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HESPÉRIS
TOME II
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HESPÉRIS
ARCHIVES BERBÈRES et BULLETIN DE LINSTITOT
DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES
ANNÉE 1922
TOME II
ÈMlLÉ LAROSE, EDITEUR, PARIS
11, RUE VICTOR-COUSIN, V*^
MDCCCGXXII
PT
H
i.h
S 27 07 fi
UNE NÉCROPOLE MÉRINIE>E
Il est rare, dans l'Afrique du Nord, de trouver, auprès de villes en-
core aujourd'hui florissantes, un ensemble de ruines d'une seule épo-
que aussi bien conservées que celles de Chella. Deux cents mètres à
peine la séparent du rempart almohade de Rabat. Seule, auprès de
Tlcmcen, el-Mansoûra, ville à peine antérieure à la Chella jmcrinide,
et œuvre de princes de la même dynastie, se présente dans des condi-
tions analogues : mais elle a beaucoup plus souffert des atteintes du
temps, puisqu'il n'en reste plus que quelques pans de murs et une
moitié de minaret. Cependant, jusqu'ici, Chella n'a point encore fait
l'objet d'une étude approfondie; et pourtant, à l'intérêt que présentent
ses monuments datés pour la connaissance de l'art mérinide, s'ajoute
celui de ses textes épigraphiques, documents historiques de grande
importance.
Ce n'est pas que les vestiges de cette enceinte médiévale n'aient
été signalés depuis longtemps. Dès la fin du xvnf siècle, des consuls
européens comme llost et Chénier les mentionnent. En 180/1, Ali Bey
les visite et ne manque pas d'être frappé par leur harmonieux aspect
autant que par la beauté du site, le long des jiardins qui bordent le
Boû Regrcg. Jusqu'aux années qui précèdent notre arrivée, les voya-
geurs, peu nombreux, qui parlent de Chella, sont séduits eux aussi,
par le pittoresque des ruines, mais ne songent pas à les décrire exac-
tement ni à retracer leur histoire.
On n'avait d'ailleurs, à ce sujet, que des notions fort confuses, au
point que M. Saladin, dans un ouvrage classique, attribuait au
xif siècle (i) la porte monumentale, pourtant expressément datée
(1) M. Saladin, Manuel d'art musulman, I, l'Architecture, Paris, 1907, pp. 234-^5,
fig. 170-171.
HESPÉBIS. — T. H. — 1922 I
â CHELLA
du xiv*. En 1901, M. Doulté visitait à son tour l'enceinte mérinide et
en fournissait, quelques années plus tard, une description sommaire,
ainsi qu'un plan (i). Enfin, la Mission scientifique du Maroc, ayant à
traiter de la région de Rabat dans l'un des volumes de ses Villes et
Tribus (2), a donné sur les monuments et l'histoire de ChcUa un
rapide aperçu, accompagné de quelques vues pliolograpliiques et
d'une reproduction des épitaplios d'Ahoû '1-l.lasanet de (]hams od-iJohà.
D'autre part, tous ces travaux ont laissé presque entièrement de côté
la riclie floraison de rites et de légendes qui, peu à peu, s'épanouit
parmi les pierres de la vieille nécropole royale. Le champ de repos
des princes qui luttèrent pour la foi est devenu pour hî peuple une
terre toute peuplée de génies qui veillent sur des trésors et sur des
talismans; les souverains mérinides sont maintenant Moulai la'qoûb,
le Sultan Noir, le roi des jnoûn, et sa fille, Lalla Ghella : ils régnent
sur ce monde surnaturel, en bonne intelligence avec leurs voisins, les
Sept Saints, prolecteurs des ruines.
Aussi, croyons-nous qu'il ne sera pas inutile de rassembler ici ce
que l'on peut savoir sur le passé de Ghella musulmane; d'éditer les
textes épigraphiques qu'on y peut encore relever; de décrire ses monu-
ments sous leur aspect actuel, en regrettant que le caractère sacré de
leur emplaoement ne nous ait point permis de tenter la moindre
fouille ou même le moindre sondage. Cet ensemble, tel qu'il se pré-
sente aujourd'hui, peut, en effet, fournir pour l'étude de l'art méri-
nide un point de repère d'autant plus précieux que Ghella fut bâtie
presque tout entière par un seul souverain — Aboû '1-Hasan — à une
date exactement déterminée.
De même, il nous a paru qu'une étude de Ghella ne pouvait laisser
de côté toutes les légendes qui se sont attachées à ses vestiges et les
cultes populaires qu'on y célèbre. Gar nulle part peut-être on ne pour-
rait trouver aussi complètement réunis les croyances et les rites que
les indigènes de l'Afrique du Nord associent d'ordinaire aux ruines.
A ce double point de vue, Ghella forme un ensemble type; comme
partout au Maroc, l'histoire et la légende se côtoient dans son enceinte.
(i) E. Doutté, En Tribu, Paris, 1914. pp- 4oi-/io5.
(2) Villes et Tribus du Maroc; Rabat et sa région, t. I, Les Villes avant la conquête,
Paris, 1918, pp. 4i-5i.
HISTOIRE â
1,
HISTOIRE
A. — Ghella jusqu'aux Mérinides.
II est au Maroc un certain nombre d'endroits qui, par leur situation
topographique, semblent avoir été de tout temps destinés à être habi-
tés : -on y trouve, en effet, réunies toutes les conditions nécessaires
à la vie des populations primitives, de l'eau en toute saison, une
position aisée à défendre, la proximité d'une riche vallée, et parfois
d'un fleuve poissonneux. Sur certains de ces emplacements se sont
développés par la suite des centres importants : telle est, par exemple,
l'origine de Volubilis, de Fès, de Sfroû, de ïaza, de Tlemcen. Chella
fut un de ces points habités dès la plus haute antiquité : sur le plateau
qui la domine, les silex taillés d'époque chelléenne sont nombreux;
on y relève en abondance des outils moustériens et des silex
d'époque néolithique, qui témoignent d'un peuplement continu pen-
dant la période préhistorique. Sa source, qui fournit sans intermit-
tence une eau pure et abondante, groupait autour d'elle des popula-
tions qui pouvaient, à proximité, se procurer sans grande peine les
poissons du Boù Regreg ou le gibier de l'Oûlja.
Ces conditions favorables, autant que la situation géographique et
stratégique de l'endroit et les voies d'accès relativement faciles vers
l'intérieur du pays, contribuèrent sans doute, à l'époque historique,
à décider des commerçants ou des colons étrangers à s'établir dans
ces parages. Ce furent d'abord les Phéniciens : l'existence d'un de
leurs comptoirs sur les rives du Boû Regreg semble certaine, bien
qu'à vrai dire, aucune indication précise n'ait été relevée encore qui
permît d'en déterminer l'emplacement exact. Mais, si l'on en juge par
les comptoirs atlantiques sur lesquels on est plus certainement ren-
seigné, Lix, par exemple, il y a de fortes chances pour que les mar-
chands phéniciens aient choisi, sur le bord du fleuve, le premier point
d'eau qu'on y rencontre, placé d'ailleurs à l'extrémité d'un méandre,
à j>etite distance de l'embouchure. Quoi qu'il en soit, il est très pro-
bable que la Sala romaine succéda à une cité punique assez impor-
4 CHELLA
tante, puisqu'on a pu lui attribuer avec vraisemblance quelques mon-
naies (i).
On est, au contraire, assez bien renseigné sur l'emplacement de la
ville romaine : des vestiges y sont encore nettement apparents, bien
que les constructions musulmanes postérieures en recouvrent une
grande partie. La nécropole, fouillée par l'un de nous en 19 17 et
19 18, a livré de nombreuses pièces de mobilier funéraire, quelques
monnaies et quelques inscriptions. Cependant, iiuciin des textes mis
à jour n'est encore venu confirmer le nom de Sala Cdlonia, qu'on a
toute raison de penser avoir été celui de la cité (2).
Nous n'avons pas dessein d'étudier ici l'histoire de Chella romaine.
Il est certain qu'à la période de prospérité de cette colonie, qui sem-
ble avoir alleint, comme toutes les villes africaines, son apogée
dans la première moitié du in* siècle, fît suite une décadence qui put
se prolonger fort longtemps, môme après la disparition de la puis-
sance romaine : en effet, les documents archéologiques permettent,
dans une certaine mesure, de suppléer un peu au manque total de
textes historiques relatifs à cette période troublée. Dans la nécropole
de Chella, les matériaux des tombes romaines ont été souvent réem-
ployés, mais à une date antérieure à l'arrivée de l'Islam; en même
temps, on eonstate dans la technique du mobilier de ces tombes nou-
velles et dans l'évolution des croyances sur la vie future qu'il impli-
que, une régression de plus en plus marquée. Cependant, il semble
qu'à répot|uc dos plus anciens géographes arabes, d'Ihn llavvcjal
d'abord, puis d'el-Bakrî, le site même n'ait plus été habité. Ils n'y
signalent, en effet, que des ruines, d'ailleurs imposantes, et il semble
qu'au moment où ces voyageurs passèrent en ces lieux, l'ancien cen-
tre urbain s'était déjà entièrement déplacé vers le bord de la mer et
la rive droite du fleuve (3). D'ailleurs, ce fait n'a rien que de très
(i) Cf. Manuel pour la recherche des antiquités dans le Nord de VAfrique, Paris, 1890,
p. i84.
(2) Cf. Pline l'Aincien, Hist. A'af., V, I. Sxw Sala romaine, cf. Gh. Tissot, Recherches
sur la géographie comparée de la Maurétanie tingitane, in Mém. Acad. Insc, i" série,
t. IX, 1878, p. 23l. — Sur la nôoropolc, cf. Henri Basset, La nécropole romaine de Chella, in
France-Maroc, 1Q19. Les premiers résultats ont été comimuniqués à l'Académie des Ins-
criptions; cf. Comptes rendus de l'Acad. des Insc, 1918, pp. 3oo-3oi.
(3) Si l'on accepte les indications données ptir Ibn Khaldoûn, 'Ibar, Histoire des Ber-
HISTOIRE 5
explicable, avec l'arrivée de l'Islam : on a d'autres exemples de pareils
déplacements; Larache ne se superposa pas à Lixus, non plus qu'Oû-
lîlî à Volubilis, Le nouveau centre de la rive droite du Boû Regreg
attira sans doute à lui toute la population de l'ancienne cité romaine,
en même temps qu'il lui prit son nom (i). Et quand, dans les pre-
miers siècles qui suivirent l'introduction de l'Islam au Maroc, des
historiens mentionnent la ville de Sala ou de Chàla, on peut affir-
mer sans grand risque d'erreur qu'il faut entendre par ces noms Salé
plutôt que Chella (2).
Salé, à cette époque, joua un rôle parfois important. Elle fut, au
xi"* siècle, la capitale d'un petit état ifranide, qui, sous le règne de
Tamîm, s'étendit jusqu'à Fès et sur le nord du Maroc (/i24-29/io33-38)
et fut détruit par les Almoravides (3).
Ce fut sa situation de place frontière qui valut à Salé son impor-
tance politique. Au Boû Regreg, en effet, s'arrêtait la puissance des
bcres, trad. de Slane, Alger, i852-58, t. II, app. III, p. 56o et 563, il semble que dès
l'époque d'Idrîs II, Salé existait déjà, indépendamment de Chella. L'historien dit, en
effet, qu'à la mort d'Idrîs II, son fds 'Isa eut dans sa part de l'empire Salé, Chella, Azom-
moûr, Safi.
(i) La coexistence des deux noms de Châla et de Sala peut d'ailleurs s'expliquer aisé-
ment : oes deux toponymes ne sont que le doublet d'un même terme qu'il y a tout lieu
de croire berbère, ou plutôt phénicien. Cf. en effet le traitement du ;!/' phénicien dans
les toponymes ou les mots puniques latinisés ; ^T1 devient nis dans Rusicnde, Rusaddir,
Rus^uniimi, etc. ; cf. ?'u»i la latimisatiDn de sûfît en siiffetus, etc. Le nom pTimitï'
seimble donc avoir été Chàla, adouci en Sala. La forme indigène, dont l'usage n'avait pas
dû se perdre, se conserva même quand le nom latin fut adopté par les Arabes (cf. Rusicade,
arabi«é en Skîkda). C'est ainsi que la Châla miontionnée par Ibn Khaldoûn à propos des
Banoû Ifran (III, p. 221 et passim) est sans aucun doute la ville du bord de la mer. Peu
à pi>u chacune des formes s'appliqua de plus en plus spécialement à chacun des deux
emplacements successifs de la ville; la distinction tendait déjà à se faire à l'époque d'-'l-
Bakirî (Cf. p. 202 de la trad. de Slane, Paris, i85c)). Il est probable qu'elle se fixa défîniti-
voment lore de la fondation de Rabat. Le dédoublement du l de Chella semble de date
relativement réoenbe.
(2) A l'époque la plus florissante du royaume ifranide, appelé par Ibn Khaldoûn royaume
de Chàla, el-Bakrî ne signale sur l'emplacement de Chella que les ruines d'une ville
a-ntique. La capitale de cet état était donc évidemment Salé.
(3) Cf. Fbn Khaldoûn, IIÏ, p. 221 sqq.
6 CHELLA
Barghoûwâta, qui peuplaient toute la région du TAinasnA. Cette nom-
breuse confédération s'était alors séparée du reste de la conipiunauté
musulmane; sous la direction de chefs nationaux, elle suivait les pré-
ceptes religieux d'un* prophète issu d'elle-même, Sàlih, fils de Tarif;
c'était une sorte d'adaptation berbère de l'Islam, sur laquelle, au
surplus, nous sommes assez mal renseignés (i). Il semble qu'au début
les Barghoûwàta aient essayé d'étendre leur puissance sur une assez
grande partie du Maroc, mais, rapidement, ils durent se cantonner
à l'intérieur de leurs frontières. A leur tour, les Musulmans ortho-
doxes prirent contre eux l'offensive et trouvèrent à les combattre un
pieux prétexte de guerre sainte.
Durant le x* et le xi' siècles, une série d'expéditions sont dirigées
contre le pays des hérétiques, avec des succès divers. Les Idrîsides,
puis les Andalous de Ja'far, fils de 'Alî, puis les Sanhaja de Bologgîn
ben ez-Zîrî (868/978 et années suivantes), puis de nouveau les Anda-
lous deWàdih, le gouverneur d'el-Mansoûr Ibn Abî 'Amr (889/999),
puis les Ifranides de Salé, surtout sous le règne de Tamîm, les com-
battirent tour à tour, en attendant que des coups décisifs leur fussent
portés par les Almoravides et les Almohades. Pour toutes ces expédi-
tions. Salé, à l'abri de l'autre côté du fleuve, formait une « base y
de premier ordre.
Il est même probable que la concentration des mojâhldîn contre les
Barghoûwàta s'opérait sur la rive gauche. Nous avons' pour cette épo-
que un témoignage précieux : celui d'Ibn Hawqal, qui écrivit ses
Masâlik en 867 (977-78), et qui dit à ce sujet : » Au-delà du fleuve
Sboû, dans la direction du pays des Barghoûwàta, à environ une étape,
coule le Wâdî Sala. C'est là que se trouve le dernier lieu habité par
des Musulmans : un ribât 011 se groupent les Musulmans. C'est sur le
fleuve également qu'est la ville ruinée, dite Sala l'ancienne, aujour-
d'hui détruite. Les gens habitent et se groupent dans un ribàt qui
l'entoure. Cet endroit a pu rassembler jusqu'à cent mille guerriers
(r) Notre principale source d'informations sur cette question est la Description dr-
VAfrique septentrionale d'el-Bakrî, trad. do Slane, pp. 3oo-3i5. Ibn Khaldoûn ne fait
guère que reproduire*les inditations de'ce géographe. Sur 1 histoire des Barghoûwàta, cf.
surtout cl-Bakrî, loc. cit. ; Ibri Abî Z^tr', Ra'fd el-qirtàs, éd. Tdtnberg {Annales rèeùm
Maurilaniae), Upsala, i843, pp. 82-85 et Ibn Khaldoûn, II, pp. i25-i33.
HISTOIRE 7
voulant attaquer à l'improviste l'ennemi. Leur ribât est dirigé contre
les BarghoÛAvâla, tribu berbère installée sur l'Atlantique, et limitro-
phe de cette région oii prend fin la terre d'IslAm » (i).
A la lecture de ce texte, une première constatation s'impose : à
une époque fort ancienne, au moins dès le x* siècle, il existait dans
cette région un ribât. Cela n'a rien pour surprendre ; la guerre sainte
appelait le ribat. Mais ce passage d'Ibn I.lawqal, si important soit-il,
n'en reste pas moins assez obscur sur certains points : il semblerait,
à le lire, qu'il y ait eu deux ribât, l'un à Sala même, l'autre autour de
Châla. Mais on ne voit guère pourquoi, à si peu de distance l'un de
l'autre, ces couvents-forteresses auraient pu s'édifier, dans un but
d'ailleurs identique. Il serait peut-être plus rationnel de ne pas accor-
der au second ribàl d'Ibn Hawqal la signification qu'il donne au pre-
mier. II est certain que celui des ribàt qui entourait la ville ruinée, et
où venaient se rassembler, même en faisant la part de l'exagération
du géographe, un aussi grand nombre de combattants, ne pouvait
être qu'un camp, muni ou non de quelques installations permanen-
tes : il ne devait être utilisé qu'au mom&nt des rassemblements pour
le jihâd. Dès lors, on peut penser qu'il existait soit à Salé » rive
droite », soit sur la pointe naturelloment fortifiée ou s'élève aujour-
d'hui la qasba de Rabat, un ribàt-couvent, occupé de façon perma-
nente par une garnison défensive : il devait naturellement, en pé-
riode d'afflux de mojâhidîn, se prolonger, avec leurs campements,
jusqu'au-delà de l'ancienne ville romaine. C'est un ribât -camp qui
s'ajoutait au couvent. Jusqu'où s'étendaient les limites de ce second
ribàt ? Il est permis de croire qu'il couvrait tout] le terraiu compris
entre l'Océan et le fleuve, peut-être jusqu'à l'ancien limes (2), ainsi
réutilisé, et dont les traces devaient être plus visibles alors qu'aujour-
d'hui.
(i) Kitâb el-masâlik wo 'l-mamAlik, éd. de Goeje, i' partie, iSy^, p. 5fi :
ûvL.^^" i_y>»^ (Ai»\^^ ^^ io.^^b^^ ^^-<ai^_5 O^^.T^ ^2iU»«j\ i_ilJ\ iAjLj j^-Jaj\ Jd\ ^^
^NLvoV^ "JJii ij^u* c^kZj (_yXJ\ ^v^\ sJ-v? ^-Jl^î::^ ^-r^^ r*=^^ ^ y-r^"^ J^^^' cr*
(2) L'ancien limes romain passait en effet à très peu de distance au sud de Rabat. Son
tracé est enrore visible et a été remarqué par les indigènes qui l'appellent Sâqîat Far'oûn.
8 CIIELLA
D'autre part, ïbn naw(|al a fort bien compris riinportanre stralo-
gique de cet établissement sur la rive méridional du Ileuve. C'était,
en effet, comime une tête de pont d'où l'on pouvait constammonl sur-
veiller et menacer les Bar^hoftwàta liérétiques, avec la ressource, eu
cas de nécessité, de se réfugier de l'autre coté <lii llciive.
Ainsi donc, avant l'époque des Alnu^liades, la région sm- la(iii(>lle
s'élèvent les trois villes était déjà un territoire consacré à la giHMie
sainte.
On ignore le rôle que joua le ribàt pendant les luttes acbarnées que
les Almoravides livrèrent à la confédération du sud du Boû Regreg
et au cours desquelles 'Abd Allab, fds d'Iasîn, trouva la mort. Les
Barglioûwàta. épuisés par les attacjues dont ils étaient Tobjet depuis
plusieurs siècles, allaient, un peu plus tard, être complètement réduits
par les Almohades. A mesure qu€ les liérétiques — d'ailleurs, semble-
t-il, surtout attaqués par le sud depuis l'époque des Almoravides —
s'affaiblissaient, le ribàt de Sala perdait de son importance. Cepen-
dant, au milieu du xu'' siècle, el-Fazàrî signalait sur la pointe qui
domine au sud rembouchure, une forteresse (ju'il appelait] Qasr Bauî
Târga (i).
Mais, dès le début de la dynastie almohade, l'ancien ribàt reprend
toute sa valeur; ce n'est plus contre les Barghoûwàta presque définiti-
vement soumis qu'il est dirigé : il devient le point de rassemblement
des combattants qui vont faire la guerre sainte de l'autre côté du
détrailt, A partir de ce moment, les textes historiques deviennent
plus précis. 'Abd el-Moû'min, en 5^5 (ii5o), s'occupe d'aménager le
camp. 11 y amène notamment l'eau de la source dite Ghboûla, par
une conduite dont les vestiges existent encore aujourd'hui. En outre,
sur l'emplacement de la qasba actuelle, il fonde la ville d'el-Mahdîyya.
C'est là qu'il mourut en 558 (ii63), au moment oii il avait rassemblé,
pour les faire passer en Espagne, des contingents si importants que,
à en croire le Rawd el-qlrtàs, leur camp s'étendait jusqu'aux sources
(i) Cf. René Basset, Documents géographiques sur V^Ajnque septentrionale, Paris, iSqS,
p. 25, note I. Ce passage a été utilisé par les auteurs de Babat et sa région, i, p. g;
ils déclarent avec juste raison ip. ii) que les Banoû Târo:a étaient d'orip^inc Sanhâja et
que, par conséquent, ils purent être amenés à Rabat par les AlmoraYidcs.
HISTOIRE 9
d'el-Khamîs et de Ghboûla. Le sultan Aboùloûsof là'qoûb l'almohade,
son deuxième successeur, reprenant et développant ses plans, achève
rcnceinte, bâtit les portos et la luosquoe do Hassan ; lo Hibàt ol-fatii
est fondé. C'est là qu'il réunit à plusieurs reprises des troupes qui doi-
vent passer on Espagne. Mais la nouvelle ville semble avoir perdu
presque toute sa splendeur à la mort de son fondateur : après une
courte éclipse. Salé redevient la principale agglomération.
B. — Chella, nécropole mérinide (i).
L'histoire de Salé et de Rabat, au moment oi^i s'établit la dynastie
mérinide au Maroc, est une suite de prises et de reprises, de lut-
tes auxquelles prirent part tour à tour contre les nouveaux sultans,
les derniers Almohadcs, les Chrétiens et même un prince issu de
la famille royale. En 6/19 (i25i), Aboû laliiù Aboû Bakr s'empara
poux la première fois des deux villes; il en confia le gouvernement
à son neveu, la'qoûb, fils de 'Abd Allah, fds de Abd el-Haqq (2).
L'année suivante, les Almohades, sous la conduite d'el-Mortadâ, chas-
sèrent le gouverneur mérinide, qui s'établit dans les environs et ne
perdit pas l'espoir de recouvrer son autorité. A l'avènement d'Aboû
loûsof la'qoûb, fils de "Abd el-Haqq, la'qoûb, fds de 'Abd Allah, ne
tarda pas à s'insurger contre ce sultan, et c'est pour son propre compte
que, bientôt, il rentra dans Salé, ori il se posa en prétendant (856-
658/1268-1260 (3). Il s'occupait de mener la lutte contre son oncle,
quand un événement inattendu mit fin à ses préparatifs : les Chrétiens,
dont de nombreux vaisseaux étaient entrés dans le Boû Regreg, sous
prétexte d'apporter des aimies au prince, s'emparèrent par surprise
(i) Nous remercions le savant salétin Si Mohammed Ibn 'Ali ed-Dokk:>It es-Salàwî. his-
toriographe de S. M. Chérifienne, d'avoir bien voulu nous communiquer sa notice sur
Chella, intitulée ed-Dorrat el-iatima fi wasf madinat Châllat el-haditha iva'l-qadima. Cette
notice vient d'être presque intégralement reproduite dans une brochure signée d'un jettie
de Rabat, Mohammed Aboû Jandàr, sous le titre de Châlla wa-âthârohâ (Rabat, Impri-
merie officielle, i34o).
(2) Aoi témoignage d'Ibn Khaldoùn (IV, p. 38), la première soumission des habitants
de Rabat et de Salé aux Mérinides aurait eu lieu vers la fin de 646 (la^Q). Mais le texte n'est
pas clair.
(3) Sur ces événements, cf. Qirtâs, p. it)7 et surtout Ibn Khaldoùn, IV, pp. 'yi sqq.
10 CHELLA
de Salé, le 2 chawwAl 658 (10 septembre i?.0o). la'qoAb, fils de
'Abd Allali, dut se réfugier i\ Rabat, et pciit-otrc môme, si l'on en
croit Ibii Kbaldoiin, eut recours devant ce danger soudain à celui
même qu'il combaMait. ïonjours est-il qu'Abon Tousbf, qui se trou-
vait alors à Taza, accourut en toute liàte, et, au bout de qual^orze jours
de siège, reprit Salé aux Cbrétiens. Pour paier à toute tenlative nou-
velle de la part de ces derniers, il fit construire le long die la rive
droite du fleuve un rempart continu, et l'on raconte qu'il tint à tra-
vailler de ses propres mains à cette œuvre pie (i). Par la prise de Salé,
le sullan Aboù loûsof la'qoûb avait accompli son premier acte de
guerre sainte.
Il me s'en tint pas là dans son activité de mojAbid, ei, reprenant les
traditions des Almoravides et dos Almohiades, il alla à son tour com-
battre les Chrétiens d'Espagne. 11 traversa quatre fois le détroit, et à
deux reprises séjourna sur le territoire de Rabat avant de passer dans
la Péninsule : à la fin de 675 (1276), il se rendit au Ribnl el-lath pour
y lancer l'appel à la guerre sainte et y demeura jusqu'au moment
où il alla à el-Qasr es-saghîr s'embarquer pour l'Espagne (2) ; plus
tard, au moment d'entreprendre sia quatrièmie expédition, en 683
(1284), il y passa le mois du jeûne, avant de gagner Tarifa (3). A
en juger par ces séjours sucoessifs, il semble que les (( Deux-Rives »
aient continué sous les Mérinides à apparaître comme le ribât où se
concentraient les mojahidîn; de même, c'est de cette époque qu'il faut
dater la construetion de l'arsenal maritime de Salé.
Le Raivd el-qirtâs (/j) note dans sa chronologie terminale, et sans y
insister, deux événements qui se passèrent à Rabat, précisément -à
l'époque du second séjour d'Aboû loûsof, en ramadan 683 : d'abord,
il fit réparer le vieil aqueduc de 'Abd el-Moû'miin; ensuite — et ceci
est plus important en ce qui oonceme cette étude — le 6 de oe même
mois (16 novembre 1284), « la femme libre 0mm él-'izz, fille de
(i) Sur ces événements cf. Qirtàs, p. 20 r et Ibn Khaldoûn, IV, p. 47 sqq. — lâ'qoûb fils de
'A.bd Allah n'attendit pas l'arrivée de son oncle et, après avoir tenu la campagne quelque
temps, il finit paj être tué près de 'Aïn Ghboùla.
{1} Cf. Qirtâs, p. 217; Ibn Khaldoûn, IV, p. 85.
(3) Cf. Qirtâs, p 23o ; Ibn Khaldoûn, IV.'p. no.
(4) Cf. Qirtâs, p. 280 (année 68^).
HISTOIRE 11
Mohammed, fils de Hâzim, mourut au Ribât el-fath et fut enterrée à
Chella ». Or, cette princesse, qui appartenait à la famille des Banoû
'Alî, avait été épousée par le sultan Aboû loûsof, et était la mère
d'Aboû la'qoûb, qui devait être son héritier (i).
0mm el-'izz, autant que nous en pouvons juger, est la première
personne appartenant à la famille des Mérinides qui ait été enterrée
à Chella. 'Abd el-Haqq, le fondateur de la dynastie, et son fils Idrîs,
avaient été ensevelis à Tàfertâst, auprès de l'endroit où ils étaient
tombés en combattant contre les Riâli (2). Aboû lahiâ avait donné
l'ordre qu'on l'enterrât dans le cimetière de Bâb el-Fotoûli, à Fès, au-
près du tombeau d'Aboû Mohammed el-Fichtâlî (3) : recommandation
assez éloquente, car, en se faisant inhumer dans la Raivdat el-'olamâ' ,
la nécropole traditionnelle des docteurs d'Islam, il montrait déjà le
rôle religieux que la nouvelle dynastie allait s'efforcer de jouer.
Au reste, Aboû loûsof ne négligeait pas l'entretien du tombeau
de son père : d'Algésiras, quelques mois avant sa mort, à la fin de
684 (12S5), il avait chargé son fils Aboû la'qoûb, qu'il avait envoyé
comme lieutenant au Maghrib, d'élever un monument sur la tombe
de son père Abd el-llaqq et sur celle de son frère Idrîs. Ibn Khaldoûn
dit à ce sujet : « Aboû la'qoûb traça à Tàferslàt un ribàt (4), et fit
placer au-dessus de leurs tombes des stèles (5) de marbre, sur les-
(1) Cf. Qirtds, p. 2ÎS et Ibn el-Ahmar, Ran'dat en-nisrîn, éd. et trad. Gh. Bouali et
G. Marçais, Paris, 1917, p. 16/65 Cf. également p. 61 de la trad., note 1.
( >) Cf. Qirlâs, p. 190 (lig. antépén.) ; Ibn Khaldoûn, IV, p. io ; Rawiial en-nisrîn,
p. 9/56. — Les historiens inc fournissent aucuine indication sur les endiroits où furent
enterrés les deux princes qui régnèrent entre 'Abd el-Haqq et Aboû lal.iiâ : Aboû
Sa'ïd 'Othmân, tué en 638 (i2'4o) dans la vallée du Wàdî Rdàt, et son frère Aboû
Mo'arrif Mohammed, tué à son tour en i\\i (lu^^i).
(3) Cf. Ibn Khaldoûn, IV, p. ^^. Le Qirtâs, p. 197 (in fine), place ce tombeau à l'inté-
rieur de Bâb el-Jazîyîn. Ce renseignement est reproduit par el-Holal el-mawchîyya, Tuni^.
iS'ig, p. i'i2 et Ibn el-Qâdî, Jadhnat el-iqtibâs, Fès, i3o 1, p. loa, 1. 5 ante fin. — Cet
Aboû Mohammed el-Fichtâlî avait été le premier des docteurs de Fès qui reconnût l'auto-
rité d'Aboû lahiâ en rabî' II ôVVaoût 124*^): cf. Qirlâs, p. ig'i et Ibn Khaldoûn, IV, p. 38.
(i) Le mot semble avoir ici la signification de Iiorm, c'est-à-dire « d'enceinte sacrée »
telle que le sera celle de Chella, jusqu'au début du xix* sièole. Le vorbe employé par
Ibn Khaldoûn est assez suggestif, car il signifie à il'origine « tracer un sillon pour limiter
un terrain. »
(^) Le texte arabe porte 0^-^-**^^ > pluriel d'un mot qui désigne à proprement par-
ler « la bosse du chameau », et par extension, toute protubérance, comme celle que
l'orme la terre amoncelée sur une tombe. Il s'agit évidemment de la stèle en forme de
12 CHELLA
quelles des inscriptions furent gravées. Il attacha à l'endroit des lec-
teurs du Qor'An et affecta à «on entretien le rcnenu de ferni'es et de
terres (i) ». Le Raa'd ('(-(/ir/às, (|ui ivl.ile aussi le fail, spécilic (pic les
terres ainsi constituées en biens de niaiinniorlo étaient assez étendues
pour que leur labour nécessitât quarante all(>laj2:es de bœufs (.0.
Cependant, ce n'est ni à Tàferlast, auprès du mausolée de son père,
qu'il s'occupait ainsi à embellir à la fin de ses jours, ni en Espag'ne,
où il avait pourtant bâti poair en faire sa résidence la Ville-Neuve
d'Algésiras, qu'Aboû loùsof fut ensieveli. A sa niorl, il fut transporté
à Chella. Ce n'était point sans doute uniquement pour qu'il reposât
auprès de son épouse 0mm el-'izz, mère d'Aboû la'qoub, qui allait
lui succéder. Pour comprendre le choix de ce lieu de sépulture, il faut
se souvenir qu'Aboû Toûsof était avant tout un mojahid. Longtemps
avant qu'il fût sultan, l'idée de la guerre sainte le hantait. Après
la prise de Meknès par Aboû Lihiâ en 6/|"3 (i3/|5-/i6), il avait cherché h
entraîner celui-ci dans une expédition contre les Chrétiens d'Espagne,
et, n'y pouvant parvenir, il avait résolu de la tenter avec ses propres
ressources : le sultan l'en avait empêché presque de force (3). A peine
venait-il de succéder à Aboû lahià, que l'occasion s'olTrait de réaliser
le rêve de toute sa vie : et son premier «uccès do combattant pour la
foi avait été justement de reprendre aux Chrétiens la ville de Salé,
dont le nom, depuis plusieurs siècles, était associé à la lutte contre
les ennemis de l'Islam, hérétiques ou infidèles. Le territoire de l'an-
cien ribât avait pu ainsi prendire à ses yeux une valeur toute particu-
prisme allongé, caractéristique des sépultures môrinidcs, et dont les tombes étudiées
plus loin offjont des modèles. Ces stèles portent actuclîcmont le nom de mqâbrîyya; of
A. Bel, Inscriptions arabes de Fès, Paris, 19 19, p. i3, note 2 : il remarque fort juste-
ment que CCS prisimes de marbre portent en Algérie un nom différent. Il y a peu de
chances pomr que le mot mqâbrîyya vienne de mqâbra, inusité au Maroc; il semble
dériver plutôt du pluriel mqâber, employé dans le pays avec le sens collectif de « ti-
iretière » (cf. la judicieuse note de C. A. Nallino, in Riv. Stud. Orient., 1921, vol.
VIII, p. 842, note 3). En tout cas, il n'estpas sans intérêt de voir fournir par Ibn
Khaldoûn le terme qui vraisemblablement au Moyen-.\ge désignait au Maroc ces sor-
tes de pierres tombaks.
(t) Ibn Khaldoûn, II, p. 3o5 de l'éd. de Slane. La finad. du même, IV, p. 119, est
légèrement inexacte.
(2) Qirtâs, p. 957. Bien que l'expression soit encore courante au Maroc, Beaumier,
trad. p. 627, traduit inexactement : « l'émir.... dota cette zaouïa de quarante paires
de bœufs de labour ».
(3) Cf. Ibn Khaldoûn, IV, p. 7^.
HISTOIRE 13 -
Hère; et, d'autre part, on se rappelle qu'il y avait préparé ses propres
expéditions vers la Péninsule. Ce soi sacré convenait mieux qu'aucun
autre pour recevoir La dépouille mortelle d'un mojàhid; et l'on peut
penser qu'il y avait désigné lui-même un ennplacement : ce ne fut pa?
pourtant l'une des deux villes qui s'y élevaient déjà, et auxquelles s'at-
tachaient trop de souvenirs étrangers à sa dynastie; ce fut à proximité
de Salé et de Rabat, à Chella. Parmi les ruines de l'antique cité, il
avait fait élever une mosquée, dans laquelle, au témoignage précis
d'Ibn Abî Zar', sa femme 0mm el-'izz fut enterrée. C'est là qu'à son
tour il fut transporté, peu après sa mort, survenue le 22 moliarram
685 (20 mars 1286), dans son palais d'el-Bonîyya, près d'Algésiras (i).
Ainsi était inaugurée la nécropole royale ôe Chella.
Le sultan Aboû la'qoiib loiisof fut un digne émule de son père,
un grand guerrier et un homme pieux. Il combattit les infidèles en
Espagne; en outre, lui aussi dut lutter non seulement contre des révol-
tes intérieures, mais surtout contre les dynastes de Tlemcen. La fin
de son règne se passa à assiéger sans résultats cette ville, auprès de
laquelle il bâtit el-Mansoûra, qui devint sa résidende ordinaire; il y
fut assassiné le 7 dhoû '1-qa'da 706 (i3 mai i3o7) (2). Comme Aboû
loùsof, ce ne fut pas dans la ville fondée par lui qu'il fut inhumé :
son corps fut transporté à Chella et placé auprès de celui de son père.
Le petit-fds d'Aboû la'^qoûb loiisof, Aboû Thàbit 'Amir, lui succéda
mais mourut e;mpoisonné au bout d'un an de règne (8 safar 708/28
juillet i3o8), à Tanger, au moment où il allait réprimer une révolte
contre les Ghomàra (3). A son tour, il fut transporté à Chella et fut
enseveli tout contre le tombeau de son grand-père {^).
Les historiens sont tous d'accord pour attester que ces quatre per-
sonnages, dont trois sultans successifs, reçurent une sépulture à
Chella. D'autres membres de la famille mérinide y trouvèrent-ils
place à la même époque? Cela eist assurément possible, mais aucun
(i)Cf. Qirtâs, p. 267; Ra^ydat en-nisrîn, p. 12/fio; Holal, p. i33.
(•2) Cf. Qirtâs, p. 268; Ibn Khaldoùn, IV, p. lôS-fig ; Rawdat en-nisrîn, p. ir/,)r)-66 ; IJolal,
p. i33.
(3) Cf. Qirtâs, p. 271 ; Ibn Khaldoùn, IV, p. i7P ; Raadat en-nisrîn, p. 17-69; Holal^
p. i3i4.
('1) D'après Holal. loc. cil.
U CHËLLA
document ne permet pour l'instant de l'affirmer. En tout cas, après
Aboû Thâbit 'Amir, la nécropole royale fut pour un temps délaissée.
Le frère de ce dernier, Aboû 'r-Rabî' Solaïnian, mort à Taza, au bout
de deux ans de règne, le 3o jomada II 710 (28 novembre i3io), fut
enterré dans la grande mosquée de cette ville (i). Sa pierre tombale
s'y trouve encore : conlirmation du renseignement fourni par l'au-
teur du Qirtàs et Ibn Khaldoûn. Elle est placée dans l'ime des cou-
poles, aujourd'hui fort délabrées, qui s'élèvent dans la cour i)lantée
d'oliviers de la grande mosquée de Taza. Cette tombe est encore l'objet
de la vénération populaire : c'est une stèle alilongéc, du type mérinide
ordinaire, mais très dégradée sur chacune des faces du champ épi-
graphique.
Aboû 'r-Rabî' Solaïmàn eût pour successeur son grand-oncle Aboû
Sa'ïd Olhmân, fils d'Aboû loûsof la'qoûb; ce sultan mourut non loin
de Fès, Le 26 dhoû '1-qa'da 781 (3 septembre i33i). y\u sujet du lieu
de sa sépulture, un problème se pose : la limvdul en-nlsrln dit qu'il
fut enterré à Chella (2); Ibn Khaldoûn, au contraire, affirme qu'on
l'ensevelit à Fès (3), et M. Bel croit possible de retrouver son tombeau
dans une mqâbrîyya que le hasard a récemment mise à jour, dans la
jâma el-gnàiz de la grande mosquée de Fès-Ia-Neuve (4).
Ce sultan porte dans la filiation des princes qui lui succédèrent le
titre de (( guerrier pour la foi » : à vrai dire, pas plus que ses deux
derniers prédécesseurs, il n'avait réellement dirigé d'expédition contre
les Chrétiens; même, en 718 (i3i8), pour une raison assez futile, il
avait refusé de répondre à l'appel des Grenadins attaqués par les infi-
dèles. Pourtant, tout au début de son règne, il avait semblé disposé
à reprendre la tradition de son père Aboû loûsof et de son frère Aboû
la'qoûb. Il s'était rendu à Rabat pour y préparer une campagne
contre les Chrétiens d'Espagne (5), et, à cet effet, avait ordonné la
construction de bateaux dans l'arsenal de Salé (6).
(i) Cf Qirtûs, p. 273; Ibn Khaldoûn, IV, p. 188; Rawdat en-nisrîn, p. 18/70 (ne
mentionne pas la mort) ; Holal, p. i3^.
(2) P. 19/72.
(3) IV, p. •'II.
(!\) Inscr. Ar. de Fès, p. 43-44- Cet auteur pense d'ailleurs que ce tombeau est plu-
tôt celui d'Abou 'Inan. Cf. infra, p. 20, note 2.
(fi) Cf. Ibn el-Qâdî, Jadh^iat el-iqtibûs, p. 288, in fine.
(6) Cf. Qirtâs, p. 286, in fine.
HISTOIRE 15
Si Aboù Sa'ïd n'eut que des velléités de jihâd, son fils et succes-
seur Aboû 'l-Ilasan 'Adî mérita effectivement son titre de combattant
pour la foi. Ibn Khaldoûn, à plusieurs reprises, affirme qu'il avait
pour la guerre sainte une passion égale à celle de son grand-père
Aboû loûsof la'qoûb '^i). Dès le début de son règne, en 782 (i33i-32),
il accueillit avec empressement à Fès le roi de Grenade Mohammed
Ibn el-Almiar, qui venait lui demander seoours contre les Chrétiens :
ceux-ci, installés à Gibraltar depuis 709 (iSog), étaient devenus de
plus en plus menaçants. Aboû '1-Hasan envoya, sous les ordres de
son fils Aboû Màlik 'Abd el-Wâhid, une expédition qui, renforcée
des contingents du dynaste andalou, s'empara de Gibraltar en l'an
733 (i333) (2).
Après avoir établi sa domination sur le Maghrib et s'être enfin em-
paré de Tlamcen en 787 (i337), il reprit ses projets de conquêtes
dans la Péninsule : i'I donna rordre à son fils Aboû Mâlik, gouverneur
d'Algésiras, d'entreprendre une nouvelle attaque. Mais elle se termi-
na malheureusement : les Musulmans, surpris par l'armée chré-
tienne, subirent une défaite complète et Aboû Mâlik fut tué (7/io-
1339) (3). Aboû '1-Hasan ne voulut pas rester sur cet échec et décida
de se mettre lui-même en campagne. Il rassembla cette anême année
une armée nombreuse; il réussit à lui faire traverser le détroit, après
avoir remporté une victoire sur la flotte des Chrétiens, qui essayait
de lui barrer le passage, et il vint mettre le siège devant Tarifa. Mais
il fut complètement battu sous les murs de cette ville; son camp fut
pris; même deux de ses f émîmes furent tuées. Le sultan repassa au
Maroc et prépara une quatrième expédition, qui n'eut pas un meil-
leur succès. Son vizir 'Askar fils de Tahaclrît (4) ne réussit pas à dé-
(i) Cf. notamiment IV, p. 217.
(2) Ibid., IV, p. 217-18.
(3) nid., IV, p. 229-80.
(4) Sur ce personnage, cf. Rawdat en-nisrîn, p. 21 du texte et 77 de la trad. et note 1,
16 GllELLA
fendre Algésiras contre les troupes de Don Alphonse, et la Hotte nui-
sulmane fut olle-mème -anéantie (7/12-743/13/42) (i). Absorbé par
d'autres soins, il ne put plus jamais reprendre cette lutte.
Gepend.mt, bien qu'dle se fût terminée de si malheureuse ma-
nière, Aboù '1-llasan n'en avait pas moins été le cliampion qui avait
conduit à l'assaut des Chrétiens les forces militaires et navales (li>
tout le Maghrib; il avait ainsi cherché à reprendre les traditions de
ses glorieux ancétix>s, les plus grands souverains de toute la dynastie.
Plein de respect et d'admiiration pour leurs exploits, il s'efforça,
pendant son règne, de donner à leurs sépultures un cadre qui fût
digne d'elles. Aboù '1-Ilasan fut le fondateur de Ghella, telle que
nous la connaissons aujourd'hui.
Jusque là, en effet, en quoi consistait la néciopole mérinideP Au-
tant qu'on en peut juger, ce n'était qu'une simple mosquée, dans
laquelle avaient été placées les dépouilles royales : cette mosquée,
probablement isolée dans la campagne, était complètement fermée
SUT l'extérieur, de manière que ses murs la défendissent contre les
déprédations possiblas des pillards (2). C'était, somme toute, un
sanctuaire de petites dimensions, une chapelle funéraire sendjiable
peut-être à celle qui, à Taferlàst, recouvrait les restes du fondateur
de la dynastie. Aboù '1-IIasan en fit une nécropole grandiose. Il ré-
serva autour de la mosquée un large espace qu'il enloura d'un mur
d'enceinte, chevauchant la pente depuis le sommet du plateau, à
proximité du rempart almohade de Rabat, jusqu'à la vallée du fleuve.
Cette enceinte de béton fut percée de trois portes; l'une monumentale,
sur la face sud-ouest, était richement décorée; les autres avaient des
proportions plus modestes.
Sur la porte monumentale court un bandeau d'inscription koû-
fique du plus haut intérêt, car il fournit la date exacte à laquelle ce
travail fut accompli : l'enceinte fut terminée à la fin de
dhoû 'I-hijja 739 (8 juillet iSSg). Or, c'était justement l'époque de
la plus grande puissance d'Aboû 'l-Hasan : le Maghrib tout entier
(i) Ibn Kha-ldoûn, IV, p. 234-36.
(2) Cf. infra, la description du sanctuaire.
HISTOIRE 17
lui était soumis, Tiemcen môme était tombée deux ans auparavant;
le sultan, libre en Afrique, tournait ses regards vers l'Espagne et la
guerre sainte. C'est dans l'année qui suit celle oii fut construite cette
imposante muraille, qu'Aboù l-llasan, pour la seconde fois, lançait
contre les Chrétiens son fds Aboû Màlik. Lorsque, cette même année
740, après la désastreuse issue de l'expédition, le souverain ras
sembla pour venger son fds une importante armée dont il devait
prendre lui-même le commandement, l'ancien ribât servit-il comme
autrefois à sa concentration? La date des travaux entrepris à Chella
permettrait de se le demander; mais rien n'autorise à l'affirmer. En
tout cas, c'est là qu'il fit transporter le corps de son fils Aboû Mâlik,
du moins si l'on en croit le consul Ghénier, à l'époque duquel le
tombeau était encore visible (1). Dès ce moment, Chella était rede-
venue la nécropole des princes mérinides, le champ de repos des
guerriers pour la foi.
En mêime temps qu'il enfermait le mausolée de ses ancêtres dans
une vaste enceinte, Aboû '1-Uasan s'occupait de restaurer, d'embellir et
d'agrandir le sanctuaire, pour le préparer à recevoir d'autres dépouil-
les illustres. Ces restaurations sont notamment visibles au minaret :
celui-ci fut presque entièrement reconstruit à cette époque, sur les
mêmes bases que l'ancien. Une porte nouvelle donna accès à la mos-
quée. Le mur qui fermait au sud-ouest le sanctuaire et dont il reste
encore une amorce fut démoli pour permettre des constructions nou-
velles. La plus importante de celles-ci fut une seconde mosquée, dont
l'oratoire était plus spacieux que celui de l'autre — il comprend en
effet trois travées au lieu de deux, mais son sahn est plus petit — (2)
On peut s'expliquer l'existence de cette nouvelle mosquée à côté de
la première : on en trouve d'autres exemples en Afrique du Nord;
mais il serait peut-être hasardeux de supposer que l'oratoire de la pre-
mière avait été désaffecté et transformé en chapelle funéraire, au
moment de l'inhumation d'Aboû loûsof. La seule preuve — bien fai-
ble à la vérité — pourrait être l'existence d'une décoration de plâtre.
(i) Chénier, Recherches historiques sur les Maures, Paris, 17S7, III, p. 287.
(2) Cf. infra, description et plan.
HESPÉRIS. — T II. — 1922
18 CHELLA
dont les restes subsistent sur chacune des parois. Au contraire, la mos-
quée la plus récenlc est cxtrènienient sobre, sans autre décoration
qu'une coquille ou luie rosace de chaque côté du uiiliiàb. Kilo l'ut
pourvue d'un minaret de petite taille, mais d'une chambre d'ablu-
tions relativement spacieuse. Aboû '1-Uasan construisit aussi, on le.
verra, une grande salle funéraire enlre les deux mosquées. Et pour
lui-même, il prépara un mausolée plus somptueux que tous les au-
tTCS (i).
Dans la nécropole où Aboû 'l-Hasan avait fait déposer les restes de
son fds Aboù Malik et qu'il avait disposée pour y être enseveli lui-
même, d'autres membres de sa famille, de son vivant, furent inhumés.
L'une de ses femmes, Chams e(]-(johà, esclave aUVanchic d'origine
chrétienne et mère d'Aboû 'Inan {•).), morte le à rajab 760 (18 «ep-
tejmbre iS/jg), y fut transportée et enterrée le 26 du même mois
(9 octobre). C'est ce que nous apprend son épitaphe, une de celles
qui subsistent encore à Chella. Mais ce ne fut pas sur l'ordre d'Aboû' I-
I.lasan. A cette époque, en effet, les malheurs avaient commencé à
s'abattre sur lui. Il était, en Ifrîqîyya, engagé dans une série de cam-
pagnes sans issue, et, pendant ce temps, le Maroc lui avait échappé.
Dès 7^9, sur un faux bruit de la mort de son père, Aboû 'Inân Fâris
s'était proclamé sultan ; dès lors, il conserva le pouvoir. Quand Aboû 1-
Hasan revint pour le lui reprendre, il se heurta à la puissance nouvelle
de son fds, et, dans les luttes qu'il lui livra, il fut plus souvent un fugitif
qu'un combattant (3). L'ensevelissement de Chams ed-dohâ, en 760, fut
donc l'œuvre d'Aboû luàn, qui, sur la pierre tombale qu'il fit graver, se
donnait déjà les titres éminents de khalife et d'émir des croyants (/»).
Deux ans après, Aboû 'l-Hasan succombait : en dernier lieu, il
avait dû se réfugier dans le Grand Atlas, chez les Hintâta, dont le
chef, 'Abd el- Azîz ben Mohammed ben 'Alî, lui était resté fidèle.
(1) Cf. Ibn ('l-Xhatib, Rciqrn cl-holal, Tunis, i3(6, p. 97 : o.>S.^\ <x-si)\ ^ L^^ CU^Là^â
(a) Cf. Ra^fdat en-nisrin, p. 23/79.
(3) Un excellent récit de cette période troublée a été donné par Van Bcrchcm,
Titres califiens d'Occident, in Journal Asiatique, 10® série, IX, 1907, p. 3oC-3oS.
(k) Cf. infra, Ëpigraphie historique, inscription n° 5.
HISTOIRE lô
C'est dans cette tribu qu'il mourut, peut-être empoisonné, pendant
la niiil du lundi au mardi 27 rabî' 1 762 (2/i mai i3Gi) (1). Le corps
fut descendu vers la plaine. Aboû Inân, campé près de Marrakech,
vint à la rencontre da convoi et témoigna ostensiblement d'une af-
fliction peut-être peu sincère. Il rapporta les restes de son père dans
la capitale du Sud et leur donna une sépulture provisoire, dans la
mosquée d'el-Mansoùr, en face de l'oratoire proprement dit (2), Peu
de temps après, se dirigeant sur Fès, il fit transporter dans son cor-
tège la dépouille d'Aboû 'i-Hasan, et, à son passage à Rabat, il la fit
déposer solennellement dans le mausolée que le sultan défunt avait
préparé pour lui-même (3). Ce devoir accompli, Aboù Inân se ren-
dit à Fès sans tarder, pour y organiser une expédition contre Tlem-
cen, dont la dynastie était redevenue puissante : cette campagne fut
couronnée de succès.
Ces soins n'empêchaient pas le nouveau sultan de s'occuper du
tombeau de son père. En 755 (i354), il décidait d'affecter à l'en-
tretien du mausolée et à la nourriture des pauvres à Chella, les reve-
nus du bain public nommé el-l.Iauimàm el-jadîd, à Rabat, et consignait
cette fondation sur une table de marbre dont on trouvera le texte plus
loin (Epigraphie historique, n° 3).
Mais quelle que fût la piété avec laquelle Aboû Inân, continuant
l'œuvre de son père, entretenait la nécropole de ses ancêtres et le
(1) Cette date, qui figure dans l'épitaphe, est également celle que donne Ibn el-Ahmar
Rawilat en-nisrin, p. 21! ~&, suivi par Ibn el-Qàdî, Jadhvat el-iqlibâs, p. 292 et en-
Nàsiri, Kitâb el-istiqsâ, Qaire, i3r>, II, p. 8'>, qui a lu lui-même l'épitaphe. Elle semble
devoir être adoptée de préférence à celle du 23 rabî' II de la même année donnée par
Ibn el-Khatîb, Raqm el-holal, p. ()6, in fine, Ibn Khaldoùn, II, p. 425-iv, p. 291 et ez-Zar-
kachi, Tà'rikh ed-da^vlalàin, Tunis, ti86, p. 71, trad. Fagnan, in Rec. Soc. arch. Constan-
tine, 189'!, p. 159 — et à celle du lî rabi' II, donnée par Aboù '1-Mahâsin, en-A'^o/oûm
ez-zihira, trad. partielle Fagnan, in Rec. Soc. arch. Constantine, 190!, p. 878. L'auteur
d'el llolal el-ma^Kchiyya, p. i3^, est plus près de la vérité (fin de rabî' I).
(2) Cet endroit devint par la suite la nécropole des sultans sa'diens. Cette inhuma-
tion provisoire est attestée par l'inscription funéraire de Chella (et par en-Nâsiri, loc.
cit.). D'après l'historiographe impérial Si Mohammed Ibn 'Ali cd-Dokkàlî es-Salâwî,
la première pierre tombale d'Aboû '1-Hasan serait toujours en place au mausolée des
ta'diens. Ce serait une mqàbriyya de pierre bleue portant une inscription assez fruste,
avec le lieu et la date de la mort du sultan.
(i) Ces renseignements donnés pour la plupart par Ibn el-Khatib, loc. cil., sont con-
firmés par la stèle funéraire d'Aboû '1-lIasan.
20 CHEI.Î.A
tombeau d'Aboû 'l-llasan, il ne devait pas lui-même être enseveli
dans cette enceinte. Lui aussi eut une fin tragique, au milieu des
intrigues et des révclutions de palais, dans les derniers jours de 769
(i358) (i), et fut enterré dans la mosquée de Fès-la-Neuvc (:>.).
D'ailleurs, à partir d'Abou 'l-Hasan, aucun des souvcMains nuM'i-
nides dont nous connaissons le lieu de sépulture, ne fut enseveli à
Cliella. Quatre le furent à Fès, au lieu dit el-()olla, les ()l)îi)àt Bin'
Mrin d'aujourd'hui, au som^net d'une colline qui domine Bab
Gîsa (3), et où l'on voil encore les restes du mausolée qui fut vrai-
semblablement le leur : \l)où Sàlim Ibràbîm, lils d'Aboû 'l-IIasau,
mort le 27 dhoù '1-qa'da 7G3 (28 septembre i36i) (/j); son fds Aboû
'l-'Vbbàs Ahmed, (jui y fut transporté de Taza, où il était mort le
7 moharram 7()() (i:>. novembre 1895) (5); deux des fils de ce dernier,
AboA Fàris Abd el-'Azîz, mort le 8 safar 799 (11 novembre 1396) et
enterré auprès de son père (6), et enfin Aboû 'yVmir 'Abd Allah, mort
le 3o jomâdâ II 800 (21 mars iSgS) (7). Deux furent enterrés dans
la mosquée de leur palais, c'est-à-dire la grande mosquée de Fès-la-
Neuve, Aboû Zaïvàu Mohammed, fils d'Aboû 'Abd er-Rahmàn fils
d'Aboû 'l-Hasan, mort le 22 dhoû '1-hijja 767 (24 août i366) (8) et
son oncle et successeur Aboû Fàris 'Abd el-'Azîz fils d'y\.boû 'l-Hasan,
(i) Cf. Ibn Khaldoûn, IV, p. 317-18.
(2) Cf. Ra^idal en-nisrîn, p. l'ijXo, Cf. également A. Bel, Inscr. ar. de Fès, p. /i3-'|/i,
El-Kallànî, Salwat cl-anfâs, Fès, i3i6, III, p. 22^, spécifie que cette sépulture est voisim*
de celle du traditionniste Mohammed bon Mohammed Ibn Jozaï, mort en 7.')- ou j'^H
(sur lequel cf. ol-Kattânî, op. cit., IIÏ, p. 222), dans une chambre adossée aai mur orieo-
tal de la grande mosquée de Fâs el-jadîd. Ce texte, que M. Bel n'a pas utilisé, semble
devoir infirmer son opinion que la stèle inérinide anépigraphe qu'il a relevée dans la
Jâma' el-gnâïz est probablomont celle d'Aboû 'Inàn.
(3) Cette colline, d'après cl-kaltànî^ op. cit., III, p. 168, i, 8, porterait le nom de Jabal
ez-za'faràn.
(!\) Cf. Ibn el-Ahmar, Ra^yfjat en-nisrin, p. 27/86 ; Ibn el-Qâdî, Jadhwat el-iqlibds,
p. 83; el-Kattànî, Salwat el-anfâs, III, p. 168.
(5) Cf. Ibn el-Ahmar, Ra^vilat en-nisrin, p. 36/99; Ibn el-'^^àdî, Jadhwat el-iqlibâs,
p, 54; el-Kattânî, Salwat el-anfâs, III, p. 166.
(6) Cf. Ibn el-Ahmar, Rawffat en-nisrin, p. 37/101 ; Ibn el-Qàdî, Jadhwat el-iqtibâs,
p. 289; el-Kattânî, Salwat el-anfâs, III, p. 167.
(7) Seulement d'après el-Kattânî, Salwiat el-anfâs, III, p. 167. Cet auteur croit que la
coupole funéraire de ce sultan est colle dont les restes sont connus aujourd'hui à Fès sous
le nom de Hammam el-ghoùla.
(8) Cf. Ibn el-A'.imar, Ravjat en-nisrîn, p. 2f)/*^9; Ibn el-Qàd", Jadhnat el-iqlibâs, p. il-.
HISTOIRE 21
mort le -ri rabî' II 77/i (22 octobre 1372), qui y fut transporté de
ïlemcen (i). Un autre, enfin, fut enterré à Tanger, où il fut assassi-
né : c'était un petit-fîls d'Aboû T-I.Iasan, Aboû Zaïyàn Mohammed
ben Aboû T-Fadl (2).
S'il est ainsi à peu près établi qu'aucun sultan mérinide après
Aboû T-Hasan ne fut enterré à Chella, l'enceinte put cependant re-
cevoir encore les restes de quelques membres de la famille royale :
ainsi, ceux du prince dont la stèle, encore inédite, sera étudiée plus
loin (Épigraphie historique, n" 7). Cette mqâbrîyya doit provenir de
Tun des deux mausolées anciens dont les vestiges s'élèvent sur la
pente qui domine les mosquées (3), ce qui laisse à penser qu'à cette
époque tardive, on n'enterrait plus dans les chapelles funéraires qui
leur étaient attenantes. En plus de cette pierre, il existe encore à
Chella plusieurs autres stèles mérinides : l'une, très usée et recou-
Vierte de chaux, mais présentant des traces d'inscription lisibles sur
une face, se trouve actuellement en dehors de la khalwa (épig. hist.,
n° 8); d'autres, anépigraphes, subsistent en entier ou en partie aux
abords immédiats des mosquées. Bien d'autres encore durent dispa-
raître, puisque Léon l'Africain, qui prétend avoir visité le sanctuaire
en l'année 916 H. (lôog) (4), y compta trente inscriptions funéraires.
Mais, au moment où le voyageur la visita, Chella, depuis un siècle,
était déjà bien déchue de sa splendeur.
Ce qu'elle était au temps de cette splendeur, nous pouvons nous
en faire quelque idée. La nécropole royale, dont les tours et la porte
monumentale se dressaient sur l'ancien camp du jihâd, enfermtit
(i) Cf. Ibn el-Ahmar, Rawdat en-nisrîn, p. 80/90, Ibn el-Qâdî, Jadhwat el-iqtihâs,
p. 2(i8. Il est à remarquer qu'cI-Kattânî, dans son dictionnaire des notabilités de la ville de
Fès, ne signale pas ces deux derniers sultans.
(2) Cf. Ibn el-Ahmar. Rawdat en-nisrîn, p. 35/98, Ibn el-QàrJî, Jadhtat el-iqtibâs,
p. i3i. Il avait été déposé le 5 ramadan 789 (23 septembre 1387).
(3) Cette stèle se trouve en effet juste au pied de ces chapelles,
(4) Léon, in Ramusio, I, 29.
22 CHELÏA
à rintérieur de ses murs, en plus des chaprlles liiiK'raircs, deux nu)^-
quées, une source captée ix)iir le pavillon d'ablutions, et. des vergers.
Le visiteur, en franchissant la ^;rand(> ])orle clevée par Abon M-i.lasan,
avaii devant, lui, au bas de la [)enle, le spectacle du uiinaii^ aux
faïences polychromes, des coupoles décorées abrilant les tombeaux
des sultans mérinides. D'un coté de la porte, s'élevait riiôtellerie des-
tinée aux pèlerins; à divers points de l'enceinte, quelques édifices
devaient servir à loger les frardiens et les Iccleurs du sanctuaire.
Pas plus qu'ils ne l'ont fait pour les autres luouuincmts élevés par
la dynastie m^érinide, à Fès surtout. l(>s aiuialislrs ou les biographes
du Maghrib n'ont lai.ssé de description détaillée de Chella, nécropole
royale. Cela n'entre pas dans leur conception de l'histoire. Tout au
plus \mentionncnt-ils la construction d'une demeure royale ou d'un
édifice public; — encore ont-ils passé sous silence celle de Chella.
Mais, heureusement, au temps même de son éclat, elle eut un visi-
teur de marque, homme d'état et grand écrivain : LisAn cd-dîr» Tbn
el-Khatîb. On connaît la vie uH^uvenuMilée c\ la fin malheureuse de
ce vizir, qui, né à Loja en 7i3/i3i3, fut d'abord au service du prince
de Grenade Aboû 'l-Uajj.aj loûsof. de la famille des Banoû M-Alunar,
puis à celui de son successeur Mohammed V; après avoir accompagné
ce souverain dans sa fuite au Maroc, il rentra à Grenade en 763/i3rv>
et, à la suite d'un complot qui fut tramé contre lui à l'instigation du
secrétaire Mohammed Ibn Zomrok, dut se réfugier à Fès, oi^i il fut
assassiné en 776/137/i (i). 11 fut pendant toute sa carrière en rela-
tions suivies avec les sultans mérinides Aboû '1-Ijasan, Aboû 'Inàn,
Aboû Sâlim et 'Abd el-'Azîz et les couvrit d'éloges dans la plupart de
ses ouvrages. Ceux-ci, principalement Vfhâta, le Raqm el-holfil, la
Raïhânat el-kottâb, et surtout le Nnfh-rt-tîh d'el-Maqqari. dont la plus
grande partie est consacrée à Lisàn ed-dîn, permettent de suivre le
■ ministre pas à pas dans ses différents voyages en Afrique. Il séjourna
à Marrakech, à Meknès, à Fès, à Tlemcen; mais c'est à Salé qu'il de-
meura le plus longtemps et qu'il habita même. En effet, lorsqu'en
761 (1359), il accompagna le roi Mohammed V auprès du sultan mé-
(i) Cf. Ips références données dans E. Lévi-Provcnçal, Les Historiens des Chorfa. Paris,
i9'2, p. 229, note 3.
HISTOIRE 23
rinide Aboû Sâlim, il demanda à ce dernier l'autorisation de parcou-
rir le Maroc. A la fin de son voyage, il voulut, si l'on en croit ses
propres paroles, accomplir en territoire sacré une espèce de retraite,
et choisit, pour remplir ce pieux devoir, la ville de Salé. Son but
était clair : par des visites répétées à la nécropole de la dynastie ré-
gnant au Maroc, il voulait attirer mieux encore sur lui les faveurs
d'Aboû Sâlim et obtenir, par l'entremise de ce souverain, la restitu-
tion de ses biens confisqués en Andalousie. A ce moment, son talent
littéraire semble surtout s'être exercé à la composition de panégy-
riques mérinides, et peut-être spécialement à la" glorification du sul-
tan le plus pieux de la famille, Aboû 'l-Hasan, celui-là môme qui
avait construit Chella. C'est vraisemblablement à cette époque qu'il
composa la longue élégie relative à ce sultan, que l'on trouve insérée
dans le commentaire de son Raqm el-holal (i), et qui renferme des
allusions, à vrai dire très obscures, à la nécropole, commençant par
ce vers :
« Arrête-toi au bord du fleuve sacré, aux rives bien défendues, et
gagne le mausolée dont les visiteurs voient leurs espérances se réa-
liser...! » (2)
C'est du ribàt de Chella, durant ce même séjour à Salé, qu'Ibn
el-Khatîb date une épître qu'il adresse à Aboû Sâlim ; lui-même en
a conservé le texte dans sa Raihânat ei-kottâb : cl-Maqqarî Ta repro-
duite ensuite dans le Nafh et-tîb (3). L'historien s'exprime ainsi au
sujet de cette lettre : « Revenu de Marrakech, Ibn el-Khatîb se ren-
(( dit à plusieurs reprises au ribât de Chella, cimetière des rois mé-
<( rinides — parmi lesquels le sultan Aboû 'l-Hasan — pour y adres-
« ser des invocations et réciter le Qor'ân. Il visita fréquemment la
« nécropole et le fit savoir au sultan Aboû Sâlim, en lui demandant
<c d'intercéder en sa faveur auprès des Andalous, pour qu'ils lui ren-
« dissent ses biens confisqués au moment de sa disgrâce. » La let-
tre, qu'el-Maqqarî reproduit ensuite, est d'une fort belle tenue lit-
téraire et renferme d'assez nombreuses allusions à la nécropole, mal-
(i) P. 97-101.
(2) P. 98, vers 23.
(3) Ed. du Caire, i3o>. III, p. îgjsqq. — Reproduite par en-Nàsirî, Isliqsâ, II, p. ^l'^ sqq .
24 CIIKLLA
hciireusoniont noyéos parmi los .mélaphores el l(\s arlilicos do rluHo-
riqiie qu'cwigoait alors cl qu'exige encore, chez les lettrés ina^^^hrébins,
remploi de la prose rimée. Elle est datée du ii rajah 76 1
(28 mai loTio). Ihu el-Khatîh, (pii la (il siiivi(» do (1(mi\ poèmes
composes respeclivemiMil de viugl et de sept \iir^, l'adressa à Ahoû
Sàlim, qui se trouvait alors en expédition «dans la vallée de
la Monlouya. Il y couvrait le sultan tles plus o^rands éloges, et, [)()ur
le ilattcr, associait les prirces défunts à son panégyrique. Il l'aver-
tissait qu'il s'était spécialeinent placé sous la protection de son père
Ahoù "l-T.lasau. ])Our rinqîiorer dans le a rihàl héiii de Chella »,
et faisait tenir au constructeur de la nécropole loul un discours d'in-
tercession en sa faveur. Lui-même ajoutait cette phrase significa-
tive : <( Le caractère sacré {hornid) de Chella est bien connu. A Dieu
» ne plaise que les gens de l'Andalousie ne veuillent y porter at-
« teinte! »
Le 2^ rajah, Ahoû Salim lui adressa une réponse favorable et
donna des ordres pour que les biens de Lisàn ed-dîn lui fussent
restitués. Le vizir andalou, toujours du rihàl de Chella, lui envoya
une lettre de remercie/ments dont on a conservé le texte : il y pré-
tend qu'au reçu de la lettre d'Aboû Salim, il alla se prosterner de-
vant le tombeau d'Aboù 'l-Ilasan pour lui témoigner sa reconnais-
sance et pria les lolba de l'endroit de réciter avec lui dans le sanc-
tuaire des fragments du Qor'an (i).
Ces lettres, fort intéressantes pour rhistoire d'Ihn el-Khalîb,
ne sont pas les seules 011 il parle du mausolée d'Aboû 'l-IIa-
san et de Chella. Grâce à ces indications éparses dans ses œuvres
et dans sa correspondance (2), on a quelques données sur la nécro-
pole royale à l'époque à laquelle il y séjourna. A l'intérieur des
jardins qui couvraient la plus grande partie du ribât, le sanctuaire,
composé des deux mosquées et de leurs chapelles funéraires, était
(i) Cf. el-Maqqarî, Nafh et-tîb, III, loc. cit., et en-Nàsirî, Istiqsâ, II, p. ii8.
(2) Cf. notamment un court passage du Mi'yâr el-ikhtiyàr, description géographique en
prose rimée (imprimé à Fès, chez Ahmed lomnî, i355\ p. 4'i> reproduit par en-Nàsirî, Istiqsâ,
II, p. ir3. Malgré un fatras de rhétorique qui rend impossible toute traduction à la lettre,
on en peut dégager des renseignements assez précis qui confirment ceux qu'Ibn el-Khatîb
donne dans sa correspondance lors de son séjour à Salé.
HISTOIRE 25
dans tout son éclat. Les ors y resplendissaient auprès des
marbres polychromes, les revêtements de plâtre et d,e faïien<;e
n'avaient pas commencé à s'effriter. Tout était soigneusement en-
tretenu. La tombe d'Aboù '1-Hasan, qui, à cette époque, apparais-
sait comme le plus vénéré des souverains qui dormaient là, fût-ce
Aboû loiisof ou Aboû la'qoûb, était, dans sa chapelle funéraire, recou-
'1 verte d'un large fragment de rétoffe qui, pendant uïic année, avait
voilé la Ka'ba de la Mekke. Des clercs, jour et nuit, y récitaient le
Qor'àn et des invocations : leur entretien était assuré à l'aide de la
fondation constituée par Aboû Inân. Les biens de mainmorte du
sanctuaire comprenaient aussi de magnifiques exemplaires du Livre
sacré, enrichis d'enluminures et semblables à ceux que les sultans
mérinides ou zaïyànides de ce siècle copiaient de leur main et consa-
craient dans les villes saintes (i),
La nécropole des grands souverains de la dynastie régnante était
un asile, un lieu de pèlerinage renommé. Ibn el-Khatîb s'y réfugiait
pour obtenir les faveurs des fils d'Aboû '1-Hasan. Mais beaucoup d'au-
tres devaient venir auprès de la sépulture de ces mojâhidîn, pour de-
mander le secours de leur intercession auprès d'Allah, et, comme
du tombeau de tous les isaints, remporter quelque parcelle de baraka.
Les princes mérinides, comme leur ancêtre Abd el-Haqq, qui, même
de son vivant, était, aux yeux de la foule, investi d'un
pouvoir miraculeux (2), étaient après leur mort révérés comme des
saints (3). Deux fois par an, à des dates régulières, un mawsiin
se célébrait aux alentours. Comme toutes les réunions de ce genre,
c'était à la fois un pèlerinage et une foire.
Ses origines étaient peut-être assez anciennes. Dans toute la partie
supérieure de l'enceinte d'Aboû '1-Hasan — aux environs de la grande
(i) Cf. pour Aboû l-Hasan, Ibn Khaldoùn, texte, II, p. 3')'î-()^. Cf. aussi E. Lévi-Proven-
çal, Note sur un (Qor'àn royal du XIV' siècle, in Hespéris, tome I, 19». s pp. 83-8fi.
(2) Cf. Qirtâs, p. 191.
(3) Aboû 1-Hasan bénéficia même d'un recueil de manàqih, que l'auteur, le célèbre
Ibn Marzoùq, intitula Kitâh el-mosnad es-sahih el-hasan fi manâqib sayyidinâ Abi
'l-Hasan. Cet ouvrage semble malheureusement perdu, bien qu'il figure parmi les sources
qu'en-Nàsirî mit à contribution pour la composition de son Kilâb el-istiqsâ. C'est à lui
qu'Ibn el-Ahmar f ait probablement allusion dans la Rawdat en-nisn'n, p. 8/54. Cf. également
G. Marçais, introduction, p. xiv.
26 GIIELLA
porte — le béton des remparts comprend une très forte proportion
de tessons de poterie : on en peut conclure qu'à ré[>oque oii ces rem-
parts furent consiniils, le sol, en cet endroit, était jonché de débris
de poteries grossières, comme on en trouve en tout emplacement de
marché. L'endroit, d'ailleurs, se prêtait fort bien à la tenue d'un
soùq : c'était devant la porte dite Bàb el-l.iadîd, percée dans l'enceinte
almohade de Rabat; aujourd'hui encore, c'est en dehors des portes,
en plein air, que se tiennent les marchés hebdomadaires des villes
marocaines.
L'existence des deux foires annuelles de Cliella est attestée par nne
indication que contient le Kitâb er-rasaïl cl-kobrâ (i), écrit par le
jurisconsulte marocain Mahammed Ibn 'Ahbad, qui vivait au
VHi° siècle de rilégire (2) : « L'affluence à la foiie de Chella, dit cel
auteur, est passée en proverbe : en effet, à r('']ioque où elle se tenait
deux fois par an, à date fixe, on n'y pouvait rien entendre, tant il
y avait de cris et de bruit. Du moins en était-il ainsi au temps passé,
car, aujourd'hui, ce n'est plus qu'un soûq rural (soûq el-ghobâr) de
peu d'importance, tel qu'on en trouve dans la campagne. » Dans sa
Maqâmat el-holdân, ou « séance » géographique à la manière d'el-
Harîrî, Ibn el-Khalîb a, lui aussi, consacré quelques lignes à ce mar-
ché, en insistant surtout sur les bateleurs qui s'y trouvaient. 11
avait lieu sans doute alors à l'extérieur aussi bien qu'à l'intérieur de
l'enceinte, sur l'éperon qui domine la vallée du Boû Regreg : c'était
l'un de ces soûq el-ghobâr du Moyen-Age, dont la pittoresque déno-
mination s'est perdue.
C. DÉCADENCE ET RUINE.
La première moitié du xv^ siècle fut pour le Maroc une époque
particulièrement troublée. En 1/120 (828 h.), l'assassinat de l'avant-
dernier souverain mériuide, Aboû Sa'ïd 'Othmân, qui lui-même avait
passé tout son règne au milieu des compétitions, ouvrait encore une
(i) Édition lithographiée de Fès, iSao, p. ii6.
(2) Mort en 792 (iSgo). Cf. E. Lévi-Provençal, Les Historiens des Chorfa, p. 3t4-
note 6.
HISTOIRE 27
période d'anarchie plus intense. Aboû Zakarîyyâ' lahiâ el-Wattàsî,
gouverneur de Salé, proclama 'Abd el-IIaqq, fils du souverain, un
enfant d'un an. II réussit à le faire reconnaître et régna plus tard
sous son nom, mais ce ne fut pas sans de longues années de luttes
contre de nombreux prétendants. L'un d'entre eux, qui nous est
connu seulement par la description de Meknès d'Ibn Ghâzî intitulée
er-Rawd el-hatoûn (i), s'appelait Ahmed el-Lihiànî, des Banoû Our-
tâjin, cousins des Banoû Marin : il se maintint à Meknès « une
vingtaine d'années, pendant les troisième et quatrième décades du
ix^ siècle (1417-37) ». Il parvint même jusqu'aux Deux-Rives (2),
fief d'Aboû Zakarîyyâ'. Ces événements furent fatals à Chella : de
là date sa ruine.
C'est un point sur lequel nous sommes renseignés par un passage
à'el-Miyâr el-morib du jurisconsulte el-Wancharîsî, qui reproduit
in-extenso (3) le texte d'une consultation demandée, au nom du sul-
tan 'Abd el-Haqq, au juriste Mohammed ben Qâsim el-Qaw^rî -(/i).
Cette « question » nous révèle qu Ahmed el-Lihiànî, s'étant emparé
de la nécropole, la pilla, enleva les objets précieux et fit main-basse
sur les exemplaires du Qor'àn qui y avaient été consacrés. Après la
défaite du rebelle par Aboû Zakarîyyà\ on retrouva ces livres dans sa
maison de Meknès, et la considtation du Mérinide avait justement
pour but de savoir quelle destination légale pouvaient recevoir ces
volumes recouvrés et déposés, en attendant, au palais royal de Fès.
Il ne fut pas question de les replacer à Chella : dans sa réponse, le
juriste el-QaAvrî conseilla de les affecter à des bibliothèques de mos-
quées ou d'en employer la valeur à des œuvres charitables,
La ruine de Chella était définitive : peut-être le sacrilège d'Ahmed
el-Lihiànî n'avait-il fait que l'achever. Si ce personnage n'avait pas
(i) Édition lithographiée de Fès, 1826, p. i5; traduction Houdas, Monographie de Mé-
quinez, in Journal Asiatique, 8* série, t. V, Paris, i885, p. i44. Cf. aussi, ibia., p. 11
du texte et i33 de la trad.
(2) Nous ne saurions dire si ce fut une simple incursion ou s'il s'empara réellement de
Rabat et de Salé.
(3) Danis la partie de son ouvrage relative à la jurisprudence des biens de mainmorte
{runvâzil el-ahbâs), t. VII de l'édition lithographiée de Fès, l'îi'i, pp. n-ro.
(4) Sur ce personnage, oui mourut à Fès on 872 fi/tCiS), cf. F. Lévi-Provenç^l, les His-
toriens des Chorfa, p. 225, note 4-
28 CHELLA
hésité à profaner une n€CW[>ole uni n'rlnit pas ccMo i\c ses ancêtres,
les derniers Morinides semblent n'avoir eu pour elle (piiine vénéra-
tion modérée : depuis longtemps, ils ne s'y faisaient ])liis enterrer.
Nous ne voyons point que 'Ahd el-llaqq ait fait quoique tentative pour
la relever. Au reste, il passa presque toute sa vie sous la régence des
Banoû Wattàs, qui, eux non plus, n'avaient pas inlércM à glorifier
les grands souverains mérinides. Si Chella, aux yeux de la foule,
garda sa valeur de sanctuaire, le culte officiel, dès cette époque, n'y
fut plus célébré. La même vénération demeura attachée aux tom-
beaux, mais son objet peu à peu se modifiait : les souverains et les
princes s'effaçaient devant les saints. Aboû loûsof la'qoûb devint
Moulai la'qoùb. Dès ce moment, la nécropole commença à abriter
les dépouilles de personnages de Rabat désireux d'obtenir pour leur
vie future l'intercession des saints du ribàl. Cette pratique, jusqu'à
nos jours, s'est perpétuée. Chella est maintenant jonchée de pierres
tombales et de tertres qui datent de tous les derniers siècles.
Mais l'en'Oeinte restait debout; elle conservait ou prenait même
quelque valeur militaire. Nous sommes bien mal renseignés sur son
histoire au cours de la période moderne. A certains indices, il semble
qu'au xvif et au xvin' siècle on y ait placé quelques soldats : sans
doute, avaient-ils pour mission d'empêcher que cette enceinte, aux
portes de Rabat, ne servît de repaire aux pillards de la campagne
environnante. C'est à ces soldats qu'il faut vraisemblablement attri
huer les graffiti de la grande porte, qui représentent des vaisseaux
de ces deux siècles (i). 11 est probable que, sous cette protection,
l'intérieur de l'enceinte renfermait des champs et des vergers, comme
il s'en trouve encore aujourd'hui.
La prudence qui faisait garder ces remparts n'était pas sans fonde-
ment. A la fin du xviii® siècle, sous le règne de Moulai el-Iazîd, si
l'on en croit l'historien Mohammed ed-Uo'ayyîf de Rabat, qui vivait
à cette époque (2), la tribu arabe des Sabbâh, qui dévastait les envi-
(i) Cf. infra, Description de la porte monumentale, et J. Campardou et Henri Basset,
Graffiti de Chella, in Hespéris, t. I, 1921. pp. 87-90.
(2) Sur cet historien, cf. E. Lévi-Provençal, les Histûriens des Chorfa, pp. 2i3-2i',5
Le même événement fut aussi rapporté dans un opuscule historique dû à la plume d'uij
savant de Salé, 'Abd el-Qàdir ben el-Hâjj el-Khayyât el-Jo'aïdî.
HISTOIRE 29
rons de Rabat et coupait toutes les routes, n'avait point eu de peine
à subjuguer les cultivateurs qui se trouvaient dans l'enceinte et avait
fait de Chella une forteresse, oii elle rassemblait tous les produits
de ses pillages. Les tribus de la région de Rabat avaient vainement
essayé de mettre fin à cette situation : le sultan Moulaï el-Iazîd dut
préparer une expédition pour les réduire. Il réunit une armée à Salé;
sous les ordres du gouvemeur de cette ville, Aboû la'zâ el-Qastâlî, elle
passa le Boù Regreg le 17 rabî' I i2o5 (24 novembre 1790), et, ie
même jour, défit complètement les Sabbàh. Le lendemain, elle força
les portes de Chella, et le gouverneur el-Qastâlî abandonna aux 'Abîd
le butin qu'ils y pourraient faire. « Ils trouvèrent là, dit ed-Do'ayyîf,
« des chameaux, des bœufs, des moutons, des pièces de velours, des
« tapis, des objets de cuivre, du grain et mêime des nègres et des
« négresses. » Ils démolirent les habitations et s'emparèrent de ce
qui s'y trouvait; mais ils ne s'en contentèrent pas. Ils creusèrent le
sol, dit le chroniqueur, devant le mausolée de Sidi lalnâ et ne res-
pectèrent pas les chambres funéraires. On devine que, comme les
gens d'aujourd'hui, ils étaient hantés par l'idée des trésors que les
ruines devaient contenir. Le sac de Chella émut profondément les
habitants des Deux-Rives, et ils virent un châtiment de ce sacrilège
dans le supplice d'el-Qastàlî, que Moulaï Solaïmàn fit pendre cinq
ans plus tard, à Bâb el-khabbâz, l'une des portes de Salé.
Malgré ces déprédations successives, le sanctuaire fit grande im-
pression sur Ali Bey qui visita Chella quelques années plus tard (i).
Il y vit un grand concours de pèlerins : peut-être était-ce un jour de
fête, et l'on sait d'ailleurs combien le voyageur espagnol était porté
à l'exagération. Du moins, sa description nous prouve-t-elle que la
vénération populaire était toujours aussi grande : à ce moarient,
l'enceinte abritait déjà sans doute les mêmes saints qu'aujourd'hui,
et les mêmes cultes, plus païens qu'orthodoxes, s'y devaient célé-
brer. Les mosquées et les tombeaux oonstituaient un horm pour les
non-musulmans. Ni Hôst (2), ni Chénier (3), au siècle précédent,
(i) Ali Bey el-Abbasi, Voyages, Paris, i8i4, I, p- 227.
(2) Nachnchten von Marokos und Fes, éd. ail., Copenhagne, 1707, p. 82.
(3) Pxech. hist., t. III, p. 3i.
30 CHKiXA
n'y avaient pu pénétrer, et il en fut ainsi durant le xix' siècle. Cepen-
dant, au cours de ses dernières années, à mesure que les mosquées
se ruinaient davantage, les barrières du horm s'ouvraient plus facile-
ment. L'accès, aujourd'hui, en est libre.
Voilà ce qu'à l'heure actuelle, on peut savoir de liiistoire du cime-
tière royal des Mérinides, telle qu'elle est écrite dans les chroniques
et sur le terrain. C'est assurément peu de chose. C'est assez cepen-
dant pcmr permettre d'en démêler les grandes lignes : un sanctuaire,
d'abord étroit, construit pour abriter son tombeau et celui des siens
par le premier des grands mojàhidin mérinides; puis, conçue sur ur;
vaste plan par Aboû "1 Masan, une nécropole scunptueuse, digne de
la dynastie qui allait prétendre au titre éminent des khalifes, une
oeuvre d'art et ime œuvre pieuse, comme celles qu'elle éleva à Fès,
à Tlemcen, à Meknès, à Salé; quelques années de splendeur; enfin,
comme il advint de toute chose au Maghrib, ce furent bientôt l'aban-
don et la ruine, hâtés par des pillages et des profanations.
ÉPIGRAPHIE HISTORIQUE 31
II
ÉPIGRAPHIE HISTORIQUE
A. — Inscriptions dédicatoires.
I . — Bandeaux épigraphiqaes de la porte monumentale. Caractères koûfiques (i).
ÏjLssu--; ivTrt^^^j ^*~'''' f*'-^ ^ ' v«5"^j^^ >^ i> c.LàJ! ,1^ c^f^ *^^ -^^ ■ «i^^ >-^-^ ,.f}
Tr\ductiox. — Je cherche refuge auprès d'Allah contre Satan le lapidé! Au nom
d'Allah, le Clément, le Miséricordieux ! Qu'Allah inspire des prières pour notre Sei-
gneur Mohammed et sa famille, et qu'il leur accorde le salut !
Cette construction a été ordonnée par notre Maître le Sultan, l'Émir des Musul-
mans, Aboû '1-Hasan, [fils de notre Maître le Sultan sanctifié, l'objet de la misé-
ricorde divine, l'Emir des Musulmans, Aboû Sa'ïd, fils de notre Maître le Sultan]
sanctifié, l'objet de la miséricorde divine, Aboû loûsof, fils de "Abd el-Haqq. Qu'Allah
éternise leur empire ! Cette construction fut terminée à la fin de dhoû '1-hijja de
l'an 789.
Cette dernière date correspond au 8 juillet iSSg.
2. — Bandeaux épigraphiques de la face externe de la chapelle funéraire
d'Aboù 'l-Hasan. Écriture monumentale andalouse.
(Ces bandeaux courent au-dessus d'autres bandeaux en koûfique,
qui n'ont qu'un but propitiatoire et un intérêt artistique : le texte
en sera donné dans la description de la chapelle funéraire d'Aboû
(i) On trouvera la reprcxiuction de la fin de celte inscription infra, Ecriture.
(2) A partir d'ici jusqu'à la fin du bandeau horizontal, rinscription Q été très dé-
gradée et sa Jocture a été fort difficile. La restitution proposée ne saurait être donnée
comme certaine, mais à l'examen minutieux du champ épigraphique, elle apparaît comme
la pins probable.
(3) La lecture de ce qui suit (bandeau vertical descendant, bien conservé, et représente
infra) redevient, jusqu'à la fin, à tout à fait certaine.
32
CIIEM,A
'l-IIasan. On Iroiivera o^^^alenicnl infra, Erriliiro, la reproduction d'inu'
parlie de la présente inscription.)
,..! AïU-ii Jj>'^)l JUI Lx^V ,'lUJI l.^J.. ir,Lll LiM ïi^, .,] iii J.iL)l
^j^l! A.U-M JjLxJi J^^J' ^,II=IJI li^î^.. ^>\ ^,A\ y_\ ^,.xM ^^Jj^. ^,lJj
i.^11 J.^Uii l^y
Traduction. — La durée appartient à vVllali! A ordonné (la construction de) cette
coupole bénie notre Maître le Sultan, le très illustre, le saint, le juste, le inojàhid,
fÉniir des Musulmans et le Défenseur de la Religion, Aboii '1-llasan, fils de notre
Maître le Sultan, le très illustre, le pieux, le juste, le mojàhid, le sanctifié, l'objet
de la miséricorde divine, l'Kniir des Musulmans et le Défenseur de la Religion,
Aboù Sa'ïd, (ils du Sultan le très illustre. Aboù loAsof lacioùb fils de 'Abd el-llaqq,
auprès de ces tombeaux bien gardés. Qu'Allab lui réserve la plus belle des rétribu-
tions ! Qu'Allah le dirige et qu'il le place ! Qu'Allah accorde à notre Maître le
profit de ses grands desseins !
3. — Table des hobods du tombeau dWbod 't-Hasan. — (lonscrvce à la Grande
Mosquée de Rabat (jâmi' el-kharrâzîn), encastrée sur le côté gauche de l'ou-
verture donnant accès du sahn dans l'oratoire (i).
Plaque de marbre quadrangulaire de o'",65 de longueur sur o'",:;5
de largeur. Le chaimp épigraphique est entouré d'un encadrement de
2 centimètres de largeur.
» J^4^ À^'^ iiJLil UbJy i-w.a. l^ SJ^j éii ^.4^\
jx y^^ ,^ j.»Us:i] (•'r'!.?-^' j':!'^ '^^ \^
^V <j'} o^
u-
\\x]\
(i) Nous devons la copie de cette inscription, ainsi que la description de la pierre à
Si Mohammed Ibn 'Ali ed-Dolvkàlî es-Salâwi. L'accès des mosquées étant, comme l'on
sait, interdit aux Européeas au Maroc, nous n'avons pu voir nous-mêmes cette pierre.
ÉPIGRAPIIIE IIISTOUIQUE 33
Js-jy Jo^4-' ^U^l il>»l j^'bV .^ ^ ioiljj
>.=i^ Ji lj_5y ^ ,^ ic iiil i^^2>. ^>txà3î
ij^ *wi ^_4y ijL«ju««*^- ^~.*.^j A.t>y-
Traduction.
La louange n'appartient qu'à Allah !
Parmi les fondations pieuses établies par notre Maître le Khalife el-mota-
wakkil
'alâ 'llah (celui qui met sa confiance en Allah), l'Émir des Croyants, le
Combattant pour la Foi dans la Voie
du Maître des Mondes, Aboû Inân, fils de notre Maître, l'Émir des
Musulmans,
4 le' Combattant pour la Foi dans la Voie du Maître des Mondes, Aboû
'1-Hasan,
fils de notre Maître, l'Emir des Musulmans, le Combattant pour la Foi
dans la Voie du Maître des Mondes, Aboû Sa'ïd, fils de notre Maître l'Émir
des Musulmans, le Combattant pour la Foi dans la Voie du Maître des
Mondes,
8 Abovi loûsof la'qoûb fils de 'Abd el-Haqq — veuille Allah accepter son
dessein
et exaucer son espoir pour la victoire de l'Islâm ! — se trouve le bain
neuf (el-llammàm el-jadîd , qui est au Ribât
el-fath iqu 'Allah le protège! , (bain dont les revenus seront affectés) à
l'entretien du tombeau de notre Maître, l'objet de la miséricorde divine,
12 son père — qu'Allah lui témoigne son agrément! — et à la nourriture
des pauvres à Challa — qu'Allah la fasse prospérer! — ; ce (legs fut établi)
en l'année 755. Qu'Allah nous rende cette année favorable!
L'année 755 H. correspond à la période comprise entre le 26 jan-
vier i354 et le i5 janvier i355.
1922.
34
CHELLA
B.
Inscriptions finéuaires.
^. — Fragment de niqâhriyyii en iiuirbrc, irpn'seiitanl L't'xlrétnilr de </aiiclu' de
1(1 st(^lr.. Conscrv*' aupri^s de la inqàbriyya n'> 5 (Planche i).
Longueur ; o'°,59. — Largeur à la base : o'",2r). — Hauteur :
o"',20. — Hauteur du cha;inp épigraphique sur chacune des faces :
o"',o85. -- Deux lignes d'écriture sur chaque lace. — ('caractères cur-
sil's très dégradés.
Face antérieure (i) :
Ligne i
Ligne i
Face postérieure
Ligne 3 :
Ligne 4 *
.jjb l^
î^sss.] «L^y ijy^-^ jJ.Lil Uj»i.^aj
Traduction.
d'elle, sur l'ordre de
le pieux, celui qui craiat \llah. le très pur, l'Émir des Musulmans, le Combattant
pour la Foi dans la Voie du Maître des Mondes, Aboû l-Hasan, fils des khalifes
qui [suivirent le droit chemin]....
dans leur palais (à eux deux) béni, à la Mansoûra de
Tlemcen la Neuve
5. — Mqâbrîyya, en marbre, située dans une chapelle adossée à l'ancienne
mosquée. (Planche 1).
Longueur : i ',97. — Largeur à la base : o'",235. — Hauteur :
o"',20. — Hauteur du champ épigraphique sur chaque face : ©""joSô,
— Deux lignes d'écriture par face. — Caractères cursifs, vocalises en
partie. Cette vocalisation est reproduite ci-dessous.
(i) Nous appelons face antérieure celle sur laquelle commence l'inscription.
r.W
Chella, Pl. I
I
u
ÉPIGRAPHIE HISTORIQUE 35
Face antérieure :
Ligne i :
ajiî ^LL.ûi j iiuji iljLJ! Ç\l}\ r,^\ uj^;; jj u^ ^»ii lUi
-î' J*^- ^'^■^■'" o^' c'^ ii-lpl i\A^^ L\J^.X\ (i)li^t_j! oJ^ ^Di ^U^l
^1 li^y ^Lo ^y
Ligne 2 :
^>llJ! LllJ ^ l^j'Li^ c:^i((. jlJ.liJîj (3) g.l«.)lj
Face postérieure :
Ligne 3 :
iju*.^l ïXsû ^J) ^ <^::^j^ùj ÏJlj> 5ï-<— j .-.-^à. ^Lc ùjJu\ s,__^a».J «jîlJÎ
Ligne 4 ^
joL iJ>-\Ju>^ iJjLx^ Jw.i.j 'r-''^ 3^''' '^' "^"^ ^^•*-*''^j jiti.-*JI .L cl ^^/»
Traduction.
La louange appartient à Allah !
Ceci est le tombeau de notre maîtresse, la libre, la pure, la pieuse, la sainte,
mère du Sultan, le Khalife, ITmâm, dont les belles qualités, les nobles et louables
actions sont si grandes qu'aucune langue ne pourrait les énumérer et aucune main
en tracer la description, notre Maître, 1 Émir des Croyants, celui qui met sa
confiance dans le Maître des Mondes, Aboû Tnân, fils de l'Émir des Musulmans
Aboû '1-Hasan. fils des Khalifes, les Imâms grands et nobles. Allah veuille lui réserver
une place spacieuse au Paradis et l'accueillir avec pardon et indulgence ! Sa mort
survint dans la nuit du \endredi au samedi quatrième jour de rajab l'unique de
l'an 750. Elle fut enterrée après la prière du vendredi vingt-cinquième jour du
même mois, en présence de notre maître le khalife victorieux par Allah, et des
(i) Erreur du lapicide pour <^i\...a^\.
(2) Solécisme pour (^-jU Lu ^\ dans la transcription donnée par Rabat et sa ré-
gion, page 47. ligne 2.
(3) Lu ^ Jl«-M dans la transcription donnée ibid., page 47. ligne 3.
k
36 en ELLA
hommes nobles d Orient el d'Occident (jui vinrent en dépulation ponr assis^er à ses
funérailles. QuAUah très haut forlifie le pouvoir (d'/Vboù 'Inàn . rehausse sa gloire,
perpétue ses œuvres illustres el le souvenir de ses actions d'éclat ! Qu'il soit son
défenseur et son aide et, par sa grâce, lui accorde également le meilleur sort dans
ce monde et dans l'autre !
Les /j et •.)-[) rajab 750 correspondonl an iS septeiinbre el au 9 oclo
bre 1349. L-e 9 octobre l'^^g est bien tombé un vendredi.
6. — Mqâbriyya. en intirhrc, d'Aboà 'l-Ha.san. Iji stèle a rfr hi-isre en deux
morceaux, (icfnellenieiil en place. {Planche 2).
Longueur : •>.'", iGÔ. — Largeur à la base : o'",35. — Hauteur :
o"\-2'-jb. — Hauteur du cbamp épigraphique sur cliaque l'ace : o",io.
— Deux lignes d'écriture par face. — Caractères cursifs. — La voca-
lisation donne j)resque loujoins naissance à des motifs ornementaux
qui rem[)lissent la partie du champ laissée libre par les groupes de
lettres.
Face antérieure :
Ligne i :
Ligne 2 :
Face postérieure :
Ligne 3 :
aLs 3 ^jj ïjUju—j ^^^«^.j»._. f^^^ J.I& ^^f/» ^ jM^ jj^ ^.j j^^
Ligne 4 *
IC>
Chella, Pl. II
I
ÉPIGRAPHIE HISTORIQUE 37
Traduction :
Ceci est le tombeau de notre Maître le Sultan, le Khalife, l'ImAm, l'fimir
(les Musulmans et le Défenseur de la Religion, le Guerrier pour la Foi dans
la Voie du Maître des Mondes, Aboû '1-Hasan, fils de notre Maître le Sultan, le Kha-
life, rimâm, l'Émir des Musulmans et le Défenseur de la Religion, le Guerrier pour
la Foi dans la Voie du Maître des Mondes Abon Sa ïd, (ils de notre Maître, le Sultan,
le Khalife. l'Imàm, l'Émir des Musulmans et le Défenseur de la Religion, le Guerrier
pour la Foi dans la Voie du Maître des Mondes, Aboù loûsof laqoûb, fds de 'Abd el-
Haqq. Qu'Allah sanctifie son àme et fleurisse son tombeau ! 11 mourut — puisse
Allah lui témoigner son agrément et en être satisfait lui-même ! — dans la mon-
tagne des Hintàta, pendant la nuit du lundi au mardi vingt-sept de rabî' I le béni
de l'an 753. Il fut enterré en face de la mosquée d'el-Mansoûr, qui se trouve à Mar-
rakech — qu'Allah emplisse ce temple de ses louanges! — puis, il fut transporté
de cet endroit à ce mausolée béni et sanctifié, dans Chella. — Qu Allah l'enveloppe
de Sa satisfaction et le reçoive en Son paradis ! Et (juAllah inspire des prières pour
notre Seigneur Mohammed et pour sa famille et qu'il leur accorde le salut !
Le 27 rabî' T 752 correspond au 'i[\ mai i35i.
7. — Mqâbrîyya, en marbre, brisée par le milieu: se trouve derrière le mau-
solée (le Sidi Lahsen el-Imâm, à l'inlérieur d'un enclos.
Longnetir : t"\28. — Largeur à la base : o"',i8. — Hauteur :
o'",i3. — Bailleur du champ épigrapUique sur chaque face : o°',o/i
— Une seule ligne d'écriture sui" cliaque face. — Caractères cursifs,
Face antérieure :
Jy ^^l\
Face postérieure :
Traduction :
La louange n'appartient qu'à Allah !
Ceci est le tombeau de notre Maître Aboû '1 el-'Abbàs fils de notre Maître
Aboû Sàlim. fils d'Aboû 'l-Hasan. Il mourut le ,
correspondant au sept chawvvàl 769. Il fut enterré dans ce verger (cimetière^
le.... vingt jomàdà I 776.
Le 7 chawvvàl 769 correspond au 27 mai t368, et le 20 jomâdâ I 776,
au 27 octobre i^'jli.
38 CHELLA
cS\ — Mqâhriyy(ï . en marbre, sur le sciilirr </iii ilcsccnd à ydiic/ic du chemin
caillou te ii.v albmt de l<i porte monumenlnle à lu lu^eropole.
Longueur : l'^.SÔ. — Largeur à la hase : o'",';!0. — Hauteur
o'^.iS. — ILiuteur du champ épigraphiqiio : o'",o'i. — Deux lignes
d'écriture sur chaque face, lecouvertos d'un épais enduit de chaux
durcie. Inscription illisihle sur la face postérieure. On lit difficile-
ment sur la face antérieure :
/y
c'est-à-dire le taawu)OÛd}i, la hasmaUi, la tasUyya, les versets 26 et
27 de la sourate LV du Qor'ân et la formule initiale : « Ceci est le
tombeau de... »
Des huit épigraphes, dédicatoires ou tumulaires, que l'on vient de
traduire, les plus importantes se trouvent expressément datées; ce
sont l'inscription de fondation de l'enceinte et de la porte de Chella,
et la table des biens de mainuiorto affectés à la nécropole pai- le
sultan Aboû 'Inân. Ces deoix derniers textes fixent de manière indis-
cutable l'époque à laquelle le cimetière royal abrita, en même temps
que de nouvelles et illustres dépouilles, une série de chefs-d'œuvre de
l'art mérinide, que l'écrivain Ibn cl-Kliatîb admira dans leur splen-
deur, et dont les vestiges sont ceux qui couvrent la partie la plus
basse de l'encemte d'Aboû '1-Hasan. Remontant, le premier au milieu
de iSSg, le second à i355, ils montrent que c'est de cette période de
seize ans que les ruines actuelles de la Chella musulmane datent exac-
tement.
Des mqâbrîyya encore visibles aujourd'hui, les deux plus impor-
tantes sont à coup sûr celles que l'on a décrites sous les n"' /i et 6,
la première malheureusement incomplète, l'autre, le plus beau
tombeau mérinide que l'on ait découvert jusqu'à ce jour, fournissant
im texte historique de la plus haute valeur.
ÉPIGRAPHIE HISTORIQUE 39
La stèle funéraire d'Aboû '1-Hasan (i), gravée sur l'ordre de sou
fils Aboù Inàn, permet en effet d'élucider quelques points relatifs
au sultan détrôné; par son caractère d'indéniable authenticité, elle
supprime tout doute sur la date de la mort d'Aboû '1-Hasan, en con-
fuinaiit riudication chronologique (|uc l'on trouve dans la Rnivdol
cii-nisrin d'Ibn el-Ahniar, et qui ne concorde pas avec celle que four-
nit Ibn Khaldoùn. L'inscription, spécifiant que c'est dans une des
dépendances de la mosquée d'el-Mansoùr à Marrakech qu'Aboû
T-lIasan fut provisoirement inhumé, offre un renseignement laissé
de côté par tous les annalistes; renseignement, d'ailleurs, d'autant
plus intéressant que ce fut plus tard exactement au même endroit
que les sultans sa'diens firent édifier leur célèbre mausolée
dynastique.
Que représente, à l'origine, le fragment épigraphique (n° k) , dont
on a vu la reproduction sur la planche i, tout contre la mqâbrîyya
de la mère d'Aboû Inàn, Chams ed-flohâ.^ Ce texte incomplet est
d'abord — il est à peine utile de le rappeler, car la forme même de
la pierre sur lequel il est gravé ne permet pas le moindre doute —
un texte funéraire. Or, sur cette partie d'inscription, un seul nom
propre figure, celui d'Aboû '1-Hasan, <( le fils des khalifes bien diri-
gés ». Même si l'on ne connaissait pas la pierre tombale de ce der-
nier sultan, il serait impossible d'émettre l'hypothèse que l'on se
trouve en présence de sa propre épitaphe : il faudrait dans ce cas
le génitif ^r-i' ^.;f', appelé, à cause de la règle de l'idàfa, par la for-
mule initiale -i là» : « ceci est le tombeau de.... ». La seconde par-
tie du fragment mentionne, d'autre part, le palais d'el-Mansoûra de
Tlemcen la Neuve. Il y a tout lieu de croire, alors, étant donné que
le seul sultan mérinide mort à cl-Mansoûra et enterré à Chella est
précisément le fondateur de cette ville, Aboû la qoûb loûsof, que
cette stèle soit celle de ce souverain, qui, au témoignage des historiens
arabes, fut transporté à Chella pour y être enseveli. Mais alors, pour-
(i) Cette inscription a déjà été publiée par Saavedra. in Boletin de la R. Academia de
ht historia, Madrid, XII. 1888, p. 5o/| et traduite par Tissot, in Bulletin de la Société
de Géographie de Paris. II, 1876, p. 271 sqq. Cf. Van Berchem, op. cit., p. 3o4, note. Texte
.'t traduction ont été publiés vécemmenl, avec plusieurs fautes de lecture, dans Bahat ,t
sa région, p. 45-46.
40 CHELLA
quoi sur la pionc. tl(' uiauii rt* ahsolumcnl in(lul)ilal)l(\ lo noui d" Xhon
'l-Hasaii ? Cl' iTosI pas co sultau (|ui lll ramener l(> corps de son oncle
à Chella, car l'on se rappelle (]ue ce Iransl'erl esl menlionné pai" l'aw-
leur du liaird cl (jlrlàs, qui arrête st)ii réeil au rè^ne d' \l)ou Sa ïd.
Ce n'est d'ailleurs pav^ là seulenienl que réside la dil'liculté. Il exis-
tait à Chella, il y a encore quelqiues aimées, uni» pierre porlant l'épi-
taphe d'Aboù la'qoiib. Elle a disparu depuis. Peut-être esl-ce préci-
sément celle (pii. au dire du moqaddeni de Sidi ialiifi. lut emportée
en dehors du Maroc (i)? Il s(Mait du |)lus liaid intérêt de savoir (piel
endroit abrite aujourd'hui celte inscription qu'il laul, jusqu'à nouvel
ordre, considérer comme perdue. Le texte, l'oit lieuieusiMuent, en
a été presque entièrement conservé, «»-ràce à im calque rapporté au
British Muséum par le vice-consul anglais Krost (•>). et a été traduit,
dès 1876, par ïissot (3). Il est trop imj)ortaid pour \\c pas méiiter
d'être ici publié à nouveau et traduit .
(4) ,.^jJI j^\^^ ^j4^^^ jz"^ -^^^ -Xft'-^i' . .j^'-J' JlUl UbJyj Uj.^^ ^,J 'j*
^4-U< j^\ ^U! L!^l J^yi J^U)^ JlX\\\ L; V ^r> [^/«V.] _^r'' (.^=^A^ LT-^^^
i.xi.j^ ^ir^j *^JJ ^^ ir'-^^ ^^ "^ ■*^. V ?~'J.'' -f' -•^=»'4' ^^Aall (.fJ-^-^' r-='jj
Traduction. — Ceci est le lombcaii de noire Seigiieui' et de nolr(î Maître le
souverain, le juste, rrimâm , le Combatlant pour la Foi, te martyr (> , t'Kmir des
Musulmans et le Défenseur de la Religion, le sanctilic, rojjjet de la nniséricorde
divine, Aboû [la'qoûbi, fils de notre maître le souverain, le juste, le dévot, le
morâbit, le saint, TEmir des Musulmans et te Défenseur de la Uetigion, le sanctifié,
l'objet de la miséricorde divine, Aboû loûsof fils de 'Abd el-llaq(i. Qu'Allah sanctifie
son âme et illustre son tombeau ! 11 mf)urut martyr le mercredi 7 dhoû '1-qa'da 706.
(i) Cf. Rabat et sa région, p. 45.
(2) En même temps que celui de la niqàbriyya do Cliams ofl-rlohà. Cf. Charles Ricu
Supplément to the Catalogue of the Arable. Mainjuscripls in tlic Britisli Museiifti, in-/i,
fjondros, i''^94, p- SqG, n" 6o5. D'après lui, rinsKiiptioii avait :>. pieds 5 pouces sur •.> pieds
? pouces.
(3) Op. dt., p. 269 sqq. Cf. Van Berchem, op. cit., p. 296, n" ;>, in fine.
(4) La copie de Rieu, sûrement fautive poite ^^.^^ ».^>l3\.
(fi) Le mot ^-^..^gjlj (sur le sens spécial duquel cf. W. Marçais, Note sur trois inscrip-
tions arabes rfii Musée de Tlemeen. in Rnlietin Archéologique, icioo, p. i'î4; ''' A. Bel,
Inscr. de Fès, p. 81, note i), fait allusion à la mniri violenle du sullan Abôù Ia'<|oûb.
ÊPIGRAPHIE HISTORIQUE 41
Ce texte, qui recoupe exactement la date de la mort d'Aboû la'qoùh
fournie par les historiens arabes, est t)ien trop précis pour laisser quel-
que doute quant à l'attribution de la pierre sur laquelle il était "^ravé.
Mais un détail, à première vue sans importance, vient permettre une
hypothèse, à vrai dire assez hardie.
En effet, la pierre décalquée [)ar Frost est une dalle quadrangulaire,
si on en juge par les dimensions fournies par le supplément au cata-
logue des maïuiscrits du British Muséum. IT n'existe pas de stèle de
cette sorte dans la Chella mérinide, ou, plus exactement, dans la Chel-
la d'Aboû '1-l.Iasan et d'Aboû Inàn. Il est donc permis de cioire qu'elle
fut gravée avant les règnes de ces deux sultans, immédiatement après
le transfert du corps d'Aboû la'qoûb. Ne pourrait-on dès lors penser
que, voulant que la nécropole ne comprît que des mqâbrîyya de forme
prismatique, le sultan qui fît bâtir l'enceinte, la porte monumentale,
une grande salle funéraire et sa propre chapelle, ait fait graver, pour
r(unplacer la dalle quadrangulaire d'Aboû la'qoûb, une mqâbrîyya de
forme pareille à celles qui devaient recouvrir les autres tombes.'^
Évideanment, cette opinion ne s'ap])uîerait pas sur des bases bien
solides, si elle ne se trouvait quelque peu renforcée par le texte même
du fragment de mqâbrîyya. En effet, un examen attentif de la ligne 2
de la face postérieure nous a peimis de lire ^^j^.; , (( dans leur palais
à eux deux » de la Mansoûra neuve de Tlemcen. A quel personnage,
en plus d'Aboû la'qoûb, pourrait s'appliquer ce duel.»^ Il est très pro
bable que c'est à Aboû '1-Hasan, qui, comme l'on sait, restaura la ville
fondée par son oncle et en fit même l'une de ses résidences préférées.
Et n'est-il pas permis de penser que, par un sentiment de jactance
personnelle dont ou retrouve tant d'exemples en ce pays, Aboû '1-Ha-
san, restaurant ou reconstruisant les tombeaux de ses illustres prédé
oesseurs Aboû loûsof et Aboù la'qoûb, ait voulu perpétuer le souve-
nir du pieux devoir qu'il accomplissait; que, voulant inscrire son
nom sur les tombes mêmes de ces sultans, il ait fait refaire leurs épi-
taphes, en ait dicté le texte et ait prescrit qu'elles fussent gravées sur
des mqâbrîyya, et non plus sur des tables quadrangulaires. Dans ce
cas, l'on comprendrait le duel de L*»,waaj. absolument inexplicable
sans cela, et l'on pourrait interpréter : Ceci est le tombeau de ... Aboû
42 GHKLLA
la'qoùb. Iiis do ... Aboû lortsof, lils de Vlxl ('l-ll.i(|(|, (|ui ;i ô\v ô\e\ô
sur l'ordre de ... \l)i)ù "l-'ljasan ... H était 'inoil le mercredi 7 dhou
'1-qa'da 706. dans leur pnlnis (à cu.v deux) héiii de la Matisoùra de
Tletncen la ISeuve,
Cette solution du problème é]u^''raphiqiie qui se pose» ne saurait,
en tout eas, passeï" pour définitive. Et mallieiireiisement, il est fort
j)robal)le que l'inscription du fra^uïent de mqàl)rîyya que les let-
trés arabes de Rabat, ignora/nl l'existence de l'inseriplion relevée
par Frost. attribuent tous à Xboû la'qoûb ne ])()urra jamais être
développée avec certitude, à moins qu'un hasard heureux ne mette à
jour le reste de la stèle.
L'inscription funéraire de Chams ed-dohà (i) présente, elle aussi,
un incontestable intérêt historique, moins d'^ailleurs au sujet de cette
concubine chrétienne^ qui eut comme seul mérite de mettre au monde
Aboû 'Inàn. qu'au sujet de ce sultan lui-même. Par ime coïncidence
remarquable, la femme qui a donné à Abou l-Uasan le fils qui devait
le renverser, meurt prwisément l'année même où ce fils se déclare
sultan. Tl fait à sa mère des funérailles orrandioses, la fait transpor-
ter à Chella, vingt et un jours après sa mort, ce qui laisse supposer
qu'elle s'éteignit loin des Deux-Rives. Mais Abou 'Inari était trop sou-
cieux de sa gloire pour faire gravei- sur l'épitaphe maternelle le nom
de (< Soleil du Matin », qui était la marque de son origine servile :
il se contenta de la faire appeler la libre, la pure, la pieuse, la saint»;
et surtout la mère du sultan khalife.
Dans sa fort belle étude sur les Titres caUflens d'Occident, le re-
gretté Van Rerchem avait déjà remarqué que l'épitaphe de Chams
ed-dohà était le document protocolaire le plus ancien que l'on possé-
dât d'Aboû 'Inàn. L'on sait que le premier soin de ce sultan fut de
(i) Un calque de cette inscription b et/ rapporté égvilement par le vice-consnl Frost
an British Mnçeum. Le texte, d'après ce oa:qiip, a été publié par Rien, loc. cit., mais
avec des lectures erronées : l'erreur de transcription la plus importante est ,jjU»J^-«**J\ '^Xi\
« ftlle du sult;!>n \boù 'Inân, pour « mère du srnltan. » Ce qui donne lieu à un grave
f'ontre-scns liistoriqiic. Cf. aussi ui.«ûlXJ\ pour iA-«.JLX)\ et ^^L,^--•.> pour ^^LL-o. — I>c texte a éga.
lement été publié en 1888 par Saavedru, dans le Boletin de la R. Academia de la
Historia, XII, p. 5o4 aqq. Une traduction en a été donnée par Tissot, loc. cit.. — On
trouvera aussi texte et traduction dans Rabat et sa région, p. 46-47.
ÉPIGRAPHIE HISTORIQUE 43
prendre le titre éminent des khalifes, âtnîr el moû'inintn, pour rem-
placer le titre plus modeste d'dmîr el-mosliinîn, que ses ancêtres et
son père avaient adopté dans leur protocole. A vrai dire, Aboii
T-llasan, avait, au temps où la fortune souriait à ses armes et avant
sa lamentable défaite par les troupes rebelles du nouveau sultan,
songé à inaugurer dans la dynastie mérinide l'usage de l'appellation
suprême des chefs de la comnnmanté musulmane. Mais les malheurs
qui marquèrent la fin de son règne lui firent perdre bientôt cet espoir.
Quant à Aboû Inàn, du vivant même d'Aboû '1-Hasan — l'épitaphe
de Chams ed-dohâ ne laisse aucun doute à cet égard — il n'eut aucun
scrupule à retirer le titre envié au souverain hafside et à l'adopter
pour lui-même.
L'épigraphie historique de Chella n'apporte guère d'éclaircisse-
ments sur la politique khalifienne des sultans mérinides — qui n'aient
déj<à été mis en lumière et utilisés par Van Berchem. Dans sa récente
étude sur les Inscriptions Arabes de Fès, M. Bel a montré, avec des
documents nouveaux, que la thèse de l'auteur des Titres califiens de-
meurait exacte et se trouvait en tous points vérifiée. D'ailleurs, les
successeurs d'Ahoù 'Inan renoncèrent bientôt à l'appellation khali
fienne et se contentèrent du titre de leurs ancêtres, âmîr el-moslimîn.
L'épitaphe d'Aboii '1-Hasan, dont le texte, avant d'être remis au
lapicide, fut sans doute soumis au sultan Aboû 'Inan, marque bien
le souci qu'eut ce dernier de ne pas faire bénéficier son père défunt
du titre qu'il s'était donné à lui-môme. Les autres inscriptions de
Chella qui mentionnent Aboû '1-Hasan (comme d'ailleurs celles que
l'on a retrouvées à son nom, à Salé, à Fès, à Tlemcen, à Mostaga-
nem), ne lui accordent toutes que le titre subkhalifien.
Il semble, de plus, que ce titre subkhalifien ait, au début du règne
d'Aboû '1-Hasan, et peut-être même avant lui, subi une légère modi-
fication, plus exactement une addition. Dans la stèle du sultan, de
même que dans beaucoup des inscriptions d'Aboû '1-Hasan, le titre
d'âmîr el-moslimîn se complète pour ainsi dire par celui de nâsir ed-
dîn, (( le défenseur de la religion ». 11 ne s'agit pas, comme on serait
tenté de le croire à première vue, de deux appellations nettement
distinctes et toujours accolées l'une à l'autre dans l'énumération lau-
44 CHELÎ.A
(lali\o (lu prolocolo, mais (l'un stMil tilrt», fait (\v dvM\ (]iialiliralions
roliiH's |»ai' uni' tMnijonclion : « l'I'iiiir des Musulmans cl le Drlcnsciir
(le la Kcliiiiou ". (-c lilrc doiihlc, si l'on ou jtij^t* pai' les piolocoh^s
épistolairos des soiix ciaiiis qui léjj^iitMcnl a|)i'os Aboù liiàn, soinbli^
avoir l'^é coiiscrN ('s par les deniiei-ss Nh-rinidcs. (^)ui sail si, à l'orijifiiH'.
dans l'esprit d' Ahoù l-llasan. (-(Mie doidtle (^ualiliealion n élail pas
deslin('»e à pivparei' les ehaneelleiies nmsulmanes de I étranger à
ra(l(»[ili()n du liti'e emineid par le sidian de l^'(''s?
J)"ailleurs - (^t <"eei \ieiidiail à ra|»pui de celle d('rni("'rc hypothèse
— les (l(Mi\ plus récentes des inscri|)tions nf|;iv(''es au nom d'Abon
M-lIasau uaccoleid à son nom ru le lilre (r.uuîr el-moslimui, ni le
double lilre d'ànni' el-uu)slinnn cl de nà<ire(l-dîn : sur les inscrip-
tions de fondation de la nnulersa de l''às el-jadîd et de celle appelée
el-Mi'iJ)àhÎN\à, à Fès (7^17/13^10 (1), le sullau ii(< pi'cnd eu elVet (pie
le tili'c de khalire. cl. innnédiatemeul axaul son nom et sa filiation,
celui iVel-nio'ayydd hi /ii:hi 'lla/i, \ariaule plus expressive de nâsir
ed-din, qui marque peul-ètre. elle aussi, mu* seconde étape de tran-
sition de l'àmir el-moslimîn à ràmîr el-moiVmiTiîn.
L'épif»rai)hie liisloiiqne de ('liella n'offre pas moins d'intérêt en ce
qui conceine l'acx'cssion des piiivces mérinides à une (pialité qn'ils
re\endiqu('renl [)our la plu|)arl : celle de mojàhid, de « combattant
l)()ur la Foi dans la Voie du Maître des Mondes ». Dans leur nécro-
pole, d'ailleurs, ce titre semblait avoii" un(; signification beaucoup
pins profonde encore que dans les protocoles et les préambules épis-
tolaires : il justifiait leur désir de champions du jihad d'être enterrés
dans un iil)àt consacré. Hien, à ce propos, n'est plus éloquent que
l'inscription frrnéraire d'Aboù '1-Hasan : avec quelle piété n'y est-il
pas appelé combattant de la guerre sainte, et fils et petit-fds de sul-
tans eux-mêmes mojàhidîn? Plus que toutes les œuvres pies qu'ils
ont pu accomplir durani leur \\(\ c'est celle lutte contre l'infidèle,
cette obéissance à la plus importante à leurs yeux des prescriptions
orthodoxes, (|ui leur' ])aiaît la plirs méritoire de leuis actions et fera
pencher la balance en leur faveiri- air joui' suprême. Chella, terre de
(i) Cf. A. Bel, op. cit., textes des inscriptions, p. io4 (107) et 235 (207).
\
ÉPIGRAPIIIE HISTORIQUE 45
Jihàd, fut, avant tout, dans l'esprit de ceux qui en lircnl leur nécro-
pole et l'embellirent de chefs-d'œuvre de l'art moresque, un champ
de repos de mojâhidîn. Quand ils renoncèrent au |)i(Mi\ devoir de la
o-nerre sainte, les successenrs d'Ahoù "1-lIasan [)urent conseivei- dans
leur protocole le titre de mojàhid, auquel ils n'avaient pins droit;
mais ils n'eurent plus pour sépulture le territoire sacré on les troupes
d'Aboù loûsof, pnis celles d'Aboù 1-Hasan s'étaient réunies pom-
marcher contre rinfidèle.
46
CHELLA
III
LES MONUMENTS
A. L'ENCEINTE U).
1. — La muraille.
L'enceinte de Chella se présente sous la forme d'un pentagone
irrégulier, dont le plus grand côlô (face nord-ouest), mesure environ
Fig. 1. — Disposilioa gôriérale de Teaceinte de (Jhella. Dans l'angle, les murailles
de la grande enceinte de Rabat.
3oo mètres de longueur, et le plus petit (face sud-snd-est), environ
8o (fîg. i). Elle est en béton, d'assez médiocre qualité, mêlé de cailloux
(i) Nous tenons à remercier ici M. Georges Marçais, qui voulut bien revoir les épreu-
ves de cette description archéologique et nous faire profiter de ses observations. M. .T.
Hainaut est l'auteur des plans et des dessins qui accompagnent et éclairent cette étude,
ot fut à maintes reprises, lors de nos relevés sur le terrain, le plus dévoué des colla-
borateurs : qu'il trouve ici l'expression de toute notre gratitude. Nous sommes égale-
ment redevables à M. H. Terrasse de remarques judicieuses et l'en remercions bien vi-
vement.
4v.
Vi3
Chi-i.la, Pl. III
L'ENCEINTE : REMPARTS 47
roulés parfois assez gros, et dans la partie occidentale surtout, de tes-
sons de poteries nombreux. Ce béton mérinide contraste avec la belle
qualité du béton almohade, qui renferme, dans les parties soignées, de
la brique pilée en guise de terre, et, partout, une forte proportion de
chaux : aussi les remparts de Chella, d'ailleurs moins épais, présen-
tent-ils un aspect de délabrement beaucoup plus accentué que ceux
de la grande enceinte de Rabat, pourtant d'un siècle et demi plus
anciens. Des brèches se sont ouvertes, surtout sur la face nord-ouest;
les plus anciennes ont été barrées d'un mur léger; mais l'une d'elles,
auprès de l'angle occidental, est restée béante; elle date à peine de
quelques années.
Le mur, crénelé, a une hauteur moyenne de 6 à 7 mètres, et une
épaisseur de i",6o, parapet compris. Ces dimensions permettent
l'existence d'un chemin de ronde continu, de i",!© environ de large.
Les différences de niveau, souvent considérables, sont rachetées par
de hautes marches, qui représentent d'ordinaire toute une assise de
béton. Le terrain offre en effet une dénivellation de plus de 3o mètres :
la grande porte, dans la partie supérieure des remparts, et pas tout
à fait au point culminant, est à la cote 67.8, et la partie la plus basse
de l'enceinte à la cote 26. 5. La déclivité portant presque entièrement
sur les deux petits côtés du pentagone, elle y est extrêmement
accusée.
Le long de ce chemin de ronde court un parapet, haut de o'°,65 et
large de o'",48 à o",5o; il supporte des merlons, également en béton,
laissant entre eux des créneaux de o"\65 en moyenne, et au creux
desquels un revêtement de briques forme une sorte de dos d'âne lon-
gitudinal (i). Les merlons eux-mêmes sont larges de o"\9i et hauts
de 0^,80 de la base au lit de briques qui soulieint leglacis; celui-ci
est une pyramide de pierres et de briques, assez effilée : elle a, en
effet, o",65 de haut. Ce couronnement a le plus souvent disparu :
on le verra encore cependant sur toute une série de merlons, sur
(i) A l'inverse de ce qui se passe notamment à el-Mansoûra, où le dos d'âne des cré-
ntaux est perpendiculaire au mur. Cf. \V. et G. Marçais, Les monuments arabes de Tlem-
cen, Paris, 1901, p. 202, fi;;,'. 36.
48
CllELLA
la planche 'S. Au-clossoiis d'iiii iiicrlon sur deux, iiiic inoiiilrièrv est
ménagée, dans le parapet, presque au ras du chemin de ronch*. Kuliu,
lous les 4'", 35, un larmier en pierre se déxersanl à i iiilérieui- dr l'cjn-
ceinte, servait à l'écDulement des eaux.
La muraille, aujourd'hui d'une belle couleur (K-re. riait recouverte
à lexIiMieur ilim civpi blanc
uni, doul on voit (Micore les
lrac(>s par |)lares. \ riulé-
rieui-, étîiient li^urés de faux
joints, destinés à siniulei' un
appareil cyclopéen : décora-
tion fréquente sur les mu-
railles des villes; les exemples
en sont nombreux, notam-
ment à l'es et à Meknès, et
datent d'époques diverses.
Les tours. — L'enceinte
est flanquée de vingt tours,
sans coni|)ter les deux de
la porte principale. Cinq sont
des tours d'angles : mais
une seule de celles-ci pré-
senle une forme particu-
lière.
Les tours sont disposées
de façon assez régulière sur
chaque face de l'enceinte,
mais variable avec chacune
de celles-ci. Ainsi, sur la face sud-ouest, elles sont séparées par un
intervalle de 32"", 5o (i); tandis que sur la face sud-est, elles sont dis-
tantes l'une de l'autre d'une cinquantaine de mètres. Construites éga-
lement en béton, quadrangulaires, elles sont accolées au mur, et ne
Fig. 2. — Élévation en coupe d'une tour de Tenceinle.
(i) A l'exception df cellos qui sont les plus voisinos dc^s, tours de la grande porte, el
qui en sont l'une à 36™, 5o, et l'autre à .l7"',90.
L'ENCEINTE : REMPARTS
49
font pas saillie sur le chemin de ronde. Leurs dimensions ne sont pas
absolument régulières : elles mesurent environ 5 mètres de large sur
3'",5o à 3", 90 d'avancée (i). Cette dernière dimension est plus considé-
rable dans les tours de la face sud-ouest (2) : cela vient peut-être de ce
qu'elles jouaient le rôle de piliers au moins autant que de moyens de
^ u^ -> »J "c; K"^ ^V<'^ Ç-s-^r^ ?^*'*^^^
Fig 3. — Coupole supportant le premier étage des tours.
défense; le mur, sur cette face-là, avait à supporter une forte pression
des terres : le niveau à l'extérieur de l'onceinte est, en effet, infini-
ment plus bas qu'à l'intérieur, et même en admettant que le ruissel-
lement ait augmenté cette différence de niveau, il semble qu'il dut
toujours en exister une.
L'aménagement de ces tours est intéressant (fîg. 2). Reposant, aux
(i) Voici quelques dimensions : face sud-ouest 4*", 80 de large sur 3™,5o d'avancée;
face nord-est : 5™. 20 sut S"", 90; la tour d*an;?!e au nord a 5", 10 sur 5°", 10; face nord-
ouest : 5™ siir 4" ; 5™ sur 3", 80.
(2) Dimensions : 5", 10 de large sur 5*" d'avancée et 5™, 10 sur 5™,20 environ. La tour
d'ang'le à l'est a 5™ ,85 de large.
T. II — 1922
5Ô ClIEMA
endroits où le terrain l'exigeait, iiolamnient à la face nord-ouest, sur
de fortes semelles de béton, elles sont creuses, et comportent norma-
lement trois étages. L'éUige inférieur csit constitué par une chambic,
dans laquelle on ne pénétrait pas (i), recouverte d'une coupole sur
pendentif, d'un travail extivineuuMit grossier, et qui, d'aillein-s, s'est
souvent effondrée (lig. 'S). Cc\\c-c\, eu nue loiir où nous avons pu
l'étudier de près (face uord-oiiesl), n'est uu'me pas exactement circu-
laire — la chambre intéiieiire lucvsuraul •>.'",r)o sur :>."'*p,o; — elle esl
extrêmement aplatie, construile en nuitériaux .médiocres, en briques,
avec, près de la base, deux ou trois rangées circulaires de moellons,
insérés entre des rangées de doubi(>s ou de triples briques. Le tout
est encastré dans la paroi de béton, reposant dans une lainure creu-
sée à la pioche. L'on ne voit pas, à l'intérieur, de Imce de coffrage;
ni, dans les parois ou dans la coupoh', le uioiuche vestige d'une ouver-
ture par où l'on aurait pu retirer une charpente.
Au-dessus, une semelle de béton forme le sol de la chambre supé-
rieure. On pénètre dans celle-ci par une baie, irrégulièrement dispo-
sée, mais qui s'ouvre partout de plain-pied sur le chemin de ronde
La chambre était couverte elle-même, à :^'",75 de hauteur, par une
plate-forme à peu près partout effondrée, qui constituait l'étage supé-
rieur de la défense; un arc de briques, parallèle à la muraille, et placé
à l'intérieur de la chambre, aidait à la soutenir. La plate-forme était
entourée d'un parapet crénelé, aux nierions semblables à ceux du rem-
part : en tenant compte des merlons d'angle, on en voyait quatre
par côté; sous les deux du centre étaient percées des meurtrières, à
ouverture interne en plein cintre.
Les tours de la face sud-est ont été construites de façon un peu
différente; au reste, nous avons vu déjà que leurs dimensions ne
sont pas les mêmes. Plus «allongées (2), les chambres inférieures sont
couvertes par une voûte en berceau, assez plate, en briques qui, très
vite, prennent une position presque verticale; dans un angle, on a
(i) Disposition ordinaire dans les fortifications de ce gonre. Ainsi dans les enceintes
de Rabat, de Salé, etc.
(2) L'une mesure 3™,72 sur 2"', 62; l'autre 3™, go sur 2™, 48. L'épaisseur des parois de
béton est d^ i™,25 à i™,3o.
L'ENCEINTE : REMPARTS
Hl
ménagé un trou d'homme, qui dut servir lors de la construction, et
fut fermé ensuite par une maçonnerie. Au-dessus, même plate-forme
et même arc de briques. L'étage supérieur manque. Sur presque toute
J.HAiNA0T.I722
Fix. 4. — Plaa de la tour d'angle sud.
sa longueur, cette portion de la muraille a été rasée à hauteur du
chemin de ronde.
Deux tours, en outre, présentent une forme un peu particulière.
D'abord la tour d'angle sud : elle est pentagonale, et non quadrangu-
laire, comme toutes les autres (fig. !\). Ensuite, la tour la plus occiden-
tale de la face nord-ouest (non compris la tour d'angle). Elle est infini-
ment plus large que les autres : 6", 76; son avancée, selon les côtés, est
52 CIlELLA
de /i'",^© et de fr,So : car elle est tout à fait de ji^uingois. Sa chambre
inférieure s'ouvre sur l'intérieur de l'eneeinle par une porte très basse
en forme d'are brisé; sans doute servit-elle de magasin. Dans la cham-
bre du haut, l'arc en briques, malgré sa portée supérieun^ à ^V", 5o,
ne peut venir buter contre les parois : il est relié à elles, de (^ha(]U(;
côté, par un mur de moellons et de briques. Tout cela est disposé
sans la moindre symétrie. A une époque postérieure, la chand)re
inférieure de cette tour dut servir de sanctuaire à un culte marabou-
tique : on voit, en effet, de chaque côté de l'ouverture, et fort au-
dessus, deux de ces anneaux de pierre qui, d'ordinaire, servent à pla-
cer des drapeaux.
Cette chambre est aujourd'hui réutilisée comme magasin à paille,
j)ar l'un des propriéhiires qui cultivent le sol de Chclla. Bien d'au-
tres tours ont eu le même sort. Des ouvertures, parfois, ont été
creusées dans les parois des chand)res inférieures pour les transformer
en silos, tandis que les chambres supérieures étaient aménagées en
chambres d'habitation (i). Les laboureurs, depuis longtemps, ont
repris possession de Chella.
Défenses accessoires. — Pas de fossé le long de l'enceinte. Pas non
plus de mur intérieur, comme en certains points de l'enceinte de
Taza, et semblc-t-il, d'el-Mansoùra (^i). Mais, de part et d'autre de
la grande porte, à 5", 26 des toiire qui la ilanquent, se détachaient
vers l'extérieur, à angle droit, deux murs de béton, épais de o'",65,.
et dont on suit les affleurements, au ras du sol, sur une quarantaine
de mètres, à gauche de la porte, et un pou moins longtemps à droite.
S'agit-il d'une barbacane destinée à protéger les abords de la porte,
forçant l'assaillant à passer, pour arriver jusqu'à elle, entre deux
murs fort rapprochés? La fortification mérinide a connu ce système
de défense : à Taza, par exemple. Cependant, on peut se demander
si les murs qui nous occupent montaient bien haut. Leur écroulement
en ce cas, n'aurait pas manqué de laisser des déblais importants,
(i) D'où les deux ouvertures qu'on aperçoit, sur la planche 3, dans la tour au pre-
mier plan. L'espèce de poterne, au pied de cette même tour, semble aussi une ouverture
postérieure.
(2) Cf. W. et G. Marçais, Les manaments arabes de Tlemcen, p. 2o3.
> o^
Chella, Pl. IV
es
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE 53
qui ne se retrouvent pas. En outre, on ne voit pas trace de la seconde
attache qui aurait dû relier cette barbacane aux remparts. Enfin, un
mur élevé, en cet endroit, aurait eu pour résultat de masquer la porte,
sauf à l'intérieur d'un étroit couloir. Or, cette porte était destinée à
être vue. Sa décoration très soignée le prouve, et, nous le constate-
rons aisément, sa valeur militaire est faible, ayant été délibérément
sacrifiée à sa valeur d'œuvre d'art.
On peut donc supposer que les murs en question étaient fort bas,
simples murs de soutènement peut-être, destinés, en raison de la
déclivité du terrain, à permettre de conserver un chemin d'accès
plan, en retenant, d'un côté, les terres qui auraient pu l'obstruer, et
de l'autre, en empêchant le ruissellement de l'entamer.
Ce système défensif est en somme fort simple. Bien qu'il soit de
beaucoup plus petites dimensions, et qu'il en diffère assez sensible-
ment par quelques détails de construction — en ce qui concerne les
tours notamment et la forme des créneaux — il n'est pas sans pré-
senter, dans l'ensemble, quelque ressemblance avec l'enceinte d'el-
Mansoîira (i), de date assez voisine ; construite en 702 (i3o2-o3), par
Aboû la'qoûb, elle fut restaurée par Aboû '1-Hasan. Mais, comme
nous le verrons mieux encore en étudiant les portes, il se prêtait
fort mal à une défense effective.
2. — La grande porte.
La porte principale se trouve sur la face sud-ouest de l'enceinte,
à 3oo mètres environ de la porte des Zaër (2), de la grande* enceinte
de Rabat. Elle est à coude simple, et s'ouvre, à l'intérieur, face au
(i) En voir la description p. 201 sqq, dans l'excellent volume de MM. W. et G. M.ir-
oais, les Monuments arabes de Tlerncen, que nous aurons encore souvent l'occasiom de
citer par la suite.
(2) C'est le nom qui est donné couramment à cette porte depuis l'établissement du
Protectorat, car il faut la traverser pour gngnor la partie de la banlieue de Rabat occupée
par la tribu des Za'îr. Elle s'appelle en réalité Bàb el-hadîd, « la porte du fer », et non
(omme on l'a quelquefois écrit Bâb Chella : ce dernier nom s'applique à une porte non
coudée (bâb 'àdîyya), qui est percée dans le mur 'alawide de la médina de Rabat, et
d'où partait l'ancienne piste qui menait à Chella,
54
CIIELLA
sud-est. La forme particulière des tours qui la flanquent lui donne
dos l'abord un aspect extrêmement ori«?inal.
Les ouvertures sont d'une grande élégance. Celle de l'exlérieur
(pi. 4 ^t 5) a dû être consolidée par deux piliers d(^ maçonnerie reliés
par nne poutre qui, enrobant ses pieds-droits, rétrécissent sensible-
A A
A A
JHAINAUT l7rT
Fig 5. — Élévation schématique de la grande porte (face extérieure).
ment le passage. Sur la face intérieure (pi. 7), au contraire, à part un
abaissement du sol causé par le ruissellement, les choses sont restées
en l'état, et l'on peut aisément étudier les proportions de l'ouverture.
Elle consiste en un arc outrepassé et brisé, reposant sur deux pieds-
droits hauts de i",65 (au-dessus du sol primitif) et écartés de 3'",5o.
L'arc lui-même, formé de claveaux rayonnant autour d'un centre placé
5^
]f\js^^v^'h
O^h
^v^
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE 55
au-dessous des centres de construiction, mesure 3",i5 de hauteur sur
S^jôo de largeur snaxima. Ce qui donne, au total, à l'ouverture une
hauteur de 4'", 80, de la clef de voûte au sol ancien, sur une largeur
de S^jSo; la hauteur totale de cette face de la porte étant de 9°',i5,
parapet compris. L'ouverture extérieure est de proportions différentes,
La largeur de l'arc est sensiblement égale; mais la clef de voûte est
à 5", 60 du sol ancien, et la hauteur totale de 9", 96 (i).
La construction, à première vue, sur les deux faces, apparaît extrê-
mement soignée. De belles pierres de taille, disposées par assises
régulières, et jointes avec infiniment de soin, séparées par un lit de
ciment imperceptible, au point qu'on les dirait simplement posées
l'une sur l'autre. Dans la partie supérieure, suivant un procédé de
construction assez fréquent dans ces sortes de monuments, et que
l'on observe à Rabat depuis l'époque almohade jusqu'au xvn^ siècle,
les pierres de taille se superposent par assises alternativement étroi-
tes et larges : celles-ci étant constituées par des pierres placées de
champ. Le tout repose sur une épaisse semelle de béton, destinée à
égaliser le terrain, et qui donne en même temps beaucoup de cohésion
à l'ensemble. A l'extérieur, cette semelle, comprise, semble-t-il, entre
les deux fausses barbacanes, s'avançait jusqu'à une distance de 5™, 5o
des pieds-droits, et de i^jôo de l'extrémité des tours. Le ruissellemen!,
autant que les pieds des passants l'ont aujourd'hui profondément
entaillée.
Mais si l'on y regarde de près, l'on s'aperçoit que les pierres de
taille ne forment qu'un revêtement étroit, derrière lequel est un mur
fait de grossiers moellons. Ce revêtement, aux extrémités, vient tout
juste s'appliquer sur le béton du mur d'enceinte : c'est à peine si,
en de rares points, surtout à la base, il mord légèrement sur son
épaisseur. En arrière de cette façade, tout ce qui n'est pas vu immé-
diatement de l'extérieur, est construit en matériaux légers ou de
second choix; ainsi en va-t-il de la base jusqu'au sommet des tours :
le principe die l'économie des matériaux a été poussé à l'extrême.
La face intérieure de la porte est conçue dans le même esprit. Et les
(t) Les figures 5 et i5 (élévation) permettront d'étudier les proportions relatives de? diffé-
rents éléments de la construction et de la décoration sur les deux faces de la porte.
56 CIIELLA
lieux g^iaiuls iniirs du fond sonl siniplcnicnt en héion. Mais on s'était
arrangé pour qu'ils lissent illusion : à l'inléiieur, ils élaieul recou-
verts de erépi, et à l'extérieur était dessinée», à leur an<^d(> de jonetion,
sur toute» la hauteur, une série de faux-joints qui simulaient des assi-
ses de pieire de taille. Bref, deu\ façades imposantes, et, derrière
elles, du travail hàtif, économique, assez médiocre.
Sauf cependant en ce qui concerne la voûte qui recouvre cette
porte coudée. C'est uuo Noùle d'arèle, en briques, d'une belle venue.
Elle ost pleine, v^^ans un de ces jours, fréquents dans la couvcrt/ure
de semblables monuments, et grâce auxquels, de la platic-forme supé-
rieure, on peut commander l'intérieur de la porte. Elle repose sur
quatre piliers engagés, construits eux aussi en t)el appareil; mais déjà
les massifs de maçonnerie qui les relient aux pieds-droits des ouver-
tures sont en moellons : ils étaient d'ailleurs revêtus d'un enduit
assez épais, tandis que les piliers restaient nus.
L'écartement de ces piliers donne la largeur du couloir : elle est
de 3"',4o; et, si l'on en déduit le ressaut supérieur sur lequel repose
directement la voûte — soit lo à i5 centimètres par côté — on a
du même coup la largeur de celle-ci. Quant à la longueur de chacun
des deux berceaux, elle est au total, en y comptant les renfonce-
ments, ou corps de garde, dont il va être question, de 9 mètres
pour celui qui aboutit à l'ouverture extérieure, et de io'",6o pour
l'autre.
Entre le couloir et les deux murs du fond, en face par conséquent
de chacune des portes d'entrée, et séparés par le pilier, plus massif
que les deux autres, qui soutient la voûte à l'angle opposé aux deux
ouvertures, sont deux renfoncements, de dimensions inégales. L'un
— en face de l'ouverture extérieure — est peu profond; l'autre, au
contraire, sorte de corps de garde, mesure S",/!© sur 3",i5; son sol
est une plate-forme surélevée de o'",85 au-dessus du sol ancien du
couloir; au fond, s'opposent deux niches symétriques, voûtées (i),
peut-être destinées à économiser des matériaux.
(i) Hauteur : 2'",Go; largeur : o'",r)0. L\mo d'entre elles seulement — du côté oppose
à la tour — est assez profonde : elle s' enfonce de i^jôo.
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE 57
L'éclairage de l'intérieur de la porte, lorsque les vantaux étaient
fermés, était assuré par deux petites fenêtres à arc trilobé, percées
dans les murs du fond, juste au-dessous de la voûte.
Les tours. — Les tours qui défendent l'accès de la porte sont à pans
coupés, si bien qu'elles se présentent extérieurement comme des tours
octocronales (i), mais à plate-forme supérieure quadrangulaire : les
angles de celles-ci sont soutenus par un encorbellement à stalactites.
Leur aménagement n'est pas sans rapport avec celui des tours qui
flanquent le rempart : elles ont, d'ailleurs, un saillant sensiblement
égal au leur. Au-dessus d'une chambre intérieure, dans laquelle on
ne pénètre pas, sont deux étages de défenses : au niveau du chemin
de ronde, une chambre; et au-dessus, une terrasse crénelée. Les
marions (2) sont semblables à ceux des remparts, mais de dimensions
plus considérables (3). Ils ont, eux aussi, bel aspect, paraissant, de
l'extérieur, édifiés en pierres de taille disposées par assises alternées.
Mais ce n'est encore qu'apparence : ces pierres, posées de champ dans
les assises larges, ne forment que le parement d'une construction de
briques (4).
L'aménagement des parties hautes. — On accède à la partie supé-
rieure de l'édifice par un escalier qui débouche dans le corps de
(i) Les tours à pans coupés ne sont pas exceptionnelles au Maroc : on peut citer,
par exemple, à Rabat môme, deux portes du rempaiit almohade, tout à fait comparab'es
entre elles, Bàb el-Hàd, et celle sur laquelle est bâtie le palais du sultan ; à Fès, la porte
de la qasba des Filnla, etc.
(2) Il y en avait dix par tour. Il n'en reste plus aujourd'hui qu'onze en tout. Ils
ont pu tomber à une date Técente : deux ont disparu depuis l'époque où ont été pri-
ses les photographies de M. de la Martinière reproduites dans Sakdin, op. cit., p. 234 et
235.
(3) Voici ces dimensions : i™,5o de hauteur environ, 0^,74 de largeur, o™,4o d'épais-
seur. o'",54 d'écartement (largeur des créneaux). Les merlans d'angle ont la tnièin/p
largeur sur les deux faces extérieures.
(4) Le mur postérieur de ces tours, n'étant pas visible du dehors, est construit en
béton, à l'exception cependant de quelques parties dans le bas. Dans la tour nord, con-
tre laquelle s'ouvrait la poterne, et dont 'e pied, de ce fait, était dégagé avant la cons-
truction de l'hôtellerie dont il sera question plus loin, urne série d'assises régulières de
pierres de taille montait presque jusqu'au niveau de l'arc de la poterne — à peu près
jusqu'au niveau de la terrasse actuelle de l'hôtellerie. Au pied de l'autre tour, un frag-
ment, i^rég^llier, de mur en gros appareil vient s'encastrer dans le béton.
58 CHELLA
garde étudie plus haut, e\ nionle ou tournaut autour d'un pilier, à
l'intérieur du massif de luaçonueiie compris entre la tour nord, le
couloir et le eor])S de «2:ar(le; il empiète léf'-èrement dans l'intérieur
de la tour. Ot escalier étroit (o"',8.S), est couvoit par une série de
petites voûtes d'arête en briques (i), et éclairé par trois petites fenê-
tres obliques. Il est aujourd'hui effondré sur l'espace de quelques
marches.
Dans sa partie supéri(Mir(\ il se divise en deux branches. Celle de
droite mène à un couloir couvert d'une terrasse sur rondins, et ter-
miné par un escalier de quelques marches, qui appartient déjà au
chemin de ronde du ir.'upail; le terrain, à cet endroit, subit une assez
forte déclivité. Dans ce couloir s'ouvre, à gauche, une baie qui donne
accès à la chambre supérieure de la tour nord. Cette chambre repro-
duit grossièrenuMit la forme extéiicMue; les parois sont percées de
cinq meurtrières, qui servaient, en temps normal, à donner de la
lumière. Toute cette disposition manque de régularité : les côtés n'ont
pas les mêmes dimensions, et l'ouverture intérieure des meurtrières
n'est guère symétriquement placée. On s'en rendra compte aisément
sur le plan.
Cette chambre était couverte, à 3 mètres du sol, ]>ar une terrasse
formée d'une semelle de pisé reposant sur des rondins, comme celle
du couloir. Mais elle avait ici une portée plus grande : il n'est pas
étonnant qu'elle soit aujourd'hui complètement effondrée. Cette ter-
rasse constituait la plate-forme supérieure de la tour, le deuxième
étage de défense. Elle n'était pas d'un accès très facile. On y arri-
vait par une petite ouverture triangulaire ménagée dans l'angle de
la chambre, et à laquelle on montait par une échelle, dont les bar-
reaux, en bois, étaient encastrés dans le mur : les traces en sont
encore visibles. Peut-être aussi pouvait-on parvenir à l'étage supé-
rieur par l'extérieur. Au-dessus de la terrasse du couloir, une étroite
(i) Les dimensions de ces briques sont de o"',25 de longueur sur o™,i2 de largeur et
o^joSS à o'^,oA d>^pai?seur. Ce sont les dimensions ordinaires des briques employées
dans cet édifice. — La dorniène voûte est sensiblement oblique : cela vient de ce que
les deux branches entre lesquelles se divise l'escalier dans sa partie supérieure ne sont
pas exactement en face l'une de l'autre : il y a là un décrochement d'environ o",3o
(cf. le plan, fig. 7).
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60 CIIKII.A
ouvorliin' penuiM ^]v sr ^liss(M' à l'inltMiiMir du civuclii^M^ (l(>s loiirs;
ci, (raulic pai i. on remarque sur le plan, eu arrière de la tour nord,
un déi)arl d'esealier, qui, terminé peul-èire par une échelle ou des
maivlies eu inalériau\ 1res légers, pouvait, mener de la plale-l'orme
supérieure di> la porte sur la terrasse du eouloii-, et de là au sommet
de la jour. Mais il l'aiil reconnaît it> que celte voie était encore plus
malaisée qu(^ la j)remière. Au-dessous du crénelage, une seule meur-
trière, au C(Mdre, jusie eu fixco d(> l'ouvcMlure dont il vient d'être
question.
La branche de gauche de l'escalier mène à la terrasse qui suiinontc
la porte. C'est une large plate-forme de ii"\,Ho sui- 9"\r)o; elle est
bordée par un parapet haut d'un mètre, ])(Mcé de cinq meurtrières,
fort étroites, dans la j)artie qui domine l'ouveiture extérieuie de la
ix>rte (i). De l'autre côté de la terrasse, un couloir symétrique à celui
qui a été étudié précédemment, donne accès à la chambre supé-
rieure de la tour sud, et va rejoindre le chemin de ronde du rem-
part. La fin de chacun de ces deux couloirs est marquée par une
petite porte à arc brisé; ils étaient en outn^ éclairés chacun par une
petite fenêtre, aujourd'hui fort dégradée, percée dans la paroi exté-
rieure en briques.
Graffiti. — Dans l'escalier, et dans le couloir en face de la baie
qui donne accès à la tour nord, sont les graffiti déjà décrits dans
Hespéris, et qui représentent des vaisseaux du xvif et du xvni* siè-
cles (2). Au pied de la tour .sud, grossièrement entjaillées dans la
pierre, on voit également des figurations de poignards courbes. Si
les représentations de vaisseaux ne sont pas rares sur les murailles
(i) A l'anj^le du parapet qui sumionle l'ouverture intérieiire de la porte, et du mur
(jui limite le couloir dont il va être question, il reste un demi-merlon à cinq dents
en pierre, d'un type très classique au Maroc. De l'auLre côté de la plate-forme, à l'em-
plaoeiment symétrique, on relève la trace d'un semblable dejni-merlon. Faut-il penser que
ce parapet était garni de merlons dentelé?, plus ornementaux que défensifs ? C'est fort
peu probable, car on n'en voit pas les attaches.
(2) J. Campardou et Henri Basset, Graffiti de Chella, Hespéris, t. I, p. 87-90. —
Depuis l'époque où cet article a été écrit, les dessins ont été de plus en plus dégradés
par le vandalisme des promeneurs. Ils disparaissent presque, aujourd'hui, sous des ins-
criptions qui datent de quelques mois.
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE 61
inarocaines (i), les poignards de ce genre sont très fréquents : il suf-
fira d'indiquer ici ceux, très comparables, que l'on trouve sur les
portes de Rabat : à la porte de la qasba des Oùdàïa et à Bàb er-Roûàh,
notamment.
Décoration de la (/randc iiotic.
La décoration de la face extérieure est extrêmement riche. A l'ex-
ception des claveaux qui circonscrivent l'ouverture, et qui sont lisses,
il ne reste pas, du départ de l'arc au sommet de la frise, le moindre
espace vide. C'est une décoration serrée, en pleine pierre, qui ne
témoigne peut-être pas d'un excès d'imagination, mais qui ne laisse
pas d'être fort harmonieuse. Elle se compose admirablement : les
lignes architecturales sont très habilement calculées de manière à
éviter toute lourdeur; et dans chaque détail, l'exécution apparaît
remarquable.
Suivant une dispovsition fréquente (y), cette décoration s'élage sur
plusieurs plans : la frise et le bandeau épigraphique; les écoinçons;
enfin, deux arcs superposés.
L'arc inférieur, au-dessus des claveaux lisses, assez fortement brisé,
s'appuie sur un corbeau, surmontant lui-même un faux pied-droit.
L'arc est lobé; les lobes sont dessinés par deux rubans entrecroisés
qui, entre leurs pointes tantôt doubles et tantôt triples, enserrent
un espace semi-circulaire décoré; le motif qui le remplit groupe plu-
sieurs des principaux éléments dont est formée la décoration de tout
cet ensemble (fig. 8) : la coquille, ici surmontée d'un fleuron issu de la
palme et entourée de deux <( pommes de pin » : celles-ci vraisembla-
bl.ement dérivées de la grappe de raisin, mais s'en étant étrangement
écartées. Ce groupement est classique à l'époque mérinide : on en
retrouve de très nombreux exemples, sculptés dans la pierre ou dans
le bois. Au départ, dans un lobe plus spacieux, coquilles et pommes
(i) A l'article précédemment indiqué, joindre des mêmes auteurs, le Bastioun de Taza,
in Archives Berbères, 1918. On trouve gravés sur les murs de cette forteresse des arme?
aussi bieai que des vaisseaux.
(2) Cf. notamment au minaret d'el-Mansoûra, étudié par W. et G. Marçais, op. cit. ,
p. 217.
62
CIIËLLA
de pin sont remplacées par le motif serpentiforme, très évolué h cette
place, autre élément do décoration, et non des moins gracieux, que
l'on a prodigués ckins colle porte : on étudiera plus loin comment
son rôle, d'architectural, est devenu purement décoratif. A l'ogive.
Fig. 8. — Décoration des arcs, face exlcrieure.
les rubans, au lieu de poursuivre leur entrecroisement régulier, se
relèvent de manière à ménager deux alvéoles, remplies chaoune par
une grande pomme de pin verticale. Cela est d'un effet très sûr. L'arc
inférieur est sensiblement allégé; du même coup, l'arc supérieur se
trouve haussé; celui-ci n'écrase plus celui-là, il y a du jour entre
eux, et l'ensemble du dessin, par là-même, est d'une grande légèreté.
L'arc supérieur, d'une brisure "moins accentuée, repose sur deux
colonnettes simplement esquissées; il est, lui aussi, dessiné par des
io^
Chella, Pl. V
#-
La grande porte ; Ouverture extérieure.
Chklla, Pl. VI
La grande porte. Détail : le départ des arcs.
L'ENCEINTE : GRANDE î>ORTË 63
rubans entrecroisés. Mais ceux-ci sont trois, au lieu de deux, et les
pointes sont simples. Par contre, l'espace qu'elles embrassent est tri-
lobé, et non plus semi-circulaire. Le décorateur ne s'en est pas enribar-
rassé; il a adapté sa décoration à ce champ nouveau : la coquille res-
tant au centre, les pommes de pin et le fleuron remplissent chacun
un lobe. Et comme les deux arcs sont excentriques, il existe entre
eux un espace étroit, qui va s'élargissant vers l'ogive : il est occupé
par un feuillage de palmes très serré, rappel de la décoration des
écoinçons.
L'arc supérieur est lié d'une autre façon encore à la composition
générale de la décoration. De son sommet partent deux rubans qui,
après s'être entrecroisés de manière à laisser entre eux un médaillon
quadrilobé qui porte une eulogie en écriture cursive, délimitent les
écoinçons, en se tressant aux angles, et vont, dans leur partie infé-
rieure, reprendre leur place dans les galons de l'arc, au moment où
celui-ci commence à s'infléchir.
Ce dessin a pour résultat d'alléger encore l'ensemble. Les écoin-
çons sont ainsi surélevés : ils gagnent toute la hauteur du inédaillon,
et celui-ci vient, en quelque sorte, exhausser l'arc supérieur à son
sommet, et de la même manière que l'arc inférieur. L'axe de la
porte s'en trouve souligné. L'élévation des écoinçons par l'introduc-
tion d'un médaillon quadrilobé surmontant l'arc, et lié ou non au
dessin de celui-ci, est fréquent dans cet art. La face interne de cette
même porte en offre un exemple plus frappant encore. Et précédem-
ment — pour nous en tenir aux monuments voisins — la grande
porte de la aner, à Salé, bâtie un demi-siècle plus tôt, sous Aboû
loûsof la'qoûb le Mérinide, présente une disposition analogue (i); et
l'on en retrouve l'indication sur les portes almohades de Rabat, pour-
tant plus massives, notamment à Bâb er-Roiiâh.
Les écoinçons sont garnis d'un feuillage serré, très caractéristique
de l'époque mérinide, formé d'un entrelacs de palmes simples et dou-
bles, parmi lesquelles sont semées — sans grande symétrie apparente
— des pommes de pin. Cela fait un fond sur lequel se détachent,
(i) On consultera sut cette porte l'excol lente étude de M. H. Tenrasse. qui paraîtra
prochainement dans Hespéris.
64 ClItLIA
a\ec un n^liof vi«2^oiireux, doux «^^rosses coquilles. Kiuadranl les ccoin-
çons, le bandeau épi^Maplncjiie, en Ivoùruine oecidenlal, à IcMidance
ornenienlale très niaïuiiiée; les liaiuj)es nionlanl loiil en liant du
champ épigraphiquc s'y hiisiMd et s'y tii>ssenl, de manière à faire
contrepoids à la masse de l'écriture, et parfois relond)ent. Cependant,
ce koùfique est relativemenl sobre |K)ur l'époque à laquelle il fut
g-ravé, beaucouj) plus sol)re, on le verra, que c<dui du bandeau (|ui
décore la ebapelie funéraii(> d" Vboù '1-Jlasan : on étudicMa plus en
détail, en un chapitre spétMal, le earaetèri> de celle éeritiu'e. iNolons seu-
loment quioi les letti-es elles-mêmes, avec lein^s liainpes tressées, sufli-
sentà la décoration : elles se délachent sur un fond nu, sans le moindre
ornement vé^jétal lié ou non à elles : cela donne à l'inscrijition, ass(v,
serrée par elle-même, un relief beaucouj) ()lus ucl. Au\ exlrétniités (>l
aux antrles, un motif sensiblement (piadian^ndaire, analo^nie à celui
que l'on reliouNC aux mêmes places à la chapelle d'Aboù 'l-llasan :
l'élément principal élan! un médaillon quailrilohé, contenant une
sorte de rosace. Cette inscription n'est pas seulement décorative :
c'est l'inscription dédicatoire de la porte, dont la teneur a été étudiée
plus haut, et qui la date exactement de la fin de dhoù '1-l.iijja 789
(8 juillet 1339).
Au-dessus du bandeau épig-raphique, et correspondant au parapet
de la plate-forme, une haute frise, quelque peu maltraitée par le
temps, figure une série d'arcatures aveugles. Elle est d'un dessin com-
parable à la frise de la porte des Oûdaïa — surtout à celle de la
face interne — ou à celle de la porte de la zâwîyya salétine d'en-Nas-
sâkh, qui fut construite dix-huit ans après la porte de Chella, et dont
il ne reste plus guère que ce vestige. Les arcatures (fig. 9) repo-
sent ici sur de petites colonnes torses engagées, très basses. Ces arca-
tures sont au nombre de treize, chiffre qui se retrouve sur la face
interne de la porte des Oûdâïa; mais ici, les consoles réduisent de
moitié la première et la dernière. L'intérieur des arcatures est occupé
par un motif koùfique que nous lisons el-inolk lillah : « la royauté est
à Allah. » Cette inscription se détache sur fond nu : elle est traitée
surtout comme un motif ornemental ; l'artiste a su en faire une com-
position assez symétrique, dont une grosse tresse marque le centre.
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE
65
Un fleuron se dresse au sommet de cliaque arcature; entre elles, un
entrelacs architectural, dont le départ, dans le vide, est à l'intérieur
des arcatures; il renferme une coquille sui^montée d'une pomme de
LcUlle
omette-
JHAINAUT.I7Z2
Fig. 9. — Frise de la grande porte, face extérieure ; disposition des faïences.
pin. L'originalité de cette décoration vient de l'emploi de quelques
faïences — dont il ne reste plus guère que les traces aujourd'hui —
liées étroitement à la composition : au-dessus de chaque médaillon
de l'entrelacs — donc tout à fait au sommet de la frise — une
amande bleue; et, dans les intervalles, à un niveau légèrement infé-
HESPERIS. — T. II — 1023
66 CHELLA
rieur., juste au-dessous dos lleurons, un polit losanij^o, bleu ôg-aloment,
marque le croisomont dos rubans qui dôliniilonl l'arcaturo et des
rubans de l'ontrolacs. Cola est tri>s sobre : à peine quelques touches
bleues dans cotte dentollc» {]o pierre ocre.
De part et d'autre de la frise, tout contre ravaneéo des tours, sont
deux consoles, supportées par doux colonnottos qui reposent elles-
mêmes sur des corbeaux : ceux-ci sont à peu près de niveau avec le
sommet de l'arc d'ouverture. De toiles consoles d'angle sont
classiques dans les portos almohades et mérinides; mais ici, elles
ont été traitées avec un soin particulier. Les colonnes, base, fut et
chapiteau, sont (\v marbri^ blanc. Le fut est octogonal : la colonne
étant engagée, on n'en voit que cinq pans. Les chapiteaux sont fort
gracieux : le sommet dos acanthes, assez sensiblement recourbé, sup-
porte deux giND&ses volutes séparées par un bandeau ori étaient ins-
crites des eulogies. Ces chapiteaux sont malheureusement très dégra-
dés dans leur partie supérieure. Les corbeaux ont disparu; mais quel-
ques fragments demeurés on place montrent qu'ils étaient de marbre
bleu. De jncmc matière était aussi l'étroit tailloir qui sépare le chapi-
teau de la console (i).
Celle-ci, en pierre, est très décorée, du moins sur la seule des deux
faces latérales qui soit visible, l'autre étant masquée par l'avancée
des tours (fig. lo). Au départ, le motif serpentiforme; au-dessus, une
série de palmes et de pommes de pin; dans l'écoinçon, la coquille,
fort allongée, entre des palmes doubles. Enfin, des stalactites complè-
tent la décoration.
(i) Il peut sembler étrange que les corbeaux, fortement engages dans la muraille,
et qui ne supportaient en rien le poids des colonnettes — puisque celles-ci sont demeu-
rées en place après la chute des corbeaux ■ — aient disparu, de chaque côté, en lais-
sant un trou à leur place. D'autre part, on dirait que les tailloirs eux aussi ont subi
des tentatives d'arrachconent : ils sont écornes, et le haut dos chapiteaux, qui les touche, ost
fort dégradé, ce qui contraste avec la bonne conservation du reste de la colonne et de
la console. II faut peut-être rapprocher ce fait de la légende, mentionnée plus loin,
selon laquelle une pierre bleue s'est trouvée être "un bloc d'argent. La porte de Chella,
qui cache des objets enchantés, tel l'anneau de Salomon, a dû exciter, comme toutes ces
ruines sur lesquelles courent tant de récils merveilleux, l'imagination des chercheurs de
trésors : ils auront arraché ou tenté d'arracher ces pierres bleues, haut placées, aux-
quelles, sous l'empire de la légende, ils croyaient voir des reflets métalliques
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE
67
Ces consoles étaient-elles destinées à supporter un auvent? On peut
objecter à cette hypothèse que la décoration des tours se poursuit
là même où cet auvent aurait dû la masquer : on s'en rendra compte
aisément sur la figure ii. D'autre part, ces consoles s'avancent de
i'",2o au-delà du plan de la porte, i°\io du rebord du parapet. On
s'expliquerait mal un saillant aussi prononcé s'il s'agissait d'un sim-
ple ornement. D'autant plus que Tcxis-
tence d'un auvent pour protéger une
porte aussi ornée est presque générale. Les
portes essentiellciTient militaires des
villes, même, semblent en avoir été pour-
vues, surtout sur leur face interne.
Ce qui doit être noté, en tout cas, c'est
la répartition extrêmement sobre et habile
des éléments polychromes dans la déco-
ration de la porte de Chella. Ils ont été
placés exclusivement dans la partie supé-
rieure. De chaque côté, les marbres blancs
des colonnes, entre le bleu foncé des cor-
beaux et des tailloirs; et entre eux, mais
tout en haut, sur la frise, quelques touches
de faïence bleue, tout petits points à
peine perceptibles d'en bas, juste suffi-
sants pour accrocher la lumière. Cela
complétait, et en même temps allégeait
admirablement une décoration qui aurait pu paraître un peu chargée.
Les tours, elles aussi, sont décorées, du moins dans leur partie
supérieure; et cette décoration se compose avec celle de la porte. A
hauteur du bas et du haut de la frise, un cordon de pierre, portant
un entrelacs simple, fait le tour de chacune d'elles. Mais la décora-
tion s'épanouit au-dessus du cordon supérieur, juste à partir du
niveau oii se termine la porte. Le principal prétexte de cette décora-
tion, ce sont les encorbellements à stalactites qui supportent la plate-
forme quadrangulaire ^fig. 12, i3 et i/i). Chacun repose sur quatre
groupes de colonnettes géminées : entre celles-ci sont trois panneaux
Fig. 10. — Console d'angle
(face extérieure de la porte)
68
Cil ELLA
décorés de motifs dérivés du koùfique. Le dessin, d'une symétrie
rigoureuse, se compose de part et d'autre d'un axe, dont le centre
Fig 11. — La graude porte : sommet de la tour nord.
est marqué par une grosse tresse sur les panneaux extérieurs, et par
une coquille sur le panneau centraL Entre chaque groupe de colon-
JHa(nauT tflZ.
Fia 12 et 13. — Encorbellement à stalactites des tours. Élévation et plan.
70
CUELLA
Fig. 14. — EuLorbellemenl à stalactites des tours
Coupe suivant AB du plan.
nettes, un entrelacs formant
ti^e supporte une pomme
depiu. Au (l('p;u I de reucor-
bellemeul, cliacuue des co-
loiuieites est surmontée de
la (MKpiilIe; (Milre les stalac-
tites, trois petits cadres car-
rés, disposés en pyramide,
conlieunent des motifs déco-
ratifs dérivés du koùlicpio,
1res S(Mnl)lal)l('s (la?is leur
pailie iiifiMicinc aux uiolifs
qui décorent les pauueaux du
bas: mais au lieu (1x3 la tresse
centrale, deux d'entre eux
portent deux tresses en cœur
latérales; le troisième, le car-
re supérieur, hïs remplace
par deux petites palmes dou-
bles. De part et d'autre de
l'encorbellement, sur les fa-
ces latérales, un médaillon
lol)é porte une eulogie en
écriture andalouse : el-baqâ'
lUlah (la durée est à Allah),
ou el-'izzat Mali (la gloire
est à Allah). Enfin, sur les
panneaux qui séparent les
encorbellements, de simples
lignes dessinent des arcatures
lobées, dans un encadrement
rectangulaire; et cet ensem-
ble décoratif est limité par un
nouveau cordon de pierre
portant un entrelacs simple,
juste au-dessous des merlons.
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE
71
La décoration de la face intérieure de la porte est infiniment plus
sobre. L'ensemble est plus étroit; trois plans successifs seulement
Eckelle
4 2 3 4 5mètxô5.
J-HAiNAUT.iyrZ.
Fig. 15. — Élévation schématique de la grande porto (face intérieure)
au lieu de quatre. Au-dessus des claveaux lisses qui circonscrivent
l'ouverture, et qui reposent sur des corbeaux sobrement sculptés,
72
CHEM.A
Fig. 16. — Décor de l'arc do la grande porte (face intérieure).
JHAiNAUl.l??2
Fig. 17. — Frise.de la grande porte (face intérieure),
Chella, Pl. VII
La grande porte : Ouverture intérieure.
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE
73
portant à leur centre la coquille, un seul arc, au-dessus de corbeaux
analogues, sans colonnettes de support. Cet arc est festonné, mais
Fig. 18. — Chapiteaux à coquilles supportant les consoles (face intérieure)
l'espace trilobé délimité par les pointes du feston ne porte aucune
décoration, si ce n'est, au départ, le motif serpentiforme. Pas de
galons tressés, mais les pointes du feston sont autant de départs d'un
entrelacs architectural immédiatement arrêté, enclosant la coquille,
74
CHELLA
surmontée du fleuron, et placée elle-même sur une sorte de hampe
formée des tiges de palmes doubles qui l'encadrent (i); dans les inter-
valles, la pomme de pin. Les écoinçons sont surhaussés plus encore
que ceux de l'autre face, grâce à la présence, au-dessus de l'ogive,
d'un médaillon quadrilobé, décoré de quatre pommes de pin formant
rosace, et surmonté d'une nouvelle pomme de pin i)liis volmmineuse
(fîg. i6); mais ils sont nus et portent seulement deux grosses coquil-
les en relief; un galon, tressé aux angles, les délimite. Au-dessus,
une frise roiriposéc d'une série d'arcaturcs
aveugles, déeoives de la coquille sur-
montée (lu llcnroii : celui-ci, à cetendroit,
se compose uellenKMil des i\cu\ palmes
doubles adossées (fig. 17). 'lout autour,
un bandeau j)iépaié comme pour servir
de champ épigiaphifjue, mais resté vide.
I^nlin. I(> parapet de la plate-forme ne
poile aucune décoraliou. 11 est limité de
chacpie coté par une console, appui pro-
bable d'un auvent (2). Les consoles rcpo-
s(Mit aussi sur des colonnettcs engagées,
mais rondes, celle fois, cl de pierre, non
de marbre, cl, pour cette raison sans
doute, moins maltraitées que celles de
Taulre face. Elles sont surmontées d'une
astragale torse, et d'un chapiteau extrê-
mement gracieux, dont la décoration,
au-dessus des acanthes mauresques au
sommet légèrement recourbé, se compose essentiellement de trois
coquilles disposées en pyramide (fig. 18). La décoration latérale
(fig. 19) est comparable à celle des consoles de l'autre face, mai'*
plus simple : au départ, le motif seirpentif orme ; aux écoinçons,
Fig.JiO. — Console d'angle
(face intérieure de la porte).
(i) Composition décorative à rappirocher pout-être de celle que Bel si^ale dans le
dâr el-oudoû de la medersa d'es-Sbâ'îyîn, Inscriptions arabes de Fès, p. 162 sqq. et fig. 29;
mais alors il s'agit d'un motif traité pour lui-même.
(2") Dimensions : saillant i m. 06 ; largeur 0 m. 3o ; surmontées d'un tailloir largK? de
o m. 47.
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE 75
la coquille, surmontée du fleuron trilobé, entre des palmes doubles:
en bordure, des lignes dessinant des volutes simples. Seules, les faces
visibles sont décollées. Sur la tranche de la console, entre les stalac-
tites, deux coquilles encore, l'une au départ, l'autre au sommet.
Il est de tradition constante que la face intérieure des grandes
portes qui traversent une enceinte soit moins décorée que la face
extérieure. Si donc nous trouvons ici des écoinçons vides, un
parapet nu, si l'emplacement occupé sur l'autre face par
le bandeau épigraphique reste inutilisé, il n'en faudrait pas conclure
que l'œuvre ne fut pas terminée. Au reste, la sobriété de la décora-
tion, la pureté et l'élégance des lignes, l'harmonie des proportions,
tout contribue à faire de cette face de la porte une admirable œuvre
d'art.
En dernière analyse, on l'a vu, les éléments qui concourent à la
décoration de cette porte ne sont pas très nombreux : la pomme de
pin, la coquille, le motif serpentiforme, et dans les fonds ou bien
se combinant avec les autres motifs, la palme simple ou double.
De la pomme de pin, il y a peu à dire ici. Il semble bien établi
qu'elle dérive de la grappe de raisin, vieux motif qui fut adopté dès
les premiers temps par l'art musulman, et qui s'est largement
répandu sur toute la terre d'Islam (i). D'autre part, si elle apparaît
fréquemment à Chella, son emploi fut bien plus considérable encore
dans la décoration d'autres monuments mérinides, notamment dans
les medersa de Fès (2). C'est dans le plâtre surtout qu'on la trouve
sculptée : cette matière, beaucoup mieux que la pierre, permettait
le relief très accentué que les artistes de la bonne époque aimaient à
donner à la pomme de pin. La fortune de ce motif persista, et l'art
abâtardi d'aujourd'hui en fait un usage souvent abusif.
La coquille est également un motif dont l'art mérinide a fait un
(i) La grappe de raisin stylisée, triangulaire, était d'ailleurs un motif décoratif connu
en Afrique dès avant l'Tslâm. Cf. notamment le sarcoiphage byzamtin reproduit dans Gau-
ckler : Inscriptions latines découvertes en Tunisie de 1900 à igoS, Paris, 1907, (extrait
des Nouvelles Archives des laissions scientifiques, t. XV), pi. VI.
(3) Cf. Bel, Inscriptions arabes de Fès, p. 369-371.
76 CHELLA
grand emploi. Mais rarement, même à la medersa d'cl-'Allàiln à Fos,
elle tient une place aussi considérable que dans la porte de Chella,
surtout sur la face interne, si sobre par ailleurs : corbeaux, arc,
écoinçons, frise, consoles, en tirent presque toute leur décoration. Au
reste, ce n'est pas un motif nouveau dans l'art de l'Afrique du Nord :
la décoration almohade notamment en fait un large usage; et, à cet
égard, la décoration de la porte des Oûdâïa à Rabat (face externe) an-
nonce déjà celle de la porte de Chella (face interne) : deux grosses
coquilles aux écoinçons, ce qui est la règle, mais en outre, au-dessus
de ceux-ci, une première frise décorée de treize coquilles côte à côte;
plus haut encore, au-delà du bandeau épigraphique, une grande
frise à arcatures, où, dans les intervalles, sont encore sculptées des
coquilles; enfin, celles-ci se retrouvent sur la tranche des consoles,
comme à Chelk.
Nous n'avons pas l'intention de rechercher ici si la coquille, à l'ori-
gine, est bien une coquille, ou si elle dérive de la palmctte. Remar-
quons seulement que, dans la décoration de la porte de Chella, elle
n'est pas toujours semblable à elle-même. Tantôt ronde, comme sur
les grands écoinçons, et comme se présentent d'ordinaire les grandes
coquilles almohades, elle peut aussi apparaître tout à fait pointue,
comme à l'écoinçon des consoles de la face externe; et l'on trouve
les formes intermédiaires. Los deux spirales du bas sont placées tan-
tôt à l'intérieur même de la coquille, comme aux grands écoinçons
de la face externe, et tantôt au-dessous, comme aux écoinçons de
l'autre face; elles s'enroulent tantôt de droite à gauche et tantôt de
gauche à droite.
La coquille peut être traitée seule; mais, plus souvent, surtout
lorsqu'elle est de petites dimensions, elle est surmontée d'un fleuron
trilobé, et dessinée sur un champ; fleuron et champ semblent bien,
l'un et l'autre, issus de la palme double.
La palme employée à profusion dans la décoration de cette porte,
est la palme lisse, dernier dérivé très stylisé de l'acanthe, ainsi que
l'ont montré MM. W. et G. Marçais (i). Elle est simple ou double,
(i) Les monuments arabes de Tlenicen, p. io6 et 107, îig. 12, G, G' et H. Plus
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE
77
ï
et, dans ce cas, à feuilles inégales, l'une, inférieure, courte, et l'autre
longue. Elle est fort élégante : élancée et amincie à la séparation des
feuilles; la pointe de la feuille inférieure a tendance à se diriger vers
le bas (fig. 20, 2°). Dans les feuillages serrés des écoinçons, les palmes
doubles sont en majorité.
Fig. 20. — La palme et ses compositions.
Ces mêmes palmes doubles adossées, liées par leurs tiges et par
leur sommet, et laissant entre leur dos cambré un espace plus ou
moins considérable, forment un nouveau motif, dont l'extraordinaire
fortune dure encore dans l'art nord-africain : soit qu'il décore, entre-
récemment, M. G. Marçais admet que îa feuille de vigna a pu contribuer, dans iine
certaine mesure, à doniner naissance à ce motif (La chaire de la Grande Mosquée d^Al-
ger, Hespéris, igat, p. 376).
78 CHELLA
lacé, des fonds entiers, soit qu'il s'unisse à quelque autre motif. Ce
sont ces deux palmes adossées qu'il faut reconnaître, vraisemblable-
ment, à l'origine, dans les fleurons Irilobés qui suiinonUMit les coquil-
les : cela est particulièrement visible sur la (ris(> (l(> la lace inlerne
(11g. 16, et 20, 3"). La coquille (^lle-uièuic i)eiit prendre place dans
l'intervalle laissé entre elles par deux })almes doubles adossées : tel
paraît être en bien des cas l'origine de l'encadrement sur lequel se dé-
tachent ces coquilles. C'est ainsi que les choses se présentent très net-
tement dans le motif qui remplit les lobes de l'ait inférieur sur la face
externe (fig. 8). La palme, on ce cas, tend à se compliquer : au som-
met de la feuille la plus longue se dessine une nouvelle petite palme
double qui, «'adossant à celle de la feuille symétrique, donne une
sorte de fleuron qui surmonte l'ensemble de la composition (fig. 20,
4° et 5°).
Le motif serpentifonne — que nous proposons d'appeler ainsi parce
qu'il présente l'aspect classique du serpent dressé sur sa queue —
a sa place nettement définie dans la décoration de cette porte : au
départ des arcs sur les deux faces; sur la face latérale des consoles,
au-dessus du chapiteau des colonnettes d'angles. C'est aux mêmes
places qu'on le rencontre dans les autres édifices de ce genre : il est
un ornement pour ainsi dire obligatoire à la base des arcs des gran-
des portes almohades.
On peut assez aisément reconstituer l'histoire de ce motif, dont la
porte de Chella, sur sa face extérieure, présente l'évolution achevée.
Il a pour origine le départ de l'arc lobé, tel qu'on le trouve en
Orient (i), et qui passa de bonne heure en Occident. On l'observe
déjà à la Qal'a des Béni Hammâd (xi* siècle) (2), puis dans la grande
mosquée almoravide de Tlemcen (11 35) (3), et un peu plus tard,
(i) Arc3 iobés ou comportant à la fois des lobes et des redans. Ainsi, fort acicentué, à
la mosquée d'el-Hakîm au Caire : cf. S. Flury, Die Ornamente der Hakim- und AsharMos-
chee, Heidelbcrg, 1912, pi. XXXIII, fig. 4.
(2) Cf. G. Marçais : Art musulman d^Algérle, Album, de pierre, plâtre et bois sculpté,
2" fasc. Alger 1916, p. hi, fiig. 18.
(3) Cf. ibid., I*' fasc., Alger, 1909, pi. IV. Déjà, dans ces deux cas, une spirale infé-
rieure fait pressentir la naissance de l'ornement.
L'ENCEINTE : GRANDE PORTE
79
mais sous une forme plus pure, dans les arcs de la mosquée de Tin-
mel. La fig. 21 montrera l'évolution de ce motif. Les deux prewiiers
dessins représentent le départ d'arcs lobés à Tinmel : le n" i, un
arc entre deux nefs, à l'intérieur de la mosquée ; le n° 2, l'arc du
Fig. 21. — Évolution du motif serpentiforme.
mihrâb ; on voit déjà s'ébaucher dans celui-ci le motif décoratif.
Le travail se poursuivant, l'on en arrive au dessin n° 3, qui
reproduit le départ de Tare sur la face extérieure de Bàb er-Roûàh, porte
almohade de la grande enceinte de Rabat. Le motif, simple et robuste,
joue bien encore son rôle architectural, mais il a pris un sens décora-
tif beaucoup plus net : il est devenu le serpent enroulé sur lui-même;
et à voir l'œil figuré au sommet, il semble que le décorateur ait
bien eu dessein de représenter cet animal. Ces deux motifs dérivent
directement l'un de l'autre : le léger saillant et la ligne ondulée qui
forment une espèce de socle à la spirale inférieure sur le n" 2, jouent
80 CHKIjLA
eux-mèines leur rôle dans la nouvelle composition décorative. Enfin,
l'évolution s'achevant, le motif serpentiforme finit par perdre tout
vestige de sa valeur architecturale : il n'est plus qu'un motif purement
décoratif, remplissant par tradition le premier lobe au départ de
l'arc : tel il se présente à Chella (n° /|). Il s'est compliqué; les spirales
sont devenues plus fournies; il s'orne d'une sorte de crête, destinée
à corriger ce que sa partie supérieure aurait de trop grêle, et dans
laquelle vient s'insérer une pomme de pin. Mais de môme qu'à Tin-
mel ce motif se présente à différents stades d'évolution, on le trouve
à Chella sous divers aspects. Ainsi, il est déjà beaucoup plus simple,
sur cette même porte, au départ de l'iarc de la face intérieure; il est
fort archaïque aux consoles de la porte des jardins, où il conserve
môme son rôle architectural (voir ci-dossous, fig. 28). Petit fait, en
soi assez symptômatique : l'a face extérieure de la porte de Cholla
représente bien l'art mérinide le plus achevé.
Telle est cette porte. Elle n'était pas faite pour soutenir un siège
sérieux. Le faible relief de ses tours à pans coupés, l'absence presque
complète de moyens de défense, de rares meurtrières, une voûte
pleine. au-dessus de son coude simple, des corps de garde minuscules,
tout cela ne contribue guère à lui donner une valeur militaire véri-
table. Tout en elle a été sacrifié à l'élégance et à la décoration :
celle-ci, face à l'extérieur, est d'une extraordinaire richesse : pierre
sculptée, marbre polychrome et faïence y concourent; pas un vide
dans le champ que le constructeur avait réservé à l'ornementation.
Porte grandiose de mosquée ou de medersa bien plutôt que porte de
ville, c'était celle qui convenait à une enceinte élevée pour enfermer
la somptueuse nécropole que la piété d'Aboû '1-Hasan avait édifiée sur
les tombeaux de ses ancêtres, et oij lui-même, d'avance, avait marqué
sa place.
3. — La poterne.
Juste contre la tour nord s'ouvrait une poterne, aujourd'hui
murée, mais encore fort visible. Large de 2°',o5, elle était creusée dans
la muraille de béton, limitée p'un côté par les pierres en appareil
L'KNCKIME : L'HOÏELLEKIE 81
régulier de la base de la loiir, el, dans la partie supérieure, par un arc
surbaissé, en briques sépaiées par des lits de ciment d'épaisseur pres-
que égale à la leur; au centre, une clef de voûte en pierre, à trois
mètres environ du sol actuel. La poterne est bouchée aujourd'hui par
des assises successives de moellons cimentés et assez régulièrement
disposés. La fermeture est ancienne : antérieure au dernier crépissage
du mur, car l'enduit de celui-ci la recouvre en partie. Nous avons
d'ailleurs toutes raisons de |)enser que cette fermeture est contempo-
raine de la construction de l'hôtellerie dont il sera question plus loin,
car, à l'intérieur, elle donne dans une des chambres de cette hôtel-
lerie, très au-dessus du sol; et, par contre, elle est coupée par la ter-
rasse de celle-ci. L'arc est fort visible au-dcvsus de cette terrasse, à l'in-
térieur de l'enceinte; il a même asperl qu'à l'extérieur, et il est souligné
d'une large bande courbe, cojnbinée de manière à produire un effet
décoratif avec celles qui, sur celle face de la tmiraille, simulent les
joints d'un appareil cyclopéen.
/». L'HÔTELLERIE.
Attenant à la grande porte, et occupant tout l'angle nord-ouest de
l'enceinte, est im édifice qui se composait d'une grande cour, enlourée
d'une série de salles. Le nnir antérieur, encore debout en partie, s'at-
tache à l'angle forme par le coude de la porte; il était percé d'une
ouverture, dont il reste un pied-droit, en pierres de taille bien appa-
reillées; tandis que le reste du mur est en moellons — toujours la
même économie de matériaux. — Cette ouverture donnait accès dans
la cour centrale. A sa gauche, adossées au mur antérieur de l'édifice,
puis à la paroi nord de la grande porte, étaient deux petites cham-
bres recouvertes d'une voûte de briques, en berceau, larges de i'" , 83
et longues de 2'", 90, qui s'ouvraient sur la cour (1). Venaient ensuite,
adossées au mur d'enceinte, trois petites chambres analogues, longues
la première de 5"" , 3o et les autres de 3°' , 35 et larges de 'a mètres à
2" , 5o, Ce sont celles dont la construction obst-ua la poterne. Elles
(i) Voir supra, fig. 6, le plan de ces salles, joint au plan de la grande porte (rez-de-
chaussée).
HESPKIÎIS. — T- II. — 1922 6
82
Cil ELI. A
sont suivies d'une «?iande salle dounanl sur la cour par trois lai'>es
baies surmontées d'un arc brisé, en briques, qui s'ouvrent dans le
mur de moellons. Cette salle esl recouverte i)ar cinq coupoles suc-
cessives, sur pendentifs, de très belle venue. L'arcbitecte avait cru
utile de les soutenir par des arcs de briques : ceux-ci sont tombés,
sauf un frapfment, et les coupoles, qui d'ailleurs se contrebutent mu-
l'ii:. 22. — Lliùtellerie.
tuellement, ont parfaitement tenu. La salle a i8'",35 de long sur
3", 45. Viennent ensuite deux autres petites pièces voûtées en ber-
ceau, analogues aux premières; et l'on voit sur le troisième côté le
départ d'une autre. Mais à partir de là, la construction s'est effondrée:
ses débris forment un plan incliné qui permet d'accéder à la ter-
rasse des chambres précédentes, à i"", 8o environ au-dessous du che
min de ronde du rempart. Le quatrième côté de l'édifice est forme
par un mur de béton, sur lequel on voit encore des attaches de voûtes
et de coupoles : leurs traces laissent supposer qu'il y avait là un corps
de bâtiment exactement symétrique à celui qui lui faisait face.
L'ENCEINTE : L'HOTELLERIE 83
Que la construction de cet édifice fût postérieure à celle de la porte
et de l'enceinte, cela ne saurait faire aucun doute. Nous avons recon-
nu déjà en effet que cette construction ferma la poterne. D'autre part,
le mur antérieur de l'édifice vient s'appuyer au mur de la porte sans
s'y encastrer; et l'on voit nettement, à travers ses pierres disjointes,
se poursuivre jusqu'à terre la série de faux joints qui décore l'angle
de la porte : la partie recouverte aujourd'hui par ce mur était donc
primitivement destinée à être vue. Et l'on retrouve encore sur le
mur d'enceinte auquel s'adossent les chambres, à l'intérieur même
de celles-ci, les faux joints, qui sur la face interne de la muraille, si-
mulaient partout un appareil cyclopéen.
Cependant, si cette construction apparaît ainsi nettement posté-
rieure à celle de la porte et du mur d'enceinte, elle ne le fut'^pas,
vraisemblablement, de bien longtemps. Le seul pied-droit encore de-
bout de l'ouverture est bâti en pierres de taille de mêmes dimensions
que celles qui constituent la façade de la grande porte; elles sont
jointes exactement de la même manière, par un lit de ciment imper-
ceptible. L'enduit visible sur la porte à travers le mur rapporté, est
resté d'une extrême fraîcheur, comme s'il n'avait pas été exposé
longtemps aux intempéries. Les coupoles et les voûtes sont un tra-
vail de très bonne époque. Enfin, nous l'avons vu, le bouchage de
la poterne semble ancien.
Quelle était la destination de cet édifice? Diverses hypothèses ont
été émises. La Mission scientifique du Maroc y voit une medersa (i).
L'on n'aperçoit pas sur quoi se fonde cette opinion : cet ensemble
ne présente rien de ce qui caractérise une medersa. D'autres en font
un grenier; mais cela est difficilement soutenable : dans ce pays, les
grains se conservent dans des silos; or s'il en existe, de date récente,
de l'autre côté du mur qui clôt cet édifice, on n'en trouve nulle trace
dans la cour. D'autres enfin y voient un hôpital : cette opinion ne
saurait provenir que du texte de Léon l'Africain, qui dans la traduc-
tion française dit que le fondateur de Chella y fit construire un très
bel « hospital (2) ». Mais s'il s'agit bien du même édifice, il faut sans
(i) Medersa de Sidi el-Iàboùrî. Bubal et sa région, t. I, p. 5o.
(2) Ospitale, in Ramusio, Venise, i583, i, 29- A. Hospitium, dans le texte latin.
84 CIII-:LL/V
tloiili' ('nltM)(li(> par là iiiu' maison des li(M(>s. ('."(>sl en rIVcl ce (|U('
semble chv ci'lle cour imiIouiim» de l()»;onuMils. Son (MnpIactMncMil, à
lentiH'e cle l'enciMnlc. ri sa disposilion sont exacIcnuMil celles (pir
présentent eni^)re les (oihIik} dans les villes marocaines. I,es p(>lilv>s
salles, aux portes étroites, ser\ aient de chambres aux liomnies; les
^l'andes salles, à larges baies, de cliacine cote {\o la cour, étaient des
écuries pour b^s bêles.
Nous nous trouNons donc vraiscmblableuient devant une hôtellerie,
d(\sliné(^ à abiibM' lc>- pèlerins (pii \enaient, parfois de l'orl loin,
faire leurs dévotions au sanctuaire où dormaient les piinces méri-
nides; et peut-être, eu même temps, à lo^cr les cl(>rcs chargés de la
célébration du cidtc l^lle l'ut construite [hmi après rcniceinte, dès le
règne d'Aboù "l-llasan peut-être, ou sous celui de son lils Aboii 'InTm;
en tout cas en un temps où la splendem' de la nécropole et l'éclat de
la l'amille régnante alliiaienl aupiès d.i sancluaire une. grande
aflluence de lidèles.
5. — Bàk ' Aï> Ajkmsa.
La j)orle dite Bàb Vin Ajeiina, du nom de la l'ontaine qui coule
dans les jardins, au-dessous de Chella, s'ouvre dans la face nord-est
du rempart, dans un eiulroit de grande déclivité du leriain. Elle a
fort souffert. Sous son aspect actuel, elle se présente comme une porte
à coude simple, mais, disposition bjut à fait exceptionnelle, le coude
de la porte, et par suite la masse même de l'édifice, se trouvent non
pas au dedans, m;ais au dehors de l'enceinte. En outre, et ceci est
non moins notable dans une porte d'aussi petites dimensions, elle com-
prend quatre portails, dont deux à l'intérieur du coude. Ces deux
faits, ainsi que nous le verrons, ne sont peut-être pas sans rapport.
Face à l'intérieur de l'enceinte (fig. ?..S) — la partie la mieux conser-
vée — la porte apparaît extrêmement simple, et la facture assez négli-
gée. Dans le béton du rempart sont encastrés des pieds-droits, et de
chaque côté de l'arc, un pilier destiné à le contrebuter, en pierres de
taille médiocrement jointes. L'arc, en briques, outrepassé et légère-
ment brisé, est coupé par cette bordure. Il mesure, de la clef de voûte
L'ENCEINTE : iîAJi AIN AJENNA
85
;ni sol ancien, A'^.'io, et :V",i5 de la clef de voùLe à la iianteur des
corbeaux qui le suppoiient. L'écartement entre les pieds-droits, qui
représente aussi la largeur de l'arc, (>sl de :>.'", 66. Les écoinçons, fort
petits, sont en matériaux de remplissage. Aux angles supérieurs,
Fig 23 — Bàb 'Aïn Ajenna. Face intérieure.
deux pierres plates, inégales, se présentent comme des fragments
de linteaux : peut-être surmontaient-elles une petite ouverture, ou
plus simplement, servirent-elles à encastrer la charpente. Elles repa-
raissent s\imétriquement de l'autre côté, au portail intérieur B (v. plan
fig. 2^). Un lit de briques sunnonte l'ensemble, et, s'encastrant
dans le béton, termine le rectangle de la porte. On ne voit ni
trace de décoration, ni trace de revêtement. Le chemin de ronde, au-
86
CHELLA
dessus de cette porte, foiinait primitivement ime plate-forme, suivie
d'un escalier très rapide, en raison de la déclivité du sol. Une réfec-
tion postérieure a transformé cette plate-forme en un plan incliné.
La traversée du mur d'enceinte, entre les portails A et B est cou-
verte par une voûte en berceau, en briques, extrêmement surbaissée,
et qui n'était fortement rattachée qu'an portail A : une large fente
la sépare aujourd'hui de l'autre.
Fig. 24. — Bàb 'Aïn Ajenna (plan).
Les murs de fond, délimitant le coude de la porte, sont bâtis en
moellons grossiers, mêlés de pierres romaines réemployées — l'on
est en effet à cet endroit sur l'emplacement de la ville ancienne, et
des affleurements de murs antiques sont visibles de part et d'autre
de la porte; — ils sont liés par un mortier de très mauvaise qualité :
de la boue avec une très petite proportion de chaux. Seuls les pieds-
droits des portails C et D sont appareillés avec plus de soin; ils sont
en pierres de taille, et, très dégradés, présentent encore l'aspect de
piliers destinés à supporter des arcs. Au portail extérieur (D), l'absence
de corbeau sous le commencement du cintre pourrait faire supposer
que l'arc était en plein cintre. Ce serait le seul arc de ce genre dans
L'ENCEINTE : BAB AIN AJENNA
87
les portes de Chella — et c'est encore un fait à noter. En outre, l'ou-
verture extérieure était sensiblement plus étroite que l'autre : elle
n'avait, mesurée à la base où les vestiges du second pied-droit sont
encore visibles, que 2"°, 08.
Cette porte présentait, en beaucoup plus petit, le même genre de
corps de garde que la grande porte. Mais il est impossible d'indiquer
avec certitude quelle était la couverture du coude : elle est aujour-
Fig. 2b. — Bàb 'Ain Ajeana. — Motifs ornemeataux du portail B, à l'intérieur de la porte.
d'hui complètement effondrée. Cependant, bien que les murs de
fond restent debout presque jusqu'à leur sommet, on n'y remarque
aucune trace de départ de voûte. On est donc amené à penser que
la couverture devait être constituée par une plate-forme bétonnée
reposant sur des poutres : peut-être en faut-il voir un reste dans*
quelques fragments de béton que l'on peut ramasser çà et là.
Mais fort intéressante est la décoration du portail B (à l'intérieur
du coude). Sur les montants en pierres de taille sont représentés,
presque jusqu'au sommet, de faux joints, comme il en existe à l'an-
88 CllKLLA
i^Ho (le la grandi' \)ov\c. Ils soiil ^m inoiilôs. de chaque coté, par un
svastika à (iiialrc branches, dcsshic à l'aidi» du incnic cndiiil (li^-. '.îf),
en hauO. \n-dessiis. \c lit de hri(]ii(vs (]iii sminonh' roiiverliiie (el (]iii
send)le aNoiriMé éviMilié iiosléiieurenieid) es! divisé par la décoration
on deux r(^^islres ■ à lélaiic inférieur, de taux joiids siinident les <da-
veaux diin arc exlicineinenl surhaissé; à létaj^-c siipériiMU", de faux
nierions d(Mih'lés se délacheid en hlanc sin- fond roiif^'c (ii^^ :>r>, en
bas). Tonle iH'lle décoration est fort dé^^radée : à peine en reste-t-il
assez pour en recoiniaîlre les éléments (i).
11 paraît fort élianiic à priMuière vue qu(> celt(^ décoration — la seule
qui existe sur la j>orl(> se trouve jusienieid sur un portail intérieur,
peu éclairé, bref à m)i endroit oi"i il était foil diflicile de la voir. Autre
fait, étonnant : c'est juste derrièic ce portail intérieur (pie se trouvent
les d(Mix trous ofi venaient s'encastrer hvs inontaids des vantaux.
Tout cela s'explique cependant de façon assez simple : ce portail
donnait autrefois directement sur l'extérieur, et le coude n'existait
pas. Ainsi s'expliquent du ,même coup toutes les anomalies que nous
avons constalées : la construction du coude à l'extérieirr de l'en-
ceinte, contre toutes les rè'ifles; l'existence de quatre portails; l'appa-
reil extrêmement j^rossier des nnirs, qui sont en moellons très mal
liés, et non en béton: la couvert me pai" une senudle bétonnée et non
par une voûte; le plein cintic de l'ouverture extérieure, dont les di-
mensions ne sont pas égales à celles de l'ouverture intérieure. Des
indications précises viennent d'ailleurs confiTimer cett^e manière de
voir. Les mims du coude sont simplement appuyés nu mur d'enceinte,
et ne s'y encastrent pas : derrière eux l'enduit du rempart reste visible.
Dans la semelle de béton sur laquelle repose la porte, on voit égale-
ment un joint très net (2). On peut donc affirmer «ans risque d'erreur
(1) Les lifïnes de construction des dessins de merlons sont fort visibles, et permettent
de 'se rendre compte de la manière dont le dessinateur obtenait sa fif^ure. Il composait
une série de triamgiles à l'aide de lignes obliques dans les deux sens, recoupées par
des lig-nes horizontales ayamt la valeur d'un ressaut (v. la fig. 26, en bas). Les mêmes traces
existent d'ailleurs dans le travail du bois découpé.
(2) Le portail B semble bien avoir été repris on sous-reuvro : notamment l'un 'Ia
ses pieds-droits est en partie fait de biiques, alors qu'ailleurs à cette haTiteur l'on ne
trouve que des pierres.
L'ENCEINTE : POUTE DES JAUDLNS 89
que la porte priiiiitive, percée vraiseinblableiiienl au moment où l'on
construisait le rempart, était droite, comme la porte des jardins, en
tout autre appareil, que nous allons étudier : seule la porte princi-
pale était coudée. Et cela montre encore combien peu l'enceinte de
Chella était disposée pour une défense effective.
A quelle époque Bàb 'Ain Ajenna fut-elle ainsi modiliée.»^ Certes, les
pieds-droits nouveaux marquent un certain souci d'esthétique : peut-
être cependant a-t-on réemployé des matériauv anciens. En tout cas.
la très mauvaise qualité du mortier qui lie les murs nouveaux ne leur
aurait guère permis de rester debout bien longtemps, même après
l'effondrement de la plate-forme qui l(>s chargeait. Nous serions donc
assez disposés à attribuer à cette réfection une date assez récente —
la même peut-être, à considérer la qualih'" des matériaux, que celle
à laquelle fut consolidé l'arc extérieur de la grande porte. Mais il
serait téméraire, sans autres documents, de chercher à déterminer
plus exactement cette date, el de tenter de la mettre en rapport a\t;c
l'un ou l'autre des événemenis dont nous avons plus haut rapporté
l'histoire.
6. — La porte des jardins.
Dans la partie inférieure de l'enceinte s'ouvre une troisième porte
(plan, fig. 26). Elle tient dans la face sud-est la place normale de
la première tour après l'angle méridional; elle se trouve au-dessous
de la source, un peu en dehors de la clôture actuelle de la khalwa.
Elle est d'un aspect fort différent de Bab 'Ain Ajenna; d'ailleurs
plus ruinée encore. Comme ses montants étaient simplement posés
sur le mur d'enceinte et ne s'y encastraient pas, leur poids même, et
surtout l'effort de la végétation, les en ont aisément séparés. La porte,
aujourd'hui, penche en avant de façon fort inquiétante : ses pierres
disjointes ne tiennent plus que par un miracle d'équilibre. En outre,
l'exhaussement du sol, très sensible en cet endroit, et qui diminue
de beaucoup la hauteur de toute cette ligne de remparts, a enterré
la porte jusqu'au-dessus de la naissance de l'arc. Branlante, couverte
de verdure, bouchée par une haie, elle est aujourd'hui d'un aspect
90
GHELLA
Fip. 26. — Porte dos jardins. Plan.
^'-^^S'Y
rP*^-'^.:.";
::;::^^
••'^^ïîiir
ma^
Fig. 27. — Ruines de la porlo des jardins.
L'ENCEINTE : PORTE DES JARDINS
91
J.HAINAUT.
I7Z£
fort pittoresque; mais il est à craindre qu'elle ne dure plus bien
longtemps (fîg. 27).
Comme la grande porte, elle présentait à l'extérieur une façade en
pierres de taille; mais infiniment plus simple, et aussi, construite
avec beaucoup moins de soin. Les couches de ciment qui lient les
pierres sont épaisses : un à deux centimètres. L'arc, de 3 mètres d'où
verture, brisé, était délimité par une série de claveaux, dont les pro-
portions n'avaient pas été cal-
culées avec une exactitude suffi-
sante ; au sommet, au lieu de la
clef de voûte, on avait dû insérer
un mince claveau supplémen-
taire. Les écoinçons, nus, sont,
comme l'arc, placés sur un plan
légèrement en retrait, au-dessus
duquel, suivant le procédé déjà
rencontré, les pierres, au lieu
d'être disposées en assises régu-
lières, le sont en assises alterna-
tivement larges et étroites. Le rec-
tangle de la porte est délimité par
deux pilastres en pierres de taille,
qui supportent, sur un soubasse-
ment quadrangulaire légèrement
saillant, deux consoles, larges,
hautes de i",o3 (la hauteur de la
frise) et d'avancée légère. Leurs
faces latérales portent Je motif
serpentiforme, très simple, et qui s'adapte à leur forme même
(fig. 28). A leur sommet, on voit encore le départ d'une /moulure, qui
fermait en haut le rectangle. Les pierres étaient jointoyées : c'est,
avec le motif serpentiforme des consoles et la moulure du sommet,
la seule décoration que présentait la porte.
Si simple soit celle-ci, elle n'était encore qu'une façade trompeuse.
Derrière les pierres de taille, l'épaisseur du mur était constituée par
0.50
\ mette
Fig. 28. — Porle des jardins. Console.
92 Cil El. LA
(les niatrriaiix môdiocrc^s, v\ i\[\r\\v {\[\c lui la faible a\ aiict'e de la poile
sur le mur (l'enceiiil«\ les paiois latérales, (]ui, nous ravons vu,
élaieni siiuplenieul a|)|)li(|uét>s à la muraille de héton, étaient elles-
mêmes en moellons. (Vesl la niènu* éeonoimie de malériaux que par-
tout ailleurs.
Dei'iière le |Mtil;iil. à riiiirMiciii', ou \oil de cliatpK* rn[{' le dé|)art
d iMU' xoùle en hereeau. en hriques. Bien (pie la partie postérieure
soit presque enli(*renienl déliuile, il semble que cette porte était
droite. simj>le lrav(Msée du i-emparl : on ne tiouve en effet nul ves-
li^'-e de eoude.
Henri IVvssKr el K. Lkvi-Pkovknçal.
(.1 suivre.)
LEÇON D'OUVERTURE
D'UN COURS DE SOCIOLOGIE ALGÉRIENNE'
Mesdames, Messieurs.
Ce m'est à la fois un devoir et un plaisir que de remercier le Con-
seil de la Faculté de Droil et Monsieur le Rectein^ de l'Académie
d'Alger, d'avoir proposé au Ministre de l'Instruction Publique la créa-
tion du cours que j'inaugure aujourd'hui. Il me faut exprimer aussi
à M. le Ministre de l'Instruction publique ma gratitude pour avoir,
sans retard, décidé cette création; en sorte que, dès cette année même,
il m'est possible d'ouvrir cet enseignewient. '
Je le dois d'autant plus, que cet enseignement offre un caractère
nouveau, non seulement à la Faculté de Droit d'Alger, mais encore
dans les Facultés de Droit en général.
Jusqu'à présent le mot de « Sociologie » n'avait point été inscrit
dans les programmes officiels et dans les affiches publiques des Fa-
cultés de Droit françaises, à la différence de maintes Universités
étrangères. Nous avons pepsé qu'il y avait à tenter une sorte de dé-
centralisation universitaire, en cherchant à répondre aux curiosités
particulières que peut avoir un homme cultivé en Algérie. Notre Fa-
culté a voulu que les étudiants et le public pussent avoir des clartés
sur les institutions sociales de ce pays; et c'est pourquoi on a disposé
que cet enseignement serait admis parmi ceux pour lesquels l'option
est ouverte à l'examen du doctorat ès-sciences politiques et économi-
ques. Même, notre désir serait qu'il contribuât à inciter nos futurs
docteurs en droit à chercher des sujets de thèse dans cette réalité
(i) Prononcée à la Faculté de droit de l'UniveTsité d'Alger, le lo Mar? 1922. On
en donne le texte tel à peu piès qu'il a été sténographié; mais on y a ajouté quelques notes
infrapaginales, qui précisent et qui éclairent certaines allusions faites viva voce.
94 RENÉ MAUNIER
vivante et momanto qu'ils ont autour d'eux; ot je puis dire que, dès
maintenant, cet espoir n'est pas déçu.
Il convient, tout d'abord, d'indiquer le pourquoi du titre que nous
avons choisi à cet enseignement; de définir, par conséquent, l'objet
qu'il se propose, et les matières qu'il devra comprendre. Ce sera là
précisément la tâche de la présente leçon d'ouverture.
Le cours porte, dans nos programmes et sur nos affiches, ce titre :
(< Économie et Sociologie Algériennes »; c'est-à-dire qu'il se propose
Vétude des conditions éconot}iiqucs et des institutions sociales des
peuples qui vitrent sur le territoire de rAlgérie. Mais, en réalité, ce
cours pourrait avoir, plus logiquement peut-être, le titre plus bref de
sociologie algérienne; car l'étude des phénomènes économiques, dont
nous ferons à juste raison une branche essentielle de notre enseigne-
ment, n'est autre chose qu'un aspect de létude plus générale des phé-
nomènes sociaux. Il n'est plus à démontrer aujourd'hui que les phé-
nomènes économiques se déroulent dans des sociétés; qu'ils ne
sauraient être conçus en dehors de la vie en commun; et que, par
conséquent, étudier la vie matérielle d'un peuple est impossible si
Ton ne connaît pas, dans ses grands traits, son organisation sociale
elle-même. Si donc nous avons inclus, dans le titre officiel de cet en-
seignement, le mot d'économie algérienne, c'a été pour le rattacher de
façon officielle et patente aux enseignements économiques qui déjà
se donnent dans la Faculté de Droit; en d'autres termes, pour marquer
que l'enseignement nouveau se relie parfaitement aux enseignements
aetuels, et que ce n'est pas du tout une révolution universitaire que
nous tentons. Mais encore une fois, l'objet propre, et par conséquent
le titre naturel de cet enseignement, c'est la Sociologie de l'Algérie :
entendons par là l'étude des phénomènes sociaux de toutes sortes que
nous pouvons observer parmi les peuples divers qui vivent sur le
territoire de cette colonie.
Encore est-il nécessaire, dès l'abord, de préciser quels seront la na-
ture et le caractère de cette étude; ce qui sera l'occasion, en même
temps, d'expliquer pourquoi nous lui donnons ce nom de sociologie,
et pourquoi nous n'avons pas préféré adopter l'une ou l'autre des dé-
signations traditionnelles.
Nous avons voulu faire comprendre par là, que l'étude que nous
OUVERTURE D'UN COURS DE SOCIOLOGIE ALGÉRIENNE 95
entreprenons des populations algériennes au point de vue social, pré-
sentera un triple caractère; elle sera une étude descriptive; elle sera
ensuite une étude comparative; elle sera enfin, et surtout, une étude
explicative. Notre préoccupation et notre ambition ne sera pas seule-
ment de décrire et d'observer les phénomènes qui s'offrent à nos yeux,
pour la pure et simple satisfaction de les connaître; ce serait là l'œu-
vre d'une étude proprement descriptive, telle que peut être l'archéo-
logie par exemple, ou encore la géographie; mais nous prétendons
faire ici quelque chose de plus qui, précisément, confère à nos études
un caractère distinctif. Après la description des faits, qui est le
moment préalable et nécessaire de toute reeherche, nous voulons
en effectuer la comparaison ou le rapprochement; et c'est-à-dire que
notre désir est de mettre en parallèle et en rapport les faits les uns
avec les autres, alors même que ces faits, ces coutumes, ces tradi-
tions, auraient été observés chez des peuples distants les uns des
autres, soit dans l'espace, soit dans le temps. Car le principal intérêt
scientifique qu'il y a de connaître des faits, c'est de pouvoir ensuite
les rapprocher et les comparer les uns avec les autres, afin de faire
ressortir leurs earactères fondamentaux et de dégager leurs traits
constitutifs. Et enfin, lorsque nous aurons peut-être mené à bien cette
double tâche de la description et de la comparaison des faits sociaux
de l'Algérie, il nous faudra entreprendre une tâche dernière et plus
malaisée : celle de leur explication. Observer les faits et les comparer
entre eux n'est rien, si cela ne permet pas de les co'mprendre; en
d'autres mots, d'atteindre leurs causes, de découvrir leurs raisons et
leurs motifs, d'arriver jusqu'aux sources profondes d'où ils découlent.
C'est pourquoi le mot de sociologie, par lequel nous proposons de
désigner cette étude, nous a paru, mieux que tout autre, exprimer
le caractère complexe qu'elle va offrir d'être à la fois une description,
une comparaison et enfin une explication des faits sociaux qu'il nous
est donné d'observer autour de nous.
Par là, nous pouvons comprendre que cet enseignement, de par
sa nature même, ne saurait faire double emploi, en aucune manière,
avec les enseignements qui existent déjà, soit à l'Université d'Alger,
soit dans d'autres Universités. Notamment il diffère, par sa tendance
et par son intention, des cours de géographie qui sont professés dans
96 UKlMi MAUNIEU
les Facultés des Lettres, et pai liciilièreinent du cours de géographie
de l'Afrique du Nord à la l'acullé des Lettres de noire Université. Car,
encore une lois, la géographie, comme son nom môme et son étymo-
logie l'indiquent, est une étude descriptive dans le genre de l'his-
toire et de l'archéologie; mais non |)as, dans son essence h)ut au
moins, une élude comparalixe el explicative comme est, et comme
doit être la siR'iologie. (]'esl pour une raison analogue (jue nous avons
écarté l'emploi du lernu\ 1res usité, iVethnograph'u' algérienne.
L'ethnogra|»hie. la description des races, n'est en elïet autre chose
qu'un aspect parliculier el une hranche supérieure de la géographie
elle-iméme. Il y a la géographie physique, la description de la terre;
el il \ a la géographie huinaiuc. la descriplion liisloricpie el morale
des \ariélés d lioinnic^ (pii peupleni la sinlace lerreslre.
Ainsi, il nous semhle (pie la sociologie en général, el en particu-
lier la sociologie algériemu' telle que nous voulons l'enseigner, pré-
sente, par lapport aux disci|)lines [)récédentes, des tendances spéciales
et des caractères originaux. Klle s'en distingue par cela surtout, qu'elle
cherche à èlre une science \éiilal)le. c'est-à-dire une méthode d'expli-
cation des laits. Si elle poinsuil la connaissance des phénomènes
sociaux, ce n'est pas en vertu de la pure et simple curiosité de les con-
naître. Ce n'est pas seulement pour les contempler, mais c'est aussi
pour les comprendre, pour les pénétrer dans leurs motifs intimes. Et
c'est là pourquoi celte étude sociologique ne saurait se borner à être
purement descriptive; j)ourquoi elle doit être surtout comparative et
enfin explicative.
Mais si nous pensons par là avoir justifié le premier tenme de cette
expression (( sociologie algérienne », il nous reste maintenant à jus-
tifier le second; et à ce point de vue encore, nous avions un choix à
faire entre plusieurs expressions concurrentes, qu'il nous a fallu sou-
mettre à la critique pour des raisons de méthode. On a coutume,
assez fréquemment, d'employer depuis quelques années l'expression
« sociologie musulmane », désignant par là l'étude des peuples
musulmans. Mais quelle que soit l'unité très réelle de la civilisation
musulmane dans le temps et dans le lieu, on oublie pourtant, nous
semble-t-il, que chaque peuple musulman possède son caractère
spécial, que ses institutions ont une couleur originale; et c'est préci-
Ol \KIVH HK D'UN COURS DK SOCfOlOOlK ALGÉRIKNNE 97
sèment ce que le cours de cette année aura pour objet de mettre en
lumière à propos du peuple kabyle. Dès lors, il n'est pas vraiment légi-
time de parler d'une sociologie musulmane. Chaque peuple musulman
a sa sociologie particulière, qui doit être décrite et expliquée dans ses
caractères propres et dans ses traits constitutifs. C'est pour la même
raison qu'il nous faut abandonner aussi une autre expression qui est
en faveur depuis peu d'années, celle de « Sociologie berbère ». On
dit volontiers que la « race berbère », comme on l'appelle, possède
des institutions caractéristiques qui se retrouvent partout les mêmes
dans l'Afrique du Nord,. de la Tunisie jusqu'au Maroc; et sans doute
il y a là quelque part de vérité. Mais c'est aussi une outrance que
d'affirmer que le droit berbère et l'organisation sociale des peuples
non arabisés du Moghreb présentent partout les mêmes règles unifor-
mes. Il est bien vrai qu'ils s'opposent à l'ensemble des institutions
musulmanes par certains traits — notamment par certains traits du
droit de la famille — qui ne pouvaient manquer de frapper les obser-
vateurs des populations berbères, et qui d'ailleurs s'observent dans
beaucoup de sociétés élémentaires, répandues par tout le monde. Mais
il faut dire cependant des Berbères ce que tantôt nous venons de dire
des Musulmans eux-mêmes; à savoir que leurs institutions, quelle
que soit l'unité d'ensemble qu'elles offrent à l'observation superfi-
cielle, présentent dans l'espace, selon les peuples, souvent même selon
les tribus, des variations trop originales et tro]) essentielles pour qu'il
soit possible de les négliger. Et d'ailleurs il est bien acquis mainte-
nant que ce n'est pas la race qui déteimine l'essence des institutions
sociales; et de même qu'on ne croit plus qu'il ait existé jamais un
droit aryen uniforme quels que soient les peuples de cette origine;
de même, et nous espérons le montrer, il n'est pas possible d'affirmer
qu'il y a un droit berbère, toujours le même, dans l'histoire et dans
le lieu. Dès lors, il semble que nous eussions dû adopter une dernière
expression, qu'employait autrefois dans im coui^s libre M. Sabatier,
celle de Sociologie indigène (i). C'est bien là, en effet, le terme qui
pourrait définir à la fois l'objet principal que nous donnons à cette
étude, et le caractère que nous lui assignons : mais pourtant, il nous
Cl) Cours de Scx^iolopir indigène. Cf. Le Petit Colon, iG di'-ccmbro 18S4.
HESPiRIS. — T. II. — 1922 7
98 HENl^: MAUMER
a semblé qu'il convenait de réserver la curiosité que nous pourrions
avoir d'étudier non seulement la vie on société des peuples indij^ènes,
mais aussi la vie en société des peuples étranp^ers et surtout euro-
péens, qui se sont répandus au cours des siècles sur l" M'i icpic du Moid.
Il en est, parmi eux, qui oui iiu|K)rlé sur ce territoire des iustilidious
singulières, des pratiques originales ; et il y a lieii de uc pas nous
interdire a priori l'étude de ces phénoîuèues extérieurs, qui ont affecté
dans une mesure plus ou moins profonde les faits indigènes eux-
màmes. Et c'est pourquoi le titre de ce cours sera, non pas celui de
sociologie indigène, ni celui de sociologie musulmane ou berbère;
mais le titre, tout à fait générique, de sociologie algérienne.
Tel étant l'objet de cet enseignement, il faut en marquer som-
mairement l'utilité, et en tracer les divisions fondamentales. Sans
doute il peut paraître superllu de prétendre qu'il y a un intérêt à la
fois théorique et pratique, ou comme l'on aime à dire aujourd'hui,
un intérêt pragmatique, à connaître la vie sociale des peuples algé-
riens. Un intérêt théorique, car c'est noire droit et notre devoir, par-
ticulièrement à nous Français, que de connaître et de comprendre
les peuples dont nous avons assumé l'administration. A ce devoir
nous n'avons jamais failli; et la colonisation française a toujours
donné l'impulsion aux recherches de sociologie comparée (i). Ce
sont, avec les Laiitau et les Gharlevoix, nos missionnaires qui les ont
fondées en Amérique, comme en Afrique nos voyageurs et nos fonc-
tionnaires. Mais on voudrait qu'à l'image de ce qui a pu être fait dans
certaines colonies étrangères, à l'image surtout de ce qui a été effec-
tué dans des conditions admirables par le Gouvernement des États-
Unis, l'étude de l'Ethnographie Algérienne fût organisée de façon
systématique, sous la forme d'un service public et d'une institution
officielle, ainsi que présentement ime recherche analogue se fait déjà
au Maroc. Mais d'autre part il y a aussi un véritable intérêt pratique
à la connaissance de ces institutions sociales. Auguste Comte l'a dit :
(( Savoir, c'est Pouvoir »; la connaissance constitue l'instrument indis-
(i) E. Jobbé-Duval, VHistoire comparée du droit et Vexpnnsion coloniale de la France.
Annales internationales d^histoire, 1900, p. 1117-146. Cf. E. Cheysson, l'Étude de ihonimc
social et la colonisation. Revue générale Internationale, 1897, II, p. i63-i8i.
OUVERTURE D'UN COURS DE SOCIOLOGIE ALGÉRIENNE 99
pensable et le moyen nécessaire de l'action. Bien des erreurs que nous
avons pu commettre nous eussent été évitées, si nos fonctionnaires
eussent été mieux pénétrés qu'ils ne l'étaient, de la compréhension
de l'esprit des indigènes et de la connaissance de leurs institutions.
C'est donc à tous ceux qui peuvent être curieux de la sociologie in-
digène, que cette étude s'adresse; dès lors la diversité de oe public
nous impose une manière de dédoublement de cet enseignement, il
comprendra deux séries de leçons tout à lait indépendantes l'une de
l'autre. La première aura pour but l'exposé de la matière, d'une façon
générale, ou l'étude d'ensemble des civilisations algériennes; et elle
sera destinée plus particulièrement, mais non pas exclusivement,
aux étudiants de cette Faculté. La seconde, qui formera le cours pu-
blic proprement dit,, portera chaque année sur un sujet différent,
qui sera la description et l'explication méthodique de certains des
phénomènes sociaux, dont on aura donné, dans la partie générale de
l'enseignement, une analyse d'ensemble. Au eours de la présente
année, cette partie spéciale de notre enseignement aura pour objet
des « recherches sur la vie économique et sur l'organisation sociale
du peuple kahyle ».
Il nous reste maintenant à tracer d'abord le tableau d'ensemble
de la partie générale du cours, afin d'en marquer l'intérêt mieux que
nous n'avons pu faire jusqu'à présent; ensuite, nous indiquerons les
raisons pour lesquelles nous avons cru devoir commencer la partie
spéciale de ce cours par l'étude sociologique de la Kabylie.
Et tout d'abord, quel sera donc le contenu de la partie générale de
ce cours, et quel seront les grands cadres que nous aurons à remplir
pour offrir une étude d'ensemble des civilisations algériennes ?
Cette matière se divise, de façon pour ainsi dire naturelle, en deux
aspects qui sont : d'abord l'étude des phénomènes économiques, en-
suite l'étude des institutions sociales. D'une imanière générale, l'or-
u'anisation sociale d'un peuple dépend, non pas exclusivement mais
à coup sûr étroitement, des conditions de son existence matérielle;
et donc il était logique d'inaugurer une étude de la sociologie algé-
100 KKM': MAUMKH
rienne [)ar l'analyse |)H';ilal»lt' de rrcoMoiuie. base de l'ordre social.
Ce système cconont'unu' eoinpi-eiiil hii-iiièine un ensemble très com-
posite (le phénomènes dixeis; iiuiis il est possible pointant d'y des-
siner quelques catégories j^fénérales. Notannnent, il convient de re-
majquer que les phénomènes économiques se caractérisenl avant tout
par YohjiH même qne |>oursuil l'activité matérielle des hommes. A.
ce point de vue les peuples de l' Mfjérie présentent tous ce caractère
d'être des peuples à »< économie comple.ve ». En d'autres termes, il n'y
a point en M^érie de peu[)le qui s'em])l()ie exclusivement à l'une ou
l'autre des taches diverses qui [Meuvent occuper l'activité économique.
Il n'y a point de peuple, même nomade, qui soit exclusivement pas-
teur ; il n'y a point de peu[)le non plus qui soit exclusivement agri-
culteur. Mais hi phipart des populations d(^ l'Algérie se consacrent
à la fois à la chasse, à l'élevage, à l'agriculture^ et même elles exei-
cent déjà des industries rudimcMitaii-e^s, les(prell(\s donnent lieu à des
échanges nudtipliés.
Il y a, à cette situation, îles causes n()nU)reuses, dont la principale
peut-être tient à la natme du terrain et aux conditions du climat,
r^'un et l'autre offrent en effet la plus grande variété. Les ressources
naturelles sont très variables dans l'espace, d'une région à l'autre ;
et quant an climat, il varie lui-même au cours de chaque année, et
de la façon la plus régulière. Le climat algérien forme deux saisons
nettement différentes qui se scccèdent cl sallcrnenl : la saison froide,
pluvieuse et neigeuse; la saison chaude et sèche. De là toute une série
de conséquences, quant aux traits de la vie économique, et quant
à la nature de l'existence sociale. Il y a les activités de l'hiver et les
activités de l'été; il y a les industries de la maison et les industries
de l'extérieur, qui se renouvellent tour à tour avec les saisons; en
sorte que l'indigène algérien passe suocessivement et rythmiquement
par deux conditions d'existence. De là aussi, au point de vue social,
une sorte de rythme tout à fait analogue. Il y a, pendant la période
de l'hiver, la vie fermée du groupe domestique, contracté en quelque
sorte SUT lui-même; et il y a, pendant l'été et surtout à sa fin, la
fusion des groupes sociaux les uns avec les autres, la vie de société
qui bat dans toute son intensité; c'est la période des fêtes, la période
des échanges, la période des réjouissances de toutes sortes. Et ainsi
OUVI-iriURE D'UN COURS DE S0CI01.0(;iE ALGÉRIENNE tOl
la vie économique et sociale affecte en Algérie des caractères à la fois
variés et successifs.
Ce n'est pas seulement l'objet de l'activité économique qu'il y ;i
lieu de considérer, si l'on veut en faire le tableau descriptif; il faut
aussi en analyser ce que nous appellerons le mode d'exercice ; c'est-
à-dire qu'il faut rechercher quelle est la forme des institutions écono-
miques, quelles sont les règles suivant lesquelles s'effectue la satisfac-
tion des besoins, et quels sont les groupes sociaux qui travaillent à
la poursuite de la richesse. A ce point de vue encore la vie économi-
que algérienne offre un trait fondamental, qui est qu'elle repose
avant tout sur l'institution domestique. L'organe essentiel de l'acti-
vité économique, c'est la famille : entendons par là, non pas la famille
conjugale (i) de nos sociétés modernes, le petit groupe restreint des
époux et de leurs descendants directs ; mais le groupe beaucoup plus
vaste de la famille agnatiqae, qui réunit plusieurs souches de parents
et plusieurs générations d'individus dans une association supérieure.
Ce groupe de la famille agnatique cherche, autant qu'il le peut, à se
suffire au point de vue économique; il veut satisfaire, par ses propres
ressources, aux besoins de tous ses membres. Et c'est là une tendance
qui, aujourd'hui encore, peut être observée en Afrique du Nord,
dans sa plénitude, alors que, pourtant, des tendances nouvelles déjà
se manifestent, et qu'il se produit des atteintes à l'indépendance
ancienne de l'économie familiale. C'est ainsi que, pour certaines
tâches, la famille fait appel à la collaboration d'un groupe plus
vaste, le village, et que la construction de la maison s'effectue non pas
par l'action isolée de chaque famille, mais par la collaboration collec-
tive du village tout entier. C'est ainsi encore que des échanges se
développent sur les marchés qui se sont formés aux frontières d^es
tribus, que des piodiiits étrangers s'y introduisent, et qu'ainsi encore
la famille, peu à peu, trouve en dehors d'elle-même le moyen de
satisfaire à ses besoins. Et enfin, l'on voit apparaître, chez certains
peuples de l'Afrique septentrionale, une atteinte plus grave à l'autono-
mie économique du groupe domestique. C'est l'intervention des arti-
(i) Durkht'iin, La famille ronjngale. Revne l'hUnsopIriqiic. XLVI, janvier-février io'J'.
p. r-i'i.
102 RENtl MMINÎKB
sans professionnels, des gens de imélier, qui, peu à peu, (hcirlient à
. monopoliser les industries indigènes. D'abord, l'homme de métier se
borne à collaborer avec le village on la famille, comme il se voit par
exemple dans la construction de la maison: il n'y joue, par rapport
aux travailleurs du village, que le rôle d'un conseiller et d'un direc-
teur; mais ensuite, il s'assure peu à peu, de par sa supériorité tech-
nique, l'exercice de tous les actes du métier dans son entier, et la
famille, peu à peu, se Irouve destitiiée de l'indépendance matérielle
qui, p>endant longtemps, en avait été le caractère essentiel.
Cette étude des actions économiques, considéré/^s dans leur objet
et ensuite dans leur mode d'exercice, forme la préface naturelle <^
l'étude des institutions sociales, qui en est à son tour le complément
nécessaire. Par ce qui vient d'être dit, on a compris déjà qu'il était
impossible de décrire l'activité économique sans fnire intervenir la
connaissance des groupes sociaux. Il nous faudra donc énumérer
les différentes espèces de groupes sorinji.r qui existent chez les peuples
de l'Afrique du Nord, pour ensuite décrire et analyser les activités
sociales dont ces groupes sont en quelque sorte le support. De même
que, dans la biologie, l'étude des organes précède et commande
l'étude des fonctions; de même, dans la sociologie, l'étude des grou
pements sociaux précède aussi l'étude des activités sociales.
Les groupements sociaux sont déjà dans l'Afrique du Nord de
plusieurs sortes; et les sociétés indigènes de l'Algérie ne méritent
point du tout, dans son sens littéral, l'épithète de sociétés primitives.
Il y a, en effet, d'abord des groupes consanguins, ainsi qu'on peut
les appeler : c'est-à-dire des groupes tels que la tribu, le clan et la
famille elle-même, qui sont fonmés des descendants réels ou fictifs
d'un même ancêtre; des groupes dont le lien social repose donc sur
la communauté de descendance. Il y a aussi et surtout des groupes
territoriaux : des groupes dont l'unité repose non plus sur la com-
munauté d'origine, mais sur la communauté d'habitation, et dont le
village, tel qu'il existe en Kabylie, nous offre le type le plus frappant;
groupes qui sont de petites sociétés fermées, de petits mondes com-
plets avec leur vie indépendante. Et enfin, il apparaît déjà dans nos
sociétés algériennes une nouvelle espèce de groupements sociaux,
qui sont des groupes supérieurs, en ce sens qu'ils n'apparaissent pas
OUVERTURE D'UN COURS DE SOCIOLOGIE ALGÉRIENiNE 103
dans les états primitifs de révolution humaine : ce sont des groupes
jonctionnels, dont l'unité procède, non plus de la communauté
d'origine ou d'habitation, mais de l'identité d'occupation ou de l'ana-
logie d'activité. C'est parmi cette dernière espèce de groupes qu'il
faut ranger les corporations industrielles de l'Afrique du Nord; et
c'est d'eux qu'on peut rapprocher les confréries religieuses. Les unes
et les autres ne sont point des groupements dont on a fait naturelle-
ment partie par la naissance ou par le voisinage, mais plutôt des
groupements volontaires, dans lesquels on peut entrer librement et
desquels il est possible de sortir.
Les groupes sociaux, dont la diversité nous apparaît déjà très pous-
sée, sont les organes sur lesquels reposent les activités sociales, c'est-
à-dire les phénomènes fondamentaux du droit, de la religion et de
l'art, tels qu'ils se développent dans les sociétés de l'Algérie (i). L'ac-
tivité juridique de ces groupements sociaux, nous aurons à l'exposer,
non pas sans doute en son détail, puisque ce n'est pas notre objet
principal, mais du moins dans ses traits fondamentaux; et il nous
faudra dégager comment ce droit coutumier de l'Afrique du Nord,
ce droit dans lequel les sanctions publiques ne sont pas distinctes des
sanctions privées, ce droit dont presque toutes les règles sont assu-
rées par des peines positives, présente des caractères tout à fait singu-
liers par rapport aux droits modernes de nos sociétés actuelles. Et,
de même en sera-t-il encore de l'activité religieuse. Nous n'aurons
point la prétention de décrire en son détail la religion des indigènes de
l'Algérie; mais nous aurons à marquer tout au moins comment cette
religion essentiellement animiste, fondée sur la croyance aux génies
et sur le culte des esprits, conserve pourtant des traits qui appartien-
nent à une religion plus primitive, nous voulons dire la religion
totémique; cette religion dans laquelle les groupes sociaux se croient
et se prétendent identiques et associés à des espèces animales avec les-
quelles ils imaginent entretenir des rapports de parenté. Nous croyons
qu'il sera possible de montrer que cette religion n'a point disparu
tout à fait de l'esprit des peuples de l'Afrique du Nord (2), et que
(i) En outre de l'activité économique, dont on sait pourquoi nous l'étudions séparé-
ment et préaJablenicnt.
(2) Lors de la conquête de la Kabvlie, les Ait bou Haddou pensaient que les pens de
lOi BKNR MAUNIKK
la religii)n animiste ou spirilualiste qu'ils professenl aujourd'hiii s'est
en quelque sorte superposée à imo lornie île relijjion loléiiiique. El<
enfin, parmi les activités sociales, il en <'sl une aussi dont l'étude
sommaire devrait être faite, c'^'st l'activité esthétique. 11 y a chez
les peuples de l'Afrique du Nord un art littéraire et un art décoratif,
qui, l'un et l'autre, sont des phénomènes sociologiques, en ce sens
qu'ils se lelienl au caractère de la civilisation tout entière, qu'ils ne
sont pas les mêmes selon les peuples et que, par exemple, la poterie
kabyle, par sa forme, par sa décoration, |)ar sa fabrication aussi, est
quelque chose de tout à fait différent de la poteiie tunisienne ou de
la potei'ie marocaine, comme de la poterie aurasienne ou de la pote
rie mozabitc.
Tel est. Messieurs, le programme très synthétique de la partie géné-
rale de cet enseigneftnent. 11 nous faut, maintenant, expliquer pour-
quoi, au cours de la présente année universitaire, nous nous propo-
sons d'étudier dans la partie spéciale, à laquelle sera consacré le cours
public du vendredi, les institutions économiques et sociales du peuple
kabyle.
Il y a un peuple kabyle (i) qui, sans doute, ne mérite pas le nom
de nation au sens moderne et actuel du mot, mais qui, pourtant,
se définit à la fois par son unité matérielle (:>.) et par son unité
morale; il a ses institutions particulières, il a son droit original et
il constitue un ensemble de civilisation qui survit aujourd'hui encore,
l'une de kurs fractions pouvaient approcher fes singes sans que ceux-ci en fussent inquiets
« car ils sont d'une même origine ». (Devaux, Les Kebaïles du Djerdjera, i6°, iSbg, p. 286:
cf. p. 220, 225, des légendes assimilant des tribus à des animaux). V. d'autres faits ch<'z
A. van Gennep, L'état actuel du problème lolémique, 8°, 1920, p. 213-276 ; et cpr. la no-
tion très nette de réincarcération dégagée par J. I)<'sparmet, Bull. Soc. Géogr. Alger, 1918.
p. i35.
(i) Les légendes arabes elles-mêmes lui prêlent une origine spéciale; cf. Lapènc, TubkMtu
historique, moral et politique sur les Kabyles, 8°, 1846, p. 65, ot Desparmef, Bull. Sor.
Géogr. Alger, XXVI, p. 477-
(2) Les Kabyles eux-mêanes, devançant une Ihrorie moderne, se sont représentes leur
société comme analogue à un organisme vivant ; (;f. Daumas, Mœurs et coutumes de
r Algérie, 16°, i855, p. ■Mty, ; et sur la fréquence de <'Ptle représentation dans les so
ciétés élémentaires : Westerniarck, Moral Iilms. IT. ao/j.
OUVEHTUHE D'UN COURS DE SOCIOLOC.IE \L(;F:H1E\NK 105
malgré les atteintes qui y sont portées par la pénétration des mœurs
nouvelles. Ce peuple, nous le connaissons tout particulièrement; c'est
lui qui, parmi les ppu])les de l'Algérie, a été le mieux étudié (i); c'est
lui aussi que j'ai eu jusqu'à présent l'occasion de pouvoir observer
par moi-même dans plusieurs voyages que j'y ai effectués. C'est peut-
être la raison la plus légitime que je puisse donner de l'avoir pris
comme sujet d'étude.
Mais encore faut-il que ce peuple kabyle offre à nos yeux d'autres
intérêts; et notamment celui de nous présenter des institutions tout-
à-fait typiques : nous voulons dire des institutions qui ont une valeur
particulière au point de vue de la sociologie comparée. Souvenons-
nous que notre intention n'est pas seulement de décrire les faits par-
ticuliers, mais aussi de les comparer entre eux, afin d'en dégager les
tendances générales et d'en établir les causes. A ce point de vue, le
peuple kabyle nous procure une expérience de la plus haute portée;
il s'y trouve des institutions qui, quels que soient leurs aspects par
ticuliers, possèdent pourtant des analogues parmi des sociétés très
distantes dans l'espace et dans le temps.
Il y a eu, depuis quelques années, une série d'écrivains qui ont
pris à tâche de montrer comment les institutions sociales du peuple
kabyle ressemblent, par leurs traits fondamentaux, à celles de la
plupart des sociétés élémentaires (2). Telle était par exemple la société
Israélite lorsqu'elle vint s'établir dans le pays de Canaan, où la société
(i) E. Carette, Études sur Ja Knbylie proprement dite. 1 in-8. i848. C. Devaux, Les
Kebaltes du Djerdjera, in-i6, iBSg. H«not€au et Letourneux, La Kabylie et les coutumes
Kabyles. 3 in-^°. iS-'.>. (o.^ édition, 1898).
(2) Dès 1886, Emile Alasqneray, dans sa thèse sur la Formation des cités chez les popula-
tions sédentaires de l'Algérie, marquait l'analofrie de la société kabyle avec l'état ancien
de la GrèoH" et de Rome. En 1890, Paul VioUet (Histoire des institutions politiques... i. p. 2i3-
2i4). comparait l'assemblée kabyle à l'assemblée germanique. Durkheim, en 1898 (De
la division du travail social. 8° p. iqS-iç)^. et Règles de la méthode sociologique. i6°, iSgS.
p. io4) fut le premier h reconnaître, dans l'organisation kabyle, un tyjie de société très
répandu qu'il dénomma type segmentaire. Voyez encore, sur les institutions kabyles rap-
portées (111 iroit ccmpnré : K. Besson, Etude comparative sur la constitution de la famille
chez les Kabyles... Bull. Société de Législ. comparée. X\V. 189/i, p. 276-296; P. Huvelin,
Essai historique sur le droit des marchés et des foires. 8°, 1897 fie marché kabyle com-
me type de marrhé primitif): Esmein, Trois dn^iiments sur le mariage par vente, Nouv. Rev.
hist. de droit..., 1899, p. 620-621; Faucimnet, La responsabilité, 8°, 1920, p. 120-121.
106 lAENVl M MINIER
grecque tlaus la période héroïque (i), ou la société iroquoise à l'épo
que de sa découverte [-2)', telleis sont enfin, aujourdhui même, la
société des Araires du déserl de Moab, celle des Berbères du Maroc,
celle des Touareg du Sahara, \ussi l'intérêt principal que nous trou-
vons dans cette étude systématique du peuple kabyle, c'est de nous
donner la base d'une comparaison méthodique; c'est de nous présen-
ter des institutions qui ont la valeur d'un véritable type, qui ne sont
point particulières à tel ou tel peuple, mais qui se retrouvent, sous
des aspects variés, dans des sociétés nombreuses; eu sorte qii(^ décrire
et expliquer la société kabyle, c'est décrire et expliquer une forme
typique d'organisation sociale.
Pourtant, et quelle que soit, du point de vue de nos préoccupations
historiques, la valeur de cette remarcpie. il nous semble qu'il y a
d'autres raisons encore pour lesquelles une étude du peuple kabyle
\Teut être tentée. Cette étude nous monirera, en effet, la pérenniti'
de la civilisation antique parmi les peuples modernes des bords de
la Méditerranée. L'une de nos constatations les plus probantes, ce sera
de tiK)uver, avec M. Van Gennep (3), que leis dessins des poteries
kabyles sont vraisemblablement d'origine égéenne et qu'ils remon-
tent à une tradition ancienne de plusieurs millénaires. Lorsque le
voyageur pénètre dans un village kabyle, lorsqu'il arrive à ce lieu
public oij se réunissent les notables du village, à la djemaâ, il aper-
çoit sur les dalles grossières où siège ce Sénat en haillons, des tables
de jeux gravées au couteau; et il pense aussitôt à ces jeux gravés que
l'on a retrouvés intacts sur les dalles du forum de Timgad.
Mais encore, il est une autre impression qui se dégagera de notn-
étude : celle de V unité de la civilisation méditerranéenne, non seule-
ment dans les temps antiques, mais aussi dans les temps modernes;
unité qui se manifeste à la fois dans le mode de vie et dans les indus-
(i) Bertholon, Sociologie comparée des Achéens d'Homère et des Kabyles contemporains.
Revue Tunisienne, xx, mars 1918, p. 190-199.
(2) « Tous les villages se gouvernent de la même manière, et comme s'ils étoient indé-
pendans les uns des autres «. (Lalîtau, Mœurs des sauvages amériqu/iins..., 1, in-4, 1724,
p.463).
(3) Etudes d'ethnographie algérienne, .'•°, 191 2 <'t Recherches sur les poteries peintes de
VAfriijue du ^ord■. /i», 1918.
OUVEBTUHE D'UN COURS DE SOCIOLOGIE ALGÉRIENNE 107
tries, dans les institutions et dans les croyances. Nous n'en pouvons
citer ici qu'un seul exemple. Notre grand Frédéric Mistral, dans son
poème de Mireille, fait allusion à une tradition très vivante dans nos
petites cités provençales, brûlées de soleil comme des villages mau-
resques; c'est la croyance aux « jours de la vieille », cette période
de temps sombre, de vent et de neige, qui s'étend aux derniers jouis
de février et aux premiers jours de mars (i). On reconnaît là la pé-
riode du Hesoiim, redoutée des Arabes, période qui porte chez les
Kabylesl (2) et chez les Marocains (3) ce même nom de « jours de
la vieille », et en vertu de la même légende. Il y a, dans l'année
indigène, des périodes heureuses et des périodes malheureuses, qui
rappellent les périodes fastes et les périodes néfastes du calendrier
romain.
Ainsi, les influences de l'islamisme prolongent les traditions du
paganisme sur les deux rives de la « mer fermée ». Et l'on a maintes
preuves que la Méditerranée demeure, aujourd'hui encore, la mer
gréco-latine, et que la lumière des civilisations antiques n'y est point
éteinte. C'est à notre pays qu'il appartient de la maintenir sur cette
terre d'Algérie; c'est à la France d'y continuer la grandeur romaine
par sa puissance, comme elle y perpétue la sagesse attique par son
génie.
René Maunier,
Professeur à la Faculté de .Droit
de l'Université d'Alger.
(1) Miréïo, chant vi, et note 6 : cf. chant vu, noie S sur les « jours de la vainhc » lo
\eth des Africains.
(2) Sur les « jours de la vieille » dans le Maghreb et en Kabylie surtout, Destaing, in
Hevue Africaine, L, 1906, p. 244-252; Ben-Sedira, Cours de langue kabyle, 16°, 1887,
p. ccxxn-ccxxiii, etc.
(3) H. Basset, Essai sur In littérature des Berbères. 8°, 1920, p. 295, 3oi ; cf. Archi-
ves Berbères, II, i, 1917, p. 91, et III, i, 1918, p. 96. René Basset, in Revue d'ethno-
graphie et des traditions populaires, LU, n° 10, 1922, p. i64-i65.
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU
(0
Les Français qui, désireux de se fixer au Maroc comme colons,
parcoururent le R'arb au printemps 19 12, furent profondément éton-
nés. La plaine, couverte d'eau sur des centaines d'hectares, était trans-
formée, suivant la pittoresque expression des indigènes, en un im-
mense « miroir ». Beaucoup de pistes étaient impraticables pour les
piétons et même pour les cavaliers. Quoique nos colons, Algériens ou
Tunisiens d'origine, fusseni habitués aux crues violentes des oueds
de l'Afrique du Nord, ils n'imaginaient pas l'ampleur et la durée
d'une telle inondation. Ils eurent immédiatement la preuve que leur
expérience africaine avait besoin d'une adaptation marocaine. Mais
contre certaines illusions l'expérience des autres est insuffisante.
Le Maroc est si riche en contrastes violents que des techniciens
éprouvés se trompent. Un ingénieur racontait plaisamment com-
ment lui fut révélée l'originalité hydrographique de la plaine du
Sebou. Chargé en mars 19 17 de reconnaître le R'arb pour sa mise en
valeur agricole, il pensait effectuer sa mission avec l'automobile et
le cheval que l'administration avait mis à sa disposition. Malgré les
prodiges accomplis par les chauffeurs marocains, il fallut bien vite
renoncer à l'automobile, moyen de transport dont le perfectionne-
(i) Le prcsenit article n'est qu'une inodcste contribut'irai à l'étude d'un phénomène encore
mal obsoivé et déjà sur le point de disp.Traître.
En dehors de nos observations personnelles, et des travaux de M. Pobéguin [Voir
Pobégnin, Sur la côte ouest du Maroc — Falaises, dunes et sables — Paris 1907; Pobé-
•juin : Le fleuve Sebou dans sa plaine d'alluvions (Bull. kir. fr. Rensieign. , 1907, p. 3o5-
Sog] les éléments en ont été puisés à trois sources principales : les Archives et Rap-
ports du Service de l'Hydraulique, de la Compagnie du Sebou, de la mission du Sebou.
Sans la bienveillamce avec laquelle M. Chabert, Chef du Service de l'Hydraulique, M. de
Segonziic, Directeur de la Compagnie du Sebou; M. le Capitaine Morot, Chef de la
Mission du Sebou ont mis à notre disposition tous leurs documents, notre travail eût été
impossible. En particulier les Rapports de MM. Rénot, Zemcrli, Journet et Roeslor nous ont
été d'un secouis précieux. Nous devons aussi à l'appui de M. Godard, Administrateur Délé.
gué et à la complaisance de M. Conte, Directeur de l'exploitation agricole de la Compa-
gnie du Sebou, d'avoir pu assister à la création de la Vie dans un Désert.
NoiKs les prions de bien vouloir trouver ici l'expression de notre reconnaissance.
j. c:élébiki\
iiienl suppose d'autres perfectionnements. Le cheval lui-même fut
abandonné. Et notre ingénioiii i)rit place, comme les fellahs maro-
cains, sur une méchante barque ou sur ees radeaux de joue qu'on ap-
pelle inadia. Four un homme qui concevait son rôle counue la re-
cherche de l'eau et de procédés d'irrigation, les débuts étaient singu-
liers.
Mais qu'on s'imagine l'effarement du voyageur qui revient en sep-
tembre, ayant dans l'œil la vision du pays parcouru au printemps.
11 se demande s'il n'a pas élé \ictime d'un mirage. ix»s nappes d'eau
ont disparu à peu près complètement ; plus de barques, plus de ra-
deaux ; bourricots et chameaux circulent sur des pistes déjà pous-
siéreuses. Cependant quelques détails ne peuvent échapper au regard
qui cherche des traces du passé : des ilaques d'eau apparaissent de
loin en loin ; le contraste avec le bled fauve et pelé est frappant ; une
végétation abondante et vigoureuse ondule et bruit sous la brise de
mer; l'œil, lassé du soleil el du sol nu, se repose avec plaisir sur des
teintes vertes qui, malgré leurs tons pâles, paraissent alors merveil-
leusement fraîches. Des troupeaux assez nombreux sont à demi-ca-
chés dans les hautes herbes ; ces bœufs n'ont pas, malgré la saison
sèche, l'air pitoyable et décharné de leurs congénères marocains. A
défaut d'eau, il subsiste donc une humidité suffisante. On arrive
ainsi à concevoir qu'entre les deux aspects de la plaine, au début du
printemps et au début de l'automne, il n'y a pas contradiction, mais
rapport étroit, le second s'expliquant par le premier.
Ces vastes étendues qui, au Nord et au Sud du Sebou inférieur, ont
un régime amphibie, les indigènes les appellent Merjas. Ce mot arabe
signifie littéralement « pâturage ». Il n'exprime donc qu'une ima-
ge incomplète, saisonnière, pour ainsi dire, de la région qu'il désigne.
Pour définir au moins l'apparence extérieure des Merjas de la plaine
du Sebou, il faut indiquer (leur double aspect : nappes d'eau en hiver,
pâturages en été.
Ces conditions physiques qui paraîtraient partout originales ont
au Maroc une valeur toute particulière. Moins déshérité que l'Algé-
rie, le Maroc cependant manque d'eau: comme dans tous les pays du
soleil, l'humble et toute puissante magicienne crée la fertilité ou le
désert suivant qu'elle se donne ou se refuse. L'excès d'eau dans une
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 111
importante région du Maroc est un véritable paradoxe qui a eu natu-
rellement une action profonde sur les habitants.
La Merja est devenue comme une petite unité géographique oii
l'homme, s'adaptant aux conditions naturelles, en a tiré le meilleur
parti, dans la mesure oii le permet l'indolence fataliste de la race.
Entre elle et lui se sont noués des rapports qui donnent une physio-
nomie caractéristique à l'habitat, au genre de vie, aux procédés agri-
coles dans eertaines fractions des tribus du R'arb et des Béni-Ahsen.
L'arrivée des Européens a déjà modifié et modifiera davantage enco-
re ces rapports, sans toutefois les détruire entièrement.
Un triple but s'impose donc à notre étude :
1° Expliquer l'origine des Merjas, par l'analyse de leurs condi-
tions physiques.
2° Montrer eomment les Merjas ont modifié pour leurs riverains
les conditions générales de la vie des Indigènes.
3° Examiner quels problèmes les Merjas ont posés à la coloni-
sation et quelles sont les solutions appliquées ou envisagées.
I. — Les conditions physiques des merjas
Sur toutes les cartes du Maroc, même à petite échelle, on a repré-
senté par une teinte bleutée ou par un signe spécial le domaine des
Merjas. Ce domaine a une ampleur suffisante pour appeler l'atten-
tion dès le premier coup d'œrl. Sur la carte provisoire au 1/200. ooo^
il occupe la plus grande partie de la demi-feuille ouest d'Ouezzan, le
Nord de toute la feuille de Meknès. Dans la région limitée, au Nord par
les collines de Lalla Zorah, au Sud par la forêt de Mamora, à l'Ouest
par les dunes littorales, à l'Est par l'alignement des collines qui domi-
nent la plaine, les Merjas sont le trait original du paysage. Cette région
a la forme d'un trapèze assez régulier d'une superficie approximati-
ve de 3.000 kilomètres carrés ; le Sebou y développe ses méandres
paresseux et le grand arc de cercle qu'il décrit sépare la plaine du
R'arb de la plaine des Béni-Ahsen de constitution semblable et
d'étendue à peu près égale. Sur cette superficie totale de 3. 000 kilo-
mètres carrés, les Merjas occupent environ 60.000 hectares soit i/5
et cette proportion serait beaucoup plus forte si l'on ne considérait
iU2
(^l'ILKUlblU
que le cenhc^ cl l'onrsl (1(> la plaiiu».
Ce vaste domaine uc Umww i>as im Loiil continu : non seulement
le lar^e talus (nii hordt^ le Srhoii isole eoiuplèleiuenl les Meijas du
Fig. 1. — l^es « .Merjas >■ de lu iiIkIik; de ScIjoii.
R'arb de celles des Beni-Ahsen, mais encore, an i\ord et au Sud du
fleuve, chaque Merja conserve son individualité. Même au début du
printemps, au moment de la plus o-rand(^ extension des eaux, il sub-
siste entre les principales Merjas des seuils qui [)ermettent le passage.
Cependant le nombre et la largeur de ces seuils varie d'une année
à l'autre. Deux Merjas séparées en année normale peuvent communi-
quer après un hiver particulièrement pluvieux. Il arrive même quel-
LES (( MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 113
quefois qu'une violente crue submerge toute la plaine, mais l'im-
mense nappe d'eau, peu profonde, se résorbe très vite.
Il convenait de faire ces réserves pour (montrer le caractère très
approximatif de la superficie qu'on peut assigner à chacune des prin-
cipales Merjas. Toutes sont d'une façon plus ou moins visible, en
rel-ation avec une rivière, mais tandis qu'on les désigne, chez les
Béni-Ahsen, par le nom de cette rivière, on leur donne dans le
R'arb, un nom spécial.
Il y a dans le R'arb, trois grandes Merjas :
La Merja Merktane, 4-5oo hectares; la Merja Bou-Kharja, 8.5oc
hectares, le Ras ed Daoura, 9.600 hectares.
Les principales Merjas des Béni-Ahsen sont :
La Merja du Rdom, 9.000 hectares; la Merja du Beht, 19.000 hec-
tares, la Merja du Tiflet et Smento, 2.600 hectares.
On pourrait encore mentionner, à cause de leur intérêt éconoimi-
que, le groupe des Merjas de Kénitra (Alaoui, Fouarat, Safaya, Biara-
mi, les Ccvurlis) qui couvrent 2.000 hectares à gauche et à droite du
Sebou. Mais en général nous laisserons de côté les petites Merjas pour
concentrer nos études sur les grandes qui sont les plus originales.
La Merja ez Zerga qui n'a pas plus de 2.000 hectares est également
restée en dehors de notre étude : sa communication avec la mer par
la passe de Moulay Bou Selham, quoique intermittente, lui assure
des conditions physiques qui la distinguent profondément des autres
Merjas, malgré la communauté de nom.
Les diverses parties d'une Merja. — Ces indications mathé-
matiques suffisent à montrer qu'il ne faut pas voir dans leur plus
ou moins d'étendue une qualité essentielle des Merjas. A côté des
19.000 hectares de la grande Merja du Beht, la Biarami qui n'en a que
3oo paraît bien modeste, et, entre ces extrêmes, tous les ordres de
grandeur sont représentés.
La forme n'est pas moins variable que la dimension. Le Ras ed
Daoura est tout en longueur : il a 5o kilomètres du Nord au Sud tan-
dis que sa largeur qui atteint au maximum ^ kilomètres à la hauteur
du Segmet se restreint à un thalweg de 100 mètres. Les Merjas du
Rdom et du Beht sont au contraire allongées de l'Est à l'Ouest, mais
HESPÉRIS. — T. II. — 1922. 8
114 J. CÊLÉl\IER
présentent aussi des étranglements qui séparent des zones élargies.
La Merktane est la plus harmonieuse de forme.
La profondeur est encore assez mal connue pour les merjas du
Sud ; elle n'est jamais très considérable, le maximum de 3 à 4 mètres
n'étant atteint qu'en hiver et en certaines parties Irrs rares et très
peu étendues. Surtout la profondeur ne présente aucun caractère de
régularité; elle peut s'abaisser à quelques centimèlre^s, tous les degrés
intermédiaires étant réalisés un peu au hasard, scimble-t-il. Cette
variation de la profondeur est cependant un fait important que nous
comprendrons mieux en étudiant de plus près la structure des Merjas.
Avant de hasarder une hypothèse sur leur origine, on peut consi-
dérer les Merjas comme des organismes où une observation en (]ucl-
que sorte extérieure permet de distinguer plusieurs parties.
L'élément essentiel est une partie centrale que les techniciens appel-
lent le Ilydra. Cuvette déprimée par rapport aux terrains qui l'entou-
rent, le Hydra présente naturelle>ment les plus grandes profondeurs
en hiver; il conserve de l'eau, sinon absolument toute l'année, du
moins la plus grande partie de l'année.
Le Hydra est entouré par une zone plus ou moins large, pour
laquelle nous emploierons le nom de Plage. C'est la zone qui subit
le plus de variation : en principe, elle est couverte d'eau l'hiver et
asséchée l'été, mais la durée et la surface d'immersion sont difficiles
à préciser exactement. La limite intérieure entre la Plage et le Hydra
est en quelque sorte théorique, sauf le cas rare oii elle est soulignée
par une rupture de pente. La limite extérieure de la Plage a une
grande valeur pratique : elle marque, en effet, les points extrêmes
que peuvent atteindre les labours et ensemencements des indigènes.
En général, les fellahs marocains se montrent très prudents : ils arrê-
tent leur attelage de labour en-deçà de la limite des eaux, laissant
ainsi entre la plage lavée habituellement et leurs cultures une zone
inutilisée, une frange de jachères. Il arrive quelquefois cependant
que leurs labours soient inondés et leurs semences perdues : le fait
peut se produire, soit qu'enhardis par une série d'années sèches, les
paysans aient voulu dépasser la limite ordinaire de leurs champs,
soit qu'un hiver exceptionnellement pluvieux étende le domaine de
la Merja. D'autre part, la définition que nous avons donnée de la
Les « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 11^
Merja : nappe d'eau en hiver, pâturage en été, laisse place pour des
stades intermédiaires. La surface, recouverte par l'eau passe par un
maximum qui est atteint d'habitude vers le mois de mars; puis l'eau
recule peu à peu, laisse la piage complètement à sec et le minimum
peut être égal à zéro quand le Hydra lui-même n'a plus d'eau, ^insi
les limites du hydra et de la plage varient non seulement suivant le
moment de l'année, mais encore suivant les années.
Hydra et plage se partagent le domaine de la Merja; mais ils ne
sont pour ainsi dire que des éléments passifs. En outre, chaque Merja
reçoit un ou plusieurs affluents; s'il y en a plusieurs, l'un d'eux est
prédominant, et c'est son nom qui sert à désigner la merja chez les
Béni-Ahsen. De même, la merja a un ou plusieurs émissaires, dont
le lit est plus ou moins net, et le cours parfois intermittent.
Hydra, plage, affluent, émissaire, tels sont les quatre éléments
constitutifs d'une merja. Étudions l'aspect et le rôle de chacun dans
les diverses merjas : ce sera le meilleur moyen, d'une part, de déga-
ger la physionomie propre de chacune des merjas; d'autre part, de
recueillir les données qui permettront d'expliquer leur origine
commune.
Hydra. — La formation d'un véritable hydra suppose à la fois des
conditions topographiques et hydrographiques.
Les conditions topographiques, c'est l'existence d'une cuvette sans
écoulement; mais comme nous avons signalé l'existence d'un émis-
saire, il faut du moins que le fond de la cuvette soit au-dessus du
niveau de l'émissaire. Les conditions hydrographiques, c'est que l'ap-
port d'eaux soit suffisant pour compenser au moins en partie l'éva-
poration.
Ces deux conditions, en principe indépendantes l'une de l'autre,
sont, même en pratique, d'une réalisation très différente : l'une est
fixe, au moins dans les conditions de notre observation — réserve
très importante — , l'autre est susceptible de variations dont les résul-
tats sont faciles à constater. En dépit de quelques- changements que
nous verrons, la topographie essentielle de la Merja ne varie pas d'une
année à l'autre. Au contraire, le régime des pluies au Maroc est carac^
térisé par son instabilité.
(16 j. CÉLÉRIEU
Suivant quo la liaiileur lotale des précipitations est plus ou moins
grande, il y a dos années sèches et des années j)liivieiises. Le nom-
bre de jours de pluie ne varie pas moins que leur répartition men-
suelle; certes, la saison sèche coïncide bien avec l'été, suivant la loi
du climat méditerranéen, mais ses limites extrêmes n'ont aucune
fixité. Il peut tomber de violentes averses dès la mi-septembre, tandis
que, certaines années, octobre et novembre restent implacablement
secs. Nous rappelons cette instabilité bien connue, quoique encore
mal mesurée, car son influence sur les Merjas est si importante que
nous aurons souvent à l'invoquer. En tout cas, dans les conditions
ordinaires du climat marocain, le soleil ardent, la sécheresse absolue
pendant au moins quatre mois, déterminent une évaporation si in-
tense qu'elle l'eKnporle, le plus souvent, sur l'alimentation en eau des
merjas. Ainsi les conditions hydrographiques d'un Hydra vraiment
permanent sont rarement réalisées : elles constituent une sorte d'idéal
dont chaque merja se rapproche plus ou moins, suivant sa situation
et suivant les années.
La réalisation des conditions topographiques est plus assurée. Le
levé de précision de la rive gauche du Sebou, qu'a achevé une mission
spéciale, montre que l'existence de cuvettes sans écoulement normal
est un fait constant, sinon dans les petites merjas, du moins dans les
plus grandes. Mais ces cuvettes ont une forme, une ampleur et une
profondeur très variables.
La mieux caractérisée est celle de la Mer'ktane (i). Le niveau s'y
abaisse à 6'",2; par une coïncidence curieuse, c'est tout près du
Sebou que cette faible profondeur est réalisée, rnais les berges du
fleuve sont à ii mètres, empêchant le Sebou et la Merktane de con-
fondre leurs eaux. Nous retrouvons cette cote de 6", 2 dans le merja
Bou Khardja, mais très loin du minimum de la Merktane, à l'en-
droit où commence ce curieux tronçon de rivière qu'on appelle le
Segmet. Le seuil des Miknassat, qui est à 10 mètres d'altitude, sépare
très nettement la Merktane et la Bou-Khardja, quoique ces deux
Merjas soient confondues sur les cartes du Service Géographique soiii
(i) Nous étudierons dans un autre paragraphe les travaux effectués dans la Merktane.
Nous raisonnons provisoirement d'après !a situation de la Merja qui existait au début i\e
1918.
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU
117
le ncxm de Merktane, improprement étendu à la Bou-Khardja. Ce seuil
forme comme un dos d'âne, de telle sorte que les eaux de la Merktane,
loin d'avoir une tendance à s'écouler au nord, vers le Segmet, s'accu-
mulent au sud, oii se trouve le fond le plus bas du Hydra.
La cuvette de la Merktane est donc fortement dissymétrique, suivant
son axe S.-N, Un profil O.-E. montrerait une dissymétrie semblable.
La Merktane est dominée à l'ouest par un talus assez abrupt de 4 à
5 mètres, qui représente une ancienne dune émoussée et fixée; du côté
de l'est, elle forme, au contraire, un plan qui se relève doucement
vers les terres des fractions Béni-Malek.
D'une façon générale, la Bou-Khardja est égaleitnent inclinée de
bian. e'eau-^ ,
en cniii tvt>mu»fe- i
Seuiî ia ^\flûUi<t
v^emrtec
S N
Fig. 2. — Coupe schématique S.-N. du Sebou au^Segmet (hauteurs^exagérées 200 fois).
l'Est vers l'Ouest, mais sa topographie est très originale. Elle présente
pour ainsi dire un double hydra, dont les deux parties, orientées, l'une
E.-O., l'autre S.-N., se rejoignent à angle droit vers Ras el Oued,
c'est-à-dire l'origine du Segmet. Cette disposition est parfaitement
visible sur la carte au 1/200.000", 011 une figuration spéciale distingue
d'une façon plus théorique que réelle le hydra de la plage. En outre,
la profondeur est régulière dans les deux cuvettes qui se trouvent mor-
celées pour ainsi dire en plusieurs poches séparées par des hauts-fonds
ou même de véritables îlots. C'est pourquoi, pendant la saison sèche,
l'eau se conserve, non dans une partie centrale, mais dans un chapelet
de flaques : c'est d'ailleurs un fait commun à toutes les merjas. Le
hydra du Nord s'étend du débouché du Mda au commencement du
Segmet : ces deux points sont respectivement aux cotes io"',3li et
6™, 9. 11 y a donc une pente très nette, qu'on peut rendre sensible
par des courbes de niveau à équidistance de o°',5o. Mais cette pente
118
J. CÉLÉRIER
n'est pas régulière. Le Hydra dessine deux méandres inverses, dont la
réunion forme comme un S couché; le point de jonction des deux
ûuêA pe
eru
OueÀ tempoiot^ui-
/ItcoxiVVtJCe -SeulCJrvÊlt/
f ruvfe'i. ( Pfaae )
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J-4/sbt
Fig. 3 — La Merja Bou-Khardja
méandres est marqué par un léger relèvement du fond, un mètre envi-
ron. Ce haut-fond prolonge le Koudiat Sba (9°, 76), butte de sables
qui étrangle le hydra sur sa rive gauche. Cette diminution de la lar-
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 119
geur et de la profondeur crée une sorte de gué où l'eau disparaît dès le
début de l'été; la zone de passage, moins accusée peut-être dans la
réalité que sur la carte, est cependant très remarquable. Le méandre
de l'Est, convexe vers le Nord, présente, au nord, isolée de la cuvette
principale, une petite poche dont le fond est à 7"", 5. Le Hydra du
Sud part du Segmet au lieu d'y aboutir. Il est également divisé en
deux parties par un seuil, qui est à la cote 8 mètres; dans la poche
du sud, non loin du seuil des Meknassat, le fond descend à ô'^j^o.
Dans le Ras ed Daoura, le Hydra est allongé, comme la merja, du
N.-N.-E. au S.-S.-O. Contrairement à ce qu'on pourrait conclure de la
plupart des cartes, il est interrompu par des seuils qui sont à sec le
plus souvent. A la fin de février 1920, c'est-à-dire à l'époque des
plus hautes eaux, on pouvait franchir le Ras ed Daoura à la hauteur
du marabout de Sidi Mohammed el Mansouri, et le passage avait plu-
sieurs centaines de mètres de largeur. En face de Sidi Mohammed el
Mleh, il se produit un nouvel étranglement, et sur une longueur de
plus de 4 kilomètres jusqu'au , marabout de Sidi Habichi, le Ras ed
Daoura n'existe pour ainsi dire plus. Il est réduit à une étroite dépres-
sion verdoyante, où l'eau semble avoir fait totalement défaut pendant
l'hiver 19 19- 1920. Remarquons toutefois que ces constatations, faites
en 1920, peuvent avoir un certain caractère exceptionnel : l'hivernage
1919-1920 a été très peu pluvieux et, comme il succédait à deux années
de sécheresse, les nappes d'eau ont atteint partout un niveau très
inférieur à la normale (i). Au cours de l'été qui a suivi, les rivières ont
baissé au-dessous de l'étiage officiel et du zéro des échelles. Mais cette
réserve n'infirme pas les constatations topographiques qui ont été per-
mises par la faible hauteur de l'eau. La Ras ed Daoura est morcelé
en cuvettes bien individualisées, l'importance de ces hydras successifs
semble aller en diminuant du Nord au Sud. En face du Segmet, on a
plutôt l'impression d'un lac que d'une Merja, puis ce lac est de plus
en plus obstrué d'îles, à mesure qu'on se rapproche du seuil de Sidi
Mohammed el Mansouri; il se reforme an sud de ce marabout, puis une
dernière fois après Sidi Habichi. A l'extrémité méridionale de la Ras ei\
(i) Pendant l'ét^ 1922, la Ras ed Daoura a été comiplètement à sec même au nord, fait
absolument anormal.
120 J. CÉLÉRIER
Daoura, il n'y a pins de vérilablc hyclra, mais imc simple succession
de petits marécages.
Dans les grandes merjas des Béni-Ahsen, le hydra présente un nou-
vel aspect. Chacune des rivières qui se perdent en nierja est, pour ainsi
dire, prolongée par un hydra, et cette continuité est rendue encore plus
apparente par la pente, qui est plus nette que dans le IVarb. Dans la
Merja du Beht, la pente générale du Sud-Nord est d'environ o'",ook
par mètre.
Il est vrai que cette pente n'est pas régulièrement répartie entre le
point où disparaît le Beht et le point oii les eaux de la Merja se réunis-
sent dans un émissaire. La grande Merja présente un phénomène qui
n'existe pas dans les autres et semble vraiment paradoxal. Dans sa
partie centrale, les eaux sont à deux niveaux différents, qui se rac-
cordent par une chute brusque atteignant près de deux mètres : sur
un très large front, les eaux, l'hiver, tombent en cascade de l'étage
supérieur à l'étage inférieur. Nous essaierons de rattacher à la forma-
tion générale des merjas, cette présence de chutes si anormales dans un
marécage.
On s'étonnera moins de l'existence de véritables courants localisés
dans des chenaux qu'on appelle « cherket ». Ces cherket forment un
lacis compliqué et enserrent des îles de dimensions variables. Dans
la merja du Smento, les Nekba des Zaitrat et des Safari ont de 3o à
5o ha., tandis que l'île Dafaa atteint /joo ha.
Comme on peut s'y attendre, le Hydra le plus remarquable est celui
de la Merja du Beht. Les eaux s'accumulent dans une vaste cuvette
de forme triangulaire, qu'on appelle merja de Sidi-Ameur et qui est
située entre Sidi Aimeur, Sidi Harrat et le Bled Remila. La profon-
deur en est mal connue, mais la réserve d'eau est considérable : en
effet, malgré l'évacuation partielle des eaux vers l'Ouest, malgré l'éva-
poration, malgré l'absorption des plantes, on constatait encore à la
fin d'août 1918 une profondeur d'eau de o",6o entre les cherkets; et
cette observation était faite sur une ligne Ras el Beht, Sidi Harrati,
c'est-à-dire à l'est de l'axe de la cuvette. La merja de Sidi Ameur a
d'ailleurs des annexes dont elle est séparée par des seuils : telles sont
la merja Bokka et la Daya Gocéa, qui sont situées à l'extrémité méri-
dionale et ont une alimentation particulière.
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 121
Au centre de la merja du Rdom, on trouve, au lieu d'une cuvette,
un étranglement appelé Mechra-el-Joued; ainsi se trouvent individua-
lisées, à l'est, la merja de Tijina, et à l'ouest, les merjas Ouahad et
Hadaitrasa. Ni l'une, ni l'autre, ne présentent un véritable hydra, et
l'on peut remarquer sur la carte au 1/200.000" l'absence des hachures
spéciales figurant l'eau permanente. En effet, le fond de la merja du
Rdom est remarquablement plat; il est sillonné de cherket. Dès que
ces fossés ne suffisent pas à écouler les crues, l'eau se répand unifor-
mément et d'un seul coup sur toute la plaine, où elle n'atteint par
suite qu'une faible hauteur; elle disparaît de même complètement en
été sans pouvoir subsister en quelque cuvette.
Plage. — Nous avons indiqué que la difficulté de fixer une limite
précise entre le Hydra et la Plage existait aussi pour tracer le périmè-
tre extérieur de la Plage. Lorsque l'Administration se préoccupa de
gagner à la culture et à la colonisation le domaine occupé par les mer-
jas, son premier soin devait être cependant de circonscrire exactelment
ce domaine, le contact entre le bord extérieur de la plage et les
champs cultivés ressemblant plutôt à une zône indécise qu'à une ligne
géométrique. Il était à craindre que les agents chargés de la délimita-
tion, en bons fonctionnaires français, voulussent étendre le domaine
merja au détriment des propriétés « melk ». Inversement, les indi-
gènes, ignorant les intentions de l'Administration et l'avenir juridi-
que des terres délimitées, avaient une tendance naturelle à faire
restreindre le plus possible le domaine qui serait officiellement con-
sacré merja. On procéda sur place à une enquête minutieuse, près
de chaque riverain. Ce fut seulement après une entente amiable qu'on
creusa les trous destinés à recevoir des bornes.
Les contestations furent, en réalité, moindres qu'on pouvait le
craindre. Malgré quelques fluctuations locales et passagères, il y a
une fixité suffisante dans la surface annuellement recouverte par les
eaux. En beaucoup de points et même vers la fin de l'été, il est facile
au premier coup d'œil de reconnaître le terrain lavé habituellement
par un séjour prolongé de l'eau. Dans les cas douteux, la flore donne
des indications précieuses. Par exemple, les artichauts sauvages ne
se trouvent que dans la zone cultivable, même si elle est momentané-
122 J. Cl^LÉRTER
ment en jachère ; il en est <1(> même des asphodèles et du « Bou-
Asfir », plante épineuse et rampante, à Heur jaune; inversement, les
touffes de joue ne dépassent pas le périmètre d'inoudalion.
Il y a, naturellement, des différences sensibles entre chaque Merja
dans l'extension et \a forme de la plage. L'extension de la plage de la
Ras ed Daoura est déterminée par la dissymétrie si accusée des ver-
sants. A l'ouest, où la rive est en i>ente, la plage se restreint à quel-
ques mètres; (hi colé de lest, elle peut s'élendre jusqu'à deux kilomè-
tres. La disposition esl bien moins accusée dans la Merktane, mais sa
plage orientale est égalenuMit plus étendue que la plage occidentale. La
forme en équerre du hydra de la Bou-Khardja ne se retrouve pas dans
la plage; le saillant qui crée celte forme est, en effet, inondé une par-
tie de l'hiver, mais il faut remarquer qu'il est découvert de bonne
heure par les eaux. La inerja du Rdom présente quelques particula-
rités; si le fond en est très plat, el inuuédiatement recouvert par l'eau,
les rives ont en général une pente assez rapide : c'est pourquoi les
fluctuations de l'eau y sont, pendant l'hivernage, très limitées en éten-
due. C'est cependant dans cette merja qu'on a pu observer les change-
ments les plus nets.
En 19 12, à propos d'un règlement d'affaires, il fut dressé un plan
exact de la partie nord de la Merja de Tijina. Aotuellemeint, l'ex-
trême limite se trouve reportée à deux kilomètres au nord
de celle qui est indiquée sur le plan. Le douar des Keberta,
ou plutôt l'ancien emplacement du douar et des silos, est pendant
six 'mois submergé. Les indigènes prétendent que cette extension de
la merja a été causée par les travaux d'un colon, M. Obert, qui,
dans le sud de la merja, a creusé un canal, élevé une digue et modifié
le cours du Rdom. Mais cette explication n'a pas de valeur pour une
autre extension qui s'est produite à l'ouest, dans la merja de l'Oued
Ouahad : l'eau s'est avancée en pointes « mtâïcha » {jetées en arabe)
Avec leur philosophie résignée, les indigènes se contentent de
dire : « La merja est venue et n'est plus repartie ».
La merja du Tiflet Smento présente une exception locale au prin-
cipe de la délimitation de la plage : la daya Zerzour, qui est une dé-
pendance de la merja, est considérée par les indigènes comme culti-
vable au moins sur ses bords, qui donnent pourtant l'impression d'être
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 123
périodiquement recouverts par l'eau et sont en fait parseimés de bou-
quets de « smar », plante demi-aquatique.
Les plages de la merja du Beht sont mal connues, à cause de leur
grande extension et de leur complexité. Les plages correspondant
aux diverses parties de la merja sont séparées par les îlots cultivables
et rejoignent parfois les plages des merjas voisines. Ainsi, la piste de
Lalla Aïcha Zemmouria à Mkzachen, qui sépare la merja Hadaitrasa,
dépendance du Rdom, de la Merja el Keleb, dépendance du Beht, est
le plus souvent à sec; à la suite de fortes pluies, elle peut être inon-
dée, et les deux merjas n'en forment plus qu'une. Une jonction
exceptionnelle s'établit de même au sud-ouest avec la merja Hanicha,
dépendance du Tiflet-Smento.
Affluents. — L'alimentation en eau des merjas est un des problè-
mes les plus délicats, car les conditions en paraissent variables. On
peut admettre une triple origine pour l'eau des merjas : i° ruisselle-
ment et sources; 2° inondations du Sebou; 3° affluents.
Les merjas, par suite de leur forme de cuvette, bénéficient d'un
ruissellement qui s'effectue sur tous leurs versants, dont le développe-
ment est assez considérable. Mais le coefficient utile est faible. Outre
l'influence générale du climat marocain, la région des imerjas n'a que
des pentes faibles, le sol est presque uniquement constitué par des
sables très perméables. Cette perméabilité a du moins l'avantage de
soustraire à l'évaporation une partie des eaux de pluies qui est rendue
aux merjas sous forme de sources ou de suintements temporaires^
mais les conditions géologiques et topographiques ne permettent
guère l'existence d'un important niveau de sources. Il est difficile de
mesurer les quantités d'eau qui parviennent aux merjas de cette façon;
elles ne sont pas très considérables.
Les crues du Sebou, sur lesquelles nous reviendrons, peuvent avoir
une subite importance, mais c'est là un facteur exceptionnel. En som-
me, si l'on met à part la Merktane, originale par son régime comme
par sa topographie, la prépondérance dans l'alitmentation des merjas
appartient aux affluents. Parmi ceux-ci, il faut distinguer un affluent
principal constant et des affluents secondaires ou intermittents.
La façon dont l'affluent débouche ou se perd en merja est à peu
124 J. ClîLl^RTER
près la même dans chaque cas. Le fleuve, qui avait en amont une
pente assez forte et un lit encaissé entre de hautes berges, commence
par ralentir sa vitesse et abaisser ses berges. Il décrit quelques méan-
dres aplatis; il se divise en deux ou plusitMirs branches d'importance
inégale, qui rappellent les bouches d'un lleuve dans un delta; mais
ces bras n'ont au maximum qu'une longueur de trois à quatre cents
mètres et disparaissent progressivement. En fait, la merja commence
dès la patte d'oie. On peut supposer qu'il y a un rapport entre ces
subdivisions du fleuve et les u cherket » ou « sareg » qui sillonnent
la plage et le hydra, mais la continuité n'est pas visible, et nous
essaierons de comprendre pourquoi cette continuité, si elle a existé,
n'a pu se maintenir.
Le débit de l'affluent principal est très différent suivant les merjas
et l'importance des merjas est précisément en rapport étroit avec
l'importance de ce débit. Pour chaque affluent, le débit est également
très variable, suivant la saison. Mais, dans les grandes merjas, il est
rare que ce débit tombe à zéro. Il n'en est pas de même des affluents
secondaires. Sur le pourtour de chaque merja, on constate l'existence
de lits d'oueds : leur pente est généralement faible, parfois même le
sens de cette pente est difficile à discerner. Ce sont rarement des oueds
indépendants, et la langue indigène, très riche en vocables pour bap-
tiser tous les succédanés d'oueds, les désigne sous le nom de seheb.
Ces sehebs viennent soit d'une ramification détachée de l'affluent
principal, en amont de son embouchure, soit d'une merja voisine, soit
du Sebou. Ils sont à sec la plus grande partie de l'année, parfois
même plusieurs années de suite.
Tous ces caractères des affluents se retrouvent plus ou moins nets
dans chaque merja.
La Merktane se distingue cependant des autres. Elle n'a pas d'af-
fluent pérenne, mais son hydra mieux caractérisé lui permet de con-
server plus longtemps l'eau qui lui vient, soit du ruissellement, soit
d'une inondation exceptionnelle du Sebou, soit du Taug. Le Taug est
un sillon long et étroit, qui vient de la Bou Khardja, longe la rive
ouest de la Merktane, dont il est séparé par un dos de terrain, et re-
joint l'extrémité méridionale de cette merja, après l'avoir contournée.
La Bou Khardja est en rapport étroit avec l'oued Mda. L'éventail
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 125
formé par les branches divergentes de l'oued s'oriente du N.-O. au
S.-O., alors que le hydra qui lui fait suite est convexe vers le Nord.
L'Oued Mda a un débit assez abondant : de 800 à i.ooo litres à la se-
conde en hiver, de 5o à 100 litres en été. Certaines crues exception-
nelles peuvent donner 10 mètres cubes à la seconde, mais leur durée
ne dépasse pas deux ou trois jours. Au Sud-Est, la Bou-Khardja a une
dépendance qui reçoit les eaux intermittentes de l'oued Mader.
La Ras ed Daouva reçoit le Segmet sur le rôle original duquel nous
reviendrons.
Les merjas des Béni-Ahsen ont un régime plus complexe que ne
l'indique leur nom qui semble les identifier complètement avec leur
affluent principal.
La Merja du Tiflet Smento, comme son nom nous l'indique, est
constituée par la réunion de deux rivières jumelles qui coulent paral-
lèlement du Sud au Nord. A la hauteur de la station de Sidi Yahia,
les deux rivières sont encore séparées par une croupe sablonneuse
d'un relief assez vigoureux, mais le niveau s'abaisse rapidement vers
le Nord, et, vers Mechra-Remla, on ne perçoit plus d'obstacle. Il faut
remarquer que l'Oued Smento, quoique moins abondant que le Tiflet,
conserve son individualité jusqu'au premier marabout de Sidi Aïssa,
alors que la zone d'épandage du Tiflet commence dès Mechra-Remla.
La Merja du Rdom reçoit normalement les eaux du Rdam par deux
branches qui se séparent près de la ferme Obert. Mais après de
grandes pluies, la Merja reçoit des eaux de plusieurs directions : plu-
sieurs seheb tel le Seheb Helaoua viennent du Beht; le Seheb El Ghazi
a amené de l'eau du Sebou en 19Ï3; l'Oued Haimma, l'Oued Tihili
poussent jusque-là; l'Oued Rdom lui-même lance, en amont de son
delta ordinaire, une pointe vers la Merja qui s'est avancée vers lui.
Le Beht se perd en Merja suivant le processus général que nous
avons indiqué. Il émet d'abord sur sa rive droite un premier bras
dirigé S. N. qui alimente la partie orientale de la merja à raison de
200 litres à la seconde, puis deux autres ramifications se détachent
successivement sur la rive gauche, se partageant à peu près également
le reste du débit, 800 litres environ et ces eaux se dirigent plutôt
vers l'Ouest. En dehors de cette alimentation normale, la merja du
Beht peut recevoir de l'eau de tous les coins de l'horizon, des merjas
i26 J. CÉLËRIEI^
voisines et du Sebou. On a même observé des faits singuliers; l'écou-
lement normal des eaux se fait vers le Nord et vers l'Ouest, mais peut
être complotement renversé et les émissaires se transforment alors
en affluents.
Émissaires. — L'évacuation des eaux des merjas est un problème
qui n'est pas moins délicat que celui de l'alimentation. Le fait capital,
c'est qu'une très faible partie de l'eau des merjas parvient à la mer.
Certaines merjas, surtout parmi les petites, n'ont pas d'émissaire;
et les émissaires connus ont un faible débit qui n'est pas du tout en
rapport avec le débit de rafiluenl principal, sans même tenir compte
des eaux amenées à la nicrja; et la quanlilé totale dos eaux reçues
par la merja mesure l'influence exercée par l'inliltration, l'évapora-
tion et la nutrition dos plantes. Mais il est difiicile de la calculer exac-
tement, le débit de l'affluent seul étant à peu près connu.
Dans le R'arb, la structure des grandes merjas est assez simple. La
Merktane n'a pas d'émissaire naturel et ce caractère achève l'origina-
lité de cette grande cuvette. La Bou-Khardja a pour déversoir le Seg-
mct qui en conduit le trop plein à la Ras od Daoura. Le Segmet joue
donc un double rôle d'émissaire et d'affluent. L'expression » canal de
jonction » qu'on lui applique quelquefois n'est cependant pas tout à
fait exacte car elle laisserait supposer une égalité de niveau entre les
plans d'eau des deux merjas, alors que les eaux de la Bou-Khardja
s'évacuent normalement dans le Ras ed Daoura, l'inverse ne se pro-
duisant jamais. Le Segmet présente tous les caractères d'un véritable
cours d'eau; sa pente est faible, mais suffisante, pour créer, après les
pluies, un véritable courant; ses rives sont très nettement marquées
et la hauteur des berges en étiage est de deux mètres. Mais cet aspect
n'est réalisé que sur une faible longueur, 4 à 5 kilomètres du point
appelé Ras el Oued, oii les eaux de la Bou-Khardja se canalisent jus-
qu'au gué de El Bétila. Le Segmet ne se termine pas à Bétila, mais là
commencent ses divagations ou, si le terme n'est pas trop ambitieux,
son delta. II se divise en effet en deux branches. Cette division et les
divagations consécutives correspondent à une zone de dunes qui sépa-
rent la Ras ed Daoura de la Bou-Khardja. La branche la plus importante
se dirige vers l'Ouest, disparaît dans un premier ïnarécage, puis se res-
I
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU i2l
serre entre deux rives avant de se perdre à nouveau dans la Ras ed
Daoura. La seconde branche, après avoir dessiné un méandre très
aigu vers le Sud, remonte au Nord-Ouest pour se réunir à la première.
Le delta ainsi formé est très marécageux mais parsemé d'îlots tou-
jours à sec.
La Ras ed Daoura que l'on peut considérer dans une certaine
mesure comme un émissaire de la Bou-Khardja n'est pas un impasse.
Comme nous l'avons vu, son extrémité méridionale se prolonge par
une série de petites merjas plus ou moins indépendantes suivant la
saison; la dernière de ces merjas donne elle-même naissance vers le
marabout de Sidi Mohammed ben Kheir, à un petit oued, l'Oued
Bouhara, qui, après un cours de 3 kilomètres vient se jeter dans le
Sebou. En théorie, l'Oued Bouhara est donc l'émissaire du Ras ed
Daoura et de la Bou-Khardja dont il amènerait les eaux au Sebou, le
grand collecteur de toute la plaine. Mais ce petit oued dont le lit col-
maté est tout couvert de végétation, est bien incapable d'écouler les
millions de mètres cubes d'eau qui s'accumulent dans les deux gran-
des merjas pendant l'hivernage.
En résu.mé, le drainage de la plaine du R'arb, quoiqu'il ait une
voie indiquée par la topographie, est tout à fait embryonnaire.
Ce caractère inachevé, comme hésitant, se retrouve sur la rive
gauche du Sebou, mais les lignes en sont plus complexes, comme
brouillées. Les petites merjas qui correspondent aux nombreux oueds
descendant des montagnes des Zaërs, des Zemmours et des Guerouane
n'ont pas d'émissaires. Le Haimeur, le Touirzha, le Hamma, le Tihili,
le Rdom lui-même se perdent réellement dans leurs merjas. Mais
nous avons vu qu'à la suite de crues exceptionnelles, des communi-
cations s'établissent avec la grande merja du Bcht dont les émissaires
propres se trouvent alors servir à toute la partie orientale des Béni
Ahsen.
L'évacuation, au moins partielle, des eaux de la Merja du Beht,
offre une certaine symétrie avec leur arrivée. Le mouvement général
des eaux vers le Nord et vers l'Ouest se concentre en un chevelu de-
cherket qui peu à peu se simplifie et aboutit à un collecteur principal,
de même qu'en amont l'affluent principal s'est subdivisé en plusieurs
branches. Ce collecteur principal, c'est l'oued Beht, reconstitué sous
128 j. ci':léi\iei\
le nom de Petit Beht. Sa direction est singulière. 11 enveloppe au Nord
par un demi-cercle le centre et l'ouest de la merja de façon à recueil-
lir toutes les eaux qui s'en écouicMit. 11 est conslitué d'abord par le
Boitha qui est alinuMili' par la i)arlie orientale de la uierja; mais le
Beitha n'a en vie qu'au drhil de quelques litres. Beaucoup plus abon-
dant est l'oued ol Iladj pour lequel on a constaté à la lin d'août 1919
un débit importanl <>! (pii pénètre ])rorondéuuMit à l'inlérieur <le la
merja, et précisément dans le hydra central <le Sidi Ameur. Après
son oonlluent avec l'oued cl lladj, le l\'tit Beht roulait environ (fin
d'août 1919) 25o litres à la seconde alors que le débit du Beht en
amont é-tait de un nu''tre cube.
Il t>s \rai que louh' l'eau de la merja ne s'écoule pas vers le Nord-
Ouest : la merja Bokka et la Daya Gocéa qui forment au Sud-Ouest
une sorte d'annexé de la grande merja ont un émissaire propre qui
est l'Oued Habeiri. Mais il n'est pas sûr que cette partie de la merja,
qui est formée surtout par l'oued bou Chaala, reçoive une seule goutte
d'eau du Beht.
L'Oued Habeiri sert aussi d'émissaire partiel à la merja du Tiflet
Smento lorsqu'une crue suffisante remplit la partie nord de cette
merja ou Hanicha. Mais la merja du Tiflet Smento a un émissaire
propre qui est l'Oued Ziane. L'Oued Ziane lot l'Oued Habeiri se réu-
nissent en un tronc commun qui aboutit au Petit Beht. Celui-ci en
effet a poursuivi son cours si curieusement parallèle à celui du Sebou.
En amont de Si Allai Tazi, il s'était rapproché à moins d'un kilomè-
tre du grand fleuve, mais obliquant vers le Sud, il conserve son in-
dépendance pendant une vingtaine de kilomètres. Le Sebou est donc
le collecteur général des eaux des Béni Ahsen, comme de celle du
R'arb, mais les conditions du drainage ne permettent pas à ce collec-
teur d'accomplir régulièrement sa mission. Nous allons essayer d'en
comprendre les raisons.
n. — Causes de la formation des merjas.
Ce n'est pas en effet expliquer l'origine des merjas que d'invoquer
l'insuffisance du drainage; cette explication n'est qu'une tautologie
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 129
qui laisse subsister le problème. De nombreuses circonstances peuvent
provoquer un drainage insuffisant qu'on trouve dans des pays très
différents : plateaux calcaires, déserts, régions de moraines récen-
tes, etc. D'autre part, il ne faut pas oublier le double aspect du pro-
blème des merjas : si la présence de l'eau est le fait initial, sa dispa-
rition n'est pas moins intéressante au point de vue de la géographie
humaine.
Plusieurs causes du mauvais drainage ont été successivement mises
en avant et tirées soit du sol, soit des eaux. Si l'on excepte les infiltra-
tions permanentes provenant du Sebou qui n'ont pas été matérielle-
ment constatées et sont invraisemblables, il semble que ces diverses
causes ne s'excluent pas. Comme il résulte de sa description, la merja
est un phénomène complexe, présentant des nuances; ce phénomène
n'a pas une cause unique; il est en rapport avec des conditions géné-
rales qui permettent, suivant le moment de l'année, l'action de tel
ou tel facteur. Suivant le point de vue on peut comparer la merja
marocaine, tantôt aux étangs des Landes, tantôt aux étangs du Bas-
Languedoc, tantôt aux marais du Poitou, tantôt aux zones d'épandage
des fleuves désertiques.
Dans la formation des merjas, les conditions générales du climat,
la nature du sol, le relief, le régime hydrographique, la végétation
même ont une part de responsabilité qu'il n'est pas toujours aisé de
préciser. Il est nécessaire, pour la clarté de l'exposition, de séparer
leurs effets respectifs, mais il ne faut pas oublier qu'elles ne sont pas
séparées dans la réalité et réagissent l'une sur l'autre.
Le climat est le facteur le plus général; mais son action la plus
importante est indirecte ou en quelque sorte à deux degrés, le relief
et le régime hydrographique étant sous la dépendance du climat.
Le vent a joué un rôle plus actif qu'on ne supposerait tout d'abord.
Il a élevé les dunes du littoral; certains accidents du relief de l'in-
térieur lui semblent aussi attribuables, sinon actuellement, du moins
dans un passé géologique récent. Le régime des pluies est le facteur
capital d'un régime hydrographique. La température a une action
directe. En provoquant, par l'évaporation intense, la disparition de
l'eau, c'est elle qui fait l'originalité des mei'jas et leur influence sur
la géographie humaine. Qu'on imagine la plaine du Sebou à des la-
HESPÉRIS. — T. II. — iq22. n
13Ô J- Cl^LI^.BlEU
tiludes plus élevées : il pouira se former des élaiifis, mais ec ne se-
ront jamais des pâturages.
La nature du sol fait sentir sou iulliieue(> de [)lnsi(Miis façons. La
plaine du Sebou est formée de sal)les; ]c déjiart est encore assez
mal établi entre les diverses origines de ces sables : alliix ions lliix iales,
mer sahéliennc, dunes récentes. Au preiuiiM- abord, celle giande
masse de sables semble peu conciliable avec l'idée de marécages que
l'esprit associe plus facilement à des formations im[)erméables. Com-
ment des eaux stagnantes pourraient-elles séjourner longtemps à la
surface de sables poreux.^ Les sondages sont encore insuffisants pour
permettre une réponse certaine. Certains sables d'origine alluviale
sont assez fortement argileux pour constituer une couclie imperméa-
ble. Peut-être y a-t-il, comme dans les Landes, une transformation
des sables en un sol analogue à l'alios : quelques constatations faites
dans la Bou-Kharja tendraient à le prouver. Dans les régions obser-
vées, voici le cas le plus général : au-dessus des sables, les vases ap-
portées par les eaux finissent par constituer un banc d'argile imper-
méable. Au débouché du Mda, cette couche a 3 mètres d'épaisseur,
elle s'amincit progressivement vers l'ouest, elle n'a plus que o'",75
au Koudiat Sba et o"',/io près du Scgmet. La décc^mposition des vé-
gétaux aquatiques ou semi-aquatiques complète parfois ces dépôts.
Dans la merja du Beht on trouve un banc de cette espèce de tourbe
en formation, épais de o°,3o à o™,4o et reposant sur une argile très
fine. Dans un forage effectué à Si Allai Tazi pour trouver de l'eau,
à 12 mètres, la cuiller ramenait une argile brune de plus en plus
compacte.
Les sables qui couvrent le reste de la plaine n'offrent à l'érosion
aucune résistance, quelle que soit leur origine ou leur composition
exacte; lorsque la végétation disparaît par places comme sur les larges
pistes, le vent suffit à les accumuler ou les disperser. Ces sables peu-
vent donc être maniés et remaniés facilement : ce sont là des condi-
tions très défavorables à l'établissement d'un modelé ferme et d'un
réseau hydrographique bien défini.
Ainsi le climat et le sol nous ramènent au jeu, d'une part des con-
ditions topographiques, d'autre part des conditions hydrographiques.
LES « MERJAS )> DE LA PLALNE DU SEBOU l3l
Conditions topographiques. — Comme il est difficile de concevoir
un marécage sur une pente, le fait fondamental, c'est que le R'arb
et le pays des Béni-Ahsen constituent une plaine très basse. Dans
toute la zone marécageuse, aucun point n'atteint i5 mètres et nous
avons vu que le fond de certaines merjas s'abaissait à moins de
6 mètres. Le débouché du Mda dans la Bou-Kliarja est à la cote la mè-
tres, et la mer se trouve éloignée de 20 kilomètres. Dar Gueddari,
sur le Bcht, en amont de sa perle en merja, est à la cote 16 mètres et
à près' de fio kilomètres à vol d'oiseau de la mer. L'altitude de la plai-
ne, si faible qu'elle soit, permettrait cependant une pente suffisante,
mais cette pente, dans ses deux directions naturelles , soit vers la mer,
soit vers le Sebou, vient buter contre une ligne de relief.
C'est immédiatement au bord de la mer que se trouvent les plus
grandes hauteurs de la plaine. Au Nord, l'alignement des collines
de Lallali Zorah et de Aïoun Felfel, après une dépression qui,
d'après Brives (1), peut être considérée comme une très ancienne
communication entre le Ras ed Daoura et la Merja Zerga, se pro-
longe jusqu'à l'Océan qui est dominé de plus de 100 mètres par le
Nador. Depuis le jNador, le Ras cd Daoura se trouve, sur toute sa lon-
gueur, séparé de la mer par une étroite et abrupte colline; haute de
5o mètres en moyenne, la crête atteint encore 87 mètres à Sidi bel
Rhazi, au confluent du Sebou. C'est un cordon de dunes dont le re-
lief est d'autant plus vigoureux qu'il semble reposer sur un socle
solide de grès calcarifères d'âge très récent; le socle est visible aux
deux extrémités Nord et Sud qui sont les plus élevées; la dune est
également consolidée de loin en loin par un boisement naturel de
chênes-lièges rabougris.
Il n'existe, dans cette barrière continue, aucune brèche sauf celle
que s'est ouverte le Sebou. Ce n'est donc que par le Sebou que les
eaux de la plaine peuvent s'écouler vers la mer. En fait, comme nous
l'avons montré, c'est bien vers le fleuve que la pente est orientée : le
R'arb et le pays des Béni Ahsen forment deux plans symétriques par
rapport au Sebou et inclinés, l'un vers le Sud-Ouest, l'autre vers le
(i) Brives, Voyages au. Maroc, page lig.
132
J. CÉLÉRIER
Nord-Ouest. Cette disposition se comprend aisément. Toute la plaine
apparaît comme une construction du Sebou et de ses aflluents qui
ont colmaté un goUc marin ou une laoum» <|()iii la disparition est ré-
cente. La pente est celle d'un cône de déjection composite formé par
N
Lveau
1Zr2i
Fig. 4 et 5. — Profils en travers du Sebou un peu en amont de Si Allai Tazi.
le rapprochement de plusieurs torrents ou, plus exactement peut-être,
d'un delta, dont les branches ne seraient pas dues à la division d'un
fleuve, mais à la convergence de plusieurs rivières. La plaine maréca-
geuse est comme une petite Hollande, le groupe Sebou-Mda-Rdom-
Beht reproduisant à une faible échelle le groupe Rhin-Meuse-Escaut.
Dans ces conditions, pourquoi le Sebou n'est-il pas rejoint par ses
LES « MER J AS .. DE LA PLAINE DU SEBOU 133
affluents? De même qu'un cordon de dunes barre l'accès de la mer,
un relèvement du relief se produit aux approches du fleuve. Le Sebou
développe ses méandres sur une sorte de haute chaussée continue,
dont la largeur varie entre 3 kilomètres et quelques centaines de
mètres. Au milieu de cette chaussée, le fleuve est comme emprisonné
entre des berges abruptes qui peuvent atteindre 8 à lo mètres de
haut et s'inclinent en pente douce vers l'extérieur. On ne peut s'em-
pêcher d'être vivement frappé par ce phénomène : aussi a-t-on ex-
pliqué parfois que l'eau des merjas proviendrait d'infiltrations du
Sebou à travers ses berges. Il arrive bien en effet que le plan d'eau
du Sebou est à un niveau supérieur à celui de la plaine, mais la lar-
geur du bourrelet et sa consistance argileuse rendent invraisemblables
ces infiltrations.
Cette double digue naturelle qui protège le Sebou est cependant
un facteur essentiel dans la formation des merjas : elle est l'obstacle
où viennent se heurter les eaux obéissant à la pente. Le cours du
petit Beht est particulièrement expressif : il longe le bord extérieur
du bourrelet jusqu'à ce qu'un accident local lui ait permis de le cou-
per. Ce que le Beht est parvenu à faire lui-même, il a suffi de le faire
artificiellement pour vider la Merktane, en creusant une tranchée
profonde à travers la digue de la rive droite.
On commence donc à comprendre pourquoi il y a eu accumulation
des eaux devant ce barrage. Mais l'explication reste incolmplète :
comment ce barrage s'est-il formé et pourquoi n'est-il pas rompu par
les affluents.»^ En réalité si la disposition générale du relief a orienté
les rivières, ce sont elles surtout qui ont créé les formes actuelles :
ainsi les conditions topographiques nous ramènent aux conditions
hydrographiques .
Conditions hydrographiques. — Ces conditions établissent une so-
lidarité étroite entre le cours inférieur des rivières et leur cours su-
périeur, par conséquent, entre la plaine et les régions hautes qui la
dominent au Nord-Est et au Sud. Elles sont essentiellement une tra-
duction du climat, surtout du régime des pluies dont nous avons déjà
rappelé quelques caractères. C'est le régime méditerranéen de l'an-
née divisée en deux périodes : période de sécheresse absolue l'été,
134 J. CI'IM'HIKU
périotle de pluies pendant la saison froide. Même pendant cette se-
conde période, le nombre de jours pluvieux est restreint et les préci-
pitations présentent donx niaxinia, l'un à la fin de l'auto^mne, l'antre
an début du printemps. Environ la i)rcMni<M(^ cpiinzaine de mars, il
tombe quelques pluies diluviennes; c'est aussi le monuMit où f(Mident
les neiges des montagnes. Cette coïncidence amène alors pour le
Sebon et ses affluents des crues violentes qui sont encore aggravées
par la natnre dn sol et le relief.
Les marnes helvétiennes de l'ancien détroit Sud-Rifain qui affleu-
rent snr de vasto'? surfaces ou se trouvent «'i nne faible profondtMir sont
tout à fait impermables; les couches eocènes sont aussi le plus souvent
argileuses. Constamment déblayées par l'érosion, loulc^s c(>s fornialiou^-.
quoique très tendres, se licMinent sous (l(>s pcMiles 1res rnides.
Les jours de grosses pluies, toute la masse d'eau dévale en quelques
heures. A l'échelle de Mechra-bel-Ksiri, alors que le fleuve est depuis
longtemps en plaine et présente une belle largeur, le Sebon peut
monter de 6 à 7 mètres du jour au lendemain eti atteindre ainsi
10'°, 5o au-dessus de l'étiage. Son affluc^nt principal, l'Ouerra, n'est
pas moins torrentiel : la largeur de son lit peut passer de 10 mètres
à I50 ou i5o mètres. Près du poste de Kelaa des Sless, il existe un
bac dont le câble est à ipTjBo au-dessus du plan d'eau ordinaire. Il
est arrivé que les arbres charriés par l'Ouerra ont rompu ce cable.
La puissance d'érosion de ces rivières est en rapport avec la vio-
lence anormale du courant. Le Sebou et ses affluents sont des types
de fleuves travailleurs; leurs eaux ne sont jamais claires et passent
par toutes les nuances du jaune clair au rouge ocreux. Il serait inté-
ressant de mesurer le volume des éléments solides charriés au mo-
ment des grosses crues : ce volume serait considérable. Dans le Haut
Sebou, quand on parle d'installer une usine hydro-électrique, on est
obligé de prévoir un bassin de décantation.
On devme ce qui va se produire en plaine. Pour le Sebou comme
pour ses affluents, la puissance de transport s'épuise au fur et à me-
sure de l'affaiblissement de la pente; ils laissent tomber leurs allu-
vions par ordre de densité décroissante. Mais entre le fleuve princi-
pal et ses affluents, les conditions ne sont pas égales et le résultat
est différent.
LES « MERJAS » DE LA PLAL\E DU SEBOU 135
Grâce à son volume d'eau qui reste suffisant toute l'année, le Se-
bou a maintenu son lit et son accès vers la mer. Ce n'est pas sans dif-
ficulté, comme on peut aisément le constater encore aujourd'hui à
son embouchure. Le vent d'Ouest y poursuit son travail d'édification;
la dune de la rive droite continue à s'avancer en pointe au Sud-Ouest,
elle rejette toujours plus au Sud le fleuve qui doit entailler sa rive
gauche pour se frayer un passage. Il est possible que l'orientation du
Sebou dans son cours inférieur soit due à l'action continue de ce
phénomène se répétant toujours dans le même sens. Le travail du
vent se trouve facilité par l'œuvre propre de la barre fluviale qui
tend aussi à obstruer le chenal; la profondeur d'eau s'y trouve, par
marée basse, inférieure de 3 ou 4 mètres au lit du fleuve en amont.
Contre ces deux forces dangereuses, le Sebou lutte victorieusement
grâce à son volume d'eau accru par la marée haute. A mesure que
son débit baisse, le chenal de l'embouchure s'affaiblit. On peut, cha-
que été, prévoir que le fleuve va être arrêté; mais en hiver il reprend
l'offensive; ses grandes crues sont comme autant de vigoureux coups
de balai qui débarrassent le chenal des sables qui tendent à l'obstruer.
Cette victoire remportée à l'embouchure se répercute en amont.
N'ayant pas été privé d'un niveau de base fixe, le Sebou a pu de mê-
me maintenir la fixité de son lit; du moins, s'il a eu — comme il est
à peu près certain — des variations, elles ont été assez lentes pour se
faire sans accident , c'est-à-dire sans divagations. Ainsi le Sebou n'a
pas été enterré sous ses propres alluvions ou barré par elles. A mesure
qu'elles se déposaient dans le fond du lit, le fleuve s'y creusait un
nouveau lit entre des berges dont la hauteur paraît singulière dans
ce pays si bas. Le résultat fut un exhaussement général et la création
de cette originale chaussée au milieu de laquelle serpente le Sebou.
Tout autre a été le sort de ses affluents. Il leur aurait fallu accomplir
un travail symétrique à celui du fleuve principal, scier la chaussée
à mesure qu'elle s'élevait, maintenir ainsi le contact avec le Sebou,
comme celui-ci le maintenait avec la mer. Ce maintien d'un niveau
de base constant n'a pas été possible à cause de l'insuffisance chroni-
que du débit, à cause aussi de la faiblesse de la pente qui ne permet-
tait pas de compenser cette insuffisance. Le seul affluent qui a pu,
dans une certaine mesure, maintenir ce contact, est le Beht qui est
136 J. Cr.LÉl\IER
aussi le plus abondant. L'été rainèiie périodiqiiomcnl une saison cri-
tique où les affluents, loin de pouvoir liillor conho raccMimiiljiliou des
alluvions du Sebou, n'ont plus la force de siiruiouler les leurs. ()uel-
ques-uns, saignés en amont par les séguias d'irrigation, cessent même
de couler. Ceux qui ont encore de l'eau sont si paresseux que le moin-
dre obstacle les arrête; en arrière de l'obslacle, il se })ro{luit un épan-
dage de l'eau, épandage d^ésastreux puisqu'il amène ime augmenta-
tion de l'évaporation. Ainsi le point où la rivière cesse de couler tend
à reculer vers l'amont, jusqu'à l'endroit où le lit du fleuve est limité
par de hautes rives qu'entretient la vivacité de la pente.
Dans cette plaine de sables instables, il faut peu de choses pour
créer un obstacle. Les troupeaux qui viennent de loin s'abreuver dé-
molissent les berges sablonneuses, piétinent et se vautrent dans l'eau
boueuse; ils élargissent de plus en plus le lit où la rivière n'est plus
qu'une nappe de moins en moins profonde. Très souvent la rivière
est franchie à gué par une piste, il y a dans la plaine plusieurs Mechra
Bemla (gué de sable); les ornières des voitures qui y circulent main-
tenant favorisent l'épandage de l'eau. Or la piste a naturellement
choisi le point où la rivière était plate et sans profondeur. L'Euro-
péen s'embrouille dans ces pistes qui sont tantôt à sec, tantôt cou-
vertes d'eau. Les Marocains sont moins embarrassés : le riche pro-
priétaire passe sur sa belle mule trottinante, impassible devant les
gouttes d'eau boueuse qui giclent sur la selle rouge et la blancheur
du burnous; le pauvre lève un peu plus haut les pieds sur le cou de
son âne; le (( meskine » entre les meskine, tenant d'une main ses
« belr'a », de l'autre les pans crasseux de sa » jellaba », s'engage non
moins résolument sur la piste inondée.
Dans les petites merjas du Hamma on peut constater pratiquement
l'effet produit par cette circulation d'hommes et d'animaux.
Quand un obstacle s'est ainsi formé d'une façon plus ou moins
accidentelle, il a beaucoup de chances de se consolider. Dans ces al-
luvions argilo-sableuses, conservant longtemps de l'eau, le soleil
printanier provoque une exubérance dans la végétation : tiges et ra-
cines fixent la boue humide et le barrage, nourri de tous les apports
postérieurs, devient permanent.
L'importance que peut prendre cette fixation par la végétation n'est
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 137
nulle part aussi frappante que dans la merja du Beht, Elle contribue
à expliquer non plus la formation d'un simple barrage, mais cette
large chute dont nous avons signalé l'originale présence au cœur de
la grande Merja. En débouchant dans le vaste marécage, le Beht forme
par ses apports, un cône de déjection large et épais que le fleuve
pousse en avant sans doute chaque année. Mais la végétation s'est im-
plantée dans ces fines alkivions et en a changé la consistance : cette
végétation a une puissance en rapport avec l'ampleur de la merja et
son volume d'eau; ce ne sont plus de simples joncs, mais de solides
roseaux. Leurs tiges et surtout les rhizomes jouent le rôle de claies
naturelles qui emprisonnent les apports du Beht et expliquent la pro-
gression anormale du cône de déjection : au lieu de se raccorder par
une pente douce avec le niveau de la merja en aval, le front du cône
domine la zone où sort l'Oued el Hadj de près de deux mètres. Cette
rupture de pente est accusée par la cascade.
Barrage ou rupture de pente, tel est le résultat de l'action combi-
née de la végétation et de la faiblesse du courant pendant la saison
sèche. Or les crues d'hiver qui permettent au Sebou de nettoyer son
estuaire, non seulement sont impuissantes à rendre le même service
à ses affluents, mais encore confirment les effets des maigres de l'été.
Ce qui peut subsister du lit de la rivière en plaine est impuissant à
assurer l'écoulement de la crue; la plus grande partie de l'eau se ré-
pand dans la plaine. Cette inondation supprime tout modelé normal;
il se forme des remous qui déplacent le sable, provoquent le dépôt
des éléments en suspension dans l'eau. Quand la crue diminue, il
n'y a pas comme dans un réseau hydrographique bien défini, un re-
trait progressif vers le lit du fleuve. Il n'y -a plus de lit, plus de pente
directrice. L'eau des crues reste sur place, au hasard des petites dé-
pressions : c'est la Merja au début du printemps.
On conçoit d'ailleurs que des circonstances locales, une fixation des
berges dans un sol plus résistant, aient maintenu un tronçon de lit,
de même qu'une route non entretenue continue à être marquée par
ses ouvrages d'art : ainsi s'explique l'existence du Segmet, ainsi s'ex-
plique qu'un même oued puisse former plusieurs merjas successives.
Certaines merjas sont alimentées par les grandes crues du Sebou.
Entre Mechra-bel-Ksiri et Sidi Ali bou Jenoun les berges du Sebou
138
.1. CÉLKRIER
s'abaissent quelquefois, présentant des « fenêtres » d'où peuvent venir
des eaux qui s'écouleront vers les merjas par quelques » soheb », à
sec le plus souvent, ou « Klierarej n. Ces Kherarej, où le sens du cou-
rant varie suivant que la crue monte ou descend, aboutissent à des
cuvettes plates que les inilig'ènes appellent « msila » cl utilisent dans
leur économie rurale. Dans ces conditions l'inondation du Sebou
ampli lie l'action de ses affluents, mais l'action propre» et décisive du
fleuve principal reste la formation de sa double digue.
En somme, la merja est la surface d'inondation d'une rivière qui
subit un sort sendilable à celui des fleuves désertiques et pour des rai-
sons de même ordie : l'irrégularité extrême du débit et l'absence d'un
niveau de base constant (pii ne pennettent pas l'établissement ou le
maintien d'un lit bien défini. La formation des merjas est une vérifi-
cation à rebours des lois du modelé et du drainage, précisément par
leur insuffisante application dans la plaine inférieure du Sebou.
{A suivre)
.T. GÉLÉRIER.
l'rnfpsstnir de }î(V)^raphie
à rinslilul des Ilaulcs-KLudes Marocaines.
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RABAT
Le travail de la laine, chez les populations indigènes de l'Afrique
du Nord, est essentiellement un travail féminin. La tonte, seule, est
du domaine des hommes; et aussi, dans les villes, le tissage des
étoffes sur les métiers à basse lisse, technique d'introduction relative-
ment récente. Toutes les autres opérations, lavage de la laine, blan-
chissage, peignage, fdage, teinture, sauf, parfois, dans les villes;
tissage des tapis, tissage des étoffes sur les métiers à haute lisse, tout
cela est fait par les femmes. Les procédés sont presque tous très
archaïques, et s'accompagnent de pratiques rituelles nombreuses.
Ainsi qu'il arrive pour la plupart des techniques anciennes, chaque
opération que nécessite le travail de la laine est double : elle comporte,
à côté des éléments physiques, des éléments mystiques qui sont peut-
être les principaux; il n'est pas un instrument employé qui ne pos-
sède, en même temps que sa valeur propre d'outil, une valeur magi-
que, souvent plus considérable. Et tons ces travaux sont mis
encore sous le patronage de Lalla Menni, personnage aujourd'hui
presque oublié, issu d'une divinité de l'antique paganisme, vraisem-
blablement d'Ammon lui-même, le grand dieu-bélier des Libyens (i).
La tonte des moutons est une véritable cérémonie. Le jour où l'on
y procède est un jour de fête. On a recours à la tlwizi, l'antique cor-
vée volontaire berbère, qui, d'un usage fréquent, conserve toujours
un caractère rituel très net; toute la communauté travaille pour un
seul, à charge de revanche. On tond les bêtes en chantant des for-
mules destinées à attirer sur elles et sur la laine les bénédictions
célestes; et la journée se termine par des réjouissances (2). Ce qui
(i) Je me permets, sut ce point, de renvoyer le Ipciteiir à mes Notes sur VAmmon
libyque, actuellement sous presse fp. 5--.)
(2) Cette cérémonie n'a pas encore fait au Maroc l'objet d'une étude spéciale : on trou-
140 HENRI BASSET
frappe principalement dans cette cérémonie, c'est sa ressemblance
avec celles qui marquent la récolte des produits de l'agriculture : elle
présente de grandes analogies avec la moisson et surtout avec le gau-
lage des olives (i). La laine est traitée comme un fruit de la terre :
cela n'est point indifférent, et se pourra percevoir aisément en bien
d'autres circonstances.
Une fois tondues, les toisons qui ne sont yias destinées à être ven-
dues brutes sont remises aux femmes, à qui revient le soin de les
transformer en laine prêle à être tissée. Comme tous les travaux,
celui de la laine est soumis aux nécessités des jours fastes et néfastes.
Ceux-ci varient selon les endroits et selon les opérations; mais le
principe existe partout. Ainsi, à Rabat, on ne doit pas travailler la
laine 1(^ jour des quatre grandes fêtes îniisulînanes, ni le vendredi;
le lundi et le jeudi sont au contraire des jours lies favorables. Dans
la région de Demnat, on ne file ni ne tisse la laine le vendredi (2).
Chez les Ntifa (Atlas au nord-est de Demnat), les femmes montent
leur métier le mardi, mais ne tissent ni le dimanche, ni le mercredi.
Chez les Ait Mjild (Rraber du Moyen-Atlas), les femi|mes ne se livrent
à aucun travail de la laine le dimanche ni le vendredi, mais elles
peuvent, ce jour-là, chercher des plantes tinctoriales (3). A Rlida,
on commence le tissage le lundi ou le vendredi (/|). Toutes ces inter-
dictions ise superposent exactement à celles qui existent ou exis-
taient encore réceimment en Europe (5) : constatation que nous aurons
vcra cependant des rcnseipruemcnls dans E. Lévi-Ppovcnçal, Pratiques agricoles et Fêtes sai-
sonnières ■:'es tribus djebalah de la vallée moyenne de VOuarçjlia. Archives Berbères, t. Iir,
p. 96-97 ; pour le Sud-Oranais, Ben Danon, Contribution à Vétude de Vindustrie pastorale
en Algérie et au Maroc, Bail, de la Soc. de Géog. et d'Arch. d'Oran, 1916, p. 3i4; pour
la Tunisie, Menouillard, La tonle du mouton en Tunisie, Revue Tunisienne, 1906, p. 117
sqq. ; Decker-David, L'agriculture indigène en Tunisie, Tunis, 1912, p. SmS : « leis
liommes tondent en chantant, tandis que les femmes, qui aident à préparer le couscous,
poussent des you-you, et que les enfants joiucnt à la agfa,, jeu analogue au jcrolf. .. n
Il s'agit sans doute d'un jeu de mcTne genre que Ifl koara, qui est notre hockey, et dont la
valeur rituelle en Afrique du Nord est bien connue.
(i) Description dans Boulifa. Textes berbères en dialecte de l'Atlas marocain, Alger,
1908.
(2) Boulifa, op. cit., p. 198. L'auteur donne une assez longue description du travail 'c
la laine, mais les rites n'ont malheureusememt pas retenu son attention.
(3) Laoust, Étude sur le dialecte berbère des I\Hifa, Paris 1918, p. 3o9-3io.
(A) Desparmet, Ethnographie traditionhelle de la Meltidja, Revue Africaine, 1919, p. 277.
(5) On en trouvera un grand nombre dans l'enquête de Sébillot : Légendes et curio-
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RABAT 141
bien souvent l'occasion de faire en étudiant ces rites de la laine.
La première opération consiste à laver les toisons, afin de les débar-
rasser de toutes les impuretés qu'elles contiennent. On les fait bouillir
avec une sorte de saponaire; on les lave ensuite soigneusement
à l'eau courante, en les battant fortement. Cela ne semble pas aux
femmes un labeur pénible; elles ne l'accomplissent pas, d'ordinaire,
à la maison, mais dans la campagne, auprès d'un ruisseau ou d'une
fontaine — à Rabat, à la source de Chella ou au bord de la mer; —
elles sont toute une joyeuse bande, et lé travail s'accompagne de chants,
de rires, de plaisanteries. On mange des friandises; on se grise de plein
air; et, dès cette première opération, jeunes femmes et jeunes filles
interrogent à l'envi la laine sur le sort qui les attend. De bien des
choses, elles tirent des présages : de la façon dont se présente la toi-
son au moment oii on l'ouvre, des mottes de terre, des saletés qu'elle
contient, et de la manière dont celles-ci se comportent dans le feu
où on les jette. Et le soir, quand on rentre, on dépose dans un coin
de la maison les toisons lavées, et on les y laisse parfois plusieurs
jours. Car, de même que le grain, après la moisson, peut continuer
à croître sur les aires à battre et dans les silos, de même que le niveau
de l'huile monte spontanément dans les réservoirs où on l'emmaga-
sine au sortir du pressoir, la laine, une fois lavée, peut s'accroître
encore, elle aussi, pour le plus grand profit de son propriétaire : mais
il faut se garder de déranger les forces mystérieuses qui président
à cette croissance surnaturelle. Et cela montre encore nettement l'ana-
logie qui existe dans l'esprit des indigènes entre la laine et les autres
produits de la terre.
faites des métiers, Les fileuses, p. 17 'Sqq. Même défense de filer ià certains jours de la
semaine ou à certaines périodes de l'année, notamment les jours de la Passion, le jour
de Noël ou la veille : « Dans le nord de l'Ecosse et en Danemark, rien ne doit tourn.^"
en rond de Noël au premier de l'an : les oies réussircient mal ou la chairrue se brisera il.
En Suisse, le vent emportera le toit de la maison où l'on aura filé la veille de Noël. En
Belgique, il ne faut pas laisser apercevoir aux arhres un rouet pendaint cette nuit : ils
n'auraient pas de fruits Tannée suivante. » {ibid., p. 19). De même, dans l'Afrique du
Nord, l'interdiction de travailler la laino le jour de 'Âchoûra est presque générale. Elle
Sv^mble, dans les deux cas, devoir s'expliquer de la même manière. Noël et 'Aehoùra sont
deux- fêtes de renouvellement de l'année : il faut éviter à ce moment tout ce qui pour-
rait « nouer » l'année nouvelle — donc, avant tout, le travail de la Hiine, avec ses
(useiaux ou ses rcuets qui tournent, et ses métiers où les fils se nouent.
I4â HENRI BASSET
Cette croyance, dans les villes, tend, comme tant d'autres, à s'effa-
cer. Mais alors, on peut saisir parfois le passage de la croyance au
souvenir légendaire. Interrogée sur ce point, une vieille fîleuse de
Rabat raconta qu'autrefois la laine s'accroissait d'elle-même après
qu'elle avait été tondue; mais aujourd'hui, depuis que les hommes
sont devenus méchants, il n'en est plus rien. Ainsi se constitue ou
se fortifie peu à peu dans l'espiiL j)()pulaire le souvenir d'un âge
d'or, où tout \enait sans cffoit, où l:i ualiirc rliiil |)his généreuse,
et les hommes meilleurs.
La laine, une fois lavée, est i)eignéc, blanchie au soufre; bref,
transformée en mèches prêtes à être filées. Ces opérations sont faites
à la maison, grâce, le plus souvent, à la même aide apportée par
les voisines, surtout si celle laine doit èlre employée à confectionner
le trousseau d'une fiancée. Le travail se mêle de pratiques rituelles,
qui peuvent, selon leur fin, se classer en deux grands groupes. D'une
part, les pratiques qui n'ont pas d'autre but que le travail même
de la laine : chasser les mauvaises iniluences qui peuvent se trou-
ver en elle, et la mettre dans les conditions magiques les plus favo-
rables pour raccomj)lissemenl ihi travail; car une bonne partie de
celui-ci est l'œuvre des forces incluses dans la laine et dans les ins-
truments eux-mêmes. D'autre part, des rites divinatoires nombreux,
encore que les questions auxquelles ils doivent répondre soient peu
variées. Les ouvrières de la laine sont, en très grand nombre, des
jeunes filles ou des jeunes femmes. Ce qui les intéresse surtout dans
l'avenir, c'est de savoir, les unes, si elles se marieront, et à quel
genre d'époux; les autres, si elles auront des enfants, et leur sexe,
et leur destinée. Tout est matière à présage, et les instruments mêmes
— nous le verrons aussi du métier à tisser — peuvent jouer un
grand rôle dans cette magie divinatoire. Mais je ne m'attacherai pas
ici à décrire ces rites, car ils sont déjà connus: M. Doutté a rapporté
dans tous ses détails la cérémonie tlemcenienne dans laquelle le grand
peigne à carder déguisé en homjme apparaît comme le substitut magi-
que du fiancé désiré (i) ; et les croyances relatives à ces travaux prélimi-
(l) Magie et Religion dans l'Afrique du iVord, Alger, 1909, p. 38A-385.
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAÎNE A RABAT 143
naires de la laine ont été recueillies avec beaucoup de soin par MM. Bel
et Ricard dans leur étude sur Le Travail de la laine à Tletncen: une
enquête menée à Rabat n'a pas révélé, à propos de ces opérations, de
rite vraiment nouveau.
Je voudrais bien plutôt insister sur les pratiques rituelles du filage
et du tissage, celles qui se concentrent autour du fuseau et du métier
à tisser d'ancien modèle. D'abord, elles sont très mal connues : jamais
encore elles n'ont été étudiées dans l'Afrique du Nord; même l'excel-
lente monographie de MM. Bel et Ricard s'applique à l'industrie d'une
ville où le rouet s'est substitué généralement au fuseau, où le métier à
basse lisse des hommes a remplacé l'antique métier à haute lisse fémi-
nin, où les vieilles techniques ont disparu, entraînant les vieilles
croyances. Ensuite, de tous les rites de la laine, ce sont les plus im-
portants, les plus caractéristiques, et cela se conçoit : filage et tissage
sont les deux opérations fondamentales, celles qui transforment le
plus complètement la matière offerte: créer avec des brins de laine
des fils résistants; avec ces fils, un tissu, est une chose bien faite pour
remplir d'im étonnement mêlé de respect et de crainte un esprit peu
cultivé, disposé à voir partout l'action des forces occultes.
On file encore la laine, dans les campagnes berbères, comme la
filait la reine Berthe, et Jeanne d'Arc en gardant ses moutons; on la
file avec la quenouille et le fuseau. Le rouet — inestimable progrès
— n'a encore pénétré que dans les villes, et point dans toutes. L'ou-
vrière tient serrée contre elle la quenouille, roseau fendu, où sont
enroulées les mèches de laine; devant elle, danse le fuseau suspendu
à une extrémité de ces mèches, que son mouvement continu trans-
forme, en les tordant, en un fil résistant. Ce fuseau est une simple
broche de bois; à une extrémité, un sillon, creusé parfois dans une
armature métallique, saisit le fil; à l'autre, un peson, volant en mi-
niature, actionné à petits coups par l'ouvrière, fait tourner rapidement
le fuseau. Instrument ingénieux et simple, extrêmement archaïque,
et vraisemblablement, partout où il fut employé, investi d'un grand
pouvoir magique; on en trouve la trace jusque dans les contes de
144 IlENUI BASSET
IVMrault : c'est pour s'être piquôe avec un fuseau (pic s'endormit la
Belle au Bois dormaul [\). Vax loiil cas, ce cai'aclric iuai>i{]iic (îsI Ire-,
nettement accusé chez les Berbères. Très souv(miI, le l'iiseau semble
avoir une valeur d'amulette. Chez les gens du Moyen- Allas méridional
et du Haut-Atlas, on suspend le pcson aux cornes des vaches qui vien-
nent de vêler; chez les .Ihàla, lierl)èr(>s arabisés du Nord-marocain,
on attache un frai^ment de fuseau au cou des Anes pour les préserver
des influences néfastes. Il est vraisemblable que le fuseau, pointu,
arjit alors comme talisman contre le mauvais œil. C'est peut-être aussi
pour celte raison qu'à Blida, lors de la cérémonie du septième jour
après la naissance, au cours de laquelle on présente l'enfant à la mai-
son et aux génies familiers, on i)lace sur sa poiliine un fuseau en
même temps (ju'un j>elil miroir rond (2). En d'autres cas, le fuseau
semble servir de substitut phallique. Lors de la circoncision chez les
Berbères de la Haute-Moulouya, le prépuce, sitôt enlevé, est placé sur
un fuseau, et emporté par les femmes au milieu des you-you. Céré-
monie analogue chez les Ait SegliroucJien du Moyen-Atlas (3). Il est
possible que, magiquement, ce transfert en débarrasse l'enfant de
façon définitive. C'est sans doute par suite de la croyance à un lien
analogue que l'on ne saurait, à Blida, introduire sans danger un
fuseau dans la chambre où est le berceau d'un petit garçon de moins
de quarante jours (4). Parfois, le rôle du fuseau esl moins clair. Un
des procédés employés par les sorcières de l'Atlas marocain pour em-
pêcher la pluie de tomber — pratique réprouvée entre toutes dans un
pays 011 la pluie est si nécessaire — consiste à faire labourer un
fumier par un chat attelé à une charrue minuscule : le corps de cette
charrue est souvent constitué par un fuseau.
(i) Voir des exempiles de la valeur magique du fuseau dans Sébiliot, op. cit., passini;
Frazcr, Les orifiines magiques de la royawlé, li-ad. P. II. Loyson, Paris, 1920, p. 53-54-
(2) Celui-ci symbolise vraiscmltlablement le soleil, auquel, dans certaines tribus berbftres
d<' l'Atlas marocain, on pn'îseiiti' encore l'enfant après sa naissance.
(3) Destaing, Étude sar le dialecte berbère des Ait Seghrouchen. Paris, 1920, p. XLvn,
i!\] Desparmet, Ethnographie traditionnelle de la Mettidja, Bulletin de la Société dz
Géographie d\Alger, 1919, p. 222 : « ... tel de ses organes essentiels gauchirait en gran-
dissant et prendrait une forme bistournée ». — A rapprocher de la croyance gcrmain-
que : ((si une femme, pendant les six semaines qui suivent son acoouchenicnt, file de
la laine, du lin ou du chanvre, son fils sera pendu quelque jour » ^Sébiliot, op. cit. ,
l-. 22).
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RABAT 145
Mais, quelles que soient les applications qui en sont faites, il semble
que si le fuseau possède une telle vertu magique, cela vient de ce que,
dans le rudimentaire appareil de filage, il est la partie agissante; tou-
jours en mouvement, tandis que la quenouille est immobile, il semble
doué de vie; et c'est cette victmême qui transforme, chose merveilleuse
pour un esprit simple, une mèche de laine sans consistance en un fil
résistant.
Le rouet, qui s'est introduit à une époque assez récente, et dans les
villes seules, n'a pas eu la fortune magique de l'antique fuseau. Il
est venu trop tard, et c'est un étranger; les vieilles croyances ne se
sont pas attachées à lui; le transfert était d'autant plus difficile que la
technique ancienne continuait à vivre à côté de la nouvelle. Le rouet
sert bien parfois dans des opérations de magie courante, telles que le
nouage de l'aiguillette : mais sa vertu lui vient alors de ce qu'il est
muni d'une roue, beaucoup plus que de ce qu'il est en contact avec
les forces de la laine.
Le caractère magique du métier à tisser est plus net encore que celui
du fuseau. Mais tous les genres de métiers ne le possèdent pas. Les
femmes, dans les villes, ne sont pas seules à tisser la laine. Il s'est
même fait une sorte de partage : elles ont gardé le tissage des tapis,
tandis que les étoffes avec lesquelles on fait les vêtements sont d'ordi-
naire fabriquées par des tisserands. En Berbérie, lorsqu'une industrie
est ainsi partagée, il est normal que les techniques employées par l'un
et par l'autre sexe soient différentes : la femme a gardé la technique
ancienne, l'homme a adopté la plus perfectionnée. De ce phénomène,
la céramique offre un exemple typique : selon les régions, elle est une
industrie féminine ou masculine. Dans le premier cas, la technique est
extrêmement archaïque; les poteries sont façonnées à la main, cuites
à l'air libre, et le travail se fait sur commande; dans le deuxième, les
poteries sont façonnées à l'aide du tour, cuites dans des fours, et desti-
nées à être vendues sur les marchés (i); voilà plusieurs milliers d'an-
(i) Sur les poteries nord-africaines, cf. surtout Van Gennep, in Eludes d'ethnographie
algérienne, et in Varia Africana, publication de l'Université de Harvard, t. II; J. Her.
HESPÉRis. — T. II. — 1922. 10
146 HENRI BASSET
nées que ces deux formes d'industrie persistent côte à côte. L'antago-
nisme entre les deux techniques, cmi malièrc de Lissa«^c, est moins an-
cien, mais non moins marqué. Les tisserands des villes lia\ail](Mil
sur un métier à basse lisse, relativement perfectionné (i), tandis que
celui dont se servent les femmes, dans les campagnes pour tisser les
étoffes, et partout pour fabriquer les tapis, est un métier à haute lisse,
demeuré extrêmement archaïque. Et comme il est naturel, puisque ce
sont les femmes qui l'utilisent et qu'il représente la forme tradition-
nelle de l'industrie de la laine, c'est autour de ce dernier métier à tisser
que se sont conservées les vieilles croyances et les vieux rites. Le
métier neuf, celui dont se servent les hommes, les ignoie à peu près
complètement.
Ces traditions de la laine, conservées par les femmes, se sont main-
tenues dans les villes beaucoup plus qu'on ne serait tenté de le croire au
premier abord, puisqu'il est entendu que les villes sont bien plus
exposées que les campagnes à l'action des influences nouvelles. Cepen-
dant, même urbaine, une industrie féminine est assez peu accessible
à celles-ci : beaucoup nioins qu'une industrie masculine. Cela tient
sans doute à la séparation, si importante dans la vie nord-africaine,
entre les deux sociétés, masculine et féminine, et aux conditions par-
ticulières à chacune d'elles : la première seule est en contact avec le
monde extérieur, et ses nouvelles acquisitions, de quelque ordre
qu'elles soient, ont souvent bien du mal à passer dans l'autre société.
Cela nous explique pourquoi, en étudiant les rites qu'observent
encore aujourd'hui les tisseuses de tapis de Rabat (2), le principal cen-
ber, Technique des poteries rifaines du Zerhoun {Hespéris, 1923, fasc. 3); sur celles des
villes, A. Bel, Les industri>es de la céramique à Fcs, Alger, 1918.
(i) Voir la description de ce métier dans Bel et Bicard, Le Travail de la laine à Tlem-
cen, Alger, 19 13, p. 63-78. On trouvera aussi la description des deux sortes de métiers,
et des hypothèses sur leur origine dans Stuhlmainn, Ein kulturgeschichtlicher Ausflug in
den Aures, Hambourg, 1912, p. ii3-i2i. Cf. aussi le imétier de Figuig, in Pariel, La mai-
son à Figuig, Bévue d'Ethnographie cé de sociologie, 1912, p. 275-276; celui du Mzab,
in Marcel Mercier, La civilisation urbaine au Mzab, Alger, 1922, p. 242-2M.
(2) J'adresse ici mes plus vifs remerciements à Mlle R. Bazet, directrice de l'école ouvroir
indigène de Raibat, dont l'obligeance a facilité mes recherches, et qui, sur quelques
points, a bien vouhi enquêter elle-même d'après mes indications. Il est en effet des que»
lions sur lesquelles l'enquête est pratiquement impossible à iMi hoim'me : seule une femme
peut obtenir les renseignements désirés, et une femme qui ait su gagner l'entière confiance
des musulmanes : ce qui se rencontre rarement.
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RARAT 147
tre urbain de cette industrie au Maroc, on peut retrouver, très vivan-
tes, les traces de croyances extrêmement anciennes. Certes, le tapis
de Rabat, sous sa forme actuelle, est relativement récent; il a peut-
être un siècle et demi d'existence, et l'on pourrait reconstituer ses ori-
«j-ines. Mais quels que soient les modèles, orientaux et locaux, dont
elles se sont inspirées pour le composer, ce sont des ouvrières qui
l'ont créé; elles ont transformé le dessin du tapis qu'elles tissaient sur
leur très ancien métier: mais celui-ci n'en fut pas changé le moins du
monde (i).
Ce métier, à haute lisse, est d'une remarquable simplicité. Deux
grands montants verticaux, en bois; deux poutres horizontales, l'une
en haut, l'autre en bas, entre lesquelles est tendue la chaîne; dans
l'intervalle compris entre ces poutres, trois roseaux, passés horizon-
talement entre les fils de chaîne. L'un, supérieur, les maintient inri-
mobiles vers le haut; l'autre, inférieur, en immobilise vers le bas la
moitié, à laquelle il est attaché; les fils laissés libres par lui sont alter-
nativement tendus et distendus par le jeu du troisième roseau, que
l'ouvrière tantôt lève et tantôt abaisse: ce qui lui permet de glisser les
fils de trame entre les fils de chaîne, et de nouer les nœuds de laine qui
forment le dessin. Le métier nécessite quelques rares accessoires,
dont les principaux sont un lourd peigne de métal destiné à serrer
le tissu, et un couteau qui sert à couper les fils de laine teinte avec
lesquels sont faits les nœuds.
C'est, on le voit, très rudimentaire; mais tout cela, montants,
roseaux et accessoires, est susceptible, à l'occasion, de jouer son rôle
magique. Pris ensemble ou séparément, ces instiuments peuvent don-
ner des indications sur l'avenir, analogues à celles que nous avons vu
déjà demander par les femmes au cours des travaux préliminaires de
(i) Les tisseuses de Rabat se rendent fort bien compte de l'orig'ine mixte diu tapl<i
qu'elles tissent, où se retrouvent à la fois des motifs décioratifis orientaux et locaux.
Elles (racontent à ce sujet cette jolie légende : une cigogne passait un jour sur Rabat,
portant dans son bec un morceau de tapis qu'elle avait pris en Orient, chez les Turcs.
Elle le laissa échapper : il tomba sur une certaine maison, qu'on connaît encore. Ti y
avait là des femmes intelligentes, qui copièrent sur leur métier ce morceau de tapis en
y ajoutant les objets qui étaient autour d'elles : les verres dams lesquels elles buvaient
du thé, les oiseaux sur les branches d'arbres, bien d'autres encore, et jusqu'aux pattes
de la cig-ogne : ce sont en effet les noms d'autant de motifs anciens.
148 HENRI BASSET
la laine; ils peuveiil même inlluencei- la destinée de qui a recours à
leurs bons offices. La jeune lille qui alleinl ses vin<il ou vingt-cinq
ans el commence donc — nous sommes chez les musulmans — h
devenir une vieille tille, emprunte à une tisseuse toutes les pièces qui
composent le métier et lous les accessoires. Rlle se procure ensuite de
l'eau de sept puits différents et découverts, sept puits « dans lesquels
le regard de Dieu se reilcte » : celte prescription est fréquente en magie
nord-africaine. Et le vendredi, à Iheure de la [)rière solennelle du
zohor, disposant aulour (TclK» pièces démoulées du métier el acces-
soires, elle les lave avec cette eau. Quand une femme mariée n'a pas
d'enfant, elle procède, pour en avoir, exactement de la même manière.
Cette pratique, qui a été relevée à Tlemcen, existe aussi à Rabat, et en
bien d'autres endroits de l'Afrique du Nord; on y remarquera, et c'est
loin d'être le seul exemple d'un si étrange mélange, l'uuiou iutime des
croyances magiques et des rites de l'oithodoxie musulmane.
Le peigne de fer qu'on emploie pour resserrer le tissu peut servir
au même usage magique que le peigne à carder. Mais les roseaux du
métier, surtout, semblent doués d'un pouvoir particulier. Le roseau,
d'une manière générale, joue un grand rôle dans nombre de cérémo-
nies et de pratiques magiques; en outre, ceux-ci, dont le jeu permet
l'entrecroisement des fils, sont en rapport très direct avec la vie mys-
térieuse qui, nous le verrons, anime le métier : d'oii leur puissante
vertu. La future mère qui veut connaître d'avance le sexe et l'avenir
de son enfant, s'empare, sitôt le tapis enlevé du métier, de l'un des
roseaux et se précipite à la porte de la maison : voit-elle un homme,
elle aura un fils; une femme, ce sera une fille. Selon l'aspect de la
personne, l'enfant sera riche ou misérable, heureux ou malheureux;
il deviendra puissant, ou restera d'humble condition. Cette croyance
n'est pas spéciale à la Berbérie; on la retrouve, sous une forme tout à
fait analogue, jusqu'en Suède et en Finlande : lorsqu'elle a achevé de
tisser une pièce d'étoffe, l'ouvrière qui veut connaître le sexe de l'en-
fant qu'aura la femme enceinte à laquelle elle pense, sort de sa mai-
son en chevauchant un bâton qu'elle a mis en contact avec le métier :
la vue de la première personne qu'elle rencontre la renseigne (i).
(i) Wikman, Die Magie des Webens und des Webstuhls in schwedischen Volksglau-
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RABAT 149
Et ce n'est point la seule analogie qui se puisse constater entre les rites
du tissage dans deux régions aussi éloignées.
De même que le métier et ses divers accessoires, les opérations du
tissage sont en rapport magique avec les événements de la vie hu-
maine, principalement lorsqu'il s'agit d'amour et de mariage.
Le premier travail consiste à préparer les fils de chaîne : il con-
vient d'abord de leur donner la taille voulue. On plante en terre deux
bâtonnets à une distance égale à la longueur du tapis projeté. Une
ouvrière munie d'une pelote de fil spécial — le fil de chaîne doit être
particulièrement résistant — la dévide en allant de l'un à l'autre de
ces bâtonnets, faisant ainsi autant de voyages que la largeur du tapis
nécessite de fils de chaîne. C'est, pour peu que le tapis soit de grandes
dimensions, un travail long et fatigant; il ne doit pas être interrompu.
Aussi, les ouvrières peuvent-elles se relayer, à condition toutefois
qu'aucune ne soit remplacée par une femme de sa famille, car cela
leur porterait malheur à toutes deux. Éternuer au cours de cette opé-
ration est signe de mort pour soi ou pour quelqu'un des siens : on
cite de multiples cas oii ce présage s'est vérifié. Mais surtout, l'ouvrière,
si elle n'est pas mariée, et les jeunes apprenties qui sont présentes,
doivent se garder d'enjamber le fil tendu : sinon, le jour de leurs
noces, elles ne pourraient remplir leur devoir d'épouses; au contraire,
si elles sont mariées, enjamber ce fil est pour elles de bon augure.
Une fois la chaîne tendue, et le tissage du tapis commencé, les
garçons ne sauraient se glisser, sans s'exposer à une mésaventure de
même ordre, entre le montant inférieur et le sol; même, on s'efforce
d'en empêcher les tout petits qui marchent à quatre pattes; bien qu'on
ne les pense point encore menacés d'un châtiment aussi grave, cela
leur porte cependant malheur : ils sont insupportables tant que le tapis
reste sur le métier, et, en conséquence, reçoivent force tapes et puni-
tions : c'est du moins ce que m'affirma un jour une ouvrière en cor-
rigeant son petit enfant.
ben, Acta Academiae Aboensis, Humaniora, I, 1920. — Sel n une coutume autrefois
répandue, et qu'on retrouve en Allemagne jusqu'au milieu du xviii® siècle, la femme
qui voulait connaître le nom de son futur mari tendait devant sa porte le premier fil
de sa journée : le nom du premier homme qui passait était le nom cherché (Sébillot,
op. cit-, p. 16).
150 IIEÎNUI UASSKl
Mais de co pouvoir malôruianl du luôlitM', il est possible de tirer
des effets bienlaisants : on rem[)l(>ie j>our mettre la vertu des jeunes
filles à l'abri jusqu'à leur niaria^»-e. Une fois le tapis terminé, on ne
le détache pas du métier sans observ<M' une série de rites fort im-
portants, sur lesquels nous reviendrons. Parmi les fils qui le retien-
nent, on rompt d'abord ceux du milieu : la maallnia (maîtresse ou-
vrière) fait passer successivement ses apprenties par l'ouverture qui
vient d'être ainsi ])ratiquée. Au moment où chacune la franchit,
la maîtresse ouvrière lui donne un rouj) sur les reins avec un des
roseaux du métier, en disant :
bènl ~ ti n<is, hait!
"u!d 'n-nns, f^aif!
fille bien née, sois mnr,
fds bien né, sois fil ! (i)
Désormais, môme le voudiaicut-i'lles, elles sont à l'abri de toute
atteinte. Seuleunent, il faudra avoir soin de délier le sortilège avant
leur mariage {:>.). Voici l'un des moyens iMuployés à cette fin par les
femmes de Rabat: métier et tapis y jouent encore leur rôle. On
conserve soigneusement la nira — nous verrons tout à l'heure l'impor-
tance capitale de cette ligne de nœuds — du premier tapis tissé sur un
métier. Lorsque la jeune fille se marie, avant la toilette rituelle qui pré-
Ci ) On rmiarqiicra dans ce dictcm le jou de mots obtenu par l'emploi de doux subs-
tantifs sonnant de manière presque identique.
(?) Cette façon de protéf^'or la vertu des jeunes filles est fort répandue dans l'Afrique d\i
Nord, jusque dans les campagtnes les plus reculées. Ainsi M. Westenmarck la note chez
les Ait Yousi : « ... la coutume veut que foute petite fille soit à un moment donné
conduite trois fois sous les deux traverses supérieuires d'un métier à tisser portant une
trame préparée, afin qu'aucun homme ne puisse la déflorer, et l'effet magique de cette
cérémonie doit évidenwnent être annulé avant les noces. « Westenmarck, Les Cérémonies
du mariage, au Maroc, trad. .T. Arin, Paris, 1921, p. i3?i. Pratique analog-ue à Tlemc«n ;
cf. Doutté, Magie et Beligion, p. 298 ; la jeune fille passe non pas à travers, mais sous
le métier : « on présente la jeune fille à une femme qui fabrique des tapis, des couvertiri^s
ou des haïk, le jour où elle doit achever l'objet qu'elle a sur le métier. Celle-ci prend
la fille par la main gauche, et la fait passer sept fois au dessous du métier, en lui don-
nant chaque fois un coup de balai sur les fesses : au septième coup, la maîtresse ôa
métier s'adressant à la fille doit prononcer ces mots : « Je t'ai nouée par le métier, tu
ne seras dénouée que par le métier. » — Voir ibid. p. 293-294 la cérémonie destinée à
annuler celle-ci : le métier y joue son r^!e, mais il s'y mêle d'autres éléments.
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RAB/VT 151
cède sa conduite dans la maison de son époux, elle prend un fd de cet-
te nira, pose sur un bout le talon de son pied droit, et tenant dans sa
main l'autre extrémité, fait passer ce Hl le long de son dos, sur sa tête,
et enfin, le retient entre ses dents. Les femmes présentes coupent alors
le fil, dont les deux tronçons sont consumés dans un brûle-parfum
placé entre les deux jambes de la mariée, de façon que la fumée monte
jusqu'à elle.
Il n'est pas bon qu'un garçon assiste à l'enlèvement du tapis :
il s'exposerait à périr par le fer. Cette menace s'explique à
l'heure actuelle par le fait qu'on emploie un eouteau pour détacher,
sinon, comme nous le verrons, les premiers des fils qui retiennent le
tapis au métier, du moins la plus grande partie d'entre eux. Mais la
nature de ce châtiment ne saurait justifier en dernière analyse l'in-
terdiction d'assister à la cérémonie, car rien n'empêche les garçons
d'être là lorsque l'on tisse, opération pour laquelle la tisseuse emploie
un couteau chaque fois qu'elle a noué un point. Il y a bien plutôt
danger d'ordre sexuel (i). Le travail de la laine, travail féminin, appa-
raît souvent, en Afrique du Nord, dans l'une ou l'autre de ses
phases, dangereux pour les garçons. A Blida, on ne laisse pas péné-
trer dans la chambre où est le berceau d'un garçon de moins de qua-
rante jours les femmes qui se livrent à l'un quelconque des travaux
de la laine, et l'on se garde d'approcher de ce berceau de la laine
non ouvrée ou non tissée : nous avons vu déjà que la même inter-
diction existe pour le fuseau (2),
Quant aux croyances précédentes, elles s'expliquent principale-
ment, semble-t-il, parce fait que le métier est, par sa destination mê-
me, par le travail qui s'accomplit sur lui, par le résultat qu'il permet
(i) En Suède, où cette interdiction existe, on oroit que le garçon perdrait sa virilité.
Wickjnain, loc. cit.
(a) Cf. Desparmet, Ethnographie traditionnelle de la Mettidja, Bulletin de la Société
de Géographie d'Alger. 1910. p- 222. — A Deminat, rinterdiction d'assister à renl'r'eni.'iit
du tissu est générale. Au moment où l'on va y procéder, on ferme la porte de la chambre
et on la cale soigneusement, afin que personne, hom^me ou femme, ne puisse entrer
(Boulifa, Textes berbères en ^io^lecte de l'Atlas marocain, p. 198). — « En Norvège, quand
on ôte \e tissu de dessus le métier, personne ne doit entrer dans la chambre ni en sortir,
sous peine d'être exposé à une attaque d'apoplexie. La porte est alors fermée et gardée
par quelqu'un » (Sébillot, op. cit., Les Tisserands, p. i/i).
152 IIENUI BASSET
d'obtenir, en rapports tout à l'ait étroits avec la inaf^ne Hes nœuds.
Or, celle-ci, en matière de nia^'ie sexuelle, joue un rôle exlreniement
important, chez les [M)pulalions de l'Alrique du Nord comme ailleurs.
Mais les fils qui oui cir en eonlacl avec ce réservoir de forces magi-
ques qu'est le métier, mieux encore, ayant joué (jiielcpie rôle dans le
travail qui s'élal)ore en lui. en reçoivent une valeur particulière, qui
ne ressort pas nécessairement à la nui^ne des nœuds, ni à la magie
sexuelle. En Algérie, pour que les silos soient iné{)uisal)lcs, on y jette
mille grains d'orge enl'ermés dans une peau de chacal nouée par un
fil de trame pris au métier (i). A Rabat, on se sert d'un tel fil comme
remède, du moins |)réventif : les fillettes l'attachent autour de leur
front pour se préserver des uiaux de tête.
La laine prise au métier tient aussi une grande place, et ce qui est
naturel, dans les rites d'apprentissage. On sait que chez les populations
nord-africaines, aucun apprentissage ne se peut concevoir sans l'inter-
vention d'un saint: sa grâce est bien plus nécessaire encore que l'ap-
prentissage manuel, dont elle dispense souvent. Chaque métier, et
presque chaque opération, a son patron attitré. Le tissage ne fait pas
evception. A Rabat, lorsqu'une fillette ne fait aucun progrès dans
cet art, on s'adresse à Lalla Zîneb el-'A'idiyya, dont la qoubba s'élève
rue Souïqa. On raconte que cette Lalla Zîneb était une tisseuse qui tra-
vaillait très vite: elle réussit un soir à terminer un tapis commencé le
matin même. Aussi, dit-on aujourd'hui d'un travail hâtivement fait :
hndàk i-(ol-diàl-l(iUa-^ïnèb " l-saidnia
C'est un ouvrage digne de Lalla Zîneb el-'Aïdiyya (2).
et l'on en conclut, peut-être abusivement, que le tapis de la sainte
était fort mal fait. Pourtant, c'est à ses bons offices qu'on a recours
pour délier les doigts de l'enfant. On la conduit à sa qoubba, après
s'être muni de raisins secs, que l'on mange dans le sanctuaire. En-
suite on fait absorber à l'enfant, dans un peu de lait, un flocon de
laine recueilli sur le tapis en cours de tissage; et elle dit en même
temps :
(i) Desparmet, Re-ue Africaine, 1919. p. 276, d'après le livre de magie d'Ibn el-Hâjj.
(a) On dit aussi : c'est un tapis des Odlad Sidi Sridi.
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RABAT 153
iâ làlla-zînèh ,
a^teni " l-fhâma
ûftàh-li-bsçrp.
ûgçuudni f-treq " Ifjèr !
Lalla Zîneb, donne-moi l'intelligence, ouvre-moi la compréhension, et
conduis-moi dans le bon chemin.
Lorsque, pour une raison quelconque, la fillette ne peut pas être
conduite à la qoubba de la sainte, la maîtresse ouvrière prend un
flocon de laine au tapis attaché au métier, le pose un instant sur sa
tête, et le fait absorber sur place, dans un peu de lait, à son apprentie.
Celle-ci alors lui baise la tête et les mains, et la /inaîtresse ouvrière
prononce elle-même la formule consacrée : << Que Lalla Zîneb te don-
ne l'intelligence... »
Au reste, il n'est pas mauvais de stimuler par d'analogues pratiques
le zèle et l'habileté des apprenties, même si l'on n'a nullement à s'en
plaindre. Lorsque l'on tisse un tapis, on indique par trois nœuds de
laine blanche glissant le long d'un fil de chaîne l'endroit où doit se ter-
miner chaque bordure, et le centre du tapis. Lorsque celui-ci est ter-
miné, la maîtresse ouvrière recueille la laine de ces trois nœuds de
repère, la met dans sa bouche, l'imbibe d'un peu de stalive et la partage
entre ses apprenties. Celles-ci doivent alors absorber ces brins de laine
dans un peu d'eau, en ^'inclinant au-dessus de la tête de la maîtresse
ouvrière.
Dans tous ces cas, on voit que le rite essentiel est l'absorption du
flocon de laine. L'on crée ainsi entre le métier, la laine et l'ouvrière
un lien magique, qui fut mis, postérieurement peut-être, sous l'égide
de la sainte. Mais le rôle de cette dernière n'est pas superflu : le flo-
con de laine a été en contact avec elle, ou, à son défaut, avec la maî-
tresse ouvrière; il transmettra donc en outre à l'apprentie les qualités
de ces tisseuses émérites. Le rite est particulièrement net dans le der-
nier cas: on sait le rôle de la salive comme véhicule de baraka.
Lalla Zîneb el-'Aïdiyya est particulière à Rabat. Les gens de Salé
n'ont point recours à elle: ils ont leur sainte à eux. Il n'y a pas là seule-
ment une -marque de l'antagonisme traditionnel qui sépare les deux
cités: l'industrie du tissage est trop répandue pour que les tisseuses de
chaque ville n'eussent point éprouvé le besoin d'avoir à portée de la
154 HENRI BASSET
main une prolectiice à laquelle (»lles pussent avoir recours en tout
lemps, el s'adresser lihrenu'nl coninie à l'une des leurs (i).
I>e même que les rites de la préparation de la laine, ceux du tis-
sao^e sont de deux sortes : les rites qui se rapportent à la vie des ou-
vnèixîs, et ceux qui ont poin* but le tissaf^e Ini-même; ces derniers
sont les plus importante. Le métier vide n'est qu'un assemblage de
poutres et de roseaux; sitôt le fd de chaîne tendu, sitôt le travail
commencé, le métier s'anime d'une vie qui lui est propre et
persistera jusqu'au moment où le tapis sera détaclié de lui. Le métier,
sans métaphore, est une personnalité vivante : les ouvrières, qui le
vénèrent et le craignent, sont unanimes h l'affirimer. Même, elles
savent où réside surtout celte vie: c'est dans la n'ira; elles entendent
par là la ligne des nœnds grâce auxquels une partie des fils étant im-
mobilisée, le jeu des autres permet l'entrecroisement des fds de trame :
là en effet réside tout le secret du tissage.
Une telle personnalité réclame beaucoup d'égards; elle est très sus-
ceptible. Il ne lui plaît pas de travailler pour les méchants : si celui
à qui est destiné le tapis n'a pas le cœur pur, il survient, au cours du
tissage, tontes sortes de mésaventures. L'ouvrière qui entre au ma-
tin dans la chambre où est le métier, ne manque pas de le saluer; en
sa présence, elle ne se sent pas seide; elle doit se garder de prononcer
une parole désobligeante, surtout si (*lle s'adresse à lui, et de le traiter
avec désinvolture. Ainsi il est interdit d'accrocher à lui quelque vê-
tement, et surtout de s'asseoir sur la traverse inférieure; une paresse
insurmontable s'emparerait des ouvrières : sans doute le imétier leur
aurait- il transmis sa fatigue ou celle de la personne qui se serait as-
sise sur lui.
Une coutume qui semble avoir disparu à Rabat, mais qu'on re-
(i) Auprès de la qoubba de Lalla Zîneb ost ceUc de Sidi Mengoût. qui de son vivant,
était, dit-on, un forgeron. Il exauce toutes sortes de prières; mais on a sipécialement
rcoours à lui pour guérir un enfant de sa paresse. On Je lui conduit, les mains
liées derrière Je dos; on les détache dans la qoubba du saint, et l'enfant lui demande,
comme à Lalla Zîneb : « gô''udni f-lrëq Ihêr, conduis-moi dans le bon chemin. » Puis
il lui offre des bougies et de l'huile. Si les mains de l'enfant se délie>nt d'elles-mêmes
dans la rue avant l'arrivée à la qoaibba du saint, c'est d'excellent augure. Le "sens du
rite est clair.
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RABAT 155
trouve encore en divers points de l'Algérie, veut qu'on nourrisse le
métier. On dépose sur les montants quelques grains de blé; ou i)ien
l'on fait couler sur la nira quelques gouttes du sang d'un poulet qu'on
égorge: c'est un véritable sacrifice au métier.
Celui-ci n'est pas à l'abri des atteintes du mal. Il redoute particuliè-
rement le mauvais œil. Pour l'en protéger, on a recours aux talismans
ordinaires: on accroche sur ses montants une main découpée dans
un morceau de papier, ou un fer à cheval; parfois, les deux ensemble.
Pour ne point défier la fortune, on s'abstient de supputer le profit que
fera la laine, ce que rapportera le travail, et l'époque à laquelle il sera
terminé. A mesure que l'ouvrage avance, on enroule la partie achevée
autour de la traverse inférieure, le menoual; on la recouvre d'unr-
étoffe, et l'on évite soigneusement de la regarder, car cela porterait
malheur au tapis. Or c'est encore une pratique qui rapproche le
travail de la laine de celui des fruits de la terre: ainsi, lorsqu'on
presse les olives, dans un local qu'on choisit généralement obscur,
les canaux par oii l'huile s'écoule et les réservoirs oîi elle s'amasse
sont recouverts de paillassons qui la cachent aux regards, et que l'on
ne saurait soulever sans dommage.
Cette puissance magique du métier, cette baraka qu'il possède, est
comme toutes les forces de ce genre, à la fois bienfaisante et redou-
table. L'homme qui en profite, sans en être tout à fait le maître,
n'en doit user qu'avec les pins extrêmes précautions, sinon elle ^e
retourne infailliblement contre lui. Ainsi le métier, peut devenir fu-
neste aux hôtes de la demeure où il se trouve, si l'on n'observe pas
quelques prescriptions formelles. On ne doit pas faire pénétrer dans
une maison un métier portant un tapis commencé, car il ferait périr
un des habitants de la demeure nouvelle : peut-être les lois de l'équi-
libre magique exigent-elles qu'une existence disparaisse pour com-
penser celle que l'on vient d'introduire. On peut heureusement
tourner la difficulté : s'il est absolument nécessaire de procéder au
transport d'un tapis en cours d'exécution, on écarte tout danger en
faisant pénétrer métier et tapis par les terrasses et la cour de la
maison: magiquement, ils ne sont pas entrés. 11 est interdit éga-
lement, sous peine de grands malheurs, de placer deux métiers dan'^
156 IIKMIU MASSET
la même chambre, on dans diMix chambros se faisant face : c''est
une CR>yance très répanilne que deux barnhn ne peuvent se rencon-
trer sans danger. Cette inlerdietion éluiit ligoureusement observée
à Rabat Jusqu'à ces tout deinuMS leuips. Mais les tapis de Rabat
sont devenus à la nuxle. et se soûl \eudus de plus en plus cher. Les
tisseuses ont trouvé le moyen, l'appât du t!^ain aidanl, de: concilier
une foils de plus les vieilles croyances et les nouvelles conditions
économiques. Elles se sont avisées qu'on pouvait monter deux mé-
tiers dans la même pièce sans rien avoir à craindre, si il'on prenait
la précaution de les séparer par quelque talisman, comme par exem-
ple un kcskâs (t) de tern^ à c'wm] Irons. On connaît la valeur prophy-
lactique loul à l'ail liénéialc du ehilïic cJTiq dans l'Afrique du Nord.
On aperçoit déjà les priiu-ipaux traits de cette existence magique
qui est celle du métier à tisser. Mais nulle part le caractère de cette
vie n'ap])araît aussi clairement que dans la cérémonie dernière, celle
qui a justement {K)ur but de la lui retirer : cette vie s'évanouit en
même temps qu'on enlève du métier le tapis achevé. On conçoit
combien une telle opération est délicate : l'on s'attaque à une force
magique redoutable, (]ue l'on doit supprimer poiu- jouir de son tra-
vail, sans cependant la détruire tout à fait, afin de pouvoir à nouveau
se servir de son effet bienfaisant. C'est un moment solenrijel entre
tous. Cela se passe à la fin de la journée : iil n'est pas bon de terini-
nev un tapis au début ou au milieu du jour. Toutes celles qui ont
travaillé sont là : maîtresse ouvrière, tisseuses, apprenties; on a con-
vié des voisines et des amies; point de garçon, car cela leur porte-
rait malheur. On a préparé un bol d'eau : la maîtresse ouvrière y
trempe la medra, la fourche, et asperge de quelques gouttes d'eau
le tapis, en récitant cette formule :
sqînâk fd-doniâ,
" sqînâ J" lahrd f
Nous t'avons abreuvé dans cette vie,
abreuve-nous dans l'autre monde.
(i) Marmite troiiée où l'on fait cuire le couscous.
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RARAT 157
On le traite comme les agonisants : à ceux-ci aussi, c'est un pieux
devoir de donner à boire, en leur pressant sur la bouche un li'ngie
très blanc trempé dans l'eau, afin qu'ils ne « partent pas avec la
sioîf », et qu'en reconnaissance ils abreuvent dans l'autre vi'e ceux
qui viendront les retrouver. L'eau restée dans le bol qui a ainsi servi
à désaltérer l'e tapis est sacrée : on ne doit pas la jeter, <( car en elle
est la vie du tapis »; on empêche les enfants d'y toucher, parce que
s'ils la buvaient, leurs facultés intellectuelles seraient paralysées.
On s'en débarrasse en la versant dans un pot de fleurs: la plante vi-
vante absorbe cette âme.
Désormais on peut toucher au tapis, le séparer du métier en rom-
pant l'extrémité des fils de chaîne qui le lient aux traverses. Cela
ne se fait point sans d'ultimes précautions. La maîtresse ouvrière
commence par la traverse supérieure, et rompt d'abord les fils du
centre de la ligne. Pour eux, elle n'emploie pas le couteau : car ce
serait faire injure à la laine que de lui imposer dès l'abord le con-
tact du fer impur; elle les brûle. C'est alors que — rite adventice —
elle fait passer ses apprenties par l'ouverture, ainsi qu'il a été rap-
porté plus haut. Enfin les derniers fils sont coupés, le tapis est retiré
du métier, et celui-ci n'est plus qu'un cadre mort (i). Mais ces rites
ont été bien observés, il reste prêt à ressusciter sitôt que l'on tendra
sur lui la chaîne d'un nouveau tapis; sans ces pirécautions, il serait
mort à jamais; et ce serait en vain qu'on s'efforcerait désormais de
tisser un tapis sur lui.
Toutes ces croyances, tous ces rites, présentent d'étranges analo-
gies avec ceux qu'on observe dans la culture de la terre. Par rapport
au tissu qui se crée en lui, le métier est comme le champ par rap-
port à la moisson qu'il porte. Tout le temps que le grain est en lui,
(i) On pourrait encore retrouver çà et là en Europe des vestiges de croyances très voi-
sines et de rites analogues : « Dans la Flandre occidentale, quand le tissage d'une pièce
de toile est fini, on la coupe en fil de penne. Or il est d'usage que les enfants de 'a
maison tiennent une assiette sous 'e fil de penne quand celui-ci est doupé, afin, comme
on dit, de recueillir le sang de cette pièce de toile- Le tisiserand, pendant qu'il la coupe,
laisse tomber de sa main quelques pièces de monnaie dans l'assiette, et les enfants croient
que cette monnaie sort de la toile elle-même et en forme le sang... En Norvège, celui
qui conpe le tissu déjà prêt doit mettre sur les ciseaux des charboms airdents, sortir de In
chambre et les éteindre dans la cour. » (Sébillot, op. cit-, Les Tisserands, p. ii).
158 HKNUl BASSET
le champ \ï[ iWnie vie merveilleuse (îoiil la rrcollc csl le pioduil.
Cette vie germe avec le grain, ci\)ît avec les épis, s'épanouit en
même temps qu'eux, et se relire au mouuMil où ils louilxMit sous la
faucille du moissonneur. Le champ demeure alors conmie mort; il
mourrait tout à fait si par d'habiles pratiques le laboureur ne savait
lui restitu'er une parcelle de cette vie, poui- que l'année d'après il
puisse encore une fois renaître, et prêter sa force au grain. Croyances
analogues, et rites très semblables. Entr(^ la cérémonie de l'enlève-
ment du taj)is (>l celle de la moisson, il y a une analogie frappante.
C'est de part et d'autre le même respect religieux devant cetlie via
magique que l'on va supprimer, en prenant toutes les préciaulions
pour qu'elle ])iiisse riMiailre. De même que, dans le picinic!!' cas, c'est
la maîtresse ouvrière qui joue le principal rôle, de même la coupe
des premiers épis doit être faite par le maître du champ ou par le
chef des moissonneurs, qui porte le titre de rais, ou celui d'agellid
(roi) chez les Berbères. Comme le fer est proscrit pour couper les
fils de la laine, de même ces épis doivent être rucillis à la main.
Dans l'un et l'autre cas, l'on chante des formules, et ce qui montre
le mieux combien la similitude des deux opérations est sentie profon-
dément par les indigènes eux-mêmes, c'est que ces formules sont
identiques. Les tisseuses ont adopté sans en changer un mot les for-
mules mêmes de la moisson. Lorsqu'on enlève im tapis sur les mé-
tiers de Rabat, les femmes chantent:
mijl, tnù^, ià-fèdd<jnna,
iâ-sobhân-m ^l-lâ-imil^,
qâdèr-bik mûlânâ ihiîk!
Meurs, meurs, 6 notre champ d'orge ;
gloire à Celui qui ne meurt pas 1
Mais ISotre Seigneur peut le rendre la vie ;
ou encore
mût, mut, iâfédddnna,
id-sobhân m'I-ld imut,
iahiik-mûlând,
ba^d-ma-pniit!
mhèrtûk r^àlna,
y,idérsuK tlrdnna !
LES RITES DU TRAVAIL DE LA LAINE A RABAT 159
Meurs, meurs, ô notre champ d'orge ; gloire à Celui qui ne meurt pas!
Notre Seigneur te rendra la vie, après la mort; nos hommes te
laboureront et nos bœufs te dépiqueront (ta récolte) (i).
Les rites du travail de la laine sont donc, en Berbérie, nombreux et
très caractéristiques, ceux surtout qui s'attachent à l'archaïque métier
à tisser encore employé par les femmes. Ces rites, on vient de le voir,
se divisent en deux grands groupes : les uns ont pour objet l'avenir
des ouvrières elles-mêmes, et concernent surtout l'amour, le maria-
ge et la fécondité ; les autres ont pour but d'aider le travail des for-
ces occultes qui participent pour une part prépondérante à toutes les
transformations des brins de laine, depuis leur croissance jusqu'au
moment où ils sont devenus un tissu.
Les premiers de ces rites semblent, tout d'abord, moins fonda-
mentaux: puisqu'ils ne font, en quelque sorte, que dériver du tra-
vail de la laine, qui, sans eux, pourrait cependant être mené à bonne
fin ; tandis que les autres, dans l'esprit des ouvrières, sont 1«l condi-
tion même de ce travail, plus encore que ne l'est l'œuvre de leurs
mains. Cependant, il ne faudrait pas croire qu'ils représentassent une
innovation récente. Un instrument doué d'une puissance aussi con-
sidf'n^able dut être de tout temps le centre de nombreuses pratiques do
magie. D'autre part, les rites de ce genre que nous avons observés en
Berbérie ne sont pas sans rapport avec ceux que l'on rencontre dans
des pays parfois lointains, comme la Scandinavie. Sans doute, les con-
(i) Voir des exemples de ces formules dans Westermarck, Cérémonies and Belief connec-
ted with agriculture..., Helsingfars, igiS, p. 2/1-25 ; Laoust, Mots et Choses berbères,
p. 376-379. — On retrouve chez les Hayaïna (est de Fès) une formule toute semblable :
mût^ yâ feddànna
suhhân men là imût^
kadar mulâna yahyh
ba'den imût^
Meurs, ô notre champ; gloire à Celui qui ne meurt pas ! Notre Seigneur peut le res-
susciter après qu'il est mort. (Westermaax;k, loc. cit.) Ce® formules sont quelquefois ré-
citées par les femmes : ainsi celle que rapporte E. Lévi-Provençal, Pratiques agricoles et
fêles saisonnières des tribus djehalah de la vallée moyenne de VOuargha, Archives Ber-
bères, 1918, p. 16 du t. à p.
160 llENKl BASSET
dilioiis du lra\ail sont les mêmes: rol(>lï<' csl lissée par des l'eiuiiies,
dont les principales préœoiipalions sont parloiii [)eu ni)nd)reiises et
bien semblables: amour, mariage, enfanls; sans doule aussi le métier
à tisser est directement en rapport avec la miagie des nœuds, dont
l'emploi est général, pour des lins presque partout analogues. Des
rites de mèmeordie auraient donc [)u naître autour du métier à tisser,
indépendamment les uns îles autres, en dilTéreuts pays. Ou bien, de-
vant leurs rapports parfois si étroits, faut-il envisager des inlluences
réciproquots du plulol une origine eoiumuineP En ce cas, il faudrait la
elierclier très loin, remonter peut-être à l'époqui^ préhistorique où un
métier à lisser déjà relati\ement perfectiomié, comme l'antique métiei
de Barbarie, s'est répandu en Occident.
En ce qui concerne le deuxième groupe des rites, ceux qui ont
Irait au travail même de la laine — et là encore, l'Europe seimble
avoir comme jadis certaines croyances analogues à celles que nous re-
trouvons aujourd'hui chez les tisseuses nord-africaines — une obser-
vation s'impose dès l'abord: la laine est considérée comme un produit
du sol, de même ordre que le grain et l'huile, et traitée en conséquen-
ce. Comme le grain et l'huile, elle possède une vertu particulière,
éminemment bienfaisante, mais dont il serait dangereux d'user san'^
de minutieuses précautions. Nulle part ce caractère sacré de la laine,
si semblable à celui que l'indigène prête au grain, n'apparaît aussi
clairement que dans les rites du tissage: le métier est au tissu ce que
le champ est à la moisson, le cadre nécessaire pour que s'épanouisse
et se transforme la vie de la laine ou du grain ; et les rites se répon-
dent. Placé devant le mystère de la création, l'homme peu civilisé ne
peut comprendre qu'une matière nouvelle puisse naître, une autre
changer d'aspect, par la seule œuvre de son industrie. Son esprit,
avide d'explication mystique, en forge ou en adopte une, et l'appli-
que ensuite systématiquement à tout ce qui, dans la nature, lui pa-
raît pouvoir s'y prêter.
Henri Basset
LES RUINES DE TINMEL
Tinmel a été tiré de son oubli par M. Doutté qui en a placé dans son
ouvrage En tribu, une magistrale description à laquelle il n'y a rien
à reprendre. Comme on ne pourrait refaire ce travail sans répéter,
moins heureusement certes, l'excellente étude de M. Doutté, nous nous
contenterons de préciser quelques points encore peu clairs, soit d'après
des renseignements pris sur les lieux mêmes, de la bouche des gens
du pays, soit à Marrakech, dans la bibliothèque du oadi Moulay Mostafa
et d'après ses conseils.
Le lieu appelé ïinmel, ïinmal, ou Tinmelel est situé dans la vallée
même de l'oued Nfis à six kilomètres en amont de ïalat-n-Yaqoub.
La grande piste de Marrakech à Taroudant laisse donc Tin-mel à sa
droite.
Suivant une direction franchement Ouest, on quitte Talat-n-Yaqoub
par un sentier rocailleux, parmi les éternels champs en terrasses sur
la rive droite de l'oued.
A j4 kilomètres, on passe a gué sur la rive opposée. Il se trouve là
une petite ride de teirain qu'on franchit avec une extrême facilité.
Immédiatement après, Tinmel commence. L'agglomération actuelle se
devine plus qu'elle ne se voit entre les boqueteaux rabougris, couchée
à la partie inférieure du plan incliné de la montagne sur la rive gau-
che.
A nos pieds s'étale un vieux cimetière de dimensions disproportion-
nées ; il n'est d'ailleurs pas désaffecté et on y enterre encore. Asem-
del Amghar: le cimetière du chef, annonce le guide. C'est dans ce
cimetière qu'on a montré à M. Doutté l'endroit oîj dormirait son der-
nier sommeil Ibn Toumert, le Mahdi des Almohades; une tombe plus
(i) Les pliotopraphic-; jointes à col article sont l'œuvre du regrette Wattier,
Inspecleur des Eaux et Forêts à Marrakech, qui avait adressé en même temps à Iles-
péris une courte note sur les ruines de Tinmel. Ayant appris que la partie d'un travail du
D"" Ferriol sur le même sujet était sous presse, il retira le sien, en voulant bien autoriser Hes-
péris à publier les magnifiques documents que l'on trouvera ici. (N. D. L. R.)
HESPÉRis — T. II. — 1922. Il
162 0' FRRRIOÎ,
grande que les autres sérail la sienne, tout près du mausolée branlant
de Lalla Himmit 'Azza, patronne du lieu.
On verra plus loin ce qu'il faut penser de cette assertion dont
M. Doutté lui-même a fait justice. Si réellement ce cinu'tière remonte
à l'époque des Mmohades, — et il est très vraisemblable qu'il en
soit ainsi — il a dû servir à la tribu des Ait Amgliar, dont il aurait en-
core conservé le nom, et formée des parents d'Ibn ïoumert. Au reste
ces trépassés dorment aujourd'hui sous la protection de cette Lalla
llimmit "Azza. la uùivc aux deux tombes, le corps de cette sainte per-
sonne ayant fait jadis l'objet d'une dispute entre les gens de Tinmel
et les Zenaga.
Suivant toujours le chemin dans la direction Ouest, on atteint, 500
mètres plus loin, le ra\in do Talat n-Waqba: c'est une crevasse à pic
dans le plateau ; elle servait de défense naturelle aux re^nparts de la
ville qui dominaient d'une quarantaine de mètres le talus opposé du
ravin. Entre celui-ci et les murs extérieurs s'étend un espace de trois
cents mètres, en pente assez raide dans sa partie Nord, plus douce
au Sud du côté du Nfis. Il s'y trouve, tout à gauche du sentier, une ci-
terne sans âge, sur la droite, huit haouch, sur la signification des-
quels notre guide ne veut rien révéler de précis: « Ils servent, dit-il,
au jeu de balle, ce sont les enfants qui les ont élevés pour leurs jeux».
Explication peu plausible à moins que le jeu de la balle ne fasse partie
de quelque rite ancestral.
Avant d'aborder la description de chaque partie de la vieille ville,
il faut, pour avoir une vue d'ensemble et situer le tout dans son cadre,
escalader l'escarpement qui surplombe, au nord, les ruines. ïaourirt
N Tidaf, la colline des vedettes: ainsi la nomme-t-on encore, expliquant
suffisamment de la sorte sa destination première. Et de fait il y a au
sommet, des vestiges de murettes en pierres sèches, comme en élèvent
encore de nos jours les berbères quand ils montent la faction.
La petite ville almohade reposait dans le quadrilatère suivant :
Au sud, la ligne à peu près rectiligne de l'oued Nfis dont la rive
gauche servait de défense naturelle ; tandis que la rive droite très es-
carpée porte les trois collines où l'Imam el Mahdi allait chercher l'ins-
piration.
A l'est, le ravin déjà mentionné de Talat-n-Waqba.
TlNMEL, Pl. I
La Vallée de l'Oued Nfis.
La Vallée de l'Oued Nfis et l'emplacement des ruines.
LES RUINES DE TINMEL 163
A l'ouest, un ravin analogue mais de dimensions bien moindres:
Talat-n-W'abdallah, encore dénommé Talat-n-Timezguida.
Au nord, cette même colline des vedettes couvrait la cité; le mur
d'enceinte de ce côté, était bâti à mi-pente, au point oii la roche se
relève brusquement et ne permet plus de placer des maisons.
Cet espace peut avoir de 800 à 900 mètres dans sa plus grande lon-
gueur, de 5oo à 600, dans sa largeur. La face sud ne comportait pas
de mur d'enceinte; le côté ouest semble en présenter des vestiges en
un point immédiatement derrière la mosquée; à la face nord corres-
pondait vraisemblablement un simple mur en pierres sèches, la pro-
tection du poste de vedettes étant jugée suffisante. Seul le côté de
l'ouest, celui qui regarde vers la plaine, le plus menacé par consé-
quent, a conservé des vestiges encore suffisants pour que l'on reconsti-
tue ce que pouvait être cette partie du rempart. En voici le détail :
Reprenons pour faciliter la topographie le sentier à l'endroit ou
nous l'avons laissé, à côté de la citerne et avant les murs. A droite,
sur le rebord qui domine les haoucli, les restes d'une énorme tour
beaucoup plus massive que les autres attire la première le regard. Elle
mesure environ 8 mètres sur 4. Jusqu'à hauteur d'hoanme, les construc-
tions sont en pierre du pays retaillée et cimentée avec un mortier à la
chaux d'une teinte rouge, résistant ; au dessus est un beau pisé à la
chaux épais d'un mètre et demi, à l'intérieur duquel sont inclus de
gros madriers et des pierres. Le sol de cette tour est occupé par le dé-
blai de la toiture qui doit s'être augmenté de débris de toute sorte, car
on y voit quantité de dalles ardoisées Jetées là pêle-mêle. Les indigènes
ont placé ici un sanctuaire (ils en ont mis partout dans ces ruines),
dédié à un seyyid, Moulay Yaqoub, qui ne serait autre qu'el-Mansour,
le plus grand des bâtisseurs du Moghreb. Ils prétendent que c'est là son
tombeau. Ses fidèles, ignorants, en font un fils de ce Moulay Yaqoub
de Fès, patron des sources sulfureuses. Chose remarquable, ce prince
est le seul de sa dynastie dont le nom soit parvenu jusqu'aux grossiers
habitants de la ïinmel moderne. Abd el-Moumen lui-même n'est
qu'un inconnu dans sa patrie d'adoption, dont il a porté si haut la
gloire.
A droite et à gauche de cette tour majeure continuait le mur d'en-
ceinte, flanqué de tours nombreuses mais de dimensions sensible-
464 rt' FEHRIOL
ment réduites de moitié ; elles ne s'élèvent guère plus haut que la
terre qui les environne, ni;»is on les roconnaîl à la liace laissée par
récroulement du pisé, les tas s>inélriqiies de terre rouge en marquent
l'emplacement ; elles devaient étie moins soignées que la tour de
Yaqoub el-Mansour.
Il y en a ainsi 7 à droite de cette dernière, puis on arrive à Bab
Ighli ou porte d'entrée. M. Doutté a pu encore admirer son arc dis-
joint, il s'est complètement affaissé depuis. L'emplacement n'en est
plus marqué que par un double seuil, car c'était une poite (ui chicane
comme les portes actuelles de Marrakech, dont elle était loin d'avoir
les proportions. Les pilastres extérieurs, en [)ierre taillée, ne s'élèvent
plus qu'à un mètre et demi du sol.
Toujours à droite, après la porte, une partie du nuu' e\téri(Mir est en-
core debout. Il mesure ^"'^^o d'épaisseni' et est également biiti en
pierre retaillée avec mortier à la chaux. Ce coin devait être un des
plus soignés de l'enceinte et il ne pouvait en être autrement puisque
c'est par là que pénétraient les Almohades venant on pèlciinage aux
tombeaux de leurs ancêtres. On voit, dans les chroniques de l'époque,
les premiers souverains de la dynastie manifester à tout moment leur
sollicitude pour la cité du Mahdi.
On compte après Bab Ighli encore 4 tours en pierre car, depuis
la porte, tout pisé à disparu; ces gens construisaient apparemment
avec les matériaux les plus près de leur main, en pisé dans les endroits
où se trouvait de la terre, en piern^ quand le rocher afileurait.
Après ces dernières tours, le trajet du nmr n'est plus marqué que
par un entassement informe de cailloux : on n'y peut plus rien relever
qui en puisse indiquer la contexture. Peut-être le mur primitif, qui
ne pouvait être que la continuation de celui de Bab Ighli, ayant subi
quelques déprédations, fut remplacé par un modeste mur en pierres
sèches quand sombra la fortune de Tinmel. Ce sont les débris de
celui-ci qui jonchent le sol.
Sur le côté nord, la trace est encore moins visible, l'entassement
des cailloux se perd au milieu des rochers ou s'égare parmi les restes
d'autres murs dont on ne peut dire l'origine. Dans ce dédale, il est im-
possible désormais de retrouver le fil : seules, des fouilles méthodiques
pourraient donner quelques résultats.
LES RUINES DE TINMEL
165
• 1 l.r.l:
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Fig. 1. — Décorations de la maison du cheikh de Tinmel.
166
D^ FKRRIOL
Les vestiges de murs sur la face ouest sont à pinne visibles du côté
de la mosquée ; cependant il nous a semblé voir, en un point, un
petit escarpement vertical sur le talus du Talat-n-w'Abdallaii, qui
serait le reste d'un pan de pisé. IVien que les traces de murette conti-
nuent de l'autre côté du ravin, uous estiuu.ns que c'était là la limite
de la petite cité montagnarde.
L'intérieur du quadrilatcre abrite quelques maisons misérables,
AT A
/\
13
Fig. 2. — Décorations de la maison du clieikh de Tinmel
groupées autour de la demeure du cheikh, sur la jive gauche d'un
tout petit ravineau : c'est le Tinmel moderne.
La maison du cheikh aurait encore quelque allure si elle ne se trou-
vait à proximité de la mosquée du Mahdi. Ses murailles sont revêtues
à profusion de décorations, dont les curieuses bandes superposées cor-
respondent aux bandes du pisé. L'ensemble présente l'aspect d'un ta-
pis des plus bariolés ; ces points, ces crochets, ces croix, ces angles
et ces triangles sont bien à la base de ces tapis Wawsguit, communé-
ment vendus sur le souk de Marrakech sous le nom de tapis Glaoua
(fîg. I et 2),
La mosquée de Tinmel, — Quelques pas plus loin, sur une légère
ride dominant le fossé de Talat n-vv^' Abdallah, s'élève la célèbre mos-
LES RUINES DE TINMEL
167
quée décrite, il y a quinze ans, par M. Doutté, la mosquée du Mahdi
des Almohades. Les indigènes ne l'appellent plus depuis longtemps
que Tlniczguida toumlilt, la mosquée blanche, blanche par l'intérieur,
grâce à son revêtement de plâtre, car la masse elle même participe
à ce ton vieux cuivré si commun aux monuments moghrebins.
L'ensemble forme un carré d'une quarantaine de mètres de côté ;
pour pouvoir recouvrir un pareil vaisseau d'une toiture, l'intérieur
Fig. 3. — Vieille mosquée de Tinmel et réduit en pisé masquant la porte de droite.
Ce réduit sert actuellement de lieu de prière.
fut compartimenté par une série d'arcatiires sur piliers massifs, en un
damier de petits carrés de /i mètres environ de côté. De la sorte les
madriers taillés dans le bois d'alentour purent être utilisés en guise de
charpente.
De cette forêt d'arcades, il ne reste encore debout que la travée sud,
celle qui correspond au mur dans lequel est aménagé le mihrab. Elle
compte dans un plan parallèle à ce mur, huit piliers massifs fort
bien conservés. Entre chaque pilier et le mur, ainsi qu'entre deux pi-
liers consécutifs, est un arc en briques revêtu de stuc plus ou moins
fouillé ; les arcs entre mur et pilier sont bien mieux décorés que les
autres.
Des neuf carrés ainsi tracés dans cette travée, celui du milieu.
168
D-^ FERUIOL
plus spacieux, répond au iiiihrab, il portail une coupole aujourd'hui
écroulée et dont l'amorçage sur le niur est encoi-e visible.
De même les deux autres carrés, correspondant aux deux angles de
cette travée, comportaient chacune une coupole ; seule c(»lle de l'angle
Est tient encoi^ par un prodige d'éipiilihre, liuilre ;i\iuiL disparu de-
puis longtemps.
Chacune de ces coupoles au plafond très décoié était sui-montée
Fig. 4. — Nids d'abeille de la "coupole du mihrab, actuellement détruite.
d'un toit en tuiles vertes en forme de pyramide très évasée. Celle du
mihrab était à peine dominée par le massif minaret de neuf mètres
sur quatre qui lui correspond extérieurement.
A environ six mètres de hauteur, le mur sud comprend une série
de petites fenêtres romanes régulièrement espacées, servant à donner
la lumière et à assurer la ventilation. De sorte que, vu de l'extérieur,
avec ses coupoles et ses fenêtres, ce mur présente de frappantes ressem-
blances avec celui de la mosquée de la Koutoubia qui lui correspond
à Marrakech.
De chaque côté, dans les faces est et ouest, sont percées trois portes
TlKMII-, Pl, II
L'Intérieur de la Mosquée — Côté opposé au Mihrab.
La Mosquée. — Travée du fond.
: CATALA MIMI. fAXU
LES RUINES DE TINMEL
i69
monumentales, dont les vantaux en cèdre f^arnis de clous étoiles ne
se distinguent de ceux que l'on fabrique encore de nos jours que par
leurs proportions. Entre leurs ais disjoints, la piété des fidèles a en-
tassé un nond)re incalculable d'ex-voto, composés surtout de minuscu-
les cailloux. Elles ne jouent plus sur leurs gonds; celles qui sont en-
tr'ouvertes le resteront définitivement.
Deux d'entre elles sont nuirées ; l'une correspond à la mosquée
Fijï. ;i.
Coquille ornant un pilier en face du mihrab.
actuelle de Tinmel accolée à l'ancienne ; l'autre sert maintenant d'a-
bri aux pèlerins.
La face nord, la plus maltraitée, ne présente que quelques traces
d'ajnorces d'arcades.
D'ailleurs, toute la décoration intéiieure semble avoir été réservée à
cette seule partie sud, la mieux conservée. Nous avons vu que là était le
mihrab. Tl y a quelques années, quand le caïd était à Talat n-Yaqoub,
les prières du vendredi y étaient encore dites en public. Voilà pourquoi
quelques mains pieuses ont pris soin de cette partie du vaisseau. Tandis
qu'ailleurs le sol disparaît sous l'amoncellement des moellons, des bri-
ques et des plâtras descendus a\ec les arcs ruinés et la toitme. Ici, le
170
1)^ l'KRIUOI.
sol est déblayé et im tains de deux mètres sépare cette partie du reste
de la nef emaliic |)ai ime végétation déjà ancienne.
Tons CCS détails d'onuMMcntation méritent d'ôLrc étudiés de près;
il Y a là l)eancoiip à ap|)rendr(^ sur l'évolulion de l'art marocain. Tous
ces motifs, en ctïcl se trouvent dans l'aicliitecture actuelle; mais alors
qu'ici, ils sont traités largement, sol)rcment, par une main sure d'elle-
même, on les reconnaîl dans les œuvres récentes ridiculenjcnl rapetis-
Fig. 6. — Entrée du milirab.
ses, multipliés à l'infini et noyés dans le fouillis du détail.
Le mihrab d'im style si [)iir, est le centre de cette œuvre de haut
goût. Il se détache d'un ton d'ivoire sur le fond noir de sa niche, car la
piété des fidèles y a allumé longtemps des lampes fumeuses et de longs
cierg^es en cire du pays. Quatre hnes colonneltes supportent l'admira-
ble arc brisé dont le stuc a pris la patine du marbre. Un second le cir-
conscrit, et le soidigne, avec tout autour une grosse guirlande à entre-
lacs. Par dessus sont trois grosses fenêtres romanes en plâtre ajouré fi-
nement travaillé. Puis de chaque côté du mihrab, s'ouvrent, ménagées
dans l'épaisseur de l'arcade, deux longues portes cintrées pas plus
n^
TlNMEL, Pl. III
f
-r-slf^
mi .1 "•
. CATALA FRtRCI,PA.KlS
LES RUINES DE TINMEL 171
larges que l'arcade elle-^même; elles donnent accès à deux pièces
de dimensions exiguës. Dans celle de droite, en legardant le mihrab,
sont les restes d'un vieux nrinbar, objet de la véni'iation publique, bien
que grossier et sans cachet. La pièce gauche porte le nom rie Lbab-n-
Mekhzen; il y a, en effet, répondant à rextérieur, une porte murée,
par oij, dit-on, entrait le prince, dont la maison était attenante, sans
être vu.
Le mihrab lui-même est désigné par les indigènes sous le nom de
menber (chaire).
Le pisé de la bâtisse, la conduite qui écoulait les eaux de la toiture,
les briques elles-mêmes qui formaient la voûte des arcs irréprochables,
tous ces matériaux sont d'un fini dont le secret s'est perdu ; il tranche
crûment devant les misères du présent.
Et tout cet ensemble, d'une éblooiissante blancheur sous l'aveuglante
lumière des altitudes, est austère, noble, empreint d'une vraie gran-
deur. Il s'y révèle un artiste incomparable, sûr de lui-même, en
pleine possession de son génie. Son rêve mtérieur, puissant comme le
mouvement religieux qui l'inspira, simple comme la doctrine épurée
des Almohades, s'étale ici au grand jour; il éclate de tous côtés sur ces
arcatures dentelées, sur ces piliers massifs aussi inébranlables que le
dogme unitaire, tandis que les fines eolonnettes qui en soulignent
les angles semblent placées là tout exprès, sous les mystérieuses voû-
tes, pour rappeler la fragilité des choses humaines.
Serait-ce là la mosquée désormais célèbre dans laquelle le vendredi
i5 du mois de Ramadan de l'an 5i5 (Hégire), Ibn-Toumert proscrit et
fugitif se proclama « l'Imàni Infaillible », le « Mahdi annoncé », ayant
pour mission de ramener la justice sur la terre, tandis que ses dix
compagnons, armés de leurs sabres, invitaient le peuple à lui prêter
serment de fidélité .►>
La mosquée qui vit de si humbles débuts était certainement plus
modeste. Le farouche réformateur, qui anathématisait de sa cinglante
éloquence le luxe des Almoravides, n'aurait point toléré un tel luxe
de décors. Les chefs-d'œuvre de ce genre ne peuvent éclore qu'aux
heures prospères, dans la paix des grands empires. Il faut en reportei*
la date plus bas, après les difficiles commeneements du règne d'Abd
el-Moumen, le premier et aussi le plus grand des princes de la dynas-
172 D' FEHRIOL
tie. Le Mahdi en effet, iiial^^ré toute sa science et sa flamme, ne fut
jamais qii un simj)l<^ chef de sect)i;, un agitateur romme on en a tant
vus, et se« ressources furent touJ<yurs modesle.s.
\bd el-Moumen, au cours de sa vie agitée, fit aux heures de reoiieil-
lement le pèlerinage de Tinmel.
Le Nafh et-tib d'e Makkari j>ermet de situer à peu près dians le temps
la constiruetion du temph^ : après la pacification de l'Espagne,
les deux fils de l'émir Ahd el Moinnen, Vn'isof et Yaqoiib, rappor-
tèrent en grande pompe de Cordoue, l'un des quatre exemplaires du
Coran primitif. Ce livre vénéré, fui, avec les ouvrages du Mahdi, pla-
cé dans un coffre ouvragé et exposé à la vénération du peuple dans
la mosquée de la Kouloubia alors en pleine conslruclion. De lîi, les
princes, en grande ponijx', se rendiicnl an ciin^Mièie de Tinmel; ils
y transporlèrtMil a\ec eux les saints livres el les exposèrenl également
dans la mosquée (pii venait à peine d'èli'c terminée. Ainsi, les deux
édifices, celui de l'inmel et celui de Marrakech seraient contempo-
rains, et puisque les ressemblances entre les deux balinu^nts sont si
fraj)[)anles, il se p<Mil (juini même architecte les ait édifiés tous deux.
El-Marrakciii, (pii écrivait à peine ceni ans après les événements
rapportés, nous lail xoir \bd el-Moumen au comble de sa gloire, ve-
nant en pèlerinage à Timnel. Obligé, en i i58, à la suite d'une sédition,
d'envoyer au supplice quelques-uns de ces \ït Arnghar, proches pa-
rents du Mahdi qui avait failli campromettre l'œuvre commune, il
vint en suppliant au tombeau du Maître et profita de son séjour pour
agrandir et embellir la mosquée de la ville.
Les guerres d'Espagne ayant pris fin en 1167, il semble logique de
faire remonter à cette mémorable année 11 58 la construction de ^a
(( mosquée blanche », sous la direction de quelque éminent architecte
ramené de par delà le détroit.
Un autre problème historique est lié à ce monument où se trouvent
le lieu de la sépulture du Mahdi et des princes Almohades? Sans dou-
te, cette splendide bâtisse abrita le tombeau d'Ibn Toumert et ceux des
princes de sa dynastie. Nous aurions devant nous le pendant des sépul-
tures mérinides de Chella près de Rabat et des tombeaux Saadiens de
Marrakech.
Seul, le déblayage du sol de la mosquée peut nous renseigner exiac-
n^
TlNMEL, Pl. IV
La Mosquée. — Mihrab.
. CATALA FIlfllEX. p
LES RUINES DE TINMEL 173
tement sur remplacement des sépultures Almohades. C'est sous la cou-
che des matériaux amoncelés qu'on doit ]e^ retrouver encore intacts,
car la sainteté du lieu a empêché les dévaliseurs d'accomplir leur be-
sogne ; on doit pouvoir en effet reconstruire le bâtiment brique par
brique, car les gens du pays, bien que fort indigents en matériaux,
n'en ont pas emportés une seule. L'écroulement de la toiture doit re-
monter à plusieurs siècles, trois cents ans peut-être [)ui8que sur l'amon-
cellement des décombres, un pistachier térébinthe de dimensions im-
posantes a poussé; voilà pourquoi les indigènes depuis plusieurs géné-
rations, ont perdu le souvenir exact de l'emplacement des tombeaux.
On ne saurait donc sérieuse,ment exiger des habitants de la Tinmel
actuelle quelque précision à ce sujet, pas plus que sur la personne du
grand réformateur qui repose parmi eux. C'est à peine si le nom de
l'Imam el Mahdi est connu d'eux. Le nom d'ibn Toumert est inconnu,
complètement oublié. Oubliés aussi les noms des quatorze princes
ensevelis dans la mosquée aux côtés du Madhi, sauf celui de Yaqoub
el-Mansour.
Diverses versions circulent au sujet du tombeau du Mahdi. Le plus
grand nombre, et parmi eux, surtout, les gens du vulgaire, croient
qu'il est enterré à une centaine de mètres en contre-bas de la mosquée.
Ce serait lui qui y est vénéi'é sous le nom de Sidi Bou Iffaden : le
père aux genoux, ainsi nommé parce qu'il guérit le mal aux genoux
(Yaqoub el-Mansour, par contre, coupe la fièvre). Notre guide nous
conduit vers un haouch de dimensions très honnêtes; à l'intérieur
du cercle décrit, se dressent deux pierres tumulaires; le bord supérieur
de celle placée à la tête présente une forte encoche en forme de crois-
sant, parce que les femmes qui viennent implorer le saint s'arment
d'un caillou et frappent violemment le sommet de cette pierre en
appelant le personnage à haute voix. Il n'y a que ce moyen violent,
paraît-il, pour être exaucé. Tout autour, dominant le haouch, est un
long espace planté de jujubiers arborescents encore jeunes, ce qui
dénote une tombe d'invention récente, car, en ces latitudes, des plan-
tes ainsi placées à l'abri du fer et du feu par la protection sainte ne
tardent guère à atteindre leur complet développement.
Les gens plus cultivés, ou doués tout au moins d'un peu de sens
critique, disent : « Le Mahdi est bien ce Sidi bou Iffaden, qui guérit
174 ir KEKhlOL
le mal aux genoux, mais nul ne sait où il est enterré. Et ceux qui ont
quelques prétentions littéraires ajoutent que le Mahdi repose sous le
minaret même, clans un souterrain, en compagnie de douze rois, ses
prédécesseurs, dont lui-même, le dernier héritier, l'ut le plus grand
de tous.
il était curieux de connaître l'opinion même des indigènes touchant
Torigine des ruines de Tinniel. Avant tout, une chose; les a frappés :
les dimensions imposantes de la mosquée.
Les fenêtres, disent-ils, et ils montrent celles du nmr sud, percées
à six mètres de hauteur, un homme de nos jours, même monté sur un
dromadaire, ne pourrait les atteindre. Les anneaux des portes étaient
si grands qu'un homme les traversait facilement sans se haisser. On
ne les voit plus de notre lem|js, parce que les chrétiens les ont enle-
vés. Et ils en concluent que, seids, des géants ont pu ouvrir des
fenêtres aussi haut perchées et forger des anneaux de porte dans les-
quels un homme passait. En ce temps-là aussi les femmes étaient gran-
des, si grandes qu'un cavaliei- actuel lancé au galop franchirait sans
coup férir le cercle de leur bracelet.
Quant à la ville de Tinmel, elle fut hàtie en une nuit par la fille
de l'Imam el Mahdi pendant que celui-ci était parti en expédition'. A
son retour, l'Imam trouva porte close; il lui fallut parlementer lon-
guement avant que la très prudente jeune fdle se résolût à faire ouvrir.
Pour être complet, -signalons à l'extérieur de la mosquée côté Sud,
des substructions d'un périmètre exigu, aux murs en pierre taillée,
mais paraissant trop minces pour pouvoir remonter aux Almohades.
C'est la Tigemi-n-Uguellid, Maison du roi. Des fouilles seules per-
mettraient de se rendre compte si elle renferme des vestiges intéres-
sants.
D' Ferriol,
Médecin du Groupe Sanitairo Mobile
de Marrakech.
Bibliographie
J. Campardou. — Ilotes archcolo
giques sur la région de Taza. Extrait
du Bulletin de la Société de Géogra-
phie et d'Archéologie d'Oran, 1921,
in-8", 22 p. et 3 pi.
J'ai eu récemment l'occasion, ici mê-
me, de rap'pek>r les fouilles exécutées
par M. Cam-pardou dans la région de
Taza et de Guercif ; les résultat? en
ont été exposés dans divers articles,
notamment : La grotte de Kifan bel
Ghomari à Taza, La nécropole d»
Taza, et Stations préhistoriques à
Guercif (Bull, de la Soc. de Géog.
et d'Arch. d'Oran, 1917 et 1919).
Revenu en France après la démobilisa
lion, M. Campardou a rouvert ses car-
nets de fouilles, et en a extrait ce nou-
vel article. On y trouvera les obser-
vations qu'il a pu faire depuis ses
dernières publications ; des conclusions
sur certains points ; enfin tout un
programme de recherches dans ces
régions.
L'occupation du Toumzit, grâce à
laquelle, en 1918, on a pu explorer
les abords de Taza, a permis à M.
Campardou de constater que la nécro-
pole ancienne n'est pas limitée à l'é-
pejon sur lequel s'élève la forteresse,
mais qu'elle s'étend aussi de l'autre
côté de l'Oued Taza, remontant les
pentes des contreforts du Toumzit;
elle i)résento là les mêmes caractères.
L'on ne peut que se ranger aux con-
clusions de l'auteur, lorsqu'il voit
dans la Taza primitive une qalaâ, où
les populations du voisinage, vraisem-
hlablejuent nomades, entreposaient
leurs grain.'; et leurs objets précieux,
e: auprès de laquelle elles ensevelis-
saient leurs morts. L'on est aussi tout
h fait de son avis, lorsqu'il dit en par-
lant des sépultures : a Somme toute,
il ne serait pas impossible cpie l'usage
des tombeaux de ces nécropoles ait
dépassé l'établissement de l'Islamis
me ». Les tombes à rebord intérieur
se rencontrent en Afrique, comme le
montre l'auteur, depuis l'époque romai-
ne jusqu'à nos jours ; mais si, à Taza,
les tombes de ce genre, sans orientation
nette, ne peuvent dater de l'époque
où l'Islam avait pénétré profondément
les populations, elles ne sont peut-être
pas de beaucoup antérieures. Les po-
teries recueillies au voisinage, faites au
tour, sont assez comparables à celles
de Tlemcen du ix^ ou du x* siècle.
Sans doute n'en a-t-on trouvé aucune
dans les tombes mêmes ; mais le re-
bord est parfois formé de briques cui-
tes ; et le seul mobilier rencontré en
abondance consiste en clous et en char-
nières de fer. Plus anciennes à tout
prendie apparaissent les sépultures que
l'auteur signale sur la crête de Rous
176
HESPÊRIS
er-Re«hi, qui domine au sud le plateau
de Taza ; le mort y était déposé ac-
croupi. 11 est regrettable que le vanda-
lisme de nos tirailleurs ait brisé et dis
perse les poteries qui les accompa-
gnaient.
J'en arrive maintenant au program-
me de recherches : les points où M.
Campardou a relevé des vestiges d'é-
tablissements anciens, sans avoir eu le
temips de faire des fouilles suivies ;
dans une jvi'nsïée dont il faul lui être
reconnaissant, il les indiiiue à ses suc-
cesseurs. Tout d'iibord deux oppida,
;\ fort peu de distance de Ta/a, l'un au
sud, l'autre à l'est. Au Kef Afra, les
restes d'un mur forment une enceinte
de 150 mctres environ sur 200, scnn-e
de débris de silex cl de tessons de
poterie grossière. Des vestiges d'un
chemin y mènent, et l'on remarque,
sur les oueds qu'il traversait, les [ra-
ces de deux ponts : ce qui semblerait
indiquer que l'occupation de l'oppi-
dum s'est poursuivie jusqu'à une épo-
que relativement récente. Au Kern Nés
rani, on discerne, au centre, les rui-
nes d'un village, et au nord, sur un
emplacemf'n'l qui conimand(> admirable
ment la vallée de l'Inaouen, les vestiges
d'un oppidum, mur et habitations.
L'existence de ces points habités est
extrêmement intéressante pour l'histoi-
re de Taza ; mais il est remarquable
que dans tout cela on ne signale rien
de romain.
Entre Guercif et Safsafat, non loin
du poste d'El Mizen, sur la rive
droite du Mloulou, M. Campardou a
relevé toute une série de tombeaux
mégalithiques, dont une vingtaine d'as-
sez grandes dimensions : ce sont des
tumulus fii-culaires ou des pyramides
à étages ; quelques-uns paraissent n'a-
voir pas été touchés. On n'en avait
pas encore signalé jusqu'ici dans cette
région : viaiseniblablement parce qu'à
ce point de vue, elle n'a encore été
que très peu explorée.
Nous devons d'autant plus remer-
cier M. Campardou de ces indications
précieuses, et souhaiter que ce pro-
gi'aiiMuc (le r(><hnr('lics, dont je n'ai re-
produit ici (|uun(' partie, puisse être
bientôt suivi.
Henri Basset
Lient. Bejot. - Etude sur le tatoufi-
ge en Algérie. K.vLriiit des BxiUeim!;
et Mémoires de la Société d'Anthro-
pologie de Paris, séance du Vô juil
let 1920, p. I(;i-1G7.
Quelques observations intéressantes
concernant le tatouage masculin dans
les tribus arabes ou arabisées d'Algérie.
Comme dans le reste de l'Afrique du
Nord, le tatouage masculin est bien
moins dévelop])é que le tatouage fémi-
nin. Il est assez rare, et se réduit à
quelques petites croix, lignes, bu crois-
sants superposés au Iront, à la tempe
ou au nez : à en croire les indigènes
il aurait actuellement une valeur
.•surtout curative ou prophylactique,
l/au'.eur cite également des tatouages
ornementaux aux poignets : mais il
n'indique pas clairement s'ils ne sont
pas partictdiers aux femmes. Plus in-
téressantes à noter sont de véritables
marques tribales : ainsi les deux traits
verticaux sur le nez des Flitta de la
région de Zemmora, et le trait sur
la glabelle des gens d'Aflou ou des
BIBLIOGRAPHIE
177
Onled Amran de Géryville, quelles que
soient les explications secondaires (ren-
dre la vue perçante, écarter le mau-
vais sort) données dans ce dernier
cas. Autre détail important : les
tatouages masculins sont exécutés sou-
vent par des diseurs de bonne aventu-
re ambulants originaires des Béni Ad
dès, fraction des Reguibat de l'extrême
sud marocain.
L'auteur, qui cite le Dr. Bazin et L.
Jacquot, ne semble pas avoir connu
les travaux plus importants de Ber-
thoion et surtout la remarquable sé-
rie d'études du Dr. Herber sur les
tatouages marocains, qui avait déjà
commencé à paraître à la date de cet-
te communication. Si, comme nous
l'espérons, il continue à s'intéresser
à ces questions, il trouvera là toute
une très importante documentation.
Henri Basset.
Baron Carra de Vaux. — Les Pen-
seurs de l'Islam (t. I : Les souverains,
l'histoire et la philosophie politique;
t. II : Les géographes; les sciences
mathématiques et naturelles), 2 vol.
in-12, vii-383 et 400 p., Paris, Geuth-
ner, 1921.
Le plan de cettie publication, dont
voici les deux presmiers volumes et qui
en comprendra cinq, ne laisse pas d'ê-
tre assez original. L'auteur, en un bref
avant-propos, l'explique en mAme
temps qu'il justiQe son projet : il
veut donner au grand public un choix
d'apprécations sur des œuvres maî-
tresses dues à la plume de penseurs
musiulmans, historiens ou géographes,
philosophes ou médecins, théologiens
ou jurisconsultes ; il se défend de four-
nir le moindre catalogue ; il compte.
en brossant un tableau des trois gran-
des littératures islamiques, ne pas seu-
lement présenter des noms ou des ti-
tres de livres, mais « cpielque chose
de vivant, des personnes, des types,
des pensées, des caractères. »
On ne peut qu'applaudir à pareille
entreprise. Si le public français, sur-
tout celui qui habite l'Afrique du Nord,
est en général, assez ignorant des cho-
ses et des gens d'Islam, c'est surtout
parce qu'il manque de travaux de vul-
garisation, qui ne soient pas d'objet
trop spécial et destinés à un petit grou-
pe d'érudits. Depuis quelques années
d'ailleurs, les orientalistes, en France
au moins, prennent soin de combler
cette lacune : des manuels clairs et de
petite étendue, comme par exemple,
celui que M. Gaudefroy-Demombynes
vient de composer sur les Institutions
Musulmanes, contribueront pour beau-
coup à éclairer le public cultivé sur la
société musulmane, sa religion, son his-
toire, son passé littéraire ou artistique.
Aussi bien doit-on accueillir avec fa-
veur la publication de M. Carra de
Vaux, qui correspond de même à un
réel besoin.
D'autant plus que ces deux petits
volumes se lisent avec autant de faci-
lité que d'intérêt et même d'agrément.
Ce sont des suites de récits, où les dé-
tails pittoresques et piquants ne man-
quent pas, souvent entremêlés de lé-
gendes, d'anecdotes ou de passages em-
pruntés aux oeuvres des personnages
étudiés.
Dans le premier volume, après avoir
esquissé à grands traits les portraits
HESPERIS. — T. II. — 1932
178
HESPÊRIS
de grands souverains nuisulmans, tels
que les principaux khalifes 'abbàsides,
Saladin. Soliman le Magnifique ou Mah-
moud le Ghaznévide, l'auteur passe suc-
cessivement en revue les historiens les
plus marquants des dynasties musul-
manes; quelques autres, plus récents,
dont le choix paraît au reste assez
éclectique; puis des historiens turcs ol
persans. El-Mâvvardî et Ibn Klialdoûn
donnent la matière d'un chapitre sur la
« philosophie politique ». Enfin, l'au-
teur présente en quelques pages ia lit-
térature populaire, contes et proverbes.
Le volume suivant n'offre pas moins
d'intérêt; mônH^ il semble appelé à
rendre quelques services aux orienta-
listes, qni y trouveront, rassemblées,
des données éparses dans quelques ou-
vrages antérieurs, sur le passé scien-
tifique des Arabes. En effet, après s'ê-
tre longuement étendu sur certains géo-
graphes ou voyageurs inusuluians, —
et, à ce propos, l'on eût souhaité une
carte, — l'auteur dresse une liste com-
plète et assez claire, agrémentée de
citations ou de traits peu connus, des
savants musulmans qui, au Moyen
Age, firent prospérer ou même créèrent
des sciences comme l'arithmétique,
l'algèbre, la géométrie, la mécanique,
l 'astronomie, la médecine et l'histoire
naturelle. Parfois même, il est difficile
de le suivre dans des exposés techni-
ques, où il emploie une terminologie
un peu spéciale (ainsi dans tout le
paragraphe relatif à la trigonométrie
et à l'invention du sinus et de la
tangente) .
On est surpris par la place minime
que tient le Maghrib dans les deux
premiers tomes des Penseurs de l'Is-
lam. Celte (luasi-exdusion semble abso-
lument injustifiée. La collaboration de
l'Afrique Mineure, pendant les siècles
passés, à l'imposant monument de la
littérature arabe n'a pas été si fjiihid
que l'auteur, par son silence, donna
à le croire. Sans A^ouloir revendiquer
pour un 'Abd el-MoiVmin, un Abou'l-
l.lasan ou un Ahmed el-Mansoûr une
place à côté d'er llachîd ou de Salâh
ed-dîn. on })eut regretter que le
Maglirib ne soit rei)résenté, dans le
chapitre sur les historiens arabes, que
par quelques pages sur el-Maqqarî, ins-
pirées de la notice de Dugat ou extraites
des Analecics. Ibn Khaldoùn lui-même
n'est représenté que sous les traits
d'un coni[)ilatt'ur, et seule vaut sa
« i>hilosophie politique », exposée dans
ses Prolégomènes. Il en va de môme
des géographes, dont les œuvres, pour-
tant, comme les chroniques les plus
importantes, ont déjà fait l'objet de
traductions et ont fourni aux spécia-
listes d'Islam maghribin et même orien-
tal une documentation qu'ils n'ont
point dédaignée.
Malgré cette particularité d'autant
plus regrettable que cette publication
trouvera surtout des lecteurs en Afri-
que du Nord; malgré, aussi, la sorte de
mésestime que souvent l'auteur sem-
ble porter aux œuvres récentes d'énj-
dition orientale (ainsi, t. I, p. 341-343,
il emprunte au Magasin pittoresque de
1882 des « proverbes usités de nos
jours par les Musulmans d'Afrique
dans la conversation », sans avertir
que ces proverbes ont été l'objet d'une
vaste et remarquable enquête de la
part de M. Ben Cheneb), — les deux
premiers volumes des Penseurs de Vis-
BIBLIOGRAPHIE
179
lam laissent bien augurer des suivants
et rendront au public désireux de se
familiariser avec le passé intellectuel
du monde musulman, des services ap-
préciables. E Lévi-Provençal.
Lévi-Provençal. Les historiens des
Chorfa. Paris, Larose, 1922, in-8,
470 pp.
Voici enfin le travail d'ensemble
qu'on attendait sur les temps moder-
nes de la littérature arabe marocaine :
littérature presque exclusivement liit.-
torique, hors quelques rares poèmes
et quelques recueils d'anecdotes; car
de nombreux ouvrages de jurispru-
dence et de théologie, qui nécessite-
raient une étude spéciale, n'appartien-
nent proprement pas à la littérature .
Des Chorfa sortirent, on le sait, les
souverains des dynasties saadienne et
alaouïte qui ont gouverné l'empire ma-
rocain, depuis le XVI* siècle. C'est dire
que M. L.-P. a laissé hors de son
étude les historiens des dynasties an-
térieures, au sujet desquels nul ne serait
du reste plus qualifié que lui pour
donner un pendant aux Historiens des
Chorfa. Il semble bien au demeurant
que, dans la première partie de son
livre, M. L.-P. ait formulé, en étudiant
leur conception de l'histoire, des opi-
nions qui s'appliquent uniformément
à tous les historiens marocains. Cette
première partie, remarquable effort de
généralisation, ne s'adresse pas seule-
ment aux savants : administrateurs ci-
vils et militaires ne perd'ront point
leur temps à la méditer, car l'auteur
y a parfois souligné heureusement cer-
tains traits de l'âme marocaine.
L'histoire, chez les Marocains, est
restée presque jusqu'aujourd'hui la s r
vante de la religion. L'un de leurs
principaux historiens ne commence-t-il
pas son œuvre maîtresse en dfxlarant
soigneusement que, si les esprits dis-
tingués placent l'histoire au premier
rang, c'est qu'elle fait partie des « étu-
des orthodoxes », née qu'elle est pour
ainsi dire avec l'Islam.^ L'Islam lU
effet, dès l'origine, s'attache aux généa-
logies authentiques, cette forme em-
bryonnaire de l'histoire, ainsi qu'aux
récits relatifs à la vie du Prophète et
de ses compagnons. Les Marocains, en
écrivant l'histoire, songent donc plus
ou moins explicitement à défendre
l'Islam, ce qui pourrait passer en quel-
que mesure pour une forme du patrio-
tisme. Quant à l'idée de patrie telle
que nous la concevons nous-mêmes,
elle reste à peu près étrangère à tous
ces auteurs : le cas de tel biographe,
déclarant qu'il écrit sur les cheiks du
Maroc parce que ce pays est sa patrie,
semble isolé.
A vrai dire, essaya-t-on jamais au
Maroc de définir précisément la science
historique.!^ Cette définition est le plus
souvent « noyée dans le pathos des
fleurs de rhétorique » et obscurcie par
la prose rimée; ou bien on se contente
de recopier le chapitre d'Ibn Khal-
doun sur les avantages de l'histoire,
bien que ce grand écrivain semble
somme toute assez peu apprécié par
ses confrères du Maroc.
En un mot, les Marocains s'attachent
à l'histoire des individus beaucoup
plus qu'à celle des événements; il s'en-
suit que les biographes sont parmi eux
bien plus nombreux que les historiens
180
IIESPÉUIS
vraiment dignes de ce nom. El encore
faut-il compter, en lisant ces derniers,
avec les rélieences et les ménagements
qui s'imposent bon gré mal gré à un
auteur investi de fonctions officielles.
D'autre part, le grand défaul de -es
historiographes — M. L.-l». l'a clai-
rement noté ip. 42-43), — c'est que.
hors la cour et les grandes capitales,
rien du pays ne les intéresse : « l'his-
toire du Maroc n'a été en somme, de-
puis le xvi' siècle, qu'une lutte du i>ou
voir central contre les chefs religieux...
Rien île tout cela dans ces œuvres his-
toriques, ou si peu, qu'il faut lire en-
tre les lignes, avec une grande atten-
tion, pour trouver quelques allusions. ;>
On pourrait presque affirmer, sans
faire crier au paradoxe, que les vrais
documents historiques de la littéra-
ture marocaine se trouvent, non pas
dans les ouvrages d'histoire propre-
ment dits, mais épars dans les recueils
biographiques (iarajint) consacrés « à
l'élite intellectuelle et à la noblesse
religieuse. » Cett«î littérature biogra-
phique est très riche, et pour cause :
les tombeaux des saints parsèment le
Maroc et les confréries y pullulent.
Ces œuvres si nombreuses, l^iographi-
ques, hagiographiques, généalogiques et
autobiographiques, constituent un en-
semble de documents que les érudits
devront utiliser tant pour l'étude des
confréries que p'our l'histoire littéraire
du Maroc. Certes, leur valeur histori-
que est discutable; « elles présentent
un aspect aussi fragmentaire que des
documents d'archives, sans en avoir
toujours la valeur » (p. 54), déclare
M. L.-P. qui, afin de le démontrer,
a examiné longuement les procédés des
historiens marocains (information, ex-
position, expression) insistant sur leur*
plagiats, sur leur langue et leur style.
A ce propos, M. L.-P. reprendra sans
doute plus tard l'étude des éléments
proin-emeut liltéiaires que renferment
les œuvres des historiens marocains :
étude qu'il pouvait seulement annon-
cer dans son ouvrage (cf. notamment
p. 127). Nombreux sont en effet les
matériaux que fourniront par exemple
la i\ozluU-el-hadi iral-lfrànî. \^^ Bos-
tâti d'az-Zayyànî, le Montaqâ d'Ibn-
al-Qàdî, chrestomathies presque au-
tant que chroniques; le Jaïch d'Aken-
sous, étouffant parfois les faits histo-
riques sous les poésies; le Hawd-al-
hatoun d'Ibn Ghâzî où l'on rencon-
tre, entre autres, des vers attribués à
Lisân-ad-Dîn lbn-al-I<^hatîb; le Dodour-
ad-dâioiya, document d'histoire litté-
raire autant que document historique;
les Mohadarât d'al-Yousî, précieux té
moignage sur la société où vécut l'au
teur.
Dans cette littérature historique, cinq
auteurs s'isolent au premier rang :
Zayyânî, IfrAnî, NAciiî, Qàdirî et Kat-
tànî, les deux derniers biographes plu-
tôt qu'historiens. M. L.-P. narre pit-
toresquement l'existence mouvementée
du premier de ces auteurs; d'autre
part, il analyse leurs œuvres, non seu-
lement en évaluant leur mérite intrin-
sèque, mais en opérant de l'une à l'au-
tre les rapprochements nécessaires •
car — et c'est un des mérites des His-
toriens des Chorfa ■ — les œuvres y
sont étudiées, non pas isolément, mais
toujours en fonction de l'ensemble.
Au reste, les notices de M. L.-P.
n'excluent pas les travaux de détail
BIBLIOGRAPHIE
181
p-ostérieurs. Son ouvrage est, plus en-
core qu'une série de minutieuses re-
cherches, un tableau largement esquis-
sé où les érudits futurs trouveront l'é-
chelonnement précis des valeurs lit-
téraires et l'indication des pistes à
suivre; tel historien ou biographe dont
on connaissait à peine davantage que
le nom, leur paraîtra tout à coup digne
d'une étude particulière. En un mot,
ce livre élargit singulièrement l'hori-
zon des études relatives au Maroc et
c'est là, semble-t-il, le meilleur éloge
qu'on puisse lui décerner. M. L.-P.
l'a pourvu de tables détaillées, parmi
lesquelles d'excellents index des noms
de personnages et des titres d'ouvra-
ges. Un certain nombre de ces au-
teurs sont encore inédits : M. L.-P.
en a parlé le plus souvent grâce h
l'importante collection de manuscriis
de l'Institut des Hautes-Études maro-
caines dont il vient de publier le ca
talogue (Publications de l'Institut des
Hautes-Études marocaines, t. VII, Pa-
ris, Leroux, 1921, in-8, 306 et 74 pp.).
Autrement dit, une étude aussi com-
plète ne pouvait guère être menée h
bien que par un des maîtres de cette
jeune école. Henri Massé.
Marcel Mercier. La civiUsation ur-
baine au Mzab. Alger, imp. Pfister et
Paris, Geuthner; in-8, 269 pp., 12 fig.
et 12 pi.
Aux premiers temps de l'Islam, un
groupe de musulmans, réprouvant la
politique de modération pratiquée par
le calife Ali à l'égard de son parent et
compétiteur Moawiya, refusèrent de
reconnaître son autorité : c'étaient les
Kharedjiles. Les orthodoxes s'appli-
quèrent à étouffer ce mouvement ex-
trémiste : écrasés une première fois,
les rebelles se regroupèrent autour
d'Abdallah ibn Wahhâb (d'où leur
nom de Wahhabites) mais sans plus
de succès. Dès lors, partagés eu sec
tes, ils se répandirent secrètement dans
le monde musulman. Parmi eux, les
Abadhites, disciples d'Abdallah ibn
Abadh (mort en 750 J-C.) cherchèrent
refuge en Afrique du Nord : prenant
le Djebel Nefousa comme base d'opé
rations, ils s'emparèrent d'abord de
Kairouan; n'ayant pu s'y maintenir,
ils fondèrent à Tiaret la capitale d'uii
véritable empire; en 902, incapables de
résister aux assauts des orthodoxes, ils
abandonnèrent Tiaret qui fut détruite
de fond en comble et transportèrent
le siège de leur puissance dans une de
leurs villes, plus méridionale, Sédrata
d'Ouargla; celle-ci devait, en 1075,
être réduite par un des princes ham-
madites. Alors l' « état de gloire <),
pour parler le langage de la secte, le
céda à r « état de secret » (c'est-à-
dire « état de détresse » ) qui dure
encore aujourd'hui; les Abadhites cher-
chèrent un dernier refuge au Sahara
où ils s'étaient naguère ménagé des
établissements dans la région du Mzab;
et les descendants des hommes de cette
suprême émigration ne sont autres que
les Mzabites, bien connus en Algérie
pour leurs rares aptitudes commercia-
les.
A ces villes abadhites du Mzab, M.
Marcel Mercier vient de consacrer une
enquête qui dépasse de beaucoup les
proportions courantes d'une thèse de
doctorat en droit. Ce travail apparaît
182
IIESPÉRIS
sui'tout comme une remarquable con-
tribution à l'ethnographie; mais c'es^t
en même temps une «3uvre de socio-
logie qui se rattache ainsi aux sciences
juridiques (cf. notamment le chapitre :
divisions sociales de la ville). M. Mer-
cier a recueilli ses documents au cours
de trois voyages au Mzab, de 1915 à
1921.
Le Mzab fait partie, géographique-
meût du Sahara septentrional, adminiô-
trativement du territoire de Ghardaïa;
sa supei-ficie atteint 8.000 kmq. Ce
qui frapjie aussitôt lorsqu'on examine
sa structure, c'est son isolement : d'une
part des dépressions, d'autre part
I immense étendue des dunes déserti
ques constituent en quelque sorte les
remparts naturels du pays; incliné in
N.-O. au S.-E., il est profondément
érodé par les eaux et les vents, d'où
le nom de chebka (filet) que lui don-
nent les indigènes; en un mot, déclare
M. Mercier, « on peut dire sans crain-
te qu'il y a bien peu de contrées aussi
déshéritées sur la terre. » Pourtant,
en dépit du sol rocheux ou sablonneux,
malgré la sécheresse et l'intensité d",
l'évaporation interrompues, rarement
il est vrai, par des pluies diluviennes,
on cultive sans relâche ce plateau in-
grat et l'on y construisit des villes.
Le Mzab resta sans doute inhabité
aux temps préhistoriques et il semble
que les Romains n'y aient jamais péné
tré. Peut-être servit-il de passage aux
caravanes. Toujours est-il que des no-
mades y vivaient certainement avant
l'arrivée des ancêtres des Mzabites ac-
tuels qui y fondèrent successivement,
de 1011 à 1053, et à proximité les
unes des autres, El-Ateuf, Bou-Noura,
Melika, Reni-Sgen, Ghardaïa. Trois
autres villes, Guerara, Berrian et Met-
lili les deux premières créées au .wii,.
siècle, se trouvent à l'écart de l'agglo-
mération principale.
Ces villes, hors Guerara et Berrian
en quelque mesure, furent édiliées sur
des hauteui'S, la question do la sécu-
rité l'emportant sur celle du ravitail-
lement. Elles sui'gissent au milieu d'un
paysage désolé, sans qu'aucun arbr'»
s'élance de la masse des habitations;
celles-ci, loin d'être dispersées capri-
cieusement comme celles des villages
sahariens, se pressent les unes con-
tre les autres, sans jardins, jusqu'au
sommet de la butte dominée par un
minaret quadrangulaire; pas de murs
de terre ou d'argile, mais de la ma
çonnerie solide où dominent voûtes et
portiques. En un mot, villesi nées
d'une volonté qui ne fut nullement sol
licitée par les agréments du lieu, et
dans lesquelles s'agite une population
très dense. Ainsi Ghardaïa possède
476 habitants à l'hectare, ce qui est
considérable si l'on songp, que les mai-
sons n'y ont qu'un étage; qu'on n'ou-
blie pas en effet qu'à Paris par exem-
ple, si tel quartier particulièrement po-
puleux compte 741 habitants à l'hecta-
re, c'est grâce à ses maisons de cinq et
six étages. D'autre part, de même que
les boulevards de Paris suivent le tra-
cé d'anciennes fortifications, de même
les rues circulaires de Ghardaïa rap-
pellent les enceintes successives de li
ville. Tout au contraire des villes mu-
sulmanes orthodoxes, la mosqi:ée y oc
cupe le point culminant, de façon à
constituer à l'occasion une protection
matérielle autant que morale; par con-
BIBLIOGRAPHIE
183
tre, le marché se trouve rejeté à !a
périphérie; il semble donc bien que lo
nœud vital de la ville mzabite soit re-
ligieux, non économique; théorique -
ment du moins, car on verra (p. 69
sqq. de l'ouvrage) que la vie des vil
les mzabites se trouve en fait concen-
trée sur le marché.
M. Mercier, ainsi qu'on pouvait s'y
attendre, a adopté Ghardaïa comme ty-
pe de ville mzabite, étudiant succes-
sivement les points d'attraction (mos-
quée, marché) les contours (remparts,
cimetières), les voies (routes, portes,
rues), les divisions sociales. On ne peut
songer ici à le suivre dans les détails
de cette description raisonnée. On no
tera cependant certains traits particu-
lièrement caractéristiques : le feu qui
brûle, sans doute dans une intention
mystique, au milieu des salles d'écolo
attenantes à la mosquée; les takerhouAt
(décrits p. 56-57), locaux servant à des
ablations rituelles, ablutions plus mi-
nutieuses encore — il s'agit de pu-
ritains — que celles des musulmans or-
thodoxes; l'accès des marchés rigou-
reusement interdit aux femmes de con-
dition libre; la prédilection des Mza
bites pour la viande de chameau (cî.
les détails de dépeçage donnés p. 73);
la mçalla à laquelle se réunissent les
cadis des sept cités, en cas de consul-
tation juridique importante, point qui,
situé hors de toute ville, semble par
là même un sûr indice de tendances
égalitaires (p. 81-82); le désir, inné
chez les Mzabites de revenir mourir
en leur pays; la séparation des cim.>-
tières basée sur les origines tribales;
le si curieux culte des autels sur les
quels on offre des sacrifices (p 88 sq.j.
Le chapitre consacré aux divisions so-
ciales expose successivement la condi-
tion des Juifs du Mzab; les groupe-
ments professionnels et les métiers; la
division fondamentale de la société e.i
tolha (clercs) et aouâm (illettrés) et
l'autre division secondaire, en çofs; le
gouvernement et la police.
Au Mzab, on rencontre les divers
types d'habitation saharienne : tentes,
huttes en djérid, maisons de toub.
Mais on y rencontre surtout la maison
mzabite particulière à la région Ghar-
daïa renferme un peu plus de 1800
maisons contenant chacune six habi-
tants en moyenne, époux et enfants ^la
monogamie est à peu près générale).
La hauteur moyenne des maisons, en
ville, est de six à sept mètres; la mai
son est constituée en substance pa-
une cour centrale d'environ cinq mè
très sur six, surmontée d'un toit sou-
tenu par quatre piliers, et entourée
de pièces assez petites; au-dessus, « un
étage semi-couvert dont le toit est
supporté par une colonnade irrégulièr^e
qui délimite une partie légèrement en
contre-bas de celle à ciel ouvert )>
(voir les pi. XI et XII); entre tout cela
et la rue, un corridor d'entrée, coudé
et flanqué de communs. Habitation \
proportions restreintes, ramassée sur
elle-même, vraie maison urbaine, s'op-
posant nettement par sa conception
aux maisons de Laghouat ou de Toug-
gourt dont les pièces se groupent sans
plan défini, sans souci des dimensions
du terrain, autour d'une cour à ciel
ouvert.
De même que pour la cité, M. Mer-
cier a procédé, pour l'étude de la mai-
son, ab exterioribus ad interiora. Quel-
18i
HESPÉRIS
ques remarques sur les usages et rites
ooiu'cinant seuil et entrée suivent l'exa-
men ilelailié de la porte avec sa ser-
rure ol ses ornements, et du couloir
ireatrée : ce dernier abritant d'ordi-
naire un moulin ;\ fabritiuer, non le
pain uiui ne se fait plus à domicile),
mais le couscous, base de l'alimenta-
tion avec les dattes et le lait aigre. A
la porte s'ajoutent vers la rui\ des
« joiu's » d'aération et des avant-corps
rappelant la moucharabyeh égyptienne.
L'étude des difR'rentes pièces de la
maison marche de pair, dans l'ouvra-
ge, avec celle des divers usages dômes
tiques.
Les Mzabites possèdent, pnir la plu-
part, résidence d'été et d'hiver. Ain-
si, à (iliardaïa. l'oasis (ghâba) se
trouve à 1 km. 500 au N.-O. de la
ville : les habitants s'y installent dans
leurs villas, de mai à novembre, non
seulement pour fuir les chaleurs tor-
rides de la ville, mais encore et sur-
tr<ut atiu de mieux surveiller la culture
de leurs jardins. On a déjà compris,
d'après la contexture géologique du
pays, que toutes ces habitations sont
solidement bâties; à décrire ces modes
et ces rites de construction, M. Mer-
cier a mis le même soin qu'aux autres
parties de son livre; ce souci de i)ré-
cisit)n se retrouve dans le chapitre con-
sacré au mobilier (cf. notamment les
l)ages 238 sqcj. sur les lapis).
L'auteur de ce livre fut bien inspiré
en s 'attachant de préférence au M/.ab
qu'il définit expressivement « une de
ces rares régions de l'Algérie dont
on i)eut dire que l'indigène a su faire
rendre toute sa mesure. » M. Mercier,
de même, a su faire rendre sa mesure
au sujet qu'il a choisi; il convient
donc de souhaiter que, par d'autres
travaux encore, il contribue à main-
tenir les nobles traditions de sa fa-
mille.
Henri Massé.
L'Éditeur Gérant : E. Larose.
Assers. — lurRiMEciE F. Gaultier
s^
LA JUSTICE BERBÈRE AU MAROC CENTRAL
Il est généralement admis que les Berbères du Maroc central sont
•essentiellement anarchiques et que leurs institutions coutumières,
réputées, par ailleurs, variables de tribu à tribu, et même de douar
à douar, sont caractérisées par l'absence presque complète de toute
organisation judiciaire.
Sans doute, Ja coutujme berbère, à l'instar des législations primi-
tives, ne connaît point de magistrats, ni de hiérarchie judiciaire;
mais si, à l'origine, existait seule la vengeance privée, l'habitude de
se faire justice, de s'assurer soi-même, selon ses forces et à son gré,
la satisfaction du droit qu'on estime avoir, la réparation du tort qu'on
juge avoir subi, ce système ne s'est maintenu intact que pour les
droits de la tribu, tant vis-à-vis de ses membres que dans ses rap-
ports avec des tribus étrangères. Vis-à-vis de ses menibres, en effet,
car la tribu se fait justice en face des particuliers; un amazigh ne
plaidera pas contre la taqbilt qui, par l'organe de celui qui détient
le pouvoir exécutif — amghar — et de ses représentants — ima-
saïen ou ihmilen — lui réolame une contribution qu'il juge injus-
lifiée; ainsi, à Rome, on ne plaidait pas contre l'État. Vis-à-vis des
tribus étrangères, car si la tribu étrangère se juge offensée ou si elle
n'obtient pas satisfaction, elle fait la guerre. Ainsi, la tribu se fait
justice elle-même dans ses rapports avec les particuliers et avec les
tribus étrangères.
Au contraire, le même principe ne s'applique pas entre individus,
et les particuliers n'ont pas, seonble-t-il, imême et surtout dans les
tribus berbères restées indépendantes, le droit de se faire justice à
eux-mêmes. Par ailleurs, il est permis de constater une unité remar-
HXfiPiRIS. — T. Il — 1922. |3
186 H. BRUNO
quable dans les instiliilions judiciairos des Braber, contrairement
à l'opinion trop généralement répandue qui croit trouver dans la
diversité des coutumes une caractéristique essentielle des Berbères
du Maroc central.
La djema'à, qui réunit l'ensemble des pouvoirs administratifs et
politiques du douar, n'a pas cependant, à proprement parler, d'at-
tributions judiciaires. Son rôle est ici purement de conciliation, et
€lle ne fait qu'user de son influence pour essayer d'amener un accord
entre les parties.
Les modes de l'appel en justice varient suivant que la tribu a ou
non un clief de guerre {aimjhar), ou, dans les tribus soumises, un
caïd. Quand la tribu est commandée par un amghar ou un caïd, le
demandeur invite, devant témoins, son adversaire à se présenter
contradictoirement avec lui devant la djemâ'â. L'amghar, ou le caïd,
assure alors, par l'intermédiaire des imasaien ou des mokhazenis,
suivant les cas, la comparution du défendeur. Si, au contraire, il
n'y a ni amghar, ni caïd, le demandeur va devant la djemâ'â, seule
autorité constituée, et lui expose ses prétentions; c'est alors la djemâ'â
elle-même qui assure la comparution de l'adversaire. Dans les deux
cas, l'adversaire qui refuse de se présenter est puni d'une amende.
Les parties exi)osent leurs prétentions devant la dje,mâ'â. Elles sont
presque toujours aocoimpagnées de leurs parents, qui ont le droit
de prendre la parole. Les femmes sont admises à se présenter en per-
sonne devant l'assemblée. On entend les témoins, et, s'il en est
d'absents dont l'audition est jugée nécessaire, l'affaire peut être ren-
voyée à une prochaine réunion de la djemâ'â. Les parties et les té-
moins entendus, la djemâ'â s'efforce de concilier les adversaires et
leur propose des bases de transaction. Quelquefois, demandeur et
défendeur se laissent convaincre et le litige se règle ainsi par un
accord conclu devant la djemâ'â. Cet accord porte le nottn d' « ames-
lah ». Le mineur encore chez son père ne peut consentir valable-
ment une transaction; au contraire, la femme peut régulièrement
transiger, même sans le consentement de son omari. L'ameslah est
obligatoire pour les parties, si chacune d'elles a désigné préalable-
LA JUSTICE BERBÈRE AU MAROC CENTRAL 187
ment un amasaï, une caution qui répond de l'exécution de
la transaction.
Dans la plupart des affaires qui lui sont soumises, la djemâ'â invite
en effet chacune des parties à désigner un amasaï; l'amasaï du de-
mandeur est choisi par le défendeur et réciproquement. L'amasaï
ainsi désigné peut être récusé. Au cas de récusation d'un amasaï, la
djemâ'à invite la partie récusante à proposer trois noms d'imasaïen
entre lesquels l'adversaire a le droit de choisir.
L'amasaï est libre d'accepter ou de refuser la mission qui lui est
confiée. Il refusera, s'il n'est pas sûr de voir la partie dont il est la
caution, accepter la décision qui interviendra, car il est lui-même
responsable de cette exécution; le plus souvent, il exigera la remise
d'une bête dont le prix suffira, le cas échéant, à le garantir des
condamnations qui pourront être prononcées. Si le plaideur n'est
pas riche et ne possède pas de troupeaux, il remet en gage son fusil
à l'amasaï, dont c'est la meilleure sûreté. L'amasaï doit, s'il accepte
sa mission, le déclarer expressément devant la djemâ'â.
Si l'une des parties ne trouve pas de répondant dans sa propre
djemâ'â, elle va quelquefois trouver une djemâ'â voisine, à laquelle
elle offre un sacrifice, et qui, par suite, ne peut, sans encourir le
ùr, refuser de lui désigner un amasaï parmi ses membres.
11 est possible, d'autre part, qu'aucun des imasaïen suocessive-
ment désignés n'accepte cette mission. La djemâ'â examinera alors
^'il n'y a pas là une présomption grave défavorable à celle des par-
ties pour laquelle nul ne veut se porter caution, et, très souvent,
en pareille hypothèse, gain de cause est donné à l'adversaire.
Lorsque la djemâ'â n'a pas réussi à concilier les parties ou lorsque
l'affaire traîne en longueur devant elle, les parties vont soumettre
leur différend à un arbitre. La djemâ'â peut conseiller aux parties
d'aller voir tel ou tel arbitre, mais en aucun cas, elle ne peut les y
contraindre. Les plaideurs qui consentent à constituer un arbitre
prononcent habituellement devant la djemâ'â la formule du piquet
188 H. BRUNO
iulu:-n-t(igust. u Nous a\oiis eiifoncé le piqucl. che/ un Lt3il »,
disent-ils.
Dans los affaires ^n^aves qui pourraient mettre aux prises deux frac-
tions et déchaîner la baroud, la djenia'à peut faire appel aux nota-
bles d'autres iljdinà'Vi (jiii s(^ réunissent en conseil n[)pelé ajeinon .
L'ajeniou' donne un a\ is, propose une solution, sans pouvoir jamais
l'imposer. Si les parties refusent de s'y soumettre, ell(>s sont ren-
voyées de\ant l'arbitre; mais, pas plus que la djemà'à, l'ajcjnou' ne
peut désigner l'arbitre appelé à statuer, car, disent les Berbères, le
juge qui ferait l'objet de cette désignation pourrait fort bien être
l'ennemi de l'une des parties.
Les litiges se règlent donc très souvent par voie d'arbitrage, les
parties désignant d'un commun accord un arbitre {anehchani, pi.
inehchamen; anzerju, pi. inzurfa), auquel eiUes soumettent lem'
différend.
L'arbitre est généralement choisi parmi les homjnes réputés sages
et de bon conseil; il peut être pris dans un autre douar ou même
dans une tribu étrangère. L'opinion publique seule confère le titre
d'anehcham, et il y a souvent plusieurs inehchamen dans une même
tribu. D'ailleurs, quand il s'agit de questions de pur fait, les parties
s'en remettent souvent à la décision d'un notable de la djemâ'à,
même s'il n'a pas la qualité d'arbitre.
Les fonctions d'arbitre sont entièrement gratuites : la horma
— l'honneur d'être choisi — est considérée comme une rétribution
suffisante.
Les règles précédemment exposées en ce qui concerne l'appel en
justice, la désignation des imasaïen et l'exécution des sentences pouii"
les affaires portées devant la djemâ'à, sont les mêmes dans la procé-
dure suivie devant l'arbitre, qui est également gratuite.
Quand l'arbitre a été désigné et les répondants choisis par les par-
ties, le jour de la cqmparution est fixé par les imasaïen. Les imasaïen
assistent aux débats, mais ne prennent pas, en principe, la parole;
ils sont là pour entendre la décision de l'arbitre et la faire respecter.
LA JUSTICE BERBÈRE AU MAROC CENTRAL 189
Ici encore, les parties ne sauraient refuser de se présenter devant
l'arbitre; en effet, l'amasaï doit assurer la comparution de son client,
et chaque partie a eu soin de choisir pour son adversaire un amasaï
capable de lui imposer sa volonté. Si cependant un des plaideurs
refuse de se présenter, l'amasaï qui s'est porté fort pour lui doit, le
cas échéant, exécuter en son lieu et place la condamnation qui sera
prononcée; en même temps, il en informe la djemâ'â et la prend à
témoin; ainsi, plus tard, la djemâ'â l'aidera à se faire rembourser
de ses avances.
D'ailleurs^ la coutume berbère n'ignore pas le jugement par défaut :
l'arbitre a le droit de prononcer imimédiatement un jugement contre
'la partie défaillante, s'il y a eu takitiit nhah, c'est-à-dire si les
parties ont prononcé la formule « takitut nhah » (rendez- vous nhah),
devant la djeanâ'â. Si le mot nhah n'a pas été prononcé, il faut trois
défauts successifs pour qu'un jugement puisse être rendu par
l'arbitre contre la partie non comparante.
L'arbitre n'entend jamais directejnent les témoins dont les déposi-
tions sont recueillies par les imasaïen, dans les conditions déterminées
par l'orf. De même, au cas de contestation en matière immobilière,
l'arbitre ne se transporte jamais sur les lieux. Lorsqu'il a entendu les
parties, il les renvoie devant la djemâ'â, qui doit, elle, se rendre sur
les lieux et communiquer à l'arbitre les résultats de son transport.
L'arbitre peut refuser de juger — même si les parties lui ont jeté
le 'âr — quand il trouve l'affaire trop compliquée, mais cela arrive
rarement. Il a la faculté, dans les affaires délicates, de prendre
l'iavis d'autres arbitres, mais lui seul a qualité pour trancher le litige.
m est, d'ailleurs, loisible aux parties de désigner elles-mêmes, au lieu
'd'un arbitre unique, deux ou trois inehchamen qu'elles chargent de
trancher leur différend; c'est ce qui se passe généralement quand
demandeur et défendeur ne sont pas d'accord sur le choix de l'arbitre;
ils désignent alors chacun un arbitre, et, ou bien les deux inehcha-
men siègent en tribunal ensemble, ou bien — si les parties appar-
tiennent à deux djemâ'â différentes — elles vont successivement de-
vant l'un et l'autre de leurs juges. Si les arbitres adoptent la même
sentence, celle-ci est obligatoire pour les parties. Sinon, il y a lieu à
désignation d'un troisième arbitre qui décide souverainement.
190 II. BRUNO
Les parties peuvent s'engager par avance à aoccpier la décision de
J'arbitre, quelle qu'elle soit. Dans ce cas, la décision du premier arbi-
tre est considérée comme sans appel. Ce principe comporte cependant
une exception : il i)eut arriver que, même en pareil cas, l'arbitre
accorde à la partie qui a succombé et qui se déclare mécontente de sa
décision, l'autorisation de recourir au jugement d'un autre arbitre;
c'est le droit i]o souJaii. Mais l'arbitre a Je .droit de refuser le soidali
demandé.
Si les parties n'ont pas convenu de s'en tenir à la décision du pre-
mier arbitre, le plaideur condamné ou débouté peut demander que le
litige soit exanniné à nouveau par un second arbitre. La décision que
rendra ce dernier, même si elle est conforme à la première, ne sera
elle-même souveraine que si les parties lui ont reconnu le droit de se
prononcer sans appel. Bien plus, la partie succombante dans cette
nouvelle instance peut provoquer la désignation d'un troisième arbi-
tre, mais la décision qui sera rendue à la suite de cette nouvelle
épreuve sera sans appel.
La partie qui a succombé devant le premier arbitre, mais à laquelle
les deuxième et troisième arbitres ont successive ment donné gain de
cause, peut, dans certaines circonstances, prendre à partie le premier
juge et le faire condamner à des dommages-intérêts, suivant le cas,
•en nature ou en argent.
11 est possible que les deux plaideurs, après avoir désigné, d'un
commun accord, un premier arbitre dont la décision n'a pas été ac-
ceptée, n'arrivent pas à s'entendre sur le choix d'un second ou d'un
troisième juge. Dans ce cas, ce sont les imasaïen qui désignent, en
leur lieu et place, l'arbitre auquel sera soumise la contestation.
Le serinent judiciaire tagalit, prêté sur un siyd est, en dehors
du témoignage, le mode de preuve le plus fréquemment employé. Il
est déféré par l'arbitre au défendeur, à l'exclusion du demandeur, et
le défendeur doit, en outre, être accompagné de co-jureurs {im-
cfild), dont le nombre varie suivant les tribus. Si les parties sont
du même douar, en môme temps que le défendeur, doit jurer un de
LA JUSTICE BERBÈRE AU MAROC CENTRAL 191
ses parents, désigné par le demandeur; ce co-jureur porte le nom
d' « amenqar ». Cet amenqar peut être un fils du défendeur, même
encore au sein; cet enfant, disent les Berbères, sera puni par Dieu,
si son père est parjure; dans la plupart des cas, la femme sachant
son mari de mauvaise foi, l'invitera à se libérer et à ne pas faire ju-
rer leur fils pour lequel elle redoute le châtiment qui suivrait le
faux témoignage.
Le nombre des co-jureurs est généralement porté à cinq, quand
les parties appartiennent à deux djemâ'â différentes; il y a toujours
parmi eux un amenqar choisi par le demandeur. L'amenqar jure
le premier. Il prend un pan de son selham et en frappe le seuil ou le
mur d'entrée, tout en prononçant la formule sacramenteille; c'est-à-
dire : que ma tente soit vide, soit balayée comme je le fais, si je
prête un faux serment. » Quand l'amenqar a juré, les quatre autres
co-jureurs sont généralement dispensés du serment
On retrouve, en matière de serment, le takitut nhah. S'il y a eu
takitut nhah et si le défendeur ne se présente pas au jour fixé avec
ses co-jureurs, il est condamné par l'arbitre; si, au contraire, c'est
le demandeur qui n'est pas présent, le défendeur fait constater au
moqaddem du siyd l'absence de son adversaire, qui ne pourra plu*^
rien lui réclamer par la suite. Si l'amenqar est malade ou absent et
le fait vérifié par la djemâ'â, le serment est remis à une date
ultérieure.
L'arbitre juge suivant la ooutuime traditionnelle (azref, izref, abrid)
qui réglemente très [minutieusement tous les rapports sociaux, toutes
les questions de droit : statut personnel, statut successoral, statut
immobilier...
L'exécution des décisions est assurée par les imasaïen, qui répon-
dent de l'obéissance de ceux dont ils sont les garants.
Henri Bruno.
LE QÀNOÛN DES MÀTQÂ
Les monuments de la littérature juridique berbère (i) — qânoûn
en Algérie, izref au Maroc — ne se présentent pas, en général, dans
une forme rédigée. Le texte de la norme juridique n'est pas écrit;
la formule en est conservée dans la mémoire des anciens qui la ré-
pètent par cœur et se la transmettent oralement.
Quand une rédaction du texte existe — fait encore rare — ce
n'est pas de leur propre mouvement que les rédacteurs y ont procé-
dé, mais sous l'influence de circonstances extérieures, par complai-
sance ou sur l'injonction de l'autorité. Le plus souvent, alors, elle
est le fait de tolbâ qui ont recours à la langue arabe, non pas pour
Iranserire le texte lui-même en lettres et signes équivalents, la lan-
gue berbère n'étant pas ou n'étant plus une langue écrite, — mais
pour en exprimer le sens; en ce cas, il y a, non pas rédaction, à pro-
prement parler, mais traduction; et l'utilisation qui en est faite en-
suite par les Français s'accompagne nécessairement d'une deuxième
traduction (2). Nous ne possédons guère qu'un petit nombre de textes
transcrits (3) ou traduits (4) directement de la langue berbère en
langue française.
Il est banal, aujourd'hui, de redire le caractère oral de la litté-
rature juridique berbère. Mais peut-être les juristes n'ont-ils pas,
jusqu'ici, pris suffisamment garde à l'incertitude dont ce caractère
(i) V. Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères, Thèse lettres, Alger, Carbone!,
1920, p. 83-IOO. Enumération p. S3-S'|.
(2) P. ex. les textes recueillis par Hanoteau et Letourneux, in La Kabylie et les coutu-
mes kabyles; Nehlil, h'azref des tribus et qsour berbères du Haut-Guir, Archives berbères,
1916, fasc. I.
(3) V. Belkassem ben Sedira, Cours de langue kabyle, Alger, Jourdan, 1887, p. 296-
355, texte non traduit de 9 qânoûn kabyles; Saïd Boulifa, Le kanoun d'Adni, texte et tra-
duction in Mémoires et Texte? publiés en l'honneur du XIV* Congrès des Orientalistes par
l'École supérieure des Lettres d'Alger, Alger, 1905.
(1) Saïd Boulifa, op. cit., Adde les textes recueillis par Masqueray in Formation des cité»
sédentaires-
194 L. MILLIOT
accompagne r€xpression originale de la pensée berbère; et il semble
qu'ils se soient moins encore souciés de la déformation que peut lui
faire subir le procédé de li\ation généralament employé : deux tra-
ductions successives, en doux langues, l'arabe et le français, qui cor-
.ix?sixindeul à deux systématisations différentes. On ne saurait trop
regretter, dans cet ordre d'idées, que nous ne possédions pas les
textes sur lesquels ont travaillé Ilanoteau et Letourneux; et, sans
vouloir en rien diminuer le mérite et la valeur de leur œuvre, il faut
également déplorer la tendance de la jurisprudence algérienne à
y voir, sinon une ccxlification, tout au moins une rédaction défini-
tive des coutumes kabyles.
Nous pensons réduire au minimum les inconvénients que nous
venons de signaler, en donnant la reproduction photographique du
texte du qànoûn des M'àtqâ, en même temps que sa traduction (i),
suivie des observations qu'il comporte.
I. — Traduction.
Louange à Allah, l'unique.
Qu'il répande ses bénédictions sur notre Seigneur Mohammed!
Qanoûn ayant pour objet d'ordonner la jurisprudence des djemâ'â,
d'après l'ancienne coutume suivie dans la tribu des M'âtqà — Allah
les favorise 1
I. — Dans chaque village, il doit y avoir un amîn et des tamân. Ces
représentants désignent ensuite un amîn pour toute la tribu. Cet
amîn (des amîn) choisit lui-môme ses tamân dans toute la tribu. Il
a un droit de contrôle général; aucun litige ne peut être tranché que
devant lui. Toutes les fois qu'une djemâ'â (de village) inflige une
amende à quelqu'un, il (peut) augmenter cette amende et la porter
au triple. Lorsqu'il tranche un litige, sa décision est définitive; per-
sonne ne peut l'annuler.
(i) Le texte lui-même est inédit. Le mérite de ca découverte revient à M. Hacoun-
Campredon, avoué à Tizi-Ouzou, auteur d'une Etude sur l'évolution des coutumes kabyle%,
spécialement en ce qui concerne Vexhérédation des femmes et la pratique du habous, Thèse
droit, Alger, 1921, où l'on trouvera, p. ^8-62, une première traduction du qânoûn dei
M'âtqà.
LE QAIVOUN DES M'ATQA 195
2. De la chef a, — La chef 'a s'exerce sur les immeubles indivis et
sur ceux possédés par des frères.
Lorsqu'un co-propriétaire vend (ses droits sur) un immeuble in-
divis entre lui et un mineur (i), la vente ne devient définitive qu'un
an après la puberté de ce mineur. Jusqu'à l'expiration de ce délai,
ce dernier peut, à tout moment, exercer la reprise de son bien, sans
qu'aucune objection puisse être élevée. Quant à l'absent, il peut
exercer la chef 'a sur sa part et sur celle de ses frères, même si sa
part dans les immeubles est infime. La vente faite en pareil cas ne
devient définitive que trois jours après le retour de l'absent.
Le mineur peut, toutefois, exercer la chef'â tant sur sa part que sur
l'immeuble même dont il possède une part, si minime soit-elle.
3. De la transaction. — Au cas où, à la suite d'un litige, des gens
de bien et des notables interviennent et mettent fin au différend par
un arrangement à l'amiable, cette transaction est définitive et ne
peut être annulée, même de l'accord des parties. Celles-ci ne peu-
vent rien y changer, quelle que soit l'importance du litige.
4. De la procuration (2). — Donner procuration est permis dans
toute la tribu. Si une personne donne pouvoir à quelqu'un de la re-
présenter en justice, nul n'empêchera celui-ci d'exercer son man-
dat ou de gérer l'affaire (3) de son mandant.
5. Des marabouts. — Nos ancêtres faisaient une distinction entre
les (marabouts suivant le degré de leur piété et de leur instruction.
Ceux qui sont des gens de bien et de paix, nous sommes leurs ser-
viteurs et nous les respectons.
Ceux qui, au contraire, se conduisent mal, nous les soumettons à
la loi commune, sans égards spéciaux.
6. De l'aumône. — Si quelqu'un fait donation aumônière à la tribu
ou à la djemâ'â, d'un immeuble ou de tout autre bien; s'il promet
(en présence de témoins et s'il ne se rétracte pas avant la délivrance,
(a) Lire «x'I^.,.
(3) Lire ejjj-^'- Ce terme suppose un maiidat général; mais, dans les habitudes
musulmanes, le mandat ad litem revêt souvent ce caractère.
196 L. MILLTOT
le don est acquis, quelle qu'en soit l'importance, îi la tribu ou à la
dj€(mâ'â.
Si, au contraire, le donateur se ravise avant le moment de l'exécu-
tion de sa promesse et révoque son aumône en présence de ceux qui
ont été témoins ou de tous autres, la donation est nulle et nul n'y
a droit.
"y. — La fille viero^e, qu'elle ait ou non atteint l'a^j^o de la puberté,
est mariée par son ouali, qui est le parent Çâceh) le plus proohe.
Quant à la femme qui a cessé d'être vierge, c'est elle-même qui dis-
pose de sa personne, comme elle l'entend; elle est libre d'épouser qui
bon lui semble, même sans dot.
8. — Si quelqu'un a fait, en faveur de certaines parentes par les
femmes, telles que filles et sœurs et autres femmes, des libéralités por-
tant sur des immeubles, des meubles ou du bétail, et si un acte de do-
nation de habous a été dressé, personne ne peut les en priver
g. — La femme, répudiée ou devenue veuve après avoir été chas-
sée par son mari du domicile conjugal, n'a droit à rien dans la suc-
cession de son mari.
Si ses parents lui ont fait des dons qu'elle a emportés chez son
mari le jour de la consonimalion de son mariage, elle n'a pas droit
à leur reprise, car ses biens sont devenus la propriété de son mari.
Cette règle ne subit d'exception que dans le cas où ces objets ont
été seulement prêtés à la fehnme ou lui ont été donnés deux, trois
jours au plus après la consommation du mariage. Alors ces biens
isont la propriété de la femme et personne ne peut les lui enlever.
lo. — En cas de querelle, celui qui, pour frapper son adversaire,
(se sert d'un fusil — que le coup rate, qu'il n'atteigne pas son but,
que les chiens ne fonctionnent pas ou qu'il y ait blessure, — d'un
isabre, d'un poignard, d'une hachette ou d'une faucille, est passible
d'une amende de quinze réaux, ancienne frappe; celui qui se sert
d'un bâton ou d'une pierre — que le coup ait porté ou non, —
5 réaux; celui, enfin, qui ne se sert que de ses mains, un quart de
réal.
LE QANOUN DES M'ATQA 197
11. — Lorsqu'une femme est mariée par son ouali et que ce der-
nier conformément à la coutume, s'est attribué (i) sa dot, la femme
ne peut rien lui réclamer de cette dot s'il subvient à tous ses besoins.
Mais s'il rompt avec elle toute relation, s'il ne lui fait plus rien par-
venir, la femme peut le révoquer en présence de notables et exiger
de lui la restitution de la totalité de ce qu'il s'était attribué sur le
montant de sa dot, conformément au qànoûn.
12. — En cas de désaccord entre un mari et ses beaux parents, il
peut arriver que le frère ou le père de l'épouse enlève cette dernière
du domicile conjugal : si le mari va chercher sa femme et demande
•et obtient son retour, toute difficulté est aplanie.
Mais si le mari n'obtient pas satisfaction, il peut, à son choix :
ou bien (répudier son épouse et) exiger le remboursement des objets
de valeur composant la dot, tels que bijoux, vêtements de soie, et
lui laisser seulement de quoi se vêtir : une melhafa, une ceinture
et un mouchoir de tête; ou bien laisser son épouse chez les parents
de celle-ci et conserver l'autorité maritale, en ce sens que la femme
ne pourra se remarier qu'après qu'elle aura obtenu, de son mari, sa
répudiation volontaire. Sur sa demande, la femime peut toujours faire
cesser son état d'insurrection et demander à rentrer au domicile con-
jugal sans que le mari puisse s'opposer à la reprise de la vie commune.
i3. — Les femmes n'héritent de rien, pas plus de leurs parents que
de leur mari.
Cette règle s'applique aussi bien aux filles de notre tribu mariées
au dehors qu'aux filles d'autres tribus mariées chez nous, car, de tout
temps, nous n'avons ni accordé ni accepté (le droit) d'héritage.
Toutefois, la fdmmc répudiée, veuve ou en état d'insurrection doit
être reçue par ses parents qui lui doivent le logement, l'habillement
et la nourriture. Si ses parents se refusent à accomplir ce devoir, la
tribu fait pression sur eux jusqu'à ce qu'ils prélèvent sur la suiccession
du père de la femme ce qui est nécessaire à cette dernière pour son
entretien, à dire d'experts.
(0 <^ J^\-
198 L. MILLIOT
i4. — Chaque femme doit s'habiller suivant la fortune, la situa
tion, le rang ou l'amour-propre de son mari ou de son ouali.
Un homme riche, aimant à faire parler de lui ou vaniteux, est libre
d'acheter à sa femme ce qu'il veut et môme de la couvrir d'or,
d'argent et de soieries.
Tel autre, au contraire, parce qu'il est pauvre t)u avare ou sans
dignité, habillera la sienne à sa volonté; il peut, s'il lui plaît, la lais-
ser nue, sans que personne ait le droit de s'immiscer dans son
ménage.
i5. — En cas de vol dans un jardin, une vigne, un verger ou un
rucher, si le délit est commis de jour, la victime reçoit, comme répa-
ration, l'équivalent de ce qui lui a été soustrait ou l'objet volé lui-
même, à la condition d'avoir des témoins ou de s'être saisie de la per-
(Sonne du voleur ou d'avoir une pièce à conviction. A défaut de ces
preuves, la victime peut prêter serment.
Le vol commis en plein jour est puni, en outre, d'une amende de
cinq douros au profit de la djemâ'â.
Les mêmes règles s'appliquent au vol commis pendant la nuit,
mais l'amende encourue par le délinquant est la imèrne qu'en matiè-
re de meurtre, soit dix douros.
Celui qui tue un voleur, ou un homme en flagrant délit d'adultè-
re, ou un coupeur de routes ne doit pas le prix du sang et n'encourt
pas la peine du talion. La djemâ'â ne perçoit pas d'amende de la
victime.
Si le propriétaire du logis a manqué le malfaiteur ou l'a seulement
blessé, ou marqué, ou si le vol est prouvé, la réparation due à la vic-
time de ce vol est celle déjà indiquée; mais l'amende due à la
djemâ'â est alors portée à vingt-cinq douros.
i6. — Celui qui tue son frère ou son 'âceb pour recueillir sa suc-
cession voit tous ses biens, réunis à ceux de la victime, attribués à
ila djemâ'â de la tribu, à titre d'amende.
17. — Celui qui se rend coupable de viol ou de tentative de viol
est passible d'une amende de 5o réaux, plus exactement : de 26 douros.
Est passible de 25 douros d'amende le mari qui accepte, moyen-
LE QANOUN DES M'ATOA \99
nant finance, de retirer sa plainte en a(iiiltèr(> contre le complice de
sa femme; ou celui qui, n'ignorant rien de l'adultère de son épouse,
iaccepte la situation, ou qui, sa femme étant revenue et niant le fait
évident, la laisse réintégrer le domicile conjugal et ne la répudie
point.
Si, au contraire, le mari répudie sa femme, il n'est passible d'au-
cune amende; c'est le complice qui encourt seul cette peine.
Et c'est d'Allah que nous attendons l'appui.
Copié lé 19 décembre 1869, correspondant aa 2k djoiimâdâ I 1276
de l'hégire.
Le capitaine chef du bureau arabe,
Signé : Illisible.
(Sceau du bureau arabe de Tizi-Ouzou).
II. — Observations.
Le qânoûn dont nous venons de donner la traduction, présente
des différences sensibles par rapport à ceux des différentes tribus com-
posant la confédération des M'âtqâ, dont Hanoteau et Letourneux
ont publié le texte (i). Beaucoup plus condensé que le qânoûn des
Ait Khelifa, qui compte 68 articles, il est plus détaillé que les autres,
avec ses 17 articles, contre 2, par exemple, au qânoûn des lamra-
ouïen, ou même 9 à celui des lazzouzen Bouadda. Nous inclinerions
à penser qu'il représente un texte général en vigueur chez les
M'âtqâ (2), dont l'existence aurait échappé aux auteurs de La Kaby-
lie et expliquerait l'insuffisance de six sur sept des qânoûn par eux
publiés.
La date et la signature du chef du Bureau arabe de Tizi-Ouzoïi,
apposées au bas du texte, montrent (3) qu'il a été rédigé sur l'injonc-
tion de l'autorité militaire. La langue est souvent incorrecte, tou-
jours médiocre et mêlée d'expressions kabyles. On relève dans l'or-
(i) La Kabylîe, III, 4oo à 4o4.
(2) On ne peut raisonnablement le considérer comme un travail de synthèse accompli
par le rédacteur.
(i) La Kabylie venait à peine d'être pacifiée.
iOO L. MILLIOT
donnance du texte l'incohérence et le manque coutuuiiers de pro-
portions. Sur dix-sept articles, trois (i, 5, lA), sont des dispositions
de dix)it constitutionnel et de morale sociale et traduisent cet étal
d'esprit qui porte le Kabyle à s'occuper volontiers de l'organisation
politique et sociale. Les articles i et 5 délinissenl spécialement les
droits et devoirs de l'amîn et les prérogatives des marabouts. Quatre
articles (lo, i5 à 17) édictent un tarif de peines pécuniaires. Les
délits prévus : vols dans les jardins, coups et blessures, adultère et
enlèvmnent des feniaîies — sont des laits oomsidcrés comme jwirlicii lib-
rement graves dans un pays pauvre, dont la population très dense,
a mis en valeur toute la superficie cultivable et ressent vivement celle
sorte d'atteinte à la propriété qu'est le pillage des récoltes; dans une
société d'humeur batailleuse, où les luttes de çofs sont souvent très
vives et les mœurs fort libres. — Ce qu'il faut surtout remarquer, c'est
le nombre important (10) des dispositions consacrées au statut per-
sonnel et aux successions (art. 2 à /|, 6 à 9, 1 1 à i3). Le qânoûn pri-
mitif est essentiellement un tarif de peines pécuniaires et les règles
de pur droit privé y sont rares. Leur présence en majorité accuse le
caractère évolué de notre texte.
Il n'y a pas lieu d'insister autrement sur ces observations géné-
rales (i). Sur trois points particuliers, la rédaction du qânoûn mérite
au contraire de retenir rattention.
Pour Hanoteau et Letourneux (2), dans la vieille coutume kabyle,
c'est la djemâ'â qui exerce le rôle de juge. Ces attributions judi-
ciaires auraient pu paraître anormales et leur exercice idifficile par
une assemblée nombreuse et souvent agitée, encore que le rôle prin-
cipal y fût joué par un petit nombre de personnages dirigeants.
Il ne semble pas, néanmoins, que l'on ait jamais songé, en Algérie,
à en vérifier l'existence et en préciser la signification. Le rôle judi-
ciaire de la djemâ'â avait, d'ailleurs, été consacré par le législateur
de 1874.
{i) Pour plus de détails sur les caractères généraux des qânoûn, cf. H. Basset, op. cit.,
loc. cH.
(a) La Kabylie, III, 7, 8.
LE QANOUN DES M'ATQA 201
Or, des études récentes (i) poursuivies sur le droit coutumier des
Berbères marocains, viennent de montrer que le rôle de la djejmâ'â
n'y est pas de juger, mais de concilier les parties, et, faute de pou-
voir leur faire accepter un arrangement, de les renvoyer devant un
arbitre. La décision même de ce dernier ne sera exécutée que du
consentement de la partie condamnée. A défaut de cette aoceptation,
la seule ressource du demandeur est l'emploi de la force, s'il en est
capable personnellement ou s'il se sent suffisamment soutenu.
-La rédaction de l'article i" du qânoûn des M'âtqâ, qui reconnaît
compétence à la djemâ'â à l'effet de prononcer les amendes, mais
confle à l'amîn de la tribu le soin de trancher les litiges, — et les con-
sidérations qui précèdent sur le droit coutumier des Berbères maro-
cains conduisent, au moins, à douter du caractère d'absolue vérité
de l'opinion soutenue par Hanoteau et Letourneux. Il y a bien là
un point obscur de doctrine. On pourrait, croyons-nous, l'éclairer
par une consultation des décisions des djemâ'â, dont les procès-ver-
baux ont été conservés (2).
C'est une question très controversée que celle de savoir si le
qânoûn a la valeur d'un règlement ou s'il est un simple recueil de
coutumes. Pour certains auteurs, les qânoûn, « règlements de police
nécessaires à la vie en société », (( ne sont pas plus des conventions
fadoptées d'emblée et de propos délibéré par l'ensemble des citoyens
que sorties en une fois du génie du législateur. Ils se sont formés
petit à petit, au hasard des circonstances... » (3). « Les prescrip-
tions des qânoûn ne visent que des faits particuliers; elles parais-
(i) V. Bruno, Note sur le statut coutumier des Berbères marocains, Archives berbères,
igiB-i'Qiô, fasc. 3, p. 187; Abès, Les Izayan d'Oulmès, Arch. berbères, 1915-1916, fasc. 4,
p. 274; Bruno, Introduction à Vétude du droit coutumier des Berbères du Maroc centra!,
Archives berbères, 1918, fasc. 4. p- 3o7.
(2) Si un certain nombre de ces décisions pouvaient être considérées comme des juge-
ments, l'assertion d'Hanoteau et Letourneux se trouverait vérifiée, au moins comme règle
générale. Nous n'avons point connaissance de décisions de ce genre. Celles rapportées par
M. Hacoun-Campredon, op. cit-, n'en ont certainement pas la valeur.
(3) H. Basset, op. cit., p. 89.
mbsp6ris. — T. II. — 1922 14
202 •'• MIM.IOT
sent l'une après l'autre, coiunie dos juji^enienls anticipés. » (i). Dans
une opinion contraire (2), le qàttoûn est un ensemble de dispositions
réo-lementaires ayant leur fondement dans des conventions, dans
des accords contractuels.
On pourrait jyenser à tirer argument, en faveur de cette dernière
opinion, de l'emploi, dans l'intitulé du qànoûn des M'atqa, de l'ex-
pression tartih, qui, dans la leehnologie juridique moderne, a par-
fois le sens de disposition ayant force de règlement ou de loi. Mais,
d'abord, nous croyons plus rationnelle la traduction dans le sens
original. D'autre part, il n'est pas difiicile de s'apercevoir que l'in-
ititulé du qànoûn est, en réalité, une définition que le rédacteur a
pris la précaution d'en donner. Cette définition est, déjà, une inter-
prétation et il nous semble dangereux d'appuyer sur elle un com-
mentaire. Nous avons là un exemple de eette déformation, plus haut
signalée, que fait subir à la pensée juridique berbère la méthode
de travail consistant à considérer le texte arabe qui la traduit comUne
&on expression originale.
L'artiele i3 du qànoûn refuse tout droit de succession, aussi bien
aux femmes de la tribu mariées au dehors qu'aux femmes étrangères
mariées dans la tribu. C'est la pratique de l'exhérédation des femmes,
générale à toute la Kabylie, où elle correspond à l'organisation pa-
triarcale de la famille, composée des seuls mâles parents par les
mâles et dont les femlmes sont exclues. Le texte nous apprend même
que l'exhérédation des femmes a toujours été en vigueur chez les
(i) Masqueray, Formation des cités sédentaires, p. 56.
(2) Soutenue par M. Morand, en ce qui concerne spc-cialement les qânoùn du Mzab in
Études de droit musulman algérien, p. 421, Alger, .Toiirdan, 1910, en s'appviyant sur la
dénomination de tifâqât ou (( recueils de conventions entre clercs et laïcs » qui leur «;sl
donnée par les indigènes. On peut invoquer dans le même sens la mention, fréquemment
insérée dans les qdnoûn, que le texte en a été adopté d'un coniniun accord (cf. par exem-
ple le qànoûn des louadhien (Hanoteauet Letourneux, La Kabylie, III, 3^1, 3ria) ; d'Agouni-
n-tsellent (aut. cit., op. cit., III, 362); Nehlil, L'azref des tribus et qsour berbères du Haut-
G'iiir, (Archives berbères, fasc. 2, igiS, p. 88, 92, 96).
LE QANOUN DES M'ATQA 203
M'âtqâ, par conséquent dès avant la célèbre convention de Djemâ'â
Sahâridj (i).
L'article 8 corrige la sévérité de cette règle : les femmes peuvent
être bénéficiaires d'une donation ou d'un habous. Hanoteau et Le-
tiourneux sont donc, ici encore, beaucoup trop catégoriques lors-
qu'ils affirment (2) que les Kabyles ont aboli le habous en même
(temps que la vocation successorale des femmes, et que, depuis 17^8,
il n'a pas été constitué un seul habous. La règle qu'ils énoncent
représente seulement la coutume dominante. Encore convient-il de
;remarquer qu'ils n'ont recueilli qu'une cinquantaine de qânoûn et
qu'il en existe plus de quatre cents en Kabylie.
Il est moins exact encore de dire (3) que « les juges français ins-
titués en Haute-Kabylie n'ont plus trouvé trace de habous au sens
musulman du mot ». Un auteur écrivait récemment (4) avoir eu sous
les yeux des actes de habous passés par des Kabyles en 1879 et indi-
quait les nombreuses décisions par lesquelles les tribunaux algériens
ont statué sur la validité et les effets de l'institution. Enfin, suivant
le même auteur, le nombre des habous constitués en faveur de fem-
mes irait en augmentant d'année en année.
En admettant même qu 'Hanoteau et Letourneux n'aient pas fait
erreur, il reste que la coutume kabyle a évolué depuis l'époque où
ils l'étudiaient.
Cette évolution s'explique aisément. Il faut seulement se rappeler
que les qânoûn kabyles ont été recueillis voilà plus d'un demi-siècle;
que leur rédaction était déjà un peu en retard sur l'état réel des cho-
ses (5) ; que, dans cet intervalle, la paix française et le contact de
notre civilisation ont amorcé un grand mouvement de transforma-
tion de la société kabyle; notamment, les liens de la famille patriar-
(i) Cpr. le qânoûn d'Adni, (Boulifa, op. cit., loc. cit., p. i5i) : « autrefois, (avant
1748) les femmes héritaient ». v -
(2) II, 34i, US, 238, note i.
(3) Luc, Le droit kabyle, Paris, 191 7, p. 121.
(4) Hacoun-Campredon, op. cit., p. 121, 117 et •.
(5) H. Basset, op. cit., p. 91.
204 L. MILLIOT
cale se sont relâchés. Dans la situation particulière qui nous occupe,
il faut encore songer au phénomène de l'arabisation de la Kabylie
let à l'iniluence des cadis-notaires, généralement tout disposés à faire
prévaloir les institutions inusuUnanes sur la coutume.
INfais, en l'état actuel de la législation algérienne, est-il possible de
transporter en pays kabyle, pour la faire fonctionner dans les rap-
ports entre Kabyles, une institution de droit musulman comme le
habous ?
D'autre part, nous savons que les magistrats algériens ont une
tendance fâcheuse à voir dans llanoleau et Letourneux une rédac-
tion définitive du droit coutumier kabyle. Si, au cours d'im procès,
l'une des parties demande à prouver que la coutume a changé depuis
l'époque où elle a été recueillie, cette demande peut-elle être écartée
par application de la règle Jara nov'it cuiia? ou doit-elle, au con-
traire, être admise? et quelles seront alors les règles de la preuve
applicables .^>
Dans le cadre étroit de cette étude, nous ne pouvons songer à
résoudre ces questions. Etre obligé de les poser suffit pour nous
amener à conclure que l'étude du droit coutumier berbère a été beau-
coup trop négligée, en Algérie, depuis une cinquantaine d'années. Et
nous terminerons en souhaitant la réalisation prochaine de l'idée, mise
en avant par de bons esprits, d'instituer un Comité algérien d'études
berbères.
Louis MiLLIOT,
Professeur à la Faculté de Droit d'Alger.
LE QANOUN DES M'ATQA
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Qànoùn des M'âtqà. Texte (II).
LE QANOUN DES M'ATQA
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QAnoùn des M'âtqâ. Texte (IV).
LES • MERJAS • DE LA PLAINE DU SEBOU
(Suite et fin).
III. RÔLE DES MERJAS DANS LA VIE INDIGÈNE.
Les Indigènes subissent la présence des merjas, le retour périodi-
que de l'inondation avec un fatalisme résigné conforme à la fois à
leurs idées religieuses et à leur paresse routinière. Sauf dans des ré-
gions exceptionnelles et peu étendues, la propriété des douars en
terres labourables est largement suffisante. La faible densité et le
faible accroissement de la population n'obligent pas, comme chez
nous, à réagir contre le partage des patrimoines. La nécessité, seule
loi qu'ils reconnaissent, ne les pousse pas à remédier à une diminu-
tion des terres cultivables. D'ailleurs quand cette nécessité se produit,
la tribu ou la fraction de tribu qui a « faim de terres » a un moyen
beaucoup plus commode de se satisfaire que d'engager à coups de
pioche une lutte sans trêve contre les forces de la nature : à cette
conquête pacifique elle préfère l'emploi du fusil et le rapt violent des
terres du voisin. Ainsi firent précisément les Béni-Ahsen qui ont
chassé de la rive gauche du Sebou les tribus du R'arb.
Il est évident que pour assécher les grandes Merjas, pour les ga-
gner à la culture, il faudrait exécuter des travaux dont la précision
et l'ampleur dépassent de beaucoup les |moyens des Indigènes. Mais
dans cette plaine au sol peu résistant, la faiblesse de la pente qui a
permis la formation de la merja donne aussi le moyen de s'en pré-
server. Le moindre obstacle arrête l'inondation et amène un change-
ment local. Il serait donc facile d'étendre un peu les terres laboura-
bles au détriment de la merja.
En fait quelques Indigènes, obéissant à un caïd novateur, l'ont
tenté. Dans le Hamtma, le caïd des Ouled Hamid eut l'idée, il y a
25 ans, d'endiguer la rivière. Oh! ces travaux ne ressemblaient en
2iO
j. ci<i;iti\iKn
rien ;ui\ travaux de nos infrénienrs sur la fjoire! On éleva doux petits
murs hauts de i m. 5o, larges de i mètre; ils étaient faits de « mok-
dar », moites de terre grasse simplement séchées au soleil. Ces digues
en miniature suffirent pour eonlenir les crues du Hamma et pendant
quelques années les Ouled Ihuuid labourèrent en paix une terre neuve
et fertilisée. Mallveineusement ce caïd intelligent mourut; son suc-
cesseur n'hérita sans doiile pas de ses qualités; les administrés qui
a\ aient fail le lia\ail, aNaieul joui des résultats, ne surent pas entre-
Fig. 6. — Traversée en « madia » de l'O. Rchl jirès do sa perle en Merja.
tenir l'œuvre, réparer les brèches faites aux murs par chaque crue-
Et de nouveau le Hamma étendit ses eaux sur l'emplacement des
champs de blé; des témoins des murs ont longtemps subsisté dans
la merja. Il n'y a pas de spectacle plus marocain que ces traces de
travaux utiles accomplis par un homme d'initiative et disparus avec
lui.
Dans la merja du Tiflet, un résultat aussi avantageux fut obtenu,
il y a une vingtaine d'années, par un moyen différent. Le Tiflet fut
rejeté dans le Smento tout proche par un canal. Toute la partie mé-
ridionale de la merja appelée Braïja fut ainsi asséchée et gagnée à
la culture. Malheureusement le canal était peu profond et peu solide;
LES « MERJAS )> iDE LA PLAINE DU SEBOU 211
il fut vite comblé et cessa de fonctionner dès l'année suivante. Dans
le Beht une autre tentative fut encore /moins heureuse. Deux caïds
essayèrent d'établir sur le Beht un barrage qui aurait permis d'assé-
cher et irriguer les zones plus basses : c'était une trop grosse entreprise
qui échoua.
A défaut de travaux d'assèchement, quelques douars montrent un
peu moins de passivité que leurs voisins. Lorsque la Merja, après un
hiver peu pluvieux, se retire de bonne heure, ils labourent de petites
parcelles de la plage et sèment quelques plantes à développement ra-
pide, courges ou pastèques par exemple; plus rarement les cultures
« mazouzia » ou cultures de printemps coimme le maïs sont tentées.
Sur ces bords de plages, l'instabilité est telle que l'ameublissement du
sol aimène un heureux résultat. Ainsi le Bled Ameur faisait naguère
partie de la Merja du Beht; les Ababda , l'ayant occupé, l'ont si bien
labouré qu'il est devenu cultivable en tout temps.
Ces exemples d'appropriation sont rares et d'une portée restreinte.
En pratique on peut dire que les Indigènes n'ont fait aucune tentati-
ve sérieuse pour utiliser le domaine des Mer] as comme terres de cu\-
ture. Heureusement la merja offre par elle-même des ressources ap-
préciables. Les Indigènes en ont tiré partie dans la mesure oii le pro-
fit ne leur coûtait aucune initiative. N'est-ce pas une forme de res-
pect envers la divinité que d'accepter docilement ses dons généreux?
Cette utilisation a pris une double forme: la récolte des produits spon-
tanés de la merja, l'affouage, suivant le vieux terme de la Coutntme, est
le procédé le plus simple; le pâturage est déjà un raffinement.
La vie végétale et animale dans la merja. — Quand on
est habitué aux plaines du pays marocain où l'été semble détruire tou-
te vie apparente à la surface du sol, on n'imagine pas l'exubérance de
la végétation en merja. Certaines parties de la grande merja du Beht
constituent des fourrés absolument infranchissables; on n'y peut avan-
cer qu'en se frayant un chemin à coup de serpe. En août 19 18, une
mission du Service de l'Hydraulique ouvrait ainsi une percée entre
Sidi el Harati et Ras Beht. Deux équipes y travaillèrent, marchant à
la rencontre l'une de l'autre. Il fallut 5 jours d'un labeur opiniâtre et
212
J. CÉLÉRIER
épuisant pour obtenir un chemin de 4 kilomètres et deimi de long sur
quelques mètres de large. La hauteur des plantes empêchait toute
visée d'instrument; la direction fut assurée de part et d'autre avec
des fusées éclairantes tirées la nuit à heures fixes. Un essai d'incen-
IH
Fig- "'■ — Végétation dans la grande Merja du Beht. L'européen surveille la percée faite à travers les
fourrés en vue d'un essai de nivellement. Les roseaux pointant au milieu du berdi atteignaient
5 m. de hauteur..
die n'eut qu'un demi succès. Les ouvriers indigènes, travaillant les
pieds dans l'eau par une température de 5o° au milieu de cette végéta-
tion souvent épineuse faillirent, à plusieurs reprises abandonner le
chantier. La présence de grands roseaux, rares dans les autres merjas,
rend la végétation du Beht plus puissante. Partout la brousse maréca-
geuse est un gros obstacle aux communications : on n'y peut circu-
LES « MERJAS », iDE LA PLAINE DU SEBOU 213
1er ni comme sur terre ni comme sur l'eau. Dans les parties les plus
profondes poussent de grands joncs qui atteignent 2 ". 5o ; les
Indigènes leur donnent le nom de (( berdi ». Les plages sont couvertes
par une haute graminée, « ampelodesmos tenax » qui est très connue
dans toute l'Afrique du Nord sous le nom de diss. D'autres joncs, le
« smar », vivent sur les bords, par grosses touffes. Entre les hautes
tiges du diss et du berdi, une végétation exubérante qui s'épanouit au
printemps forme comme un sous-bois : ce sont des plantes semi-aqua-
tiques, des carex, des sagittaires, des gaillets; des liserons enlacent le
l(^ut; les petites fleurs blanches d'une renoncule forment pendant
quelque temps la teinte dominante et il y en a tellement sur les bords
qu'on ne distingue pas l'eau. Enfin la masse plus humble est compo-
sée par des herbes fourragères de qualité commune, avoine, bromes,
ray-grass; plus rares sont les trèfles ou les luzernes.
Tour à tour étangs et prairies, les merjas offrent à la vie animale
des conditions variées, mais très spéciales : la faune n'est pas moins
abondante et variée que la flore. L'eau boueuse et en voie d'assèche-
ment ne peut convenir aux poissons ordinaires sauf dans la Ras ed
Daoura; les conditions sont bien différentes de celles de la Merja
Zerga 011 la pêche est si rénumératrice qu'elle est affermée par l'État.
Cependant il est arrivé à quelques colons de faire, en vidant quelques
trous de merja, de vraies pêches miraculeuses de barbeaux. L'anguille,
ce poisson attnphibie, est le mieux adapté aux merjas; elle y circule
aisément, s'enfonce sous la vase, évacue les zones devenues tout à fait
sèches pour former dans les poches d'eau des cherkets, des masses
grouillantes. La faune terrestre est mieux représentée : ce sont sur-
tout des oiseaux de toute grosseur et de toute couleur, imais surtout
les espèces habituelles des marais : poules d'eau, pluviers, vanneaux,
bécassines; les (( medeagrides » qui faisaient au temps de Pline l'An-
cien les délices des gounnets de Roime «ont sans doute des outardes,
cpi'on ne voit plus guère dans îles merjas.
Les animaux qui ne rampent ni ne volent se sont ouvert des passa-
ges qui forment à travers les fourrés un lacis compliqué. 11 y faut
une vigueur exceptionnelle : aussi est-ce le domaine des sangliers. Les
ilôts de terre ferme, que défend la double protection de fossés pleins
214 J. CÉLÉRIER
d'eau et des barbelés naturels, con.stitueiit des bauges inaccessibles oii
les marcassins grandissent en toutes sécurité. Les Indigènes signalent
aussi la présence de liyènes et de cliacals. Ces retraites ne sont inacces-
sibles que pour d'iionnêtes cbasseurs. Mais les bommes qui ont un
intérêt à vivre cacliôs ont su imiter las animuuix sauvages. Pendaint
les années troublées qui ont procédé le Protectorat, la grande merja
des Béni-Alisen l'ut un incomparable repaire de bandits : on peut ai-
sément y établir à l'intérieur de petits campements en huttes de ro-
seaux ou de diss qui, cachés par la végétation, sont tout à fait invisi-
bles. En dehors des «< outlaw », quelques bergers couuaissaicuL seuls
les labyrinthes de sentiers qui permettent de circuler à l'intérieur de
la merja et de gagner les îles. Terrorisés par les bandits, ils n'osaient
rien dire; ceux-ci vivaient sans inquiétude au détriment des douars
voisins et des troupeaux, allant vendre leurs larcins dans des souks
éloignés de leur champ d'opération.
La (( cueillette » des produits de la merja. — La proxi-
mité de la merja n'est donc pas toujours sans danger pour les rive-
rains. Mais les avantages en sont beaucoup plus grands. 11 convient
de remarquer dès l'abord que ces avantages appartiennent exclusive-
ment aux riverains. Quoique ce droit ne soit écrit nulle part, pas plus
sur un titre authentique de propriété que sur une <( jnoulkiya », il
n'a jamais été mis en doute par les riverains ni contesté par les douars
éloignés. JNous en verrons de nombreuses preuves.
La chasse et la pêche sont un premier revenu ; les grosses anguilles de
la merja Bokka (Sud de la merja du Beht) sont chassées plutôt que
pèchées à la lance ou à coup de llèches. Brivcs dit avoir vu pécher en Ras
ed Daoura avec « des radeaux primitifs surmontés d'une voile » (i).
La récolte du diss et du berdi donne lieu à une véritable petite in-
dustrie et parfois à un commerce. Le type d'habitation est en rap-
port avec ces produits spontanés de la merja. On n'utilise pas beaucoup
les joncs fins qu'emploient les artisans de Salé pour leurs belles nates.
Mais le berdi sert à la confection des « ressass » •. ce sont des nattes
(i) Brives, Voyages au Maroc, page ig.
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU 215
très grossièrement t.ressées que l'on dispose verticalement autour des
tentes; ce (( imur » vaut bien la protection qu'assure le toit formé d'une
toile. C'est aussi avec le berdi qu'on l'ait les radeaux ou « niadi^a »
(fig. 6). Le diss est pdus important : on peut doubler en diss les nattes
de berdi qui deviennent alors très moelleuses. Son principal rôle est
de ibrmer la toiture des « noualas », buttes cylindro-coniques qui
sont comime le stade intermédiaire entre la lente du nomade et la
maison du sédentaire. Le fond argileux de la merja permet de fabri-
(juer d'excellents « onaokdar » avec lesquels on élève le mur circulaire
de la nouala qui, ailleurs, est fait avec des roseaux. Sauf dans le Beht,
les roseaux sont rares dans les merjas proprement dites, rnais ne sont
pas très éloignés. L'association mokdar, roseau, diss permet de créer
des habitations assez pratiques. Lin des gérants installés par la Com-
pag^nie du Sebou sur son domaine de la merja Bou-Kliarja s'est fait
eonstruire avec ces matériaux une anaison qui est un modèle du
genre : deux noualas ont été réunis par un corps de bâtiment rectangu-
iaire dont les inurs sont naturellement en mokdar, le toit, en roseaux
et diss; la pente du toit est prolongée jusqu'à terre par un clayonnage
de roseaux fomnant comme une vérandali. L'ensemble idonne une im-
pression à la fois rustique et élégante, les deux nouailas évoquant
d'une façon amusante les tourelles d'angle de quelque vieille gen-
til honimièire (fig. i4).
Le diss est entré dans l'usage courant et on trouve des noualas
couvertes en diss très loin des merjas. Sa récolte est donc très utile.
Sur les terres de chaque douar et près des merjas, on peut en voir de
gros tas coupés à l'avance. Les riverains coupent librement leur pro-
\ision dans la partie de merja située en face des terres du douar ;
quoiqu'il n'y ait point de limite avec la zone du douar voisin, il ne
s'élève point de contestation, chacun pouvant se servir aussi large-
ment qu'il le désire.
Les rapports avec les étrangers sont plus variés et dépendent sur-
tout des réserves existantes. Les douars qui en sont riches ne deman-
dent aucune rétribution aux étrangers qui viennent se servir dans
la merja; « car c'est une chose honteuse, disent les Ouled Riat, que
de faire payer un produit accordé bénévolement par Dieu. » Il con-
216
J. CÉLÉRIER
vient cependant de remarquer que, même en ce cas, les riverains
veillent à ce qu'on leur demande l'autorisation pour attester que l'usa-
ge de la inerja leur appartient exclusivement; un seul habitant du
douar suflit pour avoir celte autorisation, cette « fabour » permettant
surtout de se créer des amis. Dans quelques douars qui compren-
nent des familles pauvres, il s'est établi un usage intermédiaire entre
le don gratuit et la vente. Ces pauvres gens qui n'ont ni terres ni bê-
Fig. 8. — Berdi et roseaux dans la Merja Bou-Kharja.
tes, coupent le diss et le préparent en bottes. Les étrangers n'ont plus
qu'à l'emporter. Cotmme on vient de loin, de trente, quarante kilo-
mères, chercher le diss, il est avantageux, pour ne pas trop perdre
de temps, de n'avoir pas à le couper; on peut aussi en emporter une
plus grosse provision que s'il était encore tout vert. Les étrangers
paient donc par botte une faible redevance qui correspond, non à la
valeur du produit, mais au travail de la récolte.
Enfin certains douars, généralement dans les zones où le diss est
moins abondant, exploitent sans vergogne ce don d'Allah. Ils en font
comimerce, tels les Kebarta du Rdom auxquels on donne l'épithète
de « marchands de diss ».
LES « MERJAS » .DE LA PLAL\E DU SEBOU 217
Ce commerce donne lieu à des pratiques malhonnêtes. En été, on
voit parfois de grandes flammes s'élever au-dessus de la imerja. L'in-
cendie dure de longues heures et s'arrête de lui-même. Qui a mis le
feu? — Personne! — Un aveu de responsabilité attirerait les repré-
sailles. On accuse vaguement l'imprudence des bergers. Ceux-ci sont
en effet quelquefois responsables, mais leur acte a été volontaire; ils
se proposent d'augjmenter la surface et la qualité des pâturages: sur
le sol fertilisé par les cendres, les herbes fourragères poussent mieux,
en particulier si l'incendie est suivi, vers le mois d'octobre, des pre-
mières pluies. Mais le plus souvent ceux qui mettent le feu sont les
vendeurs de diss. Comme pour tous les produits marchands, l'abon-
dance de diss en fait baisser le prix. Pour raréfier la marchandise on
y met le feu, l'art consistant à brûler le stock du voisin. Le voisin
se venge de même. C'est une petite guerre sournoise dont les armes
sont le feu et le vent. Chacun en effet profite du fmooient où le vent
est favorable; par vent d'Est ce sont les douars de l'Est qui incendient
les provisions de ceux de l'Ouest et inversement.
Le Pâturage. — Quel que soit l'intérêt de la récolte du diss, les In-
digènes ont toujours considéré, comme le montre le nom imôiiie de
■»ini
merja, que la plus grande utilité de ces marécages était de constituer
à un certain moment, des pâturages. Quand le soleil d'été a tout brûlé,
que les troupeaux doivent faire 20 kilomètres pour s'abreuver dans
une eau boueuse et jaunâtre, que le Maroc semble un vestibule du
désert, la merja apparaît comme une véritable oasis dans ce Désert.
Jamais le fourrage n'y fait défaut; à la vérité il est de qualité assez
médiocre, mais le bétail marocain n'a pas l'habitude d'être gâté. L'a-
bondance des points d'eau est aussi importante que le fourrage. Les
douars ont en général des puits près de ileurs installations, ces puits
servant pour les besoins domestiques et pour le petit bétail. En hiver
le gros bétail s'abreuve facilement à même la nappe d'eau de la
merja; quand l'été arrive, la merja ne peut plus servir directement :
ou bien l'eau y disparaît entièrement ou bien l'eau qui reste est une
cause de maladies. Les indigènes creusent alors des puits au bas des
plages et tout autour de ia merja; la nappe d'eau est peu profonde;
ces puits ne sont pas maçonnés; ce sont de simples trous qui ont au
HESPÉRIS. — T. II. — 1922, l5
218 J. CÊLÉRIER
maximum 2 à 3 mètres de profondeur. Les bergers y puisent avec des
seaux el remplissent un petit abreuvoir préparé à côté. Quand les
pu ils s'éboulenl sous le piétinement dos troupeaux, on en creuse un
autre à côté de sorte que certaines parties de merjas apparaissent
toutes crevassées.
Dans ces conditions, l'élevage, surtout l'élevage des bovins a pu
prendre une extension qu'il n'a dans aucune autre région du Maroc :
par rapport à la population et à l'étendue des terres labourables, le
nombre des bœufs est exceptionnellement élevé. Une enquête offi-
cielle a évalué approximativement à 37.000 le nombre de bovins vi-
vant sur les merjas.
En principe, la merja est le pâturage de la saison sècbe. Mais il y
a, suivant lies merjas et suivant Jes douars, d'assez grandes différences,
au point de vue de l'époque exacte et du mode d'utilisation des pâtu-
rages en merja. Ces différences sont en rapport avec le nombre de
bêtes, l'étendue relative des terres labourées et des jachères, l'état
de santé du bétail. On conçoit aisément qu'il ne soit pas sain pour le
bétail de séjourner au pâturage les pieds dans l'eau. Cependant la
période oia la merja est le plus malsaine est la saison intermédiaire
entre les grandes crues qui renouvellent l'eau des merjas et la séche-
resse complète. Les aninjaux qui pâturent à ce moment peuvent être
frappés de maladies épidémiques qui font de grands ravages : la plus
fréquente, d'après la description des Indigènes, semble être la bron-
cho-pneumonie vermineuse. Néanmoins, la nécessité est parfois plus
grande que la crainte de la maladie. Sur les bords de la Merja du
Rdom, en particulier à l'Est, les terres labourables sont d'une fer-
tilité remarquable; la population est nombreuse et riche. C'est pour-
quoi, non seulement il n'y a pas de ces terres incultes qui constituent
pour les troupeaux des terrains de parcours si nombreux au Maroc,
mais encore le système d'assolement consistant à laisser le sol en
jachère une année sur deux est rarement employé. Or au Maroc com-
me dans tous les pays de vie agricole encore primitive, la richesse du
paysan et l'importance du cheptel vif sont en raison directe l'une
de l'autre. Les paysans du Rdoim sont donc par leur richesse même,
dans une situation difficile : ils ont de nombreux troupeaux et man-
LÈS « MERJAS .), .DE LA PLAINE DU SEBOU 219
quent presque complètement de pâturages. Leurs chaumes ne sont
même pas suffisants pour les moutons. Par suite la merja est la seule
ressource. On peut calculer qu'il y a dans la merja du Rdom deux:
fois plus de bovins que dans la merja du Beht qui est deux fois plus
grande. Malgré la maladie et l'humidité, certains douars laissent
leur gros bétail toute l'année dans le marais. Le spectacle en hiver ne
manque pas de pittoresque. Les bœufs broutent les pieds dans l'eau; le
« gouzif », ces mottes de terre gazonnée, qui sont particulièrement
fréquentes dans la merja du Rdom peu profonde, est particulière-
ment recherché; comme certaines de ces mottes sont assez grosses
pour former com^me un petit tertre, les bêtes ont l'air d'y manger
dans un râtelier.
Dans les autres mer j as les riverains sont moins embarrassés : ils
ont des jachères plus ou moins étendues; ils disposent de terrains de
parcours, le plus souvent sur des terrains trop sablonneux, le
« rmel »; ces pâturages de rmiel sont en général de qualité supérieure
aux pâturages des merjas; enfin, les paysans du Tiflet sont encore-
plus privilégiés car ils peuvent envoyer leurs troupeaux dans la Fo
rêt de la Mamora.
Dans ces conditions, l'année se divise en trois saisons au point de
vue pâturage : après les pluies de la fin de l'hiver; les bêtes sont dans
les terres de parcours, rmel ou jachères; après la récolte, elles brou-
tent dans les chaumes oii la paille des céréales reste presque entière;
de la fin de l'été jusqu'aux grosses pluies, elles se réfugient dans la
merja. En sqmme le pâturage de merja est surtout destiné à assui'er
la soudure. En été la coutume comporte souvent un moyen terme :
les bêtes sont dans les chaumes le matin; l'après-^midi on les conduit
dans la merja : elles y trouvent non seulement de d'herbe à brouter,
mais de l'eau à boire dans les puits de la plage et elles se reposent
dans la fraîcheur des grands joncs.
Une telle nature de pâturage ne convient guère qu'aux bovins. Ce-
pendant le troupeau ovin de la plaine du Sebou est aussi nombreux
qu'estimé : il profite lui aussi, quoique indirectement, de la merja. Les
chaumes se trouvent dans une certaine mesure libérés des bovins et
peuvent être réservés plus complètement aux moutons. Nous avons
220 j. CÉLÉRIEft
vu également que les cultivateurs sont obligés do laisser tout autour
de la merja une frang(^ de jachères où les moutons trouvent un sol
parfaitement sec et d'excellentes herbes. Le même berger peut sur-
veiller à la fois les bœufs qui paissent dans la merja et les moutons
qui broutent sur la bordure.
L'élevage du cheval présente un cas assez curieux. Dans la partie
du Rdom appelée Merja Tidjina, il existe une propriété du Sultan,
l'Adir Tidjina. Les Sultans du xix" siècle l'ont spécialisée pour la
remonte de leurs écuries; les chevaux qui suivant la tradition, des-
cendent d'un couple donné à Sidi Mohamed par Louis XVI, vivent
en liberté dans le domaine, se réfugiant dans les îles inaccessibles
une partie de l'année.
« Les chevaux placés sur cette j)ropriété depuis un grand nombre
d'années, étaient, lorsqu'il nous fut donné de les voir, au nombre
d'une quarantaine, en 1912 et 191 G, réduits à un état complet de sau-
vagerie, vivant en numade sans aucun contrôle.
(( De lem[>s en temj)8 plusieurs centaines d'individus mobilisés dans
les villages voisins sur l'ordre du Sultan, venaient cerner le troupeau
et y prélevaient quelques sujets pour la remonte du Maghzen.
« Cette manade comprenait une trentaine de juments, quelques pou-
liches et poulains conduits par un seul étalon. Celui-ci, d'une féro-
cité légendaire, quoique très âgé, disait-on, ne supportait pas d'autre^»
chevaux à son côté et l'histoire locale disait qu'il tuait tous ses en-
fants mâles, dès qu'ils arrivaient à proximité de l'âge adulte. » (Geof-
J'roy Saint-llilaire, L'élevage au Maroc, page 108).
Le pâturage en merja, avantage précieux, pose la même question
de droit de propriété que l'affouage. Plus strictement encore que pour
la récolte du diss, le droit d'user de la merja comme terrain de par-
cours est exclusivement réservé aux riverains. En principe, disent les
indigènes, chaque douar envoie ses bêtes dans la partie de merja qui
prolonge ses terres de labour et ses pâturages ne sont limités au cen-
tre de la merja que par ceux du douar situé en face sur l'autre rive.
C'est là, semble-t-il, une réponse de circonstance faite au moment de
renquête pour la délimitation de la merja. En fait, aucun des usa-
gers de la merja ne s'est jamais préoccupé des limites de son droit de
LES (( MERJAS » .DE LA PLAINE DU SEBOU 221
parcours parce qu'il ne s'est jamais heurté au droit du voisin. Les
troupeaux se mêlent à l'intérieur de la merja et comme chaque bête
mange bien à son aise, aucune difficulté ne s'est encore produite.
Par conséquent, exception faite pour certaines parties du Rdoni,
les riverains des (merjas ont des réserves de fourrages beaucoup plus
grandes que les besoins de leur bétail. Dans les usages européens,
il y aurait une utilisation très aisée de cet excédent : ce serait de faire
des provisions de fourrage sec pour la consommation à l'écurie ou
pour la vente. Mais cette pratique qui nous paraît si naturelle n'est
pas employée par les Indigènes. Ils ne l'ignorent plus cependant car
les Européens leur en ont donné des exemples concrets. Les fermes
européennes sont nombreuses dans la région et depuis longtemps ont
été attirées par la chaussée du Sebou. Les colons qui sont devenus
riverains d'une partie de Merja ont fauché plusieurs hortnros do
plage en face de leur domaine, choisissant les meilleurs emplace-
ments. Quelques-uns même qui n'avaient pas le droit d'usage, ont
obtenu d'un douar l'autorisation de faucher : cette autorisation, obte-
nue par quelques « fabours » ou un échange de quelques menus ser-
vices, n'a jamais pris l'apparence d'une location.
Les merjas ont ainsi fourni un certain nombre de quintaux de foin
entièrement disponibles pour la vente. La qualité en est médiocre
et dans les bottes pressées à la machine il y a parfois plus de diss, de
jonc, voire de palmier nain que de bonnes herbes. Mais pour com-
prendre la valeur de ce fourrage, il faut se rappeler que le foin,
fond de l'alimentation des troupeaux dans les fermes européennes,
était inconnu au Maroc à notre arrivée. Aussi l'Intendance Militaire,
réduite à s'approvisionner en France, a-t-elle payé le foin des merjas
un très bon prix. Ce fut pour les colons avisés, une excellente affaire,
le prix de revient consistant uniquement dans les frais de main-
d'œuvre.
Les Indigènes ont cependant essayé de trouver dans leurs procé-
dés agricoles un moyen de tirer parti des pâturages en excédent. L'as-
sociation est chez eux d'un usage courant; elle revêt les formes les
plus variées, la part contributive du capital, du travail et de la terre
se diversifiant à l'infini. Dans le cas des merjas un mode d'associa-
222 J. CÉLÉUIER
tion fî'est trouvé imposé par la natiiro des choses. Le riverain de la
merja possède, par son droit d'usapfe, beaucoup plus de paturaf?es
qu'il n'en a besoin j)Our son troupeau. Au contraire dans le reste de
la plaine où la richesse se traduit par la |)(>ss(>ssi()ii d'un iin|)()rlaiil
cheptel vif, il y a trop d'animaux pour les pâturages disponibles. Des
contrats ont été naturellement conclus entre les deux catégories de
propriétaires. Ces contrats présentent de grandes diversités de forme
au point de vue de la durée, du taux des redevances ou des parties de
bénéfices; mais le fond est toujours le même; il consiste pour l'étran-
ger à obtenir le droit de faire paître ses troui>eaux avec ceux du rive-
rain. Ce droit est particulièrement précieux pendant la difficile sou-
dure entre la fin des récoltes et les pluies. Les riverains en trafiquaient
librement à notre arrivée; il n'y avait de limitation au système que
celle qui aurait pu être imposée par un douar à ses membres. En fait
chacun exploitait la merja d'après sa propre initiative. Les difficultés
qui semblent théoriquement inévitables ne se produisaient pas, la
merja suffisant amplement aux besoins de tous. Une telle situation
ne peut s'accommoder de nos procédés d'agriculture intensive. Le sys-
tème d'association a eu pour résultats de faire rayonner l'influence de
la merja au-delà des douars voisins, de donner à toute la plaine infé-
rieure du Sebou une richesse en troupeaux qui complète sa richesse
en cultures.
La merja se trouve ainsi jouer le rôle dévolu aux pâturages de
montagne. Ce rapprochement entre marécage et moniagne est moins
paradoxal qu'il ne semble au premier abord. Ici et là, l'impossibi-
lité de l'accès pendant une partie de l'année, l'inaptitude à la culture
empêchent l'utilisation intensive. Au contraire la grande humidité
déterminée dans un cas par la nappe d'eau, dans l'autre par la cou-
verture de neige, puis remplacée par une insolation intense, surex-
cite le développement de la végétation herbacée. Ces conditions ana-
logues expliquent des résultats semblables : une utilisation saison-
nière et un élevage extensif.
LES « MERJAS » iDE LA PLAINE DU SEBOU 223
IV. — La mise en valeur
L'affouage et le pâturage constituent pour les riverains un excel-
lent revenu. Mais si l'on compare la superficie totale des merjas avec
la valeur de ce revenu, on ne peut s'empêcher de regretter, au point
de vue de l'intérêt général, un tel gaspillage de t(M'res. Dans l'élal an-
cien du Maroc, cette inutilisation était sans importance; il y avait
bien d'autres terres en friche qui n'avaient même pas besoin de tra-
vaux préalables pour cire labourées. L'arrivée dos Français, l'immi-
gration et reffort de colonisation ont changé la situation. Chacun sait
en effet que le plus gros obstacle à la mise en valeur rationnelle, à
la colonisation véritable, c'est la petite quantité de terres disponibles.
Le paysan marocain tient à sa terre; ses procédés exigent de grande?
étendues dont il n'est ni juste ni politique de le déposséder. Il faudra
longtemps avant que son initiation à nos procédés intensifs aient per
mis de libérer les jachères et les terrains de parcours. Aussi la de-
mande est-elle supérieure à l'offre. La crise monétaire aidant, la terre
atteint des prix qui écartent les propriétaires pourvus seulement d'un
petit capital. Quant aux terres domaniales qui sont soustraites aux in-
convénients juridiques des terres privées, l'Élat est obligé de modi-
fier le libre jeu des enchères pour réserver des lots à la petite coloni-
sation.
Parmi les problèmes qui se posent à l'Administration du Protec-
torat, il n'en est peut-être pas de plus importants que cette recher-
che de terres disponibles. Ce n'est pas un problème purement écono-
mique. Sa solution déterminera la forme du peuplement français
au Maroc et engage l'avenir politique et social du Protectorat.
La gravité de cette question que nous nous bornons à rappeler
permet de mieux comprendre l'intérêt général des merjas. Ces grands
marécages ne pouvaient pas ne pas attirer l'attention des colons et
de l'Administration en quête de terres. Il y avait là des milliers d'hec-
tares dont l'appropriation était très vague, l'utilisation très médio-
cre; et ces terres se trouvent dans une région paisible, d'accès facile;
le long du plus beau fleuve de l'Afrique du Nord, à proximité du fu-
tur réseau de voies ferrées. Elles appartiennent à la catégorie de ter-
22i J. CKLl-BIER
res les plus recherchées dans ce pays chaud et sec, les terres suscep-
tibles d'être irriguées. Bref s'il apparaissait que la dépense serait con-
sidérable pour les débarrasser de l'excès d'eau qui les rend inutili-
sables pour les Indig-ènes, on pouvait escompter leur valcjrisation
pour couvrir la dépense.
Des 191:?, M. de Segonzac dont le nom célèbre rappelait la pé-
riode héroïque des explorations dang-ereuscs et symbolisait l'éveil du
Maroc à la vie moderne avait conçu le projet d'un dessèchement des
merjas. Mais les dures campagnes du début du Proleclorat, bientôt
suivies de la Grande-Guerre, délournèrent Tattcntiou de T Administra-
tion, absorbée par des préoccupations immédiates. La mise en valeur
des morjas, si désirable dans l'inlérét général, était une affaire très
complexe; outi'^ les difficultés d'ordre technique ou économique, elle
soulevait des problèmes juridiques et administratifs.
Le problème juridique et administratif. — Pour pouvoir disposer
des merjas, il fallait commencer par résoudre un problème de droit :
à qui appartenaient les terres merjas .►^ Suivant le point de vue, on pou-
vait les considérer soit crtmuK^ j^ropriétés des riverains, soit oo'mime
propriétés domaniales, soit comme biens publics. Il n'y avait ni pré-
cédents, ni textes authentiques capables de donner une solution cer-
taine. Le droit musulman et ses subtils commentateurs, les faits d'u-
sage, l'autorité du Sultan, les règlements aduninistratifs fournissaient
des réponses plus ou moins vagues, tendancieuses ou contradictoi-
res. Les riverains invoquaient leur droit d'usage exclusif, mais leurs
titres de propriétés fondaient d'autant moins leur droit que certains
donnaient la merja comme lianite de la propriété. D'ailleurs les plus
hardis reculaient devant une revendication qui, dans le cas des gran-
des merjas, aurait porté sur des espaces beaucoup plus étendus que
leurs domaines et leurs besoins. Dans ces conditions, l'équité natu-
relle et l'intérêt général avaient plus de poids que les textes et les pré-
tentions individuelles.
Le problème était rendu plus compliqué par le fait qu'il intéressait
plusieurs administrations qui le voyaient à des points de vue diffé-
rents. Pour le Service de l'Agriculture, du Commerce et de la Coloni-
LES « MER.TAS » iDE lA PLAINE DU SEBOU 225
sation, il fallait mettre en valeur ks merjas le plus tôt possible et
les maintenir à la disposition des colons. Le service des Travaux Pu-
blics était doublement intéressé, comme responsable des travaux à
exécuter et comme gardien des Biens Publics. Pour la Direction des
Affaires Indigènes, tutrice légale des collectivités indigènes et res-
ponsable de l'opinion, le problème de politique indigène semblait as-
sez délicat. Enfin, le Résident Général et ses collaborateurs immé
diats devaient imettre d'accord ces intérêts particuliers au nom de l'in-
térêt général.
Au premier examen, il apparut qu'on ne pouvait du premier coup
résoudre toutes les difficultés. A côté du problème en quelque sorte
théorique de la merja, il y avait le problème pratique de l'étendue
de la merja et nous savons co(mme il est malaisé de fixer exactement
cette étendue. De quelque façon qu'on désignât le propriétaire, iî
fallait déterminer de quoi il était propriétaire. Dès qu'on examinait
cette question de l'étendue réelle, il était nécessaire de faire des ré-
serves : est-ce que la même solution pouvait convenir à toutes les
merjas .^* En droit et en fait, pouvait-on traiter de la même façon la
grande merja du Beht où de vastes espaces étaient le plus souvent
inaocessibles et inutilisés et les petites merjais du Ranima qui suffi-
sent à peine aux riverains.
Une enquête fut commencée en 19 17 par les soins du Service des
Renseignements et des Affaires Lndigènes. Les officiers qui en fu-
rent chargés, procédèrent en môme temps à la délimitation du pé-
rimètre des merjas, sans préjuger de la solution juridique.
Les tractations avec les riverains, les décisions qui intervinrent,
l'évolution du problème juridique et administratif, toute cette his-
toire, malgré son intérêt, dépasse le cadre purement géographique de
notre étude. Signalons simplement que les décisions furent plusieurs
fois remises en question. En dehors de la résistance ou de l'offensive
des intérêts particuliers, la solution du problème des merjas créait
un précédent; en particulier elle engageait l'avenir au point de vue
de la mobilisation des terres collectives de parcours si nombreuses
au Maroc.
En fait, les changements portèrent sur la foipriule juridique et ad-
226 J. CÉLÉRIER
ministrative et non sur la solution pratique qui nous intéresse. Cette
solution se ramonait toujours à trois points.
L'intérêt ofénéral commande de f^at^nor à la culture les terres mer-
jas et les Indigènes en sont incapables.
Il est légitime et équitable que la propriété de ces terres récom-
pense celui qui fera les travaux nécessaires ou en paiera U>s frais.
11 ne scM-ail ni K'oitime ni équilal)l(> tpie les indigènes fussent pri-
vés des pâturages nécessaires à leurs troupeaux. Ce doruior point con-
duit à une discrimination nécessaire entre les grandes et les petites
merjas. Celles-ci ne peuvent être enlevées aux riverains. Dans les gran-
des, il est facile de concilier l'intérêt des Indigènes avec l'attribution
des terres asséchées puisque la surface de ces terres dépasse consi-
dérablement les besoins des riverains. 11 suffit de réserver à ceux-ci
un espace suffisant d'après leur cheptel et les Inspecteurs du Service
de l'élevage furent chargés de calculer la surface nécessaire par tête
de bétail, en tenant compte des conditions locales, d'ailleurs très va-
riables. Les Indigènes doivent être d'ailleurs les premiers à bénéfi-
cier de l'augmentation de valeur des terres et des travaux d'aména-
gement entrepris.
Le problème juridique étant ainsi résolu sur le papier, le problème
technique restait à résoudre sur le terrain.
Le problème technique. — L'assèchement et le drainage de 60.000
hectares dans une région encore éloignée des centres européens re-
présentent un travail considérable et les difficultés techniques sont
assez ardues. Une erreur, peut être grosse de conséquences, compro-
mettre tous les efforts. Or pour ce problème de technique hydrauli-
que on manquait au début des données les plus élémentaires. La to-
pographie des merjas était mal connue; les observations météorolo-
giques, les mesures du débit du Sebou et de ses affluents étaient rares;
la Carte de Reconnaisance au 1/200.000 ne pouvait être considérée
comme un nivellement précis de la plaine.
Des études furent commencées par le Service de l'Hydraulique.
Elles ont permis d'établir, sinon un programme définitif, du moins
des directives pour les études ultérieures et l'œuvre à entreprendre.
Suivre les indications de la nature semble être la formule la moins
LES <( MERJAS » iDE LA PLAINE DU SEBOU 227
dangereuse. Gomme il ressort de l'étude topographique que nous
avons faite d'apiès ^es observations officielles, le Scbou est bien le
collecteur naturel des eaux de la plaine; sa fonction se trouvant pa-
ralysée, il faut la faciliter en reconstituant des canaux fixes qui ramè-
neront vers le Sebou l'eau de ses anciens affluents.
Mais une grave objection se présente. Le lit du Sebou ne suffit
pas à assurer l'écoulement des eaux en période de crue. Si on dérive
vers ce lit trop étroit les crues des affluents, on augmente encore
les chances d'inondation. Le danger est certain : il faut le prévoir
et le combattre. Le remède proposé par la Direction des Travaux
Publics consiste dans les « vais d'inondation. » Dans ce projet, on
aménagerait sur chaque rive du fleuve un large canal. Par suite de
la grande courbe décrite par le Sebou, le val de la rive gauche, tracé
suivant la corde sera plus court, le val de droite plus long que le fleu-
ve. La crue se trouverait donc divisée en trois branches, son écoule-
ment mettrait plus ou moins longtemps à s'y accomplir et elle ne
parviendrait à l'embouchure du fleuve qu'en trois flots successifs.
Comime les crues sont aussi courtes que violentes, on espère que la
différence d'écoulement serait suffisante pour empêcher la reconsti-
tution de la crue en aval. Un système de vannes pourrait compléter
le dispositif ou permettre son utilisation pour d'autres fins, l'irriga-
tion par exemple.
Le problème économique et la com,pagnie du Sehou. — Lç pro-
gramme de dessèchement, tel qu'il est compris par la Direction des
Travaux Publics, est une œuvre de longue haleine qui suppose avant
tout un nivellement très précis. Le nivellement est en cours d'exécu-
tion, après une entente entre le Service des Travaux Publics et le Ser-
vice géographique. En attendant qu'il soit réalisé, que toutes les étu-
des préalables soient terminées, n'était-il pas possible de faire un es-
sai pratique .^^ Malgré toutes les précautions, l'opération de drainage
sur une aussi vaste échelle présenterait toujours un certain aléa. Est-
ce que l'écoulement des eaux par les canaux à ciel ouvert assurerait
un assèchement suffisant. ^^ D'autre part la valeur agricole des terres
libérées pouvait réserver une grande déception. Or les Français qui
critiquent sans cesse l'Administration, n'admettent pas qu'elle ne
228 J. CÉLl^niEH
soit pas infaillible. Cet état d'esprit n'encourag-e guère des fonction-
naires à risquer des essais dont le succès ne leur est d'aucun profit
et dont l'échec les compromet gravement.
La mise en valeur des merjas risquait de huler contre un obstacle
redoutable avant même d'èlre réellement commencée. Si elle était
poursuivie entièrement par ri''lal, la c raiulc des respomsabiJilés ris-
quait de la faire traîner en longueur. L'opération présente évidem-
ment un caractère d'utilité publique, au point de vue de l'assainis-
sement pas exemple; cependant elle a surtout pour but une valorisa-
tion des terres qui est certaine mais peut être annihilée par le prix de
revient. Dans des risques financiers les entreprises privées sont plus
audacieuses, ont surtout plus de souplesse que les Administrations
liées par des règlements précis.
Il y avait d'autre part, des objections très sérieuses contre l'aban-
don des merjas à une entreprise privée qui deviendrait propriétaire
des terres récupérées. Des demandes s'étaient produites, en particu-
lier celle de M. de Segonzac qui faisait valoir une sorte de droit de
priorité que lui conférait son ancien projet de 191 2. Mais l'opinion
commençait à réagir contre les concessions accordées à de grandes
Sociétés : les monopoles aggravés par la garantie de l'État étaient
vivement critiqués et, aucune distinction n'étant faite, toute conces-
sion semblait une aliénation de la coinmunauté au profit de particu-
liers. Confiée à une Société, la conquête des terres des merjas per-
dait une partie de sa valeur sociale : l'allotissement au profit de la
petite colonisation ou bien était abandonné ou du moins échappait à
l'Etat pour devenir une opération financière.
Tiraillée entre ces tendances opposées, l'Administration adopta un
moyen terme qui avait pour elle la valeur d'une expérience. Une
transaction intervint entre les divers solliciteurs qui furent réunis
dans une seule Société « la Compagnie du Sebou. » Deux des gran-
des merjas du R'arb, la Merktane et le Bou Kharja, furent concédées
à la Compagnie du Sebou : ce sont les mieux individualisées et cette
solution laissait intact le sort des autres merjas. Le cahier des char-
ges annexé au contrat comprenait, outre les garanties techniques, des
clauses qui réservaient les droits des riverains et les droits de l'État.
LES (( MERJAS », iDE LA PLAINE DU SEBOU
229
Les travaux de la Compagnie du Sebou. — Un premier plan de
dessèchement fut proposé par la Compagnie du Sebou : les eaux de
la Bou Kharja auraient été conduites dans la Merktane par un canal
qui coupait le seuil des Miknassa et un autre canal prolongeant le
premier aurait coupé la chaussée du Sebou et vidé la Merktane dan*^
le lleuve. La Direction des Travaux Publics n'accepta pas ce projet.
Il lui paraissait dangereux de jeter une telle masse deau dans le lit
^^
Fig. 9. — Émissaire principal de la merja Merktaae dans la traversée de la haute berge du Sebou.
La margelle du pont qu'on voit au premier plan est à la cote 13",?jO; so'us le pont, le plafond du
canal est à 5°,fiO.
du Sebou qui ne suffit pas à écouler ses propres crues. Un nouveau
plan fut adopté d'après lequel les deux merjas devaient être vidiées
séparément : le Merktane aurait son émissaire dans le Sebou; dans !a
Bou Kharja un canal réunirait le Mda au Segmet.
Les travaux coonmencèrent le i^"" novembre 19 19. Ils n'étaient pas
exécutés directement par la Compagnie mais confiés à un entrepre-
neur. L'établissement du réseau de canaux de drainage, collecteurs
et canaux secondaires a duré plus d'un an. Des centaines d'ouvriers
ont ete occupés aux terrassements. Cette concentration de travailleurs
dans une région presque déserte, infectée de moustiques, n'alla pas
230 J. CÉLÉUIER
sans difticultés. La Compagnie avait vu grand dès le début et ello
employa les grands moyens, méthode plutôt rare dans une entreprise
française. Le personnel fut logé, soumis à une hygiène prév(>ntive
contre les lièvres; les produits nécessaires à lalimentation furent ame-
nés 5ur place et Ton installa même de petits moulins indigènes pour
broyer le grain.
L'émissaire de la Merktane qui n'a qu'une profondeur de o™,5o
au point le plus bas de la merja atteint 5™,5o dans la traversée de la
berge du Sebou. La rencontie du eanal et du ileuve posait un pro-
blème délicat. Il était à craindre qu'en temps de crue les eaux du
Sebou ne relluent par le canal dans la merja : la difliculté a été ré-
solue par une vanne puissante placée sur l'émissaire un peu avant son
débouché dans le Ileuve.
Le canal de jonction Mda-Segmet a une longueur totale de 9.870
mètres; la pente va en décroissant de o"*,ooo9 par mètre à o",ooo2; la
largeur est de 3 mètres au plafond, mais les déblais rejetés de chaque
côté constituent une sorte de lit nuijeur, capable d'assurer un écou-
leffïient de 3.35o litres à la seconde. Le tracé ne suit pas exactement
l'ancien lit du Aida, qui comime nous l'avoiiis vu, formait deux mé-
andres inverses; il coupe une des boucles convexes, ce qui a nécesisité
un certain approfondissement du canal mais diminué la longueur
et augmenté la pente. Les résultats ont été presque immédiats. L'écou-
lement des eaux, gêné par la puissante végétation herbacée a aug-
menté rapidement. Les crues de l'hiver 1920-1921 ont mis le systè-
jue à l'épreuve et les canaux ont parfaitement suffi à les écouler. L'ex-
périence a seulement montré l'utilité d'allonger vers le Nord le ré-
seau de la Merktane. La cuvette du Segmet envahie par toutes les eaux
du Mda a formé une magnifique nappe d'eau. De ce côté, la Com-
pagnie du Sebou a complété son œuvre en jetant le Segmet dans la
Ras ed Daoura, mais dans l'état actuel la Ras ed Daoura reste une im-
passe à laquelle il faudrait assurer une issue vers le Sebou.
Désormais la Merktane et la Bou Kharja ont cessé d'exister comme
marécages. On y circule librement, mêome pendant l'hiver, et isur ces
vastes espaces les automobiles roulent sans crainte des obstacles et
en bonnes marocaines, sans avoir besoin de routes ni même de pistes.
LES « MERJAS » iDE LA PLAINE DU SEBOU 231
II €st amusant de voir que rautomobile est un excellent moyen de
discerner ce qui fui l'emplacement du hydra et ce qui fut l'empla-
cement de la plage. La plage, plus sablonneuse a donné, après la des-
sication, un sol absolument uni sur lequel on roule rapideiment et
sans secousse. Il n'en est pas de même pour le Jond du hydra tout
bosselé encore par le « gouzif », ces mottes de terre le plus souvent
très petites, dont nous avons parlé; en outre le sol, très argileux, se
durcit, par la sécheresse, d'une façon irrégulière. C'est pourquoi,
avant même que l'œil exercé ait saisi la nuance de couleur qui dis-
tingue soit les sols du hydra et de la plage soit la végétation, on est
averti par les cahots ou la régularité de la marche qu'on passe du
hydra à la plage ou inversement. Quant aux terres qui étaient anté-
rieurement respectées par l'inondation, elles sont encore hérissées de
leurs hauts et rudes chardons qui plient sous les grappes d'escargots.
Les tiges cinglées par la voiture crépitent sous le choc et sur le capot
il grêle des escargots.
Dans l'ancienne Merja, la végétation s'est rapidement transformée.
Le berdi a disparu très vite; le diss est devenu moins vigoureux mais
a résisté plus longte(mps. On achève de le réduire en y mettant le feu.
Au contraire les herbes fourragères ont augmenté et c'est merveille
de voir le trèfle conquérir le sol évacué par l'eau et les plantes trop
dures.
Il n'est pas moins intéressant de constater les progrès réalisés au
point de vue de l'assainissement. Les moustiques qui trouvaient dans
ces marécages amphibies des conditions de vie optima ont perdu leurs
asiles. Lorsqu'on a ouvert l'émissaire de la Merktane, c'est par mil-
liards que les larves de moustiques ont été jetées dans le Sebou et
entraînées vers la mer. Certes le paludisme qui a souvent terrassé
les ouvriers indigènes n'est pas disparu; les ouvriers européens, sur-
menés par cette lutte poursuivie sans trêve et sans confort pendant
deux ans sont parfois encore éprouvés. Mais la principale source du
mal est maintenant tarie et les bords du Sebou sont plus dangereux
que le centre de l'ancien marais.
Les travaux d'aménagement. — Les résultats que nous venons d'ex-
poser sont les simples effets du drainage. Mais la disparition de l'eau
232
J. CÉLltUIEH
n'est que la première étape dans l'œuvre entreprise; il reste à mettre
en valeur les terrains conquis. Le travail d'aménagement a été pres-
que mené de Iront avec l'assainissement; cette œuvre plus longue
se poursuit avec la méime volonté d'aboutir à des résultats positifs.
Les lra\au\ imposés dans rintérêt giéiiiéral par le cahier iivxs char-
ges sont terminés. Des passerelles permettent aux pistes de franchir
les canaux de drainage; la [)lus ini[)()rlante, posée sur l'émissaire de
la Merktanc, est utilisée par la piste qui, venant de l'ancien Poste
Fig. 10. — Passerelle sur laquelle lY*missaiie priucipal de la Merja ^lerktane est, franchi par la piste
de la rive droite du Sebou. — Sur la passerelle est installée la vanne qui empèctie les eaux de crue
du Sebou de refluer dans la merja.
du Sebou rejoint la route de Tanger; cette passerelle sert en même
temps pour la vanne qui empêche le reflux du Sebou dans l'émissaire.
Un emplacement a été réservé pour le val d'inondation de la rive
droite. Le lot de pâturages destiné à compenser pour les indigènes
la perte des parcours en merja est prêt à leur être assigné. Pour abreu-
ver les troupeaux des riverains, des puits ont été creusés et sont munis,
suivant leur profondeur, d'une manivelle ou d'un aermotor.
La question de l'eau est restée en effet très importante. L'assèche-
ment des imerjas semblait, par une conséquence paradoxale, tarir en
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HF.SPERIS. — T. II.
1922.
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234 J. CÉLÉRIER
même temps une des sources de prospérité de la région. Après avoir
enlevé l'eau nuisible par un système de drainage, il fallait établir:
un système d'irrigation pour ramener l'eau bienfaisante. La difliculté
est grande pour la Merktane qui n'a pas de rivière pour l'alimenter.
Il n'existe nulk part au Maroc d'installation comparable à celle de la
Compagnie du Sebou. C'est au Sebou qu'on s'est adressé pour puiser
l'eau d irrigation, (mais nous savons quel obstacle constituent ses
hautes berges. Des moyens puissants pouvaient seuls en triompher.
Un peu en amont de Si Allai lazi, au Jieu-diL de la Scharfa, on a
construit et équipé une usine génératrice de foix:e électrique; elle
donne, avec un moteur marchant au gaz pauvre, une force de
loo 11. P. Elle actionnera quatre groupes moto-pompes qui sont
échelonnés le long du lleuve et capables chacun d'un débit de 200
litres-seconde avec une élévation verticale de 7 mètres. Une vaste
zone de quelques centaines d'hectares pkcée en contre bas de la
berge du lleuve pourra être ainsi irriguée; elle sera occupée par des
vergers et des cultures industrielles dont le rendement est actuelle-
ment à l'étude. Le bord du Sebou oij l'on ne trouve que quelques
tamarix clairsemés sera planté d'eucalyptus et ce petit bois sera aussi
utile qu'agréable dans cette grande plaine nue où l'on est obligé
d'employer les carottes sauvages comiine combustible pour la bri-
queterie de Si Allai ïazi.
L'installation de la Centrale électrique et des molo- pompes a été
réalisée dans des conditions qui ont augmenté sérieusement les dif-
ficultés. C'était dans le grand désarroi qui a suivi la fin de la Guerre;
il fallait opérer loin de tout centre européen, avec un minimum
d'ouvriers compétents. Heureusement les chalands du Sebou ont per-
mis le transport à pied d'œuvre des lourdes machines.
En attendant l'installation complète du système, un groupe moto-
pompe fonctionne déjà avec un moteur provisoire. Pour éviter la
déperdition d'eau, la seguia d'amenée a été cimentée sur une lon-
gueur de plusieurs centaines de mètres. Elle sert à arroser une pépi-
nière et une orangeraie.
Avec des moyens aussi onéreux, il ne pouvait être question d'amé-
nager de la même façon toute l'étendue des deux merjas. Il semble
LES « MERJAS » iDE LA PLAINE DU SEBOU
235
Fig. 13. — Porcherie d'élevage de Dardara pour 200 truies.
Daus le fond, et à droite, baignoire pour les porcins.
Fig. li. — Ferme du Mda.
Type de ferme de métayage ou d"embouche édifié à Tintérieur des merjas Merktane et Bou Khardja.
La maison d'habitation a été construite par des artisans indigènes avec les matériaux du pays.
236 •' (:mi:i\iKn
qu'en agriculture la meilleure mcthodo soit do suivre la nature en
la oorrigoanl. l/e\islence ancienne des pâturages naturels et l'itin-
porlance tradilionnelle de l'élevage dans la région indiqjumt que
rélevage trouve là des conditions très favorables et doit rester pré-
dominant. C'est en partant de cette idée que la Compagnie du Sebou
a établi son i>lan de mise en valeur.
L'expérience n'a pu que fortilier la première inspiration. Les vas-
tes pâturages améliorés simplement par le drainage ont été fauchés
aux meilleurs endroits. Des milliers de quintaux de fourrage ont été
vendus à rintendance et expédiés sur Kénitra par les chalands de la
Compagnie Lyonnaise. Cette source de revenu n'est pas près d'être
épuisée, même quxind les troupeaux de la Cotmpagnie exigeront de
grosses réserves de fourrage. Les clauses de la Concession impo-
sent en effet, à la Compagnie du Sebou l'obligation d'entretenir un
troupeau de Coco bovins.
Dans le plan de mise en 'valeur, l'élevage prédomine mais n'est
pas exclusif. Le domaine des merjas se trouvait trop uniformément
composé de terres fortes où la variété de cultures était impossible.
La Compagnie du Sebou, par transactions amiables avec les proprié-
taires indigènes, s'est annexé des terres légères et des terres de cul-
tures. A l'ouest, au delà du Taug, les « iimeil » du Dandara ont per-
mis l'établissement d'une poixiherie; à l'est, l'achat du domaine des
Bagnoul a permis de rejoindre le Sebou par une antenne qui com-
plète celle de Si Allai Tazi. L'achat le plus important, indispensable
même, est celui des terres des Meknassat qui formaient le seuil de
séparation entre la Merktane et la Bou Kharja. C'est là qu'on a ins-
tallé un grand domaine spécialisé dans les cultures sans irrigation.
Le domaine des Meknassat complète ceux dont l'élevage est la
fonction essentielle. L'originalité du système, c'est de concilier à
la fois la spécialisation et la variété, ce qui n'était possible, bien en-
tendu que grâce aux vastes étendues disponibles. Les jeunes ani-
maux seront élevés dans un domaine établi près du Segftnet : d'im-
menses hangars de tôle provenant des stocks alniéricains ont trouvé
là une utilisation imprévue et judicieuse. Un autre domaine près de
l'Oued Mda dont le gérant a su merveilleusement utiliser les procé-
LES « MERJAS » DE LA PLAINE DU SEBOU
237
Fig, 15. — Centre d'élevage de l'Etoile (merja Merktane) pour 500 vaches laitières,
Au pi-emier plan, vaches « Shorthorns » importées d'Angleterre,
Fig. 16. — Vue aérienne du Sehou ot du centre de Tazi entièrement créé par la (^"dii Sebou.
Toute la boucle du Sebou est irriguée.
238 J. CÉLÉRIER
dés de constructions in(^irf^nes constilnora nno forme d'cmbonclie où
on enfjraissei'îa les aniiinanx deslinrs à la vente et à la hourlKM^e. A Si
Allai Tazi 5 écuries confortables sont destinées à abriter un troupeau
de 5oo vaches laitières dont les veaux prendront le chemin du Seg-
met. TiO lait sera traité dans une laiterie-beiirrerie-fromap^erie
qui est presque lenuiniV. En attendani, les écuries lop^ent un trou-
peau de près de 800 bovins qui a été constitué avec des bêtes sélec-
tionnées dans les miarchés de la ré<xion. Chaque soir les bêles rentrent
du pAturape à l'écurie; cette rentrée est un spectacle impressionnant
qui semble vêtir nos créations trop compliquées de la jeunesse 'éter-
nelle du monde et de l'antique simplicité. Le soleil a soimbré der-
rière la dune: mais î^ l'horizon s'allument les pcrandes flammes qui
dévorent le dîss survivant ?i la merja; elles rendent plus rapide et
plus profonde la chute de l'ombre où s'enfonce et p^randit encore la
plaine imimense: surbaissant de cette ombre, les bêtes arrivent à pas
lents et paraissent innombrables, car on les fait défiler une à une
pour les compter avant de les enfermer. Plus tard un système de
paddoks, à la mode sud américaine, fermés par des fils de fer bar-
belés, facilitera le travail des gardiens et mettra un peu plus de
clarté géométrique dans le partage de ces pâturages encore vierges.
La clef de voûte de cet ensemble est donc l'installation de Si Allai
Tazi. Le lieu est bien choisi. Si Allai Tazi est situé au point où la
route de Kénitra à Tanger franchit le Sebou, à peu près à égale dis-
tance de Kénitra et de Souk el Arba. Il est curieux de rappeler qu'en
amont se trouvent les ruines de l'ancienne colonie romaine de Ba-
nasQ et en aval celles de Thamusida. Le passage du Sebou, assuré
naguère par un bac, l'est maintenant par un pont qu'a construit
la Compagnie Schneider. La voie fluviale du Sebou, la piste de Ké-
nitra à Mechra-bel-Ksiri par la rive droite complètent les moyens
de communication. Il est vraisemblable qu'une des voies ferrées qui
doit relier Kénitra au Tanger-Fès passera tout près de là. On vient
de terminer la pose d'une voie de o om. 60 qui unit Kénitra à Ksiri
par Si Allai Tazi et se prolongera sur Ouezzan. Pour desservir ses
divers domaines ila Compagnie du Sebou projette l'établissement d'un
petit Deoauville. Ce lieu, nagi^ère encore désert, est devenu un foyer
LES « MERJAS » iDE LA PLAINE DU SEBOU 239
de vie très aniirmé et la Compagnie du Sebovi en a fait par 'ses propres
moyens, un centre de colonisation appelé sans doute à un dévelop-
pement rapide. Outre les installations agricoles et les logements des
représentants de la Société, l'industrie est représentée par une brique-
terie, le ravitaillement par deux cantines restaurants et par deux épi-
ceries destinées l'une aux Indigènes, l'autre aux Européens. L'ins-
tallation qui a eu le plus de succès fut celle d'une boulangerie à la-
quelle est annexée une petite minoterie. Un embryon d'organisation
scolaire et d'organisation postale achève de rappeler comment la vie
européenne prend possession du Bled marocain, enfonce dans un
sol vierge des racines vigoureuses, crée autour d'elle la richesse dont
la hausse des prix de la terre est pour les Indigènes propriétaires une
manifestation éclatante.
Par la méthode scientifique, la puissance des moyens financiers
et techniques, l'œuvre de la Compagnie du Sebou est l'essai de mise
en valeur le plus original que la métropole ait tenté du Maroc (i).
L'expérience est suffisamment concluante pour hâter la transfor-
mation de toute la plaine marécageuse. Souhaitons que, comme la
Merktane et la Bon Kharja, lie Ras ed Baoura et les grandes merjas
des Béni Ahsen ne soient bientôt plus que des isouvenirs.
J. CÉLÉRIER.
Professeur de géographie
à l'Institut des Hautes-Études Marocaines.
(i) Chez les Béni Ahsen, à Sidi Yahia, une autre Société agricole organise en bor-
dure de la merja du Tiflet un très intéressant centre d'élevage. A l'aide d'une moto-pompe
élevant l'eau du Tiflet, on pourra arroser les luzernières qui seront créées de chaque côté
de la scguia d'amenée. Mais cette installation que nous avons pu voir de près grâce à la
complaisance de M. Coeytaux, sort un peu du cadre strict des merjas et sera
mieux à sa place dans une élude d'ensemble sur la mise en valeur de la Plaine mféneure
du Sebou.
TECHNIQUE DES POTERIES RIF AINES DU ZERHOUN
Il existe, non loin de Meknès, dans le massif du Zerhoun, un cer-
tain nombre d'agg^lomérations rif aines de la tribu des Béni Touzin;
elles se sont installées dans le pays, sous le règne de Sidi Mohammed
ben Abderrahman (1859-1879).
Ces déplacements, ces « essaimages », sont fréquents au Maroc;
leur histoire est celle de toutes les vicissitudes du pays. Mais lors-
qu'une tribu, comme celle des Béni Touzin, habite un pays inexploré,
et lorsque des fractions, comme celle du Zerhoun, conservent des
relations suivies avec leur pays d'origine, elles nous permettent de
connaître des industries ignorées, comme l'essaim nous instruirait
sur la ruche-mère, si les abeilles ouvrières avaient des aptitudes spé-
ciales, selon les ruchers.
Les Béni Touzin qui vivent sur les pentes septentrionales du Rif,
non loin de Melilla, ont apporté au Zerhoun des techniques qui leur
sont j>ersonnelles, et que l'on ne trouve chez aucun de leurs nouveaux
voisins. Leur étude est instructive en soi; elle permet aussi de colla-
borer aux études difficiles des explorateurs et d'apporter une contri-
bution à l'étude à peine ébauchée des industries rif aines: c'est pour
cela que je réunis ici ces notes, quoique incomplètes, sur la poterie
des Béni Touzin du Zerhoun (i).
Les Béni Touzin habitent quelques villages, parmi lesquels Béni
Meraz et Bou Mendara sont les plus importants; ce seront aussi les
plus visités, car tous deux, et surtout Béni Meraz, sont pittoresque-
ment bâtis dans de grands cirques d'effondrement où les maisons
éparses se posent deci-delà, jusqu'à la falaise qui domine les terres
(i) Ce travail a été rédigé d'après des notes recueillies dans le Zerhoun, en 1916.
M. Van Gennep, à qui je l'avais communiqué, l'a utilisé dans ses « Recherches sur les
Poteries de l'Airique du Nord (Harvard African Studies, vol. II, Cambridge, 1918, pp. 277-
278), et a déjà publié quelques-unes des figures qui illustrent cet article.
242 J. HERBER
d'^boiilis H dont elles utilisent parfois l^s anfractiiosités. Bon Assd,
moins important, d'aspoct unisérable, est ?i l'extrt^mité occiden-
tale de l'arèfe qui limite, comme nn prrand mur, le nord de la plaine
du Sais; il domine la piste qui va de Moknès à Moulcy-Ydris; il est faci-
lement accessible, ses habitants sont aocueillants et ce sont eux sur-
tout que jai vus au travail.
Je ne connais la technique des Rifains de Bou Mendara et de Béni
Mi'raz que par ce qu'ils m'en ont dit dans les maisons mêmes oh ils
l'f^mplovaient, et j'ai la certitude qu'elle est exactement semblable
à celle de Bou Assel : je les confondrai dans ima description. 11 n'y a
de réserves à faire que pour le travail d'une maallema de Bou Men-
dara, orirrinaire des Vit Ouria^hel, tribu voisine des Béni Touzin :
j'ouvrirai à son sujet quelques parenthèses.
Les poteries du Zerhoiin au point de vue commercial. — On peut
juger des procédés, de l'art, du « métier », par l'œuvre, et on trouve
toutes les poteries du Zerhoun au marché du samedi, à Mouley Ydris.
Tl ne semble pas que la vente soit soumise à la loi de la demande:
la présence des marchandises est irrégulière; les vendeuses ne vien-
nent que poussées par la nécessité de certains achats, 11 s'ensuit que la
fabrication n'est pas continue; elle est en rapport avec les besoins du
producteur, quelles que soient les raisons qui puissent le conduire h
faire monnaie ou échange de son industrie. 11 y a cependant une règle
à peu près constante, qui ne se vérifie pas seulement chez les Rifains
du Zerhoun, mais chez les Béni Mtir et (les Béni Mgild; l'ouvrier,
aussi bien que l'ouvrière se met au travail l'avant-veille ou la veille
du marché, la cuisson ayant lieu la veille ou le jour même, selon
l'éloignement du centre de vente.
L'artisan. — Aux villages rifains du Zerhoun, c'est la femme qui
travaille la glaise, alors qu'à Mouley Ydris et dans toute la région de
Meknès, il n'y a que des potiers : ceux-ci se disent originaires du
« Sahara », c'est-à-dire d'une région géographiquement imprécise,
située au-delà du Grand Atlas, vers le sud-est du Maroc; ils ont sou-
POTERIES RIFAINES DU ZERHOUN 243
vent le même type ethnique que les savetiers et les forgerons, dont
les professions sont réprouvées (i). *
Les pratiques rifaines confirment à nouveau la loi que M. Van Gen-
nep a exprimée ainsi (2) : « ...la manufacture et le tour ne se trou-
vent pas, dans une même région, chez les mêmes catégories de per-
sonnes : si la poterie à la main est l'œuvre des femmes..., le tour est
l'instrument des hommes. » Les femmes Béni Touzin n'emploient pas
le tour, tandis que les Sahariens de Mouiley Ydris l'util lisent; il y a
donc, dans le Zerhoun, coexistence de deux techniques, et leur spé
cialisation différente en rapport avec la sexualité.
M. Van Gennep ajoute : << Les premières (les femmes), vivent à la
•campagne; les seconds (les holmmes) de préférence dans les centres
dommerciaiix, lieux de marché, villes. » Il en est ainsi dans la région
que j'étudie, et peut-être serait-il possible d'établir, à son endroit, une
formule plus étroite : la poterie rifaine, faite à la main, est de fa-
brication et d'utilisation familiale, portée au marché en vue d'une
transaction occasionnelle, tandis que la poterie au tour est tout à fait
industrialisée.
Il n'y a pas d'atelier à proprement parler; il n'en est d'ailleurs pas
besoin pour un travail aussi discontinu. La fille est à la fois l'élève et
la collaboratrice de la mère. A Bou Assel, on compterait, d'après le
cheikh, sept à huit familles qui fabriqueraient la poterie ; à Béni
(r) Ainsi que me le fait observer M. H. Basset, qui a étudié la céramique berbère dans
son cours de 1918 à l'École supérieure de Rabat, le métier de potier est aussi mal vu, dans
certaines tribus, que celui de forgeron. « Le potier dit aussi M. E. Laoust, dans s«s
Mo s et Choses berbères fp. 6f)) passe pour un être misérable condamné par le destin... Tl
vit malheureux, retiré et méprisé, puisque toute sa vie se passe à battre et à piétiner notre
mère et notre père, la terre ». M. Laoust cherche la cause réelle d« cette mésestime dans le
fait que le potier « accomplit une besogne qui, chez les Berbères comme chez tous les demi-
civilisés, est uniquement réservée aux femmes n. Cette constatation n'est certaincmcint pas
étrangère aux sentiments des gens du peuple à l'égard des potiers, mais je doute fort qu'elle
en soit la cause originelle. Hommes et femmes font des poteries, selon des techniques si
nettement individualisées, qu'il me semble difficile de confondre leurs professions. D'ailleurs
les forgerons sont également honnis, sans qu'on puisse dire qu'ilsi se livrent à un travail ré-
servé aux femmes... La légende qui fait un grief aux potiers de battre la terre, me paraît plus
pr^s de la vérité, parce qu'elle attribue une cause magique à la défaveur dont souffrent ces
artisans.
(t") a Van Gennep, Études d'ethnographie algérienne, tir. à part de la Revue d'Ethno-
graphie et de Sociologie, Paris, E. Leroux, 1911, p. 82.
244 J. HERBER
Meraz, toutes les familles seraient aptes à en faire; à Bon Mendara,
on rabsiMU'o (Iu'cIumKIi, oA m'a répondn très évasivement.
Technique. — Accessoires de fahiication. — L'ouvrière rifaine tra-
vaille devant la porte de sa maison, mais elle n'est pas assise, comme
la p()li«'Mo kalnlo roj^résentée dans los Etudes d'ethnographie algé-
lientic do M. Van Gonnop (i); ollo so li(>nl dans la position
aooroiipio (fi^. i, 2, 3).
Elle a, en face d'elle, un p^rand plat renversé qui sert de soubasse-
ment, de socle à la poterie en fabrication; à sa droite, de l'argile
préparée, déposée sur ime plancbe et un récipient rempli d'eau; à
sa gauche, un petit tas de cendre. A Bon Assel, V argile est recueillie
non loin du village, le long de la piste de Meknès à Mouley Ydris;
elle existe d'ailleurs dans toute la région.
A Bon Assel, à Béni Meraz, on mélange l'argile avec de la brique
pilée; on la travaille à la main, l'expose au soleil, la mouille et la
conserve dans une pièce de la maison : il est probable qu'on agit de
même dans toutes les localités.
Le récipient d'eau contient tout l'ontillage de l'ouvrière; c'est un
morceau de cuir (zilda), destiné à Imouiller la poterie en fabrication,
principalement au niveau de ses bords et à rendre la glaise plus plas-
tique; une cuillère en bois [nierarjd) (fig. 11) ou plus exactement son
extrémité creuse, dont les bords, plus ou moins usés, servent au mode-
lage; enfin, un vieux peigne de bois (fig. 7), qui a la ,même destina-
tion. L'usure — ou peut-être le couteau — leur a donné des courbures
différentes. A Béni Meraz, on emploie le galet de préférence à ces
instruments. A Bon Mendara, on emploie les uns et les autres, indif-
féremment.
La cendre est destinée à empêcher l'adhérence de l'argile au
Support.
Le support (fig. 9), Iqaleb des Kabyles, est un disque plus ou moins
grand, selon la poterie à laquelle il est destiné, plus ou moins épais
isielon la matière qui le compose. A Bou Assel, c'est une sorte de
gâteau, épais de o,o/i centim. environ, fait de bouse de vache ou d'ar-
(i) A Van Gennep, loc. cit., fig. 9.
POTERIES RIFAINES DU ZERHOUN 245
gile; à Bou Mendara, il est constitué par le fond d'un grand plat de
terre. Je ne crois pas qu'il ait un nom spécifique. Les gens cherchaient
comment ils pourraient le désigner; on a souvent dit tadokka (argile);
j'ai aussi entendu le mot de trab (terre) ou de garaz (trépied) {?) Mais
il m'a toujours semblé que ces noms étaient attribués à un objet que
la langue populaire ne désignait pas.
Confection de la poterie. — Munie de cet outillage rudimentaire.
l'ouvrière se met au travail; je "me propose de noter sa technique,
geste par geste, durant la fabrication de deux modèles de poterie,
auxquels se rattachent toutes les formes en usage au Zerhoun, c'est-
à-dire :
le vase plat, tel que l'assiette;
le vase à col, tel que la cruche.
Vase plat. — A. L'ouvrière pétrit une boule de glaise et lui donne
la forme d'un disque qu'elle applique sur le support poudré de cen-
dre. Avec une deuxième boule, elle fait un boudin de o,i5 à 0,20 cm.
sur 0,08 cm., la creuse en son milieu avec le bord cubital de la main,
lui donnant ainsi la forme d'un pain fendu, et l'étalé en forme de
ruban : c'est le futur rebord du plat, ou plutôt l'une de ses parties.
Elle le met de champ et le place verticalement autour du disque,
qu'elle achève de circonscrire avec un nouveau ruban de foi'ïne appro-
priée (fig. i). Ce ruban est bien grossier; elle le façonne, le fait exac-
•tement adhérer au disque à coups de pouce, l'égalise avec quelques
morceaux de glaise, tandis que la main gauche déplace progressive-
ment le support ou maintient la poterie.
B. — L'ouvrière prend alors le cuir avec lequel elle lisse le bord
libre et la face externe du vase. La main gauche continue son rôle
'd'aide : mobilisant tantôt la poterie, tantôt servant de soutien, elle
permet à la droite d'appuyer sur la glaise, ce qui produit en même
temps un amincissement et un exhaussement de la paroi.
A ce moment, le peigne intervient. Appuyé sur la face interne, il
permet de transformer le vase à bords droits en un vase largement
ouvert, en une sorte d'écuelle très profonde, la zlâfa.
Durant ce travail, les deux mains ont été employées selon les apti-
246 J. HERBER
Indes liées à la prééminence do la droiterie; il n'y a qu'une particu-
larité à signaler, parce qu'elle caractérise la technique, celle de la
main gauche abandonnant i>ar instants le modelage pour déplacer le
support : déplacements minimes et lents, jamais assez rapides, rare-
ment assez étendus pour qu'ils fassent songer au tour.
Vase à goulot : A. B. — L'ouvrière commence la cruche comme
un plat; elle fait d'abord un vase tronc-conique à grande ouverture
supérieure, |)uis elle modèle le haut de la cruche qu'elle léunit à la
base, lorsque le séchage lui a donné quelque consistance. Je ne serais
pas surpris que ce procédé fût le plus courant.
C. — Lorsque l'ouvrière a tenté de modeler, devant moi, un vase
d'une seide pièce, elle ne l'a commencé qu'après certaines précau-
tions oratoires. Ce travail comporte îles diflicultés; la réussite dépend
de la plasticité de la terre, c'est-à-dire de l'eau qu'on lui a d<jnnée et
de la dessication qu'entraînent la chaleur et le vent; proportion dil'li-
cile à obtenir (étant donné que l'un des tewnes est indépendant de la
volonté), et d'où dépend la résistance ou l'elfondrement de la poterie.
Four transformer le vase évasé en ovoïde, l'ouvrière mouille d'abord
la paroi et l'amincit progressivement en la serrant entre ses deux
mains. Elle s'aide du peigne, dont la pression est plus régulière, et
qui, avec ses courbures, agit comme un calibre. Elle diminue ainsi
l'ouverture du vase. Lorsque la paroi a l'épaisseur voulue, elle en
nivelle les bords avec de petits boudins de terre, à peine gros comme
un doigt, puis elle les élève et les rétrécit par le même moyen. Le
boudin est intimement lié au vase par de petits coups de pouce, puis
lissé et refoulé par le peigne, tenu de la main droite, tandis que la
main gauche soutient la paroi du côté de la cavité. Lorsque l'oriflce
atteint 0,08 cm. de diamètre environ et que l'ouvrière peut encore y
passer la main, elle lisse l'intérieur, soit avec la main, soit avec la
cuiller, et la panse de la cruche est achevée.
Le col se fait de même façon, par adjonction successive de boudins,
également travaillés avec le peigne ou la cuiller. Au lieu de la main,
ce sont deux ou trois doigts de la main gauche (fig. 3), qui font pres-
sion à la face interne, tandis que la main droite, externe, tend à
comprimer l'argile, et, par cela même, à exhausser le coL
POTERIES RIFAINES DU ZERHOUN 247
Le rebord est égalisé avec le cuir mouillé, tenu entre le pouce et
l'index droits, la main gauche faisant tourner le plateau.
L'anse de la cruche sera confectionnée plus tard, lorsque le séchage
au soleil auraimis la cruche en état de la supporter (i). Elle sera ratta-
chée au col par une sorte de moulure ronde, ornée parfois de petites
encoches, faites avec un morceau da bois.
Une description, quelque (minutieuse qu'elle soit, ne peut montrer
l'utilisation simultanée ou successive des deux mains. Qu'elle fît la
cruche ou l'assiette, l'ouvrière se servait de sa main gauche tantôt
pour modeler l'argile, tantôt pour faire tourner le support. Il lui arri-
vait parfois d'imprimer à ce dernier des mouvements continus, de
façon à lisser les parois du vase, mais le plus souvent, elle s'en ser-
vait comme d'une selle, qui permet au sculpteur de voir et de mode-
ler son œuvre sur toutes ses faces.
Séchage de la poterie. — La poterie est portée à sécher, sur son
support (fig, 4). II y a autant de supports que de pots fabriqués, et
c'est pour cela que l'outillage de la « potière » ne comprend pas le
fil à couper la glaise dont se servent les potiers pour détacher la pote-
rie du tour.
Le séchage ne présenterait rien à signaler, si je n'avais à parler ici
de la vieille rifaine de Bou Mendara, orginaire des Ait Ouriaghel. Le
cheikh n'a pas pu ou n'a pas voulu me la faire voir. Son travail est
infiniment plus habile que celui du inilieu où elle vit. Ses poteries,
très finement décorées, sont d'une minceur remarquable. Aussi, la
vieille ouvrière ne pourrait-elle travailler en été; le vent (( chergui
qui brûle tout », compromettrait la plasticité de l'argile et la dessé-
cherait trop rapidement. Avec le soleil et le vent d'août, il ne serait
possible que de faire les poteries grossières des Beni-Touzin.
Lissage, fausse engobe. — Avant d'être cuite au four, la poterie
subit un travail de lissage, très soigné pour les poteries des Ait Ou-
riaghel, simplement ébauché chez les Béni Touzin. Il est obtenu, à
(i) II en est de même pour les goulots latéraux lorsque les cruches en comportent.
248 J. HERBER
Bou Assel, par la friction de la poterie au moyen de coquilles d'es-
cargots, ou encore avec le galet.
M. Van Grennep, à qui j'ai envoyé quelques spécimens de poterie*
des Béni Toiizin, les considère cominie revèlues li'une engobe (i).
Mon enquête ne m'en avait pas révélé l'existence. Pour en avoir la
confirmation, j'ai prié M. Châtelain, directeur des fouilles de Volu-
bilis, de s'en assurer; sa réponse a rendu uioii assertion plus formelle.
Je considère les poteries de Zerhoun, comme revêtues d'une
« fausse engobe ;>, j'entends par là, d'une « couche de revêtement •>
réalisée par le lissage, qui comprime l'argile superficielle, la rend
plus dense et lui donne l'aspect « d'une couche d'argile plus fine,
appliquée sur le corps, en pâte plus grossière, de l'objet (2). » Si
l'on regarde de près la poterie, on voit que ce que j'appelle la fausse
engobe, n'est pas unie, mais formée de longues facettes, en traînées,
correspondant au passage de la doquille d'escargot.
Le four. — Le four des femmes Béni Touzin est très rudimentaire;
il est établi à proximité de la maison. Il consiste en une légère con-
cavité, creusée dans la terre, ronde et à peine profonde d'un travers
de .main. Quelques pierres placées sur une seule rangée, et non con-
tiguës, le limitent (fig. 5). Les plats sont entassés verticalement les
uns contre les autres, une gesaa ou plat à couscous étant au centre
et servant d'appui aux autres poteries.
Le combustible employé est ie palmier nain, le doani. Il recouvre
et entoure les poteries. Les pierres qui limitent le four, ne semblent
pas destinées à retenir les poteries, mais plutôt à empêcher le doum
de se répandre. Je les ai vues employées en d'autres localités dans
les fours où on utilisait la paille, tandis qu'on n'en mettait point lors-
qu'on cuisait les poteries avec des bûches de bois.
La cuisson est de durée variable : A Bou Assel, elle serait de plus
d'une heure.
Décoration. — La décoration est d'une technique très rudimen-
(i) A. Van Gennep, Reich. sur les pet. de VAf. da Nord..., etc, p. 278.
(2) A. Van Gennep, Et. d'ethn. alg., tir. à part, p, 42.
POTERIES H IF A INES DU ZERIIOUN 249
taire. Elle est obtenue par le badigeonnage de la poterie avec le suc
des feuilles de droû, lentisque, broyées soit au mortier, soit au moyen
d'un galet agissant sur une pierre plate; la vieille femme de Bou Men-
dara, ajouterait à ce liquide un peu de miel.
L'ouvrière des Béni Touzin fait, en général, son pinceau avec un
simple morceau de bois effilé, ou avec une touffe de poils, qu'elle
tient à la main; il arrive même, dit-on, qu'elle peigne avec le doigt.
Par suite, le décor qu'elle trace est à larges traits; travail grossier
qui ne peut être comparé à celui des Ait Ouriaghel dont les poteries
sont ornées de dessins ténus, délicats, parce que l'ouvrière prend
pour pinceau tantôt une plume d'oiseau, tantôt un petit faisceau de
poils de chèvre (fîg. 8), noués ensemble.
Je ne saurais dire comment les enfants apprennent à faire la pote-
rie; je crois, pour l'avoir vu, que l'instinct d'imitation les pousse à
pétrir la terre et à faire des pots à l'âge où ils jouent à la poupée. Le
dessin est d'une technique plus délicate; il nécessite un apprentis-
sage; l'habileté s'acquiert sans doute, par la pratique et l'exécution
de dessins de plu's en plus difficiles, (mais j'ai vu aussi, à Bou Men-
dara, dans la maison même du Cheikh, un certain nombre de pote-
ries recouvertes de dessins à la fois compliqués et maladroits, faits
par des enfants « qui s'étaient exercés ».
Deuxième cuisson. — Pour que la décoration se conserve, il est
nécessaire de faire passer à nouveau la poterie au feu; imais cette fois,
une seule flambée suffit et le suc translucide du droû devient d'un
beau noir brillant, encre de Chine.
Formes des poteries; leur nom; leur usage. — Les poteries fabri-
quées par les Béni Touzin ne sont pas très variées et servent toutes à
l'usage domestique. Sauf le réchaud, elles dérivent toutes, au point
de vue de leur facture, du vase tronc-conique ou de l'ovoïde.
Parmi les premières, on trouve :
D'abord la zlâfa, plate ou à pied, resseimblant à l'écuelle ou a un
compotier trapu (fig. 23, 27, 28). L'écuelle a sur ses bords une sorte
d'oreille percée qui permet de la suspendre (fig. 24).
Le grand plat de o,4o cm. de diamètre environ, à rebords hauts
HBSPÉRIS. — T. II. — 1922. '7
250 J- HERBER
de o,io cm., munis de quatre appendices à rextrémité des deux dia-
mètres perpendiculaires (i).
Le plat couvert, haut de o,i5 i\ 0,20 cm., lourd d'apparence, sorte
de plat à tajin, avec son couvert nuini d'une pclite anse médiane
(fig. i5).
Les vases creux à anses latérales (fig. i3, 19), appelés lialcb, utilisés
pour mettre l'eau, le beurre, le miel, et souvent portés au moyen
d'une petite corde de doùm réunissant les deux anses.
La gesaa pour le couscous, grand vase, exactement tronc-conique,
à fond plat percé de grands trous, ornés d'une moulure ronde avec
encoche.
Parmi les vases à goulot, on trouve les types bcrrâda et g dra.
La bcrrâda à une ou deux anses symétriques, est un récipient pour
liquides, de qiicl(pi(> iialiirc (ju'ils soient (fig. 26).
La g dra (pi. gdoûr) est une cruche basse, à fond large, trapue,
munie presque toujours de deux anses, et quelquefois d'oreilles creu-
ses, failes poui" être saisies avec l'extrémité des doigis; elle porte par-
fois un goulot latéral, sur le plan perpendiculaire à celui des anses
(fig- 17)-
On porte cette cruche sur le dos pour aller chercher l'eau à la fon-
taine et on la fixe ainsi : l'extrémité d'une corde passe par l'anse an-
térieure, et forme deux chefs qui prennent point d'appui sur l'épaule
gauche et retombent sur le devant de la poitrine 011 la main gauche
les saisit; l'un des deux chefs partant de cette main et repassant sur
cette même épaule, traverse l'anse postérieure, suit obliquement de
haut en bas la panse de la cruche, l'applique contre le dos tout en
ia soutenant, et s'engage sous l'aisselle droite, pour être reprise par
la main gauche (fig. 6). Ce mode d'arrimage a pour effet de ména-
ger les anses d'une poterie mal cuite, et par cela (même peu résistante.
Je dois encore signaler une petite cruche, à peine haute de
0,12 cm., à large ouverture, et munie de deux anses opposées, dont
l'une est établie dans l'angle d'un goulot latéral (fig 10).
Le melmâr des Béni Touzin a une forme très spéciale; il ressemble
(i) C'est un plat de ce genre qui set de soubassement au support et qui est représenté
dans les fig. i, a, 3.
POTERIES RIFAINES DU ZERHOUN 251
à un grand entonnoir auquel on aurait adapté une base très évasée
•lig. 29, 3i). Il diffère totaleiment du mejmàr des potiers de Mou'ley
Ydris, qui est co^mposé d'un vase cylindrique, à parois verticales, mu-
ni d'un pied. Ainsi survivent, côte à côte, deux modèles de poterie,
d'un art très inégal et que la tradition conserve, chez des groupes
ethniques d'origine différente, mais devenus voisins.
Toutes les poteries du Zerhoun sont d'usage courant; il faut faire
une exception pour celles que modèle la vieille femme des Ait Ou-
riaghel et qui semblent d'un emploi plus restreint. Le haleb repro-
duit par la figure i3, était posé sur une étagère, et bien qu'il eût un
an d'existence, n'avait servi qu'une fois, pour offrir de l'eau à un
cadi en visite (i).
En résumé, les poteries rifaines du Zerhoun sont, au point de vue
de la technique, très voisines des poteries kabyles, qui ont pour ca-
ractères « 1° d'être faites k la main; 2° par des femmes; 3° d'être
cuites en plein air; de servir aux usages domestiques locaux... (2) ».
M. Van Gennep ajoute que les poteries kabyles sont « tantôt nues,
tantôt peintes d'un dessin rectilinéaire ». Les poteries rifaines sont,
ou peu ornées ou très ornées, et leur décor est généralement rectili-
néaire, mais on y trouve aussi quelques lignes courbes, et à Bou
Mendara même (et cette fois, il ne s'agit plus du travail de la vieille
des Ait Ouriaghel), j'ai vu des poteries ornées de dessins empruntés
au règne végétal (iig. 18, 21) (3).
(i) Cette constatation n'a qu'une valeur purement locale; il se peut que dans la tribu
même des Ait Ouriaghel, ces poteries, ne soient pas comme à Bou Mendara, des produits
«xccptionnels. et qu'elles servent par suite aux usages courants.
{■2) Cf. la note 2, p. 243.
(3) On pourrait, très schéma tiquement d'ailleurs, classer ainsi, au point de vue du
dt^cor, les poteries rifaines du Zerhoun :
a) poteries sans décor;
b) poteries ornées de simples points (flg. 3o) ;
c) poteries aux rebords et aux arêtes soulignées par des lignes noires, flanquées parfois
lie petits traits perpendiculaires (fîg. i5, 17).
il) poteries parcourues dte lignes noires, avec hachures perpendiculaires, ou obliques
{( n arête de poisson) formant de grands dessins, simples, (fig. 20, 22), avec parfois
quelques figures magiques surajoutées (fig. 28) ;
e) poteries très ornementées, à dessins plus ou moins complexes, mais rectilinéaire?,
2^2 1 IIERBKR
Il y a encore, au point de vue de la technique, une différence entre
les poteries rifaines et les kabyles; elle réside dans l'emploi du sup-
port.
Le tour est en soi « une machine sur laquelle on dispose des piè-
ces auxquelles on imprime des mouvements, pendant qu'on les tra-
vaille ». Cette définition est aussi bonne pour le tour mécanique que
pour le tour du poliri- ; [elle élablil] (jue Toulil iioininé l(/(il<'h par les
Kabyles, mù par les pieds, est de dérivé ou le prototype du tour,
tandis que le support des Béni Touzin est l'équivalent de la selle des
sculpteurs. L'emploi si différent des deux ac-cessoiiies de fabrication,
poutant identiques dans les deux tribus, en a fait deux outils de
signification différente.
J. Herber.
tels que le damier, les chevrons simples ou ornés de hachures, les triangles, las quadril-
lages, les zigzags, etc.. (fig. 2^, 26, 37, 28);
d) poteries des typ<*s précédents où apparaît le décor curviligne, formé de lignes ondu-
lées entrelacées (fig. ag, 3i) ou d'arcs de cercle sécants, opposés par leur concavité, et liini
tant de petites surfaces fusiformcs (fig. i4, 16);
e) poteries à dessins nalurislcs dont la cruche (fig. iS, -m) offio l'cxoniplo le plus
typique. On trouve une ("liaurhe de dtssius do ce genre dans le mcjiuAr des Ail Onriii-
ghel, sous la forme d'une llein ou •l'un œil stylisé.
Je n'ai rien pu savoir sur l'origine de ces derniers décors cl je reste cncoro surpris
d'avoir trouvé dans la niai.son du Cheikh qui inc donna la cniehc dont il vient d'être
question, un ensend)le de motifs d'ornemental ion, (pi'en Kurope on n'aurait pas manqué
de considérer comme étant d'un modem slvl maladroit.
Poteries du Zerhoun.
PI. I.
Poterie? du Zerhoun.
l'I. ir.
'♦trv^'nW
tÊM
^ ^W^W^
^-^
lS%'\^
l
^<:^^'j*^"
12
Poteries du Zerhoun.
PI. m.
:cj^~\.
Poteries du^Zerhoun.
PI. IV.
253
LÉGENDES DES FIGURES
FiG. 1, 2, 3. — Confection de la poterie par l'ouvrière de Bou Assel. On voit à sa droite le petit
plancher de bois sur lequel se trouve la glaise, et le récipient d'eau où elle imbibe le morceau
de cuir. Le petit las de cendre, blanc comme le sol, n'est pas visible sur ces photographies. ♦
FiG. 4. — Séchage des poteries; les assiettes reposent sur des supports.
FiG. 5. — Le four : quelques pierres irrégulièrement disposées marquent l'emplacement du four où
les poteries viennent d'être cuites.
FiG. 6. — Arrimage de la cruche sur le dos d'une femme de Bou Assel.
FiG. 1. — Vieux peigne servant de calibre ou d'ébauchoir à l'ouvrière de Bou Assel.
FiG. 8. — Pinceau en poil de chèvre, utilisé par la maallema des Ait Ouriaghel.
FiG. 9. — « Support » fait de glaise et de boue, dont on voit l'utilisation fig. 1, 2, 3, 4.
FiG. 10. — Petit pot à goulot latéral de 0",10 de haut (Bou Assel).
Fig. 11. — Extrémité d'une cuillère servant, ainsi que le peigne, de calibre et d'ébauchoir.
Fig. 12, 13. — Haleb modelé et décoré par la maallema des Ait Ouriaghel. La fig. 12 est destinée à
montrer le dessin qui orne la base de ce haleb.
Fig. 14, 16. — Mejmar modelé et décoré par la même maallema.
Fig. 15. — Plat à tajiu de Bou Assel.
Fig. 17. — Grande g~^dra de Bou Assel.
Fig. 18. — Cruche de Bou Mendara, ornée de dessins à demi-effacés, qui ont été reproduits sur la
«g. 21.
Fig. 19. — Haleb de Bou Assel.
Fig. 20, 22. — Zlàfa de Bou Assel.
Fig. 21. — Voir la légende de la figure 18.
Fig. 23, 24. — Zlàfa de Béni Meraz.
Fig. 25. — Berràda de Bou Assel.
Fig. 26. — Zlàfa de Bou Mendara.
Fig. 27, 28. — Zlàfa de Bou Assel.
Fig. 29. — Mejmàr de Bou Assel.
FiG. 30. — Zlàfa de Khendeg (autre agglomération rifaine du Zerhoun).
CHELLA
UNE NÉCROPOLE MÉRINIDE]
(Suite.)
B. — L'INTÉRIEUR DE L'ENCEINTE
Lorsque, par la grande porte de renceinte, on pénètre à l'intérieur
de Chella, l'on a devant soi un chemin, fond de ravin assez vite encais-
sé (i), couvert de petits cailloux roulés, en qui la légende voit les an-
ciens habitants de/ la cité; ce chernin, assez raide,, desciend vens
des jardins, au bas de l'enceinte, desquels émerge un minaret décoré
de faïences multicolores : celui de la mosquée d'Aboû loûsof. Les pen-
tes, de part et d'autre du chemin, sont en partie incultes, en partie des
champs de céréales ou de légumes, coupés de sentiers et de haies, der-
rière lesquelles se dissimulent quelques cabanes et quelques fermes
minuscules. De ci, de là, dos IvdoUa de ïnarabouts ruinées; de ra-
res traces de murs en pisé grossier, ne semblant pas d'une date
très ancienne, restes d'habitations pareilles à celles des laboureurs
d'aujourd'hui. Dans toute cette partie supérieure de l'enceinte, un
seul vestige appai^aît vraiment ancien et digne de retenir l'attention.
C'est un grand bloc quadrangulaire de béton, très dur, qui s'avance
comme un escarpement aux lignes nettes, sur la gauche du sentier.
Que peut-il représenter? Léon l'Africain, parlant du fondateur de
Chella, dit qu'il en releva les murailles ruinées depuis l'époque romai-
ne, y construisit un (( hospital », et un palais pour loger ses soldats.
Si r (( hospital » est l'hôtellerie de l'entrée, étudiée plus haut, ces
(i) Appelé par les gens de Rabat du nom caractéristiqiie d'eî-gergdba, « l'endroit
où l'on roule »,
256 ClIELLA
restes sont-ils ceux du palais? A vrai dii^, Léon n'est pas un guide
très sûr : s'il affirme forniolleniiMit avoir visité la nécropole mérinide,
Chella, lorsqu'il y passa, était ruinée depuis un siècle; bien dea lé-
gendes étaient déjà venues se fixer auprès du sanctuaire, et Léon les
recueillit comme histoire véritable.
Cela (lit. (^n piMil assurémciil adnu'llrc (|u' Aboû M-lIasaii, en uiomc
temps qu'il reconstruisait sur un si large plan la nécropole de ses
ancêtres, ait fait élever à l'intérieur de l'enceinte un palais où il pût
lui-même demeuix^r lorsqu'il \ enait leur faire ses dévotions. Logement
de se« soldats, comme le croit Léon? Tout au plus pourrait-on pen-
ser que l'enceinte vide de Chella était, à ro<xasion, un camp où ils
venaient se grouper autour de ce palais : comme Vagdâl des actuelles
résidences chérifiennes. Mais, nous d'avons vu, si l'hypothèse n'est
pas absolument invraisemblable, rien ne nous autorise à affirmer que
les deux fois où il attendit sur les Deux-Rives les contingents de l:i
guern; sainte, Aboû '1-Hasan ait résidé à Chella même, et qu'il ait
rassemblé ses soldats dans l'enceinte sacrée qui entourait la tombe
des grands mojâhidîn.
Quoi qu'il en soit, palais ou non, l'édifice dont ce bloc de béton soli-
de est aujourd'hui le dernier reste, était admirablement placé. Bâti
sur la pente raide, il dominait le sanctuaire, et par delà les iminarels
polychromes, les toits des mosquées et la muraille elle-même, sa
vue s'étendait sur toute la mer de verdure que les jardins forment
jusqu'au fleuve.
Le Sanctuaire.
Si l'on suit jusqu'au bout le chemin dont il vient d'être question,
et que dominent les vestiges du palais, on arrive, au bas du ravin,
sur une petite esplanade fort pittoresque. A droite s'étage toute une
série de qoubba, ombragées de grands arbres que couronnent des nids
de cigognes; devant, enfoncé en terre, un large bassin plein d'eau
courante, entouré de voûtes ruinées, où tout le long du jour, des la-
vandières battent des toisons; au delà, des haies qui enclosent de vastes
jardins d'orangers; à gauche, au-dessus d'un mur médiocrement
élevé, deux minarets émergent du milieu d'amples frondaisons. Ce
LE SANCTUAIRE 257
mur enferme le sanctuaire : les deux mosquées et les tombeaux des
princes mérinides, les ruines de la nécropole, dont Ibn el-Khatîb, au-
trefois, célébra la splendeur.
Le sanctuaire, la khalwa, forme aujourd'hui — le mur sud-
ouest semblant récent — un quadrilatère de 54 mètres environ «ur
35. Deux portes donnent accès à l'intérieur: l'une, sur la face sud-
ouest, basse et sans caractère, date de ces dernières années; l'autre,
sur la face nord-ouest, est la porte ancienne. Elle est fort simple:
mais son arc outrepassé et festonné ne manque pas d'élégance; il
s'orne au départ, sur chaque côté, du motif serpentiforme. Motifs et
galons disparaissent fâcheusement sous de nombreuses couches de
chaux.
Par cette entrée (A du plan, fig. 29), on pénètre dans une couir
(B), sahn d'une mosquée — la mosquée d'Aboû '1-Hasan — dont la
porte, unique, opposée à la qibla, s'ouvre en face, un peu à gauche. A
droite de la cour, des dépendances, au rôle assez mal défini. A gau-
che, le mur, à peu de distance de l'angle de la mosquée, est percé
d'une grande porte décorée de faïences (C). Elle donne accès dans
une sorte de couloir transversal, étroit (D), qui s'avance d'une lon-
gueur égale à droite, où il est aujourd'hui sans issue, et à gauche, 011
se trouve une porte. Par elle, on pénètre dans une petite cour carrée,
et de là, par une ouverture symétrique (G), dans le sahn d'une autre
mosquée, qui occupe toute la partie nord-est du sanctuaire. C'est la
mosquée ancienne, qu'une végétation folle a tout entière envahie. La
paroi sud-ouest, par laquelle on entre, est percée, en son centre à peu
près, d'une seconde ouverture (/); elle donne accès à un espace qua-
drangulaire (J), où se trouve une grande stèle prismatique (rnqâ-
brîyya) anépigraphe de marbre blanc, et dont les inurs portent en-
core les vestiges d'une décoration de plâtre sculpté et de (mosaïque de
faïence : salle ou cour? on verra la difficulté d'en décider. De là, on
accède à une première chapelle funéraire (K), celle où se trouve la
stèle de Chams ecl-Dohà, et le fragment de la mqâbrîyya d'Aboû
la'qoûb loûsof : deux des angles seulement restent debout. On arrive
enfin dans l'espace qui s'étend en arrière de la mosquée d'Aboû
'1-Hasan, jusqu'aux murs de clôture du sanctuaire : c'est là que s'élève
la grande salle funéraire de ce dernier sultan, parmi des ves-
258 CHFLLA
tipj^es de murs et d'allées de mosaïque, des toimbes de tous les Ages,
les unes avec des chawâhid de pierre aux formes disparates, les autres
couvertes de faïences, sous de i^rands arbres où nichent les cigognes.
La paroi [loshM-iiMiic i]c l;i (|()iil)I);i d" Vboù 'i-llasaii (ail |)arlir du mur
de clôture : un étroit jardin d'oiangcrs sépare seul ce dernier de la
grande muraille d'enceinte de Cihella qui, découronnce, surplombe
ici les l)caux vergers de la vallée.
Tels se présentent aujourd'hui les vestiges du sanctuaire. Si les
murs encore debout, mais qui ne soutiennent plus la moindre couver-
ture, permettent de retrouver la disposition générale des édifices, bien
des points de dét-ail, parfois importants, demeurent obscurs. On peut,
en étudiant la structure des murs et leurs raccords, se rendre compte
avec une suffisante précision de leur chronologie relative; il est plus
difficile de déterminer l'utilisation de certains dos espaces qu'ils déli-
mitent, ou de reconstituer l'aspect de quelques bâtiments dont il ne
reste plus que de faibles arasements.
La partie la plus ancienne comprend excilusivemenit la mosquée
d'Aboli ïoûsof la'qoûb : l'extrémité nord-est du sanctuaire actuel. C'est
un grand quadrilatère de béton; une vaste cour (H) sépare deux grou-
pes de bâtiments : d'un côté, l'oratoire, de l'autre, des dépendances,
logement des gardiens et magasins. Des murailles épaisses, munies
d'un chemin de ronde, et peut-être crénelées. Deux tours; l'une en
béton, formée par le mihiàb, lra|)uc, comparable aux tours des en-
ceintes urbaines, /i m. 20 de diamètre, 3 mètres d'avancée; l'autre
en pierre, le minaret, à l'angle nord, sans saillie extérieure. On
pénétrait dans ce sanctuaire fortifié par la face nord-'Ouost, opposée à
l'oratoire : on voit encore, dans le béton de la ^muraille, les vestiges
d'une ouverture. Dans cet ensemble fort, simple, oii était la chapelle
funéraire.»^ Etait-^ce l'une des dépen^flances dont les traces subsistent
au nord-ouest de la cour? S'élevait-elle en un point de celle-ci, et fut-
elle détruite lorsqu'Aboû '1-Hasan reconstruisit k; tombeau de ses
ancêtres? Un lettré indigène, Si Mohammed Ibn Alî cd-Dokkàlî, sup-
[vose que les corps furent ensevelis dons l'oratoire lui-(mème : il
s'appuie sur ce fait que l'oratoire fut entièrement décoré de plâtre
LE SANCTUAIRE
259
ECHELLE-
:'ii^
J.HAraAUT.isai.
Fig. 29. — Plan du sanctuaire (état actuel).
260 CHETLA
sculpta, ce qui conlrasto en cffcl. a\oc la simplicité voulue, avec la
nudité des nnns dans la mosquée d'Aboû '1-Ilasan. Mais cette suppo-
sition ]>rcte 5 d(S objections : son printcipal intérêt viont de ce qu'elle
émane d'un savant mnsnlmian.
Ce qui n'est pas douteux, c'est que cette mosquée reçut de grands
embellissements dans le même temps où Aboû '1-Tïasan transformait
ses alentours : de cette époque datent la porte (C), et le 'minarel sous
sa forme actuelle. La première est en dehors de l'enceinte primitive
et se relie aux constmctions nouvelles. Quant au second, non seule-
ment, dans sa décoration comme dans son architecture, il présente
l'aspect caractéristique des minarets du XIV siècle, mais encore on
voit nettement, à 5 m. lo du sol actuel, le point exact à partir du-
quel un minaret nouveau fut constniit sur la base ancienne (v. infra,
dosrrîptic^n du miuaTotl.
Tandis qu'il restaurait le sanctuaire, déployant le même luxe que
dans la construction d'une medersa, Aboû M-Masan élevait tout à
côté sa mosquée à lui, petite, toute vsimple et toute nue, comme il
convient à un temple oh l'on doit prier un Dieu supérieur à tous les
biens de ce monde; un édifice qui surprend par sa modestie, venant
d'un bâtisseur aussi fastueux.' Le sahn est petit, le minaret, aujour-
d'hui tronqué, de dimensions médiocres; l'oiatoire, par contre, plus
grand que celui de la mosquée ancienne; et les dépendances, au sud-
ouest, étaient importantes. A l'autre extrémité, l'espace compris en-
tre les deux mosquées apparaît divisé en trois parties : un étroit cou-
loir transversal CD); nne cour (F) et une coui- ou salle (./), qui s'ou-
vre à la fois sur le sahn de la mosquée ancienne el sur Tenclos aux
chapelles funéraires. Le sol de la cour (F) est très surélevé, et d'ail-
leurs inégalement : cela tient à ce qu'on y dépose aujourd'hui des dé-
blais de toutes sortes, venant de tous les points du sanctuaire : bran-
chages, pierres, débris de fûts de colonnes; cette surélévation du sol
ne vient pas de la chute d'une toiture, l^es murs sont nus, et l'ont
toujours été. En J, au contraire, ils étaient décorés de mosaïque et
de plâtre sculpté. Nous sommes, en J, en un point particulièrement
intéressant du sanctuaire. Mais quel était son rôle.»^
Notons d'abord que ces constructions ne sont pas d'une seule venue.
L'existence du couloir D, supprimant toute perspective à qui entrait
Le sanctuaire 261
par la porte C ne s'explique pas très bien : il est cependant antérieur
à k séparation de F et de J telle qu'elle existe aujourd'hui. Il était
alors ouvert à ses deux extrémités : le mur // vient en effet boucher
une porte e, symétrique de E, et dont les traces sont encore très visi-
bles. La pièce J ne faisait donc pas partie du plan primitif de la
mosquée d'Aboû '1-Hasan. On entrevoit, après un premier «aménage
ment, tout un remanienient dont la constitution de cette pièce fut
la raison. Pour en faire un carré presque parfait, et qui fût assez
^«•rand, on abattit tout un pan de l'épais mur en béton de la mos-
quée ancienne : un mur de moellons, en arrière, le remplaça. Et
par mesure de symétrie, il fut poursuivi sur toute la longueur du
salin, doublant même le mur de béton, là où celui-ci était resté
debout; le sahn se trouva désormais légèrement plus étroit que l'ora-
toire. Dans l'angle ouest de J, une petite rectification permit d'éviter
dans le mur une niche peu profonde.
Pourquoi ce remaniement.!^ Si l'on considère les dimensions de ./,
le soin apporté à l'établissement du plan, le luxe de la décoration,
la présence encore aujourd'hui d'une stèle de imarbre blanc, la per
sistance avec laquelle, durant des siècles, les gens pieux de Rabat
désirèrent s'y faire enterrer, on peut se demander si ce n'était pas là le
cœur même du sanctuaire, l'emplacement qu'Aboû '1-Hasan choisit
pour déposer les mqàbrîyya de ses ancêtres et ensevelir les (mem-
bres de sa famille qui moururent de son vivant : la grande salle fu-
néraire de la famille mérinide, analogue à celle où plus tard, à Mar-
rakech, devaient être ensevelis les princes sa'diens.
Mais cette hypothèse admise — et l'on a vu quelles raisons pous-
sent à la formuler — peut-on légitimement parler d'une « salle » ?
L'emplacement était-il couvert, ou à ciel ouvert? Lt soin qu'on avait
pris d'en faire un carré parfait peut faire penser qu'il était surmon-
té d'une coupole : c'est en effet un imode de couverture qui aurait
pu être employé pour une salle de huit mètres de côté, où ne sub-
siste aucun vestige de piliers. Mais on nie voit pas, sur ce qui reste
des parois, la moindre trace d'une attache de couverture, quelle
qu'elle soit. La présence d'une décoration de plâtre sculpté et de mo-
saïque ne saurait être un argument dans un sens ni dans l'autre,
non plus que la fraîcheujr relative de ce qui subsiste du plâtre, car
262 CIIELLA
Ja pai'oi où il se lix)iive est orientée tic telle sorte qu'elle ne reçoit pas
la pluie. 11 reste une dernière ressource : les textes. Léon l'Africain
(in Uauuisio, 1, J'*' 2()), ronloïKlaut daillcurs la (joûl) cl-Maiisoùr TAI-
niohade avec le Mériniile, écrit qu'il lit consliuin; un bclllsslino tcin-
[)io, dû una sala — il distingue — niolto superba di marini intayliatl,
(il mosaichi, de con jinisivc di vctro dl divcrsi coloii. M ajoute •
io fui in qucsia sala, é ciddioi treiita sépulture di qiiei signori,
(f: scrissi tutti rjH cpitafjii clw v'crano. Une salle qui pouvait contenir
Ireule loinbeaiix : il in- [xmiI sa^ir de la uia<4iiili(jue (jouljha d'Ahoù
l-l.lasan, (|ui, j)ar ailleurs, [jourrail^répoudrc à la doscriplion. Ou jx'ul
assurément s'éloniicr que cette qoubba n'ait pas Trappe Léon davan-
lage; mais jusqu'à plms ample informé, et sans nous dissimuiier les
()l)jec lions qui peuvent être faites à cette hypothèse, nous serions
disposés à considérer remplacement qui nous occupe colimne oeiui de
la grande salle funéraire dont parle Léon (i).
Mais le reconstructeur de Chella ne pouvait se contenter pour lui-
même de la salle commune où dormaient ses ancêtres. Glorieux abou-
tissant d'une lignée illustixi, il voulut avoir sa chapelle funéraire à
lui. 11 la lit élever de son vivant, ainsi que l'atteste l'inscription qu'on
y lit encore (2), derrière sa mosquée; et cette qoubba (L), dont les
parois restent debout, est l'un des chefs-d'œuvre de l'art mérinide,
11 y fut enseveli, et sa mqàbrîyya môme n'a pas été déplacée.
Une autie qoubba {K) s'élevait aussi dans cet enclos, à â angle nord,
(i) Si l'on en croit les indications données par celui-ci, la primitive stèle funéraire du
fondateur de Chella, Aboû loùsof la'qoûb, cojiune celle de son fils Aboù la'qoûb (cf. supra,
Epigraphie historique) n'aurait pas été une mqàbrîyya prismatique : é furongli messe duc.
lavoli di rnarmo. Vuna da capo lè ValLra da pie, nelle quali furono inlagliali molti versi
eleganiissimi, i quali contenevano i lamenii é i pianli del detto Mansor, composti da divcrsi
haomini. Sur l'exactitude absolut; de ces derniers déUiils, nous pouvons demeurer sceptiques.
Semblable en cela au plus grand nombre des musulmans de Rabat, même lettrés, d'aujour
d'hui devant les pierres tombales d'Aboû '1-Hasan ou de Ghams ed-Dchà, Léon dut lire avec
bien peu d'attention toutes ces épitaphes. Sinon, en voyant celle d'Aboû loûsof la'qoûb el-
Mansoûr b. 'Abd el-Haqq, il n'aurait pas pu se croire devant le tombeau d'Aboû loûsof
la'qoûb el-Mansoûr b. Aboû la'qoûb loûsof b. 'Abd el-Moû'min l'Almohade, lequel fui
enterré à Tinmel {Qirtds) ; ni s'imaginer que dans la grande salle funéraire, princes almohades
et mérinides étaient couchés côte à côte. Bien plutôt, il dut accepter sans contrôle les
renseignements d'un guide mal informé : le sanctuaire était désaffecté depuis assez long-
temps déjà pour que dans la mémoire populaire se fussent confondues les deux dynasties
dont les grands souverains avaient porté l'^s mêmes noms.
(a) Cf. supra, Epigraphie historique, n*> 4.
LE SANCTUAIRE 263
adossée au mur en béton de l'ancienne .mosquée, tout près de la
grande salle funéraire. Le temps l'a maltraitée beaucoup plus que
celle d'Aboû 'l-l.lasan. Elle était sensiblement plus petite; mais, a
l'intérieur du imoins, aussi richement ornée : on y voit les restes d'un
revêtement de marbre. C'est là que se trouve, avec le fragment de
la mqâbrîyya attribuée à Aboù ia'qoùb, la pierre tombale entière
de Cliams cd-lJohà. On peut penser que la qoubba fut construite
effectivement pour recevoir la sépulture de la mère d'Aboû 'Inân.
La présence de la mqâbrîyya entière est à elle seule un argument :
puisque cellç d'Aboû l-Hasan n'a pas été déplacée, rien n'empêche
de croire que celle-là soit demeurée en place; tandis que le court
fragment de l'autre pierre, retrouvé dans les décombres de la grande
salle funéraire voisine, put être aisément apporté à une date plus ou
moins récente et placé au bout de la mqâbrîyya entièi-e. Aboû Inàn,
dans les premières années de son règne, révolté contre son père,
mais ayant pris, le premier des Mérinides, le titre khalilien et te-
nant à affirmer sa puissance, avait fait à sa mère des funérailles
solennelles, en présence de députations nombreuses : on conçoit
alors qu'il ait voulu ériger pour elle aussi une chapelle spéciale. Au
reste, la mémoire populaire se souvient encore que cette qoubba
était consacrée à une femme : c'est là qu'on vient implorer Lalla
Chella.
Ces deux qoubba sont les seules constructions qui restent debout
dans cette partie du sanctuaire, dont le mur de clôture lui-même
s'est, à cet endroit, effondré sur une certaine longueur. Mais il existe
encore sur le sol, ça et là, des affleurements de murs, et, le long de
la paroi extérieure de la mosquée d'Aboû '1-Uasan, des vestiges d'at-
taches de couverture. Seulement, le plan de ces constructions dis-
parues n'est pas facile à rétablir. Les affleurements de murs sont assez
déroutants; il est rare qu'ils soient exactement parallèles ou perpen-
diculaires; par contre, il se trouve parmi eux, sembie-t-il, des fon-
dations romaines, qui ont pu être réutilisées. Les points d'attache
de la couverture sont à des hauteurs très inégales. Une seule de ces
constructions peut être déterminée avec certitude : c'est,- en face de
la qoubba d'Aboû '1-Hasan, dont moins de deux mètres la séparent,
adossée à la mosquée comme l'autre l'est au mur de clôture, une
264 CIIKLLA
qoubba de plan et de diinensions exacleniont semblables, leurs deux
larges baies «ouvrant juste l'une en l'ace de l'autre : peut-être éUiit
ce l'endroit où se plaçaient les lecteurs du (Jor'àn pour leurs pieuses
récitations sur le tombeau du «ouveraim. Il semble enlin qu'il y ait
eu, toujours le long de la mosquée, et correspondant aux ouvertures
étroites cpii s'ouNteut de chaciue coté du inihràb, dcHix autres petites
pièces : l'une étant ce (|u'ou appelle au Maroc la iiKKjsoùni (i),
la chambre de laquelle «sort rinulm pour diriger la prière, l'autre
peut-être une bibliothèque, comine il s'en trouve parfois à cette pla-
ce : nous savons qu'il y avait des livres à Chella.
Mais ce qui achève de donner son caractère propre à cette pKirtie
du sanctuaire, ce sont les allées pavées de carreaux de faïence dont
les vestiges subsistent. C'était, en somme, derrière les mosquées, un
jardin intérieur — un ridd comme il en existe encore dans les pa-
lais marocains, des parterres de fleurs séparés par des allées de mo-
saïque — sur lequel s'ouvrait la grande salle funéraire, et qui enclo-
sait les somptueux tombeaux"]d'Aboù j'1-l.lasan et de Chams ed-Dohà.
Telle ise présente, dans ses grandes lignes, la nécropole des Méri-
nides. Mais une fois retracés, autant qu'on peut tenter de le faire
aujourd'hui, le plan du sanctuaire et l'histoire de sa construction,
il vaudra la peine d'examiner de plus près quelques-unes de ses
parties. La décoration surtout nous retiendra : comme celle de la
grande porte, elle est une des productions les plus caractéristiques
d'un art très raffiné, mais déjà proche de l'irrémédiable décadence.
La mosquée d'Aboû loûsof.
La décoration sar plâtre et la mosaïque de faïence.
L'oratoire. — L'oratoire, large de i5 m. 76 sur 5 m. 80 environ,
comporte trois nefs et deux travées, la nef centrale étant «ensible-
(i) Ce mol, en Orient et dans le reste de l'Afrique du Nord, désigne non pas une
chambre placée derrière la mosquée, mais l'enceinte réservée en avant du mihpàb, et dans
laquelle, par mesure de sécurité, se tient le souverain lorsqu'il dirige la prière. Cette en-
ceinte, au Maroc, s'appelle afrâg, mot qui désigne aussi, dans les camps, l'enceinte de
toile qui entoure les tentes du sultan.
aci
Chella, Pl. VIII
LA MOSQUÉE D'ABOU lOUSOF : L'ORATOIRE 265
ment plus large que les nefs latérales; ces nefs sont séparées l'une
de l'autre par deux arcs outrepassés et fortement brisés, extrême-
ment épais dans leur partie supérieure. Arcs et piliers sont en bri-
ques, à l'exception des tasseaux, formés de pièces de bois d'un seul
tenant (pi. VIII).
Juste en face de l'unique porte d'entrée, large baie sous un lin-
teau de cèdre, le mihràb, profond de 2 m. 10, large de i m. ^b,
constitue une véritable petite chambre, en forme de rectangle à pank
coupés dans le fond. Son ouverture est un arc outrepassé, très légè-
rement brisé. Cet arc était placé fort haut, ce dont on ne se rend
pas compte au premier regard, par suite de l'exhaussement du sol;
mais son départ est à la même hauteur que celui des arcs qui sépa-
rent les nefs. De chaque côté du mihràb est l'ouverture, aujourd'hui
fort basse, d'un couloir large de o m. 70, qui en fait le tour : ce cou-
loir, formant deux angles droits, suit la paroi interne de la grosse
tour de béton, organe défensif de la mosquée prrmitive, dont le
mihràb est en quelque sorte la chambre intérieure. 11 est éclairé par
deux meurtrières, couvert de voûtes en berceau, dont la rencontre,
aux angles, forme voûte d'arête.
L'oratoire possédait une très riche décoration de plâtre sculpté,
dont il ne reste que de minces fragments, très maltraités par le
temps. Un arc festonné bordait l'ouverture jdu mihràb. A droite,
tout contre le pilier engagé où vient buter l'arc qui sépare les nefs,
monte une inscription sur plâtre, verset coranique à peu près illisi-
ble aujourd'hui; et l'on voit les vestiges d'un deuxième bandeau
parallèle. A l'écoinçon de l'arc dont il vient d'être question, un au-
tre fragment de décoration subsiste (fig. 3o) (i). Il n'est pas grand
— moins de trente centimètres sur une vingtaine — mais il permet
de se faire une idée de la décoration de l'écoinçon. Une bordure l'en-
serrait, étroite, formée d'un entrelacs tressé, à trois branches, qui ne
manque pas d'élégance. L'intérieuir était décioré d'un jeu de fond
composé de deux entrelacs en losange superposés; 'leurs lignes, qui
sont loin d'être très pures, sont fonimées par des éléments lisses.
(i) L'emplacement de tous ces restes de décoration sur plâtre est bien visible sur la
pi. VIII.
HESPKRIS. — T. II. — I9J2 18
266
CHELLA
j.H/iiK*oT, tyir.
Fig. 30. — Mosquée d'Aboù loùsof : fragment de décoration sur plâtre.
tandis que des palmes doubles striées et assez gauehemient accolées,
meublent les fonds.
0 ;7
CHELLA, Pl. IX
Mosquée J'Aboù loùsof. Porte décorée de mosaïque.
LA MOSQUÉE D'ABOU lOUSOF : LA PORTE
267
Si les principaux vestiges de décoration- se trouvent dans le rectangle
formé par l'intersection de la nef centrale et de la travée du fond,
rectangle où s'ouvre le mihràb, les autres
parties de l'oratoire, contrairement à ce
qui se passe dans presque toutes les mos-
quées nord-africaines, n'étaient pas dé-
pourvues d'ornementation ; mais nous ne
saurions dire si oedle-oi était, ou non, aussi
riche qu'aux alentours du mihràb. 11 reste,
dans la nef de gauche, auprès des vestiges
illisibles d'un mince bandeau épigraphi-
que, un fragment d'entrelacs, en plâtre
également. Il est très différent de l'entre-
lacs précédent, mais il est lui ausisi à teois
branches (fîg. 3i); partout ailleurs, à Cliel-
la, nous ne trouvons, si compliqué soit-il,
que l'entrelacs à deux branches. 11 serait
bien téméraire de conclure de cette diffé-
rence que la décoiration sur plâtre de cette
mosquée est antérieure à ila restauration
d'Aboû '1-Hasan : d'autant que l'écoinçon
précédemlment étudié et qui n'est pas d'une
bien bonne époque, porterait pilutôt à
croire le contraire. Mais tout ce qui subsiste
de cette décoration est trop peu de chose
pour que l'on puisse tenter sérieusement
de la dater à si peu de temps près.
La porte. — La porte (C du plan) est
tiès soignée. Elle se compose de trois arcs
outrepassés et brisés; un gi^nd arc exté-
rieur, suivi de deux autres, sensiblement
plus petits (pi. IX). Toute la façade est
en pierres de taille : souci de construc-
tion d'autant plus méritoire que rien n'en
FiE
^. — Mosquée d'Aboù loùsof
entrelacs sur plâtre.
devait apparaître. Du haut en bas en effet cette façade était entiè-
268 CHELLA
remeiil rcoouvoiio de mosaïques de faïence {:<'Uu), aujourd'hui
fort détériorées. Le lou^- des piinls-droils (Mix-uièuies, (|ui d'oidiuaire
sont nus. moulait une série de rosaces ^nk)mélri(iues à douze
branches. La décoration de Tare et des écoinçous surtout est remar-
quable {i\^. 32). Selon une lendance que nous aurons encore roccasiou
de siirnaler à Ghella, le décorateur a tenté de reproduire avec
la faïence coloriée des motifs réservés d'ordinaire à (rautres maté-
riaux ; la décoration ([u'on voit ailleurs gravée dans la pierre
— sur la grande porte de renceinte par exemiple — on la trouve ici
dessinée en mosaïque de faïence. L'ouverlurc est bordée par un arc
festonné, formé de dvxix galons verts entrecroisés; leurs pointes alter-
nativement doubles et triples enserient un espace semi-circulaire
où sont adossées sur fond blanc deux palmes doubles violettes. Au
somimet, l'un des galons se sépare et s(î tresse pour former au-dessus
de l'arc un Jarge nœu<l, dont le rôle est exactement celui que joue
ailleure un inédiaillon : surélever les écoinçons. Et ceis anèimieis galons
vont s'unir à ceux de l'entrelacs géométrique allongé, qui, largiiment
tressés aux angles, limitent les écoinçons à l'extérieur. 11 est probable
qu'au départ de l'arc celte bordure se liait à lui de façon anaJogue,
ainsi que cela se prodaiit à la grande porte de' l'enceinte.
L'écoinçon est garni de palmes simples et doubles, se détachant
sur des rinceaux formés par leurs propres tiges. La cofmposition est
symétrique de part et d'autre d'un axe qui passe par l'angle de l'é-
coinçon et se dirige vers le centre de l'arc : deux fleurons bleuis le
marquent, les deux seuls de tout le décor. Les palmes sont polychro
mes : tiges et bases généralement violettes, extrémités vertes, bleues
ou jaunes; et tout le dessin se détache suit fond blanc.
Ce qui fait le principal intérêt de cette décoration de l'écoinçon et
de l'arc, c'est qu'il s'agit bien d'une mosaïque. D'ordinaire, dans les
plus beaux monuments de cette époque, lorsque le décor d'un pan-
neau de faïence se compose de rinceaux, de motifs floraux, d'une
inscription, c'est-à-dire comporte des lignes courbes, on emploie non
pas la mosaïque, mais le carreau de faïence écorché, ce qui pré-
sente infînimeiît moins de difficultés. Tel n'est pas le cas ici : ce
n'est pas sans exemple au Maroc, mais c'est fort rare. Nous en retrou-
verons un autre spécimen au minaret; il en est un encore à la me-
LA MOSQUÉE D'ABOU lOUSOF : LA PORTE
269
270 CHELLA
dersa d'el-'AttArîn, à Fès (i), moniiincnl un peu plus ancien (728-735
1 323-1325) : mais l'espace ainsi décore — les écoinçons d'un pan-
neau de faienice — est minuscule, en comparaison de l'air, et des
grands écoinçons de Chella. Il en existe ('«^alcMneiil un exemple au
sanctuaire de Sidi Aboû Madian, piès de Tlemccn.
L'encadrement est formé par un large bandeau qui surplambe lé-
gèrement, et descend jusqu'à terre : un rang de rosaces géoimétri-
ques, les mêmes que celles des pieds-droits, auxquelles elles se relient
dans la partie inférieure, le décorait d'un bout à l'autre. Au-dessus,
une frise, aujourd'hui nue. De chaque côté, des traces de colonnet-
tes d'angle, sut corbeaux de marbre blanc; du isoil montait jusque là
un entrelacs de mosaïques. Un étroit treillis de même matière complé-
tait l'encadixvment. Enfin le vousisoir, entre l'ouverture du premier et
du deuxième arc, porte un'autre treillis, de mosaïque également.
Neuve, cette porte devait être un bloc de faïence éclatant, dont la
seule variété venait des différences de motifs. La décoration méri-
nide n'en a fait nulle part ailleurs, dans un monument de ce genre,
un usage aussi exclusif. Même lorsque la faïence, sans être d'un
emploi aussi mesuré qu'à la grande porte de l'enceinte de Chella,
est le principal élément de décor d'un minaret ou d'une porte, la
pierre en sépare çà et là les motifs : ceux-ci sont ainsi beaucoup
mieux mis en valeur. Mais cette porte, si clinquante qu'elle dût être
autrefois, n'en apparaît pas moins comme une des plus belles œu-
vres que nous aient laiisisées les 'mosaïstes mérinides. On en peut dire
autant du minaret voisin.
Le minaret. — Haut de i4 m. 35 au-dessus du sol actuel — lequel
semble s'être exhaussé d'un mètre à peu près — large de 3 m. 75 et
portant une lanterne de 5 mètres environ sur i m. 34 de côté, il
s'apparente de près, par son architecture comme par sa décoration,
aux minarets qu'avec un zèle pieux, Aboû Sa'ïd, Aboû '1-Hasan. Aboû
'Inân élevèrent en grand nombre dans les villes marocaines. Nul
peut-être n'est aussi luxueux (pi. X).
Construit juste à l'angle nord de l'ancienne mosquée, il s'élève
(i) Cf. Bel, Inscriptions arabes de Fh, p. 227 et fîg. 43.
Xio
Chella, Pl. X
iT^
Mosquée d'Aboù loûsof. Lu Minaret.
LA MOSQUÉE D'ABOU lOUSOF : LE MINARET 271
sur la base d'un minaret antérieur, vraisemblablement celui d'Aboû
loûsof. Cette base, jusqu'à 5 m. lo du sol actuel, est formée de moel-
lons, et, aux angles, de pierres de taille appareillées. A cette hauteur,
elle fait place brusquement — la rupture étant marquée par un sillon
horizontal — à un appareil tout à fait différent, l'appareil alterné,
tel qu'on le trouve à la grande porte de l'enceinte, au minaret de
l'autre mosquée, ou au tombeau d'Aboû '1-Hasan : parement qui dis-
simule, comme ailleurs, des matériaux de qualité médiocre. C'est
là que commence le minaret d'Abon '1-Hasan.
A l'intérieur monte un escalier, dont l'exhausisement du sol a sin-
gulièrement rétréci l'entrée : il s'y faut glisser presque à plat ventre.
L'escalier est étroit — o m. 70 — , couvert d'une voûte en berceau
dams les parties allongées, et d'une voûte d'arête en bri-
ques à chaque angle; celle du sommet s'est effondrée. De petites fenê-
Ires l'éclairent, véritables imeurtrières, au sommet en accolade. On
arrive ainsi à la terrasse, bordée d'un parapet à peine haut de o m. 35;
mais il semble, aux traces de iciment qu'on y trouve, avoir servi
de support à une construction plus élevée, bordure ou merlons. Au-
dessus de la terrasse se dresse la lanterne, enfermant une chambre
intérieure de o m. 78 de côté, couverte par une petite coupole sur
tromnes.
La décoration (fig. 33), à un détail près, est semblable sur (les qu^a-
tre faces. A mi-hauteur environ, commence un grand panneau déco-
ratif, légèrement en retrait, qui s'élève presque jusqu'au sommet :
deux arcatures le meublent, surmontées d'un haut entrelacs archi-
tectural.
Les arros reposent sur des colonnes octogonales de marbre blanc,
engagées, portant un chapiteau de rmême matière, à volutes et ban-
deau nu. Ils sont festonnés; un filet de faïence verte dessine deux m-
bans de pierre; et, à l'extérieur, un autire filet vert suit le contour dles
festons. L'intérieuir est entièrement décoré de faïences : c'est, serti
encore d'un filet vert, un jeu de fond figurant des rosaces à huit
branches — lignes blanches sur fond noir, chaque rosace ^séparée de
l'autre par un point jaune. — Au centre de chaque arcatnre s'ouvre
une petite fenêtre étroite à arc polytobé.
Dans le prolongement de chaque colonne de marbre, une colon-
272
CHELLA
Fig. 33. — Mosquée d'Aboû loûsof.
Minaret (élévation schématique).
notto do faïcnco blanche, poiianl
un cliapiloau do faïonoo hlono,
sort de point do do]>arl à riMilre-
lacs archiloolmal, (mi pioiro, soii-
li^Mo par im lilol \oil. (-o lilol
allo^o roniai(pial)loînonl le dessin
do renholaos: il se relie, au
soniinel, au lilol (pii (li\iso do
nionio r(Muadrenionl de pierre ol
lui donne raspocl de r(Mitrelaes
^coniéhi(|ue allon<40 si son vont
eniplovo à ('.liolla. Tonl 0(>la est à
la l'ois Ires simple ol très habile.
Le proeédé, d'ailleurs, était con-
nu depuis l()nf>i'empis : on le
Irouve an Maroc dès l'époqu'C al-
niohad(\ Au minaret kIg la mos-
quée de llassàn, un sillon divise
les li finies de l'enlirolacs archi-
loctnral : l'emploi de la faiemoe
i\e lit (jn'accenluer ron\>t cherché.
Les colonnettes de faïence sont
fort cnricnisos. L'emploi de cette
matière pour un tel usage n'est
pas fréquent. On sent ici la même
tendance que nous avons déjà
notée, le même désir de repro-
duire à l'aide de la faïence les
motifs décoratifs réservés d'ordi-
naire à d'autres matières. Ces
colonnettes jouent exactement le
même rôle que les colonnettes de
marbre blanc de la qoubba d' Abofi
'1-Hasan (v. pi. XIII). Leur couleur
même n'a pas été choisie au
hasard : elles sont blanches, et les
chapiteaux bleus. Comment ne
pas songer aux colonnettes d'angle
de marbre blanc avec tailloir de
LA MOSQUÉE D'ABOU lOUSOF : LE MINARET
273
marbre bleu, que l'on trouve à la grande porte de l'enceinte, ou à la
chapelle funéraire d'Aboû '1-Hasan?
L'entrelacs architectin^al se préseinle sous deux aspects différents,
selon les faces, de manière que le mêmie dessin se retrouve sur les
deux faces opposées. Comme celles-ci ne sauraient être vues à la fois,
on peut avoir l'illusion, sous quelque angle qu'on aperçoive le mi-
naret, que le décor, sur cha-
que face, ne se répète pas.
Procédé un peu facile, éco-
nomie d'invention décora-
tive, qu'on retrouve aux
plus belles époques de l'art
marocain — ainisi à la mos-
quée de Ilassàn — et dont
les minarets mérinides of-
frent de nombreux exem-
ples.
Dans chacun des médail-
lons délimités par l 'entre-
lacs est un motif décoratif
en mosaïque de faïence ; «ur
deux des faces, c'est un mo-
tif géométrique fort simiple,
ayant pour centre une étoile
noire; sur les deux faces
opposées, un dessin plus
compliqué (fig. 34) : sur
un fond vert, deux palmes
doubles adossées, blanches,
surmontées et soutenues par deux fleurons blancs oppoisés, enseirrent
une amande noire. Les tiges réunies des palmes sont barrées d'un
Irait blanc, et ce trait prête à l'ensetmble du motif quelque ressem-
blance avec la fleur de lys. Il (serait d'ailleurs fort téméraire de mettre
en rapports les deux motifs. Les décorateurs musulmans se sont in-
géniés à tirer tout le parti possible des pâlîmes doubles adossées (cf.
supra, fig. 2o) ; ils devaient en venir tout naturellement à cette coto-
Fig. 34. — Mosquée d^Aboû loùsof. Miiiarel.
Décoration des médaillons (mosaïque de faïence).
Î74 CHELLA
binaison. Nous aiinms IwonsiV^n âo la rolTOiiver à Ch(>illa iiiônie, sur
la stolo (le (^hanis ed-Dohà (inarbiv, v.Jlîg. /17) (i).
Enfin, tout en haut, contre le bord actuel du parapet, quelques
faïences encore : une bande verte que surmonte un entielacs géo-
métrique à deux branches, allongé, blanc sur fond noir.
La lanterne est un bloc de mosaïque de faïence, semblable sur les
quatre faces. La décoration comporte trois étages.
Le registre inférieur, commençant à o m. ,45 du sol de la terrasse,
est un haut soubassement formé d'un treillis de Ixindes noires dis-
posées en diagonale sur fond blanc; chaque point de rencontre est
marqué par une" petite étoile blanche à huit branches. C'est dans
ce soubassement, sur la face sud-est, que s'ouvre la porte de l'esca-
lier. Elle est surmontée d'un arc légèrement brisé; le loiig des pieds-
droits deux bandes de faïence noire forment un entrelacs allongé; r»
la naissance de l'arc, elles se dédoublent : l'une suit l'arc, l'autre
dessine un rectangle qui encadre l'ouverture, et passe aux angles
dans un anneau simulant la tresse que l'on trouve d'ordinaire à cette
place. C'est la disposition classique, déjà plusieurs fois rencontrée
à Chella : l'encadrement de l'arc lié à celui des écoinçons.
Sur le registre imoyen, un rectangle légèrement en retrait con-
tient une arcature aveugle, dont l'intérieur est décoré de deux rosa-
ces à huit branches superposées : elles sont entourées d'un fdet vert,
qui suit les contours de l'arcature. Aux écoinçons, un motif floral,
formant rinceaux, noir sur fond blanc : deuxième exemple à Chella
d'un motif de ce genre en mosaïque et non en carreaux de faïence
écorchés. Sur les côtés et au-dessus du rectangle 011 s'inscrit l'ar-
cature, un réseau d'entrelacs blancs (fig. 35) — série de carrés à
rentrants enlacés par les pointes — enserre des étoides à huit branches,
alternativement petites, vertes, foi'mées de deux carrés entrelacés,
et plus grandes, d'un violet très foncé qui paraît noir, formées de
deux rectangles se coupant en croix et échancrés aux deux extrémi-
tés. Sur la face nord-est, l'arcature, au lieu d'être aveugle, est ou-
(i) II en existe de nombreux exeonples ailleurs. Ainsi à Fès, aux écoinçons de l'épitaphe,
sensiblement contemporaine (736/1 355), de la princesse mérinide Zaïnab (fleurons formés
3o deux palmes doubles, au-dessus de deux grandes palmes adossées). Cf. Bel, op. cit., fig. 5.
LA MOSQUÉE D'ABOU lOUSOF : LE MINARET
275
verte : c'est la porte qui donnait accès dans la chambre intérieure
de la lanterne (i).
L'étage supérieur de la décoration se compose d'une couronne de
rosaces géométriques à huit branches, encadrée par deux bandes d'en-
trelacs allongé, blanc sur fond noir. Une telle frise, fort élégante.
Fig. 35. — Mosquée d'Aboù loùsof. Motif de mosaïque de faïence sur la lanterne du minaret.
apparaît assez .souvent dans la décoration des minarets mérinides :
il en est à Fès plusieurs exemples; parfois même, comme au mina-
ret de la medersa Boû 'Anânîyya, la couronne de rosaces revient
deux fois : au haut de la masse du miniaret, et au haut de la lanterne.
D'autres éléments décoratifs encore sont communis à ce minaret
et à d'autres minarets de la même époque : ainsi le filet qui souligne
(i) Cette ouverture, large de o™,55, est placée à i'",70 au-dessus du niveau de la ter-
rasse; elle empiète assez sensiblemeint sur le décor en treillis du registre inférieur.
276 CHELLA
l'entrelacs architectural. Mais ce qu'on voit difficilement ailleurs,
c'est une aussi riche et aussi heureuse oomhinaison du marhre, de
la pierre et de la faïence. Certes, comme toute chose h Chella, cette
décoration a heaiicoup souffert; la faïence par endroits s'est ten^i-
hleiinent écaillée, et de nomhreux morceaux en ont disparu. Mais
son éclat, jadis, était peut-être bien vif. Le soleil, aujourd'hui, fait
miroiter doucelinent, dans l'ocre de la pierre, ces vestiges de faïence
aux tons atténués, et le minaret, vétusté, couronné d'un nid de cigo-
gnes, s'unit harmoni«Misement, dans ce cadre ruiné, à la mer de
verdure de laquelle il semble s'élever.
La salle junéralre (i).
Sur la disposition probabh^ de cette salle (./ du plan), il est inu-
tile de revenir. Sa décoration a particulièrement souffert : il en reste
bien peu; mais cela suffit à donner ume idée de ce qu'elle devait être.
Tout le bas des murs était recouvert d'une belle mosaïque de
faïence (fig. 36). Elle représente cet entrelacs géométrique compli-
qué qui a pour point de départ une étoile et dont les décorateurs sur
bois et sur bronze ont tiré un si admirable parti dans l'occident
musulman : c'est ce qu'au Maroc on appelle aujourd'hui de façon
courante le testîr [2). Ici réloilc initiale est à huit branches; les li-
gnes isont blanches, et les espaces qu'elles enserrent sont verts, jau-
nes, et violets-noirs.
Au-dessus du décor de mosaïque venait un décor de plâtre sculp-
té (pi. XI). C'était une série de panneaux encadrés chacrun par une
arcature. Les restes de quatre d'entre eux subsiistent. Deux sont pres-
que identiques; l'ensemble, selon un procédé dont il existe de nom-
breux exemples, devait être disposé symétriqu ciment de part et d'autre
d'un panneau central. Quant aux motifs, dont nous avons ici trois 'mo-
dèles différents, il ne semble pas, d'après le peu qu'il en reste, qu'ils
(i) Bien qu'il eût été plus logique de parler d'abord de la mosquée d'Aboù '1-Hasan,
qui, de si peu que ce soit, lui est antérieure, il nous a paru difficile de séparer l'étude de
cette salle de celle de la mosquée ancienne : car leur décoration, plâtre sculpté et mosaïque
de faïence, est assez semblable, et nous n'en trouverons plus de telle à Chella.
(2) Ce mot possède en réalité un se.is plus général. Il signifie « dessin linéaire ».
î-'-tc
Chella, Pl. XI
Q
LA SALLE FUNÉRAIRE
277
aient été extrêmement originaux. Trois d'entre eux comportent un
dessin axé, dont la palme, lisse ou striée, est l'élément principal; et
Fig. 36. — Salle funéraire : mosaïque de faïence.
les différences de relief, comme il est ordinaire dans la décoration
sur plâtre, jouent un rôle important : cela est particulièrement ac-
cusé dans le panneau de droite. Mais le quatrième, qui subsiste pres-
que tout entier, est un simple jeu de fond : la décoration devient
278 CHELLA
déjà mécanique; la décadence est proche. Le décor des arcature^ et
des écoiiiçons a disparu.
Un bandeau épigraphique entourait l'ensemble des panneaux; l'ins-
criplion était une double eulogie qui se répétait d'un bout à l'autre,
et que l'un lit encore cinq fois sur le fragment qui reste :
La Gloire durable appartient à Allah!
La Royauté éternelle appartient à Allah 1
Au-dessus du bandeau épigraphique court une frise composée d'une
série de rosaces géométriques à huit branches, chacune à l'intérieur
d'un encadrement, entre les lignes duquel des palmes doubles striées
se détachent en relief vigoureux sur un fond très creusé. Les lignes
des rosaces se rejoignant à travers l'encadrement, ce qui assure la
continuité du dessin. Au reste, ce décor n'est pas non plus fort ori-
ginal : on le trouve presque identique, bandeau et frise, à la medersa
Boù '\n;niî\ya (i). Sans doute celle-ci est-elle quelque peu postérieure.
On a cependant l'impression que déjà à cette époque, les artistes qui
travaiUeul le plaire n'ont souvent plus la puissance d'invention de
ceux qui décorent les autres matières. Les dessins compliqués leur
plaisent: mais en imôme temps, ils se consentent aisément du passe-
partoul, du (oui fait. Ils IravailleuiL une trop docile matière, qui ne
les oblige pas assez à l'effort constant.
La mosquée d'Aboû 'l-Hasan.
L'oratoire. — L'oratoire (pi. XII), qui mesure i8 m. 90 sur 9 m. 96
environ, est construit suivant un plan particulier, ,maiis dont certains
sanctuaires mairocains, infiniment plus importants — la mosquée
d'el-Qarawîyîn à Fès, la grande Mosquée de Rabat offrent des exem-
ples : une nef centrale, à laquelle aboiutissent de chaque côté des
nefs secondaires, perpendiculaires. Celles-ci sont ici, de part et d'au-
tre, au nombre de trois. De grands arcs outrepassés les séparent ou
les chevauchent, reposant sur quatorze piliers de briques, dont huit
(i) Cf. Bel, Inscriptions arabes de Fèt, p. 274, fig. 67.
112
Chella, Pl. XII
X ■
<
LA MOSQUÉE D'ABOU L-HASAN : L'ORATOIRE
279
Fig. 37. — Mosquée d'Aboù '1-Hasan. Porte de l'oratoire.
(Vue prise de l'intérieur; au fond, la porte du sanctuaire).
280
CIIELLA
sont lil)i'(>s, ol It^ iaiili"€S tMii»a«iôs (i). \ii\ nTiji^los iioimI oI oiidsl, un
lonlianL assez aociisé.
La porte dVntirée (fi^. 37), qui (hume ac^ès dans la iiei' centrale,
est surmontée d'un arc trilobé fort large, dont le lobe supérieur, dis-
proportionné, est coupé presqu'à sa naissance par un linteau formé
d'une grosse poutre de cèdre. Au-dessus de cette poutre, trois peti-
tes ouvertures, sous linttvui elles-mêmes, sont destinées à diminuer la
charge qu'elle devait supporter.
Juste en face de la porte d'entrée, à l'autre extrémité de la nef cen-
trale, s'ouvre le uiihràb. niche à six pans, large de i ui. 11), à rentrée, et
profonde de o m. 90 environ. Sa décoration est extrêmement sobre :
un arc outrepassé, bordé d'un feston fort simple; aux écoinçons,
juste une rosace ou une coquille; et c'est toute la décoration que
possédait l'oratoire.
De pari el d'aulie du niihiàb, une ouverture étroite, aux contours
fort maltraités, mène aujourd'hui dans le jardin où s'élève la cha-
pelle liinéraire d Aboù "l-l.lasan; ces portes donuaieul accès aux cham-
bres dont nous avons cru retrouver les vestiges. Sur cette paroi s'ou-
vraient aussi de petites fenêtres en plein cintre.
Dans la paroi sud-ouest est une dernière porte. Juste derrière elle,
profondément encaissé entre un éboulis de nmrailles que pressent
les terres et que disjoint une végétation intense, on voit un trou
rempli d'eau stagnante, foitmant aujourd'hui une sorte de bassin,
où l'on descend par quelques marches (fig. 69). 11 y avait sans doute là
un passage qui menait directement de la chatmbre d'ablutions à la
mosquée : le bassin et cette chaimbre sont en effet sensiblctment de
même niveau.
Aujourd'hui, cet endroit, dans l'esprit du peuple, est le cœur
du sanctuaire; les démons le hantent : on les y vient prier. Tout au-
tour, des restes de constructions, dont la destination demeure mys-
(i) Les arcs viennent parfois buter simplement contre le mur : il en est ainsi de cha-
que côté du mihrnb, où ils sont même quelque peu en porte à faux au-dessus des ouvertures.
On s'en rend nettement coonpte sur la planche XII. L'aboutis&ement des arcs au-dessus des
portes qui s'ouvrent de chaque côté du mihrâb se retrouve plusieurs fois dans les mosquées
marocaines : notamment à Tinmel (cf. Hespéris, fasc. I-II, igi'i, p. 170, fig. '>, et pi. IV) ; à
la Kotobiya; à la mosquée de Hassan.
LA MOSQUÉE D'ABOU 'L-HASAN : LE MINARET
281
térieuse : notamment, sur-
plombant le bassin au sud-est,
une chambre minuscule —
I m. 75 sur I m. 90 environ —
qui donne à la fois sur celui-ci
et sur le jardin funéraire. Y
avait-il parmi ces constructions
une jânia el-gnâXz?
Le minaret. — Tout contre
se trouvait le minaret de cette
mosquée, à son angle sud ; lui
aussi possède une double en-
trée, sur l'enclos au bassin et
sur le jardin funéraire.
Ce minaret est de propor-
tions plus réduites et de déco-
ration plus sobre que celui de
l'autre mosquée; il est aussi
plus mal conservé : la lanterne
manque (ûg. 38). Il a pourtant
été construit avec soin : un
revêtement de pierres de taille
en appareil alterné, derrière
lequel les matériaux de rehiplis-
sagc, briques seulement, ou
briques et moellons, sont dis-
posés en lits réguliers (fig. 89).
II mesure 2 m. 46 de côté
pour une hauteur actuelle de
8 m. 92 (jusqu'à la corniche
supérieure) sur la face sud-
est (jardin) et de 8 m. 25
sur la face opposée (bassin) :
la dénivellation du terrain est
en effet assez accentuée. L'escalier intérieur est extrêmement étroit
(o^.ôo); il n'est pas voûté comme le sont d'ordinaire les couloirs et les
Fig. 38. — Mosquée d'Aboû "I-IIasan.
Minaret (élévation schématique, face nord-ouest).
HtSPKRIS. — T. II. —
HJ22
19
âd2
CHELLÀ
escaliers do ce genre, mais recouvert par les dalles de pierre des
marches supérieures.
Sur la faoe nord-ouest seulement (côté du bassin) a été ébauchée
une décoration qui rappelle de loin celle de l'autre minaret. Un grand
rectangle, légèrement en retrait, (orme un panneau décoratif fort
simple, qui meuble la moitié supérieure du minaret (fig. 38). Il en-
cadre une ouverture, dont Tare,
large de o'°,()8, outrepassé et brisé,
est doublé d'un second arc, lobé;
un lobe, au sommet, se superpose
à une pointe. Des autres faces, celle
du noi(l-est est accolée, presque
sur toute sa hauteur, au mur de
l'oratoire ; cvÀU) du sud-ouest est
ime ; celle du sud-est (jardin) seule
est intéressante. A mi-hauteur,
un rang de tuiles vertes forme un
léger auvent ; et dans le bas, sur
les fragments d'un enduit rougeàtre
(|ui recouvrait la pierre, on relève
les restes, malheureusement réduits
à fort peu de chose, d'une très
curieuse décoialion. Ce sont des
dessins, peints en brun rouge,
que reproduit la figure 4o. On
voit encore des tresses verticales à
deux branches, très grossières, des rosaces dont les traits se poursui-
vent dans l'encadrement de la rosace suivante, et d'étranges com-
positions, ayant pour centre une rosace, entourée d'un entrelacs gros-
sier. Ces coŒnpositions semblent avoir été disposées en quinconces,
les centres espacés de 20 centimètres. Les cercles sont tracés au com-
pas, les lignes droites tirées à la règle, les autres, exécutées à pnain
levée, et au pinceau. C'est de lia véritable fresque. Le travail devait
être exécuté rapidement sur l'enduit frais; c'est ce qui explique son
caractère hâtif et négligé; sous la grossièreté des lignes, on sent ce-
pendant une certaine sûreté de main. Une telle décoration, très fra-
Fig. 39. — Mosquée d'Aboù 'l-IIasan. Minaret
Détail de la construction.
LA MOSQUÉE D'ABOU L-HASAN : LE MINARET
283
gile, est rarement parvenue jusqu'à nous (il en existe un fragment,
depuis peii, au Musée de Tlemcen); mais elle était peut-être relative-
ment fréquente sur les plus beaux monuments médiévaux. L'on
trouve encore aujourd'hui des dessins de imême allure, peints en rou-
/.H»lx*i/T I7ZX
Fi^. 40. — Mosquée d'Aboù 'l-llasan. Fragment de décoration à la base du minaret.
oe, en vert ou en bleu vif, dans les imaisons mairocaines, surtout dans
les maisons aisées de la caimpag-ne : décorcition facile, qui permet de
meubler rapidefment, et à bon compte, les surfaces nues. Il est inté-
ressant de constater, grâce à quelques exemples conservés par mira-
cle, qu'un semblable procédé décoratif était déjà employé aux belles
époques de l'art maghribin.
284 CHELLA
La chapelle funéraire d\Aboù l-lja^an. — Les mqâbrîyya. —
La décoration sur pierre et sur marbre.
Entre tant de merveilles que contient le sancluaire de Cihella, nous
sommes ici devant la plus somptueuse. Quelle que fût la piété d'Aboû
'l-i.lasan à Tôiiaid do ses ^^ioricux ariccircs, le luxe avec l('(|ii('l il
avait décoré le lieu oii ils donnaient cote à cote, il \u\ se ju^'^ea pas
indigne de reposer tout seul dans une chapelle plus belle encore.
Celle-ci (fig. 29, L) comportait, nous l'avons vu, uine annexe (M),
de même plan. L'annexe a disparu, mais la chapelle susbiste : seule
la coupole qui la surmontait s'est effondrée. C'est une construction
sensiblement carrée, de 6 mètres de côté, ouverte sur trois faces par
de larges baies, les murs, avant tout piliers de la coupole, formant
simplement les angles : disposition fréquente dans les chapelles funé-
raires de cette époque, et dont nous re trou veinons d'autres exemples à
Chella même; ces murs d'angles sont en pierres de taille assez régu-
lières. Sur le quatrième côté, au sud-est, le huit est plein; il faisait
d'ailleurs partie de la clôture du sanctuaire. Sa construction est
plus soignée encore. Les pierres de taille, disposées en appareil al-
terné, et remarquablement appareillées, sont jointes, sur leurs quatre
côtés, par de minces lits de plomb. Funeste précaution! Trompés
par la couleur, l'esprit nourri des légendes qui parlent de pierres
d'argent et d'autres richesses cachées dans les ruines de Chella, les
pillards ont profondément entaillé les pierres, jusqu'à hauteur d'hoim-
me, pour arracher des parcelles de ce qu'ils croyaient être métal pré-
cieux.
Au luxe de la construction répondait le luxe de la décoration. Celle
des anurs d'angle a disparu. On voit seulement, à l'exlérieiir, les
restes d'un soubassement en mosaïque de faïence, treillis à larges
traits noirs, avec une étoile claire à chaque point de rencontre : com-
position qui se poursuivait à l'intérieur, et décorait aussi le soubasse-
sement des murs de l'annexe (M) ; elle se retrouve aulouir de la cha-
pelle, voisine, de Chams ed-Dohâ, Il y a là une idée d un ensemble
décoratif. Un semblable revêtement était d'ailleurs fréquent sur les
surfaces extérieures : c'est le même, à peu près, qu'à la base de la
lanterne sur le grand minaret. La paroi pleine est ornée de tout autre
'^~^.
Chella, Pl. XIII
:^<.
Chapelle funéraire d'Aboû '1-Hasan. Décoration extérieure.
LA CHAPELLE FUNÉRAIRE D'AROU 'L-HASAN 285
manière; c'est un admirable ensetmble de décoration sur pierre re-
haussée de marbre (pL XIII). Sans doute, à considérer de près le
détail, y peut-on relever quelques fautes; l'ensemble apparaît d'une
élégance, d'une plénitude et d'une haiimonie rares.
La décoration s'étage sur quatre plans : centre, deux bandeaux épi-
graphiques, frise.
Le centre de la composition est un grand panneau rectangulaire
analogue à celui qui meuble la partie supérieure des minarets almo-
hades ou mérinides, et notamment celui de la mosquée d'Aboû loii-
sof, que nous avons étudié : au-dessus de trois grandes arcatures
aveugles s'élève un entrelacs architectural. Les arcs reposent sur des
colonnes engagées de marbre blanc — dont il ne reste que quelques
fragments (minuscules — par l'intermédiaire d'une abaque, en pierre,
qui porte deux motifs serpenti formes, dos à dos, séparés par un feuil-
lage de palmes doubles. Les arcs sont festonnés; leur doubles rubans
enserrent entre leurs pointes de petits espaces semi-circulaires meu-
blés de palmes doubles entrelacées. L'arcature centrale est décorée d*un
motif koûfique extrêmement compliqué, aux nombreuses tresses mê-
lées de palmes doubles; dans le bas est ménagé un médaillon où
est inscrite la hamdata, en caractères d'écriture courante. Les deux
autres arcatures, à droite et à gauche, sont meublées d'un jeu de fond,
identique de part et d'autre, et devenu extrêmement banal dans la
décoration marocaine : deux palmes doubles liées par le sommet s'en-
lacent par l'autre branche au sdmmet de palmes simples unies par
la base, sur un fond de rinceaux formés par les tiges.
L'alternance de panneaux décorés de motifs koûfîques et de motifs
floraux est assez fréquente dans la décoration de cette époque. On en
trouve de nombreux exemples à Fès, notamment à la medersa d'el-
'Attàrîn et à la medersa Boû "Anânîyya (i).
L'entrelacs architectural prend appui à la fois sur le sommet des
arcs — il s'unit alors aux rubans de leur feston — et sur de petites co-
lonnettes engagées, placées dans le prolongement des colonnes qui
soutiennent les arcs, comme les colonnettes de faïence sur le g^and
minaret. Ces colonnettes sont de marbre blanc; leur chapiteau porte
(i) Cf. Bel, op. cit., p. 2i4, fig. 4i; 294, fig. 62; 3o8, ûg. 72.
28()
CUKM.A
au-dessus dos acaullios un simple bandeau rectangulaire : il s'y
trouve une pelile eulogie en koùlique (lio;. /|i) : aux deux colonnclles
des exlréniilés, eoupées par la IxM'dure, le simple nam de la Divinilé;
^ I ^^M ^
Cct)t»f9«tr«J
Fig. 41. — Bandeaux des colonnettes (qoubba d'Aboù 'l-Ijasan, face extérieure).
quant aux deux autres bandeaux, Ttin porte el-molk répété, = la
royauté [est à Allah] ; et le second, el-molk lillah, el-molk. Les carac-
tères, se détachant sur fond nu (une seule petite palme, à droite de
l'un des bandeaux, à la place d'un retour de hampe), sont extrêmement
sobres, un peu écrasés, mais d'un joli aspect décoratif. Les lig^nes de
Chella, Pl. XIV
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LA CHAPELLE FUNÉRAIRE D'ABOU 'L-HASAN 287
l'entrelacs sont divisées par un filet dessiné dans la pierre, autrefois
colorié, et lié intimement à l'entrelacs géométrique allongé du cadre.
Les médaillons enserrés par ces lignes contiennent chacun un motif,
dont l'élément central est une coquille en creux, entre deux palmes
doubles adossées : les extrémités supérieures de celles-ci, barrées,
supportent un fleuron qui surmonte la coquille, tandis que deux au-
tres petites palmes doubles adossées, et disposées en sens inverse, la
soutiennent.
Ce panneau décoratif est encadré par deux bandeaux épigraphiques,
le plus petit en caractères koûfiques, le plus grand en écriture anda-
louse; l'un et l'autre sont parsemés d'éléments floraux dont les tiges
forment des rinceaux (i). Le premier encadre le panneau sur trois
côtés seulement, et, dans sa partie supérieure, est sensiblement plus
étroit que sur les deux côtés; le but de cette disposition est de donner
à l'ensemble une allure plus élancée, d'éviter que le cadre n'écrase
le panneau central. L'inscription andalouse continuait, en une dou-
ble bande, sur le soubassement du monument; cette partie de l'ins-
cription, très dégradée, est aujourd'hui difficilement discernable.
Chacun des côtés de ces bandeaux est enfermé dans un cartouche,
dont les rubans, s'entrelaçant aux extrémités, délimitent un médail-
lon à quatre lobes, décoré d'un motif qui diffère légèrement d'un
bandeau à l'autre (fig. 52 et 53); ces médaillons sont de règle au dé-
part, à l'arrivée et aux angles des bandeaux épigraphiques : ils ser-
vent en ce dernier cas à éviter la rencontre des caractères. Le cartou-
che, dans le plus grand bandeau, est un entrelacs en forme de chaî-
ne; et le bandeau, dans sa partie supérieure, étant traversé par trois
petites fenêtres, chacun des espaces ainsi délimité est lui-imème en-
touré d'un cartouche (2).
L'inscription koûfîque est simplement propitiatoire. En voici le texte :
(1) V. infra, l'étude de l'écriture.
(2) Il existe aujourd'hui, en un point, une erreur assez grossière dans l'assemblage
des pierres. Presqu'au sommet du bandeau extérieur montant, à droite, un décalage s'est
produit, que fera aisément comprendre la fig. 42, en même temps qu'elle permettra de
saisir, ce qui est plus intéressant, le système selon lequel étaient assemblées les pierres de ce
monument. La disposition normale a été rétablie dans la fig. 53, qui représente cette fraction
du bandeau. Cette erreur provient-elle d'une remise en place récente de ces pierres, comme
l'affirment les lettrés indigènes?
288
CHELLA
Bandeau vertical droit :
^-a.^1 ^J^J^ *^^ *--f ^*f^;^' J^^^^ (•*" *^^-! ^y^'
Bandeau horizontal :
Bandeau vertical gauche :
{Qor'ân, Sourate III, vers 18?.). Le lapicide a dû, pour pouvoir
inscrire tout ce verset sur les bandeaux, graver les cinq derniers mots
en très petite cursive.
Fig. 42. — Qoubba d'Aboû 'l-Hasan. Erreur d'assemblage dans rinscription andalouse.
L'inscription andalouse est Tinscription dédicatoirc du monument,
celle par laquelle Aboîi 'l-Hasan indique qu'il fit construire sa chapelle
funéraire : elle n'est malheureusement pas datée (i).
Au-dessus de cet ensemble, est une frise, surmontée d'un encor-
bellement à stalactites. Celui-ci est supporté par dix petits pi-
lastres de marbre blanc, dans les intervalles desquels (fig. 43) est
dessiné un motif décoratif, en écriture koûfique, 011 nous lisons el-
(i) V. Epigraphie historique, n° 2,
LA CHAPELLE FUNÉRAIRE D'ABOU 'L-HASAN
289
rnolk lillah, eulogie souvent employée en ce cas. Le centre de la com-
position est occupé alternativement par une coquille et par une tres-
se : on se souvient que pareille alternance se retrouve à la grande
porte, au-dessous de l'encorbellement des tours. Des palmes doubles
remplissent les vides. L'alîf et le lâm d'une part, le lâm et le kâf de
l'autre, forment de chaque côté une tresse symétrique; mais une
Fig. 43. — Qoubba d'Aboû '1-Hasan. Frise de la face extérieure.
grave erreur s'est glissée dans le dessin : hampes et lettres ne se joi-
gnent pas : elles sont liées hampe à hampe, et lettre à lettre : l'écri-
ture n'est plus qu'un prétexte à décoration dont le sens s'est presque
entièrement perdu.
Une autre anomalie se trouve dans les pilastres : on remarquera
que la corbeille d'acanthes mauresques semble renversée : ces acan-
thes sont recourbées en effet non au sommet mais à l'astragale.
L'encorbellement soutenait un auvent, destiné à protéger et à com-
pléter l'ensemble. Il s'appuyait à chaque extrémité sur une console
290
CHELLA
reposant sur une colonne d'angle, ronde, de marbre blanc, entre un
corbeau et un tailloir fort bien conservés, de marbre bleu. Les deux
colonnes ont disparu; mais il reste un cliapiteau, de marbre blanc
également, fort gracieux, assez différent de ceux que nous avons ren-
contrés jusqu'ici : au-dessus des acanthes mauresques sont deux min-
ces volutes, leliées par un
bandeau décoré d'un treillis.
Les consoles, en pierre, ont
beaucoup souHert (fig. [\[\).
Sur les laces latérales, on
distingue, au départ, le mo-
tif serpenliforme; au-dessus,
un décor de palmes doubles
sur rinceaux, et l'on devine
un décor floral aux écoin-
çons ; l'ensemble était en-
cadré par UFi entrelacs géo-
métrique allongé. Sur les
corbeaux, et sur la tranche
de la console — comme aux
colonnes d'angle sur la face
intérieure de la grande porte
— on retrouve la coquille :
dans la décoration de ce mo-
nument aussi, ce motif, qui
meuble les médaillons du
panneau central, tenait donc
une place considérable.
Dans cet ensemble déco-
ratif, la polychromie jouait
encore un rôle important.
Colonnes et colonnettes du panneau central, pilastres de la frise
en marbre blanc, colonnes d'angle en marbre blanc entre corbeau
et tailloir de marbre bleu, tranchaient vigoureusement sur la
pierre. On pourrait s'étonner de n'y point trouver de faïence, dont
un décor semblable, au minaret, fait un si large emploi. Mais réclat
Fig. 44. — Qoubba d'Aboû '1-Hasan. Console.
LA CHAPELLE FUNÉRAIRE D'AROU 'L I.IASAN 291
qu'ailleurs on demandait à la faïence, on l'obtenait ici grâce à une
matière plus précieuse et plus brillante encore. Aux traces vertes
qui subsistent par places, on peut penser que les fonds étaient recou-
verts d'une dorure à base de cuivre. Dans le panneau central, une
couche d'or couvrait l'intérieur des médaillons, et, comme au mi-
naret un filet lie faïence souligpnait les lignes de l'entrelacs architec-
tural et du cadre, elles l'étaient ici d'un trait d'or. La décoration ga-
gnait-elle beaucoup à un tel luxe? Il est permis d'en douter. Mais
il devait produire grand effet, frapper l'imiagination populaire; son
souvenir contribua peut-être à fortifier la croyance aux grandes ri-
chesses enfouies dans Chella. Et ce détail, joint à ceux que nous
avons relevés déjà, montre que si Aboû 'I-Hasan n'avait rien négligé
pour faire de la nécropole de ses ancêtres une œuvre magnifique,,
nulle part sa prodigalité ne s'était manifestée avec autant d'ostenta-
tion que dans la construction du tombeau qu'il se préparait à lui-même.
L'intérieur aussi était fort soigné. La décoration des angles a dis-
paru, au-dessus du treillis de (mosaïque qui recouvrait toute la partie
inférieure des murs; mais celle de la paroi pleine subsiste en partie
fpl. XV). Sur cette face également, île mur, percé dams sa partie su-
périeure de trois petites fenêtres en plein cintre, présente un revête-
ment en pierres de taille par assises alternées. Au-dessus du soubas-
sement, aujourd'hui nu, (étaient deux arcatures aveugles séparées
par une colonne reposant sur un corbeau; l'emplaceament semble
disposé pour recevoir des tables de hohoûs : peut-être est-^ce là qu'é-
tait priimitivement fixée l'inscription relative à la fondation faite par
Aboû 'Inân pour l'entretien de ce tombeau, et qui se trouve aujoui-
d'hui dans la grande mosquée de Rabat (i).
Un bandeau épigraphique en écriture courante, entre deux entre-
lacs étroits (2), encadre cette double arcature; au départ, aux angles,
à l'arrivée, est gravée une eulogie dans un médaillon carré, dont les
coins portent un fleuron fait de deux palmes doubles adossées. L'ins-
cription se compose de deux versets coraniques :
(i) V. Epigraphie historique, n° 3.
(■>) Semblables à ceux que l'on trouve sur la mqàbrîyya d'Aboù '1-Hasan (faîte et fron-
ton i : cf. fig. ^5 et 46. Profondément creusés, ils ont ici l'aspect d'une bande de nids
d'abeilles. Cet entrelacs est fréquent à cette époque.
292 CHELLA
Bandeau vertical droit :
Bandeau horizontal :
^^> iJLîbUl ^[i/! ^»^:vJ! ^^\ tSS\ j:;=ç. JULvS' ^,/l-. U L^ ^ ^l^^
Bandeau vertical gauche :
{Qor,ân, Sourate XVI, vers. 33-34).
De part et d'autre de ce décor central sont deux panneaux symé-
triques. Des inscriptions, coupées aux angles par une rosace ou par
une eulogie leur servent de cadre. On lit, à droite, un verset corani-
que partagé de la façon suivante :
Bandeau horizontal supérieur :
J^ e?^!r^l- ^j Lf ^' JP' ^ [J.>-y' Lf^^
Bandeau vertical :
Bandeau horizontal inférieur :
(Qor'ân, Sourate II, vers. 285).
Sur le panneau de gauche, chacun des bandeaux porte une ins-
cription séparée. C'est, pour le bandeau horizontal inférieur, le dé-
but du verset 127 de la Sourate III :
pour le bandeau horizontal inférieur, le début du verset 129 de la
même Sourate III :
*^^! ^jl!^^j iLio.U LlxJ b! f-y*^^ 3
Quant au bandeau vertical, il porte la formule conjuratoire :
j^ \>.^ Je *ii! J^ ^^)\ ^J)\ iii! .^j ^Ji\ jlk/J! ^ ^\i iy!
composée du fnnwwoûdh, de la bdsmala et de la iaslîyya, qui ac-
compagne toujours, en épigraphie anaghribine, la citation de versets
du Livre sacré. •
Le centre est un semis d'étoiles disposées en quinconces, dont les
lignes se rejoignent, et dont le cœur est formé par un médaillon où
Chella, Pi.. XV
1^^
u
LES MQABRIYYA 293
s'inscrit une euiogie, qui parfois se poursuit de l'un à l'autre : el-
'izzat lillah, el-baqâ' lillah, el-Iiamd lillah, ou la formule de la taslîyya,
sur toute une ligne d'étoiles. Aux écoinçons, une très fine décoration
de palmes doubles sur rinceaux (i).
Au-dessus, sur toute la largeur de la paroi, et jusqu'au-dessous des
trois petites fenêtres, court une haute frise, composée de grandes
rosaces ayant pour centre une étoile à huit branches, et de dessin as-
sez compliqué. L'artiste a prouvé sa virtuosité; mais ce dessin appa-
raît assez confus, parce qu'il n'a pu lui donner le relief accusé qui eût
été nécessaire, et qu'il eût obtenu sans peine avec une autre matière.
Mais, visiblement, il a voulu réaliser dans la pierre une décoration
aussi riche que dans le plâtre. C'est d'ailleurs l'impression que donne
tout l'ensemble : motifs et emplacements sont ceux qui, d'ordinaire,
sont réservés au plâtre. Là encore, on sent le même désir d'un sou-
verain fastueux et personnel : s'il remplaçait la faïence par l'or, le
plâtre par la pierre, c'était pour faire de son totmbeau le che(f-d'œu-
vre suprême, dont la décoration ne dût rien aux matériaux plus
malléables ou moins précieux que l'on employait ailleurs.
Les mqâbrîyya. — Nous avons eu déjà l'occasion de parler de ces
stèles prismatiques basses et allongées, qui recouvrent la tombe deb
souverains mérinides (2). C'est une forme de stèle traditionnelle
dans rislâm occidental : on l'observe couramment, aujourd'hui en-
core, mais construite en maçonnerie, dans les cimetières marocains.
Il en faut vraisemblablement chercher l'origine dans l'imitation sché-
matique de ramoncellement de terre qui marque l'emplacement d'une
tombe. De bonne heure, pour les sépultures luxueuses, on employa
le marbre. De telles mqâbrîyya étaient d'usage courant en Afri-
que bien avant l'époque des Mérinides : les nécropoles tunisiennes
et bougiotes, notaimment, nous en ont livré de nombreux spéci-
mens. Avaient-elles aussi pénétré plus tôt au Maghrib -Extrême? Nous
ne connaissons antérieurement à cette date aucune sépulture qui soit
(1) On trouvera la reproduction d'un panneau du même genre, in Bel, op. cH.
p. 327, fig. 81.
(a) V. supra, p. ii et n. 5.
294 CllELLA
certainement authentique ou non remaniée (i). D'antre part, elles per-
sistèrent au Maroc longtemps après 1 époque des Mérinides. Les tom-
bes des princes sa'diens, à Marrakech, sont marquées par de sembla-
bles stèles (a)- Mais eelles-ei. a'uvre d'un siècle où l'art du marbre
subit de façon excessive l'influence des modèles et des décorateurs
venus d'Italie, sont de forme trop recherchée, trop gracieuse, de dé-
coration trop riche et trop savante : elles ont perdu la pureté de li-
gnes, l'harmonie de proportions des stèles mérinides. La mqabrîyya
d'Aboli 'l-llasau et celle de Gliams (mI-UoIki sont, à cet égard, de vé-
ritables chefs-d'œuvre.
Ges deux stèles (v. \)\. 1 et 11) dilTérenl un peu par leurs di-
mensions — celle de (ihams eij-Uohà est plus petite — mais elles
sont de forme 1res seud)lable (.S). Au-dessus d\in soeh; décoré
s'élève le prisuic, divisé en deux parties : en bas, quatre petits gra-
dins séparés par une corde, au-dessus, le champ épigraphique. Aux
extrémités, la disposition est la même; un motif décoratif meuble
l'espace triangulaire, sorte de fronton, qui correspond au champ épi-
graphique.
Sur le socle de la stèle d'Aboù '1-Ilasan (lig. 46) est dessinée une
série d'arcatures à doubles lignes, enfermant un motif dérivé du koû-
fique, tout à fait semblable dans sa partie inférieure à celui que nous
avons trouvé à la grande porte de l'enceinte, sous l'encorbellement
des tours (lig. 12) : dessin absolument symétrique, qu'il serait vain
(i) L'emplacement du tombeau d'Ioûsof ben Tâchl'în à Marrakech, objet d'une grande
vénération populaire, n'est connu que par la tradition orale. Il n'est d'ailleurs marqué par
aucune construction. Celui d'Idrîs I à Moulay-Idrîs du Zerhoûn est inaccessible; celui
d'Idrîs II, à Fès, apocryphe, et d'ailleurs moderne. Ceux des autres princes ont disparu.
Ceux des grands saints ont tous été réédifiés'à une date récente, après que l'essor des confré-
ries eût développé leur culte. Enfin, il n'existe pas, à notre connaissance, de tombeaux de
particuliers antérieurs à l'époque mérinide.
(a) En voir encore un spécimen, de la fin du xvn" siècle, à Ceuta, in Tanger et sa zone,
Villes et Tribus du Maroc, t. VII), Paris, ig^i, p. 4'>o-4îii et pi.
(3) Dimensions :
Stèle d' Aboû 'l-IIasan : longueur totale :2 m. i fj5 ; largeur : o m. 35 ; hauteur : o m. 276 ;
hauteur du socle : cm. 10; dimensions du champ épigraphique : i m. 88 x o m. 10.
Stèle de Chams ed-Dchâ : longueur totale : i m. 97 ; largeur : o m. 235 ; hauteur : o m. 20;
hauteur du socle : o m. 07 ; dimensions du champ épigraphique : 1 m. 86 X o "ï- 080.
Autant qu'on en peut juger par le fragment qui subsiste, les dimensions de la stèle d'Aboù
la'qoûb étaient les mêmes que celles de '.a stèle de Chams ed*Pol.ià.
LES MQABRIYYA
295
Fig. 45. — Mqàbrîyya d'Aboû 'I-Hasan. Motif décoratif aux extrémités du prisme.
jHiiNAuf rzz.
Fig. 46. — Mqàbriyya d'Aboû l-Hasan. Décoration du socle.
â96
CHELLA
de chercher à lire. De son centre, partent deux hampes qui s'enlre-
facent en formant une tresse comparable à celle qui, sur la porte en
Fig. 47. _ Mqâbrîyya de Chams ed-Pohâ. Motif décoratif aux extrémités du prisme.
Fig. 48. — Mqâbrîyya de Chams ed-Pohâ.Décoration du socle.
mosaïque de la mosquée ancienne, sert à exhausser les écoinçons
(fig. 32). De chaque côté de la tresse sont deux palmes doubles symé-
LES MQABRIYYA âôl
triques; et les hampes initiales et finales, traversant les arcs, meu-
blent, en se croisant entre deux petites palmes doubles, l'espace com-
pris entre ceux-ci (i).
L'écriture, dans le champ épigraphique, se détache sur de larges
iin-ceaux. A l'extrémité, le fronton (fig. ^5) porte en son centre un
triangle où se détachent deux palmes doubles adossées. Leurs feuilles
supérieures se croisent; leurs tiges s'entrelacent en cœur et chacune
se termine par une autre petite palme double qui meuble un des an-
gles inférieurs. Tout autour, un large cadre décoré d'un élégant
entrelacs à deux branches; et le imôme entrelacs se poursuit tout le
long du faîte.
La décoration de la stèle de Cliams ecj-Dohà est très voisine. Le
dessin du socle (fig. 48) est le mêime, à cette différence près que les
deux hampes centrales, au lieu d'une grosse tresse, en forment une
très simple en croix (2), entre quatre petites palmes doubles. Aux
extrémités du prisme, le fronton, plus petit, ne permettait pas
un large encadreanent. Le motif remplit donc tout l'espace (fig. 47).
C'est une admirable petite composition : deux larges palmes dou-
bles adossées, croisées au sommet, barrées à la base, se détachent sur
les rinceaux de leurs longues tiges, d'oii partent, symétriquement, de
petites feuilles. Entre les palmes, un petit dessin en forme de cœur
marque le croisement des rinceaux; et aux angles inférieurs, les deux
palmes doubles, qui se retrouvent disposées autrement dans le motif
correspondant, plus simple, de l'autre stèle, débordent ici le trian-
gle où s'inscrit la composition, corrigeant ce qu'elle pourrait avoir
de trop géométriquement rigide. Pas d'entrelacs sur le faîte, mais
une simple arête; et pas de rinceaux sur le champ épigraphique,
dont le fond est nu.
Sur la stèle attribuée à Aboû la'qoûb, le dessin du soclle, comme
récriture même, apparaît beaucoup moins soignée (fig. lig). Elle date
probablement, on Ta vu, de l'époque où Aboû '1-Hasan construisit
(i) Motif assez fréquent, et qui comporte de légères différences de détail. On en trou-
vera un bel exemple dans Bel, op. cit., fig. 94.
(2) Si Mohammed Ibn 'Ali ed-Dokkâli conclut de cette disposition que» cette stèle fut
décorée par un artiste chrétien. L'argument est curieux; mais, à vrai dire, il ne nous paraît
pas décisif.
HESPKRIS. — T. II. — 1922. 20
i98
CHELLA
la grande salle funémire où furent déposés les princes qui l'avaient
précédé; elle est donc un peu plus ancienne que les deux autres;
mais les stèles alors durent être faites en série, et le travail fut né-
gligé. Les arcatures sont lourdes; la volute du sommet, démesurée,
écrase le deS'Sin, défaut que l'on pouvait déjà constater à la frise de
la grande porte, sur la face intérieuire (cf. fig. 17). Le motif dérivé
du koùlique qui meuble les arcatures est, dans l'ensemble, le mémo
que sur les deux autres stèles; mais il est traité très maladroile-
nicnt : contrairemenl à loule tradition et à toute logique décorative,
ses lignes sont coupées net par l'arc; et celles qui meublent l'inter-
valle des arcatures sont du pur remplissage, sans lien avec le reste
de la décoration. Les tresses centrales, lourdes, ne sont pas du tout
i"égulières; même il leur arrive à i)lusieurs reprises, sans symétrie
apparente dans le l'ragnienl qui
nous r(^slc, d'être remplacées
par (les tresses en croix, qui
rap|)ell('nt c(>lles du tombeau
(le Cliains ed-Dolià. Les fleu-
rons sont massifs, et aussi les
palmes (pii s'elï'orccnt de rem-
plir tout le ( liauip resté libre.
En somme, une oeuvre mé-
diocre, décadente, et que, n'é-
tait l'inscription ([u'elle porte,
l'on pourrait croire de mau-
vaise époque, fort postérieure
aux deux autres (i).
t'ig. il). — Mqâbriyya altribuée à Aboii la'qoi'ib.
Décoration du socle.
Auprès de la qoubba d'Aboû '1-Hasan sont quelques fragments
de fûts de colonnes, dont l'un est particulièrement intéressant. Il
représente l'extréimité supérieure d'une colonne de marbre blanc,
d'un diamètre de o'",4o environ; une bague épigrapliique en fait le
tour, à l'endroit où le chapiteau venait se joindre à la colonne. Cette
(i) Outre ces stèles, il en reste quelques autres, anépigraphes et sans décoration. Nous
avons mentionné celle qui se trouve dans la salle funéraire. Il en est une autre dans lit
sahn de la mosquée d'Aboû '1-Hasan; et l'on voit les débris de deux autres encore à côté
de la stèle de ce souverain (v. pi. II).
LES CHAPELLES FUNÉRAIRES
299
Fig. 50. — Développement d'une bague de colonne.
300 CttËLtA
bague, liante au total de o'",o6, comprend une inscription en écri-
ture courante, qui se répartit en quatre cartouches, séparés par
une rosace (fig. 5o). Sauf en un cartouche où des palmes doubles
et leurs tiges formant rinceaux contribuent à meubler Je champ,
les lettres se détachent sur fond nu.
Mon Dieu! fais hii miséricoiLlt* [h vWo) |)()iii- la t>l<)iro de Mol.ianinied !
Mon Dieu, pardoiuie el sois miséricordieux!
3 J^ l\ J ^^ j^[^<^
Tu dépasses toute ehose, car tu sais tout!
4 M"^ ^\ I yri^l
[O généreux...], élevé, magnilicpie!
La teneur de ces foriiuiles pieuses montre que la colonne provient
d'une chapelle funéraire : vraisemblablement celle de Chams ed-
Dolià, puisque le personnage sur lequel on appelle la miséricorde
divine est une femme.
D'autres colonnes on débris de colonne parsèment ces ruines :
elles sont de diamètres divers, imposant ou étroit, de marbre ou de
pierre, et quelques-unes sont peut-être des colonnes antiques : mais
aucune autre ne porte d'inscription ni d'ornement.
L'Écriture
I. — L'écriture koûfique.
Nous avons déjà rencontré à Chella, notamment sur la frise de
la grande porte et sur celle du tombeau d'Aboû 'l-FIasan, de courtes
eulogies en caractères koûfiques, et de valeur avant tout décorative.
Mais ces monuments présentent en outre deux longues inscriptions
L'ÉCRITURE KOUFIQUE 301
koûfîques : autour de l'arc et des écoinçons de la grande porte, l'ins-
cription dédicatoire; encadrant le panneau central de la qoubba, une
inscription coranique. Ce sont deux très beaux exemples de koûfî-
que mérinide. L'écriture, dans l'ensemble, est très comparable à celle
des inscriptions koûfiques contemporaines de Fès ou de Tlemcen;
son alphabet est sensiblement le même; mais elle se distingue ici par
un ensemble de qualités qui ne se retrouvent pas toujours dans le
koûfique de la même époque. Dans la première inscription surtout-
les lettres sont vigoureuses, nettement tranchées — voire un peu
massives; — sans doute les hampes et les terminaisons, développées
souvent à l'excès, sont ornées au départ et à l'arrivée suivant des
procédés semblables, mais sans la mièvrerie qu'on retrouve si fré
quemment dans le koûfique contemporain, surtout sur plâtre. Il est
vrai que l'on est ici en présence d'une épigraphie sur pierre, et
cela a son importance : nous avons déjfi eu roocasion de const-ater
combien la décoration dégénère rapidement dans une matière trop
malléable.
Dans l'inscription dédicatoire de la porte — la fig. 5i en repro-
duit le troisième tiers, le plus nettement conservé, et qui contient
la date, fin de 789 hég. — les caractères se détachent sur un fond
nu. Le champ épîgraphique apparaît cependant suffisamment meu-
blé. Comment un tel effet peut-il être obtenu? Dans la partie supé-
rieure — la moitié à peu près du champ épigraphique, la ligne d'écri-
ture et la zone inférieure en occupant chacune un quart, — presque
uniquement par le jeu des hampes et des terminaisons de lettres :
alîf, t(i (i), kâf, lâm, d'une part ; noûn seul, d'autre part. De ces
hampes et de ces terminaisons, l'artiste tire un riche parti; elles mon-
tent d'un trait, sans tresse médiane, jusqu'au sommet du champ, s'y
brisent en formant soit une tresse volumineuse, soit plus souvent une
tresse très simple, en carré, et qui peut même devenir un simple
carré renfermant une amande. Ainsi brisée, la hampe poursuit sa
course le long de la ligne supérieure, ornée parfois de profondes
(i) Il se trouve que la partie représentée de l'inscription de la porte ne contient pas de
lettre de cette catégorie. Mais on trouvera un ta' conçu suivant une formule analogue sur
la figure suivante (fig. 52, inscription de la qoubba d'Aboû 'I-Hasan).
302 GHELLA
encoches obliques, svanélriqiies ou non (lig. 5i, b cl c) (i), ou de
tresses en <-(i.Mir [Wg. 5i, a et /»). Klle .s'avance à la rencontre d'une
autre hampe, qu'elle rejoint, ou, après une nouvelle tresse d'angle,
retombe vers la li«,nie d'écrilme. Le but de ce développement des
hampes et de ces reUMubées est non senlenuMd de meubler la partie
supérieure du champ épigraphique, mais encore de découper en quel-
que sorte le bandeau en une série de rectangles décoratifs : la nais-
sance ordinaire de Valif au-dessous de la ligne d'écriture, qu'il coupe,
accentue encore cet effet. A l'inlérieur de ces cadres issus des hampes
se développent les pointes des ha , des //a , des m', des hâ' et des lel-
Ires de môme forme, el eilles surlout drs dàl. (^)uant à Ja zone infé-
rieure, étroite — un quart à peine de l'ensemble — les hampes des-
cendantes, les terminaisons, peu développées, des sîn, des 'aïn, des
fa finaux, des râ\ des wâw, des iâ' suffisent, avec quelques arcs de
liaison, à la aneubler.
Développement exagéré des lignes, parfois, mais pas ou presque
pas d'ornements adventices. On peut noter, dans cet ordre d'idées,
les ocellures qui se rencontrent deux fois vers la fin du bandeau
(fig. 5i, c). Elles font songer aux tresses médianes en croix que l'on
trouve si souvent à cette place dans les motifs décoratifs dérivés de
l'écriture koùfique (2). Un autre délail encore rappelle ces motifs
décoratifs : c'est la recherche de la symétrie. Nous l'avons notée déjà
dans l'enoadrement; elle apparaît parfois sur la ligne d'écriture elle-
même : que l'on considère seulement le groupe dâl-iâ\ fig. 5i, b, ':i
gauche, ou ta-ia, fig. 5i, c, au centre. Par contre, les lettres se rap-
prochent parfois très nettement de la cursive : ainsi le hâ\ que l'ou
voit fig. 5i, b, à droite.
L'attaque des hampes et des lettres, et leur extrémité, sont parfois
massives, lignes brusquement coupées, à section droite : mais c'est
assez rare. Le biseau apparaît plus souvent, principalement à la base
fï) A rapprocher des encoches obliques latérales qu'on rencontre souvent dans les mo-
tifs décoratifs dérivés de l'écriture koùfique : cf., par exemple, à Chella, fig. 12 (grande
porte : motifs koùfiques au-dessous de rencorbellemcnt des tours); fig. 4^ (décoration de la
stèle d'Aboû 1-Hasan ; fig. 48 (décoration de la stèle de Chams ed-Dolin).
(•2) V. notamment fig. 48, décoration de la stèle de Chams ed-Doliâ. Même motif, à
plusieurs reprises, sur celle d'Aboù la'qoùb.
L'ÉCRITURE KOUFÎQUE 303
des alîf, où il est de règle. L'extrémité des sîn, des /d' et des wâw
est presque toujours une ligne sinueuse, fort ténue, que termine un
petit cercle à hauteur du corps de la lettre. Mais dans la grande ma-
jorité des cas, l'attaque des hampes et des lettres, et très souvent leur
extrémité, forment un demi-fleuron, issu évidemment du biseau,
mais fort influencé par la palime double : «on contour orné est
exactement celui de cette palme : feuille supérieure engagée, feuille
inférieure libre et très recourbée. Nous avons eu trop souvent l'occa-
sion de constater le rôle principal de cet élément décoratif,
pour nous étonner d'en observer ici F influence aussi marquée. On
retrouve ce demi-fleuron jusque dans l'intérieur d'une lettre : dans
un ' aïn médian, à la fin de l'inscription (fig. 5i, c). Mais à ces atta-
ques en demi-fleuron, caractère commun à tout le koûfique imérinide,
on peut mesurer la simplicité relative de l'écriture dans cette ins-
cription. Au lieu du contour en palme double que l'on observe ici,
on rencontre généralement un demi-fleuron beaucoup plus compli-
qué. Il l'est déjà d'avantage, à Cliella même, dans l'inscription koû-
fique du tombeau d'Aboû '1-Hasan.
La forme de quelques lettres mérite une observation particulière.
Notons d'abord la rareté du lâm-alîf enlacé. On n'en trouve qu'un
seul exemple dans le tiers de l'inscription représenté ici (fig. 5i, c, au
centre) : encore convient-il d'en remarquer la gaucherie : des lignes
adventices dessinent un inutile et fâcheux triangle. Les hampes
droites et parallèles de Valîf et du lâni, lettres qui se suivent si
souvent, sont chaque fois utilisées pour former les côtés — et les
points de départ — des rectangles successifs entre lesquels se partage
1 mscription.
Le kâf devait se prêter particulièrement à une décoration dont ral-
longement des lignes était l'élément principal. On trouvera un bel
exemple du parti qu'en pouvait tirer l'artiste, sur la fig. 5i, b, (un
peu à droite du centre).
Le 'aïn initial ou médian prend parfois des formes fort compli-
quées. Il est tout à fait remarquable à l'initiale de -^t (fig. 5i, a,
partie gauche) : il s'y développe exactement comme un lâm, et sa
hampe va rejoindre, à la ligne supérieure, celle d'un alîf symétri-
304 CHELLA
que. C'est d'ailleurs une fortme exceptionnelle, née des besoins de la
décoration; il est d'ordinaire plus simple (v. par exomplc fîg. 5i,
c, à droite). Mais il peut lui arriver, inôme médian, de prolong^or so>
lignes dans l'encadrement graphique : ainsi, dans la date (lig. 51,
c, partie droite) le 'aïn <le L_x.-J>, (jui l'ail jxMulaut au lâin-âlij du
mot suivant auquel il se raccorde par le haut. Une forme particu-
lière de cette lettre se retrouve quelques mots j)lus loin, tout à fait h
la fin de l'inscription : un 'ain, par ailleurs remarquablement cursif,
agrémenté, comme nous l'avons déjà noté, d'un demi-fleuron. A la
linale, au contraire, celle lettre apparaît fort simple, pourvue d'une
terminaison 'minuscule (fig. 5i, b, au centre).
Le noûn est, nous l'avons vu, la seule lettre dont la terminaison,
à la finale, s'élève dans la partie supérieure de l'inscription. En-
core s'y comporte-t-elle parfois de façon assez particulière. Ainsi,
contrairement aux hampes qui s'élèvent d'un jet, la voit-on monter
en escalier (fig. 5i, c); ou bien encore introduit-elle à deux repri-
ses dans le bandeau représente — une courte ligne courbe dans le
haut de l'inscription, rompant exceptionnellement la rigidité du ca-
dre graphique (fig. 5i, a, partie gaiiclie, et b, au centre). Il arrive
môme à plusieurs reprises que la partie montante soit non pas la ler-
uiinaison mais le début de la lettre (i).
Une dernière remarque : l'artiste ayant mal calcidé la longueur
de son texte, s'est trouvé, en fin d'inscription, dans l'impossibilité
de faire entrer dans la ligne d'écriture les deux dernières lettres. 11
ne s'en est pas autrement embarrassé, et s'est contenté de les graver
dans la partie supérieure du champ épigraphique, au-dessus du der-
nier mot. Le bandeau représenté de l'autre grande inscription koû-
fique de Chella, pourtant plus soignée en apparence, nous en offre
un exemple beaucoup plus choquant (2).
(i) On en verra un exemple dans la partie représentée de la seconde inscription, fig. 52,
au centre.
( «) Même particularité au bandeau vertical de droite de cette porte. Cela se retrouve
d'ailleurs aux meilleures époques : ainsi à la porte de la qasba des Oûdàïa à Rabat, à Bàb
Agnàoù Marrakech etc. — Au reste, il n'est pas impossible que, de part et d'autre, les lapi-
cides aient voulu imiter certains copistes qui, à la fin et au-dessus de chaque ligne, ajoutent
un mot du texte qu'ils transcrivent avant de passer à la ligne suivante,
.4.
jj loJ^;-^->^
]Ân
^Q
l'm. SI. — Insciipllon dédicaloire de In grande porle (dernier liera).
L'ÉCRITURE KOUFIQUE 305
Cette seconde grande inscription koûfîque, celle qui se déroule
sur la face extérieure de la chapelle funéraire d'Aboû '1-I.lasan, — et
dont la fîg. 02 représente le premier tiers, le bandeau vertical droit
— est vraisemblablement postérieure, mais de très peu, à la pre-
mière : nous pouvons supposer en effet que la construction de ce tom-
beau est l'un des remaniements qu'Aboû 'l-Hasan apporta au sanc-
tuaire après sa grande restauration. L'écriture est analogue, l'alpha-
bet sensiblement pareil; même emploi des hampes pour séparer le
bandeau en rectangles successifs; .mêmes tresses en carré ou en cœur
dans la ligne supérieure — elles sont seulement plus rondes — et
mêmes encoches, mais droites au lieu d'être obliques.
Pourtant l'aspect des deux inscriptions n'est pas identique. Ou-
tre ces menues différences dans la ligne supérieure, d'autres, plus
importantes, se révèlent aisément à l'examen. La ligne d'écriture
est mieux marquée : on dirait que l'artiste a tenu à l'indiquer net-
tement. Contrairement à ce qu'on observe dans l'autre inscription, on
voit le plus souvent les hampes des lettres montantes prendre nais-
sance sur la ligne d'écriture, et non au bas du champ : mêtoie il
arrive que Valif suive quelques instants cette ligne, puis se
brise à angle droit pour s'élancer vers le haut. Il reste, pour meubler
la zone inférieure, les arcs de jonction et les terminaisons des let-
tres qui descendent normalement au-dessous de la ligne d'écriture.
Gomme dans l'autre inscription, ces terminaisons sont sobres, à l'ex-
ception de ceilile du noûn.
L'attaque des hampes diffère aussi. Plus rarement encore elle est
à section droite et massive; mais le biseau est plus fréquent : on «e
trouve parfois aux trois branches du sîn, à l'attaque du m'. On re-
marquera aussi la terminaison inférieure, en quart de cercle, d'un
alîf (éiiLj). Mais les attaques les plus nombreuses, en demi-fleuron,
ne présentent plus, sauf exceptions, le contour de la palme double;
le motif, tout en apparaissant relativeiment simple pour l'époque,
est plus compliqué et plus allongé : la branche inférieure de
la palme ^st soudée à la hampe, fonmant un anneau souligné
lui-même d'une petite digitation; et la branche supérieure se
306 CHELLA
scinde soiivonl en un double lobe. On cherche parfois à obtenir
un effet d'opposition en adossant on sens inverse deux demi-lleurons;
on en trouvera plusieurs exemples dans le bandeau reproduit. Deux
sont particulièreiuent frap|)anls (li^-. 5*2, partie pauebc), parce (pfils
se trouvent dans la partie médiane du champ épigrapbique, ou un peu
au-dessus.
Mais ce qui différencie surtout les deux inscriptions, c'est que la
seconde, au lieu de se détacher sur fond nu, s'enlève sur fond de rin-
ceaux. Ces rinceaux sont fornu'^s par de lonp^ues tiges ténues enixDu-
lées sur elles-mêmes, assez irrégulièrement reliées entre elles, portant
à chaque extrémité ime palme : soit double; soit simple et reposant
sur une base à deux lobes. Ces palmes sont des dimensions les plus
diverses, selon l'espace h meubler. En outre, le tiges passent au tra-
vers de petites feuilles en aimande, parfois disposées symétriquement;
ou bien encore d'autres feuilles s'en détachent, minces et enroulées.
Dans toutes ces légères différences de forme et de position des ca-
ractères, dans la présence des éléments floraux indépendants de l'é-
criture, on sent une recherche d'élégance plus marquée, sinon tou-
jours plus heureuse, que dans l'autre inscription. Après l'étude que
nous avons faite du tombeau d'Ahoù l-ïlasan, nous ne saurions nous
en étonner. Nous avons parlé déjà pourtant d'une négligence de fac-
ture, qui, pour être fréquente, n'en est pa.^ moins grave : l'erreur
de calcul par suite de laquelle l'artiste doit se résoudre à terminer
son inscription en caractères minuscules. D'autre part, les trois ban-
deaux ne sont pas de mêmes dimensions ; le bandeau supérieur est
sensiblement moins haut — partant, moins orné. La diminution
porte presque tout entière sur la zone supérieure du champ épigra-
pbique, celle que d'ordinaire rornementation s'efforce de meubler;
la ligne d'écriture touche les tresses de la ligne supérieure (v. pi. XIID.
Mais ici, il ne s'agit pas d'une négligence ; cette étroitesse du bandeau
supérieur avait pour but d'alléger le cadre, et l'écriture, en écrasant
ses hampes, a dû se plier aux nécessités de l'ensemble.
2. — L'écriture andalouse. — L'écriture cursive.
A côté des caractères koûfîques, des types d'écriture plus ou moins
L'ÉCRITURE ÂNDALOUSE 307
rapprochés de la oursive courante se rencontrent à Chella. Il faut
d'abord remarquer qu'ils sont suffisamment différents du type orien-
tal dit naskhî — de même, d'ailleurs que Les graphies des copis-
tes marocains — pour qu'on puisse leur attribuer ce nom. Ils procè-
dent plutôt du khatt andalosî de la belle époque espagnole, écritu-
re qui, si l'on en croit les traités maghribins sur la matière, repré-
sente aux yeux des lettrés du pays la perfection calligraphique en
Occident musulman; elle est même parfois préférée au koûfique, par
ce que, malgré l'absence de points diacritiques ou les surcharges
d'éléments décoratifs, elle demeure plus facilement lisible que l'écri-
ture archaïque qui florissait aux premiers siècles de l'hégire. A vrai
dire, c'est en koûfique que fut tracé le bandeau de la porte monumen-
tale de Chella, la plus ancienne des deux inscriptions d'inaugura-
tion de la nécropole; mais on l'a vu, l'écriture en est sobre et nette-
ment découpée; peut-être était-ce afin qu'au moment oii elle fut gra-
vée sur la pierre et avant d'être (maltraitée par le temps, elle pût être
déchiffrée sans peine par les pèlerins quelque peu lettrés. Mais l'au-
tre inscription koûfique de Chella est infiniment plus chargée. Le
lapicide n'eut plus le souci de tracer un texte lisible pour des yeux
non exercés; l'essentiel fut d'obtenir le plus d'effet décoratif pos-
sible, tout en inscrivant sur le ^monument la série de versets coi^ani-
ques destinés à écarter du sultan et de son o'uvro les maléfices de Satan.
Le seul texte en écriture monumentale « andalouse » qui soit con-
servé à Chella - — si l'on excepte les médaillons sur les tours de la
grande porte — est précisément celui qui court au-dessus de ce der-
nier bandeau koûfique; mais il constitue peut-être, à l'heure actuelle,
le plus beau spécimen de cette écriture au Maroc (i).
Le champ épigraphique n'est pas seulement occupé par le texte
de l'inscription : toute une série d'éléments floraux dont les tiges
s'élèvent en rinceaux servent, en quelque sorte, de fond au bandeau ;
de même façon, d'ailleurs, que dans le bandeau koûfique du des-
sous. Nulle place n'est réservée aux points diacritiques, non plus
(i) La fîg. 53 reproduit le début de ccttei inscription, à l'exoeiption d'e la formule
nitiale «ajj tULOl, et du verbe .<\. Les lettres qui composent ces mots sont en effet
très dégradées.
308 CHELLA
qu'à la vocalisation. Les hampes des lettres verticales, assez minces
à leur point de départ, vont en s'am pli fiant vers leur sommet, ce
qui leur donne une vii^neur caraclvristique. Ce trait se retrouve
en effet presque toujours dans l'éjiigraphic non koûfique de cette
époque : cl l'on a eu tort do n'en pas tenir assez compte dans les
récentes restaurations des belles medersa uiérinidos. On remarquera
<iur la Vig. 53 la façon dont sont traités les groupes Jl ; la partie in-
férieure de Valîf, en s'infléchissant. vient rejoindre le lâm, à l'en-
droit où cette lettre commence à s'incurver. Les noûn se différen-
•>ient à peine des râ\ en fin de mots ou de groupes de lettres.
Toutes ces particularités se retrouvent au snrplus dans la graphie
des mqàbrîyya à épitaphes de Chclla, toutes couvertes de caractères
cursifs apparentés de très près ou type andalou. Celle dont l'ins-
cription est le plus remarquable est celle du fondateur de la nécro-
pole, Aboù M-IIasan. Les lettres, qui ont une tendance très marquée
à l'incurvation, s'y détachent avec la plus grande netteté. Comme
sur le bandeau andalou, les lettres alîf et lâm de l'article se présen-
tent toujours liées : ^ au lieu de ^' , sauf quand la dernière lettre
du mot précédent est munie d'un appendice qui s'avance suffisam-
ment pour enfermer Valîf. Les doux mémos lettres, ainsi que la partie
supérieure du /'/' (-'"l'h ont dos hampes qni montord ou épaississant.
Le groupe ^ est traité en forme d'éventail. Aux lignes inférieures,
les lettres à appendice sublinéaire ont moins d'ampleur qu'aux lignes
supérieures. Mais, de part et d'autre, le lapicide évite l'appendice à
angle droit. Il l'infléchit sous la ligne et parvient à des effets artis-
tiques très sûrs en traitant très largement les finales des mots. C'est
ainsi que sur la face antérieure, le ^y final du groupe ^-i'^»^^ <-jj est
tracé de façon à enfermer dans sa boucle le mot ^j1 suivant.
Par contre, les lettres ou groupes isolés qui pourraient, à cause de
leur forme, exiger une place trop grande {^, ^?), sont délibérément
rapetisses.
L'épitaphc do Chams ecl-Çohà donne lieu à des remarques sensi-
blement identiques. Là aussi, le lapicide — ou le dessinateur, si les
lettres, comme c'est probable, ont été tracées à main levée avant
d'être gravées — se révèle fort habile et versé dans l'art de la calli-
graphie, avec peut-être moins de sûreté dans le dessin, et moins
0
IL
1 koùti
u andfi
e-'
jve^Ji .^^\ ^^. ^\
QL^jjiJl (jo
JL
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JHainauT I77Z.
FiG. S2. — Qoubba d'Aboù 'l-Hasan. Bandeau koûfiq
L'ÉCRITURE CURSIVE 30Ô
d'élégance dans la forme donnée à certains groupes, tels que le ^.
Quant au fragment de la mqâbrîyya attribuée à Aboû la'qoûb, il
est l'œuvre d'un lapicide ou d'un calligraphe médiocre : l'écriture
donne la omême impression que le décor. Tous les mots ou groupes
de lettres occupent un espace bien plus long qu'il n'était nécessaire :
on est frappé dès l'abord de la gaucherie du tracé, du peu de \ i-
giieur de la ligne. On peut croire que rartisan a dû, sur un champ
de la longueur ordinaire des prismes funéraires, avoir à grave ?• un
texte relativement court. Il eût peut-être obtenu un meilleur effet
en resserrant son texte sur une seule ligne par face, au lieu de le dis-
tendre sur un espace trop grand.
Les groupes d'écriture cursive — eiilogies ou versets coraniques
— qui sont conservés dans la salle funéraire contiguë à la mosquée
ancienne, et à l'intérieur de la chapelle qui contient les restes d'Aboû
'I-IIasan apparaissent aussi de bonne époque. Ceux qui sont gravés
sur la pierre ne le cèdent en rien à ceux qui ont été inscrits, plus
facilement, dans du plâtre frais.
La vocalisation, si variée, n'a guère été employée à Chella que
dans répitaphe de Chams ed-Dohà; encore, doit-on reconnaître
qu'elle n'y joue guère le rôle d'une décoration et que le champ épi-
graphique, qu'elle sert à remplir pourtant, conserve des vides en
de nombreux points. Au contraire, tout le parti possible a été tiré
par le lapicide de celui de la stèle d'Aboû '1-l.lasan : pas le moindre
espace qui, à défaut de lettres ou de points diacritiques, n'ait été
semé de fleurons trilobés, de rinceaux minuscules ou de palmettes
graciles. On ne peut comparer plus exactement ce champ épigraphi-
que qu'à une page de manuscrit de la même époque, enluminée,
qu'à l'un de ces titres d'ouvrage si fouillés, à quoi excellent encore
aujourd'hui les calligraphes maghribins. Et l'on est même en droit
de se demander si la double bande écrite du tombeau d'Aboû '1-Ha-
san n'a pas été traitée à l'origine de même manière qu'une enlumi-
nure marocaine; si, ici comme là, la polychromie n'est pas venue
rehausser le dessin. Il n'est pas impossible que, primitivement, la
partie épigraphique de la stèle ait été peinte en trois tons — or, noir,
rouge — chacune des couleurs ayant été réservée aux lettres, à ia
décoration florale, au fond.
310
CHELLA
La chambre d'ablutions.
En dehors des limites <le la kluiluHi el non loin d'elle, il reste en
core dans l'enceinte d'intéressants vestiges de l'époque inérinide.
J HAINAUT 171 I.
Fig. ."ii. — Plan de la chambre d'ablulions.
A quelques pas du mur actuel du sanctuaire, au sud-ouest, à l'ex-
trémité de l'esplanade où mène le chemin qui descend de la grande
porte, se trouve la source renommée de Chella. Elle jaillit à l'inté-
rieur d'un édifice construit en moellons, enfoncé en terre aujour-
d'hui de toute sa hauteur, et qui mesure environ lo^jôo sur 9"*,5o :
on y pénétrait par l'angle ouest (pi. XVI et fig. 54). L'eau sort par
lio
Chella, Pl. VXI
u
LA CHAMBRE D'ABLUTIONS 311
un étroit conduit au bas de la paroi nord-ouest; elle s'écoule de là
dans une sorte de bassin quadrangulaire, de 4°*,5o sur 4™. environ,
qui est en réalité la cour c||p l'édifice. Sur les trois autres côtés de
cette cour sont disposées sept petites salles, inégales (i), mais symé-
triques; elles sont couvertes par des voûtes en briques et s'ouvrent
chacune sur la cour, trois sur la face sud-est, et deux sur les antres
côtés. L'eau, qui a envahi la cour, recouvre aussi le sol de ces petites
salles. Cette eau passe pour la plus pure que l'on puisse trouver au-
ftour de Rabat. Les âniers viennent remplir à la conduite leurs tonne-
lets ou leurs bidons, et les lavandières, les pieds dans l'eau, battent
sans trêve des toisons ou des étoffes, au milieu des lortues et des an-
guilles sacrées que de nombreuses offrandes ont rendues familières.
Telle n'était pas, évidemment, la destination première de l'édifice.
L'opinion couraote veut qu'il s'agisse d'un aménagement romain de
la source; mais cette opinion ne repose sur aucun fondement solide.
Il n'y a rien de romain dans celte construction; par contre, elle pré-
sente le plan classique des chambres d'ablutions annexées aux mos-
quées et aux medersa : une cour avec un bassin central rempli d'eau
courante, et des latrines tout autour. Il eût été étonnant que le sanc-
tuaire de Chella n'eût point comporté de chambre d'ablutions, com-
me il était naturel que cette source fût captée pour servir à cet usage
'éminemment pieux. L'on ne saurait objecter que cette construction
n'était pas directement contiguë à la mosquée : entre la chambre d'a-
blutions de la Boû 'Anânîyya et cette medersa, il faut traverser une
des rues les plus animées de Fès; et le cas n'est pas isolé : à el-Qara-
wîyîn, il en est de même. Ici, la distance était faible; d'un point à
rautre, on ne risquait guère d'être souillé. Au reste, nous l'avons vu,
une porte spéciale permettait d'entrer directement dans l'oratoire.
Tout concorde donc à nous faire considérer l'édifice dans les ruines
duquel coule aujourd'hui la source, comme une chambre d'ablutions,
complément nécessaire d'un sanctuaire qui comportait une mosquée.
(i) Les plus grandes n'atteignent pas i^.'x) sur i™,5o, et les plus petites n'ont pas
tout à fait i°',5o sur i™.
312
CHELLÀ
Les qoubba mkrinides en deiious du sanctuaire
Tout autour de resplauade et de la source s'élève une série de pe-
tits sanctuaires consacrés aux saints de C.liella; les uns sont dans le
bas; les aulrcs s'élagvut
sur- la pciilc. Deux de ceux-
ci. les deux plus élevés,
sout daneieunes chapelles
l'uuéraires de princes mé-
riiiides. Daus un tel mi-
lieu, il était i'alal qu'elles
devinssent des lieux deculte :
la dévotion populaire en a fait
la sépulture de saiuts person-
nages légendaires. Mais elles
eurent des destins divers,
l/inie abrita un sayyîd oublié
— si on Tatlribue le plus sou-
vent à i^alla Sanbàja, l'opi-
nion n'est pas unanime sur ce
point — elle est tout à fait
ruinée, et l'on ne se gène pas
pour y déposer toutes sortes
d'immondices; l'autre donna
asile à la fabuleuse Lalla Ragràga, toujours vénérée : celle chapelle
fut soigneusement entretenue, et même, semble-t-il, restaurée.
Les deux qoid)ba sont alignées sur la imcme plate-forme. Elles
sont de dimensions différentes -mais de plan analogue. Elles consis-
tent essentiellement en une coupole reposant, par l'intermédiaire de
trompes, sur des murs strictement limités aux angles, entre lesquels
s'ouvrent de larges baies.
La plus petite (fig. 56 et 67; plan, fig. 55) — la qonbba ruinée
— (mesure 3°, 75 de côté. Elle est assez profondément enterrée, et la
coupole n'existe plus. Les angles sont construits en pierres de taille,
assez mal jointes, disposées en assises alternées. Les arcs des baies,
qu'un mauvais mur de pisc a bouchés par la suite, sont outrepas-
UeiU:
0.50
3mck€s
=1
Fig. I'm. — Plan de la pelilc ([oiiltba.
LES QOIjBBA FAÏÉRIEURES AU SANCTUAII\E
313
ses et brisés, formés de claveaux taillés mais joints assez grossière-
ment; leur ouverture, sur les quatre côtés, varie de i'",90 à i^,Qb.
Inscrits dans un rectangle légèrement en retrait, ils sont coupés par
la bordure. Les écoinçons semblent avoir été en pierres appareillées.
Une corniche faisait le tour de la qoubba.
Fig. 06. — l'eLile qoubba : eulrée actuelle.
L'autre mesure 5"*, 20 de côté (plan, fig. 58). Les baies sont au-
jourd'hui bouchées; la coupole paraît avoir été restaurée. Les angles,
sous la couche de chaux qui recouvre l'ensemble, sont en appareil
alterné, et renforcés. Les arcs sont moins largement coupés par la
bordure; ils mesurent 2", 70 d'ouverture. Une corniche faisait éga-
lement le tour de l'édifice.
HESPERIS. — T. II
1922
21
314
GIIKLLA
Ces qoiihba s(inl viaisomblahlcMiuMil im peu plus ivcciiles qii(» les
nioniiiuenls t'hidirs jiis(]iriei. Si par Kmh disposilidii elles s'aj)pa-
renloiil. (le près aii\ eliapi^lles l'iméraires d" Mioù l-llasaii el de (îlianis
C<l-I)()[ià, tdios ra|)pelleid J é^al(Miienl les <( Toinheaiix des Méri-
Fig. .'i7. — IVIilc (ioiil)l)a : vue d'en haut.
nides » de Fès, où fiiienl ensevelis les deiîiiers souverains de la
dynastie. Au reste, nous pouvons peuL-èlre les dater assez exacte-
nienl. iXous avons retrouvé derrière le sancUiairc de Sidi Lalisen
el-Imâm, construction récente, la mqàbrîyya brisée d'un prince qui
fut enterré en 776/137/1 (1); or ce sanctuaire est juste au pied de la
plus petite des qoubba : il n'y aurait rien d'étonnant à ce que la stèle
eût roulé jusque-là.
Y ent-il dans l'enceinle de Chella, à la même époque, d'autres cha-
pelles funéraires? Nous avons relevé, on s'en souvient {:>.), une autre
(i) V. Epigraphie historique, n° 7.
(2) Ibid., n° 8.
LES QOUBBA EXTÉRIEURES AU S/VNCTUAiRE
3i5
stèle, illisible dans sa partie intéressante, à gauche du chemin qui
descend de la g-rande porte. Elle se trouve sur une sorte de petite
plate-forme. Est-elle en place, et une qoubba la recouvrait-elle.»^ Il
ne reste, à vrai dire, aucun vestige de celle-ci.
Fig. lis. — Plan de la grande qoubba.
Dans tous les cas, il semblerait, qu'à partir d'une certaine époque
— peut-être après l'ensevelissement d'Aboù 'l-llasan — on ait cessé
d'enterrer dans le sanctuaire. Les princes de la famille royale qu'on
transporta par la suite à Chella, et dont aucun n'avait régné, furent
déposés sur les pentes qui le dominaient. Ils étaient là encore en
terre sainte; ils restaient sous l'égide des plus pieux et des plus illus-
tres souverains de la dynastie mérinide.
{A suivre)
Henri Basset et E. Lévi-Provençal.
316 CllKLLA
Erratum a la vw.v. 3 1 .
Depuis la puhliralion de In prcmiiTC parli(> de ccWc (''Inde, nous avons
eu l(>s nioyiMis d'cxaniiniM- de plus prrs \c l)aud(>au lioti/onlal de Tins-
rriplion dodicaloiro d(> la ^landc porlc, cl nous sonnncs en nicsuic* de
fournir un kwle déiinilir, (|ui corri'^c sur ciMlains poinis \o Icxlc |)r(M(''-
(lenniiont proposé sous réserves. iNolannneul, il apporle Irois mois nou-
veaux partirulièrcment intéressants, car ils piouvcut (juc rappcllalion
v»J)LI! Jslj J', « le n6r7/ béni », fui doiniée à Clicdla dès le nioniont de la
ronsiruclion de l'enceinle. On reniaicpiera (pie ce sont les propres
termes ([u'cniploic Ihn el-klialib (ci', supra, j). •2\).
le [6iii .U. .^^M ,.)W'' ^^ «--J -^r-M A\^.^\ ,.,' 6iilj 5y (Ligne 1)
.J\ .LkL.3i UbHy JiJjU^ iy^ '-^J' ;_—• *'--j y' (Ligne 2) *Lj iJ^j J.^ Ua.--
ii.! j^c ,j' w-i-.j c-"^ ^»=^4^ , y^i'^ (Ligne 3) ,.f-J~-l' y^A ,IU^3I Kî^^
...... j •
Traduction. — (Ligne 1) .le cherche refuge auprès d'Allal» contre Satan le
lapidé! Au nom (l'VlIah. :1e Clément, le Miséricordieux! Qu'Allah inspire d(î.'<
prières] pour Notre Seigneur Mohammed et sa famille et qu'il leur accorde le Salut!
(Ligne 2) La conslruclion des rem[)arls de ce ribàl béni a été ordonnée par
notre Maître le Sultan, l'Émir des Musulmans, Aboû '1-llasan, fils de notre Maître le
Sultan, l'Émir des Musulmans, le sanctifié, l'objet de la miséricorde divine, Aboù
Sa"ïd, fils de notre Maître, le Sultan, l'Émir des Musulmans, (Ligne 3) le sanctifié
l'objet de la miséricorde divine, AIjoû loùsof, fils de 'Abd cl-Haq(i. Qu'Allah éter-
nise leur empire ! Cette construction fut terminée à la lin de dhoû 'l-hijja de l'an 739
H.-B. et E. L.-P.
Communications
Identification de Tatelier monétaire de Moliammedia
C'est avec raison que M. Henri Lavoix, dans la préface de son Catalogue
des monnaies musulmanes de la Bibliothèque Nationale, insiste sur le rôle
important de la numismatique arabe appelée à rectifier des erreurs histo-
riques et géographiques : <( Les écrivains orientaux, ajoute-t-ill, souvent
incertains des faits, sans renseignements exacts sur les personnages, sur
les noms des villes et sur la chronologie, ne s'accordent pas toujours et sont
parfois en contradiction avec eux-mêmes. La monnaie apporte du moins
au milieu de ces hésitations la sécurité de ses documents : elle détermine
les noms propres, elle précise les événements, elle fixe les dates (i). » On
ne saurait mieux dire; il est cependant des cas où le document histoTÎque
vient rectifier le document monétaire, ou plutôt en éclairer les obscurités,
et c'est un cas de ce genre que je voudrais signaler.
Ayant étudié les séries monétaires des souverains de la dynastie saadien-
ne conservées à la Bibliothèque Nationale, j'avais remarqué avec étonne-
ment la mention, sur deux dinars en or, de la ville de Mohammedin
comme lieu de frappe. Ces monnaies figurent dans le catalogue Lavoix
sous les n°^ io5i et io52, et nous reproduisons fidèlement la description
qui en est donnée.
Pièce n° io5i
An I002 Hég. [iBgS-iôg^].
Au droit et au revers, quatre cercles, dont trois linéaires et le quatrième
pointillé.
Au droit, légende circulaire (2) :
Dans le champ (3) ;
(l) P. XLVII. «»-
{2) (( Frappé à El-Mohammedia, Dieu la conserve! »
(3) « Louange à Dieu, le maître des mondes I »
318 HESPÉRIS
Au revers, léijendo circuhrne (i)
Daiiâ le chaïup {:>.) :
Pièce n" loSa
An 1006 n^g. [ir)()7-i5()8].
Au droit et au revers, doux cercles, dont l'un linéaire et 1 autre pointillé,
et deux carrés linéaires.
Au droit, dans les segments de cercle (3) :
Dans le carré (fi) :
Au revers, dans les segments de cercle (5) :
Dans le carré (6) :
^'
i^Ai v^jyJI
(i) « Année 1002 ».
(2) « Abou el-Abbas Ahmed el-Mansour bi Allah ».
(?>) (( Dieu veut nous préserver de toute souillure, ô gens de la maison, et vous purifier
complètement ». Coran, xxxiii, 33. — Le texte arabe n'a pas été développé.
(4) (' Au nom de Dieu \v rlémcnt. le niiséiicordiciix ! Le scrvilciit- de Dieu, rimaiii
Abou el-Abbas el-Mansour bi Allah, émir des Croyants ».
(5) « Frappé à Moliammodia, Dieu la piéscrvo ! — Année 1006 ».
(61 « Fils do l'imam Abou Abdallah Mohammed ech-Cheikh le calife, fils de l'impm
El-Kaïm bi amer Allah, le chérif hassénien ».
COMMUNICATIONS 319
On trouve également au Brilis/t ]fnsciun une pièce de Monlay Ahmed d-
MansoLir, où la ville de Mohammedia est mentionnée comme lieu de frappe-
Cette pièce est décrite comme suit dans le Catalogue of oriental Coins in the
Britisli Muséum.
Pièce n" 2 5. S.
An loox de l'Hégire.
Au droit et au revers, deux cai-rés linéaires.
Dans le champ :
Dans les secments
Au revers, dans le champ :
Cr-J' ,:'!
* Lj..*s-^lj
—T
Dans les segments
Que })0uvait être ce Mohammedia.^ Je connaissais bien aux environs
de Tunis un palais de ce nom (i), mais avait-il existé au Maroc une ville
appelée Mohammedia.'^ Tel est l'un des problèmes que je me proposais
d'étudier, au cours de ma mission de 1922. J'eus tout d'abord la bonne
fortune de rencontrer à Rabat M. Maréchal, numismate très averti, ayant
constitué avec autant de science que de persévérance un précieux médail-
1er. M. Maréchal mit obligeamment à ma disposition sa collection qui pré-
cisément renfermait un dinar posant le problème de Mohammedia. Voici
la description de cette monnaie, dont on trouvera p. 021 une reproduction :
An 1002 Hég. [iDgS-iBg/i].
Au droit et au revers, trois cercles linéaires.
(i) A i5 kil. de Tunis, sur la route de Zaghouan.
320 IIESPÉRIS
Au droit, légende circullaire (i) :
Dana le champ (q) :
^11 *iil s^ji Ul
Au revers, légende circulaire (3) :
,,_^ij rrr'^' /'-* *^' '-^^'■^ Aja^ *t-*-s;. w^-^
Dans le champ (4) :
Mon enquête sur Hadra Mohammedia ijj.^ s.^a. ne donna à Merrakech
que des ré>ultots négatifs. Les lettrés, interrogés à ce sujet, déclarèrent ne
connaître aucune localité au Maroc à laquelle ce nom pût titre appliqué.
Ce fut à Taroudant que me fut fournie la solution du problème. Le cadi,
auquel je posai la question, répondit, sans un instant d'hésitation, que
l'appellation capitale mohammédienne Xjj.^ iyos^ désignait la ville de
Taroudant et se rencontrait fréquemment dans les écrits. Ce nom, ou plu
tôt ce surnom, avait été donné à Taroudant, parce que cette ville avait été
la capitale de Monhammed ech-Cheikh, le fondateur de la dynastie saa-
dienne, de 1620 à i54o, date oij ce chérif avait supplanté son frère Ahmed
el-Aaredj sur le trône du Maroc et fait de Merrakech sa nouvelle capitale.
Cette explication me fut confirmée plusieurs fois pendant mon séjour à
Taroudant.
Il ne restait donc aucun doute sur cette identification. Je fus néanmoins
très satisfait de pouvoir, quelques jours après, appuyer d'un texte histori-
(i) Pour la traduction développée; v, supra, p. 3i8, note 3.
(2) « Au nom de Dieu le clément, le miséricordieux! Le serviteur do Dieu, l'imam
Abou el-Abbas Ahmed el-Mansour bi Allah ».
(3) « Frappé dans la capitale mohammédianne — que Dieu la protège 1 — l'an 1002 »
Il faudrait régulièrement i)L3j^.^sr°\ 'i^:^\.
(4) « Fils de l'imam Abou Abdallah Mohammed ech-Cheikh el-Mehdi, fils de l'imam
El-Kaïm bi amer Allah ».
COMMUNICATIONS
321
que les dires de mes informateurs de Taroudant. On trouve en effet dans
la Nozhet ei-lladl (i) une lettre de Moulay Ahmed ei-Maiisour adressée à son
fils Moulay Abou Farès, alors son khelifa à Merrakech. La lettre est datée
du i4 Rbia i" loii [i" septembre 1602]. Abou Farès avait écrit précédem-
ment à son père pour lui demander s'il devait s'éHoigner de Merrakech, au
cas où la peste qui sévissait au Maroc viendrait à se déclarer dans la ville.
Le sultan, dans sa réponse, fait les recommandations suivantes : Abou Farès
devra partir de Merrakech, avant même qu'un cas de peste soit signaUé;
quant au caïd Ahmed ben Mohammed, oncle d'El-Mansour, qui a demandé
l'autorisation de quitter « la capitale mohamniédienne, Abou Farès ne
s'opposera pas à son départ; i'I lui pircscrira de rejoindre l'armée campée à
Khandoq el-Oued.
Le traducteur de la Nozhet el-Hadi, étonné à bon droit de l'expression
JLjJ.-.*..aE-M Sj.^.:^^ , crut devoir l'identifier dans une note avec Merrakech.
Mais celte identification est inadmissible. Il est manifeste, en effet, d'après
le contexte même de la lettre d'El-Mansour, que le caïd Ahmed ben Moham-
med, qui a demandé à quitter « la capitale mohammédienne », ne se trouvait
pas à Merrakech avec son petit neveu Abou Farès; le sultan, dans sa ré-
ponse, prend une décision spéciale à son sujet et lui assigne coniime rési-
dence Khandoq el-Oued que nous savons être dans le Sous.
Il est donc surabondamiment établi que l'expression A-jJ^s-^I sy£.à.\ , ou
celle qui est moins correcte et plus fréquente LjA_^ is^ wa_=. , désigne tou-
jours Taroudant, la capitale du Sous, la capitaile pendant près de 20 ans
de Mohammed ech-Cheikh. Il faudra rectifier en conséquence les catalogues
des monnaies saadiennes.
nabal, 3 juin 1922.
Le Lient. Colonel Conseiller hisloriqne
du Gouvernement chérifien.
H, DE Castries.
1) Traduction Houdas, pp. 297-300. Texte, pp. IA£-Iao.
322 IIESPÉUIS
Notes sur la thérapeutique indigène dans le Sud Marocain.
Ces courtes notes <jue nous [>résenlons aux lecteurs d' « llespéris » sont
ilues à la plume d'un de nos confrère, le reçjrellé Docteur BalU, dn corps
de santé militaire, (/(// fut, pendant plusieurs années, ttn des meilleurs pion-
niers de l'assi.Ktance médicale indiijèm' du Protectorat nmrocain.
iSous les puttliiuis avec les annol<dions et références qu'une mort préma-
turée ne diuma pas le tetnps à leur auteur d'y ajouter, et j)ctisons élre utiles
à tous ceux qu'intéressent les coatu.mes et les rites séculaires du. Marne, en
même temps que nous rendons un pieux et juste liominage à la mémoire
de notre confrère.
Le Maroc a perdu en Bulit un de ses ttieilleurs enfants d'adoption : il
était de cette race de raillants et de passionnés qjti fait les vrais apôtres de
la pénétration pacifique, et si la. mort ne nou,"? l'Oi^mit pas enlevé, il aurait
sûrement trouvé au Protectorat, dans l'assistance civile, le poste de choix
qu'il avait si dignement conquis par son activité, sa valeur professionnelle,
et son abnégation.
Le Docteur Bulit était né à Montauban, le 21 juin 1888. Quelques moia
après sa sortie du Val de Grâce et un court stage dans un régiment de Fran-
ce, il débarqua au. Maroc le r>8 janvier 191'!, et, après avoir été affecte
successivement en qualité d'aide-major, à Casablanca, au Tadla, à Ber
Rechid. à Mechra Ben \bbou et à Tedders, pour des besognes médicales
diverses, il embarquait pour le front français le 8 décembre 1916, empor-
tant de ce premier contact avec le pays du Maghreb une impression pro-
fonde qui devait nous le ramener, en fin 1916, avec la croix de guerre et une
citation à Vordre de la division marocaine. Dès .son retour au Maroc, le
Directeur Général des Services de Santé lui confia la direction du groupe
"ian- taire niobile de Settat, en Chaouïa Sud. Il y donna bientôt l'impres-
sion d'un médecin de rayonnement de prehxier ordre s'adaptanl adinira-
hlement au pays et aux circonstances, et onnfirmunl l'excellente impression
que son premier séjour avait laissée de lui.
La maîtrise avec laquelle il jugula une épidémie de peste aux Ouled Ziane
te fit désigner pour une reconnaissance médicale dans le Sous, où le groupe
sanitaire mobile de Marrakech signalait des cas de pesfe dans la région de
Tarnudnnt. Bulit venait d'être promu Médecin-Major de deuxième classe. Il
s'acquitta de sa nouvelle mission avec sa conscience et sa compétence cou-
lumières, mais il dut être relevé pour raison de santé, en octobre 1918, et
fut envoyé à Boujad comme Médecin-Chef de l'Infirmerie Indigène. Désigné
pour l'Armée d'Orient, il s'embarqua au commencement de 1919, mais le
Maroc le tenait aux moelles; il s'y faisait réaffecter deux mois après, et c'est
au moment où il nous revenait pour la troisième fois, pour longtemps, sinon
COMMUNICATIONS Séâ
•
pour toujours, que la fièvre typhoïde le terrassait à Marseille, à Vhôpitai
militmre, où il mourut le 7 février 1920.
Le Docteur Bulit a laissé d'intéressants rapports de tournées qui consti-
tuent les premiers documents médicaux, basés sur une enquête méthodique,
que nous possédions sur Vétat sanitaire des populations du Sous et Vépidé-
miologie de cette région. Il avait entrepris de rédiger un guide du médecin
die l'assistance indigène, avec le souci d'être avant tout pratique (à l'usage des
médecins débutants) ; sa principale originalité consistait en ce qu'il l'avait
fait suivre d'un petit manuel de conversation et vocabulaire français-arabe
et berbère (dialecte chleuh) tout à la fois. La question a été reprise depuis.
plus complètement, mais l'essai de vocabulaire médical en trois langues
aurait intérêt à être mis au point.
Les Notes que nous publions sont le fruit d'observations recueillies en
Chaouïa et au Sous, sans que la part soit faite exactement entre ce qui re-
vient à chacune de ces contrées, mais les observations faites au Sous domi-
nent et constituent le principal intérêt de ce travail.
Parmi les substances citées sous leur nom arabe ou berbère, un certain
nombre sont bien connues et identifiées dans la (( liste des drogues et sim-
ples employées dans la pharmacopée marocaine à Mogador », de l'ouvrage du
Docteur Lucien Raynaud (i) ; pour d'autres, il nous a fallu recourir aux
ouvrages claissiques des médecins arabes et surtout à celui d'ihn et Baitar (2)
qui nous ont permis, en outre, de rendre leur orthographe classique aux
termes modifiés par les prononciations locales. Nous avons consulté éga-
lement avec fruit un opuscule devenu rare, le « Don précieux aux amis trai-
tant des qualités des végétaux et dies simples »„ manuscrit anonyme de la
Bibliothèque d'Alger (3). L'intérêt de cet ouvrage vient de ce que l'auteur
est certainement un arabe moghrebin et que des tefmes spéciaux au Sud
Marocain s'y rencontrent fréquemment.
Enfin un petit nombre de plantes ou'de substances non identifiées ont
été déterminées, à notre intention, par M. le Professeur Maire, d'Alger,
M. Reynier de l'Institut Scientifique Chérifien et M. le Pharmacien Princi-
pal Froment de Casablanca. Nous leur en exprimons ici notre gratitude, (/j)
Rabat, le 4 mai 1922
Docteurs Mauran et Renaud. H. P. J.
(i) Étude sur VHygiène et la Médec. an Maroc, Paris, Baillièrp, 1902.
(2) Traité des simples, trad. du D'' Lcclerc, Paris, Imp. Nat., 1877-83.
(3) Trad. A. Meyer, in Journ. de \féd. et de Phnrm. de VAlgérie, année 1881. g^j p. I!
semble bien qu^ ce soit un abrégé du même ouvrage que M. G. Salmon ait traduit dans lé
tome yill des Archims Marocaines et qu'il cite dans le catalogue d'une Bibliothèque pri-
vée (Arch. Mar., t. V) sous le titre de ^_jl.JucV^ 3, 0^.-^\ ^.1-f^ o* ^^-^^"^ "^^^^
qui diffèr* seulement du précédent par le motAj.L^(les fins) au lieu dei-^Atc^ca qualités)
(4) Au moment où le travail d'interprétation de ces Notes était achevé, nous avons
324 HESPÉRIS
Contre le mal de tête.
On s'humecte le gosier de vinaigre légèrenionl sucre, puis on se serre
la tète a^"ec des compresses imbibées d'eau fraîche.
Certains autres oignent leur crànc avec du Henné moulu, tamisé et mé-
langé d'eau froide.
Contre la toux.
On procède i)ar un massage, on s'oignanf tons les membres avec de l'hui-
le d'olive pure cl garantie, cl eu s'huineclaul le gosii'r avant dv doijuir. On
prend à jeun une tasse de bouillon préparé avec Scl;l:ln Jebir (i) et Aark
So(;s (2), (colle racine (]uand on la mâche et qu'on avale la salive rend so-
nore une voix enrouée), réduite en poudre prcscpie impalpable, ainsi qUi?
Khodcnzel (3) (Racine d'une plante exotique).
2° Prendre :
a) Des pois chiches torréfiés et mouillés dans do l'eau salée; — b) Nefaâ (f\),
— c) Djeldjan (5); — d) Du sucre.
Moudre le tout; la poudre ainsi préparée constitue un bon stimulant
que l'on prend tous les matins à jeun dans un verre d'eau.
3° On boit de bon matin l'eau de lavage du cordonnier, dans laquelle il
a lavé une peau tannée.
4° On prend Zgaf (matière résineuse) (6) réduit en poudre, toujours à
ou ronnaissnnco do l'ôlndo <]o M. Gallofossr sur Tes plnntra fhms In lhérn})culi(i[\e. indigène,
au Maroc (Travaux dn l'Office national dos matiferos premièros végétales, n° m, décembre
io'ît'). Elle confirme la plupart des renseignements que nous donnons, notamment en oe
qui concerne l'idenfification des plantes Mekhinza, Kiklan, Oaden el Hallouf et Tase.njhînf.
Cette importmle étude rendra les plus grands services à nos confrères du Maroc. Seule,
la transcription clos termes arabes, souvent défectueuse, serait h revoir.
(i) ^-^s>c^*o Gingembre, rhizome du Zingîber offic. Rose. Le terme classique est
(a) ^_yo^-«*J\ ^y£ racine de Reglisse, Glycirrhiza glabra L.
(3) Prononciation moghrébine de Khnnlendjnn çA -e<M_-L, Calanga, rhizome de
VAlpinia offic. Hance, importé do l'Inde fi. Dr. Guiguos. Les noms arabes dans Scra-
pîon, Journ. Asîat. 1906; n° 417; Tohfa, p. 27; Salmon, p. 78; Ibn Baitar, trad. Leclerc,
n" 829, qui en fait surtout un stomachique, carminatif et aphrodisiaque, modérateur de
la sécrétion urinaire.
(Il) ^AJtJ semence du Fenouil, Fenlciilum dulce (la plante se nomme au Maroc
Besbas ^L-.-<a*.>^. Cf. Raynaud p. 168; Leared Morocco and the Moors. London, 1876. Append.
(5) Exactement Djouldjoulan ^^'î^!si^ graine de Sésame. Cf. Tohfa, p. 65; Raynaud,
p. 167; Ibn, Bait., n° 49^-
(6) Nous n'avons pas identifié de matière résineuse portant ce nom. Les droguistei*
mdigènes à Marrakech et Casablanca désignent sous le terme d'Azgaf ou d'izgaf
^_s^3\ un mélange dans lequel entrent de l'os de seiche, Zebed el bahr; des piquants
COMMUNICATIONS 325
j€iun. Pour rendre son effet plus efficace, on prend le lendemain du poivre
mouHu, une cuillerée environ.
5" Hadjra Zarga (pierre bleuâtre) (i), broyée, câline la toux,
6° Prendre à jeun :
a) Tassarghint (2) (mot berbère); — bj Onden el Ilalloaf (3), plantes dites
u Oreilles de sanglier )>, sécliées au soleil, moulues fortement et mélangées
dans un verre d'ieau fraîche.
7° a) Hab Erchade (4); — b) Beurre rance; — c) Helba (5), chauffé sur le
feu et moulu fortement. Mélangé avec ces deux derniers, se piciid tous les
matins à jeun.
Contre la fièvre.
1° On fait brûler devant le Malade et on l'oblige à sentir fortement :
a) Le phai'ynx d'un mouton, immolé le jour de la grande fête Aïd El
Keblr, que l'on sèche quelques jours après, au soleil, el que l'on garde soi-
gneusement; — b) Serrak Zil. (Belette). Ce mot signifie en arabe : Voleur
d'huile, toute vivante ; — c) Sept graines de Helba ; — j ^d) Semelle d'une
savate qu'un Taleb vénéré a portée au pied droit; — e) Le foie de l'ânesse
(séché à l'ombre); — f) L'abdomen de la poule; — g) La vésicule biliaire
du mouton immolé pendant la fête.
de hérisson, Chouk el Qenfoud; de la peau de la mue de sei-pent ; de la lavande, Khezania;
du Carvi, Karouya; enfin du Fasoakh (voir plus loin p. 8 note 2), qui est effectivement
une résine. A Rabat la composition est différente, cl il y figure notammmit du Mica,
mais, dans l'un et l'autre cas, VAzgaf est utilisé particulièrement en médecine magique.
(i) C'est, selon toute vraisemblance, le sulfate de cuivre.
(2) «.2*ylè^ljc'est la Serghina des Ara>bes. Corrigiola Telephiifol. Pouit. dont le rhi-
zome entre dans la composition des parfums. Cf. Dozy Sappl. aux dict. arab., i, i38;
Ibn Balouta, IV, Sg/i ; Léon l'Afric, éd. Scheffer, III, 467 (Tauzarghante) ; Marmol, 111,
51 d; Ibn Bait., n° 1170. La plupart des auteurs en font un Telephium, le T. Imperati. Seul
Leared. op. cit. app. p. 3^2, qui a eu sans doute la plante entière à sa disposiion, lui a donné
sa véritable détermination que nous a confirmé le prof. Maire.
(3) D'après Le puys du mouton, Alger, 1893, i vol. in-fol., oe serait un Ranunculus,
le R. muricatus. L. Cf. également D"" Raynaud op. cit. et Leared, op. cit. qui n'a pu l'iden-
tifier. L'échantillon recueilli dans la région de Rabat et qui nous est parvenu desséché,
.i
a paru au prof. Maire ressembler davantage au R. Macrophyllus. Le terme d' ^_5^Jui\ ^.>\
vient de ce que les feuilles du collet sont couvertes de poils blancs et soyeux.
(4) >L-i-J\ i_^ «^ graines du Lepidium Sativ L. vulg. Cresson alénois. Cf. Tohfa
p. ik- Salmon, p. 98. Le terme clas.ssique est ««-Sj-s»- aoTj. Cf. Guignes, op. cit., p. 90; Ibn
Bait., n" 653.
(5) lA-sX^ bien connu, c'est le Fenugrec, Trigonella foenam gra^c. L.
32G IIESPÉRIS
?.° Lorsque la fièvre se déclare, <mi ildil, sans prévenir le fiévreux, pren
(Ire une mèclu* tic loilc |ti()|>rc, mise vi\ i^iiilion, et la hriiler sur sa nutjue.
L'émotion (ju il en ressent, lui l'ail oiihlier les soulïranies cl ainsi, la fièvre
disparaît promptement, mais niomentanément.
Lotions aintiseptiques poi h \.\ uki'oi'ssk dks cheveux.
i" a) Lcinnitcl; Dchhia {\)\ — h) LcnudU'l; hJIfalacha {"?.); — c) Harmcl (3);
y — d) Safran |)ur; — e) Huile d'olive pure.
Moudre les (juatre pivuiiers et les mettre dans l'huile chauffée.
•.>° a) Huile pure; — b) Mercure; — c) Soiiak cl llar (écorce de racine de
noyer). Anu^r; — d) Fassouhh [A).
On frotte lecorce di' noyer avec du mercure dans de H'iiuilc, puis on
fond lie FassoiiJ;}i <>t on mélange le tout.
(i) J^-^^A3J\ oXJ'^\<''<'sI la IJlhnr(]c. Cf. I. I5;iil., ii" y.ii/i; (uii^nu's, o/). cit., n 353
qui orlliof/rapliii" MoiirluL- ,iX_J ^-c ; il s'a^'it <riiiic ilil]i;iri|i' iinpinc iii(''laM;,'(''c de Massicot,
(\\)ù sa coiiU'ur jaiinu don-c (ili-hbia).
(-0 <*^LXaJ\ ,iXj^\ Di-iix (■•(■haiililions (le (•ouleurhrniiiilri' provciiaiil l(î i^f de droguistes
indij,'èii<s de Habal, le j'' di- l'-isiiblaïKa, oui <''lt'' analysés par M. k; Pliarniacioii PiiiHÙpal
d<.' i""" classe Fronionl :
Ecliantilluii n° I BchaiiUllon ii* 2
Gangiu' iiisoi. dans li'S acides et rAct-l. d'Ainiii. (j,oo SjOg
Arpent « 0,8?
Plomb 78,29 39,55
( ".iii\ le « 27,25
Fer cl Alumine 0,72 0,97
Ctiaux ■ • 10, 3o 14.24
Magnésie • • o,65 o,49
Acide phos.phoriquc 0,78 7,76
Acide sulfurique 0,^9 traces
Acide carbonique o,io o,i3
Le I®'' échantillon est donc un Massicot impur, contenant 83, 77 % de plomb (en PbO)
tt un peu de plomb métallique; le 2® un mélange d'Oxydes de plomb et de cuivre, et sur-
tout de CCS deux métaux eux-mèmcg. Il s'agit, en somme, de culots de préparations in-
dustrielles de plomb et de cuivre provenant sans doute d'Espagne, .mais nous n'avons
pas rencontré de substance végétale portant le nom de Fiachia (D"" Raynaud op. cit.
p 172) et de Mratak e.l Fettacha citée par Salmon op. cil., p. 4o, sans avoir été vue par lui.
(3) |J.w> .a- bien connu, c'est le Peganum Harmala L. plante de la flore saharienne
des fumigations. Cf. la Magie des parfums in Doutté, Magie et religion, p. 72.
dont la graine est d'un emploi courant chez les Indigènes pour composer des lotions et
(4) r-^-4»jl.s(j0ninie ammoniaque impure extraite du rhizome de la Ferula communis,
appelée au Maroc Klekh ^K Cf. Leared op. cil. app. p. 345; Hookcr et Bail: Morocco
and great Atlas London 1878 p. 386; Lenz : Tombouciou trad. Lehautcourt, Paris, 1886,
COMMUNICATIONS 327
Contre l'endonéphrite
Le médicament suivant agit sur toutes les maladies rénalles, disent les
Indigèn'es.
a) Khobbiza et MeJsa (Guimauve lisse sauvage); — b) Kiklane (i), Casse,
fleurs; c) Raeine de Maadnous (variété de pereil); — d) Racine de céleri.
Hachés fortement ou broyés, ils sont placés dans un récipient et mis sur
le feu pendant une heure jusqu'à cuisson.
Après avoir pris un bain chaud, le malade ôte son seroual et s'assied sur
le récipient. La vapeur chauffant le corps doit amener la sueur, signe pré-
curseur de la guérison. CelHe-ci dépend de la quantité de sueur produite.
Aussi comme mesure préventive, on doit, à la fin de l'opération, s'enfermer
dans une petite piècj dans laquelle il y a un réchaud.
Contre le mal de dos.
1° On prend :
a) Du Khodenjal (:>); — b) du Thym.
On les pile assez fortement et on les fait boui'llir dans de l'eau pure pen-
dant une heure environ, c'est-à-dire jusqu'à ce que l'infusion soit teintée
de rouge. On la laisse reposer et refroidir et on la prend h; Jendomain,
à jeun,
2° On chauffe une superficie d'environ un mètre carré au minimum, en
brûlant du bois au-dessus, et, après avoir enlevé la cendre, on y étale :
a) Dad (3);
-'
t. I, p. 3Î9. La Tohfa orthographie j^v»*** p. i4 et 7^. En Orient ce produit est extrait
d'une autre ombellifère, le Dorema ammoniacuw, en arabe Ouchchâq. Cf. Ibn Bait,
n° 83; Guigues, op. cit., n° 4i4- Le Fasoukh entre au Maroc dans la composition de pâtes
épilatoires, de remèdes contre les affections cutanées et de recettes magiques. Cf. le roman
de Mme Elissa Rhaïs : Saâda la marocaine, p. 117.
(i) Paraitêtre une altération de ^Nll-âiè plur. de Ai-Là Ibn Bait., n" i8i2 ; Cassia Tora
fie Forskal. Cf. égale Guigues, op. cit., n° 198. A Rabat et Marrakech les droguistes
indigènes vendent sous rf nom des graines de différentes espèces â'Acacia, notamment
de VA. Farnesiana, Willd.
(2) Cf. supra, p. 4, note 3.
(3) Mot berbère; on trouve aussi Addad, cf. R. Basset; les noms berb. de plantes dans
Ibn Bait. Florence 1899, p. 5; Laoust, Mois et choses berb., Paris Challamel, 1920, p. 609;
Leared, op. cit.. p. 2/11 • C'est le Chardon à gin Atractylis Gummifera, en arabe Chouk
el Eulk, épine à la gomme. La racine, à l'état cru, est toxique et fréquemiment usitée
au Maroc dans un but ('rimin<"l : la glu extraite des capitules est inoffensive, UA. Gum-
mifera était connu des Anciens, c'est le Chaméléon blanc. Xa[xat).cwv >£uxo; de Diosco-
rides et Galien. Cf. Ibn Baitar trad. iLeclerc, n° 86. Léon l'Africain le cite également
III. 467 « ime drachme de son eau distillée peut exterminer un homme en moins d'une
heure ».
328 IIESPÉRIS
b) Loonsel ou Looiisla (i).
Broyés et mélangés.
Quand cela est prêt, le malade doil, s'étendre sur le dos, les pieds el les
nuiins allon<>os, do façon à ce que la pailie malade soit posiéo sur l'ompla-
oeme il choisi et préparé d'avance. Le palienl doit en outre rester en cette
position tant que la terre n'est pas refroidie, c'ost-i'Hdire pendant une heure
et deanie environ ot tant que l'engourdissement n'est pas complètement
dissipé.
Contre le mal aux yeux.
Eniad (2).
Celte maladie, prétendent les Arabes, ne paraît généralcJiiienl qu'à l'époque
où fleurissent les grenadiens.
1° Mettre deux ou trois gouttelettes dans i'cwil malade, dune dissolution
de Barodia (3) dans un peu d'eau tiède.
2° On prend ;
a) Des roses (pétales séchés et moulus); — b) du Ih^iné (pétales scellés et
feuilU'S moulûtes).
Le tout broyé, trempé dans de 1 eau fraîche, on en imbibe un flocon de
laine ou de ooton et on l'applique sur VivU malade, jusqu'à ce que l'eau dis-
paraisse complètement.
Après quoi la guérison, du moins parli.'lle, est certaine.
L'Aadoua (4).
On prend : I/Kmkhcnza (5) luerbe sauvage; ce nom vient du mot Khnez,
nauséabond, à cause de sa mauvaise odeur.
(i) jJ>-o>lj»J\ bien connu; c'est la Sc'ûla Marilima L.
(2) Jv-c. oplitalmic en général, d'après les lexiques ; le D' Sanguinetti (Quelques chap. de
Méd. et de théraip. arabe. .T. Asiat., 1866, p. 7^) fTaduit : chassie ou lippitude,
c'est-à-dire blépharito, alors que pour lui c'est le terme ^^1 , » qui signifie ophtalmie. Ici,
il semble plutôt s'agir d'une conjonctivite catarrhale saisonnière.
(3) Au Maroc on désigne sous ce terme le sulfate de fer, qui ailleurs est appelé d'or-
dinaire lad], _\j, Tohfa, p. 36; Guigues, p. 118. Lo terme de Baroudia est cité par le
D'' Mauchamp, La Sorcellerie au Maroc, Paris, Dorbon, s. d., p. 271.
(4) ^^aJ^j»J\ signifie habituellement « la contagion ». A Rabat on ne connaît pas sous
Ci: nom d'affection spécialement oculaire mais une maladie très grave caractérisée par des
abcès multiples et que nortis n'avons pu encore identifier. A Casablanca, un droguiste indi-
gène originaire du Haouz nous a dit que oc terme s'appliquait à une inflammation oculaire
caractérisée par du pTurit et du larmoiement.
(5) ij..Àsr\. — El Mekhinza, d'après le Pays du mouton (op. cit.), serait la Sarilolîna
COMMUNICATIONS 329
On la fait bouillir dans l'eau pure, puis le malade s'incline, les yeux
grands ouverts, sur la cuvette contenant la tisane, afin que la vapeur fasse
sortir les larmes.
Leblad (i).
On prend une cuvette plleine d'eau, on l'expose le soir à l'air, dans un
endroit découvert, face aux étoiles, et on la laisse jusqu'au matin, avant
le lever du soleil. En se lavant les yeux avec celte eau, on est sûr qu'au bout
de trois jours la guérison sera radicale. Cependant, pour plus d efficacité,
on lave dans la cuvette quelques feuilles, de trois à sept, ^couvertes
de rosée.
Le médicament ainsi préparé demande beaucoup de soins. On le met de
préférence dans un endroit humide pour pouvoir s'en servir le plus long-
temps possible. Deux ou trois fois par jour, on laisse tomber quelques gout-
telettes dans l'œil.
Tarcha (2). Giffle donnée par un Djinn à l'individu imprudent.
Cette maladie ne peut être guérie que par un seul moyen : dès que l'œil
commence à gonfler, il faut s'adresser au l'aleb le plus proche qui, aussitôt
arrivé, se met à écrire des versets du Coran sur un œuf de grosseur rai-
sonnable avec de l'encre arabe faite avec du Henné ou du Safran.
L'amulette une fois faite, le Fekih la prend dans la main droite, l'appli-
que tout douc-ement sur l'œill malade en répétant des versets du Coran, et
CA&se l'œuf à la fin.
Ainsi l'œuf qui servait d'amulette et qui a été appliqué sur l'œil malade,
s'est emparé de toute ^la maladie; en cassant l'œuf, la maladie a
« expiré » (3).
Des indigènes qui par£dssent fort expérimentés en matière de médecine
affirment que la guérison par ce curieux préservatif a été souvent radicale.
Il a été .aussi plusieurs fois constaté que quelques marabouts comme Sidi
Squarrosa Wild. (Composées). A Rabat, la plante connue sous ce nom est au contraire
Je Chenopodium Ambrosioides (déterm. du professeur Maire), plante importée d'Amérique,
et aujourd'hui très répandue.
(i) ^>l-v^)\. C'est i'Albugo ou taie cornéenne. Cf. D' Sanguinetti, op. cit., p. 83
La thérapeutique indiquée est évidemment enfantine, même quand on la compare à celle
d'El Qalioubi (xvn" siècle) ou du Kitab er rahrna, on entrent des substances bizarres
comme le fiel de corbeau et la présure de lièvre, mais où il y a un essai de traitement
rationnel.
(2) Il s'agit de l 'œdème des paupières.
(3) Rite d'expulsion. Cf. E. Doutté, Magie et religion, p. 436.
HBSPÊais. — T. n. — 1922. 22
330 HESPÉRIS
liou-Sinara cl Sidl Mbarek à Casublaiica i^j), Sidi OuasDÙn (2), cl, en paiii-
(iilier, Moulay Bou Azza (3), sont doues d'un certain pouvoir de {j^uérir,
aussi eXlicaceinent que l'ainulletle énonccj ci-dessus, cellei aiialadie, dont la
cause est attribuée à la contrariété des Djcuonii (4).
L'houuiie qui a le malheur d^ les piovoquer, nicnie involontairement,
et de s'attirer par là leur haine, reçoit au moins une gifile, la Tarcha, ingué-
rissable par les remèdes.
Contre la paralysie momentanée.
Quand quelqu un perd la aensibiiiité d'un membre, il faut immédiate-
ment Je transporter dans un Horni (.Lieu saint), où il doit passer trois nuits
consécutives, toujours eiiicrmé dans la qoabba et suivre un régime, quel-
quefois assez singulier.
On doit aussi, sans remettre au lendemain, faire venir un Taleb ou
Uakiin (.sorcier) (.5), de préférence descendant du Marabout protecteur, pour
agir contre la maladie et atténuer son effet malfaisant.
Celui-ci, aussitôt arrivé, garrotte Ile paralytique solidemient et comimence
sa Taziinn (b) (sorte de prière extraite du Coran et augmentée de plusieurs
noms de démons comme ISckaunliarucli, etc.), en le fouettant, d'abord
(i) Sidi Bou Smara a son tombeau dans la rue qui porte son nom. Il y a deux Sidi
Mbarek, l'un nommé MouL el Kliarrouba situé rue El Hammam, l'autre dit Ed-Driouicli,
près de la rue £1 Farran. Cf. Villes et Tribus du Maroc. Casablaïuca et les Chaouia. Paris,
h. Leroux, iQib, t. I, p. 66.
(2) Sidi Ouasniin cr Ucgragui a sa qoubba sur le Djobel Uadid, chez les Chiadma,
entre SaH et Mogador.
(3) Le Chaikh Abou liu'zz^ enterré à Taighia (la Thagia de I^on VA.fncain), oheia les
Zaian, est un des saints les plus réputés du Maroc. Il mourut dans la seconde moitié
du XI 1® siècle, ajaiil, au dire de la Halouat cl Anjas (I, 174), vécu près de i3o ans. Il
était le disciple d'ALou Choaib ben Ouâioud eç Çiahadji, le Moulay Bouchaïb d'Azen-
mour. Cf. E. Michaux-Beliaire, Essù sur VHist. des Confréries Maroc. ^ Hespéris, 1921,
2^ trim.
(4) Ces êtres mystérieux, surnaturels cl invisibles tout toujouis, à l'exception du mois
do Kamadan, pendant lequel ils sont enchaînés, des sortilèges nocturnes, favorables ou
défavorables, suivant la conduite des êtres humains. Les indigènes pi'étendent même que
sur toute la surface de la terre il n'y a pas d'endroit qui me soit habité par eux, sauf
les mers, à cause de leur salure. Pai- conséquent, partout où l'on se trouve, le joui* comme
la nuit, on risque toujours, surtout en marchant vite, d'écraser quelques-uns de leurs
petits, ce qui alarme toute irne tribu de ce peuple invisible. La preuve en est dans la démar-
che des Tolbfkf t^oujours lente et mesurée (Note de Vauteur).
(5) Le terme de ^-5Lr»- a généralement le sens de a Sage », « Savant » et souvent de
« médecin »; le véritable sorcier est le Sehhar -S-^sr^. Cf. D"" Mauchamp, op. cit., p. ai 2
ot E. Doutté, op.cit., p. 36.
(6) M. Doutté, op. cit. p. i3o, emploie le terme d' 'Azirna, invocation à caractère do
contrainte ; cf. également p. lai a. s. des noms de démons invoqués dans les incantations.
COMMUNICATIONS 331
modérément, puis très fortement, jusqu'à ce que le Djinn qui le terrasse
soit forcé, grâce aux noms d'Allah et des démons répelés plusieurs fois par
le Taleb, de quitter son faible corps.
A remarquer que les Arabes, mêmie Iles plus instruits, se servent presque
toujours de ces noms, mais n'osent pas Iles appeler ainsi, à cause de la reli-
gion, qui exclut complètement ces sortes de croyances.
Quelquefois môme, il y a un dialogue entre le Fekih et le Djinn. Le
premier l'exhorte à sortir et Ile second réplique, par la bouche du malade,
au milieu de mots entr^ecoupés de souffles et de soupirs, qu'il ne sortira que
deux ans après et qu'au bout d'un an il se déplacera dans un autre membre.
Le Fekih alors, faisant tous ses efforts pour que sa raison soit toujours
présente, n'accepte aucune de ces conditions et continue sa Tazima jusqu'à
ce que le Djinn sorte et que le malade ouvre les yeux.
Par ce qui précède, on voit que les Marocains, en plus des imédicaments
usuels, traitent toutes les maladies qui sont d'origine vt de causes occultes,
c'est-à-dire qui ne présentent aucun symptôme sur lïequel ils puissent éta-
blir une ressemblance avec d'autres maladies connues, par des préservatifs
et par des amulettes.
Parmi ces maladies qui n'atteignent, à leur dire, que des gens de mauvaise
foi ou dénués de toute instruction coranique, à tel point qu'ils ne puissent
réciter un verset du Coran (incontestable préservatif au moment opportun),
sont : l'épilepsie, la danse de Saint-Guy, etc., considérées comme absolu-
ment incurables par les médicaments artificiels, c'est-à-dire usuels.
La prépondérance des préservatifs et des talismans dans tout le pays est
jusqu'à présent incontestable et revêt même un caractère magico-reli-
gieux. Aussi les Marabouts sont-ils regardés comme les seuls gardiens de la
santé publique.
Sidi bel Abbas, de Marrakech, est surnommé le guérisseur des yeux, car
il guérit par sa Baraka toutes les maladies oculaires (i). Aussi on n'entend
jamais un aveugle invoquer d'autre nom que celui d'Allah et le sien.
Bien d'autres encore, moins célèbres, dont les fills et les petit-fils jouis-
sent d'une popularité fort rare, sont renommés pour leur action bienfai-
sante sur tous Iles maux.
Quelquefois, quand la douleur est assez vive et que le malade, las d'atten-
dre les secours promis par le Fekih, perd toute patience, on llui enduit
(i) Cf. De la Martinière, Souvenirs da Maroc. Paris, Pion, s. d., p. 219. Sur Sidi ben
Abbes es Sebli (ii3o-i2oyi) le célèbre patron de la ville de Marrakech, cf. L. Brunot,
La mer dans les trad. et les indastr. indig. à Rabat et Salé. Paris, 192 1, p. 58. et les
indications bibliographiques qui y sont données ; E. Vafûer, Revue France-Maroc, sept. 1918.
332 HESPÊRIS
toule la partie endolorie avec de la terre pris'e dans le mausdlée de certains
Saints cl mélangée dans nne pelile boîte avec l'ean dos ablutions, consi-
dérée comme eau bénite.
Même contre des maladies congénitales, on em{)loie des fragments de
Sourates écrits sur lia coque d'un oeuf cru, facile à laver, ou simpllement
sur du papier, avec du safran. L'eau de ca.» bain est recueillie dans un petit
vase ou dans un récipient quelconque, puis, deux ou trois fois par jour,
on en donne une gorgée au malade.
Si ce dernier n'est pas guéri au bout d'un certain temps, comme le pré-
tendaient Iles pronostiqueurs, la cause en est attribuée à sa non croyance
et à son inlidélité, ce cjui e\pli(iuc pourcpioi le Talcb ne veut jamais déli-
vrer des amulettes aux Nsâra (infidèlles chrétiens), car, prétend-il, l'effet
sédatif n'aura pas d'action sur icux.
'loutes les mesures prophylacli(iues sont négligées, ou du moins regar-
dées comme inlordilcs par la religion.
Pour anéantir l'effet d'os liili (malladios épidémiques) ou -simplement
l'atténuer, on met à l'heure du coucher un peu de levain ou pute trempée
dans de l'huile d'Argan, ou d'olive, sur tous les seuils des maisons, et, le
lendemain, on se parfume avec du Benjoin, odeur préférée des êtres invi-
sibles (i).
D'autres maux sont guérissables exdlusivement par les danses usitées dana
la Zaouia par les adeptes de certaines confréries, en particulier par les Cîue-
naoua. Ces derniers célèbrent une fête annuelle, nocturne, qu'ills ap[)ellent
la Derdba, où ils immolent en l'honneur de leurs saints patrons (2) un
certain nombre de bœufs, de moutons et de poules, choisis pour la tailPe
et pour la coulleur.
Ils font cuire la viande d'une façon particulière, sans sel (3), 'et dans la
Zaouia même, appelée la Zerlba (chaumière), tous les fidèles, après avoir
montré, par la danse, leur dévouement à la confrérie, Ile troisième jour,
malades ou non, prennent part à ce repas collectif qui les assure contre
toutes les maladies occultes pendant une année entière.
(i) Cf. Doutte, op. cit., p. 72 sur la magie des parfums. On dislingue le Benjoin blanc :
Djaouî el Abiod, du Benjoin noir : Diaoui el Akhal, qui font partie dos sept parfums :
Seba^ boukhourat.
(2) Ils se réclament du cheikh de Bagdad Sidi Abd'cl Qader el Djilani cl le fondateur
de leur confrérie sérail Sidi Bellal, esclave du prophète, mais en réalité l'inlervenlion de«
démons y joue un rôle plus importanl que celle des sa'nls. Cf. Michaux-Bellaire, Rev.
du Monde Musulm., 1910, p. ^22.
(3) D'" Mauchamp, op. cit., p. igS; Villes et Tribus du Maroc : Casablanca, t. I, p. 64.
Les esprits n'aiment que des mets sans assaisonnements; une partie du bouillon sert
à asperger les murs et le sol, comme exorcisme. La D,erdba se tient pendant le moi»
de Chaa'ban.
COMMUNICATIONS 333
Même ceux qui sont loin, et qui ne peuvent par conséquent, participer
à cette fête, à causie de leur état de santé, doivent recevoir, moyennant une
offrande, un peu de Ha viande de ce irepas.
Les femmes forment pllus des trois quarts des adeptes.
A cela, il faut ajouter un grand nombre de femmes, stériles pour la plu-
part, qui viennent chaque année grossir la foule des croyants. Celles-ci
font généralement des vœux surpirenants.
Soins a prendre pour les amulettes
Tout malade, porteur d'une amulette, d'un préservatif ou d'un talisman
(Sboub (i). liidjab ou Tlàsiin), doil éviter, autant qu'il lui est possible,
l'odeur du Fassonhh, mélange résineux ayant la propriété de détruire, ou
du moins, de ralentir l'cffci, bienfaisant de ces écrits. Ce dernier, cioit-on,
vu son odeur désagréable et presque nauséabonde, épouvante les Moualine
Lemkan (éternels propriétaires de l'endroit), qui, seuils, peuvent entendre
les plaintes des humains.
Excepté une seule amulette faite d'une façon spéciale, et que les ToJba
ne peuvent pas tous faire, appelée : Hardj Mordjàna (2) (préservatif de
corail), toutes les autres s'annulent par Ile puissant effet du Fassoukh. Cer-
tains m'ont déclaré que même le feu ne détruit pas son action. Quant
aux Moualine Lcmkann énoncés plus haut, ils sont considérés comme des
anges judiciaires. Ils nous serviront dans l'autre monde de témoins dans
tout ce que nous avons fait de bien ou de mal ici-bas. Gomme agents de
renseignements d'Allah, ills rendent de grands i&ervices à tous les humains
qui ont le bonheur de s'attirer leur estime et leur sympathie par des
offrandes et par des prières. Aussi on voit partout, au Maroc, des gens même
instruits, qui, surtout lorsqu'ils veulent changer de résidence, répètent des
supplications et placent dans toutes les pièces une pâte farineuse, fade et
pas cuite, préparée avec de l'huile d'olive, par une femme âgée, hadja,
(arrivée de pèlerinage) et dont la sagesse ne laisse aucun doute.
iDe quelques plantes employées comme remèdes par les indigènes
I. — Thym Zaâter. — Très bon pour l'estomac. — On le boit avec de
l'eau ou du lait.
(i) Plur. de (..«.-..«j, corde, morc«au de linge.
'y
(2) Prononciation locale de j^ amulette. Cf. Douttë, op. cit., p. i46 et suiv. Depont
et Coppolani, Les confréries relig. musulm., Alger, 1897, p. iSg spécialement sur le
Herz Mordjàna.
334 HESPÉRIS
2. — Menthe sauva^re Fîioii, employée égaletment pour les maux d'eato-
mac. On la fait cuire a\a'c la Tchicha (i).
3. — Lavande saiivag-e HalJial (2), très bonne aussi pour l'estomac. On
la boit dans du thé. — Très bonne aussi pour lia maladie appelée Slassil.
[\. — Buffle musqué, appelé Chendgoura (3) et une autre plante, dite
Oiiden El Hallouf {^), que les femmes font cuire et mangent pour leur per-
mettre d'enfanter.
5. — Thapsia Garganica, appelé Driass (5). On fait bouillir octte pliante
avec du blé, puis on laisse sécher le blé et on Ile moud. Les femmes mettent
ensuite celte farine dans la Tchicha et la mangent trois fois de siuite. Elles
peuvent ensuite avoir des enfants.
6. — Cynodum Dactyliim, appelé Nejem (6). On fait bouilllir les racines
de cette plante, puis on lies brûle, et celui qui est atteint de la maladie
dite Slassil se parfume avec. Dieu le guérit rapidement-
7. — Thuya, appelé Arar (7), abortif en infusions.
8. — Laurier-rose, appelé Defla. Même propriété que lia précédente.
Thérapeutique chirurgicale dans les maladies des yeux.
M'étant entretenu avec un oculiste arabe du nom de Mohammed bel
Lhassen Dadsi, j'ai recueilli les renseignements suivants en ce qui concerne
l'oculistique indigène :
(i) C'est la nourriture bif^n connue des pauvre» en pays berbère : blé grillé écrasé ft
bouilli avec de l'eau et un peu de beurre,
(2) Au Maghreb ce mot désigne la Lavandala Stoechas L. Cf. Ibn Bait., n" 692. Quant
im terme de Slassil, nous n'avons pas trouvé d'affection désignée sous ce nom; peut-être
faut-il lire simplement ^_j.^J^-c»j pour Salis el boul, incantinenoe d'urine.
(3) »y^9^>^.^ Teucrium Chamaepitys L. Cf. Tohfa, p. 22, ou Ajuga Iva Schreb.
(Il) Cf. supra, p. 325, note 3.
(5) Mot berbère, on trouve aussi Aderias et Dries. Cf. Laoust, op. cit., p. 5o5; Salmon
op. cit. p. 8 (note).
(6) ((►s.-* c'est le gros Chiendent d'Italie.
(7) Le mot d' ^^dcsigne indistinctement au Maroc les différentes sortes de Cyprès,
de Thuya el d" Genévrier. Cf. Boudy. Les Forêts du Maroc, in Rev. France-Muroc, i5 juillet
1919, p. 18G. Certaines espèces seulement comme le Juniperus Sabina sont douées des
propriétés indiquées. Le D"" Leclerc {Traité des Simples d'Ibn Baitar, n" i528), traduit
]« terme d'Arar par Juniperus.
COMMUNICATIONS
335
1° Traitement de la dacryocystite, taies de la cornée, trachomes, conjonc-
tivites. Le maallem fait une pointe de feu dans la région temporaile, du côté
de l'œil atteint. Il se sert de rinstrument appelé mahouar âfia (fig. 2) (i),
qui rappelle nos anciens cautères; ensuite, ill passe du Kolh ou de l'anti-
moine (2).
2° Pour la cataracte. lil se sert du merroud (fig. 3) (3), poinçon en cuivre,
qu'il enfonce dans l'angle externe de l'œil pour essayer de réaliser la luxa-
tion du cristallin. Il a obtenu certains résultats.
y Pour le traitement de il'ectropion et entropion, il réalise les sutures
^
^
*
0
^^
par le mokhtaf (fig. 4) (^), sorte d'aiguille courbe, et fait des pointes de
feu au-dessus de la paupière lésée avec ïamakod (fig. 5) (5).
4" Pour le Mépharospasme clonique, il fait une pointe de feu à l'angle
supéro-interne de l'œil malade et applique du kolh.
(i)Fîg. 2^\^s:* Ar.
(2) Le terme de ^J.s;' 'désigne habituelkment le collyre sec au sulfure d'antimoine n\
1? stibine elle-même, mais la pharmacopée arabe classique emploie ce terme pour diffé-
rents collyres : collyre jaune ^jl-oÎ J^siT au Curcuma ; collyre gris ^^fi\ ^J.s.^ contenant de
l'oxyde de zinc, etc. Cf. D"" Sanguinetti, op. cit., p. 124. L'antimoine ^^\ est propre-
ment le Kohi el Asouad : cf. Ibn Bait., n° 1898. Au Maroc on distingue le kohl du
Sahara de celui de la Mecque; ce dernier est appelé k_î, 3"^ J-s.^ car il contient de l'oxyde
de zinc ouLoy. Le Kohl blanc, eau berbère Tazoull, est de la Galène (sulfure de plomb).
(3) Fig. 3 >_j^ Ar.
(4) Fig. 4 ^Ua^ Ar.
(6) Fig. 5. Mot berbère, racine Ek'k'ed, cautériser.
336 HESPÉRIS
5° 11 opère le strabisme par la scclion du muscle.
Tous ces traitements se tenuiiicnt par une application de holh, gardé pré
cieuscment dans un bout de roseau (i). Le kolh blanc du Tafilalct, Tazou-
it, est très apprécié (mi oculistiiiue,
Aj;udir, k> 10 février l'.US
D' BULÎT.
(i) , ^^9. On est ôvidoiiiMU'iU très loin de la riche instninienlalion de,'; chirurgiens
arabes du Moyon-Aj^c, décrite dans hi Chirurgie d'Aboul-QAsini e/.-Zalir.ioui (Abulcasis)
Ed. Channing, 1778, t. I et trad. du D"" Lcclorc. Paris, Baillière, i85i.
COMMUNICATIONS 337
Un saint musulman de Salé : Sidi El=Abd el=MedIoum.
Les vieilles gens racontent que El-Abd El-Medloum, turc d'origine et dont
le nom véritable est depuis longtemps oublié était boucber à Salé.
Une femme voilée s'arrêta un jour devant son étalage et sembl.a un ins-
tant convoiter du regard les tranches de foie qu'il vendait.
Quand elle fut passée, El-Abd El-Medloum, ayant deviné son désir, char-
gea un de ses apprentis de la rejoindre pour lui remettre la part de foie sur
laquelUe ses regards étaient tombés.
La femme était enceinte. Or chacun sait qu'il est de son devoir, dans un
cap semblable, de contenter les caprices de la future mère; faute de quoi, en
effet, il est déclaré responsable de l'accident qui peut résulter d'une contra-
riété aussi légère soit^ellle, anomalie de l'enfant, voire même sa mort, car
c'est le petit être à naître qui, selon la croyance indigène, récl&me impérieu-
sement toutes lies bonnes choses dont le fumet parvient jusqu'à lui.
Rentrée chez elle, la femme s'empresse d'accommoder le foie et d'y goûter
puis elle le servit à son mari lorsqu'il fut de ifetour; elle allait lui expliquer
son aventure quand ill lui demanda sévèrement d'où provenait cette nour-
riture. Il entra dans une violente eolère en apprenant la générosité d'El-
Abd El-Medloum; il accusa sa femme d'avoir manqué à ses devoirs en accep-
tant quelque chose d'un étranger, la frappa nidement et la tua. En mourant,
elle accoucha de trois enfants, deux garçons et une fille qui vinrent au mon-
de en tenant chacun dans Heurs petites mains un morceau de foie qu'ils
suçaient avidement.
Ce spectacle, loin de calmer la fureur du père, l'irrita davantage : il ôta la
vie aux trois innoeents puis se précipita à la recherche d'El-Abd El-Medloum
qu'il tua également; ap<rès quoi, conscient de son crime, il se donna lui-mê-
me la mort.
Le boucher fut enterré dans le cimetière situé, à Salé, immédiatement
derrière Bâb Fâs,
Le soir de cette malheureuse journée, lorsque le gardien, avant de fermer
la porte, oria selon la coutume : « que celui qui est encore dehors s'empresse
de rentrer », une voix sortant de la tombe fraîchement recouverte se fît
entendre disant : « III n'y a plus dehors qu'un serviteur de Dieu, victime
d'une iniquité » (en arabe « Abd Medloum »), appellation demeurée à la
victime que l'on reconnut alors pour un saint personnage et à qui les fidè-
les élevèrent aussitôt un marabout.
Resté, dans la pensée du peuple, l'ami, le protecteur de l'enfance, son tom-
beau est visité constamment aujourd'hui par les petites musulmanes qui ont
entrepris l'apprentissage du tapis et de Ha broderie et que son influence est
338 HESPÉRIS
censée faciliter. Les visites ont lieu d'un bout de irannéc à l'autre et i\ tou-
tes Iles heures du jour. Les jeunes apprenties, ■élèves d'un menue atelier,
parentes ou voisines <iui \oiil en (( ziara » eniporU'iit du ruisin sec ([ui est
partagé {;ur la tombe du saint et mangé iminédiattnnont, ou bien, elles éta
lent, éga'lomont sur la pioiro nuMtuaire, une mixtuie composée de la cendre
provenant de l'incinération de brins de laine pinir les tapissières, de soie
pour les brodeuses, mèléo à du midi et que chacune lèche à tour do rôle en
adressant au saint des invocati<ms :
<( Sidi El-Abd l'^l-Medlouni. donne-jnoi la conipréhcnsionl
Si je parviens à apprendre quelque chose, je t'apj)orterai un cierge ».
Un mendiant qui s'est institué le gardien (moqaddcm) du sanctuaire re-
çoit, au nom du saint, à qui on ne connaît aucune dcscendanoc, les offran-
des qui lui sont faites.
S. D. Ammor-Bouillot,
Directrice de l'Kcole de fillettes musulmanes de Salé.
COMMUNICATIONS 339
L'Industrie du Fer chez les Berbères du Maroc.
Hauts-Fourneaux berbères des Ait Chitachen.
Ce fut tout à fait par hasard que nous les découvrîmes, le i3 octobre 1919,
au cours d'une tournée médicale dans le Sud de Demnat.
Partis de ce point, au matin, par le pittoresque Imi-n-Ifri, nous passions
vers midi la crête aride du Djebel Aori et le triste plateau qui lui fait suite.
De lia, nous redescendîmes presque à pic, dans le lit même de l'assif-n-
Oufad, branche mère de l'assif Ihouariden, llui-même affluent, et non des
moindres, de l'Oued el-Akhder (Tessaout Fouqia).
Le site, déjà sévère, s'assombrit ici, jusqu'à l'oppression ; le cours d'eau
s'est frayé un pénible chemin dans des gorges de plus en plus étroites,
striées de roches alternativement rouges et noires. Des cluses infernales
succèdent aux falaises abruptes que prennent d'assaut les troupeaux d'eu-
phorbes cactoïdes, à Ha pâlie couleur verte.
Un sentier difficile (et pourtant il est un fragment de la grande voie de
Demnat au Dades), remonte les méandres de l'oued; il nous mène à l'étape :
le village d'Oufad, dans la tribu des Ait Chitachen.
Le cheikh, un berbère bien éveillé, poil roux et yeux verts, nous installe
dans la plus confortable masure : celle d'une veuve, qui nous offre la plus
franche des hospitalités. Notre chambre s'ouvre sur une terrasse d'où nous
pouvons contempler le rude panorama.
Nous sommes ici au confluent à peine élargi de deux étroites vallllées :
cellle de l'assif-n-Tifni au sud, elle descend du Tizi-efdghat, et celle de l'assif-
n-Tighli à l'ouest, venue, elle, du Tizi-n-Ouallmeghra.
Le confluent llui-même porte quelques maigres champs enfouis en étage,
sous d'immenses noyers déjà dorés par les premières atteintes d'un hiver
précoce.
Un cirque d'énormes rochers ferme l'horizon bordant la vallée de lignes
de faîte aiguës qui se matelassent de brumes. Une crête secondaire détachée
de la muraille de l'est, la divise : le versant nord, celui qui se jïrésente
à notre vue veiné d'étranges traînées noires, descend en éboulis, jusqu'à
l'oued.
Et, dans oe paysage sinistre, par le silence d'un crépuscule d'automne,
à mesure que l'ombre s'étend, montent des lueurs d'abord clignotantes et
incertaines, puis de plus en plus précises, vives, éclatantes, comme seul en
jette un foyer activé par un violent courant d'air.
Toute la nuit, sur la crête secondaire, des clartés veillent; ce sont, paraît-il,
les hauts-fourneaux berbères, que, dès l'aube, nous nous empressons d'aller
visiter.
340
HESPÉRIS
L'escalade de la montagne est rude, mais nous sommes pleinement récom-
pensés ile nos peines. Le vague soulier frayô i)arini le chaos des roches
FiG. 1. — -;]IIaut-fourneau de forge, Tighli Oufeid (Ait Chilachen).
sombres, traverse le village des Ait Hammani-n-Ouggouguen. L'usine, s'il
est permis de lui donner ce nom, est tout au-dessus, tapie au sommet même
de la crête.
Elle se compose d'un hangar dont le fond s'appuie au rocher, et qui
COMMUNICATIONS
344
s'ouvre, faoe au nord, sur la vallée. Sa terrasse, de simple terre battue,
comme toutes celles de la région, est supportée par de grossiers piliers faits
de troncs d'arbres. Le hangar est divisé en trois parties, qui sont, de l'est
à l'ouest : une aire où l'on concasse le minerai, le haut-fourneau et une
forge (fig. i).
Le minerai provient de la région elle-même; il est extrait du flanc de la
Fig. 2. — Schéma du haut-fourneau.
montagne, dans des endroits très accessibles; nous avons pu en voir plu-
sieurs spécimens tout le long de l'assif-n-Tighli, en remontant vers le Tizi-
n-Oualmeghra. Les mineurs se contentent de creuser une petite excavation
qu'ils abandonnent pour une autre, dès que Isa profondeur atteint deux
mètres environ. Le minerai paraît très abondant et riche en fer, com!me
nous pourrons le voir au cours de sa manipulation.
Le minerai transporté de la mine à l'usine est concassé sur le terre-plein
réservé à cet usage à droite du fourneau. Des ânes apportent le combustible :
du charbon de bois fabriqué dans le pays même, ce qui explique en partie
le caractère désoUé de la région et aussi la production limitée du métal.
Le haut-fourneau (fig. 2) est d'une simplicité rare. Il se co/mpose d'un
corps central, auquel est adapté une puissante soufflerie»
342 HESPÉRIS
Le fourneau, intérieurement, repi^ésente une base rectangulaire (5o ct'nli-
mètres sur i^.oo et i'",75 di: haut). La partie inférieure est faite du roc
évidé en une profonde rigole et la partie supérieure de murs en pierre soli-
dement niavonnés et primilivenient couverts d'un enduit (i et 2). L ex-
trémité supérieure s'ouvre lc.rgcjment à l'air libre. La face antérieure pré-
sente on contre-baà une petite ouverture carrée en forme de porte. A la
partie postérieure, la maçonnerie s'élève massive, d'un mètre environ :
c'est le contre-feu (3), qui, à la fois, protège la soufilerie et sert de sup-
port à la terrasse qui tient lieu de toiture.
Sous cet abri, et en carrière du fourneau, est établie la soufflerie (4). Celle-
ci n'offre de particulier que ses dimensions bien au-dessus de l'ordinaire;
elle n'est d'ailleurs pas spéciale à cette région, et on en trouve une excellente
description dans l'ouvrage de Ilanotcau et Letourneux sur Iles Kabyles :
« En arrière du contre-feu sont placés parallèlement l'un à l'autre, et très
rapprochés, deux soufflets ayant la fortme de cylindres de 70 centimètres
de diamètre et de i mètre de longueur. Chaque soufflet est formé d'une
peau de bœuf tendue de cerceaux en bois, auxquels elle est fixée au moyen
de fills. L'une des extrémités de cette peau est clouée a une planche fixe,
placée à 3o ou 4o centimètres du contre-feu et percée d'un trou, dans lequel
s'adapte la buse. L'autre est clouée sur une seconde planche, distante de la
première, de toute la longueur du soufflet, et pouvant se mouvoir autour
d'un axe horizontal, disposé à lia partie inférieure sur des tourillons, de
manière à foraier, llorsqu'on le met en mouvement, un angle de 45 degrés
avec l'axe du cylindre. C'est dans cette planche qu'est pratiquée la soupape.
Ix)rsqu'elle est mise en imouvement, ce qui se fait au moyen d'une poignée
placée à la partie supérieure, l'air est comprimé dans l'intérieur du soufflet
et s'échappe par la buse. Les buses des deux soufflets se réunissent, mais
sans se confondre, dans le trou qui traverse Ile contre-feu et correspond au
foyer de la forge. »
Ajoutons que cette soufflerie est à mouvements alternatifs et qu'elle exige
deux hommes pour son maniement.
Le charbon et le minerai sont introduits en couches stratifiées par l'ouver-
ture supérieure du fourneau; Ile feu y est mis, vivement activé par le jeu
des soufflets. L'orifice de charge et celui qui sert de dégagement à la fumée
est donc le mêane. A mesure que le niveau du combustible baisse, on re-
charge l'appareil, tandis qu'un homme armé d'un crochet de fer monté
sur une tige de bois, enlève les scories par l'ouverture du bas. Les scories,
entraînées par leur propre poids le long de la pente de la montagne, for-
ment ces traînées noires qui donnent son aspect étrange au paysage.
L'opération de la fonte du métal dure quarante-huit heures; après quoi,
on laisse (refroidir le tout et on extrait le lingot par l'orifice inférieur du
four. Ce lingot, impur et spongieux, a épousé exactement le fond de la
COMMUNICATIONS 343
cavité où se sont rassemMées les gouttes du métal en fusion ; il mesure
approximativement 1^,50 de long, 3o centimètres de large et 20 centi-
mètres d'épaisseur. Sa face inférieure est convexe; quant à sa face supé-
rieure, inégale et rugueuse, elle porte des fragimentts de charbon non
entièrement brûlé et des scories; elle est assez l'image d'une mer figée.
A ce moment, on procède à l'épuration du minerai. La soufflerie est
détachée du four, et, par un mouvement de translation à gauche, adaptée
à lia forge, qui, elle, ne diffère aucunement d'une forge berbère. Là, le
lingot est divisé en petits morceaux et le laitier en est expulsé au marteau.
Le fer, dorénavant prêt à servir, est entassé dans un coin. A l'époque des
labours, k cultivateur vient en acheter des parcelles, jour de souq ou non,
nous explique-t-on, et il le fait souvent transformer sur place en un de ces
socs de charrue connus, dans toute la contrée, sous le nom de « socs de
Demnat ».
L'outil ainsi obtenu ne peut être comp£>ré à celui que les ma'allem for-
gent avec le fer d'importation; bien que fait d'une matière très dure, il se
fendille et s'ébrèche facilement dès qu'on frappe dessus pour l'ajuster à la
charrue. C'est un article de qualité inférieure.
Le fer des Ait Chitachen ne paraît pas employé à d'autres usages.
Cette préparation du fer, telle que nous venons de la décrire, constitue
un procédé direct, le plus primitif de tous et qui n'est plus guère employé
que dans Iles pays les moins civillisés, comme le Soudan.
Il y a une cinquantaine d'années, on pouvait le voir encore fonctionner
en Finlande. Mais si la fabrication était la même, les dimensions des fours
berbères sont bien plus considérables et le lingot produit bien plus pesant.
Il y a lieu de se demander si cette industrie, rare dans la imontagne,
— nous ne savons pas qu'elle ait été déjà signalée — est née du lieu même
ou a été importée.
La nomenclature des différentes parties du four et des instruments, quel-
ques imprécises que soient ses indications, semblerait le laisser supposer :
Le soufflet a gardé son appellation arabe : Ikir; il est, d'ailleurs, d'un
modèle courant employé par beaucoup de forgerons sédentaires; il est re-
marquablement bien construit et tranche par son aspect soigné avec la rusti-
cité des autres instruments. Il semble donc importé, ou bien il représente
un perfectionnement d'origine étrangère d'un outil primitif, aujourd'hui
disparu.
Les autres noms arabes s'appliquent :
A la planche inclinée à 45 degrés sur laquelle sont fixées les peaux des
soufflets : sder elkir, la poitrine du soufflet;
Au minerai : Imaaden Ihadid;
Au crochet spécial qui sert à retirer les scories : sfoud, substantif arabe
parfois berbérisé en asfoud par la préfixation d'un a.
344 HESPÉRIS
Quant aux mots berbères employés, le four s'appellle tinzert, qui signifie
« narine », et l'orifice d'éjecfion : imi-n-tinzert, <( lia bouche de la narine ».
Los scories se noanmcnt lan'Kjht : « la rouille », cl les tuyères, inifif : « en-
tonnoir », littéralement : (( ce qui sert à verser ».
Nous voyons donc qu'aucun de ces mots n'appartient en propre à l'in-
dustrie du fer; ills (mt été empruntés à la vie courante. Ceci plaide déjà en
faveur de l'origine étrangère de cette industrie.
Cette hypothèse paraît se confirmer si l'on se rappelle l'état social des
travailleurs du fer. Le mépris dans lequel ils vivent et qu'ils partagent avec
les potiers, est bien connu. Misérables, ils sont mis à l'index: de la popula-
tion, ne peuvent être propriétaires et sont obligés de se marier toujours
entre eux. « La fille du forgeron ne compte pas parmi les filles », dit un
proverbe. Les forgerons, prétendent les Berbères, ne sont pas des Ima/ighcn,
et, si l'on demande à un forgeron s'il est amazigh, il répond : « je suis
amzil », c'est-à-dire <( forgeron », tout comme s'il s'agissait d'une autre
race.
Nos Berbères de Ha vallée d'Oufad n'échappent pas à cette règle; leurs
villages leur sont particuliers, ils forment une caste très fermée, dans
laquelle la profession est héréditaire. Mais le droit de propriété ne leur est
pas refusé; ils possèdent quelques maigres champs dans des districts qui
paraissent rigoureusement dâUmilés, ici, par l'oued.
Soumis par ailleurs à l'adininislralion du cheikh d'Oiifad, ils participent
de ce chef aux corvées et aux harka de la tribu.
La corporation ne jouit d'ailleurs pas d'une bonne réputation : « ils volent
le fer »j nous dit-on; et comme explication à cette phrasa ambiguë, Iles gens
ajoutent : <( ils volent le monde en pesant leur fer dans des balances falsi-
fiées. » Cette accusation est peut-être injuste, mais on ne craint pas de les
charger de tous les méfaits, tout comme s'ils étaient des Juifs, ces autres
spécialistes du travail du fer.
Leurs calomniateurs sont naturellement parmi les cultivateurs, qui leur
ont gardé une vieille rancune : « ceux qui pilent la terre, dit-on, ne font
pas une action congrue; il y a là un grand péché. D'elle, les hommes ont
été créés ; celui qui la frappe, c'est comme s'il frappait son père et sa
mère. »
L'antique haine, déjà apparente dans la Genèse, serait peut-être le vestige
de guerres entre des autochtones, bergers ou agriculteurs, et des envahis-
seurs étrangers sachant travaiiUer le fer.
Mais laissons un Berbère nous en raconter la cause :
« Les forgerons ne sont jamais riches. — Sidna Daoud était leur Cheikh.
— En ce temps-là du monde, ils étaient comblés de richesses, et les fellah
ne voulurent plus travailler pour eux. De Heur côté, les forgerons ne voulu-
rent plus forger des socs.
COMMUNlCATiONS 345
Mors, les fellahs se rendirent en pleurant chez Sidna Daoud : — Que
vous arrive-t-il, ô fellah? — 0 Sidna iDaoud, Iles forgerons regorgent de
richesses, i!ls ne veulent plus nous forger des soos, bien que le temps des
labours commence à passer. Sidna Daoud manda les forgerons. Quand
ils fuirent là, il ileur dit : — Pourquoi ne voulez-vous pas fabriquer des
«ocs pour les fellah .►^ Ils répondirent : « Sidna, nous n'avons pas le temps.
— Pourquoi? répliqua Sidna Daoud. Ce n'est pas le temps qui vous man-
que, c''est vous qui êtes rassasiés. Alors, il ise mit en colère et Heur dit :
— Partez, dorénavant, qu'aucun m'allem ne s'enrichisse de sa profession.
Depuis, les forgerons sont toujours pauvres; mais le fellah ne s'enrichit pas
^davantage en travaillant... sauf celui qui possède des brebis. »
Marrakech, 2 mai 1021.
D" A. Paris et F. Ferriol,
Médecins du groupe sanitaire mobile de lAtlas.
- I. II. — 1922. 23
Bibliographie
E. Lévi-Protençal. — Textes arabes
de rOûargha. Dialecte des Jbàla (Maroc
septentrional). — Paris, Leroux, 1922,
I vol. in-8°, a85 p. {Puhlicalions de
l'Institut des Hautes-Études Marocaines,
tome IX).
Les études dialectales d'arabe maro-
cain ne chôment pas. L'an dernier,
M. G. S. Colin donnait ses Notes sur
le parler arabe du Aord de in Région
de Taza. Aujourd'hui, M. Lévi-Pro-
vençal publie ses Textes arabes de
VOiiargha. qu'il a recueillis au cours de
l'année 1918 dans une région toute voi-
sine de celle qu'a étudiée M. Colin.
C'est là une coïncidence heureuse qui
permet de généraliser quelque peu, de
déterminer certains caractères essen-
tiels communs des parlers monta-
gnards et de noter des points sur
lesquels se produisent les difTérencia-
tions dialectales.
J'aurai donné une idée générale de
l'ouvrage de M. L.-P. et de sa méthode
quand j'aurai dit que l'auteur a pris
modèle sur les Textes arabes de Tanger
de M. W. Marçais. Il est bon, en efTet,
que l'exploration linguistique d'un pays
se poursuive avec une méthode cohé-
rente, celle d'une étude initiale et fon-
damentale, à laquelle on se réfère cons-
tamment.
Les textes que M. Lévi-Provençai a
recueillis appartiennent à un dialecte
de montagnards habitant le sud du
massif du Jebel. Ce pays est traversé
par la vallée moyenne de l'Oùargha,
d'où le titre de l'œuvre. L'auteur a net-
tement délimité Taire de ses recherches
et a donné une carte, document pré-
cieux pour la carte linguisticiue à venir.
M. Colin, également, on a donné une
dans son travail. On s'aperçoit ainsi
que ces deux éludes dialectales con-
cernent des territoires contigus.
Les Jbàla ont des dialectes qui, dans
l'ensemble, se distinguent des dialectes
citadins d'une part, et des dialectes de
T'Aroùbiya d'aulre»parl. Sans doute, la
•/.î'.vTj marocaine y règne comme ailleurs.
Cependant, des particularités phoné-
tiques et une morphologie un peu
spéciale, plus que le lexique lui-même,
accusent une originalité linguistique
indéniable. A quoi attribuer cette ori-
ginalité? A l'inlluence littéraire d'une
arabisation qu'on dit récente? Aux
réactions de la larifzue berbère ancien-
nement parlée chez les Jbàla? On peut
l'aire à ce sujet beaucoup de supposi-
tions. Le problème reste entier malgré
les hypothèses proposées, et non dé-
montrées, parce que nous ne savons
pas exactement quand et comment les
Jbàla se sont mis à parler l'arabe.
M. Lévi-Provençal s'est contenté de dé-
crire un dialecte à un moment déter-
miné de son évolution, sans plus ; il
BIBLIOGRAPHIE
347
était difficile de procéder autrement.
L'ouvrage de M. Lévi-Provençal dé-
bute par une liste des toponymes des
tribus Jbâla riveraines de l'Oûargha
moyen : noms de tribus, de villages,
des marabouts notables et de Chorfa
installés dans chaque tribu. Cette liste
oftie d'autant plus d'importance qu'il
s'agit d'une monographie de dialecte
rural. On y trouve en abondance, des
noms berbères, qui décèlent la langue
originelle des Jbâla.
La bibliographie, qui vient après la
toponymie, est nettement marocaine.
M. Lévi-Provençal restreint ses investi-
galions au Maroc et c'est son droit ;
dans un travail de ce genre, il faut
comparer le dialecte étudié à d'autres
dialectes pour en faire ressortir les
caractères originaux ; établir celte com-
paraison avec tous les dialectes arabes
connus comme l'a fait M. Marçais dans
ses textes de Tanger est une méthode
qui vise à l'étude générale des parlers
arabes; établir cette comparaison avec
le plus grand nombre possible de dia-
lectes strictement marocains est une
autre méthode qui vise à l'exploration
approfondie d'un domaine bien déli-
mité. L'école marocaine choisit de plus
en plus la deuxième méthode, les docu-
ments sur les dialectes marocains deve-
nant de plus en plus nombreux et
révélant une diversité suffisante pour
absorber toute l'attention d'un auteur.
Le système de transcription adopté par
M. Lévi-Provençal est celui que M. W.
Marçais a forgé pour ses textes arabes
de Tanger avec une légère modification
pour les voyelles, modification qui con-
siste uniquement dans le non-emploi
de quelques signes notant des nuances
très délicates. Pour tous les dialectes
arabes marocains, le système de M. W.
Marçais restera un modèle complet que
l'on imitera plus ou moins, selon les
particularités des dialectes étudiés et
selon aussi, il faut bien l'avouer, les
aptitudes auditives des enquêteurs, du
moins en ce qui concerne les voyelles.
L'exposé d'un système de transcription
suffit à lui seul à donner un aperçu assez
complet de l'armature phonétique d'un
dialecte. La phonétiquedes Jbâla n'appa-
raît pascomme très sensiblement diffé-
rente de celle des villes dont le parler a
été étudié, t afîriquée dentale sourde
remplace C-^ et <Jij, ;^ pour -. est une
spirante cacuminale sonore et est con-
sidérée comme lettre solaire; enfin ç
=::: ^ reste ferme et ne passe à g que
dans les mots empruntés à T'Aroûbiya.
Il est curieux de remarquer combien ce
dialecte de montagnards est bien plus
près des dialectes citadins, par sa pho-
nétique, comme par sa morphologie,
que les parlers purement arabes des
ruraux de la plaine, les gens de T'Aroû-
biya. Il y aura un jour à éclairer cette
question par un peu d'histoire et un peu
de géographie humaine. 11 semble bien,
d'une part, que les Berbères, les Jbâla et
les Hifains plus particulièrement, aient
été appelés à repeupler les villes après les
massacres qui suivent inévitablement
les conquêtes, et, d'autre part, que de
nombreux individus de ces populations
aient émigré spontanément vers les
villes tandis que les Arabes restaient in-
défectiblement attachés à leurs douars
et à leurs troupeaux.
Avant ses textes, M. Lévi-Provençal
donne au lecteur vingt pages d'observa-
tions sur les particularités morpholo-
348
IIESPÊRIS
giques du dialecte qu'il étudie. Enten-
dons-nous bien ; il ne donne pas une
morphologie entière même esquissée;
il nous met simplement en face des ca-
ractéristiques morphologiques du dia-
lecte, celles qui en font l'originalité ; il
évite ainsi au lecteur la peine de faire
des recherches peut-être longues, sou-
vent incertaines quant au résultat, dans
les textes eux-mêmes. Do ce fait, il fau-
drait citer les vingt pages en (juestion
pour donner une idée de la morpholo-
gie spéciale au dialecte des .Ibàla. No-
tons simplement que la conjugaison du
verbe à l'imparfait, par la préfixation
de a et par le changement du préfixe /
en (iest identique ou presque à celle des
Tsoul et des Branès étudiée par M. Co-
lin, p. 97-98. La disparition du chedda
final dans les verbes sourds est un fait
que l'on retrouve dans tout le Maroc et
qui s'étend également à tous les mots
des racines sourdes : ex. Rabat, Tan-
ger, Fès. ui^âr « tiroir », plur. w^ôra,
pour .ar' ; mqâf « ciseau » plur. mqô^a,
pour wai» ; V. également Colin, p. 55 :
le phénomène se poursuit même d'une
façon générale chaque fois que la gémi-
née forme une syllabe, LJIjo devient
plutôt |î^/mp que/=fl//«mp. — Le verbe
kel « manger » (p. a6) présente;, comme
on s'y attend, une irrégularité spéciale
au dialecte : alors que Fès conjugue tout
le verbe sur la racine kel, les Jbâla de
rOûargha ont kel au parfait et iakol à
l'imparfait. Pour l'étude des formes
verbales dérivées, M. L.-P. a suivi la
nomenclature des grammaires classi-
ques ; ce procédé, qui a des avantages
et qu'on ne saurait abandonner com-
plètement, a cependant l'inconvénient
de mettre sur le même plan des formes
très vivantes et d'autres qui \w le sont
plus; les verbes de la IV'- forme ot beau-
coup de la VIII'', comme le signale l'au-
teur (p. 3o). sont devenus des verbes de
la forme fondamentale. En réalité ces
formes n'existent plus. On ne relève pas
dans le dialecte des Jbâla de l'Oûargha
la forme passive J.»fij obtenue par la
préfixation de j à la forme fondamen-
tale, passif très communémentemployé
dans les villes du Maroc ; par contre
on y trouve la Vil'' f. J**.! qui n'existe
pas dans les parlers citadins. Enfin, on
relève un j)assif obtenu par la vocalisa-
tion en a de la seconde radicale : qbado
(t ils ont été arrêtés » de » qèbdo ils ont
arrêté » ; ce passif, qui est rare dans le
dialecte, se retrouve, également rare,
au Nord de faza : cf. Colin p. 100 ; on
ne l'emploie pas dans les villes. Les
notes de morphologie se terminent par
une liste des principales particules;
l'idée de la relever est heureuse car un
dialecte se caractérise plus par ses
« mots-outils » (cf. F. Brunot, la Pensée
et la Langue, p. 5) que par sa morpho-
logie ou son lexique.
On arrive ainsi aux textes, convena-
blement préparé pour les compren-
dre. Les dix-sept premiers concernent
le folklore; il est bon de donner des
textes de folklore pour caractériser un
dialecte parce que les contes se retrou-
vant ailleurs dans d'autres dialectes, on
peut ainsi les comparer plus facilement
entre eux sur des textes dont le fond
est commun. Le texte XVIIl, dans le
parler un peu spécial des Beni-Zeroual,
concerne le grand santon de la région,
Moulay Bou Chta ; le texte XIX, égale-
ment des Béni Zeroual, relève de l'eth-
BIBLIOGRAPHIE
349
nographie traditionnelle; suivent une
note sur la fabrication des ceintures,
une chanson et de nombreux proverbes.
Ainsi, la physionomie du dialecte appa-
raît entièrement. Des notes nombreu-
ses accompagnent les traductions, cons-
tituant un véritable commentaire eth
nographique. Bien que la tentation de
se livrer à des digressions ethnogra-
phiques soit très forte quand on relève
des textes, l'auteur a su s'en défendre ;
le linguiste ne peut que l'en féliciter et
l'ethnographe ne lui en voudra pas ; il
est bon que chaque matière soit traitée
à part.
L'étude de M. Lévi-Provençal se ter-
mine par des observations lexicographi-
ques ; l'auteur relève, sous la forme
d'un dictionnaire, les mots qui deman-
dent un commentaire. Les racines de
ces mots ne sont pas étudiées entière-
ment, j'entends par là que tous les
dérivés de chaque racine n'ont pas été
examinés; seul, le mot est étudié dans
l'aspect qu'il a dans les textes. Ces notes
lexicologiquesontl'intérêtqu'ondevine:
on s'aperçoit, en les lisant, que, à part
quelques termes très spéciaux, le voca-
bulaire des Jbâla n'est pas sensiblement
différent de celui du reste du Maroc
occidental. Les comparaisons fréquentes
que peut faire l'auteur avecles lexiques
de Tanger. Larache, Rabat et Fès démon-
trent amplement l'existence d'une xstvri
marocaine. Comme je le disais au début,
M. Lévi-Provençal ne s'occupe que des
parlers marocains et dans leur état actuel
seulement, il ne fait aucune recherche
d'étymologie; c'est de la lexicologie
synchronique pourrait-on dire. Il y
aurait lieu de poser de nouveau, à ce
sujet, le problème « linguistique évolu-
tive ou linguistique descriptive », au-
quel s'est intéressé M. W. Marçais dans
la Revue des Eludes Anciennes, igao, à
propos de l'ouvrage de M. Feghali con-
cernant le parler arabe de Kfar Abida.
M. Feghali a repris la question à son
tour dans la même revue, tome XXIII,
1931. Il est évident que la description
d'un dialecte peut s'accompagner, sans
qu'il y ait pour cela de confusion, de
la comparaison constante avec l'arabe
classique. Cependant M. Lévi-Provençal
a préféré s'en tenir à une méthode
hybride, suivant en cela l'exemple de
la plupart des linguistes.
Les Textes arabes de l'Oûargha, que
M. Lévi-Provençal a présentés comme
thèse complémentaire pour le doctorat
ès-lettres devant la Faculté d'Alger,
constituent un apport très important à
l'étude des dialectes marocains. On
doit féliciter l'auteur d'avoir mis à
profit son séjour dans le cercle de
l'Oûargha comme officier de renseigne-
ments pour donner une étude défini-
tive et complète d'un dialecte caracté-
ristique.
L. BauNOT.
L. BnuîJOT. — Yallah, ou l'arabe
sans mystère. Paris, Larose, 192a, 99 p.
Ce petit livre, écrit surun ton aimable,
avec un esprit sans cesse renouvelé, qui
le rendent attrayant d'un bout à l'autre,
n'en est pas moins une substantielle
introduction à l'étude de l'arabe parlé
au Maroc. Il s'adresse au grand public;
mais les spécialistes mêmes y pourront
trouver profit.
L'auteur s'est attaché avec raison à
un dialecte particulier, celui de Rabat-
350
HESPÉRIS
Kii dos lii^nos s.nonroiisos. il siliio ("o
(lialoclf, qui est à iMiabe classitiuo ro
(luiin patois fiançais osl au laliu. au
borbi re ce (lue le picard osl au bas-
breton. Sans doulo, ce sont là des com-
paraisons ; du moins parleul-elles à
l'esprit.
Abordant l'élude dos sons, il mot
en leliof la solidilô des consonnes,
leur caraclère ^nillural et emplialiciue ;
d'autre part, la faiblesse des voyelles
qui se nuancent au <ivé des sous voisins
et tendent, sauf la voyelle accentuée,
à s'elTacer. IVut-étre un mot sur le rôle
de l'accent aurait-il complété beurcu-
sement ce cbapitre, car la disparition
des syllabes atones semble être le fait
de l'accent d'intensité, qui serait ainsi
un des facteurs essentiels dv l'éNolulion
de l'arabe.
M. Brunol évite la classification tra-
dilioimcUe des formes du verbe, telle
qu'on la trouxedans les grammaires de
l'arabe classique. Do ces formes, en effet,
les unes ne sont plus productives : elles
ne subsistent que çà et là. partie in-
dissoluble d'un mot (pii n'est plus
senti comme im dérivé, et fait figure
de terme simple. Quant au\ autres,
celles qui sont vivantes, M. Hrunot
procède à un regroupement, et, dédai-
gnant des numéros d'ordre qui ne
répondent plus à rien, les nomme
d'après leur emploi : forme factitive,
passive, réciproque, d'état. Son mérite
est d'avoir compris que si la distance
est moins grande entre l'arabe dialec-
tal et l'arabe classique qu'entre l'une
quelconque des langues romanes et le
latin, un dialecte arabe actuel n'en est
pas moins une langue neuve : il ne
suffit pas de l'étudier historiquement.
dans se» origines, mais il faut aussi
en dresser un labloaii, car toute langue
forme un système barinoniouv dont il
est bon d'avoir la description indépen-
damment du système antérieur.
L'arabe magliribin s'est développé
sur un sol de langue berbère : pour
des raisons de civilisation, de religion,
de politique, le berbère a reculé et
recule encore devant l'arabe. Mais les
travaux scientiticpios de ces dernières
années ont mis en valeur l'imixtrtance
du (( substrat d, et l'on s'est ajierçu (pie
l'arabe a fait des emprunts au ber-
bère. M. Brunot signale des noms
arabes de profession, comportant un i
préfixe et suffixe. Ces noms ne prennent
pas l'article, ce qui les dénonce comme
étrangers. Le berbère connaît la forma-
tion t--t, très usitée, (Mitre autres dans
les noms d'action L'iiinuence berbère
paraît incontestable. Ce genre de noms
se retrouve ailleurs dans l'Africpie du
Nord. M. W. Mar(;ais en signale dans
le Dialecte arabe des Ultul Brâhinx de
Saïda {p. laa), dans le Dialecte arabe
parlé à Tlemcen (p. 96), et en affirme
l'existence dans tous les dialectes algé-
riens. M. F. (luay, dans les Archives
Berbh-es de 1918, vol. III, pp. 3i-5i,
les a étudiés à Salé. La question qui se
pose est de savoir si l'on est en présence
d'un mode de formation vivant en arabe
dialectal. Il semble, jusqu'à jilus ample
informé, qu'il s'agisse de mots arabes
passés en berbère, berbérisés, puis reve-
nus en arabe en gardant leur forme nou-
velle. L'observation montre, en effet,
que si le vocabulaire, la syntaxe, s'em-
pruntent aisément, que si la phonétique
d'une langue se modifie dans la bouche
de peuples nouveaux, la morphologie ne
BIBLIOGRAPHIE
351
s'emprunte pas ; les éléments morpho-
lofïiquos peuvent passer à la suite d'un
mot, mais ils ne quittent jamais le mot
qui les a transmis, et mcme dans ces
conditions, ont peine à se maintonir.
Si l'on prouvait qu'il en est aulrcment
pour CCS noms, on voit que l'on met-
trait en discussion l'un des principes
de la grammaire qui semblent, à l'heure
actuelle, le mieux établis. La question
est donc d'importance : elle mérite
qu'un linguiste également versé dans
l'arabe dialectal et dans le berbère s'en
occupe.
Une remarque : M. Bruiiot a eu le
mérite de parler du sursaut (§ lo.)
Mais il est bon de mettre le lecteur
en garde contre une confusion pos-
sible. M. Brunot n'a pas donné à ce
terme la même valeur que M. W. Mar-
çais : il arrive souvent en effet qu'au
cours de la recherche scientifique, il y
ait quelque manque de concordance
dans l'emploi destermesou dans l'appel-
lation deschoses. M. W. Marçais entend
strictementparsursautla progression de
l'accent en arabe dialectal (cf. VladBrd-
him, p. 55). M. Brunot par un emploi
moins limité, utilise ce terme pour
signaler tout déplacement d'accent,
voire le déplacement de voyelle qui
l'accompagne.
Dans l'ensemble, tout autant que par
les règles précises qu'il donne, ce petit
livre vaut par les réflexions qui accom-
pagnent l'exposition des faits. Ainsi
l'auteur a-t-il grandement raison d'atti-
rer l'attention sur les rapports du lan-
gage et de la civilisalion (pp. 46 et 79 .
La langue est un élément de la civili-
sation : elle se modifie au gré de celle-
ci. De tels principes ne doivent jamais
ôtre perdus de vue : et c'est pourquoi
Yallah. destiné surtout à des débutants,
mais œuvre d'un linguiste averti, peut-
être utile même à ceux qui savent déjà
l'arabe.
André Basset.
Georges S. CoM?r. — Notes de dialec-
tologie arabe (Technologie de la batel-
lerie du Nil). Extrait du Bulletin de
r Institut Français d'Archéologie orien-
tale, t. XX. Le Caire, 192 1.
La technologie de la batellerie chi Nil
n'est pas indifférente à la dialectologie
marocaine. L'activité maritime et nau-
tique des populations de langue arabe
a donné lieu à si peu d'études appro-
fondies, — je n'en veux pour preuve que
la bibliographie de M. Colin, pp. 48-
49 — que tout travail coiicernant le
lexique maritime d'une- contrée quel-
conque des pays arabes ne doit pas
rester étranger au Maroc dont la civili-
sation thalassique a eu un grand renom.
Par ailleurs, il est fort utile de compa-
rer le lexique maritime marocairi que
A. Joly a étudié à Tétouan (/.'industrie
à Tétouan : Métiers et industries de la
mer, in Arch. Maroc, t. XVIII. i9ii,
pp. a3o-23'2) et que j'ai étudié à Rabat-
Salé {Notes lexicologiqaes sur le Voca-
bulaire marit'me de Rabat-Salé, Paris,
1920', avec le lexique égyptien, afin de
mieux dégager l'originalité de chacun
d'eux et de souligner la nature des
emprunts fait au roman, au grec, au
turc.
Pour traiter son sujet, M. Colin dé-
crit le chantier de construction, la
barque, le gréement, la voilure, les
cordages, les types d'embarcations, puis
3f>2
MESPKIUS
il donne la nomenclature des vents et
des termes hydrographiques.
Chemin faisant, il donne tous les
vocables égyptiens. Ainsi on a, non
pas un dictionnaire toujours insuffi-
sant pour donner une idée des choses
dénommées, mais une étude complète,
un cadre dans lequel les vocables
prennent tout leur sens. Comme com-
plément indispensable, un index alpha
bétique des mots arabes et copies rele
vés permet de retrou\er sans peine les
vocables étudiés. Kn addenda, le cha-
pitre nautique du Mostafref csl traduit
et annoté, et un couplet libertin d'une
chanson des nautoniers est relevé à
cause des termes techniques qu il ren-
ferme. L'étude sémantique des vocables
n est approfondie (|uc pour ceux dont
l'origine étrangère est à démontrer ou
pour ceux qui, arabes, demandent un
conimeniaire philologique. Celte élude
sémantique, pour ne pas gèncr le texte,
est répartie dans des notes et surtout
dans la partie « additions et correc-
tions ».
Bien que M. Colin ait en maintes
occasions de rapprocher des vocables
marocains des vocables égyptiens, il
n'en ressort pas moins qlie la techno-
logie de la batellerie du Nil est très
différente de celle de Rabat ou de
Tétouan Les mots grecs, turcs et
italiens y abondent, tenant dans le
dialecte d'Egypte la place que les mots
espagnols ont dans les dialectes maro-
cains En parcourant simplement le
glossaire du « Livre des Merveilles de
l'Inde », on s'aperçoit que le lexique
maritime des liverains de la Mer Rouge
et du Golfe Persique est tout différent
de ceux qui nous occupent et fait au
persan, voire au javanais, des emprunts
considérables .\insi, il semble bien que
les technologies maritimes des divers
pays arabes soient bien différentes les
unes des autres et se caractérisent sur-
tout par l'origine de leurs emprunts.
M. Colin, p. 45, constate que le
lexicpie de la batellerie nîlotique est
très pauvre en souvenirs égyptiens ou
mêmes coptes ; ce lexique est surtout
arabe, mais « comme les Arabes (ceux
de la con(pièle), (pii n'ont jamais été
de grands mariniers, ne disposaient
pas diin vocabulaire tcchni(pie les vo-
cables employés sont le plus souvent
des noms d'usage courant détournés de
leur sens propre et appliqués à des
[)arties de la barque » (p. /i5). .l'avais
été amené à faire une remarque iden-
tique en étudiant le lexique maritime
de Rabat-Salé (p. v).
Le travail de M. Colin peut servir de
guide à ceux qui seraient tentés d'écrire
une monographie analogue concernant
le Maroc. Les types d'embarcations
varient au Maroc d'un port à l'autre et
la terminologie maritime est également
diverse ; il y a donc encore quelques
études intéressantes à faire, sur le mo-
dèle de celle de M Colin, avant que les
indigènes n'aient laissé la place aux
Espagnols et aux Napolitains comme en
Algérie.
On trouvera en outre dans les notes
et addenda de M. Colin des renseigne-
ments très précieux qui aideront à fixer
l'élymologie de plus d'un terme marin
local.
L. Brunot.
BIBLIOGRAPHIE
353
Lieu t. -Colonel Henry deCASTRiEs. —
Les Sources inédites de l'histoire du
Maroc, Première série, dynastie saâ-
dienne. Espagne, t. /. i vol. in-^i, Paris,
Ed. E. Leroux, 1921.
Peu d'archives européennes, a priori,
doivent apporter autant de documents
nouveaux pour l'histoire du Maroc sous
la dynastie sa'dienne, que celles d'Es-
pagne et de Portugal : la situation
géographique de ces deux États, les éta-
blissements qu'ils possédaient encore
sur la terre d'Afrique, les expéditions
qu'ils entreprirent parfois, les longues
négociations qu'ils poursuivirent, nous
autorisent à attendre beaucoup de la
publication de ces archives. Le premier
volume Espagne, qui vient de paraître,
ne nous déçoit pas. Les documents
qu'il contient datent de i53i à la fin
de i55o; mais ils sont nombreux sur-
tout dans les toutes dernières années
de cette période. Cela a son prix; c'est
un moment décisif dans l'histoire du
Maroc : celui où les Chorfa achèvent de
renverser les Wattûsides, concentrent
entre leurs mains toutes les forces de
l'empire, et, pour la première fois, se
heurtent aux Turcs d'Algérie, prélude
de trois siècles de lutte.
Ces événements ne pouvaient laisser
l'Espagne indifférente. Sans même
qu'elle y prît part directement, leurs
contre-coups devaient se faire sentir
nécessairement sur ses places de la côte
africaine. Elle était installée à Melilla
depuis septembre 1497 ; sur ce qu'était
cette installation, le présent volume
apporte des renseignements précis :
M. de Castries les a groupés de manière
à tracer, en introduction, un tableau
de Melilla au ivi* siècle. La situation y
était précaire ; on ne se décida qu'assez
tarda l'entourer de fortifications capa-
bles de supporter un assaut sérieux;
les Maures enserraient étroitement la
place; au reste, l'on n'était pas bien
sûr d'avoir choisi le meilleur emplace-
ment, et l'on songea plusieurs fois à le
changer. Aucun point d'appui proche :
on s'était établi en i5o6 de l'autre côté
du cap des Trois Fourches, à Ghassasa,
aujourd'hui décidément identifié; mais
dès i533, les Maures s'y étaient réins-
tallés. La vie, à l'intérieur, était
fort difficile. Une organisation défec-
tueuse : les chefs, aux pouvoirs mal
définis, se querellaient; les soldats, peu
nombreux, étaient mal payés et mal
ravitaillés ; on marchandait jusqu'aux
armes lés plus indispensables. D'ailleurs
une garnison peu recommandable; des
aventuriers ou des repris de justice;
l'Espagne, qui mit plus tard ses bagnes
dans les présides, y envoyait déjà une
population douteuse; les prêtres même
y menaient trop souvent une vie scan-
daleuse. De Melilla, mal située, mal
défendue, mal peuplée, l'Espagne ne
sut tirer qu'un bien mince profit.
Cependant, la place, en ces années trou-
blées, ne fut pas sans jouer quelque
rôle. De là, on pouvait observer et
négocier; et l'on vit arriver tour à tour
en fugitifs, Bâ Hassoûn le Wattâside,
et Moulay el-Ahmar le roi de Debdou.
Au demeurant des hôtes que l'on dési-
rait peu, car si réduite que fût leur
suite, l.eur entretien était une lourde
charge. Quelle misère !
Tout comme l'effort que l'Espagne
consentait à faire pour Melilla était
dérisoire, sa politique marocaine tout
354
IlESPl^.RlS
entière inauqiiail d'ampleur. Vn fait
la doniir.ait : la crainte du (Ihérif. Le
pouvoir de celui-ci, issu d'une crise de
fanatisme, apparaissait comme une
menace très sérieuse, non seulement
pour les établissements chrétiens d'A-
frique, mais même pour les royaumes
de la Péninsule, poui- l'Kspaf^ne surtout
où les Moriscos restaient prêts à se sou-
lever. Mais le Chérif était gêné. Quell(>
que fût l'origine de sa puissance, il
avait besoin des commentants chré-
tiens, et cherchait à entrer en relations
avec eux. Devant ses tentatives, deux
partis se dessinaient en Espagne, ceux
que Ion voit toujours s'alVronler en
d'analogues circonstances : les intran-
sigeants et les marchands. Les premiers,
soutenus par tout le clergé, aflirmaient
que l'on ne devait, sous aucun prétexte,
entrer en relations avec l'ennemi le plus
acharne de la Chrétienté ; les autres
représentaienlquece serait folie d'aban-
donner bénévolement aux commerçants
des nations rivales tant de fructueuses
affaires, sans aucun profit, puisqu'aussi
bien le Chérif finirait toujours par être
ravitaillé. Le gouvernement, qui con-
naissait officiellement les doléances des
marchands, maintenait l'interdiction
de commercer avec le Chérif. Mais sauf
en ces questions économiques, son
hostilité ne se manifestait par rien
d'effectif. Ce n'est pas que l'Espagne
ne fût sollicitée d'intervenir militaire-
ment; bien des gens l'y poussaient au
contraire: des illuminés et des hommes
de sens rassis ; des diplomates et des
capitaines; des religieux chrétiens et
des princes maures. Le plan qu'ils pro-
posaient était simple, celui-là même
que dom Sébastien devait reprendre
un (juart de siècle plus tard : soutenir
un prétendant — dans l'espèce le
Waltàside — assurer son triomphe, et
par là faire du Maroc tout entier un
ï;tat vassal de Sa Majesté Catholique.
Le gouvernement de Charles-(^uinl se
refusa obstinément à suivre ces con-
seils. Peut-être fit-il aussi bien; il serait
vain d'en discuter. Mais il est inté-
ressant d'observer que les grandes
querelles du milieu du xvi* siècle, les
querelles qui transformèrent la situa-
tion politique du Maghrib extrême,
lutte entre les Chorfa et les Wattàsides,
entre les Turcs et les Chorfa, se
réglèrent entre les seuls Africains. L'Eu-
rope, qui le pouvait, n'y joua aucun
rôle : elle eut par moments, des velléi-
tés d'action, mais s'en tint là.
Cependant, tout en restant sur une
prudente réserve, l'Espagne suivait de
très près les événements; et les nom-
breux rapports de ses agents apportent
des précisions sur bien des faits demeu-
rés jusqu'ici fort obscurs, notamment
sur le rôle du dernier WatlAside, Bâ
Ilassoûn, en i549 et i55o. Celui-ci, plus
heureux que son neveu le sultan Aboû '1-
'Abbàs Ahmed, avait pu s'échapper de
Fès au moment de la prise de cette
ville par le Chérif, en lô^g. L'événe-
ment avait eu une grande répercussion :
Espagne et Portugal craignaient une
attaque immédiate contre leurs places
africaines, et même, on prit des pré-
cautions à Gibraltar et à Cadix (doc.
XLVIII); car on redoutait une entente
entre le Chérif victorieux et les Turcs
qui pouvaient lui fournir une marine .
Bientôt on craignît aussi pour Oran,
lorsqu'on commença à connaître les
préparatifs que le Chérif faisait contre
BIBLIOGRAPHIE
355
Tlemcen. L'on attendait un coup, sans
trop savoir où il serait porté. Cepen-
dant Bâ Hassoûn s'était réfugié à Vêlez,
où il ne songeait quà reprendre la lutte
contre le Chérif. 11 lui fallait des forces;
il s'adressa à l'Espagne ; il laissait
entendre qu'il accepterait de céder en
échange le Penon de Vêlez. Les négo-
ciations traînèrent. Bâ Hassoûn. qui ne
se sentait plus en sécurité, arriva brus-
quement à Melilla, demandant à passer
en Espagne, où il voulait aller chercher
lui-même du secours. C'est alors que
s'échafaudèrent des plans d'interven-
tion militaire. On pouvait grouper et
soutenir tous les ennemis du Chérif;
se servir de Bâ Hassoûn, s'entendre avec
Mohammed el-A'raj, le frère de l'enne-
mi, devenu son adversaire ; plus à l'est,
les Espagnols d'Oran, et notamment le
gouverneur, comte d'Alcaudete, préco-
nisaient une politique analogue à l'égard
du royaume de Tlemcen, pour lecjuel
on avait un prétendant disponible. Mais
le gouvernement n'était pas favorable ;
il n'avait pas pleine confiance en Bâ
Hassoûn; il lui faisait attendre trois
mois l'autorisation de quitter Melilla ;
et loin de se disposer à la croisade,
Espagne et Portugal étaient d'accord
pour préparer l'évacuation de plusieurs
places,AsîlA,EI-Qasres-Saghîr, Tanger.
Les deux premières furent effective-
ment abandonnées en i55o. En vain
Bâ Hassoûn avait-il demandé qu'on lui
remît A>îla, dont il aurait fait une base
d'expédition contre le Chérif. Le Portu-
gal aurait volontiers tenté l'aventure ;
mais il aurait fallu que l'Espagne
fournît mille lances pour défendre la
place, et Bâ Hassoûn ne réussit pas à les
obtenir de Maximilien, ni de Charles-
Quint lui-même, qu'il alla supplier jus-
qu'à Augsbourg. L'empereur s'opposa
de même, après l'évacuation d'Asîlà, à
ce qu'on lui remît Tanger : occupé en
Europe, il ne voulait point s'engager
dans une aventure africaine. D'autres
considérations agissaient aussi. Lîne
expédition espagnole au Maroc aurait
exposé l'Espagne à de graves difficultés
avec le Portugal; elle risquait d'em-
piéter sur les terres dont la fameuse
bulle de partage, encore valable, avait
réservé la conquête à ce pays.
Pendant ce temps, on suit, par les
rapports venus d'Oran, les phases de
la lutte qui avait éclaté entre les Turcs
et le Chérif. Celui-ci avait commencé par
prendre Tlemcen. où les Turcs avaient
établi leur domination. De là, il éten-
dait ses conquêtes. Moùlay cl-Ahmar,
le (i roi de Debdou » devait s'enfuir de
ses Etats, et venait lui aussi, se réfugier
à Melilla, demandant à son tour à passer
en Espagne, autorisation qui lui fut
toujours refusée. 11 apportait un plan
analogue à celui de Bâ Hassoûn, avec
qui il était en relations suivies (doc.
CCXV) : avec l'appui d'une aide minime,
il se faisait fort de soulever contre le
Chérif d'innombrables tribus entre
Melilla et Debdou. Mais on se défiait
de lui plus encore que de Bâ Hassoûn;
on le soupçonnait, non sans raison
peut-être, de jouer double jeu, et de
négocier à la fois avec les Espagnols
et avec los Turcs. Ceuv-ci, cependant,
faisaient une première tentative, infruc-
tueuse, pour reprendre Tlemcen ; et
cet échec causait à Oran quelque émo-
tion. On était alors, en effet, en trêve
avec les Turcs ; mais on avait tout à
craindre des Chérifiens. Déjà, du Tessala
356
HESPÉRIS
où ils étaient installés, ils alVaniaient
la ville, en arrrtani son ravitaillement.
Eu novembre, la menace diminuait ;
en février i5.">i. Tlcmcen était reprise ;
les Chérifiens fuyaient vers l'est, et le
pays se soulevait sur leur passage. Mou-
lay (>l-.\hmar. de coimiveiire semble-
t-ilavec les Turcs, quittait .Melilla pour
retournera Debdou, laissant sa famille
en otage, promettant de soumettre le
pays à l'empereur. Eùt-il tenu sa pro-
messe? Il est permis d'en douter ; en
tous cas, il ne parvint même pas à
prendre Ta/.a, revint chercher sa famille
en mai, ne cacha plus son entente avec
les Turcs, — il est vrai ({u'ctn l'avait
laissé à ses propres forces — et dès l'aii-
lomne i55i, «lut de nouveau abandon-
ner Debdou [H)ur se réfuf^'ier au désert.
Les volumes suivants nous apporte-
ront sans doute des éclaircissements sur
la suite de ces événements, notammeni
sur la tentative que fit Bâ Hassoûn,
avec l'appui des Portugais, avant de
s'adresser aux Turcs auprès desquels
il trouva enfin une aide effective. Les
historiens musulmans ne sont pas pro-
digues de détails sur cette {)ériode : les
documents qui nous viennent d'Europe
sont donc doublement précieux,
II(Miri Basset.
L'Editeur Gérant : E. L.vrosk.
S. I*". T. P. (Etablissement A. Desnoes et Btiimm réunis) Anj^ers-Paris.
?^'7
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALE
(1)
Sur la face orientale de l'enceiaite fortifiée de Salé, encadrée dans
les murailles qui font face à l'oued Bou Regreg, s'ouvre une porte
monumentale, Bàb el-Mrîsa. Son ampleur et son originalité frappent
dès l'abord : c'est un immense arc brisé en fer à cheval, que vien-
nent encadrer une bande décorative et une longue inscription kou-
fîque. Une puissant^ décoration végétale couvre les écoinçons de la
porte : une frise d'arcatures largement conçue, imaintenant mutilée,
régnait jadis au-fdessus de l'ensemble. Enfin deux tours en faible
saillie, couronnées de quatre bandeaux décoratifs, flanquent cette
vaste ouverture : Étroites et hautes, elles donnent à cette étrange
porte un élan dont on reste charmé et étonné. En effet, jamais la
porte marocaine ne domine les murs crénelés qui l'entourent; sa
masse puissante ne fait qu'un léger ressaut sur le front des 'mu-
railles : c'est un vaste ouvrage peu élevé mais très épais. Bâb el-
Mrîsa au contraire n'a qu'une faible profondeur (8'°,62). Ailleurs
l'arc de la porte est de dimensions modestes par rapport à la masse
des tours qui l'encadrent. L'ouverture de la porte qui donne aocès
à une série de salles voûtées, oii règne la pénombre, fait un trou noir
au milieu des murailles ensoleillées. Ici, au contraire une arcade gi-
gantesque encadre un large pan de ciel : nous ne retrouvons plus le
visage habituel des portes maghribines. Nulle image de guerre ne
s'évoque devant ce monument insolite. Que signifie cette immense
porte ouverte en plein ciel?
Les traditions locales donnent une réponse pleine d'intérêt. Cette
porte qui maintenant donne accès au quartier juif de Salé, au niellah,
a connu d'autres destinées. Jadis un port existait à l'intérieur des
(i) Bibliographie. — L. Brunot, La mer dans les traditions et les industries indigènes de
Rabat-Salé, Paris, Leroux, 1921, p. i/Jg-iôo. Henri Basset et E. Lévi-Provençal, Chella :
une nécropole mérinide, (Hespéris, 1922). Villes et tribus du Maroc : Rabat et sa région
T. I. Les villes avant la conquête, Paris, 1918, p. 29-30 et 195.
BE3PERIS. — T. II — 1922. 21
m
H TERRASSÉ
murailles de Salé et oe coin du mellah s'appelle encore mrîsa, \v jxiil
port. Une porte mutilée aujourd'hui, qui s'ouvrait «iir la nniiaillc
ouest de la ville, à quelque dislance de la première, y donnail aussi
accès. Mais le port s'est ensablé et vers la lin du xvni" siècilc, le mel-
lah a été installé sur son emplacement. En effet, une dune de |)hi-
sieurs mètres d'épaisseur occupe toute cette partie du rivage du Hou
f.AeCL "LAfLL
5 milcCJ
Fig. 1. — Bàb el-Mrisa : face extérieure.
Kegreg. Bâb el-Mrîsa n'a pas été exempte de ses atteintes : auliefois
elle devait avoir plus fière allure car le sol actuel ne laisse voir qu'une
faible partie des piédroits et nous n'avons plus à contempler qu'un
monument à demi enfoui. Ainsi l'ampleur de cette porte, l'étrangeté
de son aspect s'expliquent sans peine si l'on en croit les traditions
locales : nous avons affaire à une porte marine.
Mais quelle est la date de ce monument unique au Maroc ? Ici la
tradition est moins précise; à Bâb el-Mrîsa on a attaché le souvenir
des fameux pirates de Salé qui restent plus grands dans la légende
l<9
Terrassf, Pl. I
•S.
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALÉ
359
que dans l'histoire. Le port intérieuT de Salé aurait été leur point
de départ et leur refuge et les laros immenses de ses portes auraient
encadré jadis la silhouette des vaisseaux corsaires.
Qu'y a-t-il de vrai dans cette curieuse histoire ? Soanmes-nous en
présence d'une porte marine ? Quelle est sa date ? Dans quel but fut-
elle cons truite et quelles furent ses destinées ? Répondre à ces ques-
tions serait résoudre un petit problème historique et surtout assi-
gner une date à une de ces belles portes marocaines qui, pour la plu-
part, ne portent pas d'inscription de fondation. L'étude du monument
donne des indications assez nombreuses que les textes viennent pré-
ciser et compléter.
*
**
Aucune des dispositions de cette porte n'aurait de sens si elle avait
été dès l'origine une porte terrestre. Un arc qui a près de 9 mètres
d'ouverture et dont le sommet se trouve encore aujourd'hui à 9°*, 60
Fig. 2. — Bàb el-Mrîsa : Plan.
du sol, ne fait qu'ouvrir une large brèche dans une muraille fortifiée.
L'étude du plan est plus significative encore : presque toutes les por-
tes anciennes des villes abritent un couloir coudé à angle droit ou
tracé en baïonnette : ce dispositif, classique dans l'art de la fortifi-
cation, explique la profondeur de ces ouvrages. Ici la porte n'a pas
9 mètres d'épaisseur et son entrée est droite (fig. 2). Les deux tours
qui l'encadrent ont une faible valeur de flanqueiment : elles pronon-
360
H. TERRASSE
cent sur lie unir iino saillie do •<"',io; à la qasba des Oudaîa, il est vrai,
les deux tonreilt's liilcialc^ oui inie saillie |)liis faible encore : mais il
s'agit (l'une [vorle tle qasha hàtie à l'intérieur d'une ville et protégée
par une pixîniière enceinte. De plus, perchée sur une crête, cette
porte occui>ait une forte position où il éliait inutile d'accumuler des
Fig. 3. — Bâb el-Mripa : en haut, plan à hauteur de l'escalier ; en bas, plan des chambres de défense.
organes défensifs. Ici, pour défendre une enceinte extérieure, sur un
point où l'ennemi pouvait tenter un débarquelment, l'absence de tours
en forte saillie eût été une faiblesse. D'autres dispositions révèlent
que nous avons affaire à une porte marine. La base des tours est occu-
pée par de petites salles voûtées en berceau, qui ne présentent aucun
organe défeinsif. Au niveau du chemin de ronde des murailles part
un escalier éclairé de trois côtés par des jours étroits : la cage de cet
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALÉ 361
escalier ne peut avoir aucune ouverture sur le mur de façade des tours
dont elle est séparée par toute leur saillie externe. Mais plus haut, à
o°',5o environ au-dessus du sommet de l'arc s'ouvrent sur l'escalier
de petites chambres voùtres en calottes sur pendcmtifs (fi^. 3). Trois
meurtrières ouvrent dans ces salles : l'une (A) permet de battre le
mur d'enceinte au cas où l'ennemi senait parvenu à l'occuper : une
autre (C) défend les abords immédiats de la porte. La meurtrière fron-
tale (B) n'est pas creusée normalement au mur : son axe est nette-
ment oblique : cette direction si curieuse était due à la nécessité dt
battre un Ociinal qui reliait l'oued au port intérieur. La disposition du
terrain imposait au canal cette obliquité. Sur l'étroit palier qui pré-
cède ces chambres de défense, une vaste ouverture (D) donne accès
dans l'intérieur de la porte. De là on pouvait acciabler de projectiles
le vais>^eau qui, par aventure, eût réussi à s'engager sous la porte. Ces
organes de défense suffisaient à rendre inexpugnabile une porte ma-
rine. Quel navire eût osé s'engager dans un étroit chenal
sous les coups de l'ennemi, pour forcer un passage si facile à
barrer? D'ailleurs, la plateforme, au parapet muni de meurtrières,
qui couvre tout l'édifice, venait encore renforcer la défense. La voûte
qui couvrait le couloir de la porte était-elle percée de trous qui eussent
servi à laisser tomber des projectiles sur im vaisseau engagé dans le
passage .^^ Pareille hypothèse est peu pix^bable : les ouvertureis laté-
rales des paliers suffisaient à cette défense intérieure de la porte. Il
est d'ailleurs impossible de trancher la question avec certitude car
l'arcade intérieure de la porte s'est écroulée ainsi que la voûte primi-
tive. On a reconstiiiit une voûte assez grossière, d'un tracé imparfait,
mais on rett^ouve les retombées d'une ancienne voûte dont on peut
restituer le profil en arc très surbaissé (fig. 4); donner cette forme à un
berceau de neuf mètres de portée était une grande témérité. Aussi les
tours qui contrebutaient cette voûte ont cédé à une poussée presque
horizontale. Cette faute mise à part, l'architecte qui conçut cette
porte marine a fait une œuvre logique : parti de la porte terrestre il
a su en modifier les formes et éliminer tout ce qui n'importait pas
au but nouveau qu'il poursuivait. Lorsqu'il l'a fallu, il a innové avec
autant d'intelligence que de hardiesse.
Mais les ressources dont il disposa ne furent pas toujours de la
362
H. TERRASSE
hauteur do sou laleut. Dos doux; portes, iiuo soiil(\ Bàl) el-Mrîsa, porte
une décoration sculptée : encore cette décollation no recouvre-t-elle
que la façade extérieure de la porto. L'iulériour montre [vour tout or-
nonient, à la base de l'arc, un motif composé d'éléments lloraux. Cer-
tes nous voyons au Maroc, du xii** au xiv" siocle, la décoration inté-
rieure des porter se faire de plus en plus sobre : mais j aimais elle
Fig 4. — Bâb el-Mrîsa : Face^intérieure et restitution de la von te primitive.
n'atteint cette pauvreté. Ici, de toute évidence, on a terminé à peu de
frais une œuvre commencée avec luxe. Les mômes préoccupations
de sévère économie ont réglé l'emploi des divers appareils dans la
maçonnerie de la porte. Toute la façade extérieure est en pierre de
taille, un calcaire coquillier assez médiocre. La taille de ces pierres
de moyen appareil est soignée; parfois on observe une tendance à
l'altemance de lits épais et de lits minces. L'arc de la porte est fort
bien appareillé en claveaux de faible épaisseur. Mais en dehors de
la façade, la pierre de taille n'est plus employée que pour les chaînages
d'angle des tours et pour les claveaux de l'arc intérieur. La masse
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALÉ
363
des murs est faite de moellons dégrossis et couverts d'un enduit; sui-
vant un usage déjà cher au xii^ siècle, cet enduit est décoré par en-
(Iroils (le dessins en léger relief qui imitent l'appareil de pierre de
laillc. Sur la face intérieure des murs, on en vient à employer du
moellon brut. Les escaliers des tours et les voûtes des chambres de
défense étaient bâtis en briques noyées dans du mortier.
La deuxième porte aujourd'hui ruinée ne possède plus que son
mur de façade entre deux tours réduites à leur saillie externe (fig. 5).
Fig. 3. — Porte Ouest de TArsenal'de Salé : Plan.
Elle avait été conçue aussi largement que la première : entre les deux
tours, elle a la môme largeur (12™, 68). Mais, de cette deuxième porte,
toute décoration est absente. Un fait nous montre qu'on avait bien
renoncé à toute parure : le bandeau qui encadre l'arc est moins large
qu'à la porte sud; vide de tout décor, sa large surface morne eût trop
accusé la pauvreté de l'ensemble. De ce fait, l'arc devait avoir une
ouverture un peu plus grande que Bâb el-Mrîsa. L'appareil de cette
porte décèle aussi que les projets primitifs ne furent pas réalisés. La
pierre de taille est fort belle et de grande dimension. Au-desisus de
la porte elle-même, entre les tours, des lits de pierres de taille très
épais alternent avec des lits plus minces; ce rythme, qui est ici très
accentué, ne manque pas d'une certaine grandeur. Mais tout révèle
la hâte et la négligence : ces belles pierres sont séparées par d'épais
lits die mortier; à Bâb el-Mrîsa, au contraire, le mortier ne formait
qu'une couche fort mince. Enfin la façade n'a pas même été ravalée.
364 11. TERRASSE
Si on il rononoé dans col le (inivre à tout «ouci d'art on a pourtant
voulu bàlir un ()uvia<i(' (IrlVusil' de girandc val(Mir : les lours sont plus
larges qu'à Uàl) el-Mrîs« v\ leur saillie est plus l'orle; les chambres
de défense uiéna<*-ées au niveau du soniiniel île lare ont deux ineiir-
trières frontales au lieu d'une; au-dessous, on voit encore inie autre
meurtrière; il existait donc, sous l;i pi-einière, une sc'condc chambre
de défense. Ce suppilémenl (l'oiganes défensifs s'imposait ; la porte
fait faoe à la mer et à l'esluaire el elle devait subir la première le
choc d'une attaque ennemie.
L'étude de l'appareil qui nous a dit dans quelles conditions
avaient été construites ces deux portos nous donne aussi une date
approximative : mais cette indication n'a qu'une faible valeur car
des appareils semblables ont parfois été eimployés à des époques dif-
férentes. Remarquons pourtant qu'une semblable éconoimie de la
pierre de taille et du moellon dégrossi se retrouve à Chella (i). L'ap-
pareil alterné y est aussi couramment employé. Les briques de môme
dimensions (26 cm. x i3 cm. x 3 cm.) y ?ont aussi noyées dans
d'épais lits de mortier. Nous pensons donc au début de l'époque
mérinide.
Une analyse sommaire du décor nous permet de préciser cette
vague indication. Il ne saurait être question d'étudier ici tous les élé-
ments décoratifs que présente la façade de Bâb el-Mrîsa, ce qui re-
viendrait à traiter l'immense sujet de la décoration hispano-maures-
que aux xii' et xni* siècles. Mais le décor de cette porte la place entre
le groupe des portes almohades (Bâb Agnâou à Marrakech, Bâb er-
Roûàh, porte de la qasba des Oudaïa à Rabat), et la porte de
Chella datée de 789 de l'hégire (2). Celle comparaison ne doit pas
être poussée trop loin; par sa composition générale et par maint dé-
tail la porte de l'arsenal de Salé révèle une grande originalité. En
premier lieu, l'arc lobé qui sous des formes diverses est de règle par-
tout ailleurs disparaît ici. Rien ne vient d(»)ubler l'arc brisé outrepassé
aux claveaux lisses : si la porte y perd en richesse elle y gagne en
fermeté. L'artiste innova encore lorsqu'il plaça la bande décorée d'un
entrelacs architectural et le bandeau épigraphique qui encadrent les
(i) Cf. Henri Basset et E. Lévi-Provençal, Chella, in Hespéris, 1922, p. 55.
(2) Ibid., pp. 16 et 3i.
Is^U
Terrasse, Pl. II
Salé, Bàb el-Mrîsa. Détail (inscription et décoration).
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALE
365
«Coinçons : il laissa ces deux bandeaux empiéter largement sur les
claveaux de l'arc. Les éooinçons se trouvent de ce fait beau-
coup plus longs que larges : ils paraissent s'étendre) pour se rejoin-
dre et ce mouvement est d'une réelle beauté. Par ailleurs ni le ban-
deau épigraphique ni la bande à entrelacs n'ont une largeur en pro-
portion avec l'ampleur de la porte : aussi paraissent-ils un peu grè-
Fig. 6. — Bâb el-Mrîsa : Ecoinçon de droite.
les; mais l'étroitesse du cadre fait mieux sentir les vastes dimensions
de l'ensemble. Dans cette composition si neuve, un seul détail peut
nous donner une indication de date : la décoration commence à en-
vahir les tours : les sobres bandeaux à entrelacs de Bâb el-Mrîsa an-
noncent le riche décor des tours de Chella.
Mais, rnieux que sa composition générale, c'est son décor floral
qui permet de dater Bâb el-Mrîsa et qui fait de cette porte un chef-
d'œuvre. A Bâb Agnâou et à la porte de la qasba des Oudaïa, le dé-
cor floral se construit sur un rinceau simple dessiné par une tige
épaisse et comme gonflée de sève; à Bâb el-Mrîsa (flg. G), la tige s'amincit
306 ïî. TERRASSE
et ses invohitîons dossinont iin double rinceau, en attendant qu'à Chel-
la des tifj-es d'une extrême trniiité s'enrouilent en rinceaux (Superpo-
sés. A la fin du xn* siècle, chaque feuille venait garnir l'intrriour
d'une involution du rinceau suivant une tradition fort ancienne :
la place et la diredion <lo la fouille étaient imposées par le schéma
constructif. A la [>orle de Salé quelques feuililes occupent encore la
place traditionnelle mais la plupart s'attachent au hasard et se dérou-
lent en tous sens. Bientôt, au xiv" siècle, des feuilles uux formes en-
core belles viendront se placer sans aucune loi sur des rinceaux grê-
les aux enroulements multiples. Enfin ces feuilles, palmes doubles
ou palmes simples apparaissent à Bab el-Mrîsa fo-l sjmpliliées : un ou
deux traits qui viennent couper en oblique la palme conservenl
seuls le souvenir des anciennes digilalions. Parfois môme tout mo-
delé disparaît de la feuille. Cette simplification des formes qui appa-
raît très avancée dans les portes almohades est presque ac-
complie à Bàb el-Mrîsa : elle s'achèvera au début du xiv* siècle. D'au-
tres éléments de cette porte lui sont particuliers et apparaissent mèïne
comme contraires à l'évolution nonmale de la décoration hispano-
mauresque. A pareille époque, l'art est encore riche d'inspiialion et
tente de nombreux (\'^sais. Nulle part autant qu'à l'arsenal de Salé on ne
voit pareille variété dans la foiime des palmes et de si fortes différen-
ces dans leur taille. Chaque élément du décor a sa physionomie
propre : un artiste passionné de dessin a exécuté sur ces deux thè-
mes de la palme simple et de la palme double de nombreuses et subli-
les variations. Cette richesse fut éphémère : des le xiv' siècle, les
foiimes des feuilles se réduisent à quelques types. Cette pauvreté
était inévitable; l'art de cette époque aime moins la ligne que la cou-
leur : il crée de délicates symphonies d'ombre, de grisailles et de lu-
mière, mais on ne reverra plus ces beaux poèmes de lignes fermes
et souples. Jamais non plus on ne verra décor mieux adapté à la sur-
face qu'il couvre : le mouvement des larges feuililes qui se déroulent
presque horizontalement accompagne et souligne le mouvement des
éooinçons. Au xni^ siècle comme au xif l'architecture et la décora-
tion ne se séparent pas.
Ainsi à Bab el-Mrîsa, nous voyons le décor hésiter avant de s'ea-
gager dans la voie qu'il suivra désormais et montrer, avec sa force.
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALÉ 367
toute sa fécondité. OEuvre riche et originale, cette porte doit occuper
une place éminente dans l'histoire d'un art qui va restreindre le ré-
pertoire de ses formes et fixer la loi de son développement.
Tout indique donc que ces portes marines datent du début de
l'époque mérinide. L'inscription coranique (i) de Bâb el-Mrîsa indi-
que quelle fut la destination du monument. On lit d'abord des for-
mules propitiatoires courantes (2) :
le taawwoûdh (Je cherche refuge auprès d'Allah contre Satan
le lapidé),
la basmala (Au nom d'Allah, le clément, le miséricordieux),
la taçlîyya (qu'Allah bénisse notre Seigneur Mohammed
et qu'il lui accorde sa grâce).
Enfin sont inscrits les versets 10 à 1 3 de la sourate LXI :
(( 0 croyants, vous ferai-je connaître un capital capable de vous
racheter des tourments de l'enfer.
« Croyez en Dieu et en son apôtre, combattez dans le sentier de
Dieu, faites le sacrifice de vos biens et de vos personnes : cela vous
sera plus avantageux si vous le comprenez.
« Dieu vous pardonnera vos offenses. 11 vous introduira dans les
jardins arrosés par des cours d'eaux : dans les habitations charman-
tes des j€irdins d'Eden, c'est un bonheur immense!
(( Il vous accordera encore d'autres biens que vous désirez : l'as-
sistance de Dieu et la victoire immédiate. Annonce aux croyants d'heu-
reuses nouvelles ».
Le sens de ces versets est bien net, c'est une invitation à la
guerre sainte et au sacrifice des biens de ce monde, une pro'messe
(i) Un cartouche situé sur le côté W. de Bàb cl-Mrîsa contient la profession de foi
islamique en caractères cursifs.
(2) J'adresse les plus vifs remerciements à M. Lévi-Provençal qui a bien voulu lire les
inscriptions de Bâb el-Mrîsa, à MM. Henri Basset et L. Brunot qui m'ont signalé l'inté-
rêt du sujet et aidé de leurs conseils et à M. J. Ilainaut qui a levé et exécuté, avec le plan
des deux portes, tous les dessins qui illustrent cet article.
368 H. TERRASSE
de victoire et -de félicité ëternello. Comiment ne pas admettre que
ces deux portes n'aient pas élé élevées en vue de la «^immic sainh^?
D'ailleurs, les textes historiques confirment ces conclusions (^t assi-
g-nent à ces nionunienLs une date et une signification précises.
L'auteur du liairdli cl-qirtâs et Ibn Klialdoun dans son Histoire
des Bcrbcrcs nous doinieut ih^s indications qui permettent de dater
ces d(Mi\ porlt'^ (le larou eerlaiue. Ia'(|()ùl> heu Alxl Allah, gouver-
neur .du Rihàlh el-Falh et de Salé souis le sultan mérinidc Aboû lahiâ
avait été chassé de la place par les Alniohades; il put réoccuper les
deux villes, mais il se brouilla avec le nouveau sultan Aboû loûsof
la'qoùb son oncle et se pivpara à lullci" coulre lui. Les marchands
européens cpi'il avait fait venir en graud uinubrc^ pour lui vendre
des armes s'emparèrent de Salé pendant la fêle de la rupture du
jeûne. la'qoûb ben Abd Allah, réfugié à Rilialh el-Fath, assista im-
puissant au pillage de Salé. Ceci se passait en 658/i.iGo. Il se résigna
à faire appel à Aboû loûsof qui se trou\ait à Taza. Le sultan vint à
marches forcées et, après quatorze jours de siège reprit la ville.
<( Le sultan donna ensuite l'ordre, nous dit Ibn Khaldoûn, de fer-
mer par ini ouvrage de maçonnerie, la brèche de la muraille occi-
dentale qui avait permis à l'ennemi de pénétrer dans la place et,
pourimériter encore plus de la faveur divine, il y travailla de ses pro-
pres mains ». L'auteur du Uawdh el-qlrtâs est plus explicite encore
sur ces travaux de fortification : k C'est alors que l'émir fit bâtir les
murailles et les fortifications qui donnent sur la rivière et qui n'exis-
taient pas à cette époque où les chrétiens entrèrent justement par ce
côté ouvert ». Suivant le même historien, Aboû loûsof bâtit ces for-
tifications depuis l'arsenal jusqu'à la aner. Ces textes pourraient suf-
fire : les murailles qui bordent l'ouod n'existaient pas avant Aboû
loûsof laqoûb; on peut penser à bon droit que 'les portes dont nous
parlons faisaient partie de tout cet ensemble de fortifications. Elles
auraient donc été construites dans îles années qui suivirent 658/ 1260.
Toutes ces constructions furent sans doute achevées avant 678/1274 :
à cette date Aboû loûsof vint à Salé pour préparer la guerre sainte;
là, nous dit Ibn Khaldoûn, il fit restaurer les fortifications de la ville.
Cette fois il n'est plus question de construction mais de restauration.
Des textes tirés d'historiens marocains contemporains compté-
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALÉ 369
tent c€s données. Ahmed ben Khaled en-Nâçiri (i) nous apprend que
Je sulan mérinide Aboû loûsof la'qoub construisit le Dâr eç-çanâa
(l'arsenal) de Salé après avoir expulsé les Espagnols qui avaient oc-
cupé la ville. Cet arsenal servait à conslruire des navires pour la
guerre sainte; les vaisseaux étaient amenés dans l'oued par un canal.
Les meurtrières de Bâb el-Mrisâ marquent encore la direction
de oe canal. Le Kitâb el-Istiqçâ donne le nom de l'architecte, Moham-
med ben Ali ben Abdallah ben Mohammed ben El-Hadj el-Ischbîli,
et ajoute que le bois nécessaire à la oonstructioTi ides vaisseaux était
fourni par la forêt de la Mamora. Le fqîh Ibn Ali ed-Dokkâli es-
Salâwî dans 1' Achraf el-Malâ bi-badh akhbâr er-Ribâth wa Sala
(histoire inédite de Rabat et de Salé) donne les mômes renseigne-
ments. L'étude des monuments eit les données des textes concordent
en tous points : les portes du mellah de Salé sont bien les portes d'un
arsenal maritime et leur construdtion, due au sultan mérinide Abou
loûsof la'qoûb, se place entre 658' 1260 et 668/1270 environ.
Ainsi daté, ce monument prend une signification historique fort
nette. Aboû loûsof la'qoûb sera le premier des Mérinides qui fera la
guerre sainte; avant même son accession au trône, nous dit Ibn Khal-
doun, il brûlait d'y pousser les Béni Merîn (2) . La prise de Salé par
les chrétiens dut être pour lui un coup fort dur : la terre sacrée, le
ribâth d'où les Almohades étaient partis pour la guerre sainte était
aux mains des infidèles. 11 abandonne tout pour le reprendre : après
la délivrance de la ville, il fortifie le rivage de l'oued pour empêcher
le retour de pareils malheurs. Il fait plus : un arsenal s'élève qui
armera des vaisseaux pour la guerre sainte, qu'Aboû loûsof la'qoûb
veut entreprendre dès que son pouvoir sera solidement établi au
Maghrib. Sa pensée est fort nette; de la cité profanée partiront les
vaisseaux de la revanche. Aboû loûsof et ses successeurs continue-
ront cette politique de la guerre sainte; les rivages d'Espagne verront
souvent arriver leurs vaisseaux et débarquer leurs troupes. Bâb el-
Mrîsa annonce la guerre sainte mérinide : elle en est même le pre-
mier acte.
(i) Kitâb el-lstiqçâ, édition du Caire, t. Il, p. lî.
(2) Cf. H. Basset et E. Lévi-Provençal, Chella, p. 10 sqq.
370 H. TERRASSE
Quelles fiiixMit les destinées de cet arsenal qui inaugum l'époque
la plus glorieuse de la domination des Mérinides el qui lut sans doute
le premier grand monument élevé par eux? Il servit à plusieurs re-
prises à construire des bâtiments pour la guerre sainte; il fut le lieu où
le Sultan aime à lancer ><on appel aux armes, le caniji où il concentre
ses troupes avant de passer en Espagne. En 67S, 684, 710 (i), Salé
arma des vaisseaux qui allèrent combattre sur les côtes d'Espagne :
l'Arsenal fonctionna donc régulièrement (2).
Cependant sa carrière ne dut pas être bien longue : lorsqu'au
début du xvn' siècle, après l'émigration de forts groupes de Moris-
ques à Rabat-Salé, la piraterie salétine prend un essor tardif et
commence sa brève carrière (3), l'arsenal va-t-il servir de base
d'opérations aux aventurière de toutes nations qui vont infester les
côtes marocaines? Rien n'est moins probable : de nombreux témoi-
gnages nous apprennent que le chantier de construction des pirates
était situé sur la rive de Rabat en bas de la Tour de Hassan. Le Kitab
el-Istiqçâ dit que le sultan Moulay Sliman « fit quitter aux juifs le
quartier de Bàb Hosein au centre de la ville (de Salé) pour leur éle-
ver un quartier spécial à l'ouest de la ville ». L'ensablement du port
était donc achevé depuis longtemps lorsque, à la fin du xvni' siècle,
on put bâtir, sur les sables de la dune, un quartier nouveau à l'abri
des hautes marées. Une tradition israélite qui rapporte qu'avant le
mellah, des tanneries s'élevaient sur l'emplacement de l'arsenal con-
finme ces vues. Au début du xvif siècle, l'arsenal était sans doute
envahi par le sable et seuls les rares vaisseaux corsaires que put armer
Salé au cours des xv' et xvi' siècles trouvèrent asile dans les murailles
d'Aboû la'qoûb. A ces monuments s'attache donc le seul souvenir de
la guerre sainte mérinide, car si la piraterie salétine fut en droit une
(i) Rawd el-qirtâs : trad. Beaumier, p. 5i5 et 54 1 ; Ibn Khaldooin, Histoire des Ber-
bères, trad. De Slane, t. IV, p. loi et io4 ; L. Brunot, op. cit., p. i5o.
(2) Les Villes et tribus du Maroc (Rabat et sa région) signalent sans indiquer leur
source, une restauration de l'arsenal de Salé par le saâdien Abd el-Malek. Il s'agit sans
doute de la réfection de la voûte dont il a été question plus haut.
(3) I/. Brunot, op. cit., p. i5a et p. 19s.
LES PORTES DE L'ARSENAL DE SALÉ 3^1
forme nouvelle de la guerre sainte, en fait elle ne fut pas autre chase
qu'une œuvre de banditisme international.
Mais ces portes de l'arsenal de Salé, oommencées avec tant d'am-
pleur et de luxe, achevées en hâte et pauvrement, ne sont-elles pas
le meilleur symbole de la guerre sainte que firent les Mérinides? De
belles proclamations, des appels enflammés annoncent leurs expédi-
tions; parfois des troupes se rassemblent et passent en Espagne. Mais
bien rares sont les batailles rangées et les opérations de quelque en-
vergure : le plus souvent la ca)m pagne se ralentit vite et, peu à peu,
on glisse à la guerre de razzias et de pillage. Partout une magnifique
façade, un beau départ; mais aussi une œuvre qui s'achève avec peine
et souvent sans beauté.
Mars 1922
Henri Terrasse.
SUR LA PRÉSENCE DE FORMES GLACIAIRES
DANS LE HAUT-ATLAS DE MARRAKECH
Il n'est plus possible d'admettre l'existence de glaciers actuels
dans le Haut-Atlas. Contrairement an.\ renseignements donnés à de
Foucauld par les Indigènes, les neiges qui recouvrent des hautes
cimes pendant plusieurs mois, disparaissent coimplètement en été :
il ne peut donc se former de véritables névés.
Est-ce que cet état de choses a toujours existé .î> Contre les exagé-
rations de Maw qui retrouvait partout rinfluence d'anciens glaciers,
une réaction tendait à la nier. Cependant un ensemble de faits dont
quelques-uius ont été notés récemment par M. Paul Penet nous per-
met de croire que le Haut-Atlas, au moins dans la partie du Massif
Central située au Sud de Marrakech, a connu une période glaciaire.
1° La Neige. — Dans la zone très élevée qui do-miiie les hautes
vallées de l'Ourika et du Roraia, nous n'avons sans doute trouvé
aueun névé actuel; mais les plaques de neige qui persistaient encore
à la fin de juin sur les hauteurs atteignant au nioins 3.ooo mètres
soM intéressantes, et par leur composition et par leur position. Nous
avons pu les étudier de près sur les pentes du Djebel Tachdirt et au
sommet du Tizi n'Tifourar, à des altitudes dépassant 3.3oo mètres
Les plaques de neige occupent le plus souvent des dépressions;
leujr épaisseur varie de 3o à 60 c en tilm êtres. La neige apparaît parfois
de couleur rose ou ilie de vin. Le tassement, sans être très accentué,
est bien net. A la surface, la neige est diiire. Au-dessous on observe
une mince couche de glace qui craque légèrement sous les pas. Non
seulement on trcmve sur le fond un lit de cailloux, mais encore la
plaque de neige est semée de cailloux et de débris.
HEriPÉRIS. — T. II. — 1922. 23
.•^74
.1. n':i.KI\IEI\ ET A. CIIAIVION
On jHMil adnu'llrc qiio, dans la ronsorvalion dt* ces plaqiios de
neige, rexposilion joue un vo\c inépondéranl. mais il nous a été dil-
cilc de ci>nslal(U- des règles bien ceilainos. i/e\[)osilion au Sii-d esl
évidemnienl la moins favorable, conifme on [)enL s'en rendre compte
en comiparant les deux versants tle rOutetl Onuika qui l'ont face, ce-
lui de dix>ile au iNord, celui de gauche au Sud. Si les [jlacpres ck; neige
semblent parlicuiièrenient nuimbreuses sur les liaules [jcnlcs oiieii-
tées vers le xSonl, elles existent aussi à toutes les expositioins : celle
de l'Ouest est inlluencée sans doute par l'abonidance plus grande des
l-'i'A. 1.
l'IiHiues (le neige au 'l'i/J n Til'oiirar.
précipitations; d'autres s'expliquent par les tourbillons de vent qui
aocumuilent la neige aux endroits abrités.
C'est cette localisation qui est la plus intéressiante au point de
vue où nous nous plaçons. En dehors de minces fdets courant le long
des pentes, les plaques de neige de quelque étendue se trouvent dans
les poches au flanc des sommets, sur les cols ou dans les dépressions
vallonnées. Elles oiocupent ainsi une position sensiblement analogue
à celle des névés et des glaciers.
FORMES GLACIAIRES DU HAUT ATLAS DE MARRAKECH 375
' L'aspect et la silualion des neiges actuelles nous laissent donc
supposer que les Conditions >de foi^miation de névés ne sont pas loin
d'être réalisées. C'esit l'iTisuffisance de la réserve de neige qui arrête
les amas actuels dans leur évolution.
2° Les Cirques. — L'hypothèse que cette insuffisance ne date que
de la périodie actuelle est confirmée par d'étude de la imorphologie,
qui apparaît, dans les hautes altitudes au-dessus de 3.ooo mètres, com-
me caractéristique des montagnes de cirques.
La haute chaîne qui court vers le Nord-Est par l'Âmserdine, le
Likounit, le Tachdirt avec des altitudes constam-ment supérieures à
3.5oo -mètres, celle qui la replie ensuite à l'Est, avec l'Amenzel et le
TougO'ur ou Daden ont leur flanc nord tout creusé de cirques. De là
les formes alpines des sommets, la ligne de crête ébréchée, la sculp-
ture des versants, le tout en contraste avec les foiimes de l'Oukayme-
den voisin. Celui-ci qui domine sur la rive gauche la gorge du haut
Ourika, se présente comme une haute plateforme mamelonnée, avec
des pentes abruptes et ravinées par une érosion torrentielle vigou-
reuse.
Ces vues générales nous ont été confirmées par l'étude d'im cir-
que auquel nous avons accédé en escaladant le flanc nord du DjebeJ
Tachdirt, à proximité du col du niêmc^ nom. Il est limité du coté du
sommet par une muraille impressionnanlc de pIusi(Miis oi niai nés de
nièLes de haut. Il présente la plupart des traits essenliels ihi cirque
glaciaire tels qu'ils ont été analysés par M. de Mar tonne : le profil
transversal en auge, les parois verticales, le fond plat caractéristique
avec la surface encombrée de débris et bosselée, le barrage d'aval
constitué par des blocs grossiers et non remaniés; nous n'avons pu
observer ici de roches striées. Le torrent qui sort actuellement des
plaques de neige persistantes marque une rupture de pente très ac-
cusée (fig. 2).
Par rapport aux autres cirques que nous avons vus de plus loin
et observés à la jumelle, ce cirque présente cette particularité de n'ê-
tre pas une simple niche, mais d'avoir une certaine longueur, comme
s'il voulait se continuer par une vallée glaciaire. Il est donc un des
plus remarquables, quoi qu'on pourrait trouver tel ou tel détail plus
marqué dans un autre. Ainsi par exemple, le col de Tachdirt lui-
376
.1. c:i':lkiukk kv \. ciiAivroN
iHoino d'cssme sur sa lace orieiiléo à l'Est, un cirque vcrilable qui est
CQUinic limilé t>n axai par un \('ii\'v rolèvomcnl <ln ïam\ a|)iès l('qn<»l
Vh
(Cirque de Taclulirt.
se produit une chute brusque, presque un escarpement. De part et
d'autre de cet accident, deux petits torrents qui se réunissent au-de«
sous ont commencé à se creuser.
Partout en effet on saisit le travail de l'érosion actuelle qui obli-
tère les formes anciennes : des éboulis atténuent les escarpements et
FORMES GLACIAIRES DU HAUT ATLAS DE MARRAKECH 377
le fooid est coJimaté par les apports plins fins, le ciirque glaciaire évo-
lue vers le cirque torrentiel. Signalons à oe point de vue l'originalité
d'un cirque situé sur lia face no'rd -ouest idii Djebel Likounit. 11 semble
à demi remblayé par une masse considérable d'éboidis dans laquelle
s'est creusé un ciirque torrentiel; celui-ci est donc comme emboîté
dans le cirque glaciaire.
De ces faits, nous pouvons donc conclure qu'une glaciation de
type pyrénéen a occupé les soimmets du llaut-.Vtlas, au moins sur le
versant nord.
Il semble que la ^période glaciaire ne isoit pas restée à ce stade en
quelque sorte élémentaire : un type de glaciers plus développés a
dû prévaloir tout au imoins localement, coimme l'implique l'analyse
des faits suivants.
i" Les formes des vallées. — D'une manière générale, les vallées
du Haut-Atlas se présentent suivant le processus normal : dans la
section qui succède au bassin de réception, ce sont des vallées extrê-
mement jeunes, avec des gorges vertigineuses comme celles de 10.
Tifni, de TOurika entre Timichi et l'Agadir des Ait Boulimane; on
aval, le profd itransversal s'adoucit, de même que la pente du thal-
weg : ainsi l'Ourika après le confluent de l'O.Romas.
Cependant nous avons pu noter des formes toutes différentes,
en particulier dans la haute vallée qui donne accès au col de Tachdirt.
Là coule un torrent qui est la plus haute l)ranche de l'O.Iminen, im-
portant affluent du Reraia. Tous les voyageurs ont été frappés du con-
tnaste entre les valilées .de l'Iminen et du Reraia, très rapprochées et
longtemps parallèles. Tandis que la vallée du Reraia est relativement
riche, celle de l'Iminen, en aval d'Ouenskra, est réduite, au thalweg
très étroit dominé par des pentes si raides qu'à peine quelques cul-
tures ont pu s'y accrocher. Autant l'ascension du Tizi n'Tamatert en
venant du Reraia est facile, autant la descente sur l'Iminen est diffi-
cile, même dangereuse. Or cette vallée, en V si aigu vers l'aval, s'élar-
git en amont d'Ouenskra, prenant une forme évasée qui rappelle
l'auge glaciaire. On observe deux aspects successifs. D'Ouenskra à
Tacbdii-t, la vallée actuelle, assez large, tapissée de pirairies et de cul-
378
J. Cl^î.EniEn ET A. CIIARTON
lures est (Ininiiu'o, surloiil sur la v'wo candie, par imo lorrassc iinipo-
sanle eo-ni posée 'dans loiile som épaisi&eiir (ralliivions j)liis ou moins
grossières ol ilo blocs assez Aoiliuiuineiix (li<>. l\). Sur la live droilc,
au villafTcc iiienic de Taehdirl le v(M\sanl est rocoinerl par un <dvaos
de blocs très oros, très durs dont l'aspect est sinf2;nilior.
La plupart sont lont rayés de s'tries, (piehpies-nns j)i"ésentent
nicnie de véritables cannelures. A quelques ccmilaines de mèires au-
Fiï 3 — Vallée del'O. Imincn à Oiienskra.
dessus du village de Taclidirt, il se produit un changement d'aspect
qui coïncide à peu près avec un étranglement rocheux de la vallée
et une chute du torrent. La vallée, élargie de nouveau, est doiminée
par des parois verticales de roches vodcamiques. Le fond est comme
remblayé de débris où peacent çà et là des rochers plus importants,
et le torrent recreuise sa vallée dans im sol peu résistant. Jusqu'à la
base abrupte du col, la ])ente cist relativeiment douce et la marche
facile. Les terrasseis d'Ouonskra ont disparu; mais entre les parois
vertioales et le fond de l'auge le raccord se fait par des talus d'ébou-
lis.
FORMES GLACIAIHES DU HAUT ATLAS DE MARRAKECIf 379
C'est par cette vallée où il nous semble bien retrouver des for-
mes gilaciaires à peine masquées par iim nouveau cycle d'érosion.
qu'on parvient au col de Taclidirt, lui-même véritable selle glaciaire.
2° Coulées de rochers. — En outre, les débris qui adoucissent le
profil en auge ne semblent pas toujours s'expliquer par l'accu-
mulation torrentielle ou par la chute des rochers éclatés sous l'effort
de la gelée. En dehors des pierrailles s'étalanit au bas des versants
en un cône de déjection fortement incliné, nous avon/s observé sur
les flancs du Tifourar et du Tachdirt de véritables coulées de rochers
descendant suivant la pente.
La coudée supérieure du Tifourar a bien l'aspect significatif d'une
langue glaciaire pétrifiée. Le profil transversal est bombé. Les cou-
lées sont composées de gros blocs anguleux, quelquefois très volu-
mineux, dont le plus grand nombre n'a pu être ni amené, ni rema-
nié par l'érosion fluviale. Elles ne peuvent résulter que d'un glisse-
ment des blocs sur un gdacier ou même sur un champ de neige après
la fonte. Il y aurait là un phénomène de nivation, sinon de glacia-
tion analogue au glacier de pierre du type alaskien signalé par M. de
Martonne à Dossenthal en Basse Engadine (i).
3° Le barrage d'Arroiind. — Quand on remonte le Reraia appelé
dans sa partie supérieure O. Aït Mizane, on aperçoit d'assez loin la
vaillée barrée par une sorte de puissante digue naturelle (fîg. 4). Vu
de près, ce barrage laisse une impression inoubliable. C'est un chaos
prodigieux de terre, de pierraiiUes et surtout de gros rochers : quel-
ques-uns de ces blocs atteignent /j à 5 mètres de hauteur. La largeiir
du barrage diminue assez régulièrement de la base au soniniet où
elle atteint encore près de loo mètres. La hauteur relative au-dessus
du thalweg est de 200 mètres environ vers l'aval; elle se réduit pres-
que de moitié vers l'amont.
Un semblable accident ne pouvait échapper à aucun voyageur,
géologue, géographe ou simple touriste. Il constitue une limite re-
marquable de géographie humaine : à sa base vers l'aval la conver-
gence de deux affluents élargit la vallée du fleuve principal et une
douzaine de villages se pressent sur un étroit espace doiminant des
(i) Le rôle morphologique de li neige en monlagne, ia La Géographie, sept._oct. 1920.
380
.1. CI'lLEUIKh Kl \. (.IIAUrON
cascades de iMilUiros en terrasse; cesl un inervcilleiix nid de v(M'diire
an ed'nr de la Iwiide nionlaii^ie désolée. Sni- la |teid(> dinnonl loninéc
voi^s le Siwl, Arrcnniid est an eonlraire, par .^..goo nu-Ires dallilnde
le seul et dernier villai>e.
Fifr. 4. — IJarrage d'Anound.
Cependant il ne semble pas qnVm ait fait encore du barrage
d'ArroLind une étude attentive pour en tirer une explieation satisfai-
sante. Une description «uperficielle suggère assez naturellemenl
l'hypotlièse d'une moraine qu'a soutenue Maw.
Mais les critiques de Fritsch et de Thomson sont trop justifiées.
On ne voit pas les au'tres traces d'un glacier assez puissant pour avoir
laissé une semblable moraine. Ce n'est peut-être pas une raison suf-
FORMES GLACIAIRES DU HAUT ATLAS DE MARRAKECH 381
fîsante pour renomcer à l 'explication glaciaire, Va seule qui oriente
les recherches. Car l'expliioation de Thomson par un « éboulement
montagneux )> n'explique pas grand chose. L'hypothèse de M, Paul
Penet d'une orig-ine volcanique ne s'accorde ni avec l'âge des érup-
tions volcaniques du Haut- Atlas, ni avec la structure du barrage.
Nous avons noté un certain nombre de faits sur lesquels on n'a
pas assez appelé l'atten/tion et qui feront peut-être faire plus de piro-
grès qu'une solution trop arrêtée.
a) D'abord est-il rigouoneiusement exact de parier de (( baiTage ))?
Un doute pourrait se présenter si l'on observe que le torrent au lieu
d'avoir rompu l'obstacile en un point quelconque est entièrement re-
jeté sur le versant montagneux de gauche. On ne peut s'arrêter à
cette objection : en effet, s'il n'y a pas, sur la rive gauche, une véri-
table section du barrage, on y constate la présence de quelques blocs
rocheux, semblables à ceux du barrage et formant une traînée con-
tinue. La pente du Reraia qui descend de près de loo mètres dans la
traversée du chaos prouve que l'obstacle est relativenient récent. En-
fin, on ne peut contester l'existence arLcienne d'un petit lac en avant
de la digue de rochers. Le village d'Arround domine une plaine où
l'eau ruisselle partout sut un fond de cailloux, en partie couvert de
prairies. Cette pllaine, large de plusieurs centaines de mètres devant
le barrage se rétrécit progressiv ornent au Sud dans ila direction du
marabout de Sidi Chamarouch oii le torrent n'occupe plus qu'une
gorge aiguë. C'est le fond de l'ancien lac. Rappelons à ce propos qu'il
existe sur l'autre versant du Haut-Atlas à peu près à la même alti-
tude un petit lac, le lac d'Ifni. Il serait sans doute intéressaniL de com-
parer sa formation avec celle du Jac d'Arround.
Il esil donc certain que le Reraia a été barré jadis à
la hauteur d'AiTound; mais il convient de retenir de la position ac-
tuelle du thalweg que le torrent a glissé vers sa rive gauche, c'est-à-
dire à l'Ouest, comime s'il avait été refoulé par une poussée venue de
l'Est.
/)) La largeur du barrage, actuellement encore si considérable,
fut jadis beaucoup plus grande. Des fragments en subsistent encore
en aval de la masse principale. Il en est un qui prend une importance
particulière : il forme une sorte de butte-témoin, piton conique oii
382
.T. CËLERIER El" A. CIIAUTON
s'étagoiil ciilliiros o[ xcv^evs el q»io ooiimnnc on nid do ci^o^no lo
villanfc deTaDurirl. nom l>orl)oro oxpressif (lii>\ 5). C'(>sl l'ôiosion lor-
renlielle qui a ainsi morcclô lo oliaos roclioiix ol lies blocs do iiioino
Fis. î). — Baltes (i'cl)oulis de TaniirirL.
nalnie ont été entraînés plus bas encore, remblayant la vallée. On ne
peut s'étonner do la rapidité du travail accompli, si l'on pense, d'une
part à lo \iolence du courant au moment de la fonte des neiges, d'au-
part à la faible résistance de cette masse hétérogène de rochers mal
cimentés par des débris de toute grosseur.
FORMES GLACIAIRES DU HAUT ATLAS DE MARRAKECH 383
c) Au resle ccLtc érosion n'est pas l'œuvre seulemenL du Ixcraia
comime nous allons le voir. Quand, de la vallée, on regarde le barrage,
on peut admettre qu'il ait été construil par des apports venus dn Sud
conime le torrent lui-même. Mais on s'aperçoit vite de l'erreur quand
on escalade le solnumet. Le barrage n'est pas borné en effet à la vaillée
principale; il se prolonge vers l'Eist, inclinant mêime vers le Sud-
Est (fig. 6). Gênés par la diffîcuilté de la marche dans ce chaos et
Fig. 6. — Surface du « glacier de pierre? » d'Arround.
par l'heure tardive, nous n'avons pu parvenir au commencement
qui est certaiinement à pluisieurs kilomètres d'Arround.
Les rochers qui hérissent la surface présentent tous la même
structure porphyriquc. Leurs ang'les sont en générayl émoussés, miais
ce n'est pas du tout une règle absolue. Toute cetiie masse est logée
dans une véritable vallée qui incline sa pente vers le Reraia et qui
se rétrécit vers l'amont. Au sommet la pente est très irrégulière, elle
se morcelle pour ainsi dire en paliers reliés par de véritables casca-
des de rochers, des « séracs », pourrait-on presque dire.
d) L'érosion actuelle poursuit son œuvre dans cet ensemble pé-
trifié. Elle a concentré son action de chaque côté de la masse rocheuse,
384 T. (:i<,I,FlUKn Kl A. CIIAUTON
t'll(' la isoIiM" (l»\>< \'(M"sanls (\c la \ allée en crciisaiil deux ra\ ins paiiail
loth^s (]iii alxnilissiMil. l'un dans j'aivrirn lac d'AiToinul, raiilic aii-dcs-
S'Oiis. On aperçoit encoiv sur le versuiU luonla^ncux de même (pie
sur la rixe gauche dn lliM'aia, une traînée do p'kmtos : il y on a denx,
à des luiuLenis dilTérenU^s (kinis le ravin do droite.
Le torrent do fyau'elie a du conlrihnei-, par ses apports, à refouler
\c Keiaia mm's l'Ouest <mi adme/llanl (pie la poussée (!(> la masse
rocheuse Ncniie do l'Est n'ait ]>ais siil'li. Le loiM'eid de droito a contri-
bué à morceler l€ barmge dans la vallée principale, où la conléo de
rochers était étalée à la façon d'un formidahlo cône de déjection.
La (lifi-no naturelle qm a barré le llonaia à Arroumd nous semble
donc la lerminaison d'un véritable torrent de rochers. Ce lorrent n'a
pu se former cl [HY>gresser dans une vallée préexistante que par l'ac-
tion olaeiaire.
(iONCLUSlON
D ai>rès rensend)le des observations ei-dessus que des tiavaux de
détail permettront de camplélor, on peu! admelire :
1° Que les fonmes actuelles du llaut-MIas n(^ sont pas explica-
bleis i>ar la seule érosion sidîaérienne.
2° Qwc le Haut-Atlas a été occupé localemcnl par des glaciers
de cirque de lypc pyrénéen dont les traces sont manifestes.
y Quo la glaciation des sommets a pu être accompagnée de
poussées glaciaires allant jusqu'au système du glacier de vallée ou
du glacier de pien^s.
4" Que les phénomènes de la glaciation de l'Atlas et de sa « dé-
glaciation » coni&écutive sont en rapport, d'une part avec l'importance
formidable des alluvions quaternaires dans le liaouz, d'autre part
avec l'affaiblissement actuel des cours d'eau, notamment sur le
versant Sud.
Juillet 1922
.1. CÉLERIER et A. CUARTON.
GHELLA
UNE NÉCROPOLE MÉRINIDE
(Suite et fin.)
TV
LÉGENDES ET CULTES
I. LÉGENDES CONCERNANT LA DESTRUCTION DE LA VILLE.
De tout ce passié que nous avons essayé de retracer, de ce que
Chella fut jadis, et des princes dont elle était la nécropole, rien ne
subsiste dans la inomoire populaire. A peine un nom survit, celui des
Mérinides, des hni-mrin, coniimc on les appelle au Maroc. Mais bien
qu'il existe encore des familles qui rattachent leur origine
à cette dynastie, ce nom, dans le langage courant, est synonyme
d'une période lointaine, d'un passé presque fabuleux. Dans Chella,
le peuple, qui a pour ellle uin grand respect, ne voit plus que les ves-
tiges d'une cité de légende.
Ce n'est pas une exception. Les villes ruinées sont noanbreuses
sur toute l'étendue de l'Afrique du Nord; rnais il n'en est peut-être
pas une dont l'abandon, aux yeux des indigènes, ne soit dû à des
causes fabuleuses. Au Maroc, existent à ce propois deux groupes bien
distincts de légendes explicatives. Les premières reposent sur le sou-
venir confusément gardé que l'Islam n'a pas existé de toute éternité,
et qu'il était un temps oii le pays était soumis aux Chi^étiens. Ceux-ci,
quand arrivèrent les Musulmans, s'enfuirent en toute hâte, laissant
^ là leurs villes et tous les trésors qu'elles contenaient, se' contentant
386 CHELLA
de préposer des génies à leur garde. De telles légend(>s se relrouveuL
aussi bien à Fès (pie dans lt>s régions les plus reicu'lées du IWI' cl du
Moyen-Aflas, où elles e\i)li(pi(Md l'origine de villages de grolLes arli-
lieielles aujonixl'hui abandonnés [i). L'autre groupe, c'est celui qu'on
retrouve dans tous les i>a\s du monde : le vieu.v tliènie de la vi/lle
d'Ys. Le> liabilanLs de la eilé ruinée élaieul fort j'iches; l'excès niôine
de leur l'orluut' les |H>ussa à l'impiété, jiisipi'au jour où Dieu, irrité
contre eux, les extermina. Légendes à tendances inorales, qui pren-
nent volontiers une forme lilténiiie, et que l'Islàm seaidjle avoir dé-
veloppées ilans ceis régions.
Mais, (pi'elles relèvent de l'un ou de l'^aulre groupe, ces légen-
des concordicid sin- un point, le seul important. Les habitants dis-
parus posséM.laient de grandis trésors, et ceux-ci somt restés sur place,
offerts à ceux qui -les sauront prendre. Les fouilles arcliéoilogiques en-
treprises en quelques endroits du Maroc depuis notre arrivée n'oid pas
d'autre but dans l'idée de la plupart des indigènes.
Cliella fut une de ces vililes que perdit l'excès de ses riiclieisses,
aux dangers desquelles ses habitants ne surent pas résister. On donne
d'ailleurs diverses veinions de cet événement et des motifs de la co-
lère divine. Voici une première Jégonde, telle qu'elle nous fut racon-
tée : « Les habiliants d'C Cdiella avaient tant de blé et tant d'autres
céréales qu'ils n'en faisaient plus nul oas; ils allaient jusqu'à faire
leurs besoinis dessus. C'était une grande impiété, (it Dieu les e;n punit
terribleoîient. Il les transforma en pierres : aujourd'hui encoTe il est
aisé de reconnaître sur chaque pierre de Chella — tous ces petits cail-
loux qui couvrent le chemin creux à l'inbérieur de l'enceinte — la
trace d'yeux, de nez, de bouche. Et il peiimit que les Juifs et les
Chrétiens fissent à leur tour leurs besoins sur eux. )>
Les indigènes de l'Afrique du Nord ressenlent un respect reli-
gieux poiu^ tout ce qui se fait avec la farine, et surtout pour le pain.
On se garde de le jeter, et dans les villiles mêmes, on ramasse avec
soin le morceau qui peut traîner dans la l'ue : ce serait coTnane un
sacrilège de le laisser fouler aux pieds par les passants (2). On coim-
prend donc qu'un châtiment aussi rigoureux paraisse naturel. Mais
(i) Cf. Henri Basset, Le culle des grottes au Maroc, Alger, 1920, pp. 35-37.
(^2; Cf. notemmcnt \V. Marçais, Textes arabes de Tanger, Paris, 1912, p. 127 et note i.
LÉGENDES SUR LA DESTRUCTION DE LA VILLE 387
ce respect pour le pain, symbole de la nourriture accordée par Dieu,
et qui coûte cependant tant de peine, existe chez presque tous les
peuples; et la légende, qui répond si biein à l'état d'esprit des popu-
lations nord -africaines, n'a pas été créée à propos de Cliella : elle s'y
est seulement localisée. Elle existe en Orient : les P. P. Jaussen et
Savignac l'y ont retrouvée à plusieurs reprises. En Arabie du Nord
elle explique l'aridité du sol dans la région d'al-Ilijr (l.Iegra, Medà ïn
Sàleli). II y avait autrefois dans ce pays des dattes, du blé, du pain,
des vêtements, en gro'S tas; on vivait dans iraboindance. (( Mais un
jour, une feimime perverse s'oublia jusqu'à essuyer son petit enfant
avec du pain. Ajllah l'aperçut et fut profoinidément irrité... ». Il trans-
forma les monceaux de dattes en rochers, le blé en sable, les vête-
ments en arbres sauvages et secs; la femme et son fils furent méta-
morphosés en lézards. Il existe une légende analogue chez les gens
d'Amwas, près de Jérusalem (i). Les débailis peuvent n'être pas exac-
tement semblables : les récits sont bien proches parents.
Une autre légende sur la destruction de Chella est fort populaire
à Rabat, bien qu'elle soit d'allure plus littéraire et comporte une mo-
rale d'ordre plus philosophique. Dans les temps anciens, racomte-t-on,
Chella était re|mplie d'habitants. Il y avait des imaisons, des mosquées,
des marchés, des Jbndaq et des bains. Un sultan régnait sur la ville.
On vit arriver un jour un savant alchimiste (2) ; cet homme possé-
dait le secret de fabriquer de l'or. Il s'installa, et grâce à sa science,
eut rapidement assez d'or pour assurer sa subsistance pendant toute
une année. Mais la chose se sut, et fut rapportée au sultan;
celui-ci envoya ses inkhazni quérir l'alchimiste. Quand on l'eut
amené, le sultan lui dit : <( Je veux que tu (m'apprennes la façon
de fabriquer des lingots d'or. ■ — Je l'ignore », répondit l'autre; et le
sultan eut beau insister, il n'en put rien tirer de plus. Il eut alors re-
cours à la ruse. Il ordonna de mettre l'alchimiste en prison : ce qui
(i) Jaussen cl Savignac, Mission archéologique en Arabie, Paris, 1914-18, t. II, p. 116.
(2) Un hakirn, dit l'informateur, mot qui, dans l'espèce, implique l'idée du pouvoir
magique ou liikma. Sur cette acception, cf. Enc. Jsl., II. p. 3'i'i, s. v*.
388 CllELLA
fut fait. Puis, s'étant dégui&é, il se lit coiiduiro à la même prison, et
enl'ernicr avtx) l'autre (jni ne le rocomiiiL pas. Le sultan s'attacha à
gagner sa eonliance; il l'invitait à par'taj[?er les repas qu'an lui ai)poi-
tait : car l'alchiiuiiislie, n'ayant pas de iDiaronts, risquait de souffrir de
la faim (i). Au boul dt> qiic>lque temps, il lui dit : <( Mon frère, je \iiv
suis aperçu que tu as quelque ennui; raconte-moi tes peines, et je te
dirai les miennes, à mon tour. — Voici, dit l'autre : je suis alchi-
misle. et sais fabriquer de l'or; mais le siiilllan m'a confisqué
mes ingrédients. — Qu'à cela ne tienne! je te les procurerai; mais
alors iu m'apprendras ton secret. — .le le le dirai, répondil l'al-
chimiste, car tu as pris soin de anoi, et iil me faut récolmpeniseï' tes
bienfaits. » Le sultan se fit apporter les iiigrédiients néceissaires; el
l'autre lui enseigna son art, sans se douter qu'il l'enseignait au sul-
tan. Celui-ci fabriqua de sa main deux ou trois lingots, et sûr de bien
posséder le secret, se fit délivrer. De retour dans son i>alais, il envoya
ses iiik/i(i:nt chercher l'alchimiste; et quand celui-ci fut là, il lui
dit : « Iliikiin. apprends-moi le moyen do fabriquer de l'or. — Je
l'ignore. — Me me reconnais-tu donc pas.^^ C'est moi qui étais
en prison avec toi! Tu m'as appris ta lecette. llappelle-toi : Je t'ai
dit ceci, tu m'as dit cela... » L'alchimiste s'aperçut qu'il avait ré-
vélé son secret au sultan, et s'en alla fort dépité. Mais il tenait sa
vengeance. Rentré chez lui, il écrivit sur de nondjreuses feuilles de
papier coiniiient il s'y fallait prendre» pour fabriquer de l'or, et
quels ingrédients on devait em[)loyer. Puis il distribua ces feuilles
dans toutes les maisons. Les habilanils de Chella, dans la joie, expé-
rimentèrent tous la recette; ils fabriquèrent du précieux métal tanlt
qu'ils voulurent, ett tous devinrent riches, ne se nourrissant
plus que des mets les plus délicats. Ces richesses leur firent perdre
l'esprit; aucun ne se doutait du châtiment qu'ils se préparaient pour-
tant eux-<mêmes. Car avec l'abondance, la vie facile, une grande
paresse les envahissait tous. (( Pourquoi travailler.^ se disait chacun.
Pourquoi pousser la charrue, puisque je suis riche .►^ Quand j'aurai
besoin de blé, j'irai au marché en acheter à pleines mesures! » Mais
(j) Il esl d'usage que les repas des prisonniers leur soient apportés par leur familli»
ou leurs amis.
LEGENDES SUR LA DESTRUCTION DE LA VILLE 389
il vint un jour où il n'y eut plus ni blé, ni orge, ni autres céréales.
On en arriva à donner pour un morceau de pain grossier un plat d'or
ou de magnifiques pierres précieuses. Bientôt même, il n'y eut plus
de pain du tout. La famine fut tcrribile : on essaya en vain de se
nourrir de pierres précieuses en poudre. Et voilà comment les habi-
tants de Chella, pour avoir été trop riches, moururent tous de faim
au imilieu de leurs trésors qu'ils laissèrent éparpillés sur le sol.
Cette histoire ressemble à ces contes philosophiques que l'Orient
a toujours aimés; et l'on ne peut guère douter qu'elle n'en soit ori-
ginaire, quoique, à notre connaiissance, elle n'y ait pas encore été
relevée. Mais, bien que l'informateur qui nous Ta contée telle qu'on
vient de la lire soit un demi-lettré (i), elle est aujourd'hui extrême-
ment populaire à Rabat. 11 en existe d'autres versions, à peine diffé-
rentes (2). Quelle que soit son origine, cette légende s'est solideiment
implantée à Chella; et ce qui le prouve bien, c'est la suite même
qu'elle compoi-te. Mais nous laissons ici la parole à l'informateur :
« Cet or, cet argent et ces pierres précieuses restant éparpillées
.sur le sol et les jours passant, la terre grandit sur le tout (3). Or, autre-
fois un porteur d'eau allait souvent à Chella, pour y travailler. De
temps en temps, il revenait chez les gens de son pays (4). Au retour
d'un de ces voyages, il trouva la ville vide; elle tombait en ruines.
Il s'en alla répétant :
msâu-nds,
û^oii-nds,
uhàdûk hnmâ-" nnâs '.
m^d'r-nml-ût^ds
mà-bqâu-nds.
(1) Si Mohammed ben Dâoùd, copiste à l'Institut des Hautes-Études marocaines, qul
la tient de sa mère.
(2) Cf. L. Brunot, La mer dans les traditions et les industries indigènes à Rabat et
Salé, Paris, 1921, p. 3i8-3i0.
(3) Croyance courante dans l'Afrique du Nord, d'après laquelle la terre croît comme
les végétaux; et l'on y voit une confirmation dans la façon dont les ruines se recouvrent
de terre. Un miracle fréqnemincnt accompli par les saints après leur mort, est
d'empêcher la terre de « pousser » sur leur tombeau. Ce qui s'explique le plus aisément
du monde par le fait qu'on débarrasse soigneusement ces tombeaux des détritus qui s'ac-
cumulent à côté.
(4) Littéralement : « il faisait revivre le sang ». iehir-^ddam.
HE3PBBI3. — T. II. — 1922 26
390 CIIELLA
|)(>s hotnnirs soiil pailis;
(li'> liommos sont Ncmis;
iou\ là soiil (les liominrsl
\ pail l(>s liaiiî W allas,
il i\v iH'sIc plus (riiomiiu's (i).
Le sultan do ce jkins IV'nltMuiil cl lui domia de 1 ai'f^cnl. l/aulre
ronlimia -^cs paroles. Alors le snHaii le lil aiufiicr par ses iiikh<i:ui,
et lui dil : u .le t'ai donné beaucoup dardent, et tu continuos à l'aire
rélo<^e de ces «^cnis? — Oui, sei^n(Mir : coux-là sont des honinies. \
l>art eux, il n'y a personne! — Racinde-iUioi pounjuoi. — Tu le veux?
— Oui. — SeigpnouT, l'œil ne croit que ce qu'il voit (y,)- Viens avec
Mioi M)ii- ce (jue ces f^^ons-là nie domiaiient. » Le sultan l'accompagna;
ils arri\èrent à Hojr el-Jahal (3). Le })Oi'teur d'eau iH-nélia dans uik^
grotte et dit au sultan : « Enliie, seigneur, et vois. » Le sultan entra,
et ne vit qu'assiettes et tables d'or et d'argent, dont il n'avait pas les
pareilles. 11 en resta boucbe bée et dit : (( Qu'est ceci .»^ » Le porteur
d'eau répondit : (( Quand les gens de (îheila doniiaieiit quelque fête,
ils servaient leurs invités danis iccs assiettes et sur oos tables que tu
vois. Quand le repas était terminé, les porteurs d'eau commeinçaient
à leur donner à boire et prenaient ces objets. Je suis l'un de ces
porteurs d'eau. Ma part, je la cache dans cette grotte. Et voilà pour-
quoi je chaiille la louange de ces gens. » Le sultan répondit : (( Ce
sont bien des gens sans pareil que tu loues. A part eux, il n'y a per-
sonne! »
La nioqaddma du tombeau de Sidi '1-Masnâwî nous a confirmé
que lorsque les Banî Wattàs étaient, comme d'aiilleuirs les Banî Merîn,
rois à Chella, ils servaient la nourriture, au cours des noces et des
fêtes, dans les plats d'or en question. C'est ainsi que, dans l'esprit du
peuple, le ncum des dynasties disparues s'associe au souvenir de l'âge
d'or où les hommes vivaient dans la splendeur et l'abondance.
(i) Dicton encore populaire à Fès, sous une forme à peine différente (cf. A. Bel,
Inscriptions arabes de Fès, p. 85) et qu'il est curieux de retrouver à Rabat, car il rappelle
la splendeur de la capitale au Moyen-Age.
(2) Proverbe : sâh- hain mâ-iât. Cf. E. Lévi-Provençal, Textes arabes de l'Ouargha,
Paris, 1922, pp. 118-H9, n° A5 et p. 164.
(3) Littéralement : le giron de la montagne. La montagne en question serait le Jabal
Sidi Boû-Mnîna, l'éperon aux trois qoubba qui s'élève à peu de distance au sud de Chella.
LES TRÉSOBS 391
2. — Les trésors.
Tous ces récits devaient contribuer singulièrement à exciter les
convoitises des chercheurs de trésors, ils n'étaient pas nécessaires pour
les faire naître; unais ils leur donnaient un fondement solide. Daiis
un pays oii la hantise de l'argent caché sévit avec une telle intensité,
toute ruine, par le seul fait qu'elle est une ruine, est un champ de
trésors. Chella ne pouvait échapper à la loi conwnune : en outre, la
richesise du sanctuaire, dont il restait encore tant de brillants ves-
tiges, avait assurément laissé quelque souvenir dans da mémoire
populaire. En 1790 déjà, les soldats du rnaklizen creusaient la terre
devant le mausolée de Sidi lahià et cherchaient des trésors dams les
chambres funéraires; ils eurent bien des imitateurs, dont nous avons
chemin faisant noté des actes de vandalisme. On est sur qu'il y a de
l'or; on sait que d'auciuns en trouvent, et le récit de leurs découveiiies
monte les imaginations. Il y a dix ans environ est mort à la Mekke
un Arabe de la banlieue de Uabal, nommé cl-Hàjj es-Sahràvvî. Il
habitait Chella: il y vendait du tlié aux pèlerins, et cultivait un jar-
dinet. Un jour, en creusant la terre, il découvrit un lingot d'or. Il
partit pour l'Egypte où il le monnaya, et alla s'installer à la Mekke :
des pèlerins l'y ont retrouvé. Ce n'est pas le seul exemple d'une telle
fortune. Il y avait dans la fontaine une dalle bleue sur laquelle depuis
longtemps les gens lavaient leur linge. Ils croyaient que c'était une
pierre — et c'était une dalle d'argent. Un matin, ils ne la trouvèrent
plus; mais l'un d'eux, en levant les yeux, vit une phrase écrite sur le
mur. Un lettré la leur expliqua : elle signifiait : (( Plus bœufs que
des bœufs sont ceux (pii lavaient sur de Targenl en croyant
laver sur une pierre! {abqa'r-bcn-(ïbqar ' llï-isnhbnn (pl-^)in(hjra ushtUflhom-
h^dr !) (i) — Voilà donc pourquoi elle était bleue )), conclurent-
ils. De plus malins qu'eux l'avaient emportée pendant la nuit. Il
reste encore à Rabat des gens qui savent exactement oii se trouvait
cette dalle. Au reste, sa présence n'avait rien que de naturel. Cette
(i) Phrase proverbiale à P.abal. Cf. Bruuot, op. cil., p. 819 : l'iiisloitc est sensiblement
la même; l'homme qui a enlevé le lingot est un Soùsî, ce qui est naturel, le Soùs étant la
terre classique des magiciens et des inventeurs de trésors. Le proverbe est rapporté sous une
forme légèrement différente.
392 GIIELLA
li>nUiinc est peuplée d'aiiguilli^s vl (\c loiliies sacrées; el voiei ce que
l'on raconlt" de Win Ajenna, source siluée eu eoulre-hiis, cl (pii
est alimentée d'ailleurs par la même eau, aivrcs un [)assage souter-
rain : des ^'•ens plonjjèrent dans 'Aïn Ajenna — cette seule idée mon-
tre la puissance de l'inuiginalitHi, en ces matières, chez les indigè-
nes, leur dédain de irobservatioii, leur foi profonde on une réalité
bien différente des a[>i>areincos sensibles. — Ils reuionlèrent, sous la
terre, le cours <le l'eau, et par\ lurent jiis([u'à une niaiison d'or oii
aboulissaieul d(>s conduites d'oi' \enani du i*aradis(i). D'aulrivs aflir-
ment qu'il est im[)ossil)le d'arriver jus(pi'à celte maison; mais ils
n'en contestent pas l'existence: c'est la ileuieure des génies qui appa-
laissent, coimme nous le verrons, sous la forme d'anguilles et de
tortues.
Mais si ces trésors sont inaccessibles, d'autres ont été retirés de
Chella. L'on voit on certain point tie la khalwa doux trous de dimen-
sions correspondant à colles d'une caisse : il y on avait une autrefois,
en effet, que des gon« tlu Soùs ont rémssi à ompoirter. Dams un mur
est un autre trou, de lia grosseuir d' une (<i'i(ijîyfi [:>.) : encore un trésor
enlevé. On voit enfin la place dun autre, sous mie colonne.
11 en reste. Seulement, il n'est pas très facile de s'en emparer.
Car, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, les génies veillent jailousemcnt sur
eux, et l'imprudent qui s'aventurerait à chercher un trésor sans être
versé dans cette magie spéciale risquerait fort d'y laisser la vie : bien
heureux seulement si ses reclierclios restaient vaines, ou s'il voyait
le trésor, à peine découvert, s'évanouir à ses yeux : c'est le moins
qui puisse lui arriver. On cite des chercheurs qui ont dispaini mys-
térieusement.
Découvrir des trésors et se les approprier nécessite donc toute une
science, et très compliquée. Au reste les livres de (magie la dispen-
sent généreusement. Ils consacrent de longs passages à la recherche
(i) Légende à base étymologique: 'am a/enna = la fontaine du Paradis (pour iaX^\ -.^c).
(2) Sorte de marmite ; à l'origine, la « tangéroise ». Sur ce mot et ses diverses accep-
tions au Maroc, cf. notamment L. Brunot, Noms de récipients à Rabat, Hespéris, I, p. i'.>.7.
LES TRÉSORS 393
des trésors, énuniérant d'intermmables formules de conjuration, des
listes d'ingrédients, déoriviant par le >menu la série des gestes néces-
saires; ils indiquent comment il faut se comporter quand apparais-
sent, sous une forme étrange et terrifiante, les génies-gardiens (i).
Toute cette magie vient d'Orient; mais elle obtint un singulier succès
en Afrique; les sorciers maghribinis, surtout ceux du Soûs, furent
vite reno^mmés dans tout le monde de l'Islam, Sous ces influences
orientales, l'idée du trésor lui-môme se transforma : l'or et l'argent
devinrent secondaires : ils furent remplacés de plus en plus par les
pierres précieuses et surtout par les talisimans ('^). Plus qu'ailleurs,
ces influences devaient se faire sontix à Chella, ruine relativement
récente, dans un pays depuis longtemps arabisé, à proxifmité d'une
ville cultivée.
C'est ainsi que l'on raconte couramment aujourd'hui que dans
l'une des fenêtres de la grande porte se dissimule l'anneau de Salo-
mon (3), grâce auquel il se faisait obéir des génies : 'l'on sait la place
que tient cet anneau dams la légende salomoinienne si populaire en
Orient. Nous ne saurions dire par quelle voie il vint au Maroc : mais
ce qui est sûr, c'est que plusieurs personnages l'ont possédé tour à
tour dans ce pays. C'est lui qui fit la puissance de Moulai" Ismâ il, le
souverain qui employait les génies à construire les iminenses palais
et les formidables murailles de Meknès. Puis, arrivé jusqu'à ilui par
une voie mystérieuse, on -le retrouve sur la main de Si Jilàlî, le vrai
Rogî, qui se souleva contre Sidi Mohannncd ben 'Abd cr-Rahmàn (4).
Divers personnages, aujourd'hui encore, possèdent des anneaux doués
d'un pouvoir magique plus ou moins considérabie; mais c'est à Chella
qu'est l'authentique anneau salcmonien.
Cependant, ce talisman historique n'est pas le seul qui se dissi-
mule dans ces ruines. On y pourrait découvrir encore tous les objets
magiques dont il est question en pareil cas, et dont il existe par le
monde un grand nombre d'exemplaires : les sabres, les poignards,
(i) On trouvera des exemples de ces conjurations dans Doutté, Magie et religion
dans l'Afrique du A'orrf, Alger, 1909, p. 120 et 266-268.
(2) Sur cette évolution, cf. Henri Basset, op. cit., ch. m : « Les grottes et les trésors ».
(3) Ijâlêm ' Ihekma.
(4) Edw. Westermarck, The Beliejs in spirifs in Morocco, (Ada Academiae Aboensl';,
Humaniora 1), Abo, 1920, p. 107-108.
394 CIIELLA
les l)àk>ns, les lioles de /.'>///, los anneaux, les bonnets, les sandales
ofràee auxquels on peut parvenir à la /lihna. Le folk-lore mairômin
esl i(Mnj)li iriiisloires i\c lolba (jui oui découxci I (|ii(>l(|u'uu de ces
objets précieux (i), de niai,Mciens du Soùs qui ont tenté de is'en empa-
rer (2); d'ailleurs — et l'esprit berbère reprend ici ses droits — ils
en font d'ordinaire nn très prosaïque usage; il leur suffit que leur
existence «oit assurée «ans i^ffort : l'ambition d(^s Ailadin borbèros
s'élève rarcMuent plus liant. A moins qu'il ne s'agiisse de personnages
historiques, .lîlàlî cr-lU)gî posséilait l'anneau de Salomon; mais d'au-
cuns lui prèleut aussi un poignaid de liilniui. Wnù llauiàra, celui cjui
fut pris par Moulai Abd el-i.lari/. — v\ à (pii Ton allribue d'orcbuaiie ce
nom de rogî — vexé d'C son surnom ])eu reluisant (= l'homme à
l'ânesse) se faisait vodontiers appelei- l^où l.Iamàla (= l'homme à la
cordelière). On en comlut généraleinont aujourd'lrui que lui aussi
possédait un pnjgnanl de hikmn ; et l'on ajoute que grâce à ce poi-
gnard, une mesure d'orge Jui suffisait pour rassasier tous les chevaux
de son armée.
On conçoit que de pareils talismans excitent tout autant que
l'or la convoitise des chercheurs de trésors; le récit d'opérations réus-
sies vient raviver leur foi. Voici un prooédé qui nous a été donné
sur place; il y manque, il est vrai, l'essentiel : le texte exact des abra-
cadabras :
(( Celui qui veut découvrir un trésor doit être très ver^sé dans la
science du Jadiml (3). Il s'assure l'aide <run :<>liri » — nous revien-
drons plus loin sur ce personnage — (( et va passer la nuit à Chella.
Quand tout dort, il prépare le hnhhoùr, qui doit être de l'emoens
maie (A) et du j'hvî (benjoin) noir — le jàwl noir spécial aux gna-
\va (nègres), et que l'on nomme hohhoûr cl-Jnoùn (5), tandis que le
jâwî blanc est celui dont se servent les autres gens. — Il a amené
(1) On en trouvera un exemple dans Doutté, En Tribu, Paris, igili, p. 87.
(2) Cf. par exemple Dr. Herber, Mythes et légendes du Zerhoun, Archives Barbe.
Tes, igiS-ifi, p. i55-i56.
(3) Le jadwtti, (litl. tnhleau), est la disposilioii m dessins géom<'lriqnes de l'incan-
tation écrite. Les tableaux magiques sont d'un emploi extrêmement courant : il n'est
guère d'amulette où ils ne se retrouvent. Cf. Doutté, Magie et Religion, pp. i5o-i52.
(A) j^^^ -JJ^- Cf. Dozy, Suppl. Dict. ii, p. 5i5.
(5) On peut noter le fait, car il montre une fois de plus les rapports qui unissent,
dahs l'esprit dec musulmans nord-africains, les noîrs avec le monde des génies.
LES TRÉSORS 395
un bouc noir. Le mag-icien (/fj'li) dessine un j(i<Uv<il sur une
feuille de papier, allume l'enoems, et prononce ses incantations (i ) ;
il continue jusqu'à ce que la feuille s'envole de ses mains : elle va se
poser juste à l'endroit où est le irésor. Le 'magicien égorge alors le
bouc à cet endroit même, afm que les génies boivent le sang, et
soient satisfaits. Puis il continue à faire des fumigations et à ré-
citer la '(ciinn, jusqu'au monieut où la terre s'entrouvre : le trésor
apparaît. Le zohrl descend dans le trou. 11 faut que ce soit lui, car
si le (magicien y descendait, la terre se refermerait sur lui. Et le :ohrî
rapporte ce qu'il avait mission de prendre. Car le magicien lui avait
dit : « Prends pour loi l'or, et ne me donme — par exemple — que
rétui à kolil, ou bien Panneau, ou bien le poignard ». Ce sont autant
d'objets qui lui permettent de parvenir à la hikma. Car, s'il se met
autour des yeux du kohl de cet étui, il peut voir les juoûn et leur
demander ce qu'il veut. Sur l'anneau est écrit le nom d'un génie-
serviteur : s'il le met à son doigt et le tourne, ce génie apparaît et
se met à ses ordres; de môme le génie-serviteur du poignard arrive
s'il tire celui-ci de sa gaîne. Le génie se présente en prononçant cette
formule :
âmèr, na'Btnël, id mûlâi!
âmcrti aîl(t-mâl-''h(ârb, i^çk!
âmë/'p çhhi-mfil-'^ssdrq, i^ék!
i( Ordonne, j'obéirai, ô Maître !
Si tu veux les richesses de l'Occident, elles viendront vers toi!
Si tu veux les richesses de TOrient, elles viendront vers toi. »
Les livres de magie et la science populaire connaisisent bien d'au-
tres procédés du même genre, dont beaucoup sont infiniment plus
(i) (»-ç.-o..ç.3^ (b-A-o-Jo^ fr*^.- L® premier terme désigne à proprement parler le
fait de répéter pendant un nombre de fois indéterminé un des noms de Dieu {'azîma),
pratique fort usitée dans la magie nord-africaine. Les deux autres verbes constituent des
onomatopées qui représentent les formules cabalistiques prononcées par le magicien, comme
il en existe dans toutes les magies. Cf. Perdrizet, Negotium peraméulans in tenebris,
Strasbourg, igay, p. aS (parlant de la magie gréco-orientale) : « La magie affectionnait pour
ses abracadabras les noms à bredouillement, formés de Mapiiap — ou \hp\i.tp — , de Bapf5ap
— ou BepoEp — » et les références citées. — ;<>-*■••"'' est passé dans le langage courant
avec le sens de « marmotter ». Quant à ^t-^^-^Jk, il est classique, comme son voisin fy-*J'
396 ClIEUA
compliqués, et ils s'élciHÎtMil d'ordinairo l)i(m davanUig^c sur les génies
qui gardent le trésor. Mais on retrouve dans ce récit des liaits bien
intéressants, et qui sont oonamums presque à tous. C'est avant tout
la présence d'un aide, à cpii le magicien abandonne l'or, tandis qu'il
se réserve le talisiikan, bien préférable, car c'est à tout le moins un
trésor inépuisable. Il est tout à lait icMuaKpiable que l'inventeur du
trésor, le savant magicien seul capable d'en déterminer remplace-
ment, d'en faire ouvrir les portes, de réduire pour un temps à l'im-
puissance les génies-gardiens, ne puisse lui-môme enlever l'or ni les
talismans. Ce Irait, courant dans les bistoires de découvertes de tré-
sors qui se racontent au Magbrib (i), vient lui aussi d'Orient. Le
magicien du conte d'e Djoùdar le Pêcheur, dans les Mille et une
Nuits, doit recourir aux offices d'un aide — il est vrai que cet épisode
du conte se passe au Magbrib — et Aladin s'aventure dans le jardin
aux trésors pour le compte d'autrui. Mais notre récit apporte ici
quelque cbose de nouveau. L'aide ne saurait être une personne
quelconque : c'est un :o/iri. Dozy traduit ce mot par « géoman-
cien »; notre infonnat(Mir donne un sens quelque ])eu différent.
« Le :<)liri. dit-il, ne voit pas de loin; il a la pauTno de la main et
le dessus de la langue fendus naturellement. 11 y a beaucoup de
gens dans ce cas : on dit que ce sont les fils des génies qui ont été
mis dans le berceau des fils des liomnies (3) ». Voilà qui nous éclai-
re sur leur rôle : ce sont en réalité des génies; ils n'ont à peu près
rien à craindre de leurs congénères; ils peuvent descendre sous
terre pour recu(^illir le trésor, tandis que le magicien lui-même
n'oserait s'y risquer. La 'découverte des trésors exige l'union de la
science de l'un, et de l'impunité de l'autre.
0
(i) La nécessité d'un aide, dans ce cas, n'a aucun rapport avec le sacrifice humain
dont on accuse souvent, aujourd'hui encore, les chercheurs de trésors : la victime hu-
maine tient alors la place du bouc du procédé ci-dossus. Une telle accusiation se retrouve
;<illcurs que dans l'Afrique du Nord. Ainsi, en Egypte, on sacrifierait un nègre aux gé-
nies des trésors (Legrain, Louqsor sans les Pharaons, Paris-Bruxelles, iç)i4, P- 'o/|) : les
deux qualités de victime humaine et de victime noire, chères aux génies, se trouvent
réunies.
(2) La croyance à une telle substitution est en effet extrêmement répandue dans l'Afri-
que du Nord.
LES TUÉSORS 397
Il eût été étonnant de ne pas trouver dans le folk-lore de Rabat
quelques récits se rapportant aux aventures de chercheurs de tré-
sors à Chella. Il en est en effet plusieurs, depuis la brève mention
d'une tentative, réussie ou non, jusqu'au eonte compliqué, formé
de thèmes connus, et qui s'est localisé par hasard à Chella comme
en bien d'autres endroits. On en trouvera ici deux exemples :
Une année, raconte-t-on, un magicien — fqih — du Soûs vint
trouver le qâ'ïd, et lui annonça son intention de découvrir un tré-
sior. Le qâ'ïd lui donna des mkhaznî et ee qu'il lui fallait. Magicien
et mkhaznî s'en allèrent à Chella, firent leurs ablutions, prièrent,
puis miangèrent. Lorqu'une partie de la nuit fut passée, le magicien
dit aux mkhaznî : (( Quoi que vous voyiez, gardez-vous bien de
rire ou d'avoir peur! — Sois sans crainte », répondirent-ils. Cela
dit, le magicien disposa devant lui un brasero, fit des fumigations
et se mit à parler à voix basse. Alors des génies — 'afrît — commencè-
rent à passer devant eux, sous la forme de chevaux, de chameaux
et de bœufs; des pierres tombèrent en pluie devant les mkhaznî,
qui restèrent impassibles, tandiis que le fqîh continuait ses incanta-
tions. Vint enfin un génie, qui se précipitant sur un des homimes,
le fit tomber à la renverse : à la vue de cette chute comique, ses ca-
marades se mirent à rire. Ce leur fut fatal : le afrît se retournant
contre eux les lança en l'air : les uns retombèrent à Sidi boû Sedra,
les autres à Ràb el-IIadîd. Le lendemain, ils rentrèrent en ville et
racontèrent leur aventure; quant au magicien, il disparut, et l'on
ne retrouva jamaiis ses traces. Ce récit est absolument authentique,
affirme notre informateur Mohammed ben Dâoûd : le qâ'ïd dont il
est question est Si 'Abd es-Salâm es-Sowîsî, qui fuit pacha de Rabat
au temps de Moulai el-Hasan ; et lui-même tient Thistoirc d'un nommé
el-Hâjj Jîlâlî ben Mohammed, Arabe du I.Iawz, mort malheureusement
depuis peu, et qui était l'un des héros de cette aventure.
L'autre histoire est moinis savoureuse. Elle est plus ooimpliquée
et plus banale à la fois. Conume presque tous les récits de ce genre,
elle a pour héros un magicien du Soûs. Celui-ci vint un jour à
Chella; ses dix enfants l'accompagnaient. Ils campèrent auprès du
398 CHELLA
sanctuaire de Sidi 'l-Masnàwî, et y restt^rent un certain 'temps, occu-
pés au\ calculs maii-iqucs nécessaires pour <lél(M'miu(M- rcudioil où
étaiil. caché le livsor qu'ils oonvoilaicul ; à la suite de ces i'alculs, ils
décidèreul de fouiller aux environs de 'Ain Ajenna. Ce fut d'abord
le lour du premier lils; après (]u'il eut fait «os incanlations et ses fu-
mifratimis, le Iré-^or apparul. il descendit dans le trou; mais le 'afiît-
«.•ardien le lua. (le fui (MisiiiU» le loin- <lii second [ils; il (mourut de la
niLMue manière; jniis h' troisièm(\ puis tous les autres sucicossive-
ment jusqu'au dixième. R(>^tail le pèi'c, plus savant map^icicn. 11
omnuMia un habilaîil de Chella, cl, j^iiàcc à isos clvarmes, fit appa-
raître le trésor et le afrît-ofardien. Celui-ci, sachant d'avance qu'il
allait ctr(> vaincu, pr<)p>)sa aux deux homnu^s de poiter l'affaire de-
vant \o dira' (!). Le nuagicien n'y consentit pas. Il montra à son
cnmpa^Tion le trésor — il y avait là mn bâton, des sandales (i), un
bonnet de colon, un étui à Uold cl une peau de mouton — et lui dit :
(( Ces objets sont des talismans. Si j'arrive à vaincre le 'afrît, grâce
à la haiaka de Sidi "1-Masnà\vî, je ne désire j>as autre chose que de
m'emparer de sa personne. Quant aux objets, je Ibe les abandonne. »
Il tira de ses vêlements un tube de enivre, et se mit à faire des in-
cantations. A mesure qu'il parlait, le 'afriit fondait; il finit par de-
venir coimime une abeille. Le mar^icicn le prit, le nait dans le tube et
l'y enfenna. Aloi\s \o Sousî expliqua à son compagnoin les vertus
magiques des talismans : « Si tu chausses les sandales et prends le
bâton à la main, en faisant un p^as, tu parcourras le chemin que tu
aurais parcouru en une année; si tu métis le booinot sur la tête, tu
deviendras invisible. Si tu te mets aux paupières du kohl de relui,
tu verras les gvnies. Si tu fais ta prière sur la peau de mouton, cha-
que fois que tu te prosterneras en prononçant la formule Allah akbar!,
tu recevras une pluie de louis, »
L'autre prit les talismans; puis ils retouimèrent tous deux au
tombeau de Sidi 'l-MasnaAvî. Le magiciien prit congé de son compa-
gnon, en lui disant qu'il allait rentrer dans son pays : effectivement
il revint au Soûs. Arrivé chez lui, il ouvrit le tube, fit une incanta-
tion, et transfoilma le 'afrît-abcille en un mulet, qu'il mit à la meuile
de son moulin à huile.
(i) «JLjLai : sandale faite d'une simple semelle de cuir avec des cordons de palmier-nain.
LES GÉNIES 399
Six ou sept ans passèrent. L'homme de Chella se dit : il faut
que j'aille voir ce Sous^, cl (pic je; saclu; ('c qn'il a l'ail du afiîl qu'il
avait changé en ^abeille! Il se mit en route; retrouva le magicien,
qui lui montra le afrît changé en mulet à la meule de son (moulin.
En voyant l'homme, le mulet le reconnut et se mit à pleurer. L'hom-
me fut pris de pitié, cl demanda au làleb soûsî de lui faire miséricor-
de. Celui-ei répondit : (( Rien ne me rendra mes enfants; mais pour
te faire plaisir, j'enlèverai ce mulet de la meuile, et je le mettrai à
l'écurie, à la disposition de ceux qui voudront l'employer comme
bête de somme. »
Ce qui fait rinléréil de celte légende, au reste visiblement in-
complète, ce sont beauicoup moins ses péripéties que l'intervention,
si secondaire soit-ellle, de Sidi '1-Masnâvvî, l'un des saints protecteurs
de Chella. Les saints, nous le verrons anieux encore par ailleurs, ten-
dent de plus en plus à exercer un pouvoir d'ordre général sur tout
le monde surnaturel de l'enceinte.
3. — Les génies.
Parmi toutes ces légendes de destruction de villes, tous ces ré-
cits de découvertes de trésors, il y a, nous l'avoms vu, bien peu de
traits originaux. Quelques détails seuls permettent le plus souvent
de situer à Chella des thèmes merveiillenx qui se retrouvent en
maints autres endroits d'Orient et d'Occident. Sans doute, le peuple,
à Rabat, n'ignore pas ces contes, imais il n'y attache qu'une impor-
tance médiocre : les tirésors, bien gardés, ne sont-iils pas hors de
portée, à Chella comme dans les autres villes ruinées? Au contraire,
il existe dans cette enceinte tout un ensemble de forces surnaturelles
qui, elles, tiennent dans la vie des habitants de Rabat, surtoiit des
femmes, une place considérable. Chella est un centre de cultes,
oulte d'animaux sacrés, culte des génies, culte de saints; et c'est en
même temps le théâtre de rites marqués d'une forte empreinte mu-
sulmane.
Dans les ruines de la chambre d'ablutions, dont l'eau recouvre
aujourd'hui la cour tout entière, la transformant en un vaste bassin
oii les femmes lavent les toisons, on voit nager, en grand nombre.
400 CIIFI.l.A
des tortues ot das anf^iiillos. Familières, cllc« passent sans crainte
entre les lavandières : aussi bien n'en ont-ellcvs riou à redouter; ce
sont, en elTet, des anjiuiaiix sacrés; on a (joiir elles la plins ^'■rande
vénéralion. De nond)reiises lé^i-eiules raj)pellent le chàliinent terrible
résierM' à qui leur feiait {iuel(]ne niai. (/eu\ (pu is'aviseraieni seule-
nuMil (le inellic en doiile leur earaclèiH* surualuixM ou leur |)uissanee
(( serai(Mit pris (l(> xioleules douleurs aux jointures »; le j>reniier eu-
ropéen qui nianifesla son is'ceplieisane eut, dit-cvn, les pieds et les
mains paralysés.
Un autre euroj)é(Mi, nous a-l-on raconté à plusieurs reprises, ne
se contenta pas de douter : <( 11 y a que'lqueis amnées, un chrétien
portant un sac, un lior.nue de ])eu, vint et se mit à saisir tortues et
anguilles. 11 y avait là des nuisulniians qui s'indignèrent et repré-
sentèrent à riiammc (pi'il conuirettait un sacrilèges : s'il persistait,
il encourrait sûrement la punition divine. L'aulne était décidiémont
un impie : il ivpliqua que si J)ieu devait vraiinent le pu-
nir, il 1(^ l"(>rail à rinslanl, car il naNait pas liulcurKni de cesser. 11
reprit sa pèche de j)lus belle, saisissant et tuant liortucw et anguiLles.
Et puis, il les mangea. Mais le châtiment ne tarda pas : il fut terri-
ble. Dieu envoya à oct homme une maladie qui lit tomber son corps
en miettes (i). »
Assurément, dan« cette histoire, tout n'est pas légendaire. On
reconstitue aisément la scène. Le chrétiieo, un « homme de peu ».
d'éducation grossière et d'intelligence bornée, méprisant de toute
sa supériorité d'européen les croyances des indigèmies qu'il ne coim-
prend d'ailleurs pas, un homme enfin comme on en a tant vus au
Maroc, est venu, malgré des protestations indignées, faire une pèche
fructueuse parmi les tortues et les anguilles sacrées. Mais la morale
surajoutée n'est point dépourvue d'intérêt. Elle montre, une fois de
plus, combien la punition surnaturelle paraît logique aux indigènes
nord-africains : ils ne conçoivent pas la violation d'un tabou sans
le cl^iUiment immédiat. Et, dans le cas présent, la punition vient de
Dieu, c'est Dieu lui-même qui est offensé par le sacrilège du chrétien.
(i) Selon urio autre version, il tomba mort sitôt qu'il eût tué une tortue. On discut?
aussi sur sa nationalité. D'aiprès quelques-uns, il aurait été Français; mais la majorité voit
en lui un Espagnol.
ij:s (;]':més 40 1
Hien ne saurait mieux montrer à quel point, dans l'esprit populaiie,
ces vestig-cs de vieux culles païens s'identifient à celui du vrai Dieu.
Respecter les tortues et les anguilles sacrées de Chella, leur porter
des offrandes, est dans l'osprit des femmes du peuple, à Rabat, une
obligation islamique : les honorer, c'est honorer d'une certaine fa-
çon la divinité. Et cela est, en Berbérie, une observation qui s'appli-
que à tous les cultes de ce genre.
Sur ces animaux sacrés règne une anguille énorme et d'aspect
étrange : elle a de grands cheveux et porte des anneaux d'or aux
oreilles (?). Mais — signe des temps nouveaux — depuis l'arTivée
des Français, on ne lia voit plus (i); quelquefois, pourtant elle sort
un peu avant l'aube, isurtout par clair de lune; mais c'est bien rare.
La moqadihna de Sidi ''l-Masnà^\i, interrogée à son sujet, linit par
avouer, après quelques réticences, que pour sa pailt, elle ne l'a ja-
mais vue. Visiblement, cet aveu la mortifie. Demeurant à Chella
môme, au centre du lieu de cidte, participant en quelque sorte, aux
yeux du vulgaire, à la vie surnaturelle du sanctuaire, il lui en coûte
de reconnaître qu'elle n'a pu en pénétrer certains seorets, qui se
sont découverts pour d'autres, plus savants ou plus heureux.
Elle nous raconta qu'il y a bien longtemps, alors qu'elLe-même
<( était encore dans le venti>e de sa mère », l'anguille apparut à des
membres de la société des l'inù (tireurs), qui venaient déjà à Chella,
comme ils viennent encore aujourd'hui (2) — car Sidi "l-Masnàwî, on
le verra, est un de leurs patrons -^ se livrer à leurs pieux exercices de
tir. Ceux-ci, en ce temps-là, duraient vingt jours de suite; les holmmes
allaient chasser et vivaient du produit de leur chasse. « Un jour
qu'ils n'avaient plus d'argent pour acheter du sucre, du thé, et tout
ce qu'ils ne pouvaient demander à la chasse, ils invoquèrent le saint.
L'un d'eux alla faire ses ablutions à la fontaine : il en vit sortir
l'anguille aux anneaux d'or; elle sauta aux pieds du tireur et déposa
devant lui ses anneaux. L'autre les rapporta à ses compagnons : ils
virent là une tmanifestation de la baraka du saint. Ils allèrent les
vendre à Rabat, et eurent ainsi de quoi subsister. »
(i) Cf. aussi L. Brunot, op. cit., p. 182.
(2) Sur cette société de caractère sexni-religiexix, cf. notamment L. Mercier, in Arch.
Mar., t. VIII, p. 181-188.
402 CHELLA
On saisit ici encore une contKiniinalion entre l'Islàni et les vieux
cultes. La société des 'v/«i a pour but la yuerre sainte; l'ang-uille, re-
marquable représentant des anciens génies païens, vient elle-anèflnc
les encourager dans l'acconiplissement d'une pratique csscntiellanieint
nnisuiinane. Kt le niarahoni, Si<li '1-Masnàui, n'est pas sans jouer,
dans une certaine mesure, «on rôle ordinaire de trait d'union.
Au reste, la présence d'animaux sacrés, et de cette espèce, dans
une fontaine comme colle de Gliclla, n'est pas pour nous étomner. On
retrouve pareilles tortues dans nombre de sources nord-africaines;
quant aux anguilles, elles s'apparentent à tous les serpents sacrés ou
porte-bonheur, dont le culle est ddmeuré très vivace en bien des en-
droits de la Berbérie (i). Les légendes inènies, d'un point à un autre,
ne varient guère : c'est ainsi qu'on retrouxc à Clrella l'histoire de
l'anguille-fée qui a recours aux bons ollices dune femme pour l'assis-
ter lors de ses couches (2).
Mais ce qui fait l'iTitérét de ces croyances à CheLla, ce sont les
détails du culte que l'on rend aux.anguililes et aux tortues, car, par
eux, nous pouvons nous faire une idée de ce que cette zoolàtrie,
quelle que soit son origine, représente aujourd'hui dans l'esprit des
indigènes nord-africains. On n'en saurait douter : tortues et anguilles
sacrées sont pour eux des génies, ils le disent expressément : la grosse
(i) Cf. notamment les faits recueillis par A. Cour, Le culle du serpent dans les
traditions populaires du nord-oucsl africain, in Bull. Soc. Arch. Oran, 1911. Cf. aussi
A. Bel, La population musulmane de Tlemccn, in Revue des Eludes clluiog. cl sociol.,
1908, p. 223, note i; Henri Basset, op. cit., p. 39 sqq.
(2) M Une femme visitait un jour les rijàl de Cliellu, quand elle vit une anguille sortir
de l'une des chambres qui entouiient le bassin. Cette anguille éluit enceinte (sic). La
femme lui dit : « Quand les douleurs le prendront, envoie-moi clicrcher, je te d'îli-
vrerai. » La femme iientra cliez elle. Dans la nuit, on frappa à sa porte. Elle alla ouvrir
et se trouva en présence d'un homme qui lui dit : « Es-tu bien une telle ? — Oui. —
Viens alors délivrer la femme à qui tu as promis ton concours. — Qui .'' — L'anguille
qui est sortie de la chambre, dans la fontaine, et qui était enceinte. » La femme prépara
ex qu'il lui fallait. L'homme lui dit : « Ferme les yeux ! » Elle les ferma ; puis : « Ouvre
li,« yeux 1 » Elle les ouvrit. Elle s'aperçut alors qu'elle était dans une maison où une
femme accouchait. Elle lui donna ses soins, puis reçut pour sa peine une grosse somme
d'argent et se retrouva chez elle de la même manière qu'elle en était partie. Elle raconta
son histoire à &os amies, qui s'en allèrent à leur tour à Chclla dons l'espoir d'une pareille
aventure. » — Sur les contes de ce genre, cf. René Basset, Contes berbères, Paris, 1887,
p. iG2-iG3.
LES GÉNIES 403
anguille est un génie métamorphosé, et les autres sont ses filles. Ces
génies ne sont môme pas forcés de conserver toujours cette forme
animale. '^Ç^l^
C'est le dilmanche surtout que les femmes vont leur faire leurs dé-
votions; d'autres prétendent qu'on y peut aller le dimanche, le mardi
et le jeudi, car ce sont jours de marché, et ces jours-dà, les génies
aussi vont au inarché comime les hommes : ils sortent donc. De
même, le vendredi, à l'heure du zohor : ils sortent pour la prière.
Il faut autant que possible choisir un monient oii l'on est seul avec
ces animaux-génies. On a ainsi recours à eux lorsque l'on veut implo-
rer quelque gràoe et, (mieux encore, écarter de soi les effels
d'un malheur que l'on devine imemaçant ou qui s'est déjà produit.
D'aucunes font des fumigations d'encens au bord de la fontaine, aux
heures chaudes de la journée; c'est, en effet, un moment particuliè-
rement propice aux cultes démoniaques (i). Mais la pratique la plus
fréquente consiste à porter à manger aux tortues et aux anguilles :
on leur offre surtout des tripes coupées en morceaux que l'on jette
dans le bassin. Lorsque ces animaux sacrés ne peuvent ou ne veulent
conjurer le mauvais sort, ils s'enfuient précipitamment; dans le cas
contraire, ils arrivent en grand nombre à la surface de l'eau. En leur
jetant ces morceaux de tripes, les femmes prononcent la formule sui-
vante :
"rfèd-^àrek, id-lm" tlmm bîh!
hada-hâr-n:(ël-a2l(mâ,
ûhnâ, nè^èlnâh à^lèkom !
« Reprends ton 'âr, toi que nous accusons de nous l'avoir donné !
Ce 'âr s'est abattu sur nous,
Et nous, nous le rejetons sur vous ! »
Il est peu de formules aussi riches de sens. Rien ne saurait mon-
(i) Les périodes de grande chaleur sont, tout comme la nuit, favorables à la sortie
des génies; ils sont alors particulièrement redoutables, mais en même temps plus aisé-
ment accessibles. C'est ainsi que les quarante jours de canicule {es-samà'ïm : du lo juillet
au 20 août du calendrier julien) son tenus généralement pour fort dangereux. Sur es-
samâ'ïm, cf. surtout Westermarck, Cérémonies and beliefs connected with.... the
solar year, Helsingfors, igiS, p. 102 sqq. Sur la valeur magique du dimanche, cf. notam-
ment J. Desparmet, Ethnographie traditionnelle de la Mettidja, in Revue Africaine, 1919,
p. 66 SKjq.
k
404 CUELLA
trer d'une façon plus claire qu(^ le mal vient d'un (( sort » (i) lancé
par une puissance sinniaturoUe : celte puissance, ce sont les gônies,
avec lesquels, nous l'avons vu, dans le cas présent s'identiiient les
aniniiaux ^sacrés. Pour écarter ce mal, qu'il s'agisse dune infinmibé
corporelle ou des atteintes d'une fortune adverse, le seul moyen est
de le i-eporter à ceux qui l'ont jeté, de les prier de vouloir bien le re-
prendre, et au besoin de chercher à les y contraindre par les ressour-
ces de la magie. Cette formule, s'il était nécessaire, doinnerait la clef
des rites d'expulsion du mal où interviennent les génies et qui se
célèbrent en un j)oinl consaeré, tels que nous en i<'lrouverons par
exemple à Chella même, au » trou aux génies », à rintérieur de la
khalwa, et comme il en existe, sous une forme parfois très semblable,
bien que moins nette, en maint endroit du sol nord -africain. Pour
prendre quelques exomples entre cent autres en pays berbère, tel
est le culte rendu à la « source dos poules », ciiez les Gcttîwa, dans
la région de Domnàt, et à la source de Lalla Takerkoûzt, au sud de
Marrakech : les gens ensorcelés y vont de même porter du pain ou
de la bouillie aux tortues sacrées (2).
il est donc diflicile, aujourd'hui du jiioins, de l'aire le dé[)art entre
le culte des génies et celui de ces tortues et de ces anguilles sacrées;
mais il existe à Chella bien d'aultres génies encore. Leur forme, leurs
mœurs sont celles de tous leurs congénères : ils sont nombreux, sur-
tout dans la khalwa, qui est leur domaine propre. Là se trouve réuni
tout ce qui d'ordinaire les attire ou leur sert de demeure : l'eau, les
grands arbres, les ruines, les tombes, les trous pleins d'ombre; et
comment ne pas peupler de myriades de génies un endroit si propre
par son seul aspect à remplir les âmes simples d'une religieuse hor-
reur ?
Dans la khalwa môme, en un endroit pailiculièrement, an les
(1) Ce mot nous semble le meilleur dans le cas présent pour rendre l'arabe .It, terme
sur lequel cf. notamment E. Westermarck, 'L<^âr or the Transjerence oj Conditional Cur^
ses in Morocco, in Anthropological Essays presented to E. B. Tylor, Oxford, J907, p. 36 1 sqq. ;
W. Marçais, Textes arabes de Tanger, p. 396.
{2) Cf. Henri Basset, op. cit., p. 89-90 et les références citées.
LES GÉNIES
m
BÏSPERl». — t. il
n. - 1021
27
rcncoulvQ à foison. Toiil contre^ la iiiosciiiiéu d .\Im)Ù 'l-l.lasaii, an
[)i(Ml de la iK'til(> pt>il(> (\'C la paroi siai-oiiesl, on voit coiumc un iar^^e
trou (iîg. 59), dernier vestige du passage, pailoul ailliMirs comblé par
les éhoulenienls et T'exhausseiuent des terreis, cpii uienait à la eliaiu-
1)11' (l'abhdious. Dans ce Irou s'eul'oui'eid. (jut'Upies nunxdics, (pii
j>erineUaienl autrefois d'^ccéiieir à la nvoisquée. Au fond est une ila(pie
d'eau croupissante, mais ilonl le ni\eaw, nionie au fort de rélé, est
entretenu i)ar des inlillralions de la fontaine voisine. iJn arbre, aux
branches liorizontales et toutes tordues, con\re ce trou d'une ondjre
pi'i rnjîde. 1)»' là, au coucher du soleil sinlonl, les ^(''nios isortenl [Kir
essaims, comme des moustiques.
Ces génies de ila klmhva ont pour souverain nn personnage
bien connu i>ar ailleurs dams le folkdorc^ inarocain, el <pie l'on nomme
iudiiVérennncnl ici Moidaï la'tionb on le Snllan Noir (^cs sol/àii cl
«ikIjaC). \a\ penpli', (pii ignore le nom (rAboù "l-l.lasau et sciait bien
empêché de le lire sur «a pierre tondmle, ignore auissi les puérils ar-
guments grâce auxquels les historioms ofliciels du makhzen se sont
efforcés de pix>u\er que ee prince clait le sidlan de la légende; de ces
deux personnages fabuleux, Moulai la'qoûb et le Sultan Noir, il fait
un souverain qui eomanandail an\ génies, un grand bâtisseur qui
aurait fondé pour sa Mlle Lalla Cliella une ville dont les écuries étaient
à Habal (1). La toud)e d'Aboù "l-l.lasan est devenue la sienne, tandis
que la stèle di; (Ihams ed-iJohà devenait celle de Lalla (Ibclla. Mort
i! reste le roi des génies qu'il était de son vivant, selon la loi ordinaire.
Sans doute, encore une fois, ne s'agit-il pas d'une légende ori-
ginÊ^le; on connaît de nombreux tombeaux du Sultan Noir (2) et de
(1) 11 y a là un jeu do mots qui repose surjlc_scns propre de la racine arabe iaJ^ :
.< allacher », d'où « aUacher les bêles à l'écurie. )) De même, les gens de Salé prélcndenl
volonlicrs qu'à l'origine, l 'enceinte de Rabat était dislinéc à enfermer leurs bêle|s do
somme.
(2) Sur ce personnage et sa légende, cf. surtout Uené Basset, Psédromah et les Traras,
Paris, 1901, app. IV; A. Bel, Inscriptions arabes de Fès, p. 4i--i2 ; Henri Basset, Essai
sur la litté^^^tu^e çles Berbères, Alger, 1920, p. 252-55. L'un de nous se propose d'étudier
de plus près le cycle de Moulai la'qoûb et du Sultan Noir. — Ce personnage est (souvent
appelé à Rabat, et aussi en quelques autres endroits, es-soltân el-afhal, « le sultan-étalon »,
co qui, dit-on, symboliserait sa force et son impétuosité. 11 faut surtout voua idain)s
cette appellation une variante cuphémistique du terme akijal., « noir » : on connaît les
antiphrases qui désignent au Maroc les substances de couleur noire (charbon, goudron).
Mais ici, le terme el-afhal, en remplaçant el-akhal, a l'avantage de ço»serv^ 4 l'çxpres-
LES GÉNIES ^Pî
^ft fille. Mais elle s'est spilidciïieiit implantée à Chella, et depuis assez
l'pngleanps, pour que le culte du souveinain fabuleux y soit devenu
extrêmement populaire, et célébré comme nous le verrons.
On a fréqueminent recours aux génies de la khalwa. Les syph^r
litiques vont passer la nuit dans les couloirs qui, dans la mosquée an-
cienne, s'ouvrent de chaque côté du miluâb. Tout un ensemble de
y^isons assez complexes explique la valeur de cet emplacement. Dans
cette enpeinte toute peuplée de génies, ces couloirs sombres qui s'en-
foncent dans l'épaisseur de la miuraille forment comme deux grpî-tes.;
oj: celles-ci, dans l'Afrique du Nord, sont éminemment propices ;\
l'incubation thérapeutique; les malades ont graride confiance en ©lies,
et parfois même auprès du toimbeau de certains saints guérisseurs,
une minuscule chambre basse forme comme une petite grotte où
le patient doit dormir une nuit (i). Mais ici, la l'orme du mihràb est
encore fort reconnaissable; l'homme du peupile lui-même ne peut
ignorer qu'il se trouve dans une ancienne salle de prières; la valeur
du sanctuaire muisulman vient renforcer le pouvoir des génies; une
fois de plus, les rites du paganisme et les apports de l'Islam s'unis-
sent sans effort.
Ainsi qu'on peut le voir (sui" la fîg. 69), les moindres rameaux
de l'arbre qui surplombe le trou aux génies sont couverts ide petits
chiffons noués : c'est l'un des rites ordinaires par lesquels les femmes
viennent se défaire de leurs maux auprès d'un sanctuaire. Le vendredi
surtout, elles sont nombreuses en ce lieu; elles descendent au bord
de la flaque d'eau et y lavent leur chevelme. Encore un rite typique
d'expulsion dn mal, lequel est essentiellement le fait des génies. Ceux-
ci s'accrochent volontiers aux longs cheveux des femmes; et c'est poui*
elles un constant sujet de crainte. Il est bien difficile de les chasser de
là; se coiffer sans précautions n'est pas sans danger. Venir laver ses
cheveux dans cette eau sacrée, c'est donc encore reporter les génies,
sion la même consonance et la même finale. On doit rapprocher cette substitution de celle*
non moins typique, d'el-arw'ar à el-asghar, à propos d Idrîs II.
(i) Cf. Henri Basset, Le culte des grottes, p. 76 et note i .
i08 c\m.\.\
|)(tiir s(Mi (l(l>;irrass(M\ à rciiilroif d'où ils soiient, en un poinll où ils
\\v IVrunl pas ik* dilIkulU' pour abandonner leur- in(]uiéUinl. asil(« (i).
Comme louji>uis, aux rites d'expulsion du niai se luolonl des ri-
tes de propitialion. On l'ait aux génies de Ciliella des olTrand(5s pour
attirer sur soi leurs bonni^s «j^ràces, les petites ^«^ens isurtout; jnais les
plus «ji-raiids sei^nieurs, à l'oee-asion, oui iix-ours à eux. A ce propos,
le peuple de Rabat rajvpelle volonliers le mariage d'uni chérit wazzànî,
qui eut lieu peu après l'arrivée des Fjançais. Queilque temps avant
la cérémonie, le cliéril' ivissembla une nuit quelques vieilles l'emnies
du quartier des Oudà'ia, de la ville pro[)rameni dite et des Toiiai-ga
— c'est-à-dire de toutes les parties de Rabat. Puis ils se mirent en
route, les femmes portant îles brùle-parfuims, de la résine et de l'en-
cens. Ils se rendirent au bord de la nier, à l'abattoir, puis à Ghella,
lieux entre tous liantes par les génies; ils y lirent des fuoiigations, en
prononçant cette formule :
" !lah-i:^iin-u^lèkom !
Soyez-nous propices,
El Dieu vous sera propice !
Il vint au mariage une affluence extraordinaire, et le cliérif reçut
d'innombrables oadeaux, dont la ricliesse est proverbiale à Rabat. Le
peuple est demeure persuadé que il'éclat et le succès de ces fêtes furent
dus aux génies, flattés de la déférence que leur avait témoignée un
liommc d'une si haute noblesse religieuse, et de l'invitation qu'il était
venu leur adresser en pei''sonne.
Ce fut ^ans doute un événement exceptionnel. Mais presque cha-
que soir de raiinéc, on peut assister dans les ruines du sanctuaire
à l'une des plus pittoresques cérémonies que l'on puisse imaginer.
Les femmies arrivent par groupes, à la toimbée de la nuit : c'est le mo-
ment propice, les génies vont sortir. L'une tient un brasero de terre
cuite. Elles vont d'abord au bassin et alluirient deux ou trois bou-
(ij On va aussi se laver les cheveux au bord «If la nier, auprès de Sidi Moùsà ed-Dok-
kâlî. L'idée est la même : la mer, elle aussi, est peuplée de génies. Les femmes affir-
ment en outre que cette pratique doit leur donner de beaux cheveux. Ces deux explications
oe a'excluent pas.
LES GÉNIES . 409
ffios qu'elles y laissent brûler : sur les braises du fourneau, elles met-
tent de l'eneens, dont l'o^lenr forle se répand et se mêle à celle des
orangers. Puis elles jvonl à la chapelle funéraire d'Aboù 'l-Ilasan,
pour elles b; tombeau de Moillaï la'qoûi), le Sultan Noir. Elles s'ap-
piocbent avec respect, passent les mains sur les parois, les baisent,
el baisen'l Inut aiiloiir les orosses picnrcs éparses vi\ s'iurlinant pro-
foudéluicnt : loiil, dans ce lieu, est ciuptcint de sainteté. Enfin,
elles airiven'l au loud)eau. Les niaïques de respect redoublent. Elles
s'agenouillent Tune apivs Taulic, baisent pieusement le inarbre,
el à pliisieuis reprises, d'un geste; lent, passent le pan de
leur lia ïk sur la pierre. Puis, par terre, ou sur la stèle, elles
laissent encore plusieurs bougies alluimées, el, longues formes
blanches, dans la nuit qui toimbe de plus on plus, elles vont à la stèle
de Chams ecl-Dohà, qui est Lalla Chella. Ce sont les mêmes gestes,
les mêmes gémi flexions, les mômes baisers, les mêanes petites lu-
mières qui restent après leur passage. Elles en placent
aussi dans le mihràb de l'ancienne mosquée d' Aboû loûsof. Et,
comme l'obscurité est venue, elles se retirent en hâte; il serait
dangereux de rester : la nuit est le domaine des génies, pour
qui a été préparée cette illumination. Dams l'ombre, sous les grands
arbres, parmi les vieux murs couverts de verdure, les débris épars de
marbre et -de mosiaïque, c'est, dans la kbalwa abandonnée aux génies,
un merveilleux spectacle : au ras du sol, dans les creux des murs, se
reflétant dans l'eau morte du bassin, une multitude de lumières clli-
g-notantes dessinent un décor de féerie, où l'on s'attend à voir passer,
vêtu d'étoffes somptueuses, le maître des lieux, le Sultan Noir.
Cette scène n'est pas silencieiise. Par dessus les murs de la kbal-
wa, des chants arrivent, des chants étranges, des chants profanes
mêlés de psalmodies : autour de la fontaine aux anguilles sacrées, illu-
minée aussi de mille petites lumières, la vie s'est concentrée. Les hom-
mes, devant la qoubba de Sidi 'l-iMasnâwî, chanten<t les louanges du
Prophète; les femmes se rassemblent devant le mausolée de Sidi lahià,
tout éclairé, et plus haiift, dans celui de Lalla Ragrâga; de la cabane
du vendeur de thé s'échappent des chaints inoims sacirés. Chdia, la
nuit, vit de sa vie véritable, de sa vie à la fois suiiiatinclb' el ])rofane,
à laquelle participent les génies et les hoimmes, ceux-ci protégés de
41^ CïlRLLA
celtx-là par la pt^ésdticû dos «^aitlllis qui ohcadrcrlt la s'ottrèé, H des
tombeaux desquels ils ne s'écartent guère. Maigre rinvocalion ii5pé-
fcée du nom d'Allah et du Pix>phète, il fee dégage de cet en-semblfe
une impression intense de paganisme.
Parmi tous les moûsaim qui se célèbrent à Chella, l'un tient une
plac€ à part (i) : car il se fait en l'honneur du Sultan Noir enterré
dans la khalwa, en tant qu'il est Moulaï la'qoûb. Celui-ci en ettet,
à Rabat, comme dans beaucoup d'autres villes nord-africaines, est le
patron des porteurs d'eau {{jarvàbd). Ils célèbrent sa fêle chaque an-
née au printemps; elle se prépare une semaine à l'avance. Chaque
jour, pendant cette période, on voit un cortège pittoresque parcou-
rir lentement les rues de Rabat. En tête, montés sur des ânes, quel-
ques joueurs de 'ghnita s'éjTouTnonnent à tirer de leur rauque instru-
ment le plus de bruit possible. A quelques pas derrière eux, encadré
de porteurs d'eau tenant des étendards, s'avance, majestueux, un
taureau, le corps entouré d'une grande ceinture de femime, les cornes
enveloppées d'un foulard de tête. Derrière lui, quatre membres de
la corporation portent un drap largement ouvert, dans lequel on
invite les passants à déposer leur offrande : cette quête doit couvrir
les frais de la fête et, en particulier, l'achat du taureau.
Le huitième jour au matin, le cortège, dans le mêime ordre, part
pour Chella, pleine de monde. On y arrive vers dix heures. Tandis
que les joueurs do ghaïla roslont sur- Tosplariado, on dehors do la
khalwa, on fait entrer le taureau à l'intérieur de celle-ci et on l'égor-
ge juste entre le grand mur do la mosquée d'Aboû '1-Hasau et le
tombeau du Sultan Noir. La foule est épaisse; sitôt la victime égor-
gée, quelques-uins des assistants, homimes et enfants, des femmes
même, se précipitent sur le sang et s'en barbouillent le visage. Le
taureau dépecé est cuit sur place dans quelqu'une des dépendances
iqui bordent la mosquée d'Aboù '1-Hasan ; c'est le plat de résistance
du festin qu'offrent à eux-mêmes et aux confréries les garrâba. La
khàlw^a, ce jour-là, est surtout à eux, mais toute la partie inférieure
(t) Signalé par L. Mercier, op. cit.:, p. iii4-i46. ., i ,.
LÈS SAINTS 411
de l'enceinte est couverte de cbs tentes iittlproviisées, c'oUVerturëS
tendues entre deux arbres OU deux piiqUiets, à l'abri dësiquélles lés
fiemmes peuvent ^e divertir et prendre lëUr part de cette fête campa-
gnarde. Ce ne sont paitout que chants et que rires; tandis que sut
l'esplanade, au son des gliaïla et deiis tambouirs, les 'IsâWa (Aïssàoùâ),
jusqu'au soir, -se livrent à leurs exercices sauvages (i).
Cette fête répond exactement à ceilile que célèbrent chaque an-
née, en rhonneur du même patron, les porteurs d'eau de certaines
villes, comme Tlnmrcn (9.) et Fès. Les éléments païens y tiennent
une grande place; mais le protecteiu- invoqué les couvre de l'autorité
de son titre orthodoxe. Quelle que soit son origine, Moulaï la'qoûb
fait aujourd'hui figure d'un saint musulman. Il n'est pas le seul à
Chella : il a de nombreux confrères, dont l'origine, d'ailleurs, vaut
la sienne. Il n'importe : lorsqu'il s'agit d'asservir — au moins en ap-
parence — les vieux cultes à ses lois, l'Islam n'est pas très difficile
sur le choix de ses auxiliaires.
II. — Les saints.
Selon une tradition, les saints de Chella seraient innombrables :
(( On dit les rijà' de Chella : c'est donc qu'il y en a partout. A par-
tir de la porte de l'enceinte, le sol est jonché de saints; aussi, tout
ie monde, sultan compris, en y pénétrant, enlevait autrefois ses chaus-
sures. )) C'est un bel exemple de culte des ruines. Mais, suivant la
croyance la plus courante, Chella, comime beaucoup d'autres loca-
lités ou d'autres régions, possède sept patrons principaux. On connaît
les célèbres sab'aloii rijàl de Marrakech; mais ces assemblées de sept
protecteurs ne sont pas particulières aux villes; on les retrouve en bien
des endroits dans les campagnes. Tels sont au Maroc les sept saints des
Chîyâzuia, dont on doit visiter le sanctuaire le môme jour, les sept
tombeaux groupés des Fovvàràt, chez les Vît I.Iazzaqa ; les sept saints des
Ait 'Ali, fraction des Ait Na'man fies \h\\ ^Itîr; ceux des Brânes, et
1(1) Le moûsàm dés porteurs d'caii ayant donné liou h quelques désordres, l'autorité l'a
déëormais interdit à Chella. La fête a eu lieu l'année dernière à la Zâwiya de Moulaï
Bélqâsem, à côté de celle des Hamâdcha.
412 LES SAINTS
cieux (In .);il);il Tip^hr-mmi, sur lesquels nous roviondrons... La liste
on s(M"iil. loiiiinc. Tanlol ils for.nicnl un <»ronpo. anonynio; l<;inlol au
contraiii'. cliacnn a sa [MMsonnivIilr. (rosi le cas dos protocteiirs de
(niiella. dont les sancluaiit^s, p<»nr la j>ln[iail, se ^«-l'onjH'nl anioni' de
kl l'onlaine, non loin de la klialwa.
Li' plus vcucic' ili' CCS sainis ("si Sidi laliià. Il a la (joultha la plus
spaeieaise (lli»". (W)). Soi^-nicii^i'nicnl cnlpclcnne, lies Manclic el, hoc-
dcc diH rc. clic ^cIcNc jiislc dc\ aiil le hassin. Mlle est itréeédée d'nne
pelilc plale-rornie uiaçonncc oTi se Iiounc ini f»i'and aihi-^e, loil vé-
U'éré Ini aussi; r\ \\n\ accède à celles plalcroiunc pai' lui escailicr de
quelques maiclics. A l»ien des jouis de ranuée, une nurllitude de
l'einjnes se pre-^^eiil dans la qoiihha, sui la plale-rorine cl, l'escalier,
car ce sont les j'eunues siuloiil «pii oui recours à Sidi laliià. La
i^rande poric de renccinle s'a[)j)elle eonraiminenl liai) Sidi iali.ià : ce
(]ui monli'c rinipoilaiicc du eiille de vo. sainl. Une fois pai- an, nu
nioùsaini se cclèlu-e (mi son honneur. Il cul lien, eu i():>.o, au mois
de mars; mais les uardieus des vei-<T(V|s prolcslcreul conlic le ( lioix
de écrite dalc. doul leuis oran^M's (Mirent à soiilTrir.
Il n'es! pas élounanl de IrouNcr eu un Ici Cindroil un sancluaire
Consacr('' à Sidi laliià. Il s ('-K'-ve jiisIc au-dessus de la source; or, (pioi
que cerUains lellics. avec, nu /cle pieux, aient cIicixIk' à faii'c i\u
saint, un pcrsouna'.j'e historique fi), il (nI. hicn ('vident qu'il s'ajjfil en
réalité, couuiic rariinne la cro\aiicc populaire, de Sidi laliià hen
loûnos; elle voit, en outre en lui uu [)i'opi|i(''lc «. (pii vivait ceni ans
Cl) C'i'sl ;iin*i qu'on \nit (liin"^ <o porsonnnpc un irhro <1u siiltan almnhndc Aboù loûsof
la'qoûb, I;ilii;i ; ou ciicort' Ahoù lî.ikr 1). laliii'i Il)ri Mas'ond, nô cti (j'>'>/ iar>.^, inorl en
727/ri>7, qui lui (|'iji (le Grcnad"' <-l luourui, à .Sah'-, au Lérnoi'^na'^c (riha el-Khatîb Lisàn
ed-dîn, llii'iln, U- Mairo, Hk), t. I, pp. •}.i'\ ot 3r>'i, ot d'Ibn cl-Qàdî, J)orrat. el-liijâl 'q. v. '.
L'opinion d'un écrivain marocain du xvii' si(>cle, Aboù 'Ali el-Hasan cl-Ioûsî [el-Mohâda-
rât, Fès, il 17, p. I7), est formelle : « lahiâ b. Toùnos, vénéré à Cholla et très popu-
laire, mais sur lequel on n'a aucun reIl^eig^lem(•nt ». Il est inlére?isant en nriêmc temps
de noter que le culte rendu à Chclla à r<> saint date de plusieurs siècles. Le sanctuaire
aurait été restauré sous le règne <Iu sultan Moulai 'Abd er-Rahmàn. — Cf. la longue
controverse sur ridentification du personnage dans Aboù landAr, op. cit., p. 67 sqq., et
la réponse de 'Abd el-Hafî/ el-Fâsî {el-Intisàr bi 'l-ii'âhid el-qahhâr..., Casablanca, i34i). —
Dans la (joubba de Sidi lahiâ est enterré un savant de Fès, de la graiule famille des
Fâsîyîn, 'Abd el-Kabîr b. el-Majdhoûb el-Fâsî, mort en i29C/i8r7-y, sur lequel cf. E. Lévi-
Provençal, Les Historiens des Chorfa, p. 346.
CÏÏKLLA
4i;
414 CliELlA
avant Mi^haïunuMl (i) ^*. i'-c sa'ml, (IrriNr (l(^ saiiil .Icaii-Hiii^lislo, (^st
tloMMUi, j)ar iin(> Noic [o\\\c noiiinalr. un (l(>s priiicipiuix inailr(>s im-
posés par rislàm aii\ ^('iiirs di^s (Mii\, un sainl s|M''("ili(iii(' ''''^ s()iirc(\s,
lorsqu'cllt^s; no st>nl jia^ lluMiualc^. (^n connaîl. son (•('•Irhic sancliiaiire
près d'Oujda; mais aux wu irons anènios (1(> llahal, s(> IroiiNc ihk^
aiilre source consat-n'c à cv s;»inl. A Cu^lla, Sidi lal.iià tlissinnulc le
cull(> do la fontaine ou s'éhattciiL li)rlncs el aîifjfuiMc^s sî\crées,
Sidi ' Vnn' cl-MasnàwL <1onl la (](vid)l)a s'ôItm' à l'cxlivniilr de
res]>lanatle, de lauli-e vCAv (\\\ lt;\>^<iii, (sl en |KVSse de devenir un
fri*and saint Ineal ri' Nous avons \\\ ijuil s'ijnniiseï^ \olo'ntiers dans
les avcnluics de elicii luMir^ de lrrsor>^; d'autre ])arl c'est uii des |)rin-
cipaiix j>alr(ins des ////'' de Habal. Selon les leliivs, il aui-ait cl^é nn
savaid v\ la nxnindilni-i de son loini)cau aftiitim^ (pi'il riait (dicrif idrî-
side (( bon jMonlaï Idrîs ech-Chàwî » (sic). Sa nohilessc se coinslitiio
donc. ]\îaiis la lé«>ende i«rnorc C(\s qualiliés; elle rapporte par oonlre
quelques Irails qui nronlrent la puissance de sa haiaka.
Ce saint, raconle-t-on, habitait Cbella. Son sanctuaire actue] était
sa maison; il y est, enterré, ainsi que sa foniinc, son Hls et son fière.
Un jour, au tnm|)s où il vivait enicore, un coupde de cigognes vint
faire sein niil sur la maison (bi saiid. Aîais riiai'mouie ne régnait pas
dans le ménage. La cigogn(; 'inàle })rii une seconde, épouse, qui fil
subir de mauvais traitements à la première : celle-ci s'en plaignit
au sainl. Sidi "l-AIasuàwî eid pitié d'elle; il lui alla dia un mor'ceau
de ficelle auloui' de l'aile, cl le imari-cigogn'e, voyaid, qu'elle; poilail
une marque de la sollicitude du saint, revint à soii épouse. L'année
suivante, quand les cigognes furent de retour à Cheilla, l'on constata
que la ficelle s'était changée en un collier de perles : devant celte
preuve évidente de baraka, l'on ne douta plus de la sainteté de Sidi
'1-Masnâwî.
Selon une autre version de cette même histoire, quand la cigogne
délaissée alla trouver Sidi 'il-Masnawî, celui-ci lui écrivit nn talisman
(i) On le met aussi quelqiiofois en rapport avec Sidi boû Sedra de Salé, qui, suivant
le dicton, « adorait Allah sur un seul pied ».
(2) Si l'on en croit les textes des rescrits de protection accordés par certains sultans à
ses descendants — l'un porterait la date de 1082/1671-72, — ce saint descendrait de 'Abd
çl-Malik el-Watlàsi, patron d'Adakhsân (?) Cf. Aboù Jandâr, op. cit., p. iJS,
I
LES SAINTS m
qu'il suspendit sous son aile; l'année suivante, la cigogne reconnais-
sante revint avec un collier de perles qu'elle jeta sur les genoux du
saint. Ce collier serait encore entre les imains des Chorfa Ragràga
(et non chez les descendants de Sidi '1-Masnâwî). Quand une jeune
fille se marie, elle le leur emprunte pour s'en parer pendant la noce :
c'est un porte-bonheur (i).
Sidi '1-MasnàAYÎ, coniuie Sidi laliià, a son moûsnm aiiinud fré-
quenté surtout par les rniâ venus des deux villes, de la banlieue et
jusque des Châwiyya; sitôt dans l'enceinte de Chella, ils se livrent
à leurs exercices de tir, prenant pour cibles des pierres ou des oran-
ges. On y vient beaucoiip aussi de Salé, en barque en remontant le Boû
I^e^reg; et c'est pour les Salétins roccasion d'une fête nautique (y.)-
Au lieu d'el-Masnàwî (c'est-à-dire du Tâmo}snâ), quelques-uns
nomment cie saint eil-Misàwî. Mais il semble qu'il n'y ait là qu'un ca-
letmbour, grâce auquel les Mîsâwa, qui forment un douar dans l'Oul-
ja de Rabat, prétendent descendTe du saint. Ils ont natureillement
pour lui une dévotion particulière, et viennent souvent lui rendre
visite.
De Sidi T-Iiasan el-Tmàni {[jiljscn-lîmàm), doiil la f|Oubba, bien
entretenue, est la première que l'on rencontre en arrivant sur l'espla-
nade (fig. 60), on ne sait à peu près rien. La légende, interprétant
son ncim, fait simplement de lui un imam de Chella (3).
Ali-déssus de ces qoubba s'élèvent celles de deux saintes, Lalla
RagrAga et Lalla Simhaja (/\). La lrg(Mide de l'une el do l'aulre est for^
maigre. L'on dit de la première :
lalla-r'^ gràga,
"Ihîl- ' sfhbàgal
Lalla Ragràga,
(Semblable aux) chevanx qui Inllcnt de AÎlesse!
(i) Nous n'avons pu obtenir confirmation de ce renseignement.
(â) Sur ces fêtes, cf. L. Brunot, op. cit., p. 98-99.
C^) Aboù Jandâr [op. cit., loc. cit.) voit dans ce personnage un imàm de la Grande
Mosquée de Rabat, petit-fils de Sidi Ahmed ech-Charif, enterré à Rabat, à Bâb Ouqàsa.
(4) Ce sont les deux qoubba mérinides dont il a été question plus haut. La qoubba
tlén entretenue est celle de Lalla Ragràga.
416 rUFLlA
et de la seconde :
l.alla Sanhàja.
(hii exauce tous les mvu.v !
De collo-ci, on raioiilc en onire que pe.iidanl sa vie, (^lle ne se
refu^ail à personne; c'esl loiill, re <|ne l'on sait d'elle, (le n'est
pas li»'s original. I.e lln-nie «le la proslilnée san<liliée, si fréqneul <hnis
1 lia^io^raj)liie nord-al i ieaine, est venu sans peine e;\|)liqner l'i'xi^^-
teiKM' (le celle saiiile. <lonl. ]>(>nr cause, on ne isavait rien.
pour causi> : cai- nous axons loiiles raisoms die penser (in'eTi réalilé.
le culle <lc ces deux s.iiinles l'eninies inconnues représente 'chacuii,
aujourd liui, celui de toid un ^noupe de persoinnageis, et de person-
na^M's niascnJins : les rijdl liayn'n/ti et les rijnl Sunhàjd.
Les ])reniiers sinMont sont célèl)res. On coiiiiaît la légende, rap-
porté»^ j>ar el-Kallàni dans la Saiiral <-l anjus (i), d'après laquelle, au
lenips où \i\ail le rropMMc, ^ept li(Mnniesdes TlagrajJi'a {?.) , avertis par
une inspiratitdi d'en liaiM, allèreid le Irouvci" dans son lointain Oiient.
Le Prophète leiu' adressa la parole en herhère et les rcînvoya conver-
tir h'urs conipalrioles. Depuis, les saints IVa^^rào-a sont fort honorés .
on les retrou\e en bien des points du Maroc, et le plus souvent, en
«it'oupe. Ain^i, leiu' saiicluaire des Aïl loùsof où llalnitno, chez h^s A'i'l
Na luàn lies jhn Mlîr, se conqjose de trois (|oubl)a : à h'ès, ils sont sept,
et Pha^io'ii'aphe el-Katt;"iuî donne Ions leurs noms ; chez les (Ihiyàzina.
ils sont vinn;-t-quialre, qui ont un rnousani collectif.
()uant aux '(/''/ S/m/i(iJ(i, on les retrouve dans les niêmies régions.
Ils ont, chez les Oïdàd hoù-'Azîz des Jlokkàia, trois sanctuaires indi-
viduels {hdU'cli) ; on sait que le premier s'appelait 'Alî, le second Zaka-
rivvà', le Iroisième Hoûd, et qu'ils ne vivaient pas tout à fait à la mê-
me époque; !niais ils sont toujours cités onsendiile : ils forment un
complexe hagiographique.
On conçoit que de tels groupes, généralement indissolubles et
ri) T. m, p. 237-41.
(u) Historiquement, les Hagrâga étaient une tril^u ou vint; confédération de tribus <jui
vivaient dans les piaiaes atlantiqiiea du Maroc.
LES SAINTS 417
souvent composés de pei^sonnages anonymes, aient fini parfois dans
l'espril du peuple, par se «yuUiéliser en un saint unique. Que ce f>ei-
sonna^»-e soit devenu on même temps féminin, cela pciut surprendre
au preniiei- aboiil, mais s'ex|jiliqu(î encore par un ca'l(Mni)our, gmmma-
tioal cette fois, né de J'idenlilé de loiine, eu aral»e, du collectif ethni-
que et du féiuiinin singulier. Le nom restaut iniimuable, le |>ersonna-
ge désormais unique devait fatalement api>araître féminin : l'absence
de toute légende — car, en dehors des villes, elle semble totale-
ment oubliée — favorisait singulièrement celte substitution.
Celle-ci resterait néanmoins une hypothèse incei-taine, si le
hasard ne nous permellaiL pas d'en saisir ailleurs sur le vif ini cas
absolument typique. Dans le Jabal Tigheimmi, entre l'Oued Zà et la
Moulouya, et à mi-chemin entre Taourirl et Ca^mp-Berleaux, est un
sanctuaire que l'on nonune indifféromment es sab'aUni rijàl ou Lalla
Sab'a. Les « sept hommes » sont en train de devenir « Madame Sept »,
En vain les exégètes s'efforcenl-ils d'expliquer cehle double dénomi-
nation en disant qu'on aurait enterré là, avec leur sœur, six frères
dos Bnî Oukîl tués à la guerre sainte : on aperçoit très bien par cet
exemple le .niécanisTne d'un transfert aujourd'hui achevé à Ghella.
Dans le haut|de renceiute sont les i}cu\ hnivilu de Sidi 'z-Zàher
et de Sidi boù M'îza. La légende met ces deux saints en rapport. L'un
était un voleur qui déroba une chèvre à l'autre, la mangea, puis affir-
ma par seiiment qu'il n'était pas l'auteur du vol. Au inomcnt même
où il se parjurait ainsi, la chèvre se mit à bôler dans son ventre. Cela
suffit à sanctilier voleur et volé : leur baraka s'était ainsi ^manifestée.
C'est le mirachî, on le sait, qui fait le saint : les considérations mo-
rales n'y coinplent pour rien. Les saints voleui"S sont (légion ; et cette
légende même se rencontre sous des foilmes diverses dans toute l'A-
frique du Nord. Le plus souvent cependant, c'est quand Je voleur vient
se parjurer à la tombe du saint que le miracle se produit (i). Mais
les deux saints sont aujourd'hui fort abandoninés; leurs hawifa, en
ruines, sont envahies par la végétation.
Tels sont les sei)t protecteurs de Chelila, Mais la dévotion popu-
! (i) Ainsi, par exemple, au tombeau d'el-Aklidarî : fef. Luciaiii, Le Soullam d'eU
Aklidari, Alger, 1921, p. 17. La Icgende existe aussi sous celte forme à Chella.
m
omiiik
laire cunnaît micorc dan$ roiiceinle un aiilrc puiissîin^ p^i^CHW^lffC;
il s'appelle Sitli 'u-^a'às, « Moiiseigiuuir qui lail donniir >> — r c'est, un
iragment de colonne soigneusemenl blanchi à la cliaiix (lig. Cj); l'un
Noit soiiMMil (jurliiurs h(>u<:i(>s hrùltM' i\c\ anl lui. Sidi 'u-^a'às a ualurel-
lement la répulalion (h^ procurer le sonnncil à cimix que lauruienle
l'insomnie. On vient l'implorer en lui adressant celle formule :
(i-sidî " }i-n<ii'-as,
<pl{'fii "ti-n's<is h" Iqidsl
() Sidi n-Na'às.
|)i)niic moi le sominril, à la lucsinc noiinalc !
l-'i;;. 01. — Sidi 11 .Na"às.
et l'on remet à la moqaddma de Sidi laliià les offrandes de quel(^ue
valeur. Encore un exemple de €ulle lilholalrique : peut-o.n s'étonner
de le rencontrer à Chella.^ Sidi 'n-Na"âs, qu'un siimple titre islamise,
n'est pas déplacé à côl-é des autres protecteurs de l'enceinte. Son islam,
à tout prendre, n'est i>as de plus mauvais aloi : lui aussi a fait le gestp
de soumission, dont la religion officieille est bien forcée de se con-
tenter (i).
(i) On compte quelquefois parmi les rijâl do Choila trois saints dont les qoubba s'élè-
vent à une petite distance au sud de l'enceinte, sur un mamelon qui porte le npip du
plus vénéré d'entre eux, Iç Jabal Sicli boû Mnîna. Ce Sidi boû Mnîna, à en Cfoire l'kisto-
LE PÈLliiUiNAGE 4i9
5. — lij: l^";i,i:iu\A(;r:.
Los saillis s'elTorcenil donc, à Cliolla couïiinic ailleurs, de supplan-
ter les génies, on tout au moins d'étendre sur eux une autorité cha-
que jour grandissanle. Mais une cérémonie qui, du point de vue de
l'orthodoxie pure, prête aux critiques les plus vives, 'montre enoor<3
toute la puissance de l'elmprise musulmane sur un endroit sacré où
se sont rassemblés tant de vestiges de l'antique paganisme berbère,
et l'union indissoluble qui s'est faite dans l'esprit populaire entre les
prescriptions de la religion officielle et la vénération pour un sanc-
tuaire, siège de cultes qui lui sont contraires.
Dans les ruines de la mosquée d'Aboû loûsof, au plus profond
de la klialwa, une étrange cérémonie se déroule le jour de 'Arafa,
neuvième du mois de dlioù l-hijja : c'est un jour essentiel au cours
du Pèlerinage de la Mokkc et la veille d'ci-'id cl~kbii\ la plus grande
fête de l'année, par laquelle les musulmans du monde entier s'asso-
cient par la pensée aux pèlerins (pii sacrifient dans la vallée de Mîna.
Donc, ce jour de 'Arafa, quelques fidèles se rassemblent en ce point
de la khalwa. Ce sont pour la plupart des hommes d'humble condi-
tion, hiabitant surtout le quartier des Touàrga, quartier de pauvres
gens, hors ville, à l'intérieur de Vagdài du Sultan; ils viennent à peu
de frais faire ce qu'ils considèrent parfois comme l'équivalent du
Pèlerinage. Ils portent dos vêtements ordinaires, mais sont pieds nus
et tête nue. Un imàm les guide (i); il dépose au centre de l'oratoire
d'Aboû loûsof un mouchoir, de ceux que les pèlerins rapportent
d'Orient, représentant le temple sacré de la Mekke : cela complète la
fiction. Les hommes se rangent en file derrière lui, et le cortège
s'ébranle, s'avançant de cette marche sautillante que l'on prend au
cours du vrai Pèlerinage, le s'V//'; [fs psalmodient en chœur la formule
consacrée que doivent prononcer les pèlerins au début du Pèlerinage
rien de Rabat. ed-Do'ayyif, serait mort en rajab i3o5/() Tnars-4 avril 1791, et serait ori-
ffinaire de la tribu des Swàlem ; le second saint, sur lequel on n'a aucun renseignement,
porte le nom de Sicii 't-Tâghî. Quant au troisième, Sidi 'Alî Aboû 'ch-chakâwi
(ioMc/ic4Adn'j), il aurait compté parmi les disciples du célèbre Aboù 'I-Maliàsin loùsof el-
Fàsî, mort en loiS/iCo/j. Cf. Aboû Jandâr, op. cit., p. 44-45.
(i) C'était autrefois un nommé Si .îîiâli bol-Makkî, imam de Sidi 'l-Qojîrî, dont le
sançtiiaire se trouve dans la Sowaïqa de Rabat. 11 est mort il y a environ seize ans.
420 r.HKJ.lA
ot à Ai'afa : lahbdikn'. (illuhonund Idhixiil; ! — « Me» voici, mon Dion,
me \()ici! >> Clomni<i r<»n loiinu' scpl, l'ois auloiii' de la Ka'ba, ils ront
sopl lois II' loiir (lu milii'àl», m siii\aiil Iclroil couloir (jiii le si'part^
ih> la uiuiailK": il louiiicnl daus le siMis cousacic : ils oui le miliiàl)
à gau'ilii". !'<'> ><'|>l louis acIicM's, ils l'onl la piirrc, puis s(vpl nou-
veaux lour>, loujouis ili'iiièie l'iniàin (i).
La pailir religieuse 'de la l'èle esii. arlie\ée; le lolc de la journée se
i>assc eu i(ioui>sanees jM'ol'îines. Les fcnimes, en elïel, apièis avoir
dé[K»>c leurs olTiaudcs ;ui.\ [oud»eau\ des saiids, oui |HV[)aiv de quoi
l'aire IxMuhaiiee : (diclla [«iciul son aspecl. (|<'s joiuis 4le imoùsiami.
Aujourd'hui, ce pMcriiiaj^c de \;deur disciiliihic, cl (pu; les lel-
Irés \oienl d'ailleurs d ini loil mauxais ceil, csl de inoiins (;n imoins
sui\i; les «Mil'aids saïuiiscul à eu imiler les rilcs, oL le l'onl par |»lai-
sanlerie. Mais la l'èU* subsiste, cl (luelqncs lainilleis \oul. (Micoie se
iliverlir à Cdiella, la \eille d'rl iil r/-l;hir ; c'osl une paiiie de cailii-
Lu(> telle ccinuioiiie, où s'uuisscnl aussj clian/^^cuicid, à 1 (Mienne
les riles de l'Islam cl ceux i\\i paijauismc, n'esl pas isolée dans l'AI'i'i-
(pie du Nord. L'oldi^al ion cl les pralicpies du INMerima^'-e, (pi'ils ac-
eomplisseid poiirlanl si laiomenl, oïd \i\cmeid l'rapipé re'S[Mil des
liabilards de la Heibérie. (îellc <>bli<^alion islamique encore loul im-
prégnée de sur\i\ances [Kiï(vniies, ces rilcs à l'ornu^ si soiivenl ma'i^i-
quc, c(^s vesligos de cuille d'une pici rc, d'iiu ]>uils ou d'un haul-lieu
n'a^aienl aïKMme peine à lrou\ci' [)lace dans l'c^niS'endtlc ilc Jeuis
croyances, sans les «uj[>|)laulcr le moins du uioiidc. De là, par exem-
ple, celte Iradilioii si l'récpiciile, selon lacpicllc la pluie chargée (\i'
baraka qui lombe lors de la période du nisàii cisl en lapporLs 'mysté-
rieux avec l'eau de Ze^nizom [-j.), ou rallii-mation (pi'à oerlaims jours
de l'année, les puils sont en commumicatioin a\e(; ,1e puits wacré de
la Mekke. lyv l^'i encore les cérémonies cfjimine celle (pie nous venoms
d'étudier. Il existe un j)(derinage tout semblable, ce môme jour de
'Amfa, en un autre sanctuaire célèbjc du Mar(jtc, celui de Moulai
(i) D'après iiiH- Iniililion jecucilljc par V. iSicajd {Guide du Maroc, Paiiis, 1919» p. i5y),
le Prophète aurait prie liii-uicnK". dans cette mosquée.
(2) Cf. ôgalcnient sur le rapport de l'eau de 'Achoûrû avec celle de Zemzettiy E. Lévi-
Provençal, Pratiques agricoles et fêtes saisonnières des tribus Djebalah, Paris, 1918, p. a3.
LE PÈLEBINACE 421
'Abd es-Salâm ben Macbîch, le grand saint des Jbâla, sur le Jahal
cl-'Ajlaim. Une cérémonie analogue se déroule au sanctuaire de Sidi
Cliachkàl, chez les Oulàd Zîd des 'Abda, saint de moindre renotm-
mée, mais dont le tombeau est au bord de la mer, sur un rocher
qui forme îlot à marée haute; cette oirconstance n'est vraisem-
blablement pas étrangère à la naissance d'un culte, auquel sont venus
se joindre ces rites de pèlerinage. C'est toujours le même travail de
l'Islam, pour absorber les cultes anciens.
Mais à Chella, il a fait mieux encore. Chaque fois que le sultan
quitte Rabat pour aller faire un séjour de longue durée dans quel-
que autre de ses capitales, il va visiter les rijdl el blàif, les sanctuai-
res des saints des trois vitlles. Cette ziâra dure troiis jours : le premier
est consacré à Chella, île deuxième à Rabat, le troisième à Salé. En
cette circonstance, le sultan, à cheval, se rend directement de son
palais à Chella. Il descend de monture devant le sanctuaire de Sidi
lahià et pénètre successivement dans les trois qoubba qui bordent
Tesplanade ; celles de Sidi Lahsen el-Imàm, de Sidi laliià et de Sidi'
I-Masnàwî. Chacun des moqaddem lui ofîre du lait et des dat-
tes, en échange desquels il remet un présent. Ensuite, pieds
nus, il entre dans la khalwa, la parcourt et s'arrête devant les
tombeaux. Peu de personnes le suivent : le (ià/ib (chambellan), les
vizirs, le qaul mechwàr et son lieutenant, sa garde personnelle, les
(( gens aux fusils » {mwâlin el-mkâhel), et les « gens de l'ablution »
{mwâlin el-oudoû), qui tiennent ses chaussures. La visite se termine
par le sacrifice d'un taureau (i). Lorsqu'il revient habiter Rabat, le
sultan fait aux sanctuaires des trois villes un semblable pèlerinage,
dans le même ordre et avec les mêmes cérémonies.
(î) On sacrifie ce taureau en lui coupant les jarrets : c'est une t'argîba. Sur ce mode
de sacrifice, cf. G. Kampffmeyer, Texte aus Fes, in Mitteilungen des Sem. Jiïr orient.,
Sprachen, 1909, p. 3o; W. Marçais, op. cit., p. 879; E. Wcstermarck, Les Cérémonies du
mariage au Maroc, tr. J. Arin, Paris, 1921, p. 56-57; E. Lévi-Provençal, op. cit., p. 16 «.'t
note 2.
HBSPÉB13. — I. II. — iy2i. 2S
422 CIIELLA
Cet hommage, a&siirément, s'adresse aux saints de Cholla. Mais,
nous l'avons vu, de Moulai la'qoiib à LalJa llagrà«j^a, l'orlliodoxit' de
la plupart d'entre eux apparaît singulièrejnent douleuse, eL leurs ori-
gines incertaines. Sous leur couvert ou à côté d'eux se perpéluenl
tout un paganisme que l'Islàm dissimule niai, des rites qu'un lien
bien lâche raltache à la religion ollicielle, el qui sont venus s'iimplan-
ter sur la tombe môme de ceux qui se proclaniaienL les Délenseurs
de la Foi, dans les ruines d'un édilice consacré à la gloire du Dieu de
rishiim. Qui donc sur ce point l'a emporté? Comme la végétation
recouvre aujourd'hui les splendeurs déchues de la nécro[)o1e méri-
nide, les vieilles croyances païennes ont repris possession du sanc-
tuaire orthodoxe. Mais l'Islam, pour ne pas se reconnaître vaincu,
a repris la lutte sur un autre terrain; il a fait siennes toutes ces croyan-
ces, se contentant d'un semblant de soumission à ses saints. Et, lors
de ces visites royales, les cultes de Chella, avec tout ce qu'ils com-
portent de paganisme, sont dans leur ens(;mble consacrés officielle-
ment par la plus haute autorité religieuse qui soit au Maroc.
Henri Basset et E. Lévi-Provençal .
APPENDICE
L'inscription funéraire d'Aboû '1-Hasan à Marrakech.
On a vu plus haut (page 19) que lorsque le sultan Aboû 'l-l.Iasan
mourut dans la montagne des HinJtâta, son corps fut transporté à Mar-
rakech; le nouveau sultan, Aboû Inàn, fit provisoirement inhujmer
la dépouille de son père dans une dépendance d'une mosquée de cette
ville, le Jàmi el-Man:soûr, en attendant de pouvoir la faire transpor-
ter et de lui donner une sépulture définitive dans la nécropole
royale de Chella. Nous ajoutions, sur la foi d'un lettré indigène, que
la première mqâbrîyya d'Aboû '1-Hasan était toujours à Marrakech,
au célèbre mausolée des Sa'diens.
Au cours de l'impression de ce travail, l'un de nous a pu vérifier
sur place l'assertion de notre informateur et prendre un estampage
de l'inscription gravée sur la mqâbrîyya en question. Celle-ci n'est
point, comme on nous l'avait affirmé, en pierre bleue, mais en
marbre blanc. Elle se trouve dans la petite salle contiguë à la salle
des colonnes. Sa longueur est de 2 m. 17; sa hauteur, de o m. 17. La
longueur du champ épigraphique est de 2 m. o5; sa hauteur, de
o m. o[\. L'inscription porte sur chaque face une seule ligne d'écri-
ture, en caractères cursifs.
Face antérieure :
^J
Face postérieure :
424 CHETXA
Ji^t ^il^ ij* r^ ^^U\ >J1 J iJl^J »iiî *-;.^; ^^j^^\ J>î^l ij^V J^ Ji'j
Trapuction :
La louange apparlieni à Allah !
Ceci est le premier tombeau où fui enseveli nolrt^ Maître, le Sullan, l'ohj-M, (!<> la
miséricorde divine. l'Kmir des Musulmans, le (luerrier pour la Koi dans la Voie du
Maître des Mondes, Aboù l-Uasan, lils de i-.olrc Mailr(\ le Sullan, l'obj l de la
miséricorde divine, l'Émir des Musulmans, le (jU(Mrier pour la Koi dans la Voie du
Maître des Mondes, .Vboù Sa'ïd, fils de notre Maître, le Sullan, l'objet de la misé-
ricorde divine, l'Kmir des Musulmans, le (îuerrier pour la l"'oi dans la Voie du
Maître des Momies, Aboù loùsof la'<ioùb, lils de 'Abd el-l.la(|(|. 11 mourut — (pi'Al-
lab lui fasse miséricorde! — pendant la nui! du lundi au mardi vingt-sepi d\i mois
de rabî' I de l'année 7")?!. 11 fui enterré dans ce tombeau béni, à l'Iieure du 'asi du
mercredi suivant, puis fut transporté au cimclière de ses nobles ancèlres —
qu'Allah leur fasse miséricorde! — à Cbella, 1(> seize jomàdà 1 de la mênuï année.
Ce texlte est intércss.inL à plus d'un Lilre. D'abord, par les dates
qu'il reufernie : celle de la uioil, d'Aboû 'l-ljasan; celle de son iidiii-
malioii provisoire à Marrakech; celle de son inluiinaLiou dôliuilive
à Ghella. La première, le 27 rabî' I 752 = 3/1 mai i35j, éLail, déjà i'oiir-
nie par l'épilaplie de la nécropole (épigr. Jiist., n" (i). On a vu que
les historiens arabes, is'ils sont d'accord sur l'année du tlécès, ne le
sont pas sur le mois ci le quantième : on a encore ici une confirma-
lion de la date fournie par Ibn el-Ahmar. Ce fuit le surlendemain de
la nuit de sa imort, que le sullan, déjà ramené des Hintàta, fui enterré
à la mosquée d'el-Mansoûr à Marrakech. On ignorait jusqu'à pré-
.=enl pendant combien de temps sa dépouille demeura dans cette ville.
A peine quelques semaines, puisque le 16 jomàdà I suivant, 11 juil-
let i35i, il était transporté à Chella. Mais la teneur du texte arabe
ne permet pas de distinguer si ce*tte date est celle du départ du corps
de Marrakech pour Chella, ou celle de son arrivée et de son enseve-
lissement dans la nécropole royale. Il dut évidemment s'écouler dans
l'intervalle un nombre de jours peut-être assez considérable.
On peut se demander la raison pour laquelle on traça une inscrip-
tion sur une mqâbrîyya destinée à recouvrir un tombeau vide. Ce
fut sans doute dans un but de pieuse commémoration : on voulut
rappeler que le seul prince mérinide qui à la fois fut un sultan et un
saint avait reposé en ce lieu pendant près de deux mois, en atten-
APPENDICE 425
dant qu'on pût déférer à son désir d'être enterré auprès de ses ancê-
tres. Mais qui donna l'ordre de faire graver ce texte, qui constitue
certainement une exception dans l'épigraphie tunmlaire nord-afri-
caine? On eût pu concevoir une inscription votive, sur une pierre de
forme quelconque, sauf précisément celle d'une mqâbrîyya. Fut-ce
sur l'ordre d'Aboû Innn ou de l'un de ses successeurs? On n'a que
la ressource de demander à l'examen archéologique la clef de ce pro-
f)lème (i).
Les caractères arabes de cette inscription, qu'on nous avait signa-
lés primitivement comme très frustes, ne le sont pas du tout. La cur-
sive eimployée n'a pas, à vrai dire, cette ampleur vigoureuse que l'on
admire sur la mqâbrîyya d'Aboû '1-Hasan à Chella; néanmoins son
tracé est sobre et de bonne tradition, sans grande élégancie mais
aussi sans lourdeur. La stèle, du modèle classique, n'a rien de com-
mun, ni par son épigraphie, ni par sa forme, avec les autres tombes
du mausolée sa'dien. Elle est sûrement plus ancienne que ces der-
nières, et il semble permis de la faire relmonter, selon toute vrai-
semblance, à la dernière période de la dynastie mérinide.
H. B. &l E. L.-P.
(i) Il serait, à notre sens, difficile de vouloir, pour la datation de cette inscription,
tirer argument de la présence des mots ^r'.^-^ « tombeau » et ^JjJ" « nécropole », au lieu des
correspondants ^s d une part, ^•J^i^ ou à^^^) d'autre part, qui sont employés presque
exclusivement dans l'épigraphie funéraire et monumentale de Chella.
Il
ACTES DU TROISIÈME CONGRÈS
DE
L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES
7-9 DÉCEMBRE 1922
SÉANCE D'INAUGURATION
TENUE DANS L'AMPHITHEATRE DE L'INSTITUT
LE JEUDI 7 DÉCEMBRE 19S3 A 17 HEURES
La séance est ouverte à 17 heures, sous la présidence de M. le Maréchal de
Fiance Lyautey, iV ses côtés ont pris place : M. Urbain Blanc, Ministre Pléni-
potentiaire, Délégué a la Résidence Générale ; S. E. Si el-Hadj Mohammed
EL-MOKui, Grand-Vizir; M. G. Hardy, Directeur Général de l'Instruction
Publique, des Beaux-Arts et des Antiquités ; S. E. Si Tohami Ababou, Cham-
bellan de S. M. le Sultan ; S. E. Si el-Hadj Abou Cho'aïb ed-Dokkali, Vizir
de la Justice ; S. E. Si Ahmed el-djaï, Vizir des Habous ; S. E. Si Mohammed
EL-HAJOui, Délégué de S. E. le Grand Vizir à l'Enseignement musulman.
Discours de M. G. Hardy, Directeur Général de l'Instruction Publique.
Monsieur le Maréchal, Excellences,
Mesdaiies, Messieurs,
On pourrait s'étonner de nous voir tenir des Congrès périodiques. Nos séances mon-
siR'lles sont parfaitement régulières et fort actives, et notre Bulletin fait apparaître, cha-
que trimestre, le résultat de nos travaux. Par ailleurs, nos Congrès sont modestes, sans
banquets ni réceptions, tout juste émaillés de quelques discours rituels. Est-ce donc par
simple esprit d'imitation que nous avons institué et que nous maintenons cette solennité ?
Non certes, et nos intentions sont bien déterminées : ce que nous cherchons sur-
tout dans le Congrèg annuel, c'est l'occasion, c'est l'obligation d'un inventaire, bien
4-28 Ar.Tl.S mi TTl- CONCRËS
mieux, d'un exarrw'n de conscience, — mieux encore, d'une confession publique. Car
nous protiondons ne point vivre dans des tours d'ivoire et nous Irouvona naturel et
juste de rendre nos eoniples.
Il suit de K\ que la sincérité représtcute notre prenùer devoir de confrressistes.
•n'II arrivait (]u'iiiie de nos cnlreprises fût inanquée ou relardée, si par liasard noire
année avait été une année s^ehe. nous serions tenus de le dire, et nous le dirions.
\insi noiis trouvons-nous autorisés A noter sans fausse modestie les parties de notre
lAeho qu'on peut i'>linuM riissic^s, et xolci, pour i()>>, ce cpio nous pouvons porter à
noire actif :
J'annonvais, lors du deniier cunur^s, a un rcnroicenuMil des organes ceiilraux, en
ni'me temps qu'une liaison plus étroite et continue avec les organes extérieurs ». Cette
formide assez vague, lions l'aNons précisée et traduite dans les faits : au lieu <ic se
juxtaposer sinipleinenl à l'Idole supérieure do Langue arabe vl de Dialoclcs berbères, l'ins-
titut des Ilaiit(>s-Klu(les Mar((aiiies l'a toid à fait al)sorl)ée; l(>s ]Hofesscurs de l'école
sont devenus les direct<Mus d'études de l'Institut, l'organisation du travail scientifique
a pris ofliciellenuuit le pas sur la besogne scolaire, et, dans les ])rincipaux centres du
Maroc, des conutés locaux ont été chargés de grouper les chercheurs, de conduire les
enquêtes de détail, de tendre sur le Protectorat tout entier un rets souple et pcrmainent.
D'antre j)art. nos rapports avec les milieux savants indigènes se sont resserrés et
régularisés, et je saisis au passage l'occasion de remercier bien vivement S. E. Si El
Iladjoui, na'ib du Grand Vizir à i'insirucliou PubTique, qui a suivi toutes nos réunions
et de q»u la science, l'activité persévérante et la cointoisie nous furent d'un secours
constant daus cette coordination <les efforts; le présent Congrès se terminera par une
séance exclusi\(Muent indigène, q»ù pron\et d'être fort intéressante et nourrie et dont
la nouveauté ne passera certainement pas inaperçue aux yeux du monde musulman.
Au surplus, cette collaboration, si désirable, va se trouver singulièrement facilitée et
consolidée par la création de notre cnseigneimcnt supérieur musulman, qui, lui aussi,
a pris celte année, au sein même de l'Institut, une forme arrêtée et fort originale et
qui permet d'espérer toute une renaissance marocaine des sciences proprement islamiques.
Le pont que nous rêvions de lancer vers la France a été inauguré par d'illustres
visiteurs : MM. Diehl, Maie, Gsell et Augustin Bernard, qui, en octobre 1921, ont
accepté d'être les hôtes de l'Institut et qui, depuis lors, n'ont cessé de lui manifester
une active sympathie. Le même pont devait, cet automne, être emprunté par une grande
caravane géographique, eoniposée de grands noms, et que la grève des inscrits a sim-
plement relardée. Il est clair, en somme, que nous avons cessé d'être des isolés.
II semble aussi que nos méthodes de travail aient franchement adopté le sens que
nous désirions : il n'est plus personne ici qui se tienne dans son coin, couvrant de
mains d'alchimistes les secrets arrachés au pays ou aux archives; un bel esprit d'cntr'aide
règne dans la maison ; sans que sa personnalité soit le moins du monde menacée, cha-
cun peut compter sur les eonwils ou les recherches accessoires du voisin, et il est tel
dt nos travaux qui, signé d'un seul nom, représente un très curieux effort collectif; Bien
mieux, nos étudiants sont méthodiquement familiarisés avec cette conception, h la fois
très ancienne et très moderne, de l'équipe scientifique; pour ne citer que cet exemple,
les élèves du cours de dialectologie arabe ont entrepris en commun, sous la direction du
professeur, une étude sur le travail du cuir à Rabat, qui marche à grands pas et qui
leur donnera, en même temps que de bonnes habitudes d'ciupièle et de composition,
le goût de la recherche libre.
Notre outillage s'est perfectionné ; nous avons ouvert un centre de documentation
géographique, encore modeste, mais qui dispose d'une salle indépendante, qui est dans
.ses meubles et qui, par de menus miracles d'ingéniosité, niihile de plus en plus son droit
à l'existence et à l'extension. Nous avons également amorcé, avec le concours du Ser-
DE L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES 429
vice des Monuments Historiques et du Service des Arts Indigènes, un laboratoire d'his-
toire de l'art, qui échangera des documents avec les institutions similaires de la France
et de l'étranger et nous donnera les moyens d'étudier, d'une manière vraiment scien-
tifique, les trésors de ce vieux pays d'art. Enfm, tout près d'ici, les bâtiments de to
bibliothèque générale s'élèvent dans les délais prévus, sur des plans tout modernes, et
les savants ou les simples curieux, en résidence ou de passage au Maroc, y trouveront,
avant la fin de l'aniïée igaS, des conditions incomparables de documentation, de paix
et de confort.
Le secrétaire du Congrès se chargera de montrer que ces besognes d'organisation
n'ont pas absorbé toute notre activité ; la liste des travaux parus qu'il est en mesure
do citer est impressionnante, tant par la quautité que par la qualité et la variété; la
linguistique et l'ethnographie gardent, sans doute, une place considérable dans l'ensemble
de nos recherches, mais les autres sciences, et notamment l'histoire proprement dite,
rarchéologie, l'histoire de l'art, la géographie, commencent à manifester une vigueur
singulière, et tout indique que nous touchons à ce rapprochement des divers domaines,
à cette association et cette confrontation des méthodes qu'en 1920 nous présentions
comme un des buts principaux de nos efforts.
Or, c'est là, à mon sens, ce qu'il y a peut-être de plus intéressant dans les nésul-
tats actuels de notre entreprise : pour établir notre bilan réel, il ne faut pas tenir
compte seulement de ce que nous bâtissons ou de ce que nous publions ; il faut y ajou-
ter des acquisitions peut-être moins apparentes, mais à coup sur plus importantes et
plus grosses d'avenir : j'entends cette volonté de réalisation, cette bôlle passion intellec-
tuelle, cette atmosphère de pure curiosité et de noble émulation, qui s'affirment davan-
tage de jour en jour et qui nous attachent les uns et les autres de plus en plfus étroi-
tement à l'œuvre commune. S'agit-il de meubler les séances du Congrès ? Les commu-
nications proposées surabondent. Veut-on dresser le plan de campagne de 1928 ? Un
quart d'heure suffit, car chacun est en quelque sorte sous pression et ne demande que
le temps de classer ses notes.
Est-ce à dire qu'il n'y ait pas d'ombres à ce chùr tableau ? En voici deux au moins :
L'une, c'est l'irrégularité de notre Bulletin : trois numéros compacts vont paraître
loup sur coup, — ce qui est nettement regrettable, et, s'il est juste de noter que la
mise en train, par suite de quelques -svccidents, a été un peu tardive, il n'est pas moins
nécessaire de demander aux auteurs plus de régularité et de rapidité dans la correction
et la livraison de leurs chères épreuves.
L'autre, c'est la lenteur de la plupart des comités locaux à s'engager dans la voie
que nous leur avons indiquée et qui pourait être si féconde en découvertes. Nous devrons,
en 1923, appliquer à ces parties faibles ou malades de notre organisme des remèdes
appropriés, mais je me hâte d'ajouter qu'il n'y a pas là de quoi s'alarmer.
Vous nous restez, Monsieur le Maréchal, admirablement fidèle, et je crois bien que
vous avez raison ; c'est un ardent foyer qui s'allume sur cette colline où vous vous plai-
sez à voir, selon votre mot, une petite montagne Sainte-Geneviève, — un pur foyer qui
ne brûle que des essences choisies et groupe autour de sa flamme des hommes de
bonne volonté de plus en plus nombreux, français et marocains, bien décidés à s'en^
tendre et à se rejoindre dans les sereines régions de la science.
Renan s'est, un jour, ingénié à prouver qu'on pouvait travailler en province; nous
voulons, nous, montrer — montrer une fois de plus, car les devanciers illustres ne man-
quent pas — que le travail intellectuel et la vie coloniale ne sont nullement contradictoires.
Nous refusons d'admettre que l'excès de soleil coupe l'appétit de lumière, que le cli-
mat anémie l'esprit, que la nonchalance du milieu détrempe inévitablement les volon-
tés, ou que l'énormité de la tâche immédiate ne laisse nulle place aux spéculations
désintéressées. Nous ne voulons voir, sous des jérémiades si courantes, que les mau-
vaises excuses de fatigués et d'impuissants.
430 ACTES DU IIP CONGRES
En revanche, à mesure que nous avançons dans la voie de la dôcouvcrtc, nous som-
mes de plus ^n plus stVluils par l'iMemluc ol la nouveauté d»i champ qui s'offre à notre
examen; nous ôpro\ivons cotte sorte de vertige dt^licieux, cet élan, cette exaltation do
tout l'être, qui saisit le soldat ou le colon i\ la vue des « grands pays muels « qu'il
lui faudra conquérir ou défricher. Nous savons aussi que le temps presse, que les grou-
pements sociaux, en apparence les plus figés dans les moules du passé, peuvent se
transformer brusquement et qu'il est prudent de no\is hâter, si nous voulons transmet-
tre aux générations prochaines une image à pou pr^s exacte des gens et des choses qui
nous entourent.
Pourquoi ne point avouer, enfin, notre amhilion de devenir, dans lu famille scien-
tifique, tout autre chose que tles parents ^lainresi» l^i l'rance s'est aperçue, tous ces
temps-ci, que ceux de ses enfants qui, depuis \u\ siècle, s'étaient dispersés aux quatre
coins du monde, n'élaioiil, aux jours diflicil(>s, ni les moins fidMos ni les moins utiles;
elle s'est bien trouvée des chefs militaires et <les adminislraliMirs qui avaient fait Icair
éducation on Indo-CJiine, à Madagascar, au Soudan o\i dans l'Afrique du Nord ; elle a
largonient employé, pour sa propre défense, ses troupes coloniales; elle a cherché et
cherchera de plus en plus, dans ses annexes lointaines, des éléments essentiels de son
ravitaillement alimentaire et industriel; elle découvre, en somme, qu'en se dépensant au
delà des mers, elle a fait, sous une forme assez imprévue, un excellent placeme(nt et
ouvert, en marge de si's inslitulions traditionnelles, une fraîche éc-ole, d'énergie, d'ini-
tiativo et d'intelligence.
Or, ce rajeunissement de la force française par l'éducation coloniale, il sera bien-
tôt tout aussi patent dans le domaine scientifique que dans les domaines militaire, admii-
nistratif et ^onomique. La transplantation impose à nos esprits cette fameuse opu-ra-
tion de la table rase, qu'il est si malaise de pratiquer à huis clos; elle mous oblige à
traiter \nic matière qui échappe ù nos habitudes, cl, par lii même, h modifier nos pro-
cédés d'investigation, à réfiéchir sur nos méthodes, à reprendre dans ses principes toute
notre philosophie dos sciences.
II me serait facile de montrer que, depuis le jour où la France a commencé d'essai-
mer hors de ses frontières classiques, la science française a directement profité de ce
mouvement d'expansion et qu'elle est revenue plus riche, plus vigoureuse de oos, étran-
ges régions où sa fantaisie semblait l'égarer. Le fait est parfaitement clair en ce qui
regarde la géographie, les sciences naturelles ou la médecine. Mais l'cst-il moins pour
les sciences morales? Ne voit-on pas tout ce que la linguistique et l'ethnographie des
peuples africains et asiatiques, par exemple, apportent d'inattendu et de précieux dans
la connaissance générale de l'esprit humain ? Est-il permis de méconnaître aujourd'hui
la part très originale que ces peuples ont prise à l'histoire du monde et les grands pro-
blèmes de tout ordre que soulève l'étude de leur action ? Il semble, en vérité, que, pour
stimuler notre curiosité de chercheurs vieillissants et. remettre au point notre vision d'oc-
cidentaux, une main providentielle ait brusquement arraché le voile qui nous séparait de
tout un monde.
Le rôle des savants coloniaux serait donc éminent, et lourde leur responsabilité.
C'est dire quel devoir de persévérance et de perfectionnement leur incombe, quelle
haute idée ils doivent garder de leur mission, quel souci de réflexion et de probité doit
animer, soutenir, élargir leurs tâches d'érudition. Il leur faut les fîères vertus d'une
avant-garde : l'audace, l'agilité, l'esprit de sacrifice, la résignation aux obscurs dévoue-
ments, — tout ce qui, en somme, depuis l'aube du monde, permet à la vraie science
de renouveler sa force et de maintenir sa noblessse.
Monsieur le Maréchal, Excellences,
Mesdames, Messieurs,
Je déclare ouvert le troisième Congrès de l'Institut des Hautes-Etudes Marocaines.
DE L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES 431
Discours de Si el-Hajoui, Délégué du Grand Vizir à l'Enseignement musulman,
{Traduction)
MoNsiEUK LE Maréchal, Excellences,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie d'être venus si nom"bieux au Congrès de l'Institut des Hautes-Etu-
des Marocaines.
La présence de Son Excellence le Maréchal de France Lyautoy, Résident Général,
de S. E. le Grand Vizir et de M. le Ministre provoquent la joie intime et profonde, car
celte manifestation prouve les progrès réalisés par l'Lnstitut dans toutes les branches de
l'activité scientiiique.
Chacun de nous remercie M. le Maréchal d'avoir fondé cet Institut et de l'intérêt
qu'il ne cesse de témoigner à la diffusion de la Science au Maroc; la constitution de
comités locaux fait participer tout l'Empire Chérifien à cet effort. 11 faut le remercier
encore de l'aide précieuse qu'il apporte à la collaboration des savants indigènes et des
savants français au Maroc, car cette politique de collaboration et d'union présente des
avantages de tous ordres que la pratique a confirmés.
La collaboration des savants spécialisés et leur entr'aide dans des enquêtes commu-
nes offrent une utilité à laquelle a fait allusion l'orateur qui m'a précédé. Cette colla-
boration donnera un essor encore plus vigoureux à l'Institut, car chacun profitera de la
spécialité de son collègue. L'histoire d'ailleurs en donne des exemples.
Car les peuples de génie différent, en faisant échange de leur originalité, sont arri-
vés à des résultats remarquables. En Orient, les Califes abbasides, en Espagne, les
Ommayades, ont fait traduire les ouvrages grecs, persans, indiens et en ont tiré un pro-
fit considérable. Cette semence scientifique a germé chez eux et y a donné les fruits
que l'on connaît.
L'Europe à son tour a traduit les ouvrages arabes, s'est intéressée à la civilisation
cl à l'histoire islamiques et s'en est servie comme peint de départ pour son développe-
ment propre. Puis ce fut le tour de l'Amérique et du Japon.
Un proverbe vulgaire dit chez nous : « Nos aïeux ont planté et nous, nous man-
geons les fruits des arbres qu'ils ont plantés; à notre tour, nous plantons pour que nos
arrière-neveux mangent les fruits de nos arbres. » Aujourd'hui, les Nations Musulmanes,
engagées dans une voie pratique, se sont mises à l'école des sciences européennes. Que
nos frères marocains le fassent aussi et qu'ils cessent d'être figés dans des formu-
les surannées.
L'activité est la condition de l'amélioration du genre humain; c'est par elle que
l'homme arrive à un résultat. Les sciences ne cesseront de s'accroître, les esprits ne
cesseront de se confronter jusqu'au moment où Dieu voudra.
Les disciplines qui font particulièrement l'objet de l'activité de l'Institut sont l'his-
toire de nos ancêtres, la géographie du Maroc, la littérature et l'histoire marocaines, la
dialectologie arabe et berbère; chacune de ces branches offre son utilité, car la
science pour le moins vaut mieux que l'ignorance.
Il est nécessaire que les savants indigènes viennent à cet Institut, en fassent par-
tie, soient au courant de ses enquêtes et de ses résultats, qu'ils voient les trésors qui y
sont accumulés, livres, manuscrits, collections et instruments de travail.
Ces savants restent encore dans l'ignorance des archives historiques et pourtant
c'est dans la conservation des vestiges du passé qu'est l'avenir de la science. 11 n'y a
pas de pays où la population s'intéresse aussi peu que le nôtre à son passé et qui témoi-
gne moins d'intérêt à la conservation de ses archives nationales.
432 ACTES DU TTl» CONGRÈS
S'il s'agit de la Môsopotamic, do l'Irak, du Yt^mcn ou de la Rabylonie, on rn con
naît l'histoiro dt-Hailloo, grAcc aux fouilles et aux diVouvortos qu'on y a l'ailcs; il en sera
de môme ici. Combien y a-t-il de tn^sors enfouis dans los coins de notre pays?
L'orateur qui m'a précédé a fait allusion aux laboratoires d'histoire de l'art et de.
géographie, qui sont tous doux d'une utilité incontestable. De mèn\e, il a fait allusion
il cette bibliolh^que qui. dans son noxiveau bAtinicnt, <'onstituera la plus belle colloo-
tion do livres du Maroc. Ce son! Ii\ des instrunionto de travail qui serviront à l'épanouià-
stment de la science maroeaine.
On verra bientôt les résidtats que nous procurent los réunions mensuelles et les con-
grus annuels comme celui-ci. Dans notre congrès annuel, nous faisons l'inventaire du
travail do l'année. Puis-o Dieu Juslilior nos espérances!
Monsieur Hardy a parlé de la joie q\réprouveut los maîtres français i\ se trouver
réunis tous les mois pour échanger leurs idées. De môme nous formulons l'espoir que
les lettrés marocains apportent ici lo fruit de leurs labeurs et (pTils so pressent .\ nos
réunions. Que l'Institut soit jiour les étudiants ol les savants dr Habal cl de Salé lo phaïc
lumineux qui éclairera leurs travaux.
Nous lançons une llèoho qui, par la grâce de Dieu, allcimlra son but et nous nous
préparons à entendre des conmuniications arabes dont l'éloquence le disputera à l'uti-
lité. L'une ooncornora renseignement indigène, l'autre la littérature marocaine, une
autre l'histoire du Maroc, et la dernière l'édition des ouvrages arabes. Ces conférences
seront certainement goûtées par les esprits cultivés.
Tout cela, griice à la sollicitu<lo de Notre Maître l'Imam — que Dieu étende sur les
créatures l'ombre de sa iiobl(> dynastie! — Nolie Soigneur Ahou l-Maliasin Yousof, fils
do Moulay el-llas;ui.
Mon Dii'u accorde lui ton aiilc et tioniio lui la gloire!
Discours de M. le Maréchal de France Lyautey.
M. le Marcclial de France Lyanley, s'adressanl à M. Hardy, prend la parole en ces
termes :
Vous avez dit des choses excellentes et dans la meilleure langue. Gela ne nous a pas
surpris, car nous y sommes habitués, et ce que vous venez de dire est comme tout ce
que vous dites, tout ce que vous faites, tout ("e que vous écrivez, très bien.
J'ai été très intéressi'' par le discours de Si El lladjoui. Non qu'il m'étonne : je le
connais et je sais ce qu'il vaut; mais ses parohîs ont pu surprendre un peu des auditeurs
qui ne sont pas habitués à la population imligène, et qui ont dû être frappés par tant de
précision et de documentation. Comme il s'est abstenu de les entoiuer de l'enveloppe
littéraire, dont trop souvent se parent les discours 1 C'est un véritable bilan et un véri-
table programme.
Je suis heureux de lui faire tout mon coinplinicnt. Je sais qti'il me comprend, car
s'il ne parle pas encore le français, il l'entend parfaitement.
Je remercie M. Hardy d'avoir bien voulu témoigner de l'intérêt que je porte à ce
que vous faites ici. Rien n'est plus exact. J'y attache une grande importance et je ne
puis dire combien je me réjouis de voir se créer ici, sur cette « petite montagne » œ
foyer intellectuel, déjà si florissant après peu d'années d'existence. Ce qui me plaît avant
tout, c'est la concordance de vos effortls, soit en matière d'histoire, d'histoire de l'art,
d'ethnologie, etc., soit en matière de recherches artistiques et archéologiques, comme
celles qui s'effectuent avec tant d'activité sous la direction de M. Châtelain. Il y a de la
J
DE L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES 433
part de tous ceux qui apportent le contingent de leurs connaissances spéciales un effort
scientifique, littéraire ou intellectuel tout à fait intéressant.
Il est vraiment satisfaisant de voir ce que nous voyons autour de nous : ici à Rabat
se fait quelque chose de très grand, de très fécond : l'association de plus en plus
étroite dos indigènes à vos travaux. C'est, je croisi bien, la première fois que cela se
produit. Je ne voudrais pas avoir l'air d<; nous inetlre trop en avant et je fais appel
à tous ceux qui connaissent l'Afrique du Nord, mais je crois que nous ne sortirons pas
des limites de la modestie en disant que cet effort commun des indigènes et de nous-
mêmes n'avait jamais été réalisé d'une manière aussi constante ni aussi étroite. Et
cela a la plus grande portée.
La continuité, la durée et la fécondité de notre établissement au Maroc ont comme
condition absolue une multiplication de nos rapports avec les indigènes : association
agricole, industrielle, association d'affaires, mais surtout association intellectuelle, celle
de l'esprit et celle du cœur. J'estime que c'est la véritable sauvegarde du régime
de coopération de la Fraace et de la nation musulmane du Maroc.
C'est une action plus efficace que celle des baïonnettes et des postes. Ceux-ci ont
eu et ont toujours leur rôle, rôle essentiel, effort admirable, dont nul ici n'est plus
conscient que moi; si notre armée n'avait pas fait et ne faisait encore ce qu'elle fait tous
les jours, nous ne serions pas ici : c'est elle qui a donné à ce pays l'ordre et la sécurité
qui n'existaient nulle part; ce sont nos troupes qui ont dressé ce rempart qui nous permet
de vivre en paix. Mais cela posé, et quand ce rôle protecteur et pacificateur de notre
armée aura donné ses fruits, !a sauvegarde de notre association sera dans ces travaux
communs : pénétration de plus en plus complète û'i nos esprits et de nos coeurs ; je
tiens à le redire.
Plus je fréquente les indigènes, plus je vis dans ce pays, plus je suis convaincu de
la grandeur de cette nation. Alors que sur d'autres points de l'Afrique du Nord nous
n'avons trouvé qu'une poussière sociale, conséquence d'anarchies antérieures et de carence
de pouvoir, ici, grâce à la permanence du pouvoir assuré dans toutes les dynasties qui
se sont succédé de manière continue, grâce au maintien, malgré les révolutions, des
institutions essentielles, nous avons trouvé un empire constitué et avec lui une belle
et grande civilisation.
Il y a eu là une révélation. A notre arrivée, on parlait des beaux monuments du
Maroc, mais comme révélateurs d'un grand passé disparu, et nous ne soupçonnions
certes pas que ces beautés vivaient encore. Nous en avons un exemple frappant dans
le domaine des arts; ils étaient, disait-on, perdus ou se perdaient. Or, il a suffi de rame-
ner l'ordre pour que resurgissent ces artisans et ces maîtres de l'art. Il n'y eut pas à
ressusciter l'art marocain, il n'y eut qu'à l'envpècher de mourir. Et pareillement, dans
le domaine intellectuel, à mesure que l'ordre se rétablit, à mesure que nous pénétrons
plus intimement dans la société marocaine, nous découvrons des éruditsi, des savants,
des travailleurs, des hommes éminents qui vivaient jusqu'alors à l'écart.
Mais, peu à peu, grâce à la sympathie du contact, les esprits s'ouvrent et se pénè-
trent. Sans doute, la barrière de la langue subsiste-t-elle encore, et j'admire baucpup
des hommes comme le Ministre, le Pacha, les personnages notables ici présents, quand
je les vois assister à nos longues séances oii certainement bien des choses leur échappent ;
c'est de leur part un geste pirécieux de sympathie, ciar je me rend® compte de
ce que ces réunions comportent d'ennui pour eux. Mais cet inconvénient s'atténue tous
les jours.
Les grands travailleurs qui font partie de notre Institut des Hautes-Etudes Marocaines
sont en grand nombre des arabisants, et parmi ceux qui ne le sont pas, beaucoup le
deviennent. Le français s'apprend de plus en plus parmi les notables marocains, qui
434 ACTKS DU \\V CONGRÈS
l'iLMioraient quaiul nous sommes arrm'^s. Bciucoup, qui ne parlent pas noire langue, la
comprennent tr^s bien.
La génération nouvelle apporte ii l'étude un intérêt, une volonté des plus louchantes
el travaille avec nous la n\ain dans la main pour oonslituei' \m véritable trait d'urwon.
F.lle a, celle gonéralion, l'admiiable avantage, en possédant le goiU de la rocherche,
rn s'intéressant airx questions les plus modernes', de rester hautement soucieuse
des tratlilion* «le ce pays, amoureuse «le son histoire et de Sii grandeur. On peut fatrc
un très beau et bon Maroc en resU\nt man>cain et musulman. C'est sur celte génération
que je compte pour être notre plus solide soutien dans l'effort de collaboralilon qui
conliiuuMa de s'ilïeehier ici entre musulmans et français.
Vous avez to\is conquis que j'aie tenu i\ parler, au début de ces trois jours dc séances,
de ce senlimont do collaboration iuliino, cordiale el affectueuse qui existe si profondé-
ment entre eux et nous. Nous jie ferons jamais rien sans Ces liens iuleilectJuels,
qui sont la force, l'honneur et la grandeur d'une société.
M. Ti-unvssi: fail rnsuilo une coiiréiviiio accompagnée de j)rojcclions, sur
le décordes portes anciennes au Maroc.
SÉANCES DU VENDREDI 8 DÉCEMBRE
Le Congrès entre en séance à lo heures, dans la Bibliothèque dc l'Institut, sous la pré-
sidence de M. G. Hardy. 11 prend connaissance des commvuiications ci-dessous énumérées (i).
1° Rapport annuel sur les travaux dc l'Instilut, par M. Pierre dc Clnival.
2° Rapport sur les derniers travaux d'histoire littéraire magliribinc, par M. E. Lkvi-
Pbovençal.
3° Rapport sur la situation et les tendances des arts marocains, par M. P. Ricard.
4° Rapport suj- le service des Monuments historiques au Maroc, par M. Pauty.
5° Rapport sur la participation du Maroc au mouvement scientifique international, par
M. le D"" LiouviLLE, Directeur de l'Institut scientifique Chérifien.
La séance est levée à midi-
La séance est reprise à i4 h. 3o.
Le Congrès entend les corrununications suivantes :
1** Sur la présence de formes glaciaires dans le Haat-Atlas de Marrakech, par MM. Célérier
et Charton.
2** Le laniernon du minaret de la Koutoubia à Marrakech, par M. Gallotti. Présentée
par M. Lévi-Provençal.
3* Souvenirs d'un prisonnier d'el-Hiba, Marrakech, 1912, par M. le D' Guichard. Présentée
par M. de Cénival.
4° Introduction à une étude sur les monnaies idrisites, par M. Mareschal. Ce dernier montre
l'importance de la numismatique marocaine pour l'histoire des premières dynastie.'»
(i) Les rapports i à 4 sont publiés en annexes aux actes du présent Congrès.
De L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES 435
musulmanes du pays, s'appuie sur ceataincs monnaies pour établir la tliéoiic de-j
titres khalificns en Occident et signale des erreurs de lectures dans les catalogues de
monnaies musulmanes déjà publiés. Observations de MM. Lévi-Provençal et Ismaël
Hamet.
5" Les pierres debout de Moulay Bou Azza, par M. le Capilaiuc Odinot. Présentée \m.v
M. Lévi-Provençal. L'auteur signale quelques monuments mégalithique» situés dans
la région qu'il administre.
6° Les armes anciennes du Musée du Bar Batha à Fès, par M. de Vigy. Présentée par
M. Lévi-Provençal.
7° Tombeaux romains récemment découverts à Rabat, -pAr M. P. Ricard. Il s'agit de
sépultures du type classique, identiques à celles que M. Henri Basset a déjà mises
à jour et fouillées à Rabat, près de Chella. Celles qui sont signalées par M. Ricard
ont été trouvées à 200 mètres environ en amont de la sortie du tunnel du chemin de
fer à voie normale, vers le Bou Regreg.
8° Morphologie du pays R.ehanuia, par MM. Célérieti et Chautom.
9° Contribution à l'étude de l'art hispano-mauresque, par M. Catuerine.
La séance est levée à ig h.
SEANCE DU SAMEDI 9 DECEMBRE
La séance de clôture est ouverte à i4 h. 3o. Elle est réservée particulièrement aux
congressistes indigènes, lettrés de Rabat et de Salé qui sont venus fort nombreux. Son
Excellence Si el Hadj Mohammed el-Mokri, Grand-Vizir, prend place au bureau, entouré
des ministres et des dignitaires du Makhzen.
M. Hardy, Directeur Général de l'Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Antiqui-
tés, souhaite la bienvenue aux congressistes musulmans et prie son Excellence le Grand-
Vizir de bien vouloir accepter la présidence de la séance.
Son Excellence Si el-HAJoui, délégué de Son Exe. le Grand-Vizir à l'Enseignement
musulman, fait une conférence sur l'enseignement des indigènes au Maroc. En une
langue éloquente et d'une clarté extrême, il expose les bienfaits de l'instruction
et montre que son développement constitue l'un des facteurs essentiels du progrès au
Maroc. Il note la renaissance des sciences islamiques dans l'Empire Chérifien, en souligne
l'excellence et montre la part déjà faite aux sciences exactes, naturelles et morales
dans les programmes d'enseignement musulman. Il explique enfin le fonctionnement des
écoles de fils de notables, des écoles supérieures musulmanes de Rabat et de Fès et de la
section d'enseignement supérieur musulman à l'Institut des Hautes-Etudes Marocaines.
Son Excellence Si el-Arabi en-Nûsiri, sous-secrétaire d'Etat adjoint au Vizir de la
Justice, expose l'histoire du droit musulman mâlikite au Maroc et le développement du
travail juridique dans le pays.
Si Ahmed Skirej, juge au Haut-Tribunal Chérifien, fait une communication sur
l'histoire littéraire arabe et insiste particulièrement sur l'évolution des genres poétiques
dans les derniers siècles.
Si Ja'far EN-NâsiRi, secrétaire au Makhzen, expose aux congressistes l'histoire de
l'imprimerie et montre l'importance des apparats critiques pour l'édition des textes
arabes.
Sur proposition du bureau et après approbation des congressistes, il est décidé
qu'une séance purement indigène sera tenue tous les mob à l'Institut des Hautes-Études
Marocaines.
436 ACTES DU 111" CONCnKS
Le vœu suivant, prosontô par M. lo D"" Liouvii.i.k, DiivcliMir i\c l'TnsUtul Scionlifiquo
chérificn, est adopté :
La SoclioM (lo Gi'oi^napliit- riiys'Kiiio du Co^g^^s de lliisliliil (l(>s llaulos-Mliidcs maro-
caines, considiranl l'inlt^rôl non sriilcnicnl s<ii>nl illunio mais (l'ulililé publiquo, offert
par réivido de i'Ocrano^najdiie des oôlcs niaioeainc's, de Ia«iuelle (iépcnd IV'taljlisseinenl
d'une carie des pôehes do l'enipirc cliérinen, dôcid»' de dcMiiimdcr ce soir an Congrès sié-
geant en séance jiléniôre de clôture d'aj)prouver le Vdii siii\aiil que la section de Géo-
graphie approuve .^ l'inianiniilé.
« Qu'il soil inslanuncnt reconuuandé à l'Institid scicidiliquc cliérifion de prendre
u les niesures nécessaires, d'accord avec le service de la marine maixliando et des pèches
« maritimes et au In-soin avec le commandement de la marine au Maroc, pour commcn-
« cer aussitôt que possible les recherches relatives ^ une carte lithologiquc des eaux ché-
« riliennes. Cette carte qui devait résulter de la campagne océanographique promise
« par S. A. S. le Prince de Monaco au Gouvernement chérilien mais qui n'a pu avoir lieu
« par la mort de ce Souverain, est ini document indispensable aux rechorehes scientifi-
« ques du Protectorat :
« 1° par le complément apporté aux éludes géologiques du littoral.
« 3° par la hase géophysique indispensable h rétablissement d'une carte des pêches
« scientifiquement conçue, qu'elle constitue; toute carte de pêches non précédée d'une
« carte lithologique des fonds marins représentant un coûteux instrument de travail
« dépourvu des garanties de méthode qui peuvent inspirer confiance. »
La séance est levée ù 18 heures.
RAPPORT SUR LES TRAVAUX
DE L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAROGALNES
1921-1922.
Messieurs.
Une année et domie a passé depuis notre dernier congrès. Ce n'est pas trop pour
consolider ce qu'avait d'un peu liàtif une création forcément improvisée dans un doonaine
où presque rien n'existait d'ordonné. Reconnaissons que les grandes lignes esquissées
dès les premiers jours étaient de proportions justes, puisque nous n'avons fait que
creuser çà et là certains traits, que fouiller certains détails, pour donjner à notre
Institut une physionomie qui paraît non pas certes défmilive, mais au moins stable
et vivante. Constatons aussi que les résultats de cette année sont bien ceux que mous
faisait espérer l'année dernière. La vérification par les faits nous engage à croire qu«
la route choisie était la bonne route. Sans en concevoir un orgueil prématuré, voyons-
y au moins de quoi alimenter notre courage.
M. le Directeur général de l'Instruction Publique vous a dit hier commont et selon
quels principes avait évolué l'organisation de l'Institut : ma tâche sera aujourd'hui
d'en résumer pour vous les travaux.
L'activité du groupe a pour manifestation principale la revue Hespciis, dont mon
précédent rapport vous donnait l'apparition comme prochaine, et qui depuis lors a piiru
i-égulièrement, sans arriver par malheur à regagner un retard initial, que prolongent
des difficultés matérielles. Hespéris, alimentée par nos séances mensuelles et par nos
congrès apparaît comme le miroir de nos préoccupations et de nos recherches. Les tra-
vaux de chacun s'y unissent en un effort collectif, dont le spectacle vaut à l'équipe des
sympathies et des encouragements précieux. Ne croyons pas que le monde ait les yeux
fixés sur nous ; mais inc nous interdisons pas un mouvement de satisfaction légitime, si
nous voyons plusieurs des revues les plus qualifiées de France et de l'étranger signaler
à leurs lecteurs nos modestes initiatives ; ou si quelques corps savants correspondent
avec nous pour nous demander des renseignements sur notre organisation ou pour nous
ofîrir leurs publications en échange d'un service d^Hespéris.
Ces relations internationales, que nous commençons à nouer par le moyen d^Hcspéris,
nous seront très profitables. Elles sont pour nous la meilleure occasion de faire con-
naître l'objet de nos communes études, ce coin d'Afrique du Nord, sa confusie histoire,
ses diverses civilisatioins, et d'assurer à nos efforts la plus large et la plus sûre dif-
fusion. Pour nous-mêmes nous en retirerons l'inappiréciable bénéfice d'un horizon élargi..
Nous ne voulons pas travailler en vase clos, remâchant des préoccupations purement lo-
cales dans un Maroc tenu, comme il a si longtemps voulu l'être, à l'écart du reste du
inonde. Nous désirons au contraire relier nos études à l'ensemble des recherches aux-
quelles se livrent à travers le monde des travailleurs qu'anime une curiosité proche de
la nôtre. Nous cherchons à nous imprégner de ce sens du relatif, qui, situant chaque
HB8PÉRIS. — T. n. — 1922. 29
438 AC'IKS DU lll" CONCinfvS
chose à sa place dans le lablcaii ilc l'uiiivcrs, miiiiiL nos nuiins U'unilés de nicsiiio réelleâ
et donne à nos travaux leur véritable valeur.
Nous avons niainlonanl à notre disposition les principaux inslrunienls nécessaires à ce
travail de confrontation. Tant par abonnements que par échange, la Bibliothèque reçoit
une centaine de revues françaises ou étrangères. Le nombre des éolniuiges pourra encore
être accru. Dès à présent nous arrive un écho de tout ce qui se dit dans le monde en
histoire, on linguistique, ci\ géographie, en histoire des religions.
Tandis que les apports réguliers dos i)ério(liques font .pénétrer les préoccuitalions
du jour dans notre bibliothèque, elle s'efforce, dans la mesure de ses moyens budgétaire»,
de combler ses principales lacunes, el surtout de imetlre en valeur et de rendre utilisables
les ressources déjà importantes qu'elle renferme. Ui plus grande partie du fonds ancien de
l'Ecole Supérieure a été invi-ntoriée cette année, et le catalogue sur liches, résultat du travail
entrepris, permet déjà de s'orienter à travers les diverses série&. Il deviendra bien plus
utile encore lors(|ue nous aurons lini de classer d'importantes acqviisilions récentes, telles
que la Hibliothètiue du Club allemand de Tanger, et une excellente bLl)liothè(iue particu-
lière, constituée par un fouclionnaire du Gouvernement Général d'Algérie. Ces achats
nouveaux vont mettre à notre portée une des plus inq)ortanles collections qui soient
consacrées à l'Afrique du Nord.
En même temps, la publication du premier volume des Maii,usonls arabes de Habat, de
M. Lévi-Provençal, donne droit de cité h la nibliolhèque parmi les dépôts de livres ayant
une valeur originale. Pour la première fois une bibliothèque du Maroc est l'objet d'un
inventaire véritablement précis et scientifique. Le e^ilalogiic de la bibliothèque de la mos-
quée de Karaouiyine à Fès n'était qu'une liste sommaire. Celui des manuscrits de Rabat,
conforme aux règles les plus strictes que s'inqK)senl les bibliographes, restera un nécessaire
élément de tout travail relatif à la littérature maghrébine. J'ajoute qu'il n'épuise pas les
ressources présentes de la Bibliothèque. Aux 544 numéros qu'il décrit, on pourrait
en ajouter cinq cents autres acquis plus récemment. Ce sera la matière d'un second volume.
L'année s'est d'ailleurs montrée favorable à la mise en valeur des richesses bibliogra-
phiques marocaines. C'est encore M. Lévi-Pkovençai-, qui on collaboration avec M. Bkn
Cheneb, a entrepris ce Répertoire chronolocjiqae des éditions lit}to(jraphiques de Fès, que
publie la Revue Africaine. C'est lui toujours dont la thèse réocmmcnt publiée. Les Ilisto-
riens des Chorfa va devenir l'indispensable guide journellement feuilleté par tous ceux
qu'intéresse l'histoire marocaine. Ceux-là seulement qui ont appris à leurs dépens la
difficulté des recherches à travers l'inextricable échevcau des auteins maghrébins seront
à même d'apprécier tout ce que l'ouvrage de M. LÉvi-PiiovENgAL contient de nouveau et
d'utile. Enorme bibliographie, études biographiques sur les écrivains, critique de leurs
sources, analyse de leurs procédés, tout cela déblaie cl ordoimc un terrain semé jusqu'ici
d'erilisajntes fondrières.
Pendant qu'/Zespéris draine les communications faites aux séances de l'Institut, des
ouvrages plus considérables paraissent dans la colloction des Publicalions de VInstitut dua
Hautes-Etudes Marocaines. Quatre volumes ont vu le jour depuis notre dernier congrès.
Plutôt que vous en lire une énumération, mieux vaut je crois passer en revue en la
classant selon l'ordre des matières, la production totale de l'année, de façon à fournir
un tableau d'ensemble des travaux récents.
Bien entendu, la nature du pays l'exige, et la forme de sa civilisation, c'est sous la
rubrique de l'ethnographie, du folk-lore et de la linguistique que se classent le plus
grand nonibn- d<'s ouvrages et des articles nouveaux. L<; monde berbère est le principal
objet d'enquêtes. Je signalerai dans cet ordre d'idées l.i traduction par Mme Arin, de
l'ouvrage de M. Westebmakgk : les Cérémonies du Mariaçje au Maroc, dont il faut rap-
procher la curieuse note de M. IIougein Kaci sur les Cérémonies du mariage à Bahlil; la
description du Haouach à Telouet par M. le D'' Paris; l'étude de M. Laoust sur La litlé'
DE L'IiNSTl'lUT DES HAUTES-ÉTUDES MAKOCAl.NES 439
rature des Berbères, à propos du livre de M. Henri Basset; et surtout le très important
article de M. Laoust ; i\orns et Cérémonies des Feux de joie chez les Berbères du Haut et
de rAnti-Atlas, nourri de documentation nouvelle et d'aperçus originaux.
Les notes de M. Goulven sur les Origines anciennes des Israélites au Maroc résument
une question controversée, sur laquelle le dernier mot n'a pas été dit. Quant au milieu
arabe marocain il a surtout inspiré cette année des travaux linguistiques ; enquêtes
lexicologiques de M. Louis Bkunot sur le Vocabulaire maritime de Hab'il et de Salé et sur
les Noms de récipients à Rabat; manuel ingénieux du même auteur pour l'étude de l'arabe
marocain, Yallah! ou l'arabe sans mystère; et étude diaiectologiquo de M. Lévi-Provençal :
Textes arabes de VOuarglm. Rappelons enfin que M. Laoust a. bien voulu so charger de
réunir et de résunrer les informations recueillies au cours de l'enquête préparatoire à
l'établissement d'une carte linguistique du Maroc. Le travail se poursuit. Nous aurons
l'occasion d'en reparler, lorsqu'il sera terminé.
L'histoire proprement dite n'a pas été négligée. Un autre des travaux que l'Institut
a\iMt mis l'an dernier à son programme, la publication d'un recueil de textes historiques
iv^latifs au Maroc dans l'Antiquité, verra bientôt le jour. M. Raymond Roger s'en est fait
l'éditeur et y met la dernière main.
Tout en ec^ntinuant avec une admirable activité la publication de ses Sources Inédites
de VHistoire du Maroc, dont un volume, Espagne, tome I, est paru l'an dernier, et dont
un autre volume, France, 2« série, relative à la dynastie lilalienne, l. I, doit paraître pré-
cisément ces jours-ci, le comte lleiny de Castries a encore trouvé le loisir de donner à
llespéris un très important article de diplomatique marocaine : Les signes de validation des
cliérijs saadiens. Pour Hespéris encore, M. Micuaux-Bellaire a résumé l'histoire des Confré-
ries religieuses, qui à certaines époques evneiU une si grande influence sur l'histoire
politique générale du Maroc. L'étude d'histoire méilicale du D"" Renaud sur La peste de
1799 précise et môme rectifie en plusieure points les données de l'histoire tout court. Lj
!>"' HuGUET, enfin, évoque la figure de M. <le Chénier, consul de France au Maroc, auteur
J'un bon livre de Recherches Hiiiioriques sur les Maures, digne à ce double titre de nous
intéresser, mais dont le meilleur litre de gloire demeure d'avoir été le père d'André
Chénier. Ces études de détail préparent les Igiivaux de synthèse. En atU^^ndant que l'on
puisse leur donner l'ampleur convenable, le manuel d'histoire du Maroc, que préparc
M. Ismaël Hamet, rendra grand service aux étudiants <"n mettant à leur portée les ren-
seignements jusqu'ici épars à travers des ouvrages spéciaux.
La création à l'Institut des Hautes-Etudes Marocaines d'un centre d'études géographi-
ques et d'un centn; d'études d'histoire de l'art correspond certainement à une orienta-
lion nouvelle des trav;ni\ de certains di; nos confrères. Plusieurs articles déjà publiés,
plusieurs autres qui vc)nt l'être, attestent dans ces branches une activité digne de re-
tenir l'attention.
Avant de se consacrer aux enquêtes géographiques spéciales, telle que celle lude sur
les Merjas de la plaine du Sebon, que vous apportera le prochain numéro d'Hespéris,
M. CÉLÉRiER a fait avec M. Haruy une très utile mise au point des connaissances actuelles
^n matière de géographie maixacaine. Par ce petit livre, paru dans la collection du Bulletin
de l'Enseignement public au Maroc, les résultats acquis sont rendus assimilables aux étu-
diants. Pendant qu'ils s'en pénétreront, les spécialistes continueront leur besogne.
Nous possédons déjà depuis plusieurs années d'intéressantes et précises études sur
les arts indigènes. M. Ricard vient', encore de nous donner un article suir Les poteries
berbères à décors de personnages, et nous en promet d'autres sur la technique des tapis.
Par contre, on ne peut signaler jusqu'ici qu'un très petit nombre de travaux archéolo-
giques sur les grands monuments du Maroc. L'analyse archéologique exige entre l'his-
torien, l'architecte, le dessinateur, l'épigraphiste, une collaboration de tous les instants,
qu'il faut du temps pour établir. Dans ce domaine encore nous avons des résultats à coter.
440 ACTES Dl) ill' llOiNeiUtS
Hesin'iia biiiitôl ixouJia rang de revue d'art. L'article do M. G. Mauvais sur La cliaire lU
h: Cniiitic Mo.'ii]tu-e d'Alger ouvre la voie cl montre l'exoiuple. H sera suivi dès le pi\)-
vhaiii miiiu-ro ilo la revue par l'élude de MAI. Henri Uassut cl Lijvi-I'uovknval sur Chella.
M. c;.\i.i.oTTi nous envoie de Marrakech dos relevés oxacls el habiles du lanlenion <iiiii
domino le minaret de la Kouloiibia. iNous publierons aussi des notes de M. le D' l'iiiimoi,
?ur Tinniol et sa grande moscjuéc ahnohade. ICnlin M. TiiiiuASsii a déjà donné au cour* de
nos séances un aperçu dos travaux qu'il propare ol dont ce que nous conuiiissons nous
donne droit d'atlondro beaucoup.
Tiixms de tout cela, Messieurs, do favorables pixjsages. L'ôquipe de travail est désor-
mais organisée. Elle va coniimencer à recueillir dos résulUUs. La plupart d'entre .lous,
établis depuis peu d'années au Marcx-, oui dû s'adapter aux objets nouveaux de l'ours
études, se plier à un apprentissage dont les premiers moments sont toujours un peu dé-
cevants. Tout engage à penser qu'après ces préparations, voici venir la période de rende-
ment. Il est tel de nos confrères que je n'ai pas cité moins de cinci fois au cours de ce
lapporl, pour cinq travaux tous importants et oiiginaux, <|ui, prépaies au cours dos der-
nières années, sont ensemble venus au jour. Pour peu (lUC l'on suive sa trace, l'explo-
ration scientifique du Maroc promet de faire des progrès l'apides. Souhaitons que son
e.\actitudc, sa méthode et son ampleur aré>pondenl à l 'intérêt du champ qui se propose
aux recherches.
Pierre de Cunival.
LES
DERNIERS TRAVAUX D'HISTOIRE LITTÉRAIRE MAGHRIBINE
(191i-I92i)
En paix'ourant la « Hibliographic marocaine de 1921 », répertoire qui paraîtra désor-
mais tous les ans et qui est destiné à rendre d'appréciables services à tous ceux qui s'oc-
cupent de ce pays sous l'un quelconque de ses aspects, les lecteurs d'Hespéris ont sûre-
ment été frappés par la place minime qu'y tient le relevé des travaux d'histoire littéraire
arabe, à côté de l'abondance relative — on ne saurait d'ailleurs trop s'en réjouir — des
études géographiques et ethnographiques, par exemple. Il ne faut pas s'étonner outre
mesure de celte pthiuric et l'on doit ne la déplorer qu'à bon escient : car une lannée
s'écoule vite, surtout quand les spécialistes ne sont pas nombreux, et aussi quand, sur
toute l'étendue du monde islamique, tant de sujets appellent leur attention et leur'
efforts. J'ai expliqué récemment, ce qu'à mon sens il faut entendre par l'expression assez
factice de littérature marocaine. On me permettra de n'y pas revenir : au point de vue
littéraire, le Maroc ne constitue pas une unité; on peut dire tout au plus que les pro-
ductions de ce pays se ratluchent au groupe des œuvres maghribines, à la littérature
éolose de Tunis à Fès et à Cordouc ; et, dans une revue d'ensemble, si l'on peut s'en
lf»nir au seul Occident musulman, il est impossible de pousser plus loin la classification
régionale, qui, en littérature arabe, n'a guère de signification et de portée qu'en ma-
tière historique.
La bibliographie arabe continue, ces dernières années, à faire l'objet d'enquêtes, qui
viennent compléter les grands répertoires des Ahlwardl, des Dercmbourg et des Brockel-
niann. Elle s'attaque ■ — et c'est là le fait nouveau qui nous intéresse surtout — au Maroc,
dont les bibliothèques sont à peu près inexplorées ; elle y retrouve des œuvres aussi bien
occidentales qu'orientales, et un grand nombre de manuscrits inédits ou rares. En 1918.
M. M. Maillard, dans la Revue du Monde Masuhruin, donne une amorce de bibliographie
marocaine en publiant, d'après une simple liste de titres, le répertoire des livres déposés
j la Grande Mosquée de Tanger (i). La même année, un travail bien plus important voit
le jour, et sort des presses mêmes de la vieille capitale marocaine : le Calalogue des li-
vres arabes de la Bibliothèque de la Mosquée d'El-Qaraouîyîn à Fès (2), établi par* des
uléma de celte université et publié, en arabe, par M. A. Bel, alors en mission au Maroc.
J'ai dit ailleurs (3) que, grâce à ce travail, on est en droit d'affirmer que la vénérable
librairie de la métropole intellectuelle du Maghrib-Extrèmc ne paraît plus avoir conservé
la richesse que l'on s'attendait à voir révélée ainsi dans chacun de s-cs détails. En colla-
(i) Bibllollièquc de Jn <]vnndc Mnsqurc de Tanger, Essai (/c liiblingraphie marocaine^ in
Fev. Monde Mus., année 1917-1S, p. to7-i9,3.
(2) I vol. in-4°, Fès, 1918.
(3) Les Historiens des Chorfa, Paris, 1922, p. 10 et n. 1.
4\2 AniFs DU 111' r,0NnT\r.s
boratjon avec M. M. Bf.ncheneb, j'ai dressa, pour la Bévue Africaine, un Essui de répertoire
chronologique des Jdj/jons arabes de Fl's i\ so»is fornio do notiros sur les ouvrages litho-
srraphù's ou iniprim«'s «lans »>lti' ville. K.nnn, cvWo amiu'e tarmc. ;» paru h\ proniirrc
s<'rio ilu calaloput* des Mamiscrils anihrs (/<• lUilitil , coMsi'ivt's ."i la liil)lioliir(ni(> (ii'iu'ralv
ilii Protocloi-at, ôtabli par mes soins (■>).
l^n noJiibro rolativomonl oonsid»'mb!c do loxios niaphribiiis rolalifs i\ l'iiisloiro politique,
h la biop^raphio ou à rhapio<;rapbip ont «'tjt'> publiôs ou traduits depuis i()i/i. M. K. Mi-
cfiaux-Rkt.i.aiivk a leriniiu^ la traduction du JSaclir i'l-tiinlhât)i (r('l-(}Adiiî, jus(|u'à
la fin du x" si(\li< d»^ l'ilégiro (3), couipbManl aiufi colle (]n'a\aionl élalilio an début
de co dictionnairo ba^rloirrajibiquo doux allacbés i\ la Mission sciciililitinc du Maroc,
ISnfi. GnAiii.i.E cf. Afvii.i^nu. Dans les Piihlications de la Fnrullc de/t Lcllrat d'Aliter,
M.Oioorjîes M\nçA>s, en collaboration a\oc un professeur de la niédorsa do l'ienicon. Si
.\hoù 'AU el-Gbawtbî. a donné, tMi lO'T. nue é<lition <ritique, n\-w. iuie introduction et
tinc traduction annotée, do la finudat en-nisrin, pelilo chronique uiérinide due à la
plume d'un écrivain de naissance royale, Ibn el-Alunar {/f). M. M. nr:N<.iii:M:ii, d.ui 5 la
mémo colloclion, a piddic le l(>\le cl la tiadneli<ui <l(>s C.hinsi's dvn xniuuih dr rifrlijiyn,
par Aboù 'l-'Arab el-Tamînii et Mobanuned el-Klioelianî (.■>^, et, 1 année dernière, le
texte aral)P d'une <"bronique niéiiiiido, inédite cl arionxnic, iiililuiéc i'ilh-l)li(il;lili(d cs-
sanîya. d'après un manuscrit provoîiani do liinis ((>). Le tnénie saxanl a, eu collalx)-
ration avec M. A. Bri.., pid)Iié à Alger, (>n ifc'o (7), le début de la TaLmilat es-nla d'Iltii
el-'.\bbAr qui manquait i\ l'édition donnée par K. Codera dans la liihliollicia. Araliico-liis-
potia, en iSSf). de <el important dictionnaire biojjnipbicpie andalon : c'est l'im des uléma
les i)lus en vue du Maroc, le cliérif Mohanuned 'Abd el-IIaï ei-Kall;"ini, qui f,nâee à im
manuscrit <le sa belle bil)liolbè<|uo, a jHTmis an\ dtu\ éditeurs df conddor celle
importamlo la<une. A\ant dt" <lonncr les lettres man((iian;, à l'édition Codera, ils avaient
publié et traduit la préface <le la Tiikmita, avec un comniontairo biobibliogiaphique (8).
Une version en langue espagnole, par A. lluici. du Ra'.\<l el-qir(ûs d'Ibn .\bî Zar', déjà
traduit en portugais, on latiin, en allemand cl en français, a, en 1918, été insérée dans
les Anales del Instituto qeneral y iécnico de Valence.
Tout récemment, dans un genre un pou <lifférent, le manuscrit d'un traité d'hippolo-
gie, à la fois monographie du cheval de guerre et anthologie poétique, IJiliat el-jnrsân
wa-chi'âr ech-choj'ân. de 'Abd er-Ra|im;m Ibn Ilodhaïl l'Andalou, a été reproduit en
phototypie par les soins de M. L. MKHcn:n, qui ( u aunoiuo uni' haduclion (9).
Les travaux d'histoire littéraire proprement dite sont bien moins nombreux que les
éditions on traductions de textes. Mais il est à noter que c'est la littérature andalouse qui
en fait à peu près uniquement l'objet, sous forme de «monographies relatives à des poètes
du Moyen-Age. C'est d'abord M. de Aldecoa qui, dans les Archives Berbères, publie
un court article sur Lisàn ed-dîn Ibn el Khatîb ; le nom de ce grand personnage, vizir
(i) Bévue Africaine, année 1921, pp. i58-i73, 275-290; année 1922, pp. 170-175, 333-3/(7
(2) I vol. in-8°, Paris 1921.
(3) Archives Marocaines, vol. XXIV, Paris, 1917.
(4) T. LV, Paris^ 1917.
(5) T. LI et LII, Alger, 1920.
(6) T. LVII, Alger 1921.
(7) I vol. in-8», Alger, 1338/19-20.
(8) In Rei>ue Africaine, année 1918, pp. 306-335. Cf. René Basset, in Bii'ista degli studi
orientali, vol. VIII, Rome, 1920, p. 686-687.
(9) I vol. in-8°^ Paris, 1922.
DE L'INSTITUT DES H AUTES-l^.TTJDES MAROCAINES 443
hexireux piii»? proscrit, historien abondant et poète délicat, est mêlé de très près au
Maroc à l'histoire des derniers Mérinides. C'est à Fès qu'il troiiv.i la mort <t que, trois
siècles plus tard, El-Maqqarî lui consacre la plus grande partie de son Nafli el-(îb. L'étude de
M. de Aldecoa, qui sans doute est à refaire sur un plan de plus grande envergure, n'en
apporte pas moins une utile contribution à l'histoire des rapports du Maroc médiéval
et de l'Andalousie lînissanle (i).
M. M. SouALAii a étudié à la fois la vie et l'œuvre d'Ibn Sahl, ce poète espagnol d'ori-
gine juive, qui ne craignit pas d'introduire en poésie classique des anèfres populaires tels
que le moi\achchali. Sa monographie pourra rendre quelques services, de même que sa
traduction et son édition d'une Elégie andalouse sur la guerre de Grenade (2).
Dans le même temps, M. A. iCouR étudie un autre littérateur andalou célèbre, Ibn
Zaïdoûn, auteur d'épîtres célèbres et de poésies amoureuses (3). M. Cour publie à la fin de
son livre, après les avoir traduites, la plus grande partie des pièces de son dîwân : on
aurait souhaité qu'il réunît d'un seul coup l'œuvre poétique entière d'Ibn Zaïdoùn.
M. II. Massé, dans Hespéris (4), consacre au inèmc poète, à propos du livre de M Coin-
quelques pages de cette psychologie pénétrante et de cette finesse de forme que l'on avait
déjà goûtées, dans son beau travail sur Saadi.
Tel est, à peu près (5), le relevé des travaux d'érudition littéraire maghribine depuis
1914. La guerre mondiale a eu, comme bian l'on pense, sa répercussion sur les produc-
tions européennes d'orientalisme : pourtant ces dernières années n'ont pas été tout à
fait infécondes. Le bilan des œuvres relatives à la littérature arabe dans l'Afrique du
Nord ne marque pas, on France, une régression : on peut, d'ores et déjà, entrevoir
pour un avenir prochain, une mise en valeur encore plus marquée du patrimoine litté-
raire du monde islamique; le Maroc, à coup sur, ne sera pas le dernier à y collaborer.
Babat, 3 décembre 1922.
E. Lévi-Provençal.
(i) In Arch. Berb.i vol. 2, 1917, pp. 43-87.
(2) 2 vol. in-8°, AlgeTj i9iii-i'9.
(3) I vol. in-8°, Constantine, 1920.
(4) Vol. I, pp. 183-193.
(5) L'auteur de ces lignes a récemment tenté de mettre un peu d'ordre dans l'imbroglio
de l'historiographie et de la biographie marocaines modernes et de définir la manière dont
les savants du pays conçoivent les études historiques.
LES ARTS MAROCAINS
SITUATION ET TENDANCES
Depuis dix ans que lo Prolcolorat français <>st («labli au Maror, l<s arts marocains
ont viv(>ni<?nt attin' l'allention d\i public europi-pn. C'est qu'ils ont encore du carac-
tère, de l'originalilô, de la vie, c\ qu'ils sont dus ?i des artisans liabilos qui n'ont pas
complètemient oublié les techniques ot dôcors d'autrefois. Il serait donc regrettable de
s'cm désintéresser, de les abandonner aux mauvaises influences qui gâtent le goût, de les
laisser succomber <levant la concurrence c\irop<'enne. C'est dans ce but. que le Résident
Général, soucieux de mettre en valeur toutes les forces vives du pays, s'en est préoccupé
dès 1912.
Si l'on jette un coup d'œil sur le passé, on constate que le Maroc a une histoire
artistique des plus honorables. Les dynasties sucrossives qui y ont rô^nic <l('pnis pins d'un
millénaire ont légué aux générations un patrimoine archéologique parfois considénvble.
Parmi les Idrissides, Zéirètes, Almoravides, Alnudiados, Mérinides, Saadiens, Alaonites,
il est <les noms fameux connus non seulement pour leurs hauts faits, mais encore pour
leur faste et Icxirs moniuments. Les Mérinides, enlie autres, ont doté certaines villes maro-
caines d'édifices rejna«]uables, témoins glorieux d'une période cxtrfimoment florissante
et raffinée. Los gens que favorise la fortune suivent encore leur oxem|)le dans la cons-
truction de leurs demeures et de huns palais.
Les industries d'art, plus périssables, ne furent pas non plus négligées. Dans un
cadre riche et somptueux, s'introduisit un ameublement qui devait être en rapport avec
l'architecture. Par ce qui en subsiste, par ce qiii s'exécute encore aujourd'liui, on peut
se faire une idée de ce qu'était le luxe marocain.
On eut, par exemple, le culte des tapis. D'abord importés d'Orient, ceux-ci ornèrent
les mosquées, les palais et les maisons. Un pou tardivement, on se mit même à les imiter
à Rabat. L'Asie Mineure fournit les modèles. Sans doute, la composition et les motifs
ornementaux subirent quelques changements. Il n'en reste pas moins que les ouvrières
rc'alisèrent des œuvres du plus haut intérêt, tant au point de vue de l'ordonnance géné-
rale que du coloris, de la solidité du tissu et des coideurs. Ce qui incita, il y a qiielques
années, le marché européen à s'intéresser à la fabrication, à l'intensifier, et à lui ouvrir
de nouveaux débouchés.
La confection du tapis est d'ailleurs très ancienne dans le pays. Pratiquée par les
Berbères des plaines et des montagnes, depuis des temps immémoriaux, elle est caracté-
risée par une très haute laine, un coloris général nettement affirmé et des dessins géomé-
triques très simples. Elle diffère ainsi nettement de celle des tapis de Rabat au poil assez
court et aux motifs plus particulièrement floraux. Les plus beaux spécimens du genre
viennent du Moyen Atlas. Ceux des Zaïane sont justement réputés pour leur chaud ot
puissant coloris monochrome, ceux des Béni Mtir et Béni Mguild pour leur brillante
polychromie, ceux du Guigo pour leur tonalité générale blanche avec des oppositions
noires, marron ou brunes.
Les tissus des ruraux sont aussi dignes d'intérêt. Il en est même de remarquables.
De très menus dessins, blancs ou colorés, remplissant des bandes plus ou imoins larges,
mis en valeur par des surfaces nues, composent des châles, des couvertures et des ten-
tures d'une très grande originalité.
ACTES DU ITl" CONGRf:S 445
Quant iiux tissus citadins de laine, de coton, de soie et d'or, ils sont d'une variété
<»xtrêine. Destinés au vèfonient ol h ramcublement, ils prennent parfois la valeur de véri-
tables œuvras d'art. Une perfeclioii technique, un assemblage judicieux de couleurs, des
ornements appropriés font de certains d'entre eux des tentures, des revêtements, des bro-
carts d'une richesse incomparable. Fès, <\ ce point de vue, est resté un centre artistique
de premier ordre où se sont conservées les plus belles traditions orientales et hi'gpaTio-
mauresques.
Et comme si ce n'était assez, des broderies ont encore ajouté à ces splendeurs. Leur
diversité est très grande, et chaque ville a son genre particulier. Aux broderies touffues,
largement conçues de Rabat, s'opposent celles, infiniment plus fines et plus ténues, de
Fès. Au premier abord, les broderies de Salé et de Mekncs paraissent semblables; une
grande distance les sépare pourtant; d'im côté, des points nattés assez voisins de ceux de
certaines tapisseries européennes, exécutés sur toile aux fils méticuleiiscment comptés;
de l'autre, des points plus nourris, multicolores , exécutés sur étamine avec une certaine
liberté. Autrefois, Azemmour et Fès connurent des techniques différentes tombées dans
l'oubli. On est surpris de cette diversité des ouvrages du gynécée marocain. Les infiuen-
ces les plus complexes s'y rencontrent et font entrevoir de constants apportls étraingers,
que des recherches historiques expliqueront plus clairement un jour.
L'industrie artistique du cuir a aussi sa valeur. Le cuir marocain, qui a une répu-
tation séculaire, est entré dans la confection de coussins, de harnachements, de revête-
ments, de sacs d'une très grande originalité, que des incisions o)i des broderies de soie
et d'or ont magnifiquement embellis. 11 a donné, dans la reliure, des applications par-
fois splendides. Les corans, les ouvrages de droit et de jurisprudence, les recueils de
prière lont été reliés dans des écrins où les applications d'or ont créé des merveilles.
Ceci m'amène à parler de l'enluminure et de la calligraphie. On a fait des prodiges
pour la conservation et la propagation des textes sacrés. Des mains expertes ont tracé,
avec une patience et une habileté rares, sur le parchemin ou sut des papiers de choix,
avec des encres indélébiles, des caractères épigraphiques d'une étonnante souplesse. La
miniature s'est mêlée aux inscriptions. Le lapis-laznli, la pourpre, le vert du Prophète,
les laques de toutes couleurs se sont mêlés à l'or pour aniimer, de leurs charmantes har-
monies, l'extraordinaire enchevêtrement des arabesques.
Cet enchantement de la couleur, auxquels sont si sensibles les Nord-Africains, s'est
reporté dans les habitations, sur les revêtements mosaïques, les plâtres, les bois sculp-
tés et surfout sur les plafonds.
La céramique, h partir du xiv® siècle, a revêtu les soubassements des médersas et
des palais. Les Mérinides n'ont jamais été dépassés. Mais ils ont ouvert une voie qui n'a
jamais été abandonnée. La mosaïque marocaine actuelle est unique en son genre. Et le
céramiste ne s'est pas borné à la confection de carreaux de revêtement, il a aiissi fabri-
qué des poteries émaillées de bleu et de plusieurs couleurs qui ont longtemps constitué
la seule vaisselle des villes.
Le mobilier n'a pas donné lieu à la confection de meubles tels que nous les com-
prenons aujourd'hui. L'habitude séculaire de coucher et de s'asseoir sur des di'vans,
de manger autour de tables basses, d'écrire à même sur le papier, sans autre soutien que
celui de la main, a empêché son développement. Des coffres pour serrer les bijoux et les
"/êtcments précieux, des armoires, plus souvent des placards et des étagères pour contenir
Id vaisselle, quelques bancs et fauteuils pour les coiffeurs, des chaires plus rares encore
pour l'enseignement et la prédication dans les mosquées, voilà à peu près tout ce que l'on
trouve en fait de meubles, que la sculpture, la peinture ou des incrustations ont sou-
vent enjolivés.
Les boiseries par contre, ont donné lieu à des travaux parfois remarquables. Des
portes à deux vantaux, s'ouvrant sur les portiques, des cloisons au fond des chambres,
446 ACTES DU 111' CONCRflS
dos baliislradi's lians los palcrios dos t'la;j;os. des frises sons les comblois des plafonds 5
cojipolt':» et à stalactites, (K-s auvents ont eniiehi, non seulenient les jnosciiit'es et les
sniulnaiivs. mais encore les palais et les maisons.
Dans l'ail «lu bjonze et «lu cuiM'e.les lusli(>s «les ni()s<iuées de Ta/a et de Kès riva-
lisent avec eonx de l'Alhanibra. Les levètomenls des portes de certains édifices religieux
de Fès et de Mekncs sont couverts de ciselures plus intéressantes (jue celles de Cordoue
et de Séville. Les braseros, bouilloires, bassines, aif^uières, ])laleau\-, vases et rc'cipients
divers s Mil aulanl d'ustensiles d'un véiilable iidi'-rèl.
I.a ferronnerie a trouvé d'heiuvnses applications dans la confection des grilles. L'ar-
murerie, dans cellos de sabres cl «l'armes i^ feu. La bijouterie, rtiral(> ou «iladine, en
des types variés «m'on reebercbait vainement ailW'urs.
J'arrête là cette énnmération «]ni pourrait être plus Idui^Mie mais ipii suffit à prou-
ver l'existence «l'im art aux appIi<"ations nond)r<Mises, d'un arl mar(i<ain plus coinpliît que
celui de l'Ali^érie, «liffércnt de celui de la Tunisie, très apparenté à «velui de l'Andalou
sip, sans contact direct a\ec la naturt", cl ]M\reineut imairiuatif ; en cela, foncièrement
musulman.
Voyons maintenant la situation actuelle. Art de luxe, l'art marocaiil est à peine orf^a-
nisé. Lorsqu'un propriétaire veut coii-^lniiie une maison, il s'«'nlend avec ini maître-
maçon, un maître-cbarpenlior, im maître-menuisier de son clioix, qui diriffc^nl le tra-
vail conforméuH-nl à ses vues; il fournil lui-m«*me les matéiiaux in<''cessaires, paie les
artisans, les ouvriers et les manoeuvres, <lélaisse ses proj)r(>s occupations pendant tout
le temps que diui" la construction. II est son propn' arcliilecle cl son propre entrepreneur.
I.a nn'tliode ne «-banjje «juèro lorsqti'il s'ii^^it ,),> ti;i\au\ de moindri' inipoj tance.
Les commandes sont passé«>s à lU's bomines ou d«'s femmes do métier qui travaillent iso-
lément ou en compajinie <le quelques ouvriers, l'aies sont souvent accompaj^nées d'arrhes
on de fournitures do matières premières qui en tiennent lieu. Des paicMueints partiels
s'effectuent au cours du travail s'il est de quelque durée. Le règlement définitif se fait
à la livraison. Vjxx somme, les industries de luxe se font à la commande. Elles répondent
surtout .'i des besoins locaux et cherchent rarement l'exportation.
Il n'y a pas d'enseignement proprement dit, officiel o>i privé. Il n'y a que l'appren-
tissage du chantier et «le l'atelier. C'est ce i\n\ e\|ili(]ue «pic ««Mlaines liadiliotis aient pu
se perpétuer très longtemps.
Ces traditions ne nous sont c-epondant pas to\iti>s parv«'nuos. Le Maroc a conn\i des
pt'riodes de crise qui ont causé l'oubli et la perle de certaines d'entre elles. La mode,
car elle existe, en a fait tomber d'autres et fait naître de nouvelles. Lancée dans im monde
peu averti, elle a causé de sérieux dommages. T>'art marocain arrive à un tournant de son
histoire où il peut subir de rudes atteintes.
La «oncurrcnce européenne qui a importé «le l'orfèvrerie et de la cuivrerie, des
«Iraps, cotonnades et soieries, des lapis, «le la porcelaine, de la vaisselle de iô\o émail-
lée et de fer battu, des colorants fugaces et :\ bon marché, a considérahlcmont nui aux
producteurs locaux. C'est une loi économiq\ie à laquelle le Maroc ne pouvait échapper,
'•tant donné sa situation industrielle et technique. Si elle a servi le commerce européen,
avantage incontestable, si elle a répondu à des préoccupations de aiouveauté et de bon
marché, assez légitimes de la part des autochtones, elle a n'uluit les revenus de quelques
corporations, provoqué un mélange regrett.ablc de styles, faussé le goût des artisans <t
avili certains produits. Un dévergondage ornemental, im bariolage sans nom, l'emploi
de matériaux indigentis, de coloris sans solidité, sont les principaux dommages suibis,
depuis une vingtaine d'années, par les arts marocains.
Voilà pour la concurrence. Le touriste n'a pas eu, en général, une meilleure in
Huence. Souvent, il s'est rué, avec une parfaite inconscience, et parfois une inqualifia-
ble ignorance, sur des articles de pacotille, en encourageant la fabrication d'une came-
DE L'INSTITUT DES IIAUTES-mUDES MABOCAÏNES 447
lotte du plus mauvais goût. Lo commerce a même suivi, à un moment domié, ce mou-
vement. Les arts marocains ont ainsi été gravement exposés. A un engouement inconsi-
déré pouvait succéder un mépris et une désaffection des plus préjudiciables. Ils n'ont
cependant pas snnd)ié. l'ii la circonstance, le Protectorat a fait œuvre utile. Le Service
des Arts Indigènes, qu'il a institué dès la première heure, a été son instrument.
Il fallait d'abord faire l'éducation du public européen et indigène, lui montrer ce
qui est vraiment beau, intéressant, caractéristique, et pour le moins honorable. Des expo-
sitions en ont fourni l'occasion. L'exposition firanco-marocaine de Casablanca en I9i5,
la foire de Fès en 1916, la foire de Rabat en 1917, le Pavillon de Marsan à Paris en 1917
?t en 1919. l'exposition de Wiesbaden en ig*?!, les foires de Marrakech en 1921 et en 192^,
l'Fxposilion Coloniale de Marseille en i93r>, la foire-exposition de Rabat la même année,
ont montré, tant en France qu'au Maroc, les divers produits d'iiit marocain, fabriqués
spontanément ou rénovés par l'action officielle et privée.
Mais de telles manifestations, pour si utiles qu'elles soient, sont d'une durée trop
éphémère. Des must'es permanemts devaient être créés. On n'y a pas manqué. A Rabat et
à Fès. des collections ont été constituées depuis i9i5. Elles s'enrichissent chaque jour.
On y réunit, pendant qu'il en est temps encore, des spécimens anciens de tous les arts
du pays, citadins et bédouins. La faveur dont ils jouissent indique assez qu'ils répon-
dent à un véritable besoin. Ils sont très visités. La plupart des voyageurs viennent s'y
instruire avant de se rendire dans les souks.
Le musée influe non s<Mdement sur les européens, mais encore sur les indigènes, qui
ont vite compris l'intérêt qui s'attache aux choses anciennes. Notre curiosité et notre
respect, à ce point de vue. les a frappés et a réveillé en eux ce joli sentiment d'admi-
ration qu'ils ont tous pour les ancêtres et pour ce qu'ils ont laissé, et qui sommeillait
en ce qui concerne les arts, a — Que Dieu soit inis^'-ricordieux, disent-ils, en faveur do
l'artisan qui a exécuté cet objet d'art ». Cette senl<nee \aut une prière. « — Que nous
voudrions, lorsque nous serons morts, ajoutent-ils, que nos d<'scendant's agissent pareil-
lement en notre faveur. » La constitution de nos musées répond presque à un sentiment
religieux. Il ne faut donc plus s'étonner que certains indigènes soient très attentifs à
:"etfe œuvre. Bien plus, il en est qui collectionnent à notre exemple. A Fès, à Marrakech,
des notables achètent à prix fort des objets de valeur, parlieulièrenient des manuscrits.
Cf n'est qu'un commencement.
Mais h tout prendre, l'objet de la collection^ fut-il exposé au ivublic, fut-il visité
chaque jour, n'est qu'une chose morte.
Le Service des Arts indigènes ne se contente pas de rechercher de beaux objets
et de les mettn- en valeur. Il appelle sur eux l'attention de l'artisan. Il les analyse, le«
critifque, indique le parti qu'on peut en tirer tout en tenant compte du temps et des
besoins; il provoque les initiatives, stimule le savoir-faire de chacun, demande des réa-
lisations nouvelles.
Pour cela, il se conforme à la coutume. Il agit «omuie le ferait un particulier indi-
gène, en passant des commandes sur prix conveiui, mais sous promesse de majoration
df- ce prix pair un « fabor » traditionnel si l'exécution est plus que satisfaisante. Cette
clause est nécessaire pour exciter l'espriit de recherohe et le désir de bien faire.
Le procédé a donné d'excellents résultats à tous les points de vue. Il présente encore
l'immense avantage de laisser l'artisan dans son atelier d'où il faut se garder de le
faire sortir, de faire assister tous les ouvriers et les apprentis de cet atelier et des ate-
liers voisins à des travaux de choix, d'agir, par répercussion, sur la corporation entière,
de rendre productives enfin les dépenses du Protectorat, puisque chaque dépense est
représentée par un objet d'une valeur marchande.
Il y a une exception à cette règle. C'est à Rabat avec l'atelier officiel jwur la tein.
ture des laines et la fabrication des tapis. Cet atelier est indispensable. La réputation des
448
ACTES DU UV CONCnf'S
tapis de Rabat risquerait fort do sombrer sous les tapis défectueux répandus dans le com-
merce et exécutés soit par dfs ffiiiiiies truvuillant chez elles, soit dans les fabriques fon-
dées par des Européens. 11 faut doue pnrer à ce dannfer t;n montrant autre chose aux ron-
naisseurs. Jo dois tlin» <rnillciiis <nic, soii\eiil, les l'jihi ii iiiils Niciiiicnl \ iniisci des ciisci-
gnenients et des conseils.
Ainsi, le Service des Arts indiJ:f^ue3 fabrique quelque peu. De ce fait, il constitue,
A côté des collection* anciennes, des collections nouvelles. Rabat, Fès, Mcknès, Casa-
hlaïKM. Miurakoch exposent, dans des nmséos d'ail marocain niodenie, <ios objets de
fabrication récente qui coiupli^tenl heureusement ceux des musées d'art ancien. Et
(omnie il serait vain d'entasser ces collectiouis, oai les vend chaque fois qu'elles ne sont
plus utiles connue modèles. On donne en outre le nom des aortiï^ans qui sont à môme
d'exéculcr des coanmnndes. Le Service des Arts indigènes devient alors une active ngenco
de rensoijïncments artistiques.
Sa propagande ne s'arrête pas là.
I! livre le fruit de ses obsiMvations dans des revues appropriées, appelle l'attention
des savants, des antiquaires, et même du conumerce et de l'industrie sur les airts maro-
cfiins et leurs techniques. Ia' bruit s'en répand plus loin qu'on ne le supposerait. Les
spécialistes sont nombreux qin ont traversé les mers pour éltidier les orts marocains.
Répomlaul aux dispositions (l\i dnhirs du uo. mai i()i() et du 17 décembre 1921 sur
l;i réglementation des tapis marocains en vue de leur entrée en France avec franchise
de douane, le Service dos .\rls in<ligènes délivre l'eslampille d'Ktal et élabore un « cor-
pus » ou reevieil de motifs de lai)i>, actuellenienl i\ l'impn'ssion. On [«'ut déjà le con-
sulter. Cette docunu<nlation non est (ju'à ses débuts. Avec le tenij)S, elle se complétera,
s'étendra ù d'autres objets et ccinstituera dies aixhives d« la plus haute utilité.
Les industries d'art qui sont susceptibles de se maintenir ou de se développer, de
procurer à leurs arti-ons des ressources certaines, qui sont viables en un mot, sont tou-
tes l'objet des plus grands soins. La <iéramique, la menuiserie et la sculpture sur bois,
la ciselure du plâtre, la peinture, les bronzes et les cuivres, la ferronnerie et le damas-
quinagc, le découpage des métaux, la reliure et l'enluminure, la broderie d'or et de
soie, sur étoffes et sur cuirs, la fabrication des tissus de Inine et de soie, dics tapi» et' dts
couvertures, tel est le pif>gramme entrepris.
La dernière exposition (oloiiiale do Mar<eill<' n ré\élé que les artis marocains ont
une saveur, une originalité, un<' lemi" coniplèleniont absentes dans les arts algériens
et tunisiens. Ce résultat se dou])l(> d'a\aidages économiques et moraux qui ont leur
importance. Bien des artisans, cpii vi\ aient ignorés et dans la gène, sont aiijourd'hui
aisés et en vue. Les uns ont entouré leur famille d'uTU* domesticité qu'ils n'avaient
pu entretenir jusque-là. D'autres ont épousé une deuxième fennne — ce ne sont peut-
être pas les plus sages. D'autres, plus avisés, de locataues qu'ils étaient, sont devenus
propriétaires. Quelques-uns enfin font fructifier leurs économies en s 'associant à des
jardiniers ou à dos cultivateurs. Presque tous peuvent se passer d'interprètes : ils ont
appris les quelques mots de français indispensables aux transactions. Ils aaucillent
très bien l'étranger. Le bénéfice moral d'une telle situation, est d'une valeur inappréciable.
Dans leur tâche, les agents du Service des Arts indigènes n'ont à compter que
sur leurs connaissances propres, on matièie d'art, de langue, d'us et coutumes musml-
mans, sur une liaison constante avec les autorités locales européennes et indigènes,
sur les bonnes relations qu'ils entretiennent avec les artisans d'une pari, la clientèle
d'autre part. La persuasion <'st à peu près leur seule aime. Ils ne s'appuient sur aucune
défense administrative, si ce n'est au sujet des tapis que leurs détenteurs veulent in-
troduire en fianrhiso de douane en Franco. Ils ont, il est vrai, le haut appui moral de
la Résidence et celui des amateurs éclairés. 11 senddo que cela soit suiffisant, car il n'en
a pas fallu davantage jusqu'à ce jour. Prosipcr Ricarp,
RAPPORT SUR LA DEFENSE DES VILLES
ET LA
RESTAURATION DES MONUMENTS HISTORIQUES
Cet exposé a pour objet de rassembler les résultats déjà acquis dans le domaine de
!<• défense des sites et des monuments, de préciser nos buis, nos principes d'action.
Aussi laisserons-nous volontairement en dehors de cet essai les considérations de détail
qui feront l'objet de communications ultérieures^
Nousi insisterons spécialement sur le fait qu'au Maroc, nous nous sommes trouvés
iclativement aux Monuments Historiques dans un cas particulier, et ce sera l'honneur
de ceux qui, au début de l'établissement du Protectorat, ont compris que ce n'étaient
pas seulement les bâtiments qu'il fallait garder, mais avant tout, les villes elles-mêmes
et leurs sites.
En conséquence, nous pensons qu'il est néces.saire pour juger de l'effort accompli
et des résultats obtenus, de laisser là l'expérience acquise en France, et de créer, à notre
usage, une table de valeurs nouvelles.
Il n'y a pas de compairaison possible entre l'état moral et social des peuples occi-
dentaux et celui des peuples orientaux.
I.e renouvellement rapide des formes esthétiques, privilège de notre esprit créateur,
tooj jours en mouvejneint, rejette dûns le passé l'œuvre réalisée, la pousse vers le musée,
et l'artiste s'élance avec enthousiasme vers d'autres conquêtes artistiques.
Ici c'est tout autre : l'esprit tjnadilionalistc évoluant au milieu de formes plus len-
tes à se modifier, a conservé par delà les siècles une survivance et maintenu jusqu'à
nous, ce qui, à l'époque où nous étionsi encore des gothiques, vivait déjà dans son
expression affirmée, substantielle.
Cette considération est essentielle ; c'est elle qui a orienté le sens de nos restaura-
tions, de notre action pour la défense des villes.
Une restauration ne peut, à notre avis, être faite sans transformer aussi peut soit-il
le (monument dont elle Iprolonge l'existence; elle fera perdue un peu du charme
particulier aux ruines et, même si l'artisan apporte à son travail infi.nimcnt de tact,
il ne pourra jamais au sens absolu, refaire du vieux.
Ce qui est plus important, c'est l'esprit dans lequel sont faites les restaurations qui
doit toujours tendre à coniserver le sena des formes et à faire survivre la tradition. Car
la main d 'œuvre, nous l'ayons, possédant les formules des artisans qui édifièrent les
monuments livrés à nos s^oins ; aussi l'indigène ne gardc-t-il pas, aussi jalousement
que nous en France, ses trésors artistiques. Il sait qu'il retrouvera toujours prêtes à
jaillir de lui, sans apport nouveau, des formes à jamais consacrées. Les musulmans, pour
lesquels la fuite du temps n'est rien, laissent crouler leurs monuments avec autant
d'indifférence qu'ils ont mis d'ardeur à les élever. Nous nous sommes donc substitués à
eux pour garder les vestiges artistiques d'une civilisation brillante. Nous avons étendu
le manteau protecteur sur l'ensemble du site, de la ville, au milieu duquel elle surgit,
aussi bien que sur les monuments.
Le rôle compris ainsi est beaucoup plus du domaine de l'art que de la science. Pour
l'archéologue comme pour l'artiste, nous conservons les admirables villes afin que le
450 AcrKS \)[ \\v coNcnivs
premier puissn^ mieux oompreiulre le monumenl se dressant dans son milieu original,
el le seiond jouir do l'harmonieux ensemble.
Nous avons d'ai)uud pitolcjfé les siled, les villes el les édi.lLct's en led classant,
el enfin nous restaurons les monunienls ; c'est l'ordre que nous suivrons dans cet exposé.
RABAT
La première reconnaissance faile à Habal ne laissa aii< un doute sur les points «[u'il
ff.llail défendre.
La Casbah dos Ouiiaia et ses abords;
La Médina ;
La Mosquée et la Tour Hassan ;
Chella.
CASH VII II MI.DI'SHSV DiiS ( »1 I>\1\
La Casbah des Oiulaïa, site admirable, iiniciue, oITic pour 1 liisloin' et l'aivliéologie
un grand intérêt, l-onilée par l'.Vlmohade Abd el jMoumen, ayrandie par ses successeurs,
elle représente en même temps qu'un merveilleux spécimen d'art arabe marocain, le
point de dépaiil des expéditions qui furent menées en Espagne contre les chrétiens.
Un dahir classe cerUiins points do la Casbah :
Iax porte d'entrée monumontale;
L'enceinte, remparts et bastions, et à l'intérieur lo groupe de constructions dites
(t la Médersa ».
Un arrêté portant règlement artistique enveloppe cet ensemble que nous considérons
comme Monument Historique, afin que nulle construction nouvelle ne puisse en venir
rompre l'harmonie. Le règlement autorise la consolidation des constructionsi anciennes,
IcJU" entretien ou leur réfection eu cas d'effondrement. Imi un mot, nous a\ons voulu
conserver à ce site exceptionnel son enveloppe extérieure, sans toutefois entraver la vie
qui l'anime, et fait de lui l'iinc des plus attrayantes curiosités du Maroc.
Des travaux très importants ont été faits jx)ur le dégagement de la grande
porte de la Casbah, qui dispairaissail dorrière des constructions parasites, venues s'ados-
ser aux vieux nmrs des remparts. Celle porte dont on n'apercevait qu'une partie se
révélait connue étant un ouvrage important. Des démolitions la mirent à jour mais en
très mauvais état. Les passages avaient été recloisonnés, cl les voussoirs, glissant sur
leurs joints menaçaient ruine. Ces liiavaux sont de iyi5.
H faut rendre hommage à ceux qui, avec un tacl et des soins particuliers, restau-
rèrent ce beau morceau d'architecluro almohade pour notre plus grande joie.
Dorrière les remparts, au milieu d'éboulis, se dressait un groupe de bâtiments
ayant été, peut-être une école de pilotage, peut-être une médersa, el, sans doute, l'une
après l'autre, avec une petite mosquéj et un hamrnam. — Le tout avait été aménagé
en vue d'habitations indigènes. — Les hautes salles sectionnées en leur hauteur par
des planchers intermédiaires avaient perdu tout leur caractère, les colonnes du patio
étaient lombées; des déprédations innombrables axaient été commises par les indigènes,
avec toute l'indifférence qui les caractérise. Une à une les colonnes reprirent leur place,
les planchers intermédiaires dispacrurenl, le patio redevint un palio entouré de hautes
el belles salîts.
Quelques photographies prises au moment des travaux montreraient plus clairement
qu'aucun commentaire ne pourrait le faire, combien les travaux qui furent faits, furent
DE L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES
451
F'o- 1- — Haljiil, Porlc de lu caslmli des Oudaia. Face iutérieure, «Kinl c/rgnijeiiwnl.
Fig. 2. — Rabat, Porle d*' la casbah des Oudaia. Face Intérieure, après degagetnent.
I
4SI ACTES DL' 111' CONGUÊS
imporUnIs et délicats. La Modersa, une foU remise en élat, sa grande salle augmentée
sur sa face côte jardin, largo4iic«l éclairée, devint musée chérilien. IVxsonne au Maroc
n'ignore le niusé« des Oudaia, ni les jai-dius qui renlonn-nl et qui ont été créais à
cette époque 1^1917-1918).
Le grand bassin, k perron central, les inurs de soutèncmenl des allées, l'aménage-
raent des chemins de ronde et la réfection d'une partie des remparts sont de 1917.
En itfiS, dan* les jardins et appuyé à la muraille, limitant la Casbah vers le
^ouL El Ghzol, on construisit un paxillou contenant une salle d exposition, puis en
prolougemejit, quelques petites L>ouliqucs pour a^ti^an$ indigènes.
Le hanunam remis eu état fonctionne, et \ous connaisse! le café maure joliment
instalié qui dcMiiine l'estuaire du Bou-Hegreg et le panorama de 6alé.
11 nous a paru aussi de première nécessité de garantir la médina de Uabal qui, moins
ancienne que la CasLah de Oudaia, puisqu'on fait remonter sa fondation au xvii* siècle
par les .Kndalous chassés d'Espagne, n'en est pas moins intéressante el très particulière
avec ses rues blanches et ses souks violemment bigarrés.
Par dahir nous avons classé les vastes enceintes avec leurs portes. Un règlement a
été établi qui grève d'une servitude d'apect. la totalité de la médina el du niellah. Deux
rues, celle des Consuls et El Gza, depuis longtemps livrées au commerce et ayajit subi
des influences euri>péennes, ixgrellabies pour nous, L'cliap|H;nl un peu à nos règlements.
.Nous exigeons cependant que sa t<^Miue générale reste eu lianiionie avec l'aspect de la ville.
.\vec la Mosquée et la Tour d'Hassan nous touchons au monument le plus important
du Maroc guerrier, conquérant. 11 exprime en sou apogée, la puissance de la dynastie qui
a poussé son besoin d'expansion au delà de la mer, en Espagne, cl dans l'Afrique du
Nord depuis la Tripolilaine, jusqu'à l'Océan.
Seule, en Tunisie, la Mosquée Je Kairouaii, quoique inférieure en étendue, peut
être comparée à celle d'ilas^au dont les ruines constituent pour l'archéologue un docu-
ment d'une très grande importance. Nous avons par dahir, classé leur ensemble.
En i^iS, la Tour se dressait au milieu de terrains ou affleuraient de ci de là quelques
débris de chapiteaux, de colonnes, mais où il élait impossible de reconnaître le plan d'un
édifice quelconque. La totalité du terrain avait été morcelée en lots el vendue à des
propriétaires qui en avaient fait des jardins; on y voyait même un court de tennis.
Le Colonel Dieulafoy entreprit des fouilles qui lui permirent de retrouver le sol d'une
grande nef, de deux cours secondaires. La prétendue citerne fut déblayée, l'emplacement
des colonnes, des piliers, révélèrent un immense édifice, vraisemblablement une mosquée
comme il n'en existe nulle part d'autre. Il Dt consolider les murs du pourtour qui
existaient ericorc, avec leurs contreforts, les premières assises des pieds droits des portes
monumentales, du mihrab. Remontant les tambours des colonnes en se guidant sur
celles qui avaient été trouvées intactes, pour la hauteur, il put tenter un premier essai
de reconstitution et échafauder des hypothèses quant à la destination de cette
vaste mosquée.
Le minaret présentait sur l'une de ses faces, une grande fissure qui fut bouchée f-t
le p'an incliné qui permet de monter au sommet, consolidé et restauré. Le sommet
même fut aménagé en plateforme.
Ces premiers travaux, quoique considérables, ne révèlent pas tout mais ils permet-
liont et faciliteront les travaux de reconstitution par l'inwge qui pourront être tentés
ultérieurement.
GHELLA
Chella aura toujours pour nous un irn-sistibic attrait. .Site dénudé, désertique, décor
simple et grandiose, tel il apparaît da seuil de la porte des Zaers. L'enceinte franchie,
DE L'1N.SHTI T DES II Al TES T: Il DES MAI\0(:AliNES 453
1 iiuprcssiuii csl dilïc'rcnlv : il ol'fn; aux rcgaiJs le <iKiiiii<' de son sol accidcnlr et de
àes magnifiques jaiJius d'orangers.
Avec ses vestiges du; consta'ucliouis romaines, miuuesquesi, bcïî manabouls et sa
source, nous l'avons trouvé t<^'l qu'il nous a semblé nécessairt', de le considérer contmc
un monument historique et nous l'avons classé. Le classement comprend toute l'étendue
comprise dans l'enceinte, mosquée, nécropole, marabouts et r<Miiceinte elle-même, avec
son admirable porte.
Le Service du Plan de Rabat a pris sur lui, pour seconder nos efforts, de réserver une
large zone de protection autour de (^hella alin que imlle construction européenne ne
vienne rompre l'harmonieuse sérénité du lieu.
En 1915, les ruines à l'intérieur do la nécropole étaient envahies par une végétation
dél)ordante qui poussjiit les vieux murs et menaçait de n'en rien laisser. D'importants
travaux de déblaiement et de terrassement dégagèrent et permirent de nettoyer les abords.
Le grand mur, dernier vestige important de la koubba de Abou el Hassane Ali qui proté-
geait les tombeaux, fort intéressant par sa décoration, luiné à sa base, était en faux
aplomb. Il fut redressé, consolidé.
L'année suivante, la salle des ablutions de la Mosquée fut nettoyée et divers sondages
pratiqués.
Los échauguettes de la porte monumentale mérinide furent remises en état.
MARRAKECH
Avec Marrakech, les difficultés se font plus grandes.
La ville nouvelle est bien théoriquement éloignée du centre indigène, mais celui-ci
qui s'ouvre en demi-cercle sur le Gueliz attire, eu son centre, la place Djemaû El Faa,
une grande partie du commerce européen. Chaque soir une foule grouillante l'anime qui
déserterait lendioit si l'on ne gardait à cette immense place le cadre auquel elle est
habituée et qui lui donne un si grand caractère.
D'autre part, lampleur des rues des souks, les gr&nds espaces qui aèrent cette grande
ville, la rendent aussi plus vulnérable. Les voitures de toute nature peuvent la parcourir,
et où passe la voiture, la boutique ne tarde pas à s'installer.
C'est en considération de tous ces écucils que nous avons gris un règlement artis-
tique, s'étendant sur toute la ville à l'intérieur des murailles, avec des modalités qui
rendent assez souple l'arme défensive que nous avons forgée.
Ainsi, nous avons classé non aedijicandi la place Djemaà El Fna, mais nous n impo-
sons aux façades qui l'entourent qu'une servitude d'aspect, afin d'éviter les réactions
qui peuvent cire si funestes au !-ort du centre indigène ; nous traiterons chaque immeuble
de celte place comme un cas d'espèce et tenterons ainsi de satisfaire, à la fois, nos buts
esthétiques el la puissance de vie et d'évolution contre laquelle nous nous heurterons
inévitiiblemenl. Il se trouve même un quartier neuf, au sud-est de la Koutoubia, régi par
un règlement de voirie applicable aux villes nouvelies. Nous avons classé les murailles,
tout le rés«'au de murailles qui, sans létouffer, serpente autour de la ville et de l'agdal.
Deux /jones, l'une intérieure, l'autre extérieure, la protègent el, en certains point.»,
s'élargissent pour garder, au spectateur, le recul indispensable; devant la porte de
Doukkala, par exemple, afin que le minaret de la Koutoubia se présente sur la silhouette
lointaine de l'Atlas.
Une zone isole le minaret de la Koutoubia et, au delà de la zone, un dahir limite
ej] hauteur, le développement des constructions. Enfin la Municipalité a porté, sur son
plan d'extension, La création do jardins, entre la place Djemaà El Fna et la Mosquée, et
entre celle-ci el les murailles les plus proches, pour qu'aucune construction n'intercepte
uEspÊRis. — T. n. — 1022. 30
i;)4 AcrEs ni m- coincui-s
la vuo di collf pièt.o miiquc dv l'arl iu>liilooluial inusuluMii. de i|iitl<|ui' point (iiioii
v^^uille l'aborder.
nomme moniiineiils hisloriquo nous avons dasso lu Médersa Bon Yonsst-f. los fnniainps
El Mouassin'j aliénant à la mo-^^qniH', relie de Sidi El Hassano, et la fontain^^ KchiY>h nu
Choiif, toutes tioi» d'tni laraclc'rf archileclural spécial à MaiTaki\ii ; h l'oxtérirur ilr ii
villi'. If pont du Nfis «t f» ,i\dr<'s pont.?, situés sur l'oued Tssil qui participent si iparfai-
tenu'ut à renchanlement qui se dégage du sol bousculé sur lequel s'élève la palmeraie;
le mausolée des chérifs Saadiensi^ vénéroibU' monument arabe dans lequel on retrouve le
sentiment et les proportions des édifices du xvi'' siècle italien. Dans ee dernier nioiuiinent
aussi discrètement <]ne possible et avec prudence, nous restaïuons les murs, les plafoiiils.
les revêtements.
En 191S, tontes les toitures fuient reprises, charpentes et couvertures, alin de suppri-
mer les infiltrations qui détérioraient les boiseries de la Koubba. Les soubassements,
les dallafres, la toiture îles koubbas du bâtmicnt principial on! été restaurés, et nous «n-
treprenons de restituer à la salle longue, eonlif^uë ù la grande salle, le plafond en menui-
serie qui «ivait été masqué par une voût<- «mi berceau surbai&sé.
Kouioabia
Le mauvais état des voûtes dans la partie supérieuiie du minarci nous obligea, en içjyi.
a y faire immédiatement des travaux de réfection. Puis, nous avons loninicncé la ma-
lauration du lanlernon dont nous avons tout le revêlemenl e| le couronnement à repren
dre : ces travaux sont en cours.
M(hlcrs(t bel) Youssci
La toitme qui recouvre la koubba d'entrée, la terrasse qui s'étend sur la salle de prières
et divers autres travaux de détails ont été exécutés de 1916 à 1951.
Nous élendon- ee chantier, et attaquons à la fois la réfection des revêtements de zelli-
ges, les menuiseries et les plâtres grattés situés dans la grande' cour.
SALÉ
C'est une petite cité ayant conservé presque intégralement son caractère. Sur l'agglo-
mération tout entière, nous avons ét«!ndu une servitude de protection que nous avons
voulue assez souple pour ne point gêner l'indigène <lans ses habitudes ou ses aspirations,
mais suffisante cependant, pour empêcher les européens assez nombreux, qui ont choisi
Salé comme résidence, de transformer sa physionomie.
Ce règlement de voirie, prescrit « qu'en vue d'empêcher <iue des constructions euro-
péennes ne viennent compromettre le pittonsque des (piartiers de la population indigène,
aucune construction ne pourra s'y élever qu'en s»; conformant aux proportions d'ensemble
ti d'ornementation des anciennes constructions de la médina. »
D'autre part, afin que .Salé garde tout son alliail, ia sini|)licité spacieuse de ses abords,
une large bande a été réservée par le Servicr des Plarns de Villes, autjonr de ses nmrailles., à
l'intérieur do laquelle des servitudes de nou aediflcandi, de hauteur et de icculemenl
des pistes, on été édictées. Divers dahirs classent : les nuirailles de Salé, ses portes,
l'aqueduc dit Mur des Arcades, la porte de l'ancienne Zaouia de Sidi Ben Abbas, proch''
de la maison de <onvalesc6nce ; enfin la très remarquable petite médersa, contemporaine
de celles de Fez, mais de proportions plus élégantes, plus élancées.
Dans cette Médersa, jusqu'on 1921, quelques consolidations urgentes ont été faites.
A ce momen!, nous avons repris les travaux commencés, élayé les murs et refait la toiture
et la koubba en bois de la salle des prières. Ultérieurement, et dès que les consolidations
importantes que nous effectuons seront terminées, nous entrepiendrons la restauration
de la cour. Actuellement, elle dispairaît dans un corset de bois.
DE L'INSTITUT DES HAUTES-ÉTUDES MAIA(X:.\INKS 455
— PA&AT »=
Fie. 3. — Plan de Salé, avec iadicatioii des zoQes de proleclion el des servitudes de voirie.
456 vc.iKs 1)1 III' (:().N(;iu^:s
MAZAG\N
Noliv diiiiiiiinc est, ici. tivs liniil*', luiismi'il ii)iu|ii<'iul i'iiiuicniu' \iili' pi)itii;,MiHc qui
fSl dans l'inipossibilil»'- de se lit'wloppi r à l'inlt-riour tic ses rciuparts. Le n^^'lcmciil de
voirie «|uc nous clablisson^ pour clic, scia donc très simple.
Los remparts au.\ solidc< bastions, cl l'cj^lisc paroissiale de l'Assoiuplion, rcceiniucjit
re^Uiurcf, ont été classés.
Nous sommes arrtîtés. poui la salle d'armes du Chàlcau, par dos droits <U' propriété,
encore mal déilnis. Nous voudiious la classer aussi \ilc que possible, alin que les habi-
liints des maisons qui sont bâties, au-dessus d'elle, n'aient phis la tentation de la trans-
former en égout, ce qui un moment l'avait l'ait prendre pour une citerne.
SAFI
La petite cilc pitl()rcs<nic de Sali présent»' un cii.seniblc très curieusement artistique.
Li médina élagx'c que domine comme un belvédère, la Kechla ; le ChâlcKiu de mer, son
quartier des potiers, consliliienl un jeu riche d'impressions <pie complète le voisina<:f<'
de la mer.
Le Château de nu-r, construit par les Forlugnis au xvi" siècle (pii domine le port, la
Kechla, le quarlioi- des jjoliers qui entoure le sancluain de Si \hd cr Kahmane. au-dcJà
du ravin de bab <l Kou'ass, sont classés.
Sont à l'élude des projets de clas>^(>nieiit pour les remparts (jui joignent la Kechla à
la mcT. Egalement à l'étude, un lèglement d'esthétique s'appliquanl à toute In ville in-
digène, mais tenant compte de l'extension du port.
Il existe aussi des vestiges de l'église catholique portugaise. Une voûte, en croisée
d'ogives, est intéressante par les éeussons <[ui décorent le.s clés pendantes. Les indigènes
ont établi un hammam sous celte \oùtc, sans d'ailleurs l'endommager et nous nous pro-
posons de la classer cl de la restaurer dès qu'il nous sera possible de le faire.
MOGADOR
Ne nous semble pas en danger. Datant d>i xvin"* siècle, et contruitc sur les plans et
sous les indications d'un ingénieur français, elle évoque un certain (piailier de NCisailles
qu'une colonie nmsulmaue aurait adaptée à son usage. Elle se transforme très lente-
ment, mais dans le même sens et nous n'aurons qu'à veiller, sons angoisse, sur les
constructions nouvelles pom- les maintenir eu harmonie avec l'ensemble; cependant, il
nous paraît indispensable de classer la ceinture de murailUs et la Skala, qui réunit sur
sa plate forme de nomb(reuscs pièces d'artillerie, tant en fer qu'en bronze, et dont quel-
ques-unes sortent des ateliexs de Sé\ille et de Barcelone. La porte de la marine et
les bastions font également l'objet d'un projet de classement.
D'autre part, la zone de protection, portée sur le plan d'extension de la ville et
dajis laquelle des jardins sont prévus, établira la liaison entre les deux villes que les
nécessités du terrain on faite très proches.
MEKNÈS
A Meknès, la ville nouvelle se développe en un site très attrayant et semble vouloir
dégager insensiblement la ville indigène de tous les européens <iui y habitent sauf ceus
qui sont établis en bordine des passages reliant la route de Habat à celle de Fez. Sauf
DE L'INSTITUT DES II AH IKS-ÉTUDES MAROCAINES 457
les rues Houaiiicrziiir, de Dar Sineii i-l ra\ciiiic du Mollah, Mokiù-s «ora facile à maintenir
dans son caractère strictement indigène.
Sont donc isolés, et par conséquent à l'abri, le j,n-oiii)e des palais et jardins du Sultan
Moulay Ismaïl.
Nous avons établi, comme pour les autre» villes, un règlement de voirie approprié.
Sont classés : les portes et les remparts de la ville, la place El Ilédim, le nrraud ensemble
de Bah Mansonr et de Djama eu Nouar, le très pur morceau d'architecture constitué par
Bab El Khémis.
Dans l'Agdal, les uiagusins de Moulay Ismaïl, le Djcnane Ben Alima, transformé
en jardin d'essai, et ses deux ravissants pavillons d'été; la grande pièce d'eau, la koubba
El Khiattine, située à l'entrée du Palais du Sultan et oii Moulay Ismaïl rendait la justice
et reçut les ambassadeurs envoyés par Louis \1V.
Le Dar El Béida, résidence de Sidi Mohamed Ren Allah aménagé, par nos soins ît
dans son caractère, en école militaire pour fils de notables indigènes.
Nous avons, eu cour? d'enquête, les classements de diverses fontaines, des nombreux
msids coraniques dont les façades) en nnnuiserii's arrêtent si heureusement le regard
dans les rues de Meknès.
Egalement, les médersas de Bou Anania, de, Filala et le fondouk du Henné, près du
grand souk.
De 1915 à 1922, nous avons lia\ aillé <à Meknès.
D'abord, c'est l'admirable Bab VA Khémis dont les ruines sont complètement conso-
lidées, puis la médersa Bou Ananiu reçoit des éluiemenls urgents.
En 1916, nous commençons l'aménagement du Dar Béida qui a été à peu près terminé
dernièrement par la création d'un vaste jardin maïu'e, parsemé de chapiteaux, trouvés
dans les ruines.
Au jardin de Ben Alima les pavillons eurent leurs toitures refaites.
Bab Berdaïn, Genaoua et Bab Mansour, furent quelque peu et insuffisamment res-
taurées. En 1920, la pénurie de personnel fit abandonner tous les travaux en cours qui ne
furent repris qu'en 1921.
Bab Mansour a été. pendant les années 1921 et 1922, complètement restaurée. Le bas-
tion de droite qui menaçait de s'éi-rouier fut redressé. Nous lui avons rendu sa silhouette
primitive, en débouchant la bénika du se<ond bastion. Nous avonsi même découvert, au
cour des travaux, imc grande salle voûtée que nous avons aménagée pour les artistes de
passage.
Le Dar Jamaï. eotivenablement restauré, sert, mainten:iut, d(> bureaux pour l'Ins-
pection des Monuiucnls Historiques, des Arts Indigènes et île l'Oftiee Economique.
FEZ
La ville de Fez apparaît a priori, comme facilement défendable du fait, que la villle
nouvelle est très notablement distante du groupe des anciennes médinas.
La [)lus ancienne, Fez ei Bal! se trouve protégée par la proxiiuilé des jardins de
Bou Dj.loud et la niasse même de Fez Djedid. Les rues (mi sont étroites, le sol accidenté
est impraticable aux voitures, ce qui pour notre action, est uu avantage notable.
.Vu point de vue site, il nous a paru eu première urgence que nous devions classer
les diverses enceintes qui ceinturent les villes et l'Agdal. les remparts intérieurs,
toutes les portes. Des zones ont été réservées autour des villes, ailu de maintenir en
son cadre original et grandiose la capitale marocaine.
Ce qui rend notre rôle si délicat, et ceci est vrai pour toutes les villes dont nous
avons la garde, c'est qu'il nous faut conserver le caractère, l'attrait des cités marocaines
458 \( IKs |)l III' CdMiUf'iS
sans (Mifraver la \ io ilu peuple «pii lis habite, (".clui-fi, désireux de bénéficier des avan-
Uigcs lie notre eixilisalion. tenir une diversion à ses habitudes esthétiques, et accueille
favorublenient. sinon nos nnvurs, du moins nos procédés d'existence. Nous avons i\ hiltor
contre lui. contre rindij;ène lui inènie.
Si l'éloijrnenient des \illes nouvelles fut à l'orij^ine, une très exeellrnlc <lisposition, elle
demande ;\ être eoniplélé(> par \ine surveillance constante des villes anciennes, si nous
ne voulons pas se voir peidre le hénélic.' des premiers jias accomidis dans ce doniaiiir
de la conservation des si! es.
('<>rtaiiis quartiei>s, la (.'asbali des Cliorarda, relie des l'ilala purent être classés im-
médiatement. Mais, dans le rèirlcnient (pie nous proposons actu<'llement à la signature du
Maré<'lial. cl qui s'étend sur les deux villes aurieun*'s, nous avons dû leinr roniple des
différents degrés d'exigences qu'il nous est p<"rmis d'imposer, puisque nous ne pouvons
pas réglomenlor Fez Djedid où «erlains quartiers se transforment inéluctablement de la
rnèni(> manière que Vc/. c\ Hali <pii est resté si profoiiilénient in(lii;èiie.
D'autre part K' quartier du Donh rassem.bli". dans son milieu aimabU", une grainde
[jartie de la colonie europwnne et nous nous eontcnlnns d'exiger que les clnnstructions
qui s'édifieut, s'inspireid du milieu qui caVractérise les quartiers les plus proches.
Voici pour les sites.
Sont classés : le groupe des portes Dekaken et Bon Je.loud et la série dos médersas
m('iinides. pi'rles d'art, expression d'un»' dynastie savante et noble.
La Méviersa Seffarino, la plus ancii-nne, celle de Mlarim;, de Mesbabia, de Saliridj,
construites .sous le sultanat de \bou Saïd Otmane.
Celle de Hou Anania, la phis largement conçue, dont le plan aux éléments bien
équilibrés, bien proportionnés, apparaît comme la synthèse la plus complète qui ait été
faite su;r ce programme. Son décor, débordant sur le souk, accueille bien avant l'entirée
l'étudiant.
La médersa C.berratine. la plus récente, édifiée sous les Alaf)uites.
Enfin le fondouk Nejjarine, qin forme avec la place qui le précède el la fontaine.
l'un des groupes le.- plus pittorestpics de la Médina.
Depuis i0'5. nous avons travaillé d'une manière presque ininterrompue, <lans les
médersas.
Dans aucune autre vill<'. le monument mériiiide lu» trouve plus d'expression, plus
de variété dans sa décoration.
L'arabesque, né<" de l'enroulement de fleurs el de feuilles, était apparu-^ autour dos
arcades de l'amienne mosquée d'ibn Touloun au Caire. Plus lard, l'imagination arabe
voulut se faire plus subtile cl transfoiTua la ligne vivante en une ligne purement idéolo-
gique qui définit bien le sens spirituel de cet art. Quand le polygone régulier fit son
apparition, dans le répertoire ornemental, les géomètres arabes en dégagèrent quelques
principes et constituèrent on fornmles scientifiques, ce que les maallems d'aujourd'hui
exécutent encoie. lorsqu'ils veulent décorer leurs habitations.
C'est la phalange des artis;ins encore imprégiu'-s de la tradition polygonale, si l'on
peut dire, qui nous a permis d'entreprendre lentement, mais avec la certitude d'abou-
tir. Il remise en étal de ces coffrets incomparables qui n'ont perdu ni leur atmosphère
religieuse, ni leurs hôtes. Et ce sont encore des êtn-s bien vivants qu'il nous faut soigner.
L'objet est trop vaste pour que nous puissions nous étendre sur le détail de nos
restaurations.
Nous nous contenterons de .«ignaler que, de igiS à ce jour, nous avons consolidé
les coupoles en bois des koubbas situées de part et d'autre de la cour, à la médersa Bon
Anania. Puis, la charpcnle el l'auvent de la koubba d'onlrée donnant sm le petit Taala,
l'i charpente de la toiture de la mosquée et une voûte en bois, les darbouz, plâtres isculp-
tés el zelliges à rintériein du patio; l'auvent couronnant les façades sur cour, les con-
DE L'INSTITUT DES lIXlfTES-ËTlDE^ MM'.OCMNES
459
4T60- ACTFS \)\ III' (.o\(ilU':S
«oies sculplô<'s i|iii Ir siipportonl ; nous axons icstimrr l'c<i;ilii'i- de l'onlivo principale
cl lo vostibuir ; l.i l'aviulc l'ôlé suil, l'I nous coinnicuvoiis des liinaux sur la façade de la
ni0S(jii(S>.
A la MfdcMs» \llaiin'', les couloirs ^^ le voslibiilc d'accôs sonl rcslaurés, trois faça-
iK'S sur le j)alio sont tonninéos. la «pialrii^nio est i)rosque u<"hcv(^e. Nous travaillerons,
i-elt*' année. ;\ rinlériciu" de la salle do prii'^rc».
A la Mt'dersa S'iliriilj. la eliarpenle en bois de la Mos<|uée a (Hé remplacée cl deux faces
lin patio sont restaurées.
Nous faisons i)rt)eéili'r dv front, à la restauration de ces trois monumcnt.s ; nous
crtntinuerons par des tiaxaux à la Mi-deisa Mesbahia, à la MédcTsa Cherratine. à celle de
SelTaiiiie et nous eonebirous avtn' la n'fection de la petit*' médersa CluM'rabliine.
lui i<)i7 <'t ii|iS. une très importante restauration fut faite à la grande porte de la
inosqui'C des Audalmis dtuil l'auvent a été eoniplètemeut refait.
Le /)fi;' .l(//iy<"/. affecté au Service des \rls Imligèues, a été entièronicnt, remis en
élal pendant les années 11)17-18. C'était lii demeure d'iiu uolahle indigène du xviii" siè-
cle. Elle est renianpiable par ses grandes lignes et les iieureiises proportions de son patio.
I.e BciUta fut aménagé en partie, après restauration, en musée, cl plusieurs écoles
coraniques furent l'objet de travaux de réfection.
.\ux cnviiiuis de Vv/. la koubba de S'uU Ihiruic.in fut restaurée par nos soins.
TÂZA
Nul ne contestera l'intérêt du site de celle ville, située en sentinelle, à l'entrée du
couloir de Taza.
Sa nicdina montée on plein ciel, sur un osearpemenl, est cntouré(ï d'une enceinte
fort,iliéc dont les bastions sont classés. Une zone, large de ■>,")o mètres, et ({ui descend
jusqu'au fond des ravins, englobe le marabout de Si lil Hadj Ali Heu Bar. les ruines
qui l'avoisinent, la grotte di- Kifan Bon (dioinari, la nécropole et les roelicrs taillés srjr
le? pentes de la ville.
La grande mosquée, seul monument très import<ml de 'l'aza. est classée. En certaines
de sefj parties, elle date de l' Mmohade Abd El Moumene ; et est surtout remarquable par
sa coupole devant le mihrab, son miinbar et son formidable lustre.
Comme pour les autres villes, certaines pré>c;autions ont été prises et un règlement
d'esthétique, récemnient pronnilgué a pour effet, de maintenir la médina dans son
aspect original.
En 1918. quelques travaux ont été faits à la grande Mosquée oi à la bibliothèque.
En 1922, la coupole du mihrab qui est si joliment ajourée et la toiture la surmontant
ont été remises en état,
AGADin
Nous avons classé le quartier de Sidi Bou Knadel, groupé autour du marabout du
même nom, avec sa petite place ses escaliers et ses portiques.
La Ka.sbah des .\ït Rba, dite Casbah Tadla ainsi que h? pont situé sur l'Oum Er
Rebia, ont été classés,
MEHEDYA
Nous avons classé l'ensemble des ruines, murs d'enceinte, puits, rotonde du Com-
mandant du Port et les sites compris entre l'enceinte cl l'ou-eid Sebou.
Comme partout ailleurs une zOne de protection grève; les abords de servitudes.
DE LiiNSIITir DKS 11 \ljrKS-l';rLjl)ES m\iux:alne8
461
5 ^
3 Z
'■7.
Zi rr.
-35
462 ACrKS |)l lir CONClUvS
J'ai ilil, au cours de col exposé, en parrouraiil lc> mcdvrsas do Foz, «pa' nous avious
à soitriHT (Us êtres \ivanls, — vivanlis d'abor*! par ci" que oos inonimiciils n'dut jamais
otv désaffocUis <"l poursuiviul iulassablenn'nl leur rôlo. Leur enlrclieu u'esl donc pas
uuiquenieul eelui il un nioiuiuieiil liisloricpie. l/arl qui s'y manifeste, iniprtvgné d'al)-
solu, lie slal>ilil('' relii,'ieu-;e. n'a pas. ilepiii-; la naissance de ces niouunu'uls, renouvelé
ses forundo. \i\auls. île la \ le Irautiuille des êtres <|ui -^e seuleul éleruels, uiais (jui
toutefois n'tud eouipriuié eu eux Tinslinel qu'aux épcxpies de déeliéauee, ear l'Arabe,
en vidaid lU- formes animée-^ ^es moxeus il'vxpression. chorrlia loujours à briser la niono-
lonie de ses visions plastiques en eoinbinani, sans ropos, le>< lij^Mies fandiières qu'il tord
dans tous les sens.
L'arabe, sans .i\i)ir noire activité eréatrice qui suscite la dérouverte. ncronq)lit ini
miracle. — Le miraele de l'esprit arabe le voici admirablcmeul délini par Llie Faurc
(( l/c mira(l." de l'espril arabe c'est qu'il fut., lui, partout, el parlout donùna sans
(( rien <réer p.ir lui-mèiue. \nareliique et un, nomade, sans pbi*; de frontii>res moralo
(( que <lc frontières matérielles, il put, |)ar oxda même, persuader aux peuples vaincus de
(. s'absorbei' ilans l'unité de son q'éni<". n
Edmond Pauty.
COMPTES RENDUS DES SEANCES MENSUELLES
DE
[/INSTITUT DES HAUTES-ÉTFDKS MAROCAINES
Séance du jeudi 19 janvier 19S2.
La séance est ouverte à i5 heures, sous lai présidence de M. Hardy, Directeur Géné-
ral de l'Instruction Publique. M. Urbain Blanc, Ministre IMénipotentiiaire, Délégué à
la Résidence Générale, assiste à la réunion. Sont présents MM. Henri Basse! , Bruno,
Louis Brunot. Célérier, do Cenival, Fleui-j, Gérenton, Ismaël llainct, Laoust, Lévi-Pro-
vençal, Marty, Ricard, le D"" Renaud, Roger, Salfranc, Terrasse, Vors.
M. Laoust étudie les mariages collectifs chez les Berbères. Quelques tribus du Maroc
et de l'Algérie ont l'habitude de célébrer à la fois, à certains jours de l'année, tous les
mariaiges de la tribu. L'institution du mariage ne présente d'ailleurs pas chez elles de
caractères particuliers. L'usage de ces mariages collectifs ou simultanés se rencontre
aussi chez certaines peuplades de l'Afrique centrale et même un quelques régions d'Eu
rope, en Bretagne par exemple. M. Laoust décrit les cérémonies auxquelles donnent
lieu ces fêtes de mariage chez plusieurs tribus du sud marocain. Il rattache à sou étude
celle des mariages simulés, qui u'avaieut jamais encore été signalés au Maroc. Il est pro-
bable qu'au cours de ces fêtes, les mariages aujourd'hui simulés étaient autrefois consom-
més, et qu'en eux survivent de vieux rites naturistes, par lesquels les Berbères s'effor-
cent d'aider au renouveau de la végétation.
MM. Basset et Lévi-Provençal présentent quelques observations sur une inscription
française et arabe placé> depuis peu à l'entrée de la ville de Rabat, et qui contient des
erreurs historiques.
La séance est levée à 17 heures 3o.
Séance du jeudi S3 février 1922.
La séance est ouverte à ij heures, sous la présidenc;' de M. Hardy, Directeur Géné-
ral de l'Instruction Publique.
M. Henri Basset résume le résultat de ses recherehes sur le grand dieu libyquo Am-
mon. On ionnaît surtout ses attributions oraculaires et solaires; il semble pointant
qu'il ait été principalement considéré par les Libyens connue un protecteu.- des trou-
peaux. C'était son caractère primitif — il reste [)eut-ètre môme des traces de ce culte
dans les croyances actuelles relatives aux troupeaux; — ce n'est que par son assimi-
lation avec l'Amon thébain, dieu bélier et solaire dont il prit le nom, et avec le dieu
de la Grandi^ Oasis, qu'il devint un dieu solain^ et nMidit des oracles. Rien ne permet
d'affirmer l'origine lihycpii' du dieu ég\ptien; qiiant ;ni\ gra\nres rupeslrcs du Sud-Ora-
nais qui semblent représenlci' un bélier coiffé du (lis(|iir solaire, leur âge n'est pas déter-
miné de façon as<ez sûre poni- (|iie l'on ])nisso en tirer un ii'gumcnt dans quelque sens
que ce soil.
464 coAiriKs i;i:m)1 s dks si';\N(^,ks mknsi kli.ks
M. lltMiii Rasscl oxamiin' oiisiiili' los rapiuul^ »ini uniront rAnmion libyquc ovtc
H.ial liaiiunoii, Mt'I<|;ul cl Satiirnus.
[^a s«''ancc «.si lovi'o à lO liruros /|5.
Séance du jeudi 30 mars 1922.
La st^amo t•^l oincrlc à i.i liriiic^, mui^ la iik's'kIciico tie M. lo Maivrhal do l'rancc
l.\aul('N .
Lo Socrotaiio (.luniu- locliiii' dos i)rooôs-\('rbaii\ <k' svauoos onvoyôs i)ar Icj^ ooinik^?^
régionaux de Manalvtvh ot do Casablanca.
M. lîruMo. a\ocal à Kabal. pivscnlc une iHud'.' sur la j-islioo boriu^To au Maroc cenlral.
L'autour a inoni' son oMcpuMo auprô^ d'un group»' do Iribtis, Gnerrouan, Zaian, Boni
.Mf,Miil(l. \U'\\\ Mlii', Ml Saddt'ii, i|ni, imniailcs au rôciininioiit li\i'cs, se Irouvonl avoir Ir
niôuio jîonrc dr vio ol los niônios iustilutions.
Il u'oxislo pas chez li's IVi'rbôio>- do por-^oiui'l pl■(^[•l(■IU(Mll jinlii i.uii;. La Djciuau à
ia<.[uolli' II'., causos soûl dôfôrôcs, n'a (pTun pouxoir do oouoiliallon. iVL Ihiiuo oxposc les
rôirli's ■iu\«pioll('> »onl stMiinis la noniinatian di's arbilros ol lo choix d<'s cautions,
« iiuasiicM ». (|ui irataidissiîut la coTupandion dos parties et l'oxôcutiou do la sentence.
Il ôludie la priHcdun- ol les modes de preuve admis devant les jiuidiolions berbères.
M. lo Maréchal do Franco Lyaul(>y prend onsuilo la pa-olo 11 deniaiido <|iie soit <lrcssée
une rarlo du Maroc à ré|>(X|uo lomainc, on lonant coniplc do tous les loxies connus et do
toules les découvorlos archéolosiquos faites dans ces dernières années.
Il parle ensuite île l'organisation de l'enseignement supérieur franco-musulman et
de la très haute imporlance <fue présente la formation d'uuo élite musulmane, non seu-
lement au point de vue du dévoloppenioid. du Maroc et de la politique de Protectorat,
mais aussi au point de vue de la politique islamiijue générale.
Séance du jeudi 27 avril 1922.
La séance est ouverte à i.") heures, sous la présidence de M. Hardy, Directeur Géné-
ral de l'Instruction I'ubli<juc. Sord pré<oid- MM. lîourilly, Bruno, Célérier, de Cenival,
Haniol, I^'v i-ri(i\rii(al. Lnubitriiac, Marly. Monlaj^Mic, Passomard. lo h'' lU'uaxid, îîoger,
Terrasse.
M. Ismacl llauict préseuir nue coniiMunication sui les noms berbère-^ judaïsés. Il
résume, d"apn-< li's tia\aiix de M. \ahum Slouscli. rhi>loiro do l'établissoniont des Juif-
en Afrique, ot étudie la ijiie^lion des judéo-berbères. Il cite un cort;iiii uonibie do noms
d'origine berbère actuellement portés par des .luifs marocains.
M. le LieutenanI de vaisseau Mnutagne cite nu texte géogra[)liiqiii' d'Edrisi relatant
une exploration di'< îIl< t\v. la Mn dos Ténèbres. Les navigateurs partis de Lisbonne
abordèrent à plusirurs îles où M. Montagne croit reconnaître les Açores et les Canaries.
La description dos habitants de ces dernières îlos s'applique convenablement aux Guan-
ches. De môme l'apprécialion des distances concorde avec l'indication du temps qu'il
a fallu pour les parcourii-. A trois jours des Canaries, les voyageurs débarquèrent sur le
continent au milieu de population? berbères. Ce point de débarquement doit être cherché
dans le Sous.
M. Passemard offre à l'inslitid sa NoUi sur les terrasses alluviales du Sebou, paru"
dans les Comptes Hendus de rAoadémic des Sciences. Il expose les résultats de la mission
qu'il a ae(ompli<' au Maroc pondant l'année 1921. Aucun des éléments d'information
(ju'il a pu recueillir ne permet li'élablir ilo synchronisme eidire les données de la pré-
histoire européenne ot celles que fournit r.\frique du Nord. Los lécentos découvertes do
r^E I/INS'IITIT DRS II \( rKS-|':'| l DRS M \IU)r:AlNK?5 w.\
M. Reyyusse Tnoutr<'nl qu'il y ;iiua lieu de i('!\ iscr un grand noinbic ilc uolinns admises
jusqu'ici en matière de préhistoire africaine. M. l'assemard croit que la géologie seule,
t't non pas la comparaison archéologique avt'c l'Europe, i)erinettra d'établir pour l'Afri-
que une chronologie préhistorique.
La séance ost levée à ifi h. /|5.
Séance du jeudi 16 novembre 1922.
La séance est ouverte à i.') heiucs, sons la piésidcnre de M. le Maréchal de France
Lyaiitey.
Sur la jjroposition de M. le Diiv'cieur Général de l'iiistruclion i'ubli(iue. rin-^titul
procède à l'élaboration de son programme de tra\ail pour 1922-1923. Un certain nom-
bre de membres s'inscrivent pour des communicalions à faire en séances.
M. Terrasse présente une étude sur les portes de l'arsenal de Salé. Ces portes, qui
donnent uctiiellcmont accès au Mellah, piésenlent. tant dan.s leur plan que dans leurs
défenses, des <araclères tout à fait parlic iilicrs. M. Terrasse montre qn'il s'agit de portes
marines en partie ensablées. Elles faisaient jadis communiquer le port avec les bassins
de l'arsenal créé par le sultan mérinide Abou Yoiissof Yaqoub pour construire les vais-
seaux qui devaient porter ses armées en Espagne, à la guerre sainte. Le style de l'orne-
mentation, d'accord avec les textes historiques, assigne à la construction de ces portes
une date voisine de l'an 1260 de l'ère chrétienne.
M. Hardy lit l'ordre du jour du Congrès annuel de l'Institut, qui se tiendra à Rabat
les 7, 8 et 9 décembre prochains. Pour mieuv assurer la collaboration de l'élément indi-
gène, une séance sera consacrée aux lettrés musulmans qui présenteront des commu
nications dans leur langue.
La séance est levée à 16 h. 3o.
I
BIBLIOGRAPHIE MAROCAINE
ANNÉE 1922
BIBLIOGHAPHIE
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Hespéris (1921), C. R. p«r F. Bkguinot ds. Oriente Modenio,
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I.") niai'^ W^'l'l. |t (H{()-Oin; |Kir M. (Iimii.n, ils. liiillctin </c /(/ Soc.
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/(( Soc. </<■ Cicogr. du Maroc, l'"' trini. 1022, |». .")(') '«-."iliC»; par
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La constitution du sol marocain et hs influences climatolo^îques.
Happcrt de la mission confiée à IMIM. Perrot et (ientil par M. le
Ministre du Commerce et POïïice National des matières premières,
contenant en outre :
1" Noiiee de M. l\ené MvntE... Coup d'oeil sur la végétation du
Maroc;
2° Notice de M. Jean Gattki ossi':... ; Les Plantes dans la Thérapeu-
tique indigène au Maroc;
0" iNolice de Mme Dbi ouukki';... : Sur les matières colo.rantes végé-
vales employées au Maroc.
Paris, en dépôt eliez Larose, i<j'.'. i, in-8", 170 ])., (S i)l. hors texte,
7 lig. ds. le texte, une carte li. L. ('/'/ymv;//./' de rojjicc mdioual des
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t. VII). Paris, éd. Bossard, 1922, 8°,
157 P-
La récente collection des classiques
de l'Orient vient de s'enrichir d'un
volume dans lequel M, G. Ferrand
traduit le récit de voyage du marchand
arabe Soulaymân en Inde et en Chine,
rédigé en l'an 85 1 de notre ère, et les
remarques par lesquelles le compléta
vers 916 Aboû Zayd Hasan de Sîrâf,
sur le golfe Persique. Ces deux opus-
cules, dont le manuscrit, unique se
trouve à notre Bibliothèque Nationale,
avaient déjà été traduits par Beinaud
en 1845 ; mais depuis celte date, nos
connaissances sur la géographie histo-
rique du Moyen et de l'Extrême-Orient
se sont considérablement accrues ; peu
de savants y ont autant contribué que
M. Gabriel Ferrand : on connaît son
recueil des textes arabes relatif à l'Ex-
trême-Orient, dont deux volumes ont
déjà paru, et son édition, actuellement
sous presse, du recueil d'Instructions
nautiques laissé par le pilote arabe de
Vasco de Gama. Nul mieux que lui
n'était désigné pour donner de l'ancien
et fort important récit de Soulaymân
une nouvelle édition, qui mît k profit
les progrès de la science.
Les relations étaient suivies, au
ix' siècle, entre les ports du golfe Per-
sique et la Chine. Elles dataient déjà
de loin. Dès le siècle précédent, les com-
merçants musulmans étaient nombreux
à Canton ; en 758, nous les voyons inter-
venir au cours d'une révolte. Ce port,
que l'auteur assimile au Khanfou des
itinéraires arabes, semble d'ailleurs
avoir été le seul ouvert au commerce
étranger; mais tout y était très bien
réglé. Les marchands musulmans for-
maient une véritable colonie ; l'un d'eux
servait d'imam et de khât'ib, et avait
juridiction sur ses coreligionnaires,
organisation qui rappelle quelque peu
celle des marchands chrétiens au Moyen-
Age dans les ports d'Orient et de Bar-
barie; les marchandises étaient pas-
sibles à l'entrée d'un droit de 3o 0/0,
et restaient consignées jusqu'à l'acquit-
tement dans lés entrepôts de la douane.
L'administration chinoise, fort perfec-
tionnée, excite l'admiration de Soulay-
mân et de ses compatriotes; ils vantent
notamment l'organisation de la justice,
en matière commerciale surtout; la
façon dont on contrôlait les dettes et
jugeait les faillites; ils louent le sys-
tème des passeports, nouveaux pour
eux, et qui permettait de voyager en
toute sécurité à l'intérieur du pays.
Car, bien que le commerce arabe fût
concentré à Canton, d'aucuns s'avan-
cèrent plus loin : Ibn Wahab, quelques
années plus tard, allait rendre visite au
souverain, qui résidait alors à Si-ngan-
496
HE9PÉRIS
l'ou : ou lrou\oia \o récit desoii voyagr
dans la seconde partie do cet ouvrage.
(Quelques dizaines dannéesplus tard,
les choses changèrent. Agilalions, ré-
voltes, anarchie. houioNcMsèrcnl la sage
adniiiiistralidii (luc (ic.rixail Soulay-
niàn. et rendin>nt fort précaire le com-
merce. Les niarcliands aral)es allèrent
pins rarement à Canton, et Ion ne vil
plus arriver que de loin en loin les vais-
seaux et les marchandises de Chine
ilans les ports du golfe Persiiiue. Dans
celle période' iK.uhléc pourtant, les
relations ne lurent pas entièrement
interrompues : Itcuvre d'Aboù Zayd
llasan deSiràl'. rédigée vers^iG d'après
des renseignements recueillis par lui-
même auprès des marins de sa ville
natale, est presque aussi volumineuse
et aussi documentée <pie le récit de
Soulaymàn.
Ces deux relations ne nous ren-
seignent pas seulement sur la Chine,
mais aussi sur la route qui y menait.
L'itinéraire de Soulaymàn concorde,
d'une manière générale, avec ceux que
donnent les géographes ou les poly-
graphes de son siècle et du suivant,
tels qulbn khordûdzbeh ou Mas-oùdî.
On connaissait l'existence d'une route
de terre, par où arrivait parfois le
musc, mais on ne la suivait pas. Le
voyage par mer durait environ cinq
mois; on faisait de fré(juentes escales.
De leur passage en tant de pays divers,
les marins rapportaient quelques faits
d'histoire, légendaire ou réelle, quel-
ques traits de mœurs qui les avaient
frappés ; on les trouve, en grand nombre,
consignés dans ces deux relations, mê-
lés à la description des choses mer-
veilleuses qu'on voyait en ces régions
lointaines, les peuples étranges et les
phénomènes de la mer. Ces récits de
voyage ont lout le charme des Aven-
tiif' s de Siiulhàd le marin.
Aussi ce livre ne s'adresse-t-il pas
seulement aux géographes et aux orien-
talistes. La collection dans la(piclle il a
paru sj propose de faire connaître au
public lettré de l'Occident (piehpies-
nnes des meilleures n'u\resde l'Orient.
D'aiilies peuvent avoir une plus large
portée, mais peu sont d'une lecture
aussi attachante. Au reste, le volume se
présente admirablement, comme tous
ceux de la collection : son impression
est fort soignée, el de nombreux bois
de belle allure signés de Mlle A. Kar-
pelès, \iennent le rehausser.
Henri Basset.
\. Ih'.L. — /.es lieni S/ious cl leurs
mosquées, (extraii du lUilleliii arcliéo-
iu(/i(/uc, içi'^oj. Paris. Imp. Nat., iQaa,
/|3 p. <S plans et fig.
xM. Bel. qui citiuiaît admirablement
la région des Beiii Suons (Béni Suons
et Azaïl), au sud-ouest de TIemcen, non
loin de l'actuelle frontière marocaine,
a remar(iué(pie plusieurs des moscpjées
dans lestpielles ])rierit ces cam|)agnards
sont des édifices anciens. 11 s'est effor-
cé de les faire classer comme monu-
ments historiques; et le rapport qu'il
a établi pour appuyer cette proposi-
tion constitue une étude archéologique
approfondie. Le pays est fort islamisé :
il possède, pour une population somme
toute assez faible — moins de 7000 âmes
— quatre mosquées cathédrales .-Tafcs-
sera, el-Tleta, el-Khemis et Béni Achir.
Les trois premières surtout méritent de
reteinr l'attention; elles sont pourvues
de minarets où l'on retrouve les carac-
BIBLIOGRAPHIE
497
téristiques des minarets d'époque mé-
rinide : décorés d'arcatures, couronnés
de merlons et surmontés d'une lan-
terne; de fait. M. Bel estime qu'ils
datent de la première moitié du
xiv* siècle. Quant aux mosquées, elles
sont au moins aussi anciennes, et peut-
être même davantage : M. Bel incline
à les croire almohades.
Les lignes générales de l'architecture
de ces édifices sont les mêmes que
dans les villes, Tlemcen notamment,
si proche, et dont l'influence est mani-
feste. Mais la décoration, à l'ordinaire
très sobre et d'ailleurs fort maltraitée,
apparaît différente dans le détail. On
n'a pas fait appel aux artisans des
villes ; elle est l'œuvre de campagnards,
et cela se trahit par le choix des
motifs .• on y rencontre, à Tafessera
surtout, toute une série de ces dessins
que l'on est accoutumé de trouver dans
les grimoires magiques ou sur des
amulettes plus ou moins orthodoxes,
ou qui décorent les étoffes et les pote-
ries berbères. 11 est bien intéressant
de connaître par ces exemples la dispo-
sition et la décoration de mosquées de
campagne à l'époque brillante où s'éle-
vaient les somptueux édifices de Tlem-
cen, de Fès, de Chella et de Salé.
Mais ces mosquées peuvent nous
apprendre encore autre chose. Leur
nombre dans cet étroit canton et leur
ancienneté apportent quelques préci-
sions sur la date et l'intensité de la péné-
tration de rislâm dans quelques cam-
pagnes berbères. Sans doute les Béni
Snous étaient à l'égard de Tlemcen dans
unedépendance économique étroite, qui
pouvait faciliter chez eux la diffusion des
doctrines musulmanes : placés sur un sol
trop pauvre pour qu'il pût les nourrir,
ils devaient chercher dans cette ville,
autrefois comme maintenant, un mar-
ché sur lequel écouler le produit de
leurs industries rurales : et Tafessera
était une bourgade plus importante
qu'aujourd'hui, centre d'une industrie
du fer qui a depuis disparu. Cepen-
dant ces circonstances ne suffisent pas
à expliquer l'islamisation profonde du
pays. Car, par ailleurs les Béni Snous,
montagnards, ont su garder leur origi-
nalité : même, ils ont conservé jusqu'à
nos jours leur parler berbère Maison
entrevoit, si l'on accepte les conclu-
sions de iM. Bel relativement à l'âge
des constructions (pi'il étudie, deux
grands mouvements de prosélytisme
nmsulmaii, au cours du Moyen- \ge,
dans ces campagnes tlemcéniennes : à
l'époque des Almohades ; et plus sûre-
ment au \iv' siècle, au temps de la
dynastie 'abd el-wâdide. Il serait fort
intéressant de pouvoir faire ailleurs les
mômes constatations. Le grand mou-
vement de prosélytisme du xvi* siècle
nous voile les efforts antérieurs : l'étude
des humbles mosquées de campagne
pourrait parfois les faire apparaître.
Henri Basset.
Dupuis-Yakouba. Industries et prin-
cipales professions des habilanls de la
région de Tornboaclou. (Publication du
Comité d'études historiques et scienti-
fiques de l'A. O. F.) Paris, E. Larosc,
192 1, ig3 p. 2 pi. et nombreuses
figures.
Ce livre est avant tout un album,
tout rempli de dessins et de croquis,
nets et typiques, où le texte, parfois
un peu sommaire, n'intervient que
pour expliquer les figures. M. Dupuis-
498
HÈSPÈI\IS
\ akouba. (lu'nii lit''> loii^ scjttuià 'l'Dm-
bouctoiiacomplèloment l'ainiliariséavcc
les choses et les gens du grand inaiehé
Soudanais, préseiile suoe<>ssivement
l'outillage el l(>s [>ioduils de toutes les
iiuUisliies qui s> pralinueut : il apporte
ainsi un ens(Mnl)le d'evcellents docu-
ments, très utile contribution à relhiio-
gtaphie. non seulement du Soudan,
mais encore do lAfiiiiue du Mord. On
sait en elle! les liens nombreux, histo-
riques, religieux et économiques, qui
unissent ces régions : tout on conser-
vant leurs caractères particuliers, prin-
cipalement en matière de décoration,
sur lacpiellc les inlliiences proprement
soudanaises sont considérables, les in-
dustries de Tombouctou présentent de
très grandes analogies avec celles de
l'Afrique du Nord, surtout du sud
tunisien, algérien et marocain. Ces
rapports, se trahissent d'ailleurs nette-
ment dans la terminologie employée
à Tombouctou, où se mêlent les mots
songhaï, arabes et berbères. Je me
contenterai de signaler ici qu<'l([ues-
uns des chapitres particulièrement in-
téressants au point de vue de ces in-
fluences réciproques.
La maison, en briques crues, décorée
de ces pylônes qui doiment un aspect
si particulier aux édifices soudanais,
est une maison citadine, à deux cours :
demeure d'apparat et demeure de ser-
vice nettement séparées ; les maîtres
vivent à l'étage, moitié construit, et
moitié terrasse sur laquelle on dort,
l'été, dans des huttes de feuillages qui
rappellent de près les constructions
légères sur les terrasses du Tidikelt
et celles qu'on élève à la même saison
sur les terrasses des lighremt maro-
caines; les portes, munies d'anneaux
et do fausses petilures analogues h
ceux qui se rcMicontii iit dans le sud
algérien, se lernient [)ar les mêmes
moyens : la serrure do bois ou le
cadenas à ressorts longitudinaux du
Saliara el du Sous.
Dans les mélitMs. même biérarcliie :
même situa lion inférieure des |)otlers
et des ouvriers (|ui IravailhMit les
métaux. Parmi c(Mi\-ci, les orfèvres
font des bijoux (|ui ra|)|)rllent souvent
ceux de l'Afriifue du Nord : étuis à
amulettes, bracelets ou i^randes épingles
dos femmes. Si l'industrie du boîs
apparaît très dill'érent<\ celle du cull',
au contraire, présente des analogi(^s
frappantes. La tiaditlon veut ([uo les
cordonniers de Tombouctou d(>.scendent
des con(|uérant8 marocains venus avec
Djoùder à la lin du xvi"^ siècle; de fait,
leur outillage est voisin de celui de
leurs confrères marocains, et les chaus-
sures qu'ils confectionnent sont pour
les hommes les même belgha jaunes,
pour les femmes, d'analogues belgha
rouges, décorées de broderies on de
cuir rappcuté : les motifs seuls diffè-
rent dans l'ensemble. De même, la
technique décorative des pochettes, des
étuis à tabac, des coussins en cuir
incisé, repoussé ou peint est toute autre
que dans les régions occidentales du
Maroc; mais elle s'apparente de près
h celle du Tafilelt, de Figuig et du sud
algérien. D'ailleurs les objets mêmes
circulent aisément aujourd'hui encore,
d'une riv(! à l'autre du Sahara : c'est
à Tombouctou (juc se fabriquent les
bracelets de perles que l'on voit arriver
dans le Sous, et ceux de pierre si
estimés chez les Touareg, même chez
ceux du Nord, cliez qui ils parviennent
comme les boites de cuir fabriquées au
BIBLIOGRAPHIE
499
mèiue endioil. Les cloflbs soudanaises
arrivcMit jusqu'à Kès el Tripoli, tandis
que les cuivres marocains parviennent
à Tombouctou : vestiges d'échanges
séculaires, et qui semblent avoir été
autrefois beaucoup plus importants
qu'aujourd'hui.
Henri Basset.
Cl. Hardy et J. Celehieh. — Les
grandes lignes de la géographie du l/a-
roc, I volume, 2i3 pages. Paris, Larose,
1922 Editions du Bulletin de l'Ensei-
gnement public du Maroc.
Voici un petit livre, qui, sous une
forme modeste et presque scolaire,
marque une date dans la géographie
marocaine. C'est, dénuée d ambition
mais sans parli-pris de superlicielle
vulgarisation ou de totale encyclopédie,
la première synthèse géographique de
ce pays marocain qui est bien, pour
notre science, l'un des plus remar-
quables carrefours naturels que l'on
connaisse. 11 faut d'abord voir ici, au-
delà du but immédiat que se sont pro-
posés les auteurs une mise au point
qui n'avait pas encore été faite jus-
qu'alors. En effet, le livre toujoursjeune
et toujours \i\anl de M. Augustin Ber-
nard reste le guide essentiel, le tableau
concret et complet de la terre et de la
vie marocaines; mais dans im tel ou-
vrage, la géographie bien que l'on
sente à chaque instant l'esprit aigu du
géographe, ne fournit guère que les
éléments d une préface nécessaire pour
bien pénétrer l'histoire, l'ethnographie
l'économie et la vie politique du Magh-
reb, Le Maroc physupie de M. Gentil
ne veut pas être un traité de géographie
marocaine mais un exposé, au demeu-
rant systématique et magistrat des pro-
blèmes posés par l'étude du sol maro-
cain. L'on peut en dire autant de la
récente Terre Marocaine du Docteur
Russo, fruit de travaux personnels plu-
tôt que synthèse documentée. Quant
au livre de IM. Goulven, le Maroc, s'il
s'inspire d'une méthode éxidemment
géographique, sa publication un peu
hâtive exigeait sans nul doute un ou-
vrage nouveau Ainsi un livre de géo-
graphie marocaine, conçu dans un es-
prit scientifique, accessible aux travail-
leurs et rassemblant les éléments essen-
tiels de la bibliographie marocaine,
était indispensable et impatiemment
attendu. Voilà donc une lacune com-
blée de la manière la plus heureuse.
L'on voudrait dire ici en quelques
mots les rares qualités dont témoigne
ce petit livre de deux cents pages à
peine qui sera bientôt, souhaitons le, le
bréviaire de ceux qui veulent prendre
une vue exacte du Maroc.
11 nous fallait une vision scientifique
du Maroc, la voici : En effet, le Maroc
vu par l'esprit peu systématique de nos
géographes n'est point un ensemble
homogène, vaste canevas sur lequel il
est facile de broder des variations
coloniales, économiques et ethnogra-
phiques, l'oint de généralisations élo-
([uentes, de discours d'apparat. Des
faits avant toute chose et des explica-
tions. MM. Hardy et Gelerier ont fait
de l'étude des régions le fond solide et
durable de leur ouvrage. Dans l'état
actuel de la géographie marocaine un
tel dessein ne va point sans difficultés.
La définition même de la région natu-
relle est parfois insaisissable. Il est
souvent délicat de subordonner la
variété des aspects à l'unité de l'expli-
500
IIESPÉRIS
cation. l'Jos termes pii ionien l froolo-
giiiues comme u Détioil Sud Uil'ain n
« Mesela Marocaine » s'ils sont néces-
saires pour comprendre l'histoire phy-
si(pie, ne ristpieni ils pas de inascpier
la nature géographiipie, vivante et
concrète. Knlin nesl-il pas dangereux,
quelquefois, de trop séparer des régions
très diiïérenles mais pourtant rigou-
reusement solidaires ? Les auteurs ont
parl'ailemenl évité ces écueils. C'est
ainsi (pie l'élude ilenscmble de la
Meseta cpii nous apprend ce qu'il faut
savoir de 1 histoire du sol. introduit
une étude régionale de la plaine^ inaii-
time. des plateaux du Centre et du
Haouz, expressément fondée sur l'obser-
vation géographicpie. C'est ainsi, autre
exemple, que le Sous nesl point séparé
du Sahara dont il est un accident
heureux et qu'il reste associé à l'Atlas
qui lui infuse la vie. Nous obtenons
ainsi une division régionale du Maroc
(pii, sauf retouches de détail et préci-
sions de limites, semble bien définitive.
Dou/.echapi 1res étudient successivement
la région du Nord ; le bassin du Sebou
avec ses trois parties, le seuil de Taza,
la région de Fes Meknés. la plaine infé-
rieure; la Meseta avec la plaine mari-
time, les plateaux, le Haouz, le Moyen-
Atlas, le Haut-Atlas, le Sous et la
région saharienne, le Maroc oriental.
Chaque étude, substantielle cl précise,
est à la fois une définition, une descrip-
tion et une explication de la région.
Mais dans cette méthode, nul procédé,
toujours le souci de découvrir, de
mettre en valeur le fait cardinal, le
fait explicatif. Ici c'est l'influence atlan-
tique qui crée la plaine maritime ; là
c'est la structure du Rif qui met le
Maroc du Nord « à l'écart du monde ».
l/élude régionale est la siihstance
mémcde l'ouvrage : mais elle estcepen-
dant cni'adrée |)ar une vue d'ensemble
et une étude de la mise en valeur qui
en sont la préface (>t la conclusion
nécessaires. Dans cette vue d'ensemble
en cin(i chapitrt^s, sont abordées dans
un esprit de classilication méthodique
et strictement géographicpie les ([ucs-
tions générales concernant la géogra-
phi(! physique el humaine du Maroc.
l.a \ie économiciue d'un pays, en
[ileinc transformation comme le Maroc,
pose des problèmes généraux qui sont
étudiés en (piaire chapitres dans la
troisième |)arlie : la d mise en valeur ».
On pouiiait être tenté de voir dans ces
(juatre chapitres assez brefs un résumé
hàlif et peut-être insuffisant. Mais Fin-
vcntairc des ressources économiipies a
été fait région par région et cec^i encore
est d'cxcc^llenle méthode. L'on a tant
abusé des éludes cursives et décisives
sur un Maroc idéal et sans nuances
(ju'il n'était [las mauvais d'introduire
dans le domaine économiciue le sens
des réalités gé()gra|)hi(pies. (j^pendant,
croyons-nous, les chapitres sur les pro-
ductions, sur la colonisation, sur l'irri-
gation auraient pu être avantageuse-
ment développés. 11 eut été intéressant
de voir figurer sur des cartons sans
doute très i)rovisoires la répartition
des cultures, celle des oliviers, celle
des cultures irriguées, celles des terres
collectives ou dos terrains de parcours.
Celte trop sèche analyse ne donne
qu'une faible idée de l'intérêt du livre.
11 faudrait dire encore quel souci de
belle clarté l'anime, quelle méthode
rigoureuse l'inspire, quelle originalité
l'enrichit. Très documenté, san« aucune
simplification arbitraire_, le livre de
BIBUOGRAPITTK
)01
MM. Hardy et Celerier se lit sans grand
effort, l'esprit retenu et satisfait. L'on
est séduit par la netteté classique de la
construction, saisi par l'impression de
vie qui déborde de ces pages. Des titres
lapidaires, des formules expressives
évoquent les paysages et les hommes,
fixent les faits et les idées. Des dessins
rapides cl vivants, empruntés à de Fou
cauld ou exécutés par l'un des auteurs
illustrent et éclairent le texte, expliqué
en outre par de nombreux croquis
et cartons schématiques. Notons une
innovation négative : les reproductions
photographiques ont été totalement
omises. L'on voit d'excellentes raisons,
financières et scientifiques, de cellecon-
damnalion. Les auteurs préfèrent le
schéma, le type, la vision simplifiée
par l'esprit Sans doute, mais quelques
photographies, bien choisies et bien
commentées de l'Atlas, ou des volcans
des Béni Mguild gardent une valeur
géographique qui n'est point subjective.
Plus que ne l'indique une biblio-
graphie tiop sommaire, l'ouvrage de
MM. Hardy et Céléricr représente la
mise au point la plus récente de
nos connaissances géographiques. C est,
mis à la portée du lecteur averti et
pourvu d'une instruction géographique
élémentaire une synthèse personnelle
et méthodique d'une foule de travaux
épars dans les recueils techniques, les
récits de voyages et les ouvrages de
toutes sortes qui ont traité du Maroc.
Mais n'allons point voir ici un simple
et sec résumé; la méthode rajeunit le
document, et bien j)lus, à chaque page,
l'on sent ou l'on devine, enrichissant
et vérifiant les données acquises par les
devanciers, les vues originales, les
observations personnelles. Tels cha-
pitres sur le Haut Atlas, sur le Sebou in-
férieur, sur la classification des fleuves
marocains, sur le Haouz, ne sont point
seulement des monographies excel-
lentes, mais révèlent une étude plus
profonde, un sens aigu de l'observa-
tion.
Souhaitons que les progrès de la géo-
graphie marocaine soient assez rapides
pour enrichir bientôt les « Grandes
lignes de la Géographie du Maroc ».
Mais tel qu'il est, cet ouvrage rendra
les plus grands services, non-seulement
aux étudiants, mais encore aux admi-
nistrateurs et aux géographes soucieux
de bien connaître le Maroc. Espérons
enfin que cet ouvrage, qui continue
une série déjà brillante, contribuera à
répandre et à développer les études
géographiques au Maroc.
Albert Charton,
HBSrERIS. — T. H.
1922
TABLE DES MATIÈRES
I. — ARTICLES
Page»
Henri Basset. — Les rites du travail de la laine à Rabat iSg
Henri Basset et E. Lévi-Provençal. — Chella : une nécropole méri-
nide i, 255, 385
H. BnuNO. — La justice berbère au Maroc central i85
J. Celerier. — Les « merjas » de la plaine du Sebou log 209
J, Celerier et A. Ciiarton. — Sur la présence de formes glaciaires dans le
Haut-Atlas de Marrakech 3-3
F. Ferriol. — Les ruines de Tinmel 161
J. Herber. — Technique des poteries rifaines du T^erhoun 241
R. Maunier. — Leçon d'ouverture d'un cours de sociologie algérienne. . . gS
L. MiLLiOT. — Le qânoûn des M'âlqà igS
H. Terrasse. — Les portes de l'arsenal de Salé , . , . SS^
II. — RAPPORTS ET COMMUNICATIONS
S, D. Ammor-Bouillot. — Un saint musulman de Salé : Sidi el-Ahd el-
Medloum 337
D' BuLiT. — Notes sur la thérapeutique indigène dans le Sud Marocain. . 323
H. de Castries. — Identification de l'atelier monétaire de Mohammedia. . 3/1
P. DE Cemval. — Rapport sur les travaux de l'Institut des Hautes-Etudes
Marocaines, 1921-1922 437
E. Lévi-Pbovençal. — Les derniers travaux d'histoire littéraire maghribine. 44 1
A. Paris et F. Ferbiol. — Hauts- four ne aux berbères des Aït Chitachen. . SSg
E. Pautt. — Rapport sur la défense des villes et la restauration des monu-
ments historiques 449
P. Ricard. — Les Arts marocains, situation et tendances 444
III. — CONGRÈS ET SÉANCES MENSUELLES DE LTNSTITUT
DES HAUTES-ÉTUDES MAROCAINES;
Actes du III' Congrès 427
Comptes rendus des séances mensuelles . . ' 463
504
TMU.K DFS MATir.HKS
IV. — BlBLIOr.RAPHlE
r) BlBLIOGRAlMlIF. MVHOCVIM'. 1:n l^a»
3"j COMl'TF.S PENDUS :
L. Béjot, Élude sur le tatouasse en Algrrie (Hoiiri Iîassf.t)
A. Bel, Les Béni Snous et leurs mosquées (Henri Bassi.t)
L. Brunot, Yallah, ou l'arabe sans mystère (André Basset.) .......
J. Canipardou, ^otes archéologiques sur la région de Taza (Henri 13asseï) . .
Carra de Vaux, Les Penseurs de l'Islam {K. Liîvi-Phovençai.)
H. de Castrios, Sources inédites de l'Jlistoirr du Maroc (l" Série, Espaj^nc, t. I).
(Henri Basskt)
G. S. Colin, Technoloi^ie de la batellerie du A'i7 (I.. Biuj.not)
Dupuis-Yakoulia, Industries de la région de Tomboudou (Henri Basskt). . .
G. Fcrrand, Voyage du marchand arabe Sulayman (Henri Basset) ....
G. Hardy et .1. Célérier, Les grandes lignes de la géographie du Maroc
(A. Ciiauton)
E. Lévi-Provençal, Les Historiens des Chorja (H. Massé)
E. Eévi-Provenral, Textes arabes de l'Oiiargha (L. Buunot)
M. Mercier, La ci\ilisation urbaine au Mzab (H. Massé)
/.G7
176
•'i96
350
175
177
354
352
497
495
499
179
347
181
L' Editeur-Gérant : E. Larose
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ÂJ'a' Hesperis
181
t. 2
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