèves.
En l'an 95-96, on le trouve à Rome ^ ; en 110, il parcourt
la Mésopotamie ; c'est vers cette date qu'il traverse l'E-
gypte, l'Afrique et l'Arabie ^.
Le rôle considérable joué par ce docteur dans les mou-
vements d'insurrection qui embrasaient le judaïsme de
tous les pays entre 115 et 133 est confirmé par trop de
textes haggadiques pour qu'on puisse le mettre en doute.
Il se résume dans le passage suivant de Rabbi Dosa :
a Est-ce toi, ô Akiba, dont la renommée est répandue
d'un bout du monde à l'autre ^ ! » Le docteur patriote agit
sur les esprits par les trésors de guerre amassés au cours
de ses voyages ^, par ses relations avec Bar Kokeba et
par ses prophéties concernant la délivrance prochaine ^.
Quoi qu'il en soit, il est certain que de nombreux doc-
teurs rabbiniques, y compris les représentants de la mai-
son patriarchale de Hillel, prêtèrent leur concours au
mouvement de révolte qui, sourdement, travaillait la
société juive, une génération après la destruction du
temple. Autrement, on ne s'expliquerait pas l'éclosion
simultanée de l'insurrection sur tant de points éloignés.
Les historiens disent « qu'un souffle de folie et de bra-
1. Tr. des Principes, III, 19.
2. Cf. Tal. B., YebamotJ. 16, 34 et 121; Rosh-Haêhana.î. 26, etc.
3. reôamo/, f. 16.
4. Tossephta, DemaX, I, 10.
5. Tr. Sanhédrin, f. 94a Cf. Schûreb, III, p. 76 ; Weiss, ouvr, cilé, Il
Graetz, II, 214 et surtout Yabetz, "ÎN"!^*"» FinSin, t. VI.
260 ARCHIVES MAROCAINES
voure était passé sur Tesprit des Juifs jusqu'aux pays les
plus éloignés, pour venir en Judée et en Afrique ».
Schûrer ^ d'accord avec Mommsen, considère que ce
mouvement national avait pour but l'extermination des
Romains et surtout des Hellènes et la fondation d'un
empire juif. Ce soulèvement montre les « rapports réels
entre la Diaspora et la Métropole et le caractère d'État dans
l'Etat que le Judaïsme avait pris )>. Mais, au fond de cette
lutte contre Rome, il y avait surtout une animosité impla-
cable contre la société grecque ; ce furent les centres de
l'hellénisme qui devinrent les foyers de cette résistance
sanglante ; ce sont les Grecs qu'on visait dans les repré-
sailles signalées de toutes parts.
Le premier coup fut porté en Mésopotamie, où les Juifs
s'allièrent aux Parthes pour chasser les Romains de la
Mésopotamie et envahir la Palestine.
Malgré l'attitude conciliante de Nerva et de Trajan envers
les Juifs, le feu couvait un peu partout. Dès Tan 11&, deux
frères alexandrins, Lulianus et Papus arrivent avec de
nombreuses troupes en Palestine, où ils ne semblent pas
avoir rencontré tout de suite les sympathies des Juifs
métropolitains ; mais Tile de Chypre se soulève, les Juifs
fanatisés y massacrent 200.000 Grecs.
Ce fut dans l'Afrique helléniste que le mouvement attei-
gnit sa plus grande intensité. D'anciennes populations
hébréo-phéniciennes, des colonies militaires juives para-
lysées par les Romains, des clans de prêtres, des sanc-
tuaires, se trouvaient disséminés jusqu'en Abyssinie, en
Arabie et au Sahara : leur influence considérable s'exer-
çait sur les Ituréens, les Nabatéens et les Himyarites déjà
imprégnés de croyances juives.
A l'égard de ces tribus proto-sémitiques ou sémitiques,
les Juifs semblentv avoir employé la même tactique que
1. Ouvr. cilé, \\h p. 75.
JUDÉO-HELLÈNES ET ROMAINS 261
leurs coreligionnaires de Mésopotamie envers lesParthes,
et leur action s'étendit jusqu*aux Cananéens, ces anciens
adversaires d'Israël. Un texte de la Tossephta fait même
l'éloge des Cananéens refoulés vers l'intérieur africain
par les Romains.
Ce document rédigé vers la fin du deuxième siècle,
après avoir reproduit la tradition concernant l'origine
palestinienne des Africains, en tire une conclusion tout à
l'honneur de ces anciens ennemis. Elle dit à ce propos :
a II n'y a point de nation qui soit plus raisonnable (]ino,
honnête) que les Amorrhéens; aussi avons-nous trouvé
dans un ancien passage, qu'ils ont eu pleine confiance en
Dieu, et ils se retirèrent de bon gré en Afrique ^ »
Les Cananéens africains, on le voit, figurent dans ce
texte comme une population fort honnête, et même pieuse,
puisqu'elle avait pleine confiance en Jéhovah. Il n'est pas
difficile d'apercevoir là les indices d'un rapprochement
politique et même religieux entre Juifs et Puniques, rap-
prochement qui devait se manifester surtout après la des-
truction de Jérusalem.
Du reste, les Cananéens n'y perdirent rien, comme
nous en avise un autre texte, puisque l'Afrique ne le cède
en rien à la Palestine elle-même '• Aussi le rapprochement
entre Juifs et Libo-phéniciens, puissamment secondé par
le prosélytisme juif et le penchant à la révolte des Juifs
cyrénéens, se fit de plus en plus intime. Les anciens
ennemis devinrent des alliés et des parents; Josué, l'an-
cien vainqueur des Cananéens, le rival de Melqart, qui
devait être le symbole de la haine, devint le héros épique
des populations non gréco-romaines de l'Afrique du nord.
Comme nous le verrons, son culte et sa renomméeont survé-
cu à ces populations et à la Cyrénaïque grecque elle-même ^.
1. Tossephla, ir. Sabbal, XVIII ; Midrasch Rabba, HS^N.
2. Ibidem Kipl. { 17.
3. V. le 1. III; Les Hébr.-Phénic. : append. Melqart et Josué.
962 ARCHIVES MAROCAINES
Tout porte à croire que cette propagande juive parmi
les populations puniques et même berbères n'est pas
restée stérile, et que les tribus nomades les plus rap-
prochées de la Cyrénaïque, au moins, avaient profité de
Toccasion pour tenter de secouer le joug romain.
La visite de Rabbi Akiba, dont la fougue patriotique
égalait Tautorité religieuse, pouvait avoir un effet décisif
sur Téclosion de la révolte cyrénéenne, qui s'étendit sur
toute la Berbérie et jusqu'à la Mauritanie, avec sa popu-
lation punique prépondérante. Cette extension de la révo-
lution de 115-118, ainsi que le nombre considérable des
victimes de l'insurrection — 220,000 dans la Cyrénaïque
seulement — montrent son caractère acharné et sa durée
prolongée.
Le prélude du grand drame national juif, qui devait
secouer les fondements de Tempire romain, se joua simul-
tanément en Babylonie, où les insurgés juifs s'allièrent
aux Parthes, et dans la Cyrénaïque. Dans ce dernier pays,
les Juifs, devenus très nombreux depuis la destruction
du temple par Titus, fanatisés par leur malheur et irrités
par les mauvais traitements des Romains et des Grecs, se
révoltèrent de nouveau en 115. Le général Lupus marcha
contre eux, fut vaincu et contraint à se jeter dans Alexan-
drie. Mais les Juifs égyptiens ne tardèrent pas à faire cause
commune avec leurs frères de la Cyrénaïque. Probable-
ment pour se venger sur les Juifs de leurs défaites dans
ce dernier pays, les légions romaines firent subir aux
Juifs d'Alexandrie d'horribles martyres et en massacrèrent
un grand nombre. Exaspérés, les Juifs cyrénéens, ayant
mis à leur tête un certain Andréas ou Lucus, et secondés
par leurs voisins et alliés du désert (ce qui explique le
nombre considérable des victimes et le caractère féroce de
la lutte), se ruèrent sur leurs voisins grecs et en massa-
crèrent 220.000, avec des cruautés inouïes.
Débarrassée ainsi de ses ennemis intérieurs, l'armée
JUDÉO-HELLÈNES ET ROMAINS 263
victorieuse des Juifs se jeta à son tour sur TÉgypte et tint
en échec Tarmée romaine pendant trois ans. Trajan était
alors retenu par la guerre contre les Parthes et leurs alliés
juifs de l'Asie. Il chargea Marcius Turbo, prince maure
qui possédait probablement une connaissance parfaite du
pays, de marcher contre les rebelles avec des forces
imposantes, composées d'infanterie, de cavalerie et même
d'une division navale, ce qui s'explique par l'intervention
des Juifs de Tlle de Chypre dans le mouvement insurrec-
tionnel. Mais c'était une véritable guerre à entreprendre,
et il fallut toute l'habileté du général maure et sans doute
aussi ses relations avec les indigènes, pour triompher de
la révolte, qui se prolongea jusqu'à l'avènement d'Hadrien,
en il8, et s'étendit jusqu'à la Mauritanie et la Berbérie
intérieure. La répression fut terrible. Les troupes ro-
maines entourèrent les révoltés et les taillèrent en pièces;
les femmes furent immolées et les rebelles massacrés
sans quartier. Afin de couper la retraite aux vaincus et
d'empêcher les fugitifs de revenir, le pays fut entière-
ment dévasté et transformé en désert*; les fugitifs cher-
chèrent asile en Berbérie et en Ethiopie *.
Après cette guerre meurtrière, la Gyrénaïque et toute
la Libye orientale, ruinées et dépeuplées, disparaissent
pour longtemps des annales de l'histoire juive. La pro-
vince proconsulaire, la Mauritanie et l'Atlas, ainsi que
la Berbérie intérieure, prennent leur place. C'est précisé-
ment en il8 que la Mauritanie apparaît dans un texte où
il est question des Juifs.
1. Les détails, très incomplets, sont donnés par les auteurs suivants :
Dion Casêius^ I, II ; Eusèbe, Histoire Eccles., 2 ; Spartien, Hadrien, 2, 6 ;
Synesius (de Regno II) Bar-Hébrœus, Chronique, 54 ; Abulfeda ; Orasius,
VII, 12. Talm. Jérus, Souca, VI ; Midrash Threni ; Tal. Bab, Giiiin, 57b ;
Graetz, IV, p. 308 ; Mercier, ouvr, cité, I, p. 107 ; Mommsen, Ant, Rom.
trad. franc., XI, p. 186, etREiNACH, Textes grecs et latins,etc,, p. 196.
2. Cf. Ora«fu«, VII, 2: Nam et per totam Libyam adversus incolas atro-
cissima bella gesserunt.
ARCH. MAROC. 27
264 ARCHIVES MAROCAINES
A partir de cette époque, le Judaïsme helléniste en
Afrique tombe en décadence. La destruction de la grande
Synagogue d'Alexandrie précipite sa ruine.
Un rabbin s'écrie : << En ce moment, la Corne d'Israël
est tranchée, et elle ne repoussera plus que pour l'arrivée
du Messie ^ ! »
C'est toute une civilisation qui disparait. Si Hadrien peut
encore écrire à Sesnianus qu'en Egypte tout le monde, y
compris les chefs des Juifs, des Samaritains et des Chré-
tiens, adore Sérapis, c'est que d'anciens usages persis-
taient encore dans ce pays. L'histoire ultérieure des Juifs
d'Egypte ne sera plus que le récit de luttes incessantes
entre les Grecs qui se christianisent et les Juifs qui se
dévouent à la Synagogue. Elle fînira, lorsque Cyrille (&15)
expulsera de la ville les derniers Juifs qui, nus et privés
de tout, disparurent on ne sait où^.
Quelques groupements dés anciens hébreux, tel Borion
dans la Syrte, et les colonies juives parlant le cananéen,
ancêtres probables des Juifs syncrétistes du moyen âge,
survivront encore aux luttes qui ensanglantèrent l'Afrique
helléniste.
Cependant, parmi ces disparus, deux groupes sont par-
ticulièrement intéressants pour notre étude :
En premier lieu, les groupes militaires juifs dont nous
avons étudié l'histoire antérieure à l'occupation romaine.
On ne saurait admettre que ces colons militaires dont la
Lybie depuis plusieurs siècles était peuplée, qui avaient
été mêlés à toutes les luttes entre Grecs et Libyens,
eussent disparu sans laisser de traces : ils n'avaient
qu'à se réfugier chez les Berbères ou chez les Himia-
rytes ^.
1. Cf. Graetz, éd. héb., II, p. 234.
2. SocRATUS, Hist, Eecles,, \ll.
3. Un voyage que nous venons d'efTectuer à travers la Cyrénaïgue, nous
fournit des témoignages décisifs à ce sujet.
JUDÉO-HELLÈNES ET ROMAINS 265
En second lieu, les descendants des Aaronides^ qui
dominaient le temple et la région d'Onion et qui devaient
être pour beaucoup dans l'œuvre de soulèvement contre
Rome, pouvaient accompagner les fugitifs pour essayer
de transplanter leur activité vers des pays soustraits à
rinfluence de Rome !
Un vague renseignement talmudique nous rapporte que
dans la maison d'Onion on continuait à offrir des sacri-
fices jusqu'au quatrième siècle^. De même, les Phalacha
de l'Ethiopie pratiquèrent le rituel des sacrifices jusqu'au
dix-neuvième siècle.
D'ailleurs, cette question est connexe au problème des
origines des Berbères que nous essaierons de résoudre.
Constatons seulement que, à partir de cette époque, les
Berbères entrent en campagne avec Rome, et que de
sourdes influences, d'un caractère peu précis, travaillaient
les populations de l'intérieur.
1. Dans le Talmud, il est fréquemment question des « Prêtres de la
maison d'Onias ».
2. Tal. Bab„ tr. Megailla, p. 10a.
VII
JUDÉO-ROMAINS
Les luttes sanglantes entre Juifs hellénistes et Gréco-
Romains qui provoquèrent la décadence du judaïsme de
l'Afrique orientale, ne semblent pas avoir eu une réper-
cussion quelconque sur la prospérité des colonies juives
dans les provinces romaines d'Afrique. « Existait-il déjà, se
demande M. Monceaux, une colonie juive dans la Cartbage
punique ? » Le savant auteur, à qui nous devons Tétude la
plus complète d'après les sources latines sur « les colonies
juives dans l'Afrique romaine », répond avec raison * : « On
l'a souvent supposé, et c'est, en effet, assez vraisembla-
ble ». Des auteurs juifs présentent avec certitude un groupe
zabulonite, émigré de Palestine en même temps que les
Phéniciens. Le cardinal Lavigerie ajoute : « qu'on ne
peut guère expliquer autrement la présence actuelle de
tant de milliers d'Israélites dans le pays ». Le P. Delattre
suppose qu'un courant d'émigration^ s'était porté de
l'Egypte vers l'Ouest africain. Nous avons cherché à
résumer notre opinion dans une étude spéciale : nous
allons jusqu'à admettre que les Hébréo-Phéniciens durent
être refoulés vers le Tell et à l'intérieur, avec les Puniques
1. Revue des Études Juives, t. XLIV, I p. 2. Nous renvoyons le lecteur
à cette étude qui est parfaite surtout pour ce qui concerne les témoi-
gnages des auteurs grecs et latins.
2. Gamart, p. 88.
JUDÉO-ROMAINS 267
eux-mêmes. C'est du moins, le sens de certains passages
talmudiques datant des premiers siècles de Tère vulgaire.
Quoi qu'il en soit, à Tépoque où la Carthage romaine
prend la place de l'ancienne capitale phénicienne, cette
ville devient le centre du judaïsme traditionnel, tel que la
Synagogue Ta établi à partir du deuxième siècle.
Son histoire est l'histoire même de la Synagogue en
Afrique. Organisée par le patriarcat de Tibériade, à qui
on doit la publication de la Mishna, elle aboutit au Ju-
daïsme talmudique, qui finira par s'imposer à l'ensemble
de la Diaspora.
Alexandrie avait été la capitale d'un judaïsme hellé-
niste; la Carthage romaine est le foyer du groupe judéo-
romain, embrassant la langue et la civilisation romaines,
et prédominant sur les rives occidentales de la Méditer-
ranée. Ce judaïsme, par son caractère particulariste, par
sa vie pacifique avant tout, par sa soumission aux maîtres
étrangers, inaugure la Diaspora rabbinique en Afrique.
11 importe de bien distinguer, à cause de ses affinités avec
le reste du judaïsme orthodoxe, le groupe judéo-romain de
celui des Judéo-Hellènes ; aussi nous sera-t-il permis ici
de remonter dans Thistoire et de rappeler ce que nous
avons dit des origines de cet autre groupement. Avant
même la destruction du temple, Carthage est en relation
avec la Palestine. Les traditions chrétiennes font venir de
Carthage Simon le Cananéen et Juda le Zélateur. La Syna-
gogue des Lybiens est mentionnée dans plusieurs textes ^
11 y avait assurément des Juifs à Carthage, lorsque les
messagers de la Bonne Nouvelle y firent leur apparition.
Une tradition conservée par Flavius Dexter*, veut que
saint Pierre soit passé en Afrique, et une autre tradition,
d'origine grecque, fait mourir à Carthage la Samaritaine ^
1. Cf. plus haut, p. 46.
2. Le P. Delattre, Gamart^ p. 49.
3. Ibid.
968 ARCHIVES MAROCAINES
et son fils Joseph. EnBn, Nicéphore Calixte dit expressé-
ment que Tapôtre Simon aurait visité toute la Libye.
On sait que dès le commencement de notre ère, des
communautés juives s'étaient répandues dans tout l'empire
romain jusqu'en Espagne et dans les Gaules ^ La grande
dispersion de Tan 70 avait jeté dans Carthage, qui jouis-
sait des bienfaits de la paix romaine, un grand nombre
d'immigrants juifs. Les événements révolutionnaires de
115 à 133 devaient en grossir encore le nombre. Hadrien
et ses successeurs épargnent à l'Afrique proconsulaire
les persécutions religieuses, dont les Juifs de l'Est médi-
terranéen furent victimes à la suite des soulèvements ; ce
qui prouve que la paix n'avait pas été troublée dans les
régions proconsulaires.
L'arrivée de nombreux prisonniers de guerre, en 70,
est un fait qui ressort implicitement du témoignage géné-
ralisé de Josèphe ^ et qui est confirmé par une chronique
juive du moyen âge 3; celle-ci rapporte que Titus aurait
établi à Carthage 30.000 colons juifs, en dehors de ceux
qu'il avait établis dans les autres centres. Cette colonisa-
tion est, d*ailleurs, attestée par une tradition locale.
Les Juifs de l'Atlas occidental, dont les derniers descen-
dants habitent encore le Nefoussa, Matmata et la région
troglodyte du Gharian, se trouvaient, jusqu'au dix-neu-
vième siècle, attachés comme serfs à la glèbe. Ce serait^
prétendent-ils, Phanagore, un des généraux grecs du
siège de Jérusalem, qui les aurait établis dans ces parages^.
Cette tradition est d'ailleurs confirmée par des preuves
recueillies sur place, et dont il sera question plus loin.
Mais ceci concerne déjà l'histoire des Juifs de l'intérieur
1. Journal des Savants^ 1889, p. 57.
2. Cf. ViGOUROUx, la Bible et les découvertes modernes^ t. III, p. 2S-9 ;
Neubauer, Mediavel Jewish Chronicles, pas. cité.
3. Cf. Rachmut, art. cité, p. 32.
4. Y. sur ce nom le Mid. Habba n3^2t. Cf. Slousch, Un voyage (TEtude»
Juives en Afrique (Recueil des Sav. étr, à tAcad, d. In, et B.-Let.).
JUDÉO-ROMAINS 269
africain. Donnons seulement, pour l'instant, un résumé
succinct de l'histoire des colonies judéo-romaines sur la
côte africaine, histoire qui, d'ailleurs, a déjà toute une
littérature.
Après la dévastation de la Cyrénaïque et la ruine de la
communauté d'Alexandrie, dont il est question dans le
chapitre précédent, le centre de l'activité religieuse et
intellectuelle, et sans doute aussi commerciale, des Juifs,
se déplace vers Carthage.
A partir de cette époque, la grande cité romaine-
punique rayonne sur les colonies juives de l'Afrique occi-
dentale, qui paraissent s'être développées surtout après
la défaite de Bar-Kokeba en Palestine. Le Talmud, les
Pères de l'Église, et surtout les récentes découvertes
archéologiques, confirment l'importance de la communauté
de Carthage et l'action exercée par elle sur le Judaïsme
de la côte occidentale du Nord-africain.
Il ressort d'abord des données archéologiques que la
communauté juive de Carthage disposait de ressources
considérables, puisqu'elle s'était assuré la possession
d'une vaste nécropole au nord de la ville, notamment à
Gamart, en dehors des épitaphes juives que l'on relève
sur d'autres points de Carthage.
«On a exploré, ces dernières années, dit M. Monceaux*,
ce vieux cimetière israélite creusé dans les flancs du Dje-
bel Khaou, et on y visite aujourd'hui des centaines de
caveaux taillés dans le calcaire, dont l'aspect rappelle
celui des tombeaux de la Palestine. Ce sont des hypogées
rectangulaires, où l'on accède par des escaliers. Les parois
en sont percées de niches, profondes comme des fossés,
où l'on plaçait les corps. Les épitaphes sont peintes ou
gravées, quelques-unes en hébreu, ou la plupart en latin
1. Les Colonies juives clans rAfriqiie romaine, Revue des et, juives,
t XLIV, p. 128 ; cf. DiLATTRE, Gamart, pas. cité, etc.
270 ARCHIVES MAROCAINES
avec des dessins symboliques: chandelier à sept bran-
ches, vignes et vendangeurs, cavaliers, génies ailés, même
des bustes qui reproduisent le portrait du mort... La
disposition des tombes est conforme aux prescriptions du
Talmud. »
Pendant mon séjour en Afrique, j'ai eu l'occasion de
visiter moi-même les tombes de Gamart. Après avoir étu-
dié de visu les nécropoles juives de la Palestine, je ne
puis que me rallier à l'opinion du P. Delattre sur son
caractère juif. Cette nécropole avec l'image du chandelier
sacré, devenu depuis le symbole des Juifs africains,
n'est d'ailleurs pas unique *.
Ces cimetières, qui datent certainement de l'époque an-
téislamique, nous montrent l'importance de la commu-
nauté de Carthage et sa richesse. Mais une autre décou-
verte, faite antérieurement, nous donne une idée nette de
la vie religieuse des Juifs à cette époque : c'est celle de la
synagogue dégagée des cendres près de Hammam Lif,
au nord du golfe de Tunis ^.
Ces ruines d'une vieille synagogue d'époque romaine
aident à reconstituer la vie religieuse des Juifs par les
pavages en mosaïque, qu'on y retrouve avec des inscrip-
tions latines, dont l'une se rapporte au chef de la commu-
nauté, l'archi-synagogue et dont voici le texte exact ^ :
1. — Sanclam synagogam Naronitanum pro salute sua
ancilla iua Julia Naronitana de suo propio tesse-
laoit.
II. — Arierius filius Ruslici arcosynagogi Margariia Rid-
dei partem portici tesselavit.
III. — Instrumenta servi tui a Naroni.
IV. — Instrumenta servi tui Naritanus.
1. V. toutefois notre 1. III. ch. II.
2. Kaupmann, Revue des Etudes juives, t. XÎII.
3. Corp. Ins, Lût., VIII, supp. 12457.
JUDÉO-ROMAINS 271
Cette synagogue est le type de toutes les autres syna-
gogues de rOccident africain à Tépoque romaine, puisque
l'expression archi-ou pater-synagogue, ainsi que les noms
romains (dans les inscriptions juives), se retrouvent jus-
qu'au Maroc.
Aux découvertes de synagogues, il faut ajouter aussi la
découverte fréquente de chandeliers à sept branches,
gravés sur pierres ou terre cuite : à Gamart, à la Marsa, et
sur d'autres points du territoire carthaginois, on découvre
des épitaphes juives, accompagnées du chandelier à sept
branches ; la plupart de ces épitaphes sont rédigées en
latin, quelques-unes avec le mot a Salom > en hébreu. J'ai
pu constater en outre au musée de Saint-Louis la présence
de toute une série de lampes juives, provenant de ce ter-
ritoire *.
Ces découvertes, et celles qui se font journellement sur
le littoral occidental de l'Afrique du nord, sont pour notre
étude d'un intérêt particulier: le caractère palestinien et
romain des établissements juifs de l'Afrique romaine en
ressort nettement, et il faut pousser jusqu'à l'extrême
Occident, pour retrouvera Volubilis des traces, douteuses,
des Juifs hellénistes qui prédominaient en Afrique avant
la révolte de il5-H8. C'est une nouvelle preuve que la
persécution romaine a empêché les survivants de se réfu-
gier dans les provinces africaines restées fîdèles à l'Em-
pire.
Dans une inscription d'Utique figure un archon^ titre
ordinaire du principal magistrat juif^. Saint Augustin
parle d'un sorcier juif à Uzali près d'Utique 3. Dans la
Tripolitaine, j'ai trouvé une inscription grecque, à côté
d'une autre hébraïque, dans Poasis de Zlitin^.
1. Delattre, Gamart ; Monceaux, ibidem ; Slousgh, Ei, surtHiêloire des
Juifs au MaroCyl.l.
2. Corpus inscriptionum lalin,, VIII, n" 1205, Additam, p. 931.
3. De Civilaie Dei, 1. XXII, ch. VIII, § 21.
4. Un voyage d'études juives en Afrique ; v. appen. II.
272 ARCHIVES MAROCAINES
Une curieuse inscription trouvée à Henchir Djana, à
Touest de Kaïrouan, paraît se rapporter aux païens judaî-
sants.Hadrumète avait ses judaïsants. En Tripolitaine, une
communauté avait existé à Oea (Tripoli), ayant des rab-
bins ^ Des antiquités juives ont été découvertes à Tri-
poli *.
Au Sud-Est d'Oea, près de la Cyrénaïque, la station
maritime d'Iscina porte le nom de « Locus Judaeorum Au-
gusti^ ».
Il y avait là évidemment, dit Monceaux ^ un groupe
important de colons ou d'esclaves juifs, probablement éta-
blis sur cette côte à la suite d'une guerre. L'endroit s'ap-
pelle encore Medinat-es-Soultan, la « ville de l'empereur »^
ce qui équivaut aux « Vicus Augusti ».Ce fait correspond à
la tradition locale, d'après laquelle les Juifs de l'intérieur
de la Libye étaient venus comme serfs attachés à la glèbe ^.
Une région delà Syrte, où la tradition parle d'une reine
juive porte encore le nom de Yehoudia.
La ville de Borion (la Syrte) avait une colonie Juive et
une antique synagogue^.
Près de Leptis, un château romain et une rivière por-
tent encore le nom de Yehoudia ^.
En Byzacène, les traces des Juifs sont plus rares. Cepen-
dant saint Augustin nous signale aux bords du lac Triton,
à Thuzarus, des judaïsants dont Tévêque de la place lui-
même ^.
Non loin, entre Sufes et le Djebel Trazza, une localité
porte le nom de Henchir-loudia ^.
1. Epist., 71,3,5.
2. Cazès, Revue des Etudes Juives, t. XX, 1890, p. 78 et s.
3. TissoT, Geog. camp, de la Prov. d'Afrique^ ch. II, 237.
4. /6irf., p. 7.
6. (^est encore le cas des Juifs de TAUas marocain.
6. Procope, de JEdificiis, VI, 2.
7. Vn voyage d^Etudes juives en Afrique,
8. Epist., 196.
9. TissoT, ibid,, t. II, p. 630.
. JUDÉO-ROMAINS 273
Une colonne de calcaire, ornée de chandeliers à sept
branches et portant ces mots : Deas Abraham^ Deus Isaac,
a été trouvée à Henchir Fuara,près de l'ancienne Tebessa.
A Sétif, Tancienne Sétifis, la première ville de la Mauri-
tanie, une inscription nous signale l'existence d'une syna-
gogue. Voici son contenu, qui rappelle celui de la syna-
gogue de Hammam Lif : Aoilia Aster Judea, M. Aviliiis
Januarius paier synagogae fil. dulcissime *, ce qui implique
naturellement l'existence d'une synagogue dans cette ville.
Une autre inscription trouvée dans la même ville parait se
rapporter à un Juif converti 2. De même, on a trouvé à
Auzia l'épitaphe d'un Juif.
Pour ce qui concerne la Mauritanie tingitane des An-
ciens, l'archéologie n'a encore presque rien fait, et cepen-
dant les recherches entreprises par M. de La Martinière
ont été couronnées d'un succès mérité : c'est l'inscription
purement hébraïque trouvée à Volubilis, dont nous avons
déjà parlé ailleurs, et qui porte le texte suivant :
« Matrona, fille de Rabbi Juda, repose 3... »
Cette inscription affirme l'existence, dans cette ville,
d'une colonie judéo-romaine, le nom Matrona étant romain,
ainsi que la présence d'un docteur palestinien, ou du moins
de sa fille, puisque le titre « rabbi » s'applique aux docteurs
de la Palestine, et, ce qui est fort intéressant aussi, la
présence d'un graveur qui maniait Thébreu correctement.
Je suis porté à considérer les deux autres inscriptions en
langue grecque, trouvées dans les mêmes fouilles, comme
1. C. L Lai. VIII, 8423; VIII, 8499.
3. Monceaux, ibidem,
3. Ph. Berger, Bulletin du comité des travaux histor,et scient,, II, p. 64;
Schwab, Revue des Eludes juives^ XXII, p. 294 ; Slousch, Et. sur Chist. des
Juifs au Maroc, I, p. 27 (Arch, maroc, v. IV.)
274 ARCHIVES MAROCAINES
étant, elles aussi, d'origine juive, mais avec provenance
d'un milieu judéo-hellénique ^
Ainsi, Tépigraphie nous confirme qu'avant raffermisse-
ment du Christianisme, il y avait des Juifs et même des
communautés, des synagogues et des docteurs palesti-
niens dans les villes romaines des provinces occidentales.
Ces indications nous montrent que les colonies juives de
la côte africaine avaient la même organisation que celles des
autres pays de l'Occident romain, et qu'elles revêtirent
toutes un caractère nettement talmudique : ce fait ressort
de l'organisation du culte de la Synagogue, ainsi que du
titre de « rabbi » trouvé à Volubilis.
Les données des quatrième et cinquième siècles, que
nous reproduirons plus loin, nous permettront d'établir
par quelle voie ces Juifs originaires des pays méditerra-
néens ou de la Palestine, comme de l'Italie et même de
l'Espagne, sont venus s'établir sur la côte du Nord-Afri-
cain. Quant à l'Afrique elle-même, il est établi que les
Juifs de Carthage entretenaient des relations commer-
ciales avec ceux de la Numidie. Ces mêmes données et
quelques autres montrent cette population juive comme
faisant partie de la Diaspora romaine^. A Tencontre des
Juifs cyrénéens, qui eux étaient des hellénistes et souvent
des guerriers, elle formait un élément paisible, adonné aux
arts, aux métiers, au commerce, et même à la navigation,
à l'instar de ceux de leurs coreligionnaires qui habitent
ces pays de nos jours.
D'ailleurs, le fait que les Juifs de la côte occidentale de
l'Afrique septentrionale faisaient partie de la Diaspora,
ressort de ce qu'ils continuaient à envoyer leurs oboles
aux écoles et aux patriarches de Tibériade, même après
la destruction du temple 3. De plus, ils participaient aux
1. Slousch. Étude sur fhist. des Juifs au Maroc, t. I.
2. Cf. notre ch. VIII.
3. ScHÛRER, oui;r. cité, t. III, p. 71.
JUDÉO-BOMAINS 276
études rabbiniques et à la composition du Talmud. En
effet, Carthage est une ville très connue des docteurs tal-
mudiques, qui parlent d'elle comme de « Tune des quatre
grandes cités » de Tempire romain ^
L'importance de Carthage comme l'un des foyers du
judaïsme orthodoxe est attestée par le passage suivant,
dont l'intérêt n'échappera à personne. En commentant le
verset d^lsaîe que nous avons reproduit plus haut, con-
cernant les Juifs de Gyrène et le temple d'Onias à
Héliopolis, un docteur, Rab Joseph^ (au troisième siècle)
traduit Dinn W en jouant sur le mot D"in : la « ville du
soleil T» (Héliopolis) qui est destinée à devenir une Din
« ruine » ^.
A ce propos, un autre docteur, Rab Houna, mentionne
le verset du chapitre XLIIl du même prophète, où il est
dit : « Amène mes fils de loin et mes filles des extrémités
de la terre. » « Mes fils » se rapporte aux Juifs de la
Diaspora des pays babyloniens, qui sont fermes dans leurs
opinions orthodoxes, comme le sont des fils ; « mes filles »
sont les fils de la Diaspora des autres pays, qui sont
instables, chancelants dans leurs croyances, comme des
jeunes filles.
Cette constatation du caractère peu orthodoxe des colo-
nies lointaines paraît avoir ému certains docteurs, et pour
préciser l'expansion de la foi, on invoque un texte qui
remonte jusqu'à Rab, le docteur bien connu du commen-
cement du troisième siècle.
« Depuis Tyr et jusqu'à Carthage, on connaît Israël et
son Père qui est au ciel. A partir de Tyr et vers l'Occi-
dent, et de Carthage vers l'Orient, on ne connaît ni
Israël, ni son Père qui est au ciel. »
Rapprochés l'un de l'autre, ces deux textes qui se sui-
1. SiFRi, Nombres, I, p. 47 b, éd. Friedman.
3. Tr. Menahol, 110a.
3. Cf. Les Hébr,-Phén,, appendice Zedec et Zadoc,
276 ARCHIVES MAROCAINES
vent, nous apprennent qu'il s*agit ici de la synagogue
orthodoxe et rabbinique.
En effet, le point de départ pour Tyr est l'Occident
européen, qui nous ramène aux colonies helléniques non
ralliées à la synagogue et où les schismes n'ont jamais
cessé, surtout dans l'empire byzantin et les régions de la
mer Noire.
De même l'Orient africain, avec les restes des Hellé-
nistes, et les tribus de l'intérieur, sont restés en dehors
de l'influence rabbinique, tandis que tout l'Occident nord-
africain et romain s'est soumis à la discipline de la syna-
gogue, dont Carthage devint un foyer actif qui rayonnait
sur toute la Mauritanie romaine ^
Non seulement Carthage fut la cité orthodoxe par excel-
lence, mais elle eut ses docteurs talmudiques, dont plu-
sieurs noms sont conservés par le Talmud, comme ceux
de Rabbi Isaac, de Rabbi Hanan ou Hana, ou Hinna, et
Rabbi Aha ou Ada, Rabbi Ba (Aba), qui traitaient les
questions religieuses devant les maîtres palestiniens du
commencement du troisième siècle, et notamment devant
Rabbi Josué ben Lévi et Rabbi Kahana. C*esi à l'un de
ces savants que l'on doit une prière qui fait partie de la
liturgie du Nouvel An K
Le caractère talmudique du judaïsme carthaginois, ainsi
que son attachement à la loi, est confirmé, en outre, par
les sources chrétiennes les plus anciennes. Les polémi-
ques de TertuUien et de certains autres écrivains chrétiens
après lui, ainsi que les décisions des conciles, nous four-
nissent des renseignements précieux sur la manière de
vivre et les croyances des Juifs nord-africains.
1. Saint JÉRÔME, Les colonies Juives forment une chaîne ininterrom-
pue depuis la Mauritanie à travers l'Afrique et TÉgypte jusqu'à Tlnde
(Episl. 122, ad Dardanum ; Schûrer, ibid,y t. III, p. 19).
2. Talm. Bab. : Jebamol 10a, Sanhédrin, 92a, Baba Kama, I14b, KilaXm-
28b ; Ketoubot 27b ; Beracot, 29a ; Demaï, 24a. Tal. Jérus. : Beça, III,
Shabbat.XW, Beracot, XV. 8, etc.
JUDÉO-ROMAINS 277
En Afrique, comme partout ailleurs, les disciples des
Apôtres, arrivés de la Palestine parmi les docteurs juifs,
avaient annoncé la Bonne Nouvelle dans les synagogues
de Carthage et des autres villes maritimes. Cette propa-
gande dans les synagogues n'a cessé qu'à la rupture com-
plète entre Juifs et Chrétiens, et même, pour les villes de
l'intérieur au moins, elle s'est prolongée longtemps après.
Tout porte à croire qu^au début les deux religions n'en
formaient qu'une seule ^ que d'anciennes influences
hébréo-phéniciennes se faisaient sentir sur la théologie
surtout. Les preuves de la tolérance réciproque, professée
par les Juifs et les Chrétiens, se manifestent surtout par
le fait qu'à Carthage on rencontre des tombes et des épi-
taphes de Chrétiens parmi les tombeaux du cimetière
juif. Ce fait caractéristique, ainsi que celui de la prédica-
tion du christianisme dans les synagogues, est décisif.
Cependant, vers la fin du deuxième siècle cet état de
choses se modifie peu à peu^. Les persécutions d'Hadrien
semblent avoir peu atteint les Juifs africains. Septime
Sévère et Caracalla favorisèrent les Juifs. Ce monarque
a grandi à Carthage, en compagnie des jeunes garçons
juifs. Les progrès du christianisme, qui finit par secouer
définitivement le joug des restrictions religieuses du
Judaïsme, et l'adhésion de nombreux éléments réfractaires
à l'esprit juif d'un côté, l'exclusivisme croissant des Juifs
' après la défaite de Bar-Kokeba et l'affermissement du
Rabbinisme orthodoxe de l'autre côté, accélérèrent la rup-
ture complète entre le Judaïsme et le Christianisme 3.
En effet, dès l'époque de TertuUien (vers la fin du
deuxième siècle), les Juifs et les Chrétiens se traitaient
réciproquement en frères ennemis ^.
1. Monceaux, Histoire Lillér. de V Afrique ehrét., I, p. 3-9.
2. SCHÛRBR, ibid,, I, 677-680.
3. Lbclerco, VAfriq, chrél,, 1, 124.
4. De ridoldirie, 14.
278 ARCHIVES MAROCAINES
Dans sa propagande chrétienne et ses polémiques contre
les Païens et les Juifs, TertuUien nous renseigne souvent
sur Fétat des Juifs africains à cette époque.
D'après cet auteur, le judaïsme apparaît en Afrique vers
180-200 comme « une religion fameuse et autorisée dans
l'État, au point que Ton accusait les Chrétiens d'avoir
cherché à répandre des opinions nouvelles « à Fombre du
judaïsme^ 9.
Profitant de ces prérogatives, et probablement aussi
pour dégager la responsabilité que le Christianisme en
tant que religion révolutionnaire, attirait sur eux, les
Juifs se mettent souvent du côté des adversaires de la
nouvelle religion et, s'il faut en croire TertuUien et quel-
ques autres écrivains chrétiens, « la Synagogue est la
source de toutes les persécutions » ^.
Il est vrai que les Chrétiens furent souvent la cause de
cette animosité parce qu'ils allaient jusqu'à profiter de
rabaissement politique et des malheurs des peuples juifs
en faveur de la propagande chrétienne ^.
L'acharnement avec lequel les Pères de l'Église afri-
caine combattent le Messianisme juif et Tespoir des Juifs
de recouvrer la Judée terrestre, nous montre combien les
Juifs nord-africains tenaient à leur nationalité et à l'exclu-
sivisme rabbinique.
D'autre part, les efforts continuels faits par les Pères de
rÉglise et par les conciles, avant et même après raffer-
missement du Christianisme, pour empêcher les relations
entre Juifs et Chrétiens, nous renseignent sur les succès
du Judaïsme en Afrique, ainsi que sur l'instabilité des
grandes masses chrétiennes en matière de religion.
Il semble d'ailleurs que, pendant tout le troisième
siècle, la propagande juive n'avait cessé de faire des pro-
1. Monceaux, oui;, citéj I, p. 10 et 39; Leclercq, ouvr. cité^ I, p. 66.
2. Tertullibn, Apologétique^ XXI.
3. a. Ibidem, XVI-XVIII et XXI ; Aux Nations I, XIV.
JUDÉO-ROMAINS 279
grès parmi la population romaine et punique de l'Afrique;
de là vient toute la littérature polémique, que TertuUien
inaugura par son traité Contre les Juifs. Ces progrès du
Judaïsme en Afrique nous sont en outre attestés par la
découverte de nombreuses amulettes, où le culte de
Jéhovah joue un rôle considérable, ainsi que par l'exis-
tence de sectes judalsantes, dont la plus célèbre fut celle
des Cœlicolœ^.
TertuUien se plaint de ce que les Juifs ont la liberté de
lire publiquement leurs livres sacrés, ce qui attire les
Chrétiens à la synagogue le jour du samedi.
Quant au caractère talmudique des populations juives de
l'Afrique romaine, les auteurs chrétiens confirment en ce
point les données juives. TertuUien nous parle des ablutions
quotidiennes faites par les Juifs, et qui sont l'une des pra-
tiques talmudiques, comme on le sait*.
Par opposition aux Saducéens, les Juifs africains croyaient
à la résurrection de la chair •'*. Ils pratiquaient de même les
restrictions concernant les viandes et les repas. Même les
jeûnes observés par les gens pieux seulement, notamment
ceux des jours de lundi et de jeudi, étaient pratiqués par
les Juifs africains^. Ils croyaient que la terre sacrée
n'était que la Judée terrestre ^. Les femmes poussaient le
sentiment de la pudeur jusqu*à ne pas sortir dans la rue
non voilées ^.
Le livre apocryphe d'Hénoch est exclu du canon juif,
comme le veut le Talmud, tandis que les Phalacha d'Abys-
sinie le considèrent encore aujourd'hui comme l'un des
livres les plus sacrés ^.
l. Monceaux, Rev. des El, juiv., art, cité.
r Le Baptême, XV.
3. Tertullien, Traité delà résurrection de la chair, I, XV.
4. Tbrtullien, Des Jeûnes, XIV ; Monceaux, Hisl, lit. de V Afrique chréL,
1, p. 73.
5. Sur la résurrection de la chair,
6. De rornement des femmes,
7. Cf. plus loin, 1. II.
ARC H. MAROC. 18
280 ARCHIVES MAROCAINES
Ce dernier fait n'exclut pas la collaboration des Juifs
et des Chrétiens dans l'œuvre des traductions des livres
sacrés, et M. Monceaux prouve qu'il existait en Afrique
des Bibles latines, et puniques traduites de l'original
hébreu*. Si nous avons bien compris un passage de Ter-
tuUien, les Juifs africains, ou au moins une partie d'entre
eux, continuaient à parler l'hébreu; ce qui ne doit pas
lions surprendre, si nous tenons compte de la prédomi-
nance de la langue punique dans les provinces occiden-
tales de l'Afrique romaine *.
Telles sont les données que nous avons pu recueillir
sur l'origine, la vie et le caractère des Juifs de l'Occident
nord-africain à 1 époque de l'affermissement du Christia-
nisme, c'est-à-dire avant le quatrième siècle, qui va modi-
fier les conditions politiques et sociales du Judaïsme dans
l'empire romain.
Dans le courant du troisième siècle, dit M. Monceaux,
les auteurs chrétiens d'Afrique continuèrent leurs atta-
ques contre les Juifs; Minucius Félix les attaque en pas-
sant; Cyprien, relativement doux à leur égard, les assi-
mile aux hérétiques; mais, si nous en jugeons d'après la
vénération que les Juifs de Carthage professaient pour sa
mémoire à l'époque où le Christianisme n'était encore
qu'une religion persécutée, un rapprochement se serait
effectué vers cette époque entre Juifs et Chrétiens 3.
Seul Commodien se montra vraiment dur et railleur à
l'égard des Juifs, ce qui témoigne peut-être d'une rancune
personnelle.
Cette bonne entente paraît cependant avoir été troublée
au commencement du quatrième siècle.
Le concile d'Elvire réuni en 313 et composé d'évéques
1. Monceaux, oui;, cité, I, p. 110.
2. Apologétique^ XVI II : Les Juifs sont originairement Hébreux et c'est
pour cela quUls parlent Thôbreu.
8. V. notre Et sur Us Juifs au Maroc„ chap. IV et V,
JUDÉO^ROMAINS 281
des Églises d'Espagne et d'Afrique, et parmi ces derniers
un certain nombre de la Mauritanie, défend de solliciter
la bénédiction des rabbins pour obtenir d'abondantes
moissons, ce qui suppose dans ces provinces l'existence
de rabbins estimés par les Chrétiens eux-mêmes.
Les conciles de Laodicée et de Carthage interdisaient
de recevoir le moindre présent des Juifs et d'avoir avec
eux les rapports les plus innocents, sans toutefois leur
interdire l'accès des églises, en vue de la propagande
chrétienne ^
Vers cette époque le Judaïsme semble avoir été floris-
sant, dans la Mauritanie surtout, si nous en jugeons
diaprés les relations entre Juifs et Chrétiens à la veille
du triomphe de ces derniers. Les Acta Marciana nous
racontent par exemple les incidents de Caesarea : <c La
vierge Marciana, coupable d'avoir renversé une statue sur
une place publique, avait été enfermée par ordre du juge
dans une école de gladiateurs, voisine de l'amphithéâtre.
Tout près de là, se trouvait la maison de Budarius VArchi-
synagogue. Un jour, Marciana fut injuriée par un groupe
de Juifs qui l'avaient aperçue des fenêtres ou des terrasses
de cette maison. Alors, elle leur lança cette malédiction :
« Que cette maison soit dévorée par le feu du ciel, et que
jamais elle ne puisse être rebâtie f »
Le jour du martyre à l'amphithéâtre, Budarius et les
Juifs excitèrent encore les Païens contre Marciana; mais
ils furent cruellement punis; car, au moment même où
l'âme de la vierge sortit de son corps, la maison de Buda-
rius fut dévorée par un feu divin, avec tous ceux qui s'y
trouvaienti Les tentatives des Juifs pour reconstruire cette
maison échouèrent.
A Tipasa, selon l'auteur de la Passion de sainte Salsa^,
1. Ab. Cahen, Lts Juifs dans t Afrique septenl., p. 18-19.
S. Monceaux, éi, précitée.
282 ARCHIVES MAROCAINES
une synagogue avait remplacé le sanctuaire du Dragon,
puis avait été transformée en église.
De toutes ces données il ressort nettement que, jusqu'à
la rupture complète entre Juifs et Chrétiens, les deux
religions rivales suivaient le même chemin de dévelop-
pement vers rOccident; et que Carthage était devenue à
Tépoque romaine un foyer du judaïsme, comme Alexan-
drie Tavait été à Tépoque helléniste.
Le deuxième siècle peut être considéré comme le point
de départ de Thistoire juive en Mauritanie, comme le
troisième siècle le fut pour le christianisme.
Les Juifs du littoral de la Mauritanie étaient probable-
ment tous d'origine palestinienne ou romaine, par opposi-
tion aux Juifs hellénistes de la côte orientale et de la Libye.
Ils jouirent de bonne heure de toutes les libertés civiles
et religieuses, en tant que citoyens romains, et s'adon-
naient à la navigation, au commerce, aux arts et aux divers
métiers. Ils maintenaient des relations constantes avec la
Palestine et les écoles rabbiniques, et, à partir du deuxième
siècle, connaissaient déjà le Talmud ; ils collaborèrent
même à sa rédaction.
Malgré Texclusivisme dans lequel le rabbinisme
tombe de plus en plus à partir du deuxième siècle,
le nombre des judaïsants est en progression constante
en Afrique, au point qu'ils forment même des sectes dis-
tinctes*.
A partir du troisième siècle, la Mauritanie romaine, y
compris la région occupée par le Maroc actuel, est par-
semée de colonies juives, qui finissent par l'emporter sur
celles des autres provinces romaines de la côte nord-afri-
caine.
Enfin, abstraction faite de la langue romaine qui pré-
dominait dans ces colonies, les dernières d'entre elles
1. V. chap. IX.
JUDÉO-BOMAINS 283
présentent déjà à cette époque lointaine, le même aspect
religieux et social qui caractérise les Juifs des villes mari-
times du Maghreb actuel.
Nous savons peu de choses sur la situation du Judaïsme
africain au temps des Vandales et sous la domination
byzantine. Toutefois, on ne saurait assez prendre en con-
sidération l'opinion qui veut que les Juifs et les Dona-
tistes aient apporté un concours efficace aux Vandales ^
Il est toutefois certain qu'ici, comme chez les Goths
ariens, le Judaïsme jouissait de certaines libertés. Même,
des souvenirs archéologiques certains datent de cette
époque.
Les polémistes du cinquième et du sixième siècle, Vic-
tor de Vita, Fulgence de Ruspae, Facundus, Primasius
d'Hadrumète, Junilius, Ferrandus, Liberatus et plusieurs
autres ^, mentionnent assez fréquemment les Juifs, mais
presque toujours en termes généraux, pour traiter les
lieux communs de Tapologétique ou de Texégèse chré-
tiennes sur les rapports du Christianisme et du Judaïsme.
A peine relève-t-on quelques traits qui visent plus par-
ticulièrement les Israélites du temps. Victor de Vita,
par exemple, dit : « Ne nous laissons pas émouvoir par
le scandale des Juifs, qui nient le Fils de Dieu, qui
n'adorent que l'Esprit saint. » Voconius, évêque de Cas-
tellum en Mauritanie, avait écrit Contre les Juifs,
De la fin du cinquième siècle date l'opuscule intitulé :
Ad Vigilium episcopum de judaica incredulitate, dédié à
Vigilus, évêque de Thapsus, par un certain Celsus. C'est
une lettre assez longue, qui servait de préface à une tra-
duction latine du Dialogue entre Jason et Papiskos sur le
Christ^ composé en grec par Âriston de Pella vers le
milieu du deuxième siècle. Au début de sa préface, l'au-
1. Cf. Mercier, Hiêt. deVAfr, sept., I, p. 110.
3. Monceaux, Â. d. Et, J., Et. citée, p. 28-27, où cet auteur résume toute
la bibliographie du sujet.
284 ARCHIVES MAROCAINES
leur s'indigne contre Tentétement des Juifs. Il les trouve
encore plus endurcis que les Païens : « Je m'aperçois,
dit-il, que la folie du peuple juif résiste plus encore au
nom du Seigneur, même aujourd'hui, avec une obstination
endurcie et l'iniquité qu'ils ont héritée de leurs pères...
Elle se maintient et elle dure encore; aussi je pense
qu'elle durera toujours jusque dans leur dernière posté-
rité, la perfîdie sacrilège et innée de leurs pères. Fortifiée
pour la haine du nom du Seigneur par la folie de Tincré-
dulité, elle ne peut être amenée à connaître la vérité, ni
être instruite pour la crainte de Dieu, ni convaincue par
ses propres enseignements... »
Ces rares témoignages prouvent seulement que les
Israélites étaient encore en nombre dans l'Afrique des
Vandales. Nous sommes un peu mieux renseignés sur la
condition des Juifs dans l'Afrique byzantine. Les Grecs
libérateurs s'étaient présentés, moins en défenseurs des
Romains contre les Barbares qu'en défenseurs de l'ortho-
doxie contre l'Arianisme. Aussi Justinien mit-il immédia-
tement le pouvoir civil au service des rancunes de l'Église.
Tous les dissidents furent cruellement frappés. En vertu
des édits de 535, les Juifs, assimilés aux Ariens, aux Dona-
tistes et aux Païens, furent exclus de toutes les charges
publiques, et ne purent avoir des esclaves chrétiens; leurs
synagogues furent transformées en églises ; leur culte fut
proscrit, et toutes réunions leur furent interdites. Sur
l'ordre de l'empereur, on convertit de force les Juifs de
Borion, sur la frontière de Cyrénaïque, et probablement
ceux d'autres communautés. Cette colonie hébréo-phéni-
cienne, la seule qui ait survécu au naufrage de 115-118,
prétendait à une origine datant du temps de Salomon. Elle
possédait une antique synagogue qui devait sa fondation
au sage roi de Jérusalem. Or, cette ville n'avait jamais
payé d'impôts aux Romains, ni aux Vandales. Les repré-
sailles de Bélisaire s'expliquent par la participation des
JUDÉO-ROMAINS 285
Juifs au mouvement de résistance contre les Byzantins ^
Ces derniers ne purent cependant pas empêcher l'expan-
sion des Berbères, qui occupaient alors la côte. Un peu plus
tard, Ferrandus, diacre de FÉglise de Carthage, insérait
dans son recueil de règlements ecclésiastiques plusieurs
canons des conciles, qui visaient les Juifs ou les judaï-
sants.
Cependant, Tadministration byzantine se relâcha peu à
peu de ces rigueurs. Vers la fin du sixième siècle, l'em-
pereur Maurice interdit de convertir les Juifs de force, et
leur fit rendre leurs synagogues, en leur défendant seu-
lement d'en construire de nouvelles. Le pape Grégoire le
Grand donnait lui-même l'exemple d'une large tolérance
et intervenait en faveur des communautés israélites de
différentes provinces, notamment de Sicile et de Sar-
daigne. Nul doute que le pape n'ait envoyé les mêmes
instructions aux évéques africains, et que ces instructions
n'aient été suivies.
Les persécutions de Justinien avaient eu une consé-
quence imprévue : elles avaient contribué à l'expansion
du Judaïsme africain. « Traqués dans le pays romain, ou
même expulsés, beaucoup de Juifs s'étaient réfugiés chez
les Berbères des massifs montagneux ou du désert ; et,
là, ils avaient repris leur propagande, si bien qu'à l'ar-
rivée des Arabes, nombre de tribus berbères étaient plus
ou moins gagnées au Judaïsme, surtout en Tripolitaine,
dans l'Aurès et dans les ksour du Sahara -. »
1. Procope, De /Edifie, VI, 2.
2. Monceaux, ibid,, p. 27 et s. Fournel, Uê Berbère, I, p. 247; DiehLi
f Afrique byzantine, p. 828-329 ; Leglerq, passage cité ; cf. notre 1. II,
ch. I-IV.
VIII
APERÇU GÉNÉRAL SUR LE JUDAÏSME DANS l'aFRIQUE ROMAINE
Désormais, nous avons une idée de ce qu'était le
Judaïsme africain sous la domination romaine ; les Judéo-
Hellènes ayant précédé les Judéo-Romains dans les éta-
blissements africains, on retrouve, même après la destruc-
tion du Judaïsme alexandrin et cyrénéen, à peu près la
même organisation dans les colonies juives soumises à
Rome et à Byzance *.
Cette organisation reposait sur la vie communale. Nous
avons vu que, dans la Cyrénaïque, les communautés
avaient à leur tête un Conseil de neuf archontes. C'est
la substitution de la gérousia à Tethnarchie, qui prévau-
dra par la suite dans tout l'empire romain, avec cette seule
différence que les Judéo-Romains tendront à substituer le
nombre de sept à celui de neuf qu'on trouve à Bérénice 2.
L'élection des archontes avait lieu au mois de septembre,
pendant les solennités de la « fête des Tabernacles ^ ».
Les archontes dirigeaient la vie communale et exer-
çaient le droit de juridiction sur les Juifs, privilège qu'ils
gardèrent toujours, même à l'époque chrétienne *.
Le titre d'archisynagogue ou de patersynagogue, que
1. ScHÛRER, Geseh. deê Judentums^ etc., t. III, p. 41.
2. Ce sont les y^7\ WT3 nV^O du Talmud.
3. Ibid., p. 48 et rinscription de Bérénice.
4. ScHÛnEB. ibid,, 71-72; Cod, Thtodos., II, 10.
APERÇU GÉNÉRAL 287
l'on rencontre dans les inscriptions de l'époque romaine,
est d'origine palestinienne certaine ^ Les grandes assem-
blées publiques eurent lieu pendant la fête des Taber-
nacles ; mais on tenait aussi des réunions publiques à
chaque nouvelle lune et à chaque sabbat \ L'exercice du
culte avait lieu dans les synagogues, sauf aux temps des
jeûnes publics pendant lesquels on sortait le livre de la
Loi, selon le Talmud, sur le bord de la mer ou sur une
place publique ^.
D*ailleurs,rinfluencerabbiniquesurrévolutionreligieuse
des Juifs africains est confirmée par la présence à Carthage
des docteurs du Talmud, et celle de l'Asie jusque chez les
Puniques est confirmée par Tonomastique des inscriptions
puniques publiées par les derniers fascicules du C. I. S.^.
On a vu que même après la destruction de Jérusalem,
on continuait à envoyer les contributions religieuses aux
patriarches de Tibériade, par l'intermédiaire des « Aposto-
li^». On considère Rabbi Akiba comme un de ces apôtres.
Ces relations avec l'Afrique nous expliquent les rensei-
gnements donnés par le Talmud sur les Berbères et sur
l'Afrique. On a voulu voir dans le nom d'Afrique une
désignation qui équivaudrait à « pays lointain » en général.
Seulement, en dehors de la mention spéciale faite des
gens de la Barbarie et de la Mauritanie, on trouve dans le
Talmud toute une liste de noms génériques des tribus
Berbères^. Ce qui distingue les Juifs africains, c'est le
1. Cf. nD33n TTNI ; et D31S.
2. Rachmut, éi. cité, p. 50.
3. Tertullien, Aux Nations, I, 3 ; Des Jeûnes, XVI. Cf. Mischna,
Taanit, II, I.
4. T. II, fas. II-IV. Les nom» araméens et talmudiques tels que,
^UK "^^V nStV NTN HZ^, etc., y sont très fréquents.
5. ScHÛRER, ouvr. citéy t. III, p. 77.
6. Les Africains, ii<p^15K. Les Indiens africains, Syéniens, Libyens,
Bert>ères, Coucbites, Zinguas, Mazakiens de Mauritanie. Targoum, I
Chron,, Si/W, D«ii/., 320, Jebamot, 63b. Exode.-Habba, III, 4. (Cf. Jew
Eneyc, Africa),
28S ARCHIVES MAROCAINES
caractère syncréliste de leurs croyances : malgré leurs
relations intimes avec la Palestine et sa synagogue, comme
des Juifs avaient séjourné en Afrique avant même la forma-
tion du Talmud, on s'explique comment il se trouve, dans
ce pays, tant de témoignages souvent contraires à Tesprit
du Talmud et provenant d*une ancienne origine phéni-
cienne ou helléniste ^
Ainsi, les nécropoles de Cyrène et de Gamart nous
montrent des Juifs enterrés à côté de Chrétiens ou de
Judaïsants, tout comme dans Tantique nécropole de Car-
thage. Dans ces nécropoles, comme dans les synagogues,
Fart n'a pas encore été banni et Ton signale la présence
de figures animales en maints endroits.
Les superstitions païennes, la démonologie,la sorcellerie
Dorissaient parmi les Juifs d'Afrique. M. Vassel s'applique
à démontrer « les rapports directs existant entre ces der-
nières et les mœurs juives de la Tunisie d'aujourd'hui ^ ».
La langue primitive des Juifs devait être l'hébreu. Le
témoignage d'isaîe et de plusieurs autres sources nous
montrent l'hébreu dominant dans les colonies hébraïques
primitives en Afrique. L'influence de Taraméen, qui en
Asie finit par supplanter l'hébreu, se découvre dans l'ono-
mastique juive et punique. Plusieurs inscriptions entre-
mêlées de formules magiques, trouvées à Cyrène, à
Alexandrie, en Lybie, à Éléphantine et jusqu'à Volubilis,
nous montrent du moins que l'hébreu ou l'araméen ont
subsisté sur les points secondaires ^.
Il est certain que les Juifs établis à l'intérieur parmi les
Puniques n'ont jamais oublié leur langue ; de sorte que la
1. Entre autres, Tobservance stricte des règles bibliques sur la pureté
de la chair (Josèpue, Guerres juiv,, II, 18. Cf. la lettre des prêtre* <FElé
phantlne. Tertullien. pas. cili^ e\cX
2. Littér. Popul. d^s Jsr, tunisiens^ p. 14S et suiv. ; Slousgh, Voyage
d^études juives en Afrique^ ch. Mœurs Judéo-Berbères,
3. Cf. ch. suivant (p. 277). V. Tertullien, plus haut, p. 78 ; d'Herbeloi-
Bibl. orient. y art. Afriqiah.
APERÇU GÉNÉRAL • 289
persistance dans le Sahara d'un idiome hébraïque que
j'ai découvert dans le Djebel tripolitain et qui, à côté
des formes hébraïques particulières, comprend des élé-
ments araméens et grecs, est très significative *. A Tépoque
où les Berbères prennent pied, les Juifs semblent avoir
adopté les idiomes indigènes : c'est du moins le cas des
tribus judéo-berbères, dont il sera question plus loin et
des Phalacha qui parlent une langue sémitique éthio-
pienne.
Cependant, dans les grands centres hellénistes, comme
Alexandrie et Cyrène, le grec finit par l'emporter sur
ridiome sémitique. Cette langue devint la langue officielle
des Juifs hellénistes et grâce à ceux-ci elle pénétra un peu
partout : ses traces se retrouvent en Abyssinie, dans le
Sahara et jusqu'à Volubilis, où deux inscriptions grecques
d'origine juive ont été retrouvées.
Dans les pays de colonisation romaine, le latin supplante
rhébreu et le grec : on le rencontre un peu partout ; on
peut en retrouver des survivances chez les Juifs africains
des villes maritimes jusqu'au dixième siècle.
Cependant la facilité avec laquelle les Juifs abandonnent
les langues européennes pour adopter l'arabe, qui prédo-
mine parmi eux à partir du huitième siècle, indiquerait
que les grandes masses n'ont jamais entièrement oublié
leur ancienne langue sémitique.
La situation économique des Juifs n'a pas toujours été
la même. D'ailleurs on rencontre parmi eux des représen-
tants de toutes les classes sociales : artisans, marchands,
marins à Alexandrie et à Cyrène ; militaires à Éléphantine,
dans les forts de l'Ethiopie et de la Libye ; agriculteurs
dans l'intérieur de l'Egypte et probablement aussi dans le
reste de l'Afrique, comme Tétaient les captifs amenés en
Egypte et en Libye par Ptolémée Soter, en Tunisie et dans
1. Sloubgh, Un Voyagêf etc.; ch. Un dialecte hébreu du Sahara,
890 ARCHIVES MAROCiaNES
la Tripolitaine par Titus, et comme le sont encore les
Judéo-Berbères de l'Atlas *.
Mais déjà à une époque très ancienne, les Juifs
comptaient, avec les Phéniciens et les Grecs, parmi les
maîtres du commerce africain. Abstraction faite des
anciennes relations commerciales entre la Judée et le
bassin de la mer Rouge et du Nil, nous trouvons les
Juifs maîtres du commerce africain sous la domination
romaine.
Les Juifs d'Alexandrie et de Gyrène rivalisaient avec
Garthage, en ce qui concerne le commerce avec Tintérieur
africain ^. De plus, à une époque où les Puniques com-
mencent à disparaître de la Méditerranée, ce sont les Juifs
qui les supplantent, tant comme commerçants sur terre que
comme navigateurs.
Même dans les ports de la Gyrénaîque, pourtant si
éprouvés par Tinsurrection de 115-H8, les Juifs réappa-
raissent comme marins. Sous ce rapport, le témoignage
de Synésius ^ est très caractéristique. Get auteur chrétien
fit la traversée de Posidion à Gyrène sur un navire, dont
le propriétaire était un Juif, nommé Amarantes, auquel il
confère l'épithète dédaigneuse de « Japetos ». Ge patron
fort endetté ne tenait plus à sa vie propre et se souciait
peu, à en croire Synésius, de la vie de ses passagers.
D'autre part, l'équipage était composé de douze matelots,
pour la plupart de religion juive, gens perfides qui ne deman*
daient qu'à envoyer dans l'autre monde le plus possible
de Grecs. 11 y avait en tout cinquante passagers, y com-
pris les femmes et les enfants. Le vendredi, une tourmente
surprit le navire en route, ce qui n'empêcha pas, à la tom-
bée de la nuit, le pilote, Juif également, de quitter le
gouvernail et de refuser de se livrer à un travail manuel
1. Cf. plus haut; Monceaux et Rachmut, et. citées,
8. Jewish Encyclop,^ art. Commerce.
S. EpiêtoL, IV, 9-S6.
APERÇU GÉNÉRAL 291
le soir du sabbat ^ A toutes les imprécations des passa-
gers, le pieux pilote répondit par la lecture à haute voix
de la Bible « en véritable Machabée et observateur de
la Loi ». Il ne revint à son poste que vers minuit alors
que le naufrage était imminent, le Talmud autorisant dans
ce cas la transgression du repos sabbatique ^.
Le récit, qui est animé d'une haine féroce, donne la note
des relations entre Juifs et Grecs et du caractère rabbi-
nique de ces Juifs qui avaient supplanté les Hellénistes.
— Et ceci nous est confirmé par beaucoup d'autres
auteurs.
Bref, les Juifs, après la disparition des Phéniciens, ten-
daient à les remplacer comme navigateurs. Mais ici, nous
touchons à un tout autre problème, explicable seulement
par l'existence en Afrique de grands mouvements de
judaîsation.
1. La Tossephta constate DH^On D3TI VaSDn.
2. Cf. tr. N01\ f.85.
IX
LES JUDAÎSANTS EN AFRIQUE
Lorsqu'on étudie les origines juives dans les pays médi-
terranéens, on ne saurait assez insister sur la distinction
entre « Juifs de nationalité », comme les appellent les
Évangiles ainsi que Josèphe et les « Juifs de religion ou
prosélytes », qui deviennent de plus en plus nombreux
sous Tempire romain.
En réalité, la Synagogue devenue avec le Rabbinisme
talmudique un corps fermé n'a jamais renoncé à l'ancien
universalisme prophétique ^ Les rabbins n'ont jamais
songé à fermer la porte du salut aux Gentils. Seulement,
confinés dans leur conception d'une vie stofque et morale
à outrance, convaincus que seul le peuple juif est prédes-
tiné à conserver le germe de la vérité divine, les Pères de
la Synagogue cherchaient à préserver leurs fidèles d'une
assimilation nationale ou sociale entre eux et leurs voi-
sins; car ils considéraient ces derniers comme préparés
aussi peu que possible à la réalisation de leur rêve d'une
société puritaine et austère. Pour eux, le Judaïsme n^était
pas un privilège, mais plutôt une charge^ léguée par la
suite de leurs ancêtres, par toute une tradition millénaire,
1. Cf. M. IsRAfiL Lévi, le ProtilyiUme juif^ Beu, d. EL /, 19(MI ; Habhaci,
Mittion und Ausbrtitung de$ Christentumt, p. 20i.
S. Cf. le curieux pas«. du Ir. nV^^I, 10, etc.
LES JUDAISANTS EN AFRIQUE 298
que la grandeur de Torigine et la noblesse du but rendait
nécessaire et obligatoire. Aussi, plus nous les voyons
particularistes et rigoristes au sein même du Judaïsme
qu^ils cherchaient à soustraire aux influences extérieures,
plus nous les trouvons larges et tolérants envers les
Gentils ; ils distinguent ceux-ci en plusieurs catégories :
1® les prosélytes « Guère Zédec », qui acceptent le Judaïsme
de la Synagogue avec toutes ses conséquences, mais qui
ne sont admis dans son sein qu'après une rude épreuve ;
ils sont assimilés aux Juifs d'origine ; 2® la ce semence
d'Abraham, » terme qui d'abord désigne l'ensemble des
peuples sémitiques congénères des Hébreux pratiquant la
circoncision, pour désigner ensuite les observateurs des
principes fondamentaux de l'ancien monde des Hébreux,
entre autres le monothéisme et la circoncision * ; 3* les
Bené Noah (les meluens)^ c'est-à-dire tous les Gentils
qui méritent bien de la Divinité, pourvu qu'ils observent
les sept commandements qui tous, sauf la foi dans l'unité
divine, relèvent de la morale universelle. Ces derniers
sont exempts même des lourdes charges qui pèsent sur
les fidèles du Judaïsme orthodoxe.
Pourvu qu'ils soient monothéistes, honnêtes et purs
dans leurs mœurs, les Gentils sont dignes du Paradis ^.
Aussi ne nous étonnons pas de voir s'accentuer, surtout
depuis que Rome a réussi à soumettre le monde médi-
terranéen au régime centralisateur, un fort mouvement
monothéiste : Strabon, Philon, Sénèque et tant d'autres
ne cessent, les uns avec bienveillance, les autres avec
jalousie, de signaler cette propagation des idées fonda-
mentales du Judaïsme un peu partout. Seulement (tel est
le caractère des sociétés humaines), dès qu'une idée a
germé dans l'esprit d'un certain nombre, ses adeptes
1. Uîran rxt ; cf. le terme TS^N UTVaH hm inm appliqué à la cir-
concision.
3. Cf. TossephU, Sanhédrin, XIII.
294 ARCHIVES MAROCAINES
tendent à se rapprocher les uns des autres, cherchent à
vulgariser leur pensée et constituent un groupe ou une
secte ; il ne pouvait en être autrement dans cette poussée
de judalsation du monde romain. Les admirateurs des
« superstitions juives », sans aller jusqu'à devenir Juifs au-
thentiques, se sentaient par la nature même de leurs nou-
velles convictions, séparés du reste de leurs concitoyens.
Les Hellènes de religion juive, comme les Romains judal-
ses, dès qu'ils se sentirent en nombre, manifestèrent de
plus en plus une tendance à se grouper en société distincte
et à se solidariser dans des opinions théologiques com-
munes.
Les anciens adorateurs des divinités païennes, ceux-là
mêmes dont les conceptions anthropomorphiques seront
profondément ébranlées par leurs voisins juifs, ou par la
métaphysique grecque, éprouveront un besoin impérieux
de donner à leurs idées religieuses une forme nouvelle,
de les subordonner à une conception synthétisée plus ou
moins monothéiste et à une morale plus humaine et égali-
taire.
Du choc de ces opinions et de ces croyances, une con-
ception sociale sortira, favorisée encore par rétablissement
de la « Paix Romaine ». Le mouvement de judafsation
se donnera libre essor par la fondation des nombreuses
sectes qui aux débuts — celle de la secte chrétienne par
exemple — apparaîtront comme des émanations de l'es-
prit juif. Les Romains, généralement peu enclins aux
spéculations métaphysiques, n'hésitèrent pas à voir dans
ce mouvement monothéiste une tendance judaîsante
exclusive. Mais les chefs de la Synagogue furent plus
clairvoyants : leur conception monothéiste, qui mettait
Jéhovah en dehors de la nature, était réfractaire à toute
influence mythologique et même mystique et panthéiste;
elle leur permettait de distinguer, sous une forme mono-
théiste plus ou moins altérée, une transformation philoso-
LES JUDAÏSANTS EN AFRIQUE 295
phique de ce qui restait des anciennes croyances païennes^
Aussi n'hésitèrent-ils pas à déclarer monothéistes tous
ceux, qui admettaient les principes fondamentaux de
la morale juive, mais ils s'obstinèrent à exclure de la
Synagogue tous ceux qui, sous le nom de gnosticisme,
messianisme chrétien, etc., cachaient des conceptions
mystérologiques ^. Les « Minim » juifs — qu'ils soient
Samaritains, adorateurs du Saint-Esprit de Josué, ou Juifs
hellénistes adorateurs du Logos, l'émanation mystique
de la Divinité, ou bien encore Manichéens, croyant au
dualisme — restent pour eux toujours païens. Aussi
voyons-nous les nouvelles sectes jurer une haine impla-
cable à la Synagogue juive. Leurs représentants compre-
naient fort bien que le judaïsme n'était pas une mère,
mais une « marâtre ».
D'ailleurs, cette attitude de la Synagogue, loin d'en-
traver le progrès des idées nouvelles, n'avait fait que les
rejeter du côté du Paganisme. Déçu dans son espérance
de sauver les Juifs, saint Paul abolit la Circoncision et le
Sabbat; ses successeurs érigèrent en dogme le mystère
de la Trinité déjà connue des Païens; la marche vers un
éclectisme religieux, d'où sortira le Christianisme du
moyen âge, ne pouvait plus être arrêtée. Cependant, à
l'époque où nous sommes, le Christianisme n'est encore
qu'une petite secte d'apparence judaïsante, perdue entre
tant d'autres. Sur toute l'étendue de l'ancien monde
hébréo-phénicien, régénéré par la civilisation gréco-ro-
maine, on voit pendant plusieurs siècles deux tendances
religieuses en conflit. Or, elles ne sont que l'écho des
deux anciennes conceptions religieuses qui s'opposaient
Tune à l'autre en Palestine : la première est mythologique,
panthéiste et philosophique; elle tend à substituer, de par
1. Cf. les Hébr.-Phén,, app. I et II.
t. mc^Hi yz^n yn tr. HouUn, f. is.
ABCH. MAROC. 19
296 ARCHIVES MAROGiaNES
son essence même, à l'ancien anthropomorphisme trini-
taire, la conception mystérologique de la Trinité, d'où sor-
tira le dogme chrétien ^ Les anciens cultes solaires épurés,
identifiés avec le Logos et Jésus, en sortiront spiritua-
lises, mais non entamés dans leur caractère originaire. La
seconde, la Synagogue, est abstractionniste (c'est-à-dire
mettant la divinité en dehors de la nature) et moraliste
(c'est-à-dire dominée par le sentiment de la justice absolue)
avant tout; mais, simpliste et puritaine pour ce qui con-
cerne sa forme extérieure, elle tendra à faire dominer
Tancienne conception du Dieu des cieux des Bédouins sur
les mystères et les spéculations de la raison.
Si la première s'impose aux Païens, la seconde entre
en conflit avec le Christianisme lui-même : partout où des
groupes hébréo-phéniciens subsistaient encore, on cons-
tate la présence de sectes judaîsantes rivales du Christia-
nisme. Parmi les Juifs primitifs eux-mêmes, on rencontre
des mystiques qui se convertissent à la Trinité, comme on
rencontre parmi les Phéniciens des unitaires parfaits.
Au premier siècle avant J.-C, Damas vit toutes ses
femmes converties au Judaïsme 2. Dans toute la Phénîcie,
où le culte du El Elion^ ou Dieu suprême, se perpétue,
on rencontre des colonies juives autonomes^. Les Phéni-
ciens et les Himyarites, qui pratiquaient la circoncision,
étaient surtout judaïsants. La réforme de saint Paul, que
favorisait singulièrement l'interdiction de la circoncision
par Hadrien, ne pouvait avoir aucune prise sur eux.
C'est précisément en Phénicie que prennent naissance
les deux sectes judaîsantes, qui se rapprochent le plus des
anciennes croyances hébraïques. A un moment où la vic-
toire du Christianisme force ses adversaires à se prononcer
pour ou contre Jésus, les anciennes croyances et mythes
1. Le Dieu Ciel, la Déesse céleste 171 ^S et Adonis. Cf. Slouscb, /es
Hébr.-Phénie,^ pazsim,
2. Joseph E, Guerres juives , I, 20, 12 et II, 18, 2.
LES JUDAÏSANTS EN AFRIQUE 297
apparaissent sous une forme plus ou moins adaptée aux
conceptions philosophiques du temps.
Tertullien est un des premiers à signaler Thérésie des
Cœlicolœ ou adorateurs du ciel ^ Cette secte, comme les
Juifs d'avant la réforme d'Esdras, personnifient Uranus,
le Dieu des anciens Hébreux : en outre, ses adhérents
fréquentent la synagogue, fêtent le sabbat et surtout se rap-
prochent du Judaïsme. C'est une secte qui, selon l'empereur
Théodose, est formée «de gens sans Dieu, mais ayant foi
dans la superstition juive » ^. Arcadius les assimile aux Juifs
et Samaritains. Les Judaïsants, très nombreux en Afrique,
ne sont en réalité que le résultat d'une évolution nou-
velle dans les anciennes croyances hébréo-phéniciennes.
Le jour où les Puniques seront amenés ou bien à admettre
ridentification de Tanit avec Marie, ou bien à renoncer
entièrement à leur culte, ils adopteront la croyance au
Dieu-Ciel, caractéristique des Sémites de l'époque ^.
Néander croit « que cette secte, contre laquelle s'acharne
la législation romaine, est connue des talmudistes comme
celle des Prosélytes de la Porte* ».
On sait en effet combien le mot Ciel est entré dans la
liturgie juive.
Plus intéressante encore est la secte des adorateurs du
tcoTJip lî^toToç 5, qui adoraient El Elion ou le Père suprême.
1. Aux Nations, l, 73.
3. Le Cod. Theod. rapproche les Juifs des Gœlicoles. Cf. Schmid,
nut. Calicolœrum, 1704.
3. Le D^QTIQT ^2'>1H de la liturgie juive et chrétienne.
4. m na Alg. Gesch. des christ. Religion^ 1826, I, p. 810. Le terme
1707 na (cf. Exode, XX, 10 ; Deater,, V, 14. XXV, 12) veut dire « les étran-
gers du marché ». Les traces des marchands phéniciens se retrouvent à
Jérusalem jusqu*au premier siècle (V. Néhémie, XHI, 16, 20; Saphonie,
10, 11 ; Evang. de saint Jean, II, 14 ; Matthieu, IV, 12 ; Movbrs, die
PhOnizier, II, III, p. 204). C'est dans ce sens qu'il faut chercher Texplica-
tion du mystérieux terme de "^^0 et ITtTl très fréquent dans les inscrip-
tions puniques (C. /. S., /. 291-.W6, etc.).
6. Zfùc â|i9T0< est la traduction du terme Wiy Sn (Movers, ibid,, I, I,
p. 50).
298 ARCHIVES MAROCAINES
Cette secte, d'origine phénicienne certaine, se propage
surtout en Afrique.
Ici nous n'avons plus à faire à une secte d'origine
éclectique, mais à l'ancien culte de El Elion, sémitique,
qui est identifié avec Jéhovah, et dont le caractère hébraïque
indubitable ne peut échapper aux chrétiens d'origine
israélite eux-mêmes.
Aussi saint Augustin se plaint de ce « que les Chré-
tiens ne craignent pas de se donner le nom d'Israélites.
Ils considèrent comme leurs ancêtres ces prophètes et ces
patriarches. Ils se trouvent en honorable compagnie avec
Abraham, Isaac, Jacob, David et Salomon. Ils continuent,
avec les Juifs, à croire à la vertu de la Loi et aux forces
de la Nature capable par elle-même à se perpétuera »
Nous avons vu déjà que ce sont les rabbins, et non pas
les prêtres qu'on appelle, à bénir les champs, en Espagne
comme en Afrique, c'est-à-dire partout où les dernières
traces de Fancien monde hébréo- phénicien subsistaient
encore. Les Donatistes eux-mêmes sont plus rapprochés
du Judaïsme que du Christianisme^.
L'archéologie confirme ce mouvement de judafsation,
sensible surtout dans les pays soustraits à une influence
romaine directe. Nous avons mentionné plus haut de
nombreuses tablettes magiques, sur lesquelles, au milieu
des divinités et des démons, figure le nom de lao ou
laou le dieu des Juifs. Ici, il ne s'agit pas du Jéhovah des
rabbins, mais de Yahou ou Yaho, le dieu d'Éléphantine et
des Proto-Juifs : on lit sur l'une de ces tablettes : « Je
vous adjure encore par le Dieu du ciel qui règne sur les
chérubins, qui a délimité la terre et qui a séparé la mer,
lao, Araboth, Sabao, Adonaî^ ». Le rôle des magiciens
1. A. Cahe:*, ibid., p. 20.
S. Leferre. Hist. du Christian, en Afrique, I, p. 294.
3. Monceaux, éL cilée, p. 6; C. /. Lat., VIII, sup. XII, 609, 611, etc.;
Vassel, ibid., p. 14â, et s.
LES JUDaISANTS EN AFRIQUE 299
juifs est d'ailleurs connu depuis la plus haute antiquité.
D'une façon générale, racharnement des Pères de
l'Église ne se tourne pas tant contre les Juifs que contre
les Judaîsants ^ A la veille de leur disparition, les sociétés
phéniciennes se cramponneront à la synagogue pour
échapper à une christianisation définitive. Si, en &21, on
constate qu'il n'y a plus de Païens en Afrique, c'est que
les anciens cultes se cachent sous une apparence juive ou
hérétique *.
C'est ainsi que nous voyons des évéques chrétiens
obligés de parler l'idiome phénicien à leurs ouailles, si
bien que la Bible elle-même a été traduite ou plutôt
adaptée en cet idiome, frère de l'hébreu ^ ; en outre,
nous retrouvons trop vivantes les traces du culte de Josué,
sous lequel se cache Tancien Melqart, pour que nous
puissions mettre en doute Texistence d'un éclectisme
juif. L*onomastique néo-punique elle-même se ressent de
trop d'influences juives, pour qu'on puisse discuter la per-
sistance d'une parenté entre Juifs primitifs et puniques,
comme nous le montrent les nécropoles de Gamart et
de Cyrène.
Le folklore et les coutumes se rapprochaient, non seu-
lement entre Juifs et Phéniciens, mais même entre Libo-
Phéniciens, Berbères et Juifs.
Mais nous avons un autre indice du rapprochement
entre Juifs et Phéniciens, rapprochement non seulement
religieux et ethnique comme le premier, mais en outre
économique : et ici un grand problème se pose, celui de
la suprématie commerciale.
Nous avons étudié longuement le rôle commercial des
Gadméens et de leurs successeurs les Hébréo-Phéniciens *.
1. Jew. Encyc, Church Falhers; St Jérôme, EpUl. XII.
S. Cf. Leclerc, ibid., II, p. 94.
3. Monceaux, Hist, liit., etc., t. II, p. 48.
4. Cf. notre et. les Hibrao-Phéniciens,
300 ARCHIVES MAROCAINES
Nous avons surtout montré que, si le commerce des Ty-
riens était le facteur économique principal entre les pays
de la Méditerranée, les Israélites, eux, avec les Dedanites,
(Rodanites) détenaient les marchés de l'Ethiopie.
Or, les Phéniciens sont restés en possession du marché
de rOrient jusque sous TEmpire romain. La destruction
de Tyr par Alexandre et la fondation d'Alexandrie leur
avaient porté un coup sensible. Ce fut comme une nou-
velle phase de la lutte de VÉgypie contre TAssyrie. A
partir de moment, Alexandrie accapara une partie du tran-
sit de rOrient * ; pourtant, elle ne réussit pas à l'enlever
complètement aux villes de la côte de Syrie ^. Ce nesl
qù!au moyen âge que les marchands de Venise remplacèrent
déflnilivement les Phéniciens.
Seulement, il se trouve précisément que ces Phéniciens
depuis Tavènement du Christianisme se sont par trop
judaïsés, et qu'avant l'avènement des Vénitiens les Phé-
niciens ont disparu pour laisser la place aux Juifs. Or, ces
Juifs qui tiennent le commerce du monde portent plutôt
le cachet proto-juif que celui des Juifs de la Synagogue. On
sait, en effet, que les Juifs de l'intérieur de la Judée
n'étaient pas une population commerçante, et Josèphe y
insiste ; le grand essor commercial de Jérusalem est dû
aux Juifs et aux judalsants qui y affluaient de tous les
pays ^. D'autre part, les Juifs d'Alexandrie et de Rome
déjà apparaissaient comme une population d'artisans,
d'orfèvres, etc., alors que ceux de Cyrène étaient des
commerçants ^.
Au troisième siècle, un docteur talmudique, ce même
Rab à qui la Synagogue doit la fameuse prière du Nouvel
1. Ph. Berger, la Phénicie, p. 32.
2. Saint Jérôme dans son comm. au ch. XIX d'Isaïe signale la persis-
tance en Egypte (vers l*an 400) de cinq villes que pariaient le phéni-
cien (cf. Jewish Quartrrly Beview, VI, p. 247).
8. Guerres Juives, II, 19 ; V, 8.
4. Cf. plus haut, ch. V.
LES JUDA18ANTS EN AFRIQUE 801
An, qui semble étreunedes dernières inspirations universa-
listes du Judaïsme, s'écrie avec fierté : « De Tyr à Car-
thage on connaît Israël et son Père qui est au Cieil... »
Mais de là à parler d'une suprématie commerciale
d*Israêl, il y a encore loin. Cependant, cette suprématie
est établie vers le quatrième siècle, c'est-à-dire à l'époque
de l'apparition des sectes phéniciennes judaïsantes : la
solidarité des intérêts et la présence de la Diaspora avaient
poussé les commerçants et les navigateurs phéniciens à
se rapprocher des Juifs, leurs anciens congénères et
compatriotes. Le grand essor du prosélytisme juif ne s'ex-
plique même pas autrement. Déjà le Talmud connaît les
relations commerciales entre l'Afrique et l'Asie. Philon
fait allusion à l'existence de caboteurs juifs, et le Talmud
en parle favorablement ^ Saint Augustin, qui ne sait
comment combattre les Judaïsants, s'exprime de la manière
suivante ^ :
« Je ne suis, dit la Synagogue, ni esclave ni servante
des Chrétiens, puisque mes fils ne sont pas faits prison-
niers, puisqu'au lieu de leur faire porter les fers et les
autres marques de servitude on leur laisse la liberté de
naviguer et d'exercer leur commerce. »
Les ports de la Cyrénaïque sont à cette époque visités
par des marins juifs, qui ^ fréquentent, au cinquième siècle,
Narbonne et Marseille avec les commerçants syriens ^. Les
rois francs eux-mêmes entretiennent avec eux des rela-
tions commerciales actives ^. En Angleterre, en Bretagne,
en Ethiopie, au Yémen, partout, on rencontre des marins
juifs. Egica, le persécuteur des Juifs, leur interdit le
commerce maritime^. En Afrique, les Juifs de la Mauri-
1. Philon, ad Flaccum; cf. plus haut, ch. VII.
2. A. Cahen, ouvr, cité, p. 20.
8. Synesius, Ep. IV, 9-16 ; Herzfeld ouvr, eilé^ p. 282.
4. Grégoire de Tours, Jéw, EneycL. art. Commerce.
6. Hisi, gaLy IV, 12-35; VI,5; VII, 26.
6. Leg. Visigot., XII, 2, 18.
302 ARCHITES MAROCAINES
tanîe entretiennent des relations avec ceux de Constan-
tine et de TEspagne^
Pour montrer que, partout où une ancienne population
phénicienne avait constitué une minorité commerciale et
industrielle, cette population finit, entre le troisième et le
sixième siècle, par disparaître, et une communauté juive
se substitue à elle, nous pourrions nous appuyer sur des
preuves tirées du folklore, des survivances, des usages et
des coutumes, de la persistance d'une onomastique et
d'une terminologie synagogale et profane, des mythes et
des traditions, des traces de la langue hébraïque que ne
saurait expliquer uniquement la tradition rabbinique,
altérée par les Judéo-Hellènes et Romains^. Enfin, il fau-
drait tenir compte de ce que les premières colonies
juives, tant en Europe qu'en Afrique, s'échelonnaient sur
la côte ou sur les grands courants fluviaux qui servaient
de routes pour le commerce international.
Mais ces recherches nous entraîneraient trop loin. Un
point demeure acquis : c'est l'ignorance volontaire des
textes rabbiniques à Tégard des communautés juives, qui
se trouvent en dehors de l'influence de la Synagogue. Nous
avons des renseignements assez rares sur la vie des grou-
pements juifs en France, aux pays du Rhin, en Espagne
et dans l'intérieur africain et arabique avant le neu-
vième siècle ; mais tous témoignent plutôt d'une indiffé-
rence profonde au point de vue religieux et d'une igno-
rance absolue du Judaïsme traditionnel. Ils dénotent chez
ces groupes une conception anthropomorphique rudimen-
taire.
1. SLOU8CH, EL êur Fhisl. deê Juift au Maroc, I, chap. V.
S. C*est à ceUe littérature qu^appartiennent des livres mystiques an>
ciens tels le HI^^T^ *DnQ1p'^.17\r 'D (connu déjà des Juifs de France dès le
huitième sièclej^ etc., de même que tous les Midrashim mythologiques
dont le 1TZ7^n 'D nous donne une idée exacte, et auxquels se rattacheront
les romans'voyages d'Eldad-le-Danite« d'Klhanan-le-Marrhand (cf. Chro-
niele$ ofjerahmiel, éd. Gaster'.
LES JUDAIsANTS EN AFRIQUE 303
Saint Jérôme dit que les colonies juives formaient une
chaîne ininterrompue depuis la Mauritanie jusqu'aux
Indes ^; on peut dire aussi qu'en Europe les premières
communautés juives, après la disparition officielle du
Paganisme, surgirent dans les cités maritimes romaines
et gauloises, par les grandes étapes du Rhône, du
Rhin, etc.
C'est l'absorption lente mais sûre des Phéniciens par
les Juifs qui donna naissance aux agglomérations juives
postérieures, d'où sortira une classe économique distincte.
Cette transformatioi]i dure plusieurs siècles ; ce qui seul
peut expliquer le silence du Talmud à son égard. Un
témoignage arabe, datant, il est vrai, de l'an 817, mais
confirmant une situation d'origine très lointaine, nous
renseigne sur ce rôle des Hébréo-Phéniciens.
« Les marchands juifs nommés Rodanites parlent l'hé-
breu, le persan, le roumi (grec), l'arabe et les langues des
Francs, des Espagnols et des Slaves. Ils vont de l'Ouest à
l'Est du monde, voyageant tantôt par terre, tantôt par mer.
De l'Ouest, ils emmènent des eunuques, des esclaves, des
femmes, de jeunes garçons, des peaux de castor, du bro-
card, des pelisses de martre, et autres pelleteries et des
épées. Certains s'embarquent dans le pays des Francs sur
la mer occidentale et arrivent par voie maritime à El Fa-
rama (Pelusium) où ils chargent leurs richesses à dos
de chameau et vont par terre à Kolzum (Suez) d'une dis-
tance de 25 parasangues. Ils traversent la mer Rouge
pour aboutir à El Djar (port de Médine) et à Djedda (port
de la Mecque). De l'Arabie ils vont au Sind, aux Indes
et en Chine, d'où ils rapportent le musc, le bois d'aloès,
le camphre, le cinnamome, etc., et ils reviennent à Kol-
zum, où ils s'embarquent pour retourner à la mer orien-
tale. D'autres s'embarquent avec leurs marchandises à
1. EpistoL 122, 4, ad Dardanum,.
2. iBKKnoBDADBEH.Kitab.elMaçalekwà'tmamaUckf éd. deGoeje, p. 117,US.
904 ARCHIVES MAROCAINES
Constantinople pour aller les vendre aux Romains ou dans
les palais des rois francs. Certains s'embarquent dans la
mer occidentale pour remonter le bassin de l'Euphrate.
Ils se rendent par terre d'Antioche à al Djabia(al Hamya).
D'autres descendent le Tanaîs (Don). Ibn Yahia ajoute:
ils vont à Samaouch (Samakars) la ville des juifs et ga-
gnent les pays slaves ; ils parcourent l'Asie centrale pour
aboutir par voie de terre à la Chine et aux Indes. D'au-
tres s'embarquent en Espagne, d'où ils vont à Sous-El-
Akça (Sud-marocain), pour revenir à Tanger, à Kairouan et
au Caire, d'où ils passent à Damas, à Koufa, à Bagdad, en
Perse, au Kerman, ou bien de Rome aux pays slaves,
à Khan Balydj, la capitale des Khazars^ à la mer Caspienne,
à Balkh, au Turkestan et en Chine. »
Ce sont les itinéraires commerciaux même de l'antiquité
que Tauteur arabe nous a conservés ; plus tard, la jalousie
des Arabes, la porte ouverte vers l'Orient par les Croisés,
la puissance maritime des Vénitiens devaient enlever aux
Juifs le monopole du commerce. Mais entre la disparition
des Phéniciens et l'apparition des Vénitiens il y eut une
étape, celle des Rodanites juifs. Ces Rodanites ne sont
d'ailleurs pas les inconnus qu'on supposerait : selon les
sources talmudiques, qui les rapprochent des Dedan =
Rodan = trafiquants de l'Arabie, « ce sont des cousins
d'Israël qui, au moment où Israël prospère, le caressent,
et au moment où il baisse, le frappent^ ». On remarquera
qu'on leur applique le trait même que Josèphe avait appli-
qué déjà aux Samaritains; il est vrai que ce passage, basé
sur une interprétation étymologique de textes, ne saurait
être pris en considération sans d'autres indices plus déci-
sifs. Mais les Dédanites (ou Rodanites) ^ Ggurent dans la
Bible comme un peuple marchand par excellence. Le
1. Cf. Mid. TtAq^ sec. MT\\
2. Nous avons consacré à ce problème deux études spéciales {les Hi^
bréo PhénicieM, appendices : Hébréo-Phéniciens et Danites et Rodanites).
LES JUDaISANTS EN AFRIQUE S06
Targoum Onkelos (Genèse, 25) et les historiens de l'anti-
quité grecque et romaine (cf. Movers, /6irf., II, III,
p. 302-30&) traitent souvent de ces Dédanites trafi-
quants.
Les relations de ces trafiquants avec les rois francs,
remontent au moins au temps de Grégoire de Tours. Le
rôle commercial des Rodanites juifs dans le bassin du
Rhône et jusqu'en Perse, est établi par d'autres informa-
tions^. En outre, dès le sixième siècle, des Rodaniens-
Dardaniens apparaissent dans les pays slaves. L'IUyrie, à
un moment donné, porte le nom de pays d'Israël ^.
Dès le neuvième siècle, ces mêmes Juifs apparaissent
en Afrique sous le nom de Beni-Hadani, Had-Dani 3, avec
radoucissement de la lettre R et c'est là même l'origine
probable du nom d'Eldad le Danite ^.
L'idiome hébraïque spécial, signalé par ce dernier, est
confirmé par Texistence d'un dialecte que j'ai retrouvé en
Afrique. Quant aux Danites, ils disparaissent avec les
Croisades. Cependant, jusqu'au douzième siècle, on ren-
contre à Aden, à l'abri de toute influence musulmane, des
pirates juifs qui pénétrèrent jusqu'en Ethiopie ^. Déjà, au
quatrième siècle, les Juifs d'Aden, jaloux de leur mono-
pole, s'opposent à la pénétration du commerce byzantin
aux Indes ^. lien est de même en Afrique, où nous ren-
controns les Danites jusqu'au seizième siècle ^.
Il est question dans un appendice spécial de ces
Danites et de leur rôle en Afrique ; mais notre démonstra-
1. Cf. M. SiMONSEN, /?evue des B tud. Juives, i, Liy,p.l41 où i) est question,
des nautâB Hhodanici.
2. Le Caucase et l'IIlyrie (la Dardanie des Grecs) portent chez les au-
teurs Juifs le nom de Rodanie et de Dedan (cf. La Chronique d'Ibn-Daoud
douzième siècle, fln).
3. Leçon de Dunash, auteur africain du dixième siècle.
4. Cf. Abraham Epstein, Eldad Hadani ; Slousgh, EL sur VhisL des
Juifs au Maroc, ch. II et III.
6. Graetz, éd. hébr., IV, p. 313. Itinéraire de Benjamin de Tudèie.
6. Cf. Graetz, i6., t. III, p.467.
7- Cf. Epstein, ibidem.
306 ARCHIVES MAROCAINES
tion suffit pour établir la liaison directe entre les anciennes
colonies hébréo-phéniciennes et les communautés juives
des centres commerciaux.
Si dans le bassin de la Méditerranée une régénérescence
de rhébreu fut provoquée par la fusion entre Phéniciens
et Juifs romains, si bien que cette langue à partir du
sixième siècle se substitua au punique et au grec ou romain
dans les épitaphes * ; si cette régénération se manifesta
dans tout un folklore mystique, contenant des éléments
mythologiques évidents, dont la Kabbale du moyen âge
sera le produit direct ; du moins, dans les pays soustraits
à la Synagogue, elle donne l'impulsion à un Judaïsme
inconnu.
Un problème nouveau se pose donc, désormais, si nous
voulons approfondir l'évolution religieuse et économique
des sociétés antiques ; puisque ce sont elles qui réapparais-
sent sous des formes nouvelles au moyen âge chrétien ou
juif. Mais comment donc s'est trouvé absorbé, par la
Synagogue, l'élément phénicien ? Car, partout où Juifs et
Puniques ne formaient plus qu'une minorité commerçante
et industrielle, une classe spéciale s'était constituée, qui,
grâce à son caractère international, sut se maintenir un
peu partout. Mais ce problème, qu'on entrevoit seulement
en Europe et dans les provinces romaines de la Méditer-
ranée, se pose nettement dans les pays soustraits à la
civilisation gréco- romaine. En Arabie, en Ethiopie, dans
l'intérieur du Nord africain, où le judaïsme est resté à
l'abri de l'action centralisatrice et disciplinaire de la syna-
gogue judéo-romaine et mésopotamienne, il continua
à former des groupes ethniques plus ou moins compacts
1. On signale pour les sixième et septième siècles, une renaissance de
rhébreu pur dans tous les pays de la Méditerranée. En Egypte, en Ita-
lie, en Grèce même Thébreu se substitue au grec et au lalin sur les épi-
taphes et dans les actes religieux (cf. les papyrus égyptiens trou-
vés par M. Scherhter dans la Gueniza du vieux Caire et datant de Tan
483) ; V. CiiwoLSON, Corpux Inscr, ilebraicarum.
LES JUDAIsANTS EN AFRIQUE 807
et à réunir, grâce à son caractère religieux éclectique pri-
mitif et peu réfractaire aux influences extérieures, une
population joignant à son activité religieuse commer-
ciale une prédominance militaire et politique : en Arabie
et en Afrique surtout, Télucidation du problème des
influences juives sur les anciennes populations sémiti-
ques, peut jeter une lumière nouvelle sur l'évolution des
populations indigènes qui finissent par se jeter dans
rislam.
Malheureusement, une fois sorti du domaine de la
société gréco-romaine, l'historien se trouve contraint à
des recherches par trop difficiles et très souvent péril-
leuses dans le domaine de la préhistoire : seuls quelques
renseignements vagues, fournis par les anciens et par l'ar-
chéologie, le folklore, l'ethnographie, et, en ce qui con-
cerne le Judaïsme, par des textes hébreux plus ou moins
suspects, peuvent servir de point d'appui à une histoire
des origines juives dans l'Afrique intérieure.
LIVRE SECOND
JUDÉO-HIMYARITES ET JUDÉO-BERBÈRES
LES ORIGINES DES BERBÈRES
Cananéens, Hébréo-Phéniciens, Israélites, Judéo-Hel-
lènes, Judéo-Romains, Judaïsants, telle est la longue liste
des couches juives superposées qui, successivement, dis-
paraissent du Nord africain.
Mais, pour les régions méridionales et occidentales du
Nord-Af ricain, nous sommes dans les ténèbres de la préhis-
toire. A priori^ on pourrait supposer que toutes ces agglo-
mérations juives disparues de la scène historique du monde
antique, avaient dû être absorbées par des groupes congé-
nères de l'intérieur ; ils auraient ainsi subi le sort de tous
les envahisseurs, venus en Afrique par terre, et tous ayant
été amalgamés d'une façon plus ou moins complète, une
race nouvelle serait née de la race berbère. Ainsi, aux
Berbères correspondraient les Judéo-Berbères. D'autre
part, on a vu que la plupart des groupes juifs primitifs
refoulés vers l'intérieur avaient quitté le littoral avant
l'affermissement définitif du Judaïsme talmudique, qui
marque le moyen âge juif. On devrait donc s'attendre à
retrouver les survivances des anciens Juc^alsmes, soit dans
les régions restées en dehors d'une influence romaine
durable, soit chez les Berbères qui de temps à autre
envahissaient le littoral et y laissaient des traces de leur
passage.
ARCH. MAROC. 20
818 ARCHIVES MABOCAINES
En outre, la supériorité intellectuelle, religieuse et
militaire des Juifs était trop évidente, pour que leurs
chefs, les prêtres chefs d'armées de TOnion ne cherchassent
point à se tourner du côté des Berbères et à recouvrer
dans l'intérieur le terrain perdu sur le littoral ^ On serait
donc fondé à chercher au fond des mouvements des Ber-
bères, sensibles surtout après les luttes qui dévastèrent
la Cyrénaîque, des influences juives plus ou moins pro-
fondes.
Malheureusement, dès que nous nous détournons du
littoral gréco-romain et de ses dépendances immédiates,
nous nous trouvons en présence d'un monde presque
inconnu et demeuré en pleine période préhistorique. La
race berbère, depuis son apparition jusqu'à nos jours, a
toujours subi une obscure évolution et les rares tentatives
faites pour la constitution de nations devaient rester
infructueuses. Ainsi, la Numidie est écrasée par les
Romains pour devenir la proie des Berbères du désert^;
la Cyrénaïque devient sous les yeux mêmes des Romains
un apanage des Bédouins, comme TAurès et l'Atlas. Il en
était de même au moyen âge, lorsque des alluvions suc-
cessives de races arabes vinrent détruire les quelques îlots
civilisés que les Berbères eux-mêmes avaient réussi à
constituer : ainsi seront bouleversés les éléments ethniques
et linguistiques de races autochtones.
Mais précisément ces alluvions successives de nomades
de race blanche qui, depuis les Libo-Phéniciens de l'anti-
quité jusqu'aux Beni-Hilal, se répandirent par voie de
terre, du bassin de la mer Rouge et du Nil vers l'Occi-
dent, pourront servir de base solide, sinon pour Téluci-
1. En efTet, une source du quatrième siècle prétend que la maison
d^Onias continuait à pratiquer le culte des sacrifices. Ceci doit se raUa-
cher plutôt aux Aaronides de la maison d'Onias qu'au temple d'Onion
elle-même {Talm. Bah., tr. Meguilla, f. 10).
2. Cinquième siècle.
LES OBIGINES DES BERBERES 313
dation du problème originaire des Berbères primitifs, du
moins pour établir un enchaînement plus ou moins étroit
entre les migrations des races en Afrique.
En procédant du connu à l'inconnu, c'est-à-dire en grou-
pant les données historiques qui nous ont été transmises
sur les invasions des Berbères et sur leurs rapports avec
le monde antique, nous pourrions peut-être trouver pour
notre étude une base solide, surtout avec Taide des décou-
vertes de l'archéologie et de l'ethnographie.
Ce que nous savons, c'est que^ depuis le second empire
égyptien, des races de couleur blanche occupaient le Tell
et les ksour, que ces races primitives ont certainement
été grossies de colonies volontaires ou forcées, issues de
tous les pays méditerranéens : Phéniciens, Puniques,
Grecs, Romains, Espagnols et Vandales, tous ont contri-
bué dans une certaine mesure à la constitution de l'homo-
généité plus ou moins apparente des Berbères; seulement,
tous n'ont pas réussi comme les Juifs à maintenir leur
individualité distincte à travers l'histoire. C'est même ce
caractère individuel des groupements juifs établis parmi
les Berbères, qui fait que le problème des origines juives
sert à l'étude du problème berbère tout entier.
Le contact permanent de l'élément juif avec les races
autochtones de l'Afrique nous permet d'aller chercher
dans les traditions juives des indications, qui très sou-
vent sont antérieures à l'apparition même des races ber-
bères.
On sait comment Salluste ^ et Ibn Khaldoun^ expliquent
les origines berbères. Le premier les divise en Numides
et en Maures, ou Berbères sédentaires et Berbères
nomades ; l'autre distingue des Berbères de première
race et des Berbères de seconde race, c'est-à-dire Ber-
bères qui occupaient l'Afrique depuis la plus haute anti-
1. Bel Jug„ § VIII.
2. Les Berbères^ vol. I et II, trad. de Slane, passim.
314 ARCHIVES MAROCAINES
quité et Berbères, descendant d'Himyar et formant une
race proto-arabe qui se mêle en Afrique seulement aux
aborigènes et se berbérise définitivement.
Cette apparition première des Himyarites en Afrique*
semble coïncider avec la période des guerres sanglantes
entre Romains et Puniques dans les parages de la Procon-
sulaire.
Ce n'est en effet qu^au deuxième siècle avant J.-C,
qu*apparait sur ce territoire le nom du peuple des Afari,
<|ui devaient donner leur nom à l'Afrique^.
Peut-être n'a-t-on pas assez tenu compte du fait que ce
nom géographique, qui devait remplacer celui de Libye,
apparaît en pleine époque historique et seulement après
la destruction de Carthage. Les traités des Carthaginois
avec les Romains ne le citent pas encore ^.
Josèphe, qui vivait à une époque assez voisine de ces
faits, nous a conservé plusieurs témoignages très pré-
cieux pour Télucidation de l'origine des Africains.
Ses indications tendent à confirmer les affirmations,
que nous avons déjà étudiées dans notre étude sur les
Hébréo-Phéniciens concernant l'origine proto-sémitique
ou libo-phénicienne des Berbères de la première race *.
Elle coïncide avec les données talmudiques, d'après les-
quelles les Libyens forment avec les Ég}'ptiens une race
hnmitique^. Les Arabes, d'ailleurs, continuaient à appeler
la Libye tripolitaine du nom de Khem ®.
A une époque voisine de Josèphe, le Talmud assimile
1. En Arabie même la date de Tère dite himyarite ne saurait être an-
térieure à Tan 115 avant J.-C. Cf. M. J. Halévy, Revue des Eludes Juives,
t. XIX, p. 313,
2. La question a été étudiée par le docteur Otto Weber dans son Ara-
bien vor dfni Islam.
3. Cf. KocRMX, les Berbers, L p. 24-28 ; Meltzer, Geschichte des Kar-
ihager, passim.
4. Les HébrieO'Phéniriensi, chap. I-IV.
A. ^'^ÏO N*n ^sV"^ XM. Cf. plus haut. I, p. 47.
6. Cf. le Kilab el Adouani, trad. de Féraud, p. 167, etc.
LES ORIGINES DES BERBÈRES 816
les Libyens civilisés aux Égyptiens ; mais il s^agit dans ces
textes d*une race apparentée à Mizraïm et n'ayant rien à
voir avec les Cananéens.
Josèphe lui-même * considère, avec la Bible et les Livres
des Jubilés^, TÂfrique comme la patrie de la race hamitique.
« Les enfants de Cham occupèrent la Syrie et tous les
pays depuis les monts d'Aman et du Liban jusqu'à la Mer
Occidentale ; ils leur donnèrent des noms qui aujourd'hui
sont les uns oubliés, les autres si corrompus qu'à peine
pourrait-on les reconnaître. Il n'y a que les Éthiopiens
dont l'ancêtre est Chus, le fils aîné de Cham, qui ont
toujours conservé leur nom. Les Mesréens occupent
l'Egypte ; les Phutiens peuplèrent la Libye. Il y a encore
dans la Mauritanie un fleuve qui porte ce nom. Mais Phut
a changé de nom à cause d'un des fils de Mesrée nommé
Libis. Chus eut neuf fils : Sabas, prince des Sabéens ;
Evilas, prince des Eviliens, qu'on nomme maintenant
Gétules ; Sabat, prince des Sabattiens, que les Grecs
nomment Astabathéens; Sabacta, prince des Sabacthéens;
Romus, prince des Roméens; ce dernier eut deux fils,
dont l'un nommé Judadan donna son nom à la nation des
Judadans qui habitent parmi les Éthiopiens à l'occident,
et l'autre Sabbus aux Sabéens ^. »
Ces Ilamites occupaient donc, du temps de Josèphe, la
Libye méridionale, l'Ethiopie et le Sahara. Cependant,
Josèphe connaît déjà le mouvement de la seconde race
berbère, celle des Beni-Qedem, ou des Himyarites, qui,
partant des rives de la mer Rouge et d'Axoum, pénétrèrent
en Afrique.
1. AntiquUéê^ I, 6.
2. Cf. A. Epstein, Reo. d. Et. juives, XVI, p. 82.
S. V. ce que dit M. Isid. Lévi {Rev. d. Eludée Juives, LIV, p.46) au sujet
de ce passage. D'ailleurs, son importance ne réside pas autant dans son
historicité, que dans le fait incontestable, que les traditions qui se ratta-
chaient aux mouvements des Abrahamides en Afrique, circulaient déjà à
une époque antérieure à Jot^èphe,
316 ARCHIVES MAROCAINES
Ces races auxquelles on attribuait déjà, comme plus
tard aux Arabes, une origine abrahamide, forment la
deuxième race d'Ibn Khaldoun, notamment la race sémi-
tique qui n'a rien à voir avec les Libyens proto-sémites.
Josèphe * relate le témoignage d'Alexandre Polyhistor,
surnommé Malchus par le prophète Cléodème et « qui, à
l'exemple du législateur Moïse, écrivit l'histoire des Juifs ».
Cet auteur dit qu'Abraham eut de Chetura — entre autres
enfants — Aphram, Sus et Japhram : que Sus donna son
nom à la Syrie, Aphram à la ville dWphre, Japhram à
l'Afrique, et qu'ils combattirent dans la Libye contre Antée,
sous la conduite d'Hercule. Il ajoute qu'Hercule épousa
la fille d'Aphram, et qu*il en eut un (ils, nommé Dedore
(Dedan), lequel engendra Sapo et Saphaces.
Ce Sapo figure dans le Midrash^ comme un ancien con-
quérant qui apparaît simultanément en Egypte, en Afrique
et en Italie, à côté des iJeni-Qedem.
Josèphe, dont Tesprit est réfractaire à la mythologie,
s'exprime ainsi : « Abraham conseilla à ses enfants nés de
Chétura de s'établir dans d'autres pays; aussi s empa-
rèrent-ils de la Troglodyte et de tous les pays de l'Arabie
heureuse jusqu'à la mer Rouge ^. »
Il s'agit donc ou des Beni-Qedem ou des Himyarites
de l'ancienne race, qui autrefois occupaient le territoire
de Midian, d'Édom, des Ituréens et des Nabatéens et les
débouchés maritimes de la mer Rouge et même celui de
Gaza et Hadrumète *. Refoulés vers le sud, ils traversèrent
1. Antiquités, I, XV,
2. Sous le nom de TS^Sn p ISST. On ne saurait assez tenir compte
du folklore juif antérieur à Tlslam et souvent au Christianisme lui-
même. Le 1C?%T ISD contient des traditions d'allure mythique sur les luttes
des Beni-Qedem ou les Himyarites tant en Ethiopie que dans TAfrique
du Nord. On y rencontre les noms d'Afer-Ifrikos, celui d'Angias (Negus),
celui de D^^p Tancétre mythique des Qénites. Caussin de Pbrcevai.
place rère de Tlfrikos à 27 av. J.-C. (Fournel, tes Berbtn, p. 27).
S. Maçoudi (Prairies vertes, I, p. 126) connaît ces mouvements.
4. Cf. M. J. Halévy, Bev. des Et. juives, XIX, p. SIS.
LES ORIGINES DES BERBÈRES 817
la mer Rouge pour se répandre en Ethiopie, d'où ils
remontèrent vers le nord.
Josèphe ajoute : u On raconte aussi qu'Ophrès s'empara
par les armes de la Libye, que ses descendants s'y éta-
blirent et nommèrent ce pays de son nom Afrique *. »
Si Ton pense que ces renseignements datent du premier
siècle, que le pays de Gharian qui forme Tavant-garde de
la Libye porte encore le nom de « Troglodyte^ », que
presque toutes les tribus cadméennes qui erraient en
Syrie se retrouvent depuis lors en Afrique, on ne peut
contester Topinion des historiens arabes qui attribuent
une origine himyarite aux Berbères de la seconde race.
Quels étaient ces nomades qui, du temps de Josèphe,
vinrent de la mer Rouge jusqu'en Libye ?
Hérodote ^ parle des Libyens nomades errant de son
temps même, de TÉgypte jusqu'au lac Tritonide, c'est-à-
dire en Tunisie.
Diodore de Sicile distingue déjà parmi les Africains
quatre races : les Phéniciens, les Libo-Phéniciens, les
Libyens et les Numides. La distinction est nette entre
Libyens sédentaires et Numides ou nomades.
Ces nomades seraient les Berbères de la seconde race,
sémitique celle-là, qui, depuis les guerres puniques,
envahissaient le Tell du Nord africain. Parmi eux, les
1. Voici la bibliographie ancienne conflrmant cette hypothèse. On a vu
que les Afari n'apparaissent qu'après la destruction de Carthage. Le
Targoum (II Chron., XIV) traduit le terme des >Dinn Sy H iN2iy D^UTID
^p^lDKl. Ce sont des Arabes qui se tiennent sur la lisière de l'Afrique.
Le Talmud connaît l'immigration des ^JlQlp ^T^3p ^3^p en Afrique (Ta/.,
Jérus. nillDl 4- Shabouot 36 6). Hérodien connaît déjà les Afri en Afrique
(Higt. Lib.f VII, 6). Strabon et Ptolomée (v. d'Avezac, r Afrique ancienne^ p.
17M79) placent dans la Libye les peuples suivants : les Erebides 3"^, Ips
Nygébiens 1:1:]^ les Qadamasiens iJOlp, les Kinithiens i;3^D (i^elon Ptolo-
mée, Strabon a la leçon de Sintœ). Tous ces noms, qui sont encore ignoré»
par Hérodote, font penser à une origine sémitique certaine.
2. IV, 1S6, I.
3. Cf. FoiTRNEL, ibid,f p. 26.
818 ARCHIVES MAROCAINES
Âfari venus, comme autrefois les Gélules S des bords de
la mer Rouge, s'établirent dans la Proconsulaire après la
destruction de Carthage, mais avant que les Romains
eussent entrepris la colonisation des régions dévastées.
Selon Topinion de Carette 2, ce furent les Afariki, deve-
nus à l'époque arabe les Aurir'i, qui occupèrent le terri-
toire de Carthage et donnèrent leur nom à l'Afrique ;
cette hypothèse est soutenue par les auteurs à peu près
contemporains des événements rapportés par Josèphe.
L'infiltration des tribus dites abrahamides ne devait plus
s'arrêter, c'est en passant par le royaume himyarite
d'Axoum que les successeurs des Libyens et des Afari
pénétrèrent jusqu'aux Ksour et au Tell; si certaines tribus,
venues à une époque non éloignée, portaient le nom de
Médiouna, de Qadamisiens, de Gadamès, de Nefoussa, de
Qentîm et d'Ituréens, rien n'empêche de croire qu'elles
eussent été des fractions des anciens Midianites, Ituréens,
Nefoussa-Méounim et des Israélites, qui se tenaient depuis
quelques siècles à la lisière de l'Egypte et que la grande
poussée nabatéenne avait refoulés vers la mer Rouge.
Ainsi se trouverait confirmée l'opinion d'ibn Khaldoun
et d'Al Bekri sur la pénétration des Himyarites en Afrique^ :
Ifrikos, le fils de Kaîs lbn-Sai(i, aurait conquis l'Afrique
après en avoir tué le roi, un Palestinien nommé Djerdjîs*^
chassé avec son peuple par les Israélites de la Palestine.
Si Ifrikos incarne les Afari, Djerdjis incarne une
ancienne race libo-phénicienne ou chananéenne, établie
en Afrique. Quant à Saîfi, c'est le même personnage
mythique que Josèphe connaît sous le nom de Sapo, et que
les traditions hébraïques font venir avec les Beni-Qedem
1. Cf. notre étude précitée, ch. III.
S. Exploration des migrationê des tribag de t Algérie, p. 40 ; Mbbcier»
BisL de FAf. sept., p. 181.
S. Ibn Khaldoun, Hist. des Berbères^ I, p. 168 et 171.
4. A noter que l'éponyme v:y\2 est fréquent dans l*ononiastique pu>
nique de Carthage.
LES ORIGINES DES BERBÈRES 319
à Coush, d'où ils pénètrent jusqu'à Carthage et à la Médi*
terranée.
L'exode des Abrahamides en Afrique est d'ailleurs
connu des rabbins de toutes les époques, ce fait étant
signalé antérieurement à Tlslam ; d'autre part certains
noms portant dans ce cycle des désinences grecques, il
n'est pas difficile de voir là des survivances très
anciennes ^
L'invasion des Himyarites se poursuivait donc depuis
les derniers siècles antérieurs à J.-C. Il faut même cher-
cher leur point de départ dans les migrations des Himya-
rites en Ethiopie.
. Les Nouba 2, les Blemyes et d'autres populations, y com-
pris tous les Troglodytes, se nomment elles-mêmes :
Berberins ou Barabra, nom qui se retrouve certainement
sur la côte éthiopienne, et qui explique la parenté suppo-
sée entre les Berbères, les Phrygiens de l'Asie Mineure ^
et les Afridi du Béloutchistan, les mêmes peuples ayant
été rejetés de l'Arabie, les uns vers le Golfe Persique,
les autres vers l'Abyssinie *.
Ces Berabra, identifiés avec les Nabades ou les No-
bates de Procope, sous la poussée des Himyarites, con-
tinuent leurs migrations vers le Sud-Ouest ; Procope
connaît déjà des Nobates envahisseurs des oasis li-
byennes.
Makrizi dit que les Bedja-Bega sont des Berbères de
Nubie refoulés vers l'Occident : l'inscription d'Axoum fait
mention d'un peuple appelé Bougaïtas, à côté duquel
1. Cf. le Youhassin de Zacoula : npnSNS IsSn niTOp ■»:!. Parmi
les éponymes que nous rencontrons dans le IV^il 15D, nous relevons
ceux de ISST D*ipnS^N DIJi DN''aJN et les noms génériques des Dlp '^21 et
des mnap ^n.
2. Cf. M. Bertbolon, dans la Reuue tunisienne, 1906, p. 164.
3. Cf. Cherubini, rUnivers Pi7., la Nubie, p. 48-60. Procope affirme que
les Nabates occupèrent déjà au sixième siècle les Ksour du Sahara.
4. M. Le Chatelier, à son cours (au Collège de France, 1908).
SaO ARCHIVES MAROCAINES
figurent les Tangaîtes et les nomades troglod}'tes ^
Suivant la loi historique, selon laquelle de tout temps
les nomades campés à proximité de TÉrythrée étaient
poussés vers TOuest, les Himyarites profitèrent de chaque
guerre pour pénétrer dans les Ksour du Sahara, d'où ils
attendirent Toccasion de se jeter sur les pays habités par
des populations sédentaires.
Si la destruction de Carthage enleva la suprématie aux
Libyens pour mettre en avant les Afari 2, tribu d'origine
sémite, les guerres sanglantes de 115-118 déterminèrent
une grande poussée de races éthiopiennes ; ces races
étaient désignées du nom de Berbères, terme qui prévau-
dra par la suite, d'autant plus qu'il rappelle le mot« Bar-
bares » des Grecs.
Seulement, ces Berbères d'origine sémitique, en con-
tact avec des influences juives, tant à la lisière de la Pales-
tine que dans l'Arabie égyptienne et éthiopienne, seront
les détenteurs de tout un folklore puisé aux traditions
juives ; Abraham-Berhoum, Goliat-Djalout, l'ennemi sécu-
laire de David, Josué et Salomon figureront dans leurs tra-
ditions, tantôt comme ancêtres et éponymes, tantôt comme
ennemis traditionnels ^.
Une tradition arabe antérieure au neuvième siècle et
à l'Islam lui-même, raconte que les Berbères avaient
quitté la Palestine après la mort de Djalout tué par David:
ils étaient venus en Libye et avaient occupé la Marma-
rique^. Plus tard, ils se dispersèrent : les Zenata et les
Meg'ila poussèrent vers l'Atlas occidental. Les Louata
1. Chérudini, ibid., p. 94. A rapprocher ces noms de celui de Bagala,
ancienne capitale de PAurès et de celui de Tangia-Tanger.
2. FouHNEL, oiitT. cilé^ p. 49.
3. MovERS a résumé la littérature qui se rattache à ce sujet {t. lî, p. 2,
p. 416 et s.}.
4. Déjà Ibn Kordadbeh {Kitab at Masalik wa" l Mamalik, tr. de M. J. de
Goeje, p. 66), auteur du commencement du neuvième siècle, connaît ces
traditions, qui se laissent d'ailleurs corroborer avec des sources juives
plus ancienne^;.
LES ORIGINES DES BERBÈRES 321
occupèrent la Gyrénaïque, les Haouara-Lebda et les Ne-
foussa s*établirent dans le Sahara. Les Afari, dont le
nom vient de celui du roi Fari^ restèrent soumis aux
Grecs*.
La dissertation d'Ibn Khaldoun^ tend à attribuer une
origine himyarite aux Zenata, fils d'Abd Chams et frères
de Saba et de son frère Kahtan (Havila). Ibn Khaldoun
divise les Berbères en deux races distinctes, qui se font la
guerre Tune à l'autre : par là semble confirmée la pré-
sence d'une double couche alluvionnaire de Berbères,
venues Tune après l'autre de l'Erythrée. G'est l'opinion
même de Josèphe, d'Edrisi ^ et du Targoum : tous parlent
des Arabes qui errent aux frontières de l'Afrique, et ils
attribuent une origine abrahamide aux Africains.
Bref, une poussée incessante de peuples himyarites se
manifestait vers le Nord africain, et elle ne devait plus
s'arrêter jusqu'à l'apparition des Arabes : et postérieu-
rement même, de nouvelles races berbères comme les
Kitama, les S'anadja, les Lemtouna et les Targa, quit-
tèrent l'Abyssinie pour échapper aux invasions arabes.
Après avoir séjourné dans le Sahara et le Soudan, elles
remontèrent à leur tour, entre le huitième et le dixième
siècle, vers le Tell et l'Atlas.
Or, il n'est nullement douteux qu'en Arabie et dans tous
les pays himyarites, une forte influence juive eut tra-
vaillé les ancêtres des Arabes, dont les instructeurs en
matière religieuse et les initiateurs à la civilisation furent
des Juifs, soit sédentaires soit nomades ; aussi, un mou-
vement de judai'sation avait-il précédé de plusieurs siècles
Téclosion de l'Islam, éclosion qui ne fut qu'une réaction
arabe contre l'influence juive. Le folklore, la préhistoire,
la généalogie des Arabes portent trop l'empreinte de ce
1. Ibn Khaldoun, I, 177-184.
2. Ibid.y pas. cité ; cf. Focrnel, ouvr, cité, p. 37-38.
3. FouRNEL, ibid., p. 86 ; De Slane, dans Tappeadice à Ibn Khaldoun, 1. 1.
8S2 ARCHIVES MAROCAINES
phénomène, pour qu'on puisse le mettre en doute ^ Or, ces
influences se retrouvent sous un double aspect. L'Empire
himyarite et celui d'Axoum nous présentent des exemples
de populations non juives qui finissent par se judafser.
D'autre part, la présence en Arabie des tribus juives d'ori-
gine israélite pure, même de clans d'Aaronides et de
tribus de Nazir ou ascètes nous montre une forte immigra-
tion commerçante des proto-juifs vers les Himyarites.
D'ailleurs cette présence de Juifs parmi les Arabes s'ex-
plique historiquement : elle sert de contrepoids à la per-
sistance des populations hébréo-phéniciennes du littoral ^.
On a déjà eu l'occasion de constater les échanges com-
merciaux qui, par l'intermédiaire des Dédanites, des
Sabéens, des Rodanites, souvent des Judéens eux-mêmes,
se faisaient entre l'Arabie, la Palestine et l'Ethiopie. Mais
il est curieux de suivre les traditions juives, à propos des
migrations israélites, à travers l'Arabie vers le Nil méri-
dional.
1. Cette influence juive antérieure à l'Islam est admise par tous les
savants jusqu'à Meltzer [Gesehiehte des Karthager^ I, p. 59).
2. Cf. plus haut I, chap. VIII ; Les Hibrio-Phinic, chap. VII et suiv. et
appendice Y.
II
LES ANCÊTRES DES JUDÉO-BERBÈRES
Parmi les tribus d'Israël qui disparaissent assez vite de
la Palestine, celle de Siméon doit figurer avant toute
autre. En effet, les Beni-Siméon, qui restent toujours à
Fétat nomade, quittent en partie, sous le règne de David,
le sud de la Judée et occupent le golfe d'Aqaba sur les
Méo'niens-Minéenshamites^ C'est probablement avec leur
aide que les rois de Juda s'emparèrent du commerce du
sud ; leur résistance aux nomades donna lieu au cycle légen-
daire des luttes de David contre Djalout, que les Berbères
de première race transportèrent jusqu'en Afrique 2. Plus
tard, et sous la poussée des Ituréens, les Béni Siméon
grossis de fugitifs de la Judée, sont refoulés à leur tour
vers le sud-africain ^, Les Juifs du Yémen, qui se consi-
dèrent comme les plus purs de la Diaspora et dont certaines
1. Cf. I, Chroniques, IV, 31 ; v. notre et. les Hébréo-Phénic, ch. VI II. La
persistance de Télément israélite parmi les populations de l'Arabie ayant
été établie par nous comme un fait dont les origines remontent du moins
à Tépoque de la destruction de Jérusalem par Naboucodonasar, rien ne
s'opposera à l'admission des traditions en question. On sait combien de
place tient la généalogie chez les Hébreux et les Arabes.
2. MOVERS, II, III.
3. Sur l'influence des Juifs en Arabie, cf. Otto Weber, Arabien vor
dent Islam., p. 35-36.
a24 ARCHIVES MAROCAINES
fractions continuent à vivre à l'état nomade, se réclament
d'une origine simonéenne *.
Au huitième siècle, Tarif, Tun des conquérants de l'Es-
pagne, dont le fils fonda au Maroc l'empire judaîsant des
Berg'houata, se considère également comme descendant
de Shimoun ben Yacoub ou le patriarche Siméon.
Il en devait être de même pour les Beni-Ruben : ces
derniers supplantent sous Saal lesHaggariens^; déjà, sous
le règne de Saûl, ils s'emparent des régions des Ituréens
du Nefoussa et du Nodab : on les trouve donc mêlés de
bonne heure aux migrations des Beni-Qedem et des Himya-
rites. Ce sont des Proto-Juifs qui, constituent — (de même
que les Béhouzim^de nos jours, dont la persistance en
Afrique et en Arabie est un témoignage éclatant de ce que
nous avons précédemment dit) — la race des Juifs no-
mades; de même que les Proto-Juifs hébreux ou Hellé-
nistes sédentaires des pays agricoles formaient la race
juive sédentaire.
Ces influences juives avaient parcouru les mêmes étapes
que les migrations des anciens Berbères, en générai. On
les retrouve après l'Arabie, en Ethiopie, ce foyer de
races himyarites et berbères. « Dans ce pays, le Judaïsme
et ses traditions sont conservés, non seulement chez les
Hébreux réfugiés de la Palestine, mais aussi chez les
Himyarites originaires de l'Arabie ^. »
« Les Hébreux arrivèrent en Ethiopie à une époque
antérieure au christianisme et y introduisirent leurs
livres et leur écriture samaritaine ^. »
1. J. Sapir, I^SD 71N, I. Une source du seizième siècle place la tribu de
Siméon en Ethiopie (Neubauer, Mediavel Jewish Chroniclea, II, p. 181).
2. I, Chroniques, V, 9. C'est Torigine probable du clan israélito-midia-
nite de Hanoch. Cf. Genèse, IV, 4 ; I, Chron., V, 8 ; /c» Hibr.-Phén., p. 14,
note 8).
3. Les nomades juifs de la Tunisie et de TAlgérie. V. notre Voyage
cTÉi. juives, etc., note.
4. D'AvEZAC, r Afrique anc, p. 23.
5. Cherubini, la Nubie, p. 125.
LES ANCÊTRES DES JUDÉO-BERBÈRES 325
Les Juifs semblent avoir bénéficié en Abyssinie d'une
autonomie propre à l'époque de la captivité de Babylone.
BasnageS Rilter^et Reclus parlent des réfugiés juifs, qui
apportèrent en Abyssinie le Judaïsme avant la pénétration
chrétienne.
Le Talmud, qui place en Afrique les dix tribus disparues
d'Israël 3, le Coran qui connaît des Juifs indépendants en
Afrique *, ne font que confirmer l'existence en Afrique des
Juifs primitifs, dont les Phalachas sont les derniers repré-
sentants.
Au temps du mouvement des Nabatéens, refoulant les
Iduméens sectateurs du Judaïsme, les Me'onim, les Ne-
fous^, les derniers Midianites et les autres tribus qui gra-
vitaient autour du temple d'Onias» des nomades juifs de
race ou de religion grossissent les cadres des popula-
tions israélites du bassin de la mer Rouge. Si nous en
jugeons d'après ce que leurs coreligionnaires font en
Mésopotamie, les Zélotes qui apparaissent, après la des-
truction de Jérusalem par Yitus, dans la Thébaïde et dans
la Libye, cherchent avant tout à gagner les Juifs primitifs
et les Judaïsants à la révolution contre Rome 6.
C'est même cet ardent patriotisme allumé par les Zélotes
chez les Juifs des pays hellénisés, ou barbares, qui occa-
sionna la grande insurrection de 145 à 433. A ce titre, la
participation à ces luttes des Israélites dissidents, tels que
les Samaritains et certaines sectes à tendances gnostiques,
est assez caractéristique.
1. Hist. juive, t. VIT, p. 186.
2. Die Erdkunde, I, p. 218.
3. Tr. -jmnJD, f. 94a; NnS^DD, NI 17 ; Mid. Hll, D"»in, V. 14.
4. Bâcher, die Aggada des Tanaileriy I, p. 298 ; Epstein, Eldad Hadani,
p. 16.
6. Des fractions des Néfls, frères des Ituréens après avoir été refoulés
par les Beni-Ruben apparaissaient avec les Mé'onites dans les livres
crEsdras (11,3) et de Néhémie (VII, 62) comme ayant professé le Ju-
daïsme.
6. Cf. plus haut, I, ch. V.
836 ARCHIVES MAROCAINES
Nous avons déjà raconté les péripéties de cette lutte.
En pays romain, au moins deux groupes ont su se main-
tenir grâce à leur attitude plutôt passive, les Judéo-
Romains et les Judéo-Chré tiens : aussi, la Synagogue
orthodoxe et l'Église sortent-elles seules agrandies de
cette lutte.
Les survivants des autres groupes, Israélites, Saducéens,
Judéo-Hellènes, traqués dans les pays romains, se virent
dispersés dans les régions soustraites à Tinfluence de
Tempire. Aussi trouvons-nous au Caucase, en Arménie,
en l'Asie centrale *, en Arabie et en Afrique, des Judaî-
mes primitifs qui ne ressemblent plus aux anciens Hébreux
à moitié païens de l'époque phénicienne, mais ayant déjà
tous subi Tinfluence des Judéo-Hellènes.
Cependant, afin de préciser le caractère réel de ces
Judaïsmes dissidents, qui se fondent dans les pays non
romains, nous ne saurions mieux faire que de donner un
tableau approximatif du Judaïsme dans les deux pays où
ses vestiges se sont conservés jusqu'à l'époque musul-
mane, à savoir : l'Arabie et l'Ethiopie.
Cette pénétration du Judaïsme vers le Sud remonte,
selon M. Halévy, à « l'ère himyarite : selon ce savant,
elle ne saurait remonter au delà de l'année 115 avant
J.-C2. »
On a vu que l'influence du Judaïsme rayonnait sur ces
populations de plusieurs points divers : le temple d'Onias
dominait les nomades de la rive droite du Nil ; celui
de Jérusalem s'étendsiit sur les Iduméens et les Sa-
béens.
Cependant, malgré la présence parmi les Arabes de pas-
teurs et d'agriculteurs qui prétendaient être venus en
Arabie avec Josué fils de Noun, aucun indice antérieur au
1. Cf. nos et. Les Juifs en Afghanistan et Us Juifs et le Judaïsme aux
Indes {Revue du Monde musulman, avril-mai 1908).
2. V. plus haut, ch. I.
LES ANCÊTRES DES JUDÉO-BERBÈRES 327
deuxième siècle ne montre quelle influence le Judaïsme
pouvait alors exercer sur les nomades arabes ^
Or, les textes deviennent plus décisifs à partir du
deuxième siècle: ainsi Graetz^, Reinach^et Hirschfeld*
placent les origines historiques des influences juives en
Arabie après les événements du deuxième siècle. Hirsch-
feld cite un passage talmudique sur des femmes judéo-
arabes, qui ne peut être postérieur à cette date. D'autres
textes confirment cette opinion. Ce qui distingue les
nouveaux venus de leurs prédécesseurs, c'est qu'à côté
des idées syncrétistes hellénistes, ils professent déjà de
vagues croyances rabbiniques. Si l'ancien mythe de Josué
tend à se fondre de plus en plus avec celui de Jésus fils de
Marie, confondue avecMiriam, la fille d'Amram^, un nou-
veau mythe se forme autour du personnage d'Esdras, le
restaurateur de la Synagogue. Le Coran, qui connaissait
pourtant mieux le véritable état d'esprit de ses contempo-
rains, nous dit : « Jésus et Esdras sont divinisés tous les
deux® ». Ce passage curieux mais trop isolé, serait insuffi-
sant, si des traditions locales qu'on retrouve dans le Yémen
et jusqu'à l'île de Djerba ne trahissaient la persistance
d'une lutte entre le Judaïsme primitif, représenté par
Josué et aboutissant au Christianisme, et celui de la Sy-
nagogue représenté par Esdras ". Quoiqu'il en soit, le
1. Le fait n'en est pas moins certain qu'il y avait des Hébreux en Ara-
bie, au moins à partir du sixième siècle av. J. C. Caussin de Percbval,
Essai sur Vhist. des Arabes, II, p. 642; S. J. Rapoport, D^Wn m^S 1829.
V. appendice « Thérapeutes et Maghrabia » ; notre et. les Ilibr.-Phén.,
app. IV et V.
2. Hist. juive, III, p. 75 et suiv. ; nous citons Téd. hébraïque qui est
corrigée par le docteur Harkawy.
3. Hist. des Israël., p. 97.
4. Reuue des Et. juives, t. XLIV. Le Talmud connaît ses influences. Cf.
Talm. Jirus., Sabbat, VI, 6. Talm. Bab. Gillin, f. I.
5. Soura, III, 30.
6. Soura, XLIV.
7. Les voyageui*s Benjamin de Tudèle et Benjamin II connaissent déjà
ces traditions. J. Sapir (oui/r. cité) les confirme. A Djerba, un des foyers
ARCH. MAROC. 21
328 ARCHIVES MAROCAINES
Judaïsme arabe a conservé sa physionomie primitive jus-
qu'au temps de Mahomet et même au delà.
Tout comme à Onion et dans le pays d'Israël, le judaïsme
arabe présente un caractère guerrier, agricole et nomade
du désert ; trafiquant sur les rives de l'Erythrée, en géné-
ral dominé par des clans d'Aaronides et des groupes
d'ascètes ^ En pays sédentaire, les Âaronides s'établissent
solidement: divisés en nombreuses tribus isolées, ces
Israélites s'abritent dans un château fort qui leur sert de
centre et qui est en même temps le siège d'un chef aaro-
nide, dirigeant leurs armées et leur culte.
Les Koreiza et les Nadhir^ qui résistèrent à Mahomet
par les armes, sont connus sous le nom de Al-Kahinan
(les deux tribus Cohen). Par leur origine et par leurs tra-
ditions guerrières, ils jouissent d'une haute estime auprès
de leurs coreligionnaires et des tribus environnantes.
D'ailleurs, le mot Kahin n'est que la forme arabe et sama-
ritaine du mot hébreu kohen : dans le Koran, il prend la
valeur de « devin », ce qui répond aux fonctions qu'exer-
çait l'ancien Cohen de la Bible, détenteur des oracles.
Quant aux tribus non âaronides, elles s'adonnaient sur-
tout à l'agriculture, au commerce et aux métiers manuels,
à Torfèvrerie notamment ^.
En pays nomade, l'ancienne institution des Nazir, qui
sousTinfluence de l'Hellénisme évolue pour se transformer
eu Esséniens, en Thérapeutes, etc., dispute la priorité aux
(les Judéo-Berbères» je les ai étudiées moi-même (cf. Slouscu, Voyage
d* Eludes Juives en Afrique),
1. Notamment les Réchabites de Kbaîbar. (Cf. Rapoport, et. citée et
Graetz, idid., III, p. 76).
2. De l'bébpeu 1^-, ascète. Graetz a voulu voir dans ces tribus des
Caraïtes antérieures à la formation du Caraïsme (huitième siècle). En
réalité, il s*agit d'un judaïsme primitif où le prêtre et l'ascète dominent le
rabbin. Cf. Hirschfeld, Bev. d. Et. j., t. VII, p. 167. Samuel ben Adia. le
héros du folklore arabe anté-islamique fut selon le Kitab al-Aghani un
Aaronide.
3. Hirschfeld, ibid.^ p. 269.
LES ANCÊTRES DES JUDÉO-BERBÈRES 329
Âaronidés. Ce fut le cas de Beni-Khaïbar du nord, Juifs
nomades et guerriers, qui par leur ascétisme rappellent
les Ësséniens. On les désigne aussi sous le nom de
Qenites ou de Beni-Moussa K
Les uns et les autres furent des guerriers. Leur rôle
dans les luttes des Arabes contre Mahomet ne laisse
aucun doute. Au douzième siècle encore, leurs derniers
survivants, maîtres des montagnes de l'Arabie heureuse
qui dominaient Aden, faisaient des razzias en Ethiopie *^.
Nous n'avons pas à faire ici l'histoire du Judaïsme en
Arabie, mais son existence même sous une forme ar-
chaïque nous met à l'abri des surprises que l'historien
peut rencontrer en Afrique.
On a vu que les llimyarites ne se contentèrent pas de
la possession de l'Arabie : ils passèrent la Mer Rouge
pour se propager dans les pays africains. Or, on constate
chez les Himyarites, du moins à partir du troisième siècle,
une infiltration du judaïsme. Edouard Glaser^, se basant
sur des documents épigraphiques du même temps, fait la
constatation suivante.
Jusqu'au quatrième siècle, les textes himyarites sont
encore dominés par la divinité païenne d'Athtar. A partir
de cette époque cependant, apparaît le « Dieu du Ciel et
de la Terre » ; puis le « Rahman » et « le Miséricordieux »
même, le « Dieu des Cieux et d'Israël » supplantent les an-
ciennes divinités. Comme les Himyarites débordaient en
Ethiopie, il n'est pas étonnant de rencontrer le terme de
« Dieu du Ciel et de la Terre » jusque dans une inscrip-
tion trouvée à Axoum.
Les inscriptions d'origine juive datent des années 378,
1. Ces Beni-Moussa habitaient d^jà TAfriquc à une époque antérieure à
rislam (Bâcher, die Aggada der Tanaiten, 1, 298).
2. Graetz, i6id., l. IV, p. 313. V. les Ilébr.-Phén., appen. V.
3. Rev. d. Eiud. juives, t. XIX, 313. M. Duciiesne, ibid., t. XX, 220-3 ;
J. Derenbourg, ibid., t. IV, p. 56. V. surtout, Glaser, Skizze der Ges-
chicMe und Géographie Arabiens, I, 1889.
3S0 ARCHIVES MAROCAINES
448, 458, 467, alors qu'aucun indice de la présence du Chris-
tianisme ne se trouve avant le sixième siècle. D'ailleurs,
FÉglise himyarite ne se forme que vers 500, tandis que
la première inscription himyarite chrétienne ne date que
de 542. Avant cette époque et la conversion du roi Abou-
Karib à la religion juive, celle-ci prédominait sur les
deux rives de TÉrythrée. Malgré la controverse entre
MM. Halévy, Glaser et Duchesne, ce fait ne saurait être
aujourd'hui mis en doute.
Au sixième siècle, les Juifs atteignent Tapogée de leur
puissance en Arabie : ainsi, ils dominent les débouchés
maritimes vers les Indes et l'Afrique, et se montrent
assez forts pour empêcher les Byzantins d'accéder aux
Indes. Des causes d'ordre économique, jointes à une per-
sécution que le roi juifYoussoufDhou Nouas aurait dirigée
contre les Chrétiens, servirent de prétexte à Ellesthacos^
roi des Ethiopiens chrétiens, pour faire la guerre à son
ancien maître. Ayant appris que les Hamérites de l'autre
côté de la mer, qui étaient alors les uns juifs, les autres
attachésàleuranciennereligion, opprimaient les Chrétiens,
ce roi réunit une flotte et une armée, puis marcha contre
eux. La fortune des armes donna la victoire au roi chré-
tien, et porta un rude coup au Judaïsme arabe, dont les
revers ont préparé la réaction musulmane.
Cependant, en Ethiopie même, et surtout dans les mon-
tagnes abyssiniennes, un Judaïsme primitif sut se mainte-
nir jusqu'à nos jours.
La découverte des papyrus d'Eléphantine nous permet
désormais de constater une influence juive de ce côté, du
moins à partir du cinquième siècle avant J.-C. : les tradi-
tions locales, qui font remonter l'origine du Judaïsme
jusqu'à Salomon, n'en sont que mieux expliquées.
Un cycle légendaire déjà connu, celui de Josèphe et des
1. Procope, de Bello Persico, I, 20.
LES ANCÊTRES DES JUDkO-BEBBÈRES 331
Midrashim, se rapporte à Tactivité du législateur Moïse
dans ce pays.
Cependant, il reste hors de doute que la colonie juive
de rÉthiopie reçut, en 115-118, un apport considérable de
Juifs hellénistes qui cherchaient un refuge dans ce pays
soustrait à l'influence romaine. Comment s'expliquer au-
trement la persistance chez les Phalacha de termes et
d'idées assurément hellénistes, à côté d'usages proto-juifs,
de traditions qui dénotent une influence rabbinique non
moins certaine ?
Ces Phalacha, ou les « exilés », comme les appellent
leurs voisins, s'appellent eux-mêmes « Qaran ». Comme
M. A. Epstein l'a très bien établi, ils conservent leurs
croyances intactes depuis le neuvième siècle, on verra
dans l'appendice : k Thérapeutes et Maghrabia » ce qu'il
faut penser de l'origine de celte peuplade.
Les Phalacha — ceux de nos jours du moins — ne
connaissent pas l'hébreu ; leur Bible est écrite en Ghèz,
langue himyarite antique, mais faite sur le texte grec des
Septante, non corrigée. Les termes du culte et l'onomas-
tique qui leur sont propres sont souvent d'origine grecque.
D'ailleurs, leurs conceptions religieuses sont très hellé-
nistes, si bien qu'on ne sait souvent où finit le Judaïsme,
où commence le Christianisme, ce dernier étant lui-même,
en Abyssinie, très judaïsant^. Ainsi les Phalacha croient
à l'existence de Logos, l'intermédiaire entre Dieu et la
nature 3. Ils l'appellent Sanbat; il domine le Soleil et la
Pluie ; c'est le Messie qui ramènera les Juifs à Jérusalem.
Les livres apocryphes d'Hénoch et des Jubilés, bannis de
1. Epstein, ^3Tn TtSh; Jewish Encyclop.^ art. Phalacha \Flad, dieAbys-
ainUchen Juden.
2. S. J. Rapoport rec. DTiyn mDl, 1824. Nous devons au voyage de
M. FaUlovitch et à la présence à Paris de deux jeunes Phalachas, des
renseignements précis à ce sujet.
3. Cf. appendice précité et notre étud. Ub Ilébr.-Phén., ap. Zedec et
Zadoc»
332 ARCHIVES MAROCAINES
la Synagogue, sont en grande vénération chez les Phala-
cha. Cependant, ces derniers méconnaissent les fêtes
légales d'Esther et des Machabées, bien que les livres
d'Esther et des Machabées leur soient connus. Somme
toute, leur culte porte le cachet d'un éclectisme qui relève
à la fois des Juifs et des Samaritains. Ils se divisent en
trois castes : celle des Cahen (et Lévites), celle des Moines
(Nazir) et celle des Debtera (Scribes). Le rituel des sacri-
fices était naguère en vigueur, chez les Phalacha ; de
même que les Samaritains et les Juifs du Sahara au moyen
âge, ils continuent à immoler Tagneau pascal ; leur syna-
gogue ressemble au temple de Jérusalem : ils l'appellent
du nom de Masjid ou Meqarib, terme qui rappelle singu-
lièrement celui de la secte de Maghrabia*.
Comme les hellénistes de l'antiquité, la Phalacha ne
prennent pasà la lettre les textes concernant Tusage des fils^
et des philactères religieux 3; les Phalacha observent stric-
tement les règles relatives à Fimpureté de la femme. Leur
rituel pour Tabatage des animaux correspond à Tancien
rituel, qui nous a été conservé par le Livre des Jubilés et
par Eldad le Danite. Somme toute, Tinfluence helléniste
est tellement certaine qu'on ne saurait voir dans les Pha-
lacha qu'une fraction de ce Judaifsme primitif, dont les
survivants se rencontrent en Afrique, un peu partout sous
le nom de Karïa et de Magharia en Egypte, et ailleurs
sous celui de Maghrabia. Leurs occupations sont les
mêmes que celles des Juifs arabes et africains ; ils sont
guerriers, agriculteurs et artisans.
Malheureusement, l'histoire primitive des Phalacha est
peu connue : elle se perd dans la préhistoire, à partir des
migrations himyarites. Comme on ne saurait, d'autre part,
nier l'influence du Judaïsme dans les luttes entre les
1. Cf. Maguid, recueil A/<rassc/; Sainl-Pélersbourg, 1902, p. 227-239.
2. n^sr^îr.
3. ]''S2n.
LES ANCÊTRES DES JUDÉO-BERBÈRES 333
Himyarites et les Éthiopiens, M. Joseph Halévy attribue
les origines historiques des Phalacha à Tarrivée en Ethio-
pie des captif s de guerre amenés par le roi chrétien Caleb,
après ses guerres. contre Dhou Nouas Thimyari te*.
Cependant, ce qui précède nous prouve que les in
fluences hellénistes sont trop manifestes chez les Juifs
éthiopiens, pour qu'on puisse contester leur origine anté-
rieure aux guerres du sixième siècle. Si Ton voulait accep-
ter cette hypothèse, il faudrait d'abord prouver que le
Judaïsme arabe a été aussi hellénisé, que l'est à nos yeux
celui de l'Ethiopie.
M. Halévy a cependant raison lorsqu'il affirme que des
Juifs yéménites ont pénétré en Ethiopie ; en effet, à côté
des influences hellénistes, on trouve dans ce pays des
infiltrations d'origine arabe. C'est à ceà dernières qu'il
faut attribuer la pénétration de certains préceptes rabbi-
niques et des Midrashim. Leè parcelles de vérité qui se
trouvent dans le récit d'Eldad le Danite, et une indication
de Benjamin de Tudèle ^ corroborée par d'autres données
de source juive, nous montrent que l'existence des Phalacha
n'a pas été tout à fait inconnue du reste du Judaïsme.
Les marchands juifs dits Rodanites pénétrèrent certai-
nement dans ce pays, et ils purent entretenir des rela-
tions avec leurs coreligionnaires indigènes.
D'ailleurs, les traditions sur les migrations des Himya-
rites, à moitié judaïsés depuis le quatrième siècle, nous
montrent que l'origine des influences judéo-arabiques doit
être cherchée à cette date.
Les émigrations de l'Arabie devaient surtout s'accen-
tuer à partir de Tapparition du Prophète ; si le mouvo-
ment des Juifs de Khaïbar ou des Rechabites vers la Méso-
potamie et la Syrie sont historiquement établis^, comment
1. Rev. des Etudes juiv. y art. précités.
2. Ilinéraire.
3. Cf. Graetz, /6/d., t. IIL p. 75 et s.
3^ ARCHIVES MAROCAINES
nier qu'un mouvement semblable, attesté par le folklore
africain et par une source arabe, ait porté ces mêmes Béni-
Khaîbar vers l'Ethiopie, d'où ils ne laissèrent pas de se
propager dans les ksours du Sahara et jusqu'au Magh-
reb* ?
Parallèlement aux migrations forcées ou volontaires,
qui des régions du littoral pénétraient vers l'intérieur
africain, une deuxième catégorie de migrations juives
allait de l'Arabie et de l'Ethiopie vers l'Occident et le
Nord, et on en doit tenir compte.
En ce qui concerne l'Ethiopie et le Soudan, ce fait est
attesté par toute une série de témoignages de source
juive et arabe.
En procédant par déduction, nous arrivons facilement
à établir la pénétration en Afrique septentrionale de tri-
bus judéo-himyarites, à côté des Berbères de la deuxième
race.
A priori même, on pourrait admettre l'hypothèse de la
persistance d'une race judéo-berbère.
Mais si nous rencontrons sur toute l'étendue du terri-
toire nord-africain, un folklore commun aux Juifs et aux
Berbères procédant de l'Arabie ou de l'Ethiopie anté-
islamiques; si des survivances des sanctuaires et des clans
d'Aaronides, des Judaîsmes guerriers et dissidents se tra-
hissent un peu partout ; si les témoignages des historiens
arabes sur le rôle joué par ce Judaïsme inconnu sont cor-
roborés par l'archéologie, l'épigraphie, la linguistique et
l'ethnographie ; s'il subsiste encore des groupes juifs
nomades, des Troglod}i.es juifs, des Fellah juifs attachés
à la glèbe, comment donc peut-on refuser d'admettre
1. Cette hypothèse vient de trouver une conflrmalion décisive par Tins-
cription juive en coufiique trouvée en Mésopotamie et que le savant
M. Schwab publie dans le dernier numéro de la Revue des Et. J. Cette
inscription fait pendant à celle que j'ai rapportée du djebel Nefoussa
(v. plus loin).
LES ANCÊTRES DES JUDÉO-BERBÈRES B35
la thèse que nous présentons : à savoir celle de la persis-
tance en Afrique d'une race juive plus ou moins autochtone,
qui, par sa constitution, par ses origines, par ses tradi-
tions, correspond aux Berbères eux-mêmes ?
Les Judéo-Berbères correspondent aux Berbères, comme
autrefois les Hébréo-Phéniciens correspondaient aux Pu-
niques, les Judéo-Hellènes aux Grecs, les Judéo-Romains
aux Romains.
III
TÉMOIGiNAGES ARCHÉOLOGIQUES
La lumière historique, qui se fait à partir du deuxième
siècle sur l'état et les destinées des Juifs romains de la
Mauritanie, s'obscurcit en ce qui concerne les survivants
des massacres de 115-118 et des persécutions chrétiennes
vers l'intérieur.
Le sort de ces derniers est resté mystérieux jusqu^à nos
jours et les historiens se voient contraints par la force des
choses d'admettre d'anciennes influences juives sur les
Berbères. Basnage *, qui a dû puiser à la même source
que l'écrivain hébreu Fischer -^ constate la présence des
fugitifs juifs parmi les Berbères. D'autres ont admis la
présence des Juifs hellénistes en Abyssinie, mais tous
gardent le silence en ce qui concerne le reste de l'Afrique -*.
Une chose est certaine : les savants et les explorateurs
français, qui ont eu l'occasion d'approfondir le problème
des migrations berbères, depuis Carette et Fournel jus-
qu'à Basset et Motylinski nous ont rapporté des docu-
ments intéressant la persistance des influences juives an-
téislamiques. L'assertion d'ibn Khaldoun se trouve ainsi
confirmée.
1. T. VII, p. 185.
2. rilti;^ nnSin Cracovie, 1817.
3. Cf. Jewish Encyclop., art. Phalacha et Africa,
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 337
Ces documents relèvent du domaine de l'ethnographie
et du folklore ; ils ne sont pas toujours confirmés par le
témoignage des auteurs classiques; nous les avons utilisés
dans une étude précédente sur le problème des origines
juives au Maroc. Déjà dans un autre travail, nous avions
émis pour la première fois l'hypothèse de la persistance,
dans TAtlas et le Sahara, d'un Judaïsme primitif syncré-
tiste et éclectique dans ses conceptions religieuses,
plus politique que théologique dans sa manière de
vivre et rappelant par son caractère amalgamé les Ber-
bères.
Cette opinion sur l'existence des Judéo-Berbères, résul-
tant de tout ce que nous avons étudié à propos des migra-
tions juives vers l'Afrique, se trouve confirmé par la
présence réelle d'un Judaïsme syncrétiste dans le seul
pays qui possède des traditions écrites, l'Abyssinie.
D'ailleurs, des survivances et des témoignages d'auteurs
arabes sur la diffusion générale, dans le nord-africain et
jusqu'au Soudan d'un Judaïsme berbérisé sont trop caté-
goriques pour qu'un chercheur initié aux choses africaines
puisse les ignorer.
Voici comment Monceaux, le savant historien de l'Afrique
chrétienne, auteur d'une excellente monographie sur les
Judéo-Romains, essaie d'expliquer ces influences poli-
tiques, religieuses et ethniques que nous trouvons chez les
Berbères ^ :
« Les persécutions de Justinien, dit-il, avaient eu une
conséquence imprévue ; elles avaient contribué à l'expan-
sion du judaïsme africain. Traqués dans les pays romains
ou même expulsés, beaucoup de Juifs s'étaient réfugiés
chez les Berbères des massifs montagneux ou du désert,
et là ils avaient repris leur propagande. Si bien qu'à
l'arrivée des Arabes, nombre des tribus berbères étaient
1. Archives marocaines^ l. IV et VI.
2. Revue des El, Juives, art. cilé, t. XLIV, p 27.
338 ARCHIVES MAROCAINE»
plus OU moins gagnées au judaïsme, surtout en Tripo-
litaine, dans l'Aurès et dans les ksours du Sahara ».
Cette présence de populations judéo-berbères, signalée
par plusieurs auteurs arabes est affirmée par Ibn Khal-
doun^Le grand historien des Berbères, auquel nous devons
ces faits, méconnus des historiens juifs, précise la distri*
bution géographique et le caractère de ces tribus judéo-
berbères de la façon suivante :
i< En Ifriqiah (c'est-à-dire dans l'Afrique Proconsulaire),
c'étaient les Nefoussa qui professaient le judaïsme ; dans
rOranie actuelle et particulièrement dans la région de
Tlemcen, c'étaient les Médiouna ; dans le Maghreb el
Akça, le judaïsme comptait parmi ses adhérents les tribus
suivantes : les Behloula, les Rhiata, les Fazaz et les
Fendeloua ».
En ce qui concerne ces dernières tribus, Ibn Khaldoun,
à propos de la fondation de l'empire marocain par Idris,
nous dit qu'il y avait encore des Juifs indépendants en
Afrique à la fin du huitième siècle.
Ces renseignements semblent être confirmés par les
textes concordants du Raudh el-Kartas^ d'El-Bekri, et de
plusieurs autres 2.
Cependant, parmi toutes ces tribus ayant professé le
Judaïsme, Ibn Khaldoun semble réserver une place à
part aux Djeroua ou Djoroua, qu'il considère comme
ayant formé une grande nation, composée de nombreuses
tribus qui continuaient à habiter l'Ifrikia et le Maghreb,
dans une indépendance presque absolue.
Nous consacrerons un chapitre spécial au rôle prédo-
minant des Djeroua, ce peuple qui, au dire de Ibn Khal-
doun, « fournissait de rois et de dynasties toutes les tri-
bus berbères de la branche des Branés ».
Dans l'histoire des luttes des Africains contre les Arabes,
1. HUt. des Berbères, I, p. 2C»8-209 ; Fournel, les Berhers, I, p. 217.
2. V. plus loin, III, chap. VI.
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES HB9
les Djeroua dirigent la résistance acharnée des Berbères
contre les Asiatiques. Ces luttes animent l'épopée de la
Cahena,la Debora du folklore africain, personnage héroïque
dont l'existence réelle a été démontrée par Fournel, nom
qui fait autorité en la matière ^ D'ailleurs, Ibn Khaldoun,
qui sait faire remonter les ancêtres de la Cahena jusqu'à
huit générations en arrière, nous précise par cela même la
date de la fondation, sinon du peuple même des Djeroua,
du moins celle de la dynastie qui devait lui imposer son
nom. Ce nom du fondateur, à moins qu^il ne figure dans
la liste comme un éponyme, est écrit par l'historien arabe
a Guera ^ ». Or, il n'est pas nécessaire |de posséder des con-
naissances approfondies en arabe pour s'apercevoir qu'il
s'agit, pour les Djeroua comme pour Djera, de l'ancêtre du
même nom, en tenant compte de l'adoucissement de la
lettre hébraïque Gimel en djim sous l'influence de l'arabe.
Ce Guera Nia aurait donc vécu environ deux siècles
avant la Cahena, c'est-à-dire vers le cinquième siècle, en
pleine domination vandale. L'Aurès s'étant déclaré indé-
pendant en 483, nous pouvons placer vers cette époque la
date de l'apparition première en Afrique des Djeroua,
peuple dont les origines se perdent parmi les ténèbres
qui entourent le problème complet des migrations des
Ilimyarites après la révolte de 115-118. Les Djeroua
étaient-ils un peuple d'origine purement juive, ou bien
une agglomération de judaïsants, tels ceux que les Pères
de l'Église africaine nous signalent maintes fois ? Profes-
saient-ils le Judaïsme traditionnel, ou bien un mono-
théisme primitif, comme il le semblerait, d'après la des-
cription que les historiens arabes nous donnent des
mœurs de ce peuple semi-nomade, et comme on pourrait
le conclure du terme même de Cahena (prêtresse), titre
peu juif orthodoxe, à moins de supposer qu'il s'agisse de
1. V. I. Ilî, ch. II.
3. Ibidem.
'MO ARCHIVES MAROCAINES
la fille d'une famille de prêtres et non pas d'une prê-
tresse. Ce problème nous avait préoccupé déjà lors de
nos recherches sur les origines des Juifs au Maroc; il
s'impose plus impérieusement quand on entreprend This-
toire du Judaïsme et des Juifs en Afrique.
En Tabsence de tout renseignement de source juive ou
rabbinique, sur Texistence des Juifs berbères en Afrique,
on est amené à penser qu'il s'agit là de populations non
orthodoxes, dans lesquelles les rabbins refusaient de
reconnaître des Juifs au sens talmudique du mot. Et,
procédant à une révision des rares textes rabbiniques qui
peuvent avoir trait à ce fait méconnu par les historiens
juifs, tels que Graetz, Fûrst *, etc., nous nous sommes
convaincu qu'en réalité l'existence des populations juives
indépendantes et primitives en Afrique ne devait pas être
ignorée des auteurs rabbiniques.
Déjà au quatrième siècle, un docteur du Talmud affirme
que les dix tribus disparues d'Israël se trouvaient reléguées
en Afrique2.0r,dans cestextes,ilfautcomprendre les Juifs
indépendants et non soumis à l'autorité de la Synagogue.
Un autre passage émanant de Rab, docteur du troisième
siècle, et qui a trait au Judaïsme orthodoxe, par opposition
aux éléments dissidents, signale Carthage la romaine
comme le foyer de la Synagogue, à Vexclusion de rinié^
rieur de V Afrique orientale''^ ; et les Juifs hellénisés ou
berbères se seraient trouvés ainsi en dehors de la Syna-
gogue rabbinique. Quant à l'existence des communautés
juives sur tous les points de la Méditerranée africaine,
elle est signalée par saint Jérôme ^ et confirmée par de
nombreuses données épigraphiques et historiques ^\
1. Geschichte der Karaerfums.
2. Sanhédrin, p. 94a.
3. V. plus haut, 1. 1.
4. Epis, ad Dardanum^ 129.
5. Les légendes arabes précitées forment le chaînon entre les données
du Talmud et celles des rabbins du moyen Age.
TEMOIGNAGES AliCHEOLOGlQUES 341
Nous passerons sous silence les renseignements problé-
matiques fournis par Eldad le Danite, le Marco-Polo du
neuvième siècle, dont la réhabilitation est encore à faire,
et d'autres textes parlant d'un « pays juif » en Afrique*,
pour arriver à l'époque rabbinique qui s'ouvre avec la fon-
dation de la célèbre école de Kaïrouan au dixième siècle.
 cett;e époque, les Caraîtes, ces antagonistes du Talmud,
bien qu'ils fussent eux-mêmes un produit négatif du
rabbinisme, entrent en scène, comme secte distincte.
L'importance réelle de cette secte, qui dès ses débuts
a sa littérature, est telle que jusqu'à nos jours les historiens
juifs continuent à prendre souvent pour des Caraïtes tous
les groupements proto-israélites.
Ces derniers, en Afrique comme en Asie, dans le bas-
sin de la mer Noire comme au Sahara, n'étaient que des
Juifs primitifs n'ayant jamais connu le Talmud et, par
conséquent, le Caraïsme, son antithèse.
En réalité, il faut se garder de confondre les Proto-Juifs
ou descendants des Juifs, ayant quitté la Palestine avant la
rédaction du Talmud, et les Caraïtes dont l'origine est la
même que celle de tous les Juifs de la Diaspora. En ce qui
concerne l'Afrique, nous possédons des textes rabbi-
niques qui nous parlent nettement des populations judéo-
berbères.
Une lettre attribuée à Maïmonide 2, et en tout cas fort
ancienne, nous parle des gens qui habitent Djerba et le
Djebel-Nefoussa, tout le pays s'étendant depuis Tunis jus-
qu'à Alexandrie.
Ces Juifs, bien qu'ils soient très attachés à leur croyance
en Dieu, ont les mêmes superstitions et les mêmes pra-
tiques que les Berbères musulmans. Ainsi, ils détournent
leurs regards de la femme impure et n'arrêtent leur vue,
1. A. Epstein Wn TtSn; NEUBAUER,yett'w/i QuarlerlyReview, 1. 1, Where
are the len fribe» ?
2. Nous» la reproduisons dans notre l. ÎII,ch. v.
342 ARCHIVES MAROCAINES
ni sur sa taille, ni sur ses habits; ils ne lui adressent point
la parole et ils se font scrupule de fouler le sol que son pied
a touché. De même, ils ne mangent même pas le quartier
de derrière des animaux abattus, etc. Bref, ils ne sont ni
Caraïtes, ni Orthodoxes. D'ailleurs, ces usages sont encore
en vigueur chez les Juifs du Djebel IflFren, les mêmes chez
qui j'ai retrouvé un dialecte archaïque et des inscriptions
du dixième au douzième siècle qui témoignent d'un
Judaïsme syncrétiste ^
Abraham Ibn Ezra, dans son commentaire sur l'Exode -,
signale les « hérétiques » d'Ouargla comme faisant un
voyage (pèlerinage) et passant la journée de Pâques dans
le désert en commémoration de l'Exode.
Abraham Ibn Daoud, dans sa Chronique, semble confir-
mer l'existence, en Afrique comme en Espagne, d'héré-
tiques ignorants ayant passé leur vie à côté des Caraïtes.
Enfin, la persistance en Abyssinie des Phalacha, tribu
mosaïste primitive adonnée aux arts, tribu guerrière qui
continua ses luttes jusqu'en plein seizième siècle, ainsi
que vient de le démontrer le savant M. Halévy, n'est-elle
pas de nature à faire réfléchir sur l'analogie de cette popu-
lation des Aurés avec les Djeroua et les autres tribus de
l'Afrique. M. Halévy, en effet, a suffisamment fait ressortir
que les Phalacha sont demeurés fidèles à l'institution de
Nézirim ou Aascètes et aux prescriptions concernant les
sacrifices, l'impureté de la femme, etc., prescriptions
mosaïques que le Talmud a abolies.
Malheureusement, tout comme les Phalacha de l'époque
himyarite, les Berbères de la première époque n'écrivaient
pas, ou du moins écrivaient peu ; les documents épigra-
phiques ^ commencent à peine à venir jeter la lumière sur
les ténèbres dans lesquelles sont enveloppées les desti-
1. Chap. Xïl.
2. V. plus bas, 1. ïïï, ch. VII
3. V. notre appendice II.
!
TKMOIGNAGES ARCHEOLOGIQUES 343
nées intimes des Berbères, antérieurement à la pénétra-
tion de rislam. Cependant, à défaut de documents écrits,
l'archéologie et l'ethnographie nous autorisent à admettre
avec pleine confiance les assertions d'Ibn Khaldoun et con-
firment même notre thèse sur la préexistence d'un Judaïsme
primitif, dont l'organisation et le caractère religieux
auraient rappelé ceux de l'Arabie et de l'Ethiopie. A ce
sujet, un voyage d'études que j'effectuai en suivant l'itiné-
raire des tribus juives, tel que le fournit Ibn Khaldoun,
m'a donné quelques nouveaux éléments, nous permettant,
avec l'admirable découverte de la nécropole juive par le
P. Delattre, de nous faire une idée de ce Judaïsme.
En effet, il ressort de la longue discussion qui précède,
que le Judaïsme africain, contrairement à Topinion de
certains savants, doit nécessairement porter la trace des
Judaîsmes antérieurs à la Synagogue, telle que le Patriarcat
et le Gaonat l'avaient consacrée. Sous ce rapport, ce
Judaïsme doit forcément avoir des points de contact avec
les Judaîsmes de l'Arabie et de l'Ethiopie, ou avec celui
de la Phénicie africaine du temps de la Libye antique.
Cette hypothèse d'une origine anté-talmudique des popu-
lations judéo-berbères m'avait suggéré l'idée de tourner
mes recherches du côté des analogies que ces populations
pouvaient présenter avec le Judaïsme. On devait s'attendre
à retrouver chez ces autochtones de l'Afrique la trace des
cultes qui nous sont connus, soit par les historiens, soit
par les découvertes archéologiques des premiers siècles
du christianisme. Ce prototype de ce que devait être le
Judaïsme africain primitif, que nous pvons fixé dans la
première partie de notre travail, se présente à nous sous
les aspects suivants :
1<* La persistance des temples et autels, à l'exclusion des
synagogues, tels que nous en rencontrons à Éléphantine au
cinquième siècle avant J.-C, tel en Egypte celui des Onias
et les sanctuaires trouvés chez les Phalacha de nos jours.
ABCH. MAROC. 22
344 ARCHIVES MAROCAINES
2® Les traditions de certains clans d'Aaronides, tels que
ceux de TArabie, ou de certains prêtres qui devaient exer-
cer le culte des sacrifices et dont la Synajgogue se passe
depuis l'abolition des rites des sacrifices.
3^ La permanence, du moins pour les premiers siècles
de rétablissement de ces Juifs, des nécropoles taillées
dans le roc qui forment le type des tombes juives clas-
siques en Palestine et à Cyrène, et qui dénotent une
influence anté-rabbinique ou palestinienne directe.
4^ Des survivances linguistiques ou rituelles se ratta-
chant, soit à la Palestine, soit au moins à la Cyrénaîque
hellénisée.
Les recherches que j'ai faites sur place m'ont donné des
résultats assez convaincants, si bien que nous pouvons
dorénavant affirmer que, partout où Ibn Khaldoun place
les Judéo-Berbères, les traces de leur passage et même
des survivances de leur séjour en Afrique se retrouvent
avec certitude'.
A. — Nécropoles anté-islamiques.
Je commence par une étude des nécropoles pour deux
raisons, d'abord parce que les usages qui concernent les
morts, sont ceux qui se perpétuent chez tous les peuples
avec le plus de persistance ; ensuite, parce que la grande
nécropole de Gamart découverte par le P. Delattre,
datant de l'époque romaine, nous fait revenir au type
classique des nécropoles juives en Palestine. Ce sont des
caveaux creusés dans le roc et dans lesquels on trouve
des niches, ou des tombeaux rectangulaires, que le Talmud
désigne sous le nom de yyo « Koukhin ». Au Djebel-
1. J'ai réuni ce$ documents dans un mémoire intitulé : Un Voyage
d'éludés juives en Afrique (Recueil des Savants étrangers à r Académie des
I. et B.'L.j à paraître^
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 345
Khaoui, M. Delattre a exploré plus de cent caveaux pa-
reils; chacun d'eux est pourvu d'un couloir qui devait
servir de lieu de prières et de rendez-vous pour la famille ;
ce couloir contient quelques bancs, quelquefois même les
vestiges d'un puits, dont l'eau était employée pour les
ablutions rituelles. C'est le cas des nécropoles de Jérusa-
lem, dont les caveaux de Gamart, ceux de Cyrène et de
tant d'autres ne sont que la copie exacte. La disposition
des tombes est conforme aux prescriptions de la Loi juive ;
souvent on y trouve des traces de chandeliers à sept bran-
ches et de caractères hébraïques'.
Avec la pénétration de l'Islam, ce type de tombeau dis-
parait définitivement, pour céder la place aux tombes
simples, creusées dans la terre et posées sur quelques
pierres, rappelant les tombeaux des Arabes, avec une par-
ticularité cependant : par opposition aux musulmans, qui
dirigent la tête des morts vers le Sud-Est, c'est-à-dire vers
La Mecque, les Juifs africains sont tournés du côté du
Nord-Est, c'est-à-dire vers Jérusalem. Cette particularité
nous permet de distinguer les cimetières juifs au moyen
âge musulman de ceux de l'antiquité-.
Les nécropoles juives du type Jérusalem-Gamart, c'est-
à-dire antérieures à l'Islam, sont plus nombreuses qu'on
ne le croirait.
Dans le Djebel Iffren, dernier refuge des Juifs auto
chtones du Djebel Nefoussa, on trouve des tombeaux
taillés dans le roc avec des niches où sont des ossements;
les caveaux se rencontrent précisément dans le voisinage
même des cimetières juifs actuels et à proximité de la
Synagogue antique, dont il sera question plus loin.
1. M. Babelon (Carthage^ p. 175-178} donne une description détaillée do
celle nécropole. M. le marquis de Vogué dit, entre autres : n est certain
que la nécropole de Gamart est le cimetière de la colonie juive de Car-
tilage.
2. Cf. sur cette question la Jewish Encycl. art. Calacombs ; Chwolson,
Corp. Inscr. Hebr. ; Delattre, Gamari, passim.
346 ARCHIVES MAROCAINES
A Djado, dans le Djebel Nefoussa, j*ai constaté non loin
de la Hara ou de la ville juive, actuellement abandonnée,
une synagogue souterraine, et, près d'elle, des caveaux
à niches mortuaires, dont Tune portait les traces d un
chandelier, mais à cinq branches.
Dans TAurès, le territoire occupé autrefois par les
Djeroua, qui s'étend du Djebel Mimtasa situé en face des
ruines de Bagaïa jusqu'au Djebel Djaafa, j'ai trouvé trois
nécropoles du même type. Les coteaux du Djebel Djaafa,
possèdent encore de nombreuses ruines romaines, ayant à
côté d'elles des nécropoles de caveaux à niches. Dans
chacun d'eux, un vestibule avec plusieurs bancs rappelle
les tombeaux de famille de Gamart.
A Bagaïa même, j'ai découvert aussi une vaste nécro-
pole analogue. Après avoir visité les deux collines princi-
pales, où, à force de persévérance, M. Catalogne, l'admi-
nistrateur de Khenchella, a réussi à déblayer les assises
d'une mosquée du moyen âge, un mur et une nécro-
pole de l'époque romaine et, peut-être, des vestiges de
l'époque punique, je m'étais aperçu qu'une troisième
colline, peu éloignée des deux autres, constituée par un
roc immense, devait faire partie de l'ancienne ville.
On m'a signalé la présence d'une nécropole analogue
sur la pente du Djebel Mimtasa, située en face de Bagaïa.
Là, se trouvait un cimetière juif à côté de la nécropole
creusée dans le roc. Pareil cimetière se trouve dans le
Djebel Choumer et sur plusieurs autres points de l'Au-
rès. Des nécropoles du même type se rencontrent dans
la région de Nédromah, centre des établissements du
Médiouna. La plus intéressante peut-être est celle de
Taza, capitale du Rif. Cette dernière ville, qui domine la
région des Rhiata, tribu ayant autrefois professé le
Judaïsme, est considérée par les Juifs comme l'une des
sept villes les plus antiques de l'Afrique. La communauté
juive de l'endroit a des traditions très anciennes, et n'a
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 347
jamais été complètement anéantie ^ H y a trois ans^ la
Mehalla du sultan détruisit la ville ; la plupart des habitants
juifs furent contraints de se réfugier à Mélilla, où j'ai
rencontré une centaine de familles originaires de Taza.
Le rabbin m*a fait le récit des souffrances que leur infligea
la soldatesque.
« Nous regrettons surtout, me dit-il, d'avoir été forcés
d'abandonner les tombeaux de nos saints ancêtres. N'est-
ce pas dans ces grottes que nous avions l'habitude d'im-
plorer la grâce divine en cas de malheurs publics ? » Les
prières faites dans les caveaux souterrains ne rappellent-
elles pas les usages des Thérapeutes juifs et des Berbères
avant l'Islam ?
Je dois ajouter que le Rif est riche en sanctuaires juifs,
qu'il possède une tribu d'Aaronides, ou de Juifs parlant
le chleuh et attachés à la glèbe.
On m'assure que des nécropoles souterraines identiques
se trouveraient également dans le Sous, notamment à
Taroudant^.
B. — Sanctuaires.
Parmi les Synagogues africaines, la tradition attribue
une importance particulière à des sanctuaires connus
sous le nom de Ghriba^. Ce terme se traduit par les mots
« solitaire, ou miraculeux », dont le premier seulement
serait à retenir. On compte en tout six « Ghriba » authen-
tiques en Afrique, et leur origine remonte à des temps
reculés. En aucun cas on ne pourrait élever une Ghriba,
1. Au seizième siècle, un chef Judéo-Berbère dominait encore la
région (Slousch, El. sur VHUl. des Juifs au Maroc, p. IV, ch. VII).
2. Les Juifs et les Musulmans de ceUe région possèdent des traditions
bibliques très anciennes (cf. Is. Loeb, les Daggatoun). V. notre appen-
dice IL
3. La lettre p dans le Maghreb oriental se prononce comme un g alle-
mand. D'ici les confusions fréquentes entre kof, djim et ghaXn.
348 ARCHIVES MAROCAINES
Tantiquité seule ayant consacré leur origine. La vénéra-
tion des Berbères eux-mêmes pour ces sanctuaires montre
c|u'ils pourraient bien avoir une origine anté-islamique.
D'autres preuves plaident en faveur de cette thèse.
La Ghriba du Djebel Iffren est une synagogue souter-
raine, qui nous ramène au temps où le service religieux
se faisait dans les caveaux. Elle est isolée, solitaire^
comme Tétait le temple à une époque où les lois sur la
pureté étaient encore en vigueur. Elle est située en face
d'un village qui porte encore le nom de « Cohen », ou vil-
lage des prêtres, dont il sera question plus loin.
Le régime dont Djerba présente quelques survivances,
rappelle singulièrement celui des Thérapeutes. Nous étu-
dierons dans un appendice spécial l'évolution de cette
secte juive en Afrique*. Nous montrerons avec Tappui
autorisé de Harkawy et des auteurs caraïtes du moyen âge
c|u'à Tépoque arabe la secte avait pris le nom de Magharia"
(ceux des cavernes) pour devenir ensuite Maghrabia (ou
Juifs du rite du Maghreb). C'est la même voie qu'avait
suivie dans son évolution étymologique le nom de Ghriba.
Chez lesPhalacha, le mot de Meq'arab signifie Synagogue.
En Tunisie, c'est le Kef, centre du ralliement pour les
nomades juifs du Kef et du Derid, qui possède une Griba.
Près de cette dernière se trouve un cimetière où les no-
mades des Douars environnants continuent à apporter
leurs morts. Sa Synagogue solitaire et le cimetière
existaient, tous doux, avant la fondation de la ville fran-
çaise du Kef. Ils devaient donc grouper les nomades juifs
du pays; ce qui nous explique le mot Ghriba « solitaire ».
qui a fini par prévaloir dans la prononciation des indi-
gènes.
La ville de Bône possède également une Ghriba -, au
1. Thérapeutes ef Maghrabia.
2. H est vrai qu'une tradition locale attribue Torigine de cette synn-
gogue à l*époque de l'expulsion de TEspagne.
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 349
sujet de laquelle on raconte les miracles les plus sur-
prenants. Ici encore on rencontrait des nomades juifs,
jusque dans les alentours de la ville.
Dans l'Aurès, c'est Biskra, autre centre de ralliement
pour les Bahoutzim ou nomades juifs, qui possèdent la
Ghriba. Maisdécidémentc'est laGhriba de Djerba, laquelle,
par la renommée dont elle jouit parmi les Juifs en Afrique,
par le caractère particulier de ses traditions, tient la
première place parmi tous les sanctuaires analogues de
l'Afrique.
Les habitants des deux villages juifs de Fîle de Djerba (la
Hara K'bira et la Hara Z'ghira) se considèrent eux-mêmes
comme une aristocratie; deux éléments contribuent,
d'ailleurs, à la haute opinion que les Juifs de Djerba ont
d'eux-mêmes : en premier lieu, vient la présence à Djerba
de la fameuse Ghriba, le sanctuaire des Juifs par excel-
lence, et en même temps l'existence d'un célèbre clan des
Aaronides, ou des Cohanim.
Si la Hara K'bira est le centre des habitants laïques,
c'est-à-dire des Juifs descendants de tribus d'Israël, la
Hara Z'ghira, située en face de la Ghriba, a toujours été le
siège des Cohanim.
On se croirait transporté au sanctuaire de Jérusalem ou
de Léontopolis, sous le régime anté-rabbinique, au temps
où le sanctuaire et les Cohanim qui y assuraient le service
du culte devaient être isolés du vulgaire. Le nom de
Ghriba, « la solitaire », pour la distinguer des synagogues
ordinaires, se trouverait ainsi expliqué. La tradition locale
confirme d'ailleurs cette hypothèse. Elle rattache les ori-
gines des Juifs de Djerba au temps d'Esdras.
D'ailleurs, le nom primitif de la Ghriba ne semble pas
encore oublié ; à l'exclusion de tous les autres sanctuaires
analogues, la Ghriba a son nom particulier : celui de
Deghet mi.
Ce mot archaïque est employé pour le mot hébraïque
350 ARCHIVES MAROCAINES
DeleU avec la permutation, très fréquente dans les langues
berbères, de la lettre a en S.
Après la destruction du temple, raconte la tradition
locale, une famille descendant d'Esdras aurait sauvé une
des portes du temple de Jérusalem, en allant se fixer à
Djerba. Elle y construisit le Deghel, ou sanctuaire de la
Porte, qui devint plus tard la Ghriba.
Aujourd'hui encore le clan des prêtres s'intitule « Qehal
Deghet », la communauté de Deghet.
Un préjugé local veut qu'un Lévite ne puisse jamais
fouler le sol sacré de Djerba. On prétend que cette inter-
diction résulterait d'une malédiction qu'Esdras aurait
jetée aux fils de Lévi. Si l'on tenait compte de la persis-
tance d'une pareille tradition chez les Juifs du Yémen, et
du fait que l'élément lévitique fait totalement défaut parmi
les groupes judéo-africains, on arriverait facilement à en
dégager une sur\^ivance de judaïsme primitif, la distinction
nette entre les Aaronides et les autres fils de Lévi n'étant
due qu'à la réforme d'Esdras, ainsi que l'a établi la cri-
tique biblique moderne. Les éléments non rabbiniques du
Judaïsme continuaient donc à considérer les Lévites
comme concurrents des filsd'Aaron.
Le clan des prêtres de Djerba ne fait d'ailleurs pas
remonter sa généalogie au delà du dixième siècle. J'ai
sous la main une liste généalogique qui contient une ligne
de vingt-sept ancêtres *.
Cependant, le terme « celui qui arrive de captivité »,
appliqué au dernier de ces noms, témoignerait plutôt de
l'arrivée des prêtres à une époque oii le Rabbinisme n'était
pas encore affermi dans ces parages, c'est-à-dire avant la
fondation de l'école de Kaîrouan, foyer du Talmud en
Afrique.
Or, d'après un renseignement recueilli par M. Abr.
1. Je Tai publiée dans mon Voyage d'Eludés juioeâ en Afrique.
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 351
Cahen, un groupe de guerriers juifs suivis d'un clan
d'Aaronides auraient cherché, par suite des guerres sou-
tenues par les tribus judéo-berbères contre Idris I", vers
la fin du septième siècle, un refuge à Djerba*.
D'autre part, la persistance dans le rituel religieux et
dans les traditions locales d'usages contraires au Talmud
est invariablement justifiée par les rabbins de Djerba,
par la raison que leur culte est antérieur à la construction
du second temple et, par conséquent, au Talmud lui-
même 2.
D'ailleurs, l'existence en Afrique des clans des prêtres
aaronides, qui devaient embrasser le Judaïsme primitif
comme les Cohanim de Jérusalem et des Oniades de
rÉgypte, n'est pas un fait aussi isolé qu'on le croirait au
premier abord.
C. — Clans d' Aaronides.
On sait que les filsd'Aaron, tant que le temple subsista,
formèrent une caste ayant le monopole des services du
culte. Les rabbins, qui commencèrent par disputer à cette
aristocratie héréditaire la priorité, ne devaient en avoir
raison que longtemps après la destruction du temple. En
Arabie, partout où le service du culte primitif subsistait
encore, l'Aaronide venait en tête. Partout où le rabbin
pénétrait, c'est la synagogue qui se substituait au temple.
En Afrique, où le Judaïsme orthodoxe avait mis beaucoup
de temps à pénétrer et où les Juifs primitifs formaient la
majorité, les clans des Aaronides pouvaient prédominer.
La Ghriba ou le « sanctuaire solitaire », ne serait donc
qu'un petit temple, qui avait des Cohanim comme les
1. ///«/. des Juifs deVAfr. sepienlrion.y p. 76.
2. V. notre étude précitée.
852 ARCHIVES MAROCAINES
temples des Phalacha, et des clans de prêtres comme le
prototype du temple d'Onias. .
C'est là qu'il faudrait chercher la clef du problème de la
(îhriba de Djerba et de ses prêtres. Cependant, ces
Cohanim ne sont pas les seuls en Afrique. Ce continent,
dont la particularité est de favoriser la division en tribus
et en groupements, nous a conservé plusieurs autres cas
analogues.
La région de Gabès, et particulièrement le Djerid, se
réclame comme la patrie d'un clan de prêtres d'origine
/adocite, c'est-à-dire de cette même origine dont fut
Onias, le fondateur du temple de Léontopolis. Or, deux
faits concordent pour confirmer cette tradition : la région
du Djerid compte de nombreux Juifs nomades, ayant
exercé leur activité guerrière à l'époque de l'invasion
arabe. D'autre part, l'auteur de l'élégie qui raconte la
persécution des Almohades, qualifie Gabès de « la noble
d'origine * ».
Il est vrai que c'est précisément dans le groupe
demeuré le plus pur, c'est-à-dire parmi les Juifs du
Djebel tripolitain, que l'élément aaronide fait totalement
défaut. A Tripoli même les Cohanim sont tous d'immigra-
tion étrangère.
Cependant, il ne devait' pas en être toujours de même.
Dans le Djebel IfTren, et en face de la Ghriba dont les Juifs
rapportent l'origine à l'époque de la destruction de Jérusa-
lem, j'ai rencontré tout un village, situé au centre des éta-
blissements juifs, qui continue à porter le nom de Cohen.
Il s'agirait donc d'un ancien établissement des Aaronides
comme celui de Djerba, abandonné ensuite par ses habi-
tants.
Je suppose que ce fait a dû se produire vers le dixième
siècle, à l'époque où le Rabbinisme commençait à pénétrer
1. ncnV^n Cazès, Rei\ des El. juives, l. XX.
TÉMOIGNAGIi:S AnCHÉOLOGIQUES 35$
en Afrique et à enlever aux Âaronides leur suprématie
sur le peuple. Les vestiges de cette lutte entre les rabbins
et la caste religieuse se retrouvent un peu partout. A
Djerba, le Rabbinisme n'a pas encore réussi à avoir com-
plètement raison de la caste aaronide.
Au Djebel Iffren, d'où, sauf le village de Cohen, toute
trace de Cohanim avait disparu, le nom de Cohen a cepen-
dant subsisté dans un ancien patois que nous publions
ailleurs. Et sait-on ce que signifie dans cette langue ce
mot autrefois si vénéré en Israël ? Il équivaut au mot
« corruption » ou « concussion * ».
Quel tableau de décadence l'histoire de ce mot évoque-
rait-elle, si l'on voulait donner libre cours à l'imagination !
Cependant l'antagonisme entre Cohanim et Israélites
connus au temps du Talmud- continue, bien que sous une
forme moins vive, à se faire jour en plus d'un endroit. Par
exemple à Tunis, où il existe une synagogue uniquement
réservée aux Cohanim. A Debdou, près de Taza, centre
des Rhiata, qui a autrefois professé le Judaïsme et qui
possède encore une nécropole du type de Gamart, existe
le clan des Aaronides Saqali (Siciliens). Et les Aaronides^
fiers de leur sanctuaire, empêchaient les autres Israélites de
profaner leur temple par leur présence. Le rabbin marocain
Edrehi raconte dans son Book of miracles^ (p. 193) des
détails très curieux sur la vie des Aaronides de Debdou.
Le clan comptait au commencement du dix-neuvième siècle
environ sept cent familles, toutes d'origine aaronide, contre
deux ou trois israélites vulgaires. Les Berbères continuent
à les tenir en estime. Ils préfèrent tuer vingt Musulmans
que de toucher à un seul Juif. Cet auteur constate la per-
sistance à Debdou du préjugé qui veut qu'un Lévite ne
puisse s'établir à côté de ces Aaronides.
1. Tn^j.
2. V. Cf. J. Derenbourg, Essai sur VHisl, et la géogr. de la Palesline^
ch. XXIII.
354 ARCHIVES MAROCAINES
Si nous ajoutons à ces exemples celui de la Cahena, — en
phénicien « prêtresse » et en hébreu « fille d*un Cohen», —
qui dominait précisément la grande nation guerrière
de religion juive de DJeroua, nous pourrons peut-être
émettre une thèse hardie, mais qui résulte de l'ensemble
des faits.
A Tépoque de l'invasion arabe, il existait en Afrique,
comme à Léontopolis et dans l'Arabie anté-islamique,
nombre de sanctuaires juifs entretenus par des clans de
prêtres d'origine aaronide qui dominaient les Juifs primitifs
et les Berbères eux-mêmes.
Le prototype de ces temples c'est le temple d'Éléphan-
tine, c'est celui d'Onias en Egypte. Ce dernier rejeton d'ori-
gine sadocite n'avait-il pas réussi à fonder un temple rival
en Egypte, à se mettre à la tête des colonies juives mili-
taires de ce même pays et à se faire investir du titre
d'Arabarque, ou prince des nomades du désert et de la mer
Rouge ? Rien d'impossible à ce que ses descendant3 loin-
tains aient hérité du titre de généralissime et de la supré-
matie sur la région d'Onion *.
On a vu, en effet, que des colonies militaires analogues
ont de tous les temps existé en Libye. Ne serait-il pas
logique de supposer qu'après les guerres déchaînées en
Afrique par les Juifs maures contre les Romains, les
réfugiés juifs de la Cyrénaïque, guidés par les descen-
dants d'Onias et même par d'autres familles de prêtres,
auraient pénétré, avec l'aide des Himyarites judaïsés, dans
les massifs montagneux de l'Afrique ?
On l'avait supposé, sans avoir pu appuyer d'une façon
1. Cf. le passage précité du tr. Meguilla, 10a, concernant le fonc-
tionnement de la maison d*Onias au quatrième siècle ; Tindication d'Ibn
Khaldoun que « les Ojeroua fournissaient des rois à tous les Berbères »
de la deuxième race et des traditions localisées en Afrique, nous per-
mettent de supposer un grand mouvement de Berbères-Himyarites gui-
dés par des princes aaronides de la dynastie d'Onias. Ajoutons que les
Aaronides du Djerid prétendent avoir une origine sadocite.
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 355
scientifique cette hypothèse originale. Mais la persistance
en Afrique de monuments qui se rattachent à des époques
anté-islamiques, de nécropoles creusés dans le roc, de
sanctuaires ou de ghriba, de fractions de Juifs nomades
dont plusieurs groupes rattachent leurs origines à Bagaïa,
la capitale de la Kahina, et enfin celle de clans d'Aaro-
nides qui en Afrique ont joué un rôle social important,
tout cela ne nous permet-il pas de conclure que, déjà à
l'époque anté-islamique, le Judaïsme africain rappelait
celui de TArabie ?
D. — Données linguistiques.
Les traditions locales chez les Juifs de TAtlas, notam-
ment parmi les derniers groupes du Djebel tripolitain et
de l'Atlas marocain (Sous et Taroudant), font remonter
l'origine de ces Juifs à une époque antérieure au Christia-
nisme. Les habitants de Djebel Iffren, sur le versant
oriental du Djebel Nefoussa, déclarent avoir été établis
dans ce pays comme colons agricoles par le général
romain d'origine grecque, Phanagore, ce même Phanagore
dont le nom figure dans un ancien Midrash, à côté de
celui de Titus *. Les rabbins de la place prétendent avoir,
il y a trente ans, trouvé une pierre tumulaire qui date du
premier siècle. Ce qui est certain, c'est qu'il y existait en
même temps qu'une ghriba, une nécropole du type Gamart,
et qu'on retrouve des traditions sur la prédominance poli-
tique et religieuse des Juifs, des mœurs et des usages
remontant à un Judaïsme primitif, enfin des témoignages
de rabbins du moyen âge sur des pratiques encore obser«
vées, enfin un dialecte hébraïque d'une origine très éloi-
gnée. Nous avons mis à l'étude un lexique et une gram-
1. RabbOf n3^>( I. Dans ce texte Phanagore Ûgure comme le duc
de TArabie.
356 ARCHIVES MAROCAINES
maire de cette langue *, dont nous avons fait ressortir le
caractère hébraïque. Sa prononciation le rapproche plu-
tôt du samaritain ; mais certains mots portent les traces
d'une évolution spéciale. Plusieurs sont d'origine ara-
méenne, et leur forme rappelle le dialecte palestinien, non
le babylonien : il faut écarter toute hypothèse d'in-
fluence du côté rabbinique.
Mais la présence d'éléments grecs, alors qu*aucune trace
de latin ne s'y trouve, est convaincante pour faire admettre
l'origine helléniste, au moins d'une partie des Juifs de
l'intérieur africain. Graetz et Frankel avaient déjà fait la
même constatation, en ce qui concerne le dialecte enseigné
aux Juifs de Kaïrouan par Taventurier Eldad le Danite au
neuvième siècle ^.
Le mot de « Hara », prononcé par certains Juifs Hora^
appartient au même vocabulaire; il signifie le m camp
retranché», ou « la ville par excellence^» ; ce n'est qu'après
l'évacuation des Chrétiens, que la Hara devient la « ville
juive ».
E. — Témoignages épigraphiques.
L'épîgraphie juive, n'a pas jusqu'à présent donné en
Afrique grand résultat. Certes, il ne faut pas s'attendre à
trouver pendant le moyen âge juif un grand nombre de
documents épigraphiques ; des recherches en ce sens n'ont
pas encore été faites et je suis certain que Ton aurait pu
y recueillir des documents suffisants pour reconstituer
une partie au moins de l'histoire des Juifs en Afrique.
Moi-même, en suivant les indications d'Ibn Khaldoun,
j'ai trouvé un certain groupe d'inscriptions d'une époque
ancienne et dont l'intérêt n'a pas échappé à M. Ph. Ber-
1. Etude précitée, cf. Cn dialecte hébreu du Sahara,
2. V. Graetz, ibid., éd. hébr., III, notes.
3. Ces! encore le sens de ce Icrme dans le dialect Mallais.
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 357
ger: ces inscriptions, provenant des oasis de la côte
tripolitaine et du Nefoussa, nous montrent que partout où
la tradition place des Judéo-Berbères, des survivances
écrites subsistent encore.
La plus ancienne de ces inscriptions provient de Volu-
bilis (Maroc) et de l'oasis de Zlitin. Dans la région envi-
ronnante, certains points géographiques, des fleuves et
entre autres des mausolées de construction romaine,
portent des noms juifs. Des ruines de synagogues antiques
s'y retrouvent; des tribus berbères d'origine juive (les
Oarchefana, les Beni-Brahami, les Beni-Ashaq) s'y ren-
contrent. D'autre part, nous savons que les Nefoussa
avaient débordé sur la côte sous la domination byzantine '.
C'est à cette époque, c'est-à-dire entre le cinquième et le
septième siècle, qu'il faut placer la tombe hébraïque du
nom d'Abed ou d'Anan, dont l'écriture dénote l'origine
antique ^ et les deux inscriptions provenant des ruines de
Garthage. En outre, dans la Hara de Zlitin j'ai trouvé
des vestiges d'inscriptions en langue grecque. Ces docu-
ments appartiennent certainement à une époque anté-
islamique. Les autres inscriptions que j'ai recueillies sont
toutes d'époque islamique ; mais, par leurs origines et leurs
dates, elles se divisent en deux groupes : 1° groupe judéo-
berbère primitif, remontantaux premiers siècles de l'Islam,
à une époque où l'élément juif de l'Atlas n'avait pas encore
été entamé par le Judaïsme orthodoxe, dont le siège était
à partir du dixième siècle, à Kaïrouan et à Fez ; et 2** le
groupe judéo-berbère rabbinique, datant de l'époque où
le rabbinisme s'infiltrait dans le Sahara, sans toutefois s'y
établir définitivement.
Pour le premier, le monument le plus important au
point de vue historique est la pierre tumulaire que j'ai
1. Cf. FouRNEL, les Berber$y I, p. 109.
2. Et. précitée^ n» 3.
358 ARCHIVES MAROCAINES
trouvée dans mes fouilles au cimetière de l'ancienne ville
juive de Djado : ce cimetière est situe sur une pente de la
colline, où se trouvent encore les ruines de Tancienne
Hara, notamment une synagogue souterraine et des nécro-
poles. Déjà la partie gauche m'avait fourni des pierres
tumulaires hébraïques du onzième et du douzième siècle.
Mais la partie droite, incontestablement plus ancienne,
comme le fait voir la couche épaisse de terre qui cache les
tombeaux, m'a mis en présence d'un type de tombes
nouvelles. Celles-ci, bien que creusées dans la terre et
non dans le roc, forment un encavement artificiel autre-
ment solide que ne Test le type ordinaire des tombes
juives du moyen âge : il s'agit là d'un système tumulaire
transitoire entre les anciennes nécropoles taillées dans le
roc et les pauvres fosses des Judéo-Arabes. Dans l'une
de ces tombes, j'ai trouvé une pierre avec une inscription
en deux langues, qui à elle seule pose un problème : on
y voit d'abord deux lignes en arabe coufique, portant les
mots suivants : « Ceci est la tombe de Hassana *... » Puis
quatre gros caractères hébraïques, d'allure archaïque,
reproduisent le nom en hébreu, tandis que plusieurs
autres lettres minuscules, que je ne suis pas encore parvenu
à déchiffrer, semblent indiquer la date.
Les caractères archaïques de l'inscription en marquent
l'ancienneté : dans tous les cas, elle doit être de beaucoup
antérieure au onzième siècle, date des inscriptions
hébraïques qu'on trouve dans l'autre moitié du même
cimetière. Les Juifs orthodoxes et mêmes Caraïtes ayant
de tout temps répugné à se servir de l'arabe pour les
choses du culte, cette pierre ne peut guère provenir que
d*un milieu très peu orthodoxe : avant de passer à l'hébreu
rabbinique, les Juifs de l'Atlas avaient donc subi, entre le
septième et le dixième siècle, une influence arabe, à moins
1. Étude précitée n« 0.
TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 359
de supposer que Técriture coufique fut introduite en
Afrique par les Himyarites primitifs et que Tinscription
en question est antérieure à l'apparition des Arabes.
L'onomastique arabe, qui bientôt se propage partout, le
démontre suffisamment. C'est à cette catégorie que se
rattache Tinscription du Kasr « Beni-Ashaq » (entre
Msellata et Girza), portant les noms suivants : « Isaaq ben
Maleaq ben Yacoushti ben Isaac^ ». Cet Isaac, à en croire
les traditions juives locales, aurait été le chef de la tribu qui
était en possession du Kasr en question. A Reheibat-es-
Sabt, ville qui a gardé des traditions juives, on me signala
l'existence d'une inscription juive en caractères arabes,
où seraient racontés les exploits guerriers d'Aroun ben
Aroun, chef juif de Nefoussa. J'ai pu depuis lors explorer
l'intérieur de la Cyrénaïque, et les traditions locales m'ont
permis d'établir une liste des anciens établissements juifs
de cette région. A Ain Chahat (Cyrène), à Garnis, à Messa,
à El-Milouda, partout on rencontre des nécropoles du
type de Gamart. A El-Milouda, j'ai découvert une ins-
cription juive archaïque datant d'une époque antéisla-
mique certaine.
Les inscriptions du deuxième groupe sont plus nom-
breuses ; de plus, elles relèvent de l'épigraphie hébraïque.
Les plus anciennes pierres portent, presque toutes une
légende qui est générale au Sahara : elles datent du on-
zième au quatorzième siècle. Plusieurs provenant des oasis
de la côte (notamment Msellata et Tripoli ') sont anté-
rieures à la grande persécution des Almohades, qui avait
décimé le Judaïsme au Maghreb ; plusieurs autres lui sont
postérieures''. Ces inscriptions nous permettent de cons-
tater que, contrairement à l'assertion de certains chroni-
queurs du moyen âge, les Judéo-Berbères de l'Atlas et
1. Etude précitée, n* 1.
2. N- 4 6.
3. N-7-8.
ARCH. MAROC. 23
SfiO ARCHIVBS MAROCAINES
des oasis de la côte tripolitaine n'ont jamais été anéantis ;
d'ailleurs, les formules que nous rencontrons sur ces
pierres sont calquées les unes sur les textes des Caraïles,
les autres sur ceux des Juifs orthodoxes ; elles dénotent
chez les Juifs du Sahara, comme M. Israël Lévi à qui
j'ai communiqué ces textes, me Ta bien fait remarquer, une
tendance religieuse syncrétiste, tendance qui est confirmée
par des documents contemporains et par les usages encore
en vigueur chez les Judéo-Berbères. Elles corroborent la
lettre de Maîmonide, qui déclare que ces Juifs ne sont ni
juifs rabbanites, ni juifs caraîtes, mais Juifs berbérisés. Ce
sont toujours des Maghrabia, ou Maghrabia qui, même
après la pénétration du Rabbinisme dans ces parages,
hésitent entre les deux grandes sectes juives ; ils restent
surtout fidèles à leurs anciennes traditions de Judéo-Ber-
bères.
Les pierres de Nefoussa, du quatorzième siècle, nous
montrent la persistance de cette foi éclectique. Cependant,
les pierres de Msellata datant du quinzième siècle et une
autre pierre que j'ai recueillie dansl'lfTren nous montrent
que, sous la poussée des fugitifs espagnols (parmi lesquels
on trouve de grandes autorités rabbiniques, comme Duran,
Barfati, etc.*), le mouvement de rabbinisation s'accentua.
Les « hérétiques » d'Ouargla et des autres ksour rejettent
leurs hérésies, alors que les derniers fugitifs du Nefoussa
au seizième siècle nous apparaissent encore sur la côte
tripolitaine, en état d'hérésie. Dans ce même siècle, Léon
l'Africain signale sur l'Atlas marocain des groupes juifs
adonnés à l'agriculture et à l'art militaire, qui sont caraîtes
ou sectaires*.
Aujourd'hui encore, les Juifs de l'HTren observent les
lois de la pureté et les autres restrictions contraires au
1 Cf. le Youhassin de Zacoulo; C\hen, Hisl. des Juifs de CAfr. sepi,
passé m.
2, T. Il, p. Ui el t IV. p. 137.
TéMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES 361
Rabbinisme ^ tandis que les Bahouzim ou les dernières
fractions des Juifs nomades sont aussi ignorants de la Loi,
aussi indifférents à la conception religieuse juive que
Tétaient leurs ancêtres. C'est même, avec en outre un
vague sentiment ethnique, ce culte des ancêtres, dont les
tombeaux sont vénérés par les Judéo-Berbères dans FAu-
rès, à Nédroma et ailleurs, qui constitue leur seul lien
avec le Judaïsme ; aussi, le progrès de l'Islamisation ne
s'arrêta jamais parmi ces primitifs jusqu'à la conquête
française.
Ce ne sont donc pas de simples hypothèses que nous
apportons à la consolidation de notre thèse sur Texistence
historique des Judéo-Berbères, mais des documents et
des faits, auxquels les auteurs arabes et juifs, l'archéolo-
gie et l'épigraphie, la linguistique et l'ethnographie, four-
nissent chacun une contribution ; de sorte que le pro-
blème des Judéo-Berbères, jusqu'ici limité au domaine
vague et aventureux du folklore, devient une vérité histo-
rique, qui doitprendre sa place désormais dans les Annales
du peuple d'Israël.
Ce point une fois acquis, nous ne saurions mieux faire
que de puiser aux renseignements que les auteurs arabes
nous donnent sur les destinées historiques de cette race.
Ces sources sont d'une importance capitale, et des afri-
canistes comme Fournel et Basset ^ ne l'ont point mécon-
nue. Mais, avant de passer à l'époque islamique, essayons
de procéder à une reconstitution historique de la destinée
des Juifs survivants des guerres contre les Romains.
1. Nous avons consacré un chapitre spécial aux mœurs des Judéo-Ber-
bères du Neroussa. Le docteur Huguet a consacré une excellente étude
aux mœurs « des Juifs du Mezab ».
2. V. surtout son ouvrage : Nedromah et les Traras.
LIVRE TROISIÈME
ESSAI SUR L'HISTOIRE DES JUDÉO-BERBÈRES
LES ORIGINES DES JUDÉO-BERBÈRES
Des tribus juives, ayant toutes des conceptions com-
munes et des croyances identiques, se rencontrent depuis
l'Arabie himyarite jusqu'à l'Océan. Une première fraction
s'est établie solidement dans le Semen, en Ethiopie, favo-
risée parle relief de ces régions accidentées. Un Judaïsme
primitif plus ou moins hellénisé avait survécu dans ce
pays à toutes les vicissitudes. Mais ses origines se per-
dent dans le chaos qui nous empêche de discerner nette-
ment les conséquences des guerres de H5-118. Il est cer-
tain seulement, que les survivants de cette insurrection
furent obligés de prendre le chemin du sud et de passer
par la trouée entre le Djebel Déminer en Libye et TAurès
en Numidie. Ces deux massifs aux portes du désert
n'étaient pas encore sous la dépendance romaine.
Déjà la dévastation de la Cyrénaïque par les Romains
avaient provoqué un grand mouvement de migration des
tribus berbères vers le sud-ouest ^ ainsi que celle des
Aourir'i, que Carette considère comme les anciens abori-
gènes de l'Afrique, dispersés par les Carthaginois après
leur émigration de la Libye orientale.
1. Pour la question des migrations des Berbères, j'ai suivi les données
d'iBN Khaldoun, 1, 170 et suiv. : Carette, Exploration scientifique et mi-
grations des tribus de V Algérie ; Mercier, Histoire de r Afrique sept., I, 181 ;
cf. FouRNEL, les Berbers, I.
366 ARCHIVES MAROCAINES
Cette présence des Juifs explique seule les soulève-
ments des Berbères, qui harcelèrent depuis lors les
possessions romaines ^ Le premier souci d'Hadrien, après
avoir vaincu les Juifs, fut de charger Martius Turbo
d'apaiser les troubles de la Mauritanie. Pausanias et plu-
sieurs autres auteurs mettent les deux faits sur le même
plan. En 122, Hadrien combat personnellement les Maures
et les persécute violemment. Sous Antonin, de 161 à 103,
nouvelle révolte : les Berbères sont refoulés vers l'Atlas.
Or, nous avons montré qu'il y avait déjà à cette époque
dans l'Atlas des colonies juives. Entre 250 et 292, eurent
lieu les grands soulèvements des Qinquegentions, cette
fédération qui apparaît comme la première organisation
des Berbères. C'est sur elle que M. Cagnat^ aperçoit les
traces d'une influence plutôt chrétienne, alors que l'exi-
stence des Juifs dans l'Atlas est établie. Les réfugiés juifs
de la Cyrénaïque se groupèrent avec les Libyens himya-
rites, dont certaines fractions étaient déjà pénétrées d'une
influence juive. Ils s'adaptèrent à la vie du désert, s'assi-
milant les mœurs berbères, et formèrent à leur tour deux
grandes tribus, qui devaient exister dès le quatrième siècle
et dont le judaïsme ne fait pas de doute. C'étaient notam-
ment les Djeraoua, dans lesquels il est difficile de ne pas
voir le mot hébraïque « étranger » ou « exilé », avec le
pluriel arabe. Peut-être est-ce la traduction hébraïque du
mot Phalacha. En efiet, un auteur signale la présence
parmi les Berbères, de Juifs qui portaient le nom de
Philistins. Aujourd'hui encore les marchands juifs pré-
tendent qu'une des races du Soudan s'appelle Philisi et
professe le Judaïsme. Quant aux Aourir'i, forme altérée
du nom d'Aferi, devenus plus tard Aouraba, ils se ralliè-
rent aux Nefoussa. Considéré à ce point de vue, le pro-
blème des migrations successives qui précédèrent celles
1. Cf. BAaNAG£, VII, p. 185;Ora8ius, VII, 3; Pacsaniits, VIII, 43, IS.
S. L Armée romaine d'Afrique, p. 53 et 58.
LES ORIGINES DBS JUDÉO-BERBÈRES 867
des tribus berbères appartenant au Zenata vers l'occident,
comme celui des origines mal précisées des Djeraoua et
des Nefoussa, s'explique de lui-même ^ L'établissement
des deux dernières tribus dans le Maghreb, avant les
Zenata et à la suite des Louata et des Aourir'i, est con-
firmée par les renseignements peu nombreux que nous
possédons sur les mouvements des Berbères.
Dans la marche vers le Sud-ouest, les fractions avan*
cées des Aourir'i et les Nefoussa et les Djeroua s'établirent
d'abord dans la Tripolitaine méridionale et s'y maintin-
rent jusqu'en 280-270, lorsque l'invasion des Zenata les
repoussa jusqu'à l'Aurès.
Les fractions d'avant-garde de ce mouvement allèrent
échouer aux environs de Tlemcen et d'Agadir, dans la
région de Nédromah et jusqu'aux confins de l'Atlas, où
une partie d'entre elles put renouer des relations avec
ses coreligionnaires de la côte après la conquête ro-
maine.
1. Cf. notre étude leg Hébr.-Phén,, appendice V, auquel nous emprun-
tons ici quelques passages, sans toutefois nous hasarder à en reprendre
ici les conclusions par trop hypothétiques. Jacopo Groberg, dans son
Geografico êlatiêtico deW impero de Maroco Genevo, 1834, p. 25 et 88, parle
de Judéo- Berbères antérieurs à Tlslam et établis parmi les Amazigh
qui s*appellent Philistini ; Movers (II, ibid,, II, p. 434), d*aprës Graberg,
affirme que les Juifs qui venaient parmi les Amazig se donnaient le nom
de Philisins. Cette précieuse indication est conflrmée par le nom de
Phalacha que les Juifs d'Abyssinie continuent à porter et par le terme de
Philisis que les Juifs des oasis de la Tripolitaine attribuent aux popu-
lations judalsantes qui seraient établies au Soudan central. Pour
nous, il s*agirait toujours de la racine himyarite de tE^Ss (d'où procède le
nom des Philistins) qui en hébreu se traduit par la racine de 11JI. Les
Djeroua (les guerra ou ghériens de TArabie anté-islamique) seraient peutr
être les descendants ou les congénères africains de ce peuple guer-
rier et trafiquant de l'Arabie dont il a été question plus haut. En outre,
nous admettrions volontiers que les deux autres tribus berbères de
religion juive les Mediouna et les Nefoussa eussent été des fractions
des anciens Midianites et Nefis-Nefous de la Bible.— M. A. P. Martin, dans
son livre sur les OasU saharienne» (p. 34-46) apporte des lumières nou-
velles (puisées à des sources indigènes) sur les « migrations juives »
qui, par l'Ethiopie se portaient dans les ksour du Sahara à une époque
anté-islamique. Cet auteur attribue à Tépoque de la Domination Juive
une durée de cinq siècles.
368 ARCHIVES MAROCAINES
En eiïet, au milieu du troisième siècle, les Romains ne
sont pas encore solidement établis dans ces provinces S ce
qui explique la pénétration tardive du christianisme dans
la Mauritanie intérieure et tingitane.
Plus tard, refoulées par le flot toujours montant des
Zenata et des Louata qui s'emparent des oasis algériennes
et marocaines entre 522 et 565, les tribus juives se dis-
persent, se fractionnent, et profitant de Tanarchie qui
règne dans le pays à partir du quatrième siècle, elles se
dégagent de la domination romaine. En tant qu'élément
relativement civilisé, elles dominent alors la situation
politique jusqu'à la conquête arabe. Mais en revanche, de
même que les Kouraîza d'Arabie, les Phalacha d^Éthiopie
et les hellénisants de la Crimée, et sous Tinfluence des
Hébréo-Phéniciens qu'elles trouvent un peu partout, ces
tribus s'écartent définitivement du Judaïsme traditionnel
et orthodoxe, en disparaissant pour longtemps des Annales
de rhistoire juive.
N'anticipons pas cependant sur les événements, d'autant
plus que nous pouvons citer à l'appui de notre thèse des
textes concernant Tintérieur du nord-africain, et remon-
tant directement aux événements de 115-118*.
Cest en effet à l'occasion de cette révolte et de son
expansion vers l'Occident, que Marcus Turbo commença
l'invasion de la Mauritanie et la conquête des Berbères,
sans toutefois se hasarder à pénétrer jusqu'à l'intérieur
du pays et à rejeter les révoltés jusqu'à l'Atlas.
D'ailleurs, nous avons déjà dit qu'une tradition locale,
corroborée par une chronique du moyen âge prétend qu'en
moins le Djebel Nefoussa comptait déjà des colonies agri-
1. G. BoissiER, r Afrique Romaine, p. 124.
2. Afin de mieux faire ressortir le caractère particulier propre aux
Judéo-lierbères, nous sommes forcés de revenir sur les événements qui
man|uent les origines de la formation de ce judaîsme^si différent de celui
que professaient les Juifs du littoral.
LES ORIGINES DES JUDÉO- BERBÈRES 309
colds juives à partir du deuxième siècle ^ Il en était de
même pour ce qui concerne la Syrte et le lac de Triton.
Un passage du Midrash, fort ancien — puisqu'il consi-
dère la Berbérie et la Mauritanie comme les extrémités du
monde — nous parle de la pénétration des Juifs dans ces
pays dans les termes suivants :
(c Certains d'entre les Juifs sont exilés jusqu'à la Ber-
bérie ; certains autres jusqu'à la Mauritanie ^. »
Il parait cependant que les premières impressions que
firent sur les fugitifs les habitants de la Berbérie ne de-
vaient pas être des plus favorables. Un texte talmudique
du deuxième siècle considère en effet les Berbères et les
Mauritaniens comme les populations les plus barbares ;
il leur applique le terme peu flatteur de Su ^ia « peuple
immonde» auquel les Juifs étaient livrés 3.
Ce témoignage est d'accord avec les traditions locales,
au sujet des vexations imposées aux Juifs par les Ber-
bères et les Maures ; si nous rapprochons ce texte d'au-
tres textes anciens, il est confirmé par une autre passage
du Midrash, où l'on se plaint de l'inimitié des Berbères
dans les termes suivants : u Les autres (par exemple les
Romains) ont des griefs contre le peuple juif ; mais quel
tort avons-nous jamais fait aux Berbères etauxScotts ^ (?) ;
pourquoi donc ces derniers persécuteraient-ils Israël*^?»
Un érudit hébreu, dont les affirmations ont ici du poids,
Marcus Fischer, a consacré une grande partie de sa vie à
rechercher, dans les documents anciens, tout ce qui se
rapporte aux Israélites implantés dans le nord de l'Afrique
depuis la destruction du second temple jusqu'à l'établis-
sement de la domination arabe en Afrique, et il a publié
1. Voyage d'Etudes juives en Afrique; Cf. plus haut 1. II.
2. Midrash Rabba, Cant des Canl., vers, mi Sip.
3. 4. Jebamot, f. 63b.
4. Nous lisons ici Gothes.
«. Midrash Tehilim, § 109.
370 ARCHIVES MAROCAINES
le résultat de ses recherches dans un petit volume inti-
tulé ]Ttw nnSin (imprimé à Cracovie en 1817). L*auteur
a soin de nous indiquer, dans sa préface, une fois pour
toutes, les sources où il a puisé ; et il donne sur ces popu-
lations, sur leurs institutions, leurs mœurs, etc., des ren-
seignements fort curieux et généralement vraisemblables,
bien qu'acceptés par lui, pour ainsi dire, en bloc et sans
aucun esprit de critique. Un grand nombre des faits cités
par cet auteur sont toutefois confirmés par d^autres docu-
ments, ce qui en fait présumer l'exactitude.
L'auteur commence par affirmer ce qui a été établi plus
haut, à savoir que, lors de la destruction du temple de
Jérusalem par Titus (l'au 70 de J.-C), une très grande
quantité de Juifs furent transportés dans la Province Pro-
consulaire d'Afrique, que les Romains voulaient repeu-
pler* etdansla Mauritanie^. Un très grand nombre de nou-
veaux émigrants se sont adonnés à l'agriculture, d'autres
à l'élevage du bétail, quelques-uns enfin aux métiers ma-
nuels. Mais les uns et les autres conservaient en partie
leurs statuts et leurs traditions généalogiques. Leur auto-
nomie se maintint en terre d'exil, et leur organisation en
tribus, si conforme au génie sémitique, reçut avec l'émigra-
tion une nouvelle consécration. Les membres d'une même
tribu étaient-ils tous issus d'une même famille ? Cela ne
nous parait pas probable, et il est permis d'en douter. 11
semble plus plausible d'admettre que les groupes réunis
par les hasards de l'émigration se sont, petit à petit,
agglomérés en prenant pour chef le plus puissante! le plus
capable d'entre eux, sous le nom d'Ethnarque. Les Romains,
qui par suite de la pénétration se trouvèrent en contact
avec eux, favorisaient cette constitution, parce qu'elle faci-
1. On remarquera que ce renseignement est conflrmé par une ancienne
source (Neubaeuer, Mediavel Jew. Chron., pas. cité) et par les traditions
locales des Juifs du Djebel Nefoussa).
al. M. Cazès. dans son Emoî tur VHUl, de* Juifs de la Tunisie (p. 28 et
8.), a repris ces renseignements.
LES ORIGINES DES JUDÉO-BERBÈRES 871
litait la perception des impôts. Ils chargeaient habituelle-
ment TEthnarque de ce soin. Les Romains, en effet, impo-
saient d'une taxe de deux sicles par an tout individu
valide, âgé de seize à soixante ans.
Les nouveaux venus ne furent pas, d'abord reçus par les
Juifs établis antérieurement dans le pays sans une certaine
méfiance . Tandis que ces derniers avaien t leurs tem pies dans
les villes accessibles aux maîtres du pays, dont ils flattaient
souvent Famour propre par des inscriptions grecques ou
romaines placées dans les endroits les plus en vue, les pre-
miers, au contraire, étaient à peine tolérés, et obligés de
célébrer leurs offices dans les champs, peut-être en secret.
Cependant, les immigrants observaient, comme les an-
ciens Juifs du pays, très scrupuleusement les lois de
Moïse. Le repos du Sabbat était absolu, et la viande de
porc rigoureusement interdite ; les jours de fête étaient
les mêmes ; en un mot, les principes fondamentaux de la
croyance juive étaient communs aux uns et aux autres.
Mais des différences notables les séparaient. Les uns par-
laient la langue du pays, les autres l'hébreu ou un dialecte
himyarite; les uns avaient des sympathies pour les Ro-
mains et s'efforçaient de s'attirer leur sympathie ; les autres
ne voyaient en eux que les destructeurs de leur nation et
de leur temple, et les haïssaient mortellement. La même
différence séparait les pratiques des uns et des autres :
les Israélites implantés dès longtemps ne connaissaient
que les prescriptions sommaires de la Bible, les nouveaux
arrivants, sous Tinfluence du grand mouvement qui avait
été imprimé au culte judaïque lors de la fin du second
temple, avaient donné à leurs croyances et à leurs prati-
ques un caractère qui, sans être talmudique, s'en rappro-
chait considérablement ^
1. Cf. notre appendice Thérapeutes et Maghrabia, et notre étude : Mœurs
et croyances judéo-berbères ( Voyage d'Etudes juives en Afrique).
372 ARCHIVES MAROCAINES
Ainsi, si les nouveaux venus observaient rigoureusement
les jours prescrits, ils ne connaissaient pas les seconds jours
additionnels K Pendant les jours de fête, les jeunes gens se
livraient aux exercices musicaux, et se servaient dans ce but
d'instruments à vent, à cordes ou à percussion ; les jeunes
filles prêtaient à ces concerts le concours de leur voix.
Ils célébraient la fête de Hanouka (Machabées); mais,
comme les Phalacha, ils ne connaissaient pas ou du moins
n'observaient pas celle de Pourim (Esther).
Ils célébraient, avec les Phalacha, après la fête des
Semaines, un jour de Libations-. Ils allaient passer au
désert, le premier jour de Pâques, en commémoration de
TExode^. Il est possible que certaines fractions aient fêté
avec les Juifs de Chypre * etdu Kurdistan^ et les sectaires
Maghrabia le samedi du « jour au jour ». Ce serait une sur-
vivance des cultes solaires d'origine hébréo-phénicienne.
Ils se mariaient généralement fort jeunes, les hommes
à 16 ou 17 ans, les femmes à 13 ou 14. La polygamie n'était
pas répandue, et chez eux — ce qui dénote l'influence
helléniste — la femme était libre ^.
Comme les Hellénistes, ils observaient rigoureusement
les règles de la pureté de la femme. Ils ne mangeaient pas
le dernier quartier des animaux. Le chandelier sacré leur
servait de symbole. En souvenir du deuil delà destruction
du temple, la fiancée, sitôt qu'elle pénétrait dans la maison
du mari, jetait un œuf contre le mur pour y laisser une tache.
Ils donnaient, contrairement au Talmud, la dîme et lais-
saient la glane aux pauvres^. Comme les thérapeutes, ils
1. nvSa hw ^3«7 aiTD av. C'est le cas des Falacha.
2. Cf. notre élude citée et le docteur Huguet : les Juifs du Mezab.
3. Idn Ezra, Exode^ III. Des vestiges de cet usage subsistent encore.
4. Benjamin de Tudela, Ilinéraire.
6. Benjamin II, SxW^ ^VDG.
6. Cf. notre étude citée plus haut.
7. Les Berbères du Nefoussa aujourd'hui islamisés pratiquent encore
plusieurs de ces usages dont l'origine juive est incontestable. Un de ces
derniers se rattache directement à la destruction du temple de Jérusalem.
LES ORIGINES DES JUDÉO-BERBÈRES 873
construisaient des synagogues souterraines, les Mequrab,
dans des endroits solitaires ^ Des prêtres aaronides prési-
daient à Fexercice du culte e t vivaient séparés des vulgaires.
Lorsqu'un membre de la tribu venait à mourir, les
proches parents prenaient le deuil pendant sept jours, et
tous les parents, amis ou connaissances du défunt, mar-
chaient pieds nus pendant trois jours, en signe d'affliction
et de deuil. Ils n'ensevelissaient pas isolément chaque
mort, mais ils avaient des caveaux de famille, où des com-
partiments ou niches étaient réservés pour les cercueils
de chacun des membres qui la composaient ; des écriteaux
en conservaient les noms.
Chaque chef de tribu, ou ethnarque, rendait la justice
entre les membres composant la tribu dont il était le chef;
lorsque les membres de plusieurs tribus étaient en cause,
les chefs de ces tribus se réunissaient et tranchaient l'af-
faire en commun.
La justice était rendue en plein air, en présence de
tous les notables de la tribu. Le témoignage de tous les
hommes ayant atteint leur dix-huitième année était reçu,
et tous les témoins, riches ou pauvres, étaient également
écoutés. Les femmes n'étaient pas admises en témoignage.
Ces Israélites étaient très sobres. Les rares ivrognes
qu'on rencontrait parmi eux, étaient relégués au dernier
rang de la société. Un homme trouvé trois fois en état
d'ivresse n'était plus admis en témoignage.
Ils étaient fort soigneux de leur personne, s'habillaient
plutôt avec luxe : ils aimaient beaucoup à se parer de
beaux habits et de bijoux précieux.
On a vu, par tout ce qui précède, que le flot des nou-
veaux arrivants avait englobé bien vite dans son sein le
1. Les Ghriba des temps modernes. A noter qu'en Arabie même des
Juifs puritains habitaient des souterrains où ils passaient leur vie en pleu-
rant Jérusalem (Benjamin deTudèle, Itinéraire; Graetz, i6ic/., IV, p. 313.)
874 ARCHIVEb MAROCAINES
groupe israélite qui habitait le Maghreb avant la destruc-
tion du second temple. Après l'arrivée en Tunisie du
groupe de 30.000 prisonniers de guerre de Tan 70, les
anciens Hébréo-Phéniciens ou ceux du groupe zabulonite
devaient se ressentir de l'influence religieuse que les
nouveaux venus devaient exercer sur leurs coreligion-
naires établis en Afrique de longue date.
Toutefois, nous avons essayé de montrer que les Cohen
jouaient encore un rôle prépondérant, en dépit de l'appa-
rition du Rabbinisme et souvent même à l'exclusion des
rabbins.
En dehors du pays romain et chrétien, on rencontrait,
des Berbères judaïsants. Sans nous hasarder à en dire
davantage, nous pouvons cependant affirmer que ces
Berbères pratiquaient un semi-judaïsme. C'est même ce
monothéisme primitif qui les prépara à l'Islam. La vic-
toire du Dieu d'Israël prépara celle de ses prêtres. Aussi,
n'est-il pas étonnant de voir des familles de Cohen juifs à la
tête des Berbères judaïsants; de constater la présence de
saints juifs, hommes et femmes — ces dernières inconnues
chez les Arabes — comme celle de sanctuaires « Mequreb »
consacrés par les Berbères ^« Ce qui est certain, dit M. Ga-
zés, c'estque depuis les événements de 1 15-118, la puissance
romaine leur était odieuse. » Ces primitifs haïssaient ce
peuple, avec toute l'ardeur que leur donnaient leur foi
et e souvenilr de leurs soulTrances. Ils voyaient toujours
en lui l'ennemi héréditaire, le destructeur du temple et de
la nation d'Israël, le maître qui avait asservi Jérusalem et
qui avait fait figurer dans les triomphes de ses empereurs,
les vases sacrés du temple de Dieu, Aussi prirent-ils part
au conseil tenu par Boniface, gouverneur de la province, en
l'an 429, et ne furent-ils pas étrangers à la décision prise
1. Tous les sanctuaires juifs de TAllas et du désert, ainsi qu'un grand
nombre de Marabouts de juifs des deux sexes sont encore vénérés par
les Berbères.
LES ORIGINES DES JUDÉO-BERBÈRES 875
àe chasser les Romains et d'appeler au secours de la pro-
vince les vandales d'Espagne, sous la conduite de Gen-
séric. M. Gazes admet le fait de la participation des
tribus juives aux guerres du cinquième siècle. Gette opi-
nion est confirmée par le rôle que les Juifs jouent depuis
lors en Afrique, et par de nombreuses indications histo-
riques plus ou moins concluantes. La conversion forcée
des Juifs de Borion par Bélisaire, la participation de la
tribu judéo-himyarite de Mediouna aux guerres contre les
Bizantins, le rôle de la Gahena et la résistance opposée à
Idris 1*' au Maroc, ce sont des faits qui suffisent pour jus-
tifier cette manière de voir.
La période de la domination des Vandales fut celle, où la
race berbère prit conscience d'elle-même et réussit à
s'avancer jusqu'à la côte. Les tribus des Sinta-Zenata et
des Judéo-Himyarites, n'étant plus entravées par les troupes
romaines, quittèrent leurs anciens campements pour se
répandre vers l'Occident africain.
En Espagne comme en Afrique, les rois vandales favo-
risèrent le libre exercice du culte juif et s'appuyèrent
sur les éléments non chrétiens : de vieilles influences
phéniciennes ou proto-hébraïques reparaissent, venant
de l'intérieur vers le littoral africain, et un mouvement de
judalsation se propage à travers toute l'Afrique.
Les sources juives d'ailleurs ne semblent pas ignorer le
rôle des Vandales et des Berbères comme destructeurs
de la puissance romaine. Un texte du Midrash constate
non sans une certaine satisfaction patriotique :
« Les Édomites ^ (les Romains) craignent surtout les fils
de la Berbérie et de la Germanie.
Quant aux tribus juives ou judaïsantes, elles restèrent
comme les Phalacha de nos jours, à l'écart du monde ro-
main où on les tenait pour des Philisis <c étrangers, exilés ».
1. Midrash Genèse, Rabba,
ARGH. MAROC. 24
376 ARCHIVES MAROCAINES
Elles subissaient surtout Tascendant politique et reli-
gieux des nomades venus de l'Erythrée.
Et lorsque plusieurs siècles plus tard, après la conquête
arabe, ces populations reprirent contact avec le Judaïsme
rabbinique et orthodoxe, il leur arriva ce qui était arrivé
aux descendants des hellénisants des côtes de la mer
Noire, réfractaires à la discipline du Talmud : elles pro-
fitèrent du schisme des Caraïtes, revenus au Mosalsme pur
durant le huitième siècle, pour s'organiser en dehors du
Judaïsme talmudique, ou bien préférèrent se fondre parmi
leurs voisins berbères devenus musulmans. Et c'est même
là la cause principale de la diffusion des prétendus
Caraïtes au Maghreb, diffusion dont les historiens juifs ^
nous parlent amplement.
On ne voit pas d'autre solution logique au problème du
judaïsme dans les pays slaves et africains, à l'époque des
invasions musulmanes. Le même phénomène, qui dans les
pays slaves a donné naissance à la formation de l'empire
des Khazars, avait en Afrique abouti à celui de la Cahena
(et du Soudan). Dans les uns et dans les autres, on se
trouve en présence d'une secte mosaïste, c'est-à-dire
soustraite à la discipline talmudique et plus politique que re-
ligieuse. C'est le grand mérite de Harkavy^, confirmé par
Poznansky, d'avoir établi la filiation directe qui existe entre
l'ancienne secte des Thérapeutes, ou Esséniens égj-ptiens,
et les Magharia des origines de l'Islam, qui plus tard
devinrent les Maghrabia ou Juifs hérétiques du Maghreb.
Sans insister ici davantage, disons seulement que le
Judaïsme, affaibli sur la côte par les succès du Christia-
nisme, gagnait en revanche du terrain parmi les Berbères.
Un vague panthéisme rapprochait ceux-ci du monothéisme
non moins vague professé parleurs voisins judéo-hellènes ^
1. Notamment Fûrst, Gesch, des Karâerlums,
2. V. notre append. Thérapeutes el Maghrabia,
3. Monceaux, //i«/. LUI. de VAfr. chrét., I, p. 34.
LES ORIGINES DES JUDÉO-BERBÈRES 877
Les effets de la propagande juive furent d'autant plus effi-
caces, que les doctrines du Judaïsme professé parles Dje-
raoua étaient des plus élémentaires.
Pour ce qui concerne les tribus libo-phéniciennes*, qui
habitaientle nord de F Atlas jusqu^à Tlemcen, au milieu d'une
population punique très nombreuse, dont la langue avait
survécu à la domination romaine et chrétienne, nul doute
qu'elles ne parlassent la langue hébréo-phénicienne jusqu'à
l'invasion arabe, tandis que les Juifs du littoral parlaient
plutôt le latin. C'est là qu'il faudrait chercher la cause de
la propagation rapide de la langue arabe parmi les Juifs et
les citadins, alors que l'élément arabe ne pénétra dans le
Maghreb qu'au onzième siècle 2.
Les populations puniques, refoulées vers l'intérieur et
qui disparaissaient encore avant l'invasion musulmane,
après avoir renoncé au paganisme, durent se fondre dans
les tribus juives et chrétiennes.
Du moins, peut-on voir là une cause de la persistance,
parmi les villes maritimes du Maghreb et jusqu'à Tolède,
des traditions qui remonteraient aux gens venus avec
Salomon^. On sait en effet que la légende de Salomon a
été connue des Tyriens de l'époque de Josèphe, elle sert
de base à la généalogie des dynasties éthiopiennes; elle
a été revendiquée par la seule colonie juive, qui ait
survécu jusqu'au sixième siècle, celle des Borion dans la
Syrte ; elle est dans tous les cas antérieure à r Islam : si
elle ne précise pas l'origine de tous ces établissements
juifs, elle nous permet du moins de faire remonter à la
plus haute antiquité leurs fondateurs juifs.
1. Le Maroc demeurait le dernier reHige de la race punique. Jusqu'au
sixième siècle, on parlait encore en Mauritanie un idiome phénicien
(cf. MoMMSEN, Hist. rom., éd. franc., II, p. 463).
2. FouRNEL, ouvr. cité, II. Dans les ksour du Sahara le Judaïsme do-
minait encore au dixième siècle (Martin, ouvr, cité, p. 84).
3. Graetz, ibid., II, p. 75 et s. Ibn Khordadbeh (ouv. cité, p. 118), con-
naît déjà ces traditions.
II
LBS DJEROUA (v*-VII* S.).
Dans notre travail les Hébréo^Phéniciens nous avons
consacré un appendice à la discussion du problème des
origines des Djeroua. Nous avons pu présumer que les Dje-
roua sont Tavant-garde de la pénétration des Himyarites
juifs venus de l'Ethiopie. A partir du cinquième siècle,
on les trouve dispersés dans toute T Afrique; ils sont en
outre dominés par une aristocratie sacerdotale et guer-
rière et forment une agglomération organisée dans Finlé-
rieur africain par des clans de prêtres (les descendants
d'Onias?), et composée d'Hébréo-Phéniciens ou de Judéo-
Hellènes.
Leur origine, qu'lbn Khaldoun nous dit^ être antérieure
à la conquête byzantine, leur religion et leurs coutumes
toutes primitives, ne s'expliqueraient pas, si nous ne les
faisions remonter à une source hébraïque, non contaminée
par la Synagogue orthodoxe. La thèse de M. Monceaux,
qui renvoie à l'époque grecque cette pénétration juive chez
les Berbères, est donc sujette à caution. Laissons d'ail-
leurs la parole à Ibn Khaldoun, la seule autorité en la ma-
tière «:
1. HUL de» Berbères, III, p. 192.
2. Cf. plus haut, II, ch. III. Pour rélucidaUon de notre problème, ces
citations sont d'une importance capitale. Nous préférons donc les
reprendre d*emblée.
LES DJEROUA (v*-VII* 8.) 879
« La grande nation de religion juive des Djeroua, dit-il,
habitait Tlfrikia et le Maghreb dans une indépendance
absolue. Longtemps avant la première apparition de
rislam en Afrique, les Djeroua se distinguèrent par leur
puissance et le nombre de leurs guerriers. Ils montrèrent
aux Francs établis dans les villes une soumission appa-
rente, et, pour rester en possession du pays ouvert, ils
prêtèrent à ceux-ci l'appui de leurs armes à chaque réqui-
sition ».
Bien que répandue dans le Maghreb, les Djeroua s'af-
fermirent dans TAurès et nommèrent un roi, à une date
qui englobe à peu près Tépoque de la domination vandale
(en effet, le même auteur compte huit générations depuis
Guera, Pancêtre éponyme de la Cahena, jusqu'à la fin du
septième siècle).
Dans une précédente étude sur le Maroc, j'ai déjà sup-
posé que le nom de Cahena se rattachait à la fille d'un
Aaronide ^. Des recherches sur place m'ont permis d'éta-
blir la persistance en Afrique de clans d'Aaronides :
comme nous le montre l'exemple de TArabie, d'Éléphan-
tine, de l'Onion et en partie aussi celui des Phalacha, fu-
rent les Aaronides avant la pénétration du rabbinisme, les
chefs religieux du Judaïsme africain. Or, si nous consi-
dérons le caractère guerrier des Djeroua, leur supério-
rité morale et industrielle, nous nous expliquerons ce
phénomène par la survivance de la famille, des prêtres
de rOnion; ces derniers, qui étaient en même temps que
sacrificateurs chefs militaires, pouvaient continuer leur
rôle parmi les Berbères^. N'avons-nous pas vu les princes
déchus de la maison d'Hérode faire souche en Arménie
et en Géorgie ^ ?
1. y. p. 314.
3. V. plus haut, 1. II, ch. III.
3. Cf. la chronique de Moïse de Khorène (citée par la Jtw, Bne, art
Caucase et Arménie),
980 .ARCHIVES MAROCAINES
Selon une source talmudique du quatrième siècle, on
continuait à cette époque à faire des sacrifices dans la
« maison d'Onias », ou plutôt a par des prêtres de la mai-
son d'Onias » ^ Les Phalacha continuaient à appliquer le
règlement des sacriGces jusqu^au dix-neuvième siècle chez
les Judéo-Berbères; du moins, la fête de Pâques était célé-
brée par l'immolation d^un agneau.
Le caractère plus ou moins hellénisé des Djeroua n'est
pas encore établi avec certitude ^.
Ibn Khaldoun nous dit que les Djeroua étaient Juifs
(dans le sens large du mot) : c'est ce qui ressort de tout ce
qui précède et cela se trouve appuyé par plusieurs preuves
nouvelles et précises.
Les historiens grecs signalent certains peuples ber-
bères comme priant dans des souterrains, ou près des
morts ^ : pareille indication est confirmée par l'existence
de nécropoles d'origine juive certaine sur le territoire
des Djeroua, et de sanctuaires fort anciens.
P'autre part, une fraction de Djeroua ou des Juifs primi-
tifs guerriers et artisans a survécu au temps, dans la
région de TAurès. Ce sont les Bahouzim * et les tribus
juives islamisées, qui sont les descendants directs des
anciens Judéo-Berbères.
Ce que nous avons dit des Djeroua peut s'appliquer
aussi à Nefoussa. Ibn Khaldoun place, dans cette région,
des tribus juives. Une tradition locale rapporte l'origine
des Juifs à la captivité de Titus. Les Berbères de cette
région confirment cette tradition'*.
Or, cette tribu n'apparaît dans les textes. que sous les
Vandales : elle occupe la Libye jusqu'au littoral.
1. Tr. Meguilla, f. 10 a.
2. Cf. toutefois notre et. /<« Hébr.-Phén., append. V.
3. Cf. P'OURNEL, ibid., I, p. 166.
4. La race nomade des Bahouzim est juive d'Origine et de religion. Du
judaïsme elle n'observe que quelques principes. Cf. notre note I. Suppl.
ô. V. plus haut, 1. 11.
LBS DJEROUA (Y*-Vn« S,) 381
En &83, TÂurès se déclare indépendant. D'autre part,
des tribus juives et judaïsantes remontent jusqu'au litto-
ral.
En effet, en 6M, les Chrétiens ne sont plus mentionnés,
et ce sont les Nefoussa qui remontent dans les oasis de la
côte pour s*opposer aux Arabes ^ Les influences juives
dans les oasis de la Tripolitaine, ainsi que leur caractère
politique et syncrétiste, est facile à constater depuis
Fépoque vandale.
Nous voyons ces influences surgir par la suite un peu
partout : entre la deuxième moitié du cinquième siècle et
la fin du septième siècle, les Berbères deviennent les
maîtres de la plupart des régions de la côte. Ils supplan-
tent les Romains et les Grecs. Seuls les Juifs savent se
maintenir dans les Chôra ou <( Hara », forts byzantins
devenus les villes juives par excellence.
Un peu plus tard, sous la poussée des migrations des
Zenata, certaines fractions des tribus juives et chrétiennes
dissidentes unies aux Âourir'i se répandent jusqu'au Tell
et à l'Atlas. Cependant, la Cyrénaïque, dévastée au dé-
but de l'ère chrétienne, se couvre d'importantes colo-
nies juives plus ou moins indépendantes, telle la ville
de Borion citée par Procope ^, la El-Yehoudia du moyen
âge, etc.
La région des Médiouna, tribu juive fixée aux environs
de Tlemcen, s'étend jusqu'à la côte, et un indice précis
nous fixe sur l'expansion des autres tribus juives vers le
Maghreb-el-Aqça et jusqu'à l'Océan 3. Dans la première
moitié du cinquième siècle, saint Augustin (mort en 431)
est allé plusieurs fois dans la ville de Tigidis, dont plu-
sieurs évéques sont de ses amis : or, dans aucun de ses
écrits, il ne mentionne un monument se rattachant à la
1, FOURNEL, ifeW., I, p. 109.
.2. De Mdifieiis, VI, 2, Cf. plus haut.
3. Ibn Khaldoun, pas. cité ; v. plus loia.
382 ARCHIVES MAROCAINES
tradition des Canaanéens et des guerres de Josué, tradi-
tion que l'évêque d'Hippone, ainsi que saint Jérôme S
connatt cependant fort bien et qu'il cite dans ses travaux
d'exégèse biblique.
D'autre part, à l'époque de la conquête de l'Afrique par
les Byzantins, c'est-à-dire vers 535, cette tradition était
déjà connue sur la côte et particulièrement à Tigidis. Pro-
cope nous raconte, en effet, que les Phéniciens bâtirent
un fort à l'endroit où s'était élevée la ville de Tigidis
— sans doute pour se défendre contre les Berbères —
qu'ils parlaient encore le phénicien et qu*ils avaient érigé
près d'une fontaine deux colonnes de pierres blanches,
avec cette inscription, en langue phénicienne : « Nous
sommes ceux qui ont été chassés de leur pays par Josué
le voleur, fils de Noun^ ».
Cette inscription, dont la teneur est confirmée par ail-
leurs, presque de la même époque^, doit se rattacher à
l'invasion de la côte par les tribus judéo-berbères de l'in-
térieur, considérées par les citoyens puniques des villes
maritimes comme de simples brigands, dont Josué, le rival
de Melqart devint l'incarnation persistante ^. Pour notre
étude, l'inscription de Tigidis présente un intérêt capi-
tal : elle coïncide avec l'époque de l'expansion des Ber-
bères de l'Aurès jusqu'à la côte, qu'elle permet de fixer
entre &83 et 533. Cette dernière limite étant naturelle-
ment trop reculée, l'établissement définitif des tribus
juives dans le Maghreb-el-Aqça et jusqu'à l'Océan et celui
1. Cf. Onomoêtiea Sacra, par Ed. ZaganU, p. 187.
2. Nous y revenons au risque de nous répéter.
3. PROGOPB, De btUo vandaL, II, 13, 17 ; cf. Marcus, Hisî, des Vandales,
p. 236.
4. Cf. Grabtz, y. I, p. 12.
6. Cf. Basset {Nedroma et les Trarae), Si d'ailleurs on envisage, suivan
notre manière de voir, les migrations du judaïsme en Afrique, cette
légende parait la conséquence logique de l'évolution du culte de Josué
à travers les siècles antérieurs de l'Islam. Cf. notre étude : Melqari et
Josué {les Hébréo-Phinitiens, appendice).
LES DJEROUA (v*-VIl* S.) 383
de la dynastie de Ghera, Tancétre de la Cahena remonte-
rait ainsi à l'époque la plus favorable pour l'expansion
d'un élément à moitié berbère, c'est-à-dire à celle de la
domination des Vandales.
Avec la pénétration des tribus du midi, qui remontent
vers le littoral, le culte de Josué, et probablement aussi les
histoires du Poisson miraculeux, s'établissent à Ceuta et
dans les environs ^ Le punique dominait encore dans
cette province maritime et la valeur étymologique et my-
thique du mot noun^j ou <c poisson », n'a pas manqué de
frapper l'imagination populaire.
Pendant tout le temps que les Vandales se maintinrent
dans le pays, les tribus juives vécurent d'abord avec eux,
s'établissant dans les villes et fondant les Hàra qui devin-
rent le centre du commerce et de l'industrie : en dehors
de Borion, de Ras-el-Yéhoud, les Ksour el-Jehoud et
les Yehoudia ne comptent pas. Ce sont toujours des
ruines des monuments vandales ou romains, et comme
celles que signale M. Gazés près de Ghemtou (p. 41),
comme les nécropoles, elles sont antérieures à l'Islam.
On en constate un peu partout; de sorte qu'on est
tenté de se le demander si entre le cinquième et le
septième siècle, le Judaïsme n'était pas tout puissant en
Afrique ^.
G'est à partir de cette époque que Benzert (Bizerte) est
occupée par les Juifs, et que Garthage elle-même en est
1. Ceuta ou Ceuta HT\1D est considérée par les chroniqueurs juifs du
moyen âge comme étant construite par Sera, fils de Noé, au même titre
que Jafla et que certaines anciennes cités phéniciennes antérieures au
moyen âge chrétien et musulman. Quant au fleuve sabbatique TV131QD
dont nous parle M. Basset, nous aurons Toccasion d*y revenir.
2. Le culte de ]1A1*]1J que nous avons étudié dans notre ouvr. cité
se retrouve jusqu'aux ksours du Sahara. Ainsi dans le Touat, groupe
d*oasis où le Judaïsme prédominait depuis les premiers siècles du Chris-
tianisme, on a trouvé une idole à tête de poisson (M. Martin, ouvr, cité^
p. 34).
3. Pour ce qui concerne les groupes du Sahara la question est élucidée
définitivement par M. Martin, ibid., p. 34-41.
884 ARCHIVES MAROCAINES
peuplée. Le silence des sources rabbiniques, très peu
nombreuses d*ailleurs, ne fait qu'accentuer le caractère
syncrétiste non orthodoxe de ce Judaïsme. Bône ^ doit sa
ghriba à cette époque, bien que cette ville soit, avec Car-
thage et Cirta, les seules villes où les églises subsistas-
sent encore. Dans le reste de l'Afrique, Tinfluence chré-
tienne se réduit à rien. Dans tout le Nefoussa, où les sou-
venirs juifs dominent, je n'ai trouvé qu'une seule trace
du Christianisme.
C'est à cette époque qu'il faudrait placer la nécropole
de Gamart, d'origine judéo-berbère.
Le P. Delattre, à qui appartient l'honneur d'avoir le
premier découvert le caractère juif de ce cimetière, dit
avec cette perspicacité qui ne Tabandonne jamais^: « Ce
cimetière, on ne peut guère le faire remonter au delà du
quatrième ou du cinquième siècle de notre .ère. 11 est
même probable qu'il faut lui assigner une date beaucoup
moins reculée. »
Or, le caractère mixte de ce cimetière, où les Juifs et
les prétendus Chrétiens reposent ensemble, ne s'explique
guère à cette époque. D'autre part, on ne s'explique pas que
la communauté de Carthage, si cultivée et si riche, n'ait pas
laissé des traces épigraphiques plus marquées. D'ailleurs,
les persécutions chrétiennes ont si bien décimé cette com-
munauté, que nulle mention ne nous est parvenue, rela-
tive au Judaïsme talmudique, qui pourtant fut si florissant
à Carthage^ avant le quatrième siècle.
D'ailleurs, le cap de Gamart est trop éloigné de Carthage
pour qu'on puisse admettre qu'il ait servi de nécropole
aux Juifs de cette ville. 11 serait donc plus admissible de
donner à cette nécropole une origine judéo-berbère. Un
groupe de Djeroua aurait occupé ce point qui domine
1. V. notre Voyage (Tél. juive* en Afrique.
2. Delattre, Gamart, p. 36-48.
3. V. nolrel. I.
LES DJEROUA (v^Vll^ 6.) 885
Carthage, comme un autre avait occupé Borion, un troi-
sième Bizerte*, d'autres encore Nedroma^.
C'est le reflux de l'ancien commerce et de l'industrie
hébréo-phénicienne qui, aujourd'hui judaïsé, s'arrête sur
les points importants du littoral occupés par les Ber-
bères 3.
La grande ressemblance des tombeaux de Gamart avec
ceux de la Palestine se trouve corroborée par la présence
de nécropoles pareilles à Cyrène*. Là, comme à Gamart,
Chrétiens et Juifs reposent ensemble.
Tous ces considérations nous amènent à fixer la date du
cimetière entre 500 et 703, date coïncidant avec l'occupa-
tion des Arabes.
La poussée des Judéo-Himyarites qui, en Arabie, atteint
son apogée vers les débuts du sixième siècle s'accentue
vers la même époque dans le Maghreb; mais ici les Arabes
lui ont permis de continuer jusqu'au huitième siècle.
Notre hypothèse est confirmée par la découverte de
nécropoles analogues sur le territoire même des Djeroua ;
Bagaïa possède même, à côté d'un cimetière romain, une
grande colline pleine de grottes.
Or, en 394, Bagaïa était encore une ville chrétienne,
un concile chrétien y eut même lieu. Des inscriptions
romaines datant de cette époque y ont été retrouvées ^.
C'est vers le cinquième siècle qu'une famille de prêtres
aaronides reprend ascendant sur les Berbères. Les Djeroua,
traqués par les Byzantins avec les autres Berbères, prêtent
1. Un Juif commandait Bizerte à Tépoque de la conquête arabe {El-
haXrouani, p. 42).
2. Cf. plus haut, 1. I, chap. VIII.
3. V. Jew.'Encyclop. art. Catacombs.
4. La découverte de plusieurs autres nécropoles analogues sur les
points qui dominent la route militaire et marchande de la Cyrénaïque
sera traité, j'espère, dans une étude spéciale. A Rabat (île de Malte), je
viens de faire la constatation du caractère juif de plusieurs catacombes
qui se trouvent dans cette ancienne cité phénicienne.
6. FouRNF.L, les Berbers, I, p. 166.
ARCHIVES MAROCAINES
un concours efficace aux Vandales pendant leur occupation
de l'Afrique. Comme on Ta déjà vu plus haut, TAurès
profitant de Taffaiblissement de ces derniers, se déclare
indépendant en &83 : c'est Tépoque où un grand mouve-
ment de tribus judéo-berbères remonte vers le nord et y
occupe tous les centres importants : les Djeroua eux-
mêmes, qui ont une situation privilégiée sur le col ber-
bère, se répandent dans toute Tlfrikia et le Maghreb. La
reprise de l'Afrique par Bélisaire n'a rien changé à la
situation des Djeroua : une sage politique d'entente entre
ces derniers et les Byzantins, auxquels les Djeroua appor-
taient souvent leur concours armé ^ ne fit qu'accentuer la
prédominance des Judéo-Berbères.
Jamais depuis la chute de Carthage, la prédominance
de l'élément hébreu ne fut plus éclatante qu'à cette époque.
Jamais les prêtres chrétiens n'ont été plus jaloux d'un
Judaïsme triomphant sur la grande majorité de la popu-
lation rurale de l'Afrique, et ceci à une époque où le
Judaïsme officiel avait à peu près disparu du sol africain K
1. Ibn Khaldoun, paê. cité.
2. Cf. plus haut, 1. I, chap. IX.
III
LES TRIBUS DU MAGHREB-BL-AQÇA {Le MarOC).
En 535, les Grecs se rendent maîtres de l'Afrique, et
leur premier soin fut d'inaugurer une ère de persécution
religieuse contre les Juifs et les sectes de tout genre,
devenues très nombreuses ^
Ces rigueurs jointes aux horreurs de la guerre qui lais-
sèrent l'Afrique si ravagée qu'on était surpris, dît Procope,
de rencontrer un seul homme sur un long trajet, — tout
cela contribua à jeter chez les Berbères des massifs mon-
tagneux et de rOcéan 2, de nombreux réfugiés. Peut-être
cela provoqua-t-il la formation de nouvelles tribus juives
parmi les Berbères ; cependant, comme on l'a vu, il ne
faut pas croire, avec certains auteurs, que le Judaïsme
disparut, ou presque, de la côte nord-africaine ^.
La lecture des décisions des conciles montre que non
seulement le Judaïsme subsistait, mais que les Juifs jouis-
saient dans le pays d'une influence considérable, qui por-
tait même ombrage aux chefs de l'Église.
Dans la Mauritanie tingitane,où le Judaïsme paraît s'être
concentré particulièrement sous la domination vandale et
où, même à l'époque de Justinien, il n'y avait que fort
peu de Chrétiens, le cinquième et sixième siècle semblent
1. V. plus haut, 1. I, ch. IX.
2. Cf. Monceaux, les Colonies juives dans VAfr. Rom.
3. Cf. Leglercq, r Afrique chrilienne, II, p. S|28.
888 ARCHIVES MAROCAINES
avoir singulièrement favorisé le développement du
Judaïsme dans ce pays.
Même dans les régions occupées par les Grecs, les
persécutions n^avaient jamais troublé, semble-t-il, ce
dernierasile des cultes non catholiques. Tout au contraire,
la région occupée par le Maroc actuel offrait sous la domi-
nation byzantine un refuge assuré aux Juifs expulsés de
TEspagne par le fanatisme des Wisigoths. S'il faut en
croire certains auteurs S une partie des Juifs africains
aurait suivi les Vandales expulsés jusqu'en Espagne ^.
Sous le règne de Theudis, les Juifs de l'Espagne et des
provinces de la côte africaine annexées à ce pays, jouis-
sent d'un régime de pleine tolérance ^.
Cependant, en 589, le Maroc reçoit un grand nom-
bre de réfugiés juifs persécutés par le roi des Wisi-
goths.
Nous donnerons dans le chapitre suivant les détails de
la persécution de Sisebote (612-613), lorsque les Juifs espa-
gnols, mis en demeure de se convertir, ou de quitter le
pays, passent en partie le détroit et s^établissent en masse
au Maroc.
Ces persécutions abolies sous le règne de Swintla (621-
631), furent reprises en 636-642, lorsque le roi Chintilla
renouvela les édits de Sisebote *.
Cette dernière période coïncide avec Tépoque de Tinva-
sion du Maghreb par les Zenata '% qui ébranlèrent le
Maroc, affaiblirent la domination byzantine dans le pays,
1. Cazès, ibidem.
2. Leclehcq, ouvr. cité, p. 247.
3. Gbaetz. éd. ail., V, p. 72.
4. Ibidem .
6, Selon plusieurs savanU, les Zenat^i auraient eux-mêmes professé
le Judaïsme et ils ne seraient autres que les Kénites ^2^p. (Cf. M. L. Mas-
siGNON, Le MaroCj etc., p. 44). Cette hypothèse est appuyée parle fait que
les habitants des ksour du Sahara continuaient, même après l'établis-
sement des Zenata dans ces parages, à professer le Judaïsme (Martin,
les Oasis Sahar., p. 54).
LES TRIBUS DU MAGHREB-EL-AQÇA 389
surtout depuis 619, et le mirent en état d'anarchie ^
Profitant de ces événements et forcés, sous la poussée
des Zenata, de s'avancer vers l'Occident, certaines frac-
tions des Djeroua et des Médiouna, grossies de réfugiés
de l'Espagne et probablement aussi des fuyards des autres
provinces byzantines de l'Afrique, se fixèrent définitive-
ment dans la Mauritanie tingitane. Ces Juifs devinrent
assez nombreux et puissants vers la fin du septième siècle
pour ourdir en 693 une insurrection contre les Wisigoths
d'Espagne 2.
La mention d'une insurrection des Juifs d'Espagne avec
Taide des Juifs et des Maures de l'Afrique, qui clôt l'his-
toire des Juifs sous la domination chrétienne, nous ramène
à la question des tribus juives du Maghreb à l'époque de
l'invasion musulmane.
Le Christianisme avait continué à faire des progrès
considérables jusqu'à l'Aurès, où les tribus des Zenata
établies sous Dioclétien paraissent avoir professé la reli-
gion chrétienne, tandis que la conversion de la confédé-
ration des Aouraba eut lieu sous le règne dé Dioclétien.
Vers 619, le Christianisme gagne du terrain dans le sud
de Tlemcen, bien qu'à l'exception de la zone côtière les
influences chrétiennes n'aient jamais été sensibles vers
l'occident 3.
Grâce aux données d'ibn Khaldoun, nous pouvons pré-
ciser à peu près la répartition des Juifs en Afrique, vers
la seconde moitié du septième siècle.
A cette époque, la plupart des tribus de religion juive
des Djeroua, des Nefoussa et des Médiouna exceptés,
habitaient depuis longtemps, ou tout au moins depuis la
domination des Vandales, le Maghreb-el-Aqça^ notam-
1. Sur les guerres soutenues par les fractions des Zenata arrivées de
rOrient sous Dioclétien, cf. Gagnât, ouvr. cité.
2. Cf. Basset, ouvr. cité dans l'introduction.
3. Cf. Ibn Khaldoun, ibidem, I, 212; Leclercq, ouvr. citéy II, 296.
390 ARCHIVES MAROCJUNBS
ment les Behloula ^, les Riata, les Fazas et les Fendeloua.
Le fait que les généalogistes berbères se taisent sur leur
origine, nous montre que toutes ces tribus, à l'instar
des Djeroua, étaient des réfugiés juifs qui finirent par se
former en tribus et par se rapprocher des Berbères, sans
toutefois s'écarter complètement du Judaïsme tradition-
nel. Ces tribus, comme l'indique la localisation des
légendes juives et les renseignements dès historiens
arabes, étaient répandus dans les plaines du Tell et jus-
qu'au Rif, tandis que les Zenataet les Berghouata occupaient
les plateaux du Maroc actuel.
1. Le nom de Behloul fait partie de Tonomastique arabe et fait supposer
une origine judéo-himyarite. Il n'en est pas de même pour ce qui concerne
les trois autres noms.
IV
JUIFS D ESPAGNE ET D ARABIE
L^époque qui précède Tinvasion des Arabes est celle où
Texpansion berbère atteint son apogée. C'est le point de
départ de la fondation des villes berbères, qui supplantent
celle des Romains et des Puniques*.
Désormais, la suzeraineté byzantine sur la province
africaine fut purement nominale. Partout où les Berbères
remontaient la côte, ils s'installaient en maîtres, partout
ils submergaient les colonies européennes et se mainte-
naient à leur place. Parmi ces Berbères, il y avait des
Chrétiens, des Païens : mais le Judaïsme, religion réfrac-
taire à la religion officielle et représentée par les derniers
survivants des anciens Hébreux et Phéniciens, tendait à
dominer chez les Berbères.
Cette influence juive remonte à 574, date qui correspond
à celle du relâchement définitif de l'autorité byzantine.
Ainsi, les historiens nous racontent que, vers cette date
de 574, Gasmoul, roi de l'Aurès, s'empara d'une grande
partie du Maghreb et que, profitant de la faiblesse de l'em-
pire, il assigna aux tribus berbères nomades du Maghreb ^
des territoires pour y séjourner.
1. Cf. FouRNEL, les Berbères, I ; Mercier, Hist, de FAfr, sepl,, I, passim,
2. Mercier, ibid., I, p. 176 ; Leclercq, tAfr. chréi.^ II, p. 272.
ARCH. MAROC. 26
S98 ARCHIVES MAROCAINES
Or, à cette époque, les Zenata n'avaient pas encore
quitté leurs campements dans Tlfrikia pour pénétrer dans
le Maghreb ; les tribus que nous avons trouvées fixées dans
les provinces marocaines, à Tépoque de l'invasion arabe,
y séjournaient donc au moins depuis 57^.
Les Médiouna S par exemple, continuèrent pendant long*
temps encore à occuper le Nord-Est de Tlemcen à côté
des Beni-lfren, les fondateurs de cette dernière ville;
tandis que les tribus marocaines des Fazaz^, des Fende-
loua et des Rhiata, formées avant cette date, s'établirent
définitivement dans les régions qui portèrent leur nom
depuis lors, noms conservés parfois longtemps après la
disparition des populations elles-mêmes.
Comme toutes ces places, dans la trs(dition berbère et
juive, se rattachent aux Juifs, comme le souvenir delà Hara
subsiste partout, comme d'autre part les dévastations réi-
térées des régions du littoral avaient fini par décimer, si-
non par anéantir les Gréco-Romains, désormais les Ber-
bères se trouvaient en présence de l'élément juif, qui,
incorporé à la tribu dominant la montagne, restait maître
de la situation.
D'ailleurs, nous allons signaler la présence des der-
niers Païens et Chrétiens à côté des Juifs, dans ces mêmes
régions.
Certaines tribus, telles que les Fendeloua et les Rhiata,
refoulées par les Berghouata qui dominaient le pays ouvert
a Tépoque byzantine et qui, eux aussi, trahissaient une
influence juive, se retranchèrent dans les montagnes.
D'autre part, les relations commerciales du Maroc avec
1. Les maures de M idanos ou de Ifédenas (alias Mèdeon) sont fréquents
chez Procope ^De Bello Vandalico).
9. lus KRALDocfi parie des « peuplades >de Fazaz et nuliement des tribus,
ce qui indiquerait leur caractère sédentaire. Ces populaUons de même
que les Fendeloua ^nom composé de Fend ou Fendz et de Loua) sont d'une
origine antique certaine. Quant aux Behloula, à en juger d'après leur
nom, il faudrait leur attribuer une origine arabe probable.
JUIFS DESPAGNE ET D ARABIE 393
l'Espagne à cette époque, ainsi que les données archéolo-
giques et historiques précitées, témoignent de la présence
des Juifs de la Diaspora, non seulement dans les villes de
côte, mais aussi jusqu'à Oualili ou Volubilis ^ et la région
du Fès actuel, dans le voisinage même des Fazaz, des
Behloula et des Fendelaoua, avec lesquels ils pouvaient
entrer en relations et qui ne devaient pas rester à l'écart
du Judaïsme traditionnel.
Le nombre de ces Juifs d'origine européenne s'accrut
singulièrement depuis 612-613, date où commencent les
persécutions religieuses en Espagne.
Il n'est pas sans intérêt de préciser ces événements
et de rappeler en quelques mots le caractère de ces persé-
cutions.
Sous le règne du roi wisigoth Sisebote, le clergé espa-
gnol, effrayé des progrès de la propagande religieuse des
Juifs dans la Péninsule, décidé à se débarrasser pour tou-
jours de ces rivaux gênants, leur accorda une année seu-
lement pour renoncer à leur religion et se convertir au
Christianisme ; ce temps expiré, si les Juifs persévéraient
dans leurs croyances, ils devaient être exilés, après avoir
reçu cent coups de fouet et leurs biens devaient être con-
fisqués. Quatre-vingt-dix mille Juifs auraient ainsi reçu
le baptême ; mais, d'après les décisions mêmes des con-
ciles, les Juifs convertis continuaient à pratiquer secrète-
ment leur religion 2.
Un grand nombre aussi préférèrent s'expatrier, les uns
au delà des Pyrénées, les autres de l'autre côté du détroit.
1. V, plus haut, I, ch. VII.
2. Gbaetz, HM. Juiv€t ch. ail., V, p. 67-70; Movebs. die Phôniiier^ H, II,
p. 675. Le docteur D. Francisco Fernandez y Gonzalez a réuni dans son
livre intitulé Instituciones juridicas del Pueblo de Israël, etc. I (Madrid,
1881) tous les documents officiels qui traitent de Thistoire de ces persé-
cutions et de celle de la conquête arabe. Ces témoignages de première
source ne laissent plus subsister de doutes à l'égard de Tauthenlicité des
événements en question.
8M :.: ARCHIVES MAROCAINES
dans le Maghreb-el-Aqça, à côté de leurs nombreux core-
ligionnaires qui habitaient ce pays.
A partir de cette époque, nous voyons les Juifs espa-
gnols passer le détroit à plusieurs reprises pour chercher
un refuge dans la Mauritanie. Protégés par la noblesse,
une partie d'entre eux cependant demeuraient en Espagne,
comme néo-Chrétiens ; en 6^2, ils furent même autorisés
à retourner au Judaïsme. Mais dix ans plus tard ils furent
de nouveau persécutés et expulsés, et durent quitter la
Péninsule en 652, pour y revenir en 672.
En 681, eut lieu la dernière grande persécution suscitée
par le progrès du judaïsme en Espagne, à en juger d'après
les diatribes de Tévéque Julien de Séville. La ténacité en
matière religieuse, dont les nouveaux venus avaient fait
preuve à travers les multiples persécutions des Wisigoths,
contraste singulièrement avec l'attitude de la plupart des
tribus berbères judaïsantes, qui ne résistaient pas tou-
jours au choc de l'Islamisme. Elle nous montre combien
ces réfugiés espagnols étaient attachés au Judaïsme ; la per-
sécution n'avait fait que stimuler leur zèle. Grâce à eux,
le Judaïsme marocain s'est vu régénéré et fanatisé. Le
nombre de ses adeptes s'est accru considérablement aussi,
puisque le chiffre de quatre-vingt-dix mille conversions,
pour la seule année 612, représente la minorité qui ac-
cepta de rester en Espagne et de se plier aux exigences
des Chrétiens.
Quelles étaient donc la manière de vivre et les condi-
tions sociales et économiques de ces anciens cultivateurs,
artisans et marchands, échoués dans un pays aussi sauvage
que l'était demeurée la Mauritanie occidentale, continuel-
lement déchiré par des luttes intestines et dévasté par
les nomades ? 11 faut supposer que les réfugiés espagnols
apportèrent avec eux la civilisation et la culture, sinon la
langue, du monde latin, et qu'après la disparition de l'élé-
ment punique, ce furent eux qui monopolisèrent Tin-
JUIFS D ESPAGNE ET d'aRABIE 3911
dustrie et le commerce du pays. Établis parmi les Ber-
bères et les Juifs demi-nomades, ils représentèrent à l'ins-
tar de leurs descendants, expulsés de l'Espagne mille ans
plus tard, la classe moyenne naissante. S'adaptant aux
conditions de la vie sociale primitive du pays, ils devaient
s'organiser à leur tour en tribus, ou plutôt se mêler aux
tribus environnantes, sans cesser pour cela de rester un
élément sédentaire, organisé en communauté religieuse
et nationale.
Toutefois, ces réfugiés d'un pays civilisé ne paraissent
pas s*étre adaptés aisément à la vie rude et aventureuse
qu'ils avaient à mener ; ils aspiraient constamment ^
retourner dans leur ancien séjour, et ne visaient à rien
moins qu^à briser la puissance de TEspagne chrétienne.
A ce point de vue, leur audacieux projet de s'emparer,
avec Taide de leurs voisins judéo-himyarites, d'un pays
aussi bien organisé politiquement et aussi vaste que
Tétait l'Espagne, est très significatif.
Une indication d'ibn Khaldoun^ nous permet d'entre-
voir, bien qu'assez vaguement, la situation de ces Juifs
réfugiés auprès de leurs voisins berbères dans l'intérieur
du Maroc. Cet auteur raconte qu'en 807 le sol, sur lequel
Idris II fonda la ville de Fès, appartenait aux Béni Bor*
ghos et aux Béni Khiar . Parmi les Benî Borghos se trou-
vaient des mages, des Juifs et des Chrétiens... Les deux
tribus étaient entre elles en état de guerre incessante.
Ce renseignement nous fait comprendre le rôle des Juifs
dans les tribus, parce qu'il les montre comme faisant par-
tie d'une tribu berbère et non pas comme formant une
tribu distincte ou une communauté civilisée et urbaine.
Comme les Juifs du Rif intérieur et de l'extréme-sud
marocain de nos jours, il devaient s'adonner déjà à l'in-^
dustrie, à l'agriculture et au commerce. Quant au nom
l. Ibid., III, p. 646.
ARCHIVES MAROCAINES
des Borghos ou Bourgos, il porte trop remprunte espa-
gnole pour qu'on ne soit pas tenté de voir en eux d'an-
ciens habitants de la Péninsule, Juifs, Païens ou Chrétiens
sectaires expulsés par le fanatisme des Wisigoths.
Juifs berbères et Juifs palestino-espagnols finirent donc
par se rencontrer et par se concerter au Maroc, pour s'em-
parer de la riche presqu'île.
Cependant, à partir du septième siècle surtout, à ces
deux éléments hétérogènes d'origine juive vinrent se
joindre, avant l'invasion de l'Islam, quelques fractions des
tribus juives arabisées du Yémen ou de l'Ethiopie, qui
précédaient ainsi l'apparition des Arabes musulmans.
Le Kitâb eUAdouani^ se fait l'écho des traditions qui
ont trait à une émigration des Juifs arabes avant la con-
quête de l'Afrique par les Musulmans.
En 628, Mohammed s'empara du territoire des Juifs
de Khaïbar, dans le Yémen, et somma ses habitants de
quitter l'Arabie ; une partie de ces anciens compatriotes
du prophète s'en alla en Syrie et dans l'Irak, les autres
traversèrent la mer Rouge, d'où, refoulés par le flot tou-
jours croissant des Touaregs et des Lemtouna, ils passè-
rent vers les oasis du Sahara, où ils laissèrent des traces
profondes avant d'échouer définitivement dans le Sud du
Maghreb-el-Aqça.
Ibn Khaldoun, de son côté, atteste que les Sanhadja, les
Lemtouna et les Touaregs étaient venus de l'Ethiopie,
sinon de l'Arabie. Or, la chronique citée nous dit préci-
sément que les gens du Sahara rattachaient leurs origines
à Adjadj ben Tiklan, chef des Juifs qui habitaient Khaï-
bar. Il semble même que ce fut aussi l'origine des Juifs
Beni-abd-en-Dar des Ksour du Sahara Occidental, dont
la richesse consistait dans les chevaux amenés de l'Arabie.
Des traditions écrites et orales rapportées par M. Mar-
1. Trad. de Féroud, p. 167; M. A. Cahen, ibid.^ p. 24-26.; v. la note I, 8upp.
JUIFS DESPAGNE ET D ARABIE 397
tin, parlent d'une forte immigration qui, dès les débuts du
sixième siècle, se dirigea de Khaïbar (en Arabie) vers les
Ksour du Sahara.
Les Juifs d'origine arabe peuvent se classer en deux
groupes : les uns qui, comme aujourd'hui les Juifs yémé-
nites S se tenaient pour les descendants de Siméon, dont
il est question plus haut; les autres qui se rattachaient aux
Béni Khaïbar, habitaient le nord de l'Arabie, et formaient
une agglomération de tribus dont la religion était em-
preinte d'un ascétisme accentué ^. Ils se rapprochaient sur-
tout des Essénéens et des Thérapeutes. Déjà dans l'Arabie
anté-islamique on distinguait les Nadirs ou « Ascètes » des
Cahen ou Cohen 3. Pareille division du clergé en Aaro-
nides existait en Afrique. Elle est contraire à l'esprit
rabbinique. Ainsi ces Judéo-Arabes, qui, pourchassés par
Mahomet, allèrent s'établir en Syrie, dans l'Irak, y por-
tèrent leur Judaïsme dissident, point de départ de maints
mouvements pseudo-messianiques, et des schismes ca-
raîtes. Graetz, qui constate ce fait, ne savait pas encore
qu'une forte migration de Béni Khaïbar, refoulée par les
musulmans, s'était portée, dès le septième siècle, en
Afrique, et que les Judéo-Arabes avaient rencontré en
Ethiopie et dans le Sahara des Judéo-Berbères primitifs,
auxquels ils donnèrent leurs conceptions religieuses plus
élevées, leur langue et leurs mœurs ^. J'ai pu constater que
jusqu'au dix-huitième siècle, il existait entre les Juifs du
Sahara et ceux du Yémen des relations directes^.
M. Le Chatelier^ arrive aux mêmes conclusions^ lors-
qu'après avoir constaté une influence juive dans l'Afrique
1. Ouvr. cité, p. 46.
2. J. SapirI^SD P».
3. Cf. plus haut*
4. Hisi, juive, vol. IH, éd. hébr., où on trouve des additions très édi-
fiantes de Harkavy.
5. Voyage dEt. j. en Afrique : La Poésie des Troglodytes.
6. LIslam dans V Afrique occidentale, p. 124 et 174.
898 ARCHIVES MAROCAINES
occidentale, il en attribue rorigine aux tribus juives et
himyarites arrivées de TArabie, à une époque reculée,
jusqu'au Niger et au littoral de TOcéan. El-Kalrouani dit
que le premier roi qui régna dans les pays des Touaregs,
dans le désert, fut le fils de Tiklan Bouloutan.
Ces renseignements sur la première organisation du
Sahara par les Juifs sont confirmés par les passages cités
d'El-Kaïrouani et du Karlas^.
Nous y reviendrons dans une étude spéciale.
L'introduction de la langue et des mœurs arabes parmi
les Juifs du Sahara et de l'Atlas commença ainsi un cer-
tain temps avant la conquête du pays par les Musulmans
et par l'arrivée des Juifs asiatiques à leur suite ; ces réfu-
giés de l'Arabie fuyant l'épée du prophète durent apporter
avec eux l'esprit d'indépendance en matière politique et
religieuse, l'individualisme outré ainsi que la haine de
l'Islam.
Il en fut de même des notions que les Juifs arabes
avaient conservées au sujet de leur généalogie authen-
tique ou prétendue, qui attribuait l'origine première des
Juifs arabes demi-nomades aux douze tribus d'Israël ; nous
allons voir, en effet, cette croyance s'accréditer parmi les
tribus marocaines.
1. P. 888; y. note I, suppL
L INVASION ARABE. — LA CAHENA
Les luttes entre Arabes et Berbères pour la suprématie
dans l'Afrique du Nord occupèrent toute la seconde moi-
tié du septième siècle; elles causèrent la ruine presque
totale de la côte barbaresque, depuis la Tripolitaine jus-
qu'à Tanger.
Les Juifs romains qui avaient survécu se virent dans la
nécessité de quitter l'Afrique. En revanche, un grand
nombre de Juifs d'origine égyptienne et asiatique, ou
yéménite, avaient suivi les armées des conquérants arabes
et occupaient successivement les villes désertées par
leurs habitants grecs ou romains ^
La plupart de ces nouveaux venus d'Afrique étaient déjà
fortement arabisés et subissaient à la fois l'influence de
la culture arabe et la discipline de la Synagogue babylo-
nienne. Cétaient eux qui avaient généralement servi de
trait d'union entre les Juifs indigènes et tout le reste de
la Diaspora juive, entre les populations de l'Afrique et
les conquérants arabes.
Ainsi, dès les débuts de l'apparition de l'Islam en
Afrique, le Judaïsme local s'enrichit d'un double courant
d'immigration juive : Juifs primitifs d'origine yéménite et
1. Grabtz, III. Barges et Goldberg : Introduction à la Rissala dlbn
KoreJch; Slousch, Arch, Maroc. ,1, VI.
400 ARCHIVES MAROCADfBS
Juifs citadins d^Âsie, également familiarisés avec la langue
et les mœurs arabes.
Pour mieux faire ressortir l'importance de ce fait, il
suffit de préciser les dates successives de la conquête de
l'Afrique par les Arabes. En 668, Okba ben Nâfe envahît
la Tripolitaine. En 669, il s'empare de l'Ifrikia, où, après
la défaite des Grecs, les Juifs de la forteresse de Benzert
— la Bizerte actuelle — lui opposent une résistance d'ail-
leurs inutile. Dans cette même année, Okba bâtit la ville
de Kaîrouan destinée à supplanter la Carthage des Chré-
tiens, et il y fait venir mille familles coptes et juives de
rÉgypte* : deux éléments considérés par le vainqueur
comme de précieux facteurs de la pénétration arabe. En
effet, Kaîrouan devient peu de temps après la capitale du
Judaïsme et de Tortbodoxie juive en Afrique, comme
Carthage l'avait été autrefois.
Cependant, les tribus guerrières de TAurès, fidèles à
leurs engagements avec les Grecs, ou plutôt soucieuses
de leur indépendance, s'insurgent et s'emparent, par des
victoires retentissantes, de toute Tlfrikia et même de la
nouvelle capitale, Kaîrouan.
En 681, Okba entreprend une nouvelle campagne contre
TAurès et inflige à Koceîla, roi des populations berbères
réunies, une défaite décisive; il passe la montagne auri-
sienne pour pénétrer dans le Maghreb-el-Aqça.
Après avoir pris les villes fortes de Taherl, de Tlemcen
et de Ceuta, il obtient la soumission du comte Julien, le
Gouverneur byzantin de Tanger. Il pénètre au cœur de
TAtlas en passant par Oualili, où il défait les tribus ber-
bères, emmène un grand nombre de leurs femmes
réputées pour leur beauté et fait des conversions en
masse parmi les Berbères de toutes religions. L'Islam
1. De Slane, d aprè^ Iba Nowairi (appendice au V. I, «le fJTÎs/. des Berh.
d^lBN Khali>ovn'.
L INVASION ARABE. LA CAHENA iOI
devient un nouvel élément de discorde entre les Berbères
enclins aux luttes et aux rivalités intestines. Parmi les
convertis, il faut croire qu'il y avait une fraction de
Médiouna et une autre des Rhiata, puisque nous trouvons
ces derniers parmi les Berbères qui reconnurent ensuite
Tautorité d'Idris V.
Toutefois, il ne parait pas que les tribus juives du Maroc
aient été sensiblement éprouvées par ce premier choc de
rislain contre le Maroc.
Cependant, Okba apprend la révolte de TAurès et l'or-
ganisation militaire de ses populations réunies sous la
conduite de Koceïla, qui a abjuré sa nouvelle religion. Il
marche contre l'armée berbère, subit une défaite décisive
dans la ville de Tahouda, où le conquérant de l'Afrique
succombe lui-même (683).
La conséquence de cette victoire fut la deuxième occu-
pation de rifrikia par Koceïla, roi du premier empire ber-
bère, qui fit de Kaïrouan sa capitale et régna sur les Ber-
bères et sur les Grecs, comme l'atteste Nowaïri, « avec
équité et justice », jusqu'en 688, ce qui fait croire que les
Juifs de la côte n'ont pas eu à se plaindre de son attitude
envers eux*.
En 688, le Khalife envoie son général Zobeïr contre les
Berbères, auxquels est infligée une sanglante défaite.
Kaïrouan est reprise par les Arabes et Koceïla lui-même
périt sur le champ de bataille, tandis que sa tribu, les
Aoureba, est presque détruite ; les débris cherchèrent
un refuge dans le Maghreb-el-Aqça, sous la poussée des
Zenata qui envahissaient l'Aurès.
Toutefois, les Djeroua paraissent avoir peu souffert
des conséquences de cette défaite, puisque dans les évé-
nements postérieurs on les voit au premier plan. Profi-
tant de l'affaiblissement intérieur de l'autorité du Khalifat,
1. De Slane, ouvr. cité, I, append.
402 ARCHIVES MAROCAINES
les Berbères prennent pour reine une femme, la célèbre
Dahîa, ou Damia, la reine des Djeraoua ' dite Cahena.
dont Ibn Khaldoun connaît la généalogie; il la fait
remonter jusqu'à Tépoque de la domination vandale:
Diha ou Dahïa, fille de Tabeta, fils de Nicin, fils de
Baoura, fils de Meskeri^ fils d'Afred, fils d'Ousila, fils de
Guera2.
Comme tous les grands personnages de l'histoire, cette
héroïne africaine est entourée d'un cycle héroïque légen-
daire. Cependant Fournel nous permet de reconstituer
l'histoire véridique de cette reine mystérieuse.
« Koceïla eut pour successeur El Cahena, reine de
TAurès; tous les Roums de Tlfrikia la redoutaient; tous
les Berbères lui obéissaient. Le témoignage unanime des
historiens arabes aurait dû tenir en éveil Lebeau contre
son étrange appréciation au sujet de cette femme remar-
quable, dont il met presque en doute Texistence même ».
Beladzori, El-Bekri, Ibn-el Athir, Ibn-Adzari, El-Tedjani,
El-Kaïra, Moulay Ahmed, etc., des noms géographiques et
tout un folklore, la survivance de nomades juifs et enfin
tout ce qui précède, suffisent amplement pour confirmer
son existence.
Le nom El Cahena est d'origine juive ou phénicienne
certaine. En-Nowaïri dit : cette femme prédisait l'avenir,
et tout ce qu'elle annonça ne manqua jamais d'arriver. En
effet le Cohen hébreu prédisait l'avenir : la Bible, le Co-
ran, Josèphe et l'Arabie pré-islamique en témoignent.
Évidemment la Cahena, comme femme, ne pouvait
accomplir le rituel des sacrifices, mais il lui restait tou-
jours la faculté de prédire l'avenir. Procope dit que chez
les Berbères la faculté de prophétiser était un privilège
1. 13Da est un nom très fréquent dans Tonomastique punique.
2. Le nom d*Ousila s'explique par Thébreu Sn^TIST. Quant à celui de
Guera Nia, il faudrait y voir un éponyme.
L INVASION ARABE. LA CAHBNA 403
des femmes ^ C'est le même rôle que chez les Juifs, rem^
plissant Debora, Hulda, la « Nébia », etc..
« Encore aujourd'hui on trouve en pays berbères des
Qoubba consacrées à de saintes femmes, dont les popula-
tions honorent et perpétuent ainsi la mémoire, en raison
de la bienfaisante influence qu'elles ont exercée, ce qui
serait impossible chez les Arabes 2. Moi-même j'ai trouvé,
dans le Nefoussa, une Qoubba consacrée à une certaine
Oumra-el-Ghrib, la Mère des Outres, qui est d'origine
juive 3. Dans la Syrte et dans la Gharian, on parle encore
d'une reine juive nommée Fanana qui serait l'ancêtre de
la tribu des Ourichfana. Nous verrons que chez les Juifs
dissidents d'Espagne, d'origine berbère, une femme jouait
le rôle d'une sainte ou Maa'lima ^. Aujourd'hui encore la
condition de la femme chez les Judéo-Berbères (qui par
parenthèse pratiquent la monogamie), est supérieure à ce
qu'elle est chez les Juifs arabes ou espagnols du littoral.
Quant au nom propre de la Cahena, les uns écrivent
Dahia (la rusée); d'autres Damia (Doumia), d'autres encore
Dina; pour moi, je m'arrête sur la leçon de Dahia, puis-
qu'on rencontre ailleurs le nom berbère composé de Ifès-
Dahia.
La Cahena, dit FourneP, commandait dans l'Aurès; sa
famille faisait partie des Djeroua, tribu juive qui fournis-
sait des rois et des chefs à tous les Berbères issus d'El-
Abter. Son origine juive une fois établie, il n'est pas dif-
cile de voir dans cette Cahena, la descendante d'une de
ces familles d'Aaronides qui depuis Onias, comme en
Samarie et en Judée, étaient à la fois chefs militaires et
religieux des populations juives et autres. Dans la région
1. De Btllo Vandalico, H, 7. 1.
2. FouRNEL, ouvr. cité, I, p. 127.
3. Un voyage dEL juives en Afrique.
4. Ibn Daoud, Chronique^ fin.
5. Ouv. cité, I, p. 213 et s. On trouvera chez cet auteur les témoignages
des auteurs arabes qui traitent de ces événements. . .
404 ARCHIVES MAROCAINES
de Gabès, où les traditions sur la Cahena abondent, une
famille aaronide s'attribuait une origine Zadocite directe,
d'où ridée — possible après tout — que ce serait une
descendance d'Onias, qui se fut établie dans FAurès. Sui-
vant les récits arabes, quand Hassan Ibn-en-No'man eût
chassé les Grecs, il séjourna quelque temps à Kaïrouan
pour donner du repos à ses troupes. Ayant demandé aux
habitants quel chef puissant restait encore en Ifrikia, il lui
fut répondu que la Cahena exerçait un pouvoir tel, que, s*il
parvenait à vaincre cette femme, il serait maître « absolu
de tout le Maghreb ». Il se mit donc en marche vers TAu-
rès. A la nouvelle de cette menace, la Cahena descendit de
ses montagnes à la tète d'une armée innombrable com-
posée de Berbères et de Grecs, devança le général arabe
à Baggaïa, d'où elle expulsa les Roum qui s'y trouvaient
encore et détruisit la ville, dans la pensée qu'Hassan son-
gerait peut-être à s'y fortifiera
Celui-ci fit halte près d'une petite rivière qu'En-Nowari
nomme Ouad-Nini, et la reine s'avança aussitôt pour l'y
rejoindre ; mais vu Theure avancée de la journée, Hassan
n'accepta pas la bataille : les deux armées passèrent la nuit
en selle. A la pointe du jour, elles se précipitèrent avec
furie l'une contre l'autre, la mêlée fut affreuse et les Ber-
bères restèrent vainqueurs. Hassan et ses Musulmans, mis
en déroute complète malgré des prodiges de valeur,
furent poursuivis l'épée dans les reins jusqu'à ce qu'ils
eussent dépassé le territoire de Gabès. D'après El-Bekri,
« la rencontre aurait eu lieu sur le territoire de Gabès »,
et l'avant-garde de l'armée de la Cahena aurait été com-
mandée par un des anciens généraux de Kocefla ; enfin le
chef de la cavalerie de Hassan aurait été tué.
Le général arabe s'empressa de transmettre à Damas la
1. Cf. El-KAÎROUANi;Baîan; Al Bekri, EnNowari, Bolbenï, £/ Maçali'i
Rihla, d'Et Tedjani ; Ibn Khaldoun, ibid,, I, 213-4 ; III, p. 193 ; Ez-ZUnU
etc.
L INVASION ARABE. LA CAHENA 405
triste nouvelle de sa défaite, en dépeignant le Maghreb
comme une immense fourmilière de combattants sans
cesse renaissants; puis il continua sa route vers TOrient,
marchant à petites journées pour laisser aux fuyards le
temps de le rejoindre. Il venait d'entrer sur les terres du
gouvernement de Barca et d'atteindre un point du littoral
de la Grande Syrte, où se trouvait un puits d'eau sau-
mâtre, nommé « Bachada » abreuvoir^ lorsqu'il reçut la
réponse d'Abd-el-Méliq qui lui ordonnait de s'arrêter là,
où sa dépêche lui parviendrait et d*attendre.
Il s'arrêta donc et construisit les châteaux connus sous
le nom de Ksour-el-Hassan.
La petite rivière qui avait été témoin de la défaite des
Arabes, fut appelée la rivière de « la Vierge ».
Quatre-vingts nobles compagnons de Hassan étaient
restés entre les mains de la Cahena ; elle les renvoya tous,
à Texception de Khalid ibn Yezid El Kaîci. « Je n'ai jamais
vu, lui dit-elle un jour, d'homme plus beau et plus brave
que toi: je veux t'allaiter (ce qui était le signe de l'adop-
tion), pour que tu deviennes le frère de mes deux fils ».
La générosité que manifesta la prophétesse envers ses
prisonniers, s'alliait chez elle à des mouvements de sauva-
gerie. Persuadée que les Arabes convoitaient l'Ifrikia à
cause de sa luxuriante végétation et pour s'emparer de
ses richesses, elle pensa prévenir à tout jamais leur retour,
en disant aux Berbères : « Les étrangers ne désirent de
notre pays que les villes, l'or et l'argent qu'ils renferment,
tandis qu'à nous, des pâturages, des champs à ensemencer
suffisent; si nous détruisons ce qu'ils recherchent, ils ne
viendront plus jusqu'à la fin des temps. )> Alors s'accom-
plit par ses ordres une affreuse dévastation.
Les villes furent saccagées, les campagnes et les jardins
ravagés, les arbres coupés, les eaux détournées, tout ce
qui pouvait inciter les Arabes à une nouvelle invasion dis-
parut.
406 ARCHIVES MAROCAINES
La Cahena resta ainsi maltresse du pays berbère.
Les révolutions qui ébranlèrent le Khalifat entre 639 et
700 détournèrent l'attention du khalife Abd-el-Mélik de
l'Afrique.
Mais en organisant la dévastation de son empire, la Cahena
avait été mal inspirée; car elle irrita les populations, parmi
lesquelles étaient des Juifs et des Chrétiens sédentaires ;
de plus, elle ne conjura pas le fléau qu'elle redoutait.
Ibn Khaldoun cite un auteur d*après lequel elle aurait
vécu cent vingt-sept ans et régné soixante-cinq. Mais
Fournel est certainement dans le vrai lorsqu'il dit qu'après
cinq années de paix, Hassan reçut l'ordre (703-70Â) de
retourner avec des renforts et de l'argent, en Ifrikîa.
Une trahison de Khaled, le fils adoptif de Cahena, semble
avoir déterminé la fin de la campagne. Elle envoya ses
deux fils au général arabe, en les lui recommandant, et
les fit accompagner par le traître Khaled, à qui précisément
elle accordait la liberté.
Avant de partir, ses fils la conjurèrent d'abandonner le
pays aux Musulmans et de fuir, puisqu'elle savait sa perte
assurée. « La fuite, répondit cette femme héroïque, serait
une honte pour mon peuple; celle qui a commandé aux
Berbères, aux Arabes et aux Roums doit savoir mourir en
reine ! » « Le carnage fut tel, dit Nowairi, que tous les
Musulmans s'attendaient à être exterminés; mais Dieu
étant venu à leur secours, les Berbères furent mis en
déroute, après avoir subi des pertes énormes. »
La reine, en fuite, fut tuée dans l'Aurès, près d'un puits
que, du temps d'ibn Khaldoun, on appelait encore Bir-el-
Cahena, et la tète de cette femme intrépide fut envoyée à
Abd-el-Méliq.
Après cette victoire décisive, Hassan retourna en 70ft à
Kaïrouan.
L'ifrikia fut enfin conquise. L'ancienne race sacerdotale
de l'Aurès également.
L INVASION ARABE. LA CAHENA 407
Les Berbères de l'Aurès, dont 100.000 avaient été mas-
sacrés, demandèrent l'Aman; presque tous se converti-
rent à l'Islam, entre autres, les fils de la Cahena qui
commandèrent 12.000 Djeroua; ils reçurent la mission de
porter, avec l'épée, Tlslam au Maghreb.
Les Juifs et les Chrétiens eurent la vie sauve, mais
furent astreints au Kharadj\ ou impôt légal.
Or, quelle était l'attitude des Juifs palestino-romains
établis durant toutes ces révolutions, dans les villes? 11
est très difficile de répondre à cette question; la dévasta-
tion des villes romaines devait forcément éprouver ces
citadins.
Disons seulement que, pour les Juifs orthodoxes, ou
même civilisés du littoral, l'apparition des Berbères, en
tant qu'alliés de leurs ennemis séculaires, les Byzantins,
qui au surplus apportaient avec eux la ruine du pays, ne
pouvait être considérée que comme une catastrophe.
Chose curieuse, ceux mêmes qui n'avaient pas cessé
d'espérer en la découverte des dix tribus, qui apparaî-
traient dans un moment critique pour délivrer Israël, et
dont la présence avait été vaguement désignée en Afrique,
se refusaient, dès la première apparition réelle de ces
tribus guerrières et primitives, à reconnaître des frères
lointains dans ces barbares surgis du déserta
Tout en eux, le caractère guerrier, la domination d'une
prêtresse, la rudesse des mœurs, la haine contre les
Arabes, qui pourtant étaient leurs libérateurs à eux, Juifs
civilisés, tout devait choquer ces citadins paisibles,
adonnés aux pratiques minutieuses du Talmud, tout, jus-
qu'au culte de Josué qui leur rappelait la race ennemie
1. Le silence des sources juives sur tous ces épisodes ne prouve rien.
Les rabbins méconnaissent les tribus juives de l'Arabie, comme ils igno-
rent les Judaïsmes primitifs de TAsie centrale. Les auteurs arabes pré-
cités sont du moins aussi dignes de confiance que l'est le Kitab-tl-Aghani^
qui sert de source principale pour Thistoire des Juifs de l'Arabie.
ARCH. MAROC. 26
408 ARCHIVES MAROCAINES
des Samaritains ; ceux-ci en effet méconnaissaient aussi
les traditions postérieures à Moïse et à Josué, mais ils
apportaient avec eux la guerre, la mort et la ruine dans ce
pays pacifié tout récemment par les Arabes.
Les Djeroua étaient, pour les Juifs imbus du Talmud
du septième siècle, ce qu'étaient pour les rabbins égyp-
tiens du seizième siècle, les premiers Phalacha de
TAbyssinie, venus en Egypte; ils voyaient en eux plus
que des sectaires, des demi-païens ^
L'héroïque Cahena, alliée aux « Philistins », aux Ber-
bères, et « à Edom »> ^, la Rome byzantine, avec cet esprit
guerrier, farouche, qui n'hésitait pas à dévaster tout un
royaume pour la raison d'état, « prétresse » et reine à la
fois, réfractaire aux notions de la pudeur féminine pro-
fessée par le Talmud, comme l'attestent les historiens
arabes, devait être considérée par les Juifs de la côte, si
cruellement éprouvés, comme un tyran et un être impie.
Et c'est là une des ironies les plus cruelles de l'histoire
juive.
Une poésie populaire en judéo-arabe, recueillie par
M. Cazès, traite effectivement cette héroïne berbère comme
l'un des plus cruels tyrans que le Judaïsme ait jamais
connus : elle la compare aux destructeurs de la Judée,
aux Chaldéens et à Hadrien-^.
D'ailleurs, nous allons retrouver cet antagonisme entre
Juifs berbères et Juifs asiatiques, résultat du choc de deux
civilisations professant les mêmes croyances fondamen-
tales, mais diamétralement opposées l'une à l'autre dans
leurs applications et dans leurs conceptions sociales, et
1. Cf. r. David Ber Zemera, n^lVCn, IV.
2. Ibn Daoud [Chronique, fln) désigne la Ma^alima du onzième siècle
(V. p. 396) de l'épilhète la Maudite. Le Djebel Nefoussa conserve encore
le souvenir d'une sainte femme juive la Oumm-el-Ghrib. Cf. notre Voyage
d'Etudes juives en Afrique.
3. Cazès, Essai sur VHist, des Juifs de Tunisie, p. 45-46. Cf. notre étude
«up rHist. des Juifs au Maroc, II, p. 14 {Arch. Maroc, t. VI).
L INVASION ARABE. LA CAHENA 409
nous le verrons prendre corps à partir du neuvième siècle.
A une époque où la vie religieuse aura succédé à la vie
politique, il se manifestera sous forme de schismes reli-
gieux et de réactions contre le Talmud.
Cet antagonisme est peut-être une des raisons pour
lesquelles nous ne rencontrons aucune trace de partici-
pation des tribus juives du Maroc aux guerres de la Cahena ,
ces dernières ayant subi Tinfluence des Juifs civilisés de
TEspagne : au contraire, isolés et libres; profitant sans
doute de la domination de l'Afrique par une coreligion-
naire bien que lointaine, les Juifs du Maghre^b el-Aqça
méditent la conquête de la Péninsule.
C'est en effet avec l'aide de leurs coreligionnaires ber-
bères et non pas des Musulmans, comme le croient cer-
tains auteurs, que les Juifs de l'Espagne, poussés à bout,
projettent vers 694 un soulèvement général des Juifs du
pays, pour tenter de le livrer à leurs frères de la Mauri-
tanie tingitane, « où plusieurs tribus professaient le
judaïsme et où les Juifs exilés de l'Espagne avaient trouvé
un refuge ^ ».
La révolte devait éclater publiquement sur plusieurs
points à la fois, au moment où les Juifs de l'Afrique seraient
débarqués sur les côtes de l'Espagne, Mais avant le moment
fixé pour l'exécution de ce projet, le gouvernement fût
averti du complot.
Le roi Egica prit aussitôt les mesures commandées par
la nécessité; ayant convoqué un concile à Tolède, il dé-
nonça au clergé, qui avait la haute main sur la vie poli-
tique, les coupables juifs et l'invita à punir sévèrement
cette race maudite. Après avoir entendu les dépositions
1. (If. DozY, Hisf. des Musulmans d'Espagne, t. II, p. 27-28 ; Mouliérab,
ouvr. cité, II, p. 675; Mûller, Der Islam im Morgenlande und Abendlande,
I, p. 424 ; FouRNEL, ibid., I, p. 368 ; Sacro-sancta Concilia, éd. de Slud. Phi-
los. Labbsei; Concilia Tolitana, XVII, t. VII, col. 1361 ; Marsden, Hist. criL
de Espagna, II, I, XXV, t. V, p. 217 ; Ramey, Hist. d'Esp., II, p. 223-224;
docteur Gonzalez, ouvr, cité.
410 ARCHIVES MAROCAINES
de quelques Juifs, d'où il résultait que le complot ne ten-
dait à rien moins qu'à faire de TEspagne un état juif, les
évoques réunis au dix-septième concile de Tolède, con-
damnèrent tous les Juifs à la perte de leurs biens et de
leur liberté : leurs biens étaient confisqués et leurs per-
sonnes vendues comme esclaves aux habitants chrétiens ^
Les conséquences de ces représailles ne se firent pas
attendre : afin d'échapper à Tesclavage, ceux des Juifs
espagnols qui en avaient les moyens, prirent la fuite en
Afrique, où ils attendirent le jour de la revanche.
La nouvelle poussée des Zenata qui, désemparés par
la déroute de la Cahena, avaient pris la fuite et envahi
l'Aurès, avait porté à son comble Tanarchie où pour long-
temps avait été plongé tout le Maghreb ^.
C'est à cette poussée qu'il faut surtout attribuer raffer-
missement, dans le Maghreb-el-Âqça, de tribus judéo-ber-
bères. La généalogie de Tarif nous montre une origine
yéménite plus ou moins évidente.
El-Kaîrouani, d'accord avec Ibn Khaldoun, raconte que
les armées de Mouça, général du Khalife, ayant pénétré
dans l'Aurès, y massacrèrent cent mille habitants ; qu'en
outre les deux fils de la Cahena, après leur conversion à
rislam, accompagnèrent les Arabes avec douze mille guer-
riers Djeroua chacun, dans leurs campagnes au Maroc et
en Espagne. Plus tard, la domination des Djeroua fut
complètement anéantie dans l'Aurès ; les restes de ce
peuple s'incorporèrent dans les autres tribus berbères, et
ce n'est qu'au Maroc que nous allons retrouver leurs
traces multiples, en tant que fractions distinctes, ou en
tant qu'assimilés à la population urbaine des villes du
Maghreb-el-Aqça '.
1. Cf. Ibn Khaldoun, En NowaXri et Mercier, ib.^ I.
2. Carette, ibid.^ p. 153, constate que les migrations des Zenata An-
chora ont commencé seulement après la défaite de la Cahena.
3. Ibn Khaldoun, II, p. 192; El-Kaîrouani, p. 555.
L INVASION ABABE. LA GAHENA 411
Toutefois, la conversion à l'Islamisme des chefs et des
familles nobles des Djeroua n'entraîna pas la conversion
intégrale de cette dernière tribu.
Les Djeroua, dit Ibn Khaldoun, disparurent de TAurès;
il faut entendre : comme nation distincte, car certaines
fractions purent se maintenir jusqu'aux époques modernes
sans renoncer à la religion juive. Nous trouvons en effet,
dans la « Monographie sur l'Aurès », par le lieutenant-
colonel de Lartigue, les données suivantes concernant les
guerriers juifs de l'Aurès. En 1637, les Oulad Sidi Yahya
étaient encore tributaires des Juifs deTilatan, que Tauteur
considère comme les descendants des Juifs de la Cyré-
naîque. Ces Juifs guerriers furent cependant massacrés
plus tard par la tribu des Oulad Fedhala. Au seizième
siècle une autre tribu juive, connue sous le nom d'Oulad
Aziz, était puissante et dominait la vallée de l'Oued Abdi,
en soutenant des guerres durables avec leurs voisins
musulmans. Plusieurs fractions de cette tribu qui a
conservé la notion de son origine ont subsisté jusqu'à nos-
jours *.
La conquête définitive de l'Afrique par les Arabes, loin
d'affaiblir le Judaïsme, a donc contribué plutôt à attirer
dans le pays des Juifs émigrés du Yémen, etc., et à jeter
toutes entières dans le Maghreb-el-Aqça des populations
juives, refoulées par les Zenata.
Ce seront désormais ces derniers qui pendant longtemps
soutiendront les luttes pour l'occupation du Maroc et de
l'Espagne par les Arabes.
1. Monographie sur rAurès, p. 316 et 328. Mes recherches personnelles
faites sur place, confirment partiellement les renseignements fournis par
cet auteur.
VI
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC
Dix-sept années s'étaient à peine écoulées depuis Tavor-
tement de leur invasion en Espagne, que les Juifs prirent
leur revanche par la conquête de la Péninsule par les
Musulmans.
Ces derniers, après avoir affermi leur domination sur
le Maroc pacifié, comprirent facilement quel appui les Juifs
expulsés de l'Espagne, qui n'attendaient qu'une occasion
de retourner dans leur patrie, pourraient prêter à une
armée d'envahisseurs *.
Le général Mouça organisa une armée composée
d'Arabes et de Berbères musulmans et juifs, et envoya à
titre d'essai le chef berbère Tarif à la tête d'une troupe
de quatre cent guerriers, exécuter un premier raid, qui
fut couronné de succès à Algésiras. Ce fait ne peut s'expli-
quer que par la présence de complices juifs dans cette ville.
Il est très intéressant de constater que Tarif se considérait
lui-même comme d'origine juive, et notamment comme
descendant authentique de la tribu de Chimoun (Siméon,
avec la lettre ^ chin) ben Jacob. Cette indication^ donnée
par El-Bekri est des plus précieuses pour notre étude.
1. Graetz, éd. allem., V, p. 38. Cet auteur parle dune alliance con>
due entre Tarif et les Juifs. Mercier, I, p. 228; El-Bekri, p. 301 ; Foor-
NEL, ibid., 1.
2. V. plus loin, p. 24.
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC 413
Le nom d^un autre chef berbère qui avait participé à
cette lutte, Kaulan El-Yehoudi, nous est confirmé par une
autre source.
Il reste établi que, pendant la conquête de l'Espagne
par Tarif, de nombreux Juifs d'origine marocaine et espa-
^ole prenaient part à la guerre et passaient le détroit
pour peupler les villes, que les Chrétien^ délaissaient et
qui souvent étaient livrées par des coreligionnaires survi-
vants de la dernière persécution, la plus cruelle de toutes.
Au fur et à mesure que les Musulmans s'emparaient d'une
ville espagnole, ils en confiaient la garde à leurs alliés
juifs, qui s'y établissaient solidement. Ce fut le cas des
capitales comme Cordoue, Tolède, Malaga, Elvira, etc.
A côté des survivants, peu nombreux d'ailleurs, de la
dernière persécution d'Egica ^ vinrent s'établir les anciens
réfugiés qui avaient résidé longtemps au Maroc et, ce qui
est plus important encore, de nombreux guerriers judéo-
berbères qui se fixèrent dans la campagne espagnole où
ils s'adonnèrent à l'agriculture : aussi trouve-t-on, pendant
tout le moyen âge, des agriculteurs et des planteurs juifs
en Espagne.
Nous avons vu que douze mille Djeroua suivirent leurs
chefs à la conquête du Maroc et de l'Espagne, et que
les Berghouata commandés par Tarif avaient subi une
influence juive ; leurs voisins, comme les peuplades du
Fazaz et les Behloula, durent les suivre dans la conquête
de l'Espagne.
Or, dans ce dernier pays plus encore qu'au Maroc, les
Juifs, ceux même d'entre eux qui avaient été forcés naguère
d'embrasser l'Islamisme, n'avaient plus de raison pour se
déclarer Musulmans. Aussitôt fixés dans le pays, ils se
fondirent dans le gros de la population juive el leurnombre
s'accrut tout d'un coup d'une manière surprenante,
1. Cf. FouRNEL, I, p. 160; MûLLER, oavr, ciié, l, p. 424.
414 ARCHIVES MAROCAINES
M. Mouliéras ^ dans son étude sur le « Maroc inconnu «,
allègue avec raison qu^après 69& il n'est presque pas resté
de Juifs en Espagne, et leur apparition en grand nombre
depuis 711 ne peut s'expliquer que par Taffluence d*un
grand nombre de Juifs marocains.
Pour juger de l'importance du mouvement juif à travers
le détroit et de son caractère berbère, il suffit de constater
que sept années seulement après la conquête de l'Espagne
par les Arabes, les Juifs purent concevoir le projet d'en
chasser eux-mêmes les vainqueurs.
Ce dernier fait mérite que nous nous y arrêtions^.
L'Espagne conquise fut soumise au même régime fiscal
que les autres provinces du Khalifat : les Juifs et les
Chrétiens eurent à payer Timpôt spécial, la Djezia^ ou
capitation.
Mais, à peine les Juifs furent-ils établis dans leur nou-
veau séjour, que les vexations commencèrent pour ces
anciens alliés de Mouça. Au lieu d^un seul impôt, les Juifs
espagnols durent en payer quatre, en dehors de la Djezia;
ils eurent à payer une capitation à Abd-el-Aziz, fils et
successeur de Mouça ; une autre, au gouverneur général
de l'Afrique, auquel l'Espagne était soumise, en dehors
d'un impôt spécial réservé à la caisse du Khalife. Les gou-
verneurs locaux surtout, notamment Abd-el-Aziz et son
successeur Ayyoub, les exploitèrent terriblement. Pressu-
rés et exaspérés, les Juifs espagnols, se souvenant du con-
cours précieux qu'ils avaient prêté à leurs alliés d'hier et
maîtres d'aujourd'hui, évoquèrent à nouveau leur rêve
séculaire d'une conquête par eux et pour eux de la Pénin-
sule. Et l'insurrection de 718 éclata.
A la tête du mouvement est un chef berbère de religion
juive^ Kaulan El-Yahoudi, autour de qui sont ralliés un
1. Le Maroc Inconnu ^ p. 676.
2. Graetz, V, p. 166-186.
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC 415
grand nombre de guerriers juifs. Il sut se maintenir pen- :
dant quelque temps dans les montagnes de la Castille et
de TAragon. Mais finalement, battu par les troupes du
Khalife, il fut exécuté sur Tordre du gouvernement et ses
partisans dispersés.
Il n'est donc pas étonnant que les nouveaux arrivants
vaguement conscients de leur Judaïsme et désespérant de
se libérer par les armes, se soient jetés en masse dans le
mouvement d'hérésie anti-talmudique suscité en 721 par le
faux messie Serenus de Syrie. Ce dernier, qui niait jus-
qu'aux fondements du judaïsme orthodoxe, avait en effet
rallié autour de lui de nombreux Juifs yéménites et ber-
béro-espagnols, qui abandonnèrent leur pays pour suivre
le faux prophète dans la Syrie lointaine ^
Graetz établit que le mouvement provoqué par Serenus
entraînait surtout les Juifs venus du Yémen et réfractaires
au Talmud. Or, un autre faux messie, Juda EMsfahani,
avait escompté le concours des mêmes peuples pour briser
le joug des Arabes. Un Midrash contemporain nous donne
une idée exacte de cet état d'esprit des Juifs, qui croyaient
le moment arrivé de combattre les Arabes encore mal
affermis. Un des épisodes de ce mouvement semble avoir
été le siège de Tyr par les insurgés, avec l'aide des Juifs
venus de Chypre et d'Egypte -. Les renseignements que
nous possédons sur les Judéo-Berbères en Espagne jettent
une lumière nouvelle sur ces événements. Les Judéo-
Arabes et les Judéo-Berbères qui suivirent les troupes
arabes cherchèrent à profiter de l'état trouble des choses
pour recouvrer leur indépendance propre.
L'Espagne devait, pendant longtemps encore, faire
partie de l'empire du Khalifat, et cette circonstance aida
1. Graetz, pas. cité, d*après les auteurs arabes corroboré par plu-
sieurs textes juifs.
2. Cf. le Midrash iKnii "|1 "|iyr3«y ui mijnDj.
416 ARCHIVES MAROCAINES
au rapprochement des Juifs de ce pays avec leur coreligion-
naires de rOrient : elle continua à soumettre les commu-
nautés de la Péninsule au régime du Judaïsme orthodoxe,
dont elle devint bientôt l'un des foyers les plus ardents.
Par contre, le Maroc détaché de bonne heure de Tem-
pire du Khalifat, ouvert à tous les schismes et à toutes les
divisions intérieures, ayant reçu une colonie très peu
nombreuse d'Arabes musulmans et de Juifs d'Orient,
continuait à rester livré à lui-même et à suivre ses desti-
nées religieuses et politiques propres.
En 717, les Chrétiens du Maghreb-el-Aqça furent persé-
cutés par Khalid *, le gouverneur du Khalife; cet événe-
ment — si on le rapproche de ce que nous avons vu pour
TEspagne — suppose un fâcheux changement dans Tétat
des Juifs.
En 739, le Maghreb-el-Aqça recouvre son indépendance
bien que les gouverneurs du Maghreb continuassent à
exercer une autorité nominale sur le pays ouvert. L'armée
du Khalife, dirigée en 741 contre les Berbères rebelles,
ne réussit qu'à ruiner les centres civilisés du pays qui
fut abandonné des nombreuses populations juives et chré-
tiennes civilisées : celles-ci cherchèrent un refuge dans
l'Espagne pacifiée.
Cet état de choses avait duré jusqu'en 789 ; pendant ce
temps la rivalité entre les tribus berbères elles-mêmes
favorisait Téclosion des schismes, qui ne contribuaient
généralement qu'à disperser les tribus. Toutefois, il
semble que, dans le Rif et jusqu'à TOcéan, les Berghouata
ralliés autour de Salih ben Tarif, promoteur d'un schisme
très hardi, aient eu plein succès ; ils dominèrent probable-
ment la province de Témesna, où nous allons trouver une
population essentiellement juive -.
1. Mercier, ibid.y l, p. 22^.
2. Ibn Khaldoun, i6id., H, p. 175; Raudb el-Kartas, p. 171 ; L. Massi-
g:<on, le Maroc au seizième siècle.
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC 417
Le schisme des Berghouata prouve que le Judaïsme
avait laissé en Afrique des racines profondes. Les Ber-
ghouta habitaient l'Atlas occidental et les plaines deFOcéan,
pays tout à fait punique et hébreu. C'est parmi ces popu-
lations qu'un aventurier yéménite avait réussi à susciter
un schisme judaïsant. L'exemple n'est pas isolé : tel Abdallah
ibn Sabbah, qui avait fondé une secte en Egypte et Salam
ibn Abdallah ^ — l'ami de Mahomet — qui se disait des-
cendant direct du patriarche Joseph.
D'ailleurs, plusieurs sectes d'origine juive yéménite se
rencontrent pas, soit chez les Juifs, soit chez les popula-
tions de l'Afrique et de la Syrie. Celle des Berghouata est
cependant la plus intéressante à enregistrer ici. Ce fut en
726 que Salih ben Tarif, le descendant du Siméon ben
Yacoub, surnommé Malich en syrien et Roubia en hébreu,
donne aux populations du centre marocain un Coran et
une Loi qu'il attribue à Moïse en personne. Les auteurs
arabes l'appellent « scélérat de race juive », descendant de
Chimoun, qui vint de TEspagne au Maroc. Son petit-fils
Younas ben Elias est le véritable fondateur de l'empire ^
des Berghouata. Parmi les préceptes qui caractérisent
le culte des Berghouata nous signalerons : la prière faite
cinq fois par jour, en balançant la tête à l'instar des Juifs,
les rigueurs du Ramadan atténuées ; le paiement de la
dîme au clergé ; les coqs ne sont pas sacrifiés ; les sourates
du Coran d'Younas portent tous des noms juifs : Adam,
Noé, Moïse, Aaron, les douze tribus, les Béni Israël,
Iblis, etc. Ce qui caractérise surtout cette secte, c'est que
chaque prière, chaque repas même, est précédé de la for-
mule de « Youche ». Or, M. de Motylinski a démontré
que des survivances de cette formule se retrouvent chez
1. JewUh Encyclopedia, v. ces noms.
2. L'onomastique est hébraïque. El-Bekri, Ibn' Kiialdoun sont certai-
nement prévenus contre cette secte. Plus impartial est le récit d'ÀL-
Batani al-Maghred (tr. Fagnan, p. 325).
418 ARCHIVES MAROCAINES
tous les schismatiques berbères ^ partout où une influence
juive se manifeste !
Les Miknaça, schismatiques refoulés au Sud, fondèrent
cependant sur la lisière du désert, la ville et le royaume de
Sidjilmâsa, où nous allons trouver deux des plus anciennes
communautés juives du Maroc, celle de Sidjilmâsa et celle
de Tafélat, dont les traditions remontent à une époque
ancienne.
En 761, la dynastie rostemide, s'affermit à Téharet ou
Tahort, autre ville qui avait une population juive fort
ancienne ^. En 771, nous voyons une fraction des Médiouna,
tribu qui parait avoir peu résisté à Tlslam, reculer jusqu'au
désert et se concentrer dans le Zab, où un certain nombre
de ses membres continue à professer le Judaïsme, comme
il ressort de données ultérieures. Une autre fraction
parait avoir continué à pratiquer le Judaïsme dans la ville
de Médiouna, au nord, conquise par Idris l". Tous les
autres débris de ces tribus paraissent avoir cependant
embrassé l'Islamisme.
A Tlemcen s'établissent les Béni Iffren, refoulés à leur
tour par les Maghraoua. Dans cette dernière ville, nous
allons trouver une des communautés les plus florissantes
du Maghreb; et c'est dans ses environs, qu'on place la
tradition de Josué ^ et celle de Joab, le général de David ;
cette dernière tradition, antérieure à l'invasion des Mul-
sulmans, s'était perpétuée depuis les premiers siècles
de l'Hégire. Comme les Libo-Puniques étaient consi-
dérés Canaanéens, les Berbères devienent des Philistins ;
leur héros est Djalout, ou plutôt mSs, nom qui signifie sim-
plement: « exil », expulsion, tandis que le nom ethnique
1. Revue Afric, 1896, II ; Youche ou Youcha est le Dieu ou le saint qui
domine les pluies ; il accomplit exactement le rôle de l'ange Sanbat chez
les Pbalacha.
2. Mercier, ihid., I, p. 250.
3. Basset, A>droma et le» Traras; nous avons étudié la légende de
Josué dans notre étude Melqarl et Josué.
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC 419
des Zenata Amazeg donne le nom ethnique pSo^r, Amalek,
le prétendu ennemi séculaire d'Israël ^
En résum'é, le premier siècle de l'invasion arabe, sans
amener de changements ethniques profonds dans le
Maghreb-el-Aqça, eut cependant des conséquences pour
l'histoire juive au Maghreb. LesNefoussa, bien que forte-
ment imprégnés d'une influence arabe, surent conserver
leur individualité propre; les tribus du Maghreb central
furent presque anéanties ou déplacées, celles du Maghreb-
el-Aqça, au contraire, restèrent presque intactes; bien
plus, leur population s'augmenta de nombreux réfugiés.
La conquête de l'Espagne fut cause d'une diminution
de la population juive du Maroc, diminution qui eut une
répercussion sensible sur la population urbaine.
Le fanatisme religieux, inconnu jusqu'alors de ces popu-
lations primitives et peu enclines à la métaphysique, vient
jeter la division parmi les Berbères, d'où nécessité pour
les Juifs, comme pour les Chrétiens et les derniers Païens,
de reculer vers le sud, ou d'occuper les montagnes ; nous
les trouverons, en effet, retranchés dans des forts et des
châteaux, tels les Rhiata du Behloula, des Fazaz et quel-
ques autres.
Les Berbères entre Tripoli et Tanger avaient, en
soixante-dix ans, apostasie douze fois-. Ceux d'entre eux qui
avaient autrefois professé le Judaïsme finirent par former
une secte à part. Au Nefoussa, à Djerba, dans les Ksour,
dans le Rif et TAtlas, les Ibadites gardent jalousement
leurs coutumes et leurs traditions juives.
L'occupation du pays ouvert ne leur demeura possible,
en effet, que dans les régions où Télément non musulman
formait la majorité de la population; tel fut le cas de la
1. Cf. Ibn Daoud ; Graetz, VI, p. 89. Pareilles traditions circulent en
Afrique et en Espagne pendant tout le moyen âge. Presque toutes sont
plus anciennes que la pénétration de Tlslam. Ibn Khordècba, auteur du
commencement du neuvième siècle, les connaît déjà.
2. Ibn Khaldoun, ibid., II, p. 175.
420 ARCHIVES MAROCAINES
plaine de Tamesna et du littoral de TOcéan depuis Salé
jusqu'à Azemmour et Asfi.
Plus loin vers le Sud, dans la région des Oulad-en-
Noun, dont une partie de la population est d'origine juive,
la tradition de Josué paraît s'être conservée jusqu'à nos
jours : ce sont les Béni Haïssa. Léon l'Africain y signala
des villages entièrement peuplés de Juifs*; la ville de
Dra'a semble avoir donné ces populations de la région de
l'Océan. Or, Dra 'a est considéré comme l'un des foyers du
schisme caraïte^.
Si nous y ajoutons les populations juives et leurs alliés
naturels, devenus cependant moins nombreux, les Païens
et les Chrétiens résidant dans les villes maritimes, nous
avons un tableau approximatif de ce qu'était le Judaïsme
marocain vers la fin du huitième siècle au moment où
paraît le premier organisateur de l'empire chérifien,
rimam Idris l*'.
Somme toute, jusqu'en 788, les Juifs ne semblent pas
avoir été fort persécutés; ils ont conservé la plupart de
leurs positions anciennes et nous ne savons presque rien
de leur vie religieuse et intellectuelle, ils sont parmi les
heureux qui n'ont pas d'histoire. A une époque où le
Judaïsme asiatique commençait à se réveiller et où les
mouvements religieux éclataient de toutes parts, les Juifs
du Maghreb se tenaient à l'écart, absorbés par leurs inté-
rêts politiques et leurs rivalités locales.
Cet état de choses commença à se modifier lors de l'ap-
parition d'Idris en Mauritanie. Ce dernier, comme descen-
dant d'Ali, avait l'ambition d*opposer un nouvel empire
orthodoxe, un Khalifat indépendant et rival, à la dynastie
de Bagdad; aussi provoqua-t-il un changement radical
dans la situation des Juifs.
Dès son arrivée dans la région de Volubilis, l'ambitieux
1. Chénier, Hisl. de la Maurit., I, p. 148.
2. LÉON l'Africain, II, p. 144 et IV, p. 137.
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC 421
Imam se trouva dans un pays où prédominaient des élé-
ments non musulmans, la Mauritanie tingitane. Cepen-
danty sur l'initiative de l'Émir des Âouréba, un certain
nombre de tribus berbères réfractaires au Khalifat, ou
mécontents de la situation prospère de leurs rivaux non-
musulmans, se hâtèrent de reconnaître dans le descen-
dant d'Ali, le seul souverain, l'Imam par excellence.
Parmi ces tribus, nous trouvons même une fraction des
Rhiata, celle qui habitait la province de Volubilis et qui
paraît avoir embrassé l'Islamisme à une époque anté-
rieure. En revanche, toutes les autres tribus juives et non
musulmanes, en général, ne voulurent pas se soumettre
à la domination d'un maître, qui mettait le fanatisme reli-
gieux au service de ses ambitions personnelles : se sen-
tant assez forts et assez nombreux dans le pays, ces élé-
ments hostiles à l'Islam cherchèrent à entraver la réali-
sation des desseins du prince Alide.
Les récits très brefs et très sommaires que des auteurs
musulmans, et en particulier ceux du Baudh-el'Kartas, Ibn
Khaldoun et El-Bekri ^, nous permettent d'accepter, non
sans réserve, il est vrai, l'exposé détaillé et drama-
tique des guerres entre les Juifs et les troupes d'Idris.
Nous trouvons ce récit dans le livre de Marcus Fischer,
auteur hébreu dont les affirmations sont souvent sujettes
à caution 2.
Ne pou vaut apporter une preuve décisive d'authenticité au
récit de cet auteur, nous ne reproduirons ici que les témoi-
gnages des auteurs arabes les plus autorisés. Voici ce
que dit le Randh-el-Karlas^ au sujet de cette campagne
d'Idris :
« Quand Idris eut établi sa domination dans le Maghreb,
1. Ibn Khaldoun, ibid,^ II, p. 483; El-Bekri, p. 268; Mercier, ihid.^ I,
p. 229.
2. mS3^ nnSin 'D. V.notre Elude sur VHisl. des Juifs du Maroc.p. 2. Cf.
plus haut, III, ch.
412 ARCHIVES MAROCAINES
-il marcha contre les Berbères de ce pays, qui professaient,
soit le Magisme, soit le Judaïsme, soit la religion chré-
tienne. Telles étaient les tribus Fendelaoua de Behloula,
de Médiouna, et les peuplades du territoire de Fazaz »,
qui étaient, comme nous Tavons vu, des Juifs.
La première campagne d^ldris contre les tribus ber-
bères parait avoir été dirigée contre le territoire voisin
de Ouaiili, celui de Tadla. « Dans cet endroit-là, dit le
Raadh-el'Karlas^ il n'y avait que quelques Musulmans;
les Chrétiens et les Juifs y étaient très nombreux. Idris,
continue cet auteur, les contraignit tous à embrasser
rislamisme^ »
Les historiens que nous venons de citer sont sobres de
détails, quant à cette dernière campagne; cependant, la
conversion des païens ayant été plus facile que celle des
Juifs, rimam n'osa s'attaquer aux Juifs qu'après avoir
définitivement affermi son pouvoir, et ce ne fut, en tout
cas, que dans la dernière année de son règne.
Ce dernier fait est conforme aux indications du Raudh"
el'KarlaSj qui affirme qu'après ses premières campagnes,
Idris retourna à Ouaiili pour entreprendre de nouvçUes
expéditions contre les Berbères. Quant à l'attitude des
non-Musulmans, elle rappelle beaucoup celle des Juifs
indépendants du Yémen contre Mohammed.
« Ces populations non musulmanes, continue le Randh*
el'KariaSy étaient retranchées et fortifiées sur les mon-
tagnes et dans les châteaux inaccessibles; néanmoins,
l'Imam ne cessa de les attaquer et de les combattre jusqu'à
ce qu'ils eussent tous, de gré ou de force, embrassé l'Isla-
misme. 11 s'empara de leurs terres et retranchements. Il
fit périr la plupart de ceux qui ne voulurent pas se sou-
mettre à rislam, et priva les autres de leurs familles et
les dépouilla de leurs biens. Il ravagea le pays, détruisit
1. Raadk-tl-KarlQSy trad. fr., p. 16.
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC 423
les forteresses des Béni Louata, des Médiouna, des Beh-
loula et les citadelles des Rhiata et de Fès. Puis il revint à
Oualili, dans cette même année, qui fut la dernière de sa
vie. »
La brièveté des sources indiquées, loin de les exclure,
confirme plutôt les opinions de Fischer.
Ibn Khaidoun dit en outre, « qu'Idris, dans sa cam-
pagne contre les tribus non-musulmanes, s'empara de
Témesna, de la ville de Chella, et obligea leurs habitants,
dont la majorité étaient des Juifs, des Mages et des Chré-
tiens, à embrasser Tlslamisme. Après avoir ruiné leurs
places fortes, il marcha sur Tlemcen en 789 ».
La soumission des Juifs fort affaiblis du centre et du
nord du Maghreb fut ainsi définitive. Mais alors com-
mencèrent, pour ces derniers, de cruelles vexations et
les misères auxquelles est fatalement exposée une mino-
rité naguère encore puissante et tout d'un coup réduite à
un état de soumission politique et d'infériorité sociale :
par exemple, les Juifs agriculteurs furent désormais
attachés à la glèbe comme serfs *.
Cependant, la mort de Tlmam Idris, — empoisonné sur
Tordre du Khalife Haroun Ar-Rachid, dans sa résidence
d'Oualili par le médecin juif Souleiman, après un règne
de trois ans et demi, ou de cinq ans, selon certains auteurs
(793-791), — fut un soulagement pour les populations
juives du Maroc : la plus grande partie d'entre elles fut
cependant massacrée, ou refoulée sur les confins de
l'Afrique. La force séculaire des anciens guerriers de la
Cyrénaïque fut ainsi déflnitivement anéantie.
Après la mort d'Idris I**", les tribus juives ou judaï-
santes disparaissent de la scène politique du Maghreb-el-
Aqça, et un judaïsme religieux se constitue, soumis au
1. On trouve encore un grand nombre de ces serfs juifs dans l'Atlas.
Ils parlent le Chleuh, langue berbère qui garde de multiples traces de
Tun des anciens idiomes phéniciens ou hébreux.
ARCH. MAROC. 27
424 ARCHIVES MAROCAINKS
même sort que tout le reste des Juifs établis parmi les
Musulmans.
Affaiblis et décimés, les Juifs n'osèrent plus défendre
ouvertement leur politique, ni propager le Judaïsme parmi
leurs voisins, tous convertis à l'Islam.
Quelques vestiges de la descendance des anciens guer-
riers de TArabie et de la Cyrénafque se maintinrent, pen-
dant tout le moyen âge, comme guerriers asservis^ défen-
seurs de la cause des propriétaires arabes ou berbères. Les
autres, se voyant exposés à tous les périls, préférèrent se
fixer dans les villes, pour constituer au Maghreb, comme
partout ailleurs, la classe moyenne de la population : toute
distinction disparut, dans cette situation économique et
sociale équivalente, entre Juifs palestino-romains et Ber-
bères.
Dans le Nefoussa, les Juifs peu éprouvés se maintinrent
longtemps encore^. Un groupe assez important, guidé
par un clan de prêtres, s'enfuit à Djerba ^.
D'autres, plus hardis et harcelés constamment par les
Musulmans, après s'être maintenus pendant un certain
temps dans le Sud, dans les régions du Sous, de l'Ouad-
en-Noun et des Ksour du Sahara, ne pouvant plus
s'avancer vers l'Occident, préférèrent prendre le chemin
du désert, où ils trouvèrent des coreligionnaires de
langue arabe, aussi peu orthodoxes, aussi guerriers et
réfractaires à l'Islam qu'ils l'étaient eux-mêmes.
L'exemple des Daggatoun^, tribu d'origine judéo-ber-
bère, qu'on retrouve sur la route de Tombouctou, n'est
certainement pas unique. Une fraction de Juifs de Djerba
l. LÉON l'Africain fpas. cités^.
8. Les Juifs de la Tripolitaine sont les descendants directs des an-
ciens Judéo-Berbères du Nefouça. Il en est de même pour ce qui con-
cerne la plupart des Juifs tunisiens. Cf. la liste des noms d'origine des
Juifs de la Tunisie que nous «goûtons dans notre note II, supplément.
S. Caiikn et Cazès, ouvr. cités.
4. Cf. Is. LoBB, /es Daggaioun,
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC ^25
et du Gharian s'attribue la même origine maghrébine. La
Tripolitaine surtout est riche en traditions judéo-ber-
bères.
Une fois de plus, le Judaïsme acculé dans le nord afri-
cain proprement dit, chassé de la campagne du Tell et du
Rif , après avoir pénétré dans le Dra'a et le Sous, put avoir
sa revanche dans les Ksour du Sahara et au Soudan, où
nous rencontrons pendant quelques siècles, jusqu'à TAdrar
et au delà, des traces d'une influence juive considérable.
Dans ces parages, les annales et le folklore tournent au-
tour d'une « Époque Juive », qui aurait duré jusqu'à la fin
du premier millénaire de l'ère vulgaire.
Presque toutes les villes et les oasis ^ situées près de
rOcéan, jusqu'à Tombouctou, portent des vestiges de
cette influence juive; le grand nombre de marabouts
juifs et de traditions locales témoignant d'une prédomi-
nance juive dans le Sahara devient de plus en plus sen-
sible depuis l'invasion arabe jusqu'à la période qui va du
neuvième au onzième siècle, ainsi qu'il sera démontré
dans une étude spéciale.
Juifs sédentaires ou Juifs berbères de ces régions
éloignées sont d'accord pour affirmer que dans les temps
anciens correspondant aux premiers siècles de l'Islam, ils
sont venus du nord-ouest, refoulés par les Musulmans
triomphants.
Nous pouvons indiquer, en ce qui concerne le Maroc,
d'autre part, les points de la frontière méridionale ralliés
plus tard à l'empire des Chérifs, où l'élément juif prédo-
minait, ou du moins exerçait une certaine influence pen-
dant les premiers siècles de l'Hégire.
La ville de Eidtenct, dont les habitants furent conyertis
plus tard à l'islamisme, se considèrent encore aujourd'hui
1. M. Martin, Lm Oaiiê Sahar.y p. 34 et s. : ch. VEnoque juive, V. notre
note 1, supplément.
426 ARCHIVES IfAROGiUNES
comme descendants de l'armée de David, ce qui veut dire
qu'ils participèrent aux guerres contre les Philistins-
Berbères; la ville de Demensera qui conserve des tradi-
tions analogues; les villages qui l'entouraient étaient
encore, au temps de Léon l'Africain, peuplés par des
guerriers juifs du rite caralte; les villes de Sidjilmâssa,
Taroudant, Tafilet, Damnât, Tebelbet et Tematit, où la
préhistoire juive a précédé l'histoire musulmane ^
Les Ksour du Sahara gardent particulièrement le sou-
venir d'une époque juive 2.
Au désert enfin, et jusqu'à la région du Dra'a près de
l'Océan, où les traces d'une vaste colonisation juive sont
surtout nombreuses, Juifs et Chellas racontent qu'ils
étaient venus ici du Nord de Salé et de Chella; Juifs et
Musulmans parlent un dialecte particulièrement empreint
de libo-phénicien ou himyarite. Les uns et les autres
savent raconter des exploits de Djalout, « l'expulsé » par
excellence, battu par les Juifs de David 3.
La ville de Dra'a elle-même fut un des centres du
Caraïsme. Or, nous ne cessons de répéter qu'avant la
pénétration du mouvement religieux de l'Asie, le Judaïsme
marocain n'avait connu ni le Rabbinisme, ni le Caraïsme.
Moïse Dra'i, le savant et poète caraïte du onzième ou du
douzième siècle, fait en effet remonter la liste de ses an-
cêtres jusqu'au huitième siècle, c'est-à-dire à une époque
où le Caraïsme n'avait pu pénétrer dans le pays.
Le cycle héroïque est définitivement clos pour les Juifs
de l'Afrique : le culte de Josué, cette dernière survivance
1. Cf. LÉON l'Africain, i6icf; Loeb>Seror, let Daggaloun; Dourré, Bulle-
tin du Comité de M/r. franc., 1902 ; CnéNiER, ouur. cité, I, p. 91.
2. Ce n'est pas le moindre étonnement pour les Français parvenus
après tant de siècles jusqu'au fin fond du pays de Tlslam, que d'entendre
aujourd'hui les Touatiens en parlant du passé se servir de cette expres-
sion : Au temps des Juifs, ou à • l'époque juive • (Martin, tes Ooêis
Sahar., p. 40).
3. Le folklore de Ghadanmes (l'ancienne Cydanmes) est hanté par cette
tradition (V. Slousgh, Aeroês Unknown Jewith Afriea, Jtwiêfi World^ 1907).
LES JUDÉO-BERBÈRES EN ESPAGNE ET AU MAROC 427
des anciens cultes hébréo-phéniciens \ refoulé jusqu'au
désert, dont nous le verrons surgir tout d'un coup près
d'un siècle plus tard, est devenu, pour les populations
converties de l'Islam, une simple superstition se rattachant
à un marabout ; il recula devant la marche triomphante de
rislam et du Judaïsme orthodoxe.
Le royaume de Fès, organisé et pacifié, commence à
prendre rang au nombre des nations soumises à la civili-
sation arabe ; ses relations commerciales et intellectuelles
avec le monde civilisé nécessitent un élément sédentaire,
apte à s'intéresser aux problèmes sociaux et scientifiques.
Des villes se fondent l'une après l'autre, et partout les
guerriers juifs d'hier subissent, non sans essayer de
réagir, l'influence des coreligionnaires accourus de toutes
parts ; ils se groupent pour former la classe moyenne de
Tempire ^.
Cette fois encore, l'Asie victorieuse et civilisée apporte
la civilisation, l'organisation et la foi basée sur la discipline
de la Synagogue aux communautés du Maghreb septen-
trional, qui perdent de la sorte leur simplicité primitive
et leur personnalité distincte, pour se mêler à la masse du
Judaïsme.
La fermentation religieuse et ethnique durera certai-
nement pendant quelques générations encore ; combien
d*élémenls faibles et hésitants se détacheront de la Syna-
gogue, jusqu'au jour où la grande masse aura assimilé la
culture palestino-babylonienne, produit compliqué et
pesant de longs siècles d'éducation et de discipline reli-
gieuses.
Dans la seconde moitié du dixième siècle, le Judaïsme
africain forme déjà dans les villes arabes un organisme
1. V. notre et. Les Hébréo.-Phin,, append. I.
2. M. Cahbn {Hisl. des Juifs de PAfr. sept,); M.Cazès {Essai sur VHist, des
Juifs delà Tunisie) ; Graetz, éd. ail., t. V-VI, ont étudié longuement This-
toire des communautés rabbiniques et caraîtes du nord -africain.
428 ARCHIVES MAROCAINES
ethnique et religieux, peu distinct des groupements juifs
des autres pays musulmans. Juifs aborigènes et Juifs immi-
grés rivaliseront de zèle pour la foi et pour le commerce.
Les uns et les autres apporteront leur part à la renaissance
des lettres et des sciences au moyen âge.
VII
ÉVOLUTION RELIGIEUSE DES JUDÉO-BERBÈRES
En Afrique comme partout les Juifs subissent l'in-
fluence des milieux en même temps que les Berbères
s'islamisent et acceptent la foi nouvelle, tout en conser-
vant leur autonomie; les Judéo-Berbères en contact avec le
Judaïsme de la Diaspora ne se décident pas à rompre d'un
seul coup avec leur ancien éclectisme religieux. On a étu-
dié dans une note spéciale l'évolution des Thérapeutes,
qui sous l'influence de l'Islam se transforment enMaghra-
bia, mais sans subir aucune altération, et on a constaté
chez ces sectaires les particularités suivantes : le service
du culte ayant lieu dans des souterrains, l'ascétisme, le
puritanisme et tout un folklore particulier. Seulement, les
Phalacha soustraits à l'influence de la Synagogue ortho-
doxe et dont le Judaïsme, ainsi que M. Joseph Halévy
l'a établi, n'a fait que subir quelques influences yémé-
nites, ont conservé plus pure leur ancienne autonomie
helléniste. Il en devait être de même pour toutes ces
vagues populations du Sahara, connues sous le nom de
Had-Danites, Danites ou Philisi, chez lesquelles on
retrouve des usages juifs, à part un dialecte hébraïque
qui trahit une influence hébréo-phénicienne et surtout
l'ancien caractère guerrier des Hébreux.
Une modification profonde s'était produite à partir du
430 ARCHIVES MAROCAINES
dixième siècle, du moins dans la situation sociale des Juifs
établis dans l*Atlas et dans le Tell. La fondation des écoles
rabbiniques de Kafrouan et de Fès, la pénétration du
Judaïsme talmudique jusqu'à Sidjilmassa^ dans le Sahara,
avait provoqué chez les Juifs africains une renaissance
religieuse et littéraire *. Le commerce avec leurs coreli-
gionnaires de la Méditerranée et de Tlrak avait fini par
inculquer au Judaïsme du littoral une physionomie rabbi-
nique marquée : au neuvième siècle et au commencement
du dixième siècle, les Juifs des centres civilisés africains
gardent encore une certaine indépendance. Les tendances
laïque et rationaliste de Jehuda ben Corefch de Fès,
d*Israéli et de Dounash, deKaîrouan et de tant d'autres, leur
manière dé traiter les textes est tellement distincte que
plusieurs savants en sont arrivés à douter de leur ortho-
doxie ^. Ici, comme dans les pays du bassin de la mer
Noire, où un Judaïsme primitif avait subsisté jusqu'au
quinzième siècle, certains historiens juifs restent hésitants.
En présence des rites ou des croyances dérivant de la règle
orthodoxe, on a voulu voir, dans tous les Juifs qui ne
répondent pas à l'idée accréditée de ce que doit être le
Judaïsme orthodoxe, des Caraïtes ou des Juifs affiliés à la
secte anti-rabbinique, fondée par Anan (huitième siècle).
D'ailleurs, les travaux de Harkawy, de Poznansky ^ et
nous-méme dans notre Étude sur V Histoire des Juifs au
Maroc^ entre autres, avons déjà démontré tout ce qu'il y a de
peu fondé dans cette tendance à ramenerau schisme caralte
tout ce qui s'éloigpie de la règle du Judaïsme talmudique.
En réalité, le Caraïsmen'estqu*une réaction contre le Talmu-
disme, et il suppose une culture rabbinique antérieure au
schisme. Or, il existait en Arabie, dans l'Asie centrale et
en Afrique, des Judaîsmes primitifs, dont la formation est
]. V. notre Elude sur VHUt. des Juifs au Maroc^ I, p. S.
S. Ibidem.
S. Ibid., 1. II et III. .
ÉVOLUTION RELIGIEUSE DES JUDÉO-BERBÈRES 431
antérieure à la rédaclion du Talmud babylonien^ et qui,
par conséquent, n*ont jamais connu ni le Talmud, ni le
caraTsme. Nous avons établi que, dans le Maghreb du
moins, aucune trace du Caraïsme ne se retrouve qui soit
antérieure à la Gn du dixième siècle.
En revanche, on peut affirmer désormais avec certitude
qu'avec la pénétration des lettrés égyptiens dans le Maghreb,
l'ancienne secte de Karai'a et celle de Maghrabia se locali*
sent dans le Maghreb intérieur.
Sous la poussée du Rabbinisine, les Judéo-Berbères
finissent par professer un syncrétisme religieux.
En eflfet, beaucoup d'obscurité et de lacunes prêtant
sans cesse à des confusions disparaissent, si nous tenons
compte de l'existence antérieure à la pénétration du Talmu-
disme et du Caraïsme à la fois des populations proto-juives,
restées à l'écart des mouvements religieux qui avaient
agité le Judaïsme civilisé.
Les populations judéo-berbères dont nous avons étudié
l'histoire politique et qui, dans Pesprit des historiens juifs
(de ceux même qui se doutent de leur existence), dispa-
raissent tout d'un coup comme par miracle, continuaient
enefTetà conserver leurs particularités religieuses propres :
plus elles étaient demeurées à l'écart des grands centres
juifs, plus elles étaient fidèles, sinon à leurs croyances,
du moins à leurs coutumes particulières.
D'ailleurs, le facteur intellectuel a joué un rôle fort peu
important dans le développement ultérieur de ces Judéo-
Berbères, par suite du penchant aux luttes et au particu-
larisme qui distingue les populations autochtones de
Belad-es-Siba et de l'Afrique intérieure.
Afin de mieux préciser ce fait historique, nous n'avons
d'ailleurs qu'à examiner d'une façon sommaire les données
suivantes relatées par les auteurs du moyen âge : com-
1. DéjA FOrst (Gesch, deê Karaertumê, II, p. 120).
432 ARCHIVES MAROCAINES
mençons par constater que, dès le septième siècle, nous
voyons les Judéo-Berbères alliés aux conquérants de l^Es-
pagne, groupés autour de leur secte, pour reconquérir
l'Espagne sur les Musulmans.
Dans ce même siècle, les Juifs « Maghrabia >i sont con-
sidérés par les Juifs asiatiques comme une population
juive hérétique et dissidente ^ Cet esprit réfractairô à
l'orthodoxie se manifeste maintes fois par les controverses
religieuses, entre communautés africaines et princes de
la S}^agogue, à partir du neuvième siècle.
C'est à cette époque que s*étend le schisme de Berghouta
et que les Falacha eux-mêmes commencent à jouer un
rôle politique.
Ce même siècle a vu une tentative de schisme faite par
le fameux Eldad, tentative singulièrement conforme à
Tesprit des Juifs autochtones du Maghreb.
Le premier savant du Maghreb, Ibn Koreîch ^ (vers 760),
tient peu de compte dans Texégèse rabbinique des concep-*
tions religieuses et tient d'Eldad. Sa manière de citer le
Talmud rappelle même singulièrement celle des Caraîtes.
Les Rodanites ou Danites sont des commerçants mysté-
rieux qui parlent l'hébreu et qui possèdent « un pays juif »
dans Tintérieur africain. Ils entrent en scène en Espagne
et en pays berbère, et c'est à eux qu'on doit Féclosion
d'une littérature dont les fragments attribués à Eldad et à
Elhanan le marchand, servent d'exemple. Des inscriptions
et des souvenirs d'influence juive se multiplient depuis
la Cyrénaîque jusqu'au Soudan ; ils dureront jusqu'au
douzième siècle.
En Espagne, nous voyons les parents du lexicographe
Ménahem ben Sarouq accusés d'hérésie et d'une hérésie
autrement grave que le schisme des Caraîtes, puisque tout
1. Thérapeute» et Maghrabia.
8. L'auleur de la Bi8$ala^ publiée par Barges et Goldberg.
ÉVOLUTION RELIGIEUSE DES JUDÉO-BERBÈRES 493
comme les Berghouata, ses adhérents semblent avoir
mangé la chair du porc : ce qui suppose l'existence de
sectes extrêmes à cette époque, parmi les Juifs espa-
gnols ^
Le onzième siècle est capital pour l'histoire religieuse
des Juifs africains. A cette époque, le Talmud a pris une
grande extension dans toutes les villes importantes, il finit
par imposer sa discipline aux grandes masses, demeurées
jusqu'alors indifférentes aux questions religieuses.
Or, les premiers renseignements précis qui nous sont
parvenus sur Texistence des Caraîtes, au Maroc comme en
Espagne, datent du onzième siècle.
Un examen attentif des sources, ainsi que des événe-
ments politiques intimement liés avec la première appa-
rition des Caraïtes dans ce pays, nous permettra de déter-
miner l'origine première, ainsi que le caractère propre
des populations juives non orthodoxes, que nous retrouvons
au Maroc, comme en Espagne, à partir de cette époque.
Nous avons déjà constaté que la domination musulmane
avait marché de pair avec l'expansion de l'autorité rabbi-
nique et que, par conséquent, l'adhésion certaine du
Judaïsme africain au rite orthodoxe était devenue fatale.
Cependant, en dehors de Sidjilmâssa, la seule cité rabbi-
nique connue dans le sud, il y avait de grandes popu-
lations juives parmi les Berbères à peine islamisés eux-
mêmes, Juifs qui avaient conservé leurs traditions pro-
pres, et dont les conditions politiques et Tétat social
primitif avaient été réfractaires à l'esprit du Talmud.
L'invasion des Almoravides, venus du désert, avait
profondément remué leurs voisins juifs : des populations
guerrières juives du Soudan et du Sahara vinrent, à la suite
des conquérants, s'établir dans les villes marocaines et
espagnoles.
1. Cf. notre étude citée, 1. II.
434 ARCHIVES MAROCAINES
La première mention de Tapparition des sectaires juifs
en Espagne correspond, en effet, aux guerres des Almo-
ravides. L'indication du chroniqueur Ibn Daoud^ est
tellement précise qu^elle ne laisse lieu à aucun doute. Cet
auteur raconte, en outre, que les sectaires venus en
Espagne au onzième siècle y avaient occupé des forte-
resses.
Or, nous savons, par d'autres sources, que les guer-
riers juifs avaient été tellement nombreux dans Tarmée
de Tachfin, au cours de sa campagne contre Alfonso, que
ce prince demanda un armistice de trois jours successifs ;
le vendredi, afin de donner congé aux soldats musulmans;
le samedi, pour permettre aux Juifs de ne pas travailler
le jour du Sabbat, et le dimanche pour donner la trêve à
ses adversaires chrétiens. Cette indication nous montre
que le chiffre de 40.000 guerriers juifs, donné par cer-
tains historiens comme ayant participés à cette guerre,
n'est pas excessif^.
Le fait rapporté par Ibn Daoud, que les hérétiques
(0^:1^) occupaient vers la fin du onzième siècle des forte-
resses en Espagne, peut donc être considéré comme une
conséquence directe des victoires des Almoravides; ces
derniers, venus du désert, comme les premiers conqué-
rants de l'Espagne, ont pu confier la garde des villes for-
tifiées à leurs auxiliaires juifs ^. Ce dernier fait nous
explique aussi pourquoi les adversaires des Almoravides
et le roi chrétien Alfonso Raimondo, au siècle suivant,
avaient à deux reprises permis à leurs hauts fonctionnaires
juifs d'humilier et de persécuter les Caraîtes. Il s'agissait
pour eux, probablement, de se débarrasser d'un élément
guerrier étranger allié aux Almoravides. En effet, la pre-
1. Tyh:!^:^ "iso, fin.
2. Baudh-el-Kartas, p. 218.
3. Les Juifs nomades et fellah de TAurès, du Jerid, du Gharian, du
Nefoussa et de TAtlas ont conservé jusqu'à ces derniers temps leurs tra-
ditions guerrières.
ÉVOLUTION RELIGIEUSE DES JUDÉO- BERBÈRES 436
mière persécution contre les Caraîtes d'Espagne date de
1132 et émane d'un prince adversaire des Âlmoravides.
Quoi qu'il en soit, pendant longtemps encore, les héré-
tiques de l'Espagne et du Maroc, manifestèrent peu de
goût pour les occupations d'ordre scientifique et intellec-
tuel, ce qui n'était pas le cas des Caraîtes d'Orient; leurs
adversaires rabbanites ne leur ménagent pas, à ce propos,
leurs critiques et leurs railleries. Le code caraïte et pro-
bablement le nom même de cette secte étaient demeurés
inconnus de ces guerriers du désert. Mais en présence
de la floraison littéraire et religieuse chez les Juifs
d'Espagne, ainsi que des rigueurs du rabbinisme qu'ils
refusèrent de subir, l'un des leurs, Ibn El-Taras, se rendit
à Jérusalem en 1090; il y étudia la loi et fut initié aux
principes du culte caraïte sous la direction du savant Josué
ibn Farad j. De retour en Espagne, il réussit à imposer
le Caraîsme officiel aux sectaires et même à faire de la
propagande parmi le reste de la population juive de ce
pays*.
Après la mort d'El-Taras, sa femme, surnommée la
Maallimay continua son activité religieuse, et ce fut à
partir de cette époque que la secte caraïte prit pied dans
les deux pays voisins, en se substituant ainsi à toutes les
hérésies précédentes. D'ailleurs, pendant le règne d'Ali
ben Tachfin, ils semblent même avoir regagné leurs an-
ciens privilèges.
La révolution religieuse accomplie par El-Taras en
Espagne, eut une répercussion sur les éléments dissi-
dents des Juifs marocains; dans les villes de Draa' et de
Fès, où le nombre des Juifs du désert arrivés à la suite
1. Ibn Daoud. L'expression DHO 0^31 n3n2ni ne s'applique guère aux
Rabbinites comme l'avait cru Pinsker, nVSiaip ^IpS, mais aux Juifs
dissidents qui finissent par embrasser le Caraîsme. Les inscriptions que
j'ai découvertes dans le Sahara et qui datent du douzième siècle portent
encore les traces du syncrétisme religieux qui caractérise les Juifs pri-
mitifs du désert
436 ARCHIVES MAROCAINES
des Âlmoravides devait être particulièrement considé-
rable, des communautés caraîtes se formèrent, qui don-
nèrent bientôt naissance à toute une école de savants. Il
n*est pas certain, d'ailleurs, que ces deux villes n'aient
pas eu antérieurement déjà un noyau caraïte.
Quant aux Juifs indigènes des oasis et de Tintérieur,
l'ignorance en matière religieuse et scientifique devait les
tenir pendant longtemps encore à l'écart des divisions
savantes des Juifs des grands centres; même dans les
endroits où certaines mœurs et traditions orthodoxes
avaient réussi à pénétrer peu à peu, leurs habitants
autochtones ne cessèrent pas néanmoins de rester des
<( Maghrabia », des Juifs berbérisés. Le syncrétisme reli-
gieux de ces Juifs est confirmé par les mœurs qui sub-
sistent encore dans le Djebel, par les inscriptions que
nous avons rapportées et qui montrent que ces Juifs con-
tinuaient à subir à la fois l'influence des rabbins et celle
des Caraftes.
Nous avons déjà eu l'occasion de citer le passage de
Maïmonide concernant les Juifs berbères du centre, que
ce docteur considère à peine comme des orthodoxes.
Dans le testament adressé à son fils, il est dit entre
autres choses * :
a Garde-toi surtout de certaines gens qui habitent dans
le Maghreb un pays appelé El-Djerba, et qui sont origi-
naires de Berbérie. Ces hommes ont beaucoup de séche-
resse et de lourdeur de caractère. »
Il faut retenir ce que nous avons dit à propos des ori-
gines marocaines et berbères des habitants juifs de File
de Djerba, qui n'étaient que des descendants des anciens
guerriers juifs du Maroc.
Plus loin, dans cette même lettre, Maïmonide continue :
« En général, garde-toi toujours bien des hommes qui
1. aaain miiK Berlin, 1757.
ÉVOLUTION RELIGIEUSE DES JUDÉOHWRBfcRES 437
demeurent en Afrique, depuis Tunis jusqu'à Alexandrie,
et de ceux qui habitent les montagnes de la Berbérie. Ils
sont, selon moi, plus ignorants que le reste des hommes,
bien qu'ils soient bien attachés à la croyance de Dieu. Le
Ciel m'est témoin que je ne les compare pas aux Caraïtes
qui, eux, nient la loi orale. Ils ne manifestent aucune
clarté dans leurs études du Tora, de la Bible et du Tal-
mud, bien qu*il y en ait quelques-uns d'entre eux qui
soient rabbins-juges (Dayanim). »
Donc, ni Caraïtes, ni Rabbinites orthodoxes, mais
tout simplement des Juifs « Maghrébin » ayant leurs
croyances, leurs mœurs et leurs personnalités distinctes,
propres à eux, et ceci après plusieurs siècles d'influence
rabbanite et asiatique. A plus forte raison, ce particula-
risme des Juifs du Maghreb intérieur devait se manifester
pendant les premiers siècles de la domination arabe et de
l'organisation première des communautés juives.
C'est ainsi que nous avons relevé un passage d'Ibn Ezra
qui nous renseigne sur les Juifs résidant à Ouargla,
au douzième siècle ^ Ces Juifs du désert avaient pra-
tiqué l'usage, localisé chez eux et inconnu aux Ca-
raïtes, de commémorer TExode de l'Egypte, par une sortie
à la campagne, pendant le premier jour de la fête de
Pâques.
Nous devons constater qu'un usage à peu près analogue
est pratiqué de nos jours même par les Juifs du Mzab^;
or, comme nous allons le démontrer, les habitants des
oasis d'Ouargla, du Nefoussa et du Mzab ont seuls
échappé au massacre des Juifs par les Almohades.
A la fin du quatorzième siècle, le rabbin Simon Duran
mentionne encore les hérétiques d'Ouargla comme for-
mant une secte juive à part, tandis que Zacouto nous
1. P. 318.
8. Docteur Huguet, les Juifs du Mzab,
438 ARCHIVES MAROCAINES
raconte qu'ils ont fini au seizième siècle par embrasser le
rite orthodoxe*.
Après la persécution de 1146, rien ne semble avoir
subsisté au Maroc de Tindépendance des Juifs autochtones ;
cependant, quoi qu'en dise le chroniqueur juif Zacouto
sur la disparition totale des hérétiques de TAfrique, nous
avons des preuves certaines, que les débris des tribus
judéo-berbères avaient en partie survécu au massacre et
à la conversion générale de Tlslamisme, dus aux Almo-
hades.
Nous avons déjà mentionné les tribus juives de l'Aurès,
qui s'étaient maintenues en état d'indépendance jusqu'au
dix-septième siècle.
Une indication de Léon l'Africain nous montre que,
même dans TAtlas, les Juifs, quoique réduits à Tétat de ser-
vage, avaient su se maintenir jusqu'au dix-septième siècle.
Voici en efTet les propres termes de cet écrivain : a Dans
les montagnes de l'Atlas, il n'y a pas de villages, mais
seulement des bourgades et des villages, qui forment la
propriété des gentilshommes. Il s'y trouve beaucoup de
Juifs qui vont jusqu'à exposer leur personne aux hasar-
deux combats et à prendre pour eux la querelle de leurs
maîtres, qui sont les habitants de cette montagne. Mais ils
sont réputés hérétiques par les autres Juifs de l'Afrique,
qui les appellent Carraum (Garaïm)^ ».
Nous avons déjà vu combien le terme « Caraïm » est
vague. Ajoutons seulement que ces Caraïm existaient
encore dans l'Atlas en 1768.
Mais en dehors des Juifs agriculteurs de l'Atlas et du
Ri, qui parlent le chleuh et qui doivent être considérés
comme les véritables descendants des anciens Juifs indi-
gènes du nord, en dehors de ces populations encore nom-
1. Cf. le yonv de Zacouto, éd. Philipovsky.
2. V. plus haut, p. 218.
ÉVOLUTION RELIGIEUSE DES JUDÉO-BERBÈRES 439
breuses, il existe, particulièrement dans les régions de
l'Océan et des Ksour, des populations judéo-berbères
qui constituent généralement des fractions distinctes des
tribus arabes ou berbères, parlant leur langue et combat-
tant dans leurs rangs. Barges nous fournit des rensei-
gnements précieux sur le Judaïsme du Touat et du Sou-
dan au seizième siècle ^ Une pierre tumulaire publiée par
M. Berger 2 confirme cette existence des Judéo-Berbères à
Touat. Quoique ayant un cheikh juif spécial, ces fractions
se croient obligées de défendre avant tout les intérêts de
la tribu à laquelle elles appartiennent.
Malgré Tinfiitration lente mais irrésistible des mœurs
rabbiniques, à la suite des tournées des « missi » palesti-
niens et de Taffluence fréquente, après toutes les persé-
cutions, des Juifs des villes, ces populations sont demeurées
jusqu'à nos jours aussi ignorantes et indifTérentes en ma-
tière religieuse, que Tétaient leurs ancêtres au moyen
âge. Du Judaïsme, ils ne connaissent généralement que
certaines traditions et certaines pratiques ; ils savent, en
outre, quelques courtes prières qu'ils récitent de mé-
moire^. Même dans les régions où ces dernières mani-
festations du Judaïsme sont ignorées, et où certaines cir-
constances ont amené les tribus juives à embrasser
l'Islamisme, elles continuent à conserver des notions
exactes sur leur origine juive, et l'exemple des Daggatoun
du désert et des Mehagrin du Touat *, n'est pas unique dans
son genre. L'ignorance même et la simplicité des mœurs
maintiennent ce souvenir d'une lointaine origine juive
chez des populations dont toute la vie sociale, la raison
d'être elle-même, sont basées sur les divisions généalo-
1. La dynaêlie des Béni Zianê^ de Tlemcen, supplém. M. Martin y apporte
des contributions impoilantes (ouvr. cité, passim),
2. V. notre Voyage d'Et. juives en Afr., inscrip. n* 3.
8. Le rabbin Netter, Graetzs Monalschrifly v. I.
4. Is. LoEfi, les Daggatoun.
ARCH. MAROC. 28
440 ARCHIVES MAROCAINES
giques et ethniques fort anciennes^ ainsi que sur la riva-
lité entre les tribus et les familles.
Plus d'une fois dans Thistoire médiévale du Maghreb
jusqu'aux époques modernes, nous retrouverons Tin-
fluence de ces liens étroits entre les tribus ayant une ori-
gine juive commune. C*est probablement là qu'il faut
chercher la cause principale de la survivance de Télément
juif| malgré les terribles persécutions, et même de Tap-
parition de temps à autre en Afrique de Juifs influents,
surtout aux époques troublées.
VIII
LA DÉCADENCE d'uNE RACE
L'Afrique, de tous temps, avait été inhospitalière aux
populations blanches. Le sort réservé aux Judéo-Berbères
n'çtait pas différent des autres : Hébréo-Phéniciens, Israé-
lites, Juifs, Judéo-Hellènes, Judéo-Romains, toutes races
qui ont disparu l'une après Tautre. Les Juifs de l'époque
des Almoravides devaient payer cher les quelques siècles
de prospérité morale et politique. La réaction des Berbères
de la montagne contre les gens du désert devait se tour-
ner aussi dans sa fureur d'extermination contre les Juifs :
communautés, sectes, écoles politiques et religieuses, tout,
jusqu'à l'existence même des communautés, fut balayé par
une de ces grandes catastrophes soudaines et imprévues
dont l'Afrique semble avoir gardé le secret, et que les
annales juives appellent « le glaive d'Ibn Toumert ».
La conquête du Maghreb par les Almohades, les dates
et les événements qui s'y rattachent, forment autant de
points obscurs *. Les historiens arabes qui, en général, ne
s'occupent des Juifs qu'en passant, gardent un silence
absolu sur Tanéantissement du judaïsme au Maghreb. Les
chroniqueurs juifs de l'époque qui relatent ce fait capital
1. Les mouvements des Almohades sonl racontés par Ibn Khaldoun
[ibid., I, p. 252 et s. II, p. 160 et s.); par le Raudh el Kartas (p. 271 et
8.) ; par Mercier, ouvr, cité, L II, p. 75 el s. ; enfin par Fournel, ibid.^
t. II.
442 ARCHIVES MAROCAINES
de l'histoire juive, outre la confusion des dates qui règne
chez eux, ont une tendance manifeste à exagérer les
conséquences de la persécution, probablement pour ne
pas dénoncer les survivants, obligés de dissimuler leur
fidélité au Judaïsme.
Essayons, par un examen des sources et des textes,
de mettre un peu plus de lumière dans Texposé des
événements qui ont caractérisé la victoire des Almohades.
Dans la première moitié du douzième siècle., Abdallah
îbn Toumert, élève du fameuTt El-Ghazali, profitant de
l'anarchie qui s'était emparée du Maghreb et delà rivalité
entre les Zenata et les Lemtouna, fonda une secte reli-
gieuse d'une grande austérité de mœurs, qui prit le nom
d'El-Mowahhedîn (Almohades) « les unitaires ». Le fonda-
teur lui-même se faisait passer pour le Mahdi ; la nou-
velle secte prit bientôt une extension considérable parmi
les populations du Rif, hostiles aux envahisseurs venus
du désert. Comme toutes les grandes conquêtes afri-
caines, le soulèvement religieux, suscité par les Almohades,
cachait des dessous politiques et des rivalités de races.
Dans cette guerre, le fanatisme religieux des Almo-
liades égala leur cruauté : chaque victoire amena une
extermination générale des Almoravides et de leurs proté-
gés les Juifs, de ceux du désert comme de ceux des villes.
En 1132, le général des Almohades Abd EI-Moumen,
s'empara de la ville de Dra'a, ainsi que de toute la province
de Sous. L'élégie écrite par Abraham ben Ezra dit toute
l'étendue de la persécution, précise les noms des grandes
communautés détruites et l'ordre chronologique de la
destruction des communautés éprouvées ^
A propos de la prise de Dra'a, le poète se lamente
ainsi :
1. Poésies d*lBN EzRA, éditées par D. Cahana, Ahia$$af, Varsovie,
t. II ; Cf. notre Etude sur VHUU des Juifs au Maroc, 1. IV.
lA DÉCADENCE d'uNE RACE 443
« Je déchire mon manteau ( niD peut faire allusion à
toute la province de Sous), au sujet de Dra'a, conquise la
première : ce fut un jour de samedi ; hommes et femmes
virent leur sang répandu comme de Teau. »
En 1142 mourut le grand protecteur des Juifs au Maroc
comme en Espagne, Ali ben Tachfin ; son fils Tachfin fut
proclamé khalife en Espagne, tandis que les insurgés
venaient du sud à la conquête du nord.
Dans ces dernières campagnes, l'élément juif indigène
très nombreux dans le sud et ayant encore conservé ses
traditions guerrières, parait avoir particulièrement souf-
fert : l'anéantissement des grandes agglomérations fut
presque complet.
C'est cette époque qu'il faudrait assigner comme date à
la conversion en masse des nombreuses tribus éparses en
Afrique qui avaient conservé le souvenir de leurs origines
et de leurs coutumes juives.
A défaut de renseignements précis — car les historiens
juifs s'occupent fort peu du sort de ces populations non
orthodoxes — nous tirerons quelques détails des œuvres
des écrivains de l'époque et nous essaierons d'entrevoir
les funestes conséquences du drame de l'extermination
dans le sud^
Les historiens arabes nous racontent que seuls l'Ouar-
gla et le Mzab subsistaient encore après l'invasion
de H42.
Or, Ibn Daoud - et Ibn Ezra ^ témoignent de l'existence
des Juifs hérétiques et non caraïtes à Ouargla. Quant au
Mzab, les usages et les mœurs propres aux Juifs de cet
oasis, jusqu'à nos jours, confirment leur origine autochtone
1. On trouve des renseignements sur ces événements chez les auteurs
hébreux suivants: Ibn Daoud, Chronique, fln ; Zagouto, ^^DHV ; J. Haco-
HEN, H22T\ poy, p. 20 ; Verga, HTin^ "0210, p. 60 ; Graetz, ibid., éd. ail.
VI, p. 131 et s.
2. Ouv., cité, fln.
3. Commentaire, Exode, XII.
444 ARCHIVES MAROCAINES
et fort ancienne. En dehors de ces centres, de toutes ces
populations jadis si nombreuses, des fractions et des
débris de tribus seulement survécurent à la terrible
catastrophe.
En 1145, le sultan Tachfin succomba dans la défaite de
ses troupes près d'Oran. Les derniers Al mora vides tinrent
encore à Tlemcen. Pendant le siège de cette ville, Abd El-
Moumen reçut la soumission des habitants de Sidjilmassa.
Ces derniers se ruèrent sur les Juifs, qui furent massacrés
ou obligés d'embrasser Tlslamisme.
A propos de la ruine de cette fameuse communauté,
Ibn Ezra s'exprime ainsi : « J'appelle le deuil sur la com-
munauté de Sidjilmassa, cité des savants superbes et des
sages ; elle vit sa lumière couverte par les ténèbres ; les
colonnes du Talmud s'écroulèrent ; l'édifice de la loi fut
anéanti, et la Mishna fut foulée au pied. »
En effet, la ruine de Sidjilmassa était pour le Judaïsme
la destruction du seul foyer de science juive dans
l'extrême-sud marocain.
La ville de Tlemcen fut prise en 11A6. Les Juifs de
cette ville furent exterminés : « La majesté de la commu-
nauté de Tlemcen, dit ce même auteur, s'évanouit et sa
gloire disparut définitivement».
En même temps, la ville de Marrakech fut prise après
une résistance acharnée de onze mois. Cette ville, qui
avait réuni dans ses murs des réfugiés de toute la province,
souffrit particulièrement de la cruauté des conquérants :
lorsqu'elle fut prise, cent mille habitants furent massacrés.
On n'épargna que les commerçants et les artisans, entre
autres, probablement, les Juifs qui embrassèrent l'Isla-
misme *.
A ce sujet Ibn Ezra nous dit : « La résidence royale,
la noble ville de Marrakech, a vu ses précieux fils trans-
1. Raudh-el-Karta8, pa$. cité.
LA DÉCADENCE D*UNB RACE 446
percés par Tépée, Pœil cruel de rennemi ne les a pas
épargnés ».
Fès, l'ancienne capitale, subit le même sort : ce Hélas !
dit Ibn Ezra, anéantie aussi la communauté de Fès, le jour
où ses (ils furent livrés à la perte. »
Ceuta et Méquinez, coftime le confirme Ibn Ezra, furent
également témoins de la destruction de leurs communautés
juives (en 1148).
La conquête du Maroc par les Almohades fut consommée
vers 11&6; mais certains chroniqueurs juifs attribuent au
commencement de la persécution, la date de 11A2, cette
dernière année coïncide avec le mouvement d'envahisse-
ment du nord, inauguré alors par Abd El-Moumen.
Les dates chronologiques se précisent ainsi à peu près et
malgré Paffirmation de Graetz et de certains autres histo-
riens, l'indication d'Ibn Daoud, que Tannée 11A2 signala le
commencement de la persécution religieuse de la part
des Almohades, ne se heurte à aucune contradiction.
L'invasion des provinces de l'intérieur par les Almo-
hades, commencée en 1138 et suivie du « glaive d*Ibn
Toumert », devait donc entrer encore, avant la conquête
des capitales, dans une nouvelle phase non moins terrible.
Après le massacre partiel des Almoravides et des Juifs,
sommation de se convertir à l'Islamisme, sous peine de
mort, avait été faite à ceux qui restaient.
Ce fait explique seul Tassertion du Kartas qui raconte
qu'après la conquête de Marrakech les commerçants et les
artisans avaient été laissés en vie : ces derniers étaient
probablement les Juifs obligés de se convertir à l'Isla-
misme.
Abd El-Moumen, devenu maftre de la situation, reprit
l'attitude de Yousouf ben Tachfîn à l'égard des Juifs. Il
leur rappela, lui aussi, la prétendue promesse de se con-
vertir, faite par leurs ancêtres à Mahomet si, au bout de
cinq siècles, leur Messie n'était pas arrivé. Il leur déclara
446 ARCHIVES MAROCAINES
qu'il ne voulait plus les tolérer dans leur erreur, ni pré-
lever sur les infidèles aucun impôt, que seule la conver-
sion à rislamisme pouvait les sauver, et il leur laissa le
choix entre ces deux alternatives : l'Islam ou la mort. .
La vérité était probablement que les Almohades. qui
n'avaient pas voulu laisser subsister les éléments guer-
riers juifs du sud, essentiellement dévoués aux Almora-
vides, n'avaient aucune raison d'exterminer totalement
les résidents juifs pacifiques dont le rôle comme commer-
çants et artisans était très important dans les grandes
villes du nord ; ils s'étaient contentés de satisfaire leur
zèle religieux.
Entre 11&6et 1150,1e Maghreb central fut envahi : les
villes de la Tunisie furent presque toutes détruites ^ ;
aujourd'hui, on considère encore les habitants de Hamama
et d'autres centres tunisiens comme les descendants des
Juifs convertis. Le Nefoussa ne semble pas avoir souffert
beaucoup des effets de cette invasion -. Au contraire dans
les oasis de la côte, Hama et Gafsa furent ruinées ; Gabès ^
également. En Tripolitaine, Tripoli, Msellata, Zarman,
et Dachman ^ subirent un sort cruel : Mesrata vit ses
communautés décimées ^ bien que les inscriptions tumu-
1. L'Elégie d*lBN Ezra contient une addition qui traite de la destruc-
tion des communautés du Maghreb Oriental. M. Cazès en a publié une
version qui difTère un peu de celle de M. Cahana {Rev. d. Et. y., t. XX].
2. Les incriptions que j*ai rapportées du Nefoussa vont du onzième'^au
quinzième siècle. Elles confirment la persistance de Télément juif dans le
Sahara de même que son caractère peu rabbinique. L'inscription du
Touat leur sert de pendant (V. notre Voyage cTEtude* juioes en Afrique
et append. II).
3. ncm^dl D^32 allusion probable au clan des Aaronides de la lignée
de Zadoc qui séjournaient dans cette ville.
4. J*ai retrouvé les ruines de ces dernières viUes dans deux localités
situées près d'El-Zaoula. Elles portent encore le nom de « Tell El-Yehou-
dia. »
5. L'inscription n* 4 qui provient de Difnia et datée de 1160 nous mon-
trent les fugitifs de Mesrata cherchant un refuge chez les Beni-Abrahama,
tribu berbère d origine juive. Les inscriptions n* 6 et n* 6, qui datent de
la fin du douzième siècle, confirment la reconstitution des communautés
de Toasis de Mesrata.
LA DÉCADENCE d'uNE RACE 447
laires nous montrent la communauté reconstituée. Beau-
coup de Juifs disparurent» on ne sait où. D'autres, dont
probablement un clan de prêtres, se réfugia à Djerba. En
effet, la Tripolitaine ne possédera plus d'Aaronides et c'est
Djerba qui reste le centre de cette famille *.
Leur situation, à en croire le poète, ne devait pas être
enviable. Toutefois, les témoignages épigraphiques que
nous avons cités montrent le sort des Judéo-Berbères
comme moins précaire que celui des Judéo-Arabes de la
côte : ces derniers, décimés et assimilés par des conver-
sions forcées aux Musulmans, tendent à disparaître des
villes maritimes. En effet, ce n'est qu'à l'infiltration des
Judéo-Berbères que la plupart des Juifs indigènes, ceux
de langue berbère comme ceux de langue arabe, doivent
leur origine, en dehors des colonies espagnoles, qui s'éta-
blissent sur la côte marocaine et algérienne en 1391 et
en 1492.
1. C*est dans celte persécution qu'il faudrait chercher le point de dépari
de l'histoire des Cohen de Djerba.
IX
CONCLUSION
Dans une étude spéciale consacrée aux Hébréo-Phéni-
ciens, nous avons cherché à établir qu^à côté des Phéni-
ciens de Tyr, un Judaïsme primitif, à peine monothéiste,
mais assez nettement conscient de son entité ethnique,
avait essaimé dans les régions de la Méditerranée; qu^en
Afrique surtout, centre de la colonisation lyrienne, celle
influence d'une colonisation hébraïque apparaît avec évi-
dence, et que les traces en sont apparentes jusqu'à nos
jours.
C'est révolution ultérieure de ces groupements hé-
breux, constamment grossis et modifiés par l'affluence en
Afrique des éléments juifs, que nous venons étudier.
Dans la première partie réservée à Thistoire des Juifs du
littoral nord-africain, nous avons résumé les données que
la littérature juive et l'antiquité classique nous ont lais-
sées; nous avons vu que toutes semblent établir la réalité
des migrations juives de la côte vers Tintérieur. On voit
comment Fun après l'autre disparaissenl les Hébrco-
Phéniciens qui partagent le sort des Puniques, les Judéo-
Araméens qui sont absorbés par les Judéo-Hellènes, les
Judéo-Romains enfin, dont il ne reste pas trace après tin
de ces cataclysmes dont l'Afrique a gardé le secret, cl qui
reparaissent sur la scène historique devant les incursions
nouvelles des Berbères vers le nord.
CONCLUSION 449
On a constaté que, de tout temps, les Juifs figurent à
côté des Berbères, tantôt comme leurs maîtres et leurs
éducateurs religieux, tantôt comme leurs alliés ou comme
leurs vassaux, tantôt même comme leurs serfs et leurs
compagnons d'armes. Ces Juifs, que le folklore africain
associe aux destinées de la race berbère depuis la plus
haute antiquité, se perpétuent jusqu'à nos jours, et ils se
retrouvent chez les Fellah de l'Atlas et chez les nomades du
désert, chez les troglodytes du Gharian, comme dans les
tribus souvent islamisées du Tell et des Ksour du Sahara.
Par leurs caractères physiques et moraux, par leurs
croyances syncrétistes, qui portent également les traces
de tous les judaîsmes primitifs ou dissidents disparus,
ils font pendant à la race berbère elle-même, qui elle
aussi est le résultat d'un mélange de races conquérantes,
sédentaires ou nomades, qui passèrent à plusieurs repri-
ses, des rives de l'Erythrée vers l'occident et le nord-
africain.
L'une après l'autre, Carthage et l'Egypte, la Cyrénaïque
et la Libye, la Méditerranée romaine et la Syrie judéo-
araméenne, l'Arabie et l'Ethiopie himyarites, avaient
apporté leurs contributions à la constitution ethnique et
religieuse de ce- groupe juif. Aussi le Judéo-Berbère
tient-il de toutes ces origines à la fois; il est le résultant
de multiples croisements entre tous les éléments civilisés
ou barbares qui se disputèrent l'Afrique, et le folklore, cette
littérature des primitifs, montre dans les derniers groupes
de cette race, des survivances de toutes ces civilisations.
Les traditions mythologiques des Hébréo-Phéniciens
se retrouvent parmi les Judéo-Berbères, même elles leur
sont communes avec les Berbères et, étant donné le carac-
tère anté-islamique de ces survivances, quelle autre preuve
saurait mieux confirmer le rôle religieux que les ancêtres
de ces Juifs avaient joué chez les Berbères ?
L'organisation des Judéo-Hellènes, leurs professions,
460 ARCHIVES MAROCAINES
leurs pratiques religieuses particulières, voire leur langue
spéciale, continuent à exercer une influence sur l'organi-
sation communale, l'activité industrielle et commerçante
de ces Juifs primitifs, chez lesquels on reconnaît les des-
cendants d'une race supérieure.
Aujourd'hui, et surtout depuis que les Juifs exilés de
l'Espagne en 1391 et en 1492, sont venus s'établir en masse
sur le continent noir, il serait difficile de tracer une ligne de
démarcation rigoureuse permettant de distinguer combien
d'éléments judéo-berbères subsistent encore dans les cités
du littoral. Cependant, dans l'Atlas marocain et algérien et
dans les Ksour du Sahara, dans toute la Tripolitaine et à
Djerba, l'élément judéo-berbère est resté relativement
indemne : à Tunis même, dans cette grande cité pourtant
ouverte à toutes les infiltrations du dehors, où existe une
communauté judéo-italienne, l'élément judéo-berbère con-
tinue à prédominera
Mais c'est dans le Blad-es-Siba, dans les Ksour algé-
riens et tripolitains, demeurés jusqu'ici inaccessibles à
l'infiltration européenne, qu'on peut retrouver le Judéo-
Berbère dans un état à peu près semblable à celui des
Maghrabia tels que nous les représentent les littératures
juive et arabe du moyen âge.
La conquête même de l'Afrique par les Arabes n'a pas
réussi à enlever à ces groupes leur physionomie antique
propre.
Malgré toutes les vicissitudes de l'histoire, malgré les
guerres incessantes d'extermination, on rencontre encore
sur plusieurs points de l'Afrique, des tribus juives
nomades, notamment dans le Djerin, et le Drid tunisien,
dans la région accidentée, entre le Kef et Constantine et
jusqu'en Kabylie, toutes contrées où se retrouve la tradi-
tion des exploits guerriers d'autrefois.
1. Cf. la liste des noms géDériques que nous publions dans la note 2,
supplément.
CONCLUSION 461
Les Juifs des villes traitent de haut les restes de cette
race de Bahouzim, dont le folklore semble vivre encore
autour de l'Aurès et des Djeroua. A l'exemple des anciens
Juifs de TArabie, ces primitifs, qui du Judaïsme ne con-
naissent presque rien, sont tous agriculteurs et orfèvres.
Et, on rencontre des tribus entières qui naguère profes-
saient le Judaïsme. Or, cette perpétuation des Juifs no-
mades en état religieux embryonnaire, n'est-elle pas la
preuve la plus certaine de l'authenticité des données que
les auteurs arabes nous apportent sur le rôle de ce Ju-
daïsme, pendant la conquête arabe ?
En ce qui concerne le Djebel-Nefoussa, j'ai pu contrôler
sur place les affirmations d'Ibn Khaldoun : les docu-
ments que j'ai réunis ne laissent aucun doute sur la filia-
tion directe des derniers groupes juifs, qui subsistent
encore dans l'Iffren et le Gharian, et des anciens Nefoussa
de religion juive* : et même c'est le Nefoussa, avec
Djerba et l'Atlas marocain, qui est le foyer de la plupart
des Juifs des oasis maritimes et de la Tunisie.
A côté de ces derniers, nous trouvons dans les régions
montagneuses de l'Atlas, de Nefoussa, du Gharian et du
Rif principalement, des paysans juifs 2, qui sont comme
autrefois les Juifs d'IfTren, attachés à la glèbe et qui par-
lent le chleuh, dialecte berbère mélangé d'arabe. Ce sont
également des descendants des anciens guerriers, aux-
quels se sont mêlés, en nombre plus ou moins considé-
rable, des réfugiés venus de la côte byzantine ou espa-
gnole. Avant l'invasion arabe, ces paysans avaient été les
propriétaires des terres qu'ils continuent à cultiver. Mais
réduits au servage par les Musulmans, ils subsistèrent
cependant en partie grâce à Taide militaire qu'ils avaient
apportée à leurs maîtres et grâce à la protection intéres-
1. et. La dupariiion des Juifs du Nefoussa {Voyages d^ Eludes Juives en
Afr,, notes).
2. Cf. Le Bulletin annuel de V Alliance Israélite, 1908 et 1905.
462 ARCHIVES MAROCAINES
sée de leurs « syed », ou protecteurs berbères et arabes.
L'état matériel et religieux de ces serfs juifs est déplo-
rable. Au moyen âge, les Juifs orthodoxes les confon-
daient avec les Caraïtes, ou Juifs sectaires en général,
tellement ils connaissaient et pratiquaient peu le Judaïsme
orthodoxe.
Ce qui les distingue entre tous, c'est le culte des mara-
bouts, fréquent chez les Juifs marocains et qui domine la
vie religieuse des Juifs des régions montagneuses. On
peut presque affirmer que, partout où l'on rencontre des
Berbères ibadites et des marabouts judéo-musulmans
antérieurs à l'islamisme, on trouve aussi les représentants
de ces anciennes populations de l'Atlas. Le culte des
ancêtres, qui leur est commun avec leurs voisins musul-
mans, les a préservés pour ainsi dire d'un anéantissement
complet.
Les fellah juifs forment ainsi un groupement distinct
de ceux qui parlent le chleuh. Les uns et les autres» Judéo-
Berbères établis comme agriculteurs ou artisans parmi les
tribus et Juifs paysans, Bahouzim ou Bédouins juifs que
Ton rencontre un peu partout dans le Sahara, présentent
un intérêt ethnographique et social capital.
Leur histoire n'est que la quintessence de l'histoire des
Berbères; son étude permet à l'africaniste de se rendre
compte de la marche exacte de l'histoire berbère dans son
ensemble.
Nous assistons actuellement à un admirable mouvement
de rénovation de la science historique africaine. Depuis la
seconde moitié du dernier siècle, une pléiade de savants,
tant en France qu'en Algérie, fait des efforts inappré-
ciables pour arracher au continent noir les secrets qu'il
garde sur son passé. Tour à tour ont été étudiées par une
phalange de maîtres éminents, dont les travaux nous ont
guidé : TAfi^ique libre-phénicienne et punique ; l'Afrique
grecque et romaine ; l'Afrique byzantine et vandale ;
CONCLUSION 463
l'Afrique berbère et soudanaise, cependant que Fétude
de l'Afrique arabe doit son essor à Técole d'Algérie.
L'Afrique juive du littoral a elle-même donné lieu à plu-
sieurs monographies. Il restait encore à élucider le pro-
blème des origines et des influences juives, qu'on entre-
voyait surtout dans les parages soustraits à l'ancienne
pénétration gréco-romaine. Amené par le hasard de mes
études à m'occuper, en qualité d'hébraïsant, de l'histoire
des Juifs au Maroc sous les hospices de la Mission scienli-
fique du Maroc^ j'aperçus l'importance considérable de ce
problème, non seulement pour l'histoire des Juifs, mais
aussi pour celle de l'origine des races blanches en Afrique.
C'est en tenant compte des conclusions auxquelles ont
abouti les études africaines générales et après avoir fait
deux voyages d'études en Afrique, que j'ai groupé tous les
témoignages, historiques ou autres, relatifs à notre pro-
blème et susceptibles d'établir la coexistence, à côté des
Berbères, d'une race judéo-berbère. Or, l'origine de cette
dernière se perd dans l'inconnu préhistorique où l'inté-
rieur africain est encore plongé; à défaut de documents
écrits, l'explorateur est très souvent réduit à faire appel
aux données du folklore, de l'ethnographie et à des con-
jectures qu'il est parfois difficile de vérifier scientifique-
ment. Mais j'espère avoir fourni une contribution utile
et féconde pour l'histoire des Juifs et du Judaïsme en
Afrique, en donnant quelques indications qui permettront
d'approfondir l'importance des influences juives, signa-
lées au cours denotre travail.
Ce que nous avons surtout voulu démontrer, c'est la
filiation directe, presque trois fois millénaire, qu'on
retrouve entre les trois races hébraïques sur le sol afri-
cain ; c'est la persistance de ces races venant tant
de l'Erythrée que de la Méditerranée; c'est leur rôle
civilisateur dans les pays septentrionaux, comme chez
les Berbères, que nous prétendons établir. Cananéens,
-454 ARCHIVES MAROCAINES
Hébréo-Phéniciens, Hébreux, Judéo-Araméens, Judéo-
Hellènes, Judéo-Romains, Judalsants, Judéo-Berbères,
Judéo-Arabes, telle est la liste généalogique qui a servi
de base à notre étude : cette population amalgamée,
arrivée à son apogée avec la Cahena, qui résume à elle
seule l'épopée de la patrie africaine, est la plus au-
tochtone, la plus africaine de toutes.
L'histoire, trois fois millénaire, de cette race aux des-
tinées étonnantes, mérite d'arrêter notre attention, et
M. Fournel, l'éminent historien des Berbères, s'écrie avec
juste raison :
« Les Juifs que l'Orient débordait sur l'Occident se
retrouvent en Afrique, comme en Espagne avec leur cons-
tance que les siècles ne peuvent ébranler, avec leur rôle
de victimes dans le grand et sanglant sacrifice qui fut la
condition du mélange des peuples, et avec leur espèce de
privilège d'intervention prophétique dans ce qui touche
au progrès de la race humaine. »
APPENDICE I
THÉRAPEUTES ET MAGHRABIA
Parmi les sectes africaines qui par leur caractère et leur
antiquité devaient avoir une influence sur l'évolution du
Judaïsme, celle des Thérapeutes est particulièrement inté-
ressante. Non seulement ce groupe, cher à Philon, avait su
se maintenir jusqu'à une époque avancée ; mais nous trou-
vons même fort tard les traces directes de son influence.
Déjà J. Salvador*, avec l'intuition qui le caractérise, a
très bien saisi l'importance que cette secte devait avoir
dans l'évolution de la théologie juive et chrétienne.
On a vu que des émigrations hébraïques, y compris
celle de Jérémie, se portaient en Egypte. Notre étude sur
les Hébréo-Phéniciens a montré le caractère éclectique de
la religion chez ces immigrants. Environ deux siècles avant
la fondation d'Alexandrie, ces colonies juives off*raient
leur encens à la divinité qui jouait le rôle capital dans les
mystères de l'Egypte, comme dans ceux de la Phénicie et
du littoral syrien. Cette divinité, dit Salvador 2, montre
déjà l'effet de cet éclectisme religieux basé sur les inter-
prétations mixtes propres aux Évangiles et dont la figure
de Jésus est comme un résumé vivant ; elle s'appelait la
Reine des Cieux. Sous sa forme humaine incarnée, elle
1; JésM'Chrisl et sa doctrine.
2. Ouvr. cité, I , p. 182.
ARCH. MAROC. 29
456 ARCHIVES MAROCAINES
apparaissait alternativement en qualité d'épouse et de
mère d'un Dieu, qui, pour ressusciter avec plus d'éclat,
tombait victime d'une noire trahison.
C'est à ce groupe hébréo-phénicien que Salvador rat-
tache avec raison les Thérapeutes ^ Il est vrai qu'à un
moment donné on a voulu voir dans le traité {De Vila
contemplativa) j que Philon consacre à cette secte, un
roman à thèse, au lieu de la simple description de la vie
d'une secte qui a réellement existé. Mais la critique outrée
est démentie par les faits, que l'auteur alexandrin rap-
porte sur eux et par la co-existence des Esséniens et
d'autres groupes ascétiques d'origine analogue ; aussi
a-t-elle été définitivement détruite par le savant article de
M. Poznansky intitulé : « Philon dans l'ancienne histoire
judéo-arabe 2».
Des groupes d'anciens Nazaréens du Carmel et de Juda,
tels les Rechabites demeurés à Jérusalem jusqu'à la prise
de la ville par Nabuchodonosor, passèrent au désert ^ : on
les retrouvera sous le nom d'Esséens près du Sinaî; de
Nadhir ou de Yehoud Khaïbar en Arabie, et sous celui de
Thérapeutes en Egypte. Au temps de Philon, ils étaient
déjà fort anciens : leur enseignement, qui porte le carac-
tère oriental et dont la méthode seule a été modifiée par
le génie grec, remontait à d'antiques auteurs. En outre,
leurs interprétations allégoriques des textes reposaient
sur la langue hébraïque^ et non pas sur le grec *.
1. Le groupe danite qui disparaît de bonne heure de la Palestine au-
rait-il précédé la colonie venue avec Jérémie ? (Le terme de Dan comme
divinité semble s'identifler avec le serpent. Esculape-Baal Marpé ou le
Dieu guérisseur (cf. Movers, ibid,, I, L p. 533).
2. Revue dea Etudes juiveSy t. LU.
3. Les Rechabites =331 ^22 sont un clan des Qéiiites, anciens Cadméens
puritains. Cf. le rôle joué par les Rechabites dans la Révolution Israé-
lite issue du Carmel contre le Baal et Izabel (II, RoiSy X, 15 et 23). Jéré-
mie (ch. XXXV) nous trace un tableau exact de la vie de ces puritains.
4. i^DK ou Essenéen est (tout comme thérapeute en grec) le HBVi hé-
breu. Il s'agit toujours du guérisseur de Tàme.
THÉRAPEUTES ET MAGHRABIA 457
Une fraction de ces « Nazir », à Tépoque grecque, prit
le nom de Thérapeutes ou Guérisseurs, et s'enfonça dans
le désert arabique et africain ^
La crainte des châtiments de Dieu, les malheurs qui
avaient frappé la Judée et l'exemple des ascètes de l'Egypte,
la mélancolie des lieux, tout concourait à imprimer à
leurs âmes une direction nouvelle. Au premier siècle
avant J.-C, leurs communautés étaient répandues dans
plusieurs provinces de l'Arabie, de l'Egypte et de la Lybie.
Elles possédaient un établissement central près du lac
Maréotis. La fraternité, Tégalité et la chasteté furent leur
règle de conduite. Dans l'étude des livres sacrés, ils appor-
tèrent des explications qui leur étaient propres, et non
celles des Hellénistes ; ils s'appuyaient sur les tradi-
tions de la Palestine, et les allégories étaient fondées
sur le texte hébreu. Ils personnifiaient l'œuvre de Dieu,
la création, l'univers dont ils faisaient par la pensée un
être animé, un Adam, un seul homme. Leurs demeures
s'élevaient sur le penchant des collines. Pendant six jours
ils sortaient isolément : le jour du Sabbat, ils se réunis-
saient en commun. Les femmes participaient aux fêtes.
Somme toute, les Thérapeutes étaient arrivés à écarter
l'anthropomorphisme, et tout ce qui se rattache à la Divi-
nité, ils l'attribuaient à son intermédiaire, à un ange, le
Logos. Un indice d'époque postérieure, nous montre qu'ils
tenaient leurs livres sacrés dans les cavernes.
Mais là ne s'arrête pas l'histoire de cette secte : les
renseignements que les auteurs caraïtes des premiers
siècles de l'Islam nous donnent sur les Juifs dissidents
1. Des légendes fort anciennes attribuent rétablissement de ces Hé-
breux tant en Arabie qu'en Afrique à Tépoque de la destruction de
Jérusalem par Nabucodonosor (cf. Movers, ibid.^ II, III, p. 309 et 305 ;
Rapoport, C^n^n ^1131, 1824, p. 59; Otto Weber, Arabien vordem Islam).
Les Yehoud Khaibar, les Kouraiza et Nadher du temps de Mahomet
sont de cette origine. Ces Hébreux primitifs ne connurent point le Tal-
mud (cf. Graetz, trad. hébr. III, p. 75).
458 ARCHIVES MAROCAINES
de l'Afrique et de l'Arabie, nous permettent de retrouver
ses traces jusqu'au moyen âge. Une filiation directe s'aper-
çoit entre les anciennes sectes de l'Egypte et certains
groupes de Juifs africains, qui perpétuent les rites de
cette secte ^
Sharastâni raconte qu'une secte existait de son temps
qui s'appelait Al-Magharia ou al-Maghraba.
Ses Gdèles croyaient que Dieu parlait aux prophètes
par l'intermédiaire d'un ange qui était leur surveillant.
Tout ce qui, dans la Bible, concerne les attributs physi-
ques de Dieu, se rattache à cet ange. On raconte qu'Arius,
fondateur de l'Arianisme, avait emprunté certaines idées
à cette secte qui lui est antérieure de quatre siècles.
Comme Arius mourut en 336, il s*agissait donc d'une secte
contemporaine à Philon, comme celle des Thérapeutes ou
quelque autre identique, ainsi que conclut non sans raison
Harkawy. Le fait que ces sectaires portent le nom de
Magharia^ ou a habitants de cavernes » s'accorde avec la
coutume des Thérapeutes habitant le désert de garder
leurs livres dans les cavernes.
El Kirkisani place les Magharia entre les Saducéens
et les Chrétiens ; l'auteur caroîte a très bien saisi le carac-
tère éclectique de cette secte, qui admettait un intermé-
diaire entre la Divinité et la nature. C'est toujours le
7V\ri'i "JmSq « l'intermédiaire » ou le Logos qui revient.
A cette secte se rattache la fraction de Al-Kariah. El
Kirkisani dit que cette secte aurait reçu ce nom de Joha-
nan ben Careah qui vint avec Jérémie en Egypte 2. La
même explication est fournie par le lexicographe cararte
1. Cesl au savant docteur Harkawy qu*appartient Thonneur d'avoir le
Crémier reconnu dans les Magharia des Thérapeutes. V. mnsn ninip )
irW^2 supplément au llï» vol. de Téd. hébraïque de PHigl, Juive de
Graetz. m. Poznansky (passage cilé) accepte cette opinion qui est aussi
la nôtre. Jusqu'au douzième siècle les Ascètes Juifs de TArabie habi-
taient des cavernes (cf. Graetz, IV, p. 313).
2. Jérémie, ch. XLI. Cf. plus haut, ch. I.
THÉRAPEUTES ET MAGHRABIA 459
David Al-Fasi^ On raconte que ces sectaires observaient
le samedi et le dimanche, ce qui attesterait une influence
solaire ^. Ils habitaient un endroit au bord du Nil, à vingt
milles de Postât. David ben Merwan, dans son traité
Kilab Al'Zarah, affirme que le Christianisme avait fait des
emprunts à cette secte.
Les Magharia ou « ceux des cavernes » étaient en posses-
sion de deux traités, dont l'un est attribué à Jadua et
l'autre à Âl-Escandron (Philon, selon M. Poznansky). Les
Magharia s'adonnaient beaucoup à l'angélologie et inter-
disaient le rire et l'amusement^.
Mais avant de poursuivre l'étude de l'évolution ulté-
rieure des Magharia, nous dirons quelques mots des
Phalacha, ces derniers survivants du Judaïsme primitif.
Les Phalacha, dont nous avons déjà eu l'occasion de
nous occuper, sont les Juifs d'Abyssinie : ils existent
encore de nos jours. On a vu que les relations entre la
Judée et l'Ethiopie existaient depuis les rois de Jérusa-
lem*. Quoi qu'il en soit, il est certain que des Juifs hellé-
nistes d'Alexandrie apportèrent en Abyssinie le culte juif
tel qu'ils le pratiquaient chez eux^.
Les représentants de cette secte admettent la présence
d'un ange intermédiaire entre FHomme et Dieu. Leur syna-
gogue, ils continuent à l'appeler du nom Mequrab, tandis
qu*eux-mémes s*intitulent Qaran. Rappelons, que les chefs
des Himyarites ante-islamiques eux-mêmes portaient le
1. Cf. PiNSKKR, nviiDTp •naipS, p. ise.
2. Benjamin de Tudèle (douzième siècle) rencontra sur Tile de Chypre
des sectaires juifs qui célébraient le samedi depuis samedi matin et jus-
qu'à dimanche matin. Il en était de même dans TAsie centrale (cf. la
tournée de Petahia du treizième siècle) et probablement aussi dans le
Nefoussa (la Libye; v. notre Voyage dCEt. j.).
3. Cf. Poznansky, art. cité et Friedlanoer, Anan et sa secte {Rev, des
El. juives, XLIV, p. 176).
4. Cf. Slousch, les Hébréo-Phéniciens^ ch. Xlil ; cf. la lettre des prêtres
d'Élépontine.
5. Cf. M. Ganter (Chronicles of Jehramiel, introd.).
460 ARCHIVES MAROCAINES
nom de Meqarib. Il s'agit toujours de la racine nip qui se
retrouve dans celui de p^y et qui équivaut au mot « Sacre-
ment* ».
Or, il se trouve que dans les endroits où l'existence
des Juifs avant Tlslam apparaît plus particulièrement nette,
il existe une série de synagogues souterraines qui portent
encore le nom de « Ghriba^ ».
D'autre part, Makrizi identifie la secte des Magharia avec
les Maghrabia, que De Saulcy définit « Magrebins ou Juifs
d'Afrique ». On a voulu corriger ce mot en Mag'raba,
mais Harkawy cite l'écrivain arabe Al-Birouni ^,qui dans le
« Athar al-Bakia » (trad. Sachau, p. 278), mentionne au
nom de Abou-Issi el-Louraq une secte juive qui portait
le nom de El-Maghriba.
D'autres preuves qu'on trouve dans la partie II de
notre étude confirment notre opinion.
Il ressort de cette note, citée au cours de notre étude,
qu'il existe une filiation directe entre les Thérapeutes et
les Maghrabia, les Magharia du moyen Age; de même que
les Phalacha forment la branche méridionale de ce mou-
vement théologique, les Maghrabia en forment ses dépen-
dances maghrebnes*. Les Juifs dissidents de l'Atlas et
des Ksour de Sahara, avant de devenir rabbanites sous
l'influence de l'école de Kaïrouan, au dixième siècle ou
sous la poussée des rabbins espagnols du quinzième
siècle, peut-être même sous celle de la propagande ca-
raïte, formaient une secte distincte dans le Judaïsme.
1. Qaraba en Sabéen équivaut à "*p3 en hébreu. Le chef religieux et
temporal des Himyarites s'appelait Mequrab (Otto Weber, Arabien uor
dem Islam).
2. V. notre et. précitée. Le p et le 2 se confondent dans la prononcia-
tion des Maghrébins.
.3. Chrestomalie arabe. Cf. Harkawy et Poznansky, pas, cités.
4. Jusqu'au nom de Phalacha qui se reconnaît sous la forme de Phi-
listins comme on désignait les Juifs qui résidaient parmi les Berbères
(cf. MovERS, II, II, p. 431). Philisi est le nom dont les Juifs de la Tripoli-
taine désignent des tribus judaïques du Soudan.
THÉRAPEUTES ET MAGHRABIA 461
Mais même après la pénétration du Rabbinisme, les ins-
criptions tumulaires du Sahara, la persistance des mots
grecs, chez les Judéo-Berbères des sanctuaires souter-
rains, les rigueurs du rituel sur la pureté et le témoi-
gnage des auteurs rabbiniques nous montrent qu*il
s'agit là d'une tendance plutôt syncrétiste qu'ortho-
doxe. De même que les Juifs de TArabie anté-islamiques,
les Judéo-Berbères appartiennent à une antique souche
juive, dont les origines seraient du moins antérieures à
la formation du Judaïsme talmudique.
APPENDICE II
TÉMOIGNAGES ÉPIGRAPHIQUES
La science épigraphique qui ne cesse d'enrichir tous '
les autres domaines de l'histoire africaine n'a pas encore
donné beaucoup, pour ce qui concerne l'histoire des
Juifs. Néanmoins les deux voyages que nous avons effec-
tués à travers le Nord africain, nous prouvent que les docu-
ments d'origine juive ne seraient pas aussi rares qu'on
le croit.
Nous omettons, dans ce court aperçu, les données d'ori-
gine judéo-hellénique et judéo-romaine, que nous avons
recueillies dans le texte de cet ouvrage, pour donner ici
un résumé succinct des résultats de nos recherches per-
sonnelles. Ces recherches portent particulièrement sur des
documents confirmant la filiation directe entre les Juifs de
l'antiquité et les Judéo-Berbères ^
I. — Époque gréco-romaine.
En dehors des données épigraphiques qui figurent dans
le texte, nous attirons l'attention du lecteur sur les faits sui-
vants qui ont trait à l'antiquité anté-islamique.
On a vu quel rôle les colonies militaires juives ont joué
1. Cf. notre mémoire intitulé : Un Voyage d'éludés Juives en Afrique.
TÉMOIGNAGES ÉPIGRAPHIQUES 463
dans rhîstoire de l'Afrique grecque et romaine. Cependant,
jusqu'ici, aucune trace archéologique n'en a été constatée
dans les parages de la Cyrénaïque.
Or, le voyage que je viens d'accomplir à travers le pla-
teau de la Cyrénaïque n'a pas laissé de me convaincre que
le souvenir des Juifs reste toujours vivant dans l'inté-
rieur de ce pays. Ainsi les Bédouins désignent les localités
abandonnées de Ein-Shahat, de El Milouda, de Messa, de
Garnis, de Midiouna, de Kasr Beni-Qedem, etc., comme
ayant servi de forts militaires aux garnisons juives.
En effet, les ruines de ces diverses villes recèlent des
traces d'un séjour juif. A Ein Shahat et à Messa j'ai visité
plusieurs nécropoles où on trouve des tombes du type de
Gamart. Plusieurs d'entre ces dernières me fournirent,
en outre, des inscriptions grecques avec la figure du
chandelier à sept branches.
De plus, à Milouda j'ai pu lire sur le mur d'une grotte
des caractères hébraïques d'un type archaïque spécial qui
nous fournissent le nom de Snitdtz; ou de ]1TOT27. Or, deux
de ces caractères ont un ressemblance surprenante avec
ceux qui figurent sur l'inscription de Djado (voir plus
loin).
A Benghazi même, les fouilles que j'ai entreprises au
cimetière juif m'ont fourni des fragments de pierres qui
portent des caractères vagues rappelant le samaritain.
L'oasis de Zlitin m'a fourni un fragment de pierre écrit
en grec et une inscription hébraïque archaïque, où l'on lit
soit le nom de ^:y soit celui de tm.
Les ruines de Carthage fournissent de nombreuses
traces de documents juifs que le Père Delattre recueille
avec ce zèle admirable que les savants lui connaissent ^.
Une de ses découvertes inédiles est un fragment d'une
liste de nombres, écrite dans un hébreu archaïque. La
1. Cf. Delattre, Gamart.
464 ARCHIVES MAROCAINES
dernière découverte de ce savant est une pierre d'origine
juive qui porte en dehors du mot de D'ho le dessin des
objets suivants qui font partie du culte juif : a) le Chan-
delier sacré; 6) le Palmier; c) la corne ISW; d) le cédrat;
et e) peut-être une myrte.
L'île de Malte qui a toujours été une dépendance du
monde sémitique et africain n'a jusqu'ici rien fourni au
point de vue de l'archéologie juive. Cependant, au mois de
juillet dernier, M. Zammit le savant directeur du Musée,
et M. Bellanti, un archéologue zélé, m'ont fait visiter les
antiques nécropoles de Rabbat, ancien centre punique.
Or, à côté des grottes d'origine païenne, j'ai pu y distin-
guer des grottes du type de Gamart, d'origine judéo-hel-
lénique ou hébréo-phénicienne certaine. En effet, l'absence
de toute figure animale et la présence du Chandelier
sacré confirment définitivement l'origine juive de ces
nécropoles.
II. — Epoque berbère.
Si la Cyrénaïque et le littoral tripolitain nous fournis-
sent des traditions et des inscriptions qui touchent à
Tépoque berbère, Mesrata et surtout le Djebel Nefoussa, un
des foyers du judaïsme selon Ibn Khaldoun, nous appor-
tent des témoignages décisifs sur la persistance dans ces
parages de descendants des Judéo-Berbères.
Une pierre tumulaire qui doit être antérieure au onzième
siècle porte en caractères couffiques la légende suivante :
H2Dn i3pS»v KiMn = Ceci est la tombe de Harsana. Ce der-
nier nom et plusieurs caractères minuscules sont d'ailleurs
reproduits en lettres hébraïques archaïques qui rap-
pellent encore le type de l'écriture juive qu'on retrouve
dans la carthage romaine, au Maroc, etc.
C'est à cette même catégorie qu'appartient Tinscription
TÉMOIGNAGES ÉPIGRAPHIQUES 465
judéo-berbère de Girza et qui porte la légende suivante :
'^nn'» p TWi"^ p pK3?SD p pra"» — Issac fils de Maleak, fils de
de Yacoushti, fils de Yahoudi.
Ainsi, il y avait un moment en Afrique (et dans Tlrak,
comme Ta fort bien montré le savant Moïse Schwab) où
sous la poussée de Judéo-hymiarites, l'écriture couffique
tendait à supplanter le grec et le latin dans les inscrip-
tions juives.
Seulement, avec la pénétration du judaïsme rabbinique
d'origine babylonienne, Thébreu prend sa revanche sur
toutes les autres langues qui jusqu'ici se disputaient le
judaïsme. Désormais, toutes les inscriptions tumulaires
que nous rencontrons en Afrique, seront écrites invaria-
blement dans la langue hébraïque. A ce titre, nous signa-
lons à l'attention du lecteur la collection d'inscriptions
sahariennes que nous avons rapportées de la Tripoli-
tâine. Toutes ces inscriptions datent du onzième au quin-
zième siècle, elles sont toutes antérieures à l'arrivée des
Judéo-Espagnols et procèdent toutes d'un milieu juif auto-
chtone. Or, l'onomastique particulière et le caractère
éclectique des formules que nous rencontrons dans ces
inscriptions, nous témoignent et ceci d'accord avec les
témoignages des rabbins que nous avons cités plus haut,
fMaïmonide, Ibn Ezra, Zacouto, etc.), de la persistance
de l'élément judéo-berbère en Afrique.
Si la plus ancienne pierre rabbinique trouvée à Tripoli
qui date de l'an 963, porte un caractère rabbinique certain,
les inscriptions d'origine saharienne ont des légendes im-
prégnées des judaïsmes non rabbiniques. Ainsi, presque
toutes, elles portent la formule empruntée au rituel
caraîte :
Dipnx Sw mns yav dv ipSn wno'f pmn, Puisse le Miséricor-
dieux meltre sa part {du défunt) à côté des sept catégories
des justes.
466 ARCHIVES MAROCAINES
Plusieurs pierres ont, en outre, les formules suivantes :
a) pian uvt' dît [avec les résidents de Hebron),^ c'est-à-dire
les patriarches qui sont enterrés à Hébron; 6) uizn^ oy
D^yiaj {avec les résidents des plantes)^ c'est là un texte obscur
qui relève de la métaphysique des Thérapeutes et de leurs
émules; c) nn (initiales de innjn mn^ nil = que V esprit de
Jehooa repose sur lui. Cependant plusieurs formules rabbi-
niques qui figurent dansces mêmes textes témoignentd'une
infiltration lente mais sûre des influences rabbiniques.
D'ailleurs la pierre tumulaire, trouvée à Reheïbet,^ dans
nous traduisons ici le texte intégral, nous donnera une
idée exacte de l'onomastique et du caractère éclectique
qui caractérisent les Judéo-Berbères jusqu'au quatorzième
siècle, c'est-à-dire à la veille de l'arrivée des exilés espa-
gnols, dont les .rabbins finiront par rabbiniser la plupart
des Judéo-Berbères.
Voici la teneur de cette inscription :
« Qu'elle est précieuse, ta grâce, ô Dieu...
Recueilli au paradis le Rabbin Rabbi liebron ^, fils du
sieur Marzouk... décédé au mois de Sivan an 5152 (= 1392)
du (Caput). 11 laissa la vie à tout Israël. Puisse le Miséricor-
dieux mettre sa part avec Moïse et Aaron et les résidents
de Hébron et avec les sept catégories de justes du Para-
dis. Puisse sa mort servir d'expiation pour ses péchés,
Âmen !... »
Nous avons la conviction que les anciennes nécropoles
1. Comme le savant proresseur M. Lods me le fait observer, celte
formule se retrouve dans un texte funéraire d'Espagne du dixième
siècle. (M. Schwab, Rapport sur les inscr. hébr, de l'Espagne, p. 14).
2. Ancien centre d'établissements juifs dans le Nefoussa. La région
abonde en cimetières, et en sanctuaires. On y constate la survivance de
mœurs et de coutumes d'origine juive.
3. Le nom de Hébron, qui est celui de la ville connue, ne flgure nulle
part ailleurs dans Tonomastique juive.
TABLE DES MATIÈRES
LES HEBRiEO-PHENICIENS
Pages
I. Introduction 1-8
II. Les Beni-Qedera dans la Bible 9-22
III. Canaan et Coush 2S-34
IV. Cadméens et Phéniciens 35-45
V. Les Hébreux 46-50
VI. Les Méditerranéens en Palestine 51-54
VII. Les Philistins en Palesline 65-63
VIII. Tribus maritimes d'Israël : les Danites 64-74
IX. La tribu d'Asher 75-80
X. La tribu de Zabulon 81-88
XI. Les origines de Melqart 8i)-98
XII. Yahou et Melqart 99-108
XIII. Jérusalem et Tyr 109-116
XIV. Les Hébréo-Phéniciens dans la Méditerranée 117-123
XV. La fln d'une civilisation 124-13)
XVI. Conclusion 132-140
Appendices ;
I. Melqart et Josué 141-165
II. Zadoc et Zédec 166-174
III. Un temple du Dieu Yahou à Eléphantine 175-182
ARCU. MAROC 80
472 TABLE DES MATIÈRES
ÏV. Hébréo-Phénicien8 et Juifs 182-189
V. Danites et Rodanites 190-199
Notes supplémentaires :
Pages
1 à la page 1 du texte ... 201-202
2 — 16-17-110 — 203
3 — 67 — 203
4 — 72-121-189 — 204
5 — 93 — 204
6 — 96 — 205
7 — 160-185 — 205
JUDEO-HELLENES ET JUDEO-BERBERES
LIVRE I
Jadéo-Hellèn68 et Jadèo-Romains.
Pages
I. Les Israélites en Afrique 211-220
II. Judéo-Araméens et Hellènes 221-230
III. La Maison d'Onias 231>238
IV. La Diaspora Africaine 239-249
V. La destruction de Jérusalem et d*Onion 250>256
VI. Judéo-Hellènes et Romains 257-265
VII. Judéo-Romains 266-286
VIII. Aperçu général sur le Judaïsme dans l'Afrique romaine. . 386-291
IX. Les Judaîsants en Afrique 292-307
LIVRE II
Jndéo-Himyarites et Judéo-Berbères.
I. Les origines des Berbères 311-3SS
II. Les ancêtres des Judéo-Berbères 323-335
TABLE DES MATIÈRES 473
Pages
III. Témoignages archéologiques 336-361
A. Nécropoles anté-islamiques 344-347
B. Sanctuaires 347-351
C. Clans d'Aaronides 351-355
D. Données linguistiques 355-356
E. Témoignages épigraphiques 356-361
LIVRE III
Essai sur THistoire des Judéo-Berbères.
I. Les origines des Judéo-Berbères 365-377
IL LesDjeroua 378-386
m. Les tribus du Maghreb-el-Aqça 387-390
IV. Juifs d'Espagne et d'Arabie 391-398
V. L'invasion arabe. — La Cahena 399-411
VI. Les Judéo-Berbères en Espagne et au Maroc 412-428
VIL Évolution religieuse 429-440
VIII. La décadence d'une race 441-447
IX. Conclusion 448-454
Appendices :
I. Thérapeutes et Maghrabia 455-461
IL Témoignages épigraphiques 462-467
Notes supplémentaires :
1. Les Judéo-Himyarites au Soudan 468-469
2. Noms Judéo-Berbères 469-470
Î476. — Tours, Imp. E. AnRAULTet Cie.
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