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Full text of "Henri Rochefort, 1831-1913. Préf. de Ernest La Jeunesse"

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CAMILLE     DUCRAY 


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1 831-191 3 

PRÉFACE 

DE 

ERNEST     LA     JEUNESSE 


SIXIEME    EDITION 


PARIS 
L'ÉDITION  MODERNE  —  LIBRAIRIK  AMBERT 

47,    RUE    DE    BERRI,    47 


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Henri  Rochefort 


IL   A   ETE   TIRE    DE  CET    OUVRAGE   : 
tO  exemplaires  numérotés  et  paraphés  sur  papier  de  Hollande, 


roils   'ie  Ira  ■>    tous  pays,    y 

is  la  Hollande,  la  Suède,  la  Sorvège  le  Danemark,  la  Finlandi  1 1  'a  R 


HENRI    ROCHEFORT 

PAR      MARCEL      BASCHET        I908 


CAMILLE    DUCRAY 


i83i-ic>i3 

P  R  É  F  A  C  E 

D  i-: 

ERNEST    LA    JEUNESSE 


SIXIEME    EDITION 


PARIS 
L'ÉDITION  MODERNE-  LIBRAIRIE  AMBERT 

47.    RUE    DE    BERRI,    47 


PREFACE 


J'aurais  voulu  faire  précéder  ces  lignes, 
déjà  vieilles  et  que  Camille  D ucray  a  te  nu  à 
recueillir,  d'un  éloge  de  Fauteur  et  de  ce  livre 
de  faits,  de  documents,  de  raccourci,  d'anecdote- 
et  de  synthèse  où  tient  une  existence  à  prodiges 
et  à  projections.  Mais  Vœuvre  se  suffit  à  elle- 
même,  et  je  n'ai  nulle  qualité  pour  donner  un 
approbateur  à  un  historien  de  bonne  foi,  qui 
parle  des  événements  et  des  polémiques  avec 
F  autorité  et  la  simplicité  des  siècles  à  venir. 
Je  me  déclare  seulement  très  honoré  d'ouvrir 
la  marche  de  ces  annales  et  de  ces  cortèges. 

Uhomme  qui  meurt  à  la  terre,  d  Vâge  de 
quatre-vingt-trois  ans,  après  avoir  épuisé  toutes 
les  fortunes  et  tous  les  contrastes,  après  avoir 
senti  la  griffe  du  destin  et  imprimé  la  griffe 
de  son  esprit  sur  les  destins  de  son  pays,  aura 
eu,  dans  sa  longue  existence  éclatante  et  cahotée, 


VI  PREFACE 


la  plus  grande,  la  plus  pure  unité  ;  il  a  toujours 
et  avant  tout  été,  voulu  être  journaliste.  Petit 
employé  à  peine  évadé  de  V Hôtel  de    Ville, 
c'est  avec  délices  qu'il  fait  des  chroniques  d'art 
au  Figaro  de  Villemessant.  S'il  glisse  à  des 
chroniques  plus  vives  et  d'une  actualité  élec- 
trique, c'est  par  goût  de  la  critique  et  pour  dire 
son  mot  sur  la  vie  toute  chaude  de  la  veille  ou 
du  matin.  Ce  mot-là,  il  l'a  dit  cinquante  ans, 
avec  quelques  interruptions  qui  n'étaient  pas 
son  fait.   Nul  plus  que  lui  n'a  senti  la  vie 
quotidienne,  l'odieux,  le  ridicule,  la  joie  d'un 
acte,  d'un  discours,  d'un  décret  :  vaudevilliste- 
né,   fils  d'un    vaudevilliste,  il  brosse,  en   une 
colonne  de  journal,  un  scénario,  une  scène  de 
farce  dont  la  politique  fait  les  frais.  Et  de  rire. 
Mais  on  lit.  on  sévit,  on  gronde,  on  applaudit, 
on  crie.  Le  journaliste  a  été  entendu  et  acclamé. 
Henri  Rochefort  a  une  tête  aussi  parlante  que 
sa  prose.  Son  toupet  et  su  barbiche  noirs,  ses 
yeux  <le  braise  inégale,  son   teint  de  safran, 
tout    est    flamme.    Et    c'est  La  Lanterne   qui 
consume  à  petit  jeu  et  à  grand  feu  T empereur, 
V impératrice,  lu  cour  et  les  courtisans.  C'est 


PREFACE  VII 


la  prison,  F  exil,  c'est  la  Chambre,  c'est  la 
prison  encore,  après  le  meurtre  de  Victor  Noir 
par  Pierre  Bonaparte  et  cette  terrible  journée 
d'émeute,  cette  journée  des  funérailles  où  le 
mort  d'hier  pense  mourir  d'émotion. 

Et.  subitement,  c'est  V apothéose.  Déménagé 
comme  à  regret  de  Sainte- Pélagie,  trimballé 
en  grande  pompe  au  gouvernement  de  la 
Défense  nationale,  jeté  brutalement  au  pouvoir, 
parmi  Trochu.  Crémieux,  Jules  Favre,  Ernest 
Picard  et  Don  an.  Rochefort  s'évade,  le  31  octo- 
bre, par  la  grande  porte  de  l'insurrection. 
C'est  la  Commune  que  le  pamphlétaire,  impé- 
nitent et  inspiré,  soutient  et  combat  dans  le 
même  temps  qu'il  harcèle  de  flèches  empoi- 
sonnées Thiers  et  Versailles.  C'est  le  départ 
devant  les  menaces  des  deux  partis,  &esi 
l'arrestation  a  Meau.r,  où  il  refuse  d'être  sauvé 
par  un  officier  prussien,  c'est  la  première 
condamnation  à  la  déportation,  c'est  la  Nou- 
velle-Calédonie. L'auteur  des  Aventures  de 
ma  vie  comparait  son  existence  a  une  suite 
de  montagnes  russes  ;  passer  en  un  un  du  Corps 
législatif  à  la  geôle,  de  la  geôle  au  pouvoir  à 


Mil  PREFACE 


peu  près  suprême,  de  là  à  V  opposition  absolue, 
de  là  encore  à  la  chiourme  non  sans  avoir 
côtoyé  le  poteau  d'exécution  et  sans  avoir 
essuyé  le  deuil  le  plus  cruel,  c'est  assez  mon- 
tagnes russes,  en  vérité.  Et  le  roman  rebondit. 
C'est  Vévasion  si  admirable,  si  inespérée,  si 
contrariée,  c'est  le  retour  en  Europe,  en  Suisse, 
en  Angleterre,  c'est  la  bonne  plume  reprise  au 
service  de  la  liberté  et  en  haine  des  tyrans, 
c'est  la  belle  et  incomparable  verve  du  polé- 
miste, cette  verve  sereine  dans  l'outrage  et  dans 
la  gouaille,  cette  ironie  écrasante  et  preste,  cette 
danse  du  scalp  qui  se  perpétue  sur  tous  et  sur 
tout,  c'est  une  première  rentrée  triomphale  à 
Paris  -  et  la  rentrée  à  une  Chambre  des 
députés  républicaine. 

Mais  Rochefort  est  décidément  gêné  dans  le 
triomphe  :  il  s'évade  de  la  Chambre  à  la  pre- 
mière occasion,  comme  un  ministère  mis  en 
minorité  ;  c'est  le  glorieux  retour  au  bercail, 
au  pamphlet  quotidien.  C'est  la  guerre  au 
couteau  avec  les  puissants  du  jour  :  un  mot, 
un  trait,  un  calembour  prennent  une  profon- 
deur atroce  ;  le  public  s'amuse,  écoute,  exagère  : 


PREFACE  IX 


il  y  a  une  suite.  Et  cest  le  grand  sursaut  du 
boulangisme  qui  s'arrête  court.  Roche  fort,  con- 
damné encore  à  la  déportation,  connaît  un 
nouvel  exil  qui  n'arrête  pas  sa  plume  impi- 
toyable, sarcastique  et  dédaigneuse.  L'amnistie 
de  janvier  1895  ménage  au  rédacteur  en  chef  de 
L'Intransigeant  une  apothéose  inoubliable  : 
ce  n'est  plus  le  charbonneux  Rochefort  des 
portraits  de  Carjat  :  sur  un  visage  de  salpêtre, 
c  est  une  touffe  de  fulmi-coton  qui  se  dresse,  et 
le  vieillard  a  toujours  sa  terreur  superstitieuse 
de  la  foule  :  ses  yeux  noirs  s'aiguisent  d'in- 
quiétude et  d'impatience,  mais  les  acclama- 
tions durent,  durent... 

Je  nai  pas  à  rappeler  ici  le  rôle  d'Henri 
Rochefort  dans  des  affaires  qu'on  n'a  pas 
oubliées  :  c'est  l'écrivain  seul  qui  m'occupe 
et  je  puis  rappeler  seulement  que  le  polémiste 
voulut  toujours  être  du  cote  de  la  patrie.  Jus- 
qu'en ces  derniers  mois,  il  s'empara  toujours 
du  fait,  de  l'homme  du  jour,  en  fit  sa  chose. 
déchaîna  sur  la  chose  et  sur  l'homme  sa  féro- 
cité, ses  trouvailles  de  mots,  ses  à  peu  près, 
sou  ^énie  enfin,  et   son  lyrisme.  Il  savait  pur 


X  PREFACE 

cœur  tout  Victor  Hugo  et  le  citait  à  bon  escient 

et  à  tout  propos.  Il  avait  un  culte  pour  les 

écrivains  classiques,  qu'il  ressuscitait,  et  pour 

les    tableaux    hollandais    qu'il    collectionnait 

avec  le  plus  rare  bonheur.  Au  fond,  cet  homme 

terrible,    cet    homme    populaire    et    légendaire 

aimait  par-dessus  tout  la  solitude  en  famille, 

avec  des  livres,  des  toiles,  des  bibelots.   Il  ne 

fumait  pas  et  n'avait  jamais  bu  que  de  Veau. 

Il  adorait  les  chefs-d'œuvre   et   aurait   voulu 

écrire  des  livres  durables,  de  vrais  livres.   Il 

avait  publié  des  romans,  comme  les  Dépravés, 

qui  sont  sages,  des  études  comme  les  Mystères 

de  la  salle  des  ventes,  qui  sont  pittoresques, 

et  des  souvenirs.    Mais  comment  échapper  à 

son  démon  secret  et  à  son  démon  public  ?  Ce 

fut,   ce  fut  longtemps   une  force  qui   va.   La 

Lanterne  faisait  naître  La  Cloche,  de  Louis 

Ulbach,  et  jusqu'à  La  Veilleuse,  de  Barbey 

d'Aurevilly,   entre  mille.   Sa  foudre  gavroche 

galvanisait  le  vieux  Rogeard  et  le  dieu  Hugo. 

Cet  homme  qui  avait  peur  de  la  foule  était 

V idole  des  foules,  et  je  crois  bien  que  sa  victime 

et  son  bourreau  Cousions  en  raffolait.  Sculptée 


PREFACE  M 


en  pleine  paie  de  réalité,  de  bon  sens  et  d'injus- 
tice, plaisante  à  l'œil  et  à  la  gueule,  imprévue, 
cacalcadante  et.  tout  à  coup,  inspirée  et  élo- 
quente, sa  prose,  simple  et  claire,  injurieuse 
et  familière,  était  une  joie  et  un  enseignement. 
C'était  surtout  de  la  vie,  du  vif-argent,  du 
jaillissement.  La  flamme  s'est  éteinte  assez 
longuement.  Le  marquis  Henri  de  Rochefort- 
Luçay  est  allé  rejoindre  ses  ancêtres,  chan- 
celiers de  France,  lieutenants  de  messieurs 
les  maréchaux  et  gardes  du  point  d'honneur, 
officiers  à  V armée  de  messieurs  les  princes. 
On  lui  avait,  de  ci  de  là,  reproche  sa  noblesse  ; 
on  avait  tort.  Son  père  faisait  de  /traces  petites 
pièces  et  sa  mère  était  noblement  plébéienne. 
La  craie  aristocratie  de  V auteur  du  Palefrenier 
était  dans  son  esprit  et  dans  ses  haines  :  son 
cœur  était  près  du  peuple.  Il  lui  laissera,  au 
peuple,  un  long  souvenir.  C'est  peut-être  au 
classicisme  de  l'ancien  rédacteur  du  Mot 
d'ordre  que  le  mot  engueuler  doit  d'être 
entré  a  V Académie,  qui  aurait  dû  accueillir 
son  plus  illustre  tenant.  Mais  Rochefort  n'eut 
pas  cette  ambition.   Il  s'en  va,  plein  de  joins. 


\ll  PREFACE 


un  peu  alangui,  un  peu  éloigné  de  ses  champs 
de  bataille,  un  peu  apaisé  de  ses  luttes  et  même 
de  sa  légende.  En  dehors  de  tout,  amis  et 
ennemis  salueront  un  long  et  magnifique  effort, 
V œuvre  au  jour  le  jour  d'un  incomparable 
artisan  de  la  langue  française,  une  abnégation 
indéniable  et  une  figure  unique  enfin,  qui 
fixe,  dans  la  fatalité,  plus  d'un  moment  de 
Vhistoire  nationale. 

ERNEST  LA  JEUNESSE 
2  Juillet  1913. 


HENRI   ROCHEFORT 

(1831-1913) 


I 


LE  GRAND  PAMPHLETAIRE 
ORIGINES  -  ENFANCE  -  JEUNESSE 

Henri  Rochefort.  —  Sa  naissance.  —  Ses  ancêtres.  — 
Armand  de  Rochefort,  son  père.  —  L'enfance 
d'Henri.  —  Au  château  d'Orléans.  —  Retour  à 
Paris.  —  A  l'Ecole.  —  Au  Lycée.  —  //  écrit  en 
vers  à  Réranger.  —  Réranger  lui  répond  en 
prose.  —  1848.  —  Latin  et  politique.  —  Évasion 
du  Lycée.  —  Son  proviseur  l'accueille  à  nou- 
veau. —  //  fonde  un  journal.  —  L'insurrection  de 
Juin.  —  L'Archevêque  Sibour.  —  1850  ;  il  est 
bachelier. 


C^^vSk  vivait  dans  une  paix  profonde.  C'étaient 


fjfc^    !  Erckmann-Chatrian  qui  l'avaient  dit 


y&l  dans  Madame  Thérèse.  Victor  Hugo 
et  les  Châtiments,  Rogeard  et  les  Propos  de 
Labienus,  Victor  de  Laprade  et  Louis  Veuillot, 
les  guerres  et  la  question  romaine,  Monta- 
lembert  et  l'infaillibilité,  rien  n'avait  pu  toucher 
un  instant  au  moindre  clou  du  trône  impérial. 

i 


HENRI    ROCHEFORT 


Il  fallut  qu'un  petit  homme  de  santé  plus  que 
médiocre  et  de  renommée  incertaine  accomplit 
le  miracle  de  saper  par  la  plaisanterie,  par 
l'esprit  et  par  l'ironie  féroces,  les  bases  d'un 
gouvernement  qui,  jusque-là,  avait  été  combattu 
seulement  avec  prudence,  mais  qui  avait  eu 
le  constant  souci  de  terrifier  en  toutes  circons- 
tances les  plus  intrépides  opposants. 

Ce  fut  un  vaste  éclat  de  rire,  qui  chatouilla  et 
qui  secoua  les  gorges  de  milliers  et  de  millions  de 
Français,  lorsque  l'homme  au  teint  bileux,  au 
geste  prompt  et  au  toupet  de  cheveux  insolent, 
augmenta  les  trente-six  millions  de  sujets  de 
l'Empire,  des  «  sujets  de  mécontentement  ». 

Rochefort,  mis  en  quarantaine  par  le  Ministre 
de  l'Intérieur  à  la  suite  d'une  chronique  au 
Figaro,  venait  de  lancer  aux  quatre  coins  de  la 
France,  les  trente- deux  feuillets  de  sa  Lanterne. 

Le  pamphlet  eut  un  succès  inouï,  foudroyant. 
Cent  vingt  mille  exemplaires  furent  une  pâture 
vite  dévorée.  L'homme  avait  eu  une  trouvaille 
de  génie,  avait  commencé  par  un  coup  de  maître. 
Car  il  est  des  attaques  dont  un  régime  ne  se 
relève  pas.  Le  rire  est  dangereux,  contagieux.  Le 
deuxième  numéro  parut,  puis  les  suivants.  De 
plus  en  plus  irrésistible  fut  ce  flot  qui  inondait  une 
institution  d'ironie.  A  telle  enseigne  que,  le 
onzième  numéro  sorti  des  presses,  il  fallut  à  la  vic- 
time qui  regimbait,  qui  se  débattait,  une  compen- 
sation. Elle  fut  radicale:  c'était  la  saisie  du  tirage. 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE  .> 

C'est  alors  pour  Rochefort  une  autre  existence 
qui  se  lie,  qui  s'enchaîne,  qui  se  rive  à  la  première. 
C'est  la  correctionnelle,  la  prison,  l'exil,  avec  des 
avatars,  des  gloires,  des  sommets,  des  précipices 
et  des  sommets  encore.  Il  est  jeté  dans  la  mêlée, 
poussé,  talonné  par  une  force  irrésistible  contre 
laquelle  il  ne  lutte  pas  parce  que  cela  est,  et  qu'il 
n'y  a  pas  de  raisons  que  cela  ne  soit  pas.  Il  lui 
faut  suivre  son  étoile,  sa  mauvaise  étoile. 

Sa  mauvaise  étoile  ?  Parbleu  !   Si  sa  vie  eût 
été  à  refaire  —  mais  est-ce  qu'une  vie  est  jamais 
à  refaire  —  c'était  le  chez  soi  dans  l'aisance,  dans 
la  notoriété  avec  des  bibelots,  des  tableaux,  des 
meubles  réunis  avec  un  goût  certain.    Mais  il 
subit   sa   destinée,    précise,    impérieuse,    inéluc- 
table comme  la  fatalité.  A  vingt  ans,  à  trente 
ans,  à  l'âge  où  l'on  se  découvre  ou  se  croit  une 
vocation,  Rochefort  est  loin  de  penser  à  la  polé- 
mique. Il  n'est  encore  que  vaudevilliste.  A  peine 
a-t-il  dépouillé  la  jaquette  noire  qui  sanglait  le 
petit  employé  de  l'Hôtel  de  Ville.  Son  père,  vau- 
devilliste, voulut  le  fils  médecin.  Le  fils  feignit 
de  devenir  médecin  et  fit  du  vaudeville.  Il  avait, 
il  est  vrai,  de  l'étoffe  pour  faire  autre  chose  ou 
mieux  ;  ce  mieux  pourtant  était  de  la  bonne  chro- 
nique, ce  qui  est  préférable  à  du  méchant  théâtre 
bouffe.  Et,  quand  il  lâche  le  théâtre  tout  court, 
le  bon  théâtre  de  vaudeville,   pour  celui   de  la 
politique,  c'est  encore  du  vaudeville  qu'il  pré- 
tend traiter.  Car.  dans  le  journal,  s'il  fait  de  la 


4  HENRI    ROCHEFORT 

politique,  elle  n'est  encore  qu'un  prétexte  à  la 
scène  farce,  à  la  scène-bouffe.  C'est  guignol  qui 
rosse  le  commissaire,  non  point  avec  un  bâton 
mais  avec  des  mots.  La  politique  n'est  qu'une 
matière  à  scénarios  et  le  public  lit,  applaudit  et 
rit. 

C'est  cet  homme  là  qui,  plus  tard,  beaucoup 
plus  tard,  lorsqu'il  aura  abandonné  les  «  mon- 
tagnes russes  »  dans  lesquelles  il  a  passé  sa  vie, 
allant  des  plus  hautes  cîmes  au  plus  noires  pro- 
fondeurs, dira  :  «  J'ai  savouré  toutes  les  joies  et 
remâché  toutes  les  amertumes.  »  Et,  quand  il 
proclamera  que  toute  sa  vie  il  n'a  fait  que  prati- 
quer cette  maxime  «  ôte-toi  de  là,  que  je  ne  m'y 
mette  pas!  »;  ce  sera  une  boutade  profondément 
et  étrangement  vraie.  Étrangement  vécue,  aussi  : 
il  a  combattu  pour  combattre,  uniquement, 
exclusivement. 

S'il  peut  avoir  voulu  les  honneurs,  du  moins  il 
n'a  pas  voulu  les  conserver.  Il  a  été  un  peu  comme 
ces  enfants  qui  crient,  qui  pleurent,  qui  se  débat- 
tent pour  avoir  un  jouet  qui  leur  est  ennuyeux 
et  embarrassant  dès  qu'ils  le  possèdent,  et  qui 
le  rejettent  en  le  brisant. 

Tel  fut  Henri  Rochefort.  Il  eut  des  époques 
où,  sans  parti  pris,  nul  n'aurait  rien  à  reprocher 
à  ses  actes.  Il  en  est  d'autres  où,  emporté  dans 
la  mêlée,  dans  la  mêlée  qu'il  avait  provoquée 
peut-être,  on  ne  peut  le  suivre  en  toute  sincérité 
ou  eu  toute  justice. 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE  O 

C'est  la  vie,  dirait  M.  Prudhomme. 
C'est  sa  vie,  à  lui,  tout  simplement, 

Henri  de  Rochefort  vit  le  jour  à  Paris,  le  31  jan- 
vier 1831,  dans  une  modeste  maison  de  la  rue 
Jean- Jacques  Rousseau.  Comme  il  y  avait  déjà 
trois  filles  dans  la  maisonnée,  que  Mme  de  Roche- 
fort  était  de  santé  chancelante,  on  expédia  le 
jeune  Henri  en  nourrice,  à  la  campagne. 

Les  de  Rochefort  étaient  très  pauvres,  bien 
qu'alliés  à  de  très  grandes  familles.  Le  père  du 
jeune  enfant  descendait  de  Guy  de  Rochefort, 
écuyer,  qui,  en  l'an  de  grâce  1377,  faisait  partie 
de  la  compagnie  d'hommes  d'armes  de  Philippe 
le  Hardi,  duc  de  Bourgogne.  Les  descendants  de 
ce  soldat  formèrent  plusieurs  branches  dont  celle 
des  comtes  de  Luçay,  qui  compta  deux  chance- 
liers de  France,  les  deux  frères. 

Depuis  les  chanceliers,  trois  générations  pro- 
duisirent le  marquis  de  Rochefort- Luçay,  le 
grand- père  du  pamphlétaire.  Très  intelligent 
quoique  dépensier  et  joueur  à  l'excès,  il  se  vit 
obligé,  après  avoir  émigré  à  peu  près  en  même 
temps  que  le  comte  de  Provence,  frère  du  roi, 
d'emprunter  sur  ses  propriétés,  pour  vivre  à 
Coblentz  où  il  s'était  réfugié,  des  sommes  que  les 
marchands  de  biens  titre  dont    se   flattaient 

alors  les  usuriers  -  -  lui  prêtaient  à  (1rs  taux 
formidables.  Puis,  sentant  la  confiscation  de  plus 
en  plus  inévitable  et  prochaine,  il  vendit  ses  châ- 


6  HEIN  RI    ROCHEFORT 

teaux  et  ses  domaines  avant  la  promulgation  des 
lois  votées  contre  les  émigrés.  Il  en  retira  envi- 
ron dix  millions.  Mais  ces  précautions  devaient 
être  vaines.  Au  lieu  de  bonnes  espèces  sonnantes 
et  trébuchantes,  le  royaliste  impénitent  reçut, 
pour  solder  ses  ventes,  des  assignats.  Il  fallut 
peu  de  temps  pour  que  la  valeur  d'un  tel  papier 
tombât  à  cinquante  mille  francs  et  moins  encore 
pour  qu'il  ne  valut  que  son  poids.  C'est  ainsi 
qu'en  1815,  lorsqu'il  rentra  en  France,  le  marquis 
de  Rochefort,  décavé,  ne  possédait  pour  tous 
biens  que  sa  croix  de  chevalier  de  saint  Louis  et 
son  brevet  de  lieutenant-colonel  de  l'armée  de 
Condé. 

La  grand-mère  de  Rochefort,  pendant  les 
tribulations  de  son  mari,  vivait  cachée  à  Paris 
dans  l'espérance  quotidienne  d'un  régime  qui 
lui  serait  plus  doux.  Ce  qui  n'empêcha  point 
que  femme  d'émigré,  femme  d'officier  à  l'armée 
de  Condé,  elle  fut  arrêtée  dans  les  derniers  mois 
de  1792  et  conduite  dans  les  geôles  révolution- 
naires. Elle  allaitait  encore  à  ce  moment  son  fils. 
C'est  ce  qui  la  sauva  des  destinées  réservées  à 
la  Du  Barry,  qui  partagea  son  cachot  et  dont  le 
plus  grand  désagrément  fut  d'être  portée  sur  la 
machine  à  Guillotin. 

Le  poupon  était  devenu  le  benjamin  des  gui- 
chetiers. Pour  lui  manifester  et  son  affection  et 
l'estime  en  laquelle  il  le  tenait,  l'un  d'eux  lui 
avait  fait  confectionner  une  petite  carmagnole 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE  / 

rouge  dans  laquelle  il  le  menait,  tout  le  jour, 
visiter  les  prisonniers.  Et  si  l'enfant  garde  un 
souvenir  quelconque  de  ces  fréquentations,  ce 
fut  certes  celui  d'avoir  sucé  les  bonbons,  les 
chocolats  et  les  friandises  qu'on  lui  prodiguait, 

Bien  inconsciemment  en  vérité  -  -  mais  cela 
est  déjà  suffisant  -  -  il  sauva  ainsi  celle  qui  lui 
avait  donné  le  jour.  Pour  ne  pas  que  l'enfant 
devint  orphelin,  on  fit  le  silence  autour  de  la 
mère.  Pas  d'interrogatoires  et  pas  de  compa- 
rutions. Un  beau  matin,  l'huis  s'entrebâilla.  La 
marquise  de  Rochefort  était  dans  la  rue  ;  elle 
était  libre  ;  elle  avait  son  petit  sur  le  bras.  Une 
mère  n'en  demande  pas  plus. 

Péniblement  l'enfant  grandit,  Après  le  collège, 
il  entra  comme  commis  dans  une  librairie  du 
passage  des  Panoramas,  puis  obtint  un  emploi  au 
Ministère  de  l'Intérieur.  Lorsque  Louis  XVIII 
monta  au  pouvoir,  if  partit  pour  l'île  Bourbon 
avec  le  titre  de  secrétaire  général  de  la  colonie  et 
le  pouvoir  de  gouverneur.  D'une  telle  existence, 
facile  et  uniforme,  il  se  lassa  vite.  Revenu  en 
France  au  bout  de  quelques  années,  il  s'installa 
définitivement  à  Paris,  se  maria,  abandonna  la 
vie  administrative  et  entra  au  Drapeau  blanc 
que  dirigeait  Martainville. 

C'est  sa  véritable  carrièro  qui  commence.  Très 
attaché  aux  idées  royalistes,  il  se  lia  avec  de 
Genoude,  Lourdoueix,  qui  fut  chef  du  bureau 
de   la   censure   des   journaux    à    l'Intérieur,    el 


b  HENRI     HOCHEFORT 

d'autres  écrivains  légitimistes.  Avant  son  départ 
pour  Bourbon,  il  avait  déjà  fait  représenter 
quelques  pièces.  Il  se  remit  au  travail  pour  le 
théâtre,  et,  parmi  les  loisirs  que  lui  laissaient  sa 
collaboration  au  journal  de  Martainville,  il  pro- 
duisit un  certain  nombre  de  vaudevilles.  Soit 
seul,  soit  avec  Carmouche,  qui  mit  la  main  à  deux 
cent- vingt  pièces  de  théâtre,  avec  Bayard,  avec 
Langlé,  avec  Dartois,  qui  s'était  échappé  de  son 
étude  d'avoué,  il  écrivait  de  nombreux  actes 
comiques  ou  mélodramatiques.  Du  Drapeau 
blanc  il  était  passé  à  La  Quotidienne,  qui  était 
l'organe  violent  de  la  répression,  bien  que  rédigé 
en  partie  par  Merle,  le  vaudevilliste,  et  le  doux 
Nodier.  Mais  le  marquis  de  Rochefort-Luçay, 
qui  signait  plus  simplement  Armand  de  Roche- 
fort,  retourna  bientôt  à  ses  vaudevilles  et  au 
café  des  Variétés  où  il  présidait  un  petit  cénacle 
dramatique  et  littéraire. 

C'est  sur  ces  entrefaites,  et  Louis- Philippe 
étant  roi,  que  le  jeune   Henri  vint  au  monde. 

Lorsque  la  sage- femme  le  prit  dans  ses  bras, 
elle  ne  put  retenir  son  étonnement.  L'enfant 
avait  une  tête  énorme,  un  front  démesuré.  Plus 
tard,  en  rappelant  cette  circonstance,  le  polémiste 
écrira  :  «  J'étais,  paraît-il,  doué  d'une  tête  dont 
le  front  avançait  comme  une  corniche  et  accusait 
des  protubérances  qui  inquiétaient  ma  mère, 
au  point  qu'elle  consulta  un  médecin,  craignant 
d'avoir  mis  au  monde  un  hydrocéphale.  »  Et  il 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE  •' 

ajouta  ce  commentaire  en  répétant  le  mot  d'un 
chapelier  à  qui  il  confia  sa  tête.  «  Bien  que  mon 
front  se  soit  beaucoup  aplati  depuis  mon 
enfance,  il  n'en  avance  pas  moins  considérable- 
ment, et  je  me  rappelle  ce  cri  du  cœur  poussé 
par  un  chapelier  chez  qui  j'étais  entré  et  dont 
j'avais  inutilement  retourné  le  magasin  : 

—  Comment  voulez- vous  trouver  un  chapeau 
tout  fait  ?  Vous  avez  la  tête  comme  un  chausson 
de  Strasbourg  !  » 

L'enfance  de  Rochefort  ne  présente  aucun  fait 
saillant.  Seule  une  timidité  excessive,  insurmon- 
table, le  gênait  et  l'entravait  souvent.  Il  fut 
longtemps  à  la  vaincre. 

Comme  il  était  maigre,  tout  en  nerfs  et  ané- 
mique, son  père  décida  de  l'envoyer,  à  l'âge  de 
six  ans,  chez  une  de  ses  tantes,  Mme  de  Saint- 
Maur.  Mme  de  Saint- Maur  vivait  dans  un  châ- 
teau qu'elle  possédait  à  deux  lieues  d'Orléans, 
dans  la  commune  de  Boigny.  Elle  était  entourée 
de  son  mari  et  de  sa  fille  «  ma  cousine  Zéna  », 
comme  l'appelait  Henri,  et  menait  avec  les 
siens  l'existence  gourmée  par  quoi  se  distingue 
celle  de  beaucoup  de  gens  de  province. 

Cette  vie  monotone,  incolore,  où  les  moindres 
actes,  les  moindres  besognes  étaient  réglées  à  la 
pendule,  où  il  fallait  observer  une  contrainte  de 
tous  les  instants,  n'allait  point  à  l'enfant.  Dès  le 
matin,  il  s'échappait,  galopait  les  cheveux  au 
vent,  s'enfonçait  dans  les  champs  et  retrouvait 


l'>  HENRI    ROCHEFORT 

une  petite  vachère  du  domaine.  Le  grand  exer- 
cice consistait  à  se  cramponner  à  la  queue  d'une 
vache  qui  partait  alors  au  galop,  traînant  dans  les 
près  le  jeune  turbulent  qui  laissait  assez  réguliè- 
rement à  ce  jeu  le  fond  de  son  pantalon.  C'est 
dans  cet  équipage  que  le  surprit  un  matin  son 
père  venu  passer  quelques  jours  au  château.  On 
gronda  fortement  la  vachère  ce  jour-là. 

Continuellement  en  loques,  taché,  crotté  et 
indécrottable,  en  perpétuel  état  de  vagabondage, 
ivre  de  grand  air  et  de  liberté,  le  gamin  ne  subis- 
sait nul  frein.  Sa  tante  songea  alors  à  l'envoyer 
à  l'école  du  village.  Ce  changement  d' existence 
n'alla  pas  sans  quelques  désagréments  pour  le 
jeune  Henri,  désagréments  dont  les  siens  avaient 
une  bonne  part,  Souvent  l'école  était  buisson- 
nière  ;  «  Monsieur  le  Comte  »,  comme  l'appelait 
l'instituteur,  allait  retrouver  sa  bergère. 

Au  bout  d'une  année  de  cette  existence,  la 
mère  de  Rochefort  le  fit  revenir  à  Paris.  Dans  le 
petit  appartement  de  la  rue  Jean- Jacques  Rous- 
seau, on  vivait  une  toute  autre  vie  qu'au  châ- 
teau. Le  père  du  jeune  Rochefort  recevait  des 
littérateurs,  des  artistes.  Et  s'il  n'y  avait,  autour 
du  logement,  ni  herbages  ni  chaumes  où  l'on 
put  se  griser  de  grand  air,  du  moins  l'existence 
n'était  pas  si  austère  qu'au  château  de  la  tante 
d'Orléans. 

L'heure  d'apprendre  à  lire  et  à  écrire  avait 
sonné  depuis  de  longs  mois  déjà  pour  l'enfant. 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE 


11 


Il  avait  sept  ans  passés  et  il  était  temps  qu'il 
fréquentât  dans  une  école  plus  sérieuse  que  celle 
de  la  commune  de  Boigny.  On  le  mit  donc  entre 
les  mains  d'un  instituteur  dont  l'école  était 
située  rue  Croix- des- Petits- Champs.  Entre  les 
classes,  il  lui  fallait  bien  rentrer  au  domicile 
paternel.  Il  s'en  consolait  en  entendant  Cho- 
quart,  le  collaborateur  de  son  père,  débiter  des 
tirades  enflammées,  crier  à  l'assassin  et  se  laisser 
choir  sur  le  parquet.  C'était  que  le  dramatuge 
jouait  la  scène  à  effets  qu'il  venait  d'écrire  avec 
son  partenaire. 

Près  de  cinq  années  assez  calmes  passèrent 
ainsi.  Puis  ce  fut  l'entrée  au  lycée.  C'était  en 
1843.  L'internat,  à  cette  époque,  était  le  sort  le 
plus  général  des  écoliers,  et  le  jeune  homme,  très 
sensible  et  d'un  tempérament  délicat,  en  garda 
toujours  un  souvenir  odieux. 

«  Mon  entrée  dans  les  différentes  geôles,  en  y 
ajoutant  la  cage  de  fer  où  je  restai  enfermé  qua- 
tre mois  dans  l'entrepont  de  la  Virginie  qui  me 
transportait  aux  antipodes,  dit-il,  me  serra  le 
cœur  dans  un  étau  moins  rigide  que  ma  première 
promenade  à  travers  les  couloirs  poussiéreux 
d'où  se  dégageait  l'odeur  acre  des  vieux  bou- 
quins, les  cours  et  les  escaliers  du  collège  Saint- 
Louis,  situé  alors  rue  de  la  Harpe  et  dont  je  n'ai 
jamais,  même  longtemps  après  ma  libération, 
frôlé  les  murs  sans  répugnance  et  sans  dégoût. 
Il  fut  malgré  cola,  au  moins  pondant  la  première 


1  2  HENRI    ROCIIEFORT 

partie  de   ses   études,  un   écolier    laborieux    et 
docile. 

Dès  son  entrée  à  Saint- Louis,  il  bûcha  ferme, 
honteux  d'être  le  plus  grand  de  sa  classe.  Après 
très  peu  de  temps,  il  passa  en  septième  ;  puis 
l'année  suivante  il  traversa  la  sixième  et  la  cin- 
quième. Il  atteignit  ainsi  la  quatrième  avec  les 
élèves  de  son  âge,  ayant  dévoré  en  deux  ans 
le  programme  de  quatre  années  d'études.  Son 
proviseur,  M.  Lorrain,  avait  fondé  sur  l'élève 
les  plus  grandes  espérances.  Il  voyait  en  lui  un 
champion  imbattable  de  concours  général. 

Il  lui  fallut  déchanter.  Impressionnable  et 
nerveux,  l'élève  fit  à  la  première  tentative  une 
composition  détestable  ;  cela  lui  évita  ainsi  un 
deuxième  voyage  à  la  Sorbonne.  Il  s'en  consola 
vite  en  faisant  des  vers.  Il  en  fit  même  d'officiels. 

Lorsque  le  duc  de  Montpensier  épousa  la  sœur 
de  la  reine  Isabelle,  on  donna  aux  élèves  de 
quatrième,  comme  composition  française,  une 
dissertation  sur  cet  événement.  Le  jeune  Roche- 
fort —  il  avait  quinze  ans  à  ce  moment  —  écrivit 
son  devoir  en  vers.  Le  bon  proviseur  les  trouva 
si  admirables  qu'il  les  envoya  aux  Tuileries.  Gela 
valut  comme  remerciements  à  l'élève-poète  un 
superbe  porte-crayon  en  or  que  le  proviseur  lui 
remit  avec  pompe  et  éclat.  Mais  ces  stances 
ni.i lencontreuses  eurent  de  désagréables  consé- 
quences. Rochefort  les  retraça  ainsi  : 

«  La  classe  se  divisa  en  deux  camps  et,  au  cours 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE  '•> 

d'une  dispute  entre  un  élève  et  moi,  il  me  lança 
cette  flèche  empoisonnée  :  —  Tais- toi  !  Tu  rampes 
aux  pieds  des  grands  !  Faute  d'arguments,  je  me 
précipitai  sur  lui  avec  fureur  et  ce  fut  une  bataille 
à  laquelle  tous  les  élèves  prirent  part.  Mais  le 
coup  avait  porté  et.  le  dimanche  suivant,  à  peine 
arrivé  chez  ma  mère,  je  courus  au  tiroir  où  elle 
avait  serré  le  porte- crayon.  Je  le  tirai  de  son 
écrin,  je  le  cassai  en  deux  et  j'allai  en  jeter  les 
morceaux  dans  les  cabinets.  Tels  furent  mes 
débuts  dans  la  politique.  Ils  ne  pouvaient  guère 
être  plus  fâcheux.  » 

Grisé  et  entraîné  en  quelque  sorte  par  cette 
notoriété  que  lui  valaient  ses  essais  poétiques, 
l'élève  de  quatrième  ne  s'arrêta  pas  en  si  bon 
chemin.  Son  admiration  pour  Béranger,  qu'il 
mettait  sur  le  même  piédestal  que  Victor  Hugo, 
le  poussa  à  dédier  au  poète  une  ode  vraiment 
belle  si  l'on  songe  aux  seize  ans  de  son  auteur. 
Rochefort  lui-même  n'avait  pas  manqué  d'ajou- 
ter son  âge  sous  sa  signature.  Et  voici  ce  qu'il 
écrivit  au  poète  du  Grenier  : 

De  quelle  encre  avez-vous  humecté  votre  plum<  , 
Vous  qui  mêlez  si  bien  au  fiel  de   l'amertume 

Le  sourire  d'AnacréoD  ! 
Vous  qui  de  cent  couleurs  ornez  votre  palette, 
Vous  qui  tracez,   auprès  du  portrait   de    Lisette. 

Le  portrait  de  Napoléon  ! 

Vous  qui  fûtes,  vingt  ans,  dans  les  jours  pacifiqu 
Comme  aux  temps  orageux  de  crimes  politiques, 


1  1  HENRI    ROCHEFÔRT 

I. 'apôtre  de  lu  liberté! 
Vous  qui  du  seul  Génie  avez  porlé  la  chaîne, 
El  qui  savez  unir  à  la  fierté  romaine, 

La  romaine  simplicité  ! 

De  la  haine  des  rois,  généreuse  victime, 

Rien  n'a  pu  mettre  un  frein  à  votre   voix  sublime  : 

Prisonnier,  vous  avez  chanté  ! 
Et  maintenant  qu'aux  rois  votre  lyre  pardonne, 
Tressez,  du  moins,  tressez  en  paix,  pendant  l'automne, 

Les  lauriers  cueillis  en  été! 

Que  dis-je?  Je  me  perds  dans  mon  naïf  délire  ! 

Je  voudrais  vous    louer;  je  ne  puis  que    vous  lire! 

Bien  jeune  et  presque  enfant  encor, 
Je  cherche,  pour  marcher,  une  main  qui  me  guide, 
Et  m'agite  en  tremblant  dans  mon  aile  timide, 

Sans  oser  prendre  mon  essor. 

Mais  l'espoir  confiant  dissipe  les  nuages  : 
\   peine  si  j'entends  la  foudre  des  orages 

Gronder  dans  un  lointain  profond. 
D'un    sommeil  toujours  pur    ma  journée  est   .suhie. 
Et  je  tiens  à  deux  mains  la  coupe  de  la  vie, 

Sans  crainte  d'en  sentir  le  fond. 

\h  !   l'avenir  viendra  me  détromper  sans  doute! 
Peut-être  qu'effeuillant  les  roses  sur  ma  route, 

Les  combats,  les  inimitiés, 
\e   me  laisseront  plus,  au  sein  de  mes  ruines. 
•  'ne  le  triste  loisir  de  compter  les  épines 

Où  j'aurai  déchiré  mes  pieds... 

Mu-,  -ni!  (pu-  mon  esquif  ail  déroulé  ses  voiles 
Sou-  un  soleil  d'azur  ou  des  cieux  sans  étoiles, 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE  15 

Dans  le  calme  ou  dans  le  danger, 
Pour  goûter  le  bonheur  ou  braver  la  tempête. 
J'invoquerai  l'écho  de  mon  cœur,  qui  répèle 

Le  nom  chéri  de  Béranger! 

Des  stances  si  empreintes  de  respect  et  d'ad- 
miration valaient  certes  une  réponse.  Deux  jours 
après,  on  remettait  à  leur  auteur,  au  lycée,  la 
lettre  suivante  : 


«  A  M.  de  Rochefort. 

»  Que  j'ai  d'obligations  à  vos  amis,  Monsieur, 
de  vous  avoir  donné  l'idée  de  m' envoyer  cette 
ode  charmante  !  Vous  me  la  deviez  bien,  puisque 
j'avais  eu  le  bonheur  de  vous  l'inspirer. 

»  Est- il  vrai  que  vous  n'ayez  que  seize  ans  ? 
Oh  !  si,  à  cet  âge,  j'avais  fait  des  strophes  aussi 
bien  tournées,  aussi  poétiques,  je  me  serais  cru 
appelé  à  une  brillante  destinée.  Il  est  vrai  que, 
vous  autres  collégiens,  on  vous  met  en  serre 
chaude  ;  tandis  que  moi,  à  seize  ans,  je  ne  savais 
pas  l'orthographe. 

»  Songeant  à  tous  les  moyens  employés  pour 
développer  librement  vos  facultés,  ne  tirez  donc 
pas  vanité,  mon  cher  enfant,  d'un  heureux 
début  et  des  éloges  que  vous  donne  imprudem- 
ment un  vieux  rimeur,  que  votre  encens  aveugle 
peut-être. 

»  Beau  mérite  vraiment  de  touchor  un  vieil- 


16  HENRI    ROCHEFORT 

lard  que  l'on  flatte  !  Mais  le  bonhomme  a  encore, 
à  défaut  d'espoir  et  de  raison,  un  cœur  assez 
chaud  pour  répondre  aux  élans  d'une  jeunesse 
bienveillante,  et  c'est  du  fond  du  cœur  qu'il 
vous  prie  de  recevoir  ses  remerciements. 

»  Retournez,  longtemps  encore,  aux  thèmes 
et  aux  versions,  et  croyez-moi,  mon  jeune  ami, 
votre  tout  dévoué. 

«  Béranger.  » 

Béranger  avait  soixante- sept  ans  à  cette 
époque.  Le  «  vieux  rimeur  »,  qui  écrivait  à  son 
admirateur,  et  non  sans  raison,  que  son  encens 
l'aveuglait,  ne  pouvait  pas  répondre  par  une 
lettre  moins  encourageante  ;  et  ce  «  retournez 
aux  thèmes  et  aux  versions  »,  qui  était  la  conclu- 
sion de  son  épitre,  ne  dut  flatter  que  modéré- 
ment le  destinataire.  Toujours  est-il  qu'à  cin- 
quante ans  de  là,  l'homme  qui  avait  écrit  au 
chansonnier  :  «  Vous  qui  du  seul  génie  avez  porté 
la  chaîne  »  le  jugeait  en  écrivant  :  «  Béranger  nous 
a  donné  quelques  chansons  vraiment  jolies,  plus 
un  plus  grand  nombre  d'autres  moins  bonnes  et 
dont  beaucoup  même  sont  d'une  rare  plati- 
tude. » 

Ainsi,  avec  les  années,  peut  s'émousser  l'ad- 
miration. 

Rochefort  ne  commit  des  vers,  des  vers  avoués, 
que  dans  sa  prime  jeunesse.  Ils  n'abondèrent  pas, 
et  il  ne  songea  jamais  à  les  recueillir.    Il  avait 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE 


17 


écrit,  à  quelque  temps  de  son  envoi  à  Béranger, 
un  poème  intitulé  Mila,  qui  débutait  par  cette 
strophe  (1). 

\ihis  ne  connaissez  pas  les  filles  de  Cayenne, 
Avec    leurs  madras  bleus,  leurs   corsages  d'indienne 
Et  leurs  pendants  d'oreille  aux  perles  de  Java. 
astres  d'un  autre  ciel,  fleurs  d'un  autre  hémisphère, 
Enfants  gâtés,  passant,  sous  leur  chaude  atmosphère 
Leur  jeunesse  à  dormir,    leur  vie  à  ne  rien  faire. 
Entre  l'amour  qui   vient   et   l'amour  qui   s'en  va. 

A  cette  époque,  le  lycéen  avait,  pour  camarades 
déclasse,  Barlet,  fils  d'un  commissaire  de  police 
et  qui  ceignit  lui-même  plus  tard  l'écharpe  de 
son  père  ;  Hébert,  dont  le  père  était  alors  Ministre 
de  la  Justice  ;  Quesnault,  fils  d'un  ancien  pro- 
cureur général.  Parmi  d'autres,  étaient  plusieurs 
fils  de  députés  de  l'opposition  dynastique.  Avec 
de  tels  éléments,  l'agitation  politique,  qui  gros- 
sissait au  fur  et  à  mesure  des  jours  de  cette 
année  1847,  finit  par  s'infiltrer  dans  les  salles 
d'études.  Aux  heures  des  classes,  les  externes 
apportaient  des  nouvelles  ou  des  journaux  que 
Ton  se  passait  de  mains  en  mains  et  que  l'on 
lisait  en  cachette  à  l'abri  des  couvercles  de  pu  [ti- 
tres. Entre  deux  explications  de  Virgile  ou  d' Ho- 
mère, on  interprêtait  les  articles  de  La  Réforme, 


i.  Ce  poème  autographe  figurait  clans  la  vente  Cottenet,  à  l'Hôtel 
Drouot,  le  3o  mars  i88a,  et  fut  adjugé  avec  uni:  autre  pièce  de  vers 
pour  35  francs. 


18  HENRI     ROCHEFORT 

du  National  ou  du  Constitutionnel  Et  louer  ou 
blâmer  les  Pritchartistes,  prôner  la  réforme  élec- 
torale ou  combattre  le  cens,  discuter  l'opportu- 
nité des  banquets  réformistes  ou  même  flétrir 
l'attentat  ignoble  dont  avait  été  victime  la 
petite  Cécile  Combettes  et  qui  remplissait  les 
faits  divers  dos  journaux,  ne  laissaient  plus  le 
moindre  instant  à  la  prosodie. 

Le  temps  n'était  plus  ou  le  jeune  Rochefort, 
fils  d'homme  de  lettres  et  de  théâtre,  initiait  ses 
camarades  au  secret  des  coulisses,  aux  collabo- 
rations nouvelles,  aux  succès  des  Délassements 
comiques  et  aux  noms  des  vedettes,  ou  bien  les 
«  épatait  »  en  leur  vidant  ses  poches  bourrées  de 
billets  de  faveur  dont  il  faisait  provision,  chez 
ses  parents,  aux  jours  de  sortie. 

C'est  ainsi  qu'on  arriva  aux  premiers  jours  de 
1848.  Le  mois  de  janvier  s'écoula  au  milieu  des 
disputes  de  plus  en  plus  fréquentes  entre  les  deux 
clans  qui  s'étaient  formés,  ainsi  qu'il  a  toujours 
été  d'usage  dans  toute  classe  se  respectant, 
lorsque  la  politique,  la  justice,  les  arts  ou  sim- 
plement un  fait  divers  d'importance  échauffent  et 
divisent  les  esprits.  Les  professeurs  eux-mêmes, 
donnaient  l'exemple  de  la  discorde.  C'était  un 
jour  M.  Loudières  -  -  le  père  Loudières,  comme 
l'avaient  familièrement  surnommé  ses  élèves  - 
qui  défendait  avec  chaleur  Louis- Philippe,  son 
roi,  et  le  lendemain  Jacques  Demogeot,  qui  occu- 
pait sa  chaire  de  rhétorique  à  Saint-Louis  depuis 


LE    GRAND     PAMPHLÉTAIRE  1(.) 

déjà  cinq  ans,  qui  prêchait  le  libéralisme  le  plus 
avancé. 

Arriva  février.  Dans  le  lycée,  la  même  con- 
trainte où  chacun  vivait,  le  même  malaise  que 
l'on  ressentait  au  dehors,  pénétraient  peu  à  peu. 
Ces  cervelles  jeunes,  mais  éveillées,  attendaient 
quelque  chose  d'imprécis.  Dès  ce  mardi  22  février, 
Rochefort  et  ses  camarades  se  rendirent  compte, 
aux  chuchotements  et  aux  confidences  échan- 
gées parmi  les  maîtres  d'études  et  les  professeurs, 
que  la  situation  s'aggravait,  Et  lorsqu'au  com- 
mencement du  cours  un  externe  s'écria,  juché  sur 
son  banc  :  -  On  se  bat  au  faubourg  Saint- 
Antoine!  ce  devint  un  beau  désordre.  Ce  fut  au 
milieu  des  chuchotements  et  des  conciliabules  que 
le  professeur  Demogeot  acheva  son  cours  ce  jour 
là. 

Une  telle  effervescence  était  excusable  chez 
des  jeunes  gens  de  dix-sept  ans.  Toute  la  journée, 
Paris  avait  été  inquiet,  ému,  agité.  La  place  de 
la  Madeleine,  la  place  de  la  Concorde,  les  abords 
des  Champs-Elysées,  la  rue  de  Rivoli,  la  rue 
Royale,  les  boulevards  étaient  couverts  d'une 
foule  immense.  Sur  divers  points,  des  collisions 
avaient  éclaté  entre  le  peuple  et  les  soldats.  A 
une  heure  de  l'après-midi,  la  foule  était  amassée 
compacte  dans  les  grandes  artères.  Toutes  1rs 
boutiques  étaient  fermées.  Et,  quand  à  cinq 
heures  du  soir  les  externes  de  Saint-Louis  sor- 
tirent de  leur  lycée,  on  battait  le  rappel  dans 


20  HENRI     HOCHEFORT 

toutes  les  rues  pour  réunir  la  garde  nationale.  On 
juge  si  la  nuit  qui  suivit  fut  agitée  dans  les  dor- 
toirs !  Le  tocsin,  qui  sonna  à  toute  volée  vers 
onze  heures  et  demie,  n'était  pas  fait  pour  calmer 
les  esprits. 

Le  mercredi  23,  la  révolution  ne  gagnait  pas 
seulement  dans  la  rue,  elle  grondait  entre  les 
murs  du  lycée  au  point  que  toute  discipline  avait 
disparu.  Les  salles  d'étude  se  déversaient  les 
unes  dans  les  autres.  Le  résultat  de  cette  confu- 
sion générale  fut  la  nomination  d'une  délégation 
chargée  d'aller  réclamer  auprès  du  proviseur  le 
droit  de  prendre  part  à  une  lutte  qui  ne  pouvait 
se  terminer  sans  les  écoles. 

Le  proviseur  était  maintenant  M.  Poulain  de 
Bossay.  Il  avait  été  professeur  d'histoire  à 
Henri  IV,  recteur  de  l'Académie  d'Orléans,  avait 
dirigé  des  élèves,  connaissait  ses  responsabilités  ; 
il  fit  savoir  en  deux  mots  aux  têtes  échauffées 
que  les  familles  lui  ayant  confié  leurs  enfants,  il 
entendait,  quoiqu'il  arrivât,  garder  le  dépôt  dont 
il  s'était  chargé.  Ensuite  de  quoi,  il  envoya  la 
délégation  et  ses  chefs  traduire  quelques  bons 
vers  latin  en  compagnie  du  professeur  Lou- 
dières. 

Cependant  les  «  fortes  têtes  »  agitaient  maints 
projets  pour  fausser  compagnie  au  malheureux 
proviseuri  On  s'arrêta  à  la  combinaison  suivante  : 
le  lendemain,  à  la  récréation  de  midi,  à  la  sortie 
-lu  réfectoire,  on  s'élancerait  tous  ensemble  du 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE 


21 


côté  du  préau  de  la  gymnastique  ;  il  était  fermé 
sur  la  rue  Monsieur- le- Prince  par  un  mur  bas 
donnant  sur  la  cour  d'une  maison  dont  la  porte 
cochère  ne  serait  à  ouvrir  —  c'est  bien  le  cas  de  le 
dire  —  qu'un  jeu  d'enfant.  La  nuit  se  passa  dans 
un  calme  relatif  qui  rassura  le  proviseur.  Mal- 
heureux homme  qui  allait  être  joué  par  des  collé- 
giens ! 

Mais  laissons  Rochefort  raconter  sa  fugue  : 

«  Le  jeudi  24,  comme  nous  défilions  en  «  queue 
de  cervelas  »  pour  la  récréation  complémentaire 
du  déjeuner,  au  lieu  de  nous  laisser  parquer  entre 
les  grilles,  nous  fîmes  un  crochet  rapide  et,  nous 
engouffrant  dans  le  couloir,  nous  envahîmes  le 
préau,  nous  promettant  d'arriver  coûte  que 
coûte  à  la  crête  du  mur,  en  nous  faisant,  an 
besoin  la  courte  échelle. 

»  Nous  en  trouvâmes  heureusement  une  autre 
plus  longue  et  en  bois  solide,  par  laquelle  on  grim- 
pait au  trapèze.  Je  l'appliquai  contre  le  mur  et, 
quand  je  pus  plonger  dans  la  cour  de  la  maison, 
je  fus  un  peu  ému  en  constatant  que  la  porte 
cochère  en  était  grande  ouverte  et  que  des 
hommes  en  costumes  plus  ou  moins  bariolés, 
armés  do  s;ij>ivs  et  de  fusils,  nous  tendaient  les 
bras  pour  nous  y  recevoir. 

»  Quoique  nous  ne  fussions  pas  vêtus  de  l'habit 
à  queue  de  morue  du  collégien  de  cette  époque, 
mais  en  simple  veston  de  travail,  la  foule,  qui 
avait  entendu  le  brouhaha  de  notre  cavakadr. 


.)•> 


HENKI    KOCHEFORT 


ne  se  trompa  pas  à  notre  absence  d'uniforme; 
ma  tête  effarée  et  invraisemblablement  chevelue 
fut  saluée  par  un  formidable  cri  de  :  «  Vivent 
les  écoles  !  » 

»  Dans  mon  délire,  je  risquai  du  mur  même  un 
saut  qui  m'étala  tout  de  mon  long  sur  le  pavé 
boueux  de  la  cour.  J'aurais  pu  me  casser  les 
reins.  Je  me  bornai  à  salir  ma  veste  et  à  déchirer 
mon  pantalon.  Mes  compagnons  de  fugue  n'é- 
taient guère  plus  propres  que  moi.  D'ailleurs 
nous  étions  tous  sans  chapeau  ni  coiffure  aucune. 
Nous  n'en  fûmes  pas  moins  trouvés  superbes  de 
républicanisme  et  d'intrépidité  par  les  combat- 
tants accourus  pour  aider  à  notre  délivrance. 
On  s'embrassa,  on  se  prit  sous  le  bras,  chacun  de 
nous  échut  à  un  frère  d'armes  et  d'insurrection, 
puis  nous  nous  mîmes  en  route.  » 

Rochefort  venait  de  découvrir  qu'il  était 
républicain. 

Depuis  le  matin,  l'émeute  s'était  muée  en 
révolution.  Des  bandes  parcouraient  Paris,  allant 
du  Château  d'Eau  aux  barricades  de  la  rue  de 
Rohan,  de  la  rue  de  Valois,  de  la  rue  Sainl- 
Honoré,  des  barricades  de  la  rue  de  Richelieu  à 
la  place  du  Palais- Royal.  Sur  la  rive  gauche, 
le  peuple  et  les  écoles  fraternisaient  et  marchaient 
ensemble.  Une  troupe  de  révoltés  passait  rue 
Monsieur- le- Prince.  C'était  l'instant  où  les  fortes 
têtes  de  Saint- Louis  se  retrouvaient  dans  la  rue. 

Le  cri  «  Au  Panthéon  »  les  amène  devant  cet 


LE    GRAND    PAMPHLETAIRE 


■>-\ 


édifice.  Puis,  grossis,  excités,  hurlant,  ils  descen- 
dent la  rue  Monsieur- le-  Prince,  prennent  la  rue 
de  l'Ancienne  Comédie,  la  rue  Dauphine,  lon- 
gent les  quais  et  arrivent  aux  Tuileries.  Le  roi, 
à  qui  on  demandait  la  république,  venait  d'abdi- 
quer en  faveur  du  comte  de  Paris,  son  petit- fils, 
puis  s'était  enfui  en  berline,  protégé  par  quelques 
cuirassiers. 

Pendant  cette  équipée  du  jeune  Rochefort  et 
de  ses  camarades  de  classe,  le  proviseur,  qui 
tenait  à  mettre  sa  responsabilité  à  l'abri  tant  vis- 
à-vis  du  régime  que  des  familles  de  ses  élèves, 
avait  dépéché  chez  quelques-unes  d'elles  un 
garçon  porteur  d'un  pli  les  avisant  que  leur 
rejeton,  ayant  quitté  le  lycée  par-dessus  les 
murs,  était  mis  à  la  porte  tout  simplement. 

Durant  quelques  instants,  l'inquiétude  de 
Mme  de  Rochefort  fut  immense.  Aussi,  quand  son 
fils  rentra  à  la  maison  vers  la  fin  de  la  journée, 
n'eut-elle  pas  le  courage  de  l'admonester,  trop 
heureuse  de  le  voir  revenir  sain  et  sauf. 

Le  lendemain,  l'ancien  régime  étant  défini- 
tivement aboli,  le  proviseur  ne  put  mieux  faire 
que  de  prévenir  ses  élèves  qu'il  les  reprenail 
avec  orgueil,  et  la  rentré»1  des  classes  fut  fixée 
au  lundi  suivant.  L'élève  Rocheforl  qui  avait, 
comme  il  le  dit  plus  tard,  «  travaillé  à  renverser 
Louis- Philippe  »  travailla  donc  dorénavani  et 
plus  utilement  sans  doute  à  passer  son  bac- 
calauréat. 


2  I  HENRI    ROCHEFORT 

En  même  temps  -  -  et  c'est  le  tout  premier 
début  dans  la  carrière  de  journaliste  de  Roche- 
fort  —  il  fonde  un  journal.  Quelle  gloire  pour  un 
potache,  et  quelle  supériorité  envers  ses  cama- 
rades, de  diriger  un  canard,  fut-il  manuscrit. 
Manuscrit  était  en  effet  Le  Collège,  dont  le  futur 
polémiste  était  à  la  fois  le  directeur  et  la  rédac- 
tion. Les  jeunes  rhétoriciens  se  le  passaient  de 
mains  en  mains;  ils  purent  donc  savourer,  dans 
le  premier  numéro,  cette  pensée,  bien  loin  sans 
doute  des  idées  paternelles,  et  qui  eut  valu  des 
taloches  à  son  auteur  si  M.  de  Rochefort  père 
avait  pu  «  saisir  »  le  tirage  : 

«  Quiconque  accepte  de  commander  même  à 
des  enfants  est  un  tyran,  puisqu'il  s'arroge  tout 
seul  le  droit  de  punir  et  de  récompenser,  et  que 
ce  droit  n'est  inscrit  dans  aucun  des  codes  de  la 
Nature.    » 

Une  telle  déclaration  ne  pouvait  pas  être, 
étant  donné  le  jeune  âge  de  son  auteur,  une  pro- 
fession de  foi  ;  mais  il  faut  bien  reconnaître  que 
Rochefort,  qui  fut  l'ennemi- né  de  tous  les  régi- 
mes, en  avait  fait  sa  règle. 

Pendant  que  l'élève- journaliste  partageait  son 
temps  et  ses  peines  entre  la  confection  de  son 
journal  et  la  préparation  de  ses  examens,  pen- 
dant que  Rochefort,  le  père,  qui  n'écrivait  plus 
de  pièces  écrivait  des  mémoires,  le  ciel  de  la 
politique  s'obscurcissait.  Les  événements  de 
juin  s'annonçaient  puis  se  précisaient  bientôt. 


LE    GRAND     PAMPHLETAIRE  C.l 

L'insurrection  qui  éclatait  ne  tardait  pas  à 
grandir  et  à  embrasser  toute  une  moitié  de  Paris. 
Le  Panthéon  s'entourait  de  barricades.  Dans  la 
journée  du  23,  Rochefort,  pour  avoir  manifesté 
trop  véhémentement  des  théories  contraires  au 
bon  ordre  ou  plus  simplement  au  régime,  se 
trouvait  au  cachot  dans  un  réduit  situé  sous  les 
combles  du  lycée.  S'étant  hissé  sur  les  toits  par 
la  lucarne  qui  Péclairait,  il  put  suivre  les  péri- 
péties de  la  lutte.  Il  put  ainsi  voir  transporter 
à  l'infirmerie  du  lycée,  transformée  en  ambu- 
lance, mobiles  ou  insurgés  blessés.  Le  calme 
rétabli,  les  études  reprirent  leur  cours  normal. 
Et  le  jeune  Rochefort  n'aurait  plus  fait  parler 
de  lui  si  l'occasion  ne  lui  avait  pas  été  donnée  par 
son  proviseur  -  bien  imprudemment  d'ailleurs 
-  de  manifester  encore  une  fois  de  subversives 
opinions. 

Mgr  Sibour  venait  de  succéder  dans  l'archevê 
ché  de  Paris  à  Mgr  Aiïre  mort  sur  les  barricades 
au  cours  des  événements  de  juin.  Le  nouvel  arche- 
vêque, auquel  une  certaine  popularité  parmi  la 
jeunesse  des  écoles  ne  déplaisait  point,  avait 
annoncé  sa  visite  au  proviseur  du  lycée  Saint- 
Louis.  En  telle  occurence,  un  compliment  en 
vers  écrit  et  dit  par  un  des  élèves  s'imposait.  Le 
proviseur  n'y  manqua  pas.  Et  comme  Roche- 
fort  passait  pour  un  élégant  rimeur,  il  fut  chargé 
de  décerner  au  prélat  le  dithyrambe  et  la  louange. 
Il  s'y  employa  de  son  mieux.  Jusqu'au  trentième 


26  HENRI    ROCHEFORT 

vers  tout  alla  bien.  Tout  alla  bien  parce  que  l'on 
ne  savait  pas  au  juste  où  le  poète  voulait  en 
venir.   Mais  quand  il  demanda  à  l'archevêque 

-  toujours  dans  le  langage  des  muses  —  pour- 
quoi, puisqu'il  avait  adopté  les  fils  de  Larr, 
l'insurgé  qui  avait  tué  le  général  Bréa  et  qui  avait 
été  guillotiné,  il  n'avait  pas  intercédé  pour  leur 
père,  la  péroraison  jeta  un  froid.  Elle  fit  même 
grand  tapage  dans  les  classes  les  jours  suivants. 

Ce  furent  du  reste  les  derniers  vers  d'écoliers 
du  descendant  de  Guy  de  Rochefort,  l'écuyer  de 
Philippe-le-  Hardi. 

Ils  avaient  valu  à  leur  auteur  de  sérieuses  remon- 
trances de  M.  Poulain  de  Bossay,  le  proviseur,  qui 
tint  le  lendemain  ce  langage  à  la  mère  désolée 
de  Rochefort  :  -  -  «  Madame,  j'étudie  beaucoup 
votre  fils  depuis  quelque  temps.  Eh  bien  !  je 
vous  donne  ma  parole  que  je  ne  sais  pas  encore 
si  c'est  un  grand  caractère  ou  un  imbécile.  » 

Pour  prouver  à  l'excellent  homme  qu'il  n'était 
pas  un  imbécile,  Rochefort  passa  bientôt  son 
baccalauréat.  Son  diplôme  sous  le  bras,  il  quitta 
le  «  bahut  »  avec  une  satisfaction  qu'il  ne  dut 
pas  déguiser. 

C'était  en  1850. 

Rochefort  allait  commencer  sa  vie. 


II 

L'EMPLOYÉ    A    L'HOTEL   DE    VILLE 


Rochefort  prépare  sa  médecine  ;  il  y  renonce  bientôt.  — 
Professeur  de  latin.  —  Visite  à  Henri  Miirger.  — ■ 
Entrée  à  l'Hôtel  de  Ville.  —  Le  Dictionnaire  de 
la  conversation.  — Le  Coup  d'Etal.  --  Visite  aux 

barricades.  —  La  conscription.   —   L'avancement  à 
l'Hôtel  de  Ville.   —  Rochefort  veut  être  journaliste . 


<£^  élivré  du  lycée  —  de  la  geôle,  disait- il  — 
Rochefort  se  retrouvait    donc   parmi 
les  siens,   libre  mais  dépaysé. 

Quelle  carrière  suivre  ?  Mais  celle  des  lettres, 
parbleu  ! 

On  n'a  pas  impunément  complimenté  en  vers 
le  duc  de  Montpensier,  Béranger  et  Monseigneur 
Sibour,  on  n'a  pas  fondé  un  journal  à  l'usage 
des  camarades  de  classe,  on  n'a  pas  écrit  un  drame 
en  cinq  actes  et  surtout  on  n'a  pas  un  père  qui 
connaît  les  théâtres  et  leurs  actrices,  les  journaux 
et  leurs  rédacteurs  pour  ne  point  se  lancer  dans 
une  si  alléchante  carrière  ! 

Du  moins  le  pensait  Henri  Rochefort. 

Ce  n'étaient  point  là  les  idées  de  Rochefort  le 


28  ME. MSI     ROCHEFORT 

père.  Il  savait  ce  que  peut  rapporter  une  telle 
existence  ;  il  savait  mieux  encore  ce  qu'elle  lui 
rapportait,  à  lui,  et  il  supputait  que  son  fils  con- 
naîtrait des  jours  bien  gris.  Aussi  lui  proposa- t-il, 
avec  une  fermeté  qui  ne  provoquait  pas  la  réplique 
de  «  faire  sa  médecine  ».  Mais  une  telle  nervo- 
sité, une  telle  sensibilité  étaient  en  le  jeune 
homme  qu'il  ne  pouvait  guère  s'adonner  à 
un  état  où  la  vue  du  sang  et  des  souffrances 
serait  son  lot  quotidien.  Il  n'y  avait  pas  bien  long- 
temps encore  qu'allant  visiter  à  l'hôpital  Saint- 
Louis  un  de  ses  amis,  il  était  tombé  en  syncope  à 
la  vue  d'un  blessé  que  l'on  transportait  à  la  salle 
d'opération.  Pour  ne  point  faire  de  peine  à  sa 
famille,  il  feignit  de  persévérer  dans  cette  voie 
quelque  temps  ;  puis  il  renonça  définitivement 
et  officiellement  à  ces  études. 

Il  fallait  vivre.  Situation  critique  que  d'être 
bachelier,  d'avoir  à  peine  vingt  ans  et  n'avoir 
pas  de  fortune,  et  ne  savoir  qu'entreprendre. 
Rochefort  chercha  des  leçons.  Par  l'intermédiaire 
d'une  amie  de  sa  famille,  il  fut  présenté  à  la 
comtesse  de  Montbrun,  héritière  du  général  tué 
à  la  Moskowa.  La  comtesse  cherchait  pour  ses 
fils  qui  avaient  neuf  et  dix  ans  un  professeur  de 
latin. 

L'étudiant  en  rupture  de  médecine  fut  celui- 
là  et,  pour  trente  francs  par  mois,  on  con- 
vint qu'il  donnerait  tous  les  soirs  deux  heures 
de  leçon.  Ce  moyennant,  il  pouvait  se  dire  le  pré- 


I.  EMPLOYE    A    L  HOTEL    DE    VILLE 


29 


cepteur  des  comtes  de  Montbrun,  tandis  que 
Mme  de  Montbrun,  quand  l'occasion  lui  était 
donnée  de  le  présenter  à  quelque  intime,  le  nom- 
mait :  «  M.  le  comte  de  Rochefort-Luçay  qui  veut 
bien  donner  à  mes  deux  garçons  des  répétitions 
de  latin.  » 

Bientôt  la  comtesse  adjoignit  au  professeur 
un  troisième  élève,  une  élève  plus  exactement. 
C'était  sa  fille,  une  enfant  de  onze  ans,  qui 
était  interne  au  couvent  des  Dames  Anglaises 
établi  rue  des  Fossés-Saint- Victor.  C'est  dans  le 
couvent  même,  au  parloir,  que  Rochefort  venait 
enseigner  à  la  jeune  enfant  les  beautés  de  la 
langue  de  Virgile.  On  éleva,  pour  ce  supplément 
d'enseignement,  son  traitement  à  cinquante 
francs.  Mais  il  faisait  un  fort  mauvais  professeur 
—  il  était  d'une  faiblesse  extrême  envers  ses 
élèves  —  et,  après  quelques  semaines  de  ce  pré- 
ceptorat pour  lequel  il  ne  se  sentait  aucun  goût, 
Rochefort  interrompit  ses  leçons  au  grand  dam 
de  ses  élèves  qui  s'étaient  habitués  à  ne  jamais  les 
apprendre. 

Comme  il  lui  fallait,  malgré  tout,  gagner  cet 
argent  si  nécessaire  à  ceux  qui  n'en  possèdent 
point,  il  écrivit  une  pièce  de  théâtre.  D'aucuns 
trouveront  que  le  moyen  n'était  pas  de  ceux 
réputés  infaillibles.  Ils  auront  raison.  Mais 
puisque  Rochefort,  le  père,  écrivait  des  vaude- 
villes, Rochofort  If  fils  se  Hit  qu'il  pouvait  écrire 
des  drames.  11  en  fit  un.  Et  comme,  lorsque  l'on 


."><»  HENRI    ROCHEFORT 

a  écrit  pour  être  joué,  il  est  avantageux  de  faire 
la  lecture  de  son  travail  à  quelqu'un  —  ainsi 
l'avait  jugé  Rochefort  --il  décida  que  ce  quel- 
qu'un là  serait  Henri  Mùrger.  Laissant  toute 
timidité  de  côté,  il  alla  incontinent  frapper  à  la 
porte  du  père  de  La  Vie  de  Bohême. 

Mûrger  n'avait  pas  trente  ans  à  cette  époque  ; 
il  vivait  dans  une  chambre  modeste  et  exiguë  et 
reçut,  étant  encore  au  lit,  l'auteur  dramatique 
en  herbe.  Le  résultat  de  l'entretien  fut  désas- 
treux. Et  si  l'historien  de  la  bohème  fut  d'un 
accueil  cordial,  il  ne  se  révéla  par  contre  d'au- 
cun secours  à  Rochefort  qui,  son  manuscrit  sous 
le  bras,  rentra  au  domicile  familial  sans  l'ombre 
d'une  espérance. 

Ce  n'était  point  d'aller  flâner  au  Louvre  ou  à 
la  Salle  des  Ventes  de  la  rue  Drouot  qui  pou- 
vait rapporter  quelque  pécune.  L'année  eût  fini 
bien  misérablement,  l'année  nouvelle  eût  com- 
mencé sous  d'aussi  mauvais  auspices,  si  Paul 
Merruau  ne  s'était  pas  intéressé  au  jeune  homme. 

Paul  Merruau  était  un  vieil  ami  de  la  famille. 
Il  avait  connu  Rochefort  enfant,  l'avait  suivi 
dans  sa  vie  de  jeune  homme  et,  après  le  lycée, 
dans  le  temps  que  le  professeur  de  latin 
cherchait  sa  voie  et  la  fortune  sans  trouver 
l'une  ni  l'autre,  il  l'avait  employé  à  rechercher, 
pour  une  série  d'articles  à  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  des  notes  et  des  documents  concernant 
les  îles  Philippines. 


l'employé  a   l'hôtel  de  ville  31 

Pour  l'en  remercier,  il  lui  promit  de  lui  trou- 
ver une  situation  dont  les  appointements  fixes  lui 
retireraient  quelques  soucis  matériels.  Merruau 
alors  ne  crut  mieux  faire  que  de  présenter  son 
protégé  à  son  frère  Charles,  ancien  rédacteur  en 
chef  du  Constitutionnel  et  pour  l'heure  secrétaire 
général  à  l' Hôtel  de  Ville.  Charles  Merruau  fit 
venir  le  postulant  non  sans  lui  recommander 
d'apporter  son  diplôme  de  bachelier,  dévisagea 
l'un  et  examina  l'autre  et  informa  solennelle- 
ment Rochefort  qu'il  était  dorénavant  attaché  à 
l'Hôtel  de  Ville  aux  appointements  mensuels  de 
cent  francs,  et  qu'il  avait  à  prendre  son  service 
à  quelques  jours  de  là,  le  1er  janvier  1851. 

Ce  n'était  pas  l'aisance  mais  c'était  un  peu 
moins  de  misère. 

On  attacha  le  nouvel  employé  au  bureau  des 
Brevets  d'inventions.  Son  labeur  quotidien  était, 
outre  la  confection  de  quelques  paperasses,  la 
réception  des  inventeurs  qui  venaient  faire 
classer  leurs  inventions.  Son  emploi  devait  lui 
suggérer  cette  remarque  et  cotte  boutade  :  «  Je 
recevais  quotidiennement  un  ou  deux  inventeurs 
et  une  dizaine  d'aliénés.  Ce  qui  donnait  le  plus, 
c'était  la  découverte  du  mouvement  perpétuel 
et  celle  de  la  direction  des  ballons.  Ce  mouvement 
prétendu  perpétuel  était  invariablement  provo- 
qué par  un  au  In1  qui  ne  l'étail  pas,  mais  aucun 
raisonnement  n'y  faisait. 

»  Quant  à  la  direction  des  ballons,  la  plupart 


32  HENRI     ROCHEFORT 

des  rêveurs  qui  venaient  verser  la  première 
annuité  de  leur  brevet  n'ayant  aucun  ballon 
à  leur  disposition  pour  le  diriger,  se  contentaient 
de  fournir  des  dessins  compliqués  de  calculs 
évidemment  faux,  puisque,  depuis  lors,  personne 
n'a  entendu  dire  qu'un  ballon  ait  été  dirigé.  » 

Ce  en  quoi  évidemment  —  pour  employer  son 
mot  -  -  le  jeune  commis  se  trompait.  Peut-être 
même  son  pourcentage  d'inventeurs  et  d'aliénés 
est- il  sujet  à  caution. 

Le  commis  principal  du  bureau,  le  père  Bru,  un 
homme  aux  cheveux  blancs,  au  nez  rouge  et 
aux  manches  de  lustrine,  avait  pris  Rochefort 
en  amitié.  Il  lui  résumait  son  opinion  sur  les 
visiteurs  en  une  phrase  désabusée  :  «  Ces  gens- là, 
je  les  connais,  moi.  Eh  bien,  il  faut  les  laisser 
parler  sans  leur  répondre.  Vous  leur  répondez. 
Ça  les  excite  et  ils  ne  s'en  vont  plus.  »  Rochefort 
n'avait  garde  d'écouter  de  si  sages  conseils.  II 
répondait  à  ses  visiteurs  ;  cela  faisait  passer  le 
temps. 

L'employé  aux  brevets  utilisait  pourtant  les 
loisirs  que  lui  laissaient  ses  fonctions. 

William  Duckett,  qui  avait  repris  et  continué 
le  Dictionnaire  de  la  conversation  édité  par  son 
père  chez  Didot,  avait  chargé  Rochefort  de  la 
rédaction  de  quelques-uns  des  articles  de  son 
ouvrage.  Le  jeune  fonctionnaire  n'était  pas  peu 
fier  de  voir  sa  signature  dans  un  dictionnaire 
qui  comptait  parmi  ses  collaborateurs,  Anquetin, 


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HKNRI    ROCHEFORT 


I)  APRES    liOLDINI 


00000000000 


L  EMPLOYE    A    L  HOTEL    DE    VILLE  .>•> 

Hector  Berlioz,  Auguste  Chevalier,  député  au 
Corps  Législatif,  Guizot,  de  l'Académie  Française, 
Jules  Janin,  Lamartine,  le  général  de  Montholon, 
Viollet- Leduc  et  nombre  d'autres  personnalités. 

Il  s'attacha  même,  dans  un  de  ses  articles,  à 
porter  un  jugement  sévère  sur  Clairville,  vaude- 
villiste et  librettiste,  en  débutant  par  cette  phrase 
qui  était  loin  de  sentir  la  flatterie  :  «  C'est  le 
nom  de  guerre  du  plus  grand  faiseur  dramatique 
de  nos  jours.  »  Et  pour  que  ce  terme  de  «  fai- 
seur »  ne  laissât ,  dans  l'esprit  des  lecteurs,  aucun 
doute  sur  le  sens  qu'il  lui  donnait,  il  ajoutait  : 

M.  Clairville  fait  effectivement  une  pièce  comme 
un  écolier  broche  un  pensum.  C'est  le  type  de 
la  fécondité  stérile  ;  l'homme  à  la  fois  qui  a  le 
plus  enfanté  et  le  moins  écrit.  Il  ne  compose  pas 
ses  vaudevilles,  il  les  confectionne  ;  sa  littérature 
est  toute  de  pacotille,  et  ses  œuvres  d'occasion.  » 

Le  jugement  sent,  hélas  !  quelque  parti  pris. 
Et  Rochefort,  qui  allait  plus  tard  commettre 
quelques  vaudevilles  fort  modestes,  eût  dû  faire 
preuve  d'une  plus  grande  générosité. 

Ainsi  s'écoula  au  milieu  des  cartons  verts,  en 
une  existence  sans  grand  relief,  cette  année  de 
1851.  Régulièrement,  aussi  régulièrement  qu'il 
le  pouvait,  Rochefort  allait  à  son  bureau  le 
matin,  avec  l'unique  objectif  d'en  sortir  le  soir... 
et  de  recommencer  le  lendemain. 

On  causait  bien  politique  de  temps  à  autre 
avec  le  père  Bru  ;  on  commentait  la  campagne 


.)  I  HENRI    ROCHEFOHT 

du  journal  La  Patrie  qui  demandait  avec  la 
presque  unanimité  des  Conseils  généraux  la 
revision  de  la  Constitution.  On  discutait  le  vœu 
qu'avait  émis  à  ce  sujet,  Dupin,  président  de 
l'Assemblée  nationale  à  la  séance  du  20  juillet 
où  Louis  Bonaparte  avait  perdu  l'espoir  de  voir 
supprimer  l'article  45  de  la  Constitution,  qui 
interdisait  sa  réélection  l'année  suivante.  Et, 
pour  se  rassurer,  on  répétait  la  phrase  du  prince 
président  :  «  Je  verrais  un  ennemi  de  mon  pays 
dans  quiconque  voudrait  changer  par  la  force  ce 
qui  est  établi  par  la  loi.  »  La  force,  d'ailleurs, 
c'était  l'armée,  l'armée  qui  avait  des  chefs  appré- 
ciés et  victorieux  :  Cavaignac,  Changarnier, 
Charras,  Bedeau,  Lamoricière,  Leflô. 

Bonaparte  même  n'avait-il  pas  dit,  le  28  no- 
vembre, à  Michel  de  Bourges  :  «  Je  voudrais  le 
mal  que  je  ne  le  pourrais  pas.  Hier  jeudi,  j'ai 
invité  à  ma  table  cinq  des  colonels  de  la  garni- 
son de  Paris;  je  me  suis  passé  la  fantaisie  de 
les  interroger  chacun  à  part  ;  tous  les  cinq  ont 
déclaré  que  jamais  l'armée  ne  se  prêterait  à  un 
coup  de  force  et  n'attenterait  à  l'inviolabilité  de 
l'Assemblée.  Vous  pouvez  dire  ceci  à  vos  amis.  - 
Et  il  souriait,  disait  Michel  de  Bourges  rassuré, 
et  moi  aussi  j'ai  souri.  » 

Attenter  à  l'Assemblée  nationale  !  arrêter  les 
représentants!  Quelle  folie!  L'impossibilité  mo- 
rale et  matérielle  de  tels  actes  sautait  à  tous  les 
yeux  et  la  sécurité  était  complète  et  générale. 


L'EMPLOYÉ    A    L'HOTEL    DE    MLLE  35 

C'est  dans  un  tel  état  d'esprit  que  se  trouvait 
Rochefort,  quand  il  sortit  de  chez  lui  le  matin 
du  2  décembre  pour  aller  à  son  bureau.  La  rue 
était  en  rumeur  et  des  rassemblements  se  for- 
maient devant  les  murs  où  la  proclamation  de 
Louis  Bonaparte  était  affichée.  L'employé  aux 
brevets  qui,  en  48,  était  descendu  dans  la  rue 
encore  collégien,  ne  pouvait  moins  faire  que  d'y 
retourner  à  nouveau.  Il  prit  sa  course  vers  le 
quartier  latin.  C'était  là  qu'on  pensait  avoir  des 
nouvelles  du  coup  d'État.  Dès  huit  heures  du 
matin,  en  effet,  les  imprimeries  de  tous  les  jour- 
naux républicains,  de  même  qu'un  certain  nom- 
bre de  feuilles  conservatrices  avaient  été  occupées 
par  la  force  armée.  Ainsi  le  gouvernement  vou- 
lait-il combattre  l'influence  du  National,  du  Siècle, 
de  La  République,  de  La  Révolution,  de  L'Avène- 
ment du  Peuple  en  empêchant  leur  publication. 

Rochefort,  dans  sa  course,  se  joignit  à  quel- 
ques amis  qu'il  rencontra,  parmi  lesquels  Jay, 
un  ancien  camarade  de  collège,  et  Cunéo  d'Or- 
nano.  Ils  arrivèrent  à  la  mairie  du  Xe  arrondis- 
sement où  s'étaient  réunis  les  représentants 
du  peuple  chassés  de  la  salle  de  l'Assemblée 
nationale  et  qui  n'avaient  pas  été  arrêtés.  La 
troupe  les  empêcha  d'approcher  et  ils  ne  purent 
assister  à  la  sortie  des  membres  de  l'Assemblée 
qui.  sur  leur  refus  de  se  séparer  el  sur  l'ordre 
du  Ministre  de  la  Guerre,  étaient  conduits,  sous 
bonne  escorte,  à  Mazas. 


.!<*»  HENRI    ROCHEFORT 

Le  lendemain  3  décembre,  le  réveil  de  Paris 
fut  tardif.  Le  temps  était  gris  et  pluvieux  ;  les 
boutiques  s'ouvraient  lentement  ;  la  circulation 
était  rare.  La  première  division  de  l'armée  de 
Paris,  commandée  par  le  général  Carrelet,  prenait 
ses  positions  dans  les  quartiers  de  la  rive  droite 
tandis  que  la  deuxième  division  avec  le  général 
Renault  occupait  la  rive  gauche,  la  troisième 
division  étant  en  réserve  de  l'Hôtel  de  Ville  à 
Vincennes.  Journée  d'attente  où  l'on  ébaucha, 
pour  les  abandonner  de  suite,  quelques  timides 
barricades.  Le  seul  fait  grave  de  la  journée  fut 
une  collision  entre  la  troupe  et  le  peuple  qui 
avait  barré  la  rue  Sainte- Marguerite  de  trois 
omnibus  renversés.  Il  y  eut  du  sang  et  des 
morts.  C'est  là  que  le  représentant  Baudin  fut 
tué. 

Le  jeudi  4,  au  matin,  l'agitation  commença 
de  bonne  heure.  La  foule  fut  bientôt  énorme 
sur  les  lieux  de  rassemblement.  Du  boulevard 
Bonne- Nouvelle  au  Château  d'Eau,  la  vague 
humaine  déferlait.  Les  bruits  les  plus  étranges 
circulaient,  On  annonçait,  pour  la  démentir 
aussitôt,  l'évasion  des  généraux  Bedeau,  Lamo- 
ricière,  Changarnier,  Cavaignac  et  Leflô  qui 
avaient  été  transportés  au  fort  de  Ham,  l'an- 
cienne prison  de  Louis- Napoléon.  On  affirmait 
pour  le  nier  bientôt,  que  l'insurrection  triom- 
phait à  Orléans  et  à  Reims  ou  que  les  régiments 
d'un  département  voisin  marchaient  sur  Paris. 


l'employé   a   l'iiotel  de  ville  3/ 

On  disait  -  -  que  ne  disait- on  pas  -  -  que  vingt 
millions  avaient  été  enlevés  à  la  Banque  de 
France  par  ordre  du  Président  de  la  République, 
et  on  infirmait  une  telle  nouvelle  pour  clamer 
que  tous  les  prisonniers  faits  depuis  le  2  avaient 
été  massacrés  ou  égorgés. 

C'est  au  milieu  de  tous  ces  bruits,  de  toutes 
ces  rumeurs  et  de  l'affolement  qu'ils  causaient 
que  Rochefort  et  son  inséparable  Jay  arrivèrent  à 
la  porte  Saint- Martin.  De  Maupas,  le  préfet  de 
police,  avait  fait  afficher  une  proclamation  infor- 
mant la  population  que  l'état  de  siège  était 
décrété. 

Les  barricades  coupaient  les  boulevards,  aux 
environs  de  la  porte  Saint- Denis  à  intervalles 
serrés,  et  les  deux  amis  allaient  de  l'une  à  l'autre, 
aidant  à  leur  construction.  Mais  le  calme  relatif 
qui  y  régnait  encore  les  engagea  à  filer  du  côté 
de  la  rue  Rambuteau.  Ils  n'étaient  point  dange- 
reux, n'ayant  pas  d'armes;  et  cela  leur  permit 
de  circuler  sans  trop  grands  risques.  A  trois 
heures  de  l'après-midi,  pourtant,  étant  engagés 
dans  un  fort  groupe  d'insurgés,  ils  furent  pris  de 
face  et  à  revers  par  un  détachement  d'infanterie. 
Ils  frappèrent  à  une  porte  qui  s'ouvrit  aussitôt. 
Dans  l'étroit  couloir  de  la  maison,  une  femme,  se 
méprenant  sur  leur  compte  et  les  croyant  atten- 
dus, les  fît  monter  dans  une  chambre  où  se  trou- 
vaient réunis  de  nombreux  individus.  Leur  entrée 
passa  inaperçue  et  ils  séjournèrent  dans  la  pièce 


38 


HENIU     HOCIIEFOHT 


jusqu'au  soir.  C'est  à  cette  circonstance  qu'ils 
durent  de  ne  pas  se  trouver  sur  la  ligne  des 
boulevards  où  leur  course  vagabonde  les  avait 
ramenés  et  de  n'entendre  que  de  très  loin 
l'épouvantable  fusillade  qui  y  retentit. 

De  même  qu'en  juillet  48,  Mme  de  Rochefort 
avait  attendu  son  fils  dans  les  transes,  ce  jour-là, 
elle  l'attendit  encore  dans  la  plus  mortelle  inquié- 
tude. Et  c'est  avec  un  grand  soulagement  qu'elle 
le  vit  revenir,  à  la  nuit,  au  domicile  paternel. 
C'était  la  dernière  journée  d'émeute.  Le  lende- 
main, la  ville  eût  paru  morte,  si  les  soldats  qui 
en  sillonnaient  les  principaux  quartiers  ne  lui 
eussent  donné  quelque  animation.  Peu  d'habi- 
tants s'étaient  hasardés  à  sortir.  A  l'entrée  du 
faubourg  Poissonnière,  le  boulevard  présentait 
l'image  du  plus  affreux  désordre  :  maisons 
criblées  de  balles,  carreaux  brisés,  chaussée 
défoncée  par  les  barricades.  L'aspect  du  quai, 
depuis  l'Hôtel  de  Ville  jusqu'aux  Champs  Ëly- 
sées  était  sombre  et  lugubre.  Mais  le  mouvement 
révolutionnaire  de  la  veille  était  brisé.  C'est  dans 
une  telle  atmosphère  que  le  jeune  employé  de 
l'Hôtel  de  Ville  revint  timidement  à  son  bureau. 
Les  services  commençaient  à  se  réorganiser  et 
Rochefort  reprit  le  sien. 

A  quelque  temps  de  là,  par  le  jeu  de  l'avance- 
ment, il  change  d'emploi.  Du  bureau  des  brevets, 
il  passe  au  bureau  d'architecture  avec  des  appoin- 
tements qui  sont  portés   à  quinze  cents  francs 


l'employé  a  l'iiotel  de  ville  39 

l'an.  Son  nouveau  chef  était  Bavard,  frère  du 
vaudevilliste,  qui  avait  collaboré  avec  le  père  de 
Rochefort  dans  quelques-unes  de  ses  pièces.  Son 
commis  principal  était  Drumont,  père  du  direc- 
teur de  La  Libre  Parole.  C'est  dire  que  les  cause- 
ries furent  rapidement  alimentées  par  des  ques- 
tions littéraires  variées.  Rochefort  s'occupait 
beaucoup  moins  de  l'alignement  des  maisons  que 
du  dernier  spectacle  de  l'Ambigu  et  des  Folies 
Dramatiques,  ou  du  dernier  livre  para. 

Pour  varier  l'emploi  de  la  journée  et  se  reposer 
des  discussions  --il  n'était  naturellement  point 
question  du  moindre  travail  administratif  -  -  il 
ébauchait  quelques  saynètes  ou  mettait  sur  pied 
quelques  actes  inoffensifs. 

A  cette  mince  besogne,  Rochefort  atteignit 
l'âge  de  la  conscription.  Sa  mère  avait  amassé 
petit  à  petit  la  somme  nécessaire  à  l'achat  d'un 
remplaçant.  Mais  les  chois  du  jeune  homme,  qui 
s'entremirent  avec  succès  pour  lui  faire  obtenir 
une  dispense  comme  soutien  de  famille,  rendirent 
le  sacrifice  pécuniaire  inutile.  L'argent  et  le  fils 
restèrent  à  la  maison.  Rester  à  la  maison,  pour 
Rochefort,  était  façon  de  parler.  Décemment, 
il  était  tenu  à  aller  figurer  à  son  bureau  jusqu'à 
ce  que  l'horloge  administrative  lui  rendît  sa 
liberté.  C'est  alors  qu'il  passa  du  service  d'ar- 
chitecture au  bureau  des  archives,  puis  au  bureau 
des  vérifications  des  comptes.  Là,  sa  besogne 
consistait  à  contrôler  les  comptes  des  communes 


1U  HENRI    ROCHEFORT 

de  la  Seine.  C'était  la  théorie.  Dans  la  pratique, 
il  se  contentait  d'apposer  son  visa  au  bas  de 
chaque  dossier.  Si  la  signature  y  était,  les  erreurs 
abondaient  et,  chose  étrange,  on  s'en  aperçut.  Il 
fallut  trouver  un  moyen  terme  qui  permît  à 
Roche  fort  d'approuver  sans  vérifier  et  qui  laissât 
les  comptes  vérifiés  avant  que  d'être  approuvés. 
L'extraordinaire  employé  y  parvint.  Il  s'entendit 
avec  un  collègue.  L'autre  ferait  la  besogne  à 
laquelle  celui-ci  ne  pouvait  s'assujettir,  et  pour 
prix  de  son  obligeance  il  serait  assuré,  chaque 
semaine,  de  la  jouissance  d'un  certain  nombre 
de  billets  de  théâtre. 

Car  Rochefort,  qui  avait  horreur  des  mathé- 
matiques, éprouvait  un  penchant  de  plus  en  plus 
vif  pour  la  littérature  et  le  théâtre.  En  restant 
à  l'Hôtel  de  Ville,  malgré  son  dégoût  grandis- 
sant pour  les  chiffres,  pour  la  vie  bureaucratique 
monotone  et  sans  horizon,  il  assurait  sa  maté- 
rielle. C'était  une  considération.  Et  s'il  pouvait 
concilier  ceci  avec  cela,  les  appointements  de 
l'emploi  avec  la  gloire  de  faire  du  journalisme  ou 
des  vaudevilles,  la  combinaison  valait  qu'il  s'y 
arrêtât. 

Il  s'y  arrêta  en  effet. 

Sa  carrière  venait  de  se  décider. 


III 

PREMIERS   ESSAIS  LITTÉRAIRES 


Le  Mousquetaire  de  Dumas  ;  Rochefort  y  signe  son 
premier  article.  —  Il  fait  des  vers;  il  est  lauréat  des 
jeux  Floraux  de  Toulouse.  —  Il  fait  la  connaissance 
d'Alphonse  Daudet.  —  La  Presse  Théâtrale  ;  il  y 
fait  la  critique  théâtrale.  —  Vie  de  famille.  —  Son 
premier  roman,  signé  Mirecourt.  —  Rochefort  fonde 
La  Chronique  Parisienne.  —  Collaboration  au  Cha- 
rivari. —  Son  premier  duel.  —  Aurélien  Scholl.  — 
Le  Nain  Jaune  :  Rochefort  en  fait  partie.  —  La 
censure. 


/^JÈ^lf.xandre  Dumas  venait  de  fonder  Le 
r<c/k2r*>c    Mousquetaire. 

sâ£f3^!  C'était  un  journal  dont  il  était  le 
principal  collaborateur  et  qui  se  vendait  dix  cru 
times,  tous  les  soirs,  à  quatre  heures.  A  ses  débuts, 
la  feuille  avait  eu  un  grand  succès  de  curiosité. 
Amusante  par  le  tour  de  certains  articles,  t>|](> 
avait  glané  une  clientèle  suffisamment  fidèle 
pour  maintenir  et  justifier  un  tirage  décent. 
Quand  les  quatre  pages  n'étaient  pas  remplies 
des  chroniques  de  Dumas  ou  des  annonces  de  son 


12  HENRI    ROCHEFORT 

éditeur,  il  y  avait  place  pour  quelques  jeunes  con- 
frères qui  se  partageaient  avec  le  maître  les 
échos  et  la  chronique  théâtrale.  Ils  ne  se  parta- 
geaient rien  autre  ;  ce  qui  revient  à  dire  que 
Dumas  ne  payait  point  ses  rédacteurs.  Le  patron 
qui  vivait  largement  avec  cinquante  mille  francs 
de  dettes  ne  pouvait  qu'offrir  à  ses  collaborateurs 
un  peu  de  renommée...  Il  leur  fallait  donc  s'en 
contenter. 

C'est  sur  ces  entrefaites  que  l'auteur  des  Trois 
Mousquetaires,  qui  en  avait  sacrifié  deux  pour 
donner  un  titre  à  son  journal,  rencontra  un  beau 
matin  Henri  Rochefort,  Il  connaissait  depuis 
longtemps  le  jeune  homme  dont  il  avait  le  père  en 
grande  amitié.  Quand  il  sut  ses  occupations  qui 
étaient  minces  et  ses  aspirations  qui  étaient 
vastes,  il  l'engagea  à  le  venir  voir.  Rochefort 
n'y  manqua  pas  et  le  directeur  du  Mousquetaire 
lui  offrit  une  petite  place  dans  ses  colonnes  aux 
conditions  usuelles. 

Quand  il  les  connut,  l'écrivain  en  instance  de 
copie  fit  la  grimace.  Ce  fut  son  premier  mouve- 
ment. Le  second  fut  d'accepter  avec  enthou- 
siasme. Pensez  donc  !  Il  allait  écrire  !  Quelle 
sensation  ferait  la  nouvelle  parmi  les  ronds  de 
cuir  des  services  municipaux  !  Il  serait  plus 
d'un  collègue  qui  n'en  reviendrait  pas.  Et  quelle 
considération  forcée,  quelle  admiration  un  peu 
envieuse  et  même  quel  respect  craintif  entou- 
reraient   le    nouveau   journaliste! 


lMtEMIEHS    ESSAIS    LITTERAIRES  13 

Hélas!' il  n'enfanta  rien  qui  pût  le  faire  dis- 
tinguer d'autres  lecteurs  que  de  sa  famille  et  de 
ses  collègues.  Et  encore  fallut-il  qu'il  leur  affirmât 
que  dans  le  numéro  du  1er  février  1854,  l'article 
publié  sous  le  titre  «  Fantasmagorie  »  et  signé 
Henri  de  Luçay  était  bien  son  œuvre.  Il  était 
bien  lourd,  bien  médiocre,  et  nul  n'était  tenté 
de  l'attribuer  à  un  chroniqueur  de  talent.  Quatre 
semaines  après,  il  en  donnait  un  autre  où,  si  le 
style  et  l'intérêt  étaient  les  mêmes,  c'est-à-dire 
quelconques,  la  signature  avait  varié  ;  elle  por- 
tait :  «  Henri  de  Rochefort  ». 

|De  tels  essais  n'avaient  pas  de  quoi  satisfaire 
même  le  plus  optimiste  ;  et  les  mensualités  que 
lui  dispensait  régulièrement  la  Caisse  de  l'Hôtel 
de  Ville  n'avaient  jamais  été  si  nécessaires  à 
l'écrivain. 

Ses  loisirs,  pourtant,  étaient  toujours  hon- 
nêtes. Les  vérifications  de  comptes  s'accomplis- 
saient scrupuleusement,  avec  l'aide  du  collègue, 
qui  recevait  non  moins  scrupuleusement  les 
billets  de  théâtre  que  Rocheïorl  se  procurait 
de  droite  et  de  gauche.  Les  articles  rares  du 
Mousquetaire  ne  demandaient  pas  des  heures 
nombreuses  et  notre  commis-journaliste  se  sou- 
vint, qu'au  lycée,  il  faisait  des  vers  dont  certains 
avaient  passé  pour  agréables.  A  nouveau,  il 
courtisa  la  Muse.  Il  envoya  de  ses  productions 
à  tous  les  concours  poétiques  de  France  sans  se 
rebuter.  C'est    ainsi    qu'il   obtint,   en  1855,  aux 


1  1  1 1 1  ;  M  ;  I     ROCHEFORT 

jeux  floraux  de  Toulouse  le  «  Souci  d'or»,  récom- 
pense accordée  au  lauréat.  Cette  pièce  de  vers, 
intitulée  «  Sonnet  à  la  Vierge  »  et  qu'il  regretta 
toujours  -  -  parce  qu'on  la  lui  jeta  souventes 
fois  à  la  tête  quand,  ses  idées  ayant  évoluées, 
il  était  gêné  d'accepter  la  paternité  d'une  telle 
invocation  —  est  assez  peu  connue  et  vaut  d'être 
reproduite  : 

Toi  que    n'osa  frapper  le  premier  anathème, 
Toi  qui  naquis  darisl'ombre  et  nous  fis  voir  le  jour  ; 
Plus  reine  par  ton  cœur  que  par  ton   diadème, 
Mère  avec  l'innocence  et  vierge  avec  l'amour, 

Je   t'implore  là  haut,  comme  ici-bas  je  t'aime. 
Car  lu  conquis  ta  place  au  céleste  séjour, 
Car  le  sang  de  ton  Fils  fut  ton  divin  baptême, 
Et  tu  pleuras  assez  pour  régner  à  ton  tour. 

Te  voilà  maintenant  près  du  Dieu  de  lumière. 
Le  genre  humain  courbé  t'invoque  la  première, 
Ton  sceptre  est  de  rayons,  la  couronne  est  de  Heurs. 

Tout  s'incline  à  ton  nom,  tout  s'épure  à  ta  flamme, 
Tout  te  chaule,  ô  Marie,  et  pourtant  quelle  femme 
Même  au  prix  de  la  gloire  eût  bravé  tes  douleurs;1 

Ces  vers  lui  valurent  donc  un  peu  de  gloire  - 
bien  peu  -  -  et  encore  moins  d'argent. 

Au  Mousquetaire,  dans  les  antichambres  de 
journaux  minuscules,  dans  les  coulisses,  Roche- 
fort  s'était  fait  quelques  relations.  Il  était  arrivé 
à  s'introduire    chaque  jour  un   peu   plus    dans 


PREMIERS    ESSAIS    LITTERAIRES  I» 

les  rédactions  du  Tintamarre,  du  Charivari,  du 
Nain  jaune  et  de  tous  ces  journaux  satiriques 
qui  pullulaient  au  commencement  du  Second 
Empire.  Il  avait  lié  connaissance  avec  Commerson. 

Commerson  avait  été,  avant  de  présider  aux 
destinées  du  Tintamarre,  clerc  d'avoué  ou  de 
notaire  ;  mais  c'était  dans  le  temps  que  Roche- 
fort  tout  enfant  se  roulait  dans  les  prés  de  sa 
tante  d'Orléans.  Un  autre  ami,  était  Pierre  Véron. 

Celui-là  qu'enviait  le  commis  aux  vérifications 
ne  suffisait  pas  à  la  besogne  qu'on  lui  demandait. 
Dès  dix  heures  du  matin  il  se  mettait  au  travail  et 
noircissait  du  papier  toute  la  journée.  Il  le  por- 
tait le  soir  au  Charivari,  au  Monde  Illustré,  au 
Journal  Amusant,  au  Nain  Jaune,  au  Journal 
Politique,  au  Petit  Journal.  Puis  il  satisfaisait  les 
journaux  de  province.  C'était  au  demeurant  un 
excellent  confrère,  toujours  heureux  de  rendre 
aux  autres  le  moindre  service. 

Il  y  avait  aussi  Léon  Rossignol  qui  émargeait 
à  l'Hôtel  de  Ville  et  qui  portait  ses  travaux  aux 
journaux.  Etc'étaient  encore  Philibert  Audebrand, 
Léon  Gatayes,  Privât  d'Anglemont,  Alfred  Delvau 
et  enfin  Aurélien  Scholl  dont  les  chroniques  plei- 
nes d'humour  faisaient  le  régal,  chaque  jour,  de 
nombreux  lecteurs. 

C'est  à  cette  époque  que  Rochefort  rencontra 
Alphonse  Daudet  tout  jeune  encore.  L'auteur 
du  Petit  Chose  venait  d'arriver  à  Paris.  Il 
était    descendu    i\    l'hôtel    du   Sénat,    7,   rue   de 


46  HENRI    ROCHEFORT 

Tournon.  A  la  table  d'hôte  se  retrouvaient  des 
étudiants,  des  jeunes  bureaucrates  et  des  litté- 
rateurs incertains.  Rochefort  était  parmi  eux. 

Du  petit  journaliste  de  cette  époque,  Daudet 
retraça  plus  tard  avec  une  mémoire  fidèle  un 
saisissant  portrait  : 

«  Vous  connaissez  cette  tête  étrange,  telle 
alors  qu'elle  est  restée  depuis,  ces  cheveux  en 
flamme  de  punch  sur  un  front  trop  vaste,  à  la 
fois  boîte  à  migraine  et  réservoir  d'enthousiasme, 
ces  yeux  noirs  et  creux  luisant  dans  l'ombre,  ce 
nez  sec  et  droit,  cette  bouche  amère,  enfin  toute 
cette  face  allongée  par  une  barbiche  en  pointe 
de  toupie  et  qui  fait  songer  invinciblement  à  un 
don  Quichotte  sceptique  ou  à  un  Méphistophélès 
qui  serait  doux.  Très  maigre,  il  portait  un  diable 
d'habit  noir  trop  serré  et  avait  l'habitude  de 
tenir  toujours  les  deux  mains  fourrées  dans  les 
poches  de  son  pantalon.  Déplorable  habitude 
qui  le  faisait  paraître  plus  maigre  encore  qu'il 
n'était,  accentuant  terriblement  l'anguleux  des 
coudes  et  l'étroitesse  des  épaules.  Il  était  géné- 
reux et  bon  camarade,  capable  des  plus  grands 
dévouements  et,  sous  une  apparence  de  froideur, 
nerveux  et  facilement  irritable.  » 

Ce  Rochefort  de  Daudet,  ce  Rochefort  de 
1855,  est  profondément  et  humainement  vrai. 
C'est  celui  qui  vivait  au  milieu  des  écrivains  qui 
étaient  ou  qui  allaient  être  les  «  maréchaux  »  de 
la  chronique.  C'est  celui  qui  évoluait  doucement, 


PREMIERS    ESSAIS    LITTERAIRES 


17 


qui  dépouillait  le  style  lourd  et  ennuyeux  et  qui 
allait  atteindre  à  un  genre  qui  devait  le  conduire 
aux  plus  hauts  sommets  du  journalisme.  Mais  il 
devait  se  transformer  malgré  lui.  Alphonse  Dau- 
det ajoutera  à  son  portrait  : 

«  Je  n'étonnerai  personne  en  disant  que,  dès 
cette  époque,  Rochefort  avait  de  l'esprit  ;  mais 
c'était  une  sorte  d'esprit  en  dedans,  d'essence 
particulière,  consistant  surtout  en  mots  coupants 
longtemps  ruminés,  en  association  d'idées  stupé- 
fiantes d'imprévu,  en  cocasseries  monumentales, 
en  plaisanteries  froides  et  féroces,  qu'il  lâchait, 
les  dents  serrées,  avec  la  voix  de  Cham  dans  le 
rire  silencieux  de  Bas- de- Cuir. 

?>  C'étaient  là  choses  bonnes  à  dire,  pour  rire  un 
peu  entre  copains  ;  mais  les  écrire,  les  imprimer, 
se  ruer  à  travers  la  littérature  en  aussi  furieuses 
cabrioles,  voilà  ce  qui  paraissait  impossible. 
Rochefort  s'ignorait, 

»  Ce  fut  un  hasard,  un  accident  qui  vint  le 
révéler,  comme  presque  toujours,  à  lui-même. 
Il  avait  pour  ami,  pour  inséparable  compagnon, 
un  assez  singulier  fantoche  dont  le  nom  évo- 
quera certainement  un  sourire  chez  ceux  de  mon 
âge  qui  se  rappelleront  l'avoir  connu. 

»  On  l'appelait  Léon  Rossignol.  Vrai  type  du 
lils  de  septuagénaire,  on  peut  dire  qu'il  était  né 
vieux.  Long  et  pâle  comme  une  salade  qui  file 
dans  une  cave,  à  18  ans,  il  prisait  avec  frénésie, 
toussait,  crachait  et  s'appuyait  d'un  air  digne 


1S  HENRI    ROCHEFORT 

sur  des  cannes  de  bon  papa.  Un  grand  enfant  en 
somme,  faible  et  maladif  que  Rochefort  aimait 
pour  son  bagout  canaille,  spirituellement  faubou- 
rien et  qu'il  sauva  plus  d'une  fois  des  consé- 
quences qu'auraient  pu  avoir  pour  son  dos 
certaines  farces  par  trop  hasardées. 

»  Rossignol,  comme  Rochefort,  était  employé  à 
l'Hôtel  de  Ville.  Il  y  perchait  sous  les  combles 
et,  préposé  au  matériel,  il  distribuait  gravement, 
selon  les  demandes,  les  mille  fournitures  inutiles 
dont  aiment  à  s'entourer  les  plumitifs  désœuvrés 
des  grandes  administrations  et  qui  sont  comme 
les  fleurs  de  la  bureaucratie.  Rossignol,  naturel- 
lement, avait  lui  aussi  des  ambitions  littéraires. 
Mettre  son  nom  sur  quelque  chose  d'imprimé 
était  son  rêve  et  nous  nous  amusions,  Pierre 
Véron,  Rochefort  et  moi  à  lui  brocher  des  bouts 
d'articles,  à  lui  improviser  des  quatrains  qu'il 
portait  bien  vite,  tout  glorieux,  au  Tintamarre. 

»  Singuliers  effets  de  l'irresponsabilité:  Rochefort 
empêtré  dans  l'imitation  et  la  convention  quand 
il  écrivait  pour  lui-même,  devenait  original  et 
personnel  dès  qu'il  écrivait  sous  la  signature  de 
Rossignol.  Il  était  libre  alors,  il  ne  sentait  pas 
l'œil  irrité  de  l'Institut  suivant  sur  le  papier  les 
contorsions  peu  académiques  de  sa  pensée  et  de 
son  style.  Et  c'était  plaisir  de  voir  s'égayer  ce 
libre  esprit,  très  froid,  très  nerveux,  étonnant 
d'audace  et  de  familiarité,  avec  une  façon  bien  à 
lui  de  sentir  les  choses  de  la  vie  parisienne  e1 


PREMIERS    ESSAIS     LITTERAIRES  19 

d'en  prendre  texte  pour  toute  sorte  de  bouffon- 
neries patiemment  et  cruellement  combinées,  au 
milieu  desquelles  la  phrase  garde  le  sérieux  d'un 
clown  entre  deux  grimaces,  se  contentant  de 
cligner  de  l'œil  une  fois  l'alinéa  fini. 

-Mais  c'est  charmant,  neuf,  original,  cela  vous 
ressemble,  pourquoi  n'écririez -vous  pas  ainsi 
pour  votre  compte  ? 

-  Vous  avez  peut-être  raison,  il  faudra  que 
j'essaie. 

»  La  manière  de  Roche  fort  était  trouvée, 
l'Empire  n'avait  plus  qu'à  bien  se  tenir.   » 

Dans  ce  même  temps,  un  nommé  Giaccomelli, 
qui  dirigeait  une  feuille  de  chou  au  titre  pom- 
peux de  Presse  théâtrale,  cherchait  en  homme 
pratique  et  qui  connaît  l'attraction  qu'exerce 
sur  de  nombreux  individus  la  possibilité  d'avoir 
sa  signature  sous  un  article  de  journal,  Giacco- 
melli donc,  cherchait  dans  les  ministères,  dans 
les  administrations,  sur  le  boulevard,  au  quar- 
tier latin,  des  jeunes  gens  qui  rempliraient  ses 
colonnes  pour  la  seule  gloire  de  le  faire.  Et 
comme,  au  surplus,  il  dispensait  à  ses  collabo- 
ru  tours  de  nombreux  billets  de  théâtre,  les 
places  étaient  recherchées. 

C'est  dans  ces  conditions  que  Giaccomelli 
accepta  le  concours  du  commis  de  l'Hôtel  de 
Ville.  Il  le  chargea  de  la  critique  dramatique  et 
musicale.  Disserter  sur  le  théâtre  cela  allait  à 
Rochefort,  mais  critiquer  de  la  musique  qu'il  ne 


i 


50  HENRI    ROCHEFORT 

comprenait  pas  et  ne  voulait  pas  comprendre, 
ayant  une  horreur  marquée  pour  cet  art,  c'était 
trop  lui  demander.  Rochefort  accepta  néan- 
moins et  offrit  à  un  de  ses  bons  camarades,  col- 
lègue de  bureau,  de  faire  les  comptes  rendus  lyri- 
ques. C'était  Gabriel  Guillemot.  Celui-ci  fut  trop 
heureux  de  l'occasion  qui  lui  était  donnée  et 
qu'il  cherchait  depuis  longtemps  d'être  le  mon- 
sieur qui  écrit;  il  fit  le  courrier  musical.  Les  deux 
amis,  naturellement,  partageaient  les  billets  de 
théâtre. 

Rochefort  avait  commencé  à  juger  des  gens  et 
des  choses  de  théâtre.  Barrière  et  Capendu 
venaient  de  faire  jouer  au  Vaudeville  une  comé- 
die en  cinq  actes,  Les  Fausses  Bonnes  Femmes. 
Et  le  critique  débuta  :  «  Vendredi  passé,  par 
35°  de  latitude  et  de  chaleur,  Les  Fausses  Bonnes 
Femmes,  comédie  d'un  fort  tonnage,  ont  sombré 
sous  voiles,  à  la  hauteur  de  la  place  de  la  Bourse. 
L'ouvrage  a  été  perdu  corps  et  biens,  sauf  les 
toilettes  et  le  talent  de  Mlle  Fargueil,  qui  ont  seuls 
survécu  au  désastre...  » 

La  particule  des  Rochefort  avait  sombré  aussi  ; 
c'était  signé  Rochefort  tout  court. 

Giaccomelli  félicita  son  jeune  critique.  Ce  fut 
pour  ajouter  que,  dorénavant,  il  eut  à  prendre 
son  avis  avant  d'  «  éreinter  »  un  ouvrage. 

Quand  Scribe  fit  jouer  au  Théâtre  Français 
sa  comédie  :  Les  Doigts  de  Fées,  Henri  Rochefort 
rédigea  pour  La  Presse  Théâtrale  un  article  des 


PREMIERS    ESSAIS    LITTERAIRES  51 

plus  élogieux.  Scribe,  qui  connaissait  intimement 
M.  de  Rochefort  père,  s'empressa  à  remercier  le 
fils  du  compte  rendu  louangeux  qu'il  lui  avait 
consacré,  mais  il  fit  savoir,  en  riant,  au  jeune 
homme,  que  ses  compliments  lui  avaient  coûté, 
à  lui  l'auteur,  un  abonnement  au  canard 
qui  les  avaient  publiés.  Il  y  eut  alors  entre  les 
deux  hommes  une  explication  qui  se  termina 
par  une  piquante  révélation.  L'avisé  directeur 
de  La  Presse  Théâtrale  concevait  très  bien  qu'il 
pût  se  passer  de  payer  ses  rédacteurs,  eussent- ils 
décerné  des  louanges  aux  auteurs  et  aux  artistes, 
mais  ce  n'était  point  une  raison  pour  qu'auteurs 
et  artistes  ne  payassent  pas  les  compliments  dont 
on  les  couvrait.  Et  le  meilleur  moyen,  n'est-ce 
pas,  jugeait  Giaccomelli  avec  un  bon  sens  pra- 
tique, était  de  leur  faire  présenter,  en  même 
temps  que  le  numéro  qui  recelait  les  flatteries, 
des  quittances  d'abonnement  dont  le  nombre 
était  en  raison  directe  de  l'encens  que  l'on  brû- 
lait en  leur  honneur.  Combien  y  a-t-il  encore  de 
Giaccomelli  dans  une  certaine  presse! 

Rochefort  était  outré.  Quand  il  eut  mis  son 
partenaire  Guillemot  au  courant  du  trafic  direc- 
torial, les  deux  amis  se  drapant  dans  une  dignité 
qui  ne  devait  pas  leur  permettre  d'être  plus 
longtemps  les  instruments  inconscients  et  non 
rémunérés  de  l'habile  commerçant,  lui  signifiè- 
rent qu'il  aurait  dorénavant  à  se  passer  de  leurs 
services.    Il   faut  ajouter,  pour  être  juste,    que 


52  HENRI    ROCHEFÔBT 

Giaccomelli  ne  comprit  jamais  la  raison  de  la 
susceptibilité  de  ses  chroniqueurs. 

Dans  le  temps  qu'il  essayait  sa  verve  dans  les 
journaux  de  second  plan  —  et  de  dernier  plan  — 
Rochefort  habitait  un  petit  appartement  de  la 
rue  des  Beaux- Arts,  au  numéro  10.  Il  vivait  là 
avec  une  jeune  et  digne  femme  qui  fut  la  com- 
pagne dévouée  d'une  grande  partie  de  sa  vie. 
Elle  lui  avait  donné  une  ravissante  fillette  aux 
yeux  bleus  qui  égayait  le  modeste  intérieur.  Et 
le  jeune  père  aimait  à  bercer  l'enfant.  Souvent 
on  le  rencontrait  dehors,  dans  son  quartier,  la 
petite  sur  son  bras,  et  la  berçant  avec  une  ten- 
dresse de  mère.  Il  avait  même  tant  pris  l'habi- 
tude  de  ces  promenades,  qu'il  gardait,  quand  il 
avait  rendu  à  sa  compagne  son  cher  fardeau,  le 
bras  replié  dans  la  position  horizontale  propre 
à  maintenir  l'enfant.  Ce  qui  faisait  dire  à  Jules 
Vallès,  quand  il  apercevait  Rochefort  distrait 
balançant  un  bébé  imaginaire  :  -  -  Voilà  Roche- 
fort qui  porte  l'enfant  ! 

Ce  fut  dans  cette  atmosphère  qu'Henri  Roche- 
fort écrivit  son  premier  roman. 

Un  nommé  Jacquot,  qui  se  servait  dans  la 
carrière  des  lettres  d'un  nom  plus  ronflant, 
Mirecourt,  tenait  fabrique  de  romans.  Il  s'ad- 
joignait un  collaborateur,  à  qui  était  dévolu  le 
soin  d'écrire  l'ouvrage.  Et,  comme  la  base  d'une 
collaboration  est  la  participation  de  chacun  des 
associés  à  l'œuvre  commune,  Mirecourt  signait. 


PREMIERS    ESSAIS    LITTERAIRES  53 

Il  va  sans  dire  qu'il  percevait  également  les 
droits  d'auteurs.  Pour  simplifier  les  choses  il  les 
percevait  tous,  et  il  dédommageait  plus  ou 
moins  généreusement  — ■  bien  moins  que  plus  — 
son  coassocié.  C'est  ainsi  que  Rochefort  écrivit 
la  Marquise  de  Courcelles,  que  Mirecourt  y  mit 
son  nom  et  que  le  profit  du  jeune  journaliste  se 
borna  à  l'encaissement  d'un  billet  de  cent  francs 
pour  toute  gloire,  honneur  et  récompense. 

Ce  n'était  point  là,  on  l'avouera,  de  quoi  mener 
entre  une  femme  et  un  enfant,  une  existence  bien 
brillante.  M.  de  Rochefort  père  n'écrivait  plus; 
son  théâtre  ne  lui  apportait  que  des  droits 
d'auteurs  minimes  et  les  appointements  de 
l'Hôtel  de  Ville  allaient  en  grande  part  à  la 
bourse  maternelle. 

C'est  alors  que  le  jeune  homme  eut  l'idée  de 
fonder  un  journal  où  il  ne  dépendrait  pas  d' au- 
trui et  où  les  bénéfices,  s'il  s'en  réalisait,  sciaient 
dans  une  équitable  mesure  sa  propriété.  Il  confia 
son  projet  à  Jules  Vallès,  et  les  deux  hommes 
publièrent,  sur  quatre  pages  in-4°,  La  Chronique 
Parisienne.  C'était  une  feuille  autographiée  qui 
fut  tirée  d'abord  chez  J.  Juteau,  passage  du 
Caire,  puis  à  l'imprimerie  Declerck,  rue  des 
Saints- Pèr» 's. 

Le  journal  tut  de  minée  importance  et  de 
peu  de  numéros.  Il  était  destiné  à  alimenter  de 
copie  les  journaux  de  province  et  contenait 
anecdotes  amusantes,  renseignements  curieux  el 


5  I  HENRI    ROCIIEFORT 

critiques  variées  des  faits  littéraires  et  artisti- 
ques. Rochefort  y  donnait  le  compte  rendu  des 
théâtres  sans  avoir  à  craindre  de  directeur  qui 
le  forçât  d'être  élogieux  pour  le  plus  grand  place- 
ment des  quittances  d'abonnement.  Mais  il  lui 
fallut  bientôt  déchanter.  Malgré  que  Vallès  le 
secondât  de  son  mieux,  malgré  que  les  dépenses 
du  tirage  fussent  fort  réduites,  l'argent  n'abon- 
dait guère  à  la  caisse  directoriale.  On  dut  bientôt 
fermer  boutique  et  se  résoudre  à  retourner  chez 
les  autres. 

Rochefort  avait  rencontré  sur  sa  route  un 
ami  d'Armand  Carrel,  M.  Grégoire.  Il  l'avait 
obligé  et  l'autre  eût  été  enchanté  de  lui  rendre 
à  son  tour  quelque  service.  L'occasion  lui  en  fut 
bientôt  donnée.  Le  Charivari  venait  d'agrandir 
son  format  et  d'étendre  sa  rédaction.  Rochefort 
avait  laissé  entendre  devant  M.  Grégoire,  tout 
le  plaisir  qu'il  aurait  à  pouvoir  collaborer  à 
cette  feuille.  Ce  dernier  connaissait  intimement 
Louis  Huart,  rédacteur  en  chef  de  la  feuille  sati- 
rique. Il  s'entremit,  parla  en  termes  élogieux  de 
son  protégé  et  obtint  presque  aussitôt  qu'il  fît 
partie  de  la  nouvelle  combinaison. 

Rochefort  n'étant  pas  chez  lui,  le  bon  Grégoire 
s'empressa  d'informer  la  mère  et  les  sœurs  du 
jeune  homme  de  l'excellente  nouvelle.  L'accueil 
qu'il    trouva    fut    moins    que    chaleureux. 

-  Qu'avez-vous  fait,  Monsieur  ?  lui  dirent- 
elles;  mais  notre  frère  est  absolument  incapable 


PREMIERS    ESSAIS    LITTERAIRES  .).) 

d'écrire  dans  un  journal  à  côté  d'hommes  comme 
ceux  du  Charivari.  Il  n'y  restera  pas  trois  jours. 
Ah  !  le  malheureux  garçon  !  Quelle  folie  lui  a 
passé  par  la  tête  ! 

Celui  que  les  siens  appelaient  «  le  malheureux 
garçon  »  ressentit  à  la  nouvelle  une  joie  sans 
mélange.  Si  c'était  toujours  du  «  petit  journa- 
lisme »  qu'on  lui  proposait  là,  c'était  du  moins 
un  travail  qui  le  mettrait  plus  en  vue  et  surtout 
qui  lui  serait  payé  -  peu,  il  est  vrai,  mais  payé 
quand  même.  Il  prit  sa  bonne  plume  et  brocha  un 
article  qu'il  n'osa  pas  porter  lui-même,  tant  il  se 
sentait  ému  à  l'idée  d'affronter  Louis  Huart, 
Taxile  Delord  ou  Clément  Caraguel  qui  prési- 
daient aux  destinées  du  journal.  Il  envoya  sa 
copie  par  un  commissionnaire.  Que  d'agitation 
durant  toute  la  nuit  qui  suivit  et  que  d'angoisse 
le  lendemain  matin  !  Rochefort  était  encore  à 
l'époque  où  il  doutait  de  soi-même.  Il  ne  pouvait 
se  faire  à  l'idée  que  ses  articles  fussent  agréés 
pour  leur  seule  qualité  --  il  est  vrai  que  jusque- 
là,  cette  qualité  n'était  pas  de  tout  premier  ordre 
—  et  il  avait  une  peur  démesurée  qu'on  lui  fît  des 
observations  que  lui  attirait  déjà  dans  sa  famille, 
une  plume  qui  ne  produisait  aucune  sensation. 

Il  gagna  son  bureau  le  cœur  battant  d'émotion; 
et  s'étant  ouvert  à  un  collègue  de  l'incertitude 
qui  l'envahissait,  celui-ci,  charitable,  fila  au  pro- 
chain café.  C'était  le  café  de  la  Garde  Nationale, 
qui  faisait  l'angle  de  la  place  de  l'Hôtel  de  Ville 


56  HENRI    ROCHEFORT 

et  de  la  rue  de  Rivoli  et  où  fréquentaient  les 
employés  hors  les  heures  de  bureau  et  même 
pendant.  Il  s'empara  subrepticement  du  numéro 
du  Charivari  tout  frais  arrivé  et  fut  de  retour  en 
quelques  minutes  parmi  ses  collègues,  non  sans 
s'être  préalablement  assuré  que  la  prose  de 
Rochefort  était  bien  reproduite.  Elle  l'était 
même  en  bonne  place. 

Il  régna  ce  matin-là,  une  effervescence  inaccou- 
tumée dans  la  partie  de  l'Hôtel  de  Ville  où 
«  travaillait  »  le  jeune  journaliste.  Ses  collègues 
étaient  fiers  d'avoir  parmi  eux  un  homme  qui 
écrivît  «  dans  un  vrai  journal  »  et  l'on  causa 
littérature  fort  avant  dans  la  journée. 

Il  fallait  maintenant  à  Rochefort  se  montrer 
au  Charivari.  Il  s'en  fut  assez  ému,  le  soir,  vers 
cinq  heures  et  pénétra  dans  la  salle  de  rédaction 
de  la  gazette.  Clément  Caraguel,  Louis  Huart, 
Taxile  Delord,  Cham  s'y  trouvaient  réunis. 

L'accueil  fut  extrêmement  cordial  et  le  nou- 
veau venu  fut  vite  mis  à  son  aise.  On  le  chargea 
du  courrier  des  théâtres,  puis  des  chroniques 
politiques.  Mais  les  gains  étaient  bien  modestes  : 
deux  sous  la  ligne  avec  un  maximum  de  cent 
lignes  payées  par  article.  Ce  n'était  toujours  pas 
la  fortune.  «  Cette  loi  inflexible  se  chiffrait,  dit 
Rochefort,  pour  la  plupart  d'entre  nous  par 
des  mois  de  quatre-vingt-cinq  à  quatre-vingt- 
dix  francs.  Cependant,  Clément  Caraguel  ayant 
pris  quinze  jours  de  congé,   Huart  me  pria  de 


PREMIERS    ESSAIS    LITTERAIRES  •>/ 

rédiger  à  sa  place  le  Premier- Paris,  et,  indépen- 
damment de  la  satisfaction  que  me  procurait 
l'honneur  de  faire  l'intérim  de  notre  spirituel 
ami,  je  vis  ce  mois-là  atteindre  le  total  vérita- 
blement translunaire  de  cent  cinquante  francs, 
que  j'aurais  voulu  faire  monter  en  épingle.   » 

Cependant  ses  articles  étaient  fort  goûtés  des 
lecteurs.  Ils  avaient  une  originalité  très  person- 
nelle, une  tournure  piquante,  de  l'entrain  et  de 
la  vigueur.  Ajoutez  à  cela  le  mot  de  la  fin,  tou- 
jours déconcertant,  et  vous  comprendrez  qu'ils 
pussent  acquérir  une  vogue  grandissante. 

Le  jeune  critique  devait  avoir,  dans  le  même 
temps,  son  premier  duel.  C'était  d'avoir  loué 
Ponsard,  qui  venait  de  faire  représenter  au  Vau- 
deville une  pièce  aux  allures  démocratiques,  qui 
lui  attira  cette  affaire.  Ponsard  avait  répondu 
à  l'article  de  son  critique  par  une  lettre  où  il  ne 
lui  ménageait  pas  ses  remerciements.  Par  suite 
d'une  indiscrétion,  Dell'  Bright  directeur  du 
Gaulois  d'alors,  feuille  littéraire  et  éphémère, 
avait  publié  cette  missive  dans  les  colonnes  de 
sou  journal.  Colère  de  Rochefort  qui  dit  son  fait 
à  Dell'  Bright.  Échange  de  témoins. 

Alphonse  Daudet,  qui  assista  en  amateur  à 
l'affaire,  va  nous  la  conter  : 

«  Rochefort  avait  souhaité  le  pistolet,  non 
qu'il  fût  un  tireur  bien  terrible,  seulement  il 
avait  quelquefois  gagné  des  macarons  dans  les 
foires  ;   quant  à  l'épée,  ni  de  près,    ni    de  loin. 


58 


HENRI    HOCHEFOHT 


il  ne  se  souvenait  d'en  avoir  jamais  vu.  Del- 
bretch  (1)  en  sa  qualité  d' offensé,  avait  le  choix 
des  armes  et  prit  l'épée.  —  C'est  bon,  dit  Roche- 
fort,  je  me  battrai  à  l'épée.  On  fit  la  répétition 
du  duel  dans  la  chambre  de  Pierre  Véron.  Roche- 
fort  consentait  bien  à  être  tué  ;  mais  il  ne  voulait 
pas  paraître  ridicule.  Véron  avait  donc  fait  venir 
un  grand  diable  de  sergent-major  aux  zouaves, 
coupé  en  deux  depuis  Solférino  et  fort  expert  en 
fait  de  saluts,  d'attitudes  et  de  belles  manières 
à  la  mode  dans  les  salles  d'armes  des  casernes. 
Au  bout  de  dix  minutes  d'escrime,  Rochefort  en 
eût  remontré,  par  la  grâce,  au  plus  moustachu 
la  Ramée. 

Les  deux  champions  se  rencontrèrent  le  len- 
demain, entre  Paris  et  Versailles,  dans  ces  déli- 
cieux bois  de  Chaville  que  nous  connaissions  bien, 
y  allant  souvent  le  dimanche  pour  des  passe- 
temps  moins  guerriers.  Il  tombait  ce  jour-là 
une  petite  pluie  fine  et  froide  qui  faisait  des 
bulles  sur  l'étang  et  voilait  d'un  léger  brouillard 
le  cirque  vert  des  collines,  la  pente  d'un  champ 
labouré  et  les  rouges  éboulements  d'une  sablon- 
nière. 

Les  combattants  mirent  chemise  bas,  malgré 
la  pluie,  et,  sans  la  gravité  de  la  circonstance, 
on  eût  été  tenté  de  rire  en  voyant  face  à  face 
ce  petit  homme  gras  et  blanc  sous  un  gilet  de 


(i)  Daudet  appelle  DcIl'Bright,  Delbrecht. 


PREMIERS     ESSAIS    LITTERAIRES  .V.l 

flanelle  liséré  de  bleu  à  l'entournure  des  man- 
ches, tombant  en  garde  correctement  comme 
sur  la  planche,  et  Rochefort,  long,  sec,  jaune, 
macabre  et  cuirassé  d'os  au  point  de  faire 
douter  qu'il  y  eût  sur  lui  place  pour  une  piqûre 
d'épée.  Malheureusement,  il  avait  dans  la  nuit 
oublié  toutes  les  belles  leçons  du  sergent-major, 
tenait  son  arme  comme  un  cierge,  poussait 
comme  un  sourd,  se  découvrait.  Dès  la  première 
passe,  il  reçut  un  coup  droit  qui  glissa  sur  le  plat 
des  côtes.  L'épée  avait  piqué,  mais  si  peu  !  Ce 
fut  sa  première  affaire  (1).  » 

Ce  duel,  pourtant,  avait  bien  manqué  d'être 
ajourné.  Rochefort,  qui  après  sa  leçon  d'escrime 
s'était  couché  harassé,  se  réveilla  à  l'heure  même 
où  il  eût  dû  se  trouver  sur  le  terrain.  Effaré,  à 
moitié  vêtu,  il  se  précipita  aux  bureaux  du 
Charivari  où  l'attendaient  Pierre  Véron  et  Louis 
Leroy,  ses  témoins,  avec  une  inquiétude  facile 
à  comprendre.  Mais  l'adversaire  était  patient, 
avait  temporisé,  et  l'arrivée  du  groupe  fit  oublier 
le  temps  perdu. 

C'était  une  époque  où  un  duel  donnait  quelque 
reflet  à  ceux  qui  en  étaient  les  héros,  et  Roche- 
fort bénéficia  du  relief,  où  l'avait  mis  son  aven- 
ture.   Il  commençait    à  être   considéré  dans   le 


(i)  Des  biographes  de  Rochefort  relatent  un  duel  qu'il  Murait  eu  à 
l'âge  de  dix-neuf  ans  avec  un  officier  italien  Ce  dernier  aurait  été 
traversé  d'un  coup  d'épée  qui  faillit  l'envoyer  à  la  mort.  Aucune 
certitude  ne  nous  permet  de  faire  état  de  ce  récit. 


(il)  HENRI    ROCHEFORT 

monde  des  lettres  comme  une  quantité  apprécia- 
ble. A  l'étranger,  il  n'était  non  plus  un  inconnu. 
Il  avait  même  été  invité  à  Bruxelles  au  banquet 
organisé  par  les  éditeurs  des  Misérables,  où  il  se 
rencontra  avec  celui  qui  devait  plus  tard,  au 
moment  de  l'exil,  l'accueillir  sous  son  toit. 

Il  était  reçu,  et  bien  reçu,  par  des  confrères 
nombreux  et  quelquefois  influents.  C'est  ainsi 
qu'il  eut  l'occasion  de  retrouver  Aurélien  Scholl 
qui  avait  du  reste  remarqué  ses  chroniques  du 
Charivari. 

Scholl  était  alors  à  son  apogée.  Il  était  le  jour- 
naliste le  plus  célèbre  de  Paris.  Il  avait  collaboré 
au  Rabelais,  à  la  Silhouette,  au  Paris,  au  Soleil  et 
enfin  au  Figaro.  Il  chroniquait  partout  et  tenté 
d'être  enfin  son  maître  lui  aussi,  il  venait  de 
fonder  Le  Nain  Jaune  en  reprenant  cet  ancien 
titre.  Les  bureaux  furent  luxueusement  installés 
rue  Le  Peletier,  puis  passage  de  l'Opéra.  Il  avait 
fait  appel  à  Sarcey,  à  Monselet,  à  Barbey  d'Aure- 
villy. Il  s'adjoignit  Rochefort.  Celui-ci  n'hésita 
pas  à  quitter  Le  Charivari  qui  payait  peu,  pour 
un  journal  où  on  lui  offrait  une  chronique  hebdo- 
madaire payée  cent  francs.  Le  Nain  Jaune  était 
destiné  à  concurrencer  Le  Figaro,  alors  journal 
à  chroniques  et  à  informations  exclusivement 
mondaines  et  artistiques,  et  les  commanditaires 
du  premier  étaient  résolus  à  ne  point  ménager 
l'argent  pour  grouper  une  collaboration  comp- 
tant des  écrivains  de  talent. 


PREMIERS    ESSAIS    LITTERAIRES  61 

La  loi  sur  la  presse  permettait  une  censure 
rigoureuse  de  tout  ce  que  publiaient  les  feuilles. 
Leurs  directeurs  devaient  soumettre  au  bureau 
de  la  presse,  avant  le  bon  à  tirer,  les  épreuves  de 
tous  articles,  nouvelles  ou  faits  divers.  Manquer 
à  une  telle  mesure  pouvait  entraîner  la  suppres- 
sion du  journal  et  il  fallait  que  bon  gré,  mal  gré, 
tout  le  monde  s'y  soumit. 

Rochefort,  comme  les  autres,  vit  ses  articles 
coupés,  tronqués  et  réduits.  C'était  dans  ce 
temps  qu'au  Figaro,  Auguste  Villemot,  qui 
n'avait  pu  éviter  les  ciseaux  d'Anastasie,  écri- 
vait dans  un  Premier- Paris  :  «  C'est  bien.  Je  me 
contenterai  de  donner  désormais  le  cours  des 
halles  et  marchés.  J'apprendrai  à  mes  lecteurs 
que  les  colzas  ont  baissé,  mais  que  les  suifs  sont 
fermes.  Et  encore  n'y  a-t-il  pas  dans  cette  fer- 
meté des  suifs  quelque  chose  d'inquiétant  pour 
l'ordre  établi  ?  » 

Rochefort,  tout  en  maugréant,  lisait  ses  arti- 
cles dépouillés  des  moindres  sous-entendus  par 
des  mains  vigilantes.  C'était  à  prendre  ou  à 
laisser.  Devant  une  lutte  inégale,  il  préféra  céder. 
C'était  plus  sage.  Et,  tout  en  collaborant  au  Nain 
Jaunr.  il  écrivit  des  vaudevilles. 

Il  les  fit  jouer,  ce   qui  est  mieux. 


IV 

LE  VAUDEVILLISTE 


Retour  en  arrière.  —  Une  tragédie  :  André  Vésale.  — 
Un  drame  :  La  Page  blanche.  —  Un  vaudeville  : 
La  Champenoise  en  loterie.  --  Premières  répéti- 
tions. —  Mademoiselle  Cuinet.  —  Collaboration  avec 
Commerson  :  Un  Monsieur  bien  mis.  —  Le  Père 
Mouriez.  —  Les  Roueries  d'une  Ingénue.  —  Émo- 
tions d'auteur.  —  Francine  Cellier.  —  Le  Préfet 
Haussmann.  —  Rochefort  est  nommé  sous  inspecteur 
des  Beaux-Arts .  —  //  démissionne.  —  Sa  production 
dramatique. 


i£  orsqu'il  n'avait  encore  que  seize  ans  - 
c'était  le  temps  du  lycée  Saint- Louis  — 
Henri  avait  écrit  une  tragédie  en  cinq 
actes  intitulée  André  Vésale. 

André  Vésale,  qui  est  l'inventeur  de  la  dissec- 
tion, était  le  héros  du  jeune  auteur.  En  pompeux 
alexandrins  celui-ci  avait  repris  la  légende  où 
Vésale  trompé  par  sa  femme  tue  son  amant  et 
l'ayant  disséqué  le  présente  à  l'état  de  squelette 
à  l'infidèle. 

Rochefort  écrivit  sa  tragédie  en  quelques 
jours.  C'était  à  faire  frémir  ! 


LE    VAUDEVILLISTE  h.» 

Que  l'on  en  juge  par  ces  quelques  vers 
empruntés  au  récit  de  Vésale  au  dernier  acte  : 

Longtemps  l'époux  garda  son   poignard    suspendu 

Sur  le  cœur  de  l'amant  à  ses  pieds  étendu. 

Et  lorsqu'enfin  la  lame  altérée  et  cruelle 

Eut  mis  à  nu   ce  cœur  qui  se  tordait  sous  elle, 

Il  s'assit  en  silence  et  jusqu'au  jour  naissant 

Demeura  près  du  corps  pour  voir  couler  le  sang. 

Hélas  !  les  tirades  sonores  et  ronflantes  ne 
retentirent  aux  échos  d'aucun  théâtre  et  des  voix 
vengeresses  ou  implorantes  n'échangèrent  jamais 
aucune  réplique. 

A  quelque  temps  de  là,  Rochefort  avait  com- 
posé une  pièce  en  quatre  actes,  toujours  en  vers. 
Cela  s'appelait  La  Page  blanche.  Muni  d'une  lettre 
dans  laquelle  le  recommandait  un  ami  de  son 
père,  l'adolescent  était  allé  trouver  un  vieux 
comédien  du  Théâtre  Français,  son  manuscrit 
sous  le  bras.  La  Page  blanche,  pour  être  un 
drame  tiré  de  l'allemand,  ne  produisit  qu'un 
médiocre  effet  sur  l'acteur  qui  était  pris  comme 
arbitre.  Il  eut  des  phrases  pleines  de  sollicitude 
à  l'égard  du  visiteur  et  le  laissa  se  retirer  sans 
le  moindre  espoir. 

Henri  ne  se  découragea  pas  de  si  peu  et  se 
remit  à  l'ouvrage.  Mais  comme  la  tragédie  et  le 
drame  avaient  échoué  jusque-là,  il  fit  cette  fois 
un  vaudeville.  C'était  en  1849.  Il  n'avait  donc 
pas  encore  passé  son  bachot,  Le  vaudeville  avait 


64  IIEMSI    ROCHEFORT 

un  acte  et  pour  titre  :  la  Champenoise  en  loterie. 
Sans  s'être  laissé  rebuter  par  les  insuccès  précé- 
dents, le  débutant  avait  entrepris  de  nouvelles 
démarches. 

«  Son  manuscrit  sous  le  bras,  vêtu  de  sa 
tunique  et  coiffé  de  son  képi,  il  s'était  rendu,  une 
après-midi  de  sortie  du  collège,  au  théâtre  des 
Délassements  Comiques,  dirigé  alors  par  M.  Emile 
Toigny,  ancien  jeune  premier  du  Vaudeville. 
Après  bien  des  hésitations  et  des  défaillances  dans 
les  escaliers  de  la  direction,  il  se  décida  finale- 
ment à  déposer  entre  les  mains  de  l'autorité 
compétente  son  œuvre  élaborée  en  cachette  et 
dérobée  à  l'œil  des  professeurs  rébarbatifs.  La 
Champenoise  en  loterie  fut  reçue  et  son  auteur,  à 
l'époque  des  vacances,  assista  aux  répétitions. 
Je  laisse  à  penser  si  les  artistes  furent  stupéfiés 
lors  de  l'exhibition  du  littérateur-collégien. 

Henri  Rochefort  s'acquitta  cependant  à  son 
éloge  de  l'exercice  de  son  sacerdoce.  Mademoiselle 
Cuinet* — la  jolie  mademoiselle  Cuinet, —  qui  rem- 
plissait le  rôle  principal  dans  le  lever  de  rideau, 
conquit  dès  son  entrée  en  scène  le  cœur  du 
vaudevilliste  mineur,  mais  celui-ci  n'osa  jamais 
lui  avouer  son  pudique  amour.  Plus  tard,  quand 
le  lanternier  retrouva  l'objet  de  son  adoration 
secrète,  —  la  passante  de  sa  jeunesse  disparue, 
perdue  dans  le  tourbillon  mondain  depuis  vingt 
années,  —  la  comédienne  jouait  une  duègne  dans 
VŒU  crevé  du  compositeur    Hervé.    Rochefort 


00000000000 


Phot  G.  Gjsels 


3,  Boul.  Bonne-Nouvelle.  Paris 


Henri   Rochefort  (1886) 


00000000000 


LE    VAUDEVILLISTE       ,  <  >•  » 

n'avait  plus  rien  à  révéler  de  son  ancienne  pas- 
sion platonique,  passée  à  l'état  de  fossile  désor- 
mais. » 

Plusieurs  années  après,  alors  qu'il  donnait  son 
temps  à  l'Hôtel  de  Ville  et  son  travail  au  Mous- 
quetaire, à  La  Presse  Théâtrale  ou  à  La  Chronique 
Parisienne,  Rochefort  avait  recommencé  à  rumi- 
ner des  sujets  de  pièce.  Il  venait  de  terminer  un 
petit  acte  qu'il  avait  envoyé  à  Commerson,  le 
rédacteur  en  chef  du  Tintamarre  et  auteur  des 
Pensées  $  un  emballeur. 

Pourquoi  Commerson  ?  «  Parce  que,  dit- il, 
j'avais  appris  que,  soupçonné  d'opposition  au 
coup  d'État,  il  avait  failli  être  compris  dans 
une  liste  de  transportation  pour  Lambessa.  Et  à 
quel  propos  avait-il  été  sur  le  point  d'être  dirigé 
sur  cette  colonie  pénitentiaire  ?  Tout  unique- 
ment parce  que,  dès  le  lendemain  de  la  révolu- 
tion de  décembre,  il  avait  fait  dire  à  son  embal- 
leur :  —  J'aime  encore  mieux  l'air  de  Fualdès 
que  l'ère  des  Césars. 

Donc  Rochefort  avait  jeté  son  dévolu  sur 
Commerson.  L'acte  qu'il  lui  avait  adressé  était: 
Un  Monsieur  bien  mis.  La  réponse  de  l'homme 
fut  prompte  et  courte  :  «  Passez  me  voir  demain 
matin.  »  Rochefort  y  courut.  Commerson  lui  fit 
savoir  qu'il  avait  trouvé  sa  pièce  amusante  et 
bien  faite,  qu'il  y  avait  apporté  quelques  minces 
mais  nécessaires  modifications  et  qu'il  l'avait 
remise    au    directeur  des    Folies    Dramatiques, 


(')('»  HENRI    ROCHEFORT 

qui    avait  demandé  une   huitaine  de  jours  de 
réflexion. 

Ce  n'était  pas  tout  à  fait  la  vérité;  Rochefort 
la  connut  plus  tard,  et  la  raconta  ainsi  :  «  Com- 
merson  avait  eu  quelque  temps  auparavant  un 
vaudeville  refusé  par  le  père  Mouriez,  le  direc- 
teur du  théâtre,  et  s'en  était  vengé  dans  son 
Tintamarre  par  des  nouvelles  à  la  main  et  des 
anecdotes  fâcheuses  pour  F  amour- propre  de  ce 
malheureux  Mouriez,  qui  avait  acheté  les  Folies 
Dramatiques  après  avoir  fait  fortune  dans  la 
passementerie.  Susceptible  comme  tous  les  passe- 
mentiers, il  souffrait  beaucoup  de  ces  pointes 
lancinantes  et  avait  fait  demander  à  mon  colla- 
borateur de  venir  faire  la  paix.  Celui-ci  avait 
remplacé  ses  banderilles  par  un  manuscrit,  et  la 
réception  de  notre  petit  acte  fut  le  prix  de  la 
réconciliation.  Seulement,  comme  le  terrible  Com- 
merson  était  pressé  de  placer  ce  nouvel  enfant, 
bien  qu'il  n'en  fût  pas  le  père,  il  n'avait  même 
pas  pris  le  temps  de  lui  donner  un  coup  de  peigne 
et  l'avait  porté,  sans  même  l'examiner  —  je 
crois  —  encore  enveloppé  dans  ses  langes,  c'est- 
à-dire  son  rouleau  de  papier.  » 

Le  dimanche  suivant,  Le  Tintamarre  annon- 
çait la  réception  de  la  pièce  et  sa  mise  à  l'étude 
prochaine.  Fier  comme  Artaban,  Rochefort  accou- 
rut chez  sa  mère,  la  gazette  à  la  main.  Il  faut 
croire  que  son  enthousiasme  ne  fut  pas  partagé, 
car  il  s'attira  cette  réplique  :    «  Tu  aurais  dû 


LE    VAUDEVILLISTE 


67 


prendre  un  pseudonyme.  Est-ce  qu'on  signe  ces 
bêtises-là  de  son  nom  ?  » 

Rochefort  venait  de  rompre  avec  Giaccomelli 
et  La  Presse  Théâtrale,  et  il  y  avait  déjà  de  longs 
mois  que  le  père  Mouriez  avait  pris  son  vaude- 
ville quand  la  représentation  en  fut  définitive- 
ment annoncée. 

Ce  n'était  pas  méchant,  cela  fit  rire  et,  chose 
plus  intéressante  encore,  rapporta  des  droits  aux 
auteurs.  Il  est  vrai  que  leur  joie  fut  fort  atté- 
nuée quand  ils  eurent  à  se  partager  leur  part  des 
recettes.  Cela  représentait  à  peu  près  cent  vingt- 
trois  francs  pour  chacun  !  C'était  en  1856. 

A  quelques  jours  de  là,  Rochefort  reçut  du 
directeur  du  Vaudeville  une  lettre  où  il  le  priait 
de  passer  dans  son  cabinet  pour  causer  d'une 
grande  affaire.  Et  cette  «  grande  affaire  »  vaut 
d'être  racontée  par  le  jeune  auteur  lui-même  : 

«  A  la  réception  de  ce  billet,  mon  âme  se  dilata. 
J'entrevis  tout  de  suite  un  avenir  émaillé  de 
pièces  en  trois  actes,  avec  décors  et  costumes 
nouveaux.  Mouriez  connaissait  d'ailleurs  mon 
père  depuis  longtemps,  et  c'est  aux  relations  qu'ils 
avaient  eues  ensemble  que  j'attribuai  d'abord  sa 
sympathie  pour  moi.  J'arrivai  chez  lui  tout  pan- 
telant. Il  me  fit  immédiatement  asseoir  et  voici 
ce  qu'il  me  dit  :  —  Je  sais  que  vous  avez  fait 
absolument  tout  seul  la  pièce  que  m'a  remise 
Commerson.  Vous  êtes  donc  capable  d'en  faire 
une  autre  dont  je  vais  vous  donner  le  sujet. 


68  HENRI    ROCHEFQRT 

Nous  y  travaillerons  à  nous  deux,  mais  vous  ne 
révélerez  à  personne  que  j'en  suis  et  vous  tou- 
cherez tous  les  droits. 

»  J'ouvrai  des  yeux  luisants  de  convoitise.  Il 
ajouta  :  —  Voici  comme  je  verrais  la  chose.  Ce 
serait  un  gros  commerçant,  qui  aimerait  beaucoup 
sa  femme,  à  qui  un  imbécile,  un  avocat  ou  un 
médecin,  un  médecin  plutôt,  ferait  la  cour.  Mais 
au  moment  où  il  s'introduirait  dans  la  chambre 
de  la  dame  avec  une  clef  volée,  car  ce  serait 
aussi  un  voleur,  le  mari,  prévenu  par  sa  femme 
elle-même,  apparaîtrait  derrière  la  porte  et  tom- 
berait sur  lui  à  grands  coups  de  bâton.  Vous 
comprenez  :  ce  serait  Le  Barbier  de  Sévïlle 
retourné.  Au  lieu  de  Bartholo,  ce  serait  Alma- 
viva  qui  serait  bafoué.  Je  vois  là- dedans  trois 
bons  actes.  Vous  avez  de  l'esprit,  vous  trouverez 
les  scènes  accessoires.  Mais  ce  que  je  viens  de 
vous  expliquer  serait  le  fond  de  la  pièce. 

»  C'était  pour  cette  charantonnesque  commu- 
nication que  ce  directeur  m'avait  dérangé.  Je 
n'osais  trop  m' aliéner  sa  confiance  en  essayant 
de  lui  démontrer  qu'on  ne  bâtit  pas  une  pièce 
avec  des  coups  de  bâton  donnés  trois  actes  durant 
par  un  mari  à  l'amant  ou  au  poursuivant  de  sa 
femme.  D'autant  que  le  père  Mouriez  était  buté 
à  ce  scénario,  qu'il  couvait  comme  une  vengeance 
et  n'en  aurait  jamais  accepté  un  autre. 

»  Et  il  se  tordait  à  la  perspective  de  la  tête  que 
ferait  le  médecin  en  voyant  surgir,  au  lieu  de  la 


LE    VA1  DEVILLISTE  69 

femme,  l'époux  outragé  qui  se  jetait  sur  lui.  Il 
n'y  avait  rien  à  faire  qu'à  s'en  aller  ;  ce  que  je  fis, 
après  l'avoir  rasséréné  par  ces  mots  :  —  Je 
verrai  !...  je  chercherai  !... 

»  Je  ne  cherchai  rien,  ce  qui  me  dispensa  de 
trouver,  mais  je  me  serais  mis  pour  toujours  à 
dos  ce  potentat  si,  peu  de  temps  après  cette  offre 
de  collaboration,  je  n'avais  appris  qu'il  venait  de 
mourir  d'une  mort  tellement  subite  qu'elle 
éveilla,  paraît- il.  des  soupçons  et  que  des  bruits 
fâcheux  circulèrent. 

»  Mais  ce  qui  établissait  incontestablement 
l'idée  fixe  chez  cet  époux  atteint  du  délire  de  la 
persécution  conjugale,  c'est  que  j'appris  de  divers 
côtés  que  cette  bastonnade  en  trois  actes,  il 
l'avait  proposée  successivement  à  tous  les  auteurs 
de  son  théâtre  et  que  c'était  sur  leur  refus  una- 
nime qu'il  s'était,  en  fin  de  cause,  adressé  à  moi 
comme  au  seul  qui  ne  la  lui  eût  pas  encore  laissée 
pour  compte.   » 

Car  l'honorable  Mouriez  voulait  mettre  au 
théâtre  une  tranche  de  vie  bien  vécue.  C'était, 
à  n'en  pas  douter,  la  sienne  même.  Il  avait 
épousé  en  secondes  noces  une  jeune  tille  fort 
coquette,  dont  il  était  jaloux  et  qu'un  médecin, 
par  surcroît,  soignait...  trop  amoureusement. 

C'est  cinq  années  plus  tard  que  Rocheforl 
•  levait  ressentir  sa  première  grande  émotion 
d'auteur  dramatique.  Entre-temps,  alors  que  sa 
collaboration    au    Charivari    lui    préparait    un 


/Il  HENRI     KOCHEFOUT 

accueil  favorable  auprès  de  directeurs  prudents, 
il  avait  donné  successivement  :  Je  suis  mon  fils, 
vaudeville  en  un  acte  en  collaboration  avec 
Varin,  au  Palais  Royal,  et  Le  Petit  Cousin,  opé- 
rette en  deux  actes,  avec  Charles  Deulin,  pour  le 
livret  et  Gabrielli  pour  la  musique,  aux  Bouffes. 
L'opérette  tomba  à  plat  et  le  vaudeville  eut  un 
aimable  succès. 

Nous  arrivons  alors  aux  Roueries  d'une  ingénue. 
C'était  une  comédie  en  trois  actes  que  Rochefort 
avait  tirée  d'une  nouvelle  de  Louis  Ulbach.  Il 
la  porta  au  Vaudeville.  Le  directeur  du  Vau- 
deville, le  père  Dormeuil,  avait  accueilli  cordiale- 
ment le  jeune  auteur  et  l'avait  laissé  plein  de 
confiance  en  soi.  Mais,  à  une  huitaine  de  là,  une 
lettre  émanant  du  théâtre  devait  lui  retirer 
toutes  ses  illusions;  on  l'informait  que  son 
manuscrit  était  à  sa  disposition. 

Découragé,  le  jeune  homme  prit  le  chemin  du 
Vaudeville.  Il  fut  reçu  par  Dormeuil  qui  avait  eu 
l'amabilité  de  faire  descendre  le  manuscrit  chez 
le  portier,  intermédiaire  habituel  entre  les  direc- 
teurs difficiles  et  les  auteurs  méconnus.  Dormeuil, 
bonhomme,  expliqua  à  Rochefort  les  raisons  qui 
l'avaient  fait  refuser  son  œuvre.  Il  lui  critiquait 
certains  personnages  et  épluchait  diverses  scènes. 
L'autre  n'y  comprenait  rien.  Scènes  et  person- 
nages que  jugeait  le  père  Dormeuil  n'avaient 
jamais  fait  partie  des  Roueries  d'une  ingénue. 
On  s'expliqua.  Le  directeur  avait  confondu  pièce 


LE    VAUDEVILLISTE 


71 


e1  .tuteur.  Et  comme  les  trois  actes  lui  plaisaient, 
il  les  mit  immédiatement  en  répétition. 

La  première  eut  lieu  le  6  août  1861.  La  pièce 
n'eut  qu'un  succès  d'estime,  et  l'accueil  plus  sym- 
pathique que  chaleureux  qu'elle  reçut  donna  à 
réfléchir  à  Rochefort  sur  son  talent  d'auteur 
dramatique.  Cela  devait  lui  faire  écrire  en  rappe- 
lant ce  souvenir  :  «  Ce  four  d'estime  détermina 
ma  vocation.  Je  compris  que  je  n'étais  pas  né 
pour  faire  marier  à  la  scène  V,  M.  Gaston  avec 
Mlle  Léocadie  qu'on  lui  avait  refusée  à  la  scène  II. 
L'ardeur  de  mon  tempérament  exigeait  d'autres 
théâtres  que  le  Vaudeville  ou  le  Palais- Royal.  » 

C'est,  on  le  comprend,  au  théâtre  de  la  poli- 
tique que  Rochefort  fait  allusion.  Mais,  ce  fai- 
sant, il  oublie  que  le  vaudeville  ne  l'avait  pas 
rassasié,  qu'il  avait  un  plaisir  extrême  à  être 
joué  et  qu'au  demeurant  il  y  trouvait  quelque- 
fois son  intérêt. 

En  effet,  cette  année-là,  Charles  Merruau  était 
secrétaire  général  à  la  préfecture  de  la  Seine  et 
par  conséquent  chef  hiérarchique  de  Rochefort. 
Il  ne  pouvait  admettre  que  son  employé  signât 
(1rs  chroniques,  fît  jouer  des  pièces  et  par  sur- 
croît se  battît  en  duel  --  car  la  dernière  affaire 
qu'avait  eue  Je  jeune  homme  était  parvenue 
à  sa  connaissance.  Il  était  clair  comme  le  jour, 
qu'avec  ses  travaux  et  ses  obligations,  l'employé 
de  bureau  ne  devait  guère  avoir  le  loisir  d'accom- 
plir utile  besogne  administrative.   11  le  fit  donc 


/'-:  HENRI    HOCIIEFORT 

appeler  et  après  un  laïus  savant  lui  demanda 
sa  démission.  Mais  au-dessus  du  secrétaire  géné- 
ral, il  y  avait  le  préfet.  Cela  Merruau  le  savait, 
Mais  ce  qu'il  ignorait,  lui  pourtant  si  bien  ren- 
seigné sur  les  faits  et  gestes  de  son  commis,  c'est 
que  le  dit  préfet,  en  la  circonstance  M.  Hauss- 
mann  s'intéressait  grandement  à  l'art  drama- 
tique et  plus  grandement  encore  à  certaine  petite 
actrice. 

Or  la  petite  actrice,  qui  était  blonde  et  se 
nommait  Francine  Cellier,  était  d'un  lever  de 
rideau  que  l'on  répétait  au  Vaudeville  en  même 
temps  que  Les  Roueries  d'une  ingénue,  et  naturel- 
lement Rochefort  était  appelé  à  la  rencontrer 
et  à  lui  parler.  Il  était,  de  plus,  toujours  critique 
dramatique  et  Haussmann  jugeait  superflu  de 
lui  faire  aucune  peine,  même  légère.  Cela  se 
paye  toujours,  pensait-il. 

Il  convoqua  donc  dans  son  cabinet  le  secré- 
taire général  et  son  employé.  Merruau  demanda 
la  révocation  en  exposant  ses  griefs  :  -  -  Il  n'est 
jamais  là!  Ce  qui  fit  dire  à  Haussmann  :  — Alors, 
s'il  n'est  jamais  là,  comment  nous  y  prendrions- 
nous  pour  le  renvoyer  ?  On  renvoie  les  gens  qui 
sont  là,  et  non  ceux  qui  n'y  sont  pas.  Puisque 
vous  ne  voulez  plus  de  lui  dans  les  bureaux,  je 
vais  le  nommer  sous- inspecteur  des  Beaux- Arts. 

Charles  Merruau  ne  put  que  s'incliner.  Le 
lendemain,  Henri  Rochefort  recevait  sa  nomi- 
nation de  sous-inspecteur  des  Beaux-Arts  delà 


LE    VAUDEVILLISTE  7."> 

ville  de  Paris  et  ses  appointements  étaient  portés 
à  deux  mille  quatre  cents  francs. 

Il  faut  ajouter  que,  conscient  des  services  qu'il 
ne  rendait  pas,  Rochefort  adressa,  peu  de  temps 
après,  sa  démission  pure  et  simple  au  préfet... 

Il  allait,  pendant  les  années  qui  suivirent, 
écrire  seize  vaudevilles,  comédies  ou  opérettes 
en  collaboration  tantôt  avec  Adrien  Marx  comme 
Un  Premier  A  vril  qui  se  donna  aux  Bouffes,  tantôt 
avec  Wolff,  Véron,  Gholer,  Blum,  Grange  ou 
Cham.  Avec  Clairville  même,  pour  qui  il  avait  été 
si  peu  aimable  dans  le  Dictionnaire  de  la  Conver- 
sation, il  écrivit  La  Martingale,  un  acte  qui  fut 
joué  aux  Variétés.  Sa  dernière  œuvre  —  il  avait 
mis  du  temps  à  renoncer  à  un  théâtre  médiocre 
—  fut  jouée  au  Vaudeville  en  1866.  C'était  La 
Confession  d'un  enfant  du  siècle. 

Monselet  qui,  dans  un  compte- rendu  au 
Monde  illustré,  avait  écrit  en  parlant  d'un  vau- 
deville que  Rochefort  avait  commis  avec  Pierre 
Véron  qu'il  était  «  d'un  jeune  homme  qui  est  en 
train  de  passer  maître  dans  l'art  difficile  du 
théâtre  »,  s'était  complètement  trompé.  Le  théâtre 
de  Rochefort,  qui  n'avait  aucune  des  qualités 
nécessaires  à  une  œuvre  pour  se  maintenir,  élait 
farci  de  plaisanteries  qui  vieillissaient  du  jour 
au  lendemain.  Il  était  vide  d'observations.  Ses 
personnages,  qui  n'étaient  qu'à  peine  esquissés, 
se  mouvaient  dans  une  intrigue  banale  et  ce 
qu'il  écrivait  naguère  de  Clairville,  dans  \e  Diction- 


7  1  HENRI    ROCHEFORt 

naire  de  la  Conversation,  se  retournait  contre  lui  et 
définissait  ses  productions  :  «  Il  ne  compose  pas 
ses  vaudevilles,  il  les  confectionne  et  ses  œuvres 
sont  d'occasion.   » 

Il  eut  la  clairvoyance  de  s'en  rendre  compte 
en  cessant  complètement,  après  dix  ans,  non 
pas  d'efforts  mais  d'essais,  toute  incursion  dans 
le  domaine  théâtral.  Il  fit  bien.  Il  allait  avoir 
bientôt  un  autre  spectacle  à  donner  au  public. 

La  Lanterne  était  prête  à  s'éclairer. 


LE    CHRONIQUEUR 


Villcmessant,  directeur  du  Figaro.  —  Entrée  de  Roche- 
fort  au  Figaro.  —  Deux  duels.  —  Ses  chroniques.  — 
Sanctions  contre  la  presse.  —  Polydorc  Millaud, 
directeur  du  Soleil.  —  Rochefort  collabore  au  Soleil. 

—  Renan  et  les  Apolres.  —  Les  Français  de  la  Déca- 
dence. —  Thimothée  Trim.  —  Rochefort  et  de  Morny. 

—  Retour  au  Figaro.  —  Polémique.  —  La  Grande 
Bohême.  —  Prévost-Paradol.  —  Comment  travaille 
Rochefort.  —  Une  histoire  qui  aurait  pu  mal  tourner. 

—  Les  dîners  chez  Chavelte.  —  Rochefort  refuse  de 
se  battre. 


[ans  l'ombre,  et  hors  de  lui,  se  prépare 
maintenant  pour  Rochefort  la  période 
du  grand  journalisme.  Sa  collaboration 
au  Nain  Jaune  où  il  «  fit  »  le  salon  de  1863,  ses 
chroniques  où  abondaient  l'esprit  et  la  malice  — 
car  si  ses  premiers  articles  nu  Nain  Jaune, 
comme  au  Mousquetaire  et  à  La  Presse  Théâtrale 
étaient  filandreux  à  force  d'application,  il  avait 
vite  retrouvé  sa  plume  alerte  et  primesautière  — 
sa  connaissance  des  choses  du  théâtre  et  son  très 


7(i  HENRI     ROCHEFORT 

sûr  jugement   sur  tout  ce  qui  touchait  à  L'Art 
développèrent  et  élevèrent  sa  réputation  de  jour- 
naliste,   non  seulement  auprès    de  ses  lecteurs 
mais  de  ses  confrères  et  des  directeurs  de  jour- 
naux à  l'affût  d'écrivains  de  qualité. 

Il  gravissait  lentement  le  chemin  de  la  gloire. 

Le  sort  du  Figaro  était  alors  entre  les  mains 
de  Villemessant. 

C'était  un  drôle  d'homme  que  celui-là.  Sa 
grand'mère,  Mme  de  Saint-Loup,  qui  l'avait  élevé, 
n'avait  oublié  qu'une  chose  concernant  son  édu- 
cation, racontait  Commerson  :  «  c'était  de  l'en- 
voyer à  l'école  ».  Et  il  ajoutait  :  «  Il  a  fait  si  peu 
ses  classes  que  ce  n'est  pas  la  peine  d'en  parler.  » 

Rien  n'autorise  du  reste  à  croire  Commerson 
à  la  lettre  bien  que  Rochefort  ajoutât  à  son 
tour  à  cette  biographie  expéditive  que  «  Ville- 
messant n'écrivait  pas  dans  son  journal  pour  ce 
motif  péremptoire  qu'il  ne  savait  pas  écrire.  » 

En  1839,  Villemessant  débarquait  à  Paris  et, 
quelques  mois  après,  fondait  La  Sylphide,  un 
recueil  de  modes  aristocratiques.  En  1848,  il 
créait  Le  Lampion.  Puis  succédèrent  La  Bouche 
de  fer,  qui  n'eut  qu'un  numéro,  et  La  Chronique 
de  Paris,  qui  dura  six  semaines  et  précéda 
V  - 1  ctualité. 

Donc,  Villemessant  avait  fondé  Le  Figaro. 
C'était  en  1854. 

\y;inl    de   l'argent,    il   prétendait  rassembler 
autour  de   son   drapeau   des   talents  jeunes   et 


LE    CHRONIQUEUR  // 

judicieusement  renouvelés.  Il  voulait  de  vrais 
journalistes  et  il  savait  les  trouver.  Mais  c'était 
pour  en  exprimer  toute  la  sève  et  toutes  les 
forces  et  les  abandonner  ensuite.  Edmond  About, 
Jules  Noriac,  Auguste  Villemot  avaient  été  de 
ceux-là. 

Il  jugea  Rochefort  digne  de  chroniquer  après 
eux  et  il  le  lui  fit  savoir.  Il  lui  offrit  cinq  cents 
francs  par  mois  pour  un  «  courrier  de  Paris  »  par 
s. m  naine.  Le  journaliste,  qui  moins  d'un  an  aupa- 
ravant touchait  en  moyenne  dix  francs  par 
article  au  Charivari,  fut  ébloui.  Il  ne  pouvait  pas 
refuser  un  tel  contrat.  Aussi  bien,  malgré  ses 
scrupules,  signa- t-il  avec  Villemessant.  C'était 
pour  lui  la  fortune.  Villemessant  lui  traçait  sa 
ligne  de  conduite  :  —  Marchez  !  ne  craignez  pas 
de  vous  laisser  aller  à  vos  caprices  de  plume. 
Blaguez  tout  le  monde,  et  faites  rire  tout  le 
monde  aussi. 

La  recommandation  était  superflue.  Il  n'était 
plus  besoin  à  cette  heure  d'encourager  Rochefort 
à  critiquer  son  prochain. 

Or,  un  jour  qu'il  avait  pris  à  partie  la  reine 
d'Espagne,  un  jeune  Cubain,  M.  de  Aldatna,  donl 
Ifs  parents  s'étaient  ralliés  àla  cause  espagnol»',  se 
déclara  le  chevalier  vengeur  de  la  reine  outrager. 
11  envoya  ses  témoins  au  chroniqueur  du  Figaro. 
-  M.  de  Aldama  est-il  parent  ou  allié  de  la 
peine   d'Espagne?   leur  demanda    Rochefort. 

—  Aucunement. 


78  HENRI    ROCHEFORT 

—  De  quel  droit  alors  ce  Cubain,  dont  l'Espa- 
gne asservit  la  patrie,  se  fait-il  le  défenseur  de 
la  souveraine  qui  maintient  sous  le  joug  le  plus 
odieux  son  pays  ?  Si  votre  client  n'a  aucune 
raison  valable  de  relever  les  attaques  dirigées 
contre  une  personne  qui  lui  est  absolument 
étrangère,  j'ai  le  devoir  de  considérer  son  atti- 
tude comme  une  provocation  et  je  donnerai,  moi 
provoqué,  à  cette  affaire  telle  suite  qu'il  me  con- 
viendra. Et  Rochefort  exigea  que  son  adversaire 
lui  fît  des  excuses,  faute  de  quoi  il  demanderait 
une  rencontre  au  pistolet. 

—  J'ai  le  choix  des  armes,  insista- 1- il.  Je  veux 
bien  que  mon  adversaire  désigne  le  pistolet  ou 
l'épée,  mais  je  prendrai  immédiatement  et  par 
contradiction,  l'arme  dont  il  n'aura  pas  voulu. 

M.  de  Aldama  ayant  opté  pour  l'épée,  Roche- 
fort  exigea  le  pistolet.  On  alla  se  battre  au  Vési- 
net.  A  la  vérité,  il  n'y  eut  aucun  dommage  de 
part  ni  d'autre. 

A  quelque  temps  de  là,  il  eut  un  autre  duel. 
L' «  ennemi  »  cette  fois  était  le  prince  Achille 
Murât.  L'affaire  et  la  genèse  de  l'affaire  elle- 
même  eurent  un  certain  retentissement  : 
Mlle  Cora  Pearl,  demi-mondaine  cotée  et  réputée, 
était  en  procès  avec  un  maquignon  qui  lui  avait 
cédé  des  chevaux  et  qui  avait  l'outrecuidance 
d'en  exiger  le  paiement.  Le  protecteur  de  la 
dame  était  officier  dans  un  régiment  de  cavalerie 
en  garnison  à  Sedan  ;  l'officier  n'était  autre  que 


LE    CHRONIQUEUR  7'.> 

le  prince  Achille,  et  le  prince  Achille,  galant,  avait 
envoyé  au  tribunal  une  déposition  écrite  très  en 
faveur  de  la  belle.  Rochefort,  dans  un  article 
du  Figaro,  apprécia  assez  rudement  cette  dépo- 
sition. 

Il  compara  même  son  auteur  au  bouillant 
héros  de  La  Belle  Hélène  que  Meilhac  et  Halévy 
faisaient  alors  représenter  sur  la  scène  des  Varié- 
tés. Le  ton  de  la  critique  était  suffisant  pour  que 
le  polémiste  reçût,  à  quelques  jours  de  là,  les 
témoins  du  prince  Murât.  Il  y  eut  rencontre  à 
l'épée  dans  le  manège  de  Saint- Germain.  Roche- 
fort  y  gagna  un  coup  de  pointe  au  côté.  Il  y 
gagna  aussi  un  peu  plus  de  notoriété,  à  laquelle 
n'était  pas  étrangère  la  qualité  des  combattants 
et  de  leurs  témoins  —  Jérôme  Patterson,  fils  de 
Jérôme  Bonaparte  et  de  l'Américaine  Mlle  Pat- 
terson, étant  de  ces  derniers. 

Mais  les  duels  qu'il  avait  eus,  ceux  qu'il  allait 
avoir  n'engendraient  point  sa  renommée.  Ils 
en  étaient  seulement  le  corollaire.  La  verve  de 
Rochefort,  sa  profonde  causticité,  son  rire  qui 
éclate  et  résonne  et  qui,  à  quelques  années  de  là, 
dans  La  Lanterne,  fera  naître  à  son  tour  un  autre 
rire  fougueux,  puissant  et  multiple  — ■  le  rire  des 
foules  —  en  font  jour  par  jour  un  chroniqueur 
de  premier  ordre. 

Mieux  l'iifiuv.  Ces  mots  qui  ironisent,  ces  traits 
satiriques  qui  sont  lancés  à  la  manière  des  jave- 
lots antiques  perçant  les  boucliers  et  se  rompant 


80  HENRI    ROCHEFORT 

sans  pouvoir  être  retournés  contre  ceux  qui  les 
avaient  jetés,  ces  bombes  dirigées  contre  ceux 
qui  veulent  usurper  des  qualités  qui  leur  man- 
quent, des  titres  auxquels  ils  n'ont  pas  droit  et 
des  succès  de  mauvais  aloi,  et  qui  éclatent, 
détonnent  et  étonnent  sont  maintenant  l'arme 
d'un  polémiste. 

C'est  aussi  l'heure  des  persécutions  administra- 
tives qui  commence.  Au  fur  et  à  mesure  que  vont 
s'affirmer  les  faveurs  de  l'opinion,  le  ministre, 
le  préfet  enverront  blâmes,  avertissements,  mena- 
ces au  directeur  du  Figaro.  Villemessant,  qui  a 
permis  à  Rochefort  de  se  mettre  en  vedette, 
voit  Rochefort  lui  attirer  les  foudres  gouverne- 
mentales. Il  en  ressent  ennui  et  fierté.  Ennui, 
parce  que  Le  Figaro  n'est  pas  un  journal  poli- 
tique; il  n'a  pas  versé  de  cautionnement  et  ne 
doit  faire  que  de  la  chronique  mondaine.  Fierté, 
parce  qu'il  a  su  s'attacher  un  homme  de  valeur 
et  qui,  plus  est,  fait  monter  son  tirage. 

Rochefort,  un  jour,  est  prié  impérativement, 
sur  un  ordre  de  la  préfecture  de  ne  point  se 
mêler  de  politique.  Il  donne,  le  lendemain  - 
c'est  le  15  octobre  1865  —  un  article  sous  ce  titre  : 
«  Je  fuis  la  politique  ».  C'est  pour  faire  amende 
honorable.  Mais  avec  quelle  ironie  !  «  Je  me  hâte 
de  changer  de  conversation  pour  rentrer  dans 
le  oiron  des  faits  divers  ;  car  vous  ne  vous  dou- 
tez guère  qu'on  m'a  accusé  la  semaine  passée  de 
friser  quelquefois  la  politique.  Cette  frisure  m'a 


LE    CHRONIQUEUR  s  I 

beaucoup  surpris.  Jusqu'ici,  j'avais  pensé  avec 
Montesquieu  que  la  politique  reposait  sur  la 
discussion  des  affaires  publiques  d'un  pays. 
Il  paraît  que  c'est  tout  autre  chose,  et  que  Mon- 
tesquieu a  abusé  de  mon  innocence.  J'ai  toujours 
eu  l'idée  qu'il  fallait  me  méfier  de  cet  homme-là. 
Maintenant,  en  quoi  consiste- 1- elle,  cette 
politique  qu'on  me  reproche  de  friser  ?  Si  je  ne 
peux  pas  dire,  sans  saper  la  société  par  sa  base, 
que  le  pape  a  excommunié  les  francs- maçons, 
je  sape  également  la  société  en  racontant  que  j'ai 
vu  avant-hier  un  omnibus  dont  le  cheval  s'était 
abattu  ;  c'est  faire  non  seulement  de  la  politique 
mais  peut-être  de  l'opposition.  Car  personne 
n'ignore  que  la  Compagnie  des  Omnibus  est  com- 
posée d'actionnaires  très  haut  placés,  et,  insinuer 
que  ses  chevaux  manquent  de  solidité  dans  le 
jarret,  c'est  tout  simplement  porter  contre  le 
Conseil  de  surveillance  une  acousation  d'incurie 
qui  atteint  plusieurs    de  nos  hommes  d'État.  » 

Sa  bête  noire  était  le  ministre  influent  de 
Napoléon,  M.  de  Morny.  Il  ne  perdait  aucune 
occasion  de  lui  envoyer  quelque  flèche  acérée. 

Morny,  que  piquait  la  tarentule  littéraire, 
avait  fait  représenter  sur  une  scène  mondaine  un 
proverbe  •  ■!)  un  acte.  Pour  le  théâtre,  l<>  ministre 
avait  un  pseudonyme.  Il  signait  M.  de  Saint- 
Rémy.  Les  comptes  rendus  de  la  représentation 
a \; lient  été  des  plus  élogieux.  Albéric  Second, 
courtisan  flatteur,    avail    écrit   dans   son   feuil- 


82  HENRI    ROCHEFORT 

leton  :  «  Ah  !  qu'il  est  heureux  pour  nous, 
pauvres  écrivains,  que  l'auteur  de  ce  délicieux 
petit  acte  ait  la  majeure  partie  de  son  temps 
absorbée  par  des  préoccupations  de  haute  poli- 
tique !  Que  deviendrions- nous  s'il  avait  assez 
de  loisir  pour  se  consacrer  entièrement  aux 
choses   du    théâtre  ?  » 

L'occasion  était  trop  tentante  de  ne  point 
relever  ces  lignes  en  glissant  une  petite  apprécia- 
tion bien  sentie,  au  cours  de  la  prochaine  chro- 
nique. De  sa  meilleure  plume,  Rochefort  répliqua: 
«  Ah  !  qu'il  est  heureux  pour  l'auteur  que,  ayant 
participé  à  un  fructueux  coup  d'État,  il  n'ait 
pas  besoin  de  sa  plume  pour  vivre.  Si  un  de  nous 
osait  porter  à  un  directeur  une  ineptie  de  ce 
calibre,  il  le  ferait  immédiatement  saisir  et  préci- 
piter dans  la  fosse  aux  ouvreuses,  avec  ordre 
à  celles-ci  de  l'exterminer  à  coups  de  petits 
bancs.    » 

Villemessant,  sans  la  voir,  laissa  passer  cette 
réflexion.  Le  matin  même,  il  était  convoqué 
chez  le  ministre.  Il  dut  être  reçu  de  fraîche  façon, 
si  l'on  en  juge  par  la  sortie  violente  qu'il  fit  au 
polémiste  quand  celui-ci  arriva  aux  bureaux  du 
journal  :  —  Vous  nous  avez  tués  ;  de  Morny 
est  exaspéré.  Deux  ou  trois  fois  il  s'est  opposé 
à  la  suppression  du  journal.  Maintenant  c'est 
fini;  à  la  première  affaire,  nous  disparaissons.  » 

Le  Figaro  était  un  organe  conservateur,  Ville- 
messant était  vu  d'un  bon  œil  par  le  gouverne- 


LE    CHRONIQUEUR  83 

ment,  Mais  la  disgrâce  pouvait  tomber  chaque 
jour  sur  cet  homme  tampon  entre  son  rédacteur 
et  ses  victimes.  Aussi  déplorait-il  se  trouver  dans 
de  pareilles  situations.  Comme  il  fallait  que  les 
lecteurs  du  Figaro  fissent  honneur  à  la  signature 
du  trouble- fête  pour  lui  permettre  de  se  main- 
tenir si  solidement  à  son  poste  !  C'était  l'enfant 
gâté  qui  peut  tout  dire. 

A  quelques  jours  de  là,  Victor  Hugo,  pour  qui 
le  journaliste  ressentait  une  admiration  pro- 
fonde, ayant  fait  paraître  ses  Chansons  des  rues 
et  des  bois,  il  ne  put  résister  à  la  tentation  de 
prendre  la  défense  du  proscrit.  C'était  dangereux, 
car  c'était  vouloir  attirer  sur  sa  tête  les  foudres 
impériales. 

Il  fallut  que,  bon  gré  mal  gré,  Villemessant 
publiât  la  chose.  Rochefort  s'exprimait  ainsi  : 
«  Ce  que  je  remarque  en  outre,  c'est  que  des 
écrivains  qui  ont  consacré  aux  glorieux  vaude- 
villes de  M.  de  Saint- Rémy  des  articles  à  triple 
colonne,  font  volontiers  les  difficiles  devant  des 
vers  de  cette  trempe  -  -  c'étaient  ceux  publiés 
sous  le  litre  Chansons  des  rues  et  des  bois  —  et 
qu'ils  perdent  rarement  l'occasion  de  s'écrier 
avec  une  indépendance  que  j'étais  loin  do  leur 
soupçonner  : 

«  Parce  que  Victor  Hugo  est  hors  de  France, 
»  il  ne  faut  pas  qu'il  s'imagine  que  je  n'oserai 
»  pas  y  toucher.  » 

l'arce  qu'un  homme  est  hors  de  Franco,  ée 


SJ 


IIEMtl    ROCIIEFORT 


n'est  pas  évidemment  une  raison  pour  que  ses 
vers  soient  trouvés  bons  ;  mais  ce  n'en  est  pas 
une  non  plus  pour  qu'ils  soient  trouvés  mauvais. 
Je  tiens  à  constater  que  je  ne  suis  pas  du  sarment 
dont  on  fait  les  fanatiques.  J'ai  beaucoup  à  tra- 
vailler et  je  ne  pouvais  guère  être  fanatique  que 
de  dix  heures  à  midi,  ce  qui  est  insuffisant,  un 
vrai  fanatique  devant  l'être  depuis  le  matin 
jusqu'au  soir.  A  mon  avis,  Victor  Hugo  est  notre 
poète  par  excellence,  et  Les  Chansons  des  rues  et 
des  bois  sont  pleines  de  choses  merveilleuses  ;  mais 
si  je  le  déclare  ici,  c'est  beaucoup  moins  pour  lui 
que  pour  moi.  Je  ne  doute  pas  que,  avant  vingt 
ans,  Victor  Hugo,  comme  Corneille  et  Racine,  ne 
soit  mis  par  les  proviseurs  eux-mêmes  dans  les 
mains  des  enfants,  attendu  que  cet  homme  a 
écrit  les  plus  beaux  vers  dont  puisse  s'honorer 
la  langue  française.  Or,  en  essayant  de  l'abattre 
aujourd'hui,  je  risquerais  de  passer  plus  tard  pour 
un  imbécile.  C'est  ce  que  je  veux  éviter  à  tout 
prix.  » 

Ce  que  Rochefort,  par  contre,  ne  cherchait  pas 
à  éviter  «  à  tout  prix  »  c'étaient  les  observations 
du  pouvoir.  Le  régime  de  la  presse  était  des  plus 
sévères.  La  moindre  incartade,  la  moindre  liberté 
de  langage  étaient  relevées. 

Au  commencement  de  cette  année  1865,  un 
journal  de  province,  U  Indépendant  de  la  Charente- 
Inférieure  est  frappé  pour  s'être  permis  de  douter 
du  succès  de  l'expédition  du  Mexique.  Le  Monde 


LE    CHRONIQUEUR  S.) 

du  25  mars,  qui  en  rendant  compte  d'un  entre- 
tien entre  le  Saint- Père  et  l'ambassadeur  de 
France  «  n'a  eu  pour  but  que  de  jeter  le  trouble 
dans  les  esprits  »,  est  puni  d'un  avertissement. 
La  Gazette  de  France  reçoit  un  avertissement 
parce  qu'elle  «  s'est  permis  de  faire  suivre 
d'observations  l'avertissement  reçu  la  veille.  » 
Et,  quand  un  journal  passe  outre,  les  mesures 
que  l'on  prend  contre  lui  se  résument  en  un 
mot  :  suppression.  Aussi  les  lecteurs  du  Figaro 
savaient- ils  gré  à  Rochefort  d'accomplir  ce  tour 
de  force  d'écrire  dans  un  journal  non  politique 
des  articles  qui  la  côtoyaient  tellement. 

Cependant  le  traité  qui  liait  à  Villemessant  son 
collaborateur  allait  expirer.  Le  directeur  du 
Figaro,  malgré  les  craintes  où  le  plongeait  à 
chaque  instant  la  satire  de  Rochefort,  songeait 
à  passer  avec  lui  un  nouveau  bail  aux  conditions 
précédentes. 

Il  allait  en  être  tout  autrement. 

Polydore  Millaud,  qui  dirigeait  le  Soleil,  jour- 
nal non  politique  et  concurrent  du  Figaro,  avait 
appris  que  Rochefort  serait  libre  bientôt  de  tout 
engagement  et  avait  organisé  un  agréable  guet- 
apens.  Il  avait  fait  en  sorte  que  le  jeune  écrivain 
se  trouvât  à  dîner  avec  Ernest  Blum  et  Eugène 
Chavette,  l'auteur  du  Procès  Pictompin.  Ce  der- 
nier avait  reçu  de  Millaud  toutes  instructions 
utiles  pour  la  réalisation  de  son  idée  qui  était 
d'amener  Rochefort  à  signer  avec  Le  Soleil. 


86  Ml!  Mil     KOCIIEFORT 

L'intermédiaire  fit  donc  négligemment  ses  pro- 
positions à  l'heureuse  victime.  Rochefort  donne- 
rait ses  articles  au  journal  de  Millaud.  Il  touche- 
rait quinze  cents  francs  par  mois,  plus  une  prime 
de  trois  mille  francs  qui  lui  serait  versée  avant 
tout  article  à  la  signature  du  contrat. 

L'offre  était  tout  à  fait  alléchante.  Le  moyen 
de  résister  à  de  telles  propositions  ?  Le  journa- 
liste n'en  trouva  pas.  Il  se  laissa  faire  violence 
avec  facilité.  C'était  une  amélioration  sensible 
à  son  sort.  Avec  vingt- cinq  louis  mensuels, 
il  pouvait  vivre  ;  avec  quinze  cents  francs, 
c'était  une  aimable  aisance  ;  la  prime  immé- 
diate était  une  trouvaille.  Il  «  lâcha  »  Villemes- 
sant.  L'autre  ne  lui  en  tint  pas  rigueur.  Il  était 
vexé,  certes,  qu'à  coups  de  billets  de  banque  on 
lui  arrachât  sa  vedette.  Mais  il  savait  ce  que 
c'était  que  vivre  et  il  supputait  au  surplus 
que  l'infériorité  manifeste  du  Soleil  vis-à-vis 
Le  Figaro  lui  permettrait,  un  jour  à  venir,  de 
«  causer  »  avec  le  transfuge  :  —  Je  comprends 
que  vous  n'ayez  pas  résisté  à  ce  pactole  ;  mais 
ici,  vous  avez  un  public  qui  vous  aime  et  qui 
augmente  tous  les  jours.  Chez  Millaud,  vous 
n'en  aurez  pas.  Le  Soleil  est  un  mauvais  titre 
et  le  journal  ne  répond  à  aucun  besoin. 

Ce  n'était  pas  le  premier  de  ses  rédacteurs  que 
Millaud  prenait  ainsi  à  Villemessant.  Déjà  il 
avait  su  attirer  dans  ses  filets,  ou  plutôt  dans  ses 
colonnes,  Edmond  About,  Monselet,  Villemot  et 


LE    CHRONIQUEUR  s/ 

Jules  Noriac.  Roche  fort  manquait  à  sa  collection. 
Il  y  mettait  le  prix  pour  P  avoir.  Faut-il  rappeler, 
en  passant,  que  les  confrères  moins  favorisés 
appelaient  les  hommes  si  bien  payés  du  Soleil, 
les  «  Millaudnaires  »  ? 

Cependant,  avec  Rochefort,  le  calme  relatif 
qui  régnait  jusque-là  au  Soleil  s'évanouit  rapi- 
dement. Il  avait  été  formellement  entendu  que 
le  chroniqueur  aurait  sa  liberté  d'action  et  son 
franc  parler.  Ce  sont  là  des  vertus  qu'il  aimait  à 
pratiquer.  Aussi  n'eut-il  garde  d'y  manquer.  Le 
résultat  d'une  telle  collaboration  fut  pour  Le 
Soleil  saisies  sur  saisies.  Et  Lefranc,  un  confrère 
du  polémiste  à  cette  feuille,  avait  créé  un  mot 
passé  à  l'état  de  proverbe  dans  toute  la  rédac- 
tion :  «  Qui  veut  du  Rochefort,  veut  de  la  saisie.  » 

Comme  au  Figaro,  il  s'empare  des  moindres 
faits  de  l'actualité,  surtout  si  ces  faits  ne  sont  pas 
prisés  de  la  cour  impériale.  C'est  l'enfant  terrible 
de  plus  en  plus.  On  annonce  que  Renan  va  faire 
paraître  ses  Apôtres  après  l'accueil  froid  que  la 
cour  et  le  monde  religieux  ont  réservé  à  sa  Vie  de 
Jésus.  L'occasion  est  trop  belle  pour  n'en  point 
profiter,  et  le  journaliste  du  Soleil  commence  en 
ces  termes  son  article  :  «  Les  Apôtres  de  M.  Renan 
vont  paraître.  C'est  vous  dire  que  les  gens  qui 
aiment  la  tranquillité  font  leurs  malles  pour  Ver- 
sailles. On  n'a  pas  oublié  le  tumulte  produit  par 
sa  Vie  de  Jésus.  Pendanl  trois  mois,  il  a  neigé 
des  réfutations.   On  en  a  compté  jusqu'à  douze 


88  HENRI    ROCIIEFORT 

cent  quatre-vingt-seize.  Je  dis  compté,  car  je  ne 
crois  pas  qu'on  en  ait  lu  une  seule.  L'évêque  de 
Marseille  avait  décidé  qu'en  expiation  de  ce 
volume,  qui  s'est  d'ailleurs  admirablement  vendu, 
tous  les  vendredis  les  cloches  de  la  cathédrale 
sonneraient  le  tocsin  de  une  heure  à  trois. 

»  Malheureusement,  cette  mesure  anti- conta- 
gieuse n'a  pu  s'exécuter  longtemps,  parce  que 
les  habitants  illettrés  croyaient  constamment 
qu'il  s'agissait  d'un  incendie  et  qu'au  lieu  de 
prier  pour  le  réprouvé,  ils  se  mettaient  à  courir 
dans  les  rues  munis  de  seaux  pleins  d'eau  et  en 
criant  :  «  Au  feu  !  »  ce  qui  jetait  dans  les  affaires 
publiques  une  perturbation  facile  à  concevoir. 

»  Chaque  fois  que  l'auteur  de  La  Vie  de  Jésus 
attrapait  un  enrouement  pour  être  resté  entre 
deux  airs,  ou  se  brûlait  la  langue  en  buvant  du 
thé  trop  chaud,  vingt- cinq  journaux  mention- 
naient l'événement,  en  ajoutant  que  c'était  un 
effet  de  la  colère  céleste.  Jamais  le  doigt  de  la 
Providence  n'avait  eu  autant  d'occupation.  » 

Entre- temps,  sous  le  titre  :  Les  Français  de  la 
décadence,  Rochefort  publia  ses  articles  pains 
précédemment  dans  Le  Figaro.  Trois  lignes  en 
tête  du  volume  valent  toute  une  chronique  : 
«  Je  dédie  ce  livre  à  la  Commission  du  colpor- 
tage qui,  en  refusant  si  souvent  l'estampille  à 
mes  articles,  a  fait  plus  que  moi  pour  leur 
succès.  » 

4  la  fin  de  la  même  année,  Rochefort,  qui  avait 


LE    CHRONIQUEUR  89 

écrit  un  article  où  rentraient  quelques  lignes 
inutiles  sur  Jeanne- d'Arc,  s'attira  une  verte 
réplique  dans  Le  Pays.  Paul  de  Gassagnac  en 
était  l'auteur.  On  échangea  des  témoins.  C'étaient 
pour  l'homme  du  Soleil,  deux  officiers  d'infan- 
terie ;  pour  le  rédacteur  du  Pays,  un  officier  de 
marine  et  Denfert-Rochereau,  parent  du  sauveur 
de  Belfort. 

Rochefort,  qui  avait  le  choix  des  armes, 
demanda  le  pistolet  de  tir  rayé  et  les  adversaires 
à  dix  pas.  Ces  conditions  étaient  inacceptables 
en  France;  aussi  les  témoins,  d'un  accord  una- 
nime, décidèrent-ils  que  la  rencontre  aurait  lieu 
en  Belgique.  Mais  le  matin  même  où  ils  devaient 
partir,  les  deux  officiers  qui  avaient  demandé 
à  leur  colonel  l'autorisation  de  franchir  la  fron- 
tière se  la  virent  refuser. 

Il  fallut  donc,  au  dernier  moment,  trouver 
deux  nouveaux  témoins.  Bochet,  qui  était  un 
ami  de  Victor  Hugo,  et  Fouquier,  qui  collabora 
au  XIXe  Siècle,   offrirent  leurs  services. 

On  partit.  Mais  en  Belgique,  les  gendarmes 
veillaient,  et  le  groupe,  sans  pouvoir  s'en  expli- 
quer au  juste  1rs  motifs,  fut  invité  à  repasser  la 
frontière.  Devant  ces  contre- temps  successifs,  on 
résolut  de  revenir  aux  portes  de  Paris. 

De  même  que  les  conditions  du  duel  avaient 
t'lt;  acceptées  sévères  parce  que  l'on  croyait  se 
battre  sur  un  sol  où  la  'justice  n'interviendrait 
pas,  d»1  même  fut-on  plus  arrangeant  lorsque  la 


90  III.  Mil    HOCI1EFORT 

rencontre  en  France  était  une  condition  absolue. 
On  décida  donc  que  quatre  balles  seraient  échan- 
gées et  que  l'affaire  se  réglerait  dans  la  plaine 
Saint- Denis. 

C'était  le  1er  janvier  1867  que  les  adversaires 
étaient  mis  face  à  face.  Il  faisait  un  froid  très  vif, 
la  neige  tombait  à  gros  flocons.  Dans  le  tirage  des 
positions  respectives,  la  chance  ne  favorisa  pas 
Henri  Rochefort.  Il  fut  placé  de  telle  sorte  que 
la  neige  en  tombant  lui  arrivait  en  plein  dans  les 
yeux.  Il  fit  feu  et  manqua  son  adversaire  qui,  lui. 
visa  à  son  tour  et  le  blessa  d'une  balle  au  côté. 

Paul  de  Cassagnac  s' étant  alors  avancé  pour 
offrir  la  main  à  Henri  Rochefort,  celui-ci  répondit 
simplement  : 

«  Je  ne  vous  connaissais  pas  avant,  Monsieur, 
ce  n'est  pas  pour  vous  connaître  après.  » 

Le  côté  piquant  de  l'aventure  est  que  Granier 
de  Cassagnac,  alors  député  du  Gers,  et  père  du 
duelliste,  qui  avait  été  informé  de  la  dangereuse 
aventure  où  s'était  engagé  son  fils,  avait  obtenu 
du  préfet  que  les  adversaires  fussent  dans  l'impos- 
sibilité de  se  battre.  Son  pouvoir  occulte  s'était 
d'abord  manifesté  en  faisant  empêcher  les  pre- 
miers témoins  d'aider  à  la  réalisation  du  combat  ; 
puis  ensuite,  les  voyageurs  étant  signalés,  en  les 
faisant  expulser  par  des  gendarmes  belges.  Et 
c'est  Rochefort  qui  trouva  quelques  années  plus 
tard  la  preuve  de  la  trahison  du  père  de  son 
adversaire  —  bien  légitime  trahison  —  dans  les 


T.E    CHRONIQUEUR  '-H 

papiers  de  la  préfecture  de  police  lorsqu' après 
le  4  septembre  il  avait  fait  partie  du  gouverne- 
ment. 

Rochefort,  pourtant,  n'avait  pas  affaire  qu'à 
des  gens  avec  lesquels  il  se  rencontrait  sur  le 
terrain.  Léon  Rossignol  qui  avait  écrit,  avec 
quelque  exagération  peut-être,  «  Je  ne  connais 
pas  d'ennemis  à  Rochefort  »,  avait  ajouté  :  «  Je 
lui  connais  bien  des  amis  dévoués  :  c'est  ce  que 
nous  appelons,  nous  autres  du  Petit  Journal,  une 
bonne  nature.  »  Ainsi  se  lia-t-il,  étant  au  Soleil, 
de  bonne  amitié  avec  un  journaliste  notoire, 
Timothée  Trim  qui  se  nommait  aussi  Léo 
Lespès  et  était  rédacteur  en  chef  du  Petit  Journal. 
Olivier  Pain,  qui  fut  plus  tard  le  compagnon 
de  captivité  de  Rochefort,  narre  ainsi  cette  ren- 
contre :  «  La  société  financière  à  laquelle  apparte- 
nait le  journal  Le  Soleil  avait  également  alors  la 
propriété  du  Petit  Journal.  La  cariatide  princi- 
pale de  ce  second  organe  était  Timothée  Trim. 

Le  désordre  administratif  au  siège  de  la  société 
directrice  était  incomparable,  paraît- il.  Les  avan- 
ces pécuniaires  aux  rédacteurs  s'opéraient  sur 
une  échelle  phénoménale.  Un  collaborateur  de 
ces  journaux  avait-il  besoin  d'argent,  aussitôt  il 
apportait  un  bon  signé  de  lui,  au  guichet  de  la 
caisse,  et  sans  contrôle,  sur  le  simple  vu  du  billet, 
les  rouleaux  d'or  s'alignaient  sur  la  tablette  et 
passaient  dans  le  goussel  du  littérateur  émer- 
veillé. 


92 


HMMII     lUK'.IFEFORT 


Les  caissiers  et  les  employés  qui  se  succé- 
daient avaient  un  tel  souci  du  rangement  des 
bons  et  de  l'enregistrement  des  sommes  versées 
que,  si  leur  conscience  et  leur  honnêteté  n'eussent 
point  été  là  pour  un  coup,  les  rédacteurs 
eussent  pu  émarger  du  triple  et  du  quadruple  des 
appointements  qui  leur  étaient  respectivement 
affectés. 

Une  après-midi  que  Henri  Rochefort  apportait 
au  guichet  fameux  un  reçu  de  cinq  cents  francs  à 
valoir  sur  ses  quinze  cents  francs  mensuels  et  en 
échange  duquel  il  se  disposait  à  mettre  en  poche 
les  vingt- cinq  louis,  Léo  Lespès  se  présenta, 
«  guidé,  dit- il,  par  le  même  motif  ».  C'était  un 
joyeux  et  franc  compagnon  que  Timothée  Trim! 
Une  fantaisie  étourdissante,  une  bonne  humeur 
endiablée,  un  esprit  merveilleux  et  étincelant  ! 
D'amicales  relations  s'établirent  entre  le  rédac- 
teur en  vogue  du  Soleil  et  le  rédacteur  à  la  mode 
du  Petit  Journal. 

Mais  quand  le  polémiste  ne  pouvait  souffrir 
quelqu'un,  il  n'y  avait  aucune  pression,  aucun 
raisonnement  qui  pût  le  faire  revenir  de  son 
antipathie,  surtout  s'il  s'agissait  d'un  homme 
politique  ! 

Cela  se  passait  à  la  première  représentation 
de  La  Belle  Hélène.  Rochefort,  qui  pour  n'être 
plus  au  Figaro  n'en  conservait  pas  moins  des 
relations  confraternelles  et  aimables  avec  Ville- 
messant,  se  trouvait  dans  la  loge  de  son  ancien 


LE    CHRONIQUEUR  93 

directeur  qui  était  avec  sa  femme  et  ses  deux 
filles. 

«  Je  leur  avais  naturellement  laissé  les  bonnes 
places,  raconte- t-il,  me  tenant  dans  le  fond  aussi 
caché  que  possible. 
«  Mais  au  premier  entr'acte  Villemessant  me  dit  : 
—  La  lumière  du  lustre  fatigue  les  yeux  de 
ma  fille.  Elle  aime  mieux  vous  céder  sa  place 
sur  le  devant  de  la  loge  et  prendre  la  vôtre. 

»  Je  n'y  vis  pas  malice  et  m'installai  en  plein 
rayon  lumineux.  Je  m'aperçus  bientôt  que 
j'étais  dévisagé  d'une  loge  d'en  face  par  une  lor- 
gnette qui  ne  me  lâchait  pas.  C'était  Morny,  qui, 
tenant  à  me  connaître  au  moins  physiquement, 
avait  prié  mon  rédacteur  en  chef  de  me  placer 
afin  qu'il  eût  le  loisir  de  m' examiner  sous  tous 
mes  aspects. 

»  Villemessant  me  le  nomma,  car  je  ne  l'avais 
jamais  vu  que  d'une  tribune  de  la  Chambre  ;  et, 
au  second  entr'acte,  il  m'entraîna  sans  affectation 
dans  les  coulisses,  sous  prétexte  qu'on  étouffait 
dans  la  salle.  Puis  il  me  quitta  tout  à  coup,  alla  à 
un  groupe  qui  semblait  l'attendre  et,  après  deux 
mots  échangés,  revint  près  de  moi,  qui  étais  resté 
à  la   môme  place. 

»  --  Morny,  à  qui  je  viens  de  parler,  me  dit-il, 
désire  très  vivement  que  vous  lui  soyez  présenté. 
11  ne  vous  en  veut  pas  du  tout  de  ce  que  vous 
avez  écrit  à  propos  de  l'une  de  ses  pièces.  Venez, 
il  est  là,  à  quatre  pas  de  nous. 


9  I  HENRI     imcilEFORT 

»  — Pas  pour  un  million!  fis-je  avec  un  mouve- 
ment de  recul  qui  n'échappa  certainement  pas 
aux  messieurs  du  groupe. 

»  —  Mais  enfin,  que  vous  a-t-il  fait  ?  me 
demanda  Villemessant  tout  désorienté. 

)>  —  Il  m'a  fait  le  Deux-Décembre  !  répondis-je 
très  haut.  Et  m'exaltant^  tout  à  fait,  j'ajoutai  : 

»  —  C'est  un  assassin  !  Je  n'ai  pas  l'habitude  de 
me  faire  présenter  à  des  assassins.  Puis  je  ren- 
trai dans  ma  loge,  et  Morny  rentra  dans  la  sienne. 
Il  n'avait  pas  perdu  un  mot  du  dialogue,  d'autant 
que  j'avais  tout  fait  pour  qu'il  l'entendît.  » 

On  le  voit,  c'était  faire  tout  ce  qui  était  pos- 
sible —  et  même  impossible  —  pour  rester  au 
plus  mal  avec  un  ministre.  Il  va  sans  dire  que 
Rochefort  y  avait  pleinement  réussi. 

Malheureusement  les  chroniques  du  Soleil 
n'avaient  pas  toute  l'ampleur  et  tout  le  reten- 
tissement auxquels  elles  étaient  accoutumées 
dans  les  colonnes  du  Figaro.  Non  qu'elles  fussent 
inférieures  ;  mais  Le  Soleil  était  beaucoup  moins 
lu  que  le  journal  de  Villemessant,  et  les  articles 
ne  «  portaient  »  pas.  Rochefort  le  savait,  e1  il 
souffrait  d'un  tel  état  de  choses,  tant  il  est  diffi- 
cile à  se  résoudre  que  l'on  parle  moins  de  vous 
aujourd'hui  qu'hier. 

Mais  Villemessant  veillait.    Polydore  Millaud 

-  il  y  allait  bientôt  avoir  un  an  de  cela  -  -  lui 

;iv;iil  pris  son  rédacteur  par  traîtrise.  Il  ne  serait 

plus  lui-même,  s'il  ne  lui  rendait  la  monnaie  de 


LE    CHROMQUEUK  (.).) 

sa  pièce.  Et  il  tendit  ses  panneaux.  Aussi  bien, 
le  fugitif  ne  demandait-il  qu'à  se  laisser  happer. 
Après  un  déjeuner  confortable  où  Siraudin,  qui 
était  journaliste  et  qui  devint  confiseur,  rompait 
le  tête-à-tête.  Villemessant  tout  joyeux  regagnait 
les  bureaux  de  son  journal  avec  un  superbe  traité 
en  poche.  Rochefort  avait  sinon  les  mêmes  rai- 
sons, du  moins  des  raisons  tout  aussi  excellentes 
pour  partager  la  joie  de  Villemessant.  Car  si 
l'un  se  félicitait  d'avoir  ramené  au  bercail  le 
polémiste  transfuge,  l'autre  se  louait  d'avoir 
accepté  à  raison  de  deux  mille  francs  d'appoin- 
tements mensuels  et  une  prime  immédiate  de 
trois  mille. 

Voilà  donc  Rochefort  à  nouveau  au  Figaro. 
De  même  qu'il  avait  publié,  en  le  quittant,  un 
recueil  de  ses  chroniques,  de  même  édita- t-il  en 
abandonnant  Le  Soleil  un  volume  renfermant 
les  articles  qu'il  y  avait  donnés. 

Ah  !  il  avait  été  étouffé  !  On  avait  affecté 
en  haut  lieu,  malgré  les  avertissements  et  les 
saisies,  de  le  considérée  comme  une  quantité 
négligeable!  Eh  bien,  on  allait  voir!  Et  il  écri- 
vil  pour  son  ouvrage  qu'il  intitula  La  Grande 
Bohème,  une  sanglante  préface  où  il  ('mime- 
rait les  scènes  d'une  comédie  qu'il  avait  eu  la 
tentation  d'écrire.  Après  une  suite  d'allusions 
transparentes  où  tout  le  régime  «  en  prenait 
pour  son  grade  »,  comme  dit  l'autre,  il  concluait  : 
«  Après   une  série  de  réflexions  contraires,   je 


96 


HENRI    KOCIIEFOHT 


craignis  que  la  censure  ne  fît  quelques  difficultés 
pour  laisser  représenter  ce  fruit  de  mes  veilles, 
et  je  me  décidai  à  donner  à  ce  livre  le  titre  que 
je  n'aurais  jamais  pu  laisser  à  ma  comédie. 
J'aurais  souhaité  qu'il  fût  plus  justifié,  mais 
ceux  des  lecteurs  qui  ont  bien  voulu  suivre  mes 
chroniques  dans  Le  Soleil  savent  que  si  mes 
meubles  n'ont  pas  encore  été  saisis  par  les  huis- 
siers, mes  articles  le  sont  souvent  par  les  sergents 
de  ville,  et  que  même  quand  mes  expressions 
sont  vagues,  mes  intentions  ne  le  sont  pas. 
D'ailleurs,  est-ce  qu'entre  bons  Parisiens,  on  ne 
s'entend  pas  à  demi-mot  ?  » 

Au  lendemain  du  jour  où  l'ouvrage  était  en 
circulation,  Prévost- Paradol,  qui  était  ami  de 
la  famille  de  Rochefort  et  que  ses  feuilletons  aux 
Débats  tenaient  assez  en  vedette,  écrivait  dans 
son  journal  :  «  Des  temps  nouveaux  au  point 
de  vue  politique  se  préparent  ;  jadis,  le  public 
se  contentait  d'attaques  non  exemptes  de  cer- 
taine mesure;  aujourd'hui,  pour  arriver,  il  faut 
frapper  l'arbre  brutalement,  à  grands  coups  de 
cognée.  Les  pointes  d'aiguille  ne  suffisent  plus, 
il  est  nécessaire  d'employer  contre  cet  ennemi, 
l'Empire,  ces  armes  que  Rochefort  manie  avec 
beaucoup  d'adresse  et  de  courage,  nous  le  recon- 
naissons, mais  dont,  nous,  nous  ne  saurions  user  : 
la  massue  ou  le  stylet.  » 

Au  fond,  Paradol  qui  était  orléaniste  et  qui 
luttait  contre  l'Empereur,   mais  avec  ménage- 


00000000000 


KT    DANS  SA   FUREUR    EXTRÊME,    II.  SE   DEVORE   LUI-MEME 
(Dessin  d'Alfred  Le  Petit,  dans  La  Charge) 


00000000000 


LE    CHRONIQUE!   Il  97 

nient.  »'■  n\  vexe  de  ce  que  Rochefort,  républi- 
cain, prît  l'avance  et  l'avantage  sur  lui  dans  son 
opposition.  L'ayant  rencontré  sur  le  boulevard, 
il  l'aborda  avec  ces  mots  :  «  Mon  cher  Henri,  vous 
•  ■il  avez,  avec  votre  préface  de  La  Grande  Bohème, 
pour  trois  ans  de  prison  au  moins.  »  Malgré  que 
l'avis  de  Prévost- Paradol  fût  assez  général,  il  se 
trompait,  ou  plutôt  une  circonstance  bien  indé- 
pendante, certes,  du  gouvernement  ou  de  l'au- 
teur, éloigna  les  poursuites.  Quand  le  dépôt  légal 
du  livre  eût  été  effectue  au  Ministère  de  l'Inté- 
rieur, ce  fut  un  grand  remue- ménage.  Le  ministre 
de  la  Justice,  informé  par  son  collègue,  décida 
des  poursuites  immédiates  et,  aux  termes  de 
la  loi,  l'imprimeur  et  l'éditeur  devaient  y  être 
impliqués.  Or  l'éditeur  était  Julien  Lemerre,  qui 
avait  chargé  de  l'impression  et  du  tirage  Paul 
Dupont,  imprimeur,  députe  et  par  surcroît  con- 
servateur  et  impérialiste.  Envoyer-  Rochefort 
devant  les  tribunaux,  c'était  y  traîner  aussi  Paul 
Dupont,  dont  la  bonne  foi  avait  été  surprise. 
Aussi  s' était- on  décidé,  non  sans  regret,  à  ne  pas 
faire  d'esclandre  et  à  laissée  tomber  la  préface 
litigieuse  dans  l'oubli.  Rochefort  l'avait  échappe 
belle.  Il  est  vrai  que,  quelques  années  plus  lard, 
il  n'allait  plus  être  à  une  condamnation  près. 

Toutes  ces  émotions,  quia  vrai  dire  n' m  étaienl 
guère  pour  lui,  n'empêchèrent  pas  Rochefort  de 
faire  honneur  à  son  nouveau  traité  avec  Ville- 
messant.  Il  n'était  point  besoin,  il  est  vrai,  qu'on 


98  JIEMU    ROCHEFORT 

le  stimulât.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  Rochefort 
fût  d'une  régularité  absolue  au  travail  et  qu'il 
donnât  ses  «  Premiers  Paris  »  de  nombreuses 
heures  d'avance  à  la  composition.  Le  plus 
verveux  des  rédacteurs  du  Figaro  en  était  aussi 
le  plus  inexact.  Toujours  en  retard  pour  remettre 
sa  copie,  il  lui  arrivait  parfois  d'écrire  dans  la 
salle  de  rédaction,  au  dernier  moment,  quelques 
minutes  avant  qu'on  l'imprimât,  ce  courrier  qui 
était  devenu  une  des  habitudes  de  Paris. 

Certains  ont  attribué  à  cette  perpétuelle 
improvisation,  née  d'une  paresse  incurable,  —  il 
proclamait  volontiers  que  le  travail  lui  était 
insupportable  «  quand  il  avait  un  sou  en  poche  » 
—  les  violences  qui  formaient  le  fond  des  articles 
de  Rochefort.  Car,  faute  de  réfléchir  à  ce  qu'il 
écrivait,  il  ne  mesurait  pas  assez  ses  coups  et  ne 
choisissait  pas  suffisamment  ses  adversaires. 
Cela  peut  être  vrai.  Mais  s'il  eût  été  un  homme 
d'intérieur,  s'il  se  fût  attaché  et  attardé  à  sa 
besogne  avec  calme  et  méthode,  il  serait  retombé, 
sans  contredit,  dans  la  forme  du  style  lourd  et 
sans  charme  où  il  abondait  avant  Le  Nain  jaune 
et  même  avant  les  chroniques  destinées  à  son 
ami  Rossignol. 

Et  puis  c'était  un  reflet  de  la  vie  qu'il  menait. 
Rochefort,  excellent  fils  -  quoiqu'on  ait  pu 
insinuer,  —  excellent  père,  vivait  au  dehors.  C'est 
le  métier  de  journaliste  qui  vous  y  pousse.  N'ou- 
blions pas  que  jusqu'aux  dernières  années  qui 


LE    CIIROMQUEUIt  î*'.! 

marquèrent  sa  rentrée  au  Figaro,  il  s'était  livré 
au  théâtre.  Et  s'il  l'avait  abandonné,  en  tant 
qu'auteur,  à  peu  près  dans  le  même  moment 
qu'il  publiait  son  premier  recueil  de  chroniques, 
il  y  fréquentait  encore  comme  spectateur  et 
comme  amateur.  C'est  même  ainsi,  à  visiter  des 
loges  d'actrices,  qu'il  faillit  être  entraîné  dans 
une  aventure  où  il  ne  fut  que  conciliateur,  où  il 
eût  pu  être  témoin,  ce  qui  n'est  pas  la  même  chose 
puisque  c'est  même  l'inverse,  et  où  à  trop  épouser 
des  querelles  d'amis,  il  eût  pu  être  dans  la  né- 
cessité de  prendre  l'épée  ou  le  pistolet. 

Lambert-Thiboust,  ami  de  Rochefort,  qui  avait 
été  acteur  au  théâtre  Beaumarchais  et  qui  était 
maintenant  auteur  dans  d'autres  théâtres,  avait 
rencontré  une  petite  ingénue  du  Palais- Royal, 
qui  était  devenue  suivant  l'expression  consacrée 
«  folle  de  lui  ».  Elle  lui  avait  écrit  lettres  sur 
lettres  si  bien  que  Thiboust  avait  été  dans  l'obli- 
gation de  lui  répondre.  Et,  pour  être  galant 
homme  jusqu'au  bout,  il  lui  avait  donné  un 
rendez- vous,  rendez- vous  auquel  d'ailleurs  il 
n'alla  pas.  Pour  se  débarrasser  do  l'actrice,  il 
venait  de  s'excuser  prétextant  un  malaise  qui  le 
forçait  à  garder  une  chambre  hermétique.  Le 
soir  même,  Rochefort,  qui  rencontrait  l'actrice 
au  foyer  du  Palais-Royal,  lui  apprenait  inno- 
cemment que  Lambert-Tlnboust  et  lui,  après  un 
copieux  déjeuner,  avaient  passé  l'après-midi 
au  bois.   Gémissements,  pleurs  et  colère  épou- 


!<»•>  HENRI     ROCHEFORT 

vantable  de  l'ingénue  qui  prend  à  témoin  Roche- 
fort  qu'on  ne  se  jouera  pas  d'elle  et  que  le  «  vilain 
monsieur,  son  ami,  aura  de  ses  nouvelles  avant 
peu.  » 

Le  titre  d'un  des  vaudevilles  de  Rocheforl 
allait  pouvoir  servir  à  ce  vaudeville  vécu  :  Les 
Roueries  d'une  ingénue.  «Le  lendemain  en  effet, 
rapporte  Rochefort,  Lambert-Thiboust  recevait 
la  visite  de  deux  messieurs  vêtus  de  noir  qui  lui 
remettaient  une  lettre  signée  d'un  nom  d'homme 
et  où  il  lui  était  déclaré  qu'ayant,  la  veille, 
grossièrement  injurié  au  foyer  du  théâtre  du 
Palais- Royal  la  demoiselle  en  question,  l'ami, 
c'est-à-dire  le  protecteur  naturel  de  cette  char- 
mante enfant,  demandait  à  son  insulteur  une 
réparation  par  les  armes.  L'aimable  drôlesse 
avait  considéré  comme  une  vengeance  digne 
d'elle  de  faire  croire  à  son  amant  qu'elle  avait  été, 
de  la  part  de  Lambert-Thiboust,  l'objet  de 
brutalités  de  langage  qui  demandaient  du 
sang.  » 

L'intimé,  quelque  peu  abasourdi,  chargea  Plun- 
kett,  justement  directeur  du  Palais- Royal,  de  le 
représenter.  Plunkett,  qui  n'était  pas  d'un  carac- 
tère accommodant  à  l'extrême,  déclara  tout  de 
go  aux  témoins  du  monsieur  de  la  dame  que 
«  du  moment  où  ils  prenaient  fait  et  cause  pour 
ce  monsieur  qui  se  mêlait  indûment  de  ce  qui  se 
passait  dans  son  théâtre  ils  étaienl  aussi  imper- 
tinents que  lui  et  qu'il  1rs  provoquait  tous  les 


LE    CHRONIQUEUR  1<>1 

deux  ».    Il  leur  désignait  à  son  tour  Rochefort 
pour  le  représenter. 

L'affaire  devenait  du  plus  haut  comique.  Pour 
peu  que  le  chroniqueur  du  Figaro  déclarât 
lui  aussi  qu'il  se  sentait  personnellement  offensé, 
constituât  des  témoins  et  demandât  une  répa- 
ration, les  choses  auraient  pu  traîner  jus- 
qu'au jugement  dernier.  Mais  il  se  chargea  au 
contraire  de  dénouer  l'intrigue  et  ce  fut  peut- 
être  la  meilleure  scène  qu'il  ait  jamais  écrite.  Il 
alla  trouver  l'enfant,  qui  devait  être  dans  un 
doux  émoi  en  pensant  que  tant  d'hommes  allaient 
se  battre  pour  elle,  et  il  la  ramena  à  des  réalités 
plus  terre  à  terre  : 

—  Ton  monsieur  est  un  imbécile  qui  a  donné 
en  plein  dans  tes  mensonges;  maisThiboust  m'a 
montré  toute  ta  correspondance.  Si  ce  soir  lu 
n'obliges  pas  ce  gaga  à  retirer  catégoriquement 
toute  provocation  après  avoir  reconnu  ses  torts, 
je  vais  lui  raconter  que  tu  le  forces  à  se  bat  lie 
avec  mon  ami  parce  qu'il  n'a  pas  voulu  le  trom- 
per avec  toi.  Il  comprendra  alors  le  rôle  ultra 
ridicule  que  tu  lui  fais  jouer,  et  non  seulement  il 
se  jettera  au  cou  de  Thiboust  qui  a  respecté  su 
maîtresse,  mais  il  te  fichera  à  la  porte  séance 
tenanlc 

Le  lendemain,  comme  bien  on  pense,  l'affaire 
était  arrangée. 

Rochefort,  qui  ne  fréquentait  pas  à  la  Cour, 
d'abord  parce  qu'on  ne  l'y  priait  pas  et  qu'en- 


1  I  )2  IIEM\I    ROCHEFORT 

suite  il  n'aurait  pas  accepté  —  ce  qui  valait  mieux 
à  tous  égards,  —  était  reçu  chez  des  hommes  de 
lettres  et  des  artistes.  Il  était  très  recherché  pour 
son  esprit  mordant,  mais  il  fallait  bien  avoir  soin 
de  trier  les  invités  sur  le  volet,  afin  d'éviter  des 
heurts  fâcheux. 

Il  était  un  assidu  des  dîners  que  donnait 
Eugène  Chavette.  Tous  les  mardis;  le  littérateur 
recevait  quelques  confrères,  de  rares  artistes  et 
quelques  dames.  Le  clou  de  la  soirée  était  des 
projections  dont  l'amphytrion  composait  lui- 
même  les  planches  «  et  dont  l'inconvenance 
défie  toute  réminiscence  et  toute  description.  » 
C'est  surtout  chez  Chavette  que  Rochefort  ren- 
contra des  acteuses  et  des  fractions  de  mon- 
daines. On  y  retrouvait  des  «  relations  »  des 
petites  coulisses,  des  courses  et  des  casinos,  où 
s'échappait  de  temps  à  autre  pour  quelques 
heures  ou  pour  quelques  jours  la  vedette  du 
Figaro.  Il  y  gagna,  à  les  bien  connaître,  une 
absence  de  tendresse  absolue  envers  elles. 

Le  Figaro,  quand  Rochefort  y  revint,  était 
quotidien.  Cette  transformation  s'était  opérée 
lors  de  son  passage  au  Soleil. 

Quand  il  y  écrivit  à  nouveau,  la  quiétude 
dans  laquelle  s'était  bercée  Villemessant  s'éva- 
nouit aussitôt.  C'était  la  lutte  qui  reprenait  plus 
âpre,  plus  serrée  qu'auparavant.  Il  ne  se  pas- 
sait point  de  semaines  sans  que  le  pauvre  direc- 
teur ne  fût  appelé  au  Ministère  de  l'Intérieur 


LE    CHRONIQ1  EUR 


103 


pour  être  morigéné  d'importance.  Sa  mine 
contrite  le  sauvait  chaque  fois  du  désastre  — 
le  désastre  étant  en  l'espèce  la  suppression  du 
tirage.  De  retour  rue  Drouot  au  bureau  direc- 
torial, il  n'avait  pas  le  courage  de  faire  retom- 
ber sur  son  rédacteur  principal  les  reproches 
qu'on  lui  adressait  en  haut  lieu.  Le  tirage  mon- 
tait si  bien  et  les  recettes  étaient  si  belles  ! 
Car  il  fallait  en  vérité,  pour  que  Villemessant 
allouât  une  si  énorme  rétribution  à  une  plume 
indépendante,  fût- elle  de  la  valeur  de  celle  de 
Henri  Rochefort  et  côtoyât  les  amendes,  les 
saisies  et  les  procès  avec  une  telle  insouciance, 
que  lecteurs  et  abonnés  fissent  voir  combien  ils 
prisaient  le  journal.  C'étaient  donc  les  beaux 
jours  de  Rochefort  et  du  Figaro,  bien  que  l'un 
affirmât  son  indépendance  au  détriment  de 
l'autre. 

Sa  libre  critique  faillit  le  conduire  encore  une 
fois  sur  le  terrain.  A  la  suite  d'un  article  qu'il 
donna  sur  le  maréchal  Ney,  il  reçut  les  témoins 
df  -mi  descendant,  le  prince  de  la  Moskowa. 
Quoi  qu'on  ait  pu  penser  de  Rochefort,  il  faut 
reconnaître  qu'il  n'a  jamais  refusé  de  se  battre. 
Il  a  toujours  eu  c<>ttc  bravoure-là.  Mais,  dans  fa 
circonstance,  c'était  à  son  droit  d'écrivain  qu'on 
allait  porter  atteinte.  11  refusa  catégoriquement 
la  moindre  rencontre  <'t  se  justifia  par  ces  mots  : 

accepter  ce  système  (pif  je  n'ai  pas  la  faculté 
de  juger   les  actes   des   hommes  qui   ont   joué 


1<U  HENRI     ROCHEFORT 

un  vô]r  aussi  considérable,  c'est  simplement 
admettre  que  quelqu'un  peut  fermer  les  portes 
de  l'histoire  et  mettre  les  clés  dans  sa  poche.  Il 
y  a  là  une  question  de  principes  avec  laquelle  je 
ne  puis  transiger.  »  Il  ne  transigea  pas  et  il  fallut 
se  rendre  à  ses  raisons. 

Mais  il  arriva  que  le  chroniqueur,  ayant  la 
bride  sur  le  cou,  dépassait  la  mesure  —  la  mesure 
permise  à  un  honnête  journal. 

Ce  devait  être  la  cause  de  sa  perte  —  ou  de 
sa  gloire. 


VI 
AYANT   LA  LANTERNE 


Le  Figaro  politique.  —  Rochefort  en  est  exclu  sur  la 
demande  du  Ministère.  —  Rogeard  et  Les  Propos  de 
Labiénus.  —  Nouvelle  loi  sur  la  presse.  —  Rochefort 
fonde  La  Lanterne.  —  Ses  commanditaires.  —  Offres 
du  duc  d'Aumale.  —  Emile  de  Girardin  fixe  le  prix 
de  rente  du  pamphlet.  —  La  reprise  de  Kean  à 
l'Odéon.  —  Popularité  de  Rochefort. 


/fy^SSEPuis  longtemps  déjà,  Villemessant 
Vp£r)22  songeait  à  transformer  Le  Figaro  en 
^h£^&2)  journal  politique.  Contre  le  versement 
d'un  cautionnement  de  trente  mille  francs,  il 
aurait  le  droit  de  publier  dans  son  journal  le 
compte-rendu  dos  débats  du  Corps  législatif  et 
de  les  faire  suivre  de  commentaires,  à  condition 
toutefois  qu'ils  fussent  tout  à  fait  inoffensifs 
pour  le  régime  établi.  Il  aurait  de  plus,  en  cas 
d'incartade  de  l'un  de  ses  collaborateurs,  à  subir 
deux  avertissements  avant  la  suppression  totale 
de  son  journal,  ce  qui  lui  permettrait  de  ne  point 
se  laisser  prendre  au  dépourvu. 

Ayant  de  l'argent  en  caisse,    pensant   que  le 


106  HENRI    ROCHEFORT 

développement  de  sa  feuille  n'aurait  qu'à  gagner 
à  ce  changement,  Villemessant  réalisa  donc  son 
idée.  Rochefort,  qui  avait  été  tenu  à  l'écart 
dans  la  crainte  d'une  mesure  de  rigueur  à  l'égard 
du  journal,  depuis  le  jour  où  l'aéronaute  Godart 
ayant  échoué  dans  des  essais  de  ballon,  le 
chroniqueur  avait  fait  imprimer  cette  phrase  : 
«  L'aigle  a  décidément  bien  de  la  peine  à  voler 
de  clocher  en  clocher  jusqu'aux  tours  de  Notre- 
Dame  »,  fut  invité  à  reprendre  le  cours  de  ses 
articles.  Il  eut  même  à  le  faire  en  qualité  de 
rédacteur  politique. 

C'était  vouloir  jouer  avec  le  feu. 

«  J'étais  parvenu  à  persuader  à  Villemessant, 
rappelait  Rochefort,  que,  bien  qu'il  eût  déposé 
un  cautionnement  comme  simple  garantie,  il 
devait  au  moins  se  donner  de  la  politique  pour 
son  argent.  C'est  pourquoi,  à  chaque  chronique, 
j'augmentais  la  dose,  piquant  droit  sur  les 
hommes  de  l'entourage  jusqu'à  ce  que  je  m'atta- 
quasse directement  à  l'entouré.  Tantôt  c'était 
Rouher,  à  qui  je  demandais  compte  de  ce  place- 
ment de  père  de  famille  qu'il  avait  recommandé 
du  haut  de  la  tribune  sous  le  titre  d'obligations 
mexicaines  et  que  j'appelais,  non  pas  la  plus 
grande  pensée,  mais  la  plus  grande  filouterie 
du  règne.  Tantôt  c'était  Persigny,  dont  j'humi- 
liais les  prétentions  nobiliaires  et  oratoires  en  lui 
demandant  le  nom  de  l'écrivain  qui  lui  fabri- 
quait les  discours  qu'il  lisait  dans  les  Assemblées. 


AVANT    LA    LANTERNE  1 07 

Tantôt  enfin  c'était  Bonaparte  lui-même  qu'à 
la  suite  de  la  mort  de  Soulouque,  je  comparais 
à  cet  empereur  noir.  Sous  prétexte  de  biographie 
du  défunt,  je  terminais  mon  parallèle  en  des 
termes  qu'on  n'osa  pas  mettre  en  relief  au  moyen 
d'un  premier  avertissement,  qui  n'eût  fait  que 
donner  plus  de  ressemblance  au  portrait.  » 

En  effet,  le  Ministère  n'adressa  point  d'aver- 
tissement à  Villemessant,  du  moins  au  sens 
légal  du  mot.  Mais  le  préfet  de  police  lui  ayant 
demandé  quand  et  où  s'arrêterait  son  collabo- 
rateur, il  avait  répondu  :  «  Je  crois  qu'il  ne  s'ar- 
rêtera que  quand  vous  l'arrêterez.  »  Le  patron 
prenait  de  l'esprit. 

On  était  alors  pendant  l'Exposition  univer- 
selle de  1867.  Cette  manifestation  avait  attiré 
à  Paris  des  souverains  étrangers.  Il  y  avait 
somptueuses  réceptions  à  la  Cour  et  grandes 
chasses  à  Compiègne.  Il  n'était  donc  pas  possible 
que  Rochefort  manquât  à  la  règle  qu'il  s'était 
tracée,  c'est-à-dire  de  faire  preuve  d'un  certain 
irrespect  à  l'égard  des  têtes  couronnées  et  des 
personnages  officiels. 

C'en  était  trop.  Villemessant  fut  mis  en 
demeure  de  se  séparer  de  son  gênant  collabora- 
teur ou  de  fermer  purement  son  journal.  Il  se 
rallia  à  la  première  manière  et  fit  part  à  Roche- 
fort  de  la  décision  qu'il  se  trouvait  contraint  de 
prendre  à  son  égard.  Il  ajoutait  qu'au  cas  où  h4 
polémiste  croirait  pouvoir  donner  à   Pietri,    le 


H>N  HENRI    ROCIIEFORT 

préfet  do  police,  sa  parole  d'honneur  qu'il  ne 
traiterait  plus  que  des  faits  se  rattachant  unique- 
ment à  l'art,  sans  la  moindre  incursion  dans  le 
domaine  politique,  il  lui  serait  permis  de  le 
conserver. 

C'était,  en  somme,  faire  amende  honorable.  Il 
ne  pouvait  pas  être  question  d'une  pareille  éven- 
tualité et  Rochefort  prit  une  dernière  fois  la 
plume  pour  faire  ses  adieux  à  ses  lecteurs. 

Son  oraison  funèbre  fut  une  caricature  que 
publia  André  Gill  dans  L' Éclipse,  où  l'on  voyait 
Villemessant  en  bonne  d'enfant,  traînant  par 
l'oreille  Rochefort  et  Albert  Wolff  qui  partageait 
le  sort  de  son  confrère  et  ami.  Le  dessin  était 
souligné  d'une  légende  qui  ne  trouva  non  plus 
grâce  devant  la  censure  et  qui  prêtait  ces  mots  à 
Villemessant  :  «  Je  les  emmène  à  la  campagne  ; 
le  propriétaire  se  plaint  qu'ils  font  trop  de  bruit 
dans  la  maison.   » 

Rochefort  avait  trente- sept  ans  cette  année- 
là.  La  petite  fille  qu'il  berçait  avec  amour  entre 
deux  articles  à  La  Presse  Théâtrale,  avait  deux 
frères-  Père,  mère  et  enfants  vivaient  rue  Mont- 
martre dans  une  aisance  qui  avait  fait  oublier 
jusqu'au  souvenir  des  premières  années  passées 
dans  la  pauvreté.  Si  le  chef  de  famille  éprouvait 
toujours  quelque  paresse  à  écrire,  du  moins  était- 
il  talonné  par  le  double  sentiment  de  procurer 
aux  siens  un  peu  de  bien-être  et  surtout  de  ne 
point  laisser  se  rouiller  une  plume  qui  était  joli- 


AVANT  LA  LANTERNE  1<>(.I 

ment  acérée  et  toujours  prête  à  piquer  à  droite 
et  à  gauche. 

Le  soir  même  de  son  départ  du  Figaro,  Roche- 
fort  rencontra  au  Vaudeville  Pierre  Véron,  son 
ancien  collaborateur  du  Charivari.  Pierre  Véron 
était  de  bon  conseil.  —  Puisqu'on  ne  vous 
permet  pas  de  vivre  chez  les  autres,  lui  avait-il 
dit.  pourquoi  ne  vous  mettez- vous  pas  dans  vos 
meubles  ?  Créez  un  journal  dont  vous  serez 
l'unique  rédacteur.  Vous  bataillerez  alors  à  vos 
risques  et  périls,  sans  crainte  d'entraîner  per- 
sonne dans  votre  naufrage. 

— -  Je  crois,  en  effet,  l'idée  heureuse,  avait  répli- 
qué le  sacrifié  ;  avez- vous  un  titre  ? 

-  J'ai  fait  autrefois  une  feuille  dans  ce  genre, 
Le  Lampion,  vous  pouvez  reprendre  ce  titre. 

Le  titre  du  Lampion  ne  plaisait  qu'à  demi  à 
Rochefort.  Villemessant  qui  assistait  a  la  con- 
versation —  ce  diable  d'homme  malgré  qu'on  lui 
eût  forcé  la  main  voulait  rester  en  contact  avec 
son  chroniqueur  —  cita  d'autres  noms.  Au  cours 
<!<■  lY'numération  où  il  avait  forgé  dos  titres 
nouveaux,  il  laissa  tomber  le  mol  de  Lanterne. 

Le  titre  du  futur  organe  était  trouvé.  Il  ne 
ivstait  qu'à  en  poursuivre  la  réalisation. 

Le  polémiste  voulait  que  ce  fût  une  brochure 
périodique  a  peu  près  dans  le  genre  de  celle  où 
Rogeard  avait  publié  ses  Propos  de  Labieiius. 
Rogeard,  qui  étail  sorti  de  l'école  normal*1,  était 
un  adversaire  acharné  de  Napoléon  III.   Il  cri- 


111) 


HENRI    ROCIIEFORT 


blait  l'empereur  de  récriminations  par  la  bouche 
de  Labieniis.  Et  en  le  faisant  protester  contre 
l'usurpation  d'Auguste,  il  avait  fait  du  tribun 
son  porte- parole  :  «  On  assure,  lui  faisait- il  dire, 
que  la  critique  sera  libre  ;  que  la  tyrannie 
donnera  huit  jours  de  congé  à  la  littérature.  Ils 
ne  pourront  donner  qu'une  fausse  liberté,  une 
liberté  de  décembre,  c'est-à-dire  une  liberté  de 
carnaval,  libertas  decembris,  comme  dit  Horace. 
Je  ne  veux  pas  en  user.  » 

Bien  que  l'empereur  ait  feint  de  ne  se  point 
reconnaître  dans  le  personnage  d'Auguste,  la 
brochure  fut  saisie  et  détruite.,  Rogeard,  pour- 
suivi, passa  à  l'étranger.  Le  Gouvernement  triom- 
phait encore. 

Rochefort  mûrissait  son  projet.  Le  format,  le 
mode  de  publication  avaient  été  arrêtés,  l'im- 
primeur trouvé.  Il  ne  restait  plus  qu'une  toute 
petite  formalité  à  remplir  :  c'était  de  demander 
au  Ministre  de  l'Intérieur  l'autorisation  de 
paraître. 

Le  Ministre,  qui  était  alors  Pinard,  la  refusa 
gentiment.  On  le  conçoit.  Mais  la  Providence 
qui  veille  sur  les  journalistes,  même  sur  ceux 
qui  sont  les  ennemis  jurés  de  leurs  dirigeants, 
devait  se  manifester  à  quelques  jours  de  là. 
Une  loi  sur  la  presse  que  le  Corps  législatif  votait, 
supprimait  toute  autorisation  préalable  à  la 
publication  d'un  journal. 

Ce  n'était  pas  suffisant  que  d'avoir  conçu  un 


\\  \\T     LA    LANTERNE 


111 


journal  et  d'avoir  obtenu,  par  la  force  des  choses, 
de  le  publier.  Il  fallait  avoir  l'argent  nécessaire 
à  la  marche  d'une  telle  entreprise.  Quinze  jours 
avant  la  date  qu'il  s'était  fixée  pour  l'apparition 
du  premier  numéro,  Rochefort  n'avait  pas  un 
centime  de  l'argent  nécessaire  au  versement  du 
cautionnement  — -  car  si  l'autorisation  devenait 
inutile,  le  cautionnement  ne  l'était  pas  —  à  la 
garantie  à  offrir  à  l'imprimeur,  à  l'achat  du  pa- 
pier, aux  frais  de  bureau  et  en  général  à  toutes 
les  dépenses  que  nécessite  la  mise  en  train  d'une 
affaire,  cette  affaire  dût- elle  être  La  Lanterne  elle- 
même.  Villemessant  et  Dumont,  son  associé  et 
administrateur  du  Figaro,  offrirent  de  «  faire  les 
fonds  »,  comme  l'on  dit  dans  les  affaires.  Roche- 
fort  était  hésitant.  Il  avait  peur  que  l'ombre  du 
Figaro  ne  lui  permît  point  ses  coudées  franches, 
car  il  entendait,  étant  l'unique  rédacteur  de  son 
pamphlet,  y  écrire  à  sa  guise  sans  la  moindre 
contrainte. 

Sur  ces  entrefaites,  Siraudin,  qui  avait  été 
son  intermédiaire  lors  de  sa  rentrée  au  Figaro, 
l'attira  chez  M.  Bocher,  l'intendant  du  duc  d'Au- 
male,  sous  le  prétexte  de  connaître  son  avis  sur 
une  acquisition  récente  de  tableaux  faite  pour 
h'    duc. 

C'était  une  feinte.  Le  représentant  de  la 
branche  cadette  des  d'Orléans  désirait  être  le 
bailleur  de  fonds  de  la  nouvelle  publication. 
Certes,   les  idées  étaient   loin  d'être  les  mêmes 


I  I  '2  HENRI    ROCHEFORT 

entre  la  famille  d'Orléans  et  le  pamphlétaire. 
D'Aumale  était  monarchiste- constitutionnel  el 
Kochefort  républicain  avancé.  Mais  les  deux 
hommes  avaient  voué  la  même  haine  à  l'Empire, 
et  c'est  sur  cette  seule  haine  que  le  premier 
tentait  un  rapprochement. 

Son  offre  fut  repoussée.  En  dernière  ressource, 
Rochefort  retourna  à  Villemessant  et  signa  le 
traité  dans  lequel  on  lui  apportait  le  cautionne- 
ment, soit  trente- mille  francs  ;  une  somme  de 
vingt  mille  francs  pour  parer  aux  dépenses  néces- 
sitées par  les  annonces,  les  réclames,  la  compo- 
sition et  le  tirage  jusqu'à  ce  que  l'extension  de 
la  vente  du  journal  couvrît  les  frais  généraux 
de  publication.  En  retour  de  leurs  apports,  les 
commanditaires  obtenaient  la  moitié  des  béné- 
fices. 

Le  prix  de  vente  delà  brochure  n'avait  pourtant 
point  été  encore  fixé.  On  n'avait  pu  réussir  à  se 
mettre  d'accord.  Ce  fut  à  un  dîner,  offert  par 
le  banquier  Bischoffsheim  en  l'honneur  du 
départ  d'Hortense  Schneider  pour  une  tournée 
en  province  et  auquel  assistaient  Villemessant, 
Sardou,  Rochefort,  Emile  de  Girardin,  que  la 
question  fut  résolue.  Rochefort  voulait  que  sa 
brochure  fût  à  deux  sous;  il  la  désirait  entiè- 
rement populaire.  Le  directeur  du  Figaro,  qui 
avait  son  argent  à  défendre,  estimait  qu'il  n'y 
aurait  point  de  bénéfices  possibles  à  un  prix 
de  vente  inférieur  à  vingt  centimes.   Et  quand 


AVANT    LA    LANTERNE 


113 


Girardin  consulté  parla  de   quarante  centimes, 
on  se  récria.  Il  lui  fallut  insister. 

—  Vous  aurez  toujours  une  clientèle  de  quatre 
à  cinq  mille  lecteurs,  appuya  le  polémiste.  En 
vendant  quarante  centimes  vous  pouvez  vivre, 
et  conséquemment  inquiéter  fortement  le  Gou- 
vernement. Si  vous  réduisez  à  vingt  centimes  le 
coût  de  chaque  Lanterne,  vous  ne  disposerez 
que  du  même  chiffre  de  lecteurs,  vous  n'atti- 
rerez pas  plus  le  public  et  vous  disparaîtrez 
infailliblement,  ce  qui  constituera  pour  l'admi- 
nistration impériale  un  triomphe  dont  vous  aurez 
le  tort  immense  de  lui  avoir  fourni,  vous  son 
ennemi,  tous  les  éléments. 

Tout  le  monde  se  rangea  à  un  si  sage  raisonne- 
ment. Mais  Emile  de  Girardin  s'était  grossière- 
ment trompé  dans  l'évaluation  des  lecteurs. 
Nous  verrons  plus  tard  dans  quelles  proportions. 

Le  jour  où  allait  sortir  le  premier  numéro 
approchait.  Les  murs  se  couvraient  d'affiches 
annonçant  «  La  Lanterne,  journal  politique 
hebdomadaire,  par  Henri  Rochefort  ».  La  popu- 
larité de  l'homme  allait  grandissante.  Son  nom 
était  sur  toutes  les  lèvres.  On  ne  pouvait  douter 
du  succès  de  son  pamphlet. 

Quelques  semaines  même  avant  que  parut  la 
brochure,  le  futur  lanternier  avait  été  l'objet 
d'ovations  prolongées.  C'était  un  soir  que  l'on 
donnait  à  l'Odéon  la  reprise  de  Kean,  le  drame 
de  Dumas.  Kean  venait  de  lancer  sa  tirade  contre 

8 


1  1   1  HENRI    ROCHEFORT 

les  journalistes  dont    la   plume   est  toujours  à 
rendre  e1  il  déclamait  : 

—  Il  en  est  qui  ont  compris  leur  mission  du 
côté  honorable,  qui  sont  partisans  de  tout  ce 
qui  est  noble...  défenseurs  de  tout  ce  qui  est 
beau...  admirateurs  de  tout  ce  qui  est  grand... 
Ceux-là,  c'est  la  gloire  de  la  presse...  ce  sont  les 
anges  du  jugement  de  la  nation. 

Rochefort  entrait  à  ce  moment  dans  la  salle, 
accompagné  d'Ernest  Blum.  On  le  reconnut  et 
pendant  un  long  moment,  ce  furent  des  cris  de 
«  Vive  Rochefort  !  »  «  Vive  La  Lanterne  !  »  accom- 
pagnés d'applaudissements  nombreux. 

La  réplique  de  Dumas,  qui  servait  ainsi  d'en- 
trée au  journaliste  dans  la  salle,  pouvait  servir 
aussi  de  préface  à  son  ceuviv. 

Rochefort  allait  s'essayer  à  justifier  cette 
forte  parole  du  dramaturge. 


VII 


LA    LANTERNE 


30  mai  1868.  —  La  vente  de  La  Lanterne.  —  Son 
sacrés.  —  Aux  bureaux  da  nouveau  journal.  — 
L'imprimeur  Dubuisson.  —  Les  admiratrices  de 
Rochefort.  —  Un  tirage  imposant.  —  Une  opinion 
d'Emile  Ollivier.  —  Le  premier  article  de  La 
Lanterne.  —  Son  influence. 


■^/V?®'EST;  ^e  samedi  30  mai  1868,  une  belle 
4ÏV?'5  a§'îtation  dans  Paris.  Dès  le  matin  les 
^x*££  kiosques   à   journaux   des   boulevards 


sont  assiégés  par  une  foule  avide  de  posséder 
une  petite  brochure  rouge,  dont  la  couverture 
encore  toute  fraîche  da  tirage  laisse  un  peu  de 
son  carmin  aux  doigts  de  ceux  qui  la  détien- 
nent. 

Henri  Rochefort,  fidèle  à  sa  promesse,  vient 
de  publier  le  premier  numéro  de  La  Lanterne. 

Ce  matin-là,  fiévreux,  inquiet,  il  est  sorti  tard 
de  son  appartement  de  la  rue  Montmartre.  Il 
>'-l  onze  heures.  II  se  décide,  après  avoir  recul»'1 
le  moment  où  il  lui  faudra  connaître  l'accueil 
du  public   à   sa  nouvelle   publication,    appren- 


116  HENRI    ROQUEFORT 

dre  peut-être  l'indifférence  générale  envers  son 
œuvre,  envers  lui-même,  il  se  décide  donc  à  se 
rendre  rue  Coq- Héron.  C'est  là  que  sont  installés 
les  bureaux  de  La  Lanterne. 

En  traversant  la  place  de  la  Bourse,  ilevoit  de 
loin  un  groupe  compact  qui  s'agite  et  se  démène. 
S'étant  approché,  il  reconnaît  qu'une  femme  est 
agenouillée  sur  le  trottoir,  ayant  à  côté  d'elle  une 
hotte  d'où  débordent  en  grand  nombre  ses  nou- 
velles brochures.  Les  passants,  qui  forment  le 
cercle  et  qui  se  renouvellent  sans  cesse  avec  la 
plus  grande  difficulté,  font  le  siège  de  la  mar- 
chande. Après  s'être  saisis  eux-mêmes  d'un 
exemplaire,  ils  jettent  à  celle-ci  les  sous  par  poi- 
gnées. Ceux  qui  sont  privés  de  petite  monnaie 
abandonnent,  dans  leur  hâte  de  partir,  des  piè- 
ces de  dix  sous  ou  d'un  franc;  aussi  bien  était-il 
presque  impossible  que  la  marchande,  affolée, 
leur  rendît  les  décimes  qui  leur  revenaient. 

Le  lanternier  est  stupéfait  ;  cette  réflexion 
immédiate  lui  vient  à  l'esprit  :  «  —  Le  numéro 
a  été  saisi  et  on  veut  se  le  procurer  à  tout  prix. 
Après  quoi,  il  conclut  :  tant  mieux  !  au  moins 
l'honneur  sera  sauf.  »  Et  il  se  rend  en  hâte  à 
l'imprimerie.  Les  abords  en  sont  envahis  par  les 
marchands  et  les  crieurs  qui  s'entassent  devant 
la  porte,  dans  les  corridors,  dans  la  cour.  Roche- 
fort,  avec  la  plus  grande  peine,  gravit  les  esca- 
liers et  parvient  jusqu'à  Dubuisson,  l'imprimeur, 
qui,  debout,  en  manches  de  chemise,  était  assiégé 


LA    LANTERNE 


117 


par  les  libraires  et  les  marchandes  des  kiosques. 

—  Eh  bien  !  elles  sont  jolies,  vos  prédictions  ! 
crie-t-il  au  polémiste  dès  qu'il  l'aperçoit.  Vous 
m'avez  empêché  de  commander  plus  de  quinze 
mille  brochures  et  maintenant  je  suis  débordé. 
Ils  en  réclament  tous,  et  quoique  nous  n'ayons 
cessé  de  tirer  depuis  cinq  heures  du  matin,  c'est 
tout  au  plus  si  j'ai  pu  en  livrer  quarante  mille. 

—  Quarante  mille  ?  fait   Rochefort  ébahi. 

—  Et  ce  n'est  rien.  Savez- vous  combien  on 
nous  en  demande  ?  Cent  vingt  mille.  Malheureu- 
sement, nous  n'avons  plus  de  brocheuses  pour 
coudre  les  feuilles.  Vite,  prenez  une  voiture  et 
courez  tous  les  ateliers  de  brochure  de  Paris.  Il 
nous  faut  absolument  nos  cent  ving  tmille  pour 
ce  soir. 

Le  soir,  comme  le  matin,  l'enthousiasme  débor- 
dai t.  Et  pour  reproduire  le  récit  d'un  témoin  - 
témoin  qui  dans  l'espèce  ne  pouvait  certes  pas 
être  convaincu  de  partialité  puisque  c'était 
Emile  Ollivier  à  qui  Rochefort  voua  une  haine 
oh  combien  partagée  !  —  «  de  même  certain 
matin  Paris  s'était  éveillé  en  criant  on  ne  sait 
pourquoi  :  Ohé  Lambert  !  avez- vous  vu  Lam- 
bert ?  de  même  sur  tous  les  boulevards  ce 
soir-là  circula  le  cri:  Avez- vous  lu  La  Lanterne? 
lisez  La  Lanterne  !  » 

Et  on  la  lisait  en  effet.  On  ne  s'en  privait  pas  ! 
Le  succès  de  la  brochure,  qui  allait  grandissant, 
auréolait   d'une   gloire   également    grandissant»' 


118  IIEMU    ROCHEFORT 

son  au  leur.  Ceux  qui  ne  le  connaissaient  pas  ou 
qui  ne  le  connaissaient  que  par  ouï-dire  alors 
qu'il  écrivait  dans  Le  Charivari,  Le  Soleil  ou  Le 
Figaro,  en  parlaient  comme  d'un  homme  qu'ils 
n'avaient  jamais  ignoré,  et  mieux  encore,  qu'ils 
avaient  toujours  admiré,  il  devint,  est  obligé 
de  reconnaître  encore  le  ministre  Ollivier,  «  il 
devint  tout  à  coup  le  héros,  celui  que  l'on  se 
montre  dans  les  rues,  celui  auquel  des  dames 
mystérieuses  écrivent  des  billets  doux,  celui  que 
les  jeunes  gens  applaudissent  et  qui  entre  de 
plain-pied   dans  la  renommée.  » 

Pour  une  fois,  les  deux  antagonistes  farouches 
sont  d'accord.  Et  il  est  plaisant  de  faire  confirmer 
ce  qu'avance  l'un  par  ce  que  raconte  l'autre  : 

«  Je  suis  au-dessous  du  total  en  évaluant  à 
cinq  cents  le  nombre  de  lettres  que  je  recevais 
par  jour,  dit  le  lanternier.  J'avais  été  obligé 
de  recruter  toute  une  équipe  de  décacheteurs. 
Dussé-je  rougir  jusque  dans  mes  profondeurs, 
je  dois  déclarer  que,  sur  ces  cinq  cents  lettres, 
on  en  comptait  toujours  quatre-vingts  à  quatre- 
vingt-dix  portant  des  noms  de  femmes. 

»  Beaucoup  de  ces  inconnues,  qui  signaient 
généralement  d'initiales  comme  pour  les  petites 
annonces  de  certaines  feuilles  demi- mondaines, 
me  demandaient  ou  m'assignaient  des  rendez- 
vous.  Seulement  les  amis  dévoués  qui,  non 
contents  de  décacheter,  lisaient  aussi  pour  moi, 
étaient  invariablement  convaincus  que  ces  billets, 


IV     LANTERNE 


119 


trop  doux  pour  être  sincères,  cachaient  des  com- 
plots ourdis  en  vue  de  m' assassiner. 

»  Ils  se  rendaient  eux-mêmes,  armés  de  forts 
gourdins,  à  l'endroit  assigné,  et  se  trouvaient 
en  face  de  quelque  jeunesse  ■ —  pas  toujours 
jeune  —  que  la  curiosité  de  me  connaître  lançait 
dans  cette  aventure.  Us  se  débrouillaient  ou 
s'embrouillaient  ensuite  avec  elle,  et  je  serais 
bien  surpris,  s'ils  ne  s'étaient  pas  assis  de  temps 
en  temps  à  cette  table  où  la  nappe  avait  été  pri- 
mitivement mise  pour  moi. 

On  me  croira  facilement;  quand  j'affirme 
n'avoir  jamais  accusé  ma  beauté  d'avoir  provo- 
qué ces  coups  de  foudre,  d'autant  que,  six  mois 
auparavant,  pas  une  des  mes  correspondantes 
n'avait  songé  à  me  faire  part  de  l'effet  que 
j'avais  produit  sur  elle.  Il  est  vrai  qu'à  ce 
moment  elles   écrivaient  peut-être  a   d'autres.  » 

Si  l'apparition  du  premier  numéro  de  La  Lan- 
terne s'était  produite  au  jour  fixe  par  les  commu- 
niqués et  par  les  affiches,  elle  avait  bien  failli 
être  retarder,  de  par  la  volonté  de  l'auteur  lui- 
même.  Car  Rochefort,  et  ce  rie  l'ut  pas  une  de  ses 
moindres  faiblesses,  doutait  à  chaque  instant 
de  lui-même.  La  veille  du  tirage  il  étail  venu 
chez  Dubuisson  corriger  les  (''preuves  de  son 
pamphlet,  lui  relisanl  sa  prose,  il  se  figura  avoir 
manque  complètement  au  but  qu'il  s'était  pro- 
posé.  Il  >'■  trouvail  lourd,  ^an^  esprit,  ennuyeux. 
Il  courut  au  Figaro  r\  fit  pari  de  ses  craintes  à 


I  2<  I  HENRI    ROCHEFORT 

Dumont.    Albert  Wolf  s'y   trouvait   et  lut  les 
épreuves  que  Rochefort  apportait. 

Je  trouve  bien  mauvais  votre  premier 
numéro,  lui  dit-il.  L'autre  en  fut  tout  remué  et 
retourna  à  l'imprimerie.  C'est  Dubuisson  qui 
l'accueillit. 

-  Nous  ne  paraîtrons  pas  demain,  lui  dit 
Rochefort.  Il  faut  que  je  refasse  mon  travail. 
L'imprimeur  s'exclama,  se  démena  et  persuada 
le  polémiste  qu'il  n'était  pas  possible  de  remet- 
tre la  date  de  la  publication. 

—  La  feuille  est  attendue  avec  impatience  et 
curiosité,  affirma- 1-  il  ;  elle  aura  un  grand,  très 
grand  succès.  Les  lecteurs  comptent  sur  nous  et 
nous  ne  pouvons  leur  manquer  de  parole.  A 
combien  tirons-nous  ? 

Rochefort  aurait  voulu  cinq  mille  ;  mais 
Villemessant  lui  avait  fait  promettre  qu'il  don- 
nerait son  bon  à  tirer  pour  quinze  mille.  «  Le 
premier  numéro  d'une  feuille,  lui  avait-il  dit, 
se  vend  toujours.  Il  faut  en  profiter  pour  la 
répandre. 

Les  événements  devaient  prouver  aux  direc- 
teur, commanditaires  et  imprimeur  qu'ils  se 
trompaient  du  tout  au  tout.  Les  quinze  mille 
exemplaires  n'étaient  en  rapport  aucun  avec  le 
nombre  qu'il  allait  falloir  livrer  et  qui  avait  si 
fort  étonné  Rochefort  quand  il  était  apparu  à 
l'imprimerie  au  moment  où  l'on  s'arrachait  les 
feuilles  fraîchement  tirées. 


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6.\UE  f\pS5lXl.6KUE  COO  HÉHpN.é) 


£  >Wvl.ô 


Numéro  1 


Samedi  30  mai  1868 


LA  LANTE 


HENRI    R'OCHEFORT 


La  France  contient,  dit  YAlmanach  impê 
rurf,  trente  six  millions  de  sujets,  sans 
compter  les  sujets  de  mécontentement. 
Avant  "d'essayer  devant  mes  confrères  en 
sujétion  une  sorte  de  cavalier  seul  dans 
le  cotillon  politique,  je  dois  au  public,  qui 
m'a  montré  souvent  tant  de  sympathies, 
le  diable  m'emporte  si  je  sais  pourquoi,  je 
lui  dois,  dis-je,  quelques  explications  sur 
les  différentes  particularités  qui  ont  pré- 
sidé à  l'élaboration  de  la  Lanterne  ■ 


LA     LANTERNE  121 

D'autres  que  lui  ne  cachaient  pas  leur  étonne- 
ment  non  plus.  Et  ces  autres  étaient  l'Empereur 
et  les  ministres  avec  Pinard  à  leur  tête. 

Depuis  l'abolition  du  régime  discrétionnaire 
de  la  presse,  la  polémique  était  devenue  très 
hardie.  Le  Temps  que  dirigeait  Nefftzer,  D  Avenir 
national  avec  Peyrat,  V  Univers  que  Louis  Veuillot 
avait  été  autorisé  à  ressusciter  faisaient  preuve 
d'indépendance.  De  nouveaux  journaux  s'étaient 
créés  :  L'Électeur  libre  de  Picard,  Le  Réveil  de 
Delescluze  et  de  Ranc,  La  Tribune  de  Pelletan, 
La  Revue  Politique  de  Ghallemel-Lacour  et  bien 
d'autres  aussi.  Mal  lancés,  mal  dirigés,  fondés 
avec  de  maigres  ressources,  ils  n'obtenaient,  mal- 
gré le  talent  de  leurs  rédacteurs,  qu'un  succès 
restreint  et  ne  possédaient  qu'une  faible  action. 
Ils  ne  justifiaient  pas  la  lettre  du  19  janvier  — 
la  fameuse  lettre  du  19  janvier  1867  —  par 
laquelle  l'Empereur  promettait  à  la  presse  sinon 
toutes  les  libertés,  du  moins  des  avantages 
certains. 

Mais  autour  de  La  Lanterne,  l'engouement  était 
complfl.  A  quelles  causes  tenait-il  donc  ? 

Ce  n'était  certes  pas  parce  que  le  pamphlé- 
taire combattait  en  toute  liberté  le  gouverne- 
ment, Sadowa,  le  Mexique  et  toute  la  politique 
qui  découlait  du  Deux- Décembre. 

«  Un  semblable  succès,  s'il  faut  en  croire 
Emile  Ollivier,  s'expliquail  d'abord  par  la  haine 
persistante,   inextinguible,   des  partis  vaincus  en 


1  22  HENRI     ROCHEFORT 

1848  et   en    1851.    Les   Orléanistes,    quoiqu'un 
grand  nombre  fussent  dans  les  places,  ne  se  con- 
solaient pas  d'avoir  été  définitivement  privés  du 
gouvernement    par   l'aventurier   qu'ils    avaient 
enfermé  à  Ham.  Ces  républicains,   auxquels   on 
avait   enlevé  des    dents    la    riche    proie    qu'ils 
avaient  saisie  le  24  février,  n'étaient  pas  moins 
intraitables,  les  légitimistes  continuaient  à  détes- 
ter quiconque  n'était  pas  leur  roi  ;   tous    trou- 
vaient dans  les  coups  de  langue  envenimés  l'ex- 
pression des   colères,    contenues  jusque-là,    qui 
grondaient  impuissantes  dans  leurs  cœurs.  Tou- 
tefois  cette  cause,  quoique  très  réelle,   est  une 
explication    incomplète.    Si    Roche  fort    n'avait 
exprimé  que  les  ressentiments  des  vieux  partis, 
son   tirage    n'eût  pas  même  atteint  les  quinze 
mille  d'abord   prévus   par  son   éditeur.    Mais  il 
répondait  à  un  sentiment  beaucoup  plus  géné- 
ral,   beaucoup  plus   intense.   Tous  les  hommes 
de  pensée,  de  travail,    étaient   las  de  l'incerti- 
tude dans  laquelle  un  gouvernement  sans  réso- 
lution   nous    tenait    depuis    1866  ;     ils   étaient 
exaspérés    d'avoir    à   se    dire   chaque   matin   : 
«  Aurons- nous  la  paix  ou  la  guerre  ?  la  liberté 
ou  la  réaction  ?»,  ils  étaient  excédés  de  la  persis- 
tance à  maintenir  une  constitution  vermoulue, 
chaque  jour  d'autant  plus  attaquée  qu'officielle- 
ment elle  était  chaque  jour  déclarée  intangible. 
Ils  en  voulaient  au  pouvoir  personnel  de  se  per- 
pétuer, alors  qu'il  n'avait  plus  la  force  de  s'im- 


I.V    LANTERNE 


■>'\ 


poser,    ni    l'autorité    d'inspirer    confiance  ;    ils 
étaient  impatientés  de  la  présence  au  pouvoir 
des  mêmes  hommes,  servant  tour  à  tour  les  poli- 
tiques les  plus  différentes,   avec  la  même  con- 
viction ;   ils   appelaient  l'avènement   d'hommes 
nouveaux,   non  compromis,   qui  ne  fussent  pas 
de  jeunes  vieux  ;  ils  ne  comprenaient  pas  pour- 
quoi, ayant  accordé  à  peu  près  le  droit  de  tout 
dire  et  de  tout  écrire,  on  refusait  celui  de  par- 
ticiper à  la  conduite  de  la  chose  publique  ;   ils 
brillaient  de  sortir  de  cet  état  incohérent  où  l'on 
ne  retrouvait  du  passé  que  ce  qui  avait  été  fai- 
blesse et  imperfection.  On  en  était  arrivé  à  ce 
moment  critique  qu'ont  connu  au  moins  provi- 
soirement tous  les  Gouvernements  où  tous  jouent 
au  mécontentement  et  ont  oublié  toutes  autres 
sortes  de  jeux,  et  dans  lesquels,  en  tout  ce  qui  se 
présente  contre  l'autorité,  le  chemin  est  aplani 
et  sans  épines.      -  En  voilà  assez!  voilà  ce  que 
signifiail   La  Lanterne  et  voilà  pourquoi  Paris  la 
lisait  tous  les  samedis  soir. 

«  Rochefort  ne  trouvait  devant  lui  aucun  adver- 
saire de  taille  à  le  mater.  Celui  qui  y  prétendait, 
Paul  de  Cassagnae,  le  rédacteur  du  Pays,  le  fils 
du  député  du  Gers,  manquait  de  tout  ce  qui  peul 

ramenée   m pinioii   irritée;    il    ne  savait  que 

l'exaspérer.  Au  virtuose  du  coq  à  l'âne,  du 
calembour,  «les  cabrioles  drolatiques,  il  répon- 
dait par  le  lyrisme  de  l'injure  el  de  l'engueule- 

llietlt.    » 


1  2  I  HENRI    ROCHEFORT 

Certes  oui  !  c'était  le  virtuose  du  calembour, 
l'écrivain  sceptique  qui  se  moque  de  soi  comme 
des  autres  et  s'amuse. 

Puisque  La  Lanterne  éclaire  maintenant,  le 
moment  est  venu  d'entendre  la  profession  de  foi 
de  son  auteur.  Elle  est  imprimée  en  tête  du 
pamphlet  et,  si  elle  se  fond  dans  l'ensemble  des 
mots  et  des  idées  qui  s'y  trouvent  développés, 
elle  n'en  reste  pas  moins  une  sorte  d'avant- 
propos  ou  d'avertissement,  ou  plus  justement 
encore  de  prologue. 

Et  voici  l'entrée  en  matière,  ou  pour  mieux 
dire,  l'entrée  en  scène  : 

«  La  France  contient,  dit  V Almanach  impérial, 
trente-six  millions  de  sujets,  sans  compter  les 
sujets  de  mécontentement.  Avant  d'essayer 
devant  nos  confrères  en  sujétion  une  sorte  de 
cavalier  seul  dans  le  cotillon  politique,  je  dois  au 
public,  qui  m'a  montré  souvent  tant  de  sym- 
pathies, le  diable  m'emporte  si  je  sais  pourquoi  ! 
je  lui  dois,  dis-je,  quelques  explications  sur  les 
différentes  particularités  qui  ont  présidé  à 
l'élaboration  de  La  Lanterne. 

»Par  une  froide  matinée  d'hiver,  je  me  suis  vu 
tout  à  coup  sans  un  journal  à  qui  confier  mes 
petites  idées  sur  nos  grands  hommes.  J'avais 
encore  le  droit  de  discuter  l'organisation  du 
cercle  des  patineurs  ou  d'additionner  la  moyenne 
des  voitures  suspendues  qui,  de  quatre  à  six 
heures,   remontent  tous  les  jours  les  Champs- 


LA    LANTERNE  125 

Élysées  ;  mais  étant  donnée  la  violence  inouïe 
de  ma  politique,  il  m'était  défendu  désormais  de 
faire  allusion  à  M.  Rouher,  si  ce  n'est  pour  exalter 
son  désintéressement,  et  à  M.  Pinard,  à  moins 
que  je  ne  consentisse  à  vanter  sa  haute  taille.  » 

Tout  cela  et  bien  d'autres  choses  encore  se 
trouvaient  sous  la  couverture  au  rouge  violent, 
la  couverture  où  figuraient  une  lanterne  —  pour 
éclairer  les  honnêtes  gens,  — ■  et  une  corde  — 
pour  pendre  les  malfaiteurs. 

Rochefort  ne  s'inquiétait  point  de  paraître 
un  délicat,  un  lettré,  un  raffiné.  Il  s'appliquait  à 
donner  à  sa  pensée  un  tour  familier,  d'exprimer 
les  choses  en  mêlant  les  idées  les  plus  opposées 
et  les  plus  contradictoires  même,  de  ménager 
des  effets  inattendus.  Et  s'il  avait  pour  lui  les 
partis  qui  tentaient  de  faire  échec  au  gou- 
vernement de  Napoléon,  tous  ceux  qui  com- 
battaient la  politique  des  Rouher,  des  Pinard, 
des  de  Maupas,  des  Ganrobert,  des  Persigny,  il 
amenait  à  lui  les  indécis  et  les  rieurs. 

Et  c'est  pourquoi,  loué,  acclamé,  triomphant, 
porté  aux  nues,  bien  plus  qu'il  n'était  critiqué, 
combattu  et  honni  puisqu'il  s'était  ménagé  — 
à  son  insu  —  tout  ce  qui  n'était  pas  bonapartiste, 
il  prenait  la  place  prépondérante  dans  la  polé- 
mique, même  la  polémique  violente  qui  n'allait 
pas  tarder,  au  fur  et  à  mesure  des  prochains 
numéros  de  La  Lanterne,  à  devenir  de  l'opposi- 
tion haineuse  et  de  l'injure. 


126 


III:  Mil     ROCHEFORT 


Ce  premier  numéro,  qui  avait  eu  un  tirage  que 
1rs  plus  enthousiastes  mêmes  ne  supputaient  pas, 
portait  un  coup  profond  à  l'Empire.  Les  jour- 
naux les  plus  avancés,  non  plus  que  les  brochures 
publiées  à  l'étranger,  et  qui  s'introduisaient 
clandestinement  en  France  en  dépit  de  la  plus 
extrême  surveillance,  n'avaient  jamais  eu  sur 
le  régime  une  influence  comparable. 

Il  est  vrai  que  La  Lanterne  arrivait  à  son 
heure.  La  politique  de  l'Empire  lui  avait  forgé 
ses  armes.  Le  Palais  des  Tuileries  était  l'en- 
ceinte qu'ébranlaient  ses  coups  de  bélier.  Les 
ministres  et  leurs  gestes  aidaient  suffisamment 
à  ses  répliques,  et  leurs  répliques  mêmes  aidaient 
au  combat  et  aux  violences. 

Rochefort  avait  beau  jeu. 


Mil 
LANTERNE  ET    PETITES   LANTERNES 


Le  second  numéro  de  La  Lanterne.  —  Les  numéros 
suivants.  —  Quelques  boutades.  —  Méthode  de 
travail.  —  Première  saisie.  —  Premier  procès.  — 
Première  condamnation. —  La  onzième  Lanterne. — 
Perquisition  et  saisie.  —  Rochefort  se  réfugie  en 
Belgique.  —  Seconde  condamnation..  —  Lanternes 
en  imitation. 


J|0£?a  vente  de  La  Lanterne  avait  été  inter- 
dit-V^v  dite  Slir  ^a  voie  publique.  C'était  le 
vj^vj  premier  acte  de  rigueur  du  Gouver- 
nement à  l'égard  du  lanternier  et  de  sa  publica- 
tion. A  peine  cette  mesure  prise,  la  cour  affecta 
d'ignorer  le  pamphlet.  Mais  une  telle  attitude 
ne  devait  subsister  bien  longtemps.  Rochefort, 
il  est  juste  de  le  dire,  faisait  tout  ce  qui  était 
en  son  pouvoir  pour  s'attirer  non  plus  les  mau- 
vaises grâces  de  la  cour,  tuais  la  répression. 

Ce  n'était  plus  cent  mille  ni  même  cent  vingt 
mille  exemplaires  que  nécessitait  l'écoulement 
du  second  numéro.  C'était  cent  cinquante  mille. 

Le  pamphlétaire  veut  dès  lors,  semble-t-il,  que 


128  HENRI     ROCHEFORT 

ses  lecteurs  «  en  aient  pour  leur  argent  ».  Il 
augmente  la  dose  de  l'ironie  de  feuillets  en  feuil- 
lets. Ce  n'est  bientôt  plus  de  la  satire,  c'est  de 
la  cruauté.  Ce  ne  sont  pas  encore  les  violences 
de  langage.  La  Lanterne,  par  ordre  de  la  police, 
ne  peut  se  vendre  dans  les  kiosques.  Seules,  les 
boutiques  de  libraires  peuvent  lui  donner  encore 
asile.  Ce  traitement  suggère  à  Rochefort  une 
réflexion  qu'il  s'empresse  d'imprimer  dans  son 
pamphlet  du  13  juin,  qui  porte  le  numéro  trois  : 
«  Cette  distinction  toute  moderne  entre  la  voie 
publique  et  la  voie  particulière  est,  du  reste, 
une  des  bouffonneries  les  plus  réussies  de  ce 
temps  hilare.  L'un  des  côtés  du  trottoir  m'ap- 
partient parce  qu'il  s'y  trouve  des  boutiques  ; 
mais  l'autre  côté,  où  se  trouvent  des  kiosques, 
appartient  à  l'administration,  et,  bizarrerie  crois- 
sante !  ce  qui  est  répréhensible  du  côté  gauche 
est  innocent  du  côté  droit,  puisque  la  saisie  d'un 
journal  peut  s'opérer  ici  et  non  là. 

»  Je  ne  connais  pas  l'arpenteur  qui  a  ainsi 
séparé  le  boulevard  en  deux  zones  spéciales  ; 
mais  l'idée  qui  a  présidé  à  ce  partage  est  de  la 
force  de  ce  raisonnement  qu'en  vertu  du  même 
système  on  peut  tenir  à  tous  les  pères  de  famille  : 
«  Votre  enfant  peut  se  promener  rue  Mont- 
martre, pour  peu  que  l'envie  lui  en  prenne,  mais 
s'il  tient  à  franchir  la  ligne  des  boulevards,  il 
faut  qu'il  se  fasse  préalablement  appliquer  une 
estampille  dans  le  creux  de  l'estomac,  car  vous 


LANTERNE  ET  PETITES  LANTERNES      129 

n'ignorez  pas  que  les  boulevards  appartiennent 
au  Ministre  de  l'Intérieur. 

»  Il  est  vrai  que  si  un  des  pères  de  famille 
demandait  en  vertu  de  quelle  loi  les  boulevards 
appartiennent  au  Ministère  de  l'Intérieur,  on 
ne  pourrait  trop  lui  répondre,  sinon  que  le 
Ministère  de  l'Intérieur  ayant  déclaré  un  jour 
que  les  boulevards  lui  appartenaient,  personne 
ne  s'est  permis  à  ce  sujet  la  moindre  obser- 
vation. 

»  Quand  un  journaliste,  qui  n'a  plus  rien  à 
perdre,  met  un  fonctionnaire  au  pied  du  mur  sur 
la  question  de  la  voie  publique,  la  réplique  ordi- 
naire d'icelui  est  que  les  kiosques  sont  considérés 
comme  du  colportage.  Je  rougis  d'être  obligé 
d'apprendre  à  nos  hommes  d'État,  dont  la 
plupart  ont  fait  des  études  extrêmement  in- 
complètes, que  colportage  venant  de  deux  mots 
latins,  cum  et  portare,  qui  signifient  «  porter  avec 
soi  »  ne  peut  s'appliquer  en  aucune  façon  aux 
vendeurs  du  boulevard,  qui  sont  assis  dans  leurs 
kiosques  et  n'ont  jamais  songé  à  se  les  mettre 
sur  le  dos. 

»  Que  vous  écorchiez  les  contribuables,  je  l'ad- 
mets encore,  mais  la  langue  française,  au  profil 
de  vos  antipathies  politiques,  c'est  là  une  mala- 
dresse d'autant  moins  justifiée  que  la  plupart 
d'entre  vous  ont  des  prétentions  académiques, 
dont  je  n'ai  pas  besoin  de  faire  ressortir  tout  le 
ridicule. 


130  II  i:\IU    ROCHEFORT 

»  Du  moment  où  on  mêle  ainsi  la  fantaisie  aux 
règlements  et  ordonnances,  rien  ne  s'oppose  à  ce 
que  la  boîte  au  lait  que  ma  bonne  va  chercher  le 
matin  ne  soit  regardée  comme  du  colportage,  et 
qu'on  ne  déclare  colporteur  tout  homme  qui  va 
lire  une  pièce  au  comité  du  Théâtre  Français.   » 

Pour  que  la  lecture  en  soit  plus  aisée,  Roche- 
fort  avait  divisé  le  texte  de  La  Lanterne  en 
autant  de  paragraphes  qu'il  y  a  de  jours  dans  la 
semaine.  C'était  un  bloc-notes  pour  ainsi  dire 
heure  par  heure  des  faits  qui  s'étaient  déroulés 
entre  deux  numéros.  C'est  pourquoi  il  écrit  à  la 
date  du  lundi  8,  dans  le  numéro  paru  le  13  juin  : 
«  Fête  de  la  Saint- Médard  :  s'il  pleut  des  Com- 
muniqués ce  jour-là,  il  en  pleuvra  pendant  qua- 
rante jours.  Les  fabricants  de  calendriers,  qui 
doivent  avoir  tant  de  mortes-saisons,  seraient 
bien  aimables  de  nous  chercher  plusieurs  autres 
saints  qui  nous  permettent  ainsi  pendant  qua- 
rante jours  les  choses  dont  nous  avons  tant 
besoin.  Saint  Barnabe,  par  exemple,  nous  don- 
nerait quarante  jours  de  bonne  politique.  » 

Comme  le  Gouvernement  n'a  pas  l'air  de 
comprendre  ces  sous-entendus,  ou  comme  il  les 
considère  ainsi  que  des  enfantillages,  le  ton  monte 
et  l'allusion  devient  plus  directe.  Le  27  juin,  La 
Lanterne  commence  ainsi  :  «  On  prétend  que  les 
chaleurs  prématurées  que  nous  subissons  doivent 
être  attribuées  à  la  présence  d'une  comète  encore 
imparfaitement  visible.  On  sait  qu'à  toutes  les 


LANTERNE  ET  PETITES  LANTERNES      Ï31 

époques,  l'apparition  d'une  comète  a  précédé  un 
grand  événement. 

»  Je  n'attends  qu'un  seul  grand  événement  au 
monde  ;  mais  j'ai  si  peu  de  chance  !  Vous  verrez 
qu'il  n'arrivera  pas  encore  cette  année.   » 

Il  n'est  point  besoin  de  connaître  beaucoup  les 
sentiments  de  Rochefort  à  l'égard  de  son  souve- 
rain pour  comprendre  immédiatement  que,  dans 
ces  lignes,  toutes  ses  pensées  vont  à  l'Empereur. 
Le  pape  non  plus  n'est  pas  épargné  :  «  Le  pape 
Pie  IX  vient  d'entrer  dans  la  vingt- troisième 
année  de  son  pontificat.  Y  entrer  n'est  rien.  La 
grosse  question  pour  lui  est  de  savoir  comment 
il  en  sortira.  » 

Le  mode  de  travail  du  lanternier  était  fort 
simple.  Il  faisait  procéder,  par  un  secrétaire,  à 
des  coupures  au  jour  le  jour,  dans  tous  les  jour- 
naux qui  lui  parvenaient.  Un  fait  divers,  une 
nouvelle  de  la  cour,  une  information  politique, 
un  renseignement  quelconque  lui  paraissaient- ils 
susceptibles  de  figurer  dans  sa  Lanterne,  il 
s'emparait  du  fait,  le  dépouillait  pour  l'habiller 
ensuite  à  sa  façon,  le  transposait  quelquefois  et 
le  publiait  toujours  eu  usant  et  abusant  de 
l'antithèse,  des  rapprochements  imprévus  et 
comiques,  ce  qui  faisait  de  sa  manière  d'écrire, 
sinon  un  art,  du  moins  un  procédé  fort  original 
et  entièrement  personnel. 

En  d'autres  moments,  il  visait  uniquement 
au  mot  de  la  fin,  qui  termine  le  récit  à  l'impro- 


132  IIKNRI    ROCHEFORT 

viste.  Dans  un  de  ses  premiers  numéros,  il  s'était 
emparé  d'un  différend  entre  les  Halles  et  la  Ville. 
Il  l'avait  accommodé  ainsi  : 

«  Les  dames  de  la  halle  ayant  à  se  plaindre  de 
nombreux  abus  commis  par  l'administration  de 
la  ville  de  Paris,  dont  elles  dépendent,  se  sont 
rendues  à  Compiègne,  afin  de  présenter  elles- 
mêmes  leur  requête  à  l'Empereur.  On  leur  a 
répondu  qu'elles  pouvaient  retourner  à  Paris, 
l'étiquette  s'opposant  à  ce  qu'elles  fussent  reçues. 
Comprenez-vous  cette  étiquette  qui  permet  de 
conduire  des  cotillons  et  qui  défend  de  redresser 
des  abus  ?  Peut-être  aussi  a-t-on  craint  que  la 
noblesse  du  nouvel  Empire  ne  retrouvât  fortui- 
tement quelques-unes  de  ses  parentes  parmi  les 
marchandes  de  légumes  du  carreau  des  Innocents. 
Tout  le  sang  des  Persigny  n'eût  probablement 
fait  qu'un  tour,  si,  en  voyant  passer,  plaqué  de 
tous  ses  crachats  le  héros  pour  qui  les  préfets 
font  aujourd'hui  évacuer  les  musées,  une  débi- 
tante de  harengs- saurs  s'était  écriée  :  «  Dieu  me 
pardonne  !  c'est  le  petit  Fialin  !   » 

Cependant  la  loi  de  1868  sur  la  presse,  celle  qui 
avait  permis  à  Rochefort  de  publier  son  pam- 
phlet, avait  donné  naissance  à  un  certain  nombre 
dé  feuilles  nouvelles.  L'Électeur  libre,  Le  Courrier 
Français,  Le  Hanneton  étaient  de  ceux-là.  L'Élec- 
teur libre,  qui  avait  été  le  premier  à  paraître, 
avait  été  aussi  le  premier  à  éprouver  les  rigueurs 
de  la  nouvelle  loi.  Le  Hanneton  avait  été  sup- 


LANTERNE  ET  PETITES  LANTERNES      l.>.> 

primé  pour  «  avoir  traité  de  matières  politiques 
dans  un  article  intitulé  :  Que  que  ça  me  fait?  ». 
Rochefort  ne  pouvait  pas  s'attendre  à  tomber 
dans  l'oubli.  Aussi  bien  cherchait-il  lui-même 
le  retentissement.  Le  Gouvernement  devait  lui 
donner  l'occasion  d'arriver  à  ses  fins. 

Le  coup  d'éclat  que  l'on  attendait  depuis  le 
premier  numéro  n'allait  pas  tarder  à  se  produire. 

Alors  que  la  neuvième  Lanterne  était  sous  les 
presses,  le  Ministre  de  l'Intérieur  envoya  à  son 
directeur  un  communiqué  à  insérer.  Il  était  trop 
tard  pour  qu'il  parût  dans  le  numéro  en  cours 
d'impression.  C'est  bien  sur  quoi  comptait  le 
Gouvernement  qui  ordonna  des  poursuites  contre 
Rochefort  pour  refus  d'insérer,  et  fit  saisir  les 
brochures.  Dans  le  numéro  dix,  du  samedi 
1er  août,  le  journaliste  commença  : 

«  Averti  trop  tard  pour  en  aviser  le  public  que 
le  Gouvernement  se  croyait  le  droit  de  saisir  La 
Lanterne  dans  les  bureaux  et  à  la  poste,  tant 
qu'elle  ne  contiendrait  pas  le  communiqué  qui 
m'a  été  adressé  jeudi  passé,  je  me  vois  forcé,  en 
attendant  la  solution  du  procès,  de  publier  ce 
document.  »  Et  comme  Pinard  n'avait  point 
spécifié  en  quels  caractères  le  communiqué 
devait  être  inséré,  Rochefort  l'imprima  en  mi- 
nuscule typographie.  C'était  et  une  occasion  de 
faire  une  niche  au  Ministère  el  le  moyen  de  con- 
sacrer quelques  pages  de  La  Lanterne  à  un  texte 
moins  officiel. 


[34  HENRI    ROCIIEFORT 

Il  allait  avoir  à  soutenir  un  autre  procès. 

Les  nommés  Stamirowki,  qui  se  faisait  appeler 
Stamir  et  Marchall,  dit  de  Bussy,  l'avaient 
odieusement  diffamé  dans  une  feuille  de  dernier 
ordre,  D  Inflexible  et  dans  un  opuscule,  Le  Cas 
de  M.  Rochejort.  Le  polémiste  qui  les  considérait, 
peut-être  très  justement,  comme  des  agents  de 
police  et  qui  répugnait  à  se  commettre  avec  eux, 
alla  trouver  l'éditeur  des  deux  plumitifs  et  lui 
demanda  raison  des  injures  qu'il  se  prêtait  à 
répandre,  en  les  imprimant.  L'éditeur  qui  s'appe- 
lait Rochette  refusa  cette  réparation.  Henri 
Rochefort  le  souffleta.  Et  si  le  polémiste  eût 
raison  de  ses  deux  insulteurs  en  les  faisant 
condamner  à  un  franc  de  dommages-intérêts, 
il  fut  lui-même  condamné,  sur  poursuites  et 
diligences  de  Rochette,  qui  avait  déposé  une 
plainte  pour  voies  de  fait,  à  quatre  mois  de 
prison. 

Cette  condamnation,  bien  que  le  polémiste 
affectât  de  ne  s'en  point  soucier,  allait  mettre  le 
feu  aux  poudres.  Il  se  servit  de  son  onzième 
numéro  pour  flétrir  les  policiers,  les  ministres  et 
l'Empereur  ;  et  il  donna  ces  explications  : 

«  Je  ne  fais  aucune  difficulté  d'avouer  que  je 
suis  un  parfait  imbécile.  On  m'a  tendu  un  piège 
»!  j'y  ai  donné  en  plein.  Je  savais  cependant 
mieux  que  personne  à  quel  point  ce  Gouver- 
nement est  peu  difficile  sur  le  choix  des  moyens. 
Mais  <m  doit  rendre  justice  même  à  ceux  qui  la 


LANTERNE  ET  PETITES  LANTERNES      13o 

rendent  si  mal,  et  il  faut  reconnaître  que  le  coup 
est  vraiment  réussi. 

»  En  effet,  on  donne  mission  à  deux  agents  de 
police  d'imprimer  que  je  vis  aux  crochets  d'une 
femme  perdue.  Non  seulement  je  ne  bouge  pas, 
mais  j'ai  peine  à  réprimer  une  forte  envie  de  rire. 
Les  deux  agents  racontent  alors  que  je  suis  bien 
et  dûment  bâtard,  et  que  le  nom  que  je  porte  ne 
m'a  jamais  appartenu.  Même  silence,  suivi  d'un 
haussement  d'épaules.  Naturellement,  l'autorité 
s'impatiente  et  elle  demande  d'où  vient  que  ce 
calomnié,  sur  l'exaspération  duquel  on  comptait, 
ne  donne  pas  signe  d'existence.  Les  deux  agents 
déclarent  alors,  avec  l'autorité  que  donne  une 
carte  ornée  d'un  œil  (1)  au  milieu,  que  j'ai  été 
condamné  pour  escroquerie  et  cela  à  deux 
reprises  différentes  (2).  Je  continue  à  ne  pas 
m' émouvoir,  et  à  promener  sur  la  police  intri- 
guée un  regard  tranquille. 

»  Alors  que  fait-on?  On  va  exhumer  ma  mère, 
ma  pauvre  et  chère  mère,  qui  est  morte  sans  se 
douter  qu'en  haine  de  son  fils,  sa  mémoire 
serait,  sous  la  protection  manifeste  de  l'autorité, 
contaminée  par  des  ivrognes  en  délire. 

»  Gomme  manœuvre  illicite,  voilà  déjà  qui 
étonnerait,   n'est-ce  pas.   dans  les   Mémoires  de 


(O  Sous  le  Second  Empire  un  œil  était  gravé  sur  les  caries  d'iden- 
tité des  agents  Je  police. 

-j    Hochei'ort  avait  bien  été  condamné  à  doux  reprises  différentes, 
niais  à  vingt-cinq  francs  d'an  mm  nie  pour  duel,  et  non  pour  escroq  uerie. 


136  HENRI    ROCHEFOHT 

Vidocq  !  Eh  bien  !  la  fabrique  de  mensonges 
encouragée  par  le  Gouvernement  et  par  les  tribu- 
naux a  mis  en  vente  des  produits  d'une  qualité 
plus  rare  encore. 

»  Ma  fille,  qui  a  à  peine  douze  ans,  et  que  je 
suis  enfin  parvenu  à  élever,  à  travers  les  pre- 
mières misères  de  la  vie  d'étudiant  et  d'artiste, 
j'apprends  que  ces  deux  scorpions  tiennent  tout 
prêt  un  libelle  destiné  à  troubler  son  repos,  et 
que  ces  infamies,  qui  iront  la  trouver  jusque 
dans  sa  pension,  dont  ils  connaissent  l'adresse, 
vont  paraître  d'un  jour  à  l'autre. 

»  Voilà  où  mon  rôle  d'imbécile  commence.  Je 
veux  arrêter  à  tout  prix  ce  scandale.  Je  cours 
chez  l'imprimeur  qui  le  détient  sous  sa  presse. 
J'essaye  de  lui  faire  comprendre  que,  puisqu'il 
s'est  fait  sciemment  et  complaisamment  le  com- 
plice des  vomisseurs  d'injures,  il  me  doit  une 
réparation.  Il  me  la  refuse  en  me  riant  au  nez. 
Je  lui  donne  un  soufflet  ;  de  sorte  que  moi,  le 
diffamé  dans  mon  honneur,  dans  mon  nom, 
dans  ma  mère,  dans  ma  fille,  je  suis  condamné 
à  quatre  mois  de  prison  et  le  tour   est  joué.  » 

Et  comme  s'il  craignait  de  n'en  point  avoir 
assez  dit,  Rochefort  continua  un  peu  plus  loin  : 

»  Que  parle- 1- on  donc  constamment  des  excès 
de  93  et  des  assassinats  de  Trestaillon  dans  le 
midi  !  Mais  la  France  n'a  jamais  rien  vu  de  com- 
parable à  ce  qui  se  passe  maintenant.  Ces  hono- 
r.ililcs    bonapartistes,    comme    s'intitulent    eux- 


LANTERNE  ET  PETITES  LANTERNES      137 

mêmes  ces  marchands  d'immondices,  seraient 
vraiment  trop  bons  d'y  mettre  désormais  la 
moindre  discrétion.  Au  lieu  d'user  leurs  précieux 
cerveaux  à  répéter  continuellement  les  mêmes 
folies,  qu'ils  achètent  des  couteaux-poignards  et 
qu'ils  viennent  tranquillement  nous  les  enfoncer 
dans  le  ventre.  Ils  seront  peut-être  condamnés  à 
une  amende  de  deux  francs,  vu  la  récidive,  et 
encore  ça  me  paraît  bien  sévère.  » 

Est-ce  assez?  Pas  encore.  Qui  sait  si  ce  lan- 
gage ne  sera  pas  toléré.  Il  faut  au  moins  bien 
faire  les  choses.  Et  l'Empereur  va  faire  les  frais 
de  quelques  lignes,  lui  aussi  : 

«  Je  lis,  poursuit  le  polémiste,  dans  un  article 
de  M.  Grégory  Ganesco,  journaliste  ordinaire- 
ment bien  informé,  que  la  fameuse  lettre  du 
19  janvier  serait  née  d'un  entretien  entre  le  chef 
de  l'État  et  MM.  de  la  Valette  et  Rouher. 

»  Ceux-ci  auraient  déclaré  qu'avec  le  système 
de  compression  appliqué  depuis  quinze  ans,  le 
règne  du  prince  impérial  devenait  une  improba- 
bilité voisine  de  l'impossible. 

»  Frappé  de  cette  double  appréciation,  l'Empe- 
reur se  décida  à  mettre  enfin  la  liberté  dans  ses 
meubles  (et  quels  meubles  !  un  buffet  en  noyer, 
deux  chaises  et  un  pot  à  l'eau).   » 

N<  tus  si  immes  bien  loin  des  premières  Lanternes 
aux  réflexions  doucement  ironiques,  comme  cette 
définition  de  la  police  :  «  Les  agents  de  police 
rendenl  de  grands  services  à  la  société  :  ils  arrê- 


138  HENRI    ROCHEFORT 

tent  les  étudiants  turbulents  et  frappent  ceux 
qui  ne  le  sont  pas,  ce  qui  les  empêche  de  le 
devenir.  » 

Mais  cette  pensée  qu'il  écrivait  également 
n'allait  pas  tarder  à  se  vérifier  :  «  Avant  toute 
narration,  il  faut  que  le  public  sache  qu'en  France 
tout  écrivain  est  un  accusé.  Un  homme  qui  vend 
de  la  parfumerie  est  un  parfumeur  ;  celui  qui 
fabrique  des  armoires  à  glace  est  un  ébéniste. 
Par  une  faveur  toute  spéciale,  celui  qui  couche 
ses  idées  sur  des  feuilles  de  papier  blanc  est 
un  prévenu.   » 

En  effet,  aussitôt  que  le  dépôt  légal  du  numéro 
onze  eût  été  effectué,  l'ordre  immédiat  fut  donné 
de  saisir  toutes  les  brochures.  De  bonne  heure, 
un  commissaire  de  police  se  présenta  aux  bu- 
reaux de  la  rue  Coq- Héron.  Mais  la  police 
n'était  pas  venue  si  tôt  qu'une  grande  partie  des 
pamphlets  ne  fussent  sortis  et  eussent  été 
vendus.  Dans  une  petite  pièce,  le  commissaire 
de  police  saisit  deux  mille  exemplaires.  Trente 
mille  numéros  empilés  dans  une  salle  contiguë 
vont  sans  aucun  doute  subir  le  même  sort.  Mais 
Villemessant  est  là.  Avec  à  propos,  il  découpe 
vivement  le  titre  d'un  numéro  de  V Éclipse  qui 
traînait  sur  une  table  et  le  colle,  à  la  barbe  du 
représentant  de  la  force  publique,  sur  la  porte 
de  la  pièce. 

-  Maintenant,  dit  le  commissaire  de  police 
après  avoir  fait  empiler  les  deux  mille  Lanternes 


LANTERNE  ET  PETITES  LANTERNES      139 

dans  les  voitures  qui  attendaient  devant  l'impri- 
merie, veuillez  m' ouvrir  cet  autre  bureau  que 
j'y  continue  ma  perquisition. 

—  Pardon!  répond  Villemessant,  ce  bureau  est 
celui  de  L Eclipse,  comme  vous  voyez.  Est-ce 
que  vous  avez  ordre  de  saisir  également  ce 
journal-là  ? 

—  Du  tout,  fait  le  commissaire,  en  s'excusant; 
je  n'avais  pas  remarqué  que  le  titre  fut  sur  la 
porte. 

Et  le  naïf  fonctionnaire  se  retira  sans  se 
douter  qu'il  laissait  dans  la  place  de  quoi 
emplir  encore   un   camion   entier. 

C'est  par  la  saisie  que  commençaient  les 
rigueurs  gouvernementales.  Elles  devaient  con- 
tinuer par  l'envoi  du  propriétaire  de  La  Lanterne 
devant  les  tribunaux  ;  et  pour  qu'il  fût  plus 
sûrement  présent  aux  débats,  on  décida  son 
arrestation.  Rochefort  apprit  cette  mesure  par 
Villemessant. 

-  On  vous  cherche  pour  vous  arrêter,  vint 
lui  dire  ce  dernier.  Le  commissaire  de  mon  quar- 
tier m'affirme  avoir  lu  de  ses  yeux  le  mandat 
<l';i mener  lancé  contre  vous.  Voilà  dix  mille 
francs.   Partez  en  Belgique. 

C'était  la  fuite. 

Rochefort  ne  se  dissimula  pas  l'inconvénient 
moral  qu'il  y  avait  pouf  lui  a  ne  point  tenir 
tête  à  l'orage. 

Mais  comme  aussitôt  la  réflexion  lui  vint  qu'é- 


1   10  HENRI    ROCHEFORT 

tant  incarcéré  —  éventualité  qu'il  ne  pouvait 
plus  mettre  en  doute  —  ce  serait  la  mort  sans 
phrases  de  son  pamphlet,  et  la  fin  de  toute 
opposition,  il  se  laissa  aller  aux  conseils  de 
Villemessant.   Il  décida  de  gagner  la  Belgique. 

Le  Gouvernement  avait  fait  diligence.  Dès  le 
départ  du  polémiste,  il  avait  obtenu  un  jugement 
qui  se  terminait  par  les  considérants  suivants  : 

«  Attendu  qu'en  publiant  le  numéro  onze  de 
La  Lanterne,  Rochefort  s'est  donc  rendu  coupable 
de  délit  d'excitation  à  la  haine  et  au  mépris  du 
Gouvernement,  prévu  et  puni  par  l'article  4  du 
décret  du  11  avril  1848; 

«  Que  Dubuisson  s'est  rendu  complice  du  délit 
commis  par  Rochefort,  en  l'aidant  avec  connais- 
sance dans  les  faits  qui  l'ont  préparé,  facilité  et 
consommé,  et  ce,  en  imprimant  le  numéro  du 
journal  La  Lanterne  qui  contient  les  passages 
incriminés,  complicité  prévue  et  punie  par  les 
articles  59  et  60  du  Gode  pénal  et  les  articles 
précités  de  la  loi  du  17  mai  1819  ; 

»  Condamne  Rochefort  à  une  année  d'empri- 
sonnement, 10.000  francs  d'amende,  fixe  à  deux 
ans  la  contrainte  par  corps  ;  Dubuisson,  à  deux 
mois  de  prison,  2.000  francs  d'amende,  fixe  à 
huit  mois  la  durée  de  la  contrainte  par  corps  ; 

»  Les  condamne  tous  deux  solidairement  aux 
amendes  et  aux  dépens.  » 

Pendant  ce  temps,  les  bons  confrères  ne  res- 
taient pas  inoccupés. 


LANTERNE  ET  PETITES  LANTERNES      141 

Combien  n'avait-on  pas  vu  en  effet  de  Lan- 
ternes s'allumer  à  la  flamme  de  celle  de  Roche- 
fort!  Lanternes  falotes  et  de  pacotille  qui  parais- 
saient, disparaissaient,  vacillaient  et  s'étei- 
gnaient. Le  succès  de  la  brochure  du  polémiste 
avait  été  tel  en  effet,  que  la  concurrence  était 
vite  venue.  L'une  après  l'autre  étaient  apparues 
La  Petite  Lanterne,  signée  par  Secondigné  ;  La 
Lanterne  Magique  se  vendant  deux  sous,  qui 
était  rédigée  par  Alphonse  Humbert  et  qui  était, 
ainsi  qu'en  témoigne  sa  couverture,  «  illustrée 
de  fond  en  comble  »  ;  La  Lanterne  en  verres  de 
couleur  ;  La  Lanterne  tricolore,  qui  portait  une 
date  :  1789  et  un  prix  :  35  centimes  ;  La  Lan- 
terne en  verre  de  Bohème  ;  La  Lanterne  de  Boquil- 
lon,  encore  rédigée  par  Humbert. 

Il  était  d'autres  publications  aussi  qui,  pour 
avoir  délaissé  le  titre  de  Lanterne  petite,  magi- 
que, tricolore  ou  autre,  n'étaient  pas  moins 
écloses  un  beau  matin.  C'était  La  Chandelle, 
où  se  lisait  sur  la  couverture  :  «  Journal  des 
Misérables  —  par  un  chiffonnier  grincheux  - 
prix  10  centimes  — ■  bureaux,  Esplanade  des 
Invalides  —  ouvert  les  jours  de  pluie  seulement 
de  4  à  5  heures  du  matin.  »  C'étaient  aussi 
Le  Lampion,  Le  Falot,  La  Veilleuse,  de  Barbey 
d'Aurevilly,  Le  Réverbère  qui  possédaient  des 
titres...  lumineux.  Puis  d'autres  noms  encore  : 
V Éteignoir  par  «  Hardi  de  Ragefort  »;  La  Mou- 
chette   «    par  un  moucheur,   à  l'usage  des  gens 


1  12  HENRI     ROCHEFORT 

morveux  »  et  qu'il  ne  devait  évidemment  pas 
être  extrêmement  flatteur  d'avoir  dans  sa  poche; 
IJ Étrille;  La  Fronde;  La  Vessie;  La  Foire  aux 
Sottises;  Le  Balayeur  d'Aneries;  L Omelette;  La 
Cloche,  de  Louis  Ulbach,  qui  réalisait  ce  difficile 
problème  d'être  presque  aussi  agressive  que 
La  Lanterne  sans  trop,  s'exposer  à  des  procès  ; 
Le  Diable  à  Quatre  enfin. 

Le  Diable  à  Quatre  était  de  Villemessant.  Il 
avait  le  même  esprit  et  les  mêmes  tendances  que 
le  pamphlet  de  Rochefort  ;  il  était  écrit  par 
quatre  rédacteurs  dont  Edouard  Lockroy,  le 
subtil  chroniqueur  et  Méphistophles.  On  a  même 
prétendu  que  ce  dernier  nom,  de  toute  évidence 
un  pseudonyme,  était  celui  dont  se  servait 
Rochefort,  Il  avait  pourtant  assez  de  travail 
avec  sa  Lanterne.  Et  même  avait-il  besoin  de 
deux  brochures  pour  dire  ce  qu'il  avait  à  dire  ? 

Il  paraît  que  La  Lanterne  était  suffisante  ! 

Elle  était  même  de  trop... 


IX 

LE    POLÉMISTE    A    BRUXELLES 


L'arrivée  de  Rochefort  à  Bruxelles.  —  La  maison  de 
Victor  Hugo.  —  Le  poète  offre  à  Rochefort  l'hospi- 
talité de  sa  demeure.  —  On  édite  La  Lanterne  à 
Bruxelles.  —  La  mystification  de  Badinguet.  — 
Comment  La  Lanterne  pénètre  en  France.  —  Ruses 
et  stratagèmes.  —  Polémique  violente.  —  Encore  un 
duel.  — ■  Le  succès  d'un  maître  d'armes.  —  Rochefort 
et  l'Art. 


^Tv"Kae:nri  Rocnefort  était  arrivé  à  Bruxelles. 
?V)Nl  *^       ^  s'était  installé  à  l'hôtel  de  Flandre 
lœ&iS  où   deux   de  ses  enfants  ne   tardèrent 
pas  à  le  venir  rejoindre.  Il  avait  besoin  en  effet 
de  ne  point  se  sentir  isolé.  Il  y  avait  pourtant, 
dans  la  ville,  un  homme  chez  qui  Rochefort  eût 
reçu  le  meilleur  accueil  s'il  avait  osé  s'y  présen- 
ter. C'était  un  exilé  comme  lui,  un  exilé  dont 
l'ardeur    des    convictions    républicaines    ne    le 
cédait  en  rien  à  la  sienne. 
Celui-là  était  Victor  Hugo. 
Le   poète    des    Châtiments    vivait    dans    une 
modeste  maison  sise  4,  place  des  Barricades.    11 
avait  avec  lui  ses  fils  Charles  et  François- Vie  toc. 


1   1  1  HENRI    ROCHEFORT 

Dès  qu'il  sut  la  présence  de  Rochefort  à 
Bruxelles,  Victor  Hugo  lui  dépêcha  Charles, 
avec  mission  de  ramener  le  polémiste  place  des 
Barricades.  Rochefort  qui  était  sorti  trouva,  à 
son  retour,  un  mot  par  lequel  Charles  Hugo  le 
priait  à  dîner  chez  son  père.  Le  lanternier,  qui 
avait  une  profonde  admiration  pour  le  proscrit, 
ne  manqua  pas  de  se  rendre  au  rendez- vous. 

«  La  table  était  dressée,  Victor  Hugo  et  ses 
fils  attendaient  leur  invité.  Lorsqu'on  annonça 
celui-ci,  les  proscrits  se  levèrent.  Victor  Hugo 
alla  à  la  rencontre  de  Rochefort,  lui  tendant  les 
bras,  dans  lesquels  le  pamphlétaire  se  jeta.  Alors 
montrant  Charles  et  François- Victor,  auxquels 
le  lanternier  donna  également  une  sincère  et 
fraternelle  accolade,  et  offrant  enfin  le  siège 
placé  à  sa  droite,  l'incomparable  poète  dit  à  son 
hôte  avec  émotion  :  —  Asseyez- vous,  vous  êtes 
le  frère  de  mes  fils.  » 

Ce  fut  une  minute  émouvante  que  celle  où  ces 
deux  hommes,  qui  s'estimaient  tant  et  se  connais- 
saient si  peu,  se  trouvèrent  en  présence.  Victor 
Hugo  n'avait  pas  manqué  une  seule  fois  à  la 
lecture  de  La  Lanterne;  tous  les  numéros  parus 
étaient  même  rangés  sur  une  petite  étagère. 
Pour  le  poète,  le  pamphlétaire  était  un  ami,  un 
ami  aux  idées  communes.  Hugo  offrit  à  Roche- 
fort l'hospitalité  sous  son  toit,  et  le  lanternier, 
qui  l'avait  acceptée  avec  reconnaissance,  en  usa 
quatre  mois  durant.  L'intérieur  de  la  demeure 


T.F    POLEMISTE     V    BRUXELLES  1   15 

du  poète  était  bien  fait  pour  séduire  l'amateur 
éclairé  qu'était  le  nouveau  venu.  «  La  maison  du 
numéro  4  de  la  place  des  Barricades  ressemblait, 
écrivit-il,  à  un  de  ces  «  homes  »  anglais  où  on  a  le 
droit  de  se  renfermer  à  l'abri  de  toute  curiosité 
et  de  toute  surveillance.  L'ameublement  en  était 
presque  partout  ancien,  d'avant,  de  pendant  et 
d'après  la  Renaissance,  l'auteur  de  Notre-Dame 
de  Paris  étant  très  fouilleur  et  aimant  à  déterrer 
les  vieux  meubles  comme  j'aimais  et  j'aime 
encore  à  dénicher  les  vieux  tableaux.  » 

Mais  le  poète  passait  une  grande  partie  de  son 
temps  dans  sa  chambre  à  coucher,  qui  était 
également  son  cabinet  de  travail.  Rochefort 
la  dépeignait  ainsi  :  «  Elle  était  située  tout  au 
fond  du  bâtiment  et  on  y  atteignait  par  un  esca- 
lier de  soupente.  C'était  une  petite  pièce  man- 
sardée, couverte  d'une  toiture  d'une  telle  légè- 
reté que  le  jour  passait  entre  les  interstices  des 
tuiles  et  que,  Victor  Hugo  me  l'avoua  non  sans 
une  pointe  d'orgueil,  il  y  pleuvait  quelquefois. 
Un  lit  de  camp,  véritable  couchette  militaire, 
étroite  et  basse,  séparait  en  deux  cette  chambre 
<lniit  un  domestique  se  serait  à  peine  contenté, 
et  où  le  plus  grand  de  nos  poètes  enfantai I  ses 
chefs-d'œuvre.  Il  était  heureux  qu'il  n'eût  pas 
besoin  de  table  pour  les  écrire,  car  on  n'aurait 
trop  su  où  la  placer.  En  effet,  dans  le  mur  de 
gauche,  à  la  hauteur  du  coude,  était  vissée  une 
tablette  sur  laquelle  s'étalait  le  papier  où  l'écri- 


1   1<>  HENRI    ROCHEFORT 

vain  faisait  courir  sa  plume,  car  il  ne  s'asseyait 
jamais  et  composait  tout  en  faisant  les  quatre 
pas  que  lui  permettait  à  peine  l'exiguïté  de  sa 
cage.  » 

C'est  dans  une  telle  atmosphère  que  Rochefort 
reprit,  ou  plutôt  continua,  la  publication  de  La 
Lanterne.  Le  douzième  numéro  est  saisi.  Le  trei- 
zième ne  peut  franchir  la  frontière.  Il  n'y  a 
point  de  raisons  que  cessent  les  rigueurs  gou- 
vernementales puisque  le  style  du  délinquant 
reste  le  même.  «  Il  y  a  soixante- dix-huit  ans  à 
pareille  heure,  le  peuple  saccageait  les  Tuileries. 
Aujourd'hui,  c'est  absolument  le  contraire.»  Cela 
le  polémiste  l'écrit  dans  sa  brochure  à  la  date  du 
10  août,  Et  il  ne  va  manquer  aucune  occasion 
de  dire  des  choses  «  désagréables  »  à  l'Empereur. 

Une  telle  liberté  de  langage  émeut  cependant  le 
Gouvernement  belge.  Cette  lutte  l'inquiète,  qui 
s'engage  sur  son  territoire  entre  un  homme  qui 
se  prépare  une  fort  belle  collection  d'années  de 
prison  et  un  pays  qu'il  serait  séant  de  ménager. 
Aussi,  afin  de  dégager  sa  responsabilité,  le  Gou- 
\  finement  de  Bruxelles  demande-t-il  au  lan- 
ternier  d'aller  dater  ses  morceaux  d'éloquence 
courtoise  dans  une  ville  de  Hollande  ou  d'Alle- 
magne. Cela  -aplanirait  bien  des  difficultés. 

Rochefort  se  rend  à  de  si  justes  raisons.  Mais 
comme  il  n'est  point  besoin  de  se  déranger  pour 
dater  un  article  de  Londres  ou  de  Genève  et  que 
l'on  peut  parfaitemenl  le  faire  de  Bruxelles  si  l'on 


LE    POLÉMISTE     \    BRUXELLES  1   17 

veut  bien  fermer  les  yeux,  il  reste  dans  la  capi- 
table  belge,  y  fait  tirer  toutes  ses  Lanternes  et 
après  avoir  daté  —  pour  la  forme  -  -  le  numéro 
quatorze  d'Amsterdam,  le  numéro  quinze  d'Aix, 
le  numéro  seize  de  Londres,  le  numéro  dix-sept 
de  Genève,  il  reprend  l'alibi  d'Aix-la-Chapelle 
pour  le  numéro  dix- huit  et  datera  de  cette  ville 
les   numéros   suivants. 

Ainsi  lui  sera-t-il  possible  de  tenter  cette 
mystification  dans  le  numéro  du  25  septembre  : 

«  En  comparant  les  déclarations  écrites  du 
prince  Louis  Bonaparte  avec  les  actes  de  celui 
qui  règne  aujourd'hui  sous  le  nom  de  Napo- 
léon III,  je  me  suis  demandé  souvent  s'il  est 
réellement  possible  qu'un  homme  se  démente 
lui-même  avec  cet  aplomb. 

»  J'ai  voulu  avoir  le  cœur  net  de  cette  incroya- 
ble inconséquence.  Je  suis  allé  aux  sources  ;  j'ai 
pris  des  informations,  rassemblé  des  documents, 
interrogé  des  témoins,  et,  de  l'enquête  appro- 
fondie à  laquelle  je  me  suis  livré,  il  est  résulté 
pour  moi  une  certitude  que  l'Europe  stupéfaite 
ne  peut  cependant  tarder  à  partager. 

»  Celui  qui  occupe  actuellement  le  trône  de 
France  est  un  faux  Napoléon,  qui  a  usurpé  le 
nom  et  les  titres  de  l'ancien  prisonnier  de  Ham, 
do  L'auteur  de  la  tentative  de  Boulogne  et  des 
Idées  napoléoniennes. 

Mon  assertion  rencontrera  beaucoup  d'incré- 
dules,   je    n'en    saurais    douter;    mais    veuillez 


1   18  HENRI    ROCHEFORT 

m' écouter  un  instant  :  personne  n'ignore  que 
Louis- Napoléon  Bonaparte  s'évada  autrefois  du 
fort  de  Ham,  sous  les  vêtements  d'un  maçon 
nommé,  dit-on,  Badinguet.  La  légende  ajoute 
que  le  futur  empereur  portait  sur  l'épaule  droite 
une  planche  destinée  à  lui  cacher  la  tête,  que 
le  concierge  de  la  maison  aurait  peut-être 
reconnue. 

»  Eh  bien,  si  nos  renseignements  sont  exacts, 
ce  récit  est  entièrement  controuvé. 

»  A  peine  le  prince  Louis  eut- il  franchi  le  seuil 
de  la  forteresse,  que  le  maçon,  se  ravisant  fondit 
sur  lui,  reprit  la  blouse  et  la  planche,  lui  tordit 
le  cou  ;  puis  passa  en  Angleterre  ;  revint  en 
France,  pour  se  faire,  sous  le  nom  de  Louis 
Bonaparte,  nommer  président  de  la  République  ; 
trempa,  au  2  décembre  1851,  ses  mains  dans  le 
sang  français,  fit  le  mariage  que  vous  savez,  et 
heureux  d'avoir  ainsi  échangé  sa  truelle  contre 
un  sceptre,  s'amusa  à  cabrioler  sur  la  corde 
raide  de  la  politique,  sans  se  douter  qu'un  jour 
viendrait,  où,  son  identité  étant  reconnue,  il 
serait  condamné  aux  peines  infamantes,  pour 
substitution  de  personnes  et  faux  en  écritures 
publiques. 

»  Telle  est  l'histoire  authentique  du  héros  de 
Ham. 

»  Et,  en  effet,  du  moment  où  c'est  le  maçon  qui 
règne,  tout  s'explique  :  ces  bâtisses  continuelles, 
ces  expropriations  inutiles,  ce  Palais  des  Tuileries 


LE     POLÉMISTE     V     BRI  XELLES  I    19 

qu'on  abat  pour  le  reconstruire  et  qu'on  recons- 
truit pour  l'abattre  de  nouveau,  cette  intolérable 
manie  de  tout  gâcher,  ce  plâtre  dont  l'impératrice 
se  récrépit  tous  les  matins  la  figure,  et,  par-dessus 
tout,  cet  édifice  dont  il  nous  promet  sans  cesse 
le  couronnement,  indiquent  assez  que  les  desti- 
nées de  la  France  sont  dans  les  mains  d'un 
maçon. 

»  Celui  que  je  plains  le  plus,  après  nous  bien 
entendu,  c'est  ce  jeune  et  intéressant  Louis  Bona- 
parte, dont  ce  faussaire  a  non  seulement  pris  la 
vie,  mais  dont  il  s'étudie  à  déshonorer  le  nom,  en 
lui  faisant  faire  tout  le  contraire  de  ce  qu'il  avait 
promis  dans  ses  différents  manifestes. 

»  Une  considération  cependant  console  mon 
amour- propre  :  bien  avant  cette  révélation 
foudroyante,  j'avais  toujours  soutenu  que  les 
hommes  comme  Baroche,  Pinard.  Walewski, 
Rouher,  Persigny  et  autres,  étaient  tout  au  plus 
capables  de  servir  les  maçons.   » 

Quand  Rochefort  se  rappelle  ainsi  au  bon 
souvenir  de  l'Empereur,  il  n'oublie  jamais  mille 
choses  aimables  à  l'endroit  de  ses  ministres  et 
des  personnages  qui  gravitent  autour  d'eux. 
C'est  sa  règle.  Mais  la  règle  de  l'autre  côté 
de  la  frontière  était  de  veiller  strictement  à  ce 
que  Les  Lanternes  ne  pénétrassent  pas  sur  le 
territoire  de  l'Empire.  Aussi  les  agents  de  tous 
ordres  y  veillaient-ils  assidûment. 

Comme  un  tel  souci  était  absolument  incom- 


150  HENRI     ROCHEFORT 

patible  avec  celui  qu'avait  le  lanternier  de  faire 
parvenir  à  ses  abonnés  leur  manne  hebdoma- 
daire, il  fallait  que  la  ruse  de  l'un  déjouât  la 
méfiance  des  autres.  C'était  encore  un  des  moin- 
dres avantages  de  l'hôte  d'Hugo.  Et  ses  moyens 
furent  nombreux. 

On  avait  bien  commencé  par  mettre  les  pre- 
miers exemplaires  sous  enveloppe.  Ensuite  ils 
étaient  portés  à  la  première  station  française 
d'où  ils  étaient  acheminés,  sans  difficulté,  à  des- 
tination. Mais  les  employés  du  bureau  de  poste 
n'avaient  pas  tardé  à  s'étonner  de  recevoir,  à 
jour  fixe,  une  quantité  importante  de  plis  à 
destination  de  Paris.  Rapports  aux  chefs,  puis 
intervention  d'un  commissaire  de  police  qui 
ouvrit  un  des  envois,  ce  qui  eut  pour  effet 
immédiat  la  confiscation  des  autres.  Le  truc, 
assez  naïf  en  somme,  était  éventé  ;  il  fallait 
trouver  autre  chose. 

La  fin  justifiant  les  moyens,  la  contrebande 
allait  dorénavant  jouer  son  rôle. 

La  première  opération  consista  à  rembourrer 
un  certain  nombre  de  colporteurs  maigres,  d'un 
autre  nombre  de  brochures  dont  la  vertu  leur 
communiquait  une  obésité  de  bon  aloi.  Elle  fut 
de  mauvais  aloi  pour  d'aucuns  ;  car,  la  police 
s'étant  immiscée  dans  leurs  petites  affaires,  ils 
subirent  des  traitements  différents  et  sévères. 
Et  puis,  cette  petite  poste  par  contrebandiers 
express  coûtait  assez  cher.   Les  chiens  mêmes 


LE    POLEMISTE     \     BRUXELLES 


151 


que  l'on  employa  alors  et  qui  apportaient  en 
France  des  paquets  de  brochures  ne  donnèrent 
points  d'excellents  résultats,  tant  la  frontière 
était  surveillée. 

Alors  on  découvrit  mieux.  La  famille  Hugo 
connaissait  un  riche  marchand  de  cigares,  qui 
avait  gagné  une  honnête  fortune  en  introdui- 
sant moins  honnêtement,  c'est-à-dire  en  fraude, 
sa  marchandise  en  France.  L'homme  se  nommait 
Goenass.  Il  avait  acheté  la  complicité,  moyen- 
nant une  juste  rétribution,  d'un  employé  de 
l'ambassade  française  dont  Arthur  de  la  Gué- 
ronnière  était  alors  le  titulaire. 

Par  cet  intermédiaire,  Goenass  expédiait  des 
malles  que  l'immunité  diplomatique  permettait 
à  la  fois  de  bourrer  de  cigares  et  de  passer  la 
douane  sans  être  visitées.  A  l'arrivée  à  Paris, 
naturellement  un  complice  de  Coenas  se  rendait 
à  l'ambassade,  retirait  les  cigares  et  le  tour  était 
joué.  L'entrepreneur  de  transports  par  malle 
diplomatique  offrit  à  Rochefort  de  lui  prêter  une 
de  ses  malles  magiques.  La  proposition  fut 
acceptée,  et  c'est  ainsi  qu'arrivèrent  à  Paris 
pendant  assez  longtemps  de  nombreuses  bro- 
chures qu'il  ne  restait  plus  qu'à  distribuer  aux 
intéressés. 

Pour  quelles  raisons  fallut-il  renoncer  à  une 
importation  si  agréable  ?  Laissons  parler  le 
lanternier  : 

«   Le   stratagème   réussit   pendant   plusieurs 


III.NHI     ROCHEFORT 


mois,  mais,  v'ian  !  l'employé  fraudeur  de  cigares 
commit  la  distraction,  un  jour,  de  se  tromper  de 
malle  et  de  remettre  au  ministère  des  Affaires 
étrangères  des  paquets  de  tabac  illégitime  au  lieu 
de  pièces  diplomatiques.  Les  Lanternes  ne  furent 
pas  saisies,  mais,  le  truc  étant  éventé,  elles  ne 
pouvaient  guère  manquer  de  l'être  à  la  pro- 
chaine fournée.  Il  fallut  de  nouveau  nous  casser 
la  tête,  pour  assurer  le  service  du  journal.   » 

Le  hasard  d'une  visite  qu'il  fit  avec  Charles 
Hugo  à  un  mouleur  italien  de  Bruxelles,  donna  à 
Rochefort  l'idée  qui  devait  lui  permettre  d'as- 
surer l'envoi  de  sa  feuille.  Puisque  Napoléon 
mettait  tous  les  obstacles  possibles  à  l'introduc- 
tion du  pamphlet  dans  son  Empire,  son  effigie 
du  moins  servirait  les  projets  de  l'exilé.  Et  ayant 
chargé  un  ami  —  pour  éviter  les  soupçons  de  la 
police  —  de  commander  au  plâtrier  une  certaine 
quantité  de  bustes  de  l'Empereur,  on  les  remplit 
de  Lanternes. 

«  Il  ne  fallait,  narguait  le  polémiste,  pas  moins 
d'une  quinzaine  de  bustes  de  ce  personnage 
moustachu  pour  y  dissimuler  nos  envois  :  on 
ne  pouvait  plus  dire  qu'il  n'avait  rien  dans  la 
tête  ;  les  épaulettes  contenaient  en  outre,  six 
Lanternes  par  épaule  ;  la  poitrine  bombant  sous 
l'uniforme  en  recelait  soixante  ;  on  en  alignait 
sept  le  long  du  grand  cordon  de  la  Légion 
d'honneur.  Le  venin  impérial  portait  ainsi  en 
lui-même  son  contre- poison. 


II.    POLÉMISTE     \     BRUXELLES  153 

»  Cette  manœuvre  —  à  l'intérieur  -  -  une  fois 
accomplie,  deux  hommes  à  nous,  un  buste  dans 
chaque  bras,  défilèrent  victorieusement  devant 
les  douaniers  français  qui  s'inclinèrent  avec 
respect  devant  l'image  du  maître.  On  leur  conta 
qu'il  s'agissait  d'une  commande  considérable 
destinée  aux  maires  de  villages,  les  autres  sta- 
tues qui  représentaient  l'Empereur  commençant 
à  se  démoder.  » 

C'étaient  donc  de  beaux  jours  qui  allaient 
s'écouler  pour  La  Lanterne.  En  effet,  les  bustes 
avaient  du  succès  en  France...  une  fois  brisés,  et 
1rs  douaniers  étaient  pénétrés  d'un  saint  respect 
pour  cette  marchandise  qui  passait  en  fraude 
avec  la  complicité...  de  l'Empereur.  C'était  trop 
beau. 

«  Mais,  continue  le  polémiste,  d'un  choc  inat- 
tendu jaillit  tout  à  coup  une  lumière  étrange. 
Un  des  bustes,  mal  affermi  sur  son  socle,  culbuta 
et  se  fendit  le  crâne  d'où  s'échappa  un  flot  de 
sang  coagulé  sous  forme  de  petits  opuscules 
rouges  dont,  au  premier  coup  d'oeil,  les  gabelous 
reconnurent  la  provenance.  Nous  étions,  comme 
on  dit  en  argot  policier,    «  pris  sur  le  tas.  » 

La  découverte  du  pot  aux  roses  —  les  roses 
étant  en  l'espèce  Les  Lanternes  et  la  tête  faisant 
l'office  du  pot  —  fit  rire  autant  qu'un  article 
du  pamphlet,  Il  fallait  néanmoins,  pour  la  salis- 
faction  des  lecteurs,  trouver  autre  chose. 

A  Rochefort,  devait  échoir  encore  l'idée  d'un 


154 


IIKMU    ROCHEFORT 


nouveau  subterfuge.  Il  avait  fait  fabriquer  à 
Malines  un  superbe  cadre  de  style,  aux  bordures 
larges  et  plates.  Mais  l'appareil  était  entière- 
ment creux  de  manière  à  pourvoir  renfermer 
un  nombre  important  de  brochures.  Le  secret 
de  la  combinaison  ?  Son  auteur  va  nous  l'ap- 
prendre :  «  Dans  la  frise  du  cadre,  noirci  et 
patiné  comme  un  bibelot  Renaissance,  était  dis- 
simulée une  fleur  en  bois  qu'il  suffisait  de  dévis- 
ser pour  faire  instantanément  tomber  la  planche 
qui  servait  de  devanture,  derrière  laquelle  s'en- 
tassaient facilement  quinze  cents  Lanternes. 
Gomme  contrebande,  on  pouvait  dire  que  c'était 
le  dernier  cri.    » 

En  effet,  l'invention  était  tout  à  fait  au  point. 
Il  n'était  plus  que  de  remplir  le  cadre  des  feuillets 
qui  lui  étaient  destinés  et  de  le  faire  expédier  à 
Paris  chez  un  antiquaire  du  boulevard  Beaumar- 
chais. De  là,  il  parviendrait  à  la  mère  des  enfants 
de  Rochefort,  serait  dépouillé  de  son  embar- 
rassant contenu  et  réexpédié  à  nouveau  en  vue 
d'un  service  régulier.  Jamais  ce  véhicule  d'un 
genre  spécial  ne  fut  éventé  !  Aussitôt  que  la 
compagne  du  polémiste  était  en  possession  des 
brochures,  elle  les  glissait  sous  enveloppes  et  les 
faisait  parvenir  à  leurs  destinataires.  Cependant, 
s'il  était  quelque  lecteur  dont  le  nom  fût  mar- 
quant au  point  que  le  pli  pût  être  saisi  à  la  poste, 
la  courageuse  femme  le  portait  elle-même  à 
domicile. 


LE    POLÉMISTE     V    BRUXELLES  100 

Ainsi  la  chose  se  passait  de  cette  manière  pour 
Mme  Cavaignac,  Tune  des  abonnées.  Un  jour  que 
Mme  Rochefort  venait  de  déposer  chez  celle-ci 
un  exemplaire  préalablement  mis  sous  pli,  au 
moment  où  elle  redescendait  l'escalier  sa  mission 
étant  accomplie,  la  mère  dévouée,  femme  plus 
dévouée  encore  peut-être,  s'entendit  appeler 
tout  à  coup  : 

—  C'est  bien  vous,  n'est-ce  pas,  madame,  lui 
demanda  Mme  Cavaignac,  qui  venez  de  remettre 
cette  lettre  que  me  donne  la  bonne  ? 

—  Oui,  Madame. 

-  Donnez- vous  donc  la  peine  d'entrer. 

Et  Mme  Cavaignac  conduisant  à  son  salon 
\jme  Rochefort  lui  serra  la  main,  l'assura  de  son 
amitié  la  plus  vive  et  s'informa  avec  un  intérêt 
dont  la  visiteuse  fut  touchée,  de  l'exilé  qu'aucune 
douleur  ne  pouvait  abattre  ni  désarmer. 

Quelque  temps  avant  ces  événements,  Roche- 
fort avait  essuyé  un  duel  sérieux.  Il  avait  été 
provoqué  pour  un  article  que,  dans  sa  Lanterne 
datée  du  18  septembre,  il  avait  fait  paraître  à  la 
suite  de  la  publication  par  les  journaux  gouver- 
nementaux, d'une  lettre  d'un  instituteur  nommé 
Rochefort,  qui  avait  sollicité  du  garde  des  sceaux 
l'autorisation  de  faire  modifier  son  état  civil. 
A  la  suite  de  quoi  le  lanternier  avait  répliqué  : 

»  Écoutez  !  colle-là  est  la  plus  belle  de  toutes. 
Cet  instituteur  primaire,  qui  demande  à  changer 
de  nom,  sous  prétexte  qu'il  porte  celui  de  «  Roche- 


156 


HF.NItl    ROCHEFORT 


fort  »  qui  appartient  également  au  rédacteur  de 
La  Lanterne,  voilà,  il  me  semble,  le  mot  de  la 
fin,  bien  que  je  le  cite  au  commencement. 

»  Si  ce  magistrat  n'a  pas  médité  sa  pétition 
dans  le  but  d'arriver  par  cette  basse  flatterie  aux 
plus  hauts  grades  de  l'Université,  il  faut  recon- 
naître que  par  cette  simple  demande  d'un  chan- 
gement d'état  civil,  il  a  mis  dans  un  terrible 
embarras  le  garde  des  sceaux  chargé  des  opéra- 
tions de  ce  genre.  Supposons,  en  effet,  que 
M.  Baroche  refuse  au  pétitionnaire  l'autorisation 
qu'il  sollicite. 

»  —  Eh  quoi  !  s'écriera  le  nommé  Rochefort, 
vous  avez  mis  aux  trousses  de  mon  homonyme 
tous  vos  magistrats,  tous  vos  juges  d'instruc- 
tion et  tous  vos  avocats  impériaux.  Ils  ont  déclaré 
à  la  face  du  Christ,  que  le  fondateur  de  La  Lan- 
terne était  coupable  de  tous  les  attentats  décrits 
par  Buffon.  Vous  lui  avez  appliqué  des  jugements 
tellement  terrifiants  qu'on  aurait  pu  les  croire 
rédigés  par  des  jurisconsultes  qui  avaient  un  peu 
trop  déjeuné. 

»  Et  quand,  sur  la  foi  de  vos  réquisitoires,  je 
demande  à  changer  mon  nom  de  «  Rochefort  » 
qui  me  fait  horreur,  contre  un  autre  à  mon  choix, 
vous  ne  me  le  permettez  pas,  sous  prétexte  qu'a- 
près tout  M.  Rochefort  n'est  pas  aussi  absolu- 
ment déshonoré  que  La  Gazette  des  Tribunaux 
veut  bien  le  dire.  Mais  alors  vos  juges,  qui  l'ont 
traité  comme  Cartouche,  sont  donc  des  menteurs 


LE    POLÉMISTE    A    BRUXELLES  17)7 

et  des  imbéciles.  Ce  n'est  pourtant  pas  ce  que  vous 
soutenez  dans  les  discours  de  rentrée  des  tribu- 
naux. 

»  Supposons  maintenant  que  M.  Baroche  lui 
accorde  le  droit  d'ensevelir  à  jamais  un  nom 
maintenant  flétri,  et  d'en  puiser  un  autre  dans 
PAlmanach  Bottin,  qu' arrivera- 1- il  ? 

»  Il  arrivera  ceci,  qui  est  excessivement 
grave,  c'est  que  M.  Baroche  en  personne  sera 
également  forcé  de  se  demander  à  lui-même  et 
de  s'accorder  sans  délai  l'autorisation  de  chan- 
ger de  nom,  car,  vous  ne  l'avez  pas  oublié,  son 
fils,  accusé  publiquement  d'escroquerie  et  de 
malversations  dans  les  affaires  de  Mirés,  s'est 
vu  afficher  sur  les  murs  de  Versailles  par  les 
ordres  de  M.  de  Persigny,  qui,  fidèle  à  son  anti- 
que gentilhommerie,  avait  trouvé  gracieux  de 
combattre  la  candidature  de  cet  enfant  désa- 
gréable en  l'appelant  voleur. 

«  Et  remarquez  qu'en  résumé  je  n'ai  jamais  été 
condamné  que  pour  attentat  à  la  pudeur  sur  la 
personne  des  faux  cheveux  de  l'impératrice, 
tandis  que  le  grand  justicier  Baroche  qui  fait 
arrêter  tout  le  monde,  excepté  son  fils,  porte  le 
nom  d'un  monsieur  stigmatisé  pour  de  basses 
filouteries.    » 

C'était  donc  Baroche  qui  était  mis  sur  la 
sellette  à  propos  d'un  homonyme  récalcitrant  de 
Rochefort.  El  comme  Baroche  fils  ne  trouvait  pas 
la  plaisanterie  de  son  goût,  il  demanda  raison  au 


1.)S  1IKXIU     liOCMKIORT 

publiciste  des  insultes  à  lui  adressées.  Dans  La 
Lanterne  suivante,  Rochefort  répliqua  par  un 
post-scriptum  à  sa  précédente  déclaration  : 

«  Je  reçois  à  l'instant  une  lettre  d'un  ami  de 
M.  Ernest  Baroche,  qui  me  demande  raison  des 
insultes  à  lui  adressées  par  M.  de  Persigny  dans 
la  fameuse  circulaire  dont  parlait  La  Lanterne 
de  samedi  dernier.  M.  Ernest  Baroche,  publique- 
ment accusé  par  un  membre  du  Conseil  privé, 
d'acte  de  la  plus  haute  indélicatesse,  s'adresse  à 
moi  pour  se  réhabiliter. 

»  Je  pourrais,  je  devrais  refuser  une  réparation 
par  les  armes  au  fils  de  l'indigne  Ministre  de  la 
Justice  qui  m'a  fait  outrager  dans  mon  honneur 
et  dans  mon  enfant  par  la  valetaille  qu'il  gouverne 
sous  le  nom  de  magistrature  française.  Vos  armes 
étant  la  prison,  la  confiscation,  la  calomnie, 
j'aurais  le  droit  de  vous  refuser  de  croiser  les 
miennes  avec  les  vôtres  jusqu'à  ce  que  les  Blain 
des  Cormiers  et  les  Angot  des  Rotours  m'aient 
rendu  raison  des  injures  dont  ils  m'ont  impuné- 
ment couvert  à  l'abri  de  leurs  jupes. 

»  Je  n'entrerai  pas  dans  cet  ordre  d'idées,  et, 
sans  chercher  comment  M.  Baroche  fils  consent  à 
se  rencontrer  avec  un  homme  que  M.  Baroche 
père,  par  l'entremise  de  ses  agents,  a  traité  comme 
le  dernier  des  criminels,  je  ferai  à  ce  demi- per- 
sonnage, qui,  au  fond,  me  sait  bien  autrement 
respectable  que  mes  insulteurs,  l'honneur  immé- 
rité de  relever  sa  provocation.  » 


LE    POLEMISTE     V    BRUXELLES  159 

Les  témoins  de  Baroche  dont  l'un  était 
Adolphe  Belot,  l'auteur  du  Testament  de  César 
Girodot,  se  mirent  en  rapport  avec  ceux  de 
Rochefort.  C'étaient  Charles  et  François- Victor 
Hugo  qui  représentaient  leur  ami.  Le  docteur 
Laussedat,  proscrit  de  décembre  et  frère  du 
colonel  Laussedat  qui  siégea  longtemps  à  la 
Chambre  après  la  chute  de  l'Empire,  assistait 
les  adversaires. 

Les  conditions  du  duel  étaient  extrêmement 
sévères.  Les  témoins  de  Baroche  avaient  exprimé 
l'opinion  suivante  : 

—  Il  faut  que  le  duel  soit  sérieux,  La  Lanterne 
a  un  tirage  considérable,  non  seulement  elle  est 
lue  en  France,  mais  elle  circule  encore  beaucoup 
à  l'étranger,  des  traductions  en  sont  faites  en 
plusieurs  langues,  le  préjudice  causé  à  M.  Baroche 
par  les  assertions  injurieuses  de  cette  brochure 
est  très  grand. 

—  En  effet,  ripostèrent  les  témoins  d'Henri 
Rochefort,  celui  de  qui  nous  tenons  pleins  pou- 
voirs l'a  compris  ainsi.  Or,  voici  ce  qu'il  nous 
charge  de  vous  proposer.  On  se  battra  au  pistolet 
e1  on  échangera  quatre  balles.  En  cas  de  non 
résultat,  on  prendra  l'épée  el  rengagement  con- 
tinuera jusqu'à  ce  que  l'un  des  adversaires  soil 
absolument  mis  hors  de  combat. 

—  Nous  ne  demandons  pas  qu'on  aille  jusque- 
là,  répondit  M.  Belot.  On  se  contentera  «le  pren- 
dre l'épée. 


160  HENRI    UOCIIKFORT 

Le  rendez-vous  fut  fixé  au  lendemain  à  six 
heures  du  matin,  à  la  frontière  hollandaise,  au 
Sass  de  Gand.  Les  corps  à  corps  étaient  permis 
et  le  combat  ne  devait  se  terminer  qu'après 
blessure  grave. 

«  A  chaque  engagement,  rappelle  Rochefort, 
je  me  jetais  furieusement  sur  mon  adversaire, 
que  je  blessais  sans  qu'il  rompît  d'une  semelle. 
A  la  quatrième  reprise,  au  moment  où  je  l'attei- 
gnais de  nouveau  d'un  assez  mauvais  coup  à  la 
cuisse,  je  reçus  au  bras  une  très  légère  estafi- 
lade. Médecins  et  témoins  s'interposèrent  alors. 
J'avoue  qu'il  était  temps.  J'avais  tenu,  pendant 
cette  longue  séance,  mon  épée  si  nerveusement 
que  mon  bras  commençait  à  s'engourdir.  » 

L'honneur  était  satisfait,  Les  duellistes  pri- 
rent chacun  de  son  côté  le  chemin  de  Gand. 
Rochefort,  qu'accompagnaient  Charles  et  Fran- 
çois-Victor et  le  docteur  Laussedat,  descendit 
pour  déjeuner  à  l'hôtel  de  la  Poste.  Par  le  plus 
grand  des  hasards,  ce  fut  au  même  hôtel  que  les 
témoins  d'Ernest  Baroche  amenèrent  leur  client 
afin  qu'il  pût  se  reposer  quelques  moments.  11 
dut  donc  entendre  les  cris  de  «  Vive  Rochefort  », 
«  Vive  La  Lanterne  »  que  la  foule,  parmi  laquelle 
la  nouvelle  du  duel  s'était  rapidement  répandue, 
poussait  en  manifestant  sa  sympathie.  Il  eut 
l'esprit  même  de  se  méprendre  sur  le  sens  des 
acclamations  en  ayant  l'air  de  croire  qu'elles 
étaient  en  sa  faveur. 


LE    POLEMISTE     \    BRUXELLES  H»l 

—  Une  manifestation,  dit- il  en  souriant  à 
Belot,  je  ne  me  croyais  pas  si  populaire  !  Et  il 
ajoutait  peu  après  avec  quelque  tristesse  : 

—  Une  chose  assez  étrange  en  tout  ceci,  c'est 
que  je  me  bats  contre  un  homme  que  j'estime, 
pour  des  gens  que  je  n'estime  pas  ! 

Le  duel  avait  eu  un  très  gros  retentissement 
en  France.  Victor  Hugo,  en  souhaitant  bon  cou- 
rage à  Rochefort,  avant  l'engagement,  lui  avait 
dit  :  — -  Ce  sera  le  combat  entre  la  République  et 
l'Empire.  Et  cette  boutade  de  l'illustre  proscrit 
était  bien  le  résumé  de  la  pensée  de  tous  les 
citoyens. 

Le  duel  avait  également  fait  beaucoup  de 
bruit,  à  Bruxelles  même.  Il  consacra  à  Rochefort 
une  réputation  de  tireur,  de  son  aveu  imméritée. 
Qu'importe  !  Le  maître  d'armes  de  Charles  Hugo, 
un  bon  Flamand  nommé  Schesderslaghe  lui  avait, 
la  veille  de  la  rencontre,  dérouillé  un  peu  la  main 
dans  sa  salle.  Et  le  bruit,  complètement  faux 
d'ailleurs,  n'avait  point  tardé  à  courir  que  le 
maître  d'armes  avait  onseigné  à  l'élève  un  coup 
terrible,  inévitable,  qui  avait  permis  au  polé- 
miste de  sortir  vainqueur  de  la  rencontre.  Aussi 
toute  la  jeunesse  élégante  de  Bruxelles  était-elle 
venue  se  faire  inscrire  chez  Schesderslaghe,  qui 
n'avait  pas  tardé  à  devenir  le  professeur  à  la 
mode  de  la  ville. 

Pour  se  remettre  de  ses  émotions.  Rochefori 
alla  retrouver  à  Spa  Mme  Charles  Hugo,  qui  s'y 

h 


162 


HKMil    ROCHEFORT 


reposait  avec  les  enfants  du  polémiste  et  que 
vinrent  rejoindre  Hugo  et  ses  fils.  Ce  furent 
quelques  jours  de  repos  en  famille  bien  gagnés. 
On  ne  put  prolonger  un  tel  séjour,  les  travaux  du 
poète,  et  ceux  tout  différents  du  polémiste  les 
réclamant  à  Bruxelles.  Il  fallut  donc  se  décider  à 
regagner  bientôt  la  capitale  belge. 

L'existence  pourtant  n'y  était  pas  dénuée  de 
charmes.  Victor  Hugo,  quelque  temps  qu'il  fît, 
se  levait  dès  six  heures  et  s'enfermait  dans  sa 
chambre  où  il  travaillait  jusqu'au  déjeuner. 
L'après-midi,  il  se  donnait  toute  liberté,  parta- 
geant son  temps  entre  les  visites,  les  récep- 
tions et  la  promenade.  Le  maître,  qui  était  grand 
amateur  d'art,  trouvait  en  Rochefort  quelqu'un 
à  qui  causer.  Car  le  polémiste  avait  un  sens 
de  l'art  très  pur  et  plus  d'une  fois  Hugo  lui 
demanda  des  conseils  sur  l'achat  de  meubles, 
de  tableaux  ou  de  poteries  comme  à  un  véritable 
expert.  Et  la  confiance  que  le  grand  proscrit 
avait  en  le  polémiste  était  justifiée.  Il  faut 
reconnaître  que  Rochefort,  sa  vie  entière,  con- 
sacra le  meilleur  de  ses  loisirs  aux  beaux  arts 
et  que,  dès  son  jeune  âge,  il  avait  profité  des 
utiles  leçons  d'amateurs  et  d'artistes  de  valeur. 

Il  allait  avoir  plus  d'une  occasion  de  faire 
valoir  ses  connaissances  artistiques. 


\ 


L'AMATEUR    D'ART 


Rochefort  amateur  d'Art.  —  Le  Ut  de  l'Empereur 
du  Mexique.  —  Second  retour  en  arrière.  —  Les 
leçons  d'un  restaurateur.  —  Les  flâneries  à  VHôlel 
Drouot.  —  Enchères  et  surenchères.  —  Une  exper 
lise  qui  rapporte.  —  Le  peintre  Corot.  —  Rochefort 
a  des  démêlés  avec  le  surintendant  des  Beaux  - 
Arts.  —  L'histoire  d'une  terre  cuite.  —  Rochefort 
publie  :  Les  Petits  Mystères  de  l'Hôtel  des 
Ventes.  —  Chez  le  duc  d'Aumale.  —  Le  Salvator 
Rosa  de  Victor  Hugo.  —  Saint-Cloud,  Meudon  et 
le  Louvre.  —  Le  peintre  animalier  Landseer.  —  Une 
expertise  chez  Chauchard.  —  Le  vol  de  la  Joconde. 


iendant  cette  année  de  1868  où  Henri 
Rochefort,  réfugié  à  Bruxelles,  était 
l'hôte  de  Victor  Hugo,  l'illustre  poète 
avait  acheté  d'un  marchand  de  meubles  anciens, 
une  très  belle  chambre  à  coucher  ayant  appar- 
tenu à  l'Empereur  du  Brésil. 

Le  souverain  avait  offert  cet  ameublement  à 
son  ministre  en  Belgique,  qui  l'avait  troqué  lui- 
même  contre  un  horrible  Louis- Philippe.  C'est 
ainsi  que  le  poète  de  La  Légendedes  Siècles  l'avait 


101  HENRI     ROCHEFORT 

découvert  chez  le  bric-à-brac.  Quand  il  en  eut 
conclu  l'achat,  Victor  Hugo  invita  Rochefort  à 
aller  voir  chez  le  marchand  les  pièces  magnifi- 
ques que  celui-ci  devait  lui  faire  livrer.  Elles  se 
composaient  de  quatre  chaises  au  dossier  haut 
et  étroit,  «  de  deux  consoles  merveilleusement 
travaillées  et  d'un  magnifique  et  large  lit  à 
colonnes  légères  comme  des  ceps  de  vigne  et  dont 
le  style  rocaille  flamboyant  éclatait  en  un  feu 
d'artifice,  offrant  pour  bouquet  la  fleur  de  lys  des 
Alcantara  ». 

Rochefort  complimenta  Victor  Hugo  de  sa 
trouvaille,  lui  faisant  remarquer  pourtant  que  le 
mobilier  n'était  pas  si  ancien  qu'il  le  pensait  et 
qu'il  datait  à  peine  de  trente  ou  quarante  ans. 
Cependant,  il  ajoutait  qu'il  n'aurait  pas  hésité 
à  le  payer  le  double  du  prix  qu'il  avait  été 
vendu. 

Sachant  que  Rochefort  avait  l'intention  de 
s'installer  tout  à  fait  à  Bruxelles  et  voyant 
combien  il  enviait  de  si  beaux  meubles,  le  poète 
n'hésita  pas  à  les  lui  céder,  ce  dont  le  polémiste 
le  remercia  «  d'autant  plus  chaleureusement 
qu'indépendamment  d'une  très  belle  chose, 
c'était  un  précieux  souvenir  de  lui  ».  Cela  fera 
dire  plus  tard  à  Rochefort  quand  il  racontera 
cette  histoire  :  «  Voilà  comme  l'empereur  du 
Brésil  et  moi,  nous  avons  couché  dans  le 
même   lit  ». 

Quand  il  fut  condamné  à  la  déportation  per- 


i.  \m  \n:i  i;    i)  \i;t 


pétuelle,  ses  meubles  furent  vendus  à  l'Hôtel  des 
ventes.  Mais  il  eut  le  bonheur  de  les  retrouver  à 
son  retour  en  France,  car  un  marchand  d'objets 
d'art  les  acheta  en  promettant  de  les  rendre  à 
l'exilé  s'il  revenait  jamais.  Il  tint  d'ailleurs  sa 
parole  et  lui  restitua  son  bien. 

S'il  est  vrai  que  l'on  naisse  artiste,  cette  affir- 
mation certes  peut  s'appliquer  à  Rochefort.  Com- 
ment avait- il  accompli  ses  débuts  dans  cet  art 
difficile  ?  Oh,  bien  simplement  !  Parce  qu'il  «  ne 
pouvait  traîner  éternellement  ses  guêtres  dans 
Paris  en  attendant  de  devenir  un  écrivain,  il 
passait  des  après-midi  entières  au  Louvre  où,  les 
yeux  fermés,  il  aurait  pu  indiquer  la  place  de 
chaque  tableau  ».  Cela  il  le  confesse.  Mais  il  y 
eut  aussi  un  homme  qui  développa  chez  l'ado- 
lescent un  sens  critique  et  artiste  en  éveil,  très 
prononcé  déjà.  Cet  homme  était  Larozerie,  qui 
avait  été  ruiné  par  la  Révolution,  comme  Claude 
de  Rochefort- Luçay,  le  père  du  journaliste,  l'avait 
été  lui-même. 

Larozerie  recevait  souvent  la  visite  du  jeune 
Henri,  qui  avait  alors  dix- neuf  ans,  et  qui  tour- 
nait et  retournait  toutes  les  toiles  qui  garnissaient 
l'atelier  —  Larozerie  s'occupant  de  la  restau- 
ration des  tableaux.  Là,  les  spécimens  de  toutes 
1rs  écoles  passaient  sous  ses  yeux  e1  I»'  restau- 
rateur d'art  lui  apprenail  à  connaître  les  maîtres 
el  à  distinguer  leurs  toiles  à  telles  louches  el  à 
tels  détails.   Il  s'instruisait  des  moyens  par  les- 


166  HENRI     ROCHEFORT 

quels  on  peut  «  arranger  »  un  tableau  de  telle 
façon  qu'un  amateur  inexpérimenté  n'y  pût  rien 
découvrir.  Le  jeune  homme  mettait  lui-même  la 
main  à  la  pâte  et  c'est  ainsi  que,  guidé  par  son 
maître,  il  travailla  à  la  remise  en  état  d'un  grand 
panneau  religieux  qui  se  trouvait  dans  l'église 
Saint- Gervais.  A  la  vérité,  il  ne  toucha  à  aucun 
pinceau,  étant  seulement  chargé  de  frotter  avec 
de  l'alcool  différentes  parties  de  l'œuvre. 

A  force  de  \oir  des  tableaux,  de  les  étudier,  de 
hs  comparer,  Henri  acquit  un  coup  d'œil  mer- 
veilleux, une  perspicacité  profonde  qui  ne  le 
trompaient  jamais.  Comme  il  le  dit  lui-même,  il 
ne  perdait  pas  complètement  son  temps  dans  ses 
flâneries  artistiques  à  l'Hôtel  Drouot  où  «  il  se 
rongeait  les  ongles  dans  l'impossibilité  qu'il  était 
de  mettre  la  moindre  enchère  sur  les  beaux 
tableaux  qui  passaient  sous  ses  yeux  »  et  que  le 
commissaire-priseur  adjugeait  à  d'autres. 

C'est  là  qu'il  fit  la  connaissance  du  marquis 
d'Hertfort,  homme  puissamment  riche  et  grand 
amateur  de  tableaux,  à  qui  l'on  voulait  vendre 
à  un  prix  exhorbitant  une  Mort  de  Sénèque 
attribuée  à  Ribéra  mais,  à  la  vérité,  œuvre  d'un 
Italien,  Lucas  Giordano,  très  habile  à  imiter  les 
maîtres  espagnols.  Rochefort  démontra  au  mar- 
quis d'Hertfort  que  les  experts  se  trompaient  et 
que  la  Mort  de  Sénèque,  dont  il  voulait  se  rendre 
acquéreur ,  n'était  pas  un  Ribéra  mais  bien  un 
Giordano. 


l'amateur  d'art  1<>/ 

Frappé  des  connaissances  très  approfondies 
du  jeune  homme  sur  la  peinture,  le  marquis  le 
pria  de  vouloir  bien  pousser  pour  lui  des  tableaux 
que,  en  sa  qualité  de  millionnaire,  on  lui  ven- 
dait des  prix  fous;  c'est  ainsi  que  l'on  put  voir 
le  jeune  Rochefort  se  faire  adjuger  une  toile, 
Le  Lion  amoureux  de  Roqueplan,  pour  trente 
mille  francs,  tableau  qui  ne  devait  jamais  lui 
appartenir. 

Certes  non  et  il  avait  bien  raison  de  le 

dire  —  il  ne  perdait  pas  son  temps  à  l'Hôtel  des 
ventes,  le  jeune  expert  ;  et  il  s'y  tailla  même  une 
jolie  réputation,  qui  fut  la  cause  indirecte  de 
son  entrée  au  Charivari.  Le  fils  du  peintre  Emile 
Contant  était  attaché  au  Vaudeville  où  il  avait, 
entre  autres  décors,  brossé  quelques  paysages 
pour  Rochefort  père.  Il  était  venu  certain  jour 
trouver  Henri  et  lui  avait  demandé  de  l'accom- 
pagner à  l'expertise  d'une  collection  de  vieilles 
toiles. 

C'était  de  ces  visites  que  Rochefort  aimait  à 
faire.  Il  partit  donc  avec  l'artiste  décorateur,  qui 
lui  expliqua  en  chemin  que  le  propriétaire  de  la 
galerie  étant  momentanément  gêné,  il  s'agissait 
de  lui  faire  avancer  des  fonds  sur  ses  tableaux 
par  un  jeune  Russe  qui  avait  accepté  d'être  le 
bailleur  de  l'opération.  Rochefort  estima  la 
collection  et  prit  sur  soi  d'affirmer  au  prêteur 
qu'il  ne  courait  aucun  risque  en  avançant  une 
centaine  de  mille  francs. 


168  HENRI    ROCHEFORT 

Quelques  jours  s'étaient  écoulés  depuis  cette 
expertise  quand  le  jeune  homme  reçut  la  visite 
du  possesseur  de  la  galerie.  Celui-ci  venait  le 
remercier  chaleureusement  d'avoir  contribué  à 
faire  aboutir  l' affaire  et  lui  demandait  quels 
étaient  ses  honoraires.  Rochefort  n'ayant  eu  en 
vue  que  de  rendre  service  à  un  ami,  se  récusa. 
On  causa,  et  l'homme  —  il  se  nommait  Grégoire 
—  ayant  appris  les  aspirations  du  fils  du  vaude- 
villiste qui  n'étaient  rien  moins  que  d'entrer  au 
Charivari,  s'empressa,  ayant  des  accointances  au 
journal,  d'y  faire  accepter  son  obligé. 

Rochefort  ne  fut  pas  seulement  un  remar- 
quable juge  en  matière  d'art,  il  sut  encore  décou- 
vrir, pressentir  le  talent.  N'était-il  pas  déjà 
rempli  d'admiration  pour  Corot,  alors  que  les 
peintures  de  l'artiste  ne  se  vendaient  pas  parce  que 
l'on  ne  reconnaissait  point  son  talent,  ou  plutôt 
parce  que  l'on  ne  savait  pas  le  reconnaître?  Il  lui 
arriva  à  ce  sujet,  avant  qu'il  n'entrât  à  l'Hôtel 
de  Ville  comme  commis  --  c'était  au  temps  où 
il  habitait  rue  des  Beaux- Arts,  avec  celle  dont 
il  fit  plus  tard  sa  femme  —  il  lui  arriva  une 
plaisante  aventure.  Corot  était  son  voisin  de 
palier.  Rochefort  se  lia  vite  d'amitié  avec  le 
peintre,  et  un  familier  du  journaliste  a  raconté 
comment  se  nouèrent  ces  relations  : 

«  Mme  Rochefort  possédait  un  écureuil  auquel 
elle  tenait  beaucoup.  Un  jour  que  la  fenêtre  était 
entr'ouverte,  la  bestiole,  sortie  une  minute  de  s: 


l'amateur    li'\HT  169 

cage,  prit  la  poudre  d'escampette,  sautilla  sur  la 
saillie  de  la  croisée  et,  sans  plus  de  gêne,  d'un 
bond,  gagna  l'atelier  de  Corot  dans  lequel  elle 
s'engouffra.  Le  peintre  était  absent  et  l'écureuil 
se  promena  en  liberté  parmi  les  riants  paysages, 
étonné  et  ravi  sans  doute  de  cette  admirable 
nature  en  chambre.  L'amas  de  forêts,  de  fon- 
taines qui  sourdent,  de  saules,  de  futaies  et  de 
noisetiers  était  alléchant,  en  vérité.  Corot,  à  cette 
époque,  travaillait  énormément  et  vendait  peu. 
Et  pourtant  comme  elles  étaient  pleines  de  poésie 
ces  toiles  adorables  et  merveilleuses  !  Quelle 
finesse  de  ton  !  Quelle  immense  fantaisie  et  quelle 
grande  sincérité  à  la  fois  ! 

Lorsque  le  voisin  Corot  rentra,  on  réclama  de 
lui  l'extradition  du  délinquant.  Le  rongeur  fut 
trouvé  blotti  dans  un  coin  de  l'atelier  en  train 
de  grignoter  l'angle  d'un  tableau.  » 

-  Il  en  a  mangé  pour  quinze  mille  francs,  dit 
en  riant  Corot. 

—  Qui  sait,  avait  répondu  Rochefort  rêveur, 
il  en  a  peut-être  mangé  pour  beaucoup  plus.  Et 
il  était  parti  avec  son  écureuil. 

A  quelque  temps  de  là,  à  Albert  Wolf  qui 
lui  demandait  quels  tableaux  il  lui  conseillait 
d'acheter,  Rochefort  répondait  :  «  Achetez  des 
Corot  ».  Celui-ci  n'eut  pas  à  se  plaindre  de  ce 
conseil  qu'il  suivit.  On  sait  ce  que  valent  main- 
tenant les  toiles  de  l'artiste. 

Cependant  il  sera  un  temps  où  le  polémiste 


17<>  HENRI    ROCHEFORT 

achètera,  pour  sa  satisfaction  personnelle,  des 
objets  d'art.  Quand  il  habitera  rue  Montmartre, 
vis-à-vis  V Hôtel  de  France  et  de  Champagne,  il 
saura  meubler  les  pièces  de  sa  demeure,  de 
tableaux,  de  statuettes,  de  vieux  meubles,  de 
poteries  et  de  bibelots  de  valeur. 

Mais  quel  musée  mal  tenu  !  N'est-ce  pas  là 
où  un  jour,  a  raconté  Villemessant,  un  visiteur 
trouva  les  enfants  de  Rochefort  occupés  l'un  à 
percer  de  flèches  un  tableau  de  Tiépolo,  l'autre 
à  marteler  à  grands  coups  un  émail  délicate- 
ment cloisonné  ! 

La  réputation  de  Rochefort  comme  expert 
s'affirmait.  Il  n'était  de  jour  qu'on  lui  deman- 
dât son  avis  sur  un  peintre  ou  sur  une  œuvre 
d'art.  Il  ne  se  contentait  pas  d'aimer  les  uns, 
il  défendait  les  autres  et  flétrissait  ceux  qui 
sous  prétexte  de  nettoyages  abîment,  ternissent 
et  détériorent  les  toiles  par  des  retouches  faites 
à  tort  et  à  travers. 

C'est  ainsi  qu'il  s'attira  sur  les  bras  une  histoire 
qui  menaça  de  l'entraîner  assez  loin. 

A  cette  époque-là,  le  surintendant  des  Beaux- 
Arts  était  M.  de  Nieuwerkerke.  Rochefort,  qui 
«  faute  des  instruments  indispensables  pour  une 
véritable  opposition  politique  se  retournait  vers 
l'opposition  artistique  »,  apprécia  avec  quelque 
violence  le  mode  de  nettoyage  auquel  on  sou- 
mettait les  tableaux  du  Louvre.  Il  critiqua  amè- 
rement  un    «  désastreux  récurage  »    de    Saint- 


I,    \M  LTEUR    D    \KT 


171 


Michel  par  Raphaël,  récurage  ordonné  par 
Nieuwerkerke  et  à  cause  duquel  le  tableau  avait 
perdu  tout  l'éclat  de  ses  tonalités. 

Pour  avoir  osé  dire  la  vérité  en  termes  bru- 
taux, pour  avoir  donné  son  appréciation  sur  des 
opérations  qui  n'étaient  non  seulement  d'aucune 
utilité  mais  qui  encore  étaient  préjudiciables 
aux  toiles,  pour  avoir  osé  critiquer  un  fait 
accompli  par  ordre  du  surintendant,  tout- puis- 
sant à  la  Cour,  Rochefort  fut  déféré  aux  tribu- 
naux. Il  est  probable  qu'il  aurait  été  condamné 
sans  l'entrée  en  scène  d'Ingres  qui,  écœuré  lui- 
même  des  traitements  auxquels  on  soumettait 
les  chefs- d' œuvres,  s'offrit  à  témoigner  en  sa 
faveur. 

Xieuwerkerke,  probablement  averti  des  inten- 
tions d'Ingres,  crut  préférable  de  ne  point  pousser 
les  choses  plus  avant  et  l'affaire  en  resta  là. 

Mais  si  Rochefort  avait  appris,  grâce  à  Laro- 
zerie,  à  connaître  les  peintures,  son  goût  naturel 
l'avait  porté  vers  toutes  les  choses  de  l'art.  A 
force  de  fréquenter  à  l'Hôtel  Drouot  dont  il 
parcourait  toutes  les  salles  en  compagnie  d'un 
nommé  Sano,  homme  si  compétent  en  matière 
de  tableaux,  qu'il  savait  reconnaître  à  la  trame 
qu'une  toile,  dont  la  peinture  était  tournée 
contre  la  muraille,  était  un  Poussin  ou  un 
Watteau,  Rochefort  apprit  à  connaître  tous  les 
objets  d'art  pour  lesquels  il  devint  un  expert 
aussi  remarquable  qu'il  l'était  en  tableaux. 


17'J  li:  Mil    ROCHEFORT 

Chose  étrange,  Nieuwerkerke  ne  tint  pas 
rigueur  au  chroniqueur  de  ses  appréciations 
passées,  puisqu'il  lui  demanda,  au  contraire, 
toujours  son  avis  quand  il  était  dans  l'intention 
de  faire  une  acquisition  pour  le  musée  du 
Louvre. 

Or  un  jour,  le  surintendant  aux  Beaux -Arts 
annonça,  triomphant,  au  Tout  Paris  qui  s'inté- 
resse aux  choses  de  l'art,  qu'il  venait  de  faire  une 
découverte  étonnante,  extraordinaire  :  un  buste 
représentant  le  philosophe  italien  Benivieni,  par 
Donatello,  dont  il  s'était  rendu  acquéreur  pour 
une  somme  de  treize  mille  francs,  un  rien,  étant 
donné  la  valeur  de  la  terre  cuite.  Déjà  les  jour- 
naux avaient  vanté  l'acquisition  et  brûlé  de 
l'encens  sous  le  nez  de  M.  le  surintendant  qui, 
pour  avoir  leur  appréciation,  avait  fait  parvenir 
à  Rochefort  et  à  Sano  une  carte  les  invitant  à 
venir  examiner  l'admirable  buste. 

Rochefort  arriva  le  premier  dans  la  salle  où 
était  exposé  le  sensationnel  Donatello.  Là, 
entouré  «  de  fonctionnaires  et  de  dames  de 
fonctionnaires  et  de  parents  de  fonctionnaires  qui 
s'extasiaient,  poussant  de  petits  cris  admiratifs  », 
M.  de  Nieuwerkerke  détaillait  comment  il  avait 
découvert  ce  chef-d'œuvre  et  comment  il  l'avait 
obtenu  pour  une  somme  aussi  dérisoire. 

Rochefort  s'approcha  du  buste,  le  regarda, 
l'examina  avec,  sur  les  lèvres,  un  petit  sourire 
narquois,  le  sourire  de  l'homme  qui  «  en  prépare 


LAM  \  1  IL  II    D  ART  1  /.> 

une  bien  bonne  »  à  un  notoire  contemporain. 
Enfin  sa  conviction  s'établit  :  il  se  trouvait  en 
présence  d'une  terre  cuite  truquée,  à  la  patine 
factice  et  digne  tout  au  plus  de  figurer  dans  un 
bazar  avec,  pendue  au  cou,  une  étiquette  indi- 
quant le  prix  de  vingt- cinq  francs.  Cependant, 
l'arbitre  es  arts  n'osa  pas  se  prononcer  tout  haut, 
attendant  avec  impatience  l'arrivée  de  Sano  à 
qui,  aux  premiers  mots,  il  fit  part  de  ses  soup- 
çons. Sano  examina  la  chose,  se  gratta  le  bout  du 
nez  et  laissa  tomber  ces  mots  à  l'oreille  de  son 
compagnon  : 

-  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  moderne. 

Alors  Rochefort  explosa,  trop  heureux  de  saisir 
une  occasion  qui  lui  permît  de  se  venger  de 
Nieuwerkerke. 

—  Treize  mille  francs,  s'écria- t-il,  ce  serait 
vraiment  pour  rien  si  c'était  un  Donatello;  mais 
comme  c'est  un  travail  tout  moderne  et  sans 
valeur  artistique,  c'est  hors  de  prix.  Nieuwer- 
kerke qui  passail  par  là  -  curieux  effet  du 
hasard  envers  les  gens  qui  ont  à  s'entendre  dire 
des  choses  désagréables!  -  riposta,  pincé  : 
C'esl  une  opinion. 

-  Ce  n'es!  pas  une  opinion,  insista  Roche- 
fort;  c'est  un  fait  peu  difficile  à  vérifier.  Au 
surplus,  j'en  ferai  part  demain  aux  lecteurs  de 
mon  journal,  qui  jugeront  ainsi  de  la  façon 
dont  on  emploie  l'argent  de  leurs  impôts.  Le 
polémiste  eu!  gain  de  cause.   A  quelque  temps 


171  HENRI    ROCHEFORT 

de  là,  le  surintendant  faisait  enlever  le  buste 
litigieux.   Le   Donatello  était  décidément  faux. 

C'est  peu  après  cette  aventure  que  le  baron 
Haussmann,  avec  quelque  malice  peut-être, 
faisait  nommer  Rochefort,  son  employé  de 
l'Hôtel  de  Ville,  sous-inspecteur  des  Beaux- Arts 
de  la  ville  de  Paris.  On  a  vu  par  ailleurs  qu'il  ne 
garda  point  longtemps  ce  poste. 

Le  critique  d'art  publiait  en  1862  une  œuvre 
fort  remarquable  :  Les  Petits  Mystères  de  V Hôtel 
des  Ventes.  C'était  la  réunion  de  ses  articles  écrits 
sur  les  questions  d'art  où  l'amateur  de  tableaux, 
l'habitué  des  salles  de  ventes  qu'était  Rochefort 
révélait  avec  verve  et  humour  les  truquages  de 
quelques  marchands  et  l'ignorance  de  beaucoup 
d'experts. 

Son  admiration  pour  la  belle  peinture  devait 
le  conduire  quelquefois  aux  paradoxes  les  plus 
imprévus.  N' affirme- 1- il  pas  le  plus  sérieusement 
du  monde,  en  parlant  du  docteur  Lacaze  qui 
avait  une  splendide  galerie  et  le  mauvais  goût 
de  surcharger  quelques-uns  de  ses  tableaux  : 
«  Cette  folie  à  coups  de  pinceau  était  à  mes  yeux 
beaucoup  plus  dangereuse  que  celles  qui  se 
manifestent  par  des  coups  de  revolver  sur  les 
passants,  ceux-ci  étant  faits  pour  mourir  et  les 
chefs-d'œuvre  pour  vivre.    » 

Y  aura-t-il  jamais  beaucoup  de  passants  de  cet 
avis- là  ? 

Mais  l'art  sera  toujours  la  dernière  ressource 


l'amateur  d'art  17.) 

que  l'on  aura  d'attirer  Rochefort  dans  les  lieux 
où  on  ne  saurait  le  faire  venir  avec  d'autres 
arguments. 

Quand  il  était  sur  le  point  de  fonder  sa 
Lanterne  et  qu'il  cherchait  des  capitaux,  son  ami 
Siraudin,  qui  avait  ourdi  le  noir  complot  de 
faire  subventionner  la  brochure  par  les  d'Or- 
léans, avait  amené  le  polémiste  chez  Bocher, 
l'intendant  du  duc  d'Aumale,  sous  couleur  de 
lui  faire  admirer  différentes  acquisitions  nouvel- 
lement faites  par  le  duc.  Rochefort  les  admira 
en  effet.  C'était  un  Ruysdaël  représentant  La 
Plage  de  Scheveningue  près  La  Haye,  qui  avait 
coûté  quatre-vingt  mille  francs  et  un  Albert 
Cuyp  :  L'Entrée  de  Dordrecht  qui  valait  cent 
trois  mille  francs.  Mais  si  le  polémiste  goûta 
fort  les  toiles,  il  ne  goûta  point  le  procédé  qui 
consistait  à  l'amener  à  composition  en  flattant 
ses  goûts  d'artiste  et  il  faillit  se  fâcher  à  tout 
jamais   avec   Siraudin. 

L'agitation  de  La  Lanterne  va  provoquer 
pourtant  quelque  répit  dans  les  affaires  d'art 
de  Rochefort.  11  ne  se  ressaisira  qu'en  Belgique, 
aux  côtés  de  Victor  Hugo,  grand  amateur  lui- 
même,  mais  peu  connaisseur  en  peinture  -  du 
moins    Rochefort   l' affirme- 1- il. 

Le  lanternier  avait  rencontré  par  hasard,  dans 
les  rues  de  la  capitale  belge,  un  Anglais,  grand 
marchand  de  tableaux  qui  était  venu  là  pour  y 
installer  une  galerie.  L'Anglais,  qui  savait  Roche- 


176  III.Mil    ROCHEFORT 

fort  dans  les  meilleurs  termes  avec  Victor  Hugo, 
supplia  son  ancien  client  de  lui  amener  le 
poète.  Le  soir  même,  Rochefort  fit  part  à  Hugo 
«  du  grand  honneur  que  son  Anglais  aurait  à  le 
recevoir»,  et,  le  lendemain  après  déjeuner,  ils  se 
rendirent  dans  le  magasin  de  tableaux.  Victor 
Hugo  admirait,  prétendit  Rochefort,  des  croûtes 
informes  et  restait  totalement  indifférent  aux 
Nattier  et  aux  Boucher  qu'on  lui  montrait.  Tout 
à  coup,  il  tomba  en  arrêt  devant  une  grande 
marine  qui  représentait  «  un  ciel  d'orage,  une 
mer  en  furie  et  des  navires  dansant  sur  la  crête 
des  vagues  ».  Cette  marine  était  l'œuvre  de  ces 
peintres  napolitains  dont  Magnasco  fut  le  maître 
et  qui  «  vous  brossent  en  trois  quarts  d'heure  une 
toile  de  deux  mètres  ».  —  Quel  magnifique 
Salvator  Rosa  !  s'écria  le  poète.  Rochefort  n'eut 
pas  le  courage  de  le  détromper  ni  de  réfréner  un 
enthousiasme  pourtant  si  mal  placé.  Hugo  quitta 
donc  le  magasin  persuadé  d'avoir  admiré  une 
œuvre  du  grand  peintre. 

A  quelques  jours  de  là,  l'Anglais  fut  encore  en 
présence  de  Rochefort.  —  Certain  tableau  me 
semble,  lui  dit-il,  avoir  particulièrement  inté- 
ressé M.  Hugo.  En  souvenir  de  la  visite  qu'il 
me  fit,  voudriez- vous  lui  demander  d'être  assez 
amâble  en  l'acceptant  de  ma  part  ? 

Rochefort  promit  de  faire  la  commission  et 
se  rendit  chez  Hugo.  Malheureusement  pour 
sa  conscience,  il   eut  la  mauvaise  idée  de  faire 


HENRI    ROCHEFORT 

PAR    ROLL    (1897) 


l'amateur  d'art  177 

part   à    Charles     Hugo    de    la    gracieuseté    de 
l'envoi. 

-  Quelle  occasion,   dit  Charles.    Venez  avec 
moi  trouver  mon  père  et  laissez-moi  parler. 

—  Rochefort  est  vraiment  étonnant,  s'écria-t-il 
dès  qu'il  fut  en  sa  présence.  Grâce  à  lui  le  mar- 
chand de  tableaux  à  qui  tu  as  rendu  visite  con- 
sent à  te  laisser  le  Salvator  Rosa  pour  la  somme 
infime  de  cinq  cents  francs. 

Un  Salvator  Rosa  pour  cinq  cents  francs  ? 
Victor  Hugo  ne  voulut  pas  laisser  échapper 
pareille  aubaine.  Il  fit  de  grands  compliments  à 
Rochefort,  lui  demandant  d'aller  immédiatement 
chercher  le  chef-d'œuvre  avec  son  fils  à  qui  il 
remit  le  prix  de  la  vente  factice.  Le  fils  de 
Hugo  se  chargea  de  le  dépenser  allègrement  et 
rapporta  à  son  père  la  toile  offerte  gracieu- 
sement. 

A  deux  années  de  là,  durant  lesquelles  se 
précipitèrent  les  événements  qui  devaient  le 
ramener  en  France,  le  faire  nommer  député  et  le 
faire  enfermer  à  Sainte- Pélagie,  Rochefort,  investi 
de  fonctions  quasi  dictatoriales,  va  se  rendre 
à  Saint-Cloud  —  c'est  le  12  septembre  1870  - 
puis  à  Meudon,  arracher  aux  palais  de  ces  deux 
villes,  pour  les  mettre  à  l'abri  de  l'invasion 
allemande,  quelques  précieux  objets. 

«  Je  cherchai,  rapporte- 1- il,  ce  qui  au  point  de 
vue  artistique  méritail  d'être  préservé  des 
boulets  et  je  ne  trouvai  guère  que  deux  statues 

12 


178  HENRI    ROCHEFORT 

(1*11111'  valeur  relative  :  la  Sapho,  de  Pradier  et 

l'original  de  la  Nuit,  de  Pollet.  Je  fis  devant  moi 
charger  ces  deux  marbres  sur  des  camions  qui  les 
transportèrent  à  Paris  où  on  leur  a  l'ait  une  place 
soit  au  Louvre,  soit  au  Luxembourg. 

»  Au  château  de  Meudon,  donné  comme  habi- 
tation au  prince  Napoléon,  je  ne  vis  que  deux 
grands  paysages  avec  figures  peintes,  par 
Hubert- Robert,  et  que  je  donnai  l'ordre  de 
décrocher  pour  les  emballer  à  destination  de 
Paris.  Puis,  comme  le  jour  tombait,  je  repartis, 
et  je  n'ai  jamais  su  ce  qu'étaient  devenus  ces 
deux  Hubert- Robert,   » 

Avant  de  sauver  les  beautés  que  Saint- Cloud 
et  Meudon  renfermaient,  Rochefort,  avec  l'aide 
de  Jules  Simon,  avait  été  chargé  par  les  membres 
du  gouvernement  de  la  défense  nationale,  leurs 
collègues,  de  mettre  en  sûreté  les  plus  belles 
toiles  du  musée  du  Louvre  qu'il  connaissait  si 
bien.  Les  Noces  de  Cana,  la  Mise  au  tombeau  du 
Titien,  le  Départ  pour  Cythère  do  Watt  eau,  la 
Belle  Jardinière  de  Raphaël  furent  décrochés, 
emballés,  expédiés  à  Brest  et  embarqués  sur  un 
bateau  prêt  à  prendre  le  large. 

Grandeur  et  décadence!  L'année  suivante,  le 
membre  du  gouvernement  de  la  défense  natio- 
nale allait  être  déporté  par  le  conseil  de  guerre 
de  Versailles.  C'était  Nouméa,  le  bagne,  puis 
l'évasion  et  encore  l'exil.  Dans  l'interminable 
randonnée  qu'il  accomplit  en  Europe,  Rochefort 


l'amateur  d'art  17'.> 

passe  à  Londres  où  iJ  va  séjourner  quelque 
temps.  Il  est  bientôt  sollicité  des  plus  grands 
amateurs  de  la  Grande-Bretagne  qui  le  con- 
sultent à  l'envi  sur  les  attributions  de  tableaux 
douteux.  Il  ne  manque  point  non  plus  les 
grandes  ventes  et  il  aura  un  beau  trait  de 
désintéressement. 

C'est  lui-même  qui  va  parler  : 

«  Un  jour,  à  la  mort  d'un  ami  du  grand  peintre 
d'animaux  Landseer,  M.  Woods,  le  successeur  de 
Christie,  et  dont  les  appréciations  dans  les 
questions  d'art  font  autorité  à  Londres,  mit  sur 
la  table  un  portrait  du  peintre,  représenté  debout, 
caressant  de  la  main  un  gros  chien  noir.  Le 
maître  était  peint  par  le  directeur  de  l'Académie 
de  peinture  et  le  chien  par  Landseer  lui-même. 
Et  comme  je  poussais  le  portrait,  M.  Woods  dit 
d'un  ton  de  regret  : 

-  Il  serait  bien  fâcheux  que  cette  œuvre 
qui  reproduit  les  traits  de  notre  plus  grand 
peintre,  ne  restât  pas  à  la  nation  anglaise. 

»  Je  saisis  la  balle  au  bond  et  répondis  à 
Woods  : 

»  --  Permettez- moi  de  lui  offrir  le  tableau. 

»  En  effet,  il  me  tut  adjugé  sous  les  bravos  de 
l'assistance  et  je  fis  don  du  portrait  de  Landseer 
à  la  ville  de  Londres.  Il  est  aujourd'hui  accroché 
dans  une  des  nouvelle-  annexes  de  la  National 
Gallery.   » 

Durant  ses  séjours  à  Londres,  Rochefort  était 


I  8'  I  HENRI    ROCHEFORT 

parvenu  à  se  constituer  une  assez  brillante  collec- 
tion «  choisie  surtout  dans  cette  admirable  école 
anglaise  si  mal  connue  ou  plutôt  si  complètement 
ignorée  en  France  ».  De  même  qu'il  découvrit 
de  grands  peintres  en  France,  il  sut  découvrir 
de  grands  peintres  en  Angleterre  où  il  faisait 
l'étonnement  des  amateurs  parce  qu'il  poussait 
jusqu'à  dix  mille  francs  des  tableaux  de  Thomas 
Lawrence  qui  se  vendent  maintenant  cinquante 
mille  francs.  ' 

Quand  l'amnistie  permit  au  polémiste  de 
rentrer  en  France,  il  suivit  à  nouveau  avec 
ferveur  toutes  les  grandes  ventes  de  la  salle 
Drouot.  Et,  comme  autrefois,  on  était  heureux 
de  s'adresser  à  lui  pour  faire  une  expertise  ou 
une  estimation.  Il  est  une  anecdote  piquante 
qui  se  rattacha  aux  dernières  années  de  sa  vie. 

Un  jour,  un  monsieur  «  bien  mis  »  était  venu 
trouver  Chauchard.  Le  monsieur  bien  mis  avait 
les  yeux  remplis  de  larmes  et  une  vive  émotion 
contractait  sa  gorge.  Ces  mots  tombèrent  enfin 
de  ses  lèvres  : 

Vous  seul,    Monsieur  Chauchard,    pouvez 
empêcher  de  se  perpétrer  un  crime. 

—  Quel  crime  ? 

—  J'y  arrive.  Un  riche  Américain  vient 
d'acheter  une  toile,  un  magnifique  tableau  qu'il 
emporte  demain  en  Amérique.  Un  chef-d'œuvre 
va  donc  être  ravi  à  la  France.  Que  faudrait-il 
pour  que  ce  chef-d'œuvre   restât  chez   nous  ? 


L  AMATEUR    1)  ART 


181 


rien,  ou  presque  rien.  Mon  Américain  consen- 
tirait à  revendre  son  acquisition,  qui  est  une 
pure  merveille,  cinq  cent  mille  francs.  Monsieur 
Chauchard,  vous  seul  êtes  capable  d'un  aussi 
grand,  d'un  aussi  large  geste.  Versez  cinq  cent 
mille  francs  au  Yankee  ;  vous  aurez  bien  mérité 
de  la  patrie. 

Chauchard  alla  incontinent  voir  la  toile  et 
offrit  la  somme  demandée.  L'Américain  million- 
naire se  laissa  dépouiller  du  chef-d'œuvre.  Contre 
les  billets,  il  rendit  le  tableau  que  Chauchard, 
en  fin  connaisseur  qu'il  n'était  pas  tout  à  fait, 
trouva  superbe.  A  quelques  jours  de  là,  pour 
plus  de  certitude,  il  pria  Roche  fort  de  venir 
admirer  son   acquisition. 

Et  Rochefort  vint. 

—  Je  m'y  connais  un  peu,  moi  aussi,  lui  dit 
l'administrateur  du  Louvre  -  -  du  magasin  — 
et  vous  m' allez  dire  combien  vous  auriez  payé 
le  tableau  que  je  vais  vous  montrer. 

Rochefort  examina  le  tableau,  puis  laissa 
tomber  :   «  Vingt- cinq  francs  ». 

—  Mais... 

— ■  On  sait  que  vous  êtes  riche  et  ceux  qui  vous 
l'ont  vendu  sont  relativement  excusables.  Un 
autre  l'aurait  payé  cent  sous  ! 

Les  personnes  bien  informées  prétendent  que, 
à  cette  époque-là,  Rochefort  était  couché  sur  le 
testament  du  multimillionnaire.  Et  elles  ajou- 
tent :  C'est  à  quatre  heures  que  Rochefort  pro- 


182  IIEMU    ROCIIEFORT 

nonça  :  «  Vingt- cinq  francs  ».  A  cinq  heures,  il 
n'était  plus  sur  le  testament... 

La  dernière  grosse  émotion  que  devait  ressentir 
le  polémiste,  allait  lui  être  causée  par  la  dispa- 
rition de  la  Joconde.  Il  avait  retrouvé  pour  écrire 
ses  articles  sur  ce  sujet  sa  plume  de  trente  ans. 
Ainsi  disait-il  dans  La  Presse,  à  la  date  du 
25  août  1911  : 

«  Nous  avons  bien  peu  de  chances  de  retrouver 
la  Joconde,  mais  si  M.  Hamard  et  M.  Lépine  s'en 
mêlent,  il  est  certain  que  nous  ne  la  retrouverons 
jamais.  Le  préfet  de  police,  tout  en  se  refusant  à 
tout  interview,  a  eu  l'imprudence  de  dire  : 
«  Celui  qui  a  fait  le  coup  le  paiera  cher  ».  Cette 
menace  ne  peut  avoir  d'autre  effet  que  de  pousser 
le  voleur  à  détruire  le  chef-d'œuvre  dont  la 
célébrité  l'empêchera  toujours  de  tirer  profit. 

...  Le  grand  maître  de  la  police  ne  paraît  voir 
dans  cet  incroyable  cambriolage  que  la  répression 
dont  le  cambrioleur  sera  passible.  J'avoue,  quant 
à  moi,  qu'il  m'est  absolument  indifférent  qu'il  y 
ait  au  bagne  un  criminel  de  plus.  Ce  à  quoi 
tiennent  les  admirateurs  de  la  Mona  Lisa,  c'est 
la  revoir  à  sa  place,  seulement  un  peu  mieux 
protégée  qu'elle  ne  l'a  été  jusqu'ici.   » 

A  quelques  jours  de  là,  Rochefort  intitule  sa 
chronique  :  «  Lettre  à  un  voleur  ».  C'est  pour 
conclure  par  ces  lignes  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  remar- 
quable dans  l'aventure  dont  vous  êtes  le  héros 
encore  inconnu  et  qu'on  ne  connaîtra  peut-être 


1.  AMATEUR    D  ART 


183 


jamais,  c'est  que  beaucoup  de  gens,  qui  n'avaient 
jamais  eu  l'idée  d'aller  admirer  l'œuvre  de 
Léonard,  attendent  avec  anxiété  la  réouverture 
du  musée  pour  contempler  la  place  où  elle  était 
accrochée.  Les  trous  laissés  par  les  quatre  clous 
que  vous  avez  si  facilement  extraits  de  la 
muraille  les  intéressent  infiniment  plus  que  le 
tableau.   » 

Hélas  !  Rochefort  est  parti  sans  revoir  l'iro- 
nique sourire  éclairer  le  salon  carré.  Le  retour  de 
Mona  Lisa  ne  l'aurait- il  pas  «  raccommodé  »  avec 
les  ministres,  le  préfet  et  les  conservateurs  ? 
Qui  sait  si  l'art  dont  il  était  tant  épris  n'aurait 
pas  accompli  ce  miracle.  -Car  l'homme  qui  avait 
rassemblé  avec  tant  de  goût  bibelots,  statuettes, 
peintures  et  objets  d'art  les  prétendaient  néces- 
saires à  la  beauté  de  l'existence. 

N'avait- il  pas  écrit  cette  phrase  qui  était 
l'expression  de  sa  pensée  de  tous  les  instants  : 

«  En  dehors  de  l'insupportable  régime  des 
maisons  de  détention  et  la  séparation  d'avec 
tous  ceux  qu'on  aime  et  qu'on  voudrait  revoir, 
la  privation  de  toute  satisfaction  artistique  a 
constitué  le  plus  douloureux  supplice  de  mes 
années  d'emprisonnement  et  de  déportation.   » 

Et  ces  mots  sont  d'une  absolue  sincérité. 


XI 


LE  RETOUR   EN   FRANCE 


L'agitation  en  février  1869.  —  Le  banquet  des  pros- 
crits. —  Le  Rappel.  —  Ses  cinq  rédacteurs.  —  Les 
élections  de  Mai.  —  Candidature  de  Rochcfort.  —  Sa 
profession  de  foi .  — ■  Rochcfort  contre  Jules 
Favre. —  Le  Rappel  est  saisi.  —  Ballottage. —  Seconde 
profession  de  foi.  — Rocheforl  est  battu.  — Nouvelle 
candidature  de  Rocheforl.  —  //  quitte  Bruxelles.  —  A 
la  frontière.  —  Son  arrestation.  —  Le  récit  d'un 
témoin.  —  Mise  en  liberté.  — Arrivée  à  Paris.  —  Dis- 
cours politique.  —  Hippolyle  Carnot  se  présente 
contre  Rocheforl.  —  Rocheforl  est  élu. 


Jlf^^ 'anniversaire  du  24  février  1848  avait 
(Ç|,'!?^\  ^  ^e  P^texte,  en  France,  à  une  agita- 
yHsrti  tion  non  dissimulée.  Depuis  1860  des 
conférences  qui  étaient  faites  par  des  académi- 
ciens, des  députés,  des  professeurs  et  des  jour- 
nalistes avaient  une  vogue  croissante.  On  les 
appelait  communément  «  prédications  laïques  », 
et  les  prédications  se  faisaient  tous  les  diman- 
ches au  théâtre  de  la  Gaieté  ou  au  cirque  impé- 
rial. Elles  alternaient  avec  les  banquets  et  elles 


LE    RETOUR    EN    FRANCE  1  85 

contribuaient  excellemment  à  provoquer  une 
certaine  agitation  parmi  le  peuple  et  en  général 
parmi  tous  ceux  qui  étaient  en  lutte  ouverte 
ou  cachée  avec  l'Empire. 

Cette  agitation  franchissait  même  les  fron- 
tières. C'est  ainsi  que  le  24  février  1869,  Madier 
de  Montjau  avait  fait  au  banquet  des  proscrits 
de  Bruxelles  un  discours  dans  lequel  il  avait 
présenté  Rochefort  à  ses  compagnons  d'exil. 

Et  l'exilé  ne  manqua  point,  dans  La  Lanterne 
suivante,  d'écrire  à  la  date  du  mercredi  24  : 

«  Anniversaire  d'une  révolution  dont  un  des 
caractères  est  d'avoir  eu  lieu  en  France,  et  de  ne 
pouvoir  se  célébrer  qu'à  l'étranger.  Il  n'est  pas 
moins  utile  de  constater  que  son  plus  mortel 
ennemi  est  précisément  l'individu  au  profit  de 
qui  elle  s'est  faite.  »  Puis  il  ajoute  :  «  On  aurait 
facilement  retrouvé,  entre  tous  les  convives, 
deux  cent  cinquante  années  de  prison.  Nous 
étions  tous  condamnés  et  nous  étions  tous  d'hon- 
nêtes gens.  Quelle  différence  avec  les  dîners  des 
Tuileries,  où  il  n'y  a  généralement  ni  un  con- 
damné ni  un  honnête  homme  »  !  Et  il  termine  : 
«  On  a  bu  à  Victor  Hugo,  dont  le  digne  fils  Fran- 
çois-Victor occupait  la  place;  on  a  bu  à  Barbes, 
le  Bayard  de  la  démocratie.  Enfin,  à  cette  fête 
donnée  loin  de  la  France,  il  n'a  manqué  qu'un 
exilé  :  c'est  l'Empereur.   » 

C'est,  on  le  voit,  toujours  le  même  procédé  : 
le  mot  de  la  fin  qui  porte  el  qui  fait  rire.  Roche- 


186  HENRI    ROCHEFORT 

fort  sait  que  c'est  là-dedans  qu'il  puise  sa  force. 
«  Pour  ce  que  rire  est  le  propre  de  l'homme  »,  se 
dit-il  après  Rabelais;  et  il  joue  du  rire  quand  il 
a  usé  de  l'antithèse. 

Le  polémiste  était  de  taille  à  se  saisir  des  diffi- 
cultés nombreuses  qui  assaillaient  l'impérialisme 
et  d'en  tirer,  pour  son  opposition,  le  meilleur 
parti.  Victor  Hugo  et  ses  fils  l'y  encourageaient 
et  l'y  aidaient. 

C'est  ainsi  que  germa  tout  doucement  dans  le 
groupe,  l'idée  de  créer  en  France  une  feuille  quo- 
tidienne de  combat.  Un  jour,  débarqua  à  Bru- 
xelles, par  le  train  de  Paris,  un  ancien  proscrit 
de  1851,  Albert  Barbieux,  rentré  en  France  après 
l'amnistie  de  1859.  Il  venait  soumettre  à  Victor 
Hugo  un  projet  de  journal.  L'innovation  était 
séduisante.  La  Lanterne  était  tellement  pourchas- 
sée à  Paris  qu'elle  ne  portait  plus  tous  les  fruits 
que  l'on  en  attendait.  Un  journal  neuf,  commencé 
avec  douceur,  pouvait  voir  venir  les  événements. 
Il  fut  décidé  que  Victor  Hugo  ne  collaborerait 
point  effectivement  mais  que  l'on  donnerait  en 
feuilleton  quelques-uns  de  ses  romans.  C'est 
ainsi  que  devait  paraître  dans  ses  colonnes 
L Homme  qui  rit. 

Rochefort,  François-Victor  Hugo  et  son  frère 
Charles,  Paul  Meurice  et  Vacquerie  compose- 
raient la  rédaction.  Barbieux  repartit  à  Paris 
s "> ii quérir  d'un  local  et  d'un  imprimeur.  Il  restait 
a  donner  un  titre  au  nouveau  journal.   Ce  fut 


LE    RETOUR    EN    FRANCE 


187 


l'auteur  des  Châtiments  qui  le  trouva  et  l'expli- 
qua aux  cinq  fondateurs  : 

«  Le  Rappel.  J'aime  tous  les  sens  de  ce  mot  : 
rappel  des  principes  par  la  conscience  ;  rappel 
des  vérités  par  la  philosophie  ;  rappel  du  devoir 
par  le  droit;  rappel  du  châtiment  par  la  justice; 
rappel  du  passé  par  l'histoire;  rappel  de  l'avenir 
par  la  logique  ;  rappel  des  faits  par  le  courage  ; 
rappel  de  l'idéal  dans  Fart  par  la  pensée  ;  rappel 
du  progrès  dans  la  science  par  l'expérience  et 
le  calcul,  rappel  de  Dieu  dans  les  religions, 
par  l'élimination  des  idolâtries;  rappel  de  la 
loi  à  l'ordre,  par  l'abolition  de  la  peine  de 
mort  ;  rappel  du  peuple  à  la  souveraineté 
par  le  suffrage  universel  renseigné  ;  rappel 
de  l'égalité,  par  l'enseignement  gratuit  et  obli- 
gatoire ;  rappel  de  la  liberté  par  le  réveil  de 
la  France  ;  rappel  de  la  lumière  par  le  cri  :  Fiat 
jus  !  » 

Et  le  grand  exilé  exalte  le  nouveau  journal  : 
«  Cette  œuvre,  vous  l'avez  déjà  faite,  soit 
comme  journalistes,  soit  comme  poètes  ;  dans  le 
pamphlet,  admirable  mode  de  combat,  dans  le 
livre,  au  théâtre,  partout,  toujours;  vous  l'avez 
faite  d'accord  et  de  front  avec  tous  les  grands 
esprits  de  ce  grand  siècle.  Aujourd'hui,  vous  la 
reprenez.  Ce  journal  au  point.  Le  Rappel,  ce 
sera  un  journal  lumineux  et  acéré;  tantôt  épée, 
tantôl  rayon.  Vous  allez  combattre  en  riant. 
Moi.   vieux  el   triste,  j'applaudis. 


188 


HENRI    ROCHEFORT 


»  Courage  donc,  et  en  avant.  Le  rire,  quelle 
puissance.   » 

C'est  le  5  mai  qu'avait  paru  le  premier 
numéro.  Le  polémiste  devait  donner  au  Rappel 
trois  articles  par  semaine  et  recevoir  deux  mille 
cinq  cents  francs  par  mois.  Le  nom  seul  de 
Rochefort  était  suffisant  à  assurer  une  vente 
honorable.  Dans  le  deuxième  numéro,  il  allait 
donner  son  premier  article.  Il  est  écrit  à  la 
manière  de  ceux  de  La  Lanterne,  par  petits 
paragraphes,  par  tranches  de  vie  toutes  chaudes 
et  toutes  fumantes.  Un  titre  :  Chronique  de  par- 
tout; et  le  polémiste  commence  : 

«  Ressaisir  le  galoubet  de  la  chronique  au 
milieu  des  déchirements  électoraux  et  sous  le  feu 
même  de  l'artillerie  que  les  candidats  braquent 
les  uns  sur  les  autres,  c'est  courir  à  une  chute 
certaine.  Imaginez- vous  l'effet  qu'aurait  produit 
un  chanteur  passé  de  mode,  venant  au  plus  fort 
de  la  bataille  de  Waterloo  roucouler  sur  le  pla- 
teau du  Mont- Saint- Jean  : 

Petite  fleur  des  bois 
Toujours,  toujours  cachée... 

et  vous  aurez  un  spécimen  du  succès  qui  attend 
ma  prose  faisant  sa  rentrée  dans  la  bonne  ville  de 
Paris. 

»  L'administration,  au  seul  aspect  de  mon  nom 
sur  les  affiches  du  Rappel,  ne  s'en  est  pas  moins 


LE    RETOUR    EN    FRANCE  189 

hâtée  de  nous  interdire  la  vente  sur  la  voie 
publique,  sans  même  s'informer  du  plus  ou 
moins  de  pureté  de  mes  intentions. 

»  De  sorte  que,  si  pendant  les  huit  mois  que 
j'ai  passés  à  l'étranger,  j'étais  devenu  conser- 
vateur et  rouhériste,  j'aurais  toutes  les  peines 
du  monde  à   en  informer  le   public.    » 

Et  l'ironique  lanternier  de  poursuivre  : 

«  Du  moment  où  nos  alinéas  sont  condamnés 
dans  le  ventre  de  leurs  mères,  rien  ne  s'opposait 
à  ce  que  chacun  de  nous  passât  en  police  correc- 
tionnelle pour  délit  de  presse  commis  dans  un 
journal  qui  n'a  pas  encore  paru. 

»  Le  Rappel  s'engage  donc  à  ne  pas  abuser  de 
cette  liberté  momentanée  qui  débute  pour  lui 
par  la  suppression  des  kiosques.  Nous  remettons 
notre  bonheur  au  23  mai,  convaincus  que  les 
électeurs  de  1869  amèneront  d'heureuses  modi- 
fications, à  moins  que,  comme  celles  de  1863, 
elles  n'amènent  rien  du  tout. 

»  Ce  jour-là  aussi,  on  s'embrassait  dans  les 
rues,  à  la  nouvelle  que  les  neuf  opposants  de 
Paris  avaient  passé  comme  une  lettre  à  la  poste, 
ou  mieux  plutôt  qu'une  lettre  à  la  poste,  car 
celles  que  j'y  ai  jetées  depuis  huit  mois  sont 
pour  la  plupart  restées  dans  la  boîte. 

«  Eh  bien!  il  faut  avoir  le  courage  de  le  dire, 
nos  accolades  étaient  prématurées.  Voilà  douze 
ans  que  l'opposition  nous  abreuve  d'éloquence 
et  nous  sommes  au  lendemain  du  coup  d'État,  » 


190  HENRI    ROCIIEFORT 

Donc  Rochefort  reste  impénitent.  Malgré  ses 
plus  belles  promesses,  sa  plume  court,  griffe  le 
papier,  griffe  les  gens,  et  ce  qui  est  plus  grave 
fait  de  longues  estafilades  à  ceux  qui  gouvernent 
et  dirigent.  Le  résultat  ne  se  fait  pas  attendre  : 
la  vente  du  Rappel  sur  la  voie  publique  est 
interdite. 

En  dehors  de  ses  articles  quotidiens.  Roche- 
fort  publiait  dans  Le  Rappel  les  extraits  les  moins 
violents  de  La  Lanterne.  Car  La  Lanterne  conti- 
nuait toujours  à  paraître  à  Bruxelles  et  à  for- 
cer, par  les  moyens  les  plus  divers  et  les  plus 
secrets  les  portes  de  la  douane.  C'est  ainsi  que 
le  pamphlétaire  saluera  dans  son  pamphlet  du 
23  octobre  la  publication  du  Diable  à  quatre 
que  vient  de  fonder  Villemessant  :  Naissance  du 
Diable  à  quatre  qui  m'adresse  directement  des 
choses  trop  aimables,  pour  qu'il  me  soit  jamais 
possible  de  faire  partie  de  sa  rédaction. 

»  Ce  qui  toutefois  m'a  paru  hasardé  dans  le 
premier  numéro,  c'est  un  passage  où  M.  de  Ville- 
messant raconta  que  la  violence  de  La  Lan- 
terne tenait  principalement  à  ce  que,  commen- 
çant mon  journal  à  la  dernière  heure,  je  n'avais 
pas  le  temps  de  me  relire  et  que  je  laissais 
ainsi  passer  des  alinéas  qui  me  désespéraient  par 
leur  crudité,  quand  je  les  retrouvais  dans  la 
brochure. 

»  J'ai  toujours  mis  à  la  dernière  heure,  dans 
La  Lanterne,  ce  que  j'y  aurais  mis  à  la  première, 


LE    RETOUR     EN    FRANCE  1**1 

c'est- à- dire  l'expression  de  mon  mépris  pour 
ceux  qui  nous  gouvernent,  et  de  ma  stupéfaction 
pour  la  façon  dont  nous  sommes  gouvernés. 

»  En  outre,  quand  il  m'est  arrivé  de  relire  ma 
copie  imprimée,  loin  de  la  trouver  violente,  je 
l'ai  trouvée  à  peine  juste. 

»  Le  Diable  à  quatre,  pour  expliquer  les  incar- 
tades de  La  Lanterne,  met  en  avant  toutes  les 
hypothèses,  excepté  la  vraie,  c'est-à-dire  que  j'ai 
une  opinion,  et  que  cette  opinion  est  républi- 
caine.   » 

Il  faut  savoir  que,  quelque  temps  avant  de 
publier  sa  nouvelle  brochure  qu'il  destinait  à 
concurrencer  et  à  supplanter  La  Lanterne  à 
Paris,  le  directeur  du  Figaro  avait  fait  le  voyage 
de  Bruxelles.  Là,  il  avait  liquidé  avec  Rochefort 
la  commandite  où  il  avait  des  intérêts,  en  remet- 
tant au  lanternier  trente  billets  de  mille,  sa 
part  dans  les  bénéfices  des  onze  premiers 
numéros  parus  en  France.  Alors,  libre  de 
tous  engagements  envers  son  ancien  collabora- 
teur, ayant,  du  fait  de  son  règlement  de  comptes, 
décliné  toute  solidarité  vis-à-vis  de  lui,  Villc- 
messant  avait  fondé  Le  Diable  à  quatre.  On  a  vu 
combien  de  brochures  analogues  gravitaient 
autour  de  la  sienne. 

Cependant,  les  élections  générales  à  l'Assem- 
blée  législative  vont  avoir  lieu.  Dès  le  jour 
où  s'ouvre  la  campagne  électorale,  un  pro- 
fond   courant    d'idées   entraîne   une   opposition 


192  HENRI    ROCHEFORT 

extrême.  Une  manifestation  quasi  imprévue  se 
produit  :  la  septième  circonscription  de  Paris 
offre  à  Rochefort,  un  siège  au  Corps  législatif. 
Paul  Meurice  dans  Le  Rappel  du  8  mai  1869  ne 
manque  point  de  préciser,  dans  un  article  inti- 
tulé :  L'agitation  dans  Paris  : 

«  Nous  cherchons,  nous  notons,  en  spectateurs 
et  en  témoins,  non  pas  calmes  assurément  mais 
sincères,  toutes  les  manifestations  et  tous  les 
symptômes  de  cette  agitation  salutaire  et  fié- 
vreuse. Parmi  les  noms  des  candidats  de  l'oppo- 
sition et  de  la  démocratie,  trois  noms  surtout  ont 
le  don  d'attirer  et  d'émouvoir  la  ville  en  ébulli- 
tion. 

»  Trois  noms  nouveaux,  les  plus  en  vue,  les  plus 
attractifs  sur  l'affiche  du  grand  spectacle  que 
Paris  nous  donne,  ce  sont  ceux  de  :  Gambetta, 
Rochefort,  Bancel.  C'est  d'eux  qu'on  se  préoc- 
cupe et  qu'on  s'inquiète  ;  ils  sont,  ces  noms,  dans 
toutes  les  bouches  et  dans  toutes  les  pensées.  » 

Le  polémiste  va  se  rendre  aux  raisons  de  ses 
partisans.  On  lui  demande  d'être  député.  Soit. 
Mais  auparavant,  il  va  justifier  son  acceptation. 
Et  ce  sera  sa  profession  de  foi  : 

'»  Citoyens, 

»  Si  je  me  présente  à  vos  suffrages,  c'est  qu'à 
mon  avis  la  France  a  besoin  d'hommes  nou- 
veaux qui  exigent  ce  qu'on  n'ose  nous  refuser. 


LE  RETOUR  EN  FRANCE 


193 


»  Je  n'ai  pour  me  recommander  à  votre  choix 
que  mon  inébranlable  résolution  de  combattre. 
Ceux  d'entre  vous  qui  ont  suivi,  dès  son  début, 
l'agitation  qui  se  manifeste  aujourd'hui,  savent 
que  je  n'ai  pas  reculé  lorsque,  l'année  dernière,  à 
pareille  époque,  j'ai  fondé  La  Lanterne.  La  lettre 
du  19  janvier  nous  avait  annoncé  la  liberté  de 
la  presse.  Je  l'ai  attendue  naïvement  ;  elle  n'est 
pas  venue,  alors  je  l'ai  prise. 

»  Si  je  suis  allé  à  l'étranger,  c'est  uniquement 
pour  continuer  mon  œuvre.  Mais,  ce  que  j'ai 
écrit  à  Paris  au  milieu  des  persécutions  et  des 
haines,  je  le  dirai  à  la  tribune  législative,  sans 
ménagements  et  sans  faiblesse,  ayant  en  plus 
l'autorité  que  me  donnera  un  mandat  émanant 
du  grand  peuple  de  Paris. 

»  L'heure  est  venue  de  démasquer  ces  augures 
irresponsables  qui  ne  peuvent  se  regarder  sans 
rire,  lorsque  nous  autres,  hélas!  nous  ne  pouvons 
nous  regarder  sans  pleurer.  La  France  ne  sortira 
de  son  sommeil  maladif  qu'à  la  suite  d'une  crise 
salutaire.  Je  suis  de  ceux  qui  sont  déterminés 
à  la  provoquer. 

»  En  dehors  des  modifications  politiques,  les 
réformes  sociales  s'imposent  avec  plus  d'urgence 
encore.  Démocrate  et  socialiste,  j'appuierai  éner- 
giquement  tous  ceux  dont  les  efforts  tendront 
à  augmentiT  le  bien-être  des  travailleurs,  tout  en 
diminuant  la  durée  parfois  douloureuse  de  son 
continuel  labeur. 

13 


1(.)4  HENRI    ROCIIEFORT 

»  Le  travail  doit  être  constitué  de  façon  à 
développer  les  intelligences  et  non  à  les  obscurcir. 
Chose  bien  simple,  et  que  cependant  personne 
n'a  encore  pu  obtenir:  je  demande  que,  pour 
arriver  à  vivre,  l'ouvrier,  et  surtout  l'ouvrière, 
ne  soient  pas  dans  l'obligation  de  se  tuer.  » 

Et  le  polémiste  avait  fait  suivre  sa  signature 
d'un  titre  et  d'une  date  :  «  Candidat  radical, 
9  mai  1869.  » 

Hélas  !  que  ce  morceau  d'éloquence  s'éloigne 
de  la  chronique  à  l'emporte- pièce,  de  la  satire  et 
de  l'esprit  qui  sont  l'essence  même  de  l'œuvre 
du  lanternier  !  Ce  discours  écrit,  fait  pour  être 
lu  dans  une  salle  électorale,  au  milieu  d'une 
affluence  surchauffée  et  aveugle  même,  est  aussi 
loin  des  savoureux  morceaux  du  Figaro  que 
ne  l'étaient  les  articles  ampoulés  de  La  Presse 
Théâtrale. 

Cette  déclaration  qu'a  insérée  Le  Rappel  est 
destinée  à  être  lue  au  cours  d'une  réunion,  par  le 
représentant  du  lanternier,  par  Delattre,  avocat 
de  mérite,  qui  a  assumé  la  charge  de  représenter 
à  Paris  le  candidat  qui  ne  saurait  franchir  la 
frontière  sans  dommages  pour  sa  liberté. 

Mais  une  candidature  grosse  de  menaces 
venait  d'être  portée  dans  la  septième  circonscrip- 
tion, celle  à  laquelle  se  ralliaient  Ions  les  bona- 
partistes, celle  de  Jules  Favre.  Les  adversaires 
de  Rochefort  crurent  ainsi  pouvoir  imposer  à  ce 
dernier  une  renonciation  immédiate.  Ils  comji- 


LE    RETOUR    EN    FRANCE 


m 


taient  sans  le  candidat  radical  qui  saisit  au  bond 
l'occasion  de  jeter  dans  les  plates-bandes  gouver- 
nementales une  pierre  aiguë  : 

«  Je  me  présente  avec  plus  de  résolution  que 
jamais  contre  M.  Jules  Favre,  pour  une  seule  et 
concluante  raison  :  c'est  que  je  n'ai  pas  les 
mêmes  opinions  que  lui.  Je  suis  déjà  puni  de  ma 
témérité  par  la  défaite  qui  m'attend;  mais  je  ne 
mets  dans  les  choses  de  la  patrie  ni  ambition 
ni  amour- propre.  Les  concessions  que  M.  Jules 
Favre  espère  arracher  un  jour  au  Gouverne- 
ment, je  ne  m'en  contenterais  pas. Voilà  dix-huit 
ans  qu'il  les  appelle  avec  toutes  les  magies  de  sa 
parole,  et  il  ne  les  a  pas  encore  obtenues.   » 

Cependant  la  journée  du  vote  approche  et 
toutes  les  insinuations  sont  bonnes  pour  faire 
le  jeu  des  adversaires.  Ceux  de  Rochefort  ne 
laissent  pas  que  d'en  profiter.  Le  gros  argument 
contre  l'élection  du  lanternier  était  qu'elle  ne 
pouvait  être  que  platonique.  Allez  donc  confier 
un  mandat  de  député  à  un  homme  qui  serait 
infailliblement  arrêté  dès  qu'il  serait  en  terri- 
toire français  et  qui  au  surplus  avait  vingt- deux 
mois  de  prison  derrière  lui  à  purger!  En  vain, 
Barbes  écrit-il  à  Charles  Hugo,  pour  refouler  t-c^ 
mauvais  bruits  :  Mes  amitiés  à  notre  intrépide 
Rochefort  qui  va  certainement  être  nommé 
puisque  le  peuple  s'en  mêle.  »  En  vain  étudiants 
et  ouvriers  s' agitent- il  s,  chantent  La  Marseillaise 
et  clament  «Vive  Rocheforl     .   «  vive  La  Lan- 


196  HENRI    ROCHEFORl 

terne)).  En  vain  Le  Rappel  brûle- t-il  ses  dernières 
cartouches;  il  va  succomber  lui-même.  Le  17  mai, 
il  était  invité  à  «  comparoir  »  en  justice  et 
tout  comme  l'avait  été  la  onzième  Lanterne,  le 
treizième  numéro  fut  saisi.  Le  numéro  suivant 
commençait  en  faisant  juges  ses  lecteurs  : 

«  Avant  même  que  Le  Rappel  eût  paru,  la 
vente   sur  la   voie  publique  lui  était  interdite. 

»  A  son  douzième  numéro,  il  recevait  citation 
à  comparaître  devant  le  juge  d'instruction  «pour 
publication  de  fausses  nouvelles  de  nature  à 
troubler  la  tranquillité  publique  ».  Hier  au  soir, 
à  huit  heures,  notre  treizième  numéro  était 
saisi.  Nous  ignorons  encore  pourquoi. 

»  Le  préfet  de  police  nous  a  appris  comment, 
pendant  la  campagne  électorale,  il  fallait  enten- 
dre la  liberté  de  réunion  ;  le  parquet  a  voulu 
peut-être  nous  montrer  comment  il  fallait  enten- 
dre aussi  la  liberté  de  la  presse. 

»  Les  électeurs  de  Paris  ont  à  faire  connaître 
à  leur  tour  s'ils  comprennent  la  liberté  de  cette 
façon-là.  Ils  en  chargeront  Gambetta,  Bancel  et 
Rochefort.  » 

Au  milieu  de  l'émotion  de  tous,  arrive  enfin 
cette  journée  du  dimanche  23  mai  1869,  qui 
va  peut-être  devenir  une  date  mémorable.  La 
plus  grande  animation  règne  sur  les  boulevards. 
Dès  cinq  heures  du  soir,  la  foule  avide  de  con- 
naître les  résultats  des  élections,  se  porte  devant 
les  journaux.  On  se  bouscule,  on  se  presse  dans 


LE     RETOUR    EN     FRANCE  1D7 

la  cour  où  fonctionne  l'imprimerie  du  Rappel. 
On  attend  des  chiffres  avec  anxiété.  Le  recense- 
ment des  votes  de  la  septième  circonscription 
est  bientôt  connu.  Jules  Favre  passe  en  tête 
avec  12.028  voix.  Rochefort  ensuite  en  compte 
10.033.  Puis  suivent  Cantagrel  avec  7.337  et 
Savart  avec  4.583  suffrages.  Il  y  a  ballottage. 
Cantagrel  a  pris  l'engagement,  s'il  n'est  pas  élu 
au  premier  tour,  de  reporter  ses  voix  sur  Roche- 
fort.  Chacun  continue  la  campagne.  Rochefort 
écrit  une  seconde  profession  de  foi  : 

»  Citoyens,  jamais  un  peuple  ne  s'est  repenti 
d'avoir  marché  en  avant.  Il  faut  que  le  triomphe 
du  radicalisme  soit  complet.  Paris  ne  peut  faire 
moins  que  Lyon  et  Marseille. 

»  Le  peuple  de  Paris  ne  fera  pas  que  le  second 
scrutin  soit  une  reculade,  et  la  question  pour  les 
électeurs  est  toujours  de  donner  l'expression  la 
plus  énergique.  La  réaction  a  souvent  mêlé  mon 
nom  à  ceux  des  Raspail,  des  Bancel,  des  Gam- 
betta  ;  c'est  à  vous,  citoyens,  que  je  demande 
de  me  donner  au  Corps  législatif  un  siège  à  côté 
d'eux. 

»  On  a  l'ait  de  nous  des  épouvantails.  Nous 
sommes  bien  plutôl  épouvantés  nous-mêmes  en 
présence  des  problèmes  sociaux  qui  se  dressent 
et  devant  lesquels  tant  d'hommes  ferment  volon- 
tairement les  yeux  :  le  sort  misérable  de  la 
femme;  l'effroyable  empiétement  du  capital; 
l'instruction  de  l'enfant  dont  les  bras  travaillent 


198  HENRI    ROCHEFORT 

si  tôt  et  dont  l'intelligence  est  développée  si 
tard. 

»  Le  jour  où  toute  la  France  saura  lire  et 
écrire,  l'arbitraire  et  le  mensonge  rendront  leur 
dernier  souffle.  C'est  pourquoi  la  majorité  des 
Français  ont  été,  depuis  des  siècles,  parqués 
avec  tant  de  soins  dans  une  ignorance  favorable 
aux  desseins  du  despotisme.  Notre  rôle  est  de 
faire  reporter  sur  l'instruction  tous  les  millions 
gaspillés  en  expéditions  inutiles  ou  même  cou- 
pables. 

»  C'est  pour  ces  tâches  diverses  que  le  pays 
a  besoin  d'hommes  énergiques  que  rien  ne 
puisse  émouvoir  et  qui  se  laisseront  convaincre 
par  d'autres  arguments  que  les  missions  divines 
et  les  interventions  providentielles. 

)>  J'ignore,  citoyens,  quel  avenir  est  réservé  à 
la  France;  mais,  si  elle  retombait  dans  de  nou- 
veaux pièges  ou  de  nouveaux  dangers,  j'ai  la 
confiance  que  vous  diriez  de  moi  après  le  péril 
passé  :  «  Il  était  avec  ceux  qui  ont  fait  leur 
devoir.   » 

En  dépit  de  ce  manifeste,  Rochefort  n'obtient 
pas  le  nombre  des  suffrages  qui  eut  pu  faire  pro- 
clamer son  élection.  11  lui  faut  s'incliner  devant 
Jules  Favre. 

Au  lendemain  de  cet  échec,  l'agitation  dans 
Paris  grossit  quelque  peu.  Comment  en  rendent 
compte  les  journaux  ? 

Sept  heures.  -  -  Aucune  animation.   Des  ser- 


LE    RETOUR    EN    FRANCE  199 

gents  de  ville,  trois  par  trois.  Foule  à  tous  les 
cafés  du  boulevard. 

Huit  heures.  --  Les  tables  ne  sont  pas  retirées. 
On  prétend  qu'il  y  a  mandat  de  saisie  du  Réveil. 
Quelques  commissaires  do  police  on  profitent 
pour  saisir  Le  Rappel.  Les  théâtres  sont  vides. 
Lis  groupes  commencent  à  se  former. 

Neuf  heures.  -  Les  sergents  de  ville  sont  plus 
nombreux,  la  foule  augmente,  les  récits  les  plus 
invraisemblables  se  font  jour.  On  se  masse  entre 
la  rue  de  Richelieu  et  le  faubourg  Poissonnière. 
Une  bande  de  jeunes  irens  s'acharnent  à  vouloir 
faire  circuler  les  sergents  de  ville  qui  obstruent 
le  passage. 

Dix  heures.  -  Quelques  cris  de  vive  Roche- 
fort  !  On  demande  Le  Rappel  sur  l'air  des  Lam- 
pions. Les  agents  en  bourgeois  sont  très  nom- 
breux ;  les  sergents  de  ville  font  des  trouées 
d'instant  en  instant;  les  promeneurs  s'écartent 
pour  les  laisser  passer  et  les  groupes  se  refor- 
menl  tranquillement  derrière  eux.  On  entonne 
La  Marseillaise,  ce  qui  paraît  médiocrement 
amuser  M.  le  Préfet  de  police  et  M.  Duverger, 
qui  passent  en   voiture. 

Dix  heures  et  demie.  -  Bourrades  des  agents. 
Les  cris  redoublent.  Au  café  Garin,  on  fait  un 
feu  de  joie  avec  les  numéros  du  Journal  officiel, 
de  La  Pairie  el  du  Pays. 

Onze  heures.  Les  cafés  se  ferment  préci- 
pitamment. Brébant,  le  grave  Brébant,  renvoie 


21  il  » 


HENRI    ROCHEFORT 


ses  soupeurs  ;  les  sergents  de  ville  se  forment 
en  brigade  et  dispersent  tout  le  monde,  jusqu'au 
Gymnase. 

Onze  heures  et  demie.  --  On  parle  de  troubles 
à  Belleville.  Trois  ou  quatre  .cents  personnes 
auraient  chanté  La  Marseillaise  et  crié  :  «  Vive 
Rochefort  !  »  «  le  pain  à  douze  sous  !  »  Les  becs 
de  gaz  sont  brisés,  les  boutiques  se  ferment.  Les 
grilles  du  théâtre  de  Belleville  sont  cadenassées. 
Les  omnibus,  de  Belleville  à  la  place  des  Vic- 
toires, interrompent  leur  service. 

Minuit  et  demi.  -  -  Un  bataillon  d'infanterie 
et  un  escadron  de  cavalerie  de  la  garde  de  Paris 
s'avancent  ;  ces  troupes,  commandées  par  un 
colonel,  sont  précédées  de  tambours,  et  un  com- 
missaire de  police  marche  en  tête,  faisant  des 
sommations  légales  devant  lesquelles  la  foule 
se  dissipe. 

Pendant  les  jours  suivants  les  mêmes  faits  se 
renouvellent.  La  police  descend  dans  les  bureaux 
du  Rappel.  Tous  les  rédacteurs  en  sont  arrêtés. 
Et  le  lendemain  13  juin  le  journal  donne  cet  avis 
en  tête  de  son  numéro  : 

«  On  espérait  sans  doute  désorganiser  Le 
Rappel,  en  envahissant  ses  bureaux,  en  mettant 
ses  principaux  rédacteurs  sous  le  coup  de  mandat 
d'amener  ou  sous  la  menace  d'arrestation  pré- 
ventive. C'est  le  couronnement  ou  le  commence- 
ment du  système  de  réaction  dans  lequel  le 
Gouvernement  semble  vouloir  entrer  pour  ré- 


LE    RETOUR    EX    FRANCE  20 1 

pondre  à  la  revendication  démocratique  de  la 
France  entière.  Le  Gouvernement  ne  réussira 
pas  dans  ses  desseins. 

Le  Rappel  restera  debout.  Il  demeurera  calme 
mais  inflexible  en  face  des  provocations  ou  des 
menaces.  Et  si  quelques-uns  de  ceux  qui  luttaient 
ici  pour  le  droit  sont  écoutés  par  la  force,  ils 
n'auront  pas  de  peine  à  trouver  des  volontaires 
pour  tenir  le  drapeau  et  garder,  jusqu'à  leur 
retour,  le  poste  de  combat.  » 

Et  cette  protestation  était  signée  de  Charles 
Floquet,  qui  n'appartenait  pourtant  point  au 
Rappel  et  qui  allait  commencer  son  rôle,  ou 
plutôt,  le  continuer  avec  force. 

Mais  Rochefort  veille.  Il  est  battu,  peu 
importe  !  Il  va  bientôt  avoir  une  revanche  à 
prendre. 

Elle  sera  formidable  et  éclatante. 

Le  lanternier  va  bientôt  recevoir  l'avis 
suivant  : 


«  Citoyen, 

«  Un  nom  seul,  le  vôtre,  manque  aujourd'hui 
à  la  liste  de  la  revendication.  Nous  réparerons  la 
faute  (|ui  a  été  commise,  et  nous  qui  avons 
nommé  l'irréconciliable  Gambetta,  nous  rappel- 
lerons en  France,  de  par  nos  votes,  l'irréconci- 
liable Rochefort.  » 


21  >2 


IIE.NKI     KOGHEFORT 


\insi  s'exprimaient  les  électeurs  de  la  première 
circonscription  de  Paris  dans  une  adresse  à 
Henri  Rochefort  et  publiée  le  12  juin  par  de 
nombreux  journaux  de   l'opposition. 

Gambetta  avait  été  élu  à  la  fois  dans  la 
première  circonscription  de  Paris  et  à  Marseille. 
Le  grand  orateur  avait  opté  pour  le  port  médi- 
terranéen et  avait  ainsi  laissé  vacant  un  siège 
dans  la  capitale.  C'est  à  cela  que  songeaient  les 
amis  du  pamphlétaire.  Puis  comme  il  n'est  de 
campagne  électorale  possible  sans  provoquer  des 
réunions  et  de  réunions  sans  former  de  comités, 
ils  en  constituèrent  un.  Ceci  fait,  ils  pressen- 
tirent l'homme  de  La  Lanterne.  Ils  lui  écrivirent 
derechef  : 


«  Citoyen, 

»  Nous,  électeurs  de  la  circonscription  de  la 
Seine,  en  vue  de  prochaines  élections  partielles, 
avons  résolu  de  fixer  notre  choix  sur  vous  pour 
remplir  le  mandat  législatif  vacant  dans  cette 
circonscription. 

»  Ce  choix  nous  est  dicté  par  le  courage 
énergique  et  indomptable  que  vous  avez  dé- 
ployé contre  le  despotisme,  soit  en  démasquant 
les  abus,  soit  en  flagellant  les  abuseurs  Votre 
talent  d'écrivain  a  rendu  et  rend  encore  de 
grands  services  à  la  démocratie  ;  mais  il  n'est 


LE    RETOUR    EN    FRANCE  -"•> 

que  la  première  partie  d'un  tout  que  votre 
parole  et  au  besoin  vos  actes  compléteront.  » 
Et  l'exhortation  se  terminait  sur  ces  mots  : 

»  Que  votre  adhésion  soit  la  première  page  de 
notre  indissoluble  solidarité.   » 

Il  y  eut  de  la  part  de  Rochefort  quelque  hési- 
tation à  adhérer  au  programme  dont  il  devait 
être  à  la  fois  le  pivot  et  la  machine  ;  non  que  ses 
idées  eussent  changé  ou  que  son  concept  poli- 
tique ne  fût  le  même  qu'avant  les  élections  où 
Jules  Favre  l'avait  emporté  sur  lui.  Mais  il 
lui  était  resté  quelque  rancœur  de  cet  échec.  Il 
en  donnera  les  causes,  beaucoup  plus  tard  en 
ravivant  ce  souvenir  :  «  Je  répondis  à  cet  ulti- 
matum que  j'étais  prêt  à  tout  pour  l'affranchis- 
sement de  mon  pays,  excepté  à  faire  continuel- 
lement le  pied  de  grue  à  la  porte  d'un  Parle- 
ment ;  qu'on  m'avait  déjà  posé  la  candidature 
sur  la  gorge  dans  la  septième  circonscription, 
où  l'on  m'avait  assuré  une  victoire  éclatante,  et 
que  j'y  avais  essuyé  une  défaite,  qu'en  fin  de 
compte  le  rôle  de  candidat  perpétuel  et  de  juif 
errant  électoral  ne  convenait  pas  à  mon  tem- 
pérament, d'autant  que  je  n'étais  pas  du  tout 
orateur  et  que,  vraisemblablement,  je  ne  ren- 
drais dans  les  ;isst'inblées  délibérantes  aucun  ser- 
vice à  notre  parti.  » 

Il  fallut  qu'on  insistât,  qu'en  suppliât  et 
ce  n'était  peint  là  calcul  ni  coquetterie  du  polé- 


204  HENRI    ROCHEFORT 

miste  -  -  il  fallut  qu'on  envoyât  à  Bruxelles  un 
délégué  pour  arracher  l'acceptation  tant  sou- 
haitée. On  l'obtint.  Le  candidat  récalcitrant 
envoya  alors  à  ses  amis  de  Paris  l'adresse  sui- 
vante qui  est  peut-être  la  plus  belle  production 
de  sa  période  de  candidature  : 

«  Le  programme  que  vous  me  présentez,  je 
l'accepte,  et,  dans  l'exécution,  je  ne  ferai  que 
l'accentuer  davantage... 

»  En  présence  des  scènes  sanglantes  auxquelles 
donnent  lieu  périodiquement  les  réclamations 
des  travailleurs,  il  est  impossible  que  nous 
n'allions  pas  chercher  le  mal  jusque  dans  sa 
racine.  Exterminer  n'est  pas  répondre  ;  et  la 
moitié  de  la  France  ne  peut  continuellement 
ouvrir  des  souscriptions  pour  fournir  de  quoi 
enterrer  l'autre. 

))  Le  Gouvernement  perfectionne  ses  armes, 
perfectionnons  les  nôtres.  Nos  armes  à  nous,  ce 
sont  :  la  liberté  individuelle  ;  des  lois  tolérables 
qui  n'envoient  pas  mourir  à  Cayenne  ou  à  Cha- 
renton  le  citoyen  qui  déplaît  à  un  ministre  ;  la 
responsabilité  de  tous  les  criminels,  qu'ils  soient 
ou  non  fonctionnaires  ;  l'instruction  gratuite,  la 
suppression  des  traitements  scandaleux,  le  droit 
de  se  réunir  dans  une  salle  et  d'exprimer  son 
opinion  dans  un  journal,  enfin,  tout  l'arsenal 
des  libertés  indispensables,  qui  font  que  ceux 
qui  les  possèdent  sont  des  hommes  et  ceux  qui  ne 
les  possèdent  pas  des  bestiaux. 


LE    RETOUR     EN     FRANCE  205 

»  Votre  programme,  citoyens  électeurs,  est 
donc  le  mien,  du  premier  au  dernier  mot.  Vous 
m'offrez  l'honneur  d'en  revendiquer  la  réalisa- 
tion. J'accepte  avec  joie  cette  gloire,  et  je  crois 
pouvoir  le  dire,  ce  danger.  » 

Il  ne  reste  plus  à  Rochefort  qu'à  prendre  congé 
de  Victor  Hugo  et  de  sa  famille.  Le  comité  de 
Paris  lui  a  dépêché  un  de  ses  membres,  Albiot, 
qui  a  mission  de  ramener  en  France  le  populaire 
polémiste  et  c'est  lui  qui  va  nous  raconter  les 
péripéties  du  retour.  Il  s'était  présenté  à 
l'exilé  volontaire  porteur  d'un  mandat  ainsi 
conçu  : 

«  Les  soussignés,  membres  du  comité,  donnent 
mandat  au  citoyen  Albiot,  d'inviter  en  leur 
nom,  le  citoyen  Rochefort  à  se  présenter  aux 
électeurs  dans  la  soirée  de  vendredi  (1)  au 
Grand -Salon  (Chapelle -Montmartre)  et  aux 
Folies- Belleville,  si  possible.  Le  citoyen  Albiot 
assistait  à  la  séance  où  cette  résolution  a  été 
prise  par  le  comité  le  mardi  2  courant,  et  pourra 
répéter  les  phases  de  la  discussion  qui  ont  amené 
cette  décision.   » 

Albiot,  donc,  dans  un  article  intitulé  «  L'ar- 
restation de  Rochefort  »,  commente  en  ces  ter- 
mes les  incidents  du  voyage  : 

«  Hier  vendredi  à  neuf  heures,  nous  partions 
ensemble  de  Bruxelles. 


(i)  Vendredi  5  novembre  1869. 


206  HENRI    ROCHEFORT 

»  —  Si  on  vous  arrêtait  à  la  frontière  ? 
disais -je  dans  le  wagon,  à  Rochefort. 

» —  Oh!  non,  répondit-il.  Le  Gouvernement  ne 
ferait  pas  cette  bêtise  !  Son  jeu  est  évidemment 
de  me  laisser  rentrer  dans  Paris  sans  avoir  l'air 
de  me  redouter. 

»  Arrivés  à  Feignies,  la  première  gare  fran- 
çaise, nous  descendions  de  wagon  pour  la  visite 
de  la  douane,  Rochefort  ne  se  cachait  point.  Il 
se  promenait  dans  la  salle  de  la  douane,  sans  se 
dissimuler  le  moins  du  monde  tandis  que  je 
faisais  examiner  nos  paquets. 

»  Trois  messieurs,  qui  se  tenaient  sur  la  porte, 
du  côté  de  la  voie,  causaient  en  nous  regardant. 
L'un  d'eux  tout  à  coup  se  détacha  du  groupe  et 
vint  droit  à  Rochefort. 

»  -  -  Vous  êtes  M.  Rochefort  ? 

»  ■ —  Oui. 

»  — ■  Veuillez  me  suivre. 

»  Et  je  les  vois  disparaître  dans  un  couloir, 
au  moment  même  où  le  douanier  avait  les  mains 
dans  ma  malle.  Il  n'avait  pas  fini  sa  visite  que  le 
monsieur  qui  avait  emmené  Rochefort  revient  à 
moi. 

»--M.  Albiot  ? 

«  —  C'est  moi. 

»  —  Veuillez  venir. 

»  Un  second  douanier  prend  les  journaux  que 
j'avais  à  la  main,  les  examine  et  me  les  rend.  Je 
suis  mon  introducteur,  et  je  retrouve  Rochefort 


LE    RETOUR    EN    FRANCE  *^U7 

clans  une  petite  salle  peinte  en  bleu,  décorée  du 
portrait  de  l'impératrice. 

»  La  locomotive  sifflait,  le  train  allait  partir, 
notre  «  hôte  »  mettait  du  charbon  clans  la  che- 
minée, je  lui  demande  à  mon  tour  : 

»  --  A  qui  avons-nous  l'honneur  ? 

»  -  -  Je  suis  le  commissaire  de  police. 

»  Le  chef  de  train  paraît  à  la  porte. 

»  -  -  Ces  messieurs  ne  partent  pas  ? 

»  -  -  Non,  répond  le  commissaire,  ils  ne  parti- 
ront qu'à  quatre  heures.  --Il  était  midi. 

»  --  Cela  ne  nous  gênera  qu'à  moitié,  me 
dit  Rochefort  ;  au  lieu  d'arriver  à  cinq  heures 
nous  arriverons  à  neuf  heures  et  nous  pourrons 
quand    même   assister   à   la  réunion.  Mais, 

demanda- t-il  au  commissaire,  est-ce  sûr  que  nous 
serons  libres  à  quatre  heures  ? 

-  Je  vais  adresser  une  dépêche  à  qui  de 
droit,  dit  le  commissaire.  Il  y  a  un  mandat 
d'amener  contre  vous  depuis  le  mois  de  septem- 
bre. Mais  les  temps  sont  changés!  Je  ne  puis 
prendre  sous  ma  responsabilité,  ni  de  vous  lais- 
ser en  liberté,  ni  de  vous  mettre  en  état  d'arres- 
tation.  Veuillez  attendre  la  réponse. 

Au  inoins  pourrons-nous  déjeuner  ? 

»  -  Sans  doute!  seulement  il  y  a  encore  du 
inonde  au  buffet,  .le  vais  chercher  h4  maître  du 
restauranl  ;  vous  pourrez  lui  commander  ce  que 
vous  voudrez. 

»  Il  est  sorti  alors,  et   bientôt  après,  il  nous  a 


208  HENRI    KOCIIEFORT 

ramené  le  maître  du  restaurant.  Nous  sommes 
rentrés  déjeuner  au  buffet,  quand  la  salle  a  été 
vide.  Deux  ou  trois  messieurs  se  promenaient 
devant  la  porte.  Notre  commissaire  est  venu 
s'asseoir  à  la  table  voisine  de  la  nôtre  et  s'est  mis 
à  déjeuner  aussi.  Puis  nous  sommes  revenus  dans 
la  petite  salle  bleue,  où  le  commissaire  nous  a 
rejoints  au  coin  de  la  cheminée.  Fort  aimable,  ce 
commissaire  !  un  causeur  charmant  !  Il  nous  a 
entretenus  des  arrestations  qu'il  avait  opérées... 
lui-même,  il  nous  a  énuméré  ses  états  de  service, 
ses  luttes  corps  à  corps  avec  des  prisonniers 
rétifs,  etc..  A  trois  heures  il  est  sorti,  mais  il  est 
revenu  presque  aussitôt. 

»  Il  a  tiré  un  papier  jaune,  portant  en  tête  les 
titres,  grades  et  honneurs  de  M.  le  préfet  de  Lille, 
et  de  plus  quelques  mots  fort  simples  qu'il  a  bien 
voulu  nous  communiquer  : 

«  Maintenez  M.  Rochefort  en  état  d'arres- 
»  tation.  » 

»  Décidément  il  ne  fallait  plus  songer  à  partir 
à  quatre  heures  !  Et  les  électeurs  qui  atten- 
daient !  Leur  envoyer  une  lettre  ?  Personne  pour 
la  porter.  Un  télégramme  ?  Le  laisserait-on  arri- 
ver à  destination  ?  Rochefort  me  dit  : 

)>  -  Tâchez,  vous,  de  partir  pour  P;uis  et 
d'arriver  à  temps  à  la  réunion  dire  pourquoi  je 
n'arrive  pas. 

»  Je    voudrais,    dis- je    au    commissaire, 

envoyer  à  Paris  un  télégramme. 


LE    RETOUR    EN    FRANCE  209 

»  -  Le  bureau  télégraphique  de  cette  gare  ne 
reçoit  pas  les  dépêches  privées. 

»  —  Où  donc  faut-il  aller  ? 

»  -     A  Maubeuge. 

»  -  Allons,  dis-je  à  Rochefort,  je  vais  aller 
a  Maubeuge  et  jo  reviens. 

»  Le  commissaire  de  police  a  l'obligeance  de 
me  conduire  lui-même  au  guichet  de  la  distri- 
bution dos  billets.  Je  demande  une  place  pour 
Maubeuge. 

»  -  -  Vous  ne  prenez  pas  aller  et  retour  ?  me 
dit  le  commissaire. 

»  -  -  Si  fait!  si  fait!  aller  et  retour. 

»  Je  serre  la  main  à  Rochefort.  11  me  fait  un 
signe  que  je  comprends,  qui  voulait  dire  :  «  Allez, 
faites  savoir  à  mes  électeurs  que,  sur  leur  invi- 
tation, je  suis  parti,  que  je  suis  en  France,  que 
j'allais  à  eux,  qu'on  m'arrête  en  route,  et  portez- 
leur  mon  salut  fraternel. 

»  Pour  moi,  arrivé  à  Maubeuge,  je  ne  descen- 
dais pas  de  mon  wagon.  J'avais  en  poche  mon 
billet  pour  Paris,  je  filais  sur  Paris.  Quelque 
employé  de  la  ligne  aura  probablement  trouvé. 
ce  ma  lin  sur  la  voie  un  billot  portant  le  timbre 
de  Feignies  à  Maubeuge  —  aller  et  retour.  » 

A  Rochefort  resté  seul  de  se  substituer  main- 
tenant dans  le  récit,  au  narrateur  en  route  pour 
Paris  : 

«  Je  continuais  à  faire  la  causette  avec  le 
personnel  du  buffet  de  Feignies.  Le  commissaire 

14 


210  HENRI    ROCIIEFORT 

de  police  regardait  non  sans  inquiétude  le  temps 
s'écouler,  car  il  lui  eût  répugné  de  me  mener 
coucher  en  prison  et,  d'autre  part,  il  lui  était 
difficile  de  me  considérer  comme  un  prisonnier 
sur  parole. 

»  Enfin  vers  neuf  heures  et  demie  du  soir,  le 
Ministre  de  l'Intérieur,  probablement  averti  du 
remue- ménage  produit  par  mon  incarcération, 
se  décida  trop  tard,  puisque  l'effet  était  acquis, 
à  revenir  sur  les  premiers  ordres,  et  en  envoya 
d'autres  portant  ma  mise  en  liberté  immé- 
diate. » 

Mais  le  bruit  avait  couru  -  -  et  Le  Constitu- 
tionnel s'en  était  fait  l'écho  -  -  que  Rochefort 
arrivait  à  Paris  grâce  à  un  sauf- conduit  à  lui 
délivré  par  le  Gouvernement.  Sitôt  dans  la 
capitale,  son  premier  acte  fut  de  le  démentir 
avec  force. 

«  Les  journaux  de  l'entourage,  écrivit-il  aux 
rédacteurs  du  Rappel,  le  dimanche  suivant, 
veulent  absolument  me  persuader  que  je  suis 
l'obligé  de  l'empereur,  sous  prétexte  qu'après 
m'avoir  fait  arrêter  à  la  frontière,  il  m'a  fait 
relâcher  huit  heures  après. 

»  Je  désirerais  avoir  le  public  pour  juge  et  non 
Le  Constitutionnel.  La  vérité  est  qu'à  midi  un 
commissaire  de  police  m'a  dit  : 

»  —  Vous  êtes  prisonnier. 

»  Et  qu'à  huit  heures  du  soir,  il  a  ajouté  : 

»  —  Vous  êtes  libre. 


LE    RETOUR     l\    FRANCE  211 

)>  Tel  est  l'incident  dans  toute   sa  simplicité. 

»  La  magnanimité  du  Gouvernement  se  borne 
donc  à  avoir  fait  une  sottise  à  midi,  et  à  s'en  être 
aperçu  à  huit  heures,  c'est-à-dire,  comme  pour 
tout  ce  qu'il  a  fait  depuis  dix- huit  ans,  quand  il 
était  trop  tard. 

»  J'aurais  néanmoins  laissé  les  journalistes  de 
la  Chambre  épousseter  en  paix  leurs  fauteuils, 
s'ils  n'avaient  mêlé  à  leurs  éloges  du  souverain 
une  histoire  de  sauf-conduit,  qu'ils  racontent 
d'autant  plus  affirmativement  qu'elle  ne  con- 
tient pas  un  mot  de  vrai.  Le  sauf- conduit  est 
un  rêve,  on  ne  m'a  pas  parlé  de  sauf- conduit. 
Un  sauf- conduit,  je  n'en  ai  jamais  vu.  Si  le  Gou- 
vernement avait  eu  le  mauvais  goût  de  m'en 
offrir  un,  j'aurais  probablement  répondu  que  je 
ne  tenais  pas  à  être  sauf,  et  que  je  ne  voulais 
pas  être  conduit,  et  je  le  lui  aurais  non  moins 
probablement  jeté  au  nez. 

»  Cette  explication  était  nécessaire,  je  crois, 
pour  excuser  mon  ingratitude,  qui  est  plus 
radicale  que  jamais.   » 

Ainsi,  ce  qui  avait  le  plus  froissé  Rochefort, 
ce  n'était  pas  d'avoir  vu  son  voyage  s'inter- 
rompre ;  en  n'était  pas  d'être  resté  en  tête-à- 
tête,  une  demi-journée  entière,  avec  un  commis- 
saire  abhorré  puisque  instrument  du  pouvoir; 
ce  n'étail  pas  non  plus  d'avoir  manqué  une 
réunion  où  il  était  attendu  avec  impatience; 
c'était   d'avoir    passé   pour  l'obligé  de  l'empe- 


212  HENRI    ROCHEFORT 

reur,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  et  cela  seul  avait 
suffi  à  réveiller  ses  susceptibilités. 

Or,  pendant  que  Rochefort  était  gardé  comme 
otage  à  Feignies,  sur  l'ordre  du  préfet  la 
réunion  où  il  était  attendu  et  où  il  ne  pa- 
raissait point,  devenait  houleuse  de  minutes  en 
minutes. 

Divers  orateurs  inscrits  au  programme  —  par- 
don !  à  l'ordre  du  jour  --ne  parviennent  plus  à 
couvrir  de  leur  voix  les  rumeurs  qui  grossissent. 
Un  bruit  qui  se  précise,  qui  prend  corps,  court 
dans  la  salle;  les  chuchotements  sont  devenus 
exclamations  violentes  :  «  Rochefort  est  arrêté  !  ». 
Les  cris  et  le  brouhaha  augmentent.  Albiot  qui 
devait  ramener  Rochefort  paraît  seul.  Essoufflé 
et  ému,  il  escalade  la  tribune  ;  le  tumulte  cesse  et 
un  silence  profond  s'appesantit  sur  la  salle.  Et 
c'est  à  nouveau  une  explosion  de  cris  et  d'in- 
jures quand  il  a  parlé  et  qu'il  a  annoncé  que 
celui  que  l'on  attend  est  retenu  à  la  frontière. 
Les  candidats  au  siège  de  Gambetta  sont  pré- 
sents. Ce  sont  les  concurrents  politiques  du  lan- 
fornier:  Jules  Vallès,  Laurier  et  Cantagrpl.  Vallès 
se  lève  et  clame  d'une  voix  forte  :  «  On  nous 
annonce  que  les  citoyens  Laurier  et  Cantagrel 
viennent  d'arriver.  Leur  devoir  est  tout  tracé  par 
la  situation  faite  à  Rochefort.  Nous  attendons 
qu'ils  viennent  à  cette  tribune  apporter  leur 
«lisistement,  »  Alors  dans  les  quelques  heures  qui 
suivront,  tous  retireront  leur  candidature. 


LE    RETOUR    EN    FRANCE  213 

La  maladresse  du  préfet  du  Nord  va  assurer 
un  siège  au  pamphlétaire. 

Délivré  de  la  police  qui  le  retenait  à  la  fron- 
tière, Rochefort  était  arrivé  à  Paris  dans  la  nuit, 
Fatigué  par  tous  ces  événements  qui  avaient  si 
considérablement  allongé  son  voyage,  il  était 
descendu  à  V Hôtel  de  France  et  de  Champagne, 
situé  rue  Montmartre.  Au  matin,  son  premier 
soin  avait  été  d'informer  son  comité  et  de  sa 
délivrance  et  de  son  arrivée. 

«  Une  heure  après,  raconte- 1- il,  plus  de  deux 
cents  amis  envahissaient  la  cour  de  l'hôtel, 
demandant  à  lui  parler,  et  il  vit  entrer  dans 
sa  chambre  la  dame  de  la  maison  presque 
affolée. 

»  -  -  Ah  !  monsieur,  fît- elle  toute  larmoyante, 

voyez  comme  nous  avons  peu  de  chance  !  c'est 
»  ici  qu'est  descendu  Orsini  et  qu'il  a  préparé 

son  attentat.  Pendant  plus  de  deux  mois,  nous 
»  avons  eu  des  nuées  d'agents  dans  l'hôtel  et 
»  aux  environs.  Et  voilà  que  vous  nous  arrivez. 

Ça  va  recommencer,  bien  sûr,  sans  compter 
»  les  visites.    Il  y  a  déjà  une  foule  énorme  en 

bas.  Nous  sommes  perdus  !   » 

Et  Rochefort  dut  lui  promettre  de  s'en  aller 
le  lendemain. 

11  y  eut  le  soir  même  une  grande  réunion  dans 
la  salle  de  la  rue  Doudeauville.  La  première 
circonscription  comprenait  toul  Belleville,  la 
Yillelle.    la   Chapelle   et    Montmartre.    11    y    eut 


21  1  HENRI    ROCHEFORT 

donc  abondance  de  public  pour  entendre  le 
nouvel  orateur. 

Orateur  ?  hélas  non  !  et  le  pamphlétaire  qui 
n'ignore  plus  la  puissance  de  sa  plume  sait  bien 
qu'il  est  un  piètre  discoureur.  «  En  effet,  recon- 
naît-il, bien  que  très  causeur  et  souvent  même 
bavard,  ayant  la  conversation  plutôt  facile,  le 
fait  d'être  obligé  de  me  lever  pour  exposer  mes 
théories  à  une  agglomération  d'hommes  me 
contracte  l'estomac  et  le  gosier  d'une  angoisse 
tellement  inexprimable  qu'elle  m'empêche  pres- 
que toujours  de  m' exprimer.  »  Et  aux  électeurs 
réunis  devant  lui  il  s'excuse  :  «  Citoyens,  l'émo- 
tion que  je  laisse  paraître  vous  donnera  peut-être 
une  idée  peu  favorable  de  mon  énergie,  mais 
quand,  en  rentrant  dans  son  pays,  on  y  est 
accueilli  par  de  telles  sympathies,  l'émotion  est 
bien  légitime.    » 

Cependant  le  jour  de  l'élection  est  proche  et 
un  adversaire  vient  de  surgir.  C'est  Hippolyte 
Carnot  que  l'empire  voit,  avec  une  satisfaction 
non  dissimulée,  faire  échec  —  tenter  de  faire  échec 

-  à  Rochefort.  Le  vote  est  fixé  au  dimanche 
25  novembre  pour  le  premier  jour  du  scrutin  (1). 
Le  jour  même,  Villemessant,  qui  a  «  lâché  »  son 
ancien  collaborateur,  écrivait  dans  le  Premier 
Paris  du  Figaro  :  «  M.  Rochefort  a  perdu  beau- 
coup de  sympathies  dans  sa  campagne  électo- 


(i)  Le  scrutin  durait  deux  jours  consécutifs. 


LE    RETOUR    EX    FRANCE  21 O 

raie.  Il  n'aura  certainement  pas  trois  mille 
voix.   » 

Yillemessant  était  mauvais  prophète.  Roche- 
fort  récoltait  18.051  suffrages  contre  13.734  à 
Carnot. 

Il  était  élu. 

C'était  encore  une  nouvelle  existence  qui  allait 
commencer  pour  lui. 


XII 
LA    MARSEILLAISE 


Rochefort  fonde  le  journal  La  Marseillaise.  —  Sa 
rédaction.  —  Rochefort  au  Corps  législatif.  —  La 
polémique  de  La  Revanche.  —  Pierre  Bonaparte  et 
Victor  Noir.  —  Le  meurtre  de  Victor  Noir.  — Arres- 
tation de  Pierre  Bonaparte.  —  Violente  procla- 
mation de  La  Marseillaise.  —  Saisie  du  journal.  — 
Les  obsèques  de  Victor  Noir  à  Neuilly.  —  Retour  à 
Paris.  —  Interpellation  de  Rochefort.  —  Demande 
en  autorisation  de  poursuites  contre  lui.  — -  La  réu- 
nion de  la  rue  de  Flandre.  —  Arrestation  du  député. 


QTnbtéa  Lanterne  ne  suffisait  plus  à  Rochefort. 
/4\/5>3v  Le  nouveau  député  méditait  depuis 
oKbSW  quelque  temps  déjà  —  il  l'avait  annoncé 
avant  son  élection,  dans  une  réunion  privée  à 
Belleville  -  de  créer  une  feuille  «  qui  serait  le 
porte-voix  de  la  démocratie  française  et  qui 
continuerait  la  lutte  interrompue  par  la  suppres- 
sion de  La  Lanterne  »;  car  le  pamphlet  toujours 
pourchassé  ne  possédait  plus  qu'une  portée  très 
relative. 

Le  nouveau  journal  fut  La  Marseillaise,  dont 


LA    MARSEILLAISE  217 

le  premier  numéro  parut  le  19  décembre  1869. 
Il  va  sans  dire  que,  comme  don  de  joyeux  avè- 
nement, le  Gouvernement  retira,  dès  le  début  à 
l'organe  qui  venait  de  naître,  le  droit  de  vente 
sur  la  voie  publique.  Sa  rédaction,  Rochefort 
l'avait  choisie  avec  soin.  C'étaient  Millière  qui 
devait  trouver  la  mort  sur  les  marches  du 
Panthéon,  Raoul  Rigault  qu'on  fusilla,  Arthur 
Arnould,  Paschal  Grousset,  Breuillé  qui  furent 
condamnés  à  la  déportation.  C'était  encore 
et  surtout  Gustave  Flourens  qui  en  était  le  pre- 
mier collaborateur  et  qui  fut  tué  à  Rueil  en  1871 
à  la  suite  d'une  sortie  des  fédérés. 

C'était  un  drôle  de  type  que  Gustave  Flourens, 
dont  Rochefort  retrace  ainsi  le  portrait  :  «  Grand, 
osseux,  ses  joues  creuses  et  ses  yeux  bleus  un  peu 
égarés  surmontés  d'un  front  énorme,  il  donnait 
l'idée  de  quelque  magyar  hongrois  prêt  à  endos- 
ser son  dolman  pour  monter  à  cheval.  Il  avait 
hérité  d'une  centaine  de  mille  livres  de  rentes 
et  il  était  rare  qu'il  eût  vingt  sous  dans  sa  poche. 
Exempt  d'ailleurs  du  besoin  de  nourriture,  de 
repos  et  de  sommeil,  il  passait  des  journées 
entières  à  aller  d'un  coin  de  Paris  à  l'autre,  sans 
songer  qu'il  y  avait  une  heure  pour  le  déjeuner 
et  une  autre  pour  le  dîner.  Il  ne  vivait  que  par  la 
passion  et  le  cerveau,  à  ce  point  qu'il  eût  été 
capable  de  descendre  tout  nu  dans  la  rue  si  on 
ne  lui  eût  pas  imposé  un  pantalon.  » 

Diriger  un  journal  n'empêchait  pas  Rochefort 


218  HENRI    ROCHEFORT 

de  siéger  au  Corps  législatif.  Il  en  était  même  le 
plus  assidu  des  membres.  S'il  lui  avait  fallu 
prêter  par  écrit  le  serment  d'usage  de  fidélité  à 
l'Empereur,  il  s'était  abstenu  d'aller  le  renouve- 
ler oralement  devant  son  souverain.  Napoléon  1 1 1 
procédait  en  effet  en  personne  à  l'ouverture  des 
Chambres  à  la  salle  des  États.  C'est  ainsi  que  les 
sénateurs,  les  députés  et  les  représentants  des 
grands  corps  gouvernementaux  se  réunissaient 
autour  de  lui  et  qu'il  proclamait  la  session 
ouverte.  Au  moment  de  la  prestation  du  serment, 
le  maître  des  cérémonies  avait  appelé  une  pre- 
mière fois  le  nom  de  Rochefort,  puis  une  seconde 
fois  sans  que  celui-ci,  bien  entendu  absent,  ne 
répondît.  L'Empereur  s'était  pris  à  sourire,  et 
en  bons  courtisans,  les  dignitaires  présents 
avaient  ri  bruyamment  à  leur  tour. 

Les  journaux  avaient  relaté  le  fait.  Rochefort 
ne  l'oublia  pas.  A  quelques  jours  de  là,  pendant 
une  Assemblée,  il  demandait  la  parole,  ce  qui 
était  toujours  l'occasion  pour  lui  de  dire  des 
choses  sans  aménité  à  l'égard  de  la  Cour. 

Vous  n'avez  pas  à  faire  intervenir  ici 
l'Empereur,  lui  répliqua  le  président.  Et  le 
député  de  dire  : 

—  J'ai  été  insulté  par  lui,  or  c'est  insulter  le 
suffrage  universel  que  de  rire  quand  on  appelle 
l'élu  de  la  première  circonscription  de  Paris.  Si 
ridicule  que  je  puisse  être,  je  ne  me  suis  jamais 
promené  sur  une  plage  avec  un  aigle   sur   mon 


IV     MARSEILLAISE 


219 


épaule  et  un  morceau  de  lard  dans  mon  chapeau. 
Ce  coup  droit  causa  une  profonde  stupeur 
parmi  l'Assemblée.  Aux  Tuileries  la  fureur  fut 
à  son  comble.  On  n'avait  pas  encore  eu  le  temps 
d'oublier  la  réplique  du  député  à  l'issue  d'une 
précédente  séance  où,  souffrant,  il  se  reposait 
dans  la  salle  des  Conférences  de  la  Chambre.  Un 
membre  de  la  majorité  lui  avait  dit  d'un  ton 
empli  de  sollicitude  : 

-  Ah  !  quelle  existence  de  luttes  et  de  fatigues 
vous  vous  êtes  faite,  cher  Monsieur  Rochefort, 
quand  il  vous  (serait  si  facile  d'avoir  le  calme 
et  le  repos  dont  vous  avez  tant  besoin  !  Il  vous 
suffirait  d'abandonner  cette  opposition  violente 
que  les  comités  socialistes  vous  imposent. 

-  Pardon  !  avait  répliqué  Rochefort  en  riant, 
c'est  à  moi  que  l'Empereur  fait  de  l'opposition. 
Il  me  refuse  tout  ce  que  je  lui  demande. 

Mais,  avait  objecté  son  interlocuteur,  vous 
ne  lui  avez  encore  rien  demandé  jusqu'à  présent. 

J'ardon  encore,  je  lui  ai  demandé  de  s'en 
aller  et  il  s'obstine  à  rester  quand  même. 

Mais  toutes  ces  répliques.,  toutes  ces  discus- 
sions, toutes  ces  violences  de  langage  seront  bien 
peu  de  chose  à  côté  de  l'événement  qui  va  se 
produire  bêtement,  brutalement,  sans  prémé- 
ditation quoi  qu'on  ait  pu  dire,  qui  va  mettre  en 
cause  la  famille  impériale  et  aura  de  si  funestes 
conséquences  pour  l'Empire,  qui  va  faire  se 
dresser  le  peuple,  qui  sera  gros  de  menaces  réa- 


221 


HENRI    ROCHEFORT 


Usées  pour  Rochefort,  qui  le  précipitera  des 
hauteurs  dans  l'abîme  et  qui,  la  fatalité  aidant, 
eût  pu  causer  à  Paris  des  journées  tragiques  de 
révolution  et  d'émeutes. 

C'est  le  meurtre  de  Victor  Noir  par  Pierre 
Bonaparte.  A  quelle  version  donner  créance 
pour  établir  la  genèse  du  meurtre  et  sa  perpé- 
tration ?  Faut-il  faire  état  des  récits  que 
donnera  Rochefort,  ou  se  rallier  à  la  version 
d'Emile  Ollivier,  son  ennemi  politique  acharné? 
Faut-il  croire  Delord  et  son  Second  Empire  ou 
admettre  les  faits  tels  que  les  présentera  Olivier 
Pain  qui  sera,  nous  l'avons  dit  à  une  autre 
occasion,  le  compagnon  de  misère  du  polémiste  ? 
Comment  dégager  des  causes  restées  contra- 
dictoires jusqu'au  jugement  ?  Du  moins,  le 
compte-rendu  de  la  Haute  Cour  nous  fournira- 
t-il  les  dépositions  de  l'accusé  et  de  l'unique 
témoin   de   l'affaire. 

La  Revanche,  journal  radical  fondé  en  Corse, 
«  dont  la  mission  était  de  vilipender  Napoléon 
et  sa  famille  »  avait  publié  un  article  viru- 
lent sur  le  premier  Bonaparte.  Le  prince  Pierre- 
Napoléon  Bonaparte,  l'un  des  fils  de  Lucien 
Bonaparte,  brouillé  du  reste  avec  la  famille  des 
Tuileries,  répondit  dans  L'Avenir  de  la  Corse  par 
un  article  plus  violent  encore  :  «  Pour  quelques 
lâches  Judas  traîtres  à  leur  pays,  et  que  leurs 
propres  parents  eussent  autrefois  jetés  à  la  mer 
dans  un  sac  ;  pour  deux  ou  trois  nullités  irritées 


LA     MARSEILLAISE  221 

d'avoir  inutilement  sollicité  des  places,  que  de 
vaillants  soldats,  d'adroits  chasseurs,  de  hardis 
marins,  de  laborieux  agriculteurs,  la  Corse  ne 
compte- 1- elle  pas,  qui  abominent  les  sacrilèges  et 
qui  leur  eussent  déjà  mis  le  stentine  per  le  porrete, 
les  tripes  aux  champs,  si  on  ne  les  avait  retenus.  » 

Paschal  Grousset,  qui  était  correspondant  à 
Paris  de  La  Revanche,  réplique  dans  ce  journal 
sous  la  signature  de  Tommasi,  et  dans  La  Mar- 
seillaise sous  celle  de  La  Vigne  par  des  articles 
non  moins  virulents.  Puis  il  charge  ses  amis 
Salmon,  dit  Victor  Noir,  et  Ulric  de  Fonvielle 
d'aller  demander  raison  à  Pierre  Bonaparte.  De 
son  côté  le  prince,  tenant  Rochefort  pour  res- 
ponsable de  l'article  paru  dans  son  journal, 
rédige  une  provocation  que  Paul  de  Cassagnac 
insère  aussitôt  dans  Le  Pays.  Elle  était  écrite 
en  ces  termes  : 

«  Monsieur,  --  Après  avoir  outragé,  l'un  après 
l'autre,  chacun  des  miens,  et  n'avoir  épargné 
ni  les  femmes  ni  les  enfants,  vous  m'insultez 
par  la  plume  d'un  de  vos  numceuvres.  C'est  tout 
naturel,  et  mon  tour  devait  arriver.  Seulement, 
j'ai  peut-être  un  avantage  sur  la  plupart  de 
ceux  qui  portent  mon  nom  :  c'est  d'être  un 
simple  particulier,  tout  en  étant  Bonaparte  (1). 


(i)  Pirrrc  Bonaparte,  exclu  de  la  Cour,  n'obtenait  aucune  ]>art  .lis 
dignités  de  l'Etat.  Il  ne  paraissait  jamais  aux  réceptions  de  la  Cour  et 
les  seuls  rapports  qu'il  eût  a\e<  l'Empereur  étaient  que  celui-ci  lui 
faisait  une  pension  de  cent  mille  francs  prise  sur  sa  liste  civile. 


222  HENRI    ROCHEFORT 

Je  viens  donc  vous  demander  si  votre  encrier 
se  trouve  garanti  par  votre  poitrine,  et  je  vous 
avoue  que  je  n'ai  qu'une  médiocre  confiance 
dans  l'issue  de  ma  démarche.  J'apprends  en  effet 
par  les  journaux  que  vos  électeurs  vous  ont 
donné  le  mandat  impératif  de  refuser  toute 
réparation  d'honneur,  et  de  conserver  votre  pré- 
cieuse existence. 

»  Néanmoins  j'ose  tenter  l'aventure,  dans 
l'espoir  qu'un  faible  reste  de  sentiment  français 
vous  fera  vous  départir,  en  ma  faveur,  des 
mesures  de  prudence  et  de  précaution  dans  les- 
quelles vous  vous  êtes  réfugié.  Si  donc,  par 
hasard,  vous  consentiez  à  tirer  les  verrous  pro- 
tecteurs qui  rendent  votre  honorable  personne 
deux  fois  inviolable,  vous  ne  me  trouverez  ni 
dans  un  palais  ni  dans  un  château.  J'habite 
tout  bonnement  59,  rue  d'Auteuil,  et  je  vous 
promets  que,  si  vous  vous  y  présentez,  on  ne 
dira  pas  que  je  suis  sorti.  En  attendant  votre 
réponse,  j'ai  encore  l'honneur  de  vous  saluer.   » 

Quand,  aux  bureaux  de  La  Marseillaise, 
Rochefort  eut  connaissance  de  cette  lettre,  il  dé- 
pêcha à  Pierre  Bonaparte,  Millière  et  Arnould, 
deux  de  ses  rédacteurs  avec  mission  de  lui 
demander  réparation. 

Ainsi  s'engageait  une  double  affaire.  De  deux 
parts,  des  témoins  allaient  venir  demander  des 
explications  au  Prince  qui  n'attendait  que  ceux 
de  Rochefort. 


LA     MARSEILLAISE  223 

Victor  Noir  et  Ulric  de  Fonvielle,  les  repré- 
sentants de  Paschal  Grousset,  arrivèrent  les 
premiers. 

Le  drame  se  passe,  rapide. 

Pierre  Bonaparte  dépeint  ainsi  la  scène  pour 
sa  défense  : 

«  J'étais  vers  deux  heures  dans  ma  chambre  à 
coucher.  Une  servante  est  venue  m'annoncer 
que  deux  messieurs  uip  demandaient.  Comme  la 
veille  j'avais  provoqué  Rochefort,  j'ai  cru  qu'on 
se  présentait  en  son  nom.  Je  suis  venu  au  salon  ; 
j'y  ai  trouvé  deux  inconnus  dont  l'air  était 
menaçant.  L'un  d'eux  m'a  donné  une  feuille  de 
papier  dépliée,  en  me  disant  :  «  Nous  sommes 
»  chargés  de  vous  demander  la  réponse  à  cette 
»  lettre.  »  J'ai  répondu  :  «  Je  ne  connais  pas 
»  celui  qui  m'écrit  ;  mais  je  me  battrai  volon- 
»  tiers,  non  pas  avec  lui,  mais  avec  M.  Roche- 
»  fort,  et  non  pas  avec  un  de  ses  manœuvres.  » 
Le  grand  m'a  dit  :  «  Mais  lisez  donc  la  lettre.  »  - 
Je  répondis  :  «  Elle  est  toute  lue.  En  êtes- vous 
»  solidaires  ?  Alors  il  m'a  frappé  au  visage. 
Sur  le  champ,  j'ai  fait  deux  pas  en  arrière,  tiré 
de  ma  poche  un  pistolet  et  fait  feu  sur  lui.  Le 
deuxième,  qui  m'ajustait  avec  un  revolver, 
s'était  caché  derrière  le  fauteuil,  j'ai  aussi  tiré 
sur  lui  et  l'ai  débusqué.  Il  est  passé  alors  dans 
la  salle  du  billard  ;  je  le  bossai  passer.  Mais  il 
se  retourna  pour  m'ajuster,  et  alors  je  lui  ai  tiré 
un  second  coup  de  pistolet  qui  l'a  mis  en  fuite.  » 


2^24  IIKNRI    ROCHEFORT 

Naturellement,  le  récit  d'Ulric  de  Fonvielle 
diffère  sensiblement  de  celui  du  prince. 

Etes- vous  solidaires  de  ces  misérables  ? 
aurait  dit  à  Victor  Noir  Pierre  Bonaparte  en 
parlant  de  Rochefort  et  de  Grousset. 

-  Nous  sommes  solidaires  de  nos  amis. 

A  peine  Victor  Noir  vient-il  de  prononcer  ces 
mots  que  le  prince  Pierre  lui  lance  un  soufflet, 
et  tirant  un  revolver  de  sa  poche  fait  feu  sur 
lui  à  bout  portant. 

Quoi  qu'il  en  fût,  provoqué  ou  non,  le  prince 
Pierre- Napoléon  Bonaparte  avait  commis  un 
meurtre. 

La  belle  pâture  pour  les  journaux  de  l'opposi- 
tion. Un  Bonaparte  assassin!  La  Marseillaise, 
par  la  plume  de  son  directeur,  ne  pouvait  laisser 
passer  l'événement  sans  lui  infliger  une  flétris- 
sure publique.  Alors  le  numéro  du  lendemain, 
qui  était  le  11  janvier,  parut  encadré  de  noir.  En 
tête  de  la  première  colonne,  ces  lignes  en  grosses 
capitales  : 

ASSASSINAT  COMMIS  PAR  LE  PRINCE  PIERRE- 
NAPOLÉON  BONAPARTE  SUR  LE  CITOYEN 
VICTOR    NOIR.  TENTATIVE    D'ASSASSINAT 

COMMISE  PAR  LE  PRINCE  PIERRE-NAPOLEON 
BONAPARTE  SUR  LE  CITOYEN  ULRIC  DE 
FONVIELLE. 


LA    MARSEILLAISE  225 

Et  l'article  débute  : 

«(  F  ai  eu  la  faiblesse  de  croire  qu'un 
Bonaparte  ponçait  être  antre  chose  qu'un 
assassin  ! 

»  J'ai  osé  m' imaginer  qu'un  duel  loyal 
était  possible  dans  cette  famille  on  le  meurtre 
et  le  guet-apens  sont  de  triai it ion  et  d'usage. 

»  Notre  collaborateur  Paschal  Grousset  a 
partagé  mon  erreur,  et  aujourd'hui  nous 
pleurons  notre  pauvre  et  cher  ami  Victor 
Noir,  assassiné  par  le  bandit  Pierre-Napo- 
léon Bonaparte. 

»  Voilà  dix-huit  ans  que  la  France  est 
entre  les  mains  de  ces  coupe-jarrets  qui,  non 
contents  de  mitrailler  les  républicains  dans 
les  rues,  les  attirent  dans  des  pièges  immon- 
des pour  les  égorger  à  domicile. 

»  Peuple  français,  est-ce  que  décidément 
tu  ne  trouves  pas  qu'en  voilà  assez.   » 

En  même  temps  que  La  Marseillaise  publiait 
cette  protestation  de  la  dernière  violence,  les 
autres   journaux    inséraient  une   note   qui    leur 

i:» 


226  HENRI    ROCHEFORT 

avait  été  adressée  par  le  chef  de  cabinet  du 
garde  des  sceaux  (1)  et  ainsi  conçue:  «  Aussitôt 
que  M.  le  Garde  des  Sceaux  a  appris  le  fait  qui 
s'est  passé  à  Au  t  eu  il,  il  a  ordonné  l'arrestation 
immédiate  de  M.  Pierre  Bonaparte.  L'Empereur 
a  approuvé  cette  décision,  l'instruction  est  déjà 
commencée.   » 

Ce  sont,  pour  Rochefort,  les  beaux  jours  de 
La  Lanterne  qui  recommencent,  car  le  député  ne 
met  pas  en  doute  que  les  beaux  jours  d'un  journal 
sont  ceux  où  on  le  saisit  et  le  poursuit.  La  Mar- 
seillaise donc  est  saisie  et  poursuivie.  L'auteur 
du  sanglant  article  qui  en  marque  la  première 
page  est  l'objet  d'une  demande  en  autorisation 
de  poursuites.  C'est  le  ministre  OUivier  qui  la 
dépose  sur  le  bureau  de  la  Chambre  à  l'issue  de 
la  séance  où  le  député,  comme  suite  à  son  article, 
avait  lancé  une  interpellation  au  Gouvernement. 
Au  milieu  de  l'agitation  et  de  fréquentes  inter- 
ruptions, Rochefort  s'était  levé  pour  crier  :  «  Un 
assassinat  a  été  commis  hier  sur  un  jeune 
homme  couvert  d'un  mandat  sacré,  celui  de 
témoin,  c'est-à-dire  de  parlementaire  dans  une 
affaire  d'honneur.  L'assassin  est  un  membre  de 
la  famille  impériale,  cousin  germain  de  l'Empe- 
reur. Je  demande  à  Monsieur  le  Ministre  de  la 
Justice,  s'il  a  l'intention  d'opposer  au  jugement 
et  à  la  condamnation  probable  de  ce  person- 


i)  Emile  Ollivier  était  alur>  ministre  Je  la  Justice. 


I   Y    MARSEILLAISE  227 

nage  la  fin  de  non  recevoir  qu'on  oppose  ordi- 
nairement à  ceux  qui  ont  été  frustrés  ou  même 
bâtonnés  par  de  hauts  dignitaires  de  l'Empire. 
—  Messieurs,  la  situation  est  grave,  l'agitation 
est  énorme.  L'assassiné  est  un  enfant  du  peuple 
et  le  peuple  demande  à  juger  lui-même  l'assas- 
sin, c'est-à-dire  qu'il  demande  le  jury.  On  en  est 
à  se  demander  si  la  famille  Bonaparte  a  le  pri- 
vilège des  coups  de  pistolet.  Je  déclare  ici  qu'en 
présence  des  faits  qui  se  sont  passés  hier,  en 
présence  des  faits  qui  se  sont  passés  depuis 
longtemps,  on  se  demande  si  on  est  sous  les 
Bonaparte   ou   sous   les   Borgia.    » 

Pendant  toute  la  journée,  il  n'était  de  conver- 
sation qui  ne  portât  sur  le  meurtre  de  Victor 
Noir.  Les  bruits  les  plus  divers  et  les  insinuations 
les  plus  fantaisistes  circulaient.  «  Dans  la  soirée 
du  11,  le  mouvement  de  réprobation  contre  le 
prince  Pierre  était  presque  unanime,  écrit  Emile 
Ollivier.  Je  ne  crois  pas  qu'il  se  soit  souvent  élevé, 
contre  un  Gouvernement,  une  telle  tempête  de 
sensibilité  et  d'indignation.  Les  révolutionnaires, 
qui  avaient  soufflé  le  feu,  étaient  tellement 
entraînés  eux-mêmes  par  leurs  propres  provoca- 
tions, qu'ils  ne  doutaient  pas  de  voir  le  lende- 
main la  chute  de  l'Empire.    » 

Les  deux  adversaires  --  Ollivier  et  Rochefort 

-  font  des  relations  en  tous  points  semblables 

des  événements  qui  se  précipitent-.  Le  ministre 

même    renchérit    sur    le    député    au    sujet    des 


228 


HENRI    ROCIIEI  ONT 


manifestations  que  l'un  est  fier  de  provoquer 
et  que  l'autre  met  tout  son  amour- propre  à 
faire  échouer. 

Ainsi  continue  Ollivier  :  «  Les  réunions  publi- 
ques furent  des  rendez- vous  de  révolution.  A  la 
salle  Molière,  le  président  invite  l'Assemblée  à  se 
lever  et  à  se  découvrir.  Il  déploie  un  crêpe  noir, 
en  couvre  le  bureau,  et  dit  :  «  -  -  Citoyens,  le 
moment  est  solennel,  nous  devons  resserrer  nos 
rangs  en  présence  du  crime  épouvantable  qui 
vient  d'être  commis.  Nous  n'avons  pas  le  droit 
de  nous  compromettre  ce  soir  :  à  demain  à  une 
heure,  à  Neuilly.  -  -  Oui,  oui,  nous  irons  tous, 
reprend  l'assistance.  A  Belleville  on  avait  aussi 
déployé  un  crêpe  noir  sur  le  bureau.  Les  orateurs 
traitent  les  membres  de  la  famille  impériale  de 
coquins,  misérables,  canailles,  assassins,  voleurs, 
reptiles  et  s'excitent  à  les  assassiner  le  lendemain. 

«  Il  faut  que  demain,  dit  Flourens,  le  drapeau 
de  la  République  soit  triomphant  ».  Rochefort 
invite  à  amener  au  convoi  tous  ceux  qu'on 
pourra  entraîner.  «  Nous  rendrons  ainsi  plus 
imposante  une  manifestation  qui  prouvera  au 
tyran  que  nous  sommes  unis  et  las  de  courber 
la  tête  devant  le  despotisme  et  l'assassinat.  — 
Demain  à  cette  heure,  disaient-ils  tous,  l'Em- 
pire  aura  été  renversé.  » 

Les  obsèques  de  Victor  Noir  avaient  été  fixées 
au  lendemain.  «  La  journée,  relate  Rochefort, 
s'annonça    comme    devant    être    affreusement 


LA    MARSEILLAISE  229 

mouvementée.  Dès  le  matin,  la  maison  de  la 
rue  du  Marché,  à  Neuilly,  où  la  bière  repose 
sur  deux  chaises,  a  été  envahie  par  une  foule 
qui  grossit  au  point  de  rendre  toute  circulation 
à  peu  près  impraticable.  » 

Un  Conseil  est  tenu  aux  Tuileries  sous  la  prési- 
dence d'Emile  Ollivier.  Le  Gouvernement  y 
arrête  le  plan  des  opérations  en  vue  de  la  sûreté 
publique.  «  On  n'enverrait  à  Neuilly,  raconte  le 
président  du  Conseil,  ni  troupes  ni  police  ;  on 
laisserait  le  champ  libre  aux  émeutiers  ;  ils  pour- 
raient y  circuler,  hurler,  manifester,  haranguer, 
promener  leur  mort  sans  obstacle.  Notre  action 
ne  commencerait  que,  si  au  lieu  de  se  rendre  au 
cimetière  de  Neuilly,  ils  se  dirigeaient  sur  le 
Père-Lachaise.  Nous  les  laisserions  arriver  jus- 
qu'au Rond-Point,  où  les  attendraient  les  forces 
de  police  et  une  brigade  de  cavalerie  légère 
venue  de  Versailles.  Des  batteries  d'artillerie 
appelées  de  Vincennes,  un  régiment  de  la  Garde, 
un  régiment  de  cuirassiers  de  Courbevoie  rece- 
vraient l'ordre  de  marcher  derrière  la  manifes- 
tation et  de  la  suivre  en  laissant  toujours  cinq 
cents  pas  entre  elle  et  les  chevaux.  Le  convoi 
était  annoncé  pour  onze  heures.  Il  était  proba- 
ble, à  cause  des  retards  inévitables,  qu'il  ne  se 
mettrait  pas  en  route  avant  midi.  Si  les  me- 
neurs marchaient  sur  les  Champs-Elysées,  ils 
pouvaient  y  arriver  vers  une  heure  et  demie.  Il 
fut  donc  entendu  que  police  et  troupes  se  trou- 


*2MlJ  HENRI    ROCHEFORT 

veraient  au  lieu  assigné  à  une  heure.  Le  préfet 
de  police  y  enverrait  ses  agents,  et  le  maréchal 
Canrobert  ses  soldats.  Enfin,  nous  résolûmes 
d'interdire  toutes  les  réunions  publiques  annon- 
cées pour  le  soir.  »  Comme  on  le  voit  des  mesu- 
res sérieuses  étaient  prises  et  bien  prises. 

Que  se  passe- t-il  à  Neuilly,  pendant  que  les 
troupes  occupent  une  partie  de  Paris  ?  Dès  le 
matin,  des  plus  lointains  faubourgs  arrivent 
hommes  et  femmes  portant  des  bouquets  d'im- 
mortelles. Une  députation  des  écoles  est  venue 
aussi.  Puis  c'est  Rochefort  qui  paraît  au  milieu 
des  acclamations.  Il  a  peine  à  se  frayer  un  pas- 
sage jusqu'à  la  maison  qui  abrite  le  corps.  Il  est 
«  exténué,  n'ayant  ni  mangé  depuis  trois  jours 
ni  dormi  depuis  trois  nuits  tant  les  émotions  de 
toute  nature  l'avaient  étreint  et  ballotté.  »  Il 
retrouve  Delescluze  toujours  fidèle  et  Louis  Noir, 
frère  de  la  victime.  Cependant  on  n'est  pas 
d'accord  sur  le  lieu  d'inhumation.  Il  y  a  de 
chauds  partisans  de  l'enterrement  dans  Paris 
même  ;  d'autres  plus  modérés,  prêchent  l'ense- 
velissement à  Neuilly.  Mais  la  majorité  tient,  ot 
tient  bon,  pour  l'inhumation  à  Paris. 

Au  Père-Lachaise  !  crie- 1- on  avec  plus  de  force. 
Delescluze  est  en  ce  moment  à  la  fenêtre  de  la 
maison,  Il  est  impuissant  à  triompher  d'un  cou- 
rant si  fort.  Soit!  fait-il  désespérément. 
Allez,  au  Père-Lachaise,  allez  ! 

Rochefort  bondit  alors  au  balcon  et  demande 


LA    MARSEILLAISE  231 

le  silence.   Les  vociférations  se  calment  sur  le 
champ. 

—  Vous  savez  si  j'ai  jamais  reculé  ?  s'é- 
crie-t-il.  Eh  bien  !  citoyens,  j'ai  la  conviction 
que  marcher  sur  Paris  est  une  faute,  et  que 
l'heure  favorable  n'a  pas  sonné  ! 

Cela  fut  dit  d'un  ton  si  ferme  et  si  décidé 
que  les  résolutions  changèrent  à  l'instant.  -  -  A 
Neuilly,   crie- 1- on,   à  Neuilly. 

Rochefort  avait  su  éviter  une  journée  san- 
glante.  C'en  était  fait  de  la  révolution. 

Et  c'est  le  départ  du  convoi.  «  Nous  avions, 
Delescluze  et  moi,  retrouvé  Rochefort  dans  ses 
souvenirs  de  la  mémorable  journée,  nous  avions 
harangué  nos  amis,  et  1" immense  majorité  des 
assistants  étaient  décidés  à  nous  écouter  et  à 
nous  suivre,  quand,  au  milieu  de  la  route  qui 
conduit  au  cimetière  d'Auteuil,  Flourens  et  plu- 
sieurs des  hommes  qui  l'entouraient,  et  dont 
malheureusement,  avec  sa  crédulité  généreuse,  il 
ne  contrôlait  pas  toujours  suffîsammenl  les 
accointances,  se  jetèrent  à  la  tête  des  chevaux 
qu'ils  essayèrent  de  faire  retourner  du  côté  de 
Paris.  Puis,  le  cocher  des  Pompes  Funèbres  se 
refusant  à  ce  changement  de  roule  ils  se  mirent 
en  devoir  de  couper  les  traits  afin  de  s'atteler 
eux-mêmes  a  la  sinistre  voiture. 

»  Je  conduisais  le  deuil,  ou  plutôt  le  deuil 
nie  conduisait,  et,  serré  de  près  par  une  nier 
humaine  qui  m'écrasait  en   m'escôrtant,  j'avais 


HENRI     KOC.IIEFORT 


été  à  plusieurs  reprises  projeté  sur  les  roues 
qui,  au  moindre  recul,  auraient  fini  par  me 
passer  sur  le  corps. 

»  On  me  hissa  donc  sur  le  corbillard  même, 
où  je  m'assis,  les  jambes  pendantes,  à  côté  du 
cercueil.  Du  haut  de  ce  lugubre  observatoire,  je 
voyais  des  remous  se  produire,  des  gens  tom- 
ber, se  relever,  d'autres  passer  presque  sous  les 
pieds  des  chevaux  ou  sous  la  voiture,  en  danger 
continuel  de  se  faire  broyer. 

»  J'avais  beau  leur  crier  désespérément  de  se 
garer,  mes  appels,  dans  le  brouhaha  de  la  marche, 
ne  leur  arrivaient  même  pas.  Pour  comble  d'éner- 
vement,  le  grand  air  auquel  j'étais  exposé  avait 
creusé  mon  estomac  à  peu  près  vide  depuis  trois 
jours,  et  y  développait  subitement  une  fringale 
qui  m'enleva  mes  dernières  forces.  Tout  à  coup, 
sans  motif  apparent,  la  tête  me  tourna  et  je 
tombai  inanimé  en  bas  du  corbillard.   » 

Pendant  que  le  député  de  Belleville  est  trans- 
porté dans  une  maison  voisine,  le  corbillard  tou- 
jours traîné  à  bras  d'hommes  continue  sa  mar- 
che et  pénètre  dans  le  cimetière.  La  porte  en  est 
trop  petite  pour  que  la  foule  s'y  engouffre  rapi- 
dement. C'est  alors  l'escalade  des  murs  et 
chacun  cherche  à  être  le  plus  près  de  la  fosse. 
Il  rie  de  Fon  vielle,  Louis  Noir,  Flourens  pren- 
nent tour  à  tour  la  parole. 

—  Je  juré,  s'écria  Fonvielle,  en  présence  de 
cette  tombe  et  devant  le  peuple  souverain,  que 


LA    MARSEILLAISE 


233 


Victor  Noir  a  été  lâchement  assassiné  par  Pierre 
Bonaparte.  Si  nous  n'obtenons  rien  de  la  justice 
impériale,  nous  aurons  recours  à  la  justice  du 
peuple...  Victor  Noir,  mon  ami,  mon  frère,  toi 
qui  as  arrosé  de  ton  sang  la  demeure  d'un  prince 
pour  la  liberté,  je  te  vengerai  ! 

C'est  la  fin.  La  foule  s'écoule  et  son  silence  est 
secoué  par  instants  de  cris  qui  se  transmettent, 
se  répercutent  avec  rage  :  «  Vive  la  République  » 
«  Vengeance  !  »  «  Mort  au  Bonaparte  !  » 

Rochefort  pourtant  s'est  remis  de  son  éva- 
nouissement. Il  a  quitté  la  petite  boutique  d'épi- 
cerie où  on  lui  a  donné  des  soins  et  il  est  monté 
dans  un  fiacre  en  compagnie  de  Jules  Vallès  et 
de  Paschal  Grousset.  La  voiture  rencontre  les 
manifestants  qui  ont  quitté  la  tombe.  L'afïluence 
est  si  dense,  si  épaisse  que  force  lui  est  de  retour- 
ner sur  ses  pas.  Lentement  escorté  de  plus  de 
cent  mille  individus,  le  fiacre  prend  le  chemin 
df  la  place  de  l'Étoile.  On  franchit  sans  encom- 
bre l'avenue  de  la  Grande- Armée,  on  passe  l'Arc- 
de- Triomphe  et  on  s'engage  dans  les  Champs- 
Elysées.  Au  rond  point,  un  remous  se  produit. 
Un  cri  retentit  qui  gagne  les  derniers  manifes- 
tants qui  sont  loin,  bien  loin  derrière:  la  troupe  ! 
A  la  hauteur  du  Palais  de  l'Industrie  des  cava- 
liers barrent  l'avenue.  C'est  un  régiment  de  chas 
seurs  à  cheval. 

Rochefort  et  ses  amis  font  signe  que  l'on 
s'arrête  et  le  député,  descendu  de  voiture,  se  porte 


234  HENRI    ROCIIEFORT 

en  avant.  Un  cordon  de  sergents  de  ville  précède 
la  troupe.  Il  y  a  à  sa  droite  un  commissaire  de 
police,  à  sa  gauche  un  officier  de  paix  et  devant 
eux  des  tambours  pour  les  sommations. 

«  Parvenu  à  quelques  pas  de  l'officier  de  paix, 
Rochefort  se  nomme,  montre  sa  médaille  de 
député  et  somme  de  laisser  passer.  L'officier  lui 
répond  avec  parfaite  politesse  :  «  Ah  !  Monsieur 
Rochefort,  vous  n'avez  pas  besoin  de  vous 
nommer,  je  vous  connais  fort  bien.  Si  vous 
voulez  passer  seul,  vous  le  pouvez  ;  quant  à  ceux 
qui  vous  suivent  je  leur  barrerai  le  passage,  et 
si  vous  restez  avec  eux,  malgré  votre  qualité 
de  député,  on  vous  sabrera  comme  eux.   » 

Écartez- vous,  cria  le  député  aux  mani- 
festants ;  il  est  inutile  de  vous  faire  massacrer 
inutilement. 

Déjà  l'avenue  était  presque  vide,  la  plus 
grande  partie  de  la  foule  s' étant  retirée  sur  les 
bas  côtés.  Une  heure  plus  tôt,  les  troupes  n'é- 
tant pas  encore  là,  les  manifestants  auraient 
passé  sans  encombre  et  auraient  envahi  les  bou- 
levards. Les  atermoiements  de  Neuilly  avaient 
fait  le  jeu  du  ministère. 

Rochefort  arriva  au  Corps  législatif  à  cinq 
heures,  au  moment  où  le  président  levait  la 
séance. 

Le  lendemain  L3  janvier,  le  rapporl  de  la 
commission  chargée  d'examiner  la  demande  en 
autorisation  de  poursuites  contre  le  député  de 


LA    MARSEILLAISE  -•>•> 

la  première  circonscription,  était  déposé  sur  le 
bureau  de  la  Chambre.  Il  concluait  aux  pour- 
suites. A  la  séance  suivante,  la  mise  en  accusa- 
tion était  votée  à  l'unanimité,  moins  une  tren- 
taine de  voix. 

Le  ministre  Ollivier  prenait  sa  revanche  sur 
Rochefort. 

Le  procès  fut  mené  rondement.  A  l'audience  de 
la  sixième  Chambre  correctionnelle,  le  procureur 
impérial  requit  par  défaut  contre  Rochefort, 
Paschal  Grousset  et  Simon  Dereure,  gérant  de 
La  Marseillaise.  Le  tribunal  rendit  son  verdict 
sur-le-champ  et  condamna  Henri  Rochefort  à 
six  mois  de  prison  et  3.000  francs  d'amende, 
Grousset  à  six  mois  de  prison  et  2.000  francs 
d'amende,  Dereure  à  six  mois  de  prison  égale- 
ment et  500  francs  d'amende. 

Ce  fut  Gambetta  qui  apprit  au  député  la  con- 
damnation qui  lui  était  infligée. 

-  Vous  savez,  vous  êtes  condamné  à  six  mois 
et  3.000  francs. 

Tiens,    j'aurais    parié    pour   cinq    ans    el 
10.000  francs,  répliqua  le  polémiste. 

Pour  lui  confirmer  cet  le  nouvelle  le  parquet 
envoyail  à  Rochefort,  le  7  février,  une  ;<  invi- 
tation »  à  se  constituer  prisonnier.  C'esl  encore 
l'occasion  pour  le  pamphlétaire  de  reprendre 
sa  plume  el  il  écrit  dans  La  Marseillaise  sous 
le  titre  :  «  Les  invitations  de  M.  Ollivier),  un 
article  où  se  trouvaient  ces  lignes  : 


236  HENRI    ROCHEFORT 

«  Il  faut  croire  que  j'ai  été  réellement  condamné 
ces  jours- ci  à  six  mois  de  prison.  J'avais  bien  lu 
dans  quelques  journaux  que  deux  ou  trois  vieil- 
lards vêtus  de  jupons  noirs,  avaient  marmotté 
entre  eux  quelques  paroles  me  concernant,  mais 
préoccupé  comme  je  le  suis,  je  n'avais  pas  eu  le 
temps  de  songer  à  ces  fadaises. 

»  Aujourd'hui,  je  reçois  du  parquet  une  lettre 
signée  d'un  substitut  dont  je  n'ai  pu  déchiffrer 
le  nom.  Ces  gens-là  sont  tellement  honteux  de 
leur  métier  qu'ils  se  dissimulent  derrière  une 
signature  illisible.  C'est  par  le  canal  de  ce  commis 
que  M.  Ollivier  m'invite  à  me  constituer  prison- 
nier lundi  7  février,  c'est-à-dire  aujourd'hui, 
pour  l'exécution  du  jugement  rendu  contre  moi 
le  22  janvier. 

»  Voilà  maintenant  M.  Ollivier  qui  m'adresse 
des  invitations  !  C'est  passer  l'effronterie  permise. 
Il  n'y  a  plus  de  raison  pour  qu'il  ne  me  convie  pas 
à  ses  dîners  ou  à  son  prochain  bal.  Monsieur  Olli- 
vier, ne  vous  gênez  pas  !  Il  paraît  que  vous 
voudriez  attirer  chez  vous  la  bonne  société.  Vous 
vous  imaginez  sans  doute  que  je  vais  passer  du 
linge  blanc  et  des  gants  gris  perle  pour  aller 
dire  cérémonieusement  au  concierge  de  Sainte- 
Pélagie  : 

»  -  -  M.  le  Ministre  de  la  Justice  ayant  bien 
voulu  me  prier  d'aller  visiter  le  logement  qu'il  me 
destine,  je  ne  puis  mieux  reconnaître  son  amabi- 
lité que  par  mon  exactitude. 


LA    MARSEILLAISE  237 

»  Non,  Monsieur  l'homme  du  monde,  je  ne  me 
rendrai  pas  à  onze  heures  précises  au  rendez- vous 
de  chasse  que  vous  me  donnez  dans  votre  palais 
de  Sainte- Pélagie.  Si  j'acceptais  cette  invitation, 
on  croirait  peut-être  que  je  recevrais  également 
celles  qui  m' arriveraient  de  Compiègne  ou  de 
Fontainebleau,  et  il  faut  éviter  à  tout  prix  ce 
malentendu,  Si,  d'ailleurs,  je  me  dérangeais  de 
mes  travaux  pour  me  rendre  au  désir  que  vous 
exprimez  dans  la  lettre  dont  la  signature  est 
illisible,  vos  journaux  insinueraient  que  je  vous 
fais  des  avances. 

»  C'est  bien  le  moins  que  deux  des  argousins 
qui  vous  entourent  se  donnent  la  peine  de  venir 
eux-mêmes  me  mettre  la  main  sur  le  collet.  Il 
esl  d'un  bon  exemple  de  faire  précéder  l'acquit- 
tement solennel  du  prince  Bonaparte  de  l'arres- 
tation publique  d'un  de  ceux  qu'il  méditait 
d'assassiner,  surtout  si  l'on  songe  que  l'appré- 
hendé est  représentant  du  peuple,  ce  qui  donne 
;i  Min  incarcération  un  petit  goût  deux  décembre 
plein  de  gracieux  souvenirs. 

»  Vous  vous  êtes  écrié,  dans  une  do  vos  repré- 
sentations à  grand  spectacle  :  —  Si  vous  nous  y 
contraignez,  nous  serons  la  force  (1).  -  -  Soyez 
la  force,  je  vous  y  contrains.  » 

Ce  refus  d'entrer  de  plein  gré  à  Sainte- Pélagie, 


Ci)  Discours  d'Emile  Ollivier  au  Corps  Législatif  la  veille  des  obsèques 
de  Victor  Noir. 


238  HENRI    ROCHEFORT 

fit  se  résoudre  le  Gouvernement  à  employer 
toutes  mesures  utiles  pour  faire  apppliquer  le 
jugement. 

L'arrestation  de  Rochefort  fut  décidée. 

Deux  jours  après  sa  réponse  à  Ollivier  dans  La 
Marseillaise,  c'est-à-dire  le  9,  le  député  de  Belle- 
ville  devait  assister  à  huit  heures  et  demie  à  une 
réunion  dans  la  salle  de  La  Marseillaise,  rue  de 
Flandre,  à  laVillette.  Le  bruit  s'était  entièrement 
précisé  que  l'arrestation  du  polémiste  n'était  plus 
qu'une  question  d'heures.  La  réunion  était 
nombreuse,  émue  et  frémissante. 

A  huit  heures  et  demie,  la  voiture  qui  amène 
Rochefort  s'engage  dans  la  rue  de  Flandre.  La 
cohue,  aux  abords  de  la  salle,  est  indescriptible, 
tellement  qu'il  doit  laisser  son  cocher  et  gagner, 
à  travers  un  espace  de  quarante  mètres,  l'entrée 
du  local.  La  police  avait  organisé  une  merveil- 
leuse souricière.  Comment  le  député  fut-il  esca- 
moté au  nez  de  la  foule  ?  il  s'en  souvient  d'une 
façon  précise  :  «  Je  me  dirigeais  difficilement 
vers  la  porte  d'entrée,  au  milieu  des  acclama- 
tions, quand  deux  citoyens,  dont  je  n'avais 
aucune  raison  de  me  défier,  me  prirent  chacun 
sous  un  bras  et,  traversant  un  espace  maintenu 
vide  par  les  escouades,  s'engouffrèrent  avec  moi 
dans  une  sorte  de  court  passage  fermé  par 
deux  grilles  dont  celle  que  nous  venions  de 
passer  se  referma  immédiatement  derrière  nous. 

»  Je  vis  alors  que  j'étais  pris.  Un  agent  qui  se 


IV     MARSEILLAISE 


339 


tenait  auprès  d'un  fiacre  stationnant  là  à  mon 
intention  me  dit  :  Vous  êtes  bien  Monsieur 

Rochefort  ?  Et,  sans  attendre  ma  réponse,  il  me 
montra  la  voiture  en  me  priant  d'y  monter.   » 

Dans  le  même  moment,  Flourens  ouvrait  la 
séance.  Il  en  avait  accepté  la  présidence  en  atten- 
dant Rochefort,  quand  la  nouvelle  de  l'arresta- 
tion éclata  comme  une  fusée.  Au  même  moment 
le  commissaire  de  police  -  c'était  Barlet,  le 
camarade  de  classes  de  Rochefort  --  prononçait 
la  dissolution  de  la  réunion.  Ce  fut  une  clameur 
formidable.  Le  Rappel  narre  ainsi  les  faits  : 
«  C'est  alors  qu'un  membre  (J)  de  la  réunion, 
mettant  la  main  sur  l'épaule  du  commissaire  de 
police  le  déclare  tout  haut  prisonnier  et  otage.  » 

«  Acte  de  prudence  et  de  générosité  à  la  fois. 
Faire  le  commissaire  prisonnier,  c'est,  en  même 
temps,  le  soustraire  à  la  colère  de  la  foule  mena- 
çante et  l'empêcher  d'aller  requérir  la  force  pour 
faire  évacuer  la  salle.  Mais  on  va  voir  que  cette 
dernière  précaution  était  bien  inutile.  L'assem- 
blée sort  d'elle-même  en  criant  :  «  Délivrons 
Rochefort!  »  Tous  se  répandent  dans  la  rue, 
gardée,  nous  l'avons  dit,  par  une  armée  de  ser- 
gents de  ville.  Le  citoyen,  qui  a  d'abord  arrêté 
le  commissaire,  le  tient  toujours  d'une  main 
ferme.  Mais  sans  doute,  les  sergents  de  ville  vont 
le  dégager  et  le  délivrer  ?  Non  :  sur  on  ne  sait 

i)  Flourens. 


240  HENRI     ROCHEFORT 

quel  ordre,  ils  ouvrent  leurs  rangs  serrés  et  se 
rangent  comme  en  haie  sur  les  deux  trottoirs 
pour  laisser  passer  le  cortège  emmenant  son 
prisonnier.  La  colonne,  en  criant,  remonte  la  rue 
de  Flandre,  prend  ensuite  la  rue  de  Crimée,  le 
boulevard  Palikao,  la  rue  de  la  Villette,  la  rue  de 
Paris  à  Belleville  et  descend  la  rue  du  Faubourg 
du  Temple.  A  la  hauteur  du  n°  40,  elle  arrête  et 
renverse  deux  omnibus  et  commence  une  barri- 
cade. Mais  cette  barricade  à  peine  ébauchée  est 
abandonnée  aussitôt,  et  peu  de  temps  après  les 
sergents  de  ville  ont  pu  remiser  les  deux  omnibus 
dans  une  cour  voisine.  » 

Pendant  que  se  déroulaient  ces  événements, 
un  homme  accueillait  avec  force  salutations 
Rochefort  en  l'appelant  :  «  Monsieur  le  député  ». 

C'était  le  directeur  de  la  prison  Sainte- 
Pélagie... 


XIII 

SAINTE -PÉLAGIE 


Suinte-Pélagie.  —  Hocheforl  met  le  Ministère  en  accu- 
salion.  —  Le  procès  de  Tours.  —  La  Marseillaise 
cesse  de  paraître.  —  Lu  chute  de  l'Empire,  — 
Rochefort  est  délivré.  —  A  l'Hôtel  de    I  Me. 


n  même  temps  que  Rochefort,  avaient 
été  arrêtés  et  conduits  à  Sainte- Pélagie 
tous  les  rédacteurs  de  La  Marseillaise. 
Flourens  seul,  par  miracle,  avait  réussi  à  s'échap- 
per. Le  parti  libéral  avait  quand  même  obtenu 
un  résultat  :  La  Marseillaise  ne  parut  point  le 
lendemain.  lien  fut  ainsi  durant  trois  jours,  et, 
le  premier  numéro  que  l'on  revit,  annonçait  que 
l'on  était  sans  nouvelles  du  rédacteur  en  chef. 
Rochefort  pourtant  devail  en  donner  bientôt. 
Prisonnier  du  ministère  il  prétendait  en  faire  arrê- 
ter à  son  tour  tous  les  membres.  Par  l'entremise 
d'Ordinaire,  député  du  Doubs,  il  lit  lire  la  décla- 
ration suivante  à  la  tribune  du  Corps  légistalif  : 
«  Considérant  que  I;*  responsabilité  du  chef  de 
l'État  est  absolumenl  illusoire;  considérant 
néanmoins    qu'il    peut    exister    des    tribunaux 


242         •  HENRI    ROCIIEFORT 

compétents  pour  apprécier  celle  des  ministres  ; 

»  Attendu  qu'un  député  a  été  arrêté  dans  la 
rue,  au  milieu  de  ceux  qui  l'avaient  élu,  quand 
il  était  facile  de  l'appréhender  au  seul  domicile 
qu'il  possède  et  qu'il  n'avait  pas  quitté  depuis 
son  arrivée  au  Corps  législatif  jusqu'à  son 
départ  pour  la  réunion  publique  qu'il  devait 
présider  ; 

»  Attendu  qu'en  dehors  de  tout  jugement  et 
au  mépris  des  lois  les  plus  élémentaires  régissant 
la  propriété,  un  journal  a  été  supprimé  de  fait 
par  l'arrestation  injustifiable  de  tous  ses  rédac- 
teurs et  employés  ; 

»  Attendu  que  des  citoyens  ont  été  assaillis, 
blessés  et  même  tués  par  des  agents  de  police, 
porteurs  d'armes  prohibées  par  la  loi  ; 

»  Attendu  que  cette  série  d'attentats  cons- 
titue incontestablement  une  provocation  ; 

»  Le  soussigné  a  l'honneur  de  déposer  la  pro- 
position de  mettre  en  accusation  le  ministère 
pour  excitation  à  la  guerre  civile.   » 

Schneider,  le  président  de  l'Assemblée,  refusa 
le  dépôt  de  ce  document  sur  le  bureau.  La  mise 
en  accusation  avait  fait  long  feu. 

Cependant,  dans  sa  prison,  Rochefort  avait 
été  installé  avec  un  confort  relatif.  Dans  le 
pavillon  de  la  presse,  une  grande  cellule,  qui 
pouvait  assurément  porter  le  nom  de  chambre, 
lui  avait  été  réservée.  Un  homme  de  peine, 
moyennant   un    modeste  salaire   pourvoyait    à 


SAINTE-PELAGIE 


243 


son  ménage.  Le  député,  en  outre,  avait  la  lati- 
tude de  recevoir  qui  bon  lui  semblait.  C'est  ainsi 
que  son  fils  Octave,  qui  avait  alors  huit  ans, 
était  quotidiennement  auprès  de  son  père,  allait, 
venait  et  rendait  moins  insupportable  au  pri- 
sonnier la  privation  de  liberté. 

Il  faut  reconnaître  que  le  directeur  de  Sainte- 
Pélagie  multipliait  les  occasions  d'être  agréable 
à  son  pensionnaire.  Rochefort,  bien  qu'incarcéré, 
était  un  nom  et  une  force.  Il  était  le  représentant 
d'un  important  quartier  de  Paris.  Et  il  fallait 
bien  se  rendre  compte,  bon  gré  mal  gré,  de  la 
faiblesse  de  plus  en  plus  certaine  de  l'Empire  et 
aussi  que  la  situation  politique,  le  changement 
de  régime  possible  et  la  transformation  probable 
du  Gouvernement  changeraient  les  gens,  les  rôles 
et  les  choses,  dans  un  avenir  peut-être  proche. 

Le  séjour  dans  la  geôle  fut  coupé  pourtant  par 
une  sortie.  Il  est  vrai  qu'elle  eut  lieu  entre  deux 
gendarmes  et  que  c'était  pour  aller  témoigner 
devant  la  Haute  Cour,  qui  jugeait  le  prince 
Pierre  Bonaparte  et  qui  allait  également  l'ac- 
quitter. Le  procès  se  déroulait  à  Tours  et  La 
Marseillaise  ne  manqua  point  de  donner  le 
compte  rendu  de  l'arrivée  du  député  : 

«  Henri  Rochefort  est  arrivé  à  l'audience 
aujourd'hui,,  vers  trois  heures.  Il  était  pâle,  digne 
et  froid.  Il  nous  ;i  semblé  un  peu  maigri,  un  peu 
attristé,  mais  toujours  fier,  indomptable  H 
méprisant.    Il   s'est   avancé  vers  le   tribunal,   ri 


2  I  1  HENRI    ROCHEFORT 

l'on  a  pu  voir  ce  spectacle,  qui  restera  dans 
l'histoire,  d'un  député  du  peuple  souverain,  d'un 
représentant  du  suffrage  universel  déposant 
entre  deux  gendarmes  devant  un  assassin,  non 
pas  surveillé,  non  pas  gardé,  mais  respectueu- 
sement accompagné  par  un  officier  supérieur, 
comme  l'Empereur  par  ses  chambellans.    » 

Rochefort,  minutieusement  gardé,  avait  réin- 
tégré sa  prison.  A  deux  reprises,  les  électeurs  de 
la  première  circonscription  tentèrent  par  un 
coup  de  force  de  délivrer  leur  député.  Mais  la 
police  déjoua  les  plans  les  mieux  combinés. 

Pendant  que  Sainte- Pélagie  regorgeait  de  déte- 
nus politiques  et  de  journalistes  parmi  lesquels 
Grousset,  J.-B.  Clément,  Millière  et  Olivier  Pain, 
la  situation,  à  l'extérieur,  devenait  chaque  jour 
plus  critique.  La  Marseillaise,  où  Rochefort  n'a- 
vait pas  le  droit  de  collaborer,  donnait  des  arti- 
cles signés  Henri  Dangerville.  Dangerville  et 
Rochefort  étaient  le  même  homme  Le  prisonnier 
faisait  passer  sa  copie  au  journal  par  l'intermé- 
diaire de  son  jeune  fils.  Et  c'étaient  toujours  sai- 
sies, procès  et  condamnations  que  partageaient 
avec  la  feuille  du  député  une  grande  partie  des 
journaux  de  l'opposition. 

A  Blois,  le  jury  avait  condamné,  pour  complot 
contre  la  sûreté  de  l'État,  Gustave  Flourens  par 
contumace  aux  travaux  forcés  à  perpétuité.  Le 
plébiscite,  loin  de  relever  la  situation  de  l'em- 
piro,  l'avait  affaibli.  La  rupture  entre  la  France 


SAINTE-PÉLAGIE  245 

et  la  Prusse  devenait  imminente.  Puis  c'était 
juillet  et  la  déclaration  de  la  guerre,  l'exode  des 
troupes  vers  la  frontière,  le  départ  de  l'Empereur 
aux  armées  et  la  régence.  De  tous  ces  événe- 
ments, les  prisonniers  de  Sainte- Pélagie  étaient 
tenus  soigneusement  au  courant  par  leurs  amis. 
Rochefort  avait  purgé  les  six  mois  de  prison  qui 
lui  avaient  valu  son  emprisonnement.  Mais  le 
pouvoir  le  tenant  sous  sa  griffe  prétendait  le 
garder  jusqu'à  la  liquidation  de  ses  condamna- 
tions antérieures. 

Les  nouvelles  de  la  guerre  étaient  franchement 
mauvaises.  Rochefort  ne  voulut  point  qu'on 
accusât  la  campagne  de  La  Marseillaise  et  les 
protestations  qu'elle  faisait  entendre,  de  faire 
le  jeu  de  l'ennemi.  Le  journal,  il  faut  le  recon- 
naître aussi,  allait  au  plus  mal,  sans  cesse  rongé 
par  les  amendes.  Son  directeur  alors  décida  d'en 
interrompre  la  publication.  Le  25  juillet,  il  écrivit 
à  la  rédaction  : 

«  Mes  chers  collaborateurs.  -  Étant  donné 
l'état  de  dictature  militaire  sous  lequel  nous 
vivons  depuis  la  déclaration  de  guerre;  si,  en 
outre,  on  songe  à  la  si  tua  lion  faite  non  seule- 
ment aux  journaux  républicains  socialistes,  mais 
encore  à  leurs  rédacteurs,  puisque,  sans  motif 
aucun,  je  viens  d'être  mis  de  nouveau  an  secret 
à  Sainte- Pélagie,  je  crois  que  La  Marseillaise  ne 
peut  continuer  à  accepter  une  lutte  où  il  faudrait, 
pour    échapper    à    une    catastrophe    judiciaire 


246  HENRI    ROCHEFORT 

remplacer  l'expression  de  nos  convictions  par  des 
récits  de  bataille  qui  nous  répugnent  et  des 
nomenclatures  de  morts  et  de  blessés. 

»  En  conséquence,  il  me  semble  que,  sous  peine 
de  déchoir,  nous  devons  suspendre  nous-mêmes 
la  publication  du  journal  qui  a  tout  sacrifié  à  la 
cause  du  peuple. 

»  Cette  suppression  ne  sera  que  momen- 
tanée. La  Marseillaise  de  Rouget  de  Lisle 
est  aujourd'hui  bonapartiste  et  officielle  (i). 
Nous  reparaîtrons  quand  elle  sera  redevenue 
républicaine  et  séditieuse.  N'est-ce  pas  votre 
avis  ?  » 

Moins  de  six  semaines  après  ces  événements 
parvenait  à  Paris  la  sinistre  nouvelle  du  désastre 
de  Sedan. 

L'Empereur  était  prisonnier. 

Rochefort  allait  être  libre. 

De  sa  fenêtre,  il  entendait  la  rumeur  montante 
de  la  rue.  Vers  midi,  un  groupe  assez  nombreux 
de  femmes  du  peuple  s'assemblèrent  au  pied  de 
la  prison  et  lui  crièrent  : 

-  Citoyen  Rochefort,  vous  n'en  avez  plus  pour 
longtemps  à  rester  ici.  Napoléon  s'est  rendu  à 
Sedan  !  L'Empire  est  par  terre  ! 

—  Et,  demanda-t-il,  a-t-on  proclamé  la  Répu- 
blique ? 


(i)   Le  chant  de  La  Marseillaise  avait  été    en  effet  autorisé   par    le 
Gouvernement  dès  le  début  de  la  guerre. 


SAINTE-PÉLAGIE  2  17 

—  Pas  encore.  L'Assemblée  se  réunit  à  deux 
heures. 

-  En  ce  cas,  allez  chercher  vos  hommes  et 
amenez-les  ici  pour  qu'ils  nous  délivrent. 

-  C'est  cela.  Nous  y  allons,  firent-elles. 
Rochefort  narre  la  scène  qui  se  produit  alors  : 
«  Elles  disparurent,   mais  il  faut  croire   que 

leurs  hommes  étaient  loin,  car  c'est  seulement 
à  deux  heures  et  demie  que  nous  entendîmes  la 
porte  de  la  prison  s'ébranler  sous  des  coups  de 
madrier.  Nous  nous  précipitâmes  clans  l'escalier, 
Olivier  Pain,  les  autres  détenus  et  moi,  afin  d'in- 
viter le  directeur  à  nous  donner  ses  clés.  Il  fut 
introuvable.  Seul  un  des  gardiens,  petit  blond 
à  l'air  décidé,  se  tenait,  son  trousseau  de  clés  à  la 
ceinture,  dans  le  couloir  menant  à  la  porte. 

»  -  -  Allons,  ouvrez  !  lui  dis- je,  vous  voyez 
bien  qu'il  serait  inutile  de  résister.  Mais,  malgré 
les  coups  de  poutre  qui  s'accentuaient  au  dehors, 
il  se  refusait  à  obéir.  » 

Les  prisonniers  alors  purent  franchir  la  pre- 
mière enceinte  et  se  trouvèrent  devant  un  barrage 
en  bois. 

«  Alors  Olivier  Pain,  raconte  celui-ci,  à  qui 
Henri  Rochefort  et  Armand  Duportal  (1)  firent 
la  courte  échelle,  se  hissa  sur  le  barrage  en  bois, 
sauta  de  l'autre  côté.    11   courut  au  porte-clés, 


(i)  Duportal,  journaliste  à  L'Émancipation  enfermé  à  Sainte-Pélag 
pour  délit  de  presse. 


2  18 


IIKNIU    ROCIIEFORT 


lequel  effaré  de  cette  brusque  apparition,  et  crai- 
gnant l'exaspération  des  révoltés,  abandonna 
son  trousseau  d'énormes  passe-partout  et  aida 
bientôt  lui-même  à  lever  le  dernier  obstacle.  La 
porte  céda  sous  la  poussée  et  Sainte- Pélagie  fut 
envahie  par  deux  ou  trois  mille  gardes  nationaux 
et  ouvriers.  » 

Rochefort  et  ses  amis  étaient  dehors.  Un  fiacre 
qui  passait  fut  réquisitionné  et  le  député  hissé 
sur  les  coussins  aux  acclamations  de  la  foule. 
Alors  ce  fut  une  clameur  :  «  Rochefort  à  l'Hôtel 
de  Ville.  »  Un  manifestant  qui  brandissait  un 
drapeau  rouge  en  est  dépouillé,  et  l'étoffe  déchi- 
rée en  larges  bandes  se  transforme  en  écharpes 
dont  on  ceint  l' ex- prisonnier  et  ses  amis.  Ceux-ci 
sont  Grousset,  Pain,  Ulric  et  Arthur  de  Fon- 
vielle  qui  se  constituent  en  garde  d'honneur. 
«  A  l'Hôtel  de  Ville  »,  crie-t-on  toujours  avec 
force  et  le  cortège  descend  au  pas  la  rue  Monge, 
le  boulevard  Saint- Michel,  l'avenue  Victoria  et 
arrive  devant  l'Hôtel  de  Ville.  Les  portes  en 
étaient  fermées.  Devant  Rochefort,  devant  la 
foule  hurlante,  on  les  ouvre  pour  ne  point 
qu'elles  soient  brisées.  Et  le  député  entre  dans 
la  salle  des  séances. 

Le  peuple  s'est  calmé.  Il  attend  le  résultat 
de  l'Assemblée. 


XIV 

GLOIRES    ET    REVERS 


Le  Gouvernement  de  la  Défense  Nationale.  —  Mise  en 
liberté  de  Flourens.  —  Retour  de  Victor  Hugo.  — 
Équitalion.  —  Roche  fort  démissionne  du  Gouver- 
ment  de  la  Défense  Nationale.  —  Une  aventure  de 
Cham.  —  La  Commission  des  Barricades.  — 
lioche fort  fonde  Le  Mot  d'Ordre.  —  Polémique  contre 
Trochu.  —  L'Assemblée  de  Bordeaux.  —  Rochefort 
est  élu  député.  —  //  donne  sa  démission.  — -  //  est 
gravement  malade.  —  La  'Commune.  —  Le  Gouver- 
nement de  Versailles.  —  Arrestation  de  Rochefort. — 
La  prison  Suint-Pierre  —  Conseil  de  Guerre.  — 
Rochefort  est  condamné  à  la  déportation.  —  Le  fort 
Boyard.  —  Oléron.  —  Embarquement  pour  la 
Nouvelle-Calédonie. 


e  Gouvernement  de  la  Défense  Natio- 
nale venait  de  se  constituer  et  de  s'or- 
ganiser. Au  sein  de  l'Assemblée  un  des 
membres  avait  prononcé  le  nom  de  Rochefort 
et  Jules  Fa  vit  >  avait  répondu  :  «  M.  Rochefort 
est  dangereux,  je  l'aime  mieux  dedans  que 
dehors.  »  C'est  sur  ces  entrefaites  que  le  polé- 
miste pénétra  clans  la  salle  où  l'on  délibérait.  Un 


-?")<>  HENRI    ROCHEFORT 

instant  après,  on  proclama  au  balcon  le  nom  des 
membres  du  Gouvernement  :  le  général  Trochu, 
président,  Emmanuel  Arago,  Crémieux,  Jules 
Favre,  Jules  Ferry,  Gambetta,  Garnier- Pages, 
Glais-Bizoin,  Eugène  Pelletan,  E.  Picard,  Jules 
Simon  et  Rochefort. 

L'Empire  avait  vécu. 

Le  premier  soin  de  Rochefort  avait  été  de 
faire  mettre  en  liberté  son  ami  Gustave  Flou- 
rens.  Flourens,  qui  avait  passé  en  Suisse  au 
moment  de  sa  condamnation  par  le  tribunal  de 
Blois,  avait,  la  guerre  déclarée,  voulu  repasser 
la  frontière  sans  passeport.  Dépourvu  de  papiers 
-  et  pour  cause  !  —  il  avait  été  arrêté  à  Gex  et 
emprisonné  sous  le  nom  de  Dumont  qu'il  avait 
donné  au  commissaire  de  police.  L'instruction 
traînait,  Flourens  n'étant  pas  pressé  de  faire 
connaître  son  domicile.  Un  beau  matin  le  juge 
d'instruction  le  fait  comparaître  à  son  cabinet 
et  lui  dit  : 

—  De  votre  propre  aveu,  vous  n'avez  aucun 
domicile.  En  attendant  que  nous  soyons  fixés  sur 
votre  personnalité  M.  le  Procureur  de  la  Répu- 
blique vous  renvoie  en  police  correctionnelle 
pour  vagabondage. 

-  Comment  !  le  procureur  de  la  République, 
fit  Flourens  surpris.  Vous  voulez  dire  le  procu- 
reur impérial. 

—  Non  !  répondit  avec  mélancolie  le  juge 
d'instruction.    La    République    est    proclamée 


GLOIRES    ET    REVERS  251 

depuis  hier.  Nous  avons  un  Gouvernement  pro- 
visoire. 

Flourens  avait  sursauté  à  ces  mots. 

—  Est-ce  que  Rochefort  en  fait  partie,  inter- 
rogea-1- il. 

—  Oui. 

Alors  Flourens  de  témoigner  une  joie  folle,  de 
demander  du  papier  et  de  rédiger  une  dépêche 
à  l'adresse  de  Rochefort  quil  tend  au  juge,  en  lui 
demandant  de  la  faire  parvenir  à  son  destina- 
taire :  «  Suis  en  prison  à  Gex.  Prière  de  m'en 
faire  sortir.  Mille  amitiés  et  vive  la  République. 
—  Gustave  Flourens.  » 

Quelques  heures  plus  tard,  le  sous- préfet  de 
Gex  recevait  une  dépêche  signée  de  Rochefort  lui 
enjoignant  de  relâcher  immédiatement  le  citoyen 
Flourens. 

Flourens  n'avait  pas  seul  bénéficié  de  la 
liberté.  Toujours  sur  l'ordre  de  l' ex-prisonnier  de 
Sainte-Pélagie,  les  prisons  avaient  relaxé  leurs 
détenus  politiques.  Un  nommé  Mégy,  ouvrier 
mécanicien  «  condamné  aux  travaux  forcés, 
pour  avoir,  dans  la  résistance  légale  aux  agents 
venus  nuitamment  l'arrêter,  tué  le  policier 
Mourot»,    avait   recouvré   également  la  liberté. 

Mais  ce  n'est  pas  suffisant  encore. 

«Le  5  septembre,  Victor  Hugo,  proscrit  volon- 
taire (ifi|Hiis  décembre  L851,  rentre  en  France... 
En  sortanl  de  In  gare  du  Nord,  il  est  acclamé. 
Le  proscrit  reçoit  dans  ce1  accueil  enthousiaste 


252  HENRI     ROCHEFORT 

et  confiant  le  prix  de  ses  vingt  ans  de  résistance 
et  d'attitude  résolue.  Il  est  ivre  de  l'orgueil  du 
devoir  accompli.  Tant  de  joie  le  paie  de  l'exil. 
On  lui  dit  de  parler,  et,  du  haut  de  sa  voiture,  il 
jette  des  paroles  d'ardeur  à  la  foule  qui  l'écoute, 
frémissante  :  «  Serrons- nous  tous  autour  de  la 
»  République...  nous  vaincrons...  que  Paris  puisse 
»  être  violé,  brisé,  pris  d'assaut,  cela  ne  se  peut 
»  pas.  Jamais,  jamais,  jamais  !   » 

Cependant  Rochefort  n'était  pas  fait  pour 
s'entendre  longtemps  avec  ses  collègues  du  Gou- 
vernement de  la  Défense  Nationale.  Il  avait 
voulu  faire  accepter  par  le  Conseil  la  nomination 
de  Garibakli  comme  général  en  chef  de  la  garde 
nationale  de  la  Seine,  ce  qui  avait  fait  répondre 
à  Trochu  :  «  Pour  ma  part,  je  donnerais  plutôt 
ma  démission  que  de  voir  installer  à  la  tête  de 
troupes  parisiennes  un  étranger.    » 

Les  événements,  pourtant,  se  précipitaient. 
L'investissement  de  Paris  par  les  Allemands 
se  resserrait  de  jour  en  jour.  C'est  ainsi  que  lors 
d'une  assemblée  Rochefort  «  proposa  et  ses 
collègues  adoptèrent  que  lors  d'une  sortie  en. 
masse  les  membres  de  la  Défense  Nationale  se 
*  missent  à  la  tête  des  troupes  et  payassent  de  leur 
personne  pour  entraîner  un  irrésistible  élan.  On 
décida  que  c'était  à  cheval  que  les  gouvernants 
de  l'Hôtel  de  Ville  devraient  marcher  contro  les 
lignes  ennemies.  Jules  Ferry  et  Henri  Rochefort, 
qui  ne  savaient  pas  monter,  se  précipitèrent  au 


GLOIRES    ET    REVERS  -•>•> 

manège  du  Châtelet  et  firent  chaque  jour  deux 
heures  et  demie  d'équitation.  Ferry  montait 
«  Sibérien  »  et  Rochefort  «  Orlofï  »,  deux  che- 
vaux russes  ayant  appartenu  à  l'Empereur.  Mais 
le  beau  zèle  des  Jules  Simon,  des  Jules  Favre  et 
des  Jules  Ferry  se  refroidit  et,  de  la  sortie  en 
masse,  on  en  vint  en  masse,  à  rester  à  l'Hôtel  de 
Ville.   » 

Les  journées  du  Conseil  se  passaient  en  ordres, 
contre- ordres  et  signatures  de  documents  à  peine 
importants.  Les  jours  passaient  sans  que  les  évé- 
nements ne  devinssent  meilleurs.  Thiers  se  trou- 
vait à  Paris,  de  retour  du  long  voyage  en  Europe 
ou  il  était  en  mission.  L'ajournement  des  élec- 
tions jusqu'à  la  fin  du  siège  avait  répandu  dans 
la  population  un  sourd  mécontentement. 

C'est  alors  qu'on  apprend  la  capitulation  de 
Metz.  Le  peuple,  excité  par  Flourens  et  Félix 
Pyat,  rédacteur  en  chef  du  Combat,  s'irrite.  Le 
31  octobre,  l'Hôtel  de  Ville  est  envahi  par  des 
bandes  ayant  à  leur  tête  Delescluze,  Blanqui, 
Pyat  et  Flourens.   La  foule  crie  dans  les  rues  : 

A  bas  Trochu !  Vive  la  Commune!  Des 
armes!  » 

Rochefoit  essaie  d'arrêter  les  assaillants;  on 
lui  répond  :  A  bas  Rochefort.  Flourens  monte 
sur  une  table  et  lil  les  noms  des  membres  du 
Gouvernement  qu'il  veut  instituer  en  Comité  de 
salut  public.  Les  représentants  de  la  Défense 
Nationale  sont  délivrés   par  les    mobiles  et  la 


25  1 


HENRI     ROCHEFORT 


manifestation    se    transforme    en    une    tumul- 
tueuse échaufïourée. 

Rochefort,  alors,  donna  sa  démission. 

Il  venait  d'être  nommé  président  de  la  Com- 
mission des  Barricades  instituée  «  pour  cons- 
truire des  blockhaus  susceptibles  d'arrêter  la 
marche  des  Prussiens  au  cas  où  ils  essaieraient 
de  pénétrer  dans  Paris.  »  Il  y  consacra  toutes 
ses  soirées  et  travaillait  fort  tard  en  compagnie 
de  Gournet,  d'Ulbach,  de  Flourens  et  d'Ernest 
Blum  qui  en  étaient  également.  Olivier  Pain, 
que  Rochefort  tenait  au  courant  de  ses  travaux, 
les  trouvait  «  remarquables,  mais  d'une  inuti- 
lité non  moins  merveilleuse  ». 

Ce  poste  valut  pourtant  à  l'ancien  rédacteur 
du  Figaro  de  sauver  du  trépas  une  vieille  con- 
naissance. C'était  Cham,  Chani  le  dessinateur  du 
Charivari  dont  Rochefort  légendait  les  croquis 
dans  le  temps  que,  présenté  par  le  père  Gré- 
goire, Louis  Huart  l'avait  accueilli  dans  sa 
rédaction. 

La  Commission  des  Barricades  se  tenait,  en 
effet,  au  Ministère  des  Travaux  publics  lorsqu'un 
jour  se  présenta  à  Rochefort  un  groupe  de 
citoyens,  dont  l'un  était  porteur  d'une  lettre  à 
l'adresse  de  l'ancien  député  et  qui  venaient  lui 
annoncer  qu'ils  avaient  arrêté  aux  portes  de 
Paris  un  Allemand  qui  levait  des  plans  de  for- 
tifications. 

L'adresse  était  ainsi  conçue  :  «  Mon  cher  ami. 


GLOIRES    ET     REVERS  '>.'.>.) 

-  J'ai  été  fait  prisonnier  par  le  commissaire  de 
police  du  huitième  arrondissement  qui  veut 
absolument  me  fusiller  tout  de  suite  dans  son 
bureau  comme  espion  prussien  sous  prétexte 
que  j'ai  l'accent  anglais.  Vous  seriez  bien  aimable 
de  faire  dire  à  ce  fonctionnaire  que  je  n'ai  jamais 
aimé  à  travailler  pour  le  roi  de  Prusse.  -  -  Votre 
Silvio  Pellico.  —  Gham.  » 

-  Vous  êtes  donc  fous  ?  dit  Rochefort  à  ses 
visiteurs,  mais  votre  prisonnier  est  un  de  mes 
amis,  dessinateur  célèbre  au  Charivari,  et  aussi 
bon  Français  que  vous  et  moi. 

-  Cependant,  fit  observer  l'un  d'eux,  «  Gham  » 
c'est  un  nom  allemand. 

-  Pardon,  fit  le  président  de  la  Commission 
des  Barricades,  c'est  un  nom  biblique.  Gham 
est  un  fils  de  Noé,  et  à  son  époque  la  Prusse 
n'existait  pas.  Sur  quoi  on  relâcha,  mais  à 
regret,  le  pseudo- espion.  Cham,  alors,  vint  racon- 
ter à  Rochefort  comment  on  s'était  emparé 
de  lui  pendant  qu'il  croquait,  au  crayon,  une 
femme  qui  passait,  habillée  en  garde  national 
avec  une  giberne  et  un  képi.  Ensuite  de  quoi, 
il  avait  été  conduit  au  commissariat  et  comme 
un  passant  qui  l'avait  reconnu  s'était  écrié  : 

-  Mais  c'est  Cham  !  la  foule  avait  répète  : 

-  Cham  !  plus  de  doute  c'est  un  Allemand  ! 
L'inaction  de  la  plume,  pourtant,  pesait  lour- 
dement à  Rochefort.  Sa  démission  du  Gouver- 
nement provisoire  lui  avait  redonné  une  popu- 


256  HENRI    ROCHEFORT 

larité  qu'il  avait  bien  failli  perdre  tout  à  fait 
le  31  octobre,  lors  de  l'assaut  de  l'Hôtel  de 
Ville.  Et  s'il  s'était  juré  de  ne  pas  avoir,  tant 
que  durerait  le  siège,  de  journal  à  lui,  la  situa- 
tion critique  de  la  nation  et  de  Paris  le  fit 
sortir  de  sa  réserve  si  peu  compatible  avec  son 
tempérament. 

Donc,  il  fonda  encore  un  journal.  Le  titre, 
Louis  Blanc  l'avait  trouvé.  C'était  Le  Mot 
d'Ordre.  Il  devait  avoir  une  influence  et  une 
autorité  incontestables.  Il  fut  avant  tout  l'or- 
gane des  élections  qui  avaient  été  remises  si 
souvent  et  qui  allaient  bientôt  être  une  réalité. 

Le  jour  où  sortit  le  premier  numéro,  le  succès 
fut  énorme.  On  pouvait  presque  le  comparer  à 
celui  de  La  Lanterne  à  son  premier  tirage.  Cin- 
quante mille  exemplaires  furent  épuisés  en  quel- 
ques heures  et  il  fallut  qu'on  procédât  à  un 
second  tirage  qui  porta  à  quatre-vingt-quinze 
mille  le  nombre  des  feuilles  imprimées.  Aussitôt 
que  le  résultat  des  élections  fut  connu,  de  ces 
élections  qui  allaient  envoyer  siéger  à  Bordeaux 
la  plupart  des  membres  du  Gouvernement  de  la 
Défense  Nationale  dont  Rochefort  s'était  séparé 
au  31  octobre,  le  pamphlétaire  -  on  peut  lui 
redonner  ce  nom  —  écrivait  dans  son  journal  : 

«  Presque  tous  les  membres  du  Gouvernement 
dont  un  seul  a  passé  à  Paris,  viennent  d'être  élus 
en  province.  Au  premier  abord,  ces  deux  résultats 
ne  se  comprennent  pas  beaucoup.  Si  le  général 


GLOIRES    ET     REVERS 


257 


Trochu,  par  exemple,  a  rendu  au  pays  des  ser- 
vices tels  qu'il  soit  en  droit  de  le  représenter  à 
l'Assemblée  Nationale.,  il  est  difficile  que  nous  ne 
nous  en  soyons  pas  aperçus,  puisque  c'est  uni- 
quement comme  gouverneur  de  Paris  qu'il  a  pu 
les  rendre. 

»  Le  général  Trochu  avait  pour  mission  de 
débloquer  la  capitale.  Il  n'a  rien  débloqué  du 
tout,  et  les  électeurs  parisiens,  trompés  dans 
leurs  plus  chères  espérances,  ont  naturellement 
écarté  son  nom  de  toutes  les  urnes.  Nous  appre- 
nons aujourd'hui  que  le  général  Trochu  est  élu 
dans  trois  départements.  Pourquoi  ?  Je  suis 
convaincu  que  ses  plus  acharnés  partisans 
seraient   bien    embarrassés   pour  me   répondre. 

)>  Tu  étais  chargé  de  sauver  Paris,  tu  ne  l'as 
même  pas  défendu  :  tu  es  mon  homme!  Voilà 
ce  que  viennent  d'exprimer  en  substance  le 
département  du  Finistère  et  plusieurs  autres 
départements.    » 

Rochefort,  que  les  Parisiens  envoyaient  siéger 
aussi,  se  souvenait  de  toutes  les  discussions 
creuses  de  Trochu  alors  qu'ils  siégeaient  côte  à 
côte  à  l'Hôtel  de  Ville.  Et  comme  d'autres  géné- 
raux encore  étaient  élus  députés,  le  polémiste 
dans  son  Mot  d'Ordre  du  14  février  ne  laisse  pas 
de  les  critiquer  : 

«  Je  ne  suis  pas  fâché  pour  ma  part  de  voir 
arriver  à  la  Chambre  autant  de  généraux.  Ils 
nous    expliqueront    sans    doute    quels    moyens 

17 


258  HENRI    ROCHEFORT 

spéciaux  ils  ont  employés  pour  avoir  été  ainsi 
constamment  battus.  Il  doit  y  avoir  un  secret 
là- dessous.  Peut-être  nous  le  révéleront-ils.  Ça 
ne  nous  rendra  pas  l'Alsace  et  la  Lorraine,  mais 
nous  saurons  au  moins  comment  nous  les  avons 
perdues.    » 

Le  Mot  d'Ordre  également  mena  une  cam- 
pagne qui  tenait  à  cœur  à  son  rédacteur  en  chef. 
Trochu,  qui  aux  débuts  du  Gouvernement  pro- 
visoire avait  combattu  l'offre  de  Garibaldi  de 
mettre  son  épée  au  service  de  la  France,  vit 
élire  le  patriote  italien  qui  ne  vint  uniquement 
à  la  Chambre  que  pour  donner  sa  démission  de 
député. 

Le  lendemain  de  ce  jour,  Rochefort  arriva  à 
Bordeaux  où  siégeait  l'Assemblée.  «  Le  voyage 
de  Paris  à  Bordeaux,  avec  un  passeport  prussien 
que  des  officiers  en  casquette  ou  à  casque  exa- 
minaient presque  à  toutes  les  gares,  fut  pour 
moi  insupportable,  raconte- t-il.  D'autant  qu'à 
la  lecture  de  mon  nom  tous  se  pressaient  à  la 
portière  du  wagon  pour  me  dévisager.  » 

L'Assemblée  dut  accepter  les  conditions  de  la 
Prusse  pour  que  la  paix  fût  signée  :  l'abandon 
de  deux  provinces  et  de  cinq  milliards.  De  ne 
point  s'associer  à  ces  mesures,  Rochefort  trouva 
l'occasion  de  résigner  son  mandat.  Avec  Malon, 
Tridon  et  Ranc  il  signa  une  lettre  de  démission 
collective  :  «  Les  électeurs  nous  avaient  donné  le 
mandat  de  représenter  la  République  française. 


GLOIRES    ET    REVERS  259 

»  Or.  par  le  vote  du  1er  mars,  l'Assemblée 
nationale  a  consacré  le  démembrement  de  la 
France,  la  ruine  de  la  patrie,  elle  a  ainsi  frappé 
ses  délibérations  de  nullité. 

»  Le  vote  de  quatre  généraux  et  l'abstention 
de  trois  autres  démentent  formellement  les 
assertions  de  M.  Thiers.  Nous  ne  pouvons 
demeurer  un  jour  de  plus  dans  cette  Assemblée. 

»  Nous  vous  donnons  donc  avis,  citoyen  prési- 
dent, que  nous  n'avons  plus  qu'à  nous  retirer.  » 

Quel  que  soit  le  régime,  il  faut  que  Rochefort 
le  combatte;  quelle  que  soit  la  forme  du  Gou- 
vernement dont  il  fait  partie,  il  faut  qu'il  s'en 
évade.  Il  se  sent  désorienté  d'être  au  pouvoir 
et  il  ne  se  sent  la  vocation  que  de  le  discuter. 

Cependant  tous  ces  événements,  joints  à  la 
fatigue  énorme  qui  l'envahissait  et  à  laquelle  il 
ne  résistait  déjà  plus,  devaient  abattre  le  polé- 
miste. Le  soir  même  du  jour  où  il  démission- 
nait, il  tombait  malade.  Son  état  alla  s' aggra- 
vant tellement  même  que  l'on  crut  bientôt 
son  état  désespéré.  Alexis  Bouvier,  qui  avait 
été  le  collaborateur  du  malade  à  La  Marseillaise, 
le  vit  alors  qu'il  était  au  point  culminant  du 
mal  qui  le  terrassait.  Et  le  lendemain,  comme 
le  journaliste  arrivait  à  Paris,  il  annonçait  aux 
amis  du  député  que  s'il  n'était  point  mort  à 
l'heure  actuelle,  il  n'en  valait  guère  mieux.  «  De 
là,  conclut  Rochefort  en  rappelant  le  fait,  à 
annoncer  ma  mort,  il  n'y  avait  qu'un  pas,  lequel 


260  HEMU    ROCHEFORT 

fut  vite  franchi  par  le  reportage  qui,    de  peur 
d'être  en  retard,  aime  à  devancer  les  nouvelles.  » 

Quelques  journaux  se  firent  l'écho  de  ce  faux 
bruit.  Le  Journal  de  Paris  du  11  mars  écrivait 
en  parlant  du  député  :  il  est  atteint  d'un  érésy- 
pède  (sic)  compliqué  d'angine.  Avant  hier  soir, 
le  médecin  qui  le  soigne,  déclara  que  M.  Roche- 
fort  lui  semblait  perdu  et  qu'il  fallait  en  hâte 
prévenir  sa  famille  et  ses  amis.  Le  Journal  des 
Débats  dans  son  numéro  du  même  jour  publiait 
l'information  nécrologique  suivante  :  «  On  lit 
dans  L'Électeur  libre  :  —  Nous  apprenons  au 
moment  de  mettre  sous  presse  que  M.  Henri 
Rochefort  est  mort  aujourd'hui  à  Bordeaux  des 
suite  d'un  érésypèle  compliqué  d'angine.   » 

Mais  Rochefort  devait  triompher  de  la  mala- 
die qui  l'avait  abattu,  et  il  entra  bientôt  en 
convalescence. 

Pendant  ce  temps  éclatait  à  Paris  la  révolu- 
tion du  18  mars.  Une  semaine  auparavant,  le 
Gouvernement  avait  sans  avertissement  préa- 
lable, en  vertu  des  pouvoirs  discrétionnaires 
conférés  au  général  Vinoy,  supprimé  six  jour- 
naux accusés  de  trop  violentes  récriminations. 
C'étaient  Le  Père  Duchène,  La  Bouche  de  Fer, 
Le  Cri  du  Peuple,  La  Nouvelle  République,  Le 
Vengeur  et  enfin  et  surtout  Le  Mot  d'Ordre. 
C'était  l'étranglement  de  tous  les  journaux  de 
l'opposition.  Une  telle  mesure  avait  mis  le  feu 
aux  poudres.  Et,  quand  la  résistance  de  Mont- 


GLOIRES    ET    REVERS  261 

martre  insurgé,  de  Montmartre  avec  ses  canons 
et  ses  gardes  nationaux,  eut  été  un  fait  accom- 
pli, quand  l'insurrection  eut  triomphé,  il  n'était 
plus  resté  à  Thiers,  à  Picard,  à  Jules  Favre,  au 
pouvoir,  en  un  mot,  que  de  quitter  la  capitale 
et  d'aller  s'établir  à  Versailles. 

C'est  le  moment  que  choisit  Rochefort  pour 
rentrer  à  Paris.  Son  rôle  jusqu'au  21  mai  ne 
consistera  qu'à  diriger  Le  Mot  d'Ordre  qui 
venait  de  renaître  et  «  à  apprécier  au  jour  le 
jour,  au  gré  de  sa  fantaisie  et  de  sa  conscience, 
les  événements  auxquels  il  assistait.  »  Car  le 
rédacteur  en  chef  de  la  feuille  indépendante  se 
tint  soigneusement  à  l'écart,  pour  pouvoir  garder 
sa  liberté  d'action,  de  toute  intrigue  ou  de  tout 
commandement.  Mais  Rochefort,  de  même  qu'il 
avait  combattu  l'Empire,  le  Gouvernement  pro- 
visoire, l'Assemblée  législative,  ne  put  rester 
sans  relever  toutes  les  faiblesses  ou  toutes  les 
erreurs  de  la  Commune.  C'était  un  dissident,  un 
adversaire  même,  qui  n'avait  de  cesse  qu'il  ne 
discutât  dans  les  colonnes  de  son  journal  et  ue 
les  contrecarrât,  tous  les  projets  et  toutes  les 
décisions  de  ceux  auxquels  il  s'était  uni.  Il  fit 
tant  qu'un  ami  dût  lui  apprendre  bientôt  que 
la  préfecture  de  police  songeait  fortement  à  son 
arrestation.  Paris,  Versailles,  ne  lui  offraient  plus 
aucune  sécurité.  Il  se  décida  à  passer  à  l'étran- 
ger pour  reprendre,  ainsi  qu'en  68,  la  lutte  de 
principe  contre  le  régime  établi.  Et,  avec  Eugène 


262 


HENRI    ROCHEFORT 


Mourot,  son  secrétaire,  il  convint  de  quitter  la 
capitale  le  17  mai. 

Il  fallait,  pendant  ce  voyage  —  pendant  la 
première  partie  de  l'exode  tout  au  moins  — 
éviter  l'armée  de  Versailles  qui  bloquait  Paris. 
Muni  d'un  passeport  au  nom  de  Luçay,  il  s'em- 
barqua sans  être  reconnu  à  la  gare  de  l'Est.  A 
la  station  de  Meaux,  on  obligea  les  voyageurs 
à  descendre  pour  l'examen  de  leurs  papiers. 
Rochefort,  bien  que  les  cheveux  coupés  ras  à 
la  suite  de  sa  récente  maladie,  n'était  point  tel 
qu'il  fût  méconnaissable.  La  preuve  même  en 
était  que  le  commissaire  préposé  à  la  visite  le 
reconnut  aussitôt.  Il  le  pria  de  le  suivre.  «  Une 
fois  dans  son  cabinet,  il  me  déclara,  ce  dont 
je  n'avais  aucune  raison  de  douter,  rappelle  le 
fugitif,  que  j'étais  M.  Henri  Rochefort  et  qu'il 
avait  ordre  de  me  mettre  en  état  d'arrestation.  » 
—  Les  ordres  que  j'ai  reçus  de  Versailles  sont 
formels,  ajouta  le  représentant  de  la  force 
publique  ;  au  nom  de  la  loi  je  vous  arrête. 
Je  vais  télégraphier  aussitôt  à  Versailles  pour 
savoir  ce  que  le  Gouvernement  veut  faire  ôp 
vous.  » 

Car  Rochefort,  qui  n'avait  point  manqué  de 
dire  les  choses  les  plus  désagréables  aux  insurgés, 
avait  couvert  également  le  Gouvernement  de 
Versailles  des  reproches  les  plus  sanglants. 

11  fut  donc  conduit  à  la  prison  de  la  ville  où  on 
lui  octroya  une  cellule  suffisamment  confortable. 


GLOIRES    ET    REVERS  263 

La  réponse  de  Versailles  avait  été  laconique 
mais  précise  :  -  -  Faites  garder  à  vue  les  deux 
prisonniers.  Mourot  avait  partagé  le  sort  de  son 
compagnon. 

C'est  ici  que  se  place  un  fait  tout  à  la  gloire 
du  polémiste  et  que  l'on  ne  saurait  passer  sous 
silence.  Une  après-midi  en  effet,  le  directeur 
de  la  prison  s'en  vint  prévenir  Rochefort  que  le 
général  prussien  qui  gouvernait  militairement  la 
subdivision  de  Meaux  désirait  lui  parler.  En 
présence  du  prisonnier,  il  lui  tint  ce  langage  : 

—  Monsieur  de  Rochefort,  si  je  prends  la 
liberté  de  me  présenter  à  vous,  c'est  que  j'ai 
connu  intimement  autrefois,  au  temps  où  il  était 
exilé  avec  le  comte  d'Artois,  M.  le  Marquis  de 
Rochefort- Luçay  votre  grand- père.  Les  rap- 
ports d'amitié  qui  s'étaient  établis  entre  votre 
aïeul  émigré  et  moi  m'ont  fait  un  devoir  de 
cette  démarche.  J'ai  appris  la  situation  affreuse 
dans  laquelle  vous  vous  trouvez  et  je  viens  vous 
offrir  mes  services.  Je  commande  ici  ;  tout 
m'obéit  ;  vous  pouvez,  d'un  instant  à  l'autre, 
être  transféré  à  Versailles  et  tomber  ainsi  au 
pouvoir  de  vos  adversaires  politiques,  vos  plus 
implacables  ennemis.  Si  vous  voulez  éviter  les 
malheurs,  qui  peuvent  résulter  pour  vous  de 
ce  transfert  et  recouvrer  sur-le-champ  votre 
liberté,  dites  un  mot  ;  en  souvenir  de  votre 
grand-père,  j'ordonne  immédiatement  que  vous 
soyez  libre. 


2G4  HENRI    ROCHEF0RT 

Cette  offre  de  secours  de  la  part  d'un  ennemi 
de  son  pays  parut  inacceptable  à  Rochefort. 

—  Je  vous  remercie,  monsieur,  lui  dit-il. 
Malheureusement,  il  ne  m'est  pas  permis  de 
profiter  de  l'aide  que  vous  me  proposez.  Vous 
comprendrez  certainement  pourquoi.   » 

Versailles  avait  envoyé  chercher  les  prison- 
niers. Sous  la  conduite  d'un  commissaire  de 
police,  encadrés  de  six  agents,  menottes  aux 
mains,  le  directeur  du  Mot  d 'Ordre  et  son  secré- 
taire furent  dirigés  sur  le  chef-lieu  de  Seine- 
et-Oise.  Ils  furent  enfermés  à  la  prison  Saint- 
Pierre. 

Quelle  avait  été'  l'arrivée  dans  la  ville  ?  Le 
Gaulois  de  Versailles  en  donne  la  sombre 
relation  : 

«  L'arrivée  à  Versailles  a  eu  lieu  vers  une 
heure  un  quart  par  la  porte  de  Ghesnay.  La 
foule  s'est  aussitôt  amassée  autour  de  la  voi- 
ture, et  le  trajet  n'a  pu  être  opéré  que  très 
lentement.  C'est  par  la  rue  Hoche  et  l'avenue 
de  Saint- Cloud  que  le  cortège  a  gagné  la 
maison  d'arrêt,  située  rue  Saint- Pierre,  en  face 
de  la  préfecture. 

»  La  foule,  qui  s'augmentait  à  chaque  instant, 
a  été  très  difficilement  tenue  éloignée  de  la  voi- 
ture par  l'escorte.  Elle  était  en  proie  à  une  agi- 
tation indicible.  On  voulait  forcer  les  prisonniers 
à  descendre  de  voiture  et  à  traverser  les  rues  de 
Versailles  comme  les  prisonniers  ordinaires.  Les 


GLOIRES    ET    REVERS  265 

cris  :  «  A  pied!Aà  pied!  à  mort!  »  éclatent  de 
toutes  parts  ;  des  gestes  de  menace  étaient  faits 
à  M.  Rochefort,  très  visible  à  travers  les  glaces 
levées  du  break.  Le  visage  du  prisonnier  était 
impassible. 

»  Rochefort,  dont  la  physionomie  était  un  peu 
changée  parce  qu'il  a  coupé  ses  cheveux  et  rasé 
sa  moustache  et  sa  barbiche,  est  entré  dans  la 
prison  de  Versailles,  rue  du  Plessis,  à  côté  du 
Palais  de  justice,  d'un  air  très  calme.  » 

Lorsqu'il  eut  franchi  le  seuil  de  la  prison,  l' ex- 
membre du  Gouvernement  fut  dépouillé  de  ses 
papiers,  de  son  argent  —  il  avait  sur  lui  sept  mille 
francs  dans  l'expectative  d'un  voyage  impor- 
tant —  et  mis  en  secret.  Que  furent  ces  heures 
de  cellule  ?  Bien  tristes  et  bien  monotones 
certainement,  quoiqu'il  eût  les  nouvelles  du 
dehors  grâce  à  la  complicité  d'un  fournisseur 
qui  lui  enveloppait  ses  victuailles  dans  un  mor- 
ceau de  journal  savamment  découpé,  et  grâce 
surtout  à  la  loquacité  d'un  gardien,  à  qui  le 
prisonnier  abandonnait  la  plus  grosse  part  de 
ses  repas. 

La  mise  en  jugement  ne  tarda  pas.  Vingt- six 
chefs  d'accusation  furent  échafaudés  contre  le 
directeur  du  Mot  d'Ordre  qui  n'avait  somme  toute 
qu'à  répondre  de  délits  de  presse.  Il  comparut 
devant  le  troisième  Conseil  de  guerre,  entre 
Eugène  Mourot  et  Henri  Maret.  Rochefort  lui 
condamné  à  la  déportation  dans  une  enceinte 


2m 


HENRI    UOCIIEFORT 


fortifiée,  Eugène  Mourot  à  la  déportation  simple 
et  Henri  Maret  à  cinq  ans  de  prison.  N'ayant 
pas  fait  appel  du  jugement,  il  partait,  les  délais 
expirés,  au  fort  Boyard,  près  de  La  Rochelle. 
C'était  une  sombre  citadelle  bâtie  sur  le  roc  en 
plein  Océan. 

L'état  de  santé  du  polémiste  avait  permis  son 
installation,  en  compagnie  de  Paschal  Grousset 
et  de  deux  autres  condamnés,  à  l'infirmerie  de 
la  forteresse.  C'est  là  que  devait  germer  dans 
leurs  cerveaux  l'idée  d'une  évasion  qui  sem- 
blait facile.  La  compagne  de  Rochefort,  qui 
était  installée  à  La  Rochelle  pour  quelques 
semaines,  se  mit  en  rapport  avec  le  capitaine 
d'un  brick  norvégien  en  partance  et  obtint 
pour  dix  mille  francs  du  marin,  qu'il  prît  les 
déportés  à  son  bord. 

Son  bâtiment  devait  croiser  en  pleine  mer  en 
vue  du  fort.  A  minuit,  il  mettrait  à  la  mer  un 
canot  que  deux  hommes  conduiraient  en  une 
heure  de  nage  au  pied  de  la  fenêtre  des  détenus. 
Ils  avaient  une  échelle  de  corde  qui  leur  permet- 
trait de  descendre  sans  éveiller  l'attention.  Mais 
les  organisateurs  de  l'enlèvement  n'avaient  point 
prévu  une  tempête  qui  éclata,  qui  fit  atterrir 
le  canot  avec  une  violence  telle  que  l'un  des  deux 
hommes  qui  le  montaient  fut  assommé  sur  le 
rocher  et  qui  força  le  survivant  à  regagne/'  péni- 
blement son  navire. 

La   tentative  d'évasion  avait  avorté. 


GLOIRES     ET    REVERS 


267 


Au  fort  Boyard  et  à  Oléron,  où  il  fut  trans- 
féré ensuite,  l'écrivain  employa  ses  loisirs  à 
écrire  des  romans.  Il  en  publia  deux  dans  Le 
Rappel,  Les  Dépravés  et  Les  Naufrageurs  qui 
rapportèrent  à  leur  auteur  dix- huit  mille  francs 
consacrés  à  l'entretien  de  ses  enfants  restés  en 
France. 

Leur  mère  est  morte.  Sa  santé  chancelante 
n'avait  pu  résister  aux  émotions  qui  l'avaient 
assaillie  au  cours  des  séances  du  Conseil  de 
guerre  de  Versailles  et  aussi  après  l'échec  de 
l'évasion  si  laborieusement  combinée  du  fort 
Boyard.  Elle  avait  eu  le  temps  de  demander  au 
père  de  ses  enfants  de  régulariser  par  le  mariage 
une  existence  qui  n'avait  été  faite  que  d'admi- 
ration et  de  dévouement  envers  lui. 

Rochefort  s'était  laissé  toucher  par  une  der- 
nière requête.  Il  avait  accepté  qu'un  prêtre  bénît 
l'union  tant  souhaitée.  Après  de  multiples 
démarches,  il  avait  obtenu  d'être  transféré  du 
fort  Boyard  à  la  prison  de  Versailles  où  l'on- 
célébra  —  les  derniers  instants  de  sa  femme 
étant  proches  -  -  le  mariage  in  extremis.  Puis, 
entre  les  deux  agents  en  bourgeois  qui  l'avaient 
accompagné  et  qui  lui  servirent  de  témoins,  il 
avait  regagné  la  citadelle  où  il  était  détenu  ! 

Et  un  matin,  mouilla  devant  le  fort  la  fré- 
gate, La  Danaé.  Elle  allait  transporter  au  dépôt 
d'Oléron  soixante- quinze  déportés  parmi  les- 
quels    Rochefort.    La    discipline    y    était    plus 


268  HENRI    ROCHEFORT 

stricte  et  le  régime  plus  sévère  qu'au  fort 
Boyard.  Cela  n'empêcha  point  le  détenu  de 
chercher  encore  un  moyen  d'évasion.  Il  l'eût 
réalisé  sans  la  précipitation  de  ses  codétenus 
qui,  en  trop  se  hâtant  dans  leurs  préparatifs, 
donnèrent  l'éveil. 

Au  surplus,  les  déportés  allaient  connaître 
de  plus  grandes  misères.  Le  10  août  1873, 
Rochefort  était  embarqué  à  bord  d'un  trans- 
port faisant  voile  pour  la  colonie  pénitentiaire 
océanienne.  Avant  le  départ,  il  avait  obtenu 
que  ses  enfants  viendraient  l'embrasser.  Les 
adieux  furent  émouvants  comme  bien  on  pense. 
Pour  consoler  les  siens,  l'écrivain  dut  leur 
assurer  que  de  Nouméa,  il  lui  serait  plus  facile 
que  sur  les  côtes  de  France  de  brûler  la  poli- 
tesse à  ses  geôliers.  C'était  sa  pensée  de  tous 
les  instants. 

Tous  ses  efforts  allaient  tendre  à  la  réalisa- 
tion de  ce  projet. 


XV 

DE  NOUMÉA  A   PARIS 


A  bord  de  La  Virginie.  —  Rochefort  et  Louise  Michel. 
Arrivée  en  Nouvelle-Calédonie.  —  Le  régime  des 
déportés. —  Projets  défaite.  —  Les  six.  —  Le  P.  G.  E. 
L'évasion.  —  JSewcastle  et  Sidney.  — ■  De  San  Fran 
cisco  à  New-York.  —  Le  New- York  Herald.  —  Départ 
pour  Londres.  —  La  seconde  Lanterne.  —  Le  séjour 
à  Genève.  —  La  Lanterne  à  un  sou.  —  Les  Droits 
de  l'Homme.  —  L'Amnistie. 


e  transport  qui  conduisait  Henri  Roche- 
fort  et  ses  codétenus  en  Australie  était 
un  navire  à  voiles,  La  Virginie.  Il  emme- 
nait environ  deux  cent  cinquante  déportés,  hom- 
mes et  femmes,  enfermés  dans  des  cages  grillées. 
Le  condamné  de  Versailles,  dont  l'état  de  santé 
était  tout  à  fait  précaire,  avait  un  sort  moins  dur 
que  ses  compagnons  ;  *'t  s'ils  étaient  réunis  en 
tas  dans  les  cages,  l'ancien  député  avait  un  réduit 
isolé. 

Le  voyage  pour  Rochefort,  qui  ne  supportait 
pas  la  mer,  fut  un  long  supplice.  Il  avait  obtenu 
néanmoins  que  l'on  fît  partager  sa  cage  à  cinq  de 
ses  camarades  qui  bénéficiaient  ainsi  d'un  régime 


271  »  HENRI    ROCHEFORT 

plus  doux.  En  face  de  leur  cellule,  était  celle,  où 
avec  vingt- et-une  femmes  déportées  comme  elle, 
se  trouvait  Louise  Michel.  Rochefort,  qui  ne 
l'avait  jamais  vue,  avait  une  profonde  admira- 
tion pour  elle.  Aussi  essaya- 1- il,  connaissant  son 
dénuement  de  linge  et  de  vêtements,  de  lui  faire 
accepter  clandestinement  quelques  chauds  vête- 
ments. Louise  Michel  avait  refusé  en  faisant 
parvenir  cette  lettre  au  déporté  :  «  Cher  citoyen 
Rochefort,  je  suis  sûre  que  vous  vous  privez 
pour  moi  :  vous  savez  que  je  suis  insensible  au 
froid.  J'en  ai  vu  bien  d'autres  pendant  le  siège. 
Je  travaille  en  ce  moment  à  un  volume  que 
j'appellerai  Les  Océaniennes.  Puisque  vous  tenez 
absolument  à  m' envoyer  quelque  chose,  faites- 
moi  passer  une  lettre  ou  une  pièce  de  vers  que 
je  mettrai  en  tête  de  mon  livre  pour  lui  servir 
de  préface.   » 

Rochefort  s'empressa  de  répondre  au  désir  de 
sa  correspondante.  Il  lui  envoya  une  longue 
pièce  de  vers  qui  commençait  par  ces  deux 
strophes  : 

J'ai  dit  à  Louise   Michel 
Nous  traversons  pluie  et   dégel 
Sous  le  cap  de  Bonne-Espérance, 
Nous  serons  bientôt  tous  là-bas, 
Eh  bien,  je  ne  m'aperçois  pas 
Que  nous  ayons  quitté  la  France. 

\vant  d'entrer  au  gouffre  amer 

Avions-nous  moins  le  mal  de  mer? 


DE    NOUMÉA    A    PARIS  "271 

Mêmes  effets  sous  d'autres  cuises. 
Quand  mon  cœur  saute  à  chaque  bond 
J'entends  le  pays  qui   répond  : 
Et  moi,  suis-je  donc  sur  des  roses  ? 

Quatre  mois  après  le  départ  de  France,  c'est- 
à-dire  le  10  décembre,  la  Virginie  entrait  en  rade 
de  Nouméa.  Les  passagers  étaient  transportés  à 
la  presqu'île  Ducos  qui  était  le  séjour  à  eux 
assigné.  Paschal  Grousset  en  donna  un  tableau 
bien  triste  : 

«  La  superficie  de  la  presqu'île  est  d'environ 
2.500  acres;  son  aspect  est  triste  et  désolé.  Elle 
est  formée  d'une  série  de  petite  collines,  contre- 
fort de  la  chaîne  centrale  de  l'île.  La  faible  couche 
de  terre  végétale  déposée  sur  les  roches  volca- 
niques qui  en  constituent  la  charpente  est  cou- 
verte d'une  herbe  jaune,  brûlée  par  le  soleil. 
Entre  ces  collines,  des  ravins  sont  profondément 
creusés  par  les  pluies  et  s'élargissent  vers  la  mer 
en  marécages  où  croissent  quelques  palétuviers. 
De  loin  en  loin,  un  arbre  au  tronc  blanchâtre, 
aux  branches  inclinées  par  le  vent  dans  une 
direction  uniforme,  semble  une  sentinelle  perdue 
dans  le  désert  :  c'est  le  niaouli,  sorte  d'eucalyptus 
particulier  au  pays.  Pas  un  seul  cours  d'eau  ; 
l'eau  que  les  déportés  avaient  à  boire  était  de 
l'eau  apportée  par  mer  dans  des  futailles,  ou 
recueillie  à  la  saison  des  pluies  dans  des  fosses  où 
elle  ne  tarde  pas  à  devenir  saumâtre.  » 

C'est  donc  sur  cette  terre  ingrate  que  Roche- 


272  HENRI    ROCHEFORT 

fort  va  passer  ses  jours,  sur  cette  terre  où  les 
habitations  des  déportés  se  composent  de  caba- 
nes en  terre  couvertes  de  branchages  et  d'herbes. 

A  son  arrivée,  l'exilé  retrouva  deux  de  ses 
anciens  compagnons  de  Sainte- Pélagie  :  Olivier 
Pain  et  Paschal  Grousset.  Il  reçut  l'hospitalité 
de  ses  deux  amis.  Il  devait  partager  leur  case 
jusqu'au  mois  de  mars.  Le  régime  —  en  tant 
que  liberté  —  était  relativement  large.  Les 
condamnés  n'étaient  astreints  qu'à  deux  appels 
par  semaine.  «  L'un,  a  relaté  Olivier  Pain,  était 
fait  à  sept  heures  du  matin  chaque  dimanche, 
l'autre  tous  les  jeudis  à  une  heure  de  l'après- 
midi.  Dans  l'intervalle  de  ces  deux  constatations 
de  présence,  les  prisonniers  jouissaient  d'une 
liberté  à  peu  près  entière  dans  les  limites  qui 
leur  étaient  assignées. 

»  Des  gardiens  se  promenaient,  il  est  vrai,  à 
toute  heure,  dans  les  camps,  deux  par  deux, 
revolvers  à  la  ceinture,  veillant  sur  ce  qui  se 
passait  ;  mais  même  la  nuit,  après  le  coup  de 
canon  qui  annonçait  la  fermeture  des  cantines, 
les  détenus  pouvaient  courir  où  bon  leur  semblait, 
dormir  hors  de  leurs  gourbis,  pêcher  à  la  ligne, 
la  mer,  sur  les  côtes  néo-calédoniennncs  étant 
très  poissonneuse.  » 

Il  n'était  de  conversation,  entre  Rochefort  et 
ses  compagnons  de  bagne,  où  le  mot  d'évasion 
ne  revînt  plusieurs  fois.  C'est  sur  ces  entrefaites 
que  Jourde  qui,   déporté  simple,  séjournait  au 


DE    NOUMÉA    A     PARIS  \!~'.\ 

chef-lieu,  obtint  l'autorisation  de  venir  à  la 
presqu'île  Ducos  voir  ses  trois  amis  Rochefort, 
Grousset  et  Pain.  Et  l'on  causa  des  exercices 
sportifs  que  les  trois  hommes  accomplissaient  ; 
on  parla  de  la  mer  dont  les  eaux  point  trop 
froides  permettaient  de  se  livrer  à  des  heures 
entières  de  brasses,  de  coupes  et  de  planches. 

Alors  Francis  Jourde  questionna  : 

—  Pourriez- vous  gagner  nuitamment  ce  rocher 
situé  à  l'avancée  ?  Il  serait  impossible  à  une 
embarcation  de  venir  vous  prendre  au  sein  même 
du  camp  militaire,  mais  là-bas,  à  l'extrémité  de 
cet  îlot  distant  de  la  plage  de  plus  de  deux  kilo- 
mètres, toute  surveillance  sera  défiée,  pourvu, 
bien  entendu,  que  vous  atteigniez  le  rendez- vous 
en  vous  entourant  de  toutes  les  précautions  et 
toute  la  discrétion  indispensables  en  semblable 
affaire.  Nous  pourrions,  en  risquant  beaucoup, 
c'est  vrai,  venir  de  Nouméa,  deux  de  mes  amis  et 
moi  avec  une  barque;  nous  accosterions  le  rocher 
et  nous  vous  ferions  monter  dans  le  canot  qui 
gagnerait  le  large.  Il  faudrait  préalablement 
s'aboucher  avec  le  capitaine  d'un  navire  anglais, 
lequel  consentirait  à  nous  recevoir  à  son  bord. 

L'idée  d'évasion  prenait  corps.  Bientôt  après 
Jourde  se  mettait  on  relations  avec  le  capitaine 
d'un  voilier,  le  P.  C.  E.  (1),  qui  allait  prendre  le 
large.  Le  capitaine  était  anglais  et  se  nommait 


(i)  Abréviation  des  trois  mots  anglais  Peai  é,  <.<>nt'ort,  Ease. 

18 


'27  1  HENRI    ROCIIEFORT 

Law.  Il  consentit  à  embarquer,  moyennant  dix 
mille  francs  dont  dix- huit  cents  étaient  payables 
le  soir  de  l'embarquement,  six  passagers. 

Les  six  qui  étaient  Henri  Rochefort,  Achille 
Ballière,  Bastien  Granthille,  Paschal  Grousset, 
Francis  Jourde  et  Olivier  Pain  vont  faire  tour  à 
tour  le  récit  de  l'aventureuse  expédition  : 

»  Le  mercredi  18  mars,  raconte  Jourde,  le 
capitaine  Law  nous  avisa  que  le  navire  appareil- 
lerait le  surlendemain  à  quatre  heures  du  matin. 
On  devait,  par  conséquent,  se  rendre  à  bord  dans 
la  nuit  du  19  au  20.  J'expédiai,  le  jeudi  matin, 
par  l'entremise  de  Granthille,  le  billet  donnant 
le  jour  et  l'heure  du  rendez- vous  aux  amis  de  la 
presqu'île. 

»  Granthille  serait  prêt  à  l'heure  .  indiquée. 
Ballière  et  moi,  ne  changeant  rien  à  nos  habitu- 
des, nous  accomplîmes  notre  tâche  quotidienne. 
Ballière  continua  à  montrer  une  grande  ardeur  à 
emballer  les  plans  de  théâtre  et  de  maison  parti- 
culière qu'il  destinait  à  l'exposition  qui  devait 
s'ouvrir  à  Sydney,  le  1er  mai  suivant. 

»  A  sept  heures,  nous  prîmes  notre  repas  du  soir 
sur  le  balcon  du  restaurant  Catteville.  En  face 
de  nous,  sous  une  large  vérandah,  le  directeur  de 
la  déportation  et  quelques  officiers  d'adminis- 
tration fumaient  tranquillement  leurs  cigares, 
bien  éloignés  de  supposer  que  les  deux  déportés 
qu'ils  voyaient  et  quatre  autres  allaient  le 
lendemain  fuir  la  colonie. 


DE    NOUMÉA    A    PARIS  'll'o 

»  A  huit  heures,  nous  nous  dirigeâmes,  Ballière 
et  moi,  vers  le  quai  où  Granthille,  blotti  dans  la 
barque,  nous  attendait...  Arrivés  au  rivage  et 
après  nous  être  aperçus  que  nous  ne  pouvions 
être  vus  d'aucun  surveillant,  nous  nous  jetâmes 
dans  la  barque,  et  doucement,  bien  doucement, 
nous  primes  le  large.  Ballière  et  Bastien  ramaient 
avec  lenteur  pour  ne  par  éveiller  l'attention.  Mes 
camarades  m'avaient  promu  au  grade  de  capi- 
taine, et  je  m'efforçai  de  barrer  de  manière  à 
couper  convenablement  la  lame  et  éviter  les 
stationnaires  et  les  récifs. 

»  La  rade  était  complètement  calme  à  cette 
heure  de  repos  complet...  Je  n'étais  pas  sans  une 
grande  anxiété  quant  au  sujet  de  l'expédition. 
Le  ciel  était  sans  étoiles  et  de  gros  nuages  noirs 
courant  dans  l'espace  obscur  nous  menaçaient 
d'un  orage  prochain.  Je  n'apercevais  sur  ma 
droite  que  des  masses  confuses  qui  se  détachaient 
nombreuses  de  la  presqu'île  Ducos. 

»  Comment  reconnaître  l'îlot  Knauri  entre 
toutes  ces  pointes  qui  découpent  la  rade  ?  » 

A  Achille  Ballière  de  continuer  l'évocation  de 
cette  nuit  impressionnante  : 

«  Arrivés  en  face  de  la  pointe  convenue,  en 
face  de  l'anse  Paddon,  nous  nous  dirigeâmes  au 
milieu  des  rochers  et  des  récifs,  n'ayant  pour 
nous  guider  que  la  phosphorescence  du  choc  de 
nos'avirons  que  nous  étions  obligés  de  modérer 
afin  de  ne  pas  donner  l'alarme  aux  gardiens  ou 


'27()  HENRI    ROCHEFORT 

aux  soldats  placés   en   sentinelle  sur  le  rivage. 

»  Enfin,  nous  pûmes  saisir  et  distinguer  quel- 
ques bruits  de  voix  ;  une  grande  joie  bientôt 
mêlée  d'inquiétude  nous  envahit  :  —  Était-ce  la 
voix  de  nos  amis  ou  celle  des  gardiens  ?  » 

Cependant,  de  leur  côté,  Rochefort,  Pain 
et  Grousset  se  sont  mis  à  l'eau.  Ils  avaient 
sans  encombre,  mais  non  sans  fatigue,  gagné  le 
rocher  où  les  devaient  venir  prendre  leurs  amis. 
L'attente  dans  la  nuit  noire  paraissait  éternelle. 
Rochefort  en  raconte  les  angoisses  : 

«  Le  temps  de  cet  atterrissage  avait  été  telle- 
ment démesuré  pour  moi  que  j'avais  peine  à 
croire  que  la  barque  ne  fût  déjà  arrivée,  puis 
repartie,  faute  de  passagers  à  embarquer. 

»  Nous  nous  morfondions  dans  les  anfrac- 
tuosités  depuis  une  vingtaine  de  minutes  et  nous 
parlions  de  reprendre  le  chemin  de  notre  maison, 
croyant  que  Granthille  n'avait  pu  s'emparer 
de  la  barque  de  son  patron.  Les  cinq  becs  de  gaz 
espacés  sur  la  côte  de  l'île  de  Non,  à  l'entrée  du 
bagne,  brillaient  seuls  dans  la  nuit  qui  nous 
enveloppait,  quand  une  des  lumières  disparut, 
puis  reparut,  tandis  que  la  lumière  suivante 
semblait  s'éteindre.  Évidemment,  un  corps  opa- 
que passait  entre  elles  et  nous. 

w  Bientôt  nous  entendîmes  un  faible  bruit  de 
rames  et  tant  de  précautions  nous  indiquèrent 
que  nos  amis  approchaient. 

»  --  Êtes- vous  là  ?  dit  une  voix. 


DE    NOUMÉA    A    PARIS  2/1 

»  —  Oui  !  fit  Olivier  Pain. 

»  —  Eh  bien:  jetez- vous  à  la  nage  ;  le  bateau 
ne  peut  pas  aborder.  Il  n'aurait  qu'à  toucher  sur 
un  récif. 

»  Nous  nous  glissâmes  dans  l'eau,  et,  après 
quelques  brasses,  nous  nous  accrochions,  comme 
Cynégire,  à  la  bande  du  canot  dans  lequel  on 
nous  hissa  les  uns  après  les  autres.  Trois  à  la  fois, 
nous  l'aurions  fait  chavirer. 

»  Jourde,  Ballière,  Bastien  nous  déballèrent 
nos  vêtements,  et  nous  nous  habillâmes  aussi 
sommairement  que  possible,  sans  prendre  le 
temps  de  nous  sécher.  Ballière  se  plaça  au 
gouvernail,  nous  virâmes  de  bord,  et  la  barque 
recingla  vers  le  port  de  Nouméa  où  l'échelle  du 
P.  C.  E.  était  dressée  pour  nous  recevoir.    » 

Accoster,  grimper  à  l'échelle  qui  s'offrait  fut 
une  affaire  vite  terminée.  Il  était  onze  heures. 
Sur  le  pont,  le  steward,  qui  se  promenait  d'un 
bord  à  l'autre  et  n'était  point  au  courant  de 
l'arrivée  des  nouveaux  passagers,  demanda  au 
groupe  des  explications. 

Nous  désirons  parler  au  capitaine  Law. 

—  Il  est  à  terre. 

—  Quand  rentrera- 1- il  ? 

—  A  onze  heures  et  demie. 

—  Nous  allons  l'attendre. 
Parfaitement.    Est-ce    que    ces    messieurs 

savent  que  le  P.  C.  E.  appareille  demain  matin 
à  la  première  heure  ? 


278  '  HENRI    ROCHEFORT 

—  Certainement. 

—  Ah!  ces  messieurs  viennent  peut-être  en 
Australie  ? 

Les  compagnons  jugèrent  bon  de  ne  point 
répondre.  Peu  d'instants  après,  le  capitaine 
remontait  à  son  bord.  Les  passagers  en  rupture 
de  bagne  furent  cachés  avec  précaution  pour  ne 
pas  éveiller  l'attention  du  pilote  qui  devait 
conduire  le  bateau  au  large.  Ce  ne  fut  qu'en 
pleine  mer  qu'ils  purent  sortir  de  leur  cachette. 
L'étendue  vaste  les  entourait  de  tous  côtés. 

Ils  étaient  libres. 

Ce  fut  pour  les  fugitifs  une  joie  délirante 
quand  le  P.  C.  E.  glissa  entre  les  jetées  de 
Newcastle.  Leurs  ressources  très  maigres  leur 
permirent  avec  peine  de  gagner  Sydney  où  un 
brave  homme  d'hôtelier  les  hébergea  en  atten- 
dant que  des  fonds  leur  fussent  envoyés  de 
France.  Rochefort  avait  adressé  à  cet  effet  un 
télégramme  à  Edmond  Adam,  le  tuteur  de  ses 
enfants,  lui  demandant  de  lui  ouvrir  un  crédit 
de  vingt- cinq  mille  francs.  Au  bout  de  quinze 
jours,  l'argent  si  impatiemment  attendu  arriva 
enfin.  Quand  il  eut  réglé  le  capitaine  du  P.  C.  E. 
payé  les  frais  d'hôtel,  donné  un  viatique  à  cha- 
cun de  ses  compagnons,  il  resta  à  Rochefort  un 
peu  plus  de  cinq  mille  francs,  qui  servirent  en 
partie  à  solder  le  passage  de  F  ex- député  et 
d'Olivier  Pain  jusqu'à  New -York. 

Après  une  escale  aux  îles  Fidji,  le  navire  tou- 


DE     NOUMÉA     A     PARIS  279 

cha  à  San- Francisco,  Au  bout  de  deux  jours  de 
repos  dans  la  grande  ville  du  Pacifique,  Roche- 
fort  prit  le  train,  en  compagnie  d'Olivier  Pain, 
pour  New- York.  Le  voyage  ne  devait  pas  s'ac- 
complir dans  le  calme  absolu  que  recherchait  le 
lanternier. 

«  A  la  dernière  station  avant  Chicago,  un 
homme  d'environ  trente  ans,  blond,  la  figure 
pleine,  l'œil  bleu  mais  énergique,  très  élégant 
de  mise  et  extrêmement  distingué  de  manières, 
sauta  dans  le  wagon  des  évadés  et  vint  s'asseoir 
à  côté  du  rédacteur  en  chef  du  Mot  d'Ordre. 

— •  Monsieur,  dit-il  en  français  assez  mâtiné 
d'anglais,  je  suis  correspondant  du  New-  York 
Herald.  M.  Gordon  Benett,  propriétaire  et  éditeur 
de  cet  organe,  m'a  chargé  de  venir  au  devant  de 
vous,  afin  de  vous  faire  une  proposition  que  vous 
accepterez,  j'espère. 

»  On  choisit  pour  causer  à  l'aise  un  des  compar- 
timents séparés  el  formanl  boudoir  que  les 
ingénieurs  américains  ont  eu  l'excellente  idée  de 
disposer  dans  les  wagons  et  qui  permettent  au 
voyageur  fatigué  de  promiscuité  d'aller  s'isoler 
et  de  se  recueillir  portes  closes.  M.  James 
0' Kelly,  qui  devait  bientôt  devenir  pour  les 
fugitifs  l'ami  0' Kelly,  aborda  immédiatement  la 
question  : 

»  -  -  Il  nous  faut,  dit-il,  à  l' ex- représentant, 
un  article  <!"■  vous  sur  1rs  événements  de  Paris, 
su,"  la  vie  des  déportés  en  Nouvelle-Calédonie,  suc 


280"  HENRI    ROCHEFORT 

votre  évasion.  Nous  vous  livrons  le  journal. 
Votre  article  aura  dix  lignes  ou  trois  millo 
lignes  à  votre  choix.  Vous  n'aurez  aucun  ména- 
gement à  garder  envers  âme  qui  vive.  Dites 
tout  ce  que  vous  croirez  devoir  dire  et  comme 
vous  jugerez  à  propos  de  le  dire. 

»  —  Mais  le  New- York  Herald  est  peut-être 
le  plus  modéré  des  journaux  qui  se  publient  en 
Amérique.  Il  est  évident  qu'en  me  donnant  carte 
blanche,  j'en  abuserai  pour  exprimer  des  idées 
qui  choqueront  probablement  vos  lecteurs. 

»  -  -  Vous  vous  croyez  donc  en  France  ?  C'est 
vous  qui  aurez  la  responsabilité  du  récit  que  vous 
allez  faire.  M.  Benett  vous  sous-loue  les  colonnes 
de  Y  Herald,  et  ne  lira  votre  article  que  quand  il 
aura  paru,  absolument  comme  s'il  était  le  pre- 
mier abonné  venu.  C'est  bien  ainsi  que  le 
public   l'entendra. 

»  -  -  Cependant  le  New-  York  Herald  entre  en 
France.  Vous  pensez  si  je  vais  me  gêner  pour 
décrire  l'enfer  d'où  je  sors  et  où  tant  d'autres 
continuent  à  souffrir.  Votre  offre  me  sourit, 
précisément  parce  qu'elle  me  fournit  les  moyens 
de  rectifier  les  plus  cruelles  erreurs,  et  de  réfuter 
les  plus  odieuses  calomnies.  Or,  il  est  bien  certain 
que  le  Gouvernement  français,  non  seulement 
fera  saisir  le  journal  chez  les  libraires  et  dans  les 
kiosques,  mais  peut-être  l'arrêtera  dorénavant 
à  la  frontière. 

»  —  Le  Gouvernement  français  fera  ce  qu'il 


DE    NOUMÉA    A    PARIS  281 

voudra,  et  nous  faisons  ce  que  nous  voulons  ; 
il  est  même  bon  que  vos  compatriotes  ne  soient 
pas  obligés  de  recourir  à  la  traduction  pour  vous 
lire.  L'article  sera  donc  publié  en  français  sur  une 
colonne  et  en  anglais  sur  l'autre.  Il  y  en  aura  de 
la  sorte  pour  tout  le  monde. 

»  -  -  Et  quand  vous  le  faut-il  remettre  ? 

»  —  Demain  matin  au  plus  tard.  Il  doit 
paraître  au  moment  de  votre  arrivée  à  New- 
York.    » 

0' Kelly  offrit  cinq  mille  francs  à  Rochefort 
pour  son  travail.  Mais  il  fallait  soustraire  le 
journaliste,  afin  qu'il  pût  mener  à  bien  sa  tâche, 
aux  réceptions  qui  se  préparaient  pour  lui  à  son 
arrivée  à  New- York.  CV Kelly  y  pourvut.  Il 
profita  de  ce  que  le  train  avait  ralenti  considé- 
rablement sa  marche  avant  l'entrée  en  gare 
pour  décider  Rochefort  à  sauter  avec  lui  sur  le 
ballast. 

Ayant  gagné  son  hôtel  et  à  l'abri  des  impor- 
tuns, Rochefort  se  mit  à  la  besogne.  Le  New- 
York  Herald  lui  avait  adjoint  six  traducteurs 
qui  eurent  toutes  les  peines  du  monde,  dans  le 
temps  très  court  consacré  à  la  traduction,  à 
rendre  correctement  les  gallicismes  et  les  «  pari- 
sianismes  »  incompréhensibles  pour  l'étranger, 
qui  aboinlfiit  dans  les  articles  de  l'écrivain. 

L'article  eut  en  Amérique  un  retentissement 
considérable. 

Quand  le  New-  York  arriva  à  Paris  --  Gordon 


282  HENRI    ROCHEFORT      ' 

Beneti  avait  quintuplé  la  quantité  de  son  envoi 
ordinaire  —  le  numéro  eut  également  un  succès 
prodigieux.  Les  dépositaires  en  furent  dépouillés 
en  l'espace  de  quelques  heures. 

Cependant  Rochefort  était  pressé  d'arriver  à 
Londres  où  il  reverrait  ses  enfants.  Malgré  les 
engagements  de  conférences  nombreux  qu'on  lui 
fit  prendre,  il  ne  différa  pas  longtemps  son 
départ.  Il  débarquait  bientôt  à  Quenstown  en 
Irlande  et  de  là,  pour  abréger  le  voyage  par 
mer,  gagnait  Londres  par  chemin  de  fer. 

Il  était  descendu  à  Panthon  Hôtel  où  allait 
venir  le  retrouver  sa  fille  qu'accompagnait 
Edmond  Adam. 

Libre  et  reposé,  le  pamphlétaire  songea  à 
nouveau  à  la  feuille  qui  avait  fait  sa  gloire. 
C'était  La  Lanterne  qu'il  voulait  faire  scintiller. 
En  Angleterre,  la  tentative  resta  infructueuse. 
La  nation  goûtait  mal  les  écarts  de  langage 
du  lanternier.  Et  puis,  une  traduction  ne  pou- 
vait mettre  en  valeur  les  «  mots  »  qui  faisaient 
la  fortune  de  la  brochure.  Le  pamphlet  se  ven- 
dit peu.  Aussi  bien,  de  la  Grande-Bretagne 
était-il  difficile  de  l'introduire  en  France,  où  la 
douane  dans  les  ports  était  beaucoup  plus  sé- 
vère que  sur  terre. 

Dans  son  premier  numéro,  Rochefort  prit  à 
cœur  de  réfuter  Imites  les  allégations  qui  le 
représentaient  comme  un  lil-  dénaturé,  un  père 
exécrable    et    un    pilleur     des   biens    d' autrui. 


DE    NOUMÉA    A    PARIS  283 

Et  il  se  vengea  d'un  bloc  sur  l'Impératrice 
déchue  : 

«  C'était,  commença- 1- il,  par  une  belle  ma- 
tinée d'avril.  Je  venais  de  tuer  mon  père  ; 
deux  de  mes  enfants,  attachés  au  pied  de  leurs 
lits,  se  tordaient  dans  les  convulsions  de  la 
faim,  tandis  que,  joyeusement  attablé  devant 
des  assiettes  d'argent  volées  au  ministère  des 
Affaires  Étrangères,  je  sablais  dans  des  vases 
sacrés  un  petit  vin  de  Moselle  que  je  vous  re- 
commande. 

»  Je  me  disposais  à  sortir  pour  aller  vendre 
quelques  saints  ciboires  enlevés  la  veille  sur 
l'autel  de  Notre-Dame,  mais  la  crise  commerciale 
sévissait  violemment.  C'est  à  peine  si  j'avais  pu 
tirer  cent  mille  écus  des  bronzes  par  moi  pris 
chez  M.  Thiers.  Les  six  cent  mille  francs  que 
j'avais  réquisitionnés  à  la  banque  avaient 
naturellement  été  dissipés  en  orgies,  et  je  son- 
geais à  me  remettre  à  flot  par  quelque  expédi- 
tion sur  les  tableaux  du  Louvre,  quand  je  reçus 
par  la  poste  une  lettre  chargée  contenant  un 
billet  de  mille  francs  avec  ces  simples  mots  : 
Voilà  comment  se   vengent  les   Bonaparte. 

»  C'était  l'impératrice  Eugénie  qui,  apprenant 
ma  détresse,  me  faisait  passer  un  secours.   » 

Rochefort  alors  résolut  de  créer  des  éditions 
de  La  Lanterne  à  Bruxelles,  à  Genève  et  à  Stras- 
bourg. En  Alsace,  le  tirage  ne  fut  pas  toléré. 
Il  fallut  alors  se  rabattre  sur  Genève.  Rochefort 


28  I  HENRI    ROCHEFORT 

quitta  Londres  et  y  vint  habiter.  Et  de  l'appar- 
tement qu'il  loue  boulevard  du  Théâtre,  il 
enverra  aux  journaux  sa  prose  quotidienne. 

Quels  journaux  ?  Us  étaient  bien  rares  main- 
tenant ceux  qui  donnaient  l'hospitalité  de  leurs 
colonnes  à  l'écrivain. 

«  J'étais  incapable,  écrivit-il,  d'exercer  aucun 
autre  métier  que  le  mien  et  on  m'en  interdisait 
l'exercice,  fut-ce  sous  des  pseudonymes.  Je 
commençais  à  m'inquiéter  sérieusement  du  pain 
du  lendemain  et  même  du  jour,  quand  par  une 
de  ces  chances  qui,  au  point  culminant  d'une 
situation  menacée,  m'ont  rarement  fait  défaut, 
je  reçus  du  fondateur  du  Petit  Lyonnais  une 
proposition  tout  à  fait  alléchante.  Il  m'offrait  de 
reprendre,  pour  un  journal  à  cinq  centimes,  le 
titre  populaire  de  La  Lanterne  avec  ma  collabo- 
ration déguisée  ou  non,  car  il  était  prêt  à  tout 
braver.  Et  comme  épingles,  il  s'engageait  à  m'a- 
dresser  à  Genève,  avant  toute  mise  en  œuvre, 
une  bonne  somme  de  vingt  mille  francs.  C'était 
le  salut  et  surtout  la  tranquilité,  presque  le 
bonheur,  car  ma  fille  venait  d'être  demandée  en 
mariage  par  M.  Frédéric  Dufaux,  peintre  et  fils 
du  sculpteur  très  connu  à  Genève  où  ses  œuvres 
sont  nombreuses  et  appréciées.    » 

Cependant  l'avenir  ne  souriait  pas  à  La  Lan- 
terne à  un  sou.  Son  directeur  dut  bientôt  la 
céder.  Une  autre  collaboration  allait  être  offerte 
au  polémiste.  C'était  aux  Droits  de  V Homme  où 


DE    NOUMÉA    A    PARIS  285 

devaient  collaborer  également  Arthur  Arnould, 
Angevin  et  Guesde. 

Le  premier  numéro  parut  le  11  février  1876,  et 
Rochefort  y  signa  sous  la  lettre  X,  qui  devait 
rester  sa  signature  dans  le  nouveau  journal,  son 
premier  article.  Il  y  faisait  le  procès  des  oppor- 
tunistes. 

«  La  France,  en  dehors  des  républicains, 
écrivait-il  croyait  ne  posséder  que  trois  partis  : 
les  légitimistes,  les  orléanistes  et  les  bonapar- 
tistes. Elle  se  trompait, 

»  Les  réunions  publiques  viennent  d'en  démas- 
quer un  quatrième  :  le  parti  des  opportunistes. 

»  L'opportuniste  est  ce  candidat  sensible  qui, 
profondément  affecté  des  maux  de  la  guerre 
civile  et  plein  de  sollicitude  pour  ces  familles 
qu'elle  a  privées  de  leurs  soutiens,  déclare  qu'il 
est  partisan  de  l'amnistie,  mais  qu'il  se  réserve 
de  la  voter  «  en  temps  opportun.    » 

Et  il  terminait  après  une  longue  discussion  : 

«  Voyons,  Messieurs  et  chers  opportunistes, 
pas  de  façon  ;  avouez  que  vous  n'avez  jamais  eu 
d'autre  pensée.  Les  électeurs  sont  donc  avertis  : 
«  En  temps  opportun  es1  un  terme  d'argol 
parlementaire   qui  signifie  :    Jamais!» 

Les  Droits  de  l'homme  succombèrent  après  une 
existence  agitée  et  brève.  Rochefort  y  avait 
publié  en  feuilleton  un  roman  écrit  à  Genève 
intitulé  D  Aurore  boréale.  Il  avait  aidé,  par  son 
farouche  anticléricalisme  à  en  précipiter  la  fin. 


28G  HENRI    ROCHEFORT 

Il  reprit  sa  collaboration  à  La  Lanterne  à 
un  sou  qui  possédait  une  autre  direction.  Il  y 
transporta  ses  articles  de  La  Lanterne  de  Genève 
qui,  trop  coûteuse,  dut  être  abandonnée  par  son 
propriétaire. 

Ce  sont  toujours  des  articles  violents  sur  le 
clergé,  sur  le  Gouvernement,  sur  les  gens  qui 
n'ont  point  d'opinions.  Le  polémiste  ne  désarme 
pas.  Sent- il  que  Grévy  va  prendre  la  présidence 
de  la  République  et  que  l'amnistie  que  l'on 
remet  si  souvent  va  enfin  être  décidée  ?  Peut- 
être.  Et  c'est  en  adversaire  du  régime  établi, 
en  adversaire  de  tous  les  régimes  que  l'exilé 
rentre  en  France, 

Son  triomphe  sera  éclatant. 

Rochefort  sera,  cette  fois  encore,  l'homme 
des  foules. 


\\  1 


LES  DERNIERES   ANNEES 


Retour  en  France.  —  Entrée  triomphale  à  Paris. 
L'Intransigeant.  —  Rochefort  est  élu  député.  —  Il 
démissionne.  —  Le  Boulangisme.  —  Condamnation 
à  la  déportation.  —  Rochefort  s'enfuit  à  Londres. 
Les  chroniques  signées  Grimsel.  —  L'exilé  refuse  sa 
grâce.  —  Amnistie.  —  Les  derniers  jours. 


J?/^S'EST  le  12  iuilIet  188a  Rochefort3  exilé 
^f-Ç*?!^  depuis  dix  ans,  rentre  en  France. 
^&k&l  Gambetta,  à  la  tribune  de  la  Chambre, 
avait  proclamé  l'amnistie  pour  délits  politi- 
ques, et  l'ancien  membre  du  Gouvernement, 
l'ancien  député  accourait  à  Paris. 

Les  acclamations  qui  l'accueillirent  dès  sou 
arrivée  en  gare  firent  de  ce  jour,  pour  le  proscrit 
une  date  mémorable.  Le  triomphe  avait  été 
complet  et  les  journaux,  même  les  journaux  les 
plus  hostiles  au  lanternier  ne  peuvent  que  cons- 
tater sa  popularité.  Le  Figaro,  qui  n'avait  cessé 
de  faire  campagne  contre  lui,  ne  peut  dissimuler 
dans  son  compte-rendu  l'ampleur  de  la  manifVs- 


288  HENRI    ROCHEFORT 

tation.  Il  faut  en  lire,  pour  s'en  convaincre,  les 
principaux  passages  : 

»  Nous  ne  savons  si  les  familiers  de  M.  Gam- 
betta  lui  dissimuleront  la  signification  de  la 
rentrée  triomphale  de  M.  Rochefort,  mais  nous 
pouvons  lui  garantir  de  visu  l'aspect  absolument 
révolutionnaire  de  la  foule  qui  escortait  le 
pamphlétaire  amnistié  et  qui,  sur  un  signe  de 
lui,  eut  été  chercher  M.  Gambetta  jusque  dans 
sa  baignoire  d'argent. 

»  L'impression  de  tous  ceux  qui  ont  entrevu 
l'étrange  cortège  est  la  même.  Il  y  a  un  danger 
dans  l'air,  un  danger  que  l'opportunisme  ne  veut 
pas  avouer  parce  qu'il  se  sent  impuissant  à  le 
combattre. 

»  Un  mois  ne  s'écoulera  pas  sans  que  les  com- 
munards exigent  des  poursuites  contre  leurs 
vainqueurs  de  1871,  et  comment  le  Gouverne- 
ment pourrait-il  leur  refuser  cette  satisfaction  ? 
M.  de  Freycinet  regimbera  ou  dira  qu'il  re- 
gimbe et  finira  par  céder.  Ce  sera  charmant.  » 

Mais  arrivons  au  récit  de  la  journée  : 

«  La  fête  nationale  du  14  juillet  a  commencé 
hier  lundi  12,  à  cinq  heures  quarante  minutes 
du  soir,  par  le  défoncement  de  plusieurs  portes 
et  le  bris  d'un  assez  grand  nombre  de  vitres, 
à  la  gare  d'arrivée  du  chemin  de  fer  de  Lyon. 
Dans  son  enthousiasme  pour  Rochefort,  la  foule, 
désireuse  de  voir  de  plus  près  son  idole,  se  préci- 
pitait par  toutes  les  portes,  ouvertes  ou  non. 


Phot-   J.  Harlingue 
H  I.MU     ROCHEFORT    ET    SON    AMI    I'AVORI 


LES    DE R MÈRES    ANNEES  289 

»  Ainsi  qu'il  l'avait  annoncé  d'ailleurs,  Roche- 
fort  est  arrivé  à  cinq  heures  quarante  minutes. 
Sur  le  quai  de  débarquement,  une  centaine  de  per- 
sonnes environ  l'attendaient.  Nous  remaqruons 
notamment  son  fils  et  sa  fille,  MM.  Edouard 
Lockroy,  Laisant,  Ernest  d'Hervilly,  Blanqui, 
Bazire,  Mme  Destrem,  etc. 

»  A  sa  descente  de  wagon,  Rochefort  est  ac- 
cueilli par  les  cris  répétés  de  :  «  Vive  Rochefort  ! 
vive  l'amnistie  !  vive  la  République  !  »  Il  n'a  pas 
le  temps  de  mettre  pied  à  terre  qu'il  est  enlevé, 
porté,  bousculé  !-  Un  flot  de  peuple  le  suit, 
criant  et  gesticulant.  Soutenu  d'un  côté  par 
Lockroy,  de  l'autre  par  Olivier  Pain,  Roche- 
fort a  toutes  les  peines  du  monde  à  se  frayer 
un  passage  jusqu'à  la  voiture  qui  a  été 
retenue  pour  lui.  Au  premier  abord,  il  semble 
n'avoir  que  peu  vieilli.  Les  traits  sont  les  mêmes, 
mais  la  figure  s'est  remplie  et  n'a  plus  ces  aspects 
anguleux  d'autrefois.  La  poitrine  s'est  développée 
aussi.  L' ex- rédacteur  de  La  Lanterne  est  gras,  le 
teint  est  pâle,  les  cheveux  ont  légèrement  grisonné 
aux  tempes,  mais  il  se  dressent  toujours  droits  et 
touffus,  sur  le  sommet  de  la  tête.  Malgré  la 
satisfaction  énorme  qu'il  doit  éprouver  en  se 
retrouvant  à  Paris,  sa  ligure  ne  trahit  ni  joie  ni 
émotion. 

«Arrivé  dev.nit  la  voiture  qui  l'attend,  la  foule 
redouble  ses  ovations.  Rochefort  prend  place  sur 
la  banquette  du  fond.  Avec  lui  montent  son  fils 

H) 


290  HENRI    ROCHEFORT 

et  Mme  Destrem  ;  M.  Olivier  Pain  s'installe  sur 
le  siège. 

»  Ici  commence  alors  la  véritable  manifes- 
tation. Enveloppé  par  la  foule,  le  cheval  est  dans 
l'impossibilité  absolue  de  faire  un  pas  en  avant. 
Quelques  voix  proposent  de  le  dételer  et  de  por- 
ter Rochefort  en  triomphe. 

—  Du  calme  !  du  calme  !  crient  d'autres  voix. 
»  Une  dizaine  d'amis  se  dévouent  et  parvien- 
nent à  obtenir  de  la  foule  qu'elle  fasse  un  peu  de 
place  pour  livrer  passage  à  la  voiture.  Le  fiacre 
s'ébranle  enfin  et  sort  au  petit  pas,  suivi  par 
quarante  voitures  et  des  milliers  de  personnes 
continuant  à  crier  :  «  Vive  Rochefort  !  Vive 
l'amnistie  !  vive  la  République  !   » 

»  On  descend  tant  bien  que  mal  la  rue  de 
Lyon.  Arrivé  sur  la  place  de  la  Bastille,  nouveau 
temps  d'arrêt  ;  l'agglomération  des  voitures  et  des 
piétons  est  énorme.  Pour  tuer  le  temps,  une  bande 
de  manifestants  se  met  à  entonner  La  Marseil- 
laise, puis  Le  Chant  du  départ.  Le  tout  entrecoupé 
des  cris  toujours  plus  nombreux  de  :  «  Vive 
Rochefort  !   » 

»  La  place  de  la  Bastille  enfin  franchie,  le  cor- 
tège s'engage  sur  les  grands  boulevards.  A  partir 
de  ce  moment,  la  circulation  en  sens  inverse 
est  absolument  interrompue.  Il  n'est  possible  à 
aucune  voiture  de  remonter  le  courant.  Dix  ran- 
gées de  fiacres  suivent  au  pas  le  fiacre  de  Roche- 
fort. Arrivé  place  du  Château- d'Eau,   la  foule 


LES    DERNIÈRES    ANNEES  291 

augmente  encore,  débouchant  de  toutes  les  voies 
qui  aboutissent  sur  la  place.  Cette  fois  le  pauvre 
cheval  de  fiacre  11.303  n'en  peut  plus.  Il  s'abat 
juste  en  face  de  la  statue  de  la  République. 

»  Est-ce  un  présage  ? 

»  Présage  ou  non,  il  se  produit  un  incident 
assez  singulier,  Rochefort  descend  de  la  voiture, 
et  entre  avec  Olivier  Pain  dans  la  maison  qui 
porte  le  numéro  11  de  la  place  du  Château- 
d'Eau.  Tout  le  monde  se  précipite  à  sa  suite, 
mais  la  porte  se  referme. 

»  Une  heure  se  passe  et  Rochefort  ne  reparaît 
pas. 

»  A  huit  heures  du  soir,  on  l'attendait  à  la  fois 
dans  les  bureaux  de  La  Lanterne,  rue  Coq- Héron 
et  au  nouveau  journal  L Intransigeant,  rue  du 
Croissant,  où  il  avait  promis  de  venir  se  repo- 
ser. Et  nul  n'avait  de  ses  nouvelles.  Rochefort 
perdu  le  jour  de  sa  rentrée  à  Paris,  la  mani- 
festation ne  pouvait  avoir  une  fin  plus  drôle 
et  plus  inattendue.  » 

Ce  qu'il  était  devenu  ?  Rochefort  v;i  nous 
l'expliquer  :  «  Devant  le  flot  toujours  plus  enva- 
hissant, je  me  glissai  jusqu'à  un  magasin  de  nou- 
veautés :  le  Pauvre  Jacques,  dont  j'ouvris  rapi- 
dement la  porte,  qu'on  eut  grand'peine  à  refer- 
mer sur  moi,  car  tout  le  monde  voulait  entrer 
à  ma  suite.  J'y  restai  bloqué  jusqu'à  onze  heures 
du  soir,  ce  qui  me  priva  du  plnisir  d'aller  dîner 
chez  Victor  Hugo.  Je  me  glissais  alors  furtive- 


292  HENRI    ROCHEFORT 

ment  dans  un  sapin  qu'on  m'amena  et  je  gagnai, 
joyeux  mais  lamentable,  la  chambre  d'hôtel  qui 
m'avait  été  préparée.  » 

Le  Constitutionnel,  organe  officieux,  ne  cacha 
pas  ses  craintes  au  lendemain  de  cette  manifes- 
tation. Il  fit  paraître  ces  réflexions  : 

«  Les  ministres  n'ont  cessé  de  nous  dire  sur  le 
ton  du  plus  aveugle  dédain  que  les  hommes  de  la 
Commune  étaient  plus  à  craindre  hors  de  France 
qu'en  France  ;  que  le  seul  prestige  attendrissant 
de  l'exil  les  grandissait  ;  que,  rapatriés  et  vus  de 
près,  ils  ne  seraient  plus  que  néant. 

»  Qu'en  pensent- ils  aujourd'hui  ? 

»  C'est  une  terrible  force  qui  s'est,  hier,  sou- 
dain levée  sur  l'horizon  !  Le  peuple  de  Paris  a  une 
idole.  Les  Guises,  le  conseiller  Broussel,  le  duc  de 
Beaufort,  dit  le  «  Roi  des  Halles  »,  Voltaire  ren- 
trant à  Paris  à  la  fin  de  sa  glorieuse  carrière, 
Mirabeau,  La  Fayette,  du  temps  de  nos  pères, 
ne  furent  jamais  l'objet  d'une  démonstration 
aussi  frénétique  que  celle  qui  a  salué  le  retour 
de  M.  Rochefort, 

»  C'est  comme  une  sorte  de  retour  de  l'île 
d"Klbe.  Comme  le  Gouvernement  est  oublié! 
Comme  il  disparaît!  Qui  songe,  à  celte  heure 
aux  Cazot,  aux  Ferry,  aux  Freycinet  ?  M.  Jules 
Grévy,  M.  Gambella  lui-même  s'évanouissent 
devant  cette  gloire  et  cette  puissance  naissantes. 

»  Nous  faisons  appel  à  la  froide  impression 
des  hommes  qui  ont  été  les  spectateurs  «le  l'éton- 


LES    DERNIERES    ANNEES 


293 


liante  scène  du  Château- d'Eau  ;  aucun,  certes, 
ne  nous  contredira.  Eh  bien,  notre  ferme  et  nette 
pensée  est  celle-ci  : 

»  Si  M.  Rochefort  eut  été  un  homme  de  tempé- 
rament, de  robuste  santé,  de  vastes  poumons, 
pouvant  haranguer  le  peuple  avec  éclat,,  mar- 
cher hardiment  à  la  tête  des  turbulentes  colonnes 
qui  le  pressaient,  hier,  de  leurs  flots  amoureux, 
M.  Rochefort  —  nul  doute  — -  fût  arrivé  à  l'Elysée 
escorté  par  cent  cinquante  mille  citoyens  enthou- 
siastes, délirants,  fous  d'allégresse,  prêts  à  tout. 

»  Il  aurait  pu  sur  l'heure,  sans  la  moindre 
bataille,  prendre  la  place  de  M.  Grévy.  » 

A  Rochefort  maintenant  de  prendre  la  plume. 
11  a  à  sa  disposition  une  importante  tribune. 
C'est  L'Intransigeant.  Il  en  est  le  rédacteur  en 
chef.  Dans  le  premier  numéro,  qui  porte  la  date 
du  jeudi  15  juillet  1880,  figure  en  concordance 
du  calendrier  républicain  celle  de  27  messidor 
an  88.   Il  écrit  : 

«  Merci.  —  C'est  leslarmes  aux  yeux  que  j'avais 
quitté  mon  pays.  C'est  les  larmes  aux  yeux  que 
j'y  rentre.  Dans  le  train  de  Genève  à  Paris,  je 
ruminais  déjà  mon  premier  article,  projetant 
d'expliquer  à  nos  lecteurs  pourquoi  nous  avions 
adopté  pour  notre  journal  ce  titre  :  L'Intransi- 
geant, et  non  un  autre.  Nous  nous  réservions  de 
faire  comprendre  à  ceux  qu'il  effrayait  que  si, 
fût-ce  au  prix  des  travaux  forcés,  de  la  déporta- 
tion et  de  l'exil,  nous  avons  refusé  de  transiger 


29  1  IIEMU    ROCHEFORT 

avec   l'opportunisme,    l'opportunisme   non    plus 
n'avait  guère  transigé  avec  nous.   » 

La  péroraison  est  longue.  Elle  se  termine  sur 
ces  lignes  : 

EN  R'VENANT   DE  LA   NOCE 


f'INTfjANSÎSP    'f^G|f 
fi  *  îéT£ 


Charge  de  Pépin  ilans  Le  Grelot.  (18  novembre  1888). 

«  Ceux  de  mes  amis  dont  les  acclamations 
retentissent  encore  à  mes  oreilles  et  retentiront 
éternellement  dans  mon  cœur  savent  que  je  ne 
puis  rien  pour  eux,  que,  sans  ambition  et  sans 


LES    DERNIERES    ANNEES 


295 


calcul,  je  ne  serai  sans  doute  jamais  en  mesure 
de  les  remercier  efficacement  de  leurs  sympathies 
si  chaleureuses.  Le  dernier  des  Ribot  du  centre 
gauche  ou  le  plus  édenté  des  Dufaure  du  centre 
droit  pourrait  faire  pour  eux  cent  fois  plus  que 
mes  compagnons  et  moi,  proscrits  d'hier,  et  qui 
sait  ?  peut-être  de  demain. 

»  Mais  qu'importe  à  cette  généreuse  population 
parisienne  ?  Elle  suit  l'élan  qui  la  guide  vers  les 
déshérités  dont  elle  sait  n'avoir  à  attendre  aucun 
héritage.  Il  lui  suffit  de  montrer  quelques  bles- 
sures reçues  à  son  service  pour  qu'elle  trouve 
le  baume  qui  doit  les  guérir  et  pour  qu'elle  ferme 
instantanément,  par  la  seule  imposition  de  ses 
mains  bienfaisantes,  des  plaies  qui  saignent 
depuis  dix  ans.  » 

Et  ce  sont  pendant  cinq  années,  dans  L'Intran- 
sigeant, articles  sur  articles  du  polémiste.  Il  ne 
laisse  passer  ni  l'enterrement  de  Blanqui,  ni 
l'attentat  contre  le  tzar  Alexandre  II  de  Russie, 
ni  les  affaires  tunisiennes,  ni  la  mort  de  Gam- 
betta,  ni  la  chute  de  Jules  Ferry,  ni  la  mort  de 
Victor  Hugo  dont  il  suit  les  funérailles  an  milieu 
de  la  famille. 

Ce  sont  alors  les  élections  de  1885.  Rochefort 
qui  avait  été  deux  fois  député,  est  envoyé  à 
nouveau  à  la  Chambre  comme  élu  de  la  Seine. 
Il  ne  devait  pas  encore  cette  fois  y  rester  long- 
temps. Comme  il  avail  déposé  une  proposition 
d'amnistie,  qui  avait  été  repoussée  malgré  que  le 


296  HENRI     ROCHEFORT 

vote  sur  l'urgence  lui  eut  fait  espérer  un  abou- 
tissement, Rochefort  envoya  ce  billet  à  Floquet, 
président  de  la  Chambre  : 

«  Après  l'espèce  d'absolution  accordée  par  le 
Parlement  aux  spéculateurs  qui  ont  organisé 
l'expédition  du  Tonkin,  j'avais  espéré  que  l'am- 
nistie s'étendrait  aux  malheureux  qui  expient 
à  cette  heure  les  fautes  des  autres  dans  les  prisons 
et  les  bagnes  de  la  République. 

»  J'ai  promis  l'amnistie  à  mes  électeurs.  Il  ne 
m'est  pas  permis  de  la  leur  donner.  Je  ne  suis 
mal  heureusement  plus  d'âge  à  perdre  quatre  ans 
de  ma  vie  dans  des  luttes  où  je  me  vois  destiné 
à  être  perpétuellement  battu. 

»  Je  donne  ma  démission  de  député  de  la 
Seine.   » 

Bientôt  après,  le  député  démissionnaire  allait 
donner  une  réédition  des  Lanternes  parues  en 
France  en  1868.  M.  Victor- Havard,  qui  fut 
l'éditeur  des  grands  chroniqueurs  passés  et  qui 
avait  publié  déjà  quelques  volumes  de  Roche- 
fort,  avait  demandé  au  polémiste  de  réunir  ses 
premiers  pamphlets.  Et  M.  Victor- Havard  rap- 
pelait au  lanternier,  qui  était  également  pour  lui 
un  ami  de  vieille  date  : 

«  Toute  notre  génération  a  encore  dans  l'oreille 
ce  formidable  éclat  de  rire  qui,  l'année  1868,  en 
pleine  gloire  impériale,  éclatant  comme  un  coup 
de  tonnerre,  a  fait  craquer  les  assises  d'un  trône- 
La  force  redoutable  de  cette  arme  si  française, 


LES    DERNILRES    ANNEES 


297 


la   raillerie,  maniée  par  un  esprit  impitoyable, 

mordant,  gouailleur  et  acéré,  ne  s'était  jamais 


L'union  socialiste,  i>nr  Fertom.  (Le  Pilori.  19  juin   1898.) 

affirmée  d'une  façon  aussi  frappante  et  irrésis- 
tible,  » 
L'idée  était  trop  séduisante  pour  qu'  Henri  Ro- 


298 


HENRI    HOCIIEFORT 


chefort  hésitât  à  y  donner  suite;  et,  en  mars  1886, 
le  volume  paraissait,  précédé  d'un  avant- propos 
dans  lequel  le  pamphlétaire  disait  à  son  éditeur  : 

«  Vous  êtes  bien  bon  de  songer  à  rappeler  au 
public  le  souvenir  de  La  Lanterne.  77  me  paraît 
passablement  difficile  de  déterminer  l'influence 
qu'une  simple  brochure  a  pu  exercer  sur  les  des- 
tinées du  Gouvernement  impérial  mais  il  serait 
moral  et  consolant  qu'après  avoir  tant  fait  pour 
supprimer  la  presse,  ce  fut  précisément  par  la 
presse  qu'il  eût  péri. 

»  L'erreur  des  pouvoirs  qui  se  proclament  forts, 
est  de  croire  qu'en  réduisant  le  nombre  des  jour- 
naux, on  réduit  le  nombre  des  lecteurs.  Une  seule 
feuille  fait  ainsi  la  besogne  que  vingt  autres  se 
seraient  répartie.  Elle  n'en  devient  que  plus 
importante  et  conséquemment  plus  dangereuse 
pour  ceux  qu'elle  combat. 

»  De  même  qu'il  se  forme  sous  les  régimes 
despotiques  des  courants  de  servilisme  et  de  plati- 
tude, il  s'y  crée  aussi  des  courants  d'indépendance 
et  de  révolte.  La  Lanterne  a  surgi  tout  à  coup 
comme  pour  les  centraliser  tous.  Nous  avions 
alors  les  Dangeau  qui  mentionnaient  avec  toutes 
sortes  de  génuflexions  et  de  convexités  les  moindres 
actes  de  l'homme  de  décembre.  Je  me  suis  fait, 
à  mon  tour,  le  Dangeau  de  ses  folies  et  de  ses  méfaits 
que  je  me  suis  contenté  de  relater  fidèlement,  presque 
jour  par  jour,  et  mes  lecteurs  se  sont  chargés  des 
commentaires. 


LES    DERNIERES    ANNEES 


299 


»  Le  véritable  auteur  de  La  Lanterne,  ce  n'est 
pas  moi,  c'est  l'Empire.    » 

Mais,  dans  le  même  temps,  Rochefort  jugera 
plus  sévèrement  ses  Lanternes  parues  à  Bruxelles. 
11  demandera  à  M.  Victor- Havard  de  ne  point 
mettre  sous  les  yeux  de  ses  lecteurs  «  des  injures 
contre  l'impératrice  qui  est  vieille  et  veuve  et 
qui  ne  règne  plus  ».  Et  son  éditeur  devra  se  rendre 
à  de  si  justes  raisons. 


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301  » 


HENRI    ROCHEFORT 


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LES    DERMKRES    ANNEES 


301 


Paris,  l'.i  mai  1886, 


Mon  Cher  Havakd, 

Je  viens  de  relire  les  extraits  de  La  L'interne  de  Belgique  et  j'en 
suis  fort  troublé.  C'est  d'une  grossièreté  qui  s'expliquait  par  la 
fureur  d'un  proscrit,  mais  aujourd'hui  après  dix-sept  ans  remettre 
sous  les  yeux  des  lecteurs  des  injures  contre  l'impératrice  qui  est 
vieille  et  veuve  et  qui  ne  règne  plus,  contre  le  prince  impérial  qui 
est  mort  et  même  contre  la  Reine  d'Espagne  qui  n'est  plus  reine, 
ça  me  paraît  réellement  impossible.  Tous  les  gens  que  j'attaque  sont 
plus  ou  moins  disparus;  vraiment  je  suis  convaincu  que  cette  réédi- 
tion me  ferait  le  plus  grand  tort. 

Relisez  cela  et  vous  setez  de  mon  avis.  Je  sais  que   vous  avez  fait 
des  frais,  je  vous  en  dédommagerai.  Nous  trouverons  une  autre  com 
binaison  :  un   volume  de  mes  Grimsel  par  exemple  sur  lequel    vous 
vous  rembourserez  au   besoin,  mais   croyez-moi,  mon   cher   Havard, 
non-  piquerions  une  tête  formidable  en  republiant  ces  Lanternes  là. 

Je  voudrais  vous    voir.  Tout  à  vous. 


19  mai   1886. 


II.    ROCHEFOKT 


P.  S.    J'ai  essayé    de    faire  dis  coupures,  mais  il   aurait  fallu    tout 
Couper. 


302  HENRI    ROCHEFORT 

Rochefort,  qui  a  ses  coudées  franches,  va  se  pré- 
cipiter alors  dans  une  aventure  fertile  en  événe- 
ments et  en  dangers.  Elle  commence  au  passage 
du  général  Boulanger  au  Ministère  de  la  Guerre 
et  elle  va  se  terminer  par  la  condamnation  de 
l'ancien  député  de  la  Seine  à  la  déportation  per- 
pétuelle, qu'il  esquivera  en  gagnant  l'étranger. 

Rochefort  habitait,  à  cette  époque,  boulevard 
Rochechouart.  En  rentrant  chez  lui,  après  le 
déjeuner,  il  s'aperçut  que  sa  demeure  —  c'était 
l'ancien  hôtel  de  Troyon  —  était  surveillée  par  la 
police.  Mais  la  maison  avait  deux  issues.  Entrer 
par  l'une,  sortir  par  l'autre,  sauter  dans  un  fiacre 
et  se  faire  conduire  à  Saint- Denis,  prendre  un 
train  omnibus  pour  Oeil  et  de  là  attendre  l'ex- 
press de  Belgique  fut  le  plan  auquel  s'arrêta  le 
polémiste. 

«  J'atteignis  Mons  sans  aucun  accroc,  raconte- 
t-il,  et  il  n'était  que  temps  de  passer  entre  les 
doigts  de  la  police,  car  le  lendemain  matin,  au 
petit  jour,  un  commissaire  muni  d'un  mandat 
de  perquisition  et  d'arrêt  envahit  mon  domi- 
cile, flanqué  de  deux  mouchards  qui  mirent 
avec  d'autant  plus  de  rage  la  cage  sans  dessus 
dessous  qu'ils  eurent  tout  de  suite  la  certitude 
que  l'oiseau  s'était  envolé.    » 

C'est  alors  qu'il  se  passa  un  incident  comique 
dont  le  journaliste  se  saisit  pour  écrire  un  article 
doucement  ironique  dans  L' Intransigeant.  Roche- 
fort, qui  avait  une  passion  pour  les  chats,  en  avait 


LES    DERNIÈRES    ANNEES  303 

toujours  quelques-uns  autour  de  lui  à  son  domi- 
cile. En  la  circonstance,  les  pauvres  bêtes  furent 
enfermées  et...  mises  involontairement  sous 
scellés.  Il  s'empara  du  fait  en  publiant  sous  le 
titre  «  Les  Tueurs  de  chats  »  cette  lettre  dans 
son  journal.  «  Au  président  de  la  Société  protec- 
trice des  animaux.  —  Monsieur  le  Président.  — 
J'apprends,  par  l'Agence  Havas,  qu'on  vient  de 
mettre  mes  trois  chats  sous  scellés  comme  pré- 
venus de  complot,  d'embauchage  et  même  d'at- 
tentat à  la  pudeur  sur  la  personne  de  M.  Carnot. 

»  En  l'absence  de  toute  justice,  c'est  à  vous 
que  je  m'adresse,  monsieur  le  président.  Je  vous 
jure  que  mes  chats  sont  innocents.  Ils  n'ont 
jamais  commis  d'attentat  que  sur  des  morceaux 
de  mou.  Ils  sont  restés  totalement  étrangers  à  la 
politique. 

»  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  peindre  l'horreur 
de  leur  situation.  Enfermés  dans  la  cave,  sans 
aucune  communication  avec  la  bonne  qui  les 
nourrissait,  celle-ci  ne  peut  leur  faire  parvenir 
leurs  aliments  sans  se  rendre  coupable  de  bris  de 
scellés,  ce  qui  entraînerait  pour  elle  une  peine 
de  six  mois  de  prison.  D'autre  part,  les  laisser  le 
ventre  vide  jusqu'à  ce  que  la  Haute-Cour  ait 
rendu  en  leur  faveur  une  ordonnance  de  non-lieu 
ou  décidé  qu'elle  les  transformerait  en  gibelotte, 
c'est  les  exposer  à  devenir  enragés,  ce  qui  ferait 
d'eux  un  danger  bien  autrement  grave  pour  la 
société. 


304  HENRI    ROCHEFORT 

»  Ces  animaux  inofïensifs  ne  doivent  absolu- 
ment rien  comprendre  à  la  terrible  accusation  qui 
pèse  sur  eux.  Je  n'ose  pas  croire  qu'eux  aussi 
aient  été  atteints  par  la  fièvre  du  boulangisme. 
Cependant,  je  dois  reconnaître  que  le  plus  gros 
des  trois,  un  beau  chat  noir  que  j'avais  appelé 
Moricaud,  se  perchait  souvent  sur  mon  épaule 
pendant  que  j'écrivais  mes  articles.  Peut-être, 
à  force  de  tremper  ses  pattes  dans  mon  encrier, 
a-t-il  pris  aussi  les  parlementaires  en  aversion.  » 

Rochefort  arrivé  à  Londres  s'installe  dans  un 
hôtel  français.  L Intransigeant  lui  sert  d'inter- 
médiaire. Et,  quand  la  Haute  Cour  est  constituée 
pour  le  juger,  il  résume  ainsi  dans  ses  colonnes 
son  opinion  sur  l'opportunité  pour  lui  de  prendre 
un  avocat  : 

«  Si  pour  donner  la  mesure  de  notre  esprit  de 
conciliation,  il  nous  faut  absolument  nous  adres- 
ser à  un  défenseur,  nous  en  connaissons  un  que 
nous  préférerions  à  tout  autre  et  que  nous  prenons 
la  liberté  d'indiquer  au  président  Merlin.  Ce 
défenseur,  c'est  Gambronne. 

Nous  le  prierions  de  se  former  en  carré,  puis, 
pour  toute  plaidoirie,  de  rééditer  spécialement 
à  l'adresse  de  la  Haute  Cour  le  mot  qui  l'a  illustré 
et  qui  demeurera  bien  autrement  historique  que 
la  nuit  à  propos  de  laquelle  la  Commission  des 
Neuf  a  déjà  entendu  tant  de  témoins.  » 

Puis  le  16  août  1889,  comme  dernière  protes- 
tation, comme  dernière  scène  de  cet  accès  de 


LES    DERN1I  RES     INNEES  .'»<  '•> 

Boulangisme  qui  lui  coûtait  l'exil  encore  une  fois, 
Rochefort  lit  publier  le  placard  suivant  dans  nu 
journal  fidèle  : 

«  Aux  honnêtes  gens.  —  L'exécution  sommaire 
que  les  adversaires  du  parti  républicain  national 
qualifient  de  jugement  de  la  Haute  Cour  est, 
personne  ne  l'ignore,  le  résultat  d'un  pacte  conclu 
entre  la  majorité  d'une  Chambre  déshonorée  et 
celle  d'un  Sénat  à  jamais  condamné  par  le  pays. 

o  La  première  a  dit  au  second  : 

-  Débarrassez-nous  des  hommes  qui  nous 
menacent  dans  notre  réélection,  moyennanl  quoi 
nous  vous  laisserons  vivre. 

»  El  les  fougueux  révisionnistes  qui,  en  tête 
de  leurs  programmes  électoraux,  avaient  inscrit 
la  suppression  du  Sénat,  déclarenl  aujourd'hui 
qu'il  a  sauvé  la  République.  Le  peuple  ne  s.' 
trompera  pas  aux  motifs  qui  ont  dicté  ce  marché 
honteux.  Le  suffrage  universel  actuellement  à 
plat  ventre  devant  le  suffrage  restreint,  la  sécu- 
rité des  citoyens,  l'honneur  de  la  nation  tombés 
entre  les  mains  des  complices  de  Ferry,  tel  est  le 
résultat  de  la  monstrueuse  iniquité  commise 
à  notre  égard.  Les  véritables  chefs  de  la  Répu- 
blique sénatoriale  sont,  à  cette  heure,  le  faux 
témoin  Alibert  et  l'escroc  Buret. 

«  Mais  cette  orgie  d'arbitraire,  de  calomnies 
et  de  forfaiture  touche  heureusement  à  sa  fin. 
M;i]gré  les  nouveaux  coups  d'État  qui  s'éla- 
borent dans  l'ombre,  nous  avons  confiance  dans 

20 


.'!<>('»  HENRI    ROCHEFORT 

la  fermeté  du  corps  électoral.  Nous  en  appelons 
donc  du  mensonge  à  la  vérité  et  de  la  dictature 
de  la  boue  à  la  République  honnête.  »  Rochefort, 
Boulanger  et  Arthur  Dillon,  les  trois  condamnés, 
avaient  mis  leurs  noms  au  bas  de  ce  placard. 

Rochefort,  pour  occuper  son  temps  et  sa  plume, 
écrivait  régulièrement  ses  articles  pour  L Intran- 
sigeant. C'étaient,  à  vrai  dire,  bien  plutôt  des 
campagnes  que  des  chroniques.  Et  Constans,  le 
Ministre  de  l'Intérieur  en  fit  longtemps  les 
frais.  A  Gil  Bios  aussi,  l'écrivain  donna  des 
articles.  Ils  n'étaient  point,  d'ailleurs,  signés 
de  son  nom.  Il  avait  pris  un  pseudonyme,  Grimsel, 
nom  qu'un  triste  souvenir  qui  se  rattache  à  ses 
années  de  jeunesse  lui  avait  fait  se  rappeler  (1). 

Il  avait  publié  également,  presque  toujours 
en  feuilletons,  un  certain  nombre  de  romans. 
C'étaient  Mademoiselle  Bismark  qui  lut  son 
premier  feuilleton  de  D  Intransigeant;  puis  Le 
Palefrenier.  Il  fit  paraître  aussi  L'Évadé  dans 
Le  Rappel. 

C'est  alors  que  lui  parvient  le  bruit  que  le 
conseil  des  ministres  discute  en  sa  faveur  un 
projet  de  grâce. 

Une  telle  mesure  ne  pouvait  être  acceptée  par 
lui.   Pour  rentrer   en    France,  il    ne   souhaitait 


(i)  Au  mont  Grimsel,  en  Suisse,  un  camarade  de  classes  de  Roche- 
fort avait  été  assassiné  par  un  aubergiste,  au  cours  d'un  voyage 
auquel  l'écrivain  renonça  au  dernier  moment,  ce  qui,  à  peu  près 
certainement,  lui  sauva  la  vie. 


LES    DERNIÈRES    ANNEES  307 

qu'une  chose,  l'amnistie.  Mais  l'amnistie  même, 
pleine  et  entière  était  une  condition  sine  qua 
non. 

Donc,  pour  couper  court  à  des  bruits  qu'il  se 
plaisait  à  juger  fâcheux  il  écrit  dans  L'Intran- 
sigeant sous  le  titre  :  La  Clémence  d'Auguste, 
une  longue  protestation  qui  commence  ainsi  : 

«  Je  me  Vois  obligé  d'emprunter  le  langage  de 
Racine  pour  exprimer  mon  étonnement.  En  effet  : 

Un  bruit  assez  étrange  est  venu  jusqu'à  moi. 
Seigneur,  je  l'ai  jugé  trop  peu  digne  de  foi, 
On  dit,  et  sans  terreur  je  ne  puis  le  redire 

que  le  Gouvernement,  décidé  à  s'opposer  à 
l'amnistie,  se  montrerait  clément  et  paternel  au 
point  de  m' octroyer  ma  grâce.  Si  telle  est  son 
intention,  j'aime  mieux  lui  déclarer  tout  de 
suite  que  je  ne  l'accepterai  pas.  Je  crois  ainsi  lui 
épargner  un  affront,  rien  n'étant  humiliant 
comme  d'offrir  la  croix  d'honneur  à  quelqu'un 
qui  vous  la  renvoie  sous  enveloppe. 

»  N'ayant  jamais  su  pourquoi  j'ai  été  con- 
damné, je  ne  sais  pas  davantage  pourquoi  on 
me  gracierait.  Du  procès  sénatorial  qu'on  nous 
a  intenté,  à  Boulanger  et  à  moi,  il  n'est  guère 
resté  qu'un  mot  prononcé  par  un  do  nos  accu- 
sateurs :  «  En  politique,  il  n'y  a  pas  de  justice!  » 
Or,  là  où  il  n'y  a  pas  d<>  justice,  comment  y 
aurait-il  grâce  ?  » 

Et  il  ajoutait  encore  ces  mois  : 


308 


HENRI    ROCHEFORT 


«  J'accepterais  l'amnistie  parce  que  c'est  une 
loi  votée  par  la  Chambre  et  que  nul  n'est  censé 
ignorer  la  loi.  » 

Il  fallut  à  ce  combattant  impénitent  accorder 
l'amnistie.  Ce  fut  un  des  premiers  gestes  de 
Félix  Faure  quand  il  arriva  au  pouvoir.  L'exilé 
ne  perdit  point  une  minute.  Le  2  février  il  s'em- 
barquait à  bord  du  Foam,  petit  vapeur  faisant 
le  service  de  la  Manche. 

Encore  une  fois  Henri  Rochefort  se  retrouvait 
à  Paris. 

Ce  n'étaient  plus  hélas  !  les  triomphes  qu'il 
avait  connus  quinze  ans  auparavant.  Si  la  fin  de 
sa  carrière  ne  fut  pas  sans  éclat,  la  foule  l'avait 
abandonné  et  il  n'essaya  pas  de  la  ressaisir.  Son 
rôle  était  à  peu  près  terminé.  Sagement,  il 
s'écarta  des  aventures  et  publia  celles  de  sa  vie* 

Le  1er  juillet  1913,  dans  la  ville  d'Aix-les- 
Bains  où  il  se  soignait,  il  expira  au  milieu  des 
siens.  Il  était  dans  sa  quatre-vingt-troisième 
année.  Sa  vie  d'agitation  et  de  rêves,  de  rêves 
jamais  réalisés,  d'ascensions  et  de  défaites,  de 
défaites  peut-être  injustes,  était  finie.  Bien  que 
jusqu'à  son  dernier  souffle  il  continuât  à  donner 
son  article  quotidien  à  La  Patrie  qui  l'avait 
accueilli  et  qu'il  prouvât  qu'en  dépit  de  tout 
et  de  tous  il  avait  conservé  son  esprit  caus- 
tique,  il  pensait  avoir  assez  fait  pour  sa  cause. 

Sa  cause  ?  La  comprit-il  lui-même  ? 


TABLES 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 


A  bout  (Edmond),  77,  80. 
Adam  (Edmond),  278,   282. 
Affre  (Mgr),  2Ô. 
Albiot,  ao5,  20G,  212. 
Aldama  (de),  77,  78. 
Alexandre  II  (Tsar),  290. 
Alibert,  3o5. 
Angevin,  28a. 
Angot  des  Rotoirs,  1 58 
Anquetin,  32. 
Arago  (Emmanuel),   2">o. 
Arc  (Jeanne  d"),  8g. 
Arnoi  ld  (Artliur),  217,  222,  280. 
Artois  (Comte  d'),  aG3. 
Audebrand  (Philibert),  45. 
Ai  mâle  (Henri  d'Orléans  duc  d'), 
m,   112,   175. 


Badinguet,  i48. 

Balliére  (Achille),  274,  270,  277. 

Bancel  ^Désiré),  192,  196,    197. 

Barbes    Armand),  185,   195. 

Barbet    d'Aurevilly,  x.  Go,    i4i. 

Barbieux    Albert),    186. 

Barlet,  17,  23g. 

Barociie  (Pierre  Jules),  1/40,   1 56, 

i.r>7,  i58. 
Barociie  (Ernest,  fils   du    précé 

derd),  1D7,   i.">S,   i5g,    1G0. 
Barrière  (Théodore),  5o. 
Baudin,  36. 

Bâtard (Jean-François-Al lied),  8. 
Bâtard  (frère  du  précédent),  3g. 
Bazire,  289. 

Beaufort  (duc  de),   292. 
Bedeal    général),  34,  36. 


Belot  (Adolphe),  159,  161. 
Benett  (James  Gordon), 279, 

•282. 
Benivieni,  172. 
Béranger  (Henri).  13,  15,  16 

27. 
Berlioz  (Hector),  33. 
Bischoffsheim,  112. 
Blain  des  Cormiers,  158. 
Blanc  (Louis),  256. 
Blanqui,  253,  289,  295. 
Blum  (Ernest),  73,  85,    111, 
Bocher,  111,  175. 
Bochet  (Léon),  89. 
Bonaparte  (Jérôme),  7!*. 
Bonaparte  (Louis-Napoléon) 

Napoléon  III. 
Bonaparte  (Lucien),  220. 
Bonaparte    Pierre),  vu, 220, 

2-22,    223.  224,   225.    226, 

233,  237,  243. 
Borgia  (les),  227. 
Boucher  (François),  17G. 
Boulanger   (général),    302, 

307. 
B01  ■>  11:11  (Alexis),  239. 
Bréa  (général),  26. 
Breuillé,  217. 
Broi  ssel,  292. 
Bri  ,  32,  33. 
Bi  1  foNj   15G. 
lii  re  1 ,  305. 
l'.i  sst    de  1.  voir  Mardi  ail. 


Ca  mbronne,  304. 
Canrobert,  125.  23(1. 
Cani  agrel,  197,  212. 
I  1 11  mu     Ernest),  50. 


280, 
,17, 


221, 
227, 


306, 


312 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Caraguel  (Clément),  55,  50. 

Garjat  (Etienne),  vu. 

Carmouche,  8. 

Carnot  (Hippolyle),  214,  215. 

Carnot  (Sadij,  303. 

Carrel  (Armand),  54. 

Carrelet  (général),  3(1. 

Cartouche,  156. 

Cassagnac  'Paul  de),  89,  90,  123, 
221. 

Cavaignac  (général),  34,  36. 

Cavaignac  (Mme,  femme  du  pré- 
cédent), 155. 

Cazot,  292. 

Cellier  (Francine),  72. 

Challemel-Lacour,  121. 

Cham  (Amédée  de  Noë,  dit),  47, 
56,  73,  254,  255. 

Ciiangarnier  (général),  34,  36, 

Charras  (général),  34. 

Cha.ucha.rd,  180,  181. 

Chavette  (Eugène),  85,  102. 

Chevalier  (Auguste),  33. 

ClIOLER,    73. 

Choquart,  11- 

ClIRISTIE,   179. 

Clairville  (Louis-François  Nico- 

laie,  dit),  32,  33,  73. 
Clément  (J.-B.),  244. 

I  lOENASS,    151. 

Commerson (Jean-Louis  Auguste) j 

45,  65,  66,  07,  70. 

CoNDE,   6. 

Constans  (Jean  Antoine-Ernest), 
x,306. 

(Montant  (Emile),  107. 

Corneille,  84. 

Corot  (Jean- Baptiste-Camille) , 
108,  169. 

cottenet,  17. 

Cournet, 254. 

Crémieux  (Isaac-Moïse  dit  Adol- 
phe i,  v  m,  250. 

Ci  im  i   (M»e),  05. 

I    I    ÏÉO    I>'«  >K\A  V),    J5. 

Cuyp  (Albert),  175. 


Dangeau,  298. 

Dangerville  (Henri) ,  pseudo- 
nyme de  Henri  Rochefort,  244. 

Dartois,  8. 

Daudet  (Alphonse),  45,  40,  47, 
57,  58. 

Declerck,  53. 

Delattre,  194. 

Delhrecht  (Voir  DeU'Bright).' 

Delescluze,  121,  230,  231,  253. 

Dell'Bright,  57,  58. 

Delord  (Taxile),  55,  50,  220. 

Del  val  (Alfred  ,  45. 

Demogeot  (Jacques),  18,  19. 

Denfert-Bochereau,  89. 

Deulin    Charles),  170. 

Dereuve   'Simon),  235. 

Destrem  (Mme),  289,  290. 

Dillon  (Arthur),  300. 

Donatello,  172, 173,  174. 

Dorian  (Pierre-Frédéric),  vu. 

dorheuil,  70. 

Dru mont,  39. 

Du  Barry  (marquise),  0. 

Dubuisson,  110,  119,  120,  140. 

Duckftt  i  William),  32. 

Dufaure,  295. 

Dufaux  (Frédéric),  284. 

Di  mas  (Alexandre),  41,  42,  113, 
114. 

i)l   MONT,    111,    120. 

Dlpin,  34. 
Dupont  (Paul),  97. 
Duportal  (Armand),  247. 
Duvergu.h,  199. 


Erckmann  Chatrian,  1. 

i  i  <.  i  mi  in  Mon  rwo  (Impératrice), 
283,  299). 


Fargi  in.  (MHe  .  50. 
Faure  (Félix),  308. 


INDEX    ALPHABETIQUE 


313 


Favre  (Jules),  vu,  194,  195,  197, 

198,  203,  249,  250,  253,  261. 
Ferry  (Jules),  250,  252,  253.  292, 

295,  305. 
Floqiet  (Charles),  201,  293. 
FLOLRENS(Gustave).  217,228,  231, 

232,   239,   241,   244,  250,   251, 

253,  254. 
Fonvielle  (Arthur  de),  248. 
Fo.nvielle  (Ulric   de),    221.  223, 

224,  232,248. 
Fouquier  (Henri),  89. 
Freyci.net  (de),  288,  292. 
Fuaudès,  65. 

G 

Gahrielli,  70. 

Gambetta  (Léon),  192,  196,  197, 

201,  202,  212,    235,    250,    287. 

288,  292,  295. 
Ganesco  (Grégoryi,   137. 
Ga.biba.ldi,  252,  :  58. 
Garnier-PagÈs,  250. 
Gâtâtes  (Léon  .  45. 
Genolde  (Antoine-Eugène  de),  7. 
Giaccomelli  (Hector),  49,  50,  51, 

52,  67. 
Gill  (André  ,  108. 

GlORDAXO  (Llll-Hs),    166. 

Girardin  (Emile  de),  112,  113. 

Glais-Bizi  un.  250. 

Godart  (Eugène),  101». 

Grange,  73. 

Granier  de  Cassagxac,  90. 

Grasthille   (Bastien),  274,   275. 

276.  277. 
Grégoire,  54,  168,  254. 
Grévi  (Jules),  286,  292,  293. 
Grimsel  (pseudonyme  tic  Henri 

Rochefort.  306. 
GROussET(Paschal),  217,221,223, 

22i,    225.   233,   235,  244,   248, 

271,272,273,  274,  276. 
(  li  éronniî  ki  (  \rthur  de  la  i,  151 
» .(  i  sde  (Jules),  285. 

(  il   1LLEMOT  ((  '•'•i  brirl  i,    50,    51  . 


GuiLLOTIN,    6. 

Guise  (Ducs  de),  292. 
Guizot,  33. 

H 

Halévy,  79. 
Hamard,  182. 

Hardi  de  Ragefort  (pseudonyme 
du  Rédacteur  de  V Eteignait-,  141 . 
Haussmann  (baron),  72,  174. 
Havard  (.Victor),  296,  299. 

HÉBERT,   17. 

Hébert  (fils  du  précédent),  17. 

Hertfort  (marquis  d').  166. 

Hervé  (Florimond  Rongé, dit),  64. 

Hervillt    Ernest  d'),  289. 

Hlart  (Louis),  54,  55,  56,  254. 

Hubert  (Robert  ,  178. 

HuGo(Charles),  143,144,  152,159, 
160,  161,  177,  186,195. 

Hugo  (Mme  Charles),  161. 

Hugo  (François-Victor),  143.  144, 
159,  160,  185,  186. 

Hugo  (Victor),  x,  1,  13,  83,  84,  89, 
143,  lii.  [45,  150,  151,  161, 
162,  H  3,  164,  175,  176,  177, 
185,  186,  205,251,  291,  295. 

Humbert  (Alphonse),  141. 


l\i;HFsiJcaii-Augu  s1  «Dominique), 
171. 


Jacquot  (voir  Mirecourt). 

Janin  (Jules),  3  !. 

Jat,  35,  37. 

I.i  rde  (Francis),  272,   273,  274. 

277. 
Ji  ii  \.v  (J.),  53. 


LaCaze  (docteur),   174. 

La  Fayette,  292. 

La  <ii  éronnière  (Arthur  de).  151, 

Laisam      '-m 


:n4 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Lamartine,  33. 

Lambert-Thiboust,  99,  100,  101. 

Lamoricière  (général),  34,  36. 

Landseer  (Sir  Edwin  Henry),  179. 

Laxglé  (Jules -Adolphe -Ferdi- 
nand), 8. 

Laprade  (Victor  de),  1. 

Larozerie,  164,  171. 

Larr,  26. 

Laurier,  212. 

Laussedat  (colonel),  159. 

Laussedat  (docteur),  159,  160. 

La  Valette  (de),  137. 

Law,  274,  277. 

Lawrence  (Thomas),  180. 

Leflù  (général),  34,  36. 

Lefkanc,  87. 

Lemerre  (Julien),  97. 

Lépine,  182. 

Leroy  (Louis),  59. 

Lespès  (Léo),  91,  92. 

Lockroy  (Edouard),  142,  289. 

Lorrain,  12. 

Loudières,  18. 

Louis-Philippe,  8,  18,  23. 

Louis  XVIII,  7. 

Lourdoueix  ( Jacques  -  Honoré 
Lelarge,  baron  de),  7. 

Luçay  (comtes  de),  5. 

Lucay  (Henri  de),  pseudonyme 
d'Henri  Rochefort. 

M 

Madier  de  Montjau,  185. 

M  \onasco,  176. 

Malon,  258. 

Marchall,  135. 

Mauet  (Henry),  265. 

M  a  ht  ain  ville    (Alphonse-Louis- 

Dieudonné),  7,  8. 
Marx  (Adrien),  7!. 
Mai  pas  (de),  37,  125. 
Meilhac,  79. 
MÉGT,  251. 


Mephistotélés  (Pseudonyme  d'un 

des    rédacteurs    du    Diable    à 

Quatre),  142. 
Merle  (Jean-Toussaint),  8. 
Merlin,  304. 

Merruau  (Charles),  31,  71,  72. 
Merruau  (Paul),  30,31. 
Meurice  (Paul),  186,  192. 
Michel  (Louise),  270. 
Michel  (de  Bourges),  34. 
Millaud  (Polydore),  85,  86,  94. 
Millière  (Jean-Baptiste),  217,222, 

244. 
Mirabeau,  292. 
Mirecourt,  52,  53. 
Monselet  (Charles),  60,  73,  86. 
Montalembert  (Charles  Forbes  de 

Tyron),  1. 
Montbrun  (comtes  de),  29. 
Montbrun  (comtesse  de),  28,  29. 
Montesquieu,  81. 
Montholon  (général  de);  33. 
Montpensier  (duc  de),  12,  27. 
Morny  (Charles-Auguste,  duc  de), 

81.  83,93,  94. 
Moskowa  (prince  de  la),  103. 
Mouriez,  66,  67,  68,  69. 
Moirot  (Eugène),  262,  263,  265, 

266,  267. 
Mourût,  251. 

Mlrat    (prince  Achille),  78,  79. 
Mi  rger  (Henri),  30. 

N 

Napoléon  I«r,  13. 

Napoléon  III,  34,  35.  36,  81,  107, 

109,  125,  147,  148,149.  152,218, 

220. 
Nattier  (Jean-Marc),  176. 
Nkfftzer,  121. 
\ey  (Maréchal),  103. 
Nu  i  (VERKERS.E  (  A  lfred-Émilien, 

comte  de),  170;   171,    172    173. 
Nodier  (Charles),  8. 
Noir  (Louis),  230,  232. 


INDEX    ALPHABETIQUE 


315 


Noir  (Victor),  vu,   220,  221,  223, 

224,  225,  227,  228,  233. 
Noriac  (Jules),  77,  87. 


O'Kelly  (James),  279,  281. 
Ollimer  (Emile),  117,    118,  121, 

220,  226,  227,  228,  229, 235,  236, 

238. 
Ordinaire,  241. 
Orléans  (les  d'),  111,  112,  175. 
Orsini,  213. 

P 

Pain  (Olivier),  220,  244.  247,  248, 

254.  272.273,  274,  27(5,  277,  278, 

279,289,  290,  291. 
Paris  (comte  de),  23. 
Patterson  (Jérôme),  79. 
Patterson  (M"e),  79. 
PÉARi.  (Cora),  78. 
Pelleta*  (Eugène),  121,  250. 
Persigny  (Jean-Victor-Fialiu,  duc 

de),  106,  125, 132,  149,  157, 158. 
Peyrat, 120 

Philippe  le  Hardi,  5,  26. 
Picard  (Ernest)  vu,  12 1 ,  250,  261. 
Pie  IX,  131. 

Pietri  (Pierre-Marie),  107. 
Pinard  (Pierre-Ërnest),  110,  121, 

125,  133,  149. 
Pllnkett,  10U. 
Pollet  'Victor-Florence,  17s. 
Ponsard    François),  57. 
Pol.LAIN  I)F.   Bossa y,  21),  26. 
Poussin  (Nicolas  ,  171 . 
Pradier  (James  ,  17s. 
Prévost-Paradol,  96,  97. 
Privât  d'Angi.lmont,  45. 
Provence  (comte  de),  5. 
Pyat-Félix,  253. 


QUESNAULT,    17. 

Quesnauli  (fils  du  précédent),  17. 


R 

Rabelais,  186. 

Racine,  84,  307. 

Ranc  (Arthur,  121,  258. 

Raphaël,  171,  178. 

Raspail  (François),   197 

Renan,  87. 

Renault  (général),  36. 

Ribéra  (José),  166. 

Ribot,  295. 

Rigault  (Raoul),  217. 

Rochefort  (instituteur),  155, 156. 

Rochefort  (Armand  de),  Voir 
marquis  Claude  de  Rochefort- 
Luçay. 

Rochefort  (Guy  de),  5,  26. 

Rochefort  (Mme  Henri).  155,  168. 

Roi  hefort  (Octave),  243. 

Rùchefort-Luçay  (marquis  de), 
5,  6,  263. 

Rochefort-Luçay  (marquise  de), 
femme  du  précédent,  7. 

Rochefort-Luçay  'marquis  Clau- 
de-Armand de),  8,  24,  27,  29-, 
51,53.  K5. 

Rochefort-Luçay  (Mme  Marie- 
Françoise  de,  femme  du  précé- 
dent), 5,  23,  38. 

Rochette,  134. 

Rogeard 'Louis-Auguste), x,  1,109, 
110. 

Roqueplan  (Louis- Victor-Nestor), 
167. 

Hossignol  (Léon  ,  45,  47,  48,  91, 
98. 

Roi  get  de  Lisle(  Claude-Joseph), 
246. 

Rouher  (Eugène),  106,  125,  137, 
149. 

RUTSDAÊL,    175. 


Saint-Loi  p  (Mme  de),  76. 
Saint-Maur  (M""'  de),  9. 
Saint-Hemy  (de),  pseudonyme  du 
duc  de  Morny. 


arc 


INDEX    ALPHABETIQUE 


Salmon,  voir  Victor  Noir. 
Salvator  Rosa,17G,  177. 
Sano,  171,  172,  173. 
Sarcey  (Francisque  ,  0:1. 
Sardou    Victorien),  112. 
Savart, 197. 

ScHESDERSLAGHE,    161. 

Schneider,  242. 
Schneider  (Hortense),  112. 
Scholl  (Aurélien),  45,  00. 
Scribe  (Eugène),  50,  51. 
Second  (Albéric),  81. 
Secondigné,  141. 
Sibour  (Mg),  25,  27. 
Simos  (Jules),  178,  250,  253. 
Siraudin  (Paul),  95,  111,  175. 
Soulouque  (Faustin),  107. 
Stamir  (voir  Stamirowki). 
Stamirowki,  134. 


Thiers,  vu, 253,  259,  201,  283. 

Tiéfolo, 170. 

Titien   (Tiziano  Vecellio  dit  le), 

178. 
Toigny  (Emile).  04. 
Trestaillon,  130. 
Tridon,  258. 
Tttiu  Timothée),  voir    Léo   Les- 

pès. 
Trochu  (général),  vu,    250,  252. 

257. 


Ulbach  (Louisi,  x,70,  142,254. 


Vacquerie,  180. 

Vallès  (Jules),  52,  53,  54,  212, 
233. 

Varin,  70. 

Véron  (Pierre),  45,  48,  58,  59,  73, 
109. 

Vésale  (André),  62,  03. 

Veuillot  (Louis),  1,  121. 

Villemessant  ( Hippoly te-A ugus- 
te  Cartier  de),  vi,  70,  77,  80, 
82,  83,  85,  80,  92,  93,  94,  95, 
97,  102,  103,  105,  100,  107,  108, 
109,  111,  112,  138,  139,  140, 
142,170,  190,  191,  214,  215. 

Villemot  (Auguste),  01,  77,  86. 

Vinoy  ^général),  200. 

Viollet-Leduc,  33. 

Voltaire,  292. 

W 

Walewski,  149. 

Watteau    (Jean-Antoine),      171, 

178. 
Wolff  (Albert),  73, 108,  120, 109. 
Woods,  179. 


TABLE     DES    MATIÈRES 


i 

LE    GRAND    PAMPHLÉTAIRE 
ORIGINES   —    ENFANCE    —   JEUNESSE 

Henri  Rochefort.  —  Sa  naissance.  —  Ses  ancêtres.  —  Armand 
de  Rochefort .  son  père.  —  L'enfance  d'Henri.  —  Au  château 
d'Orléans.  —  Retour  à  Paris.  — A  l'école.  —  Au  Lycée.  — 
II  écrit  en  vers  à  Béranger.  —  Déranger  lui  répond  en  prose. 

—  1848.  —  Latin   et  politique.  —  Évasion  du  Lycée.   — 
•   Son  proviseur  l'accueille  à  nouveau.  —  Il  fonde  un  journal. 

—  L'insurrection   de    Juin.    —    L'Archevêque   Sibour.   — 
1850;  il  est  bachelier 1 

II 

L'EMPLOYÉ  A  L'HOTEL  DE  VILLE 

Rochefort  prépare  sa  médecine:  il  y  renonce  bientôt.  l'rofes- 
seur  de  latin.  —  Visite  à  Henri  Milrger.  —  Entrée  à  VHôtel 
de  Ville.  —  Le  Dictionnaire  de  la  conversation.  —  Le 
Coup  d'État.  —  Visite  aux  barricades.  —  La  conscription. 
-  L'avancement  à  l'Hôtel  de  Ville.  —  Rochefort  veut  être 
journaliste 27 

III 
PREMIERS   ESSAIS  LITTÉRAIRES 

Le  Mousquetaire  de  Dumas:  Rochefort  y  signe  sou  premier  ar- 
ticle.—  Il  fait  des  rns;  il  est  lauréat  des  jeux  Floraux  de 
Toulouse.—  Il  fait  la  connaissance  d'Alphonse  Daudet.  — 
La  Presse  Théâtrale  ;  il  y  fait  la  critique  théâtrale.  vie 
de  famille.  —  Son  premier  roman,  signé  Mirecourt.  —  Ro- 
chefort fonde  La  Chronique  Parisienne.  —  Collaboration  au 
Charivari. —  Son  premier  duel,  Aurélien  Scholl.  —  Le 
Nain  Jaune;  Roeheforten  fait  partie.    -La censure    ...      il 


318  TABLE    DF.S    HAT1ÈRES 

IV 
LE    VAUDEVILLISTE 


Retour  en  arrière.  —  Une  tragédie  :  André  Vésale.  —  Un 
il rmne:  La  Page  Manche.—  Un  vaudeville:  La  Champenoise 
en  loterie.  —  Premières  répétitions.  —  Mademoiselle  Cuinet. 

—  Collaboration  avec  Commerson  :  Un  Monsieur  bien  mis. 

—  Le  Père  Mouriez.  —  Les  Roueries  d'une  Ingénue.  —  Émo- 
tions d'auteur.  —  Francine  Cellier.  —  Le  Préfet  Ilaussmann. 

—  Roche  fort  est  nommé  suas-inspecteur  des  Beaux-Arts.  — 

Il  démissionne.  —  Sa  production  dramatique 62 


V 
LE    CHRONIQUEUR 

Villemessant,  directeur  du  Figaro.  —  Entrée  de  Rochefort  au 
Figaro.  —  Deux  duels.  —  Ses  chroniques.  —  Sanctions  contre 
la  presse.  —  Polydore  Mitliud,  directeur  du  Soleil.  —  Ro- 
chefort collabore  au  Soleil.  —  Renan  et  Les  Apùtres.  —  Les 
Français  de  la  Décadence.  —  Timothêe  Trim.  —  Rochefort 
et  de  Morny.—  Retour  ait  Figaro.  — Polémique.  —  La  Grande 
Bohqme.  —  Prévost-Paradol.  —  ('.uniment  travaille  Roche- 
fort. —  Une  histoire  qui  aurait  pu  mal  tourner.  —  Les 
dîners  chez  Chavette.  —  Rochefort  refuse  de  se  battre     .     .      75 

VI 

AVANT    LA    LANTERNE 

Le  Figaro  politique.  —  Rochefort  en  est  exclu  sur  la  demande 
du  Ministère.  —  Rogeard  et  Les  Propos  de  Labiénus.  —  Nou- 
velle loi  sur  la  presse.  —  Rochefort  fonde  La  Lanterne.  - 
.Ses  commanditaires.  —  Offres  du  duc  d'Aumale.  —  Emile 
de  Qirardin  fixe  le  prix  de  rente  du  pamphlet.  —  La  reprise 
de  Kean  q  l'Odéon,    -   Popularité  de  Rochefort 105 


TABLE    DES    MATIERES  319 

VII 

LA    LANTERNE 

30  mai  i868.  -—  La  vente  de  La  Lanterne.  —  Son  succès.  — 
Aux  bureaux  du  nouveau  journal.  —  L'imprimeur  Dubuis- 
son.  —  Les  admiratrices  de  Rochefort.  —  Un  tirage  impo- 
sant. —  Une  opinion  d'Emile  Ollivier.  —  Le  premier  article 
de  La  Lanterne.  —  Son  influence ltô 

VIII 

LANTERNE   ET    PETITES    LANTERNES 

Le  second  numéro  de  La  Lanterne.  —  Les  numéros  suivants. 

—  Quelques  boutades.  — Méthode  de  travail.  — Première  sai- 
sie. —  Premier  procès.  —  Première  condamnation.  —  La 
onzième  Lanterne.  —  Perquisition  et  saisie.  —  Rochefort 
se  réfugie  en  Relgique.  —  Seconde  condamnation.  —  Lan- 
ternes en  imitation 1:27 

IX 

LE    POLÉMISTE    A    BRUXELLES 

L'arrivée  de  Rochefort  a  Bruxelles.  —  La  maison  de  Victor 
Hugo.  —  Le  poète  offre  à  Rochefort  l'hospitalité  de  sa  de- 
meure.—  On  édite  La  Lanterne  à  Bruxelles.—  La  mystifica- 
tion de  Badinguet.  —  Comment  La  Lanterne  pénètre  en 
France.  —  Ruses  et  stratagèmes.  Polémique  violente.  — 
Encore  un  duel.  —  Le  succès  d'un  maître  d'urines.  —  Ro- 
chefort et  l'Art 143 

X 

L'AMATEUR    D'ART 

Rochefort  amateur  d'  Irt.    -  Le  lit  de  l'Empereur  du  Mexique. 

—  Second  retour  en  arrière.  —  Les  leçons  d'un  restaura- 
teur. —  les  flâneries  à  l'Hôtel  Drouot.  Enchères  et  suren- 
chères.   -  Une  expertise  qui  rapporte.        Le  peintre  Corot. 


3*20  TABLE    DES    MATIERES 

Rochefort  a  des  démêlés  avec  le  surintendant  des  Beaux- 
Arts.  —  L'histoire  d'une  terre  cuite. —  Rochefort  publie  : 

Les  Petits  Mystères  de  l'Hôtel  des  Ventes.  —  Chez  le  duc 
il' Au  mu  le.  —  Le  Salrator  Rosa  de  Victor  Hugo.  —  Saint- 
Cloud,  Meudon  et  le  Louvre.  —  Le  peintre  animalier  Land- 
seer.  —  One  expertise  chez  Chauchard.  —  Le  vol  de  la  Jo- 
eonde 163 

XI     • 

LE  RETOUR  EN  FRANCE 

L'agitation  en  [écrier  1869.  —  Le  banquet  des  proscrits.  — 
Le  Rappel.  —  Ses  cinq  rédacteurs.  —  Les  élections  de  Mai. 

—  Candidature  de  Rochefort.  —  Sa  profession  de  foi.  —  Ro- 
chefort contre  Jules  Favre.  —  Le  Rappel  est  saisi.  —  Bal- 
loltage.  —  Seconde  profession  de  foi.  —  Rochefort  est  battu. 

—  Nouvelle  candidature  de  Rochefort.  —  //  quitte  Bruxelles. 

—  .4  la  frontière.  —  Son  arrestation.  —  Le  récit  d'un  té- 
moin. —  Mise  en  liberté.  —  Arrivée  à  Paris.  —  Discours 
politique.  —  Hippolyte  Caruot  se  présente  contre  Rochefort. 

—  Rochefort  est  élu 184 

MI 

LA    MARSEILLAISE 

Rochefort  fonde  le  journal  La  Marseillaise.  —  Sa  rédaction.  — 
Rochefort  au  Corps  législatif.  —  La  polémique  de  la  Re- 
vanche. —  Pierre  Bonaparte  et  Victor  Noir.  —  Le  meurtre 
de  Victor  Soir.  —  Arrestation  de  Pierre  Bonaparte.  —  Vio- 
lente proclamation  de  La  Marseillaise.  —  Saisie  du  journal. 
Les  obsèques  de  Victor  Noir  à  Xeuilly.  —  Retour  à  Paris. 

—  Interpellation  de  Rochefort.  —  Demande  en  autorisation 
de  poursuites  contre  lui.  —  La  réunion  delà  rue  de  Flandre. 

-  Arrestation  tin  député 21»'. 

Mil 

SAINT  E-PÉLA^GIE 

Sainte-Pélagie.  —  Rocheforl  met  le  Ministère  en  accusation.  — 
Le  procès  de  Tours.  —  La  Marseillaise  cesse  de  paraître.  — 
La  chute  de  l'Empire.  —  Rochefort  est  délivré.  —  A  l'Hôtel 
de  Ville 241 


TABLE    DES    MATIERES  M] 


XIV 
GLOIRES    ET    REVERS 

Le  Gouvernement  de  la  Défense  Nationale.  —  Miser,,  liberté 
île  Flourens.  —  Retour  de  Victor  Hugo.  —  Équitation.  — 
Rochefort  démissionne  du  Gouvernement  de  la  Défense  Na- 
tionale. —  Une  aventure  de  Cham.  —  La  Commission  des 
Barricades.  —  Rochefort  fonde  Le  Mot  d'Ordre.  —  Polémique 
contre  Trochu.  —  V  assemblée  de  Bordeaux.  —  Rochefort 
est  élu  député.  —  H  donne  sa  démission.  —  Il  est  gravement 
malade.     -  Lu  Commune.  —  Le  Gouvernement  de  Versailles. 

—  Arrestation  de  llochefort.  —  La  prison  Saint-Pierre.  — 
Conseil  île  Guerre.  —  llochefort  est  condamné  à  la  déporta- 
tion. —  Le  fort  Hagard.  —  Oléron.  —  Embarquement  pour 

lu  Nouvelle-Calédonie 249 

W 

DE    NOUMÉA   A   PARIS 

.4  bord  de  La  Virginie.  —  Rochefort  et  Louise  Michel.  —  Arri- 
vée en  Nouvelle-Calédonie.  Le  régime  des  déportés.  —  Pro- 
jets de  fuite.  —  Les  six.  —  Le  P.  G.  E.  L'évasion.  —  New- 
castle  et  Sidney.  —  De  San  Francisco  à  New-York.  —  Le 
New-York  Herald.  —  Départ  pour  Londres.  —  La  second 
Lanterne.  —  Le  séjour  a  Genève.  —  La  Lanterne  à  un 
-  Les  Droits  de  l'Homme.  —  L'Amnistie 269 

XVI 
LES    DERNIÈRES   ANNÉES 

Retour  en  France.    -  Entrée  triomphale  a  Paris.  L'Intransi- 
geant. —  Rochefort  est  élu  député.       il  démissionne.   -  Le 
Boulangisme.       Condamnation  u  la  déportation.       Rochi 
fort  s'enfuit  a   Londres.   -  Les  chroniques  signées  Grimsel. 

—  L'exilé  refuse  sa  grâce.        imnislie.      Lesdemiers  jours.    287 
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